(EUVRES BABINES, COMPLET TES3 DU COMTÊ DE CAYLUS. A V E C F I G V R E S. TOME HUITIEME.   GEUVRES BADINES, COUPLETJES> DU COMTE DE CAYLUS. AVEC FIGURES. Troisieme Partie. TOME HUITIEME. A AMSTERDAM-, Et fe trouve a PARIS 3 Chez V i s s E , Libraire, me de la Harpe, pres de la rue Serpente, M. DCC. LX XXV IE   NOUVEAUX CONTES ORIENTAUX. SECONDE PARTIE.   NOUVEAUX CONTES ORIENTAUX, Seconde P a r t i HISTOIRE De Nourgehan & de Damaké, ou des quatrc Taüfmans. Abouali Nabul (O, eraperew du Mogol , faifant réflexion fur fon grand age , comprit aifément qu'il n'avoit pas encore longteras l jouir de la lumière; il fit venir fon fils unique &bien-aimé , Nourgehan (i), & lui dit * Nourgehan , je vous laiffe mon tröne je viens d'ordonner que 1'on me préparat le breu- (i) Grand-père. Cz-) Lumière du monde. A iv  S Histoire de Nourgehan vage de la mort; ainfi vous allez bientöt occuper ma place. N'oubüez jamais de rendre la juftice au pauvre comme au riche; foyez content de -pofféder un royaume floriflant; n'enviez jamais les états d'aucun prince ; laa/Tez a chacun ce que fes pères lui ont laifie ; en un mot, fongez toujours que vous devez mourir, & que Ja démence & Ia juftice font les plus beaux titres d'un roi. Après avoir dit ces paroles, fans être touché des larmes de Nourgehan , il defcendit du trone, y fit monter fon fils, & fe retira dans un appartement de délices, oü il avoit pafTé fes plus beaux jours; il prit le fatal breuvage , & attendit, avec Ia plus grande tranquillité , i'inftant qui devoit conduire au ciel fa belle ame blanche, & qui n'étoit tourrnentée d'aucuns remords. Nourgehan , après avoir rendu k un fi bon père tous les honneurs que la nature & la reconnoiflance pouvoient lui infpirer, ne fut plus occupé que du foin de fuivreles derniers confeils qu'jl en avoit repus. Son cceur étoit "bon , fon efpm éroic jufte. Mais fi tous les hommes ont befom de 1'expérience pour fe former, combien eft-elle nécelTaire k ceux qui font deftinés au trone? Nourgehan , perfuadé de cette importante vérité, étoit bien éloigné de la préfompMon, trop commune aux priaces. Un jour qu'il  etdeDamaké. 9 s'entretenoit avec fes courcifans du gouvernement des rois, il fit Téloge de ceux qui avoient le plus aimé la juftice. Salomon fut cité pour avoir été le plus jufte. Cet exemple, répondit Nourgehan, ne fe peut alléguer ; Salomon étoit prophéte , & pouvoit apporcer des remédes aux maux qu'il prévoyoit; mais un homme ordinaire ne peut employer que fa bonne volonté pour réparer fes foiblefles ; & je vous ordonne a tous, non-feuiement de m'avertir fans aucune flatterie de mes devoirs, mais encore de prévenir ou réparer mes fautes par vos confeils. Quand un roi aime la vertu, tous fes fujets font bientöt vertueux. A peine Nourgehan avoit-il achevé de parler , qu'Abourazi fe leva , & dit: grand prince , fi vous voulez que la juftice foit parfaitement exercée dans vos états, il faut que vous faliiez choix d'un vizir défintéreflé, & qui n'ait en vue que votre gloire & Ie bien del'état. II faut encore que la fatisfaélion de faire le bien, lui tienne lieu de récompenfe.Vous parlez fort bien, Abourazi, reprit Nourgehan ; mais la difficulté eft de trouver un tel homme. Vous avez, fire , lui répliqua le courtifan , un de vos fujets, que famodération &fafagafle ont fait renoncer aux charges, fousle régne de votre illuftre père; & V. M.ignore peut-étre ce qui lui arriva dans la ville de Chiias. Le roi lui  ïo Histoire de Nourgehan ayant dit de 1'en inftruire , Abourazi poufuivk ainfi. Imadd Deulé (i ), dans Ia dernière. guerre que nous avons fourenue contre la Perfe , porta nos armes triomphantes jufqu'a Chiras qu'ilprir, & que, par un fentiment d'humamté, il préferva du pillage ; cependant fes foldacs lui demandèrent une récompenfe qui püt les dédommager du butin qu'ils auroienc dü faire; ffe lui parlèrent de facon qu'il fut obligé de Ia' leur promertre, quoiqu'il ignorat ou il la pourroit trouver. Un jour quil éroit dans fon palais occupé de cètte idee, il appercuc un trou d'ou Jl vir. fortir & rentrer'un ferpenf; il appella les eunuques de fon harem , & leur dit : élargilTez ce trou pour prendre un ferpent que je viens d'y voir entrer. Les eunuques lui obéirent , & trouvèrent un' caveau rempli d'armoires placées Ie long des murs , & de eoffres entaffes les uns fur les autres. On les ouvrit, & 1'on trouva que les eoffres étoienc remplis de fequins , & les armoires , d'étoffes' les plus magnifiques. Imadil Deulé remercia Dieu de cette découverte , & diftribua ce tréfor a fes foldats. Enfuite il ordonna qu'on ik venir un tailleur pour faire des habits de ces (i ) L'app-ui Sc Ie foutien de k félicité.  ET DÉ ÜAMAKÉ. II Stoffes, dont il vouloit récompenfer le mérite des officiers qu'il avoit fous fes ordres. Oa lui préfenta le plus habile tailleur de la ville, celui qui avoit habillé le dernier gouverneur. Imadil Deulé lui dit : non-feulement tu feras bien payé fi tu fais ces habits avec foin, mais encore je te, ferai donner une récompenfe 8c. de la caffonade (O- Ce tailleur, qui étoit: fourd d'une oreüle , comprenant qu'on vouloit lui donner la bafton.ade, fe mit a pleurer ; & fe perfuadant encore qu'on vouloit lui demander compte des habits de 1'ancien gouverneur qu'il avoit en fa garde , il déclara qu'il n'en avo.t que douze eoffres remplis, & que ceux qui 1'accufoient d'en avoir davantage n'avoient pas dit la vérité. Imadil Deulé ne put s'empêcher de rire de 1'effet que la crainte avoit produit fur ce pauvre tailleur; il fe fit cependant apportet ces habits , qu'il trouva fuperbes & tous neufs, lis lui fervirent, avec les étoffes des armoires, a donner des habits a tous les officiers de fon armée. Je crois donc qu'un homme auffi défintéreflé mérite affiirément la confiance de V. M. Abourazi ayant cefle de parler , Nourgehan lui dit : Imadil Deulé ne fera point raon vizir ; je le crois honnéte homme , mais il (i) Efpece de forbet, mêlé de caramel.  H Hf STOIEE DE NóURGEHASf n'eft pas aiTez prudent , & je ne Ie trouve pas capable de faire valoir mon autorité ; il avoit les fceaux de 1'empire, & il n'a pas fu prevoir & ordonner tout ce qu'il falloit pour fon expédition; en un mot, 1'argent lui » manque & les foldats ont fu lui faire la loi. Sans le hafard du ferpent, dont tout autre que lui auroit profité , que feroit-il devenu ? tt le tailleur n'eft ici qu'un conté inutile. Nourgehan continua de s'entretenir avec fes courtifans, qui lui firent fouvent des propofmons trop communes pour éne rapportées. Mais contmuellement occupé de Ia juftice & de lenyje de bien régner, il fortoit fouvent de fon palais a routes fortes d'heures pour s'inftruire par lui-même de la vérité. II y avoit un vieux potier de terre qui logeoit auprès de fon palais. Nourgehan, frappé de Ie voir prier Dien tous les jours avec une ferveur refpectable ,'arréta un jour devant la petite maifon quil habitoit, & lui dit : demande-moi ce que tu peux defirer, & je te promets de te I'accorder. Ordonnez , lui dit le porier, a tous vos officiers de prendre chacun un de mes pots, & de me ie payer ce que je voudrai; je n'abuferai point de■ cette permiffion , d'autant que j'exigerai de celui qu, 1'aura achété qu'il garde le pot, & qudi'employe pour votxe fervice. Nourgehan  ET »E ÜAMAKÉ. 13 lui accorda fa demande, & donna ordre a fa garde de veiller a 1'exécution de la vence & de 1'achat des pots, & fur-tout de faire tout ce que le potier lui ordonneroit. II profita modeftement de la grace qu'il avoit obtenue , & content de débiter fon ouvrage , il n'en exigeoit que la valeur, trop heureux de s'entretenir dans le travail, en attendant qu'il put donner des preuves de fa reconnoilfance a fon fouverain. Le vizir de Nourgehan étoit avare ; mais dans Ia crainte de déplaire a fon maitre , il cachoit ce vice avec un foin extréme. II alloit un matin a 1'audience de 1'empereur, quand le potier lui demanda un fequin d'un pot qu'il lui préfenta. Le vizir le refufa , & dit qu'il fe moquoit de demander une telle fomme d'une chofe que la plus petite monnoie payoit fuffifarnment. Le potier , voyant qu'il ajoutoit la menace au refus , lui répondit, que puifqu'il le prenoit fur ce ton , il vouloit avoir mille fequins de fon pot, en ajoutant qu'il n'entreroit point chez 1'empereur qu'il ne le pendït a fon col, & qu'il ne le portat lui-même fur fon dos a 1'audience de 1'empereur , pour lui faire fes plaintes du refus & des menaces qu'il lui avoit faits. Le vizir fit beaucoup de difficultés & d'inftances pour éviter des conditions aufli facheufes qu'humiliantes ; mais 1'heure que  i4 Histoiré de Nourgehan 1'empereur lui avoit affignée approchant, & la garde ne voulant pas le laiiTer entrer qu'il n'eüt fatisfait a la volonté du potier, il futoblifé de fe föumettre , de promettre les mille fequinss de pendre le pot a fon col j & qui plus ei! de porter le potier fur fon dos , condition dont il ne voulut jamais fe défitfer. L'emper,eur, furpris de voir arriver fon vizir d'üne fafon fi ridicule & fi peu conforme a fa dignité , voulut favoir ce qui s'étoit paifé. Quand il en fut inftruit, il obligea le vizir de payer les mille fequins a 1'heure même; & comprenant de quelle conféquence il étoit pour un prince de n'avoir pas un miniilre avare , il ie dépofa , & fut beaucoup de gré au potier de 1'avoir éclairci fur une chofe, que fans lui il auroit peut* être long-tems ignorée* Nourgehan établit un confeil qu'il compofa des plus honnétes gens de fon empire; il prefcrivit des loix fages & prudentes, & partit pour vifiter fes provinces, dans la réfolution de mettre fes peuples a 1'abri d'une autorité toujours dangereufe , quand ceux qui 1'exercent font trop éloignés du fouverain. Ce prince , doué de toutes les vertus, n'avoit pointd'autre projet que de mériter, après la mort, la belle épitaphede cemonarque de Perfe. On lit fimpleraentfur fontombeau; C'ejl dommagede Chahchuia,    ET DE DAMAKÉ. IJ Nourgehan parcourut les provinces de fon empire; il en avoit déja vifité la plus grande partie & réparé des défordres fans nombre j quand la curiofité 1'engagea a faire un voyage chez les Tartares, fes voifins ( i ). Se trouvanc auffi prés qu'il l'.éiqk de leur pays , il eut envie de voir & de connoitre ces Tartares, qui font plus civilifés que les aurres , car ils ont des villes 5c des habitations formées ; de plus, leurs femmes ne font point renfermées comme celles des autres peuples de 1'Afie. Les Tartares fachant 1'arrivée de 1'empereur du Mogol, vinrent au-devant de lui; les uns firent des courfes de chevaux pour lui faire honneur, d'autres avec leurs femmes formèrent des danfes, qui, quoiqu'un peu fauvages , avoient cependant une forte de grace , & principalement de 1'audace & de la fierté. Dans le nombre de femmes Tartares qui fe préfentèrent devant lui, Nourgehan fut frappé de la beauté d'une jeune perfonne agée de quinze ans, qui fe nommoit Damaké (1). Elle réuniflbit la taille, la beauté , la phyfionomie fpirituelle & la modeftie ; Nour- (1) Le royaume de Tangut eftau couchant du Mogol; ileft paitagé en deux parties : la méridionale s'appelle proprement lc Tangut, & la feptentrionale le Tibet. (1) Allégtefle au cceur,  \6 Histoire de Nourgehan gehan rendit hommage a tant de charmes, & lui fit propofer une place dans fon harem , elle Ja refufa ; il voulut la féduire par des préfens confidérables, fes offres ne furent pas feulement écoutées. L'amour caufe fouvent les plus grands changemens dans les caradères. Ge prince fi fage , & jufques-Ia fi modéré , emporté par fa paffion , voulut y joindre les menaces -y il alla même jufques a dire qu'il entreroit avec une armée formidable , pour obtenir une beauté que fes refus ne lui permettoient pas d'efpérer autrement. II eft vrai qu'il ne témoigna eet emportement qu'a la feule Damaké. Si les Tartares, qui font les peuples les plus jaloux de leur liberté , en avoient eu la moindre connoiflance, la guerre eüt dès-lors été déclarée ; mais Damaké lui répondit toujours avec Ia plus grande douceur, fans témoigner de crainte , & fans s'éloigner du refpedl qu'elle devoit a un fouverain ; & ce fut avec ce ton fimple & déterminé qu'infpirèrent toujours le courage Sc Ja vérité qu'elle lui conta cette petite hiftoire. Un des grands Lamas, lui dit-elle , donc vous connoilTez 1'autorité fuprême dans ce pays; devint amoureux dans ce même endroit d'une fille de Ia tribu dont je fuis. Non-feulement elle refufa tout ce qu'il lui fit offrir , mais elle ne voulut point accepter la propofition qu'il lui  E ï D E D A M A K E. 17 Jui fit de 1'époufer , tant il étoit aveuglé par fa paiïïon. L'amour qu'elle avoit pour un joueur d'inftrumens , qui même n'étoit pas trop bien fait , étoit la feule caufe de fes refus ; elle en fit 1'aveu au Lama , dans l'efpérance de lui paroitre indigne de fon attachement. Mais ce prince ( car ils font regardés comme tels) outré de douleur , fit périr fon indigne rival; & fous prétexte qu'elle convenoit au DalayLama , il ne fut pas difficile de Ia faire enlever elle-même ; car vous favez , feigneur, que tout trcmble en ce pays au feul nom d'un homme que 1'on regarde comme un Dieu , ( 1); mais (1) Le Dalay-Lama paffe, dans rcfprit des Tartares dc ce canton, pour être immortel; il vit retiré du monde, fans prendre aucun foin du temporel de fes états : deux kans des Calmoulks, & qui font puiifans, lui fourniiTent ce dont il a befoin pour 1'entretien de fa maifon. Les Tartares dc fon culte croyent qu'il ne meurt jamais, & qu'il fe renouvelle comme Ia lune. Voici 1'artifice dont on fe fert pour pcrfuader cette fable au peuple. Quand Ie Dalay-Lama eft fur le point de mourir, on cherclie dans tout Ie Tangut Ie Lama qui lui re/Terrible le plus, pour le mettre a fa place, après avoir foigneufement caché Ie corps du défunt; c'eft par ce moyen qu'ils prétendent que le Lama a déja vécu fept cents ans, & qu'il vivra éternellement. Tous les princes de laTartarie, qui fuivent fon culte, lui envoyent de riches préfens avant que de monter fur le tróne, & font affez fouvent des pélerinages , pour lui rendre des adorations comme au Dieu vivant & véritable. II fe fait voir dans un Iieu fecret de fon couvent, éclairé de plulieurs lampes; il Tome VIII. T>  l8 HlSTOIRE DE NoURGEHANT le Lama ne tira pas grande fatisfaction de fa cruaucé & de fon injuftice : car après avoir promis de fe rendre aux amoureufes pourfuites du Lama} pour obtenir un peu plus de liberté , elle fe précipita du haut d'un rocher que Ton appercoit d'ici, & que 1'on montre encore avec foin dans le pays , comme une preuve de la conftance & de la réfülution dont les filles Tartares font capables. Ce n'eil: point, continua Damaké, une femblable prévention qui me fait refufer les ofFres de V. M. Mon coeur fut libre jufqu'a ce jour ; connoifTez-Ie, feigneur , dans tout fon entier : il eft fier & digne peutêtre des bontés dont vous daignez m'honorer; mes foibles attraits vous ont féduit ; mais une femme qui n'a point d'autre mérite , eft, felon moi, bien peu de chofe) Peut-être , lui die Nourgehan, que la différence des religions met un obftacle a mon bonheur. Non , feigneur , je ne fe montre que tout couvert d'or & de pierredes, élevé fur une efpèce de théatre, orné de riches tapis, & affis fur un couffin, les jambes croifées a la Tartare. On fe profterne devant lui, la face contre terre, fans qu'il foit permis de 1'approcher pour lui baifer les pieds; & les plus grands feigneurs, les kans même, s'eftiment heureux quand ils peuvent, a force de préfens, obtenir quelques-uns de fes excrémens, qu'ils portent pendils au col, dans une boete d'or, comme un préfervatif contre toutes fortes de maux. Rclation dc la grande Tartarie.  et de Damaké. i " 1'on difoit qu'il eftgouverne par une femme. Je conviens, ajouta-t-elle que votre majefté a befoin d'un vizir, elle ne peut tout faire par elle-même, & je crofs pou. voir en indiquer un digne de Nourgehan. Nommez le-moi, lui répondit-il, & fur le champ je lui donne Ia charge. II faut que votre majefté le connoilTe avant que de 1'accepter, reprit la belle Damaké; vous trouverez , je crois, dans celui que je vous propofe, les vertus & les talens que dok avoir un homme. revêtu d'un fi grand emploi. II eft retiré dans Ia ville de Balk & fe nomme Diafer. La charge de vizir d'un des plus puilTans rois des Indes s'étoit confervée depuis plus de mille ans dans fa familie ; jugez, feigneur, quelle quantité de mémoires admirables il doit pofleder fur Ie gouvernement. Cependant, un prince, aveuglé par les mauvais confeils de fes favoris, Pa dépofé , & il paffe a Balk des jours qui feroient heureu'x, s'il n'avoit pas vécu dans 1'habitude du travail & dans celle des grandes affaires, que rien ordinairement ne peut remplacer. Nourgehan lui répondit auffi-tót: Diafer eft mon vilir; Damaké peut-elle fe tromper ? Sur le champ il écrivit au gouverneur deBalk, & lui fit tenir un billet  et de Damaké. 3ï de cent mille fequins , pour les remettre a Diafer, & fournir aux dépenfes de fon voyage ; Sc il chargea le même courier de lui porter une lettre , dans laquelle il le prioit avec inftance d'accepter la charge qu'il lui deftinoit. Diafer fe mit enchemin; il fut recu avec magnificence dans toutes les villes, Sc 1'empereur envoya au-devant de lui tous les feigneurs de fa cour, pour le conduire au palais qu'il lui avoit deftiné dans le royaume de Vifapour, ou il fe trouvoit alors. II y fut traité avec une magnificence incroyable pendant trois jours, après lefquels on Ie conduifit a 1'audience du prince. II paroiffoit au comble de fa joie de pofféder un homme que Damaké eftimoit fi parfaitement; mais cette joie ne fut pas de longue durée. Car ce prince, naturellement fi doux & li prévenu en fa faveur, entra dans une colère épouvantable aufli-tót qu'il fut en fa préfence. Sortez, lui dit-il, au plutót, Sc ne paroiffez jamais devant moi. Diafer obéit, & fe retira dans le trouble, la douleur & la furprife d'un femblable accueil; il revint dans fon appartement fans pouvoir imaginer le fujet de la colère du roi-, qui tint fon confeil, Sc travailla aux affaires de fon royaume, fans rien témoigner de ce qui s'étoit paffé, avec celui qu'il deftinoit a être fon vizir. II fe rendit enfuite auprès de Damaké, qui déja inftruite d'un  52 HlSTOIPvE DE NoCUGEKAN événement dont Ia cour étoit occupée, ne doutoit point qu'il ne fut arrivé quelqu'altération dans 1'efprit de celui auquel elle étoit li parfaitemenc attachée. La douleur que cette idéé lui caufoit 1'avoit plongée dans un abattement qui lui otoic 1'ufage de la parole. Cependant, faifant effbrt fur elle-même, elle lui dit, après quelques momens de filence : comment fe peut-il, feigneur , qu'après toutes les dépenfes que vous avez faites, & tous les foins que vous vous étes donnés pour faire arriver Diafer dans votre cour, qu'après tous les honneurs que vous lui avez fait rendre, & ceux dont vous 1'avez eomblé, vous 1'ayiez aufTi mal recu ? Ah ! Damaké , s'ecria Nourgehan , je n'aurois point eu d'égard a tout ce que. j'ai fait pour lui, a 1'illuftration de fa familie & aux fatigues qu'il a fouffertes pour venir ici, fi tout autre que vous me 1'avoit recommandé ; je lui aurois fait couperla tête au moment qu'il s'eft préfenté devant moi, & je me fuis contenté uniquement, par rapport a vous , de le bannir pour jamais de ma préfence. Mais comment a-t-il pu mériter votre indignation, pourfuivicDamaké? Songez-donc. reprit Nourgehan, qu'il avoit fur lui en paroiffanc devant moi, le plus fubtil de tous les poifons. Puis-je vous demander , feigneur., lui répliqua Damaké , quelle certitude vous pouvez  et de Damaké. ?j pouvez avoir d'un tel fait; & fi vous ne pouvez révoquer en doute la fidélité de celui qui vous en a fait le rapport. Nourgehan lui répondit : je le fais par moi-même ; vous paroilTez en douter,.je vous permets de vous en éclaircir Sc vous verrez fi je me fuis trompé. Quanat Nourgehan eut laifle Damaké plus rafiurée fut* 1'efprit de 1'empereur , mais allarmée fur les impreifions qu'il étoit capable de prendreaulïi Jégèrement ; elle envoya chercher Diafer , qui lui parut accablé du plus violent chagrin. Elle s'entretint quelque tems avec lui ; & voyant combien le mauvais traitement qu'il avoit recu du roi , avoit plongé dans fon creur le giaive de douleur, elle lui dit, qu'il avoit tort de s'affliger , que la colère de Nourgehan ne feroit pas de durée , & que bientöt il fauroit réparer 1'affront qu'il lui avoit fait. Elle ajouta, que les princes avoient fouvent des inftans qu'il fa-lloit leur palier , & même excufer. Quand elle eut un peu calmé fes chagrins, elle finic par lui dire : fi j'ai mérité votre confiance, Sc fi vous croyez que je doive chercher a réparer la peine que' vous fouffrez , puifque c'eft moi qui , rendant juftice a vos talens, fuis Ia caufe •innocente de ce qui vous eft arrivé ; fi doac je mérite encore quelque chofe auprès de vous , daignez m'apprendre pourquoi vous aviez du Torna Vlll. C  34 Histoire de Nourgehan poifon fur vous, quand on vous a préfenté a Nourgehan ? Diafer , furpris de cette' queftion , après avoir réfléchi un moment, lui répondit: il eft vrai que j'en avois', mais mon coeur étoit pur en le portant, comme la rofée du marin ; j'en ai même encore, au moment que je vous parle : aufli-töt il tira une bague de fon doigt, & lui dit: la monture de eet anneau renferme un poifon des plus fubtils; c'eft un meuble qui fe conferve de père en fils dans notre familie depuis mille ans ; mes ancêtres 1'ont toujours porté pour fe fouftraire a la colère des princes qu'ils ont fervi, aucas qu'ils euflent le malheur de leur deplaire, en exereant leurs charges de vizir. Vous croyez bien , continua-t-il , que le roi m'envoyant chercher fans me con'noitre pour exercer eet emploi, & fachant quels font les ennemis qu'un étranger s'attire ordinairement ; je n'ai pas oublié de prehdre ce tréfor. La douleur que me caufe le cruel procédé de Nourgehan , & la honte dont il vient de me couvrir , me le rendent d'autant plus précieux, que je ne ferai pas long-tems' fans le mettre en ufage. Damaké obtint de lui qu'il fufpendroit au moins pour quelques jours un fi funefte deiTein , & le pria d'attendre de fes nouvelles dans fon palais. Elle vintpromptement rendre compte aNour-  et be Damaké. 35 gehan de ce qu'elle avoit. appris. Ce prince, voyant par fon récit que Diafer n'avoit aucun mauvais defiein , & que la cruauté des princes en général n'autorifoit que trop cette précaution, fe repentit de 1'avoir auffi mal recu, & promit a Damaké de réparer le lendemain la peine qu'il avoit pu lui faire. Elle approuva ce defiein ; avant que de le quitter, elle le conjura de fatisfaire fa curiofité, en lui apprenant comment il avoit pu s'appercevoir du poifon que Diafer portoit efTedivement fur lui. Nourgehan lui répondit: jamais je n'aurai rien de caché pour la fouveraine de mon cceur : je porte toujours un bracelet , pourfuivit-il, que mon père m'a laiffé ; Sc qui depuis long-tems eft dans notre familie, fans que je fache le nom du fage qui Fa compofé,ni comment il eft tombé dansles mains de mes ancêtres. II eft d'une matière qui reflemble fort au corail, Sc qui a Ia propriété de découvrir Ie poifon , même a une diftance aflez éloignée. Il s'agite, il remue quand il en paroit devant lui ; & lorfque Diafer s'eft approché de moi, peu s'en eft fallu que mon bracelet ne fe foit cafté , tant le poifon qu'il portoit avoit de force & de violence. J'aurois fait couper la tête , continua-t-il, a tout autre qu'a un homme que vous m'aviez recommandé; & je fuis d'autant plus afluré que Diafer portoit ce C ij  $6 Histoire de Nourgehan dangereux poifon, que mon bracelet eft demeuré tranquille dès qu'il a éré forti de la falie oü je lui donnois audience. Nourgehan le détacha de fon bras, & le donna a Damaké. Elle 1'examina avec beaucoup d'attention, & lui dit : ce talifman , feigneur , eft fans doute admirable ; cependant cette aventure doit vous prouver combien ceux qui ont le fouverain pouvcir font obligés d'être en garde contre les apparences , & de quelle conféquence il eft, qu'ils ne jugent pas légèrement. Damaké fe retira , & Nourgehan ordonna la plus grande pompe 6c le plus magnifique appareil pour conduire Diafer le lendemain a fon audience. Cet ordre fut exécuté ; Nourgehan le recut avec toute la bonté poffible , & lui témoigna beaucoup de regret de ce qui s'étoit paffe. Enfuite on lui prélenta par fon ordre une écritoire d'or, une plume & du papier. AulTi-tót il écrivit dans les plus beaux caraélères des chofes fublimes fur la manière dont un vizir doit fe conduire dans fa charge. Nourgehan admira fes talens , lui fit prendre la robe de vizir; & pour couronner fes bontés, il lui confia le fecret de fon bracelet. Diafer confeilla fort a ce prince de ne s'en défaire jamais , & dans 1'admiration & le plaifir qu'il avoit de pofièder un auffi grand tréfor, il demanda a fon nouveau vizir s'il  et r>e Damaké. 37 èroyoit que dans tout le monde on put trouver une chofe plus curieufe ? Grand prince, lui répondit Diafer, j'ai vu dans Ia ville de Dioul (1) une autre merveille , moins utile a la vérité , mais qui pour la force de Tart & du favoir avec lequel un fage Pa compofée , peut lui être comparée. Quelle eft-elle , reprit Nourgehan ? je ferai bien aife de m'en inftruire ; & Diafer prit ainf! la parole : Quand j'eus recu les ordres de votre majefté pour me rendre auprès d'elle , je partis, tk je fus obligé de faire quelque féjour a Dioul , ou je paiTai pour me rendre dans le Vifapour , ou je favois que je pouvois joindre votre majefté. Malgrémon impatience, j'étois obligé de rafTemblcr plufieurs chofes qui m'étoient néceffaires dans mon voyage ; je profitai de ce tems pour confidérer les beautés de cette ville. Le gouverneur, dont la richelTe & Populence m'étonnèrenr, vint au devant de moi le jour de mon arrivée, & me conduifit a fon palais ; il me combla d'honneurs , & pendant mon féjour, il eut pour moi les attentions les plus recherchées. Cependant elles étoient accompagnées d'une affeétation qui me rendroit volontiers fa fidélité fufpedle ; parmi les divertilfemens qu'il me procura , il fut (O Autrement appcllée Dobik C iij  38 Histoire de Nourgehan m'engager a une promenade fur Ia mer ; j'y confentis, & nous montames Ie lendemain fur une petite frégate qu'il avoit fait armer a ce deffein ; le tems étoit tel que nous pouvions ledefiter, Sc notre converfation futtrès-agréable. Le gouverneur de Dioul étoit affis au haut de la poupe ; j'étois a fes cötés : un jeune garcon , beau comme le foleil, lui chatouilloit les pieds ; les vins les plus exquis etoient fervis fur une table que nous avions devant nous ; leur fraicheur & celle que répandoit la neige, dont tous les fruits étoient environnés contribuoient a la volupté la plus féduifante, quand les belles efclaves donnoient le tems de penfer a. autre chofe qu'a leurs agrémens, ou bien aux talens avec lefquels elles chantoient, & jouoient de différens inftrumens. Notre promenade étoit donc accompagnée de tout ce qui pouvoit Ia rendre délicieufe ; & dans le tems que je cherchois a. dire au gouverneur quelque chofe qui ptit lui être agréable, j'appercus a fon doigt un fi magnifique rubis , que je ne pus me difpenfer de lui donner des éloges. Le gouverneur tira fa bague Sc me la préfenta; je I'examinai avec foin, & je Ja lui rendis; j'eus toutes les peines du monde a J'engager a la reprendre. J'en vins cependant a bout; mais voyant que je refufois abfolument de Ja garder, il en fut fi  et de Damaké. 59 faché , qu'il la jctta dans la mer. Je me repentis alors de n'avoir pas accepté un auffi parfait ouvrage de la nature : je le témoignai au gouverneur , qui me répondit que c'étoit ma faute. Cependant, continua-t-il, fi vous me promettez de Paccepter, il ne me fera pas difficile de retrouver cetre bague , qui véritablement étoit aficz belle pour vous être offerte. Je crus qu'en ayant une autre a peu prés pareille , il alloit me 1'offrir; mais fans me dire autre chofe , il ordonna auffi-tót que Pon conduisït le batiment a terre. Quand il y fut arrivé, il envoya un efclave demander a fon tréforier un petit coffre qu'il lui dépeignit; on jetta Pancre en attendant le retour de Pcfclave. II fut prompt a exécuter les ordres qu'il avoit regus ; & le gouverneur , ayant tiré de fa poche une petite clef d'or, ouvrit le coffre , dans lequel il prit un petit poiffon du même métal & d'un travail admirable; il le jetta a la mer. Auffi-tót il plongea , & fe fit voir quelque-tems après fur la furface de Peau , tenant la bague dans fes dents. Les matelots, qui étoienc dans le canot, le prirent a la main, & le portèrent au gouverneur , auquel il remit la bague en remuant la queue; tout autre que lui n'auroic pu la lui arracher. Le gouverneur me Payant prefentée de nouveau , il ne^e fut pas poffible de Ia refufer, fur-tout en voyant qu'il redou- C iv  40 Hi'stoiré de Nourgehan blok encore fes inftances. On remit le poiflba dans fon petic coffre , & on le renvoya au tréfor. Diafer, après avoir conté cette hiftoire , tira la bague de fon doigt, & la préfenra a Nourgehan , qui la trouva très-belle , & qui lui dit : ne vous défaites jamais d'une chofe plus fingulière encore par la vertu du talifman qui vous en rend poiTeffeur que par fa beauté naturelle. Mais, continua t-il , vous auriez bien dü favoir dans quel tems, comment & par quice merveilleux chef-d'ceuvre- de 1'art avoit été conftruit ? J'ai fait tous mes efforts pour m'en inftruire , lui répondit Diafer, mais ils ont été inutiles. Frappé d'un événement fi lingulier, jenefongeai plus aux plaifii-s de la promenade. Et ie gouverneur, me voyant tombé dans la rêverie , me dit: la vie eft courte , profitez de tous fes momens , & jouiftez des plaifirs. Notre ame eft comme un oifeau renfermé dans la cage de notre corps ; elle en doit fortir bientót ; réjouiflez - vous pendant que vous le pouvez , vous ne favez pas fi vous exiflerez demain. Je lui avouai que la curiolité m'avoit pénétré lefein; il me répondit : je fuis au défefpoir de ne pouvoir vous inftruire , & prononca ces paroles du ton dont ©n parie quand on ne veut pas répondre plus précifémenc : ne fongeons qua nous divertir ,  ét de Damaké. 41 continua t-il ; je fuivisfes confeils autant qu'il me fut poiïïble , & je fuis parti de Dioul fans avoir pu tirer aucun éclairciffement du gouverneur fur eet article , mais perfuadé que ce talifman étoit la fource de tous les tréfors dont il eft poiTefleur. Nourgehan termina 1'audience de Diafer, en 1'affurant de fes boncés, s'il apportoit tous fes foins a Padminiftration de la juftice ; enfuite il alla rendre cotnpte a Damaké de la converfation qu'il avoit eue avec fon vizir, & lui fit le récit du petit poifion. J'aime les talifmans , lui dit ce prince , & ce petit poiflbn me donne une extreme curiofité; je voudrois du moins en connoitre 1'auteur. Cette belle étoile du firmament lui promit de faire tous fes efforts pour en être parfaitement inftruite. En effet, le lendemain Damaké lui dit, que de tous les talifmans que le grand Seidel-Bekir avoit fait, il n'en fubfiftoit plus que quatre , fon bracelet, Ie petit poifion dont Diafer lui avoit parlé, Sc qu'elle lui préfentoit de la part du gouverneur de Dioul, ajoutant qu'il éto.it arrêté par fes fideles fujets, Sc qu'il le lui préfentoit pour obtenir la vie qu'il avoit mérité de perdre, ayant été pris les armes a. la nsain contre lui, Sc un poignard très-peu orné qu'elle Je pria d'accepter. Les autres, continua-1-elle, ou font épuifés,  4.2 Histoire de Nourgehan car vous favez, feigneur, qu'ils ne font étabiis que pour un'tems ; ou bien ils ont été détruits par différens accidens. Pourquoi, reprit Nourgehan, le gouverneur de Dioul n'a-t-il point voulu dire a Diafer, que Seidel - Bekir étoit Pauteur de celui qu'il pofTédoit ? II 1'ignore , fire, interrompit Damaké; peut-être que, honteux de n'en point être inftruit, il a feint de ne pouvoir le déclarer, comme tant d'autres hommes qui couvrent leur ignorance d'un myftère affeété. Mais quelle eft Ia vertu du talifman que vous m'ofFrez, lui dit Nourgehan, en acceptant le poignard? Je vais vous en inftruire, feigneur, continua Damaké , en vous rendant compte de ce que j'ai pu favoir du petit poiftbn. II peut y avoir environ trois mille ans qu'il parut dans cette partie de 1'Afie, que nous habitons, un homme nommé Houna, qui étoit fi grand, qu'il fut furnommé Seidel-Bekir. C'étoit un fage qui poifédoit parmi tous les talens qui lui attiroient la véneration générale3 la fcience des talifmans} mais a undegré fi éminent, que par leur moyen , il commandoit aux étoiles Sc aux confteliations. Malheureufement fes écrits ont été perdus; ainfi 1'on ne peut faire aujourd'hui des talifmans pareils aux fiens. Antinmour , roi de 1'Indouftan , ayant trouvé moyen de lier amitié avec lui, Seidel-Bekir, pour reconnoitre fes fentimens,  ET DE D A M A K fe. 4? & quelques petits fervices qu'il lui avoit rendus j lui fit préfent du petit poifion , dont votre vizir vous a rendu compte. II a demeuré toujours dans le tréfor d'Antinmour, tant que fa familie a fubfifté. Un des ancêtres du gouverneur de Dioul, fe trouvant le vizir du dernier de cette race, quand fa familie fut éteinte par les révolutions que 1'hiftoire des Indes décrit fort au long, & que perfonne n'ignore , s'empara de cette curiofité, & fes fuccefieurs 1'ont gardée avec foin jufqu'a ce jour. Non-feulement ce talifman rapporte tout ce que 1'on a laifie tomber dans la mer, a celui a qui il appartient; mais quand il lui indique des chofes que 1'on veut faire recirer de eet élément, il va les chercher par fon ordre avec la plus grande exadtitude. Me voila fatisfait, lui répondit Nourgehan , fur ces deux talifmans ; & jamais prince n'a pofiedé d'auffi grandes richeffes, & je puis véritablemcnt me dire le roi de la mer. Que ne vous dois-je point, fouveraine de mon ame ! Mais de quelle ütiiité peut être ce poignard, dont la belle Damaké vient de me faire préfent ? Seigneur, luiréponditelle , en vous difant pour quelle raifon il a été compofé , vous faurez quelle eft fa vertu. On lit, dans les révolutions de 1'Indouftan; qu'Antinmour voulut exiger injuftement un tribuc de Keiramour. Celui-ci étoit trop foible  44 Hijtoire de Nourgehan pour réfifter aux forces de fon ennemi , ne fachant d'ailleurs a qui avoir recours , il réfolut de s'adrefler au fage Seidel-Bekir; il lui envoya ion vizir, avec des préfens magnifiques ; le fage les refufa; mais il fut fi touché de la lituation oü Ie roi fon ami fe trouvoic réduit, qu'il jura qu'Antinmour ne réuffiroit pas dans fes defleins. Auffi-tot il compofa ce même poignard que je viens de préfenter a mon fouverain, interrompit Damaké, & le donna au vizir. Dites a votre maïtre de ma part, ajouta-t-il, qu'il choififlé vingt des plus braves foldats de fon royaume , Sc qu'il remctte le poignard entre les mains de celui qui les commandera. Ce poignard, ajoutat-il, a la vertu , quand on le tire, de rendre invifible, non-feulement celui qui le porte, mais tous ceux qu'il a defiein de faire participer a la vertu du talifman ; fa volonté feule en décide. Keiramour, continua-t-il, enverra ces vingt perfonnes a. Antinmour, avec une lettre par laquelle i! refufera de payer le tribut qu'il lui demande. Keiramour, dans 1'excès de fa colère, voudra faire arrêter Pambaffadeur. Alors le droit des gens étant blefie, celui qui portera le poignard , fe rendra invifible en le mettant a Ia main; & prenant fon fabre del'autre, auffi bien que fa troupe, il fera tout ce que fa valeux pourra lui iufpirer.  et de Damaké 45 Le vizir revint trouver Keiramour , & touc ce que Seidel-Bekir avoit ordonné fut exécuté. Le fils du roi fut chargé du commandement & de 1'exécution de cette grande entreprife. Antinmour devint furieux, en faifant la ledure de la lettre qui lui fut préfentée. Que 1'on arrête, s'écria-t-il, eet ambaffadeur infolent. Alors le fils du roi ayant'promptement tiré fon poignard, & mis le fabre a la main , coupa la tête a Antinmour, & fa fuite en fit autant a ceux qui compofoient le divan ; & courant promptement dans la ville, on voyoit tomber un nombre infini de têtes, fans favoir qui les coupoit. Après cette grande exécution, 1'ambafiadeur & fa fuite fe rendirent vifibles , & déclarèrent au peuple , dans la place publique, qu'ils n'avoient point d'autre moyen, pour éviter une mort certaine , que celui de fefoumettre aKeiramour, ce qu'ils firent avec plaifir. Ce poignard, continua Damaké , a été gardé long-tems dans le tréfor des princes de ce pays ; peu-a-peu 1'on a oublié fon mérite, & perdu le fouvenir de fa rare propriété; & quand votre majefté a defiré quelqu'explication fur les talifmans , j'ai fu qu'il étoit a Balfora, chez un petit marchand juif, qui vend fur le pont de cette ville toutes les férailles & les vieilles ehofes que 1'on ramafle; il ne m'a pas été difficile de l'avoir en ma poffeffion; ainfi.  4 Histoire de Nourgehan je n'ai point de mérite, en donnant a mon fouverain feigneur un talifman qui me feroit abfolument inutile, pendant que la deftinée des rois peut malheureufement leur rendre de pareilles précautions néceffaires. Nourgehan fe récria mille fois fur Pocéan de fes libéralités, Sc lui dit : fouveraine de mon coeur, penfez-vous bien a tout ee que vous venez de me dire ? Songez-vous que fi des talifmans confidérables par eux-mêmes , mais foibles en comparaifon de vous, ont excité ma curiofité, quelle eft: celle que vous devez me caufer ? Non, tous les fages & Seidel-Bekir lui-même, n'ont rien compofé de fi merveilleux que vous; vous ne faviez pas hier un feul mot de 1'hiftoire de ces talifmans ; aujourd'hui vous en êtes parfaitement inftruite. Ce poignard, dit-il, en le montrant, étoit, il n'y a pas encore vingt-quatreheures, a Balfora, malgré 1'éloignement oü nous fommes de cette ville , vous me le donnez dans ce moment; n'êtes-vous point fille de Seidel-Bekir, ou n'êtes vous point un fage vous-même ? Damaké rougit a ce difcours ; & Nourgehan 1'ayant eneore preffée de parler, elle lui dit: feigneur, le meilleur & le plus parfait moyen pour trouver ce que defire 1'objet qu'on aime , feroit alfurément 1'amour , mais je ne dois vous rien. cacher.  et 'de Damaké. 47 Peu de tems après que ma mère m'eut mis au monde, elle étoit au pied d'un palmier, jouiffant avec moi de la fraicheur du matin, fans penfer a autre chofe qu'a répondre, par fes baifers, a mes irinocentes careffes, quand tout-acoup elle fe trouva environnée d'une cour qui fuivoit une reine, belle, majefraeufe, richement habillée, & qui avoit elle-même Un enfant dans fes bras. Malgré la pompe de fa fuite, Sc tout Pappareil de la royauté, elle me carefTa, tout enfant que j'étois. Et la reine, après quelques momens de féjour, dit a ma mère : il faut abfolument que 1'enfant que vous voyez, Scqui m'appartientj prenne dulait d'une mortelle ; c'eft un ordre du grand Dieu qui nous eft impofé , Sc je n'en puis trouver une ni plus modefte, ni plus fage, ni dont le lait foit plus pur; faites-moi donc le plaifir, ajouta-t-elle a ma mère, de donner, pendant quelques momens, a tetter a mon enfant. Elle y confentit avec plaifir; & la reine, pour reconnoitre fa complaifance, lui dit: toutes les fois que vous aurez quelque peine, ou quelque defir, venez au pied d'un palmier male, coupez-en une feuille, brülez-la & m'appellez, je me nomme la dive Malikatada , & j'arriveraï promptement a votre fecours; au refte, j'accorde le même pouvoir a votre petite fille, quand elle aura 1'age de raifon. Ma mère, continua Da-  4§ HlSTOIRÏ DE NoüRGÏHAN paké, n'a jamais importune la dive que pour les foins de mon éducation ; & moi, feigneur, avant que de vous connoitre, je ne m'étois point adrefTée a elle, & mon cceur ne formoit aucun defir. Depuis ce tems, dit-elle en rougiftant, je crains de i'avoir importunée, tant les troubles & les inquiétudes fe font emparés de mon ame: c'eft elle, comme vous le jugez bien , qui m'a fait connoitre Diafer , qui m'a didté les réponfes que j'ai faites aux fages, qui m'a inftruite des talifmans, & qui m'a remis celui-ci. C'eft elle encore qui a fait arrêter le gouverneur de Dioul, &. qui vous demande fa vie , en reconnoilfance du poilTon que.je vous donne de fa part ; elle a même voulu.... Achevezdone, belle Damaké, lui dit rendrement Nourgehan; pouvez-vous, fi vous m'aimez , me cacher quelque chofe ? Elle a voulu, reprit Damaké, me donner un taiifman de fa. compofition, pour être toujours aimée de votre grandeur ; mais je 1'ai refufé : eft-il en amour d'autre taiifman que le cceur F Nourgehan, frappé de plus en plus de tant de vertus & de tant de preuves d'atrachement, ne voulut plusdifférer fon bonheur. li fit fur le champ ailembler toute fa cour, & les grands de fon royaume. Je puis me yanter, leur dit-il, d'être le prince le plus heureux de la serre ; je polfede un bracelet qui me préferve de tous les poifons ; tous les tréfors de  èt de Damaké. 49 de la mer font a moi, par le moyen d'un poifion qui les va chercher a ma volonté dans le fond des eaux, & c'eft un préfent que m'a fait Damaké ; quelle eft la princefle qui peut apporter une femblable dot ? Ce n'eft pas tout encore ; elle m'a donné ce poignard, qui rend invifible; 1'épreuve que je puis faire a vos yeux de ce magnifique taiifman , vous convaincra de la vertu du petit poifion d'or, dont il feroit plus long & plus difficile de vous convaincre ; alors il tira fon poignard , & difparut a leurs yeux. L'étonnement des fpectateurs n'étoit pas diffipé , qu'il voulut difparoitre avec tous fes officiers de guerre , & il difoit afes magiftrats: voyez-vous mon général un tel, & en un mot, tous ceux qui me fervent dans mes armées ? Non, lui répondoient-ils a chaque queftion. II ceffa alors d'être vifible aux yeux de fes guerriers, & difparut avec les vizirs & tous fes gens de loi, voulant, par ce moyen, les convaincre pleinement, & ne point faire dc jaloux. Remerciez-donc avec moi le grand Dieu & fon prophéte, leur dit-il eafuite, de m'avoir xendu le plus puiflant prince de la terre; il fit fon adtion de graces avec une ferveur digne des bontés que le ciel avoit pour lui, & tous fes courtifans fuivirent fon exemple. Quand il eut rempli eet important devoir , il leur dit: Ie plus grand vice du cosur humain eft afiurément 1'in* Tome VIII. D  50 Histoire de Nourgehan gratitude; c'eft a Damaké que je dois d'aufti grands tréfors ; fa beauté feule , fon efprit & fes vertus, mériteroient la reconnoifTance que je conferverai toute ma vie pour elle; mais la reconnoifTance doit être accompagnée de preuves; je veux donc en ce jour 1'unir a moi pour jamais. Toute la cour & les grands applaudirent a fon choix; & Nourgehan ayant ordonné qu'on allat chercher Damaké, elle parut avec toutes le graces modeftes dont la nature 1'avoit ornée. Quand le prince lui eut donné la main en préfence du grand Iman, Damaké , qui s'étoit profternée devant fon époux , lui dit a haute voix: en vous rendant compte des talifmans du grand Seidel Bekir, je vous ai dit, feigneur, qu'il en exiftoit quatre dans le monde ; cependant vous n'en avez que trois. Ne fuis-je pas aflez ïiche en vous pofTédant, lui répondit Nourgehan ; vous vous comptez apparemment pour le quatrième, mais vous les valez tous. Non , feigneur, lui répliqua Damaké, en baiflant les yeux, celui-ci vous manque ; c'eft une bague d'acier qui fert a lire dans le fond des cceurs. D'autres a ma place regarderoient ce taiifman comme un danger, mais je le regarderai comme un bonheur , fi vous daignez long-tems vous intérefler aux fentimens que vous avez gravés dans le mien; & fi j'ai le malheur de ne pas  et r> e Damaké. 5 r mériter cette intéreftante curiofité, il faura du moins vous faire connoitre, fans aucun doute, Ie caradère & Ia fidélité de vos fujets. Dans eet inftant, Ia dive Malikataba parut avec toute fa cour, & pria le roi de palier dans un jardin, que par fon pouvoir & celui des génies , elle avoit orné avec une magnificence êc un goüt achevés. Elle honora les noces de fa préfence , & Nourgehan vécur heureux, plutöt par 1'amour & par les confeils de Damaké , que par tous les talifmans qu'il auroit pu joindre a ceux dont il étoit pofleffeur. Moradbak ayant ceffé de parler, Hudjiadge lui dit: voilade beauxpréfens ceux-la; une fille qui peut les donner en manage, doit choifir aifément fon mari. Damaké étoit heureufe, lui répondit Moradbak, d'avoir la protedion d'une dive qui Ia mit en état de prouver fes fentimens d'une faeon fi peu douteufé. Je ne ferois pas le cas qu'on pourroit s'imaginer de tous ces talifmans, dit Hudjiadge; il faut avoir une furieufe crainte du poifon , pour porter le bracelet, & cette crainte eft elle-même le plus cruel poifon. Je ferois peu fenfible aux richefles que me procureroit le petit poifion , je n'aime pas les biens fi faciles; Ie nombre & la valeur de mes troupes valenc mieux que le D ij  52 Histoire de Nourgehan, Sec. poignard; Sc la bague ne ferviroir qu'a montrer que perfonne ne vaut rien. Conté - moi demain une hiftoire moins merveilleufe, tous ces événemens font trop difficiles a croire, Sc les plus fimples conviennenr beaucoup mieux a mon état. Moradbak lui obéit, Sc conta le lendemain 1'hiltoire fuivante.  51 HISTOIRE Dc Jahia & de Meimouné. Sous le règne de Selim II, & dans le tems de fes plus grandes profpérités , il y avoit a Conftantinople un jeune corroyeur , qui fe nommoit Ifmené-Jahia. II logeoit auprès de la porte de Narli, qui conduit aux fept tours, & vivoit avec fa mère, a laquelle il étoit fort foumis. On le connoiiToit autant par fon habileté dans fa profeflion, que par les agrémens de fa figure. II étoit beau & bien fait; & fon cceur, fenfible a 1'amitié , Pengageoic a. aller , le plus fouveHt qu'il lui étoit poffible , paffer quelques jours a Scutari, pour voir fon ami Muhammed, & fe réjouir avec lui. II entreprit un jour ce petit voyage , après avoir baifé la main de fa mère , & lui avoir laiffé prefque tout 1'argenc qu'il avoit gagné. II fe mit dans un bateau; & quand il fut arrivé a Scutari , il courut a la maf fon de fon ami, qui fut charmé de le voir, & qui lui dit : vous arrivez a propos, mon cher Jahia; on m'a prié d'aller ce foir a la noce d'un de mes voifins ; vous y viendrez avec moi, & nous nous y réjouiions. Puifqu'on vous a invité, lui dit Jahia , c'eft la même chofe que, fi 1'oa D iij  54 Histoire de Jahia m'avoit prié moi-même, tout le monde nous connoït pour être amis; ainfi 1'on ne fera point étonné de me voir arriver. Ils partirent fur le champ: ils furent bien recus ; Sc 1'heure de la prière du foir étant venue, ils fuivirent la mariée a la mofquée, & la précédèrent a fon retour , felon 1'ufage des mufulmans. Ceux qui chantent les prières, l'accompagnèrent avec les imans jufqu'a fa porte, ou toute 1'aflemblée lui dit adieu, Après les prières ordinaires, la mariée fut introduite dans la chambre de fon époux ; onfervit le cherbet a tous les aftiftans, Sc tout le monde fe retira. Jahia Sc Muhammed allèrent avec quelques jeunes gens de leur connoilfance, dans une maifon particulière, pour fe divertir Sc boire du vin. Leurs têtes commencoient a. s'échauffer, quand celui qui s'étoit chargé de leur verfer le vin, leur dit: que ferons-nous a préfènt, mes amis ? Nous venons de boire Ie dernier coup. Cette nouvelle les affligea, d'autant plus qu'il étoit fort dangereux d'aller chercher du vin (i), 5c la défenfe d'en porter eft li forte, qu'on a tout a craindre, même pendant le jour. Et fi on a le malheur d'être rencontré la nuit fans lumière, Sc portant (i) On n'ea vend' que fur les bords de Ia mer. Ils en étoienï fon loin.  et ©e Mëimounê. 