0BSERVA1I0NS sur. l e GOUVERNEMENT ET LES LOIX des ÉTATS-UNIS D'AMÉaiOüE, Par Mr. VAbbé de MABLY. A Amsterdam, Chez J. F. Ros art & Comp. MDGCIiXXXIV,   OBSERVATIOMS SUR. Jj E G 0 UV ERNE ME NT et les LOIX DES ÉTATS-UNIS Première Lettre A Mr. Adahs , Miniftre-PIénipotentiaire des Etats-Unis en Hollande & pour les Negotions de Ia Paix ge'nérale. Kemarques générales & préliminaire*. JA je viens de lire, Monfieur, avec toute l'attention dont je fuis capable, les différentes conftitutions que fc font données les Etats-Unis d'Amérique; & puisque vous le defirez, j'aurai 1'honneur de vous faire part de mes remarques: j'efpere que vous voudrez bien m'apprendre ce que j'en dois penfer. A  2 Des États-Unis Tandis que presque toutes les nations dc PEurope ignorent les principes conftitutifs de la Société, &. ne regardent les citoyens que comme les beftiaux d'une ferme qu'on gouvernc pour 1'avantago particulier du propriétaire; on eft étonné, on eft édifié que vos treize Républiques ayent connu a la fois la dignitéde 1'homme, &foient allées puifer dans les fources de la plus fage philofophie, les principes humains par les quels elles veulent fe gouverner. Heüreusementpour vous, lcsRois d'Anglcterre, en donnant a vos Peres desChartes pour Pétablifiement de vos Colonies, fe laiflerent conduire par leurs paffions & leurs préjugés: ils n'avoient que des idéés d'ambition & d'avarice. En fe débarraffant d'une foule de citoyens qui les gênoient, ils voyoient déja fe former de nouvelles Pro vinces  d' Amêrique. of qui dcvoient augmenter la majefté de 1'Empire Britannique. Ils fe fiattoient en même tems d'ouvrir une nouvelle fource de richefles pour le commerce dc la Métropole; & ils voulurent vous faire profpérer pour jouir plus que vous mèmes des avantages de votre prolpérité. Vous auriez été perdus fans reffource, li ces Princes avoient été affez inftruits de la politique malheureufe de Machiavel pour vous donner des loix favorables k leur ambition. Leur ignorance vous fervit trés utilement ; ils s'abandonnerent a la routine qui gouvernoit 1'Angleterre , & établirent parmi vos peres des regies & des loix d'adminiltration qui, en vous rappellant que vous étiez les enfans d'un peuple libre, vous invitoient a vous occuper de vos intéréts communs. Pendant longteras vous avez été facrifiés aux interets de la mere-patrie, & vous avcz A 2  4 Des Etats-Unis rcgardc ces facrifices comme un tribut qu'il étoit jufte de payer a la protection qu'elle vous accordoit, &dontvous aviez befoin. Après la derniere guerre qui fit perdre aux Frangois toutcequ'ils poffédoient dans votre Continent; vous comprites que vos maitres s'étoient affoiblis par leurs conquêtes mêmes; vous fentites enfin vos forces; tandisque la Cour de Londres ne s'appercevant point du changement arrivé dans vos interets & les fiens, voulut appefantir fon joug déja trop rigoureux: & cependant il vous étoit permis d'efpérer un fort plus heureux, & de former une puiffance indépendante. En ne cnnfultant a votre égard que 1'avarice & Pambition, on vous contraignit a vous rappeller que vous étiez Anglois ; & la forme du gouvernement a laquelle vous é-  (PAmêrique. * tiez accoutumés depuis votre naiffance, a rendu le peuple capable d'entendre les hommes de mérite qui par leurs lumiercs, leur prudence & leur courage , ont été les auteurs de votre heu^ reufe révolution. Puisque 1'Angleterre, ont-ils dit, s'eft crue en droit de proscrire la maifon de Stuard pour élever fur le tröne la maifon de Hanovre, pourquoi nous feroit-il défendu de fecouer le joug de George UI' dont Ie miniflère plus intraitable & plus dur que Jacques II, abufe cruellement de notre générofité- & de notre zele ? Les États - Unis d'Amcrique fe font conduits avec bien plus de magnanimité que les Provinces-Unies des Paysbas. Loin de mandicr de tous cótés, commeelles, un nouveau raaitre; vous n'avez penfé qu'a élever parmi vous un tröne a la liberté: vous êtes re-> montés dans toutes vos conltitutions A 3  6 Des Ètats-Unis aux principes de la nature; vous avez établi comme un axiome certain, que toute autorité politique tire fon origine du peuple; que lui feul a le droit ina-liénable de faire des loix, de lesdétruire, ou de les modifier ; dès qu'il s'appercuit de fon erreur, ou afpire a un plus grand bien. Vous connoiflëz la dignitédes hommes, & ne confidérant plus les magiftrats de la fociété que comme fes gens d'arTaire, vous avez uni & attaché étroitement tpus les citoyens les uns aux autres & au bien public , par le fentiment actif de 1'amour de la patrie & de la liberté. Puiffent ces idéés n'être point le fruit d'un engouement paflager ! Puiflent-elles fubfifter longtems parmi vous! Puiffentelles influer dans toutes vos déliberations, & afFermir de jour en jour les fondemens de votre république fédérative!  d'Amériquc. 7 C'est un grand avantage pour les Américains , que les treize Etats n'ayent pas confondu leurs droits , leur indépendance & leur liberté, pour ne former qu'une feule République qui auroit établi les mêmes loix & reconnu les mêmes magtftrats. J'aurois cru remarquer dans cette conduite des Colonies une certaine crainte, une défiance d'elles-mêmes qui auroient été d'un mauvais augure; & furtout une profonde ignorance de ce qui fait la véritable puiffancc de la fociété. Dans cette vafte étendue de pays que vous poffédcz, comment auroit-on pu affer* mir 1'empire des loix? Comment les les reflbrts de 1'adminiftration ne fe feroient-ils pas relachés en s'éloignant du centre qui les auroit mis en mouvement? Comment fa vigilance auroit-ellepu s'étendre égalcment partout,pour prévenir les abus, ou les forcer a difpa < A 4  8 Des Etats-Unis rofcre? Vous auriez vu néceflafrcménc le courage fe ral emir, les moeurs fe dégrad'er, 1'amour de la liberté faire place a la licencc; & bientöt vous n' auriez plus eu qu'une république languisfante, ou agitée par des féditions qui 1'auroient démembréc. Le parti contraire qu'ontpris les Colonies de former une républiqnc fédcrative, en confervant chacunc fon indépendancc, peut donner aux loix toutc la force dont clles ont befoin pour fe faire refpectcr. Le magiftrat peut être préfent partout: vous 1'avez éprouvé pendant les fept années que les Anglois vous ont fait inconfidérément la guerre pour vous asfujettir; il s'eft établi entrc les États Unis une émulation qui leur a donné ic même courage & la même fagcffe. Reünies par le lien du Congres Continental, aucune de vos provinces ne s'eft démentie , & toutes fe font prêté un fecouis mutuel.  d'Atnèrique, 9 J e fouhaite que ce premier fentiment d'union & de concorde avec lequel vous êtesnés, jette de profondes racines,& s'aifermiffe dans vos cceurs; que le tems & Texpérience des biens dont vous allez jouir, vous eonvainque que vous ne pouvez point être heureux aux dépens les uns des autres. Un ayantagc ineftimable que j'attends de votre fédération, c'eft qu'elle vous préfervera de cette malheureufe ambition quiporte tous les peuples a regarder leurs voifins comme leurs ennemis. Tranquil* les & fous la protection du Congrès Continental ; pleins de fécurité les uns a 1'égard des autres, vous n'aurez entrc vous aucune jaloufie , aucune envic , aucune haine, & vous offrirez en Amérique le même fpeélacle que les Suiffcs préfentent a 1'Europe qui n'efi pas asfez fage pour les admirer. Le Congrès cominental, ce nouveau A 5  }0 Des États-Unis Confeil AmphicT:ionique,mais formé fous deplus heureux aufpices que celui de 1'ancienne Grece, fera le centre commun oü tous les intéréts particuliers iront fe confondre, pour n'en former qu'un général & toujours le même. Les Délégués des États a cette augufte ;aflemblée , y acquerront néceffairement des vues plus étendues &plus fociales, fe £t leur retour, ils les communiqueront a leurs concitoyens. Puiffent toutes les provinces qui font circonfcrites dans des limites déterminées, comme Masfachuffets, Conneélicut, Rhodes-Ifland, New-Jerfey, Delawarre, Maryland n'être travaillées que d'un feul défaut qui honore les nations; je veux parler de cette heureux abondanee de citoyens, qui en faifant 1'éloge d'un gouvernement, ne laifie pas quelqüe fois de lui être a charge. Que ces États, Monfieur, que je viens de nommer, renou-  d'Amérique. 11 vellent le fpectacle que donna autrefois la Grece dont les Colonies heureufes fe firent partout une nouvelle patriel J'efpere que loin d'abufer de lamultitude de leurs citoyens pour faire des conquêtes , ils les enverront dans vos provinces qui n'ont, pour ainfi dire, aucune borne dans le continent, & dont les terres défirentdes cultivateurs; ces peuplades refferreront plus étroitcment les liens de votre union & de vos intéréts. J'aime a vous rappeller, Monfieur, tout ce qui peut contribuer au bonheur de l'Amérique. Vous avez acquis votre indépendance avant que de connoitre Tambition , & farement vous n'imiterez point les nations de 1'Euro.qui fe font dépeuplées & afFoiblies,en établiffant leurs colonies les armes a la main. Vous connoiffez trop les droits A 6  ia Des Etats-Unis - de. hommes & des nations, pour que des erreurs cruellcs, 1'ouvrage des fiers & de la chevalerie, puiffent vous trompcr, comme elles ont trompé les Efpagnols, les Portugais, les Anglois & les Frangois. Je remarquerai même avcc plaifir que vous vous trouvez aujourd'hui dans une fituation plus heureufe que les anciennes républiques dont nous admirons le plus la fagefie & la vertu; & que vous pourrez avec moins de peine imprimer a vos établiffcmens un caractere de ftabilité qui rend les loix plus cheres & plus refpeitables. Vous le favez, Monfieur, les Rl:publiqucs anciennes étoient pour ainfi dirc, renfermées dans les murs d'unc même ville & ne pofledoient qu'un territoire trés médiocre. Tous les citoyens pouvoient aifémentfe trouver aux délibérations ^ubü^ues: ces affemblces  d'Amêrlque.- tifc nombreufes, en qui réfidoit la puifTan> ce légiiïative & contre qui perfonne n'avoit droit de réclamer , étoient ex*pofées a des mouvemens convulfifs de paffion, d'engouemeut &d'cnthoufi.afine quidérangeoient fouvent tout 1'ordre'public. Au milieu de ces caprices, les loix n'acquéroient point aflcz d'autorité pour fixer le caractere des citoycns, &la république nc dut fouvent fon falut qu'a la fortune ,. ou a quelque grand homme qui vint au fecours du peuple, & profita de fa confternation pourl'empêcher d'abufer encore de fon pouvoir^ Ghez les Américains au contraire la multitude fera raoins hardie, moins impérieufe & par conféquent moins inconftante; parceque 1'étendue des domaines de chaque république, & le nombre de fes citoyens ne, lui permettent pas de les raflembler tous a la fois dans le mêrne lieu. Vous avez adopA 7  14 Des Etats-Unis té la méthode moderne de divifer les pays cn cantons ou diftricts qui déliberent a part de leurs intéréts, nommenc eux-mêmes & chargent de leurs pouvoirs les citoyens qu'ils jugent les plus dignes de les répréfenter dans Paffemblée légiflative de la république t II vous eft dès-lors beaucoup plus aifé d'y mettrc l'-ordre. Les Répréfentans ne feront jamais en afTez grand nombre pour que leur affcmblée puifle dégénerer en cohue. Ils craindront 1'opinion publique , ils fauront qu'ils auront a répondre de leur conduite a leurs commettans. S'ils fe trompent, l'erreur ne produira qu'un mal paffager, paree que leur commiffion n'eft qu'annuelle : elle fervira même a éclairer leurs fuccesfeurs qui répareront leurs fautes fans "beaucoup depeine. Je vois avec plaifir, Monfieur ,que  d'Amèrïgue. 