i5ï les précieuses ridicules GORGIBUS C'est trop pommadé1: dites-leur qu'elles descendent*. GORGIBUS, teut' Ces pendardes-la', avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d'oeufs, lait virginal6, et mille au tres brimborions que je ne connais point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d'une douzaine de cocbons 8, pour le moins; et qua tre valets vivraient tous les jours des pieds de mouton qu'elles emploient?. SCÈNE IV MADELON, CATHOS, GORGIRUS GORGIBUS II est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépense pour vous graisser le museau!8 Dites-moi un peu ce que i. Faire de la pommade. (Ce participe passé sert la a nommer 1'action et est d'ailleurs, avec la nuance qu'il a ici, nne création de Molière). a. La scène doit donc être une talie batte, de la maison de Gorgibus, ce qui explique 1'entree de Mascarille en chaise a porteur. Dans les demeures provinciales, les chambres de réception étaient au res-de-chaussée, les appartements pnvés aux étages (Livet). 3. Indication de 1'édition de i754; celle de 17 3g et celle de 1773 font de ce monologue nne scène séparée; le nnméroUtion de toutes les scènes ultérieures s'en trouve alors changée. 5. Le lait virginal se vend encore dans les phannacies, et sert k adoucir la peau. C'est, dit Furetière, «une certaine liqueur pour blanchir lea mains et le visage». Scarron parle quelque part, dans l'Bérilier ridicule, qui est de l64q, mais que Molière jouait encore en 1660, de cet damet de prix, en qui souvent, dit-on, Blanc perles, coques d'ceuf, lard et pieds de moutons, Baume, lait virginal, ei cent mille autre» drogues, Be tétes sans cheveux Font des miroirs d'amour, de qui Ut faux appat Etalent des beautés qu'ils nepossèdentpas... Un tiers de leur personne est dessous la toilette, L'autre dans lespalins [socques]; lepire est dans le Ut: Aussi le bien d'autrui tout seul les embellit (D). Le lavage les préoccupait moins que le graissage, car les Lois de la galanterie (1644) disent: < 1 L'on pent aller quelquefois chez les baigneurs pour avoir le corps net, et toua lea jours on prendra la peine de se laver les mains avec le pain d'amande. II faut aussi se faire laver le visagepresque aussi souvent». 6. Plus sa fille et sa niece font les mijanrées, plus Gorgibus affecte dans son langage, une grossièreté qui les exaspère. 7. C'est a peine une exagération, car Mlle Meurdrac dans sa Chimie Charitable etfacile en faveur des Dames (1671) mentionne, que pour l'eau de lard SCÈNE IV i53 vous avez fait a ces messieurs, que1 je les vois sortir avec tant de froideur! Vous avais-je pas1 commandé de les recevoir comme des personnes que je vonlais vous donner pour maris? HADELON _ Et quelle es time s, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier4 de ces gens-la? CATHOS Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se put accommoder ' de leur personne? GORGIBUS Et qu'y4 trouvez-vous a redire? HADELON La belle galanterie 7 que la leur! Quoi! débuter d'abord 8 par le mariage? • GORGIBUS Et par oü veux-tu donc qu'ils débntent? par le concu- «il feut prendre deux livres de ia gorge d'un porc male, qni soit bien gras», et, pour la pommade de pieds de moutou, «cinq on aixdouzaines de pieds de montons, denx ou trois jours devant [avant] la pleine Innen (Livet). l. Ce «que» de conséquence, assez général au XVTIe siècle, n'est plus guère que populaire. Cf. Brunot, La Pensee et la Langue, p. 83a. a. Ne vous avais-je pas? En parlant de la négation dans cette construction, Vaugelas disait: «II est d'ord inaire plus élégant de ne la pas mettre». L'Académie fit triompber 1'usage contraire (Larronmet). 3. Quel cas (nous disons encore, do moins littérairement: je le tiens en singuliere estime). 4. L'expression est mentionnée par Somaize dans son Grand Dictlonnaire des Précieuses: «Ces gens-la ne font pas les choses comme il faut: ces gens-la ont un procédé irrégulier» (Larronmet). Le sens est celui de conduite, manière d'agir (Lanson). 5. Comment une jeune fille raisonnable pourrait-elle se complaire en leur compagnie ? 6. Y représente oü «leur personne» ou plutót le «procédé irrégulier» dont il a été question plus haut. L'évolution de la phrase francaise vers la clarté a parlïr de la fin du XVH* siècle (cf. Brunot, op. cii, pp. 33 a 35) interdira ces équivoques. 7. Cf.p. i5on.5. 8. Tout de suite. 9. Reagissant contre la grossièreté des mceurs, les Précieuses écartaient tout ce qui pourrait rappeler 1'oeuvre de chair et par conséquent aussi le mariage qu'elles appelaient Yabime de la libertéaa Vamour fini(Reynier). Mademoiselle de Rambouillet, a qui les poètes du temps avaient dédié La Guirlande de Julie, avait trente-huit ans quand elle se déeida k épouser M. de Montausier, après i54 LES PRÉCIEUSES RIDICULES binage?1 N'est-ce pas un procédé1 dont vous avez sujet de vous louer toutes deux aussi bien que moi? Es t-il rien de plus obligeant3 que cela? Et ce lien sacré* oü ils aspirent n'est-il pas un témoignage de Phonnêteté de leurs ïntentions? HADELON Ab! mon père, ce que vous dites lk est du dernier bourgeois 6. Cela me fait bonte de vous ouïr 4 parler de la sorte, et vous devriez nn pen vous faire apprendre le bel air des cboses7. GORGIBUS Je n'ai que faire ni d'air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c'est faire 8 en honnétes gens que de débuter par la. HADELON Mon Dieu! que, si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientót fini! La belle chose que ce serait, si d'abord 9 Cyrus éponsait Mandane, et qu'Aronce de plainpied füt marié a Clélie!10 1. Cf. p. l5l, n. 6. 1. Une conduite. 3. Est-il rien qui mérite plus de gratitude ? 4. Molière apparait souvent comme le défenseur dn mariage et de la vie de familie. De la Croix dans ses Belachelijke hoofsche Juffers traduit ici avec grossièreté : «Wel woud gij liever, dat zij touwen maar vragen om een nacht drie vier, bij u te slapen om plaizier» (cf. van Loon, p. 83). 5. Bourgeois, a 1'époque des Précieuses, a le senspéjoratif de: «qui n'est pas galant ou de qualité» (burgerlijk en hollandais se ditavec un semblabledédain). Au XIXe siècle, chez les Romantiques et lea Réalistes, le mot revétira la nuance de: «qni n'est pas artiste». «II faut prendre garde qne, dans le langage précienx, le mot de dernier a plusieurs signilications. II signifie tantót grand»... tantót tout a fait, comme 1'on peut voir par cet exemple: cela est du dernier galand, pour dire tout afait galand» (Somaize, Grand Dictionnaire des Précieuses, v°grand, cité par Livet). 6. Enterdre. 7. Le méme Somaize au mot manière traduit: «II ne sait pas du tout la manière de faire lea chosesn par cette expression a la mode: «II ne sait pas du tout la bel air des chosesn (Livet p. l4o). Gorgibus, qui ne comprend pas, croit qu'il s'agit d'une chanson. 8. Agir. 9. De but en blanc. 10. Cyrus et Mandane étaient les denx héros du faineux roman de Mlle de Scudéry, yJrlamène ou le Grand Cyrus (10 volumes, de 1749 a i653; n° 43a3 du Manuel Bibliographique de la littérature francaise moderne de G. Lanson, 1921, in-8°); Aronce et Clélie ceux de Clélie, histoire romaine, de la méme (10 volumes, de l654 a 1660; ibid, n° 4324). SCÈNE IV i55 GORGIBUS Que me vient conter celle-ci?1 HADELON Mon père, voila ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres* aventures. II faut qu'un amant3, pour être agréable *, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné6, et que sa recherche4 soit dans les lor mes. Premièrement, il doit voir au temple 7, ou a la promenade, on dans qnelque cérémonie pubhque, la personne dont il devient amoureux; ou bien être conduit fatalement8 chez elle par un paren t ou un ami, et sortir de la tout rêveur et mélancolique. II cache un temps sa passion a l'objet9 aimé, et, cependant,10 lui rend plusieurs visites, ou 1'on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante11, qui exerce12 les esprits de 1. Que raconte-1- el le, celle-li ? 3. Qu'après d'autres aventures. 3. Amant n'a an X VIIe siècle que Ie sens, trés chaete, de «celui qui aime», ou qui fait sa cour k une jenne fille ou nne dame. Cf. F. Sarcej, Le mot et la chose, Paris, 1863. 4. Pourplaire. 5. Expressions du langage précieux qni venlent dire: «exprimer avec force, Ia donceur, la tendresse, la passion». Cet emploi de 1'adjectif comme nom, en le faisant précéder de 1'article, eat déja recommandé au XVT3 siècle par du Bellay dans sa Deffence et lllustration de la languefrancaise,\.ll,ch.g: «Usesdonque hardiment de 1'adjectif substantivé, comme... te vide de l'air, le fruit des ombret eto» Nous avons conservé le sérieux de la conversation, qn'inventèrent les Précieuses, le fort et le faible de qnelqu'un. Cf. Brunot, La Pensee et la Langue, p. 55 et son Histoire de la langue francaise, t. II, p. 189. 6. La cour qu'il nous fait. 7. II ne a'agit pas d'un temple protestant, mais on évite, par révérence, d'employer le mot églite sur la scène, oubliant les originea catholiques du théatre moderne. II est incontestable que, comme en Italië encore, les églises étaient un lieu de rendez-vous. Scurron s'en plaignait plaisamment dans le Roman comique: «Le temple de Dieu sert de rendez-vous anx godelureaux et aux coquettes... On y devrait tenir ordre et établir des chasse-godelureaux et des chasse-coqnettes dans les églises, comme des chasse-chiens et des chasse-chiennes» (Larronmet). P. de La Croix, par égard pour son public calviniste n'a pas cru pouvoir garder ce temple (cf. van Loon, Ned. Vertalingen naar Molière, p. 62). 8. Par nn coup dn destin ou de la fatalité, selon la règle des romans d'amour depuis le Tristan dn XIF siècle. 9. A la personne (Ia formule n'est pas uniquement du langage des Précieuses). 10. Pendant ce temps. n. Ces discussions sur 1'amour ont toujours été a la mode en France dans les chateanx dn moyen age comme dans les salons dn XVHe siècle. Voyez k ce anjet lea ingénieux rapprocbements établis k la p. 55 par M. Salverda de Grave dans De Troubadours, Leyde, Sijfhoff, 1917, nn volume in-18 de la collection Fransche Kunst dirigée par M, Valkhof!'. 13. Sur laquelle s'exercent. i56 LES PRÉCIEUSES RIDICULES 1'assemblée. Le jour de la déclaration arrivé, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin1, tandis que la compagnie1 s'est un peu éloignée; et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui parait a 8 notre * rougeur, et qui, pour un temps, bannit 1'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accou turner insensiblement au discours 6 de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine 6. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent a la traverse d'une inclination établie 7, les persécutions des pères, les jalousies concues sur de fausses apparences 8, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements et ce qui s'ensui t. Voila comme les choses se traitent dans10 les beües manières, et ce sont des régies dont, en bonne galanterie u, on ne saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc12 a 1'union conjugale, ne faire 1'amour qu'en faisant le contrat du13 mariage, et prendre justement le roman par la queue, encore un coup, mon père, il nè se l. Fléchier, dans ses Mémoires sur les Grands Jours d'Auvergne en 1665 (aeaaion judiciaire solennelle), raconte une histoire d'amour, oü la déclaration se fait aussi dans une allée de jardin, la dame «rougit, elle fit toutes les facons qu'on fait en cette occasion... Elle fit d'abord mine d'être ofiensée de cette hardiesseetc....» (D). 3. La société. 3. Qui se marqué par. 4. Désigne les femmes en général. 5. A I'exposé. Au XVIe siècle, discours signilic uraisonnement»; au XVIIe siècle: «entretien»), «exposé»), comme chez Descartesdans Discours de la Méthode ou Bossuet Discours sur V'Histoire Universelle (Lanson). 6. Et de nous arracher ce pénible aveu. A la représentation les trois personnages en scène poussent ensemblent un «ah! ah!)) de pudeur affectée chez Madeion et Cathos, d'ironie chez Gorgibus (Larroumet). 7. Stable, assurée; cf. Bacine, Britannicus: «Non, vous avez trop bien établi ma disgrdce» (Lanson). 8. Comme dans Le Dépit amoureux. g. Dans les romans d'alors, dit Sorel, dans son Traité de la Connaissance des bons Livres (1671), (til se trouve de malbeureuses princesses, qui sont perdues et recouvrées quatre OU cinq fois de suite, et enlevées par diverses gens: tellement que cela fait la division la plus remarquable de leurs longues histoires; aussi, comme 1'on demandait un jour k une bonne fille oü elle en était de la lecture d'une de ces sortes de livres, elle répondit avec naïveté qu'elle en était a son quatrième enlèvement» (Livet). 10. Selon. 11. D'après le code de la vraie galanterie; cf. plus haut p. 15o, n. 5. ia. Directement, sans mystère (peut-être pour de butte en blanc, c'est-a-dire de la butte oü est le tireur d'arquebuse directement jusqu'au blanc de la cible). l3. De. SCÈNE IV ,57 peut rien de plus marchand1 qne ce procédé; et j'ai mal au coeur de la seule vision que cela me fait*. GORGIBUS Quel diable de jargon entends-je ici? Voici bien du haut style!8 CATHOS En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose *. Le moyen 5 de bien recevoir des gens qui sont tout a fait incongrus en galanterie!6 Je m'en vais gager 7 qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que BilletsDoux, Petits-Soins, Billets-Galants, et Jolis-Vers, Sont des terres inconnues pour eux 8. Ne voyez-vous pas que tonte leur personne marqué cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord* bonne opinion des gens? Venir en 1. On ne pourrait rien trouver de plus bourgeois (au sens expliqné dans la note 5 de la p. i54). 2. Les images seules que cela m'évoque me donnent mal au cosur. 3. En voila de la grandiloquence! 4. Nous dirions eucore est dans le vrai; voir la note 5 de la page i55. 5. Formule ayant la valeur de l'interrogatii"de manière comment, cf. Brunot, la Pensee et la Langue, p. 19. 6. Incorrect en matière de galanterie (au sens indique dans la note 5 de la p. l5o). 8. La Carte de Tendre est une fantaiaie de salon, concue pour un des Samedis de Mlle de Scudéry (Sapbo), et qui forme une planche au folio 3gg du tome I de sa Clélie, qu'on trouvera reprodnite après l'intéressant appendice III de 1'édition Larroumet des Précieuses ridicules. On y voit, au milieu, le FleuoeInclination, se dirigeant vers la Mer Dangereuse au dela de laquelle a'apercoivent lea Terres Inconnues. La plaine de la rive droite le sépare du Lac d'indifférence, celle de la rive gauche de la Mer d'Inimitié. Différents castels ou bameaux sont disséminéa sur 1'une et sur l'autre rives, et marqués par une tour ou une maisonnette comme chez lea anciens cartographes. JoUs Vers, BiUets-galants, Billets-doux sont sur la rive droite, il y fau t passer pour arriver k Tendre-sur-Estime et ne pas appuyer trop k droite de crainte d'entrer dans Oubli, ou de tomber dans le Lac d'indifférence. Sur la rive gauche, Pelits Soins, Assiduitè' et Empressement, Obéissance, Constante Aniitiésont lesétapesquimènentk Tendre-sur-Reconnaissance. Acheval sur le lieu ve Inclination, sont en amont: Nouvelle Aniitié, point de dé part de toutes les routes, et Tendre-sur—Inclination, qu'on peut atteindre en se laissant simplement porter par le cours a peine ondnleux du lieu ve. Amusement desaion, que les Précieuses ont peut-être tort de prendre au sérieux, mais qni ne manque pas de psychologie et nous charme encore au jourd'hui, comme les peintures un peu elfacées d'un vieil éventail. 