5S1 du vin, par ceux qui gardent la ville, & qui veillent pour fa süreté, on ne doit pas efpérer la moindre grace. Après avoir rêvé a tous ces inconvéniens , 8 y en eut un de la compagnie qui répéta plufieurs fois, fans que perfonne lui répondit: fe peut-il qu'aucun de nous n'ait alTez de courage pour aller chercher du vin ? Jahia , frappé de ce difcours, dit en lui-même : je fuis ici le feul étranger ; ce difcours ne peut s'adreffer qu'a moi; & fe levant auffi-töt, il s'offrit pour leur rendre ce fervice. Muhammed témoigna fur fon vifage la peine que cette réponfe lui faifbic; & prenant la parole : avez-vous jamais vu , lui répliqua-t-il, qu'un étranger foit employé a faire les commiffions des gens du pays ? Ainli, mon cher ami, je ne confentirai jamais a ce que vous propofez. D'ailleurs ne fachant pas leschemins, vous courez encore plus de rifque qu'un autre. Toute la compagnie en convint; on le pria de ne point prendre cette peine; mais en louant fon courage, en admirant fa générofité, ces jeunes gens firent tout ce qu'il falloit pour 1'engager a foutenirce qu'il avoit avancé, quoiqu'ils paruffent lui dire le contraire. Jahia , comme un jeune homme, ne douta point que fon honneur ne fut engagé a faire cette démarche. II redoubla donc fes inftances; &ceux-ci, qui ne penfoient qu'aux moyens d'avoir du vin, voyant qu'il ne D iv  55 Histoire de Jahia s'en préfentoit point d'autre pour en aller cher^ cher, dirent enfin a Muhammed ; ne vous oppofez pas l fon defiein, il a du courage 8c de 1'adreffe., sürement il réuffira. Muhammed fe vit obligé d'y eonfentir , & Jahia prit deux cruches , avec Jefquelles il arriva très-heureufement au cabaret; il les fit emplir, & revint fur fes pas , dans le defiein de retrouver fes amis. II y avoit déja iong-tems que Fheure de la prière du foir étoit paffee; ainfi les rues étoient défertes. Cependant Jahia appercut de loin une lanterne, au moment qu'il entra dans une petite place qui eft auprès de la Validé. Cette lumière venoit a lui, de fagon qu'il ne pouvoit ni fuir, ni fe détourner ; car en revenant fur fes pas, le bruit qu'il auroit fait , auroit non-feulement engagé a le pourfuivre; mais il auroit bientót été arrêté par les bords de la mer. D'un autre cóté, il ne pouvoit abandonner les cruches dont il étoit chargé ; c'étoit ne pas s'acquitter d'une commiffion qu'il avoit entreprife, & il auroit été honteux de paroitre devant fes amis, fans leur apporter du vin. Pendant qu'il faifoit ces réflexions 3 8c qu'il craignoit que cette lanterne ne fut celle du guet, celui qui la portoit approchant toujours, il remarqua que c'étoit un jeune homme qui précédoit un vieillard , fuivi d'un autre efdave, La phyfionomie de ce vieillard  et de MeIMOU-NÉ 57 marquoit une grande fageiTe ; fa barbe Manche pendoit jufqu'a fa ceinture; il avoit un baton d'une main, & un chapelet dans 1'autre. Jahia fe colla contre le mur pour les laifler paffer, dans 1'efpérance qu'ils ne 1'appercevroient pas. Mais, quand iis furent auprès de lui, il entendk que le vieillard prioit Dieu, & qu'il difoit : feigneur , au nom de tous les cieux , des fept terres d'Adam & d'Eve, des heureux prophètes, desfaints, des juftes, & des vertueux, je fuis arrivé aujourd'hui a la quatre-vingtième année de mon age; le plus beau tems de ma vie eft pafte , & vous m'avez fait jufqu'ici la grace de ne me laifier jamais manquer d'höte. C'eft aujourd'hui la première fois que j'aurai foupé feul; vous le favez, grand Dieu, combien cela m'eft impoffible ! Je fupplie donc votre divine majefté, fi elle eft contente des hommages que je lui ai rendus pendant un fi grand nombre d'années, de me faire trouver quelqu'un avec qui je puifle fouper, & m'entretenir. Jahia le regardoit avec une frayeur qui le rendoit immobile ; & ce genre de prières le faifoit trembler. Ne feroit-ce point la. quelque grand prophete , difoit-il en luimême ? Que deviendrai-je , s'il peut s'appercevoir que je porte du vin ! Ces réflexions Ie tourmentoient, quand il remarquaque lecheik, (car U le reconnutpour tel) cherchoit a décou-  58 Histoirè be Jahia' vrir les objets, malgré 1'obfcuricé de Ia nuit; & que 1'ayant appercu lui-même, il dit aufti-tóc a celui qui 1'aecompagnoit d'approcher la lanterne ? Pour lors il le regarda avec beaucoup d'attention; & Jahia , quelque defir qu'il en eut, ne pouvoit fe jetter a fes genoux, a eaufe des cruches dont il étoit chargé. Le cheik commenca par remercier Dieu de la rencontre qu'il avoit faite, Sc lui dit enfuite : vous voyez, jeune-homme , quelle eft ma reconnoifTance pour le grand Dieu., Sc combien je lui fuis obligé de m'avoir accordé la grace de vous trouver ici. Sans vous, je n'aurois pas foupé; venez* donc dans ma maifon ; ne refufez pas quelqu'un qui vous invite avec inftance. Ces paroles redoublèrent J'embarras de Jahia; aflurément, difoit-il en Jui-même, ce vieillard eft un faint; j'ai déja mérité Ia colère de Dieu en portant du vin : fi, je vais m'attirer Ia fienne en le refufant, j'augmenterai encore mes fautes. Cependant fi j'accepte fa propofition j je n'oferai jamais paroitre devant ceux qui m'attendent. Dans cette incertitude , il gardoit un profond filence; & Je cheifc, voyant qu'il avoit toujours les mains fous fon habir , fe douta qu'il cachoit quelque chofe; & pour terminer fon embarras, il avanca Ia main, fouleva la robe de Jahia, & lui dit, en voyant les cruches ; je me fuis bien douté que le vin  ET DE M E I M O U N E. 5? vous faifoit rougir; mais ce n'elï point avec moï que vous devez être embarraffé. De quel cöcé voulez-vous aller ? Je vous accompagnerai, ou du moins je vous fuivrai de loin , pour vous fervir d'efcorte : en un mot, je ferai tout ce qu'il vous plaira; mais je vous déclare que je ne veux point retourner chez moi fans vous. Jahia, rafluré par la douceur du vieillard, & charmé de ne point efluyer de reproches fur une chofe auffi défendue, lui conta naturellement pourquoi il s'étoit chargé de cette commiffion : mes amis m'attendent avec impatience, ajouta-t-il; jugez vous-même de ce que je puis faire, & ordonnez. Le vieillard lui répondit ■ mon fils, votre parole me fait autant de plaifir a entendre, que la plus belle perle pourroit m'en faire a voir. Vous devez féduire tout le monde, & vous avez gagné mon cceur; fachez donc que celui a qui vous infpirez tant d'eftime, eftle cheik Ebulkiar, né a Magnéfie. Depuis 1'age de fept ans que je fuis établi a Scutari, je fuis parvenu a celui de quatre-vingts ans, fans avoir jamais foupé feul; & par une grace particuliere de Dieu, on fait tant de voeux & de facrifices, que j'ai de quoi donner a manger a ceux qui viennent chez moi. Quand par hafard il ne s'eft point préfenté d'étrangers, lorfque la prière du foit eft finie, & que je n'ai plus d'efpérance d'en voir arriver t j'entre dans  éo HlSTOIRE DE J A H I A Ia mofquée; je choifis celui qui me convient Ie plus : je 1'engage a me fuivre, & je le recois du mieux qu'il m'eft poffibie. Non-feulement il ne m'eft venuperfonne aujourd'hui; mais tous ceux que j'ai invités dans la mofquée , m'ont donné" des raifons qui les difpenfoient de fe rendre a mes prières. Me voyant faas efpérance, je me fuis adreflé au grand Dieu; il m'a exaucé, en m'accordant, felon mon defir, un höte auffi Sgréableque vous. Mais, continua-t-il, il n'eft pas jufte de vous faire perdre le mérite que vous avez eu, a vous acquitter d'une commiffion fi difficile; je vous attendrai ici, vous demanderez a vos amis la permiffion de les quitter ; vous pouvez leur dire que vous craignez que le vin ne vous incommode, & que vous en avez trop pris. Vous viendrez me rejoindre, & vous ne vous repentirez pas du plaifir que vous me ferez. Je vous jure, par le grand Dieu, que je demeurerai ici jufqu'a votre retour. Je compte fur votre parole; ainfi vous êtes le mairre de m'y faire paffier la nuit. Alors il s'affit fur une pierret vous me trouverez a cette même place, lui dit-il encore, en lui faifant figne de s'éloigner. Jahia, de plus en plus rafluré, ne pouvoic s'empêcher de dire en lui-même : je dois remercier Dieu d'avoir rencontré un homme fi obligeant, & qui paroit s'intérefler autant a moi,  EX DE M E I M O U N É. 6t 'A'mh prenant congé du cheik, il lui dit: je vais m'acquitter de ma commiffion. Je vous promets de vcus rejoindre aulh'-tot que je le pourrai; & , fans avoir parlé a mes amis de 1'heureufe rencontre que j'ai faite, je compte ne vous plus quitter, vous confacrer le refte de mes jours, baifer vos mains, me conduire mieux que je n'ai fait par le paiTé, & m'attachant pour ma vie a votre fervice, mériter d'entrer en paradis avec les mufulmans. En achevant ces mots, il le quitta, II eut bientót rejoint fes amis : fon premier foin en arrivant, fut de remplir leurs verres , & de placer les cruches fur la table : la joie de fon retour fut d'autant plus grande, qu'ils avoient perdu toute efpérance de le revoir. Son ami Muhammed, qui avoit été le plus inquiet de tous, ne fut pas des derniers a rembralfer : on lui donna des éloges, qui 1'élevoient au-deffus des plus grands hommes. Mais quelques inftances qu'ils lui fiffent , pour Pengager a reprendre fa place, ils ne purent y réuffir. Tout calque je vous demande, leur dit-il, pour récompenfe du petit fervice que je vous ai rendu, c'eft la permiffion de me retirer. Non-feulement je me trouve fatigué; mais quelques-uns de mes amis étoient dans le cabaret ou j'ai été, ils m'ont fait boire avec tant de précipitation, que j'en. ai la tête  6z Histoirë de Jahia un peu embarraflêe; ainfi je vais, avec votre permiffion, me repofer chez mon ami Muhammed. Ils eurent beaucoup de peine a confentir a fon départ; cependant ils le prefs éren t d'autant moins, qu'il affecta d'être troublé par Ie vin ; mais il ne lui fut pas aifé de fe défendre des eraprefTemens de fon ami, qui vouloit 1'accompagner. Dés qu'il les eut quittés, il fe rendit promptement au lieu ou il avoit lailfé le cheik qui 1'attendoit, comme il le lui avoit promis. Pénétré de fes bontés, & dans la réfolution d'être fon difciple, il fe prouerna devant lui, & lui baifa les pieds. Le cheik le releva, & le ferra contre fon feist, en lui difant : b mon fils , pourquoi en ufez-vous ainfi ? Enfuite il loua fon exaétitude , & le prit par la main : allons promptement au couvent, lui dit-il, avec une tendrefle infinie. Ils fortirent de Scutari ; &, paflant au-deflbus de 1'höpital des lépreux , ils arrivèrent a un jar-din, dont la porte reffembloit a. celle du palais d'un roi, & dont les murs étoient d'une hauteur prodigieufei Nous fommes enfin arrivés au couvent , lui dit le vieillard , & nous n'avons plus que du plaifir a. attendre. Alors il frappa a la porte : une fille demanda qui frappoit; elle ouvrit a. la voix du cheik. Jahia fut tranfporté hors de lui-même, en la voyant fans voile; car elle étoit jeune & jolie : elle les éclaira avec une  et be MeiHOUNÉ. lampe d'argent, dans laquelie brüloit une huile remplie de parfums agréables. Cette maifon parut a Jahia un lieu de délices. On voyoit a chaque coin de ce veftibule, éclairé par un grand nombre de lampes d'argent, un grand fopha, avec un chanzichin (t ) ; ie milieu étoit occupé par un bafhn, revêtu de marbres les plus rares, & rempli d'une eau fi claire, que 1'on découvroit fans peine une infinité de poiflbns, dont le mouvement réjouiflbit la vue. Le tour de ce baflin étoit orné de différentes fleurs charmantes, & par leur émail, & par leur odeur. Jahia prit place fur le fopha ; cependant, fon efprit étoit frappé de tous les objets qui fe préfentoient a lui; il ne pouvoit concevoir pour quelle raifon le cheik, qui ne lui avoit parlé que d'un couvent, le conduifoit dans un palais fi magnifique. Le vieillard, qui s'appercut de fon étonnement, lui dit : confiez-moi le fujet de vos réflexions; ne vous ai-je pas dit que je vous regardois comme mon fils f Croyez qu'il eft peut-être plus heureux d'être adopté par un cheik, que d'être en effet fon fils ; 1'adoption eft libre, elle vient du cceur ; ainfi 1'on doit en être flatté. Soyez donc tranquille , vous êces dans ma maifon , vous me tiendrez compagnie , (i) Ou feeêtre en faillie,  •04 HiSToiRE de Jahia nous pafferons une partie des nuits a nous divertir. Je vous laifferai tout mon bien, en attendanc que 1'ange de la mort vienne m'enlever, rien ne vous manquera. Mais comme vous êtes, felon mon cceur, ajouta-t-il, tout ce que je defire, c'eft que vous occupiez ma place, & que 1'on vous voie rétablir les anciens ufages de notre fublime religion. En achevant ces mots , il pafla dans une chambre voifine, d'oii il fortit quelque tems après avec un habit li couvert d'or & d'argent, qu'on 1'auroit pris pour celui d'un roi. Quand il fe fut placé aux cótés de Jahia , les efclaves apportèrent de grands plats de porcelaine , garnis de pierreries magnifiques, 6c remplis des mets les plus exquis , parfumés d'ambre êc de mufc. Jahia fut étónné de cette magnificence ; 8c la furprife de tous fes fens 1'empêchoit de parler. Le cheik lui dit : je fuis arrivé a la vieillefie ou vous me voyez , fans m'être jamais habillé de cette facon ; j'ai toujours prié . Dieu de me donner un fils ; mon grand age m'empêche d'en' efpérer. Je lui , ai démandé ce matin un homme aimable que je puifle adopter ; il a exaucé mes vceux , en vous „envoyant vers moi; ainfi je fais tout ce que j'imagine qui peut lui témoigner la joie & ia reconnoifTance du bonheur que j'éprouve. Au refte, les cheiks font fi fort dans 1'habitude *d'examiner  ET de Me.IMounÉ. £5 d'examiner les étrangers qu'ils reeoivent, qUe j'ai connu fans peine toutes les bonnes qualirés qui font en vous. J'ai vu que vous avez de la foi, & de 1'amour pour la vertu. Mais apprenez, pour diminuer 1'étonnement ou je vous vois que nous fommes, dans notre écat, au-deflus de toutes les magnificences que vous voyez , par le peu de cas que nous en faifons. Au fur'plus , fi vous aimez Ie vin , vous pouvez vous fatisfaire; vous favez qu'il eft permis aux derviches d'en faire ufage ; le fcandale public eft la feule chofe que 1'on doive éviter. Kegardez-moi donc comme votre père en toutes choles, & fuiVeZ le genre de vie que j'ai embrafle dès mon enfance. Ce difcours rappella a Jahia la première idee qui s'étoit préfentée a fon efprit, quand ie cheik 1'avoit abordé. II le prit pour un prophéte , & plutöt pour le prophéte Elie ( i ), que pour tout autre, a caufe des rapports qu'il lui trouvoit avec ce faint homme. Cependant ces lieux de délices, ces richefles , ces pierreries, & Ie grand nombre de femmes efclaves qu'il voyoit aller & venir pour le fervir, s'oppofoient 1 cette idéé, auffi bien que Ie vin que 1'on avoic apporté en très-grande quantité. Quelquefois il (i) Les turcs Je rcconnoifTent pour prophete. Toms VlU. V  66 Histoirs de Jahia s'imaginoit que le cheik étoit un enchantetfr, qui prenoit a fon gré toutes fortes de figures. Mais quel peut avoir été fon delTein , en me conduifant .ici, difoit-il en lui-même? Quelle raifon auroit-il de me tromper ? Que puis-je craindre ? Mon argent & mes Tichelles ne peuvent tenter perfonne ; & je ne fuis pas aflez beau pour qu'il ait quelqu'autre defiein : voyons comment tout ceci finira. Le vin , qui étoit défendu fóus peine de la vie dans les couvens, étoit ce qui furprenoit le plus Jahia ; par conféquent, il regardoit toujours les vafes brillans qui le renfermoient. Le cheik fe doutant de fa penfée , lui dit : ne croyez pas, mon fils, que je fois capable de boire du vin", je n'en ai fait apporter que pour vous. Le vin que nous buvons, nous ftutres cheiks, eft un vin du paradis. Qu'on en apporte, dit-il. Auffi-töt on lui préfenta une bouteille d'or. Ce fut alors qu'ils fe mirent a table; & le cheik, au milieu du repas, lui donna de ce vin. II trouva qu'il reflembloit a un cherbet, compofé de fucre, d'ambre & de mufe , & qui, par conféquent, avoit une odeur plus agréable que celle du vin. Plus Jahia voyoit de chofes furprenantes , plus il étoit perfuadé que le cheik furpaflbit tous les autres prophètes. Ainfi , rien n'égaloit le refpecT avec lequel il étoit deyant lui. Pourquoi, lui dit le cheik,  ET de MeIMOUNÉ. 6j êtes-vous toujours plongé dans des réflexions , au Jieu de vous livrer au plaifir? Seigneur, lui répondit Jahia, 1'excès de vos bontés m'étonne ; je crains toujours que mon bonheur ne foit un fonge ; & je ne puis m'empêcher de me rappeller une hifioire, qui a quelque rapport avec ma fituation. J'aime les hiftoires, reprit le cheik, & je trouve qu'elles augmentent le plaifir de la table. II le prefik de la lui raconter, & Jahia commenca en ces termes ;  S8 HISTOIRE D'un Derviche. ]V![ustapha Pacha Stambol EfFendi, ou prévót de Conftantinople , avoit engagé, plulieurs fois de fuite , un affez grand nombre de fes amis , a. fouper chez lui. II y avoit, dans cette compagnie, un derviche qui paroifibit homme d'efprit , quoiqu'il n'eüt jamais dit un feul mot, quelque propos que 1'on eut mis en. avant. Son filence parut fi lingulier, qu'il fervic fouvent d'amufement a tous les conviés, quï même en firent des plaifanteries. Mais on fut très-étonnéj quand, au bout de'quelque tems, le derviche éleva la voix, & pria tous ceux qui fe trouvoient a table, de choifir un jour pour aller fouper & fe divertir chez lui. La crainte de faire mauvaife chère, fit balancer ia compagnie; &, quand elle accepta la propofition, ce fut en le priant de recevoir quelqu'argent, pour le mettre en état de faire unedépenfe qui paroiffoit au-defius de fon état; mais il le refufa; on fixa le jour, & on le pria de dire oii il falloit fe rendre. 11 répondit qu'ils fe trouveroient dans la mofquée de fultan Mehemmed, & qu'ii leur 'ferviroit de guide.  d'un Derviche. 69 On fut exact au rendez-vous ; & 011 prit Ja précaution d'acheter en chemin plufieurs provifions, pour fuppléer a Ia médiocrité du repas que 1'on s'attendoit a trouver chez le derviche. II parut dans la mofquée a 1'heure qu'il avoit indiquée. Ce fut avec étonnement qu'on Ie trouva trés - proprement vêtu , & paré d'un tablier de toile des Indes. II recut la compagnie avec une extréme politefie, & la conduifit chez lui. Sa maifon parut un véritable palais ; & quand on fut auprès de la porte , on vit fortir trente pages, qui prirent les conviés fous les bras, & les aidèrent a monter dans une chambre, dont les fophas étoient couverts de drap d'or. Ces mêmes pages les précédoient enfuite , pour les faire palTer dans une autre pièce encore plus magnifique. On apporta devant chaque perfonne un brafier d'argent, avec leurs pelles &c leurs pincettes de même métal. Quand on fut affis, on fe regarda avec autant de honte que d'embarras, en fe rappellant que 1'on avoit apporté des provifions dans un palais fi fuperbe; &l'on convint de les jetter par la fenêtre , fans que le derviche pot s'en appercevoir. Quelque tems après, on dreffa quatre tables d'argent; le linge dont on les couvrit, étoit un tiffu d'or. On fervit a manger dans la plus magnifique poicelaine de la Chine. On apporta fur chacune de E iij  JO HlSTOIRE ces tables, trente plats différens; & les pages n'oublièrent aucune des attentions qui pouvoient rendre leurs fervices agréables. Le deffert fuc encore plus magnifique que tout ce qui 1'avoic précédé. Les confitures étoient parfaites ; &c le derviche , non content de tout ce que 1'on en avoit mangé, voulut encore que tout le monde en emportat avec profufion. Quand le fouper, qui fut très-long, fut finl, on préparades lits, qui répondoient a toute la magnificence que 1'on avoit vue. Les couvertures Sc les draps étoient brodés en or; & quand on fut pret a fe mettre au lit, le derviche apprit a toute la compagnie que fes pages étoient autant de fiiles, qu'il avoit deftinées pour leurs plaifirs. Chacun choifit celle qui lui parut la plus agréable, & fe coucha. Le fommeil fuccéda a Jeurs plaifirs ; mais quel fut leur étonnement, le lendemain en s'éveillant, de fe trouver dans une tour ruinée , couchés fur la terre , couverts d'une mauvaife natte de jonc, n'ayant que des pierres pour traverfins, avec une grofle buche a leurs cótés. Pour leurs habits, ils étoient rangés auprès d'eux , dans 1'état oü ils les avoient laifies. Ils eurent beaucoup de peine a fortir de ces ruines, 8c des bourbiers qui les environnoient. lis entendirent, en fortant de la tour, une voix  d'un Derviche. jt qui leur dit : ne vous mocquez point une autre fois de ceux qui gardent le filence. Le cheik, charmé de cette hiftoire, louabeaucoup la facon dont elle avoit été contée, & but plulieurs verres de fon vin du paradis a la fanté de Jahia, que tant de bontés rendoient confus. Enfuite il lui toucha dans la main , & lui dit: mon fils, mettez-vous a votre aife avec moi; que votre vifage foit ouvert comme une rofe , & reconnoiflez comme je fais la bonté de Dieu ; je vous ai demandé a lui, & il vous a accordé a mes prières. Ayez confiance en Dieu; ayez confiance en fes minifires, qui en font les images vivantes; imitez le marchanddont parient les annales des merveilles, Sc dont je vais vous conter 1'hiftoire. E iv  7* HISTOIRE Du Marchand dc Bagdad. Un marchand, qui partoit pour faire Jecommerce de i'Inde, vendit tout ce qu'il pofiedoit, & quitca fon pays avec 1'argent qu'il lui fut poffible de raffembler. Après s'être recommandé a Dieu , dont il étoit grand ferviteur il fut d'abord alTez heureux , & il ne fit aucune mauvaife rencontre ; mais enfin il fut attaqué, a quelques joumées de Mafuiipatan , par des voleurs , qui ne lui laifsèrent rien , & qui le réduifirent, par conféquent, a Ia eruelle néceffité de demander 1'aumóne, pourfe rendre a la ville. Quand il fut arrivé, il s'informa avec foin de Ia maifon du plus riche marchand de cette ville, & fe rendit chez lui. II lui raconta fes malheurs, &4e pria de Iui prêter mille fequins. Celui-ci voulut favoir s'il avoit des gages, ou quelque bonne caution a. lui donner. Le marchand de Bagdad lui répondit : les voleurs ne m'ont rien laifle ; mais vous ferez content de ma caution ; c'eft Dieu qui vous répond de ce que vous me prêterez. Le marchand de Mafuiipatan, touché de cette réponfe, lui eompta les mille fequins fur fon fimple billet, dans lequel, a la -  du Marchand de Bagdad. 73 vérité, ils voulurent énoncer 1'un & Pautre, que Dieu étoit garant de cette fomme. Le marchand de Bagdad partit ; & 1'argent qu'il avoit emprunté profita fi bien , qu'au bout de 1'année, il fe trouva, dans Ormus, riche de cinq mille fequins. II feroit parti pour fatisfaire a i'engagement qu'il avoit pris ; car le terme étoit au moment d'expirer ; mais, par malheur, il étoit dans la mauvaife faifon , & il n'y avoit aucun batiment qui voulut courir les rifques de la mer. II fut fi touché de ce contre-tems , qu'il en tomba malade de chagrin. Enfin mettant toute fa confiance en Dieu, il prit un morceau de bois, le creufa, Sc y renferma mille fequins, avec une lettre adreffee au marchand de Mafuiipatan , dont il étoit débiteur. II goudronna très-exadement le morceau de bois , Sc le jetta a la mer, en difant: mon Dieu , vous étes mon répondant ; daignez faire tenir eet argent a celui qui ne me Pa prêté que fur Ia foi de votre faint nom. Dès-lors, la fatisfaén'on d'avoir rempli fes engagemens, lui fit retrouver fa première fanté. Dieu voulut bien exaucer fa prière ; Sc ce même jour, le marchand de Mafuiipatan, en fe promenant dans une chaloupe fur Ia cöte, appercut un morceau de bois , dont la forme lui parut fin gulière. Quelques-uns de fes efclaves voulu-  74 Histoire du Marchand de Bagdad. rent le prendre; mais il les évitoit toujours; enfin il s'en approcba luiméme, & le prit avec la plus grande facilité. II fut trés étonné de voir fon adrefle écrite fur le goudron ; il 1'examina avec plus de foin, 1'ouvrit, & trouva 1'argent & la lettre qui ne lui laifloit aucun doute, & qui lui fit admirer la puiflance & la bonté de Dieu. Quand la mauvaife faifon fut paffee, le marchand de Bagdad j appréhendant que Dieu n'eüt pas exaucé fa prière, prit avec lui les mille fequins qu'il avoit empruntés, & vint trouver celui a qui il les devoit. Mais d'auffi loin qu'il 1'appercut, il lui cria : celui qui avoit répondu pour vous, m'a fatisfait; voila votre billet déehiré; vous n'avez plus a faire a moi; c'eft a Dieu. Reconnoiflez tous les bienfaits que vous en avez recus en 1'adorant, & en le fervant fans eeflè.  SUITE DE L'HISTOIRE De Jahia & de Meimounê. Jahia, pénctré de cette hiftoire , redoubla les aflurances de fon attachement pour le cheik , & de fa reconnoifTance envers Dieu. C'en eft aflez, lui dit le cheik , avec un air de bonté. Alors il fit apporter un grand nombre d'habits royaux ; & quand on les eut mis en pile fur le fopha : je vous fais préfent de tous ces habits , dit-il a Jahia, & toutes mes efclaves font a votre difpofition ; ce dernier trait fit rougir le jeune mufulman. Mais, pour diifiper eet embarras, le cheik remplit un verre de ce vin célefte, & Jahia le but, fansprefque favoir ce qu'il faifoit. Enfin lc cheik s'étant appercu que le vin commencoit a faire quelqu'effet fur la tête de fon hote , il fit prendre des inftrumens a toutes fes efclaves , qui les touchèrent fur les modes les plus tendres, 6c deftinés pour les chants amoureux. Jahia en fut fi ému, qu'il commenfa a lever un peu plus les yeux, & a jouir de tous les plaifirs qui lui parurent comparables a ceux du fultan. Cependant il n'avoit pas encore affez bu , pour être abiblument fans inquiétude ; ii n'ofoit regarder les belles efclaves qui environ-  7e Histoire de Jahia pauvres ; qui prêche 1'obfervation de Ia loi; plus encore par un exemple continuel , que par les explicacions qu'il fait fans celTe du faint Alcoran; qui paroït enfin un des plus grands favoris du faint prophete , puiffe commettre d'aufïi grands crimes ? J'ignore , reprenoit Jahia , fï ce vieillard eft cheik , & fi celui que tu penfes eft le même dont Meimouné te parle ; car je ne 1'ai jamais vu qu'une fois. Comment pouvoir en douter, reprenoit Meimouné , avec une efpèce d'impatience ? Je fuis fon efclave depuis trois ans ; chaque jour mes yeux ont été témoins d'une nouvelle cruauté. Affurément , interrompit Muhammed , un génie infidèle vous aura fafciné les yeux , pour faire tort a Ja réputation du plus faint homme de nos jours. Qu'il foit cheik ou non , lui dit alors avec emportement la tendre Meimouné , il y a un tel homme qui commet de pareils crimes, & qui met en danger les jours de ton ami. Comment peux-tu balancer un moment ? La caufe de Dieu" & 1'intérêt de 1'amitié ne font-ils pas capables de te toucher ? J'examinerai, lui répondit Muhammed ; j'obferverai la conduite du cheik ; mais fans en être bien convaincu , je ne tremperai point mes mains dans le fang de 1'ami de Dieu. Meimouné voyant qu'elle ne pouvoit rien obsenir de plus a & que 1'amitié ne pouvoit l'en>>  et r>e Meimouné. 91 porter , dans I'efprit de Muhammed, fur les impreflions de J'hypocrifie i promets-nous au moins , & jures fur le faint Alcoran , de nous garder le fecret , dit-elle en s'écriant ; c'eft' a. celui qui aime le mieux Jahia de le délivrer. Muhammed fit le ferment, & revint a Scutari. Le lendemain Meimouné fortit avec fa cape, & fe rendit au Bazar, dans le quartier des tailleurs elle choifit un habit complet d'icoglan , dont elle fit le marché , & le cacha fous fa cape avec quelqu'autres emplettes. Pendant les deux ou trois jours fuivans , fon cceur étoit ferré , fon efprit étoit agité ; elle ne répondoit même aux inftances & aux empreffemens de Jahia , que par un attendriffement & un air aftiigé , dont elle accompagnoit fes refus , qui continuoient de mettre fon amant au défefpoir. Enfin , quand elle crut la chofe nécefiaire, elle fortit entre la première & la feconde prière. Jahia, qui ne la vit point revenir quoiquela nuit approchat, éprouva la plus cruelle inquiétude. Sa mère , touchée de 1'état ou elle le voyoit, lui dit : qu'as-tu donc , mon fils ? PIélas ! ma mère , lui répondit Jahia, Meimouné ne revient point. II n'appartient jamais a une femme de donner des confeils a un homme , reprit-elle ; mais fi tu as perdu cette aimable fllle , tu 1'as afluréroent bien mérité. Les femmes ne veu-  9 z H i s t o i r e de Jahia lent pas être traitées avec tant de douceur ; elles abufent toujours des égards que 1'on a pour ] elles, & fur-tout de la liberté qu'on leur donne. 1 Je fuis fort trompée , continua-t-elle , ou tu ne verras plus Meimouné. Ah ! ma mère interrornpit Jahia, elle ne reffemble point aux autres femmes ; fon cceur eft plus pur que la rofée du matin. Je le fouhaite , lui répondit la mére j mais tu 1'aimois ; elle t'aifuroit des mêmes fentimens ; rien ne vous contraignoit ici ? Qui pouvoit i'empêcher de t'en donner des preuves; ou de t'époufer , comme tu 1'en as fi fouvent prefiee? Pourquoi avoit-elle 1'air de plus en plus férieux & occupé ? Pourquoi a-t-elle apporté ici , avec un grand myftère , un habit d'homme , un cangiar , & d'autres chofes que jai trouvées cachées fous le fopha, & qui n'y font plus aujourd'hui r Sois aiTuré mon fils , ! qu'elle a trop d'efprit pour faire quelque chofe fans defiein. Ah , ma mère , interrompit Jahia a. fon tour , je fuis perdu ; je tremble. Meimouné aura voulu fans" doute.... Il n'ofa pas en dire davantage , dans la crainte de découvrir fon fecret. Auffi-tót malgré fon trouble & fon agitation , il baifa la main de fa mère, prit fon fabre & partit. Un moment plus tard , il n'auroit plus trouvé de bateau pour pafier a Scutari. En effet , il arriva dans 1'inftant que ie  et de Meimouné. 93 jour tornooit; il s'affit fur le bord de la mer > Sc ne prenant confeil que de fon amour , fans vouloir demander le moindre fecours a un ami auffi prévenu que Muhammed , il réfolut d'attendre le cheik au pafTage , & de 1'attaquer malgré les deux efclaves dont il étoit ordinairement accompagné; le chagrin , 1'inquiétude & les allarmes que ce barbare avoit donnés a fa chère Meimouné, fon bonheur retardé,les jours de ce qu'il aimoit fans celle expofés a laplus cruelle vengeance, fuffifoient pour le déterminer au parti qu'il prenoit. Mais 1'efpérance qu'il eut en Dieu , & la prière qu'il lui fit ne lui laifsèrent plus aucune inquiétude , & lui repréfentèrent le facrifice d'un monftre en cruauté, comme 1'action la plus agréable au faint prophéte. Ces idéés le conduifïrent jufqu'a 1'heure de la dernière prière. Quand elle fut arrivée, il alla dans la rue ou il avoit rencontré le cheik ; il le trouva qui 1'avoit déja dévancé , Sc qui retournoit chez lui avec un homme, qu'il jugea fans peine être une vidime qu'il conduifoit, Sc qui lui parut être d'une aflez grande taille. II fut étonné de fon extréme diligence, & il n'ofa courir après lui , d'autant qu'il entendoit encore parler 6c marcher dans les rues & dans les maifons voifines. Cependant il le fuivit a tout hafard , «Sc joignit 1'ef-  54 Histoikë de Jahia ciave qui marchoit derrière lui dans le cimetière qu'il étoit obligé de traverfer. II profita d'un détour , & lui porta un fi grand coup de fabre, qu'il lui fit voler la tête fans qu'il proférat une feule parole. Dans 1'inftant même , il prit fon talpache (i), jeta fon turban, & joignic le cheik, dans le moment qu'après avoir dit a fon ordinaire : ouvrez „ c'eft moi : on lui ouvrit la porte , Sc Jahia le fuivit fans rien dire, & fans avoir été reconnu. II profita de 1'obfcurité, pour traverfer le falon de 1'entrée , Sc fe cacher dans un coin de la cour , réfolu de tout entreprendre, 8c de tomber fur le cheik , après avoir féparément attaqué fes efclaves. II entendit les apprêts du fouper ; il en fuivit tous les inftans ; il vit apporter les préfens; il diftingua les voix & les inftrumc-ns que touchoient les efclaves, 8c regardant le fommeil du cheik comme un inftant plus favorable , il attendoit, avec la plus vive impatience, le dénouement d'une telle aventure. Enfin 1'on fit coucher Fétranger avee 1'efclave qu'il avoit choifie ; Sc fort peu de tems après, il entendit les cris percans d'une femme qui demandoit du fecours. II demêla la voix du cheik qui appelloit fon efclave , & qui lui difoit d'aporter fes armes. Au milieu (i) Bonnet doublé de peau.  et de Meimouné. 9$ de ce défordre , il crue reconnoicre Ia voix de la chère Meimouné. Rien alors ne le put retenir ; il mon ca le pecic efcalier qui 1'avoic autrefois conduic a la prifon ; il poufla la porce de la chambre avec canc de force qu'il 1'enfonca & qu'il paruc devant le cheik au moment qu'il fe jeccoic fur un homme couché, pour lui arracher un poignard dont il étoit armé , pendant qu'une femme paroiflbit dans Ie même lit baignéedans fonfang : Tu périras malheureufe, s'écrioit Ie cheik ; Sc je vais jouir du fenfible plaifir de la vengeance. L'amour & Ia juftice qui m'ont conduit, devoient être plus heureux, reprit alors Meimouné , de fa voix naturelle; j'ai fait mon devoir ; tu peux faire le tien. Jahia ne lui en donna pas le tems; plein de 1'emportement que produit l'amour allarmé pour ce qu'il aime , il mit le fabre a la main , & faififfant le cheik par la barbe, il le perca de plufieurs coups. Au moment que fon efclave favori lui amenoit un prifonnier pour rimmoler , felon fa barbare habitude , Jahia eourut a lui , & le punit de tous fes crimes , malgré les couteaux dont il étoit armé. Alors tombant aux genoux de Meimouné , il eut peine a. la reconnoitre , tant la couleur qu'elle avoit mis fur fon vifage apportoit de changement a fa figure. La voir en eet état, Sc la trouver dans la maifon du cheik, c'étoit  9ó H i s t ö i R è de Jahia lui prouver tout ce qu'elle avoit fait de tendre & de généreux. En efiet , c'étoit Meimouné elle-même , qui , fous 1'habit d'un homme , setoit préfentée fur le paiTage du cheik, & qu'il avoit emmenée fouper chez lui. Jahia voulut exprimer fa reconnoifTance & fon amour, & Meimouné lui dit : il n'eft pas tems encore de nous abandonner a la joie ; quel feroit notre fort fi 1'on nous trouvoit dans ce lieu d'horreur ? Si le cadi nous y furprenoit , comment lui perfuader notre innocence ? Jai fait périr cette malheureufe , ajouta-t-elle , paree qu'elle ne m'a point avertie des defTeins barbares du cheik, & que fa mort m'étoit néceiTaire pour aifurer ta vie & lamienne. Jahia coupa les cordes qui Iioient le malheureux prifonnier, & qui, préparé au trifte fort qui 1'attendoit, embralTa cent fois les genoux de fon libérateur. Ils defcendirent enfemble a la prifon , pour donner la liberté aux autres mufulmans , que le cheik deftinoit a fes cruels repas. Pendant que Meimouné reprenoit fes habits , le liège qu'elle avoit mis dans fes botines la faifoit paroitre de la plus grande taille ; le changement d'habit, la couleur qu'elle avoit fur le vifage , & le foin avec lequel elle avoit déguifé fa voix , perfuadèrent aifément a Jahia , combien il lui avoit été aifé de tromper le cheik lui-même. Meimouné  ét dè Meimouné. 57 Meimouné fit venir devant elle tous Jes prifonniers , & leur dit de commencer par prendrë tout ce qui leur avoit appartenu, Sc dont le cheik s'étoit emparé. Elle donna la liberté k toutes les fiiles efclaves ; enfuite elle fit plufieurs paquets d'argent, de bijoux Sc de pierrerics. Mais la maifon étoit fi pleine de richefies* qu'après avoir pris tout ce qu'ils pouvoient emporter, après avoir donné aux efclaves & aux prifonniers tout ce qu'ils voulurent prendre, ils laifsèrent encore une quantité prodigieufe de chofes d'une trés grande valeur. Meimouné fit jeter le corps du cheik e la Corbeille. L' h i s t o i r e anaenne nous fournit 1'exemple d'un jeune roi, nommé Kemfarai, recommandable par toutes fortes de bonnes quahtés ; il n'étoit occupé que du bonheur de fes fujets. La juftice étant 1'unique règle de fes adions, les pauvres avoient encore plus d'accès auprès de lui que les riches. La connoiflance du paffe, qui forme ordinairement les grands princes, faifoit 1'objet principal de fon étude. Ainfi, dans le deffein de n'ignorer aucuns des événemens confidérables qui arrivoient dans les royaumes d'Afie, il avoit fait batir un caravenférail, que 1'on pouvoit, avec raifon, regarder comme un palais fuperbe. C'étoit la qu'il recevoit les étrangers. Ce prince aimable les faifoit fervir de fa propre table; ils avoient des efclaves de 1'un & de 1'autre fexe, qui n'étoient deftinés qu'a prévenir leurs defir's & leurs befoins. Les étrangers arrivoient donc dans fa capitale de toutes les parties du monde , fans avoir d'autre affujettiffement que celui d'entretenir le roi de leurs propres aventures, ou de celles dont ils avoient connoiffance.  DE IA CoRBEIIIË. IQ. 6 C'eft ainfi que le roi couloic tranquülement fes jours filés d'or, & qu'il régnoit heureufemenc dans un monde oü tour eft périfiable. La fortune ,, laffe enfin de le combler de fes faveurs , qu'il méritoit fi parfaitement, Tabandonna. Le repos de fon ame, la tranquillité que fes bonnes a&ions répa.ndoient fur toute fa perfonne, enfin cette aimable gaieté , fans laquefie on ne le voyoit jamais , 1'abandonnèrent aufli ; une agitarion que rien ne pouvoit calmer, une profonde inquiétude, & une continuelle préoccupation d'efprit fuccédèrent a 1'humeur la plus aimable ; fes yeux perdirent leur vivacité ; la paleur s'empara de fon teint: bientöt il parut comme une belle rofe , qui fait le macin 1'ornement d'un jardin , & que 1'intempérie de 1'air flétrit, & fait mourir prefque au moment, qu'elle a vécu ; enfin, 1'altération de. fa fanté & celle. de fon efprit, perfuadoient. a tous fes. ccurtifans ^ que^ malgré fa grande jeuneffe , ils auroient bientöt le malheur de pleurer fur fon tombeau , lorfqu'une fuite imprévue le déroba tout d'un, coup aux yeux de fes fujets. Les grands de fon royaume ne négligèrent rien- pour s'inftruire de fon fort; mais voyant que tous leurs,. foins étoient inutiles ,, ils fe déterminèrent a former un. confejl, qui gouvernat pendant fon abfence, qui. 4uroit depuis douze lunes, lorfqu'on le vit re!> G üj  101 HlSTOIRE paroitre au moment que 1'on s'y attendoit Ie moins. II étoit vêtu de noir ; fa trifteiTe étoit excefll ve; aucun objet ne pouvoit 1'adoucir. Enfin fon infenfibilité n'avoit jamais eu d'exemple. Les grands du royaume & fes vifirs, vinrent recevoir fes ordres; mais il ne voulut leur en donner aucun. Son indifférence étoit fi grande, qu'il ne démêla point 1'attachement fingulier , dont fes fujets lui donnoient tant de preuves. Cependant il étoit fi fort aimé., que le confeil' ne voulut point élire d'autre roi, & qu'il réfolut d'attendre pendant dix ans que le prince eut retrouvé fonefprit, fon caradère aimable, enfin toutes les qualités qui Pavoient fait adorer. Et quelques inftances que Pon. put faire, pour Pengager au moins a demeurer dans fa capitale, on ne put rien changer au parti qu'il avoit pris de s'en éloigner. Mais, voyant qu'il lui étoit jmpolfible de faire accepter fon abdication , il fe retira dans une petite maifon, batie fur une montagne folitaire, qu'il choifit pour finir fes jours, fans autre compagnie que celle d'une de fes fcéiirs , nommée Zahidé. Cette princefle 1'aimoie dès Penfance, de 1'amitié la plus tendre ; fa beauté, fa jeuhefle & fon efprit, étoient encore moins recommandablës en elle que fa piété , & fon attachement pour le faint alcoran, qu'elle favoit abfolument par coeura  li e LA C o R B e I i i e.' Iqj On ignoroit le fujet des chagrins du roi; il avoit conftamment refufé d'en inftruire tous ceux qui avoient été a portée de lui faire des queftions. Après avoir été quelque tems dans fa retraite, il tomba dangereufement malade, fans vouloir être fervi & foulagé que par les foins de fa chèreZahidé, qui redoubla fes prières, pour obtenir la guérifon d'un frère qu'elle chériifoit uniquement. Son amitié ne 1'aveugla point fur 1'inutilité de tous les remèdes; & voyant 1'approche du moment fatal qui alloit lui fermer la paupière, elle s'approcha de fon lit, & le conjura , par les fentimens qu'il avoit pour elle, de lui confier le fujet de fa rrifteffe. Prince , que les malheurs ont accablé, lui dit-elle, pourquoi ne voulez-vous pas m'apprendre le fujet de vos douleurs ? Ces douleurs que vous relTentez, mon cceur les reffent au centuple; daignez prendre qnelque confiance en moi; je trouverai peut-être quelque remède a vos maux. Qui fait même fi le grand prophéte, touché de ma douleur, nem'infpirera pas le moyen de vous. foulager ? Le roi lui répondit, en pouflant de profonds foupirs : mon hiftoire eft plus longue que celle de Feredbaad (i), & plus trifte que celle de (i) Confolation dans I'afflidion ; c'eft un livre arabe. d'Ali Sc Haffan, & furnoramé Tenoukhi, deTenouk, uiie. ttibu des arabes, G «  ïo4 H J s T o r e E Wamakweazra (i). Je veux bien cependant ac-* corder ce que vous me demandez, au tendre ioin que vous prenez de moi, & a 1'amitié que vous m'avez toujours témoignée* Je vais done vous apprcndre le fujet de mes malheurs : vous ailez favoir comment j'ai pafle en un inftant de la joje a la triftefie, & comment enfin mon cceur a reflenti les coups redoutables du glaive de douleur, Tout ce que je pourrai vous dire, ne vous donnera jamais qu'une légère idee de mes avensures; il n'y a pas de termes aflez forts pour exprimer ce que j'ai vu; mais vous le voulez, je vais vous fatisfaire. Vous favez que dans les tems heureux de ma vie, je paflbis une partie des journées avec des étrangers, qui me racontoient, ou leurs propres aventures , ou celles dont ils "avoient pu ,, s'inftruire. Dans le nombre des voyageurs qui rempliffoient fans cefle mon caravenféraü, je trouvai une efpèce de derviche, vêtu de noir. Malgré la triftelTe de fes vêtemens , fa figure étoit auffi inrérefTante, que fa converfation étoiï agréabie ; efle me paroiftbit même , felon la facon de parler d'un de nos poëtes, comme une ( i ) C'eS: un roman écrit en vers perfans, qui contïeni les ampurs. de Waraak & d'Azra., deux célèbres, amans, qui 71, yoieu: avant Mahomet, ' .  BE IA CoRBElïIE, 105 mer de charmes, dans laquelle je me plongeois 3vec plaifir. C'étoit un jardin de rofes, qui répandoit une odeur d'amitié, dont mon cceur étoit épris. Enfin j'étois enchanté des hiftoires qu'il me racontoit, tant l'arc de bien parler lui étoit naturel; mais il refufoit toujours de m'apprendre par quelle raifon il étoit plongé fans cefle dans la plus profonde rêverie, & ce qui 1'engageoit a porter un fi grand deuil. Je ne négligeois rien pour le féduire par mes préfens : je lui donnai des habits fuperbes, des cejntures de diamans , des bourfes d'or & d'argent; en un mot, je mis en ufage tout ce que j'imaginai capable de 1'engager a me fatisfaire s ma perfévérance & mon importunité le touchèrent plus encore que mes préfens. Vous voulez donc, me dit-il enfin, avec un redoublement de douleur, vous voulez favoir ce qui m'eft arrivé. H me feroit plus aifé de vous expliquer l'hiftoire de I'oifeau Anka (1)que de vous perfuader mes malheurs.; (1) C'eft un oifeau que les Perfans appellent Rimurg, Sa les Arabes Anka. C'eft ce que nous traduifons par grifFon : eet oifeau, felon les orientaux , eft monftrueux : il parle toutes fortes dc langues. II eft raifonnable, & il eft capable de reügion. Tharaurath, le troilième monarque de Perfe, de la première dinaftie, felon les Pichdatiens, fut tianfporté fur eet oifeau dans les régions imaginaires. Les orientaux. djfent que depuis Iong-tems3 cct oifeau s'cft retiré fur la  'ioc» HlSTOIRS defirez bien plutöt que de telles avencures foientf a jamais oubliées, c5c craignez fur toutes chofes de vouloir en être convaincu par vous-même. Je continuai mes inftances; je redoublai mes carelTes, & voici ce qu'il me raconta. La ville de Medhouchan eft fituée dans Ie royaume de la Chine; prefque tous ceux qui 1'habitent, font célèbres par leur triftefTe ; ils ne quittent jamais le noir; & tous les étrangers , que leur malheur, ou la plus grande témérité, attirent dans cette ville, trouvent difficilement les moyens de lier aucune fociété. Enfin, ce n'eft que dans cette ville que 1'on peut s'inftruire du malheur que j'éprouve j c'eft-la que 1'on peut trouver le jufte fujet de mes douleurs, & de la paffion dont mon cceur eft déchiré ; & que 1'on pourra fe convaincre de la vérité de mon état, que tous les récits ne pourroient perfuader. En achevant ce^ mots, le derviche me falua, prit tous les préfens que je lui avois faits, & me laifia tourmenté de la plus grande curiohté. L'obfcurité de cette hiftoire , & le peu de détails dont elle avoit été accompagnée , ne montagne de Kaf, qui entoure le monde, & que eet endroic eft inconnu. C'eft ce qui les engage a dire : autant vaudroit-il -tous erifeigner la demeure des anka, ou vous donner de les, auiiYelles^  CE IA CoRBEIIlE. I07 fervirent qu'a redoubler le defir que j'avois, d'apprendre & de connoitre des chofes finguiières. Je ne fus donc plus occupé que de 1'envie de juger par moi-même d'une chofe auffi peu commune ; & le defir qui fut la fource du changement de mon caradtère , s'accrut au point, que je ne pus m'empêcher d'entreprendre le voyage de Medhouchan. J'emportai beaucoupde pierreries; je partis déguifé, & je pris le chemin de la Chine avec une fatisfaftion fans égale ; je fis une diligence incroyable. Les foins que je m'étois donnés pour n'être reconnu de perfonne , me réuffirent parfaitement. Enfin , j'arrivai dans le royaume de Ja Chine , ou la plus funefte curiofité me conduifit avec une ardeur inconcevable. La vue de cette nouvelle terre me charma , puifqu'elle devoit fatisfaire ma curiofité ; je ne fus pas long-tems fans trouver une nombreufe caravanne a laquelle je me joignis; elle me conduifit au milieu de ce grand empire ; je la quittai pour fuivre Ie chemin de Ja ville de Medhouchan, ou j'arrivai après avoir fouffert avec joie, toutes les fatigues d'un fi long «Sc fi pénible voyage. Prefque tout le peuple de cette ville étoit en effet vêtu de noir , comme le derviche me 1'avoit annoncé; la triftefTe la plus profonde régnoic de tous les cótés ; on n'y recevoit aucun accueil;  'io8 HrsTOiRB on n'attiroit aucun regard ; & tous ceux quï portoient le deuil, marchoient pour vacquer a leurs affaires, les yeux baifies, la tête couverts de leur bonnet, «Sc pour ainfi dire enfoncés dans leurs habits. Je fus donc obligé de paffer plufieurs jours dans le caravenférail, ou j'étois defcendu , fans avoir d'autre occupation que celle de me promener continuellement dans la ville , & de chercher quelqu'un qui voulut répondre a mes queftions. J'avois employé tous les moyens polfibles pour entretenir ceux que je. voyois vêtus de deuil; mais ils ne m'écoutoient pas j ou ne me répondoient que par un foupir.. Je me perfuadai avec raifon , qu'un homme qui ne feroit point en deuil feroit plus en état de. me répondre. Ainfi je fis connoiflance, au bout de quelques jours, avec un jeune marchand ; il étoit affable & fort poli pour les étrangers ; il chantoit a merveille , & jouoit également bien de plufieurs inftrumens ; fon vifage étoit plus beau que le foleil. II fut fi content de ma coni verfation, qu'après m'avoir fait beaucoup d'honnêtetés, il voulut abfolument me conduire dans fa maifon. J'acceptai fes offres; «5c le premies jour que j'y vins loger, il donna, un grand repas , ou je fus traité avec autant de goü.t que, de magnificence. Je devins en peu de tems fon a,mi &c fon confident. Et, voyant qu'il éludois  be ia Coeeèille.' ïo*? toujours les queftions, que ma curiofité m'engageoit a lui faire, fur la triftefTe & le deuil que ;e voyois répandus dans la ville , j'embrafTai un jour fes genoux, 5c je le fuppliai par 1'hofpitalité qu'il exercoit avec tant de générofité a mon égard , de m'inftruire, & de ne pas rendre iiïutile un auffi grand voyage, 5c que je n'avois entrepris que dans cette intention. Ce jeune homme m'écouta avec beaucoup de chagrin , & me répondit, avec le ton de 1'amitié 5c de 1'intérêt: cefTez, mon frère, de vouloir être inftruit d'une chofe qui ne peut que vous caufer une peine infinie ; imitez-moi; je n'ai jamais voulu la connoitre par moi-même ; 1'état auquel j'ai vu réduits ceux qui tentoient ceite aventure ; la gaeité 5c leurs agrémens perdus , m'ont rendu fage a leurs dépens. Soyez-le, je vous conjure par mes confeils; comptez que ce que vous me demandez ne peut vous être que dangereux, fans vous être d'aucune utilité. Ce refus ne faifant qu'augmenter encore ma curiofité, je lui contai mon hiftoire; je ne lui cachai point mon état. Cet aveu lui fit avoir plus d'égards a mes prières : il eut compaffion de mon opiniatreté, 5c me dit avec un fouris amer, mais plein de complaifance -. 6 1'ami de mon cceur, on ne peut vous expliquer ce myftère ; pour en être inftruit, il faut fortir de Ja ville ; c'eft alors, fuivant ce  I I O HlSTOIRE que 1'on m'en a dit , que tout fera dévoilé* a vos yeux. Partons dans ce moment, lui dis-je avec vivacité. II eut pitié de mon état; il me précéda , je le fuivis. Nous arrivames dans un lieu défert aflez prés de la ville. La folitude de ce canton infpiroit uné fecrette horreur. Quand nous eümes marché quelque tems , nous trouvames un palais ruiné , au milieu duquel on voyoit une corbeille fufpendue par une corde , qui paroilToit attachée a la partie la plus élevée d'un döme a moitié ruiné. Le jeune marchand me préfentant la corbeille , & & me regardant avec des yeux baignés de larmes : placez-vous, me dit-il, dans cette corbeille ; & puifque vous Ie voulez abfolument, déliez le nceud qui embarratTe votre cceur. A peine y fïïs-je entré, que je me vis enlevé avec •la rapidité d'un éclair; elle étoit égale a celle du griffbn, qui prend fon elTor dans le plus haut des airs. Je fus en un inltant fi prodigieufement élevé , que bientöt je touchai le ciel; je voufus regarder la terre : mais quel fut mon étonnement, en voyant que eet univers, auparavant fi vafte pour moi, ne me paroilToit qu'un point. Ce fut alors que je me repentis de ma témérité; mais il n'étoit plus tems ! De qui pourrois-je attendre du fecours au milieu des airs ? Je m'abandonnai donc au défefpoir, & je baiffai la  DE XA Co E. BEI ILS Ut tête, en difant a la fortune : frappe, cruelle ; je fuis pret a recevoir tes coups. J'étois dans cette terrible fituation , quand la corbeille s'arrêta dans un lieu de délices, & fe pofa au milieu d'un jardin, qui furpaffoit en beauté le foleil même. Je defcendis promptement d'une voiture qui m'avoit caufé tant d'allarmes ; auffi-töt elle s'éleva dans les airs, & je la perdis de vue. Jugez fi mon inquiétude fut bientót changée en plaifir, quand je me trouvai dans un lieu dont la terre étoit émaillée de mille différentes fleurs, & dont le mélange préfentoit un fpeétacle agréable, pendant que 1'odorat jouifibit des parfums les plus rares. Je rendis mille aélions de graces a Dieu, qui m'avoit conduit auffi heureufement dans ce charmant paradis. Aprés avoir traverfé ce jardin , j'en trouvai un fecond qui n'étoit rempli que de rofes. Mille oifeaux témoignoient, par leurs chants, le plaifir qu'ils fentoient a 1'habiter. On voyoit, au milieu de ce fecond jardin, un grand baffin , dont les eaux, plus claires que le cryllal, fe répandoient avec un doux murmure , dans un nombre infini de canaux, qui n'étoient bordés que de rofes & de violettes. Les vents doux 8c rafraichilTans careffoient les fleurs de ce jardin de délices; 8c de fuperbes peupliers paroiflbient fiers de 1'ombre  112 HlSTOIK.fi qu'ils lui donnoient. Le fond du bafiin étoit plus elair que les flambeaux que 1'o'n porte devant les xois de 1'Inde; & fes bords étoient ornés des plus riches tapis ; on en voyoit de brodés en or; d'autres de brocatelle; d'autres enfin, dont le goüt furpaflbit la magnificence. On découvroit dans un coin du jardin, un tröne d'or, couvert d'une tente de fatin , environnée des plus fuperbes fophas; un grand nombre de vafes remplis de cherbetcSc dés vins les plus exquis, étoient placés aux deux cotés de ce trone ; la délicateflê des tables que 1'on voyoit dreflees a 1'ombre de ces beaux arbres, fembloit le difputer avec le luxe & la magnificence ; elles étoient couvertes d'un nombre infini de mets délicieux, plus deftinés a ranimer un voluptueux , qu'a réparer les forces d'un voyageur. Je ne fus pas long-tems fans appaifer la faim Sc la foif ardente dont j'étois dévoré. Après avoir réparé mes forces épuifées, je rendis encore graces a. Dieu de toutes fes bontés ; Sc je choifis 1'ombre d'un peuplier , pour goüter les charmes du repos dont j'avois befoin, & pour réfléchir, fans trouble, fur tout ce que je voyois d'oppofé aux idéés que Ie derviche Sc le marchand m'avoient voulu donner. Jé ne pouvois concevoir leur erreur , car ils m'avoient paru trop honnêtes gens pour youloir en impofer : i  de la Corbeille. uj limpoFer : enfin , comme on fe flatte aifément , je me perfuadai que j'éprouvois des diftinciions, qu'aucün autre n'avoit encore méritées. Le foleil étoit remplacé par la nuit la plus obfcure; & 1'oifeau de Ia lune avoit ceilé fes agréables chants, quand je me réveillai. Je vis alors paroïtre, a travers 1'obfcurité des arbres , plufieurs flambeaux, dont Ia lumière étoit plus brillante que celle des étoiies; j'entendis un bruit confus dans les airs, & j'appercus un grand nombre de vierges, dont la beauté me parut admirable ; leur modefïie , relevée par mille agrémens, auroit attendri les cceurs les plus infenfibles, & leur éclat furpatToit celui des anges même ; leur fein étoit blanc, & fentoit auffi bon que le jafmin ; leurs fourcils reffiembloient a des arcs bandés ; leurs vifages étoient plus brillans que la lune ; Sc leurs beaux cheveux flottoient négligemment fur leurs épaules, dont la blancheur faifoit honte a Pivoire même , Sc que les anges auroient defirées Sc enviées. Le ciel «Sc la terre fembloient, par leur profond filence, rendre hommage a ces beautés. Chacune de ces vierges portoit un flambeau plus blanc que la neige ; & cette lumière fervoit a dilh'nguer tanc de graces Sc de merveilles. Au milieu de ce divin cortège, j'appergus une princeffe fuperbement vêtue , dont la beauté furpafioit de beaucoup la Tom& FII1, H  jI4 H I S T O I R E magnificence 5 elle répandoit au loin 1'éclat le plus brillant. Les efprits céleftes eurent honte d'eux-mêmes en la voyant; fes yeux étoient femblables a ceux d'un jeune cerf; elle avoit les cheveux auffi noirs qu'une Indienne, & le teint auffi blanc qu'un Grecque. Elle s'avanca avec autant de graces que de majefté, 6c fe placa fut fon tröne d'or. Auffi-tót elle détacha fon voile , qui flottoit jufques-la fur fes épaules, 6c toutes les vierges qui la fuivoient, femblables a des étoiles , fe tinrent debout en préfence de cette brillante lune ; elles étoient uniquement occupées des ordres que pouvoit donner cette rofe de beauté. Au premier defir qu'elle témoigna , elles drefsèrent des tables , qu'elles couvrirént de confitures; les plats d'or & d'argent parurent en un moment de tous cótés, «Sc leur éclat étoit balancé par le cryftal qui renfermoit les liqueurs, dont le brillant égaloit celui des diamans du Mogol. Quelques-unes des belles vierges s'emprelToient a fervir la princeffe; les autres fembloient fe difputer 1'honneur de charmer fes oreilles par la mufique la plus tendre «5= la plus mélodieufe. Elles avoient différens inftrumenSj dont elles jouoient fi parfaitement, que les anges même brisèrent, de jaloufie, leurs harpes dans le ciel. Cependant cette reine des belles, cette tendre rofe ne difoit pas un feul  E> Ë IA CoRBEILIE, Uj mot; les vins exquis , & le fon des inftrumens, furenc, pendant quelque tems, fon unique* plaifir. Enfin elle leva fes beaux yeux, «Sc s'adrefTanc a une des vierges de fa fuite, elle lui dit, avec un fon de voix délicieux : allez promptement parcourir ce jardin j fi vous y trouvez quelqu'étranger , conduifez-le devant moi. La belle vierge, après avoir falué profondément la princefle, quitte fa place, & parcourt le jardin, comme un vent léger qui donne ia vie aux fleurs & aux fruits. Elle fic plufieurs tours inutiles ; mais enfin elle me trouva au pied d'un peuplier que je n'avois point quitté. Elle s'approcha de moi, & me dit, en me faluant j levez-vous , étranger, Ia princefle vous demande. Je lui obéis fur le champ; je la fuivis , & j'arrivai promptement devant le tröne de la princefle. Je 1'affiirai que je me trouverois heureux d'être le dernier de fes efclaves ; en fuite croifant mes bras fur mon eflomach, je demeurai debout devant cette divine beauté. Je n'ofois la regarder; & 1'étonnement que fes charmes m'avoit caufé, me mettoit hors de moi-même. La princefle ne' fut pas long-cems fans m'adrelfer Ia parole avec une douceur infinie, & fans me donner toutes les marqués de politefle & d'amitié, en me difant: ; prenez place fur le fopha ; raflurez-vous : nous *e méprifons point les étrangers qui ont autant H ij  ,1(5 H I S T O I R E de politefle, & qui paroiflent avoir autant d'efprit que vous eu témoignez. Son difcours me parut fi fincère , que je lui obéis. Alors elle me fit préfenter un vafe rempli d'une liqueur fi déhcieufe, que je me fentis un homme nouveau, auffi-t'ötque je 1'eus avalée. Ainfi j'oubliai fans peine toutes les impreffions triftes que 1'on m'avoit données, pour m'empêcher de voir un fi beau lieu. La princefle fit recommencer la mufique ; les muficiennes fe placèrent autour d'elle j leurs flutes cSc leurs timbales m'obligèrent a les interrompre a tous momens par mes applaudiffems 'y leurs rèbals infpiroienc la tendrefTe , & leurs harpes fembloient inviter a une amitié mutuelle. Pendant ce tems , deux jeunes efclaves faifoient pafler a la ronde des coupes d'or, remplies de vins exquis. Et bientöt après, ces beautés fe l'evèrent, & dansèrent avec autant de graces & de précifion qu'elles en avoient mis dans leur mufique. Tantot elles interrompoient leurs pas , en buvant a la fanté 1'une de 1'autre; & tantbt en fe donnant mille baifers tendres & voluptueux. Le vin' leur donna bientöt une agréable rougeur, qui les embelliflbit, & qui relevoit encore la blancheur de leur fein. La tête de ces belles vierges étoit ornée de bonnets mollement penchés fur leurs oreilles ; & fans cefle elles fe donnoient ou recevoient mille baifers d'anütié.  