FRANQOIS-THOMAS DE BACULARD DARNAUD, SES IMITATEURS EN HOLLANDE ET DANS D'AUTRES PAYS. FRANCOIS-THOMAS DE BACULARD D'ARNAUD, SES IMITATEURS EN HOLLANDE ET DANS D'AUTRES PAYS. ACADEMISCH PROEFSCHRIFT TER VERKRIJGING VAN DEN GRAAD VAN DOCTOR IN DE LETTEREN EN WIJSBEGEERTE, AAN DE UNIVERSITEIT TE GRONINGEN, OP GEZAG VAN DEN RECTOR MAGNIFICUS DR. J. A. BARRAU, HOOGLEERAAR IN DE FACULTEIT DER WIS- EN NATUURKUNDE, IN HET OPENBAAR TE VERDEDIGEN OP VRIJDAG, DEN 27 NOVEMBER 1925, DES NAMIDDAGS TE 4 UUR, DOOR DERK INKLAAR, GEBOREN TB DEVENTER. 's-GRAVENHAGE — 1925 DE NEDERLANDSCHE BOEK- EN STEENDRUKKERIJ V/H H. L. SMITS EDOUARD CHAMPION - LIBRAIRE-EDITEUR PARIS — 5 ET 7. QUAI MALAQUAIS A la mémoire de ma mère. A ma femme. M. Ie professeur K. Sneyders de Vogel et M. E. Boulan ont, les premiers, droit a ma bien vive reconnaissance. Après la mort de mon regretté martre, M. A. Bourquin, ils ont bien voulu, ainsi que M. C. de Boer, se charger de la direction de mes études. Je ne sais vraiment pas de quoi je dois les remercier le plus: de leur méthode ou de la complaisance toute particuliere qu'ils m'ont montrée en toute occasion. Mais comment exprimer tout ce que je dois a M. Boulan pour la présente étude! Comment estimer a leur prix les précieux conseils qu'il m'a donnés sur le sujet, la distribution des matières, 1'amélioration du texte ! Bibliophile distingué, il m'a procuré en outre des relations grêce auxquelles j'ai réussi a trouver les ouvrages rares, mais nécessaires a mon travail. D'autres encore m'ont rendu des services inestimables: M.M. les directeurs des Bibliothèques de Paris, d'Upsal, de Munich, de Madrid, de Venise et de Bologne. M. Albano Sorbelli, directeur de la Bibliothèque communale de Bologne, ne s'est épargné aucune peine pour me fournir les renseignements demandés, attirant en outre mon attention sur la revue italienne dont il est question a la fin de cette étude. Enfin je témoigne ma profonde gratitude a M. M. les fonctionnaires des bibliothèques d'Amsterdam, de La Haye et de Leyde qui ne se lassèrent pas de mettre a ma disposition toutes les sources qui m'ont été utiles, ainsi qu'a tous ceux qui, de facon ou d'autre, ont facilité ma tache. li INTRODUCTION. Notre modeste travail n'est point un essai de réhabilitation: le temps, qui est presque toujours juste, a condamné Baculard d'Arnaud; il serait inutile d'en appeler. Aussi sous ce rapport notre étude n'a pas la moindre prétention. Elle n'est que la manifestation d'un triple désir auquel correspondent les trois parties dont elle se compose: 1°. Faire connattre dans un bref apercu Baculard d'Arnaud et son oeuvre, qui, pour peu brillants qu'ils soient tous les deux, ont trouvé au dix-huitième siècle en France beaucoup d'admirateurs. Montrer que cette oeuvre a exercé une influence réelle sur la littérature hollandaise de 1'école sentimentale dont Feith est le principal représentant. 3°. Constater (1) la réputation quasi-européenne dont d'Arnaud a joui, ce qui nous permettra de prouver qu'on a cherché trop exclusivement la source de la littérature sentimentale des Pays-Bas en Allemagne oü 1'on emprunte a d'Arnaud précisément ce que les Hollandais lui prennent. L'oeuvre d'Arnaud se distingue par ses dimensions plutot que par sa valeur intrinsèque. Et cependant 1'auteur a créé, ou du moins, amplifié, a sa facon „un frisson nouveau", frisson triste et sombre, lugubre et macabre parfois. Ses contemporains ont constaté, a 1'occasion, la diffusion de ses drames et de ses romans, bons pour „les couturières et les marchandes de modes", en faisant une mine dédaigneuse, oü la jalousie de métier perce pourtant visiblement. Après sa mort il est bien vite tombé dans 1'oubli le plus absolu. Et s'il faut en croire la „Grande Encyclopédie", (2) 1'attention des lettrés n'a été ramenée sur son nom „dont ils étaient seuls a se souvenir" que par la découverte que fit un curieux de Provins, le docteur Michelin, des papiers et de (1) II ne s'agira que de constatation. II va sans dire que nous n'étions pas assez bien placé pour chercher les traces d'Arnaud dans d'autres pays aussi minutieusement qu'en Hollande. Aussi nous avons ajouté la troisième partie plutót en guise d'appendice. Pour la Suède, I'Allemagne, I'Italie, on pourrait faire peut-être ce que nous avons entrepris pour les Pays-Bas. (2) Paris, H. Lamirault & Cie. s. d. (Art. Baculard d'Arnaud, signé Maurice Tourneux). X la correspondance d'Arnaud. Le fils de celui-ci, commandant de gendarmerie en retraite dans cette petite ville et qui mourut en 1853, avait Iégué a 1'hópital le peu qu'il possédait. Le directeur de 1'höpital y découvrit un jour un amas de paperasses d'oü il exhuma de précieux autographes de Frédéric II, Voltaire, Marivaux, 1'abbé Prévost, Pjron, Voisenon, Qilbert, Delille, Dorat, Thomas, d'Alembert, Helvétius, d'Argens, Fréron(l), dispersés malheureusement lors de Ia vente du cabinet de M. Michelin (3 février 1868). Desnoiresterres prétend avoir pu rapidement inventorier cette correspondance „qui témoigne de Ia considération générale dont il (d'Arnaud) jouissait prés de ses confrères et des gens du monde qui faisaient profession de cultiver les lettres". (2) Quoi qu'il en soit, jusqu'en 1853 Baculard dormait dans/sa tombe d'un sommeil aussi lourd que son bagage littéraire qu'an y avait plongé avec lui. Et depuis on ne 1'en a retiré que furtivement, quitte a I'y rensevelir tout de suite plus définitivement que jamais. Charles Monselet a rappelé le souvenir d'Arnaud dans une petite étude faisant partie du recueil: „Les Oubliés et les Dédaignés". (3) En 1879 Ch. Formentin lui k consacré, mais a contre-cceur, on dirait, quelques pages dans son „Essai sur les Origines du Drame moderne". (4) D. Mornet fait cas d'Arnaud dans son beau livre sur „Le sentiment de la Nature en France, de J.-J. Rousseau a Bernardin de Saint-Pierre", (5) dans son „Romantisme en France au XVIIIe siècle" (6) et dans son article sur „L'Influence de JeanJacques Rousseau". (7) F. Baldensperger le cite dans „L'Influence des Nuits d'Young",(8) et Ad. van Bever dans ses „Conteurs libertins."(9) (1) Catalogue Charavay d'autographes de Baculard d'Arnaud, 3 février 1868. (2) G. Desnoiresterres: „Voltaire et Ia Société francaise au XVIII' siècle", Paris, 1867—1876, T. III, p. 315. (3) Paris, Charpentier, 1876. (4) Paris, 1879. (5) Paris, Hachette, 1907. (6) Paris, Hachette, 1912. (7) Annales de la Société J.-J. Rousseau, 1912, T. VIII. (8) Etudes d"Histoire littéraire. Paris, Hachette, 1908. (9) Paris, E. Sansot & Cie. 1904. XI „La Poésie de la Nuit et des Tombeaux," (1) par P. van Tieghem, comme „Le Drame en France au XVIIIe siècle", (2) par F. Gaiffe, le mentionnent, et une large place lui est réservée dans „Le Genre romanesque en France depuis 1'apparition de la „Nouvelle Héloïse" jusqu'aux approches de la Révolution",(3) par Servais Etienne. L'étude la plus importante parue sur d'Arnaud est pourtant celle de Bertran de la Villehervé, jeune étudiant a Paris, mort a 1'Sge de dix-huit ans. Dans son „Francois-Thomas de Baculard d'Arnaud" (4) il n'a étudié cependant que sa vie et, comme le dit le sous-titre, „Son ThéÊtre et ses Théories dramatiques". Notre travail ne fait donc doublé emploi avec aucun des ouvrages cités. L'ceuvre d'Arnaud, fond et forme, est médiocre, nous en sommes convaincu plus que personne. Sa large diffusion vers la fin du dix-huitième siècle prouve pourtant que 1'auteur a répondu aux besoins de son teinps. Sous ce rapport il méritait quelques moments de réflexion, car nous sommes de 1'avis de M. Mornet: „La critique littéraire ignore aisément les auteurs du second ordre. Les gradins au temple du goQt sont étroits, et depuis Voltaire c'est a regret qu'on les descend. L'histoire littéraire se hasarde plus loin. II est nécessaire qu'elle aille jusqu'au bout et qu'elle dise que la valeur esthétique et durable d'une oeuvre ne mesure pas sa valeur historique et son influence. Ni le „Spectacle de Ia Nature", ni „L'Usage des Romans" ne sont de grands livres et pourtant ils ont pesé davantage a certains egards et pour un certain public dans l'histoire de notre pensée que „La Nouvelle Héloïse", ou Ia „Lettre sur les Spectacles". (5) II est certain que dans le premier groupe 1'auteur aurait pu citer „Les Epoux malheureux" et „Le Comte de Comminge" de Baculard d'Arnaud. (1) Paris, F. Rieder & Cie., 1921. (2) Paris, Armand Colin, 1907. (3) Paris, Armand Colin, 1922. (4) Paris, E. Champion, 1920. (5) „Les enseignements des Bibliothèques" (1750—1780) par D. Mornet dans la „Revue d'Hist litt." 1910, p. 449. i PREMIÈRE PARTIE. Baculard d'Arnaud. A. SA VIE. (1) CHAPITRE I. D'Arnaud jusqu'a son départ pour 1'Allemagne. 1718—1750. Francois Thomas (2) de Baculard naquit a Paris, rue SaintSauveur, le 15 septembre 1718. Sa mère Marguerite Julie de la Croix était une femme simple sur qui les soucis pécuniaires jh'avaient pas de prise, trait qu'elle a laissé a son fils. Elle s'était mariée avec Thomas Baculard „secrétaire du Roy" et qualifié écuyer, sieur d'Arnaud Rousselain. On a prétendu qu'il était d'origine noble. Jal n'a pu le vérifier. Selon les Biographies de Michaut et de Hoefer la familie était native du Comtat Venaissin ce qui semble juste d'après l'„Histoire de la noblesse du comté Venaissin", par 1'abbé J. Pithon-Curt. (3). Malgré sa prétention a une haute extraction Francais Thomas eut une jeunesse passablement médiocre. Elle ne 1'empêchait pas de faire de bonnes études au collége d'Harcourt. Monselet nous dit que c'était „un jeune homme long comme une perche, sec et propre; il tournait les vers agréablement". Ce qui est sflr c'est que, entre sa quinzième et sa dix-huitième année, il s'est occupé de trois tragédies: Idoménée et Didon, abandonnées après quelques essais, et Coligny qui a été imprimée, ainsi que d'une comédie Le Mauvais Riche, représentée sur des théatres particuliers. (1) Pour les pages suivantes 1'étude de Bertran de la Villehervé nous a été d'un grand profit. (2) Aucun document officiel ne mentionne le nom de „Marie" que les biographes ajoutent. Cf. Jal: Dictionnaire critique de Biographie et d'Histoire, Paris, H. Pion, 1867. (3) Paris, David jeune et Delormel, 1758 T. I, p.p. 7 et 332. 1 2 Son premier écrit est de 1736. C'est une épïtre a Voltaire en une plaquette de douze pages in-12, ayant pour titre: Lettre A. M. L'Abbé Phi * * au sujet des Tragédies de M. de Voltaire a la Haye ' MDCCXXXVI. Cette lettre sert de dédicace a 1'abbé qui avait en grande estime „les ouvrages d'un homme (Voltaire) qui fait tant d'honneur a sa Patrie par ses talents admirables", selon d'Arnaud. Qu'est-ce qui poussait le jeune étudiant a chanter les louanges de Voltaire ? Depuis quelque temps il se répandait dans le public „une EpTtre adressée au brillant auteur d'Alzire" qu'on attribuait a d'Arnaud qui n'y avait „aucune part". Mais cela même lui a fait désirer d'exprimer a son tour son admiration pour le maïtre qu'il apostrophe ainsi: O toi qui de 1'amour empruntant le pinceau, Traces des passions une vive peinture, Voltaire qu'Apollon adopta pour son fils, Daigne accepter 1'essai d'une Muse sincère Dont la vérité fait 1'ornement et le prix. etc. Suivent les éloges de: (Edipe, Hérode et Marianne, Brutus, César et Alzire. Quinze ans plus tard d'Arnaud reproduit cette épïtre, y ajoutant son admiration pour la Henriade et Charles XII et en nous rappelant comment Voltaire avait encouragé ses premiers essais. (1) La réponse que celui-ci en 1736 fit parvenir a son jeune admirateur était des plus flatteuses. Elle se composait d'une lettre (2) oü 1'auteur exprime son estime pour les vers du jeune homme, et d'une petite pièce oü se lit: J'aime peu la louange et je vous la pardonne, Je la chéris en vous puisqu'elle vient du cceur, Vos vers ne sont pas d'un flatteur. etc. (1) CEuvres diverses, Berlin, 1751. T. II, p. 225. (2) Correspondance de Voltaire, 22 janvier 1736. 3 Baculard, vivant continuellement dans la gêne, profita de ces dispositions pour mettre au courant de sa pénurie son mattre qui, de Cirey, écrit a son trésorier, 1'abbé Moussinot d'envoyer chercher Tétudiant pour lui remettre douze francs et le manuscrit de L'Epitre sur la Calomnie qui sera négociée a son profit. (1) Comme 1'abbé s'empresse peu, Voltaire 1'exhorte a lui faire de plus belles largesses. (2) Au mois de septembre, nouveaux secours: „Dix-huit francs au petit d'Arnaud: dites-lui que je suis malade, et que je ne peux écrire". Mais il ne 1'oublie point. Ecoutez plutöt: „Ayez la bonté de donner encore un louis a d'Arnaud. Dites-lui donc de se faire appeler d'Arnaud tout court; c'est un beau nom de janséniste, celui de Baculard est ridicule". (3) Voltaire a de plus graves remarques a faire. Quoique Moussinot doive lui remettre au mois de novembre dix-huit francs encore, il aura soin de ne pas donner au jeune homme „de quoi se débaucher". Celui-ci parait en outre trop paresseux pour „apprendre a écrire". Mais les nouvelles de 1'abbé paraissent être rassurantes, de sorte que Voltaire dans son protégé croit „encourager la vertu". (4) Aussi il continue de la même facon 1'année suivante (1737), lui envoie deux Henriades, et écrit pour clöture de 1'année: „Encore un louis d'or a ce grand d'Arnaud. C'est son étrenne. Dites-lui que je n'écris a personne, qu'il apprenne lui-même a écrire et que je songe è lui". Ce ne sont point la de vaines paroles. L'abbé doit le retenir a diner chez M. Dubreuil pour „éprouver son esprit et sa probité" (5) afin que Voltaire puisse le placer. Résultat: au commencement de 1738 le maïtre charge son élève de composer une petite préface en tête d'une édition de ses ceuvres qu'on allait publier en Hollande. Mais la paresse et la mauvaise écriture d'Arnaud font trainer ce travail. Quand il est fini vers le milieu de 1'année, il se trouve être trop prolixe. Voltaire abrège, rédige finalement lui-même 1'avant-propos, et prie Moussinot au mois de juin de le faire copier par son protégé. Le 28 juin Voltaire constate que „le grand d'Arnaud écrit toujours comme un chat", de sorte „qu'il recopiera eet avertissement (1) Corr. 21 mars 1736. (2) Corr. avril 1736. (3) Corr. 27 octobre 1736. (4) Corr. Déc. 1736. (5) Corr. Déc. 1737. 4 d'une écriture lisible", avec ce mot d'avis a M. M. Western et Smith, libraires a Amsterdam: „Ayant appris, messieurs, qu'on fait en Hollande une trés belle édition des CEuvres de Af. de Voltaire, je vous envoie eet avertissement pour être mis a la tête; je 1'ai communiqué a M. de Voltaire, qui en est content. Je ne doute pas que d'aussi fameux libraires que vous n'aient part a cette édition, qu'on attend avec la dernière impatience". (1) Et d'Arnaud recoit une Henriade reliée et des secours financiers. II va avoir le vivre et le couvert chez Moussinot, qui tachera d'obtenir justice de La Voltairomanie, libelle de 1'abbé Desfontaines. Baculard poura être utile dans cette affaire comme cour- rier et secrétaire! (2) Ce fut Mouhy qu'on employa. Néanmoins les envois d'argent, de conseils de sagesse et d'activité continuent toujours. Voltaire s'adresse même a Helvétius afin que celui-ci tache de procurer quelque petite place a ce f ils de bourgeois „dont le mérite et le malheur font la recommandation". (3) Nous ne savons de quelle nature furent les rapports entre Baculard et Helvétius. En tout cas 1'entremetteur s'en trouve content puisqu'il écrit a celui-ci: „Je vous remercie tendrement de ce que vous avez fait pour d'Arnaud. J'ose vous recommander ce jeune homme comme mon fils; il a du mérite, il est pauvre et vertueux, il sent tout ce que vous valez". Et il ajoute: „il vous sera attaché toute sa vie", (4) en quoi Voltaire n'est pas prophéte. II écrit k Helvétius, le 14 mars 1739: „n'oubliez point Cirey qui ne vous oubliera jamais", et comme d'Arnaud veut suivre 1'ami de Voltaire, voila nos deux compagnons en route pour Cirey. II n'y en a qu'un seul, qui arrivé a destination, d'Arnaud, mal équipé sur un cheval de louage, au grand mécontentement de son hóte. iwJkkfr Son séiour chez Voltaire terminé. Baculard retrouva Helvétius m^wd^f^ en 1u' '1 ava^ m's tout son esP°ir- (5) Les entretiens avec Helvétius, fort peu religieux, et la lecture de la Henriade, dont la Saint-Barthélemy est un des éléments qui ont préoccupé 1'auteur toute sa vie, lui firent reprendre „Coligny", sa vieille tragédie td'écolier. Elle parut imprimée en mars 1740 a Amsterdam chez I Jean Francois du Sauzet fils qui la fit passer pour une oeuvre (1) Corr. juillet 1738. . '?■■> (2) Corr. 3 janvier 1739. (3) Corr. 28 janvier 1739. (4) Corr. 23 février 1739. (5) Corr. 3 oct. 1739. 5 de Voltaire. Celui-ci, froissé, (1) traita 1'auteur de „bon enfant", nomma Ia pièce „une pitoyable rapsodie", (2) mais n'en continua pas moins sa bienveillance a 1'égard d'Arnaud. La tragédie valut a celui-ci „beaucoup d'applaudissements, une foule de critiques et les honneurs de la Bastille". (3) II paratt qu'en effet on en voulait a Baculard de ses déclamations contre les prêtres et qu'on ne cherchait qu'un prétexte pour se saisir de lui. Le hasard voulut que, vers le même temps, un ballet licencieux: „L'Art de f..., ou Paris f... tant" scandalisat tout 1'honnête Paris. On en trouva, chez un des pseudo-amis d'Arnaud, un certain d'Harmoncourt de Morsan, qui s'était chargé de le faire imprimer, un grand nombre d'exemplaires ainsi que des Iettres de Baculard qui fut considéré comme 1'auteur et conduit, le 17 février 1741, a Ia Bastille oü de Morsan le suivit cinq jours après. Transféré le 8 mars a Saint-Lazare, paree qu'on le croyait en état de payer „sa pension", il fut mis en Iiberté le 10 mai. L'élève de Voltaire a toujours cru que „Coligny" lui avait attiré son embastillement. (4) II continua pourtant a écouter les conseils de son maïtre dans u la composition de sa comédie Le Mauvais Richej sujet emprunté l| a la parabole de I'Ëvangiïé selon Saint Luc, et „susceptible" d'après Voltaire — „d'intérêt, de comique et de moral. Vous pourrez peindre - dit-il - les vertus d'après nature en les prenant dans votre cceur; a 1'égard des vices vous sortirez un peu de chez vous". (5) La pièce, qui n'a pas été imprimée, a eu une certaine réputation, comme on le verra dans la suite. Sachant, par expérience, ce que c'est que la souffrance, d'Arnaud s'intéresse vivement au sort des malheureux. II tlche d'éveiller Ia pitié de M. de Prémontval, Professeur de Théologie a Bale, au sujet d'un „Elève de la philosophie" (6) des plus forts et que 1'infortune, „partage ordinaire des gens de lettres", a forcé de se retirer dans des pays étrangers. Attendri par la déplorable situation d'un jeune homme qui, marié a une (1) II parut une critique mordante par un nommé M. de V. a Bruxelles oü Voltaire séjournait alors. (2) Corr. 25 avril 1740, Lettre a M. de Cideville. (3) Édition Veuve Duchesne, Paris, 1780. Préface. (4) Voir, sur cette affaire, de la Villehervé op. cit. pp. 13—16. (5) Corr. 20 nov. 1743. (6) CEuvres diverses: T. I, p. 65. 6 comédienne, a été répudié cruellement par ses parents, d'Arnaud I épanche son ame douloureuse dans un roman énorme: Les Epoux I malheureux ou Histoire de AP et AP" de la Bédoyère, paru en 1745. Pourtant il n'était encore nullement porté a ce sérieux sombre de son 3ge mür. Voltaire avait cru découvrir en lui un penchant a la débauche, (1) et les CEuvres diverses ne contredisent point cette supposition. Baculard dit franchement au Révérend Père S. qu'il est „las de lait et de vertu". Certes la „morale" du prêtre „est saine et pure". Elle n'est pas, toutefois, 1'affaire d'un joyeux compagnon qui écrit: Mais ma chair rebelle et parjure Ne goöte point la chasteté. Je suis fait pour la volupté, C'est lè mon unique pature. (2) On comprendra donc quelle est cette Louison dont il vante „Ie minois fripon" (3) et le reste. Mais Ia plus grande fortune était \ réservée en 1748 a „L'Epïtre a Manon" (4) qui est „un des jolis scandales du temps; après avoir couru les boudoirs, elle est descendue dans les rues. Manon a occupé la France pendant quinze jours". (5) Elle n'est point duchesse. Mais pour n'habiter qu'un cinquième étage, pour n'être qu'une obscure couturière, habillée d'un simple casaquin, elle n'en a pas moins: .... le charme de cent beautés, Quatorze ans a peine comptés. Deux petits tétons que Dieu fit Pour qu'aussitöt la main désire De toucher ce que 1'ceil admire. Son plus délicieux attrait est certaine partie de son beau corps auprès de laquelle „le blanc satin noircit", mais a laquelle „le tabouret de la reine" hélas n'est point réservé. Voltaire est charmé des vers que d'Arnaud produit a cette date (1748). (6) „Manon" le ravit a tel point qu'il recommande le (1) Voir p. 3. (2) CEuvres diverses: T. III, p. 106. (3) CEuvres diverses: T. III, p. 63. (4) CEuvres diverses: T. III, p. 57. (5) Monselet. Op. cit. p. 372. (6) Corr. juin, oct., nov., 1748. 7 jeune poète a Frédéric II qui en fait son correspondant, au grand plaisir du protecteur: „Je vous fais mon compliment, mon cher ami, sur votre emploi et sur 1'Epïtre a Manon. Je souhaite que 1'un fasse votre fortune, comme je suis sfir que 1'autre doit vous faire de la réputation" (1). La nouvelle place, oü Baculard succède a Thieriot, lui fournit une pension de mille livres. Voltaire, en outre, sauvegarde toujours ses intéréts auprès de Frédéric, car „par ses moeurs et par son esprit il paraït digne de servir sa Majesté". (2) Aussi le roi finit-il par appeler 1'élève a Berlin, lorsque le maïtre, qui est souffrant, montre peu d'empressement de venir. II faut dire d'ailleurs que d'Arnaud vers 1750 „était considéré par beaucoup comme un poète d'avenir". (3) Ses premières ceuvres avaient eu un succès décidé. Ajoutez que Le Mauvais Riche, qui venait d'être représenté (commencement de 1750), avait bénéficié de circonstances particulières. La pièce „rebutée par les comédiens ordinaires du roi avait trouvé moyen, en se passant d'eux, d'attirer la plus brillante assemblée". (4) Le succès de la troupe particulière de 1'Hötel de Clermont-Tonnerre au Marais, oü s'était installée également celle de Tanden Hótel Jaback, rue Saint-Merry, (la réputation de la troisième troupe, celle de 1'Hótel Soyecourt au faubourg Saint-Honoré était moindre) avait excité la jalousie de ces messieurs de la Comédie francaise, qui obtinrent la fermeture de la salie en 1749. Les zélés amateurs s'en plaignirent auprès de 1'abbé Chauvelin, conseiller au parlement et fou de théatre. Grace a son intervention ils purent reprendre leurs représentations. C'est Le Mauvais Riche (5) qui fut choisi pour la réouverture (février 1750). Le meilleur monde assistait a cette fête théatrale. La Condamine s'adressa a d'Arnaud, lorsqu'il n'eut pas assez tot les billets qu'on lui avait promis, a lui, a sa soeur et a sa nièce. Voltaire goüta fort la représentation a laquelle il accorda ses bravos. Elle lui révéla le talent de Lekain, jouant le róle de 1'amoureux et destiné è créer plus tard ses personnages principaux. (1) Corr. juin 1748. (2) Corr. janv. 1749. (3) Desnoiresterres. Op. cit. T. III, p. 414. (4) Desnoiresterres. Op. cit. T. III, p. 365. (5) Léo Claretie: Histoire des Thédtres de Société. Molière, Paris, s. d. p. 83. 8 D'Arnaud partit donc pour Berlin au mois de mars 1750, après avoir recu du roi une bourse de deux mille livres „qui fondirent dans les mains du trop peu réglé Baculard. Le poète battit monnaie avec ses ouvrages que le libraire Durant acquit en bloc pour 50 louis", (1) et recommanda, pour lui succéder comme correspondant, Fréron, son ancien condisciple, qui n'obtint pas 1'emploi par suite des machinations de Voltaire. (2) Celui-ci annonce le départ de son élève dans une lettre en vers au roi, en date du 16 mars: Enfin d'Arnaud, loin de Manon, S'en va dans sa tendre jeunesse, A Berlin chercher la sagesse Prés de Frédéric-Apollon. II voudrait être aussi heureux que son protégé: „J'ai pris Ia Iiberté de Vous (Frédéric II) écrire par la voie de eet heureux d'Arnaud, qui verra mon Jéhovah prussien face a face et a qui je porte la plus grande envie". II affirme ensuite que, malgré sa santé minée, il enverra d'autres petites offrandes au roi. Mais la pensée de Baculard, interrompue un moment, ne le quitte pas: „Voilé d'Arnaud a vos pieds ! Qui sera a présent assez heureux pour envoyer a Votre Majesté les livres nouveaux et les nouvelles sottises de notre pays !" Quelque temps plus tard Frédéric 1'entretient dans une lettre sur I'immortalité: „C'est une fort belle chose", répond son correspondant, „mais il vaut mieux vivre deux ou trois mois auprès de votre Majesté que trente mille ans dans Ia mémoire des hommes. Je ne sais pas si d'Arnaud sera immortel, mais je le tiens fort heureux dans cette vie". (3) Le 23 avril Ie roi mande a Voltaire qu'„il est venu enfin ce d'Arnaud qui s'est tant fait attendre", ce qui n'empêche pas que Ie prince redouble d'impatience de voir le maitre lui-même. Mais: Lorsqu'on n'a point I'original Heureux qui retient la copie ! II faut croire que Voltaire vit s'éloigner son protégé sans crainte et sans ombrage, et qu'il est sincère quand il félicite son „cher (1) Desnoiresterres. Op. cit. T. III, p. 416. (2) Francois Cornou: Ette Fréron. Paris. Champion, 1922, p. 85. (3) Lettre du 13 avril 1750 de Voltaire a Frédéric. 9 enfant" dans sa lettre du 19 mai. II jouit de son heureuse fortune et blame la jalousie des autres: „Si PEnvie est un peu piquée Contre votre bonheur présent, Laissons sa rage suffoquée Se débattre inutilement". De son cöté d'Arnaud lui répond qu'il désire beaucoup le voir a Berlin, qu'il 1'attend „comme un enfant son père". „Toute notre Académie attend sa divinité", ajoute-t-il, en lui dédiant „quelquesuns de ses faibles ouvrages" avec une épïtre a „son maïtre, son ami, son père dans les arts". (1) (1) Longchamps et Wagnière: Mémoires anecdotiques sur Voltaire. Paris 1838, p. 512. Lettre de Darnaud & Af. de Voltaire, 31 mai 1750. CHAPITRE II. Sé jour a Berlin et a Dresde. 1750—1752. D'Arnaud parti, Voltaire ne devait plus résister longtemps aux instances du roi qui le souhaite prés de lui. „Je ne pourrai pourtant, Sire", dit—il, „être dans votre ciel que vers les premiers jours de juillet". La perspective lui sourit: „Que d'Arnaud vive a vos genoux, Et que votre Voltaire y meure". Avant d'entrer dans „Ie ciel" il aura è avaler cependant une amère pilule. Le 23 juin Thieriot, jaloux du „méchant poète" qui lui avait succédé comme correspondant de Frédéric, rencontra Collé (1) qui aimait a dauber sur 1'auteur de Coligny. Thieriot lui montra des vers du roi, élogieux pour d'Arnaud, dénigrants pour Voltaire, portant entre autres ce jugement: Déja I'Apollon de la France S'achemine a sa décadence: Venez bril Ier a votre tour; Elevez-vous s'il brille encore; Ainsi le couchant d'un beau jour Promet une plus belle aurore. La réponse de Baculard, que Thieriot produisit également, ne révèle aucune intention malveillante envers son maitre resté en France: Je ne suis point sur le Parnasse; Mais, mille fois plus glorieux, Vos vers m'accordent une place Qui m'élève au plus haut des cieux. A ma muse qui vient d'éclore Vous annoncez un sort brillant; Grand Roi, Voltaire a son couchant Vaut mieux qu'un autre a son aurore. (2) (1) Collé, Journal. Paris, Bonhdmme I, p. 184. (2) Les vers complets sont cités dans De la Villehervé, Op. cit. p. 29. 11 Lorsque Thieriot apprit a Voltaire ce qui se passait au bord de la Sprée, celui-ci, qui était couché, sauta a bas du Iit, bondit de fureur, et apostrophant Ie roi de Ioin: „J'irai", dit-il, „j'irai lui appendre a se connaTtre en hommes". Et dés ce moment son voyage fut décidé. (1) Pourtant nous n'avons trouvé aucune preuve que „1'ApolIon blessé de la comparaison se jura de la faire expier a son rival", comme Ie prétend Cornou. (2) II écrivit simplement le 26 juin a Frédéric : Vous flattez donc 1'adolescence De ce d'Arnaud que je chéris, Et lui montrez ma décadence. Qu'il arrivé a Berlin mort ou vif, il partira cependant. Le 2 juillet il est a Clève, Ie 23 a Berlin. „L'un des premiers résultats de son séjour a Potsdam", dit Cornou, évidemment porté contre celui qui avait causé a Fréron trente années de luttes contre les philosophes du XVHIe siècle, „fut de porter la désunion dans Ia petite colonie de savants et de Iittérateurs francais que Frédéric avait réunis autour de lui". (3) A 1'égard d'Arnaud on n'en voit rien. Le 14 aoüt, trois semaines après son arrivée, il écrit a Mme Denis que Ie roi „a cru toutes réflexions faites que je lui serais plus utile que d'Arnaud. Je lui ai pardonné, comme a Heurtaud, les petits vers galants que sa majesté prussienne avait faits pour mon jeune élève, dans lesquels il le traitait de soleil levant fort lumineux, et moi de soleil couchant assez pale. II aura le levant et Ie couchant auprès de lui, si vous y consentez, et il sera, lui, dans son midi". Rien dans 1'attitude de Voltaire qui soit incorrect. Le 17 aoüt on représente Le Mauvais Riche ; il „ne fait que quelques réserves a propos des vers". (4) Faut-il sentir ici une tendance a piquer son ancien protégé ? Et celui-ci y avait-il donné lieu ? D'Arnaud, qu'avait-il fait a Berlin? Pas grand'chose, il faut bien le dire. Je n'ai nullement confiance dans le deploiement de ces „richesses d'une imagination féconde" que Luchet lui prête. (5) Au contraire. Enivré de sa fortune, il avait commencé par débiter des folies: „II arriva par Ie coche, (1) Marmontel, Mémoires. Livre IV. (2) Cornou, Op. cit. p. 89. (3) Cornou, Op. cit. p. 88. (4) Corr. 20 aoüt 1750. Lettre ó D'Argental. (5) Le marquis de Luchet: Hist. litt. de M. de Voltaire. Cassel 1780. 12 tout seul de sa bande, et se donna pour un grand seigneur qui avait perdu sur les chemins ses titres de noblesse, ses poésies et les portraits de ses maitresses, le tout enfermé dans un bonnet de nuit". Puis dans ses vers, reproduits par les gazetiers du lieu, il fit la cour au roi et aux belles de Potsdam qui auraient pu se montrer plus sensibles a ses flatteries. D'Arnaud dit moins fut fiché — c'est encore Voltaire qui le dit — „de n'avoir que quatre mille huit cents livres de rente, de ne point souper avec le roi, de ne point coucher avec les filles d'honneur". Un soir pourtant il avait été invité a la table du roi: c'était a qui ferait le plus éloquemment profession d'athéisme. D'Arnaud, interrogé sur la cause de son silence, répliqua hardiment: „Sire, j'aime a croire a 1'existence d'un être au-dessus des rois". Est-ce pour réparer cette audace qu'il lui dédia ses CEuvres div-erses en 1751 ? A 1'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres oü on 1'avait mis pour le faire travailler plus sérieusement, il ne fit que réciter ses épttres. Voltaire arrivé donc fin juillet. C'est au bout de quelques semaines qu'il se brouille avec d'Arnaud, on ne sait trop comment. Le premier tort vint moins d'Arnaud que du roi, dit Thïébault. Toujours malin, Frédéric, pour mortifier Ie maïtre, soutint un jour en tête a tête avec Voltaire: „II faut avouer que d'Arnaud a vraiment le génie poétique; tel de ses vers vaut seul tout un poème." Baculard ne fut pas insensible a ces cajoleries et s'en vanta, ce qui le perdit. (1) Toujours est-il que quelques semaines ont suffi pour changer I'ancienne amitié en haine toute neuve. L'accent avec lequel Voltaire pariera désormais d'Arnaud, a changé: „Le Mauvais Riche a été jugé pour le fond et pour les détails tout comme a Paris". (Lettre du 20 aoüt a d'Argental). „D'Arnaud fait des stances a Ia glacé" (Lettre du 24 aoüt a Mme Denis). „D'Arnaud a du goüt, il se forme; et s'il arrivé qu'il se déforme il n'y a pas grand mal" (Lettre du 23 sept. a Mme de Fontaine) Heureusement on va jouer les pièces de Voltaire: Rome sauvée, La Mort de César, Marianne. Les membres de Ia familie royale tiendront les röles. Voltaire charge Baculard du röle d'un garde (1) Dieudonné Thiébault: Frédéric le Grand ou Mes souvenirs de vingt ans de séjour a Berlin. Paris, 1826. T. V, p. 255. 13 qui, dans Marianne, n'a que cinq vers a dire, ce que celui-ci fait avec une {roideur et une insouciance parfaites. L'autre, indigné, le corrige, en lui disant „vous ne savez pas même dire ces deux mots comme il convient." (1) D'Arnaud, passablement vaniteux, devait supporter mal un pareil traitement. II se vengera de toutes les facons. II rapporte a Fréron cette étrange saillie de Voltaire d'après laquelle ce pauvre diable de journaliste „est condamné aux galères et vient de partir avec la chaïne". Fréron en pouffe de rire. En octobre 1750 la colère entre les anciens amis est vive et agissante. Baculard se plaint auprès de Fréron que Voltaire 1'a perdu a la cour. De quoi s'agit-il ? D'une préface pour les ceuvres de Voltaire que des libraires de Rouen au commencement de 1750 avaient demandé a d'Arnaud de rédiger, et que celui-ci avait fournie, signée de sa main. Voltaire y avait supprimé ou adouci les éloges trop flatteurs et retranché divers passages inutiles. Ainsi modifiée on la retrouve, avec les passages en question comme variantes, dans les Mémoires anecdotiques sur Voltaire. (2) Telle qu'elle est, cette préface, qui traite de la jeunesse de Voltaire, de ses premiers vers, de la Henriade, de Charles XII de ses principales tragédies, de ses démêlés avec Desfontaines et Rousseau, n'offre rien qui doive surprendre. Toutefois d'Arnaud écrit è Fréron que son ennemi y a ajouté „des choses horribles contre Ia France'' et qu'il s'en lave les mains, lui, d'Arnaud. En outre il fait confidence au prince Henri de Ia facon dont il dessert son ancien protecteur a Paris. A la prière de Voltaire Frédéric lit 1'avertissement, voit qu'il n'y a pas un seul mot défavorable a Ia France et que par conséquent Baculard est un menteur. Voltaire triomphe. „J'ai cru", écrit-il le 14 nov. 1750 a d'Argental, „qu'il était des régies de théütre de parler en sa faveur — car le roi a voulu renvoyer ce beau fils — et des régies de prudence de ne faire aucun éclat. Baculard ne sait pas que son petit crime est découvert". Comme le prince désire être entièrement renseigné, d'Argental tSchera de fournir une copie de la lettre que d'Arnaud a adressée a Fréron et que celui-ci aura sans doute communiquée. D'Argental répond le 24 nov. 1750, par „une lettre dramatique, rédigée, dit-on, par (1) Dieudonné Thiébault, op. cit. T. V, pp. 250 et 251. (2) Par Longchamps et Wagnière, T. II, pp. 481 et sqq. 14 Voltaire lui-même", (1) que Fréron n'avait pas voulu donner copie du document, mais que „1'affreuse calomnie" a fait un bruit formidable dans tout Paris, et que 1'ingrat d'Arnaud a été touché de repentir. Le 25 nov. le marquis D'Adhémar lui écrit pareillement. Voltaire proposa a Frédéric de renvoyer „le perfide" de Potsdam è Berlin „pour travailler, pour fréquenter 1'Académie, afin qu'il (Voltaire) soit délivré de 1'extrême embarras oü il se trouve". Baculard sentant 1'orage s'approcher demanda son congé. „Le roi lui a ordonné trés durement de partir dans vingt-quatre heures; et comme les rois sont accablés d'affaires, il a oublié de lui payer son voyage", écrit Voltaire le 24 nov. a Mme Denis. Et il continue ainsi: „Mon enfant, mon triomphe m'attriste. Cela fait faire de profonde réflexions sur le.s dangers de la grandeur. Ce d'Arnaud avait une des plus belles places du royaume. Nous n'avons point, depuis Bélisaire, de plus terrible chute". Dans ses lettres a Thieriot (fin nov.), a Mme d'Argental (8 déc.) et a d'Argental (11 déc. 1750) Voltaire donne les derniers coups de pied è son ancien favori. Darget, secrétaire du roi, et a qui D'Arnaud avait escroqué de 1'argent, se vengea en divulguant sa disgrace aussi promptement que possible. (2) L'expulsé se réfugia a Dresde, prétendant qu'une grande passion qu'une grande princesse nourrissait pour lui, 1'avait obligé de s'arracher a Berlin. II s'adressa „als Bittender an den Leipziger Professor Gottsched", (3) lui faisant parvenu au mois de février 1751 un exemplaire de son poème La Mort du Maréchal de Saxe et son Epitre sur les Arts qu'il avait récitée avec succès a 1'Académie de Berlin. Gottsched 1'invita a passer chez lui, a Leipsick, inséra dans son journal „Das Neueste aus der anmutigen Gelehrsamkeit", un certain nombre de ses poèmes, le mit en relation avec plusieurs gens de lettres, soumit a son jugement les principales productions littéraires de la Saxe. Gróce a son intermédiaire, d'Arnaud fut nommé „Conseiller de légation du Roi de Pologne, électeur de Saxe". (1) F. Cornou. Op. cit. p. 89. (2) Thiébault. Op. cit. T. V, p. 256. (3) Th. Supfle: Sechs französische Briefe Gottsched's an Baculard d'Arnaud in Dresden. Zeitschrift zur Vergl. Lit. Gesch. T. I. 15 Si au bout d'une année le commerce commence a languir c'est que 1'activité de Baculard laisse toujours a désirer. (1) II se moque des épreuves des pièces de théatre qu'on lui envoie è reviser. II finit donc par accepter la proposition du comte de Frise, neveu du maréchal de Saxe, dont il devint le secrétaire, et rentra 1 joyeux a Paris (fin 1752). (2) (1) Voir: Troisième Partie. (2) Thiébault rapporte (T. V, p. 28) que, dans le but de préparer a Voltaire une mortification secrète a son arrivée en France, Frédéric aurait fait inviter d'Arnaud, „qui était a Dresde", a revenir a la cour après le départ de son grand rival. D'Arnaud „vole a Potsdam", oü on lui fit dire qu'on n'avait pas besoin de lui. Voila une anecdote peu digne de foi, puisque Voltaire ne quitta Potsdam que le 26 mars 1753, date a laquelle D'Arnaud, rentré depuis quelques mois en France, n'a pu recevoir a Dresde 1'invitation en question. En revanche il a fait, a Paris, avec un demi succès, la cour a Mm* Denis. Voici ce que Jules Bertaut rapporte a eet égard: (Voltaire. La vie anecdotique des grands écrivains, p. 110). „Durant que son oncle était a Potsdam, celle-ci avait fait consciencieusement 1'amour, avec Marmontel d'abord, si délicatement tendre, si doux, si spirituel; avec Baculard d'Arnaud ensuite, si sensible, éperdument, si discret aussi, un peu trop discret peut-être, pas assez vigoureux pour „maman" qui était une luronne et ne voulait pas seulement qu'on lui en promit". CHAPITRE III. D'Arnaud rentre dans la société de Paris. 1752—1764. La première chose que le „courtisan désabusé" fit a Paris, ce fut de chanter son joyeux retour: Revenez, amours enchanteurs, Revenez, graces que j'adore: Que de vos couronnes de fleurs Mon jeune front se pare encore 1(1) Guéri d'une vaine ambition, il reprend „sa première chaine". i**iintff~'"^l • Je n'ai plus de Roi que 1 amour, Et Manon est ma seule reine. 11 aime mieux le séduisant aspect de ses mille beautés qu'il détaille de nouveau sensuellement, que la Vue des guerriers prussiens, Dont le regard fier et sauvage Ne respire que le carnage. (2) Qui était cette Manon ? La C hand elle d'Arras, (3) au chant XVII, dit qu'elle était „la chaste chambrière d'un Rotisseur". Une note au chant II la qualifie de „Ia moitié d'un Rotisseur de la rue de Ia Huchette. D'Arnaud avait la permission de tremper son pain dans la lèchefrite et la croüte dans les entrées de la maitresse". Suivant Le Colporteur (4) c'était elle qui était la prétendue „femme de condition, qui joignoit les senticnens les plus éclairés a un grand fonds de Littérature", dont Baculard avait dit, avant son départ pour Berlin: (1) Etrennes lyriques, Paris, p. 232. (2) Le Trésor du Parnasse. Londres et Paris, 1763, IV, p. 20. Voir aussi: Lettre de Volt. a Mm* Denis, 24 nov. 1750. (3) Pointe hiról-comique en XVUI chants, par 1'abbé Dulaurens. Arras, 1765. (4) Le Colporteur, Histoire morale et critique par M. de Chevrier, Londres. 1762. Réimpression par Ad. van Bever. Paris, 1914, p. 54. 17 Avec Mérope elle était mère, Avec Zaïre elle pleurait, Et raisonnait avec Voltaire. (1) Quoi qu'il en soit les nouvelles fêtes avec quelques Manon ne doivent pas avoir été de longue durée, et si d'Arnaud les premières années après sa rentree d'Allemagne n'a pas connu immédiatement 1'indigence, les ennuis ne lui étaient guère épargnés. Avec le comte de Frise il semble avoir fréquenté pendant quelquëT temps la haute société qui ne lui plaisait que fort médiocrement. Du moins la Correspondance secrète reproduit (le 5 juillet 1775) une épïtre, adressée en 1757 par d'Arnaud a „M. M , Echevin de la ville de Paris", et laquelle „n'avait point encore été imprimée", oü le chantre de Manon se plaint que le temps oü il dïnait avec elle soit passé. „Présentement", dit-il, „j'ai ma place a des soupers, Oü dans le sein de la riche abondance, On mkche a vuide, et périt d'abstinence. J'entends marquis, comtes et Ducs et Pairs, Gens bien appris, en toute chose experts, Tenir propos de toutes les espèces, Nous emporter du théStre a Manon, Puis revenir mettre Voltaire en pièces Et, de son vers dénaturant le son, Próner sa Jeanne et son mystique knon". (2) II est indigné qu'on ait tlché d'exciter son ancien maïtre contre lui en lui attribuant une édition de La Pucelle, remplie d'atrocités contre les personnes les plus respectables. Heureusement Voltaire est bientót rassuré, témoin la lettre qu'il envoie le 19 déc. 1756 a Thieriot: „Ceux qui m'avaient mandé que La Beaumelle et d'Arnaud avaient fabriqué cette oeuvre se sont trompés, du moins a 1'égard de d'Arnaud. II n'est pas possible qu'un homme qui sait faire des vers ait pu en griffonner de si plats et de si ridicules". D'Arnaud est en butte è d'autres chagrins vers 1757. La nouvelle édition des Lamentations de Jérémie, odes sacrées (Paris (1) Epttre è Voltaire. CEuvres diverses, T. II, p. 160. (2) Corr. secrète politique et litt., ou Mémoires pour servir a l'Histoire des Cours, des Sociétés et de la litt. en France, depuis la mort de Louis XV. Londres, J. Adamson, 1787. T. II, p. 20. 2 18 1757), qui avaient été publiées è Dresde en 1752 pour la première fois, fit naitre une méchante épigramme, attribuée è Voltaire, et qui en arrêta le succès. (1) Vers la même époque il fait une doublé perte par la mort de son père et celle du comte de Frise, ce qui le priva de sa pension. Mais prévoir 1'adversité de la fortune était la moindre qualité de Baculard. N'ayant jamais mis un sou de cöté, il se trouva réduit a la misère qui devait être désormais son état habituel malgré les multiples assistances qui lui venaient de tous les cötés. C'est ainsi que la Rotisserie de la rue de la Huchette, le café de la Régence, „le café de Guillaume" furent longtemps le théStre de ses exploits d'emprunteur. A la première il „soupire a cöté d'un gigot", au dernier vous le trouvez au milieu d'une bande, discutant sur Clarke et Newton et débitant de jolis récits qu'on humecte avec une bonne bouteille de Porto et qu'on enveloppe dans d'épais tourbillons de fumée tirés de longues pipes. (2) Par une chaude journée du mois de juillet 1760 nous le rencontrons au café Procope, rue des Fossés-SaintGermains (aujourd'hui rue de PAncienne Comédie). Deux choses agitent les nombreux habitués: le retentissant succès de l'Ecossaise de Voltaire, jouée quelques jours auparavant, en face, aux Francais, et le calme audacieux avec lequel Fréron, traité au cours de chaque scène de coquin, de fripon, de dogue, a assisté a la représentation. II sont tous la, les ennemis du journaliste: Damilaville, Blin de Sainmore, Thieriot, Helvétius. Au milieu du tapage Duclos s'attarde a redire les couplets obscènes qu'on a décochés a „1'illustre critique". Les gaillardises de Duclos poussent Baculard a réciter son Epitre a Manon, (3) diversion commode qui lui permet de ménager la chèvre et le chou: D'Arnaud ne veut ni médire de Voltaire, ni risquer sa place a la table du journaliste, oü il dlne régulièrement avec Watelet, Marsy, Dorat et d'autres collaborateurs de L'Année littéraire, qui procure des revenus fabuleux è son rédacteur en chef. D'Arnaud, „croupier de Fréron" ! Le Brun, fort malintentionné envers les deux confrères, a vite fait de le rapporter a Ferney oü séjourne Voltaire, qui ne manque pas de se rappeler de nouveau les ingratitudes de son ancien protégé. (4) (1) Voir p. 42. (2) Voir Sidney et Volsan dans le recueil: Epreuves du Sentiment. (3) Raoul Arnaud: Le fib de Fréron, Paris, Perrin, 1909 pp. 1—18. (4) Lettre è Le Brun, 11 juillet 1761. 19 Cependant le famélique d'Arnaud continue d'adresser de petits vers innocents a ses anciennes maïtresses. La Defresne, fille d'une blanchisseuse, qu'il avait divinisée dans ses premières poésies, devenue plus tard „marquise de Fleuri", recoit encore ses hommages, mais „tout cela se borne au triste gigot et a la compote". (1) Décidément il faut que 1'indolent fasse un effort pour travailler plus sérieusement, d'autant plus que 1'héritage que sa mère lui laisse quand elle meurt en 1763, est des plus maigres. L'occasion se présente. Baculard a été vivement impressiönné par la lecture \ des Mémoires du Comte de Comminge de Mme de Tencin, et des \Nuits d'Young dont on commence a parler a Paris et qu'il a lues certainement dans le texte original. La fortune va Pappeler encore, cette fois-ci pour être novateur dans la littérature. II n'a qu'a tirer un drame des Mémoires, de montrer sur la scène un cloitre, d'y mettre des religieux dévorés d'amour, d'y entasser des têtes de mort, dignes de Shakespeare, et de répandre sur tout . paresse ordinaire et publie en 1764 son drame monacal Le Comte (l de Comminge ou les Amants malheureux. D'Arnaud qui après §on retour a Paris s'était „répandu dans le monde", le quitte „pour se Iivrer a son gofit pour les lettres" (2) (1) F. Chevrier, Le Colporteur, réimpr. Ad. van Bever p. 65. (2) Nouvelle Bibl. universelle, par le Dr. Hoef er, Didot, Paris, 1852. CHAPITRE IV. Période de son activité littéraire. 1764—1790. Une fois a 1'ceuvre, d'Arnaud ne dépose plus la plume. II publie la même année sa nouvelle Fanny ou 1'heureux repentir, appelée a une gloire quasi-universelle, — en 1766 Sidney et Sitty ou la bienfaisance et la reconnaissance, suivis de soixante odes anacréontiques. L'année 1767 est productive; 1'idée du cloitre ne Iache plus 1'auteur: Euphèmie (1'héroïne de son second drame), Julie, Lucie et Mélanie y finissent. Ensuite d'autres nouvelles paraissent, toutes également morales, sensibles et doucereuses: Clary ou le retour a la Vertu récompensé, Nancy ou les malheurs de Vimprudence et de la jalousie, Bathilde ou l'héroïsme de Vamour (1767). Pourquoi cette étonnante production ? Apparemment il faut faire de 1'argent car, comme dit Bachaumont (1) le 3 juillet 1767: „Ce grand romancier, après avoir long temps (?) raconté les aventures de divers héros de galanterie, vient de terminer les siennes, ou plutöt de consommer son propre roman par son mariage avec MUe Chouchou, marchande de modes". On est probablement ici en présence d'une erreur de date a moins qu'il ne s'agisse d'une „liaison" au lieu d'un „mariage". D'abord vers le milieu de 1767 d'Arnaud n'avait pas encore depuis „longtemps" publié ses récits. Puis Jal a trouvé dans le registre de Saint-Sauveur 1'acte de son mariage du 9 aoüt 1770 avec Antoinette Berger d'Aubigny (nommée ordinairement MUe Chouchou), fille majeure de feu Jean Berger, Sr d'Aubigny, maitre d'école, et de dame Marie Jeanne Boutet demeurant rue St. Denis. (2) Baculard eut un fils. De qui ? De Mme d'Arnaud sa femme, ou de MUe Chouchou, provisoirement son „amie" ? Cela se pourrait d'après la signature au bas de son acte de décès (qui est de 1806), apposée par son fils „Dominique-Antoine-Esprit Baculard d'Arnaud, agé de 39 ans". Cet Hge prouverait que dès 1768 son (1) Bachaumont, Mémoires secrets. T. III, p. 231. (2) Jal. Dictionnaire. Paris, Pion, 1867. 21 fils était né. Jal, qui n'a pas pu trouver Pacte de naissance de Dominique, suppose qu'il s'agit ici encore d'une erreur. C'est possible: je vois dans la Feuille de Provins du 10 déc. 1853, annoncant la mort du fils, cette mention: „né è Paris le 19 mai 1771". Dominique serait donc le fils de Mme d'Arnaud née Berger et non de MUe Chouchou. L'honneur de Francois-Thomas est sauf ! II faut dire aussi que, encore qu'il ne dépouillat jamais entièrement Ie vieil homme, d'Arnaud depuis quelques années était sage a sa facon, n'écrivant que de sombres anecdotes romanesques et sentimentales (Selicourt 1769, Anne Bell 1770, Sidney et Volsan 1770, etc.) qu'il réunit en recueils a partir de 1772 sous le titre d'„Epreuves du Sentiment" (1772—1780). (1) Et cette sagesse lui avait valu, a la sollicitation de 1'abbé de Langeac, auprès du Comte de Saint-Florentin, la pension que Poinsinet avait sur le Mercure. (2) Désormais il rougit de sa jeunesse folStre; si bien que dans la préface de sa tragédie historique de Fayel (1770) le cinquantenaire croit utile de le déclarer publiquement: „II y a longtemps que j'ai inséré dans tous les journaux un désaveu formel a propos des trois volumes de poésie qui portent le titre de mes CEuvres et qui ne sont qu'un vrai ramas de sottises et d'impertinences. — II n'y a que Ia raison et le sentiment qui mettent un sceau durable a nos travaux". Ses idéés sur la raison qu'il avait „abjurée" du temps de Manon, en arborant 1'écusson de la Folie, ont singulièrement changé. Cependant il ne faut pas surfaire Ia „raison" tardive de notre auteur. La preuve en est dans sa friponnerie de 1772. Réduit a la plus compléte insolvabilité, il fit acheter chez un certain Leroux sur des lettres de change supposées, et soi-disant endossées par le libraire Le Jay, toute une pacotille „destinée pour I'Amérique", qu'on débitait pourtant le surlendemain dans tout Paris. Le marchand dupé exigea payement, ce qui se fit par une émission de billets de complaisance a laquelle d'Arnaud, Le Jay, Dorat, un nommé Mérouville, agent de toutes sortes de négoces, participaient. Une autre fois „il s'agit de lettres de change qu'il a souscrites avec un de ses amis et dont il prétend n'avoir pas recu la valeur. Ils viennent de succomber au Chatelet, qui a ordonné Ia remise des titres qui vont avoir activité. Ils sont aujourd'hui au Parlement oü il paratt des mémoires qui ne leur sont pas honorables et dévoi- (1) Une première édition en 4 vols. parut en 1770 chez Le Jay. (2) Bachaumont, T. XIX, p. 135, 2 sept. 1769. 22 lent beaucoup de fraude et de friponnerie de leur part, si les faits articulés sont vrais". (1) On nous dispensera d'entrer dans les détails (2) de ces fastidieuses procédures. — La preuve de son étourderie est encore dans ses démêlés, dans 1'affaire Goezman, avec Beaumarchais, qu'il compromettait par une lettre qu'il écrivit, sans en être sollicité, par bonté d'ame, se posant en partie du conseiller du^parlement. Quand Beaumarchais, en 1773, lui dit ses vérités dans le premier Mémoire a consulter, d'Arnaud, dans un article de quinze pages, réclame dommages et intéréts, applicables de son consentement a des oeuvres pies a son adversaire, qui est de ceux qui „endurcis a la diffamation et au scandale, s'agitent dans tous les sens pour exciter le bruit". (3) On sait de quelle facon Beaumarchais, d'abord dans le Troisième et ensuite dans le Quatrième Mémoire, dont six mille exemplaires se vendirent en trois jours, se moqua de son ennemi, lui reprochant d'avoir espéré obtenir de la reconnaissance de Goezman quelques bons offices dans ses procés criminels, et d'avoir complété la conviction qu'il ne sentait jamais la force de ce qu'il disait, ni de ce qu'il faisait. (4) Et d'Arnaud entendait les passants qu'il croisait dans la rue, fredonnant un Noël de Julie Beaumarchais oü il était bafoué en compagnie de Marin et de Bertrand. Malgré toutes ces tribulations d'Arnaud entassait toujours ses sensibleries, grossissant ses Epreuves du Sentiment, ses Nouvelles historiques également morales et pleurnicheuses, et publiant en 1774 son dernier drame: Mérinval ou les ei f ets de la vengeance. II composa ensuite (1783—1786) 12 vols. de petites anecdotes diverses sous Ie titre de Délassements de l'homme sensible. En 1777 il est sans le moindre emploi, ce qui décide son ami Blin de Sainmore a 1'inviter un jour a Saint-Cloud pour y mener une joyeuse mascarade, et chasser le chagrin. (5) Mais la fortune semble lui sourire une dernière fois. La même année on doit choisir le successeur de Gresset a I'Académie francaise. II y en a qui pensent a d'Arnaud, (6) ce qui est bizarre. Ils perdent leur (1) Bachaumont, T. VIII, 25 juillet 1775. (2) Voir De la Villehervé, Op. cit. pp. 46—53. (3) Bachaumont, T. VII, pp. 83 et 87; 23 et 30 oct. 1773. (4) Mémoires de Beaumarchais. Ed. Garnier, Paris 1878, pp. 30, 165, 178, 269 et sqq. (5) Corr. secrète. T. IV, p. 392. (6) Ibid., T. V, p. 38. 23 peine. Ses relations pourtant ne sont pas a dédaigner. II est familier du duc de Trimonville. Le comte d'Artois le nomme son secrétaire (1778), et lui alloue une pension de 1200 livres, ce qui réjouit 1'auteur de la Correspondance secrète car „M. d'Arnaud est un des hommes qui fait le plus d'honneur k la littérature tant par ses talents que par 1'éloignement oü il se tient des cabales et des intrigues qui la déshonorent". (!) (1) C'est pour cela sans doute que la comtesse de Beauharnais 1'invite (1781) a ses vendredis littéraires, oü la maïtresse de la maison et son hóte s'élèvent jusqu'aux nues a coups d'épitres élogieuses: Comminge et Euphémie émouvront toujours les cceurs tendres; Ses récits dictés par les Graces Perceront 1'abime des ans ! (2) Le Prince Henri de Prusse, avec qui il avait fait bande k part k Berlin, ne Pa jamais oublié. En 1765 il avait fait représenter k Potsdam le Comte de Comminge, comme le prince de Conti chez lui a L'Isle-Adam. Quand son Altesse prussienne en 1786 est a Paris, elle accueille les gens de lettres avec joie et traite avec une cordialité toute particulière d'Arnaud qui en profite pour lui exposer ses besoins. „Le prince lui a envoyé 2400 livres, en lui marquant sa douleur de ne pouvoir lui être plus utile." (3) Ce bienfait ne fut pas un soulagement de longue durée pour notre indigent. Aussi adresse-t-il vers la même époque k la cour une demande de gratification dont il est question dans un „Etat des gens de lettres demandant des pensions", reproduit dans le „Bulletin du Bibliothécaire" (4) par Asselineau. Cet état est divisé en deux colonnes; la première cite le nom des impétrants, la seconde leurs titres, écrits uniformément par la plume d'un expédionnaire. Au dessous du nom on voit Yappréciation des titres et la décision, 1'une et 1'autre dues probablement a la main de Breteuil qui en ce temps-la était ministre de Ia maison du roi. Ces notes constituent le jugement de la cour, 1'opinion du Gouvernement sur la littérature du temps. La Iiste comprend 126 (1) Ibid., T. XI, p. 340. (2) Ibid., T. XI, p. 305. (3) Bachaumont, T. XXXI, p. 234, 4 avril 1786. (4) Revue mensuelle, publiée par J. Techener, 1861, 15ième série, pp. 532—543. 24 articles (Saint Lam bert, La Harpe, Lemierre etc). Voici ce qu'on y trouve sur notre auteur: Nom: M. d'Arnaud (Baculard). Titres: Auteur de plusieurs ouvrages de sentiment, est dans la plus grande détresse; sollicite instamment des secours. Appréciation: C'est 1'auteur le plus fécond en ouvrages de sentiment, dans lesquels il a toujours respecté les mceurs. Dé cision: 600 fr., avec lettre. Et pour montrer que tous ne jouissent pas d'une pareille faveur, voici un autre article: Nom: Lemierre. Titres: de 1'Académie francaise, qui se plaint de n'avoir que 2000 fr. de pension. Appréciation: A peine est-il assis sur le docte fauteuil. Décision: Attendre, avec lettre. CHAPITRE V. Derrières années. 1790—1805. D'Arnaud, tiré provisoirement de Ia misère, ne tarda pas a s'y replonger. En 1790 Marie Antoinette fut sa bienfaitrice pour cent louis. C'est qu'en cette année il eut Ia satisfaction de voir représenter son Comminge au Théatre de la Nation. Fier du succès éclatant que la pièce remporta, et rempli de nouveaux projets dramatiques mais vaporeux, il osa envoyer a Necker, pour lui demander un prêt de 1200 livres, une longue lettre éplorée (17 juin 1790) que Moflselet a reproduite in-extenso (1). On lit en marge de ce document: „Répondu le 4 juillet, envoyé 4 louis" ... Malheureusement ses propositions faites a Messieurs les comédiens de la Nation pour leur vendre son Comminge et ses autres pièces 200 louis n'eurent pas de suites. (2) De ses illusions littèraires il réalisa dans la suite peu de chose. II avait essayé de leurrer Necker en disant qu'au Théatre Francais on allait recevoir deux, trois nouvelles compositions dramatiques de sa main. II n'en fut rien. Ce qu'il fit imprimer c'était L'Histoire de l'infortuné Comte de Comminge et d'Adélaïde de Lussan, 2 vol. 1793, — un recueil de nouvelles anecdotes Les Loisirs utiles 2 vol. an II, oü il décrivait toujours des misères, peignait des malheureux, exaltair des vertus. Mais tous ses nombreux volumes „qui eurent un succès de larmes dans les boutiques, dans les provinces et dans les colonies" et qui „rapportèrent deux millions a la librairie", (3) n'empêchaient pas „I'ancêtre de Ia littérature" de rester le plus rude emprunteur qui püt se voir, de sorte qu'on a pu dire qu'il n'y avait guère de citoyen en France qui ne fut son créancier pour une petite somme, et que Chamfort a osé prétendre que d'Arnaud devait plus de cent mille écus en pièces de six sous. En 1793, lorsque les représentations de Comminge vont (1) Monselet, Op. cit. pp. 378—380. (2) Cette lettre du 4 juillet 1791 est citée dans De la VUIehervé, p. 62. (3) Nouvelle Biographie du Dr. Hoefer. Didot, Paris, 1852. 26 reprendre, il prie a nouveau les comédiens de la Nation de „céder a un mouvement de sensibilité", et „de lui accorder le peu qui lui revient sur trois ou quatre dernières représentations de sa pièce". Sa situation est accablante a cette heure-la. II se trouve jeté en • prison pour avoir donné asile a un émigré, Joseph Mazelier, Sgé J de 31 ans, capitaine de cavalerie, sorti de France au commencement de 1792 et rentré sous le nom de Linger, libraire de Bordeaux, a la fin de 1'an, et trouvant un abri dans le logis de d'Arnaud, deuxième étage d'une pauvre maison, rue de Vaugirard. Baculard, cédant au mouvement de son cceur comme, vingt ans auparavant, il 1'avait fait en secourant Gilbert, abandonné de tous, (1) s'était apitoyé sur le sort du malheureux en négligeant de faire les déclarations exigées par la loi et d'afficher le nom du nouveau venu a sa porte. Mazelier fut exécuté le 24 juin, Baculard I condamné a deux mois de prison. Mis en liberté il reprit sa fonction de „doyen des romanciers noirs", mendiant ses repas dans les petits cafés. Regardez-le, vers 1800, s'avancant vers le restaurant de Mme Simard è I'entrée de la rue Mouffetard, oü s'était écoulée sa jeunesse. Maintenant il a 80 ans; „taille fantasmagorique, figure lacrymale, habit noir, visage blême, ceil bleu-terne, perruque qui atteste 1'existence de 1'ancien régime, nez au vent, soupirs continuels". (2) Entré au restaurant, il s'assied a cóté de la limonadière. L'invitation a venir diner le lendemain, lui et sa femme, le met de bonne humeur. Les musiciens et les officiers de la 96ième lui offrent un petit verre de liqueur qui délie sa Iangue parleuse: II cause de ses voyages, de sa gloire, de ringratitude du siècle, il se vante un peu, mais on le laisse dire. Etonné de constater qu'il parle toujours seul et que son radotage a eu raison de Ia patience des clients qui ne Pécoutent plus, il reprend Ie chemin du pauvre grenier que Colin de Plancy prête a sa misère. C'est la qu'il va s'occuper de ses Matinées (3 vol. 1799) pour montrer une fois de plus L'Héroïsme de l'amour et de l'amitié. Ou bien il va résumer tout ce qu'il a écrit le long de sa vie d'écrivain moral sur la méchanceté de 1'homme dans eet énorme roman en trois volumes Lorimon ou l'Homme tel qu'il est (1802). „Si cette production voit Ie jour", dit il dans sa préface, „elle ne sera publiée, selon les apparences, que lorsque je n'existerai (1) Voir CEuvres de Gilbert: Stances a M. D'Arnaud. (2) Monselet, Op. cit. p. 376. 27 plus". Mais désireux „de se rendre utile a ses semblables", il ne pouvait pas mourir „après I'indication de la maladie" de 1'espèce humaine, sans en avoir donné „celle du remède". Dans cette conviction il compila donc Denneville ou l'Homme tel qu'il devrait être, suivi des Pensées de Denneville (1802), maximes que d'Arnaud avait défendues sans trêve. Est-il nécessaire d'ajouter que ces derniers ouvrages se ressentent singulièrement de la caducité de 1'age et de la précipitation du besoin ? L'heure du repos éternel pouvait sonner pour d'Arnaud. II avait rempli son röle et s'était survécu. II mourut le 9 novembre 1805, laissant son fils, devenu secrétaire du Conseil des travaux maritimes et sa femme a qui Napoléon accorda en 1806 une pension de 400 francs. & SON CEUVRE. Au cours de La Vie de Baculard, nous avons rencontré ses principales productions littéraires. Nous allons les résumer ici. I. Entre 1736 et 1751 il écrit des poésies fugitives, épïtres, odes, élégies, madrigaux, églogues, etc. réunies a Berlin Cl 751) sous le titre de CEuvres diversesik ce recueilrse rattachenfles nombreux petits poèmes figurant dans L'Almanach des Muses, L'Ami des Muses, Le Trésor du Parnasse, Les Etrennes lyriques, etc, ainsi que les grands poèmes de circonstance: La France sauvée, 1757; A la nation, 1762; La vraie grandeur, 1786] En 1752 Baculard publie ses odes sacrées, les Lamentations de Jérémie. II. Son théatre comprend: Coligny ou la Saint-Barthélemy, tragédie en trois actes et en * vers, 1740; ƒ Les Amans malheureux, ou le Comte de Comminge, drame en trois actes et en vers, 1764; Euphèmie, ou le Triomphe de la religion, drame en trois actes et en vers, 1768; Fayel, tragédie en cinq actes et en vers, 1770; Mérinvat, drame en cinq actes et en vers, 1774. II écrivit une petite comédie insignifiante en 1787: Robinson Crusoë dans son isle. (César Noël Guérin, Amsterdam). III. Ses romans et nouvelles se composeht principalement de: Les Epoux malheureux ou Histoire de Mr et Mme de la Bedoyère, 1745. j Les Epreuves du Sentiment, 6 vol., oü 1'on trouve outre les "nouvelles, citées déja: Adelson et Salvini 1772, Sargines ou 1'élève de I'amour 1772, Bazile 1773, Zénothèmis 1773, Liebman 1775, Lorezzo 1775, Rosalie 1775, Makin 1775, Ermance 1775, D'Almanzi 1776, Pauline et Suzette 1777, Germeuil 1777, Daminville 1778, Henriette et Charlot 1779, Amélie 1780. Nouvelles historiques, 1774—1784, 3 vols: Varbeck 1774, Salisbury 1774, Le Sire de Créqui 1776, Le prince de Bretagne 29 1777, La Duchesse de Chatillon 1780, Le comte de Strafford 1781, Eudoxie 1782, Le comte de Gleichen 1783. Poussé par le besoin du „terrible" d'Arnaud fit imprimeren 1777 sa lugubre Vie de Desrues, précurseur de Landru. Dans Ie goüt des Epreuves sont les: Délassements de 1'Homme sensible, 1783—1786, 24 parties en 12 vols, quelques „nouvelles frangaises", et son Histoire de Finfortuné comte de Comminge et d'Adèlaïde de Lussan, 1793. Viennent enfin: Les Loisirs utiles 1794: Linville ou les plaisirs de Ia vertu; Eugénie ou les suites funestes d'une première faute; Les Matinees 1799: Géminvile et Dolimon, Elisabeth Lindley, Virginie; Lorimon ou l'homme tel qu'il est, roman moral, 3 vol. 1802; Denneville ou l'homme tel qu'il devrait être, roman moral, 3 vol. 1802; Eustasia, histoire italienne, 2 vol. 1803. Les principaux éditeurs d'Arnaud étaient Le Jay, Lesclapart, Delalain. Ses „GEuvres" parurent en 1803 a Paris en 23 vol. — in 12. CHAPITRE I. Poésie. I. CEUVRES DIVERSES. A défaut d'ordre chronologique il y a dans les CEuvres diverses (3 tomes) une gradation en ce sens que, moins 1'auteur est grave et plus il est sincère, plus ses vers sont bons. Partout oü, dans le premier tome, le poète prend le ton sérieux des faiseurs de dithyrambes et de pièces officielles, il est froid et maniéré. Quoi de plus fade que eet éloge dans ÏEpitre au prince Lobkowitz (T. [. p. 140), qui est né, non pour nous éblouir D'une fausse grandeur, souvent insupportable, Mais pour faire adorer la grandeur véritable, consistant dans la protection des sciences et des arts, telle que son Altesse la pratique. Mêmes banalités dans la fameuse Epitre sur les avantages de tArt. L'art a fait la réputation de 1'Empire romain. Les Goths, au contraire, dépourvus du moindre sens artistique, ont jeté I'Europe dans un désordre affreux. Les malheurs et les crimes sont causés par 1'ignorance. Suit alors le développement de 1'utilité des beaux arts pour 1'esprit humain, la douceur des mceurs. Ils font Ia gloire des règnes du roi de Prusse et de Louis XIV. D'Arnaud chante enfin leur agrément pour la vie privée et leur principal objet: 1'accroissement de l'amour de 1'humanité, la première des vertus. .^^r^VWU^K DJArnaud ne^ réussit pasjnieux dans ses églogues et ses idylles. " Tout, idees, sentiments, style est êgalement palëTplat et conventionnel. Voici comment Palemon exhale sa tristesse quand son père s'est opposé è son mariage avec la gentille bergère Daphné: Privé de son aspect, pouvais-je aimer ces lieux ? Ce ham eau me devint un désert odieux; Ces rives a mes yeux perdirent leur parure, Ces prés furent sans fleurs, ces arbres sans verdute, Je ne vis plus briller le crystal de ces eaux, 31 Je ne fus plus touché du chant de ces oiseaux, J'arrachai le ruban qui parait ma houlette, L'écho n'entendit plus le son de ma musette. Pour moi le doux Zéphir fut un vent orageux, Je laissai mes troupeaux expirer a mes yeux ! II n'y a pas un mot qu'on ne trouve chez tous ceux qui s'appliquent au dix-huitième siècle au genre pastoral. Paris, avec ses temples, ses jardins, ses cascades, ses halles, oü Ie jeune patre a cherché a chasser son chagrin, est comme une rose dissimulant ses épines. Avec une joie exubérante il s'écrie donc: Que d'un ceil plus content, je revois ce hameau, Ces bocages, ces prés, ces fleurs, ce jeune ormeau, Que j'ai planté moi-même. Changez les noms de Palemon et Daphné en Hylas et Eucharis, prenez pour cause de leur séparation les revers des parents qui obligent Ia bergère a trouver ailleurs une place, mais gardez Ia description des tristes adieux, les efforts d'Hylas pour adoucir ses chagrins, son impatience de revoir sa belle, dont la mort qu'il ne tarde pas k apprendre, le jette dans le désespoir, et vous aurez 1'Eglogue II. Les mêmes eaux, le même cristal, les mêmes roses, les mêmes prés, les mêmes bocages, Ia même houlette, les mêmes troupeaux, et les mêmes zéphirs sont témoins des mêmes amours infortunées. C'est ainsi que vous ne trouvez pas un détail particulier, pas un bruit précis, pas une couleur pittoresque dans les transports de joie que Lysis exprime sur la rentree,de sa fiancée (Eglogue III), ni dans les chants de Philemon après son heureux retour a la campagne qu'il avait dü quitter pour se rendre auprès du roi (Eglogue IV). — Grimm qualifie les Odes de ce premier tome encore de poésies „froides et plates". (1) Parfois on croit entendre un accent plus vrai, et Lamartine n'aurait probablement pas désapprouvé les deux strophes suivantes: Le plus beau jour succède k la nuit la plus sombre, L'Hiver et le Printemps renaissent tour k tour; Mais sur nos yeux la mort étend-elle son ombre, A cette nuit en vain nous demandons le jour. (1) Corr. Grimm et Diderot, 20 juillet 1751. 32 Employons donc ce temps: que la jalouse aurore, Qui me voit te donner mille baisers de feu, Laisse a la nuit le soin d'en compter plus encore, Las, je me plains toujours de t'en donner trop peu. (1) Le Tome II; s'ouvre par une vingtaine d'élégies, composées a la Bastille, expressions de la misère vécue. Le poète les envoie a Mme **, qu'il appelle dans la suite Julie. La douleur d'être séparé d'elle lui fait pousser cette plainte amère: Combien de fois, privé de ma Julie, Ai-je voulu trancher ma triste vie Le seul espoir de revivre pour toi Chassait bientöt le trépas ioin de moi. (Elégie I.) C'est donc pour elle, „dont le cceur est sensible et constant" qu'il peindra d'un „funèbre pinceau" ce qui se passé dans son ame. Le prisonnier implore ensuite le secours de YElégie qui cherche parmi les morts les ombres de la nuit: Nous gémirons ensemble, inspire-moi des vers Qui puissent a jamais consacrer mes revers. (Elégie II) Ces vers, „baignés de ses pleurs" et „nés dans les fers", doivent sortir de la prison pour faire part de 1'infortune de leur auteur a tous les cceurs sensibles et surtout a Julie. Caf, dit-il, Je gémis loin des yeux de ma chère Julie, Doutant de sa constance, encore plus de sa vie. (III) Voilé pourquoi le malheur d'Ovide n'était rien auprès de sa disgrSce: Ovide, tu savais que Corinne vivait, Plus heureux, tu savais que Corinne t'aimait. (IV) Qu'on ne s'étonne donc point qu'il lui tarde d'être libre: O Liberté, sans toi, la vie est un fardeau. Rendez-la-moi, grands Dieux, ou m'ouvrez le tombeau. (V) Dans un songe il voit un nuage „d'émeraude, d'azur et d'or étincelants", descendre dans un vallon, „séjour de la nature et de la volupté". (1) Odes II: CEuvres diverses, T. I, p. 343. 33 Le lis éblouissant, la tulipe odorante, La pale violette et la rose mourante, L'anémone, I'oeillet, enfin toutes les fleurs Sur ces bords a 1'envi déployaient leurs couleurs. Du nuage sort une figure ravissante, ressemblant è Julie, ayant è ses cötés un jeune Amour. „Rends grSce è ce Dieu", dit la Déesse, „de ce que le cours de tes tristes destins est arrêté". Julie est donc fidéle a son amant; c'est elle qui a oötenu son élargissement. Mais quand il ouvre les paupières son bonheur s'évanouit (VI). Et les nouvelles plaintes d'aller leur train (VII). La nuit surtout, avec ses horribles ténèbres, ses spectres hideux, fait tressaillir le détenu. Mais comme rien ne lui vient en aide, il aura recours a Ia mort (XVI), 1'espoir des malheureux, car il sent qu'il va succomber: Quelle horreur ! Ah ! Julie, a peine je respire. Je ne te venrai plus ... Vis ... Je me meurs ... Je t'aime. Quand il en est descendu la, il fait un effort; il s'adresse a la Raison (XIX), seul appui que ie ciel laisse a 1'adversité. II est consolé, constatant enfin que ses vers ont triomphé: On vous Iit, on me plaint, vous touchez, c'est assez. (XXI) C'est pourquoi il ne désespère plus de sa délivrance; en attendant il tracera les graces et les attraits de sa belle Julie. Dans les autres élégies, consacrées a d'autres belles après son séjour a Ia Bastille, le cceur parle sensiblement moins. A la suite des Elégies on trouve des poésies diverses. Mais nous n'avons nullement besoin de parler des flatteries que 1'auteur prodigue a Mme ** sur sa maladie (T. II, p. 177), ou a Mme *** pour Ie premier jour de 1'an 1743 (T. II, p. 182), ou encore a la Comtesse de ** sur son miroir, son coffret, sa „boette è poudre", etc. Les Divertissements par lesquels finit ce tome, sont de petites pièces en une ou plusieurs scènes, exécutées par des jeunes filles. Le premier glorifie 1'alliance de Minerve et de Mars, le second est une sorte de pastorale, le troisième chante la reconnaissance des bienfaits de Dieu, le quatrième a pour sujet la convalescence de M. Languet de Gergy, curé de S. Sulpice. C'est en sa présence que les deux derniers furent exécutés par les „Demoiselles de 1'Enfant Jésus". Si le soufflé de Baculard ne suffisait pas aux „grands genres" 3 34 les petites poésies lui allaient parfaitement: les contes, les odes anacréontiques, les épitres a la louange de ses maïtresses, les épigrammes, les chansons, etc. qui farment le Tome III des CEuvres diverses sont parfois des bijoux. Grimm disait bien en 1751 qu'elles „ne font aucun genre de fortune", mais 1'équité lui fit ajouter que pourtant „on y trouve des images, assez de facilité, quelques idéés et plusieurs traits neufs ou hardis". (1) C'est ce qui explique la joie manifeste avec laquelle plus de 150 ans plus tard M. Ad. van Bever a découvert „cette petite édition in-12, composée exclusivement d'oeuvres diverses et renfermant avec des poésies agréables, des contes élégamment écrits". (2) Donc, contenant des „pièces galantes oü pointe 1'épigramme, débauche d'esprit, ce recueil veut être exhumé". (2) Quant aux épitres familières de ce tome, elles sont 1'ceuvre d'un gai compagnon, ne se laissant conduire en tous lieux que par la folie et se contentant De végéter'dans ce bas monde Avec 1'emploi de fainéant. (Ep. XXVII) 11 s'entretient joyeusement avec ses amis: son Excellence Said Mehemet Pacha, Ambassadeur de la Porte a la cour de France, qui Ne saurait faire en ce charmant pays, Tant de Cocus qu'elle y fera d'Amis (Ep. II), le prince Louis de Wirtemberg pour qui les belles ont quitté Vingt amans des moins infidèles (Ep. XXIV), le marquis d'Argens, dont il aime la „chienne de vie". Ce que c'est que cette vie, on le devinera par la citation suivante: Un petit souper est exquis, Surtout lorsqu'entre deux amis, Pleins d'une luxure profonde, La tête libre de soucis, La mains sur deux tétons polis, A son aise on berne et 1'on fronde Nos prudes et nos beaux esprits, Et que 1'on s'enivre a la ronde D'un nectar versé par Iris (Ep. X). (1) Grimm. Corr. 20 juillet 1751. (2) Les conteurs libertins du XVIH' siècle. Recueil de pièces inédites ou rares par Ad. van Bever. Paris. E. Sansot, 1904, p. 68. 35 Si ce n'est pas Ie nectar d'Iris qu'on boit, ce sera Ie vin dont M. de Fredershoff, trésorier du roi de Prusse, fait cadeau k Baculard, qui Ie remercie en disant: II ne manque a mon bien suprème Que de le boire avec Manon. (Ep. XVI) Après ces épïtres suivent quelques fables, oü le poète tache visiblement d'imiter La Fontaine, comme dans L'Araignée et le moucheron. Attrapée dans la toile de son ennemie, la bestiole demande et obtient grace. L'étourdie y retombe quand 1'araignée est a jeun et y trouve la mort. Voici la morale: De 1'imprudent telle est la fin commune, Echappé d'un premier danger, Dans un autre bientöt il court se replonger. (Fable IV) Les contes, les parodies, etc. qu'on trouve encore dans ce tome et qui sont des chefs-d'ceuvre de versification, n'ont d'autre prétention que de faire rire. Le poète chante de nouveau 1'amour, le vin et la bonne chère, goütés en compagnie des Lisette, des Manon, des Eglés, des Thémire, des Julie, etc, et se moque de la Raison des curés, des vicaires. II sait qu'il y a deux maitresses également belles: Vénus séduit et Minerve intéresse. Ce qu'il fait donc, c'est prendre L'une pour femme et 1'autre pour maïtresse. (Epigr. VII) Ce n'est pas d'Arnaud qui hésiterait entre Ia Raison et 1'Amour: Si cependant de ce doublé brandon II en est un qui doive un jour s'éteindre, Que ce ne soit celui de Cupidon. (Epigr. II) Qu'on lise encore dans le Recueil de M. Ad. van Bever, ce joli rien, volontiers égrillard, du Curé et sa gouvernante dont on devine le sujet. Ou bien Le Cocu content de l'être qui va cocufier tout le monde, k tel point que un ami Ie tirant par le bras, Avec un ris malin lui dit tout bas, Eh ! tu vas donc coucher avec ta femme ? (Conté II) 36 Les couvents „de fringantes Nonnettes" mêmes sont transformés en sérail par le poète qui un jour devait faire retentir les lugubres cloltres des gémissements d'Euphémie. IL Pièces de circonstance et poésies d'almanachs. Malgré 1'avis de Voltaire qui pensait, a 1'exemple d'Addison, que les poèmes dithyrambiques peuvent se passer de 1'emploi de la fiction, d'Arnaud fait de la machine du merveilleux un large usage pour qu'on ne les assimile pas a de simples morceaux de poésie. Sans aucun trait pittoresque' dans La Mort du Maréchal de Saxe, publiée en 1751 è Dresde, il s'étend pompeusement sur les douceurs de la paix dans un style ampoulé et allégorique, oü il tache d'égaler Boileau: Dans son humide Char, couronné de roseaux, Effleurant le cristal de ses paisibles eaux, L'Elbe s'applaudissait d'un auguste hyménée, Tandis que dans son cours la Seine fortunée Allait redire aux mers ce nom cher et sacré, Le nom de ce Grand Roi de 1'Europe adoré. Tout goütait les douceurs que la fille d'Astrée, Êntraine sur ses pas de la voüte azurée; La Paix, 1'aimable Paix versait dans tous les cceurs D'un calme séduisant les heureuses langueurs. Elle n'amollissait pourtant pas le courage du maréchal de Saxe. Quoique adoré de tous, il n'est pas a 1'abri de 1'Envie dont le poète décrit les fureurs. La Mort attend le héros dans son palais macabre, dans la description duquel on devine le futur auteur des lugubres souterrains des cloitres, remplis d'ossements. L'Envie implore alors le secours de la Mort pour tram er un complot contre Ia vie du maréchal. Quand il a succombé sous leurs coups le poète s'écrie: Muses, qui soutenez mes efforts incertains, Souffrez que vos pinceaux s'échappent de mes mains ! Que pour quelques moments, cédant a la Tristesse, De mes sens éperdus la Douleur soit maitresse. Mais tandis que 37 On emporte aux tombeaux des dépouilles si chères Un éclair lumineux, suivi du plus bëau jour, Entr'ouvre a 1'ceil surpris le céleste séjour. Et toute la terre est heureuse de voir Maurice au rang des Demi-Dieux. — Après ce que nous avons dit au sujet de La Mort du Maréchal de Saxe nous n'avons pas besoin de nous arrêter longtemps aux autres pièces de circonstance également boursouflées. On comprendra ce que peut être l'Ode sur la naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne, qui lui a valu „les louanges les plus flatteuses de Pauguste Mère", (1) ou son poème de 600 vers sur La France sauvêe, a 1'occasion de 1'attentat a la vie du roi en 1757, oeuvre qui „n'a pas fait fortune", (2) comme dit Grimm, mais devant laquelle „tout ce qui a été imprimé jusqu'ici s'évanouit", selon L'Année littéraire. (3) D'Arnaud s'y est servi de la fiction des deux génies du Bien et du Mal, en les subordonnant a la puissance de 1'Etre suprème dans leur combat continuel, d'oü naissent successivement les prospérités et les calamités publiques. On concoit de quelle errfphase sont susceptibles I'éloge des arts protégés par le roi et 1'énumération des avantages que la France en retire. Le récit de 1'horrible attentat faisait les délices des amateurs du pathos. Fréron le reproduisit, enthousiasmé, dans son journal. On nous permettra de passer sous silence A la Nation, composé en 1762 lors des hostilités de l'Angleterre, et qui porte cette épigraphe, tirée de Zaïre: „Des chevaliers francais tel est le caractère", et La Vraie Grandeur ou Hommage a la bienjaisance de Monseigneur le duc d'Orléans, laquelle s'était manifestée d'une facon éclatante pendant Ie rigoureux hiver de 1789. Le Journal de Paris louait beaucoup „I'imagination" et „les peintures" dans ces 700 vers sans avoir „le courage d'éplucher quelques mots et quelques hémistiches". Les petites poésies dans les divers almanachs n'ont pas non plus besoin de nous occuper, d'abord paree qu'on y met largement a coptribution les CEuvres diverses (Le courtisan abusé, VEpitre au duc de Wirtemberg, celle au P. de Neuville, celle sur L'Emploi du Temps, etc). Ensuite paree que les nouveaux produits de (1) Bibliothèque impartiale, Leyde, 1752, T. V, p. 156. (2) Corr. Grimm et Oiderot, mars 1757. (3) 1757, T. II, p. 118. 38 1'esprit darnaudien sont du même genre. L'épitre a M. L ** médecin, (1) constate que le docteur est „volage en ses désirs", ce que Baculard s'explique, car, Esculape a eu beau dire a sa naissance: Que eet enfant soit un grave médecin; aussitöt Amour est descendu de la voute azurée, proclamant: Qu'il soit un charmant übertin. II n'y a que quelques pièces d'une inspiration plus sérieuse. D'abord celle A. M *** qui composait des vers trop libres et a qui Tanden chantre de Manon dit sagement: L'Amour fuit sa prppre lumière Et cherche Pombre du mystère, S'il veut parattre encore plus beau. (2) La teinte est plus foncée encore dans l'épitre sur Les avantages de tadversité; (3) elle devient sombre dans une ode intitulée L'Amour et le poète, (4) oü celui-ci essuie un reproche: Un silence coupable enchainerait ta lyre, Tu ne veux plus chanter la f lamme que j'inspire ? Tu ne veux plus chanter les molles voluptés ? Mais le poète, qui après Comminge devait faire paraïtre incessamment son second drame larmoyant, Euphémie (1767), répond: Permets-moi de cueillir un rameau de cyprès, Par des accents plaintifs, Melpomène m'appeüe. j'aime a gémir, è pleurer avec elle. A me rendre aux tombeaux, elle vient m'exciter. Désormais le coloris noir des Anglais caractérisera tout ce que d'Arnaud va produire et tout d'abord cette Epitre a 'Ariste (5) qui le rendra célèbre. Le Poète sent son ame tellement languissante et affligée qu'il repousse avec dégoüt la coupe de la vie: Du plaisir la f lamme agissante N'est plus pour moi qu'une lueur rnourante, (1) Almanach des Muses, 1772, p. 123. (2) Ibid., 1771, p. 89. (3) Ibid., 1771, p. 157 et Nouveau Trésor du Parnasse, T. II, p. 115. (4) Ibid., 1767, p. 117. (5) Ibid., 1770, p. 73. 39 Qui s'exhale en vaines vapeurs. Tel un champ que la mort habite Voit ces feux impuissans qu'un air impur exite, Eclairer des tombeaux les lugubres horreurs. L'ambition, ia gloire, 1'amitié, 1'amour, tout est erreur, tout est vanité, idéé que 1'auteur développe d'une facon fort heureuse. Mais il a une ultime ressource: Lorsqu'un seul instant peut finir Un cours d'ennuis et d'éternelles peines, Qui peut, hélas, me retenir ? La Religion pourtant lui défend de suivre le courageux Caton dans son „noble mépris de la mort". II attendra donc que celui qui le forma, le rende au limon dont il 1'avait tiré: Trainons donc, malheureux, la chaine qui nous lie, Sur les bords de la tombe osons nous arrêter, Et sans interroger la main qui nous chStie, Courbés sous le malheur, sachons la respecter. „On reconnait dans cette belle épitre, 1'auteur du drame de Comminge, 1'Young francais", dit YAlmanach des Muses. Remarquons cependant provisoirement que le résultat auquel d'Arnaud arrivé par ses réflexions est un abattement diamétralement opposé au triomphe qui chante dans les Night Thoughts: An angel's arm can 't snatch me form the grave; Legions of angels can 't confine me there. Even silent night proclaims eternel day. (Night first.) III. Odes sacrêes: Lamentations de Jêrêmie. Pendant son séjour k Dresde d'Arnaud fut hanté de 1'idée de rendre en francais „un des plus beaux Tableaux poétiques que I'esprit humain ait créés". II ne trouve rien de si touchant, de si pathétique et de si simple en même temps que les Lamentations de férémie. „On dirait que ce sont les larmes mêmes de la Douleur que la Poésie a recueillies". (1) Comme introduction il a composé une ode: „L'invocation a la Douleur". Le poème finit par une prière, dite par Jérémie au nom des Enfants d'Israël: (1) Ed. de Paris, 1757: Lettre de M. d'Arnaud a M. le comte de B.** 40 Dieu d'équité, nos Pères ont pêché, La mort les engloutit dans ses profonds abimes, De tes Elus leur nom fut retranché. Et ton glaive sur nous poursuit encor leurs crimes ? Mais Dieu n'entendant pas leurs cris, ils subiront leur chatiment: Poursuis ton peuple, abolis ses Autels, Dans le fond de son cceur il te conserve un Temple. Entre cette Invocation et cette Prière se déroulent les quatre Lamentations suivantes, constituant chacune une ode, sauf la première qui en forme deux. En voici le contenu: La première ode donne un tableau de tous les malheurs qui ont désolé la Judée, saccagée par les Chaldéens. La seconde nous rappelle les complaintes de Jérusalem qui fait elle-même la peinture de ses infortunes. L'ode trois (2e Lamentation) est la continuation du triste récit par Ie Poète. On voit donc Ia ville transformée en désert, les murailles renversées. L'Eternel a couvert Israël du feu de sa fureur, livré les prêtres et les rois a 1'opprobre et a toute sa colère. Les vieillards sont couchés par. terre, la tête couverte de cendre, piongés dans Ia plus profonde tristesse silencieuse. Les jeunes filles éplorées foulent aux pieds leurs couronnes de f leurs, abandonnées a Ia brutalité du vainqueur. Les enfants sucant a la mammelle du sang au lieu de lait, sont égorgés sans pitié sur leurs mères expirantes. Dans l'ode quatre (3e Lamentation) Israël, dont les membres sont meurtris sous la verge irritée de Dieu, reconnait ses fautes, mais, assure-t-il: Au plus creux des Enfers, Seigneur, ma voix mourante A prononcé ton Nom, et tu m'as entendu. II espère donc être vengé du perfide ennemi arrogant qui mérite d'être sévèrement puni. L'ode cinq (4e Lamentation) reproduit les sombres accents de Jérémie devant la rigueur des jugements de Dieu irrité des profanations des faux prophètes et de la rébellion du peuple. L'indigence sévit partout. „L'or d'un métal vulgaire a pris la livide paleur". Les plus riches souffrent de la famine, les mères dévorent leurs enfants. Et Jérémie lance aux ministres des autels, qui, chargés de souillures, osaient lever vers Dieu des bras ensanglantés, son cri sinistre 41 Voyez, c'est votre ouvrage. D'Arnaud, quoi qu'il en dise, n'a pas réussi a éviter les répétitions de son modèle. Les mêmes descriptions reviennent sans cesse. Quant a ses „transitions" qu'il croyait nécessaires d'apporter paree que „nous autres Francais, nous aimons a aller pas a pas", elles dégénèrent souvent en longueurs. C'est ainsi que le premier verset, serré dans le prophéte, s'est délayé dans la traduction plus qu'il n'était nécessaire: Quomodo sedet sola Civitas plena Populo: Facta est quasi Vidua Domina Gentium: Princeps Provinciarum facta est sub tributo. Quel spectre en ces Déserts ! est-ce Toi ma Patrie, Du pain de la Douleur, d'amertumes nourrie, Sous le sac et Ia cendre aux portes du Tombeau ? O Sion, est-ce Toi qui meurs dans la poussière ? Tes champs ne m'offrent plus qu'un vaste cimetière, Oü fume de Ia mort le lugubre flambeau. Veuve des Nations, 6 mère misérable, Tu vois s'évanouir une Race innombrable; Seule de tes malheurs tu supportes le poids 1 Ciel ! Qui forgea les fers frémit dans les entraves 1 La Reine de la Terre est au rang des Esclaves, Soumise au dur tribut qu'elle imposait aux Rois 1 II est aisé de constater que 1'auteur, encore qu'il ait voulu „seulement rendre I'esprit du poète", — tout en multipliant Ie nombre des vers toutefois — a souligné 1'énergie profonde et le caractère sombre de son modèle. Sous ce point de vue sa traduction se distingue de celle de Desmarais, Chanoine Régulier de la Sainte Trinité, Docteur de Sorbonne, (1) qui voyait dans Jérémie surtout „un écrivain plein d'onction" et qui en rend plutót la douleur tendre et pénétrante. La première édition des Odes sacrées de Baculard parut a Dresde en 1752. II les dédia a Ia Reine de Pologne, Electrice de Saxe, et en envoya un exemplaire au pape Benoit XIV, qui en tête de sa réponse écrivit: „Delecte Fili, Salutem et Apostolicam Benedictionem", aux cardinaux Valenti, secrétaire d'Etat, et Passionei, bibliothécaire du Vatican, a son bienfaiteur Gottsched (1) Jérémie, poème en 4 chants, dédié a Madame. Paris, 1771. 42 et au célébre savant Wolff a Halle qui, si élevée que soit la Philosophie, descendit généreusement du haut de sa cime pour lui écrire: „Non tamen propterea cetera Studia minoris fado", d'autant moins qu'au sujet de 1'ceuvre d'Arnaud il assure: „Munere tuo litterario tanto vehementius delectatus sum, quanto minus de eo cogitatio in animum incidere poterat". (1) Une deuxième édition fut publiée en Allemagne en 1753, une troisième en 1754. Une quatrième vit le jour a Paris en 1757. VAlmanach des Muses (2) en annonce chez Le Jay une dernière qui est de 1769. La critique recut les Odes sacrées trés favorablement. Le Journal des Sgavans (3) loue la poésie qui lui „parait en général pleine et hardie, précise, forte et harmonieuse". L'Année littéraire (4) en donne une analyse détaillée et fait valoir la versification adaptée au sujet. Elle reprendrait seulement quelques métaphores qui sont fortes et belles dans le texte original, mais auxquelles Ie francais se refuse, soit par timidité, soit par manque de maturité. C'est ainsi que d'Arnaud hasarde: „la meule des maux", „la colère de Dieu qui foule sa cuve vengeresse", „le vin de sa fureur", etc. Grimm „ne peut disputer a ce poète la facture des vers", en regrettant qu'il soit dépourvu d'idées, ce qui regarde, è ce qu'il nous semble, plutót 1'auteur original. Que le sombre sujet füt susceptible d'exciter la raillerie des mauvais plaisants, une méchante épigramme qu'on attribua a Voltaire nous le prouve: Savez-vous pourquoi Jérémie A tant pleuré pendant sa vie ? C'est qu'en prophéte il prévoyait Qu'un jour d'Arnaud le traduirait. Dans les CEuvres de Voltaire on lit: Qu'un jour Le Franc le traduirait. II se peut que, lors des plaisanteries dont celui-ci fut 1'objet en 1760 on ait rajeuni 1'épigramme contre d'Arnaud. (1) Lettre de Wotff: Ed. Paris, 1757. (2) Année 1770, p. 180. (3) Année 1757, p. 522. (4) Tome V. 1757, p. 169. 43 Plus tard on trouve encore: Que Baculard le traduirait, paree qu'on s'avisa que Le Franc dans ses Poésies sacrées a paraphrasé plusieurs prophètes, sauf toutefois Jérémie. Dans un „Eloge de M. de Ia Marche", figurant dans la „Necrologie des Hommes Célébres de France", année 1770, 1'auteur L. F. prétend que La Marche aurait écrit déja au sujet de 1'abbé Cotin: Le triste Jérémie avec raison pleurait Prévoyant bien qu'un jour Cotin le traduirait. (1) En montrant le plagiat, L. F. (Le Franc) aurait pu détourner ce qu'il y avait de désagréable dans I'épigramme contre lui. Toujours est-il que la raillerie en question portait grand préjudice au succès du poème d'Arnaud. L'abbé Dulaurens le traitant de „lamentable d'Arnaud" (2) se moque ailleurs de lui de la facon suivante: Un conseiller, chantre de Ramponneau, Criait: Paix la, c'est Phébus qui m'inspire: Ma main pesante a raclé sur sa lyre Du peuple hébreu les lamentations. Un grand pontife a mes productions Vient d'accorder deux mille ans d'indulgence Le nom d'Arnaud, célèbre dans la France, Sera fêté désormais en tous lieux: Car les Francais sont des gens fort pieux, Dévots surtout aux nymphes de Cythère. Maudit du goüt et béni du Saint Père, Quel rimailleur oserait m'égaler ? (3) (1) Voir pour toutes ces variantes: CEuvres de Voltaire. Ed. Beuchot, T. XIV, p. 428. (2) La chandelle d'Arras, 1765. Chant II. (3) Le Balai, poème héroï-comique en XVIII chants, 1761. Chant IX. CHAPITRE II. Théatre. (1) I. EVOLUTION DU THÊATRE FRANCAIS AU DIX-HUITIÊME SIÈCLE. D'Arnaud eut sa part dans les modifications qui, au 18e siècle, emportaient le théatre francais loin de la voie battue et rappro_chaient la tragédie et la comédie pour en faire le drame. La tragédie classique avait perdu la simplicité de 1'intrigue qui avait constitué sa majesté. Crébillon y avait apporté les incognito» et les reconnaissances, le romanesque et 1'horrible. (2) Ce qu'il avait commencé, Voltaire va le perfectionner. Puis il mettra sur la scène politique, philosophie, nations diverses. L'ancienne tragédie s'efface. On sait de quelle farouche facon il costume Lekain dans L'Orphelin de la Chine, afin de remédier a la froideur. „II interprétait Shakespeare en librettiste d'Opéra". (3) 11 laisse après lui a grande distance La Harpe, Lemierre, Belloy, Saurin, etc. Leurs ceuvres se placent a cöté des drames par le caractère bourgeois et larmoyant. Quant aux traductions que Ducis donne de Shakespeare, elles sont „un cas remarquable d'avortement littéraire". (3) Thomas tente un effort de renouvellement en recommandant les spectacles intéressants des grandes époques modernes: La fondation des Provinces Unies, Guillaume d'Orange, Maurice. La Motte veut supprimer les unités et le vers ou introduire une tragédie lyrique. Tout en s'éloignant de l'ancienne tragédie, on se garde de la faire toucher a la comédie. Celle-ci pourtant, renoncant au rire mêle de Molière, faisait des efforts vers le sérieux presque tragique. Thalie abandonne la comédie de caractère pour ne s'occuper que des pièces d'intrigue et d'actualité. (1) Pour le théótre de Baculard nous avons suivi principalement 1'édltion Le Jay. (2) Voir 1'analyse de Rhadamiste et Zénobie dans G. Lanson, Hist. de la Litt. fr., 17e Ed., p. 647. (3) Lanson, Op. cit. pp. 651, 652. 45 Regnard ne vise qu'a la verve et au rire. Dans ses Folies amoureuses, remontant a la farce scabreuse de La Fille du capitalne de Montfleury, et dans son Légataire Universel il nous montre un monde débraillé et cynique, sur lequel il verse son intarissable gaïté. Dancourt en fait autant avec les mêprises, les quiproquos, les situations imprévues dans la Maison de Campagne, et avec les avocats fripons, les faux témoins, les aigrefins, les maniaques et les aventuriers (Le Chevalier a la mode, La Femme d'intrigue), qui rappellent un peu la satire sociale dans le Mercure galant. Dufresny recommande la prose et promène son rire plus léger sur 1'entretien nocturne de ces deux pauvres époux, prétendus veufs, leur entrevue et leur réconcilation qui produisent les scènes piquantes et théatrales du Doublé veuvage, — et sur ces gentilshommes campagnards a 1'affüt de la dot d'une „vilaine", personnages qu'il analyse avec une subtilité digne de Marivaux (La Coquette du Village). Celui-ci s'attache (Le Jeu de l'Amour et du Hasard, Les Fausses confidences, etc.) a la peinture sans cesse renouvelée de toutes les subtiles nuances d'amour — amour demi-né, amour ignoré, amour caché — entre gens distingués. La comédie de caractère fait un effort pour se relever (Destouches: Le Glorieux, Piron: La Métromanie, Oresset: Le Méchant); mais en réalité après Turcaret déja, benêt de fermier général plumé par les coquettes sans pudeur, les marquis ivrognes et les chevaliers sans vergogne, on n'accueillera que des pièces s'occupant de questions sociales, politiques, philosophiques. Le rire va devenir sourire. Le précurseur de ce genre est Destouches; adoucissant les moeurs et le ton de ses personnages, il crée des pièces „d'un comique noble et sublime". Moralisant et larmoyant, il annonce directement La Chaussée. A ne prendre que son Glorieux, moitié comédie de caractère, moitié comédie de mceurs, on constate que toutes les conditions de la comédie larmoyante sont présentes: „le roman ténébreux pour donnée première, les reconnaissances graduées pour ressorts principaux, les dangers courus par la vertu pour sources d'émotions pleurantes, les personnages sensibles pour aider a son triomphe, 1'optimisme du dénouement pour sécher les douces larmes". (1) (1) E. Lintilhac. La Comédie au 18' siècle. Paris, Flammarion 1909. p. 282. 46 En effet la classe moyenne agrandie désirait au lieu des Orgon, des Jourdain, des Amarinte, une comédie sérieuse, capable d'émouvoir le spectateur par le récit d'infortunes ordinaires: séduction, banqueroute, mauvais mariage. C'est NivjeJJe_jJeJaJ^haussée qui s'en saisit définitivement et entreprit de donner „la tragédie du tiers état". Afin que la sensibilité „du cceur délicieusement navré" triomphe il ne ménage aucun effort pour émouvoir violemment le spectateur: peinture des caractères, intrigue d'un romanesque inoroyable, serpentant a travers les cinq actes qu'on croit indispensables, et se laissant deviner dans cette exclamation finale de Léonore: O sort trop fortuné, c'est mon époux que j'aime 1 (La Fausse antipathie.) Si les caractères et le romanesque ne suffisent pas a saisir le spectateur, le fort souci de moraliser y aidera dans L'Ecole des Pères, L'Ecole des Maris, etc, sermons dont Collé se rit. (1) Mais une pièce telle que Mélanide „vaut cent discours moraux", affirme 1'abbé Desfontaines. II regrette seulement qu'elle ait été baptisée „Comédie", car „aujourdhui nous employons pour ces sortes de pièces qui ne sont ni tragiques, ni comiques . .♦.. le mot de Drame", nom qui peut donner lieu a une équivoque. „La Mélanide sera intitulée Drame romanesque jusqu'a ce qu'il plaise au public d'adopter le nom nouveau que j'ose lui présenter: celui de Romanédie". On sait de quelle facon Diderot théoriquement (Traité de la poésie dramatique, 1757) et pratiquement (Le Fils naturel, 1757, et Le Père de Familie, 1758), ainsi que son disciple Beaumarchais (dans Eugénie, précédée de YEssai sur le genre dramatique sérieux, 1767) ont développé ce que La Chaussée avait commencé. Avec eux Ia comédie est devenue le gros drame de la vertu geignante qui touche au mélodrame. Ce qu'on représente, ce sont les „relations": Ie père de familie, 1'époux, la sceur, les frères; ce sont les „conditions": le commercant, Ie juge, 1'intendant; le drame a un caractère essentiellement bourgeois, un röle social; la prose s'en empare. Les auteurs sont les Tegislateurs du genre Six ans encore et Mercier balayera les derniers vestiges du 'respect des classiques. (Essai sur tart dramatique, 1773): La (1) Voir G. Lanson, Nivelle de la Chaussée et la Comédie larmoyante. Paris, Hachette, 1903, p. 173. 47 tragédie classique est fausse: elle a une raideur gothique, ses unités sont irréelles, elle est exclusive et ne repose que sur des faits historiques incertains. D'ailleurs a quoi bon éveiller les cendres de rois qui ne vous touchent pas ? La comédie classique est fausse, paree qu'elle n'envisage dans l'homme qu'un seul vice, dont elle force le caractère. Elles sont fausses toutes les deux, tragédie et comédie, paree qu'elles ne dónnent pas une image de la vie, oü le rire et les pleurs ne 4'excluent pas et paree qu'elles se servent des vers au lieu de la prose qu'on parle. Pour que la vérité règne sur le théatre il faut qu'il emprunte ses sujets a la société vivante, qu'il prenne ses héros dans le peuple, dans la vie ordinaire. Croulez donc, murailles des palais princiers et vous, murailles qui séparez les genres: il tairde au Vinaigrier de monter en scène avec sa brouette. II. Viues d'Arnaud sur son art. D'Arnaud se place nettement entre La Chaussée d'une part et les deux véritables créateurs du drame, Diderot et Mercier, de 1'autre. II se gardera bien de manquer au respect de Corneille et de Racine, de fouler aux pieds les unités, d'imprimer le caractère bourgeois au drame, de bannir les vers, de mêler aux pleurs sacrés le rire profane, de donner un dénouement heureux a ses pièces, comme céux-ci 1'avaient fait. II se rapprochera plutöt de La Chaussée par son besoin d'éviter le bas peuple, de prêcher la morale, de saisir le spectateur. C'est pourquoi Lepeintre, dans la Suite du Répertoire du Théatre francais a pu dire: „Cet auteur (La Chaussée) eut pour premier imitateur le fameux d'Arnaud". Imitateur, en effet Baculard le fut, mais pas le premier. Les circonstances (1) dans lesquelles Voltaire, qui du reste se flattait ij d'être 1'inventeur du genre, écrivit en 1736, une année après Le | préjugé a la mode, son Enfant prodigue le prouvent. Si, d'ailleurs, d'Arnaud a des affinités avec La Chaussée, les divergences entre les deux auteurs ne sont pas minces, comme le montrent, dans ses nombreux, „Discours préliminaires" et „Préfaces" ses vues sur son art. txrU* Et tout d'abord il abhorre le mélange du comique et du tragique: „En rendant a M. de la Chaussée toute la justice qu'il mérite, on ne peut s'empêcher de blamer le genre mixte qu'il a introduit (1) Voir. G. Lanson, Nivelle de la Chaussée, p. 147. 48 . sur Ia scène", dit-il, en ajoutant: „Mélanide me paraTt la meilleure v J de ses pièces paree qu'elle est la moins méïée de comique. (1) Le soi-disant drame est un „Monstre qui n'est ni male, ni femelle". (1) y/ Partisan fervent du genre larmoyant on aurait tort de croire que d'Arnaud dédaigne la comédie. II méprise Ie rire grimacier de 1'opéra comique et de Nicolet. Qu'on veuille amuser ou attendrir il faut que la raison préside aux moyens qu'on emploie pour toucher. Qu'on laisse donc les Tabarin, „qu'on nous donne des Tartuffe, des Misanthrope, des Avare et, quelque penchant qu'on me suppose pour le Drame, je m'écrierai: — Voila 1'excellente comédie". (2) Le Drame, pour lequel on a raison de lui prêter un penchant particulier, est pour d'Arnaud essentiellement tragique. Fayel et Coligny, ayant des prétentions historiques, il les appelle tragédies; s'il se contente d'annoncer, Comminge, Euphémie et Mérinval comme drames, c'est pour être sür de ne pas indisposer les partisans superstitieux des régies. Le but de Ia pièce tragique est selon Baculard „de conduire ■Jpar Ia mélancolie et par Pattendrissement au développement de f la sensibilité, la source des vertus et des bonnes actions". (3) Cela étant, Pon concoit que ses pièces, qui sont une prédication plutöt qu'un divertissement, sont grosses de 1'utilité morale qui doit se réaliser surtout par Ia terreur et la compassion. II ne suffit pas d'évejjler Ia tendresse, 1'émotion, Pétonnement, au lieu de Ia pitié, du saisissement, de la terreur. Racine touche et charme, mais il ne déchire pas; Corneille qui est tragique dans le cinquième acte de Rodogune, peint généralement des caractères (Polyeucte) trop parfaits, qui courent risque de devenir raides et monotones. D'ailleurs 1'admiration est un sentiment bientót épuisé. Les véritables tragiques, d'après d'Arnaud, son Eschyle, Shakespeare et Crébillon. Baculard est tellement pénétré de 1'utilité morale de la scène V- qu'il recommande un „théatre sacré". Et sans craindre les mauvais plaisants qui pourraient le renvoyer aux pieuses facéties de nos pères, il ose proposer de ne représenter au Théatre francais (1) Epitre sur les dégoüts du Théatre. CEuvres diverses: T I, p. 165, 158. (2) Mérinval. Préface. (3) Comminge: Troisième Disc pr. p. LXXIX. 49 pendant le Carême que des pièces saintes, comme la Passion, un des plus beaux sujets dramatiques. (1) D'Arnaud, en appelant a Antigone prosternée aux pieds de CréfJn, a CEdipe a Colone, aux plaintes de Philoctète qui „ont suffi pour animer des tragédies", exige une „noble simplicité" dans le drame. Pour émouvoir le spectateur il n'aura pas recours aux complications romanesques de La Chaussée. II déteste „cette multitude d'événements qu'on fait passer rapidement devant les yeux", et les coups de théatre ridicules et extravagants qu'on entasse, mais parmi lesquels „il y en a trés peu qui soient motivés; presque tous sont concertés; 1'esprit y laisse voir son artifice." (2) Ne voulant pas trainer son spectateur de surprise en surprise, Baculard n'a pas d'étendue fixe pour ses drames. II ne délaye pas son action en cinq actes quand trois suffisent pour le simple développement naturel. „Devancant Victor Hugo de plus d'un demisiècle, il compare cette coupe classique au lit de Procuste". (3) 11 suppose même un drame ne se composant que d'un acte, oü I'amour, la vengeance, ou la fureur croitraient de scène en scène pendant les mille a douze cents vers, sans être interrompus par les entr'actes invraisemblables. Cependant peu de sujets pourraient être traités de cette manière, ajoute-t-il. (4) L'étendue de 1'action décide de celle des actes et des scènes qu'il ne faut pas „soumettre au compas et a 1'équerre". II y en a qui ne comptent aucun vers, paree que Ia scène se passé tout en action, en pantomime cette „Sme du discours". Car il ne suffit pas de composer pour les oreilles, il faut f rapper la vue: on ne saurait trop concilier les sens pour s'emparer des facultés de 1'ame. Ce n'est pas que d'Arnaud proscrive les larges peintures. II adore les scènes pleines oü se développe un caractère passionné, comme celle de Pauline et de Sévère, que, au 18e siècle, Corneille aurait été forcé „d'amaigrir". A lui aussi on avait reproché (1) Ibid., p. LXXXVI. (2) Lettre sur Euphémie, p. 260. (3) Gaiffe: Le Drame en France au XVIIIe siècle. Paris, Colin, 1907, p. 440 et Fayel, préface. (4) De telles tragédies en un acte, dit Baculard, pourraient être jouées a la suite d'une autre tragédie. L'usage de donner après un drame touchant une petite pièce comique et souvent une farce, se ressent de notre ancienne barbarie. Par ce passage subit des larmes au rire on détruit les impressions nobles et profondes qu'a excitées la Tragédie (Comminge 3' Disc. pr. p. LXXXIX). 4 50 ces passages oü, (Comminge: III: 3), il avait donné le tableau „de cette ame répandue", „1'expression puissante des grandes passions", lesqueis passages pour lui témoignaient de „Pembonpoint du sentiment", mais que ses contemporains avaient nommés dédaigneusement „longueurs". A 1'égard des régies, d'Arnaud les respecte sans s'y soumettre servilement. Pour ce qui est de 1'unité de lieu, sa violation „ramènerait le ThéHtre a ce point de barbarie dont les Corneille et les Racine 1'ont tiré". A contre cceur il a été obligé par la vraisemblance de choisir deux lieux dans Mérinval. Mais „il y a si peu de distance du chateau de Mérinval è la ville qu'il est aisé de s'y rendre en moins d'une demi-heure". II n'a donc pas été arrêté par un scrupule superstitieux et il s'en rapporte a La Motte. Grace a la simplicité de son action, d'Arnaud n'est pas tombé dans la faute de Métastase qui a tellement surchargé sa pièce d'Artaxerce qu' „on a de la peine è se persuader que dans 1'espace de vingt-quatre heures, un ministre ambitieux (Stilicon) ait assassiné son roi, ensuite un des fils de ce roi, qu'il ait formé enfin une conspiration pour tuer 1'autre fils qui est sur le tröne". (1) Les personnages d'une pièces tragique doivent nous offrir „Pagitation d'un vaisseau continuellement battu de la ternpête". C'est pourquoi, dans son premier drame, Comminge n'est pas seulement rempli de la douleur d'être séparé d'Adélaïde, tel qu'on le voit dans les Mémoires de Mme de Tencin. „J'ai pensé qu'en lui donnant de Ia piété, je varierais ce caractère, que je le rendrais plus naturel, plus enflammé, plus bouleversé". „Le dernier degré de perfection" dans le personnage de Fayel c'est le mélange d'un amour touchant et d'une jalousie féroce, grace auquel nous ne saurions lui refuser notre pitié. Le poète est content de la facon dont il a créé le caractère d'Euphémie qui „serait moins touchant et peut-être moins vertueux s'il avait moins combattu". Sous ce point de vue il est préférable a „1'admirable" Polyeucte. Les caractères en arrivent a être parfois un peu chargés et grossis. „Mais sans ces développements que deviendrait la scène ! II n'y aurait plus de naturel dans les caractères, plus d'énergie dans les tableaux: le théatre prendrait la monotonie et la fausseté du monde, et il perdrait un de ses solides avantages, celui d'être le miroir de la vérité. D'ailleurs n'est on pas convaincu qu'il est (1) Lettre sur Euphémie, p. 261. 