15 dans tous vos conftitutions vous avez religieufement reipecté les droits que vous avez reconnus dans le peuple. Elles ont même mis fous leur pro tection tous les hommes qui nefont pasencore membres de la république; paree qu'ils n'en payent pointles charges & ont vendu le travail de leurs mains a des maitres. Ces hommes fous le nom d'efclaves, li méprifés chez les anciens, & qui aujourd'hui en Europe avec le titre de la liberté, languiffent dans un véritable efclavage; vous avez eu Thabileté de les attacher au fort de la république en leur fourniflant un moyen de fortir de leur état & d'acquérir un pécule & une induftrie qui les éleveront a la dignité de citoyens. C'est par une fuite de ces principes d'humanité , que vous avez adopté chez vous, par une loi particuliere &  ró Des États-i/nis authentique, Ia jurifprudence des Jurés qui eft tout ce que les hommes ont imaginé de plusfage pourétablir entre les. forts &. les foiblès une forte d'égalité , ou plutöt une véritable égalité. Vous avez aflurda chaque citoyen. cette première fureté & la plus effentielle, de ne pouvoir être opprimé. par un ennemi puiffant. Le magiftrat lui— même ne peut point abufer de fon pouvoir pour fervir des pafüons particulieres, en feignant de travailler a la fureté publique. On diroit que dans la. plüpart des États de 1'Europe, la jurik prudence criminelle n'a été inventie que pour permettre au. gouvernement de fauver les coupables qui lui font chers, ou de. faire périr fes ennemis innocens par le miniftere même d'une juftice qui fe proftitue a fes volontés. Vous ne connoiffez point, & j'efpere que vous ne connoltrez jamais ces pro-  ctAinêrique. ff Ccdurcs clandeftines & fecrctcs, capa- . clcs d'effrayer affez 1'innocence pour latroubier, 1'interdire, & lui óter le Jang-froid dont elle a bcfoin pour fe défendre. Vous vous fouviendrez toujours que c'eft en voulanr vous priver de la fureté bienfaifante de vos jurés, pour vous fournettre aux tribunaux dc Londres5quc 1' Angleterre a tenté d'établir fur vous fa tirannie. Vous voyez enfin que c'cft a cette jurifprudencc falutaire que les Anglois doivent le refte de liberté dont ils jouiffent, & eet efprit national qui les foutient dans leur décadence. Tandis que les Grands & les Riches fe vendent lachementaux Miniftres; que deviendroit la nation fi le peuple privé de la proteclion des Jurés pouvoit être opprlmée par des jugemens arbitraires ? II perdroit fon courage & fa fierté , la derniere reffource de 1'Angleterre. Les Etasmnis. d'Ar  i§ Des États-Unis ^ raérique n'auront jamais rien a craindre a eet egard, s'ils n'oublient jamais que les auteurs de leurs premières conftitutions ont recommandé a la puiffance, légiflative de corriger les loix qui font trop féveres, qui flétriffent 1'ame, ou 1'efFaroucb.ent, & qui n'étant pas proportionnées a la nature des délits ne peuvent que jetter d<,ns Terreur les citoyens peu éciairés, iucapables de 1'ê* tre, & qui n'ont point d'autre morale que celle que leur donnent les loix: ils confondroient la nacure de leurs devoirs , & nc fauroient point quels font les vices dont ils doivent s'éloigner avec le plus de foin. Après vous avoir expofé mes efpérances; je ne dois pas, Monfieur, vous cacher mes craintes. Je conviendrai avec vous que la Démocratie doit fervir de bafe a tout gouvernement qui  d'Amèriqus. 19 veut tirer le meilleur parti poffible des Citoyens. En effet, il eft affez prouvé par une expérience conftante que ce n'eft que par ce moyen que la multitude peut s'intéreffer au bien de la patrie, & en la fervant avec autant de zele que de courage, s'aiïbcier en quelque forte a la fageffe de fes conducteurs. Mais vous conviendrez, je crois, avec moi que cette Démocratie veut être maniée, temperée & établie avec la plus grande prudence. Je vous prie d'obferver que la multitude dégradée par des befoins & des emplois qui la condamnent a 1'ignorance & a des penfées viles & balles, n'a ni les moyens ni le tems de s'élever par fes méditations jufqu'aux principes d'une fage politique. Se laiffant donc gouverner par fes préjugés, elle ne jugera du bien de 1'Etat que par fes intéréts particu-  20 Des États-Unis Kers, & ce qui lui fcra utile lui paroitra fage. Le peuple ne peut fe croire libre, fans être tenté d'abufer de fa liberté, paree qu'il" a des paülons qui cherchent continuellement a fe mettre plus aleur aife. On fe forme des • efpérances qui préparen t les efprits a être moins dociles; on ne peut s'empêcher d'envier le fort de fes fupérieurs, & on voudroit s'élever jusqu'a eux, ou les ra* baifïer jufqu'a foi. Qu'arrive-t il de Ia ? Les- citoyens de la première claffe ont aufli leurs paffions qui, fi-je puis parler ainfi, fe. gendarment contre la prétendue infolence du peuple On 1'accufera de former des projets fuivis dV grandiflement, tandis' qu'il ne fait en* core qu'obéU- aux circonftances : il falloit 1'appaifer & on 1'irrite. Bour confereer fon crédit, on cherche a 1'aug-  cf Amèriquc: 21 ■menter, & telle eft 1'illufion des pasfions, qu'en afpirant bientöt a la Tirannie, on croit ne travaillcr qu'a 1'affermilïement de 1'ordre & du repos public. Les efprits s'irritent; une première injuftice en rend une feconde ncceflaire, les injures furviennent. La vengeance feul fert alors de politique. Les révolutions fe fuccédent & c'eft la fortune feule qui décide alors du fort de la République. Je ne crois pas m'abufer, Monfieur, par des craintes vaines: ce qui eft arrivé conftamment chez tous les peuples oü la liberté des citoyens n'a pas été établie & ménagée avec autant de fagefie qu'a Lacedemonc, doit inftruire les légiflateurs a n'empioyer la Démocratie dans une République qu'avec une extréme précaution. On me dira pcut-être que les loix  11 Des États- Unis Américaines font calquées fur les loix d'Angleterre, dont tant d'écrivains ont Joué la fageffe; j'en conviens, & je voudrois pour votre bonheur pouvoir n'en pas convenir. On voit, Monfieur, dans vos loix 1'efprit des loix Angloifes '9 mais je vous prie de remarquer la prodigieufe difFérence qu'il y a entre votre ütuation & celle de 1'Angleterre. Le gouvernement Anglois s'eft formé au milieu de la barbarie des fiefs. On croyoit que Guillaume le Conquérant & fes fuccefieurs poffédoient feuls toute la puifiance publique; & tant s'en faut que le peuple ne fe crut pas né pour la fervitude, que les Barons euxmêmes ne croyoient tenir leurs prérogatives que de la munificence du Prince. C'eft une verité dont on ne peut douter; fi on lit avec quelque attention la grande Charte que les Barons arracherent a Jean fans terre, & qui  d'Amérique. 23 devint a la fois le principe de tous les mouvemens convulfifs que la nation a éprouvés, & la regie de la conduite qu'elle a tenue jufqu'a préfent pour établir la liberté dont elle jouit encore. C'eft ainü que s'eft formé lentement le caractere national des Anglois: chacun s'eft accoutumé peu a peu a la place qu'il occupe, & une habitude routiniere a affocié 1'ambition du Prince & la liberté des fujets. Les Etats-unis d'Amérique fe font formés d'une maniere toute différente, & leurs loix ne font point Touvrage de plufieurs fiècles & de mille circonstances contraires qui fe font fuccedées les unes aux autres. Le commiffaires ou délégués qui ont réglé leurs conftitutions, ont adopté les vrais & fages principes de Locke fur la liberté naturelle de 1'homme, & la nature du gouver -  *4 Des Etats-Unis nemen t. Mais ce paiïage de la fituation oü vous vous trouviez fous 3a domination Angloife, a celle oü vous êtes aujourd'hui, n'a-t-il pas ététrop brufque? Je craindrois que les efprits n'y fuffent pas affez préparés; & j'ai fouvent dit a quelques-uns de vos compatriotes, que jem'intéreffois trop a leur fortune pour ne pas leur défirer une gucrre qui par fa longueur püt les corriger de leurs préjugés, & leurdonner toutes les qualités que doitavoir un peuple librc. Permettez moi, Monfieur, de vous demander fi dans vos nouvelles loix , on s'eft bien proportionné aux lumières, aux eonnoiffances & auxpaffions de la multitude qui n'eft jamais affezéclairée pour confondre la liberté &lalicence. Ne lui a-ton pas plus promis qu'on ne vouloit & qu'onne pouvoittenir? S'il eft vrai que par une fuite de vos liaifons avec 1'An- gle-  d^Antêrique. 25 gleterre, il y alt parmi vous un germc d'Ariftocratie qui chcrchera continuellernent a s'étendre; n'y auroit-il point quelque imprudence a vouloir établir une Démocratie trop cntiere ? C'eft mettre en contradiétion les loix & les moeurs. 11 me femble qu'au lieu dc réveiller magnifiquement 1'ambition Sc les efpérances du peuple, il auroit été plus fagc de lui propofer fimplement de s'affranchir du joug de la cour deLondrcs , pour n'obéir qu'a des Magiftrats que la médiocrité de leur fortune rendroit modeftes & amis du bien public; en réglant fes droits de facon qu'il ne püt craindre aucune injuftice: il auroit fallu principalement s'occuper a mettre des entraves a 1'Ariftocratie, & faire des loix pour empêcher les riches d'abufer de leurs richefTes & d'acheter une autorité qui ne doit pas leur appartenir.  2 5 Des États-Unis J e croirois que les conftitutions Américaines vous mettent dans le même cas oü les Romains fe trouverent après avoir chaffé,. les Tarquins. Pour intéreffer le peuple a la.caufe de la liberté , les Patriciens lui firent les plus magnifiques promeffes. lis s'emparoicnt de toute la puiffance publique; tandis que les Plebéiens de leur cóté fe ïhttoient de ne pi- obéir qu'aux loix. Les uns abuferent de leurs farces, les autres étoient trop fiers pour y confentir, & de ces intéréts oppofés nacquirent toutes les diffentions de la place publique. - . »h : h ia Vous me direz fans doute, Monfieur, qu'il n'eft pas malheureux pour les États - unis d'Amérique de resfembler.aux Romains dont la République a offert lè fpcctacle le plus admirable 8c établi fon empire fur tout le  d\Amèriquc, $j monde alors connu. Je prendrai la liberté de vous répondrc qu'en ','cfTct, il n'y a point aujourd'hui de peuple qui ne put aifément fe confoler de leur reffembler dans leurs fautes, s'il pouvoit leur reffembler dans tout ce qu'ils ont fait de grand, de fage &de magnanime. Maispar malheur nos mccurs modernes ne nous permettent plus d'avoir de pareilles efpérances, & ces mceurs ontpaffé jufqu'en Amérique. L'amour de la patrie, de la liberté & de la gloire n'abandonnoit point les Romains, même dans les momens oü leur cmportcment paroiübit extréme; & leurs pasfions s'étoient accoutumées a s'affocier avec la juftice & la modération. II y a longtems que la policique de 1'Europe fbndée fur 1'argent & le commerce a fait difparoitre les vertus antiques; & je ne fais fi une guerre de fept ans a pu les faire renaitre en Amérique. QuoiB 2  Bg Des États -Unis qu'ilen foit, je crains que les riches ne veuillent former un ordre a part & s'emparer de toute 1'autorité, tandis que les autres trop fiers de 1'égalité dont onles a flattés, refuferont d'y confentir; & de-la doit néceiTairement réfulter la diflblution du gouvernement qu'on a vouïu établir. Si cette révolution fe fait d'uue maniere tranquilie , infenfible & comme par diftraéuon, ce feroit une preuve que les ames n'auroient aucune énergie : il eft vrai que la République ne feroit expofée a aucune fédition, aucun orage; mais de quelle nobleffe, de quelle générofité les citoyens feront-ils alors capables? Et fans ces qualités peut-il fubfifter une vraie liberté ? S i ce changement éprouve au contraire quelque réfiftance , quellcs cabales, quelles intrigues, quelles menées  d' Amérique. a,y fourdes ne faut-il pas craindre ? J'en vois réfulter la haine , la jaloufie, pasfions qui ne mefurent point leurs démarches , & qui tralnent a leur fuite mille autres vices qui font les avancoureurs d'une tirannie, tantót audacicufe & tantöt timide. Je m'arrête,Monfieur9en entamant uns nouvelle queftion, je craindrois que ma lettre ne devint trop longue. Dans celle que j'aurai 1'honncur de vous écrire dcmain, je prendrai la liberté de vous faire part de mes réflexions ou de mes fcrupulesfur les loix de Penfilvanie, de Masfachuffcts, & de Georgië. Pourquoi vous diflimulerois-je mes craintes &mcs doutes, puisqu'ils vousprouveront 1'intérct que je prends au fort de 