38 DOSIA. Sourof, reconduisant sa soeur, sortit de 1'isba. La beauté et 1'expression charmante du visage de la princesse, sa grande tournure, sa distinction exquise frappèrent le jeune lieutenant. Sophie venait de s'asseoir dans la calèche; son frère, appuyé sur la portière, causait avec elle; il apercut le visage légèrement étonné de Pierre, qui se retournait pour voir encore cette belle personne, et, souriant, il lui fit un signe d'appel. Mourief rebroussa chemin et vint se ranger auprès de son ami. — Ma chère Sophie, dit le comte, tu es la plus sage des femmes: tu seras peut-être bien aise de faire la connaissance du plus fou de nos jeunes braves . . . Le lieutenant Pierre Mourief, mon ami; la princesse Koutsky, ma soeur. Pierre s'inclina profondóment. La princesse regarda un instant son frère et le néophyte. 1 — Venez me faire un bout de conduite, messieurs; vous ne devez pas être gens a redouter deux ou trois verstes de chemin a pied. Les deux jeunes gens obéirent, et 1'attelage partit d'un trot égal et parfait. vin — S'il n'y a pas d'indiscrétion, monsieur, fit la princesse après les premières banalités inévitables, dites-moi pourquoi mon frère vous octroie 8 une telle supériorité sur vos camarades de régiment. Pierre se mit a rire. 1 Néophyte, se dit d'une personne nouvellement convertie a une religion; au fig. comme ici: personne qni vient d'arriver, d'être présentëe. 9 Octroyer, accorder. DOSIA. 43 — Vraiment? Ca fait le plus grand honneur a ce jeune homme! Je ne croyais pas trouver en lui 1'étoffe d'un calculateur. — Oh! fit Platon avec bonhomie, il sait compter jusq'a six; et encore quand il s'agit de cotillons. 1 — Tu me rassures, répondit la princesse avec son calme habituel. Eh bien! mettons que Dosia ait cinq ou six sosurs. Sa mère est née Morlof: — bonne noblesse; — la familie n'est pas dópourvue de fortune, et il n'y a pas d'héritier male. Est-ce la ce qu'il te fallait en fait de renseignements ? — A peu prés. Seconde question: le portrait que Pierre a tracé d'elle est-il exact? — Je te ferai próalablement observer que je ne sais pas quel portrait a tracé M. Pierre, — mais il doit être exact, puisque sur une simple indication j'ai reconnu 1'original. Platon s'inclina en guise d'acquiescement. 2 — Alors, fit—ïl après un court silence, elle est trés' mal élevée? — Absolument! Elle tire pas mal le pistolet; c'est son père qui lui a appris ce noble amusement en la faisant tirer pendant un été entier dans une vieille casquette d'uniforme qui leur servait de cible; 8 Dosia pouvait avoir une dizaine d'années. Son professeur est mort, mais la casquette est restée, avec le goüt du pistolet. Je me rappelle avoir vu, un certain printemps, Dosia arroser des pois de senteur, 4 — qu'eile avait plantés dans une assiette a soupe, — au moyen de cette casquette-cible, tellement criblée de trous, qu'eile pouvait servir d'arrosoir. 1 Cotitton, proprement: jupe de dessous, particulièrement des paysannes; s'emploie au figuré pour désigner la personne qui porte ce vêtement, c. a. d. une femme. * Acquiescement, action d'acquiescer a, de consentir a. En guise de, par manière de (guise correspond au mot allemand Weise; comp. vivre a sa guise, c. a d. a sa manière, a son gré). * Cible, schijf. 4 Pois de senteur, welriekende lathyrus. 4i DOSIA. Ici Platon ne put conserver son sérieux, et la princesse lui tint compagnie. — Et le reste ? fit-il quand il eut recouvré la parole. — Le reste? II y a a prendre et a laisser. J'ai dans 1'idée qu'eile sait imparfaitement la géographie: elle m'a adressé sur Bad en-Baden des questions qui m'ont fait soupconner qu'eile croyait cette viÜe située sur les bords du Niagara. En histoire, elle est trés forte, — elle a dévoré un tas énorme de gros volumes dans la bibliothèque de son père; mais ces lectures n'ont pas modifié ses idéés sur la géographie. Elle écrit trés correctement les quatre langues, russe, allemande, francaise, anglaise; — elle joue du piano trés bien, quand elle veut, mais elle ne veut pas toujours; elle dessine la caricature avec un talent rare et ignore absolument les premiers principes de 1'arithmétique. — C'est complet! dit le jeune homme avec un soupir. Mais quelle espèce de personne est donc sa mère ? — La femme la plus posée, la plus méthodique, la plus sérieuse qui se puisse voir: maigre. maladive, un peu mélancolique, ignorante comme une carpe 1 et pleine de foi dans la perfection des gouvernantes étrangères, ce qui explique un peu 1'éducation bizarre de Dosia. — Et les autres sceurs? — Ce sont de sages personnes, trés rangées, pédantes même . . . Explique qui pourra ces anomalies. Un farfadet 2 a dü se glisser dans le berceau de Dosia le jour qu'eile est née; en le cherchant bien, on le trouverait peut-être dans ses tresses ou dans les plis de sa robe. — Et le moral? 8 fit Platon redevenu soucieux. — Le moral est excellent, il rachète le reste. 1 La carpe (karper) paralt être un poisson assez mal noté; on dit p. e.: ignorant comme une carpe; muet comme une carpe; bailler comme une carpe. 2 Farfadet, espèce de lutin (kwelduiveltje). ' Le moral, ]'ensemble des qnalités intérieures, le caractère. DOSIA. 45 Les yeux du jeune officier exprimèrent une série d'interrogations si éloquentes que la princesse se mit a rire. — Je crois, dit-elle, que M. Pierre a calomnié sa charmante cousine; s'ils se sont querellés, il est certain qu'il n'a pas eu le dessus, car Dosia a un caquet de premier ordre. 1 Mais le moral, je le répète, n'en est pas moins excellent. Cette petite fille a trés bon cceur, — non pas ce bon coeur qui consiste a donner a tort et a travers ce qu'on possède; mais elle a le coeur généreux et paye de sa personne a 1'occasion. Je 1'ai vue, en temps de fièvre, porter des secours a ses paysans, comme une vaillante qu'eile est. Je 1'ai vue se jeter a 1'eau pour repêcher un petit marmouset2 de quatre a cinq ans qui s'était avancé trop loin en prenant un bain, et que le courant emportait. Elle est bonne, trés bonne . . . aussi bonne qu'insupportable, ajouta la princesse en riant. — Je te crois sans peine, dit Platon, Ces natures toutes de contrastes violents sont également susceptibles de mal et de bien . .. Mais la morale, qu'en faisons-nous dans tout cela? — Dosia est 1'bonneur même, répondit la princesse. C'est la vraie fille de son père. Platon avait repris sa marche dans le salon. Sa physionomie s'était assombrie. H garda le silence. — Tu sais sur son compte quelque chose de plus que moi, dit affirmativement la princesse en le regardant. — Oui! ... et cela me chagrine, car cette enfant, avec ses défauts, me semble fort intéressante. Et Platon confia a sa soeur les confidences caractéristiques de Pierre Mourief. — C'est facheux, dit la princesse quand son frère eut fini. Mais je ne vois la qu'un enfantillage . . .' Elle a un caquet de premier ordre, elle a la langue bien pendue (ze is goed van den tongriem gesneden). 2 Marmouset, petit garfon, bambin. 46 DOSIA. Heureusement, on annonca le déjeuner, et la conversation prit un autre cours. La journée s'écoula. Le soir venu, au moment oü Platon se préparait a monter en selle, sa soeur 1'arrêta. — Es-tu curieux de voir Dosia? lui dit-elle. Platon réfléchit un moment. . — Certainement, répondit-il. Elle me fait l'effet d'un écureuil charmant et un peu farouche. — Bien ! Nous aurons des régates1 dans six semaines, je 1'inviterai, — sans sa mère, — et tu la verras dans tout son beau. Platon prit congé de sa soeur et galopa bientót vers le camp. — C'est dommage! se dit-il tout pensif, en secouant la tête. — C'est dommage! répóta-t-il une seconde fois au bout d'un quart d'heure. Surpris lui-même de cette persistance d'une même idéé, il s'interrogea et s'apercut qu'il pensait a Dosia Zaptine. X Lorsque la société de la princesse arriva au bord du lac oü les régates devaient avoir lieu, une foule parée, composée de tout ce que Tsarskoé-Sélo et sa voisine Pavlovsk 2 avaient de plus élégant et de plus riche, se pressait sur les bords de cette immense coupe de cristal. Pétersbourg et les environs avaient aussi envoyé leur contingent de spectateurs. Les gens du peuple, peu nombreux, se groupaient instinctivement dans les 1 Be'gates (de 1'italien regatta, défi), courses de bateaux sur mer ou sur une rivière. 3 Pavlovsk, ville qui se trouve a 38 kil. S. E. de St. Pétersbourg, avec un cbateau impérial. DOSIA. 47 endroits peu favorisés, d'oü 1'ceil n'embrassait qu'une étroite partie du parcours, tandis que la noblesse et la haute finance se rapprochaient de 1'embarcadère impérial, oü la familie du souverain présidait a ces jeux. La princesse Sophie s'était fait garder quelques places non loin de 1'embarcadère, et ses amis lui formèrent une garde d'honneur compacte. Les régates se succédèrent et finirent par se terminer a la satisfaction générale. Aussitót, pendant que la familie impériale retournait au palais, le lac se couvrit de promeneurs; les embarcations, délaissées pendant 1'été, redevenaient a la mode a partir des régates, et 1'on se les serait disputées, sans 1'extrême courtoisie de ce monde bien élevé. La princesse se procura pour elle et sa compagnie la grande pirogue, 1 qui contient une douzaine de personnes; les jeunes gens prirent les rames, la princesse et Dosia les imitèrent, et la joyeuse sociétése promena bientót a tort et a travers sur les ondes ridées par une aimable brise. — Mon Dieu, Pierre, que tu rames mal! s'écria Dosia impatientée. S'apercevant que, fidéle u son habitude d'enfance, elle avait tutoyó son cousin, elle se troubla légèrement. — Que vous ramez donc mal, mon cousin! repritelle en contralto, avec une gravité qui fit rire toute 1'assistance. — Tres chère et trés honorée cousine, repartit Pierre, tout le monde n'a pas, comme vous, des dispositions aussi brillantes que naturelles pour les exercices spéciaux aux jeunes garcons. Dosia le regarda de travers, et, remettant la pirogue dans sa route d'un vigoureux coup de rame: — C'est vrai, dit-elle, j'aurais dü être un garcon! Comme c'aurait été amusant! Quand je pense qu'on 1 Pirogue, prauw. 50 DOSIA. Elle se retourna avec un mouvement de chat qui court après sa queue et repoussa vivement la pirogue loin du rivage. Pierre avait roulé au fond de la frêle 1 embarcation, et, n'était 2 le mouvement instinctif qui 1'avait fait se cramponner au banc, il eüt passé par-dessus bord. Sans se^ troubler, il se releva et chercha les avirons, mais n'en trouva qu'un: les autres avaient été remis au matelot de service et gisaient sur 1'embarcadère. II se croisa les bras et regarda dédaigneusement le rivage. — Eh bien! lui cria Platon, est-ce que tu vas passer la nuit sur le lac? Veux-tu une mandoline? — Envoie-moi plutöt un remorqueur, 3 lui cria Pierre, qui leva en signe de détresse son unique aviron. Dosia, la tête un peu de cóté, contemplait son ouvrage avec une satisfaction évidente. La princesse était contrariée; les autres riaient de bon coeur. Platon regardait Dosia, et la conviction pénétrait en lui, de plus en plus profonde, que Pierre n'avait rien cachó, et que cette enfant n'était qu'une enfant. — D. n'est pas possible qu'eile joue ainsi avec un homme qui aurait fait battre son coeur, se disait-il; ce serait le dernier degró de 1'impudence! Et une satisfaction réelle entra en lui, absorbant peu a peu son mal de tête. A mesure que ses doutes s'évaporaient, sa souffrance diminuait, et il se sentit soudain léger comme une plume. II n'y avait aucune barque disponible pour remorquer le promeneur solitaire, qu'un courant presque insensible emportait vers 1'ile, — déserte, hólas! — lorsque 1 Frêle, broos, rank (frêle dérive dn latin fragüis qni a donné aussi 1'adj. fragüe, synonyme de frêle). " N'était (avec ellipse de si) équivaut a sans. 3 Remorqueur, sleepboot (prendre a la remorque, op sleeptouw nemen). DOSIA. 51 fort heureusement une barque montée par un de ses camarades de régiment vint le reconnaitre. — Es-tu un navigateur audacieux ou une simple épave? 1 demanda le nouveau venu. — Tout ce qu'il y a de plus épave, mon cher. Ramène-moi au rivage, il y a une récompense. — Comme pour les chiens perdus, alors ? s'écria le joyeux officier. Tiens, prends le bout de mon mouchoir de poche; je te remorque. Ds arrivèrent ainsi au débarcadère, non sans une série de fausses manoeuvres qui firent la joie des assistants. En touchant le sol, Pierre salua sa cousine avec toute la reconnaissance qui lui était due. — Bah! lui dit celle-ci en haussant les épaules, qu'est-ce que cela prouve? — En effet, répliqua Mourief, je me demande ce que cela prouve! — Cela prouve que vous ne savez pas vous tirer d'affaire. On se jette a 1'eau, on nage d'un bras, et 1'on ramène son embarcation. — Grand merci, cousine! c'est bon pour vous, ces amusements-la! Je n'ai pas de goüt pour les bains forcés, repartit le jeune homme, piqué de ce dédain. — Voyons, enfants, faites la paix, dit la princesse; faut-il qu'on soit toujours a vous réconcilier? — Oh! nous réconcilier! c'est impossible, s'écria Dosia. Nous sommes brouillés de naissance. Nous n'avons jamais pu nous entendre . . . Un éclair de malice glissa obliquement des yeux de Pierre a ceux de sa cousine, qui rougit soudain et se hata d'ajouter avec 1'honnêteté de sa nature hostile au mensonge: — Nous entendre pour longtemps! Et Platon sentit son mal de tête revenir avec une nouvelle violence. 1 Epave, wrak. 56 DOSIA. homme de coeur par la tracé qu'il a laissée dans la mémoire de son enfant préférée. Ils s'enfoncèrent dans les souvenirs de Dosia. Pendant ce temps, Pierre était le plus heureux des hommes. Assis auprès de la princesse, il 1'écoutait décrire les machines de son exploitation agricole, et le nombre des vis et des boulons 1 prenait pour lui une importance extraordinaire, II était pénétré d'admiration pour ces belles vis et ces heureux boulons qui tenaient les pièces ingénieuses de ces superbes machines. II se sentait fondre de tendresse a 1'idée que ces chefs-d'oeuvre de 1'industrie avaient 1'inestimable bonheur de fonctionner sous les yeux de la princesse quand elle nllait dans ses domaines; et soudain 1'idée qu'eile allait partir pour un de ces voyages vint le glacer. — Partez-vous bientót? dit-ü au milieu de la description d'un système de ventilation perfectionné. — Dans cinq jours. Je ramènerai votre cousine chez sa mère et, de la, j'irai dans mon bien. — Pour longtemps? demanda Pierre consterné. — Pour un mois. — Un mois? Mon Dieu! que ferai-je pendant tout ce temps-la? — Que faisiez-vous au temps chaud? 2 dit la princesse avec une douce raillerie. — Dans ce temps-la, répondit Pierre, je ne vous connaissais pas; je n'étais bon a rien. — Je vous laisserai des livres . . . La voix de la princesse avait imperceptiblement baissé pour dire ces mots . . . Le silence régna un moment sur le banc. — II est tard! dit tout a coup la princesse. Allons! messieurs, il est temps de rentrer. Les jeunes gens accompagnèrent les dames jusqu'au 1 Vis (pr. avec «), schroef; boulon, klinkbout. 2 Question adressée par la Fourmi a la Cigale dans la fable de Lafontaine. 60 DOSIA. négocier avec Dosia. Elle s'efforca de lui inculquer 1 un esprit de concorde et de charité a 1'égard de ses soeurs, mais elle s'arrêta bientót, et se borna a exiger de Dosia sa parole d'honneur „de ne pas commencer". La jeune indisciplinée promit et tint parole, mais non sans peine. XIII A son retour, la princesse fixa ses pénates 2 a Pétersbourg. Platon trouva un moment pour aller la voir, mais Mourief n'osa pas accompagner son ami. S'examinant a la loupe, Pierre se trouvait laid, gauche, béte, ignorant, et se demandait comment une personne aussi distinguée que la princesse Sbphie avait pu supporter sa conversation. Le régiment reprit enfin ses casernements d'hiver, et Pierre, revenu au sein de sa familie, après avoir hésité pendant quarante-huit heures, franchit pourtant le Rubieon 8 et se rendit chez la princesse Sophie, par un après-midi pluvieux, afin de la trouver plus sürement chez elle. Quatre heures venaient de sonner. Un piano, vigoureusement attaqué, jetait des bouffées 4 de musique 1 Inculquer, faire entrer q. ch. dans 1'esprit de q. n. a force de le répéter. 2 Pénates, nom général des dieux domestiques chez les Romains, qni entretenaient en leur honnenr un feu' continu. De la qu'on dit: quitter ses pénates pour: quitter la maison oü 1'on demeure; fixer ses pénates pour: s'établir, s'installer. 8 Franehir le Rubieon, prendre une résolution hardie et définitive. Le Rubieon était une petite rivière qui marquait la limite entre 1'Italie et la Gaule cisalpine et qu'on ne pouvait franehir avec une troupe armée sans ötre considéré comme traltre a la patrie. César, décidé a se révolter contre le sénat romain, prononca, avant de franehir la rivière, les mots célèbres: „jacta alea esto", le dé en est jeté. * Bouffée, soufflé passager, p. e. une bouffée d'air; des bouffées de musique, muziek die men bij tusschenpoozen opvangt. 62 DOSIA. — Dites un songe, 1 mon cousin! „Je 1'évite par tout, partont il me poursuit" 3 — En fran9ais, continua-t-elle, 9a s'appelle même un cauchemar; mais pas dans les tragédies, paree que le mot n'est pas assez noble. 