51 une espèce d'optique ? II doit nécessairement grossir les objets pour leur conserver dans le point de vue leur véritable forme; que de traits on aurait peine a saisir s'ils n'étaient pas prononcés". (1) Le désir de vérité sur la scène arrache ce cri a d'Arnaud: „Nous n'étudions pas assez la Nature !" Ce qui ne veut point dire qu'il faille mettre toute la nature sur la scène. Baculard répudie les détails minutieux et la familiarité indécente de la vie domestique. (2) II ne veut ni de la nature grossière ni de la nature, tout court, il la désire idéale, embellie, perfectionnée, comme il la voit dans la Vénus d'Apelle, le résultat de toutes les beautés rèunies, et dans les oeuvres immortelles des maitres Raphaël, Eschyle, Sophocle, Euripide. En vain il la cherche dans 1'art conventionnel de son temps, dans la peinture oü 1'on ne représente que des airs minaudiers, dans 1'architecture qui construit des catafalques semblant des lieux de réjouissances publiques, au théatre, oü le bel esprit règne et oü „1'on s'imagine avoir composé une tragédie, Iorsqu'on a scu réunir sans nécessité des prêtres, des soldats, un tröne, un autel, un tombeau; on ne veut point se persuader que la décoration n'ajoute au mérite d'un drame qu'autant qu'elle est placée et que le sujet 1'exige". (3) Partout d'Arnaud ne voit qu'un „genre d'imposture". C'est qu'on a passé les bornes de 1'art „au dela desquelles on ne rencontre que le gigantesque, l'extravagant, l'absurde, en un mot le faux et l'opposé du naturel". (4) Si 1'on veut connaitre le comble de l'absurdité et savoir ce que c'est que d'outrepasser la nature, il faut lire 1'Hercule de Rotrou. Au nom de la vérité naturelle Baculard oublie le poète et le raisonneur quand il fait parler ses personnages, rejette les tirades, les jolis cadres a part, les accessoires, adopte les monologues pourvu qu'ils soient 1'effusion, le cri de la passion. II proscrit les contrastes, charges grossières dédaignées des Grecs, paree que 1'art y parait trop a découvert. Appliquez-vous donc aux gradations légères au lieu de mettre précisément un avare en face d'un prodigue, un nègre a cöté d'une belle femme. Si dans Euphémie Ie naturel d'Arnaud qu'il vient de chasser évidemment, revient au galop pour créer une forte antithése dans deux (1) Ibid., pp. 206, 207. (2) Ibid., pp. 242, 243. (3) Lettre sur Euphémie, p. 247. (4) Ibid., p. 244. 52 religieuses, il explique: „Je n'ai pas prétendu donner un contraste bien décidé: Cécile est plu tot une dévote sévère qu'une fausse dévote", a cóté de Mélanie qui est d'une piété éclairée, et... il compte sur 1'indulgence avec laquelle on le jugera ! (1) Afin d'atteindre au plus haut degré d'intérêt théatral, a un attendrissement trés aiguisé, 1'auteur crée dans chacune de ses pièces une atmosphère particulière qui prépare le spectateur aux émotions spéciales qui 1'attendent. C'est ainsi qu'il répand „le sombre" dans ses drames monacaux, „le terrible" dans ses deux dernières tragédies. „Nul metteur en scène moderne n'a énuméré avec plus de minutieuse complaisance les détails propres a faire frissonner le spectateur". (2) II est des plus soucieux de ce qu'il appelle „le costume des mceurs". II se refuse a placer en tête de ses pièces la source oü il a puisé, craignant de diminuer 1'intérêt théatral. Pour ne rien oublier il invente un système de ponctuation dont on s'est tant moqué; „deux points aux repos ordinaires; les trois points indiquent le repos beaucoup plus marqué !" L'importance des points, accents du sentiment! II se plaint que ceux d'interrogation et d'exclamation servent aussi a exprimer le cri de 1'indignation, 1'élan de joie. II attend un génie créateur pour combler les lacunes. Une dizaine d'années auparavant (mars 1757) il avait insisté déja „sur le besoin pressant que nous avons de créer des points pour fixer la déclamation". (3) La réponse de 1'auteur d'une Marguerite d'Anjou, qui dans sa préface avait traité des virgules, etc. avait été apparemment trop faible pour parvenir a Baculard. Inutile de dire que d'Arnaud ne cherche pas seulement le mouvement du vers dans les points, mais encore le rythme dans la mesure et 1'harmonie imitative dans les sons. La conception qu'il s'est faite du drame parait nettement: „Une action forte, douloureuse, trés simple, aussi simplement peinte, mais avec énergie, sans ornements rapportés ni parti pris d'étonner, qui soit la nature même, sentiments et passions, et ne touche que par 1'exacte et évidente vérité de sa peinture". (4) (1) Ibid., p. 203. (2) Gaiffe, Op. cit. p. 539. (3) Lamentations de Jérémie: Lettre a M. le Comte de B. (4) De la Villehervé, Op. cit. p. 92. 53 III. COLIONY OU LA SAINT-BarTHÊLEMI. 1740. II est probable que pour cette tragédie politique en trois actes et en vers d'Arnaud a consulté „les Mémoires de 1'Etoile, la grande Histoire de Mézeray, I'illustre Président de Thou, Ie TiteLive de la France" qu'il cite dans sa préface. L'inspiration directe lui vient de Ia Henriade, dont Voltaire lui avait envoyé trois exemplaires. Baculard partage avec le maïtre Ia haine du fanatisme religieux que celui-ci a nourrie toute sa vie. La scène est au Louvre. La pièce commence au déclin du jour et finit dans la nuit. Elle s'ouvre par le monologue d'Hamilton, curé de Saint-Come (qui n'est autre que le cardinal de Lorraine), invoquant le secours de la nuit: O nuit, objet sacré de mon impatience, II en est temps, accours aux cris de la vengeance. Quand Bême arrivé, ayant gagné une foule de conspirateurs, il lui fait des confidences qui ne montrent que trop son horrible caractère: C'est un chef sans camp, un roi sans tróne. Jaloux des talents de Coligny, il reconnaït: Ce n'est pas son erreur, c'est lui seul que j'abhorre Et s'il s'est assuré la puissance de la Médicis hésitante, c'est uniquement dans le but de conquérir un jour Ie triple diadème papal. II excite alors par des sophismes les conspirateurs troublés, Nevers, Gondy, Bussy, Tavanes, Desadrets: Frappez, point de remords, point de faiblesse. La-dessus il ouvre une porte, on voit un autel chargé de poignards qu'il bénit et distribue. Et tandis que les meurtriers partent, encouragés par les paroles de Nevers: Dieu qui nous connaissez, nous jurons a genoux De viwre, de combattre et de mourir pour vous, Ie prêtre tenant le crucifix d'une main, et un poignard de 1'autre, lance un cri sinistre: Que 1'univers ensuite ou m'abhorre ou m'admire, Qu'importe si j'arrive au seul but oü j'aspire 1 Au second acte le massacre a comrnencé. Marsillac et Lavardin ont vu le carnage. Ils veulent sauver Coligny. Oü est-il ? La Seine est surchargée de cadavres. Marsillac a vu Médicis, exhortant les assassins du haut du Louvre, Ie roi tirant sur les malheureux, 54 les prêtres excitant les malfaiteurs. Le bruit redouble. Coligny paraït. On lui propose de fuir, mais fidéle a son semient, il restera: Je cours a Médicis.... Que je sauve mon peuple et je bénis mon sort! Lorsqu'on veut le retenir il demande avec un sang-froid imposant: „Suis-je encore votre maitre ?" Téligni, son beau fils, prévoit ce qui va se passer, mais, ajoute-t-il Si Coligny périt, c'est fait de Médicis, Du Roi même... leur sang peut seul laver ce crime ... Au troisième acte Coligny est entouré de gardes qui suivent aveuglément les ordres du roi, car C'est au maitre a frapper, au sujet de mouriir. L'amiral leur montre alors que c'est 1'avarice, 1'injustice, le meurtre qui conduisent leur maitre. II aurait aimé ne pas tomber sous un fer indigne. Aussi s'écrie-t-il, mettant la main sur la garde de son épée: que ne puis-je aux champs de la victoire Arroser de mon sang les palmes de la gloire. (1) Voici les conjurés. Le premier s'avance. Frappé du calme majestueux de Coligny, il recule. Un second en fait autant, surpris et troublé. (2) Coligny découvre alors sa poitrine, disant: Approchez... qui de vous rouvrira ces blessures ? Pour vous plus d'une fois j'ai prodigué ma vie. Vous fötes mes enfants ... soyez mes assassins. (3) Devant tant de magnamité les conjurés tombent a genoux. C'est alors que Podieux Hamilton entre avec un second groupe de conjurés, éclatant en imprécatoins contre les „lèches qui trahissent (1) Cf. Henriade ch. II: Voyant qu'il faut périr, et périr sans vengeance, (Le héros) Voulut mourir du moins comme il avait vécu, Avec toute sa gloire et toute sa vertu. (2) Cf. Ibid. ch. II: A eet air vénérable, a eet auguste aspect, Les meurtriers surpris sont saisis de respect, Une force inconnue a suspendu leur rage. (3) A cause de 1'attendrissement qu'elle causait on appelait cette scène celle des femmes. 55 les volontés suprêmes", et qui doivent être emmenés et tués. Ni Tavanne, ni Bussy n'osent pourtant porter le coup mortel, ce que Bême finit par faire en détournant les yeux et en maudissant le prêtre, „monstre d'impiété". Celui-ci est content car „son pouvoir chancelant est enfin assuré". Puis Téligni, qui est apporté blessé, recoit le dernier soufflé de 1'amiral et expire avec lui. On jure a Rome une haine immortelle et on lui rendra ses coups meurtriers. Ce qu'on doit admirer dans la tragédie c'est le plan concis et la rapidité avec laquelle 1'action se développe. Elle aurait gagné encore si 1'auteur avait restreint Ie nombre (quatorze) de ses personnages. La moitié n'a aucune importance pour la marche de la pièce. Les autres caractères sont vigoureusement dessinés. Lieby (1) ne voit dans le héros qui présente sa poitrine a ses meurtriers qu'une parodie du grand Huguenot, dans le drame un „tissu de déclamations". De tout temps la pièce a été différemment jugée. C'est que d'Arnaud la remaniait sans cesse. Rien de plus dissemblable que les diverses éditions. Ne voulant pas donner, comme Chénier le fera en 1789, un large tableau de la cour de Charles IX, il n'a pas la prétention d'avoir fait une pièce „nationale", ce dont il se piquera trente ans plus tard en publiant son Fayel. Avant Almarac, tragédie par B. V. J., 1743, — Francois II par Ie président Hénault, 1747, — le Siège de Calais par Belloy, 1765, — Jean Hennuyer par Mercier, 1773, — Charles IX par Chénier et tant d'autres „inventeurs", d'Arnaud avait tout de même compris 1'importance d'une pièce prise dans l'histoire nationale, entreprise qui au dix-huitième siècle était une audacieuse innovation. II „innovait" encore en ce sens qu'il osait porter le meurtre de Coligny devant la rampe. Pour défendre „Ia scène ensanglantée" il a recours a Shakespeare, et a Crébillon espérant que les Francais adopteront un jour „le haut tragique", y compris les ombres du maitre anglais, sans se laisser rebuter par le „faible versificateur", 1'abbé Nadal, qui n'a osé risquer sur son théatre 1'apparition de Samuel. La censure ne tolérait pas les imprécations contre Rome et Ie pape. L'auteur fut incarcéré, son ouvrage banni. La première édition francaise était de 1740, la seconde de 1751, (1) Lieby: Etude sur le thé&tre de M. ƒ. Chénier, Paris, 1902, p. 268. 56 une troisième entièrement corrigée est de 1780. II en parut une nouvelle encore en 1789 après le succès de Charles IX. Les exemplaires des éditions publiées a I'étranger qui sont parvenus en France ont été extrêmement rares grace a l'activité de 1'inquisition. La révolution permit plusieurs représentations sur Tanden théStre Molière (Théatre des Sans-Culottes). (1) IV. Deux drames monacaux dans le genre sombre. Plus de vingt ans après sa première tragédie imprimée d'Arnaud revint au théatre avec ses deux drames monacaux dans le genre sombre. „Mes idéés par un hasard heureux se sont arrêtées sur le Comte de Comminge; (2) mon Sme aussitöt s'est enfoncée dans les tombeaux, dans la profonde solitude, dans Tombre majestueuse du cloitre, oü règne je ne sais quoi d'attendrissant et d'auguste; j'ai fouillé dans le sein d'une nouvelle nature", dit-il dans le second discours préliminaire de Comminge. II désira porter sur la scène cette nouveauté, „Tombre majestueuse du cloitre", afin de prouver „jusqu'a quel point la religion aux prises avec Tamour est susceptible de produire un spectacle vraiment pathétique". (3) Telle est en effet, dans Comminge et dans Euphémie, la lutte oü d'un cöté „les plus faibles étincelles dans les passions conduisent a de terribles incendies, souvent la source de tous les malheurs et quelquefois de tous les crimes", (4) mais oü, de Tautre, „la religion est une mère tendre toujours prête a ouvrir son sein compatissant a des enfants malheureux". (5) GrSce a elle on peut „faire mourir dans son cceur jusqu'au moindre germe des passions humaines; se pénétrer de Tidée a la fois consolante et terrible d'une Divinité qui récompense et punit; veiller en quelque sorte sur soi-même comme sur son plus cruel ennemi; se combattre et se subjuguer avec une barbarie inconcevable; fouler aux pieds Torgueil, ce ressort si puissant de notre Ime, tirer sa gloire de Ia plus profonde humilité; perdre entièrement de vue la terre et ses révolutions pour avoir les yeux sans cesse levés vers le ciel, et mourir avec (1) Voir Les Spectacles de Paris et de toute la France. Année 1792. T. II, p. 15. (2) Voir, pp. 19, 50. (3) Euphémie. Préface, p. III. (4) Comminge. Premier Disc. prél. p. IV. (5) Comminge. Troisième Disc. prél. p. LXXXIV. 57 autant de joie que les autres hommes en goüteraient a naitre". (1) Et si les religieux de la Trappe y réussissent, s'ils „boivent a longs traits toute 1'horreur du calice de Ia mort", c'est qu' „il n'y a que la Religion qui puisse tenter des efforts si pénibles". (1) Sombre sera 1'atmosphère oü Baculard introduit Ie spectateur pour rendre „plus délicates les fibres de sa sensibilité". La scène représente „un souterrain vaste et profond, consacré aux sépultures des religieux de la Trappe; deux ailes du cloitre, fort longues et a perte de vue, y viennent aboutir; on y descend par deux escaliers de pierres grossièrement taillées II n'est éclairé que d'une lampe. Au fond s'élève une grande croix, au bas de laquelle est adossé un sépulchre peu élevé et formé de pierres brufes; plusieurs têtes de mort amoncelées lient ce monument avec Ia croix; c'est le tombeau du célèbre Abbé de Rancé, fondateur de la Trappe. Plus avant, du cöté gauche, est une fosse qui parait nouvellement creusée, sur les bords de laquelle sont une pioche, une pelle, etc Sur les deux ailes de ce souterrain se distinguent de distance en distance une infinité de petites croix, qui désignent les sépultures des religieux. On apercoit au haut d'un des escaliers, du cöté droit, les cordes d'une cloche". Des deux cótés du souterrain on lit des inscriptions comme: „lei on apprend a mourir", et plus loin Homme aveugle, dont l'&me, au mensonge asservie, Des souvenirs du monde est encor poursuivie: Que Paspect de ces lieux dissipe ton sommeil; C'est oü finit le songe de la vie, Oü de la Mort commence le réveil. Sombre sera le costume des personnages: la haire en grosse laine; sombre sera leur attitude: ils sont „dans le plus grand abattement", „dans la plus grande douleur", „poussant un profond gémissement", ou bien „gardant un silence ténébreux". Qu'on nous permette d'insister sur le caractère de ce genre noir, découverte que d'Arnaud se flattait d'avoir faite. Qu'est-ce que c'est que le sombre ? A défaut d'une définition exacte, il vous fera sentir son opinion en citant un grand nombre d'artistes qui 1'ont pratiqué avec un succès durable: Eschyle dans ses tragédies, Rembrandt dans la Résurrection de Lazarre, Rubens (1) Comminge. Premier Disc. prél. pp. V, VI. 58 dans le Martyre des Innocents, Poussin dans le Testament d'Eudamidas. Ont bénéficié encore du ténébreux: L'Enfer du Dante, le Paradis perdu de Milton, les Nuits du Dr. Young, le Stabat de Pergoleze, les drames de Shakespeare. Et comme moindres apötres il aurait pu nommer: Lillo dans The London merchant or the History of George Barnwell (1773), et Moore dans The Gamester (1753), tragédies noires qu'on venait de traduire en francais et sans lesquelles „Baculard d'Arnaud eut sans doute hésité davantage a livrer au public ses drames lugubres". (1) Pourquoi le sombre ? Paree que cette branche du pathétique, vers laquelle les hommes se sentent attirés, a un empire particulier sur eux, comme d'Arnaud 1'assure dans le passage suivant qui a fait fortune: „Fut-on jamais autant af fee té d'une prairie émaillée de f leurs, d'un jardin somptueux, d'un palais moderne, que d'une perspective sauvage, d'une forêt silencieuse, d'un batiment sur lequel les années semblent accumulées" ? (2) C'est la Paccent d'un disciple d'Young. D'Arnaud cite en effet le maitre anglais qui avait dit: No fairly field of fiction, all on flower, No rainbow colours here, or silken tale: But solemn counsels, images of awe, Truths, which eternity Iets fall on man With doublé weight, through these revolving spheres, This death-deep silence, and incumbent shade. Ce passage se trouve dans la cinquième Nuit. II est probable que Baculard, comprenant fort bien 1'anglais, a lu tout le poème (1) Gaiffe. Le Drame en France au XVIII' siècle, p. 56. (2) Comminge 1764. Premier Disc. prél. p. VII. Parmi les contemporains Mme Roland se dit „amie des bois paisiblement sombres, des perspectives sauvages, des forêts solitaires". (CEuvres, publieés par A. Champagneux, Paris 1800, T. III, p. 164), Puis elle copie littéralement ou a peu prés le passage cité ci-dessus (Lettres de Mme Roland par C. A. Dauban, Pion Paris, T. I, p. 115), sans nommer la source, pas plus que le Hollandais Feith qui le traduit mot a mot (voir ci-dessous, p. 215. Dans Delille (Les Jardins, chant II) et Loaisel (Dolbreuse, T. II, p. 104) on trouve la même inspiration. Voir plus bas, p. 159. La critique de nos jours y voit la caractéristique d'Arnaud: Le passage en question est cité dans: Baldensperger, Etudes d'Hist. litt., Hachette, Paris, 1907. T. II, p. 55—109; Mornet, Le sentiment de la Nature, etc. Hachette, Paris, 1907, p. 322. Analysant la sentimentalité de Feith, les critiques hollandais, reproduisent la traduction que celui-ci, sans souffler mot, a donnée de son modèle f rangais. Voir plus bas p. 215. 59 dans Ie texte original et qu'il n'a nullement eu besoin de la traduction francaise que Bissy a donnée in 1762 de la première Nuit (1) et de la seconde en 1764, (2) — 1'année même de Comminge — pour se pénétrer de 1'esprit d'Young, comme le ferait croire W. Thomas. (3) Vers cette époque (1764—1769) Young le préoccupait. II glorifie ses Nuits dans le premier discours préliminaire de Comminge (1764). En 1767 il écrit deux nouvelles, Julie et Lucie et Mélanie, dont les douloureux accents sur la vanité de la vie devant la mort a la Trappe, ne sont qu'une répétition, littérale souvent, de ceux d'Adélaïde (et d'Euphémie) par lesquels D'Arnaud se faisait le propagateur officiel du funèbre anglais. 11 va accentuer son admiration des Night Thoughts en 1768 dans Ia préface d'Euphémie, et les déclare „le chef-d'ceuvre du genre sombre, médité dans 1'horreur des cimetières". II fait preuve de suivre parfaitement le courant noir (4) en France, indécis encore a cette heure, en annoncant en 1768 (5) la traduction des Nuits que va publier (1769) „un homme de savoir et de goüt qui serait plus connu, s'il était moins modeste" (Letourneur). En 1769 il écrit son Epitre a Ariste qui lui valut le titre de „Young francais". Ce qu'il y avait en France de ténébreuse rêverie subjective avant 1764 n'était pas grand'chose. (6) Entre 1764, date de la deuxième traduction de Bissy, et 1769, celle de la version de Letourneur, d'Arnaud est a peu prés le seul, et en tout cas le principal auteur qui prépare avec ardeur les Francais a 1'youguisme. Letourneur connaissait ses tragédies sépulcrales; dans son discours préliminaire des Nuits, il y a maint endroit qui pour le fond et la forme nous renvoie a Baculard. (7) Plus tard il traduit Les Funérailles d'Arabert, religieux de la Trappe, (8) poème anglais de Jerningham, imitation de Comminge. (1) Dans le Journal étranger de 1762. (2) Dans la Gazette littéraire de l'Europe (qui continuait le Journal étranger) de 1764 et dans les Variétés littéraires de B. Suard et 1'abbé Arnaud, 1768. (3) W. Thomas. Le poète Edward Young. Etude sur sa vie et ses ceuvres, Paris, Hachette, 1901. (4) Voir pour ce courant: Baldensperger, Etudes d'Hist. litt. T. II. (5) Euphémie, Préface, p. VII. (6) Voir Baldensperger. Op. cit. (7) pp. XV, XXXVI, LV11. Ed. Paris, Le Jay, 1769. (8) Tombeaux et Méditations d'Hervey, suivis des Funérailles d'Arabert, et autres pièces du mime genre; traduits de tanglais par Letourneur. Paris, Favre, 1792. 60 Tout en propageant donc ardemment le sombre du chantre anglais, d'Arnaud n'en répand que la couleur la plus foncée qu'il va noircir encore. C'est qu'il ne voit dans Young, avec tous ses contemporains^ y compris Grimm, que des cloches, des tombeaux, des cris funèbres, des fantömes. (1) Voila ce qui attire, avant tout, 1'auteur des souterrains de Comminge, qui est le principal coupable de la tournure trop lugubre et trop mélodramatique qu'on a donnée a la composition en tête du tome II des Nuits de Letourneur. (2) D'Arnaud ne prenant a son modèle anglais que le décor noir, ne s'occupe pas de son esprit essentiel qui est celui d'un hymne a rimmortalité. (3) Baculard parle peu de 1'immortalité et ne la considère jamais comme la condition sine qua non de la vertu, comme son maitre le fait. II ne veut pas d'une vertu ayant pour premier but la récompense céleste. „Faire le bien et se contenter de sa propre estime. Le prix de la vertu est la vertu même", (4) telle est sa devise. Fort de sa vertu, le chrétien dans Young meurt dans la foi de^ 1'immortalité. Mais „aucun détail précis, aucune allusion aux rites et aux objets du culte: ni l'assistance dü prêtre, ni même les prières des morts ne sont mentionnées". (5) L'élément „pittoresque" et par suite émouvant a trop d'attrait pour le metteur en scène qui s'appelle d'Arnaud, pour qu'il s'en passé; sous ce rapport il ne manque rien a 1'agonie d'Adélaïde ou d'Euphémie. (1) Grimm et Diderot. Corr. T. I, p. 142. (2) „La réussite des Nuits d'Young acheva d'assurer parmi nous celle du genre sombre, acquisition littéraire, dont nous sommes, en quelque sorte, redevables a 1'auteur du Comte de Comminge, d'Euphémie, des Epreuves du Sentiment etc. Notice sur la vie de Af. Letourneur, p. 7 dans Le Jardin anglais ou variétés tant originales que traduites, par feu M. Letourneur. Londres et Paris, Le Roy, 1788. (3) La première Nuit est consacrée a „Life, Death and Immortality". Le titre de Ia quatrième est: The Christian Triumph, containing our only cure for the fear of Death. Les 6ième et 7ième traitent de „The importance of immortality". La 9ième apporte The Consotation de tout ce qu'on a souffert dans la vallée des larmes. (4) Julie: (Epreuves du Sentiment), p. 265. La morale d'Young fut sévèrement attaquée dans Les Nouvelles littéraires (Année 1773, Berlin, Etienne Bourdeaux) qui traitent 1'Anglais de „pitoyable et dangereux moraliste". T. I, p. 45. (5) P. van Tieghem: La poésie de la Nuit et des Tombeaux en Europe au XVlll' siècle, Paris, Rieder et Cie., 1921, p. 96. 61 . D'Arnaud n'est donc disciple d'Young qu'en ce sens qu'il apptiie singulièrement sur 1'élement sépulcral et macabre „qui est presque absent dans les Nuits, sauf dans un passage". (1) On devine qu'il s'agit ici des funérailles de Narcisse, et que c'est précisément eet endroit que d'Arnaud admire avant tout: „Quelle image", s'écrie-t-il en extase, „Young creusant au clair de la lune une fosse pour sa fille, y ensevelissant de ses propres mains son cadavre et lui donnant le dernier baiser". (2) Convaincu que les impressions qu'excite le sombre sont les plus profondes et qu'elles nous maitrisent particulièrement, Baculard ne se fera pas faute d'y revenir. Laissant la les artistes qu'il a invoqués a 1'appui de ses idéés, il va tirer ses exemples de la nature: „La majesté d'un orage nous frappe plus que tout le brillant d'une belle aurore", etc. (3) „Le spectacle d'un torrent qui se précipite è grand bruit du haut d'un rocher escarpé et qui roule avec lui des arbres déracinés, des débris, nous affectera beaucoup plus que la vue d'un ruisseau qui coule mollement dans une prairie émaillée de fleurs". (4) Le ténébreux de Baculard, qui n'est fait qu'en partie d'younguisme, nous saisit donc plus fortement qu'aucun autre élément pathétique. II provoque en nous une profonde tristesse qui est d'ailleurs en parfait accord avec notre condition, car „on pencherait a croire que la douleur est 1'état de la nature humaine" et „que nous sommes nés pour la douleur". Cette tristesse pourtant n'est point sans charme paree qu'elle nous fait verser des larmes délicieuses, „d'une douceur que n'ont point d'autres voluptés". En outre, en nous rendant plus sensibles, elle nous porte a la vertu, a 1'humanité. Le sombre n'a pas seulement une influence salutaire sur notre sensibilité. Nos idéés aussi profitent de son caractère majestueux. D'Arnaud croit que 1'aspect seul „des monuments de grandeur (des anciens peuples) qui ennoblissent et exhaussent 1'imagina- tion doit inspirer une élévation de sentiments que ne scauroient avoir des hommes entourés d'images petites et mesquines... Nous promenons-nous dans une vaste forêt, nos idéés semblent (1) P. van Tieghem, op. cit., p. 25. (2) Lettre sur Euphémie, p. 266. (3) Comminge: 2e Disc. prél. p. XXVII. (4) Lettre sur Euphémie, p. 188. M. Van Tieghem voit ici 1'influence d'Ossian: Voir Ossian en France, Rieder et Cie., Paris, 1917, T. I, p. 187. 62 s'agrandir et dominer^ avec ces chênes majestueux, dont le sommet va se cacher dans les nues. Parcourons-nous des bosquets, des jardins symétrisés, nous nous rapetissons avec ces arbustes mutilés par le ciseau de 1'art, et nos pensees prennent, sans que nous nous en apercevions, la contrainte de ces graces concertées si inférieures aux beautés fortes et libres de la nature... C'est une expérience démontrée que nous dépendons de ce qui nous environne et que le physique a de 1'empire sur 1'intellectuel" (1) Entrons donc dans la nature sombre afin que nos sentiments, nos sensations, nos idéés s'élargissent. Le germe de eet agrandissement est en nous-mêmes: „Descendons dans notre cceur: nous y surprendrons un désir impatient d'étendre la sphère trop étroite des objets qui frappent nos sens, et qui repaissent notre curiosité. Nous sommes dominés par une secrète impulsion dont la cause nous est inconnue et qui nous porte sans cesse a nous faire plus grands que nous sommes; voilé 1'origine des fées, des génies, des enchanteurs, de ces géants attaqués par des hommes d'une taille ordinaire... jacob luttant contre une Intelligence céleste, nous imprime une idee qui enorgueillit notre être;... l'audace sacrilège d'Ajax nous cause de 1'admiration.... II est vrai que Ia raison géométrigue réprouve ces fictions qu'a créées un heureux enthousiasme et qu'elles lui paraissent gigantesques: mais qu'est-ce que le compas d'une philosophie mal entendue, ne resserre et ne dénature point ?" (2) „Le génie sur lequel on a tant raisonné, qu'est-ce autre chose qu'une exaltation de 1'ame excitée par une effervescence supérieure aux mouvements ordinaires de Ia nature" ? (3) Au sombre appartiennent encore la solitude et le silence, dont les avantages sautent aux yeux ! „Ce n'est point a la cour, parmi les femmes et dans les cercles polis que le grand Corneille allait puiser cette force de raisonnement et cette fièrté de pinceau, cette arne romaine qui I'élève si fort au-dessus de ses rivaux". (4) Homère et Démosthène allaient composer leurs ouvrages immortels au bord de la mer et „c'est dans 1'horreur des cimetières (1) Lettre sur Euphémie, p. 194. (2) Lettre sur Euphémie, p. 192. 193. (3) Ibid., p. 251. (4) Comminge, 3e Disc. prél. p. LXXVII. 63 qu' Yourig a médité ses Nuits". (1) Méfions-nous donc d'un goüt exagéré de Ia société qui éteint Ia faculté de penser dans l'homme et qui „ne donne naissance qu'aux fines allusions, aux compa- xaisons ingénieuses et a ces graces légères qui sont 1'aliment de 1'esprit". Le bel esprit n'est que le' frivole talent de railler et de tourner en plaisanteries les choses les plus sérieuses, et c'est ce qu'on ose appeler le bon ton, Ie ton de la bonne compagnie. (2) Le luxe, 1'abus de la société et Ia fausse philosophie ont détruit tout ce qui est du ressort du sentiment. (3) La „découverte" de Baculard nous a occupés bien longtemps: c'est qu'elle préside a la majeure partie de son oeuvre et que ses contemporains en ont tiré un profit certain, comme nous le verrons plus loin. * „, * Les amants malheureux, ou le Comte de Comminge. 1764. Une dispute de leurs pères a séparé Comminge et Adélaïde a laquelle on a imposé comme mari le comte d'Ermansay. Ayant grièvement blessé son rival qui Fa surpris aux pieds de son adorée, Comminge a été jeté en prison, dont un inconnu Fa délivré. Le malheureux amant a cherché alors en vain „un rocher isolé", „un désert affreux", „un antre ténébreux" pour s'y remplir de 1'image de celle qu'il aime. II a fini par se retirer a Ia lugubre Trappe; sans avoir la moindre vocation ecclésiastique il est plus que jamais occupé de son amour. Déchiré dans le combat qui se livre dans son ame entre Ia religion et la passion, il quitte quand le rideau se léve, le tombeau de Rancé, promène un regard douloureux sur son morne entourage et gémit: Dans eet asile sombre, a la mort consacré, Toujours plus criminel, toujours plus déchiré, Jusqu'a tes pieds, grand Dieu, je trainerai ma chaine !... Comminge existe encore et brüle au cceur d'Arsène 1 Rien ne saurait détruire un souvenir vainqueur: A Dieu même il dispute, il enlève mon cceur. Adélaïde seule.. est tout ce que je vois ! Le père Abbé Fexhorte a ne pas faillir et lui affirme qu'il n'est (1) Euphémie: Préface p. VII. (2) Comminge, 3e Disc. prél. p. LXXVI. (3) Lettre sur Euphémie, p. 193. 64 pas le seul a soupirer dans le couvent, oü 1'on entend gémir aux pieds des autels encore le frère Euthime, qui vient de prononcer ses vceux et qui suit souvent Comminge. La-dessus il charge celui-ci d'entendre un étranger qui s'est présenté au cloitre, désirant probablement être consolé des tourments de la vie. Comminge recoit 1'inconnu qui se trouve être d'Orsigny, frère du comte d'Ermancay et troisième adorateur d'Adélaïde. Reconnaissant son amour illégitime, c'est lui qui a sauvé Comminge de la prison, et s'il se trouve maintenant a 1'abbaye c'est qu'il veut tacher, lui aussi, d'éteindre sa flamme criminelle. C'est alors qu' Euthime, méconnaissable, ayant „la tête ensevelie dans son habillement", descend par 1'escalier dans le souterrain. 11 prend la pioche sur les bords de la fosse de Comminge (1) pour la creuser, mais ses forces le trahissent et il remonte 1'escalier en poussant un long soupir. Comminge et D'Orsigny le suivent des yeux avec compassion. Le premier est d'autant plus tourmenté que 1'autre lui révèle que les deux pères étant morts, les amants auraient pu se rejoindre. II voudrait violer ses serments, se disant que ce Dieu qui nous créa ne saurait voir avec le plaisir d'un sombre tyran la douleur qui nous détruit. II va lancer ses blasphèmes, mais dans une hallucination il se voit puni: Ce Dieu, prêt a t'absoudre, S'il ne peut te toucher, ne crains tu pas sa foudre ? Sur ta tête coupable entends-tu ces éclats ? Vois sortir, vois monter des gouffres du trépas, Ces spectres ténébreux.. Toutes ces pales Ombres Me lancent.. Quels regards et menacants et sombres 1 Du fond de ce sépulcre, une lugubre voix.. 11 s'ouvre.. Quel objet 1 C'est Rancé que je vois ! (II : 1) Terrifié, il promet de s'asservir aux lois de Dieu, d'oublier et de mourir, lorsque d'Orsigny „lui perce le cceur", „le fait tomber évanoui" en lui remettant une lettre annoncant que depuis un an Adélaïde est morte, „victime du chagrin qui la persécutait". Après avoir repris ses sens Comminge accuse le ciel de sa cruauté, car il ne comprend pas que, si „le bras paternel" frappe Adélaïde, c'est lui pourtant qui „conduit Ie glaive", lui, pêcheur, transfuge des autels. Et pour le punir Dieu lui „ravit 1'objet de son amour", (1) Les religieux de la Trappe creusent leur propre fosse. 65 „1'auteur de ses égarements", comme dit 1'abbé, qui 1'engage a creuser sa fosse oü il faut que „d'abord son feu soit enseveli". Quand son confesseur a disparu il saisit en effet la pioche et se met au travail, rejette les pierres sur les bords de la fosse, déterre un crêne, „le considère avec une attention ténébreuse" et le laisse tomber de sorte qu'il roule du cöté d'Euthime qui s'était approché sans être vu de Comminge. Dans une attitude d'abattement celui-ci s'affaisse enfin sur le coin de la fosse, lire de son sein le portrait d'Adélaïde, le couvre de baisers et de Iarmes en disant: Tu m'enflammes encore, ö femme idolatrée, après quoi un cri douloureux „Ah ! comte de Comminge" échappe a la poitrine d'Euthime, qui se sauve. Frappé du son de cette voix, Comminge accourt, mais Euthime lui enjoint: „Reste, le ciel 1'ordonne". Ce sont la les premiers mots qu'elle dit au bout de deux actes, le silence étant une des lois des Trappistes. Quelques moments après on annonce a Comminge qu'Euthime „est arrivé a son terme". Au troisième acte Comminge nous offre le prototype le plus complet du héros romantique, „de 1'amant ténébreux et fatal que poursuit une destinée inexorable. L'amour devient une impulsion irraisonnée et irrésistible. II s'y mêle.... quelque chose de mystique et de sacrilège qui donne par moments a ces lugubres drames une saveur de satanisme et de blasphème". (1) Constatant que, pour combler sa misère, Euthime 1'évite, Comminge lance ses imprécations d'une voix impétueuse: A me persécuter tout conspire et s'attache, Tout se plait è blesser ma sensibilité, Je ne puis m'arracher a la fatalité ! Que je reconnais bien eet infernal Génie, Appliqué sans retóche è tourmenter ma vie. (III. 1) Ajoutez qu'il a été en proie a un terrible songe qu'il décrit ainsi: J'errais dans les détours d'une lugubre enceinte, Qu'è sillons redoublés le tonnerre éclairait; Sous mes pas chancelants la terre s'entr'ouvrait. Je m'avance, égaré, dans des plaines désertes. (III. 1) D'affreux gémissements s'élèvent du fond des noirs tombeaux. (1) Gaiffe: Le Drame en France au XVIIIe siècle, p. 320. 5 66 Tout a coup se détache des ombres la silhouette d'une femme éperdue, en vêtement de deuil. A la sombre lueur d'une torche sanglante il reconnaït en elle Adélaïde: II va la serrer contre son cceur, mais n'embrasse qu'un tombeau. Entouré d'un tourbillon de feux, s'élève alors sous les habits d'Euthime un spectre mena^ant, qui lui crie: „Arrête ! — Tu vois Adélaïde", ajoutant: Puissé-je dans ces feux, qui s'éteindront un jour, Expier les erreurs d'un criminel amour. Avec un sinistre: „Je f attends" le fantöme rentre dans la nuit de Ia tombe ou la foudre le suit. „Et 1'enfer a mugi". A peïne le malheureux moine a-t-il fini le récit de sa morne vision qu'on entend au fond du souterrain les tintements de la cloche funèbre, mise en branie par quatre religieux qui prononcent le terme consacré vMourir". Le père abbé ordonne qu'on prépare avec de la cendre et de la paille le lit funèbre pour un moribond qui n'est autre qu'Euthime. Avant de mourir celui-ci va révéler un secret qui le consume. Et après que le prêtre a récité les prières, assisté par les religieux, Euthime avoue être femme: Et la plus criminelle et la plus misérable Dont la religion consolera la fin. Comme sa tête moins enfoncée dans son habillement laisse distinguer ses traits, Comminge reconnaït en elle son Adélaïde. II désire mourir a ses pieds. En vain le prêtre lui parle de la religion. Le désespérè crie „avec la fureur de la douleur": „Je n'en ai plus !" Adélaïde raconte alors dans une de ces scènes qui sont „le débordement des grandes passions", „Pembonpoint du sentiment", et qu'on a dü sensibiement raccourcir a la représentation, comment après la mort de. son terrible mari, elle a répandu la nouvelle de ia sienne propre. Elle s'était déguisée ensuite en religieux afin de rejoindre son amant. Au moment même oü elle voulait le ravir è Dieu, elle apprit que Comminge avait prononcé ses vceux. Ne pouvant se décider a le quitter elle était restée au cloïtre pour vivre auprès de lui, si c'est vivre du moins que de pleurer et de génur. Après avoir conjuré son amant, qui est „percé de cent coups de poignard", de se remplir de Dieu, — et les religieux de réunir un jour ses cendres avec celles de Comminge, elle expire. La 67 cloche cesse de sonner. Fou de douleur, le malheureux amant se précipite alors sur les bords de la fosse pour être enseveli prés d'elle. Quoi qu'on en ait dit, ce drame eut un trés gros succès. D'abord, il venait dans un temps oü l'histoire du Comte de Comminge occupait les esprits. En 1745 Mme de Tencin avait eu Pidée d'une sorte de roman, intitulé: „Mémoires du Comte de Comminge" (d'oü d'Arnaud tirera sa pièce). Huit ans plus tard (1753) le Mercure danois avait publié une romance du duc de Valières sous le titre de: „Les infartunés amours de Comminges". En 1764 Dorat fit paraitre son héroïde: „Lettre du Comte de Comminge", qui fut imanédiatement suivie par la publication du drame de Baculard. Ensuite par son orthodoxie catholique, frappant sévèrement les amants assez téméraires pour sacrifier les chalnes du cloitre è celles de la chair, il charmait tous ceux qui étaient ennemis du libre penseur Voltaire, et de la secte philosophique. (1) Que la pièce ne füt pas jouée immédiatement, cela se concoit. Sous I'ancien régime on n'osait pas porter sur la scène une pareille nouveauté. D'ailleurs les artistes parisiens affichaient une prévention prononcée contre le drame en général, ce qui explique „Ia peine que des auteurs acclamés en province eurent a se faire jouer dans la capitale, notamment Mercier et d'Arnaud". (2) Celui-ci dut attendre vingt-cinq ans avant d'être appelé devant la rampe. C'est alors que se réalisa 1'espoir qu'il avait exprimé dans le Troisième Discours préliminaire: „Je ne désespère point que dans la suite des tems Comminge et les drames de cette espèce soient représentés sur notre scène". C'est ce qui avait lieu le 14 mai 1790 au Théatre de la Nation ' avec un succès complet. Le drame était tellement connu a cette époque que Grimm dans son compte-rendu de la représentation dit: „Nous nous croyons dispensés d'en rappeler ici le sujet". La Qazette Nationale ou Moniteur universel du 16 mai constate: „II y a longtemps que le Comte de Comminge jouit d'une grande réputation: il lui manquait d'avoir été représenté sur le théatre de la capitale et d'avoir re?u sur la scène les mêmes honneurs qu'il (1) Cf. Oaiffe: Op. cit pp. 86, 87, 380. (2) Gaiffe: Op. cit. pp. 121, 122. / 68 avait recueillis a la lecture. On Pa enfin joué avant-hier a Paris pour la première fois et il a obtenu le plus brillant succès". Ces deux témoignages suffisent amplement pour prouver que La Harpe se trompait fort lorsqu'il disait en 1775 que „le Comte de Comminge est oublié aujourd'hui comme tous les ouvrages qu'on ne peut pas relire." (1) En 1790 il écrit: „Le vieux d'Arnaud a profité des circonstances d'un moment oü Pon peut tout hasarder" (2) et il ajoute: „la bizarrerie du costume a fait supporter eet ouvrage monstrueux a Ia représentation." On ne sent que trop ici le dépit d'un auteur dont la Mélanie „n'avait pas encore subi 1'épreuve du théatre (3)" et lorsque le moment en était enfin arrivé (7 déc. 1791), „O douleur; 1'effet en fut médiocre et la pièce traina avec peine jusqu'au dénouement" (4). De 1790 a 1793 le Théatre de la Nation a joué Comminge vingthuit fois. Mlle Desgarcins mit dans le róle d'Adélaïde 1'accent déchirant du désespoir. Saint Phal remplit le róle de Comminge avec une grande sensibilité. Talma se fit remarquer dans le róle ingrat d'Orsigny. Les Théatres de société et ceux de province avaient précédé la Nation. Le prince de Conti avait fait jouer le drame chez lui a lisle Adam (5), le prince Henri, frère du roi de Prusse avait représenté lui-même Comminge k son chateau a Potsdam, le marquis Albergati Pavait porté sur la scène k Vérone et k Bologne. * * * Euphémie ou le Triomphe de la Religion. 1768. Le succès des Amants malheureux détermina Baculard a faire „une suite du sombre tableau" qu'il avait exposé dans Comminge. Cette fois il nous introduit dans un couvent de femmes, oü le spectateur verra la même lutte entre les exigences f de la chair et celle de 1'esprit. Et bien loin de s'excuser sur la (1) La Harpe: Corr. T. I, p. 68. (2) La Harpe: Corr. T. VI, p. 21. (3) Sauf au théatre de société chez Mme de Cassini. (4) Hist. du Thédtre fr. depuis le commencement de la Rév. jusqu'a la Rêunion générale, par C. G. Etienne et B. Martainville, Paris 1802, T. II, p. 168. (5) Voir: Léo Claretie: Histoire des Thédtres de Société. Paris, Libr. Molière, s. d., p. 19. 69 parfaite ressemblance de ses deux pièces, d'Arnaud prévient ses censeurs qu'il ne se bornera pas a ces deux drames „pour montrer combien la religion aux prises avec 1'amour est suseeptible de produire un spectacle vraiment pathétique" (1). Remarquons seulement qu'il ne s'en est tenu qu'a eet avertissement et qu'il n'a fait que publier quelques mois après les Mémoires d'Euphémie, comprenant une centaine de pages que Grimm refusait de lire „paree qu'elles doivent être redoutables". Ces Mémoires, qui constituent Ia fable de la pièce, remontent a une sorte de roman dans le Spectateur anglais, traduit par Maët. (2) L'auteur y raconte la tragique aventure de deux enfants au mariage desquels les parents s'opposaient: On s'est quitté. Chacun entre dans un couvent croyant que 1'autre est mort. Mais on se retrouve au bout de dix ans. La pauvre nonne résiste aux supplications de son capucin amoureux qui fuit en Hollande, après quoi elle meurt de tristesse. — Fréron dit (3) que cette histoire est réelle, qu'elle s'est passée en Bretagne, sa province, et qu'on peut la trouver encore dans un livre intitulé: Variétés sérieuses et amusantes, Musier, Paris, 1765, T. I., seconde partie. Voici en quelques mots le contenu de la pièce: La scène représente une celluie de couvent. A gauche se trouve, d demi caché par quelques chaises de padie, un cercueil aux pieds duquel il y a une lampe allumée, et un prie-dieu, surmonté d'un crucifix que soutient une tête de mort. Livres de dévotion. Le jour commence a poindre. Euphémie, qui a passé la nuit dans son cercueil, se léve et dit en gémissant: Quoi ! dans ce lit funèbre, arrosé de mes larmes, Oü veillent avec moi d'éternelles allarmes, Dans ce même cercueil qui contiendra ma cendre, J'ose encore m'occuper d'un souvenir trop tendre ! Elle se jette sur son prie-dieu invoquant avec ferveur le ciel pour dompter ce penchant criminel, et rappeler une ame qui trahit sa foi. Ensuite elle embrasse éperdue la tête de mort, s'écriant: (1) Préface. (2) 3 Vols. Paris, Merigot, 1755, T. I, p. 318. (3) L'Année litt. T. VIII, p. 149. 70 Et toi qu'avec horreur tout mortel envisage, Ton silence m'instruit... oui, je vois mon image ! Voila, voila les traits, par qui je veux charmer, C'est moi que je contemple, 6 ciel... et j'ose aimer. C'est devant la douce Mélanie qu'elle confesse alors son amour pour Sinval, „le rival audacieux de 1'Eternel" et qui lui est apparu dans un terrible songe. Mélanie a connu les transports de Ia jeunesse, 1'amour, le luxe. Les revers de la vie lui ont fait faire un retour sur elle-même. Euphémie n'a pas cette mattrise. Enfermée dans l'ombre du cloitre par une mère qui sacrifiait tout è son fils unique, elle exhale son ame douloureuse: J'avais perdu Sinval, que m'était 1'univers ! Comme elle ne saurait dompter sa passion, il faut, s'écrie-t-elle, Que tout sache, ó Sinval, que je meurs ta victime. Et pourtant, finalement, Sinval 1'avoue: II 1'emporte, ce Dieu, sa grace est dans sa bouche. Mais avant qu'Euphémie en soit la, que de pénibles épreuves 1'attendent: Les duretés de Ia trop sévère Sceur Cécile; — Ia vue de sa mère, Ia comtesse d'Orcé, qui, „de 1'univers, de tout abandonnée", doit „boire a longs traits la coupe du malheur" et vient au cloitre pour y chercher une place de domestique; — la révélation que celle-ci lui fait: pour contraindre sa fille d'embrasser 1'état religieux, elle a répandu la fausse nouvelle de la mort de Sinval; — Ia seconde affirmation de Ia comtesse qui prétend que Sinval, croyant a son tour Euphémie morte, est parti sans laisser aucune tracé; — la supposition de kt malheureuse amante que Sinval est Peut-être dans les bras ... dans le sein d'une épouse ! et sa triste constation: II manquait a ma flamme, ó ciel ! d'être jalouse; — Ie sacrifice d'un paquet de lettres de son aimé que Théotime, son confesseur, lui réclame pour qu'elle oublie complètement 1'objet de son amour. Le tourment le plus rude lui est réservé encore. Car voila que Théotime reconnait ces lettres comme les siennes. II s'évanouit, reprend ses sens et s'écrie, fou de joie, en lui prenant la main qu'il arrose de ses larmes: Constance m'est rendue ! 6 ma chère Constance ! II ne demande pas mieux que de voler avec elle „au bout de 71 1'univers". Dans un caveau funéraire, oü il y a des tombeaux en ruines, des sépulcres entr'ouverts, dont les pierres sont a moitié brisées, les amants malheureux se sont donné rendez-vous, car Euphémie dans un accès de désespoir a promis de „trahir ses vceux": „Je n'ai plus de raison, je me cherche, et m'ignore". Théotime la trouve dans son accablement. Tremblante elle refuse pourtant de le suivre. Alors il établit avec impétuosité ses droits sur elle dans ce fragment qui est le cri de révolte contre les vceux forcés et qui passait inapercu en 1768 pour faire fureur une vingtaine d'années plus tard: Mais ce Dieu que j'adore, et que pour mon supplice, De ses crimes la terre a rendu le complice, Ce Dieu que Ie mensonge et Ia crédulité Font servir de prétexte k leur férocité, Au gré de leur caprice indulgent ou sévère, II voit du haut des cieux, il voit avec colère, Tous ces humains grossiers lui prêter leurs erreurs, Consacrer de son nom leurs stupides fureurs; Non, jamais 1'EterneI n'a forgé ces entraves, Ce joug sous qui s'abaisse un vil peuple d'esclaves; Sa bonté, sa grandeur, de ces fers sont blessés; Un volontaire hommage, et non des vceux forcés Voila le seul tribut que Ia raison lui donne, Voila Ie pur encens, qui s'élève k son thröne. (III : 2) Quoique Euphémie I'adore, elle persiste dans son refus, comprenant Ia faute qu'elle allait commettre: Prête a tomber enfin sur les bords de I'abime, Mes yeux se sont ouverts, et j'ai vu ... tout mon crime. Je n'écoute plus rien. Je dois sans doute a Dieu cette force suprème. Je pourrais retomber .. Sauve-moi .. de moi-même. Théotime Ia soulève avec violence pour Pentralner, mais une des tombes s'ouvre sous les pas de Ia malheureuse, la pierre se brise et roule avec bruit. Euphémie conjure son amant de I'abandonner: Arrête... ciel ! 6 ciel ! la terre m'engloutit. 72 A moitié évanouie elle voit la foudre qui éclate et fond sur les deux amants, 1'enfer qui s'ouvre, des spectres agités qui errent dans ces lieux sombres. Mais Dieu lui ouvre ses bras. C'est lui qui la sauve de son égarement. La lutte est finie. Pleurant amèrement, Théotime dit après une longue pause: 11 1'emporte, ce Dieu, sa grace est dans sa bouche, et touché a son tour de la grace divine, il renonce a son amour, après quoi Euphémie meurt, pleurée par Sinval, Mélanie et la comtesse d'Orcé, qui reconnait sa faute: Ma soeur.. Voila le fruit des rigueurs d'une mère ! Euphémie n'a pas eu le même succès que Comminge, et pour cause. Le drame n'avait pas 1'avantage de la primauté. Perdant le charme de 1'original, il n'avait conservé de la prémière pièce que les multiples défauts sur lesquels nous reviendrons. Tout de même il importe de constater que d'Arnaud, au théatre, était Ie créateur d'un genre nouveau, qui allait aboutir au mélodrame et a ce théatre monacal qui devait faire fortune pendant la révolution et défrayer toute une littérature. D'Arnaud, le premier, ose transporter sur la scène non seulement le cloitre, mais les affreux souterrains. Dans Comminge et Adélaïde il nous fait sentir les tourments des religieux sans vocation. Dans Euphémie il fait un pas de plus. La martyre est une des Victimes cloitrées, torturées par la volonté des parents qui les contraignent k prononcer Les Vceux forcés. V. Deux pièces dans le genre terrible. D'Arnaud avait promis, ou menacé, si 1'on veut, d'écrire encore d'autres pièces dans le genre sombre. „Quelques personnes" avaient vite fait pourtant de le „condamner a trainer ses pas dans 1'intérieur borné des cloïtres, dans I'uniforme obscurité des tombeaux", -malgré „l'indulgence avec laquelle on avait daigné accueillir ses premiers essais". C'est cette indulgence qui lui inspire cette fois-ci „une espèce d'audace" avec laquelle, emporté par 1'attrait de la nouveauté, „il entre dans un champ beaucoup plus vaste" que 1'étroite carrière qu'il vient de quitter. Ce nouveau champ est „le genre terrible; c'est le nom que je donne k la tragédie par excellence, la terreur étant sans contredit un des plus puissants ressorts de 1'action théatrale". (1) (1) Fayel, préface. 73 A eet égard 1'auteur d'Atrée, quoique la terreur de la pièce frise 1'horreur, est un maitre, autrement fort que celui de Rodogune, et bien supérieur a Racine. (1) D'Arnaud espère que dans Fayel, oü le héros jaloux, torturé par les convulsions de Ia fureur, se venge de Gabrielle de Vergy, sa femme, — qu'il croit infidèle —, en lui faisant manger le cceur de son prétendu amant, le chStelain de Coucy, il n'aura pas dépassé les bornes du terrible. „Je ne me cacherai pas, dit-il, qu'il est difficile de tracer juste la ligne de séparation entre la terreur et 1'horreur, ... deux impressions qui se touchent de si prés et que les anciens ont souvent confondues". Ni les aventures atroces de la familie d'CEdipe, ni la fureur de Médée, égorgeant ses deux enfants ne peuvent satisfaire d'Arnaud. II sait que les Anglais sont moins délicats: ils supportent la scène oü Othello étrangle sa femme et reste ensuite assis sur son lit. „Le parterre de Paris, les loges, lui crieraient: retire-toi, bourreau". Comme il est du devoir de 1'écrivain de chercher a plaire, s'il se peut, a tous les hommes, „mais surtout k ses compatriotes", Baculard se demande si on ne peut concilier Ia délicatesse francaise et le sang-froid d'autres nations. En atténuant ce qu'il y a de trop terrible dans quelques tragédies célèbres, on pourrait les faire goüter aux Francais. C'est ainsi que dans Richard UI il se garderait bien de supprimer les ombres, mais il les ferait paraïtre „a la faveur d'une obscurité"; il „les éclairerait par intervalles et par des coups rapides de lumière". Le spectre du père d'Hamlet ne resterait pas dans les coulisses: „Je le ferais élever de la terre et y entreif k plusieurs fois; il ne serait qu'entrevu", (2) dit d'Arnaud. On se rappelle qu'on lui avait reproché Ia scène ensanglantée dans Coligny: Voltaire qui a pu risquer le quatrième acte si terrible de son Mahomet avec beaucoup de succès, en a eu sensiblement moins avec La Mort de César, paree que le public francais a de la peine a s'accoutumer au cadavre ensanglanté. „J'imagine", dit Baculard dans une note, „qu'on pourrait peut-être présenter un cadavre voilé, dont on apercevrait seulement les pieds; encore ces sortes d'objets doivent-ils moins se voir que se deviner". D'une facon pareillement adoucissante il voudrait adop- (1) Voir,. p. 48. (2) Fayet, préface, et Jusserand: Shakespeare en France, Paris. A Colin 1898, p. 263. 74 ter Médée; et CEdipe tout sanglant pourrait paraïtre devant la rampe „par la disposition des lumières, ne se mon trant que dans 1'enfoncement pour ne pas trop offenser les yeux". (1) * * * Fayel. 1770. Ce n'est pas seulement au point de vue du „terrible" que Fayel rappelle un peu Coligny, mais encore a 1'égard de „la tragédie nationale", dont d'Arnaud avait entrevu en 1740 déja, ne füt-ce qu'inconsciemment, la haute mission morale. Cette fois-ci il s'en rend parfaitement compte: „avec la tragédie nationale la poésie rentre dans toute Ia dignité de son origine, et 1'auteur dramatique devient Ie dépositaire des fastes de ses concitoyens et le hérault de leur gloire". (1) II se croit donc en 1770 de nouveau „innovateur". D'Arnaud se sent attiré spécialement vers le moyen Sge, comme plusieurs de ses contemporains. „Un mélange d'absurdité et de grandeur, de superstition grossière et de respect pour la religion, de vrai courage et de fanfaronade, de barbarie et de sensibilité, Ia réunion en un mot du sublime et du ridicule: voila a peu prés sous quel aspect on peut envisager la chevalerie". (1) II ne se lassait pas de ressentir les „délicieuses horreurs" des vieux édifices gothiques en ruines, et pour ses larmes faciles le moyen age offrait tout un attirail de donjons, de crimes, de prisons, dont 1'exploitation était parfaitement son affaire. Pour 1'intelligence de sa pièce il donne un aper^u des „Mémoires de VAncienne Chevalerie" par La Curne de Sainte Palaye (1758), le vrai précurseur de tous les auteurs de récits médiévaux au 18e siècle. Baculard avait assez de flair pour s'apercevoir que vers cette époque l'histoire de I'infortunée chatelaine de Vergy (2) était fort gofltée. Claude Fauchet avait donné une longue et vivante analyse de 1'aventure de Gabrielle, déja en 1581, dans son recueil de vieux récits qui eut une vogue particulière. Vignacourt avait traité dans une „nouvelle historique et galante" la même matière. (1772) (1) Fayel, préface. (2) Sur le poème de La Chastelaine de Vergi, les divers manuscrits et la transformation ultérieure de la donnée primitive, voir Partiele de Gaston Raynaud: Romania XXI, 1892 pp. 145—193. 75 MHe de Lussan, ou son collaborateur, 1'abbé de Boisrhorand, avait eu, dans son ouvrage Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste, 1'idée de moderniser 1'héroïne en une sorte de Princesse de Clèves. Ce fut la sans doute que le duc de Vallières prit 1'idée de sa célèbre romance Les infortunés amours de Gabrielle de Vergy que d'Arnaud a suivie dans sa tragédie. En 1766 parut un roman intitulé: La Comtesse de Vergi et Raoul de Couci, époux et amans fidèles, histoire véritable, galante et tragique. (1) Viennent ensuite quatre épitres: Lettre de Gabrielle a la Comtesse de Coucy, sceur de Raoul de Coucy par M. Mailhol (1766), (2) L'épitre du Comte de Fayel, époux de Vergy, a Fayel son frère, (2) par le même auteur, — Lettre de Gabrielle de Vergy a sa sceur, par M. W... du... (1766), et la Lettre de Gabrielle de Vergy par M. Milsont (1772). Ajoutons que vers le même temps parut une Romance sur les Amours infortunés de Gabrielle de Vergy et de Raoul de Coucy par le Duc de ***. (2) D'Arnaud eut son tour en 1770, convaincu, dans son goüt pour le terrible, que Boileau avait raison, quand il disait: II n'est point de serpent, ni de monstre odieux, Qui, par 1'art imité, ne puisse plaire aux yeux. Le premier acte se passé dans un appartement du chSteau de Fayel, situé prés de Dijon. Fayel est en rage. On lui a apporté* le fragment d'un billet d'amour, sans adresse, trouvé dans son chüteau et destiné, a ce qu'il croit, a sa femme. Le ciel a dans son ame, ouverte aux noirs soupcons, Allumé tous les feux, versé tous les poisons. Le père de Gabrielle a beau déchirer la lettre, la fouler aux pieds et dire: La fille de Vergi ne saurait vous trahir, emporté par la fureur, le possédé s'écrie: Je verrais sans p3.Hr des horreurs de son sort, Ses yeux, que j'adorais, se couvrir de la mort. (1) Annoncée dans L'Année litt. T. IV, pp. 316—325. (2) Figurant dans la Collection d'Héroïdes et pièces fugitlves de divers auteurs, 10 vols. Liège et Leipsick, 1769. 76 Le second acte se déroule dans „1'intérieur d'une tour qui a toute 1'horreur d'une prison et qui est faiblement éclairée par une lampe". Gabrielle qui a „les cheveux épars" „tourne les yeux au ciel avec un long soupir en élevant ses deux mains jointes". D'Arnaud ajoute que „cette scène muette doit durer quelques minutes", car pour lui il n'y a rien de si expressif que Ia pantomime „1'ame du discours". L'infortunée épouse se plaint devant Adèle, son ancienne gouvernante, et ensuite devant Vergi, son père, des tourments que son mari furieux lui cause. On apporte alors a Vergy une lettre qui lui apprend que les croisés se sont emparés de Ptolémaïs. Beaumont, Lonchamps, Brézé, d'Avesnes et combien d'autres chevaliers se sont couverts de gloire. Raoul de Coucy (c'est a lui que Gabrielle était destinée avant qu'une querelle vint brouiller les pères) les a surpassés. II est „monté au temple de 1'honneur": voulant sauver son roi, un javelot ennemi 1'a frappé mortellement. Au moment oü Gabrielle va s'abandonner a sa douleur, Fayel, qui ignore les anciens rapports entre elle et Coucy, entre pour lui demander pardon en pleurant, son premier mouvement de colère et de jalousie étant calmé. En 1'embrassant il lui rend Ia Iiberté. Au troisième acte Raoul se trouye dans le pare du chateau. II renvoie ses écuyers et ses hommes d'armes, „qui portent toutes les pièces d'une armure, une hache, une masse, des gantelets, des brassards, un casque, etc", et avec qui il est arrivé a Dijon qui célèbre le passage du Roi Philippe-Auguste, rentré de Ia Terre Sainte. Dans ce pare, loin de Ia fête brillante, Coucy peut s'entretenir avec son ami Monlac et lui parler de son amour, car: Dans ces climats heureux, non loin de ce séjour, L'aimable Gabrielle ouvrit les yeux au jour. Ne sachant pas qu'elle est mariée, il espère 1'obtenir encore. Accablé, il est appuyé contre un arbre, lorsque Gabrielle pleurant toujours sa mort, s'approche. Rencontre émouvante. Coucy apprend Ie fatal hyménée ! Tentative de suicide que Gabrielle empêche. Le désir de Raoul voulant „expirer a ses genoux", est traversé par les officiers de Fayel qui surviennent et le saisissent. On s'empare aussi de Gabrielle. L'acte suivant nous montre Fayel qui se démène dans son appartement: 77 Qu'on lui perce le flanc de cent coups de poignard ! Que dans son cceur la mort entre de toute part! II allait ordonner de délivrer sa femme qu'on dit „accablée et mourante", mais voulant connaitre jusqu'aux moindces horreurs du forfait il apprend qu'on a surpris son rival „aux pieds de Gabrielle". Fou de rage il ordonne qu'on le lui amène. Coucy lui avoue son amour. Un duel a lieu qui se prolonge dans les coulisses, oü le croisé recoit le coup de grSce, après avoir blessé son adversaire. Pour le dernier acte Ia scène ne change pas; elle est obscurcie. Fayel, ténébreux, et d'autant plus qu'il est blessé assez grièvement, prépare sa vengeance. Gabrielle est dans des transes indicibles: C'est la plus vive ardeur qui 1'emporte aujourd'hui, Coucy mort ou mourant, je ne vois plus que lui. Fayel 1'envoie alors a un festin oü elle croit trouver la mort par Ie poison. Mais son époux Ia frappe plus cruellement après le festin en lui montrant derrière un rideau Ie corps inanimé de Coucy qu'il a couvert du manteau des croisés, après y avoir trouvé une lettre oü le chevalier avait exprimé Ie désir que, après sa mort en Terre Sainte, son cceur füt envoyé a Gabrielle. Or son cceur s'est trouvé parmi les mets qu'on a servis a la malheureuse, ce que Fayel, lui-même, révèle. Elle va vers Ie corps de Coucy, son époux se précipite pour la tuer. Mais Vergy accourt lui arracher Ie poignard, et se penche sur sa fille qui est tombée évanouie, sur le corps de Coucy. Elle succombe sous le poids de sa douleur. Fayel, arrachant 1'appareil de sa blessure, s'écrie: „Mourons". On sait que Belloy publia la même année (1770) sa tragédie de Gabrielle de Vergy qu'il avait depuis plus de cinq ans en portefeuille. „C'est le même sujet", dit Grimm, „traité par deux grands hommes également pauvres de génie, également impuissans, dont 1'un se laisse aller a sa langueur, 1'autre se démène comme un diable pour vous la dérober". (1) Pourtant la pièce de Belloy est sensiblement inférieure a celle d'Arnaud. Fayel y sait dès le début que Coucy est son rival, ce qui amène le long des cinq actes ce jeu puéril: Coucy est vivant, il est mort, il est vivant, il est mort ou il va mourir, ce qui arrivé réellement au (1) Grimm. Corr. 1 mars 1770. 78 dernier acte. De son cöté le chevalier n'ignore point que Gabrielle est mariée, ce qui ne l'empêche pas de venir la voir dans son appartement. L'indécence dans le drame de Belloy est poussée plus loin encore, vu que Monlac occupe Fayel pendant 1'entretien des amants. La rage et la fureur du chatelain y sont d'ailleurs notablement plus faibles. De plus 1'auteur a escamoté le véritable dénouement: Gabrielle découvre dans un vase qu'elle croit contenir du poison, le cceur de son adoré, ce qui la foudroie. Ensuite il a suppprimé le röle du vieux Vergy et, par la, de belles scènes pathétiques et patriotiques; son évocation du moyen age est des plus incoloires. Et cependant c'est la pièce de Belloy qui fut jouée en 1777 avec beaucoup de succès, malgré son infériorité. Lorsque Mme Vestris, tenant le röle de Gabrielle, découvrit dans le vase le cceur de Coucy, il se fit un grand tumulte d'applaudissements; plusieurs femmes s'évanouirent, d'autres tombèrent en convulsion, ce qui n'empêchait pas les curieux de venir en plus grand nombre a la seconde représentation. — Les contemporains sachant que d'Arnaud avait „peu d'empressement a solliciter les honneurs de la scène francaise, vu que son ame assez aisée a décourager avait en horreur les intrigues nécessaires", (1) ne s'y trompaient point. On préférait universellement sa tragédie: „Je sais gré a d'Arnaud d'avoir senti qu'en faisant une tragédie des fureurs d'un mari jaloux, il fallait ennoblir son sujet par tout ce que l'histoire et 1'esprit du siècle pouvaient lui foumir de teintes précieuses pour la couleur de ses personnages", dit Grimm. (2) Et Bachaumont affirme: „Le caractère de Fayel dans d'Arnaud est infinfanent plus théatral et produit une jalousie plus prononcée pendant toute la pièce ... (3) La versification ... n'est point barbare comme celle de 1'autre". (4) Si YAlmanach des Muses, ne partageant pas 1'opinion de Boileau, avait une grave objection contre la pièce de Baculard paree que Fayel est „le plus odieux des hommes (et que) dès lors il faut le proscrire tout a fait de la scène", il loue les trois (1) Mérinval, préface, et Les Dégoüts du Thédtre, CEuvres diverses, T. I, p. 158. (2) Orimm. Corr. 1 mare 1770. (3) Bachaumont, Mémoires secrets, 22 février (sic) 1770, T. XIX, p. 187. (4) Ibid., 2 févr. 1770, T. V, p. 74. 79 premiers actes qui sont „supérieurement traités". (1) La tragédie de Belloy par contre „manque de plan, pêche dans les sentiments patriotiques, viole les bienséances dans les caractères". (1) Le Journal des Scavans enfin estime beaucoup la création du personnage de Vergy et plusieurs situations heureuses. (2) Grimm et beaucoup d'autres après lui étaient enthousiasmés du „coloris du temps" dans Baculard. Cependant sa vision du moyen 3ge était fort restreinte. Ce qu'il connaissait ce sont les batailles, les armes, les noms et les expressions médiévales. II habillait ses personnages pourtant de costumes qui n'ont rien de médiéval que 1'étoffe: „L'habit de Gabrielle est de drap d'argent ou de damas ou satin blanc brodé en argent; son manteau est de semblable couleur, doublé de queue d'hermine". Mais la mode de „la toque de velours noir, a l'Espagnole" dont Baculard coiffe son héros enragé ne s'est répandue que vers le 16ième siècle. En outre il n'avait pas une idéé bien nette du milieu dans lequel son drame doit se dérouler. Aussi a-t-il accepté, en 1770, apparemment sans la moindre difficulté, 1'énorme anachronisme dont le graveur Eisen s'est rendu coupable en dotant la pièce d'un frontispice qui représente un Fayel, vêtu a la Henri IV et montrant le cadavre de Coucy a une Gabrielle, habillée a la Marie de Médicis. La scène se passé dans une salie soutenue par des piliers corinthiens et décorée d'un lambrequin Louis XIV. Vers 1772 Baculard se contente d'une vignette que Ponce a gravée pour sa nouvelle Sargines. On y voit un tournoi dont les phases se déroulent è 1'intérieur d'une colonnade corinthienne. Au premier plan une Blanche de Castille qui évoque, par sa robe, irrésistiblement 1'image d'Elisabeth d'Angleterre, couronne un jeune chevalier. D'Arnaud et les auteurs contemporains ont une vision trés imparfaite du moyen age. Celle des artistes dessinateurs ne vaut guère mieux. „Ni Marillier, ni Moreau, ni Eisen ne paraissent capables de remonter au dela de la cour des Valois". (3) * * (1) Almanach des Muses, 1771, pp. 192 et 194. (2) Journal des Scavans, 1770, p. 496. (3) Voir: George Cucuel: Le moyen age dans les opéras-comiques du 18e siècle, Revue du XVIIIe Siècle, 2ième année p. 57. Paris, Hachette et Cie. 1914. 80 MÉRINVAL. 1774. Dans sa dernière pièce Baculard nous montre un époux, du genre de Fayel, en butte a tous les malheurs qui suivent 1'accès de jalousie dans lequel il a tué sa femme. Le milieu oü le monstre égorgeur fait sa confession est des plus sombres: Un salon avec une table sur laquelle traïnent quelques livres. II fait nuit. Mérinval, seul, en robe de chambre, les cheveux épars, égaré de frayeur entre en scène aveC précipitation, sortant, comme s'il est poursuivi, de sa chambre a coucher et s'écriant: Laisse-moi, laisse-moi... Fuis, spectre épouvantable !... II attaché a mes pas sa vengeance implacable ! II me montre les coups !... son sang ... ma femme ... 6 ciel 1 Ses mains tiennent encore le breuvage mortel 1 Lorsque son domestique Henri lui a apporté de la lumière, il tache de chasser sa sinistre hallucination par la lecture ; il n'y réussit point et se décide a avouer son crime a son fils survenu. Pour faire provision d'horreurs et d'atrocités d'Arnaud a „rempli sa glacière" aux Tuileries, du moins a ce qu'assure le malicieux Grimm qui l'avait rencontré la a la promenade quelques jours auparavant. (1) Mérinval prétend donc qu'il est meurtrier et il va montrer comment il 1'est trois fois. Mais envisageant toute 1'horreur des choses qu'il va confesser, il se demande: Nous serions malgré nous entrainés aux forfaits ? O Sagesse éternelle ! adorons tes décrets ! (I :4). Au début de son mariage il s'est brouillé avec Séligni, son beau-frère, qui allait épouser „une de ces beautés" qui sont „Popprobre de 1'amour". On est parvenu a écarter la belle, ce dont Séligni, furieux, s'est promis de se venger. Gardant 1'anonyme il a envoyé au bout de quelque temps a Mérinval un billet portant qu'Evard son meilleur ami „trahit 1'amitié, la nature, le ciel" par ses assiduités auprès de Sophie, 1'épouse de Mérinval. Une seconde lettre apprend a celui-ci même toutes sortes de détails qui le mettent dans une colère telle qu'il „plonge le traïtre au tombeau". II allait pardonner a sa femme „tremblante, échevelée et expirante" quand un troisième billet, plus fatal que les autres, lui révèle que ses droits a la paternité a un enfant auquel sa (1) Grimm. Corr., avril 1774. 81 femme va donner le jour, sont fort douteux. Le malheureux cocu fait prendre „le breuvage de mort" a sa femme, qui avant de succomber déclare qu'Evard a été un ami fidéle et que c'est son propre enfant que Mérinval tue avec elle. Depuis ce temps le remords consume le meurtrier. A peine s'est-il accusé ainsi devant son fils que son domestique lui remet un écrit dont on n'apprend pas le contenu, mais qui doit être foudroyant puisqu'il plonge Mérinval au fond du plus complet évanouissement. Si 1'on doute du caractère mélodramatique de la pièce, un coup d'ceil sur le second acte suffit pour emporter cette incertitude. Voici la pantomime: Mérinval „toujours en robe de chambre", exécute ses cabrioles sur la scène, en voulant se percer de son épée que son fils et son domestique tentent de lui arracher. Eugénie, la femme du jeune Mérinval, tombe évanouie dans les bras de la servante. Quand il est enfin seul avec son fils, nous apprenons que Séligni, dans Ia dernière lettre, s'avoue 1'auteur de tous les billets anonymes que Mérinval a recus, et dont le contenu était complètement faux, Evard et Sophie ayant été absolument innocents. Que le meurtrier ne tache pas de rejoindre son ennemi, qui va partir immédiatement pour Pétranger. Cependant le jeune Mérinval s'en va sans rien dire de ses projets, laissant seul son père qui exhale Sa douleur: Je n'envisage plus dans la nature entière, Qu' un cercueil... je 1'embrasse, et j'y porte avec moi D'inutiles regrets, les remords et 1'effroi ! Maitre de nos destins, mon unique refuge, O mon Dieu ! sois mon père, et ne sois pas mon juge. (II : 3.) „Mon fils ne parait point", dit-il ensuite, et pressentant vaguement un nouveau malheur il envoie ses gens a sa recherche. Au troisième acte nous voyons qu'on n'a pris que des peines inutiles. Enfin un des derniers domestiques vient dire que le corps sanglant de Séligni a été trouvé. Le traïtre est tombé, au moment même de son départ, sous 1'épée de Mérinval fils qui a été saisi et emprisonné. Le spectateur assiste au quatrième acte au jugement du jeune accusé, dont ,,1'aspect fait naitre un intérêt puissant". L'huissier amène le prisonnier devant le lieutenant criminel qui se plaint de sa fonction en disant: Je sens tout le fardeau de mon pénible emploi. (IV : 1.) 6 82 „II est inutile de dire qu'on a cherché a rendre cette action dans toute la vérité recue", dit d'Arnaud au sujet de 1'interrogatoire, qui est néanmoins d'une emphase ridicule. L'accusé reconnaït avoir tué son adversaire dans un duel. II refuse de dire les raisons de son geste. Quand son père survient, on lui accorde un entretien avec son fils. Le vieillard veut révéler le motif du meurtre commis par le détenu, afin de le disculper. Mais les crimes du père n'annulant pas la culpabilité de son enfant, ils subiront tous deux la mort la plus honteuse: 1'échafaud. Voilé pourquoi le fils prie son père de lui procurer du poison. Au dernier acte celui-ci cède aux instances de 1'infortuné prisonnier. Mais d'abord il a bu sa part de la boisson fatale. II se meurt et le jeune Mérinval est prêt a Pimiter, quand arrivé sa grace, que Séligni, vaincu par le remords, a demandée en rendant le dernier soupir. D'Arnaud a trouvé la fable de sa pièce dans un récit intitulé Les Effets de la Vengeance et figurant dans un recueil de contes, composé par Mlle Uncy. Elle 1'aurait tiré a son tour d'un roman de 1'Abbé Prévost, Le monde moral. Baculard a voulu mettre en garde ses. lecteurs contre „les transports effrénés de la vengeance". Dommage que la facon dont il a présenté cette sage lecon soit également effrénée. Aussi Grimm a-t-il bien raison de dire que 1'auteur „s'est surpassé dans Mérinval, car il est impossible de Pavoir lu sans être au désespoir". (1) La pièce charmait 1'abbé Sabatier, qui, en se plaignant de „la stérilité dans la littérature qui commence a faire honte a la nation fran?aise", loue „la noblesse, le pathétique, Ie sombre" (2) du drame d'Arnaud. L'année même de sa publication on Pa représenté a Troyes. En 1782 il réussit pleinement a Rouen. Dans Pintervalle il avait obtenu un succès complet sur plusieurs autres scènes provinciales. Tout cela n'empêche pas que Baculard fit bien en 1774 d'en rester la. Son théatre commen?ait a se rapprocher de trop prés du genre mélodramatique pour lequel le temps n'était pas encore venu. Pixerécourt venait de naitre, le nourrisson n'avait qu'un an. (1) Grimm. Corr. avril 1774. (2) L'abbé de Sabatier: Correspondance littéraire ou Lettres critiques et impartiales sur la litt. fr. du XVU1' siècle. Londres 1780, p. 156. 83 VI. DÊFAUTS DANS L'OEUVRE DRAMATIQUE DE BACULARD. Les résumés détaillés que nous avons donnés des drames de Baculard nous permettront de constater leurs principaux défauts. Et tout d'abord c'est 1'excès du sombre et du terrible qui provoqua les saillies de Grimm. (1) En effet on doit vite se lasser de tant de fosses, de cercueils, de têtes de mort, de pierres sépulcrales, de foudres, de tonnerres, d'abimes, de poignards, de prisons. Ensuite d'Arnaud,.qui sut que „dans tous les arts il y a une distance infinie du talent de 1'invention è celui de 1'exécution", qui désira au théatre „la noble simplicité", et qui s'opposa aux invraisemblances dans les pièces de ses contemporains, n'en fut pas moins aveugle aux siennes propres. Le hasard joue un röle capital dans ses drames. C'est ainsi que d'Orsigni, aimant sans espoir Adélaïde, se retire, pour oublier le monde, précisément dans le cloitre oü Comminge s'est réfugié dans le même but. Et c'est avec lui qu'il s'entretient. Cependant „lorsqu'un laïc se présente a la Trappe dans le dessein d'y faire pénitence et qu'il n'y connaït aucun religieux en particulier, il s'adresse au Père Abbé" (2) (qui ne le recoit pas dans un souterrain !). Dans Euphémie le hasard réunit les trois personnages principaux, la mère, la nonne et le religieux dans le même couvent. Coucy est vraiment bien inspiré d'aller réfléchir sur son ancien amour dans un pare qui se trouve être précisément celui de Padorée qu'il ne saurait oublier. „Seigneur c'est le hasard qui 1'a conduit ici", dit Gabrielle a Fayel. Celui-ci envoie a la fin de la pièce la malheureuse amante seule a un dïner, oü elle ne trouve personne, situation difficile a admettre. Puis d'Arnaud abuse de la Pantomime dont il prêchait partout la haute importance tragique.' II jette ses personnages dès le début dans un désespoir tel qu'il ne peut plus renchérir sur luimême. D'ailleurs tous sont dans le même accablement, versent des pleurs abondants, tournent des regards douloureux vers le ciel et tombent en syncope. Ce qui gate enfin tous ses drames ce sont les éternelles répétitions. Euphémie se plaint de son sort, a peu prés dans les (1) ,,M. d'Arnaud a exécuté (dans Euphémie) le tableau de M. de Fontanelle (Ericie, 1768) en camaïeu noir comme du charbon". (Corr. mars 1768). (2) L'Année litt. T. VIII, pp. 217—262. 84 mêmes termes, d'abord devant elle-même, puis devant la sceur Mélanie, une troisième fois en prêsence du père Théotime. Ces graves défauts auraient pu être rachetés par un style parfait. La versification de Baculard, parfois d'une beauté énergique, Iaisse, hélas, trop souvent a désirer. Son „invention", le style entrecoupé avait probablement du bon en principe; le culte qu'il lui vouait était cependant celui d'un idolatre. Plus la scène est émue, plus il y a de bégayements obscurs, comme celui-ci: Demeurez .. cette voix .. cruel.. vous me fuyez. Grimm a peur que la provision de points a l'imprimerie soit épuisée. Si le vers ne choque pas par les points, il le fait par une inversion maladroite: J'ai d'un époux contre elle excité les fureurs, ou par 1'impropriété des termes: Oui j'approfondissais mes profondes blessures. Répandre un sang marqué du sceau de sa colère, ou par des circonlocutkms d'une lourdeur impardonnable: Le séjour révéré Qu' habitent la terreur, la sombre pénitence est un couvent. Ces lieux, oü la pitié d'une main bienfaisante S'empresse a soulager 1'humanité souffrante, s'appellent plus simplement infirmeries. CHAPITRE III. Romans et Nouvelles. a. Le premier roman: Les Epoux malheureux. Le premier roman d'Arnaud: Les Epoux malheureux ou Histoire de Mr et Mme de la Bedoyère (1) (1745), lui fut suggéré par un fait, actuel alors, qui avait déchiré son ame sensible. La bouche a parlé de I'abondance du cceur. Aussi ne faut-il pas indiquer k eet ouvrage isolé une place déterminée dans 1'évolution du roman au 18e siècle. D'Arnaud qui le composait k Page de vingt-sept ans, ignorait les procédés, les lois du genre. II n'a écrit que pour épancher son ame. Quand, vingt ans plus tard, il publiera ses recueils de nouvelles, il s'attribuera un système qu'il s'agira de placer dans Ie cadre du temps lorsque nous parierons de ces récits. Rien n'était plus connu entre 1740 et 1750 que les tristes aventures arrivées k un jeune homme, nommé de la Bedoyère, qui fut répudié, déshérité par son père, conseiller au parlement de Rennes, pour avoir épousé Agathe Sticotti, jeune fille belle et vertueuse, mais (!) actrice de la comédie italienne. D'Arnaud s'est ému de ce tragique conflit. Ses pleurs ont coulé. Emporté „par ces transports, dit-il, qu'on peut nommer I'enthousiasme du sentiment, le génie du cceur, j'ai cédé au penchant qui me dominait; mon ame s'est épanchée". II en est résulté un roman copieux, arrachant aux nombreux lecteurs des pleurs délicieux qui lui ont accordé une vie de plus de soixante éditions ! En 1783 il fut réédité par Laporte, libraire, rue des Noyers; on eut soin de l'„augmenter de deux nouvelles parties qui forment la conclusion de l'histoire", c'est a dire d'accroitre le nombre et 1'étendue des interminables épisodes qui faisaient évidemment les délices des contemporains. Dans la première partie du roman, ce cruel père de la Bedoyère charge son frère, demeurant k Paris, d'enlever le jeune amoureux, ou du moins de Ie séparer de la comédienne qui, désespérée finit par demander: „Sauvez-moi de moi-même et conduisez-moi dans (1) Dans les éditions ultérieures, d'Arnaud supprime ce nom. L'édition que nous avons lue est celle de Laporte, 1803. 86 un couvent loin de la capitale". On congoit quelles sont les scènes d'accablement et de larmes qui humectent la première centaine de pages. La seconde partie nous fait assister a tous les revers auxquels les disgraciés sont exposés. Le romanesque y galope a bride abattue. Voici le premier „coup". Arrivée, sous la conduite de Tonele de son amant, a Mantes, loin encore du terme du voyage, Agathe succombant a la douleur, tombe dangereusement malade. Son père et son amant, prévenus, accourent: Pleurs, embrassements, syncopes. Constatation douloureuse qu'on est „piongés dans un gouffre de malheurs", „précipités d'abime èn abime". Mais la belle guérit. L'oncle sera auprès du vieux De la Bedoyère 1'intermédiaire des jeunes amants que, rentrés a Paris, un nouveau désastre attend: Le père d'Agathe meurt. Comme le fils ne recoit aucune nouvelle de la maison paternelle, il est assez naïf pour croire que ses parents permettent tacitement son mariage qu'il annonce au lecteur en ces termes: „Nous courons donc emprunter tout ce que la religion a de plus sacré et de plus auguste; elle consacre un engagement qu'avait déja formé Ia nature". (1) Mais le papa a vite fait de le déshériter. „Toute rhorreur de sa situation" le rend fou. II voit „la ruine" de son épouse et s'appelle son „ennemi", son „assassin", son „bourreau". Mais pourquoi se désespérer ainsi ? N'est-il pas „magistrat" a Paris. Apparemment il n'y songe pas, et voilé pourquoi il mérite eet autre „coup de foudre" par lequel son père le fait dépouüier de sa charge, après quoi il fait même casser le mariage, alléguant 1'oubli de certaines formalités. Et le jeune époux de hurler de plus belle: „Tomber dans les abimes les plus profonds, être frappé de mille coups de poignard, perdre 1'existence sous les carreaux de la foudre, toutes ces images n'approchent point de 1'horrible situation oü me précipite cette nouvelle". (2) Cependant s'il pense qu'il a bu tout le calice, il se trompe. On lui remet un billet de la part d'un inconnu: Son père a obtenu une lettre de cachet 1 Que faire ? Fuir ! Devancant Comminge de vingt ans il cherche „une ile déserte, quelque rocher escarpé", oü il lui soit permis „de se cacher a 1'univers, a la lumière". (3) Qu'on Ie laisse (1) II, p. 136. (2) II, p. 162. (3) II, p. 172. 87 vivre" avec sa femme. II part donc pour Avignon (3ième Partie). Vainquant le préjugé de Ia honte des travaux bas, il „déchirera le sein de la terre; il n'est point d'état auquel il n'aille descendre". Tout malheureux qu'il est, il trouve „une certaine vanité" aux autres mortels et, il se crée une „supériorité" sur eux. II en est reduit a la plus compléte indigence, il tombe entre les mains d'usuriers, il invoque la mort. II n'attente pourtant pas a ses jours, persuadé qu'il n'a pas le droit „d'abréger une vie dont Dieu seul est Ie maitre. C'est a ce maitre suprème de décider du moment de notre destruction". (1) Dans eet état lamentable, Agathe propose a son mari de vendre une paire de boucles d'oreille et une bague pour pouvoir subsister pendant un certain temps. Bedoyère aurait pu exprimer les sentiments tendres et délicats que peut éprouver 1'amour en pareille occurence. Mais ce n'est pas la Ie compte du romanesque Arnaud. A 1'idée de ce sacrifice, qui après tout n'est pas terrible, Bedoyère se démène comme un diable et s'écrie: „Ma chère Agathe je vendrai plutöt ma liberté, mon sang, je mourrai plutót". Les 2mes sensibles ne sont pas seulement orgueilleuses dans leur affreux et pourtant splendide isolement. Elles offrent un curieux mélange d'égoïsme sublime et de compassion parfaite. II s'agit donc de créer un baromètre qui ne laisse aucun doute sur le degré de leur vertu, de leur pitié. Ce baromètre s'appelle ici Lesseville, en attendant que ce soit „un vieillard" dans la cinquième partie du roman. Le jeune Lesseville demande donc l'aumóne k Bedoyère. Celui-ci en est réduit k la plus noire misère, ce qui ne 1'empêche pas de donner de 1'argent et du pain au mendiant, de lui procurer Une place (quoiqu'il n'en trouve pas pour lui-même), voire „une chambre garnie"; de rejeter Ie moindre soupcon k 1'égard de Lesseville qui lui vole le reste de son argent, paree que „ce soupcon offenserait sa sensibilité"; de prier le scélerat qui finit par avouer son crime: „Fuis; épargne-moi la douleur de te voir subir un supplice", et de faire le fossoyeur noir en 1'ensevelissant „dans un caveau, une retraite qui ressemblait a un tombeau", „faiblement éclairée par une lampe", après lui avoir adressé un sermon sur Ie suïcide quand cette canaille a voulu se faire justice au moyen d'un „canif". Afin qu'il puisse quitter la France on (1) III, p. 234. 88 avance de nouveau une petite somme a ce coquin qui „cause la mort d'Agathe", plongée dans la détresse. Mais Lesseville est encore autre chose que Ie baromètre de la vertu de Bedoyère. II en est en outre la parodie. Lui aussi a un „cceur né trop sensible (qui) a fait tous ses malheurs". Lui aussi est victime de I'amour qui 1'a rendu, lui, „un monstre d'ingratitude, de bassesse, de scélératesse". Seulement, son amour a lui n'est „qu'une passion impure", dit Agathe, ajoutant: „S'il eüt aimé, Rosalie n'aurait jamais été I'objet de sa passion". Le lecteur aura compris quelle friponne c'était que cette Rosalie, pour I'amour de laquelle Lesseville, Barnevelt f rangais, (1) a commis tant de noirceurs. Et la récompense ? La belle se sauve avec un rival. Au bout de quelque temps une lettre tombée des mains de la „divine Agathe" qui Va être mère, apprend a Bedoyère qu'elle a postulé une place de femme de chambre chez la Marquise de ***. Quel sacrifice ! „Agathe dans Ia condition d'une domestique", elle, pour qui un moment d'absence de son mari „eüt été un siècle de supplice". II vaut mieux mourir d'après Bedoyère ! II saisft son épée... que la Religion lui fait tomber des mains ! Refrain: défaillances, embrassements, pleurs que la marquise et son mari qui surviennent ne réussissent point a calmer malgré toutes leurs obligeances: leurs secours financiers sont prêtés avec trop d'ostention selon Bedoyère; la place de „commis aux barrières" qu'on lui offre répugne a ce fils de familie, qui se glorifie de son amour-propre, préjugé qu'il déteste dans d'autres. Mais Ia lettre de cachet de son père étant levée, on peut rentrer a Paris. Nouvel épisode. A la moitié du voyage un homme de quarante ans demande une place dans la voiture. II a nom de Sélincourt et est également époux malheureux. Voici sa description: En deuil; une sombre péleur altère la beauté de ses traits; soupirs, lugubres gémissements sortis d'une Sme surchargée d'un profond chagrin. Après une jeunesse vaine et orageuse il a rencontré Laurence, ange d'une beauté et d'une perfection telles... qu'il. s'est évanoui ! Que voulez-vous: „Sire, on pame de joie ainsi que de tristesse", a dit Chimène. Malheureusement les parents de Laurence lui ont préféré un parti plus riche, ce qui a amené „la situation a quatre" que voici. Sélincourt, airnant Laurence, n'éprouve aucun sentiment pour sa sceur Eléonore. Celle- (1) Voir, p. 58. 89 ci le prie, au nom dés parents, de renoncer a la belle et de la déterminer a épouser l'inconnu. (1) II va sans dire que les amants se restent fidèles et que le mariage se conclut après la mort des parents. „Elève de I'amour" vingt-sept ans avant Sargines, (2) Sélincourt ne tarde pas a se perfectionner sous tous les rapports. Mais ne voyant, n'aimant, que Laurence, il a „peut-être offensé Ie ciel qui ne veut pas qu'on 1'oublie". Dans un naufrage Dieu lui a ravi I'objet de son amour. Peu de temps après que les époux sont arrivés a Paris, Agathe a 1'insu de son mari, s'engage comme femme de chambre chez sa belle mère, sous le nom de Marianne. Elle se conduit de facon si distinguée que le vieux Bedoyère s'écrie un jour: „Ah ! Marianne, si Agathe te ressemblait, je lui pardonnerais", ce dont elle profite pour dire: „Mon père, Agathe est a vos pieds". Lorsque quelques jours après le jeune époux veut alors rejoindre sa femme, M. de Sainmoran, un ami de son père, le prévient qu'on vient d'inspirer d'autres sentiments au papa et a Ia maman, et qu'ils courent risque d'être arrêtés. Désespérés, ils se retirent dans une maison de campagne qu'il leur offre. Qui est Ie malfaiteur qui les a perdus- dans 1'esprit des parents ? C'est l'ecclésiastique Audoin, directeur de Mme de la Bedoyère. II affiche Ia morale Ia plus sévère. A 1'en croire on ne saurait trop punir les faiblesses humaines qu'il traite de crimes. II infecte la familie de ses poisons. C'est „un tissu d'injustices et de forfaits", „le génie malfaisant". Cruel, méchant, tigre, infame, perfide, infernal sont ses sobriquets les plus doux. II s'est échauffé d'une sainte fureur, s'est armé de plusieurs passages de récriture dont il a détourné Ie sens en faveur de ses déclamations pour perdre les époux malheureux. II a menacé Ia mère superstitieuse de la colère du ciel, si elle a la faiblesse de pardonner a son fils qui ne mérite que la prison; Ie couvent recueillera Agathe. En vain Lim'bert, qui est son antagoniste, tache-t-il de peindre la religion „comme Fénelon nous en aurait tracé 1'image", en vain il la présente „telle qu'une mère tendre, toujours prête a rouvrir son sein k ses enfants dès qu'ils y reviennent". (1) Changez les noms des acteurs de ce drame respectivement en Dorval, Rosalie, Constance et Clairville et vous aurez un élément important de la pièce de Diderot: Le Fils naturel ou les Epreuves de la Vertu. 1757. (2) Epreuves du Sentiment 1772. 90 La cinquième et Ia sixième parties que d'Arnaud a ajoutées en 1783, malgré leurs interminables répétitions,'sont remarquables paree qu'elles portent leur date. D'abord, 1'auteur s'y est inspiré de La Nouvelle Héloïse (1761): la cinquième partie est Ia glorification de la vie champêtre et de 1'agriculture, et le procés fait a la société. Puis il s'est souvenu du succès capital remporté par le Barneveldt d'Anseaume (comédie mêlée d'ariettes, 1765), celui de Mercier (drame 1776) et celui de La Harpe (drame 1778),(1) pour reprendre son Barneveldt k lui qui s'appelle Lesseville. L'attendrissement général avec lequel on a recu L'Honnête Criminel de Falbaire (1768) amène ensuite Baculard k faire de son Lesseville finalement une espèce d'excellent galérien repentant. Enfin les larmes versées sur le sort des malheureux amants-moines ont été trop universelles et trop délicieuses pour que Baculard puisse résister a 1'envie d'attirer Sélincourt k la Trappe oü nous allons donc assister k un nouveau drame de Comminge. „Rejetons les coutumes, les convenances, les usages de la société, autant de chaïnes que nous briserons; soyons simples fermiers", dit Bedoyère a Agathe, et aussitöt elle le quitte et „revole prés de lui sous les habits d'une paysanne". Maudissant les préjugés de Ia société il en a assez cependant lui-même pour trouver que le changement ne fait qu'humilier et dégrader la beauté de sa femme, ce qui ne 1'empêche pas de „se transformer tout k coup en un franc villageois", qui s'appellera Richard, Agathe ayant pris le nom de Nicole. L'églogue peut donc se dérouler; elle manquera de toute la réalité, de toute la vie qui caractérisent La Nouvelle Héloïse; elle aura tout juste la fadeur idyllique de Fontenelle, dont 1'influence se prolonge jusqu'a la fin du siècle, malgré la fraicheur que Gessner apporte des montagnes de Suisse. (2) Voici d'abord la métamorphose de Bedoyère: elle a été extérieure: changement de nom et d'habits; elle va s'accomplir intérieurement. Car „dans le calme des champs l'homme possède plus la faculté de s'interroger, de se connaitre". Se trouve-t-il des défauts ? A coup sür, ne füt-ce qu'„une certaine violence irréfléchie". Donc ses sensations s'épurent. „Ses organes (1) Pour les imitations de Ia pièce originale (Lillo 1731) voir: M. A. von Weilen: Der Kaufman von London auf deutschen und französischen Bühnen, dans „Beitrage zur Neuern Philologie". J. Schipper, Wien, 1902. (2) Voir D. Mornet. Le sentiment de la Nature en France, Hième Partie, Livre I. 91 bouleversés s'apaisent, son amour prend un caractère plus touchant". Agathe sans les atours de 1'art lui semble maintenant plus belle. L'homme des champs est autrement sensible a la beauté de la nature que Ie citadin. „Avec quel enthousiasme je voyais 1'aurore déployer toutes ses richesses 1 Je suivais de 1'ceil sa naissance, ses gradations, son éclat; je saisissais le premier rayon qui percait, et qui enflammait 1'horizon; j'applaudissais a 1'imagination poétique, qui a fait présent d'un char au soleil (!) Effectivement, eet astre me paraissait marcher et s'agrandir dans la voflte des cieux; je poursuivais sa route. Abaissais-je mes regards vers la terre: quelles scènes variées divisaient mon attention ! Combien dans cette verdure si monotone a des yeux qu'ont émoussés les spectacles grossiers de la ville, combien de nuances délicates qu'on aime a saisir". D'Arnaud parle alors de „couleurs multipliées", de „parfums délicieux", d'„un ruisseau limpide", (1) il ne trouve que des adjectifs d'une fade banalité et ne saisit rien de vraiment distinctif. S'il a cru égaler Rousseau dans la description du soleil, il s'est singulièrement trompé. (2) Voici la demeure champêtre: „la propriété y tenait lieu de luxe; un jardin d'environ trois arpens 1'entourait". II y a un ruisseau pour pêcher, un banc de gazon pour causer et pour y lire Montagne et Plutarque car il faut „se fortifier dans la passion de la sagesse et de la vertu". Comme dans Rousseau il s'agit de diviser le travail. Richard se réserve „les fonctions pénibles". II aura soin „des fruits et des Iégumes", de „tout ce qui concerne 1'agriculture". Nicole s'occupe des fleurs; elle accourt pour lui en offrir un bouquet, auquel il „donne mille baisers". C'est la paysannerie d'opéra toute pure, complétée par les jeux inocents de ses enfants auxquels il prend part, profitant de 1'occasion pour leur montrer „I'évidence d'un Dieu", leur insinuer les préceptes moraux et leur répéter „que l'homme est né pour être malheureux". (1) Cinquième partie, p. 104. (2) Qu'il 1'ait pris comme modèle pour décrire „le bonheur de saisir 1'aurore" cela ne fait point de doute. On n'a qu'a comparer le tableau du lever du soleil dans Emile, Livre III. D'ailleurs d'Arnaud a donné une description, fort semblable a celle que nous venons de reproduire, dans sa nouvelle Lorezzo (pp. 124, 125) et c'est la qu'il cite „M. Rousseau de Genève" et „sa magnifique peinture". 92 La tranquillité de cette idylle est interrompue par une affaire qui appelle Bedoyère a Brest. C'est la qu'il rencontre Lesseville a bord d'une galère oü son indigne passion pour Rosalie 1'a conduit. Après avoir quitté Avignon il s'est fait soldat et a fini par retrouver sur la paille son amante qui s'était sauvée. Coup de théatre: Le compagnon de la fuite de Rosalie n'est plus un rival, c'est son frère ! „J'étais donc aimé !" s'écrie Lesseville. Voilé Zaïre et Orosmane parodies dans une étable entre une fille publique et un futur galérien ! Car le bagne ne tarde pas é recueillir ce „malheureux amant" sensible, qui vole tout ce qu'il trouve pour I'amour de la prostituée, qui le lui chipe afin de faire bonne chère avec son prétendu frère. Peu de temps après Bedoyère fait un nouveau voyage. Poussé par le besoin de se réconcilier avec son père il va trouver le prêtre Audoin, tachant de 1'apitoyer. II se laisse pourtant aller a sa passion et sa visite ne fait qu'aggraver Ia situation. En rentrant il passé devant la Trappe oü Sélincourt s'est fetiré après la mort de Laurence, persuadé que notre vie „n'est qu'un amas de songes illusoires" et que la sensibilité, en ne s'attachant qu'a des objets mortels, s'expose nécessairement é des regrets. C'est pourquoi la sienne s'est tournée vers Dieu, la divinité qui a excité sa passion. Son culte est indépendant de toute révolution, des caprices de la fortune, des outrages du temps. II jouira donc éternellement de eet amour: „Tous ces mondes suspendus sur nos têtes s'éteindront, mais mon attachement leur survivra". (1) Le reste de Ia cinquième partie raconte d'abord la mort de I'odieux prêtre Audoin qui, après avoir voulu seconder les mauvaises intentions de parents malhonnêtes, a 1'affüt de 1'héritage du vieux Bedoyère, meurt dans une agonie terrible. Ensuite on y trouve 1'épisode du vieillard auquel nous avons fait allusion déjé. Bedoyère rencontre dans une chambre obscure sur un grabat un homme de cinquante ans, a Pame sensible, qui, succombant sous le fardeau de la vie, a voulu s'empoisonner. Obéissant a la voix de son cceur tendre le jeune homme 1'aide de toutes les facons, sachant que par lé même il est plus digne de I'amour de sa femme qui Pattend, inquiète. La réconciliation des époux malheureux avec les vieux Bedoyère se fait enfin dans la dernière partie du roman, après que tout le monde est tombé malade et que le fils s'est jeté, (1) 5ième Partie, p. 142. 93 je ne sais combien de fois, aux pieds de son père en les arrosant de ses larmes. Quelque médiocre que soit le roman, il mérite 1'attention, ne i f ut-ce que pour le caractère du sombre héros dans lequel on recon- [ K ^ nait un des premiers ancêtres de René. II occupe une charge de magistrat, cependant elle ne 1'occupe point. II sent dans son cceur „un vide qui lui était insupportable et que ni les belles lettres, ni les spectacles, ni les jeux, ni les femmes ne réussissaient a combler. „je cherchais a perdre, dit-il, une liberté qui ne répandait chez moi que 1'ennui, la langueur, le dégout". (1) C'est le mal du siècle tel qu'il se manifestera soixante ans plus tard dans le cri de René „il me manquait j \ quelque chose pour remplir 1'abtme de mon existence" et qui se^ caractérise par „1'impuissance a trouver dans une discipline acceptée un motif de vivre". (2) Ce qu'il faut a Bedoyère c'est „une passion décidée". Voila le róle de I'amour. II s'éprend de la „divine Agathe". „C'est alors que ce vide affreux fut comblé". II ne voit qu' Agathe. Sa devise devient: Tout pour I'amour. II se détache de tout ce qui a la prétention de 1'entraver: société, conventions, préjugés. „Y-a-til pour moi une société, des usages, des amis ?" demande-t-il. „Agathe seule me touche, tout le reste m'est indifférent". (3) Comme René il est franchement égoïste malgré les accès de bienfaisance dont nous avons parlé. Aussi il tend a se désolidariser. II a soif d'espace et d'infini ainsi que le héros de Chateaubriand. II lui faut „le bout du monde", „1'univers". II cherche (sans les trouver cependant) „une ile déserte, quelque rocher escarpé". Car il se sent victime de la société, mais ne s'applaudit pas moins de ses peines. II souffre, comme René, avec volupté, s'écriant: „C'est pour I'amour que je souffre, que j'ai tout sacrifié et je n'ai aucun remords", ce qui ne 1'empêche pas de constater: „Hélas qu'on est malheureux d'avoir un cceur sensible", vingt ans avant 1'aveu de Saint-Preux: „C'est un fatal présent du ciel qu'une ame sensible". N'importe: „II est des voluptés de tout genre, des (1) I»» Partie, p. 6. (2) S. Etienne: Le genre romanesque en France depuis Fapparition de la Nouvelle Héloïse jusqu'aux approches de la Révolution, Armand Colin, Paris, 1922, p. 93. (3) I»« Partie, p. 74. 94 douleurs qui ont leurs charmes, leurs transports. Qu'il est de plaisirs pour les ames sensibles". Son égoïsme se trahit même dans sa douleur qui est encore cause de son orgueil. II s'appelle „1'illustre objet de la souffrance". Son ame „tire sa grandeur du sein même de l'infortune". (1) II est fier de pouvoir dire: „je suis le premier des malheureux". C'est 1'orgueil qui amène ce fait particulier qu'il ne peut se passer lui-même des préjugés qu'il déteste dans les autres. II a beau dire qu'il n'y a pas de métiers bas et qu'il accepterait le plus vil. L'heure venue il refusera, il se souviendra de son rang et ne montrera qu'un souverain mépris pour une humble place qu'on lui offre: ,,c'était a moi qu'on proposait une place de commis aux barrières, un emploi de laquais". (2) Jamais il n'en descendra la. Dévoré d'agitation (3) il fera plutöt retentir la nature de ses cris d'aigle blessé, implorant la mort: „Hélas, quand viendra donc ce moment, si attendu, si désiré, oü je cesserai de souffrir". (4) Et 1'écho romantique reprend en 1805: „Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie". Bedoyère est donc, comme René, un passionné, retiré de la vie réelle, de la sphère humaine, incapable d'action disciplinée, d'ordre social. Mais tandis que le premier fait de sa vie une sorte d'épopée, luttant héroïquement, se révoltant puissamment, 1'autre se dérobe a 1'action, aux efforts douloureux, pour être le spectateur, maladivement contemplatif, d'une vie, entrecoupée de douces larmes, de gémissements bruyants et vains, et de convulsions de rage. La moindre déception lui „plonge mille coups de poignard" au cceur. D'une constitution fragile il a des nerfs et des muscles dangereusement faibles, un rien produit „de terribles révolutions" dans tous ses organes, et perdant les sens il s'affaise sur ses genoux tremblants. M. Etienne insiste sur le manque d'effort et de renoncement (5) dans ces malheureux qui, seuls, selon Baculard, sont faits pour I'amour. Comme ils ne sont faits que pour I'amour le critique leur reproche de ne représenter de l'homme que son animalité. (1) 4ième Partie, p. 78. (2) 3iê«ne Partie, p. 245. (3) Cf. page 65 (caractère romantique de Comminge). (4) 3'ème Partie, p. 185. (5) S. Etienne, Op. cit. p. 97. 95 II voit dans le premier roman d'Arnaud „la préparation de Ia partie licencieuse de la Nouvelle Héloïse". (1) „Rousseau a, malgré lui, renforcé de toute la puissance de son génie 1'action dissolvante du romantisme d'un Baculard d'Arnaud". (2) Celuici, qui dans toute son oeuvre (sauf dans les poésies de sa jeunesse) n'avait d'autre but que de „garotter" et d'„asservir" l'homme et „de prouver que Phonnêteté a des plaisirs bien au dessus de ceux de la corruption et du libertinage", (3) serait sans doute saisi d'horreur en lisant ce jugement. Jamais il n'approuverait ce que Rousseau dit: „Contentez-vous, seulement, après vous être satisfaits, faites un retour sur vous-même". (4) Saint-Preux qui veut séduire Julie profite de cette lecon; il en appelle au droit, au devoir divin de vivre selon sa passion. Et cette passion est un immense incendie cherchant frénétiquement ce qui doit Palimenter. La passion dans Rousseau c'est la soif ardente de la satisfaction de tous les sens, de Ia communion charnelle et de la volupté enivrante qui 1'accompagne. Ecoutons-Saint-Preux quand il a pénétré dans Pappartement de son amante: „Que ce mystérieux séjour est charmant! Tout y flatte et nourrit 1'ardeur qui me dévore. O Julie ! il est plein de toi, et la flamme de mes désirs s'y.répand sur tous tes vestiges: oui, tous mes sens y sont enivrés a la fois. Je ne sais quel parfum s'exhale ici de toutes parts: J'y crois entendre le son flatteur de ta voix. Toutes les parties de ton habillement éparses présentent a mon ardente imagination celles de toi-même qu'elles recèlent". II considère alors, transporté, sa coiffure, son fichu, son déshabillé élégant, ses mules mignonnes, „ce corps si délié qui touche et embrasse Quelle taille enchanteresse ! au-devant deux légers contours O spec- tacle de volupté ! la baleine a cédé a Ia force de 1'impres- sion Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois ! Dieux, dieux ! que sera ce quand ? Ma charmante Julie je te sens partout Que ton séjour est brülant et douloureux pour moi!" (5) Si Saint-Preux appelle donc Julie „sa possession délicieuse è laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent a peine", il donne au terme possession un sens qu'on (1) Ibid., p. 92. (2) Ibid., p. 97. (3) Epreuves du Sentiment, préface. (4) S. Etienne, Op. cit. p. 97. (5) La Nouvelle Héloïse, Première Partie, Lettre LIV. 96 chercherait en vain dans d'Arnaud. La passion de Bedoyère qui n'aura garde de séduire son amante, est maladive; c'est une phtisie, encore qu'elle puisse être galopante. Et tandis que I'amour impétueux met un rouge ardent sur les lèvres et les joues de Saint-Preux, tatant avec une volupté fiévreuse le déshabillé de sa maïtresse, le dévorant de ses yeux étincelants, Bedoyère, le regard troublé, le front pale, les lèvres serrées, s'évanouit devant la perfection morale de sa „femme céleste", dont il a pu saisir la main pour 1'inonder de ses larmes faciles. b. Les nouvelles morales et les romans de vieillesse. (1) 1. Les modèles d'Arnaud. Une vingtaine d'années se sont écoulées depuis la première tragédie et le premier roman de Baculard qui furent suivis des madrigaux et des épltres a la louange des Manon et des Louison. Les tribulations de la vie ont changé définitivement le jeune morveux, séducteur des belles, en vieillard conducteur des mortels. Si son corps a perdu tant soit peu sa force juvénile, son esprit est assez vigoureux encore pour lui faire découvrir des routes inconnues qui devaient mener au bien les brebis égarées. Nous savons comment il s'y prenait au moyen de son théatre sombre et avec quel enthousiasme en 1764 il avait puisé „au sein de cette nature nouvelle". Le même cri hardi retentit une seconde fois, la même année. II s'agit d'une autre trouvaille. II a réussi a „s'ouvrir une route nouvelle" (2) pour son ceuvre en prose qui va éclore en 1764 avec 1'anecdote Fanny. Que notre attente ne soit pas trop vive ! D'Arnaud a la manie des découvertes: système de ponctuation, genre sombre, genre terrible, genre historique! Voyons, pour savoir a quel point son cri est légitime ici, ce qui aurait pu lui servir de modèle, d'inspiration lorsqu'il se mit a composer les Epreuves du Sentiment et les autres recueils de contes moraux que nous avons cités a la page 28. (1) Pour les Epreuves du sentiment et les Nouvelles historiques, nous avons étudié 1'édition de Maestricht, pour les Délassements de f homme sensible, celle de Paris 1783—1786. Ce sont ces éditions qu'on citera dans la suite, sauf avis contraire. (2) Epreuves du Sentiment, préface. 97" D'Arnaud prétend quelque part qu'il a Iu fort peu de rómanS. S'il y a cependant un auteur qui Pa délecté toute sa vie, et qu'il cite a travers toute son oeuvre en prose, c'est Richardson. (1) II 1'appelle le sublinie, le vrai Richardson et ajoute: „Jamais écrivain n'a poussé plus loin la connaissance du cceur et de la nature. C'est 1'original même qui est sous nos yeux dans ses immortels écrits et non la représentation". (2) II est en extase devant Pamela (1740), Clarisse (1748) et Grandison (1753). II peint dans Sidney (3) un héros ressemblant „è ce rare personnage (Grandison) que bien des gens ont traité de créature romanesque". II aime a intituler ses contes La nouvelle Pamela (4) (Fanny), La nouvelle Clémentine (5) et connait a fond les traductions que J 1'abbé Prévost a fournies de son auteur favori (1742, 1751, 1755)./ Le modèle anglais suffit pour expliquer toutes les longueurs qui alourdissent les histoires du Francais. A Pen croire quelques libraires lui auraient proposé de publier un abrégé de Clarisse. „J'ai la sottise d'acquiescer comme un étourdi a leur demande", dit-il. II étudie 1'ouvrage, constate qu'il n'y a pas 1'ombre d'une superfluité a élaguer et s'écrie, emporté par le ravissement: „O grand homme ! Que ces prétendues longueurs sont nécessaires". Grace a ces détails, il voit, il entend 1'héroïne. Malheur aux ,;maIadroits libraires", quand ils osent revenir: „Retirez-vous, hommes barbares", leur crie Ie sensible Baculard, „a Dieu ne plaise que je commette cette impiété envers les arts. AUez chercher un autre mutilateur". (6) Pendant son séjour en Allemagne d'Arnaud a connu „Phonnête Gellert". L'amour de la vertu a mis Ia plume a la main de 1'excel- N/ lent philosophe et il en est résulté „une de ces productions oü le sentiment respire davantage": (7) La comtesse suédoise (1) Sur Richardson et son influence en France voir: J. Texte, /. /. Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire. Paris, Hachette, 1895. Le Breton, Le Roman au 18' siècle. Paris, Société fr. d'impr. et de libr. 1898. R. Rosières: Recherches sur les origines de la poésie contemporaine. A. Laisnez, Paris 1896, pp. 47—76. (2) La nouvelle Clémentine, dans Délassements de l'homme sensible T. I, p. 50. (3) Sidney et Volsan, nouvelle anglaise (Epr. du Sent.), p. 8. (4) Epreuves du Sentiment, première nouvelle. (5) Délassements, T. I, p. 50. (6) Délassements de Vhomme sensible, T I, p 51 (7) Ibid., T. II, p. 252. 7 98 f1746). (1) On sait que 1'auteur dans ce roman prétendait donner un pendant a Pamela. Les romans francais qui ont attiré 1'attention d'Arnaud ne sont guère plus nombreux que ceux de la littérature étrangère. Gil Bias et Télémaque, qu'il admire, ont peu de points communs avec ses ténébreuses productions. On pourrait les rapprocher peut être de celles de Duclos, dont Les Confessions du Comte de ***, selon lui, „doivent être mises dans les mains de tous les jeunes gens" car eet ouvrage qui est „une introduction a la connaissance du monde, leur épargnerait bien des fautes et des ridicules". (2) Etienne caractérise 1'affinité entre d'Arnaud et Duclos en disant que celui-ci „devance par ses défauts les productions les plus informes" de 1'autre. (3) Sous ce point de vue Ie véritable prédécesseur de notre écrivain est 1'abbé Prévost qu'il nomme „1'éloquent et profond auteur de Cleveland, du Marquis de ***, etc." (4) Les épithètes dont M. Lanson se sert pour indiquer Ia nature de 1'ceuvre de Prévost ne sont pas précisément les équivalentes de celles du bon d'Arnaud, mais elles ont 1'avantage d'être plus justes et de s'appliquer exactement aux ouvrages de nos deux auteurs: Ce sont „des romans romanesques, parfois sombres et mélodramatiques, toujours sentimentaux et moralisateurs a outrance".