1'Amérique & que je les dois aux fcntimens dont vous voulez bien nfhonorer. A Passy 24. /uil/et 1783. B 3  Des Etats- Unis II. LETTRE, Rejlexions fur les loix de Penfdvanie s de Majjachufetts & de Géorgie. i> ■*+**■ ■ TT jï e crois, Monfieur, que pour procéder d'une maniere lïïre, je dois d'abord m'attacher a 1'examen des loix fondamentales; & j'entends par ces mots la forme que chacune de vos Républiques a donnée a fon gouvernement. C'eft de-la en erTet que chaque peuple tire fon .caractere & parvient a lefixer, Si ce gojuvernement pourvoit a tous fes befoins , fi toutes les parties en font faites les unes pour les autres , fi elles tendent toutes a la même fin ; & qu'au lieu de s'embaraffcr & de fe nuirc, elles fe prêtent un fecours mutuel; je fuis für que de jour en jour la prof-  d''Amérique. jt périté de la République s'afFermira davantage. Pourquoi ? C'cft que les pasfions, après avoir fait des efforts inutiles pour fe fouftraire a 1'autorité des loix gcr, & 1'on s'endormit dans fes rigcs. La guerre de i7S6 couvrit ceF  T22 Des Ét tas-Unis pendant de gloire les Anglois; ils dominerent fur toutes les mers; leurs armes eurent par tout les fuccès les plus brillans, & on fe mocqua alors des craintes du Doclcur Brown. Pour ne point s'inquiétcr on ne voulut point Toir que tant de profperité étoit 1'ouvrage d'un hommc de génie qui fufpendoit la décadence de fa nation, en laiflant fubfitier & en multipliant même.. les caufes de fa ruine. Cette gloire éphemere a difparu , les Américains ont éprouyé que leurs ennemis étoient accablés fous le poids de leur avarc ambkion, & que les moeurs cenfurées par le Docieur Brown, les forgoient de montrcr le terme de leur forcc&dc leur puiffance; mais furtout de eet orgueil national & patriotique - qui fervoit encore dc contrepoids aux viccs de la nation. Les légiflatcurs de 1'Amérique, fi je ne me trompe , peu-  d'Amérique. ^ vent tirer de 1'ouvrage du Dr. Brown les inftrucïions les plus utilesen fuivant fes principes & fa méthode. Permettez moi, Monfieur, avant que de finir cette longue lettre, d'examiner encore quelques articles des conftitutions Américaines qui femblcnt ne pas prévoir les abus dont vous êtes ménacés. Par exemple approuvez-vous la loi qui ordonne que les juges de la Cour fuprême de judicature, feront maintenus dans leurs Offices aufli longtems qu'ils fe conduiront bien ? Au premier coupd'ceil, ce réglement parolt fage, mais voici mes fcrupules. Je craindrois que les perfonnes qui afpirent a ces magiftratures, ne trouvaffent qu'on recule trop leurs eipéranccs, & que pour les fervir plus promptement, ils ne nouaffent quelque intrigue. Ils tendront des piéges au juge dont ils F 2  144 Des Etats-Unis arhbitionnent la place, ils lui fusciteront des ennemis fecrets; car de quels détours , de quelles rufes perfides n'eft pas capable 1'ambition d'un intrigant? Si ce Magiftrat attaqué oppofe fa feule probité a fes envieux & fuccombe; tout eft perdu, & bientöt fes fuccefleurs perfuadés du peu de pouvoir de la vertu, n'oppoferont plus que 1'intrigue a 1'intrigue. On cherchera par des complaifances a fe faire des amis & des proteéteurs puiffans; la juftice n'aura plus une balance égale, & cependant rien n'eft plus funefte pour les mceurs publiques que les malverfations des magiftrats dans 1'adminiftration de la justice. Les loix perdent alors leur crédit ; car on trouve facilement des moyens de les éluder, en feignant de les rendre plus juftes. Ma crainte, ou plütöt mon zéle  d'Amérique. 125 pour vos intéréts , exagere peut-être les dangers : je confens donc que 1'efprit d'intrigue fi commun en Europe, Ibit toujours inconnu en Amérique. Qu'arrivera-t-il de - la ? Les premiers magiftrats feront d'abord trés attentifs a leurs devoirs. Aucun ne fera deftitué , & en leur voyant conferver leurs offices jufqu'a la mort, on s'accoutumera peu a peu a penfer qu'il eft dona vie. Les fucceifeurs de ces hommes admirables feront flattés d'une 0pinion qui favorife leur vanité, &l'adoptcront avec empreffement. Alors le malcommence, alors ces Magiftrats integres fe relachent, fe négligent & font moins attentifs fur eux- mêmes. On pardonnera d'abord de Iégeres fautes-, paree qu'une deftitution jufqu'alors inconnue paroitroit une peine trop grave. Les délits fe multiplieront donc, oa s'y accoutumera & de leurs fautes enF3  116 Des États - Unis fin accréditées, lesjuges fe feront une efpece de privilège, oude droit a continuer de fe mal comporter. Ma prédiétion n'eft point vaine , car les jurifconfultes plus avifés que les autres hommes, cheminent lentement & pas a pas, & fa République ne fera pas affez heureufe pour qu'une injuftice éclatante de leur part, la force d'ètre attentive a fes interets, Sc d'appliquer un remede aux abus. Pu is que j'en fuis aux Cours de juftice, qu'il me foit permis d'ajourer un mot fur les cours d'équité. Cet établiflement pouvoit être utile en Angleterre , quand elle étoit foumife a la police des fiefs; Sc que les loix étoicnt néceffairement équivoques, grollkres & informes. Ce qui étoit alors lt: moins mauvais pouvoit paffer pour bon. Mais 1'Amérique n'eft pas dans les mêmes  d"A>nérique. I27 circonftances.' J'aime beaucoup que les jugcs fuivent la lettre de la loi. Si elle leur paroit, dans certains cas, obfcure ou injufte , qu'au lieu de s'exiger en légiflateurs, ils confultënt la puiflance légiflative. Je crains que les cours d'équité, fous prétexte de juger felon 1'efprit de la loi, ne la corrompent, & ne la dénaturenten la rendant arbitraire. Mes craintcs me paroiflent d'autant micux fondées qu'il me femble que chez tous les peuples de 1'Europe, les jurisconfultes ne fe font appliqués qu'a rendre obfcur & indécis le fens de la loi: C'eft de la qu'ils tirent leur confidération. Nous aurions moins befoin d'eux, s'ils ne nous conduifoient pas dans les routes d'un labyrinte ténébrcux. Je le répete encore : fi une loi eft équivoque, ou paroit trop dure & contraire aux regies de 1'humanité; c'eft a la puiflance légiflative qu'il faut recourir: F 4  iaS Des États. Unis elle feule a le droit de fe corriger; & il importe a la füreté & a la tranquité des citoyens qu'aucune cour de jufftice ne fe faffe a fon gré une jurifprudence qui peut aifément dégénerer en une tirannie infupportable; paree qu'elle obéira bientöt a toutes les paffions des juges. Peumettïz moi de le dire, Monfieur; on trouve dans ces conftitions d'Amérique plufieurs loix qu'on ne peut s'empccher d'approuver & de condamner a la fois. Par exemple , la république de Massachuffets ordonne que les armées étant dangereufes en tems de paix pour la liberté, on ne doit pas en conferver fur pied, fans le confentement de la puijfance légiflative: elle ajoute que le pouvoir militaire doit être toujours dans une fubordination exacle a Vautorité civile, Cette loi voit fort bien 1? dan-  d''Amérique. 120 danger, mais elle ne le prévient pas. Pourquoi ne parle-t-elle que du tems de paix? Eft-ce que pendant la guerre, les armées font plus difpofées a être foumifes a 1'autorité civile? Les perfonnes un peu inftruites auront dc la peine a fe perfuadcr ce paradoxe; on ne trouve que trop fouvent dans Thiftoire, des Généraux qui ont infpiré leur arabition a leurs armces. La fin de cette loi eft vague 8c tronquée. II n'eft pas queftion de dire que 1'armée doit être fubordonnée a la puiflance o-ivile ; c'eft une vérité triviale; & lc légiflateur doit employer toutes les mefures & tous les moyens poflibles, pour que cette fubordination une fois établie fubfifte Sc ne puiffe fe déranger. Combien de précautions ne faut-il pas prendre dans un Etat libre pour que les Citoyens foyent de bons foldats, Sc cependant n'abufent jamais de leurs F5  130 Des États -Unis force? négligez les, ilrcnaitra dcsSylla ,des Marius, des Cézar, des Cromwel, des Valftein. New-yorck dit que la milicefera par la fuite & dans tous les tems, foit paix, foit guerre, armee, difciplinèe & toute prête d fervir. II eft aifé de voir combien cette loi laiffe de chofes a de* .fircr; la Penfilvanie ordonnc que les hommes libres & leurs enfans feront ar. més & difciplinés pour la défenfe de la république, & que le peuple choifira les colonels & les officiers d'un grade inférieur. Cette difpofition a le même défaut que je viens dc reprocher a NewYork. II mc femble que le Légiflateur ne voit que la fin qu'il fe propofe, fans s'occuper des moyens d'y arriver. J'ai beau étudier la légiflation de vos républiques ; Je n'y trouve point ces fapports qui unifF.'nt les intéréts & les  d'Amérique. 131 Volontés des citoyens: Je n'y vois point cette harmonie qui tient toutes lespartics de 1'Etat dans une forte d'équilibre & leur donnc un même efprit. Vous devez compter, Monfieur, que votre peuple , dont les loix ont établi d'une maniere fi claire la fouveraineté , fera difficile a manier, puifqu'il fentira fes forces. En étant armé pour la défenfè de la patrie, il doit être jaloux de fa dignité; il fera inquict & foupconneux, par ce qu'il verra des citoyens qui ne lui étant point fupérieurs par le droit, feront cependant trop fiers de leur fortune pour fe confondre avec lui, & ne pas affecier unc certaine fupériorité. C'eft la une maladie incurable dans tous les Etats libres ou les rlchefles font diftribuées trés inégalement. Si ce levain d'envic, de jaloufie & d'ambitioa F 6  132 Des États-Unis ccffe d'agir; c'eft un figne infaillible que le fentiment de la liberté affaibli & presque détfuit r/e fubfiftera pas longtems. Mais s'il fermente avec trop de force, la République éprouvera des fecoufles, des commotions violentesqui laperdront néceffairement. Quel eft donc le régime convenable avec un pareil tempérament? Ce font, fi je ne me trompe, des loix conciliatrices qui, fans rien öter aux pauvrcs de leurs droits, cmpècheront que les riches n'abufent des paiïions que doivent leur donner leurs richefles. Le peuple doit a la médiocrité de fa fortune une forte de modération dont il ne s'écarte point, a moins qu'on ne 1'irrite par des mépris, ou des injuftices. Les richeffcs au contraire donnent a ceux qui les poffédent , une vanité d'autant plus impérieufe qu'elle eft plus fotte. Elle veut dominer , &  1 d''Amérique. j»^ fcs efpérances deviennent pour elle des droits. Pourquoi donc, a 1'exemple de la Georgië, qui n'admet point les fubfïitutions, les autres Etats-Unis ne les profcrivent-ils pas? Pourquoi les loix ne tendent-elles pas a divifer les fortuncs que 1'avarice des riches ne ceffe d'accumuler ? Pourquoi, en rendant-le luxe méprifable , n'öte-t-cllc pas a la cupidité 1'aliment qui la nourrit & la rend infatiable? Si les conftitutions Américaines avoient été établics fur ces principes, j'aurois vu avec plaifir qu'elles auroient connu le danger auquel vos Républiques font expofées, & qu'elles auroient ten té du moins d'établir dans 1'Etat un Hen de paix & de concorde & d'affermir les fondemens de la liberté. J'ob serve quelque fois avec plaifir les Cantons Suifles. Quelques uns poffédent F 7  134 Des États-Unis en commun de petite,s provinces dont ils font fouverains: tous ont des forces trés inégales, des loix différentes & des religions partout ailleurs fi ennemies & qui dans eet heureux pays ne s'offenfent pas. Ils font unis entre cux par un lien moins fort & moins régulier que celui qui affocie les treize Etats-unis d'Amérique ; ils jouiffent cependant d'un ordre & d'une tranquillité que ceux - ci ne feront peut- être que defirer. Ce pays n'a jamais été troublé que pendant quelques inftans, & fans laiffer des femences de haine, d'envie, ou d'ambition. Pourquoi cette confédération cft-elle gouvernée aMec tant de fageffe? Pourquoi la Démocratie de quelques cantons n'y a-t-elle aucun des caprices, ou des vertiges qui lui font fi. naturels ? Pourquoi TAriftocratie par fa nature fi foupcen-  d'Amérique. 