8 C'est un mot mal vu, un mot plébéien, vous comprenez? Pierre, ahuri, fit un signe de tête affirmatif. — Et vous êtes ici? dit-il en essayant de reprendre un peu d'aplomb. * MaiS, COmme VOUS TtOIIVAZ vrmn on ofiQVAAirnii. mon cher cousin. La princesse avait repris un peu de sang-froid, mais cette réponse la rejeta au fond de son canapé, riant aux larmes et n'essayant plus de se retenir. — Pour longtemps? — Tout 1'hiver, mon cousin, pour vous servir! répondit gravement Dosia en ébaucbant une révérence a la paysanne. — Je . . . je vous en félicite; j'en suis charmé, balbutia Pierre en s'inclinant. — Ca n'est pas vrai, fit Dosia en secouant sen- 1 Songe est un synonyme de rêve, mais le rêve est plus vague plus fugitif que le songe, qui reste après le sommeil (droombeeld). La^ princesse parle même d'un cauchemar (nachtmerrie). tt JeT™ qai dans la traSédie biblique de Eacine, Athalie (Acte 11, bc. V), précède le songe d'Athalie: „C'était pendant lTiorreur d une profonde nuit", etc. 8 La distinction entre mots nobles et mots vulgaire» ou ple'beiens date du commencement du 17e siècle et est due a finfluence de 1 Hotel de Kambouillet; dans ce cercle on bannissait tout terme impur et populaire et s'appliquait a les remplacer par des équivalents plus nobles, souvent même par de longues pénphrases. Cette dévulgarisation de la Iangue s'est fait sentir dans toute la littérature classique, et surtout dans le genre élevé de la tragédie, oü les auteurs du 17e et du 18e siècle évitent soignéusement 1'emploi de termes bas, vulgaires. Aplomb (formé ie a + plomb), proprement: position verticale (ce mur a perdu son aplomb) ; au flg.: hardiesse, assnrance. DOSIA. 63 tencieusement 1 la tête et 1'index de sa main droite; mais c'est toujours bon a dire. J'excuse votre mensonge* en faveur de la politesse de votre intention. Elle sortit, non en courant, mais en glissant sur le parquet avec la rapidité silencieuse d'un sylphe. Pierre la suivit des yeux, s'assura que la porte était refermée sur elle et poussa un soupir. — Chagrin? lui dit doucement la princesse, avec un peu de malice. — Soulagement! répondit le jeune homme avec élan. 2 Elle me produit un effet trés singulier: tant qu'eile est la, il me semble être une cible s et avoir en face de moi la compagnie prête a tirer. — C'est bien un peu cela, repartit la princesse en souriant. Mais pourquoi la taquinez-vous ? — Ah! cette fois, princesse, je vous prends a témoin que ce n'est pas moi. . . Sophie sourit d'un air si plein de bonté, de tendresse maternelle, que Pierre, ébloui, la regarda plus longtemps qu'il ne convenait. Elle n'en parut pas choquée. — Causons maintenant, reprit-elle. Tout ce que vous m'avez dit jusqu'ici ne compte pas. Supposons que vous ne faites que d'entrer. Avez-vous lu mes livres ? Pierre resta encore une demi-heure chez la princesse, et trouva moyen de faire oublier toutes les bêtises qu'il avait débitées. II eut du mérite, car ce n'était pas facile. Le lendemain, en rencontrant son ami Sourof, Pierre Mourief 1'arrêta au passage. — Traitre a 1'amitié! lui dit-il, moitié sérieux, moitié plaisant, pourquoi m'as-tu caché que Dosia était chez ta soeur? — Nous voulions te réserver le plaisir de la surprise. 1 Sentmeieusement, d'un air d'importance, de gravité (sentencieux = qui a la forme d'une sentence, spreuk.) 9 Elan, enthousiasme. 8 Cible, v. p. 43. 4 DOSIA. Pierre secoua doucement la tête. — Cela ne t'a pas fait plaisir? fit Platon d'un air innocent. — Tu sais que nous ne pouvons pas nous souffrir! — Je voudrais bien en être sur, grommela le jeune sage. Mourief le regardait, les yeux ronds d'étonnement. — C'est donc une vérité d'Evangile ? reprit Platon en s'efforcant de sourire. — Absolument! répondit Pierre avec feu. — Allons, tant mieux! vous n'êtes pas faits 1'un pour 1'autre. — Oh! non! . . . soupira Mourief d'un ton apaisé, et j'en bénis le ciel a tous les instants de ma vie. XIV — Nous organisons une fête superbe au Patinage anglais, dit un soir Mourief a la princesse: la familie impériale doit s'y rendre, il parait que ce sera trés brillant; n'y viendrez-vous pas? La princesse sourit. — J'ai renonce aux pompes de Satan, 1 dit-elle . .. :— Mais moi, fit Dosia dans le canapé, tout contre sa bonne amie, en se pelotonnant 2 avec une grace de jeune chat, je n'ai renoncé a rien du tout! — Au contraire, murmura son cousin. Elle le menaca du doigt sans mot dire. II s'inclina en forme d'excuse muette; elle reprit: — Donc, n'ayant renoncé a rien, je puis aspirer a tout, n'est-il pas vrai? On souriait autour d'elle; c'était encourageant, elle continua. 1 Senoncer aux pompes de Satan, renoncer aux plaisirs frivoles, mondains. 3 Se pelotonner, ineenduiken (un peloton = een kluwen). DOSIA. 65 — Et je voudrais bien assister a votre fête, messieurs les membres du patinage. Que faut-il faire pour cela ? Pierre tira lentement de sa poche une enveloppe carrée et la passa devant le nez mignon de sa cousine. — Donne, donne! s'écria Dosia. Mais Pierre avait trop bien cultivé 1'habitude de la taquiner pour lui céder sans conteste: élevant 1'enveloppe bien haut, au-dessus de sa tête, il la croyait a 1'abri des mains agiles qui la convoitaient... 1 Dosia bondit sur une chaise, lui arracha le papier et redescendit a terre avant que la princesse ou même Platon, toujours censeur sóvère, eussent eu le temps de se récrier. — Mademoiselle Dosia Zaptine, lut-elle. Que c'est joli sur une enveloppe ! J'aime a recevoir des lettres, c'est amusant! Je voudrais en recevoir tous les jours. — Que faudrait-il vous écrire ? dit Pierre d'un ton railleur. — Tout ce que vous voudrez, rien du tout. C'est pour le plaisir de lire mon nom sur 1'enveloppe. — Je te conseille, dit la princesse, de t'adresser des bill ets a toi-même avec une feuille de papier blanc plióe en quatre . . . — Oh! non! fit Dosia, ce ne serait pas 1'imprévu; et c'est 1'imprévu que j'aime, alors même qu'il n'a pas de conséquences. — Vous aimez beaucoup, je le vois, les choses sans conséquences, grommela Platon dans sa moustache. Dosia se tourna lentement vers lui d'un air étonné, puis soudain, devenue grave, elle posa 1'enveloppe sur la table sans 1'ouvrir. — Eh bien! cette curiosité, qu'en faisons-nous ? lui dit la princesse avec bonté, voulant pallier 2 ce 1 Convoiter, désirer ardemment. a_ Pallier, couvrir d'une excuse comme d'un manteau (du mot latin pallium, ample manteau grec qu'adoptèrent les Romains dès la Républiqne). Leet. Clans. N°, 40. 5 DOSIA. 71 rencontrés, ils eurent quelque peine a ne pas éclater ensemble. — Sans vouloir décrier les mérites de ma soeur, dit Platon, toujours secourable dans ces moments dangereux, je crois que la température y était pour quelque chose. Quel temps faisait-il alors? — Pas un soufflé de vent, mon cher comte, et seulement vingt-quatre degrés. 1 — Réaumur? hasarda Mourief. — Certainement, Réaumur! Je ne sais trop pourquoi nous n'avions guère de dames, — on peut dire que ce fut une fête triste! — Vraiment, répéta Pierre toujours sérieux, je ne sais trop pourquoi! Dosia, qui avait öté ses patins pour s'asseoir, le tira brusquement par la manche, se leva et s'enfuit. Etonné, son cousin la suivit et la retrouva dans le coin de la galerie oü elle riait aux larmes. — Pourquoi, lui dit-elle entre deux éclats de rire, pourquoi me fais-tu rire comme 9a? la princesse va encore dire que je suis tres inconvenante, et, vrai, 9a n'est pas ma faute. — C'est qu'il m'amuse avec sa fête triste, ce brave homme. — Allons, dit Dosia, mets-moi mes patins, je n'ose pas retourner la-bas, je crains de lui pouffer2 au nez. Pierre, a genoux devant sa jolie cousine, eut bientót fait d'attacher les courroies; il fut prêt presque en même temps, et tous deux, se tenant par la main, s'élancèrent en longues courbes sur la glacé. — Oü donc est Dosia? demanda la princesse. — La voici qui patine avec M. Mourief, répondit l'aimable aide de camp. Ils sont charmants, ajouta-t-il en ajustant son pince-nez d'un air cónnaisseur. Ils, 1 Vingt-quatre degrés Eéamur équivaut a 22 degrés au-dessous de zéro Fahrenheit! 2 Pouffer, rire aux éclats. 72 DOSIA. ont 1'air faits 1'un pour 1'autre. N'y a-t-il pas anguüle sous roche? 1 fit le maladroit d'un air fin. Platon, devenu pale soudainement, se mordit les lèvres pour retenir une réponse trop vive; la princesse, qui connaissait son monde, se garda bien de nier d'une facon positive; ces négations énergiques ne font ordinairement que transformer de simples suppositions en convictions arrêtées. — Je ne crois pas, dit-elle, cette idéé n'est encore venue a personne, que je sache . . . Le gros aide de camp se leva pour aller porter ailleurs ses lourdes galanteries et prit congé de la princesse, laissant derrière lui la blessure empoisonnée d'un doute cruel. Que de fois Platon s'était dit que ces deux jeunes gens devaient s'aimer, — peut-être sans le savoir eux-mémes; — que de fois il avait pensé que ce serait fort heureux, qu'ainsi 1'étourderie de Dosia se trouverait réparée! ... 2 Et 1'idée de cette réparation le rendait malheureux, cruel avec lui-même, intolérant avec les autres . . . Fallait-il que sa vie fut désormais gatée par les fantaisies de cette petite fille? — Platon, je suis fatiguée, lui dit Sophie, qui comprenait sa pensée et désirait y mettre un terme. II se leva sans mot dire et fit prévenir leur cocher, puis revint vers sa soeur. — Dosia! dit doucement celle-ci en se penchant sur la balustrade, au moment oü les patineurs passaient pres d'elle. La jeune fille tourna vers la princesse son visage coloré par le froid, 1'exercice et le plaisir. Quelle vivante image de la gaieté insouciante! Et Platon qui souffrait a cöté d'elle! — Je suis fatiguée, veux-tu rentrer? 1 H y a quelque anguüle sous roche, er schuilt een adder in 't gras (le mot francais anguüle, paling, est formé dn latinanguilla, qui est le diminutif A'anguis, serpent). 2 Platon pense ici a 1'histoire de 1'eulèvement. DOSIA. 73 Sans répliquer, Dosia tourna sur elle-même, s'assit sur le banc de bois qui longeait la galerie et tendit a Pierre son petit pied, afin qu'il la débarrassat des patins. — Merci, dit-elle, quand il eut fini. La bonne soirée! Je me suis bien amusée! Sophie et son frère les avaient rejoints; Dosia remarqua 1'expression sérieuse de leurs visages. — Vous paraissez souffrants, dit-elle avec eet intérêt spontané qui la rendait si sympathique. — Qu'importe! gronda Platon, pourvu que vous vous amusiez! . . . — Nous ne faisions pas de mouvement, nous, ajouta la princesse avec douceur, nous avons eu froid. — Je vous demande pardon, murmura Dosia repentante, je suis une égoïste . . . Elle revint au logis sans avoir rompu le silence, Le lendemain, elle s'excusa auprès de la princesse de son étourderie, de son manque de souci pour ceux qui étaient si bons envers elle . . . C'est avec des larmes brülantes qu'eile s'accusa d'égoïsme. La princesse la consola de son mieux et profita de 1'occasion pour lui faire une petite semonce. 1 — Sois plus réservée avec ton cousin, lui dit-elle; tout le monde n'est pas obligé de savoir que vous êtes camarades d'enfance; on m'a demande hier si vous n'étiez pas fiancés .. . Le visage de Dosia, devenu pourpre, prit une expression de colère. — Moi qui le déteste, et lui qui ne peut me souffrir! Faut-il être béte! . . . — Tout le monde n'est pas non plus obligé de savoir que vous vous détestez, repartit la princesse en réprimant un sourire. Votre haine mutuelle ne va pas jusqu'a ne pouvoir patiner ensemble. — Oh! ma bonne amie . .., commencait Dosia confuse. 1 Semonce, v. p. 57. 74 DOSIA. — Ne le déteste pas, mon enfant, et comporte-toi envers lui comme envers les autres; cela suffira. — Ce sera bien difficile, dit la jeune fille avec un soupir. Et ... M. Platon n'est pas faché contre moi? La princesse, interdite a son tour, chercha un instant sa réponse. .— 11 ne peut en aucun cas être faché contre toi; mais il a peut-être été choqué . . . — Je ne le ferai plus, sanglota Dosia, comme un enfant mis en pénitence; je ne le ferai plus, jamais; seulement, dis-lui qu'il ne soit pas faché contre moi! Platon, informé de ce voeu naïf, n'eut pas le courage de tenir rigueur. 1 Quelques paroles affectueuses ramenèrent le jour même le sourire aux lèvres de Dosia et la malice dans ses yeux reconnaissants. XVI L'hiver s'avancait; déja la série de mariages qui smt toujours les fêtes de Noël était presque close; le carême était proche, et Dosia, devenue sage, portait des robes a queue. Cet événement, attendu par elle comme devant être de beaucoup le plus important de sa vie, 1'avait laissée relativement indifférente. Elle s'était bien prise une dizaine de fois a regarder derrière elle les flots de sa robe noire faire un remous 2 soyeux sur le tapis, mais elle n'avait pas ressenti ce triomphe, cet orgueil dont elle s'était fait fête si longtemps d'avance. Bref, la première robe longue de Dosia avait été un désenchantement. * Tenir rigueur a q. n., se montrer fftché contre q. n., en vouloir a q. n. 2 Remous, deining (1'auteur fait ici une comparaison entre le mouvement de la tralne de la robe et le tournoiement de 1'eau a 1 arrière d'un navire en mouvement). DOSIA. 75 D'autres pensees avaient noyé celle-ci. — C'est égal, elle était plus amusante auparavant, soupirait un jour Mourief, assis chez la princesse dans un petit fauteuil si bas que la poignée de son sabre lui caressait le menton. — C'était le bon temps, alors, n'est-ce pas? lui dit la princesse d'un air moqueur. Malgré les dénégations passionnées du jeune homme, Sophie continua, avec une certaine insistance dans 1'accent de sa voix: — Regretteriez-vous de ne pas 1'avoir épousée? — Ah! princesse! fit Mourief d'un ton de reproche plus sérieux que la question ne semblait le comporter. Sophie ne se laissa pas fléchir. — II en serait peut-étre encore temps, continua-t-elle sans regarder Pierre. Celui-ci garda le silence: il jouait avec la dragonne 1 de son sabre, et le gland d'or tissé battait a coups inégaux le métal du fourreau. Le silence se prolongeait; la princesse, devenue soudain nerveuse, froissa légèrement le journal déplié sur la table. — Eh bien! fit-elle, voyant que Mourief ne parlerait pas. — Je croyais, dit celui-ci a voix basse, que c'était bon pour Dosia de taquiner méchamment les pauvres mortels.. . H toussa pour s'éclaircir le gosier, mais sans y réussir. La princesse baissa la tête. Pierre continua de la même voix enrouée: — Je ne sais pas pourquoi vous parlez ainsi, je ne 1'ai pas mérité. H me semble que je n'ai pu faire croire a personne que j'aime Dosia . . . — Pour cela, non! ... dit la princesse en éclatant de rire. 1 Dragonne, ornement en forme de cordon et terminé par un gland (kwast) qni se met a la poignée d'une épée. 76 DOSIA. Son rirë, nerveux et forcé, s'éteignit soudain. Pierre avait gardé son sérieux; le gland dor tintaittoujours sur le fourreau d'acier. — Je ne me marierai pas, continua-t-il, paree que je considère un mariage sans amour comme la faute la plus grave que puisse commettre un homme envers lui-même . . . — Vous êtes sévère, essaya de dire la princesse. Mais elle ne sentit pas le courage de plaisanter et se tut. — La plus grave et la plus sotte, puisque le chatiment la suit aussitót et a coup sür. — Mais, reprit Sophie en rougissant, vous vous croyez donc pour la vie a 1'abri des traits du petit dieu malin ? 1 Pierre se leva. — La femme que j'aime, dit-il, est de celles que je ne puis prétendre a épouser; pourtant, son image me préservera a jamais d'une erreur ou d'une faute. J'aime mieux vivre seul que de profaner 2 aüleurs le coeur que je lui ai donné sans réserve ... et sans espoir. Pierre s'inclina trés bas devant la princesse interdite, ses éperons sonnèrent, et il fit un pas vers la porte. Sophie hésita un instant, puis se leva. D'un geste royal, elle tendit la main au jeune homme. — Celui qui pense ainsi, dit-elle, peut se méprendre sur la profondeur, sur 1'éternité du sentiment qui 1'occupe . . . Pierre fit un mouvement; elle continua sans se troubier: — Mais s'il ne se trompe pas, s'il a vraiment donné son ame sans réserve et sans espoir, il n'est pas de femme au monde qui ne doive être fiére et reconnaissante d'un si beau dévouement. Le petit dim malin, c. a d. Cnpidon, dieu de 1'amour chez les Bomains. s Profaner, faire un usage indigne de q. ch. de précieux. 86 DOSIA. — Tu as perdu? Cette répétition exacte de 1'interrogatoire qu'il venait de subir produisit chez Mourief une'violente envie de rire aussitöt réprimée. II réitéra1 son signe de tête affirmatif. — Plus que tu ne peux payer? continua Sourof impitoyable. — Ce dernier point n'est pas encore prouvé, fit Mourief d'un air de bonne humeur. Je tacherai de faire honneur a ma signature. Peux-tu me prêter quelques milliers de roubles? Platon, abasourdi, se leva. — Moi? — Oui, toi! Je te les rendrai, tu peux en être sur. Si tu ne les as pas, mettons que je n'ai rien dit. — Comment! s'écria Platon tout scandalisé, tu fréquentes des endroits impossibles oü tu compromets notre uniforme; tu y perds en une nuit une somme... ridicule! Toi, mon ami, notre ami, que j'ai présenté dans ma familie, que j'ai traité comme un... comme un ... — Comme un frère, acheva Mourief, voyant qu'il restait court, — et je te le rends bien! Absolument démon té par ce sang-froid, Platon prit le parti de se mettre en colère. — Je te conseille de railler! Et pour combler la mesure, après une aventure comme celle-la, c'est a moi que tu viens demander de te prêter 1'argent que tu as si indignement perdu! Quand Sourof s'arrêta pour reprendre haleine, — — peut-être aussi paree qu'il n'avait plus rien a dire, — Pierre se leva, le visage rayonnant des meilleurs sentiments. — Tu es un ami unique au monde, s'écria-t-il; tu m'as parlé comme la voix de ma conscience; je t'en saurai gré toute ma vie. 1 Réitér er, répéter. DOSIA. 