(5) Lesenlèvements, les déguisements, les accouchements clandestins, lesvoyages vers 1'inconnu, les naufrages dans ces histoires oü 1'on ne voit partout qu'évanouissements, pleurs de joie et de tristesse accompagnés de cris de douleur, prises de voiles, complots ténébreux, coups de poignards et d'épées, bref tout ce qui donne une allure fébrile et frénétique a ces aventures tragiques qui assuraient è d'Arnaud cette clientèle de modistes et de cuisinières dont Grimm s'est moqué, c'est précisément ce qui caractérise la majeure partie de 1'ceuvre de 1'abbé. — „Les actes, comme les sentiments ont une (1) Traduit en francais en 1754. Sur 1'influence allemande dans la littérature francaise voir: Rosières: Recherches sur les origines de la poésie contemp. pp. 76—101. V. Rossel: Hist. des relations litt. entre la Fr. et l'Allemagne. Paris, Fischbacher, 1897. L. Reynaud: L'Influence allem. en Fr. au 18' et au 19' siècle. Paris Hachette, 1922. (2) CEuvres diverses, T. I, p. 177. (3) S. Etienne, Op. cit. p. 33. (4) Mérinval, préface. (5) Q. Lanson, Hist. de la litt. fr., Hachette, Paris, 17e ed. 1922, p. 676. 99 violence qui effraie ; on se demande si on a devant soi des possédés ou des malades. L'un, après avoir vu périr celle qu'il chérissait, passé une année dans une chambre tendue de noir, illuminée de bougies, le cceur de la morte enfermé dans un vase de cristal. Un autre devenu veuf s'enferme et vit dans le caveau funèbre". Si cette caractéristique n'avait été prise dans les pages que M. Le Breton a consacrées a 1'abbé Prévost (1) on jurerait qu'il s'agissait ici de 1'oeuvre de Baculard, 1'auteur de Zénothémis (2), de Valmiers (3), oü le lecteur retrouve eet appartement tapissé de noir, dans lequel on rend une sorte de culte a Pobjet aimé qu'on vient de perdre — 1'auteur encore de Lucie et Mélanie (A), dont la seconde recoit le cceur de son amant dans une boite d'argent, — 1'auteur enfin d'Amélie (5), la veuve de Dolsey, qui s'enferme avec le corps inanimé dans la chambre mortuaire, pour descendre ensuite dans le même cercueil. Cette conformité parfaite n'échappait point aux contemporains. „Le stratagème de D'Orsemon, qui se déguise en médecin et qui prend la main d'Aglaé mourante, est ingénieux et dans la passion; mais M. d'Arnaud ne s'est pas rappelé qu'il appartient a M. 1'abbé Prévost qui, dans Cleveland, introduit pareillement le duc de Monmouth auprès d'une femme expirante qu'il idotètre". (6) Seulement Baculard ne se contente pas d'imiter le sombre d'un Young, ou d'un Prévost: il le renforce. II introduira dans ses récits des couvents sinistres, des prisons horribles, des cimetière macabres, et des grottes peuplées de mystérieux cadavres. Le lugubre devient grotesque de sorte qu'Etienne a pu dire: „II plagie Prévost et renchérit sur lui". (7) En effet Baculard est le vrai fils spirituel de 1'abbé plutót que Ie disciple zélé de Rousseau, que M. Mornet voit en lui. (8) Sans (1) Le Breton: Le roman au 18' siècle. Paris, Société fr. d'impr. et de libr. 1898, p. 128. (2) Epreuves du Sentiment, p. 487. (3) Epreuves du Sentiment, p. 67. Ed. Paris, Laporte, 1803. (4) Epreuves du Sentiment, p. 159. (5) Epreuves du Sentiment, p. 530. Ed. Paris, Laporte, 1803. (6) L''Année Litt. 1778, T. VIII, p. 329; cité dans Etienne, p. 329. (7) S. Etienne, Op. cit. p. 327. (8) Dans: Le sentiment de la Nature en France, de J. ]. Rousseau a Bernardin de Saint-Pierre. Paris, Hachette, 1907, Le Romantisme en France au XVIII' siècle. Paris, Hachette, 1912, L'influence de J. ƒ. Rousseau. (Annales de la société. J. J. R., T VIII, p. 33—67. 100 doute .1 cite Jean Jacques a plusieurs reprises. II admire son „ampleur qui, ne se bornant pas a des récits épargnés, s'épanche comme un fleuve dans les ames". (1) Il adore sa sensibilité par laquelle il exc.te „eet enchantement qui nous fait passer par-dessus ses paradoxes". (2) Avec la rêverie et le lyrisme, les pleurs et I m Sf"S,bilité' source de toutes le* vertus, vous trouvez, comme dit M. Mornet, dans les deux auteurs cette persuasion „qu'on pouvait y etre pieux sans s'inquiéter de croire trés exactement" (3) Baculard qui déteste Ie luxe, désire comme Rousseau la solitude la campagne et fait par exemple dans Makin „des rêves des Ed'ens illusoires oü Ia nature maternelle se prodigue aux paresses innocentes des hommes». (4) On pourrait multiplier les points de ressemblance. Manifestement d'Arnaud imite Rousseau dans la cinquième partie des Epoux malheureux. On concoit 1'origine de 1 écho qui dit: „II y a tout lieu de croire que l'homme isolé serait susceptible de moins de dépravation que l'homme social" (5) et vous assure que les arts sont des „chimères qui ne servent dans la plupart des hommes qu'è affaiblir et effacer la nature". (6) Comme Baculard emprunte è Rousseau ses transports devant „un lever de soleil", il lui dérobe les extases d'un amant (Ie comte d Ossemont) entré dans Ia chambre de sa maïtresse: (7) „Me voila donc transporté dans 1'appartement de Clémence Ah 1 c'était un palais, un temple pour Ie plus amoureux des hommes; tout m'y parlait de mon enchanteresse; tout m'y peignait sa candeur; j'y respirais, si je puis dire, Ia fleur de cette douce volupté qui s'insinue jusqu'a 1'ame et nous plonge dans une Iangueur ravissante; que de baisers je prodiguai a tout ce qui pouvait appartenir a ma charmante maitresse ! Clémence était déja ma souveraine absolue: que je me plus a reporter sans cesse mes lèvres enflammées sur un bouquet qui avait paré son sein naissant; quelles couleurs brillantes, quel parfum ! Vous jugez a (1) Délassements, 2e année, T I p 43 (2) Ibid., p. 40. (3) L'Influence de ƒ. J. Rousseau, Annales, T VIII d 52 (4) Ibid. ' K* (5) Epreuves du Sentiment, Bazile, p. 4. (6) Ibid., Sidney et Volsan, p 10 (7) Cf. p. 95. 101 quelle ivresse je m'abandonnai! J'étais pénétré de mon amour" ! (1) Malgré le feu qui anime cette page, la plus hardie dans 1'ceuvre d'Arnaud, (2) la passion, contre laquelle il met le lecteur en garde, est sensiblement moins dévorante que dans Rousseau. Remarquez que D'Ossemont voit partout la candeur de celle qu'il aime c'est a dire une qualité morale. Saint Preux ne voit et ne touche que la beauté corporelle de Julie. D'Ossemont dit, vaguement, qu'il prodigue ses baisers „a tout ce qui pouvait appartenir a sa maïtresse". L'autre vous détaille sensuellement „toutes les parties de 1'habillement éparses" de son adorée. Quoi qu'il en soit, il y a donc entre Rousseau et Baculard quelque affinité qu'on fera bien pourtant de ne pas surfaire. Et la lecture de 1'article de M. Mornet dans les Annales, oü il étudie 1'influence de Jean Jacques entre autres sur d'Arnaud, pourrait provoquer cette remarque: Faisons le compte de tout ce qui sépare les deux auteurs. Alors on va constater que ce qui n'était pas dans Rousseau constitue 1'essentiel dans 1'ceuvre de l'autre: „Jean-Jacques ne fut pas celui qui révéla le goüt du sombre et 1'appétit des secousses violentes". Chez lui „il n'y a que des couleurs claires, un soleil limpide, des spectacles arca- diens II n'eut besoin ni du moyen age, ni de la chevalerie, ni des abbayes ruinées, ni des tombeaux" (3) choses dont Baculard ne saurait se passer. Mais ce qui décidément sépare du maitre le prétendu disciple, c'est sa conception de la nature humaine. Nombre de fois d'Arnaud s'est opposé a 1'idée fondamentale du Rousseauisme: la bonté de la nature. II dit carrément: „II n'est pas vrai que l'homme soit né bon; il n'est pas vrai qu'il soit né méchant. La plus grande partie des hommes apporte en naissant une absence de caractère". Voila ce qu'il affirme en 1786 (4) quand il a a peu prés soixante ans. Et 1'octogénaire qui compose (1802) Lorimon ou l'homme tel qu'il est, énorme traité d'éducation en trois volumes, n'a pas changé (1) Epreuves du Sentiment: D'Almanzi, p. 117. D'Arnaud cite le nom de Rousseau dans une note. (2) Inutile de dire qu'il fauf mettre a part les grivoiseries de sa jeunesse. (CEuvres diverses). (3) Annales de ƒ. J. Rousseau, T. VIII, p. 43. La même idéé est développée dans Le Romantisme en France au XVIII' s., p. 97. (4) Délassements, 2e année, T. I, pp. 34, 35. 102 d'avis: „Combien de fois ai-je reproché a Jean-Jacques Rousseau I'étrange paradoxe que l'homme était né bon". (1) „Jean Jacques il vous est échappé une lourde bévue". (2) M. Mornet se trompe donc en citant Baculard parmi ceux (Dorat, Mercier, Loaisel, etc.) qui suivirent Rousseau „avec une docilité appliquée et naïve". (3) Quant a I'expression littéraire, 1'ceuvre d'Arnaud ne saurait se placer a cöté de celle du maitre qui a si bien vu les formes, les couleurs, les lumières de la nature. Mornet reproche a Rousseau d'être resté un peintre médiocre, paree qu'il s'est souvenu moins des choses elles-mêmes qu'il a vues que des émotions qu'elles lui causaient et qui se rendent moins diversement, moins pittoresquement. (4) D'Arnaud, lui, n'a jamais rien vu, il n'a jamais été sincèrement ému. Sa peinture est nulle. Chez Jean-Jacques vous sentez dans le tableau d'un paysage un état d'aïne que vous dites vécu; dans Baculard ce prétendu état d'ame est déclamé. (5) II y a loin de la sincérité et de Ia puissance du maitre a la diffusion larmoyante et précieuse de l'autre. Aussi nous sommes de 1'avis de M. Etienne qui déclare: „II y a du Rousseau dans Baculard; mais il faudrait avoir pour 1'auteur des Epreuves du Sentiment une indulgence qui serait de 1'inconvenance, pour le comparer k Rousseau sous prétexte qu'il lui emprunte plus d'une idéé... Ce qui est vie est devenu insupportable mascarade". (6) Cette „mascarade" nous ramène de nouveau a Prévost, son véritable ancêtre, des ceuvres duquel on avait désiré plus d'une fois une édition abrégée pour les rapprocher du conté qui avait gardé jusqu'au milieu du 18e siècle son originalité grace a 1'art de Voltaire. Sous 1'influence de 1'abbé, Ie conté s'oriente k cette époque vers (1) Lorimon, Première partie, p. 50, note (Paris, Gilbert). (2) Lorimon, Sixième partie, p. 130, note. (3) Annales, T. VIII, p. 59. (4) Le Sentiment de la Nature, pp. 418, 419. (5) „L'aspect des campagnes, des bois surtout, semble être un spectacle réservé aux regards de la tristesse; la sombre verdure des arbres lui offre un appareil convenable a 1'espèce de deuil dont elle cherche a s'envelopper; tous ces témoins muets paraissent s'animer pour ressentir ses peines, pour recevoir le dépöt de ses larmes", etc. (Epreuves du Sentiment, Sidney et Volsan, pp. 76, 77). (6) S. Etienne, Op. cit. p. 286. 103 le roman sentimental. Marmontel donne au genre sa forme nouvelle, en fait des „Contes moraux" (1761). II aura pour objet „de rendre la vertu aimable", en tachant „de peindre ou les mceurs de Ia société, ou les sentiments de la nature". Sa préface ne laisse pas de doute sur sa manière. II cherchait „s'il était vrai, comme on 1'a dit, que tous les grands traits du ridicule eussent été saisis par Molière et par les poètes qui Tont suivi". Folies, travers, ridicules, tels sont les ennemis a combattre. (1) Son succès fut prodigieux. Parmi ses nombreux imitateurs, La Dixmerie, Bastide, Mercier, nous retrouvons notre Baculard qui se gardera bien cependant d'une imitation servile. Visant évidemment Marmontel, il se promet de renchérir sur les „ingénieux écrivains (2) qui nous ont tracé avec succès la peinture des ridicules qui passent quelquefois avec les modes auxquelles elles doivent la naissance". L'auteur vraiment moral doit tacher „d'inspirer le bien, d'entretenir dans le cceur humain 1'attendrissement, ce feu sacré qui éteint 1'abus des passions". Ce n'est pas le ridicule „qui fait les malheurs de l'homme, qui le dégrade, qui mine et détruit la société". Craignez plutöt le vice, „le fléau mortel qui ne change point et s'affermit par 1'habitude et le temps". Voila 1'ennemi que d'Arnaud va poursuivre, et plein de cette audace juvénile dont il débordait en pareille occurence, il s'écrie: „Je n'ai point prétendu marcher dans un chemin frayé: mon intention a été de m'ouvrir une route nouvelle et de m' élever contre le vice". (3) Son succès sera grand; en quelques années sa réputation tourne la tête aux jeunes auteurs qui ne demandent pas mieux que de courir la même glorieuse carrière. II. Comment d'Arnaud compose ses nouvelles. D'Arnaud mettra donc les hommes en garde contre le vice en encourageant la vertu. Comment ? En leur montrant qu'il y a un Dieu qui punit et qui récompense. Les preuves qu'il fournit de 1'existence de Dieu sont faibles; mais „il est impossible que le (1) II attaque par exemple dans Le Philosophe soi-dlsant, la hardiesse avec laquelle certains petits originaux se donnaient le nom de philosophe. (2) D'Arnaud a en vue Marmontel. Le Cousin Jacques écrit dans les Petites Maisons du Parnasse (Bouillon, Paris 1783—1784) au sujet de notre auteur: „II est bien loin d'atteindre Marmontel que peut-être il croit surpasser" (p. 147). (3) Epreuves du Sentiment, préface. 104 fini concoive Ia moindre idéé de Yinfint'. Que l'homme soit „convaincu qu'il faut nécessairement qu'un Dieu existe et qu'il n'est pas possible de séparer de Ia nature divine, toutes les vertus": (1) Dieu est avant tout un „Etre de bienfaisance" et un „Maitre de Sensibilité". Ne raisonnez pas: Croire de cceur en Lui est au dessus de tous les raisonnements". (2) D'Arnaud croit a Yimmortalité, oü nous seront réservées les punitions et les récompenses de nos actes. Ici encore ses arguments ont peu de force probante: „Notre vie actuelle est pour ainsi dire une sorte d'épreuve" nous annoncant „une destinée future qui, suivant que nous aurons mérité, sera plus ou moins heureuse". (3) Dieu étant le maitre qui jugera de nos bonnes et de nos mauvaises actions, il s'agit d'entretenir la foi en Lui. Ce röle est dévolu a Ia religion. „Quand on n'envisagerait Ia religion que sous un aspect profane, ne serait-on pas convaincu que le Paradis et 1'Enfer, indépendamment de la sanction sacrée, sont les deux fondements sur lesquels doit s'élever I'édifice de toute législation quelconque. Oui, récompenser ét punir, tels sont les deux grands moyens qui excitent les vertus et s'opposent aux crimes". (4). Donc la religion „ne füt-elle qu'une erreur, serait sans contredit une erreur au dessus de toutes les vérités". (5) Pourtant d'Arnaud ne veut pas que l'homme fasse le bien en vue de jouissances célestes: „Le prix de la vertu est la vertu même", (6) „elle se récompense par elle même" (7) et cela sur Ia terre". (8) D'après ce qui précède, on comprendra que Baculard compose toutes ses nouvelles au moyen de deux sortes de personnages: les bons et les mauvais. Point d'état intermédiaire. Une fois pour* toutes il faut séparer I'ivraie d'avec Ie bon grain. Ne croyant pas k la bonté de la nature humaine selon Rousseau, il assure que Thomme en naissant apporte „une absence de caractère. C'est (1) Lorimon, Cinquième Partie, p. 29. (2) Les Pensées de Denneville, p. 213. (3) Géminvil et Dolimon dans Les Matinees, T. IL p. 131. (4) Lorimon, p. 81. (5) Délassements, 2e année, T. I, p. 303. (6) Epreuves du Sentiment: Julie, p. 265. (7) Ibid., Zénothémis, p. 425. (8) Ibid., Sidney et Volsan, p. 72. 105 précisément cette argile souple et docile que 1'habile potier pourra convertir en un vase de prédilection ou en un vase d'ignominie".( 1) D'Arnaud ne semble pas être trop sur de cette „absence de caractère" puisqu'il affirme ailleurs: „On ne saurait nier que la malice naisse avec nous". (2) et „1'égoïsme qui est presque toujours la source abondante de nos imperfections, de nos vices, est un sentiment qui nait et meurt avec nous". (3) II nous rend insensibles a la pitié, a 1'humanité, au principe de Térence: Homo sum: humani nihil a me alienum puto. Néanmoins il ne faut pas ticher de le détruire: 1° paree que l'homme ne saurait jamais atteindre a ce degré de perfection oü il serait exetnpt d'amour-propre; 2° paree que ce même amour-propre est nécessaire a notre essence, étant la source de beaucoup „d'avantages" lorsqu'on en fait un heureux usage, Ce que La Rochefoucault semble avoir ignoré, selon Baculard. Comme il n'y a point de vertu désintéressée, il faut lier 1'intérêt général a 1'intérêt particulier; il s'agit de diriger les passions qui sont la source et du bien et du mal: 1'égoïsme, 1'orgueil, I'amour, la jalousie sont des feux qu'on ne doit pas éteindre; il faut les empêcher de nous consumer. Vertu sera donc une passion bien dirigée, ayant pour but le i bien général. Vice sera chaque abus de passion, ayant pour objet» 1'égoïsme grossier. D'Arnaud désire „garotter l'homme des chaïnes de la religion et de la morale", (4) 1'amener a aimer Pordre, l'„éclairer sur ses devoirs, sur ses obligations relatives, sur la science de I'amour et de 1'humanité". (5) III. Comment faut-il diriger les passions ? Comment s'y prendra-t-il ? Non point par „des sentences, de maigres analyses, de stériles propositions sans chaleur". Car „on n'est pas assez philosophe pour comprendre Ie fait sec dans dans toute son aride simplicité". II aura donc recours a „des,, tableaux dramatiques", ses nouvelles seront „des essais de moraley en action". Mais, de même qu'il n'y a que deux sortes de person- (1) Délassements, 2e année, T. I, p. 35. (2) Lorimon, p. 16. (3) Lorimon, p. 79. (4) Délassements, 2e année, T. I, p. 34. (5) Ibid., p. 41. 106 nages dans ses contes, on n'y rencontre que deux espèces de „tableaux dramatiques". Les urts nous montrent tous les égarements occasionnés par les penchants mal conduits, les autres toutes les félicités dont sont suivies les passions sagement dirigées. C'est ce qui explique Ia duplicité de chaque nouvelle, — car la même antithése revient régulièrement, — ainsi que le fait des anecdotes accouplées. C'est ainsi qu'on trouve Germon ou l'honnête homme du monde, suivi de Lesselin ou le véritable honnête homme, (1) et k cöte de Lorimon ou l'homme tel qu'il est, Denneville ou l'homme tel qu'il devrait être; comme pendant aux Mariages par intérêt les Mariages par inclinaison. (2) L'abus de la philosophie est racheté par L'usage de la philosophie (3) et Les égarements de I'amour sont contrebalancés par Les heureux effets de Vamour. (4) Cette doublé peinture doit provoquer dans 1'ame des lecteurs rattendrissement d'oü émane selon d'Arnaud tout le bien. „Un cceur remué est disposé k recevoir les semences de la vertu, celle-ci n'étant qu'une émanation de Ia sensibilitè, Ia source du ybien général". (5) La Sensibilitè. Ia faculté de s'émouvoir, voila ïle don le plus précieux que l'homme puisse désirer, Ia base sur • 'laquelle d'Arnaud établira toute son oeuvre morale. Ce n'est plus la raison, c'est la sensibilitè qui „élève l'homme au-dessus des autres créatures". Etant une passion elle en a tous les avantages et, hélas, tous les inconvénients. Trop peu de sensibilitè défigure Ia nature, nous endurcit aux maux d'autrui. „L'insensibiiité est une sorte de mort morale". II faut éviter les extrêmes. Si la vie d'Euphémie a été bien douloureuse c'est que Son cceur, né trop sensible, a fait tous ses malheurs. Baculard n'a point réussi a indiquer la juste mesure. Comme pour lui il n'y rien de si terrible que 1'endurcissement moral, il prêche partout une sensibilitè outrée et pleurnicheuse. Sous ce point de vue ses vertueux ne dépassent que trop souvent les bornes, ne comprenant pas que „la vertu exagérée est bien prés du vice". (6) La sensibilitè fait oublier aux enfants 1'obéissance due a leurs (1) Délassements, 2e année, T. IV. (2) Ibid., T. DL (3) Ibid, T. VI. (4) Ibid., T. V. (5) Epreuves du Sentiment, Préface. (6) Pensées de Denneville. 107 parents. (1) Elle porte Liebman (2) a considérer une enfant de quelques ans comme sa „maïtresse", et Ménécrate, (3) qui „cède a ce mouvement si noble dont s'applaudit 1'humanité", a déclarer innocent un meurtrier dont le crime est prouvé. Lorezzo et Nina, élevés par le vieux Serano, rompent a plusieurs reprises leur parole envers leur bienfaiteur a force d'être sensibles. (4) N'importe. Que le règne de 1'attendrissement vienne ! Seulement, d'ici la il coulera bien de 1'eau sous les ponts, car „il y a tant de gens d'esprit contre un homme sensible". II y a Ia k coup sür de quoi s'étonner, puisque Dieu, le Maitre de sensibilitè, qui a créé l'homme a son image, doit 1'avoir rendu tendre. Qui donc a avili k tel point 1'ceuvre de Dieu 1 La société, dit d'Arnaud. Partout oü elle règne, les frivoles amusements de 1'esprit, le désir de ressembler a tout le monde se sont développés, au préjudice des célestes qualités du cceur. Heureux, trois fois heureux, les endroits qui ne sont pas infectés de son poison. Nous voila arrivés a une nouvelle antithése, sur laquelle les nouvelles de Baculard reposent: la ville et la campagne, la première la résidence de la séduction, de la corruption, du jeu, des duels, de l'égoïsme féroce, la seconde le séjour de la simplicité vertueuse, de 1'abnégation, de Paltruisme, de la paix. Qu'un homme du monde s'établisse aux champs, il y sèmera le malheur. Voici Ie lord Thaley, Londonnien étourdi, qui tombe amoureux de Fanny, simple villageoise, dont le père „depuis ce moment avait perdu cette gaieté, le partage heureux des habitants de la campagne". Le scélérat n'est pas long a porter le déshonneur et Ia désolation dans 1'honnête familie, au moyen d'un mariage supposé. (5) Qu'ils restent dans leurs capitales, ces séducteurs; qu'il ne troublent pas le repos des coins écartés, oü Mme Herstord envoie Nancy (6) sa fille, pour qu'elle apprenne „tout ce qui peut former une conduite sage" et qu'elle soit séparée de la foule des adorateurs qui, a Londres, la retiennent „dans cette ivresse si préjudiciable a la pureté des mceurs et aux progrès de la raison". (1) Epr. du Sent: Anne Bell, Makin (Hélène). (2) Ibid.: Liebman, anecdote allemande. (3) Ibid.: Zénothémis, anecdote marseillaise. (4) Ibid.: Lorezzo, anecdote sicilienne. (5) Ibid.: Fanny, histoire anglaise. (6) Ibid.: Nancy, nouvelle anglaise. 108 Ne transplantez pas un excellent provincial a Paris. II y succombera comme Germeuil, (1) comme Julie. (2) Dès que la société s'en mêle, c'en est fait de leur bonheur. Germeuil périt, ou a peu prés, dans Ie monde de la courtisannerie. Julie, „attirée a Ia ville, ce séjour du crime", oü Mme de Sabligny se'chargera de son éducation, ne tarde pas „è bannir la décence, le remords, Ie respect de soi-même". IV. Peinture de la sociêtê. D'Arnaud fait „un divorce éternel" a la Société, telle qu'il 1'a décrite dans ses nouvelles et ses romans, car il vit „au milieu d'un siècle de corruption oü Ia vertu est si avilie, 1'éducation si négligée". (3) II s'en prend surtout aux hommes. Pour les femmes „elles savent répandre les graces jusque sur leurs imperfections ... et n'offrent pas comme les hommes le tableau en grand de I'insolence et de Ia dureté". Mais les hommes ! „C'est nous qui poussons dans le précipice ce sexe si digne de notre compassion et de notre estime". (4) Voila qui est bien vilain car, si parmi le genre humain il est des êtres qui sont portés par une impulsion secrète a se faire plus grands qu'ils ne sont, (5) les femmes surtout se , montrent susceptibles, grace a leur amour, „de s'élever au plus haut degré d'héroïsme; elles se font une sorte de vertu qui dépasse les bornes ordinaires".(4) Telle Agathée, qui renonce avec une abnégation sublime a Zénothémis qu'elle aime, au profit de Cydipe dont il est adoré. (6) La même ardeur anime Bathilde a supprimer son amour pour son bienfaiteur Archambaud, maire du Palais de Neustrie, qui Ia chérit et qui a son tour se sacrifie en 1'indiquant au roi Clovis comme la femme la plus digne d'être reinè. (7) L'innocente Ermance va jusqu'è s'avouer criminelle pour sauver de la prison et de la mort sur 1'échafaud son époux, jaloux et furieux, qui, comme Mérinval, a tué son ami Blinford, Ie croyant 1'amant de sa femme. (8) (1) Ibid.: Germeuil, anecdote. (2) Ibid.: Julie, nouvelle. (3) Ibid.: Zénothémis, anecdote marseillaise, p. 438. (4) Ibid.: Henriette et Charlot, anecdote, pp. 306, 378 (5) Voir, p. 62. (6) Epr. du Sent.: Zénothémis, anecdote marseillaise. (7) Ibid.: Batilde, anecdote hitorique. (8) Ibid.: Ermance, anecdote francaise. 109 Cet éloge flatteur n'empêche pas d'Arnaud de constater que les grandes dames, malgré cette humeur litigieuse dont souffrent leurs maris et leurs enfants, se compromettent avec leurs amoureux. Les magistrats par exemple font un trafic honteux de leur état et ouvrent la prison pour y enfermer gracieusement les maris malchanceux de leurs belles. Telle autre Parisienne séduit Germeuil vertueux campagnard. Et la soi-disant vertu de Mademoiselle Mézirac, prude et fausse dévote, ne consiste que dans une sécheresse et aridité d'Sme qui fait souffrir la fringante Rosalie. (1) Mais les hommes ! Ce sont les véritables monstres oü que vous les rencontriez, en haut ou en bas de 1'échelle sociale. Les grands sont des barbares élégants, insensibles aux infortunés qui souffrent. Les courtisans tiennent du singe leur batelage et leur perfidie; les jeunes chevaliers sont des libertins laissant mourir leur victime jetée au fond du gouffre. Ce „mortel divin" qui est 1'oracle du jour pour tout ce qui concerne la parure, n'est noble que dans ses dépenses qu'il porte a la profusion, abandonnant a la misère ses ouvriers qui lui demandent en vain leur salaire. Les esprits fêtés k la mode, se déclarent les premiers écrivains, injurient le génie par leurs épigrammes et ne font que ramper auprès des grands. Les abbés singent les prélats en s'affublant de grosses améthystes et ainsi parés ils séduisent les femmes de leurs amis, ou bien, pour se permettre leur luxe, „ils jettent un dévolu sur un bénéfice et réduisent le possesseur a 1'aumóne". Ils sont Audoin dans Bedoyère, Darnicourt dans Daminvile. (2) Les gens de lettres ne sont que de vils charlatans, ne s'occupant que de leur ambition et de leur vanité, et n'offrant aux souffrances de Gilbert (3) et de Volsan (4) „qu'un sein aride oü leurs pleurs se perdent". Descendez Péchelle dans 1'espoir de rencontrer des ames meilleures. N'ayez pas trop de confiance dans la bourgeoisie qui pourrait penser et sentir sans sa funeste imitation des grands, ce qui la caractérise comme „une classe d'hommes a qui il ne manque que de céder a son bon naturel pour être de la première espèce". Provisoirement on n'y voit donc que des avares qui outrepassent les bornes prescrites par Pexacte probité, des financiers pour qui (1) Ibid.: Rosalie, anecdote. (2) Ibid.: Daminvile, anecdote. (3) Voir, p. 26. (4) Epr. du Sent.: Sidney et Volsan, nouvelle anglaise. 110 1'argent est le mot de prédilection, des riches, prostitués a tous les vices et qui ne prennent pas même soin de cacher I'airain de leurs ames comme le font les grands. C'est un être dégoutant que Monsorin, riche négociant a Orléans. Assoiffé de richesses il plongera son fils Daminvile dans les cachots les plus lugubres, plutót que de permettre son mariage avec une jeune fille vertueuse, mais d'une aisance médiocre. Ajoutez enfin que les joueurs sont soupconnés de corriger leur fortune, que l'êime des soi-disant dévots n'est que „le tuf de la dureté même". Décu de n'avoir trouvé que des vices dans les deux tiers de ses concitoyens, d'Arnaud jette un regard douloureux en bas, vers le peuple, pousse un profond soupir, léve les yeux, accablé de désespoir, et s'écrie d'un ton pénétrant: „O ciel, c'est la fange a peine animée qui ne se conduit que par un intérêt sordide". Ne vous étonnez pas qu'au milieu de cette société corrompue croissent abondamment les préjugés qu'elle a „érigés en autant de lois auxquelles nous devons nous assujettir", mais auxquelles Baculard s'oppose, si elles lui semblent trop absurdes. il y a d'abord cette distinction vicieuse entre les beaux et les vilains métiers. D'Arnaud défend Ia cause des cultivateurs (Ie chevalier Kersan dans D'Almanzï), des commercants (Sidney et Volsan), des comédiens (Bedoyère). II combat le préjugé qui dit qu'un affront ne saurait être effacé que par un duel (1), et eet autre, plus pénible, qui „fait rejaillir sur toute une familie la condamnation et le chStiment d'un coupable, — qui cause toutes sortes de supplices a Valmiers, „le soldat du roi", modèle de loyauté, et qui se rend si célèbre par ses exploits a Venise, que la fameuse Spinola è Qènes le demande auprès d'elle, pourqu'il Ia console de Ia prétendue mort de Louis XII, „son amant". (2) Mais le préjugé Ie plus fatal est celui contre les mariages qui aux yeux des parents sont des „mésalliances", paree que le parti que leur enfant a trouvé ne répond pas a leur rêve de fortune et de rang. Malheur aux parents qui dans une obstination aveugle s'opposent, par amour propre, au bonheur de leurs enfants. Dans presque toutes ses nouvelles (par exemple Makin) d'Arnaud brode sur ce thème, tel qu'il Pa fait pour la première fois dans YHistoire (1) Délassements, 2e année, T. H, p. 319: Le Duel, et Epr. du Sent.: Fanny, p. 71. (2) Epr. du Sent., Valmiers, anecdote. 111 de Mr et Mme de la Bedoyère. II réclame votre compassion en faisant souffrir a ses malheureux amants toutes les persécutions, toutes les arrestations, tous les emprisonnements, toutes les maladies et toutes les agonies imaginables. Et quand au bout d'une centaine de pages ces misérables ont passé par toutes les possibilités de 1'infortune humaine, 1'auteur vous ramène auprès des pères inexorables et des mères cruelles et leur fait faire un retour sur eux-mêmes. Le père, oubliant alors apparemment „qu'on offense 1'humanité et le ciel même lorsqu'on veut se soustraire au pouvoir des parents", (1) et que „son pouvoir sur ses enfants est consacré par la religion" (2), avoue devant son fils: „j'ai imaginé que Ie bonheur pouvait se concilier avec tout ce qui avait le droit de flatter Pambition; je me suis abusé; je t'ai trompé, tu as été victime de mon erreur" et „se sentant le plus coupable" (3), il demande humblement: „seras-tu assez généreux pour me pardonner ?" (4) Baculard qui ne sait que trop que I'amour est „un besoin inné dans l'homme" et que celui-ci „demande a se perpétuer", prévient donc les parents de ne pas être trop cruels, sous peine de voir naitre un bébé, fruit d'une union „qui n'est pas consacrée par la religion et 1'aveu des Iois", (5) il est vrai, mais qui est en même temps le résultat „d'une tendresse que les débats entre deux maisons combattent". (5) D'Arnaud se porte défenseur des batards. L'injustice du préjugé a leur égard est „un digne monument de la barbarie de hordes plus grossières que les Vandales et les Gépides". Si Bayard, Dunois et le Maréchal de Saxe ne suffrraient pas a montrer a quelle grandeur ils savent s'élever, Valmiers (6) et D'Almanzi (7) sont la pour prouver de quoi ils sont capables. Voilé ce que la société a fait de 1'argile souple et docile que l'homme est a sa naissance. Au lieu d'en faire un vase de prédilection, elle 1'a tourné en vase d'ignominie. Que faire dans eet état de choses ? Fuir ! (1) Epr. du Sent.: Lorezzo, p. 207. (2) Ibid.: Anne Bell, p. 219. (3) Ibid.: Henrlette et Charlot, p. 392. (4) Ibid.: Daminvile, p. 240. (5) Ibid.: Lorezzo, p. 153, 152. (6) Ibid.: Valmiers. (7) Ibid.: D'Almanzi. 112 V. LOIN DE LA SOCIÉTÉ ! „Abandonnons les sauvages d'Europe; les tigres d'Asie nous seront peut-être moins cruels", dit Volsan. (1) Son père gémit sous „Ie fardeau des malheurs qui semble être imposé a notre nature". II a perdu son bien. Durant quelques années le fils „saisit tous les moyens honnêtes" pour adoucir le sort de son père. II n'a garde cependant de choisir un métier, car d'Arnaud a un talent particulier pour tirer ses héros hors de Ia sphère de la vie réelle. Au lieu de travailler, le jeune homme n'a recours qu'a Ia mendicité sous toutes ses formes, que d'Arnaud a pratiquées lui-même et qu'il appelle des „moyens honnêtes". Ajoutez que ce malheureux garcon est assez sot pour s'enflammer d'une belle, dont les parents sont assez sensés pour rebuter un mendiant aventurier. Volsan qui a „le droit de prétendre a tous les emplois", consent finalement a prendre un poste des plus médiocres sur un vaisseau marchand. C'est que d'Arnaud a besoin de Ie transporter en Asie oü il y a des Banians généreux è qui Brama ordonne d'être humains, d'être bienfaisants même envers les plus vils animaux ! Si les Indes ne vous tentent pas, fuyez en tout cas les „monstres en Europe" et suivez Makin et Hélène. (2) Peut-être trouverez-vous „des hommes" dans 1'ile de Madeire, „séjour céleste de la vérité qu'on pourrait comparer a~~ces brillants jardins d'Eden si vantés par nos poètes". Pourquoi n'endosseriez vous pas des habits comme ceux que Makin et Hélène se confectionnent de peaux de bêtes et de plumes d'oiseaux ! Cette simplicité rustique ne vaut-elle pas mieux que tout ce qui vous a „attaché jusqu' ici et qui n'était qu'un amas de songes et de vaines illusions" ? Ou bien partez pour 1'Amérique et tachez, avec Daminville et Félicie, d'oublier 1'Europe „cette terre oü ils n'ont trouvé que des cceurs d'airain". Cherchez les pays des Chactas et des Collapissas, oü „du sein de la nature brute jaillissent de ces actions imposantes dont l'homme civilisé nous offre peu d'exemples", (3) oü les vieux pères se sacrifient avec joie pour sauver leurs fils de la mort, et oü les indigènes comme Mozéma, selon Dolsey (1) Epr. du Sent.: Sidney et Volsan, histoire anglaise. (2) Ibid.: Makin ou la découverte de Madeire. (3) Délassements, 2e année, T. III, p. 42: L'héroïsme paternel. 113 et Amélie (1) ont des lumières naturelles, adorent le Grand Esprit et ne sauraient vous tromper paree que ce n'est pas è eux qu'appartiennent Ie mensonge et la flatterie. Si ni 1'Asie, ni I'Afrique, ni 1'Amérique ne vous attirent, allez dans quelque contrée „au bout de 1'univers, dans un séjour qu'éclaire la vérité, oü la vertu ne soit point poursuivie et exposée au sort affreux des forfaits". (2) Hélas, il n'est pas a la portée de tout Ie monde de se séparer brusquement de la société par un voyage d'outre-mer. Aussi est-il heureux qu'il y ait des retraites moins éloignées oü 1'on peut goüter Ia simplicité et la vertu de 1'Sge d'or. II y a en Angleterre des terres délicieuses, comme celle oü demeurent 1'excellent fermier James, sa femme et sa fille Fanny. Le Comte de *** qui a brülé ses titres s'est retiré, en France, a Ia campagne oü, sous le nom de M. Antoine, il est devenu „le meillèur des hommes" d'après un des paysans du voisinage. „Quand nous sommes malades", dit-il, „il nous donne des soulagements, paye les médecins et nous soigne lui-même. (3) Sa maison est un temple de Ia vertu et de 1'innocence. Bénie soit donc la campagne! Le respect de 1'Etre souverain s'y développe; on y devient meilleur père et meilleur mari; la familie vous y tient lieu de Ia société. (3) Les enfants y obéissent è leurs parents: Bazile fait même en secret 1'ouvrage que sa pauvre mère avait projeté, en se rendant au champ au milieu de Ia nuit (il faut savoir qu'a la campagne Ia süreté est telle qu'on n'a pas besoin de fermer sa porte la nuit) (4), car tout Ie monde y est agriculteur. „Remontons, dit Baculard, au principe de la nature... Les premiers instruments que ses mains nous semblent avoir remis dans les nötres ont été une bêche, un hoyau".(5) Pour remplir ses loisirs on n'a point besoin de spectacles, puisqu'il n'y en a nulle part qui „soient comparables è une belle aurore, a un riche lever de eet astre, Ie roi du firmament!" ... etc. (voir Bedoyère !), ou a son couchant quand il „court se plonger dans un Océan d'émeraude, d'azur, d'or et de rubis". Si 1'on y connait le grand art de bien vivre avec soi, on y (1) Epr. du Sent., Amélie, anecdote anglaise. (2) Ibid., Valmiers, anecdote, p. 47. (Ed. Laporte 1803). (3) Délassements, T. III, p. 260: Le misanthrope estlmable. (4) Epr. du Sent., D'Almanzi, p. 123. (5) Délassements. Le misanthrope estimable, p. 260. 8 114 apprend également a mourir. M. Antoine ne sera nullement troublé a 1'approche de la mort puisque dans toute la nature il a vu une succession éternelle de Pêtre et du néant. Cependant 1'anéantissement ne sera point complet car lui, aussi bien que Lorezzo savent qu'ils jouiront d'une nouvelle vie dans leurs enfants. Inutile de dire que les vrais amoureux ne se trouvent et ne sauraient vivre qu'a la campagne. Adelson et Nelly (1) s'enfuient de Londres; Anne Bell (2) et Syndham sont dédommagés des rigueurs paternelles auprès du fermier Tom, chez qui le jeune époux s'est engagé comme journalier. Le comte D'Orsemon et la princesse d'Henneberg fuient la cour de France pour se métamorphoser en journalier et en bergère sous le nom d'Henriette et de Charlot. (3) Dommage que toutes les campagnes que d'Arnaud vous décrit(?) se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Partout 1'aurore est la pour déployer ses brillantes richesses, le couchant pour se colorer d'émeraude, d'azur, d'or et de rubis. Partout il y a des prairies émaillées de fleurs pour exhaler des parfums délicieux, et des ruisseaux pour arroser la riante verdure. Les troupeaux sont assez bons pour se montrer partout oü une „angélique créature" doit être chargée de leur garde. On dirait que c'est la dans toutes ses ceuvres le seul élément que d'Arnaud n'ait pas noirci. Les maisons y respirent la noble simplicité que 1'art n'a pas encore étouffée. Tous les excellents paysans lisent Montagne, Fénelon, La Fontaine, attendris dans „une heureuse mollesse". Ils ne sont point dévorés des passions: „I'amour a perdu sa tyrannie". La houlette et la pannetière, les rubans et les flütes champêtres, et les agneaux parés de guirlandes qu'on offre a sa mignonne, achèvent 1'idylle pour „rappeler les beaux jours du siècle pastoral". (3) Ainsi, sous la plume d'Arnaud la délicieuse campagne finit pas devenir d'une fadeur ridicule. II se peut que le labeur des paysans soit „pénible"; mais dans Baculard vous ne les voyez que „un rateau ou une bêche a Ia main". Ce qu'ils en font au juste je ne saurais vous le dire, si Lorezzo ne me tirait d'embarras: II les élève triomphalement en declarant: „Ce ne (1) Epr. du Sent., Adelson et Salvini, nouvelle anglaise. (2) Ibid., Anne Bell, nouvelle anglaise. (3) Ibid., Henriette et Charlot, anecdote, p. 379.. 115 sont pas mes titres de noblesse, ce sont ceux d'un cceur sensible". (1) Et quand il quitte le séjour de la sainte innocence pour faire valoir cette fois-ci ses titres de noblesse en s'installant a Palerme dans son palais, qu'on lui a laissé comme par magie, — „les laboureurs charmés suspendent leurs travaux et viennent avec les instruments de leur profession dans les mains... le féliciter et se jeter dans ses bras". Vous désirez voir ce superbe palais, pénétrer dans ce cabinet sur la porte duquel se lit: „Asyle du bonheur". Entrez et vous constaterez un nouvel usage des outils aratoires; ils remplacent avantageusement les tableaux; ils sont „suspendus aux murs avec 1'habit de Lorezzo quand il habitait le hameau et celui de Nina Iorsqu' aux jours de fête, elle se montrait dans ses simples atours, si supérieurs en beauté". (1) On comprendra que Lorezzo ne meurt pas jeune; 1'air de la campagne lui a fait du bien et... „on serait tenté de croire qu'un des avantages attachés a 1'exercice des vertus, est de parvenir a une extreme vieillesse". Aussi Lorezzo „ne mourut point... il s'endormit entouré de ses enfants et au sein de son épouse". Que 1'on nous permette de rapporter encore un passage afin de montrer que pour les pompes mortuaires il n'y a rien de tel que les rateaux, les bêches, les hoyaux: „Jamais cérémonie funèbre ne forma un spectacle plus touchant; toutes ces bonnes gens chargés des instruments de leur profession accoururent; ils le pleurèrent, comme un père que la mort leur avait enlevé". (2) VI. L'amour dans d'Arnaud. „C'est è la sensibilitè qu'on se reconnait 1'ouvrage d'un Dieu". dit Daminvile. (3) La richesse, le luxe, le bel esprit ont émoussé pourtant ce trait divin qu'on ne retrouve que chez ceux qui sont restés le plus è 1'écart de la société: les malheureux. „L'ame d'un malheureux est un chef d'ceuvre de sensibilitè". (3) „Les infortunés ont l'ame plus préparée que celle des heureux a recevoir les impressions de la tendresse... II n'y a que les malheureux qui sachent aimer et c'est pour eux que cette passion a toute sa force et tout son enchantement". (4) (1) Epr. du Sent, Lorezzo, pp. 188, 256. (2) Ibid, p. 262. (3) Ibid, Daminvile, p. 219, p. 189. (4) Epr. du Sent, Sidney et Volsan, p. 36. 116 On voit que cette sensibilté, cette facilité de s'attendrir n'est au fond autre chose que la faculté d'aimer, de pratiquer Yamour pris dans son sens le plus large, depuis 1'ardeur des deux sexes jusqu'a la bienfaisance envers son prochain. Que 1'idée de passion n'inquiète pas le lecteur. Qu'il se garde de s'imaginer des scènes d'un libertinage effréné. La première caractéristique de I'amour darnaudien c'est sa tristesse élégiaque. Fanny assure que la tendresse fait naitre une mélancolie qui fuit Ia dissipation; elle tire ses forces de la solitude, oü rien n'approche de la douceur des larmes. „La sensibilitè ne se concilie guère avec la saillie de la gaité". (1) „Nina", dit Lorezzo sévèrement, „on ne rit point lorsqu'on aime... II y a plus de satisfaction a laisser échapper des pleurs que Ie sentiment fait couler". (2) D'Orsemont ou Daminvile (3) vous révéleront une seconde particularité de I'amour: „II ressemble assez k un culte religieux, il inspire un recueillement et une espèce d'abnégation de tout ce qui n'est pas relatif k 1'objet aimé". (4) C'est ce qui explique sans doute que devant cette „divinité" on ne fait que se prosterner dans une extase céleste pour embrasser ses genoux, car celui qui continuerait ses transports, „celui qui voudrait séduire, n'aime point". Aussi les amoureux aspirent-ils k „former un engagement avoué du ciel et de la Vertu". II y en a qui peuvent se contenter d'un amour platonique selon Lorezzo qui affirme, „qu'il n'est point besoin de se marier pour être le plus heureux des mortels" (sans free love bien entendu !) D'autres pourtant ne sauraient attendre, quand 1'aveu du Ciel et de la Vertu tarde a venir, tant ils sentent que „l'homme demande des successëurs" et que „le crime des célibataires" est de „se dérober k la postérité, a une dette sacrée". Ils tombent dans la faute de Syndham et d'Anne Bell qui se sont attiré le courroux paternel paree que „1'innocence leur fut retirée". Reste donc pur mon ami ! Que ton amour soit une religion, ton amante une divinité, ton cceur le temple oü tu 1'adores. Porte a eet endroit parfois sa main et dis-lui: „Sens-tu comme il palpite (1) Ibid., D'Almanzi, p. 127. (2) Ibid., Lorezzo, *p- 133. (3) Ibid, Daminvile, p. 108. (4) Ibid, D'Almanzi, p. 127. 117 depuis que tu Tas touché !" (1) Alors ta tendresse te perfectionnera toujours plus. Ton amour sera parfait, bien préférable a Vamour honnête ayant ses défauts, — supérieur de beaucoup a I'amour vicieux. * * * a.) L'amour peut être „une chaleur douce et féconde qui fait germer les vertus et le bien, les développe et les tourae au profit de rhumanité". On pourrait 1'appeler parfait. II anime la comtesse de Méliane qui corrige le caractère vicieux de Losmière et 1'amène a la plus parfaite générosité. (2) II change „Sargines 1'élève de I'amour", indolent et ignorant de nature, en un chevalier accompli. Sophie seule peut le décider è prendre part a un tournoi a la cour de Philippe-Auguste et de Blanche de Castille, oü il remporte une victoire aussi éclatante que toutes les prouesses qu'elle lui a appris a lire dans l'histoire d'Eustace Carlomon, qui a réussi a obtenir Rose d'Amour, la fille de sire Jehan Hildebert „chevalier moult renommé par sa chevance et son riche avoir, au demeurant chiche comme un vilain et d'humeur rebrousse". (3) Parfois cette passion est purement platonique comme celle de Thomassina Spinola, aimant Louis XII dont elle était adorée. Grace a elle le roi „versait des libéralités et arrachait a 1'indigence les malheureux". (4) C'est cette tendresse si pure et si désintéressée qui constitue le bonheur d'une familie. Elle est le sujet de tous les contes, oü d'Arnaud nous vante, invariablement de la même manière, I'amour conjugal. Marianne fait 1'impossible pour suivre en Amérique son mari qui est parti secrètement pour tirer sa familie d'embarras. (5) Une pauvre paysanne refuse les secours du médecin et du prêtre pour rejoindre dans la mort son mari qu'elle ne peut oublier. (6) Lusignan, pour que Sibylle soit reine, renonce a sa main. (7) Elpinice voulant retirer Cimon, son époux chéri, de la prison, oü il expie une prétendue .faute de son père, se procurera Ia rancon nécessaire en épousant le riche Callias qui 1'aime. (O Epr. du Sent., Lorezzo, p. 132. (2) Délassement, 2e année, T. V, p. 318:Les heureux effets de l'amour. (3) Epr. du Sent., Sargines ou 1'élève de Vamour. (4) Ibid, Valmiers, pp. 68—75. (5) Délassements, 2e année, T. V, p. 168: La tendresse conjugale. (6) Délassements, 2e année, T. I, p. 436. Exemple de l'amour conjugal. (7) Ibid., T. III, p. 318. Nouvel exemple de tendresse conjugale. 118 Quand celui-ci apprend qu'elle veut se tuer aussitöt après la cérémonie, il réunit, frappé de ce sublime sacrifice, les infortunés. (1) Baculard ne manque pas de reproduire è son tour le cliché qui s'établit dans la seconde moitié du 18e siècle: le libertin redressé grèce a une épouse vertueuse. Adélaïde ramène au foyer domestique Germeuil qui fait des escapades a Paris, (2) comme le marquis de Lesmeuil. (3) Rien n'étant plus sacré que la familie, d'Arnaud multiplie les tableaux de l'amour des parents envers leurs enfants. „L'amour maternel est le chef d'ceuvre des amours". (4) Aussi la femme d'un simple grenadier ne se sépare pas de son enfant avec lequel elle le suit en Amérique malgré toutes les fatigues et tous les soucis. (5) Une autre mère essaye de se consoler de la perte de son chéri en habillant une poupée de ses vêtements. (6) Une troisième se charge de 1'éducation d'une orpheline quoiqu'elle vive dans 1'indigence avec ses propres enfants. (7) Voici le père Jacques qui se fait saigner chez un étudiant en médecine apprenant ce procédé, pour combattre 1'affreuse misère dont souffrent ses fils, (8) tandis que dans le même but un autre se fait conduire en prison. (9) D'autre part les vrais enfants sacrifieront tout pour venir en aide aux „auteurs de leurs jours". Bazile allège autant qu'il peut „le fardeau de la vie" a sa mère et renonce a un riche mariage plutöt que de la renier. (10) Tel fils prend les fers de son père, honnête marchand incarcéré pour dette. (11) Tel autre retrouve son malheureux père porteur d'eau, le fait monter dans sa voiture et le soigne, (12) plus fortuné que celui qui a perdu ses parents (1) Ibid, T. V, p. 191. Cimon, Elpinice et Callias, ou l'amour victime de lui-même. (2) Epr. du Sentiment, Germeuil. (3) Délassements, le année, T. VI, p. 208. La stience de Vépouse ou 1'art de ramener les maris. (4) Ibid, T. V, p. 247. La mère. (5) Ibid, T. V, p. 247. La mère. (6) Ibid, T. II, p. 34. Douleur matemelle. (7) Ibid, T. VI, p. 100. L'dme matemelle. (8) Ibid, T. I, p. 327. Jacques. (9) Ibid, 2e annéë, T. IV, p. 206. Le père de Familie. (10) Epr. du Sent.: Bazile. (11) Délassements, le année, T. II, p. 34, L'amour filial. (12) Ibid, T. I, p. 81, Le riche digne de l'être. 119 et les pleure dix ans sur leur tombe. II assiste a une translation des ossements, il les couvre de ses baisers et de ses larmes et meurt sur le nouveau sépulcre. (1) Inutile de dire que l'amour fraternel dans les vertueuses families crée des rempla?ants au bagne. (2) L'amour fait naitre 1'amitié. „Quiconque a su chérir une maitresse est disposé a ouvrir son cceur a un ami", dit Sidney. L'amitié encore a un caractère essentiellement religieux; elle „peut s'envisager comme une passion céleste qui élève rhomme au degré de perfection dont sa nature est susceptible". (3) Elle pousse Zénothémis a solliciter par tous les moyens le pardon de son vieil ami Ménécrate (4) et Sidney a faire des recherches incroyables pour rendre a Volsan sa fiancée perdue. Un dernier trait qui, avec l'amour et l'amitié, émane de la vraie sensibilitè, c'est celui de la bienfaisance. Louis XII, le prêtre Béranger, Sidney la pratiquent avec profusion. Gellert, professeur de morale, ne s'en tient pas a la théorie comme 1'éprouvent deux de ses étudiants qui se déguisent en mendiants. (5) Un acteur prouve qu'un „comédien est peut-être plus sensible qu'un autre homme", en secourant une dame dans sa détresse. (6) La majorité des Délassements de l'homme sensible sont des actes de bienfaisance. Les militaires surtout ont le don de la générosité, dont profitera entre autres un bon curé de village tombé entre les mains de trois coquins. (7) Bonserre, dragon a Thionville s'est attaché a un chevalier de Saint-Louis, qui, séparé de sa femme, a promis de payer une pension a Ia divorcée. Ne pouvant faire face a ses obligations, les huissiers vont 1'entrainer, quand Bonserre les supplie d'attendre encore un moment. Le soldat sensible court chez son capitaine. se rengage pour huit ans et sauve son vieil ami par le prix de son nouvel engagement. Ensuite il refuse la récompense de son colonel. (8) (1) Ibid, 2e année, T. III, p. 362, La piété filiale. (2) Ibid, T. I, p. 273, L'amour fraternel. (3) Epr. du Sent., Zénothémis, p. 422. (4) Ibid. Voir aussi, p. 107, ci-dessus. (5) Délassements, le année, T. II, p. 251, L'homme de Lettres. (6) Ibid, T. II, p. 112, Le bienfaiteur. (7) Ibid, T. V, p. 50, Le digne soldat. (8) Ibid, 2e année, T. III, p. 14, Bonserre, le dragon de Thionville. 120 b.) II y a envers 1'objet aimé un amour qui est supérieur pour Ia constance et le dévouement et qui pourtant est loin d'être parfait paree qu'il a comme point de départ Ia désobéissance soit a Ia religion, soit a la loi, soit au pouvoir paternel. C'est eet amour que d'Arnaud appelle „honnête". II rentre dans les „fautes honorables" pour lesquels Ie 18e siècle s'est montré indulgent. II est 1'essentiel de 1'ceuvre de Baculard en lui permettant d'attendrir le lecteur, d'arracher ses larmes, par la lutte qui se livre dans l'ame des héros entre l'amour et le devoir, par les désastres qu'il cause inévitablement et par I'abnégation et 1'héroïsme auxquels ses infortunés s'élèvent. Euphémie (drame) se révoltait contre la religion. Mélanie (nouvelle) en fait autant. On a marié sa sceur ainée a Estival dont elle est éprise. Désespérêe, elle prend le voile. Mais aux pieds de 1'autel elle ne voit que son amant, et sa prière monte douloureusement de son Iugubre cercueil oü les songes les plus affreux la poursuivent pendant la nuit: „O Dieu, ne m'abandonne pas; épuise tes rigueurs sur moi. Arme-toi de tous les ch&timents contre une infidèle qui te trahit". Bedoyère s'opposait a 1'autorité paternelle. Makin et Hélène, Syndham et Anne Bell, Daminvile et Félicie, Dolsey et Amélie suivent son exemple, essuient les mêmes revers et se signalent par le même „héroïsme". Syndham supporte 1'aridité de son prochain, s'obstine contre „les lourdes fatigues" des travaux de journalier qui le consument. Sa femme se traine sur sa tombe, résiste aux sinistres pensées qui la poussent au suicide, et finit sur un grabat. Amélie suit son aimé en Amérique et suce sa blessure mortelle causée par une flèche empoisonnée de Pennemi. Elle sauve son mari qui meurt néanmoins de tristesse, quand il voit que le venin sucé mine graduellement la santé de sa femme. Puis elle transporte, mourante, le corps inanimé en Angleterre, s'entretient avec lui pendant Ie voyage, et meurt dans le même cercueil, tirant elle-même le couvercle dans son agonie. Pourquoi toutes ces rigueurs ? Evidemment paree que ces amants „honnêtes" pèchent par leur manque de soumission. Comme ils sont vertueux cependant! Makin espère que dans 1'ile de Madeire oü une tempête 1'a jeté, lui et Hélène, „il y a des hommes qui professent notre auguste Religion", afin que les cérémonies de Ia sainte loi consacrent leur mariage, car eet amant n'est ni „imposteur" ni „parjure". L'lle n'étant pas habitée cepen- 121 dant, ils „vivent depuis cette époque en époux". Mais ils sont autrement pieux que le commun des mortels. „Plein de religion et de reconnaissance pour les bienfaits de 1'Etre suprème, avant de songer è se faire une demeure, Makin avait élevé un autel de gazon, sur lequel était placé une croix de bois; c'était la que le couple solitaire venait, tous les jours, au lever du soleil renouveler ses hommages envers un Dieu protecteur". (1) Parfois une cause plus subtile s'oppose au bonheur de ceux qui se chérissent. La marquise de Menneville qui est devenue veuve, aime plus que jamais Sélicourt qui a inspiré également de tendres sentiments a la baronne de Darmilly. Voici la situation de la première qui rappelle un peu celle de la Princesse de Clèves: „Après bien des obstacles, des traverses, des reproches secrets pour pouvoir disposer de son cceur et aimer sans crainte de blesser son devoir et sa vertu, être maitresse de contracter un engagement, de faire le bonheur d'un homme qu'on adore, qui nous idolatre, et se refuser a tous ces plaisirs, se sacrifier pour une amie, pour une rivale qui ne peut que nous détester. Tel était 1'état de madame de Menneville" (2) On voit dans l'histoire d'Anne Bell qui donne Ia vie a un enfant naturel, et dans celle de Kersan qui est le père du batard d'Almanzi, que d'Arnaud se fait une idéé assez large de l'amour honnête. Tout en condamnant une tendresse „trop sensible", il fait sienne la cause des amants, rebelles au pouvoir paternel. II ne fait donc aucune réserve ? Si. II soufflé a Poreille de ses éprouvés: „Soumettez-vous a 1'obéissance, que votre sensibilitè soit éclairée". Eclairée? Par quoi? Par Ia raison, „ce présent des Cieux". (3) Et remarquez que ce présent, malgré que d'Arnaud lui reproche sa faiblesse et son penchant a l'esprit, est supérieur a eet autre don divin, la sensibilitè, puisqu'il peut se passer de 1'épithète fatal. C'est ainsi que ses héros qui partent de la sacro-sainte sensibilitè finissent par demander: „La faiblesse serait-elle Ie partage du sentiment ? (4) et par souhaiter: „Je voudrais bien que mon cceur écoutat la raison". (5) La sensibilitè „la première (1) Epr. du Sent, Makin, p. 353. (2) Ibid, Sélicourt, p. 340. (3) Ibid., Zénothémis, p. 446. (4) Epr. du Sent, Zénothémis, p. 42. (5) Ibid, Lorezzo, p. 169. 122 de nos vertus" cède le pas a la raison a laquelle incombe la tache de nous préserver de 1'égarement. D'Arnaud chuchote donc a ses jeunes gens: „Tachez de ne pas vous soustraire aux lois, pauvres petits !" Mais il crie aux parents: „Cessez vos tourments barbares !", et en arrivé au compromis moral tel qu'il 1'a formulé dans la Lettre sur Euphémie, et trainé ensuite dans tous ses contes: „Puisse sa lecture attendrir des mères barbares qui s'apprêtent a faire le supplice éternel de leur filles ... et que les jeunes gens apprennent a quels malheurs entrainent les passions, lorsqu'on ne s'efforce pas de les combattre et de les étouffer dans leur naissance". cl „Que l'amour emporté par les sens diffère d'une tendresse délicate qui se plait dans Ia pureté et qui ne cherche a éclater que par des privations et des sacrifices", dit d'Arnaud (1) L'amour vicieux n'a pour but grossier que la satisfaction des sens, pour conséquence que Ia perte de la femme convoitée. C'est la ville qui fournit a 1'auteur ses libertins, leurs victimes sont les filles innocentes des champs. Les premières nouvelles surtout sont consacrées a la peinture de ce crime. D'Arnaud débute en 1764 par l'histoire de Fanny qui est séduite par Lord Thaley, encouragé dans le mal par son fripon d'ami Thoward. Suites de cette passion vicieuse: désolation, misère et maladie dans la familie de Ia victime — égarements du traitre après son mariage avec une coquette du grand monde auquel son oncle Lord Dirton I'a forcé — duel avec Windham, ancien officier, qui lui reproche son manque d'honneur. Dénouement: „1'heureux repentir" et la réconciliation avec Fanny. Cette sensiblerie eut un succès prodigieux. (2) Une nouvelle édition s'épuise chaque année, ce que Grimm reconnaït avec un certain dépit en 1767 (3), dérnentant ainsi formellement sa remarque de 1766 par laquelle il assure que „personne ne connait Fanny". (4) D'Arnaud met 1'engouement public a profit, d'abord en supprimant dans ses écrits ultérieurs son nom, écrivant seulement: „par 1'auteur de Fanny"; ensuite il revient è la charge en donnant d'autres (1) Epr. du Sent., Fanny, p. 36. (2) Voir pp. 154, 196, 363. (3) Grimm, Corr. 15 mai 1767. (4) Ibid., février 1766. 123 „tableaux dramatiques" de séduction, car les hommes sont indolents a apprendre, a tel point qu'il faut „leur mettre a plusieurs reprises le flambeau sous le nez" (1) En 1767 une bergère, nommée Clary (2) subit le sort de Fanny, restant moins vertueuse. Attirée a Londres, elle se laisse éblouir par les richesses et le luxe. EHe finit par comprendre sa déchéance morale et revient dans son pays natal oü elle voit „le retour a la vertu récompensé" par un mariage parfait. La même année nous gratifie d'un autre „heureux repentir" qui s'accomplit dans Julie. (3) Ayant quitté la campagne pour continuer son éducation a Paris, elle tombe dans les pièges des frivoles marquis et se livre a tout le délire scandaleux, ce dont le narrateur saura bien la punir. II la plonge dans: 1'indigence qui affaiblit son corps, la langueur qui altère ses charmes, la maladie qui compléte le ravage, et le désespoir qui la rend a peu prés folie quand elle apprend la mort de ses parents, succombés sous Ia douleur. Pour prévenir un anéantissement complet, le couvent „oü 1'on est obligé de coucher dans son cercueil", se léve au bout de cette sombre carrière. Elle invite Julie a „se vouer a une clöture éter- nelle" et fournit a D'Arnaud un nouveau dénouement dont il ne se souviendra que trop souvent. II y enfermera 1'infortunée Mélanie, (4) 1'imprudente Rosalie (5) qui a accordé trop töt a Montalmant „les faveurs d'épouse", et la pitoyable Emilie (6) qui „était du nombre de ces beautés avilies ayant perdu leur premier charme, celui de la pudeur et de la vertu", et qui retrouve, après plusieurs années, sa fille dans une des jeunes pensionnaires du cloitre. II réservera la prison a Salvini (7) pour avoir porté, dans un accès de jalousie, une main armée sur 1'objet de sa convoitise, la fiancée de son ami Adelson. A satiété 1'auteur vous répète: „II n'est point de démarches indifférentes dans le chemin des passions; la première devient presque toujours la source de toutes les erreurs, de toutes les fautes auxquelles on s'abandonne". (8) (1) Délassements, 2e année, T. I, p. 19. (2) Epr. du Sent, Clary, ou te retour a la vertu récompmsè. (3) Ibid, julie ou l'heureux repentir. (4) Ibid, Lucie et Mélanie. (5) Ibid, Rosalie. (6) Délassements, le année, T. I, p. 352. (7) Epr. du Sent., Adelson et Salvini. (8) Délassements, 2e année, T. II, p. 100. Valmore ou le séducteur. 124 VII. DÊFAUTS DANS LES ROMANS D'ARNAUD. Les défauts des contes et des romans de Baculard sont encore plus nombreux et plus graves que ceux de ses drames. Point n'est besoin d'insister sur 1'excès du sombre qui les noircit tous par les multiples naufrages, tours, prisons et couvents qui font souffrir ses héros, par les chambres mortuaires oü 1'on s'enferme avec le corps, 1'urne des cendres, ou le portrait de 1'objet aimé, par les cercueils que les misérables survivants traïnent a leur suite, et que Tanden gouvernement de Marseille avait placés a 1'entrée de la ville pour rappeler aux habitants Ie „memento moei". La mort est Ie fort de Baculard. Point de songe — et lequel de ses tourmentés n'en fait pas ? — sans sépulcre ! Clary, dans sa déchéance morale, fait un mauvais rêve oü elle se voit „dans un souterrain éclairé d'une Iampe funèbre et elle allait tomber dans une fosse". Les cimetières invitent au recueillement tous ceux qui vont le dos courbé sous le poids de la douleur. Liebman (1) y va „embrasser le tombeau" d'Amélie. Anne Bell va „s'asseoir sous la voüte d'un monument antique. Tout y répandait cette sombre horreur qui nous pousse a nous enfoncer dans la grande idéé de notre destruction. Du fond de cette espèce de souterrain on apercevait une suite de tombes et de sépulcres qui allaient aboutir a une fosse profonde, oü étaient entassés et confondus des monceaux d'ossements, de débris et de cercueils". Ce n'est plus du Young. Le sombre a dégénéré en macabre. Visitez cependant ces lieux paree que „le spectacle des tombeaux est sans contredit Ia première école de morale". (2) D'Arnaud est un fameux croque-mort. II vous envoie dans l'autre monde des families entières comme celle de Mélanie dont nous venons de parler: La maman meurt, le père périt, Lucie languit, Estival succombe adorant toujours Mélanie qui s'éteint dans le cloitre. Et Grimm conclut irrévérencieusement: „Tout le monde ainsi mort, il ne reste que M. Arnaud dont Ie génie est mort-né". (3) Baculard noircit tout, même le paysage banalement riant que (1) Epr. du Sent., Liebman. (2) Epr. du Sent, Anne Beü, p. 253. (3) Grimm. Corr. 1 juillet 1767. 125 nous avons cru un moment a 1'abri de son charbon. (1) Voici les environs de Trapani dans 1'ïle de Sicile, avec ses coteaux et ses vallons „oü la nature, sous vingt différents tableaux attaché la curiosité et semble exciter une espèce de ravissement". Placez dans ce gentil milieu un jeune fou qui ne rit point en aimant 1 De la è la douleur il n'y a qu'un pas. Aussi il ne tarde pas a courir „s'enfoneer dans une espèce d'antre tapissé d'une mousse marécageuse, et prolongé sous la voüte qui semblait menacer s'écrouler. Prés de la roulait un torrent dont les eaux fangeuses allaient avec un bruit affreux s'engloutir dans un vaste précipice. Des échos lugubres se perdaient dans un amas de débris qui attestaient le ravage des temps. Des ifs et des pins répandaient aux alentours leur sinistre verdure. Les seuls oiseaux qui se faisaient entendre sur ces bords étaient des oiseaux funèbres. Ce séjour paraissait Pasyle même du malheur". (2) On se rappelle eet Eden bienheureux que Makin et Hélène ont trouvé a Madeire. La cöte cependant est un macabre séjour de trépassés. Makin est jeté par la tempête dans une caverne hideuse; il étend dans la nuit la main et „croit toucher a des animaux dont la peau repousse son doigt timide; il veut parler; un retentissement sépulcral, comme 1'écho d'une longue caverne lui rapporte ses accents. A Ia clarté d'un pale rayon de la lune il apercoit des cadavres humains d'une stature surnaturelle, les uns couchés, les autres debout". (3) De même que dans ses drames, Baculard a dans ses nouvelles et ses romans, „aspiré a intéresser par la simplicitê. (4) II est triste de constater qu'il n'y a jamais réussi. Le manque absolu de simplicitê, un goüt désordonné du romanesque, voilé ce qui est précisément son défaut capital dans ces récits mal tissés qui ne sont que des aventures juxtaposées. En voici quelques échantillons. Monsorin (5) a répudié de Ia facon la plus cruelle son fils Daminville qui aime une jeune fille qui n'est pas riche. Au bout de cent pages d'Arnaud vous saisit au dépourvu en déclarant tout a coup et de la facon la plus positive que „la voix paternelle (1) Voir p. 114. (2) Epr. du Sent., Lorezzo, p. 202. (3) Ibid, Makin, pp. 253, 254, 255. (4) Epr. du Sent., préface. (5) Ibid, Daminville. 126 comfnence a murmurer" dans le barbare Monsorin, qui „touche a la période de la vie oü les yeux se fixent sur le tombeau". C'est que 1'auteur a infligé assez de peines k Daminville et qu'il est temps que 1'heure sonne d'une réconciliation qui doit dédommager le malheureux fils d'une série interminable d'épreuves: la disgrSce paternelle, 1'exhérédation, un certain nombre de prisons, la scélératesse du prêtre Darnicourt, conseiller hypocrite de son père, quelques maladies, les efforts faits pour retirer Félicie du cloitre oü elle allait prononcer ses vceux, Ia mort de ses beauxparents, 1'indigence compléte, les refus impitoyables des gens „comme il faut", Ia mort de Félicie, un voyage en Amérique a bord d'un navire oü on Pa embarquée pendant un évanouissement, un naufrage, un séjour chez les corsaires, un autre non moins cruel chez un maitre féroce „sur les terres barbaresques", la perte de son ami, un nègre qui Pa sauvé, „les adversités les plus dures" après sa rentrée en France grSce a une barque abandonnée et trouvée sur ces cótes lointaines; le reproche d'être père, une „chute considérable" qui cause une extréme faiblesse, le mettant hors d'état de faire autre chose que de mendier. Inutile de dire qu'au moment de la réconciliation, Félicie se trouve ne pas être morte. D'Arnaud s'entend a „reculer les bornes" du romanesque dans de pareils sujets qui, comme Adelson et Salvini et Sidney et Volsan constituent une matière toute faite pour les mélodrames. Les suites d'une première foute, commise par Eugénie (1), sont 1'ceuvre d'une bande incroyable de séducteurs successifs parmi lesquels il y a les pires souteneurs. Supplantée par ses rivales Eugénie finit dans la maison d'une blanchisseuse. La belle simplicitê que celle des deux derniers romans moraux que d'Arnaud a mis au jour, et oü en radotant, le vieillard ne fait que répéter ce qu'il a prêché toute sa vie 1 II vous fait tressaillir a Venfance de Lorimon (2) qui est „sans pitié", et k tout le reste de son existence vicieuse: k son adolescence oü le jeune homme perd son temps... avec une femme de chambre de sa mère, puis avec la marquise de Blanzei, une des amies de sa mère; — k sa jeunesse oü „le zéro est enfin parvenu a obtenir (1) Eugénie ou les suites funest es d'une première foute, dans: Loislrs ut Hes, 2 vols, Paris, an II. (2) Lorimon ou l'homme tel qu'il est, Paris, 1802. 127 la valeur du chiffre": répétitions d'aller leur train: mariage imposé, prise de voile par la dédaignée, jeux, séductions, duels (quatre morts !), misère, hostilité de la société; — a Vage mür: la frivolité est suivie de 1'ambition, — a laquelle dans la vieillesse succède 1'avarice, — jusqu'a ce que, a sa décrépitude, le vieillard est réduit a la besace, recevant a peine a manger et a boire. Voila „l'homme tel qu'il est". Rien de plus simple. Trois volumes 1 Remplacez dans cette histoire la paresse par 1'étude, la frivolité par 1'action, les séductions par l'amour vrai (et sensible s. v. p.!), les duels par la bienfaisance, le commandant du régiment par 1'agriculteur, 1'ambition vaine par les excellents conseils donnés au „prince d'Allemagne", la décrépitude misérable par une heureuse vieillesse avec le calme de la religion, et un cercueil préparé en perspective, et je vous demande s'il y a rien de plus simple que „l'homme tel qu'il devrait être" et que Baculard a baptisé Denneville (trois volumes !) (1), trois ans avant que sa bière a lui le recüt. La psychologie dans d'Arnaud est également pitoyable et mélodramatique. La peinture de la naissance et des progrès graduels d'une passion lui est inconnue. Croyant a 1'existence des „ames qui se correspondent", il n'a qu'a opérer leur rencontre pour que se produisent „des passions rapides, des transports impérieux qui semblent décider du cceur et lui commander pour la vie". Toutes ses jeunes filles vertueuses ont seize ans, des graces naissantes, une bouche vermeille, une peau d'une blancheur éblouissante, une sensibilitè exquise, et font de prompts ravages dans le cceur de celui qui vient a les rencontrer. Tous ses jeunes gens au cceur si vivement inflammable, se jettent immédiatement aux pieds de ces belles et leur jurent, en prenant le ciel è témoin, qu'ils n'auront pas d'autre épouse, qu'ils les aimeront „jusqu'au tombeau", ou „éternellement". Dès ce moment les adorées sont promues souveraines de leur cceur, arbitres de leur sort, femmes divines, divinitès, créatures célestes. On pleure de sensibilitè, on s'évanouit devant son bonheur et on tombe en défaillance au moindre contretemps. „Un seul regard" de leur maitresse leur (1) Denneville ou l'homme tel qu'il devrait Être, Paris, 1802. 128 est préférable „k toutes les faveurs du sort". (1) Qui dirait la valeur des tendresses ! „Un embrassement grandeurs, riches- ses, univers entier, qu'êtes vous prés de ce baiser délicieux". (1) De grace ne séparez pas ces tourtereaux, pas même cinq jours. „Cinq jours sans voir Nina c'est un siècle de tourment". (1) Puisque Ie baiser remplace si avantageusement „les richesses" et „les grandeurs", on ne travaille pas. II n'y a pas un amant dans d'Arnaud capable d'exercer une fonction; si 1'auteur leur met parfois un rateau ou un hoyau k la main pour décorer 1'idylle, c'est le bout du monde 1 Ils sacrifient repos, foyer, parents, k leur amour. Le travail leur est inconnu. Les héros de Baculard vivent en dehors de la vie commune. Voila en quoi consiste encore sa „simplicitê". Bedoyère nous a donné une idéé des scènes du désespoir ténébreux auquel ses pantins se livrent quand tout contrarie leur amour. Pour compliquer la chose d'Arnaud tire des phénomènes de la nature un symbolisme a sa facon et crée ainsi „le doublé noir": „La situation de Salvini était violente; on eüt dit que le désordre de ses sens se répandait sur toute la nature: un tonnerre affreux gronde, la foudre sillonne la nue et tombe en un long tourbillon enflammé". (2) Ces citations suffisent pour donner une idéé du style de Baculard. D'ailleurs il en a plusieurs: style pleurnichard, style dèchirant, style jou; k cóté de son „faire" entrecoupé, il a sa „manière" périphrastique: oü il excelle: Voici un exemple: „La femme du capitaine est décidée a jeter cette triste victime de rinhumanité dans la foule de ces infortunés auxquels la charité ouvre un asyle et qui souvent y trouvent la mort". (3) Depuis Manon il répugne, pour dire les réalités amoureuses, au mot propre. Déclarer qu'une jeune fille est enceinte est trop simple et trop grossier; disons donc: „La situation d'Hélène n'était pas celle d'une fille qui jusqu'a cette époque n'avait point démenti les principes d'une sage éducation", ou „elle portait dans son sein les témoignages incontestables de sa ruine". (2) (1) Epr. du Sent, Lorezzo, p.p. 215, 239, 216. (2) Epr. du Sent, Adelson et Salvini, p. 203. (3) Cela veut dire que cette femme met un enfant trouvé a Phospice. Délassements, le année, T. VI, p. 104. (4) Ibid, 2e année, T. IV, pp. 35, 36. 129 Cependant notre auteur dispose aussi d'un style simpte, mais simple au point de ne plus rien exprimer: „Quelle agitation, quels transports, quels coups !" — „Ce sont la des situations qui se refusent au pinceau". — „II n'est point d'expression qui donne une idéé de eet état". — „Quel peintre exprimerait ces sortes de tableaux ?" On pourrait pardonner k ce maitre de la sensibilitè sa fadeur, sa puérilité, sa bêtise. Mais ce qu'on ne saurait supporter c'est spn manque de sincérité. Grimm le lui a dit sans ambages, prétendant qu'il était „un auteur perfide, car il cache sa glacé sous une fausse apparence de chaleur et sa platitude sous un style d'emphase et de grands mots". (1) En effet d'Arnaud était trop paresseux, trop indolent, aimait trop ses aises, pour être vivement ému. On sent que les pleurs qu'il répand en ruisseaux sont factices et que son désespoir bruyant est maniéré et froid. Cette dissimulation se trahit dans son oeuvre d'autre facon encore. En 1764 (2) il élève jusqu'aux nues Young; il devient son disciple 'zélé qui renie pourtant indignement son maitre en 1783 en criant a ceux qui „se hatent de le confiner (lui, d'Arnaud) dans Ia région des tombeaux": „Me voila atteint et convaincu d'être un des complices du ténébreux Young". (3) En 1768 il dédaigne „les jardins symétrisés avec ces arbustes mutilés par le ciseau de 1'art" qui empêchent la rêverie et donnent a vos pensées „Ia contrainte des graces concertées". (4) Par contre il adore les pares de Kent en de Brown: „Les jardins anglais nourrissent cette tristesse qui m'est si chère" (1775). (5) Dix ans plus tard (1785) c'en est fait de cette préférence et d'Arnaud n'a plus qu'un superbe dédain pour ces „ridicules jardins k Panglaise". (6) II n'est pas plus sincère au sujet des arts „qui ne sont que des chimères et qui ne servent dans la plupart des hommes qu'a affaiblir et k effacer la nature". (7) Tout de même il félicite (1) Grimm. Corr., 15 mai 1767. (2) Voir pp. 58, 59, 63. (3) Délassements, 2e année, T. I, p. 28. (4) Lettre sur Euphémie, p. 194. (5) Epr. du Sent., Liebman, p 318. (6) Délassements, 2e année, T. IV, p. 188. (7) Epr. du Sent., Sidney, et Volsan, p. 18. 9 130 Adelson sur „son goüt exquis pour les arts" (1) et le Marseillais Zénothémis d'avoir „une ame enflammée de l'amour des arts". (2) II est superflu de continuer. Les inconséquences doivent être nombreuses chez un auteur qui est balloté entre des principes opposés, qui avance tantot que „l'homme apporte a sa naissance une absence de caractère", pour se dédire le moment suivant, assurant: „On ne saurait nier que la malice naisse avec nous". (3) (1) Ibid, Adelson et Salvini, p. 105. (2) Ibid, Zénothémis, p. 422. (3) Voir p. 105. C. SON INFLUENCE EN FRANCE. CHAPITRE I. Les Parodistes. Parmi les contemporains de Baculard il y en avait qui affirmaient de temps a autre qu'on ne Iisait point ses ouvrages (Grimm, La Harpe). Si les multiples éditions de ses drames et de ses anecdotes, la louange de ses admirateurs et les innombrables plagiats commis par ses imitateurs ne prouvaient pas le contraire, les nombreuses satires s'en chargeraient: „Un ouvrage qu'on parodie est un ouvrage qu'on lit". On ne saurait s'occuper ici de tous les persifleurs de Rousseau qui, sciemment ou non, attaquent en lui ce qui caractérise d'Arnaud a un degré sensiblement plus fort. La parodie de la bienfaisance, privilege des malheureux, telle qu'elle figure dans Le Nouvel Abaillard (Thorel de Campigneules, 1763) est de ce genre. On pourrait citer encore les Lettres d'un citoyen de Genève (1763), oü un anonyme montre sur la scène un pauvre fou qui rugit: „La malédiction d'un père, le cri du préjugé, Ia nature entière s'élèveraient en vain entre Lucile et moi". „Le ton est d'un forcené qui doit plus aux Epoux malheureux qu'a Julie". (1) L'époque de la vraie parodie des „darnauderies" ne vient que dix ans plus tard, vers 1774. Elle comprend précisément — et il n'en saurait être autrement — les années de 1774 jusqu'a 1783 formant la période d'une réaction provisoire (2) contre 1'invasion (1769—1774) de 1'youguisme qui avait été préparée (1762— 1769) par Baculard non moins que par Bissy. M. Baldensperger explique cette réaction „par la reprise d'espoir et d'entrain qui salua I'avènement de Louis XVI". D'Arnaud se pliant apparem- (1) S. Etienne, Op. cit., p. 228. (2) Voir Baldensperger, Etudes littéraires, Paris, Hachette 1907 T I pp. 55—109. . * ' ' ' 132 ment aux circonstances cesse, a partir de cette date (1774), d'écrire ses drames sinistres. La grande majorité des noires Epreuves du Sentiment ont paru. Ce qui va suivre entre 1774 et 1783 est fort peu de chose. Sa familie semble prendre part a la joie nationale. Son jeune fils présente des „Vers a la Reine" dont la beauté souveraine (de Sa Majesté 1) 1'emporte sur celle de „tous les divins objets" que son père lui a vantés. (1) Quand, en 1783, les Nuits reprennent leur revanche, d'Arnaud commence a lancer, la même année, ses Délassements, de couleur foncée. Comment s'est-on moqué de lui dans eet intervalle (1774— 1783) oü le sombre geignant court risque de perdre du terrain au profit du rire clair ? Constatons d'abord que le précureur de la raillerie générale avait été Coquelin de Chaussepierre qui sous le pseudonyme de M. Doucet avait publié en 1770 „Le Rouê vertueux, poème en prose et en quatre chants, propre a faire en cas de besoin un Drame a jouer deux fois pas semaine". Plusieurs notabilités de lettres essuyaient ici les nasardes, surtout Falbaire, dont VHonnête Criminel faisait rage. D'Arnaud aussi est du nombre. Les „Réflexions essentielles" de 1'auteur, espèce de discours préliminaire, sont une satire directe de 1'aplomb avec leqüel Baculard venait de soutenir que „Crébillon est plus tragique que Corneille et Racine" (Fayel, préface 1770). Puis, dans son „Avis au Public" le poète affirme qu'il est „sans prétention et verra sans jalousie embellir et étendre ses idéés, ses premiers essais". Tels sont les termes mêmes dont Baculard entrelarde ses préfaces. Le sujet, annoncé dans quelques „arguments" est d'un ténébreux darnaudien: Un „vuidangeur sans odeur" vient d'être pendu. La justice va saisir tout Pinventaire de sa maison. Saint Leu, son futur gendre, qui défend ses biens, avec des tenailles, un marteau, etc, est arrêté par le guet. II se produit une mêlée terrible. Lorsque le malheureux va être exécuté, le jour même, Henriette sa fiancée, perce la foule, se jette sur le corps de son amant, après s'être frappée de trois coups de marteau. La Maman expire de douleur dans les bras des soldats. (Cinq Morts!). — Le dialogue même raille le style entrecoupé d'Arnaud II ne se compose que d'exclamations vagues sans ordre ni sens, entremêlées d'une immensifé de points et d'énormes lacunes indiquant les réticences. Voici un fragment du chant II: (1) Voir Grimm.: Corr., nov. 1776. , 133 „A peine la série de ses idéés , une lumière obscure ? » • dans son ame ténébreuse.. , ? En 1774 Gresset ouvre 1'attaque générale contre Les penseurs noirs, les raisonneurs, Les gens a phrases, les frondeurs, (1) qui fournissent les pièces lugubres dont Imbert dit en 1775: J'ai vu jusques a la coquette De nos drames noirs raffoler, Les crêpes d'Young se mêler Parmi les pompons de toilette. (2) Quoique d'Arnaud ne soit pas indiqué nommément, il est clair qu'il est un des premiers sur qui on daube. L'énorme bouffonnerie dont Coquelin de Chaussepierre régale ses amis la même année, ne laisse aucun doute è eet égard. Elle a pour titre: „Monsieur Cassandre, ou les effets de l'amour et du Verd-de-gris, Drame en deux actes et en vers", et n'est pour la majeure partie qu'une parodie des ceuvres de notre dramaturge au charbon. Elle est dédiée è Mme la marquise de *** „qui donne avec chaleur dans le sombre et qui s'est évanouie a une lecture que 1'auteur fit de son ouvrage". A la suite de cette dédicace, 1'auteur annonce son sujet dans sa préface en ces termes: „C'est un père de familie, brülé d'une flamme adultère, déchiré par les transports de la jalousie Ia plus affreuse, qui désespéré de voir ses vceux rejetés, concoit et exécute 1'horrible projet d'empoisonner son rival qu'il ne connait pas. C'est son propre fils qui finit par s'empoisonner soi-même pour se soustraire a 1'infamie du supplice". Dans la scène au grand ChStelet on voit le père, le fils et le geölier qui meurent après avoir bu du vin oü Cassandre avait (1) Lettre de Gresset è M. sur le discours prononcé par l'auteur a VAcadémie francaise, le 4 aoüt 1774. (2) Imbert: Lettre d'un Anglais è Paris è son ami a Londres: Alm des Muses, 1775, p. 1. 134 mis du vert de gris. Madame Cassandre est étouffée sous leurs cadavres. „Ce genre de mort m'appartient et je n'en ai vu d'exemple nulle part", dit 1'auteur. Après cette analyse il lance ses malédictions aux „ames étroites et maigres" n'ayant point eet „embonpoint du sentiment" dont parle M. d'Arnaud. Celui-ci a fourni au satirique toutes les matières de sa préface et même la facon dont il en indique les pragraphes dans la marge: „Coloris brillant", „Chaleur des Idéés". Les dèdicaces et les préfaces de Baculard, arrangées de la sorte, c'est au tour des Discours préliminaires. Dans le sien Doucet a bafoué 1'auteur de Comminge qui „a dit trés bien que nos prêdécesseurs ont épuisé 1'imposant, ce genre si borné du genre admiratif... II nous restait le. sombre dont le même poète a ouvert la carrière en y débutant par des chefs d'ceuvre", et qui répandent un effroi tel que „quatre poètes dramatiques bien sombres feront mille fois plus d'effet que les quarante-huit commissaires de Paris". Rien n'est épargné, ni ses Lamentations, ni ses drames, ni ses contes moraux, ni sa théorie des points, ni les gravures d'Eisen ou de Marillier. Un „Catalogue des Ouvrages" de 1'auteur de la parodie précède la pièce. On y trouve: „Les angoisses du Sentiment, ou la Sensibilitè a 1'Epreuve" Roman en 2 vols., in-12. „Traité complet de la Ponctuation" 2 vols in-8. — „La mort de sir James Darknihgt", drame en 5 actes et en prose. Pour souligner sa raillerie le farceur amène, en les ridiculisant, dans sa parodie des vers entiers empruntés a sa victime, surtout a Mérinval. C'est ainsi que Cassandre voit dans un songe son prétendu rival assommé: II élevait vers moi sa main appesantie, Ainsi que lui, sa femme était presque sans vie; 11 me montre les coups, son sang, ma femme, ó ciel! Ses mains tiennent encore le breuvage mortel (1) Qu'on veuille se rapporter au premier acte de Mérinval (1) et y comparer la scène ou Cassandre, extravaguant, laisse tomber une chandelle en s'écriant Dieu 1 le jour m'est óté !.. Ce n'est pas la vertu qui craint l'obscariié. Dans eet instant d'horreur oü mon malheur me jette, Je ne sais oü je suis ! Allons, qu'une allumette (1) Voir p. 80. 135 A ma chandelle éteinte offrant de nouveaux teux Tout a Ia fois éclaire mon coeur... et ces lieux. (1) D'Arnaud plus qu'aucun autre prête le flanc a la plume sarcastique de ses contemporains. Dans une Papesse Jeanne (2) en 10 chants, 1777, on assiste a un auto-dafé oü on voit privés de leurs estampes, Fastons, filets, vignettes, cul de lampes, Tous les iromans du sombre B .. Les connaisseurs rendant justice a 1'art, Ont richement encadré la gravure, Et condamné 1'ouvrage sans parure Au sort honteux des oeuvres de S .. Imbert se rit de lui et de Belloy dans Gabrielle de Passy (1777), comédie en un acte et en prose. Fayel y est travesti en anatomiste, nommé Coutel, Coucy en caporal des grenadiers, s'appelant Sans Souci. La parodie la plus connue du temps était celle de CubièresPalmezeau; portant successivement comme titre: Le Dramomane, La lecture interrompuc, La Manie de Drames sombres, Le Dramaturge. Cubières y a raillé devant Louis XVI, Marie Antoinette et la cour a Fontainebleau Ie 29 octobre 1777 les „farces sépulcrales", les „cercueils", les „coupes empoisonnées", „tout eet attirail burlesquement lugubre" (3) qui est 1'essentiel des drames de Baculard. Voici le principal de cette pièce qui eut un succès fort douteux: Prouzas, auteur dramatique, va accorder sa fille Sophie a Sombreuse, fils d'un de ses amis a Lyon oü il fait représenter ses pièces darnaudiennes: II faut que de Ia scène on fasse un cimetière, Des cercueils, des tombeaux et des têtes de mort! Madame Dorimène, sceur de Prouzas favorisera pourtant 1'union de Sophie avec Saint Fort, joyeux jeune homme. Prouzas ennuie la société en s'extasiant devant un article de journal, admirable sujet de drame: un patissier a perdu un procés; il s'est vengé et a fait remettre chez son juge un paté empoisonné (1) M. L. Béclard a tort selon nous de ne voir dans cette pièce qu'une allusion facétieuse aux drames de Mercier. (Sébastien Mercier, sa vie, son oeuvre et son temps, Paris, Champion, 1903, p. 388). (2) Corresp. secr. pot. et litt,, Londres, John Adamson, 1787, T. V, p. 57. (3) Lettre préface. 136 qu'on a mangé, — et en lisant les epreuves d'une pièce funèbre qu'il vient de composer. D'Arnaud y est malmené pour son style prolixe, ses cris de détresse, ses points: Le sang coule.. Animal! je n'ai pas dit cela. Le sang en longs ruisseaux coulait par-ci, par la; Cette phrase du moins fait image. Les crimes, La foudre, le trépas, les enfers, les abïmes Tous ces mots sont omis ! II n'aura pas encore retranché, j'espère Les Dieux! les ah! les ciel! les mon fils! les mon père! Et les points oü sont-ils ? Quoi! malgré tous mes soins N'apprendra-t-il jamais la science des points ? Les points au sentiment servent de thermomètre, Par les points on les fait diminuer ou croltre. Sur ces entrefaites arrivé son valet Pasquin, déguisé en Sombreuse fils qui se moque du caractère noir de son père et de Prouzas et refuse d'assister a la lecture a quoi Saint Fort se soumet. Sorti après son supplice, celui-ci ne tarde pas a rentrer jouant la douleur la plus vive: Tous les drames funèbres de Prouzas ont été consumés dans un incendie chez son libraire. Saint Fort qui a retiré des débris de deux de ses pièces: Cartouche repentant et Barbe Bleue et ses femmes, sera son gendre, d'autant plus qu'une lettre simulée de Dorimène lui apprend que Sombreuse est 1'incendiaire. D'Arnaud n'est pas la seule victhne de Cubières. Ce ne sont pas ses personnages a lui qu'on a parodiés dans ces vers de Prouzas: Oui, bravant le scandale Je veux aller chercher mes héros a la Halle. Et il n'aura pas a s'inquiéter quand les débats s'ouvriront sur la nécessité de bannir les Grecs et les Romains du théatre, et de n'y tolérer que la prose. Mercier se sera senti ici plus morveux et il se sera mouché. (1) (1) Nous croyons que M. Gaiffe exagère en disant (op. cit. p. 135) que Cubières „composa toute une comédie contre le malheureux auteur de Jenneval". Selon la Biographie universelle de Hoefer (art. Cubières) le satirique aurait protesté devant Mercier contre 1'accusation d'avoir voulu lui porter atteinte. 137 Le vidangeur sensible, drame en trois actes et en prose par Marchand et Nougaret, 1777, Tatteint moins encore. S'il y est pour le sombre, la sensibilitè, les pleurs et les points, il n'a aucun sujet de se soucier d'une farce oü 1'on préfère la prose paree qu'elle convient mieux a un héros „citoyen comme un autre, homme qui s'emploie a procurer la propreté et la salubrité dans une grande ville". Son fils infame va être livré a la justice quand le père, sous prétexte de lui donner un verre de liqueur, lui fait avaler „le fatal breuvage". D'Arnaud pourrait s'alarmer autrement de L'Inauguration du Théatre francais, pièce en un acte et en vers par M. Imbert, représentée le 9 avril 1782. On s'y moque des auteurs qui désirent voir: Si 1'on peut sans tumulte, en ordre solennel, Y (sur la scène) faire défiler des convois mortuaires, Si de mainte poulie on a garni Ie ciel Pour accrocher souvent des lampes funéraires, Si 1'on a préparé pour 1'endroit éclatant Des toiles d'un beau noir, qui sans bruit a I'instant Couchent sur la coulisse un vernis de ténèbres. Et nous sommes suffisamment renseignés sur les sentiments de La Harpe envers Baculard (1) pour comprendre qu'il nargue surtout Ia Muse du drame darnaudien en lui faisant dire: La Pantomime me suffit La Pantomime seule établit mon empire. J'ai le plus grand mépris pour le talent d'écrire ! Ici je me figure Dans un sujet tout neuf que je traite aujourdhui, Un amant accablé des peines qu'il endure, Qui creusera sa sépulture ! On verra le tombeau se refermer sur lui. (2) (1) Voir p. 68. ' (2) Molière d la Nouvelle Salie, ou les audiences de Thatle, comédie en un acte et en vers libres, représentée pour Ia première fois sur Ie Nouveau Théatre du Faubourg Saint-Germain, le 12 avril 1782. CHAPITRE II. D'autres Détracteurs. Outre les parodistes il y avait nombre d'écrivains qui prodiguaient a d'Arnaud leurs railleries et leurs coups. Collé, Clément, Dulaurens, Palissot, Le Brun, Voltaire, La Harpe, Grimm et Diderot, pour ne nommer que ceux-la, aiment a le taquiner. Collé chante joyeusement la gloire d'une tête de mort. „Je veux rire", dit Clément, Et payer par un vers, malignement tourné, L'ennui que les Darnaud souvent m'auront donné. (1) L'abbé Dulaurens croit utile d'égayer les Lamentions d'une note folie. (2) Dans la Dunciade il n'y a presque pas de chant oü Palissot ne tourne en ridicule son contemporain sombre. Je ne cite que la saillie au chant VI: L'Young franfais par la flamme ennemie Voit consumer son triste Jérémie, Et son Comminge avec son Euphémie, Et son Recueil qu'il a désavoué, Son Coligny qui ne fut point joué, Et son Fayel par Fréron tant loué Mais du public obstinément hué. On comprendra Ia nature de son „article" Baculard dans ses Mémoires, — de sa „Lettre a Monsieur D. M. sur quelques satiriques modernes", oü il écrase Gilbert qui avait loué excessivement son bienfaiteur d'Arnaud en se déchaïnant contre le peu charitable Voltaire, (3) — de ses „Observations critiques" (4) au sujet de la „Nouvelle Bibliothèque d'un Homme de Goüt", oü 1'on avait surfait d'Arnaud a tel point que Palissot trouve bon de (1) Clément, Satire I (Ed. Satires, Amsterdam et Paris, 1786). (2) Voir p.~43. (3) CEuvres complètes de Palissot, Liège et Paris, 1779, T. VII, p. 235. (4) Ibid, T. VII, pp. 268, 271. le déchirer è belles dents. II en expédie les morceaux par „Ie coche de I'ennui", (1) après quoi il ne lui reste que d'agréer les félicitations de Le Brun, autre bouledogue, dont les morsures seront violentes toutes les fois que I'occasion lui permettra de fondre sur sa victime. Au mois de janvier 1761 il mande a Voltaire que Baculard, „croupier assidu et famélique de F **", a fait avec celui-ci un article diffamatoire sur son attitude protéctrice envers MUe Corneille. (2) II est sür de trouver une oreille attentive a ses malédictions auprès de celui qui traitera quelques années plus tard Comminge de „triste sujet", (3) et qui un jour a Ferney, demandera malicieusement a Cubières si sur les thécUres de Paris on jouait encore a la boule avec des têtes de mort. Le 30 aoüt de Ia même année il se montre furieux dans une correspondance avec De Belloy qui est en Russie: L'abbé de la Porte a attaqué „Péloge si flatteur" dont lui, Le Brun, avait gratifié „le grand Bacul" en disant que „s'il n'avait ni esprit, ni goüt, ni intelligence quelconque en éloquence et en poésie, du moins il était poli, honnête et décent". (4) Dans la „Wasprie" il le rend „Ie Cotin du siècle". „Ce Baculard Scudéri était parvenu tacitement au douzième échelon de la renommée". Mais, savoürant sa vengeance, Le Brun crie: „Je Pai plongé dans la fange". Et quand le malheureux se tord la dans ses convulsions, l.'athlète se dresse avec une satisfaction souveraine, croise ses bras d'Hercule, jette un regard de mépris en bas et dit: „II faut bien de temps en temps nettoyer le Parnasse". (5) La-dessus, de peur que sa victime se Iève, il Ia crible des flèches empoisonnées de ses épigrammes: Ce Iourd fossoyeur du Parnasse Vous enterre a la même place L'esprit, le goüt et Ie bon sens (6) Ce mendiant aurait bien pu (1) Ibid., T. VI, p. 418. (2) Le Brun, CEuvres. Crapelet, Paris 1811, T. IV, (Corr.) pp. 27, 125, 213. (3) Voltaire, Corr., 2 juin 1767; a M. Albergati Capacelli. (4) Le Brun, CEuvres. T. IV, p. 113. (5) Le Brun. CEuvres. T. IV, p. 164, Lettre ü De Belloy, et p. 146, Lettre a De la Place. (6) Epigrammes, Livre II. 139 140 s'enrichir a rimailler, Düt-il ne prendre qu'une obole A tous ceux qu'il faisait bailler. (1) Au lieu d'être cousu d'or il porte la haire, Lui qui sut trop nous ennuyer. (1) et qui a banni la joie du Parnasse: Le rire est mort; prêcher est la folie, Arlequin prêche, on fait prêcher Thalie. La nuit, Young prêche a faire frémir, Le jour d'Arnaud prêche a faire dormir ! (2) Béni soit donc, dit 1'épigrammatiste, le moment oü le Rayon d'espoir vint luire a mes douleurs Et de Fanni braver la noire étoile. (3) Haro sur le gueux dont au dire de Diderot „les bassesses ne peuvent s'excuser que par le borborygme d'un estomac qui souffre". (4) II convient de dire deux mots sur ces critiques. D'abord c'est souvent la jalousie de métier qui les inspire. C'est ainsi que 1'auteur de la Mélanie qui échoua, se vengea sur ses modèles en les traitant de rapsodies lamentables au style barbare et ampoulé, k Paction nulle et invraisemblable. (5) Ils sont achetés pourtant assidüment „dans les petites villes de province, en Allemagne et aux colonies" (6) ajoute-t-il. II devait se facher du succès de 1'opéra Sargines que Monvel avait tiré de ces Epreuves du Sentiment qui sont des „epreuves de patience pour le lecteur". Ensuite tous ces juges, même les plus sévères, reconnaissent qu'a cöté de ses innombrables défauts il y a du bon dans Baculard. Collé appelle la Saint-Barthélemy une „méchante tragédie", mais trouve que „ses vers sont harmonieux". Clément constate avec une ironie joyeuse que „le Prophéte Jérémie (est) francisé (1) Poésies diverses: Sur la Fontaine. (2) Les nouveaux prédicateurs. (3) A Vénus. (4) Diderot: CEuvres complètes, Ed. Garnier frères, Paris, 1875: Le Neveu de R ame au, T. V, p. 431. (5) La Harpe, Corr., Lettre VIII, 1775. (6) T. VI, p. 21. 141 par 1'auteur de 1'Epitre a Manon", (1) tourne en ridicule son Ode sur la naissance du Duc de Bourgogne, (2) et rencontre dans les CEuvres diverses peu d'idées et de goüt. Néanmoins il Ioue „la facilité", „la sensibilitè" et „la petite imagination" du poète dont le recueil contient des vers „qui sürement ne dépareraient pas les pièces fugitives de M. de Voltaire" (3) et dont Palissot trouve „les sons agréables". (4) Le railleur Grimm lit „avec plaisir certaines de ses épitres", (5) ne peut disputer au poète des Lamentations „la facture des vers", (6) et avoue qu'„on ne saurait refuser a M. d'Arnaud du talent, une imagination féconde et mélancolique, de la sensibilitè, même une sorte d'éloquence". (7) Témoin du succès éclatant de Comminge a la représentation de 1790, il écrit que, quoique la tristesse des deux premiers actes soit „plutót ennuyeuse qu'intéressante", „il y a ici d'assez beaux développements, quelques grandes idéés, quelques vers heureux", et en outre que „1'ouvrage a été vivement applaudi". (8) Après tout, ce n'est pas mal pour une pièce dont on a dit vingt-cinq ans auparavant: „Cela est d'un froid a glacer malgré les efforts du poète pour être chaud. En vain il a cherché a y remédier par de grands mots, par des vers gigantesques et pleins d'enflure, par une pantomime laborieusement et puêrilement décrite". (9) Si les ennemis les plus acharnés se voient forcés de faire de si belles concessions on a chance de trouver des admirateurs. (1) Clément: Cinq années littéraires, Pierre Goss, La Haye, 1754, T. IV, p. 68. (2) T. III, p. 294. (3) T. III, pp. 184, 185. (4) Dunciade: Chant VI, note. (5) Grimm. Corr., 20 juillet 1751. (6) aoüt 1757. (7) aoüt 1773. (8) mai 1790. (9) déc. 1764. CHAPITRE III. Les admirateurs. D'Arnaud n'avait pas exclusivement sa clientèle parmi les couturières et les marchandes de modes, comme Grimm veut nous le faire accroire. La haute société ne le dédaignait point. Marie Antoinette, la comtesse de Provence, Ia comtesse de Beauharnais goutaient ses ceuvres et les faisaient richement relier. Frédéric II, le prince Henri de Prusse, le marquis d'Albergati, et parmi ses compatriotes, le prince de Conti, Ie comte d'Artois, le comte de Serent, étaient ses lecteurs zélés. Celui-ci avait fondé en 1784 „La société patriotique bretonne", dont la bibliothèque devait être une sorte de code de 1'humanité. Les ouvrages d'Arnaud y occupaient une place d'honneur. D'ailleurs, au début du 19e siècle encore, 1'administration de plus d'une bibliothèque recommandait 1'acquisition de son cours de morale. Parmi les auteurs contemporains il y en avait beaucoup qui 1'admiraient: Mme Roland connait ses écrits a peu prés par cceur. Dorat estime ses drames monacaux „un genre a part" oü toutes les choses se trouvent a leur place, oü les orages des passions sont peints d'un pinceau magistral, oü le „costume" est rigoureusement observé. (1) Rousseau dit que „la plupart des hommes écrivent avec leurs mains ou leur tête; M. d'Arnaud écrit avec son cceur". Robbé de Beauvet le défend contre Palissot en ces termes: Quoi qu'il en soit de sa lugubre prose, j'aime bien mieux en prendre grande dose, Que de risquer la vapeur des pavots Que Palissot verse sur ses travaux. (2) Gilbert le surfait, et pour cause ! G. Legouvé le prend visiblement comme modèle. Le „tragique" du fanatisme qu'il poursuit dans sa Mort de Henri IV provient directement de Coligny. En (1) Dorat: Les deux Reines, drame. Discours préliminaire (2) Corr. secr. pol. et litt. Londres, John Adamson, 1787, T. III, p. 8. 143 1798 il écrit un volume de poésies sous le titre de: Les Souvenirs, la sépulture et la mélancolie. II y répand „les douces larmes du cceur" versées sur „un roe noir et sauvage" dans „un bois sombre", et il se sent heureux au milieu des „cercueils qui 1'environnent" d'avoir „pour siège une urne et la mort pour témoin". Quel est en le lisant 1'ouvrage qu'on admire ? L'ouvrage oü 1'écrivain s'attendrit et soupire. Si vous doutez du nom de eet écrivain, descendez avec Legouvé sous „les voütes „ténèbres", et vous rencontrerez Comminge dans ces: Sépulcres des vivans, oü servant les autels, Au sein d'un long trépas respiraient les mortels. On y lit: Ces formidables mots: Néant, Eternité, et on y trouve: La fosse que, docile, au plus cruel devoif Creusa I'infortuné qu'elle dut recevoir ! (1) * * Mais qui dira le nombre des journaux, des revues et des correspondances qui ont chanté la gloire d'Arnaud. Les ceuvres de sa jeu nesse déja trouvaient souvent un accueil chaleureux. Les Observations sur les Ecrits modernes (2) attirent 1'attention sur „les beaux vers" et „le talent" de 1'auteur du Poème sur la Philosophie, adressé a M. de Prémontval. (3) Les Lettres de la Comtesse de *** sur quelques écrits modernes (4) vantent le roman des Epoux malheureux. Pendant le séjour que d'Arnaud fait en Allemagne, la Bibliothèque Impartiale (5) est a 1'affut des moindres poèmes (1) Legouvé lut La Sépulture le 5 oct. 1797 a 1'Institut. Elle fut insérée dans les Mémoires de 1'Institut et figure au Tome II des Oeuvres de 1'auteur (Ed. 1826), qui y défend le respect des tombeaux des bons citoyens et leur ascendant sur la postérité, comme Delille le fait au chant VII de VImagination. Sur ce nouvel aspect de la Poésle des Tombeaux du 18ième siècle qui devait avoir plus de succès en Italië qu'en France, voir l'ouvrage de M. van Tieghem, pp. 161—172. (2) par Desfontaines, Chaubert, Paris 1743, T. XXXIII, p. 69. (3) Voir p. 5. (4) Lettre IX, déc. 1745. (5) Göttingue et Leyde. Luzac Fils, T. I, p. 468, T. II, p. 468, T. V, pp. 156 et 461. 144 qu'il publie. On adore „la trés belle épitre sur les avantages de 1'art". A son départ de Berlin on regrette de „ne pas avoir joui plus longtemps de lui". Plus tard la revue constate que „M. d'Arnaud est universellement aimé et estimé a Dresde", oü il continue a „exercer ses talents poétiques", dont elle vante les produits. Elle le défend ensuite contre „les frivoles censeurs et les mauvaises critiques" et fait grand cas de „Pénergie" de sa belle traduction des Lamentations. A peine rentré en France on le recoit avec joie: Le Journal des scavans (1) loue en termes pareils les odes sacrées, apprécie plus tard „les développements" et les „gradations" dans Comminge et l'„énergie du sombre héros" dans Fayel. L'abbé Sabatier 1'admire dans les Trois siècles de la littérature francaise (2) et lui reproche le luxe typographique dont ses ceuvres n'ont point besoin pour se faire valoir. Sa Correspondance littéraire (3) fait une mention toute particulière de Mérinval et annonce avec enthousiasme 1'apparition de Fanny „a M. P ** Hollandais". Le Journal de Trévoux (4) analyse ses drames monacaux, inspirés par „la précieuse sensibilitè, le goüt de la Religion, la grandeur et la noblesse des idéés", et prouve „qu'il est possible de faire de bons ouvrages dans un mauvais genre", comme d'Arnaud 1'a fait dans Mérinval. Selon l'Almanach des Muses (5) les Lamentations se signalent par la verve. „L'action" et „la nouveauté", „les bienséances théatrales des caractères" font les délices dans les pièces religieuses. II défend contre les critiques de Fayel ce „sublime" d'Arnaud" qui dans Mérinval, a réuni „l'énergie, la terreur et le pathétique au plus haut degré". C'est la ce qu'admirent, au sujet de Ia nouvelle Zénothémis, les Nouvelles littéraires (6) „contenant 1'annonce raisonnée des ouvrages les plus intéressants qui paraissent". (1) Lamentations: aoüt 1757; — Comminge: mars 1765; — Fayel: 1770, p. 496. (2) Amsterdam et Paris 1774, Art.: De Baculard d'Arnaud. (3) Londres. Mérinval, p. 156, Fanny, p. 124. (4) Comminge: février 1765, p. 448, — Euphémie: juin 1768, p. 576, — Fayel: juin 1770, p. 517, — Mérinval: mars 1774, p. 502. (5) Lamentations: 1772, p. 180, — Euphémie: 1769, p. 176, — Fayel: 1770, p. 307, — Mérinval: 1775, p. 310. (6) Berlin, Etienne Bourdeaux, 1774, T. IV, p. 26. Fréron dans l'Année littéraire, (1) est loin d'être Ie vile adulateur tel que le parti philosophique aimait a Ie représenter. II accorde dans son journal 1'hospitalité a une longue analyse des Lamentations, approuve Ia nouveauté des drames de couvent, et Ia facon dont Baculard a concu le caractère de Comminge. II n'est point pourtant aveugle, et relève les invraisemblances, les vers faibles ou durs qui déparent ces pièces dont il est „trés difficile d'imiter les beautés". Ensuite 1'Année littéraire n'a pas assez d'éloges pour 1'auteur des Epreuves du Sentiment qui depuis 1'abbé Prévost „a traité le sentiment avec le plus de vérité et de profondeur", et a qui elle décerne le titre de „peintre de la vertu". Plus tard on le trouve „monotone et romantique". Qu'a cela ne tienne: d'autres journaux rehausseront 1'éclat des Epreuves ! Voici d'abord le Décaméron francais(2) qui proclame d'Arnaud le prince des conteurs, car il a donné au conté „un degré de perfection" dont ses devanciers ne se sont guère doutés. Puis il est selon la Correspondance politique et littéraire (3) un „écrivain d'autant plus estimable qu'en ce moment, (1775) oü dans la littérature même il y a de la fermentation et de Panimosité, il n'est d'aucun parti, d'aucune secte, et ne répond a aucun critique ou plutót a nul libelle". Ajoutez que personne n'écrit avec „cette chaleur et ce pressant intérêt". Quoi de plus sublime que „sa manière touchante, sa vérité, ses développements" dans Pauline et Suzette, que „la morale pure" et „la vraie philosophie" dans Germeuil. II y a un abime entre d'Arnaud et Mme Riccoboni „dont les petits romans vantés arrachent quelque succès grace k une réputation escroquée". Et on biame „le ridicule du style", „Ia disette éternelle des pensées" et „Ie mauvais goüt" de la romancière (T. IV, p. 93). Gare k 1'auteur de la parodie de Cassandre. Ne sait-il pas „qu'il ne peut être qu'injuste de ridiculiser les beaux morceaux" qui se trouvent dans les drames de Baculard ? (T. I, p. 330). (1) Lamentations: 1757, T. V, p. 169, — Comminge: 1764, T. VIII, p. 217, — Euphémie: 1769, T. XIII, p. 145, — Nouvelles: 1776, T. II, p. 195; 1776, T. IV, p. 20; 1778, 1781. (2) Par Dussieux, Paris 1773, p. XIV. (3) Corr. secr. pol. et litt. ou mémoires pour servir a l'Histoire des Cours, des Sociétés et de la litt. en France, depuis la mort de Louis XV. 18 vols. Londres, John Adamson, 1787: 1775, T. II, p. 1, p 124; 1777, T. IV, p. 392; T. V, p. 197. 10 145 146 Le Journal de la Littérature, des Sciences et des Arts (1779), le Journal politique (1775), les Affiches de province (1775, 1777) confirment chacun a sa facon les louanges réitérées de la Correspondance de Métra. Pour les résumer tous L'Esprit des Journaux (1) fait entendre son plus gentil gazouillement sur les thèmes suivants: „tableaux intéressants", „simplicitê majestueuse et attendrissante", „style élégant et soigné". Parfois une note moins harmonieuse: Le peintre a „multiplié les incidents" dans Henriette et Charlot; „la vraisemblance est choquée" dans Rosalie, et on aurait désiré „plus de netteté de plan" dans Valmiers. Mais qui oserait dire que ces faiblesses atteignent gravement une ceuvre aussi vaste que les Epreuves du sentiment ? Les Nouvelles historiques sont a la même hauteur. Dans Strafford, comme dans Salisbury et Eudoxie, „1'éloquent narrateur" suit la vérité historique. S'il rembellit parfois c'est pour faire ressortir la beauté morale. (2) En 1783 d'Arnaud commence è publier la série de Délassements de l'homme sensible. Le Journal de Paris, L'Esprit des Journaux, la Correspondance de Métra 1'encouragent a qui mieux mieux. „Pères de familie qui avez a cceur 1'éducation morale de vos enfants, mettez entre leurs mains ce recueil précieux, surtout quand ils sont prêts a entrer dans le tourbillon du monde", dit 1'Esprit des journaux. (3) Métra ne veut pas „donner de longs extraits d'ouvrages souvent insignifiants", mais insère avec plaisir un premier article sur le cinquième volume des Délassements, production de prix ! (4) Vers 1795 quand d'Arnaud a prodigué ses noires sensibleries morales pendant plus de cinquante ans, le ravissement n'est pas encore éteint chez ses lecteurs. L'Essai de Littérature a l'usage des Dames (5) leur recommande toujours, spécialement, les Délassements. A rapparition des Loisirs Utiles (1795) on invite „1'habile maïtre a continuer son cours d'éducation". (6) (1) 1776, p. 93, — 1776, p. 135, — 1779, p. 71, — 1780, p. 66. (2) Correspondance secr. pol. et litt., T. XI, p. 410, et Esprit des Journaux, 1782, p. 70; 1784, p. 104. (3) 1783, p. 120. (4) 1785, 11 aoüt (5) par A. H. Dampmartin, Amsterdam, Heintzen, 1794. (6) Esprit des Journaux, janvier 1795. 147 On ne peut le nier: d'Arnaud était chéri en France dans Ia seconde moitié du 18e siècle. Sa vogue extraordinaire en est arnvée a devenir une réelle influence, manifestée 1° par les imitations directes des auteurs qui le choisissent comme modèle, 2° par 1'évolution du théatre populaire qui précède le romantisme. CHAPITRE IV. Les Imitateurs. „Oui, ma vie Ce fut d'être celui qui soufflé, — et qu'on oublie", dit Cyrano (V : 6). II semble bien que ce fut le sort de Baculard: fournir des sujets aux autres, quitte a en être dédaigné après. Telle fut 1'attitude du sieur Le Bret qui, pour sa comédie Le Faux Généreux, lui prit une scène du Mauvais Riche. (1) — Ce fut ensuite le tour de Coligny d'être pillé. Remarquons d'abord que, quoi que 1'aveftissement de 1'édition de 1790 en dise, d'Arnaud n'était pas „le véritable inventeur du sujet". En 1575 Francois de Chante-Louve avait dans son Feu Gaspard Coligny hautement préconisé 1'assassinat des protestants. Un siècle après (1672) Nathanoël Lée avait fait jouer a Londres Le Massacre de Paris, pièce hybride: les scènes d'amour y succèdent a la peinture des férocités du cardinal de Lorraine, le comique y alterne avec le tragique. (2) Quoique rééditée è Londres en 1734 cette pièce n'a pas pu servir de modèle a Coligny que d'Arnaud publie en 1740. Celui-ci fut mis è contribution une première fois par un certain M. de F ** qui fit paraltre en 1756 a Leipsick et è Londres une tragédie en trois actes: Le cardinal de Lorraine. Rien qu'a com» parer a 1'original le copieux fragment qu'on en trouve dans L'Esprit des Journaux (3) on voit qu'on a affaire ici a une copie littérale. Mercier profita en 1772 plus discrètement de l'histoire de Jean Hennuyer que d'Arnaud avait résumée dans une note de sa pièce. Sur un autre plan et avec d'autres personnages Mercier en fait une seconde Barthélemy. — „Chénier a fait des emprunts (1) Voir L'Année Litt. 1765, p. 4, et Bachaumont: Mém. secr., T. XII, pp. 201 et 217. (2) Voir 1'abrégé dans De la Place, Pièces intéressantes et peu connues, Maestricht 1790, T. VII, p. 215. (3) Février 1790. 