135 neufe & fi impérieufe, n'eft elle, par exemple ,i dans lc canton de Berhe qu'un gouvernement paternel? Pourquoi les magiftrats s'y croyent ils les agens, & non pas les maitres de la fociété ? Plus vous rechercherez les caufes de cette heureufe adminiftration, & plus vous fcrez perfuadé qu'elle eft 1'ouvrage du filence auquelles Suiffes ont condamné les paflions les plus naturelles au cceur humain. lis ont écarté avec foin les tentations qui pourroient inviter les magiftrats a ètre ambiticux & injuftes. Par la, le peuple plein de confiance & de fécurité, aime les loix fur lesquelles il compte. Sa patrie lui eft chere & il voit fans trouble & fans inquiétude les négligences , ou les petits torts qui font une fuite  136 Des Etats-Unis inféparable de la fragilité humaine. lig babitent un pays pauvre quijcs préfene de tous les befoins impertinens qui défolent la fociété, & aviliffent les pays riches. Le fervice étranger auquel ils s'engagent, produit a la fois deuxbiens: 1'un de leur former des foldats malgré la paix qu'ils aiment & dont ils jouiffent; 1'autre de les débarraffer des mauvais fujets qui ne peuvent fe contenter de Ia fimplicité des moeurs Hclvétiques. Ces refléxions m'ont conduit a trouver étrange que les Etats-unis d'Amérique poffédant des terres fertiles, & étant placés de la maniere la plus favorable pour faire un riche commerce; n'ayent pas prévü qu'ils feroient bientöt expofés a tous les abus qui accompagnent néceffairement de grandes richeffes. Leurs légiflateurs devoient donc fentir que leurs républiques auroient difScile-  d'Amérique. j^,^ ment les moeurs que demande la liberté. Ils devoient en conféquence ne fe pas contenter de recommandcr vaguement la pratique de quelques vertus: ils devoient ne négliger aucune mefure pour les rendre chcres & familicres. Il en faut convenir, Monfieur; les Américains ont établi leur indépendance dans des circonftances malheureufes. Le temps n'eft plus oü les ames fortes, élevées & courageufes étoient capables a la fois des plus violentes injuftices & des plus grandes vertus. Les Suifies trop pauvres pour avoir les vices de notre fiecle 3 & unis par leur pauvreté mómc, fe fouleverent contre des feigneurs dont les vexations & les cru^ autés lafferent enfin leur patience ; & ils ne pouvoient, dans leur entreprife, fe propofer autre chofe que la liberté & la gloire : tout le reftq kur  133 Des États- Unis étoit inconnu. Vos colonies au contraire déja gatées par leurs relations avec la mere-patrie, en envioient autant les richefles que la liberté: & c'eft pour cela, comme j'ai déja eu ï'honneur de vous le dire, que j'aurois fouhaité qu'une guerre longue & laborieufe eüt fubftitué de nouvelles paflions & de nouvelles idéés a celles que vous aviez reeues d'Europe. J'en reviens auxSuiffes, Monfieur, & plus j'examine leur confédération, plus je fuis perfuadé qu'ils doivent principalement la perpétuité de leurs moeurs & de leur égalité, a 1'heureufe inftiturion de n'avoir aucune ville fortifiée, aucune fortereffe oü il ftille tenir des Garnifons, c'eft a dire, des Ibldats mercenaires qui ne font que foldats, & qui jamais ne font plus aifes que quand ils peurent intimider de pai~  d'Amérique. 139 fibles citoyens & leur faire fentir leur prétendue fupériorité. II arrivé de la que les magiftrats n'ayant point fous la main des troupes dont ils difpofent, s'accoutument malgré eux a des voies de corciliation & de juftice. Ils font plus mefurés dans leurs entreprifes, par ce que leur imagination qui ne fe repait pas de projets hardis, réfifte facilement a de fauifes efpérances. Avec des forterefles, & des garnifons mercenaires les magiftrats fe feroient fenti une fqrce-- qui les auroit rendus plus confians & par conféquent moins prudcns & plus injuftes. Sous prétexte de défendre 1'entrée du pays , on auroit multiplié les fortereffes; & en même tems les magiftrats plus avides & plus ambitieux n'auroient pas manqué de faire oublier aux citoyens leur efprit militaire, en feignant de favorifer leur  140 Des Etats-Unis goüt pour lc repos & les travaux de 1'agriculture. Que feroient devenus ces petits cantons, oü fous la protection des bonnes moeurs, regne encore la Démocratie la plus franche & la plus entiere ? Comme dans les fiécles qui honorent le plus 1'humanité,les citoyens auroient-ils continué a s'affembler fous un vieux chêne on fous un vieux fapin pour y délibcrer fans artifice de la chofe publique ? II y a longtems que les cantons, oü la Démocratie eft tcmperée aujourd'hui par les loix & les coutumes d'une fage Ariftocratie, obéiroient a des Ariftocrates, c'eft a dire a des tirans. Berne même, dont 1'Ariftocratie n'a aucun des défauts qui apparticnnent en quelque forte a ce gouvernement, n'auroit pasmanqué, en afferviflant fes propres eitoyens, de détruire la confédératiot*  d'Amérique. 141 Helvétique. L'ambition & 1'avarice de cette république n'auroient fongé qu'a abufer de fes forces; Berne auroit affervi fes alliés dont elle refpeéte aujourd'hui fi religieufement les droits & 1'alliance. Vous me direz, fans doute, Monfieur, que toutes vos républiques ont fur les cötes de la mer & a Pembouchure des grandes rivieres, des villes & des ports qu'il eft néceffaire de fortifier. Jefens combien il eft important pour vous, de défendre 1'entrée de vos ports par des fortereffes & des garnifons toujours fubfiftantes, fi vous voulez être maitres chez vous. Je concois même que dans Pintérieur des terres , vous ne pouvez pas vous difpenfer d'élever quelques chateaux pour vous garantir des courfes & des incurfions que les fauvages peuvent faire fur votre territoire. Ayez donc des fortereffes &  142 Des États -Unis des garnifons, puifque vos provinces ne font point naturellement fortifiées comme la Suiffe; mais que ces places de füreté ne foyent nullement a la difpofition des magiftrats du pays oü elles feront conftruites. Ils en abuferoient fans doute, & je ne puis me débarraffer de cette crainte. Je defirerois donc que toutes ces forces fuffent confiecs a la direction & auxordres du congrès contincntal. Lui feul, par la forme de votre confédération, étant revêtu du pouvoir de traiter avec les étrangcrs, doit aufli avoir le pouvoir de commander les troupes deftinées a agir hoftilement contre eux. Ces garnifons a qui il feroit défendu de s'immifcer dans les affaires civiles & qui ne recevroient des ordres que du Congrès, ne deviendroient jamais une arme entre les mains des magiftrats;  d'Amérique. l4„ ainfi k puiflance civile n'ayant que des moyens de douceur & de conciliation pour cajmer les efprits quelqucfois agités, feroit obligée de fe faire une politique conforme a fa fituation Les citoyens de leur coté n'ayant rien a craindre, s'accoutumcroient enfin a obéir aux loix non par crainte, mais par refpecl & par affeclion. De la naïtroit une fécurité générale. Les richel n'abufcroient Peut-être pas de leurs ncheffcs, ou du moins en abuferoient plus tard, & avec moins d'orgueil. Le peuple armé comme enSuifie & qui feroic veritablement Ia force de 1'Etat, fe feroit refpecler jufques dans fa foumiflion & fa pauvrcté. II me fcmWe qu'aucunedeyos républiques n'a rien a craindre du narti que je propofe. Eiïil poflible de penfer que le Congrès Continental vcuille un jour abufer des forces que je lui abandonne, pour u- fur-  ï44 Des Etats-Unis furper une autorité funefte a la liberté des Etats-unis? Ce corps refpectable n'eft-il pas compofé de membres qui auront paffé par les emplois de leur république, qui en auront contracté les mceurs & les habitudes, & qui doivent bientót rentrer dans la claffe des fimples citoyens? En fuppofant qu'ils fuffent 'affez infenfés pour former une conjuration , a quoi leur ferviroient leurs fortereffes, leurs chateaux & leurs garnifons contre les milices de vos treize républiques réunies? A Passy 13 Aout 1783. IV.  d' Amérique. 145 IV. LETTR. E. Des dangers aux quels eft expofêe la confédératlon Amérlcaine: Comment fe formeront les troubles & les Bi. vlfions: Nécejfité d'augmenter le pouvoir du Congrès Continental. JLoute 1'Europc, Monfieur, après avoir craint que vous ne pufliez réfister aux forces de la Grande Bretagne, eft enchantée aujourd'hui du courage & de la conftance qui ne vous ont point abandonncs, & des fuccès heureux que vous avez obtcnus. Les préliminaircs de la paix qui affurent 1'indépendance de 1'Amérique font déja figG  146 Des Etats-Unis nés , & dans le moment oü j'ai riionneur de vous écrire, nous fomjnes a la veille de les voir confirmer par un traité folemncl. Toutes les nations en voyant qu'il s'eft ouvert une nouvelle branche de commerce a leur induftrie, ne fongent qu'a s'enrichir des dépouilles des Anglois. Je rencontre tous les jours de ces politiques a argent qui n'envient pas votre liberté, mais les richcfles qui vont fondrc fur vous des quatre parties du monde. Ils voyent déja la mer couverte de vos vaiffeaux, & regardant 1'or comme le nerf de la guerrc, de la paix, & l'ob_ jet de la plus profonde politique, ils ne manquent point de vous prédire la plus grande profpénté. Pour. moi, je 1'avoue; cette prodigieufe fortune me fait au contraire tremblcr fur le fort qui vous attend.  ei'ylmérlqw. J47 Apres les trois lettres que j'ai déja cu 1'honneur de vous écrire, vous n'en ferez pas furpris. Je ne puis m'ernpêcher de penfer a Platon qui pour afTurer le bonheur d'une république, vouloit qu'elle ne s'établit point fur les rivages de la mer, ou fur les bords d'une grande riviere. Cette pofitïon , dit-il, 1'expoferoit aux dangers du commerce. Les Etrangers qui ne manqueroient pas d'y apporter leurs fupcrfluités , 1'accoutumeroicnt a des befoins nouveaux. Bientöt les citoyens alléchés par ces nouveautés dont ils ne pourroient plus fe palier , & conduits par des paffions inconnues, croiroient rendre un grand fervice a la patrio, en n'attendant pas que les étrangors vinffent leur apporter des marchandifes. Ils voudront a leur tour couvrir les fleuves & les mers de leurs barques & de leurs vaiffeaux: on encouragera tous les erts, G 2  148 Des Etats-Unis toutes les manufrctures, maisn'en doutez pas, tous ces ballots de marchandifes importées ou exportées deviendront pour la république la véritablc Boete ce Pandore. S'il en falloit croire, Monfieur, cette doétrine que nous appellons fauvage fe peut-être ridicule, pour nous déguifer a nous mêmes notre propre folie, quelles fatalcs confcqucnces n'en faudroit-il pas tirer pour les Etats-unis d'Amérique ? Sans doute que Platon penferoit que vos républiques ne pourroient fe promettre une profpérité de longue duréc, quand même elles répareroient aujourd'hui toutes les négligences qui ont échappé a leurs légiflateurs, & dont j'ai pris la liberté de vous entretenir dans mes lettres précéj dentes. En affermiflant le gouvernement fur une bafe plus réguliere, en prépa-  dAmèriQue, 349 rant & difpofant avec art les loix, de facon qu'elles fe foutiennent mutuellement, & fe faflent aimcr des citoyens; vous arrêterez, vous diroit ce Philofopne, vous fulpendrcz vos malheurs; mais vous ne les préviendrez point, & vous ferez enfin les victimes & les dupes des tentations aux quelles vous vous ferez expofés. C'est un hommc intraitable que ce Platon: il avoit calculé la force de la raifon humaine & celle de nos paffions; il connoiffoit la génération de nos vices & la chaine fatale qui les lie tous les uns aux autres. Peut-être auroit-il eu 1'audace de vous dire que ces fauvages qvi en-ent fur vos frontieres, font moins éloigncs des principes d'une bonne civilifation que les peupleS qui cultivcnt lc commerce & qui chéiiflcnt les richelfes. Les fauvages, ajouteroitG 3  ISO Des États-Unis il, ne raifonneront pas régulierement & avec me'thode des droits de 1'humanité, mais tous les principes en font profondément gravés dans leur ame forte & vigoureulè; ils ne feront effrayés d'aucune vertu dont on leur aura fait fentir 1'utilité ; ils s'y livreront par fentiment, tandis que les nations les plus fieres de leurs lumieres cédent a 1'initincl: qui les conduit au mal, & trouvent enfin des raifons pour le jut tifier , ou plutót pour 1'approuver. Passons, fi vous le voulez bien, Monfieur, a une philofophie moins auftere & plus proportionnée aux mceurs préfentcs: je vals vous expofer la doctrine du Doctcur Brown fur le commerce. Je crois, dit-il, que fi on veut bien en étudier la nature & leseffets, on demeureraconvaincu que, foit dans fes com. mencemens,foitdansfamédiocritéjlefitrcs  d'Amérique. 