9. Dèsl'abord. i58 LES PRÉCIEUSES RIDICULES visite amoureuse1 avec nne jambe tont unie *, un chapeau désarmé* de plumes, une tète irréguliere en cheveux*, et un babit qui sou U re une indigence de rubans *, mon Dieu...! quels amants sont-ce la! Quelle frugalité d'ajustement, et quelle sécheresse de conversation!8 On n'y dure point 7, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats 8 ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied 9 que leurs hauts-de-chausses10 ne soient assez larges11. GORGIBUS Je pense qu'elles sont folies toutes deux, et je ne puis rien comprendre a ce baragouin, Cathos, et vous Madelon... MADELON Eh! de grace, mon père, défai tes-vous de ces noms étranges, et nous appelez " autrement. 1. Faire sa cour. 2. Sans canons (de Pi taliën, cannone, tuyau), ornements de toile empesée, ronds et fort larges, qu'on attacbait au dessous du genon et qui pendaient jusqu'i la moitié de la jambe. Molière, dans L'Ecole des Maris I, IV, parle De ces larges canons, oü, comme en des entraves, On met tous les maiins ses deux jambes esclaves (Reynier). 3. Dépourvu (image outrée et précieuse). 4. Somaize traduit: «ces personnes-la sont irrégulières en cheveux par: «ces personnes-la ne sont point frisées». 5. Manquant de rubans. 6. Les deux images paraissaient a Molière également maniérées, mais telle est la fortune des métaphores: nous ne dirions plus fragilité d'ajustement pour «panvreté dans la mise», et nous accuserions fort bien quelqu'un de sécheresse dans sa conversation ou dans son discours. 7. Méme sens que 1'expression suirante. Mme de Sévigné écrit, le 20 Avril 1672: «elle ne peut durer au litn (Larroumet). 8. Le rabat était primitivement Ie collet rabattu de la chemise, mais, ici, il désigne, comme de notre temps, oü il n'appartient plusqu'ala robe des professeurs, des avocats et des prêtres, une large cravate de dentelle ou de toile fine pendant sur la poitrine. 9. Et il y manque plus d'un demi-pied (environ 16 centimétres). 10. Richelet dans Les plus belles lettres etc. (1689) dit en parlant de G. de Nogaret, duc de Candale (f i658): «C'est lui qui avait imaginé une mode de s'habiller toute nouvelle, une manière de large haut-de-chausses qu'on appelait haut-de-chausses a la Candale. Molière les nomme plaisamment des cotillons [jupes]: on ne les a quittés que pour prendre des culottes, qui sont infiniment plus commodes» (D). 11. A la représentation Madelon s'écrie icH «C'est vrai!»(Larroumet). 12. Appelez-nous autrement. Toutes les Précieuses avaient leur nom de guerre, a 1'imilation de Madame de Rambouillet, que MalherbeetRacineavaientappelée Arthênice par anagramme de Catherine. Auasi s'étonne-t-on de ce que Molière ait donné le méme prénom a 1'une de ses donzelles ridicules, tandis que l'autre porte celui de Madeleine de Scudéry (Sapho). Deux Hollandaises trés estiméesdans ces salons de Paris y avaient aussi leur pseudonyme: Anne Visscher (Ursace) et Anne-Marie de Schurmann (Statira); cf. notre Notice, p. i58. SCÈNE IV i5g GORGIBUS Comment, ces noms étranges! Ne sont-ce pas vos noms de baptême? MADELON Mon Dieu, que vous êtes vulgaire! Pour moi, un de mes étonnements, c'est que vous ayez pu faire1 une fille si8 spiri tuelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Madelon, et ne m avouerez-vous pas que ce serait assez d'un de ces noms pour décrier 8 le plus beau roman du monde? CATHOS II est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate patit* furieusement6 a entendre prononcer ces mots-la; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte6 que je me suis donné, ont une grace dont il faut que vous demeuriez d'accord 7. GORGIBUS Ecoutez, il n'y a qu'un mot qui serve 8. Je n'entends point9 que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines; et, pour10 ces messieurs dont il est question, je connais leurs families et leurs biens u, et je veux résolument13 que vous vous i. L'expreuion est bien vulgaire pour une Précieuse. Plus loin son langage sera plua cru encore. s. Anssi. 3. Perdre de réputation (décrier une monnaie), dans 1'ancienne langue, c'est proclamer pnbHquement qu'elle cessera d'avoir cours (Dicüonnairegénéral). 4. Pdtir s'emploie encore dans le Midi absolument, avec le sens de souffrir. 5. Furieusement est une des exagérations favorites des Précieuses; ferriblement 1'a remplacé aujourd'hui et le awfully ou le vreetelyh, dont abusent respectivement les Anglais et les Hollandais, le traduisent assez bien. 6. La Polyxène (i63o) est un roman d'nn certain Molière d'Essertines (n° 4374 du Manuel bibliographique de G. Lanson). Aminte est Ia confidente de la reine dans Polexandre de Gomberville, II ne s'agit pas ici de VAminta du Tasse, oü ce nom désigne un homme (D). Gorgibus atupéfait répète ces deux noms (Larroumet). Dana la version primitive, si tant eat que Mlle des Jardina la rapporte exactement (cf. Oemrres de Molière, éd. Despois, t. II, p. 121 et, ici méme, p. u6), Madelon adopte le surnom de Clymène, et Cathos, celui de Philimène. 7. Vous en tomberiez d'accord. 8. Je n'ai qu'un mot a dire. 9. Je ne veux pas. 10. Quant 4. 11. Leur fortune. ia. Décidément. i6o LES PRÉCIEUSES RIDICULES disposiez1 a les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon age. CATHOS Pour moi, mon oncle, tout ce que je puis vous dire, c'est que je trouve le mariage une chose tout a fait choquante. Comment est-ce qu'on peut sonlï'rir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu?1 MADELON Souffrez qne nous prenions un peu balei ne parmi 3 le beau monde de Paris, OÜ nous ne faisons que d'arriver *. Laissez-nous faire a loisir le tissu5 de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion. GORGIBUS, u part' II n'en faut point douter, elles sont achevées 7. (Haut.) Encore un coup, je n'entends rien a toutes ces balivernes, je veux être maitre absolu; et, pour trancher toutes sortes de discours8, ou vous serez mariees toutes deux avant qu'il soit peu *, ou ma foi, vous serez religieuses; j'en fais un bon serment10. SCÈNE V CATHOS, MADELON CATHOS Mon Dieu! ma chère1 \ que ton père a la forme enfoncée 1. Que vous vous prépariez. Gorgibus appartient a la categorie des pères (Orgon, Jourdain, Harpagon), qui, dans Molière, marient leurs filles d'autorité, sans consulter leurs gouts; la race n'en est pas malheureusementtoutafaitéteinte. 2. Ceci est d'une grossièreté mouïe, qui étonne dans la bouche de la Précieuse Cathos. 3. Au milieu du. 4. Oü nous venons a peine d'arriver. 5. Laissez-nous tisser la trame. 6. Additionde 1734. 7. Elles sont tout k feit folies. 8. Et pour couper court k toute discussion. ïo. Je vous le jure (A la scène, Gorgibus sort en haussant les épaules eten disant: «Polyxène! Aminte! Ah! mon Dieu !») (Larroumet). li. Expression familière aux Précieuses, qui s'emploie encore, mais dont les dames abusent moins aujourd'lmi. SCÈNES V et VI 161 dans la matière!1 qne son intelligence est épaisse, et qu'il fait sombre dans son ame!3 MADELON Que veux-tu, ma chère? j'en suis en confusion 8 pour lui. J'ai peine a me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer * une naissance plus il lustre. CATHOS Je le croirais bien; oui, il y a toutes les apparences du monde5; et, pour moi, quand je me regarde aussi... SCÈNE VI MAROTTE, CATHOS, MADELON MAROTTE _ Voila un laquais qui demande si vous êtes au logis 6, et dit7 que son maitre vous veut venir voir 8. MADELON Apprenez, sotte, a vous énoncer 9 moins vulgairement. Dites: «Voila un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles»10. 1. La forme, ((c'est, selon Aristote, le second principe, qui, étant joint k la matière, compose toua lea corps naturels. La forme d'un être eat ce qui le fait erre en particulier ce qu'il eat, et qui le rend différent de tont antre chose» (Furetière). Mais Cathos, plus précieuse qne philosophe, emploie forme pour esprit, pour exprimer que son oncle a 1'intelligence lourde et une concept ion trop matérialiste de la vie (Lanson). a. Sous Tinfluence du romantisme, nous risquerions peut-étre d'admirercette expression précieuse dont Molière a voulu se moquer; elle a le même sens que «avoir 1'intelligence épaisse» qni a'emploie encore, mais que Somaize se donne la peine de traduire par: «concevoir mal les choses». 3. J'en suis confuse. 4. Me découvrira. (Encore nnè folie due k la lecture des romans et des comédies dn XVIIe siècle, dont les snbstitutions d'enfant au berceau et les reconnaissances ultérieures qui en résultent, sont un des principaux ressorts). 5. II y a toutes les chances du monde. 6. A la maison. 7. Etildit. 8. Vent venir vous voir. 9. A vous exprimer. 10. ((Les Précieuses ont ainsi appelé un laquais, un nécessaire, paree qu'on en a toujours besoin» (Furetière, cité par Livet). Entendei: «Voici un domestique qui vient demander si vous recevez au jourd'hui». Nospecquesprovinciale»n'ont pas encore leur jour [de reception] a 1'instar de leurs sceurs de Paris. Tome II 11 1 6 2 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MAROTTE Dame! je n'entends1 point le latin, et je n'ai pas appris, comme tous, la filofie * dans le grand Cyre 8. MADELON L'impertinente! Le moyen de souffi-ir cela!* Et qui est-il, le maitre de ce laquais? MAROTTE II me Pa nommé le marquis de Mascarille. MADELON Ah! ma chère, un marquis! un marquis!6 Oui, allez dire qu'on nous peut voir 6. C'est sans doute un hel esprit7 qui aura ouï 8 parler de nous. CATHOS Assurément, ma chère. MADELON II faut le recevoir dans cette salie basse, plutót qu'en notre chambre 9. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans10 le conseiller des graces11. 1. Je ne comprends point. (Entendre, en ce sens, est assez rare aujourd'hui et plutot du vocabulaire philosophique). 2. La philosophie. 3. Artamène ou le grand Cfrut, roman en 10 volnmea de Mlle de Scudéry, parut de l64g k 1653 (n° 43o3 du Manuel bibliographique de Lanson). 4. Cf. la note 5 de la p. 157. 5. Ici commence 1'attaquede Molière contre les marquis de Cour; il nelachera plusprise. ,. 6. Qu'il peut nous voir («ou» ne me parait pas avoir ici une signification générale). 7. Cf. la note 1 de lap. i5o. 8. Entendu. 9. Elles n'eussent fait que suivre en cela 1'exemple d'Artliénice (Mme de Rambouillet), qui, de son lit de parade, dans sa Chambre bleue, recevait les beaux esprits qui s'empressaient dans la rueUe). 10. La dedans; elles désignent sans* doute leur cabinet de toilette du premier étage, 011 elles vont remonter. 11. Déja au XVIe siècle, Amadis Jamyn avait dit: «Au cristal d'un miroir, conseiller de leur graces», qu'il avait du. prendre au «consilium formae tpecutann), miroir conseiller d e la beauté, de 1'épigrammatiste latin Martial (Lanson). Somaize (p. LI) enregiatre d'autres sy nonynies précieux: «le peintre de la dernière fidélité, le visage de la nature, le caméléon» (Larroumet). SCÈNES VI et VII i63 MAROTTE Par ma foi \ je ne sais point quelle béte c'est la: il fant parler chrétien *, si vous voulez que je vous entende. CATHOS Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la glacé par la communication de votre image s. (Elles sortent). * SCÈNE VII MASCARILLE, DEUX PORTETJRS» MASCARILLE » Hola! porteurs, hola! La, la, la, la, la, la. Je pense que i. Ma foi. a. adrétienn,dit Riche!et,«sorte d'adverbe quisignifie inlelligiblemenhi(D). 3. En voua y mirant (toujours le manque d'égards des maitres envers les domestiques, déja signalé a propos de itholi!») 4. Addition de 1'éd. de 1734. La scène reste vide, c'est un grave défaut (Larronmet). 5. L'usage des chaises aporteur était encore récent; ce furent lea ancêtres de nos fiacres, qni tendent au jourd'hu i 4 céder la place au taxi-auto et seront bientót aussi archaïques qu'elles. Les Lois de ta Galanterie de 1644,disent:«vousponrea anssi, pour le plus sur, vous faire porter en chaise, dernière et nouvelle commodité si ntile, qu'ayant été enfermé 14 dedans sans se gater le long des chemins, 1'on peut dire que 1'on en sort aussi propre que si 1'on sortait de la botte d'un enchanteur; et, comme elles sont de louage, 1'on n'en fait la dépense que quand 1'on veut, ao lieu qu'un cheval mange jour et nuit». Le marquis de Montbrun avait importé d'Angleterre, en 1637, l'usage de ces chaitet couvertet de louage, portées par ceux que les Précieuses appelaient des muiets baptisés, et en obtint la concession (D). Elles se sont conservées au Mont-Dore (Puy-de-Döme) 4 l'usage des baigneurs. 6. Mlle Desjardins ou Madame de Villedieu (cf. le livre de M. Emile Magne déja cité), laquelle fut assez connue en Hollande oü elle fit un long séjour, nous a laisse, on 1'a vu dans la Notice, un Récit de la farce des Précieuses (1660), qne M. Despois a publiée aux pages 117—u4. Elle nons y donne un portrait de Molière faisant ici son entree, en plaisant éqnipage: ctlmaginez-voua donc, Madame, que sa perruque était si grande, qu'elle balayait Ia place 4 chaque fois qu'il faisait la révérence, et son chapeau si petit, qu'il était aisé de juger que le marquis le portait bien plus souvent dans la main que sur la tête; son rabat se pouvait appeler un honnéte peignoir, et ses canons semblaient n'étre faits que pour servir de cachea aux en fan ls... Un brandon de glands, nn flot de rubans lui sortait de sa poche comme d'une corne d'abondauce, et ses souliers étaient si couverts de rubans, qu'il ne m'est pas possible de vous dire s'ils étaient de roussi [cuir de Russie], de vache d'Angleterre ou de maroquin, du moins sais-je bien qu'ils avaient un demi-pied de haut, et que j'étaie fort en peine de savoir comment des talons si hauts et ai déiicata ponvaient porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre». i64 LES PRÉCIEUSES RIDICULES ces marauds-la1 ont dessein1 de me briser a force de heurter contre les murailles et les pavés. PREMIER PORTEUR Dame! c'est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi qne nous soyons entrés 3 jusqu'ici. MASCARILLE Je le crois bien. Voudriez-vous, faqnins4, que j'exposasse 1'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse et que j'allasse imprimer mes souliers en boue? 6 Allez, ótez • votre chaise d'ici! DEUXIÈME PORTEUR Payez-nous donc, s'il vous plait, Monsieur. MASCARILLE Hem? 7 DEUXIEME PORTEUR Je dis, Monsieur, que vous nous donniez 8 de 1'argent, s'il vous plait. MASCARILLE, lui donnant un soufflet Comment, coquin! demander de 1'argent a une personne de ma qualité! DEUXIÈME PORTEUR Est-ce ainsi qu'on paye les pauvres gens? et votre qualité nous donne-t-elle a diner?9 1. Terme de mépris, dont on se servait a l'usage des valets et des gens de peu, au XVTI" siècle. Ci. la note 6, p. l51. 2. Envie. 3. Vons avez voulu que nous entrions (dans le langage soigné on eüt dit alors uentrassions», 1'exemple est donc intéressant pour montrer le recu], déja au XVII* siècle dans la langue populaire, de cette forme aujourd'hui tenue pour recherchée. Molière a écrit cependant dans l'Ecole des Maris, I, 2 : uj'ai voulu qu'elle ait vu lea belles compagnies)) (Larroumet). 4. L'italien facchino a encore le sens deporteur, facteur, mais ici c'est une 5. Que j'expose a la pluie mes belles plumes, et que je fasse patauger mes souliers dans la boue (cf. Dictionnaire des Précieuses de Somaize p. XLIH, qui traduit: ucrotter mes souliers») (Livet). 6. Faites sortir. 7. Hé?(éd.de 1734). 8. Je vous dis, Monsieur, de nous donner. 9. C'est la première fois, mais ce n'est pas la dernière, que Molière nous apparait comme le défenseur des humbles. Les nobles abusaient de leur qualité pour ne pas payer leurs dettes. SCÈNE vn »65 MASCARILLE Ah! ah! ah! je vous apprendrai a vous connaitre!1 Ces canailles-la s'osent jouer a moi!2 PREMIER PORTEUR, prenant un da batons de sa chaise Ck *! payez-nous vitement *. MASCARILLE Quoi? PREMIER PORTEUR Je dis que je veux avoir de 1'argent tout a Pheures. MASCARILLE II est raisonnable, celui-la6. PREMIER PORTEUR Vite donc! MASCARILLE Oui-da!'' tu parles comme il faut, toi; mais l'autre est un coquin qui ne sait ce qu'il dit. Tiens: es-tu content?8 PREMIER PORTEUR Non, je ne suis pas content*: vous avez donné un soufflet a mon camarade, et... (Levant son baton.)10 MASCARILLE Doucement11; tiens, voila pour le soufflet. On obtient l. Je vous apprendrai k connaitre votre monde, k reconnaitre a qui vous avez a faire. a. Osent se frotter k moi, me braver. 