149 pour son Charles IX au Coligny de Baculard". Cette affirmation catégorique de Monselet (1) a alarmé M. Lieby, qui tout en dénigrant d'Arnaud, töche de faire valoir la pièce de Chénier. (2) II serait aussi absurde de fermer les yeux sur les défauts de Coligny que de ne pas les ouvrir devant ce qu'il y avait d'assez bon pour être a la convenance de 1'auteur de Charles IX. Celui-ci, dans son tableau historique, trop large pour ne pas faire Ianguir 1'action, n'a pas dédaigné dans 1'esquisse rapide de l'autre: 1° Ie sujet, 2° Ie symbole du prêtre tenant 1'épée d'une main, Ie crucifix de l'autre, 3° la prise des poignards sur 1'autel, 4° leur bénédiction par le prêtre, „spectacle d'un genre nouveau" qui a fait une impression capitale. (3) II s'est souvenu en outre de 1'effet du tocsin dans Comminge. Qu'on lise, si on doute de la part que d'Arnaud a eue dans la tragédie de son successeur, les préfaces qui accompagnent les deux pièces et qui sont d'une ressemblance frappante. Les trois ceuvres de Baculard, de Chénier et de Mercier se complètent: Le prenier dit le Crime, l'autre Ie Coupable, Ie dernier la Réconciliation. (4) II serait possible que L'histoire de M. et Mme de la Bedoyère ait fourni a Du Rozoy, (5) auteur des Lettres de Cécile a Julie (1764) et de Clairval philosophe (1764), autant d'éléments que La Nouvelle Héloïse. Les compilations de eet écrivain menacent les parents cruels qui ne prennent conseil que de leur raison, en réduisant au désespoir les „cceurs tendres qui sont rebelles par nécessité et coupables sans être a punir". Car „l'amour n'est point un crime, ou la nature serait criminelle", pour lui il n'y a point de rapports domestiques, point de lois sociales. C'est lè également Ie sujet d'un drame, Les Epoux malheureux (6) de Julien de Venézac, dédié a la célèbre Corilla, improvisatrice (1) Les oubliés et les dédaignés, Paris Charpentier, 1876, p. 381. (2) Voir p. 55. II appelle Coligny un „tissu de déclamations". Brunetière ne trouve en Charles IX qu'une „déclamation rimée" (Nouvelles études critiques, 2e série, p. 328; Paris, Hachette 1882), et Petit de Julleville (T. VI, p. 732) qu'une „suite de harangues" sans action. (3) Voir: Lieby. Etude sur le thèdtre de Af. J. Chénier, Paris, 1902, p. 268, et Petit de Julleville Histoire de la langue et de la litt fr. T VI p. 732. (4) De la Villehervé. Francois Thomas de Baculard d'Arnaud, Paris, 1920, p. 103. (5) S. Etienne: Le Genre romanesque, Paris, 1922, p. 233. (6) Monory, Paris, 1780. 150 italienne. L'auteur a changé les noms; pour le reste il n'y pas un détail qu'il n'ait pris au roman de Baculard. Mais ce qu'on a imité surtout ce sont ses drames monacaux. Jerningham, poète anglais (1727—1812) qui avait fait ses études a Douai, s'inspire de Comminge pour écrire (1771) Les Funérailes d'Araberi, moine de la Trappe que M. D. ** traduit en vers francais en 1777. On y retrouve les voütes austères, le supérieur compatissant, la jeune fille qui, pour rejoindre son amant, a pris 1'habit de moine, suivant son curieux aveu: En déguisant mon sexe avec ce vêtement L'amour me conduisit vers ce saint batiment. Lorsque meurt Arabert ce religieux qui Pa jadis aimée et qui tgnore sa présence prés de lui, elle se jette dans sa fosse pour être enterrée a ses cotés. Le Tourneur a publié une versión en prose de ce poème, (1) tandis que, selon M. van Tieghem, (2) Verlac en a fourni en 1786 une traduction en vers. Maissonneuve tira de Comminge une héroïde: Lettre d'Adélaïde de Lussan au Comte de Comminge aux vers bien tournés et harmonieux; et paree que les „Ouvrages sur la Trappe" commencent a devenir nombreux Barthe n'hésite plus en 1767 a publier sa Lettre de Yabbè de Rancé (3) dirigée contre celle de La Harpe qui dans Mélanie 1770, selon ses contemporains s'est souvenu encore de Baculard. L'imitateur sur qui nous voudrions spécialement appeler 1'attention est Ramond de Carbonnières, qui fit paraitre en 1777 son „drame", Les dernières aventures du jeune d'Olban, fragment des Amours alsaciennes, (4) oü 1'on n'a jamais vu qu'une copie de (1) „Tombeaux et Méditations d"Hervey, suivis des Funérailles d'Arabert et autres pièces du même genre, traduits de Vanglais par Letourneur," 2 vols, Favre, Paris, 1792 (2) La Poesie de la Nuit et des Tombeaux, F. Rieder, Paris, 1921, p. 141. D'après lui la traduction de Le Tourneur aurait été faite par Peyron. (3) Voir la Collection d'hèroides et pièces fugitives. A Liège et a Leipsick 1769, T. V, p. 222. (4) Précédées d'une notice par Charles Nodier, Paris, Techener 1829. Voir sur Ramond: Sainte Beuve: Causeries du Lunét, T. X, pp. 446—496, J. Merlant: Le roman personnel de Rousseau è Fromentin, Paris, Hachette, 1905, p. 66 et Jacques Reboul: Un prècurseur des Romantiques, Ramond, 1755—1827, Ed. La Revue des Lettres et des Arts, Nice 1910. 151 Werther. Ce drame se compose de trois épisodes superposés. Le premier qui est la base de l'ouvrage est le tableau des amours infortunées d'Olban et Nina, pendant a la peinture des souffrances de Werther et de Charlotte. La cause de la douleur des deux couples est la même: le facheux troisième ! ,JAier springt der Punkt auf, wo wir eigentlich in den Bereich Goethe's übertreten; d'Olban, Nina und Serci, presentieren Werther, Lotte und Albert", dit Ferdinand Gross. (1) D'accord ! Mais „hier", c'est au beau milieu du drame et si ce n'est qu' „ici" qu'on passé sur le domaine du maitre allemand, il est clair qu'on n'y était point et que ce n'est pas que du Goethe qu'on trouve dans Ramond. En effet tout en considérant Les dernières aventures du jeune d'Olban comme „la plus remarquable des contre-épreuves de Werther" et en affirmant „qu'il est difficile d'y voir autre chose", Charles Nodier reconnaït dans sa notice qui les précède que „cette imitation n'a rien de servile et (que) la combinaison des incidents que 1'auteur y a cousus, lui donne un aspect frappant de nouveauté". Ces „combinaisons" et ces „incidents", qui ont un caractère tout particulier dans les trois épisodes du drame, ne démentent pas leur origine. Jacques Reboul 1'a cherchée en vain dans la Chaussée, Crébillon et Diderot. II 1'aurait trouvée dans les pièces monacales de Baculard qui couraient le monde a 1'heure oü le jeune auteur des Amours alsaciennes, agé de vingt-deux ans,composait son drame. Tout ce qui sépare Ramond de Goethe le rapproche irréfutablement d'Arnaud. Voici d'abord la cause matérielle qui sépare les amants du premier épisode. D'Olban s'est battu avec un rivar pour venger d'une injure celle qu'il aime. „Victime des lois" et „le cceur plein de 1'image de Nina", il a dü se soustraire aux poursuites de la justice. Tel a été Ie sort de Comminge. Mais tandis que celui-ci se retire a la Trappe, l'autre erre partout pendant „deux ans de misère et de désespoir", cherchant la mort. Le caractère essentiellement catholique des ceuvres de Baculard se trahit dans Ramond, Nina ayant été „ensevelie dans Ie cloitre" par „des parents cruels". Elle ne 1'aurait jamais quitté si elle avait été au courant de la fidélité d'Olban. Celui-ci, se cachant sous le nom de Sinval, (le vrai nom de Théotime dans Euphémie) rencontre enfin la femme adorée, mais leur union est impossible, Nina étant mariée avec Serci. L'analogie entre cette (1) F. Grosz: Goethe's Werther in Frcutkreich, Leipzig, 1888, p. 31. 152 scène de reconnaissance et celle oü Sinval-Théotime retrouve Euphémie, prouve que le drame de d'Arnaud a fait une forte impression sur son imitateur. Goethe n'est pour rien dans les deux autres épisodes du drame de Ramond. Si Nina ne peut prêter 1'oreille a l'amour de Sinval, celui-ci ne saurait écouter les tendresses de Lali qui 1'adore malgré elle. On assiste dans le second épisode a une lutte douloureuse entre l'amour et la religion dans l'ame de cette jeune protestante, éprise du sombre étranger, qui a été recueilli par Birk, père adoptif de la jeune fille. En vain Sinval la met en garde contre son cceur trop tendre. Alléguant que „Ie ciel a fait a nos cceurs le don de la sensibilitè" et qu'„un cceur insensible est le seul réprouvé", elle est portée a aimer Sinval librement. Pourtant sa foi protestante lui ordonne d'oublier le fils de Rome. La passion 1'emportant sur la raison, elle se fait catholique craignant cependant la colère divine. Dès maintenant sa situation est celle d'Euphémie. Sa lutte, son désespoir, ses prières sont les mêmes. „Dieu, grand Dieu, montre-moi le chemin ! L'inquiétude, le trouble sont dans ce cceur; je n'y trouve que Sinval". (1) Quand celui-ci a fini par s'en aller secrètement, elle cache dans son sein la lettre d'adieu qu'il lui a envoyée: „Ces traits, ces traits funestes qui sont de la main de Sinval.. ne quitteront plus mon cceur". S'affaissant elle sanglote: „Ma vie va se consumer; (montrant son cceur) la il me dévore.. il me conduit au tombeau". (2) Finalement se voyant forcée de dire: „Dieu me 1'a óté", elle lance au ciel les mêmes blasphèmes qu'Euphémie: „Oui, oui je vais me jeter dans le sein de ce Dieu, lui demander pourquoi il a mis dans mon cceur cette passion que rien ne peut (1) Cf. O mon Dieu, ton épouse a tes pieds gémissante, Implore ton secours, ta grace si puissante. Tu ne peux apaiser ces troubles, eet orage ? II (Sinval) vit, il vit toujours dans ce cceur déchiré. Euph. 1: 1 et 2. (2) Cf. Les plaintes d'Euphémie qui porte sur son cceur des lettres de son amant: Des lettres chaque jour de mes pleurs arrosées, Ecrites dans mon cceur: Oh, j'en perdrai la vie! Euph. II: 9. 153 apaiser; je vais lui crier: Dieu, donne-moi Sinval, Sinval ou la mort". (1) Dans une dernière convulsion elle reconnaït: „Grand Dieu, ma bouche t'a blasphémé, mon cceur t'a rejeté dans le délire de ses passions", et elle se repent douloureusement comme Euphémie qui gémit: Qu'ai-je dit! O mon cceur, mon cceur Pa pu former ! Le troisième épisode est celui de l'amour furieux qu'un „missionnaire" a confu pour Lali. Dans sa celluie il prie Dieu: „Donne a mon cceur la force de se surmonter.. Ah ! je suis au bord de 1'abïme.. déja ta loi divine se souille sur mes lèvres impures". Lali lui résiste et tlche de lui inspirer de 1'horreur par la perspective macabre que voici: „Regarde ces traits qui ont allumé dans ton cceur un feu criminel.. regarde malheureux ! Vois sous cette forme passagère le squelette hideux de la mort, vois ces yeux tels qu'ils seront, obscurs et caves,.. et frémis devant ce que tu aimes. (Cf. p. 70.) Nombre de détails confirment Paffinité entre d'Arnaud et Ramond: Ie róle de la sensibilitè, les dangers d'une imagination surexcitée, Ia supériorité des femmes „a qui appartient tout ce qui tient a la sensibilitè", le mépris „du monde intéressé et calculateur", le goüt du moyen age, „le bon vieux temps romanesque. oü l'amour, les arts et Phéroïsme se couronnaient 1'un l'autre". Le style ampoulé de' Ramond avec ses „déserts", ses „cercueils" ses „abïmes affreux et profonds", ses „foudres" et ses „tonnerres", ses „sphères innombrables" qui „roulent au dessus de notre tête", rappellent plutót les cris boursouflés de Baculard, que la simplicitê de Goethe. Les deux derniers drames d'Arnaud ont également donné naissance a des contrefacons. On n'a jamais expliqué comment (1) Cf. Non je ne puis me vaincre, effacer de mon ame Cette image gravée avec des traits de flamme! Euph. II : 9. Mais perdre mon amour, Sinval ! que je t'oublie, non il n'est pas possible. Sois encore plus sévère, 6 Dieu, plus inflexible, Redouble mon supplice, arrache-moi le jour: Tu ne saurais détruire un malheureux amour. Euph. III: 1. 154 dans Fayel d'Arnaud s'est rencontré avec De Belloy, 1'auteur de Gabrielle de Vergy. Bachaumont assure que le premier a assisté a la lecture de la pièce de l'autre et lui attribue quand même 1'honneur de Pinvention. (1) Vers la fin de 1'année (1770) parut a Lyon, chez les frères Périsse, La comtesse de Fayel, tragédie de société, résultat d'une critique des deux autres pièces: „Des beautés qu'elles lui fournissaient, 1'auteur a scu faire naitre des beautés qui ne sont qu'a lui", dit le Journal des Scavans. (2) D'Arnaud n'avait pas encore achevé son Mérinval (1774) lorsqu'on lui apprit que Dubois-Fontanelle, son ami, avait traité Ie même sujet dans Lorédan. „Mérinval a du moins le mérite d'être mieux versifié et de ne point pécher par le costume", dit Grimm. (3) Du temps de Comminge Baculard avait fait confidence a Fontanelle „de plusieurs de ses plans". Et sans s'emporter il constate en 1774: „II y a lieu de croire que nous ne nous serons rencontrés que dans le choix du sujet". (4) * ^ * Toutes les pièces de théatre de Baculard, ainsi que son premier roman ont donc servi d'inspiration aux imitateurs. Jamais pourtant source ne fut plus largement mise a contribution que les Epreuves du Sentiment. (5) Fanny fournit une „Lettre du Lord Velford a Milord Dirton" (1767) et une pièce de théatre par Desgagnier de B *** è Genève; (6) Anne Bell un drame: „Clarisse", en cinq actes en prose (1771). Dysembart de la Fossardrie tire de Bathilde une pièce étonnante sous le même titre (1775), un anonyme de Volsan un mélodrame, „Le misanthrope par infortune". (1790 ?). Bouillant transforme D'Almanzi en comédie en trois actes et en prose (1793). Boutillier et Dumaniant s'emparent des Délassements. Le (1) Bauchaumont: Mém. secr. 2 févr.. 1770, T. V, pp. 74, 75. (2) Février 1771, p. 100. (3) Grimm. Corr. Ier avril 1774. (4) Mérinval; préface. (5) Voir pour Fanny pp. 107,113,122; pour Ame Bell pp. 114, 120, 124; pour Bathilde p. 108; pour Volsan p. 112, pour D'Almanzi pp. 110, 111,113. (6) Fanny, ou l'heureux repentir, pièce en trois actes et en vers. Paris, y Duschesne, 1774. 155 premier trouve dans le tome VI l'histoire de Paulinc et Henri, mariés enfin, malgré Ie désaccord des parents. Mais il change le sujet original selon les idees du temps: nous sommes en 1793 et il s'agit de glorifier la liberté et les vertus de la déesse de la Raison. (1) Dumaniant, ému de la grandeur d'ame de Bonserre (2) le porte sur la scène sous le titre de „Le Dragon de Thionville" (1786), qui aux Variétés Amusantes a Paris, et ensuite en province (Angers) et a 1'étranger (Bruxelles, Amsterdam) met les spectateurs dans 1'extase, succès qui explique les trois traductions différentes qu'on a publiées en Hollande. Bersot était donc dans Ie vrai lorsque, tout en ne citant comme disciple d'Arnaud que Mme de Chamond, auteur des „Lettres de deux amants passionnés et vertueux", il écrivait: „il fit école". (3) Nous sommes portés è sentir son soufflé dans les ceuvres des jeunes esprits de son temps: des Léonard, (4) des Beauharnais, (5) des Delille. (6) Mais comme il est malaisé de saisir ici des indices matériels et palpables nous nous arrêterons plutöt a son disciple en titre, Loaisel de Tréogate, et cela d'autant plus que ce „préromantique" oublié semble réclamer particulièrement l'attention des lettrés de nos jours. (7) On ne saurait faire ici un parallèle complet entre les deux auteurs. Pour montrer leur étroite affinité nous nous contenterons de les suivre: 1° dans leur conception du sombre, de la sensibilitè et de l'amour; 2° dans deux de leurs romans oü ils ont développé le même sujet, et de la même facon; 3° dans leurs idéés théoriques sur 1'effervescence des sentiments et sur 1'influence de la nature qui nous environne. C'est vers 1783 que le sombre, attaqué et affaibli depuis une dizaine d'années, (8) reprend sa revanche. S'il „enténèbre les (1) Voir Welschinger: Le Thèütre de la Révolutton. Charavay, Paris, 1881, p. 240. (2) Voir p. 119. (3) E. Bersot: Etudes sur te XVllle siècle, Durand, Paris, 1855, T. I, p. 369. (4) p.e. dans l'histoire mélodramatique des amours contrariés de La Nouvelle Clémentine (1774) et dans les Lettres de Deux Amants (1783), aux sentiments frénétiques. (5) Dans L'Aveugle par amour (1782), aux cris enragés. (6) Dans „l'homme sensible" (L'Imagination ch. II), avec ses réflexions darnaudiennes sur les vertus, les vices, le remords, la jalousie, la vengeance. (7) Voir plus bas. (Estève, Baldensperger, Mornet, Etienne). (8) Voir p. 131. 156 imaginations d'un romancier comme Loaisel" (1) il ne faut pas songer ici en premier lieu a I'younguisme, comme M. Baldensperger semble le faire. Le ténébreux a changé depuis 1'apparation des Nuits en France. M. Mornet (2) caractérise ainsi celui de Loaisel: „La sensibilitè n'incline plus comme celle de Rousseau, aux oublis consolateurs, comme celle d'Young aux appels de la puissance divine; elle cherche comme a plaisir tout ce qui est fait d'épouvante et d'horreur, tout ce qui unit pour les frissons les plus tragiques les complicités de la nature, des passions, des crimes et du hasard". D'oü vient cette conception de la sensibilitè si ce n'est de Baculard qui a laissé a Young, comme nous avons vu, son hymne de 1'immortalité et ne lui a pris, en 1'exagérant, que son cadre sombre. Loaisel emprunte è d'Arnaud non seulement són genre de sensibilitè, il 1'exprime par des accents absolument analogues. „O bizarre destinée d'un cceur sensible. Heureux ou malheureux, il est agité", (3) et c'est cette doublé source qui produit sa volupté. Telles ont été précisément les délices de Bedoyère qui assure: „II est donc des peines qui ont leurs charmes, leurs transports. ... Ah ! sans doute c'est pour les ames sensibles que la source des plaisirs est inépuisable! (4) La même frénésie délire dans leurs ceuvres, le même chagrin les dévore. Ils sont également tristes, inquiets, funèbres et véhéments. Une même nostalgie vague travaille l'ame de leurs héros. „Mon coeur", dit le chevalier de ***, „voulait être occupé et craignait de 1'être; il se consumait de désirs sans que ces désirs eussent un objet déterminé". (5) C'est identiquement 1'état d'ame de Bedoyère. (6) „Un objet déterminé" leur est indispensable pourtant, car „le besoin d'aimer qui n'est souvent que le besoin (IJ F. Baldensperger. Young et ses Nuits en France. Etudes d'hist. litt. Paris, Hachette, 1907, T. I, pp. 55—106. Principales ceuvres de Loaisel: Valmore 1776, Les soirées de la mélancolie Yin, La comtesse D'Alibre, ou Le Cri du sentiment 1779, Dolbreuse ou l'homme du Siècle, ramené è la vérité par le sentiment et par la raison 1783, Ainsi finissent les grandes passions 1788. (2) D. Mornet: Un préromantique: Les soirées de la mélancolie de Loaisel de Trégoate; Revue d'Hist. litt. T. XVI, 1909, pp. 491—501. (3) Ainsi finissent les grandes passions, T. II, p. 45. (4) Les Epoux malheureux: T. I, p. 34. (5) Ainsi finissent les grandes passions, T. I, p. 33. (6) Voir p. 93. 157 de souffrir est inséparable de la condition de Phomme", (1) comme le dit Dolbreuse, répétant d'Arnaud qui a soutenu mille fois que „le besoin d'aimer est inné dans 1'homme". Une fois la véritable maitresse trouvée on est avec Sargines et Dolbreuse „1'élève de l'amour", s'acheminant vers la vertu et 1'héroïsme, triomphant des obstacles. Car généralement les amours de nos deux auteurs sont douloureuses „paree qu'elles ne s'accordaient pas sans doute avec les convenances sociales, avec la volonté des parents, avec 1'avenir et la raison. Luttes, menaces, révoltes, abandon du foyer, la pauvreté qui s'inistalle dans 1'idylle coupable, les* amis et les parents qui détestent le fils ingrat, Pamante courageuse qui lutte pour son amour contre la rancune et le désespoir, voilé tout ce que Loaisel narre abondamment", dit M. Mornet. (2) On n'a pas besoin de changer le moindre mot dans ce passage, pour savoir par oü passent tous les amants malheureux de Baculard. Aussi nous sommes un peu sceptique a 1'égard de „1'évidence des confessions, déguisée a peine sous les conventions littéraires" que M. Mornet voit dans eet étalage de tristesse de Loaisel. 11 n'y a dans eet amour qu'une chose, essentielle, par laquelle il se distingue nettement de la tendresse darnaudienne: C'est 1'élément licencieux. Dans d'Arnaud, on 1'a vu plus d'une fois déja, 1'amant satisfait sa „sensualité" en embrassant les genoux de 1'être adoré et en inondant ses mains blanches de larmes „voluptueuses". Dans Loaisel l'amour rale d'ivresse en poussant des soupirs d'une convoitise charnelle. L'amant épuisant son corps, en „épuisant par tous les sens la coupe de la volupté", (3) s'abat en haletant „sur les lys et les roses" de sa maitresse pour s'y assoupir dans des délices ardents, se plaignant „de n'avoir pas assez d'organes pour suffire a tant de félicité". C'est la luxure d'un Rousseau. Dans des émotions lubriques et déchirantes Dolbreuse se trouve après la mort de sa femme devant son corps inerte. II doit se faire effort pour ne pas „profaner ses cendres par des transport criminels". (4) Cette prédilection pour l'amour charnel sépare Loaisel nettement de Baculard et des premiers romantiques. II faut reconnaitre pour- (1) Dolbreuse, T. I, p. 17. (2) D. Mornet. Un préromantique. Revue d'Hist. litt. T. XIV, 1909, pp. 491—501. (3) Dolbreuse, T. I, pp. 38, 72, 82, 90, 91, 92. (4) Dolbreuse, T. II, p. 175. 158 tant qu'avant Lamartine (1) il a su rendre par des soupirs pénétrants la désolation dont 1'univers vous enveloppe quand un seul être manque et que tout est dépeuplé. J'admets que la part des „confessions" que M. Mornet aime a voir dans les ceuvres des disciples de Rousseau peut être grande. Toutefois il me semble possible que ces „préromantiques" partant d'un amour réel, en arrivent a Ie présenter d'une facon qui n'est que dans un rapport fort douteux avec 1'idée première. Telle est l'histoire de Dolbreuse. Le sujet de ce roman, la noire trahison faite a l'amour conjugal, qui est probablement une„,confession", est précisément celui que d'Arnaud a narré dans Germeuil. Le but de l'ouvrage tel que 1'auteur 1'a développé dans sa préface pourrait être tiré directement des Epreuves du Sentiment: II s'agit de „remettre en honneur parmi nous l'amour conjugal, dont le seul nom est presque devenu un ridicule; de ramener les mères aux sentiments de la nature, de faire sentir le prix des plaisirs faciles et trop négligés de la vie libre et innocente des campagnes, et d'arracher au luxe et a la corruption des villes des hommes nés loin des villes". Quand Loaisel annonce la facon dont il veut atteindre ce but, vous jureriez entendre d'Arnaud: 11 va „parler a 1'imagination et revêtir les idéés de la raison des images de la volupté", car „la raison froide n'est pas du ressort de tout le monde. Sa marche est insensible, sa voix n'est entendue que d'un petit nombre". (2) Les procédés du roman sont ceux qu'on a rencontrés dans Germeuil. Les deux héros sont des époux sensibles au „cceur vertueux", (3) demeurant a la campagne. Leurs femmes sont leurs „drvinités", les „arbitres souverains" de leur destinée, joignant a la simplicitê et a la beauté extérieure, une rare supériorité morale et spirituelle. Germeuil rencontre Mme de Cérignan qui ressemble particulièrement a la marquise de ***, laquelle va se trouver sur le (1) Estève: Le Dix-huitlème siècle et le Romantisme. Revue d'Hist. litt. 1912, p. 80. (2) D'Arnaud substitue „t'image sensible a 1'abstrait", car „la morale veut être plutöt sentie que raisonnèe". „II n'y a que les érudits qui entendent les hiéroglyphes": „la plupart des hommes ne savent pas lire; on n'est pas assez philosophe pour comprendre le fait sec dans toute son aride simplicitê". Délassements, 2e année, T. I, p. 18, 19, 20. (3) Dolbreuse, T. I, p. 115. 159 chemin de Dolbreuse. Les deux enchanteresses expérimentées ont vite fait d'égarer les deux vertueux époux au moyen d'un „cceur sensible", d'„organes vigoureux" et de force „soupirs". Une belle nature, „bosquet" ou „gazon émaillé de fleurs", est leur complice pour achever 1'infidélité des égarés. Suivez les deux dupes dont les premiers remords s'effacent vite, — dans leurs soucis de la charmante séductrice, jouant la malheureuse, entourée de la solitude, — dans leur indifférence envers leurs épouses, indifférence qui ne tarde pas a devenir froideur, puis oubli total. La marche des deux romans est parfaitement la même. Voici Paris: ce que la nature ne ferait peut-être pas, la funeste capitale avec ses multiples distractions, embellissements, littérature, théatres, va 1'accomplir: Elle fait des deux infidèles des monstres complets, coureurs de filles. Car d'Arnaud et Loaisel 1'affirment: „tout en détestant son égarement on y retombe plus d'une fois", tant il est vrai qu' „une première faute en engendre d'autres". On descend donc de plus en plus le chemin de la perdition. On fait de folies dépenses, on se ruine, on a recours aux emprunts, au jeu. On s'engage par écrit è renoncer a un héritage futur, et quand les deux malheureux en sont arrivés aux dernières extrémjtés, leurs épouses miséricordieuses les ramènent au sein de la familie oü un heureux repentir et un héritage inattendu leur permet de vivre en paix désormais. II est clair qu'il ne s'agit plus ici d'une simple „rencontre de sujet". De Lorge dessinant la figure de Dolbreuse s'est souvenu peut-être du Germeuil, gravé par Marillier. Ici encore les deux personnages se ressemblent a s'y tromper. Dans Ie cadre que Loaisel emprunte a son maitre, il vous sert les éternelles darnauderies: Cercueils, cloches funèbres, couvents, duels. Les mêmes noirs paysages drapent la tristesse des infortunés: bêtiments anciens pleins de „majesté" et „d'imposante vétusté", „oü règne un silence religieux". „Depuis des siècles (ils) bravent la tempête, (ils) jettent dans 1'esprit des idéés sombres (et) sont faits pour élever l'ame et commander une sorte de respect religieux". Les bois sont sombres, les grottes inaccessibles, (1) les rochers escarpés, les mares bourbeuses, les plaines désertes. Loaisel lance a la facon de Baculard ses anafhèmes contre la société, le luxe le bel esprit avec son „rire malicieux", (1) A comparer la description d'une caverne dans Makin, pp. 352, 353 (voir p. 125 ci-dessus) et celle dans Les Soirées de la mélancolie, p. 35. 160 „sa raillerie insultante", ses „inspides frivolités" auxquelles on donne „un tour précieux". Comme d'Arnaud enfin il tient a la bienfaisance, baromètre de la sensibilitè, comme lui il trouve la récompense de la vertu dans le contentement intérieur. Dans sa Lettre sur Euphémie d'Arnaud a parlé d'un heureux enthousiasme qui nous pousse aux choses sublimes, aux fictions qui paraissent gigantesques a la raison géométrique paree qu'elle ne saurait admettre que „nous sommes dominés par une secrète impulsion qui nous porte a nous faire plus grands que nous sommes". Nous renvoyons le lecteur a la page 62 oü nous avons reproduit cette théorie, qui est è la base de 1'ceuvre d'Arnaud puisqu'elle est la condition sine qua non de la vertu. Sans eet enthousiasme l'homme s'endormirait dans une espèce de mort morale. Cette théorie qui, au dix-huitième siècle prêtait a Ia parodie, a été défendue par Loaisel avec 1'ardeur d'un disciple convaincu sur qui les paroles du maitre ont fait une impression ineffa?able: „Les transports ne semblent arracher de temps en temps notre ame a 1'inertie d'une existence passive, que pour lui faire sentir son activité puissante et ilimitée". (1) Voilé pourquoi „le sentiment nous transporte souvent dans un monde illusoire que la raison n'apercoit pas, ou qu'elle dédaigne d'apercevoir". „Si le monde réel a pour lui des bornés trop étroites qu'il aime a franchir, les illusions qu'il se fait sont si touchantes et si sublimes, agrandissent tellement l'homme a ses propres yeux, que 1'idée seule de les avoir imaginées, peut changer ses prestiges en une conviction profonde des. plus consolantes vérités". (2) Fiction et réalité, on les trouve Tune a cöte de l'autre dans 1'ceuvre de Loaisel. La seconde a sa part dans la facon dont 1'auteur concoit l'amour. Elle lui permet encore de saisir et de rendre la fraicheur, la profusion, les bruits, les couleurs, les vapeurs de la nature. Loaisel est bien plus observateur que d'Arnaud ; seulement qu'on se garde de surfaire cette qualité dans le disciple. La beauté de la nature, il l'exprime parfois par des accents qu'on croit annoncer Chateaubriand. (3) (1) Dolbreuse, p. 84. (2) Dolbreuse, pp. 84, 85, cf. page 62 ci-dessus. (3) Voir Baldensperger: Revue de phil. et de litt. 1901 oü Ie critique montre un précurseur de René et d'Atala dans Florello qui promène 1'ardeur véhémente des sentiments a travers des forêts vierges. 161 Mais c'est exagérer que de s'écrier frappé d'admiration: „Parmi ses contemporains, on dirait que lui seul a des yeux", comme M. Etienne le fait. (1) Ce critique se rappelle le passage connu du Génie du Christianisme: „En vain, dans nos champs cultivés, 1'imagination cherche a s'étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes: mais dans ces régions sauvages, l'ame se plaït a s'enfoncer dans un océan de forêts, a planer sur le gouffre des cataractes, è méditer au bord des lacs et des fleüves, et, pour ainsi dire, a se trouver seule devant Dieu". (1" partie, livre V, chap. XII). — II y compare le fragment suivant de Loaisel: „Lorsqu'on a vu [ces monuments marqués de l'empreinte du génie et des siècles], ces climats oü la nature plus étendue ou plus féconde ouvre un champ plus vaste [aux observations du physicien et du naturaliste], on ne s'accoutume pas a eet horizon étroit qui borne la vue et la pensée dans nos jardins et nos campagnes. L'esprit ne s'élève pas, le génie ne se développe point dans le cercle uniforme de nos petites représentations; et tel est 1'ascendant d'une nature grande et pittoresque, que c'est elle seule qui peut éveiller en nous de grandes sensations, de grandes idéés, de grands sentiments". (Ainsi finissent les grandes passions I p. 240). Et il s'écrie, ému par la demi-perfection que 1'effort de Loaisel a produite: „Pourquoi n'as-tu pas du génie ? Tu serais Chateaubriand !" (2) Je suis tout prêt a reconnaitre en Loaisel un humble membre de la familie de Chateaubriand, a une condition pourtant: (3) c'est qu'on voie dans Loaisel le fils spirituel de Baculard — aïeul de la familie, lui aussi ! Le lecteur est prié de vérifier 1'acte de paternité que nous avons publié ci-dessus aux pages 61, 62. Dans Baculard nous saluons donc un précurseur d'un „préromantique". „Ainsi s'avère, par une preuve nouvelle, que les transformations littéraires ne sont jamais soudaines, que les transitions sont insensibles, que d'innombrables ouvriers y travaillent". (4) (1) S. Etienne: Le genre romanesque en France etc, p. 376. (2) Etienne. Op. cit. 379. (3) Etienne. Op. cit. p. 370. (4) Mornet au sujet d'un „préromantique" (Loaisel) dans la Rev. d'Hist. Litt., T. XVI, 1909, p. 501. 11 CHAPITRE V. D'Arnaud et l'évolution du théatre è la fin du 18e siècle. Le théatre aboutit dans la seconde moitié du 18e siècle a quelques genres, tout a fait secondaires, a 1'éclosion desquels d'Arnaud a contribué beaucoup. Ce sont: 1'Opéra-comique, les Pièces monacales de la Révolution, et le Mélodrame. I. D'Arnaud et l'Opêra. „Les nouvelles de M. d'Arnaud ont déjè enrichi la scène de plusieurs productions", écrit le Journal de Paris au mois de mai 1792. Nous en avons cité un certain nombre et nous réunirons ici ses récits qui ont fourni des sujets d'opéra è la Comédie Italienne et au Théatre de la Foire. „Un genre s'y créa, 1'opéra-comique, comédie a ariettes, trés analogue a notre vaudeville. L'opéracomique sacrifiait forcément a 1'actualité. Aussi se modela-t-il sur Ia comédie larmoyante, et il en emprunta la sentimentalité, la niaise psychologie ... ; il se complaït dans les sujets populaires. ï{ s'approprie la paysannerie qu'il traite avec une naïveté de convention exclusive de la tranche et fruste nature". (1) Quelle mine a exploiter que les Epreuves du Sentiment et les Nouvelles historiques ! Monvel, Fabre d'Eglantine, Hoffman et d'autres les mettent è contribution comme le prouve la liste suivante oü nous ne faisons qu'énumerer quelques titres : 1. Le 24 avril 1779 on porte sur la scène Rose d'Amour, pièce en vieux langage, (2) arrangée par un sieur Dubreuil pour le compositeur Cambrini, empruntée au fabliau que Baculard avait inséré dans Sargines. On préfère 1'original a 1'imitation. (3) 2. Le 18 octobre 1787 les Comédiens italiens représentent pour Ia première fois Célestine, tirée de 1'anecdote du Paysan Qénéreux d'Arnaud. Dans ce drame hérolque, paroles de Magnito, musique (1) Lanson. Hist. de la Litt. fr. 17e Ed., p. 664. (2) Voir p. 117. (3) Bachaumont: Mém. secr., T. XIV, p. 35. 163 de B-rum, il est question de guerre, de camp, de croisades et il arrivé presque mort d'homme. 3. Le 14 mai 1788: première de Sargines, (1) ou 1'élève de l'amour, comédie lyrique en quatre actes par Monvel, musique d'Aleyrac. „II nous semble, dit le compte-rendu, (2) que la marche, employée par M. d'Arnaud, pour développer 1'Sme indolente et engourdie de Sargines est plus simple, plus naturelle et plus vraie que celle qui a été adoptée par M. Monvel". En effet celui-ci a renchéri sur d'Arnaud pour le romanesque et les grands spectacles, ce qui n'échappa pas a La Harpe. (3) Le succès de la pièce fut quand même complet. En France comme ailleurs elle attira la foule pendant des années. (4) Monvel était fervent lecteur des ceuvres de Baculard. C'est lui surtout qui a répondu a la voix d'Arnaud désirant „fort qu'on représentat sur notre scène lyrique un spectacle composé de tout ce que nous avons de plus agréable et de plus intéressant dans 1'ancienne chevalerie". (5) 4. Le 31 octobre 1789 il représente donc Raoul, Sire de Créqui qu'il a tiré de la nouvelle historique du même titre de son maitre. D'Aleyrac fournit ici encore la musique. Le succès fut prodigieux, dü surtout au mouvement, aux situations, aux tableaux variés et a „une plénitude d'intérêt fort rare". Le genre des „tableaux variés" se laisse deviner. Monvel ne peut se contenter des prouesses par lesquelles Raoul se signale en Terre sainte, de sa captivité, de la ténacité avec laquelle il refuse d'abjurer la foi de ses pères et de sa délivrance par Abdalla, fils de Méhémet, telles que d'Arnaud les raconte. II vous conjure au premier acte de vous attendrir sur le terrible sort de tous ceux qui habitent la terre de Créqui pillée par Baudouin pendant la croisade du chevalier. Au second acte il vous place devant une scène divisée en deux parties: 1'une représente la misérable chambre du geolier ivre Ludger, l'autre, attenante, est une vieille tour oü est enfermé le sire de Créqui, chargé de fers dont les enfants du geölier le délivrent. Au troisième acte le malheureux traverse une forêt non loin de son chateau, oü il rencontre son fils qui a été emmené par ses ennemis (1) Voir p. 117. (2) Mercure de France, juillet 1788. (3) Voir p. 140. (4) Voir pp. 350, 359, 396. ''Jh'j' (5) Fayel, préface, p. XXXII. 164 et qui va être sauvé par les paysans accourus du chateau, après quoi une reconnaissance générale réunit les Créqui. Pendant les premières décades du 19e siècle la pièce eut un succès tout particulier aux théatres hollandais (1) et italiens. (2) 5. L'institution de 1'Ordre de la Jarretière par Edouard III avait été racontée par d'Arnaud dans Salisbury. Fabre d'Eglantine et Mengozzi arrangèrent en 1791 la nouvelle en comédie héroïque. La critique préfère encore 1'original a 1'adaptation. 6. Le 26 avril 1792 on revient a l'histoire de Raoul dont on porte le commencement sur la scène sous le titre de Lisidore et Monrose. 7. Hoffman produit (aoüt 1793) les effets les plus déchirants sur le public en 1'apitoyant sur le sort de la femme de Germeuil dans Adélaïde ou la victime, drame en 5 actes. II. D'Arnaud et les pièces monacales pendant la rêvolution. (3) Le désir que d'Arnaud avait exprimé dans le second discours préliminaire de Comminge (4) se réalisa en 1790: Sa pièce parut sur la scène mais non pas pour la portée morale, ni pour la religion, dont on ne se souciait pas vers cette heure. Ce qui avait passé inapercu, en 1764 et 1768 lorsqu'on louait le catholicisme orthodoxe de ses pièces, devint 1'ensentiel en 1790: Ie cri de révolte contre les vceux forcés, lancé par Comminge et Théotime. (5) Cette opposition venait è point pour tous ceux qui vers 1790 activaient Phostilité contre les cloitres. L'Assemblée constituante refusa en cette année de reconnaitre le catholicisme comme religion d'Etat; elle abolit les vceux monastiques, supprima les ordres et les congrégations, décréta la constitution civile du clergé et forca les prêtres au serment constitutionnel. La première pièce a tendance tant soit peu hostile, dont 1'apparition sur la scène fut autorisée était: (1) Voir p. 359. (2) Voir p. 397. (3) Voir E. Estève: Le thédtre monacal pendant la Rèvolution. Rev. d'Hist. litt. 24e année, 1917, pp. 177—223. H. Welschinger: Le thédtre de la rèvolution 1789—1799, Charavay, Paris, 1917, pp. 278—288 et A. Reyval: L'Eglise et le Thédtre Paris, Bloud, 1924, pp. 25—36. (4) Voir p. 67, ci-dessus. (5) Voir p. 71. 165 1. Ericia, de Fontanelle, publiée en 1768, représentée le 19 aoüt 1789 a la Comédie francaise. Elle n'eut que quatre représentations. (1) Le public trouva passablement fade cette histoire déguisée de la religieuse malgré elle, oü la scène est transportée de Paris a Rome, d'un monastère catholique dans un temple païen qui n'a pas 1'air tragique. 2. Le Couvent, de Laujon, qui suivait le 16 avril 1790 avec son comique gai et piquant est en dehors des sombres drames monacaux qui envahissent la scène a partir du 14 mai 1790, date oü commencent sur le Thé&tre de la Nation la série des représentations de la pièce d'Arnaud: 3. Comminge, dont Ie succès capital fut expliqué par „1'étrange nouveauté du sujet". „Vivement applaudi" ce „tableau de 1'horreur la plus imposante", — comme dit Grimm a cette heure — devait pousser les imitateurs a en porter de pareils sur la scène. 4. Nous passons sous silence Les Rigueurs du Cloitre (23 aoüt 1790 par les Comédiens italiens) que Fiévée a passablement égayées. 5. Le couvent ou les vceux forcés, drame en trois actes par Olympe Gouges (1790) n'est pas non plus d'une morale morose: „Dieu ne défend pas sans doute de vivre honnêtement et doucement dans un couvent, mais j'suis d'avis qu'il aime encore mieux qu'on se marie !" Cependant 1'influence de Baculard est visible dans le caractère mélodramatique et funèbre de cette pièce oü 1'on répète les cérémonies et les tintements de glas dont il avait fait un usage efficace. Dix mois environ après Comminge on porte sur la scène de la Comédie Francaise (le 29 mars 1791, ensuite chez Nicolef et d'autres) l'ouvrage le plus remarquable de cette série: 6. Les Victimes cloitrées par Monvel, auxquelles nous reviendrons. 7. Après ce drame douloureux et tragique la pSle Mélanie, 1770, de La Harpe, qui ne prétend que s'adresser a la raison, devait tomber nécessairement. (2) (7 décembre 1791). 8. La couleur de la tragédie de M. J. Chénier, Fénelon ou les Retigieuses de Cambray qu'on représente sur le Théatre de la République le 9 février 1793, est beaucoup plus noire. La pièce est pourtant sensiblement moins frénétique que celle de Monvel. (1) Ensuite quelque-unes au Théatre partriotique, Boulevard du Temple. (2) Voir p. 68. 166 Chénier cite 1'auteur de Mélanie, taisant celui de Comminge et d'Euphémie qui doit lui avoir suggeré 1'idée du tragique in-pace souterrain, ou 1'action se passé durant deux actes. On se rappelle „la pierre" et „le flambeau" qui sont les témoins muets du désespoir d'Euphémie, en lisant: Ces arcs, ce souterrain, ce silence, cette ombre, Tout porte au fond du cceur un abattement sombre. Sur cette pierre usée, un lugubre flambeau Semble, de son feu pale éclairer un tombeau. (II: 3.) Héloïse se plaint a la facon de Théotime de 1'inhumanité des vceux perpétuels : (1) Dieu créa les mortels pour s'aimer, pour s'unir ; Ces cloïtres, ces cachots ne sont point son ouvrage ; Dieu fit la liberté, l'homme a fait 1'esclavage. (IV: 3.) D'Arnaud n'était-il pour rien dans Chénier ? Héloïse reconnaït sa fille dans Amélie, jeune pensionnaire du couvent, procédé cher a Baculard (2). Le glas funèbre fait entendre, ici encore, ses tintements. La morale de Ia tragédie telle que Fénelon la prêche, (V : 1) est celle que Mme d'Orcé tire du sort d'Euphémie. Et 1'auteur de Coligny n'était pas inconnu a celui de Charles IX. 9. Inutile de nous arrêter a Julie, ou la Religieuse de Nismes, drame historique en un acte et en prose par Ch. Pougens, 1796, assez connü dans le temps, mais jamais représenté. La religieuse malgré elle est traitée de la facon la plus dure. On Ia voit dans un cachot grillé: murailles humides — pierres détachées éparses sur Ie sol — Julie, vêtue de noir, est étendue sur la paille, enchaïnée. C'est encore une malheureuse qui rencontre dans une novice sa fille. Le „sombre" de d'Arnaud est devenu „1'horreur" qui fait frissonner. * * Parmi toutes ces pièces il n'y en a pas de plus de frénétique, de plus lugubre que les Victimes cloitrées. (3) Monvel plus que les (1) Voir p. 71. (2) Voir p. 123. (3) La pièce est la première représentée, trois mois après la loi discutée Ie 11 janvier 1791, oü Chapelier et Robespierre s'élèvent contre une censure, par laquelle 1'abbé Maury espérait „prévenir les écarts de 1'imagination" et arrêter dans les spectacles „les outrages aux moeurs, a Ia religion, au gouvernement". Voir Reyval op. cit. p. 31. 167 autres auteurs „fait preuve de sens dramatique", dit M. Estève. On concoit qu'il s'agit ici du tragique que d'Arnaud avait poursuivi si ardemment. La pièce se rattache a trois fils: a) le moine cupide et Iibertin, b) I'amant désespéré qui se fait prêtre, c) la religieuse malgré elle. Monvel a trouvé les trois éléments dans Baculard. a. ) Le père Laurent est directeur de Mme de Saint Alban. Au dire de Francheville on trouve en lui „tout ce que 1'hypocrisie, 1'audace et la scélératesse peuvent combiner de crimes et d'atrocités" (11:8). Si 1'on se rappelle le portrait du père Audoin, directeur de Mme de la Bedoyère, et celui du père Darnicourt (1), on sait oü trouver le prototype du malfaiteur de Monvel, qui ne serait pas Monvel s'il ne rendait la touche plus noire. Chez lui 1'ecclésiastique n'est pas qu'hypocrite, méchant et cupide: il est Iibertin encore et tache de séduire Eugénie, enfermée au cloitre pendant un voyage de ses parents. Comme elle a résisté a sa scélératesse, qui doit rester inconnue, le coquin répand, avant le retour des parents, le faux bruit de sa mort. b. ) Pendant six mois, qui lui étaient „six siècles de douleur", on a défendu a Dorval, I'amant infortuné, 1'entrée du couvent. Alors la cloche funèbre lui annonce qu'Eugénie n'est plus. Egaré „de douleurs, de rages et de fureurs, je me précipite" ditil.... „Ciel! que vois-je ? Un cercueil.... Je m'élance, je 1'embrasse !" „N'envisageant le monde qu'avec horreur", il fait comme Comminge. II prend 1'habit, „faible roseau battu, renversé par 1'orage", se sentant „perdu, isolé dans la nature entière." II va prononcer ses vceux. Mais loin d'embrasser la vie monastique par vocation, il n'est poussé que par le désespoir qui „trouble ses idéés" et „brise ses organes". II exhale son ame douloureuse par des plaintes aussi frénétiques que celle de Comminge: „Je ne vous ai point promis d'oublier que j'eus un cceur, que ce cceur a tout perdu, qu'il brüle encore, et qu'il brulera jusque dans la tombe d'un feu que le ciel ne peut réprouver puisque c'est lui qui 1'alluma dans mon sein.... Je vous ai dit qu'elle me suivrait jusqu'aux pieds des autels.... que je 1'y verrais toujours, que je n'y verrais qu'elle". (2) (1) Voir pp. 89, 109, 126. (2) Cf. Comminge 1:1, pp. 63, 64 ci-dessus. 168 c.) Comme l'excellent Père Louis, (1) religieux plein d'humanité, contrastant avec Ie cruel Père Laurent, lui fait comprendre, grace a une lettre qui lui est tombée par hasard entre les mains, toute la bassesse du prêtre, il éclate contre ce faquin qui le fait jeter dans un lugubre cachot, renfermant deux tombes des plus macabres. Monvel aimant, plus que Baculard même, le „doublé noir", a le goüt des scènes doublés comme on vient de Ie voir dans Raoul. (2) Dans son sinistre drame la scène représente donc Ie cachot de Dorval séparé par un mur mitoyen du souterrain d'un couvent de femmes. Ici règne Ia désolation Ia plus terrible: par terre un paillasson déchiré, une petite cruche d'huile, un pain bis, une pierre pour servir de traversin et de siège a la prisonnière qui n'est personne d'autre qu' Eugénie. Quand on voit 1'infortunée se lever au milieu d'un faible éclairage, p31e et exténuée, mourante, après un sommeil pénible oü le souvenir de ses douleurs 1'a poursuivie dans d'affreux songes qui lui ont présenté une terrible image de son amant, on est forcément ramené a la première scène d'Euphémie. Dorval trouve sous une des dalles de sa celluie un cadavre; une inscription „en caractères sanglants" lui permet de découvrir dans les décombres sous l'autre une barre de fer, et lui donne avis qu'un autre prisonnier a entamé Ie mur k un endroit caché. II n'a qu'a poursuivre, au moyen de la barre, le travail de son prédécesseur pour être en Iiberté. Au lieu d'arriver en plein air, Dorval pénètre dans le cachot d'Eugénie juste au moment oü M. de Francheville, maire de la commune, arrivé pour les délivrer tous deux. Celui-ci énonce a la fin de la pièce Ia thèse que Monvel a entrepris de développer. Le passage en question porte certainement sa date. Si je ne Ie cite pas c'est qu'il ressemble tout de même beaucoup a la tirade oü Théotime réclame la délivrance et que j'ai rappelée déja plus d'une fois. (3) La part qui revient k d'Arnaud dans les Victimes cloitrées (1) L'antithèse du bon et du mauvais prêtre est encore empruntée a d'Arnaud. Ils s'appellent Audoin et Limbert dans Bedoyère, Darnicourt et Béranger dans Daminvile. D'Arnaud fournit a Monvel dans les Victimes cloitrées, le prototype du mélodrame, les trois types du genre: „l'innocent", „le traitre", „le libérateur". (2) Voir p. 163. (3) Sur le succes de la pièce voir: Etienne et Martainville: Hist. du Th. fr., T. II, p. 55. 169 n'est pas petite. Nous avons tenu a la signaler, vu que le drame de Monvel eut une influence capitale sur la littérature du temps. Le type du moine ambitieux passé la Manche. II s'appelle Schedoni dans „The Italian, or the Confessional of the Black Penitents", roman de Mme Radcliffe (1) qui a connu trés probablement les drames d'Arnaud et de Monvel. (2) Le prêtre cupide et Iibertin a nom d'Ambrosio dans „Le Moine", (1) dont 1'auteur Lewis était tout a fait au courant de la littérature francaise de son époque. (2) Ambrosio et Schedoni ne tardèrent pas a captiver les spectateurs des mélodrames tirés des romans anglais. L'Angleterre rendait a la France ce qu'elle lui avait pris. Et le moine odieux allait continuer sa route dans Le Vicaire des Ardennes de Balzac (1'abbé Joseph), dans Notre Dame de Victor Hugo (Claude Frollo), dans Lélia de George Sand (Magnus) et dans tant d'autres romans. (1) L'ascendant que Baculard a eu sur Monvel, son cadet de trente ans, est décisif. C'est Baculard qui lui a donné probablement cette préférence pour les röles de prêtre (le curé, dans Mélanie, — Crammer, archevêque de Cantorbery, dans Henri VIII, — Fénelon, dans Ia tragédie de Chénier) qu'il jouait avec une sensibilitè particulière, — dégénérant parfois en un „pathétique bourgeois" selon Lekain, I'ancien acteur du „Mauvais Riche", — avec une justesse extréme de débit et une diction parfaite. (3) II agrée son système de ponctuation, s'en sert dans ses pièces, le croit nécessaire aux acteurs. Nos nombreuses citations peuvent prouver jusqu'a quel degré il s'est assimilé son style; la description des pantomimes dans son drame (entre autres celle du Dorval désespéré) a 1'air d'être tirée directement de Comminge. On pourrait distinguer trois „manières" dans 1'ceuvre de Monvel; partout I'influence d'Arnaud est manifeste. D'abord dans son genre larmoyant (1773—1781): L'Erreur d'un moment (1773), Les trois Fermiers (1777), Ambroise ou Voila. ma journée (1778) sont la glorification de cette sensibilitè vertueuse, bienfaisante, humanitaire de l'homme de Ia campagne qui s'étale dans les (O Voir E. Estève: Le thédtre monacal. (2) Voir plus bas, p. 362. (3) Pour Monvel „un des acteurs les plus instruits qu'ait jamais eus le Théatre Francais", voir: Victor Fournel dans Le Correspondant du 10 juillet 1894, p. 158. 170 fades nouvelles de son maitre. Son drame Clémentine et Desormes (1781) mit tous les mouchoirs en jeu par ses situations déchirantes, son pathétique intense et presque convulsif. Après sa.fuite en Suède (1781—1786) Monvel se voue aux opèras chevaleresques: d'Arnaud lui fournit Sargines et Raoul de Créqui. Dans une dernière période il produit son drame révolutionnaire des Victimes, oü son modèle est pour beaucoup. Une fois parti, il oublie Ie catholique royaliste qu'il a trouvé dans Baculard: „1'ennemi furieux de tout culte qui se cachait a demi sous 1'anticlerical, se révèle avec éclat le 10 frimaire dans I'église ci-devant Saint-Roch" (1) oü il lance son terrible discours contre la royauté et les prêtres. Mais ce qui distingue Monvel avantageusement de tant d'autres emprunteurs d'Arnaud c'est sa reconnaissance envers son bienfaiteur. II n'hésite pas a Ie déclarer „son maitre" après le succès prodigieux de Raoul de Créqui a la fin de 1789. Et d'Arnaud ? Oyez cette réponse oü il s'efface lui-même, humblement, précisément comme il fait vis-a-vis de ses imitateurs hollandais (2) et italiens (3): Le sentiment est votre guide, II prête a vos heureux tableaux Son charme vainqueur et solide Qui fait pardonner mes défauts ! Que ce charme puissant éclate 1 Comme vous m'avez embelli 1 Et que votre pinceau me flatte! (4) III. D'Arnaud et le Mélodrame. (5) Que d'Arnaud, a qui on n'accordait qu'un succès de larmes dans „les boutiques, les provinces et les colonies" düt être mêlé (1) Victor Fournel, art. cit. (2) Voir, pp. 187, 285. (3) Voir, p. 390. (4) Epitre a Monvel: L'Esprit des Journaux, février 1790, p. 281. (5) Voir pour le mélodrame: A. Virely: René Charles Ouilbert de Pixerècourt, Ed. Rohir, Paris, 1909. — Alexis Pitou: Les origines du Mélodrame francais, Rev. d'Hist litt, Année 1911, p. 259. — W. G. Hartog: Gullbert de Pixerécourt, Champion, Paris, 1913. — E. Estève: GuUbert de Pixerécourt dans: Etudes de litt. prérom. Champion, Paris, 1923. — E. C. van 171 a l'histoire du mélodrame, le Théatre des Boulevards, qui s'en étonnera ? Comme le nouveau genre est „un des chainons par quoi 1'art moderne se relie a 1'art classique", (1) il mérite qu'on ne le dédaigne pas trop. Soit qu'on Ie considère comme un genre a part, naissant de Ia pantomime, Ie spectacle populaire d'Arlequin, du Chat botté, etc. chez Nicolet (1759) et Audinot (1769), et suivant, en s'élevant a Ia dignité littéraire, „une destinée indêpendante du Drame", (2) — soit qu'on n'y voie qu'une déviation inférieure du drame a Ia facon de Diderot, de Mercier, etc, (3) — soit encore qu'on Ie reconnaisse, ce qui nous semble plus juste, comme le produit des deux mouvements inverses, (4) — I'influence d'Arnaud y est graduelle et décisive. (5) Dés que la pantomime, a partir des Quatre fits Aymon (1779) se fait une idéé plus nette de son róle, elle se soulient de tout ce que Baculard a lancé^dans ses nombreux discours~préliminaires. On désire que la pièce frappe non seulement par son extérieur brillant, mais encore par „1'intérêt dramatique" et par „la clarté du dialogue". Pitou, è qui nous empruntons ces citations mentionne un ouvrage qui parait a Florence en 1779, intitulé: Bellen: Trois joueurs dans: Neophilologus, negende Jaargang, pp. 161—172, Wolters, Groningen, — et Paul Ginisty: Le Mélodrame, Michaud, Paris, s. d. (1) E. Estève: étude citée. — On sait que V. Hugo ne négligé nullement 1'élément mélodramatique dans la Préface de Ruy Bias, et que la critique lui a reproché de s'être trop souvenu dans Hernani d'un mélodrame de Pixerécourt: Victor ou l'enfant de la forêt. „La vie d'un joueur, mélodrame de Victor Ducange et Dinaux (1827), semble bien relier le drame du XVIII* siècle au drame romantique". (E. C. van Bellen: Trois joueurs). (2) Alexis Pitou, art. cité. (3) Comme les contemporains le font, voir p. 172. (4) E. Estève: Etude citée. (5) Nous avons parlé des trois types du genre que les romanesques nouvelles de Baculard présentent constamment. S'il en manque un dans la source oü il puise ses noirceurs, 1'auteur le crée. C'est ainsi qu'il n'en a trouvé que deux dans Hume et Clarendon dont il reproduit l'histoire de Strafford (Nouvelle historique). Le vertueux comte a été jeté en prison, accusé par Ie fanatisme politique et religieux d'un prétendu crime de haute trahison. Charles I" a dü signer malgré lui son arrêt de mort. Voici le libérateur, inventé par d'Arnaud: C'est le roi lui-même qui s'assure du geólier, pénètre dans la prison de son favori et lui offre les moyens de se sauver en France, ce que le ministre refuse, craignant d'exposer son roi aux attentats des rebelles. 172 Pantomime dramatique ou Essai sur un nouveau genre de spectacle, oü 1'auteur propose de remplacer dans les opéras le monotone récitatif par la pantomime expressive et variée. Laissons passer quelque temps et 1'influence de Baculard s'affirmera. La pantomime aura des prétentions littéraires. A eet effet, 1'auteur d'une pièce: Le Héros américain (qui sauve une jeune fille persécutée et fuyant dans les forêts) a recours a Voltaire dont il mutile les vers. Pareil sort est réservé a d'Arnaud. Son Comminge fournit a Pompigny en 1790 une pantomime qui attire Ia foule a 1'Ambigu. A cette époque le drame de Baculard ne fait pas seulement les dêlices du public de 1'Ambigu et du Théatre de la Nation, il charme la sombre mélancolie du jeune Pixerécourt, le Corneille futur du mélodrame, dont les idéés sont tellement empreintes du noir le plus foncé qu'il ne trouve d'harmonie avec la disposition de son ame que dans Young, Hervey et Baculard. II a recours è la lecture de Comminge, a titre de récréation. Aussi on s'étonne que M. Paul Ginisty, qui dans Le Mélodrame cite les précurseurs (Mercier, Monvel), les pères (Loaisel de Tréogate, Pixerécourt, Caignier) et les DU minores (Cuvelier, Boirie, etc) du nouveau genre, ne fasse aucun cas d'Arnaud. Le Mélodrame aux Boulevards, document important, par le Vieux (1) (pseudonyme d'Armand Charlemagne), aurait pu lui éviter cette omission. C'est une pièce en vers alexandrins, bourrée de notes, et indiquant, dans Ie passage suivant, 1'origine du mélodrame après que Molière et Corneille sont tombés dans 1'oubli: Sur les, pompeux débris de leur gloire éclipsée, S'établit quelque temps M. de la Chaussée; D'Arnaud Ie raffina; Mercier parut et mit La tragédie en prose et le drame en crédit. Enfin Cuvelier vint (sic) et le premier en France Montra le mélodrame en sa magnificence. L'auteur revient dans ses remarques sur d'Arnaud et le róle important que Comminge a joué dans l'histoire de ce nouveau théatre. Quand Pixerécourt, dans sa brochure intitulée Guerre au Mélodrame ! ! ! (2) émet ses théories sur 1'origine du genre, il (1) Paris, 1809. (2) Paris, Delaunay, 1818. 173 n'oublie pas de citer le Raoul de Créqui de Monvel parmi les drames lyriques qui sont a vrai dire „des mélodrames ayant fourni è nos meilleurs compositeurs le moyen de produire d'excellentes partitions". Au dela de Monvel le mélodrame remonte a d'Arnaud. Les Victimes cloitrées en font foi encore. La scène du quatrième acte „qui produisit une impression considérable au Théatre de la Nation, sera, a la vérité, le modèle des auteurs de mélodrames" dit Ginisty fort justement. C'est la en effet le germe de la prochaine abondante récolte dramatique. On y retrouve Le Moine (représenté au Théatre de 1'Emulation le 27 déc. 1797 et tiré du roman de Lewis), ainsi que Eléonore de Rosalba (jouée au Théatre de la Cité, le 5 juin 1798 et empruntée au roman de Mme Radcliffe), pièces oü 1'on se rappelle, ne füt-ce que de trés loin, 1'inventeur des drames monacaux. Dès maintenant on ne voit plus sur la scène que des cachots qui torturent, des tombeaux qui appellent, des foudres qui tombent, bref une noirceur inconcevable, oü la part d'Arnaud ne fut que trop essentielle. Les contemporains ne s'y trompaient pas. L'année même (1799) de la fondation du „Théatre des Troubadours" par les acteurs Léger et Piis, a la salie Molière, on y joua un vaudeville intitulé: „A bas les diables, a bas les bêtes, a bas le poison, a bas les prisons, a bas les poignards !.." et oü 1'on passait en revue toutes les horreurs a la mode. Lewis, Radcliffe, Mercier et d'Arnaud y étaient fraternellement en butte aux traits de la satire. Et le petit vaudeville Poussait Comminge défaillant Dans la fosse qu'il s'était faite, Et du vinaigrier dolent Renversait a plat la brouette. (1) Que 1'on juge en effet de 1'influence de Baculard quand le genre a pris sa forme défjnitive telle qu'il la manifeste par exemple dans Adelson et Salvini mélodrame en trois actes (2) et en prose que Prospère Delamare tire des Epreuves du Sentiment. (3) (1) Voir: Nicolas Brazier: Chroniques des petlts théütres de Paris, réimprimés par O. d'Heylli. Ed. Rouveyre et Blond, Paris 1833. (T. II, pp. 183, 184). (2) Barba, Paris, an XII; représenté pour la première fois sur le théatre de la Gaité, le 13 primaire, an XII. (3) Voir, pp. 114, 123, 129. 174 On est a la veille du mariage d'Adelson qui au bout d'un an a retrouvé sa fiancée Nelly, heureusement échappée aux „affreux projets" de Struley, son oncle. Voila pourquoi on voit une scène doublé quand le ridéau se léve: d'un cöté un gracieux pavillon consacré „A l'amour", de l'autre une tonnelle oü sont gravés les mots „Aux regrets". Sous le crêpe funéraire, prés d'un tombeau élevé a „1'ombre" de Nelly, Adelson a passé des journées et des nuits entières a se repaitre de son désespoir qu'il a promenè ensuite a Rome. Cette fois Struley s'y prendra plus adroitement, se servant de la jalousie de 1'ami d'Adelson, le peintre Salvini, également épris de Nelly. Au second acte un incendie, une grotte dans la forêt, une voiture de poste, quelques matelots et la mer favoriseront son projet. Salvini qui va le seconder pénètre finalement les vues du coquin. II brandit „un fer homicide" mais croit avoir atteint Nelly que Struley enlève. „Echevelé, décolleté, Salvini sort du bois; tout respire en lui 1'horreur et le délire du désespoir". A 1'acte III on le voit dans le souterrain du chateau, fermé d'une porte en fer, éclairé par la lueur blafarde d'une petite lanterne. Le mélodrame va battre son plein. Une jeune sceur de Nelly, Jenny, amoureuse du peintre s'introduit dans la lugubre prison, déguisée sous les habits du fils du conciërge. Quand celui-ci ouvre le cachot du scélérat „qui secoue les chaines avec violence", elle „tire de son sein un pistolet et le lui présente en détournant les yeux. Pantomime !" „Un homme en matelot paratt, tenant en main une lanterne sourde et des ustensiles de serrurerie". C'est Struley qui vient pour se venger sur Salvini. Combat au sabre et au pistolet oü Struley en fuyant se tue. Scène 8: „Changement a vue. Le théatre représente un pavillon lugubre ayant divers emblêmes qui caractérisent les larmes et le désespoir". Au fond un rideau de crêpe noir, cachant le corps inanimé de Nelly, va être écarté, car Adelson lord-juge veut voir quelle sera 1'attitude de Salvini devant sa victime „tuée". En vain celui-ci, frémissant d'horreur, demande grace. On tire le rideau et... on voit dans toute sa beauté Nelly, trouvée par le jardinier après que son ravisseur blessé 1'avait abandonnée. — Pardon général. Mariages. CHAPITRE VI. Fin de la réputation de Baculard d'Arnaud en France. Pendant la dernière décade du 18ième siècle la renommée de Baculard se maintient encore, surtout sur la scène. A la Nation le drame de Comminge réussit, comme la pantomime de Pompigny a 1'Ambigu. Raoul, Sargines et d'autres drames lyriques sont applaudis au Théatre italien, Les amours de Coucy au Théatre de Monsieur. Coligny a plusieurs représentations sur Tanden Théatre Molière. Les pièces monacales et les mélodrames a Téclosion desquels d'Arnaud a largement contribué, ravissent les spectateurs sur plusieurs scènes parisiennes. Coligny, Comminge et Mérinval, chacun a sa facon, attendrissent la province. Cependant vers les confins du 18e et du 19e siècle la courbe de sa célébrité va descendant avec une rapidité et une régularité désolantes. Ses derniers romans (1803) ne font que le précipiter vers Toubli, même avant sa mort (1805). L'époque des Lamartine, des Vigny et des Musset efface sa mémoire. Et si vers la nouvelle ère du romantisme quelque chose de son esprit flotte vaguement encore dans certains romans ou certains drames, Tévolution de la littérature s'est accomplie alors en ce sens que celle-ci s'est „dématérialisée" pour ainsi dire. Que la nature soit a cette époque une amie „qui t'invite et qui t'aime", ou qu'elle soit Timpassible théatre, Que ne peut remuer le pied de ses acteurs, elle se passé des bois sombres, des antres fangeux et des grottes macabres. L'amour infortuné chante son hymne douloureux en sons subtils, au lieu de pousser ses lugubres gémissements au fond de noirs cachots. La mort est le passage vers „ce bien idéal oü toute ame aspire", ou bien c'est le terme de la vie devant lequel „seul le silence est grand". Et bien loin de chercher la consolation dans les cimetières en embrassant avec force „rugisse- 176 ments" les cercueils et les urnes, au milieu des affreuses têtes de mort, témoins muets de notre destruction corporelle, Ie poète s'isole dans son rêve et dans le fluide du „souvenir". La mode de la bruyante sensibilitè, qui verse trop de pleurs pour qu'ils soient précieux et qui gesticule trop violemment pour ne pas avoir un peu 1'air de pantin, est passée. Le fond ne pouvait pas sauver 1'ceuvre d'Arnaud; la forme encore moins. Son style chargé ne pouvait trouver grace è 1'heure oü la littérature tendait a se raffiner. SECONDE PARTIE. D'Arnaud et les écrivains hollandais. Le 18e siècle hollandais au point de vue politique et artistique est loin d'être de glorieuse mémoire. Jamais imitation des modèles laissés par un grand siècle n'a été plus faible et plus incolore. L'enthousiasme ardent auquel on devait non seulement les fruits de 1'héroïsme national, mais encore tout ce que les peintres, les architectes, les auteurs du siècle d'or avaient légué, dégénéré en cette patience domestique avec laquelle on va étudier au 18e siècle les procédés de 1'art, quitte k se reconstruire ensuite un art d soi, oü la moindre vie spontanée fait défaut. La poésie limée, mesurée k 1'équerre est assidüment fabriquée par ceux qui fondent des cercles poétiques, (1) ateliers k I'enseigne: Nil volentibus arduum (Amsterdam 1669), Dulcis ante omnia Musae (Utrecht 1759), Kunst wordt door arbeid verkregen (L'art s'acquiert par le travail, Leyde 1766), ou Kunstliefde spaart geen vlijt (L'amour de l'art ne ménage pas 1'effort, La Haye 1772). Les trois représentants caractérisques de cette période sont: Hoogvliet qui déroule ses suites d'alexandrins dans „Abraham le patriarche" et d'autres odes sans héroïsme, — Feitema, le traducteur de Télémaque et de la Henriade dont il cisèle les vers jusqu'a sa mort, — et Huydecoper, le législateur en matière de versification fade, faiseur en outre de tragédies concues selon le classicisme francais, et fort estimé en son temps. Vers 1775 1'heure de la réaction a sonné. La littérature qui avait poursuivi la forme extérieure tend k devenir un art a valeur intrinsèque. Le sentiment, poussé souvent k la sensibilitè outrée, qui traverse les littératures européennes du temps, pénètre dans les lettres hollandaises. Les . écrivains émus, anglais, francais, (1) Voir sur ces cercles: De Dichtgenootschappen, dans: J. te Winkel, De ontwikkelingsgang der Nederlandsche letterkunde (L'EvoIution de la litt. holl.), T. III, pp. 649—«69. 12 178 allemands envahissent tendrement notre pays. Rousseau, Gessner Bernardin de Saint Pierre nous apportent le sentiment de la nature; Ossian fournit les rochers baignés par le brouillard; Young et Klopstock éveillent en nous la piété et la rêverie sur Pimmortalité; Richardson et Gellert nous émeuvent par leur goüt de moraliser. „Les auteurs (francais) les plus lus au 18e siècle furent Voltaire, Marmontel, d'Arnaud et Mercier. La sensibilitè du Marmontel des Contes moraux et celle de Baculard plaisaient mieux k 1'esprit modéré que 1'ardente passion de la Nouvelle Héloïse" dit M. Valkhoff. (1) En effet d'Arnaud était fort admiré chez nous. Son Comminge pour qui les Exercices de la Littérature nationale (2) n'ont pas assez d'éloge, était „bijna aan niemand vreemd" selon Feith (3) qui a subi son ascendant toute sa vie, dès 1'age de quatorze ans. Witsen Geysbeek appelle Comminge et Euphémie „fraaie stukken". Aussi ces „belles pièces" trouventelles des traducteurs, attirés par le sujet et la versification. On estime les vers de Baculard „zachtvloeyend" (mélodieux), son style entrecoupé, „fort et saisissant". Ses nouvelles ne charment pas moins de lecteurs. On décerne k ce nioraliste sensible les titres les plus glorieux. Hoogeveen appelle le „schrandere (intelligent) d'Arnaud" „een vindingrijk opsteller" (écrivain plein d'invention); Adriane van Overstraaten le trouve „een kundigen letterheld" (héros littéraire ingénieux) et Barbaz 1'aime surtout comme „zedelijk en wijsgeerig schrijver" (auteur moral et philosophique). Déjè avant le règne de la sensibilitè chez nous (dernier quart du 18e siècle), il avait attiré Pattention de quelques éarivains hollandais. Dès 1777 cependant sa vogue sera toute particulière auprès de ceux qui sont sous 1'empire de la nouvelle mode pleurnicheuse. A cette date on commence k publier la série des traductions des Epreuves du Sentiment qu'on poursuit avec une parfaite régularité pendant la douzaine dannées (1777—1788), qui est précisément 1'époque la plus caractéristique de la vie littéraire de Feith, son disciple, le chef de 1'école sentimentale en Hollande. A partir de 1788 jusqu'a la fin du siècle on met d'Arnaud k profit (1) Revue de Hollande, 2®*°* année, 8 février 1897, p. 566. (2) Vaderlandsche Letteroefeningen (Exercices de la Littérature nationale), 1789, I, p. 62. (3) Feith: Verhandeling over het Heldendicht (Traité du poème épique), p. 23. 179 surtout au théatre. Après ces deux dernières périodes, constituant un quart de siècle è peu prés, c'en est fait de l'engouement pour Baculard chez nous. C'est ainsi que nous distinguons dans son influence en Hollande les quatre périodes suivantes: 1. 1743—1777: Période des premières traductions. 2. 1777—1788: Epoque des Epreuves et des Délassements traduits. 3. 1788—1804: D'Arnaud et le drame hollandais. 4. 1804—1810: Déclin de sa célébrité. A. PREMIÈRE PERIODE, 1743—1777: TRADUCTIONS ISOLÉES DE QUELQUES CEUVRES. CHAPITRE L Coligny, 1743. Dès 1'apparition de sa première oeuvre on introduit en Hollande, le jeune Baculard qui bénéficie d'un malentendu. Trois ans après la publication de la Saint-Barthélemy on annonce: De dood des Admiraals van Coligny, Treurspel naar het Fransch van den Heer F. A. D. V. door L. v. d. Broek. (1) Te Athsterdam, bij Steeve van Esveldt, 1743. En 1743 on croit donc encore fermement ici que F(rancois) A(rouet) D(e) V(oltaire) en est 1'auteur. Voila pourquoi Van den Broek pense ne pouvoir mieux faire que de dédier sa pièce a 1'ami de Voltaire „Monsieur Willem van Haren, Bailli du Bilt et Député de la province de Frise au collége de Leurs Hautes Puissances les Etats généraux des Provinces Unies, etc." Cette dédicace se ressent de 1'état politique de 1'Europe au second quart du 18e siècle. Les Etats généraux de Hollande, se gardant de la gueitre comme du feu, mais Hés par le traité de Vienne (1731), n'étaient venus en aide a Marie Thérèse d'Autriche, abandonnée par la France et 1'Espagne malgré leur adhésion a la Pragmatique sanction, qu'après le chaleureux plaidoyer du député van Haren (1742). II avait composé en outre un poème, intitulé Léonidas, pour réveiller dans Ia nation hollandaise le (1) Lambert van den Broek (Paludanus) était un poète de mérite douteux. II a mis en vers des sujets bibliques (le Paradis lost de Milton) et écrit huit médiocres pièces de théatre. Voir Wits en Geysbeek: Biographisch, anthologisch en critisch Woordenboek der Nederduitsche Dichters, Amsterdam 1824, T. V, pp. 56—59. 181 sentiment de ses obligations. Ce poème fut, en 1742, traduit en francais et excita le mécontentement de Louis XV et l'enthousiasme de Voltaire qui, en 1743, adressa des stances a Van Haren: Démosthène au conseil et Pindare au Parnasse, L'auguste vérité marche devant tes pas; Tyrtée a dans ton sein répandu son audace, Et tu tiens sa trompette, organe des combats. La grandeur d'un Batave est de vivre sans maitre, Et mon premier devoir est de suivre le mien. (1) L'épitre dédicatoire de v. d. Broek qui n'est que le mauvais écho de ces vers, loue 1'éloquence et le talent poétique de van Haren ainsi que son goüt pour cette Irberté qui repousse la contrainte morale aboutissant en France a la Saint-Barthélemy. Le poète est d'avis que Ie crime de 1572 est peut-être la cause „que la France a souvent violé les alliances jurées devant Dieu". S'il avait su que 1'indolent Baculard, Sgé de vingt-deux ans, était 1'auteur de Coligny, il aurait été peut-être moins modeste au sujet de la valeur de sa traduction et plus réservé dans 1'éloge de son modèle qui lui arrache le cri: Doorluchtige, wie kan in zijne vlucht Den adelaar narennen in de lucht. (2) La pièce hollandaise tient le milieu entre une traduction et une adaptation. Dès Ia première scène v. d. Broek cède le pas a d'Arnaud pour le sens dramatique. II réduit le nombre des vers du monologue d'Hamilton de 80 a 32, ce qu'on ne saurait blamer. Mais il s'en faut que cette réduction soit une amélioration. Sur les 32 vers il n'y en a que 7 de traduits. Toute la noirceur du prêtre a disparu. II n'espère que „cueillir les fruits du crime". De sa perfidie envers la Patrie, la Reine et Coligny on ne soufflé mot. Les 25 autres vers sont consacrés a 1'invocation prolongée de la nuit dont 1'auteur ne semble pouvoir sortir, a une série de questions bizarres qu' Hamilton adresse a Dieu: (1) Ces Stances furent traduites en hollandais par P. Werkman (J. Bosch, Harlem 1743). (2) Seigneur, qui pourrait suivre dans son essor L'aigle s'élancant dans les airs ? 182 Zijn onze vijanden uw vijanden niet meer, Zijn alle menschen in uw oog dan Christen, Heer ? (1) et a la glorification de la foudre de Dieu qui va frapper „cette exécrable engeance". La seconde scène, 1'entretien entre Ie curé et Bême, qui dans d'Arnaud déja traine, va dans la traduction se ralentir encore considérablement. L'original débutait du moins par une concision tranchante: Dis-moi, puis-je m'attendre A trouver des vengeurs dociles a-mon gré ? Et la réponse de Bême était d'autant plus rassurante qu'elle était brève: Gardez-vous d'en douter. Comparez a cela les longueurs de la traduction: Hamilton: Hebt gij mijn haat gediend ? Verwacht ik, naar uw [woord, Uw trouwe vrienden hier ? Zijn zij gereed tot moord ? Zal alles vaardig zijn, op ons bestemde teeken ? Bême: O ja, mijnheer, zij zijn bereid om u te wreken. Ensuite le Hollandais introduit des développements historiques: il consacre une page a 1'arrivée de Coligny en France, insiste sur Ia cause de la haine d'Hamilton, développe le caractère de la Reine et s'attarde a une comparaison entre Ia Rome des Païens et celle des Catholiques que, en bon Calviniste, il préfère a la première. La scène trois ne répond plus en rien a l'original. Hamilton, sachant que le meurtre au fond répugne a l'homme, tache dans la pièce francaise d'étouffer dans les meurtriers Ia pitié, les remords possibles. II les exhorte au massacre radical. Amis, pères, enfants tous doivent être sacrifiés. Dans Ia traduction les röles sont renversés: remords, pitié, hésitation ne sauraient effleurer le cceur des criminels. Point n'est besoin de les exiter. Au contraire, les chefs Bussy, Tavannes, Bême ne font qu'activer la vengeance du maitre. Ce sont des tigres, tous également cruels. Les nuances de leurs caractères, qui faisaient 1'intérêt de la scène, ont disparu: Ia crainte chez Bussy, l'enthousiasme de Desadrets, le trouble de (1) Est-ce que nos ennemis ne sont plus les Vótres ? Est-ce que tous les hommes, Seigneur, sont Chrétiens a vos yeux? 183 Tavannes. Le Hamilton affaibli n'a plus besoin de leur mettre les armes a la main. Aussi on cherche en vain 1'autel oü gisaient leurs poignards. Coligny qui remplit le second acte est loin d'être le héros sympathique de la tragédie francaise. Lorsque Marsillac vient lui faire un récit invraisemblablement long des horreurs commises, 1'amiral se lamente bêtement: Welk een schrik slaat al mijn moed ter neer 1(1) Le récit interrompu, il en demande la suite dans les termes les plus fades: Voleindig .... Nog eens, wil u verklaren, 't ls waar, 'k twijfel nog, schoon gij 't mij hooren doet; Ik haal nauw adem meer, Ach 't is met ons gedaan ! En face de cette peur Marsillac ne saurait s'en tirer: les pires remplissages trainent a travers ses vers puérils: Moet ik vervolgen ? Luister hoe ze (Médicis) ons trouweloos heeft verraden, Hoor onze rampen en met een haar gruweldaaden, Moet ik die bloedige tafreelen, Wreede plicht, Afschilderen aan uw oog en stellen in het licht(!) Moet ik melden, hoe het volk met iever streeft Om 't bloed te drinken ? Téligni fait un semblable rapport, également languissant. L'acte finit par un monologue oü Coligny s'attriste du sort que le ciel lui a réservé après soixante ans de combats. Après avoir constaté (encore une fois !) „Maar welk een vlugge schrik, vermeesterd weer mijn [zinnen," (2) il veut sortir pour s'entendre avec Médicis. Si elle persiste dans ses parjures, il périra pour le bien de 1'Etat. Le troisième acte s'ouvre par une scène d'une centaine de vers qui manque totalement d'action et diffère entièrement du modèle. (1) Quelle crainte abat tout mon courage 1 (2) Quelle crainte subite s'empare encore de mes sens, 184 Coligny y fait une espèce de confession de foi: Dieu frappe lés hommes pour leur bien; II est un père, non pas un tyran. Le Dieu de Rome cependant se signale par I'infidélité, le meurtre et le noir égoïsme. La scène suivante oü les conjurés viennent pour Ie saisir, reproduit assez exactement la situation correspondante dans d'Arnaud. Dommage que le traducteur ait délayé tous les traits qui dans l'original étaient brefs et vifs. Hamilton arrivant ensuite parait être aveugle! Bien que Coligny se trouve devant lui, il demande aux conjurés d'une voix calme „s'ils ont fait leur devoir". Voyant alors son ennemi, il leur reproche, mais sans le moindre courroux, leur lacheté. II ne les appelle plus „traitres" et n'invoque ni „la colère divine", ni „les flammes dévorantes", ni „les armes dévorantes de 1'ange exterminateur". Les chefs de la conspiration, Tavannes, Bussi, n'hésitent pas plus devant le meurtre qu'au premier acte. Bême frappe de son poignard le martyr qui n'est pas facilement a bout de soufflé. Dans la pièce d'Arnaud il ne trouve Ie temps que de recommander son ame a Dieu et de pardonner a Hamilton. Van den Broek lui met dans Ia bouche huit vers de malédictions. La satisfaction du prêtre est exprimée en francais en deux vers: II n'est plus, et je vis.. Sur ce premier degré Mon pouvoir chancelant est enfin assuré. Tel n'est point le compte du traducteur: 't Is gedaan O kroost van Rome en van de Vrijheid ! laat ons gaan I En gantsch verrukt van vreugd, door God ons ingegeven, In onze vestingen de waarheid doen herleven. Men brenge al 't overschot zijns aanhangs fluks ten val, Opdat de Maar zijns doods verspreid wordt door 't Heelal. La pièce de v. d. Broek n'a jamais été représentée. Ses défauts, graves d'ailleurs, ne suf fisent pourtant pas a expliquer ce fait. La prolixité en particulier est notre faible national, surtout dans les traductions: Coligny n'est guère une exception. D'autre part il y du bon dans la pièce: le traducteur a heureusement réduit le nombre des personnages de quatorze a sept. Le sujet devait attirer la Hollande protestante. Qu'est-ce qui explique donc 1'oubli total de cette tragédie ? Elle a eu le tort de venir mal a propos. L'histoire de Coligny avait été traitée par P. C. Hooft, cent ans 185 auparavant, dans „La vie de Henri le Grand", (1) source dont s'était in'spiré Lambert van den Bosch pour sa tragédie Charles Neuf. (2) Reyer Anslo (3) publia vers 1647 De Parijsche Bruiloft, en cinq actes et en vers, ayant mis a contribution les deux ouvrages précédents. A défaut de Ia main de Madeleine Baeck, sceur de Me Laurens Baeck, auteur de nombreux poèmes bibliques, (4) a laquelle il offrit sa pièce, celle-ci lui valut 1'approbation du Stathouder Frédéric Henri, petit-fils de Coligny. L'action dans cette tragédie est réduite au minimum, Ia psychologie y est médiocre, la versif ication, sauf dans les chceurs, souvent faible. Au cinquième acte les soldats de la cour de Charles IX montent en scène portant Ia tête de Coligny au bout d'une lance ! Sa construction — a 1'exemple de Vondel — en style classique, avec des „chceurs de Vierges navarroises", assurait pourtant a ce drame plusieurs éditions. En 1749 parait Ia seconde, en 1661 la troisième; les suivantes se succèdent a peu prés régulièrement: 1662, 1663, 1695, 1704, 1713, (5) 1727. La pièce s'est maintenue probablement longtemps sur la scène. C. N. Wybrands (6) mentionne une représentation a Amsterdam Ie 14 oct. 1650; selon Pels (7) Ia politique que Ia pièce respire fut une des causes de Ia cloture du Théatre d'Amsterdam le 8 juin 1672. On est en droit de supposer qu'en 1743, quinze ans après la dernière édition d'Anslo, le sujet de Ia Saint-Barthélemy était trop rebattu pour que la maigre traduction de 1'ceuvre de jeunesse d'Arnaud püt réussir. (1) P. C. Hooft: Leven van Hendrik den Grooten, 1626. Voir G. Kalff. Geschiedenis der Nederlandsche Letterkunde (Histoire de la litt. holl.), T. IV, p. 226. Wolters, Groningen, 1912. (2) Carel de Negende, anders de Parijsche Bruyloft MDCXLV. Voir pour cette pièce: J. A. Worp. Geschiedenis van het Drama en Tooneel (Histoire du Drame et du Théatre), T. I, p. 300. Wolters, Groningen, 1908. (3) Voir sur Anslo: G. Kalff. Hist. de la litt. holl., T. IV, pp. 450, 451, J. te Winkel. De ontwikkelingsgang der Nederlandsche Letterkunde (L'évolution de la Litt. holl.), T. II, pp. 343—347. Haarlem, Bohn, 1912—1921 et H. H. Knippenberg: R. Anslo; thèse de doctorat. V. d. Vecht, Amsterdam, 1913. (4) Voir p. 193. (5) Dans R. Ansloos Poezy, door Joan de Haes, Ed. Bos, Rotterdam, 1713. (6) Het Amsterdamsche Tooneel: Beijers, Utrecht, p. 259. (7) Voir Worp: Op. cit. T. II, p. 102. CHAPITRE II. Les traductions des pièces monacales et de Jérémie par J. van Dijk. I. Van Dijk, pasteur et poète. II n'y a dans la littérature hollandaise peut-être personne qui ait mieux senti „le sombre" de Baculard que Johannes van Dijk (1) (1718—1798), pasteur de 1'église protestante a Namur et ensuite k Maestricht oü il fut en même temps professeur de Théologie a 1'Ecole Illustre. II fut vivement impressionné par les tremblements de terre qui affligeaient PEurope en 1755 et 1756, renversaient les murailles de Namur, et par lesquels, selon lui, Dieu s'adressait aux hommes pour les ramener a la vertu. Ses prières et ses sermons sur Jérémie II : 19—27 furent trés courus par les habitants désolés, catholiques tant que protestants. (2) Le pasteur devait trouver un charme particulier dans les ceuvres d'Arnaud oü la voix de Dieu se fait entendre dans les abimes qui engloutissent, les tonnerres qui grondent, les foudres qui frappent. Le salut de Ia Religion se détache sur ce sombre aussi nettement que „le clair" de „1'obscur" dans les tableaux de Rembrandt auxquels il compare les drames de son auteur favori. En 1769 il traduit d'abord Euphémie quoiqu'il vienne de lire 1'annonce d'une autre traduction de cette pièce, dans „de Courant van Deventer". (3) La même année, Comminge, qu'il garde provisoirement dans son tiroir, pour publier en 1770 d'abord les Klaagliederen van Jeremia (Lamentations de Jérémie). Probablement il a envoyé a d'Arnaud un exemplaire de sa version (1) Pour la biographie de van Dijk voir: Het Protestantsche Vaderland (La Patrie protestante), Biographische woordenboek door Dr. L. H. van Langenraad, Dr. J. P. de Bie en M. J. Loosjes. Kemink, Utrecht, 1908—1918. (2) Vpir Boeksael der Geleerde Waerelt (Salie de livres pour le monde savant), Amsterdam, 1756, p. 253. (3) Je n'ai réussi a trouver ni ce journal, ni la traduction. 187 d'Euphémie, de même qu'il lui a fait parvenir, mais en 1773 seulement, ses Klaagliederen. Pourquoi tarda-t-il a présenter ses odes sacrées a son maïtre. Qu'est ce qui le retint jusqu'a cette date a faire paraitre Comminge ? Avant 1769 van Dijk avait taquiné la muse. Mais on avait tout simplement détruit ses productions poétiques. Pareil sort ne serait pas réservé a Euphémie, croyaient ses amis en 1769, grace a la protection de Caroline, princesse d'Orange et de Nassau, sceur du Stathouder Guillaume V, a laquelle 1'auteur avait dédié sa traduction. Cependant la critique dédaigne cette pitoyable version et n'y fait pas la moindre attention. Viennent les Klaagliederen en 1770. On les traite encore avec un superbe mépris. (1) Van Dijk se promet de ne rien publier désormais, d'autant plus que ses loisirs sont fort restreints et que sa santé laisse a désirer. Mais comment résister aux instances d'amis qui connaissent votre ardeur pour la poésie et qui savent le manuscrit de Comminge achevé depuis longtemps. Dans ces circonstances van Dijk ne crut mieux faire que d'adresser a son maïtre Un exemplaire de ses Klaagliederen, (1773) avec une lettre d'envoi oü il lui rappelait en outre sa traduction d'Euphémie, et 1'entretenait de la déception que lui avaient causée les faux dévots, ainsi que de ses scrupules a publier son Comminge qui porterait encore sur la scène la religion en compagnie de l'amour. La réponse d'Arnaud fut des plus aimables et emporta ses dernières hésit^tions. D'abord Ie maïtre exprime ^ son disciple sa profonde gratitude de 1'offre de la traduction envoyée. Puis il continue, en termes touchants: „Je vous dois une réputation plus étendue que celle qui m'appartient; vous répandez mon nom, associé au vótre, dans votre pays". A cette tendre prose il ajoute des vers sensibles: S'il (le Dieu de 1'Hélicon) me promet un jour des [couronnes brillantes, C'est vous qui les parez de verdure et de fleurs, Qui prêtez de la force a ces tiges naissantes, Et de son vaste ombrage accroïtrez les honneurs. (1) 11 s'y mêle 1'accent d'une certaine pitié quand, en 1773, le pauvre poète a repris sa plume récalcitrante pour produire ses Réflexions morales et ses Poésies diverses. Elles ont 1'air tellement rébarbatives que Les Exercices de la Litt. nationale (1773, I, p. 173) ne trouvent d'autres excuse pour 1'édition de ces tristes „vers édifiants" que la bonne intention de 1'auteur. 188 Que le pasteur fasse donc imprimer son Comminge sans se laisser intimider par les cris des faux dévots. Le Batave sensible aux pleurs de Jérémie, Par vous a soupiré sur le sort d'Euphémie; II demande Comminge a vos riches pinceaux. D'ailleurs laissez gronder Ia cabale hypocrite Qui croit que d'Euphémie exprimer les douleurs, C'est offenser le ciel que leur sottise irrite. Dieu n'aime point 1'envie, ni les tristes censeurs. II se plait bien plutót a voir un esprit sage Employer les talents qu'il a recus de lui. (1) Quoique d'Arnaud ne sfit pas le moindre mot hollandais, et que van Dijk eüt donc bien fait de ne pas trop se fier a eet hommage, il en était tellement enchanté que sa traduction de Comminge parut sans retard. (1773). II Van Dijk publie son premier drame sous le titre: EUPHEMIA OF DE TRIOMF VAN DEN GODSDIENST, * Toneel-dicht, Het Frans gevolgd van d'Heer D'Arnaud. II parut en 1769 chez le libraire J. Lekens a Maestricht. La dédicace a la princesse d'Orange est vide d'idées, pleine de mots pesants et ne sert qu'a exprimer avec une „reconnaissance", un „respect", une „soumission", une „humilité" des plus serviles „les qualités sublimes", „1'amabilité qui gagne tous les cceurs", „la bonté sans pareille", de son Altesse. Selon la préface le traducteur croit que les sujets bibliques et religieux ne doivent pas paraitre devant la rampe, oü 1'on désire „des héros et des actions héroïques au lieu de divinités et de devoirs pieux, — des lecons de courage et de vaillance plutót que de tendresse et de crainte, — des exemples de vertu et non pas de désastres". D'ailleurs 1'élément religieux, les sentiments pieux perdent a la représentation ce qu'ils gagnent a la lecture, a laquelle, seule, le pasteur destine son Euphémie. Aussi n'a-t-il pas eu 1'intention de publier son travail, n'ayant d'abord (1) Traduction de Comminge, préface. s 189 d'autre but que „d'essayer de traduire un petit fragment pour voir si véritablement la traduction d'Euphémie et de Comminge serait impossible, a cause du style entrecoupé, comme on I'a soutenu souvent". Grande a été sa surprise lorsque, une fois a 1'ceuvre, il a rencontré si peu de difficultés que 1'achèvement lui fut assez aisé, pour qu'il n'ait garde de dire le peu de loisirs qu'il y a mis, „tant Ia chose serait invraisemblabe". II y parait: la traduction trahit partout la hate irréfléchie avec laquelle elle a été faite. Van Dijk suit son modèle mot a mot. Jamais il ne s'écarte ni de Ia conduite du drame, ni de la peinture des caractères. Au point de vue purement dramatique sa version a les mêmes qualités et les mêmes défauts que l'original. Nous n'avons donc a parler ici que des faiblesses de style. Ce qui choque d'abord darus ce „poème théatral" c'est le franc mépris de la syntaxe hollandaise. Les cruelles inversions innombrables mutilent les vers qui ne sont plus qu'un amas „de lignes égales"; c'est Ie bégayement d'un muet qui voudrait chanter. Un seul exemple: Théotime veut fuir avec Euphémie vers des „rivages lointains oü nous serons unis par la vérité même" comme il dit; a quoi elle répond: Est-ce a moi De rappeler tes pas dans le crime engagés, D'offrir a tes regards nos devoirs outragés ? Et voici la traduction de eet entretien: Théotime: (Fuyons) Daar, door de waarheid, wij, vereenigd zullen Euphémie: [leven. Voegt het mij Te toonen, hoe uw voet zich(!) ten verderve sneld, En hoe gij, tegens eer, u, stout, en plichten steld ? J'ai peur que cette pitoyable construction, qui au fond n'en est pas une, témoin toutes les virgules, soit assez obscure pour que nous devions indiquer le sens des deux derniers vers: Est-ce a moi De montrer comment vous vous précipitez vers Ia perdition, Et comment vous foulez aux pieds, audacieusement, ['honneur et le devoir ? Mais a cöté de ces insupportables inversions on se heurte a des remplissages de toutes les facons dont le traducteur 190 a besoin pour arriver è Ia mesure de son vers. II est pénible de constater combien la netteté, la souplesse et 1'énergie relatives. même d'un auteur du troisième ordre comme d'Arnaud, se perdent complètement. Les procédés de remplissage sont multiples dans Van Dijk. En voici quelques-unes: lntercalation d'adjectifs et d'adverbes inutiles, parfois nuisibles: Euphémie „implore le secours de Dieu" (1:1). On intercale „eerbiedig" (respectueusement). Dans un songe elle voit un fantóme sortir des „flancs" de Ia terre. Le bouffon qui s'ignore vous régale d'„een verbaasde reet" (une fente étonnée). Chevilles irritantes a la fin du vers: Mélanie ayant éprouvé dans sa jeunesse le charme de l'amour, reconnaït: D'un sentiment si cher je nourrissais 1'ivresse, Tout ce qui m'entourait intéressait mon cceur. (I : 2). Admirons ses longueurs hollandaises: 'k Heb in mijn hart dat zoet gekweekt en voortgedreven, 'k Was aangedaan door 't geen m'omringde aan alle kant. Synonymes superflus et dont il n'y a aucune tracé dans l'original: Euphémie qui veut s'évader du cloitre est secouée d'effroi, elle ne craint pas la honte, mais sa mère a besoin de son soutien. En hollandais on doublé les substantifs soulignés: La malheureuse est saisie de schrik en angst, elle ne redoute oneer, schand nog smaad; elle doit prêter a sa mère hulp en bijstand. Adverbes de lieu et de temps au sens indéterminé: toen, tans, nooit, steeds, meer, hier, daar, weer. Auxiliaires délayant Vaction exprimée par le verbe principal: wil, zal, kan, moet. Le professeur abuse incroyablement des pronoms: dat, die, deze. Ce n'est pas lui qui ferait 1'impossible pour éviter la r é p é tition du même mot. L'Euphémie francaise hésite a arracher: Ce voile, ce bandeau, garants d'une foi pure, Pour y substituer l'appareil du parjure, Tous les signes d'un monde et d'un art suborneur. Sa sceur hollandaise craint: Dees kap, het teken van mijn trouw van 't hoofd te [rukken, Om daar het teken van den mijn-eed op te drukken, Naast alle teckenen van 's werelds ijdelheid. 191 Les vers de Van Dijk ne sont pas seulement monotones, ils sont d u r s aussi. On ne compte pas les exemples oü les monosyllabes se heurtent avec un bruit sec: Hoe, zie ik u nog hier; wilt gij nog tegenstreven ? Dat met uw lot, mijn lot door d'echt vereend mocht wezen. Ajoutez que parfois le traducteur ne comprend rien au texte francais. A 1'acte III, scène 1, Euphémie, éperdue, se trouble a la pensée de suivre son amant: Sinval Prés de moi, doit se rendre en ces retraites sombres, Au cloitre, a mon état, a Dieu trop méconnu M'enlever On hausse les épaules en lisant la copie: Sinval zal Mij komen zien, mij zelf hier bij de dooden, zoeken, Langs een weg aan mij, en 't klooster onbekend Mij schaken La nonne se figure alors ce que 1'avenir lui apportera: Je m'expose au malheur qui suit 1'ignominie. Vignominie c'est 1'apostat, ce que 1'imitateur n'a point saisi, puisque son amante prétend: 'k Ga me Aan 't leed, dat d'armoe volgd, moedwillig overgeven(l). Les indications scéniques en prose ne lui sont pas non plus assez claires. On concoit donc que la critique hollandaise ait gardé un mutisme significatif devant eet avorton poétique. D'Arnaud pourtant, sans s'y connaitre, en a dit probablement des merveilles a Fréron. Toujours est-il qu'on lit dans L'Année littéraire (1) que „cette traduction est regardée comme un chefd'ceuvre par les personnes qui possèdent I'idiome hollandais", opinion que De Ia Villehervé a fait sienne sans méfiance. (2) (1) T. VIII, p. 174. (2) Op. cit p. 114. 192 III Etait-ce le silence hollandais ou 1'éloge francais qui poussait Ie professeur de théologie a faire encore une fois la cour a la Muse. Je ne sais. Ce qui est sör c'est qu'il se crut autorisé en 1770 a revenir aux jérémiades qu'il avait exhalées a l'église de Namur, et a publier a Maestricht chez Leekens: De Klaagliederen van Jeremia, vertaald naa de gezangen van de Hr. d'Arnaud. II est possible que van Dijk ait été un orateur captivant: poète il ne I'était point. Les Exercices de la Littérature nationale (1) constatent brièvement: „On rencontre ki des vers, mais point de poésie". Witsen Geysbeek (2) avait donc parfaitement raison en renvoyant les Klaagliederen k Ia maculature. Aussi nous ne nous y arrêterons pas. Tous les défauts, mentionnés k 1'occasion d'Euphémie, reviennent ici. Nous ne citerons qu'a titre de comparaison le célèbre premier verset de la quatrième Lamentation, tel qu'il a été rendu par divers auteurs parmi lesquels van Dijk a été le plus médiocre. Jérémie s'y plaint dans les termes suivants: Quomodo obscuratum est aurum, mutatus est color optimus, dispersi sunt lapides Sanctuarii in capite omnium platearum ? L'abbé Desmarais (3) a délayé cette concision: L'or pur est donc terni ? Sa brillante couleur A maintenant perdu son lustre et sa splendeur ? Oh ! toi qui construisis ce magnifique Temple, Salomon, aujourd'hui que ton ceil le contemple, Tu n'apercevrais plus ces rares ornements, Dont tu sus I'enrichir en de plus heureux temps. On voit partout épars, dans, nos places publiques, Les marbres des autels et 1'azur des portiques. D'Arnaud paraphrase de facon plus robuste et plus raboteuse: (1) Vadert. Letteroefeningen, 1771, I, p. 79. (2) Dictionnaire cité, T. II, p. 254. (3) Voir, p. 41. 193 Quel changement, ó ciel ! 1'Or d'un métal vulgaire A pris la livide paleur 1(1) Je vois des saints Autels, je vois du Sanctuaire Les marbres dispersés qu'embrasse la douleur, vers, que van Dijk imite gauchement ainsi: Welk een verandering ! hoe is al 't goud verduisterd En gantsch en gaar van glans beroofd ! 'k Zie uw altaaren, 'k zie uw heiligdom ontluisterd Omarmen door den druk met neergebogen hoofd. Une centaine d'années auparavant 1'avocat Baeck (2) avait donné dans ses Bijbelsche Gezangen (1682) aux plaintes du prophéte une tournure plus poétique: Hoe ziet men 't helder goud verdoofd, Het fijnste goud van zijne glansen Zijn zuiverheid en gloed beroofd ! De steenen van de hooge transen Des Tempels liggen overal Verstrooid langs straat en wal. Voici enfin les accents énergiques de la „Paraphrasis Poëtica" de D. Th. Huet (3) admirée (4) universellement de son temps. Ut latet impuris parum sub sordibus aurum, Et periit totus, qui fuit ante nitor ! Ut pretiosa jacent vicos dispersa per omnes. Marmora, quce sanctce tecta tulere domus ! Ajoutons que Y. van Hamelsveld traduisit en 1796 les Lamentations, de l'bébreu en vers libres. La misérable copie de van Dijk recut dans la Salie de Livres (1) Que 1'on est loin de la concision harmonieuse de Racine: Comment en un plomb vil 1'or pur s'est-il changé ? (Athalie III- 7) (2) Voir, p. 185. (3) Lamentationum Jeremice. Trajectum ad Rhenum 1770. (4) Voir: Bibliothèque des S/ciences et des Beaux Arts. La Haye 1771 P. Gosse. Tome XXXV (1771), p. 243, oü on loue félévation, Vharmonie et la pureté de l'ouvrage. Et: Vaderlandsche Letteroefeningen (Exercices de la litt nat) 1771 p. 80. 13 194 pour le monde savant (1) un accueil autrement chaleureux que celui que les Exercices de la littérature nationale lui avait préparé. On y prétend que „d'après le jugement de gens compétents, le célèbre poète francais, d'Arnaud, a trouvé dans la personne du professeur van Dijk un traducteur qui ne lui est pas inférieur et qui est digne de son modèle" ! Voila pourquoi probablement „Le Batave demandait Comminge", selon d'Arnaud. IV Le mauvais état de sa santé avait déterminé Ie professeurministre a donner sa démission en 1771. II a quitté Maestricht, s'est établi a la Haye, et sera plus tard un des membres actifs du cercle poétique rotterdamois „Studium scientiarum genetrix". if a changé d'éditeur. C. Heiligert è Leyde se charge en 1773 de 1'éditiön de: De rampzalige gelieven of de Graaf van Comminge. Tooneel-dicht Het Frans gevolgd van den Heer d'Arnaud. Cette fois 1'auteur dédie son „poème théatral" a son Altesse Guillaume V, prince d'Orange, grace a qui il a obtenu sa retraite, et a son épouse Frédérique - Sophie - Wilhelmina, princesse de Prusse, née è la cour de Berlin oü d'Arnaud a été appelé. Je fais grace au Iecteur des phrases tordues et inextricables par lesquelles 1'auteur débite ses gentillesses. Dans sa préface il loue „les violents mouvements d'ame" et „les caractères nobles qui se soutiennent jusqu'a Ia fin" de la pièce de son maitre. II trouve leurs röles „réels et nécessaires"; il le félicite de 1'absence des „confidents" qui disent souvent des choses inutiles, nuisent a la beauté de la pièce et provoquent I'ennui du spectateur ou du Iecteur. Enfin il cite du drame les principales pantomimes qu'il aime, surtout celle de la scène six du second acte (2) qui finit par le cri d'Euphémie „a compte (sic) de Comminge I" Après avoir défendu le système des points (1) Boeksaet der Geleerde Waerelt. Année 1770, p. 483. Cette revue pour les églises protestantes se refuse apparemment a mentionner les pièces de théatre écrites par le théologien. (2) Voir ci-dessus, p. 65, puis p. 254. 195 de Baculard il tracé un parallèle entre ses pièces et les tableaux de Rembrandt mettant en Iumière leur heureux emploi du clairobscur et leurs „traits hardis", préférables de beaucoup aux fadeurs de Wigmann, Ie Raphaël frison, dont il déteste les „fausses poupées rutilantes, si mal placées et si mal faites qu'on a de la peine a distinguer un élégant Ganimède d'un robuste Hercule, un jeune Apollon a la chevelure blonde, d'un vieux Saturne k' toison blanche". Les mêmes maladresses, les mêmes dissonances qui déchirent les autres vers du pasteur, font dans cette traduction leur oeuvre destructrice. C'est pourquoi nous 1'abandonnerons provisoirement pour la comparer tout k I'heure a celle que Pypers (1) a fournie de la même tragédie. Disons seulement que les Exercices de la littérature nationale (2) au sujet de cette traduction analyse en détail le drame d'Arnaud, fait valoir „la gradation de I'attendrissement", „la force expressive de la Pantomime", „1'exactitude du costume", et ne soufflé mot de la copie du pasteur. (1) Voir ci-dessous, pp. 291—298. (2) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1773, I, p. 487. CHAPITRE III. Imitations de Fanny et de quelques autres nouvelles d'Arnaud avant 1777. Vers le temps oü Van Dijk affligeait le monde littéraire par ses productions informes, les premières „nouvelles", écrites en langue hollandaise, avaient paru. A peine la correspondance de 1'abbé Sabatier avait-elle attiré 1'attention de „Mr. P. **, Hollandais" sur Fanny (1) qu'on appelle 1'innocente enfant aux Pays-Bas oü elle parait a Dordrecht en costume hollandais (1767). Probablement eet habit ne flattait pas trop la belle. Toujours est-il qu'on la revêtit une seconde fois d'une toilette hollandaise qui fit merveille. Le fournisseur en était C. van Hoogeveen (Leyde 1769). La nouvelle Fanny excitait Padmiration générale è tel point que la cercle poétique de Leyde „Kunst wordt door arbeid verkregen" Ia présenta 1'année suivante (1770) sur la scène, dignement vêtue de I'habit poétique par le même artiste: Fanny, of het gelukkig Berouw, Zedenspel (en 3 actes). jamais amante infortunée n'eut plus de succès 1 Deux choses sont a remarquer d'abord: La préface que le cercle rédige dans sa réunion du 10 avril 1770 prouve qu'il estime d'Arnaud un écrivain aussi ingénieux que tendre. On 1'élève aux nues comme le moraliste parfait, montrant dans Ie „pieux" Adams (père de Fanny), le „repentant" Thatley, et le „généreux" ami Windham des modèles qui nous portent a la vertu, et dans le „misérable" ami Thoward 1'exemple effrayant d'un séducteur pernicieux. La pièce aura donc une valeur essentiellement morale. Aussi 1'a-f-on appelée „Zedenspel" (pièce morale), nom qui depuis peu d'annèes avait commencé a entrer en usage, et indiquait „que dans notre pays on sentait le besoin d'une autre sorte de (1) Voir p. 144. 197 drame que Ia tragédie", (1) selon Worp. On Ia destinait a n'être qu'un baisser de rideau, détestant, comme Baculard, les farces employées le plus souvent a eet effet. Van Hoogeveen a adapté la nouvelle (2) adroitement. Au premier acte la scène représente 1'intérieur d'une chétive chaumière. Le père Adams se plaint du triste sort qui a poursuivi sa familie après la fourberie de Thatley. Sa fille, abandonnée par le coquin ne veut pas entendre dire du mal sur son compte. L'auteur a créé un nouveau personnage, Richard, ancien valet d'Adams et entré, après la déchéance de son maitre, au service de Mme Bridly, excellente femme. Elle va trouver le malheureux et lui promet son secours lorsqu'il lui a fait le récit de ses infortunés dans quelques vers oü toute 1'emphase, toutes les exclamations et les fastidieux cris de désespoir d'Arnaud sont supprimés. Au deuxième acte, qui est en bonne partie de 1'invention de 1'imitateur, on voit une salie d'auberge oü sont arrivés Thatley et son ami Windham. Ils vont s'enquérir de ce que les Adams sont devenus, laissant a 1'auberge leurs valets Charles et Jean, qui, n'ayant rien de mieux è faire en arrivent a s'entretenir de leurs maitres. Charles a été le domestique de Dirton, Tonele inhumain de Thatley, qu'il a quitté pour tenter la fortune ailleurs. Mais il a essuyé pas mal de revers, surtout au service d'une dame, véritable Xantippe. Enfin il s'est engagé comme valet chez Thatley, marié vers ce temps a une jeune femme noble mais volage, usée bientöt par „la frivolité, la joie et Ia volupté". Cette créature morte, Thatley s'est senti attiré plus que jamais vers la vertueuse Fanny qu'il avait si Iachement trompée. Désespérant de Ia retrouver, il s'était abandonné a la débauche lorsqu'il a rencontré le généreux Windham, Ie maitre de Jean. — C'est alors que 1'aubergiste entre avec Richard qui recommande aux domestiques d'adresser leurs maitres a Mme Bridly qui pourra leur donner des renseignements sur ceux qu'ils cherchent. Le troisième acte montre une campagne au fond de laquelle ou apercoit Ia cabane d'Adams qui est gravement malade. A quelque distance se tient Fanny, souffrante au point de mourir. Elle fait l'histoire de sa vie a son fils Guillaume qui, n'ayant que six ans et n'y comprenant pas grand'chose, lui demande de plus (1) Worp: Geschiedenis van het Drama en Tooneel, T. II, p. 167. (2) Voir pp. 113, 122, 154. 198 amples renseignements. Elle lui donne alors une lettre contenant tout ce qui pourra lui être utile un jour quand il saura lire: qu'il ne maudisse pas son père, qu'il se garde des séducteurs. Ladessus elle se traine dans sa maison. Thatley arrivé a Pendroit oü se trouve 1'enfant pleurant qui le conduit dans la pauvre chaumière. Reconnaissances ! Thatley aux pieds de Fanny, suppliant: Och open d'oogen, zie uw echtgenoot, wiens traenen, Uit hartelijk berouw u om vergeving manen. Ik word met vreugd uw man en vader van dit kind. (1) Pardon final, scellé par les vers chantant Ia morale dont nous avons parlé. De toutes les pièces de théatre qu'on a tirées en Hollande des nouvelles de Baculard, „Fanny", la première, est indubitablement Ia meilleure. Elle a de réels mérites. Elle a beau être un „Zedenspel", elle ne moralise pas, ne prêche pas une vertu fade. Ensuite elle „marche". Point d'interminables monologues. L'action est ramassée, prise sur le vif, surtout au second acte. Le sombre — on ne dit pas la tristesse — est banni ici. Plus de foudres, ni d'abimes, ni de poignards. Si les personnages ne démentent pas leur origine par leur cris de „ö ciel", „6 douleur", etc, par 1'abondance de leurs larmes, par la facilité avec laquelle ils se jettent aux pieds des autres, par la faiblesse de leurs nerfs qui les fait tomber souvent en défaillance, il convient d'observer que 1'exagération est réduite ici è des proportions qu'on supporte sans peine. La scène du cabaret, qui ne sort pas du cadre de la pièce, est vivante et gardée dans les limites les plus resserrées. Les silhouettes des deux valets se mouvant dans ce milieu, sont délicieuses, leur langage populaire des plus pittoresques. Ils „geven de bons" (renoncent) a un maitre qui ne leur plait pas, ils ne voient dans la majorité des femmes que des Xantippe „bij wie het altijd mis is" (qui sont toujours de mauvaise humeur). Mais le moyen de s'en débarrasser, puisque „zulk een zottin is slimmer dan zelfs de droes kan zijn" (ces folies sont plus rusées que le diable. ne Ie saurait être). En bons Hollandais ils sympa- (1) Ah, ouvrez les yeux et voyez votre époux, dont les pleurs D'un repentir sincère implorent votre pardon. Je deviens avec joie votre mari et le père de eet enfant. 199 thisent avec les faibles et les malheureux. Aussi Jean, détestant Thoward, le mauvais génie du jeune lord, déclare-t-il franchement: Ik wenschte, dat die guit was hals en been gebroken Want dan was Fanny regt van zulk een schoft gewroken.(l) Le Tooneel-Beschouwer (2) trouvait avec raison que quelques petits défauts étaient rachetés par 1'unité et Ia marche régulière de 1'action qui „aurait pu prendre six on sept actes sans porter préjudice k 1'intérêt du spectateur". Les Exercices de la littérature nationale louent Parrangement de cette pièce morale, la peinture des caractères, Ia propriété du style et la recommandent chaleureusement a la représentation. (3) Et elle a réussi sur la scène ! Le Rotterdamsche Schouwburg (Théatre de Rotterdam), sous la direction de J. Punt, donna le 6 mai 1775 la première. L'auteur n'avait destiné son drame qu'a être un baisser de rideau, mais Punt en fit la pièce principale (suivie d'une comédie-ballet „La fiancée enlevée") de la soirée. A son intention on avait même créé „een geheel nieuw tooneel" (des décors battant neufs) représentant „een gemeene kamer" (une pauvre chambre), oü 1'on voit le père Adams tel qu'il gémit au premier acte. (4) La recette fut une des plus belles qu'on ait jamais réalisées au Théatre de Rotterdam. (5) Aussi, huit jours après, on donna sur demande une seconde représentation devant une nombreuse assistance, qui revint dès 1'ouverture de la saison suivante (8 oct. 1775). Ce succès décida Ia célèbre chambre amstèrdamoise „Kunstmin spaart geen vlijt", dont les membres appartenaient k Ia plus haute noblesse, k mettre sur son répertoire cette pièce par laquelle elle ouvrit Ia saison 1776—1777. (6) Le Thédtre (1) Je voudrais que ce fripon se füt cassé le cou et les jambes, Car alors Fanny aurait été vengée convenablement de ce coquin. (2) Spectateur du Thédtre, oct. 1783. (3) Vaderlandsche Letteroefeningen: 1770, I, p. 540. (4) La même année Muys a éternisé ce décor par une gravure, qui se trouve encore au musée „Boymans" a Rotterdam. Van Hoogeveen avait dü demander 1'autorisation pour le peintre aux commissaires du Théitre. (5) On peut s'en convaincre dans: Haverkorn van Rijswijk: De oude Rotterdamsche Schouwburg, p. 373. Ed. van Hengel en Eeltjes, Rotterdam, 1882. (6) Schouwburgs Almanak voor den Jaere 1786, p. 84. Amsterdam, Noël Guérin. 