151 avantageux d une nation ; mais qu'arrivé dfon plus plus haut période par des progrês ultérieurs, illuidevient récllemeni dangereux &funejïe.D'abord ilpourvoit aux né~ cejfités mutuelles des nations commercantes, il prévient leurs befoins, il augmente leurs connoijfances, il les guérit de leurs préjugés, il y étend les fentimens de l'humanité ,• enfuite il procure au peuple des agrémens, il multiplie le nombre des Citoyens, il bat de la mon~ noie, Ufaitnaüre les fciences & ks'STtS} il diSle des loix équitables, il répandau long & au large l'abondance & la prof' périté s mais parvenu enfin d fon troiJieme & plus haut période, change de nature & produit de tout autres effets. II amene les fuperfluités avec l'opulence, il engenJre l'avarice, // enfle le luxe , & en même tems qu'il porte parmi les perfonnes du plus haut rang un rafnement ie délicatejfe qui acheve de les G 4  '5* Les États-Unis amollir, il corrompt vifibkment hs principes de toute la nation. D'abordl'induftrieeft frugale fans être incompatible avec la générofité. Bornée d ce qui intéreffe le nêceffaire, renfermée dans une jouijfance moderée des biens de la vie, elle employé volontiers fon petit fuperjlu en hbéralités & en largel]es. Mais d mefure que Pinduflrie augmente les richejfes, elle augmente auffi k gout de l'opulence : l'amour de l'ar gent étant l'ouvrage de Pimagination, & non du fentiment, on ne s'en raffafte point, on fe dégoute des objets des pasJions naturelles : il n'eft point d'habitude qui fe fortifie plus par Pufage que celle damaffer de Pargent. Un hommi qui l'a contracïée s'en occupe tout entier; d y concentre toutes fes vues. Rien n'égale d fes yeux la fatisfaciion' de grojfir fes tréfors. Ainfi tout marchand  d'Amérique. i /■ 3 qui vife a tcpulence doit par cela même devenir induftrieux, & ce qui Ie rend '11 duflrieux doit le rendre avare. Or ce iL i eft vrai du particulier, l'eft auffi. du corps entier d'une nation qui commerce. Si cette nation trafique pour s'enrichir, fi fa derniere fin eft d'arriver a l'opulence, & fi dans eet efprit, les chefs mêmes de cette nation font des Commercans , le caractere prédominant de tout le corps fera une induftrieufe avarice. On ira. fouiller dans tous les climats, on bravera toutes les mers pour fatisfaire aux befoins de l'avarice & du luxe, A cette autorité fi grave, je pourrois joindre cellc de Camillon homme du génie le plus pénétrant & le plus étendu. 11 avoit fait lui même un trés grand commerce & démêlé tous les refforts qui le font mouvoir &agir, & aux quels les commercans, les banquiers  154 Des États-Unis ers, les agioteurs , les fpéculateurs d'affaires obéiflent fidellcmcnt. On voit que 1'argent eft 1'ame de toutes leurs opérations, qu'ils habitent un pays, mais n'ont point de patrie; que leur cupidité fe communiqué infenfiblement a tous les citoyens, qui ayant toujours de nouveaux befoins ne peuvent jamais avoir affez de fortune. Confidérant' enfuite le commerce en homme d'Etat, il prouve trés bien qu'il ne donne & ne peut donner a un peuple qu'une puiflance paflagere Sc momentanée. Cette opuI lence dont il eft fi. fier, difparoit promptement; par ce que les frais d'un riche commerce étant augmentés , on abandonne fes propres marchandifes pour courir après celles d'un peuple pauvre oü la main - d'ceuvre eft a bon marché. Alors on accufe les adminiflrateursde fottife oude négligenee,parccce que le commerce eft: détruit & que  d'Amérique. 155 1'argent deyient plus rare; comme s'il écoic en leur pouvoir de changer la nature des chofes. Cependant, remarque Cantillon, dans les momens d'opulencc dont on a joui, en s'eft enivré de faprofpérité, on s'eft fait des idéés chimériques de fa puiflance ; on méprife fes voifins paree qu'ils font moins riches; on croit avoir droit de les domincr, ou du moins de les traiter cavalierement. Soitambition, vanité, ignorance, qualités qui s'affocient mcrveilleufcment ; on forme fans qu'on s'en apperceive desentreprifes au deffus de fes forces. De la les emprunts & toute cette adreffc admira^ ble par la quelle on parvient a fe faire un trés grand crédit. Mais comme les hommes ne font jamais affez lages pour fe corriger par une expérience, on imagine des banques pour que le papier G 6  156* Des Etats-Unis tïenne lieu de 1'argent qu'on n'a pas", & bientöt on foutiendra que le crédit eft la fource de la puiffancc d'un Etat. Vaine reffource! La richeffe imaginaire des banques difparoit, & 1'on fonge enfin a ranimer le commerce par la voyc des armeSjfans prévoir que la guerrc abforbera plus de richefles que n'en peut procurer le commerce le plus heureux. Je m'arrête, Monfieur, car je ne doute point que 1'ouvrage de Cantillon n'ait paffé en Amérique, Si ce que je viens d'écrire, en copiant les propres paroles du Docleur Brown, & en vous expofant la Doélrine de Cantillon, doit palier pour une yérité inconteftable & mille fois démontrée par les faits; pourrois-je n'avoir pas quelque crainte fur le fort qui *ttend les Etats-unis d'Amérique ? Comment ne ferois-je pas inquiet, quand je  et' slmèrique. jj7 vois que leur pofition Topographique les invite, les follicite, les prefle de fe livrer au commerce ? Vos villes font remplics de Citoyens qui avant votre révolution, avoient déja adopté toutes les idéés Angloifes fur le commerce les richefles & la- profpérité des Etats; & qui ne font point détrompés en voyant enfin que 1'Angleterre eft pauvrc au milieu de toutes ces richefles fi enviécs, & qui ne lui ont donné, comme le prouve votre guerre, qu'unc confiance téméraire & des efpéranccs trompeufes. Quelles mcfures vos légiflateurs ont- ils prifes pour donner des bornes au commerce & le fixer dans cette heureufe médiocrité qui, fuivant le Doeteur Brown , peut encore s'aflbcier avec quelques vertus ? Je fais que toutes leurs loix n'auroienE été qu'une bar7  153 Des États-Unis riere impuiflante, fi on avoit laüTé aux paffions la moindrc elpérancc de réuffir; mais j'aurois du moins vü avec plaifir qu'on auroit remonte aux principes d'une faine politique, & ces réglemens auroient retardé le progrès des vices que je crains avec Platon. Bien loin de la, la République dc Maflachuflets feite pour donncr 1'exemple aux autres, ordonne d'encourager les fociétés particulieres & les in/litutions publiques pour les progrès de l'agriculture, des arts, des fciences, du commerce, du négoce, des manufaStures 6? de Vinduftrie. On croit fans doute avec le D. Brown , qu'un commerce médiocre produit quelques avantages a la fociété , & fans faire attention au refte de fa doctrine, on en a conclu qu'un plus grand commerce produiroit encore de plus grands biens; Mais il falloit au  d'Amérique. 159 contraire, voir avec Platon, que ce commerce médiocre, en révcillant des paiïions indomptables, étoit le germe d'une foule de vices plus forts que Ia politique & les loix. E n fuivant la méthode du D. Brown pour qui j'ai, Monfieur, laplus grande vénération; permettez moi de fuivre pas a pas la marche ou le développement des malheurs que je crains pour les Etats-unis d'Amérique. Tandis que vos principales villes ne chcrchcront d'abord qu'a étendrc & multiplier leurs relations & leur induimc, la République paroltra tranquille & floriffante; parecque les Citoyens commeneant a être un peu diftraits des intéréts de la chofe publique par les foins & les travaux de leur commerce particulier, n'auront point ce zèle, cette ardeur r eet amour du bien public qui  ióo Fes États. Unis eft une grande vertu, mais qui excite ordinairement des défunions vives, quel ■ que fois des jaloufies & des efpeces de parti que les efprits trop timides prcnnent prefque toujours pour uncommencement de trouble & de fédition: & qui dans la véïité n'eft qu'une fermentation propre a élever les ames & leur donner de la force, du courage & de la conftance. De leur cöté , les Cultivatcurs dans les campagnes ne fentiront encore que lesavantages du Commerce ; les produdlions de la terre acquerront un nouveau prix. Les Laboureurs encouragés par les fruit de leurs travaux défricberont des terres incultes. Les habitans fe multipiieront parceque les enfans ne feront point è charge a leurs peres: il s'établira en même tems des manufactures de tout cöté, & elles feront également utiles au progrès du commerce & de 1'agriculture.  d' Amérique. \6ï Ce tableau ne préfente encore rien d'cifrayant auxpcrfonncs qui ne font pas accoutumées a lire dans 1'ayenir. On nc voit que des pcuples qui font dans une plus grande abondance, & qui culti vent avec ardcur les arts les plusutiles. Mais examinons,je vousprie, les viccs naiffans & encore foiblcs qui font cachés fous ces apparences trompeufes. 11 me femblc que 1'efprit de commerce doit dcvenir en peu de tems 1'efprit général & do ■ minant des habitans de vos villes. Ne pas s'y Hvrer tout entier , ce feroit vouloir s'appauvrir & fe rabaiffer au deilbus des Commercans dont la fortune croitra de jour en jour. Je crüfs bien que ces nouveaux enrichis n'auront d'abord que la groflefe fotte vanité que donncnt les richefles; Sans dédaigncr les citoyens qui auront été moins heureux , ils fe croiront feulement plus habiles. Une préfomtion ridicule ne les empèchera pas de contineer encore pen-  ló'a Des États-Unis dant quelque tems a ètrc d'aiFez bonnesgens. Mais a la feconde, ou tout au plus tard a la troifiéme génération, penfez-vous que leurs enfans nés au milieu des Tichelles n'auront pas les paffions qu'elles donnent néceffairement? De quel ceil verront-ils donc cette égalité que vos loix ont voulu établir entre les Citoyens ? Ils ne comprendront rien a ces droits inaliénables de Souveraineté que vous avez attribués au peuple. Les richeffes qui ont été chez tous les peuples anciens & modernes, la fource & le principe de cette nobleffe dont on eft fi fier, par quel miraclc ne partageroient-elles pas en Amérique les families en düïérentes dalles ? Pourquoi ces richeffes qui établiffent la différencc la plus réelle & la plus fenfible entre les hommes, fouffriroientelles chez vous que les pauvres jouiffent des mémes avantages que les ri-  d'Amérique. ig* ches? VotreGouvernementdoit donc dc toute néceflïté fe déformer. C'eft en prévoyant ainfi la révolution dont vous êtes menacés, urgent fata, que j'ai pré féré la légiflation de Maffachuffets a toutes les autres, comme donnant des borncs plas étroites a la Démocratie, & préparant le palïage inévitable dc la République a 1'Ariftocratie, fans 1'cxpofer aux mouvemens violens & convulfifs qu'éprouvera vraifemblabiement la Penfilvanie, & qui la précipiteronf, felon toutes les apparences, fous le joug de 1'Oligarchie , ou d'un feul maitre. Je reviens, Monfieur, aux habitans des campagnes, & je crois qu'occupés d'abord de leurs récoltes &de leurs défrichemens, ils feront affez contens de leur fort; & pourvü qu'ils vendent cherement leurs denrées, ne penferont guere a ce qui fe paffera dans les villes-  164 Des États-Unis Mais tout a un terme dans les chofês humaines, & quand ces hommes, après avoir un peu négligé les affaires publiques , commenceront a tircr de leurs poffèilions le meilleur parti poffible, peut - on fe flatter que fiers de leur loifir, de leur nombre & de leur aifance , leurs regards ne fe tournent pas du cöté de la liberté? Verront-ils avec indiflerence 1'orgueil des villes & les prétentions de leurs Citadins ? Ils ne fongeoient pas si être ambitieux; ils ne fongeoient pas même qu'ils étoient libres, paree qu'ils comptoient fur 1'égalité établie par les loix. Mais dès qu'ils verront 1'orgucil des riches; quand ils auront lieu de craindre qu'ils ne veuillent s'emparer de toute la puiffance publique: ces hommes accoutumés au maniement des armes & qui fentiront leurs forces, confenriront-ils patiemment a devenir les fujets d'une Ariftocratie? La République  d'Amérique. 