BE IA CoRBEIIIE. rifl La joie 5c les plaifirs fembloient avoir établi une éternelle demeure dans leurs cceurs ; elles rempliflbient 1'air de tous les fons qui peuvent marquer la joie douce 5c Ie contentement de la volupté ; 5c, malgré leurs plaifirs, elles me témoignoient fans cefle, par leurs regards, la joie qu'elles avoient de me voir. Cependant, la reine des belles, me regardant avec bonté , me fit plufieurs queftions , auxquelles je répondis d'une facon qui parut la fatisfaire. Elle voulut favoir mon nom 5c mon pays; je ne lui cachai rien. Elle me demanda par quelle raifon je m'étois livré a tenter cette aventure. Je lui avouai combien le derviche avoit excité ma curiofité par fon récit, 5c que depuis ce tems, le monde m'étoit devenu infipide, fans avoir pu réfifter a 1'envie de juger par moimême d'une chofe qui faifoit de fi grandes impreflions fur ceux qui en avoient été témoins. Mais ce qui m'étonne, ajoutai-je, e'eft fon filence fur un objet auffi admirable 5c auffi furprenant que vous , belle princeffe. Je n'en fuis point étonnée , me répondit-elle : prefque tous ceux qui viennent ici font enchantés par les plaifirs de la table , ou de la mufique , ou de la danfe , ou bien , enfin , par la beauté de mes efclaves. De plus , croyez-vous que je daigne les entretenir ï Je la remerciai d'uae Hiij  V -ï 1 8 HlSTOIRH préférence auffi flatteufe; je 1'affiirai que je voudrois employer toute ma vie a la fervir & a i'adorer ; & je remarquai que ces proteftations la faifoient tomber dans la rêverie. Prenez part aux plaifirs que 1'on goüte ici, me dit-elle , & fouvenez-vous de moi, fi jamais nous fommes féparés. Comment , reine de beauté, pourroisje vous oublier, pendant que tant de gens indignes de vous , foupirent 6c gémifTent d'en être éloignés ? Ce n'eft pas moi qu'ils regrettent, me dit-elle ; je vous le répète encore , & je ne leur en fais point mauvais gré; ce font les plaifirs. Comment peut-on les féparer de vous, repris-je avec vivacité ? N'êtes-vous pas tous les plaifirs enfemble ? Vous m'en dites trop pour perfuader , reprit la princefle : nous nous verrons demain ; eet agréable jardin efl; deftiné pour ma promenade, Sc pour mes foupers. Toutes les vierges que vous voyez font amon fervice, &vous pouvez librement difpofer de celles qui vous plairont le plus. Je voulus refufer une propofition qui déplaifoit a mon cceur , 6c qui s'oppofoit fi fort aux fentimens qu'elle m'avoit infpirés ; je lui témoignai, par les plus tendres regards, combien elle m'avoit enflammé. Contentez-vous, me ditelle , de ce que j'ai fait pour vous ; n'ayez aucune impatience, 6c foyez bien perfuadé que li vous vous laifléz jamais emporter a des defirs  be ia CorïIiiie; iIjl ïmmodérés, vous en ferez la trifte viétime. Je lui promis tout ce qu'elle voulut, dans la crainte de perdre ce qu'elle m'accordoit. Je vous repète encore , me dit-elle, que je vous abandonne toutes les vierges qui font a mon fervice ; choillfTez hardiment; modérez avec elles ce feu qui vous embrafe ; il vous eft même ordonné de vous en fervir ; c'eft une loi qui vous eft néceflairement impofée, puifque vous vous trouvez ici. Alors mon imaginacion fe remplit de tous les plaifirs dont j'efpérois bientót éprouver la réalité ; mon cceur étoit plongé dans une mer de plaifir & de joie. La princefle fe retira , & toutes les vierges de fa fuite, femblables aux Pleïadcs, la fuivirent; mais celle dont elle m'avoit ordonné de faire choix, demeura. Je lui donnai Ia main ; nous nous couchames fur Ie fopha, & nous y pafiames la nuit au milieu des plaifirs, en buvant a longs traits 1'eau du bonheur & de la vie ; mais toutes ces délices n'enyvroient point mon ame; 1'idée de la princefle m'occupoit pleinement. Quand le foleil parut fur l'horifon, & qu'il commenca a dorer les montagnes , la beauté qui venoit de parfumer mon ame de 1'odeur agréable de la volupté, me dit en me quittant: nous nous reverrons ce foir , fi vous me choififlez. Je n'eus pas le tems de lui répondre ; elle prit fa courfe , & s'éloi» H iv  120 HlSTOIRE gna. L'idée de revoir la princefle ne me qüittant point de tout le jour, je le paflai feul affis au bord d'un des canaux, fans autre confolation que celle des vins exquis , & d'une promenade délicieufe. Je me livrai a toutes les efpérances .que les idéés de la veille me donnoient pour Ie foir, & ces idéés fe préfentoient a mon efprit avec autant de variété & de rapidité que les eaux du ruifleau, dont le murmure m'entretenoit fans m'occuper. Mon cceur fembloit quelquefois toucher au moment du bonheur; quelquefois il s'en trouvoit éloigné, & prévoyoit toujours avec crainte des obftacles infurmontables. Grand Dieu ! me difois-je a, moi-même , je fuis arrivé au port de la félicité ; j'ai trouvé fans peine Ie grand tréfor. Mais hélas ) Je n'en ai pas bien profité ; je n'ai peut-être gouté cette fource abondante de vin , que comme une eau commune & fans goüt; mille penfées agitoient fans cefle mon efprit. Enfin , a force de compter les momens, & de me recommander une patience, qui ne venoit point , la nuit arriva, Sc je vis paroitre les flambeaux dont la lumière briljante devoit éclairer tout le monde. Je me fentis hors de moi , en appercevant la reine des belles , précédée de fa charmante cour, Sc j'allai prompt cement me jeter a fes pieds. Cette beauté divine me témoigna plus de. bonté & de tendreifê  DE XA CoRBElXIE. ÏZi que la veille ; elie voulut abfolument me faire I alfeoir fur fon tröne a fes cötés , & je fus obli| gé de lui obéir. On drelfa des tables , on pré: fenta les coupes , & la reine des belles but ellei même a ma fanté. Cette nouvelle faveur me fit i auffi-töc profterner a fes pieds; & l'amour qui ! m'enflammoit ne pouvanc plus fe contenir, je i la conjurai de me donner fa main j pour éteinI dre par cette eau le feu qui s'étoit enflammé dans mon cceur. Alors cette aimable princeffe : jetant fur moi un regard plein de feu, accom- pagné d'un fouris agréable , me témoigna par | eet éloquent filence, qu'elle ne me voyoit point | avec indifférence. En même tems elle me donna j fa joue a. baifer. Je la trouvai femée de lys ' Sc de rofes ; & n'étant plus maitre de mes tranfports , je me jetai fur elle , en baifant non - feulement fes joues , mais encore fes jlèvres plus rouges que du corail. Un aufli grand ;! bonheur ne me lailfa plus aucun ufage de raifon : j'je difois fans honte & fans retenue, tout ce qu'un jiamour Sc des defirs fans bornes me pouvoient infpirer. Reine des amoureux, lui difois-je, que [Vous êtes bienfailante pour un étranger , qui b'eft pas plus digne que je le fuis de vos bontés! IMais que dis-je ? Je vous appelle bienfaifante, kandis que vous êtes le bienfait même. Peutetre encore je m'exprime trop foiblement. Qui  tti Histoirb êtes-vous donc , belle des belles ? êtes-vous un ange , ou un efprit célefte f êtes-vous un foleil ou 1'étoile brillante du firmament ? Satisfaites , je vous conjure, une curiofité fi bien fondée. La princefle alors , en levant la tête avec toutes les graces & les agrémens poffibles, me dit: n'abufez point, • je vous conjure , de mes bontés. Non , belle reine; eft-ce en abufer que de les reflentir & de les mériter ? Alors , elle me donna fa main droite; &me regardant, avec un vifage plein de douceur & de charmes, elle me pafla la gauche fur le col, en me difant : vous me plaifez ; mais foyez toujours modéré avec moi. Alors on nous apporta des vins délicieux , Sc les mets les plus recherchés; les verres de: cryftal reflembloient a des narcifles ; on les fit pafler a la ronde ; ils animèrent la joie dans tous: les cceurs de ces foleiis de beauté. Elles fe couvrirent de précieux cafetans, & formèrent des: chceurs de danfes & de ehants , & les muficiennes firent entendre des airs charmans par euxmêmes Sc par leur variété. Ces belles vierges, qui buvoient abondamment, furent bientót en-i flammées, Sc perdifent enfin la force & la raifon. Elles fe retirèrent a 1'écart, pour prendre quelque repos. La reine des belles étant demem rée feule avec moi, me prodigua mille baifers; Voila une belle occafion , difois-je en moi*  15 E IA CoRBEl'lIE, 12 j même; j'ai fu me retenir hier, j'ai obëi; on veut récompenfer ma patience. Cette efpérance, dont mon efprit étoit flatté, me fit recommencer mes inftances. Je me jetai encore a fes pieds; je les embrafTai tendrement; j'aceompagnai ces muettes proteftations d'amour, de mille foupirs ardens ; bientöt je ne me reconnus plus : cependant rompant a la fin ce cruel filence. Ah ! s'il fe pouvoit, lui dis-je, avec un tranfport furieux d'amour, s'il fe pouvoit, belle reine, que je mifie cceur fur cceur, ame fur ame ; fi je pouvois enfin jouir de vous librement, que je. . . . J'en aurois dit beaucoup davantage ; mais elle me coupa la parole. Eft ce ainfi, me dit-elle, ingrat que vous êtes, que vous rempliffez vos engagemens, & que vous répondez a la facon dont je vous diftingue ? Quelle confiance puis-je prendre en vous? Quelle affurance puis-je avoir de votre réferve & de votre obéiffance ? Je vous ai choifi pour être mon ami ; je vous ai comblé d'attentions & de complaifances : cependant vous iêtes affez cruel pour attenter a mon honneur : mes baifers & mes careffes fonr-ils trop peu pour vous? Je lui répondis aufli-töc: beauté fans pareille, divinité du monde, regardez le trifte état ou m'a réduit le feu qui me dévore; je ne foupire qu'après 1'heureux moment, ou je boirai cette eau délicieufe dont vous êtes la fource. Le  Ï24 HlSTOIE.Ï glaive de douleur, ou plutót le trait empoifonné" de l'amour, a fait une bleflure incurable dans mon cceur. Vous êtes Peau de Zulal (i); quel eft: le malade qui ne fut guéri a Finftant, en buvant de cette eau ? Enting quel eft celui qui, brülé d'une foif ardente, ayant dans la main une goutte de vin, préféreroit de fe laiiTer confumer, au plaifir de la boire ? La princefle ne me laiffant pas le tems de continuer, me dit d'un air irrité : vous êtes un indifcret; vous êtes un infenfé, qui ne connoiflez pas le prix de mes bienfaits ; vous refufez la confolation que je cherche a vous domner, pour modérer votre impatience, dans 1'efpérance de vous conferver auffi long - tems que je le pourrai. Je vous livre mes vierges , pour appaifer le feu dévorant qui brule votre cceur, & qui tourmente votre efprit; elles ont toutes un teint plus blanc que la neige ; leur bouche eft vermeille; leurs lèvres reflemblent a du corail; Péclat de leurs dents, comme un beau fil de perles, eft encore relevé par celui de leurs yeux, plus brillans que les aftres ; cependant vous êtes infenfible a leurs beautés ? & vous n'avez aucun égard pour tout ce que j'exige de vous! Beauté raviflante, maitrelfe univerfelle des (i) Zulal fignifie de 1'eau douce, claüe & délicate, telle qu'on la boit dans le paradis.  DE XA CoRBEIlIE. lij cceurs, lui répondis-je tendrement, foyez perfuadée que je fuis plus reconnoifTant qu'on ne Ie peut être, des bienfaits dont vous m'avez comblé ; mais je ne puism'empêcher de vous aimer, & de vous adorer. Vous daignez me rappeller le fouvenir des belles vierges que vous m'avez offertes ; mais les étoiles peuvent-elles fe comparer au foleil P Les faints peuvent-ils entrer en aucune comparaifon avec les efprits céleftes & éternels ? Non , charmante enchantereffe des cceurs; non, je vous 1'avoue, je fais plus de cas d'une de vos paupières, que de toutes ces beautés enfemble. Celui qui a vu le jardin de votre beauté , ne doit plus fouhaiter de boire de 1'eau du doux Keufer ( i ). Pauvre Sc trifte que j'étois, je fuis venu me réfugier auprès de ma princelfe Sc de ma reine; tout étranger que je fuis, j'ai le bonheur de jouir du cceur de ma charmante reine. Beauté fans pareille, amante bienfaifante , tout ce que je pofsède, je le tiens de votre bonté : vous êtes maïtreffe de mon cceur; je'fuis un malheureux étranger; ordonnez; de mon fort; tout ce que vous déciderez Mais , hélas ! m'eft-il donc impomble de mériter de vous les fublimes faveurs ? La princelfe prei * i ( i) C'eft un des fleuves du paradis de Mahcmst; fon eau eft plus blanche & plus douce que le lak,  12.6 H I S T O I R E i nant alors la parole , me dit en foupirant: quel funefte defir ! Vous êtes le plus infortuné de tous les hommes ! A quelle erreur votre cceur fe laifïe-t-il emporter? Vous m'aimez, dites-vous ; pourquoi donc vous oppofez-vous a mes deffeins ? Pourquoi voulez-vous femer ainfi dans une terre ftérile & ingrate ? Tout en moi eft a votre difpolition ; je ne réferve qu'une chofe , que vous ne pouvez pas raifonnablement exiger , & que je ne puis vous accorder fans honte : fuyez plutöt; évitez-moi, ou vous êtes le plus infenfé de tous les hommes ; ceftez de me demander ce que je ne puis vous accorder ; craignez de goüter un plaifir d'un moment, le refte de votre vie ne feroit plus qu'un continuel enchainement de malheurs <3c de chagiïns. En difant ces mots , elle me jeta tendrement fes beaux bras au col, en me conjurant d'oublier ce qui devoit faire le malheur de ma vie. Je voulus encore lui repréfenter 1'état violent de mes defirs, & lui faire quelques inftances; mais elle me répondit toujours d'une manière fi déterminée, que j'étois hors d'état de lui répondre; elle me donnoit des efpérances pour 1'avenir; elle 1'embelliffoit par 1'idée de 1'accompliflement de mes defirs. Enfin, m'ayant rendu le plus amoureuxde tous les hommes , elle prit la main d'une de fes vierges, qu'elle appella, la mit dans la mienne, dc fe retira,  DE LA CoRBElXLE. 127 pour aller goüter les douceurs du fomrneil, en me recommandarit de me confoler de fon abfence avec ce charmant objet. Je pafTai le refte de Ia nuit avec cette belle efclave, & je goütai, par pure obéifTance, les plaifirs infipides que peuc goüter un cceur véritablement épris d'un autre objet. Je voulus même redoubler mes carefles , pour être plus en état d'obéir lt lendemain a Ia princefle. Au lever du foleil, cette belle vierge qui auroit mérité d'être aimée pour elle-mème , prit congé de moi, & difparut comme celle de la veille, pour rejoindre fes compagnes, & courut avec la légèreté d'un vent impétueux qui ne fait que pafler. Je me trouvai donc encore feul dans ce jardin , dont Ia folitude me parut plus infupportable. DifTérentes penfées m'occupèrent; mais elles avoient toutes la princefle pour objet. Ja 1'ai trop tourmentée par mes prières & mes inftances , difois-je : ce beau cyprès ne voudra plus revenir dans ce jardin. Auffi-töt, d'autres idéés fuecédant a celles-ci, je me fiatcois qu'elle ne me réduifoit a un auffi trifle état, que pour éprouver la tendrefle & la lincérité de mon amour. Grand Dieu ! peut-elle en douter,, m ecriois-je auffi-töt? Mais que dis-je, reprenois-je al'infcant, je cherche a me faire de vaines illufions ; elle ne m'a point trouvé aflez tendre ; j'ai paru  128 HlSTQIRÉ peut-être trop fenfible aux vins déiicieux qu'elle m'a fait ofTrir ; je devois méprifer les efclaves qu'elle m'a données; elle doit me regarder comme un homme emporté par les plaifirs des fens. Sans doute elle s'oppofera a tout ce que je pourrai lui demander ; elle fera plus ; elle s'éloignera de moi, & je ne la^verrai jamais. Je me fuis abufé; ce qui étoit d'or, je 1'ai rendu d'argent. Je me fuis laifle tromper par les faufTes carefles de cette cruelle. J'ai cru lui plaire ; que n'ai-je point penfé de fa confiance ? Mais hélas ! le poifon de fa vue me fera mourir. Alors je me frappois la tête, en maudiffant le jour ou je m'étois abandonné a un amour fi funefle, & je me faifois les reproches les plus amers. Ce fut ainfi que je pafTai cette feconde journée. Et quand le ciel fut éclairé de fes brillantes étoiles , j'appercus les belles fuivantes de la princefle qui s'avanfoient a 1'ordinaire dans le jardin avec leurs flambeaux. La reine de beauté paroiflbit au milieu d'elles, comme un cyprès élevé , qui, portant fa tête fuperbe jufqu'aux nues, domine fur les autres qui 1'environnent. Alors le feu de l'amour reeommencant a m'cmbrafer avec plus de force que jamais, je me jetai a. fes pieds avec autant de précipitation qu'un torrent rapide qui tombe du haut d'un rocher. Elle parut touchée de mon empreflement; &  DE IA Cc-RBEIIIE. 129 & m'aidant a me relever, avec un air de complaifance & d'amitié , eiie me donna ia main, Sc me placant encore fur fon tröne a fes cotés , elle ordonna, feJon Ja courume , que J'on préparat le feftin. Les tabies furent aufli-tót dreflees & fervies ; les danfes , les chants & le concert d'inftrumens fe firent encore entendre ; le vin commencoit déja a animer toutes les vierges , «Sc a repolir le miroir de leurs cceurs, que les chagrins pouvoient avoir ternis , lorfque Ia reine de beauté leur ordonna de s'aller repofer. Ainfi me trouvant feul avec eiie, je ne fus pas long-tems fans recommencer mes carelfes & mes inftances, en répandant des larmes que l'amour feul étoit capable de faire verfer. Je me fouviens même que je lui dis, avec toute la tendreffe & lafoumiflion poffible : ö foleil éclatant, ó mer de beauté, quel mal peut faire une fourmi dans une li grande quantité de fucre? Quel dommage peut caufer une abeille dans un parterre de fleurs ? J'étois mort fans vous; vous m'avez reffiifcité par J'eau de Ja vie. Voudriez-vous k préfent me plonger dans le cceur Ie glaive du défefpoir ? Vous m'avez élevé jufqu'au ciel par Ia bonté avec laquelle vous m'avez recu j «Sc vous oppofez k préfent k cout 1'empreflement imaginable, k tous les defirs les plus vifs , un refus qui m'abaifle jufqu'au ccntre de la terre. Tottic FM. \  ïjO HlSTOIRË Je vous conjure par 1'hofpitalité que vous avez fi généreufement exercée a mon égard, de me faire arriver au comble de mon bonheur. Pourquoi , me répondit-elle , votre impatience vous fait-elle courir a votre perte ? Quelqu'un qui en ufe avec vous comme je fais , qui ne vous a encore rien refufé, pourroit-il vous faire une pareille injuftice , pourroit-il même vous caufer la peine la plus légere, s'il ne s'y trouvoit obligé? Un jour vous obtiendrez ce que vous avez tort de me demander aujourd'hui ; je vous en donne ma parole ; votre amour ne peut être encore fatisfait avec moi. O beauté fans pareille , m'écriai-je en foupirant, le tems eft inconflant ; les jours & les nuits ne font pas toujours les mêmes ; & la fortune eft bien changeante. Quand on a tant d'efprit que vous en avez , on doit fentir que la plus grande folie eft celle de laiffer échapper une occafion favorable ! Pourriez-vous révoquer la parole que vous m'avez donnée ? Non, vous n'êtes pas capable .de me tromper. Pourquoi donc la retarder ? Pourquoi , charmante reine , ne la pas exécuter cette nuit? Pourquoi vous excufer plus long-tems, & me propofer des retardemens dont je ne puis comprendre les motifs ? Le tems eft comme un vent impétueux qui peut détruire en un moment, la moilTon de mon amour. Que  DE IA CoRBElIIE. I $ I deviendrois-je , fi mon bonheur & fi mes efpérances s'évanouiiïbient? Je ne puis fouffrir la vue de vos efclaves; vous feule m'avez capcivé; ayez pitié de 1'état auquel vous m'avez réduic; accordez-moi le plaifir que j'ai tant d'envie de goüter. Je ne puis plus me contenir ; ma patience elf a bout; j'ai trop fouvent manqué une fi belle occafion ; je ne ferai pas la même faute aujourd'hui, & je fatisferai ma paffion, quoi qu'il m'en puiffe arriver. Ses prières & fa réfiftance furenc inutiles; en dulTai-je mourir, je voulois polTeder ce charmant tréfor. Cette beauté, qui s'appercut aifément de 1'étac ou la paffion me réduifoit, & qui voyoit qu'il ne lui étoit pas aifé de m'échapper, confentoit un moment par crainte, & me refufoit un inftant après, par pudeur. Mais rien ne me détournoit de mon deflein ; je voulois abfolument éteindre le feu dont j'étois dévoré. Une fi grande opiniatreté irrita cependant la princeffe; une rougeur, mêlée de colère & de pudeur , lui monta au vifage, & elle me dit : hé bien , vous ferez content. Du moins ne me faites aucune violence ; je ne m'oppofe plus a tout ce que vous defirez. Mais je ne vous demande qu'une grace, c'eft de fermer les yeux, pendant que je vous óuvrirai la porte du tréfor, oü vous allez puifer les Tichelles de l'amour. Perfonne n'en a été ni ï ij  I 32 - HlSTOIRE n'en fera ïe maitre que vous. Ces mots fiattêurs & fi doux, m'engagèrent a couvrir ma tête du pan de ma robe; je fermai les yeux, comme je 1'avois promis ; & réfléchiffant au bonheur que j'allois goüter, je me croyois le plus heureuxde tous les hommes. La princeffe me dit d'un air trifte , que j'efpérai bientót lui faire oublier: ouvrez les yeux; je lui obéis avec tranfport; Sc je me trouve dans la funefte corbeille qui m'avoit apporté. La douleur & la rage s'emparèrent de mes fens ; je perdis la raifon ; je m'évanouis; je retrouvai mes efprits. Cependant la corbeille s'éleva dansjes airs, & me rapporta dans les ruines cü je 1'avois trouvée. Je voulus quitter ces funeftes objets, en faifant toutes les imprécations imaginables contre le ciel & contre ma deftinée. Mais je fus très-étonné de retrouver le jeune marchand qui étoit venu m'attendre tous les jours, fe doutant bien de mon malheur; mes entrailles s'émürent a fa vue , & mes yeux devinrent femblables a la mer agitée par les vents les plus impétueux. Ce véritable ami me dit, en fe frappant la poitrine : ö prince infortuné, qu'une noire mélancolie dé vore a préfent , quand je vous aurois entretenu pendant 1'efpace de mille ans de ce que vous venez de voir, convenez que je ne vous aurois point inftruit, & que je n'aurois fait qu'animer encore plus votre curio*  de la Corbeille. 133 fire ? Vous avez eu la fatale témérité d'en juger par vous-même; vous 1'avez vu; 6c votre cceur eft a préfent percé de la plus vive douleur. Mais fouvenez-vous que vous 1'avez voulu-, 6c que vous 1'avez même exigé. Je ne lui répliquai que par mes foupirs 6c par mes larmes; 6c ne pouvanc foutenir fa vue, je repris le chemin de la ville; il ne voulut point m'abandonner. Je me couvris auffi-töt des habits les plus lugubres ; je voulois m'aller préfenter tous les jours a la corbeille ; mais ce tendre ami m'affiira qu'elle feroit toujours immobile pour moi, 6c que jamais elle ne recevoit ceux qu'elle avoit une fois portés. N'imitez point, continua-t-il, la folie de tous ceux que vous voyez dans la ville , 6c qui ne peuvent s'en éloigner; cherchez bien plutöt a vous confoler, ou du moins a trouver quelque diftipation, foit en voyageant, foit en retoumant dans le fein de votre familie, 6c en vous appliquant au gouvernement de vos états. Frappé de fes raifons, 6c Ia corbeille me refufant toujours , comme il me 1'avoit prédit, je le quittai, après 1'avoir embrafle mille fois, 8c je fuis revenu ici, ou vous avez été témoin de la douleur que j'ai confervée dans mon cceur, 6c qui ne peut finir qu'avec ma vie. Quand le roi Kemfarai eut fini fon hiftoire , I iij  154 H i s ï o i s E la belle Zahidéj qui en étoit infiniment toüchée , lui dit: confolez-vous, prince ; quelque fmguliers que foient vos malheurs , je ne les. crois pas fans remède. Prenez, croyez-moi, beaucoup de patience, a 1'exemple de 1'oifeau rufé, qui dit que quand une fois il eft pris, il eft inutile de fe débattre; mais qu'avec la patience , il peut s'en délivrer. Vous cherchez a me flatter, reprit le roi, en foupirant; mais je ne la verrai plus, cette belle lune du monde. Alors un torrent de larmes coula de fes yeux avec plus d'abondance que jamais. Quand Zahidé eut laiflé fa douleur s'épancher pendant quelque tems : promettez-moi du moins, pourfuivit-elle, de ne point attenter fur vos jours pendant le tems d"une abfence qui m'eft eflentielle, pour exécuter un projet que je crois néceflfaire a votre lïtuation ; mon amitié pour vous ne voit rien d'impoffible ; tout ce que vous m'avez conté, n'eft pas naturel; je faurai déchirer les voiles qui nous cachent la véritéj j'y ferai du moins mes efforts ; & fi je ne puis vous éclaircir, ni dimïnuer votre triftefTe , loin de condamner votre défefpoir , je ferai la première , je vous le jure par le grand prophéte, a vous approuver, & a vous donner les moyens de finir une aufli trifte vie. Hélas! lui répondit le roi, avec une voix entrecoupée de fanglots, je perdrai la confola-  DE IA CORBEILXË. I35 tion d'une fceur chérie; je n'aurai point celic de mourir dans fes bras; voila tout ce que fon zèie & fon amitié produiront. Que favez-vous, lui répliqua-t-elle, fi vos yeux n'ont point été trompés? fi quelque génie, jaloux de votre bonheur, re vous a point abufé ? Qui fait encore li vous n'auriez fait aucune impreflion fur le cceur de cette belle princefle? Hélas ! dit le roi, ce bonheur ne peut être réfervé a un mortel; je ne puis y prétendre; Sc , fans doute , j'ai vu une des houris du faint prophéte ; le feu de la féparation , dont je fuis continuellement dévoré, en eft mie preuve aflurée; 1'oifeau de 1'efpérance habite toujours dans le cceur d'un homme amoureux. Zahidé paria fi bien au roi, qu'il lui promit de ne point attenter fur fes jours, & même de fe conferver pour la voir encore, avant que de terminer une vie fi cruelle & fi ianguiflante. Alors elle prépara tout pour fon départ, Sc Kemfarai lui dit, en 1'embraflant : puifle 1'étoile du bonheur fuivre par-tout vos pas ! Mais le cceur de la princefle étoit fi fort plongé dans 1'amertume, qu'elle n'eut pas la force de parler. Elle s'informa, avec tant d'exacfitude , de la fituation de la ville de Medhouchan , qu'elle y arriva fans obftacle, d'autant plus qu'elle déguifa fon fexe , qu'elle noircit fon teint , qu'elle eacha fes beaux cheveux fous un turban , &, qu'en ua I iv  HlSTOIRE un mot, elle ne Jaifla paroitre, en aucune facon; la beauté dont le ciel 1'avoit ornée. Elle trouva les chofes conformes au récit du roi fon frère; elle demanda au premier homme, vêtu de deuil qu'elle rencontra, le chemin de la corbeille. Mais il ne lui répondit que par un foupir; êlle s'appercut qu'il fortoit de la ville ; elle le fuivit, cc bientöt elle arriva dans les ruines, qu'elle trouva remphes d'une vingtaine d'hommes vétus de noir, qui faifoienc d'inutiles efforts pour s'y placer; la corbeille Ia recut dès qu'elle fe préfenta. Elle y entra avec vivacité, «5c fut enlevée comme un éclair, au milieu des cris & des regrets de ceux qui fe préfentoient vainement. Elle arriva dans le jardin de la princefle. Le récit qui lui en avoit été fait, étoit fi exaft, qu'il lui fut aifé de Ie reconnoïtre. Quand Ia nuit fut venue, «Sc que les vierges eurent pris leurs places , on vint Ia chercher pour Ia conduire devant la princefle. Elle fut frappée d'une beauté , qui rendoit excufable la trifle fituation du roi fon frère. Cependant elle remarqua de 1'abattement fur fon vifage , de la triflefle dans fes yeux , & une mélancolie dans toute fa perfonne , qu'elle vouloit inutilement cacher. Elle lui fit un accueil honnête, mais froid & embarraflé. Zahidé, dans le defiein de fatisfaire fa curiofité, fe crut obligée de lui témoignerles mêmes empreffemens, que  DE IA CoRE E I L I É. I37 fi elle eut été ce qu'elle paroilToit. L'intérét qu'elie commencoit a fentir pour la princefle; 1 rattemdriflement que lui caufoit la fituation de fon frère; le defir qu'elle avoit de Ie fervir; > tous ces fentimens, mélés de curiofité-, lui doni> nèrent une vivacité , qui trompa aifément une 5 perfonne auffi indifférente que la princeffe le pa- i roiffbic. Zahidé voulut enfuite prendre quelques I libertés, & lui faire quelques carefles ; mais [ elles lui furent refufées avec févérité. Les danfes j & la mufique furent exécutées, comme le roi les 1 avoit vues; on fervit les vins dans les coupes I d'or avec profulion : & la princefle, empreffée : de finir le fouper, offiit une de fes efclaves k ; Zahidé. Permettez-moi de la refufer, lui dit I cette charmante fille ; 1'idée de votre beauté eft • trop préfente k mon cceur, pour ne pas m'oc: cuper jufqu'au moment ou je pourrai vous re1 voir. Indépendamment de 1'inutiiité donc 1'ef!i clave lui pouvoit être, elle lui témoignoit cette 1 délicateffe , pour démêler fi fon frère n'avoit i point a fe reprocher d'avoir accepté les efclaves ii qu'on lui avoit offertes. Mais la princefle lui \ï répondit avec une inquiétude, & une allarme :i qu'elle ne put cacher. Quoi ! vous refufez une de ï ces belles vierges r C'eft la feule chofe , fouveliraine de beauté, reprit Zahidé, que je puiffe .]i refufer, de toutes celles que vous daignerez offrir  X 3 8 HlSTOÏRE a votre efclave. Ce refus n'eft point admis ici, interrompit la princeffe; la loi qui vous permet d'y venir, continua-t-elle, vous oblige a faire choix d'une efclave, & de paffer la nuit avec elle ; fans cela, préparez-vous a nous quitter. Zahidé fe rendit a cette menace t du moins, daignez en faire le choix vous-même, ame de mes penfées., ajouta-t-elfe. Elles me font toutes égales, interrompit Ia princelfe avec humeur ; prenez la plus belle a vos yeux. Je voudrois, pourfuivit Zahidé, puifqu'il faut abfolument en choifir une, ou ceffer de vous voir, connoitre celle qui vous paroit la moins agréable, je lui donnerois la préférence, pour vous prouver Pimpreffion que vous avez faite fur mon cceur. La princelfe prenant alors un air d'impatience : jamais étranger, dit-elle, n'a été ici du fens-froid & de Pimportunité dont vous êtes : prenez, vous dis-je, celle qui vous plaira ; mais prenez-en une. Zahidé , voyant que ce détour ne produifoit rien qui la put inftruire , donna la préférence a celle qui lui parut avoir la phyfionomie la plus vive, & par conféquent avoir le plus d'efprit. Belle Mouna, demeurez avec Pétranger, lui dit promptement la princelfe, en fe retirant. Mouna & Zahidé fe placèrent fur les fophas, & gardèrent quelque tems un très-profond fdence. L'une attendoie avec impatience que Pon rendit a fes charmes le  DE IA CoRBEIEIE. T 5 9 tribut qu'ils mériroient, & brüloit cependant de 1'envie de faire des avances ; & 1'autre fongeoit aux moyens de fatisfaire fa curiofité. Enfin Mouna s'approcha d'elle, & voulut que fes careffes & fes baifers fuffent le début de leur converfation & de leur connoiffance. Zahidé y répondit avec une froideur qui furprit & afnigea la vive & impatiente Mouna ; fufpendez vos bontés pour moi, reprit 1'aimable Zahidé; donnez-moi le tems de les mériter ; mais daignez m'apprendre auparavant ce que vous favez de la princeffe & de Ia corbeille myftérieufe : cher étranger , lui répondit-elle , qu'une chaine de profpérités enchaine tous les jours de ta vie » je voudrois pouvoir fatisfaire ta curiofité. Croismoi , fatisfaifons plutót les defirs de notre ame; ne contrains plus les tiens ; laifle exhaler les miens , Sc profite d'une heureufe circonftance* Zahidé lui témoigna qu'il falloit auparavant qu'elle répondit a fes queftions. Et Mouna , reprenant la parole, lui dit avec impatience : nous fommes gardées ici , mes compagnes Sc moi, fans être a portée de favoir ce que tu me demandes. II y a fix ans que je fus enlevée par des marchands d'efclaves. Ils me vendirent dans ce pays ; on me joignit a celles que tu viens de voir ; nous logeons dans un ferrail féparé de celui de la princefle; nous n'avons aucune com-  14° HlSTOIRE munication avec elle, & nous ne la voyons jamais qu'a l'heure du fouper, & le matin, quand en quittant Pétranger, nous allons rendre compte devant elle & leroi, en préfence du confeil , de tout ce qu'il nous a dit. C'eft avec d'extrêmes précautions que des eunuques nous conduifent au palais, & nous ramènent dans notre habitation ordinaire ; il eft défendu fur peine de la vie, a qui que ce foit de nous parler, & a nous, de répondre. Tu vois donc clairement , continua-t-elle, que ce récit ne méritoit pas d'interrompre les plaifirs que nous avons la liberté de goüter ; viens donc foleil de ma penfée, dit-elle, en renouvellant fes carefles, avec des yeux animés par les defirs; viens me combler de joie ; viens tranfporter mon ame. Zahidé qui ne s'étoit jamais trouvée dans une pareille fituation, lui dit, ma chère Mouna, ta beauté féduiroit aifément mon cceur ; je rends juftice a 1'une & a 1'autre , mais je fuis hors d'état d'en profiter. Qui t'en empêche, reprit Mouna avec autant de vivacité que d'inquiétude ? La beauté de la princefle a fi fort enchainé mon ame , pourfuivit la charmante Zahidé , elle eft fi prodigieufement fouveraine de mon cceur , que je fuis incapable de m'abandonner a toute autre idée. Que je fuis malheureufe, s'écria la tendre Mouna, en fondant en larmes ? Que pourrois-  "DE IA CoRBEIIIE. Ï4.I je faire pour te plaire , ö Je plus cruel de tous les hommes ? Ne défefpère de rien, belle Mouna ; je rendrai peut-être juftice a tes charmes ; laifle éclater ceux de ton efprit ; ils font auffi capables que les autres de faire impreffion fur le cceur. La princefle , toute belle qu'elle eft, n'a peut-être pas autant de vivacité Sc d'agrémens. Elle eft incomparable , lui répondit Mouna , en redoublant fes larmes ; c'eft un foleil de perfeciion ; il eft vrai que depuis quelque tems fa gaieté ne nous paroic plus la même, Sc qu'elle laifle entrevoir beaucoup d'inégalités dans fon humeur. II lui échappe des foupirs qu'elle s'efibrce en vain de retenir ; fes foupers font plus courts j elle arrivé plus tard dans le jardin , Sc ne paroit occupée que des moyens d'en fortir ; en un mot , la douceur Sc la gaieté qui lui étoient naturelles , ne nous animent plus dans nos plaifirs. Mais depuis quel tems , lui demanda Zahidé, as-tu remarqué un auffi grand changement? Depuis fix mois, ou environ , lui répondit-eile , qu'un étranger paffa trois jours avec nous, ce qui ne leur eft pas ordinaire ; car fouvent dès la première nuit, ils nous font enlevés. Zahidé 1'ayant priée de lui dépeindre eet étranger ; & Mouna lui ayant fait le portrait du roi fon frère , celle-ci redoubla fes queftions ; & l'efclaye, quoique très-impatiemmenr, pour-  J4A HlSTOIRE fuivit ainfi. II tint apparemment meilieure compagnie a la princefle que tous les autres ; car les bontés qu'elle eut pour lui furent plus étendues. II avoit même fuccombé avec mes compagnes ; par conféquent f il auroit du partir Ie même jour : mais la princefle qui goütoit fans doute un grand plaifir a le voir , défendit aux efclaves qui pafsèrent les deux nuits avec lui d'en convenir devant le roi fon frère & le confeil. II eut été heureux fi le troifième jour il avoit pu calmer le feu qui le dévoroit pour Ia princefle : mais il s'oublia, & fa témérité fut punie. Depuis ce tems nos cceurs font couverts de furmé ( i) , & tous nos plaifirs fe font envolés avec lui ; nous ne pouvons efpérer de Ie revoir ; & tout ce que nous avons a defirer , c'eft. que fon fouvenir s'efface a jamais. Comment puis-je croire, reprit Zahidé, que la princefle ait confervé a eet heureux étranger un fouvenir auffi vif ? Les plaifirs de ce jardin de délices , & les bontés qu'elle a pour tous ceux que la corbeille conduit fans cefle a fes genoux, s'oppofent au récit que tu me fais. 11 eft aifé de te répondre , reprit Mouna, il ne vient pas des (i) Surmé eft une couleur noire , dont les Turques fe peignent fouvent les (ourcils, & qui kur ferc d'aüégorie pour la triftefTe & le chagrin.  re i. a Corbeille. 143 étrangers tous les jours ici; depuis quelque tems, même, ils font plus rares que jamais; & la princelfe n'avoit jamais autant ouvert le jardin de fes bontés , qu'a 1'étranger dont tu me parois fi occupé. II eft vrai qu'il méritoit tout ce qu'on pouvoit lui accorder ; mes compagnes qui ont pafte les deux nuits avec lui lont encore préfent a 1'efprit, elles en parient fans cefle , & toi feul tu pourras parfumer mon ame d'une femblable odeur, fi tu réponds a mes defirs. Continue ton récit, interrompit Zahidé; la princeffe n'avoit donc jamais témoigné tant de bontés aaucun autre étranger? Non fans doute, reprit Mouna \ elle fe contentoit auparavant de montrer fa beauté, d'en admirer les effets comme un aftre bienfaifant, de jeter ou de laiffer tomber quelques regards de fes beaux yeux mourans, de permettre quelquefois que 1'on büt a fa fanté ; mais elle accordoit rarement cette faveur; enfin , elle difoit quelquefois un mot flatteur & obligeanr. Depuis ce tems, elle a beaucoup retranché de ces faveurs , & tu peux en avoir jugé toi-même; du refte , fa beauté feule, fes graces , fon éclat, les vins exquis , les parfums, la danfe , la mufique , & la vue des vierges , dont un étranger peut difpofer , enivrent ordinairement d'amour & de defirs tous ceux qui fe préfentent. Le refpeft les a toujours retenus  ê I44 Hl S T O I R Ë devant la princefle ; mais ils ont tous fuccombé avec 1'efclave qu'elle leur a ordonné d'emmener ; ou bien ils fe font livrés avec trop d'excès aux vins délicieux qu'on leur préfente avec profufion ; dès ce moment nous ne les voyons plus ; on aflure même qu'ils deviennent inconfolables, & que le fouvenir de ce jardin leur rend tous les plaifirs du monde infipides. Jufqu'ici j'avois eu peine a concevoir un pareil dégout; mais je lens que ton abfence me rendra bientót ce féjour infupportable. Voila ce que je fais, continua-t-elle , je te le jure par le roi des génies. Tu veux donc te féparer de moi, & me perdre pour toujours , reprit alors Zahidé , & tu confens a ne me plus voir, puifque tu veux que je me rende a tes defirs. C'eft ton fens froid qui me défefpere , lui répondit la belle Mouna ; je fens la raifon de ce que tu me dis; mais comment fait-on pour être raifonnable quand on efl. en liberté avec un objet qui plait ? Je n'ai plus qu'une queflion a te faire, incerrompit Zahidé. Quoi ! tu me feras toujours des queflions, s'écria douloureufement \ Mouna, & jamais tu ne me témoigneras de tendrefle ? Tu feras contente un jour de mes fentimens , lui répondit Zahidé ; je ferai, je te le jure, tout ce qui fera en mon pouvoir. Et voyant que cette aflurance calmoit un peu les efprits de la tendre Mouna , elle pourfuivit ainfi : tu me  DE IA CoRBEIEXE. 14 5 me parois bien jeune pour être ici depuis fix ans ? J'avois douze ans, feigneur, quand j'y fuis arrivée; mais ce qui m'étonne moi-même, ajoura-t-elle, c'eft, qu'il ne s'eft fait aucun changement dans toute ma perfonne. Ceia n'eft pas dans 1'ordre de la nature , inrerrómpit Zahidé , tu ne parois en effet avoir que douze ans. Cependant le nombre prodigieux d'étrangers qui font venus ici, & k qui on t'a livrée, auroient dü... Hélas! fi c'étoit un honneur defiré par mes cornpagnes d'être choifies, j'aurois été bien malheureufe ; tu es Ie premier qui m'ait accordé une préférence que je ne m'attendois pas k rrouver li crueüe : oui, cher fultan de mon cceur, elle fera le malheur de ma vie. Un fecret prelfenriment m'avoit fans douce empêché de la defirer jufqu'ici ; cependant dés que je t'ai vu , tu m'en as fait naitre 1'envie. J'ai foubaité de baifer tes beaux yeux; j'ai eu envie de t'embralfer, & de ne me jamais féparer de toi. Les rofes du parterre de ma vie ne font point encore fanées; tu en conviens toimême ; pourquoi donc cruel m'accables-tu de rigueurs ? Que diront mes cornpagnes ? Comment paroitrai-jedevant elles, quand elles fauront les mépris dont tu m'accables ? J'étois plus heureufe quand je n'avois pas été choifie, ajouta-t-elle en fondant en larmes. Confole-toi, ma chère Mouna, reprit Zahidé avec une douceur infinie , je ne Tome VUL K  j4ó H I S T O I E. E puis encore me réfbudre a te quitter; avoue ingénuement a ces cornpagnes que je fuis un homme perdu d'amour pour la princefle ? ta vanité en aura moins a fouffrir. Cependant je te promets de te rendre tendrefle pour tendrefle, fi tu veux me rendre un fervice qui m'eft eflentiel. Que ne ferois je point pour mériter tes faveurs, lui répondit Mouna avec une tendrefle mêlee de larmes ? II faut, pourfuivit Zahidé, que tu cherches a pénétrer les raifons de la corbeille myftérieufe , & celles de Taccueil que la princeffe paroit obligée de faire a tous ceux qu'elle conduit ici. Ce que j'ai vu ; le peu que tu viens de m'apprendre; le myftère que 1'on obferve dans le compte que 1'on rend au roi, en préfence de fon confeil; tout me paroit cacher des vérités fingulières; tu me rendras compte demain de ce que tu aüras découvert, je te promets de ne point choifir d'autre efclave , ainfi nous aurons le tems de nous revoir. Si c'eft un moyen de t'attendrir pour moi, lui dit alors la belle Mouna , fois affuré que je ferai mes efforts pour revenir inftruite. Alors Zahidé fe retirapour dormir fur un eoin du fopha , & dit a Mouna de fe placer-a 1'autré: extrémité. Quoi ! je ne dormirai pas même h tes cötés , s'écria Mouna , le cceur pénétré de douleur ? Non , lui répondit Zahidé , les chofes ne peuvent être autrement; il faut faire ce que  DE I;A CoRBE I L L E. 147 je defire. Mouna fut donc obligée de lui obéir; mais elle paffa toute la nuit dans les pleurs Sc dans les fbupirs. Quand ,1'oifeau aux ailes d'or fut pret a fortir de fon heureux nid , avec tous les agrémens de fa beauté , elle s'arracha de ce lieu, non fans avoir foulagé fon cceur par un baifer qu'elle donna a la belle Zahidé, qui fe dégagea même avec beaucoup de peine* de fes embralfemens. Cependant elle la conjura , en la quittant, de s'informer avec foin des chofes qu'elle vouloit favoir, & lui donna rendez-vous pour le foir. Mouna s'éloigna avec peine de 1'objet de fon amour ; & Zahidé fe trouvant feule, s'abandonna a toutes les réflexions que tout ce qu'elle voyoit, & 1'intérêt qu'elle prenoit a fon frère , pouvoient lui caufer. Elle parcourut les deux jardins; elle examina le pavillon du tröne., dans 1'efpérance de faire quelque remarque , dont elle pourroit profiter. Mais tous fes foins furenc inutiles; la porte qui fervoit a Ia princelfe pour entrer dans le jardin avec fa cour, étoit grande & revêtue de marbre blanc, orné de bronzes dorés ; elle étoit exaétement fermée > Sc ne permettoit point que 1'on vït a travers. Ce fut a confidérer tous ces objets, & a faire toutes ces réflexions, que Zahidé pafla cette feconde journée. K ij  I48 HlSTOIRE Quand la nuit fut venue, Ia princefle parut a fon ordinaire, mais avec encore moins de gaiete que la veille. Zahidé courut a elle, & lui témoigna d'autant plus d'intérêt & de vivacité, qu'elle favoit la caulé de fon chagrin. La princefle lui dit, en répondantaux difcours flatteurs qu'elle lui tint : quoi donc, étranger, c'eft ainfi que vous reconnoiiïez toutes mes bontés ? Vous paroiflez plein de douceur & de politefle ; vous cherchez a me féduire; cependant vos a&ions ne répondent point a votre extérieur. Que peut me reprocher la fultane de grandeur ? En quoi fon efclave peut-il lui avoir déplu, s'écria la belle Zahidé , en tombant a fes genoux ? Vous avez accablé mon efclave de mépris, reprit la princefle avec chagrin; quel peut être le motifd'une femblable froideur ? L'amour que vous m'avez; infpiré , lui répliqua tendrement Zahidé : oui, belle lune du monde , eet amour rend mon cceur incapable de tout; la plus belle des houris me feroit a préfent indifférente. Donnez-moi vos belles mains ; permettez-moi de foulager, cn les baifant , le feu qui me dévore daignez prendre picié d'un malheureux que vos rigueurs réduiront au tombeau. Plus la princefle étoit ernbarraflee, plus elle affeétoit de paroitre contente; plus elle vouloit témoigner de coquetterie , & plus Zahidé redoubloit d'expreflions vives , de  de ia Corbeille. 149 tendres proteffations & d'empreffemens. Quand l'amour eft maïcre du ccEur, eft-il poffible d'êrré coquette ? La princeffe donnoit donc fa main a Zahidé,, lui difoit un mot tendre , ou la regardoic avec douceur; mais fon cceur lui reprochoic auffl-tót une adTion qu'elle n'avoit pas même commife. Elle cherchoic a diftraire? Zahidé de fon amour, en lui faifant remarquer une efclave , foit pourapplaudir, foit pour cririquer fa danfe, fa figure ou fes talens, Dans d'autres inftans, elle fe récrioit fur un morceau de la mufique ou fur un couplet des paroles. Quelquefois Zahidé fe prêtoit, par pitié, aces détours & a ces faux-fuyans infpirés par l'amour. Elle en aimoit trop le motif pour n'avoir pas cette complaifarxe. Cependant pour fe convaincre du bonheur de fon frère, tantöt elle la remercioit de fes bontés ; tantót elle expliquoit en fa faveur le difcours, ou le gefte le plus indifférent.; &c ces procédés mettoient la princefle audéfefpoir , d'autant que Zahidé avoit également refufé de fe livrer a la fédudlion que les vins exquis qu'on lui préfentoit fans cefle pouvoit lui caufer; c'écoit une reffource que la princeffe avoit récommandée a fes efclaves de ne pas négliger. L'heure de fe retirer étant venue, la princeffe propofa, felon 1'ufage , une nouvelle efclave a i'étranger, mais il la refufa , comme une infulce. La K iij  15© H I S. T O I R E princefle enfut.allarmée ; elle infifta fur la loï, avec beaucoup d'aigreur, Zahidé lui dit : fulcaoe de mon cceur , puifque vous. me forcez a. cboifir encore une .de: vos efclaves ;, je vous obéirai , quoiqu'elle me fok parfairement. inutile, je n'en prendrai point d'autre que ia belle •Mouna. La princefle alors fe retira ; mais elle appella Mouna , & lui dit, fans pouvoirêtre entendue : fr tu m'aimes, ma chère Mouna, emploie tous tes foins pour plaire a, eet i étranger ; jamais nous.n'èn avons vu de plus importun; tu peux feule fauver mes triftes jours, ils font en tes mains. Mouna n'avoit pas befoin de 1'envie d'obliger fa fouveraine , pour defirer de plaire au jeune étranger. Elle promit avec fincérité a la princefle de ne rien négliger pour exécuter fes ordres. . Quand Zahidé fe vit feule avec Mouna : es-tu plus inflruite que tu ne 1'étois hier ? Hélas , non , lui répondit la tendre efclave; mais je t'aime & je n'ai rien oublié pour te fatisfaire : dans le nombre de celles qui nous fervent, nous avons une efclave dont Page eft fi ouh fidérable, & la fidéliré fi. connue , qu'on lui permet de fortir, & d'aller quelquefois a la ville ; c'eft a elle que je me fuis adreffée pour te fatisfaire ; je 1'ai priée de s'informer de ce que tu as envie de favoir. Voyant qu'elle  be la Corbeille. 151 n'en étoit inftruite que tr.ès - imparfaitement, malgré le rifque que nous courons 1'une & 1'autre , en faifant de pareilles recherches, l'amour que j'ai pour toi m'a rendue li éloquente ; j'ai fu fi bien 1'engager par de petits préfens , qu'elle doit avoir été, eet après-midi, trouver une marchande de fes amies, qui vivoit dans une efpèce de confidence avec la feue reine ; elle m'a promis de 1'engager a lui dire tout ce qu'elle peut favoir fur ce qui fe paffe ici. Voila cher étranger, ce que j'ai pu faire pour te contenter. Zahidé lui témoigna fa reconnoifTance , & la forca a prendre un écfin de diamans, pour récompenfer, dit- elle, la vieille efclave , & la marchande. Garde tes diamans, lui dit mille fois Ia tendre Mouna; quand ils pourroient me fervir, valent-ils un baifer que rien ne t'empêche de me donner ? une careffe que tu pourrois me faire ? une tendrefle que tu pourrois me témoigner? Pourquoi veux-tu diminuer 1'obligation que tu peux m'avoir ? Mais tu n'es qu'un ingrat. Parle, puis-je te montrer plus d'amour ? Puis-je m'expofer a de plus grands dangers , pour adoucir la froideur & Pingratitude de ton cceur ? Rien ne peut égaler ma reconnoifTance, lui répondit Zahidé ; mais tu vois bien que , voulant être inftruit, je ne m'expoferai point a un déli iv  i")3- HlSTOIRE parr précipité; ainfi, je ne puis encore répondre a ton amour, fans être bien écJairé fur le feeree de la corbeille, de la princefle & du jardin: c'eft un parti pris ; crois-moi donc, continuat-elle, paflbns la nuit, comme nous avons faic celle d'hier. Quelqu'affligeante que cette propofition pui être pour la belle efclave, le ton décidé de Zahidé lui fit voir qu'il y fallcit confentir; Sc, ce tems deftiné pour les plaifirs, ce tems, confacré par la liberté la plus complette , fut encore employé par elle dans les larmes, les foupirs Sc les fanglots. Mais quand la nuit eeffa d'attrifter 1'univers, Zahidé, pour 1'engager a ne rien négliger fur les éclairciflemens qu'elle lui avoit promis, Pappelia pour lui donner un baifer d'amitié, auquel elle ne s'attendoit point, & qui la mit au comble de fes vceux. Zahidé paflala journée avec plus d'inquiétude qu'elle n'en avoit eu la veille; elle fentoit que, malgré tous fes foins, elle ne pouvoit éviter que la corbeille ne la reportat le lendemain a Medoucban, ou que la tromperie ne fut reconnue. L'un Sc 1'autre de ces événemens 1'afliigeoient également, puifqu'ils la mettoient dans la néceflïté de s'éloigner, fans avoir rien découvert pour Ia confolation de fon frère. Tout ce qu'elle put iaire, fut de s'abandonner a une efpérance gé-  de la Corbeille. 