200 d'Amsterdam s'en saisit alors et la maintint longtemps devant la rampe. (1) L'année 1777 nous conduit vers 1'époque oü d'Arnaud sera célèbre en Hollande. En attendant il est en passé de le devenir. Les Exercices de la littérature nationale traduisent en 1772 intégralement Les imperfections de l'amour le plus tendre, histoire indienne, (2) en 1773 la nouvelle Zénothémis. (3) En 1776, le drame des Amants malheureux étant universellement admiré, ils publient sous le titre de Gevallen van den Graaf van Comminge en Aleide de Lussan, les Mémoires du Comte de Comminge par Mme de Tencin que d'Arnaud avait fait imprimer è la suite de sa pièce. Mais Mme de Tencin est a cette époque parfaitement inconnue chez nous: on attribue donc les Mémoires résolument a „den Heer d'Arnaud". (4) (1) Voir, p. 333. (2) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1772, II, p. 36. (par d'Arnaud?) (3) Ibid, 1773, II, p. 565. (4) Ibid, 1776, II, p. 605. B. DEUXIÈME PERIODE: 1777—1788. LES EPREUVES ET LES DÉLASSEMENTS TRADUITS. CHAPITRE I. Apparition et vogue de ces recueils. L'année 1777 qui marqué le début de Feith, le maïtre de Ia sensibilitè, dans la littérature hollandaise, est la date de Pentrée triomphale des contes moraux de Baculard. Dans cette année parut un recueil intitulé: „Zedelijke verhalen, getrokken uit de werken van de Heeren d'Arnaud, Mercier en andere der beste hedendaagsche schrijvers, met nieuw geïnventeerde konstplaten I, te Amsterdam bij A. Mensz Jr. en A. E. Munnikhuizen — 288 bladzijden". Sur trois récits que le volume contient, il y en a deux d'Arnaud: Liebmann (2) et Rosalie. (3) Douze volumes paraissent ainsi régulièrement dans les premières années suivantes. L'accueil fait a ces nouvelles était tellement prodigieux, qu'on se demande ce que Ie dix-huitième siècle hollandais avait offert jusque la en fait de romans et de contes, pour Iouer si excessivement une série d'anecdotes. „On ne peut prétendre que les Hollandais ne fussent pas au courant des meilleurs romans produits a 1'étranger a cette époque", dit M. Te Winkel, (4) mais il ajoute, „malheureusement nous ne saurions nommer avant 1780 aucune oeuvre hollandaise originale qui y soit comparable". Ce qu'on lisait vers le milieu du dix-huitième siècle aux Pays-Bas, c'étaient d'abord les récits licencieux tels que le siècle précédent les avait légués et dont les titres sont parlants: „L'Histoire du Jonker van (1) „Contes moraux tirés des ceuvres de Messieurs d'Arnaud, Mercier et d'autres auteurs contemporains, les mieux réputés, ornés de gravures artistiques nouvelles, 288 pages", etc. (2) Voir, pp. 107, 124. (3) Voir, p. 123. (4) J. te Winkel: L'Evol. de la litt. holl. (T. III, pp. 551—561) a laquelle nous empruntons 1'apercu suivant. 202 der Moezel et de 1'étudiant de Leyde", „L'Enfant du luxe, ou le débauché haguenois", etc. Ces récits conduisirent nécessairement aux romans d'aventures, moins scabreux peut être, mais aussi médiocres. Pieter Lievens Kersteman y excelle: „L'aventurière amusante" (1754), „La femme laquais" (1756), ,,L'amant hollandais" (1758). D'autres vous racontent le sort de „L'enfant trouvé haguenois" (1758), ou les expériences faites par „L'aventurier de Middelbourg, contenant son éducation extraordinaire, ses amourettes enfantines, ses études, son malheureux commerce". Ensuite la France nous fournit ses gros volumes de 1'Sge classique: „Clélie", „Le grand Cyrus". On traduit Lesage: „Le diable boiteux" (1732), „Gil Bias" (1736), „Le bachelier de Salamanque" (1740); — 1'abbé Lambert: „Le nouveau Protée ou le moine aventurier" (1740); — et Marivaux: „Marianne" (De Hollandsche Marianne of de worstelende deugd, 1760), „Le paysan parvenu" (1762). L'Angleterre nous gratifie des „Gullivers Travels" (1727) et du „Tale of a Tub" (1735). On est redevable a son „Robinson Crusoë (traduit en 1720) des innombrables robinsonades en langue hollandaise tels que les „Robinson suédois" (1783), „brandebourgeois" (1750), „haguenois" (1758), „saxon" 1764). Jean Stinstra, pasteur mennonite interdit, copie les romans de Richardson dont 1'influence va être capitale (1742—1757). „Tom Jones" et „The History of Jonathan Wild" de Fielding avaient parti en néerlandais en 1749 et 1757, ainsi que les „Aventures of Joseph Andrews", satire de Pamela. Enfin on lisait les romans allemands a la mode: „Das Leben der Schwedischen Graf in von G." de Gellert (1746), „Sophiens Reisen von Memel nach Sachsen", de Hermes (1769—1773) et „Die Geschichte von der Fraulein von Sternheim" (1771) de Sophie von la Roche, qui furent également traduits. Une version hollandaise du „Werther" parut en 1776, celle du „Siegwart" de J. M. Miller en 1779. A cöté de ces romans il y avait des contes constituant le plus souvent, selon van Effen „une lecture de batteurs de pavé" par exemple „Les mille et un quart d'heure" de Gueulette et „Les singulières aventures amoureuses qui finissent bien", traduites de 1'espagnol (1755). Les éditions hollandaises des contes de Voltaire, — „Candide" (1760), „L'Ingénu" (1768), „La Rrincesse 203 de Babylone" (1768) — trouvent des lecteurs nombreux, de même que le „Bélisaire" de Marmontel (traduit en 1768) qui cause chez nous pas mal d'agitation. Ses „Contes Moraux", traduits vers la même épouque, plaisaient assez pour préparer le succès des nouvelles de Baculard. Un premier fait qui explique donc la vogue des contes d'Arnaud en Hollande c'est que, tout faibles qu'ils sont, ils sont supérieurs a tout ce que nous avons au 18e siècle d'original en ce genre. Ils avaient un autre avantage. Prêchant l'amour, la vertu, 1'ordre, Ia tolérance et 1'altruisme, ils sont venus a propos dans Ie dernier quart du I8e siècle qui est une époque de transition, agitée par les troubles politiques et religieux. L'inquiétude générale provoque Ia déchéance morale, relatée mainte fois par les contemporains. Justus van Effen dans le Spectateur hollandais (1732), Fran^ois de Haes dans son Tableau du déluge, a 1'occasion de 1'inondation de 1741, Langendijk dans le Miroir des négociants nationaux (1751), Simon Styl dans La Naissance et la prospérité des Provinces Unies (1774) et combien d'autres reprochent a leurs compatriotes 1'insouciance, la frivolité, le luxe, la prodigalité, la dissimulation, la débauche, la licence. En 1762 The moderne Part of an Universal History nous gratifie, pour stigmatiser „le caractère général des Néerlandais" de ces épithètes: insensibles, effrontés, rudes. La-dessus Ie pasteur E. M. Engelberts a beau se faire le champion de notre dignité dans sa Défense de l'honneur de la nation hollandaise (1763), la critique lui objecte que les qualités qu'il nous prête „ne s'appliquent plus au présent". L'auteur se voit forcé de reconnaïtre en 1776, dans une seconde édition de son ouvrage, le bien-fondé de cette remarque, mais il ajoute que, en 1763, Ie luxe, 1'arrogance et la luxure étaient tout de même moins répandus qu'en 1776 et que, a cette date même „la corruption chez la plupart n'est pas si profonde que la possibilité de guérison soit exclue". (1) Est-ce qu'on n'avait jamais essayé de porter remède a la chose ? Que si ! Nombre de poètes avaient semé leurs produits édifiants. L. Trip avait publié son recueil Qain des Loisirs („Tijdwinst (1) Voir encore: L. Knappert: Het zedelijk leven onzer voorvaderen in de 18' eeuw. (La vie morale de nos pères au 18" siècle), Haarlem, Tjeenk Willink, 1910. 204 in ledige uren"), présentant a ses contemporains entre autres le „Miroir de la conruption" dans „Ie cas Onno Zwier van Haren", accusé d'inceste. Lucrèce de Merken avait exhorté les Hollandais a la résignation dans Het Nut der Tegenspoeden (1762). (1) Les nombreux écrits spectatoriaux (Le Vieillard, le Penseur, etc.) leur avaient dit leurs vérités et les multiples traités moraux les avaient excités aux réflexions sérieuses: Lettres de Seis (1764), Zedelijke verhandeling over 't geluk (d'après Maupertuis) par E. Wolff (1773), Essais moraux, traduits selon Olivier Goldsmith. Vers la fin du siècle (1791) Y. van Hamelsveld tachera de les corriger encore par les tristes lamentations qu'il pousse dans son célèbre: Zedelijke Toestand der Nederlandsche natie op het eind der 18e eeuw (Etat moral de la Nation hollandaise vers la fin du 18e siècle). Mais nulle part le remède n'est indiqué de facon aussi nette et aussi pratique que dans Ia seconde édition de l'ouvrage d'Engelberts, dont les Exercices de la Littérature nationale étaient émerveillés: „Les Hollandais peuvent apprendre ici ce qu'ils ont a faire et a laisser. Et ce n'est pas le langage d'un censeur bourru ou d'un philosophe abstrait qu'on leur tient ici. Celui qui parle a le cceur rempli de l'amour de son pays et du bonheur de ses concitoyens". (2) Dès maintenant on peut prédire que la revue applaudira a I'apparition des nouvelles morales d'Arnaud en Hollande, puisqu'elles donnent précisément ce qu'on désire. Recommandant l'amour, le sacrifice, l'altruisme, et s'élevant eontre le vice, la séduction, le luxe et la débauche, elles disent sans équivoque ce qu'on a „è faire et a laisser". Evitant 1'air d'un pédant sévère Baculard cherche, d'après 1'adage de Montaigne qu'il cite „a emmieller Ia viande salubre a 1'enfant". Comprenant 1'insuffisance d'une „philosophie abstraite", et des „maigres sentences", il „aspire a rendre sa pensée palpable" dans ses tableaux dramatiques. Pour ce qui est du cceur qui doit parler, il donne dans ses écrits „une pleine effusion de principes vivifiés par Ie sentiment". Rousseau d'ailleurs a assurê qui d'Arnaud écrivait „avec son cceur". II est vrai que son „langage du cceur" était étrange et nous fait sourire a présent. (1) Ce poème n'a d'autre rapport avec Les avantages de Vadverslté (1768) de Baculard que la parfaite conformité de titre. (2) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1776, II, p. 602. 205 Quand d'Arnaud veut guérir ses lecteurs contemporains de 1'imprudence et de la jalousie, il les captive en les rendant témoins de toutes les étourderies que la jeune Nancy commet avant et après son mariage avec Bently. II ne négligé rien pour les prévenir de ce qui fait naïtre et croitre ensuite la défiance de 1'époux: insouciance féminine, racontars, indices malicieusement combinés. Et il parvient a les émouvoir sur les déplorables conséquences de ces deux défauts. Ces historiettes peu „littéraires" étaient précisément ce que la foule de son époque demandait. Répondant donc en tout point a ce qu'il nous f allait, les nouvelles morales d'Arnaud font définitivement en 1777 leur entrée triomphale. Douze parties paraissent successivement. Assistons maintenant a 1'accueil enthousiaste réservé au premier volume des „Zedelijke verhalen getrokken uit de werken van de Heeren d'Arnaud, Mercier" etc, en nous rappelant que les deux tiers proviennent des Epreuves du Sentiment. Les Exercices de la Littérature Nationale (1) étant d'avis qu'il s'agit d'un phénomène particulier, font l'important, et croient utile de 1'annoncer par un apercu de la naissance et de 1'évolution du genre moral: „L'expérience faite par tous les peuples civilisés de tous les temps, prouve que, pour rendre une nation attentive a la beauté de la vertu et a 1'horreur du crime, il n'y a rien de tel que la morale enseignée par des exemples". La-dessus on parle des romans historiques, des romans fictifs et des contes moraux tels que ceux de Marmontel, lus ici „avec empressement et non sans résultat" a ce que la revue espère, pour s'étendre ensuite sur les mérites de ceux de Baculard: „caractères instructifs" — „morale en action" — „lecture captivante", éveillant même dans l'ame des „lecteurs superficiels de meilleures intentions". Voici Ia liste des recueils consécutifs, oü sont mentionnées avec la date de la traduction, les deux nouvelles fournies par d'Arnaud; la troisième, étant empruntée è Mercier, a Marmontel ou a des auteurs anglais ou allemands, a été supprimée. (1) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1777, I, p. 463. 206 1777 vol. I: Liebman, Rosalie. 1777 „ II: Batilde, D'Almanzi. 1778 „ III: Clary, Makin. 1780 „ IV: Sidney et Volsan, Lorezzo. 1780 „ V: Basile, Lucile. 1781 „ VI: Germeuil, Sélicourt. 1782 „ VII: Adelson et Salvini. 1783 „ VIII: Valmiers, Amélie et Dolsey. 1784 „ IX: Nancy, Julie. 1786 „ X: Daminvile, 'Ermance. 1788 „ XI: Fanny, Lucie et Mélanie. 1789 „ XII: Henriette et Charlot, Pauline et Suzette. Aucun volume ne parait dont la revue ne vante avec une joie délicieuse et une tendre gratitude les sublimes qualités. Et ne croyez pas qu'elle soit la seule a porter au pinacle 1'excellent d'Arnaud. La Salie de Livres pour le monde savant raffole de ces récits „si propres a améliorer le cceur", et écrits „avec une plume vive et artistique. (1) Au bout de douze ans 1'enthousiasme n'a rien perdu de sa vivacité. Le journal De Recensent (Le critique littéraire), redouté dans le monde sensible et moral pour son persiflage, qui n'épargne ni Feith, ni Pypers, les plus zélés disciples de Baculard, admire en 1790 Fanny dans le onzième volume des contes, avec plus de ravissement encore qu'on ne I'avait fait un sujet de 1'édition de Dordrecht (1767) et de celle de Leyde (1769): „Les situations dans ce récit sont des plus intéressantes", Ie style de 1'auteur „chéri" est „prévenant et gracieux". (2) Alléchés par un succès de cette envergure, d'autres éditeurs vont composer de nouvelles anthologies mettant è contribution soit les Epreuves, soit les Délassements de Fhomme sensible: J. de Jong a Amsterdam publie alors en 1785 une première série de douze Uitgelezen verhalen ter verbetering van het hart en het verstand (Contes choisis pour 1'amélioration du cceur et de 1'esprit) d'après d'Arnaud. Une seconde partie contenant également douze récits, illustrés „de gravures nouvellement créés", parait en 1787. Un troisième (1) Boeksael der Geleerde Waerelt. Année 1777, T. II, p. 467. (2) De Recensent of Bijdragen tot de Letterkundige Geschiedenis van onzen Tijd. 1790, T. II, pp. 250—252. 207 et un quatrième recueil ne tardent pas a suivre. On pleure avec béatitude devant Ie sublime sacrifice du père Jacques (1) et on applaudit avec ravissement a „De beloonde goedheid of de brave Fransche soldat" (La Bonté récompensée ou I'excellent soldat francais). (2) D'Arnaud est inépuisable et.. invulnérable a la critique. II est le maitre dont les jugements font foi. Si Martin Sherlock ose attaquer, k cause de leurs longueurs, les romans de Richardson, dont les traductions hollandaises venaient de paraitre un admirateur néerlandais y opposera (3) les éloges de Beatti, d'Aaron Hill, de Warton, d'Young, de Diderot et de Rousseau, et „écrasera" le critique malintentionné en appelant a son aide Baculard „een beroemd Fransch schrijver" et Pexpérience que celui-ci a faite au sujet de la prétendue prolixité du grand Anglais. (4) Venant après Marmontel, d'Arnaud est devenu 'chez nous le vrai propagateur du conté moral, qu'on va chercher ensuite ailleurs. Lubbink traduit en 1785 les Lecons morales de Gellert. Trois recueils de Délassements moraux pour ïhomme sensible, empruntés a Baculard et k d'autres, voient le jour en 1786, 1787, 1788. (5) Puis on se jette sur les Causes cèlèbres (1788). Vers 1790 c'en est fait pourtant de I'engouement de toutes ces nouvelles. Le genre s'altère. Le moins mauvais de ces recueils est L'Essai d'un vade-mecum moral pour la Nation hollandaise par A. J. Verbeek (Dordrecht, 1790). „Dans toutes les circonstances, k la ville, a Ia campagne, en voyage, on peut s'en servir utilement"! Plus médiocres sont les Mélanges moraux (Rotterdam 1792). Sans importance les ouvrages spéciaux: Morale pour les domestlques chrétiens (Zedeboekje voor Christelijke dienstboden, Leeuwarden 1790), Questionnaire pour les jeunes gens, (Utrecht 1792). Les Exercices de la Littérature nationale en ont même assez de toute cette moralisation. On dédaigne Ie Miroir pour 1'humanité, tableaux de caractères et d'aventures particuliers, (Amsterdam 1794), on livre en 1795 un combat acharné k Ia (1) Voir, p. 118. (2) Voir, p. 119. Le digne soldat. (Traduit dans: Vadert. Letteroef. 1786, II, p. 38). (3) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1786, II, p. 165. (4) Voir, p. 97. (5) Chez J. de Jong, Amsterdam. 208 sentimentalité moralisante, „monstre auquel il faut porter un coup mortel" et on publie en 1797 une mordante parodie dans Nancy, de la femme aux vertus trop tendres et trop puêriles. Cependant on ne porte pas encore atteinte a Ia gloire d'Arnaud. L'éditeur G. Roos a Amsterdam promet (1) même en 1798 „la suite du bel ouvrage" des „Uitgelezen verhalen" pour 1'année suivante. Nous ne saurions dire si ce projet s'est réalisé, car ce qui est fücheux c'est que de toutes les nouvelles d'Arnaud on n'en trouve plus une seule dans notre pays. En vain nous nous sommes adressé a toutes nos bibliothèques. Seuls, les comptes-rendus des anciennes revues attestent leur vogue d'autrefois. (2) La Hollande est plus dénuée sous ce rapport que I'Angleterre, PAllemagne et la Suède qui conservent de nombreuses traductions. (1) Dans un catalogue imprimé a la suite de: Ironiesch comiesch woordenboek, door A. Fokke, Simonsz. (2) II est étrange qu'on n'ait jamais attiré l'attention sur les traductions hollandaises de ces nombreuses nouvelles. II n'y a que W. de Clercq dans son Traité (sur 1'influence exercée par les littératures étrangères sur la nótre, Amsterdam, Pieper et Ipenburg, 1824, p. 299) et C. G. Kaakebeen (L'Influence de la litt. all. sur les lettres holl., Culemborg, Blom et Olivierse, 1887, p. 90) d'après lui, qui disent: „on traduisit bientót les Epreuves du Sentiment". CHAPITRE II. D'Arnaud et Rhynvis Feith. I. Feith et son qïuvre. Les douze années (1777—1788) de la vogue particulière des contes traduits d'Arnaud torment précisément la période de la plus grande combativité de Feith, le chef de notre école sentimentale. Recu juris utriusque doctor en 1770, a 1'Sge de 17 ans, il se maria deux ans après et s'établit a Zwolle, sa ville natale. Feith était un „patriote" fervent il perdit en 1787, par suite des troubles entre les partisans et les ennemis du prince Guillaume V, la place de bourgmestre qu'il. avait occupée un moment. Renoncant aux fonctions politiques qu'on lui offrait après la fuite du Stathouder (1795), aussi bien qu'a celles dont on voulait le revêtir lors de notre indépendance reconquise (1813) après la domination franchise, il n'aimait que 1'existence retirée a sa campagne de Boschwijk prés de Zwolle, oü il mourut en 1824. Dans la première période de sa vie littéraire (1777—1788) Feith défend ardemment son idéalisme, ses pensées excentriques sur le sentiment et le genre sentimental, dans des ceuvres comme: (1) 1783. Julie, roman. 1784. Thirsa, tragédie en cinq actes et en vers. 1784. Lettres (6), Première partie. (I) No. 3: Sur 1'opposé du naturel, 1'extravagant, etc. No. 4: Sur 1'imitation de la nature et de la belle nature. No. 5: Sur le gracieux. (1) Dans la liste suivante nous mentionnerons les ceuvres de Feith, oü nous croyons saisir 1'ascendant d'Arnaud, supprimant toutes celles oü le Francais n'est pour rien. Sur Feith et les époques de sa vie littéraire, voir: H. G. ten Bruggencate: Mr. Rhynvis Feith, Veenman, Wageningen, 1911. (Thèse de doctorat). 14 210 1785. Ferdinand et Constance, roman. 1785. Lettres (6), Seconde partie. (H) No. 1: Ebauche du Génie. 1787. Fanny, poème. 1787. Lettres (5), Troisième partie. (III) No. 1: Remarques générales au sujet d'un ouvrage intitulé: „Pensées sur la sentimentalité de nos jours." No. 3: Sur la signification du mot „sentimental." No. 4: Apologie de „Julie" et de „Ferdinand et Constance". No. 5: Fragment d'une tragédie. (Lady Gray). 1788. Contes moraux. (Deux partjes) 1777—1788. Un certain nombre d'odes. Après 1788, 1'auteur ayant essuyé d'amères déceptions politiques et de rudes attaques de critique littéraire, 1'exaltation sentimentale diminue beaucoup, quoiqu'elle se manifeste encore dans les productions suivantes: 1789. Lettres (6), Quatrième partie (IV). No. 1: Encore quelques remarques sur la sentimentalité. Nos 2—6: Sur le „poème d'amour." (Over het Minnedicht). 1790. Lettres (6), Cinquième partie (V). Nos. 1—6: Sur le „poème d'amour". (Suite) 1791. Lady Gray, tragédie en cinq actes et en vers. 1792. Le Tombeau, poème 1793. Ines de Castro, tragédie. 1793. Observations sur la tragédie. 1793. Lettres (6); Sixième partie. (VI). No. 1: Sur le goüt des Hollandais. No. 6: Sur l'importance particulière et générale dans les ceuvres de goüt et d'art. 1789-rl797. Quelques odes. Cette exaltation va s'éteignant au profit du caractère didactique et strictement religieux de ses dernières ceuvres, dont nous n'avons pas a nous occuper ou que nous ne signalerons en leur temps qu'en passant: 1802. La Vieillesse, poème. 1805. La Vie, poème. 211 1808. Les avantages et les inconvénients du commerce des gens, poème. 1821. La Solitude, poème. 1821. Le Monde, poème. Provisoirement nous n'avons pas a parler de cette seconde période. Nous montrerons dans les pages suivantes que durant la première douzaine d'années (1777—1788) I'influence de Baculard est manifeste dans les Romans, les Tragédies, les Odes et les Lettres de Feith. (1) Car tout en rendant pleinement justice k la thèse si consciencieuse et si intéressante de M. ten Bruggencate, qui a consacré une huitaine de pages a I'influence que d'Arnaud a exercée sur Feith, nous avons cru après examen qu'il restait encore quelque chose a dire au sujet de cette influence qui ne semble pas suffisamment prouvée pour tous. Cependant Feith a adoré Baculard. „J'ai eu dessein", dit celui-ci dans son second Discours préliminaire de Comminge, „que tout se rapportêt k Adélaïde, le ressort de mon drame". II a réussi pleinement a 1'égard de Feith qui lit la pièce, a 1'êge de quatorze ans „avec une émotion indicible". (2) Vingt-cinq ans après il assure (2) qu'il n'a qu'a entendre prononcer lenom d'Adélaïde pour voir surgir immédiatement devant lui 1'image nette de 1'héroïne d'Arnaud. On peut s'attendre k voir Ie reflet de ce drame dans son oeuvre puisque, au même endroit, il s'étend sur „I'influence imperceptible" mais décisive que les impressions de notre jeunesse ont sur notre goüt ultérieur. Ajoutez qu'il se sent transporté d'un enthousiasme pieux en lisant le pendant de Comminge, Euphémie, qu'H met décidément a cöté de Polyeucte et d'Athalie. (3) Aussi il n'hésite pas k appeler Baculard „un des plus ingénieux", (4) „un des meilleurs auteurs francais". (5) C'est „1'auteur favori" (6) de Sophie la femme k qui il adresse ses lettres. II. Ses romans. Est-ce qu'un admirateur aussi ravi aurait pu rester impassible (1) Nous avons étudié I'édition: CEuvres en vers et en prose, J. Immerzeel, Rotterdam, 1824. (2) Lettres VI: L p. 162 (1791). (3) Thlrsa, préface. (4) Lettres 111: 2, p. 51. (5) Lettres IV: 6, p. 266. (6) Lettres VI: 6, p. 270. 212 devant la douce marée des nonvelles morales et sensibles de son maitre qui inondaient notre pays, comme nous venons de voir dans le chapitre précédent ? Ce n'est guère admissible. Encouragé par 1'exemple, Feith va fournir, lui aussi, son contingent d'éducation morale par la publication de deux petits romans: Julie, 1783, et Ferdinand et Constance, 1785, qui entrent donc directement dans le cadre des anecdotes traduites. En 1788 et 1789 il se chargera de la traduction de deux séries de contes moraux qu'il cherche un peu partout, sauf dans Baculard, suffisamment plumé a cette heure ! Pourtant 1'idée d'Arnaud n'a probablement pas été étrangère au désir de composer cette anthologie. Les Exercices de la Littérature nationale, du moins, étaient assez perspicaces pour 1'annoncer en ces termes: „Depuis 1'édition hollandaise des Contes moraux, tirés d'Arnaud, et d'autres auteurs célèbres, notre nation a pris goüt a ces sortes d'écrits, ce qui fait prévoir qu'on s'intéressera au recueil en question". (1) Cherchons ce que Feith doit a son maitre dans ses deux romans „originaux". a. Julie. 1783. Quelle serait la nature d'une nouvelle qui püt figurer dans la série qui se déroulait entre 1777 et 1788 ? L'idée de son premier roman vint a Feith en 1781, c'est-a-dire dans 1'année même oü parut son Traité du Poème èpique, ce qui nous prouve qu'a cette date Comminge et Euphémie le préoccupent toujours aussi vivement que dans sa jeunesse. Le cercle poétique „Kunst wordt door arbeid verkregen" venait de proposer ce sujet au concours, oü Feith remporta le premier prix. II avait divisé sa matière en cinq sections: Remarques générales, — Description du Poème épique, — Ses Parties, — Les Episodes et le merveilleux, — Imitation des Anciens. Pour gagner les bonnes graces de la société qui avait publié une dizaine d'années auparavant le drame de Fanny, 1'auteur entra en matière par des Remarques, presque exclusivement empruntées è d'Arnaud. II y assure qu'il est nécessaire de créer au Iecteur du poème épique, sorte de „tragédie narrative", une atmosphère particulière qui d'abord le saisira et le préparera a 1'émotion qui Pattend. Pour se familiariser par exemple avec „Ia pensée attendrissante de la mort", Feith a besoin de 1'horreur (1) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1789, I, p. 257. 213 délicieuse des dalles d'une vaste église. On pressent qu'on sera conduit aux sombres souterrains de Comminge ! En effet pour prouver que 1'intérêt qu'on prend a ce drame — „qui n'est inconnu a personne" et qui „frappe si vivement" — provjent en bonne partie de circonstances extérieures, il traduit toute la description de la scène y compris la pantomime de Comminge au début de la pièce. (1) Young, Goethe et Klopstock viennent alors tenir compagnie a d'Arnaud. Dans la Description du Poème épique 1'auteur insiste sur Vunitê d'action bannissant, comme Baculard le veut, „1'usage irrégulier d'épisodes qui ne sont pas dans un rapport étroit avec 1'action principale", (2) sur son intégrité et son étendue (3) qui dépend du génie du poète. Quant aux personnages, il y condamne la perfection, désirant des „traits humains". Répétant ce que d'Arnaud avait avancé, il affirme: „On admire le héros parfait, mais cette admiration est froide". (4) Ainsi que lui il admet la femme comme personnage principal d'un poème épique ou d'une pièce tragique. II aime les contrastes (5) s'ils sont aussi magistralement arrangés que celui entre Mélanie et Cécile dans Euphémie. „Le fragment mérite d'être reproduit". Et Feith de copier les scènes relatives (II : 5 et 7). Avec son maitre il insiste sur la nécessité de faire parler les personnages selon leur condition; (6) et avec lui il désapprouve de donner une description du héros avant de le mettre en scène. „Le Iecteur s'efforcera volontiers de saisir le caractère", dit Feith; il n'apportera plus „qu'une froide curiosité" quand il est prévenu, affirme d'Arnaud dans la préface d'Euphémie. Ce que Ie Hollandais avance dans les dernières pages sur ï'imitation des Anciens et sur le génie correspond a ce qu'on trouve dans la Lettre sur Euphémie (pp. 175 et 249). Feith eut donc la première idéé de son roman a la suite d'une „fête poétique" que „Sophie" avait offerte a quelques invités en 1781, 1'année même oü parut le Traité du poème épique. N'ayant eu, dans une agréable causerie sur l'amour, que l'hötesse (1) Cf. pp. 56, 57, 63. (2) Cf. p. 51 et le Premier Discours prél. de Comm. (3) Cf. p. 49. (4) Cf. p. 48. (5) Cf. pp. 51, 52. (6) Cf. p. 51. 214 de son cöté, il a développé ses sentiments dans „un tableau simple de deux cceurs tendres s'aimant d'amour sincère", (1) convaincu que son ouvrage ne plaira qu'a la „gracieuse Sophie" et „ a ces rares personnes qui lui ressemblent ayant un cceur aussi beau et aussi sensible". (1) Que sa Julie ne soit point une fiction, voila ce que pourront attester tous ceux qui sont assez heureux pour connaitre 1'amie de 1'auteur. D'Arnaud loue a peu prés de la même facon les qualités physiques et morales de Mlle ***, „une des Graces", dans l'épitre dédicatoire en tête de Comminge: J'ai crayonné votre art de plaire Vos charmes, tous les agrémens: Je cédais a mes sentimens. C'est au plus sensible des cceurs Que Ie mien présente les Iarmes De deux amans, dont les allarmes, Les ennuis, les sombres douleurs Pour Ia tendresse auront des charmes, Si vos yeux leur donnent des pleurs. Au lieu d'un drame monacal, Feith a donné dans Julie un roman a 1'air claustra], oü la même lutte s'engage dans Ykme des héros, lutte qui se manifeste dans le cri d'Edouard: „Devoir, raison, religion, s'effacent en moi, il n'y a que mes passions qui parient" (2) Finalement Dieu 1'emporte ici encore, punissant Edouard de la même facon que Comminge en enlevant celle a qui il était trop attaché. Les deux amants malheureux ne trouvent de consolation qu'après d'un ecclésiastique au cceur compatissant. Le roman se compose de dix-huit „lettres", ou „fragments": Edouard, jeune homme sensible, fait dans un bois sombre la Rencontre (1) d'une Jeune fille (2) vertueuse. L'égoïsme (3) du père de Julie s'oppose k leur mariage. Ils font au Caveau (4) une visite qui annonce et résumé tout Ie roman: lutte entre l'amour et la religion devant la perspective de rimmortalité. Une prome- (1) Julie, préface. Sur cette simplicitê qui évite „les événements séduisants", „les incidents imprévus", „les jolies bagatelles", Feith et d'Arnaud s'expriment en termes absolument indentiques (Cf. 2e Disc. prél. Comm, pp. XXIII, LI, LIL, et 3e Disc. prél. pp. LXXXII, LXXXVII). (2) Julie, p. 54. 215 nade dans la vaste forêt leur cause des tentations, (Fragment, 5) et la nécessité d'une séparation: héroïsme et supériorité morale de Julie qui finissent par consoler I'amant (lettres 6, 7, 8, 9). Loin de celle qu'il aime Edouard fait la connaissance d'un Malheureux (10), Werther, qui trouve dans la mort la Délivrance (11) de toutes les peines que l'amour lui a causées. Edouard quitte le séjour oü il a vu souffrir son ami. D'ailleurs les désirs des deux amants n'étant point étouffés, un éloignement plus complet s'impose qu'on subit en vue de 1'immortalité. Le jeune homme se retire sur un rocher écarté (lettres 12, 13, 14, 15). Les infortunés finissent par être séparés dans ce bas monde par Ia mort de Julie. La voix de Ia raison et de la religion dompte la passion dans Edouard qui trouve un calme douloureux dans un endroit désert prés du tombeau de son adorée (lettres 16, 17, 18). Suivons les étapes du récit. Dès qu'on est entré dans 1'immense forêt obscure oü Feith vous conduit, on se sent transporté dans le domaine du sombre forestier qui s'appelle d'Arnaud. Feith ne crée pas une nature spéciale, comme M. Kalff le croit. (1) II Yemprunte. Et le passage que le critique cite paree qu'on „y voit clairement Ia conception" que 1'auteur s'est faite de la nature, n'est que le célèbre fragment dont nous avons parlé a Ia page 58, et que Feith traduit littéralement en taisant discrètement son larcin. Le voici: „Een bloemrijk lagchend veld, een prachtige lustwaranda, een gouden hofzaal mogen het gezicht voor een oogenblik vermaken. Maar een ruwe, bergachtige heide, wouden daar een eeuwige nacht in stilzwijgendheid in heerscht, puinhoopen van ingestorte paleizen, daar de bijeenverzamelde eeuwen op rusten, zie daar de schoone natuur voor een gevoelig hart". (2) M. Kalff a eu la main heureuse. II est difficile de trouver une caractéristique plus exacte de la „belle nature" dans Feith. C'est ce qui explique que d'autres critiques ont cueilli le même passageéchantillon. Et M. Prinsen ajoute cette affirmation: „Dat is het ware voor hem" (Feith). (3) Le romancier „suit Ia même méthode en tracant ses caractères", (1) Hist. de la litt. holl., T. VI, p. 120. (2) Ce passage figure dans le second roman, Ferdinand et Constance, p. 207. (3) „Voila son affaire". De Gids (Le Guide), 1 févr. 1915, p. 255. 216 dit ensuite M. Kalff. Rejetant le réalisme il poursuit 1'idéalisme „Dans la psychologie encore il ne cherche pas la nature, mais la nature idéale". Retenons la remarque. On a chance que cette „même méthode" nous conduise a une „conception psychologique" aussi purement darnaudienne. Rentrons dans Ia forêt aux arbres séculaires dont Baculard a chanté le pouvoir magique. (1) Voila pourquoi Edouard „ne pénétrait jamais dans ces ombres majestueuses que son cceur n'atteignit au plus haut degré de sensibilitè dont il fut capable. Alors il sentait toute la grandeur de l'homme .. il réfléchissait sur 1'immortalité !" Un jour il apercoit — bonne aubaine — une jeune bèlle vertueuse agenouillée devant un de ces bancs de gazon dont d'Arnaud meuble 1'immensité de ses forêts. La flamme la plus prompte fait ses ravages. (2) Mais le „père cruel" de Julie lui a trouvé un parti plus avantageux. Nous voilé devant Péternel sujet des Epreuves du Sentiment. Titre de la troisième lettre: L''égoïsme. Les jeunes gens continuent quand même a se fréquenter. Dès qu'ils sont entrés dans le Caveau (4ième lettre) le rapport avec les amants malheureux des souterrains de Baculard devient plus étroit. Ils s'y rendent pour suivre Ie mouvement de leur cceur: „Een gevoelig hart bemint alles wat somber is". (3) Les héros darnaudiens ont le même penchant car: „il est rare que les ames sensibles ne s'attachent pas aux images les plus sombres" et „il semble que la sensibilitè s'attache plus aux images funestes qu'aux promesses d'un sort flatteur". (4) Si maintenant on se rappelle que la naissance du roman date déjè de 1781, on peut s'attendre a une nouvelle imitation de la description du souterrain de Comminge que 1'auteur venait de traduire avec tant d'exaltation dans son Traité du poème épique. En effet les marches de pierres „grossièrement taillées" et „le jour blafard" qui éclaire faiblement ces sinistres endroits, sont pareils. Dès qu'on y entre on se trouve en face de sépuitures et „a Pextrémité du caveau on apercoit encore d'autres. tombeaux" (Euphémie III), ce que Feith traduit ainsi: „Kisten die ons oog in een lang ver- (1) Cf. pp. 58, 61, 62. (2) Cf. pp. 127, 128. (3) Julie, p. 14. (4) Amélie, p. 478, voir encore Fanny, p. 59, D'Almanzi, p. 127, Mémoires d'Euphémie. 217 schiet ontdekte". (1) „Des colonnes surmontées d'urnes, emblêmes de 1'éternité, soutiennent les voütes" et sont les imposants témoins silencieux du trouble d'Euphémie. „Aloude pijlers die hun marmeren kruinen verheffen om dit gewelf te onderschragen" font retentir les gémissements de Julie. C'est un „asyl sombre, a la mort consacré", dit Comminge. „Hier is alles een tooneel van afgrijzing en schrik" répète Edouardi Serrant Julie dans ses bras il est entré dans cette „verzamelplaats van dooden", faisant preuve de la même audace qui fait dire a Comminge: „De cercueils entouré, je parle de tendresse". Effrayées du lugubre spectacle les deux amantes, Euphémie et Julie s'affaissent au moment de sortir. Ce n'est pas seulement la description du souterrain qui est fort analogue dans les deux auteurs. Ils ont encore la même intention mdtèrielle, si on peut dire; celle de préparer le Iecteur aux sombres émotions qui 1'attendent. Enfin ils ont eu le même but moral: Feith reconnait que sa scène de caveau est un drame monacal au petit pied, en assurant: „Le fragment montre Ie Triomphe de la Religion sur la passion". (2) Julie et Edouard ont trouvé ce que d'Arnaud conseille de chercher: „la mort.. son horreur ténébreuse.. C'est 1'école de l'homme". (3) Ils se sont „familiarisés avec Ia terreur qui accompagne cette image". (4) Voila pourquoi ils sont „sterker vermaagschapt aan de eeuwigheid". (5) Libre k Feith maintenant de chanter, d'accord avec Young et Klopstock, I'hymne des délices de 1'immortalité: „Saat, von Gott gesat, dem Tage der Garben zu reifen". Ce qu'il y a de certain c'est que le fournisseur de ses pompes funèbres a été d'Arnaud et d'Arnaud seul. Une facheuse expérience apprend aux amants qu'on n'aime pas seulement l'ame de Pobjet chéri. II faut craindre les exigences du corps. Julie faisant semblant d'être calme, souffre plus de la séparation qu'elle exige, que son amant ne le croit. „Mais", lui écrit-elle, „ce que 1'univers n'aurait pu faire.. I'amour le plus tendre 1'a fait, me changeant en héroïne.. Mon arne était surchargée de douleur.. Dieu seul sait ce que j'ai souffert". (6) (1) Julie, p. 15. (2) Lettres III: 4, p. 86. (3) Comminge II: 4. (4) Troisième Discours préliminaire, p. LXXXI. (5) Julie, p. 16. (6) Ibid, p. 27. Cf. ci-dessus, pp. 62 et 108. 218 Comme „la vie n'est qu'un songe", une „carrière a douleur", il ne faut envisager que I'éternité. Devant tant de grandeur d'ame, Edouard rougit de sa méfiance. Désormais il sera „1'élève de l'amour" tachant d'atteindre a la perfection de Julie qui est „si proche de la divinité". II trouve un renfort de consolation dans Ie sort du malheureux Werther plus a plaindre que lui. Malgré la distance qui sépare les amants le feu de l'amour ne s'éteint point. Un moment 1'idée leur vient même d'immoler tout et de se réunir. Euphémie qui a passé, elle aussi, par la, a compris la voix de Dieu: Prête a tomber enfin sur les bords de I'abime, Mes yeux se sont ouverts et j'ai vu .. tout mon crime. Julie fait le même aveu: Mijn oogen (werden) geopend; ik heb den afgrond ontdekt, daar ik voor stond; hoe vaak heb ik mijn dwaasheid met heete tranen beweend". Elle exhorte donc son amant a la résignation et le conjure d'écouter la voix de la raison et de la religion. Tel est précisément le conseil qu'Euphémie donne a Théotime qui cède a la nonne en disant: II Pemporte ce Dieu — sa grSce est dans sa bouche, Je m'éloigne.. je pars.. Constance, je te quitte. (III : 3). Edouard constatant que „la vérité parle par la bouche" de Julie, promet a son tour de surveiller „son cceur trop sensible, navré par les moindres malheurs", et part pour s'isoler sur un rocher désert. Ici il s'exalte dans la contemplation de la supériorité morale de Julie ,,a qui il doit tout son salut", et qui lui a révélé „dans l'amour cette passion sublime qui agrandit notre ame et élève toutes nos- pensées". (1) La mer a beau mugir autour du rocher ossianien, son siège élevé, enveloppé dans les brouillards, il est tranquille; notre vie a beau être „une carrière a douleur'', 1'espoir d'être réuni un jour avec Julie dans un même tombeau, a la veille d'entrer dans 1'immortalité glorieuse, est une perspective des plus consolantes. II n'y a que la Religion qui puisse I'offrir. Avant d'en être la il doit, „l'ame percée de mille coups de poignards", „vider goutte a goutte le calice" que Dieu lui présente. (1) Cf. pp. 62 et 108. 219 Le père de Julie „grace a la Providence qui veille sur ses enfants" a consenti au mariage. Edouard „vole vers sa Patrie". Quel coup de foudre le frappe quand il voit un cortège funèbre, emportant Julie. Devant cette perte son attitude est en tout point pareille a celle de Comminge qui se voit enlever Adélaïde. Voici ce que les deux infortunés déclarent: Comminge: Le frisson me prit. Mon malheur se présente a moi dans toute son horreur. Je tombai dans une espèce de stupidité; et a force de douleur il me semblait que je n'en sentais aucune. (1) Edouard: Een ijzing vermeestert mij. Een onwillekeurige huivering verpreidt zich over mijn geheele leven. Bedwelmd, in eene halve zinloosheid .... beurtelings loeiende van weedom en stom van smart, konde ik mij niet verbeelden dat ik waakte. (2) Ils n'ont qu'un seul et même désir: Comminge: Inconnu, loin du monde, Je cours ensevelir ma tristesse [profonde. Je cherchais un rocher, quelque [désert affreux, Ou je pusse, a mon gré, farouche [solitaire, M'enfoncer... (3) Edouard: Buiten deze wereld, wenschte ik een woest plekje gronds, daar ik mijn smart kon overbrengen, daar ik, afgezonderd van alles wat leefde, mijn dagen kon afkwijnen. (4) Après avoir trouvé un endroit „qui correspond a son état d'fime", Edouard est heureux de sentir que la religion a calmé ses passions: „De stem van den Godsdienst heeft den vloed mijner driften glad gekemd". C'est la Pévolution qui s'accomplit dans l'ame des héros de Baculard. Edouard se réfugié dans un vieux batiment gothique prés de la tombe de Julie. II abat 1'arbre qui ombrageait le banc de gazon, 1'autel de leur amour, il le creuse en guise de bière et y descend chaque soir comme Euphémie s'enferme dans son cercueil. Comme elle, il „y dépose ses alarmes", ses „yeux appesantis" se ferment enfin. Son réveil est „douloureux", il se rappelle sa bien-aimée et les maux de la vie (1) Mémoires du Comte de Comminge. (2) julie, pp. 52, 53. (3) Comminge, I: 2. (4) julie, p. 53. 220 qui n'est qu'un songe fatigant, et aspire a acquérir enfin la sécurité de 1'immortalité. (1) Disons deux mots des caractères concus, selon M. Kalff, de la même fa?on que la nature, c'est a dire selon la recette darnaudienne, préromantique. Edouard est sensible, impropre a une discipline sociale. Comme Bedoyère (2) il nourrit sa détresse causée par la solitude de son cceur (3) qu'aucune distraction ne saurait remplir. Cependant „il doit aimer pour être heureux". La passion décidée vient è la vue de Julie. C'est alors que se comble „een aaklig ledig hart" (un cceur affreusement vide). (2) L'amour, que 1'on jure éternel, demande les mêmes sacrifices, les mêmes gémissements, les mêmes pleurs, les mêmes défaillances que dans d'Arnaud. II prime tout. Edouard tourne le dos a la société, ne travaille point, sort de la sphère humaine, se désolidarise. II cherche 1'espace „une ile déserte, quelque rocher escarpé", s'exaltant dans son douloureux bonheur, et persuadé de croitre „in ware grootheid" (en vraie grandeur), grace a l'amour. Feith qui comme d'Arnaud croit a la supériorité de la femme, a voulu donner dans Julie un pendant a Euphémie. Ses grSces extérieures sont semblables a celles de toutes les jeunes filles dans 1'ceuvre de 1'auteur francais. (4) Elle trouve sa grandeur morale dans 1'effervescence des sentiments, qui lui fait supporter toutes les douleurs, qui la fait „héroïne". (5) Baculard développe la théorie de eet enthousiasme sacré — que Feith apprécie a tel point qu'il la copie intégralement dans une de ses lettres — (6) en parlant du caractère d'Euphémie et des „Combats de la Religion et de 1'humanité" qui se livrent dans son ame. L'exalta- (1) Cf. Jusque dans ce cercueil sa fureur me poursuit; J'y voulais déposer le poids de mes allarmes; Mon ceil appesanti se fermait dans les larmes; Mon' ame, qui cédait aux horreurs de son sort S'essayait a dormir du sommeil de la mort. (Euphémie I: 2). (2) Voir, p. 93. (3) „Mijn hart had dikwerf gebrek gevoeld in zijn eenzaamheid": Julie, p. 6. (4) Cf. p. 127. (5) Voir p. 217. (6) Lettres II: 1, p. 162. 221 tion religieuse parvient a triompher de tout. C'est la 1'essentiel dans 1'héroïne de Feith, honorée des titres de „sainte" et de „divinité". Edouard désespère de 1'égaler jamais, et en arrivé a s'écrier: „Ange, pourquoi ne ressemblez-vous pas aux faibles mortels". (1) La sensibilitè et la vertu de Julie se manifestent encore dans sa bienfaisance: Le sujet d'expérience de sa générosité est un „vieillard", évadé, directement des Epoux malheureux. Voici les circonstances: On est en train de „voler" vers 1'objet aimé, — une voix des plus tristes frappe 1'oreille, — on trouve un vieillard abandonné dans sa détresse par suite de „la dureté inflexible des hommes", — on le soigne, — après quoi on assure a 1'adoré que l'amour même a commandé ce retard, paree que sans eet acte d'humanité on en serait indigne. (2) Ni Baculard, ni Feith, nous 1'avons vu, n'aiment pourtant les caractères parfaits. L'admiration froide s'épuise vite. II y a donc dans Julie des faiblesses et des hésitations dont nous avons parlé a la page 217, et qui nous renvoient au passage suivant, tiré de la Lettre sur Euphémie (p. 200). „Que ces secousses sont vives, que ces combats sont terribles lorsque Phonneur et la piété se réunissent pour réprimer ces penchants qui les maitrisent ! Le triomphe d'Euphémie est d'autant plus éclatant, qu'il lui a coüté plus d'efforts et ce personnage serait moins touchant et peut-être moins vertueux, s'il avait moins combattu". Cadre, sujet, nature, élément sépulcral, personnages, style, — l Feith devait en vérité quelque chose a d'Arnaud en écrivant „het 5 eerste voortbrengsel onder ons in het zoogenaamde sentimenteele". (3) * * * B. MÉLANGES. A la suite de Julie on trouve des Mélanges dont quelques-uns avaient été écrits peu d'années auparavant. Ce sont probablement la nouvelle de Thémire empruntée a Wiejand, et Alpin, inspiré par The Songs of Selma d'Ossian, ainsi que quelques poèmes. (1) julie, p. 24. (2) Cf. p. 92. (3) Feith: CEuvres, T. III, p. 21. 222 Contemporains de Julie seront sans doute les deux récits Sélinde et L'ermite qui se ressentent des idéés que Feith a trouvées dans \ d'Arnaud. Dans le premier il s'agit d'une querelle entre Meifont et son amante Sélinde qui se plaint que son fiancé, tout en I'aimant d'un amour fidéle, lui préfère Dieu. Meifont profite de 1'arrivée de deux paysans de leurs amis dont i'un est spirituel(l) et trompeur, l'autre grave et vertueux, pour amener la jeune fille è reconnaitre que celui-ci vaut mieux que celui-lè et que c'est le plus parfait qu'il faut aimer. C'est ainsi que Meifont préfère a la belle et vertueuse Sélinde, Dieu qui est parfait. La jeune amante qui a disputé a Dieu le cceur de son fiancé finit, comme Euphémie, par reconnaitre son tort. La même idéé est a la base du dernier conté. Valcour s'est retiré dans une ferme isolée, inconsolable de la mort d'Adélaïde. Souvent il passé Ia nuit dans un cimetière oü il rencontre un ermite qui lui fait l'histoire de sa vie. Paree qu'il a trop aimé sa femme et ses enfants, dans I'oubli de Dieu, la Providence lui a ravi les siens. Fou de rage il a défié Dieu alors de 1'anéantir, précisément comme Comminge qui „avec une espèce de fureur" s'écrie: Qu'il me réduise en poudre Ce Dieu qui s'est vengé: j'attends ici la foudre. Un éclair a traversé alors Ie sombre paysage et il a cru entendre dans la voix du tonnerre ces mots: „Vermisseau, tu oses élever ta voix contre 1'Eternel dont tu ne comprends point les secrets I" Dès ce moment il commence è concevoir que Dieu lui a fait rencontrer dans Sophie une femme adorable grace a laquelle il est devenu vertueux. Si le même Dieu lui a enleyé eet être supérieur c'est que, comme Euphémie et Théotime, il a dü apprendre „que Dieu doit être 1'objet principal de nos attachements; que hors lui tout est sujet è changer, a périr". (1) „Les moyens ordinaires" pour le porter du „visible" a „Pinvisible" avaient failli, son cceur semblait trop attaché aux choses matérielles. Pécheur aveugle, il a forcé lui même la Divinité a le séparer de Sophie. Détaché alors de tout ce que la terre lui avait offert l'ermite ne brüle plus que pour Dieu. Telle est la lecon que le Père Abbé donne a Comminge: (1) Lettre sur Euphémie, p. 298. 223 Dans vos impiétés vous accusez le ciel ! Rendez graces plutót a son bras paternel; Que dis-je ? Vous pleurez 1'objet qu'il vous enlève, II frappe Adélaïde. Et qui conduit Ie glaive ? Qui Pimmole ? homme aveugle, ouvre les yeux, c'est [toi. (II : 4). Après cette confession le jeune Valcour comprend, d'abord que Dieu ne veut que notre bonheur, ensuite que, dans 1'éternité, il sera digne d'Adélaïde, ce qu'il n'a pas été ici bas, 1'ayant plus adorée que Dieu. * ^ * c. Ferdinand et Constance. 1785. C'est le titre du second roman de Feith. Le sensible Ferdinand, aimé de Constance et prêt a 1'épouser, se croit trahi par une suite de circonstances un peu forcées. II se retire en pleurant a chaudes larmes, a Z., petit village dont les habitants vivent dans une simplicitê biblique, et il inspire bientöt les sentiments les plus tendres a la vertueuse Cécile, la fille du pasteur, qui ne tarde pas a languir a force d'aimer. Touché de compassion pour cette infortunée, il lui offre sa main qu'elle refuse généreusement, instruite de sa violente passion pour Constance dont il lui a parlé. C'est en ce moment que Ferdinand recoit une lettre de son ami Guillaume qui lui prouve qu'il a été dupe d'une noire calomnie. Désespéré il vole vers Constance pour tacher d'obtenir son pardon, mais il perd sa peine paree qu'elle prend pour une dérision et une insulte sa lettre éplorée, étant au courant de ses rapports avec Cécile. Désillusionné, I'amant ne revient k Z. que pour assister, abattu, k 1'enterrement de la fille du pasteur, morte de passion amoureuse. Quoique Constance ait bientöt les preuves de Pinaltérable fidélité de Ferdinand, elle ne se rend pas, mais envoie un homme affidé qui se charge d'épier toutes les actions, tous les pas du fiancé éconduit. Celui-ci le voit sans cesse devant lui. „II me regarde fixement", écrit-il a Guillaume, „et fait des efforts pour cacher ses larmes. Lorsque j'avais découvert cela Ia première fois, je pensais immédiatement au Comte de Comminge et k Adélaïde qui le regarde, cachée sous le nom et les habits de 224 frère Euthime". (1) Cette idéé I'a saisi teüement qu'il s'est précipité un jour sur le jeune homme, espérant trouver en lui sa Constance déguisée, mais il a vite fait de s'apercevoir de la vanité de son espoir. Ferdinand dépérit alors de plus en plus. II ne visite que les endroits les plus sombres auxquels nous avons fait allusion a la page 215. Le fidéle émissaire, voyant que le malheureux ne respire que pour Constance, mande eet attachement k sa maitresse qui accourt au moment même oü son adorateur ramasse un pistolet, placé k cêté de lui, pour se suicider dans la nuit obscure sur la tombe de Cécile. Elle s'élance pour prévenir le coup en arrêtant sa main, lui pardonne et 1'épouse. Disons en premier lieu nous n'avons point besoin de nous occuper des nombreux défauts de ce roman. II convient ensuite de reconnaitre que les rapports avec Goethe et Miller (le róle de Cécile) sont moins insignifiants que dans la première nouvelle, oü Feith suit d'Arnaud a peu prés pas a pas. Ici il 1'imite moins servilement, mais 1'apercu que nous venons de donner prouve que 1'idée du modèle francais est toujours présente. En regardant de plus prés, les points de contact avec Baculard se multiplient et, sous ce rapport du moins, Feith avait raison de dire que le second ouvrage est „dans le même goüt" que Ie premier. Et tout d'abord l'épigraphe, qui est empruntée a Euphémie: Son cceur, né trop sensible, a fait tous ses malheurs. (11:7). Voilé ce que d'Arnaud veut montrer dans son héroïne, et c'est ce que Feith, a son tour, désire prouver dans Ferdinand, I'amant infortuné. II faut donc, dit 1'auteur hollandais dans sa préface, prévenir les jeunes gens des „rampzalige gevolgen der eenmaal door het bit der rede heen hollende hartstochten". L'auteur d'Euphémie avait désiré „que les jeunes gens apprennent a quels malheurs entraïnent les passions, lorsqu'on ne s'efforce pas de les combattre et de les étouffer dans leur naissance". (2) Poursuivant un but moral si parfaitement semblable k celui de son modèle, Feith aura probablement recours k des caractères fort (1) p. 205. (2) Lettre sur Euphémie, p. 299. Cf. ci-dessus pp. 122, 123. $26 analogues a ceux que son maïtre a créés. On peut s'attendre a ce que son héros emporté, dont „l'ame est battue des tempêtes de la passion", (1) soit d'un naturel irréfutablement darhaudien. En effet sa sensibilitè trés aiguë provoque sa jalousie, sa méfiance et cause toutes ses misères: la perte de l'amour filial et de la foi religieuse, le malheur de Constance et la mort de Cécile, dont il se dit 1'assassin. Quelque préjudiciable que soit 1'excès de sensibilitè, l'amour, qui peut 1'amener, est cependant loin d'être mauvais en soi. Au contraire. Aussi Feith a-t-il „osé risquer de faire d'une faiblesse qui dépare 1'humanité, une noble passion développant la vertu a tous égards". (2) C'est-lè Pantithèse qui est partout dans 1'ceuvre d'Arnaud: „L'amour, source d'égarements et de vertus". (3) Ce sublime sentiment est le partage de Ferdinand avant que la jalousie s'infiltre dans son 3me. Grace a l'amour il a été élevé a des hauteurs morales oü il ne saurait se maintenir quand il est séparé de Constance. Lorsque 1'anniversaire de la rupture approche, il constate tristement: „Depuis un an ma vertu n'a pas augmenté". Plus tard ses gémissements, échos directs des plaintes monacales, (4) deviennent plus douloureux: „Deugd, Godsdienst ach ! ik bezit ze niet meer; met u (Constance) verloor ik alles". Descendant toujours, il constate enfin avec effroi „qu'il s'est précipité dans un gouffre loin du faïte oü elle 1'avait élevé et oü son amour seul aurait pu le soutenir". Constance est Yange, la sainte devant laquelle il s'agenouille, dévoré de repentir, pour implorer son pardon, et quand elle persiste dans son arrêt il n'a qu'a adorer sa justice. II y a dans cette canonisation quelque chose d'essentiellement catholique, si bien que la „sainte" remplit plus ou moins le róle d'intermédiaire auprès de Dieu. L'origine de cette conception qui ne saurait être de provenance allemande, ne doit être cherchée que dans d'Arnaud. — Qu'on se figure donc 1'exaltation de I'amant, quand, après bien des douleurs, il retrouve la femme céleste. Son attitude est précisément celle de Sinval devant l'autre Constance (le nom de baptême d'Euphémie). Les deux amants tombent en syncope (1) Cf. p. 50. (2) Préface. (3) „La vertu s'accorde avec le véritable amour; c'est du faux amour qu'émanent la plupart des vices". (Pauline et Suzette, p. 205). (4) „O ma religion... je ne la connais plus" (Euphémie II: 9). 15 226 en reconnaissant leur divinité qui se précipite a leur secours. Revenu de son évanouissement Sinval jubile: Constance m'est rendue ! 6, ma chère Constance ! (II : 9) Ferdinand exulte: Ik bezit, ik bezit haar weer, die eigen lieve Constantia (p. 249). En bon disciple, Feith craint la perfection absolue dans ses personnages. Le premier défaut de sa Constance est donc Ia ténacité avec laquelle elle se refuse au pardon. „Avec toutes ses qualités sublimes Constance est un être mortel: il n'y a que la Divinité pour faire grace a des pêcheurs si méchants", (1) dit Ferdinand. Mais qui pis est, cette sainte n'est pas assez détachée des intéréts terrestres pour ignorer ce que c'est que la jalousie. On en a su gré è 1'auteur qui cette fois du moins aurait compris „un peu de 1'Ewig-weibliche", (2) selon M. Prinsen. J'ai de la peine a le croire. La jalousie qui, malgré leur supériorité divine, caractérise la Constance francaise et son homonyme hollandaise, prouve encore que les deux amantes sont proches parentes. Et ce „peu de 1'éternel féminin" que Feith aurait saisi personnellement.... il Pa pris encore a d'Arnaud. Les détails psychologiques sont trop ressemblants pour qu'on puisse s'y tromper. La Constance du drame commence par supposer que „Sinval.... aura pu soutenir cette disgrace horrible (la perte de son amante), se consoler .... peut-être dans les bras" d'une autre. Froissée de eet oubli elle fait appel ó sa propre vertu: „Quel cceur aima comme le mien !" Cet appel étant vain pour le moment, la vision de la trahison devient plus vexante; elle voit 1'infidèle „captivé par un nouveau Hen", „dans Ie sein d'une épouse". Le désespoir la déchiré alors: „aveugle en ses transports" elle crie: „Non je ne puis dompter 1'affreuse jalousie. Tous les poisons, les feux enflamment mes blessures". Mais dès que la moindre lueur d'espérance va poindre elle „ouvre son sein brulant". Voici complètement la même analyse de la méfiance de la Constance du roman: 1° Elle croit que „een ander voorwerp (Ferdinand) het gemis van haar kon vervullen, (en hij) zeer gemakkelijk in de armen van Cecilia troost kon vinden". 2° Elle assure: „In (1) p. 183. (2) Dr. J. Prinsen. De Gids, févr. 1915, p. 259. 227 't heelal vindt gij geen hart, dat zoo geheel het uwe was". 3° Navrée, elle voit son amant „aan de voeten eener andere vrouw die eigen eeden herhalende, in hare omhelzingen de ongelukkige vergetende". 4° Elle est agitée paree que „verschillende hartstochten hevige schokken veroorzaken". 5° Rassurée elle voudrait rejoindre 1'objet aimé „op vleugelen der liefde". D'Arnaud a fourni a Feith d'autres éléments pour la composition de son roman. Mille fois il a soutenu que „nous sommes nés pour la douleur", et son disciple le répète assidüment en accordant a la douleur la même vertu que son maitre: „Neen de vreugde is niet voor ons hart gemaakt. Bij hare prikkelendste streelingen blijven wij wat wij zijn; onder de droefgeestige en verteederende indrukken van het gevoel alleen, neemt ons hart gedurig in grootheid toe. Bij eiken traan, dien wij storten, schijnen de grenspalen van ons wezen meer en meer uitgezet (1) te worden; wij ontdekken de hoogte, die wij bereiken kunnen en juichen, in het midden der smart, van mensch te zijn." (2) On trouve 1'origine de ce passage au début de la Lettre sur Euphémie, oü Baculard affirme: „On pencherait a croire que la douleur est 1'état de la nature humaine, et que la joie n'est qu'une sensation momentanée", qui n'a pas de véritable effet. „Les caresses les plus excitantes de la joie" dont Feith parle sont évidemment celles que nous donnent „l'art de la poésie et de la peinture", qui, suivant d'Arnaud „ne réunissent jamais les suffrages, que lorsqu'ils ont rêussi a nous affliger" (3). Ni „une prairie émaillée de fleurs", ni „un beau jour", ni „un ciel serein", ne nous affectent tant qu'un „pare sauvage", qu'„une nuit profonde", qu'un „torrent qui se précipite a grand bruit du haut d'un rocher escarpé". (4) Le röle édifiant que Feith attribue a la douleur, il Pa tiré a peu prés littéralement du passage suivant: „Cette tristesse si chère.... ne peut que nous porter a la vertu; tout ce qui nous fait sentir notre cceur, nous oblige en quelque sorte a devenir plus humains, a nous approprier davantage les plaisirs ou les peines d'autrui, et cette espèce d'élan hors de nous même nous y (1) „De grenspalen uitzetten" (reculer les bornes), expression figurant fréquemment dans d'Arnaud. (2) Ferdinand et Constance, p. 208. (3) Cf. Les chants dèsespèrês sont les chants les plus beaux. (Musset: La Nuit de mai). (4) Lettre sur Euphémie, pp. 187, 188. 228 ramène toujours plus attendris et nous dispose conséquemment a devenir meilleurs". (1) Feith maudit le luxe et la séduction des villes, chantant la simplicitê et le bonheur de la campagne sur le même ton que son maitre. Comme lui, il est pénétré du „besoin d'aimer inné dans 1'homme" contre lequel „la celluie du cloitre est impuissant", et il regrette que le vrai amour soit tyrannisé par la soif de richesse, d'ambition, et de volupté sensuelle. (2) Le romancier hollandais aurait pu se passer de „songes". Puisqu'il en trouve dans son auteur dramatique, il s'en sert lui aussi, pour l'amour de la sensibilitè et du sombre, et de facon parfaitement analogue. Ferdinand et Comminge tout en reconnaissant la vanité d'une vision, sont terriblement agités pour avoir vu le spectre de leur amante, éperdu, en vêtements de deuil, le bras levé au ciel. Ils se sont précipités aux pieds du fantöme qui, après leur avoir reproché leur amour criminel, est entré dans la nuit de la tombe. La foudre a éclaté, les malheureux se sont réveil lés en sursaut. Puis dans le roman comme dans le drame on attribue „ces jeux du sommeil" (cf. Euphémie, 1:2), aux pensées qui les préoccupent. (3) Bien qu'il soit vrai que le second roman est écrit „in den eigen smaak" du premier, il s'en écarté tout de même parfois considérablement. Julie a compris déja qu'on se trompe en croyant, dans un enthousiasme sublime, n'aimer que Yame de 1'objet adoré. Et cependant eet amour élevé était 1'idéal de Feith qui en avait trouvé des exemples dans La Spinola et 1'Agathée (4) de Baculard. En 1785, écrivant son second roman, il est revenu de eet idéalisme impossible. Aussi il y fait dire par le pasteur: „Celui qui n'aime que sensuellement est indigne de la destination de l'homme et celui qui croit n'aimer que spirituellement une femme, se trompe". En cette année déja, Feith sent vaguement que lui et d'Arnaud tiraient l'homme hors de la sphère morale et (1) Lettre sur Euphémie, p. 190. Feith a cité ce passage dans ses Lettres, III: 2, voir p. 263 ci-dessous. Cf. L'homme est un apprenti, la douleur est son maitre. (Musset: La Nuit d'octobre). (2) Ferdinand et Constance, p. 131. (3) Comminge, III: 1; Ferdinand et Constance, pp. 165, 166. (4) Cf. pp. 108, 117. Agathée renonce a son amant, Zénothémis, au profit d'une rivale, et meurt d'amour, comme Cécile dans Ferdinand et Constance. 229 sociale. C'est ainsi qu'il en est arrivé même a dèvenir le critique malgré lui de son maitre dans le passage que voici: „Vous envoyez ces amants dans un coin écarté, oü ils se suffisent inconnus du monde trotnpeur, qui leur ferme la source du bonheur. Mais est-ce qu'on saurait exécuter ce projet une fois sur mille ? Combien de circonstances Ie rendent impossible: moyens insuffisants, devoirs sociaux (!), professions !" (1) Tout ce qui était invraisemblablement héroïque, sublime et... fou dans le premier roman a pris des proportions plus modestes dans le second qui est moins „darnaudien". * ^ * * D. L'INFLUENCE RESTREINTE DE GOETHE DANS CES ROMANS. Maintenant que nous avons indiqué les nombreux éléments darnaudiens dans les romans de Feith, il ne nous reste qu'a montrer que ceux qui ont cru a une influence germanique prépondérante se sont trqjnpés. II est possible que „celui qui pouvait être 1'écho solitaire... d'un d'Arnaud (Feith) ...., si le modèle francais n'eüt pas parlé,'... eüt écrit des vies de martyrs dans le goüt de Werther et de Siegwart". (2) Le fait est que „le modèle francais" s'est fait entendre et que c'est surtout de cette voix que 1'auteur hollandais a été 1'écho. Richardson a pu lui donner le goüt de la moralisation, Young et Klopstock ont fortifié en lui la foi a 1'immortalité. Les scènes de cimetière a la Shakespeare ne lui étaient guère indifférentes. Comme son modèle il a pu admirer de loin les maitres tels que Rousseau et Goethe, Ia flamme de leur génie ne pouvait qu'effleurer trés superficiellement son ame molle et sombre. Ce que Bilderdijk lui a fait dire: Ik had mijn hoofd van Göthe vol, En van d'Arnaud daarbij, (3) peut être vrai, toujours est-il qu'il n'y a que d'Arnaud qui soit a sa portée. Le fleuve de la sensibilitè du dix-huitième siècle se compose d'un courant de surface, plein de lumière, de soleil, et d'animation, oü naissent les ceuvres immortelles des Rousseau, des Goethe et des Wolff et Deken, — et d'un courant de fond, noir et (1) Ferdinand et Constance, p. 135. Cf. p. 128. (2) J. Koopmans dans: De Nieuwe Taalgids (Le Nouveau Guide linguistique), Année 1911, p. 296. (3) Cité par Ten Bruggencate, p. 188. 230 fangeux, sans vie, produisant les avortons littéraires des Baculard, des Miller et des Feith. Que celui-ci n'ait du se bomer qu'a une stérile admiration du Werther, chef d'ceuvre trop absolument hors de son atteinte pour qu'il put prétendre a la moindre imitation, c'est ce que pourrait prouver... 1'étude du Dr. Karl Menne: „Qoethes Werther in der Niederlandischen Literatur", (1) pendant de celle que Grosz a consacrée a „Goethes Werther in Frankreich". (2) En présence des sombres produits que Feith a mis au monde et qui sentent le moisi claustral de Baculard, je ne saisis vraiment pas le „frische Geisteshauch" que Ie critique allemand lui prête.(3) D'ailleurs, si nous allégeons cette étude fortement documentée de tout ce qu'elle dit sur I'influence qu'Ossian, Young, Klopstock, Wieland et d'autres ont eue sur notre auteur et que surtout nous n'oubliions point que ses deux romans „auch genug Anklange an dem Siegwart zeigen" (4) témoin les nombreuses pages que Ie critique a consacrées a cette affinité, nous ne retiendrons pas beaucoup d'analogies entre Feith et Goethe. Ce sont d'abord quelques rapports bien insignifiants au point de vue de la forme extérieure de leurs ouvrages: Forme épistolaire: Dans Ferdinand et Constance „einige Briefe sind lang, einige ganz kurz, mehr notizenhaft — ganz wie im Werther" ! (4) Dans les deux romans le héros les adresse a Guillaume, ami de confiance. Dans Julia on trouve même un amant malheureux qui a nom Werther. Viennent ensuite des rapports d'ordre intérieur. 1. La Nature: „Die Welt im Kleinen" plait a Werther et aux amants de Feith. Mais nos citations (5) prouvent que ceux-ci n'y entrent qu'exceptionnellement. C'est Ie lugubre darnaudien qu'il faut continuellement a ces fous. Ferdinand a perdu son amante. Que fait-il ? II cherche Ie bois Ie plus noir pour y nourrir son chagrin afin de n'en pas infecter 1'heureux contentement des gens du village oü il s'est retiré. Werther est un homme sensé qui, en pareille occurence, tache d'oublier ses déceptions dans toutes sortes de distractions. Le voilé qui se baigne dans le parfum des prés émail lés: „Pas une haie, pas un arbre qui ne soit un bouquet de fleurs, et Ton voudrait être papillon pour se noyer dans cette (1) Leipzig, Max Hesses Verlag, 1905. (2) Voir p. 151. (3) Op. cit. p. 13. (4) Op. cit. p. 22. (5) Voir pp. 215, 219, 222, 224. 231 mer de parfum". Les phénomènes „majestueux" que Feith et d'Arnaud recherchent ne sont pas son affaire. II le dit franchement: „Ce ne sont pas les grandes et les rares révolutions de 1'univers, les torrents qui balayent vos villages, les tremblements de terre qui engloutissent vos villes, ce n'est pas tout cela qui me touche". Que 1'on compare ce jugement a ce que d'Arnaud et Feith nous ont assuré plus haut, aux pages 58, 61, 215, 219. Les auteurs du dix-huitième siècle aiment a „sich versenken in das Naturleben". Goethe y excelle. Quant a Miller: „seine Naturschwarmerei ist zuweilen arg manieriert". Et celle de Feith ? Et celle d'Arnaud? „Die Verbindung Natur- und Gottesverehrung" se montre „weniger im Werther" que chez Miller, qui se rapproche a ce point de vue particulièrement d'Arnaud et de Feith. 2. La Religion: „Die finster grübelnde Beobachtung (de la nature) macht Werther zum religiösen Zweifler. Im bewuszten Gegensatz hjerzu hat Feith seine Personen mit einer lebendigen Religiösitat ausgestattet-ganz in der Art Klopstocks und Millers.. et entièrement d'après ce qu'il a trouvé dans 1'auteur du „Triomphe de la Religion", dirions-nous ! Ce n'est pas Werther qui recule devant le suicide. Mais „gleich Siegwart und Ferdinand, ist Eduard nur ein gezamhter Werther, viel zu sanftmütig um selbst nach der Pistole zu greifen, viel zu theologisch sie abzudrücken". (1) Comment ces amants malheureux seraient-ils devenus si „theologisch", si d'Arnaud n'avait été leur ecclésiastique, leur enseignant que c'est a Dieu „de décider du moment de notre destruction". (2) 3. L'amour: Ce qu'on cherche en vain dans Goethe c'est cette religion qui est „in Millers Romanen .. die Begleiterin der Liebe", précisément comme dans 1'ceuvre de Baculard et de Feith. S'amouracher de la fiancée de son voisin, ainsi que Werther le fait, ne serait point leur affaire. L'amour chez eux et chez Miller, bien plus que dans Goethe est un „culte religieux" qui n'a pas pourtant besoin d'une église. Un „banc de gazon, érigé par l'amour et la religion" est 1'autel d'Edouard. „Die Rasenbank, von der Siegwart schwarmt" (T. II. p. 357), est 1'exacte contrefacon du modèle qu'on trouve dans Makin. (3) Goethe ignorait ces accessoires. (1) Op. cit. p. 30. (2) Voir ci-dessus, p. 87. (3) Voir ci-dessus, p. 121. 232 4. Les caractères: La conception de la nature, de la religion, de l'amour différent passablement dans Goethe et dans Feith. Qu'on ne s'étonne donc pas que finalement M. Menne en arrivé a constater également: „Feiths romanhelden gleichen nicht Goethes konsequent handelndem Werther, vielmehr dem verschmachtenden, weinerlichen Siegwart". (1) A la page 22 il avait dit déja fort judicieusement: „Allen seinen Figuren fehlt energisches Handeln. Sie führen ein abgeschlossenes, einsames Leben, in der Welt der Traumerei", tout comme ceux de Baculard. Cherchez dans Feith et son maitre francais ces détails de Ia vie quotidienne qui donnent de la couleur au roman de Werther. Charlotte a „bisher die Haushaltung geführt so ordentlich und so sparsam als möglich". Werther, tout infortuné qu'il est, est un être vivant qui boit et qui mange et qui grimpe sur les arbres fruitiers. En voyant son chou servi sur sa table, il se rappelle les beaux jours que 1'horticulteur a passés a le cultiver et la joie avec laquelle il 1'a récolté. C'est avec plaisir qu'il recoit de Lotte deux taloches plus fortes que celles qu'elle distribue aux autres. A son heure il sera spirituel et reprochera aux autres de 1'être si peu. Les héros de Feith ne mangent, ni ne boivent, ni ne travaillent. Le rire et I'esprit tiennent du vice. D'Arnaud le leur a dit. Donc ils ne font que pleurer et gémir devant les perspectives sauvages. Leur sentimentalité n'est pas celle de Werther en qui Goethe „den Kampf des krankhaften Gefühls mit der Wirklichkeit meisterhaft und klar bis zu Ende durchgeführt hat". Ce qui les caractérise c'est „die schwarze Melancholie, die Neigung zu düsteren Stimmungen, die unnatürliche Weltflucht, die ewige Selbstqualerei in der Einsamkeit, in den dunkelen Waldern und unwegsamen Wüsteneien, die grundlose Todessehnsucht, die nie versiegende Tranenflut,.... die falsche Sentimentalitat, die im Siegwart so breit und so umstandlich dargestellt wird". (2) Ce que Grosz a dit des contrefacons fran?aises de Werther s'applique directement aux Werthers feithiens: „Neben diesem reichen Menschen erscheinen seine Nachtreter als Bettler; sie haben gar kein Anrecht mit ihm verglichen zu werden". 5. II est inutile de s'arrêter a la foule des détails que Menne a allégués en faveur de sa thèse mais qui sont fort peu probants. C'est ainsi que Werther commence la septième lettre par la (1) Op. cit. p. 55. (2) Op. cit. p. 41. 233 remarque que notre vie n'est qu'un songe. Et M. Menne de conclure que c'est pour cela qu'Edouard dit: „Ja ons leven is een droom" (p. 21). II est clair qu'on a ignoré quelle ineffacable impression avait faite sur Feith le souterrain de Comminge avec ses inscriptions. (1) Werther regarde le „Schattenbild" de Lotte. Et on a vite fait d'assurer que c'est la 1'origine de la silhouette de 1'Adélaïde de Valcour (2) dont celui-ci dit: „Haar schaduwbeeld hing altijd voor mijn oogen". Mais ne sait-on pas que Comminge dit è peu prés la même chose: „Adélaïde seule, est tout ce que je vois", et que Feith a voulu montrer dans sa nouvelle la lutte qui se livre dans l'ame de Valcour entre son ardente affection pour Adélaïde et son amour bien plus faible pour Dieu, sujet oü Goethe n'a 'rien a voir ? En voilé assez ! Nous passons sous silence ce que Menne dit des larmes, et du style de Feith et de Miller, défiant quiconque a lu d'Arnaud, de ne pas y reconnaitre sa caractéristique. Ce que Feith a trouvé chez lés Allemands c'est Ia musique, c'est la fenêtre devant laquelle, la nuit, rêvent les amants décus; c'est encore . la lune a Ia clarté de laquelle ils confient leurs tristes peines. L'étude de M. Menne n'a pas atteint son but. Au lieu de montrer une étroite parenté entre Goethe et Feith il en est venu a constater, malgré lui, qu'elle n'existe qu'entre Miller et Feith. Celui qui tirerait de cette affinité parfaite la conclusion que Feith aurait imité Miller ferait fausse route. Le fait est qu'il a composé quelques romans qui rentrent exclusivement dans le cadre des nouvelles de Baculard et pour lesquels il a mis a profit ses drames monacaux. Et a son tour Miller s'est imposé exactement la même fache en Allemagne. (3) L'analogie entre 1'auteur hollandais et 1'écrivain allemand ne s'explique que par Ie fait qu'ils ont suivi, tous les deux ,1e modèle francais. Les deux romans de Feith ainsi qu'une partie des Mélanges furent traduits en francais par H. J. Jansen. (4) Une critique parut dans L'Esprit des journaux. (5) II est assez amusant de (1) Cf. pp. 57, 213. (2) Cf. pp. 222, 223. (3) Voir, p. ci-dessous, Troisième partie. (4) A Paris: premières éditions en 1793, secondes en 1796. Sur Jansen, traducteur, imprimeur, libraire, etc. a Paris, voir E. Boulan: Francols Hemsterhuis, p. 51. (Noordhoff, Groningue et Arnette, Paris, 1924). (5) Juillet 1793, p. 227. 234 lire comment on y prévient les Francais de ne pas imiter ce genre „du nord". „Si j'ai fait mention", y est-il dit, „de eet ouvrage (Ferdinand et Constance), c'est surtout pour faire voir combien les Hollandais et peut-être la plupart des peuples du nord sont de mauvais modèles de ce genre de compositions, comme dans la poésie dramatique dont il se rapproche, et pour détourner nos écrivains de se livrer a eet esprit d'hnitation si naturel aux Francais, qui leur fait accueillir avec trop peu de discernement ce qui vient de Pétranger II ne faut pas, quand on a de 1'or chez soi, donner cours a 1'oripeau de ses voisins. II y a dans ces compositions bizarres de quoi séduire les jeunes têtes: un ton continuellement exalté, un style qui ne procédé que par exclamations, par apostrophes, par élans prophétiques; une accumulation d'idées, de figures, d'expressions également outrées et hors de nature; un mélange d'invocations religieuses, de réflexions contemplatives, de descriptions monotones .." III. Les deux premières tragédies de Feith. L'Esprit des Journaux n'avait pas tort en prétendant ique les romans de Feith et „Ia poésie dramatique" se rapprochent. Les éléments constitutifs des premiers prennent racine dans le théatre de Baculard et retournent a I'état „dramatique" dans les deux tragédies de Thirsa (1784) et de Lady Gray (1787 et 1791). Feith connaissait la pièce de Niemeyer Thirsa und ihre Söhne mais il I'appréciait trop peu pour I'imiter. „Plan, arrangement, caractères, tout diffère", dit-il lui même. Quant a l'autre drame, il a suivi tantöt Ia Lady Gray de Wieland, tantöt il s'en est écarté pour s'inspirer visiblement de son modèle francais. A I'heure oü il se mit a composer sa première tragédie, le pieux Hollandais venait de publier son Traité du poème épique, et de faire sortir sa Julie (1783) et son Ermite (± 1783) vainqueurs de ce que Baculard appelle „le combat de la Religion et de 1'humanité". II s'épanouissait dans 1'atmosphère darnaudienne. Thirsa (1784) allait s'en ressentir. Le Francais devait être pour quelque chose dans „la tendance morale" et „les grands caractères" par lesquels, dans ces pièces non traduites, Feith élevait la tragédie k „une hauteur idéale" selon N. G. v. Kampen. (1) (i) Notice sur la vie de M' Rhynvis Feith, en tête des CEuvres, p. 17. 235 a. Thirsa ou le Triomphe de la relioion, 1784. La dédicace seule adressée a la comtesse de Wartensleben, née comtesse de Hogendorp, pourrait nous prévenir d'une affinité assez étroite entre cette tragédie et Euphémie. Feith y résumé la pièce dans la strophe suivante: Zij (Thirsa) staaft de zege van den godsdienst hier beneden, Die uit den nacht haars onspoeds blinkt, En rijst, waar dit tooneel van schitterende ijdelheden Voor haar in puin verzinkt. (1) Tel est le Triomphe de la Religion qui s'opère dans les héroïnes d'Arnaud. L'auteur a doté son ouvrage d'une copieuse préface qui, sauf les quelques lignes oü il résumé son sujet, tel qu'il 1'a trouvé dans le chapitre 7 du Livre II des Macchabées, n'est absolument autre chose qu'un Discours préliminaire a la facon de Baculard. On n'y trouve pas une seule idéé qui ne soit empruntée au maitre dans les termes mêmes dont celui-ci s'était servi. La même mentalité se fait jour jusque dans la manière dont les deux écrivains s'adressent a leurs lecteurs, étalant leurs sentiments puérils: Conviction de la médiocreté de leurs talents, — reconnaissancc de 1'encouragement du public, — indignation envers les critiques malintentionnés, — humilité avec laquelle ils se mettent sous Ie patronage de leurs contemporains, leurs „maitres", par les justes remarques desquels ils ne demandent pas mieux que d'être instruits. (2) Elle est caractéristique cette préface de Thirsa, tragédie „terrible", genre nouveau pour lequel Feith a eu besoin de 1'autorité d'Arnaud afin d'oser lancer ses hardiesses, et de Ia stimulation de ses compatriotes pour qu'il ait pu „met nieuwen ijver de renbaan der fraaie Ietteren insnellen".(3) Qu'on veuille se rapporter a la page 72 ci-dessus pour se convaincre que pareil avait été J'héroïsme de son maitre quatorze ans auparavant. (1) Mélanie, après avoir essuyé bien des revers, déclare: Dès ce moment, le monde a mes yeux se perdit Comme une ombre qui passé, et qui s'anéantit Je rejetai bientöt ses trompeuses promesses. Dieu recut mes serments solennels. J'ai trouvétout en lui; pour lui seul je respire. (Euphémie I: 2). (2) Cf. aussi la Préface des Mélanges. (3) „avec un nouveau zèle se précipiter dans la carrière des belles lettres". 236 Voici ce dont 1'auteur nous prévient: (1) 1° II fait ressortir la supériorité du caractère de Thirsa et son abnégation: „II n'y a que la vraie religion qui nous élève en nous faisant renoncer a nous-mêmes. Grace a elle Thirsa a atteint au plus haut degré de grandeur". Cf. pp. 56, 57. ^ 2° Qu'on ne lui en veuille pas d'avoir mi§ Ia Religion sur la scène. Ne soutierrt-elle pas merveilleusement le but moral du théatre ? D'ailleurs „qui saurait assister a la représentation de Polyeucte, d'Athalie et d'Euphémie sans la plus vive émotion ?" Cf. pp. 48, 49. 3° Les farces qu'on représente a la suite d'une tragédie sont a condamner. „Elles détruisent les lecons sublimes de vertu et de religion qu'on vient de donner". Cf. p. 49, note 4. 4° Feith prévoit une objection concernant les cadavres des six frères de Jedidia, gisant sur la scène. Utilisant le terrible, mais ne voulant pas de l'horrible, il fait observer: „On doit comprendre qu'on ne montre ces cadavres que tout au fond de la scène; il faut que 1'éclairage soit tel que le spectateur ne voie rien de distinct". Cf. pp. 73, 74. Le disciple qui jusqu'ici s'est soigneusement tu- aü sujet de ses plagiats, cité maintenant le nom de son maitre a 1'appui de son assertion que rien ne pourrait s'opposer raisonnablement contre „la mort" sur la scène, quand même on ne veut pas que le sang y coule. Cf. p. 73. 5° Les considérations sur la scène ensanglantée amènent 1'auteur è envisager la difficulté „om de juiste grenspalen tusschen het schrik- en het afgrijzingwekkende aan te toonen". Cf. p. 73. oü 1'on trouve littéralement la même remarque. Ce que d'Arnaud dit a eet égard sur Othello et Mahomet est rapporté ici avec ou sans mention de la source. Feith approuve donc le spectacle „émouvant" mais non pas horrible" d'un cadavre, ou d'un cercueil amênagés avec goüt! Regarder celui d'Euphémie, p. 69. 6° Mais les accessoires, „un tróne, un autel, un tombeau", ne tenant pas intimement a Ia pièce nuisent a sa majesté. Cf. p. 51. 7° On insiste ensuite sur le caractère d'Epiphanes, qui, au dire de 1'auteur, n'a que le nom de commun avec Ie héros de la pièce de Niemeyer. Ce qu'il cherche en vain dans ce personnage c'est „ la perfection esthétique, nécessaire même dans les carac- (1) Nous n'ajouterons que les pages relatives de la Première Partie de cette étude pour qu'on voie oü il a pris ses matériaux. 237 tères criminels afin qu'ils puissent exciter notre curiosité". „II n'y a pas jusqu'au crime qui n'ait besoin d'une certaine noblesse pour attacher notre curiosité" dit 1'auteur de la Lettre sur Euphémie (p. 209), dont Feith reproduit tout le passage relatif. Cf. aussi p. 50. 8° Les copies serviles^ de la nature n'attirent pas le Hollandais, paree qu'elles~épuiseraient bientöt 1'intérét. II est bon de représenter sur la scène des personnages vus par un verre grossissant. „N'est-on pas convaincu que le théatre est une espèce d'optique ...," etc. Cf. p. 50. 9° Notre compatriote finit par déclarer qu'il n'a eu „nulle part recours è une antithése trop forte ou trop absolue". Lui qui a vanté les contrastes dans son Traité du Poème épique, alléguant que „D'Arnaud s'en est servi si magistralement dans Euphémie", change ici de gamme. C'est que le maitre lui-même en était arrivé a déclarer: „J'ai négligé cetteespèce de régie... qui prescrit les oppositions, (paree que) l'art y parait a découvert." Seulement il ajoute: „je n'ai pas prétendu donner (dans Euphémie) un contraste bien décidé". II a mis donc „a cöté" de Mélanie, la vraie pieuse, une dévote qui est sévère, mais non pas fausse. Voilé le ton sur lequel le zélé imitateur va accorder le sien, en af firmant: „rien ne m'aurait été plus facile que d'opposer a Thirsa une femme apostat et k Selima „une amante infidèle; mais je crois que l'art doit être plus caché pour plaire." Aussi son „Epiphanes se trouve a cöté de Chryses et Thirsa est mise a cöté de Selima". Cf. p. 52. Le contenu de Ia première tragédie de Feith peut se rendre en quelques mots. Les Israélites sont au pouvoir d'Antiochus Epiphanes, roi de Syrië. Se croyant pour la juive Thirsa, qui ne veut pas renoncer k la foi de ses ancêtres, un objet de souverain mépris, il a fait tuer le jour même ses six fils, de sorte qu'il ne reste a la malheureuse mère qu'un seul enfant Jedidia. Pour accabler Thirsa, le roi tache de lui retirer son dernier fils en promettant k celui-ci des titres, des honneurs, une amitié éternelle pourvu qu'il abjure les lois de ses pères. Jedidia cependant ne 1'écoute pas. Afin de fléchir son intransigeance on le place devant Ie spectacle terrible de ses six frères tués. En vain. Epiphanes, alors, lui propose par 1'intermédiaire de son confident, 1'excellent Chryses, de ne céder que pour quelque temps. Comme 238 il perd encore sa peine, Jedidia n'aura qu'a bruler au Panthéon 1'encens pour Jéhovah. II reste inébranlable ! On jette le rebelle dans une affreuse prison, au désespoir de sa fiancée Selima. II ne reste ensuite au roi qu'un expédient bien mesquin. Que Thirsa décide son fils a ne plier qu'un genou devant Jupiter. Venant le trouver dans son cachot, elle 1'engage, au contraire, a ne pas chanceler et a considérer que les choses ne se passent que d'après la sage volonté de Dieu. Selima même rend dans une scène émouvante son amant a Dieu qui 1'emporte comme dans Julie et l'Ermite, et dans les drames monacaux de Baculard. Feith a voulu créer ses caractères selon la recette d'Arnaud. II n'a trouvé chez Niemeyer qu'un tyran ambitieux dans Epiphanes. En lui donnant des qualités „qui en auraient fait un excellent roi s'il n'avait pas été dominé par sa fatale ambition", 1'auteur a suivi la méthode de son prédécesseur qui 1'avait appliquée è Comminge en Ie rendant amoureux_e/ religieux, et a Fayel qu'il avait doté d'une jalousie délirantejtf d'une tendre affection. On sait (cf. p. 50) que par ce système Baculard visait a un doublé but: 1° le caractère dramatique de ses personnages, offrant „1'agitation d'un vaisseau continuellement battu de la temjgêje"; 2° la perfection esthétique, se manifestant dans leur „noblesse", — „grootheid" selon Feith, — qui doit éveiller 1'intérêt du spectateur et exciter sa pitié quand cette „grandeur" succombe sous Ia force de la passion. (1) Mais le disciple n'a pas réussi a réaliser tous les conseïls que son maitre lui avait donnés et dont il avait bourré sa préface de Thirsa. Son Epiphanes n'est ni grand, ni dramatique. Toute la grandeur du roi consiste a avoir eu autrefois, au dire de son confident, „moins d'ardeur a venger ses dieux" et „plus "d'humanité et de pitié secourable", — a déclarer è présent qu'il „estime Jedidia beaucoup", — et a prendre un air violemment ému quand Selima demande a mourir au lieu de son amant. Quant au reste notre résumé aura prouvé que sa noblesse est celle d'un charlatan vendant a la criée, liberté, amitié, honneurs, — dont il sait les épouses et les fiancées si friandes! — au prix d'un reniement de moins en moins complet. Dramatique, il ne 1'est pas non plus. Jamais la moindre lutte (1) Cf. Thirsa, préface, p. ,18, Fayel préface, p. Vil; voir ci-dessus, pp. 236, 237. 239 ne se livre dans son ame. II ne souffre point de voir sa religion méprisée par les juifs. Au lieu de mettre son charlatanisme au service du culte de Jupiter, il se sert de celui-ci au profit de sa \ tyrannie forcenée. Dès qu'il se montre il est d'un entêtement irritant et remplit la scène de ses vantardises insoientes: Ne croyez pas que je sois assez sot Pour m'enflammer ainsi pour Jupiter. S'il tient a son honneur, qu'il se venge lui-même. Je ne connais d'autre Dieu, que ma volonté seule. Celui qui a un tröne ne connaft personne a cöté de lui. Jamais je n'ai trouvé une seule apostasie I Dans tout le peuple juif. Voila qui manque a mon [honneur. (II : 1). Le caractère de Thirsa repose è n'en pas douter sur le passage suivant du premier discours préliminaire de Comminge: „Lorsqu'a 1'enthousiasme vient se joindre la religion, 1'image la plus majestueuse, la plus frappante pour les yeux de 1'humanité, on doit s'attendre a voir jaihir de ce doublé foyer des êtres merveilleux". Voilé Ie défaut de Thirsa; c'est „un être merveilleux", (1) n'ayant rien d'humain, partant rien de tragique. (2) C'est une statue d'une blancheur immaculée, gigantesque et raide, qui n'éveille, a défaut de pitié, qu'une froide admiration. C'est avec une joie sereine qu'elle a sacrifié ses six fils a Dieu. Tout porte a croire qu'il y a une part de vrai dans ce que son dernier enfant, qui va être immolé a son tour, lui dit: Vous ne m'aimez donc plus, moi, le seul reste ! Elle a beau répondre avec Polyeucte: (3) „Bien plus que mon ame même, mais beaucoup moins [que mon Dieu", il n'y parait pas ! La nature semble froissée dans ce cri de joie: „Jubile, jubile mon fils, agenouille-toi, adore-Ie, (Dieu) [et péris !" (1) Cf. p. 62. (2) „Overal is zij de dweepzieke jodin, die al haar moederlijk gevoel schijnt ingeruild te hebben tegen bovennatuurlijk geloof. Voor ons heeft Thirsa weinig menschelijks". J. Winkler Prins. Vadert. Letteroefeningen, 1876, p. 1050. (3) Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même. 240 Feith qui était parti de 1'enthousiasme religieux de Baculard, a oublié ce que celui-ci a dit au sujet des „combats" d'Euphémie.(1) Toutefois 1'abnégation et la grandeur de Thirsa sont moins sublimes qu'on ne le croirait. Elle ne sacrifie son fils qu'en vue de Ia récompense des délices de 1'immortalité, et ne pratique la vertu que selon la morale d'Young. Cf. p. 60. L'auteur a mieux prof ité des lecons de son maitre dans la peinture de ceux qui, moins élevés, moins admirables, mais plus agités, sont plus pitoyables dans leurs luttes entre „1'humanité et la Religion". Ces caractères de Jedidia et de Selima sont plus vrais que les autres. Certes, emporté par un ravissement „qui nous pousse a nous faire plus grands que nous sommes", Jedidia s'écrie: A cette jonchée de frères tués il en manque encore un, II ne leur sera pas indigne, paree qu'il a pour devise: „Dieu et mon droit". Mais „Dieu et mon droit" sont douloureux a servir quand il s'agit de s'arracher a celles qu'il apostrophe, angoissé, Ma Selima, ma mère! Dans la prison, il est parvenu a dompter ses sentiments humains après bien des efforts violents. C'est alors que Selima, sa fiancée, vient Py trouver. II se produit une scène de désespoir dans laquelle elle tache d'arracher son amant a Dieu et qui correspond en tout point k celle du souterrain oü Théotime essaye d'amener Euphémie au parjure. Les héros pieux supplient leurs chers séducteurs de les oublier. Mais 1'oubli est k ceux-ci plus cruel que la mort, et ébranle leur foi religieuse: Théotime : Selima : Le trépas te paratt un supplice Ach, wreedaard eischt uw hart O ma religion... je ne la connais [plus ! On les engage donc plus instamment a quitter le tristé séjour: [trop doux, Ta cruauté demande un plus [grand sacrifice. [meer dan de dood van mij. Ik ijsch op 't denkbeeld, en deugd [en godsdienst wijken. Euphémie: Cher amant... qu'ai-je dit... II - [faut nous séparer, Fuis, laisse-moi mourir. Jedidia: Ach dierbre, welk besluit, verlaat [dit treurig oord, Vermeert mijn onheil niet. (1) Cf. p. 221. 241 Ces exhortations ne produisent que des cris rebelles: Théotime : Selima : Dussé-je être frappé du céleste Verlaten, doodelijk woord, [anathème, Neen, ik verlaat u niet. Je ne te quitte point. Voyant leur constance religieuse en danger, les martyrs font appel a l'amour, a la vertu pour que leurs amants se fassent une raison: Euphémie: Jedidia: Si Constance t'est chère, ose donc Is zij (uw liefde) nog even teeder, [1'imiter, Ueef mij dan aan mijn deugd en Renferme ton ardeur, cherche a [aan mijn zeiven weder, [te surmonter. Maitrisant leur souffrance, les répudiés s'avouent enfin vaincus: Théotime: Selima: 11 1'emporte ce Dieu .... Gij zegepraalt... Je pars, je t'obéis... Constance, Welaan ik volg uw zin en keer ! [je te quitte. Cri de reconnaissance des éprouvés religieux: Euphémie: Jedidia: Euphémie, ö mon Dieu, retrouve h Ik vind mijn Selima, heb dank, [Théotime. [o Hemel, weer. Si on doute encore de la trés profonde influence que d'Arnaud a exercée sur Feith, on n'a qu'a comparer leur style. L'auteur hollandais s'est parfaitement assimilé le langage de son modèle. Je ne parlerai pas de ces cris pathétiques: ciel, Dieu, hélas, cruel, barbare, tremblez, etc. qui mendient mille fois notre sensibilitè, — ni des bouts de phrase analogues dans les deux auteurs: Doorboord door duizend dolken, (Percé de mille poignards.) Bescherm mij voor mij zelf, (Sauve-moi de moi-mérne.) Ik heb geen reden meer 1 (Je n'ai plus de raison !) Natuur verdooven. (Etouffer le cri de Ia nature.) II y a des vers entiers présentant la même particularité: En zoo g'een bliksem voert, dat mij die bliksem tref. (Ce Dieu qui s'est vengé: j'attends ici sa foudre.) — Met dezen jongeling derft 't heelal voor mij zijn waarde. (J'avais perdu Sinval, que m'était 1'univers !) — En zoo dit zwakke hart ooit uwen strijd verzwaart, Bescherm mij voor mij zelf, blijf u en mijner waard. 16 242 (Je pourrais retomber ... sauve-moi de moi-même; A nos propres regards méritons notre estime.) — Ach dwaas wil dan uw hart zijn eigen moordkuil delven ! (Vois 1'abime oü je me précipite !) — Waar ben ik?... splijt de grond voor mijne trêen? — Ik zink. (Arrête... ciel 1 Ó ciel ! la terre m'engloutit.) — Stamerend heb ik beleden, dat ik aan uwe zij, De zwartste nachtspelonk, de barste woestenij Ver voor een paradijs van weelde zou verkiezen, Waarin mijn minnend hart uw bijzijn moest verliezen. Oui je t'immolais tout, je volais sur tes pas, je te suivais partout, jusqu'aux bornes du monde; Je portais mon amour aux plus sombres déserts, Avec toi partagés, ils me devenaient chers.) — La pièce hollandaise, qui a eu quatre éditions, a été représentée a plusieurs reprises. Le róle de Thirsa fut interprété avec beaucoup de succès par Cath. Elis. van Dinsen, née Krayensteyn. (1) Une traduction francaise par A. Clavareau, parut a Bruxelles en 1830. * * * b. Lady Jeanne Gray. 1787, 1791. Bien que cette tragédie ne fut achevée qu'en 1791 nous en parierons ici, d'abord paree que c'est en 1787 que 1'auteur en avait esquissé le plan et en avait achevé six scènes. Chronologiquement elle peut donc entrer dans l'époque (1777—1788) qui nous occupe pour le moment. Ensuite elle y appartient encore par les idees. Feith était de 1'avis de son maitre qui prétendait que „la plupart des hommes ne savent pas lire", de sorte qu'il faut „leur remettre, a plusieurs fois, le flambeau sous le nez". II présentera donc, une fois de plus, a ses compatriotes le tableau majestueux du triomphe de 1'enthousiasme religieux sur les attachements terrestres dans une de ces femmes qui, plus que les hommes, (d'Arnaud le lui avait dit encore) sont capables de s'élever a une vertu qui dépasse les bornes ordinaires. (1) Voir. A. van Halmael: Bijdrage tot de Geschiedenis van het Tooneel. Leeuwarden 1840. p. 75 et F. van Hellwald: Gtschichte des Hollandischen Theaters, Rotterdam 1874, p. 131. 243 On connait le sujet de l'histoire d'Angleterre: Le duc de Northumberland persuade le jeune roi Edouard VI, fils de Henri VIII, a choisir comme successeur, au préjudice de Marie Tudor, Jeanne Gray, arrière-nièce de Henri, et portée pour le protestantisme. En servant ainsi, malgré elle, les intéréts de Jeanne Gray, qui ne veut pas de la couronne mais qui cède pour l'amour du protestantisme, Ie duc ambitieux a eu en vue surtout les siens propres, espérant jouer un róle prépondérant, car la jeune lady est mariée avec Guilford, son fils. Le peuple, conduit par 1'évêque violent Gardiner et par Feknam, doyen de PEglise de Saint Paul, s'opposant a une infraction a Ia succession Iégitime, se révolte. Northumberland et son fils meurent sur 1'échafaud. En vain Gardiner tache de gagner la douce Lady Gray au catholicisme. Elle préfère mourir que de renier sa foi. Prenant comme point de départ la pièce du même titre de Wieland, Feith ne 1'abandonne que trop souvent pour revenir a Baculard, „son premier amour". La préface de 1787 en fait ioi. L'auteur y exposé son but: il veut offrir encore une „pièce de caractère", — malgré le goüt de son temps qui n'aime pas ce genre — „la peinture du caractère doux, noble et pieux de Lady Gray,... 1'idéal d'une grande femme... La religion a ennobli son amour... La terre passé devant ses yeux comme un grain de poussière... La mort et Ie tombeau finissent par 1'attirer comme par une magie enveloppante". Voila des accents que nous connaissons depuis que les héroïnes d'Arnaud ont „perdu entièrement de vue Ia terre et ses révolutions, pour avoir les yeux levés vers le ciel" et mourir avec joie. A cette femme sublime il oppose (!) un excellent mari, Guilford, doué d'un' amour fidéle, mais terrestre ! C'est le système de Baculard qui n'aime pas „un contraste bien décidé", et qui a appris a son élève Ie secret d'un „fijn gesponnen contrast". Grace a lui encore Feith sait tirer profit de 1'antithèse du prêtre dur et emporté (Gardiner) et de 1'ecclésiastique sensible et vertueux (Fekman) qui ne figure pas dans Wieland. La préface de 1791 nous surprend par cette curieuse remarque que chez l'auteur allemand „presque tout n'est que sentiment et encore de cette sorte que, chez nous, on est enclin a déclarer outré et qui Pest, chez nous, probablement en effet". On a vu 244 que depuis son second roman (1785) la f lamme de l'idéalisme sensible de Feith avait commencé a décroitre. La critique ne tarda pas a la diminuer encore. La suppression de la dernière scène lyrique du „fragment" de 1787 oü Guilford s'exalte au sujet de l'amour sublime et malheureux, en fut la conséquence. L'auteur indique ensuite lui-même.en quoi il s'écarte encore de son modèle d'outre-Rhin: 1° Le Northumberland de Wieland est „petit et lache". Feith lui donne „une tout autre tournure". Suivant toujours le procédé de son maitre francais il 1'a rendu plus „grand" en douant 1'ambitieux d'une certaine „noblesse malgré ses crimes." 2° „La plupart des entretiens de 1'héroïne et de son époux m'appartiennent", assure-t-il alors. 3° II répète concernant „la belle nature" qu'il a mise dans ses caractères, littéralement ce que nous avons rapporté plus haut a la page 51. 4° Au sujet de la stricte vérité historique — qui ne doit être observée que dans les caractères de la tragédie, — il reproduit ce qu'il a trouvé dans une note de Fayel et dans le Discours préliminaire de Charles IX dont l'auteur avait essuyé le reproche d'infidélité historique dans la scène de la bénédiction des armes (Cf. p. 149). 5° Enfin il s'étend de nouveau sur la mission morale du théatre et 1'inconvénient des farces, représentées comme baisser de rideau (Cf. p. 236). Dans sa seconde tragédie Feith, en tracant les caractères, n'a pas été plus heureux que dans la première. Northumberland encore n'est ni grand, ni dramatique: il n'est que criminellement ambitieux. II a eu soin de nous dire que ce n'est que par son héroïsme dans les guerres qu'il a cherché a acquérir la faveur d'Edouard et que, ce désir satisfait, son ambition lui a ouvert de nouvelles perspectives grace au mariage de son fils avec Lady Gray. Dès la première scène on ne voit pourtant en lui qu'un imposteur tyrannique et lache en même temps, qui ne renie le catholicisme qu'en vue de ses projets politiques, imposant alors la couronne a Jeanne. L'opposition du peuple se ranimant, il craint d'être massacré. Pour conjurer le danger il rembrasse son ancienne religion, et, triple face de traitre, il accuse devant Marie Tudor sa femme et sa belle-fille de Pavoir rendu apostat. 245 Telle est sa „noblesse". II 1'étale avec un cynisme féroce dans ces deux vers : 'k Heb uw verheffing om mij zelv' alleen besloten, lk had om 't eigen doel uw aller bloed vergoten ! (1) Gardiner qui doit être grand lui aussi dans son ambition,/fait preuve d'une conduite aussi mesquine que celle d'Epiphanes dans Thirsa. Lui aussi essaye de convertir son adversaire (Lady Gray) par des procédés charlatanesques, semblables è ceux du Syrien. Le Iecteur concevra 1'héroïsme de Lady Gray. Sa vertu est a son apogée a 1'acte V. On en a loué tout particulièrement la troisième scène (2) que Feith dit de son invention. Cela est vrai si'on ne prend que Ie fait, passablement étrange d'ailleurs, de la scène. Avant de mourir Guilford vient demander a sa femme un dernier baiser qu'elle lui refuse traitant eet honnête embrassement suprème de „vuige drift" (vilaine passion). Qu'il songe è l'amour pur et immatériel» réservé aux privilégiés de 1'immortalité. Devant cette perspective il renonce a sa femme et Ia rend a Dieu. C'est la 1'idée du dénouement d'Euphémie qui a fait, comme on Pa vu dans Thirsa, la plus vive impression sur notre auteur. C'est ce qui explique la parfaite ressemblance, ici encore, entre lés vers du maitre et ceux du disciple: Constance.. (dit Théotime), tu recois mon éternel adieu Pour toujours — quand jamais tu ne fus plus aimée. II Pemporte, ce Dieu, sa grêce est dans ta bouche, Je cède a son pouvoir; c'est par toi qu'il me touche. Et on se rappelle Ie cri de joie pure poussé par Constance: Euphémie, 6 mon Dieu, retrouve Théotime. Voici la situation dans Feith: Guilford: Johanna ! uw gemaal staat u gewillig af, Schoon hij u meer bemint, aanbidt dan ooit te voren. God spreekt, God spreekt door U ! — ik zal gehoorzaam wezen. (1) Dans mon propre intérêt j'ai résolu de travailler a votre élévation, Et a eet effet même, j'aurais versé le sang de vous tous. (2) Van Heeckeren: Taal en Letteren, Année 1894, p. 250. 246 Lady Gray: Mijn Guilford zegeviert te midden van zijn smart. La-dessus elle lui permet de 1'embrasser, disant: Un dernier baiser ! — Qu'aucune Iarme ne déshonore [notre séparation. IV. Odes. Feith a encore exhalé, a cette époque, son ame ardente et navrée dans de nombreuses Odes. (1) Les thèmes sont invariablement les mêmes, et trop souvent, ceux de son siècle. Pourtant nous croyons y sentir, maintes fois, les accents particuliers du lyrisme darnaudien qui a si profondément pénétré ses romans et ses premières tragédies. Peut-être I'influence francaise se trahit-elle déja dans le discours en vers (2) que l'auteur a prononcé le 24 octobre 1776 devant Ie cercle poétique de Zwolle et oü il montre la supériorité, au milieu de tout ce qui est périssable, de Vintelligence, c'esta-dire de l'ame, de la vertu. (3) C'est k leur service que doivent se mettre la théologie, la justice, la philosophie, auxquelles d'Arnaud, dans Bedoyère, Zénothémis, Daminvile, etc, n'a pas indiqué d'autre röle. La glorification de la sensibilitè personnelle au mépris de Vintelligence des altruistes s'affirme définitivement dans une de ses premières poésies lyriques, oü l'auteur invite les Amants malheureux (4) k chercher le calme au milieu des morts d'un cimetière. Dès maintenant le poète ne s'occupera plus que du cceur vertueux qui aime et qui est aimé. Que Céfise (5) se méfie donc de la beauté extérieure et passagère, dont le prix est relatiL Qu'elle se recueille devant une tête de mort et fasse les mêmes réflexions qu'Euphémie (Cf. p. 70) : Cefise ! schouw dit doodshoofd aan ! Cefise ! — dit zult gij eens worden ! (1) On ignore la date de la composition de plusieurs d'entre elles. L'auteur a écrit en outre nombre de poèmes politiques et nationaux. (2) De vergankelijkheid van het Heelal en de Voortreffelijkheid van het Verstand. (3) Voir Ten Bruggencate, Op. cit. pp. 6—8. (4) Aan ongelukkige gelieven, Oden I, 1778. (5) Cefise, Oden I, 1777. 247 L'amour simple et digne ne se rencontre qu'a la campagne. Feith comme d'Arnaud maudit les séductrices des villes au „vuige boezem" (sein voluptueux) : Verboden lusten gloeien, hollen In 't lokkend oog. (1) L'amour vrai tressaille, comme Werther 1'écrit a Ismène (2) a la pensée même d'une intention perverse. (Cf. p. 116). Dans son boudoir encensé il a trouvé son Ange qui a craint malheureusement qu'un commerce prolongé permette a son amant de lui découvrir quelque petit défaut. C'est pourquoi cette vertueuse lui donne 1'ordre de partir. Werther qui n'a ni les sentiments, ni les idéés, ni le langage du héros de Goethe avec qui il n'a que le nom de commun, cèdè aux instances de son adorée pour des raisons qu'il a cueillies sur les lèvres de Comminge: Ik leef, ik aêm voor u en midden in die weelde Eischt rede, eischt Godsdienst dat ik u vergeten zal. (3) Avant de mourir son attitude sera celle du moine amoureux devant sa fosse (Cf. p. 65) : Ik neem uw beeltenis, die op mijn hart mogt prijken, En hier mijn eenigst heil, misschien mijn afgod was ! Een traan van 't fijnst gevoel zal op 't gezicht nog leken — En ligt schenkt deze traan vermindring aan mijn pijn; Mijn oog zal starende op die dierbre trekken, breken, En mijne jongste zucht zal voor Ismeene zijn. (4) Feith et d'Arnaud sont d'accord sur la toute-puissance de la religion qui nous fait triompher de 1'infortune. La Providence (1) Des voluptés défendues brülent et galopent Dans leur ceil séduisant. A Aminte. Oden I, 1779. (2) Oden III, 1779. (3) Je ne vis et ne respire que pour vous et, au milieu de ce bonheur, La raison et la Religion exigent que je vous oublie. (4) Cf. Je sens... qu' Adélaïde est tout ce que j'adore, Pardonne-moi, grand Dieu, c'est mon dernier soupir. Pour la dernière fois, laisse-moi me remplir De eet objet Voila, — voilé les traits... que 1'on veut que j'oublie, Effacés par mes pleurs... a mes yeux si présents, Sur la religion... sur le ciel si puissants t 248 qui „veille a nos intéréts" nous envoie les revers; „il semble que nous sommes nés pour la douleur 1" Qu'importe, si ces maux nous élèvent moralement et nous préparent a 1'immortalité: Uw rampen zijn uw beste zegen, Gij klimt langs haar een grootheid tegen Nog onbereikbaar voor uw oog. (1) La religion, dans ce bas monde, nous tient lieu de tout: Wat kan de zalige niet derven Als gij (Godsdienst) alleen hem overschiet! (2) L'enthousiasme religieux est autrement efficace que la raison, trop insuffisante souvent pour qu'on s'y fie. Le maitre et le disciple s'en plaignent de la même facon: La faible lumière Wat is de rede, uw eelste schat, Qu'a nos regards présente une Te vaak een dwaallicht voor uw [raison grossière ! [waggelende schreden. Elle ne réussit point a nous mettre en garde contre la volupté et ses suites: De cette passion si féconde en De wellust lokt u op zijn schoot, [malheurs, Vertoont u lagchende tooneelen, Qui mène au précipice en la straks ziet gij haar gespelen, [couvrant de fleurs, 't Berouw, de wroeging en de examinons les suites I [dood. Quel avenir attend l'ame qu'elle Al 't leed vloeit uit de driften [a séduite ? [voort! (3) L'intérêt, le parjure ... Quel revers accablants ! la mort, [la mort cruelle ! La raison est inférieure a la sensibilitè „het merk der menschheid" (4) selon Feith, — qualité „qui nous distingue de la foule immense des êtres" d'après d'Arnaud. C'est elle qui nous porte a la vertu, a la bienfaisance, a 1'humanité: Menschlievendheid de schoonste deugd, Die goden maakt van stervelingen, De wellust van 't gevoelig hart. (5) (1) De Voorzienigheid (La Providence), Oden I, 1789. (2) De Godsdienst (La Religion), Oden II. (3) Aan den mensch (A VHomme), Oden I, 1781. (4) De onsterfelijkheid (L'immortalitê), Oden I, 1782. (5) L'humanité est la plus belle vertu, Qui fait des dieux des mortels, Qui est Ia volupté du cceur sensible. (Oden I, 1779). 249 Que la bienfaisance apporte pourtant sa consolation en secret. Bedoyère et Volsan ont détesté ces privilégiés qui selon Feith sont devenus assez insensibles, par suite du luxe et de Ia volupté, pour se vanter de leurs libéralités, En t'offer van hun tfots in 't vuige stof verneeren. (1) Le vrai ami humain fuit 1'éclat de Ia richesse. II „chancelle" et „rugit" de douleur en entrant dans De aakligheid der doodsche cel (2) oü se meurent les malheureux. On voit que Ia „terminologie" de Feith se rapproche singulièrement de celle de son maitre. Cette „celluie funèbre" nous ramène a la solitude et au sombre darnaudien dont Feith raffole. 11 cherche I'isolement quand il est écrasé par le poids de la douleur: Dan eenzaamheid is uwe rust, Uw schaduw mijne ziel een nieuwe levenskust. (3) C'est la que son arne sent sa grandeur. Elle « Gevoelt de grootheid van haar wezen. (4) (Cf. pp. 61, 62). C'est la encore que se forme le génie: Het goddelijk vernuft, de groote sterveling. (5) (Cf. pp. 62, 63). Plus Ia solitude est sombre plus elle acquiert de prix. Une ruine, le débris d'un monument vétuste Is al de heerlijkheid Die 't somber hart nog vleit. (6) Devant des batiments écroulés il a des réflexions que d'Arnaud a déclanchées (Cf. pp. 58 et 215): (1) Et qui humilient dans la sale poussière la victime de leur orgueil. De Menschheid (L'Humanité), Oden I. (2) L'horreur de la sombre celluie. De Vriendschap (L'amitié), Oden I, 1782. (3) Alors, solitude, votre repos, Votre ombre est un nouveau rivage pour mon ame. Aan de Eenzaamheid (A la solitude), Oden I, 1788. (4) De Lente (le Printemps), Oden I, 1783. (5) Le génie divin, le mortel sublime. (6) Sont les seules délices Qui flattent encore le cceur sombre. 