165" Romaincfut perdüe,dès que les loix & les mcéüis furent en contradiction. II ne vous faudra de même qu'un Gracque , c'eft a dire, un ambitieux adroit ou un orateur emporté pour foulever les citoyens les uns contre les autres, & les jetter dans une Anarchie, d'oü 1'on ne fort trop fouvent que pour éprouver les rigueurs du Dcfpotifme. V01 la, Monfieur , la cataftrophe que je redoute. En vain ferez-vous des loix, fi elles ne font étayées par de bonnes mceurs ? En vain recommanderez-vous la pratique de quelques vertus, fi vous n'avez pas 1'art de les protéger en vous oppofant d'avance avec courage aux rufes, a la force & aux furprifes des pailions ? Cette vérité fait frémir: elle eft d'autant plus terrible que peut-être les vices, les préjugés & les opinions de TEurope, ont déja fait d'af-  i6o* Des États-Unis fez grands progrès en Amérique, pour ne pouvoir plus efpérer d'y établir la liberté fur des fondemens inébrankbles. Que n'avez-vous dans vos Républiqucs plufieurs Citoyens femblables a ce grand homme a qui vous deveztant! Sage comme Fabius, quand il falloit temporifer, entrcprenant comme Marcellus, quand il falloit agir, il pouvoit être un Cromwell; mais touché de la feule gloire qui fait les héros , il s'eft démis dc fon autorité'quand vous n'avcz plus eu befoin de fon épée pour vous défendre ,& s'eft rctiré dans fes poffeflions ,en nous montrant encore les vertus antiques de la République Romaine. Quoique les circonftances ne vous permettent pas de prévenir les malheurs que je crains, vous n'en êres pas moins obligés de prendre les mefures les plus propres a les retarder, & a préparer du  d''Amérique. moins une révolution tranquille, & pour ainfi dire, infenfible. La probité en impofe la loi a tous les bons Citoyens. Si des obftaclcs infurmontablcs ne permettent pas d'arriverau but que defire la politique; il faut cependant effayer d'entrer dans la route qui y conduit. N'eft-cc rien que de rallentir la marche de nos paflions, les progrès trop rapides de nos vices, de protéger les vertus , dc les enhardir & dc prolonger pendant quelque tems la tranquillité de la République ? Pour leur honneur, pour leur gloire, je prie, Monfieur, je fupplie tous les Citoyens qui par leur génie & leurs talens, font deftinés dans les vues de la Providence, a préter leur raifon & leurs lumieres a cette multitude qui defire le bien, mais fujette a le chercher oü il n'eft pas; Je les conjure de fonger qu'ils tiennent aujourd'hui dans leurs mains Ia deftinée de  i63 Des États-Unis toute leur poftérité. S'ils laiffent échapper le moment favorablc oü les efprits ont encore ce courage, cette force, cette joic qu'infpire une liberté naiflante & achetée par beaucoup dc travaux; il ne fera peut-être plus tems de center une réforme. N'en doutez pas, les ames fe refroidiront dan;, le calme de la paix, & feront incapables de touteffort généreux. Si lcs'prejugés Anglois vous empêcbent aujourd'hui d'établir votre gouvernement fur les meilleurs principes; les habitudes que vous allcz comracter, vous les rendront de jour en jour plus chers: je Pai déja dit, il ne fera plus tems de revenir fur vos pas. j e fais que les gens les plus éclairés, ne rencontrant de toute part que des obftacles infurmontables au bien qu'ils défirent, ne font que trop découragés dans leurs entreprifes, & cédent fou-  d'Amérique. /{fa 'fouvent a la malheurcufe tentation de é*È* bandonner aux évenemens qui décident des loix & des mceurs. Rien en effet n'eft plus trifte pour un Citoyen qui a des lumieres fupérieures, que de juger qu'il ne peut qu'ébaucher fon ouvrage. Ce qu'on lui permet dc faire, ne lui paroit pas digne de lui; il s'éloigne de 1'adminiftration des affaires publiques; fcparcequ'ilcraint qu'on 1'accufe d'avoiï fait le mal qu'on ne lui a pas permis d'empêcher, il trahit fon devoir & les intéréts de fa patrie. L'antiquité nous öffre plufieurs grands hommes qui, par fageffe, obéiffant au pouvoir des conjoncTures que la prudence humaine ne peut changer, n'ont eu que le choix des fautes ; mais 1'équitable hiftoirê leura rendu juftice, &dans les partis cn apparence imprudens qu'ils ontpris, elle a retrouvé toutes les lumieres & m les talens qu'ils auroient raontrés H  170 Des États -Unis avec plus d'éclat, s'ils avoient rencontré des circonftances moins malhcurcufes. Vous avez beaucoup de Citoyens égalemcnt diftingués par leurs vertus & leurs connoiffances. J'ai eu le bonheur d'en connoitre pluüeurs , & je mets dans ce nombre les Collégues qu'on vous a donnés, & avec les quels vous avez fi beureufement achcvé 1'ouvrage de votre indépendance. Quelque foit le fort qui attend PAmérique, foyez fur, Monfieur, que la poftérité rendra juftice a vos travaux & aux leurs, quand elle verra que vous avez pris toutes les mefures poffibles pour gêner les palfions & s'oppoier a la naiffance, ou du moins au progrès des abus. Elle ne vous reprochera point les malheurs dont elle fe plaindra : elle dira de vous ce qu'Horace die de Regulus: Hoe caverat mens provida Reguli, & nous ferions heureux, fi les hommes qui leur  d'Amérique. j t ont fuccddé dans l'adminiftration des affaires , avoient eu la même prévoyance, le même courage, & avoient continué a nous conduire par les mêmes principes. Si vousprenez des mefures pour empêcher le commerce de multiplier vos befoins; fi vous vous oppofez aux progrès du luxe; fi vos loix fe défient prudemment des femmes par qui Ja corruption s'eft introduite dans toutes les Républiques; fi vous mettez des cntraves \ 1'ambition des riches portés naturellement a penfer que tout leur appartient paree qu'ils poffedent les richeffes a qui tout obéit; en un mot, fi vous tentez d'établir entre tous les Citoyens, & entre toutes les branches du Gouvernement, un équilibre tel qu'on puiffe juger que vous avez fait tous les efforts poflibles pour affermir H 2  Des États-Unis folidement la liberté fur la bafe des loix^ ne craignez point qu'on vous impute un jour les malheurs dont 1'Amérique pourra être affligée. On n'en accufera que les circonftances malheureufes dans les quelles vous vous êtes formés. Nos prémiers légiflateurs, diront les fages, ne pouvantpas être des Lycurgues, ont été des Solon : ils ne nous ont pas donné les loix les plus parfaites, mais celles dons nous édons fusceptibles; & les vices feuls dont ils n'ont pu nous corriger, nous précipitent aujourd'huy vers notre ruine. Quoi qu'il en foit, Monfieur, dès que vos Républiques fe feront enrichies par un grand Commerce, il n'eft pas permis de douter que les Citoyens ne prennent le génie & le caractere propres aux Commereans. C'eft Finterêt le plus fordide qui doit regner dans  d'Amérique. 173 des banques & des comptoirs, on s'y accoutume a tout pefer au poids de 1'or. II y a longtems qu'on a dit que les Commercans n'ont point de patrie, & qu'ils la vendront avec leur liberté a qui voudra 1'acheter. Vbyez dans quelle dégradation font tombées les Provinces-unies des Pays-bas. Ce n'eft plus que Pombre vaine d'une République. Quoique formée par une guerre de quatre-vingc ans, &mêléejufqu'ala paix d'ütrecht dans toutes les grandes affaires de PEurope; fon amour de la liberté & fon courage n'ont pti fe conferver dans le calme d'une paix de trente ans qui avoit étendu les relations de fon commerce, & augmenté fes richefles. II ne s'elt pas retrouvé une feule étincelle du génie que Jean de Witt avoit fait naitre ; & la révolution la plus ctonnante chez un peuple libre, s'eft faite de la mail 3  174 Des États-Vnis niere Ia plus fimplc & a été Pouvrage u'un moment. Je crains, je vous Pavoue, Monfieur, un fort beaucoup plus fêcheux pour les Américains, c'eft a dire qu'ils ne foyent pouffés a une révolution beaucoup plus dure que celle desHollandois, & n'y arrivent par une route plus difficile & plus laborieufe. Pour juftifier mes allarmes, revenons a Pexamen de la marche des paflions dans la fociété. Dès-que les Bourgeois de vos villes, corrompus par leur fortune, ne regarderont qu'avec mépris les habitans de la campagne & les artifans; n'eft-il pas vrai que vos loix auront inutilement établi la plus parfaite égalité? Ces favoris de la fortune afpiicront a former des families d'un ordre fupérieur. S'ils font affez prudens & affez maitres d'euxmêmes pour amadoucr les paflions, ne  d' Amérique. 175 point brufqucr les préjugés & cheniiner avec lenteur; je vous demande ce qui doit réfulter d'une révolution qui fe fera faite fans eifort , fans fecouffe, fans foubre-faut , & paree que des Fripons n'auront eu a dupcr que des imbécilies. Après avoir efTayé & taté la patience du peuple , 1'ambition. desRiches fe contentera-t-elle d'une puiflance fecrettc & clandeftine ? On croit ne rien pouvoir, quand on eft obligé de cacher, ou de diflimulcr ce qu'on peut: enunmot, 1'ambicicïï n'eft point comme 1'avarice qui enterre quelquefois fes richefles & fe plait a préfenter 1'image de la pauvreté, On ne veut pas faire le mal, mais on veut pouvoir le faire , & bientöt on lc fera. Rien n'eft plus dur que 1'empire de 1'avarice, paree qu'elle eft infatiable, & toute la fortune de 1'Etat appartienH4  I.? 6 Des États-Unis dra bientöt a des hommes qui feront corrompus par la leur. Mais fi la révolution ne s'opére point par des moyens lents & frauduleux, fi les Riches au contraire affcctent ouvertement, qu mal-adroitemcn.t 1'empire; on doit ctre für que les Citoyens qu'ils voudront traiter en fujcts ne le fouifriront pas: 1'indignation leur donnera du courage; ils reclameront avec force les loix & 1'autorité irrnliénable du peuple. Accoutumés a regarder les magiftrats comme leurs gens d'affaire, ils les traiteront dans leur colere comme des valets infolens & infir deles. Si dans ces fortes de combats, la Démocratie eft triomphate ; il eft aifé de fentir quelle Anarchie il en doit réfulter. Quelles loix feront refpcétécs ? Quelle forme donnera-t-on au gouvernement? S'élevera-t-il comme a Flo- rea-  Amérique. \.jy- rence un Médicis qui s'emparera de la Souveraineté de fa patrie ? II eft impoffible de le prévoir, paree qu'il n'y a qu'une maniere pour faire le bien , & qu'il y en a mille pour faire le mal. Si l'Ariftocratie au contraire s'éleve fur les ruines de la liberté, elle abufera néceffairement de fon autorité. Plus le peuple auramontré de courage, plus elle fera foupgonneufe & hardie 1 par timidité. Peut-être dégénerera-t-elle en Oligarchie, & des Trtumvirs fe difputeront bientöt la gloire de l'affcrvir fous prétexte de venger le peuple. Mes amis, en badinant, m'appel-lent quelquefois un prophete de malheur ; & il eft vrai, Monfieur, que je ; connois affez les hommes pour ne pas ; efpérer facilement le bien. Mais, dans ce que je viens de dire, il me femble que jen'ai rien exagéré. En voyant une H 5  I7§ Des États Unis légiflation irreguliere, comment pourroit-on fe trop allarmer, puifque 1'histoire nous apprend que la négligence la plus légere d'un légiflateur fuffit fouvent rour produire les plus grands défordres? Ce n'eft pas affez que de prédire des révolutions aux Etats-unis d'Amérique; le pis de tout, c'eft qu'elles ne fe feront point fans troublcs, fansviolence, fans convulfion , comme danslesProvinces-unies desPays-bas dont > je viens d'avoir 1'honneur de vous parler. J e vous prie de remarquer que cette République , en fecouant le joug de 1'Efpagnc, comme vous avez fecoué % celui de 1'Angleterre , s'accoütuma ' fans peine a obéir a un