87 — Eh bien! a quoi te décides-tu? demanda Platon, adouci par cette expansion amicale. — Je vais chercher de 1'argent partont oü il y en a, puisque tu ne veux pas m'en prêter! répondit le délinquant d'un air radieux. La main que Platon rendait généreusement a son camarade déchu retomba a son cóté. C'était la le résultat de sa semonce! Pierre rattachait son sabre. — Que dois-je dire au colonel? fit Sourof d'un air glacial. — Tout ce que tu voudras, mon cher, tout cequi te passera par la tête. Demain, ce sera une affaire arrangée. Platon garda encore le silence. — Que dit ma soeur? reprit-il après une longue pause; comment apprécie-t-elle la f acon originale dont tu prends les choses? Pierre, déja dans 1'antichambre, ajustait son manteau sur ses épaules. — Ah! mon ami, s'ócria-t-il soudain, je suis le plus heureux des hommes! II faut que je t'embrasse! II donna une véhémente accolade 1 a Sourof ébahi et disparut, accompagné d'un grand cliquetis de sabre et d'óperons sur les marches de pierre de 1'escalier. Platon rentra chez lui fort perplexe, et au bout de cinq minutes il prit le parti d'aller voir la princesse. Celle-ci le recut au salon. Elle avait le visage rosé; ses yeux brillaient d'une joie profonde; elle offrait, en un mot, 1'image de la félicité. Dosia, assise au piano, tapait a tour de bras un galop d'Offenbach 2. 1 Accolade (formé de col, cou), embrassement. a Offenbach (1819—1880), compositeur d'origine allemande mais naturalisé Francais, auteur de nombrenses opérettes, dont les plas connues sont: la Belle Hélène, Orphée aux Enfers, la Grande-Duchesse de Gérolstein. 88 DOSIA. — Quelle gaieté'! fit Platon, qui resta pétrifié au milieu du salon. — C'est 1'air de la maison, monsieur Platon! s'écria Dosia sans s'arrêter; nous sommes gaies ici, trés gaies! Le piano couvrit sa voix et ses rires. Platon alla s'asseoir prés de sa soeur, le plus loin possible du redoutable instrument. — Tu as vu Mourief? dit-il. — Oui, mon ami. — Eh bien! qu'y a-t-il de vrai? La princesse regarda son frère avec une expression de triomphe et d'orgueil. — Bien! dit-elle. — Comment, rien? — Si, au fait, il y a quelque chose. Peux-tu me prêter quelques müliers de roubles? Platon bondit et se mit a marcher a travers le salon. — C'est une gageure? s'écria-t-il. Au même moment, Dosia quittait le piano; en se retournant, Sourof la trouva en face de lui. L'air railleur et satisfait de la jeune fille acheva de lui faire perdre la tête. — Voyons, s'écria-t-il du ton le moins encourageant, de qui se moque-t-on ? Si c'est de moi, je trouve la plaisanterie trop prolongée. — Qui est-ce qui s'est moqué de vous, monsieur? fit Dosia en ouvrant de grands yeux et en penchant un peu la tête de cóté, comme elle le faisait d'habitude quand elle cherchait a s'intruire. — Vous! s'écria Sourof exaspéré. La princesse prit le bras de son frère. — Platon, lui dit-elle, Mourief est un héros! — Pour avoir menó cette vie de polichinelle ? — C'est un héros! répéta la princesse sans se laisser décontenancer. — B t'a conté quelque bourde, 1 grommela Platon, et tu 1'as cru. 1 Conter une bourde a q. n., iemand iets op den mouw spelden. 92 DOSIA. XIX Le printemps s'avancait. Madame Zaptine réclamart sa fille; Sophie promit de la lui conduire avant la Pentecóte, c est-a-dire avant son mariage, car les nouveaux époux se promettaient de voyager pendant la lune de miel. * Madame Zaptine invita les trois «nis a passer huit jours chez elle avant la noce conesentitPar 8 instances de Dosia' la princesse y i ~$*eJ6*?~}a. que Je devienne quand tu ne seras plus la? disait tnstement la jeune fille. — Tu reviendras 1'hiver prochain,' répondait la pi 1ÜCGSSG. Dosia secouait tristement la tête. Quand on a dixgrec ues'■ OT prochain Gst synonyme des calendes Depuis les bourrasques. d'avrü, elle était devenue toute différente d elle-même. Si la princesse n'avait pas eté absorbée par les préparatifs de son mariage, eiie eüt certainement remarqué cette métamorphose si rapide et si importante; mais elle n'y songeait guere Pierre ne voyait que Sophie. Platon ne songeait qua lui-même, et, pendant qu'ü bataillait avec sa conscience et sa philosophie, la cause de ses soucis dépénssait3 étrangement. Le soir de leur arrivée chez madame Zaptine, ils turent tous è la fois frappés de cette vérité, jusque-la méconnue. Le cri de la mère leur ouvrit les yeux — Mon Dieu! s'écria madame Zaptine, il faut que cela8?18 malade' Dosia. pour avoir maigri comme Les dix paires d'yeux qui se trouvaient dans la iriZZT?" mM' ^ Pïemières semaines du mariage (lune a Calendes grecques, v. p. 21. •»»•»/■ 3 Dépèrir, s'aft'aiblir, languir. DOSIA. 93 pièce se tournèrenfc aussitót vers la jeune fille, qui rougit. L'incarnat1 de la confusion lui rendit un éclat passager. — C'est la sagesse, maman! dit-elle d'une voix. qui voulait être joyeuse, mais qui s'éteignit dans un sanglot. Elle s'enfuit dans le jardin. — Elle regrette beaucoup de vous quitter, a ce que je vois, dit la bonne madame Zaptine, cherchant a atténuer ce que sa première remarque pouvait avoir de désobligeant pour 1'hospitalité de la princesse. — Oui, répondit celle-ci lentement et en réflécbissant; je ne croyais pas que ce regret füt si vif... Je voudrais bien le lui épargnèr, et pourtant je ne vois guère ... . — Bah! dit une soeur ainée, il faut bien qu'eile s'accoutume a rester a la maison. Nous n'en sommes pas sorties, nous autres, et cela ne nous empêche pas de noüs porter a merveille! Platon regarda d'une fa — Non Jsoupiramélancoliquement madame Zaptine; c est toujours comme 9a, et il ne lui arrivé jamais rien! XX En arrivant sous les ombrages de la haute forêt, la compagnie trouva le thé préparé dans une clairière. Dosia vint a la rencontre des équipages. Elle avait mis pied a terre. Son chapeau a la main, sa traine sous le bras, elle marchait aussi a son aise que dans le salon de la princesse; mais son joli visage avait perdu la mutinerie 3 caressante qui semblait demander 1 Défoncer le tonneau, v. p. 18. 2 Cingler, frapper avec q. ch. de flexible, p. e. un fouet, une cravache (rijzweep). 3 Mutinerie caressante, bekoorlnke guitigheid. Mutinerie vient de ladj. mutin, c. a. d. qui se révolte (holl. muitend), désobéissant: au hg.: un visage, un air mutin = un air vif, éveillé, piquant 98 DOSIA. Dosia donnait le ton a ce tumulte de bonne société; son petit rire argentin retentissait de temps en temps au milieu des groupes, et Platon écoutait avec une joie mêlee d'angoisse ce rire discret, quoique épanoui, — indice d'un esprit libre et gai. — C'est fini, s'écria Dosia en se renversant dans 1'herbe, une main sous la tête. Les pieds perdus dans les plis de sa jupe, elle ressemblait ainsi a ces figures d'anges dont le corps se termine en une longue draperie flottante. C'est fini, Pierre! Maman va me gronder horriblement, mais ca. m'est égal, tant pis pour les convenances! Je ne puis dire toi a Sophie, que je ne connais bien que depuis un an, et vous a son mari, que j'ai connu toute ma vie. J'ai fait ce que j'ai pu pour obóir a ces convenances... J'y renonce, c'est trop difficile! Pendant que les fiancés riaient et que madame Zaptine ébauchait1 une semonce, Platon se leva brusquement. Quelques-uns étaient déja debout, car le repas touchait a sa fin. — A moins que la Sagesse en personne ne s'y oppose, dit Pierre, coupant irrévérencieusement2 la parole a sa tante, ce n'est pas moi qui m'en plaindrai. Les yeux de Sophie errèrent un instant de son frère a Dosia. — Je n'y vois point de mal, dit-elle en souriant; mais son regard trahissait une vague inquiétude. Dosia, toujours étendue, les yeux perdus dans le feuillage, n'avait cessé de rêver; tout a coup, ramenant son regard vers ceux qui 1'entouraient, elle saisit le coup d'oeil inquiet de Sophie. D'un bond elle fut sur pied, et, quittant ce groupe, elle fit quelques pas du cóté opposé a celui oü Platon 1 Ébaueher, esquisser (schetsen); de la an flg.: indiquer vaguement, p. e. ébaueher un sourire, eventjes glimlachen. Ébaueher une semonce, een zedepreek op touw zetten. s Irrévérencieusement (sans révérence), sans respect. DOSIA. 99 portait ses méditations, puis s'approcha d'un tronc d'arbre situé prés de la route, a 1'extrémité de la clairière. De cette place, elle entrevoyait, au tournant du chemin capricieusement dessiné par la fantaisie des chariots, la masse sombre des équipages et les robes plus claires des chevaux qu'on n'avait pas dételés. Elle jeta un coup d'oeil de ce cóté, puis s'adossa tristement a la vieüle écorce rugueuse qui avait recu les pluies et les neiges de tout un siècle. Elle ne pleura pas... Le matin elle avait dépensé toutes ses larmes; debout, les mains pendantes, elle regardait la terre; une ombre se dessina sur le sentier; elle leva la tête. Platon, revenu devant elle, étudiait sa physionomie mobile. Elle ne parut point surprise de le voir. — Je voudrais être morte, dit-elle avec douceur, sans autre expression qu'un peu de fatigue; — c'est difficile de vivre! Frappé au coeur, il garda le silence un instant. — La vie est longue, heureusement, commenca-t-il avec un vague sourire. On a le temps de changer... Le regard de Dosia arrêta sa plaisanterie innocente, qui lui parut sonner aussi faux qu'une cloche fêlée. — C'est trop difficile de vivre! répéta Dosia en secouant tristement la tête. II faut pourtant tacher de s'y habituer! Mais c'est ennuyeux!... Elle se détacha avec effort du tronc qui la soutenait et s'éloigna. Sa jupe froissait 1 les hautes herbes en passant; toute sa figure délicate et fragile s'ólancait svelte 2 et menue comme un des troncs de bouleaux qui 1'environnaient... Platon eut envie de 1'atteindre, de 1'enlever de terre et de lui dire: — Vis pour moi! — Dosia! cria Mourief de ce ton chantant que les 1 Froisser, endommager par une pression violente, chiffonner (beschadigen, knakken). * Svelte, élancé (slank, rijzig). 7* 100 DOSIA. paysans emploient pour s'appeler de loin dans les bois; Dosia, veux-tu que je t'amène ton chevalier francais? 1 — Oui, s'il te platt, répondit-elle. Platon retomba dans le gouffre de ses perplexités. Pierre amena la pauvre béte, douce comme un mouton quand Dosia ne s'en mêlait pas. — Veux-tu que je lui fasse franehir le fossé? dit-il a sa cousine; tu le monteras sur la route. — Pourquoi? fit Dosia; il est trés bien ici. A peine Pierre avait-il eu le temps de vérifier 1'étrier 2 que, s'aidant de la main qu'il songeait a peine a lui tendre, la jeune fille était en selle. D. arrangea les plis de sa jupe autour de ses pieds mignons, pendant que Platon, en proie a toutes les rages de la jalousie, se demandait s'il fallait ouvrir les yeux a sa soeur. Mourief tourna vers lui son visage honnête. — Elle va se casser le cou! dit-il a Platon en clignant de 1'ceil. Dosia lui allongea un trés leger coup de cravache qui fit tomber sa casquette blanche dans 1'herbe, et rit une seconde; puis, rassemblant son cheval sans prévenir personne, elle sauta le fossé, large de quatre pieds, et arrêta sur place Bayard frémissant d'un si bel exploit. — Ce ne sera pas encore pour cette fois, dit-elle en fiattant le cou de son cheval. Nous ne périrons pas ensemble. N'est-ce pas, mon ami? Elle prit doucement les devants sans faire de poussière, pendant que le reste de la société s'entassait dans les équipages. 1 C'est a dire son cheval Bayard qni porte le nom du célèbre „Chevalier sans peur ét sans reproche", Pierre Terrail, seigneur de Bayard, grand capitaine francais qui s'est couvert de gloire pendant les guerres de Charles VIII, Louis XII et Francois I«y. 2 Vérifier 1'étrier, examiner si 1'étrier (stijgbeugel) est tel qu'il doit 1'être. DOSIA. 101 XXI Au retour, Dosia ne s'isola point de la compagnie; trottant paisiblement, tantót a cóté du drochki, tantót auprès de la calèche, elle fit preuve d'une bonne grace, d'une amabilité que sa mère ne lui connaissait pas. Le chemin de retour suivait le bord de la rivière. A quelque distance, sur 1'autre rive, un village étageait ses maisons de bois, les unes noircies par le temps, les autres toutes neuves, rousses et dorées. Le soleil, déja bas, envoyait au visage des promeneurs des rayons presque horizontaux, et les ombres s'allongeaient démesuróment sur le sol. Dosia s'amusait a trotter dans 1'ombre des chevaux de la calèche. Tout le monde était un peu fatigué, et les conversations languissaient. La rivière coulait assez vite, bleue et profonde. A quelque distance devant eux, deux ou trois perches 1 annoncaient un gué 2. Beaucoup de rivières, trés hautes au printemps, n'ont plus, en été, qu'un filet d'eau: les gués alors sont praticables a pied; mais la saison n'était pas assez avancée pour qu'il en fut ainsi. Un paysan, conduisant une télègue 3 attelée d'un seul cheval, descendit du village sur la rive opposée et entra dans 1'eau, suivant la ligne tant soit peu problématique indiquée par les perches. Les équipages s'arrêtèrent pour voir comment il opérerait ce passage assez périlleux. Le goüt des spectacles est si naturel a 1'homme, que nul ne hait un peu d'émotion pour le compte d'autrui. Le cheval du paysan ne témoignait pas d'un empressement prodigieux a prendre le bain froid que 1 Pereke, staak, stok. a Gué, endroit d'une rivière oü 1'on peut passer a pied. * Télègue ou télêga, voiture a quatre roues, employée en Bussie pour le transport de marchandises. 102 dosia: lui préparait son maitre; il ne se décida qu'après avoir bien renaclé 1 pour protester de son mieux. Voyant qu'il n'était pas le plus fort, cependant, il avanca de quelques pas, puis s'arrêta. Le paysan le laissa souffler un moment. — L'eau est haute, dit madame Zaptine; il aura quelque peine a s'en tirer. —■ Le gué est-il dangereux? demanda Platon. — Non... Quand on le tient, l'eau ne dépasse guère le poitrail; mais si on le perd, le lit de la rivière descend rapidement, et alors il faut nager. Le paysan s'était remis en route; le cheval avancait avec méfiance, flairant l'eau; la charrette glissa rapidement... L'homme eut de l'eau jusqu'a mi-corps; le cheval nageait et semblait vouloir se débattre dans son harnais. — Que Dieu me sauve! cria le paysan avec angoisse. — Ha perdu le gué! s'écria-t-on tout d'une voix. Dosia, les sourcils un peu froncés, les narines dilatées,2 regardait de tous ses yeux, mais n'avait pas encore dit un mot. D'un geste de chatte, serré et rapide, elle ramena sur le devant de la selle les plis tralnants de sa jupe d'amazone, cingla Bayard de sa cravache et prit le petit galop. — Dosia! cria sa mère. Oü vas-tu? Une demi-douzaine de cris effarouchés partirent des équipages; les deux jeunes gens sautèrent sur la route. Mais Dosia était déja dans la rivière. Bayard connaissait le gué, lui, et n'avait garde de se tromper. II avancait vaillamment, flairant l'eau non par crainte, mais par précaution. Quand Dosia fut au milieu de la rivière, une toise 3 1 Benader, aspirer bruyamment 1'air par les narines. * Dilater, élargir. * Toise, ancienne mesnre d'environ 2 mètres; de la: toiser q. »., iemand van het hoofd tot de voeten opnemen. DOSIA. 103 environ la séparait encore du cheval en détresse qui battait l'eau de ses pieds; la charrette avait presque disparu; le paysan invoquait tous les saints du paradis. La jeune fille hésita un moment; puis, esquissant1 un signe de croix rapide, elle quitta le gué; Bayard prit la nage, et ils firent tous deux un plongeon formidable. Un cri d'effroi retentit sur le rivage. Les deux jeunes gens avaient jeté bas leurs uniformes et s'apprêtaient a entrer dans l'eau. — Ce n'est pas la peine! cria Dosia. Avec 1'aide de Dieu!... Elle allongea le bras, saisit la bride du pauvre bidet 2 affolé, qui obéit, sentant le salut. Bayard, bien dirigé, retrouva le gué, reprit terre, et, un instant après, les deux chevaux, la charrette et Dosia elle -même, tout ruisselants, arrivaient au rivage, semblables a la cour de Neptune 3. Le paysan se confondait en 4 remerciements et en excuses. — Tu mourras de froid, Dosia! criait madame Zaptine. H faut avoir perdu la tête! Cette enfant me fera mourir ... Pendant qu'eile gémissait, Dosia était déja loin. Bayard 1'emportait vers la maison, du plus vigoureux galop qui fut dans ses moyens. Personne ne souffla mot, durant le trajet, dans les deux équipages. Chacun avait trop a faire avec ses propres pensées. Les cochers n'avaient pas eu besoin d'ordres pour mener leurs équipages ventre a terre, tandis que les yeux des promeneurs suivaient la tracé du passage de Dosia, marquée par un filet d'eau non interrompu dans la poussière. 1 Esquisser, v. ébaueher, p. 98. 3 Bidet, petit cheval. 3 Neptune, frère de Jopiter et dien de la mer. 4 Se eonfondre en, zich uitputten in. DOSIA. 105 — Cela s'attrape aussi au bal, répondit philosophiquement Dosia; et alors cela ne profite a personne. Maman, s'il vous plalt, donnez-moi encore une tasse de thé. II fallut bien terminer la cette semonce. Mais Dosia avait une idéé, et elle tenait a la mettre a exécution. — N'est-ce pas, maman, que Bayard s'est bien conduit ? — J'avoue, dit madame Zaptine, que je n'attendais pas cela de lui. — C'est que vous 1'avez toujours méconnu, maman. II a sauvé son semblable, Bayard. Aussi, il mérite une récompense, n'est-ce pas? — Certainement; veux-tu que je lui fasse donner doublé ration d'avoine? — Un picotin 1 d'honneur? Oui, c'est gentil; je vous remercie pour lui, maman, mais je voudrais autre chose. — Quoi donc? — II ne faut plus qu'il tralne le tonneau, maman ! C'est un vrai chevalier, vous ne pouvez plus vouloir 1'avilir. Au milieu des rires de la société, madame Zaptine déclara solennellement que Bayard serait désormais dispen sé du service domestique. Mais ce n'était pas assez qu'une promesse: il fallut convoquer les cochers et leur intimer 1'ordre de ne plus chagriner la bonne béte. Quand ils furent sortis: — Je suis trés contente, maman, dit Dosia, je vous remercie. B me semble qu'a présent je dormirais bien. — On va te porter dans ta chambre, fit la mère, pleine de sollicitude. — Me porter! s'écria Dosia en éclatant de rire, me porter comme une corbeille de linge qui revient 1 Picotin, mesure d'avoine ponr an cheval (environ deux litres et demi). 106 DOSIA. de la buanderie! 