250 Hij staart de puinhoop aan, En wentlende eeuwen gaan v Met al haar pracht en praal 1 (1) II cherche de préférence les lugubres souterrains, oü il descend par un „escalier usé" et oü le bruit de ses pas s'éloigne toujours, Tot ik hem in 't eind, al flauwer, flauwer hoor Op kisten stuiten. (2) Au milieu de I'automne, assis non loin d'„une grotte a 1'entrée sombre, revêtue de mousse" (Cf. p. 125), il se sent écrasé par „le fardeau de Ia vie". Dans la nature il ne voit qu'une „vallée de mort'. Ses amis sont morts: Ik hoor het dommelig geluid, 't Gerommel van een klont of spade, Die op een doodkist stuit. (3) II se rappelle les moments qu'il a passés avec Adélaïde sur les bancs de gazon. II Ia voit encore devant lui; il entend sa robe qui tralne sur les feuilles mortes. II s'élance; hélas, ce n'est qu'une vision. Douloureusement le désenchanté se rassied et il n'y a que le nom d'Adélaïde qui échappe sans cesse a ses lèvres. (Cf. pp. 223, 224). A défaut de 1'amante, il a retrouvé la certitude de 1'immortalité. Ses sentiments et ses idees élevés a cette hauteur, il ne lui reste que de jubiler, au milieu de sa perspective sauvage: Woeste grootheid, nacht en smart Aadlen telkens meer het hart. (4) (1) II contemple Ia ruine. Et des siècles passent en roulant, Emportant leur pompe et leur luxe. (Oden II). (2) Jusqu'a ce que finalement, je l'entends, toujours plus faible, Frapper les cercueils. Gedachten bij een bouwval (Pensées devant un Chdteau en ruine), Oden II. (3) J'entends le bruit monotone, Le choc sourd d'une motte de terre ou d'une pelle . Qui frappent un cercueil. Herfstzang (Chant d'automne), Oden I, 1790. Liebman a les mêmes sensations après la mort d'Amélie. Cf. encore p. 273. (4) Grandeur sauvage, nuit et douleur Ennoblissent, toujours plus, le cceur. De Hef de (L'amour), Oden II. 251 La même tristesse émane des poèmes que Feith a réunis dans le cycle de Fanny, publié en 1787, et qui n'est autre chose que le roman de Julie mis en vers. On est donc encore en présence d'un reflet des drames monacaux oü la vertu et la religion épurent l'amour. Séparé de Fanny, vivant en ermite, I'amant ne réussit pas a calmer sa douleur qu'il promène a travers tout le cycle de sorte que celui-ci semble „une descente dans l'empire du sombre". (1) II assure A la Lune, A un bosquet, Au crépuscule qu'ils ont perdu leur charme et qu'ils ne lui font sentir que sa misère. II se fait 1'écho des amants malheureux de Baculard, qui gémissent J'avais perdu Sinval, que m'était 1'univers, — en répétant: Met Fanny ging 't Heelal voor mij verloren. Ecoutez les jérémiades, pareilles a celles de Comminge, et d'Euphémie, qu'il pousse dans La Nuit, faiblement éclairée par une „doodsche lamp", mais terriblement troublée par son agitation, par ses songes, par I'insomnie, qui entre'ouvre ses paupières apesanties (2). II implore la mort qui sera son sauveur. Mais voilé que la lumière se fait dans son esprit. II finit par comprendre qu'il doit choisir Dieu, au lieu de lui préférer un mortel. Profitant du conseil d'Arnaud: „Ia profondeur d'une nuit qui n'est éclairée que par des étoiles excitera en nous un recueillement que n'y fera point naftre un beau jour", (3) il est allé dans la solitude des champs nocturnes pour être face a face avec ses pensées et pour sortir de sa petitesse: II faisait nuit Le silence de 1'endroit que ni voix, ni pied ne troublaient, La majesté du manteau étoilé, Déroulé au ciel serein, Tout semblait fait pour quelque chose de grand. A partir de ce moment il a saisi 1'infini de Dieu, qu'il a oublié pour s'attacher trop aux choses terrestres. Désormais il étouffera la voix de l'amour matériel, il cessera ses plaintes amères pour chanter ses hymnes a 1'immortalité. Fanny ne tarde pas a s'abandonner k ses „Night Thoughts" a elle, sur Ia tombe de son amant (1) Ten Bruggencate, Op. cit p. 11. (2) Cf. Euphémie I : 2, voir p. 219, ci-dessus. (3) Lettre sur Euphémie, p. 188. 252 qui, languissant de plus en plus, a succombé au bout de quelque temps, consolé par la certitude d'une réunion après la vie d'ici-bas. La foi joyeuse dans 1'immortalité anime Ia plupart des odes de Feith. Par elle nous'entrons dans Ie domaine d'Young et de Klopstock que Feith a admirés a I'égal de Baculard. V. Lettres sur différents sujets. „On doit reconnaitre que Feith a écrit sur des questions esthétiques quelques jolis petits traités réunis en six parties de Lettres sur différents sujets", dit M. Prinsen. (1) Le plus souvent ce sont des correspondants, fictifs probablement, qui lui demandent ses idéés sur des questions d'art et de littérature. L'excellent Feith leur répond d'un ton affable : „Je vais parcourir ma petite bibliothèque, rassembler ce que je trouverai et y ajouter mes idéés personnelles". (2) Or, sur les rayons occupaient une place d'honneur les drames d'Arnaud, grossis des divers discours préiiminaires, préfaces et Iettres, et dignement flanqués des Nouvelles historiques et des Epreuves du Sentiment que de nombreuses notes, au bas des pages, entrelardaient plus que bésoin n'était. En composant ses lettres, Ia partie théorique de son oeuvre, Feith est heureux d'avoir a la portée de la main son meilleur conseiller. Depuis longtemps il avait constaté avec ravissement des affinités réelles, préexistantes entre lui et son modèle. Aussi n'a-t-il cessé dans ses Lettres, comme dans ses autres produits littéraires, de se tourner vers son mattre toutes les fois que 1'occasion s'en présentait. Et il est sorti de ce commerce, confirmé, renforcé dans son attitude déja prise. a. Lettres I (Nos. 3, 4, 5), 1784. En 1784, une dame de ses connaissances avoue a Feith qu'elle a trouvé entièrement a son goüt un petit roman sensible d'un jeune auteur. D'autres y avaient rencontré de graves défauts, soutenant que les sentiments y étaient „au-dessus de Ia nature," (1) J. Prinsen: Handboek tot de Nederlandsche letterkundige Geschiedenis. (Manael de f histoire littéraire des Pays-Bas). Nijhoff, 's-Gravenhagé, 1920, p. 498. (2) Lettres IV, p. 170. 253 — les passions „outrées", — les tableaux „romanesques". Elle prie Feith d'en dire son avis. Loin de moi de prétendre que la réponse de notre auteur ne lui füt dictée que par Baculard. Seulement il est a peu prés évident que le „jeune auteur" en question est Feith lui-même, et que le „petit roman sensible" est Julie (1) qui venait de paraitre, j'allais dire „sous les auspices d'Arnaud." Si cela est, 1'épistolier se référera probablement a son maïtre, quand il se mettra a répondre. En effet le point de départ de son raisonnement est directement emprunté a la Lettre sur Euphémie. Qu'on se souvienne de ce que nous avons rapporté a la page 51 sur „1'opposé du naturel" et on saisira 1'origine de la facon dont Feith a rédigé l'annonce de son sujet. II va montrer a son interlocutrice qu'on a tort de voir dans le petit roman „onnatuurlijkheid, geoutreerdheid, onwaarschijnlijkheid enz., want men drukt hetzelfde denkbeeld dikwijls onder nog vijf en twintig andere woorden uit." (2) Son explication est simple. Si nombre de gens considèrent les traits sublimes dus a la sensibilitè comme exagérés, c'est qu'ils n'ont pas le gout assez délicat pour les estimer a leur prix. Or „le gout n'est autre chose que le sentiment du beau", que tous les hommes n'ont pas au même degré. On peut distinguer trois classes. II y en a qui n'ont que le sentiment, tout court, inné dans tous les hommes. D'autres 1'ont plus tendre. Quelques-uns 1'ont délicat au possible. Ce qui est exquis pour ceux-ci est exagéré pour les premiers. D'Arnaud, faisant également une division en trois en matière de sentiments, s'était écrié: „Que ne peut-on en calculer les degrés comme ceux du thermomètre! Tel degré produit une Sme douce et ouverte aux diverses impressions de la sensibilitè ; ce degré augmente-t-il : elle a la force et la faculté d'exprimer ce qu'elle sent; plus pénétrée, plus enflammée, elle est agitée par les transports du génie." (3) Feith dit ensuite que 1'imagination forte et féconde des „génies qui ont brillé comme des étoiles de première grandeur dans la carrière des lettres", était due „a un degré trés élevé de sentiment." Dans le même ordre d'Arnaud avait prétendu que „c'est peut-être le degré de (1) J. Winkler Prins: Rhynvis Feith, Vaderlandsche Letteroefeningen, 1876, p. 1029. (2) Lettres, I : 3, p. 55. (3) Lettre sur Euphémie, p. 250, note. 254 sentiment qui produit le plus ou le moins de génie" et qu'une ame qui en est touchée au plus haut point „s'élève et se livre a eet essor illimité qui décèle sa grandeur". Faute de sentiment suffisant on trouve „Julie, Saint-Preux exagérés et romanesques", Werther „la plus grande absurdité", selon l'auteur néerlandais. II suit toujours le til que lui a donné en mains son maitre qui avait dit: „II faut qu'il y ait bien peu d'ames susceptibles de sentiment puisque tous les jours on le confond avec les grimaces et le batelage (de 1'art)." Feith étale alors son mépris darnaudien de tous les écrivains qui éblouissent le public frivole par leurs „antithéses", leurs „axiomes", et leur „esprit", dédaignant la „nature" qu'on n'apprend qu'a force de 1'étudier. Qu'une jeune fille se garde d'une déclaration d'amour faite „de pensées et d'expressions les plus spirituelles, débitées d'une voix harmonieuse et facile. Est-ce que des parol es entrecoupées, des expressions confuses, des lèvres tremblantes et des regards baissés ne lui en diraient pas Infiniment davantage ?" (2) demande l'auteur se basant évidemment sur 1'avis d'Arnaud qui écrit: „II y a des attitudes, des gestes, des signes du sentiment que la précision et la vérité mettent fort audessus de toutes les richesses de la poésie. Ce qu'on dit est faible en raison de ce qu'on sent. Qu'un seul regard, qu'un soupir ont quelquefois d'éloquence". (3) Pour le sensible Hollandais il n'y a rien de si admirable que la pantomime d'un fils qui, a 1'agonie de son père, retiré dans un coin de l'appartement, ne manifeste sa douleur que „par les larmes silencieuses de ses yeux", „les soupirs qui s'ouvrent un passage dans sa gorge serrée" et „le seul cri de: Ah ! mon Dieu." Mais cette admiration qu'est-ce, sinon un nouveau triomphe d'Adélaïde qui a captivé l'auteur dès sa jeunesse et qui ne l'a plus jamais laché. La pantomime a laquelle ce fils sensible se livre quand son père se meurt, est celle de la tendre nonne devant la fosse que son amant est en train de se creuser. Elle se tient silencieuse a quelque distance, retenant ses sanglots. Elle „donne des marqués de douleur", „met son mouchoir a ses yeux" et finit par ne pousser qu'„un cri": „Ah ! comte de Comminge". (4) On le sent, déclare Feith, c'est la (1) Cf. p. 63. (2) Lettres I : 3, p. 62. (3) Comminge: 2e Disc. prél. p. XLVI. (4) Comminge: II : 6. Cf. pp. 65, 194. 255 nature même ! Et ne se départant pas de l'ordre de Baculard il ajoute: „Onbegrijpelijke tegenstrijdigheid 1 in de kunst, in de navolging van de natuur, verkiest men juist het tegenovergestelde." „J'ai vu un public entier, avait dit son maitre, porter aux nues telle actrice dont le jeu affecté n'était qu'un perpétuel mensonge a la nature, et trouver du sentiment dans des ouvrages qui n'en étaient que la parodie". (1) L'auteur finit par reconnaitre que Ie seul sentiment peut nous tromper dans le jugement d'une ceuvre d'art L'intelligence aussi a son röle, sans laquelle on courrait risque, ébloui par „une seule beauté", de ne plus voir „cent défauts". S'il assure a sa correspondante que ce qu'il pourrait ajouter encore se rapporte a „de navolging der schoone natuur in tegenstelling van die der natuur zooals ze zich bevindt", c'est que ... une fois de plus, c'est en eet endroit que Baculard parle de „1'imitation de la belle nature", „de la nature idéale, perfectionnée". Son copiste gardera ce sujet pour sa lettre suivante. Batteux, (2) Mengs, (3) Volkman, (4) Bayle, (5) ont été mis a contribution dans la lettre suivante: „Sur 1'imitation de la nature et de la belle nature" (6). D'Arnaud y a fourni sa part. L'auteur commence par remarquer que le premier „beau" est celui de la nature. C'est la que les hommes puisent leurs idéés qui influencent leur jugement sur ce qui est beau. L'artiste qui veut les émouvoir doit imiter la nature, la nature extérieure comme celle du cceur humain. Comme il ne saurait la rendre intégralement il en choisit les meilleures parties et les joint pour produire ainsi cette nature idéale dont Baculard nous a entretenus. (7) Feith demande un art „simple et naïf' dont il rejette pourtant tout ce qui est malpropre, par exemple „nos sales et pauvres bergers". Son maitre 1'avait prévenu: „II faut se garder de confondre Ia nature ignoble avec la nature simple et naïve". (8) L'artiste qui veut imiter la belle nature doit répondre a certaines (1) Lettre sur Euphémie, p. 251, note. (2) Principes de la littérature. (3) Pensees sur la beauté et sur le goüt dans la Peinture. (4) Reisboek door Italië. (5) Dictionnaire historique et critique. (6) Lettres 1 : 4, p. 67. (7) Cf. p. 51. (8) Lettre sur Euphémie, p. 242. 256 conditions. II faut d'abord qu'il connaisse la nature a fond pour que les détails qu'il ajoute de son chef au caractère distinctif qu'il désire créer s'y rattachent harmonieusement. Ensuite il est nécessaire qu'il soit un génie ayant beaucoup de gout c'est-a-dire ayant un sentiment exact du beau. Ici Feith copie entièrement son modèle. II commence par dire: „Tusschen genie te hebben en geest te bezitten is een hemelsbreed onderscheid". D'Arnaud tache de déblayer le terrain en parlant „du sentiment qu'il faut bien se garder de confondre avec le talent et F esprif'. Voici la facon dont on a développé en hollandais la différence des deux éléments que nous mettrons 1'un en regard de l'autre. Genie plaats zich in alle om- Geest gevoelt nooit, en blijft standigheden en gevoelt wat elk, altijd dezefde. die zij verbeelden wil, gevoeld heeft. De genie, als zij bezig is, is geheel vuur; zij denkt niet. Zij spreekt uit de volheid van haar hart en deelt haar eigen gewaarwordingen mede. De geest daarentegen, koud als de dood, bedaard en onverschillig, redeneert. Diep doorgedachte zinspelingen, vergezochte vergelijkingen, fijne overeenkomsten, ziedaar zijn wapenen. Feilen vindt men hier zelden. Van hier dat ze vaak schoonheden met gebreken voortbrengt. Ze zal de uitgekozen deelen samenvoegen, zoodat een hoogst natuurlijk geheel ontstaat. Tel est 1'écho de la voix francaise qui avait dit: Hij overdenkt zijn plan, schikking, voeging. Le génie qu'est-ce autre chose qu'une exaltation de l'ame excitée par une effervescence supérieure aux mouvements ordinaires de la nature ? A force de sentiment on parviendra a faire disparattre les défauts les plus essentiels... Ce n'est qu'au génie qu'on pardonne des défauts. C'est le sentiment qui rassemble et qui donne la flamme de la création. Les froids beaux esprit (sont) des êtres faux, frivoles, des cadavres vivants dans la société... Le bel esprit... en donnant naissance aux fines allusions, aux comparaisons ingénieuses, aux graces légères... est nuisible a la vigueur et aux progrès du génie. C'est 1'esprit qui dirige dans Ia sage distribution des détails, qui lie les rapports, qui joint les parties. (1) (1) Comminge: Premier discours prél. p. XXXI; second disc. prél. p. LXXVI et Lettre sur Euphémie, pp. 249—251. 257 Feith distingue Ie goüt accidentel, dépendant de la mode, du goüt essentiel reposant sur 1'ordre et 1'unité de la nature. Le premier, qui est inférieur a l'autre, a produit les bétiments gothiques. Mais l'auteur en a trop profondément subi le charme mélancolique pour les condamner complètement. II rentre donc dans la sphère darnaudienne en disant: „On ne saurait nier que quelques-uns de ces batiments inspirent une mélancolie sublime, comme les histoires du temps des croisades et de la chevalerie". „De puinhoopen die de tijd op de aardbodem verwekt heeft, zijn voor een gevoelig hart altijd belangwekkend en brengen het in dien somberen toestand, die zoo vaak in akeligheid uitloopt". Et voilé une trés Iégère variation sur le célèbre thème de Baculard, qu'on nous a chanté déja tant de fois. (1) Dans la cinquième et Ia sixième lettre, traitant „du gracieux" et „des Femmes" 1'esprit d'Arnaud est rare et subtil. Feith aime „het bevallige" è coup sür. Secrètement il semble pourtant y préférer „ce qui est élevé." „La tournure spirituelle" du premier 1'attire moins que „Ie pathétique" et „le sublime" de l'autre. Avec une certaine satisfaction il oppose, empruntant toujours les termes de son maitre, a „une campagne fraiche et riante", „un désert sauvage", oü „1'abime rugit" et oü „le tonnerre gronde sur un rocher". Et quand il prétend que les Francais qui excellent dans „Ie gracieux" ne peuvent mettre „è peu prés rien è cóté du sombre sublime" des Anglais et des Allemands, il fait certainement, a part lui, une exception pour d'Arnaud. (2) Inutile d'ajouter que l'importance morale que Feith attribue a l'amour féminin et par la aux ceuvres sentimentales, provient évidemment de source francaise. b. Lettres II (No 1), 1785. La première lettre de ce recueil est „de beaucoup la plus importante". (3) Elle a été dictée en majeure partie par Baculard. Feith y tracé une „ébauche du génie", le suivant dans deux périodes: la jeunesse et I'age mür. Dans sa jeunesse le génie se caractérise par cette passion grace a laquelle „tous les objets qui I'entourent le saisissent vivement". II „s'attache avec vivacité aux moindres objets qui 1'intéres- (1) Cf. pp. 58, 159, 215, 249. (2) Cf. pp. 335, 336. (3) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1786, I, p. 167. 17 258 sent" (1) d'après d'Arnaud. Celui-ci avait affirmé que, en outre, „la solitude enflamme les passions" (1) et que pour s'„élever a un degré supérieur de génie" il n'y a rien de tel que 1'isolement dans le sombre. Nous dépendons de ce qui nous environne et les petites choses frivoles du monde ne sauraient faire que nous rapetisser. (2) Voilé pourquoi Feith dit: „un génie aime la solitude; elle ne peut jamais lui être trop sauvage ou trop majestueuse" .... „II aime a gravir des rochers inaccessibles, a s'asseoir au milieu de ruines, de tombeaux, d'ossements c'est dans ce sombre entourage que ses réflexions s'élèvent. (3) — „Zoo bepeinsde Homerus zijne gedichten aan den oever der zee; zoo dacht Young zijn verheven nachtgedachten in de akelige stilte der kerkhoven.... zoo was de groote Corneille verplicht om de stilte en het afgezonderde van zijn boekvertrek te vermeerden (3) .. et c'est ainsi que Feith au milieu du silence imposant de sa bibliothèque de „Boschwijk" dérobait ses illustres idéés, et ses tendres sentiments, et ses phrases entières a d'Arnaud (cf. p. 62). Ce qui porte préjudice au génie c'est la société et le luxe „De maatschappij en de verkeering met menschen.... verlagen zijne (on parle du génie) verbeelding en deelen aan zijn geest dat aangenomen een toon i ge mede, dat alle menschen van den eigen kring eenstemmig doet gevoelen en spreken". Que 1'on compare a cette proiixité la concision de Baculard: „La société lui donne (au génie) un air de ressemblance avec tout ce qui 1'environne". (4) Ayant plagié ainsi effrontément, Feith croit utile de ne plus cacher ses sources en reproduisant le passage suivant pris dans d'Arnaud: „Le luxe, 1'abus de la société et Ia fausse philosophie ont détruit parmi nous toot ce qui est du ressort du sentiment. Gessner n'aurait point composé ses charmantes Idylles, s'il eüt vécu dans le fracas de Paris. Ce choc continuel de tant d'esprits différents, étend, j'en conviens, les progrès de ce qu'on appelle gout, fournit plus de matière au raisonnement; mais il entraine avec soi la mort du génie, et tes couleurs primitives se partagent dans une infinité de nuances qui n'ont plus de caractère". (5) (1) Euphémie, préface p. VI. (2) Cf. pp. 61, 62, 161, 249. (3) Lettres II: 1, pp. 147, 148. (4) Comminge, 3««"« Disc. prél. p. LXXVIII. (5) Lettre sur Euphémie, p. 193\ 259 Après avoir produit sa première oeuvre, importante, mais déparée encore de „mille défauts", ie génie s'épure, grace a 1'étude, et se fraye, toujours humble, la route qui mêne a la gloire. L'auteur insiste ensuite sur la différence entre l'artiste et le génie. Le premier n'a que le goüt qui, selon Feith (en parfaite contradiction avec ce qu'il nous a assuré a la page 256 ci-dessus) est du domaine de l'esprit: „De keurigste smaak schijnt altijd gedacht te hebben ze verzamelt verscheiden trekken en brengt ze tot een gelukkig geheel". Le second réfléchit moins, mais son ceuvre est plus vivante: De genie schijnt alles daar neergeworpen te hebben zonder overleg. Hij heeft overal zijn gevoel, zijn gewaarwordingen eenvoudig uitgedrukt". (1) D'Arnaud avait parlé de la même facon du goüt et du sentiment (le signe distinctif du génie): Le gout — c'est l'esprit (2) — se charge de „Ia sage distribution des détails... lie les rapports... joint les parties". „C'est le sentiment qui rassemble et qui donne Ia flamme de la création". Maintes fois Ia critique, qui souvent n'a que l'esprit, ne comprend point le génie: c'est que celui-ci, enflammé dans la solitude, s'élève parfois vers Ie sublime, a tel point que ses produits semblent gigantesques a des êtres moins supérieurs. II en est de même de 1'enthousiasme en fait d'amour: ce qui, a présent, est romanesque et outré aurait été du temps de la chevalerie, une faible copie de la réalité. Nous voila en pleine théorie darnaudienne sur reffervescence du sentiment. Nous 1'avons reproduite en partie aux pages 61 et 62. Loaisel I'avait faite sienne, en la défendant avec ardeur (voir pp. 159, 160). Feith la copie in-extenso et s'en fait le champion en 1'appliquant a ses caractères: Julie, 1'Ermite, Thirsa, Lady Gray. L'ceuvre sortie des mains du génie a tout de même ses défauts, sur lesquels la froide critique pourtaaf ne doit pas porter sa main profane. On courrait risque de détruire le „beau". Et Ie „beau", c'est ce qui excite le plaisir, Ie véritabie but de l'art. D'Arnaud insiste sur Ie plaisir, Ie divertissement de l'art, a la page 189 de la Lettre sur Euphémie et continue, en parlant de Shakespeare, en ces termes: „Voila ce qui les (les Anglais) rend indulgents pour ces irrégularités monstrueuses que nous lui reprochons avec tant (1) Lettres II: t, p. 156. (2) Lettre sur Euphémie, pp. 248, 249. 260 de sévérité. On remarque a Londres que, lorsqu'on joue des pièces de ce père du théatre anglais, il règne dans la salie un silence imposant, tant eet homme de génie a connu l'art de se rendre maïtre des kmes profondes et mélancoliques de ses compatriotes. On a publié depuis Shakespeare des drames plus corrects, plus élégants, oü les régies sont moins blessées: pourquoi n'ont-ils pas eu le même succès ?" Feith pour qui d'Arnaud est „een der kundigste schrijvers" est sur de ne pas faire fausse route en copiant tranquillement, sans s'inquiéter d'un soupcon de plagiat, tout le passage: „Zie dit in den eigen Shakespear. Niettegenstaande zijn gedrochtelijke onregelmatigheden, welke zoovele pennen, die zijner onwaardig waren, hem op het strengst verweten hebben, blijft hij in de grootste achting bij zijn landgenooten. Wanneer zijn stukken te Londen vertoond worden, heerscht er een beweginglooze stilte. De groote vader van het Engelsche tooneel heeft de gave bezeten, om de flegmatieke en diepdenkende zielen zijner landgenooten onweerstaandbaar aan zich te kluisteren. Men heeft na Shakespear regelmatiger en sierlijker tooneelstukken uitgegeven, maar zij hebben die eigen gelukkige uitwerkselen niet gehad, juist omdat hun die eeuwig werkende kenmerken van genie feilden, die smaak en geest alléén nooit bereiken kunnen. (1) Pour que le génie arrivé a la perfection intégrale il faut que le goüt exact, laissant intactes les beautés célestes de rceuvre, corrige les défauts, les excès qui la déparent. C'est la 1'idée que Feith a développée dans les lettres suivantes de ce recueil. Comme d'Arnaud a dit peu de chose concernant le goüt, son soufflé y est presque absent. c. Lettres III (Nos. 1, 2, 3, 4). 1787. Les Lettres de la Troisième Partie sont a peu prés entièrement consacrées k la défense de la senümentalité feithienne qui est darnaudienne d'essence. Elles furent suggérées par une critique intitulée „Pensées'sur la sentimentalité de ce temps", (2) dirigée surtout contre Feith et attribuée a De Perponcher. Celui-ci doit avoir su ou senti quel cas son compatriote faisait de 1'ardeur (1) Lettres II: 1, p. 164. (2) Gedachten over het sentimenteele van dezen tijd, parues anonymes, dans Mengelwerk VIII, sous 1'épigraphe: Tendimus ad coelestem patriam, Utrecht, Wed. J. van Schoonhoven, 1786. 261 darnaudienne qui conduit a 1'enthousiasme des amoureux. Aussi son attaque semble-t-elle être dirigéé directement contre l'auteur francais. La défense s'en ressentira. Le critique tout en reconnaissant qu'„un cceur sensible est le présent le plus précieux de Dieu", prétend qu'„un cceur sensible, charmé de 1'idée de s'élever a une perfection plus compléte, s'abandonne a 1'égarement de son imagination qui lui fait dépasser Ie but: il se plonge dans 1'imperfection, franchissant la sphère que Ia nature lui a tracée, de sorte que ce qui lui semble 1'exercice suprème du devoir et de la vertu, n'est autre chose qu'une illusion de son imagination, de sa sensibilitè, de ses sens et de ses passions a la fois. Celui dont le cceur est habitué a s'exciter a des sentiments extrêmes pour lesquels la société n'a que rarement de Ia place, — dont 1'imagination s'occupe de tableaux qui ne se rencontrent guère dans Ia vie réelle, celui-la ne peut se contenter de ce que la société, Ie monde, Ia familie, son métier, lui offrent journellement. Tout cela lui est trop petit, trop sec, trop mesquin, reste trop au-dessous de son idéal. En un mot il négligé les devoirs quotidiens et essentiels qu'il aurait pu accomplir, afin de poursuivre des devoirs imaginaires qu'on ne lui demande pas et qui ne se présentent presque jamais". L'auteur soutient ensuite que les ceuvres sentimentales privent l'homme du bonheur tranquille qu'il finit par regarder comme peu de chose. La sentimentalité le rend malheureux par suite de sa continuelle déception que Ie monde ne devienne pas tel qu'il le désire; elle mine les organes du corps par ses exaltations ardentes et conduit, comme dans Werther, au suicide. La réponse de Feith (Lettres III : 1 „Quelques remarques générales" sur la critique en question) qu'on ne saurait suivre ici entièrement, est une défense personnelle aboutissant, une fois de plus, a la glorification de son maitre. II regrette d'abord que son adversaire n'ait pas démontré suffisamment que le désir de perfection puisse conduire a 1'imperfection, au crime même. Puis il lui montre que, louant partout Ia sensibilitè, il n'en blame que 1'excès qui ne condamne pas plus la sensibilitè en elle-même que 1'abus de la religion ne condamne la piété. Tels sont précisément les arguments d'Arnaud. Si ensuite il n'y avait de vertu que celle de Ia froide réflexion qui nous dicte notre devoir, la sensibilitè, bien loin d'être un don du ciel, serait une entrave qui nous empêcherait de parvenir a Ia vertu. Feith demande alors ce que le critique entend par „franchir la 262 sphère que la nature nous a tracée". S'il veut dire qu'on ne doit pas sortir du cercle social ou spirituel oü Ia nature nous a placés ,,un ane restera un Ine" et „un marchand de laine ambulant ne sera jamais Shakespeare". Et s'il désire qu'on s'en tienne a ses occupations jouinalières et matérielies, Feith objecte que ce n'est point condamnable que de s'élever a des sentiments moins bas que ceux de la vie quotidienne. D'ailleurs eet effort n'aura point comme conséquence nécessaire la négligence des devoirs ordinaires. Ajoutez que ces soi-disant devoirs terrestres auxquels on renonce, ne sont le plus souvent que des vanités mondaines: honneurs, richesses, considération. (1) A I'appui de cette assertion 1'auteur intercale le récit d'un jeune homme qui „perd de vue Ia terre" pour se vouer a la religion, 1'éternelle histoire dans Baculard. Ce sacrifice des intéréts égoïstes le rend mei 1 leur: Amitié, bienfaisance, humanité sont autant de rayons de son auréole. Bten Ioin de 1'en excuser, Feith admire ce jeune homme d'avoir quitté son cercle rétréci, car il se sent soutenu par les paroles de celui qui avait chanté eet enthousiasme qui nous permet „d'étendre la sphère trop étroite des objets qui frappent nos sens". Lui seul crée ces „génies" et ces „géants" réels, mais inconcevables aux „hommes d'une taille ordinaire" et a „la raison géométrique". (2) La oü Ie critique désapprouve le caractère de Werther, il s'en prend non pas a sa sênsibilité, mais a son orgueil. Feith n'a point eu 1'in tent ion d'exhorter (dans son second roman) au suicide. Au contraire f Dans la seconde lettre de ce recueil, Feith continue toujours de porter au pinade la sentimentattté larmoyante et tdêatisante. Si on lui reproche que les lecteurs enflammés de ce genre de littérature en arrivent, au mépris de la vie simple et réelle, a poursuivre une chimère qui ne se réalise jamais et nulle part, ii assure qu'ii n'a pas beaucoup a se louer de la moralité de son époque. La douleur détruit les mariages oü 1'intérêt des parents a présidé, plutöt que 1'amour des jeunes gens. C'est pourquoi on est tellement porté contre „Ia sênsibilité" qui nous ramènerait a la nature dont la société nous a éloignés. Feith proclame donc hautement la nécessité d'„une nature idéale" telle que son maitre (1) Cf. Euphémie I: 2. (2) Lettre sur Euphémie, pp. 192, 193. 263 i'a poursuivie dans ses ceuvres. Comme lui il soutient que ce qui est outré pour les uns ne I'est point pour les autres. L'auteur des „Pensees sur la sentimentalité de ce temps" a beau traiter 1'amour sentimental A'idole funeste; Feith n'accepte 1'appréciation d'idole que si on entend par la que cette tendresse seule est capable de remplir entièrement I'Sme. (1) EUe ne saurait être funeste: elle ne rend les amants ni efféminés ni indolents. Au contraire, elle est la source de belles actions comme le prouve la citation suivante d'Amaud qu'il soumet a la réflexion de son adversaire: „Quand nous ne serions redevables aux croisades que de eet amour de 1'honneur, une des émanations de la chevalerie et qui forme la base du caractère national, nous devrions Être plus circonspects dans" nos déclamations; nous tacherions surtout de nous transporter dans un siècle oü la métaphysique n'avait pas tué les images, et oü 1'on se contentait de sentir fortement". (2) Comment donc le critique hollandais a-t-il osé dire que la sênsibilité torture comme un bourreau ? Les ceuvres sentimentales répandent dans 1'ame une douce mélancolie qui, pour les cocurs tendres, est une volupté d'un prix particulier que d'Arnaud a estimé en ces termes: „Le plaisir de répandre des larmes aurait-il une douceur que n'ont point les autres voluptés ? Je 1'ai observé: cette tristesse si chère, surtout a Ia jeunesse dont 1'ame neuve recoit avidement les premières impressions, ne peut que nous porter a la vertu: tout ce qui nous fait sentir notre cceur, nous oblige en quelquè sorte a devenir plus humains", (3) etc. Nous n'avons point besoin de nous arrêter è la lettre suivante traitant du sentiment, entièrement seion la méthode de Baculard. Feith y montre le sentiment comme un état neutre a 1'origine. II s'agit de savoir le diriger. Mal dirigé il crée Ie débauché (Charles), sagement conduit (répétitions éternelles: solitude, campagne, ouvrages sensibles, etc.) il forme un homme parfait (Alexandre). II convient d'ajouter que Feith pour cette lettre a largement mis a contribution: „Predigten über die Würde des Menschen I : 2", par G. J. ZoIIikoffer, ministre de 1'église réformée de Leipzig. (1) Cf. p. 220. (2) Nouveües historiques: Le Sire de Créqui, note 1, et Feith: Lettres III: 2, p. 51. (3) Lettre sur Euphémie, p. 190 et Feith: Lettres III: 2, p. 52. Cf. aussi p. 227 ci-dessus. 264 Dans la quatrième lettre du recueil 1'auteur écrit une „Apologie de Julie et de Ferdinand et Constance" pour en défendre le but moral, tout comme d'Arnaud, dans Ia même intention, avait inséré celle de Comminge dans son troisième discours préliminaire. (1) Les deux romans étant d'inspiration essentiellement darnaudienne il est a prévoir que 1'auteur va baculardiser également quand il s'agira de les défendre. Tout d'abord il n'est point de 1'avis de ceux qui regardent „les histoires d'amour" comme un poison. Certes, si on savait lire, il préférerait les ouvrages plus subtils, sans images ni tableaux. „Par suite de notre déchéance", 1'esprit des lecteurs n'est point fait, majheureusement, pour saisir les lecons élevées, mais sèches, d'une philosophie abstraite. Je n'ose pas affirmer que Feith plagie la encore, mais ses idéés et la facon dont ils les émet prouvent a coup sur, de nouveau, une singulière affinité entre son esprit et celui de son maïtre. (2) La suite de son raisonnement n'est pas pour la démentir: „Van uw afgetrokken wijsbegeerte, hoe grondig ook opgesteld zullen ze (de lezers) terug beven. Wie doet het meeste nut, hij die de verhevenste lessen predikt, maar welke door een voorafgaande verzwakking met geen mogelijkheid opgevolgd kunnen worden, of de minder hoogvliegende schrijver, die zijn middelen naar de vatbaarheid van zijn lezers nauwkeurig berekend heeft, en vergenoegd is, wanneer hij die partij van dezelve getrokken heeft, die er waarlijk van te trekken is". (3) Si ce ne sont pas tout a fait les termes mêmes, c'est du moins complètement le sens de la préface des Epreuves du Sentiment oü on lit: „Prétendre changer la nature de 1'homme et 1'amour a ce degré de perfection qu'il lui est bien plus aisé d'imaginer que d'atteindre, me paraït précisément un de ces rêves métaphysiques qu'adopte 1'esprit de spéculation, et qui ne saurait se réaliser: essayer de tirer parti de la sênsibilité, ce germe précieux qu'a mis en nous la Sagesse suprème, est une tentative dont on peut se promettre quelque succès". En choisissant, pour 1'instruction morale de ses lecteurs, la forme du roman sensible, Feith se sent soutenu par son maitre francais. (1) p. LXXXIII. (2) Cf. pp. 105, 158. (3) Lettres III: 4, pp. 79, 80. 265 Les objections que 1'auteur des „Pensées" avait faites au sujet de Ia sênsibilité des héros du roman de Julie sont a peu prés celles que nous connaissons. (1) Feith tlche de les énerver en alléguant: 1° que Julie ne renonce pas aux devoirs quotidiens comme Ie prouve Ie secours qu'elle prête au vieillard (darnaudien !), et le courage avec lequel elle éconduit son amant vertueux pour obéir a Ia volonté de son père; — 2° que la religion n'est point une illusion ardente des cceurs enflammés. C'est elle qui, dans Ie caveau, ramène les amants a Ia vertu, a la pensée de Ia mort, k la certitude de 1'immortalité, a l'acceptation des épreuves terrestres que Dieu nous envoie. „Le fragment montre le triomphe de Ia Religion sur Ia passion". (2) Mais c'est lè tout le drame d'Euphémle et le seul but moral du Comte de Comminge que d'Arnaud a formulé Iui-même ainsi: „Quand le Comte de Comminge n'aurait produit que eet effet si important pour I'humanitc, pour la vraie philosophie, de mettre sous les yeux le grand tableau de Ia mort, de nous familiariser avec Ia terreur qui accompagne cette image, d'apprendre en un mot aux gens du monde a mourir, je croirais avoir rempli un des premiers objets de Part dramatique, qui a la rigueur, ne devrait en avoir d'autre que celui de Ia morale". (3) — Le romancier hollandais prouve 3° que Julie ne recherche point une perfection chimérique. Elle avertit Edouard de ne point s'imaginer n'airner que 1'ame de I'adorée, sans crainte des exigences de la chair. Toutefois elle „semble ici-bas déja apparentée au monde des Esprits" qui n'est autre que celui des „fées", des „génies" et des „géants" de Baculard que nous avons fréquentés déja trop souvent. Feith défend enfin Ie but de son second roman moral, pris encore littéralement a d'Arnaud. (4) En outre il a voulu y mettre en lumière „de verzachtende kracht van den Godsdienst in de rampspoeden van dit leven", imitant son maïtre qui dit de son Comminge: „Ia religion y est présentée comme une mère tendre, toujours prête a ouvrir son sein compatissant a des enfants malheureux". (5) Et irrésistiblement on se souvient de ce fameux pas- (1) Voir, p. 261. (2) Lettres III: 4, p. 86. (3) Comminge: 3«m« Disc. prél. p. LXXXI. (4) Voir ci-dessus, p. 224. (5) Comminge: 3*«* Disc. prél. p. LXXXIV. 266 sage oü d'Arnaud chante ie pouvoir sublime de la Religion, (1) la base même de ses pièces, en Iisant le fragment suivant que Feith cite comme un des fondements principaux sur lesquels 0 a bati son second roman: „God, boven alles, zoodanig te beminnen, dat men zijnen wil, ten koste van de teederste betrekkingen der natuur, aanbidden, danken kan 1 In het grievendst leed te juichen, dat men een schepsel Gods is 1 En dat alles, niet met een hart, dat zijn ongevoeligheid onder den mantel van den Godsdienst poogt te verbergen, maar onder het diepste, het fijnste gevoel, dat bij alles genieten en onder alles lijden kan". (2) La première lettre de Ia quatrième portie (1789), consacrée ene ore au genre „sentimental" est une réplique a une seconde critique parue dans le Tome IX des Mélanges: „Suite des Pensees sur la sentimentalité". N'apportant que fort peu de nouveau, elle ne nous arrêtera pas. De Perponcher (si c'est lui) et Feith passent constamment 1'un a cöté de 1'autre, sans se rejoindre: Ce qui est outré pour 1'un ne 1'est pas pour 1'autre. Ce qui pour celuici est „s'élever au-dessus de 1'humanité", est pour celui-li, sortir indignement de la sphère des réalités de notre existence. (1) Voir ci-dessus, pp. 56, 57. (2) Lettres III: 4, p. 96. CHAPITRE III. D'Arnaud et quelques autres écrivains hollandais de cette époque. Parmi lesi„jeunes" que Feith initiait a 1'esprit darnaudien, il faut citer en premier lieu A. C. W. Staring, le futur poète de contes en vers tels que: Le tir a l'oiseau, Le Paysan entèté, Jaromir, etc. Etudiant en droit vers 1786 de 1'Ecole Illustre de Harderwijk, il dévore les deux romans de Feith, avec une ardeur pareille a celle d'Abraham Vereul qui tire sa Lettre (en vers) de Charles a Frédéric, du second. II est ravi du premier recueil des Lettres et écrit enthousiasmé qu'il „vient d'en recevoir la deuxième partie qui répand tant de lumière et tant de vérité sur tout". (1) En se rappelant ce dont il y est question (2) on comprendra qu'une bonne partie de eet éloge revient a Baculard. Feith „est son tribunal suprème, son oracle pour les différentes questions de littérature". (1) C'est lui qui exhorte le jeune homme a publier ses premiers produits litféraires qui voient en effet le jour en 1786 sous le titre de Mijn eerste Proeven in Poezy (Mes premiers essais de Poésie), après que 1'auteur a demandé a son maïtre s'il a réussi „a exprimer une sênsibilité douce et mélancolique a cóté d'une émotion violente et furieuse". (3) Avec leurs „solitudes", leurs „morts", leurs „urnes cinéraires", ils n'ont que trop la couleur terreuse et maladive des ceuvres du d'Arnaud hollandais qui défend son protégé quand les Exercices de la Littérature nationale lui ont reproché d'avoir trop laissé la bride a son sentimentalisme énervé. (4) Lorsque le jeune étudiant, par suite d'une indisposition doit garder la chambre, il écoute avec recueülement, comme un autre (1) B. H. Lulofs: Mr. A. C. W. Staring van den Wildenborch. Arnhem, Van Eldik Thieme, 1843, p. 253. (2) p. 257. (3) Voir: G. E. Opstelten: Brieven van Mr. A. C. W. Staring. Haarlem, 1916. He Partie, p. 170. (4) Vaderlandsche Letteroefeningen, 1786 I, p. 569. 268 Comminge les sombres tintements d'une cloche voisine et il les fixe dans un Alcaicum op de naburige klok (1) oü retentit un écho des sons lugubres du glas funèbre de Baculard, dans lesquels on entend également a travers „la pale mort" et „les gouffres", „le triomphe de 1'Eternité". Malheur au poète quand il a 1'audace de renoncer tant soit peu a la fade et sombre sênsibilité dans son' second ouvrage: Dichtoefeningen (Exercices poétiques), 1791. Le maïtre 1'avertit de la funeste évolution qui s'opère en lui. Empruntant ses arguments a d'Arnaud, il lui reproche „1'esprit qui sent la lampe" et qui se manifeste dans ses derniers vers au détriment du „sentiment" et du „pathétique" qui animaient les Premiers Essais; — son „style affecté" et „factice" déplaft au chef de 1'école sentimentale qui donne ce conseil a son disciple: „Faites taire votre esprit afin que le sentiment parle, et M. Staring sera un de nos plus grands poètes". (2) Quoique Staring ait beaucoup estimé son cher Feith, il a quitté pourtant de bonne heure le chemin sentimental, obstrué de termes ampoulés qui lui „font horreur", baigné de cette „mélancolie efféminée" dont sont imbus les ceuvres de Baculard, de Feith, et de Miller, le d'Arnaud allemand. (3) Dans ses écrits posthumes on trouve Pépigramme suivante (4) a 1'adresse de 1'auteur du Siegwart et des Nonnenlieder: Vrees niet, pronk van Duitschlands Zwanen, Dat met u uw dichtwerk sterv',' 't Ligt beveiligd voor 't bederf, In het pekel van uw tranen. (5) Et les sombres cloftres des Trappistes, avec leurs cellules lugubres, oü 1'homme, dévoré d'inquiétude amoureuse, livre un combat désespéré contre ses penchants naturels, ne sont point son affaire, comme le prouve 1'épithalame que voici, composé en 1827: (1) G. E. Opstelten, Op. cit. Uième Partie, p. 107. (2) Ibid., p. 335. (3) Voir ci-dessous: Troisième partie. (4) Citée par B. H. Lulofs, Op. cit. p. 300. (5) Ne craignez pas, gloire des cygnes allemands, Que votre oeuvre poétique meure avec vous. Elle est préservée de la corruption, Saumurée dans vos pleurs. <\ 269 De Franschjes zijn aan 't kloosters bouwen, En lokken weer van nieuws de meisjes in den val, Of kruipen zeiven in La Trappe's monninks-kouwen ! Geen kapucijn preekt ons zoo mal, Wij blijven trouwen 1(1) A la nouvelle génération appartenait également un jeune extravagant nommé ƒ. E. de Witte, en butte, ainsi que Feith, a la raillerie de Bilderdijk. Celui-ci reproche au chef de 1'école sentimentale sa dépendance de Klopstock, de Goethe et d'Arnaud. Dans une satire trés vive, adaptation joyeuse d'une romance écossaise (Quhy doin zour brand soe drop wi bluid ? Edward, Edward!) que Feith adorait, il lui demande ce que deviendra „son cerveau continuellement échauffé". Et Feith de répondre: „Enfermez-moi avec ce fou qu'on a mis a 1'avant-poste". (2) Ce fou était J. E. de Witte (1763—1853), un des tristes imitateurs du sombre maitre hollandais, dont il savourait les ceuvres lorsqu'on 1'avait incarcéré au „Gevangenpoort" (prison) de la Haye, condamné (1784) a six ans de détention pour une tentative de haute trahison qui aurait dü mettre les Anglais en possession de 1'ile de Schouwen-Duiveland. II aurait été bien surprenant que de Witte, qui jetait partout ses regards sensibles, rencontrant les pathétiques romans et les poignantes tragédies de Feith, ainsi que la douloureuse histoire monacale de Miller, dont il tire en 1794 son drame de Siegwart, n'eüt pas trouvé le tendre d'Arnaud. Son premier roman Céphalide, (3) suivi de 1'histore de Timantes (1786) oü il tüche d'égaler Feith, sont dans son goüt. Les nombreuses visites qu'il lui était permis de recevoir dans sa captivité, 1'aidaient a tromper son ennui. II y en (1) Les Francais batissent des couvents. Et attirent de nouveau les jeunes filles dans le piège, Ou entrent eux-mêmes dans les cellules du cloitre de la Trappe, Aucun Capucin ne nous fait de prêches si sots, Nous autres continuons a nous marier. Cité par B. H. Lulofs, Op. cit p. 87. (2) Voir pour de Witte: J. Te Winkel: L'évoluüon de la litt. holl. T. IV, pp. 103, 104. J. Ten Brink: Le roman épistolaire de 1740 ü 1840, p. 11 sqq. G. Kalff. Hist. de la litt. holl. T. VI, pp. 134, 135, 484—486. (3) La Haye chez J. A. van Drecht 1786, 216 p. in 8°. Le roman fut traduit en francais par J. W. Curten, et parut a la Haye, chez L. Gautier. 270 avait une qui tui était particulièrement chère, celle de M. van Zuilekom et de sa sceur Marie, laquelle finit par s'intéresser si vivement a son infortune qu'elle s'enferma avec lui. Ils écrivaient ensemble un roman épistolaire Henriette de Granpré, publié sous 1'anonymat (1789). Aucun de ces ouvrages ne nous est parvenu, (1) mais graee au comptes rendus des Exercices de la littérature nationale (2) on est renseigné sur leur nature. En outre les pièces dramatiques de 1'auteur, (3) qui nous sont conservées, nous donnent le droit de croire que 1'esprit de Baculard qu'elles respirent, n'a point fait défaut dans ses romans. Nous quittons provisoirement le prisonnier pour le retrouver a 1'époque suivante quand il sera mis en liberté. Nous aurons également a parler alors de 1'oeuvre de Jean Henri Baron de Villattes (1757—1797), (4) son compagnon de misère au „Gevangenpoort". Mis a 1'ombre pour avoir conspiré contre les Orangistes, il avait eu la chance de voir entrer le soleil dans sa prison en la personne de Cornélie Lubertine van der Weyde, amie de Marie van Zuilekom et, comme elk, compatissante. Elle épousa le baron après sa libération en 1795. „Je vais apposer mes étiquettes", dit le Dr. J. Prinsen dans son bel article sur la sentimentalité dans „De Gids": (5) „D'Arnaud — Young — Ossian sur Feith, Rousseau sur Wolff et Deken, Klopstock sur Post. Les voilé. Pourvu qu'elles tiennent". EUes tiendront. Cependant je crains que le désir de tracer des lignes de démarcation aussi nettes que possible dans la sentimentalité des trois auteurs de la fin du dix-huitième siècle ne le fasse glisser sur certaines particularités essentielles, surtout dans 1'oeuvre é'Elisabeth Marie Post. (6) (1) Toutes mes recherches dans nos bibliothèques ont été vaines. (2) Année 1786, I, p. 478. (3) Voir ci-dessous, pp. 321—325. (4) Voir J. ten Brink. Le roman épistolaire de 1740 è 1840, p. 12 sq. (5) Dr. J. Priasen: Het sentimenteele bij Feith, Wolf-Deken en Post, De Gids 1915, I, II, UI. (6> Vie: Nee en 1755 a Dordrecht. Se letire avec ses parents k la campagne 271 Nous reconnaissons que des trois elle a subi le moins I'influence étrangère; nous admirons la frakheur et la vérité de ses paysages; la „beauté immaculée" avec laquelle elle décrit une débacle, — 1'inquiétude qu'elle saisit et rend d'un orage, s'annoncant sous un ciel caprieusement couvert, et s'étendant sur les eaux mouvantes du Rhin et le bétail agité dans les prairies au-dela du fleuve. Mais le poète et pasteur A. van den Berg qui dotait le premier ouvrage de Mlle Post d'une introduction, et M. Prinsen après lui, ont exagéré, en la pla?ant nettement en face de Feith, fermant les yeux sur tout ce qui la rapproche de lui et d'Arnaud dont elle a connu 1'oeuvre a coup sur. Et d'abord elle a loué Feith dans des termes qui ne laissent aucun doute sur ses sentiments a 1'égard du chef de 1'école sensible. Devant le grand nombre des corps célestes qui roulent au firmament nocturne (1) elle récite une des poésies emphatiques de Feith Je chantre sensible de notre temps". (1) Quand au mois d'octobre la nature perd sa grSce estivale, elle se dit combien est passagère prés d'Arnheim. Un de ses frères, parti pour 1'Amérique, mi fournit les élléments d'un de ses ouvrages (Reinhart). Après la mort de son père (1787) et celte de sa mère (1792), elle va demeurer avec sa sceur a Noordwijk. C'est la qu'elle fait la connaissance du pasteur J. L. Overdorp, qu'elle épouse. Elle rentre a Amheim en 1794, et s'établit en 1807 a Epe en Gueldre, oü son mari avait été nommé et oü elle meurt en I812-. CEuvre: 1787. Het Land (La Terre): série de lettres. (4»ê>ne édition en 1792). 1788. Voor Eenzamen (Pour les Solitair es), publié en 1789. 1791. Reinhart af natuur en Godsdienst (Reinhart au la nature et la Religion). 1792. Mijn kinderlijke Tranen (Mes larmes enfantines, consacrées a la mort de sa mère). 1794. Zangen der Liefde (Chants d'Amour, après son mariage). 1798. Het vare genot des Levens (La vraie joie de la Vie, „Délassements d'une femme sensible", moralisant terriblement en vers et en prose). Elle a traduit Don Carlos de Schiller (1789) et Est elle de Florian (1790). Critique: H. W. Heuvel: Elisabeth Maria Post, Epe, Desseau 1913. J. Koopmans: Nieuwe Taalgids Jaargang 1914, — Beweging 1914, III. Dr. J. Prinsen: Het sentimenteele bij Feith, Wolff-Deken en Post: De Gids 1915, I, II, III. Prof. Valkhoff: Nieuwe Taalgids VII. Puis J. ten Winkel et Kalff, Op. cit. (1) Het Land, p. 220. 272 la beauté féminine a laquelle „un de nos plus sublimes poètes hollandais" (et c'est Feith encore) a consacré des chants si émouvants". (1) Comme lui elle adore Young et Klopstock, elle savoure les tendres Cronegk et Wieland, elle admire Siegwart, histoire de cloïtre, bien dessinée mais manquant de réalité. „Ces héros n'existent que dans la noble intelligence du sensible Miller". (2) Mais nous verrons que d'Arnaud les lui a suggérës. La facon dont elle parle de la sênsibilité est absolument analogue a celle de Feith et de son maltre. A la demande de Julie si la sênsibilité est un don, (3) Clarisse répond, on jurerait sous la dictée de Baculard: „Le coeur sensible qui pleure souvent de compassion et de douleur, versera souvent aussi des larmes de reconnaissance ou de joie. Un homme sensible trouve infiniment plus de sources de bonheur qu'un autre". La sênsibilité bien dirigée est la mère de bien des vertus: humanité, compassion, bienfaisance. Mais cette même sênsibilité si noble dans son mobile et dans son effet, doit être conduite par une raison éclairée; jamais il ne faut 1'abondonner a notre imagination échauffée, ni a nos égarements, sinon elle sera la source de mille chagrins. L'aspect du soleil couchant ou levant, celui d'un arbre abattu jette donc les héros «t les héroïnes d'Elisabeth Post dans une émotion effrénée („onbeteugelde aandoenlijkheid"); ils ne sont que sentiment („geheel gevoel"). (4) Comme un fluide bienfaisant la sênsibilité traverse 1'univers, pénètre tout: bêtes, hommes, anges ! (5) Elle a beau dire „oh ! que la mélancolie est un état inconcevable, vu qu'elle nous rend souvent indifférents a ce qui nous entoure", la sênsibilité vertueuse ne se nourrit que du silence et de la solitude des champs loin de la vie joyeuse des villes: „Solitude tu m'étais toujours chère". (6) Aussi la première partie de la Lettre d'Eucrates a Constance (7) sur la vraie grandeur pourrait être un résumé du Misanthrope estimable d'Arnaud. (8) (1) Ibid., p. 311 (Céfise). (2) Ibid., p. 148. Cf. ci-dessous, pp. 299—303. (3) Het ware genot des Levens, p. 247. (4) Het Land, p. 57. (5) Ibid., pp. 116, 163. (6) Het klooster (Le Cloitre): dans le recueil Voor Eenzamen, p. 20. (7) Het ware genot des Levens, p. 1 sq. (8) Cf. ci-dessus, p. 113. Le „tendre" d'Elisabeth Post se rapproche de celui de Feith dans ses deux manifestations: non seulement dans le fade et le doucereux comme on vient de le voir, mais encore dans le sombre. Ce sombre dégénéré même en un véritable lugubre; force nous est d'avouer que nous ne connaissons pas d'auteur hollandais chez qui le macabre soit parvenu a un degré aussi aigu. Emilie a Ie même penchant que d'Arnaud et Feith pour les perspectives sauvages: „Het schoone, het grootsche, het ontzettende der natuur.. had de sterkste werking op mijn ziel", (1) assure-t-elle. Sa lecture préférée est le genre sombre et moralisant: „De dichtstijl bemin ik bijzonder zoowel in het somber en treurig als in het zedig vroolijk gewaad". (2) Devant une ruine ossianienne (3) elle exprime des sensations qui sont celles d'Arnaud dans son célèbre passage. Mais ce qui rend surtout palpable 1'affinité entre cette femme auteur et Baculard ce sont ses réflexions dans Het Klooster (Le Cloitre). (4) Déja dans Het Land Euphrozine s'était comparée a „une religieuse dans sa celluie". Dans cette celluie (son cabinet d'étude) elle a placé, a dessein, tout ce qui 1'amène au sérieux et a la vraie sagesse, entre autres une tête de mort peinte portant 1'inscription: „Voilé ce que je serai". (5) C'est la le seul trait du sombre relevé par M. Prinsen. Dans le même ouvrage Euphrozine décrit avec une vraie volupté un cortège funèbre qu'elle a vu a la ville. Toute la scène était d'une „solennité obsédante". Elle a vu a la faible lueur des flambeaux errants, les morts réunis dans un caveau spacieux, dans „un ordre mélancolique". Elle a été saisie du choc du cercueil descendant dans la fosse. (6) Emilie a son tour donne dans des enterrements plus lugubres encore. Le son du glas funèbre la jette dans une extase douloureuse. Elle entend Ie bruit sourd des mottes de terre s'écrasant sur le couvercle de la bière et Ie raclement de Ia pelle lui est une douce musique. (7) Tournez trente pages du livre et vous voilé de (1) Het Land, p. 63. (2) Ibid., p. 17. (3) De Bouval (Voor Eenzamen, p. 9). (4) Dans Voor Eenzamen, p. 200 sq. (5) Het Land, p. 16. (6) Het Land, p. 50. (7) Ibid., p. 54. Cf. Liebman (Epr. du Sentiment, p. 356), même description, et p. 250 ci-dessus. 18 273 274 nouveau au cimetière pour conduire le bambin d'un laboureur a sa dernière demeure. Non contente d'avoir goüté voluptueusement toutes les tristesses qu'on vient de rapporter, Emilie va errer aux endroits oü sont réunis les ossements, parmi lesquels quelques têtes de mort édentées ricanent; d'autres, k moitié couvertes de mousse, lui chuchotent: „Voila la fin de tous les hommes". — M'est avis qu'on est ici en présence d'un macabre oü Young ni Klopstock ne sont pour rien. II n'y a que les ossuaires souterrains de Comminge et leurs „horreurs délicieuses", qui puissent y être comparés. (1) Dans d'Arnaud on descend avec une joie qui pleure darts sa propre bière, préparée d'avance, ou on s'assied a cöté de celle qui contient les dépouilles de celui qu'on aime. Quand la mère d'Euphrozine est malade, la jeune fille se voit en imagination a cóté du cercueil. Ces cercueils et ces tombeaux qu'on apprête soi-même avant de mourir nous ramènent directement aux usages de La Trappe. Décidément, ce sont d'étranges délices que de mener son amie „a sa tombe future"; pourtant Emilie régale Euphrozine de ce festin et Vinkeles a eu soin d'éterniser ce lugubre caprice par une gravure oü les deux jeunes filles, assises sur un banc de gazon contemplent leur monument funéraire, placé a 1'ombre d'un saule qui pleure d'avance. Dans une pareille atmosphère un cloüre doit faire bien. Elisabeth „épanche son cceur", décrivant „plongée encore dans la nuit claustrale" ce qu'elle vient de voir dans une visite, faite k un couvent. Débordée par les besognes de la vie, elle a envié mainte fois le repos de la sombre celluie de la nonne qui a renoncé au monde. Ce qu'elle a trouvé c'est un vide noir planant dans tout le monastère. Dans les niches des murs et dans les cellules on voyait des têtes de mort qui devaient avoir prêché depuis de longues années le „memento mori". Sur 1'autel, des têtes de mort et des ossements entouraient les candélabres. Un cercueil couvert d'un drap mortuaire s'étalait ici dans un sombre repos. Tout y respire une sainteté. austère et rigide qui fait frémir 1'ame. Rien que le silence de la mort. En tressaillant Elisabeth a écouté la cloche qui appelle les religieuses a la prière. „Hoeveel verwis- (1) M. Valkhoff (Nieuwe Taalgids, Année VII, 1913, pp. 300—306; Wolters, Groningen), croit que le cimetière et le cloltre ont été inspirés par Young et Klopstock. 275 selingen ook in de rijen der gebeurtenissen voorvallen, hier blijft ailes in de oude plechtige orde". (1) Les religieuses qu'elle y a vues sont des Euphémie et des Adélaïde. Elles y mènent une vie mourante. La mort y dévore lentement ses victimes jusqu'a ce qu'elles rendent le dernier soupir, un hymne sur les lèvres. II y a une nonne qui a attiré particulièrement la visiteuse. Elle avait pris le voile, forcée par 1'égoïsme de ses parents. Son front pSle, ses yeux exténués et cernés, les soupirs qui échappaient a sa poitrine témoignaient de la lutte qui se livrait dans son ame entre la religion et I'amour. Vers le matin „bedwelmt een logge slaap het afgematte lichaam". (2) Le jour, „agenouillée devant I'autel elle jure avec transport un amour profond è son époux divin, ne sachant peutêtre pas elle-même que ce serment au fond est adressé a son amant terrestre". (3) Cette lutte mine sa victime et la conduit a la mort. Ses funérailles seront une „solennité silencieuse" è laquelle n'assisteront que les autres sceurs. Ce qu'Elisabeth a vu au cloitre ce n'est pas seulement une Euphémie. Elle s'y est représenté encore — puisque d'Arnaud était son modèle — une Cécile, (4) dévote sévère, „désirant surpasser les autres en vertus", et jetant dans son austérité un regard dédaigneux sur les autres sceurs, moins exagérées qu'elle. La troisième religieuse — car encore une fois il y en a trois dans d'Arnaud — est celle qui a conduit Elisabeth dans le monastère. Voici son portrait dans lequel on n'aura pas de peine a reconnaitre une Mélanie. „Elle avait la voix tendre; ses traits languissants, son attitude sombre, ses pas lents et trainants, disaient clairement que 1'ombre du repos qui planait maintenant sur son visage n'avait été acquise qu'après des années d'efforts douloureux". (5) (1) Cf. „Perdre entièrement de vue la terre et ses révolutions pour avoir les yeux sans cesse levés vers le ciel". (Comminge. 1» Disc Drél d V) (2) Cf. p. 220, note 1. . (3) Cf. Dans 1'horreur de la nuit, au lever de 1'aurore, Voila 1'unique Dieu que je sers, que j'adore, A qui je cours offrir man encens sur I'autel (Euphémie II" 2) (4) Cf. pp. 52, 70, 213, 237. (5) „Mélanie, dit d'Arnaud, a une dévotion éclairée et onctueuse.... Elle a senti de bonne heure le peu de vérité de tout ce qui excite et flatte nos désirs. Les passions, ce besoin du cceur, sont venues 1'agiter; elle s'est livrée a ce doux attrait; mais qu'elle 1'a épuré et ennobli en concentrant 276 A cöté de toute la fraïcheur il y a dans 1'oeuvre d'Elisabeth Post un air incontestablement claustral, próvenant de la Trappe de Baculard. Et malgré les protestations du pasteur Van den Berg elle donne, pour le style encore, dans les darnauderies. Voici un seul échantillon: Euphrozine constate qu'une pauvre vieille boiteuse qu'elle a rencontrée, vient de disparaïtre. Exclamations et points de suspension d'aller leur train: — Maar ach ! Wat zie ik ? .. Nu is zij weg — o 1 Emilia, welk een medelijdenswaardige was daar voor mijn oogen. (1) tous ses voeux, toute son ame dans ce transport sublime qui 1'élève a 1'amour de 1'Etre suprème !". Lettre sur Eupbimie, pp. 200, 201. (1) Het Land, p. 34. C. TROISIÊME PERIODE : 1788—1804. D'ARNAUD ET LE DRAME HOLLANDAIS. CHAPITRE 1 Oü en est le théatre aux Pays-Bas vers 1788. Avant 1788 d'Arnaud avait été utilisé au théatre hollandais a des intervalles irréguliers. Van den Broek avait traduit la tragédie de Coligny en 1743, van Dijk les drames monacaux en 1769 et 1773. Hoogeveen avait tiré d'une de ses nouvelles la „pièce morale" de Fanny (1770) qui se trouvait être un „Schlager", enfin Feith 1'avait consulté assidüment en composant ses deux premières tragédies de Thirsa (1784) et de Lady Gray (1787—1799). Ce n'est qu'è partir de 1788 quand la vogue de ses contes moraux tend a devenir moins grande qu'on le met régulièrement a contribution sur la scène néerlandaise. A cette date notre théatre languit un peu. L'époque a próné surtout les drames parmi lesquels les originaux sont cependant extrêmement rares. „Ma pièce est, que je sache, la première originale, si ce n'est L'Amitié de M. van Winden", (1760) dit S. Schmidt dans Ia préface de son Agathe qui date de 1785. L'auteur se trompe. II y avait è cette heure quelques drames orginaux: De doodslag door broedermin (1) (Le meurtre commis par amour fraternel) 1778, par S. Rivier, — Bousard of de menschlievende Loodsman (2) (Bousard ou Ie pilote humain) 1779, par J. Panders, — Het Loon der Standvastige Liefde (3) (La récompense de I'amour constant) 1779, par Esgers, — Dorvant of de Zegepraal der Liefde (Dorvant ou le Triomphe de I'amour) 1779 par P. 't Hoen (1) Un soldat chargé de tuer son frère qui a manqué de respect a son commandant après que celui-ci a déshonoré sa fille, abat le séducteur. (2) Le pilote court risque de périr dans un sauvetage. (3) Un jeune homme réussit a vaincre toutes les difficultés et a obtenir la main de Lisette, auprès de laquelle on 1'a desservi. 278 et quelques autres. Tout de même la parole de Schmidt prouve que leur nombre était petit et qu'ils n'étaient guère connus. P. 't Hoen dit, en 1790 encore, dans la préface de son Vaderlandsche Schouwburg (Théatre national): „II est vrai qu'il y a quelques drames moraux originaux, mais jl est sur que les efforts de créer des pièces nationales ont été étouffés le plus souvent dés leur naissance". Quant aux drames traduits, presque exclusivement de provenance francaise, ils ont perdu vers 1788 tant soit peu leur tout premier charme, et depuis une dizaine d'années on en a vu fort peu de nouveaux. Soigneusement préparé par les traductions de la comédie larmoyante (± 1750—1765) (1), 1'accueil dont ils ont joui douze ans durant (± 1765—1777) a été des plus chaleureux. Le théatre de Diderot, de Falbaire, de Mercier, etc. a été copié avec un zèle incroyable. En 1759 déjè L'Enfant Prodigue de Voltaire avait trouvé un traducteur dans A. Hartsen, et Op den Hooff s'était senti attiré (1760) vers Nanine en introduisant le nom de „burgerlijk treurspel", qui figure dans la préface de 1'original (tragédie bourgeoise), dans notre littérature. En 1767 suivait L'Honnête criminel (Falbaire) réimprimé maintes fois sous le tltre de „ De deugdzame Galeiroeier". Le Jenneval de Mercier ravissait les Hollandais depuis que G. van Spaan 1'avait baptisé (1767) „Adelaert of de zegepralende deugd". „Mélanie of de rampzalige Kloosterdwang" (1770) d'après La Harpe eut deux éditions et attira en outre un second traducteur. Le père de familie de Diderot rencontra des ames émues lorsqu'il s'annoncait comme „De Vader des Huisgezins" (par H. van Elverveldt 1773, 1775, 1778). Jean Hennuyer de Mercier fut traduit quatre fois (1773, 1775, 1779, 1783). Et Mme Wolff—Becker se chargea de la traduction du Fils naturel (De natuurlijke zoon, 1774) de Diderot. Mercier surtout était a la mode. II y eut plusieurs versions (1) N. W. Op den Hooff avait traduit: Le Philosophe marié de Destouches (1747), L'Bpreuve de Marivaux (1750) et Milanide de La Chaussée (1759), — H. W. Regtering: Le Dissipateur de Destouches (1757) et L'Ecole des Mères de Marivaux (1759). H. van Elverveldt s'était rendu célèbre par Le Gtorieux de Destouches (1738), I. Bilderdijk par Le Préjugé a la Mode de La Chaussée (1762). Asschenberg avait copié L'lrrésolu de Destouches (1762) et A. Hartsen La Mère confidente de Marivaux (1762). 279 hollandaises du Déserteur (1774, 1775, 1780), de L'Indigent („De eerlijke armoede" 1775, „De behoeftige" 1775, „De Deugdzame armoede" 1776) et de La Brouette du Vinaigrier („De Azijnverkooper", 1777, 1787,1808). Joachim ou le Triomphe de la Piétê filiale par Blin de Sainmore fut traduit trois fois de suite (par un anonyme en 1777, par W. van Ollefen Casparsz. en 1785 et par van Dulkenraad en 1788). Et le Béverley de Saurin a attiré successivement P. J. van Steenbergen (1771), P. Pypers (1781) et J. C. Doornik (1781, 1785, 1801). Entre 1777 et 1788 le nombre des pièces traduites décrolt sensiblement. Qu'on n'attribue pas cette diminution a une influence allemande (1), puisque celle-ci ne se fera sentir que vers la toute dernière partie du siècle. (2) II y avait d'autres raisons. D'abord on s'était emparé peu a peu de ce qu'il y avait de meilieur. Ensuite les luttes entre les Orangistes et les Patriotes firent naïtre des drames actuels et spéciaux. (3) Enfin, nous sommes porté a croire que les multiples nouvelles d'Arnaud, de Mercier et d'autres, qui sont autant de „tableaux dramatiques", „d'essais de morale en action" et qu'on transcrit avec ardeur, précisément a cette époque, ont arrêté le cours des drames. A partir de ± 1788 Ia production, même des drames soi-disant originaux, recommence et va croissant jusqu'aux confins du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Jetons, avant d'y faire entrer d'Arnaud, sur ce théatre hollandais „fin de siècle", un coup d'ceil qui nous permette d'en distinguer les points les plus saillants. Lessing (Emilia Galótti, Mina von Barnhelm, Nathan der Weise) et Goethe (4) (Clavigo, Stella et Egmond) n'ayant pu remporter a cöté du drame francais qu'un succès douteux, on se rabat sur Schiller. Die Rauber, Don Carlos (par E. M. Post 1789), Kabale und Liebe (1791) sont pourtant loin de captiver universellement le public. Witsen Geysbeek traduit en 1796 ce Robert chef de Brigands que Lamartelière a débarrassé de (1) Comme le fait M. Kalff: Histoire de la litt. nèerl.1. VI, p. 453. (2) J. Te Winkel: Evol. de la litt. holl. T. IV, p. 12 et p. 299. (3) J. A. Worp: Histoire du Drame et du Théatre: T. II, p. 180. (4) On avait adapté son roman célèbre: Le jeune Werther 1776, Alardus ou le suïcide par amour (1786, J. A. Backer). 280 son habit allemand. C'est alors que Kotzebue, Ifflandt et Zschokke envahissent notre scène pour 1'occuper définitivement. Entre 1790 et 1803 on traduit de notnbreuses pièces de Kotzebue (1790 Menschenhasz und Reue, 1791 Der Eremit auf Formentera, 1791 Das Kind der Liebe, 1795 Armuth und Edelsinn, etc), qui plaisent aux rieurs et aux pleurnicheurs. La vogue d'Ifflandt tout en étant moindre est capitale pourtant. On copie plus de la moitié (30) de ses pièces de familie sentimentales et pathétiques (1790 Reue versöhnt, 1793 Die Miindel, 1799 Die Hand des Rachers, etc). L'Abaüino de Zschokke (trad. 1796) a un succès fou. — L'Angleterre nous fournit peu de chose. On reste a 1'écart du véritable Shakespeare en ne goutant que des versions allemandes, ou les versions traduites de Ducis: Hamlet (par Zubli 1786), Le roi Lear (par Mme Cambon v. d. Werken 1786), Macbeth (par P. B. Boddaert 1800), Othello (par Uylenbroek 1802). II n'y a que Nieuwenhuyzen qui puise a la source même en publiant en 1789 Desdemona. Les traductions des anciennes tragédies francaises, dont nous ne citons que quelques-unes, continuent a la fin du dix-huitième siècle a trouver des spectateurs et parfois de nouveaux traducteurs (Barbaz, Uylenbroek): Corneille (Le Cid, Rodogune), Racine (Britannicus, Phèdre, Athalie), Voltaire (Zaïre, Mérope, Mahomet), Crébillon (Atrée et Thyeste, ldoménée, Rhadamiste et Zénobie). Ensuite on traduit a cette époque: Catas ou le Fanatisme (H. Frieseman 1793), Gaston et Bayard par De Belloy (J. C. Doornik, J. Nomsz et P. Uylenbroek), la Gabrielle de Vergy du même auteur (par J. Nomsz 1789) et Ie Caius Gracchus de M. J. Chénier (1797). Cependant on représente toujours les drames bourgeois. Le genre sensible de Monvel est particulièrement gofité dans les traductions de Clémentine et Desormes (1788, traduits trois fois), de L'erreur d'un moment, et de Le Jeune Richelieu ou le Lovelace francais, 1797. Les recueils de nouveHes sont une mine précieuse a exploiter au profit du théatre. Les Incas de Marmontel fournissent d'abord : 1784. „Kora of de Peruanen". (J. Nomsz.) 1790. „Kora of de Zegepraal der Liefde op het bijgeloof". (J. Verveer.) 281 1798. „Alonzo of de zegepraal der Liefde". (A. Kraft). Florian suggère a A. van Willigen „Selico" en 1794 et „Claudine" en 1797, a H. Kup „Célestine" (1799)." A. Muis met è profit La Dixmerie pour composer son „SaintFar en Sophia of de onverwachte wedervinding". Les nouvelles d'Arnaud auront leur tour. Enfin on saisit les pièces de Bouilly pour les mettre en hollandais (L'abbé de l'Epée 1800, Les deux journées 1801, Valsain ou le bienfaiteur inconnu 1802). Dans les premières années du dix-neuvième siècle les comédies de mceurs de Picard (Les amis de collége 1801, Les Filles a maner 1805, La Manie de briller 1806) etd'Etienne (Les deux gendres 1811) ainsi que le genre marivaudant de Collin d'Harleville (Les Chdteaux en Espagne 1806), d'Hoffman (Le secret 1801) et de Pigault-Lebrun (Les rivaux d'eux-mêmes), sans parler du mélodrame, envahissent notre pays. Dans cette mer immense de pièces traduites, les ceuvres originales ne font pas défaut. On joue toujours a cette époque les tragédies de Mme Van Winter-née van Merken (Le siège de Leyde 1774, Sébille d'Anjou, reine de Jérusalem 1786, etc), celles de Nomsz (La prise d'Harlem 1779, Le comte de Rennenberg 1789), celles de MHe de Lanoy (Cléopatre 1776), de Haverkorn Adélaïde de Poelgeest 1778), de Feith (Thirsa 1784) et d'autres. Celui-ci publie a cette époque Lady Gray (1791) et en 1793 Ines de Castro. J. A. Backer écrft en 1796 La mort de Sénèque, Helmers en 1798 Dinomaché. On représente avec succès Elmire de Villarcz (1799) et Herzilia (1800) (1) de Barbaz. Au début du dix-neuvième siècle Tollens, Bilderdijk et Westerman donnent leurs pièces nationales. Mais le nombre des vraies tragédies est restreint auprès de celui des drames qui comprennent les „tooneelspelen" et les* „burgerlijke treurspelen" (2), trop souvent anonymes, mais toujours chargés de cris, de pleurs et de sentimentalisme. On y loue la vertu, 1'humanité, la générosité en poursuivant la lacheté, 1'égoïsme, la cruauté. Les titres suf fisent a en saisir la portée: 1788 De Weldadige (Le Bienfaiteur), 1790 De Verstandige echtgenoote (L'Epouse sensée), par W. Imme. Un anonyme publie (1) Emprunté au roman de Florian Numa Pompilius. (2) Les „pièces de théatre" et les „tragédies bourgeoises". 282 en 1792 son: Ontrouw uit Liefde (Infidélité par Amour), un autre en 1795 ses: Liefde et Grootmoedigheid (Amour et Grandeur). P. 't Hoen est fort dans ce genre: 1790 De beste broeder (Le meilleur frère), 1791 De dankbare schuldenaar (Le débiteur reconnaissant), 1793 Eduard en Emilia of de zegepraal der standvastige Liefde (Edouard et Emilie ou le triomphe de I'amour constant). J. Fokke nous présente dans son drame de Ferdinand en Leonore (1791) un père tendre, une mère sentimentale, un amant lache et un criminel endurci. Westerman oppose dans Afkeer en Liefde (1796) I'amour d'un frère sentimental a la misanthropie de son ainé savant. J. Panders nous tracé le tableau terrible (1805) d'un Snoodaard naar beginsels, qui est de la même race que Lorimon, „['homme tel qu'il est", selon d'Arnaud. Plusieurs pièces défendent la jeune femme contre les intentions criminelles des hommes: 1786 Delia en Adélaïde (par Imme), 1791 De Geldzuchtige (L'usurier, par Nomsz), 1794 De rechtschapen Krijgsman (Le Soldat vertueux), 1802 Het gelukkig huisgezin (L'Heureuse familie). _ D'autres attaquent le préjugé qui considère la différence du rang social des amants comme un empêchement a leur mariage: 1788 Eduard en Rosalie (par W. Stoopendaal), 1794 Elise van Wallenhorst. Nomsz poursuit le même but dans sa comédie: 1789 Vriendschap en Liefde tegens mode. (L'amitié et I'amour contre la mode), et Tollens en fait autant dans sa „tragédie" Blinval en Emelia, 1801. Quel est donc ie contingent que d'Arnaud fournit dans ce vaste théatre entre 1788 et 1804 ? a. ) Tout d'abord nous devrons parler de trois de ses drames que Pypers traduit a cette époque. b. ) Viennent ensuite les pièces d'Adrienne van Overstraaten et de Barbaz qui sont des adaptations avouées des nouvelles de Baculard. c. ) Puis nous passerons en revue quelques pièces soi-disant originales, mais qui n'en sont pas moins empruntées a 1'ceuvre d'Arnaud. d. ) Nous énumérerons la-dessus les copies hollandaises des drames que des auteurs francais lui avaient pris. e. ) Enfin nous rencontrerons son ombre dans les traductions 283 d'autres pièces francaises oü nous avons constaté son infiuence indéniable. f. ) En dehors du théatre il y a a cette époque quelques auteurs qui 1'imitent et que nous signalerons. g. ) Enfin nous jetterons un rapide coup d'ceil 'sur les demiers écrivains de cette période. CHAPITRE II. Les drames traduits de P. Pypers. I. Pierre Pypers et ses ceuvres. Pierre Pypers, né en 1749 a Amersfoort, brouillé avec ses parents qui en vain I'avaient destiné a I'état ecclésiastique, entré ensuite au service du négociant-mécène Bolongaro Crevenna a Amsterdam, avait vingt-trois ans lorsqu'il demanda en mariage Aleydis (Adélaïde) Hollingerus. Le futur beau père hésite a accorder sa fille a un jeune homme dont il n'approuve ni les idéés religieuses, ni les opinions politiques. II lui en veut d'être janséniste, (1) patriote et, a ses loisirs, dramaturge. Pypers vainc ces difficultés et épouse Adélaïde en 1775. II se lie d'amitié avec les auteurs amsterdamois; Asschenberg, Uylenbroek, Rulofs, propage avec celui-ci l'opéra (2) et devient un des fondateurs du théatre de société Utile et Amusant, 1788. Par suite de son caractère probe et intransigeant, irascible et brusque il ne manque pas de se faire des ennemis, d'autant plus qu'il met son théatre et ses vers hardiment au service de ses idéés politiques et religieuses, attitude qui explique les interpolations qu'il glisse dans les pièces qu'il traduit. Suspect a cause de ses idéés jansénistes (3) et de ses convictions patriotiques (4) il quitte le pays protestant du stathouder et se retire dans la Belgique catholique. A Bruxelles il traduit I'opéra de La Caravane du Caire, présente aux lecteurs hollandais 1'inhumanité de la superstition dans La Veuve du Malabar (Le Mierre) et se sent attiré tout partie ulièrement par les pièces catholiques de Baculard. Pour expliquer cette prédilection J. A. Alberdingk Thym (5) se livre a de vastes con- (1) Voir 1'article d'Alberdingk Thym, cité ci-dessous. (2) II écrit: Zémire et Azor, opéra d'après Marmontel (1777), Le Déserteur (1777) et Fétix, ou l'enfant trouvé (1777) d'après Sedaine. (3) Pièces fugitives jansénistes, 1777. (4) Discours en vers, contre les Orangistes, 1784. (5) Dans son article sur Pypers: Volksalmanak voor Nederlandsche Katholieken, Amsterdam. Langenhuvzen 1862 et: Dietsche Warande, T. VI, 1864, p. 297. Voir pour Pypers ensuite: Witsen Geysbeek: Biographisch, anthologisch en Critisch Woordenboek der Nederduitsche Dichters, Amsterdam, Schleyer 285 sidérations. II est désolé de constater au dix-huitième siècle le relachement de la foi catholique, qu'il attribue a la Renaissance de 1500, „ce second serpent du Paradis". Au lieu de 1'humilité vertueuse, la Renaissance a donné a 1'homme 1'orgueil vicieux. Ce qu'Alberdingk Thym loue dans d'Arnaud c'est qu'il a été „un des auteurs francais les moins irréligieux et les moins immoraux"; il admire sa franchise religieuse envers Frédéric II (1) et sa défense de la vie claustrale. Mais il lui reproche amèrement d'y avoir introduit la peinture des passions et des vices, ainsi que „1'accent hautain". „Un auteur comme d'Arnaud qui recommandait la religion et la morale, mais qui n'abandonne pas 1'accent audacieux du siècle précédent, — écrivain pittoresque mais maniéré dans la facon de présenter ses idéés, amoureux de contrastes, disposant d'un style énergique mais qui est le véhicule d'une expression violente plutót que d'une conception fine et sublime, — un tel auteur devait attirer Pypers". Celui-ci traduit donc en 1787 a Bruxelles: M ér inval et Comminge. De retour en son pays natal il les publie 1'année suivante, et fait paraïtre en 1793 sa version hollandaise d'Euphémie. Nous n'avons point besoin ici de suivre Pypers dans sa campagne contre les Orangistes et les Prussiens venant a leur secours en 1787, ni dans 1'accueil cordial qu'il prépare aux troupes francaises qui accourent en 1795 (3) a I'appel des patriotes hollandais. Pypers fut plus tard contröleur des douanes a Amsterdam, y siégea au conseil municipal, se retira a sa campagne prés d'Amersfoort 1824, — Galerie hist. des contemporains, Mons, Leroux 1827, — Nouvelle Biogr. gén. Didot frères, Paris, 1852. (1) Voir p. 12. (3) Quelque temps auparavant Pypers avait été a Paris pour y soutenir les intéréts des Patriotes. D'Arnaud, reconnaissant de la réputation que Pypers lui ménageait en Hollande, retnit a son hotel une lettre qui se terminait par des vers élogieux dont nous connaissons le thème depuis Monvel et van Dijk: Oui, je vous dois de la reconnaissance, Vous avez embelli mes vers, Je pouvais espérer, aidé de 1'indulgence, De mériter un jour les regards de la France, Mais grace a vos talents divers, A votre féconde énergie, Sur 1'aile de votre génie, Prés du vótre, mon nom parcourra 1'univers. 286 et mourut en 1805. Outre les pièces citées il a fourni entre autres: 1790: Etienne, premier martyr chrétien (tragédie). 1793: Adélaïde de Hongrie (tragédie d'après Dorat). 1801: Sémlramis (tragédie de Voltaire). 1801: Iphigénie en Aulide (tragédie de Racine). n. Pypers annonce sa première traduction (20 mars 1788) sous Ie titre de: MERINVAL (1) OF DE GEVOLGEN DER WRAAKZUCHT, Tooneelspel (2) door Pieter Pypers. te Amsterdam, bij Pieter Johannes Uylenbroek. II dédie sa pièce a la Société poétique d'Amsterdam „Kunstmin spaart geen vlijt", et il espère, a ce qu'il dit dans son avis, avoir mspiré a ses lecteurs 1'horreur de ce crime infernal, la vengeance, qu'on n'avait pas encore portee sur notre scène. II a cru superfiu de reproduire la préface d'Arnaud, oü celui-ci a parlé des deux moteurs principaux du drame, la terreur et le pathétique, des lecons morales enfermées dans sa pièce et de 1'unité de lieu qu'on n'y a pas strictement observée. Ce que nous constatons dès la première scène, c'est que la facon de traduire de Pypers est intermédiaire entre la manière de 1'auteur de „De dood des Admiraals van Coligny" et celle du pasteur-traducteur J. van Dijk dans „Comminge" et „Euphémie". Le second arrange les scènes de son modèle a sa facon, les coupe, les recoud et supprime nombre de personnages. Le dernier suit 1'original servilement et copie a peu prés mot a mot. Pypers, lui, traduit de facon moins serrée. Soucieux d'un cöté de reproduire aussi exactement que possible le sens de son modèle, de 1'autre de soigner le style hollandais, il offre une lecture moins irritante que celle des pitoyables vers de van Dijk. Nous venons de dire que Pypers met son théatre (et celui des autres 1) au service de ses idéés politiques et religieuses. Mérinval va en fournir la preuve, 1'auteur y ayant introduit quelques „développements". On sait que d'Arnaud déja péchait par ces (1) Worp (Op. cit. T. II, p. 30) cite comme titre de 1'original: Fayel en Merinval ce qui n'est pas exact. Je n'ai pas trouvé de traduction hollandaise de Fayel. (2) Voir pour le sens de ce terme, p. 281. 287 épanchements qu'il appelait „1'embonpoint du sentiment", et qui avaient le tort de ralentir 1'action. Pypers accroft leur nombre. De plus il délaye et affaiblit ce qui était concis et ramassé dans son modèle. „Développements" et „affaiblissements" ont causé le ralentissement de la marche du drame. Voyons d'abord quel est le caractère des premiers. Au premier acte, scène 4(1), Mérinval s'accuse devant son fils d'être triple empoisonneur en lui taisant d'abord les noms de ses victimes. Mais le souvenir de ces malheureux: sa femme, son dernier enfant et son ami, immolés a sa jalousie furieuse, pèse tant sur son ame pleine de remords qu'un soulagement, et une ombre de pitié lui deviennent un impérieux besoin. Et s'il ne tache point de se pardonner son crime, du moins il cherche a se 1'expliquer, a trouver des circonstances atténuantes. II se demande donc: ' Nous serions malgré nous entrainés aux forfaits ! O Sagesse éternelle, adorons tes décrets. Mon malheur réunit tous les malheurs ensemble. Pypers a profité de ces trois vers pour ramener une question qui avait semé furieusement la discorde en Hollande il y avait plus d'un siècle et demi: le dogme de la prédestination, Tanden sujet des luttes entre les Arminiens et Gotnaristes. Janséniste fervent, il croit au déterminisme, rejetant le libre arbitre. II le proclamera dans Mérinval, mais il ne se prononcera que peu a peu. Dans le passage cité il intercale un fragment oü il s'avoue incapable de résoudre le problème de la liberté: Hoe ! zouden wij het kwaad ondanks onszelv' begaan ? Men bidde, o wijsheid, uw bestiering nedrig aan. Wie spoor de vrijheid na der brooze stervelingen Dan Oij, die de oorsprong zijt en 't eind van alle dingen ! Bejagen wij het goede, en zwijgen we eeuwig stil, O wijsheid, over 't kwaad of 't goed van onzen wil. Mijn wee vervat al 't wee der hevigste ongelukken. (2) (1) Voir ci-dessus, p. 80. (2) Quoi, nous serions malgré nous entrainés aux forfaits. O sagesse, qu'on adore humblement tes décrets. Qui saurait pénétrer la liberté des faibles mortels, Si ce n'est toi qui es le commencement et la fin de toute chose I Poursuivons donc le bien et gardons un silence éternel, O sagesse, sur notre bonne ou notre mauvaise volonté. Mon malheur réunit toute la douleur des plus grandes infortunes. 288 On pressent cependant que, par suite de cette impuissance même, il penche a la nier. La scène trois du deuxième acte confirme ce pressentiment. Le développement que 1'auteur se permet ici est la prière du pécheur Mérinval que d'Arnaud n'avait fait qu'indiquer, et qui en est arrivé a devenir a peu prés la profession de foi du traducteur. Dans Toriginal Mérinval, brisé et seul sans sa chambre, (1) s'adresse è Dieu et lui demande: Maitre de nos destins, mon unique refuge, O mon Dieu, sois mon père et ne sois pas mon juge, après quoi il constate: Mon fils ne parait point. L'auteur hollandais traduit les deux premiers vers: Beschikker van ons lot! mijn hoop en steun te gader, Ach ! wees mijn rechter niet 1 ö God wees mij een vader. Ensuite il continue par les vers suivants qui sont passablement mauvais: Uw medelijden kome alleen mijn ziel te staê ! Ik roep niet anders dan: ó God ! genaê t genaê ! Zie een ellendeling voor U in 't stof gebogen, Zie hem barmhartig aan met uw menschlievende oogen ! Gij kent de zwakheid van den broozen sterveling, Gij zelf hebt ons gevormd, gij kende al onze wegen, Al onze daden... Zelfs eer wij ons aanzijn kregen ; Gij weet dat Mérinval... maar 6 mijn God waarheen Vervoer ik mij... Gij kent mijns hartegrond alleen. Ik zal in 't duister graf nog leevend nederzinken ... Laat voor mijn zoon één straal van uwe heilzon blinken. (2) (1) Voir ci-dessus, p. 81. (2) Que ta pitié seule vienne au secours de mon ame, Je ne crie que: 6 mon Dieu I Grace, Grace 1 Vois un misérable courbé devant toi dans la poussière. Que tes yeux cléments jettent sur lui un regard pitoyable. Tu connais la fragilité des faibles mortels, Tu nous a formés, toi-même, tu connaissais tous nos chemins, Tous nos actes... même avant notre naissance. Tu sais que Mérinval... mais, 6 mon Dieu, A quels transports je m'abandonne... Tot seul, tu connais le [fond de mon coeur. Je descendrai vivant dans le noir tombeau... Qu'un rayon de ton soleil de salut brille pour mon fils. 289 Le traducteur suit alors de nouveau son modèle: Mijn zoon..., hij komt nog niet. „Une Sme surchargée de douleur se déborde d'elle même" a dit d'Arnaud. (1) Pypers profite de cette remarque et crée a sa facon des „scènes pleines". A la fin de la première scène du quatrième acte le lieutenant criminel navré, devant juger le fils coupable de Mérinval, s'adresse au conseiller dans ces termes: Plaignez-moi, Je sens tout le fardeau de mon pénible emploi. (2) Cette dernière observation est brève et claire. On comprend qu'il en coöte au lieutenant sensible de condamner un jeune malheureux. Pypers y joint cependant toute une page de vers qui ne constituent qu'une triste lamentation sur la vanité des choses d'ici-bas, sur notre faiblesse humaine qui a besoin de la miséricorde divine, et qu'une exhortation aux juges d'être prudents et pitoyables dans leurs arrêts. Helaas, hoe zwak zijn wij, zoo wij op God niet leunen, Zoo zijn barmhartigheen ons niet meer ondersteunen. Wij allen, zoo zijn hand ons nimmer had gespaard, Wij allen lagen reeds gebogen voor het zwaard Ter straffe voor het kwaad door onze hand bedreven, Waarvoor wij blootstaan tot aan 't einde van ons leven. Geen mensch leeft zonder schuld, geen mensch is onbevlekt, Geen mensch is zalig, voordat hem de grafzerk dekt. (3) L'infériorité, la faillibilité de 1'homme préoccupe Pypers comme Feith. II a inséré des développements analogues dans II : 2 et IV : 2. Le drame est énervé encore par toutes sortes de délayages, dont nous ne donnerons que quelques exemples a titre d'échan- (1) Comminge, 3»">e Disc. prél. p. LXXXXVI. (2) Voir ci-dessus, p. 81. (3) Hélas, comme nous sommes faibles si nous ne nous appuyons Si sa miséricorde ne nous soutient plus. [pas sur Dieu, Nous serions tous, si sa main ne nous avait pas épargnés, Courbés devant le glaive, Condamnés pour le mal que notre main a fait, Et auquel nous sommes exposés jusqu'a la fin de nos jours. Nul n'est innocent, nul n'est sans tache, Nul n'est heureux avant que le tombeau se ferme sur lui. 19 290 tillon. Remarquons d'abord que Pimitateur, tout soucieux qu'il est du style hollandais, n'en traduit pas moins souvent trop littéralement. „Un esprit qui cherche a s'instruire" devient „een geest die zich poogt te leeren". „Eprouver un sort" est rendu par „een lot beproeven". L'auteur traduit empire du ciel" par „het gebied (au lieu de „de macht") van den hemel". Mainte fois il affaiblit la force du terme: Un songe qui cause un „exces de frayeur" perd son caractère hallucinatoire quand on en est quitte pour un „hartverscheurend leed". Vous êtes bien plus a plaindre quand „Un sourd chagrin vous mine et malgré vous éclate" que lorsque votre situation est telle que „Gij laat ondanks u zdv' een doffe droefheid blijken". Un passionné furieux et jaloux comme Mérinval doit appeler celle qu'il aimait, „1'objet que j'adorais", plutót que „mijn waarde". Puis ce n'est pas Pypers qui meurt d'angoisse devant la répétition du même terme. Dans d'Arnaud le jeune Mérinval dit a son père: Vos soupirs étouffés brülent de s'exhaler, Ah ! dans le sein d'un fils laissez-les se répandre. On trouve dans la copie: Uw halfversmoorde zucht dringt door uw boezem heen, Och wil uw traanen in mijn boezem overgieten. Le malheureux repentant a voulu s'enfermer dans un cloitre: Tantót je te pariais De eet asyle saint oü déja je volais. Eh ! que n'ai-je suivi cette heureuse pensée ! L'imitation néerlandaise est des plus médiocres: Ik sprak zooeven van De heilige schuilplaats (!) die ons hart vertroosten kan, 'k Vlood reeds daarheen; waarom niet eer daarheen [gevloden t L'auteur hollandais abuse autfement des cris pathétiques que 1'écrivain francais: O, Hendrik !... Ach ! O, Hendrik 1 Ja, mijnheer 1 (Acte III). 291 Nous passons sous silence les traductions qui au point de vue du style sont décidémént mauvaises, comme: „J'étouffais tes remords", rendu par ,,'k Heb uw geweten dichtgeschroeid"; „I'amour est un puissant génie" (c. a. d. fort en expédients) est traduit par: „de liefde is veroverend". Et nous regrettons que notre poète soit tombé dans le ridicule en créant les deux vers que voici: ik, die in 't midden van het krijgsvuur, van 't ontzielen, Den dood verschrikken deed (!), ja voor mij neder- knielen(l), vers qui doivent être les équivalents de: Moi qui dans les combats, au milieu du carnage, Tant de fois è la mort opposais mon courage. Décidémént eet extravagant qui s'appelait d'Arnaud était un homme sensé auprès de plusieurs de nos compatriotes. III. Un mois après Mérinval Pypers fit paraïtre (20 avril 1788) chez le même éditeur (P. J. Uylenbroek) sa „pièce de théatre": De Graaf van Comminge of De ongelukkige Gelieven. II avait eu 1'intention de la dédier a sa femme qui s'appelait Adélaïde comme 1'héroïne du drame. Déja il avait composé une dédicace en vers, (1) mais il change d'avis et met son drame sous la protection de la société amsterdamoise Filix Meritis qui encourageait 1'exercice des sciences et des arts. L'auteur espère qu'elle saura que la science suprème est la pensée de la mort, qu'on apprend a la Trappe. Dans une série de vers antithétiques ii donne une idéé de la pièce: on s'élève a la pensée de la mort en descendant dans la Trappe, oü Adélaïde a passé des ténèbres de la tombe a la lumière éternelle, oü la vie est la mort, oü mourir (1) Mijn waarde Adélaïde, u moet ik in mijn dichten, Ontvonkt door uwe min, door Uwe deugd bestraald, Een heilig mausolée tot uw gedacht*nis stichten, Dat pronken zal, zoolang mijn zangster adem haalt. Voir 1'art iele d'Alberdingk Thym dans Dietsche Waranda, T VI 1864 p. 312. 292 est vivre. A la Trappe les religieux transforment un désert en un Eden, leur repos y est labeur, le silence y parle, la faim y apaise, la douleur y tranquillise les éprouvés, 1'esclavage y est la liberté. La préface prouve trois choses: d'abord que 1'admiration de l'auteur pour son maïtre est illimitée. II est ravi des sentiments de vertu, de religion et d'honneur que le drame respire. Et un frisson le saisit quand il tourne son regard, ébloui par les vers sublimes d'Arnaud, sur les siens propres ! C'est ce qui explique son dêsir ardent de le traduire, nourri depuis longtemps, et sa méfiance de soi-même devant tant de beautés inimitables. Le désir 1'a emporté sur Phésitation car Pypers regrette qu'aucun poète (1) hollandais ne 1'ait mis encore en vers néerlandais. — II paratt donc ne faire aucun cas de la traduction du rimailleur van Dijk, surtout quand il affirme que son but a lui a été de donner des vers harmonieux, en sacrifiant au besoin la force du poète francais, plutót que des vers durs répondant exactement a 1'original. Telle est en effet la caractérisque de la version du pasteur, comme on a vu. — Enfin la préface montre que Pypers ne destinait sa pièce qu'a la lecture. II n'a voulu qu' „attendrir le cceur de ceux qui cherchent a s'édifier, a s'instruire et a s'amuser en lisant". II déplaira, a ce qu'il dit, „aux yeux délicats des critiques" „par pure impuissance". „J'ai cherché a répandre dans ma pièce ce sombre qui est peut-être la première magie du pittoresque" (2) dit d'Arnaud. II y parvient par „Ie costume" (souterrain, têtes de mort, fosses, etc), par le changement qu'il apporte au caractère de Comminge tel qu'il 1'avait trouvé dans le roman, (3) par des procédés de style (antithéses, gradations, choix de verbes, d'adjectifs), par le rythme pittoresque des vers, approprié aux sentiments des personnages. Pypers n'a vu que le sombre extérieur, celui du milieu, et encore en a-t-il imparfaitement senti le pouvoir. Le tragique des caractères, 1'énergie du style sombre et le mouvement déchirant du rythme lui ont échappé. La critique lui a dit franchement que, si au point de vue du style sa traduction était plus pure, elle était pourtant moins énergique que celle de Van Dijk. (4) C'est a tort que Pypers s'est faché de ce jugement. (1) Je souligne. (2) Comminge: le Disc. prél., p. VII. (3) Voir, p. 50. (4) Voir, p. 298. 293 Le lugubre entourage du lieu de la scène ne saisit pas seulement le spectateur dès Ie début, elle bouleverse encore et surtout le héros qui y passé ses jours dans une affreuse inquiétude morale. Comminge regarde avec angoisse ces fosses et ces têtes de mort. II „se léve, tourne ses regards vers le ciel et après les avoir jetés de cóté et d'autre", il dit, tressaillant a la vue du souterrain macabre: Dans eet asyle sombre, a la mort consacré, je trainerai ma chaine. (1) Le milieu le saisit et lui arrache des cris d'effroi, avant qu'il ose s'entretenir de son amour: De cercueils entouré, je parle de tendresse. De nouveau il promène ses yeux effarés autour de lui pour faire cette terrible constation: Au milieu de ces morts, sur ces monceaux de cendre, Adélaïde seule.. est tout ce que je vois ! Pypers qui n'a pas compris que eet ossuaire sinistre envahit sa victime, a détruit tout 1'effet de ces vers par ses inversions maladroites : Moet ik geduchte God ! daar 'k steeds mijn schuld vergroot Zelfs in dit naar verblijf, geheiligd aan den dood, Voor uwen troon geknield nog kwijnen in mijn boejen ? Comminge voelt zijn vlam nog in Arsène groeyen. Ja in mijn hairen kleed, weerspannig en verhard, Bestrijd mij meer dan ooit 't geweld der minnesmart. L'entourage n'est plus une torture, ce n'est qu'une circonstance: Spreek ik, daar graven mij omsinglen, nog van minnen ! Et elle reléguée au second plan : [Kunt gij mijn God ! den klank van eenen naam gedogen,] Dien ik, van doon omringd, op assche neergebogen Durf uiten Adélaïde alleen,... is al wat ik aanschouw ! La traduction de van Dijk, plus serrée, est plus juste sous ce rapport: (1) Voir tout le passage, p. 63. 294 In dit bedroefd verblijf, geheiligd aan den dood Daar steeds mijn schuld vermeert, daar steeds mijn {leed vergroot, Sleep ik geduchte God, tot voor uw throon mijn banden. Nog leeft Comminge en voelt zich in Arsène branden 1 Weerstrevige in de Pij, afvallig onderdaan, De mensch veel meer dan ooit verheft zich, valt mij aan. Hoe durf ik, hier omringd van doón, aan liefde denken ! In 't midden dezer doón, wier asch ik hier durf storen, Adélaïde alleen, is alles wat ik zie. Pypers n'affaiblit pas seulement le róle du milieu, il altère également les caractères. Le moine, retiré dans son asyle s'y sent toujours plus déchiré par sa passion qui en 1'étreignant de ses lourdes chaines le rend criminel, apostat. II se débat en vain. Dans la traduction il n'est question que d'un schuldige (coupable), enfermé dans un verblijf (séjour), oü il constate philosophiquement qu'il vergroot (agrandit) sa faute. Le Comminge fran9ais „traine sa chalne jusqu'aux pieds de Dieu". Moins douloureusement esclave de sa passion il „kwijnt in zijn boeien voor Gods troon" (languit dans ses chatnes devant le tröne de Dieu), selon la version hollandaise. Chez Van Dijk qui affaiblit ici a peu prés de la même facon Ténergie du modèle, le coupable traine ses Hens, effort qui ne doit pas être tres pénible. D'Arnaud a un talent particulier pour couper ses vers en deux hémistiches nettement tranchés et se renforcant réciproquement par un rapport d'antithèse, de gradation, de développement ou d'explication. Le vers ainsi construit a quelque chose de ramassé et.de robuste qui parfois, il faut bien le dire, dégénéré en une certaine dureté ou en une fatale monotonie. Pypers n'a jamais attrapé ce trait vigoureux, comme quelques exempies le prouveront. Comminge se dit: Toujours plus criminel, toujours plus déchiré. Van Dijk en affaiblissant les termes, garde du moins la cons- 295 truction, son Comminge se plaignant dans le sombre sanctuaire, Daar steeds zijn (mijn) schuld vermeert, daar steeds [zijn (mijn) leed vergroot. (1) Elle s'est évanouie complètement dans le premier vers de la traduction de Pypers : Moet ik geduchte God ! daar 'k steeds mijn schuld ver- [ groot, nog kwijnen in mijn boeien ? (2) Voici d'autres échantillons : D'Arnaud: Comminge existe encore, et brüle au cceur d'Arséne 1 Van Dijk: Nog leeft Comminge, en voelt zich in Arsène [branden ! (3) Pypers: Comminge voelt zijn vlam nog in Arsène groeien. (4) D'Arnaud: Rebel le sous la haire, indocile apostat, Van Dijk: Weerstrevige in de Pij, afvallig onderdaan, (5) Pypers: Ja in mijn hairen kleed weerspannig en verhard... (6) Pypers énerve encore Ie style de son modèle en estompant partout le sens actif des termes. Dans 1'original le héros s'irrite contre lui-même en disant: }'entretiens ma blessure, et je nourris mon feu. Résultat: // vit de mes soupirs; il brüle de mes larmes. Van Dijk suit le texte d'assez prés: Ik voede een gloed, een vuur, dat niet te blusschen is Dat door mijn tranen brandt, vermeerdert door mijn [klachten. Ce pécheur qui, malgré lui, travaille intensément a se perdre, est devenu une figure bien pale dans Pypers, constatant: Mon repentir n'est pas sincère, (1) Oü sa (ma) faute s'aggrave, et oü sa (ma) douleur s'accroit. (2) Dois-je, Dieu redoutable, en aggravant mon crime. languir dans mes chalnes ? (3) Comminge existe encore, et se sent brüler dans Arsène. (4) Comminge sent sa flamme accroitre encore dans Arsène. (5) Rebelle sous la haire, sujet apostat. (6) Oui dans ma haire rebelle et endurci... 296 Daar ik zelfs mijn wond bemin, mijn gloed mij heilig is. (1) Et au lieu que sa passion, se ranimant toujours plus furieusement, le dévore, il semble que ce soit lui qui la dirige: Een gloed dien 'k zuchtend kweek, door tranen fel doe [blaaken (2) II arrivé que le texte hollandais frise Ie non-sens. Lorsque le moine agité voit les morts sortir des fosses autour de lui, il gémit: Tous les morts, rassemblés dans ces funèbres lieux, Se lèvent de la terre et m'appellent prés d'eux. Pypers risque dans sa traduction une cheville déplorable: De dooden rondom mij vereenigd waar ik ben, (!) Staan uit hun graven op eh roepen mij tot hen. (3) Van Dijk ne réussit guère mieux : De schimmen, al de doón, verzameld hier bijeen, Staan op en roepen mij te zamen, herwaarts heen. (!) (4) Quoique en général il exprime mieux Pénergie du style darnaudien, nous préférerions cependant la traduction de 1'autre, si peu tragiques que ses vers soient. C'est que van Dijk en maint endroit fait preuve de ne comprendre rien au texte originaj, étalant ainsi des bêtises inouïes. A la deuxième scène du second acte Comminge fait a 1'abbé 1'histoire de sa vie: Mes ancêtres des rois furent les favoris, Jaloux d'accumuler de vains titres de gloire, Teignirent de leur sang le char de victoire, Méritèrent des cours ces dons empoisonneurs Que dans ce siècle aveugle on nomme des honneurs. Le pasteur lui fait dire en hollandais : Al mijn voorvad'ren van vorst en volk bemind, Steeds ijverzuchtig om veel tytlen te vergaren, (1) Paree que j'aime même ma blessure et que ma flamme m'est sacrée. (2) Un feu que je nourris en soupirant, et que je fais brüler par mes larmes. (3) Les morts réunis autour de moi, oü je suis (!) Se lèvent de leurs tombes et m'appellent auprès d'eux. (4) Les ombres, tous les morts, réunis ici, Se lèvent et, ensemble, ils m'appellent iet 297 Verspilden zij hun bloed en vreesden geen gevaren, Verkregen tekenen in 't Renperk, gansch verkeerd In die verblinde eeuw als eerteekenen geëerd. (1) Nous ne parierons pas des deux premiers vers passablement pauvres. Au troisième Pimage pittoresque du sang qui teint le char de victoire a dispafu. Les ancêtres du comte ont „gaspillé" leur sang. Pour nous dédommager de la perte du „char de victoire" l'auteur affirme qu'ils „ne craignaient par les dangers". Les deux derniers vers sont misérables. Les honneurs ne sont plus „empoisonneurs". Les répétitions n'inquiètent pas le poète, pas plus que 1'étourderie avec laquelle il lit la course (het renperk) au Iieu de la cour (het hof). De pareilles bévues abondent dans la triste version de van Dijk. Contentons-nous de citer encore un seul exemple. Adélaïde avoue (III : 6) qu'elle s'est retirée è la Trappe dans le but de vivre auprès de Comminge : Compagne de ses pas, sure que dans ces lieux L'un et 1'autre verraient finir leur triste vie, Qu'auprès de lui ma cendre y serait recueillie, Sans retour, sans espoir, je me croyais heureuse. Comme le traducteur n'a pas saisi que „ces lieux" sont „le couvent", oü les amants ne tarderont pas a succomber de douleur, il en est arrivé a Ia pitoyable imitation que voici: Steeds bij hem, vergewist, dat men wel in deze aarde, Waarop we elkander thans zien droef en zuchtend leven, (1) Tous mes ancêtres, aimés du prince et du peuple, Toujours jaloux d'accumuler beaucoup de titres, Gaspillaient leur sang sans craindre les dangers, Obtenaient dans la course des distinctions, estimées a tort Dans ce siècle aveugle, comme des honneurs. La traduction de Pypers est sensiblement moins mauvaise: Ja mijn' stamvaderen, met vorstengunst belaên Door aardsche droomen en hun schijnschoon aangedaan, Roemzuchtig om altoos meer glorie weg te dragen, Beverfden met hun bloed des vorsten zegewagen, Verwierven aan het hof 't vergif zoo hoog geroemd, Bij d'yd'Ien wereldling „eertijtelen" genoemd. 298 Mijne assche, naast zijn graf een plaats zou willen geven, Dacht ik gelukkig hier, schoon hooploos te verkeeren. (1) Ce professeur de théologie n'aura pas le moindre scrupule d'écrire des choses auxquelles il ne comprend rien lui-même. Pour s'en convaincre on n'a qu'è lire la facon dont il décrit (III : 5) 1'attitude des religieux qui assistent a 1'agonie d'Adélaïde. Quelque délayée que soit la traduction de Pypers, elle ne surprend jamais par de pareilles ignorances. Aussi fut-il furieux lorsque les Exercices de la Littérature nationale (2) osèrent prétendre que la version de Van Dijk était „meer stout, doch minder kiesch" (plus énergique mais moins pure) que la sienne. II adressa une lettre mordante aux rédacteurs de la revue, refusant le titre de poète a van Dijk, qui par ses bêtises avait fait honte a d'Arnaud. S'il a taché ensuite de donner une version de sa facon, c'est que les Hollandais ne pouvaient „se faire la moindre idéé des beautés que d'Arnaud a répandues partout dans cette pièce". Après avoir indiqué toute une série de balourdises dans Ie travail de son concurrent, il demande aux rédacteurs si c'est la qu'ils ont trouvé cette énergie particulière; puis il serait content de savoir quel a été le motif de 1'insulte qu'ils lui ont faite dans leur odieux compte-rendu et il leur prouve finalement avec un sarcasme indigné qu'ils sont des critiques incompétents, ou injustes ou légers. II savoure doublement sa vengeance en constatant les mêmes défauts dans YEuphémie de van Dijk. Quatre ans plus tard (1793) croyant qu'il y va toujours de son honneur, il fait imprimer, a la suite de sa traduction A'Euphémie cette lettre véhémente ou il a réussi a montrer les fautes dans le travail de son prédécesseur plutot que le caractère énergique du sien propre. IV. En 1793 Pypers publie sa dernière traduction de Baculard: Euphemia of de zeqepraalende godsdienst. Tooneelspel te Amsterdam bij M. Schalekamp. (1) Toujours auprès de lui, süre que dans cette terre, Sur laquelle nous nous voyons vivre, tristes et gémissants, On voudrait donner a ma cendre une place a cöté de sa tombe, Je croyais r es ter ici, heureuse, mais sans espoir. (2) Année 1789, p. 161. 299 Sachant dans quelle estime Feith, „neêrlands puikdichter", (le sublime poète de la Hollande) tient Euphémie, il ne sait mieux faire que de la lui dédier dans ce quatrain médiocre: Gaa, gaa de wereld in, verdrukte Euphemia ! Snelt uit uw eenzaamheid, uw banden zijn ontbonden, Uw redder is nabij, vlieg in zijn armen ... gaa... Zij heeft haar vriend Sinval, in u, ö Feith, gevonden. (1) II y a lieu de croire que 1'amitié et la correspondance entre les deux auteurs hollandais date de la traduction de cette pièce. Ce qui est sur c'est que dans une lettre du 17 juillet 1793 Feith s'entretient avec le traducteur, et souhaite une „correspondance durable" ajoutant qu'il va conduire son fils aïné a Leyde en septembre de cette année et qu'il espère faire alors plus amplement connaissance avec Pypers. La dédicace prouve que les drames monacaux de ce doux Baculard dont on glorifiait le sincère catholicisme, sont moins inoffensifs qu'on ne 1'a cru, et qu'une étincelle de révolte couvait, inapercue, sous ces cendres claustrales. Je ne sais si Pypers a connu l'auteur des Victimes cloitreés, mais, comme lui, il a en horreur les vceux forcés. La thèse que Monvel a soutenue et qu'il a résumée a la fin de sa pièce (2) pourrait être rendue au besoin par le quatrain de Pypers, si on change ici les noms d'Euphémie, de Sinval et de Feith en ceux d'Eugénie, de Dorval et de Francheville. Le germe de cette thèse était dans les vers d'Arnaud que nous avons cités a la page 71. Pypers met le sceau sur les paroles de Théotime. II traduit son discours intégralement dans sa préface. Tout en s'opposant au préjugé qui est le fond du drame et d'après lequel Euphémie craint d'irriter le ciel en renoncant aux vceux qu'on lui a fait prononcer par force, il admire la pièce. Pour défendre son admiration il cite „Iphigénie" de Racine, basée sur la superstition des anciens païens et il demande pourquoi on rejetterait un drame sorti de celle d'une religion moderne. Le ravissement que ces pièces excitent en nous ne suppose nuliement que nous approuvions la supers- (1) Entrez, entrez dans le monde, Euphémie opprimée 1 Fuyez votre solitude, vos Hens sont déliés. Votre sauveur est proche, volez dans ses bras... allez... Elle a trouvé' son ami Sinval, en vous, ó Feith. (2) Voir p. 168. 300 tition qu'elles semblent défendre. La foi d'Agamemnon qui croit gagner la faveur du ciel en sacrifiant sa fille est aussi sotte que celle d'Euphémie qui craint de le mettre en colère en secouant le joug religieux que sa mère égoïste et ambitieuse lui a imposé. Au lieu donc de propager de fausses idéés religieuses le traducteur ne veut que mettre è la portée de ses compatriotes ce qui 1'a ravi dans la pièce du maïtre francais: „la force, le feu, Ia connaissance de l'homme, Pémotion et la passion, 1'art dans la peinture des caractères, et la mattrise avec laquelle l'auteur a soutenu la lutte dans Euphémie". (1) En rapport avec Ie caractère féminin d'Arnaud a voulu donner a Euphémie une couleur moins lugubre et plus touchante qu'è Comminge (2) dont „le sombre" avait échappé a Pypers comme nous 1'avons vu. Aussi 1'esprit de la traduction que celui-ci donne du second drame de couvent se rapproche-t-il plus de 1'original. Sa version est sensiblement moins vicieuse que celle de van Dijk. D'abord Pypers évite ces assommantes inversions qui dénaturent les vers du pasteur, comme le prouve par exemple la scène oü Théotime tache d'entraïner Euphémie vers „des rivages lointains", assurant: O Ja, dus zien we ons door de waarheid zelf verbonden. A quoi la nonne, résistant, répond : Moet ik U redden uit de strik door Boosheid u gespreid En u het pad doen zien, dat naar den afgrond leid ? (3) Sans doute, cette traduction est médiocre et pale. En mettant les vers du modèle a cóté on voit qu'elle pêche par des remplissages puérils (O Ja), qu'elle change radicalement les images et que le repentir de 1'Euphémie francaise qui a „outragé ses devoirs" est plus poignant que celui de sa sceur néerlandaise qui s'est engagée dans „Ie sentier de Pabime". Cependant celle-ci s'exprime (1) Euphémie: Préface. (2) Lettre sur Euphémie, p. 191. (3) Cf. p. 189. Théotime: O certes, nous nous verrons unis par la vérité même. Euphémie: Est-ce a moi . De vous sauver du piège que le Mal vous tend, Et de vous montrer le sentier qui conduit vers I'abime ? 