153 nérale , & a Ja réfolution de mettre a profit, fuivant 1'occafion, tout ce qu'elle pourroit apprendre la nuit fuivante. Enfin le foleil permic aux étoiles de paroitre; & la princefle arriva plus troublée, & plus inquiette qu'elle ne 1'avoit encore été. Zahidé, de fon cóté, ayant 1'efprit plus occupé, leur fouper fut encore plus férieux que les précédens. Les belles vierges fe regardoient fans celfe avec étonnement; les inftans de filence qui furvenoient fréquernment, étoient abfolument contre 1'ufage du jardin. Auffi, quand Ia princelfe pouvoit s'en appercevoir, elle le rompoit tout d'un coup par le' premier difcours qui fe préfentoit, & qui n'étoit pas toujours digne de la jufteffie de fon efprit. Zahidé cependant, qui vouloit foutenir le röle qu'elle avoit commencé, lui dit : Eh quoi! belle reine de mes volontés, il femble que vous foyiez plus contrainte avec moi, que vous ne 1'avez été les deux autrés jours. Pourquoi troublez-vous, par des inquiétudes , ie bonheur que j'ai de voir Ia reine de mes penfées ? Que puis-je dire, reprit la princeffe, a un homme qui fe dit mon amant & mon efclave , &qui, cependant, cherche a me déplaire ? Moi! je cherche a vous déplaire , reprit Zahidé avec vivacité ! Moi, qui donnerois ma vie pour un inftant de vos plaifirs. Ce difcours eft ordinaire,  15 4 Histoirè interrompit la princefle; vous fentez aifément qu'il ne peut réparer le tort que vos procédés pour mon efclave vous font dans mon efprit. En, unmot, continua-t-elle , fi mon amant ne m'eft pas foumis, que devrois-je en attendre, fi j'avois le malheur de le voir mon mari ? Croye& donc que jé perdrai plutöt le jour, que de me foumettre a un homme fur lequel j'ai fi peu d'empire, 6c qui dédaigne mes préfens. Que vous êtes injufle, s'écria Zahidé...... Croyez-moi, vos plaintes font inutiles; elles ne me perfuaderont point, pourfuivit la princefle en colère; choififlez une efclave , 6c féparons-nous ; c'eft le mieux que nous puiflions faire. Zahidé la pria de vouloir bien encore lui- laifler fa fidelle Mouna , 6c elle lui fut accordée, malgré 1'étonnement que cettè confiance caufoit a la troupe des vierges , 6c le peu d'efpérance que la princefle en tira. "..;./;•>.-■ . - ' . : ' . so r sup ■Quand les portes du jardin furent refermées,un empreffement égal les engagea, l'une> a feire des queflions , 6c 1'autre, a ,y répondre : bel étranger, lui dit Mouna, avec la vivacité du fentiment, qui compte avoir réufli, l'amour m'a fait tout découvrir. Ah ! ma chère Mouna, que je t'ai d'obligation, interrompit Zahidé : ces tendres me.ts payèrent Pefclave de toutes fes peines. Voici, dit-elle, ce que Ia vieille m'a rap- :  de i a Corbeille. i 5 j porte ; & c'eft, jc crois, tout ce- que nous en I pourrons favoir. 1 Le roi de Medouchan , père de la princefle ) Zoulouch & du prince Badanazer , qui' règne aujourd'hui, mourut, il y a dix ans ; & ia belle Gulfoum , fa femme, gouverria fes états avec un confeil de vifïrs , que le roi avoit établi avant fa mort, fes enfans érant encore trop jeu-» nes pour fe pafler d'auffi fages précautions. , Gulfoum étoit belle & jeune encore 1 le bruit de fa beauté fut bientöt augmënté par la fagefle de fon gouvernement, & 1'attention avec h-. quelle elle s'appliqua toute entière a. 1'éd.ucation des princes fes enfans; car- les vertas du cceur augmentent toujours les agrémens extérieurs. La roi des génies fut inftruit des perfe&iöns de cette reine ; il douta long-tems que fa réputation ne fut exagérée. Pour en juger Jui-même, il.paruf a. fa cour; & 1'admiration de fa vertü devint bientöt un amour effréné ; mais plus il acquit-dè force, plus il caufa fon malheur. La reine avoit confacré une éternelle fidélité au roi fon époux : & jamais le roi des génies n'en put obtenir que des marqués de reconnoifTance pour les offres de Ifervice qu'il lui faifoit fans cefle , & pour toutes les attentions dont , en quelque facon , il Pacca-* ibloit a tous les inftans. La reconnoifTance. feule  t$6 HlSTOIRE eft un mépris pour un amant. Ainfi, l'amour de ce roi redoutable fe convertit bientöt en fureur. II chercha long-tefhs ce qu'il pourroit faire, pour fe venger de I'indifférence de la reine, &réfo!ut enfin de la punir d'une facon qui lui fut fenfible, fans paroitre cependant perfonnelle. Cette fage reine, remplie de tous les bons fentimens, avoit apporté tous fes foins, pour former Ia princelfe Zoulouch a toutes les vertus qu'elle avoit ellemême pratiquées; & le génie ne pouvant lui en «Ster les principes & les premières impreffions, réfolut de la priver du moins des apparences , & d'affliger, par ce moyen , une mère tendre «Sc vertueufe.' Pour exécuter fon deflein, il fit entendre, a ceux qui compofoient le confeil, qu'il ne falloit. jamais confentir que le royaume de Medouchan füt partagé , ce que la reine Gulfoum feroit néceffairement par le mariage de la princeffe Zoulouch.. Mais comme il n'eft pas de la bonne politique, ajouta-t-il, de retrancher tout d'un coup les privilèges «Sc les ufages d'un pays, il faut attacher une li grande difhculté, & tant d'apparences oppofées a 1'idée que 1'on a de la conduite d'une princeffe a marier, que jamais Zoulouch ne puiffe trouver aucun prince qui la veuille époufer. Et fi par hafard elle fait un mariage: inégal, dès-lors le confeil fera en droit de s'op-  DE IA CoRBEIIIE. I57 pofer a lui donner la moitié du royaume. Cependant , faifanc réflexion qu'il n'étoit pas jufte qu'une jeune princefle , & qui n'étoit coupable d'aucun crime, fut a plaindre, «Sc vécüt dans la triftefle : il ajouta , qu'il croyoit avoir imaginé les moyens de fatisfaire a tous les inconvéniens. Le confeil le remercia des bonnes intentions qu'il témoignoit pour la grandeur & la confervarion de 1'état, & le pria de lui faire part de fon projet en entier , dans la réfoiution ou il écoit de 1'exécucer. Alors il leur propofa de raffembier les bals, les feftins &les belles efclaves, dans un lieu de délices , qu'il fe chargeoit de faire batir ; «Sc, pour la confolation de la princelfe «Sc de fa cour , il lui promit qu'elles ne s'appercevroient jamais, tant qu'elles habiteroient le jardin, d'aucune impreflion des années, «Sc qu'elles conferveroient la fraicheur , vla jeunefle «Sela beauté qu'elles auroient, au moment que le jardin feroit conftruit. Ce n'eft pas tout encore, continua-t-il, les étrangers ne feront jamais tranfportés que par une corbeille qui leur fervira^ foit en allant, foit en revenant. Elle ne le chargera jamais que de ceux qui fe font déterminés par leur propre volonté, «Sc jamais que d'un feul a la fois; & quand Je précédent fera de retour , toute autre voie que la corbeille fera févérement interdite aux curieux, ajouta-  m "IJS HlSTOIRË r-il. Cependant, pour raflurer encore Ja vertufl de ceux qui compofoient le confeil, il promiijj que tous ceux qui fuccomberoient aux charmes i des efclaves, ou fe livreroient trop aux déliceJj des vins que 1'on ferviroit, feroient aufli-töil remportés dans Ia corbeille ; mais que cepen-i dant ils ne feroient pas traités avec autant de févérité, que ceux qui manqueroient de refpeft a Ia princefle. Mouna, pour fon intérêt partion lier , s'étoit bien gardée de dire a Zahidé , que celui qui feroit aflez réfervé pour réfifler pendant trois'jours aux épreuves du jardin, feroit en droit d'époufer la princefle Zoulouch. Ces conditions, pourfuivit-elle, furent acceptées : le roi des génies eut bientöt mis toutes les chofes dans 1'état qu'elles ont paru a tes yeux; &, pour attirer des étrangers , il fit dire dans la ville de Medouchan , que 1'on pouvoit fe préfenter a. Ia corbeille, pour voir des chofes nouvelles , &> goüter des plaifirs finguliers. Une telle efpérance eut bientöt raflemblé des curieux; aufli leur nombre feroit difficile a compter. Le génie, approuvé par le confeil, mir donc fon projet en exécution; on arracha Zoulouch des bras de fa tendre mère, pour la conduire aux plaifirs de ce jardin ; 6ó Gulfoum fut pénétrée de douleur, en apprenant Je détail des foupirs de la princelfe. Le roi des génies s'éloigna, pour éviter les reproches dont -  DE IA C O R E E I I I E. 159 •elle le vouloit accabler; elle témoigna fon reffenriment a ceux qui compofoient le confeil; mais ils en furent quittes pour alléguer 1'intérêt de 1'état. Et cette fage reine, voyant que fon malheur étoit fans remède, ne put y furvivre, & mouruc après avoir langui quelque tems. Le roi Badanazer, en montant fur le tröne, a approuvé & fuit exaétement une loi conforme a fes intéréts j c'eft ce qui oblige les efclaves d'aller lui rendre compte tous les matins des procédés de 1'étranger qui les a préférées. Voila, feigneur, ajouta ia tendre Mouna, tout ce que j'ai pu découvrir. Que tu peux aifément me faire oublier le danger auquel mon indifcrétion m'expofe; tiens-moi Ia parole que tu m'as donnée : rends-moi heureufe. Je voudrois Ie pouvoir, reprit Zahidé avec douceur. Qui t'en empêche , cruel, pourfuivit 1'efclave ? Neme parles plus de l'amour que tu reffens pour la princeffe ; fonges que tu ne Ja verras jamais. Le chagrin que tu fentiras de fon abfence, me promet une vengeance qui ne peut, hélas, me fatisfaire; je vois que tu cours a ton malheur; j'en fuis pénétrée d'avance, moi qui donnerois mon fang pour ton bonheur. Mais, lui répondit Zahidé, quelle certitude peux-tu me dooner de la vérité de ton hiftoire. Tu as de 1'efprit; qui me répondra que tu ne lias point inventie, pour m'engager a la reconnoiffance f  l6o H I S T O I R E Achève, cruel, achève de m'accabler, interrompic la tendre efclave, en verfant un torrent de larmes ; fuppofe-moi des talens, pour me noircir par des vices. Le véritable amour eft incapable de menfonge ; tu ne le connois point ; tu n'aimes que ma peine ; mais je faurai me venger. Que je fuis malheureufe ! s'écria-t-elle. C'eft donc en vain, perfide, que, pour te fatisfaire, j'ai découvert un fecret qae je ne devois pas chercher a pénétrer ; c'eft en vain que je 1'ai trahi pour t'en inftruire ; je le vois , tu porteras la trahifon, jufqu'a décoüvrir a la princeffe ce que je viens de t'apprendre ; Sc tu verras mouxir, fans regret, une fille qui t'adore : mais je faurai t'empêcher de la revoir. J'efpérois que tu me donnerois au moins les derniers momens de ton féjour dans ce jardin , qui ne fera plus pour moi qu'un lieu d'horreur ; un mot, fi tu aimes la princeffe, va te rendre auffi malheureux que moi; l'amour m'avoit engagée a t'en faire un myftere. Apprend donc que la princeffe eft a toi demain fi tu la veux époufer , Sc fi je veux te rendre juftice. Mais pluröt que de confentir au bonheur de ma rivale , je faurai me parjurer. ( De quoi l'amour exceffif n'eft-ü pas capable ! ) Je vais déclarer devant toute Ia cour, que tu as fuccombé cette 'nuit; tu perdras la fortune a laquelle tu me facrifiesje fervirai  DE IA CoRBEIIIE. I avoït effuyés; ramena la juftice dans fon cceur; & lui repréfenta fon devoir dans toute fon étendue. Elle fortit, Sc fit éveilkr la princefle pour Jui faire part de ce qu'elle avoit découverr. Zoulouch toujours occupée de Ia paffion qu'elle avoit pour I'étranger, excédée des épreuves oü fa malheureufe fituation la réduilbit, Sc que fon amour pour le roi Kemfarai lui rendoit encore plus fupportable, craignant, de plus, de fe voir obligée quelque jour a donner la main a quelqu'un des étrangers que la corbeille lui apportoitfans cefle, fut charmée du récit de Mouna, «Sc fe détermina fur le champ a époufer Pérrangère, qui, felon les apparences, n'oferoit jamais découvrir un fexe qu'elle auroit autant 'd'intérêt a cacher qu'elle-même. Ce projet fatisfaifoit pleinement les fentimens de fon cceur, 6c lui donnoit un prétexte raifonnable , pour quitter un genre de vie qu'elle ne pouvoit plus foutenir. Elle promit donc a Mouna de lui donner Ia liberté, 6c de faire fa fortune, fi elle ne déclaroit point ce qu'elle avoit découvert de I'étranger, 6c fi elle fe contentoit de dire qu'il n'avoit point encore fuccombé cette troifième nuit. Mouna lui obéit; 6c quand elle eut fait au roi Badanazer , 6c a fon confeil, fa déclaration conforme a la volonté de la princeffe : voyons donc., dic-il f un époux que nous attendons depuis fi long- L ij  1^4 HlSTOIRE teras, voyons le plus raodéré de tous les hommes. Auffi-tot il donna ordre a deux vizirs de fortir , & de fe faire fuivre par tous les officiers de fa couronne & de fa maifon, pour aller chercher dans les jardins du génie, I'étranger qui devoit époufer la princeffe fa fceur. Ses ordres furent exécutés ; & les vizirs trouvèrent la princeffe encore endormie. Ils fe rangèrent en grand filence autour d'elle , avec toutes les marqués de leur dignité, & demeurèrent les yeux baiffés, fans ofer regarder celui qui devoit être le beaufrère de leur roi. Cependant Zahidé s'éveilla : & fon étonnement fut extréme, de fe voir au milieu d'une cour fi brillante, fi foumife & fi taciturne, pendant qu'elle s'attendoit a fe trouver dans la fatale corbeille. Oü fuis je, dit-elle plufieurs fois ? Le grand vizir , profterné devant elle , ne répondit a fes queftions que par fes refpe&s, & la prière qu'il lui fit de confentir a le fuivre. Zahidé fe rendit a fes inftances; tout ce qu'elle voyoit, ne la devoit pas allarmer; elle fuivit donc cette pompeufe cour, & bientöt elle arriva dans le palais du roi, qui la recut fur fon trone, la princefle Zoulouch étant a fes cótés: viens, lui dit-il, étranger , dont la fidélité & la modération méritent d'être récompenfées ; apprendsnous du moins ton nom, ton pays & ta pro-  de la Corbeille. i^j feffion ; ton beau-frère ne doit point ignorer ton hiftoire : fais-nous fur-cout le détail de tes royaumes & de tes valles états. Zahidé, qui n'étoit pas accoutumée au ton ironique que 1'on I employoit avec elle , fe jeta aux pieds du roi, & lui dit: que votre majefté pardonne aux fentimens qui m'ont conduite ici \ je fuis trop fincère pour en impofer plus long-tems. Zoulouch, qui craignoit qu'elle ne découvrit un fecret fur lequel elle établiflbit fon repos, voulut PinterI xompre; mais Zahidé, pour apprendre du moins ala princeffe 1'état cruel ou l'amour avoit réduit fon frère, continua de parler en ces termes : feigneur, Kemfarai A ce nom , Ia princeffe Zoulouch rougic, & Zahidé continua , j fans paroitre s'en appercevoir. Mon frère, ditelle , eft un roi jeune & malheureux, qui meurt j d'amour pour la princeffe Zoulouch; il n'a pu réfifter aux pièges que 1'on préfente dans vos états aux étrangers; & la corbeille, en 1'enlevant, 1'a rendu Ie plus malheureux des hommes. Je lui fuis attachée par une amitié fi tendre, que je n'ai pas voulu le laiffer mourir, fans chercher a lui donner quelque confolation. Je me fuis donc expofée , fous le déguifement que vous voyez, a tous les hafards d'un des plus grands voyages ; & j'ai tenté 1'aventure de la corbeille. Quoi! vous n'êtes pas un homme, reprit le roi? L iij «ia uuncene 1 etac cruel ou i amour avoit reciuit  l66 HlSTOIRE Non, fire, je rn'appelle Zahidé, lui réponditelle , en fe frottant le vifage, avec une liqueur qu'elle avoit apportée a ce defiein ; & levant fon turban, qui laiffa tomber les plus beaux cheveux du monde, elle parut fi belle, que Badanazer en fut frappé, «5c fentit de l'amour pour la première fois de fa vie. Peu s'en fallut qu'il ne tombat a fes pieds. Cependant ne voulant pas parokre fi différent de ce qu'il avoit toujours été, «Sc rougiffant encore d'un fentiment qui lui étoit inconnu, il lui dit, avec une fauffe fierté : la tromperie que vous nous avez faite, Zahidé, mériteroit la mort ; qui fait même li vous nous dites la vérité fur votre naiffance iiluftre ; mais je fais grace a vos charmes. Vivez prés de Zoulouch , fans efpoir de revoir jamais votre frère, ni de retourner dans fes états; pour vous, ma fceur, continuez a chercher un époux ; Zahidé n'eft pas conforme a la Ioi. Les deux princeffes fe retirèrent; & Zoulouch, qui, malgré le rapport du nom, n'ofoit fe flatter que celui qu'elle aimoit , fut le même dont Zahidé venoit de lui parler, lui fit tant de queftions, «Sc Zahidé lui rappella tant de circonftanTces, que Zoulouch , tranfportée d'être aimée de celui qu'elle adoroit, réfolut de s'expofer \ tout, plutöt que de retourner dans les jardins du génie,  DE IA C O R B E I X X E. \6j Badanazer ne'fut pas Iong-tems fans venir voir celle qui le faifoit foupirer. Il voulut lui parler de fon amour ; mais, quoiqu'elle le crouvat fort aimable, elle le tralta avec Ja plus grande févérité. Le prince s'en plaignit; & Zahidé lui dit, que s'il vouloit lui plaire, elle vouloit employer fur Ia princefle Zoulouch, 1'autorité que les loix impofées par le roi des génies, & approuvées par fon confeil, lui donnoient fuffifamment. Badanazer fit quelques difficultés; mais il finit par Jui dire : je confens a tout ce que vous dêfirez, autant que la chofe peut dépendre de moi; & je n'aurai plus d'autre volonté que Ia vötre. Dès ce moment, dit-elle, je défends les foupers du jardin , & je ne veux plus que la corbeille parte pour aller chercher des étrangers. Je fuis obligé de vous avertir, reprit le roi, que tout ce que vous défendez , regarde le roi des génies; vous lui parlerez vous-même, ajouta-t-il, il m'eft aifé de le faire venir ; tout ce que je peux en cette occafion , c'eft de joindre mes prières aux vótres. Mais ma fceur, continua-t-il, ne fe manera donc jamais .? Pourquoi donc, reprit Zahidé ? La Joi m'ordonne, iucerrompic le roi, de faire éprouver dans les j.irdins conftruits par le roi des génies , 1'époux que Ie fort lui deftine. Tout ferment qui a pour objet une chofe impoffible , efinuly lui répondit Zahidé, avec un air d'au- L iv  J(>8 HlSTOIRË torité, dont le roi fut étourdi. J'en vais faire un plus fimple, & que j'obferverai religieufement, continua-t-elle. Vous m'aimez, fire, dit-elle avec modeftie ? Eh bien, je vous promets de vous époufer, fi vous pouvez vous priver pour l'amour de moi, d'une chofe dont le befoin & le plaifir réunis, vous prefleront de jouir; Sc je vous donne trois jours pour y réfifter. J'y confens, reprit Badanazer, de quoi voulez-vous que je me privé ? II n'eft rien que je ne fois capable de faire, pour vous prouver combien je vous aime. Je ne vous connois point encore aflez, pour exiger des facrifices , lui répondit-elle ; mais, fi vous m'aimez, vous pourriez fans doute vous priver de la chofe dont je vous aurois prévenu ; cependant je ne veux d'autre juge que vous-même, Sc je m'en rapporterai uniquement a votre bonne foi. Badanazer la quitta pour aller réfléchir avec fon miniftre, Sc trouver quelque privation éclatante. II avoit pris congé des princefles jufqu'au Jendemain au foir , paree qu'il devoit aller a la chaffè. Après avoir long-tems penfé, il fe perfuada qu'il avoit trouvé ce qu'il cherchoit : je n'aime que la chaffe dés tigres, vous le favez, vizir, j'irai a celle des gazelles, que je ne puis fouffrir; c'eft un facrifice que je fais a la belle Zahidé ; c'eft une privation que je m'impofe; nous verrons ce  u e la Corbeille. 169 qu'elle en dira. Non, quand il pafferoic cent tigres devant moi demain, ajouta-t-il, je n'en tirerois pas un, j'en jure; c'eft un parti qui la doit convaincre, & de mon amour, & de la facon dont on peut réfifter. Pendant que le roi prenoit ces arrangemens , les princefies trouvèrent mo/en de charger un homme, qui devoit fuivre ce prince a la chafTe, de faire ce qu'elles ordonneroient; elles étoient trop unies d'intérêt, pour ne pas travailler de concert. Zahidé fut occupée une partie de la nuit a préparer ce que 1'officier , qui connoiffoit parfaitement le pays, lui promit de faire rencontrer au roi. Les princelfes fe reposèrent enfuite, & attendirent le retour de Badanazer, qui revint triomphant auprès d'elles. Et s'adreffant a la fceur de Kemfarai : vous affiirez donc , belle Zahidé, que 1'on ne peut fe contraindre? Alfiurément j'y fuis parvenu auiourd'hui; j'ai fait, par rapport a vous, une chaffe des plus infipides. Je ne crois pas que 1'on m'y retrouve de long-tems. Vous êtes donc content de vous, reprit Zahidé; voyons ce que vous avez fait. J'ai couru la gazelle, lui dit-il avec confiance. De quel cóté vous a mené la chalfe ? De celui du bois des Palmiers, répondit-il; mais a propos , | pourfuivit-il, vous ne favez pas ce que j'y ai :trouvé; du cherbet admirable, environné de  170 HlSTOIRE neige dans des vafes, qui formoient la plus agréable décoration ; vous jugerez de la bonté de cette liqueur, ajouta-t-il; j'ai donné ordre que 1'on vous en apportat. Vous en av.ez donc gouté, interrompit la princefle? Sans doute, reprit le roi. Mes officiers m'ont en vain repréfenté que je ne devois pas m'expofer a boire une chofe que 1'on n'avoit point vu travailler; mais il faifoit chaud ; le cherbet paroilToit fi frais, il m'étoit préfenté d'une facon fi agréable, que je me fuis mocqué de toutes les repréfentations. Je m'en fuis bien trouvé ; jamais on ne m'a rien fervi d'aufli parfait, ni qui m'ait fait autant de plaifir. Cet aveu me fuffit, prince, «Sc vous m'avez rendu la parole que je vous avois donnée. Que voulez-vous dire, reprit vivement le roi, quoiqu'un peu interdjt ; il faifoit chaud, j'ai bu ; eft-ce un mal de boire, quand on a foif ? Voila votre loi décidée,, reprit Zahidé, en baiffant modeflement les yeux ; jugez-vous vousrnême. Vous ne pouvez pas dire, que vous n'étiez pas fufiifamment averti du piège innocent que je vous ai tendu, «Sc auquel vous avez fuccombé, malgré toutes les raifons que vous aviez pour réfifter. Au refte, c'eft moi qui ai fait le cherbet que vous avez trouvé, «Sc je fuis charmée qu'il vous ait fait plaifir. Quand Pembarras du roi fut un peu paffe, il ne fentic plus que les  DE IA CoRBEl. IlE. I 7 ï charmes de I'efprit de Zahidé, & les agrémens de fa figure; & lui dit, en tombant a fes genoux: je me rends; mais, quelqu'envie que j'aie de vous contenter , je ne puis rien ordonner de ce que vous defirez fans le roi des génies; il faut abfolument avoir fapermifTion ; vous fentez bien, continua-t-il, que le confeil n'oferoit caffer ce qu'il n'a décidé que fuivant fon avis. Cependant il faut n'avoir rien a fe reprocher, pour faire ce que la belle Zahidé peut defirer. Je puis engager le roi des génies a fe rendre ici ; dans quelques momens, vous pourrez lui parler 1'une & 1'autre, ajouta t-il. Les princeffes y confentirent avec joie; &, fur le champ, Badanazer écrivic le nom du roi des génies Sc le fien, fur quelques feuilles du plus beau papier peint Sc doré qu'il y eut dans le palais. II les brüla fur un feu de bois de fandal Sc d'aloës, & le génie parut. Les princeffes lui repréfentèrent la fituation de leurs cceurs , & 1'embarras ou les réduifoit la cruauté de fon ordre. Zahidé, même , lui fit fentir avec fineffe, qu'il avoit mis une forte d'humeur dans cette affaire. II convint de s'être plus d'une fois reproché la févérité de fa conduite; mais ajouta-t-il, belle Zoulouch, fi je détruis 1'enchantement de la corbeille , fongezvous que le tems Sc les années reprendront tous leurs droits fur votre jeuneffe & fur vos agré-  IJl HlSTOIRE mens ? Oui, feigneur, j'y penfe, & je m'y foumets. Tant que je plairai, je ne m'appercevraï point de la loi commune ; quand je cefferai de plaire, ne m'eft-elle pas indifférente ? Le génie touché lui-même de cette preuve,d'amour, fe chargea, pour détruire le mal qu'il avoit fait, d'óter le fouvenir de cette aventure, a tous ceux qui pourroient fe vanter d'avoir recu quelques légères faveurs de ia princelfe; de leur faire quitter le deuil, & de ne laiffer enfin d'autre idéé fur eet événement, que celle que 1'on peut avoir des plaifirs & de la volupté en général. Ce n'efl: pas tout, ajouta-t-il, Ia corbeille ne fervira plus qu'une fois. Mais voyant la crainte que cette funefte corbeille caufoit aux princeffes , il fe prefik de dire : je vais lui donner ordre d'aller chercher le roi Kemfarai. N'y confentez-vous pas, belle Zahidé? Et vous, belle Zoulouch, voulez-vous m'en empêcher, dit-il en fouriant ? La joie de 1'une & le filence de 1'autre lui firent voir que cette propofition leur étoit infiniment agréable. Pendant que l'efpécance régnoit autant dans le cceur des princeffes que du roi Badanazer , & que le génie jouiflbit du plaifir de les voir dans le contentement de l'amour qui fe vpit au moment d'être heureux : la corbeille partit, & fe trouva bientöt dans la cKarnbre du roi Kemfa-  de ia Corbeille. i 7 j rai. Ce prince n'avoit plus qu'un foufle de vie; rnais la vue de la corbeille ranima toutes fes efpérances , & lui donna la force de s'y placer fans aucun fecours. aufli-tót elle s'envola avec fa rapidité ordinaire, & le porta dans ia falie du palais oü le roi Badanazer, les princeffes & le génie 1'attendoient. A Ia vue de Zoulouch , Kemfarai s'évanouit. Le génie lui fit promptement avaler une liqueur , fans laquelle il étoit abfolument perdu , a I'inftant même elle lui rendit fa première fanté. L'amour & Ia princeffe Zoulouch auroient fans doute fait ce miracle ; mais ils auroient été plus longs a opérer. Le roi des génies fit Iui-même la cérémonie du mariage de ces quatre amans ; & ne leur étant plus néceifaire dans la iïtuation oü ils fe trouvoient, il s'envola, pour les abandonner a l'amour, qui les fit fuccomber a leur gré, & fans aucune inquiétude. Quand Moradbak eut fini cette hiftoire, Ie Sultan qui avoit toujours paru très-éveillé, quoiqu'il eut pu s'affoupir a quelques endroits, lui dit : je fuis affez content de ton récit; il ne m'a point endormi, mais il a fu m'amufer ; & je remarque que le plaifir eft encore un meilieur remède a mon mal que le fommeil. Je te dirai cependant que e'eft un grand bonheur que Ba-  174 HlSTOIRE DE IA CoREEIIIE. danazer air eu une fceur , & que la princefle couroit rilque de demeurer fille , fi elle n'eüt époufé qu'un homme infenfible a la tentation. Je doute même qu'un amant li fort maitre de lui, eut jamais fait un bon mari. Hudjiadge ayant fait ligne a Moradbak de fe retirer, & donné ordre de revenir le lendemain , elle lui obéit, & lui conta l'hiftoire fuivante :  175 HlSTOIRE Du Pone-faix. T X L y avoit a Bagdad un lapidaire, nommé Abdullah Dgerberi , qui n'avoit qu'un fils, auquel il donna la meilieure éducation qu'il lui fat polïible. Lorfqu'il fentit que 1'ange de la mort s'approchoit de lui, il fit venir ce cher fils, ce fils, 1'unique objet de tous fes fentimens , pour avoir la confolation de 1'embraifer; il eut encore le tems de lui donner les confeils, dont il croyoit que fa grande jeunelfe pouvoit avoir befoin. Après lui avoir recommandé de ne s'écarter jamais des divins préeeptes, il le conjura, fur toutes chofes , de ne point penfer la veille a ce qu'il devoit faire le lendemain. II mourut en embraffant fon fils, qui n'avoit pas encore vingt ans accomplis. Le jeune Dgerberi ne conferva pas long-tems 1'épine de douleur qu'il auroit dü garder dans fon cceur, en perdant un fi bon père. Indépendamment des meubles & des maifons dont il hérita, il trouva dans un fouterrein de la maifon, cinq eens mille fequins, qui rempliifoient cinquante vafes de dix mille fequins chacun. Cette fomme parut les tréfors de linde, a un jeune homme qui n'avoit aucune idee des  j7tJ HlSTOIRE richeffes; il fe livra donc a toutes les dépenfes qui fe préfentèrent; il acheta des femmes pour fes plaifirs, & voulut qu'elles fulfent parées avec magnificence; il tint une table ouverte a tous les jeunes gens de fon age, qui lui faifoienc continuellement leur cour, & qui nourriffoienc fans ceffe fa vanité, par les éloges qu'ils donnoient a fa dépenfe , a fa mufique , a la bonté de fes vins, & a la recherche de fa table. Une telle conduite eut bientöt diflipé toute la fucceffion. Quand il eut épuifé tous les vafes, il vendit les maifons de la ville & de la campagne, & conferva les femmes le plus long- tems qu'il lui fut poffible. Mais enfin > il fut obligé de s'en. défaire, pour achever de payer ce qu'il devoit; car fon cceur étoit affermi fur les colonnes de I'honneur & de Ia vertu. II fe trouva donc, en peu de tems, fans bien, &, par conféquent, fans amis. Heureufement pour Dgerberi, la nature 1'avoit doué d'une force & d'une fanté, que les plaifirs n'avoient point altérés. Ainfi, n'ayant aucune efpèce de reffpurce, il fe fit porte-faix, &il ne fut pas longtems fans être préféré a tous ceux qui exercoient cette profeffion dans Bagdad, a caufe des poids énormes qu'il portoit, de fon intelligence , & de la gaieté avec laquelle il faifoit fon travail. Car, au confeil de fon père, qui lui avoit recommandé  D U P o a X E - F A I x qa I devoit faire Ie lendemam , il ajouta Ie regime d^oublier le jout ce qu'il' Jfi* U ,7 ^-^-'pas long-tem, fans être È.7meIfP^heureuxdeIa ville. Sontravail ne luidonnoK aucune peine ; il ne dépendoit pl„, des plaifirs dont ,1 avoit été Pefclave ; il connoS ^L t" deSa^;0nl-^éroitdanS ion et» , & il ne travaiiloit qu'autant qu'il étoit «ecelfiaire pour fa fubliftance; point de'femm maffonrenant' 2U mi*JieU de k mk> d'«™ maifonde campagne, oü il avoitporté un ballot, 11 entejndlt' en fu»'a»t les bords du Tigre h voix dune femme qui pouvo.t S j a du fleuve ;elle difoit: au nom de Dieu, fecourez-rno, Le fon de cette voix étoit fi rouchan" que Dgerberi ne balanca point a jeter prompreptfes habits. II fe mit a la nage, ifur ffz heureux pour femm-Jr :_r._ . * ez Iururi:unee, au moment qu'elle fedébattoit fur Peau, & qae ^ forces étoient prêces de Pabandonner. II la po,-tft . terre,malgré!a rapidité du fleuve. Et quand elle fut un peu remife de fa frayeur, elle le Fia de Paccompagner jufqu'a fa maifon , qu»elle Z1 ^-yconfentit. II entendit  HlSTOIRE & qui demandoient leur mère. Ils entrèrent dans la maifon; la femme qu'il venoit de fauver, parut a Dgerberi d'une beauté raviflante ; elle le fit affeoir, fit allumer du feu pour fécher fes habits, & lui conta fon hiftoire, qu'elle interrompit mille fois, pour lui témoigner 1'excès de fa reconnoifTance. II y a fix mois, qu'une femme agée entra dans ma maifon , & me dit: je n'ai jamais manqué d'entendre la prédication que 1'on fait dans la grande mofquée; mais aujourd'hui il m'efi: jurvenu des affaires, qui m.'ont empêchée de faire ma purification : vous favez que je ne puis entrer dans la mofquée, fans avoir rempli ce devoir. Je vous prie, continua-t-elle, de me prêter un pot a Peau. Je lui accordai ce qu'elle me demandoit i elle fe purifia, fe rendit a la mofquée , & vint enfuice me remercier. Je voulus la retenir a diner, ne pouvant mieux faire, felon moi, que d'attirer dans ma maifon une femme qui me paroiffoit fi devote, & que je pourrois éngager a prier Dieu pour mon mari, qui eft abfent. Mais elle me refufa, en difant : ma fille; je prierai Dieu de vous donner la réco npenfedu plaifir que vous m'avez fait ; mais il ne convient point a une femme de mon age, de manger hors de chez elle. Après m'avoir donné mille bénédidtions, elle me quitta. De*  » u P O R T È'-F A I x. 179 I puis ce tems, eiie eft venue tous les vendredis me rendre vifite ; elle y vint avant-hidr comme a fon ordinaire, & me dit: vous m'avez fouvent propofé de paffer quelque tems avec vous ; fi vous voulez, je répondrai ce foit a votre empreftement ; je fouperai avec vous, & nous paf* ferons Ia nuit a prier Dieu pour Ie retour de votre mari : mais cependant, j'ymets une condition ; c'eft que nous partirons demain de trèsbonne heure, cSc que vous viendrez avec moi dans une maifon de campagne, oü pon doit faire les fiancailles d'une de mes parentes. Je me charge encore de vous ramener chez vous. J'acceptai fa propofition : nous pammes hier au point du jour ; nous trouvames un bateau qui nous attendoit pour paffer le Tigre , & nous arrivames dans un endroit peu habité. Un vieillard décrépit, & très-mal vêtu, fe trouva a Ia fortk de notre bateau, «Sc-nous conduifit | une berPene, oü nous trouvames une quinzaine de femmes afiemblées. Malgré le bon accueil qu'elles me firent en entrant, tout ce que j'appercus, :me donna du foupcon, & me perfuada que Ia ' vieille m'avoit trompée. Je lui demandai, avec ! beaucoup d'inquiétude , oü pouvoit être la noce i qu'elle m'avoit annoncée. Elle m'alfura qu'ella ife feroit le foir, quand les amans de toutes les Pies que je voyois , feroient arrivés. Alors , M ij  ï8o HlSTOIRE ajouta-t-elle, nous fouperons enfemble ; nous boirons du vin , & vous irez confommer le madage avec celui qui fera le plus a votre gre II ne m'en fallut pas davantage , pour me faire comprendre en quel abime de malheurs cette méchante vieille m'avoit précipitee. Cependant je contraignis ma douleur , & je cachai mon inquiétude ; mais je m'adreffai a Dieu, & ,e lui dis , dans le fecret de mon cceur : vous qui protégéz les innocens & les affligés , delivrez-moi de la cruelle extrémité oü je me vois redu.te. Cette prière diffipa mon trouble , & je dis a la vieille , avec plus de liberté d'efprit ; je vous fuis obligée de m'avoir conduite dans un lieu ou j'aurai des plaifirs que je ne pouvois «tendre dans ma folitude. Ce difcours trompa la vieille, & nous ne pariames, le refte du jour, que des claifirs que la nuit devoit amener. Quand le foleil fut couché, jevisarriver, de diftérens cotés,une vingtame de voleurs qui étoient la plüpart eftropiés. Hs faluèrent la vieille & lui demandèrent pourquoi elle avoit été fi longtems fans les venir voir : elle s'en excufa, fur les foins qu'elle s'étoit donnés, pour me procurer k eux. Enfuite ellè me préfenta, & ils convinrent que jamais elle ne leur avoit amene de femme qui fut plus a leur gré. On fervit le fouper & 1'on ne me donna point d'autre place  du Porte-Faix. 1S1 que les genoux du chef, fur lefquels je fus obligée de m'afleoir. Je ne fis aucune difficulté : j'affedtai même d'être de très-bonne humeur. J'étois cependant toujours occupée des moyens dechapper au malheur dont j'étois menacée* Quand je vis que cejui auquel j'étois tombée en partage, me croyoit autant d'amour pour lui, qu'il en avoit pour moi, je feignis d'avoir befoin de fortir. La vieille prit un flambeau, pour me conduire hors de la maifon. Je favois bien , me dit-elle , que vous ne feriez pas toujours en colère contre moi ; il faut commencer par fe facher, c'eft Pufage ; mais demain, vous me remercierez encore de meilleur cceur. Je n'ai pas daigné répondre a cette malheureufe; mais voyant que j'étois aflez éloignée de la maifon pour exécuter le defiein que je méditois, j'ai trouvé le moyen d'éteindre la lumière, comme par hafard, ék je 1'ai priée d'aller la rallumer; elle y a confenti. Alors j'ai couru du coté ou nous étions débarquées. Je n'y étois pas encore arrivée , que j'ai entendu la voix de plufieurs de ces malheureux qui couroient après moi, qui m'appelloient, 6c qui difoient que 1'on ne pouvoit pas leur échapper auffi aifément que je m'en flattois. Ces difcours ont redoublé ma frayeur : j'ai eu recours a Dieu, 6c je lui ai dit : moii M iij  ï8j, HlSTOIRE Dieu, vous connoiflez la droiture de mon cceur," je préfére une mort violente, mais vertueufe , a la douceur d'une vie crimineile. En achevant ces. mots, j'ai ferme les yeux; &, me trouvant fur un terrein un peu élevé , je me fuis lancée dans le fleuve. Vous m'avez entendue ; cSc Dieu s'efi: fervi de vous pour me délivrer. Je n'oublierai jamais le fervice que vous m'avez rendu ; & j'aurai toujours pour vous le même refpecT que 1'on a pour fon père. Enfuite elle lui donna un boetchalik (i), & lui préfenta cent fequins, en lui difant qu'elle étoit bien fachée de ne pouvoir lui ofSrir davantage. Dgerberi ne voulut pas les accepter. Mais, pour ne la pas défobliger, il recut le boetchalik, difant qu'il étoit trop heu^ reux que Dieu 1'eüt choifi. pour une fi bonne oeuvre, & il fe retira. Ce procédé eft trop fort auffi , reprit Hudjiadge 3 pour un porte-faix ; tu me fais des hiftoires incroyables. Souverain feigneur, reprit Moradbak, je ne fuis pas capable d'en impofer a votre grandeur ; mais crpyez-vous que Ia nature regarde les états, pour départir le? fentimens ? Que diroic (3) Efjpèce d$ tapis.  t> v Porte-Faix. 183 donc votre majefté, fi elle favoit la délicateffe d'un voleur de profeftion : voyons donc, lui dit Hudjiadge, en fe retournant dans fon lit. Ce que je vais vous conter, pourfuivit Moradbak, eft rapporté dans les hiftoires les plus authentiques, & ne peut laiffer aucun doute. Dis toujours , interrompit Hudjiadge , qu importe oü tu Pas pris ? Moradbak commenca, ainfi ; M iv  384 HlSTOIRE Du voleur de Seiftan. 3Leich étoit un fimple Manoeuvre de Ja province de Seiftan ; voyant qu'il ne gagnoit pas affez pour s'entretenir & fe nourrir comme il le defiroit , il fe joignit a une troupe de voleurs dont il mérita bientöt la confiance par fon courage & fon adrelTc. Cette troupe devint redoutable ; & ces voleurs enhardis par les fuccès, formèrent le defiein de voler le tréfor du roi de Seiftan , nommé Dirhem , fils de Nazir. Ils en-» foncèrent la porte , & firent des paquets de touc ce qu'ils purent emporter , Toit en or, en argent, ou en pierreries. Ils étoient au moment de fe retirer fans aucun obftacle avec leur butin , quand Leich appercut quelque chofe de brillant qui étoit fufpendu au plancher ; il ne douta pas que ce ne fut une pierre précieufe d'un prix infini ; il fe donna beaucoup de peine pour la defcendre , & reconnut en la touchant avec la langue , que c'étoit une pierre de fel. Alors il appella fes compagnons , & leur reprocha Ie crime qu'ils commettoient. Ils furent étpnnés de fes remojds \ mais il leur dit ; j'ai  DU VoiEUR DÈ SeISTAN. 385 mangé du fel du roi; Sc vous n'ignorez pas que le pain & le fel, les plus grands préfens que Dieu nous aic faits , engagent un homme a être fidéle a eelui de qui il les a reeus. Ainfi je vous conjure, fi vous avez de 1'amitié pour moi, d'abandonner ce que vous avez volé , comme je 1'abandonne moi-même. Ses compagnons fe laifsèrent perfuader , Sc fermèrenc les portes du tréfor fans rien emporter. Le lendemain, le tréforier étant venu vifiter le tréfor , & jugeant par le défordre qu'il y remarqua , que 1'on y étoit entré , profita de I'occafion pour faire emporter chez lui tous les paquets préparés. II courut enfuite chez le roi, & lui dit, en s'arrachant la barbe : fire, 1'on a volé votre tréfor ; les voleurs ont profité de la nuit ; on fit toutes les recherches pofflbles; 6c 1'on promit de grandes récompenfes a ceux qui pourroient faire connoitre les voleurs. Leich, inftruit de ce qui fe paflbit, fe douta de ce qui caufoit 1'embarras; mais voyant que nonfeulement on foupconnoit des gens innocens, mais que 1'on en faifoit tous les jours arrêter, il fut touché de compaflion , & fon équité naturelle , 1'emportant fur le danger qu'il y avoit a découvrir Ia vérité, il prit le parti de fe préfenter au vifir , Sc de lui dire : feigneur, je connois ceux 1 qui ont velé le tréfor ; menez-moi devant Ie  HlSTOIRE roi; je faurai Ten inftruire. Le vifir le conduifit fur le champ ; & Leich lui fit un aveu fincère de tout ce qui s'étoit pafle, &finit par dire, que le tréforier avoit fans doute profité d'une oceafion qui mettoit fon vol a couvert, & jura que fi le roi ordonnoit que 1'on vifitat fes maifons , il engageoit fa tête , que 1'on y trouveroit ce qui manquoit au tréfor. Le roi, frappé du difcours de Leich, fuivit fon confeil ; & 1'on trouva qu'il avoit rencontré jufte. Le tréforier futconduitau palais: Dirhem lui reprocha fon infidélité , & lui dit : je te nourris depuis ton enfance , je te comble de biens,; cependant tu me payes d'ingratitude; tu m'expofes a condanmer des innocens ; cSc tu me voles , pendant qu'un voleur a qui je n'ai jamais fait aucune grace, Sc qui n'a mangé de mon fel que par hafard, a laifle tout ce qu'il avoit pris; &, qui plus eft , a engagé par fon exempie Sc fes difcours , fes compagnons a ne rien emporter. Le tréforier , ne pouvant rien répondre pour fa juftification , fut condamné a, mort par le roi, qui donna fa charge a Leich. II répondit a la confiance de ce prince , & fe conduifit avec toure la ndélité poffible. Après avoir exercé cette charge pendant plu-, fleurs années, le roi le fit général de fes armées i U s'acquit une grande réputation dans ce nouvel  nu Voieür de Seist an. 1S7 emploi; & les trois enfans qu'il laifTa, fe diftinguèrent par-leur courage, & parvinrent au tróne, que leurs defcendans ont occupé pendant Jong-tems. Je crois, pourfuivit Moradbak, que votre Majefté eft a préfent convaincue par les feminiens de Leich , que Dgerberi a pu refufeV les cents piaftres ; & fi elle a quelqu'envie de favoir la fuite de fon hiftoire , je la raconterai demain. Hudjiadge y confentit ; & le lendemain Moradbak pourfuivit en fes termes : SUITE DE L'HISTOIRE Du Porte-faïx. I Dgerberi étoit d'une fi grande force, '& le travail 1'avoit fi prodigieufementaugmentée, que tous les porte-faix de la ville, fachés de voir qu'il faifoit a lui feul prefque tout leur ouvra| ge , & que tous les habitans attendoient plutöt que de ne pas 1'employer , prirent le parti de Ie venir trouver, & lui dirent: Dgerberi , veuxtu ne plus travailler & demeurer tranquille fans i rien faire, nous nous engageons a te donner dix tafpres par jour, Dgerberi y confentit ; & les Iporte-faix furent exafts a lui donner cette fomme j il en vécut tranquillement , &z leur tin.s  i 88 HlSTOIRE parole de fon cotë ; mais 1'oifiveté énerva fes forces que le travail avoit entretenues. Son tempérament s'altéra, & il tomba malade : comme il n'avoit jamais penfé au lendemain, il fut bientót réduit a la misère, les porte-faix le voyant fi foible , ne voulurent plus lui donner la fomme dont ils étoient convenus j il eut recours a Dieu dans fon malheur. Et pendant qu'il dórmoit , le faint prophéte lui apparut tout refplendiflant de gloire , & lui dit : Dgerberi, tu n'as été malade que pour n'avoir pas continué d'employer tes forces, & ne les avoir pas rapportées a Dieu : humilie-toi, travailles & tu les retrouveras. Dès le moment, fon cceur fut touché , & fa fanté fut rétablie ; mais il étoit encore trop foible pour reprendre fa profeffion avec autant de brillant qu'il 1'avoit exercée , & furtout pour fe venger des porte-faix. II étoit un jour affis devant la porte du grand vizir , lorfqu'une femme toute en pleurs vint s'alTeoir a fes cótés, pour attendre 1'audience de ce miniftre. Dgerberi lui demanda le fujet de fes larmes. Hélas ! dit-elle , hier , on a alTaffiné mon fils, il eft venu tomber a ma porte percé de plufieurs coups fans avoir eu le tems de nommer fon afiaffin : on m'a affafliné , a-t-il dit, en expirant. II étoit mon unique reflburce. Je viens prier le: ^ifir de faire retrouyer fon meurrner , pouri  DU P O R T E - F A I X. ï|« ne pas laifler au moins fa mort fans venPeance. Avez-vous quelqu'éclairciflemcnt a lui donner , lui répondit Dgerberi ? Hélas non , dit-elle; & c'eft ce qui redouble mon chagrin : je fuis veuve d'un marchand •, mon fils étoit jeune ; j'efpérois qu'il feroit ma reflburce. Le vilir me répondra , fans doute , que dans une auffi grande ville que Bagdad , il eft impoffible de retrouver le meurtrier d'un homme qui n'eft pas connu. Ecoutez-le avec le refpecT qui eft du a fon état ; mais s'il ne trouve aucun expédienc pour vous tirer de peine , dites-lui que Dgerberi , le porte-faix , vous a dit que s'il étoit vizir, ilfauroit retrouver le meurtrier de votre fils. La mère défolée ne compta pas beaucoup fur un auffi foible fecours ; cependant elle le remercia. Tout ce qu'ils avoient prévu arriva ; le vizir même, fatigué des pleurs de cettë femme , ordonna qu'on la fit fortir ; mais en tombant a fes pieds , elle lui dit : feigneur , daignez confulter Dgerberi, le porte-faix , & je connoitrai celui qui a tué mon fils. C'eft du moins un éclairciflement que tu me donnés , reprit Ie vizir, tu 1'accufes donc d'avoir fait périr ton fils ? Non , Seigneur , lui répondit la femme ; mais il m'a dit que s'il étoit vifir , il faurok les moyens de retrouver le meurtrier. Le vifir, fe tournant aufli-tót du cöté de fes officiers, leur  IpÖ HlSTOIRE dit: allez chercher eet habile homme, condutfez-le devant moi ; & s'il ne retrouve celui qué 1'on cherche , il fera puni, de facon qu'il ne fé perfuadera pas une autre fois qu'il en fait plus que les vizirs du roi. Les officiers du vizir ne furent pas long-tems fans amener Dgerberi devant lui. Connois-tu cette femme, lui dit le vizir , en Ie voyant paroïtre ? Non , feigneur , lui répondit Dgerberi. Tu connois donc fort fils ? encore moins, reprit-il. As-tu quelque connoiffance de fon meurtrier ? Je n'en fais pas plus que vous, pourfuivit le porte-faix. Comment veux-tu donc le retrouver, lui dit le vizir avec impatience ? Si j'avois votre autorité, ajouta Dgerberi, avec un ton d'aflurance , je faurois demain matin , quel eft celui qui a tué Ie fils de cette pauvre femme. Je te la donne jufques-la, reprit le vizir; &, pour en être inftruit, tu peux ordonner tout qu'il te plaira; mais, fi til ne réuffis pas, je te promets une baftonade de cinq cents coups. Jy confens, lui répondit Ie porte-faix. D gerberi ordonna auffi-töt a un, officier de juftice d'aller a la mofquée la plus voifine de Ja maifon qu'habitoit la mère défolée , -& d'y arriver au moment que le jour feroit prêt a romber., pour attendre a la porte le muezin qui crie fur le minaret, avec ordre de lui donner en fortane  DU P O R T E - F A I x. ïoi quelques fouflets, de lui lier les mains, & de le conduire devant lui. L'officier fuivit exactement les ordres de Dgerberi. Quand le muezin fut en fa préfence, il lui fit beaucoup d'excufes de ce qu'on 1'avoit maltraité, & voulut qu'on lui donnat dix fequins pour le confoler. Enfüite il fit retirer tout le monde, & lui ordonna de dire a tous ceux qui lui demanderoient, pourquoi on 1'avoit arrêté, qu'il avoit été pris pour un autre. Mais il lui recommanda, fur toutes chofes, d'appeiler a. Ia prière pendant la nuit, & de defcendre auffi-tót du minaret, pour répondre a ceux qui viendroient favoir , pourquoi il avoit appellé a une heure auffi in~ due, avec ordre de bien remarquer celui qui viendroit Ie premier lui faire cette queftion. Le muezin fe retira très-content, & fit tout ce qui lui avoit été ordonné. II n'eut pas plutöt appellé a la prière, .qu'un jeune homme accourut a lui , & lui demanda pourquoi on 1'avoit arrêté la veille. Le muezin lui répondit fimplement qu'on 1'avoit pris pour un autre. Quand on eut rendu compte a Dgerberi de ce qui s'étoit paflé ; il fe fit amener le jeune homme qui avoit témoigné une fi grande curiofité, & lui fit donner une fi forte baftonade, qu'il avoua dans le plus grand détail, -de quelle facon il avoit affalfiné celui que 1'on avoit trouvé mort; il ajouta,  102. HlSTOIRE que la crainte d'être découvert le rendant attentif a tout ce qui fe pafToit d'extraordinaire , 1'avoit engagé a venir s'informer du motif qui avoit fait annoncer la prière a une heure indue, tout lui étant fufpedr., après le crime qu'il avoit commis. Dgerberi, fuivant la loi, livra a la mère Ie meurtrier de fon fils, & elle demanda fa mort, qui lui fut accordée. Le vizir, frappé de Pefprit & du jugement de Dgerberi, voulut favoir fon hiftoire ; il la lui conta; & ce miniftre lui reprocha d'avoir embrafle une profefiion auffi vile que celle de portefaix, & le détermina a fe mettre dans les troupes que le calife envoyoit contre les Guèbres. II étoit bien-aife d'avoir 1'air de récompenfer le mérite , pendant qu'il éloignoit de la ville un homme que le calife pourroit approcher de fa perfonne Sc des charges, fi jamais il en entendoit parler. Dgerberi fit des prodigêTde valeur Sc de forces, dansles campagnes qu'il fit contre les Guèbres. Mais, fe confiant trop en fon courage, il fut fait prifonnier ; &, dans le tems que fes ennemis délibéroient fur le genre de mort qu'ils lui feroient éprouver, pour fe venger de tous les maux qu'il leur avoit faits, après avoir dit le cent quinzième chapitre de I'alcoran, il brifa fes ehaines, il étouffa le geolier , qui voulut s'oppofer  » u P o r t e - F 4. i: x. ic,^ s'oppofer a fa fuite ; &, dans, la crainte de reromber entre les mains de fes ennemis, il fe jeta dans les déferts , oü il vécut, long-tems, de fruits Sc de racines. Enfin, il fe trouva dans une forét, fur le bord de la mer, & monta fur un arbre, pour dormir en süreté, Sc fe garantie des bêtès féroces qui auroient pu 1'attaquer. Quand la nuit fut venue, il vit'fortir de la mer, un taureau noir, qui faifoit des mugilfemens épouvantables, Sc qui s'approcha de 1'arbre fur lequel il étoit monté. II lui fuc aifé de remarquer que ce terrible animal lailfa tomber de fa bouche une pierre , qui éclaira toute la forêr, «5c qui lui fervit a choifir les herbes qui lui convenoient Ie plus, comme le fafran Sc les hyacinthes. Dgerberi, qui avoit été élevé au milieu des pierreries, dont fon père avoit fait un grand commerce, ne douta point que ce qu'il voyoit ne füt une véritable efcarboucle, pierre précieufe «Sc rare, dont il avoit fi fouvent entendu parler , fans en avoir jamais vu ; «Sc, frappé de j'éclat Sc de la groffeur de celle-ct, quand il fut un peu remis de Ia frayeur que le taureau noir lui avoit caufée, il ne fut plus occupé que des moyens de s'emparer d'une auffi grande merveille. Quand le jour parut, le taureau noir repm Ia pierre, «Sc rentra dans Ia mer. Dgerberi ti>?iTo/ne FM. N  ï54 HistoirB cendit de 1'arbre, fit fa prière, cueiHit des fruits, & fe rendit fur le bord de la mer, oir il détrempa de la'terre, qu'il eut foin de porter fur 1'arbre , oü il avoit dormi la veille. Le taureau noir vint comme le premier jour. II pofa la pierre a terre ; Sc, quand il fut un peu éloigné, pour chercher les herbes qui étoient le plus a fon goüt, Dgerberi jeta, fur la pierre, laboue qu'il avoit amalfée. Le taureau ne voyant plus de clarté, fe précipita dans la mer, après avoir fait des mugiffemens affreux; Sc Dgerberi s'empara de Pefcarboucle, qui n'avoit pas fa pareille dans le monde. Dgerberi, content de cette fortune, ne penfa plus qu'a revenir dans fa patrie. II fut alfez heureux pour trouver un vailfeau qui le conduifit a Ormus ; il traverfa toute la Perfe; Sc, fachant que le roi de Perfe étoit fort curieux de pierres précieufes, & qu'il en raflembloit de tous les cótés de 1'univers, il fe fit annoncer comme un homme, qui devoit lui faire voir le plus beau morceau , que 1'on eut jamais vu. Ce prince étoit alors avec un marchand de Balfora, qui 1'étonnoit par la magnificence, la beauté & Ja quantité des pierreries qu'il lui faifoit voir. Le roi, bien aife de confondre la vanité d'un marchand qui fe faifoit annoncer d'une facon auffi pompeufe que Dgerberi, dans le tems qu'on lui montroic  rD U PORTE-FAIX." 1.95 fce qu'il croyoit de plus beau dans 1'univers, ordonna que 1'on fit entrer Dgerberi. II parut précifément, lorfque le marchand de Balfora lui difoit: votre majefté ne doit point être étonnée, fi je lui montre tous ces chef-d'ceuvres de la nature; quand elle faura de quelle facon ils me font parvenus, elle trouvera Ia chofe toute fimple. Le roi lui ayant témoigné qu'il feroit bien aife de favoir comment il avoit ralfemblé tant de richeffes, le marchand prit ainfi la parole : mon père étoit pauvre, Scpêcheur de profelfion ; nous étions avec lui, mes trois frères & moi, dans fon bateau; nous jettames nos filets, après avoir invoqué le grand prophéte, pour avoir une pêche favorable ; Sc ce fut avec une peine infinie que nous les retirames , tant leur poids étoit énorme. Enfin, nous parvinmes a les tirer a terre ; & notre furprife fut extréme, en appercevant un poifion qui avoit la figure humaine. Mon père nous propofa de le porter a Ja ville, Sc de le montrer au peuple pour de 1'argent; mais eet homme marin, après nous avoir regardés comme s'il nous avoit entendus, nous étonna beaucoup quand il prit Ja parole : je fuis, nous dit-il, un habitant des eaux, & créature de Dieu tout comme vous ; donnez-moi la liberté; n'abufez point du fommeil, qui m'a fait tomber dans vos filets; fi vous m'accerdez cette grace, N ij  je ne vous demande que très-peu de tems, pouf vous apporter de quoi faire une fortune confidérable. L'homme marin nous attendrit par fes prières; il jura par legrand Dieu, qu'ils étoient douze mille mufulmans dans la mer, & qu'ii alloit en engager un grand nombre, a la recherche des préfens qu'il vouloit nous faire , pour ïeconnoitre 1'obligation qu'il nous auroit, de lui rendre la liberté. Enfin, nous confentimes a ce qu'il nous demandoit. II nous dit adieu, en nous priant de nous trouver, deux jours après , au même endroit oü nous étions; & nous le vimes auffi-töt fe plonger dans la mer. Nous revinmes au jour marqué, & nous fümes exacts au rendez-vous. L'homme marin parut, fuivi de plufieurs autres hommes de fon efpèce, quï même avoient l'air très-foumis devant lui. Ils étoient chargés d'une prodigieufe quantité de pierreries, que nous préfenta l'homme a qui nous avions donné la liberté. Les pierres que vous voyez font de ce nombre; nous avons quitté notre métier de pêcheur, après avoir établi notre père, de facón que rien ne puiiTe lui manquer : mes trois frères & moi, nous avons partagé en quatre lots, tout ce que l'homme marin nous a donné; nous avons entrepris le commerce de jouailliers, dans les différentes villes que nous avons choifies, pour notre établifiement. La  dit Porte-Faix. 197 beauté des pierreries prouve la vérité de cette hiftoire, reprit Ie roi avec admiration ; & fé tournant du cöté de Dgerberi, il lui dit: que réponds-tu a ce que tu viens de voir Sc d'entendre? Sans doute que 1'examende tant dericbefles t'empêcbera de montrer la pierre que tu m'as fait annoncer avec tant d'éloge. 