1. . . oh! non, j'irai bien sur mes deux pieds! Elle se leva, rejeta au loin la couverture, dont le pan tomba dans la tasse de sa soeur, et se tirant avec une dextérité2 merveilleuse de son peignoir deux fois trop long, elle se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, elle se retourna et adressa aux assistants une révérence collective. — Bonsoir! dit-elle; soupez de bon appétit; moi, je meurs de sommeil. Son regard évita celui de Platon qui ne 1'avait pas quittée depuis qu'il était entré, et 1'on entendit son rire dans 1'escalier qu'eile avait peine a monter, embarrassée par ses vêtements. XXII Dosia dormit tout d'une traite; madame Zaptine eut le cauchemar et Platon ne dormit pas du tout. Le soleil de juin, qui se léve de bonne heure, le trouva assis sur son lit, les yeux ouverts, brisé par une nuit d'insomnie. 3 Ce qu'il avait pensé, souffert, résolu cette nuit-la eüt suffi pour remplir la vie d'un de ces hommes paisibles qui vont du berceau a la tombe sans avoir connu d'autre souci qu'une heure de retard ou la corvée d'un travail supplémentaire. 4 Tout était humide de rosée; le soleil envoyait des lames 5 d'or a travers les rameaux et dessinait sur le sable des allées les masses capricieuses du feuillage. L'orchestre entier des oiseaux chantait 1'aubade 1 Buanderie, lieu oü on lave le linge (la buée, waterdamp). ' Dextérité, adresse. 8 Insomnie, manque de sommeil. On dit aussi: une nuü blanche. Un travail supplémentaire, extrawerk, overwerk. * Lome, proprement: morceau de métal plat et trés mince; ici: de larges rayons. DOSIA. 107 a plein gosier; le bétail, déja réuni dans les paturages, donnait de la voix 1 dans le lointain comme une basse continue; 2 parfois une vacbe laitière, retenue a 1'écurie pour les besoins de la journée, répondait a cet appel par un mugissement sourd. Une abeille, éveillée de bon matin, fröla 3 la joue de Platon et s'enfonca prés de lui dans une grappe d'acacia jaune... Mais le jeune bomme n'avait guère souci des séductions d'une matinee de printemps! Dans la feuillée lointaine, le coucou venait de répéter dix-huit fois son appel mélancolique: la superstition veut que le nombre des appels du coucou, quand on 1'interroge, soit le même que celui des années destinées a 1'être auquel on a songé; Dosia ne quittait pas les pensées du jeune officier; — et, bien qu'il ne fut pas superstitieux, il sentit son coeur se serrer d'une nouvelle angoisse. Devait-elle mourir a dixhuit ans? Peut-être en ce moment même Dosia se débattaitelle sous 1'étreinte 4 de la maladie ? Peut-être la mort qu'eile avait appelée la veille planait-elle a son chevet? — Et si elle n'aimait pas la vie, cette vie „trop difficile", comme elle 1'avait dit, Platon n'en étail-il pas la cause? N'était-ce pas lui dont le rigorisme | outré, 6 la pédante 7 sagesse avaient attristé ce jeune coeur, jadis débordant de joie et de vie? 1 Donner de la voix, se faire entendre (de la même manière on dit anssi: donner du cor, op den horen blazen; je ne sais ■ou donner de la tête, ik ben ten einde raad). 9 Basse continue (terme de musique), la partie d'accompagnement qui est Ia plus basse et qui se fait entendre pendant tout Je morceau, sans concerter avec le chant (diepe grondtoon). 8 Fróler, effleurer, toucher légèrement en passant. 1 Étreinte (du verbe étreindre, serrer fortement; comp. le proverbe: qui trop embrasse, mal étreint), attaque, atteinte. 8 Rigorisme (formé du mot latin rigor qui a donné en francais rigueur, sévérité et 1'adj. rigoureux, sévère), morale sévère. * Outré, exagéré (overdreven). 7 Pédant, schoolmeesterachtig (un pédant, schoolvos). 108 DOSIA. Qu'avait-il besoin d'exiger d'elle une perfection irréalisable? — Si elle meurt, se dit-il, que ferai-je ? que sera ma vie? Quels remords! et quels regrets! Ses pas 1'avaient conduit au petit pavillon moisi. II s'assit sur le banc et regarda la charmille oü, la veille, Dosia lui était apparue. — Comment, se dit-il, n'ai-je pas compris alors qu'eile ne tenait pas a la vie? Comment dans ce regard navré 1 n'ai-je pas lu la fatigue de la lutte incessante ? ... II resta longtemps a cette place; la rivière brillait non loin d'un bleu froid; il sentit passer sur lui le frisson de 1'onde glacée tel qu'il avait dü passer la veille sur Dosia pendant qu'eile entrait si courageusement dans l'eau. II s'accabla de reproches, tout en continuant a marcher au hasard pendant longtemps. Lassé enfin, il rentra, se jeta sur son lit et s'endormit. II se réveilla a huit heures. Un bruit de ruche remplissait la maison sonore, entièrement construite en bois de sapin. II se hata de descendre dans la salie a manger oü madame Zaptine préparait le café elle-même en 1'honneur de ses hótes. — Eh bien! madame, dit-il, prenant a peine le temps de leur souhaiter le bonjour, comment va Do . .. mademoiselle Théodosie ? — Mademoiselle Théodosie est la, répondit la voix légèrement enrouée 2 de la jeune fille; je me chauffe au soleil sur le balcon, monsieur Platon. En trois enjambées il franchit la distance qui le séparait de la porte et se trouva en présence de Dosia. Vêtue de laine blanche, elle s'était pelotonnée * dans un grand fauteuil; une ombrelle doublée de 1 Navré, trés affligé. 2 Enroué, schor. 8 Se pelotonner, v. p. 64. DOSIA. 113 Madame Zaptine eut alors une belle occasion de lever les bras au ciel a cette apparition incongrue, 1 mais elle la manqua. Sophie la prévint d'un mot. — Je crois, chère madame, dit-elle tranquillement, que mon frère a quelque chose a vous communiquer. — Madame, dit Platon, veuillez m'accorder la main de mademoiselle Théodosie. Nous renoncons a peindre le tumulte qui s'ensuivit. Homère2 seul ne serait pas inférieur a cette tache. On fit. tant de bruit et 1'on s'amusa si bien que, jusqu'a 1'heure du repas, les sceurs de Dosia n'eurent pas le temps de méditer sur la grande injustice que la destinée leur avait faite ce jour-la. — Nous nous marierons dans huit jours, dit Platon, comme on servait la soupe. — Comment! comment! cria madame Zaptine, et le trousseau? 3. — Ce n'est pas le trousseau que j'épouse; nous aurons le trousseau plus tard. Mais nous nous marierons dans huit jours, en même temps que Sophie. N'est-ce pas, Dosia? — Certainement, fit celle-ci. J'emmène Bayard. — Quel bonheur! s'écrièrent les sceurs toutes d'une voix. — Ne vous réjouissez pas trop, fit Dosia en levant 1 Incongru, contraire a la convenance, a la bienséance. 2 Homère, le plus ancien et le plus célèbre des poètes grecs (IXe ou Xe siècle av. J.-C); on le considère comme 1'auteur de deux grands poèmes épiques en 24 chants chacun: Vffiade, oü il chante les effets de la colère d'Achille, les malheurs des Grecs au siège de Troie pendant 1'absence du héros et la vengeance terrible que celui-ci tira du meurtre de Patrocle; V Odyssee, oü il raconte les voyages d'Ulysse errant de contrée en contrée après la prise de Troie, et le retour de ce prince dans son royaume d'Ithaque. 3 Trousseau (dimin. de trousse, bundel), se dit spécialement du linge, des vêtements, etc. qu'on donne a un élève mis en pension, a une fille que 1'on marie (uitzet). Lect. Class. No. 40. 114 DOSIA. 1'index d'un air menacant; sans quoi je vous laisserais mon chien. On demanda grace, et il fut convenu que Dosia emmènerait aussi son chien. En sortant de table, toute la société descendit 1'escalier casse-cou, et madame Zaptine, fidéle a une habitude de sa jeunesse, alla s'asseoir sur la balancoire flexible. Depuis trente-huit ans elle venait y faire un peu d'exercice après le diner pour activer sa digestion. 1 Elle u'était pas assise depuis une demi-minute que deux de ses filles vinrent 1'y rejoindre, puis Dosia, suivie de Platon qui riait, enfin toute la compagnie, a 1'exception de Mourief qui, debout, a dix pas, les regardait en fumant sa cigarette. — Vous avez 1'air d'un vol d'hirondelles perchées sur un fil télégraphique, dit-il en se délectant2 a cette vue; ma tante surtout, par sa diaphanéité. s Madame Zaptine rit de bon coeur; elle était si contente ce jour-la qu'eile avait oublié d'être malade. La balancoire^ se mit en branie. Mourief les regardait sauter d'un air amuse. — Dis donc, Dosia, s'écria-t-il, te souviens-tu? 1'an dernier . . . II s'arrêta vexé, 4 craignant d'avoir fait une sottise. — Oui, je me souviens, répondit Dosia en regardant Platon. Tu n'étais pas aussi aimable qu'aujourd'hui! Allons, viens aussi faire un tour de balancoire. Pierre jeta sa cigarette, vint s'asseoir prés de Sophie et donna une vigoureuse impulsion a la planche lourdement chargée. Au milieu des rires chacun prit le mouvement. 1 Activer la digestion, de spijsvertering bevorderen. 2 Se dilecter, prendre beaucoup de plaisir a. * Diaphanéité, Be dit des corps qui laissent passer la lumière et au travers desquels on distingue les objets (syn. transparence). * Se vexer, éprouver du mécontentement. DOSIA. 115 — Vous allez casser la balancoire, criait madame Zaptine en faisant de vains efforts pour s'arrêter. — Ca ne fait rien> ma tante, répondit Mourief. Allons! Hop! hop! en familie! FIN. PÜBLICATIONS DE W. E. J. TJEENK WILLINK A ZWOLLE 22. Le Petit Chose par Alphonse Daudet, annoté par M. H. P. J. Hobbaoh 2« éd. . ... . . . . . . . 0.90 23. Zette par Paul et Victor Margueritte, annoté par H. et M. du Cbocq . . 0.76 24. Le Tour ud Monde par J. Verne, annoté par L. J. Coebeau. 2» éd. . . . Jpp . . . . . ... 0.95 25. Le Gendre de M. Poirier par Augier et Sandeau, annoté par P. Doucet '. 0.00 26. Le Roman d'un jeune homme pauvre par Octave Feuillet, annoté par A. Haeingx 0.80 27. Comédies Modernes III annotées par F. Doucet. . . 0.85 [M. Prkvost, Pierre et Thérèse — Miquel Zamacoïs, La Fleur Merveillousel. 28. Horace par Corneille, anaoté par E. J. Bomli. . . . 0.45 29. Mon Oncle et mon Curé par Jeat de la Brète, annoté par I. M. J. Hoog 0.80 30. L'Avare. Comédie en cinq actes par Molière, annotée par P. Valkhoef 0.60 31. Le Jeu de 1'Amour et du Hasard par Marivauz, annoté par M. H. P. j. Horbaoh 0.60 32. L'ami Fritzpar Erekmann-Chatrlan,anrioté par E.J.Bomli 0.70 33. Histoire d'un Petit Homme par Halt, annoté par M. Vles 0.80 34. Coppée, Oeuvres cholsies, annoté par I. M. J. Hoog . 0.80 35. Le Médecin malgré lui par Molière, annoté par M.Hovingh & J. Bitter 0.50 36. Andromaque par Racine, annoté par E. J. Bomli . . 0.45 37. Le Misanthrope par Molière, annoté par M. H. P. J. Horbach. . 0.60 38. Les précleuses ridicules par Molière, annoté p. E.J. Bomli. 0.45 39. Louis XI par Casimir Delavigne, azmoté par I. M. J. Hoog 0.80 40. Dosia par Gréville, annoté par I. M. J. Hoog. . . . 0.80 41. Le mariage de Figaro par Beaumarchais, annoté par E. J. Bomli 0.70 F.-P. VISSER, Les Régies principales de la Grammaire francaise a 1'usage des Ecoles secondaires et des Gymnases, quatrième édition 0.90 F.-P. VISSER, Thèmes et Exercices ï. Troisième édition. . 0.50 F.-P. VISSER, Vocabulaire I. Troisième édition 0.50 F.-P. VISSER, Thèmes et Exercices II. Deuxième édition . 0.65 F.-P. VISSER, Vocabulaire II. Deuxième édition 0.65 F.-P. VISSER, Morceaux a lire, a dire et a chanter. Ie Série, toile 1.25 — IIe Série, toile 1.55 — III" Série, toile 2.10 F.-P. VISSER, Vocabulaire des Morceaux a lire, a dire et a chanter. I« Série, toile 0.50 — IIe Série, toile 0.50 — Hl' Série, toile 0.55 J. A. DIJKSHOORN, Tien mondelinge eindexamens inde fransche taal met sleutel 0.70 IrSENRY ORÉV1LLE d m s 11 11 1 W ZWOLLE jl m W,-H.^„ TIBiNK WaLUNK ~ E^(B,!i Ij LECTURES CLASSIQUES -:■ N°. 40. HENRY GRÉVILLE DOS IA OUVRAOE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANCAISE. ANNOTÊ PAR I. M. J. HOOG ÉDITION ABRÉQÉE ET AUTORISÉE. ZWOLLE W. E. J. TJEENK WILLINK 1914 NOTICE BIOGRAPHIQUE. Alice-Marie-Céleste-Fleury naquit a Paris le 12 octobre 1842. Sous la direction de son père, qui était professeur, elle fit ses premières études de langues et de sciences et de bonne heure déja elle montra de brillantes aptitudes pour les belles lettres et en même temps aussi un trés joli talent pour la musique. En 1857 son père quitta Paris pour Saint-Pétersbourg, oü il avait été appelé pour y enseigner la littérature francaise a 1'Ecole de Droit. MUe Fleury, qui avait accompagné son père, s'établit alors dans la capitale de la Èussie comme professeur de francais; elle y trouva un excellent accueil dans les meilleurs cercles et ne tarda pas a se sentir vivement attirée par sa nouvelle patrie. De bonne beure déja elle avait été „tourmentée de la passion poétique" et les rares loisirs que lui laissait sa vie toute de travail étaient consacrés par elle a la Muse. En 1897 quelques poésies qui datent du temps de son séjour en Russie ont paru dans le recueil Un peu de ma vie. A Saint-Pétersbourg elle se maria avec M. Emile Durand, qui était professeur de langue francaise a 1'Ecole de Droit et qui s'est plus tard distingué comme critique d'art sous le nom de Durand-Gréville. En 1872 elle retourna avec son mari a Paris, et des lors elle se voua complètement a la littérature. En 1868 elle avait déja publié sa première nouvelle dans une revue francaise qui paraissait a Saint-Pétersbourg, et a partir de 1871 le Journal de Saint-Pétersbourg 4 DOSIA. a publié régulièrement des nouvelles et des romans de sa main (A travers champs. Sonia). Elle s'abritait alors du pseudonyme Renry CrrêviUe, nom qu'elle avait emprunté a un petit village pres de Gherbourg oü ont vécu ses ancétres et oü, au temps de sa jeunesse, elle a passé bien souvent ses vacances. En France on s'est montré d'abord un peu réservé a 1'égard des productions littéraires de Henry Gréville et ce n'est qu'en 1876 que son roman Dosia parut dans le Journal des Débats; peu après la Revue des Deux Mondes publia L'Expiation de Savéli. Des lors sa réputation comme écrivain est faite et tous les grands journaux s'empressent de lui ouvrir leurs colonnes pour publier ses romans qui se succèdent avec une rapidité étonnante. Mme Henry Gréville a déployé une immense activité, grace sans doute a 1'énorme facilité avec laquelle elle écrivait. Son oeuvre est trés volumineux et se compose même d'un nombre de 70 romans et nouvelles, parmi lesquels nous citons, outre ceux que nous avons déja nommés: Frankley, Un Crime, Les Ormes, Pérü, Un vieux Ménage, Céphise, Le Eoi des MiUards et La Fiüe de Dosia. Elle mouruten 1902 a Boulogne sur Seine, prés Paris. DOSIA i C'était au camp de Krasnoé-Sélo \ a quelques kilomètres de Pe'tersbourg. On finissait de diner au mess 2 des gardes a cheval. Les jeunes officiers avaient célóbré la fête de 1'un d'entre eux, et la société était montée a ce joyeux diapason 3 qui suit les bons repas. Une dernière tournée de vin de Champagne circulait autour de la table. La tente du mess, relevée d'un coté, laissait entrer les derniers rayons d'un beau soleil de juin; il pouvait être neuf heures du soir; la poussière, soulevóe tout le jour par les pieds des chevaux et de 1'infanterie, redescendait lentement sur la terre, faisant un nimbe * d'or au camp tout entier. MM. les gardes a cheval avaient décidé de clore la soiree au mess. On y était si bien! De larges potiches 5 de Chine ventrues laissaient échapper des 1 Krasnoé-Sélo (c. a. d. le village rouge), grand village a 25 kilomètres sud de St. Pétersbourg. On y trouve nn vaste camp que les gardes a cheval occupent pendant les mois d'été. 1 Mess (mot anglais dérivé da francais mets), salie oü mangent en commun les officiers ou les sous-officiers d'un régiment. _* Diapason, 1° stemvork, 2° toonhoogte. Au figuré, comme ici: stemming. 4 Nimbe, cercle de lumière, anréole. 8 Potiche, vaas. 6 DOSIA. bouquets en feu d'artifice 1; des pyramides de fruits s'entassaient dans les coupes de cristal; les tambours * étaient copieusement garnis de bonbons et de fruits confits, — tout officier de dix-huit ans est doublé * d'un bébé, amateur de friandises; — de grands massifs d'arbustes a la sombre verdure cachaient les pieux qui soutenaient la tente . . . ; bref, ces jeunes gens, dont beaucoup étaient millionnaires, s'étaient arrangés pour trouver tous les jours au camp un écho de leur riche intérieur citadin, et ils y avaient réussi. D'ailleurs, quand pour un diner d'amis on se cotise * a deux cents francs par tête, c'est bien le moins qu'on dlne confortablement. — Oü peut-on être mieux qu'au sein de sa familie B ? fredonna le héros de la fête, en se laissant aller paresseusement sur sa chaise, pendant qu'on servait le café et les cigares. Vous êtes ma familie, mes chers amis, ma familie patriotique, ma familie d'été, s'entend, car pour les autres saisons j'ai une autre familie' Les camarades lui répondirent par un chceur d'éclats de rire et d'exclamations joyeuses. — J'ai même une familie pour chaque saison, reprit Pierre Mourief avec la même bonne humeur. J'ai ma familie de Pétersbourg pour 1'hiver; ma familie de Eazan pour la chasse . . . 1'automne, veux-je dire; ma familie du Ladoga pour le printemps . . . 1 Desbouquets enfeud'artifice, schitterende bloemruikers (bouquet se dit aussi pour la pièce importante qui termine un feu d'artifice). * Tambour, dessertschaaltje. * JStre doublé de, être en même temps. 4 Se eotiser, se réunir pour coopérer a une dépense commune (la cote, la part que chacun doit payer). 5 Ou peut-on être mieux Qu'au sein de sa familie? Tout est content, le coeur, les yeux, Vivons, aimons, comme nos bons aïeux. Partie d'un quatrain de la comédie Lucile de Marmontel (1723— 1799), mise en musique par le compositeur Grètry. Cette chanson, longtemps populaire en France, était 1'air favori des Royalistes. DOSIA. 