3. Ah! 4. Vite (avitement» était de la langue de la conversation; il ne s'emploie plus que par plaisanterie). 5. Tont de snite, immédiatement (c'est le sens primitif, et il a subsisté dans quelques parlers provinciaux, notamment en Normandie). 6. C'est 1'éd. de 1682 qni a ajoute «celui-la» modifiant, d'ailleurs avec un effet comique, la phrase de Molière, laquelle signihait: «c'est raisonnable». «Insolent et brutal, quand on a l'air de le craindre, écrit M. Reynier, Mascarille est humble et plat quand il a peur. C'est bien Ik une ame de laquais; nous reconnaissons tout de suite le valet soos 1'habil de son maitre». 7. Parfaitement. 8. Es-tu payé ? Le compte y est-il ? 9. Le porteur prend content dans son sens ordinaire. 10. Éd.de 1734. 11. C'est bon. i66 LES PRÉCIEUSES RIDICULES tout de moi quand on s'y prend de la bonne facon1. Allez, yenez1 me reprendre tantót pour aUer au Louvre 2, au petit Coucher s. scène vin MAROTTE, MASCARILLE MAROTTE Monsieur, voila mes maitresses qui vont venir tout a Pheure *. MASCARILLE Qu'elles ne se pressent point; je suis ici pos té commodément6 pour attendre. MAROTTE Les voici. scène ix MADELON, CATHOS, MASCARILLE, ALMANZOR MASCARILLE, après avoir saluè Mesdames *, vous serez surprises sans donte de 1'audace l. Comme il fau t. a. La Cour ae trouvait encore au Louvre. Ce n'est qu'en 1682 que Louis XIV fixa définitivement sa résidence a Versailles, après avoir assez longtemps habité Saint-Germain (Larroumet). On a donc tort de n'imaginer Louis XTV qua Versailles, surtout dana la partie Ia plus brillante de son regne. D'ailleurs il y allait souvent pour surveiller les travaux et y donner des fêtes. 3. Le Coucher était la réception, qni preoédait le moment oü le roi se mettait au lit, car sa vie intime se déronlait en public. «C'est toujours le plns grand Prince on officier, dit l'Ettat de La France f<6gSJ, qui donne la chemise au Roin. Le petit Coucher était 1'intervalle entre le bonsoir, que le roi donnait & tous les assistants, et le moment oü il se couchait effectivemen t; il ne restait alors auprès de lui que les personnes nécessaires a son service, on quelques privilégiés autorisés k rester jusqu'au bout. Inversement, il y avait un grand et un petit lever (Larronmet). On tronvera une descript ion compléte dans Livet, Lexique de la langue de Molière, t. I p. 4o8. Mascarille, parlant tres bant, donne a entendre k la cantonade qu'il est des 'familiers dn roi. 4. Tout de suite; cf. p. 165, n. 5. 5. Je suis tres bien ici pour les attendre. 6. Madame n'appartient qu'aux dames nobles (cf. note 1.1, p. ao, n. a), mais s'employait parfois a l'usage dea jeunes filles dans les romans et au théatre' (D.). SCÈNE IX 167 de ma visite1; mais votre réputation vous attire cette mécliante affaire s, et le mérite 8 a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui. HADELON Si vous poursuivez* le mérite, ce n'est par sur nos terres que vous devez «hasser. CATHOS Pour voir chez nous Ie mérite, il a fallu que vous Py ayez amené. MASCARILLE Ah! je m'inscris en faux 6 contre vosparoles. Larenommée accuse juste en contant ce que vous valez *; et vous allez faire pic, repic et capot 1 tout ce qu'il y a de galant8 dans Paris. MADELON Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges 9; et nous n'avons garde, ma cousine 1. On le serait k moins, et cependant HUe de Scudéry, dans nne lettre dn i3 déc. l644, citée par Livet dans son édition des Précieuset (p. ioa),nousfaitconnaitre l'usage de province, «qni est d'être trois on quatre jours sans sortir pour attendre la visite de ceux qni venlent vons en rendre... Le lendeinain donc, et quatre jours depuis, mon frère et moi nons avons gardé la chambre... Je ne pense pas qu'il y ait un seul homme de quelque considération dans Marseille, qui n'y soit venu, soit des gentilshommes, des consuls, des officiers de galère, des juges, des ecclésiastiques, des avocats, des marchands, des matelots et même des forcats». 2. Cette invasion (tous les termes dont se sert Mascarille sont empreints de 1'exagération qui plait aux Précieuses et sont empruntés souvent a la langue militaire). 3. Encore une de ces expressions qui avec: bel esprit, bel air, homme de qualité, contribue a restituer pour nous 1'atmosphère des salons du XVII* siècle. Le mérite n'est ici que 1'ensemble des vertus qni permettent de briller dans le monde. 4. La continuité dans 1'emploi de la métaphore est une qualité en poésie, mais, dans la conversation, un défaut oü les Précieuses versent sans cesse. 5. Expression de la langue judiciaire, signifiant «attaqueren justice une pièce comme fausse»; rare encore et précieuse dans les salons, elle est aujourd'hui courante en politique (Larroumet). 6. Antre exemple de continuité excessive dans la métaphore, car contant, k 1'audition, peut aussi bien signifier comptant. La renommee est comparée a une balance, qui marqué exactement ce que valent les deux Précieuses. 7. uPic se dit.. .'au jeu de Piquet, quand le premier qui joue peut compter 3o pointe, sans qne son adversaire en compte aucun, car alors il en compte [marqué] 60 au lieu de 3o. Le repic, c'eat qnand on compte 3o aur table sans jouer les cartes; alors on compte 90 ... Capot... se dit quand un des joueurs léve toutes les cartes, et alors il gagne 4o pointe» (Dictionnaire de Furetière). (D). 8. Cf. p. i5o,n. 5. 9. Vous êtes trop indulgent et trop flattenr. i68 LES PRÉCIEUSES RIDICULES et moi, de donner de notre serieus dans le doux de votre fla t terie1. CATHOS Ma chère, il faudrait faire donner des sièges 2. MADELON Hola! Almanzor! ALMANZOR Madame?» MADELON Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation *. MASCARILLE Mais, au moins y a-t-il süreté ici pour moi?5 (Almanzor sort).8 CATHOS Que craignez-vous?7 MASCARILLE Quelque vol de mon coeur 8, quelque assassinat de ma l. Cf. n. 5de lap. l55. Nous nous garderons bien de prendre au sérieux vos gracieux compliment, (le sérieux, comme substantif, était encore une nouveauté). Somaize (p. XLIII de son Dictionnaire) traduit: «Nous ne saurions répondre a la douceur de votre compliment». a. Autant de dignités, autant de sièges. Un jour le chancelierSéguier, faisant une visite chez Marie de Bourbon-Soissons, princesse de Carignan, se voit offrir par elle une chaise simple. Le chancelier ne s'assied pas, renverse la chaise en se retirant, fait une révérence et ne rerient plua. Par flat terie, pour étre aux pieds de leurs belles, les galants afTectaient parfois de préférer des coussins a des fauteuils (cf. Livet, Lexique de la Langue de Molière, t. III, pp. 6oa-6o3). 3. Cf. la note 6 de la page 166. 4. Des fauteuils. «On appelle une chaise de commodité: une chaise bien rembourrée, qui a nn pupitre pour pouvoir lire etécrire, une crémaillère pour pouvoir hausser ou baisser le dossier» (Dictionnaire de Furetière 1688; Livet,p. l85). II semble que les commodités de la conversation soit une expression inventée par Molière, enregistrée par Somaize et qui, au fond, n'est pas plus étrange qu'un coin du feu on une sortie de bal appliqués a des vétementa. Plus bizarre dans le langage précieux est la commodité de f ordent (le chandelier), l'universelte commodité (une table), encore qu'une commode pour un meuble ne nous étonne pas plns qne les commodités pour... ce que 1'on de v ine. 5. Suis-je en süreté ici? (terme d'origine militaire). 6. Add.de i734(D). 7. Dit en méme temps par Cathos et par Madelon (Larroumet). 8. M. Despois voit dans ces mots une parodie d'un impromptu de Corneille (i63a): Oeillades qui sur les esprits Exercez si bien vos rapines... SCÈNE EX i6g franchise l. Je vois ici deux yeux qui ont la mine1 d'étre de fort mauvais garcons * de faire insulte aux libertés *, et de traiter une ame de Turc a More 5. Comment, diable! D'abord 6 qu'on les approcbe, ils se mettent sur leur garde meurtrière7. Ah! par ma foi, je m'en défie! et je m'en vais gagner au pied8, ou je veux caution bourgeoise9 qu'ils ne me feront point de mal. MADELON Ma chère, c'est le caractère enjoué CATHOS Je vois bien que c'est un Amilcar »*. MADELON Ne craignez rien: nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre coeur peut dormir en assurance11 sur leur prud'homiels. CATHOS Mais, de grace, Monsieur, ne soyez pas inexorable a ce den ennemis de ma franchise, Beaux yeux, mes aimables vainqueurs, Diies-moi qui vous autorise Be dérober ainsi les caeurs. On trouvera (Tailleurs de ces rapts de coeur dans toute la poésie araoureuse de la première moitié dn XVIIe siècle (cf. Livet pp. lo4-lo5). 1. Quelque attentat contre ma liberté. 2. Qni me font 1'effet. 3. Mauvais garcon veut dire homme brutal et querelleur, et méme pire que cela, dans Ie nom d'nne rnelle du Vieux-Paris: Rue des mauvais Garcons. 4. Expression militaire: attaquer par un conp de main (Larroumet). Cf. p. 171, n. 3. 5. Traiter de Turc a More, c'est-a-dire avec rigueur et sans quartier, comme les Turcs traitent les Mores. (Richelet, Dictionnaire, 1680). 6. Aussitót que. 7. Ha se mettent en position, préts a iondre (1'expression semble une invention de Molière; Livet (cf. Lexique, p. 46o) 1'a cherchée en vain dans les traités d'escrime du temps). 8. M'enfuir (locution populaire du méme type que celle d'aujourd'hui: se tirer des pieds). 9. uCaution bourgeoise: qui est d'un bourgeois et habitant de la ville... pour pleiger [se porter garant de] un débiteur)); cf. de Laurière, Glossaire du droit francais, 1704 (D). Le sens est: je veux bonne et valable caution. 10. Le caractère enjoué des romans, 011 il y a toujours un personnage plaisant. 11. Dans La Clélie, un Cartbaginois d'humeur enjouée, auquel le poèle Sarrasin a servi de modél e (D). 13. Tranquille. l3. Se fiant 1 leur loyauté (littéralement: qualité dnpreud'homme, homme sage et loyal). 170 LES PRÉCIEUSES RIDICULES fauteuil qui vous tend les bras1 il y a 2 un quart d'heurej contentez un peu 1'envie qu'il a de vous embrasser. MA S CARILLE, après s'étre peigné 3 et avoir ajusté ses canons * Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris? MADELON Hélas!6 qu'en pourrions-nous dire ? 6 II faudrait être 1'antipode de la raison 7, pour ne pas confesser 8 que Paris est le grand bureau des merveilles 9, le centre du bon gout, du bel esprit, et de la galanterie10. MASCARILLE Pour moi. je tiens que hors de Paris il n'y a point de salut11 pour les honnêtes gens13. 1. Ce ((fauteuil qui tous tend les bras» est passé en dicton et s'entend eucore par une plaisanterie, d'ailleurs nn peu usée. Mascarille prolonge 1'image (cf. note 4 de la p. 167). 3. Depuis. L'offre d'un fauteuil était un grand bonneur (Livet). 3. Les Léois de la Galanterie (p. 82 de I'éd. dei 658) édictent: ((Après que vous serez assis et qne vous aurez fait vos premiers corapliments..., il sera biensëant d'óter le gant de votre main droite, et de tirer de votre poche un grand peigne de corne... et de peigner doucement vos cheveux, soit qu'ils soient naturels ou empruntésn (D). Mascarille, après force révérences, s'étale dans un fauteuil, une jambe trés haut croisée sur l'autre, tandis que Cathos et Madelon prennent place sur des chaises k sa droite et k sa gauche (Larroumet). 4. Ornement ample, froncé, enrubannë, qui s'attachait au bas de la culotte (Nouveau Larousse illustré). 5. Ah! 6. Que pourrions-nous en dire? 7. Être aux antipodes de la raison. 8. Avouer. 9. Agence ou magasin des merveilles (Lanson). 10. Les Lois de la Galanterie (i644, p. 1 de la réimpression par L. Lalanne, Paris, 1854, in-18) disent: «C'est dans Paris, ville capitale en toutes facons, qu'il en faut chercher la sou ree [de la galanterie]. Les esprits provinciaux n'auront point aussi l'air du grand monde, sans y avoir fait leur cour en propreté, civilité, politesse, éloquence, adresse, accortise [grace], prudence mondaine, et s'étre acquis toutes les au tres habitudes dont la vraie galanterie se compose. Encore avec tout cela ne pourront-ils pas exercer notre art illustré dans leurs villes éloignées, pour ce qu'il n'a cours véritablement que dans Paris, ville incomparable ou saus pair, de laquelle lorsque les vrais galants sont éloignés, ils se trouveront comme les grands poissons de la mer dans une petit mare, oü ils ne peuvent nager faute d'eau» (Larroumet). Ce passage est intéressant comme témoignage de la primauté de Paris, laquelle s'amrme k mesure qne. la Cour s'y stabilise et y attire de plus en plus la noblesse de province. Dans le deuxième quart du XVI* siècle au contraire, Lyon est encore un centre littéraire aussi important que Paris. 11. J'estime que. 12. Parodie de la maxime catholique: «Hors de l'Église point de salut». Costar, dans uLettresn (1658), avait dit déja : «Quoiqu'il n'y ait point presque de salut pour les gens de lettres hors de Paris» (Livet). Cette phrase, malheureusement aussi vraie aujourd'hui qu'alors, est k noter ü cause de sa date, qni est celle dala> SCÈNE IX 171 CATHOS C'est une vérité incontestable. MASCARILLE II y fait un peu crotté; mais nous avons la chaise», MADELON II est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes 2 de la boue et du mauvais temps. MASCARILLE Vous recevez beaucoup de visites? Quel bel esprits est des vótres?* MADELON Hélas! nous ne sommes pas encore connues; mais nous sommes en passé de 1'étre; et nous avons nne amie particuliere * qui nous a premis d'amener ici tous ces Messieurs du Recueil des pièces choisi es CATHOS Et certains au tres qu'on nous a nommés anssi pour être les arbitres sonverains des belles choses. MASCARILLE C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne: ils me rendent tous visite; et je puis dire que je ne me léve jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits 7. rentree de Molière dans la Capitale. Honnêtes gens eat ici le plnriel K honnéte homme avec le sens spécial d'homme cultivé et d'homme du monde, qne lui a donné le XVII* siècle. Pascal qni en avait connn 1'archétype dans le chevalier de Méré écrit dans ses Pensées: uil faut qu'on puisse dire (d'un homme) ni il est mathëmaticien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnéte homme; cette qualité universelle me plait seule» (Larronmet). 1. La chaise k portenrs; on s'est toujours plaint de la saleté des roes de Paris, due surtout a nne circulation intense, et, alors, k des pavements défectueux ou k 1'absence de pavement. Insulte est un terme militaire, qui, une ibis de plus, prolonge trop 1'image (cf. Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Bruxelles, l848, t. IV, p. 63: «Les assiégés..., n'ayant pas prévu cette insulte [attaque] n'avaient rien aux remparts du midi»). 3. Voir la note 1 de la p. i5o. 4. De vos intimes. 5. Une excellente amie. 6. Allusion sans doute k 1'anthologie des Poésies choisies de MM. Corneille, Benserade, de Scudéry, Bois-Robert (Paris, Ch. de Sercy, i653) ou k tel autre de ces RecueiU collectifs depoèsie, dont M. Lachèvre a publié la Bibliographie, en quatre volumea (Paris, Éd. Champion, lgoi—loo5) et oü il a fait tant de belles trouvailles. 