'Sire , lui répondit Dgerberi, quand je n'auro'is pas premis a votre majefté de lui faire voir une des merveilies du monde , cette hiftoire, Sc toutes les pierreries que je vois, m'y auroient engagé. Les aventures de ce marchand, & les miennesj prouvent que le hafard' eft plus favorable , pour faire trouver les plus belles chofes, que les recherches les plus pénibles. Alors il montra fon efcarboucle merveilleufe. Le roi en fut'ébloui; Ie marchand de Balfora renferma promptement toutes fes pierreries, Sc fe retira. Dgerberi dit au roi : prince, ce morceau devant appartenir fans doute au plus grand roi de la terre , ne doit poirtt fortir de votre cour ; je fupplie votre majefté de 1'accepter , & je fuis trop heureux, que la fortune m'ait choilï pour vous Ie préfehter : le roi, flatté de fon difcours, &, touché de fa générofité, dit a fon vizir de lui'donner d'abord cinq cent mille dragrhes d'argent, mille pièces de brocard , déux chevaux , Sc dixvc-ftes d'honneur. Ce n'eft pas tout, dit le roij je veux N iij  J 0 8 HlSTOIRE fevotr rle quelle facon cette fuperbe efcarboucle eft tornbée entre tes mains. Non-feulement votre giatidcur le faura, reprit Dgerberi; mais tout ce qui eft arrivé a un de fes plus fidèles efclaves, fi elle a la complaifance de lui donner un moment d'audience- Le roi y confentit. II lui dit exaétement ce que je viens de raconter a votre majefté, & le roi, charmé de tous les bons fentime-ns -qu'il découvrit en lui, ne voulut plus s'en féparer, & le fit fon vizir, le fien ne. lui convenant plus pour quelque raifon particulière, II pofféda cette charge pendant long-tems, la remplit avec honneur, óc la garda jufqu'a la mort. Conclujion de thijloire de Moradbak. J'approuve fort le choix de eet ancien roi de Perfe, dit Hudjiadge , & je crois qu'un homme éprouvé par le malheur, & qui a toujours confervé fon ame dans une parfaite égalité, eft digne de gouverner i'univers. Je voudrois être affez heureux pour trouver un pareil miniftre. Moradbak , charmée du difcours du rpi, faifie cette occafion , de marquer fa reconnoiffance au. fage Aboumeleck , & de le tirer des fers : feigneurlui dit-elle ? votre majefté pofsède un pareil tréfor. Si votre efclave, ajeuta-t-elle, en,  BE RfoRADBAK. 190 fe jetant a fes pieds, a trouvé grace devant vos. yeux, daignez rendre Ia liberté a Aboumelek, qui languit depuis dix ans dans les fers. C'eft a lui, feigneur, que vous devez le calme heureux qui paroit régner dans votre ame. Depuis que j'ai eu le bonheur de paroitre devant vous, c'eft lui qui m'apprend, chaque jour, ce que je dois raconter a votre majefté; Hudjiadge fe rappellant alors le fouvenir d'Aboumelek, fe reprocha d'avoir opprimé fes vertus; il fe repentit aufli de toutes les cruautés qu'il avoit exercées; mais il ne fut pas moins touché de la reconnoiffance de Moradbak. Ta beauté, lui dit-il, avoit déja fait imprefiïon fur mon cceur; ta vertu vient de te le: foumettre entiérement. Les archives de 1'ancienne Perfe ajoutent, que le roi Hudjiadge ne fe gouverna plus que par les confeils d'Aboumelek & de Moradbak, qu'il la fit placer fur le tróne , qu'il 1'époufa dans toutes les formes s & qu'il dormit. Fin des Contes Oriencau»^.   F É E R I E S NOUVELLE S. PREMIÈRE PARTI E.   F E E R I E S NOUVELLE S. Première parti e; LE PRINCE COURTEBOTTE e t la PRINCESSE ZIBELINE, . CONTÉ, Il étoit une fois un roi & une reine d'une fottife démefurée , mais qui s'aimoient prodigieufement. ii ne pouvoit y avoir dans le monde que les flatteurs de leur cour qui ne difent pas que leur amour étoit une preuve de leur fottife  204 Le Peince Couetebotte mucuelle. Tels qu'ils étoient , ils étoient; rois ; & pour lors, tout va bien, tout eft: bon, d'autant mieux que dans les tems deféerie, les pxinces n'avoient point d'affaires plus eflentielles que celles de fe bien gouverner avec les fées Sc les génies , de leur donner des gateaux , quelques aunes de ruban, ócautres menues bagatelles de cette efpèce. II leur falloit fur-tout avoir un peu de mémoire pour ne point oublier d'inviter aux couches d'une reine, les fées ou les génies bons ou mauvais. Ils étoient encore obligés de prendre bien garde de ne point mécontenter ceux ou celles qui aimoient a faire du mal; avec ces fortes d'attentions, tout étoit fait; un royaume étoit bien gouverné. Auffi , depuis le tems que la féerie eft un peu tombée, les rois d'a préfent, gouvernent-ils par eux-mêmes; ils ont tous de 1'efprit, de la connoiffance des affaires, de la capacité, & fur-tout ils s'attachent a connoitre le cceur humain. La reine devint groffe ; elle employa tout Ietems de fa gxoflefie a compofer une lifte des noms de toutes les fées qu'il lui fut poflible de rafiëmbler. II y en avoit un grand nombre dont on n'avoit jamais entendu parler. Tous les fujets du roi eurent ordre, fous peine de la vie, de donner les noms de celles qui leur étoient csn«' aues, & 1'on avoit grand foin d'écrire leurs-dés'  ET XA PrINCESSE Z I E E X I N É. 105 1 clarations. Mais tous les corps du royaume que 1 1'on confulta fur cette grande affaire , ne furent ;d pas a beaucoup prés , traités avec autant de Gon3 fidération que celui des nourrices & des vieilles 1 mies ; & ce fut a jufte titre, < a caufe de leurs I grandes connoilTances & de leur profonde éru! dition. Elles furent donc admifes au confeil, «Sc donnèrent toutes leurs avis avec les détails, I les diffuiions «Sc les obfcurités qu'on leur a i connues de tout tems. Le tems des couches arriva, & la lifte de tous les noms quon avoit pu recueillir, remplilfoit ( quoique de petite écriture ) un des plus gros volumes in-folio , pour lequel on avoit fait dreffer un grand pupitre, fur une eftrade, au pied du lit de la reine , «Sc le tout reffembloit alfez a un lutrin. Au moment que 1'on s'en doutoit moins, les douleurs prirent a la bonne reine , «Sc ce fut précifément entre minuit «Sc une heure. Le roi, pour lors , étoit dans fon premier fomme ; mais elle accoucha fi promptement ( quoique 1'on fut bien alfuré que ce fut fon premier enfant, «Sc qu'aucune fée ne 1'eüt fecourue) que le roi qui avoit été averti dès 1'inftant des premières douleurs , «Sc qui couchoit dans une chambre féparée par une fimple cloifon de celle de la reine ; que le bon roi, dis-je, n'eut que le tems de mettre )  ïöff Le Prince C'ourteèoitë fon pétenlair & fes pantoufles, & d'accourïr en^ core tout endormi. Malgré cette diligence , il trouva la reine accouchée; il courut au pupitre, & monta les degrés li fort a la hate , que l'hiftoire rapporte qu'il lailfa une de fes pantoufles en chemin. Que de befogne a faire pour un fot! Le voila donc juché devant fon grand livre, tenant fon martinet a. la main ; le voila donc, criant a tue-tête : « je vous conjure & vous prie, » fée une telle, génie un tel, de m'honorer de 35 votre vifite, & de venir douer mon enfant». II fe preflbit fi fort, & il étoit fi prodigieufement ému, qu'il ne prononca pas trois noms comme ils étoient écrits. D'un autre cöté, la reine s'égofilloit a. force de crier : « que 1'on 35 apporte mes gateaux, que 1'on arrange mes s> préfens; prenez cette clef, ouvrez cetta ar» moiré , & tenoit mille propos femblables «. Enfin , 1'on ne favoit, dans cette chambre, auquel entendre. Heureufement que Ie tems de ces fortes d'invitations étoit limité ; car les attentions de la reine , qui, de tout tems, avoit été fertile en ordres inutiles & fouvent répétés, n'auroient pu finir non plus que la lecfure du roi, leplus grand anoneurqui fut jamais, avant que leur petit garcon eut été en état d'être fevré (car c'étoit un prince que le ciel leur avoic  ét ia Princesse Zr beun e. 207 donné ); article de joie, qui n'avoit pas peu con> tribué a démonter la pauvre tête du roi. Quoique Ie tems de 1'invitation ne dut être que d'une demi-heure , au plus, Ie roi employa deuxgrandes heures a lire dans fon grand livre, quelque chofe qu'ort put lui dire ; & cependant al n'étoit encore qu'a la troifième page. Enfin, on lui fit appercevoir que plufieurs fées ou génies 1'attendoient dans la grande falie du palais, & qu'ils s'impatientoient de ne voir perfonne pour faire les honneurs, & les recevoir; il courut, dans Péquipage indécent dont j'ai déja parlé, fit, a tout ce qu'il trouva de fées dans la falie, cent excufes, & leur demanda leur protedion. Prefque toute 1'aifemblée fut touchée de fon extréme foumiflion, & lui promit de ne faire aucun mal a fon fils ; ils 1'affurèrent tous qu'il parviendroita une grande vieillefie, & qu'il jouiroit, a un certain age, de tout le bonheur imaginable. Mais, pendant la lecfure du roi, une fée négreffe, dont il avoit écrit le nom en lettres jmajufcules, dans la crainte de 1'oublier, 5c dont jamais perfonne n'avoit entendu parler, ayant été nommée des premières, arriva auffi des premières dans la grande falie. Ennuyée d'attendre, & piquée de n'avoir pas été complimentée a la defcente de fon grand coco, fur lequel elle étoit venue du fond de la Guinée ;  %o% Le Prince Courtebotte « lis toujours, dit-elle entre fes dents, ton fils 5» n'en fera pas plus grand, lis toujours; il n.e j> fera qu'un Courtebotte ». Elle auroit fans doute continué la litanie des défauts qu'elle vouloit lui donner, li la bonne Guerlinguin, qui protégeoit particulièrement le royaume & la familie royale, ne fut accourue d'elle-même fans at tendre le moment de fon appel, & n'eüt conjuré la négrelfe de modérer fa mauvaife humeur; ce qu'elle fit avec peine. Enfin, elles recurent toutes leurs préfens, rendirent vifite a la reine , & retournèrent chacune a leurs affaires. Quand tout le monde fut parti, Guerlinguin s'approcha du lit de la reine, & dit au roi: « vous » n'avez rien fait de bien, tout a été de travers; » pourquoi n'avez-vous pas d&igné me conful33 ter ? Mais les fots font toujours méfians; vous: 33 ne m'avez pas feulement invitée, moi, donti 33 vous connoiffez les bontés. Ah ! madame, diti leroi, en fe jetant a fes pieds , ai-je eu le: o» tems de lire jufqu'a vous ? Voyez, en lui 3> montrant la marqué, fi je n'en fuis pas refté x au commencement. Je ne fuis pas piquée, lui »» dit-elle, de n'avoir pas été invitée, je net 33 prends pas garde a ces fortes de bagatelles , 33 avec les gens que j'aime; fans cela, je n'au» rois pas fauvé bien des malheurs a votre fils; ?3 mais:  Et IA PrINCESSE ZlBELlNE. lo? *> mais j'ai des vues fur lui, je dois vous l'en~ s> lever, & vous ne le reverrez que zout couvert » de foarrure ». A ce mot, que le roi & la reine ne pouvoient comprendre dans un climac auffi chaud que celui qu'ils habitoient, ils fondirent en larmes. Guerlinguin leur dit de ne point s'affliger ; qu'elle avoit été affez bonne & affez complaifante pour laiffer élever le roi par fes pèrS «Sc mère , qui 1'avoient gaté, & fi bien gate, qu'ils n'en avoient fait qu'un lot; mais qu'elle ne vouloit pas qu'il en füt de même de leur fils ; qu'ils ne devoient s'embarralfer de rien autre chofe, que de gouverner fagement leur royaume. Après , elle ouvrit la fenêtre , mit le petit prince dans un panier ; «Sc, fe donnant du talon dans Ie derrière, elle glifla fur les airs, comme elle auroit pu faire avec des patins. Le roi & la reine furent pénétrés d'une douleur inconcevable ; ils fe voyoient féparés d'un fils qu'ils avoient été fi long-tems a faire : ils s'occupèrent des dernières paroies que leur avoit dites Guerlinguin: vous neleverrez, nous a t-elleditj que tout couvert de fourrure. L'on confulta tout Ie monde pour s'en inftruire ; car les confeils Ifont le fort de ceux, ou qui ne peuvent prendre ;de parti, ou qui n'ont point de conrtoilfances ; imais tous les confultés ne purent inftruire les igens intérefies. On opina donc, «Sc 1'on fe perTome VUL O  iio Le Prince Courtebotte ,£uada aifément,' vu la difpoficion oü 1'on étoitV que des fourrures devoienc être une chofe affreufe. Le roi & Ia reine prirent donc, a la fuite de tous leurs confeils & de leurs réflexions, le fage parti de s'affliger tant, que cela faifoit pitié. Mais, tout trifl.es Sc défceuvrés que fe trouvoient Ie roi & la reine dans leur palais, ils ne purent fe réfoudre a donner de petits frères ou de petites foeurs a leur fils. Revenons au petit prince; la fee 1'emporta chez elle. Elle habitoit un bel Sc bon chateau de campagne. En arrivant-, elle öta a. une jeune payfane, fraiche Sc vigoureufe, 1'enfant qu'elle nourriflbit; Sc, lui fubftituant le petit prince , elle lui fafcina les yeux, au point que la payfane le crut toujours, fon propre enfant. II fut élevé par elle, dans la bafle-cour du chateau; mais, a mefure qu'il avancoit en age, la fée le faifoit venir plus fouvent auprès d'elle, afin de cultiver en lui, les dons de la nature. Cette fage fée étoit bien perfuadée qu'une éducation fimple Sc naturelle du cóté de 1'efprit, dure & fatigante du cöté du corps, étoit le don le plus; eflentiel qu'elle püt faire a un prince. Mais ce: ne fut pas a cette feule attention , que fe bornèrent celles qu'elle voulut avoir. Elle réfolut de: le former par les traverfes, les peines de 1'ef-' prit, Sc la connoifiance des hommes. Courte-  ET IA PrINCESSE ZlBEIlNË. ju i botte avoit, eneflet, befoin de tous les talens du cceur & de 1'efpritj car, en augmentant en age, il ne parvint pas a une haute ftature; en récompenfe, il étoit agréable de vifage, bien fait dans fa petite taille, & 1'on voyoit peu d'hommes plus nerveux & plus vigoureux que lui. II avoit, dés fon enfance, exercé fon courage dans les forêts ; &, plufieurs fois, formé des troupes de jeunes gens de fon age, qui lui avoient toujours déféré le commandement; tant il eft vrai, que 1'on fait prefque toujours , dans fon enfance , ce que 1'on doit faire dans un age plus avancé. Les années fonifient les inclinations bonnes ou mauvaifes; mais leur principe eft toujours indiqué dans Ia jeunefie. Courtebotte n'ignoroit pas que le nom qu'il portoit, fans en connoitre aucun autre, étoit un fobriquet qu'on lui avoit donné ; mais , pour s'en confoler, il s'étoit promis cent fois de 1'illuftrer, & de le rendre recommandable. La fée 1'avertilfoit fouvent, par des fonges, qu'il devoit inceffamment quitter un pays. ou 1'état d'une naiffance aum baffe que Ia fienne , faifoit une forte de reproche a 1'élévation de fon cceur. Ce fut la feule voie qu'elle employa, pour lui infpirer tous les moyens nécelTaires, pour mettre a fin les plus grandes aventures'. Elle imprima forternent en lui, la patience &£ O ij  jlU Le Prince Courtebotte la hardieffe, dont la réunion produit le fensfroid ; cSc 1'aflura plufieurs fois que tant qu'il feroit vertueux, rien ne pourroit lui manquer J dans les pays éloignés ; cSc, pour le perfuader davantage, quand elle le faifoit venir auprès d'eile, elle ne 1'entretenoit que de couronnes acquifes par des gens de fon efpèce, & de la réputation qu'ils avoient obtenue, par leurvaleur Sc par leur bonne conduite. La tête remplie de fcóütes ces idees, le cceur naturellement haut & magnanime , Sc la taille des plus courtes, il arriva, un jour, dans une grande ville voifine du ch&teau de la fée ; 1'ardeur de Ia chafTe 1'avoit emporté jufques-Li. II étoit monté fur un joli cheval alezan , dont la fée lui avoit fait préfent depuis peu. II étoit fimplement vêtu , & n'avoit point d'autres armes qu'un are , des flèches , Sc un épieu; mais toute cette parure, quoiqu'un peu fauvage, avoit une grace merveilleufe fur fa perfonne. II arriva, dis-je, au moment que tous les habitans de la ville couroient a la grande place, pour entendre ce que des étrangers avoient a publier. Leur cortège, leurs habillemens, & leurs équipages bizarres & inconnus dans le pays, attiroient la curiofité- Tout le monde couroit donc; car on a beau dire, on efi badaud en tout pays. Courtebotte courut auffi, Sc fe trouva fort  ET IA PniNCESSE ZlBEZINE. üij prés des étrangers. lis firent précéder la lecturequ'ils vouloient faire , par le bruit de plufieurs inftrumens de guerre. Quand les fanfares furenc finies, un vénérable vieillard, a barbe retrouifée derrière les oreilles, lut a haute voix ce qui fuit : Que toute la- terre fache, que quiconque pourra. conquérir la montagne de glacé, pojfédera nonfeulement la précieufe Zibeline, belle entre toutes les belles j mais encore tous Us états dont elle doit: être reine. « Voici, dit-il, après ce cri-lay la lifte de » tous les princes, qui, frappés de fa beauté , » ou de celle de fes portraits , ont péri, en m voulant mettre a fin l'entreprife propofée, & » celle de ceux qui fe font nouvellement engagés » pour laconquête ». Courtebotte fe fentit alors animé du defir Ie plus violent que la gloire aic jamais excité dans un cceur. II balancoit cependant, en réfléchiffant fur fon état, & fur le peu de relfource qu'il avoit; mais, au milieu de 1'agitation que lui c.aufoient toutes les penfées qui le yenoient affaillir en foule, le vieillard qui venoit de faire la lecture, après s'être prof», terne trois fois, découvrit une efpèce de litière, & fit voir a toute 1'afiemblée le portrait de la belle Zibeline. Courtebotte en fut fi frappé , que, fendant la prefie, & ne confidérant plus, O lij  £i4 Le Prince Courtebotte rien, il demanda a s'infcrire. Tous les étrangers appercevant fa petite figure , & la fimplicitéde fes vêtemens, fe regardoient entr'eux, & ne favoient s'ils devoient accepter fa propofition, ou la refufer. « Donnez, leur dit-il d'un *> ton haut, donnez que je figne : favez-vous * qui je fuis ? » On obéit; mais, comme il étoic animé d'amour pour le portrait, & de colère contre les étrangers, il n'eut pas le tems de choifir un autre nom que le fien, & figna Courtebotte. A ce nom , qui fe trouvoit a la fuite de ceux de tant de princes, 1'éclat de rire des étrangers fut violent. «Coquins, leur dit-il, rendez* » graces au portrait dont la garde vous eft cony> fiée, fans cela ...... II n'en dit pas davan- tage: la modération le reprit: il s'éloigna d'eux, en leur promettant de leur faire voir qui il étoit, après, toutefüis, avoir fu le nom du pays de Zibeline, & le tems auquel il falloit fe rendre, pour tenter 1'aventure. Courtebotte, malgré fon grand courage, fe trouva rempli de tous les doutes qu'une pareille entreprife auroit pu caufer a tout autre qu'a lut? mais, comme il étoit fort connu dans la ville, & qu'il avoit figné fon propre nom, que les trpmpettes avoient répété mille fois a la grande rifée de tout le monde, & que fes petits amis 1© vin.renï félicfter., en riant fur fes grandes entre-.  ET ÏA I'RINCESSE Zl BEI INE. 21 f prifes, il fe dputa aifément que le bruit de eet événement fe feroit répandu jufqu'au chateau de la fée : il n'ofa donc y retourner, & fe pré| fenter devant celle qu'il croyoit fa mère, furtout après avoir foufcrit a 1'efpérance d'un | royaume & d'une belle princefle. 11 dit adieu a | fes petits amis, «Sc les embrafla, en les aflurant qu'ils ne le reverroient que roi «Sc mari de Zibeline , ou qu'il mourroit a-la peine. II partit, fans s'embarrafler davantage de tous les propos que 1'on tenoit, dans le pays, fur fon entreprife. Les provinces en parlèrent, après que la cour en eut beaucoup parlé, & cette cour , étoit celle du roi fon père «Sc de la reine fa mère, qui ne favoiene pas la part qu'ils avoient, aux plaifanteries que 1'on faifoit de Courtebotte, «Sc qu'ils faifoient euxmêmes. Les pauvres princes vivoient de la facon que j'ai déja dite. Courtebotte fortit de la ville fur fon joli cheval alezan, plongé dans fes penfées. II n'efl. pas étonnant qu'il eut de profondes rêveries ; le fouvenir du portrait de Zibeline 1'occupa : 1'embarras du voyage fe préfenta a lui; mais l'amour d'un cóté, & de 1'autre, la honte de retourner au chateau de la fée, lui firent abfolument prendre le parti du voyage. il lut Faffiche que lui- avoient donnée les hérauts d'armes, «Sc ne la trouva que médiocrement claire ; elle étoit. concue en ces termes :,a qmtte O ut I fées. II n'efl: pas étonnant qu'il eut de profondes  2itS Le Prince Courtebottb cent lieu.es de mont Caucafe , en montant au nord% vous recevfc^ vos ordrcs & vos injliuclions , pour la conquête de la montagne de glacé. Belle inftruction pour un homme qui part d'un pays oir fe trouvé aujourd'hui le Japon. Cependant, il s'o ïienta fuivanc les connoiifances de géographie que la fée lui avoit fair apprendre dans la géographie de Robbe , & continua fa route. 11 évita avec foin toutes les villes , pour éviter en même tems toutes les plaifanteries qu'il avoit entendu faire fur fon nom. Comme il n'avoit pas beaucoup voyage , il n'entendoit pas encore la raillerie; il couchoit donc dans les forêts, & croyoit fe foutenir de quelques fruits qu'il rencontroit en chemin ; mais la fée qui le protégeoitj & qui vouloit le fecourir , fans diminuer fon courage par la confiance des merveilles 3 lui foufloit des vivres, pendant qu'il prenoit du repos; de facon qu'a. fon réveil, il ie trouvoit de plus en plus, frais & difpos. Elle voulut encore, fuivant le projet qu'elle en avoit formé dés long-tems , le faire paffer par toutes fortes d'épreuves. Un jour qu'il fuivoit a fon ordinaire le fentier d'une forêt, elle le fit attaquer par un de ces. monfires , dont 1'Amérique eft remplie. Celui-ci tenpit du tigre & du léopard. Le comba; fus vif, & Courtebotte, a la fin , triompha du ffsoaftre 3 ce r3,e fut pas' fans peine % car il em U  ET XA PRINCESSE ZlBEIINE. 217 coüta la vie a fon cheval.; cette perte lui fut chère ; mais 1'ardeur de fon courage le foutenant dans cette adverfité, il continua fon chemia a pied , & arriva enfin dans un port de mer. Ii y trouva un batimenr, qui faifoit route a-peuprés du cóté qu'il le defiroit j & fe trouva fur lui encore affez d'argent, pour payer fon paffage. II partit; mais, après quelques jours de navigation , il furvint une tempête , qui lui fit faire naufrage. II fe fauva feul de tout l'équipage, & aborda, avec grand peine , dans une ifle délerte. Ce fut la qu'il eut le tems de faire de férieufes réflexions ; cependant fon grand cceur ne le laifla point abattre. II vécut de la chafle Sc de la pêchej du moins fe le perfuada t-il ainfi, mais plus certainement encore, des fecours fecrets de la bonne Guerlinguin. Un jour qu'il fe promenoit, aflez triftement , fur le bord de la mer, il découvrit un vaifleau qui faifoit voile de fon cóté. II fit des fignaux, pour demander du fecours-, mais, plus le vaifleau approchoit, plus il lui paroiflbit extraordinaire, & moins il appercevoit d'hommes fur le batiment; enfin , il vint a. pleines voiles donner contre la terre. Le hafard & la fortune lui firene rencontrer un lit de vafe , fur lequel il échoua le plus heureufement du monde, Pour lors,. Courtebotïe fut a portee d'examiner de plus prés,  aiS Le Prince Courtebotte le vaiffeau; il vic que les mats étoient des ar— bres verts, pleins de feuilles, que tous les* bordages étoient couverts de petits arbres en taillis , & qu'enfin il reiTembloit parfaitement a un bofquet. Surpris de eet objet, & de la folitude du batiment, il fauta dedans, & ne vic que des hommes réduits dans un état affreux. Ils étoient fans mouvement, 6c prefque devenusi arbres. Les uns tenoient au pont du vailfeau par les jambes , d'autres par les bras , fuivant Paction dans laquelle la manoeuvre . i ]..:.. . „„„ r„,,i„™ —» :i  ET ia PriNCESSE ZlBELINE. lil prit tout ce que je viens de dire, mais il comprit encore qu'ils ne vouloient pas qu'il fut fuivi de perfonne de 1'équipage, & que ce n'étoit qu'a lui feul, qu'ils accordoient cette marqué de confiance. La curiofité détermina Courtebotte : il ordonna donc a fes gens, de 1'attendre pendant I'efpace de quinze jours , après lefquels ils pourroient continuer leur route, quand même ils n'auroient point eu de fes nouveiles. II leur recommanda, cependant, de ménager beaucoup les habitans de 1'ifle pendant fon abfence, de bien vivre avec eux, & de faire leur provifion d'eau, & de tout ce qui leur étoit néceffaire , avec les ménagemens que 1'on a pour les peuples amis ; quant a lui, il s'abandonna a la merci de ces bons animaux; &, a une demi-lieue de Ja cöte „ il découvrit un village aflez gros , qui n'étoit compofé que de loges les plus jolies du monde, & les plus propres. II rencontra, avant que d'y arriver, des charrettes traïnées par des" chevaux, & par les autres animaux deftinés a eet ufage , par l'induftrie des hommes. II fut furpris de la culture des terres, & de voir a. chaque pas tout ce que la police Ja plus exaéte peut préfenter; & cela, fans appercevoir autre chofe que des barbets. On lui fervit des rafraïchilfemens, -lorfqu'il fut arrivé a ce petit viilage, pendant • le tems qu'on atteloit deux chevaux a une chaife  %zi Le Prince Coürtêbottè a. Pitalienne , qu'un gros barbet conduifoit^ comme auroit pu faire le meilleur poitillon. Courtebotte fit, dans cette voiture, environ une dixaine de lieues, traverfant tantot des villages, rantöt de petites villes, & rencontrant des chaifes comme la fienne, menées par des barbets, dans lefquels il voyoit d'autres barbets qui le faluoient, avec une grande politefTe. Enfin il arriva dans une grande ville; il ne douta point qu'elle ne fut la capitale du pays. Tous les habitans étoient aux portes, fur les murailles & dans les rues; ils avoient été avertis d'avance par urt courier, de la confiance qu'avoit en eux I'étranger , & de fon arrivée dans la ville. Courtebotte fut infiniment fatisfait des eXclamations & des careiTes avec lefquelles il fut recu. Quand il eut traverfé plufieurs rues droites, bien pavées & bien plantées d'arbres, il arriva l une grande efplanade, au fortir de laquelle il traverfa une grande cour, au milieu de deux mille barbets qui bordoient la haie. Ils étoient tondus ; ils avoient des mouftaches, & prefque tous la pipe a la gueule , comme on les voit dans nos pays J quand on leur fait faire Pexercice; il traverfa, dis-je, cette grande cour, fur laquelle dominoic la grande loge du roi, toute brillanre d'or 8z> d'azur. Quand il en fut a certaine diftance, ib •mit pied a terre par refpect, & trouva le roi  ET IA pRINCESSE ZlBEIINE. 21 j couché fur un riche tapis d'étofle de Perfe, environné de petits chiens, occupés a. lui chaflèr les mouches. C'étoit le plus beau & le plus joli des barbets; il avoit les yeuxétonnans definefle, la phyfionomie douce & fpirituelle, & la taille infiniment agréable. Quand il eut vu Courtebotte, il lui fit cent carefles, & lui donna la patte, en reconnoifTance de la confiance qu'il lui témoignoic. Enfuite, il fit figne a toute fa cour de s'avancer, pour faire révérence a I'étranger, Sc toute cette cour étoit compofée de ces jolis barbets de la petite efpèce. Ils avoient tous Ie maintien poli, & les barbettes, fur-tout, étoient on ne peut pas plus modeftes. Après quelques momens, employés a ces fortes de complimens, le roi fit figne a tout le monde de fe retirer, & fit appelier un fecrétaire d'état, auquel il dicfa un compliment, fur la douleur qu'il éprouvoit de ne p~>uvoir fe faire entendre de vive voix, la langue des chiens n'étant pas facile a entendre. Pour 1'écriture, elle étoit demeurée la même que celle des hommes. Courtebotte répondit a ce compliment, avec Ia politeffe qu'il méritoit, & fupplia le roi de fatisfaire ia curiofité, fur tout ce qu'il voyoit de furprenarit a fa cour Sz dans fes états. Ce difcours rappella au roi de triftes idéés; cependant, après qu'il eut donné •quelques momeas aux réflexions qui s'emparèrent  Ü4 ^ RINcE Couhtebotts de lui, il lui apprit, toujours par le miniftère de fon fecrétaire d'état, qu'il fe nommoit le roi Biby 5 qu'une fée voifine de fes états , nommée Marfentice, avoit été touchée & frappée de la fio-ureque Ie ciel lui avoit donnée en naifiant, & qu'elle avoit fait tout fon poffible, pour 1'engager a 1'aimef & a 1'époufer ; mak- qu'il n'avoit jamais pu fe réfoudre a 1'un non plus qu'a 1'autre , a caufe de 1'attachement qu'il avoit pour la reine des Indes, dont il étoit ardemment aimé, & qu'enfin l'amour de la fée s'érant converti en fureur, elle 1'avoit métamorphofé & réduit en 1'état oir il le voyoit; que, pour redoubler fon malheur, elle ne lui avoit oté que fufage de la parole, & qu'elle lui avoit laifle toutes les autres facultés de fefprit humain, qu'il fe confoleroit ailément de fon propre malheur, fi Ia fée, pour 1'affliger encore plus, n'avoit exercé la même tyrannie fur tous fes fujets. Courtebotte comprit aifément, par ce difcours, tout ce qu'il avoit vu de fingulier dans le royaume ,**& témoigna au roi la part qu'il prenoitaux malheurs qu'il venoitde lui confier. Mais, comme il ctoit natureliement avide de gloire, & curieux de le témoigner, il ofTrit: d'abord fon bras avec empreflement, & jura qu'il ne trouvoit rien de difficile, pour obligen tin prince qui lui paroiflbit aufli aimable, & le i tireri  ET IA PrINCESSE ZlBEXlNÈ. Ü5 tirer de 1'état déplorable dans lequel il le voyoit* Le beau Biby lui répondit, que fes malheurs étoient fans relïburce, puifque la méchante fée avoit dit, dans le cruel inflant de fa métamorphofe : jappe 3 & fois couvert de poils 3 juf au au. tems ou l'amour & la fortune auront récompenfé La. vertu. Vous voyez bien, ajouta-t-il, que c'eft être condamné a refter barbet toute ma vie. Courtebotte en convint avec lui, & fe fervit cependant, avec avantage en cette occafion, du lieu commun dont on falue tous les malheureux, en lui difant élégamment: il faut que votre majefté prenne patience. Biby, touché de tout ce que Courtebotte lui avoit dit de compatiffant, voulut lui prouver que le motif de fes malheurs méritoit fon attachement, en lui faifant voir un portrait de Ia reine des indes, peintpar Largillière. Il fitprefque faire une infidélité a Courtebotte; (il me femble que notre héros recevoit aifément de grandes imprefiions par Ia peinture.) Quoi qu'il en foit, Courtebotte applaudit a 1'attachement du roi, & au choix qu'il avoit fait ; il ne fut plus furpris de la froideur avec laquelle il recevoit les agaceries des plus jolies barbettes de fa cour, & comprit aifément que c'étoit a tort que toutes les dames le taxoient en fecret d'impuiffance. Tome VUL . V  2.z6 Le Princê Courtebotte Courtebotte, a fon tour , conta fon hiftoirë, & les grands defieins dont il étoit animé. Bifty lui donna plufieurs éclairciffemens très-utiles, fur la route qu'il devoit tenir , 8c lui fit même préfent d'une carte marine, dont on s'étoit autrefois fervi, 6c que 1'on avoit toujours confervée, dans les bureaux. Les deux princes n'eurent pas de peine a fe jurer une amitié éternel'.e; car ils la reffentoient vcritablement. Biby voulut reconduire notre héros jufqu'a fon vaiffeau. Courtebotte trouva les matelots enchantés de le revoir , 6c nullement inquiets de fa perfonne : car ils étoient comblés des préfens 6c des rafraichiffemens qu'on leur avoit portés tous les jours a bord, par ordre du roi. Ce fut avec douleur que Biby fe fépara de Courtebotte ; mais il voulut abfolument lui donner, pour le fuivre dans fes voyages, un écüyer qu'il aimoit , 6c dont il connoiffoit la valeur 6c la capacité; il le chargea de lui mander avec foin , tout ce qui arriveroit au prince , fon ami, 6c lui ordonna de s'attacher a fon nouveau maitre, comme il 1'avoit toujours été a luimême. Cet écuyer fe nommoit Moufta, 6c quitta le roi avec des regrets inconcevables ; mais il lui promit de s'acquitcer dignement de 1'emploi dont il 1'honoroit.  et IA PrINCESSE Zl BEI INE. ZXJ Le vent, pour-lors, étant favorable, lé Vaifleau de Courtebotte mit a Ia voile Le chagrin que Biby reflentit de fon départ, fut exprimé par un hurlement général, qu'il avoir. ordonné a toutes les troupes qui bordoient la cöte. Peu-a-peu Ie vent frarchiffant, ils perdirent la terre de vue. La navigationfutheureufe; ils reconnurent Ia terre, vers laquelle ils faifoient route, fans avoir éprouvé aucune des difgraces, dont les voyages fur mer font ordinairement accompagnés, & fë trouvèrent a deux lieues ou environ du port ou ils vouloient mouiller; mais le tems n'étant pas fort allure , Courtebotte pria le capitaine du vaifleau de le mettre a terre. II lui étoit aflez indifferent d'être mis a la cóte, lui, qui n'avoit pas beaucoup d'affaires dans une ville, '& qui n'étoit pas en état d'y faire aucune dépenfe. II fe fépara des bons matelots, avec quelque regret de fa part, & beaucoup de chagrin de leur cóté. On débarqua donc notre héros a deux lieües au-delfus de la ville, fans avoir d'autre compagnie que celle de Moufta, fon écuyen Après avoir marché quelque tems, abandonné plus que jamais a Ia providence, il arriva dans une prairie charmante. Elle bordoit un bois, doni Pij  az8 Le Prince Courtebotte la fraïcheur Pinvita a prendre quelque repos, II ne fut pas plutöt affis, qu'une petite guenon vinc fe pofer tout auprès de lui, en lui faifant des mines & des grimaces les plus jolies du monde; il n'y fit d'abord aucune attention ; mais elle les répéta fi fouvent, qu'a la fin il en fut frappé, & qu'il fit enfuite tous fes efforts pour s'en rendre maïtre. Mais avant que de fe laiffer prendre, elle convint de fes, faits avec lui, c'eft-a-dire , qu'elle lui fit promettre qu'il la fuivroit par-touc oii elle voudroit le conduire. Courtebotte y confentit, & la guenon lui fauta d'abord fur Fépaule, & lui dit a 1'oreille : « nous n'avons » point d'argent, mon pauvre Courtebotte, 33 nous fommes mal dans nos affaires. Hélas ! 3» que faire, répondit-il affez triftement, il faut 3> fouffrir, & ne pas fe rebuter j j'en fuis faché 33 pour vous , guenon, ma mignone ; car je ne 33 pourrai vous donner ni fucre , ni bifcuit, 33 Puifque vous êtes fi dur a vous-même, & fi. 33 compatiffant pour les autres, je veux vous 3) conduire au rocher d'or; mais il faut que j> vous ordonniez a Moufta de vous attendre 33 ici. » Courtebotte exécuta fes ordres. Enfuite la guenon fauta a terre , & lui dit, fuivez-moiV Pour-lors, elle entra dans le bois, & le précédant, en fautant d'arbres en arbres, tantöt  ET IA PriNCESSE ZlBEIINE. 11$ Partendant, & tantót 1'appellant, il fe trouva, après avoir marché environ pendant 1'efpace d'une heure , dans un endroit de la forêt, oü le bois étoit fort éclairci, & lailïbit voir un petit pré vert, au bas d'une montagne. Cette petite prairie n'étoit interrompue que par un rocher d'environ huit a dix pieds de haut, & large d'environ cinq ou fix. Quand il fut tout auprès de cette efpèce de caillou, la guenon lui dit : donne un coup de ton épieu contre ce rocher qui te paroit fi dur; il le donna en effet, &, de Ia force qu'il employa, il en éclata plufieurs morceaux qui n'avoient que la fuperficie de rocher, & qui lui firent voir que t ut 1'iutérieur de cette malle étoit d'or. Pour-Iors, la guenon lui dit : « ce » que tu as caffé t'appartient, je te le donne, s> prends-en ce que tu voudras. ». II en prit un des plus petits morceaux, & Ia remercia de fa bonté. Pour-lors, la petite guenuche fe tranfiforma en une belle & grande dame, qui lui dit: « Courtebotte, foyez toujours vertueux, labo>■> rieux & modéré comme vous 1'êtes a-préfent,, 35 & vous pouvez efpérer de parvenir aux chofes s> les plus difficiles. Allez, le petit morceau 53 que vous avez, vous fuffig, puifque je lui donne Ia vertu de fe multiplier fuivant vos •» befoins; mais je-veux que vous foyiez inflruk, ï üj  2j® Le Prince Courtebotte » du rifque que votre modération vous a fait » éviter. » Pour-lors, elle le conduifit dans le bois, qu'il trouva rempli d'hommes 5c de femmes, dont la mine étoit have & le corps décharné, qui couroient ca 5c la, qui cherchoient a terre, qui regardoient en Pair, qui prêtoient 1'oreille au moindre bruit, qui faifoient tantot des vceux, tantöt des imprécations, 5c qui fe dévouoient aux divinités les plus noires, pour arriver au rocher d'or. « Tu vois les peines qu'ils fe donsa nent, lui dit la fée; mais tous leurs effbrts » font fuperflus ; ils mourront a la peine ; ils •» ne jouiront jamais du rocher ; ils finiront » leurs jours j comme bien d'autres, qui les ont s? précédés les ont finis, c'eft-a-dire, par fe caffer & la tête de défefpoir. » La fée le reconduifit au lieu ou elle 1'avoit trouvé; pour-lors, elle difparut; 5c Courtebotte r'ecut, a fon retour, mille 5c mille carefles de Moufta, qui 1'attendoit patiemment dans 1'endroit oü il 1'avoit laifle. II prit enfuite le chemin de la ville, 5c s'y rendit, fans éprouver aucune aventure. II s'y repofa quelques jours, oc s'informa, avec foin, du chemin qu'il falloit prendre, pour fe rendre au mont Caucafe; ilfit aufli beaucoup de. queftions fur la princefle Zibe-  et ia Prince5se Zibeiine. s-jj line ; mais il ne put s'inftruire a fond que fur la route qu'il falloit tenir. Il étoit encore fi fort éloigné des états de la princeife,, qu'il n'en entendit parler que confufément. 11 acheta des. chevaux, quelques efclaves, enfin tout ce qui lui étoit néceffaire pour fon voyage. Toutes les emplettes qu'il fit étoient fimples «Sc peu apparentes, mais bonnes & étoffées. Le petit morceau d'or fournit abondamment, & fans s'altérer, a tous fes befoins. II traverfa aifément le Caucafe ; pour-lors , il n'entendit parler que de Zibeline : les étrangers fe rendoienc de tous cótés a fa cour ; mais, en entendant parler de fes beautés & de fcn efprit, il entendit aufii parler du nombre è.2 fes rivaux, «Sc de leur puiffance. Celui-ci avoit une armee, celui-la des tréfors, un autre avoit a fa fuite tout ce que les arts peuvent fournir d'utile fire, ne vous fachez pas, e'«ft peut-êt{e-un^  ET IA PHIÏÏCESSE ZlEÈlINË. 235 w fée- Oui, fans doute, c'en eft une, dit la 33 vieille, en prenant une voix ferme, croilTanc 3» Sc devenant gigantefque , Sc faifant de fa pe33 tite chaufrette un char de feu ; de fon baton j> un grand dragon; de fes haillons un parapluie » tout d'or, Sc de fes fabots deux fufées : oui, 3' c'en eft une, dit-elle encore , vous verrez quel 33 fera Je fruit de vos amours, Sc vous vous fou3» viendrez quelquefois, Sc de votre préfomp33 tion, & de la fée Guarlangandino. » Le roi Sc la reine fe profternèrent devant elle, mais elle étoit déja bien ioin ; Sc, s'envolant vers le nord, fon char & fes fufées ne laifsèrent après eux qu'une longue tracé de feu. Farda-Kinbras Sc Birbantine fe trouvèrent pour-lors bien honteux. Mais, comment faire? il n'y avoit poinc de remède a leurs inquiétudes. Fort peu de tems après cette aventure, la reine fe trouva grolfe, Sc mit au monde Zibeline, qui parut belle j dès 1'inftant qu'elle parut au jour, Toutes les fées du nord préfidèrent a fa naiffance ; les états du roi étoient d'une fi grande étendue, que plus de cent fées avoient Jeur habitation dans fon royaume : il les avoit toutes inyitées a|^c grand foin , Sc leur avoit confié les menaces de Guarlangandino. Elle ne parut point au feftin; elle ne vint point recevoir fon préfent, .quoiqu'elle eut été invitée avec toute forte-d'a.t>  ^54 Le Prince Courtebotte tention & d'empreflement; mais , après avoif laifle tranquillement toutes fes fceurs douer la petite princefle de toutes les vertus & de tous les talens imaginables, pendant le tems que tout le monde étoit a table, & que le roi ne pouvoit contenir la joie qu'il reflentoit, d'avoir vu terminer les dons des fées, fans aucune oppofition, pendant ce tems-la, dis-je, Guarlangandino fe glifla dans le palais , fous la figure d'une cbatte , elle entra aifément dans la cbambre de la petite princefle, fe cacha fous fon berceau i & d'abord que les mies & la nourrice eurent le dos tourné, elle emporta le cceur de la belle petite Zibeline , lui laiflant cependant la faculté de vivre. Après ce beau coup, elle fortit du palais, tout aufli aifément qu'elle y étoit entrée;. elle fut feulement houfpiilée par quelques chiens & par quelques marmitons. Eiie trouva fa voiture, qui 1'attendoit fur la grande place , & fut enfermer le larcin qu'elle venoit de faire dans la montagne de glacé, tout auprès du pole arctique, Elle impofa tant de difficultés pour pouvoir en faire la conquête , qu'elle compta jouir,. toute fa vie, du malheureux état dans lequel cette pauvre cour alloit être réduite. Le§£fées, partirent après le diner , fans fe douter de la tnoindre chofe; par conféquent, Ie roi & la reine fe trouverent dans une parfaite fécurné. Zibelinej, belie:  ET IA PrINCESSE Z I B È X I N E. 2-1% comme le plus beau jour, apprenoit tout avec une facilité inexprimable; mais, on ne voyoit en elle, aucun fentiment, tel qu'il put être; 1'efprit faifoit en elle toutes les foncTions, mais le cceur ne difoit mot ; eh ! comment auroit-il parlé p II étoit dans la montagne de glacé. Zibeline, il eftvrai, étoit en croiffant 1'admiration de tous ceux qui la voyoient, quant a la beauté ; elle n'ignoroit pas qu'une princefTe devoit favoir danfer ; elle danfoir donc , mais elle ne s'en acquittoit que par méthode : on ne voyoit point dans fa danfe ce tour heureux, ce, je ne fais quoi, que peut donner la feule envie de plaire. Elle avoit la voix belle, elle chantoit, mais elle ne rendoit jamais le fentiment des parolcs. Elle prononcoit le mot d'amour , & tous ceux qui le fuivent, comme elle eut fait les mots d'une langue étrangère qu'elle n'eüt point entendu. Efi-ce chanter, que ce qu'elle faifoit avec fa belle voix ? J'en appellé a mon lecfeur. II en étoit ainfi de toutes fes opérations. Malgré 1'admiration & la flatterie de toute une cour; malgré 1'aveuglement paternel, on s'appercut d'un défaut auffi effentiel que celui que la princefTe pofTédoit; car, enfin, quand on n'aime point, on ne peut être aimé long-tems. Malgré la certitude de ce principe, nos princeiTes ont toujours imité Zibeline dans les con>  .ij6 Le Prince Courtebotte mencemens de fa vie, non pas fur l'amour j s'entend. Pour remédier a un fi grand inconvénient, on coumt a la confultation des fées: Farda-Kinbras les invita, & cönvoqua une aflemblée générale, dans laquelle il expofa fes griefs , êc finic, en les conjurant d'examiner de nouveau la princeffe , fa fille. « Gertainement, leur •» dit-il., vous avez laifle votre ouvrage impar35 fait, & je puis vous aflurer qu'il y manque » quelque chofe; je ne faurois trop vous dire ce 33 que c'eft; mais, ce qu'il y a de vrai, c'eft 33 que je vous avance un fait certain. » Elles 1'aflurèrent toutes qu'elles n'avoient rien oublié de tout ce qu'elles devoient a un roi, leur arm% tel qu'il avoit toujours fait profeflïon de 1'être. Après ce compliment, elles furent rendre vifiee 3 Zibeline ; mais , en entrant dans fa ehambre-, elles s'écrièrent toutes : ah ! c'eft un miracle ! c'eft un prodige .'Toute la cour, cSc la princeffe elle-même , malgré fon grand efprit, crurent que ces exclamations. étoient adreffées a & beauté; mais les fées, après être forties, dirent naturellement au roi Sc a la reine, qu'elles venoient de voir une chofe furnaturelle; que leur fille n'avoit pas plus de cceur quex fur leur main. Farda-Kinbras Sc Rirbantine fe mirent a jeter les hauts cris a cette nouvelle , 8c conjurèrent  ET IA PrIKCESSE ZlBEllNÈ. I37 rout le facré collége de remédier a eet inconvénient. Pour-lors , la plus agée d'entre les fées ouvrit fon pfautier ou grimoire, (car elle le portoit toujours pendu a fon cóté, avec une belle & groffe chaine d'argent, a laquelle pendoit auffi fon clavier); elle trouva que cette privation de cceur étoit une opération de Guarlangandino ; &, tout de fuite, elle découvrit ce qu'elle avoit fait du cceur de la princefle , & les difficultés qu'elle avoit attachées a la montagne de glacé. « Quel remède y a-t-il a notre 33 malheur, s'écrioient douloureufemenc le roi •» & la reine ? Vous vous ennuyerez lóng-tems, » dit-elle, & vous fouffrirez certainement de » voir & d'aimer une idole comme Zibeline ; » mais , s'il eft poffible que vous voyiez ter33 miner fon indifférence , ce ne peut être qu'en 33 la promettant elle-même avec vos états, a 33 celui qui aura affez de valeur & de conduite 33 pour la mériter, en faifant la conquête de fon 33 cceur ; envoyez fon portrait dans tout 1'uni33 vers, & promettez ce que nous venons de 3> vous dire : elle eft affez belle, <5c la dot eft 33 affez bonne, pour déterminer tous les princes 33 du monde , a s'expofer pour fa délivrance. » Au moment même , Pon dépêcha, de tous cotés, portraits & ambaffadeurs, tel que celui que Courtebotte avoit rencontré. II apprit en-  ■ij8 Le Prince Courtebotte core, que déja plus de cinq cents princes, fans compter leurs pages & leurs écuyers, avoient péri dans les neiges ou dans les glacés, Sc qu'il en arrivoit tous les jours de nouveaux, & de tous les cötés de 1'empire, un nombre difficile a compter. Courtebotte, après avoir fait toutes fes réflexions, & n'avoir pris aucun autre parti que celui de fuivre tous les mouvemens de fon cceur, fe détermina a fe faire préfenter a. la cour. Son arrivée n'avoit pas fait grand bruit, fon équipage étant prefque aufli fuccincf. que fa taille, Sc la magnificence de tous les princes, qui, pour lors, fe trouvoient a. la cour, obfcurciflant prefque celle de Farda-Kinbras, auquel on ne pouvoit cependant refufer le titre de magnifique. Courtebotte, mis très-fimplement, Sc oeu ïelevé par fa taille, fit la révérence au roi, avec autant d'efprir que de bonne grace, Sc lui demanda, feion 1'ufage, la permiflion de baifer la main de la princefle, fa fille, comme un homme qui comptoit la délivrer, ou périr a la peine. Quand il eut déclaré qu'il s'appelloit Courtebotte, le roi, tout accoutumé qu'il étoit a repréfenter, eut peine a tenir fon férieux, quoique notre héros eüc pris la licence d'ajouter, a fon nom , le titre de prince : il étoit fi loin de chez lui, qu'il étoit bien pardonnable. Cef  ET IA PRINCESSE ZlBEIINE. £39 exemplc, des tems reculés, n'a pas été un des ' moins fuivis par ia fuite. Quoi qu'il en foit, Courtebotte, en homme d'efpn'r, voyant que le roicrevoit, comme 1'on dit, dans fes paneaux, cn vouiant fe retenir, & que les princes, fes rivaux, dont il étoit environné, n'avoient, au contraire, aucun ménagement, & qu'ils cclatoient fcandaleufement, adreifant Ja parole au roi, lui dit ; « fire, que » votre majefié fe mette a fon aife, qu'elle « éclate, je m'efiime trop heureux de pouvoir » 1'amufer ; mais que ces mefiieurs me prenncnt » pour leur jouet, c'eft a quoi je faurai mettre » bon ordre; >j &, choililfant des yeux celui dont Pair étoit le plus fat, il fe détermina a s'en prendre a lui. C'étoit le prince Fadaffe, un de ces grands héros dont les romans font farcis, fier de fes aïeux, enivré de fa longue figure, & charmé de fes grands cheveux de filaffe. Courtebotte lui dit donc , en le regardant fièrement: « eh vous ! mon grand monfieur, croyez-voüs » n'être pas plus ridicule que mon nom ? Je »> vous défie au combat; foyez armé comme il n vous plaira. » FadafTe accepta le défi, en ricanant, de pitié, de la témérité de fon ad verfaire, «Sc le combat fut arrêté pour le lendemain. Courtebotte, au fortir de Pappartement du roi, fut conduit dans celui de Zibeline. 11 fut frappé  24° Le Prince Courtebotte de fa beauté} & fe remit, avec peine , de l'ê\* motion qu'elle lui caufa. Voici, a peu de chofes prés, le compliment qu'il lui fit: « Je viens du bout du monde, attiré par Ia » beauté de votre portrait, madame, pour vous sa offrir mes fervices; je vous apporte une bonne 33 volonté infinie : mais le ridicule du nom que 3> je porte , qui n'efl pas, a Ia vérité , des plus 3> élégans, m'a déja fait une affaire dans votre 33 cour ; je dois combattre demain un grand vi33 lain prince ; je vous fupplie d'honorer mon 33 combat de votre préfence, & de prouver a 33 1'univers entier, que le nom ne fait rien a 3» 1'affaire, & qu'enfin vous avouez Courtebotte 33 pour votre chevalier. » La princeffe fourit, car elle avoit de l'efprit9 & lui dit , avec politeffe , qu'elle 1'acceptoic avec plaifir. 11 lui demanda, pour lors, fi elle ne protégeoit point fon adverfaire, le prince Fadafle : « hélas, dit-elle, je n'en protégé » aucun; tous ces meffieurs m'importunent, & 33 leur folie m'eft infupportable. Je me trouve 33 fort bien comme je fuis ; que parlent-ils 3 33 toute la journée, de me délivrer ? Je ne 1 3» comprends rien a tout ce qu'ils me veulent; 33 de l'amour , difent-ils, des fentimens , & : 33 mille autres chofes plus plattes que je n'ai pu i 33 retenir. » Courtebotte avoit trop d'efpritlui- • même;  ET IA PlUNCESSE ZlBEHKÈ. ijfa même , pour ne pas fentir, dans ce moment, qu'ayant envie de plaire a une perfonne qui n'a que de 1'efpric, il ne faut non plus fe plaindre, qu'étaler fes fentimens; mais qu'il faut, avant que de fe déclarer, obtenir la confiance, & s'avancer par 1'agrémenc. II lui répondit donc, fans la eontrarier ; &, tournant la converfation fur le compte de fes rivaux, il leur chercha quelques ridicules, Sc fur-tout au prince Fadalfe» Zibeline lui en fut bon gré, Sc lui aida même a en trouver ; de facon que , dès le premier moment , Courtebotte devint celui de toute la cour t dont elle aimoit le plus la converfation* Toute la ville & la cour furent occupées du combat, dont le fpectacle étoit affigné pour le lendemain. Le roi, la reine , Sc la princeffe , fe placèrent fur leur amphithéatre. Le princa Padafle parut dans la lice avec les plus belles armes du monde, Sc les plus magnifiques, fuivi de vingt-quatre écuyers & de cent palfreniers * qui menoient ehacun un cheval en main ; & Courtebotte entra de 1'autre cóté, fans autres armes qur fon épieu, vêtu fimplement, mais avec goüt, Sc fuivi feulement de Mouffa, fon. barbet, qui menoit un cheval dans la grande perfe&ion. Le parallèle de ces deux adverfaires fit rire toute l'aflernblée, Sc Moufta attiroit tous les regards. Quand les juges du camp furent pla* Tome Vltl. Q  1^2. Le Prince Courtebotte ces, & que . les trompetces eurent donné le fignal,Tes écuyers de Fadaffe fortirent de la lice , & Moufta en fit autant. Les deux champions coururenc avec fureur 1'un contre 1'autre. Courtebotte , dont 1'adrefle & 1'agilité étoient infinies, évita le coup que le prince lui vouloit porter, & trouva le moyen de prouver qu'il n'en vouloit point a fa vie ; car le coup qu'il étoit ie maïtre de lui donner , il le porta a fon cheval , qu'il renverfa mort fur la place. Courtebotte fauta légèrement a terre , & dégagea Fadalfe de deffous fon cheval, en lui difant, qu'il ne vouloit point de 1'avantage qu'il avoit eu. Fadafie , furieux des ménagemens de fon adverfaire, mit 1'épée a la main •, mais Courtebotte la lui fit fauter en mille pièces, & lui dit après : « je refpeéte 39 trop tout ce qui eft attaché a la princeffe 33 Zibeline , pour vous faire périr ; allez la re33 mercier de la vie qu'elle vous donne. 