7 Le punch 1 arrivait flambant, formidable, dans un énorme bassin d'argent aux armes du régiment. Les petits bols de même métal, marqués aux mêmes armes, qui remplacaient les verres, se rangèrent autour de la coupe magistrale, en corps d'armée bien ordonné. Pierre prit la grande cuiller et commenca a agiter consciencieusement le liquide enflammé. — Ta familie d'hiver, cela se comprend, dit un officier ; la familie de chasse, c'est raisonnable aussi; mais que diable peux-tu faire de ta familie de printemps ? — Est-ce que cela se demande ? fit Pierre avec un ton de supériorité sans égal. — Mais encore? insista un autre. — Je lui fais la cour! jeta triomphalement le jeune officier. U n'y a que des femmes. Un éclat de rire roula d'un bout a 1'autre de la tente et revint sur lui-même comme une balie violemment lancóe contre une muraille. Pierre Mourief ne put conserver son sérieux. — Sur huit verstes 2 carrées de terrain, reprit-il, j'ai dix-neuf cousines. II y en a cinq dans la maison a gauche de la route, en arrivant; il y en a trois dans la maison a droite, deux verstes plus loin; il y en a sept sur la rivière et quatre au bord du lac. Total, dix-neuf. Et vous me demandez a quoi bon ma familie de printemps! H baussa les épaules et se remit a faire flamber le punch. — A laquelle as-tu fait la cour? lui demanda un voisin. — A toutes! répondit Pierre d'un air vainqueur. II réfléchit un moment et reprit: — Non, je n'ai pas fait la cour a 1'ainée, paree qu'elle a trente-sept ans, ni a la plus jeune, paree 1 Punch (pr. ponche), boisson composée de rhum, de sucre, de juR de citron et de thé; souvent on allume le rhum qu 'on y a versé. * Verste, mesure russe d'environ 1 kilomètre. i DOSIA. qu'elle a dix-sept mois et demi. . . Mais j'ai fait la cour a toutes les autres, et. . . j'en ai enlevé une! Le capitaine Sourof était devenu trés sérieux. — A quelle époque as-tu fait cette belle équipée 1 ? demanda-t-il a Pierre. — II y a environ six semaines, répondit celui-ci: c'était pendant mon dernier congé. — Et tu ne nous en as jamais parlé? Ob! le cachottier *! Oh! le ïnystérieux! Oh! le mauvais camarade! crièrent les jeunes fous en frappant dans leurs mains. — Voulez-vous savoir mon histoire ? demanda Pierre Mourief en reposant sa grande cuiller. Le punch ne flambait plus que faiblement; les plantons 3 avaient allumé de nombreux candélabres; il faisait clair comme en plein jour. — Oui! oui! cria-t-on. Sourof n'avait pas 1'air content. — Pierre, dit-il a demi-voix, pense un peu a ce que tu vas faire. — Oh! monsieur le comte, répondit Pierre avec une gravité d'empruht, soyez tranquille: on n'offensera pas vos oreilles. Le comte réprima un geste d'humeur. — La! dit Pierre en posant la main sur le bras du jeune capitaine,' tu m'arrêteras si tu trouves que je vais trop loin. — Ah! le bon billet *! s'écria le voisin d'en face. 1 Equipée, action légère, irréfléchie. 1 Cachottier, celui qui se plalt a faire mystère de choses de peu d'importance. 8 Planton, oppasser. * Ah! le bon billet (qu' a La Chdtre), exclamation ironiqae pour exprimer 1'incrédulité au sujet de 1'accomplissement d'une promesse (en hollandais: nu, dat moet je maar geloo ven!) On en explique ainsi 1'origine: Le marquis de la Chfitre, amant de Ninon de Lenclos, étant ohligé de partir pour 1'armée, avait exigé d'elle un billet oü elle s'engageait a lui être fidéle. A quelque temps de la, Ninon se rappela, mais trop tard, cette promesse et s'écria en riant: „Ah! le bon billet qu'a La Chfitre!" DOSIA. 9 — Pas si mauvais! fit Pierre d'un air narquois 1. Vous verrez que c'est lui qui me priera de continuer. Attention! je commence. Le punch circula autour de la table, on alluma des cigares, des cigarettes turques, des paquitos 2 en paille de maïs, en un mot tout ce qui peut se fumer sous le ciel, et Pierre commenca son récit. n — Je ne vous dirai point dans quelle maison vivait la cousine que j'ai enlevée, ni combien elle avait de sceurs; cela pourrait vous mettre sur la voie, et je préfère laisser peser le soupcon sur ces dix-neuf Graces ou Muses, a votre choix. Je vous dirai seulement que ma cousine . . . Palmyre . . . — Palmyre n'est pas un nom russe! cria une voix. — Disons Clémentine, alors! — Clémentine non plus n'est pas russe! — Saison de plus, riposta Pierre, puisque je ne veux pas vous dire son nom! Ma cousine Clémentine vient d'avoir dix-sept ans, et c'est la plus mal élevée d'une familie oü toutes les demoiselles sont mal élevées. Je ne vous citerai qu'un détail, il vous donnera une idéé du reste: lorsque a table on présente un entremets de son goüt, elle fait servir tout le monde avant elle; puis, au moment oü le domestique lui offre le plat, elle passé son doigt rose sur 1'extrémité de sa langue de velours et fait le simulacre 3 de 1 Narquois, moqueur. • Paquito ou paquitta (mot espagnol), cigares que fument surtoat les dames. 8 Simulacre, action simulée (schijnvertooning). 10 DOSIA. décrire un cercle sur le bord du plat avec son doigt mignon. — „A present, dit-elle, personne ne peut plus en vouloir, et tout est pour moi!" — Oh! fit 1'assistance scandalisée. — Et elle mange tout, car c'est une jolie fourchette,1 je vous en réponds. Voila donc la cousine que j'ai enlevée. Vous me demanderez peut-étre pourquoi,— quand dans la collection de mes cousines il y en a d'autres certainement moins mal élevées, même parmi ses sceurs, — pourquoi j'ai préféré celle-la. Mais c'est qu'elle a un avantage: elle est jolie comme un coeur. — Blonde? dit un curieus. — Chatain clair, avec des yeux bleus et des cils longs comme ca. Pierre indiqua son bras jusqu'a la saignée. 2 — Grande? — Toute petite, avec des pieds et des mains imperceptibles, une taille fine, — fine comme un fil; — et de 1'esprit... oh! de 1'esprit! — Plus que toi? fit le comte Sourof, redevenude belle humeur. — Les femmes ont toujours plus d'esprit que les hommes! fit sentencieusement Pierre Mourief. II y a des hommes qui veulent faire croire le contraire, mais . . . II passa deux ou trois fois son index devant son nez avec un geste négatif fort éloquent. Tout le mess battit des mains. — Or, continua le héros, ma cousine adore 1'équitation. Et de fait, elle a raison, car, a cheval, elle est divine. Elle monte un grand diable de cheval, haut comme le cheval du colonel, mais plus maigre; 1 Une jolie {bonne) fourchette, qaelqn'nn qai mange ordinairement de bon appétit. ' Saignée^ pli formé par le bras et I'avant-bras; ainsi nommé paree que c'est la qu'on pratiquait autrefois d'ordinaire la saignée (aderlating). DOSIA. 11 un de ces chevaux secs qui ruent vous savez ? Celui-la ne dement pas les traditions de sa race: _ il rue a tout propos et sans propos2. II faut voir alors Clémentine, perchée sur cette machine fantastique, s'incliner gracieusement en avant a chaque ruade! Pendant que cette béte de 1'Apocalypse3 fait feu des quatre pieds, ma cousine a 1'air aussi a son aise que si elle vous offrait une tasse de thé. — Eh! c'est une maitresse femme, ta cousine! fit observer un officier. — Oh! oui, s'écria Pierre, vous le verrez bien. Or, il y a a peu prés six semaines, c'était au commencement de mai, j'étais assis sur un de ces bancs qu'on a dans les jardins. vous savez? une trés longue planche posée a ses deux extrémités de facon a fléchir sous le poids du corps . . . — Oui, une balancoire a mouvement vertical. — Justement. J'étais assis la-dessus, aidant a ma digestion par un exercice mesuré, me balancant légèrement de bas en haut et de haut en bas, comme un bonhomme suspendu a un fil de caoutchouc. II tombait des chenilles d'un gros arbre qui ombrageait cette balancoire, — je les vois encore, — lorsque j'entendis un grand fracas de portes vitrées. — Oh! me dis-je, une vitre cassée! Je prête 1'oreille. Non! la vitre n'était pas cassée. — Sauvó! merci, mon Dieu! pensai-je en reprenant ma cigarette. J'avais a peine proféré cette oraison jaculatoire *, 1 Ruer, jeter les pieds de derrière en l'air. * A tout propos et san» propos, te pas en te onpas. 8 L'Apocalypse, de Openbaring van Jobannes (Au chapitre VI de ce livre mystique et symbolique, on voit paraitre successivement quatre chevaux montés par la peste, la guerre, la famine et la mort. On dit familièrement: cheval de VApocalypst pour un mauvais cheval, une haridelle. 4 Oraison jaculatoire, prière fort courte et fervente (schietgebedje). 12 DOSIA. que j'apercus un tourbillon blanc qui dégringolait 1 le long du perron. II faut vous dire que ce perron est composé de neuf marches si hautes, qu'on se cogne les genoux contre le menton quand on les monte. Jugez un peu s'il est facile de les descendre! Le tourbillon blanc arrivé sur le gazon, m'apercoit, s'arrête effaré, reprend sa course et se jette dans mes bras si fort, que je manque de tomber a la renverse de 1'autre cóté du banc. — Oh! mon cousin, je suis bien malheureuse! me dit Clémentine en pleurant a chaudes larmes. Je 1'avais recue dans mes bras, je n'osai 1'y retenir: les fenêtres de la maison nous regardaient d'un air furibond 2. Je 1'assis sur le banc auprès de moi et je repris ma place. J'avais perdu ma cigarette dans la bagarre 3. — Contez-moi vos peines, ma cousine! lui dis-je. Elle est toujours jolie; mais, quand elle pleure, elle a quelque chose de particulièrement attrayant. — Maman me fera mourir de chagrin! me dit-elle en se frottant les yeux de toutes ses forces avec son mouchoir, dont elle avait fait un tout petit tampon, gros comme un dé a coudre. Elle ne veut plus que je monte Bayard! — Votre grand cheval? fis-je un peu interloqué. — Oui! mon pauvre Bayard, il m'aime tant! II est si doux! Sur ce point, je n'étais pas de 1'avis de Clémentine, mais je gardai un silence prudent. — Maman lui en veut, je ne sais pas pourquoi. . . Pour me contrariër, je crois. Eh bien! oui, il rue quelquefois; mais qui est-ce qui est parfait? Je m'inclinai devant cette vérité philosophique. 1 Un tourbillon blanc qui dêgringolaü, iets wits dat als een wervelwind naar beneden kwam. a Furibond, trés furieux (le suffixe bond marqué 1'abondance; comp. vagabond, moribond et le verbe abonder). * Bagarre, herrie. DOSIA. 13 — Hier, il était de mauvaise humeur; notre juge de paix est venu avec nous a pied jusqu'au bois . . . — Je le sais, je vous accompagnais. — Ah! oui. Eh bien! arrivé au fossé de sable, Bayard s'est mis a ruer, et le juge de paix a été couvert de poussière. Ah! ah! fit Clémentine déja consolée, en éclatant de rire; mon Dieu, qu'il était dróle! En a-t-il mangé, du sable! Ca 1'empêcherade parler a ses pauvres paysans, qu il malmène! Et maman est furieuse! Elle dit que Bayard est une vilaine béte, et qu'il faut lui faire trainer le tonneau ... vous savez, le tonneau pour aller chercher de 1'eau de source, la-bas, dans la vallée? — Oui, oui, je sais. — J'espère bien que lorsqu'on 1'attellera il se dépêchera de tout casser et qu'il défoncera 1 le tonneau. — Ah! — Maman aura beau dire. Bayard n'est pas une vilaine béte. Et puis, s'il a rué bier, ce n'est pas sa f aute... — Ah! ce n'est pas sa f aute ? fis-je en regardant Clémentine a la dérobée. — Non! dit-elle bravement, c'est moi qui 1'ai fait ruer. Ca m'amuse; je le lui ai appris. — Vous avez trouvé un écolier docile, lui dis-je, ne sachant que répondre. — Oh! oui, il était peut-être un peu disposé de naissance 2, mais il est trés obéissant. — Pour cela! . . . ajoutai-je. Clémentine n'y fit pas attention. — Je le déteste, ce juge de paix, reprit-elle. Savezvous pourquoi? — Non, ma cousine. — Eh bien, c'est un prétendu! 8 C'est pour cela que maman est si fachée. 1 Défoneer, 6ter, briser le fond. 2 Disposé de naissance, een aangeboren eigenschap hebben. * Prétendu, celni qui recherche nne femme en mariage; on emploie aussi dans le même sens le participe présent prétendant. 14 DOSIA. Un petit frisson de jalousie me mordit le coeur. Jusque-la, je n'avais regardé Clémentine que comme une enfant absurde et charmante; mais 1'ombre de ce juge de paix venait de bouleverser mes idéés. — Un prétendu pour vous? lui dis-je. — Pour moi, ou pour Sophie, ou pour Lucrèce, ou pour . . . (Elle nomma encore quelques sceurs.) C'est un prétendu en général, vous comprenez, mon cousin. L'idée de ce prétendu „en général" était moins effrayante. Cependant, je ne retrouvai pas ma tranquillité première. Clémentine, tout a fait calmée, avait mis en branie notre balancoire élastique, et le bout de son pied mignon, effleurant la terre de temps en temps, nous communiquait une impulsion plus vive. Machinalement, je me mis a 1'imiter, et pendant un moment nous nous balancames sans mot dire. — Dites donc, mon cousin ? fit tout a coup Clémentine, est-ce qu'on se marie dans les gardes a cheval? — Mais oui, ma cousine, on se marie . . . certainement! Pas beaucoup, mais enfin . . . — Pas beaucoup? répèta Clémentine en fixant sur moi ses jolis yeux bleus encore humides de larmes. — C'est-a-dire qu'il y a beaucoup d'officiers qui ne se marient pas, ou qui quittent le régiment lors de leur mariage; mais il y a aussi des officiers mariés. Clémentine continuait a se balancer; moi aussi. Une grosse chenille tomba sur ses cheveux. — Permettez, ma cousine, lui dis-je; vous avez une chenille sur la tête. Elle inclina sa jolie tête vers moi, et je m'efforcai de dégager cette sotte chenille des cheveux frisés et rebelles oü elle s'accrochait. Ce n'était pas tache aisée: la maudite créature rentrait et sortait ses pattes d'une facon si malencontreuse que j'avais grand'peur de tirer ces beaux cheveux chatains. Mes mains, d'ailleurs, étaient fort maladroites. Je réussis pourtant. — Voila qui est fait, ma cousine, lui dis-je. DOSIA. 15 Je me sentais fort rouge. Elle n'avait pas bronché. 1 — Merci! dit-elle. Et nous recommencames a nous balancer. Je ne sais quel lutin 2 se mêlait de nos affaires; — une seconde chenille tomba, cette fois sur 1'épaule de Clémentine. Je la saisis sans crier gare. 8 — H en pleut donc? dit-elle tranquillement en levant les yeux vers 1'arbre. — Allons-nous-en, lui dis-je. — Mais non, dit-elle; c'est trés amusant de se balancer. S'il tombe des chenilles, vous me les óterez. — Jene demande pas mieux, ma cousine, répondis-je. En même temps je touchai Ia terre du pied, et nous voila repartis. Hop! hop! Au bout d'un moment, Clémentine me dit sans lever les yeux: — Est-il vrai, mon cousin, que je sois si méchante? — Mais non ... lui répondis-je. Vous êtes seulement un peu . . . fantasque. 4 — Maman me dit que je suis détestable, et que personne ne peut m'aimer. — Oh! par exemple! 5 fis-je avec chaleur. — Vous m'aimez, vous? dit-elle ingénument, en plongeant ses yeux droit dans les miens. — Oui, je vous aime! m'écriai-je tout éperdu. Les chenilles, Bayard, le juge de paix et cette balancoire endiablée m'avaient fait perdre la tête. — La! quand je le disais! 6 fit Clémentine triomphante. Eh bien! mon cousin, épousez-moi! 1 Broncher, 1° faire un faux pas, trébucher (il n'y a si bon cheval qui ne bronche), 2° bouger, remuer; sans broncher, rester impassible (il dit cela sans broncher, hij zei dat zonder blikken of blozen). * Lutin, kwelduiveltje. * Oare, interjection pour avertir qu'on doit se garer, se mettre h 1'écart. * Fantasque, sujet a des caprices, bizarre (ne pas confondre avec fantastique). ° Par exemple, exclamation pour exprimer la surprise (nu nog mooier!) 8 Quand je le disais, heb ik het niet gezegd ? 16 DOSIA. Je vous avoue, mes amis, que, quand je repense a cette matinee, je suis absolument honteux de ma sottise . . . — II n'y a pas de quoi! dit tranquillement Sourof. — Tu trouves, toi? Eb. bien! je ne suis pas de ton avis, mais j'avais perdu la tête, vous dis-je . . . — Oui, je t'épouserai, chère enfant! m'écriai-je en arrétant si brusquement le mouvement de notre balancoire, que nous faillimes tomber tous les deux le nez en avant. Je la retins en passant un bras autour de sa taille; mais elle se dégagea doucement, posa le pied a terre, et hop! hop! — Quand? me dit-elle. — Quand tu voudras! O Clémentine! comment n'ai-je pas compris que je t'aimais ? Je lui en débitai comme ca pendant un quart d'heure. Elle m'écoutait tranquillement et souriait d'un air ravi. — Nous irons a Pétersbourg, disait-elle. Oui, ma cbérie, et au camp . . . — Au camp? Ce doit être bien amusant! Eh bien! messieurs, nous voila fiancés. Seulement, me dit Clémentine, n'en parle pas a maman: tu sais quel est son esprit de contradiction; — nous en parierons quand il sera temps ... Fort bien; mais j'avais oublié que mon congé allait finir, et que je partais le surlendemain. III — Vous me croirez si vous voulez, mes chers amis, continua Pierre après avoir fait circuler le punch autour de la table: la perspective de ce mariage ne m'effrayait pas du tout. — Parbleu! une si jolie femme! fit-on de loin. — Jolie, oui, mais pas commode . . . un peu dans DOSIA. 17 le genre de son cheval, qui ruait d'une facon si obéissante! Mais dans ce moment-la je n'y pensais pas. D'ailleurs, c'était 1'heure du diner. Clémentine s'envola, je la suivis. Elle grimpait bien mieux que moi cette espèce d'escalier en casse-cou dont je vous ai parlé, et je ne la retrouvai qu'a table, tirant les oreilles a sa plus jeune soeur, qui poussait des cris de paon. Ma tante eut beaucoup de peine a rétablir un semblant de calme dans eet intérieur agité par le vent d'une tempête perpétuelle, — au moral, s'entend.1 Le silence se fit devant les assiettes pleines de soupe trop grasse, que le cuisinier de ce chateau fait a la perfection. Ma bonne tante, qui est maigre comme un clou, se délectait. 2 — Oh! la bonne soupe! disait-elle de temps en temps. Ma fiancée, d'un air innocent, dégraissait la sienne par petites cuillerées dans 1'assiette de son voisin, le prêtre de la paroisse, invité, ce jour-la, a 1'occasion de je ne sais quelle fête. Le brave homme ne s'en apercevait pas, absorbé qu'il était dans 1'explication épineuse 3 d'un litige 4 clérical. Nous étouffions tous nos rires. Enfin ma tante s'apercut du manége de sa fille. — Oh! fi! 1'horreur! s'écria-t-elle. — J'ai fini, maman! répondit ma fiancée en se hatant d'avaler son potage. Elle posa sa cuiller sur son assiette et promena sur 1'assemblée un regard satisfait. Cette conduite aurait dü me donner a réfléchir. Eh bien! non. Je trouvai Clémentine adorable. Elle ne prenait peut-être pas tout a fait assez au sérieux le 1 Au moral, s'entend, in figuurlijken zin, natuurlijk (moral est ici 1'opposé de: matériel, physique.) 