7. Mascarille, comme le roi, ne sanrait se lever tout seul. IJ2 LÉS PRÉCIEUSES RIDICULES MADELON Eh, mon Dieu! nous vous serons obligées de la dernière obligation1, si vous nous faites cette amitié; car enfin il faut avoir la connaissance * de tous ces Messieurs-la, si Pon veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branie a * Ia réputation dans Paris, et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit * de connaisseuse, quand il n'y aurait rien autre chose que cela s. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu'il faut savoir de nécessité 6, et qui sont de Pessence du bel esprit, On apprend par la chaque jour les petites nonvelles galantes, les jolis commerces 7 de prose et de vers. On sait a point nommé: «Un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet; une telle a fait des parol es sur un tel air; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance 8; celui-la a composé des stances 9 sur une infidélité; Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain10 a Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur11 les huit heures; nn tel auteur a fait un tel dessein18; celui-la en est a la troisième partie de son roman; cet autre met ses ouvrages sous la presse». C'est la ce qui vous fait valoir dans les compagnies13; et, si 1'on ignore ces choses, je ne donner ais pas un clou14 de tout 1'esprit qu'on peut avoir. l. Mille fois obligées. 1. II faut fréquenter tous ces messieurs-lA. 3. Qui consacrent. 4. Réputation. 5. Quand il n'y aurait que cela. 6. Absolument. 8. II y a une pièce assez osée, et qui porte ce titre dans les Poésies choisies, dont nous venons de parler. 9. Lea Stances ne furent pas mises a Ia mode par le Cid, qui contribua cependant a les répandre, mais inventées par les Italiens dans le troisième quart duXYIe siècle; elles remplacèrent en partie le sonnet, et furent aussitdt imitées en France. Cf. Vianey, Le Pétrarquisme en France au XVIe siècle, Montpellier, Coulet, 1909, in-8°, p. 245. 10. Pièce de six vers. 11. Vers. 12. Projet, plan d'ouvrage. 13. Dans les salons. 14. Expression dont la vulgarité détonne dana Ia bouche de la Précieuse; au moyen age on disait: «je ne donnerais pas un bouton de. ..». SCÈNE IX i73 CATHOS En effet, je trouve que c'est renchérir sur1 le ridicule, qu'une personne se piqué d'esprit, et ne sachepas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour; et, pour moi, j'aurais toutes les hontes 2 du monde, s'il fallait qu'on vint a me demander si j'aurais vu s quelque chose de nouveau que je n'aurais pas vu*. MASCARILLE II est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers 6 tout ce qui se fait; mais ne vous mettez pas en peine: je veux établir chez vous nne Académie de beaux esprits6, et je vous promets qu'il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sacbiez par coeur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime 7 un peu quand je veux; et vous verrez courir de ma facon, dans les belles ruelles8 de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. 1. Le comble de (cf. la note l de la p. l48). 3. La plus grande honte. 3. Si j'ai vu. 4. Les Loit de la Galanterie (l644) disent: «S'il s'imprime quelque comédie ou quelque roman, il faut tacher d'en avoir des feuilles, a quelque prix que ce soit, dès auparavant même que les dernières soient achevëes, afin de contenter les dames, qni aiment la lecture. Que s'il y a des pièces curieuses, qui ne s'impriment point, il faut avoir la copie bien écrite, soit que ce soit de médisance ou autre sujetn (Larroumet). Dans Le Pamasse ou La Critique des Poètes (i635), La Finelière présente un de ces beaux esprits, qui entre en disant: «Messieurs, je vous demande pardon de mon incivilité; je viens de saluer M. Corneille,qui n'arriva qu'hier de Rouen, il m'a promis que demain nous irons voir M. Mairet et qu'il me fera voir les vers d'une excellente pièce de théatre, qu'il a commencee» (Livet). Notre temps connait encore de ces ((gens au courant», qui papillonnent autour des grands écrivains, et, plus sensibles a 1'actuel qu'a 1'éternel, colportent ce que les maitres ont sur le métier, au lieu de méditer les chefs-d'ceuvre éclos et parfaits. 5. De n'étre pas des premiers a avoir ce qui se fait. 6. Un de ces salons littéraires comme il y en avait eu chez Catherine de Vivonne, marquise de RambouiUet, alors un peu abandonné, ou comme les Samedis de Mademoiselle de Scudéry; cf. I'Histoire del'AcadémieFrancaise de Pellisson et d'Olivet, éd. Livet, 1.1, pp. 316 et s. (Livet). 7. Je m'y essaye (Mascarille, pour se donner des allures d'homme de guerre, emprunte volontiers, nous 1'avons vu, ses images aux armes). 8. La maitresse de maison recevait ses familiers, étendue sur son litde parade, surélevé comme celui de Louis XIV a Versailles. Une balustrade la séparait du reste de la pièce; des deux cotés du lit ou ruelles, 1'un estrëservéaux domesliques, l'autre aux visiteurs privilégiés (Larroumet). Le Dictionnaire de VAcadémie, 174 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MADELON Je vous avoue que je suis furieusement1 pour les portraits *: je ne vois rien de sis galant que cela. MASCARILLE Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond: vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. CATHOS Pour moi, j'aime terriblement1 les énigmes4. MASCARILLE Cela exerce Pesprit, et j'en ai fait quatre encore ce ma tin, que je vous donner ai a deviner. MADELON Les madrigaux6 sont agréables, quand jls sont bien tournés. dans sa première édition expliqne: uRuelle ae dit aussi quelquefois des assemblees, qui se font chei les dames pour les conversalions d'esprit: cet homme est bien re?u dans toutes les ruelles; c'est un homme de ruelle; il brille dans let ruelles; les belles ruelles; les ruelles délicates, savanles, poliesn (D). 1. Mots k la mode chez les précieux, comparez le hollandais vreeselijk. 3. Les portraits étaient trés a la mode, et ils avaient quelque chose de Vénigrne, puisque le jeu consistai t a décou vrir, sous le nom d'emprunt, le modele répoudant k la description. H en est de charmants dans La Clélie de Mlle de Scudéry, mais il semble que la mode en soit venue surtout de la Cour de Hollande. Dans 1'automne de 1657, Mlle de Montpensier élan t a Champigny, ttMme la Friucease de Tarente et Mlle de la Tréiuoille (sa fille) y vim-ent deux ou trois fois. Elles me montrèrent, écrit Mlle de Montpensier, leurs portraits, qu'elles avaient fait faire en Hollande. Je n'en avais jamais vn; je trouvai cette manière d'écrire fort galante et je fis le mien. Mlle de Ia Trémoiile m'envoya le sien de Thouars». Cette fureur du ra deux ans, et ce qui en marqué la fin, c'est la publication qne fit Segrais, en i65g, k trente exemplaires, des portraits offerts i Mademoiselle. Sercy en donna une édition en denx volumea, en 1663, sous le titre de La Galerie des peintures, ou Recueil des Portraits et Éloges en vers et en prose, réimprimée de notre temps par E. de Barthelemy (Livet). La Bruyère en devait faire anssi, mais d'une portée plus générale. 3. D'aussi galant (cf. la note 5 de la page i5o). 4. II avait paru, en 1658, nn Recueil des Énigmes de ce temps, et 1'abbé Cotin, une dea justes victimes de Boileau, n'en avait pas composé moins de quatrevingt-dix(D). 5. Petit poeme qui se termine par une pointe spirituelle. Les salons s'y sont amuses avant de s'adonner aux portraits. De même qu'il y eut la Journée des Portraits, il y avait eu chez Mme Arragonaia, le 20 Septembre 165 5, la Journée des Madrigaux; Mlle de Scudéry eut aussi la sienne (cf. V. Cousin, La société Francaise au XFJje siêde31. II, pp. a5 2—2 63). Au reste La Guirlande de Julie n'est pas autre chose qu'un recueil de madrigaux. SCÈNE IX ,75 MASCARILLE C'est mon talent particulier; et je travaille a mettre en madrigaux toute 1'Histoire romainel. MADEIX>N Ah! eer tes, cela sera du dernier beau 2; j'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer. MASCARILLE Je vous en promets a chacune un, et des mieux reliés. Cela 3 est au-dessous de ma condition; mais je le fais seulement pour donner a gagner aux libraires *, qui me persécutent. HADELON Je m'imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé. MASCARILLE Sans doute. Mais, a propos, il faut que je vous die5 un impromptu0 que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus7 visiter; car je suis diablement8 fort sur les impromptus. CATHOS L'impromptu est justement la pierre de touche de 1'esprit. MASCARILLE Ecoutez donc. MADELON Nous y sommes de toutes nos oreilles 9. l. Excellent Irait comique, mais qui a peut-être sa source dans Ia réalité, puisque, au lémoignage de Tallemant des Réaux (t. VH, p. 5lo): «Un Francais nommé La Fosse traduit Tacite en octaves» (stance de huit vers) (Larroumet). Un imbécile mit un jour le Code civil en vers et trouva nn éditeur pour le I. Cf. n. 3, p. i54. 3. La production littéraire. Les vrais geutilshommes jugeaient au-dessous de leur condition le métier d'ëcrire, surtout s'il en fallait vivre. Aussi le duc de La Rocbefoucauld n'a-t-il point signé ses Maximes et sa grande amie Madame de la Fayette n'a-t-elle publié des romans que sous le nom de Segrais (Lanson). 4. Fonr faire gagner les libraires. 5. Que je vous dise («die» est 1'ancien subjonctif de «dire»). 6. Une improvisation. 7- Quej'allai. 8. Diablement est un mot de laquais (Lanson). 9. Nous sommes tout oreilles. 176 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MASCARILLE Oh! oh! je n'y prenaispas garde: Tandis que, sans songer d mal, je vous regarde, V^otre oeil en tapinois me derobe mon coeur. Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur!1 CATHOS Alt! mon Dieu! voila qui est poussé dans le dernier galant2. MASCARILLE Tout ce que je fais a Pair cavalier», cela ne sent point le pédant. MADELON E.4 en est éloigné de plus de deux mille lieues. MASCARILLE Avez-vous remarqué ce commencement; oh! oh? Voila qui est extraordinaire: oh! oh! Comme un homme qui s'avise6 tout d'un coup: oh! oh! La surprise: oh! oh! MADELON Oui, je trouve ce oh! oh! admirahle. MASCARILLE II semble que cela ne soit rien. CATHOS Ah! mon Dieu! que dites-vous la? Ce sont la de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer 8. 1. M. Fournier a trouve dans Ia Fleur des Chansons nouvelles (Paria, i6l4) un refrain: O voleur16 voleur! ó voleur! Rends moi man coeur, que tu m'a* pris, (D) mais il n'est pas sur que Molière ait été le dénicher la; Ie coeur dérobé par 1'amour étant nn thème banal de la poésie lyrique, il sufiisait de le traiter avec un pen de vulgarité et de platitude, pour en faire 1'agréable charge de ce qu'admirent les Précieuses ridicules. Le «Oh ! oh !n et les quatre « Au voleur!» lancés d'une voix terrible, en fausset, chacun dans des tons différents. De méme les «oh! oh.'» de plus loin, avec les nuances qu'implique le commentaire du valet déguisé en Précieux. 2. Cathos accumule ici trois' expressions précieuses que nous avons déja signalées, cf. p. i54, n. 3 et p. i55, n. 5. 3. Dégagé (et non pas comme aujourd'hui, «sans gêne»). 4. Cela (de même dans le vers de Corneille Je tuis jeune, il est vrai, cf. F. Brunot, La Pensee ei la Langue, p. 177). 5. Qui s'apercoit de quelque chose. 6. Qui n'ont pas de prix. SCÈNE IX 177 MADELON Sans doute; et j 'aimerais mieux avoir fait ce oh!oh!qu'un poème épique. MASCARILLE Tudieu!1 vous avez le gout bon 8. MADELON Eh! je ne 1'ai pas tout a fait mauvais. MASCARILLE Mais n'admirez-vous pas aussi je n'y prenais pas garde? je n'y prenais pas garde, je ne m'apercevais pas de cela: facon de parler naturelle, je n'y prenais pas garde. Tandis que, sans songer a mal, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton,ye vousregarde,c'est-a-dire je m'amuse a vous considérer, je vous observe, je vous contemple3; votre ceil en tapinois... Que vous semble de ce mot tapinois? * n'est-il pas bien choisi? CATHOS Tout a fait bien. MASCARILLE Tapinois, en cachette; il semble que ce soit un chat qui vient de prendre une souris, tapinois. MADELON II ne se peut rien de mieux5. MASCARILLE Me dérobe mon coeur, me 1'emporte, me le ravit. Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur! Ne diriez-vous pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur ! au voleur !au voleur! au voleur! * 1. Encore nne vulgarité qui, comme le feit remarquer M. Lanson, trahit le valet. Un honnéte homme eut riaquê, tout au plu», morbleu («par la mort Dieu», mais dissimulé sous une altération volontaire et auperstitieuse des con- 2. Vous avez bon gout. 3. Ces explications inutiles de mots simples sont une satire amusante des commentateurs, qui auraient mauvaise grace a ne pas la souligner en toute humilité. 4. Primitivement: «celui qui se tapit», qui se dissimule, qui agit a la dërobée. 5. On ne saurait trouver mieux. 6. II est d'usage au théatre que Facteur allonge ici ce commentaire par quelques développements k sa fentaisie (D). Survivance de la Commedia dell'arte (cf. Notice t. I, p. 13) et qui doit reposer sur une vieille tradition. II dit par exemple (tun chat qui court et qui vient de prendre une souris. Tapinois ! Miaou ! Tapinois!» Tome II 13 178 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MADELON II faut avouer que cela a un tour spirituel et galant. MASCARILLE Je veux vous dire Pair que j'ai fait dessus. CATHOS Vous avez appris la musique? MASCARILLE Moi? Point du tout. CATHOS Et comment donc cela se peut-il? MASCARILLE Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris K MADELON Assurément, ma chère. MASCARILLE Ecoutez si vous trouverez Pair a votre gout: hem, /tem, la, la, la, la, la 3. La hrutalité de la saison a furieusement ovitrage 3 la délicatesse de ma voix*; mais il n'importe, c'est a la cavalière 6. (II chante). Oh! oh! je n'y prenais pas, etc. CATHOS Ah! que voila un air qui est passionné! 8 Est-ce qu'on n'en meurt point?7 1. Trait de satire k longue portée, et par lequel Mascarille devance Figaro. (Lanson). 2. Mascarille s'éclaircit d'abord la voix, puis essaye quelques vocalises, qui sont autant de couacs. 3. Les intempéries de la saison m'ont bien enroué. 4. Furetière êcrit dans le Roman Bourgeois (Bibl. elzévir., pp. 388-9): «Ce n'est pas (dit Belastre) que je veuille me piquer d'être auteur, ni faïrè le bel esprit, mais voos connaitrez que, quand je m'y veux appliquer, je suis capable de faire des vers a la cavalière. — Qu'entendez-vous par ces vers a la cavalière? n'est-ce pas k dire de ces méchants vers faits par des gentilshommes qui n'en savaient point les régies, qui les faisaient par pure galanterie, sans avoir lu de livres et sans que ce fut leur métier» (Livet). 5. Sur la musique de notre pièce, on lira la savante Notice de M. Gerold, professeur d'histoire de la musique k 1'Université de Strasbourg, pp. i4o—i4s. 6. Encore un terme que les Précieuses affectionnent. 7. Caricature, involontaire chez Cathos, d'une expression alors ;i la mode et dont nous avons conservé des traces dans c'est a mourir de rire. C'est pour en mourir, il en faudrait mourir sign ifiaien t c'est admirable (D), mais Cathos, pou r faire de 1'esprit, prend la métaphore au sens littéral. SCÈNE rx 179 MADELON II y a de la chromatique1 la-dedans. MASCARILLE Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimee dans le chant? Au voleur!