33 Les écuyers rentrèrent dans le camp , 8c Moufta fautant a bas de fon cheval, fut rechercher celui de fon makre, lui tint 1'étrier; 8c, refautant fur le fien , ils fortirent trés - férieufement de Ja: carrière, au bruit des trompettes & des acclamations du peuple. Le roi & la princeffe envoyèrent féliciter Courtebotte dans la petite maifon: qu'il avoit choifie pour fon habitation& lui offrirent un appartement dans le palais. Cour-  et IA PrINCÈSSE ZlBËilNE. 14$ ïebotte ne carda pas a les aller remercier, & ne paria de fon combat, qu'avec la modération d'un galant homme, & d'un homme fait pour la victoire. La princefTe lui demanda pourquoi.il étoit fi légèrement armé ; Courtebotte lui répondit, qu'il n'en avoit pas agi ainfi, par aucun mépris pour fon adverfaire ; mais que 1'arme dont il s'étoit fervi, lui étoit plus commode. Enfuite , elle lui fit des queftions fur Moufta ; elle eut envie de le voir & de Ié carefler. Courtebotte 1'afTura qu'il étoit a fon pofte, c'eft-a-dire, dans ï'antichambre, avec les écuyers.Une jeune efclave recut 1'ordre d'aller I'avertir que Zibeline le de* mandoit j effectivement , Moufta fe préfenta avec le refpecT & le maintien d'un barbet qui connoiflbit Ia cour & fes ufages. On lui fit faire cent mille chofes plus furprenantés les unes que les autres : enfin, Ja princefTe ne put s'empêcher de prier Courtebotte de Je lui facrifier, & de lui en faire un préfent. Courtebotte y confentit avec joie, non-feulement par polirefie, mais encore paree qu'il prévoyoit qu'il ne pouvoit avoir un efpion plus sur Sc plus fidéle auprès de Zibeline, du roi, & de toute Ia cour. Le combat, Sc la facon noble Sc affée dont il S'en étoit acquitté , donnèrent une grande con~ fidération a Courtebotte. Sur ces entrefiutes, on eut avis que I'ambahV Q ij  *44 Prince Courtebotte deur d'un roi voifin , & très-puiffant, étoit fuï la frontière , & qu'il demandoit la permiffion de venir a Ia cour, pour traiter d'une affaire de eonféquence ; c'étoit le roi Brandat-imor qui le dépêchoit. On lui envoya, fur le champ, un courier, 5c 1'on ordonna qu'il fut recu fur la route , avec tous les honneurs poffibles j car les états de ce prince étoient contigus ; &, deplus, c'étoit un roi renommé par fa valeur perfonnelle. par la bonté 5c la qualitê de fes troupes, & enfin, par tout ce qui peut rendre un roi, terrible. L'ambaffadeur précéda fes nombreux équipages, 5c vint en pofte avec fes lettres de créance. Il fe nommoit Arrogantin, II vit le roi incognito* «Sc lui préfenta une lettre, d'un ftyle affez mauvais, dont voici les termes, a ce que 1'on m'a fort affuré. Brandatimor a Farda-Kinbras, Salut. Si j'avois vu plutot qu'hier, un des portralts de la. belle Zibeline, votre fille , je n'aurois pas fouffert qu'un auffi grand nombre d'aventuriers & de petits princes fe fujjent gele's & morfondus pour la mériter: quant a. moi, je crains peu les concurrens ; d'abord que je me ferai declaré comme je le fais, en vous demandant votre fille en mariage, je fuis bien  ET IA PrINCESSE ZlBEIINE. 2$ falie étoit réellement un grand homme de guerre;  et la Pr in CES SE ZlBEIINE. 255 non-feulement il avoit beaucoup de valeur, mais il avoit encore 1'efpric très-expédient, & notre héros le pria de palier quelques jours avec lui incognito. L'armée de Farda-Kinbras n'avoit de favorable pour elle, que la confiance qu'elle avoit en fon nouveau général. L'armée ennemie avoit, au contraire, la préfence du roi qui commandoit en perfonne , &z dont l'amour & la vanité étoient révoltés; elle avoit de plus Ie fouvenir de fa dernière vidtoire. Courtebotte réfolut d'accepter la.bataille qu'on lui préfentoit, mais il ne prit un tel parti qu'après être convenu de fes démarches avec Barbefalle. Ce grand barbet, en conféquence du confeil qu'ils avoienc tenu, détacha des aides de camp pour donner les ordres de marche & de ralliement a tous les barbets dans leurs différens quartiers ; & après les avoir mis au fait des difpofitions du général , les barbets fe trouvèrent d'une bonne volonté a toute épreuve. Courtebotte accepta donc la bataille , & préfenta un front a 1'ennemi, qu'il fut obligé d'étendre beaucoup , car il étoit fort inférieur en troupes. Brandatimor comptoit fur une vidoire complette & certaine : tout en eifet devoit 1'en aflurer. L'ardeur de fes troupes , la fupérionté de fes forces, cScfurrouc la vanité que peut avoir un roi déja vainqueur.  x^G Lë Prince Courtebotte Quand le fignal de la charge eut été donné , Si que les troupes furent prêtes a fe mêler , tous les barbets 3 qui avoient recu leurs ordres, & auxquels il avoit été aifé de faire leurs difpofitions, fans être foupgonnés ni remarqués, fautèrent, en même-temps, fur la croupe de chaque cavalier de la première ligne; ils ne fe contentèrent pas de mettre les efcadrons en défordre, par la furprife que leur mouvement caufa naturellement aux chevaux, ils fautèrent encore a la gorge des cavaliers, en démontèrent un grand nombre , & conduifirent les chevaux donc ils s'étoient ainfi rendus les maitres , dans le flanc des bataillons, qu'ils mirent aifément en défordre j & Barbefalle , avec mille barbets des plus déterminés, ébranla la maifon du roi. II ne fut pas difficile a Courtebotte de profiter d'un auffi grand avantage ; il remporta donc une viéloire complette, il combattit perfonnellement Brandatimor > & malgré fa fureur , il le fit prifonnier de guerre. Mais ce prince, dont perfonne ne pl'aignoic la deftinée, en arrivant aux pieds du tröne de Zibeline , oü Courtebotte 1'envoya, mourut fubitement. On attribua cette mort a une révolution d'orgueil. Courtebotte , après Ia vi&oire , renvoya les barbets dans leur pays , avee des lettres pour Biby pleines de leurs éloges & des grandes obliga- tions  et ia Pkincesse Zibeiine. 257 cions qu'il leur avoit. II les pria d'obferver, pour leur retour , les mêmes précautions qu'ils avoient prifes pour arriver. II en réferva feulement cinquante des plus jeunes & des plus déterminés , qu'il choifit pour fa garde, parmi les grenadiers. Mais ce qui prouve bien que la valeur & même la témérité ne font pas toujours périr ceux que la nature honore de ce fentiment, & qu'au contraire , il en périt moins de ceux-ci, c'eft que , dans cette grande journée, on ne perdit guère plus de quatre cents barbets. Courtebotte employa deux mois pour alfuref a Farda-Kinbras la conquête qu'il fit de tous les états de Brandatimor. Après ce tems , il revint a la Cour comblé de gloire , adorer Zibeline , qui le recut avec la fimple joie que la vidoire & les fuccès de notre petit héros pouvoient lui donner , mais fans éprouver ni cémoigner la plus foible émotion de cceur, telle qu'elle put être. L'on ignora le fecours effentiel dont les barbets avoient été pour la victoire •, ainfi Courtebotte & les troupes recurent des éloges a perte de vue. Pour le général, il les recut encore avec une plus grande modération qu'a. fon ordinaire , puifqu'il n'ignoroit pas a qui il étoit redevable de fa vicfoire. Pendant le tems que Courtebotte affuroit les Tome VUL R  258 Le Prince Courtebotte conquêtes du roi, Fadafle & les autres princes hatèrent leur départ, pour entreprendre la conquête de la montagne de glacé, que la guerre avoit fufpendue. Ils avoient vu une fi bonne conduite en Courtebotte, tant de valeur & tant de reflburces dans Pelprit, qu'ils crurent ne devoir pas fe laifler prévenir par un homme tel que lui. Ils partirent donc, avec un empreflement infini. Courtebotte, a fon retour, apprit leur départ avec grand chagrin ; &, quoique ce fut pour les intéréts de la princefTe , qu'il eut retardé 1'exécution de fa grande entreprife, cette même princeffe , qui ne connoiflbit point le mérite des facrifices, ne lui en fut pas le moindre gré ; &, bien loin de le confoler d'une peine qu'il n'éprouvoit, que pour la gloire de fes armes , il ne recut d'eüe que de ces éloges, ou 1'efprit a part, & qui ne flattent que la vanité, fans rien témoigner au cceur. Courtebotte étoit trop amoureux, & il avoit le cceur trop délicat, pour ne pas reffentir vivement, toute la froideur de Zibeline. II fallut donc qu'il fe contentat d'être loué froidement, par la plus belle bouche de 1'univeis. Pour les éloges qu'il recut du roi, ils furent proportionnés aux obligations qu'il avoit a notre héros. Tous les poëtes célébrèrent, a 1'envi, un homme qui leur avoit donné, par fes conquêtes &fa vicfoire, leplus beau champ:  et IA PrINCESSE ZlBEXINE. 2 ? 9 j pour la poéfie; même il y en eut, dans ce nombre, I d'affez poè'tes, pour exalter la majefté de fa |] taille. Quoi qu'il en foit, Courtebotte, occupé de I fon amour & de fon projet, fit cent mille quef| tions au fidéle Moufta. Ce fut en vain qu'il Ie retourna de toutes les facons poffibles, pour trouver quelque rayon d'efpérance, Moufta ne lui put apprendre, fur les fentimens de Ia princeffe, autre chofe, que ce dont il n'étoit que trop convaincu par lui-même ; mais il éprouva du moins, par toutes fes queftions, la confola-» tion d'être parfaitement sur que le cceur de Zibeline étoit abfolument indifférent; car la première idéé des amans, quand ils ne font point aimés , eft toujours de s'imaginer qUe Ie cceur de Pobjetqu'ilsadorent, eft prévenu de pafiion pour un autre. Ils ont quelquefois raifon, mais il n'en étoit pas ainfi de Zibeline. Courtebotte ne pouvant réfifter au defir de tenter 1'aventure de la montagne , animé par Pamour & par lagloire, détcrmina fon départ. Le roi & toute la cour, firent tout leur poffible, non-feulement pour le retarder, mais encore pour Pempêcher ; car tour ie monde étoit au ;défefpoir, de le voir s'expofer a un péril , au;quei tant de princes & de héros avoient déja ifuccombé. Courtebotte fut inébranlable dans fa Rij  z6o Le Prince Courtebotts réfoiutioji. II apprit du moins, pour fe confoler des retardemens qu'on avoic exigés de lui, que Fadaffe, tout fon grand train, & les autres princes, qui, depuis peu, s'étoient expofés a 1'aventure, il apprit, dis-je, qu'ils avoient eu le fort de ceux qui les avoient précédés, & qu'ils avoient péri dans les glacés. Cet exemple récent auroit dégoüté tout autre que Courtebotte; mais ilfentit, au contraire, a cette nouvelle , redoubler fon defir. II fut donc prendre congé du roi & de la reine , qui lui dirent adieu , en fondant en larmes. II fut enfuite baifer Ia main de la belle Zibeline, qui la lui donna du même fangfroid, qu'elle la lui avoit donnée , le premier jour de fon arrivée. 11 la baifa, cette belle main, non fans éprouver une émotion infinie. Le roi étoit préfent a cet adieu ; & toute la cour , hommes & femmes, les dernières, fur-tout, hauffoient les épaules, & voyoient, avec indignation, la froideur de la princeffe; tant Courtebotte avoit captivé les inclinations de tout le monde. Enfin, le roi lui adreffant la parole, lui dit: « prince, vous avez conftamment refufé tout » ce que j'ai voulu vous offrir ; les plus grands » rois de la terre en eulfent été tentés, mais a> au moins vous ne refuferez pas une galanterie 5> que je veux que Ia princeffe vous faife ; » c'étoit une mante de martre, dont la princelfe  et ia Princesse Zibeiine. 261 étoit ordinairement paree. Elle étoit admirable contre le froid ; mais la beauté de la fourrure lehauflbit admirablement 1'éclat du teint de Zibeline, & ce n'étoit pas fans raifon qu'elle étoit fa parure favorite. Courtebotte fut .honoré & charmé de la propofition du roi. La princelfe y joignit un compliment poli, & Courtebotte partit avec cette fuperbe fourrure, un petit fagot de toutes fortes de bois , accompagné feulement de deux barbets, les plus beaux que 1'on püt voir, & qui étoient le capitaine & le lieutenanc des cinquante gardes , qu'il avoit retenus des troupes du roi Biby. II n'avoit jamais voulu , par modeftie, que la compagnie entière parut a fes cótés ; il 1'avoit toujours tenue cantonnée dans divers quartiers de la ville, & n'avoit jamais eu, avec lui, que 1'état major de la perite troupe ; il avoit donné rendez-vous aux autres fur la frontière a jour nommé, & leur avoit ordonné de dénier par un ou par deux au plus , afin de ne fe point faire remarquer fur la route. Quel équipage pour un homme qui venoit d'ajouter un grand royaume, a celui duquel il partoic adoré & refpeéfé de tout le monde ! Plufieurs perfonnes des plus confidérables, voulurent non-feulement le conduire , mais encore 1'accompagner; il conjura qu'on lui laifsat, ave-e R iij  i6i Le Prince Courtebotte fon cheval, ce qu'on appellé un briquet, poup faire clu feu., fon fagor, moitié fee & moitié vert, & fes deux chiens. On lui obéit avec peine ; &, malgré la fimplicicé de fon équipage, ii fuc recu, dans toute 1'étendue du royaume, avec une magnificence infinie, & des marqués d'amour & de confidération du peuple, plus flatteufes certainement pour. les grands hommes , que les monumens élevés par la feule flatterie , a 1'honneur des princes. Enfin, il arriva a la frontière, c'eft-a-dire, au dernier village habité 5 & ce fut-la qu'il laiifa fon cheval en dépot , au cas qu'il fut affez heureux, pour revenir d'une entreprife, ou tant d'autres avoient échoué. A quelques pas du village , il fe trouva lur Janeige, fans appercevoir, tant que la vue peut s'étendre, aucun autre objet. Ces immenfités de neiges ont, en elles-mêmes, une forte de beauté, mais c'eft une beauté pleine d'horreur. II trouva les quarante-huit barbets, auxquels il avoit donné rendez-vous, qui 1'attendoienten bataille. II les accueillit, & prononca quelques fons, qu'il avoit appris du capitaine & de Moufta; mais, comme il avoit apporté une écritoire, dont 1'encre, heureufement, ne fe trouva pas gelée, il écrivit un remereïment, que Ie capitaine iut a la tête de fa troupe, Ils 1'aflu-  et ia Princesse ZlBEIINE. 2.6} rèrcnt tous, .d'une fidélité a toute épreuve ; &, pour-lors , ils commencèrent a fe mettre en marche. Le commencement de fa route étoit un peu frayé ; en tout cas, elle n'étoit pas difficile a. tenirj car ils n'en avoient point d'autre, que d'aller directement au nord. Quand ils eurent alfez marchépour fe repofer, Courtebotte, dont Pefp rit réfiéchiffant ne lailToit rien en arrière de ce qui pouvoit lui être utile, fe fervit, fuivant le projet qu'il en avoit dés long-tems médiré , de cette efpèce de poudre de proje&ion, qu'il avoit ramafiee fur le vailTeau forêt, qui avoit abordé 1'ifle déferte. Une petite pincée de cette poudre, vivifia toutes les branches de fon petit fagot; elles s'accrurent en un moment; les fruits murs fuccédèrent a 1'inftant aux fleurs; par ce moyen , Courtebotte trouva des fecours contre la faim ; toutes les branches qu'il avoit faupoudrées ne poufsèrent pas en feuilles & en fruits; celles de bois mort s'accrurent, & poufsèrent, en cette efpèce, avec tant d'abondance, qu'avec le fecours des chiens, il fit aifément une grande enceinte de feux, au milieu defquels ils fe rangèrent; &, par le fecours de ces feux, les neiges «Sc la glacé , en fe fondant, leur laifibient trésfouvent voir la terre a découvert. Voiia quel fut leur efpèce de campement, «5c la facon dont ils R iv  Le Prince Courtebotte pafsèrent non-feulement cette première nuit, mais encore toutes les autres de leur route. Ce ne fut pas encore le feul bonheur* qui leur-arriva; quelques barbets, que 1'on avoic envoyés a Ia découverte , trouvèrent , a quelques pas de leurs feux, un cheval chargé de provifions , &, fur-tout, de bifcuits. Ils revinrent chercher des tifons bien enflammés ; &, peu a-peu , ils dégelèrent le pauvre animal, & le conduifirent a Courtebotte. Mais, comme le froid exceflif rend tous les corps incorruptibles, ils dégelèrent aulïï les provifions, qui leur furent d'un grand fecours. Ce fut de cette facon, que Courtebotte voyagea prés de fix moisj tantötlui & fes chiens, vivant de truffes Sc des pommes de terre admirables, qu'ils favoienc trouver dans la terre qu'ils découvroient, tantot par les chataignes, Sc autres fruits de toute efpèce, qui croilTbient beaucoup au-dela de leurs befoins , & quelquefois par les provifions qu'ils rencontroient, comme celles dont j'ai déja parlé; au re/ie , les branches d'arbres fruitiers, «Sc celles de bois mort, ne leur manquèrenc jamais ; car il avoit le foin d'en couper une petite branche de chacun de ceux qu'il lailfoit a leur dernier gïte, Sc de I'emporter avec lui, Courtebotte avoit défendu, fous peine de la vie, qu'on dégelat aucun de ceux dont la route  ET IA PrINCESSE ZlBEIINÊ. 2(5"5 étoit remplie. Ils eurent bien de Ia peine a. foutenir 1'horreur des fujets qui fe préfentoient a. tous les momens, tels que toutes les figuresd'hommes tSc de chevaux, que Ia rigueur du froid avoit confervées fi fort en leur entier , que nonfeulement ils étoient reconnoiffables, mais encore que 1'on pouvoit diftinguer fur leurs vifages, les mouvemens affreux dont leur ame avoit été affectée, aumomentde lacongélation. li y ayoit plus de trois mois que Courtebotte & fa troupe étoient en marche ; ils appercevoient, depuis long-tems, une montagnej qui fe-diftinguoit par fa hauteur au-deffusde toutes les autres, dont elle étoit environnée : c'étoit, en effet, Ie lieu tant defiré. Enfin, ils arrivèrent au pied de cette même montagne, la plus efcarpée que 1'on puifle imaginer. Son efcarpement en eut rendu 1'abord impraticable, fans Ie fecours du feu, avec lequel Courtebotte fe formoit des efplanades, pour fe repofer, &des routes, pour avancer. Le palais qui couronnoit cette montagne étoit immenfe par fon étendue, & fuperbe par fa fr.ructure.Touc ce que 1'architecture peut avoir de grand & de correct., fe trouvoit exécuté en neiges glacées. Quelle habitation ! quelle folitude ! & quels alentours pour un jeune cceur ! Avee une chaleur bien ménagée (car s'il n'eüt  i66 Le Prince Courtebotte^ pas apporté de grandes précautions , il eüt éts , abïmé par la fonte de ces fuperbes planchers) il parvint j après avoir traverfé des cours , des falies & des appartemens immenfes, jufqu'aux pieds d'un tróne fur lequel il appercut un carreau de neige , & fur ce carreau un diamant dont 1'éclat étoit prodigieux „ & dont la blancheur furpaffoit toute celle dont le palais de neige 1'envbonnoit. Ces mots étoient écrits audeffus du tróne en cara&ères de congélation : Mortel! que le courage & la vertu ont rendu poffeffeur du cczur de Zibeline } jouis en paix d'un. bonheur, que tu mérites auffi parfaitement. Courtebotte monta avec ardeur les degrés du tróne, & fe faifit du diamant qui renfermoit tous les fentimens de la plus belle princeffe de Ia, terre. Pour,lors, femblable a. ceux qu'un violent defir conduit au. bout d'une carrière, que la féuie .agitation de lêurs fens leur a fait parcourir.mais a qui 1'épuifement ne permet plus de faire de nouveaux efforts , il n'eut que le tems d'enfermer le diamant dans fon fein, & dans 1'inftant même il tomba évanoui. Les bons chiens ne 1'abandonnèrent point ; ils 1'emmenèrent hors du palais , & le firent revenir a lui., Poffeffeur du cceur de Zibeline , dont il étoit mille fois plus flatté que de 1'honneur d'avoir  et ia Princesse Zibeline. 267 mis a fin une fi belle aventure , il quitta fans peine la montagne de glacé , & le beau palais dont il avoit été contraint de détruire une partie , par la chaleur qu'il avoit été obligé d'employer pour ne pas fuccomber au froid ; tant il eft vrai que les hommes, quand ils font animés d'une paffion , détruifent les plus beaux monumens , pour vous ; & li je Pacceptois de vos mains , •» ce ne feroit que pour avoir le plaifir de vous » en rendre de nouveau poffeffeur. » Le roi & la reine entrèrent a cet inftant de leur converfation , & 1'interrompirent pour lui faire toutes les queftions imaginables, & lui redemandèrent fouvent les mêmes chofes auxquelles il avoit déja répondu plufieurs fois. Mais comme il y a toujours un propos favori fur un événement, celui de ce jour-la , qui lui fut, je crois , tenu par plus de mille perfonnes, •fut : vous avez donc eu bien froid ? Le roi n'étoit venu chez la princeffe fa fille que pour rnener Courtebotte au confeil , & le déclarer tout a la fois fon gendre & fon fucceffeur. Courtebotte fuivit le roi fans favoir fon deffein. Quand il fe vit en préfence de tous les grands, qu'on avoit affemblés, douze de tous les états du royaume , il prit la liberté d'interrompre le roi au commencement de fa harangue , & lui dit a haute voix : « fi j'avois pu prévoir les bontés » de votre majefté , je 1'aurois prévenue ; mais » puifque fon exaétitude a tenir fa parole 1'a » fait agir avec autant d'empreffement, je lui s» déglarerai que je fuis indigne de toutes les  zyz Le Prince Courtebotte „ bontés dont elle veut m'honorer par le mals> heür de ma naiffance. >» Alors il conta tout ce qu'il en favoit, & ne eacha point qu'il étoic le fils d'un païfan. Quand il eut tranché le mot , le ciel s'obfcurcit tout-a-coup, le tonnerre fe fit entendre, & les éclairs brillèrent. Au bruit de cet orage on vit fuccéder une grande lumière ; c'étoit la bonne fée Guerlinguin , qui defcendit de fon char , a la fenêtre de la falie du confeil. Elle étoit in fiochi, c'eft-a-dire, dans le plus brillant équipage de la féerie, & portoit fous fon bras le plus joli barbet du monde. Elle ad-refla la parole a Courtebotte , en lui difant : cc Je fuis contente de votre modération , sa & fur-tout de votre bonne-foi. » Puis fe tournant vers le roi, elle déclara la naiffance de ce ' prince , conta l'hiftoire de fa vie , & lui dit: « votre vertu vous a mis au comble de vos » vceux, non-feulement du cóté de l'amour Sc 33 de la gloire, mais encore du cóté de 1'amitié , puifque vous allez revoir le roi Biby, Sc tous » fes fujets, reprendre leur état naturel, qu'ils » ne devront qu'a vous; je vous ai fait paffer » par toutes les épreuves qui contribuent a forto mer un roi jufte & grand ; je vous ai mis en 3> état de trouver des reffources en vous-même. » Jé vous ai fait connoitre 1'amitié , & reffentir '3> non-feulement les plaifirs qu'elle pi&cure, 3? mais  ËT LA PriNC-ÊS-SE ZlEEIIKÊ. 2.73 * mais encore les véritables fecours qu'elle feule » peur faire trouver dans le cours de la vie. y> Voila , je crois , la meiileure éducan'on que » 1'on puiffe donner a un homme qui doit com» mander aux autres. II ne vous refte plus dé» formais, qua pratiquer, fur le tróne, les ver» tus que vous avez fait paroïtre pendant que » vous ne connoiffiez en vous qu'un homme »> obfcur. Je, fais que c'eft un point qui n'eft » pas fans difnculcé , mais je 1'efpère de la 33 bonté de votre cceur. » Pour lors on vit arriver un char riré par des aigles qui , par les ordres de Ia fée, conduiloient le roi Sc la reine de qui Courteborce avoit recu la rïaiiTance. Ils embrafsèrent leur cher enf.mt avec des mouvemens de joie infinis , & Ie trouvèrenc en effet, comme leur avoit prédit Guerlinguin , tout couvert de fourrure. Pendant qu'ils caj-eflóient auffi Zibeline, Sc qu'ils lui prenoient les mains a force , ( car j'ai remarqué que c'eft la careffe que les fors font alïez volontiers) on vit arriver de tous les cótés de la terre , & 1'on découvrit a chaque inftanr fur Phorizori , des chars de toutes les efpèces, qui conduiloient un nombre infini de fées « Sire, dit Guerlinguin , au roi » Farda-Kinbras, j'ai donne rendez-vous, dans » votre cour, a toutes les fées que des affaires »> preffantes n'occupoientpasindifpenfablement; lome VUL S  2>74 Le Prince Courtebotte, &c. » j'ai cru que vous ne le trouveriez pas mau3> vais, & que vous feriez bien-aife de donner 33 chez vous le grand bal, auquel nous nous » trouvons , pour 1'ordinaire, tous les cent 33 ans. 33 Le roi répondit, comme il le devoit, a cette faveur. On fit la paix entre lui & Guarlangandino , & ce fut le roi & elle qui menèrenc le grand branie. Marfontine rendit fa première forme au roi Biby, & tous fes fujets éprouvèrent la même faveur ; ce prince parut alors aufli beau prince, qu'il avoit été beau barbet, & époufa, ce jour-la même, la reine des Indes, a laquelle on avoit envoyé un dés équipages de ces dames. Enfin, jamais noces ne fe firent avec tant d'éclat que celles de Courtebotte & de Zibeline : ils vécurent heureux; leurs enfans partagèrent tous leurs royaumes; & Courtebotte, en reconnoifTance de Ia fourrure de martre , dont la princelfe lui avoit fait préfent pour fon voyage , donna le nom de Zibeline aux plus belles martres, pour les diftinguer des autres; & ce furnom s'eft tranfmis jufqu'a nous.  R O S A N I E, C O N T E. 275 JPersonne dans Je monde n'ignore que routes les fées, quoiqu'elJes vivent plufieurs fiècles, font fujetces a Ja mort, &a toutes Jes infirmités de 1'animal, dont elles font obligées de prendre la figure, un jour de la femaine. Ce fut dans une pareille circonftance , que périt malheureufement Ja reine des fées. On prononca les éloges de Ia défunte; 1'on convoqua (fuivanc I'ufage) I'affemblée génerale des fées, & 1'on procéda a l'éleétion d'une nouvelle reine 5 après bien des débats, routes les voix fe réunirent enfin fur deux d'entr'elles. L'une fe nommoit Pandamie , & 1'autre Surcantine. files étoienr célèbres par leurs talens, & recommandabies par leur capacité. Leur mérite étoit fi parfaitement égal, que, malgré les lumières des dames qui «ompofoient 1'affemblée, il n'étoit pas poflible de faire un choix, & de donner la préférence, fans commettre une injuflice. Enfin , pour accorder tout le monde, 1'on convint d'une voix una- S ij  l7C R O S A N I E. mme , que celle des deux qui produiroit aux yeux des hommes, quelque chofe de plus fingulier que fa concurrente, feroit, dès ce moment, reconnue pour la reine. L'affemblée décida, (avant que de fe féparer) que 1'admiration que 1'on cauferoit aux hommes, n'auroit point pour principe , Ie bouleverfement des élémems, non plus que tout le fracas, devenu fi commun dans" les hilloires de féerie. Elle déclara authentiquement, qu'elle ne vouloit ni montagne tranfportée , ni métamorphofe de cette efpèce. Surcantine, en conféquence de ces réfolutions, forma Ie projet d'élever un prince , que rien ne pouvoit rendre conftant ; & Paridamie entreprit de faire voir aux mortels une princeffe, qui foumettroit a elle tous ceux qui la verroient un moment. On ne limita point le tems qu'elles devoient employer a 1'exécution de leur ouvrage. Le royaume fut remis entre les mains des quatre plus vieilles du corps, que leur grand age éloignoit de toute ambition. Paridamie avoit, depuis Iong-tems-, un grand fond d'amitié pour le roi Bardondon ; ce prince étoit dcué de talens & d'efprit; & fa magnifique cour étoit le modèle de la galanterie, de la politeffe & de la probité. On n'a jamais vu une cour femblable a la fienne; auffi Ia reine Baia■nice étoit-elle une perfonne charmante. C'eft  K O S A N I E.' 277 encore ce que 1'on a vu bien rarement fur le tróne, que deux époux a la fois fi parfaits. De cette belle alliance, il n'étoit venu qu'une fille, qu'ils aimoient a la folie ; elle fe nommoit Rofanie , nom qu'il n'avoic pas été difficile de lui donner, puifqu'elle étoit venue au monde avec une rofe charmante fur la gorge. A 1'age de quatre ans, elle avoit déja dit des chofes furprenanres , & plufieurs courtifans les favoient non-feulement par cceur, mais encore ils les répétoient a tous les momens. Au milieu de la nuit, qui fuivit 1'affèmblée des fées dont on vient de parler, la reine Balanice fit un cri percant, qui réveilla le roi Bardondon; car, malgré la galanterie de leur cour , les bons princes ne faifoient point lit a part. La reine dit a tous ceux qui vinrent a fon fecours, que la douleur qu'elle avoit témoignée, n'avoit d'autre fondement que 1'iliufion d'un fonge : il m'a paru , ajouta-t-elle , que ma fille étoit devenue, tout-a-coup, un bouquet de rofes3 & dans le tems que j'en examinois les fleurs, avec autant de curiofité que de tendrefle, un oifeau , charmant a la vérité , eif venu fondre fur moi, & me Pa enlevée. Que 1'on aille au plutót, continua-c-elle , favoir comment fe porte ma fille : on courut a fon appartement; mais que devinrent le roi, la reine & toute la cour, quand ils apprirent que Rofani© S iij  27S R O S A N I g. n'étoit pas dans fon berceau ? Plus les recherches que 1'on fit pour en avoir de nouvelles , furent inutiles, & plus la reine devint inconfolable ; Bardondon n'étoit pas moins affiigé : mais, en homme ferme , il favoit renfermer fa douleur. Le roi propofa a Balanice, d'aller palier quelques jours dans une maifon de campagne affez retirée, qu'ils avoient fait batir auprès de leur capitale. Elle y confentit avec plaifir ; car la douleur eft amie de la retraite. Un jour qu'ils fe repofoienc au milieu d'une étoile, formée par douze allées , ils appercurent dans chacune une payfane , qui venoit a 1'endroit ou ils étoient affis; leur gentilleffe, leur fraieheur & leur propretéj attirèrenc leurs regards : plus elles s'approchèrent de leurs majeftés, & plus elles trouvèrent qu'elles méritoient leur attention. Chacune d'elles portoit une corbeille fort agréable, & dont elles paroiflbienc fort occupées ; elles les posèrent aux pieds de Balanice, & lui dirent : charmante reine , (car on n'a jamais parlé autrement a une reine, quelque laide qu'elle ait été ,) recevez cette confclatioi dans vos malheurs. Après ce compliment, elles difparurenr : la reine ouvrit les corbeilles .avec emprellement, & trouva que chacune renfermoit une petite fille, de 1'age, a-peu-près , de celle qui caufoit fon affliction. Cettepremière  R O S A N I E. 279 vue ranima fes douleurs; mais enfin les graces de ces jolies enfans Ia calmèrent peu-a-peu, & finirent par la confoler tout-a-fait; 1'on ordonna, fur le champ, des mies, des femmes-de-chambre, des filles de garderobe ; on envo/a chercher des charrecées de poupées & de jouets, & 1'on fit venir des hottes pleines de dragees & de confitures , de la rue des Lombards. L'on appercut qu'elles avoient toutes, au même endroic de la gorge, une très-petite rofe, mais parfaitement bien coloriée. La reine avoit trop d'efprit , pour ne pas fentir la difficulté qu'il y avoit a trouver, touta-la-fois, douze jolis noms, pour ces douze petites filles; elle avoit auffi trop d'ufage du monde, pour ne pas prévoir que la chofe exigeoit du moins un tems confidérable, fur-tout en calculant les jours que nous voyons pafler a une* femme, pour donner un nom a un feul petit chien ; elle prit donc le fage parti de les diftinguer par le nom des couleurs qu'elle leur attribua , & dont elle ordonna qu'elles fuffent toujours parées. Son ordre fut exécuté; & quand elles étoient chez la reine, elles formoient le plus agréable, comme le plus fingulier des parterres. A mefure qu'elles avancoient en age, 011 découvrit en elles , premièrement, un fond d'efprit infini, qu'une éducation admirable» S iv  a8ö R o s a n i È. dont elles avoient parfaitement profité, avoit orné de tous fes agrémens. On vit auffi que leurs caractères differoient abfolument. Ainfi, perdant les noms de gris de lin, de blanc, Sec. elles prirent, a jufte titre , ceux de douce, de belle, de jolie, de vivé , de cauftique, de délicate, de complaifante, d'enjouée , de férieufe, d'agréable, de fine & de difficile. L'oncroira, fans peine, qu'en voyant naure leurs agrémens, qui fe trouvoient fort au-deffus de route defcription , Ton voyoit en même-tems ïiaitre l'amour de tous les jeunes gens de la cour, & celui de tous les princes étrangers, attirés par le bruit de tant de beautés; mais Jes filles de la reine, (car 1'on m'a fort afiuré que ce futcelle-ci quicréa, la première, cette charge dans fa maifon), ces belles filles, dis-je, étoient auffi fages que jolies , & l'amour leur étoit abfolument inconnu ; elles ne failbient donc que des paffions malheureufcs , arricle fur lequel j'ai entendu dire que les autres filles des reines qui leur ont fucccdé , ne les ont pas toujours imitées. Tant de différens caractères, & tous foutenus par les agrémens de 1'efprit, enlevoient donc tous les cceurs , non-feulement a 1'indifférence , jnais encore aux paffions qui.paroiffoient les plus vives. Telles étoient les douze plus jolies créaïöres qu'il fur poffible de rencontrer fur Ia terre*  R O S A N I E. 2.81 Surcantine , pour former 1'inconftant auquel elle s'étoit engagée, jeta les yeux fur le fils d'un roi, coufin-germain de Bardondon. II éroic agé de fept ou huit ans , lors du reglement des fées pour la fucceflion a la couronne. Elle avoit doué le jeune prince Mirliflore ( car c'eft. ainfi qu'il fe nommoit ) de tous les talens de 1'efprit ; mais elle n'oublia rien pour les redoubler encore, & ne négligea aucuns foins pour embelür fa figure & 1'orner de toutes les graces féduifantes qui font tant d'amans dangereux & d'amantes malheureufes. Non-feulement fa figure devinc finguliérement agréable , mais fon efprit doux &vif tout enfemble, produifoit, avec autant de facilité que d'agrémens , ces chofes frivoles qui amufent & qui féduifent fi parftitement les femmes ; le négligé comme la parure convenoient également aux charmes de fa figure : les plus beaux cheveux du monde ornoient fa tête-, cette bouche féduifante de laquelle il fortoit fans cefle, & fans aucune fadeur , les difcours les plus flatteurs : cette bouche, dis-je , étoit ornée des plus belles dents du monde. II avoit encore une voix féduifante & qui portoit au cceur. Sa beauté étoit male , Sc 1'on ne pouvoit avoir plus d'adrefle pour tous les exercices du corps; il avoit une valeur naturelle que les femmes aimables, dont il avoic toujours été en-  2%Z R O S A N I E. vironné, avoienc encore redoublée ( car les femmes de ce tems aimoient de préférence les hommes courageux , un peu plus qu'elles ne les aiment aujourd'hui ). Ce fut encore pour 1'éducation du charmanr Mirliflore, que Surcantine inventa les romans ; il ne faut pas croire qu'une chofe qui entretient a la fois la valeur & la tendrelfe dans Ie cceur , puiffe avoir été inventée par les hommes. La fée infpira a ce jeune prince , les meilleurs fentimens du monde fur tous les articles, excepté fur les femmes ; elle lui repréfenta les langueurs d'un attachement véritable , en lui peignant les agrémens & les vivacités de la coquetterie , fi flatteufe pour 1'amour-propre. Enfin , elle joignit a toutes les féduclions dont elle avoit fu Porner , ce faux fentiment que nos jeunes gens n'ont que trop aujourd'hui, & qui leur perfuade que plus ils ont eu de femmes ( même fans les aimer), & plus ils font recommandables. Mirliflore , a Page de dix-huit ans , ne trouva plus rien dans Ia cour du roi fon père qu'il put facrifier a. fon inconftance. II en partit donc , & dans tous les pays ou il alla , il éprouva Ie pouvoir de fes agrémens , & fut employer avec fuccès la féduétion. 11 fit des malheu/eufes fans nombre ; mais comme l'amour fait tirer parti de tout , quelqu'afligées que  R O S A N I E. i8j puflentêtre celles qui Ieperdoient, elles avoienc du moins la confolation d'avoir été préférées ; c'étoit dans cette fouïe Sc dans ce défbrdre de plaifirs, que Mirliflore avoic paflé fa vie quand il arriva a la cour de fon grand oncle le roi Bardondon. Quel plaifir pour un homme coquet Sc de plus accoutumé a plaire , de la trouver parée de cent beautés ! Mais que devint-il, en appercevant les douze plus jolies perfonnes que la nature eüt jamais formées ? De leur cóté , elles fentirent toutes beaucoup de goüt pour lui; & ce gout égal en elles, redoubla la fituation embarraflante dans laquelle il fe trouva ; enfin il en vint au point de ne pouvoir être un moment fans elles. La douce 1'engageoit par des propos charmans, que la vivacité de 1'autre lui faifoit oublier. L'enjouée le charmoit, mais il n'en éroit pas pour cela moins fenfibie a la folidité des difcours de la férieufe ; la fine piquoit fon goüt, Sc la délicate le faifoit rougir. 11 fe confoloit avec la complaifanre, des plaifanteries qu'il avoit efluy.ées de la cauftique; la belle occupoit des regards, que la jolie lui enlevoit auffi-tót. Enfin , 1'agréable 1c féduifoit, «Sc fa vanité étoit piquée du plaifir de plaire a Ia difficile. Une telle fituation rendit le beau Mirliflore infenfible a toutes les autres beautés de la cour ;  284 R O S A N I E. les agaceries , les billets, les lorgneries , les facrifices, toutes chofes qui jufqu'alors avoient fait fes délices & fa feule occupation , toutes ces chofes , dis-je, ne le purent animer , il reffentit l'amour pour la première fois , quoique douze perfonnes en fuffent 1'objet , & Surcantine elle-même fut trompée a ce fentiment. Cet attachement pour un li grand nombre , lui parut la perfeétion de l'inconflance qu'elle avoit entrepris de produire : elle triomphoit donc , & Paridamie ne difoit mot. Le père de Mirliflore écrivit , mais inutilement, a fon fils, qu'il defiroit fon retour : ce fut avec la même inutilité qu'il lui propofa un mariage très-avantageux. Le prince ne put accepter aucune de ces propofitions : rien dans le monde ne pouvoit 1'engager a fe féparer de fes douze fouveraines. Un jour que Balanice donnoit une fête dans les jardins , & que le prince ne favoic a laquelle entendre , on entendit boürdonner quelques mouches a miel ; les belles filles en craignirent les piquüres , elles coururent en folatrant enfemble pour les éviter , & par conféquent elles fe féparèrent de la compagnie. Pour lors les mouches s'accrurent en un moment , Sc devinrent fuffifammenr grandes pour enlever «es douze beautés ; leurs cris & ceux des fpecta-  R O S A N I E. .2S5 iceurs fe perdirent dans les airs. Cette étonnante aventure fit éprouver a toute la cour une affliction bien fincère. Pour Mirliflore j après les premiers momens d'un défefpoir qui faifoit tout craindre pour fes jours, il tomba dans une langueur exceflïve. Surcantine accourut en toute diligence pour lui donner du fecours , & Ie retirer d'un état fi peu conforme a 1'éducation qu'elle lui avoit donnée. Elle lui apporta trois romans manufcrits qu'elle n'avoit pas encore eu Ie tems de faire imprimer , mais il ne daigna pas feulement les ouvrir; il rejeta les portraits des plus jolies femmes qu'elle lui préfenta, «Sc dont il avoit autrefois fait un amas , comme un trophée a fa vanité. Enfin Mirliflore, trifte, fombre , «Sc n'aimant que la folitude , faifoit craindre pour fa vie. Un jour qu'il étoit le plus abandonné a fes triftes regrets , il entendit de tous cótés des cris de joie , & fur-tout d'admiration ; fa curiofité n'en fut point émue, 1'étonnement que tout le monde exprimoit étoit aflurément bien fondé ; 1'on voyoit un char de cryflal qui s'avancoit lentement dans les airs , Jes rayons du foleil rendoient la voiture éblouiffante , un nombre infini de demoilélles, dont les ailes brillantes naturellement produifoient un éclat merveilleux , portoienc mille «Sc mille .guirlandes qui formoient un théatre de fleurs.  i$g R O S A N I EÏ Six autres demoifelles étoient attelées au char; une jeune perfonne les menoit avec une adrelfie & une grace infinie , avec des rubans de couleur de rofe ; cette marche , ou plutöc cette pompe, étoit auffi brillante que galante , mais tout ce fpecfacle ne fe fit plus admirer , auffitöt qu'il fut poffible de diftinguer la beauté «qui defcendoit des cieux. Paridamie étoit affife a fes cötés, elles mirent pied a terre 1'une 5c 1'autre au bas du grand efcalier du palais, Sc montèrent chez la reine ; elles y arrivèrent enfin malgré la foule qui les environnoit; les Suilfes eurent même une'peine infinie a leur faire faire place , 5c le refpecf que 1'on devoit au palais, ne put empêcher les exclamations que 1'on faifoic fur la beauté donton étoit éblouï. Grande reine, lui dit la fée , voila votre fille que je vous amène , cette même Rofanie qui vous a été enlevée au berceau. Après les premiers tranfports d'une joie pareille a celle que' Balanice reffentit: 5c mes douze filles, ne les verrai-je plus, en fuis-je pour toujours féparée , dit-elle tendrement a. la fée ? Bientöt vous ne me les demanderez plus, lui répondit la bonne Paridamie ; mais elle prononca ces paroles du ton qui fait fentir que 1'on ne veut pas être poulfé de queftions j pour lors elle difparut de 1'appartement de la reine j 5c remontant dans le char  R O S A N I E.' 2g7 d'une vïtefie égale a. 1'éclair, elle fut perdue de vue dans 1'immenfité du ciel. L'on courut annoncer ces événemens a. Mirliflore j tout ce qu'on lui rapporta de la beauté de Rofanie, ne fit pas ia moindre impreflion fur fon efprit; l'on eut même beaucoup de peine a. le réfoudre a venir rendre vifice a fa belle coufine ; la politefle & la bienféance furent les feules chofe, qui le déterminèrent a faire cette démaivhe. 11 fur frappé de toutes fes beautés; fa déiicarefle même étoit venue au point, de lui reprocher de ce qu'il trouvoit encore quelque ehofe de beau dans le monde, après la perte qu'il avoit faite. La beauté toute feule n'a jamais fan un inconflant; mais, a chaque inflant de converfation, il découvroic, dans le caradère «Sc dans 1'efprit de Rofanie, tantöt un agrément, tintót unegrace, tantöt enfin, une des féductions qui 1'avoient enchanté dans les douze perfonnes dont il regrettoit la perte; enfin, il trouva dans le caractère de Rofanie tous les divers agrémens , comme il étoit frappé de tous lies traits que fon vifage lui retracoit k la fois. lUn amant auffi éclairé , auffi tendre que 1'étoit 'Mirliflore, pouvoit-il s'y méprendre? Toutes Ifes autres connoiflances , la parole de la fée :tous les difcours de Rofanie elle-même, n'étoient :que de foibles preuves, auprès de celles que  2.88 H O S A R I s; l'amour prononcoit; Mirliflore , plus amoureux qu'on ne le fut jamais , obtint aifément fa belle coufine en mariage. Au moment qu'il en fit la demande, Paiidamie parut triomphante ; elle étoit c!ans le plus beau des chars , deftiné a la reine des fles, car elle en étoit déja la reine ; Surcantine , a la feule vue de Rofanie , s'étoit départie de fes prétentions. Paridamie rendit un compte trés-exact du plus grand miracle de la. fée;ie qu'elle avoit produit; elle apprit , Sc de quelle facon elle avoit enlevé Rofanie, Sc comment elle avoit féj a é 'es douze caractères , afin i de les pouvoir plus aifément rendre parfaits,, Sc détruire en même-tems 1'inconftance de'Mir— liflore d'une facon qui ne lui fut point fuf- ■ peéte , & qui cependant, fut certaineau moment; de la réunion d'un auffi grand nombre de rares; talens. Les nóces furent célébrées , Sc les cbarmes; de Rofanie avoient fi fort le don de la féduc-tion , que Surcantine elle-meme voulut faire um préfent aux nouveaux mariés Rofanie reflen-4 toit elle feule autant d'amour qu'en avoientj éprouvé les douze beautés. Pour Mirliflore , il/l fut conftant toute fa vie ( eh ! qui ne Peut pass ' été ? ), quoique fon règne Sc fa vie aient été de; F la plus longue durée. n le:  28q LE PRINCE MUGUET e t LA PRINCESSE ZAZA, CONTÉ, I L y avok une fois un roi & une reine quï donnoient tout ce qu'ils avoient, paree qu'ils étoient les meilleures gens du monde, & qu'ils ne pouvoient laiifier fouffrir perfonne. Le roi Bambou, leur voilin , fachant qu'ils n'avoient plus de tréfors, entra dans leur pays avec une grande armée, & s'en empara. Le pauvre roi, n'ayant rien pour fe défendre, ni pour fublilter, fut obligé de mettre une fauife barbe, & de s'en aller a pied avec la reine, fa femme, emportant fur fes bras , avec beaucoup de peine, le petit Muguct, leur fils unique, agé de trois ans, & dont la figure étoit charmante. Ces malheureux' princes eurent au moins le bonheur, dans leur i.nfortune, d'éviter les pourfuites du méchanc roi Bambou, qui vouloit les faire mourir. Ils Tome VUL T  2o Le Prince Muguet traversèrenc les déferts, & fe trouvèrent, après des fatigues incroyables, dans une belle vallée, coupée par un torrent, dont la fraicheur entretenoit des prairies admirables. Pendant qu'ils confidéroient les beautés de la nature, qui feules ont le droit de nous charmer véritablement, ils entendirent'une voix qui dit : pêche } & tu trouveras. Ces paroles firent d'autant plus d'impreflion fur 1'efprit du roi, qu'il avoit, toute fa vie, fort aiméla pêche, & qu'il portoit toujours des hameeons dans fa poche : cette précaution lui devint alors fort utile ; car il les attacha au bout d'un défefpoir, que la reine avoit heureufement confervé, & prit, en un moment, de gros poiffons, avec lefquels il ft un très-bon repas; car les pauvres princes n'avoient mangé, dans le défert, que des fruits fauvages «Sc des racines ; fenfibles a ce foible fecours, «5c touchés de Ia beauté du lieu , ils firent une feuillée, pour fe mettre a Pabri ; ils ramafsèrent des feuilles & de la moufie, dont ils fe firent un bon lit. Tout eft comparaifon. Cette petite habitation leur parut donc bientót pleine de délices ; cependant, ils trouvèrent que des troupeaux manquoient a leur bonheur, & la reine imagina qu'elle pourroit les garder avec le petit prince, pendant que le roi iroit a la pêche ; car elle continuoit non-feulement a être très-abondante,  et xa Princ ess e Zaz a. 291 mais les poiflbns qu'il pêchoic, étoient d'une beauté raviflante, «Sc les couleurs de leurs écailles étoient auffi vives que brillantes, fouvent même il s'en trouvoit d'arlequins. Ce n'efl, pas tout encore, ils s'apprivoifoient aifément; & le roi, s'étant appercu de cette particularité, remarqua qu'üs apprenoient a parler «Sc a fiflier plus vite qu'aucun perroquet. Cette découverte lui fit prendre Ia réfolution d'en aller vendre a une ville affez voifine de fa retraite. II y fut en effet; «Sc voyant qu'il n'y avoit dans le marché aucun poiflbn de cette même efpèce, il expofa les liens, «Sc fit remarquer ce qu'ils favoient faire «Sc dire, en aflurant qu'ils étoient jeunes; qu'ils ne les avoit inftruits que depuis peu de tems t Sc qu'ainfi , leurs talens ne pouvoient qu'augmenter. Une chofe auffi fingulière auroit réuffi dans tous les pays ; mais elle ne pouvoit manquer de faire un grand effet dans une ville, oh le luxe étoit en fi grande recommandation; auffi tout le monde s'emprelfa pour acheter les poiffons du roi; on lui donna tout ce qu:il demanda de ceux qu'il avoit apportés, «Sc même on lui fit promettre de revenir avec d'autres; en peu de tems, les poiflbns devinrent fort a la mode; on les mettoit dans de grands vafes de cryfta.1 pleins d'eau, que l'on pendoit, comme des cages, dans les apparcemens; leurs belles couleurs pa- T ij  3.