Stathouder, c'eft a dire a un magiftrat dont 1'autorité prefque royale contenoit & lioit entre elles toutes les parties mal-unies de la Confédération. Les vertus & les ta-  dJ Amérique. i^q lens des premiers princes d'Orange ont fuppléé pendant longterm a tout cc qui manquoit aux rcflbrts du Gouvernement; & d'ailleurs la crainte de" la maifon d'Autrichc, ainfi que le remarque Grotius , occupoit les nouveaux républicains de foins trop importans pour que les mauvais effets de leur efprit commereant ne fuflent pas fufpendus. La paix de Weftphalie & de grandes richefles changerent la difpofition des efprits & commencerent a donner de 1'inquiétude. On fe défia du Stathouderat; on crut n'en avoir plus befoin ; on le profcrivit paree qu'on ne redoutoit plus 1'Efpagne, & la république auroit été livrée deslors aux plus cruelles divifions, fi Louis XIV ne lui etlt infpiré la plus grande terreur. Les partis fe rap p roe herent, les De Wit périrent, le jeune Guiilaume III. fut fait Sta.houder, & la Hollande pleine de reöentiment contre H 6  180 Des États-Unis la France, & gouvernée par lc plus habile politique de 1'Europe, fe trouva trop mêlée dans toutes les plus grandes guerres pour ne pas reprendre en quelque forte 1'efprit qu'elle avoit eu a fa naiffance, En effet après la mort de Guillaume, les Provinces-unies qui avoient encore détruit le Stathouderat, fircnt le röle le plus important dans la guerre de la fucceflion d'Efpagne. Les troupes. auparavant trop négligées avoient repris leur ancienne difcipline &leur courage. Mais la paixd'Utrecht ne devint pas moins funeftc que 1'avoit été la paix. de Weftphalie. Des magistrats commergans, ambitieux, mais avides , oublierent. leur gloire en fe li ■ vrant entiercment aux foins de leur commerce. Toute 1'Europe étoit laffe de la guerre qui 1'avo.it épuifée , &  d'Amérique. &dansle calme de la paix, les Provinces-unies s'abandonnerent au caractere qu'elles devoient avoir: Elles déchurent fans s'en appercevoir. La noblefie croyoit que fa Dignité tenoit a cellc du Stathouderat, & voyoit avec dépit que quelques families bourgeoifes plus riches & plus adroites que les autres, fefuffent emparées dans leurs provinces de ia puiflance publique. Les autres Bourgeois fe trouvant dégradés, ne pouvoient plus afpirer aux magiftratures-, vouloient fe venger & deliroient une révolution. Le peuple privé de fesfuffrages n?étoit compté pour rien, & n'attendoit que le fignal des mécontens pour éclater. Les plaintes, les murmures, les haines augmentoient chaque jour; & la guerre de la fucceflion Autrichienne vint encore au fecours de-s Provinces-unies. Des magiftrats qui avoient abufé de leur pouvoir penda&t H 7  i§2 Des États-Unis la paix furent incapabies de s'en fervir dans la crife violente ou il fe trouvoient; on demanda a grands cris un Stathouder, il fut proclamé enuninftant. On rendit fa dignité héréditaire , parccqu'on crut que la République ne pouvoit s'en paifer. Cette puiffance plus forte que celle de tous les partis qui s'étoient formés étouffa leurs haines, leur donna de nouveaux interets, & forca les Hollandois a ne plus penfer qu'aux affaires de leur commerce. Je prie les États-unis d'Amérique de penfer qu'étant menacés des mêmes divifions*, des mêmes défordres , ils n'auront pas la même reffource. Ce n'eft point, Monfieur, que je veuillc blamer vos Républiques de n'avoir pas établi chez elles une magiftrature pareille au Stathouderat. Je fuis bien éloigné de cette penfée, & onnepeut  d'Amérique. 183 en effet donner trop d'éloges a la fageffe avec la quelle vous avez borné la puiflance de vos magiftrats, pour qu'il ne puifle pas même leur venir la penféc d'en abufer. Vous êtes parfaitemcnt cn füreté de ce cöté, mais ü s'en faut bien que vous le foyez contre les dangers aux quels 1'efprit de commerce & une fauffe profpérité doivent inceflament vous expofer, & dont je vous ai affez entretenu. Vous avez trop fenti pendant la guerre 1'avantage de votre union pour que ce fentimcnt s'efface cn vous fubitement ; mais pouvez-vous efperer qu'il durera toujours ? Chaque Province conféderée des Pays-bas a été continuellemcnt avertie par fa foibleffe & la médiocre étendue de fon territoire, qu'elle devoit tout a fon union avec les autres. En Amérique au contraire , combien de vos républiques, quand elles auront mis en valeur ls  «fcfe Des États-Unis pays qu'elles poffedent, nedoivent-cilès pas fe flatter- de pouvoir fubfifter a part & de former même une puiflance trés confidérable ? Elles regarderont alors le bien de 1'union comme une efpece de fervitude. Vous voyez d'ailleurs, Mon fieur, que vous n'avez point comme les Provinces - unies des pays - bas, des voifins qui vous inquiétent , dont il faille fe défier, qui fufpendent 1'activité de vos paflions & vous forcent malgré vous a prendre des mefures pour votre fureté. Plüt-a-dieu j Monfieur, que le Canada püt encore vous infpirer les mêmes allarmes, que quand il obéif- foit a la France! mais il eft vraifemblable que 1'Angleterre défabufée enfin de 1'efpérance de vousfoumettre, qu'elle n'auroit jamais dti avoir, ne facrifiera point lesavantages que lui promet votre commerce a je ne fais quels fentimens de vengeance & de vanité quï,  d'Amérique. itfg- peut-être font déja éteints. LesEfpagnols d'un autre cöté ne poffedent en Amérique que trop de terres inutiles pour penfer a y faire des conquêtes. Vos autres voifins font des fauvages contens de leurs déferts & qui ne vous envient point vos poffellions. Vous n'avez donc a craindre que vous-mêmes, k. fi les États-unis s'abandonnent a la fécurité qu'infpire cette pofition, ne dois-jë pas craindre pour eux les malheurs dont je viens , Monfieur, de vous entretenir? On me dira peut-être que fi une de vos provinces eft troublée par des diffenfions, les États voifins interpoferont leur médiation, & parviendront bientöt a rétablir le calme & 1'harmonie. Vaine efpérance ! Qui ne connoit pas le pouvoir que les mots de liberté & de tirannie exercent fur un peuple qtü  '85 Des États-Unis n'eft pas faconné a la Servitude .'Les troubles d'une feule république feront une efpece de tocfin qui portera 1'allarme chez toutes les autres. Les peuples qui n'auroient point encore fongé a leur fituation, qui n'auroient pas même des juftes fujets de plainte, auront alors de ftupcons , des inquiétudes chimériques, fi vous le voulez, mais que la crainte, 1'efpérance & mille autres paffions ne rendront que trop reélles. Le feu de la difcorde s'étendra, & fi vous ne trouvez pas en vous mêmes un remede contre cc mal, il ne faut pas douter que tous les nceuds de votre confédération ne foient rompus. Ce remede, Monfieur, vos compatriotes 1'ont fous leur main. II n'eft pas quelïion de créer de nouvelles magiftratures, ni d'élever parmi vous un Stathouder; il s'agitfeulement de don-  d'Amérique, 187 ner au congrès Continental une autorité qui le mettra en état de vous être aufli utile pendant la paix dont vous allez jouir, qu'il a été pendant la guerre qui vous a fait triompher de vos ennemis. Cette augufte aflcmblée a été 1'anneau, la chaine qui a tenu étroitement unis les treize États; elle en a été 1'ame; elle a donné a tous un feul & même efprit, un feul & même interêt. On peut aflurer comme une vérité certaine & évidente, quefi. chacune de vos Républiques s'étoit conduite par fes délibérations particulieres; il n'y auroit eu aucune unité dans vos opéra • tions; vos projets fe feroient nuis, vos forces divifées auroient trabi vos efpéranccs, &faute de concert, vousauriez vraifcmblablement fuccombé. Vous devez a ce Confeil votre confidération , votre gloire, votre liberté. Vous avez vu que toutes fes délibérations ont été  188 Des États-Unis didées par la prudence, la modération, le courage, la juftice & la générofité. Puifle eet efprit fubfifter toujours parmi vous! Mais il ne fubfiftera point fi vous ne prenez les mefures les pl us propres a conferver au congrès la confidération dont il jouit, & lui dönner en même tems 1'autorité dont il a befoin pour cimenter a la fois votre union & prévenir les malheurs dont je viens de parler, & qui ne font que trop naturels a votre conftitution: C'eft une vérité qu'on ne fauroit trop répéter. Pour préparer ce grand ouvrage, Je voudrois donc, Monfieur, que chaque République fefit une loi de ne charger de fes pouvoirs dans le Congrès Continental, que des Citoyens qui auroient été employés dans le confeil auquel elle a confié la puiflance exéeutrice, & s?y feroient diftingués par leur probnc  d'Amérique. 189 k 'leurs talens. Je voudrois qucjl'opinion publique établit parmi vous quele plus grand honneur auquel puifle afpirer un Citoyen , c'eft d'être délégué au confeil de vos Amphictions. Vous fentez combien cette maniere de penfer feroit propre a donner de 1'émulation aux Citoyens & a infpirer autant de refpect que de confiance pour une affemblée qui vous eft bien plus néceflaire qu'elle ne 1'étoit autrefois aux Républiques de la Grece. Vos Conftitutions ont ordonné que ces Magiftrats puiflent être revoqués dans quelque tems de Pannée que ce foit: permettez-moi de vous demander quel eft 1'efprit de cette loi trop timide , trop foupeonnevfe, trop défiante, puifque a préfent leür magiftrature n'eft qu'annuelle, & ne peut par conféquent être dangereufe pour la liberté. Prenez  iqo D(S É(ais-Unis y garde: vous ouvrez une porte a 1'intrigue des concurrens qui n'auroient pas été préferés dans vos éleótions; vous vous cxpofcz a des cabales qui pourront troubler votre repos. Permettez-moi de le dire; rien n'eft plus dangereux pour une République que de dépouiller les Magiftrats par la fimple formule qu'on retire fa confiance. LesSuédois dans ces derniers tems s'en font bien mal trouvés, & cette maniére defpotique de traiter les Sénateurs a été une des principales caufes qui a fait perdre fon crédit au Sénat & affoibli les refforts de la conftitution Suédoife. J'ajouterai que cette loi dont je me plains. me fait prefque foupeonner malgré moi, quel'intention de chacune de vos Républiques eft peut-être peu conforme afes vrais intéréts. Pourquoi veut-on, je vous prie, être le maitre en tout tems de rapeller le miniftre qu'on a député au  et Amérique. jpt Congrès ? je n'en devine point le motif; car il feroit infenfé qu'un État de la conféderation Américaine craignit que fon miniftre ne trahit fa patrie ou n'abandonnat fes intéréts. Seroit-on peu difpofé a fe conformer aux vues d'une aflëmblée dont le premier, ou plutöt le feul devoir, eft de ne s'occuper que de 1'interèt général de 1'union? ce feroit bien mal connoitre la nature de cette augufte aflëmblée , ce feroit la confondrc avec les Congrès qui s'aflemblent quelque fois en Europe pour terminerles différends de plufieurs puiffances ennemies qui ne veulent fe reconc.ilicr qu'en fe trompant le mieux qu'elles peuvent, & ne cherchent par une paix platrée, qu'a fe ménager quelque avantage dans une nouvelle guerre. Quel eft donc 1'efprit de cette loi? vos ennemis, Monfieur, diront que les États de 1'union Américaine ne fe font  'ïpa Des États-Ühis refervé que par des vues d'Ambition > le droit de révoquer arbitrairement leurs miniftres au Congrès.Si cesDéputés ne font pas affez rufés, affezfubtils, affez menteurs, affez opiniatres pour faire dominer leur opinion; on veut pouvoir cn tout tems leur donner des fucceffeurs plus habiles, capables de prendre 1'afcendant fur leurs collegues, de faire prévaloir leur avis & d'établir une puiffance préponderante dans une afföciation qui nepeut êtreutile & fubfifter que par 1'égalité. Politique fauffe, honteufe & fi> refte! Elle fuppoferoit en Amérique la même ambition qui perdit autrefois le Confeil Amphictionique. Dès que la corruption en eut fait le centre de 1'intrigue & de la cabale, la Grece ne fut plus capable de réunir fes forces; Philippe de Macédoine y domina & les Grecs perdirent leur liberté.  