*....Et puis, comme si 1'on criait bien fort: au, au, au, au, au, voleur! Et tout d'un coup, comme une personne essouffiée: au voleur! MADELON C'est la savoir le fin des choses, le grand fin, le fin dn fin 3. Tout est merveilleux, je vous assure; je suis enthousiasmée * de l'air et des paroles. CATHOS Je n'ai encore rien vu de cette force-la. MASCARILLE Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude.6 MADELON La nature vous a traité en vraie mère passionnée 6, et vous en êtes 1'enfant gaté. MASCARILLE A quoi donc passez-vous le temps? CATHOS A rien du tout. 1. De la Voye Mignot, dans son Traité de Musique (i656), parle des «Irois genres de musique, assavoir la Diatonique, qui se fait dea tous et semi-tons; la Chromatique, qui se fait de semi-tons; et l'Enharmonique, qui se fait de quarts de tonan (D). Madelon tombe certainement dana nn contre-sens, car la chromatique a un caractère mélancolique et plaintif (Reynier). Voir la Notice de M. Gerold, pp. i4o-—i4i. 2. A la représentation 1'acteur ajoute: «On se rassemble; vous voyez... la foule... Monsieur, qu'est-ce qu'il y a ? C'est que, Monsieur, on vient de voler un cosur» (Larroumet). Cela n'est ni bien spirituel, ni bien amusant. 3. Sur cet emploi des adjectifs substantivés, voir la note 5 de la page 155. Des trois expressions synonymes, la dernière seule est encore usitée, mais ironiquement (cf. aussi: seul il sait le fiu mot de l'affaire). 4. Expression qni, de même quepassionné, est encore peu répandue en i65o, sauf chez les Précieuses. L'exagération sentimentele qu'elle implique ne pouvait plus plaire k un moment oii l'ordre s'instal lera dans les salons comme dans 1'État. Elle est d'ailleurs sans valeur s'appliquant k des niaiseries. 5. «Sans qne 1'on ait presque jamais ouï dire que Sapho ait rien appris, elle sait ponrtant toutes choses», dit MUe de Scudéry, parlant modestement d'elleméme, dans le Grand C/rut (Larronmet). 6. Cf.p. 178, n. 6. i8o LES PRÉCIEUSES RIDICULES MADELON Nous avons été jusqu'ici dans un jeüne effroyable de divertissements *. MASCARILLE Je m'offre a vous mener Pun de ces jours a la comédie 3, si vous voulez; aussi bien on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble *. MADELON Cela n'est pas de refus *. MASCARILLE Mais je vous demande d'applaudir comme il faut4, quand nous serons la, car je me suis engagé de faire valoir la pièce 5, et 1'auteur m'en est venu * prier encore ce ma tin. C'est la coutume ici, qu'a nous autres gens de condition, les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles7, pour nous engager a les trouver belles et leur donner de la réputation8: et je vous laisse a penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre 8 ose nous contredire! l. Nous avons singulièrement manqué de distractions (Ie langage des Précieuses est plus image, c'est pourquoi il détonne dans un siècle qui ne cultivepoint la métaphore). a. Le galant devait pouvoir mener les dames et la Comédie, c'est-a-dire an théatre, comme on le voit ici, et leur donner le bal, comme on le verra tout k 1'heure, leur payer des cadeaux, c'est-a-dire des parties de campagne, sans parler des menues galanteries (Larroumet). Comme le disait un jour une Allemande k un Francais qui, a son grand étonnement, lui payait son tramway: «Cela coüte cher d'étre un Monsieur en France». Les jeunes filles d'aujourd'hui ont malheureusement pris la mauvaise habitude de payer leur quote-part dans ces divertissements et nos jeunes gens de les laisser faire. Conséquence de la du re té des temps. 3. Cette accumulation de que de valeur différente est heureusement tombée peu k peu en discrédit dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Cf. F. Brunot, La Pensée et la Langue, p. 346. 5. Car je me suis engagé a pousser la pièce, a en faire le succès. 6. Est venu m'en. 7. C'était un usage courant, que Molière ne blame point, qu'il a pratiqué tant chez le Roi que chez le Duc de La Rochefoucauld ou le Cardinal de Retz (Livet) et qni n'a pas disparu. Les salons littëraires d'aujourd'hui, dans la mesure oü il en reste, se disputent encore 1'honneur d'entendre par exemple les Discours de rèception k I'Académie, avant qu'ils aient été prononcés en séance solennelle. 8. De la vogue. 9. Leparterre, composé de bourgeois, de marchands et de valets, qui se tenaient debout (lesgroundlings du théatre anglais), était souvent en conflit d'appréciation avec les marquis assis sur la scène et sur les bancs en demi-cercle derrière les nsH SCÈNE DC 181 Pour moi, j'y suis fort exact et, quand j'ai promis1 a quelque poète, je crie toujours: «Voila qui est beau!», devant2 que les chandelles soient allumées s. MADELON Ne m'en parlez point!* c'est un admirable lieu6 qne Paris; il s'y passé cent choses tous les jours, qu'on ignore dans les provinces, quelque spiri tuelle qu'on * puisse être. CATHOS C'est assez7: puisque nous sommes instruites8, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur' tout ce qu'on dira. MASCARILLE Je ne sais si je me trompe, mais vous avez toute la ' mine10 d'avoir fait quelque comédie. MADELON Eh! il pourrait être quelque chose de ce que vous dites11. MASCARILLE Ah! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en ai composé une que je veux faire représenter. CATHOS Eh! a quels comédiens la don 11 erez-vous? 1. Pour moi je n'y manque point, et quand je me suis engagé en vers un poète... 2. Avant. 3. Du temps de Hardy et de Garnier, les acteurs, au dire de Perrault, ParallèLe des Anciens el des Modernes, n'étaient éclairés qne par derrière, a 1'aide de chandeliers fi xës sur des plaques de fer-blanc, si bien que leur visage restait dans 1'ombre. On y remédia en suspendantk descordes, surle devant des théatres, deux lattes, mises en croix, portant nne cbandelle k cbaqne extremité, lustres bien primitifs. On ne les allumait qu'au lever de Ia toile et, avant cela, lea spectateurs restaient piongés dans 1'obscu rité, ce qui explique la phrase de Mascarille. Molière, au Palais-Royal, améliora 1'eclairage qui comprit jusqu'a douxe lustres portent eent-vingt chandelles, tandis que la rampe en comptait quarante-huit (Livet). 4. Paa. 5. Une ville admirable. 6. On ne s'emploie plns guère, rapporté k un féminin, mais était courant dans la langue du XVH" siècle, en particulier chez lea Précieuses pour éviter 1'aveu direct de leur sentiment. 7. C'est bien. 8. Informëes. g. Nous nous ferons un devoir de nous exclamer a... ÏO. Mais vous m'avez bien l'air. 11. II pourrait y avoir quelque chose de vrai dans ce que vous dites. i8a LES PRÉCIEUSES RIDICULES MASCARILLE Belle demande!1 Aux Grands Comédiens3: il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses; les autres sont des ignorants qui récitent comme 1'on parle 8; ils ne savent pas faire ronder les vers et s'arrêter au bel endroit: et le moyen de connaitre* oü est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête, et ne nous avertit par la qu'il faut faire le brouhaha? 5 CATHOS En effet, il y a manière 6 de faire sentir aux auditeurs les beautés d'un ouvrage; et les choses ne valent que ce qu'on 7 les fait valoir. MASCARILLE8 Que vous semble de ma petite oie?9 La trouvez-vous congruente de 1'habit?10 l. Quelle question! a. Lea Comédiens de 1'Hótel de Bourgogne. Première attaque de Molière contre ces puissants rivaux, qu'il ven t supplanter dans la faveur de la Cour et du pnblic. Situé au coin de Ia Rue Mauconseil et de la Rne Francaise, 1'Hótel de Bou rgogne appartenait aux Confrères de la Passion (ainsi se marqué la continuité dans 1'histoire de notre théatre), qni le louaient aux Grondt Comédient comme on les appelait, largement subventionnés par le Roi; c'est eux quimontèrent presque toutes les tragédies de Corneille et de Racine. Le ib aout 1680,sur 1'ordre du Roi, il y eut fusion k 1'Hótel Gnénegaud entre la troupe de 1'Hótel de Bourgogne, celle de la veuve de Molière et celle du Marais, acte de naissance de la Comédie francaise (Livet). 3. C'est une nouvelle école de la diction conforme k la nature que Molière oppose ici an chantonnement emphatique et monotone en honnenr k 1'Hótel de Bourgogne. II accentuera sa critique dans VImpromptu de Vertaillet (l663). 4. Quel moyen de reconnaitre... (fine raillerie de 1'ignorance du public). 5. Eclater en applaudissements. Brouhaha eat une onomatopée reproduisant Ie bruit des acclamationa et que signale pour la première ibis Cotgrave dans son Dictionarie ofthefreneh and engüsh tonguet, Londres, 1611, in-folio. 6. II y a moyen. 7. Qu'autant que 1'on. 8. Mascarille n'a pas 1'art de mener une conversation. La question littérature épuisée, il passé sans transition k son extravagante toilette, qu'il va faireadmirer aux Précieuses comme le comble de 1'élégance. M. Despois cite i ce propos ce passage de Ia satire VIII de Regnier (1673—1613) oü le satirique fait leportrait du fat qui demande: Madame, a votre avit, cejour d'hui, tuit-je bien? Suit-je pat bien chautsé? Ma jambe est-elle belle? Voyez cet taffetat: la mode en ett nouvelle; Cett oeuvre de la Chine. 9. Antoine Oudin dans ses Curiositét francaitet (i64o) définit: uPefite-oie de volaille,... la téte, lea ailes, le col, les pieds, le gésier, etc. [nous dirions les aba**»]—Petite-oie d'habit, ... des jarretières, des aiguillettes, un cordon de chapeau, SCÈNE rx i83 CATHOS Tout a fait. MASCARILLE Le ruban est bien choisi. MADELON Furieusement1 bien. C'est Perdrigeon * tout pur. MASCARILLE Que dites-vous de mes canons?* MADELON Ils ont tout a fait bon air4. MASCARILLE Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier 6 de plus que tous ceux qu'on fait. MADELON ü faut avouer que je n'ai jamais vu porter si haut' 1'élégance de 1'ajus temen t7. MASCARILLE Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat8. eten On 1'appliqua plus particulièrement aux rubans ou galants rëpandusa profusion sur les épaules, au chapeau, a la ceinture et au genou. «Lesleurde la Basiniere, trésorier de 1'Épargne, disent denx jeunes Hollandais, MM. de Villiera, en janvier 1607, avait mis un habit dont lapetite-oie était de ïba aunes [environ 3oo mètres] de rubans»; cf. Journal du ooyage de deux jeunes Hollandais ü Parit en 1656—1658, nonv. éd., Paris, H. Champion, p. 61. 10. Trouvea-vous qu'elle va bien avec 1'habit? 1. Cf.p. 174, n. 1. 3. Mercierala mode, citë dans le Liore commode des adresses d'Abr. de Pradel (Nic. de Blégny): «Entre les marchands bonnetiers tenant boutique, qui font un fort grand détail, sont M. Perdrigeon, aux Quatre-Vents, prés St. Denis-de-laCbartre etc.» Dans sa Muse historique, sorte de gazette en vers, Loret parle, a la date dn 3 février 1663 (Livet) De rubans pour six-vingts pistoles, D'or, d'argent, de vert et d'azur Le tout de Perdrigeon tout pur, 3. Cf.p. 170, n. 4. 4. Air est un mot favori des Précieuses; cf. p. 1*9, n. 3. 5. Quariier se prend pour la quatrième partie d'une aune; ainsi on dit un quartier de ruban (Dictionnaire de l'Académie, 1694) (D). 6. A un si haut point. 7. Du costume. 8. Sentez donc ces gants (Somaize n'a pas manqué de relever ce modèle de préciosité). i84 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MADELON Ils sentent terriblement1 bon. CATHOS Je n'ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée *. MASCARILLE Et celle-la? (II donnet d sentir les cheveux poudrés de saperruque).* MADELON Elle est tout a fait de qualité6; le sublime en est touché délicieusement6. MASCARILLE Vous ne me dites rien de mes plumes! Comment les trou vez-vous ? CATHOS Effroyablement 7 helles. MASCARILLE Sayez-vous que le brin 8 me coüte un louis d'or? Pour moi, j'ai cette manie de vouloir donner généralement sur tout9 ce qu'il y a de plus beau. l. Expression qu'on reproduit encore parfois aujourd'hni par plaisanterie. a. Meilleur» (traduction de Somaiae; on dit encore bien conditiomii pour ((bien constitue»). ^ 3. II leur donne. 4. Didascaliedesédit. de 1682 et de 1734. ((PouaVe se dit d'une certaine compositum dont on se sert pour dessécber ou pour parfumer les cheveux, joouoVv d'Irit... poudre de Chypre, poudre d'ambretten (Dictionnaire de l'Académie, l694). 5. Elle est tout a fait distinguée. 6. Le cerveau-en est délicieusement impressionné. Cf. Somaize, Grand Dictionnaire des Précieuses: ((Le cervean, le sublime» (Livet). 7. Toujours 1'exagération des Précieuses dans 1'expression, sinon dans le sentiment, a mettre en parallèle avec les furieusement et les terriblement dont elles émaillent leur conversation. 8. Que Mascarille ait pajé chaque brin de plnme un louis d'or, soit onze livres (quelque i5o francs d'aujourd'hui), c'est donteux, puisque les 368 plumes fournies pour 1'intermède du Malade Imaginaire ne furent payées ensemble que 46 livres (Livet). Si les Précieuses ridicules savaient leur monde, elles reconnaltraient en Mascarille quelqu'un qni n'en est pas, i sa fagon defairesonnerhautle prix des choses qu'il porte. 9. De vouloir en tout. SCÈNE IX i85 HADELON Je vous ass are que nous sympathisons\ vous et moi. J'ai une délicatesse furieuse 3 pour tout ce que ie porte; et jusqu'a mes chaussettes 3 je ne puis rien souflrir qui ne soit de la bonne ouvrière *. MASCARILLE, s'écriant s brusquement Abi! abi! ahi! doucement! Dieu me damne °, Mesdames, c'est fort mal en user 7; j'ai a me plaindre de votre procédé ; cela n'est pas honnéte 8. CATHOS Qu'est-ce donc? qu'avez-vous? HASCARILLE Quoi! toutes deux contre mon coeur, en même temps! M'attaquer a droit9 et a gauche! Ah! c'est contre le droit des gens10; la partie n'est pas égale, et je m'en vais crier au meur tre. CATHOS II faut avouer qu'il dit les choses d'une manière particulière u. 1. Mot alors rare et afleclé (Lanson). i. Je suis trés particuliere. 3. «Bas de toile qu'on met par dessous Ia chausse ou Ie bas de soie ou de drap» (Dictionnaire de Furetière, 1690) (D). 4. «De la bonne laiseuse» (168a, 1734). 5. Criant. II crie si fort que Cathos et Madelon elfrayées s'enfuient, toutes tremblantes, aux deux extrémitës de Ia scène. Elles reviennent après les mots ((en même temps» et, après «a droite et k gau che», disent 1'une après l'autre: ((H est charmant!!! . ..charmant!!!» (Larroumet). 6. Le diable m'emporte (plus familier). 7. Vous me traites bien mal. 8. Cela n'est pas lojal. 9. Vraie forme attestée par la rime chez Th. Corneille et chez Scarron dans son Virgile trafesti: S'il tourne a gauche ou bien a droit, Chacun le suil, chacun le croit (cf. Livet, Lexique de la Langue de Molière, t. II, pp. 135—154). 10. Le ((droit des gens», premier nom du droit international,avait été fondé tres recemment par H. Grotius (H. de Groot, i583—1645) dont le Dejure belli et pacis (l6a5), ou traité du droit de la guerre et de la paix a fait époque. Les ceuvres complètes sont en cours de publication par les soins de M. Molhuysen, directeur de la Bibliothèque Royale k La Haye. H se peut qu'il faille traduire ici, non pas ((droit international», mais plus spëcialement ((droit de la guerre». Rien d'ailleurs n'y ferait obstacle a Ia doublé attaque dont se plaint Mascarille dans sa sotte phraséologie amoureuse. Ces mots sont supprimés a la représentation. 11. Originele. i86 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MADELON II a un tour admirable dans 1'esprit *. CATHOS Vous avez plus de peur que de mal, et votre coeur crie avant qu'on 1'écorche *. MASCARILLE Comment, diable! il est écorché depuis la tête jusqu'aux pieds s. SCÈNE X MAROTTE, MASCARILLE, CATHOS, MADELON MAROTTE Madame, on demande a vous voir. MADELON Qui? MAROTTE Le vicomte de Jodelet *. MASCARILLE Le vicomte de Jodelet? MAROTTE Oui, Monsieur. CATHOS Le connaissez-vous? MASCARILLE C'est mon meilleur ami. MADELON Faites entrer vitements. 1. Ha nne admirable tournure d'esprit. a. Allusion qui, dit Livet, est d'une fausse Précieuse, i un proverbe populaire: «il eat comme 1'angnille de Melun qoi crie avant qu'on ne 1'écorche», corruption d'nn de ces cris de Paris, qui sont ai curieux a entendre encore au jou rd'hui, celui du poissonnier qui crie 1'angnille fraiche, languiile avant qu'on 1'écorche, opération qui, on Ie sait, n'a jamaia fait crier le malheureux animal. 3. Toujours la métaphore trop prolongée aboutissant an ridicule et par conséquent ici k 1'effet comique voulu. . 