3 Se délecter, prendre beaucoup de plaisir a (comp. délice et délicieux); ici: watertanden. ' Epineux, qui est couvert d'épines (doornen); de la au sens figuré: difficile. * Litige, contestation, dispute, surtout en justice (twistpunt, geschilpunt). Leef. Class. N°. 40. 2 18 DOSIA. changement qui s'était fait dans son existence, mais elle était si bien comme cela! Après diner, on joua aux gorelki \ Chacun prit sa chacune, et les couples s'alignèrent. Vous connaissez ce jeu: celui qui n'a pas trouvé de partenaire 2 est chargé de donner le signal et de courir après les autres. Je cherchais Clémentine pour lui donner la main, lorsqu'elle apparut, tenant par le collier un énorme chien de Terre-Neuve qu'eile adore, et qui s'appelle Pluton. — Qu'est-ce que vous voulez faire de cette béte? lui dis-je. — C'est mon cavalier! répondit-elle en se rangeant avec son chien dans la file des couples. Pluton s'assit sur sa queue et tira la langue. — Eh bien, et moi? — Vous? fit-elle en me riant au nez. C'est vous qui „brulerez!" De fait, j'étais le dernier, et il n'y avait plus de dames. A la grande joie des gens sérieux restés sur le balcon, je pris la tête de la file et je donnai le signal en frappant des mains. Le premier couple situé derrière moi se sépara, et, passant de chaque cöté de ma personne, essaya de se rejoindre en avant. Je feignis de vouloir saisir la jeune fille, mais sans beaucoup d'enthousiasme, et le couple haletant, réuni de nouveau, retourna a la queue pour attendre son tour. Je fis de même avec plusieurs autres: c'était Clémentine qu'il me f allait, et j'étais curieux de voir ce qu'eile ferait de son chien quand je 1'aurais attrapée. Un coup d'oeil furtif m'avertit que c'était a elle de' courir. Je frappai dans mes mains: Une, deux, 1 Gorelki (du mot rasse goret = brfiler). Jea rasse, suffisamment expliqué dans les lignes saivantes. Les joueurs accompagnent leur jea de ces paroles: „brftle, brüle et ne t'éteins pas: regarde en haat, 1'oiseau vole"). ' Partenaire, personne avec qui 1'on est associé au jea (auglais partner). DOSIA. 19 trois! Une boule noire passa a ma droite, un nuage blanc a ma gauche. Je me dirigeai vers le nuage blanc, mais au moment oü j'allais 1'atteindre . . . — Pille, 1 Pluton! cria ma fiancée. Pluton s'accrocha désespérément aux pans de mon surtout d'uniforme. Je me- mis a tournoyer, pensant faire lacher prise a mon adversaire; mais celui-ci avait coutume de n'obéir qu'a un mot magique dont je n'avais pas le plus léger souvenir. Moitié riant, moitié faché, je cessai de tournoyer, et je regardai 1'assistance. Ós riaient tous a se pamer. 2 Les jeunes officiers qui écoutaient ce récit ne se faisaient pas non plus faute de rire. Pierre, tres sérieux, reprit son discours après un court silence. — Clémentine s'était laissée tomber par terre et riait plus que tous les autres ensemble. Entre deux crises, ma tante, qui n'en pouvait plus, lui criait: Fais donc lacher Pluton! — Je ne peux pas! . . . répondait ma fiancée en riant de plus belle. Eh bien! lui dis-je, ne vous gênez pas! Quand vous aurez fini. . . Et je tentai de m'asseoir aussi sur le gazon; mais Pluton, grommelant, me tira si énergiquement, que je fus obligé de rester debout. Enfin Clémentine reprit son sérieux et dit a son chien: — C'est bon, Pluton! L'animal, docile, desserra les dents et vint se coucher prés d'elle. C'est comme 9a qu'eile élevait les bêtes. Les officiers applaudirent vivement a la péroraison 3 de leur camarade. — Après? après? cria-t-on de toutes parts. 1 Pille, pak ze! ' Se pénier, s'évanouir. Se pamer de rire, zich ziek lachen. 8 Péroraison, fin, conclusion d'un discours (antonyme exorde). 20 DOSIA. Pierre promena sur 1'assemblée un regard triomphant et reprit: — II n'y eut pas moyen de parler avec elle ce soir-la. D'ailleurs, je lui gardais un peu rancune du procédé de son chien. J'allai donc me coucher en me promettant de lui faire entendre raison quand elle serait ma femme. IV Le lendemain était le jour de mon départ. Des le matin, après avoir commandé mes chevaux pour huit heures du soir, je descendis au jardin pour essayer de causer avec ma fiancée, et j'allai me poster sur cette fameuse balancoire témoin de nos serments. Je me dandinais 1 depuis un quart d'heure, par désceuvrement, lorsqu'elle descendit le terrible perron et vint s'asseoir auprès de moi. La circonstance était solennelle; néanmoins, ma jeune fiancée toucha la terre du pied comme Antée *. et hop! nous voila en 1'air. — Je pars ce soir, lui dis-je en sautillant en mesure sur la planche. — En effet, répondit-elle sans trop de mélancolie; et quand reviendras-tu ? — C'est a toi de me le dire, répliquai-je. Tu m'as défendu de parler a ta mèrs. 1 Se dandiner, balancer ganchement son corps, p. e. le canard se dandine en marchant. Un dandin est un homrae niais, décontenancé; dans les Plaideurs de Racine, Dandin est le nom dn jnge fanatique et ridicule, et Molière a fait de Oeorge Dandin le type d'un campagnard enricbi qu'un sot orgueil a porté a s'allier a la noblesse et qui en est puni par 1'infidélité de sa femme. 3 Antée, géant, fils de Neptune et de la Terre, qu'Hercule étouffa dans ses bras. Le héros, s'étant apercu dans la lutte, qu'Antée reprenait de nouvelles forces chaqne fois qu'il tonchait la terre, le souleva et parvint ainsi a le tuer. DOSIA. 21 — Oui, fit Clémentine d'un air pensif, sans cesser toutefois de nous balancer; elle ferait de beaux cris si elle savait que je suis fiancée. II faut attendre que Liouba soit mariée. Je ne pus retenir une exclamation désolée. Liouba était la fille ainé dont les perfections sans nombre avaient poussé ma pauvre tante a la résolution désespérée de laisser ses enfants s'élever euxmêmes. — Liouba! Seigneur Dieu! Autant vaut parler des calendes grecques. 1 — Tu crois? fit Clémentine d'un air soucieux. Eh bien! Lucrèce, au moins . . . Lucrèce avait vingt-trois ans, et son oeil gauche regardait son nez depuis le jour de sa naissance. — Ca n'est pas beaucoup plus consolant, dis-je en secouant la tête. — Eh bien! quand tu voudras! fit ma fiancée avec une résignation sereine. 3 Tout de suite si tu veux! Je réfléchis et je me dis qu'avant de faire une démarche aussi importante il fallait bien consulter un peu mes parents. — Non, pas tout de suite, lui répondis-je: on ne traite pas ces choses-la au pied levé. 8 Tu m'écriras, — a la caserne des gardes a cheval, tu sais? — Oui, c'est entendu! — Et tu vas me laisser partir comme ca, sans un pauvre petit baiser? Elle me regarda de travers. 1 Aux calendes grecques (traduction de la locution latine ad calendas Graecus). Les calendes étaient chez les Romains les premiers jours des mois, jours oü 1'on convoquait le peuple pour annoncer les jours mémorables et les fêtes du mois. Les mois grecs n'avaient pas de calendes; de la que: renvoyer quelqu'un aux 'calendes grecques revient a dire: le renvoyer a une époque qui n'arrivera pas. 1 Serein, clair, pur (un ciel serein); au fig.: doux et calme. 3 Au pied levé, sans préparation, a 1'improviste. 22 DOSIA. — Tu m'embrasseras, dit-elle, quand nous aurons baisé les saintes images. 1 Cette allusion a la cérémonie de nos fian9ailles ne me causa pas toute la joie que j'étais en droit d'en attendre. Néanmoins, je ne fis point la grimace, et je proférai quelques paroles appropriées a la circonstance. Clémentine m'écoutait en se balan^ant, et ce balancement, auquel je participais sans le vouloir, retirait, je dois 1'avouer, un peu de chaleur a mes protestations. Cependant, grace aux jolis yeux et aux joues roses de ma cousine, je sentais renaitre mon éloquence, lorsque Clémentine bondit a terre, me laissant sur la balancoire, fort interloqué, 2 je 1'avoue. Je faillis tomber de la secousse, et, pendant que je reprenais pied, elle était déja loin. J'entendis, deux minutes après, les gammes chromatiques 8 les plus lamentables rouler d'un bout a 1'autre du piano sous les doigts de fer de ma fantasque 4 cousine, et je renoncai a l'espoir d'une conversation plus sérieuse. Je me trompais cependant: le ciel me réservait une surprise. Une heure avant le diner, la maison jouissait de la plus dauce tranquillité, a ce point que deux ou trois fois la gouvernante inquiète s'était dérangée pour s'assurer qu'il n'était arrivé aucun malheur; je fumais ma cigarette sous la marquise, quand j'entendis des cris aigus retentir a 1'étage supérieur. La gouvernante disparut. La voix de ma tante se fit entendre dominant le tumulte par un formidable: — C'est trop fort, a la fin, mademoiselle! Prévoyant une explication de familie, et naturelle- 1 Les saintes images, c. a. d. le crucifix. En Russie les fianoailles sont une cérémonie religieuse qui se fait avec l'assistance d'un prêtre. * Interloqué, embarrassé, interdit. 3 Oamme chromatique, gamme qui monte et descend par demitons. 4 Fantasque, v. p. 15. DOSIA. 23 ment doué d'une répugnance instinctive pour ces sortes de choses, je m'éloignai discrètement et je m'enfoncai dans les charmilles 1 du vieux jardin. J'avais fait deux ou trois fois le tour du labyrinthe et je n'avais rencontré que des colimacons, lorsque j'entendis des pas précipités, des froissements de verdure, et mon nom crié a demi-voix par ma fiancée en personne. Je m'arrêtai, je criai: — Ici! ... Et, une minute après, Clémentine, palpitante, se jeta dans mes bras, comme 1'avant-veille. Mais, craignant un second souf flet, je m'abstins de la serrer sur mon coeur. — Emmène-moi! dit-elle en fondant en larmes. Je tirai mon moucboir de poche, — elle avait perdu le sien, — et j'essuyai ses yeux. Peine inutile! elle avait la deux robinets de fontaine. Quand le mouchoir fut tout a fait mouillé, elle 1'étendit sur un buisson pour le faire sécher, et ses larmes s'arrêtèrent d'elles-mêmes. Nous avions gagné un petit kiosque moisi, 2 qui formait le centre du labyrinthe. C'était une espèce de couvercle porté sur huit colonnes depuis longtemps dévorées par la mousse. Le platre tombé par morceaux laissait voir la brique de cette laide architecture. Une peuplade nombreuse de grenouilles, choquées par notre intrusion dans leur paisible domaine, sautillait ca et la d'un air menacant. Clémentine, qui n'aimait pas les grenouilles, s'assit a la turque sur un des bancs de pierre placés entre les colonnes et ramassa soigneusement ses jupes autour d'elle. Elle avait 1'air d'une petite idole 3 hindoue bien gentille, — sans multiplication de bras ni detêtes. 4 1 Charmille, haagbeukenlaan of -boschje. 3 Moisi, bedekt met schimmel. 3 Idole, afgodsbeeld. 4 Sans multiplication de bras ni de têtes, zonder een groot aantal armen of hoofden (Brahma, le dien suprème des anciens Hindous. était représenté p. e. avec quatre têtes et autant de bras). 24 DOSIA. — Qu'est-ce qu'il y a? lui dis-je enfin. — II y a que ma mère me fera mourir de chagrin! répondit ma cousine en pleurant a nouveau. — Je n'ai plus de mouchoir, lui fis-je observer avec douceur. Elle essuya ses yeux dans un pli de sa robe et reprit son calme. — Je suis la plus malheureuse des filles, dit-elle en se croisant les bras. Gomment faisait-elle porfr garder 1'équilibre, c'est ce que je me demande encore. — Ma mère a juré de me faire mourir de désespoir! _— Qu'est-ce qu'eile t'a fait, ma pauvre chórie? lui dis-je en m'asseyant tout prés d'elle. Elle rangea un peu les plis de sa jupe, se recroisa les bras et continua: — Emmène-moi! dit-elle. Je ne veux pas rester ici! — Mais, ma chérie! . . lui dis-je. — Emmène-moi! dit-elle en frappant de son petit pied doré. — Je ne puis pas ainsi. . . — Enlève-moi! on enlève les jeunes filles dans les romans, et on les épouse. Tu m'amèneras a tes parents; ils me connaissent bien! Ton père m'aime beaucoup. Enlève-moi! — Mais, ma mignonne . . . — Tu ne veux pas? C'est donc que tu ne m'aimes pas! Oh! le monstre, qui a menti! Eh bien! moi, je ne rentrerai pas dans cette méchante maison oü 1'on crie toute la journée, oü 1'on se dispute, oü l'on ne m'aime pas ... je m'en irai! — Oü? lui dis-je. Sa colère m'amusait et me touchait a la fois. Elle me parut tout a coup grandir d'une coudée; 1 1 Coudée, étendue dn bras depuis le conde jusqu'au bout du bras; ancienne mesure (grandir de cent coudées, grandir énormément). DOSIA. 25 ses yeux lancèrent un éclair, un vrai regard de femme, non d'enfant. — La! dit-elle en allongeant le bras vers la rivière qui brillait au soleil, a quelques pas de nous. Elle avait dit ce mot si sérieusement, que je frissonnai. — Non, ma chérie! lui dis-je en lui caressant la main bien timidement: non, je ne veux pas. — Emmène-moi, alors! fit-elle en se tournant vers moi, toute pale, les yeux gros de larmes. Ses lèvres avaient 1'expression d'un enfant boudeur qui veut qu'on le caresse et qu'on se réconcilie avec lui. Eh bien! oui! lui dis-je, a moitié fou . . . Cette expression caressante, ces yeux pleins de prière m'avaient ensorcelé. — Merci! fit-elle en sautant de joie. Ce soir? — Oui, ce soir a huit heures. — Je t'attendrai au bout du jardin. Pars comme a 1'ordinaire, et au bout du jardin fais arrêter ton tarantass. 1 Je te rejoindrai. Nous n'étions pas loin de Pétersbourg: quelques heures de poste nous en séparaient. Je me dis que je la mènerais chez ma mère, aussitót arrivé * . . Le sort en était jeté; 2 j'épouserais Clémentine. Elle me serra joyeusement les mains, puis s'arrêta, prêtant 1'oreille; la cloche sonnait le diner. Elle m'envoya un baiser du bout de ses doigts mignons et disparut, toujours relevant sa robe de peur des grenouilles. Je fis une sotte figure pendant le diner. Je n'osais 1 Tarantass, sorte de voiture rasse a quatre roaes. 1 Le sort en est jeté, tradaction de: alen jaeta est, paroles fameuses attribuées a César se décidant a franchir avec son armee le Rubicon, paree qa'ane loi ordonnait a tont général entrant en Italië par le nord de licencier ses troupes avant de passer ce fleuve. Cette phrase s'emploie quand, après avoir longtemps hésité, on prend une décision hardie et importante. 26 DOSIA. affronter les regards de ma tante, qui me comblait d'attentions et de bons morceaux. Elle eut la bonté prévoyante de faire mettre un poulet róti dans mon tarantass. L'idée de ce poulet que je mangerais clandestinement1 avec sa fille m'inspirait des remords au point d'arrêter les boucbées dans ma gorge, ce que voyant, ma tante fit joindre au poulet un gros morceau de tarte pour souper. Le regard de ma fiancée suivit joyeusement la tarte, et, audace insigne! * elle me cligna de 1'ceil! Cette jeune fille n'avait pas idéé de mes tourments!... Enfin vint le soir, et l'heure du départ. Mon tarantass, attelé de trois chevaux de poste, arriva tout sonnant et grelottant devant le perron. Ma tante me bénit; toutes mes cousines me souhaitèrent un bon voyage, je grimpai dans mon équipage, dont, a la surprise générale, je fis lever la capote, malgré la beauté de la soiree; je m'assis, et, — fouette cocher! 3 — je laissai derrière moi la demeure hospitalière envers laquelle je me montrais si ingrat. V Pierre Mourief s'interrompit et promena son regard sur le mess. Deux ou trois officiers, vaincus par le nombre des flacons vidés, sommeillaient placidement; le reste de 1'assemblée attendait avec curiosité la fin de son récit. Le comte Sourof, devenu fort grave, regardait Pierre dans le blanc des yeux. — Je vous ennuie? fit celui-ci d'un air innocent. — Non, non, continue, dit Sourof de sa voix calme. 1 Clandestinement, en cachette. * Insigne, (adject), trés grand, remarqaable. * Fouette cocher I expression qui s'emploie au hguré pour: nous voila partis. DOSIA. 27 — Ah! je t'y prends. Vous êtes témoins, messieurs et amis, que c'est Sourof qui m'a dit de continuer; je 1'avais prédit! Vous en prenez acte? — Oui! oui! lui répondit-on de tous cötés. Le jeune comte sourit. — Eh bien! je te le dis une fois de plus, continue! dit-il de bonne grace, Pierre lui fit le salut militaire et reprit son récit apres avoir mis sa chaise a 1'envérs pour s'asseoir a califourchon. 1 — Je tournai le coin du jardin, suivant qu'il m'avait été ordonné, et je fis arrêter mon équipage. Personne! Un instant je crus que cette proposition d'enlèvement n'avait été qu'une aimable mystification 2 de ma charmante cousine, et je ne saurais dire qu'a cette idéé mon coeur éprouvat une douleur bien vive; mais je faisais injure a Clémentine. Je la vis accourir dans 1'allee, un petit paquet a la main: elle ouvrit la porte palissadée qui donnait sur la route, et, d'un saut, bondit dans la calèche. Je sautai après elle. — Touche! dis-je a mon postillon Finnois flegmatique qui s'était endormi sur son siège pendant cette pause. Nous roulions, — pas tres vite; les chevaux qui nous trainaient avaient évidemment couru au moins une poste 3 le jour même. Singulier enlèvement! Une jeune fille qui emporte pour tout bagage un mouchoir de batiste, — et des chevaux qui ne peuvent pas courir! — Va donc plus vite! dis-je en tapant dans le dos de mon Finnois pour le réveiller. — Ca ne se peut pas, Votre Honneur! répondit-U d'un air ensommeillé, en se tournant a demi vers nous. Le cheval de gauche a perdu un fer, et la 1 A califourchon (comp. le subst. fourche, vork), les jambes écartées, comme nn homme a cheval. 3 Mystification, duperie, tromperie. 3 Poste, ancienne mesure de chemin comprenant la distance entre deux relais (wisselplaatsen), c. a d. buit kilomètres environ. 