d'Amérique. 193 Que les Etats-unis prolitent de cette importante lecon. Que le premier article des inftruétions qu'ils donneront aleursDélégués, foit de ne travailler qu'a concilier les efprits, & rapprocher leurs interets. Qu'on leur ordonne même de faire des facrifices pour le bien de la paix & de la roncorde. C'eft par cette politique bienfaifante & généreufe que toutes les nations devroient adopter, que les peuples alliés peuventrendre de jour en jour leur alliance plus étroite & plus utile. En un mot, il importe au bonheur particulier de chaque République de ne pas vouloir dominer dans le Congrès, & de fe foumettre au contraire aux vues Sc aux réfolutions d'uiï Corps qui embraile les intéréts généraux de la Confédération. Si mes remarques font vraies, bien loin de chercher a diminuer le crédit du Congrès, vous devez travailler a augmenter fon autoI  194 Des Etats-Unis rité. Menacésdes troublés, des divifions, des défordres domeftiques dont j'ai parlé, vous ne pouvezvous pafler d'unc Magiftraturc fuprême pour les prévenir, ou pour les arrcter; & vous nc pouvez la placer avec füreté que dans un corps compofé des Citoyens les plus recommandables de chaque État. Cet objet eft trop important pour ne pas m'y arrêter encore. Je pric d'obferver avec attentiön que les habitans de 1'Amérique devant avoir des profeffions, des droits, des fortunes, des mceurs & par conféquent des manieres différentes d'cnvifager leurs interets, il eft impoflible que les diverfes paflions qui en réfultcront, n'cxciteUt pas des murmures &^des plaintes. En s'aigriffant, ils feront naïtre des querellcs qui doivent caufer des tjoublcs f'uneftcs, fi au lieu d'ètrc arrètés dans  d"1 Amérique. i°5 leur naiffance, on leur permet dc fcrmenter fecrettcment dans la cabale •& 1'intrigue. Quels débouchés , fi je puis parler ainfi, avez-vous préparés a ces humeurs, pour que leur fermentafion ne caufe pas une maladie mortelle au corps de la fociété ? Si les Citoyens qui croiront avoir de juftes fujets de fe plaindre, n'ont pas des voies légales pour fe faire entendre; foyez fur qu'agiflant fans regies & par fougue, ils fe porteront aux dernieres extrémités. C'eft pour cette raifon que tous les politiques ont extrêmement loué Pétabliflement des Tribuns dans la République Romaine. Le peuple für d'avoir des protecteurs fe repoibit iür eux du foin de fes intéréts, & ces Magiftrats populaires avoient eux-mêmes des ménagemens a garder. Ils s'étoient fait des regies & des procédés qui les empêchoient de fe conduiré avec 1'inconfidé I a  1$6 Des États-Unis ration & la violénce familieres a la multitude. On peut voir dans le traité des loix de Ciceron, combien l'établiflement de ces Magiftrats fut falutaire. Mais ne feroit-il pas dangereux de le vouloir tranfporter aujourd'hui chez vous ? Vous n'avez pas les mceurs des premiers Romains, &je craindroisque vos Tribuns ne reffemblatTent a ceux des derniers tems de Rome qui ne furent que des féditieux qui facrifierent la République aux intéréts de leurs paflions. Ce qui en tiendra lieu, c'eft 1'autorité du Congrès, fi vous lui donnez la forme & le crédit qu'il doit avoir. En voyant un juge au deffus d'eux, les riches feroient plus melurés dans leurs entrcprifes, & le peuple moins inquiet, & moins foupgonneux. L'efpérance de rétablir le Stathouderat empêcha les mécontens des Pays-bas de fe livrer a des partis violens. De même l'efpérance , ou la crainte d'un jugement juri-  d'Amérique. i$j dique calraera les efprjts en Amérique. ' Si vos mécontens n'ont la faculté d'adreffer leurs remontrances qu'a la puiffance légiflative, ou aux Magiftrats chargés du pouvoir exécutif; ils éprouveront le fort des Rèpréfentans de Geneve, & le défefpoir fera prendre des réfolutions extréme; Je ne vois , Monfieur qu'une feule, une unique reffource pour les Américains; c'eft d'établir le Congrès Continental juge fuprême de de tous les dirférends qui pourront s'élever entre les divers Ordres de Citoyens dans les États de 1'union. Pourquoi vos légiflateurs fe refuferoient-ils a eet arrangement ,puis qu'ils ontdéja accordé a ceTribunal la prérogative plus importante , de connoitre de tous les différends qui peuvent furvcnir entre vos républiques a 1'égard de leurs territoires, ou de tout autre objet? Elles n'ont point cru déroger a leur fouveraineté, ni k I 3  ip8 Des Êtats-Unis leur indépendance, en cedant au Congrès feul le droit de traiter avec les puiffances étrangcrcs; & en confentant même de ne pouvoir, fans fon approb'ation, faire entre elles des conventions particulieres. Si les Richcs fe refufoient a la loi que je propofe, ce feroit un figne certai-n qu'ils forment déja des projets d'ambition ou de vanité. Je ne le crois pas, Monfieur, & j'efpere au contraire, s'ils font perfuadés que mes craintes ne font point chimériques, qu'ils verront avec plailir fe former dans votre confédération une puiflance qui favorife Fégalité; qui préfervera la première claffè des Citoyens d'une ambition qui finiroit par les perdre, & la derniere d'une abjeélion & d'une mifcre dont les riches, malgré tous leurs efforts, fentiroient bientót le contre-coup. Vous ne pouvez donner trop d'au-  d'Amérique. 199 torité a votre Confeil Amphiétionique , paree qu'il eft impoffible qu'il en abufe. II n'eft point dans la nature du cceur humain que des hommes révêtus d'une Magiftrature paffagcre , & qui doivent bientöt retourner dans leur patrie pour s'y confondre avec leurs Compatriotes, forment des projets d'ufurpation &- dc tirannie. Comment les Délégués de pluficurs provinces éloignées les unes des autres, qui ne fe connoiffent pas, qui fouvent n'auront eti aucune relation entre eux, pourroient-ils fe fier affez les uns aux autres pour ofer conspirer de concert, & méditer le projet d'affervir la Confédération ? Je fais, Monfieur, que la liberté doit être inquiéte & fcrupuleufe; mais auffi elle. doit-être fenfée, & ne pas craindre des chimères. Par quel caprice fingulier de la fortune , les treize États-Unis nommeroient-iJs a la fois des Scélérats 1 4  200 Des États-Unis pour les répréfenter? Autre prodige! Comment s'entendroient-ils? Comment n'auroient-ils qu'un interêt? Comment leurs vfies & leurs mefures ne fe contrarieroient-elles pas? J e m'arrête trop Iongtems fur cette • matiere, & je vous en demande pardon , Monfieur; mais tous les Américains n'ont pas vos lumieres, & c'eft pour eux que j'écris. Qu'on me permette donc d'examiner encore la loi par la quelle toutes vos Républiques ont arrêté qu'on envoyeroit tous les ans de nouveaux Délégués au Congrès. J'aurois prefque autant aimé qu'on lui eut ordonné de ne rien faire de raifonnableAvant que ces nouveaux Magiftrats ayent eu lc tems de fe connoitre, dc s'examiner, de s'entendre, leur Magiftrature inutile expirera. Si vous craignez d'avoir parmi vous des principes d'ad-  (V Amérique. fior d'adminiftration fixes & conftans; vous ne pouvez pas établir une meillcure regie. Qui vous réttondra que le Congrès de Pannée procbaine ne détruira pas tout ce que fait le Congrès aébiel ? II ne faut qu'un homme adroit, entêté & éloquent pour tout bouleverfer. Vous vous expofez a tous les inconvéniens qu'éprouve 1'Angleterre qui change de manieres, de procédés, de politique a chaque regnc, & même a chaque changement qui fe fait dans le miniftere; de forte qu'on ne fait bientöc, ni ce qu'on fait, ni ce qu'on veut, ni ce qu'on peut faire. Dans cette fluctuation, on n'ofefcfier au gouvernement, & 1'intrigue acquiert de nouvelles forces. J'a i defiré que les Magiftrats chargés dans vos Républiques de la puiflance exécutrice, fuüent plus longtems en place que les loix actuelles ne le is  t02 Des Etats-Unis permettent, &" qu'on perfectionnat menie a eet égard le réglement des Penfilvaniens: par Ids mêmes raifons je foubaitc actuellcment que les Délégués au Congrès Continental rempliflent au moins pendant trois ans leurs Magifiratures & que cette augufte aflëmblée, par le fecours de cette fucceffion que la Penfylvanic a établie dans la puiflance cxécutricemecefle jamais defe renouvelIer, & conferve cependant les mêmes maximes. Chaque année, les nouveaux Magiftrats, au licu d'y porter leurs fantaifies, prendront 1'efprit de ceux auxquels ils fuccedent. Bientöt les affaires feroöt adminiftrées par des principes conftans, & le Gouvernement aura un caractere. Vous ne connoitrez point cette funefte incertitude qui agite & inquiéte les Cr.oyens qui ne pouvant compter fur rien, ne peuvent s'attacher a leur patrie, & fe livrent malgré  d'Amérique. 203 eux a des projets pernicieux. Soyez fur que le modele de fa^effe que prefenteroit 1'aiïemblée du Congrès , ne feroit pas inutile aux Magiftrats particuliers de vos Républiques. Alors, Monfieur, fi la Confédération Américaine , ainfi que je n'ai que trop fujet dc le craindre, étoit entrainée ou pouffée par fon commerce & fes moeurs vers 1'Ariftocratie, ce fera d'une maniere infenfible, fans violence &fans convulfion. En accréditant peu a peu les prétentions des riches, on ne ceflera pas de protéger les droits des pauvres. La coutume établira des tempéramens qu'il eft impoiïible de fixer par des loix, mais que 1'habitude rendra tolérables & confacrera enfin. Les pauvres n'étant pas véxés, s'accoücumeront a leur fort, la fubordination ne choquera plus les efprits, & le peuple a fon aife penfera que les diftinction? dont les riches I 6  204 Des Etats-Unis jouiflent, leur appartiennent légitimement. Ainfi 1'Ariftocratie jouiffant paifiblement de fesprérogatives, n'aura en Amérique, comme en Suiffe, aucun des vices qui lui font naturels. ' Je voudrois, Monfieur, que tous les dix ou douze ans, vous célébraffJez comme votre fête la plus folemnelle, le jour oü vous avez déclaré que vous étiez affranchis du joug de 1'Angleterre. Après avoir rendu graces au Souverain maitrc de 1'Univers des faveurs dout il vous a comblés; Que la joye la plus vive regne dans tous les pays de la Confédération ; Que des illuminations, des jeux, des danfes appellent tous les Citoyens au plaifir; Que les Magütrats & les riches fe confondent avec la, multitude; Que dans ces efpéces de Saturnales , les grands montrent 1'image de 1'égalité; Que le peu-  d'Amérique. 205 p!e y apprenne a aimer fa patrie & fes fupérieurs ; Que ce même jour, les Ambafladeurs de chaque République renouvellent avec pompe votre alliance entre les mains duCongrès ;QueDieufoit le garant de leurs promeffes&de leurs fermens, & que l'Aéte en foic dépofé avec cérémonie dans tous lcsTemples de vos différentcs communions. Que les Membres du Congrès cedant enfuite leurs placcs aux ambafladeurs qui repréfentcntlesSouverains, viennent rendre leurs hommages a la puiflance dont ils ne font que miniftres, & jurent en invoquant le nom de Dieu, & cn préfence du peuple, d'obferver religieufement les loix, de défendre runion, & de fe foumettre dans tous leurs jugemens aux regies de la juftice. Nous avons des fens, il faut les frapper pour nous rendre plus refpeclables les vérités dont nous avons befoin, & que la multitude ne comprend pas. I 7  2q6 Des Etats-Unis Je ne doute point, Monfieur, qu'en cxaminant, dans le calme de la paix, vos loix & votre lituation, les États-unis ne réparent de la maniere la plus heureufe, les inadvertances qui peuvent avoir échappé a leurs premiers Légiflateurs. Dans le moment qu'éclate une révolution auffi importante & auffi extraordinaire que la votre, il eft impoffible qu'au milieu des craintes, des allarmes, des préjugés anciens, & de mille paflions nouvelles, 1'efprit humain faififle des verités abftraites dans toute leur étendue, & 1'art avec lequel il faut les arranger entre elles pour rendre les loix plus utiles, Vous allez tout réparer, mais vous ne pouvez trop vous hater: le tems accréditeles erreurs: profitez du moment oü le Commerce n'a point encore infpiré aux riches des idéés d'ambition & de vanité,