301 de facon plus compréhensible que 1'amante égarée du ministre qui lui met la bouche des vers hachés menu. Les remplissages au milieu du vers sont dans la pièce de Pypers, a coup sür, trés nombreux. II sème avec une abondance incroyable les adverbes monosyllabiques, hier, daar, steeds, altijd, neen, ja, etc, complètement superflus dans ses alexandrins qui manquent de concision. On cherche pourtant en vain ces dröles de chevilles a la fin du vers dont Van Dijk vous régale sans cesse. Euphémie implore dans son trouble la grace de Dieu. Mais elle ne le fait plus „eerbiedig" (respectueusement), puisque Pypers comprend mieux que le pasteur que „eerbiedig" fait tort a „implorer". Cette „verbaasde reet" (fente étonnée) de la terre d'oü Euphémie d'après van Dijk a vu sortir un spectre, a disparu en 1793. Pypers parle, plus logiquement, du „schoot van het aardrijk" (sein de la terre). (1) La confession de Mélanie est allégée des bouts de vers inutiles : (1) 'k Had een gevoelig hart sinds mijne kindsche dagen, De zachte teederheid kon mij alleen behagen, Mijn hart wierd door al wat m'omsingelde aangedaan. (2) Dommage qu'elle soit devenue trop faible: La tournure de 1'original „je nourrissais 1'ivresse" a perdu la force de la passion dans un Iangoureux ramage: „la douce tendresse seule pouvait me plaire". En général Pypers s'est gardé du ridicule. „Le bandeau des rois trempé de leurs larmes", que Van Dijk avait rendu grotesque dans son vers oü il baigne ce bandeau dans „zilte plassen" (des flaques salées) prête moins a rire chez Pypers qui dit: En 'k zie een traanenvloed zijn diadeem besproeien. (3) La oü d'Arnaud fait dire par Euphémie: Sur moi seule répands la coupe des vengeances, le premier traducteur change le verbe et aboutit a une image qui n'a plus de sens: (1) Cf. p. 190. (2) j'avais un coeur sensible depuis ma jeunesse, La douce tendresse seule pouvait me plaire, Mon coeur s'émouvait de tout ce qui i'entourait. (3) Et je vois un torrent de larmes arroser son diadème. 302 Schenk mij alleen de kelk van uw verbolgenheden ; (1} 1'autre escamote de la même facon l'idée d'un Dieu irascible : Laat mij alleen de kelk van uwe gramschap drinken ; (2) aucun des deux ne se souvient que Ie hollandais a exactement 1'équivalent de „répandre la coupe de ses vengeances sur quelqu'un", dans la locution: „de fiolen zijner gramschap over iemand uitstorten." „D'Arnaud perd indubitablement dans la traduction de Pypers" dit Alberdingk Thym, (3) ajoutant: „mais elle est auprès de celle de Van Dijk, qui est aussi infidèle a 1'original qu'il 1'est au style hollandais, ce que le vin est auprès de 1'eau trouble". Qu'on nous permette de montrer par deux échantillons que le vin que Pypers nous verse est pourtant notablement „coupé". Voici 1'image qu'Euphémie voit dans son songe : Un lugubre flambeau me prêtait sa lumière, J'égarais mes ennuis, mes tourmens, mes remords A travers les tombeaux, les spectres et les morts. En hollandais elle ne trouve point d'accents aussi nerveux: Ik zag een somber licht, als dat eens fakkels dagen, Terwijl ik, door verdriet en wroeging afgemat, Langs graven heenen zweefde en over lijken trad. (4) L'image du premier vers est fausse : somber et dagen se contredisent en notre langue. La gradation énergique du second s'est évanouie. Le verbe égarer, marquant 1'agitation de Ia nonne a été escamoté, remplacé par planer, qui n'exprime pas Ie poids de la douleur et qui constitue une contradiction avec le second verbe du même vers (aller). Euphémie en arrivé a distinguer dans son songe: Sinval, de 1'Eternel audacieux rival, Sinval, que je devrais repousser de mon Sme, (1) Donnez-moi, a moi seule, Ia coupe de votre courroux; (2) Que je boive seule Ia coupe de votre colère; (3) Dietsche Waranda, Année 1864, T. VI, p. 324. (4) Je voyais poindre une lumière sombre, comme celle d'un flambeau, Pendant que, épuisée de chagrin et de remords, Je pianais sur des tombeaux et allais sur des morts. 303 Qui toujours y revient avec des traits de flamme. Parmi le sang, la mort, et les affreux débris II me tratne expirante Notons les adverbes de temps et les autres bouche-trou auxquels l'impuissance de notre compatriote a recours pour parfaire la mesure du vers. Remarquons ensuite la suppression de 1'adjectif significatif audacieux et la pauvre traduction du dernier vers, laquelle prouve que le traducteur est incapable de suivre la vision de son modèle qui finit par ne voir dans notre destruction corporelle qu'un amas d'ossements rongés : Sinval, die steeds aan God mijn hart betwisten zal, Sinval, die 'k voor altijd uit mijne ziel moest weeren En steeds mijn liefdevuur in haar laat wederkeeren. Langs eenen stroom van bloed, en over versche lijken, Sleept hij mij stervend voort. (1) „Die wahre Ubersetzung ist Metempsychose", dit WilamowitzMoellendorff dans les Reden und Vortrage. (2) Mais cette „métempsychose" est loin d'être parfaite dans les traductions de Pypers. Au contraire „1'anie" de chaque pièce a beaucoup perdu dans son voyage de 1'original a 1'imitation. Et „I'enveloppe", puisque 1'Sme ne saurait s'en passer, souvent n'est plus qu'une guenille. V. Pypers et la critique. Comment la critique recut-elle Pypers et ses copies dramatiques? Nous venons de voir quelle était 1'opinion des Exercices de la Littérature nationale sur son Comminge. (3) La revue ne parle ni de Mérinval, ni d'Euphémie. Witsen Geysbeek, embrassant Ia cause de Pypers, dit qu'il a fourni de meilleures traductions que (1) Sinval, qui disputera toujours mon coeur a Dieu, Sinval, que je devrais bannir a jamais de mon ame, Et qui y ranime toujours ma flamme, Le long d'un torrent de sang et sur des cadavres encore chauds II me traine expirante. (litt. frats I) (2) Berlin, 1902. (3) Cf. p. 298. 304 Van Dijk. (1) Eiles occupea* la place d'honneur parmi les ceuvres dont on voit entouré le portrait de l'auteur sur un frontispice qui précède ses publications a partir de 1788. Feith, Rulofs, Seis et d'autres 1'avaient en haute estime. En 1805 encore C. F. Haug n'est pas chiche de louanges dans ses „Brieven uit Amsteldam over het nationaal tooneel" (2) oü il assure: „P. Pypers est un poète de mérite qui a écrit en 1789 entre autres la tragédie d'Etienne, premier martyr chrétien; il a publié ces dernières années en outre plusieurs tragédies et opéras excellents, comme La Veuve du Malabar, Euphémie, Zémire et Azor, La Caravane du Caire et beaucoup d'autres qu'on représente toujours avec beaucoup de succès". C'est la probablement 1'origine de 1'opinion de M. te Winkel (3) qui, parlant du succès de Comminge et d'Euphémie, affirme qu'ils „ont été représentés souvent, tandis que les drames de Van Dijk n'ont jamais été portés sur la scène". Et c'est d'après cette assertion sans doute que les auteurs de la Geschiedenis van den Amsterdamschen Schouwburg (4) ont pu dire que les „pièces k succès" de Pypers étaient „les vrais drames larmoyants, et par la up-to-date, de Buchard (sic) d'Arnaud." On les a goütées a la lecture. II est possible qu'on les ait portées sur Ia scène d'Utile et Amusant, théatre de société a Amsterdam, dont Pypers était un des fondateurs, mais dont on ignore le répertoire. J'ai peine a croire qu'on les ait représentées au Théatre d'Amsterdam, ou sur un autre théatre public. D'abord il s'en fallait de beaucoup qu'on füt universellement entiché du poète. De Recensent de 1790 (5) lui refuse nettement la clarté, la pureté du style dramatique dans ses traductions. Barbaz (6) qui lui reproche son manque de force et d'énergie, le blame d'avoir osé mutiler Sémiramis, et lui dit sans ambages qu'il „n'est pas propre a Ia tragédie". II est sur ensuite que son Mérinval n'a jamais vu la rampe. (1) Dief. Biogr. anth. et crit. article van Dijk, T. II, p. 254. (2) Lettres d''Amsterdam sur le théatre national. Amsterdam, 1805, p. 38. (3) L'Evotution de la litt. holl., T. IV, p. 297. (4) Le Dr. J. A. Worp: Histoire du Théatre d'Amsterdam, publiée avec des suppléments jusqu'a 1872 par le Dr. J. F. M. Sterck, Amsterdam, S. L. v. Looy 1920, p. 233. (5) Le Critique littéraire, Année 1790, T. II, p. 513. (6) Amstels Schouwtooneel (Théatre d'Amsterdam), No. 22, 30 mai 1808, T. I, pp. 192—198. 305 L'auteur ne Pa offert a aucun théatre. „On défendait de Ia représenter sur aucune scène publique è cause des exclamations de „Dieu", de „Seigneur", etc. (1) Mais les mêmes exclamations sont proférées dans les deux autres pièces. Ajoutez que Pypers ne destinait son Comminge qu'a la lecture. (2) Et si ce drame, entre 1788 et 1793, avait été représenté avec tant de succès le traducteur n'aurait pas manqué d'alléguer ce triomphe comme preuve de la supériorité de son ouvrage sur celui de Van Dijk, dans la mordante lettre de réhabilitation adressée aux Exercices de la Littérature nationale qu'il fait imprimer en 1793 a Ia suite d'Euphémie. Mais ce qui nous empêche surtout d'admettre Ie succès théatral de ses deux drames monacaux, c'est qu'aucun des deux ne figure ni dans la collection des affiches du Théatre d'Amsterdam appartenant a Ia Bibliothèque de cette ville, ni dans le Répertoire du Théatre d'Amsterdam, manuscrit que M. Worp a légué a Puniversité de Leyde. Par contre on y trouve mentionnées maintes fois ses autres pièces, La Caravane du Caire, La Veuve du Malabar, Béverley, etc. (1) Alberdingk Thym: Dietsche Waranda, 1864, T. VI, p. 312. (2) Cf. p. 292. 20 CHAPITRE III. Les adaptations avouées. I. Une traqédie d'Adrienne van Overstraaten. L'année même que Pypers copie Euphémie, Adrienne van Overstraaten, (1) zélée collaboratrice de Pierrette Moens, imite un autre drame d'amours malheureux qu'elle publie sous le titre de: dolsey en amelia, Treurspel in 5 bedrijven, bij Gerbrand Roos, Amsterdam 1793, tragédie bourgeoise en vers, empruntée a une „histoire anglaise" des Epreuves du Sentiment (2). Les Anglais n'étant pas fort aimés a cette époque l'auteur reproduit dans sa préface, pour justifier le choix de sa pièce, les arguments que d'Arnaud avait fournis au début de 1'anecdote, soutenant que pour les ames sensibles il n'existe pas de préjugés nationaux; elles éprouveront partout en faveur de 1'infortunée Amélie le même attendrissement. je ne raffole guère des pièces de théatre tirées de romans. La crise se produit d'ordinaire vers la fin de 1'histoire. Elle est cependant 1'essentiel du drame et on est fatalement amené a raconter sur la scène, comme le romancier 1'a fait dans son livre, ce qui s'est passé avant. De la les interminables monologues et ces discours ridicules oü 1'un des personnages ne fait que parler pour vous mettre au courant de ce qui est arrivé bien longtemps avant la situation au lever du rideau, interrompu de la facon la plus artificielle par les cris d'étonnement, de joie ou de tristesse de son interlocuteur-figurant. Ce qui manque c'est 1'action, c'est-adire précisément ce qui constitue Ie théatre. (1) Voir sur Adrienne van Overstraaten: Dr. P. C. Molhuysen en Prof. Dr. P. J. Blok, Nieuw Nederlandsen Biographisch Woordenboek. T. IV et Konst- en Letterbode, 1828, pp. 34, 35. (2) Voir pp. 99, 112, 113, 120 pour le contenu de la nouvelle dont d'Arnaud a trouvé la donnée dans Le Courrier de fEurope du 6 juillet 1779 et dans une romance, insérée dans le Journal de Paris du 25 oct. 1779. 307 Au premier acte Amélie, qui a secrètement suivi son amant en Amérique, dépérit donc. Dolsey qui s'en désespère et Sara — la servante, tombée a 1'improviste du ciel américain — qui s'en inquiète, nous donnent les renseignements explicatifs. Le mari désolé va chercher Mozéma, un sauvage ayant la connaissance des plantes médicinales. Au second acte celui-ci finit par promettre son secours malgré sa haine envers les Anglais qui dans une invasion ont tué sa femme et ses enfants. Après qu'il a constaté, a 1'acte suivant, qu'il n'y a pas d'antidote qui puisse guérir Ia malade, on recoit d'Angleterre une lettre annongant rarrivée des parents d'Amélie qui lui pardonnent sa faute. La belle s'évanouit. Dolsey croyant qu'elle se meurt, va partir pour 1'autre monde, évidemment pour la gagner de vitesse. Les parents se rendant en Amérique, l'auteur n'a plus besoin de faire faire a la malheureuse cette traversée macabre en compagnie du cadavre de son mari pour obtenir dans son pays natal Ie pardon paternel. La scène de 1'acte IV représente un paysage américain, 1'exotisme transatlantique étant a la mode vers la fin du dix-huitième siècle. Dans une large avenue prés de la demeure des époux malheureux, M. et Mme Bromton s'avancent, a la recherche de leur enfant. Son agonie les plonge dans un désespoir tel qu'il leur fait souhaiter que „1'abïme de Ia mer les eüt engloutis". Le dernier acte est celui de la désolation générale. Amélie gémit devant Ie cercueil de son adoré et meurt. L'excellent sauvage se trouve connaïtre a fond Ia bible. II n'a pas son pareil pour engager les inconsolables a la résignation dans une curieuse oraison funèbre oü il célèbre la toute-puissance de Dieu, ... de magt van hem, die zee en landen schiep, Die somwijl dooden zelfs in 't werkzaam leven riep. (1) Il.voit dans la mort, d'Amélie une lecon de sagesse: C'est la jpunition de 1'égarement de son amour auquel n'est pas réservée une couronne divine: Zij sterft. Rampzalige min, hoe schriklijk is uw loon, Wacht u naa d'aardschen druk, geen Goddelijke kroon. (2) (1) le pouvoir de celui qui créa les mers et les pays, Qui parfois rappela même des morts a la vie active. (2) Elle meurt. Amour fatal, comme votre sort est terrible, Si après les maux terrestres, une couronne divine ne vous attend. 308 La moindre action, Ia psychologie la plus élémentaire font défaut dans cette triste tragédie. Les personnages ont tous Ia même fade sênsibilité, traduite dans le même langage geignant. Le style pêche par une incroyable impropriété de termes: Celui qui voit ses vceux réalisés prétend „Ik heb mijn wensch ontvangen" (J'ai recu mes souhaits.) Une jeune femme qui renait a la vie après un évanouissement, recoit le compliment que voici: „Ik zag hoe als een roos uw levensknop ontstoof' au lieu de ontlook. Pour exprimer combien un-combat a été acharné l'auteur a la trouvaille suivante: „Bloeddorst blikzemde (!) op de scherpgepunte klingen". Une jeune fille qui couvre de 1'infusion d'une certaine herbe — pour ne pas être reconnue par son amant — „ses lys et ses roses", lui dérobe en hollandais ... „haar vaderlandsche trekken" (ses traits nationaux) ! Je ne sais combien de fois revient „de jongste snik" (le dernier soupir), qui fait rage a cette époque, ni combien d'„ijselijke gezichten" (spectacles horribles) font „bonzen" (battre) les „lijdende harten" (cceurs douloureux). Quant è ceux-ci, on en trouve de toutes les nuances: gevoelige, stootende, hijgende, strijdende, gefolterde (sensibles, battants, haletants, combattants, souffrants), au seul cinquième acte. Les adjectifs pléonastiques foisonnent (1) dans cette stupide imitation qui n'a jamais été représentée et dont F. Haug, ordinairement si prodigue de louanges, ne cite que le titre. (2) Et dire qu'on considérait l'auteur, ainsi que Van Dijk, comme un des principaux membres actifs de la société rotterdamoise Studium scientiarum Genetrix pour les recueils poétiques de laquelle elle a fourni „mainte preuve de son talent" 1 II. Barbaz. Trois de ses ceuvres empruntêes A d'Arnaud. Abraham Louis Barbaz (3) naquit a Amsterdam en 1770, et (1) Ontzielde lijken (cadavres inanimés), een doodelijk lijkgewaad (un linceul mortuaire), een aakelig moordtooneel (un lugubre massacre). (2) Brieven uit Amsterdam, 1805, p. 28. (3) Voir pour Barbaz: Molhuyzen en Blok: Nieuw Nederlandsch Biographisch Woordenboek. C. D. Busken Huet: Litteraire Fantasiën en Critieken, T. XXIV. C. F. Haug: Tooneelkundige brieven, Amsterdam, 1808. Vaderlandsche Letteroefeningen 1797, 1806. 309 partit avec ses parents pour Saint Pétersbourg oü, dans sa première jeunesse il s'occupait déja de la littérature francaise. Rentré au bout de quelques années dans sa ville natale il se mit a étudier plus amplement les grands auteurs francais et hollandais. Habillé de son étrange costume multicolore il fréquentait avec Bilderdijk, Kinker, Helmers, Loots et d'autres chez 1'éditeur-auteur P. J. Uylenbroek les agréables matinées littéraires dont on trouve une amusante description dans Busken Huet. II consacra les loisirs nocturnes que son humble place de comptable de la commune le forcait d'utiliser, a traduire Fontenelle (Ericie), Voltaire, (Les Scytes, Oreste, Don Pédro, Adélaïde du Guescelin, Sémiramis) La Harpe (Philoctète, Barnewel, Mélanie), Racine (Andromaque, Mithridate, Iphigénie), Crébillon (Idoménée), Piron (La Métromanie), Destouches (Le Glorieux) et quelques autres auteurs. Dans ses comédies originales De Lichtzinnige (L'Etourdi, la première comédie de caractère originale dans notre langue, 1807), De Vleyer (Le Flatteur) et De Logenaar (Le Menteur) il fiche d'imiter respectivement le style de Destouches, de Molière et de Regnard. Barbaz était de ceux qui, satisfaits de leurs talents, se plaignent sans cesse que leurs compatriotes ne les estiment pas assez. Son bagage dramatique a beau être pesant, il a peu de valeur. Nombre de ses pièces n'ont jamais vu la rampe. D'autres furent jugées sévèrement ou parodiées (Ericie par Kinker). Auteur médiocre, il s'est montré un critique sévère mais probe dans son Amstels Schouwtooneel (Le Théatre de 1'Amstel 1808 —1809). En 1810 il publia son Overzicht van den Amsterdamschen Schouwburg (Apercu du Théatre d'Amsterdam). II fut le maitre de Tollens „dont il élargissait les connaissances, ennoblissait le goflt" (1) et surfaisait les premières productions dramatiques. Vers 1820 il cessa d'écrire pour la scène, ne publiant en 1825 qu'un dernier recueil de poésies intitulé Dichterlijke Herfstvruchten (Fruits d'automne poétiques). II mourut en 1833 k Amsterdam. Pour Barbaz une des principales conditions, sinon la première, de toute oeuvre d'art est sa valeur morale. II faut „que le théatre soit une école de'moeurs". (1) S. D. J. Schotel: Tollens en zijn tijd. Tiel 1860. 310 't Volk leer' er braafheid, trouw en eerbied voor de wetten, En tegen zeedloosheid het dolend brein verzetten. (1) C'est alors seulement que la pièce „is d'eerste prijs waard" (est digne du premier prix).(2) II a donc un souverain mépris pour „Pétrange Kotzebue" et ses imitateurs, Pinto, Asselyn, De la Croix, van der Hoeven. Le Germain „wist meest van allen 't volk in ruw geweld te vleijen". (2) Par contre il porte au pinacle „Ie conteur moral, l'auteur philosophique" (3) des Epreuves du Sentiment et des Délassements qui lui fournissent trois drames: 1800 Makin of de ontdekking van Madeira (4) (Makin ou la découverte de Madeire, tiré des Epreuves). 1801 De Huwelijksliefde of de ware Grootheid (5) (L'amour conjugal ou la vraie Grandeur, tiré des Délassements). 1803 De Wijsgeer of de edele menschenhater (6) (Le Philosophe ou le noble Misanthrope, tiré des Délassements). Si Barbaz admire d'Arnaud comme écrivain moral, il „n'a jamais eu en grande estime l'auteur dramatique", a ce qu'il assure dans la préface de son „Philosophe", sans daigner exposer les motifs de son dédain. On n'a pas de peine pourtant a les déduire de son oeuvre. D'abord les sujets dramatiques de Baculard ne lui plaisaient point. Les pièces monacales, oü s'étalent des sentiments. égoïstes, ne lui semblent pas d'une portée morale assez largement humaine: In eene kloostercel is menschenmin begraven. En 't geestelijk gewaad bedekt niet schaars een hart, Dat dood is voor 't gevoel van 's naasten ramp en [smart. (7) Quoiqu'il ne parle pas de „Fayel" il prétend que le sujet de (1) Que le peuple y apprenne I'honnêteté, la fidélité et le respect aux lois. Et a opposer son esprit errant a l'immoralité. Eloge de la poésic dramatique dans Fruits d'automne poétiques. (2) Eloge de la poèsie dramatique. (3) De Wijsgeer of de edele menschenhater, Préface. (4) Chez P. J. Uylenbroek, Amsterdam. (5) Chez Veuve J. Doll, Amsterdam. (6) Chez J. Hofhout, Rotterdam. (7) Dans la celluie d'un cloitre 1'humanité est ensevelie. Et il n'est pas rare que la haire couvre un coeur Insensible aux maux et a la douleur du prochain. (L'amour du prochain est la source de notre propre bonheur, poème). 311 „Vergy" est „te bloedig en te gruwelijk" (trop sanglant et trop horrible). (1) II aime aussi peu les „zuchtende gelieven" et leur „laffe beuzelpraat" (2) („les mille riens que se disent les amoureux gémissants"), que Een zotverbeeld tyran, die eer hij 't leven derft Afgrijselijk raast en tiert. (3) Et „Mérinval" ne pourrait être Paffaire de celui qui, détestant les cris de „barbare" et de „hélas", demande sur Ia scène: Niets onwaarschijnlijks ooit, niets wilds, niets overdrevens. (4) Barbaz ne fait pas plus de cas du choix des sujets de Baculard, que du milieu oü ils se déroulent. II a en horreur les sombres cloïtres qui sont autant de cimetières parsemés. de têtes de mort, les prisons aux lueurs blafardes, les foudres et les tonnerres. N'étant partisan ni de la „pantomime" ni du „silence" darnaudiens, il est a 1'affüt de tout ce qui rend sa pièce vivante, souvent bruyante. Les contrastes qui sont pour d'Arnaud des „charges grossières", 1'attirent irrésistiblement. Dans son Amour conjugal il crée même a cóté du généreux Callias que son modèle lui fournit un Ethon avare et odieux pour „rendre le tableau plus animé par le clair-obscur, (car) la vertu éclate d'autant plus quand elle est peinte en opposition avec la méchanceté". (5) On aurait tort cependant de voir en Barbaz un auteur dramatique sensiblement supérieur a d'Arnaud. Pas plus que celul-ci notre compatriote ne saurait se passer de prisons (L'Amour conjugal); son Philosophe se démène tellement qu'on a envie de se boucher les oreilles (acte V); les apostrophes „barbare", „cruel" et les cris pathétiques „oh", „ciel", „dieux", „mon père" retentissent du premier acte jusqu'au dernier, et les pleurs y coulent en ruisseaux. Ni „les poignards qui percent les cceurs", ni „la terre qui engloutit ses victimes" n'ont garde de se mettre en grève. Et Ie moyen de ne pas „s'évanouir" dans ce monde ! * ^ * (1) Le Drame (Het Tooneelspel), poème. (2) Eloge de la poésie dramatique, poème. (3) Un tyran grotesque qui avant de mourir Crie et se démène horriblement. (Eloge de la poésie dramatique, poème.) (4) Jamais rien d'invraisemblable, rien de furieux, rien d'outré. (L'art du thédtre, poème.) (5) De Huwelijksliefde, Préface. 312 En publiant Makin, „tooneelspel" en trois actes, „une legon de morale vivartte", Barbaz veut montrer qu'il n'est „nullement ennemi de drames en prose" comme on semblait le croire. On connait le sujet dont nous avons parlé plus d'une fois. (1) Le Lord Dorset refuse a Makin sa fille Hélène qu'il destine a un parti plus brillant, le comte de Suffolk. L'amant dégu est enfermé dans un cachot d'oü il s'échappe, fuyant avec sa tendre amie dans un léger esquif; il arrivé après mainte épreuve sur la cóte de Madeire oü les jette une affreuse tempête. La il recommence la vie de Robinson Crusoë. Un nouvel orage lance, une dizaine d'années après, papa et maman Dorset sur les mêmes rivages oü 1'on se pardonne pour mener une vie d'amour, d'estime et de bonheur. Comme la tragédie d'Adrienne van Overstraaten, et pour la même cause, ce drame est dépourvu de mouvement, sauf dans un seul endroit. Tout le premier acte s'use en paroles débitées avec force sentimentalisme devant la cabane de Makin, dans un paysage rustique au coucher du soleil. Voici le héros avec son confident Edouard, „création de l'auteur" qui s'entretiennent du passé pour nous mettre au courant du triste sort des amants malheureux avant leur descente dans I'ile. Quand Makin va se prosterner devant „la puissante origine de la nature", son fils William s'approche pour fournir a papa 1'occasion de lui donnér un cours complet de morale dont les trois principes sont: Aimer Dieu, pratiquer la vertu, s'adonner au travail. Le cours de morale fini, Hélène entre en scène afin que Ie lecteur puisse écouter dans Ie tête-a-tête qu'elle aura avec son mari, tout ce que 1'entrevue de Makin et d'Edouard ne lui a pas encore appris au sujet de leur passé. Au second acte on moralise d'une facon différente, mais également béte. Nous assistons, au milieu de Ia nuit, a un naufrage qui amène devant les yeux égarés d'Hélène son ancien amoureux Suffolk. Makin qui dans la nouvelle est doux comme un agneau, mais qui dans le drame est parfois un lion rugissant, va s'acharner sur son ancien rival, dont la magnanimité Ie force pourtant a filer doux. Témoin de 1'heureuse union de Makin et d'Hélène il renonce résolument a toute prétention et leur offre „met een rondborstig Britsch gemoed zijn ongeveinsde vriend- (1) Voir pp. 112, 120, 121, 125. 313 schap". (1) Au milieu des tendres effusions qui s'ensuivent on se dit tout è coup qu'on oublie les autres naufragés qui luttent contre la mort. Ils 1'ont échappé belle pourtant. Makin éclate en apprenant que M. et Mme Dorset sont parmi les sauvés. II se promet de se venger de 1'insensible Dorset, dont les autres técheront pourtant de gagner les bonnes grêces au moyen d'un stratagème: On dira que les jeunes époux sont morts pour que la douleur arrache au lord le pardon paternel. Au troisième acte ce père barbare que dix ans de séparation n'ont fait qu'endurcir inconcevablement, s'y refuse d'abord. Makin survient et attaque dans une scène violente (un exemple de cette „vivacité" que Barbaz nous a promise dans sa préface) son beau père qui lui repróche toujours son humble origine. La rixe finit paree qu'on avoue a Dorset que sa fille n'est pas morte, après quoi la réconcilation générale permet a Makin de faire un sermon final sur la bonté de Dieu et les erreurs humaines. D'Arnaud même a su se garder de pareilles bêtises. Son lord Dorset est plus sensé quand, au lieu de se battre, il dit: „Ne parions plus de nos fautes; nous avons tous des reproches a nous faire; parions du plaisir de nous être retrouvés", a quoi Makin et les siens se rendent bien volontiers. (2) * ~ * De Huwelijksliefde of de ware Grootheid, le second drame en trois actes que Barbaz puise aux Délassements, (3) vaut sensiblement mieux pour 1'action, la psychologie, Ie style. II a été attiré, comme Feith autrefois, par „eet héroïsme imposant (1) D'un coeur franc et britannique son amitié sincère. (2) Voici un curieux échantillon d'un entretien anticlérical entre un père et son fils agé de neuf ans: Makin: ... Maar is het genoeg God te bidden ? William: Neen vader, men dient hem nog veel meer te danken, omdat hij al wat leeft zijn goedertierenheid belooft Ik zal den ganschen dag hem prijzen, loven. Makin: Toch niet; dit begeert hij geenszins; dusdoende zoudt gij uw leven evenals de monniken, nutteloos voor de Maatschappij verslijten. Wiliam: Monniken, Vader wat zijn monniken ? Makin: Meestal luiaards, die in de bewoonde wereld onder den schijn van God te dienen, het zweet van hunnen evenmensch verzwelgen, William: Foei, zulk een wil ik niet zijn ! (3) Voir pp. 117, 118. 314 qui surpasse les facultés ordinaires", (1) surtout chez les femmes, et dont d'Arnaud avait donné un exempie historique dans sa nouvelle empruntée a Cornelius Nepos. La pièce est écrite en „onregelmatige vaerzen" (vers libres) ce qui préservera l'auteur d'une prose qui eut pu n'être pas assez „deftig" (distinguée), vu „Ie sujet et le rang des p'ersonnages". En se servant de I'alexandrin il aurait pu pêcher par un style trop élevé et trop tragique. (2) Extérieurement il n'y a pas le moindre système ni dans 1'étendue des vers successifs, ni dans la rime. En opposant son Ethon (3) a Callias, et en donnant a Elpinice une confidente, Mirza, comme a Cimon un vieux domestique, Oamis, Barbaz a doublé Ie nombre des personnages du récit, qui sans cela n'aurait pas pu être mis sur Ia scène. Au premier acte qui se passé a la maison de Cimon, Elpinice et Mirza se plaignent de 1'affreuse situation du malheureux père Miltiade qui, accusé de haute trahison, languit dans la prison oü Cimon est allé Ie trouver. Le riche et avare Ethon profite de son absence pour déclarer son amour a Elpinice, mais elle le chasse honteusement. C'est alors que Cimon rentre pour nous apprendre que le vieillard a succombé et qu'il va le remplacer dans le cachot. On 1'emmène en effet, malgré les supplications de sa femme, Ia rancon n'étant pas acquittée. Callias paralt être un consolateur trop intéressé paree qu'il ne promet de la payer qu'a condition qu'Elpinice divorce, ce qu'elle refuse. Elle va implorer le secours du conseil des magistrats d'Athènes. Toutes ses tentatives, — que le disciple reproduit a peu prés littéralement d'après son modèle — ayant été vaines, nous la voyons au second acte dans Ia prison de son mari donner, selon d'Arnaud, „un libre cours a son désespoir" ce que Barbaz rend ainsi: Brisez, o Dieux cruels, ces voütes effroyables, Détruisez-nous par pitié. Anéantissez cette patrie ! Après quoi elle sort précipitamment, disant: „Je te reverrai". Elle laisse Ie champ libre aux mauvaises intentions d'Ethon qui, après lui avoir offert inutilement son argent, tache de semer la jalousie au coeur du prisonnier, assurant que sa femme s'aban- (1) Délassements, T, V, le Année, p. 192. Cf. encore p. 108 ci-dessus. (2) Préface. (3) Voir p. 311. 315 donne dans les bras de Callias. Damis vient en effet lui annoncer sa grace, due a 1'intervention de son épouse, on ne sait trop comment. Rentré et torturé de jalousie, Cimon apprend au denier acte qu'Elpinice le sauvant, va se marier avec Callias, qui a fourni la rancon. Quand Cimon veut éclater elle lui montre toute 1'étendue de son sacrifice auquel elle aurait préféré la mort. Mais le gracié refuse d'ajouter foi a ces paroles. Ce qu'Ethon lui a dit semble n'être que trop vrai. Lorsque celui-ci arrivé, Elpinice Ie confond en lui reprochant sa honteuse conduite ce qui aurait rétabli Ie calme dans les sens troublés de Cimon, si Callias ne s'était présenté en ce moment pour réclamer sa récompense. La scène violente entre les ayant-droit se termine par Ie prompt secours qu'ils prêtent a Elpinice qui allait se poignarder pour ne rompre ni la fidélité jurée a son mari, ni la promesse faite a son sauveur. Devant tant de vertu Callias renonce a ses droits; il reste 1'ami des époux heureux. Barbaz a donc gardé les données fondamentales: 1° Yhonneur exigeant de Cimon de prendre les chaïnes de son père après la mort de celui-ci; 2° I'amour conjugal qui'pousse Elpinice k des actes héroïques; 3° le désespoir de Cimon et la magnanimité de Callias. On pourrait représenter ces trois éléments par les trois noms Cimon, Elpinice, Callias. Et c'est la en effet le titre que d'Arnaud a donné k sa nouvelle, ajoutant de facon explicative: „Ou I'amour victime de lui-même". Les changements que son imitateur s'est imposés sont importants. Le titre principal ne lui en disant pas assez et le sous-titre n'étant guère attrayant, il intitule sa pièce: L'amour conjugal ou la vraie Grandeur. Puis il crée le róle d'Ethon. Ensuite il s'agit dans la nouvelle, d'après les coutumes grecques, d'un mariage entre les enfants des mêmes parents. Barbaz n'a pas voulu choquer les bienséances modernes. Cimon et Elpinice ne sont plus frère et soeur. Cimon seul est 1'enfant de Miltiade. Le poète en a profité pour diversifier les caractères des époux. Quelle que soit la tristesse d'Elpinice devant les souffrances et la mort de Miltiade, ce n'est plus la voix du sang qui parle et ses accents sont moins douloureux que dans d'Arnaud. Si elle n'est plus soeur dans la pièce, elle est beaucoup plus épouse. Elle y est autrement déchirée de la perte de son mari que dans la nouvelle. Elle cherche a le déterminer k ne pas prendre 316 les fers. Plus tard elle 1'engage è s'enfuir de Ia prison dans ses habits de femme, car elle „ne connalt ni Dieu, ni loi". Elle rejette avec une indignation furieuse les propositions du misérable Ethon. Le caractère de Cimon n'est pas non plus resté le même. Athénien, il est plus raisonnable dans Timitation que dans 1'original, oü il déteste son pays qui impose un joug douloureux a son père. Incarcéré lui-même, il „se précipite au devant de la mort". Dans le drame il porte son sort avec plus de résignation, dédaignant 1'offre d'Ethon qui veut corrompre les gardiens. Mari, il est plus tourmenté, navré par une affreuse jalousie inspirée par le même perfide. Quand le fatal mariage entre Elpinice et Callias est décidé il veut, selon Baculard, reprendre ses fers. II est désolé mais il ne maudit point sa femme. Dans la pièce il lui reproche sa „méchanceté", son „horrible intention"; il „se sent trahi de tous les cötés", et il la repousse en criant: „Arrière de moi, infidèle". En opposant Ethon, Ie parent avare, puissant et criminel au vertueux Callias, Barbaz a appliqué a ce tableau Ie jeu du clairobscur. Mais il a tiré d'autres avantages de sa trouvaille. Elle lui permet de mettre dans une lumière éclatante Ia vertu d'Elpinice et de nuancer le caractère de Cimon dévoré de Pinquiétude que le scélérat excite en lui. * ^ * Le Philosophe, le dernier „tooneelspel" en cinq actes et en prose est emprunté au Misanthrope estimable des Délassements. (1) Le conté de Baculard se compose de trois parties. Dans la première un étranger fait la connaissance de M. Antoine qui, brülant ses titres de noblesse, s'est retiré a Ia campagne dont il vante les avantages (1) (pp. 257—274), et auxquels on oppose dans la seconde (pp. 274—288) les fourberies de la ville. Dans la troisième partie (pp. 288—317) 1'étranger revient après cinq ans d'absence et est passablement étonné de découvrir dans un simple journalier qui s'est toujours tu sur son origine, le fils d'un marquis parisien de ses amis. Le jeune homme a rejoint, a I'insu de son père, Marianne, la charmante fille de M. Antoine dont 1'autre avait fait un portrait ravissant lors de sa visite chez le marquis. Les amoureux, après de facheux contretemps s'épousent grace a 1'intermédiaire de 1'étranger, mais non sans qu'Antoine se soit échauffé Ia bile contre „la ville", „les citadins" et „les (1) Cf. p. 113. 317 nobles". Le mariage conclu ils partent pour Paris oü Ie jeune époux s'abandonne naturellement a la dissipation, ce qui permet a Marianne de retourner dans le sein de la familie. On n'a pas de peine a prévoir quelle sera Ia valeur du drame sorti de ce récit. Le premier acte est presque entièrement rempli par le caquet moral d'Antoine. D'Orval, 1'étranger, ne fait que I'écouter, placant de loin en loin un mot béte pour rompre son mutisme acharné et le bavardage continu de son interlocuteur. D'action il n'y en a point. A 1'acte second 1'inconsolable Marianne demande a son amant, le jeune marquis déguisé en paysan, la cause de sa tristesse, dans une scène „navrante". Elle ne recoit pour toute réponse que: „Laissez-moi seul, je ne désire que le silence, le repos et la solitude". Reconnus par D'Orval, il implore son intervention auprès de son père qu'il a abandonné et de son maïtre intransigeant. Nicolas, le paysan bienfaiteur, I'aidera même et nous confie son secret: il donnera ses économies au jeune prétendant qui n'a pas 1'air d'être riche. L'acte suivant se déroule dans un milieu dans le goöt de Watteau. Beau jardin ombragé: au fond une riante perspective, au second plan un jet d'eau; d'un des cótés, au premier plan, un banc de jardin. Euphémie, la femme du misanthrope estimable, a remarqué que Charles donne sans cesse des réponses évasives au sujet de son origine. „Si c'était un batard !". Antoine pourtant se moque des préjugés de la société. La tristesse de Marianne qui vient dire que Charles se croit forcé de se séparer d'elle, va plonger notre philosophe dans de noires pensées sur ce mystérieux amant, mais il „chasse les nuages qui menacent d'obscurcir les purs plaisirs d'üme" en tirant de sa poche „Les saisons" de Saint Lambert (1) oü il se met a lire les tableaux variés de Ia nature. Quand D'Orval lui apprend cependant que Charles est fils de noble il enrage: „ce cruel, ce traïtre, ce séducteur, ce maudit cherche sans doute è déshonorer ma fille. Qu'il rentre dans sa horde de trompeurs et d'assassins". Son fils Thomas en fait autant au quatrième acte. II va même se battre avec 1'intrus lorsque Suzette vient dire qu'une voiture (1) Barbaz les avait traduites une huitaine d'années auparavant 318 a versé devant Ia maison. Tout le monde se précipite au secours de 1'infortuné voyageur. Remis de sa frayeur, celui-ci admire la paix et Ie repos de Ia maison. Antoine objecte pourtant qu'on n'y est pas a 1'abri du chagrin, ce que 1'autre concoit puisque „les palais des rois n'en sönt pas exempts". Et le philosophe-de tempêter contre les rois, les grands, les citadins qui sont la cause de tout le mal. L'orage passé, D'Orval a 1'occasion de reconnaltre dans Ie voyageur le père de Charles, le marquis de Darnincourt. Voici les „scènes a faire" du dernier acte: 1° Terrible grabuge entre le fils devenu campagnard et son orgueilleux papa, „barbare qui lui enfonce le poignard au coeur" et qui ne fléchit qu'après que D'Orval lui a dit qu' Antoine est „Ie comte de Frémont". 2° Symbole des deux arbres séparés par la foudre, débité bêtement par le niais Nicolas, paree qu' Antoine ne veut pas encore entendre parler d'une réconciliatjon. 3° Euphémie, Marianne, Charles, Suzette, Thomas et Nicolas se jetant aux pieds du philosophé endurci, le suppliant de se rendre a la raison: „Soyez homme, soyez père". Le misanthrope, saisi d'étonnement, essuie ses larmes et dit: „Levez-vous tous. Ne pliez le genou que devant la divinité !" II réunit les deux amants et les exhorte a choisir a temps le port sür de la vie retirée. Comme on voit, le sujet est devenu entre les mains de Barbaz plus compliqué, plus romanesque et plus puéril qu'il ne 1'était dans d'Arnaud. Tout ce vacarme des derniers actes jure étrangement avec le manque complet d'action au début. Ce qui gête surtout Ia pièce c'est 1'éternelle moralisation assommante dont tous se rendent coupables: papa, maman, filles, fils ! On ferait un curieux recueil de maximes de toutes les belles choses qu'ils débitent: C'est ainsi que 1'ami D'Orval prétend par exemple: „Nulle part on ne trouve dans ce monde Ie bonheur parfait" — „Celui qui veut travailler et Ie peut n'est pas pauvre" — „Le soir d'une journée bien employée, vous dormirez en paix" „Par- donnez les fautes faites par amour" — „Pardonnez a ceux qui, sans mauvaise volonté, vous offensent". Euphémie nous apprend qu'on peut s'attendre au „Soleil du bonheur après le brouillard" et que „Nous devons écouter la voix de la raison". Ses filles ont compris cette lecon, témoin les principes qu'elles en déduisent: „Chaque malheureux a droit de prétendre a notre pitié", „la bienfaisance est un plaisir", etc. 319 Barbaz pêche par toutes les sensibleries des nouvelles darnaudiennes. Ses pièces ont, avec tous les défauts de ces anecdotes, une faiblesse dramatique telle qu'elles ne sont jamais parvenues a se hisser a la hauteur de la rampe. Et Barbaz s'en plaint comme un génie méconnu et dédaigné. S'il est vrai qu'„il mérite plus d'appréciation qu'il n'en trouvait ordinairement",(l) on ne saurait, comme Haug le fait, admettre les trois drames dont nous venons de parler parmi les „voortreffelijke meesterstukken" (2) (chefs d'ceuvres admirables) de eet auteur qui n'a vu représenter que trois de ses nombreuses pièces. * ^ * * D'Arnaud, par 1'exotisme de son Makin et de son Amélie, avait servi en Hollande le romantisme naissant tel qu'il se manisfestait a la fin du 18e siècle dans le gout pour „1'ile isolée". The desert Island, par Arthur Murphy (1760) avait été traduit en 1783 par L. Pater. La scène de cette pièce représente un paysage correspondant complètement a celui de Makin. On aimait les décors exotiques au Théatre francais d'Amsterdam oü Pon représentait en 1789 avec beaucoup de succès Roblnson Crusoé dans son Isle, par d'Arnault (d'Arnaud), bagatelle ignorée en un acte et en prose. Le succès engagea un certain P. A. a la traduire en 1790. U est probable que cette version a été beaucoup moins en vogue que celle que C. van der Vijver a fournie en 1806 d'une pièce du même titre, composée par Pixerécourt (1805). (1) J. te Winkel: L'Evolution de la litt. holl., T. V, p. 210. (2) C. F. Haug: Brieven uit Amsteldam over het Nationaal Tooneel, Amsterdam. L. H. C. Hesse, 1805, p. 46. CHAPITRE IV. Quelques drames hollandais soi-disant originaux. Nous devons mentionner d'abord ici une méchante tragédie „traduite de 1'italien", et intitulée: Euphemia of de rampzalige gelieven (Euphémie ou les amants malheureux), figurant dans le Tome XIV (année 1786) du recueil de pièces de théatre internationales intitulé Spectatoriale Schouwburg. (1) Deux amants, séparés longtemps par la volonté des parents, vont être réunis grace a une heureuse coïncidence quand, par suite des crimes d'un ami jaloux et traltre, le jeune homme perd son adorée d'une facon analogue a celle dont Adelson se voit enlevée Nelly. (2) Quoiqu'on ne fasse nulle mention d'Arnaud, l'auteur et le traducteur baculardisent a qui mieux mieux, comme le titre de la pièce d'ailleurs le fait présumer. Les cloitres, la religion, la vertu et la raison consolent ici, comme dans d'Arnaud, les malheureux quand les foudres et les tonnerres les écrasent, et que les poignards et les glaives menacent de les pousser au tombeau. Si ce n'est pas Feith qui a fourni la version hollandaise, c'est un des siens. Henrico, a la perspective d'être séparé de 1'objet de son amour exhale sa tristesse dans des termes qui sont un écho trés distinct des lamentations qu'Edouard profère sur son rocher isolé. (3) Euphémie obéira pourtant è la volonté paternelle regrettant amèrement, comme son homonyme du drame monacal, de ne pas pouvoir suivre son amant: „O dat mijn plichten mij veroorloofd hadden u te volgen ! Barre heiden, zandige woestijnen, scherpe klippen, steile bergen zouden mij in uw gezelschap lieflijke velden, bloemrijke vallijen zijn geweest". (4) Comme dans d'Arnaud et Feith un songe est ici „la conséquertce naturelle" d'un affreux état d'ame. (5) Après la mort de leur (1) Thèótre spectatorial, Amsterdam, P. Meyer et Warnars 1786. (2) Voir pp. 123, 128, 174. (3) Voir pp. 218, 220. (4) Cf. Ferdinand et Constance, p. 235 et Euphémie, drame, III: 2: Insensibles aux dangers, aux menaces de 1'onde Je te suivais partout, jusqu' aux bornes du monde, Je portais mon amour aux plus sombres déserts, Avec toi partagés, ils me devenaient chers. (5) On assure a Henrico: Uw droom was een natuurlijk gevolg van den toestand, waarin uw ziel zicK op dien tijd bevond. 321 fiancée, les amants trouvent les mêmes accents désespérés: „Ik moet leven" (Henrico). — „Ik was gevloekt om te leven". (Edouard). Les idéés sur la vertu, et Yimmortalité de cette tragédie se retrouvent textuellement dans Feith. J. E. de Witte, le détenu de la prison, dite Gevangenpoort (1) est mis en liberté a cette époque. II a continué è publier ses poésies (A Hortense, onze Iettres en vers dans le genre de Fanny) et ses romans sensibles (Zéphire 1790, Martian et Jenny 1791) d'après le style d'Arnaud et de Feith. Dans ses Schetsen van het menschelijk hart (Esquisses du coeur humain, 1790) rendant ses impressions de prison, nous reconnaissons tout le jargon darnaudien: „Les tonnerres mugissent lugubrement" autour de lui quand il „franchit le seuil du séjour des larmes si terrible pour 1'humanité" (la prison). „Des milliers de tourments éntassés torturent son cceur". On dirait Mérinval entrant dans le cachot. Comme celui-ci, il ne trouve que „Ie repos effroyablement agité" d'un songe oü il a la même vision: „la mort, Ie tombeau, les parents gémissants". Nous ne nous arrêterons qu'a quelques-uns de ses drames dont voici les principaux: Constance de Saint-Denis (1787), Siegwart (1794), Emma Corbet (1798), Thomas Harley ou l'homme sensible (1799), Edouard Stanley ou l'heureuse rencontre (1800), (2) Valmont de Saint-Priest ou le naufragé (1800), (2) Les Nègres en Hollande ou le Triomphe de 1'humanité (1800). (2) „Er steht unter dem Einflusse Goethes Werther" dit M. Karle Menne (3) sans rien prouver. Que son Siegwart, qui n'est point si werthérien, ne nous trompe pas trop sur une prétendue influence allemande. Miller avait transposé le drame monacal d'Adélaïde ef de Comminge en une „Klostergeschiehte", (4) le roman de Marianne et de Siegwart, qui, par de Witte, retourne a la Ferdinand se dit: Vergeefs poog ik mij te overreden, dat alles het natuurlijk gevolg is mijner akelige gemoedsgestalte. (Cf. p. 228 ci-dessus) (1) Voir p. 269. (2) Dans le recueil: Zedelijk Schouwburg tot nut en Vermaak Niet vertaald, Zwolle 1803. (3) Goethes Werther in der Niederlandischen Literatur. Leipzig Max Hesse, 1905, p. 59. (4) Voir Troisième Partie, pp. 377—382. 21 322 tragédie de couvent. La sênsibilité de de Witte est absolument francaise. La majorité des personnages vertueux qu'il met en scène dans ses „origineele tooneelstukken" sont Francais: Constance de Saint-Denis, Emma Corbet, Edouard Stanley, Valmont de Saint-Priest. Les autres nations représentent la dureté impitoyable: Douglas (1'Anglais dans Saint-Priest, Garick et Spiers, dans les Nègres en Hollande). Les nombreux gallicismes dont son style est entrelardé indiquent que sa lecture préférée n'est pas la littérature allemande. (1) Ses sujets rentrent directement dans le cadre de ceux que nous avons rencontrés jusqu'ici. Constance de Saint-Denis, abandonnée de Valleran, son amant qui 1'a séduite, vit dans une ile isolée, oü une tempête 1'a jetée. La Brie un des officiers du navire qui 1'a transportée, 1'a entourée de soins, de sorte qu'elle a fini par 1'épouser/Quelques années après arrivé en ces parages un navire dont le commandant se trouve être Valleran. Malade et sur le point de mourir, il béntt son ancienne maitresse en lui demandant pardon. Pour légitimer son enfant il désire, avant de mourir, que 1'ecclésiastique du bord le marie avec Constance après quoi on quitte 1'ile pour se rapatrier. La pièce a de trés fortes analogies avec Makin: La haine de la société, la description de 111e, et la facon dont on y vit se ressemblent dans les deux drames. (2) La Brie et Makin sont des modèles d'époux et de pères. Ce qui préside a leur conduite c'est la trinité sainte: Amour, Vertu, Religion. Leurs femmes gémissantes, et inquiètes du sort de leurs enfahts, retrouvent auprès d'eux „la force de la religion et de la vertu". La première chose qu'ils ont fait dans leur isolement c'est 1'érection d'un autel de gazon, oü ils rendent chaque matin hommage a Dieu et cela de la même facon. (3) La même musiquette fade, sensible et monotone que nous connaissons depuis d'Arnaud et Feith languit a travers ce drame, dont les Exercices de la littérature nationale(4) ont osé louer „les tableaux variés", „1'observation de la nature" et „la morale". (1) Een vrouw van zekere jaren (Une femme d'un certain age). Zoo gaat het in den oorlog (A la guerre comme a la guerre). Iemand een opening van zijn gedrag geven (S'ouvrir de quelque Wat wilt ge (Que voulez-vous) I etc. [chose a quelqu'un). (2) Cf. p. 112. (3) Cf. p. 121. (4) Vaderl. Letteroef. 1788, I, p. 601. 323 Dans Edouard Stanley, de Witte tache de nous émouvoir sur le ,sort de deux amants malheureux, Edouard et Julie, dont les noms déjè nous ramènent a Feith et ensuite a Baculard. Le jeune homme a fui la colère du roi qui lui a destiné une jeune comtesse d'une moralité douteuse. Après ses malheureuses pérégrinations en Amérique, il est rentré en France, trouvant un emploi dans les bureaux d'un négociant. Celui-ci invite sa jeune parente „Julie" k passer quelque temps chez-lui. L'amour le plus pur, le plus innocent ne tarde pas k enflammer Edouard et Julie. Hélas, le père de la belle, le baron de Fonrose ne veut pas d'un aventurier. Mais d'Arnaud nous a appris 1'expédient des mariages secrets auxquels des pasteurs débonnaires se prêtent sans difficulté. Après avoir essuyé les épreuves les plus douloureuses et les plus étranges, selon le système du maitre francais, on retrouve les parents. Evanouissements de jouer leur röle. Les „Hofmanns druppels" (gouttes d'Angleterre) font revenir les infortunés de leur Iéthargie, et une réconciliation générale couronne leurs misères. Saint-Priest, chargé d'une mission secrète fait naufrage sur „une des Hes britanniques". Jeté dans une lugubre prison, pleurant sa tendre épouse abandonnée, il finit par être mis en liberté, grace a 1'intermédiaire de la fille du cruel gouverneur de 1'ile. Dans Les Nègres en Hollande, Dorval, marchand francais établi aux Pays-Bas vainc sa soif de vengeance contre laquelle d'Arnaud et Pypers avaient mis leurs lecteurs en garde. L'excellent commercant accorde la liberté k deux jeunes nègres esclaves, nouvellement importés, et dont les parents avaient tué les siens en Afrique. Pour développer ces thèmes éternels de Witte se sért de tous les procédés que Baculard et Feith avaient mis a la mode. II adore la pantomime. Telle indication scénique (Constance de Saint-Denis III : 5) pourrait remplacer directement telle autre dans d'Arnaud (Comminge III : 5): „Allen gaan zij, in een diep stilzwijgen, 't welk de grootste droefheid teekent, eenige schreden van de Draagbaar, waarna hij (Valleran) met een gedurig afnemende stem vervolgt: „Heb dank ontzaglijk God, voor al de goedigheden !" Mille fois on rencontre les termes consacrés du sensible francais: „met een teekenend stilzwijgen" (dans un silence expressif), „overstelpt door droefheid" (surchargé de douleur), „met diepe 324 zuchten" (avec de profonds soupirs), etc. A cette pantomime appartient le geste darnaudien qu'on avait ridiculisé dans „Thirsa" (1) et qui consiste a porter la main sur le coeur de 1'objet aimé pour reconnaitre ses battements. Tout nage dans la sênsibilité. „O nature", s'écrie Saint-Priest „combien fortement sent une Sme sensible tes tendres rapports". Comme d'Arnaud de Witte jubile: „God lof ! ge plengt een traan, God lof ik zie u weenen". (2) Malheur au luxe „de pestlucht der Paleizen" (Pair pestiféré des palais) qui endurcit les cceurs. On voit dans quel style s'expriment toutes ses sensibleries. Voici du d'Arnaud tout pur: O Hemel, zendt uw bliksems neer, verplet me (O ciel, que ta foudre m'écrase) — Vervreemd van 't gansch heelal (Abandonné de Punivers) — Beef, beef, gelijk ik beef. (Tremblez, tremblez comme je tremble). De Witte en Maria van Zuilekom, sa femme, se vantent partout de leur originalité. II faut bien reconnaitre, hélas, que ni les sujets, ni leur développement, ni les sentiments, ni le style n'ont la moindre marqué personnelle. On s'est approprié complètement 1'esprit darnaudien. Tout a 1'heure nous avons cru entendre les accents de Mérinval lorsque l'auteur épanchait son ame douloureuse de prisonnier. Pénétrons encore dans „le séjour des larmes" pour écouter un détenu qui est cette fois-ci Saint-Priest. L'insomnie travaille le héros agité. Au milieu de la nuit il s'éveille. Pour chasser son inquiétude il va lire. II demande donc de la lumière a son domestique. Telle est littéralement la situation de Mérinval au premier acte. (3) Saint-Priest s'adresse alors a son domestique: George, hoe laat is het, mijn goede vriend ? George: Na mijn gissing is het vier uur. Pour la traduction je copie Mérinval (1:1) qui s'en écarté trés peu: Mérinval: Henri, quelle heure est-il ? Henri: Quatre heures ont sonné ! Est-ce que ces subtilités ont la moindre valeur ? Non 1 Dès lors pourquoi les citer ? Pour montrer que 1'esprit de Baculard traversait les ceuvres de ceux-lè même qui se proclament „ori- (1) „Zink aan dit kloppend hart en voel of ik het ben". Cf. pp. 116, 117. (2) „Dieu soit loué, vous versez une larme, Dieu soit loué, je vous vois pleurer". (3) Cf. p. 80. 325 ginaux". De Witte aime d'Arnaud et ses genres. En 1829 encore il publiera avec une joie évidente un roman darnaudien d'un jeune ami (J. Hagen), intitulé: „Nagelaten gedenkschriften eener. kloosterlinge gevonden in haar bidcel" (1) Les vers qu'il compose en guise de préface en disent assez la nature: Geen list noch kloostermuur verdooft de gloed der liefde Als zij haar reine vlam door 't deugdzaam hart verspreidt. De eerstgeworpen blik, die vlekkelooze onschuld griefde, Beslist voor de eeuwigheid (2) etc. Willem Imme (1762—1823), Paimable curé de Loosduinen prés La Haye était un „génie original" au dire de Witsen Geysbeek. (3) Je n'ai pas eu en mains ses „romans originaux": Martin, Pauline ou la belle pénitente, Le Voyage a Utrecht. Dans son conté Le Reconnaissant que les Exercices de la Littérature nationale publient en 1786 il baculardise de la meilleure foi du monde. Quant a ses pièces de théatre que le même critique trouve „trés belles" et que M. te Winkel qualifie, plus justement, de „trés médiocres", (4) je ne suis guère frappé de leur nouveauté. Irène (1783) est une traduction directe de Voltaire. Lucas et Lucinde (1782) présentent Ie sujet darnaudien oü 1'on est régalé de 1'éternel enlèvement d'une naïve paysanne par un gentilhomme campagnard. Délia et Adélaïde (1786) est un drame imité de 1'anglais. Son Bienfaiteur (1788), qui tire de la prison une pauvre femme se trouvant être sa bru méprisée, ainsi que son Fils généreux (1791) et sensible qui paye de générosité la dureté de ses parents, ils sont proches parents des héros des Epreuves et des Délassements que le curé adorait. Comme Loaisel il goütait spécialement Germeuil (5) et en tire en 1789 son drame en un acte et en prose, intitulé: De Verstandige Echtgenoote (6) (L'Epouse sensée). (1) Mémoires d'une religieuse, trouvés dans sa celluie" (Gorkum, J. Noorduyn, 1829). (2) Ni la ruse, ni Jes murs du cloltre n'éteignent le feu de I'amour, Quand sa flamme pure pénètre dans le coeur vertueux. Le premier regard qui frappe 1'innocence immaculée Décide pour 1'éternité. (3) Dict. biogr. anth. et crit. des Poètes holl. Amsterdam, C. L. Schleyer, 1823, T. II, p. 264, et T. IV, p. 267. (4) L'Evolution de la litt. holl., T. IV, p. 107. (5) Voir pp. 108, 158, 159, 206. (6) Chez P. J. Uylenbroek, Amsterdam. 326 L'excellent ecclésiastique tait scrupuleusement sa source. Et cependant 1'imitation suit de prés le modèle, encore que l'auteur ait remplacé Mme de Cérignan, la courtisane rouée, par une jeune fille innocente, Nanette, a qui Dumont (c'est Tanden Germeuil) fait la cour. De plus 1'amie de la malheureuse femme a cédé son röle a M. Clairval, qui, habitant le même hotel que Ia dédaignée, la console. La scène est restée a Paris. Elle représente une chambre pauvrement meublée, telle que Marillier 1'avait dessinée pour d'Arnaud. Voici quelques échantillons d'adaptation: Dans la nouvelle on lit: „Ma chère Adélaïde, disait Germeuil, je ne te dissimulerai pas que Paris est pour moi un séjour pré- férable a tous les autres c'est un théatre oü se succèdent des scènes variées a 1'infini, dans ce tourbillon on sait s'isoler quand on veut". — Adélaïde reproche doucement a son mari: „J'appréhende de vous devenir moins chère; vous ne me parlez plus avec ce même attendrissement qu'un mot, un seul regard de vous m'a fait éprouver; quand vos enfants volent dans vos bras, vous ne les serrez point avec les transports que je vous ai connus." -c- C'est un ingrat tourmenté que Germeuil: „II parait 1'air sombre, abattu, dévoré de soucis et sans doute de remords; il évitait jusqu' aux regards d'Adélaïde; il allait s'isoler dans son cabinet." — M°" Dumont dit a Clairval, dans le drame: „Toen was het dat Charles dagelijks bij mij aanhield om het land te verlaten en Parijs tot ons verblijf te kiezen... De tooneelen van vermaak die zich rondom ons openden, hadden zooveel aanlokkelijks, dat wij weldra door de groote wereld werden meegesleept". — Mra* Dumont constate douloureusement: „Het was reeds in onze dagen van overvloed, dat ik eene verkoeling in zijne liefde, een verstrooidheid van gedachten, zelfs in mijn bijwegen in hem ontdekte. Noch mijne tederheid, noch de streelingen van zijn kind vermochten iets op hem." — Dumont se retire, vexé, disant: „Alom waar ik mijn schreden zet, verveelt het mij, en alles wat mij omringt, verwijt mij mijn snoodheid en mijn ontrouw aan de waardigste aller vrouwen." — lm me reprend encore littéralement les dialogues du criminel et de son enfant. Dans ses poésies l'auteur revient è „geschonden huwelijkstrouw" (la foi conjugale trompée) a ,,'t lokaas der driften" (1'appat des passions), au „luxe" et a Ia „volupté" 327 qui changent le séjour d'ici-bas, en un „aardsche rampwoestijn" (un désert). (1) Comme en France, le sujet de la vertueuse épouse qui ramène un mari libertin devient chez nous un poncif. S. Swaberland avait traité cette donnée en 1782 (une année après la traduction de Germeuil en hollandais) dans son drame De goedhartige Echtgenoote. (2) II n'y a point de doute qu'il s'est souvenu de la nouvelle francaise. Joan Leerius publiait vers 1790 chez J. Hendriksen a Rotterdam un „tooneelspel" en vers libres, portant comme titre De Amerikaan of de Edelmoedige vijand. Les noms des personnages seuls suffisent pour deviner la provenance du drame: Thatley, jeune homme anglais, aime Fanny. Le père „barbare" envoie 1'amant en Amérique oü celui-ci fait a peu prés la même expérience que Dolsey (3) a 1'égard de la générosité des indigènes. GrSce a elle Fanny ayant suivi avec son père son amant, et étant tombée entre les mains des ennemis, est rendue a Thatley. (4) Le sujet des amants ou des époux malheureux a beau devenir assommant dans 1'histoire de notre drame a force de se reproduire, nous devons citer néanmoins: Eduard en Rosalie of de gedwarsboomde Echtvereenigino (5) door D. W. Stoopendaal. Niet vertaald, te Amsterdam bij J. Brand en D. W. Stoopendaal, ± 1791. C'est que l'auteur a donné dans sa pièce „non traduite" une imitation de PHistoire de M. et Mme de la Bedoyère, encore qu'il affirme: „La scène est en Allemagne" 1 (1) Voir le recueil poétique: Kleine dichterlijke handschriften. P. J. Uylenbroek, T. III, pp. 239—245, Amsterdam, Schalekamp, 1823. (2) L'Epouse générease exprime la thèse ainsi: „Het is door de deugd, dat zij den dwalende aan zich zelf en aan de reden tracht weer te geven". Voir le recueil: Zedelijke tooneelspelen door S. Swaberland, Amsterdam, Gartman, 1782. (3) Voir p. 306. (4) L'édition que j'ai eue entre les mains est sans date. Selon Worp (Geschiedenis van het drama en het tooneel, T. II, p. 167), une première aurait paru en 1779 déja. (5) Edouard et Rosalie ou le mariage contrarie. 328 Le papa d'Edouard parait être aussi cruel que celui du jeune Bedoyère. On attente même a la liberté des deux infortunés. Ils réussissent a se sauver, mais cela ne leur rend pas le repos. Aussi leurs amantes désespérées, Rosalie (dans le drame) et Agathe (dans le roman) sont-elles sur le point de prendre le voile quand on les arrache au couvent. Les deux couples s'enfuient... a Avignon 1 C'est la que la même misère les tourmente ce qui n'empêche pas les deux épouses de devenir enceintes. Au bout de quelque temps les deux ménages viennent chercher un abri a... Paris. Dès I'arrivée bn fait la même triste expérience; Bedoyère implorant le secours de plusieurs amis, constate qu'il est rare que leur naturel pervers ou frivole ne les rende pas insensibles et il affirme: „Je ne fus donc pas étonné de les trouver refroidis a mon égard". (1) Edouard assure: „Toen zag ik de menschelijke natuur in haare afschuwelijke gedaante: allen waren doof voor mijne klachten". C'est pourquoi il se décide a s'engager a bord d'un bateau en partance pour l'Amérique. Sa femme tombe malade, et on profite d'un évanouissement du jeune mari pour le transporter sur le navire! II s'en faut que le procédé soit neuf vers 1791 (2). Le type d'Audoin (et de Darnicourt) (3) se retrouve ici, desservant les malheureux pour accaparer leur hêritage. Le pardon paternel réunit enfin les époux malheureux a qui il doit être permis de cesser finalement de tempêteF contre „le barbare" dans Ie style darnaudien: Hel en aarde open u ! — Verzwelg een ontaarde vader — Verslind, vermoord, verstik mij opdat er een eind kome aan mijn rampzalig leven (II: 9). (4) Le drame de Stoopendaal qui s'inspire si largement de Baculard, respire en même temps 1'esprit de Feith, le d'Arnaud hollandais. Quant a la prétendue originalité, elle n'est pas même garantie par une soupe hollandaise et substantielle oü entrent „een pond kalfsvleesch, een kalfspoot, een pond rijst en groentens," (5) et qui est arrosée d'un vin „zoo krachtig en gezond als Haarlemmer oly — die je bijkans kan snijen en die kleeft op de tong". (6) (1) T. II, p. 4. (2) Voir p. 126. (3) Voir p. 89 et p. 126. (4) Enfer et terre, ouvrez-vous! — Engloutissez un père dénaturé — Dévorez, tuez, étouffez-moi afin que mes malheurs finissent. (5) „Une livre de veau, un pied de veau, une livre de riz et des légumes". (6) „Aussi sain et réconfortant que 1'huile d'Harlem, qu'on peut couper au couteau et qui colle a la langue". 329 On ne saurait mentionner ici toutes les pièces morales et sensibles „d'invention personnelle" qui éclosent en Hollande dans 1'atmosphère darnaudienne. Contentons-nous de citer encore quelques titres. Wart débutait en 1795 par son drame Liefde en Grootheid, qui rappelle Rosalie. (1) Amour et Grandeur parviennent a réunir Emma Kroonveld et Ferdinand, après que la belle a accordé les faveurs d'épouse a 1'autre, générosité qu'elle doit expédier chez une fausse dévote, tandis que 1'amant fait pénitence dans une forêt oü il vit en ermite. Tout 1'attirail baculardien et ferthien est mis a profit: D'abord le sombre: On rencontre ici „une forêt sombre", „un homme sombre", „une Sme sombre", „une amitié sombre" sur lesquels les „tonnerres" et les „foudres" font rage. Les pantins de la pièce gesticulent comme des possédés. La sênsibilité de 1'amant est telle qu'il lui arrivé „dat hij sterft van gevoel". Heureusement il renait toujours de ses cendres sensibles pour glorifier les bienfaits de I'amour, de la vertu et de la religion qui lui défend d'attenter a ses tristes jours. Dans „Liefde en Rampspoed of het berouw der Dwaling" (2), tragédie „non traduite", les mêmes éléments sont en présence y compris la morale telle qu'elle est formulée dans Euphémie. Les drames de Pieter 't Hoen, (3) qui est de ceux qui prennent „plus ou moins 1'air d'être originaux", (4) n'offrent rien de neuf. Aussi Edouard et Emilie ou le Triomphe de I'amour constant, L'honnête paysan, Le commercant malheureux ne nous arrêteront pas, les titres parlants disant assez la nature de cette matière darnaudienne. Telle gravure pathétique du Débiteur reconnaissant pourrait illustrer les Délassements de l'homme sensible. Constance ou la pauvretè et la grandeur (par J. van Greeven, 1801) et Les bons enfants (anonyme, 1794) glorifiant I'amour filial a la facon d'Arnaud entrent dans la foule des pièces morales et tendres. L'élément mélodramatique est fortement prononcé dans La caverne de Strozzi (par G. Manheer 1800), oü (1) Cf. p. 109. (2) Amour et Adversité ou le repentir de 1'Erreur. (3) Dans son recueil: Vaderlandsche Schouwburg (Théatre National), trois vols, Utrecht et Amsterdam, 1793. (4) J. Prinsen, Handboek tot de Nedertandsche letterkundige geschiedenis (Manuel de 1'histoire litt. néerlandaise), p. 456. La Haye, Nyhoff, 1920. 330 Ton trouve des Tles criblées de grottes horribles, et une prison mélodramatique qui rappelle celle de Salvini. Et ce serait faire tort au goüt claustral répandu chez nous par Baculard que de passer sous silence le drame de Tollens intitulé: . Blinval et Emilie ou la récompense de la générosité. (1) Un père sort un soir avec sa fille qu'il refuse de donner comme femme au vertueux Dormain pour la destiner a un certain Darcourt, riche débauché. Dormain croit qu'elle va être enfermée au cloitre. Mais il jure: Dat zelfs de kloostermuur zal zwichten Zoo hij Emüia omsloot. (2) Le papa ne fait que promener sa fille sous bois, oü il est attaqué par un brigand qui veut le piller et qui se trouve être Darcourt. On concoit qui est le libérateur et quelle est sa récompense. (1) Amsterdam, A. Mars, 1801. (2) Que les murs mêmes du cloitre céderont S'ils enferment Emilie. CHAPITRE V. Les copies des drames francais, tirés des nouvelles d'Arnaud. Le Dragon de Thionville, drame que Dumaniant avait tiré des Délassements, (1) avait chez nous autant de succès qu'en France. En 1789 Le „Spectatoriale Schouwburg" publiait une version hollandaise (De Dragonder van Thionville), suivie en 1790 de celle de Zubli (De Edelmoedige Dragonder). La traduction de Rulofs (De Dragonder van Diedenhofen) ne porte pas de date. Le drame en vers de Zubli est resté fort longtemps sur la scène hollandaise. De Tooneelkijkcr (La Lorgnette) (2) loue la pièce pour la vraisemblance des caractères et 1'heureuse versification. On trouve la représentation „excellente". J. D. Villenhoven, attiré par les Indes qui figurent dans la pièce mélodramatique de Volsan öu le misanthrope par infortune, (3) 1'adapta au goüt colonial des Hollandais dans Volsan of de Menschenhater door tegenspoed. Nous y traversons „un désert tout nu", semé de rochers et de grottes, en compagnie du „général hollandais" Sydney et de son aide de camp Qermeuil. Le commandant tombe amoureux de Julie, l'amante de Volsan. Car Villenhoven renchérissant sur d'Arnaud pour le romanesque, envoie Julie et sa mère aux Indes pour y recueillir un héritage, les fait tomber entre les mains de pirates et leur destine comme sauveur... Sydney. En outre il est bêtement soucieux de „la couleur locale". Volsan, promu* commandant des indigènes, au bruit des boucliers, recoit des plumes sur son bonnet! Blessé dans une attaque, il est soigné par Sydney qui lui accorde Julie ! On aimait aux Pays-Bas les mélodrames. Celui d'Adelson en Salvini of het grootmoedig vonnis (4) eut au „Nederduitsche Schouwburg" de Rotterdam autant de succès en 1804 et en 1805, (5) qu'a „la Gaité" de Paris. (1) p. 155. (2) I' Partie No. 10, p. 518, Delachaux, Amsterdam, 1819. (3) Voir pp. 112, 119, 154. (4) Tooneelspel naar het Fransch van den Heer Prospère Delamar, Den Haag, De Groot, 1805. (Cf. p. 174). (5) Voir: Volledige Tooneel-Almanack der Bataafsche Republiek voor het jaar 1805. CHAPITRE VI. Les traductions des pièces francaises ou 1'influence d'Arnaud est indéniable. L'esprit d'Arnaud est plus subtil dans les traductions de Charles IX (par P. J. Uylenbroek, 1790 en P. 't Hoen, 1791) oü Chénier s'était rappelé l'auteur de Coligny entre autres dans la fameuse scène de la distribution et de la bénédiction des poignards qu'on admira ici non moins qu'en France. Les circonstances firent naitre en 1790 un drame semblable, en langue hollandaise, en cinq actes et en vers: Les ombres de Charles IX et de Catherine de Médicis. Ces ombres odieuses engagent Louis XVI „dont le tröne chancelle" a sévir avec cruauté. Coligny et L'Höpital qui descendent des cieux lui apportent, sortant d'un nuage lumineux, „la liberté" au nom de laquelle le roi va régner. Cette tragédie figure dans un recueil de quatre pièces originales ayant pour titre collectif: Het Tooneel der Zegevierende Menschheid, waare vrijheid en wezenlijke rechten van den burger in het vrije Frankrijk, of de zegenrijke gevolgen der Omwenteling, 1790. (1) Nous n'avons a nous occuper que du dérnier drame: Elise ou l'abolition des clottres en France. Elise et Nanette sont deux amantes malheureuses qui ont pris le voile et se sont rencontrées dans le même couvent. Un jour Elise recoit en secret Edouard, le père de son ancien amant Ferdinand, qui lui avoue avoir voulu imposer a son fils un parti plus riche. Le jeune homme a cédé, mais ne retrouvant pas le bonheur perdu, il est parti, on ne sait oü. Surprise dans son entretien avec le vieillard, la nonne est conduite devant Ie confesseur qui se trouve être Ferdinand. Comme nous sommes en 1790 „un commissaire et sa suite" viennent par ordre supérieur pour mettre les amants malheureux en liberté car „telle est la volonté de la France libre". Quant a Nanette, qui a été „le parti plus riche", elle devient leur fidéle amie. Les rapports de ce drame avec YEuphêmie de Baculard ne sont pas minces. II est sür que dans la scène de la reconnaissance du (1) Le thédtre de tHumanité triomphante, de la vraie liberté, et des droits réets da citoyen dans la France libre, ou les suites salutalres de la Révolution, 1790 s. 1. 333 père abbé et de la pénitente (IV: 3) l'auteur s'est souvenu de celle de Théotime et d'Euphémie (II : 9). Le róle du vieillard qui vient au couvent plein de repentir d'avoir causé les malheurs de son fils rappelle irrésistiblement celui de la comtesse d'Orcé. Les imprécations contre les vceux forcés sont Pécho des cris de Théotime. Les drames monacaux avaient un succès tout particulier dans la Hollande protestante. (1) P. J. Uylenbroek traduit en 1796 la pièce de Chénier, Fénelon of de Kamerijksche Kloosterlingen; un anonyme publie en 1797 une version néerlandaise du drame de Charles Pougens, Julia of de non van Nismes, un autrê se charge d'une copie des Victimes cloitrées de Monvel: Slachtoffers van kloosterdwang, 1796. Monvel a joui chez nous d'une vogue spéciale, dans tous ses genres: Ses drames larmoyants (Clémentine et Desormes surtout) ainsi que ses opéras historiques (Sargines, Raoul de Créquï) attirent les traducteurs. Et son succès sur la scène a été capital, surpassant celui de toutes les pièces oü d'Arnaud avait été mis a contribution: Coligny, Comminge, Euphémie, et Mérinval n'ont jamais vu la rampe aux Pays-Bas. Thirsa et Lady Gray s'y sont maintenues quelque temps. Les pièces de van Overstraaten, Barbaz, Imme, de Witte et Stoopendaal en sont restées a 1'impression. Blinval et Emilie de Tollens plaisaient médiocrement. Par contre Le Dragon de Thionville, Adelson et Salvini, ainsi que les opéras Sargines et Raoul, Sire de Créqui ont fait longtemps les délices des spectateurs hollandais, qui un quart de siècle même après son arrivée chez nous, ont continué d'adorer Fanny au Théatre d'Amsterdam (3 nov. 1783, 1 févr. 1790, 20 février 1796, 8 février 1797). (2) (1) Ericie ou la Vestale (1769) de Fontanelle fut traduite trois fois: en 1770 par G. v. Gulik, puis par Mm" Cambon van der Werken, enfin par Barbaz. Une version hollandaise de Mélanie (1770) par La Harpe parut en 1770: Mélanie of de rampzalige kloosterdwang. Het Klooster of Karacter en Opvoeding (1793) est une copie de la pièce de Laujon (voir p. 165). (2) Voir Worp, Répertoire du Thédtre d'Amsterdam (Manuscrit, bibliothèque de l'université de Leyde). CHAPITRE VII. Quelques auteurs de cette période en dehors du théatre. I. Feith dans ses dernières Lettres et ses qrands poèmes. Un certain nombre d'écrivains, en dehors du théatre, s'inspirent entre 1788» et 1804 encore de Baculard. II y a d'abord Feith, qui tout en n'oubliant jamais son maltre, fait preuve d'un ravissement sensiblement refroidi. La quatrième(1789)et la cinquième(1790) partie de ses Lettres sont entièrement consacrées au „minnedicht" (poème d'amour). (1) L'auteur commence par insister sur la nécessité du „génie créateur" (2) du poète selon les idéés de Baculard. Puis il étudie I'amour et son expression littéraire dans les ages successifs de 1'humanité, pour déduire de cette étude quelques indications générales, utiles aux jeunes poètes. Dès Ie début il entonne 1'hymme du tendre sentiment et de son utilité morale, humanitaire et civilisatrice d'accord avec Baculard. Ce „divin remède", supérieur chez les patriarches hébreux et les Ecossais montagnards, s'est altéré chez les Grecs et les Romains. Feith loue le moyen Sge qui s'est signalé par 1'alliance de I'amour chevaleresque et de Ia religion; il s'inspire largement de son maïtre, copiant fidèlement ce qu'il trouve au sujet de la chevalerie dans la préface de Fayel (3) et dans les notes dont d'Arnaud a pourvu son Sargines, et son Sire de CréquL Aux temps modernes I'amour n'est devenu qu'une décence extérieure, cachant des passions corruptrices. Le cinquième recueil des lettres traite des conditions du poème d'amour qui est, selon Herder „un soufflé". Qu'il soit bref et simpte. Voila Ia sacro-sainte simplicité de Baculard, que Feith se hSte de reproduire: „Tout ce charme attaché aux langues disparalt, lorsque Ia vérité est bannie des mceurs, lorsque 1'on imagine des tournures pour suppleer a cette vérité qui blesse, ou qui n'est présentée que chargée d'ornements ... Que devons nous (1) Feith y a mis a contribution un nombre incroyable d'auteurs. (2) Cf. pp. 256—260. (3) Voir p. 74. 335 attendre de notre siècle si poli oü par malheur pour Ie génie et la société tout pense, tout raisonne, tout se croit philosophe", etc. (1) Suit comme exemple de cette sim pl ici té la Romance de Moncrif: Les infortunes inouïes de la belle, honnête et renommée conitesse de Saulx". Feith distingue trois sortes de poèmes d'amour: Le „zachte minnezang" (poème d'amour tendre), bercé par les doux sentiments de I'amour naissant. Les plus tendres darnauderies traversent ses pages. Le „nationaal minnedicht" (poème d'amour national) se règlera sur le goüt d'une nation en corrigeant ses excès. II présentera aux Hollandais au lieu d'un mariage d'argent une union heureuse dans „la simple solitude", par Iaquelle Feith n'entend pas celle „d'une vie d'anachorète". II parait que les temps sont changés depuis Comminge, Euphémie, Edouard et 1'Ermite. Maintenant on peut trouver Ia solitude dans les villes les plus bruyantes puisqu'elle n'est autre chose que „le commerce fidéle et continuel avec soi-même". Le „poème d'amour par excellence" est le soufflé de I'amour vrai, intègre, inaltérable, consacré dans la trinité Religion, Vertu, Amour. Ce sentiment sublime ne supporte pas I'idée d'une séparation après la mort. Les cris de jubilation que Feith pousse ici, a 1'instar d'Young et de Klopstock, a la pensée de 1'immortalité, dominent de bien haut le raisonnement prosaïque du campagnard darnaudien qui se dit en parcourant son jardin: „il est naturel que le fruit venu a la maturité, tombe I" Nous sommes arrivés a la sixième et dernière partie des Lettres (1791—1793) traitant surtout du goüt des Hollandais. C'est lè que Feith insiste sur la valeur de nos impressions de jeunesse et sur I'ineffacable image d'Adélaïde qu'il -voit toujours devant lui. (2) II n'y a pas d'auteur francais qui ait tant impressionné notre écrivain, que d'Arnaud, dont le sentimentalisme, la gravité et le ténébreux ont quelque chose d'essentiellement germanique. (Aussi n'a-t-il point cessé de défendre les Anglais et les Allemands.) Le gout de Feith manifeste la même préférence. On voit partout qu'il préfère ce qui est élevé (het verhevene) a ce qui est gracleux (het bevallige). Les produits du sentiment lui plaisent (1) Sargines, p. 322. « (2) Lettres VI: 1, p. 162. 336 mieux que ceux de 1'esprit. Un jardin anglais (et Feith en avait fait arranger un a sa campagne de „Boschwijk", d'après son propre dessin) 1'aftire plus qu'un jardin francais trahissant „un art et une magnificence compliqués". (1) L'obscurité imposante 1'éblouit autrement que la lumière radieuse; un tombeau 1'émeut davantage qu'un berceau. Son admiration pour Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, Rousseau, Florian, Delille, etc. ne saurait contrebalancer 1'enthousiasme avec lequel il s'enivre de Richardson, Ossian, Young, Klopstock, Wieland, Cronegk, Gellert. (2) La gravité noire et larmoyante de Baculard devait, pour Feith, trancher sur la grêce et 1'élégance, soi-disant superficielles, qui caractérisent les Francais en général. Seul dans toute sa nation, il devait attirer Feith irrésistiblement. Malheur a Sophie (3) quand, n'adorant que le francais, elle est surprise de trouver du mérite dans Après l'Orage, poème allemand de Moïse Mendelsohn, qu'on avait admiré dans une soirée qui répond en tout point a celle dont nous avons parlé au sujet de Julie, premier roman d'amour de Feith. (4) Mais alors Sophie et lui étaient d'accord. Cette fois il la tance vertement. Ne craignez pourtant point une rupture. Baculard les réconciliera. Car c'est lui, „l'auteur favori" de Sophie, qui a attesté continuellement la supériorité des Allemands, comme Feith le prouve dans sa citation: „Je ne cesserai de me plaindre de ce qüe nous mettons tout notre esprit è nous éloigner de Ia nature; pour nous en rapprocher il faut nécessairement que nous revenions sur nos pas.... Les Allemands, qui jouissent des plus beaux jours de leur littérature, prouvent par leur succès qu'ils se sont beaucoup moins que nous écartés des premières régies du théatre. Le bel esprit et la société n'ont point encore altéré chez eux ce simple, ce beau naturel, la source des richesses dramatiques". (5) Ne représenter que le goüt national c'est lè un mérite douteux dans une oeuvre d'art, qui doit avoir avant tout une valeur universelle. D'Arnaud le prouve encore/ prétend Feith reproduisant Ie passage que voici: (1) Lettres VI: 3, p. 191. Cf. p. 62 ci-dessus. (2) Cf. Lettres VI : 6, p. 262 sq. (3) Lettres VI : 6. (4) Cf. p. 213. (5) Comminge: 3*»» Discours préliminaire, p. C. 337 „On dit que, de tous les Peuples, le Francais est Ie plus sociable: cela peut être; mais eet amour de la société qui produit les agréments de la conversation, la fleur de la politesse, 1'élégance du style, le brillant du bel esprit, ce même amour de la société n'a-t-il pas aussi ses inconvénients ? En donnant naissance aux fines allusions, aux comparaisons ingénieuses, a ces gr&ces légères qui sont 1'aliment de 1'esprit,. n'est-il pas nuisible a la vigueur et aux progrès du génie ? De la cette même physionomie, si 1'on peut dire, dans la facon de penser, dans les ouvrages; de la notre fausse délicatesse, nos ames efféminées: plus de grands traits, plus de profondeur dans les idéés, plus de couleurs distinctives ... etc." (1) L'esprit d'une oeuvre ne flattant que Ie goüt personnel est des plus minces. „Si quelqu'un écrivait donc un ouvrage afin de satisfaire a son penchant personnel pour la solitude et qu'il voulüt nous y régaler des objets les plus horribles qu'une perspective sauvage puisse présenter, son tableau ne plairait qu'a ces rares solitaires qui partagent le goüt des différentes espèces d'ermites et d'habitants de déserts".(2) Décidémént on a changé de sentiments depuis une dizaine d'années ! C'est ce qui explique qu'il y a dans Iets over het Treurspel (3) (Quelques remarques sur la Tragédie, 1793) et dans la tragédie d'Ines de Castro (4) (1793) fort peu de chose qui nous rappelle d'Arnaud. On ne s'en souvient que dans Ie „grand caractère" du traitre Alvaro, création de Feith, mais manquant comme Epiphanes et Northumberland de „perfection esthétique". * * Comme sa combativité et son enthousiasme darnaudien, le lyrisme de Feith (5) qui se nourrit des rriêmes thèmes que ceux dont nous avons parlé a la période précédente, (6) s'éteint peu a peu après 1788 pour faire place è la poésie didactique. Qu'on ne s'attende a rien de nouveau. „Les grands sujets sont (toujours!) la religion, la vertu et Pimmortalité qui réunira ceux qui (1) Comminge: 3**«ne Discours préliminaire, note p. LXXVI. (2) Lettres VI: 6, p. 276. (3) (Euvres, T. 18. (4) (Euvres, T. 8. (5) Dans un certain nombre d'Odes. (6) pp. 246—252. 22 338 s'aimaient". (1) L'ombre du noir d'Arnaud y erre toujours, de facon indécise il est vrai. Dans Le Tombeau (en quatre chants, 1792), le poète glorifie la vertu, triomphant de notre vanité (I). II se retire dans une forêt obscure oü règne „une solitude terrible", pour s'asseoir sur la tombe de Lucie, la fiancée de Charles. Quelle que soit la douleur du jeune homme il est rentré dans la vie active. C'est que depuis 1786 la critique ne voulait plus des solitaires qui, comme Comminge et Edouard ne font que se soustraire aux devoirs sociaux (II). Celui qui comprend que Dieu nous envoie les maux pour notre bien, sait que les plaintes sont diffamatoires. II „voit en Dieu une mère qui nourrit son enfant". C'est la du Baculard selon qui „la Religion est une mère tendre, prête a ouvrir son sein a ses enfants malheureux" (2) Et voici du Young chantant 1'immortalité sans laquelle „de mensch wordt raadsel en de deugd uitzinnigheid" (III). (3) C'est ainsi que le poète console Sophronie de la perte de son enfant, par 1'argument de la suprème sagesse de la Providence (IV). La Vieülesse (en six chants, 1802), qui est un pendant au Tombeau, ramasse „des idéés consolantes et vraies" au déclin de la vie. La volupté des sens s'est éteinte. Mais la volupté du cceur sensible et vertueux Nalt aussi de 1'urne funéraire, dans la nuit des douleurs (I). Oubliant, de nouveau, 1'infériorité de 1'art antithétique, Feith nous fait Ie portrait d'un vieillard, victime des passions de sa jeunesse, et celui d'un autre qui a écouté la voix de la raison et qui en se perfectionnant s'est rendu digne du bonheur, but suprème de notre vie (II). II jouit d'une „liberté" morale et de ce repos qu'on ne trouve qu'a la campagne dont l'auteur ne se lasse point de vanter les agréments. II y a rencontré dans un bois sombre, Ariste, vivant en ermite et dont 1'histoire est une digne „Epreuve du Sentiment", pour le thème, les caractères, le style. Afin de sauver Laure qui languit d'indigence, 1'amant est parti pour Java. La (1) (Euvres de Feith: Notice sur la vie de At* Rhynvis Feith, par Van Kampen. (2) Comminge: 3»n« Disc. prél., p. LXXXIV. (3) L'homme est une énigme, et la vertu une extravagance. Het Graf (Le Tombeau) fut traduit en francais par A. Clavareau (Bruxelles 1827) et par J. de Kruyf (Amsterdam 1829). 339 „cruelle séparation" a été celle des Bedoyère et des Daminvile. La conformité se manifeste même dans les termes: On „chancelle de douleur", on „s'affaisse de désespoir" sur Ie cceur de I'objet aimé. Au bout de sept ans, Ariste trouve a son retour, Laure mariée avec un de ses amis. „La vie flotte comme un brouillard" dit Feith en guise de consolation (III). Au chant IV, il se montre aussi convaincu de „het nut der tegenspoeden", qui donnent du prix k U vertu militante, que d'Arnaud 1'était de „I'avantage de 1'adversité". (1) La perfection ne sera notre partage qu'a 1'état de 1'immortalité, ce qui doit nous consoler des souffrances terrestres. La Vie (en deux chants, 1805) est faite de passions, de guerres, de maladies, de crimes (2) (I) qui ne s'expliquent que par le fait que 1'homme est un „être destiné a 1'éternité". En vue de 1'immortalité tout est pour le mieux dans cette vallée de larmes. Le mal qui souille la terre n'est que „l'ombre portee" d'un tout parfait (II). Dans Les avantages et les inconvénients du commerce des gens (en trois chants, 1808) Feith examine I'influence de la société. Si la raison, Ie désir de perfection nous conduit, elle est salutaire, stimulant Ie zèle, le génie, la vertu (I, II). Le chant III glorifié I'amour des femmes, a la manière de Baculard. Ce sont elles qui ont donné Ie caractère distinctif k la chevalerie du moyen kge. Mais elles aussi sont cause de la frivolité du dix-huitième siècle. Cependant le jeune homme privé du commerce des femmes „ne devient pas ce qu'il pourrait devenir". Et pour que son cceur füt ouvert a la vertu, Socrate a dü être „1'élève de I'amour". La solitude (en trois chants, 1821) répète mortellement toutes les darnauderies. Bois sombres „qui ne se courbent que sous le fardeau des siècles", — perspectives sauvages „qui éveillent dans 1'ame les pensées élevées", — nature grandiose, „oü le génie trouve sa voie", — solitude sacrée amenant le criminel au repentir, geïme de la vertu, et le vertueux k Ia certitude de 1'immortalité, convainquant les tendres amants, assis sur un banc de gazon, de I'utilité des maux et des pleurs, tels sont au premier chant les accents qui n'émeuvent plus le lecteur docile. Les répétitions irritantes 1'assomment au chant suivant jusqu'au moment oü (1) Voir p. 204. (2) Feith cite la lutte entre Rugieri et Ugolino (Dante), dont d'Arnaud avait parlé dans la Préface de Fayel. 340 nous pénétrons tout droit dans le domaine de Baculard quand Feith nous invite a entrer au cloïtre Hoe vaak deed daar de nood het hart tot God ontbranden, En weende oprecht berouw uit donkre kloostermanden. (1) La vertu y accordait souvent Aan 't afgestreden hart de schoonste zegepraal. (2) Voila le sujet d'Euphémie et de Comminge. Et Feith se rappelant la vive impression que les drames monacaux ont faite sur lui, s'écrie: „Ik zwijmel bij hun (der kloosterlingen) zege". (3) II reproduit un passage de la Lettre de l'abbé de Rancé, de Barthe. (4) Dans une note il donne une description de 1'abbaye de la Trappe qui n'est qu'une traduction du „Précis de 1'Histoire de la Trappe" que d'Arnaud avait fait imprimer avec „Comminge". Et, transporté, comme il 1'avait été quarante ans auparavant en publiant sa „Verhandeling over het Heldendicht" (5) il ajoute: „Tout le monde sait quel parti D'Arnaud a su tirer du lugubre séjour dans la tragédie du Comte de Comminge". Après avoir parlé de la solitude que Jésus aimait, il assure que „le vieillard" accoutumé a 1'isolement „ne frissonne pas a la pensée du calme séjour de la mort". Le Monde (en trois chants, 1821) ne nous apprend rien de nouveau. Si la mort est „1'effroi" de la raison, si a son sujet les „savants" se taisent et si les fous orgueilleux risquent leurs „suppositions hardies", le Christianisme donne la certitude d'une meilleure vie au-dela du tombeau. C'est dans cette conviction inébranlable que Feith mourut trois ans après. Jusqu'a la fin de sa vie Young et Klopstock ont été ses maitres adorés a cóté desquels le sombre et sensible d'Arnaud, tout peu qu'il s'occupSt de 1'immortalité, a été un modèle qu'il a suivi assidüment. (1) Que de fois la détresse y enflammait le cceur pour Dieu, Que de fois s'exhalait le repentir sincère entre les murs du cloitre. (2) Au cceur, exténué du combat, le plus beau triomphe. (3) Le vertige me prend a la pensée de leur triomphe. (4) Voir p. 150. Feith a trouvé cette Lettre dans la „Collection d'Héroïdes et de pièces fugitives", T. V. II en rend „les plus beaux endroits" c'est a dire les plus lugubres, ceux oü Rancé revenant de 1'étranger trouve dans un cercueil le corps mutilé de celle qu'il aimait. (5) Voir p. 213. Traité du poème épique. 341 II. Un roman darnaudien: Henri et Louise. Jean Henri Baron de Villattes et Cornélie Lubertine van der Weyde, (1) le second couple incarcéré dans la prison (Gevangenpoort) de la Haye, composaient en 1795 un roman intitulé Henri et Louise, (2) histoire néerlandaise en lettres familières (3) qui est assez important pour qu'op ne puisse le passer sous silence dans I'histoire de nos lettres, au dire de J. ten Brink. II en a parlé amplement dans son ouvrage sur le Roman épistolaire (4); il y voit „une couleur francaise indéniable", due a l'influence de Rousseau et de Pabbé Prévost. Nous croyons que c'est plutót Ie disciple de celui-ci qui y est pour quelque chose, le Baculard qu'on lisait, k cóté de Feith, au Gevangenpoort. Voici 1'essentiel des mille pages de eet ouvrage touffu: Une jeune fille, Louise, qui vit avec sa tante, une prude s'appelant Bedilziek („Chicanière"), rencontre un jeune officier, Henri, dont elle s'éprend. La tante, fausse dévote et tyrannique, tourmente sa nièce, simple et bonne fille, dont les allures naïves lui paraissent trop Iibres et trop suspectes. Elle bl^me sa conduite devant „frère" Bemoeial („Touche-a-tout"), aussi hypocrite qu'elle et dont les moindres péchés sont les séductions et les rapts. — La jeune belle va passer quelque temps chez son amie Cécile, oü elle fait plus amplement connaissance avec Henri. Mais voila que M. Raub, chef d'escadron, s'en amourache, tandis que Cécile s'éprend de Henri, semant la discorde entre lui et sa fiancée. Raub enlève Louise qui réussit pourtant a s'arracher de ses mains. Son amant, Ia croyant infidèle, va se fiancer avec Cécile, mais se sauve quand il a pénétré les intentions de cette (1) Voir p. 270. (2) Je n'ai pas réussi a mettre la main sur le reste de leur oeuvre „non traduite", mais apparentée probablement a celle d'Arnaud. Les ouvrages suivants semblent être perdus: L'Italië, le pays de I'amour, Rotterdam, 1794; — Lettres sur des sujets philosophiques et autres, La Haye, 1795; — Charles ou le nourrisson reconnaissant, La Haye, 1796. (par de Villattes); — La jeune fille soumise, ou mémoires de Mlle Constance. Contribution è I'histoire de 1'homme de notre temps, 2 vols, Leyde, 1795 (par C. L. v. d. Weyde); — Fruits de mon esprit, ou choix de fleurs diverses. Leyde, 1797 (par C. L. v. d. Weyde). (3) 2 vols. Mortier et fils, Leyde, 1795. (4) J. ten Brink: De roman in brieven van 1740 tot 1840, pp. 17—38. Amsterdam, Elzevier, 1889. 342 intrigante. Afin de dissiper ses regrets il va voyager en Allemagne et en Belgique. Louise, après sa triste aventure, parcourt 1'Angleterre avec son tuteur qui comprend qu'elle a besoin de distraction. Après leurs pérégrinations instructives les jeunes gens calmés se rencontrent et leur mariage se conclut bientót. Les personnages de ce roman constituent trois groupes nettement distincts. Les faux dévots, harcelant la joyeuse innocence, et leurs antipodes les braves types hollandais (Adelaart, Rykaart), protecteurs de la jeunesse opprimée, rappellent les ouvrages des dames Wolff et Deken que les auteurs ont voulu imiter de trés prés. A cóté de ces deux classes il y a les amoureux a qui les trois quarts du roman sont consacrés. Goethe, Gellert, Rousseau ont prêté ici leur secours. Feith et d'Arnaud y ont été mis a contribution dans la moralisation sentimentale ou la sentimentalité moralisante. D'abord 1'origine francaise du héros, Henri, n'est pas sans ressemblance avec celle de Comminge qui prétendait: La maison de Comminge oü j'ai puisé la vie Arrête au tróne seul sa tige enorgueillie. (1:2) Henri de facon analogue assure que la sienne est „zeer vermaagschapt aan vele vorsten en oppergebieders". Si les ancêtres des deux jeunes hommes ont été comblés d'honneurs et de titres — qu'ils ont fini pourtant par reconnaitre vains — c'est qu'ils se sont couverts „de gloire et de sang" dans les emplois de Mars, et cela tout a fait de la même facon. (1) Comminge convaincu de la nullité des titres les a jetés aux flammes, la familie de Henri „heeft ze laten varen" (y a renoncé). A cóté de ses analogies extérieures les amants de Lubertine v. d. Weyde montrent une parfaite ressemblance morale avec les héros darnaudiens. Henri est un capitaine sensible, enclin a la mélancolie, comme il le dit lui-même, moraliste (c'est-a-dire moralisant) au dire de son ami. Avec Louise il a „zielroerende samenspraken" (des entretiens qui émeuvent 1'ame) en 1'appelant „bekoorlijke meesteresse" (maitresse charmante), „gebiedster van mijn hart" (arbitre de mon cceur) „oppergebiedster van mijn lot" (souveraine de mon sort) „goddelijke meisje" (divine jeune fille), „Engelin" (ange), „Godin" (déesse). (2) (1) Cf. Comminge: II: 2 et Henri et Louise, T. I, p. 135 sq. (2) Cf. Ci-dessus p. 127. 343 Les aines sensibles sont faites pour le malheur, comme on Ie lit dans Euphémie. Aussi Hexameter écrit-il a son ami Henri: „Uw gevoelig hart doet mij vreezen, dat gij in dit leven veele tegenheden zult moeten ondervinden". (1) Mais, d'Arnaud ayant, bien avant Rousseau, fait valoir le don d'un cceur sensible, il ajoute: „Laat het u evenwel niet spijten, dat gij zoo aandoenlijk zijt; het is waar de onverschilligheid geeft meer rust, maar zij die van koelen aard zijn hebben zulke reine, blijde oogenblikken niet welke een gevoelige ziel oplevert" (2). La sênsibilité extraordinaire excite dans Henri la jalousie, „passion des plus terribles dans ses suites si on ne la dompte pas a sa naissance". Mille fois d'Arnaud a souhaité „que les jeunes gens apprennent a quels malheurs entrainent les passions lorsqu'on ne s'efforce pas de les combattre et de les étouffer dans leur naissance". (3) Voilé pourquoi Henri tombe d'égarement en égarement de sorte qu'on doit dire sur son compte: „Hij was gevoelig maar zwak, deugdzaam maar liet zich verleiden". (4) Voyant que sa jalousie est mal fondée il promène partout son noir désespoir „Toute Ia nature est sombre et déserte pour lui". „Le fardeau d'un joug trop rigoureux" I'aurait poussé au suicide, si au moment décisif il ne s'était rappelé les lecons de Baculard qui le font s'écrier: „Mijn denkwijze en afkeer van laagheden verbieden mij de grootste wandaad te plegen n.1. de hand aan mij zelf te slaan". (5) Pour racheter leurs fautes graves il n'y a rien de tel pour les coeurs trop sensibles que la bienfaisance. On sait que le principal róle des vieillards dans d'Arnaud et dans Feith est de se prêter aux coups de générosité des kmes tendres. Henri secourt donc un vieiilard gémissant en lui rendant son fils qui allait être (1) „Votre cceur sensible me fait craindre que vous ayez beaucoup de revers dans cette vie." T. I, p. 386. (2) „Ne regrettez pas d'être si facile a émouvoir; il est vrai 1'indifférence donne plus de repos, mais ceux qui sont d'un naturel froid ne connaissent pas les moments purs et heureux dont jouissent les ames sensibles." T. I, p. 386. Cf. p. 106 ci-dessus. 3) Lettre sur Euphémie, p. 299. (4) „II était sensible mais faible; vertueux mais il se laissa séduire." T. I, p. 476. Plus loin (T. II, p. 358) Henri prétend: Une seule faute suffit pour remplir toute notre vie de fiel et d'amertume. (5) ) „Mes idéés et mon horreur des bassesses me défendent de commettre le plus grand crime, savoir: attenter a mes jours." T. I, p. 65. 344 entraïné par des agents recruteurs. II délivre ensuite un voyageur tombé entre les mains d'un brigand; il aide les pauvres, console les éprouvés. Tous les autres amoureux sont également sensibles, également infortunés, également réduits a errer de désert en désert. Tous trouvent un compagnon de misère dans le sein duquel ils épanchent leur 3me surchargée de douleur. Toutes les darnauderies coulent de la plume des auteurs prisonniers: dédain des habitants de la ville et de leur bel esprit, glorification de la campagne avec ses paysans vertueux, hymnes chantés a la louange de 1'espoir et du repentir, canonisation de I'amour „bien dirigé". Lui seul est capable de changer un sauvage en élève intelligent, digne frère de Sargines. „De lust om mijn Thérèse te behagen" — dit son amant — bezielde mijn studiën. De liefde is toch een vermogend onderwijzer, zij maakt de anderzins vervelende bezigheden, aangenaam". (1) Si vous languissez par suite d'un amour malheureux „si toute la nature vous est vide et que, accablé de douleur vous errez tristement sans but..., installez-vous a 1'ermitage que le père de Cécile a fait batir et qui est a louer". Garni, par exemple ! Un bois sombre de sapins et de chênes, oü règne une nuit éternelle, oü ni le banc de gazon ni le jardin anglais ne manquent, entoure eet asile qu'on dirait „a la mort consacré": une tête de mort vous invite a réfléchir sur le songe qu'est la vie (2) Si l'auteur n'avait pas assuré expressément qu'il s'agit ici d'une maison de campagne on se jurerait être... a la Trappe. D'ailleurs I'atmosphère claustrale qui caractérise 1'ceuvre de Baculard et de Feith, infecte décidémént notre roman. Tel y creuse, en poussant force soupirs lugubres, les fosses des siens, humectant les bords de ses larmes abondantes. Tel autre passé en pays étranger pour rencontrer tout d'abord un ermite. La première chose qu'il y visite, c'est un cloitre. Et cependant les auteurs ont cru donner un ouvrage dans le goüt de „Sara Burgerhart", sans sentimentalité, sans héros tragiques, mais plein de réalisme et d'humour ! Aussi le tuteur Adelaart dit-il a Mlle Bedilziek: „Les romans des dernières années (1) „Le désir de plaire a ma Thérèse animait mes études. Que I'amour est un maitre puissant; il rend agréables les occupations qui, sans lui, sont ennuyeuses." T. II, p. 264. (2) T. I, p. 296. 345 contiennent un trésor de -sagesse, présentée agréablement. Les ceuvres sentimentales par contre commencent a disparaltre. Ce sont elles qui ont fait beaucoup de mal en corrompant les cceurs". (1) Qu'elles n'eussent pas disparu entièrement en 1795, c'est ce que Ie roman de Henri et Louise suffit è prouver. III. M"' Brinkman, admiratrice d'Arnaud. Mm* N. C. Brinkman, veuve Van Streek a publié en 1804 un roman en lettres, en deux volumes, intitulé Caractères et Aventures d'Adelson, d'Héloïse et d'Elius. (2) Elle a beau dire que son ouvrage est original, les noms mentionnés dans le titre et ceux qu'on rencontre dans le roman (Salvini, Clémentine, Constance, Edouard) ne font que trop pressentir que Richardson, Rousseau, d'Arnaud et Feith y sont pour quelque chose. Voici ce que l'auteur nous raconte dans ses 550 pages: Elius, pasteur d'une petite ville, est marié avec Nelly. L'aventure qui lui arrivé est celle de Mérinval. (3) L'auteur évite les atrocités selon „Ia manière" d'Arnaud, mais le malheureux ministre porte avec désespoir Ie fardeau de la vie. Heureusement il se trouve que Nelly est innocente et 1'excellent mari finit par retrouver „Ie calme, la confiance, 1'harmonie et Ie bonheur domestiques". Le sort d'Adelson est celui du Volsan des Epreuves du Sentiment. (4) Sa mère est veuve et réduite a une „ruine totale". Adelson, comme Volsan, cherche du secours auprès de ses amis, espérant trouver des êmes sensibles. L'un et 1'autre désirent obtenir un emploi; ils ne demandent „ni aumone, ni charité". Ce qu'ils rencontrent tous les deux c'est „la morgue du protecteur" qui „ne fait que de belles promesses". Ils s'adressent ensuite a des parents qui ne font que leur reprocher „Ie manque de conduite" des leurs, après quoi les malheureux fils déclarent de la même facon: „Vous ne me verrez plus". Enfin il n'y a plus que „les riches" qui puissent aider. Mais le refus de ces „insolents" achève de les désespérer: „De trotsche rijke bedenkt niet, dat hij soms door zijn weigerend antwoord den eerlijken man in een (1) T. I, p. 260. (2) Chez Gerbrand Roos, Amsterdam, 1804. (3) Voir p. 80 ci-dessus. (4) Voir pp. 112, 154, 331 ci-dessus. 346 wanhoop dompelt, die hem tot het uiterste kan brengen. Er kannen zich in het leven een samenloop van omstandigheden op elkaar stapelen (sic), die somtijds een oogenblik van ramp te weeg brengen, die zelfs den braafsten en den standvastigsten mensch doen wankelen en tot uitersten vervoeren, waarvoor zijn eigen hart gruwt". (1) On devine quelle est cette „cöïncidence de circonstances". Malgré leur indigence les deux misérables „osent aimer". Mais ils seront séparés de Pobjet de leur amour: Adelson par la mort de Constance, Volsan par le „devoir" de Julie. Est-il nécessaire de dire que „1'excès" auquel ils sont poussés est le suicide que la religion et la détresse des parents leur défendent de commettre ? Héloïse habite la ville d'A(msterdam ?). Après avoir éconduit plusieurs prétendants, elle rencontre le mari de ses rêves dans Edouard C ***. Cependant Maman s'oppose a leur union. Thème connu: Lutte entre la passion et 1'obéissance filiale, entre I'amour et le devoir. Héloïse va céder pourvu qu'on ne lui impose pas un autre parti. C'est alors qu'un heureux hasard procure a Edouard une bonne place, mettant ainsi d'accord les deux plaideuses: Héloïse aura celui qu'elle aime et Maman aura un gendre qui n'est pas un gueux. Héloïse écrit tout ce qui lui arrivé a Clémentine qui habite la campagne dont elle célèbre les charmes darnaudiens. (2) Voila le cadre dans lequel l'auteur baculardise a coeur joie. Nous savons depuis longtemps qu'„il n'y a que les malheureux qui soient sensibles" (3), ce que Mm* Brinkman rend ainsi dans sa préface: Lieden, die hun leven in aanhoudend geluk doordartelen zijn voor geen buitengewone of verheven aandoeningen berekend". „La tendresse est un fatal présent du ciel". Voila pourquoi Adelson s'écrie: O gevoel, voor wier edele aandoeningen slechts weinig stervelingen berekend zijn, waarom maakt gij zoo dikwijls onze foltering uit". (4) Les cceurs sensibles doivent „étouffer les passions dans leur naissance", car „het valt lichter een vonk, dan een felle vlam te dooven". (5) Sur 1'égoïsme, (6) (1) T. II, p. 134. (2) Voir pp. 90, 91, 113. (3) Cf. p. 115. (4) T. I, p. 27. (5) T. I, p. 231. (6) Voir p. 105 ci-dessus. 347 sur I'indifférence, sur Ie repentir l'auteur répète fidèlement son modèle. La générosité et son sujet d'expérience 1'éternel vieillard sont toujours présents: „La bienfaisance est la plus belle vertu des mortels; en la pratiquant on suit 1'exemple de la Divinité dont Ia bienfaisance se renouvelle a chaque instant".(l) „L'homme est 1'ouvrage d'un Dieu dè bienfaisance" dit Volsan. Mais il déteste „Ia morgue du protecteur" et sa „compassion offensante", comme Adelson répugne a „een hoonend medelijden". Bedoyère désirait des „bienfaiteurs délicats". „Weldaden behooren door de zedigheid met den sluier van het geheim bedekt te zijn", (2) dit Elius. Concernant la force consolatrice de la religion l'auteur répète ce qu'elle a trouvé dans Comminge: „II n'y a que la religion pour inspirer la résignation calme qui nous élève a ce degré de constance et d'héroïsme auquel ne parviennent que peu d'hommes". (3) Elius et Adelson y montent, résistant aux tentations*du suïcide. La destruction de soi est un crime dangereux paree qu'„il ne reste plus de repentir è celui qui le commet". (4) En voilé assez pour conclure que le roman de Mm" Van Streek est éclos dans 1'atmosphère darnaudienne (5). On aurait pu alléguer d'autres preuves: sa foi aux pressentiments, sa louange de la vraie amitié qui ne saurait pourtant suppléer a I'amour, et d'autres détails. Toutefois ce roman est autre chose qu'une imitation servile du modèle. M°" Brinkman prouve avoir mieux regardé et goüté la fraicheur de Ia campagne que Baculard. Dans Ia description des détails d'un bal ou d'un diner elle vous surprend par un réalisme dont Pécrivain francais était incapable. Elle ne tombe jamais ni dans le fade, ni dans le sombre, ni dans le macabre d'Arnaud. Pöint de prison, point de caverne, point d'évanouissement, point (1) T. II, p. 190. (2) T. II, p. 125. (3) T. II, p. 27. (4) T. H, p. 27. (5) Voir sur cette femme auteur: P. C. Molhuysen en Prof. Blok, Nieuw Nederl. Biogr. Woordenboek, T. IV. La plupart de ses ceuvres sont introuvables: Lettres d'Edouard et de Charles, 1791; Amour et Sentiment, 1793, Jules et Amélie ou les dangers d'un cceur trop sensible (1806). Elle aimait le genre sensible et noir et traduisit: Camille ou le souterrain (Marsoiller 1808), Philippe et Georgette (Monvel 1791), La Lettre de Rancé (par Barthe), etc. 348 d'exhérédation ! Son style malgré les graves défauts, est supérieur a tout ce que les Epreuves ou les Délassements vous offrent, encore qu'elle ne puisse se passer „d'ames tourmentées", de „destinées horribles et affreuses", de „mille poignards qui percent les cceurs", de „seins dans lesquels on peut épancher sa douleur", de „larmes de volupté", „de pitié" et „de joie"; de „soupirs qui vous étouffent" et qui „cherchent a s'ouvrir un passage"; de „déserts au bout de 1'univers" .... En suivant son modèle, elle le parodiera même dans ce qu'il a d'outré. Elle se moque des amants ténébreux qui se démènent comme des diables, en mettant en scène un jeune homme, au „caractère romanesque", dont „la sênsibilité exagérée provoque des scènes terribles qu'on ne chercherait que dans het hooge treurspel" (la tragédie). (1) S'il prend de 1'opium ce n'est pas dans le but de s'empoisonner, c'est pour jouer le röle d'amant désespéré. Heureusement un verre d'huile sauve 1'imprudent. Elle a parodié de même Ia scène oü Salvini (2) attente a ses jours, en nous montrant dans Monsieur K. un jeune fou, amoureux d'Héloïse. Celle-ci le trouve „le poignard sur la poitrine nue" et s'écriant, „oh ! tuez-moi d'un coup, plutót que de me faire mourir mille fois". (3) Elius raille les „serments d'un amour éternel", „bulles d'air qui naissent dans 1'imagination ardente des amants, mais qui s'évanouissent au moindre vent". (4) La théorie de Peffervescence des sentiments subit aussi une légère atteinte. Héloïse adore eet enthousiasme sublime dans Anne Bell, (5) nouvelle d'Arnaud, un de „nos meilleurs romanciers". (6) Elle admire le transport qui permet a cette malheureuse de braver 1'indigence et la malédiction paternelle pour trouver dans un abandon complet le bonheur avec celui qu'elle aime. Et elle défend d'Arnaud et Feith a la fois contre les critiques (7) qui „regardent avec pitié du haut dé leur dédain I'amour sublime tel que d'Arnaud nous le décrit" et qui „le prennent pour une folie paree qu'ils ne sont pas susceptibles de cette jouissance pure". (8) (1) T. II, pp. 51, 52. (2) Epr. du Sent., Adelson et Salvini, p. 148. (3) T. II, p. 79. (4) T. II, p. 273. Cf. p. 127 ci-dessus. (5) Voir pp. 120, 121, 124 ci-dessus. (6) T. I, p. 41. (7) Voir ci-dessous pp. 356, 357. (8) T. I, p. 42. 349 Les tristes aventures d'„Adelson et Salvini" provoquent en elle des secousses terribles et „pourtant", dit-elle „je les aime, et les pleurs qu'elles m'arrachent me procurent plus de volupté que le bruit éclatant de la joie". (1) La mère de Clémentine, son amie, corrige Padmiration trop ardente qu' Héloïse a pour d'Arnaud. A eet effet Mme Brinkman lui met dans la bouche a peu prés textuellement ce qu'elle a trouvé a ce qu'il paraït dans les „Pensées sur la sentimentalité de ce temps" par De Perponcher. (2) Se défiant de Penthousiasme qui crée ces „fées" et ces „enchanteurs" poétiques de Baculard, elle déclare avec cette simplicité qu'on dit chez nous „nuchter": „nous sommes des hommes et non des Sylphes qui ne se nourrissent que de sensations d'Sme". Est-ce la son dernier mot sur l'auteur des Epreuves du Sentiment, dont la morale serait donc fausse ? Non. Elle croit qu'il est bon de lutter pour un idéal en sacrifiant ce qui est commun ou mesquin; mais qu'on se garde d'outrer les passions sous peine d'encourir des suites déplorables telles que d'Arnaud les a peintes pour avertlr ses lecteurs. (3) (1) T. I, p. 43. (2) Voir pp. 261, 262, 263. (3) T. I, pp. 57—61. CHAPITRE VIII. Derniers écrivains de cette période. Grace k 1'intermédiaire de Feith on sent légèrement le frisson darnaudien dans les criants d'amour de C. van der Hey, née van Leeuwen (Julie a Edouard), de J. J. Vereul (Frédéric a Fanny), de A. Vereul (Charles a Frédéric, poème tiré du second roman de Feith), et dans les vers attendrissants et sombres de Jean Héron, ou le jeune poète attaque la volupté sensuelle et ses funestes conséquences, se porte champion de la vertu, chante les avantages de 1'adversité, ou bien se retire, — pour y étudier: „Het afschuwelijk doodshoofd, d'ontvleeschte [bekkeneelen en de knooken" — au cimetière „het leerzaam schouwtooneel", dont d'Arnaud avait dit: „Le spectacle des tombeaux est sans contredit la première école de la morale". Pypers qui connut les drames de Baculard a Bruxelles prouve que le mattre avait conquis également les provinces méridionales des Pays-Bas. Les Beiges y applaudissent Le Dragon de Thionville, (1) ils assistent k plusieurs reprises a la métamorphose de Sargines en 1790. Mais alors 1'heure de la révolution a sonné. Et 1'excellent d'Arnaud n'est pas, malgré qu'il en ait, sans avoir une petite part dans sa préparation. Son théatre monacal contenait des germes anticléricaux. Sargines a beau porter comme sous-titre L'élève de I'amour, en Belgique on y voit en 1790 une Ecole des Rois. „II y a dans cette pièce, dit le Journal de Bruxelles, (2) un moment superbe k la fin du troisième acte, et dont l'auteur a tiré le plus grand parti; c'est 1'instant oü Philippe Auguste prêt k s'élancer dans les champs de Bouvines, dépose sa couronne aux pieds de la statue de Charlemagne, et déclare que, s'il est un Francais que la Nation juge plus digne que lui de la porter, il est prêt k la lui remettre; ce (1) Représenté a Bruxelles, par les Comédiens francais, le 21 janvier 1790 (Journal de Bruxelles 1790, T. I, p. 144). (2) Du 6 février 1790, p. 254. 