4. Sur Jodelet, voir p. i47, n. o. 5. Vite. SCÈNES X et XI MASCARILLE II y a quelque temps que nous ne nous sommes vns, et je suis ravi de cette aventure K CATHOS Le voici. SCÈNE XI JODELET, MASCARILLE, CATHOS, MADELON, MAROTTE, ALMANZOR3 MASCARILLE Ah.! Vicomte! JODELET, embrassant Vun l'autre1 Ah! Marquis! MASCARILLE Que je suis ai se de te ren contrei! JODELET Que j'ai de joie de te voir ici! MASCARILLE Baise-moi * donc encore un peu, je te prie. MADELON, a Cathos' Ma toute bonne *, nous commencons d'7être connues; voüalebeaumondequiprendlechemindenousvenirvoir 8. MASCARILLE Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhommeci9: sur ma parole10, il est digne d'être connu de vous. i. De cet heureux hasard. a. Ce dernier ajouté, avec raison, par 1'ëd. de 1754. 3. Tandis qu'ils s'embrassent. L'usage que lea Francais ont de s'embrasser entre hommes, amis ou parents au moment de se quitter pour quelque temps ou de se revoir après une longue absence ëtonne toujours les Hollandais, mais au XVIIe siècle les accolades d'homme k homme étaient bien plus répandues, et le Misanthrope s'élève contre la fureur de Leurs embrassements. 4. Embrasse-moi..., je t'en prie. 5. Éd. i734. 6. Ma chère (cf. p. 160, n. 11). 7. A. 8. Voila les gens du monde qui commeucent k fréquenter notre salon (Du beau monde n'appartient plus qn'a la langue des conciërges). 9. Permettez-moi de vous présenter ce gentilhomme (Mascarille insiste avec indiscrétion sur la qualité de son ami; cela n'est pas de bon ton). A la Cour on ent dit plu tot ici que ei. 10. Je vous jnre qne (maparole est devenu familier). i88 LES PRÉCIEUSES RIDICULES JODELET II est juste de venir vous rendre ce qu'on vous doit1; et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux 8 sur toutes sortes de personnes. MADELON C'est pousser vos civilités jusqu'aux derniers confins de la fl atterie s. CATHOS Cette journée doit étre marquée dans notre almanach* comme une journée bienlieureuse6. MADELON, d Almanzor 6 Allons, petit garcon 1, faut-il toujours vous répéter les choses? Voyez-vouspasqu'il faut le surcroit 8d'unfauteuil? MASCARILLE Ne vous étonnez pas de voir le Vicomte de la sorte9: il ne fait que sortir10 d'une maladie qui lui a rendu le visage pèle 11 comme vous le voyez. JODELET Ce sont fruits12 des veilles de la Cour et des fatigues de la guerrels. l. II est naturel de venir voua presenter ses respects. 3. II faut que tont le monde paye sa redevance, rende hommage (autre métaphore empruntée au droit féodal) a vos charmes. 3. Votre politesse confine a la flatterie (on voit qu'il n'y a qu'i atténuer 1'image pour faire ici d'une formule précieuse, une phrase ouelconoue d'aujourd'hui). 4. Cette journée doit étre marquée d'une pierre Manche (comme le faisaient lea Anciens). Ualmanach n'était pas encore, comme aujourd'hui.d'usageexclnsivement populaire. D contenait, outre la prédiction dn temps et des grands événements, un calendrier et des pages réservées pour les notes, comme nos agendas d'aujourd'hui. Peut-être y eut-il un Almanach dei Précieuses. 5. Heureuse. 6. Additionde 1734. 7. Groom, petit. 8. Ne voyez-vons pas qu'il faut encore un fauteuil (Somaize note le surcroit de). 9. Avec cette mine. 10. II relivei peine. 11. La paleur de Jodelet eat celle de la farine, dont cet acteur se couvrait le visage et qui est moins naturelle que le masqué de Mascarille, familier aux coureurs de bal (voir plus haut, p. 16o, n. 11). ia. Ce sont les fruits. i3. Peut-étre le public entendait-il «les combats amoureux» oü Jodelet avait eu en son jeune temps quelque réputation, et dont il avait gardé des traces. Cf. Les Historiettes de Tallemant dea Réaux, t. VII, p. 17 7, citéea par M. Despois, an t. II des Oeuures de Molière, p. 36, n. 3. SCÈNE XI 180 MASCARILLE Savez-vous, Mesdames, que vous voyez dans le Vicomte un des plus vaillants hommes du siècle? C'est un brave a trois poils1. JODELET Vous ne m'en devez rien2, Marquis; et nous savonsce que vous savez 3 faire aussi. MASCARILLE II est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans 1'occasion *. MASCARILLE Et dans des lieux oü il faisait fort chaud5. MASCARILLE, les regardant toutes deux Oui; mais nou pas si 6 chaud qu'ici. Haï, baf, haï! JODELET Notre connaissance s'est faite 7 a 1'armée; et, la première fois que nous nous vimes 8, il commandait un régiment de cavalerie sur les galères de Malte *. i. M. Fournier, dans ses Variétés historiques et littéraires, t. IX p. l5g, a reproduit un dialogue de 1651 entre une bourgeoise et nne marchande de soie, qui lui offre dn aatin. L'acheteuse lui dit: «celui-la n'est qu'a deux poils et j'en Tondrais bien a trois» (D). Telle est 1'explicalion ordinaire de 1'expression; il est cependant curieux que poilu qui, dans 1'argot de caserne, a d'abord ét él 'équivalent de bonhommes, soldats, est devenu,pendant Ia grande guerresynonyme de Brave, le poil étant signe de virilité. 9. Vous ne me le cédez en rien, Marquis (il faut peser ici sur ces titres, que les vrais nobles ne se donnent entre eux k tout propos que dans les romans de G. Ohnet ou dans les romans-feuilletons). 3. Cette repotition du mot savoir, n'a rien d'élëgant et montre que Molière écrit parfois un peu négligemment. 4. Sur Ie champ de ba taille. Occasion signifie souvent au XVIIe siècle rencontre. Mme de Sévigné écrit le a Aoüt 1688: «II y a eu une sotte occasion dans 1'armée du marécbal d'Humières oü Nogaret a été blessé». Mascarille et Jodelet rient en duo après occasion, chaud et ici (Larroumet). 5. «Des endroits ou cela chauffait», disent lespoilust 6. Pas aussi. 7. Nous avons fait connaissance. 9. Plaisant commandement en vëritë, qui rappelle la flotte qu'on attribue a 1'amiral suisse. L'ordre des cbevaliers de Saint Jean de Jérusalem, foudé par les Croisés et établi d'abord k Rbodes, puis a Malte, entrenait dans la Méditerranée contre les Turcs des galères on vaisseaux de guerre, oü ramaient des forcats (Larroumet). 190 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MASCARILLE II est vrai1; mais vous étiez pour tant dans 1'emploi avant que j'y fusse2; et je me souviens que je n'étais que petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux*. JODELET La guerre est une belle chose*; mais, ma foi, la cour récompense bien mal aujourd'hui les gens de service'comme nous. MASCARILLE C'est ce qui fait que je veux pendre 1'épée au croc *. CATHOS Pour moi, j'ai un furieux tendre pour7 les hommes d'épée. MADELON Je les aime aussi; mais je veux que Pesprit assaisonne la bravoure 8. MASCARILLE Te souvient-il, Vicomte, de cette demi-lune 9 que nous emportames sur les10 ennemis an siège d'Arras?11 1. C'est exact. a. Vous m'arez précédë dans la carrière des armes. 3. Je n'étais encore qu'nn petit sons-Iieutenant, qnand voos étiez a la téte de 2000 chevaux. Exagération risible,car nn régiment de cavalerie d'alora ne comprenait que quelque 5oo hommes (Livet). 4. Ce n'est pas la phrase de quelqu'un qni y a été. 5. Les gens qui se distinguent, qui rendent des services (Lanson). CS. Le Dépit amoureux (v. l559; cf. ci-dessus, p. 107, n. 5): Monsieur! le grand dommage et l'homme de service'. Aujourd'hui gens de service ne désigne plus qne les domestiques. 6. Aussi je quitte 1'armée. 7. Je suis toquée de (cette expression, qu'emploieraient nos jolies femmes, n'estelle pas moins gracieus* que le u/ai unfurieux tendre pour» des Précieuses?) 8. Assaisonne est déja ancien, mais bravoure est un emprunt a 1'italien bra~ vura, dont le premier exemple est dans Scarron (Lanson). 9. La demi-lune était une partie de la fortification formant un angle aigu saillant, les denx cótés de 1'angle étant parallèles a ceux d'une contrescarpe, de laquelle la demi-lune était séparée par un fossé. La gorge(partieintérieure)était tournee en are, comme un croissant. Guillet, Les arts de Vhomme d'épée, en attribue 1'invenlion aux Hollandais (Livet). 11. Arras avait été pris sur les Espagnols en i64o, par le maréchal de la Meilleraye, chez qni Molière était allé jou e r en visite, quelques moi s avant la première des Précieuses (D). SCÈNE XI 191 JODELET Que veux-tu dire avec ta demi-lune? C'était bien une rune tout entière \ MASCARILLE Je peuse que tu as raison. JODELET II m'en doit bien souvenir2, ma foi! j'y fus blessé a la jambe d'un coup de grenade8 dont je porte encore les marqués4. Tatez un peu, de grace: vous sentirez quelque coup, c'était la°. CATHOS, aprèt avoir touché l'endroit' II est vrai que 7 la cicatrice est grande. MASCARILLE Donnez-moi un peu votre main, et tatez celui-ci8; la, justement au derrière de 9 la téte. Y êtes-vous? MADELON Oui: je sens quelque cbose. MASCARILLE C'est un coup de mousquet10 que je regus, la11 dernière campagne que j'ai faite. 1. Parodie d'une bévue que Tallemant des Réaux (Historiettes, t. IV,p. 2o4, n. 1) attribue au Marquis de Nesle, gouverneur de La Fère, a qni on proposait de coustruire une demi-lune: ((Messieurs, répondit-il a ses officiers, ne faisons rien a demi pour le service du roi, faisons-en une toute entière» (D). 3. Par des éclats de grenade (ii s'agit d'une de ces grenades k main, qu'on a reprises de nos jours pour le combat k courte distance, surtout dans la guerre de trancbées, dont les conditions se sont rapprocbées singulièrement de la guerre de siège du XVHe siècle; (voirle Livre I de mes Écrivainsfrancais en Hollande etc.: Régiments francais au service des Etats). 4. Les traces. 5. Vous sentirez une cicatrice; (montrant la place): Ik. (lies éditions autres que 1'originale et celle de 1665 impriment k tort: «Vous sentirez quel coup c'était 14») (D). Au peu de discrëtion de cette offre, les Précieuses reconnaitraient le valet, si elles avaient autant de tact réel que de préten tion a la délicatesse. 6. La cicatrice (addition de 1734). 7. C'est vrai que. 8. Ce coup-ci, cette blessure. 9. Juste derrière. 10. Le mousquet fut d'abord un fusil trés lourd, se tirant sur une fourquine, plantée dans le sol (cf. les dessins de Jacob de Gbeyn, pl. IX de 1'ouvrage cité k la note 5). La tradition reut que Mascarille se trompe et dise d'abord: ((C'est un coup de cotret» (c'est k dire fagot, ou un des balons qui le composent), puis se reprenant: ((Un coup de mousquet veux-je dire» (D). D'après le récit de Mlle Desjardins, Jodelet ajoutait encore une grosse facétie, qu'il avait eu un coup de mousquet dans la téte, et avait rendu la balie en éternnant» (Larroumet). 11. Que j'ai recu pendant la .. . 192 LES PRÉCIEUSES RIDICULES JODELET, découvrant sa poitrine • Voici» un autre coup qui me perca de part en part a l attaque de Gravehnes s. MASCARILLE, mettant la main sar le bouten de son haut-de-chausses * Je vais vous montrer une furieuse 6 plaie. MADELON II n'est pas nécessaire 8; nous le croyons sans y regarder 7. MASCARILLE Ce sont des marqués 8 honorables qui font voir ce qu'on CATHOS Nous ne doutons point de ce que vous étes. MASCARILLE Vicomte, as-tu la ton carrosse? 9 JODELET Pourquoi? MASCARILLE Nous mènerions promener ces dames hors des por tes i» et leur donnerions un cadeau n. i. Éd. de 1734. a. Ici. eJiets^Tv » P™ SUrlMEsPaSnolsP«lemaréchaldeFerté, en 1 b58, on k 1 attaque qni la leur avait enlevée en juillet 1644 (D). aue'ZneV j ' 4 ''"T dM T^tatenrsdn parterre, et qui montre 5 Cf P , 84 T 'U enCOre 56 gager comPlè«eme"* ies procédé, de la farce. 6. Ce n'est pas nécessaire. Ontbloot U niet, traduit P. de la Croix avec ulua de precision qu'il n'est décent (cf. van Loon, Ned. Vertalingen, p. 8 a) 7. JNous vous croyons sur parole. 8. Des traces. roL^rZ10™*' d'0ri(f."e itaK™ne comme Ienom Portent (carrozza, voiture) encore rares au début du XVII» siècle, s'étaient répandn. ver. 1660UrL ^ZT C°niltlm «™,soit.»» S^laut, dit Sorel dan. le, Lois de la galani terie, nou. lui enjoignons d avoir un carrosse..., quand ce ne serait ue faire plaisir a des dame, qui n'en ont point, ei 'lèür en prêter qnelqüefbis pour du Xxé °U la "*™ du XIXe siicle' de la sWsine automobile uL a^ieÏ^fS-tiÖ ^ réd- ^ ' M8a ~aDdent S" quelle autre aux Tu^ Luxembourgeten porte Saint-Antoin. [au dela de ,a Ba"""dansTZ^lZltt^ eest que le cour. de 1. feu. reine mère [U Cours la reine] a Ia vogue ,', (Dl Cf M. Poele, La promenade a Pari, au XVIP siècle Paris i 13 ?„ ,j dl UAca^Z' Ie^'f*;XWi°™e P™^"^a des'dames'. (Dictionnaire (Lalsln) 9 > ( )! 'lpartlCaliirement 4 la campagne,,, selon Furetière SCÈNE XI ig3 MADELON Nous ne saurions1 sortir aujourd'hui. MASCARILLE Ayons donc les violons pour danser 8. JODELET Ma foi! c'est bien avisé 3. MADELON Pour cela * nous y consentons; mais il faut donc quelque surcroit de compagnie 6. MASCARILLE Hola! Champagne, Picard, Bourguignon, Cascaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provencal, la Violette!4 Au diable soient tous les laquais! 1 Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme8 en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul. MADELON Almanzor, dites aux gens9 de Monsieur qu'ils aillent querir des violons10, et nous faites venir ces Messieurs 1. Nous ne pouvons pas. 2. Alors faisons venir des musiciens, pour pouvoir danser («violons», comme nom de personnes, est devenu un terme techniqne pour designer au pluriel UB grou pe de mnsiciens de 1'orcheatre; au singulier, il s'emploi* encore pour designer une categorie «premier... deu x ième v iolon ». A la Cour, 1 es v in gt-quatre violons de la Chambre du Roi jouaient dans l'antichambre pendant le diner. II j avait aussi des bandes qui allaient joner chez les particuliers). (Larroumet). 3. Excellente idee. 4. Quant k cela. 5. Mais alors il faudra un peu plua de monde. 6. Tristan-rHermite dans Le Parasite, l654, acte I, scène v, fait dire an Capitan(D): Hola, ho! Bourguignon, Champagne, le Picard, Le Basque, Cascarail... Lat d'aller, Triboulet! Ou sont tous mes valets?... Je ne suis point servi, toute cette canaille Se cache au cabaret. On nommait les valets d'après le pays d'oü ils étaient orig inaires. La Verdure, la Violette, de méme que La Fleur sont plutót des surnoms de soldats (témoin un passage de J. de Schelandre, cf. G. Cohen, op. cit., p. l34). Cascoresest lesobriquet d'un homme d'apparencc maigre, chétive (larroumet). 7. Que les laquais aillent k tous les diables. 8. Je ne crois pas qu'il y ait un homme. 9. Aux domestiques. 10. Cherches les musiciens. «Nnl ne peut étre dit vrai galant, articulent les Lois de la galanterie, qui de s* vie n'a donné le bal ni la musique.» (Livet). 5 Tome II l3 194 LES PRÉCIEUSES RIDICULES et ces Dames d'ici prés, pour peupler la solitude de notre bal K (Almanzor sort).2 MASCARILLE Vicomte, que dis-tu de ces yeux? JODELET Mais toi-même, marquis, que t'en semble?8 MASCARILLE Moi, je dis que nos libertés auront peine a sortir d'ici les braies nettes *. Au moins pour moi, je recois d'étranges secousses, et mon coeur ne tient qu'a nn filet5. MADELON Que tout ce qu'il dit est naturel!8II tourne les cboses le plus agréablement du monde 7. CATHOS U est vrai qu'il fait une fnrieuse dépense en esprit8. MASCARILLE Pour vous montrer que je suis véritable 9, je veux faire nn impromptu10 la-dessus. (II médite).« 1. Faites-nous venir ces Messieurs et ces Dames du roisinage pour animer notre bal. a. Éd. de 17S*. 3. Qu'en pensea-tu ? 4. Nous ne sortirons pas d'ici sans dommage pour notre indépendance, nous y laisserons nos cceurs. La braie eat la culotte des anciens Gaulois, dont le pantalon des marins hollandais peut donner nne idée. Quand on a peur, on souille ses braies, et c'est li 1'ongine de 1'expression populaire: «il en est sorti les braie, nettes», sans avoir eu peur, triomphant, et indemne. Si nos deux pecques étaient plus au courant, le valet se trahirait ici a leurs yeux par la grossièreté de 1'expression. 