^i Le Princë Muguet roiflbient a découvert, & l'on pouvoit aifément les aflörcir aux meubles. Avec 1'argent que le roi retira de ces beaux poiflbns, il fut en état d'acheter des troupeaux, & d'embellir fa retraite de toutes les chofes néceflaires : il fentit bientöt après les douceurs de la vie qu'il menoit, & ne regretta plus fon beau royaume. La fée du Hêtre, touchée de la fituation de ces princes malheureux, habitoit la vallée 3 ou le hafard les avoit conduits; c'étoit elle qui leur avoit fait entendre la voix, qui leur confeilloit de pêcher, & qui les prit fous fa protedtion, paree qu'elle aimoit beaucoup les enfans, & que le petit Muguet, qui ne pleuroit jamais, deveiioit tous les jours plus joli. II eft très-aifé de plaire aux gens affligés, en compatiflant a leurs malheurs; auffi, fans avouer d'abord fon état de fée, elle fit connoilfance avec le roi pêcheur «Sc la reine bergère, qui prirent, en très-peu de tems, une fort grande amitié pour elle, & lui confièrent même le beau Muguet, leur unique efpérance : elle le menoit dans fon palais, & c'étoit avec un grand plaifir de fa part; car elle lui donnoit fans cefle des tartes, des gateaux & de la bonne crème ; elle employa d'abord ces moyens pour s'en faire aimer; mais, dans la fuite, elle fit ufage du goüt qu'il avoit pour elle, &s'en fervit, pour lui infpirer des fenti-  ET IA PRINCESSE ZAZA. 193 mens convenables a fa naiflance, & lui donner des connoilTances néceflaires a tous les hommes, mais encore plus a un prince. Malgré tout le foin de la fée, la vanité 1'emporta, & corrompic les bons fentimens,que la nature avoit établis dans fon cceur;. & lorfqu'il eut atteint fa quinzième année, la vie champêtre le dégoüta; cette ville voilïne, ou Ie luxe & Ia molefle régnoienc al'envi, Ie féduifit; &, fe livrant a tous les charmes de 1'inconflance, il fit autant de conquêtes qu'il eut deifein d'en faire, car il étoit charmant. Le roi 6c Ia reine étoient fort affligés de ce genre de vie; mais ils ne favoient comment s'y oppofer ; car, entte nous, Ia fée du Hêtre étoit un peu trop bonne. Sur ces entrefaites, elle recut la vifite de Saradine , une de fes cornpagnes ; elle étoit fi fort en colère, qu'elle ne pouvoit parler. Eh, mon dieu ! qu'avez-vous donc, lui dit avec douceur la fée du Hêtre ? Hélas ! vous en allez juger, lui répondit-elle. Vous favez que, non contente d'avoir doué Zaza, héritière de 1'ifle des Rofes, de tout ce qu'une princefTe peut efpérer pour plaire, je ,1'élevois auprès de moi avec des foins infinis; que croyez-vous qu'elle m'a fait? non, je n'en faurois revenir, continua t-elle. En me faifant plus de carefles & d'amitiés qu'a fon ordinaire , elle ma fait promettre de lui accorder unegrace. T iij  25)4 Le Phince Muguet Ses manières m'ont féduite, & j'avoue que j'ai juré; enfin, voici ce qu'elle m'a demandé : vous m'avez accablée de bontés, a-t-elle ajouté, je fuis comblée de vos dons, mais je vous conjure de me les óter ; car enfin, fi j'ai le bonheur de vous plaire, je ne fais fi c'eft par moi-même, & je ferai, toute ma vie., dans la même fituation avec tous ceux que je dois rencontrer; voyez donc quel dégout vos bontés, dont je ne fuis point ingrate , ont répandu fur ma vie. J'ai fait inutilement tout ce que j'ai pu, continua Saradine , pour la faire changer d'avis, mes effbrts ont été inutiles; n'ai-je pas raifon, continua-t-elle en colère, de lui faire fouffirir autant de peines que je comptois lui procurer de plaifirs & de fatisfadion ? Après avoir fait la cérémonie néceffaire pour lui óter tous mes dons, je viens, continuat-elle, me repofer avec vous, & chercher dans votre folitude une diffipation, dont j'avoue que j'ai grand befoin ; mais, dans le fond, que lui ai-je óté, a cette Zaza, que j'aime peut-être encore ? La nature 1'a formée fi belle , & lui a donné tant d'efprit , qu'elle n'a befoin que d'elle-même pour plaire. J'ai voulu commencer, pourfuivit Saradine, par lui faire éprouver les peines du corps, & je 1'ai tranfportée dans ces déferts, oü je viens de la laiffer. Quoi ! fans aucun fecours, lui demanda la bonne fée? Oui,  ET ia PrINCESSE ZaZA. 295 reprit Saradine ; hé bien, conrinua la fée du Hêtre, donnez-la moi, je n'augure point mal de ce qu'elle vous a demandé ; il faut punir fa vanité , & la corriger par l'amour: il y a plus d'efprit dans fon procédé, que n'en ont d'ordinaire toutes ces petites fottes, que nous avons la bonté de douer. Saradine accepta la propofition , & laiffa la fée du Hêtre dans la forêt. Son premier foin fut d'écarter tout ce qui pouvoit incommoder la belle Zaza , & de former devant elle un petit fentier d'une herbe molle , qui la conduifit avec une ombre charmante a 1'habitation du roi pêcheur & de la reine bergère, lis furent furpris en Ia voyant j mais ils furent encore plus touchés de 1'état déplorable oü les ronces & les épines 1'avoient réduite avant que Saradine en eut pris foin , & quoique les agrémens de la figure augmentent toujours 1'intérêt; plus on a fouffert , & plus on eft fenfible aux malheurs des autres. Ces bons princes étoient affis fur le bord du torrent ; ils laiifoient pafler la plus grande chaleur du jour, & fe repofoient du travail de la matinée, en attendant un repas convenable a. leur état préfent. Le roi fut au-devant de Zaza , qui n'ofoit s'approcher ; la candeur qui régnoit fur fon vifage , & quelques mots polis , fimples & remplis d'intérêt , que 1'ufage du T iv  .2oo Le Princè Muguet la lui demanderoient jamais; car, voyez-vous^ leur dit-elle., vous êtes plus forts que moi; Sc qui vous ernpêcberoit de reprendre votre argent, fi vous étiez d'affez mauvaife foi pour cela ? Ils lui jurèrent tout ce qu'elle voulut; & la vieille rapporta une partie de ce qu'elle avoit pris. Zaza s'étant habillée dans la maifon de la vieille, qui la gardoit a vue, dans la crainte qu'elle ne lui emportat quelque chofe, reparut aux yeux de fon amant, plus belle, mille fois, que tout ce qu'il avoit vu. Après une converfation raviflante, ils eurent bien befoin de manger; car malheureufement, on ne vit ni d'air 3 ni d'amour , & ce fut alors que la vieille recommenca fes doléances. Nourrir, difoit-elle en pleurant, des gens de ce cohtentement-la. Mais, quoiqu'elle en dit, comme le prince n'avoit plus d'argent, & qu'il commencoit a fe facher, la peur lui fit donner un morceau de pain Sc fix pruneaux , qui lui coutèrent chaeun douze.foupirs ; l'on joignit a cela du lait de la belle vache; &, malgré le befoin, nos amans mangèrent peu , car 1'avidité de leurs regards , & le contentement, rempliffoient toute leur ame; au milieu des fermens & des plus tendres affurances, ils fatisfaifoient leur curiofité réciproque. La princefle inftruifit le prince de tout ce qu'elle  k t ia Princesse Zaza. qu'elle avoit éprouvé chez la fée du Hêtre, & fon récit fut long, a caufe de toutes les interrup* tions du prince, qui, tantöt déteftoit fon aveuglement, & tantöt demandoit un pardon, qu'il falloit obtenir, avant que de laifTer pourfuivre. Quand la princefTe eut fini un détail intéreffant par lui-même , Sc délicieux par tout ce qui 1'avoit accompagné, le prince lui raconta que 1'ernbarras ou elle 1'avoit mis, en lui découvranc fes fentimens, la juftice qu'il rendoit a fon efprit , Sc le defir de rencontrer un objet fi néceffaire a fon bonheur , 1'avoient obligé de partir* qu'il avoit parcouru , comme un infenfé, plufieurs royaumes, tantöt feul, tantöt avec fon équipage , toujours entretenu par la fée du Hêtre ; qu'il n'avoit point eu d'autre occupatioa que celle de s'informer des beautés qui faifoient du bruit dans le monde ; que fes recherches avoient été inutiles; que rien n'avoit répondu a 1'idée , que fon portrait lui avoit donnés des graces Sc de la beauté, Sc qu'il lui paroilToit toujours que l'on ne parloit point afTez d'aucune femme, pour lui perfuader que ce put être celle dont il étoit frappé; car, ajouta-t-il, les plus grands éloges fe réunifioient fur Zaza, a laquelle on me renvoyoit d'une voix unanime; mais comme j'en avois jugé fi différemment, jö Tome VLII, X  5i2 Le Prince Muguet difois toujours , je 1'avoue, quelle préventïon 1 «Sc que pourroit-on dire, fi l'on avoit vu celle que je ne connois qu'en peinture ? On ne parieroit pas autrement. Enfin laffe, «Sc plus encore défefpéré, jeréfolus de m'abandonner au hafard, «5c de parcourir les campagnes; ces déferts m'ont ,enchanté par leurs beautés naturelles, «Sc j'y confacre ma vie, puifqu'enfin je vous ai trouvée ; combien vous aimerai-je, puifque j'ai tant aimé un portrait qui ne me fait plus de plaifir depuis que je vous vois ? Ce portrait me flattoit trop pour m'y reconnoitre , il y a un an ; aujourd'hui ma beauté le détruit, reprit la princefle; que de raifons pour m'allarmer ! Mais je vois bien que mon cceur m'attache a vous : il eft plus fort que 1'efprit «Sc la réflexion, n'y penfons plus. Au refte, continua-t-elle, vous fentez bien que nous ne pouvons demeurer ici; indépendamment de la bienféance , nous n'avons aucuns fecours. Le prince en convint aifément; «Sc, pour remédier a cet inconvénient, il lui propofa d'aller chercher fon équipage, pour les conduire chez la fée du Hêtre, lui déclarer leurs aventures, & s'en rapporter a fes bontés. Dans cette réfolution, le prince alloit partir, lorfqu'ils virent arriver, par les airs, deux petits chars, 1'un de jafmin, «Sc 1'autre de chévrefeuilles, qui  ET IA pRINCESSE Z A Z A. 323 les conduifirenc chez la fée du Hêtre. Avant leur départ, ils entendirent les cris de la vieille, en voyant la belle vache s'évanouir. Ils apprirent, dans la fuire , qu'elle étoit morte de faïpi Sc de laffitude ; voulant toujours ramalfer les pièces d'or que Ie prince lui avoit données, & qui, par une punition de la fée, tomboient fans ceiTe du fac qui les renfermoient. La fée du Hêtre fut au-devant de ces deux princes, jufques fur fon perron; elle les embralfa mille fois, & leur dit : cette lecon vous étoit néceifaire, k vous , s'adreffant a Zaza, pour vous guérir de votre orgueil; Sc vous , de votre incQnftance Sc de votre vanité, dit-elle, au prince. Alors, Ie roi pêcheur & la reine bergère arrivèrent avec Saradine ; car Ia bonne fée les avoit envoyé chercher : Saradine pardonna a Ia belle Zaza, qu'elle embralfa miiie fois. Plus elle Ia trouva embellie, plus il lui parut qu'elle avoit trop fouffert. Elle lui rendit 1'ifle & 1'empire des Rofes, en lui promettant fa protecfion. Zaza, de fon cóté, 1'alfura quelle Ia rnérireroir toujours. La fée du Hêtre dit au roi & a la reine, que leurs fujets avoient fait périr le tyrajn Bambou j Sc qu'on les attendoit dans leur royaume avec grande impacience ; mais, accoutumés a une vie fimple Sc délicieufe, ils abdi- X ij  524 Le Prince Muguet, Sec: quèrent avec joie, en faveur de leur beau Muguet. Les fées fe chargèrent d'introduire les princes dans leurs beaux royaumesj qui, par bonheur, étoient voifins, & de les établir fur le tróne : ce qu'elles firent avec la plus grande magnificence, après les avoir comblés de tous les beaux préfens qui rempliffoient fon cabinet. Muguet & Zaza vécurent heureux , car ils furent conflans.  Il y avoit une fois dans un hameau un jeune enfant, nommé Tourlou. Sa figure étoit agréable , autant qu'intéreffante , & fon caracf ère étoit vif & anirné. Une jeune fille, a-peu-près du même age, brilloit dans le même hameau ; elle fe nommoit Rirette. On ne peut être plus jolie qu'elle 1'étoit; fa douceur étoit imprimée fur fon vifage , mais cette douceur n'étoit marquée que par tous les traits brillans qui dénotent ordinairement la vivacité. Tels étoient le petit Tourlou Sc la jeune Rirette. Leurs parens étoient féparés par ces vieilles inimitiés, fi communes dans Ia tête des vieillards, Sc qu'ils confervent plus par habitu.de que par raifon. Dés la plus tendre enfance, Tourlou cherchoit Rirette, Sc Rirette ne s'amufoit point, quand. X üj TOURLOU ET RIRETTE, CONTÉ.  T O U R I O IT Tourlou ne 1'avoit pas rencontrée. Leur occtfpation étoit la garde de leurs troupeaux. C'efr. ure des premiers foins de l'humanité , que les gens du monde , même les plus ambitieux, ne fauïoient imaginer fans le regretter. Quoiqire jeunes, on leur confia donc, de très-bonne heure, ce que leurs parens avoient de plus cher ; mais ce ne fut pas fans leur défendre de fe rencontrer. Ce ne fut point 1'envie que Ja défenfe d'une chofe a toujours infpirée , qui leur faifoit défirer de fe trouver; leur penchant naturel les conduifoit toujours aux mêmes lieux, tSc fans avoir jamais éprouvé d'autres fentimens, ni connu la moindre diftraction dans leur cceur' ni dans leur efprit; l'amour, dont ils ignoroient même le nom, n'avoit point de plus vifs & de plus zélés fujets que Tourlou & Rirette. La fée des Prés s'étoit intérelTée a leur for- j tune , dès leur plus tendre enfance, par le feul atrrait que les jolies phyfionomies ont toujours infpiré. Plus ils croilToient eu age, plus ils habitoient les lieux de fon empire, & plus chaque jour ils lui devenoient chers. Les fentimens de cette bonne fée étoient de la nature de ceux qui aiment a donner des preuves effeétives j ceux-ci, pour 1'ordinaire, ne font point accompagnés de doutes. Elle leur faifoit toujours trouver 3 & cela par hafard, ou dans le hameau 9 ■  et Rirette. $17 ou dans les prairies, ce qu'ils pouvoient défirer 1'un pour 1'autre; car, pour eux, ils ne connoiflbient point de defirs perfonnels. C'étoic aflez que 1'un des deux eüt fait la rencontre des attentions de la fée, pour que 1'aurre, a 1'inftant, les partageat; ils étoient donc réciproquement parés de tout ce qu'ils s'étoient donnés 1'un a 1'autre, & de ce qu'ils avoient défiré de fe donner. Indépendamment de ces petits préfens, la fée des Prés aimoit, comme je Pai déja dit, a plaire & a obliger ; elle avoit donc toujours le foin de leur faire trouver, tantöt les meilleurs petits gateaux du nic nde , tantöt des confitures , Sc très-communément des dragees , le tout pour leur collation. Quand ils eurent atteint un certain age , Ia bonne fée voulut fe faire connoitre a eux. Un jour qu'ils prenoient le frais a 1'ombre d'une haie vive &fieurie, ils appercurent une grande dame vêtue de vert, ékcoëffée de fleurs, fimplement, mais avec grace. Ils virent qu'elle tournoit fes pas de leurs cötés ; ils fe levèrent en la faluant avec politeflë, dans le defiein de 1'éviter; mais cette belle darne les remit de leur furprife Sc de leur embarras , par les propos doux Sc flatteurs dont elle accompagna fon abord ; elle leur dit qu'ils étoient les plus jolis enfans du monde, qu'elle les aimoit depuis long-tems, ós X iv  Tovriou* que, peur leur témoigner 1'amitié qu'elle avoie pour eux , c'étoit elle qui leur donnoit d'auflï bonnes eollations que celles qu'ils trouvoient tous les jours , tantöt dans un endroit, tantöt dans un autre. Mais pour vous donner des preuves de ce que je vous dis; aujourd'hui, par exemple ajouta-t-elle , vous n'avez rien trouvé, lbyez toujours fages , aimez vous bien , je vous apporte de quoi faire collation; pour lors elle leur donna un petit panier rempli de chofes meilleures encore que toutes celles qu'ils avoient mangéss jufqu'alors. Les remerciemens furent proportionnés a la bonté des préfens. La fée les quitta quelques momens après en leur difant adieu, & leur recommandant de ne parler d'elle que quand ils fe trouveroient tête a tête. Vous me verrez fouvent, leur ajouta-t-elle ; maisfouvenez-vous que je. vous vois , quand même vous ne me voyez pas. Cette vifite ne fut pas la feule qu'elle leur rendit ; elle prenoit plaifir a. les voir, & s'occupoit du foin de former a la vertu les cceurs du monde les mieux nés. Elle voyoit avec joie , par lacandeur & la fimplicité de leurs réponfes , ou par celles de leurs demandes, combien le naturel du cceur & de Pefprit font aimables. Plus cette fage fée aima Tourlou & Rirette 9 plus elle voulut orner Pefprit de ces deux joiis  e *p Rirette." 319 llèves. Elle fe fervic habilement des fentimens qu'ils avoient 1'un pour 1'autre. Pour réuffir dans ce projet, elle leur conta fouvent de petites hiftoires qui toutes avoient un objet. Ils fentirent d'eux-mêmes que la ledfure & 1'écriture font d'un grand foulagement dans les plus courtes abfences de ce que l'on aime. Le fentiment leur apprit donc avec une promptitude incroyable a, lire & écrire. Les premiers mots qu'ils tracèrent & qu'ils fe donnèrent a lire , furent ceux-ci : je vous aime. Tourlou écrivoit de tous cótés le nom de Rirette , & lifoit auffi de tous les cótés fon nom écrit de la main de fa bien aimée. La mufique & la poéfie leur devinrent enfuite familières. Ils n'eurent d'autre maitre que Pauteur de leurs defirs. La peimure de la vie délicieufe qu'ils paffoient dans Pinnocence , l'hiftoire de leurs petits événemens, & le détail de leurs premiers amufemens , ont été les premiers exemples, comme les premiers principes de 1'églogue ; mais il s'en faut beaucoup qu'ils aient été fouvent imités. L'efprit a tout gaté dans ce genre, cn prenant la place de la fimplicité du fentiment. Rirette fut convaincue, par des exemples qui ne trouvèrent rien a combattre dans fon cceur, que la fageffe & la vertu font néceffaires a. une jeune perfonne de fon fexe ; & Tourlou luimême , tout vif qu'il étoit en effet, fut obligé  33° T O V R L O V de convenir que cette même vertu eft un des plus furts liens de l'amour. Quand leur efprit fut bien formé du cóté des chofes agréables & du cóté des talens, Ia fée des Prés voulut exiger d'eux, & les accoutumer a une légère attention , non pas pour elle, car ils 1'aimoient de .tout leur cceur, & quand on aime on eft toujours attentif. J'exige, leur dit-elle un jour k 1'un & a 1'autre, que vous donniez vos foins a une chofe qui m'eft chère. Vous connoiffez la fontaine que', j'appelle ma favorite, & qui mérite ce nom foit par Ia fraicheur , foit par Ia clarté de fes eaux. Promettez-moi que tous les matins , avant que les rayons du foleil aient puTéchauffer , vousaurez 1'attention de la nétoyer ,• & d'en oter les pierres & tout ce qui pourroit troubler fa purètér j'attache a ce foin innocent une preuve de vötre( amitié pour moi. Sachez de plus que le bonheur de vous voir &ce!ui de n'être jamais féparés, dêpendent abfolument de 1'exactitude avec laquelfe vous remplirez 1'engagement que vous prenez.' avec moi. Pour témoigner leur reconnoilfance& 1'amitié qu'ils reffentoient , & fur-tout pour n'être jamais féparés , ils trouvèrent qu^ils n e~ toient pas chargés d'un foin affez confidérable. lis repréfentèrent le peu de peine quils auroient a s'acquitter d'une chofe fi facile a exécuter , §c  et Rirette. 33r dont la récompenfe étoit fi confidérable; mais la fée n'exigea que cette condkion. Pendant un très-long-tems la fontaine la plus propre fut, fans contredit , la favorite. Nos amans s'envioient Je bonheur de lui rendre leurs premiers foins, & le plaifir d'avoir fatisfait 1'un avant i'autre a la preuve de tous leurs fentimens; mais 1'excès de l'amour & celui de la délicateffe ont fouvent fait commettre bien des fautes. Un matin que 1'un & I'autre avoient devancé 1'aurore, & qu'elle découvroit dans le plus beau jour du printems toutes les fleurs qu'elle venoit elle-même de faire éclore, nos amans enchantés de cet afpeil , & qui favoient fi bien rapporter tout a ce qu'ils aimoient, fë perfuadèrent, chacun de fon cóté, qu'ils avoient affez de tems, i'un pour cueillir un bouquet, & I'autre pour faire une couronne a 1'objet de fon amour. La multiplicité des fleurs leur préfentoit de quoi fe fatisfaire en un moment ; mais le fentiment rend difficile pour les chofes que l'on defline a ce que l'on aime ; une fleur paroiffant plus belle que celle que 1'on venoit de cueillir avec joie comme la plus rare de la prairie; une autre, attirant la vue par la nouveauté , ou par 1'agrément de fon odeur. A ce choix, fi fimple en apparence, & qui ne devoit occuper qu'un inftant, les momens s'envolèrent, les rayons du foleil les avertirent  33 * T o if k i o tf de Jeur faute; ils coururent, avecardeur, a H favorice ; ils la trouvèrent déja dorée par 1'aftre qu'ils s'étoientengagés, par ferment, aprévenir. Ils arrivèrent précifément enfemble, mais par differens chemins, cSc s'appercurent qu'elle bouilJonnoit de la manière la plus effroyable. Un grand fleuve, terrible par fa largeur & par fa grande rapidité , vint engloutir a leurs yeux lafavorite, qui leur étoit fi précifément recommandée. Le terrein qui portoit nos deux amans , fe rctira de chaque cóté, «Sc devint le bord de ce fleuve redoutable, dont la largeur permettoit, a peine a la vue, de diflinguer 1'objet qui fe trouvoitde I'autre cóté. Cet événement fe paflaavec tant de promptitude , que nos amans, en faifant un cri de douleur, n'eurent que le tems de fe montrer Ia couronne «Sc le bouquet ; un fimple coup-d'ceil exprime bien des chofes , quand le cceur eft attentif; «Sc cette tendre exclamation ne fervit'encore qu'a redoubler leur malheur. Tourlou, vingt fois fe mit a la nage, poür rejoindre, ou du moins pour revoir de plus prés fa chère Rirette; mais toujours une force invincible le rapporta au bord d'oü il s'étoit élancé. Rirette trouva plufieurs bateaux, plufieurs arbres même que le fleuve entrainoit par fa rapidité ; mais les efforts qu'elle fit de fon cbté, pou* rejoindre fon amant, ne furent pas plus heureux  et Rirette. 333 que ceux qu'il avoit faits. Ils fuivirent donc, avec une peine infinie, les bords de ce fleuve , dans 1'efpérance de pouvoir, a la fin, le traverfer. Les nuits étoient terribles a pafler; mais la lumière du jour leur ramenoit du moins le plaifir de s'appercevoir des montagnes, des rivières qui venoient meier leurs eaux a ce fleuve qui les léparoit; enfin , tout ce que la furface de la terre préfente d'inégalités, leur caufa nonfeulement des fatigues infinies, mais les priva de la confolation qu'ils avoient en fe voyant, quoique de bien loin. Ils fuivirent le eours de ce prodigieux fleuve, pendant 1'efpace de plus de trois ans. Ils arrivèrent enfin au bord de la mer, dans laquelle il venoit de perdre fon orgueil & fon nom. Cette immenfe étendue d'eau leur caufa d'abord la furprife que le premier afpedl de cet élément imprime a tous les hommes ; mais, après quelques réflexions, ils ne doutèrent point que la fée, mécontente, ne leur préfentat cet objet, pour terminer leur deflinée ; «Sc ne pouvant réfifter davantage a une féparation a. laquelle ils fe croyoient éternellement condamliés , ils fe regardèrent tous deux, fe firent des fignes d'adieux , infpirés par le plus tendre amour, & tous deux, d'un commun accordj fe précipitèrent dans la mer. La bonne fée des Prés, qui les avoit toujours  334 TouRiotr fuivis, qui n'avoit pu s'accoutumerelle-mêrne a la folitude des lieux, qui lui retragoient a tous les momens les tableaux agréables de Tourlou Sc de Rirette, & qui n'avoit jamais eu d'autre defiein que celui de les rendre attentifs, ne fouffrit pas que ni 1'un ni I'autre tombat dans la mer : elle les retint donc en Pair; Sc les pofant a cóté Pun de Pautre fur le même fable, elle leur laifla quelque tems le fenfible plaifir de fe retrouver. Elle fit plus, elle attendit qu'ils euffent exprimé d'eux-mêmes les regrets de leur défobéiffance, elle ne fit point la délicate mala-propos; elle recut pour elle le chagrin de ce que leur défobéilfance avoit fait fouffrir a ce qu'ils aimoient. Quand ils eurent abondamment conté leurs plaifirs préfens, & leurs peines paffées, Sc qu'ils eurént eu le tems de faire quelques réflexions fur Péloignement oü ils fe trouvoient de leur hameau, Sc fur 1'embarras de leur retour, la bonne fée parut au milieu d'eux ; ils tombèrent a fes genoux, & lui demandèrent tant de pardons , que la fée des Prés, en pleurant de tendrefle, 'les releva, les embrafla tous deux, les afliiranr du pardon qu'elle leur accordoit : elle leur promit en même-tems de leur donner toujours des marqués de fon amitié. D'un coup de fa baguette, elle fit arriver fon petit carofle de jonc vert, clouté Sc orné par-tout des  et Rirette. 335 perles de 1'aurore du mois de mai, qu'elle confervoit avec foin comme les plus rares ; elle fit placer Rirette a cóté d'elle, & Tourlou fe mit fur le devant : elle ordonna a fes fix taupes a courte queue de la mener chez elle; en un quart d'heure au plus, elle fe trouva dans les belles prairies dont elle étoit la fée, 5c nos amans revirent avec tranfport les témoins de leur enfance 5c de leur amour. Tout muets que foient ces témoins, ils parient aux amans, ils favent les entretenir. La fée avoit réfolu de faire leur bonheur, ils n'en défiroient aucun que celui d'une éternelle union; elle rétablit la paix dans les families défunies ; 5c le jour qu'elle avoit deftiné pour leur mariage, elle conduifit Tourlou 5c Rirette dans une petite maifon bafle 5c bieu batie; elle étoit ruftique, folide 5c propre. La favorite, qui avoit repris fa première forme, avoit recu un ordre , auquel elle avoit obéi, de faire la clöture de la maifon 5c du verger; enfin, tout ce que l'on pouvoit défirer pour les maitres 5c pour les troupcaux, fe trouvoit dans ce féjour champêtre. La fée les fit afleoir 1'un 5c I'autre a fes cotés , après qu'ils eurent obfervé avec foin toutes les recherches utiles de cette agréable demeure ; 5c comme la bonne fée aimoit un peu a raconter, elle leur dit : vous ne pouvez douter, par les marqués de mon pouvoir, 5c par  ToURLOTT celles de mes bontés, que je ne fois une fée j j'ai trouvé dans nos anciennes annales un cont© que je veux vous faire. L'OISEAU JAUNE. Une fée, dont la conduite n'avoit pas été par«* faitement réguliere, fut condamnée , par Ie confeil fupérieur, a fouffrir la peine de foutenir, pendant quelques années , la métamorphofe d'un animal, dont on lui laifla le choix ; mais enmême-tems, on lui ordonna de faire la fortune de deux hommes, au moment qu'elle reprendroit fa figure ordinaire, pour mériter fa grace & fatisfaire a fes engagemens: comme elle aimoit beaucoup ie jaune, elle fe transforma en un oifeau jaune, dont la vivacité de la couleur «Sc la beauté du corfage , ne pouvoient fe comparer a aucun de ceux que les hommes ont jamais connu. Quand Je tems auquel fa métarnorphoJe devoit finir, fut arrivé, le bel oifeau vola prés de Bagdad , & fe laifla prendre par un oifeleur, au moment que Badi-al-Zaman (i) ie promenoit auprès de fa fuperbe maifon de campagne. Ce Badi-al-Zaman étoit regardé, dans Bagdad , comme l'homme le plus heureux & le plus aimable; & pourquoi cela, paree qu'il {i) Ce mot veut dire, en arabc merveille du monde. étoit.  et Rirette. 337 ctoit le plus riche : en effet, fes richeffes étoient: ïnnombrabies , fon commerce lui avoit toujours réuffi, & fes heureux vaiffeaux fans nombre n'avoient jamais éprouvé ni naufrage, ni retardement. Son opulence étoit accompagnée des dégouts qui la fuivent toujours ; Pinquiétude , 1'ennui, auffi bien que 1 humeur, n'abandonnoient jamais, un feul moment, ce héros de Bagdad. II étoit donc a la maifon de campagne qu'il avoit fait batir pour fe retirer, difoit-il , du grand monde, & dont il avoit fait, dans ce dellein, un palais, que cent maitres pouvoient habiter, & qu'ils habitoient en effet : ennuyé de fes jardins, ou Part contraignoit a chaque inftant la nature, il fe promenoit dans la campagne pour fe diffiper. Le feul iniiincf Ie conduifoit dans les lieux que le philofophe cherche avec goüt. L'oifeleur, qui venoit de prendre Poifeau jaune, Pappercut; êc, trouvant Poccafion favorabie de lui préfcnter un oifeau, qu'il lui avoit defiiné du moment qu'il en avoit fait la prife , il en euc bientöt conclu le marché, d'autant pius que Badi-al-Zaman, en confïdérant Poifeau, s'appercut que ces mots, qui étoient écrits fous fon aïle droite ; celui qui mangera ma tête, fera roi; &■ celui qui mangera mon cceur, aura, tous les maüns} ct. fon lever, centpièces d'or, étoient écrits, de la même écriture, fous fon aile gauche : Badi-aiTome VUL y  TouR.ro u Zaman , enchanté de cette nouvelle faveur de la fortune, réfolut d'en profiter; mais prefque tous les gens riches ont encore le malheur de ne pas connoitre la confiance. Dans le nombre pro- digieux de fes valets, il n en imagma pas un feul, auquel il put fe livrer dans une occafion de cette importance. II demanda donc a 1'oifeleur s'il étoit marié; il lui répondit que oui. Eh bien , lui dit-il, allons chez toi; fi ta femme veut me faire un ragout tout fimple de cet oifeau , je lui donnerai cent piftoles; cet oifeau 'me rendra peut-être un appétit que j'ai perdu depuis long-tems. L'oifeleur, charmé, confentit a fa propofition ; ils arrivèrent, peu de tems après, dans lachaumière de l'homme aux filets; on tua 1'oifeau , on le pluma, on fit la fricaffée , on fervit; mais quelle devintla fureur de Badial-Zaman, quand iï ne trouva pas Ia tête dans le plat, & qu'en cherchant le cceur de 1'oifeau , pour fe confoler du moins de la perte de la tête, il ne le trouva pas non plus. La femme de l'oifeleur fe mit a fes genoux, & lui confeffa que, pendant I'inltant qu'il étoit forti de leur maifon , fes deux enfans 1'avoient tant tourmentée, qu'elle avoit donné a 1'un la tête, & a I'autre un morceau des entrailles , deux chofes qui, pour 1'ordinaire, ne fe mangeoient point. Badial-Zaman fortit plein de fureur, en les menacant  ë t Rirette,, en général, & leurs enfans en particulier, qu'ils ne furvivroient pas a fa rage. Tout homme riche eft a redourer; dans tous les pays, fes injuftices, pour I'ordinaire, font révérées ; l'oifeleur Sc fa femme, jugèrent qu'ils n'avoient poinc d'autre parti a prendre que celui de faire éloi* gner leurs enfans; mais la femme, pour con* foler fon mari, lui apprit qu'ils ne devoient point en être inquiets> pour lors, elle lui conta qu'elles étoient les promeffes de 1'oifeau , donc elle s'étoit appercue en le plumant, & lui avoua qu'elle en avoit privé Badi-al-Zaman, dans le defiein de faire la fortune de leurs enfans. Ils les embrafsèrent, leur donnèrent ce qu'ils avoient pour fe mettre en chemin, leur recommandèrent de s'éloigner & de fe féparer, Sc leur firenc promettre de leur donner de leurs nouvelles. Pour eux, ils demeurèrent cachés Sc déguifés dans la ville, Sc trouvèrent le moyen d'éviter la colère d'un hómme riche Sc méchant, ce qui m'a toujours paru n'être pas mal-adroitaeux. Badi-al* Zaman, peu content de la fortune immenfe donc il jouiftbit, mourut de la douleur & du chagrin d'avoir manqué celle qui s'étoit préfentée a lui; & l'oifeleur & fa femme revinrent dans leur maifon, attendre des nouvelles de leurs enfans. Le cadet, qui avoit mangé le cceur de Poifeau jaune , ne fut pas long-tems a s'appercevoir y ij  34o Tourlou* du tréfor qu'il portoit avec lui, car effeclivemènt tous les matins a. fon réveil , il trouvoic la bourfe de cent pièces d'or fous fa tête, Pour la confolation de ceux qui ne font pas riches , rien au monde n'exige autant de conduite & de précautions que les richeffes. Le vil amas d'un tréfor fait non-feulement méprifer celui qui le conferve , mais encore il expofe la vie de celui qui le pofsède ; la diifipation de ces mêmes richeiTes produit les mêmes inconvéniens , expofe aux mêmes accidens. Le cadet de l'oifeleur employa fon revenu avec profufion , & fut foupconné d'avoir un tréfor inépuifable. Dans la vue de fes richefles, on attenta fur fa vie , & fi bien qu'il fuccomba. Son frère ainé , celui qui avoit mangé la tête de 1'oifeau jaune , fans qu'il lui fat arrivé aucune aventure remarquable , arriva dans une des grandes villes de PAfie. II trouva tout en rumeur : l'on procédoit a 1'élection d'un émir , mais les partis de ceux qui prétendoient a 1'autorité étant divifés, tout le monde étoit unanimement démeuré d'accord , que celui auquel il arriveroit quelque chofe de fingulier feroit déclaré émir, & cela fans aucun appel; notre jeune homme afiez mal mis , encore plus mal monté, paré fimplement de la figure qu'il avoit afiez agréable, fentit touta coup que quelque chofe fe pofoit fur fa tête t  et Rirette.' 341 Sc pour lors il vit que tout le monde avoit les yeux tournés fur lui, Sc qu'a 1'étonnement qu'ii remarqua fuccédoie'nt les acclamations. Un pigeon blanc qui s'étoit pofé fur fa tête , étoit 1'occafion des applaudiflemens qu'on lui donna; il fut conduit au palais j Sc reconnu pour émir, non , comme on peut le croire , fans un grand étonnement de fa part. Comme il n'y a rien dè fi doux que de commander aux autres, il n'y a rien non plus a quoi on s'accoutume plus aifément , mais 1'agrément d'une chofe n'en corrige pas toujours la difficulté • le jeune émir commanda donc & gouverna , il fit des fautes de toutes les efpèces , & ceux dont Ie parti étoft rjuiflant avant fon éleétion, fe révoltèrent & le privèrent a la fois de la vie & deTautorité. Chatiment qu'il méritoit d'autant plus , qu'il n'avoit pas voulu reconnoïtre l'oifeleur & fa femme pour fes père Sc mère , & qu'il les avoit laiffés dans la mifère. Cet homme riche & ce roi auroient peut-être été de fort bons oifeleurs , peut-être même d'honnêtes gens, fi 1'ambition de leur mère ne les avoit pas fait changer d'état. Je vous ai conté cette hiftoire , reprit alors Ia bonne fée des Prés , pour vous dire , mon cher Tourlou Sc ma chère Rirette , que les préfens que je vous fais de cette maifon rufiique font préférables a tous ceux que je pourrois vous; I iij  342 Tourlou et Rirette. faire. Promettez-moi de travailler a. la culture de vos champs & a 1'entretien de vos troupeaux f & tenez moi parole plus que vous n'avez fait pour les foins de la favorite ; ne vous laiffez accabler , ni par la négligence , ni par la pareffe , & je vous promets que 1'abondance des feuls biens a déiirer ne vous manquera jamais. Je puis vous répondre que vous y réunirez la fanté du corps , 1'amufemenc de Pefprit, & la confiance du cceur. Après cette courte harangue, la bonne fée des Prés affembla tous les parens & tous les amis de Tourlou & de Rirette , & fit une nöce comme au bon vieux tems. L'on coucha les mariés a leur grande fatisfaftion. Ce fut a cette occafion que Pon chanta & que Pon fit les couplets de Tourlou-rirette, dont le refrain a paffe jufqu'a nous. C'eft la feule preuve qui nous foit reftée pendant un très long-tems de cette véritable hiftoire. Tourlou & Rirette s'aimèrent bien , fuivirent exadf ement les confeils de la bonne fée ; & ce qui eft trés-rare , ils eurent beaucoup d'enfans qui firent le bonheur de leur vie , & la confolation de leur vieilieffe.  3*3 la princesse PIMPRENELLE et le prince R O M A R I N, CONTÉ. Il y avoit autrefois un roi & une reine qui vivoient, ( quoiqu'il y a bien long-tems qu'ils foient rnorts ) a-peu-près comme les princes vivent aujourd'hui, c'eft-a-dire, en fuivant leurs goüts. Le roi qui fe nommoic Giroflée , aiinoic. beaucoup la chafTe , cependant, il étoit occupé des affaires de fon royaume tout autant qu'il le pouvoit être , & fans-celfe il arrangeoit & dérangeoit fes papiers. Pour la reine , elle avoit été trés-belle ; mais comme elle aimoit beaucoup a 1'être , elle étoit perfuadée qu'elle 1'étoit encore , quoiqu'elle cüt plus de cinquante ans. II eft bien vrai que les princefles & les filles de théatre joignent Yiv  344 La Princesse Pimpreneile également au privilege d'être plus long- tems jeunes & belles, celui d'être traitées comme telles plus long-tems que toutes les autres femmes. La reine fe nommoit Filigrane, nom que le hafard lui avoit donné , écque l'on a fu depuis être un fobriquet, tant elle étoit fèche & maigre ; elle ne penfoit qu'a imaginer des fêtes, des bals & des mafcarades ; enfin tout ce que le luxe Si la galanterie réunis ont inventé pour le divertiffement des cours. L'on peut s'imaginer comment un auffi beau royaume étoit gouverné; auffi prenoit des provinces qui vouloit , pourvu qu'on laifïat des forêrs au roi , & des violons a la reine ; tous ces événemens ne faifoient aucune impreffion fur leur efprit. La reine Filigrane & le roi Giroflée n'avoient eu de leur mariage qu'une fille ; elle promettoit dès 1'enfance une fi grande beauté, qu'a. quatre ans Filigrane en devinr effentiellement jaloufe; Sc que prévoyant le tort qu'elle pourroit faire un jour a fes appas, elle réfolut de Ia fouftraira aux yeux de toute.la cour. Pour exécuter ce deffein , elfe inventa quelque prédidion , quelque pauvreté , qui, telle qu'elle fut, ne manqua pas d'être applaudie de tout ce qui 1'environnoit; elle fit enclore furies bords d'une rivière qui traverfoic les. jardins du palais, un affez grand terjrejn,J .elle . y fit Mtir une petite maifon daas  et ie Prince Romarist. 345 laquelle elle renferma la charmante Pimpreneile, ( c'eft le nom de la princeffe.) On lui donnoic par un tour toutes les chofes néceffaires a la vie, & une muette étoit chargée du foin de la fervir. Un corps de garde placé a cinquante pas du tour avoit ordre , fous peine de la vie , de ne lailfer approcher qui que ce fut de la maifon , & cet ordre avoit été exécuté dans tout fon entier pour la reine, elle ne parloit jamais qu'avec une fauffe douleur des défauts qu'elle donnoic libéralement a la pauvre Pimpreneile. Elle avoit fi fouvent répété ces mauvais propos , qu'elle en avoit perfuadé tout le monde , & que l'on ne s'en formoit d'autre idéé que celle d'un monftre fouftrait avec raifon aux regards de Ia cour. Cette cour étoit dans la fituation que je viens de décrire , & Ia princeffe pouvoit avoir quinze ans , lorfque le prince Romarin , agé de dix-huit plus beau que le jour, Si un tant foit peu moins étourdi que fon age ne Ie comportoit, y parut attiré par le bruit des fêtes & des plaifirs dont Filigrane étoit fans ceffe environnée : mais il eft bon de favoir ce qu'étoit Romarin. II étoit fils d'un roi & d'une reine, qui peut-être font le commencement d'ün autre conté ; les bonnes gens moururent prefqu'en même tems ; ils laifsèrent leur royaume a 1'ainé  34<» La Princesse Pimprenelie de leurs enfans, comme de raifon ; pour Romarin , leur cadet, celui dont il s'agir, ils le laifsèrent par teftament a la fée Melinette , afin , je crois, de n'avoir pas leur confcience chargée de ne rien laiffer a cet aimable enfant. II eft conft'ane qu'ils firent en cela une a&ion d'efprit ; car Melinette étoit auffi puiflante que bonne. Elle éleva donc le petit prince avec tous les foins imaginables , elle lui apprit même quelquesuns des fecrets de la féerie t & ne négligea rien des connoiffances dont 1'efprit d'un prince devroit être toujours orné ; mais elle avoit ellemême trop d'efprit , pour ne pas favoir que tout homme ne peut employer fes talens qu'autant qu'il eft inftruit de 1'ufage du monde, elle favoit encore que les meilleurs princes font ceux qui ont été confondus avec les fujets. Toutes ces confidérations engagèrent Melinette a faire voyager Romarin , & a le laiffer, en un fens, maitre d'une conduite a. laquelle elle veilloit toujours invifiblement. A propos d'invifibilité , elle donna au prince, en le quittant, une bague qui pouvoit le rendre invifible en la mettant au doigt ; ces bagues-la font fort communes, on en voit dans beaucoup d'autres contes. Je crois que voici toute 1'expofition faite, & que le lecteur fait a peu prés quels font les gens d qui il va avoir a faire»  et ie Prince Romaein, 347 . Romarin arriva donc a la cour de Filigrane , il fut 1'objet de 1'attention & de la coquetterie de toutes les dames. II fut préfenté au roi Giroflée, qui le recut a. merveille ; il fut encore mieux recu de Filigrane & de toute fa cour, a laquelle il fe livra avec cet air de galanterie Sc cette coquetterie de Pefprit que l'on ne peut avoir qu'avec la liberté du cceur. Après quelque tems d'un féjour qui ne produifit rien qui mérite attention , Romarin entendit parler de Pimpreneile; mais comme les récits font toujours exceflifs , on la lui dépeignit d'une facon li hideufe , & en même - tems fi fingulière , qu'on excita en lui une curiofité qu'il ne déclara point, mais qu'il réfolut de fatisfaire. 11 fe fouvint de fa bague. La petite vanité de fe montrer avoit empêché jufqu'ici le prince de s'en fervir. II s'en fouvint donc , il réfolut d'en faire ufage , pour juger par lui-même de ce qu'on lui avoit dit, Sc des effets qu'une folitude aulfi compléte auroit pu produire. II partit invifible , il traverfa facilement Ia garde s & franchit le mur qui renfermoit la plus charmante créature du monde ; il la voyoit, Sc il cherchoit encore le monftre qu'on lui avoit décrit, tant la prévention a d'empire fur notre efprit. II s'appercut enfin de fon erreur , & la trouva belle comme la rofe du matin , parée des  34» La Princesse Pimpreneiie ornemens fimpfes que la modeftie & la coquetterie naturelles peuvent indiquer : fa parure ne dépendoit d'aucune mode, c'étoit Ia fimple & la belle nature tout enfemble. Romarin fut ö frappé de tout ce qu'il remarqua, que le trait de l'amour égala le coup de la foudre ; & quoique dansje fond il fut un peu petir-maïtre, & qu'il en eut la confiance , il n'ofa cependant cefler d'être invifible, & fe contenta d'admirer. Pimpreneile étoit affife fur le bord du ruilfeau qui traverfoit fa retraite , elle étoit occupée du foin de renouer les plus beaux & les plus longs cheveux que l'on puiffe imaginer. Après cette attention perfonnelle , elle fut arrofer quelques fleurs ; la compaffion la porta enfuite a vifiter un nid d'oifeaux pour foulager la mère dans fes befoms : car , en tout, les mouvemens de notre cceur fe déploient , & les plus petites bagatelles nous en dévoilent les replis : la douceur & la bonté de Pimpreneile avoient féduit ce qui compofoit fon empire. Les oifeaux avoient eu leuls, jufqu'ici Ie pouvoir de 1'admirer ; elle les avoit tous apprivoifés, ou plutot féduits; elle s'étoit donc formée une petite cour , peu briülante a la vérité ; mais cette cour avoit du moins auprès-d'elle le mérite de lui facrifier une liberté connue. Au^moindre figne , au moindre mot s ils arrivoient a elle pour exécute-r tous fes or^  et ie Prince Romarin. 349 dres ; enfin , elle en étoit adorée. Romarin fut quelque tems témoin de ces douces occupations; enfuite il la fuivit dans fon petit appartement : la propreté y régnoit, la leéture, un des plus grands délaifiemens qu'elle put avoir , lui avoit été d'un grand fecours. Romarin , enchanté de tout ce qui prouvoit un efprit qui répondoit a. la beauté dont il étoit enchanté , perfifta dans fon invifibilité. La timidité , qui naquit autrefois avec l'amour, eft toujours une de fes cornpagnes inféparables : elle 1'empêcha donc , nonfeulement , de paroitre aux yeux de la belle & fimple Pimpreneile, mais elle le contraignit encore de retourner au palais , dans la crainte que fon abfence ne donnat du foupcon. Cette crainte eft un fentiment que je fuis bien éloigné de blamer-, mais fouvent elle a fait découvrir ce que l'on avoit le plus d'envie de tenir caché. Ce ne fut plus dès-lors ce Romarin , qui, n'ayant rien dans le cceur, faififfoit avec efprit tout ce qui fe préfejitoit d'agréable a dire ou a. répondre ; ce fut un homme diftrait & rêveur; on peut croire que, dans une cour auffi fiivole que celle de Filigrane, on ne fut pas long-tems a s'appercevoir qu'il avoit une paffion dans le cceur. On le plaifanta, & fon embarras confirma ces foupcons, fans que l'on put découvrir, quelque peine que l'on fe donnat, 1'heureux objet qui  350 La Princesse Pimpe.eneile avoit fait une fi belie conquêre. Le prince, occupé de la belle Pimpreneile, ne fe repentit point de fa retenue, fon cceur & fon efprit approuvèrent, au contraire, la délicatefle qui 1'avoit fait agir; ils applaudirent Pun & I'autre a. une timidité qui nait autant du bon cceur que du véritable amour. II pafla les premiers jours a fatisfaire aux moindres defirs de la beauté qu'il adoroit; 1'innocence de fon cceur, Ia droiture & la jufleffe de fon efprit, achevèrent de le charmer ; 1'occupation d'une fleur, celle de 1'affortiment d'une foie, le lien d'un panier de jonc , loin de le révolter , 1'attachoient par les plus fortes chaïnes ; enfin, plus les defirs de Pimpreneile étoient fimples, plus les fentimens de Romarin étoient redoublés. Après quelques jours d'un pareil examen, il conjura Melinette de 1'entretenir par les fonges les plus agréables. L'on peut croire qu'il lui demanda, & qu'il obtint d'en être le feul objet, & rien ne 1'engageoit alors a ne pas laifler voir fon aimable figure. Les idéés agréables dont il rempliflbit Pefprit, & peu-a-peu le cceur de la belle Pimpreneile, lui firent, en peu de jours , regarder le fommeil comme le fouverain de tous les biens. Pimpreneile, infenfiblement accoutumée par les fonges, fut plus en état de recevoir les déclarations invifibles de Romarin, qui fatisfit alors  et ie Prince Romarin." 351 a fes innocens defirs avec plus de hardieffe j tantót il faifoit arriver a elle la bagatelle dont elle étoit éloignée , & qu'elle défiroit : ces démarches lui causèrent au commencement des mouvemens de frayeur, dont la délicatefle de Pamant fe défefpéroit. II lui fit entendre quelques foupirs ; enfuite il 1'accoutuma a un fon de voix , que la figure auroit bien embelli. La folitude fait faire du chemin en peu de tems. Pimpreneile vint a être fenfible, quoiqu'elle ignorat encore & le nom de l'amour, & la figure de fon amant. Tant de révolutions fi fingulières en ellesmêmes, auroient embarraffe des perfonnes plus expérimentées que notre jeune beauté. Romarin lifoit avec tranfport dans fon cceur & dans fon efprit, les effets de fa propre figure, quoiqu'elle ne la connut qu'en fonge. II remarquoic cependant en elle les troubles, le defir, les agitations, enfin, la tendre émotion que l'amour feul peut caufer. Pimpreneile défiroit de voir celui dont la converfation &l'obéiffanteattention faifoient une impreflion aufli agréable que féduifante fur fon efprit; mais elle n'ofoit avouer a celui qui 1'entretenoit, 1'impreflion que la figure, qu'elle avoit vue en fonge, avoit faite fur fon cceur ; elle craignoit fans cefle de les trouver féparés, & la curiofité, cette mère de tant de difgraces, la tourmentoit fouvent. Romarin ,  351 La Princesse Pimpreneüs lui difoit-elle un jour , je crois que je vous aime. Vos actenrions me charment, elles flattent , il eft vrai, ma vanité , & votre efprit me féduit. Vous m'afliirez que vous n'êtes point diffbrme, je le veux croire; mais fi. vous n'êtes pas fait comme ce que j'imagine, je fens que je ne pourraiVous aimer. II eft un dieu, lui répondit Romarin , que tous les hommes fervent, a Ia vérité, mais que je fers encore plus parfaitement que jamais on ne Pa fervi. Ce dieu fe nomme Amour, vous le favez, mes fentimens vous en ont donné Pidée ; mais cet Amour a pour fille une autre déefle, dont les attributs & les agrémens font a Pinfini ; elle fe nomme la Délicatefle, & c'eft elle qui m'empêche de me découvrir a vos yeux. Mais cette déefle vous aime-t-elle, ajouta Pimpreneile ? Que deviendrai- je, fi cela eft ? Qued'avantages elle a fur moi! Ces témoignages de vos fentimens redoublent encore les miens, reprit avec ardeur le charmant Romarin ; mais cette déefle ne doit vous caufer aucune inquiétude, elle vous connoit; bien loin de Pemporter fur vous, elle vous eft foumife. Elle m'ordonne tout ce que je fais pour vous ; elle me reproche même de n'en pas faire encore affez. Mais elle vous défend de paroitre a mes yeux, interrompic Pimpreneile, avec vivacité, & vous lui obéiflez plutót    et ie Prince Romarin. 355 plutot qu'a moi. Satisfaites encore, pour quelque tems a mon invifibilité, lui dit alors, le prince Romarin , croyez qu'elle me coüte infiniment; mais lailïez-moi vous plaire avec certitude; laiffez-moi vous convaincre, par la feule vivacité de mes fentimens , d'une paffion qui ne veut pas fempioyer fur votre cceur, les effets de la figure. Toutes ces raifons parurent foibles; Pimpreneile infifta, & Ia bague tomba du doigt. Quelle joie pour la princeffe , de voir que Pefprit & le caracfère qu'elle aimoit, étoient réunis dans 1'objet de tous fes fonges! La fée Melinette étoit du tems paffé; elle croyoit la convenance des caractères, & les épreuves des fentimens, néceffaires pour former ce terrible nceud de mariage. Elle s'appercut donc avec plaifir des fentimens vifs & purs, qui naiffoienc dans le cceur de ces aimables enfans. Pendant que nos jeunes amans, livrés a. toute la vivacité de leurs cceurs, ne voyoient qu'eux fur la terre, <3c qu'ils ne pouvoient concevoir ia plus foible idéé du malheur, ils étoient au moment d'éprouver ces troubles & ces chagrins, qui, malgré Pauftérité & le férieux des phiiofophes , font les plus fenfibles de la vie. Pimpreneile étoit affife fur le bord de fon petit ruiffeau , dans la place que fon amant avoit occupée; Ie murmure de Peau , le mouvement de fon cours, "Tornt VUL Z  354 La Princesse Pimpreneile entrainent, malgré eux, les amans a la rêverie; il n'efl; donc pas néceffaire de dire qu'elle penfoit a lui de toute fon ame, quand , en traverfant les airs dans une bouffée de vent, pleine de pouffière & de paille, le génie Grumedan 1'appercut. Une taille de nymphe, ou plutot de déefle, des yeux admirables d'un bleu foncé, que des paupières, d'un noir parfait, rendoient encore plus vifs, des cheveux qui defcendoient plus bas que la ceinture , un teint charmant, une bouche, accompagnée de fourires & de graces, toutes ces beautés, dis-je, frappèrent le génie. Eh ! qui n'en eut été faifi d'admiration ! II abat fon vol tout auprès de Pimpreneile, ü la regarde quelque tems , fon cceur s'enflamme, & les defirs augmentent; il reflentit quelques momens la honte de paroitre en habit de chafle; il eut quelqu'envie de demeurer invifible, mais une telle réfolution pour un être qui reflent de l'amour , ne fe peut foutenir que dans un cceur bien fait; car enfin, quel chagrin de n'ofer fe montrer fous fapropre figure, quand on éprouve une paffion fondée prefque toute entière fur Pamour-propre & la bonne opinion que l'on a de foi? L'orgueil de Grumedan prévalut donc; il parut tout-a-coup aux yeux de Pimpreneile , qui fit un cri de frayeur & de furprife. L'une & I'autre étoient fondées, car il n'étoit pas beau;  et ie Prince Romarin. 555 & fa grande taille ruftique «Sc grollière étoit Pimage de fon ame; de plus, il étoit borgne. L'on m'a fort alfuré qu'il avoit perdu fon ceil droit, il y avoit prés de neuf cents ans, dans un combat fingulier contre un de fes coufins a Poccafion de quelques bordages de terres; 'les fées & les génies accommodèrent Paffaire^ les combattans étoient demeurés amis, Sc 1'ceil 'étoit demeuré perdu". II étoit donc borgne, un peu bègue, les cheveux crépus, & les dents afiez belles, mais longues. Malgré le cri de la prin-celfe, qu'il n'attribua qu'a la furprife, il lui fit un compliment, très-long par lui-même, Sc de plus allongé par fa diificulté naturelle de parler. Tel qu'il fut, il s'en applaudit, «Sc Pimpreneile s'écria : ah ! mon cher Romarin. Grumedan lui répondit avec autant de vivacité qu'il lui fut poffible : vous en aurez , madame, cela n'eft pas rare. II eft conftant qu'elle eut alors découvert le fecret de fon cceur, fi la bonne Melinette, toujours attentive a ce qui pouvoit intérelfer fon pupille., ne fut accourue. Elle fe rendit invifible ; &, prenant le fon de la voix de Romarin, elle lui dit -. nous fommes expofés au plus grand' de tous les dangers; je ne fuis alarmé que pour vous, ma chère Pimpreneile; déguifez vos fentimens, efpéronsen 1'Amour, il ne nous abandonnera pas. Melinette eut le tems de dire tout Z ij  3jg La Pkincesse PlMPRENEtlE bas ces mots, qui laifsèrent Pimpreneile dans un trouble & dans une agitation extrêmes, pendant que Grumedan, qui étoit le plus grand preneur de pied de la lettre que l'on ait jamais vu, conjura tous les romarins de la contrée de venir a fes ordres, Cette petite attention toucha peu 1'objet aimé : elle le pria trés - froidementde vouloir bien les renvoyer. II le fit avec affezde peine; & comme il étoit toujours content de tout .ce qu'il produifoit, il voulut afiez ïnfolemrnent. prendre la main de Pimpreneile , qu'il croyoit avoir mérité de refte, par 1'aveu de l'amour qu'il venoit de déclarer, & par 1'attention qu'il avoit témoignée. Pour-lors , Melinette parut avec toute la fplendeur de la féerie. Arrêté, Grumedan, arrêté ! cette beauté eft fous ma protecfion ; la moindre infolence te coütera mille ans de captivité. Si tu peux obtenir le cceur de la belle Pimpreneile par les voies honnêtes êc convenables , je ne m'oppofe point a tes démarches ; mais, détrompes-toi, fi tu te flattes de pouvoir mettre a exécution tes enlèvemens, êc enbn tes démarches ordinaires. Cette déclaration fut un coup terrible pour Grumedan; mais il n'y avoit point de remède a apporter ; il fallut donc tourner toutes fes idéés du cóté des attentions; & quoiqu'il fut très-peu dans 1'habitude d'en avoir, la beauté , qui 1'avoit frappé, étoit  et ie Prince Romarin." 357 de celles auxquelles on ne peut fe difpenfer de touc facriner. Melinette, bien certaine de la fauve-garde qu'elle avoit établie , courut avertir Romarin de tout ce qui fe paiToit. Au premier mot de rival & de génie , fon cceur s'enflamma ; & fans Melinette, il eut éré fur le champ fe livrer a. toutes les folies d'une jeune tête ; heureufement elle fut le contenir. Elle lui repréfenca 1'autorité du génie , & le danger auquel fa vivacité pouvoit même expofer 1'objet de tous fes vceux • elle lui promit que Grumedan n'entreprendroit rien qui put lui déplaire, pourvu qu'il fut toujours invifible, quand il feroit auprès de Pimpreneile. Quand elle eut exigé fa parole, elle lui dit que Grumedan étoit le génie le plus ruftre cc le plus injufte que l'on eut jamais vu; elle lui apprit encore que fouvent il avoit été puni de fes injufticespar le confeil fouverain des fées & des génies; que tantót il avoit été enfermé dans un arbre, pour n'en fortir que quand 1'arbre feroit abattu ou détruit par 1'injure des tems; que d'autres fois il avoit été mis fous une groiTe pierre, au fond d'une rivière, fans pouvoir être délivré que par le dérangement de cette même pierre; enfin, elle le mie au fait de cent punitions, dont le détail feroic trop long , & qui n'avoient jamais pu 1'amener a cette douceur , li recommandabie a un génie. Z iij  358 La PriNCESSE PlMPRENEIlE Grumedan , qui craignoic les menaces de Melinette, fut donc obligé de chercher a plaire, Sc d'imaginer des amufemens pour engager Sc féduire Pimpreneile ; il ne douta point de la réuflite. Pendant que la fée contenoit Grumedan , elle avoit impofé au prince Romarin la dure néceffité de 1'invifibilité; elle 1'avoit averti que de cet article dépendoit fa confervation; mais elle 1'avoit allure, pour le confoler, qu'attendu la flupidité du génie, il pourroit avoir la confolation de voir Sc d'entretenir Pimpreneile a tous les momens. Ce fut a quoi 1'un Sc I'autre ne manquèrent point; mais que fait une défenfe en amour ? Elle empêche de jouir de ce qui nous eft accordé , «5c notre cruelle imagination n'efl; plus occupée que de ce qui nous eft défendu. Grumedan Sc Romarin , celui-ci fous le nom de Melinette, a 1'envi 1'un de I'autre , donnoient a tous momens des divertiflemens a 1'objet de leur amour , <5c cherchoient a lui prouver tous les fentimens dont ils étoient animés. Romarin fe fervit d'abord de ces oifeaux dont j'ai parlé, il leur fit a tous prönoncer le nom de Pimpreneile, il le leur fit chanter dés le matin; «Sc réglant avec foin les fons les plus heureux de leur gofier, tout Pair rétentiflbit a-Ia-fois du nom de la plus rare beauté, «Sc tous chantoient  ét le Prince Romarin. 