351 trait est sublime, il est cependant historique. Quel exemple pour les Rois 1 Quelle lecon pour les Peuples 1" L'auteur qui a „tiré le plus grand parti" de ce moment, est Monvel qui n'a fait que reproduire littéralement ce qu'il a trouvé dans d'Arnaud. Celui-ci avait pénétré également sur la scène des théatres de société. Au début du dix-neuvième siècle, Ia chambre de rhétorique de L'arbre croissant de Lier représentait souvent „Adelson en Salvinie ofte zegeprael der vriendschap en Liefde, treurspel in vijf deelen door C. A. Bouwens, stadsschoolmeester". (1) Le produit de la représentation de Constance de Saint-Denis par J. E. de Witte (2) (le 7 février 1808) fut destiné a 1'érection d'un nouvel autel dans 1'église de Saint Gummarus. (3) (1) Belgisch Museum, T. VIII, p. 327: Gyselynck, Gand 1843. (2) Voir pp. 321, 322. (3) Belgisch Museum, T. VIII, p. 329. D. DERNIÈRE PÉRIODE, 1804—1810. D'ARNAUD ET LA CRITIQUE HOLLANDAISE. FIN DE SA CELEBRITE AUX PAYS-BAS. CHAPITRE I D'Arnaud et la critique générale de la sênsibilité. Si jamais mode littéraire a contenu dés sa naissance les symptomes de sa mort, ce fut celle de la sênsibilité du dix-huitième siècle, puisque jamais littérature ne fut moins sincère, plus fade, plus factice, plus „article de mode". Violentes furent les attaques qu'elle eut a subir et qui réussirent a 1'achever au bout d'une trentaine d'années d'existence. Or, s'il est vrai que d'Arnaud a été chez nous un des principaux promoteurs de cette littérature maladive, la critique hollandaise a dü finir par 1'atteindre personnellement en portant ses coups a la sênsibilité générale. Nous ne parierons donc plus, ni des Pensées sur la sentimentalité de ce temps, (1) ni des paroles aigres que les Exercices de la Littérature nationale crurent utiles de débiter en 1787 bien qu'on y atteigne d'Arnaud par dela Feith. Nous ne nous occuperons pas non plus de L'Hélicon moderne (1792) d'A. Fokke, (2) encore que d'Arnaud trouve certainement son compte dans 1'ironie avec laquelle l'auteur se moque des „fossoyeurs" et de „1'univers francais". C'est Baculard avant tout autre qui a rempli ces „boïtes de traits de suspension et de points d'exclamation", ces „flacons de larmes"; c'est lui qui a fourni ces „cceurs sensibles battant sans cesse", ces „têtes de mort", cette „cargaison de tonnerres et de foudres" qu' Apollon étale complaisamment. — On passera sous silence un article inséré dans les Exercices de la littérature nationale de 1795 (3) reproduisant (1) Voir pp. 261, 262, 263. (2) Verzameling der Werken van A. Fokke, Amsterdam 1835, T. XII. (3) T. II, p. 31. 353 a peu prés les objections de De Perponcher. Qui cependant, plus que d'Arnaud, a fait de „la pitié une caricature bavardante", contrastant avec „Ia vraie pitié agissante, telle que la religion nous I'enseigne". Les „fades romans d'amour" et les „tristes écrits sans valeur aucune" que la revue déteste en 1801 O) sont surtout ceux dans le goüt de Baculard. Nous ne nous arrêterons qu'un moment a la raillerie avec laquelle on recoit les ceuvres de jeunesse de Tollens, (2) disciple de Barbaz, de Feith et d'Arnaud. Son Essai d'écrlts sensibles (1799) est „vieux jeu". Mordante sera Pironie quand il publiera en 1801 ses Nouveaux Contes. Le pauvre Tollens sert de bouclier a d'Arnaud, car „les amants malheureux", „la comédienne méconnue comme bru" „1'ermite malgré lui", „la Trappe" même, rien ne manque dans ces darnauderies. „En lisant ces histoires on peut rire ou pleurer abondamment comme on veut", disent les Exercices de la littéraire nationale, ajoutant, „nous avons préféré le rire paree que ces contes s'y prêtent è merveille". Et on se moque avec un superbe mépris non seulement du recueil mais encore de son épigraphe: „Les pleurs et la mort, c'est la le sort humain". Que les temps sont changés 1 H y avait un quart de siècle qu'on avait commencé è goüter délicieusement les nouvelles du maltre francais toutes inspirées de cette même idéé: „II semble que nous sommes nés pour la'douleur". Nous nous dispenserons encore de nous étendre sur les pièces satlriques oü d'Arnaud recoit les nasardes avec tant d'autres, comme dans le Sentimental (3) qui adore en pleurant sa belle, se plaint de cette „vallée de larmes", passé la nuit a faire des songes et le jour a lire des vieilleries sentimentales au lieu de s'occuper, en bon Hollandais, de la comptabilité au bureau de son père. Celui-ci recoit avec un bien vif plaisir de Charlotte la décla- (1) T. II, p. 36. (2) „Ses Henri et Léonore, Lussan et Louise, Dorval et Amélie (titres de ses anecdotes) nous rappellent plutót les contes moraux de Marmontel et d'Arnaud que la Céphalide et d'autres fleurs de ce jardin" (G. D. J. Schotel, Tollens en zijn Tijd, p. 18, Tiel, 1860). (3) De Sentimenteele, Pièce en un acte et en prose (Harlem, 1785) par A. Loosjes. Cet auteur a porté sur la scène (1785) C. F. Gellert a qui arrivé 1'aventure que d'Arnaud a racontée. (Voir p. 119). II a publié en outre une romance sur les amours de Coucy et Jacqueline (1793). 23 354 ration formelle qu'elle se rit des folies de son fils a qui elle souhaite bonheur et prospérité dans son sentimentalisme délicieux. — Les exclamations, les points et les pleurs semés dans la pièce, sont une constante parodie de Baculard. Et, comme dans la parodie de Cubières (1), les tristes écrits sombres sont condamnés au feu! Dans Les Hollandais a la fin du 18e siècle, (2) Loosjes revient a la charge pour se moquer d'une jeune fille qui porte la „Julie" de Feith en poche et qui doit adorer d'Arnaud vu qu'on 1'appelle „het nonnetje" (la petite nonne), ou „het begijntje" (la petite béguine). Deux ans plus tard (1793) le même auteur publie un baisser de rideau en un acte et en prose, intitulé De Dweepster (L'Exaltée). II s'agit d'une jeune belle, tant soit peu troublée a force de lire „les ouvrages maudits parlant de ö de ah, de contrainte, de souffrance, d'ames, de sphères et je ne sais de que! autre jargon", comme dit son père. Papa trouve pour Rosalie le parti qu'il lui faut dans le riche commandant Blum qui, afin de jouer le röle d'amant sensible se présente comme le professeur Zoet (Doux) vêtu d'un „half geestelijk kleed" (habit quasi-ecclésiastique), (3) pour avoir avec elle, assis sur un banc de gazon, des entretiens sur I'amour spirituel, la vertu, Pamitié, la mort, etc. II en advient au curé de Loosduinen, W. Imme, (4) comme a plusieurs disciples de Baculard; commencant par 1'imiter, ils finissent par le parodier. En 1790 il ne sait mieux faire, pour montrer sa gratitude envers son modèle que le livrer a la risée publique par la publication de sa comédie: De Jonge Walburg, of de Gevolgen van het sentimenteele. (5) Un père cruel s'y est opposé au mariage de son fils Thomas qui a épousé tout de même la „vertueuse" Julie. Ni les lettres, ni les supplications du fils sensible auprès de son papa, n'ont eu aucun effet. Pérégrinations douloureuses ont été les seules conséquences. La campagne et les chaumières mettent le malheureux a 1'abri des poursuites des espions de son père, jusqu'a ce qu'on s'installe a proximité de la capitale pour tenter les derniers efforts de réconciliation. C'est tout juste I'histoire de Bedoyère. Et en voici la parodie, fournie (1) Voir p. 136. (2) Drame en trois actes et en prose, chez A. Loosjes, Harlem, 1791. (3) Comme Sombreuse fils dans Le Dramomane, voir p. 135. (4) Voir pp. 325, 326. (5) Le jeune Walburg ou les suites de la senümentalité, drame en trois actes et en prose, chez P. j. Uylenbroek, Amsterdam, 1790. 355 par 1'aventure de Lesseville et de Rosalie. (1) On trouve sur Julie, qui est tombée malade, une lettre qui prouve qu'elle ne flatte les tendres folies de son amant que pour Ie rouler et tirer de lui autant de profit que possible afin de vivre ensuite avec son „lieve Jan". (1) Voir p. 88. CHAPITRE II. Critique dirigée directement contre d'Arnaud. Nous voici arrivés aux critiques qui ne laissent aucun doute sur la personne en butte a leur sarcasme puisqu'ils 1'ont appelée par son nom. Et tout d'abord il convient de dire que 1'année même de son entrée décisive et triomphale en Hollande (1777), d'Arnaud fut terriblement raillé chez nous dans la traduction de la parodie de Coquelin de Chaussepierre, (1) publiée par A. Hartsen, — l'auteur des copies de L''Enfant prodigue, de L'Honnête criminel, etc. — sous le titre de: D$ Heer van Cassander, of de uitwerking van de Liefde en het Koperrood. Cette farce ne semble pas avoir eu beaucoup de succès. Witsen Geysbeek affirme qu'en 1822 déja elle était devenue extrêmement rare. (2) Une dizaine d'années plus tard, Bilderdijk et Kinker persiflent le trop tendre et trop sombre Feith, frappant en même temps son mattre adoré. Le premier, qui lui en veut d'avoir la tête remplie d'Arnaud donne a son reproche un ton qui ne déguise nullement son franc mépris de l'auteur francais. Kinker se raille ouvertement de lui dans La Poste de l'Hélicon. II y met en scène Melpomène qui tance d'Arnaud vertement (3) pour ne pas savoir distinguer le terrible d'avec le tragique ou d'avec Yhorrible. Elle lui refuse le gofit poétique. Lorsque Kinker se moque de Thirsa (p. 56), de Julia (pp. 93, 146, 284, 285) et de Fanny (pp. 107, 108, 109, 145), des têtes de mort (p. 23), dont Feith raffole et de la sênsibilité de ses héros (p. 231) qui n'est outrée (pp. 234, 253) et contre la nature (p. 253) que pour les gens „met grove zenuwtepelen" (aux terminaisons nerveuses grossières, p. 231) qui ne comprennent rien a „1'enthousiasme du génie" (p. 239), — alors il fait d'une pierre deux coups, écrasant Feith et le Dr. Armand (!) qui par- (1) Voir p. 133. (2) Biographisch, Anthologisch en Critisch Woordenboek der Nederduitsche Dichters, T. III, p. 94. (3) De Post van den Helicon, 1788. Réimpression dans: Verspreid en onuitgegeven Dicht en Ondicht van Kinker, door Van Vloten, Haarlem, W. C. Graaf 1877, p. 178. 357 bleu, avait bien raison de dire: „Nous sommes dominés par une secrète impulsion dont la cause nous est inconnue, etc. (p. 253). Le compte avec les grands auteurs tendres ainsi réglé, il s'agit d'exterminer le disciple le plus faible et le plus ridicule du maitre noir, J .E. de Witte. Kinker nous mande donc par La Poste de l'Hèlicon que Constance de Saint-Denis est une tragédie qui fait rire Melpomène (p. 57); Céphalide est un roman, dont PApollon francais a recu une traduction qui lui permet d'énoncer le jugement suivant: c'est un ouvrage „phantastico-hyper-mystique". „J'en atteste les Muses francaises que de la vie un ouvrage plus fade, plus ridicule et en même temps plus ampoulé et outré ne m'a été offert" (p. 110, 111). — Reste a achever alors la poésie pitoyablement sentimentale de de Witte „qui est affamé de débit" (pp. 275—280). Ni les nuits noires (A la nuit), ni les gémissements des amoureux (A Charles), ni les tombeaux (A Ferdinand, Le sablier) n'ont trouvé beaucoup de lecteurs. Les souffrances du cloitre même, telles qu'une autre Euphémie exhale ses plaintes devant son abbesse, (1) n'ont pu émouvoir les cceurs. Kinker était entièrement au courant des sensibleries et des horreurs de Baculard. Aussi nous ne nous étonnons nullement de rencontrer dans sa Gabrielle van Faiel, (2) parodie de la pièce de Belloy, — que Nomsz venait de traduire, — des situations qui rappellent le drame d'Arnaud plutöt que celui de son confrère. On sait que de Belloy se contente de faire découvrir par Gabrielle le cceur de son amant enfermé dans un vase, devant lequel elle recule. Dans d'Arnaud Fayel fait servir a sa femme un diner préparé avec ce cceur qu'elle mange a son insu. C'est a cette situation que correspond la scène de Kinker oü Gabrielle, se mettant k goüter un cceur de massepain, dit k son mari: Kijk eens wat is het versch ! men zou er zoo in bijten. (3) D'Arnaud est encore 1'objet des plaisanteries dans De Steenbergsche familie (1806—1809), roman touffu en quatre volumes de Bruno Daalberg (pseudonyme de Me P. De Wakker van Zon), qui flagelle entre autres le sentimentalisme et la raide orthodoxie. (1) Geloof me, als eens ons hart den sterveling heeft gevonden, Die zelf de hand van God voor ons gekozen heeft, Wordt nooit dat hart geheel aan eenen dienst verbonden, Die levende ons begraaft, waarvoor de menschheid beeft. (2) Amsterdam, chez J. ten Brink, 1798. (3) Regarde un peu, comme c'est frais ! on y mordrait a même. 358 L'ouvrage est le récit des aventures d'une familie, habitant Steenbergen, village supposé dans la province d'Overyssel. II attaque les „noirs" comme „le pasteur Jérémie" et les „halfgare navolgers" (imitateurs quasi-fous) de 1'Apollon de Zwolle, capitale de 1'OverysseI oü demeurait Feith. II ridiculise la lugubre sensiblerie de Roggebast qui improvise, poussé par le plus tendre, le plus exquis sentiment, des romances, des idylles, des drames ou des romans, sur n'importe quel sujet „pourvu qu'il soit dans le tendre pathétique et en même temps dans le majestueux". II vient de créer un sombre ouvrage qui a arraché les larmes aux lecteurs avant qu'on eüt ouvert le manuscrit. On y trouve des pages entières remplies exclusivement de points, de traits, de „hélas". II y en a une qui ne porte qu'un seul trait ayant pour but de tenir 1'attention du lecteur en suspens, de dilater son coeur brulant, d'être en même temps un repos au milieu de cette vallée de larmes, et de représenter I'éternité. „Mon ami Roggebast", continue Ie seigneur de Steenbergen, „est plus avancé dans 1'art de la strepologie (système des traits) que personne. Dommage pour notre pays, autrefois le berceau de toutes les sciences et de tous les arts, que les Francais ne nous accordent pas 1'honneur de cette invention, 1'attribuant a leur d'Arnaud. Au sujet de ce grand homme on prétend encore qu'il a pleuré toute sa vie, de sorte qu'on ne 1'a jamais vu a sec". La pièce que Roggebast vient d'achever surpasse pour le macabre tout ce que d'Arnaud et Feith et leurs imitateurs avaient jamais produit. „Les cheveux se dressent sur la tête rien qu'en apprenant le titre: De wandelende doodkist en de verplette hersenpan (Le cercueil errant et le crane écrasé)". Le vieux Feith, pour 1'avoir imaginé, aurait donné, selon le Baron de Steenbergen, „une demi-douzaine de linceuls et 1'urne de Julie". L'auteur va y ajouter une pantomime — et Dieu sait laquelle, car il y en a de terribles dans le roman — pour que le tout puisse servir de baisser de rideau sur un théatre de société. Peut-être on Poffrira a „Nathaniël Ludibrius Orauwelhans, entrepeneur, directeur et premier acteur d'un théatre noir, excellant surtout dans le Pathétique". Le roman raille le sort affreux des amants malheureux, se moque d'un naufrage sur la cóte de Madère, (1) et livre d'Arnaud a une dérision réitérée. Cependant Pattaque satirique de Bruno Daalberg avait un tort (1) Cf. Makin, pp. 112, 121, 125. 359 réel: Elle enfoncait une porte ouverte. Depuis 1805, date de Ia mort de Baculard, la littérature sentimentale et moralisante avait eu son temps chez nous. Certes Feith radote encore dans ses derniers poèmes, et pendant la première décade du dix-neuvième siècle les opéras tirés des nouvelles de Baculard sont encore fort courus. Les Amsterdamois ne se lassent pas d'admirer d'année en année (18031810) Raoul, sire. de Créqui, soit dans le texte de Monvel, soit dans la traduction de B. A. Fallée, (1) — et Sargines selon la version de Monvel ou bien dans la copie francaise que F. C. MüIIer a donnée d'une adaptation itaIienne.(2)LesHaguenois, au spectacle de leur ville, et les Rotterdamois au „Nederduitsche Schouwburg" fréquentent également, enthousiasmés, les représentations de ces drames lyriques. (3) Barbaz, tout en avouant que Ie genre a besoin de 1'indulgence du public, reconnaït que Raoul de Créqui „n'est point le moins réussi parrrii les milliers d'opéras qu'on a fabriqués depuis un demi-siècle". (4) Mais 1'ombre d'Arnaud s'efface ici devant la musique. Dès maintenant on abhorre même sa mémoire. En 1808 parut un recueil de Causes célèbres, publié par Me Méjean, avocat en la cour de cassation de 1'Empire francais. „Ces causes" dit le Bulletin littéraire (5) du 30 novembre 1808, „se distinguent par la célébrité des parties intéressées, des faits, des incidents, et des débats" de celles du dix-huitième siècle. Quant a celles-ci on les écrasera et on plongera leurs froides cendres avec celles des nouvelles de Baculard dans un même abtme d'oubli. „Les mille et une causes rapportées dans Tanden recueil révoltaient la nature et manquaient leur objet. C'étaient des romans a la d'Arnaud !" Et pour faire preuve qu'on a exactement saisi quelle était la postérité du doyen du genre noir on ajoute... „(c'étaient) des drames a Ia Pixerécourt, des noirceurs a la Radcliffe". (1) Raoul, Heer van Créqui, zangspel in 3 bedrijven, Amsterdam, Molenyzer 1805. (2) Voir p. 397. (3) Voir pour toutes ces représentations: Volledige Tooneetatmanak der Bataafsche Republiek voor den Jaare 1804, voor den jaare 1806. — Volledige Tooneelalmanak voor het Koningkrijk Hottend voor den jaare 1807, etc. Amsterdam, J. C. Rohloff. (4) A. Barbaz, Amstels Schouwtooneel, T. I, no. 18, 2 mars 1808. (5) Imprimé a la suite du Schouwburg voor In- en Uitlandsche Letterkunde, Nov. 1808. TROISIÈME PARTIE. D'Arnaud dans d'autres littératurcs. O Baculard ! quels lieux ta gloire embrasse 1 Que de climats remplit ton Apollon ! Berlin se pame au c... de ta Manon, Le Hottentot s'extasie a ton nom, Tes madrigaux charment le froid Lapon, Ton Jérémie est lu même au Japon, Ton Euphémie est chère au Patagon, Ton Coligny fait pleurer le Huron, O Baculard 1 quels lieux ta gloire embrasse ! Hélas ! tu n'es inconnu qu'au Parnasse. Le Brun a beau Ie railier, en invoquant PAfrique, 1'Amérique et 1'Asie pour attester „Ia gloire" d'Arnaud; a travers cette moquerie il reconnatt un fait réel: sa réputation a été quasi-universelle. Son Comte de Comminge „a fait couler des larmes abondantes sur tous les théatres des royaumes" (1) et „les Epreuves du Sentiment réussirent autant que de nos jours ont réussi les romans les plus heureux". (2) A la sênsibilité de la littérature de son époque d'Arnaud a donné un caractère spécial, bêtement larmoyant et douloureusement moralisant. Souvent il la teint en noir et y joint une oppression claustrale qui dégénéré parfois en un frisson caverneux. Dans ce doublé caractère: la moralisation geignante et le ténébreux saisissant, il y avait de quoi contenter tous ses contemporains. Les peuples germaniques furent attirés surtout par ses nouvelles sentimentales tout en ne dédaignant point ses drames noirs. II n'est nullement étonnant que ce Francais catholique plüt aux protestants, aux pasteurs du nord. Imiter d'Arnaud c'était servir la sênsibilité, la vertu, la religion. Dans les pays septen- (1) Cité par J. Merlant: Le roman personnel de Rousseau & Fromentin, Paris, 1905, p. 57. (2) A. Jal. Dictionnaire critique de Biographie, Paris, 1867. Art. Baculard d'Arnaud. 361 trionaux se fait sentir au dix-huitième siècle le besoin de fortifier la vie morale surtout en sentimentalisant. Par son goüt pour la solitude et Ia vie retirée Baculard s'y fait encore de nombreux amis. De plus un de ses thèmes va leur être spécialement cher. II se trouve inscrit sur les murs du souterrain de Comminge: „Ici on apprend è mourir". Or, c'est la une science a Ia recherche de laquelle partent les Hollandais (Feith), les Anglais (Jerningham), les Suédois (Reuterholm), les Allemands (Miller). Ce sont surtout les nouvelles verbeuses et pleurnichardes qui ont charmé les nations du nord. On les traduit en masse. Certes, on copie aussi les drames lugubres, mais 1'ardeur y est sensiblement moins vive. Feith en Hollande, Clara Reeve en Angleterre, Miller en Allemagne aiment mieux les adapter en roman pour laisser de cöté ce qu'il y a de trop macabre. Les peuples méridionaux au contraire, ont moins d'empressement a transcrire les innombrables anecdotes d'Arnaud. Ils manifestent, en vertu de leur naturel, une préférence décidée pour le frénétique et le fatal que respirent les sombres tragédies qu'ils imitent a plusieurs reprises. Au lieu des pieux paisibles (Feith), des curés (Imme) et des pasteurs (Miller), ce sont des originaux (Ie marquis d'Albergati, Charles Gozzi), des farouches solitaires (Ambrogio Viale), des hommes d'épée (Cadalso) qui se mettent a 1'école de Baculard. C'est au-dela des Alpes que les plaintes violentes des drames, exhalées devant les têtes de mort, ainsi que les fureurs de Fayel et de Salvini ont été transposées en sombres gémissements musicaux d'opéra. Les Italiens ne se lassent pas d'écouter les cris de désespoir des héros dramatiques d'Arnaud. Suivons-Ie donc, rapidement, d'abord dans les pays nébuleux du rêve, ensuite dans les chaudes régions des méridionaux plus enflammés, au sang plus vif. Notre excursion aura un doublé but. Nous essayerons de prouver, 1° que d'Arnaud a exercé une réelle influence sur plusieurs littératures d'ordre secondaire, 2° que I'Allemagne lui prend précisément ce que la Hollande lui emprunte. C'est ce qui explique, au point de vue de la sentimentalité, Ia ressemblance des littératures des deux pays, au dix-huitième siècle, ressemblance qu'il ne faut plus attribuer exclusivement a I'ascendant des écrivains d'outre-Rhin. A. D'ARNAUD DANS LES LITTÉRATURES DU NORD. CHAPITRE I. Imitateurs en Angleterre. Les drames monacaux trouvèrent un premier adorateur en Jerningham qui imitait Comminge dans son poème Les funéraitles d'Arabert 1771, (1) et une première adoratrice en Clara Reeve qui en fit autant dans son roman The Exiles, or Memoirs of the Count de Cronstadt, 1788. Or Mrs Radcliffe (2) qui débute une année après 1'apparition de eet ouvrage dans la carrière des lettres, était la disciple zélée de Clara Reeve. Dès lors il est presque impossible de supposer que Baculard fut inconnu a l'auteur des romans terrifiants tels que, The Romance of the Forest (1791), The Mysteries of Udolpho (1794), The Italian, or the Confessional of the Black Penitents (1797). (3) Elle a connu probablement les Victimes cloitrées de Monvel, (4) drame ou d'Arnaud était pour beaucoup. Ici comme dans The Italian les amants tortures endurent des souffrances inouïes dans les cachots des lugubres cloitres, persécutés par des moines criminels et hypocrites. Lewis n'a pas dü ignorer non plus les drames de couvent de Baculard. II adorait le genre et la pièce de Monvel était selon lui „süre de réussir". M. Estève a montré qu'elle a joué un röle important dans la composition du roman de The Monk (1796) (2) de eet auteur, qui „représente tout ce qu'on trouve (1) Voir p. 150. (2) Voir pp. 169, 173. (3) Voir sur les ceuvres de Walpole, Clara Reeve, Mrs Radcliffe, M. G. Lewis et leur accueil en France: Le Roman terrifiant ou Roman noir par Alice M Killen, Paris, Champion, 1924. 11 y a un excellent apercu des romans de Mrs Radcliffe — qui permet de faire un parallèle entre Schedoni et les prêtres ambitieux des romans de Baculard — dans Le Spectateur du Nord, 1798, T. VI, pp. 203—217 et 324—328. (4) Cf. p. 169. 363 de plus extravagant, de plus frénétique et de plus déréglé" dans 1'école de la terreur. (1) Parmi les Epreuves du Sentiment il y en a qui ont été trés en vogue en Angleterre: Fanny ou Injur'd Innocence (Liverpool, 1767), avait ici autant d'adorateurs qu'ailleurs. Une seconde édition, Fanny or the Happy Repentance, parut a Dublin (1777), une troisième a Londres, 1784. On trouve encore au British museum: The History of Sidney and Volsan, (Dublin, 1772), The History of Count Gleichen (Londres, 1786), et Warbeck, a pat het ic Tale (Dublin, 1786). (1) Alice M. Killen, Op. cit. p. 39. CHAPITRE II. . Traductions suédoises. Les Suédois tendent une main avide vers les nouvelles morales des leurs apparition: Sidney (1766), Anne Bell (1770), Adelson (1772) sont traduits par Daniël Tilas, (1768, 1771, 1773) aussitót que parus. L'histoire émouvante de M. et Mme de Ia Bedoyère n'avait pas échappé a leurs regards sensibles. Vers le même temps Hans Leonard Drake en publie sa traduction: De olyckeliga makar, eller Monsieur oeh Madame De La Bedoyère (Norrköping 1769). Rosalie (1786, par Daniël Tilas) et Clary (1787, par J. A. Carlbohm)suivent au bout de quelques années, comme d'autres éditions d'Adelson (1780, 1784). C'est vers cette époque qu'on copie les six premiers volumes des Délassements que d'Arnaud vient de faire imprimer: Wedergweckelse Stunder för den ömsinle, den kdnslo-fulle. (1786, 1787). D'autres volumes voient le jour peu après. Emus par tant de larmes et de sênsibilité les Suédois ont acquis le don des pleurs. Ils en versent abondamment aux infortunes de Liebmann (1) qui passé, en sanglotant, des nuits entières sur la tombe de son Amélie, sous un ciel étoilé, scène qu'Eisen a représentée de facon si pathétique. Reuterholm, étudiant a 1'université d'Upsal, lit son histoire attendrissante avec ses amis Ehrenström et Oxenstjerna. Ils correspondent entre eux dans le style larmoyant de I'Young anglais et de 1'Young francais. Sur le modèle de Liebmann, Reuterholm affiche aux funérailles de sa mère la douleur la plus violente et la plus théatrale, mêlée d'évanouissements. II demande a son ami Ehrenström, qui avait assisté a Ia scène, de la raconter en emp run tant des couleurs a Young et a d'Arnaud, sans oublier le pittoresque des lieux. (2) Le sombre élégiaque devient en Suède une mode si bien (1) Voir pp. 107, 124. (2) P. van Tieghem: La Poésie de la Ntüt et des Tombeaux au XVIII' siècle, Rieder, Paris, 1921, p. 82. 365 enracinée qu'elle semaintientbien avant dans Ie dix-neuvième siècle. On traduit donc successivement Fanny (Fanny, eller den lyckliga angern, 1795), Batilde (Batilde, eller Karlekens hjeltemod, 1813 par Jeannette von Brada), Makin (Robert Makin, eller UppbSckten af ön Madera, 1818 par A. H. Hemmendorf). Plus soucieuses que la Hollande de conserver les traces du courant sensible, les Bibliothèques de Stockholm et d'Upsal gardent toutes ses tristesses sur leurs rayons. CHAPITRE III. Vogue particuliere en Allemagne. I. D'Arnaud et son influence A Dresde vers 1751. En Allemagne il faut distinguer une doublé période pour 1'inf luence de Baculard. La première est celle de son séjour au-dela du Rhin (1750—1752). Si engoué que Pon y soit de lui, il y perd son temps, surtout par suite de son incorrigible paresse de jeune homme. Dans la seconde (± 1770—1800) les Allemands sensibles se disputent vivement les tendresses littéraires que le Parisien répand a pleines mains aux quatre coins du monde. On se rappelle comment d'Arnaud est hué k Berlin (1) quelques mois seulement après son arrivée. A Dresde cependant il ne tarde pas k être salué et fêté comme un génie, conseiller et arbitre du bon goüt, grace a Paccueil chaleureux que lui réserve Gottsched, Pinfluent professeur de Leipsick, qui 1'estime au plus haut point. Quatre ans après que d'Arnaud a quitté la Saxe Padmiration du professeur n'a encore rien perdu de sa vivacité. C'est alors, en 1756, que celui-ci a permis k un collaborateur d'insérer dans son journal (2) un article défavorable sur une nouvelle édition des Fables de La Fontaine, dont surtout les estampes laissaient a désirer. On en biame Gottsched dans le Mercure de France de sorte qu'il se croit obligé de répondre par une lettre .qu'on retrouve au Tome XIV (pp. 290—298) de la Bibliothèque impartiale (3) en date du 20 septembre 1756, et dans laquelle il tache de prouver la décadence du goüt & Paris, se basant sur les affirmations de „Mr le comte de Bernis, Mr Ie marquis d'Argens et d'Arnaud". Et Ie défi qu'il lance k son correspondant dans la phrase qui suit prouve le grand cas qu'il faisait d'Arnaud: „Ne puis-je pas me fier k des témoins de cette nature ?" (1) Voir pp. 10—14. (2) Das Neueste aus der anmutigen Getehrsamkeit. (3) Göttingue et Leyde, Elie Luzac fils. 367 Gottsched, le réformateur du théatre allemand, oü régnait „Hanswurst", prêtait donc une oreille attentive aux observations que Baculard daignait faire... de temps a autre. Si celui-ci n'a pas donné „aux muses allemandes 1'assistance" a laquelle 1'autre s'attendait, pour qu'elles fussent „tirées de l'obscurité"(l) comme il disait, la faute en est a d'Arnaud et a son oisiveté dont Voltaire avait eu déja si souvent a se plaindre. Toutefois sa considération en Saxe n'était pas mince. Au mois de février 1751 il avait fait parvenir a Gottsched un exetnplaire de son poème sur La mort du maréchal de Saxe et de son Epitre sur les Arts avec une lettre d'envoi. La réponse du 27 février 1751 (1) fut 1'éloge le plus flatteur. „11 (le maréchal de Saxe) méritait sans doute d'être célébré d'un poète comme Vous, monsieur, dont le Génie élevé promet a la France tout ce qu'elle a perdu dans plusieurs Grands Hommes du Siècle de Louis le Grand", dit le savant et il ajoute, 1° les compliments de sa femme, 2° un exemplaire de son ode Das erhohte Preussen, 3° 1'invitation a „passer par ici" (Leipsick), ce que d'Arnaud fait peu de temps après. Successivement Gottsched insère dans son journal Das Neueste aus der Anmutigen Gelehrsamkeit, une série de poèmes de son nouvel ami: Héraclite, Clitus mourant, Le Bei-esprit, Ode sur la naissance du duc de Bourgogne, L'Anniversaire de la naissance de son A. Mons. le Prince Frédéric Auguste, La convalescence de son A. R. mons. le Prince Charles, électeur de Saxe, une traduction allemande de La mort du Maréchal de Saxe. Tant de bienfaits demandent du retour. En effet Gottsched soumettra a d'Arnaud les productions récentes de Ia littérature saxonne. Mme Gottsched, „die an dichterischem Talent und Künstlerischem Verstandnis ihren Mann weit flbertraf" (2) avait composé une comédie allemande. Baculard est prié d'en revoir la version francaise faite par M. Frauendorf. Surtout qu'il donne a la pièce le tour comique qu'elle a perdu dans la traduction! Ensuite, quoique d'Arnaud n'en ait pas fini encore avec Ia comédie — tant s'en faut —, on lui adresse pour les corriger les trois premiers actes é'Oreste et Pylade, tragédie de Derschau, disciple (1) Th. Süpfle: Sechs französiche Brtefe Gottsched's an Baculard d'Arnaud, Zeitsch. zur Vergl. Lit. Gesch. T. I. (2) A. Biese: Deutsche Literaturgeschichte, Beek, München, 1920. T. I, p. 464. 368 du professeur, traduite en francais encore par Frauendorf. Reynaud prétend même (1) que Gottsched aurait essayé d'amener d'Arnaud a traduire ces pièces. Et celui-ci promet de „rendre supportable la copie de 1'excellent original" de la comédie, de soigner le tragique de la seconde pièce... Mais le travail languit terriblement; il est probable que le correcteur n'y touche point. Toujours est-U que la chose n'aboutit pas. Est-il étonnant que le professeur saxon pendant de longues semaines ne donnat plus de ses nouvelles. D'Arnaud s'en inquiète, écrit, promet a son bienfaiteur „un exemplaire d'une prochaine édition de ses (Euvres diverses qui sont enfin imprimées" a ce qu'il espère (9 aoüt 1751). Par retour du courrier il recoit une rêponse des plus aimables oü on lui rappelle pourtant: 1° Mlle de Belleville qui se plaignait elle aussi de ne pas avoir eu depuis longtemps de ses nouvelles, — 2° les pièces qu'il avait toujours a reviser; on était „fort curieux d'en avoir quelque échantillon de sa (votre) plume qui certainement en fera augmenter les beautés". Baculard, avant la fin du mois répond de la facon connue: loue toujours M. Gottsched — ce qui est adroit car la réputation de Von Schönaich, l'auteur de YHermann va s'établir, — s'étend sur les mérites de Mlle de Belleville, espère avoir 1'occasion de jouir des conversations si instructives du maitre critique et... escamote la question principale, la revision des pièces. Du 25 aoüt 1751 jusqu'au 4 mars 1752, on ne trouve pas de lettres de Gottsched a son ami. Que celui-ci lui ait écrit dans eet intervalle, c'est certain, ne füt-ce que pour le remercier d'une ode qu'il trouve parfaite d'après la traduction qu'une Mlle Schubb lui en a procurée, ou pour lui annoncer plus tard (le 8 avril 1752) la nouvelle édition de ses Lamentations de Jérémie. Quoiqu'il en soit la correspondance se faisait beaucoup moins active. La dernière lettre qu'on trouve è la Bibliothèque de 1'Université de Leipsick est celle d'Arnaud, datée du 14 aoüt 1752. Peu de temps après il a dü rentrer en France, comme nous avons vu. L'influence de Baculard en Saxe s'était annoncée brillante. Elle restait restreinte. Dans ses conversations avec Gottsched et les siens il a dü certainement travailler beaucoup a la propagande (1) L. Reynaud: L'influence allemande en France au XVIII' et au XIX' siècle. Paris, Hachette, 1922, p. 31. i 369 des idéés francaises au sujet de 1'art et de Ia littérature. (1) Je doute cependant qu'il y ait exercé cette grande influence que De Ia Villehervé semble vouloir lui attribuer, prétendant qu'il „fut nécessairement quelqu'un pour... cette Neuber ... sans qui Lessing ne füt jamais devenu l'auteur de Nathan le Sage ..." (2) D'abord paree que c'est surtout entre 1724 et 1741 que Gottsched et la Neuberin imposent la réformation au théatre allemand, (3) c'est-a-dire une dizaine d'années avant Parrivée d'Arnaud. Ensuite paree que „cette Neuber qui aida de tout son talent et de toute sa volonté Ie maitre de Leipsick" (2) s'était brouillée avec celui-ci a partir de 1741, lorsqu'elle jouait sa pièce satirique, intitulée Der allerkostbarste Schatz dans laquelle tout le monde reconnaissait Gottsched, 1'aristarque, représenté dans le personnage de la Nuit. Au sujet de cette satire on lit que par elle „die künstlerische und theoretische Niederlage Gottscheds wenn nicht vollendet, so doch sehr beschleunigt wurde". (4) La rupture entre Gottsched et la Neuber est compléte quand le jeune Lessing, agé de 17 ans, fait la connaissance de la comédienne a Leipsick en 1746. Quelques années plus tard celui-ci est témoin de 1'engouement avec lequel on recoit k la cour de Frédéric II les Voltaire, les La Mettrie, les Maupertuis, les d'Arnaud. II est loin de le partager. Son „schlummernder Widerspruch" (5) le pousse a se moquer de la facon suivante d'Arnaud par qui il fait dire: „O kMm' der grosze Geist bald in dies rauhe Land, Wohin aus Frankreichs Rom mich Naso's Glück verbannt, So w3r' doch Einer hier noch auszer mir zu finden, In dessen Munde sich Geschmack und Witz verbinden. Komm Voltaire!" .. A ** gnug! Der Himmel hört dein Flehn. Er kömmt und 13szt sogleich des Geistes Proben sehn. „Was ?" ruft er; „A ** hier ? Wenn mich der König liebt, So weisz ich, dasz er stracks dem Schurken Abschied giebt''. (6) (1) Voir sur Gottsched et la prédominance du goüt francais en Allemagne: Virgile Rossel: Histoire des relations litt. entre la France et f'Allemagne. Paris, Fischbacher, 1897, pp. 358—379. (2) De la Villhervé: Francois-Thomas de Baculard d'Arnaud, Paris, Champion, 1920, p. 145. (3) Voir Danzel: Gottsched und seine Zeit. Leipzig, 1848, p. 157. (4) Bieze: Op. cit. T. I, p. 474. (5) Danzel: Gotthold Ephraim Lessing, T. I, p. 172. Leipzig, 1850. (6) Lessing's Werke, Herausgegeben von Richard Gosche, Berlin, G. Grote, 1875, T. I, p. 48. 24 370 II est vrai que Lessing reconnaït en Baculard une certaine maitrise de versification, mais il ajoute que ce Francais „sich selten über das Mittelmaszige erhebt. Eine prachtige Versification, die dem bloszen Ohre sehr wohlgefSllt, und die er seinem Meister, dem Herrn von Voltaire sehr glücklich abgelernt hat, ist ihm eigen. Das ist auch Alles... Der poëtische Geist wird ihm allezeit fehlen". (1) II ne saurait donc être question d'une inf luence, f üt-elle indirecte, d'Arnaud sur l'auteur de Nathan le Sage. Par contre il est plus que probable que les idéés dramatiques de Cronegk, qui lors du séjour de Baculard en Saxe fréquentait avec Gellert le maïtre de Leipsick, se sont ressenties du grand cas que celui-ci faisait de son législateur francais: „Au commencement de la seconde moitié du siècle dernier deux écoles se disputaient la scène allemande: les disciples de Gottsched, dont l'auteur de Codrus, Frédéric Cronegk était le plus célèbre, représentants et imitateurs plus ou moins fidèles du système dramatique francais destiné bientöt è disparaitre, et les imitateurs de la scène anglaise". (2) On sait que Codrus obtint en 1758 le prix proposé par la Bibliothèque des Belles Lettres. II. Traductions de ses drames et de ses nouvelles. D'Arnaud n'oublia pas 1'Allemagne oü il ne retourna cependant jamais après 1752. II la défend sans cesse dans les nombreux discours préliminaires de ses drames et dans les notes de ses innombrables nouvelles. De leur cöté les Allemands devaient se le rappeler amplement lorsque, dans sa longue carrière littéraire, il allait publier ses drames noirs et ses nouvelles pleines de douces émotions. Au troisième quart du dix-huitième siècle Ie terrain germanique était si bien préparé a la sênsibilité que c'est avec une vraie avidité qu'il recut les germes répandus par le sombre semeur francais. Les collaborateurs y avaient été nombreux. Richardson avait eu le plus grand succès. Ses romans avaient été dégustés (1) Vossische Zeitung du 13 mars 1751, critique sur „La mort du maréchal de Saxe". On trouve une pareine critique sur „Elvire", autre poème de Baculard, dans le no. du 8 déc. 1753 de ce journal. Voir Lessing's Werke, T. III, pp. 204 et 255. (2) Charles Joret: Herder et la Renaissance littéraire en Allemagne au XVIll' siècle. Paris, Hachette, 1875, p. 534. 371 par Sophie von Gutermann qui de Wieland, jeune gamin volage, avait fait, a ce qu'il dit lui-même, un garcon „zartlich und enthusiast für Tugend und Religion". Tiré hors de sa sphère comme les héros darnaudiens, enivré de Richardson et d'Young, cessant de „wandeln auf der Erde", selon Lessing, il était entré dans une „seraphische Schwarmerei" qui avait produit ses premiers drames: Johanna Gray (1758) et Clementina von Porretta (1760) empruntée è Grandison. Gellert avait donné un roman sensible dans le même goüt: La comtesse suédoise (1746). II avait un des successeurs dans Hermes (1770) et Sophie von la Roche (1771) dont nous avons parlé. (1) Parmi les poètes il y en avait eu des plus émus. D'abord Klopstock, le fervent adorateur d'Young, avec lequel il glorifie 1'immortalité sans jamais se rendre coupable de visions lugubres ou macabres. „Klopstocks Empfindung ist gesund und wahr; ein mannlich krSftiges Aufwallen...; das Weiche, weibisch Wehmütige fehlt bei Klopstocks Gefühlspoesie fast ganzlich." (2) Le caractère efféminé et mélancolique distingue d'autant plus Pceuvre de son disciple Cronegk: La sênsibilité et la vertu, accompagnant la douleur et les pleurs pour lesquels 1'homme semble être né et dont il ne goüte la délicieuse volupté que dans les sombres Einsamkeiten, (3) oü il chante la louange de la religion et de la vie retirée, tels sont les thèmes que Cronegk développe dans Ia même modalité (4) que Baculard. C. von Creuz avait publié Die Graber (1752). J. A. Ebert avait fait paraïtre sa traduction en prose d'Young qui entre 1752 et 1774 aura je ne sais combien d'éditions. La Nuit de Zachariae avait vu le jour en 1755. En 1765 paraissent un Vieillard Anglais (Young) et La 18ième lettre sur la formation du Goüt pour laquelle Dusch emprunte ses nombreux exemples aux sixième et septième Nuits. L'accueil qu'on va faire a 1'Young francais doit avoir été (1) Voir p. 202. (2) Dr. Karl Menne: Goethes Werther in der niederl. Ut., p. 41. (3) Einsamkeiten (traduites en francais en 1771) dans: Von Cronegk Schriften, deux Tomes, Carlsruhe, Chr. Gottlieb Schmieder, 1776. (4) Cf.: Einsame Gegenden ! wo die Natur mit schauerndem Ernste schweiget I Oede Getilde, die nur die Schwermuth bewohnet I Furchtbare Felsen 1 verbergt mich der Welt. 372 empressé. En effet immédiatement après leur publication (1764 et 1768) 1'Allemagne admire les drames monacaux. En 1767 parut a Qlogau, de la main d'un anonyme, une traduction en prose de Comminge: Die unglückseligen Verliebten, oder Begebenheiten des Grafen von Comminge. Une année après 1'apparition de Mérinval. F. F. Westarp annonce sa version en prose: Mérinval, ein Drama in fünf Aufzügen. (1) En outre J. A. v. W—dt en fait paraltre en 1780 une autre copie a Vienne, chez J. Edlen von Kurzbec: Der Graf Murbach. Fayel surtout semble avoir fait les délices des Allemands. II y en a a la Bibliothèque de 1'Etat de Munich une version anonyme de 1777. Chr. H. Schmidt en avait procuré en 1771 une autre (2) „zum Behuf der Leipziger Bühne". Elle est accompagnée d'un discours préliminaire, vaste comme celui que Gozzi fait imprimer en tête de sa traduction italienne (3) mais aussi flatteur que 1'autre est dénigrant. Chr. H. Schmidt „der in dem deutschen Literaturwesen zwar eine sehr untergeordnete aber doch eine Rolle spielte", (4) n'adore pas le genre sombre de Baculard, avec ses „Nacht und Graber". Cela n'empêche pas que „Coligny, Comminge und Euphémie doch gewisz mehr werth sind als Titus, Zelmire, Die Belagerung von Calais", etc. Que sont les Dorat, les Piron, les La Harpe, les Saurin auprès d'Arnaud 1 Et cependant la France avec tous ces auteurs, est bien heureuse en comparaison d'autres pays. L'Allemagne est des plus pauvres en tragédies. En Angleterre le théatre tragique est mort avec Young. L'Italië avec ses „dramatischen Sprüchwörtern" ne vaut pas la peine d'être rappelée. „So sieht es urn die französische Bühne aus !" Mille fois béni le pays qui possède d'Arnaud, supérieur è Corneille qui est „zu deklamirend", 4 Racine „zu weichlich", è Crébillon „zu schrecklich" a Voltaire „zu prachtig". Mercier, qui dans son Déserteur, n'a donné qu'„eine weinerlich pretiöse (1) Breslau und Leipzig, bei Chr. F. Gutsch 1775. (2) Fayel, ein Trauerspiel in fünf Aufzügen. Leipzig, Schwickert 1771. (3) Voir pp. 391, 392. (4) Goethe: Wahrheit und Dlchtung, Zwölftes Burch. 373 Sprache", sans aucune connaissance du cceur humain, ne compte pas plus que La Harpe dont Ia Mélanie n'est qu'„eine matte Kopie der Euphémie und Ericie, fast ohne Handlung". Personne n'a mieux agi contre ce médiocre état du théatre francais que d'Arnaud, surtout lorsque, dans Fayel, il a passé du sombre au terrible. Schmidt admire alors „le tragique", la portée nationale et religieuse, la couleur locale, et la psychologie de la pièce. II énumère les défauts de \aJ3abrielle de Belloy dont nous avons parlé précédemment. (1) Le chef du théatre de Leipsick considère avec Schmidt Fayel comme une des rares apparitions sur la scène. C'est a lui que le traducteur offre sa pièce qui aura un succès décidé avec la distribution suivante des rol es: „Sie als Fayel, Madame Starke als Gabrielle, Herr Hörlitz als Couci und ihre Gattinn als Adelheid". Les drames de Baculard, comme La Harpe 1'a assuré déja, (2) jouissaient donc d'une certaine réputation en Allemagne. Mais beaucoup plus grande était la vogue de ses nouvelles. Ici, comme en Hollande, on les publiait séparément sous forme de petites brochures, ou bien' on traduisait des recueils entiers. On n'a qu'4 ouvrir le Bücher-Lexicon de Kayser (3) ou celui de Heinsius pour être convaincu de Ia béatitude avec laquelle on savourait au-dela du Rhin ces histoires sentimentales. La liste de tout ce qu'on emprunte en fait d'Epreuves du Sentiment, de Nouvelles historiques, ou de Délassements est longue: 1. Auswahl d. lehrreichst. Erzahl. a. d. Französ. von F. G. Mursinna, 3 Thle, Breslau, Meyer. 2. Auswahl der lehrreichst. Erzahl. von Arnaud, neu übers. 3 Th. Breslau, Meyer. 3. Vorzügl. Erzahlungen aus dem Französ. v. A. G. Meisner, 2 Bde. Leipzig, Breitkopf. 4. Histor. Erzahlungen a. d. Französ. 2 Bd. Leipzig, Weidemans. 5. Erholungsstunden des Mannes v. Gefühl, 2 Jahrgg. 24 Stücke, fibers, v. G. Fr. Wenzel, Leipzig, Heinrichs. 6. Auserles. Erzahlungen f. d. Herz, bearb. v. Muller, Hamburg, Vollmer. (1) pp. 77, 78. (2) Voir p. 140. (3) Leipsick, 1833. 374 A 1'heure qu'il est on trouve toute cette moisson encore dans les nombreuses bibliothèques allemandes. Rappelons-nous ensuite qu'on ne s'est pas fait faute de publier de 1'autre cöté du Rhin, les ceuvres du maitre en francais. On voit paraïtre des éditions a Berlin, a Dresde, a Francfort, a Hambourg, a Leipsick, a Vienne. Si on doute encore du succès de Baculard, écoutons le témoignage de Goethe qui assure que Tanden auteur de la poésie galante „bei uns mehr bekannt (ist) durch seine Trauerspiele, den Grafen von Comminge und Euphémie, worin der fürchterliche Apparat von Gewölben, Grabern, Sargen und Mönchskutten den Mangel des groszen furchtbaren Tragischen ersetzen soll". (1) D'Arnaud est même de ceux qui consolent Herder de la pauvreté et de 1'abaissement des lettres francaises, attestés par la faveur dont commencait a jouir en France la littérature étrangère: „Marmontel, Arnaud, La Harpe, sont comme un regain, une repousse d'automne; la grande moisson est finie". (2) Et ne dites pas que Topinion de Schlosser, un des membres du groupe francfortois, directeur des „Frankfurter Gelehrte Anzeigen", n'est manifestement défavorable qu'a Tadresse du noir Francais. Car s'il déclare dans une lettre a Lenz en 1774: „D'Arnaud voulut fendre mon Sme pour Touvrir, mais il me dégoüta", il renonce a d'Arnaud, non pas paree que c'est d'Arnaud, mais paree qu'une sorte de réaction se produit dans le cercle francfortois contre Corneille, Racine, Voltaire, y compris Baculard, réaction qui aura avant tout un caractère anti-classique. (3) III. D'Arnaud et Miller. Vers 1774 d'Arnaud était donc particulièrement goüté en Allemagne. II était connu dans les principaux een tres littéraires: a Berlin, a Dresde, a Leipzig oü la littérature et le goüt classique avaient régné vingt-cinq ans auparavant, a Francfort et a Göttingue ou la littérature f lorissait vers le dernier quart du siècle. Dans (1) „Anmerkungen fiber Personen und Gegenstande" a la suite de sa traduction du Neveu de Rameau. (2) Johann Gottfried von Herdefs Lebensbild, 6 vol, publié par Emile von Herder, Erjangen, 1846. T. V, p. 260. (3) Bettina Strauss: La culture francaise è Francfort au XVIII' siècle, pp. 178, 179, Rieder, Paris, 1912. 375 cette dernière ville les poètes sensibles Voss, Bürger, Hölty, Miller et d'autres venaient de fonder 1'Hainbund (1772) ayant pour but „Religion, Tugend, Empfindung und reinen, unschuldigen Witz zu verbreiten". Quelques fois déja nous avons parlé de Miller dans le cours de cette étude. (1) Entre 1770 et 1780 il publie dans toutes sortes d'almanachs, de journaux, etc. des poésies qu'en 1780 il réunit dans un volume sous le titre de Gedichte. (2) II y en a sur tous les sujets plus ou moins sensibles et tendres. Mais ce qui rend ce recueil intéressant pour nous c'est qu'il contient un certain nombre de Nonnenlieder que Miller a composés tous en 1773, date qui précède d'une année 1'apparition de Werther. Or, avant 1'époque de Werther ce fils de pasteur, qui va être luimême ministre de 1'église protestante, a la tête et 1'ame remplies d'Arnaud, de ses Adélaïde et de ses Euphémie, car ce sont leurs plaintes et leurs douleurs, leurs souffrances et leurs remords qui travaillent les religieuses éprises des Chants de Nonnes. Euphémie qui est entratnée par une coupable ardeur, et se reproche d'avoir „le voile sur le front et I'amour dans le cceur", regarde avec effroi „ce voile, ce bandeau, garants d'une foi pure". Au début de Ia pièce elle s'est levée, désespérée, de son cercueil qui est son lit, gémissant amèrement: Quoi, dans ce lit funèbre, arrosé de mes larmes, Oü veillent avec moi d'éternelles allarmes, J'ose encor m'occuper d'un souvenir trop tendre. Errant ensuite dans sa celluie elle se jette sur un prie-Dieu, s'écriant: O mon Dieu Tu ne peux apaiser ces troubles, eet orage, Détruis des sentiments, si coupables, si chers ! . . . . Ton épouse a tes pieds gémissante Implore ton secours, ta grace si puissante. Que dans mon sein la paix, le pur amour descendent. Ecoutons maintenant le „Gebet einer Sünderinn in einem Magdalenen Kloster": (1) Voir pp. 229—233. (2) Chez J. K. Wohler, Ulm, 1780. 376 Ich diesen Schleier ! Darf ich, ihn Mir umzuhüllen wagen ? Darf eine freche Sünderinn Dies Biid der Unschuld tragen ? O Gort! Noch immer wüthet hier lm Innersten die Holle ! Noch folgt der Sünde Schrecken mir Bis tief in diese Zelle 1 So manche triibe Nachte flohn, Mit meiner Qual belastet, So manche Tage schwanden schon Met Tranen durchgefastet! Und keine Gnad ! o lasz einmal Erbarmer, dich erflehen ! Lasz einmal einen Freudenstrahl Mich Arme wieder sehen 1 Dans le Lied einer Nonne an Clarisse, une autre religieuse s'en veut de son infidéiité: Mutter Gottes: Ach ich schwur Und ich brach, ich brach den Schwur. C'est ainsi qu'on lit dans Baculard: Je dois 1'oublier, repousser son image Je 1'ai promis a Dieu que mon parjure outrage. Ici une nonne répète le reproche qu' Euphémie adresse a sa mère: O der Mutter, die der Stimme Der Natur verstummen hiesz (Clarissa an Caselia). La on tache, en implorant douloureusement le secours de Dieu, de chasser 1'image de 1'objet aimé, tout comme les torturés d'Arnaud: Hinweg, o Bild 1 Entweihe nicht Die Gott geweihte Stelle 1 Hinweg aus meinem Angesicht I Entflieh aus dieser Zelle I Ach Jesus Christus ! Immerdar Musz ich's vor Augen sehen 1 . „ Im Chor, am heiligen Altar. Seh' ich ihn vor mir stehen. 377 Les amantes d'Arnaud font les mêmes efforts: Détruis ces traits persécuteurs Qui chaque jour, hélas, plus chers, plus enchanteurs, Reviennent de mes sens égarer Ia faiblesse. En vain je crie a Dieu, je mouille de mes larmes Son temple, ses autels, eet affreux lit de mort, D'oü se leve avec moi le crime, le remords, Je porte eet amour jusqu'a ton sanctuaire. Et quand Laura im Kloster: In öden Finsternissen Sich nun dem Tode weiht, elle rappelle indubitablement Comminge qui fait la même chose Dans eet asyle sombre a la mort consacré. * Cette couleur catholique et claustrale qu'on retrouve dans Siegwart, eine Klostergeschichte, le roman que Miller publie en 1776 c'est è dire deux ans après Werther, et qui a passé toujours pour une imitation du chef d'ceuvre de Goethe (1) 1'en sépare aussi nettement que le souci avec lequel le pasteur allemand a évité le suicide. (2) Les deux éléments Ie rapprochent visiblement d'Arnaud. Aux ceuvres de 1'un et de 1'autre s'applique d'ailleurs parf ai temen t ce qui fut la cause du succès du Siegwart: „In Deutschland pflegen ja besonders solche Romane einen groszen (1) II est vrai que les ar gum en ts souvent étaient faibles: „Ook hier een roman in brieven, uittreksels uit dagboeken en in verzen" (J. ten Brink: Geschiedenis der Nederlandsche Letterkunde. Elzevier, Amsterdam 1897, p. 564). Ce n'est point ici le lieu d'insister sur 1'abfme qui sépare les deux ouvrages: Werther reste le petit chef d'ceuvre, d'un style pur et concis. L'histoire, oü la religion tient fort peu de place, ne se développe qu'en pleine vie: Un jeune homme, actif et spirituel, s'éprend d'une femme mariée. La souffrance de eet amour qu'il doit étouffer mine ses facultés: il finit par se suicider. Siegwart est le gros roman touffu, au style vague et délayé, qui se déroule dans le catholicisme des monastères. Le fond est le thème éternel du 18* siècle: 1'égoïsme des parents s'oppose au mariage de deux jeunes amants qui vont Ianguir dans 1'air moisi du cloitre qu'ils remplissent de leur gémissements et de leurs larmes sensibles et oü ils succombent finalement (2) Cf. pp. 87, 88. 378 Erfolg zu haben, die gerade hoch genug stehen, um der Masse als Kunstwerk zu gelten, und zugleich platt genug sind, um allen Empfindungen des Publikums entgegenzukommen. (1) Voyons si réellement d'Arnaud est pour quelque chose dans Siegwart. a. ) Siegwart et Marianne s'aiment d'amour tendre. Mais le papa Fischer, qui est noble, ne veut pas d'un gendre bourgeois. Le secours d'une excellente parente de la belle est inefficace. Thème ? Voir d'Arnaud. b. ) Le père „cruel" veut que sa fille épouse un vieux conseiller d'Etat, ce qu'elle refuse carrément. Source ? Ce n'est pas Goethe a coup sur 1 c. ) Fischer enferme sa fille dans un cloitre. Précédent ? La comtesse d'Orcé qui traite de la même facon Euphémie. d. ) Le désespoir de 1'amant et la facon dont il le manifeste ne trouvent de pendant que dans Baculard. Voici Ie plus pur „ténébreux" darnaudien: „Oft stieg sein Busen hoch, und ein lanter Seufzer brach hervor. Jetzt übersah er ganz sein fürchterliches Schiksal, und schauderte vor der hoffnungslosen Zukunft. Er wünschte sich nichts als zu vergehen, und auf Einmal ewig aufzuhören /" Dans ses songes il voit 1'objet de son amour précisément comme les héros infortunés de Baculard voient le leur: Le fantöme est „entouré de sombrés vêtements", et lui fait signe de le suivre, au milieu de cercueils, sur les bords d'une tombe oü le spectre s'enfonce. La vision tourmentant toujours le malheureux on tSche de le calmer en disant, „wie wenig man auf einen Traum gehen müsse, da sich dieser gewöhnlich nach vorhergegangener Lage des Gemflthes bilde", consolation que nous connaissons depuis Iongtemps. (2) e. ) On découvre cependant a Siegwart le séjour de son adorée; il pénètre dans le monastère, (3) et fait donc ce qu'Adélaïde lui a appris dans Comminge. f. ) II a vite fait, comme Sinval dans Euphémie, de former le projet de fuir avec elle, car Marianne est „tout ce qu'il voit". (1) A. Biese, Op. cit. T. I, p. 536. (2) Cf. pp. 228, 320, 321. (3) Sous le déguisement d'un jardinier, il est vrai, procédé qui n'était pas précisément neuf. 379 g. ) La-dessus on lui annonce qu'une mort subite 1'a enlevée. Désespéré il se fait moine. Modèle ? Théotime. h. ) Cependant la passion ne le quitte point. Déchiré dans sa lutte entre I'amour et la religion, il supplie: „Gott, ach Gott, du Richter Aller und Vater Aller ! Ein Verirrter fleht um Gnade ! nimm ihn wieder zu dir 1... Warum sucht' ich sie in deinem Tempel anzubeten, o du Heiliger ! Gnade, Gnade". II me semble que celui qui met ces plaintes dans la bouche de ses amants malheureux, doit avoir écouté celles de Comminge et d'Euphémie: A ton ordre les vents s'irritent, sont soumis. Ne saurais-tu dompter un penchant criminel ! O mon Dieu ! Ton épouse a tes pieds gémissante, Implore ton secours, ta grace si puissante. Et ne peux-tu changer et rappeler a toi, Une Sme qui t'échappe et qui trahit sa foi ! Jusqu'a tes pieds grand Dieu, je trainerai ma chaine. i.) Comminge trouve un consolateur dans le Père Abbé. Siegwart épanche son cceur devant le Père Antoine. Les deux confesseurs reprochent a leurs pénitents leur dispute avec Dieu. j.) Un jour on envoie Siegwart dans un couvent du voisinage pour assister dans son agonie une nonne en qui il reconnaft la femme adorée. Je citerai De Ia Villehervé pour montrer la situation de Comminge : „Après ces dures années... il est appelé suivant 1'usage pour assister a 1'agonie et a Ia fin d'un des solitaires de ce fameux couvent et il reconnait dans le mourant — frère Euthime — I'objet de tant de regrets et de larmes." k.) Pendant cette agonie: remise d'un paquet de lettres que la victime clottrée tire de son sein: L'amant a été toujours tendrement chéri. Je n'ai pas besoin de vous dire ce qu'Euphémie fait vis-a-vis de Théotime. 1.) On prévoit le dénouement. Le voici dans Siegwart: „O Marianne, Marianne, rief er, auf deinem Grab, auf deinem Grab !... Nimm mich zu dir ! Von den heftigsten Bewegungen entkraftet, sank er ohnmachtig an dem Kreuz nieder". 380 Quant a Comminge qui est „accablé de 1'horreur du destin", (1) il „se précipite dans la fosse préparée pour Adélaïde", (1) „il tombe les deux bras étendus sur un des bords de la fosse", (1) s'écriant: Que eet asyle affreux du moins nous réunisse, Enseveli prés d'elle . . . Inutile d'insister sur la psychologie de Miller. Ses amants et ceux de Baculard se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Ce sont des jeunes gens „deren grösztes Unglück ihr zu föhlendes Herz ist" (2) Ils ont une entière confiance dans la bonté providentielle: „Wenn der Mensch das Seinige thut, dann thut gewisz die Vorsehung noch mehr das Ihrige." Ce qu'ils ne sauraient faire c'est „glauben das Gott eine so reine und unschuldige Liebe unglücklich machen wird". Ils sont convaincus que „Standhaftigkeit und treue Liebe bleibt doch selten unbelohnt". Cependant „Traurigkeit und Schwermuth nutzen die besten Leben ab". Dans leur douleur ils ne trouvent d'autre consolation que celle que donnent „ThrSnen, Bücher und am ersten die Religion". Milieu, faits, caractères, tout nous ramène a d'Arnaud. La morale doit en faire autant. Siegwart désire: „Mocht' auch mein Beispiel Gutes stiften ! Möchte meine traurige Geschichte manchen JüngIing lehren wie so weit oft Liebe von der Bahn der Pflichten abffihrt 1 Möcht'ich doch ein Opfer dieser Leidenschaft geworden sein, das manchen unerfahrnen Jüngling warnte sich dieser Führerin nicht ganz anzuvertrauen..., ohne Glauben an Gott und sich selbst könnte man kein schweres Leiden fiberstehen". Telle est en effet la le?on de sagesse qu'on trouve dans la Lettre sur Euphémie. (3) Est-ce a dire qu'il n'y a que du Baculard dans Miller ? Que non. Kleist et Klopstock n'y sont point absents. Et cette éternelle fenêtre allemande, témoin de bien des épanchements sensibles, le culte de la lune et des étoiles, les clavecins et les flQtes, les harmonieux confidents des peines d'amour, nous préviennent que nous sommes dans le pays d'outre-Rhin. Du reste il y a dans la (1) Indication d'Arnaud. (2) Cf. „Son cceur, né trop sensible, a fait tous ses malheurs". (3) Lettre sur Euphémie, pp. 298, 299. Cf. aussi ci-dessus, p. 224. Siegwart fut traduit en francais par De Laveaux en 1785. 381 description des scènes d'auberge, et dans le caractère du rude Veit Kronhelm un réalisme, frisant la grossièreté, oü 1'écrivain francais n'est pour rien. Nous n'avons nullement besoin de peser la valeur du roman darnaudien de Miller. „Erlebt und doch erlogen, thranenreich und doch Iacherlich, ist sie (die Klostergeschichte) zugleich eine kulturgeschichtliche Novelle und eine literarhistorische Urkunde",(l) „eine Haupturkunde der empfindsamen Periode". (2) Erlogen, inventé, disons emprunté, puisque d'Arnaud était le modèle, est le récit principal: I'amour de Xavier Siegwart et de Marianne. Erlebt n'est que I'histoire du couple secondaire: Thérèse Siegwart et Kronhelm. Personne mieux que Schiller n'a fixé le prix relatif du roman: „So wie es dem einen (Siegwart) durchaus an der gehörigen Nüchternheit des Verstandes fehlt, so fehlt es dem andern (Reisen nach dem mittagllchen Frankrelch) an asthetischer Würde. Der erste wird der Erfahrung gegenüber ein wenig Iacherlich, der andere wird dem Ideale gegenüber beinahe verachtlich". (3) Si nous nous sommes arrêtés au roman de Miller plus Iongtemps que nous n'aurions voulu, c'est qu'il y avait deux choses a prouver: 1° Que d'Arnaud a une large part dans la diffusion de ce „Siegwartfieber" auquel Kamprath a consacré une attrayante étude, (4) et qui a produit un nombre incroyable d'histoires de couvent. (5) (1) Prof. Erich Schmidt: Aus dem Liebesleben des Siegwartdichters, Deutsche Rundschau, Band VII, Heft 12, Dezember 1881. (2) Algemeine Deutsche biographie, T. XXI, p. 758. Leipzig, Duncker und Humboldt, 1885. (3) Schiller: Ueber naive und sentimentalische Dlchtung dans: Aufsdtze vermlschten Inhatts. (4) Programm: Ober-Gymnasiums zu Wr.-Neustadt, 1877. (5) 1788: Seybold: Hartmaan eine Würtembergsche Klostergeschichte. 1780: Siegwart der Zweite. ? Siegwart und Marianne, eine Romanze in drei Oesüngen. Parodie par Bernritter: Siegwart oder der auf dem Orab seiner Geliebten jammerlich verfrorene Kapuziner. On a traduit de 1'allemand en hollandais: Kloostergeschiedenis van Pater An janus Hom en Pater Mansuetus Oehninger, 1788. — Amalia en Sternthal, eene Kloostergeschiedenis, 1794. 382 2° Que Ie professeur Dr. J. ten Brink — et tant d'autres avec lui — s'est trompé en prétendant, lorsqu'il parlait des romans de Feith: „Onmiddellijk voorbeeld van Feith was Miller die hij bladzij na bladzij trouw navolgde". (1) „Hij denkt alleen aan Duitsche toestanden uit Duitsche romans van den dag". (2) Dans la Seconde Partie de cette étude nous avons suffisamment montré par de nombreuses citations que c'est Baculard que Feith copie fidèlement. Indépendamment 1'un de 1'autre, Feith et Miller ont pris dans la littérature sensible de leur pays une situation analogue. Ils ont fourni leur contribution dans la masse des nouvelles darnaudiennes que leurs contemporains traduisaient et dévoraient, en écrivant leurs romans a eux, pour la composition desquels ils mettaient a profit les drames monacaux de leur mattre. S'il y a de fortes analogies entre eux, si M. Karl Menne, tachant de faire de Feith un disciple de Goethe, est forcé, comme malgré lui, de reconnaitre les multiples ressemblances entre l'auteur de Julie et celui de Siegwart, c'est que tous les deux se sont nourris du lait du sentimentalisme en se servant de cette bonne vache qui se laissait traire et qui s'appelait Baculard. Et que Miller en but tout son soul cela se constate dans la Beytrag zur Geschichte der Zartlichkeit: Aus den Briefen zweyer Hebenden. (3) Ces lettres que les amants Sophie et Wilhelm s'écrivent, sont un recueil complet de toutes les darnauderies: Amants malheureux, égoïsme des parents, cloitres, campagne ! — Antithése de I'amour vicieux et de la tendresse vertueuse ! — Théorie de 1'effervescence du sentiment. — Sargines (Wilhelm), „1'élève de I'amour", s'écriant enthousiasmé: „Madchen, Lehrmeisterin, du kannst alles aus mir machen was du willst.... Du machst mehr aus mir als einen Menschen !" — Trinité de la religion, de I'amour et de la vertu, se pratiquant tous trois de préférence sur une „Rasenbank" ombragée. L'infortuné Bruckner qui perd son adorée, est „ohnmachtig, ganz sinnlos". Le médecin lui applique une saignée. Renouvelant le procédé de Fayel (4) il met (1) De roman in brieven 1740—1840, pp. 202, 204. — M. v. Tieghem nomme de même les romans de Feith „directement tributaires de Werther et de Siegwart". Op. cit. p. 126. (2) Geschiedenis der Nederlandsche letterkunde, Amsterdam, Elsevier, 1897; p. 566. (3) Frankfurt und Leipzig, 1776. (4) Cf. p. 77. 383 fin a sa misérable existence. Lorsqu'on entre dans sa chambre on constate que: Die Aderlassbinde war weggestreift und er hatte sich verblutet". Et pour le style, je ne connais pas d'auteur qui ait mieux baculardisé que Miller (1) s'écriant: Was geht die ganze Welt mich an ! Hier Abgrund, unten Meeresflut, Wüsteneyen; da 1'öde Grab, Wetterwolken, Blitz und Donner. Heureusement il trouve parfois une: Keusche Seele, Heilige, Himmlische Nachahmerinn der Gottheit, Engel Gottes ! — Ja dieses sagt seine klopfende Brust! Ne nous étonnons pas qu'il nous dise: „Sinkest hin an die Brust des geliebten Jünglings" pour verser: leise, helle, blutige ThrSnen 1 Et oser dire alors: „Miller schuf eine eigene Terminologie für das Weinen".(2) (1) Voir pour Miller et ses autres ceuvres, oü l'influence d'Arnaud se trahit également, Kraeger: Johann Martin Miller. Bremen, 1893. (2) Karl Menne, Op. cit. p. 43. B. D'ARNAUD DANS LES LITTÉRATURES DU MIDI. CHAPITRE t Imitateurs en Espagne. Ce n'est que vers les dernières années du dix-huitième siècle et les premières décades du dix-neuvième qu'on commence a imiter Baculard en Espagne. Ses nouvelles tendrement sensibles semblent avoir eu plus de peine a franchir les Pyrénées que les énormes romans moraux qu'il a écrits au déclin de sa vie. José Maria Carnerero publia en 1803 Lorimon, ó el hombre segün es. (1) Cette oeuvre d'une moralisation mortelle fut traduite encore par D *** qui simplifia notablement le modèle francais. (2) Carnerero copia de plus Denevil, ó el hombre segün debe ser. (3) Le „Diccionario de Bibliografia espanola" (Dionisio Hidalgo) cite encore sous 1'article „Baculard d'Arnaud" „Dos cunadas, traducida al castellano por D. A. F. C, Sevilla, J. Gomez 1850, 2 vols", que je n'ai pas plus réussi a rencontrer qu'une autre version du même ouvrage par V. R. de G. (4) Mais les frénétiques héros ténébreux des cloltres attiraient les Espagnols tout autrement. Comminge surtout les charmait. On traduisit ses Mémoires, d'après Mme de Tencin, sa Lettre „por el célebre Dorat" et son drame publié par d'Arnaud. (5) Le libraire D. Manuel Sauri a Barcelone réunit les trois ouvrages dans un volume qui en 1837 en est a la seconde édition. Certes on sait trop bien quel cas d'Arnaud fait de la morale pour ne pas répéter hautement après lui: „Ojala que su lectura sea una lección para los padres, librandolos de la preocupación, y un freno a los jóvenes de ambos sexos para sujetar sus pasiones". (6) Mais ce (1) 4 vols, Madrid, Repullés, 1803. (2) Tercera edicion, corregida. Madrid, 1827. (3) Madrid, F. M. Davila, 1827. (4) Malaga, A. B. Cabrera, 1846. 4 vols. (5) El conde de Comminge por D. Manuel Bellosartes, Barcelona, 1792. (6) Historia del Conde de Comminge, Barcelona, D. Manuel Sauri, 1837. EI editor. 385 n'est pas la le véritable attrait de la pièce pour 1'Espagnol de la fin du dix-huitième siècle qui souvent peut dire avec Sauri: „Dedicado desde mi infancia a lecturas tétricas y sombrias, en ellas me recreo la mayor parte de mis ocios". (1) Qu'on ne s'étonne donc point qu'il y ait eu maintes versions des Amantes desgraciados (2), qu'on fait imprimer souvent sous 1'anonymat: Comingo perseguido, o sea los amores del Conde. (3) L'histoire de 1'infortuné gentilhomme inspire k L. F. Comella ensuite trois pièces qui débutent par Los amores del Conde de Comlnges, drame en cinq actes, et qui n'arrivent k leur dénouement complet qu'a la fin de la troisième. (4) Eufemia o el triunfo de la religion obtient en quelques années quatre éditions. (5) Le „terrible" ne devait pas moins tender les Espagnols que le „sombre". La Gabriela qui parut k Barcelone (s. d.) est pourtant une copie de la pièce de Belloy. Le goüt pour le „macabre" darnaudien s'est manifesté surtout dans les Nuits lugubres (en trois chants et en prose) de José de Cadalso (6) qui par la s'écarte absolument de l'auteur des Night Thoughts. C'est avec le désespoir d'amour que Tediato (Désespéré) s'adresse au fossoyeur, pendant que 1'orage éclate et que le tonnerre gronde, afin qu'il lui ouvre le tombeau de celle qu'il aimait. A peine a-t-on acquiescé a sa demande que le malheureux „concoit le projet d'emporter le cadavre, de le cacher dans sa chambre, de se coucher a cóté de lui,.... pour que les deux corps retournent ensemble au néant. C'est le triomphe du macabre et du forcené" (7) par lequel nous sommes bien loin d'Young et entièrement k la portée d'Arnaud qui a étalé une frénésie toute pareille dans la facon dont Amélie traite le cadavre de son jeune mari. (8) (1) Historia del Conde de Comminge (segunda edición), El editor. D. M. Sauri, Barcelona, 1837. (2) Chez Torner, 1820 s.1. (3) Drame, s. 1. n. d. (4) Cf. p. 396. (5) 4" Edición, Madrid, A. Martinez, 1821. (6) Poète-militaire. Colonel, tué a 1'age de 41 ans au siège de Gibraltar, 1782. (7) P. van Tieghem, La Poésie de la Nuit et des Tombeaux au XVIII' siècle, p. 148. Rieder, Paris, 1921. (8) Cf. pp. 99, 120. 25 CHAPITRE II. D'Arnaud et le drame sombre en Italië. I. D'Arnaud et son propaqateur Albergati. Litalie a recu toutes les sensibleries de Baculard avec un enthousiasme surprenant. La „Biblioteca nazionale di San Marco" è Venise en est richement pourvue. Sur ses rayons se reposent les héros exaltés du Teatro (1) darnaudien; les Prove di Sentimento (2) n'y émeuvent plus personne, et les Ricreazioni delf uomo sensibile (3) n'y délassent aucun lecteur. Les vingt volumes des Opere del D'Arnaud (4) font courber les rayons sous leur immobilité pesante. La Bibliothèque nationale de Rome (5) et celle de 1'Université de Naples (6) supportent, chacune, avec une résignation parfaite le poids d'une bonne vingtaine de volumes de notre auteur. Le principal promoteur des idees d'Arnaud en Italië fut le caprkneux marquis Francesco Albergati, né en 1728 è Bologne oü il mourut en 1804. L'influence de ce riche particulier, aimant la littérature et le théatre y était notable. Casanova, malgré les railleries qu'il se permet en 1760 devant Voltaire au sujet de eet Italiën exalté (7), constate, quand il est a Bologne en 1773, qu'on y parlait beaucoup du seigneur bolonais, grand amateur de spectacle, ayant ouvert au public son théatre particulier. II y jouait lui-même les premiers röles avec beaucoup de talent. (8) (1) Opere del Signor d'Arnaud, Venise, 1788. (C'est son théatre. Ses pièces traduites sont citées par Ernesto Masi: Studio sulla storia del Teatro italiano nel secoio XVIII, Firenze, 1891). (2) Venise, 1781. (3) Venise, 1803. (4) Venise, 1819. (5) Opere del D'Arnaud, Naples, 1791—1800, 22 vols. (6) Opere del D'Arnaud, Naples, 1781—1788, 21 vols. (7) Mémoires de ]. Casanova. Paris, Garnier frères. T. IV, chap. XV, p. 461. T. VIII, chap. XI, p. 307. (8) Ibid., T. VIII, Chap. XI, p. 307. 387 Albergati (Capacellj) s'est, en outre, rendu célèbre par les traductions d'un grand nombre de pièces francaises (1) louées a plusieurs reprises par Voltaire, Cesaroti et d'autres, pour la souplesse d'esprit dont elles font preuve. „II mérite d'être rangé parmi ceux qui, sans être doués d'un grand génie, ont le plus contribué au perfectionnement du théatre italien". (2) La principale source pour la connaissance du marquis est le livre d'Ernesto Masi, intitulé: La Vita, i tempi, gli amici di Francesco Albergati. (3) Cet ouvrage est moins une étude critique de 1'oeuvre d'AIbergati qu'une histoire anecdotique de sa vie. M. N. Melloni reproche dans un article de L'Archiginnasio (4) a l'auteur deux fautes: D'abord, soit par sympathie, soit par maladresse dans 1'emploi de ses matériaux, il n'aurait pas fou mi un portrait ressemblant en représentant comme un homme affable et bienveillant le marquis qui était d'un esprit brusque et vindicatif. Plus grave est la seconde faute que nous devons relever paree qu'elle fait insuffisamment ressortir l'influence de Baculard en Italië. Selon M. Melloni le biographe d'AIbergati n'a pas assez clairement montré fa lutte entre celui-ci et Carlo Gozzi, lutte „che divise questi due uomini cosi influenti sui loro contemporanei, che (1) Les voici dans 1'ordre des Opere di Francesco Albergati Capacelü, Venezia, 1783—1785. 12 T. T. 1:3 La paura, farsa francese (Marsoillier). T. II: 4 Nadir, tragedia (Du Buisson). T. II : 5 II conté di Commingo, drama (D'Arnaud). T. III: 3 La vedova del Malabar, tragedia (Le Mierre). T. IV: 2 Clementine et Dorvigni, drama (Monvel). T. V : 4 Ericia o la Vestale, drama (Fontanelle). T. V : 5 II Floridano, tragedia. T. V : 6 II Venezino, tragedia. T. VI: 2 Sofontsba, tragedia (Voltaire). T. VI : 3 Li gauri, tragedia (Voltaire). T. VI: 3 Don Pietro, tragedia (Voltaire). T. VI: 3 11 signor Cassandro, o gli effetti deU' amore et del verderame, drama (Coquelin de Chaussepierre). T. VII: 1 La Fedra, tragedia (Racine). T. VIII: 2 Ifigenia, tragedia (Racine). T. VIII: 3 Ines de Castro, tragedia (Houdart de la Motte). (2) J. C. L. Simondi de Sismonde: La litt: du Midi de l'Europe, Bruxelles, Dumont, 1837. T. I, p. 519. (3) Bologna, Nicola Zanichelli, 1888 (2e ed.). (4) Bullettino della Biblioteca comunale di Bologna, Anno XVI, Num. 1—3, 1921, pp, 40, 41. 388 rappresentarono due correnti antitetiche, una in favore, 1'altra contro 1'imitazione francese". Dans cette question était mêlée également Bettina Caminer, auteur qui a eu la plus grande part dans la propagation du drame bourgeois sur la scène italienne. C'est ainsi que nous rencontrons ici Albergati, Gozzi et Elisabeth Caminer qui, ensemble, ont eu soin de traduire toutes les pièces d'Arnaud, sauf Coligny. Après son divorce avec la Comtesse d'Orsi le marquis s'adonna a sa passion pour le théatre. „Instituito nella magnifica sua villa di Zola un domestico teatro, capace di trecento spettatori, agiatamente assisi". (1) „La sua valentia, la sua magnifica ospitalitè levarono grido, si puó dire, in tutt' Europa". (2) Vers le milieu du dix-huitième siècle la tragédie et la comédie écrite n'occupaient en Italië que les théatres privés et académiques. Sur la scène publique régnaient les „comédie dell' arte" avec Pantalone, Arlecchino, Pulcinella, etc, fantasques, artificielles, décousues, souvent grossières et in décent es. Goldoni avait opérê une réforme retracant les classes, les conditions, les états différents et les mceurs de la société d'après sa propre expérience, en montrant des intrigues, des situations, des caractères réels (La Courtisane honorèe, Le Café, Le Bourru bienfaisant). Albergati, avide de nouveauté, partisan de la renaissance imposée par Goldoni, entièrement au courant de la littérature francaise, s'attache a continuer ce que son mattre avait commencé. „In un tempo, che 1'arte della scena era caduta cosl basso, egli era considerato come vero attore e riformatore dell' arte di recitare con intelligenza, con naturalezza e con dignita". (3) A 1'instar de son maltre il observait et peignait la société italienne de son temps et son // ciarlatore maldicente (Le Médisant) est digne de Goldoni. Ses traductions des tragédies de Racine et de Voltaire lui servaient de contrepoison inestimable aux grossières farces italiennes. Cependant la critique d'un recueil de tragédies francaises traduites, publiées è Paris en 1764, ainsi qu'un nouvel amour décu le décidèrent a quitter sa ville natale après qu'il avait chargé Thalie de venger la Melpomène offensée dans sa nouvelle comédie L'amor finto e l'amor vero. Sur la (1) Zacchiroli: Elogio di Francesco Albergati Capacelli, Bergamo, 1804. (2) Ernesto Masi, Op. cit. p. 117. (3) Ernesto Masi, .Op. cit. p. 117. En 1774 Albergati obtint par son drame Le Prisonnier le prix que le duc de Parme avait destiné aux meilleures compositions théatrales. 38fr recommandation de Goldoni, de Baretti et d'autres il s'établit a Vérone (1765), oü il fut recu avec joie, oü toutes sortes d'honneurs lui furent réservés, et oü il entendit parler de Bettina Caminer. C'était une jeune fille, née a Venise, et que ses parents (soh père était un des collaborateurs de I'Europa litteraria) avaient destinée a être modiste. Elle réussit pourtant a contenter son goüt pour la littérature, et se mit a étudier et a traduire les drames larmoyants francais: L'Onesto Colpevole (L'Honnête Criminel, de Falbaire), // Disertore et Jeneval (de Mercier), qui plaisaient beaucoup a un public qui, insatiable de nouveauté, adorait successivement le fantastique dans Gozzi, la raison dans Goldoni, le mélange de solennité et de platitude dans Chiari (1) et enfin la sombre sênsibilité des drames francais. „La Caminer ebbe lodi e trionfi, quali oggidi nessun traduttore potrebbe aspettarsi. Ma nel secoio XVIII il peso ed il numero scusavano bene spesso la qualita, e la Caminer, nome che oggi si ripesca a stento nella storia letteraria, s'è presentata anch'essa all'ardua sentenza dei posteri co' suoi venticinque volumi di Opere complete". (2) Jolie, spirituelle et gracieuse, elle ne tarda pas a exciter une féroce envie qui déchargea sa bile dans la chronique scandaleuse du temps. Parmi ses adorateurs les plus fervents il faut citer en premier lieu Albergati et Carlo Gozzi. Celui-ci 1'appelle une „onesta giovana" et la loue dans plusieurs endroits de son oeuvre. Toutefois il était vivement porté contre Ie drame bourgeois qu'elle rendait populaire en Italië et dans lequel il voyait la propagande d'idées révolutionnaires. Ce qu'il déteste dans Jenneval qu'elle a traduit, c'est la „perniciosa dottrina tendente a istillare ne' cervejli dei popoli la ribellione dalle leggi stabilite, e da' Magistrati, da' Grandi, dall' ordine indispensabile della concatenata subordinazione". (3) Nous avons vu, en effet, comment a pu nattre même des pièces monacales du Jérémie francais un théHtre révolutionnaire et anticlérical. Gozzi est désolé de la tournure que 1'art dramatique va prendre dans son pays: „Cantava nel mio secreto sulla Italia le stesse lamentazioni che Geremia ha cantate a' suoi giorni sopra Gerusalemme". (3) (1) Le Incognite, Le Spose Persiane, le Ircane, etc. (2) Ernesto Masi, Op. cit. pp. 208, 209. (3) Carlo Gozzi. Opere. Lettera ad un poeta teatraie italiano, 20 aprile 1801, T. XIV. (Venezia, Zanardi, 1802). 390 Albergati était également coupable de cette déchéance. II goütait d'Arnaud et puisait des arguments dans les Epreuves du Sentiment pour soutenir dans les marges de ses manuscrits (1) les idéés qu'il y lancait. En 1767 il avait traduit Le comte de Comminge. A peine achevée il avait envoyé sa version a Voltaire a Ferney qui lui répond Ie 2 juin 1767: „Vous envoyez, Monsieur, des tableaux a un aveugle; 1'état oü je suis tombé ne me permet plus de lire. Un homme qui prononce fort mal 1'italien, m'a lu une petite partie de votre traduction de Comminge. II m'a fait entendre dans son baragouin, de beaux vers sur un triste sujet..." Ajoutez que le marquis a fait représenter son drame aussitöt sur un théatre public a Vérone (et plus tard sur sa scène particuliere a Bologne), tenant lui-même Ie röle de Comminge. „On a rigoureusement observé le costume pour le lieu de la scène et pour les habits qui réellement étaient ceux de la Trappe". (2) Bettina Caminer admirait la copie d'AIbergati au plus haut point, la préférant de beaucoup a celles que Rondinelli et d'autres en avaient faites. Enveloppés dans le même amour pour le drame ténébreux et dans la même rancune de la part de Gozzi, nos deux auteurs sensibles étaient sur le point de s'unir par un mariage pour lequel un nouveau produit de la littérature francaise allait prêter son généreux secours. Fontanelle venait de faire imprimer son Ericie (1768). Albergati, sachant que Bettina en a un exemplaire, le lui emprunte, — lui fournit de la pièce une traduction qu'elle estime beaucoup, —< en parle longuement dans ses iettres d'amour, libellées en francais et mêlées de considérations littéraires — et fait ensuite sa demande en mariage que la belle repousse pour ne pas déplaire a ses parents, selon Masi. M. Melloni, faisant de son mieux pour mettre le gentilhomme dans un jour peu noble, assure qu'il fit la cour a une danseuse et „piantö in asso la veneziana, con molto garbo perö, senza provocarne il risentimento, e conservando 1'amicizia e il carteggio letterario". (3) Ce qui est sür c'est que Ie mariage n'a pas été conclu, qu'Albergati s'amouracha d'une plébéienne Catina Boccabadati qu'il épousa mais qui se suicida au bout de dix-huit ans et que finalement il a été la victime d'un dernier mariage avec Teresa Checchia Zampieri. (1) Conservés a la Bibliothèque communale de Bologne. (2) L'Année littéraire, 1769. T. VIII, p. 174. (3) N. Melloni. Francesco Albergati e Carlo Gozzi. L'Archiginnasio anno XVI, no. 1—3, p. 42. 391 Si le lien conjugal n'était pas réservé a Capacelli et Bettina, ils restaient étroitement unis dans leur prédilection pour le drame noir qu'ils vont mettre sur le tröne en Italië. A peine séparée de l'auteur de // conté di Comminge, la Caminer se met a traduire en 1769 Euphémie — que d'Arnaud vient de publier (1768) — car „la valeur intrinsèque" du drame 1'avait vivement frappée. EUe était ravie de sa réussite a Venise et elle fit parvenir un exemplaire de son imitation a Baculard qui la remercia humblement par ses compliments habituels. Une autre version en langue toscane qui tombe entre les mains de Bettina, est tellement mutilée qu'elle s'en indigne. Elle se met même a corriger la première édition de la sienne propre, car „la pièce d'Arnaud mérite d'être arrachée k 1'oubli pour la beauté de 1'ame sensible de l'auteur et Ie but moral de 1'ouvrage". (1) 11 n'est pas nécessaire de se souvenir ici $ Euphémie ou les amants malheureux, la „tragédie italienne" dont nous avons parlé a la page 320, pour constater que le drame sombre et sensible jouit d'une considération extraordinaire au-dela des Alpes. Albergati et Caminer s'y adonnent avec volupté. Béverley (Saurin), Mélanie (La Harpe), Eugénie (Beaumarchais) tentent d'autres traducteurs. C'en était trop pour Gozzi qui, croyant que le fantastique frisant 1'absurde (2) est le propre de l'Italien pourvu qu'on laisse intacts la religion et 1'état, ne supportait pas I'invasion toujours plus définitive des sensibleries corruptrices. II revient donc a la charge en publiant en 1772 une traduction de Fayel (3) la dotant d'une forte préface qui ne manqua pas d'aigrir ses rapports avec Albergati. Ce discours préliminaire se compose de deux parties. Dans la première Gozzi compare le Fayel d'Arnaud a la Gabrielle de Belloy qui, traduite par la Caminer, venait d'être représentée a Venise. Comme Schmidt 1'avait fait 1'année précédente dans sa version allemande, il attaque surtout la portée morale dans la tragédie de Belloy, dont les personnages principaux „hanno tutti, nella loro circonstanza assoluta ragione, et assoluto (1) Eufemia, Prefazione. (2) Dans ces „fables": Le Corbeau, L'Oiseau Vert, La Dame Serpent, etc. (3) // Fayel, tragedia del sig. d'Arnaud, tradotta in versi sciolti dal co Carlo Gozzi. Venezia, per ii Colombani, 1772. 392 torto". (1) Mais le drame de Baculard aussi a de graves défauts. Le caractère prudent et tendre du vieux Vergy rend ici toute Ia tragédie invraisemblable, puisqu'on ne saurait admettre qu'il oblige sa fille a accepter le furieux Fayel comme époux. Ensuite celui-ci est d'une cruauté si sanguinaire que Gozzi dans sa copie aura recours au stratagème dont de Belloy s'est servi au dénouement, évitant ainsi ce qu'il y avait de trop atroce dans d'Arnaud. II souhaite aux deux pièces un repos éternel a la librairie en les qualifiant de „monstruosi fenomeni di novita", rendant ainsi la monnaie de sa pièce a Baculard qui avait traité les „canevas comiques" des Italiens d'„ouvrages toujours monstrueux et nécessairement médiocres". (2) Dans le reste de son avant-propos Gozzi défend son genre a lui contre les innovations de Goldoni et de ses disciples pour en arriver ensuite aux nombreuses traductions des drames larmoyants que nous avons cités. Tirés souvent de recueils de nouvelles, de romans, de Causes célèbres, il les condamne, en bon patriote, pour . ne pas être „figliuole dell' Italia". II s'en prend surtout a Elisabeth Caminer. II a beau dire „non disprezzo il suo buon talento", cette concession n'efface pas le ton agressif du passage suivant: „se la cónsigliassi, 1'averei dissuasa dal contaminare la penna e la mente d'una onesta fanciulla nella traduzione del Jeneval". Enfin ce fut le tour d'AIbergati, l'auteur de Comminge, d'Ericie, de La Vedova del Malabar. Les paroles mêmes de Baculard seront les armes avec lesquelles Gozzi combattra 1'invasion des pièces étrangères. D'Arnaud, tout en aspirant è étendre les bornes de 1'art et en cherchant a plaire a tous les hommes, avait dit qu'un auteur pourtant „est citoyen: ses premiers regards tombenf sur ses compatriotes; il veut aussi mériter leurs suffrages". (3) Le drame larmoyant de 1'étranger, genre ennuyeux par excellence ne saurait avoir, selon Gozzi, qu'une fortune passagère en Italië. D'Arnaud a pu dire dans sa préface „Rien n'est beau que le vrai, Ie vrai seul est durable". Mais il n'y a que l'art qui soit beau: on Ie cherche en vain dans d'Arnaud. Et l'art c'est pour les Italiens ce qui plait. Voila pourquoi Gozzi oppose a Ia citation de Baculard ce vers italien: „E bello sol tra noi quello che piace". (1) II Fayel. Prefazione. (2) Fayel. Préface,' p. XVIII. (3) Fayel. Préface, p. XVIII. 393 On serait en droit de se dem ander avec Capacelli pourquoi l'auteur a traduit une pièce qu'il trouve invraisemblable, rebutante, dégoutante. Le traducteur prétend dans sa préface qu'a Venise on lui en avait demandé une version italienne et qu'il n'a pas pu refuser,'ne voulant pas faire un „trafico venale del suo talento". En réalité il se serait servi pourtant de cette pièce pour se venger de sa disgrace auprès de la comédienne Teodora Ricci, étoile de la Société de Sacchi, qui 1'avait trompé en lui préférant Antoine Gratarol. Quoi qu'il en soit Capacelli, ne pouvant laisser passer une préface de cette nature, se promit de déchirer a belles dents son envieux adversaire. II fait donc comme si un de ses amis lui a demandé son opinion sur Ia préface en question, écrit une lettre et garde l'anonymat(l) afin que son nom ne diminue ni n'accroisse la valeur de ses paroles. En effet sans parler de lui-même il avait a défendre trois choses qui lui tenaient au cceur: 1° la réputation de son mattre Goldoni, 2° la gloire de sa meilleure amie, Elisabeth Caminer, 3° la valeur du drame bourgeois. Quant a Goldoni, il est le peintre de la nature, Gozzi en est le bourreau qui ne fait que mendier 1'approbation d'un public béte et stupide, en ayant provoqué un duel inégal entre Ie théatre de Sacchi oü „si dannp pessimi lavori, accuratamente e diligentemente recitati" et les autres oü „si rappressentano buoni lavori pessimamente recitati". Ne pouvant plus contenir sa bile il accuse son adversaire d'immoralité, d'obscénité, et d'être le corrupteur et Ie traitre de la patrie. Pour Elisabeth Caminer, elle a purgé, après Ie départ de Goldoni le théatre de Venise, „che dopo il pestifero sorgimento del vuoto Gozzi imbecille minacciava rovina, e stava sul punto di dara 1'ultimo crollo... Ma tu, Conté Talpa, non vedi nè I'aurora che spunta, nè il meriggio che splende, e ti trovi dalla natura condannato a vivere e a morire fra Ie tenebre di quella oscura cavernosa ignoranza che ti hai coltivata colle tue mani". Décidémént, Albergati a lu d'Arnaud avec succès, temoin ce style ! Vive donc le drame bourgeois et sensible, fait pour I'éducation (1) Ce document de 25 pages (Lettera di un anonimo scritta ad un suo amico), retrouvé, identifié et reproduit dans L'Archiginnasio (juin 1921) par le prof. N. Melloni de Bologne, est conservé a YArchivio di Stato, Archivio Albergati, fascio I. 394 du peuple, inaugurant une nouvelle ère dans l'art dramatique en Italië. Que Gozzi brüle ses ceuvres et que les Italiens suivent, en s'y confirtnant, les exemples donnés par les Francais. Cette lettre est datée du 28 novembre 1772. Lorsque, dix ans après,Capacelli publia a Venise uneédition de ses oeuvres complètes, son enthousiasme pour le drame bourgeois était passablement refroidi. Dans la Piii lunga lettera di riposta che sia stata scritta il s'indigne contre ceux qui veulent répandre la graine de 1'imitation francaise dans laquelle il découvre... le germe dangereux du renversement politique 1 En se rappelant ce que son adversaire maudit dans les pièces francaises, on est forcé de reconnaitre que les extrêmes se sont rapprochés étrangement. Albergati va même jusqu'a railier dans sa comédie des Convulsioni les évanouissements et les crises des nerfs des dames, provoquês par toute la sênsibilité transalpine et dont elles se faisaient un moyen pour gouverner les hommes. Cette instabilité perpétuelle de son caractère explique encore le fait que le marquis a pu traduire la plus mordante parodie qui ait été jamais écrite des oeuvres de son modèle favori: Monsieur Cassandre ou les ei jets de I'amour et du Verd-de-gris, qu'il reproduit avec tous les coups de griffe dont on avait gratifié son mattre en y ajoutant un avis de sa facon oü se lit: „Donc, ami lecteur, tu liras et tu riras et si tu ne ris pas, ce sera paree que tu n'as pas lu certains drames monstrueux auxquels mon auteur s'oppose avec une curieuse raillerie". Dans 1'édition de 1782 de ses oeuvres il fait imprimer encore une petite pièce, composée par Gaetano Fiorio a Vérone en guise d'introduction pour que le public comprenne mieux la portee de la satire. II. Le genre noir chez d'autres auteurs italiens. Le système romanesque de Gozzi ne réussit pas a se maintenir plus longtemps malgré les efforts de ses partisans et les dispositions de ses spectateurs. Pareil sort fut réservé au drame bourgeois qui se tient debout pourtant jusqu'au commencement du dix-neuvième siècle. Mariée avec le médecin Turri, Bettina Caminer traduit la dernière pièce de Baculard, Mérinval qui figure dans 1'énorme collection de soixante volumes du Théatre moderne italien. (1) „Sans le nom d'Arnaud il manquerait un ornement a (1) 11 teatro moderno applaudito. Venezia, 1798. T. XXVIII. 395 notre recueil" dit la traductrice dans sa préface oü elle jette un coup d'ceil sur toutes les ceuvres du maïtre. Elle loue la mélancolie et la sênsibilité de ses romans. Dans son théatre il est aussi énergique, aussi robuste qu'il est mièvre dans ses poésies. On trouve ses drames violents propres a la Iecture plutöt qu'a la représentation paree qu'il oublie le conseil d'Horace: Nee pueros coram populo Medea trucidet. Le dénouement heureux de Mérinval ne parvient pas a effacer toute la noire souffrance qui remplit la pièce. Telle est d'une femme auteur, qui traduit tout de même cette terrible pièce, 1'opinion personnelle qui n'est pas en rapport avec le goüt décidé que ses compatriotes manifestent a 1'égard du ténébreux. La satire de Cerati se moquant d'Hervey et d'Arnaud suffit è prouver que le genre noir avait conquis bien des partisans en Italië. C'est 1'effervescence triste d'un Baculard qu'on croit saisir dans L'Enthousiasme mélancolique oü Monti jeune célèbre les charmes de la solitude, de la nuit, des ombres, des forêts et des cavernes oü errent les spectres. On est tenté de retrouver ses sons funèbres dans le poème sépulcral que P. Manare vers la fin du siècle consacre A des cloches qui sonnent le glas. II y a du d'Arnaud encore dans ces délices de I'amour jointes aux horreurs du tombeau qui poussent „Alceste", poète toscan, a chercher dans une fosse commune parmi les ossements rongés les restes de son amante, devant lesquels il se met a méditer douloureusement en les comparant a ce qu'ils furent jadis. Et on se rappelle les sépulcres darnaudiens au milieu desquels les amoureux tourmentés voient 1'objet de leur tendresse dans un rêve navrant, quand on suit le Piémontais Ambrogio Viale dans son Songe (1793) oü il est entrainé dans un sombre abime, ne contenant que des ossements et des têtes de morts. Tout a coup un spectre ensanglanté se dresse devant lui, trompé par Ia même femme qui a fait du poète un farouche solitaire. Nous reconnaissons que Baculard n'est pour rien dans le reste du poème. Dans la première partie et dans les quelques produits funéraires que nous venons de citer sa tracé est visible dans la frénésie du macabre qui les sépare décidémént des Nights Thoughts. (1) Certes L'abbé Olivi qui fait le portrait d'Arnaud comme il fait (1) Voir sur cette poésie. P. v. Tieghem. Op. cit pp. 149—159. 396 celui de Gessner, loue sa sênsibilité et sa vertu. On adore son goüt pour le tendre: „le donne di sentimertto, quelle donne, che nelle ore di letteratura hanno approfondito il tenero di Arnaud, il sentimentale di Marmontel, il terribile de Young",(1) mais on le fait dans 1'introduction d'un recueil de pièces de théatre (Capricci Teatrali, 10 vols, Rome, 1805) oü figurent bien des drames ténébreux. On pleure sur 1'infortune de Fanny et d'autres malheureuses des Epreuves du Sentiment, mais on se 'sent autrement transporté en conduisant la frénétique Julie a son noir couvent, et la douloureuse et fervente Anne Bell (2) a son lugubre caveau. Foscolo aime trop le sombre des Anglais, Ia Sépulture et les pompes funèbres de Legouvé (3) pour ne pas préférer les drames violents dans les (Euvres d'Arnaud qu'il se prescrit en 1796 dans un Plan d'études. (4) Baculard, lui aussi, est pour quelque chose dans la vénération que respire son poème Dei Sepolcri oü la poésie des tombeaux prend une nouvelle tendance, civique et nationale. (5) Manzoni enfin tient a recevoir, en 1811 encore, son théatre avec les drames de Shakespeare et les tragédies de Racine et de Voltaire que Fauriel lui fait parvenir de Paris par 1'intermédiaire du libraire Fayolle. (6) Nous avons vu comment Comminge fut traduit k plusieurs reprises et quel empressement on montrait 4 Vérone pour y amasser sur la scène les têtes de mort et les ossements. Le succès de la pièce fit naitre en Italië la même trilogie (7) dont nous avons parlé a la page 385. La deuxième partie Adélaïde mariée eut une vogue immense. Pagani-Cesa publie k Padoue en 1782 une version italienne d'après 1'imitation en prose francaise que Peyron avait donnée du poème anglais de Jerningham: Les Funérailles d'Arabert, moine de la Trappe. (8) (1) Cité par M. P. Hazard. La Rèvolution fr. et les lettres italiennes, p. 386. Paris, Hachette, 1910. (2) Qu'on lit encore en 1850. Voir: Catalogue général de la librairie italienne de 1847—1899, par Atillo Pagliani, Firenze, Solani. (3) Voir pp. 142, 143. (4) M. P. Hazard. La Rèvolution fr. et les lettres italiennes, p. 164. Paris, Hachette, 1910. (5) Voir P. van Tieghem, Op. cit. pp. 164—168. (6) M. P. Hazard, Op. cit. p. 456. (7) Par Gualzetti, Naples. (8) Cf. p. 150. 397 Que le frénétique surtout plüt aux Italiens les titres seuls des nombreux opéras des pièces sombres et des plus lugubres nouvelles de Baculard, pourraient le prouver. En voici quelques-uns avec Ia date de leur première représentation. Adélaïde e Comingio, par Tottola, musique de Fioravanti; Milan 1810, Adélaïde e Comingio, musique de Pacini, Milan 1818, Fayel, musique de Coccia, Florence 1819, Adelson e Salvini, musique de Fioravanti, Milan 1804, Adelson e Salvini, musique de Bellini, Naples 1824, Adelson e Salvini, musique de Louis Savj, Florence 1839, Inutile de dire qu'on imite également les opéras francais: Sargino, musique de Paër, Dresde, 1803. „II n'a pas été traduit en francais" ajoute le Dictionnaire lyrique de Clément et Larousse. (1) Et pour cause, l'auteur ayant mis en vers le drame lyrique de Monvel. (2) Et cependant le dictionnaire se trompe. La pièce italienne a été copiée en francais par 1'Amsterdamois F. C. Müller. (3) L'autre opéra de Monvel surtout a eu un succès particulier en Italië: Raoul di Créqui, musique de J. S. Mayer, Milan, 1810. Raoul di Créqui, musique de Morlacchi, Dresde, 1811, Raoul di Créqui, musique de Fioravanti, Rome, 1812, Raoul di Créqui, musique d'Altavilla, Turin, 1848. On ne saurait le nier: l'influence d'Arnaud a été grande en Italië. (1) Paris s. d., p. 607. (2) Cf. p. 163. (3) Cf. p. 359. CONCLUSION. Tel fut d'Arnaud dont la plume éternelle A bien manqué de se rendre immortelle. (1) Lorsqu'il mourut en 1805 il avait a vrai dire survécu a sa gloire. La sênsibilité et la doucereuse morale d'un cóté, — le noir et le macabre de 1'autre qui avaient été è la mode en Europe, avaient eu leur temps. Son style était loin d'avoir cette pureté qui parfois sauve 1'oeuvre d'un anéantissement total. Si son influence n'a jamais été bien profonde, elle a été assez large. On ne saurait nier que, selon la mesure de ses forces, il a efficacement contribué a 1'expansion des lettres francaises dans son pays et au-dela des frontières. Par la se trouve amplement justifiée Ia pension de quatre cents francs que Napoléon accorda, le 8 j uiIIet 1806, è sa veuve. D'ailleurs ce qui un jour a pu faire une impression aussi forte que Le Comte de Comminge résiste avec ténacité a une destruction compléte, malgré les changements du goflt et de la mode. Nous avons vu combien longtemps les amours malheureux du sombre Trappiste ont occupé l'Italie. Quant a la France, Lepeintre, dans sa notice de la Suite du Répertoire du Théatre francais qui est de 1822, dit qu'è cette date on jouait le drame encore souvent en province. Cette persistance explique 1'audace de Royer et de Waëz qui, vingt ans plus tard, en collaböration avec Scribe, rajeunissent le drame dans 1'opéra de La Favorite (musique de Donizetti), représenté a 1'Académie Royale de Musique le 2 décembre 1840, et ensuite a 1'Opéra, oü il s'est maintenu, sans interruption, pendant une trentaine d'années. II s'agit ici d'un novice, Fernand, qui se sent troublé a Ia vue d'une femme qu'il rencontre au sortir de 1'église. Son imagination s'exalte et malgré les avertissements de son supérieur, il renonce au cloitre. II y revient finalement pleurer ses illusions, car Léonice s'est trouvée être la favorite du roi Alphonse XI, roi de Cast il Ie. Brisée de douleur elle se traine (1) Les Petites-Maisons du Pamasse, ouvrage comico-littéraire par le Cousin-Jacques, p. 146. Paris, Bouillon, 1783—1784. 399 jusqu'au monastère oü elle entend la voix de son amant qui prononce les vceux éternels. Lorsqu'il sort du temple elle tombe, expirante, a ses pieds. (1) Dès 1870 on ne connaissait plus l'auteur original. En 1852 la Nouvelle Biographie Universelle (2) avait même pu écrire cette énormité: „On ne connalt guère que par leur titre trois tragédies qu'il composa dans sa jeunesse. Aucune ne fut jouée, une seule fut imprimée". Mais une voix amie (3) rappelait 1'année suivante le „retentissement" qu'avait eu dans la littérature un nom qui venait de s'éteindre par la mort (1853) du seul fils de Baculard d'Arnaud, „Chevalier de 1'Orde Royal et Militaire de Saint Louis, etc, — commandant de Gendarmerie, membre du Bureau d'Administration du Collége de Provins." Ce „retentissement" évanoui vaut a d'Arnaud une humble place dans I'histoire littéraire, qui ne dédaigne rien. „Tout ce qui a ému, charmé ou seulement amusé, tout ce qui a occupé le public, tout ce qui a vécu, ne füt-ce qu'un jour, prend de droit une place dans les souvenirs de Ia postérité. II y a des différences de degré; mais les petits sont la a cóté des plus grands, attendant qu'un hasard ou un caprice (4) ramène sur eux 1'attention". (5) Ce n'est pas en pensant a d'Arnaud que Schérer écrivait ces lignes charitables, mais a Collé, et a un Collé qu'il aurait souhaité plus intéressant. Notre héros, sans doute, aurait, a meilleur droit encore mérité la bienveillance de Schérer. En tout cas, pour notre propre compte, ce n'est ni par hasard, ni par caprice que nous avons choisi comme sujet d'étude Francois-Thomas de Baculard d'Arnaud. (1) Voir pour plus de détails: Clément et Larousse, Dictionnaire lyrique, p. 276. (2) Hoeffer. Paris, F. Didot frères, ,1852; art. Baculard d'Arnaud. (3) Caroline Angebert dans la Feuille de Provins du 10 déc. 1853. (4) Nous soulignons. (5) E. Schérer, Etudes sur la Littérature au XVIII' siècle, p. 167. Paris, Calmann Levy, 1891. APPENDICE. Bibliographie par ordre alphabétique des principaux ouvrages lus ou consultés pour rétablissement de cette thèse. A. Ouvrages francais. L LIVRES. D'Arnaud: OZuvres diverses (poésies), 3 vols., Berlin, 1751. — Lamentations de Jérémie, odes sacrées. Paris, 1757. — OZuvres (diverses: Théatre, nouvelles). 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J. te Winkel: De ontwikkelingsgang der Nederlandsche Letterkunde (L'Evolution de la littérature hollandaise). Haarlem, Bohn, 1912—1921. J. E. de Witte (en Maria van Zuilekom): Zedelijke schouwburg tot nut en vermaak (Théütre moral pour 1'utilité et 1'agrément). Zwolle, 1803. — Werken (ceuvres diverses, voir p. 321). J. A. Worp: Geschiedenis van het Drama en het Tooneel (Histoire du Drame et du ThéStre). Groningen, Wolters, 1908. — Repertoire van den Amsterdamschen Schouwburg (Répertoire du Théatre d'Amsterdam). Manuscr. Bibl. Leiden. J. A. Worp en J. Sterck: Geschiedenis van den Amsterdamschen Schouwburg (Histoire du Théatre d'Amsterdam). Amsterdam, Van Looy, 1920. C. N. WybPairös: Wet Amsterdamsen Tooneel (lie Théatre d'Amsterdam). Utrecht, Beyers, 1873. E. Zubli: De edelmoedige dragonder (trad. Le dragon généreux). 1990. 410 II. CORRESPONDANCES. C. F. Haug: Brieven uit Amsteldam over het nationaal tooneel (Lettres d'Amsterdam sur le ThéStre national). Amsterdam, 1805. — Brieven uit Amsteldam (Lettres d'Amsterdam). 1808. III. JOURNAUX, REVUES, ALMANACHS, ETC. Amstels Schouwtooneel (Le ThéStre de 1'Amstel). par Barlez, 1808, 1809. Belgisch Museum (Le Musée beige). 1843. De Beweging (Le Mouvement). 1911, 1914. Boeksael der geleerde Waerelt (Salie de livres pour le monde savant). 1756—1780. Dietsche Waranda (Pare thiois). 1864. De Gids (Le Guide). 1915. Konst- en Letterbode (Courrier de l'art et de la littérature). 1828. Nieuwe Taalgids (Nouveau Guide linguistique). 1913, 1914. De Resencent (Le Critique littéraire). 1790. Schouwburg voor In- en Uitlandsche Letterkunde (ThéStre de la littérature nationale et étrangère). 1808. Schouwburgalmanak voor den jaere 1786 (Almanach de Théatre pour 1'année 1786). Taal en Letteren( Langue et Lettres). 1894. De Tooneelbeschouwer (Le Spectateur du ThéStre). 1793. De Tooneelkijker (La Lorgnette). 1819. Vaderlandsche Letteroefeningen (Exercices de la littérature nationale) 1770—1808; 1876. Volksalmanak voor Nederlandsche Katholieken (Almanach populaire pour les Catholiques hollandais). 1862. Volledige Tooneelalmanak der Bataafsche Republiek (Almanach de Théatre complet pour la République batave). 1805. Volledige Tooneelalmanak voor den jaere 1806 (Almanach de ThéStre complet pour 1'année 1806). Volledige Tooneelalmanak voor het koninkrijk Holland (Almanach de ThéStre complet pour le royaume de Hollande). 1807. IV. BIOGRAPHIES, DICTIONNAIRES, ETC. L. H. v. Langenraad, J. P. de Bie en M. J. Loosjes: Het.Protestantsche Vaderland (La Patrie protestante). Utrecht, Kemink, 1908—1918. 411 P. C. Molhuysen en P. J. Blok: Nieuw Nederlandsch Biographisch Woordenboek (Nouveau Dictionnaire biographique hollandais). Leiden, A. W. Sijthoff, 1911—1924. P. G. Witsen Geysbeek: Biographisch, anthologisch en critisch woordenboek der Nederduitsche dichters (Dictionnaire biographique, .anthologique et critique des poètes hollandais). Amsterdam, Schleyer, 1824. C. Ouvrages divers. I. LIVRES. F. Albergati Capacelli: Opere. Venezia, 1782. M. Bellosartes: El conde de Comminge. Barcelona, 1792. A. Biese: Deutsche Literaturgeschichte. München, 1920. E. Caminer: Composizioni teatrali moderne tradotte. Venezia, 1772 (Eufemia). — Mérinval. Notizie storico-critiche sopra Merincal (II teatro moderno. Venezia, 1798, T. XXVII). J. F. von Cronegk: Schriften. Carlsruhe, 1776. Th. W. Danzel: Gottsched und seine Zeit. Leipzig, 1848. — Gotthold Ephraim Lessing, sein Leben, und seine Werke. Leipzig, 1850. D***: Lorimon ó el Hombre segün es. Madrid, 1827. J. W. Goethe: Wahrheit und Dichtung. — Rameau's Neffe. C. Gozzi: Opere. Venezia, 1806 (II Fayel e Prefazione delle traduttore, 1772). F. Grosz: Goethe's Werther in Frankreich. Leizig, 1888. Hellewald: Geschichte des NiederUindischen Theaters. Rotterdam, 1874. E. Herder: Johann Gottfried von Herder's Lebensbild. Erlangen, 1846. Kamprath: Das Siegwartfieber. Program Ober-Gymnasiums. W. Neustadt, 1877. Kraeger: Johann Martin Miller. Bremen, 1893. Lessing: Werke, Berlin, 1875. M. Lewis: The Monk. London, 1795. E. Masi: La vita, i tempi, gli amici di Francesco Albergati. Bologna, 1888. K. Menne: Goethe's Werther in der Niederlandischen Literatur. Leipzig, 1905. J. M. Miller: Gedichte. Ulm, J. K. Wohler, 1780. — Siegwart, eine Klostergeschichte. Frankfurt, 1776. — Beytrag zur Geschichte der Zartlichkeit. Frankfurt, 1776. 412 Mrs Radcliffe: The Italian, or the Confessional of the Black Penitent*. London, 1797. Clara Reeve: The Exiles of Memoirs of the Count de Cronstadt. London, 1788. Schiller: Aufsatze vermischten Inhalts (Ueber naive und sentimenta- lische Dichtung). Chr. Schmidt: Fayel, ein Trauerepiel, Vorwort. Leipzig, 1771. E. Young: Night Thoughts. II. CORRESPONDANCES. Albergati Capacelli: Lettera di un anonimo scritta ad un suo amico, Venezia, 28 nov. 1772. C. Gozzi: Lettera ad un poeta teatrale italiano, 20 Aprile 1801 (Opere, T. XIV, Venezia, 1802). III. JOURNAUX, REVUES, ETC. L'Archiginnas»©: Bullettino della Biblioteca comunale di Bologna. Anno XVI, num. 1—3, 1921. Deutsche Rundschau: Dezember 1881 (Aus dem Liebesleben des Siegwartdichters). Neophilologus, 1914 (Wolters, Groningen). IV. BIOGRAPtttES, DICTIONNAIRES, ETC. Algemeine Deutsche Biographie, Leipzig, 1885. Bücher-Lexicon, Heinsius, Leipzig, 1812 (Erster Band). Bücher-Lexicon, Kayser, Leipzig, 1833. Catalogo generale de la libreria italiana 1848—1899. Milano, 1901. Diccionario de Bibliografia espagaola, D. Hidalgo. TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. Page Avant-Propos VII Introduction. Apercu des trois parties de la présente étude. Ce qui a été écrit sur Baculard d'Arnaud IX PREMIÈRE PARTIE. BACULARD D'ARNAUD. A. SA VIE (1718—1805). CHAPITRE I. D'Arnaud jusqu'a son départ pour 1'Allemagne. 1718—1750. Origine. Rapports avec Voltaire. Premières ceuvres. L'épitre bwj **» ^^z*^ a Manon. Frédéric II 1'appetle a Berlin 1 CHAPITRE ti. 'MI'S h 0 Séjour a Berlin et a Dresde. 1750—1752. JEN^ Aj&*+\, i .± , r, ... . „ , „_ . ... vers naxieurs ue rreueriu ii a i auiesse unuiauu, ucmgrants pour Voltaire. Voltaire a la cour de Potsdam. Brouille avec d'Arnaud. Celui-ci se retire a Dresde. Rapports avec Gottsched . . 10 CHAPITRE III. D'Arnaud rentre dans la société de Paris. 1752—1764. Anciennes amour». Secrétaire du Comte de Frise. Contre- £e balance, tripaliu > travail, silvaticu > salvage (sauvage), komt „assimilatie" niet in de eenige en waarschijnlijk niet in de eerste plaats in aanmerking. XI De kennis van het Fransch is in de laatste jaren in ons land sterk achteruit gegaan. XII De vertaling uit de vreemde taal in de Nederlandsche is als eindexamen-opgave der H.B. S. te verwerpen. f