28 DOSIA. jument de brancard 1 boite depuis deux ans. Mauvais chevaux, Votre Honneur, il n'y a rien a faire! Puisqu'il n'y avait rien a faire, je me rassis, dépité. Clémentine riait: — C'est trés amusant! disait-elle. Comme c'est amusant! Notez qu'il faisait encore trés clair, et que nous croisions a tout moment des paysans qui revenaient du travail. Ils étaient leur chapeau et restaient bouche béante a nous regarder sur le bord de la route. Clémentine leur faisait de petits signes de tête fort bienveillants. — Mais, ma chère, lui dis-je, tu veux donc qu'on coure après nous? — Oh! il n'y a pas de danger! fit-elle en secouant la tête. Pourquoi veux-tu que ces gens aillent raconter chez nous que je me promène avec toi sur la route ? Et puis, quand ils le diraient, on croirait que c'est une de mes folies. C'était vrai pourtant! mon excellente tante était si loin de me soupconner, que, lui eüt-on dit que je fuyais avec sa fille sur la route de Pétersbourg, elle n'eüt pas daigné y attacher d'importance. Cette pensée m'avait amoindri a mes propres yeux. Nous traversions une forêt peu éloignée de la maison de ma tante; il n'y avait plus de paysans sur la route, le soleil était couché, les rossignols chantaient a plein gosier dans le taillis, mon Finnois dormait comme un loir; 2 — je me sentis plein d'audace, et je résolus de profiter des avantages que me donnait ma situation. — Cher ange! . . . dis-je a Clémentine en me rapprochant, non sans' une infinité de prócautions. Clémentine fouillait dans sa pocheavec une inquiétude évidente. 1 Cheval de brancard, le cheval qui dans un attelage a troia chevaux se trouve au milieu. ' Loir, zevenslaper, bergrat. DOSIA. 29 — Qu'y a-t-il? lui demandai-je en interrompant mon bel exorde.1 — J'ai oublié mon porte-monnaie! fit-elle avec désespoir. — C'est un détail. Combien y avait-il dans ton porte-monnaie ? — Soixante-quinze kopecks, 2 repondit-elle en tournant vers moi ses grands yeux pleins de trouble. — Ce n'est pas une fortune; ma mère te donnera un autre porte-monnaie, lui dis-je par manière de consolation. — C'est ma tante Mourief qui va être étonnée! s'écria Clémentine en frappant des mains. Quelle surprise! J'adore les surprises. Ma mère aussi adorait les surprises, mais je n'étais pas sür que ceüe que nous lui préparions fut de son goüt. Pour chasser ce doute importun, je me rapprochai encore un peu de ma jolie fiancée, et je glissai tout doucement un bras derrière elle. Comme elle se tenait droite, elle ne s'en apercut pas. J'en profitai pour m'emparer de sa mam gauche: elle me laissa faire, paree que je regardais attentivement ses bagues. — Ma chère petite femme, lui dis-je, comme nou» serons heureux! — Oh! oui, répondit-elle, tu feras venir Bayard et Pluton, n'est-ee pas? Maman ne te les refusera pas. Certes non, ma tante ne les ref userait pas, et c'est précisément ce qui me chagrinait, car ces deux animaux trop bien dressés m'opposeraient sans aucun doute une rivalité redoutable dans le coeur de ma fiancée. Enfin, je passai outre. 8 — Nous vivrons toujours ensemble, nous ne nous quitterons plus ... Est-ce que tu m'aimes, Clémentine ? 1 Exorde, introduction d'un discours (v. péroraison, p. 19). 9 Kopeék, monnaie russe valant a peu prés 4 centimes. 3 Passer outre, continuer sans plus se soucier de (er over heen stappen). 30 DOSIA. — Mais oui! fit-elle avec une sorte de pitié. Voila déja deux fois que tu me le demandes. Combien de fois faudra-t-il te le dire? — Evidemment, ma cousine et moi, nous n'avions de commun, en ce moment, que les coussins de notre équipage; nous vivions dans deux mondes eomplètement étrangers 1'un a 1'autre. Je me hasardai a brüler mes vaisseaux. J'enlacai Clémentine de mon bras droit, je 1'attirai a moi et j'appliquai un baiser bien senti sur ses cheveux ... Mais, au moment oü mes lèvres touchaient son visage, sa main droite, restée libre malheureusement, s'aplatissait sur le mien avec un bruit si retentissant, que le Finnois, réveille en sursaut, se hata de faire claquer ses rênes sur le dos de son attelage. — Clémentine! fis-je irrité, c'est indigne! — Et ce sera comme ca toutes les fois que tu seras impertinent! me répondit-elle avec la vaillantise 2 d'un jeune coq déja expert dans les combats. — Mais, que diable! fis-je, fort mécontent, quand on ne veut pas se laisser embrasser, on ne se fait pas enlever! Clémentine devint ponceau, 2 — honte ou colère, je n'en sais rien. J'étais extraordinairement monté, et je la regardais d'un air furieux. — Ah! on ne se fait pas enlever! Ah! c'est pour m'embrasser que tu m'enlèves! Eh bien! attends! ce ne sera pas long! Elle avait détaché le tablier 3 du tarantass et se préparait a sauter a terre, au risque de se casser quelque chose: je la retins, non sans peine, et mes mains, nouées autour de sa taille, — non par tendresse, je vous le jure, mais pour la protéger, — 1 Vaillantise, terme familier pour: une action de vaillance. * Ponceau, autre nom pour le coquelicot (klaproos); devenir ponceau — devenir tont rouge. 8 Tablier, morceau de cuir attaché sur le devant d'une voiture pour garantir de la pluie et de la boue. DOSIA. 31 recurent plus d'une égratignure dans la bagarre. 1 Elle se défendait comme un lionceau en bas age, mais avec une vigueur surprenante. A la fin, vaincue, elle se laissa tomber sur le coussin. — Je n'ai que ce que je mérite! fit-elle d'un air sombre. Mais c'est une indignité! Un galant homme ne se conduit pas ainsi! J'avais tiré mon mouchoir et j'étanchais les gouttelettes de sang qui venaient a la surface de mes égratignures. Je lui montrai la batiste marbrée de petites taches roses. • — Est-ce que tu crois, dis-je, qu'une demoiselle bien élevée se conduit ainsi? — C'est bien fait! répliqua-t-elle, et je recommencerai tous les jours! — Tous les jours! — Toutes les fois que tu seras grossier! — Alors, ma chère, lui dis-je, ce n'est pas la peine de nous m ariër! Nous pouvons nous quereller sans cela. — Bien entendu! Adieu, je m'en vais. Bon voyage! Elle allait sauter... Je la calmai d'un mot. — Retourne a la maison, j'ai oublié quelque cbose, dis-je a mon Finnois, que tout ce tapage n'avait réveillé qu'a demi. TJ. grogna bien un peu, mais la promesse d'un rouble 2 de pourboire donna des ailes a la jument boiteuse, et nous roulames bientót vers la maison de ma tante, tous deux fort bourrus, et chacun dans notre coin. L'angle du jardin apparut bientót. J'allais déposer Clémentine oü je 1'avais prise; elle fit un geste négatif. — Eh bien! dit-elle, que penserait-on de moi ? B faut que tu me ramènes au perron. — Mais on me demandera des explications! — Dis ce que tu voudras: la vérité, si tu veux! 1 Bagarre, standje, herrie. 3 Rouble, monnaie russe valant environ 3 fr. 90 c. 32 DOSIA. Elle se rencogna, 1 maussade. Chose tres singulière! nous n'étions plus fiancés, et nous n'avions pascessé de nous tutoyer. A vrai dire, c'était une habitude de nos jeunes années, que nous avions eu beaucoup de peine a perdre: on n'est pas cousins pour rien. Le tarantass s'arrêta devant le perron, a 1'ébahissement général de toute la maisonnée, accourue au bruit des roues. Ma tante dominait toute la familie de sa haute stature, exhaussée de sa maigreur phénoménale. — Mon Dieu, Pierre, qu'est-ce qu'il y a? s'écria la digne femme bouleversée. — Ma cousine m'avait fait un bout de conduite, je vous la ramène. Clémentine descendit prestement et s'enfuit dans sa chambre pour éviter les reproches de sa mère sur son manque de convenance. — Elle t'a dérangé de ta route, Pierre, me dit mon excellente tante; pardonne-lui, c'est une enfant mal élevée. — Je n'ai rien a lui pardonner, ma tante, répondisje de mon mieux: mais il est bien vrai que c'est une enfant. Je repartis aussitót, plus léger qu'une plume, je m'endormis et n'ouvris plus les yeux jusqu'a Pétersbourg. Vous me demandiez ce que j'avais fait de ma cousine après 1'avoir enlevée? Voilé ce que j'en ai fait, et si Platon y trouve a redire, je suis prêt a accepter ses reproches. Platon était le comte Sourof, qu'on plaisantait souvent de ce prénom, si bien d'accord avec sa sagesse et sa philosopbie souriante. 2 — Platon n'y voit rien a redire, répliqua celui-cir 1 Se reneogner, se mettre dans un coin. 2 Platon, célèbre philosophe grec du 5"e siècle av. J.-C, disciple de Socrate et mattre d'Aristote; sa philosopbie est la plus haute expression de 1'idéalisme. DOSIA. 33 mais ton bistoire est excellente, et tu nous as bien amusés. Je te vote 1 une plume d'honneur. — Assez bavardé! Des cartes! cria un de ceux qui avaient dormi. On apporta des cartes et des rafraichissements. Le reste de la soiree s'écoula comme toutes les soirées de ce genre. VI Le lendemain était un dimanche. Pierre goütait encore les douceurs d'un lit peu moelleux, quand le comte Platon entra dans sa cabane et vint s'asseoir auprès de son oreiller. Le jeune officier bailla deux ou trois fois, s'étira de toutes ses forcès et tendit la main a son ami. — J'ai la tête un peu lourde, lui dit-il, j'aurai trop dormi. — Non, fit Platon en souriant, tu as trop bu. — Moi? Oh! peut-on calomnier ainsi un pauvre officier, innocent comme notre mère Eve! — Après le pêché? — Avant! — Soit! mettons que tu n'as pas trop bu... tu as trop parlé. — Hein? fit Pierre en se mettant sur son séant. J'ai trop parlé? Qu'est-ce que j'ai dit? J'ai dit des bêtises ? — Pas précisément. Tu as raconté une certaine bistoire d'enlèvement qui, si elle est vraie... — Ah! s'écria Pierre, j'ai parlé de ma cousine Dosia! — Tu as parlé d'une cousine Clémentine, tu as eu 1'habileté de ne pas trahir son vrai nom; mais, mon pauvre ami, tu as fait de cette jeune fille un portrait 1 Vbter q. eh. d q. n., décerner (toekennen). Lect. Class. No. 40. 8 34 DOSIA. si original et si ressemblant, que le moins habile la reconnaitrait. Pierre, désolé, se balancait tristement, le visage caché dans ses deux mains. — Animal! s'écria-t-il, triple sot!... Et... qu'estce que j'ai bien pu dire? Platon lui esquissa en quelques mots le récit de la veille. — Ah! soupira Pierre satisfait, je n'ai pas brodé au moins! Je n'ai dit que 1'exacte vérité... In vino veritas... 1 Et tu m'as laissé aller, toi, la Sagesse ? — Gomment veux-tu arrêter un homme un peu gris 2 qui s'amuse a amuser les autres ? Tu as eu un succès fou avec ton histoire... Le front de Pierre s'éclaircit: on n'est jamais faché d'apprendre qu'on a eu un succès fou, lors même qu'on ne s'en souvient pas, et lors même qu'on a dü ce succès a des moyens légèrement répréhensibles. — II faut taeher de réparer cette étourderie, continua Platon en voyant le bon effet de son discours. — Oui, mais comment? Etant d'accord sur la fin, les deux jeunés gens débattirent les moyens et se séparèrent au bout d'un quart d'heure. Le soir même, après diner, au moment oü les plus pressés allaient déserter le mess, Platon fit un signe, et 1'on apporta un grand bol de punch flambant, — de format beaucoup plus modeste pourtant que celui de la veille. — Qu'est-ce que cela veut dire ? s'écrièr ent les officiers. Quelques-uns, prêts a partir, subissant 1'attraction, revinrent sur leurs pas. — Cela veut dire, messieurs, fit Platon d'un air confus, que j'ai perdu mon pari et que je m'exécute. 1 In vino veritas, littéralement: dans le vin la vérité; c. a. d. la vérité que nous ne dirions pas quand nous sommes a jeun nous échappe quand nous avons bu. 3 Gris, pris de vin, ivre. DOSIA. 35 — Quel pari? — Mourief avait parié qu'il inventerait de toutes pièces un petit roman, aussi bien qu'un littérateur a tous crins. 1 J'avais soutenu le contraire. II nous a amuses et séduits hier soir avec son histoire d'enlèvement. J'ai perdu. Je m'exécute. — Oh! séduits, séduits! s'écria un des jeunes gens en se rapprochant. Tu n'as pas tant perdu ton pari que tu veux bien le dire, car, pour moi, je n'ai pas cru un mot de uette aventure. — Ni moi! dit un second. — Ni moi! proféra un troisième. C'était trop joli pour être vrai! Cette dernière réflexion mit du baume sur 1'amourpropre de Mourief, qui commencait a s'endolorir. 2 — Et puis, conclut un quatrième, quel est 1'homme assez modeste pour raconter une histoire oü il joue un róle si peu brillant? On est plus chatouilleux 3 quand il s'agit de soi-même! Piérre échangea un sourire avec son ami. La conversation, une fois détournée de la véritable piste, s'égara de plus en plus, et le punch disparut au milieu de la gaieté générale. L'heure venue, les deux jeunes gens reprirent ensemble le chemin de leurs baraques. L'air était chargé d'une senteur aromatique, particulière, celle des bourgeons 4 de peuplier nouvellement óclos. Cette belle nuit de juin, presque sans ombres, ne provoquait sans doute pas aux confidences, car ils marchèrent silencieux jusqu'au moment de se séparer. — Ta cousine Dosia est-elle vraiment si mal élevée? 1 A tous crins, proprement, en parlant d'un cheval: qni a tous ses crins, auqnel on n'a coupé ni qneue ni crinière; de la, au figuré: complet, vrai. a S'endolorir, devenir douloureux. 8 Chatouilleux, proprement: sensible au chatouillement (chatouiller = kittelen); au flg.: snsceptible (lichtgeraakt, fijngevoelig). 4 Bourgeon, bonton qni pousse snr les branches des arbres. 36 DOSIA. dit tont a coup Platon au moment d'entrer dans sa baraque. — Ah! mon cher, je ne sais pas au juste ce que j'ai dit, mais tout cela est fort au-dessous de la vérité: il m'aurait fallu parler vingt-quatre heures sans désemparer 1 pour te donner une idéé a peu prés exacte de cette fantasque 2 demoiselle. — Fantasque, soit! fit Platon en souriant; mais fort originale, et trés vertueuse, a coup sur, malgré son escapade. — Originale, certes; vertueuse, encore plus! J'ai de bonnes raisons pour m'en souvenir, répondit Pierre en passant légèrement la main sur sa joue. Tu parles d'or, la Sagesse! — Bonsoir, fit Platon en lui tendant la main. — Bonsoir! répondit Pierre, qui s'en alla d'un pas agile et souple. Platon le regarda s'éloigner, réflécbit un moment, puis rentra dans sa petite isba 8 et s'endormit sans perdre une minute a de plus longues réflexions. VII Le comte Platon Sourof avait une sceur, la princesse Sopbie Koutsky, aussi raisonnable, aussi sensée que lui-même. De toute sa vie, elle n'avait fait qu'une folie, commis qu'une imprudence, celle d'épouser a dix-sept ans un mari malade, qu'eile aimait tendrement, qu'eile avait soigné avec tout le dévouement possible, 1 Désemparer (proprement: cesser A'emparer, de tenir), abandonner la place, qnitter le lieu oü 1'on est, p. e: les ennemis ont désemparé; faire q. eh. sans désemparer: le faire sans interrnption. 2 Fantasque, v. p. 15. * Isba, habitation en bois de sapin, particulière a plusieurs penples da nord de 1'Europe; ici: la cabane qu'occupe 1'officier dans le camp (v. commencement de Chap VI). DOSIA. 37 et qui 1'avait laissée veuve au bout de dix-huit mois. Le prince Koutsky n'avait pas laissé grand'chose a sa veuve; mais Sophie était riche de son chef, 1 et sa fortune bien ordonnée lui permettait de vivre gran dement. Son principal plaisir, en été, consistait a surprendre de temps en temps quelques bonnes amies en venant passer une journée avec elles, dans les environs, et parfois il lui arrivait de venir jusqu'au camp rendre visite a son frère, qu'eile aimait beaucoup et qui la comprenait mieux que pas un être au monde. Deux ou trois jours après 1'indiscrétion de Pierre Mourief, la belle princesse Sophie vint voir le comte Sourof. Ses chevaux seuls pouvaient se plaindre de son humeur errante, car elle leur imposait de longues courses; mais c'étaient de vaillantes bêtes, a la fois belles et solides, et la course de Tsarskoé-Sélo, 2 oü elle habitait pendant 1'été, jusqu'au camp de Erasnoé, n'était pas assez longue pour les mettre sur les dents. 3 La princesse passa la journée avec son frère, assista aux exercices, dina avec lui dans son isba, et, vers le soir, la calèche a quatre places dont elle se servait dans ces sortes d'occasions s'avanca devant la petite maisonnette en bois. Mourief passait en ce moment. Ses occupations 1'avaient tenu écarté de cette partie du camp pendant la journée; et, ne connaissant pas la princesse, il ignorait a qui appartenait ce bel équipage. Une curiosité, provoquée peut-être moins par 1'attelage de choix que par la propriétaire de ces biens, lui fit ralentir le pas. 1 De son cheff c. a d. d'elle-même, de son cöté, p. e: il possède beauconp de biens du chef de son père; je vous dirai de mon chef ce que je pense de cette affaire. 2 Tsarskoé-Sélo (c. a d. le village da tsar), ville qui se trouve a 23 kil. S. de St. Pétersbourg; dans la proximité le grand palais dn tsar. 3 Sur les dents. On dit d'un cheval qu'il est sur les dents, quand, harassé, il appuie ses dents sur le mors (gebitstang); au fig.: être sur les dents, être épuisé de fatigue. DOSIA. 39 — Demandez-le-lui, madame, répondit-il. S'il veut vous le dire, je ratifie 1 son jugement. — On peut tout dire a ma soeur, fit Platon d'un air moitié fier, moitié railleur; ce n'est pas pour rien qu'on 1'a baptisée Sophie. 2 On aurait aussi bien pu la baptiser Muette, car elle ne répète jamais rien. Pierre s'inclina respectueusement, sans cesser de sourire. — Fais ce qu'il te plaira, dit-il a son ami; toi aussi, tu es si sage, si sage . . . Vraiment, madame, ajouta-t-il en se tournant vers la princesse, assise en face de lui, je ne mérite pas de me trouver en si parfaite société, je ne me reconnais pas digne .. . — Raconte-moi ce qu'il a fait, Platon, dit la princesse a son frère. Tout cela, ce sont des fauxfuyants pour éviter une confession terrible, je le soupconne. Vous avez tort, monsieur, reprit-elle en s'adressant a Mourief, la confession purifie d'autant mieux que parfois elle suggère un moyen de réparer une erreur. — Ah! madame, je n'oserai jamais . . . — Je vais donc parler a ta place, fit Platon, qui avait son idee. Imagine-toi, ma chère soeur, que 1'autre jour, pour célébrer dignement le vingt-troisième anniversaire de sa naissance, le lieutenant Mourief, ici présent, s'est grisé ... 