359 l'amour difcret & conftant. Grumedan trouva que cette idee n'avoit rien de nouveau; que les oifeaux avoient toujours chanté depuis que Ie monde étoit monde , & que les amans avoient tous entendu les hötes des bois ne parler que de 1'objet de leur amour. II avoit lu quelques opéra nouveaux , pour le malheur de Pimpreneile; tkle peu de goüt ou la préfomption qu'il avoit , il 1'avoit pris dans ces bons ouvrages; il voulut donc faire éclore quelque chofe qui füt abfolument neuf; car le nouveau dans le genre des amufemens a des charmes inconcevables; tel qu'il foit, quand on peut dire, cela n'a pas encore paru , tout eft dit , & la chofe doit être admirable. II imagina fort agréablement de former un concert qui n'eüt jamais été ëntendu, & qui lui fit a lui un plaifir infini. Ce fut la réunion de dix mille grenouilles que fon grand pouvoir raffembla. II leur infpira le peu qu'il imaginoit de 1'harmonie , & ce qu'il croyoit favoir du goüt du chant. Ce bruit af> freux , ce croaffement mille fois répété , lui caufèrent un contentement que je ne puis décrire. II ne pouvoit cacher la fatisfaétion qu'il éprouvoit; & tantót fur le choix des concertans, tantöt fur le tour nouveau des paroles; mais toujours d'un ton importun , il répéta mille fois fon propre éloge. Les paroles , dont il faifoit Z iv  360 La Princesse Pimpreneiie tant de cas, lui avoient fait fuer fang & eau pour venir a bout de les produire , elles étoient cependant toutes des plus triviales; les voici apeu-près, & telles qu'on me les a redites. Adorable Pimpreneile, Toujours plus belle, Ah ! que vous allumez de feux. Dans mon cceur amoureux. Un gros génie tel que Grumedan ne fait point donner de bornes a fon amour propre, ni mettre une fin a ce dont il eft flatté. Le concert fut donc auffi long qu'un opera italien 1'eft ordinairement, c'eft-a-dire, qu'il dura prés de cinq grandes heures, fans qu'il y eüt la moindre variété dans les paroles. Pimpreneile , comme on peut croire, feroit morte d'ennui, & du concert & de la longueur des répétitions, fi Romarin n'eut été préfent. II 1'entretenoit avec ardeur pendant le tems que Grumedan étoit occupé a faire effouffler fes grenouiiles , auxquelles il ne donna pas le moindre relache ; l'on m'a fort affuré même, qu'il périt un grand nombre des concertans. Romarin , pour amufer la princeffe, fe fervit heureufement de la petite rivière dont j'ai parlé. II fit paroitre (a la vérité en petit,) toute la Hotte de Cléopatre , précifément telle & tout auffi  et ie Prince Romarin. 36"! magnifique que l'hiftoire nous la dépeint. Tous les vaifleauxavecleurs voiles de pourpre fedécouvrirent de loin, en faifant toutes les manoeuvres de 1'ancienne navigation. Sur le plus beau & le plus riche de fes batimens, Cléopatre fe diftinguoit par fa beauté ainfi que par fa magnificence ; quand elle fut vis-a-vis de 1'endroit oü Pimpreneile étoit affife, tous les vaifleaux fe mirent en ligne ; & cette reine fi fiére débarqua , & vint préfenter a la princefTe cette fuperbe perle, dont il eft tant parlé dans l'hiftoire , en lui difant : vous êtes plus belle que je ne le fus jamais ; que mon exemple vous ferve a. faire un meilleur ufage de votre beauté. Pour-lors elle fe rembarqua , & toute fa petite flotte , dont 1'afpec.1 étoit charmant, pourfuivit fa route, & fut appercue jufqu'a 1'extrémité du petit jardin de la princefTe. Grumedan étoit préfent a ce petit divertiffement ■ je ne trouve rien de joli, dit-il, a toutes ces petites figures , ce font des marionnettes ; voila bien des facons pour donner une perle ; que ne dites-vbus, madame que vous les aimez ? Auffi-töt il tira de fa poche un grand fiflet, & l'on vit a 1'inftant même Peau de la petite rivière fe groffir , & devenir toute bourbeufe ; dans un moment il parut plus de cent mille huïtres a. écailles, qui s'ouvroient devant Pimpreneile , & dégorgèrent toutes a fes pieds,  3£>2 La Princesse Pimpreneixe qui plus, qui moins de perles, mais toutes admirables. Voila des perles, ceJa, s'écria Grumedan , il eft réel qu'il y en eut afiez pour fabler tout le jardin. Romarin , le lendemain j conftruifit tout-a-coup , pendant la promenade de la princefle, Sc lorfqu'elle y penfoit le moins, un cabinet de verdure fimplement mêlé de fleurs, qui compofoient le chiffre de Pimpreneile : par refpeéf. plus que par la crainte du génie il n'ofa pas y joindre le fien ; des fièges de moufle & de gazon j des fources qui couloient dans les angles, & qui formoient un ornement naturel, fans être aflervis a une fimétrie exadfe , & dont le murmure & la fraicheur étoient charmans, rendoient ce féjour délicieux. Le repas fut champétre , mais les fruits les plus rares Sc le plus agréablement arrangés , en faifoient Ie principal ornement. Quelques mufettes invifibles chantoient l'amour , & ne fe faifoient entendre qu'a propos. Romarin li foit fi bien dans le cceur de Pimpreneile , qu'a la moindre apparence de longueur toute la mufique ceflbit. Un roflignol des favoris de la princefle , Sc qui réellement avoit la plus belle voix du monde } vola fur le fruit , Sc chanta des brunettes & des chanfons a danfer. Eh ! qui t'en a tant appris , mon cher Rigdi, lui dit Pimpreneile ? L'oifeau bien inftruit, lui répondit tout fimplement, c'efl PA-  et ie Prince Romarin. 36} mour. Grumedan eut de 1'humeur pendant cette fête, il la trouva platte ; il déclara que les mufettes ne faifoient pas affez de bruit; il critiqua les oifeaux. Quoi , je verrai toujours des oifeaux ! De plus, dit-il, qu'efl-ce qu'une coilation fans vaiffelle «3c fans buffet ? Effecfivement , il en donna une le lendemain dans un autre coin du jardin. II avoit bati pendant la nuit un cabinet d'or maffif. Les chiffres de la princeffe «Sc du génie n'étoient point oubliés, car le dedans «Sc le dehors en étoient également femés. II avoit encore eu plus de foins de ne pas oublier les buffets ; il y en avoit en effet deux fi prt!>digieufement chargés de richeffes «Sc de chofes inutiles , que 1'ceil ne les pouvoit regarder. Le repas fut compofé de viandes chaudes, fervies fort pefamment ; tout étoit de la vieille cuifine. Grumedan mangea comme un diable, quoique Pimpreneile ne prit goüt a rien. Au fruit, dans lequelil n'y avoit de remarquable que des affiettes volantes de diamans brillans; il dit: pour des chanteurs «Sc de la mufique, vous n'en aurez point, je n'aime le bruit que quand je le fais ; mais vos beautés n'en feront pas pour cela moins célébrées. Pour lors , avec un fourire campagnard , il chanta les belles paroles qu'il avoient faites pour le concert des grenouilles :  364 La Princesse Pimpreneile du moins il fit pour cette fois grace de 1'accompagnement. Romarin dans 1'envie de varier les amufemens de Pimpreneile, (il eft vrai que c'étoit la première & la feule de fes intentions , la feconde pouvoit bien avoir pour objet les ridicules dont Grumedan favoit toujours fe faifir, quand on lui préfentoit une nouvelle idéé , ) Romarin , donc imagina de donner une fête pendant la nuit, & quoi qu'en eüt dit Grumedan , il fe fervit encore des oifeaux , mais il employa tous ceux du pays , tant les grands que les petits ; il les chargea de lampions diverfement coloriés , & fuivant les ordres qu'il leur donna, ils partirent a-la-fois , & rbrfqu'on y penfoit le moins , & fe réuniffant dans 1'air , ils formèrent, en planant, un temple oii tous les ordres fe diftinguoient a merveille , de plus , on y lifoit fans peine , dans le fronton : a la divine Pimpreneile. Quand ce temple eüt été fuffifamment, remarqué , tous les oifeaux fe divifèrent fans ordre dans le ciel , qu'ils remplirent d'une quantité infinie de Jumières très-agréables a 1'ceil. Ils revinrent enfuite, fuivant les ordres qu'ils en avoient recus, a difierens points de réunion, 8c formèrent un bouquet, 011 toutes les fleurs étoient faciles adiftinguer, foit par Ja précifioa du trait, foit enfin, par les couleurs,  et le Prtnce Romarin-. 365 dont les lampions étoient chargés. Pendant Ie tems que le bouquet parut, d'autres oifeaux, qui ne pouvoient être appercus, paree qu'ils n'étoient chargés d'aucune lumière, fépandoient dans Pair les eaux diftillées des fleurs qui fe deffinoient a 1'ceil, ce qui produifit une pluie déli— cieufe , non-feulement pour le féjour de Pimpreneile, mais encore pour toute la ville, attirée par un fpedacle aufli nouveau de tout point. Grumedan étoit fpectateur de cette fête, il 1'avoit aflez méprifée. Une jambe croifée fur I'autre, le nez en Pair dans un fauteuil, il ne put s'empêcher de dire : oh ! pour des effets de feu, fi vous en voulez, belle Pimpreneile, vous n'avez qu'a parler, vous en verrez demain de ma facon. Ce demain produifit une aflemblée de toutes les exhalaifons, que Pon appellé communément des feux folets; il leur fit faire 1'exercice dans une grande plaine, que Pimpreneile voyoit de fes fenêtres, après que Grumedan eut bien dit cent fois : cela eft joli, ma princefle, n'eft-ce pas? Tout-a-coup il fit fortir de terre un volcan, qui jeta feu 6c flamme , & qui répandit des torrens de feu dans la plaine ; il orna cet agréable & galant fpectacle de quelques fecoufles de tremblement de terre. Le gros rire qui lui prit, de la frayeur de tout le peuple, ne fe peut  366 La Princesse Pimpreneile exprimer; il n'efl: pas poflible non plus de répéter toutes les fottifes qu'il dit a ce fujet. Mais enfin, eontinua-t-il, la fête d'hier n'a pas été terminée. Tous les feux de 1'hötel-de-ville font couronnés par un bal, n'eft-ce pas? donc Melinette n'a rien entendu au divertiflement qu'elle vous a donné. A ces mots, il fit. paroitre le nombre de feux folets, néceflaire pour éclairer ie jardin de la princefle, & Grumedan, enchanté de fon imagination, fit commencer un bal, formé par tous les ifs du jardin. II dura, pour fon propre plaifir, fort long-tems, même après le départ de Pimpreneile, qui s'étoit retirée tout auffi tot que, fuivant les confeils de Melinette, il lui avoit été poflible & honnête de le faire. Voila quels étoient a-peu-près les amufemens que l'on donnoit a Pimpreneile ; Ia pauvre princeffe fe défoloit de 1'importunité de Grumedan , & du chagrin de ne pas voir le beau Romarin , qui de fon cóté , féehoit fur pied de la contrainte ou le réduifoit le plus gros des génies. Perfonne , enfin , n'étoit content, car Grumedan, tout fot & tout groflier qu'il étoit, étant amoureux , voyant bien qu'il importunoit ; il fentoit encore qu'il ne faifoit aucun progrès dans le cceur de Pimpreneile , & ce même amour ne lui laiffoit point ignorer  et le Prince Romarin. 367 que tout ce qu'il voyoit étoit bier» vif & bien actentif pour n'être que les marqués d'amitié d'une fée auffi fage que Melinette. II devint donc jaloux, un peu tard a Ia vérité , mais, enfin, il le devint. La Jaloufie , cette barbare déefle , ne fe nourrit que de fentiment, Pefprit ne lui eft point nécefiaire ; de plus elle reflemble a l'amour, pour trouver les moyens d'arriver a fon but. Ceux qui ont recu le plus d'efprit en naiflant, font fouvent ceux qui font la dupe des paneaux les plus grofliers. Grumedan, pour s'éclaircir des foupcons donc il étoit frappé , prétexta un départ pour des affaires de conféquence. II parut affligé d'être obligé de fe féparer de Pimpreneile: enfin , il fit des adieux qui furent très-bien recus. Quand on le crut bien éloigné, Romarin fut obligé de céder a la douce violence que lui fit la princefle de eefler d'être invifible. A peine s'enivroient-ils du plaifir de fe revoir & de celui de s'aimer, que Grumedan fortit tout-a-coup d'une platte-bande du jardin qu'il entr'ouvrit. La vue de Romarin autorifa fa jaloufie , & fit naitre fa fureur. Quelle fatisfadfion pour un homme brutal, que de voir fa haine & fon humeur fondées ! J'ai vu quelques maris outrés de leur découverte , éprouver cependant une forte de plaifir d'avoir eu raifon. Grumedan leva fa maflue avec fureur, & donna un coup,  368 La Princesse Pimprenelle dont il eüt affommé Romarin. Pimpreneile ne douta point que fon deflein n'eót été exécuté, Sc tomba évanouie. Pour le prince, il ne put échapper au trifte fort qui le menacoit, que par les foins de Melinette, qui fut habilemenc le fouftraire aux fureurs de Grumedan, & qui le tranfporta dans fon palais des nues. Les foins du génie rappellèrent Pimprenelle a la vie, quoiqu'avec bien de la peine ; mais que la connoiffance, qui lui revint, fut douloureufe 5c pour 1'un 5c pour I'autre ! Pimprenelle ne voyant point Romarin , après s'être accufée elle-même du comble de malheurs qu'elle éprouvoic, né déguifa rien au génie de la haine qu'elle lui portoit, 5c de l'amour qu'elle reffentoit pour fon cher Romarin. Mille fois elle eüt attenté fur fes jours ; mais le génie étoit trop attentif a tous fes mouvemens, pour qu'il lui fut poifible de rien entreprendre fur fa vie. Mon cher Romarin , s'écrioit doulöureufëment Pimprenelle , vous n'êtes plus, "5c mort trop d'amour a caufé votre malheur. J'ai voulu vous voir, il vous en a coüté la vie, 5c, pour comble de maux, on me force a vous furvivre • Grumedan fe glorifie de vorre mort, 5c je ne puis, hélas ! douter de mon malheur '. fi vous voyiez Ie jour , vous ne me le lailferiez pas ignorer, mon défefpoir vous perceroic le cceur; VOUSj  et ie Prince Romarin: 369 Vöus, que j'ai vu mille fois peiné, pour le mal le plus léger que je reffentois. Votre délicatelTe, votre parfait amour, vous permettroientils de m'abandonner au plus horrible des génies ? L'abfence de Melinette me prouve encore plus mon malheur; elle m'abandonne, elle qui ne m'aimoit que par rapport a vous, je fuis pour elle un objet odieux. Que je vous pardonne bien , divine fée, de me détefter ! je me détefte moi-même; &, pour me punir plus longtems , vous ne voulez pas me donner la mort* Ces propos étoient ceux que Pimprenelle répétoit fans celTe, & la préfence de Grumedan en rendoit la vivacité plus éloquente. II a pu paroïtre jufqu'ici dans cette véritable hiftoire, que Grumedan étoit aulfi grofTier & auffi amoureux qu'il lui étoit poflible de 1'être; par conféquent, la brutalité tenoit dans fon cceur la place , que la délicateffe occupoit dans le cceur de Romarin. Le génie fouffroit au commencement ces reproches, avec une forte d'impatience ; mais enfin il s'y accoutuma , & forma le projet le plus digne de fon caraétère. Vous faites mon malheur, petite Pimprenelle , je fuis déterminé a faire le vötre, n'en doutez point; vous aimerez, ou vous n'aimerez pas votre colifichet de Roma-, rin, mais vous ferez ma femme ; foyez t de plus, certaine que vous ne mourrez pas. La Tornt VUL A- a  .570 La Pb.ince.sse Pimpb.£neiie malheureufe Pimprenelle , n'ayant qu'un évanouilTemenc a oppofer a. ces paroles , perdit connoilTance. Le génie prolongea la durée de cet évanouiflem'ent jufqu'a fon retour. II fortit de la retraite de Pimprenelle 6c voulut faire une entrée dans le. palais de Giroflée, digne du cas qu'il faifoit de lui-même. Tout iourd qu'il étoit, il s'appefantit encore, 5c rnonra fur un char fait en efpèce de charette ; les roües étoient pleines 5c maffives, 5c les brancards étoient gros comme.les plus groschênes;mais, a la vérité, toute la machine étoit d'or. II commanda quarantehuit bceufs d'Auvergne , les plu.s- grands 5c les plus forts que ce pays ait jamais produit. lis paroiflbient fuffire a peine pour ie 'tirer , 5c le char, tout malTif qu'il étoit, fembfok fuccomb Sc Ie roi 5  et ie Prince Romarin. «loins,que tout autre, n'auroit ofé k réveiiler. Le roi fe crut obligé d'attendre la vifite , & fe débotta avec une peine extréme. La ville étoit grande, ainfi la marche fut longue, d'autant. plus que 1'afHuence du peuple la retardoit a chaque pas. Quand les quarante-huit bceufs eurent pris leur tournant dans ;la grande cour du palais, Grumedan cria d'une voix , déja rauque naturellement , & dont ifredoubloit encore le fon : oü. eft-ii donc ce roi, que je lui parie, qu'on appellé fa femme. Giroflée ne perdit pas un mot de ces paroles, elles lui parurent un peu rudes ; mais ayant confulté fon piqueur favori, qui, dans le fond, étoit affez bon diable; il prit le parti de defcendre de fon appartement , & de, venir lui-même voir ce qu'on lui vouloit. Quand il fut auprès de la voiture : touchez-la,; lui dit Grumedan, - en lui tendant Ia main ; touchez-la,, Giroflée y mon ami,- me GOnnoiflez-vous ? non, dit le roi, d'une voix affez embarraflee. Je fuis, dit-il, le génie Grumedan, je viens pour faire votre fortune ; montons LMiaux^ ja, yous,:parlerai. Pour-lors, il mie pied a terre, il ordonna aux bceufs dc retourner a leurs affaires ; ils fedéteièrenc d'eux-mémes ; &, plus légers que des, cerfs, ils s'enfuirent ii promptement, qu'en un inftant on les pefdk dc vue j pftur lors , il donna un coup de fa;maiïue A a ij  jW La Prin-cesse Pimpreneiie fur fon char, qui fe convertit en un mcnceau de petite monnoie d'or qui a eu bien long-tems cours dans le royaume, & dont on en voit encore quelques-unes dans les cabinets des curieux. Je donne cela, dit-il, pour boire a vos valets. Bref, il ne garda de fon équipage, que le lion donc j'ai parlé. Les cris de tous ceux qui s'étouffoienc pour avoir des pièces d'or, éveillèrent la reine ; elle fonnapour faire tirer fur ceux qui lui porroient auffi peu de refpecf ; mais quand on lui euc dit qu'il y avoit un monfieur qui demandoit a lui parler, elle crut quë tout le monde avoit perdu Pefprit, d'autant plus qu'on lui parloic tout-ada-fois , de bceufs , d'or, de maffue de grand homme, de liön ;• enfin , toutes fes femmes vouloient' conter chacune une particularité de ce qu'elles n'avoient point vu , & de ce qu'on leur avoit confufément conté. Pendant ce tems , le roi entretenoit le génie, & tróuvoie fa converfation fort a fon gré. Giroflée avoit inutilement demande au génie ce qui pouvoit 1'attirer a fa cour, mais' il lui avoit toujours répondu qu'il ne le lui vouloit dire qu'en préfence de la reine. On étoit donc venu plufieurs fois la prier de paffer chez le roi, mais on ne pouvoit la déterminer a paroïtre ; elle n'avoic point dormi, ellé avoit la migraine. Commenc ofer fe rnontrer, elléééeit faite comme un chién  et ie Prince Romarin". 373 fou. Toutes ces minauderies ne touchèrent point le géant; il die toujours qu'il étoit nécelfaire qu'il 1'entrctint; mais comme il avoit envie de lui plaire, il pria quelques courtifans , qui étoient debout dans la chambre, de lui porter fa maffue, en la priant de vouloir bien la fentir , ce qui étoit, difoit-il, un remède éprouvé «Sc fouverain pour guérir la plus forte migraine. Ils furent obligés de la porter a quatre. Les chofes extraordinaires trouvent grace quelquefois auprès des dames. Filigrane, avec un air a la fois de mépris & de complaifance, fe fit approcher la maffue ; elle la fentit, & fa migraine fut dilfipée fur le champ. L'on eft en doute de favoir ft ce fut précifément 1'odeur de ce bois qui opéra ce miracle, ou bien s'il le faut attribuer a. la vue d'un grand nombre de parures qui tombèrent de Ia maffue, au moment que Filigrane s'en approcha : quoi qu'il en foit, un prodige aufli agréable détermina la reine; elle paffa promptement fon manteau royal par-delTus une robe a peigner, elle coëffa fon vieux diadême de diamans de karat par-deftus fon bonnet de nuit; elle mit promptement une taffe de rouge fur chacune de fes joues, c'eft-a-dire, depuis la paupière jufqu'au plus bas du vifage, & , dans cet équipage , fe cachant encore le nez avec un grand éventail, a caufe du grand jour, elle ac- A a iij  374 La Princesse Pimfreneliè liva dans Ja falie du tróne, en tenant 'toutes fortes de mauvais petits propos. Le génie fut audevant d'elle, plus poliment qu'a lui n'appartéroit. II fe placa au milieu du roi & de la reine ; toute la cour fe retira par refpetf, & le génie leur dit alors : je m'appelle Grumedan, & je fuis de la meilleure Sc de la plus ancienne maifon des génies ; mon pouvoir eft mille fois audeffus de ma force ; cependant , un li grand nombre d'avantages que je réunis en moi, ont fuccombé, Sc n'ont pu réfifter aux charmes de Pimprenelle, votre file, je 1'aime éperdüment; je fais bien qu'elle ne m'aime point, mais je ne puis vivre fans elle. Un certain freluquet de Romarin, que vous avezconnu, a fu lui plaire, je crois qu'il ne fera plus un obftacle a mes defirs, vu Ja facon dont je J'ai traité, il y'a quelques jours. C'eft Ie fils cadet d'un petit roi, qui n'a pas feulement une mine de cuivre dans fes états. Quoi qu'il en foit, j'en ai purgé Ie monde. Vous croyez que , fi je le voulois abfolument , je n'ai pas befoin de votre confentement pourépoufer votre fille; mais il eft néceffaire que'je 1'obtienne, a caufe d'une certaine bégueule de Melinette, qui protégeoit le petit Romarin, Sc que j'ai quelque raifon de ménager, Filigrane & Giroflée redoutoient également un gendre aufti terrible que celui qui fe propo-  ii ie Prince Romarin. 375 foit; cependant, avec un air alfez embarraifé, ils dirent au génie, que fon aüiance leur faifoit beaucoup d'honneur ; mais qu'ils feroient bienaifes de le connoitre un peu davantage , afin que leurs fujets n'eulfent point de reproches a leur faire, de marier a un génie qu'ils ne connoifloient point, 1'héritière préfomptive de la couronne. Grumedan leur répondit a cela : je veux bien vous accorder quelques jours pour faire connoiffance avec moi; mais j'ai démélé dans votre efprit, que la crainte de perdre votre royaume, vous inquiétoit plus que ce que vous m'avez allégué ; illez , foyez tranquilles, je vous en donnerai foixante autres, fi vous les aimez. En attendant, je vais envoyer chèrcher votre fille, afin que vous Ia déterminiez vousmêmes a me donner la main. A ces mots, il tira de fa poche le grand fiflet dont il s'étoit fervi pour appeller les huïtres (c'étoit fon inftrument favori); au bruit qu'il fit, fon grand lion, qui 1'attendoit tranquillemenc a la porte de la rue, arriva a. fes pieds. II ne craignoit pas qu'on le lui volat; car il avoit un colier a. fes armes fur lequel fon nom étoit écrit : ce qui , joint a. de petits grelots, rendoit fa parure complette. Mirtil, lui dit-il, allez chercher la princeffe, amenez la bien doucement ici tout-a-I'heure. A ces mots, Mirtil, d'une courfe légere, fut A a iy  '$j6 La Princesse Pimpe.eneiib bientóc a 1'extrémité des jardins. Il fe fit jour a travers des troupes qui gardoient la retraite de la princeffe. D'uri coup de queue , il enfonca ia porte ; & chargear.t la princefle , toujours évanouie fur fon dos, qu'il rendit canapé tout autant qu'il put, & tenant les habits dans fa gueule, il revint en moins d'un demi-quartd'heure dans la chambre du trone , ou Grumedan , Giroflée & Filigrane avoient une converfation dans le fond affez triviale. Ce fut un fpedTacIe affez fingulier ,• que celui de voir arriver cette malheureufe princefTe , qui rendoit ainfi fa première vifite a fes parens. Grumedan lui fit alors fentir le bout de fa maffue; a peins eut elle ouvert fes beaux yeux , qu'en apperce^vant Grumedan, elle fit un cri de douleur, Sc feroit infailliblement retombée dans 1'état dont elle fortoit, fans le fecours du flacon de Grumedan, c'efl-a-dire, celui de fa maffue. Les cris «Sc les pleurs de Pimprenelle continuèrent, malgré les inconnus dont elle fe voyoit environnée ; car les grandes douleurs ne ménagent qui que ce foit au monde. Filigrane, malgré la douleur dont la princeffe, fa fille , étoit accablée, fut outrée de 1'exceflive beauté dont elle lui parut k eile-même s avec un faux air d'amitié & d'intérêt, qui n'efl que trop commun dans ie monde, eiie propofa de 1'emmener dans fon appartement,  et ie Prince Romarin. 377 & de la faire mettre au lit pour la laiffer repofer, promettant de plus de lui parler de 1'afFaire dont Grumedan venoit de les entretenir; mais c'étoit bien plutót pour fe rendre maitrefle de fa perfonne, & pour 1'empêcher d'être admirée de toute la cour; elle lui mit un grand mouchoir fur le vifage, la prit pair-delfous le bras, & la conduifit elle-même dans fon appartement; elle fit tendre un lit-de-camp dans fa garde-robe, & ne voulut pas que perfonne la fervit; & fous prétexte de la laiffer repofer , elle empêcha tout le monde de la voir. Pour le roi, il adreffa la parole au génie , & lui dit: nous n'avons plus rien a faire ici aujourd'hui, voulez-vous que nous allions a la chalfe ? mon équipage eft prêt, & j'ai connoilfance d'un des plus gros fangliers ; le génie accepta la propofition ; l'on équippa pour fon ufage, tout au plusvite, les plus grands chevaux de caroife de la petite écurie, & nos gens partirent enfemble. Laiifons-les chaifer , prendre ou ne pas prendre , & revenons au beau Romarin. Le le&eur fe fouvint de l'obligation réelle qu'il eut a la bonne Melinette, quand le génie le furprit avec Pimprenelle. Elle ne 1'eut pas plutót fouftrait a la fureur du génie , que le mettant fur fon char ,.elle le conduifit dans fon palais des nues, comme je 1'ai déja dit s mais  3 78 La Princejse Pimprenelie on ignote quel étoit ce chateau. C'étoit une efpèce de retraite qu'elle avoit fait batir, & qu'elle préféroit fouvent a Phabitation de la terre. La, elle n'étoit détournée par aucun bruit , elle y travailloit, elle s'y repofoit, elle y faifoit enfin tout ce que bon lui fembloit : le palais étoit fuperbe, & comme -il étoit fitué fur les nues les plus élevées, le foleil, dont'les rayons n'étoient jamais obfcurcis , y brilloit fans ceife dans toute fa pureté. Ce fut donc la que Melinette conduifit Romarin. II ne fut fenfible , comme on peut le croire , a aucune des beautés , non plus qu'a Ia fingularité du palais. Quoi, difoit-il fans cefie a Melinette , quoi, vous m'aimez , & je ne verrai plus Pimprenelle ! Quoi, vous me confervez Ia vie , & vous abandonnez une fi rare beauté k toutes les fureurs de Grumedan i Raffurez-vous, mon cher Romarin, lui dit alors Ia bonne Melinette, tout étendu que peut être le pouvoir des fées , il eft , vous le favez , borné par quelques décrets du deftin. Croyez que tout ce que je pourrai faire pour vous 3 cerrainemenr, je Ie mettrai en exécution. Je vous laifte ici le maïtre , rien ne peut vous y manquer ; mes papillons & les hirondelies , mes favorites , ont ordre de n'obéir qu'a vous. Adieu, je vous quitte , que mon amitié vous faffe efpérer. Romarin ne trouva point que Melinette'lui eót  et xe Prince Romarin. 379 parlé d'un ton affez polïtif; il ne trouva dans les mots de confolation qu'elle lui avoient dits, que tout ce qu'il falloit pour s'affliger ; car la triftefTe 5c le chagrin ont bien de l'art pour fe nourrir. 11 s'abandonna donc a toutes les idees les plus funeftes. D'abord que la fée 1'euc quitté , il ne douta point qu'il ne füt féparé pour jamais de tout ce qu'il adoroit; & ne pouvant lurvivr? a fa douleur , il fe précipita mille fois, mais en vain , des fenêtres les plus hautes du palais ; il s'élanca du haut de toutes les terraffes. Les nues avoient ordre de veiller a fa confervation , elles n'eurent garde d'être fans attention. Romarin , bien convaincu qu'il ne lui étoit pas poffible d'attenter a fa vie , donna cent fois le.s épithètes de cruelle 5c de barbare a. Melinette ; 5c trouvant la clarté du foleil trop brillante pour la trifte fituation de fon cceur , il abandonna les apparremens les plus^ agréables 5c les plus magnifiques : ce qui fe voit rarement dans les grands palais ornés 5c meublés avec le plus de goüt; il dédaigna, dis-je , ces fuperbes lambris , 5c choilït pour fon habitation une des caves du palais } dans laquelle, a la vérité, 1'obfeurité n'étoit point répandue ; mais ce n'étoit affurément pas fa faute , fi le jour Ie fuivoit. La clarté que l'on y voyoit, 5c l'air que l'on y refpiroit, imitoient les brouillards épais  380 La Piuncesse Pimpreneiie de Phivsr ; je n'en puis donner une plus jufte ïdée, & ce fut la qu'il gémiflbit a fon gré , qu'il nommoic Pimprenelle , & qu'il appeloit fans cefle la mort a fon fecours. Un jour que , plus affligé que jamais , il penfoit a fa trifte deftinée en fe rappelant les beautés & Pefprit de Pimprenelle , & qu'il fe retracoit le fouvenir de fon bonheur paffe , il entendit chanter une voix qui ne lui étoit pas inconnue. Le fon de cette voix le frappa , moins encore cependant que les paroles & que le nom de Pimprenelle ; c'étoit, en effet, un des couplets qu'il avoit faits pour fon adorable maïtreffe : il fortit avec ardeur de fa fombre retraite. Au même inftant le fidéle & charmant Rigdi parut a lui. La joie de Romarin ne fe peut concevoir. Le fidéle roflignol lui apprit qu'une hirondelle de palais qu'il habitoit avoit prié devant lui une de fes coufines de faire une commiflion pour elle ; qu'il avoit entendu dans leur converfation que Melinette avoit doublé le fervice de fon palais pour la garde du prince Romarin ; qu'il avoit donc appris le lieu de fa demeure ; qu'il avoit efpéré d'en inftruire Pimprenelle , Sc apporter ce foulagement a fes peines ; mais que , dans ce même moment , elle étoit évanouie , Sc qu'elle avoit été plus de vingt-quatre heures fans connoiflTance, II apprit alors au prince tout  et ie Prince Romarin; 381'. ce qui s'étoit paffe depuis fon départ, & tout ce qu'on a déja lu. Fondant en larmes a cet endroit de fon récit , il lui conta que , toute évanouie qu'elle étoit , un grand lion 1'étoic venu enlever ; qu'il n'avoit pu favoir ce qu'elle étoit devenue , & qu'il avoit pris le parti de venir pleurer , s'affliger & mourir auprès de fon cher maitre. L'arrivée de Rigdi avoit été d'abord un des grands contentemens que Romarin put avoir , les nouvelles qu'il apporta mirenc le comble a fes malheurs. Ses defirs de mourir redoublè-rent; mais la douce converfation de cet aimable oifeau étoit du moins une confolation pour ce malheureux amant. Voila quel étoit au jufte 1'état de 1'habitant du palais dés Tiues. II me femble que nous' avons laifle Grumedan & le roi Giroflée allant a Ia chaffe de compagnie , ils y furent, en effet, Ie roi fort joliment monté, & le génie trottant fur un grand cheval de caroffe , la chaffe commenca. Grumedan lacha fon grand lion Mirtil , & dans le même inftant, le fanglier fut terraffé & mis en pièces. Le roi avoit beau crier : vous ne chaffez pas dans les régies. Qu'importe , difoit Grumedan , pourvu que je le prenne. Les piqueurs levoient les épaules a de telles facons d'agir & de parler, & le roi leur répondit (quand  381 La Princesse Pimpreneile Grumedan ne les regardoit pas) , & leur faifoit figne qu'il falloit pardonner quelque chofe a un homme qui n'étoit pas encore au fait , 8c qui n'étoit qu'a fa première chafle. Ils revinrent au palais, ils foupèrent comme font d'ordinaire tous les chafleurs , fans parler d'autre chofe que de grandes bêtes, de chiens, de piqueurs , de chevaux, &c. Le génie piopofa pour le lendemain une chafle a 1'ogre : il lui fut aifé d'en faire fentir Putilité ;• & la nouveauté du divertiflement piqua le goüt de tous les chafleurs. . Malgré 1'exaditude de ceux qui m'ont donné des mémoires , ,8c le foin que j'ai eu d'en raffembler , je fyis obligé. d'avóuer que le détail de cette jolie partie n'efl pas venu jufqu'a moi; je fais feulement qu'il y eut un page de 1'équipage qui fut mangé, & que 1'ogre qui fut couru , ne feroit pas demeuré en fi beau chemin , fi Grumedan ne 1'eüc affommé d'un coup de fa maflue. - , - < « 3j :z . Après une aufli. belle chafle que le fur celle-ci le génie, de retour au -palais „-fut voir la reine pour la prier de fe détermineï promptement f 8c d'engager Pimprenelle a fuivre-. fes.volontés. II trouva Filigrane fort adouicie én fa-faveur'; 1'ennui de voir fa fille aufli belle qu'elle étoit, avoit confidérablement avancé le-mariage. Ils en donnèrent les paroles a cette dernière entrevue,  et xe Prince Romarin. 385 Sc les arcicles fecrets furenc que Ie royaume appartiendroic a Giroflée Sc a elle, pendant touc le cours de leur vie , & que Pimprenelle ne paroïtroit jamais dans aucun endroit oü. elle fe trouveroit. Grumedan confentit a. tout ; pour achever de le contenter , on fixa le jour des nöces au furlendemain; Sc pour donner quelque certitude a 1'engagement que l'on prenoit, on ne trouva point de parti plus doux que celui de donner a la pauvre princefle le choix de I'éppux , ou celui d'une coupe empoifonnée qui feroit fur 1'autel drefie pour le mariage. Cette nouvelle n'effraya point Pimprenelle. Quelques gens de la cour qui s'imaginent toujours que l'on ne peüc fe déterminer a la mort, attribuèrent la gaieté avec laquelle elle recut cette nouvelle, a la platte joie des filles quand on lcs.marie. Grumedan , pour témoignër- lë contentemenc qu'il éprouvoic, fathant que Filigrane aimoic les fètes, réfoliit de lui en donner une, a elle &■ a route la cour, il'prit jour pour lè lendemain , vciiilè de. fes nóces ; on ignoroit abfolumenc quel: feroit le divertiffement, car le génie n'avoit confulté perfonne ; il n'avoit pas voulu que fe jprodudion put être foupeonnée , par le plus léger avis. On arriva dans la. falie des fpe&acles au moment qu'il en donna la permiflion ; quand on fut placé , Sc que ia toüe 'fut levée , ï0j>  5§4 La Princesse Pjmfrenelie onvit avec une forte de furprife , le théatrd ferme par de gros barreaux de fer, qui laiflbient cependant affez d'efpace pour diftinguer & pour voir le jeu des afteurs. Quel fut 1'étonnement de toute 1'alfemblée, quand on vit paroitre de grands ours qui, marchant fur les pieds de derrière , vinrent réeiter une paftorale avec des habillemens & des parures tels qu'on les voit a 1'opéra. On peut juger que le deffus, qui chantoit les premiers róles de bergères, étoit une terrible baffe-taille. Tout étoit complet, quant aux nombres, & les chceurs étoient alfurément bien remplis. Le premier afte fut exécuté affez tranquillement de la part des afteurs ; mais pour les fpeftateurs, il eft réel, qu'ils ne favoient ou fe mettre. Le ballet qui fuivit Pafte , fut même affez agréable, car il fut exécuté par degrands linges très-favans & très-adroits. La fuite ne fut pas tout-a-fait aufli bien repréfentée. II y avoit dans la parole une fcène de rivalité, les ours prirent la chofe au perfonnel, & le combat a mort commenca dès ce moment. 11 fuc d'autant plus terrible , que les chceurs prirent parti, & que prefque tous les muficiens périxent; pour lors on fit un grand cas des grilles dont on s'étoit mocqué en arrivant. II n'y a rien de fi commun :dans le monde que de voir des gens, qui non-feulement font des  et ie Prince Romarin. 385 des fottifes , mais encore qui les fouciennenc après* les avoir faites fans en vouloir démordre. Grumedan étoit de ce nombre; il foutint toujours que c'étoit par une réflexion aufli fine que judicieufe , qu'il avoit choifi des ours pour repréfenter fon divertiflement. Si j'avois connu , difoit-il , un anima! aufli propre au théatre , puifqu'il marche fur les pieds de derrière , & plus méchant que 1'ours , je i'aurois certainement préféré. Eh bien, dit-il, ils fe font pris de querelle , cela eft naturel, & ce n'efl: pas ma faute ! Toutes ces pauvretés & plufieurs autres, que par pitié pour le lecteur je pafle fous filence , furent écoutées; elles furent même applaudies , paree que le génie au lieu de fruits & de glacés, avoit fait fervir a toute la cour des baffins immenfes de grandes pièces d'or , & des corbeilles remplies de diamans ; & l'on m'a fort affiuré qu'il ne retourna rien aux offices. Le lendemain de cette belle fête, jour deftiné pour Ie mariage, Pimprenelle fut conduite dans la falie du tróne; elle marchoit au milieu de Giroflée & de Filigrane, qui fe pincoit très-inutilement les lèvres a deflein de fe les rendre rouges , & qui grimacoit tout de fon mieux, outrée des applaudiflemens que la princefle s'attiroit. Quand ils furent arrivés au milieu de la falie , Tomc VUL B b  sS6 La Princesse Pimfheneiis Grumedan parut avec une perruque a toupet, une bourfe énorme , un plus grand nceud de cravate, vêtu d'une pluie d'argent, & tout farci de couleur de rofes, tel enfin , ou a peu prés, que nous voyons que les étrangers s'habillent a leur arrivée a Paris , moitié fur leur goüt, moitié fur la perfide parole de leurs tailleurs. II étoit triomphant , & ne pouvoit s'imaginer que l'on put préférer la mort a lui. Ce fut cependant ce qui lui arriva, car après Palternative propofée, Pimprenelle, faififlant Ia coupe avec avidité, & levant fes beaux yeux au ciel, s'écria d'une voix qui tira les larmes des yeux de tous les fpecfateurs : ó mon cher Romarin, que je m'eftime heureufe de perdre une vie que je ne puis pafler avec vous ! Au moment qu'elle avaloit la trop fatale coupe , les fenêtres du palais s'ouvrirent, êc Melinette parut éblouiffantedegloire, montéefur le nuage Ie plus brillant du ciel; Romarin , beau comme le jour , lui fervoit d'écuyer. Toute la cour demeura furprife , & même un peu éblouie : Pimprenelle appercut fon amant, laifla tomber la coupe , & courut a lui. Grumedan voulut fe mettre en défenfe d'abord qu'il vit paroïtre Melinette ; mais la fée paflant du cóté de fon mauvais ceil ( car on doit fe fouvenir qu'il étoit borgne, quoique fon ferment favori fut celui de dire toujours:  et xe Prince Romarin. 387 par mes yeux ); la fée, dis-je , leprenant par un de fes fourcils, qu'il avoic trés-bien fournis, Péleva au milieu de la falie, & le fit gambiller quelque-tems pour marquer fa fupériorité; pour lors elle le toucha de fa baguette, & Penferma pour mille ans dans la boule d'un chandelier de criflal. Recois le prix , lui dit - elle, & de ta férocité , & du mépris que tu as fait de moi. Pour lors elle maria nos amans, auxquels elle donna avec raifon le royaume a gouverner ; car Giroflée & Filigrane , a parler vrai, ne gouvernoient prefque plus. La générofité des nouveaux mariés , qui ne vouloient poinc accepterle royaume, ne put réfifter aux ordres de Melinette; on donna au roi & a la reine, tout ce qui pouvoit convenir a leurs goüts. Pimprenelle & Romarin déclarèrent le fidéle Rigdi, leur premier miniftre. lis furent adorésde leurs fujets; ils eurenc des enfans trèsaimables; Pon dit qu'ils s'aimèrent toujours, & qu'ils furent parfaitement heureux du cóté des fentimens : je le veux croire. Bb ij  3 SS LES DONS, CONTÉ. J | A fée des Fleurs habitoit un palais ,•& tenoit une cour au milieu des fontaines & des jardins. ïrianon & Marly ne font que d'informes copies de ce délicieux féjour. Les lieux que nous avons örnés & choifis, peignent ordinairement notre caraöère : ainfi , tout 1'agrément de la nature , raffemblé dans cette aimable retraite, donnoit une idéé de tous ceux de cette aimable fée. Les charmes de fa fociété ne fe peuvent exprimer ; mais les qualités de fon cceur les égaloient pour le moins; non-feulement elle fecouroit les malheureux , mais elle fe plaifoit a aller au-devant de leurs befoins, & leur laiffbit ignorer a qui ils en étoient redevables. II lui fuffiloitd'obliger. Sa cour étoit compofée de jeunes princes & de jeunes princeffes (car elle aimoit beaucoup les enfans.) Elle les élevoit depuis leur tendre jeuneffe, ou bien elle les faifoit venir auprès d'elle; a treize ans pour un fexe, a feize pour I'autre.  Les D o n j. 389 Elle les douoit ordinairement du don qu'ils defiroient obtenir; c'étoit ainfi que la fée des Fleurs compofoit fa cour, & vivoit 'dans les véritables délices du cceur & de 1'efprir. Bien différente en ce point des autres fées, qui n'ont pas toujours connu le plaifir d'obliger, le feul qui puiffe faire fupporter 1'autorité quand on eft fage. Sans entrer dans le détail de toutes les belles éducations qu'elle avoit faites, je ne parlerai que de Silvie, qu'elle aimoit autant qu'elle méritoit de 1'être. Son enfance étoit naïve, fon caradtère étoit vif, mais il étoit docile : ces préfens de la nature firent naitre & nourrir fon amitié pour cet aimable enfant. Quand Silvie fut parvenue a 1'age auquel la fée diftribuoit fes dons, elle voulut lui faire connoitre, par ellemême, eSc fans 1'avertir de fon deffein , plufieurs des princeffes qu'elle avoit douées , afin qu'elle put décider plus fainement du choix qu'elle avoit a faire. Je veux, lui dit-elle, ma chère Silvie , que vous alliez paffer quelque tems avec des princelfes que j'ai douées de différens dons. Elles vous recevront bien, n'ayez aucune inquiétude; tout ce que vous avez a faire, c'eft de me rendre compte a votre retour de 1'impreffion que leur caraftère aura faite fur vous. Silvie promit a la bonne fée d'exécuter fes ordres, & de bien obéir, B b iij  390 L k s Dons. a la gouvernante qu'elle lui donna, 5c la quitta avec beaucoup de regrets. Elle fut deux mois abfente; au bout de ce tems, la fée lui renvoya le même équipage de papillons, qui 1'avoit conduite hors de fa cour, 5c Silvie retrouva la bonne fée des Fleurs avec un contentement inflni; elle répondit a toutes les queftions qu'elle lui fit, 5c la remercia de toutes les bomés dont elle avoit été accablée a fa confidération. La fée lui ayant demandé un détail plus exact de fon voyage, voici quelle fut a-peu-près la réponfe de Silvie. Vous m'avez envoyée, madame, a la cour d'Iris; j'ai appris par d'autres femmes que c'eft vous qui 1'avez douée de la beauté; elle fe loue a tous momens de vos bontés, mais jamais elle n'en a fait Je détail; il faut lui pardonner , on n'aime point a devoir fa beauté a perfonne, du moins on n'en fait point I'aveu. J'ai remarqué que cette beauté que vous lui avez donnée, 6c qui m'a paru éblouiffante, lui ótoit abfolument 1'ufage de fon efprit; qu'en fe montrant, 5c en fe laiffant voir , elle croyoit avoir tout fait. Quelque tems après mon arrivée a fa cour, il lui eft fur venu une maladie; la crainte que fa beauté n'en füt dérangée, a rendu fon mal peutêtre plus confidérable qu'il ne Peut été; elle a  Les Dons. 391 rélifté aux attaques de la maladie la plus violente ; mais fon retour a la vie m'a paru le comble du malheur, puifqu'en effet, cette beauté dont elle étoit fi contente, s'eft évanouie, au point de ne pouvoir fe fouffrir elle-même. Elle eft enfin dans un fi grand défefpoir, que vous m'en voyez toute attendrie } & que je vous conjure d'avoir pitié d'elle. Je lui ai promis de vous repréfenter fon malheur; il eft d'autant plus grand, ajouta-t-elle, que j'ai eu le tems de 1'entretenir, & que j'ai remarqué que les propos que la beauté qui étoit en elle, rendoit fupportables, & quelquefois même agréables, ne peuvent plus fe foutenir. Ils nevont point enfin avec lalaideur; elle le fent, elle en convient ellemême ; & fon efprit, qu'elle n'a jamais occupé jufqu'ici, eft continuellement agité de fa douleur , fans pouvoir être capable d'aucune autre ehofe. Jugez donc, grande fée, continua 1'aimable Silvie, fi quelqu'un dans la nature a plus befoin d'éprouver vos bontés que lamalheureufe Iris. Je fuis contente de vos réflexions, lui répondit la fée, mais je ne puis la fecourir ; mon pouvoir eft borné, & je ne puis douer qu'une fois. . Après quelque tems de féjour dans ledélicieux palais de la fée , elle voulut que la jeune Silvie B b iv  3 9* Les Dons. Ja quitrit, Sc le voulut pour les mêmes motifs : les mêmes chagrins furent témoignés & reflentis; mais d'abord que les papillons furent attelés, Ja jeune Silvie fut tranfportée avec fa gouvernante, dans un autre royaume , c'étoit celui qu'habitoit la princeffe Daphné ; Silvie trouva le moyen de donner un billet au premier papilIon qu'elle rencontra, pour Ie porter a Ia fée , ce qu'il fit en effet. Par ce billet, elle Ia conjuroit de ne la pas laiffer plus long-tems abfente; il n'y avoit cependant pas encore quinze jours qu'elle étoit partie du palais des Fleurs; la fée lui accorda fa demande, Sc la fit revenir : Silvie, pour fatisfaire a. fon devoir, & pour foulager fon cceur, s'écria : ah ! madame, oü m'avez-vous envoyée cette fois ci ? chez. une de celles qui m'ont demande le don de 1'éloquence, f lui répondit la fée. Que 1'éloquence fied mal a une femme , reprit Silvie , avec vivacité ; il eft vrai que Ia princeffe Daphné parie en beaux termes, que fes mots font juftes Sc qu'ils font bien choifis, mais elle ne déparle point; elle commence toujours par charmer, &finit par ennuyer; elle aime, plus que tout, 1'affemblée de fon confeil; car il lui fournit mille occafions pour parler, que rien ne peut interrompre; auffi préfère-t-elle ce devoir de la royauté a tous les  Les Dons. 395 autres; mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'eft qu'au fortir du confeil, elle n'en eft que plus fraiche pour toutes. les converfations qui fe préfentent. La fée des Fleurs vit bien que Silvie étoit fuffifamment dégoütée de 1'eloquence; elle lui donna le tems de fe remettre de la fatigue qu'elle venoit d'éprouver; & malgré toutes lesinftances qu'elle put faire pour ne plus voyager , la jeune Silvie fut obligée d'obéir encore une fois. La même voiture la conduifit chez Silvanire : elle habita plus de trois mois Ia cour de cette princefle. Quand la fée imagina fon retour néceffaire, elle Pen avertit, & Silvie revint auprès d'elle, avec le contentement qui nous rapproche de ceux pour lefquels nous avons une vérible Sc tendre amitié. La fée, curieufe a fon ordinaire, voulut examiner les impreflïons que Silvie avoit recues d'une princeffe aufli aimable que Silvanire, Sc qu'elle avoit douée du don de plaire : voicï quelle fut la réponfe de fa jeune éleve. II m'a paru dans les commencemens de mon abfence , que Silvanire étoit la princefle de la terre la plus heureufe , ornée par vos bontés de ce beau don de plaire , parée de 1'éclat de la jeuneffe, quelle morrelle, difois-je,' peut être plus heureufe fur la terre ? mille amans em-  394 Les Dons; prefies autour d'elle préviennent a chaque inftant fes plus foibles defirs; les feces, la galanterie , les facrifices de toute la terre , enfin tout ce qui peut natter 1'amour-propre lui eft fans cefle offert. J'ai commencé par être perfuadée que j'obtiendrois de vos bontés un pareil don. Quoi! vous ne comptez pas me le demander, reprit la fée ? Non , madame, en vérité, ajouta Silvie, & voici les raifons qui m'en empêchent. Séduite donc au commencement par les apparences de la fituation de Silvanire, j'ai trouvé a tous ces amans l'efpèce la plus agréable de 1'humanité ; il m'a paru que 1'autorité que Silvanire avoit fur eux, étoit le comble de Ia félicité ; mais, après avoir fait une plus grande connoiffance avec la princefle , j'ai vu que fon bonheur n'étoit point réel, que fon cceur n'étoit pas fatisfait, & que les diflipations de 1'amour-propre n'étoient pas fuffifances pour occuper fon cceur; j'ai compris que Silvanire abufoit du don de plaire, & que ce qu'elle pratiquoit étoit la coquetterie, pour laquelle vous m'avez infpiré tant d'horreur ; non contente des découvertes que j'ai faites par 1'examen de Silvanire, j'ai fuivi les impreffions que fes procédés avoient faites fur ceux qui lui étoient le plus vivement attachés; j'ai vu que peu-a-peu leur flamme fe  Les Dons. 395 rallentiffoit, que les bontés, les attentions, les agaceries qu'elle étoit obligée de faire pour entretenir leur paffion, ne faifoient plus fur eux aucune impreffion ; qu'ils ceflbient d'en être flattés, & qu'en remarquant que toutes ces chofes étoient générales, ils étoient honteux d'en avoir été les dupes , & que fouvent le mépris étoit leur dernier fentiment. Je fuis contente de vos réflexions , lui dit Ia fée des Fleurs, jouilfez du repos de mes jardins & des charmes réels de la vie que l'on mene ici. Silvie recut ces ordres avec fatisfacf ion, mais tout ce qu'elle avoit vu &c qui ne 1'avoit pas contentée , 1'embarraffoit extrêmement, car elle ne pouvoit fe déterminer fur la demande qu'elle avoit a faire. Au bout d'un certain tems , la fée voulut encore qu'elle s'éloignat , Sc la docilité de Silvie fut obligée d'y foufcrire ; même départ , même voiture, mêmes adieux, mêmes regrets, femblable retour & femblables plaifirs de la part de Silvie en retrouvant 1'aimable fée. Pareilles queftions de fa part, auxquelles voici la réponfe de Silvie. J'ai été recue , comme vous 1'auriez été vousmême par Aglaé , chez laquelle vour m'avez envoyée. Elle a mis en ufage cette vivacité dont  39s Les Dons. vous 1'avez douée. Tout ce que le brillant de 1'efprit & celui de I'imagination peuvent avoir de féduifant , Aglaé me 1'a montré prefqu'en un moment: cette envie de me plaire étoit fondée fur 1'obligation qu'elle vous conferve : mon amour-propre en a cependant pris une partie pour lui. J'ai été éblouie , je 1'avoue, de Ia facon enjouée avec laquelle elle fait occuper toute fa cour , & ce don de vos bontés m'a paru éviter tous les inconvéniens des autres , donc vous avez voulu que j'aie jugé par moiméme. Pendant huit jours je n'ai pas imaginé que je puffe defirer autre chofe , & cet agrémenc ma paru un des plus elfentiels pour la fociété : cependant , un plus long examen d'un tel caradtère m'engage a ne vous le point demander. Et quelles raifons avez - vous pour exclure ce don de ceux que je peux vous accorder , lui demanda Ia fée ? J'ai remarqué, lui répondit Silvie, que cette extréme vivacité a, pour la fociété, les mêmes défauts que Ia coquetterie a pour le fentiment; c'eft-a dire, que ni 1'un ni I'autre ne peuvent donner une fatiffaftion pleine & entière ; de plus je me fuis accoutumée peu-a-peu a cette vivacité, elle a ceffé de me furprendre , enfuite elle m'a dégoutée, paree que j'ai remarqué que fouvent ,  Les Dons. 397 pour rentretenir , on difoic des chofes trop a la légere, qui par conféquent devenoient dangereufes, & je me fuis enfin appercue que cette même vivacité avoit fouvent befoin du fecours de 1'intrigue pour fe foutenir , & plus fouvent encore de celui des tracaffieries; & qu'enfin la vivacité employoit tout, fans admettre aucune diftinction. La fée ne contredit point aux fages réflexions de Silvie, elle leur donna des éloges, & s'applaudit elle-même de la bonne éducation qu'elle lui avoit donnée. Mais quand le tems de la douer fut venu, & que la fée eut convoqué, pour affifter a cette folennité , toute la jeune alfemblée, au milieu de laquelle elle aimoit a fe trouver , Silvie lui demanda un efprit pareffeux , & 1'obtint. Ce caraétère eft divin ; il conduit ordinairement a la tendrefle «5c a tous les agrémens de la vie dans tous les ages. Ce ne fut point par amour-propre , comme mille autres, que Silvie ne demanda point la beauté , indépendamment de 1'exemple d'Iris , qui 1'en avoit dégoutée , elle réuniflbit la gentillefle a la beauté ; elle étoit faite de facon que lorfque fes attraits étoient dérangés par quelque incommodité ou par quelque chagrin , ce que l'on pouvoit dire de plus fort, en parlant  3?S Les Dons. de fon changement, fe réduifoit a dire : Silvie eft bien belle aujourd'hui, j'en fuis inquiet; & quand au contraire la joie & la bonne fan té regnoient en elle , les graces & la gentilleife produifoient le plus joli de tous les vifages. Silvie jouit donc pleinement du don de la fée, «Sc de la fagefle du fouhait qu'elle a formé. Fin du Tornt huitïèmc.  TABLE Du Tome huitième. £ontes Orientaux. SecondePartie. Pag. 5 Hijloire de Nourgehan & de Damaké'3 ou des quatre Talifmans. 7 Jiiftoire de Jahia & de Meimouné. 5 5 Hijloire d'un Derviche. 68 Hijloire du Marchand de Bagdad. 72 Hijloire de la Corbeille. 100 Hijloire de Gulfoum & du roi des Génies. 155 Hifioire du Porte-faix. ïjy Hijloire du voleur de Seiftan. 184 Féeries Nouvelles. Première Partie. 201 Le Prince Courtebotte & la Princeffe Zibeline. 205 Rofanie. 2j$ Le Prince Muguet & la Princeffe Za^a. 289 Tourlou & Rirette. 3af La Princeffe Pimprenelle & le Prince Romarin. 343 Les Dons. 38S Fin de la Table.  AVIS Pour placer les Figures des Tomes Vil & VIII 1 des (Euvres du Comte de Caylus. Afhranor et Bellanire. Vous avez-la une amie, qui me paroïc étrangement babillarde. Tome VII, page i oo. Contes Orientaux. Hijloire du Derviche Abounadar. Tu peux entrer, mon cher Abdalla, fonges qu'il ne tient qu'a. toi de me rendre un grand fervice. Ibid. pag. 431. Idem. Hijloire de Nourgehan & de Damaké. L'empereur, furpris de voir arriver fon vifir d'une facon fi ridicule, voulut favoir ce qui s'étoit palfé. Tom. VIII. pag. 14. Fêeries nouvezzes. La Pr'mcejfe Pimprenelle & le Prince Romarin. Toutes ces ratfons parurent foibles ; Pimprenelle infifta , & la bague tomba du doigt. Ibid. pag. 353.