3 — Oh! grisé! protesta Pierre. Egayé, tout au plus! — ... En notre compagnie, continua Sourof. Tu peux bien te douter que si j'y assistais, le mal n'était pas grave. Mais il était si gai, qu'il nous a raconté tout au long les fantaisies d'une jeune fille fort mal 1 Batifier, approuver, confirmer ce qui a été fait ou promis, p. e. ratifier un traité de paix. a Sophie, nom propre dérivé du mot grec sofia qui veut dire: sagesse (comp. philosophie). 8 Se griser, a enivrer (v. gris, p. 34). 40 DOSIA. élevée et que, pour ma part, sans la connaitre, je trouve charmante. Pierre fit une moue significative. — Voyons, dit Platon, est-elle charmante, ou non ? — Charmante, charmante ... En théorie, oui . . . mais . . . — Elle est fort mal élevée ? demanda la princesse. — Horriblement. — Jolie et de bonne familie? — Oui, princesse, 1'un et 1'autre sont incontestables. — C'est Dosia Zaptine! dit la princesse après une seconde de réflexion. Les deux jeunes géns se mirent a rire. Pierre s'inclina. — Madame, dit-il, je rends hommage a votre sagesse vraiment supérieure. Prés de vous, Zadig 1 n'est qu'un écolier. — Comment as-tu deviné? dit Platon. Je ne savais pas qu'une telle personne existat sous la lune. — II n'y a qu'une Dosia au monde, répondit sentencieusement la princesse, et il était réservé a M. Mourief d'être son prophéte. 2 Maintenant, messieurs, si vous voulez revenir chez vous avant la retraite, je vous conseille de ne pas perdre de temps, car vos jambes ne yalent pas celles de mes trotteurs. Deux minutes après, la calèche de la princesse disparaissait dans un nuage de poussière, et les jeunes gens reprenaient le chemin du camp. — Comment, diable, Sophie a-t-elle pu reconnaltre cette demoiselle Zaptine? murmura Platon, et d'oü la connait-elle ? — Oh! répondit son camarade par manière de 1 Zadig ou la Destinée, titre d'un des romans philosopbiques de Voltaire. Zadig est un homme vertueux et sage qui après des ayentures sans nombre finit par être roi. 2 L'auteur fait ici allusion a cette parole des Mahométans: Allah est grand, et Mahomet est son prophéte. DOSIA. 41 consolation, quand on 1'a vue une fois, on ne 1'oublie plus! . . . Platon, pourquoi ne m'avais-tu jamais parlé de ta soeur? — Est-ce qu'on parle de la perfection? répondit Sourof de ce ton moitié railleur, moitié sérieux, qui lui était habituel. Elle apparalt, et 1'on est ébloui, voila! — C'est vrai! répondit Pierre, trés sérieux. Et ils causèrent chevaux jusqu'au moment de se quitter. IX Sous ses dehors de gravité, Platon avait été saisi d'un soudain désir de prendre de plus amples informations sur le compte de Dosia Zaptine, et ce désir devint si vif, qu'il profita du premier jour de liberté pour aller rendre a sa soeur sa visite amicale. II trouva la princesse assise sur une simple chaise de Vienne en bois tourné, vêtue de clair, mais habillée dés le matin, lisant assidüment un gros livre dont elle coupait les feuillets a mesure. — Sois le bienvenu, dit-elle en apercevant son frère dans 1'encadrement de la porte; je pensais a toi. Platon s'approcha, baisa la belle main blanche qui lui était tendue, et échangea un bon baiser avec sa soeur; la princesse ne mettait aucune espèce de poudre de ïïz, et son frère pouvait 1'embrasser sans crainte; — puis il s'assit auprès d'elle. La princesse sonna, donna quelques ordres, puis, prenant une tapisserie, revint a sa place. Platon la suivait des yeux. — II y a longtemps que je te connais, dit il en souriant, et tu m'étonnes toujours. Quand est-ce que tu ne fais rien? — Quand je dors, répondit la princesse en riant 42 DOSIA. Et encore il m'arrive parfois de rêver ... Et toi, dis-moi un peu pourquoi tu t'es si fort pressé de me rendre ma visite? — Paree que j'avais envie de te voir, 'fit Platon en jouant avec le gland du fauteuil. — Et puis? Le jeune homme leva les yeux et vit passer une ombre de raillerie dans ceux de sa soeur. — Tu es sorcière, Sophie! dit-il en se levant. — Qu'ai-je deviné, cette fois? — C'est toi qui le diras. Si tu allais te tromper, ce serait bien amusant; je n'ai garde de perdre cette ehance. —- Tu es venu prendre des renseignements sur Dosia Zaptine, fit tranquillement la princesse. D'ailleurs, j'ai prévenu ta demande, et je me suis informée. Tu peux me demander ce que tu voudras, mes réponses sont prêtes. Platon, qui se promenait a travers le salon, s'arrêta devant elle et se croisa les mains derrière le dos. — Sais-tu que tu es dangereuse avec ta perspicacité ? 1 lui dit-il d'un ton moitié sérieux, moitié enjoué. — Dangereuse? Pas pour toi, mon sage frère! répondit-elle du même ton. — Eh bien! que vas-tu me dire ? fit-il en reprenant son fauteuil et sa gaieté. — Pose les questions, je répondrai. — Soit! D'abord, qui est Dosia Zaptine? — Fédocia Savichna Zaptine 2 est la fille d'un général-major en retraite, mort depuis cinq ans. Elle a un nombre considérable de soeurs, je ne sais plus au juste combien . . . — Pierre Mourief en sait mieux le compte, interrompit Platon. 1 Perspicacüé, doorzicht, scherpzinnigheid. ' Savichna, Les Russes ajoutent souvent au prénom des personnes celui de leur père, avec le suffixe witch (= flls) ou owna (fille), p. e: Karl—Karlowitch—Karlowna; Sawa—Sawitch— Sawitcbna. 48 DOSIA. m'aurait ordonné tout ce qu'on me défend! Ca n'est pourtant pas juste! L'hilarité reprit de plus belle. Malgré un grand mal de tête qu'il avait attrapé a regarder le soleil sur le lac, Platon lui-même ne put réprimer unsourire. Dosia se pencha sur son aviron et fit voler la pirogue de facon a rendre sérieuse la tache de ceux qui la secondaient. — Halte! dit-elle au bout d'un moment. Et les rameurs se reposèrent sur leurs avirons. Le spectacle qui les environnait était réellement unique. Le chemin sablé qui fait le tour du lac fourmillait littéralement de promeneurs. Tous les bancs étaient occupés. Les toilettes les plus diverses, les teintes les plus douces comme les plus éclatantes ressortaient sur la verdure, déja légèrement touchée par les premières atteintes de 1'automne. L'air était incroyablement pur, et pourtant la mélancolie des premiers brouillards se faisait sentir sous la sórénité de ce jour ensoleillé. Mais si la princesse et son frère échangèrent un regard oü se lisait cette même pensée, Dosia n'était pas a 1'age oü 1'on pense a 1'automne, ni même au lendemain. Elle regardait tout eet ensemble gracieux, harmonieux, non dépourvu de grandeur, qui caractérise Tsarkoé-Sélo; — elle regardait la foule élégante et distinguée, les saluts óchangés, les signes d'amitié, les arrêts pour une courte conversation; —etsesimpressions confuses se traduisirent en une seule phrase: — C'est ca le monde? C'est joli, je voudrais bien y aller! — H faut d'abord être bien élevée a la maison, pour aller dans le monde, lui dit a demi-voix Pierre, qui était assis devant elle. II s'attendait a une verte réplique; a son extréme surprise, Dosia poussa un soupir, — un soupir de regret plutót que de contrition, 1 mais il ne faut pas 1 Contrition, repentir profond et sincère. DOSIA. 49 tout demander a la fois, — et reprit son aviron sans répondre. — Est-ce vrai, princesse, dit tout a coup la jeune indisciplinée, sans discontinuer son exercice; est-ce vrai que je suis si mal élevée? Elle n'avait pas parlé haut, la princesse était sa voisine, on ne 1'avait pas entendue. Sophie lui répondit sur le même ton: — Non, mon enfant, pas si mal que vous croyez: assez mal, a la vérité. — C'est dommage... soupira Dosia. Mais est-ce que 9a m'empêchera de m'amuser dans le monde? Vous savez que maman me présente eet hiver? — Cela vous empêcherait certainement de vous amuser, si vous ne deviez pas changer; mais, soyez sans crainte, d'ici a trois mois vous serez beaucoup plus . . . Convenable! souffla Pierre, qui se mit a ramer avec conviction. Dosia ne releva pas cette nouvelle impertinence, et son cousin commencait a être inquiet de cette réserve inusitée, quand on aborda. Le débarquement s'opéra sans encombre. 1 Platon, descendu le premier, offrit la main aux dames et les déposa toutes sur le chemin. Dosia seule était restée en arrière avec Mourief, qui retirait une rame de 1'eau, non sans quelque difficulté, car, n'étant pas né amiral, lui, il la soulevait par le plat au lieu de la retirer par le travers, — Savez-vous nager, mon cousin ? lui dit-elle tout doucement, en retenant de la main gauche les plis de sa robe. — Mais oui, ma cousine. — Eh bien, nagez maintenant! s'écria-t-elle en francbissant d'un bond le bord de la pirogue sans toucher a la main que lui offrait Platon. 1 Sans encombre, sans accident, sans obstacle (encombre a donné le verbe encombrer, p. e.: des voitures encombrent la rue). Led. Class. N°. 40. 4 52 DOSIA. XI On avait diné depuis une heure, et les conversations languissaient; la princesse proposa de retourner au pare, son offre fut acceptée avec empressement. Les dames qui étaient venues de Pétersbourg furent reconduites jusqu'au chemin de fer, et les quatre promeneurs, livrés a leurs propres ressources, se dirigèrent vers les grands tilleuls qui sentent si bon au mois de juillet, et dont 1'ombre est si douce les soirs d'été. . Platon marchait devant, a cóté de Dosia; celle-ci trouvait toujours moyen de se tenir le plus loin possible de son cousin, que pour 1'heure elle détestait cordialement. — Mademoiselle Théodosie, dit le jeune capitaine, comment trouvez-vous notre Tsarskoó? — Charmant, répondit la jeune fille; mais, si vous ne voulez pas que je modifie mon opinion, ne m'appelez pas Théodosie. Ce n'est pas ma faute si j'ai recu ce vilain nom au baptême, et je ne vois pas pourquoi c'est moi qui serais punie d'une faute qui n'est pas la mienne. — Ce n'est pas un vilain nom, répliqua poliment Platon. — C'est un nom de femme de chambre. Enfin je n'y puis rien. Appelez-moi Dosia. — Eh bien! mademoiselle Dosia, vous plaisezvous ici? La jeune émancipée 1 hésita un instant. — Oui. .. non, répondit-elle enfin; — décidément non: il n'y a pas assez de liberté. — Et vous voulez aller dans le monde! C'est bien pis! — Vous croyez? Mais il y a des compensations ? — Bien peu! vous le verrez vous-même. D'ailleurs, j'ai tort de vous enlever vos illusions d'avance; 1 Émancipée, femme aux allures trés libres (du verbe imaneiper, mettre hors de tutelle, affranchir). DOSIA. 53 vous les perdrez assez vite quand le moment en sera venu. — C'est ce que me disait ma gouvernante . . . Vous savez que j'ai eu des gouvernantes? — Je 1'ignorais absolument. — J'en ai même eu quatre qui se sont succédé dans 1'ordre suivant: d'abord une Anglaise que maman ne trouvait pas assez sérieuse; puis une Francaise qui avait des idéés tant soit peu révolutionnaires; ensuite une Allemande sentimentale et enfin une Russe nihiliste. — Vous avez eu une éducation assez variée, a ce que je vois, dit Platon, non sans quelque pitié pour cette vive intelligence si mal cultivée. — Oui. . . mais cela ne m'a pas fait de mal; j'ai appris a juger les choses! . . . Cette idéé parut si bizarre au jeune capitaine, que, pris de fou rire, il s'arrêta et s'assit sur un banc. Dosia, peu fiattée, mit ses deux mains mignonnes derrière son dos et pencha un peu la tête de cóté pour lire sur le visage de eet interlocuteur 1 trop gai. ' Pierre et Sophie s'approchèrent aussitót, prêts a partager 1'hilarité 2 du jeune homme. Mourief n'eut pas besoin d'explication: 1'attitude de sa cousine lui parut suffisamment éloquente. — Dosia a dit une bêtise! fit—il d'un air charmé. Enfin! j'attendais 9a depuis ce matin. La riposte de Dosia partit comme un coup de pistolet. — On n'attend pas les tiennes si longtemps! — Bravo! s'écria Platon, lorsque, non sans peine, il eut repris son sérieux. Tu es touché, Pierre. Celui-ci s'inclinait gravement, chapeau bas. — J'ai trouvó mon maltre! dit-il a Dosia. Tres 1 Interlocuteur, la personne a qni 1'on parle (dn verbe latin loqui, parler; comp. les mots locution, éloquent, colloque, samenspraak, ventriloque, buikspreker). 9 Hüarité, envie de rire, explosion de gaité. 54 DOSIA. honorée cousine, a partir de ce jour je dépose les armes devant vous. Je ne suis pas de force. Vous m'avez trop malmené depuis midi . .. — C'est bien! fit Dosia en levant la tête d'un air de reine. Vous avez grandement raison: cette conduite indique chez mon cousin une crainte salutaire, qui est le commencement de la sagesse. Ils étaient dans un espace découvert, au bord du lac, non loin de 1'endroit oü ils avaient vu les régates; la lune s'était levée et les éclairait d'une lumière Manche si intense, qu'eile faisait mal aux yeux sur le gravier blanc. ^ — Quelle belle soiróe! murmura la princesse en s'asseyant auprès de son frère. — Un temps fait a souhait pour les amoureux! répondit Platon. Nous autres profanes, 1 nous devrions rester chez nous, indignes que nous sommes. Son oeil glissait sur Dosia, épiant 1'effet de ces paroles. Mais la jeune fille, le nez en 1'air, étudiait sérieusement les taches de la reine des nuits. — Oü est le temps, soupira-t-elle, oü je croyais a 1'homme dans la lune? C'ótait le bon temps. — Quel age pouviez-vous avoir? — Neuf ans. La sociétó se remit a rire; mais Dosia n'était pas d'humeur a s'en formaliser 2 ce jour-la. t— Oui, reprit-elle, c'était le temps oü mon père m'apprenait a monter a cheval sur son beau Négro, qu'il avait ramené du Caucase; un cheval qui avait appartenu a une princesse géorgienne, 8 et qui ramassait un mouchoir jeté a terre sans interrompre son galop! La belle et bonne béte! Je n'ai jamais été si heureuse. Nous nous promenions a cheval le soir, papa et moi, et nous regardions la lune. Papa me disait qu'il y 1 Profane, celui qui n'est pas initié (leek). * Sr formaliser, trouver a redire, s'offenser. 8 Géorgien, de la Géorgie, province de la Rnssie, au sud du Caucase. DOSIA. 55 avait une porte, et que de temps en temps 1'homme de la lune 1'ouvrait pour voir ce que nous faisions. Mon Dieu! que de fois, en marchant dans nos aflees, je suis tombée a quatre pattes pour avoir regardé en 1'air! — Que d'autres ont fait comme vous! dit Platon a demi-voix, presque pour lui seul. Dosia le regarda; son visage enfantin changea d'expression, et elle répondit soudain d'une voix plus grave: — II est beau de tomber pour avoir trop regardé le ciel. Platon, surpris, leva les yeux a son tour; le visage de Dosia, sérieux et doux, lui parut transfiguré. — Le croyez-vous? dit-il sans élever la voix. Sa soeur expliquait a Mourief un mécanisme tres compliqué de batteuse 1 automobile pour les travaux des champs. — Mon père me le disait, et j'ai toujours cru aveuglément a ce que me disait mon père, répondit la jeune fille. II m'a répété cent fois: Ne te laisse jamais décourager par les obstacles; ne t'arrête jamais a une pensée mesquine; 2 léve toujours les yeux plus haut.... — Votre père était un homme de bien, repartit Platon. Dosia posa doucement sa main gantée sur la main du jeune homme et la pressa fortement comme pour lui dire merci. Ils restèrent silencieux pendant un moment. — Je parle bien rarement de mon père, reprit Dosia trés bas. A la maison, je n'ose pas ... ma mère se met a pleurer .. . mes sceurs ne s'en soucient pas . . . J'étais sa Benjamine . . . — Nous parierons de lui tant que vous voudrez, répondit Platon. Je serai heureux de connaltre un 1 Batteuse, dorschmachine. ' Mesquin, qui manqne de noblesse, de grandeur (kleingeestig). DOSIA. 57 logis de Sophie. On prit gaiement une tasse de thé, et 1'on se sépara. — Platon, dit tout a coup Pierre pendant qu'ils regagnaient la caserne, ta soeur est admirable. Je n'ai jamais vu de femme pareille, si sensée, si pratique et si bonne. — II n'y en a qu'une au monde, répondit Platon en souriant, comme il n'y a qu'une Dosia Zaptine. Seulement, ma soeur n'a pas de prophéte, elle n'a que des adorateurs. 1 Pierre baissa la tête comme s'il avait recu une semonce 2 et ne dit plus rien. XII Quelques jours après, la dormeuse 8 de la princesse déposait les deux voyageuses sur ce fameux perron oü Pierre avait ramené Dosia a sa familie ébahie. La même familie, parfaitement calme cette fois, leur souhaita la bienvenue, et la princesse Sophie se trouva, cinq minutes après, assise devant une tasse de thé. — Yous a-t-elle donné bien du mal? demanda timidement la bonne madame Zaptine, sans designer autrement sa fille. Celle-ci, dans une tenue irréprochable, dégustait le thé maternel avec une visible satisfaction. — Mais, chère madame, elle ne m'a pas donné de mal du tout! répondit Sophie. 1 Platon répète ici ce que la princesse a dit an sujet de Dosia (v. p. 40); k mots couverts il reproche ainsi a son ami les indiscrétions que celui-ci s'est permises autrefois sur le compte de la jeune fille. C'est ce qui explique que Pierre, se sentant coupable, baisse la tête. 2 Semonce, avertissement, réprimande. 8 Dormeuse, voiture de voyage. 58 DOSIA. Une rougeur de plaisir couvrit le visage de Dosia. Mais elle garda le silence. — Est-il possible? soupira madame Zaptine Ici nous ne savons qu'en faire! Une seconde couche de rouge monla aux joues de Ia jeune mdisciplinée, et la satisfaction disparut de ses yeux. — Je crois, dit la princesse avec douceur, que le système d'éducation que vous avez employé avec elle D paS tout k fait celui • • . .. • • 0.75 19. Le Roi des Montagnes par Edmon'd About, annoté par S. A. Leopold . . 1 0.85 20. La Neuvaine de Colette par Jeanne Schultz, annoté par L M. J. Hoog. . . .-. . . |1 I 0.80; 21. Le Luthier de Crémone par Francois Coppée, annoté par A. H. E. Vebhaegh 0.45