5. Pour moi je suis singulièrement émn, et il s'en faut de pen que mon coeur ne soit pris. 6. La préoccupation de Teritd et de naturel, qni est celle de la littérature du XVn« aiecle, a pénétré jusque ches lea Précieuses, oü elle est, il est vrai, bien mal satisfaite (cf. la note de M. Reynier). 7. Comme il dit joliment lea choses. 8. Qu'il a de 1'esprit comme quatre. g. Sinoere. 10. Cf.p. i75, n. 6. 11. Ed. 1682 et 1734. (Un long silence se fait). SCÈNE XI 195 CATHOS Eh!1 je vous en conjure de toute la dévotion' de mon coeur que nous avons 3 quelque chose qu'on ait fait pour nous. JODELET J'aurais envie d'en faire autant; mais je me trouve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité de saignées que j'y ai faites ces jours passés*. MASCARILLE Que diable est-ce la! 5 Je fais toujours hien le premier vers, mais j'ai peine' a faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé; je vous ferai un impromptu k loisir7, que vous trouverez le plus beau du monde. JODELET II a de 1'esprit comme un démon8. MADELON Et du galant, et du bien tourné9. MASCARILLE Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n'as vu la Comtesse?10 1. Ah! 3. De toute 1'ardeur («de toute la dévotion de mon coeur» est charmant, mais paraitrait un peu recherché aujourd'hui). 3. Beaucoup d'éditions, mais non Ia première, ont: oyons [entendionaj. 4. Mais je suis un peu court d'inspiration (le procédé précieux, qui consiste a prolonger la métaphore, la veine, évoquant Ia saignée, est d'un joli effet comique). Pour a le sens de a cause de. 5. Que diable y a-t-il? 6. J'ai de la peine. 7. Je suis trop pressé, je vous en improviserai un a Ioisir. (Pancrace, dans Ie Roman bourgeois de Furetière, ne sort point sans avoir «des impromptus de poche)), préparés sur divers sujets, et un compère, qu'il emmenait dans le monde, était chargé de diriger la conversation de fagon a lui donner 1'occasion de les placer)(D). 8. II est diablement spiritoel. g. Que de finesse! (Sur la preférence des Précieuses pour 1'adjectif employé substantivement, voir p. i55, n. 5). 10. Mlle de Scudéry dans sa Clélie se moque de ceux qui font étalage de leurs relations nobiliaires: «Elle ne fit autre chose que de dire: «Je viens de chez la Princesse; la Princesse m'a dit; la Frincesse m'a fait promettre que je retournerais la voir», et la Princesse enfin était ai mêlée dans ses discours qne qui en aurait óté ce mot la, il n'y aurait plus eu nul sens a tout le resten. Ce travers des vaniteux a étaler leurs hautes relations n'a point disparu et appellerait quelque nouveau Molière. ig6 LES PRÉCIEUSES RIDICULES JODELET H y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite. MASCARILLE Sais-tu bien qne le Dnc m'est venn voir ce matin, et m'a vonln mener a la campagne courir un cerf avec lui?1 MADELON Voici nos amies qui viennent, SCÈNE XII JODELET, MASCARILLE, CATHOS, MADELON, MAROTTE, LUCILE, CÉLIMÈNE, ALMANZOR, Violons* MADELON Mon Dien! mes chères, nous vous demandons pardon. Ces Messieurs ont en fantaisie * de nous donner les ames des pieds *, et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vides de notre assemblee *. LUCILE Vous nous avez obligées, sans doutes. MASCARILLE Ce n'est ici qu'un bal a la bate mais 1'un 8 de ces jours »• Sais-tu qne le Dnc rat venn me roir ce matin et a voulu m'fmmenerraam le cerf avec lni (ai Mascarille était vraiment du monde, auquel il prétend appartenir, il se servirait de ce vieil infinitif régulier, resté dans la langue des chasseurs et des veneurs). a. Les trois derniers mots sont ajoutés par 1'édition de 1734; le personnage de Lucile est supprimé a la représentation. Madelon, a la fin de la scène précédente, au lieu de dire: «Voici nos amies etc.» s'écrie: «Ah! voici les violons» et 1'on coupe dans la scène XII jnsqu'au uLa, la, la ...»,deMascarille(Larroumet). 3. II a pris fantaisie a ces Messieurs. 4. Somaize (p. lvi1i) traduit: «les violons». D'Assoucy, le poète burlesque, que Molière connut a Lyon a écrit: «II (Molière) aait que c'est moi qui ai donné 1'ame au vers de VAndromède de M. de Corneille», c'est-a-dire qui 1'ai mise en musique (D). 5. Nons vous avons fait chercher pour que notre réunion soit au complet («remplirles vides» ne serait guère poli aujourd'hui, car on comprendrait «boucherles trous», ce qui le serait encore moins). 6. Nons vous en sommes bien obligés («sans doute» n'a plus que rarement la valeur de «certainement»). 8. MaUnn. SCÈNE XII 197 nous vous en dónnercms un dans les formes. Les violons sont-ils venus?1 ALMANZOR Oui, Monsieur; ils sont ici. CATHOS Allons donc, mes chères, prenez place2. MASCARILLE, dansant lui seul comme par prélude 3 La, la, la, la, la, la, la, la. MADELON II a tout a fait la taille élégante *. CATHOS Et a la mine de danser proprement5. MASCARILLE, ayant prie Madelon pour danser* Ma franchise va danser la courante 7 aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence. Oh! qitels ignorants! 11 n'y a pas moyen de danser avec eux. Le diable i. Les musiciens sont-ils arrivés ? 3. Allons, mes amies, en place pour la première danse. 3. Dansant seul comme pour prél ader. 4. II a la taille tout a fait élégante (éd. de 1682 et de 1734). Propreté désigne selon Vaugelas {Remarques, t. I, p. 56): «Le soin qu'on a de la net te té, de Ia bienséance ou de .'ornement, en ce qui regarde les habits, les meubles ou quelque chose que ce soit)) (Larroumet). 5. n a l'air d'être bon danseur. L'abbé de Pure, théoricien des Précieuses, écrit, de son cöté, dans L'idée des spectacles anciens et nouveaux (16*68, p. i83j: «H est deux choses principales pour réussir au bal: la propreté ou 1'agencement et la belle danse» (D). «En ce temps la, dit M. Lanson, oü il était besoin de conseiller aux galants, comme fait Sorel, de se laver la figure et les mains tous les jours, on ne s'étonnera pas que: propre, propreté, proprement, aient eu rapport surtout 6. Les deux derniers mots appartiennent k 1'édition de 1734. 7. La courante était une danse k la mode que Littré définit: «ancienne danse trés grave qui ae dansait sur un air k trois temps. Elle commencait par des révérences, après quoi le danseur et la danseuse décrivaient en pas de courante une figure réglée, qui formait une sorte d'ellipse allongée. La courante était plutót une marche noble et pleine de belles attitudes* qu'une danse proprement dite, puisqu'on ne s'enlève pas de terre» (Littré). Loret parle d'un bal (Muse historique, lettre du 24 Janvier 1660, citée par Despois): Oü plusieurs galants et galantes Dansaient gavottes et courantes. Se reporter surtout plus haut k la Notice de M. Gérold, p. i4l. Mascarille affirme que son coeur suivra le même mouvement (par une image semblable Ie peuple dirait que Madelon le fera valser). ig8 LES PRÉCIEUSES RIDICULES vous emporte! ne sauriez-vous1 jouer en mesure? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme, ó violons de village! JODELET, dansant ensuite Hola! ne pressez pas si fort la cadence *: je ne fais que sortir de maladie 3. SCÈNE XIII DU CROISY, LA GRANGE, MASCARILLE, CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, JODELET, MAROTTE, Violons* LA GRANGE, un béton a la main' Ah! ah! coquins!6 que fai tes-vous ici ? 11 y a trois heure» que nous vous cherchons. MASCARILLE, se sentant battre Ahi! ahi! ahi! vous ne m'aviez pas dit que les coup» en seraient aussi 1. JODELET Ahi! ahi! ahi! LA GRANGE C'est bien a vous, infame que vous ètes, a vouloir faire 1'homme d'importance! 8 DU CROISY Voila qui vous apprendra a vous connaitre (Ils sortent). 1. Nepourriez-vous? 3. Le mouvement. 3. Je relève a peine de maladie. 4. Senle 1'édition de 1734 énumère tous les personnages en scène. 5. Addition 168a, i734. Des coups, voila bien encore des survivances de la Farce et de la Comédie italienne, qni sont indignes de la grande Comédie de 6. Cf.p. i5i,n. 6. 7. Qne les coups seraient de la partie. 8. II vous sied bien de faire 1'important. 9. A savoir qni vous êtes, afin de vona tenir k votre rang (Lanson). SCÈNE XIV J99 SCÈNE XIV CATHOS, MADELON, LUCILE, CÉLIMÈNE, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, Violons* MADELON Que veut donc dire ceci? JODELET C'est une gageure *. CATHOS Quoi! vous laisser battre de la sorte! * MASCARILLE Mon Dieu! je n'ai pas voulu faire semblant de rien4; car je suis violent, et je me serais emporté. MADELON Endurer 5 un affront comme celui-la en notre présence! MASCARILLE Ce n'est rien: ne laissons pas d'achever8. Nous nous connaissons il y a7 longtemps; et, entre amis, on ne va pas se piquer 8 pour si peu de cbose. 1. Senle 1'édition de 1734 a une énumération aussi compléte et ainsi disposée. 2. Prononcez gojure. (Jodelet veut dire, qu'ils ont fait Ie pari avec des amis de se faire battre ainsi en plein bal, et Mascarille ajoute, a la représentation ce lazzi: «Oui, et nous 1'avons gagnée!» (Larroumet). 3. Comment 1 vous vous laissez battre ainsi 1 (Après 1'étalage de bravoure que les deux béros ont fait devant elles tout k 1'heure, elles ont bien lieu d'étre surprises, mais notre étonnement a nous est devoir les maitres battre les valets, usage courant alors, et qui se retrouvait encore récemmentdans 1'Allemagne impériale: c'est 1'envers de la société aristocratique et polie du XVIIe siècle). 4. Rien a, dans cette expression, son sens étymologique et positif de quelque chote. 5. Permettre. 6. Cela ne doit pas nous empêcher de continner. 7. Depuis. 8. Se lacher. 2O0 LES PRÉCIEUSES RIDICULES SCÈNE XV DU CROISY, LA GRANGE, MADELON, CATHOS, CÉLIMÈNE, LUCILE, MASCARILLE, JODELET, MAROTTE, Violons 1 LA GRANGE Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets *. Entrez, vous au tres. (Trois ou quatre spadassiiis ent rent). 3 MADELON Quelle est donc cette audace4 de venir nous troubler de la 6 sorte dans notre maison? DU CROISY Comment! Mesdames, nousendurerons «que nos laquais «went mieux recus que nous; qu'ils viennent vous faire 1 amour? a nos dépens et vous donnent le bal?8 MADELON Vos laquais? LA GRANGE Oui, nos laquais, et cela n'est ni beau ni Honnéte » de nous les débaucher comme vous faites MADELON O Gel! quelle insolence! 1. Seule 1'edition dei734 a nne énumération aussi compléte et ainsi disposée. 3. D.dascal.ede 168a et t73*; le jen deaceneeat.npprimé a la représentation. Un ipadassin (ital. spadaccino, deipada, épée) était un homme d'épéeagages, un bram .pret a tous les coups de mains, assassinata etc. (Larronmet). C'est une des utihtes, comme on dit en argot de théatre, de Ia comédie d'alors. 4. Quelle audace. 5. DWahir ainsi notre maison (c'était nne ancienne tradition, qne d'aller en bande courir les fêtes et les troubler sous le masqué. On j péchait par exemple lesperruquesal'hamecon!). 6. Permettrions. 7- Laconr. 8. Cf.p. i93,n. 10. 9- Poli. io. Comme vous le faites. SCÈNE XV 201 LA GRANGE Mais ils n'auront pas 1'avantage de se servir de nos liabits pour vous donner dans la vue1; et, si vous les voulez aimer, ce sera8, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu'on les dépouille s sur-le-cbamp. JODELET Adieu notre braverie *. MASCARILLE Voila le marquisat et la vicomte a bas3. DU CROISY Ah! ah! coquins! vous avez 1'audace d'aller sur nos brisées!8 Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, ie vous en assure LA GRANGE C'est trop que de nous8 supplanter, et de nous supplanter avec nos propres babits. MASCARILLE O Fortune! quelle est ton inconstance! • DU CROISY Vite, qu'on leur óte jusqu'a la moindre chose10. 1. Pour vous plaire (nous disous encore, par une image analogue: «jeter de la poudre aux yeux»). 3. Et s'il vous plait de les aimer, que ce soit. 3. De leurs habits. (A la représentation, Du Croisy, ajoute ici la phrase qui figure plus loin: (tEt qu'on leur óte jusqu'a la moindre chose». On coupeensuite depuis. o Ah ! ah !» jusqu'a udépéchez!») (Larroumet). 4. Notre élégance (on dit encore en Provence et en Picardie, elle est brave pour: elle est bien mise); de la, même, le sens de ioileite (cf. dans Tallemant des Réaux, t. VI, p. ag: «Mme le Nouveau est la plus grande folie de France en braverie. Ponr un denil de six semaines, on lui a vu six habits».) (Larroumet). 5. On disait aussi jadis la Comté, d'oü le nom de Franche-Conitê. 6. De marcher sur nos brisées (les brisées sont proprement les branches rompues par le veneur pour marquer la tracé de la béte). 7. Je vous 1'assure. 8. C'est trop de nous supplanter, nous supplanter encore avec... 9. Que tu es changeante. 10. II y a la nn jeu de scène, qui n'est pas de bon goüt, mais qui est de tradition, et dont 1'origine semble remonter assez haut. On dépouille Mascarille et Jodelet de leurs habits d'emprunt. Jodelet, pour dissimuler sa maigreur, s'est couvert d'un grand nombre de gilets qu'on lui enlève successivement; il parait enfin en chef de cuisine; après avoir tiré de sa ceinture un bonnet blanc dont il se coiffe, il s'agenouille respectueusement devant Cathos, qni lerepousse avec horreur» (D). Les nombreux gilets ne pouvaient en tout cas convenir a du Pare qui était fort et gros (Lanson). 202 LES PRÉCIEUSES RIDICULES LA GRANGE Qu'on emporte toutes ces hard es, dépêchez Maintenant, Mesdames, en Pétat qu'ils sont2, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu'il vous plaira; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons Monsieur et moi, que nous n'en serons aucunement * jaloux 5. CATHOS Ah! quelle confusion! 6 MADELON Je crève de dépit! UN DES VIOLONS, a Mascarille7 Qu'est-ce donc que ceci ? Qui nous payera 8, nous au tres ? MASCARILLE Demandez 9 a Monsieur le Vicomte. AIOLONS, au Vicomte » Qui est-ce qui nous donnera de 1'argent?11 JODELET Demandez 9 a Monsieur le Marquis. i. Dépêchez-vous. a. Dans le costame oü les voila (il est permis de se demander si, dans le même état, Do Croisy et La Grange auraient en auprès de ces belles plus de succès). 3. Nous vous laissons toute latitude et nous vous aifirmons 4. Nnllement. 5. L'éd. de i?34 fait de ce qni anit nne nouvelle scène, la XVIP, qni va jusqu'a. «Monsieur le Marquis». Ceci est logiqne, étant donné qne les denx gentilhommes sortent. II en est de méme, s'il y a lieu, de Lucile et de Célimène. 6. La réalité connut a La Haye, au début de XVHIe siècle, une confusion toute pareille, ce fut celle de Pimpette, la fille de Madame Dunoyer, mais les choses allèrent plus loin. Pour se venger de la mère, le célèbre chef des Camisards, Jean Cavalier, fit s'introduire chez elle comme pretendent, sous le nom de comte de Winterfeldt.nn certain Barillet, laquais. Celui-ci n'eut pas de peine k tromper la mère et la fille et k se faire agréer comme légitime éponx de Pimpette. Quelle désillusion quand parut le véritable comte allemand 1 B est vrai que Pimpette devait s'en consoler bientót dans les bras de Jean Marie Arouet, plua connu sous le nom de Voltaire. Cf. F. Allizé, Voltaire ü La Haye entyt3, extrait de La Revue de Paris du i5 Novembre 1933. 7. Ed. de 1734: aUn des violons k Mascarille». 8. Qu'est-ce que ?a veut dire, qui va nous payer? 9. Adressez-vousa. 10. Ed. de 1734: «£7» des violons a Jodelet». 11. Qui est-ce qui va nous payer? SCÈNE XVI 2o3 SCÈNE XVI GORGIBUS, MADELON, CATHOS, JODELET, MASCARILLE, Vioxon»! GORGIBUS Ah! coquilles que vous êtes! vous nous mettez dans de beaux draps blancs z, a ce que je vois; et je viens d'apprendre de belles affaires8, vraiment, de ces Messieurs qui sortent! MADELON Ah! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont f'aite! * GORGIBUS Oui, c'est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infantes! Ils se sont ressen lis du traitement que vous leur avez fait5, et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive 1'affront6. MADELON Ah! je jure que nous en serons vengées ou que je mourrai en la peine ?. Et vous, marauds 8, osez-vous vous tenir • ici après votre insolence? l. Scnle l'éd. de 1734 a nne énnmération aussi compléte. a. Dans de beaux draps (nous avons laisse toraberl'épithète; k 1'origine mettre quelqu'un dans de beaux draps blancs, c'est lni donner au bon lil, le soigner, le dorloter et de la, par an tiphrase, le mettre dans une facheuse situation, comme dans les expressions familières: unous voila bien. nous voila jolis, nons voila fraisi) 1) 3. Et je viens d'en apprendre de belles! 4. C'est un tour scandalen X qu'ils nous ont joue (on dit encore : uune in jure sanglante, un affront sanglantn). 5. Bs se sont irrités du traitement, que voua leur avez infiigé (se ressentir, éprouver du ressentiment de, n'a ordinairement au XVH* siècle que le sens de étre sensible a). 6. Que je supporte cet affront (cette phrase tombe k la représentation) (Lar- 7. Je jure que nous nous vengerons, ou que nons mourrons k la peine. 8. Cf.p. i5i,n. 6. 9. Rester. 204 LES PRÉCIEUSES RIDICULES MASCARILLE Traiter comme cela nn Marquis! Voila ce que c'est que du monde1; la moindre disgrace* nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaients. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part, je vois bien qu'on n'aime ici que la vaine apparence, et qu'on n'y considère point la vertu toute nue*. (Ils sortent tous deux). SCÈNE XVII GORGIBUS, MADELON, CATHOS, Violons VIOLONS » Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez, a leur défaut, pour ce que nous avons joué icia. GORGIBUS, Us battant • Oui, oui, je vous vais contenter8; et voici la monnaie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant9; nous allons servir de fable et de risée a tout le monde10, et voila ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez l. Mascarille n'a pas quitté avec ses beaux habits la grandiloquence du stvle a. Le moindre malheur. ei j 3. Le débnt de cette réplique tombe k la représentation (Larroumet). 4. Je roia bien qu'on n'aime ici que lea apparences et qu'on n'a aucune considéralion pour la vérité toute nue (il montre sa simple chemise). 5. Éd. de 1734: Un des violons. 6. Monsieur, nous exigeons que tous nous payiez, k leur défaut, pour avoir joué ici. 7. Toujours le mépris du XVIIe siècle pour les «gagne-petit». II est vrai que les coups sont l'assaisonnement obligé de la Farce comme du Guignol. 8. Oui, je vais vous satisfaire. 9. Je ne sais ce qui me retien t de vous en faire autant. (Quand Mme La Du chesse d'Orléans apprit de son fils qu'il se préparait i épouser, d'aillenrs sur 1'ordre de Louis XIV, MUe de Conti, fille de Ia duchessede Larallière et du souverain, elle le gifla en pleine Conr. Autre exemple: Le duc d'Olonne agit de même a 1'égard de sa femme en public aux bains de Bourbon-l'Archambault. Comme, d'autre part, elle avait dérobé a la Reine un petit soufflet d'ébène, on 1'appelait «la dame aux soulïïets» (cf. Oeuvres de Saint-Evremond, éd. Giraud, Paris, 1866 t I p. CCCLX). lo. Nous allons étre Ia fable et la risée de... scène xvn 2o5 vous cacher, vilaines1; allez vous cacher pour jamais! (Seul). * Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées s, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes *, puissiez-vons être' a tous les diables 6. 1. D leur parle comme k des pelites filles, qni ont été méchantes. 3. Éd. de 1734. 3. Folies (de billeoeze, cornemuse, selon A. Thomas, dans le Dictionnaire général). 4. Racan dans sa Vie de Malherbe (t. I, p. LXXI des Oeuvret de Malherbe, éd. Lalanne) raconte de cet auteur: «II s'opiniatra fort longtemps i faire des sonnets irréguliers dont les denx quatrains ne sont pas de métnes rimes... Racan en fit un ou deux, mais il s'en ennuya bien tót; et comme il disait k Malherbe qne ce n'était pas un sonnet, si on n'observait les regies du sonnet: «Eh bien, lui dit Malherbe, si ce n'est pas un sonnet, c'est une sonnetten (D). 5. Aller. 6. On songe a 1'imprécation de la gouvernante de Don Quichotte: «Ce sont ces maudits romans de chevalerie, sa senie et constante lecture, qui lui ont tourné la téte... Que Satan et Barabbas em por tent tons ces livres, qui ont ainsi per du 1'esprit le plus délicat qu'il y ait en dans toute la Manche» (Reynier). TABLE DES MATIÈRES page LE DEPIT AMOUREUX 7 LES PRÉCIEUSES RIDICULES 121 TABLEAU DES OEUVRES DE MOLIÈRE TOME I La Jalousie du Barbouillé Le Médecin volant L'Etourdi TOME II Le Dépit amoureux Lea Précieuses ridicules TOME III Dom Garcie de Navarre TOME IV L'Ecole des Maria Les Facheux TOME V L'École des Femmes La Critiqne de 1'École des Femmes LTmpromptu de Versaillea TOME VI Le Mariage forcé Lea Plaisirs de 1'Ile enchantée La Princesse d'Élide TOME VII Le Tartufe TOME vm Don Jnan L*Amour Médecin TOME IX Le Misanthrope TOME X Le Médecin malgré lui Mélicerte Le Sicilien on 1'Amour Peintre TOME XI Araphirryon Georges Dandin TOME XII L'Avare TOME XIII Monsieur de Pourceaugnac Les Amants magnifiques TOME XIV Le Bourgeois Gentilhomme Psyche TOME XV Les Fourberies de Scapin La Comtesse d'Escarbagnas TOME XVI Lea Femmes savantes tome xvn Le Malade imaginaire OEUVRES COMPLÈTES DE MOLIÈRE OEUVRES COMPLÈTES MOLIÈRE PUBLIÉES AVEC DES INTRODUCTIONS ET DES NOTES PAR GUSTAVE COHEN DOCTEUR ÈS LETTRES PROFESSEUR DE LITTÉRATURE FRANgAISE A L'UNIVERSITÉ DE 8TRASBOURG TOME II CONTENANT, EN APPENDICE, UNE ÉTUDE SUR MOLIÈRE ET LA MU8IQUE PAR Th. GEROLD PROFESSEUR d'hISTOIRE DB LA MCSIQUE A l'ülHTERSITÉ DE STRASBOURG AMSTERDAM — S. L. VAN LOOY 1923 E9 LE DÉPIT AMOUREUX COMEDIE NOTICE SUR LE DÉPIT AMOUREUX Le Dépit Amoureux appartient encore a la période des Lehr- und Wanderjahre, a la période d'apprentissage de Molière, mais étant cependant quelque chose de plus qu'un canevas de Commedia delParte, il s'apparente a l'Ètourdi pour constituer avec lui le diptyque dé ja fort honorable que va rapporter dans sa ville natale, comme échantillon de son savoir, le Parisien en exil. La troupe de Roman Comique a, depuis i65a 1) pour centre Lyon, carrefour ou lieu d'étape du commerce économique et intellectuel de la France et de 1'Italie, mais, montée en grade, la voila entrée maintenant au service du Prince de Conti, Gouverneur du Languedoc. Aussi quand celui-ci préside une session des Ëtats de cette province, ofire-t-il aux députés quelque belle représentation des comédiens, a qui il a octroyé 11000 livres1 pour avoir, pendant deux ans, rempli eet office a la fois littéraire et politique. Autour de chacune de ces représentations, on entrevoit diverses intrigues, députés et comédiennes ayant eu toujours quelque attraction les uns pour les autres. Le 6 décembre 1656, Molière donne, a Béziers, des bille ts de faveur a certains députés, peut-étre ceux qui avaient déja leurs entrees chez les comédiennes, et ceci lui attira la protestation de ceux qui ne les avaient point, amenant le retrait de tous les billets ainsi distribués. Les documents qui en parient ne nous disent pas de quelle pièce il s'agissait, mais il est a supposer que c'était une «première», celle du Dépit Amoureux. Nous savons en eflFet par le Registre de Lagrange, souvent cité, que cette pièce a été jouée «a Béziers, Pan i656, Monsieur le comte de Bieules, lieutenantduRoi,présidant aux États» ». On ne nous dit rien du succès qu'elle y remporta, mais, au res te, est-ce bien a vrai dire la même que l. Cf. H. Lyonnet, La uPremièrestt de Molière. Paris, Delagrave, ïgai, in-iao,p. i5. 3. Ibid., p. 91. 3. Cf. M. Despois, au t. I, p. 85, n. I, de» Oeuvres de Molière, dans la collection des Grands Ecriimins de la France, (citi désormais dans les noles: D). lo LE DÉPIT AMOUREÜX celle que donne aujonrd'hui le Théatre francais? Elle est en deux actes a présent, elle en avait cinq alors. C'est qu'a la fin du XVIIF siècle, un comédien, Letourneur dit v alville, s'avisa de la réduire ainsi, ne gardant de 1'original que 1'Acte I; la scène rv de 1'Acte II; les scènes n, m et rv de 1'Acte IV, et intercalant ca et la des vers, voire une scène de raccord, qu'on retrouvera dans nos notes. Publiée en 1773 \ cette adap tation fut portée a la scène du Théatre francais, le 4 janvier 1821, et8*yest,depuislors,iniplantée pour de bon. Pareille amputation du texte d'un grand écrivain estelle légitime? A priori on serait ten té de répondre non, mais, en fait, il faut bien reconnaitre que le théatre a d'autres lois que le reste de la littérature, et que la patience et les goüts du public varient avec les époques. L'adaptation d'ailleurs est si adroite qu'un spectateur, même trés lettré et non averti, s'apercoit difiicilement qu'il est en présence d'une pièce incomplete. On doit convenir aussi que Molière a prété a cette amputation, ni plus ni moins que Corneille dans le Gd, en nous proposant une doublé intrigue: 1'une, qui lui appartient en propre et justifie le titre, 1'autre, qu'il a empruntée a VInteresse (la Cupidité) de Secchi * et qui est un imbrogüo a 1'italienne. Le Dépit Amoureux, c'est 1'ingénieuse histoire de deux jeunes gens qui s'aiment, Kraste, fik de Polydore, et Lucile, fille d'Albert. Or précisément paree qu'ils s'aiment, ils sont, le jeune homme sur tont, prompts a concevoir des soupcons, crédules a toute accusation d'infidélité, tourmentés par cette jalousie, dont le grand Molière devait lui-méme tant souffrir^et qu'il excelle a dépeindre. Lucile aime cependant son Eraste, et n'hésite pas méme a lui écrire des billets doux et a lui assigner des rendez-vous. Pourquoi faut-il que ce maudit Mascarille, valet du rival, 1. Cf. p. 34 de Comédiefrancaise, troiaième Centenaire de la Naissance de Molière, [Paris, F. Du til, 31 Bou le vard dn Temple, 1933], une jolie brochure illustrée de 130 pages, ceuyre d'iilln virax bibliophile» en qni je n'ai pas de peine k reconnaitre M. Couë't, lequel mëriterait mieux 1'épithète de (tsavant bibliopbile». Une autre réduction en deux actes avait paru k Paris en 1770. 3. Venise, i58i. Cf. la notice de Despois, an 1.1 des Oeuvres de Molière, p. 38l, n. 1 et Jü. Moland, Molière et la Comédie italienne, Paris, 1867, p. 337 et s. 8nr d'autres sources de détail, voir la méme notice et le livre récent de Gustave Michaut, La jeunesse de Molière, Paris, Hacbette, 1923, in-160, p. 246, ainsi que Rigal, Molière, Paris, Hacbette, 1908,1.1, p. 97. NOTICE ii Valere, vienne révéler que celui-ci est du dernier bien avec Lucile et a méme conclu avec elle un mariage secret? Cependant le hasard, ou 1'adresse de 1'auteur, ménagent entre les amants brouillés une dernière entrevue de rupr ture; on y échange les accusations les plus graves, on s'y rend les gages les plus précieux: lettres, portrait, bague et bracelet, mais on y articule les reproches les plus amers avec un tel ton de regret que ces reproches deviennent des caresses et que Lucile, sans formuler de pardon, conclut en disant a Eraste: «Remenez moi chez nous.» Dans cette scène (la troisième de 1'Acte IV dans la pièce compléte), il y a tant de sensibilité et de délicatesse qu'elle ferait perier des larmes aux yeux, si la loi de la séparation des genres 1'autorisait et si les papiers, froissés et déchirés avec rage, n'y introduisaientun élément comique. Cependant ce comique est sur ton t représenté par le couple Gros-René et Marinette, valets, singes de leurs maitres, ét dont les sentiments, moins raffinés d'ailleurs, évoluent parallèlement a ceux de leurs «patrons». C'est, comme le dit Maurice Donnay \ «la chanson populaire après la romance distinguée». Quand 1'accord est parfait entre Eraste et Lucile, Gros-René dit a Marinette (I, n): «Je te veux, me veux-tu de méme?», et elle de répondre: «Avec plaisir»; mais, comme ceci leur paral t un peu plat, 1'imita tion du style précieux amène sur leurs lèvres le dialogue suivant, qui en est la plaisante satire: GROS-RENÉ Adieu, man astre! MARINETTE Adieu, beau tison de ma Jlamme! GROS-RENÉ Adieu, chère comète, arc-ettrdel de mon óme! Qu'au contraire les affaires marchent mal entre «1'Amant» et «la Mattresse», au sens chaste du XVH* siècle, et que le vent soit a 1'orage, Gros-René repousserales avances de Marinette, non en l'appebxnt«ame doublé et traitresse», mais «femelle inique» et «crocodile trompeur». (I, v). lis auront aussi leur scène de rupture et de restitution, 1. Molière,.Paris, A. Fayard, [igil],in-I20, p. 65. 12 LE DÉPIT AMOUREUX non de miniatures et de diamants, mais d'nn flot deruban, d'nn demi-cent d'épingles, d'nn couteau, voire d'un bout de fromage; toutefois, au moment de rompre la paille, signe féodal devenu populaire, on recule devant le geste irréparable, on se sourit et la suivante conclut: «Que Marinette est sotte après son Gros-René!» Si Eraste n'est rien de plus que le jeune premier de comédie, si Lucile a un peu déja de la sensibilité raisonnable d'une Henriette, Gros-René, dont nous venons de parler, et Mascarille sont les personnages les mieux dessinés, les plus originaux et les mieux pourvus de la vis comica qui caractérise Molière. Aussi le discours incohérent de Gros-René sur 1'inconstance de la femme (IV, n), «un certain animal diflicile a connaitre», satire de 1'éloquence pédante et confuse de 1'Ecole, est-elle pour tous les acteurs, de Du Pare a Georges Berr, en passant par Got et Goquelin ainé, le morceau de bravoure, la pierre de touche de leur talent. Gros-René est d'ailleurs mieux que le valet traditionnel et plaisant de la Comédie italienne, il représente le bon sens, que Molière aime a mettre en scène, et qui est si caractéristique du peuple francais dans sa vie privée. Le valet se dénnit lui-méme «homme fort rond de toutes les manières», phrase oü 1'on peut voir une allusion a la «grosse bedaine» de René Berthelot, dit du Pare, créateur du róle. II ne se fait point «des idéés», et ne va pas au dela du témoignage précis de ses sens: Ce que voyent mes yeux, franchement je m'y fie. «Le chagrin lui parait une incommode chose», il ne raffine point sur le tendre et a le gout de la simplicité et de la vie. En ceci Mascarille, attaché a Valere, ressemble a GrosRené, mais il s'en distingue par la poltronnerie, qui lui inspire des traits fort dröles (V, in): Ah! Monsieur mon c/ier maüre, ilest si doux de vivre! On ne meurt qu'une fois et c'est pour si longtemps. Mascarille appartient plus a la pièce compléte qu'acèlle qu'on a abrégée en deux actes. H y a gros a parier que ce qui avait du plaire aux députés de Béziers dans le Dépit Amoureux, c'était précisé- NOTICE i3 ment Pimbroglio, Loin de simplifier celui que lui offrait son modèle Secchi, dans t'Interesse, ill'a parfois compliqué, au point que 1'on est souvent tenté de dire avec 1'un des personnages: Le fond de cette énigme est pour moi lettre close. Albert, père de Lucile, désirait un fils qui seul devait lui permettre de faire entrer dans sa familie les biens d'un oncle a héritage. Malheureusement c'est une fille qui lui nait: Dorothée. «La cupidi té» lui fait substitner a cette enfant le fils de la bouquetière Ignès, mais ce fils, Ascagne, étant mort, pendant une absence d'Albert, bi mère de Dorothée reprend celle-ci, a 1'insu du père, et en la faisant passer pour Ascagne. Que la mère emporte ce secret dans la tombe, soit, mais que le père ne s'apercoive point de la nouvelle substitution, c'est bien étonuant. Cependant la nature parle dans le coeur de Dorothée-Ascagne et lui fait concevoir un si violent amour pour Valere qu'elle se donne a lui sous le nom de Lucile, et oonclut avec lui un mariage secret. Ce mariage secret, révélé par Mascarille a Eraste, est 1'origine de la brouille entre celui-ci et Lucile, qui ne comprend rien a 1'inconduite dont on 1'accuse. Au Ve acte, tout s'explique, Ignès ayant révélé a Frosine, snivante d'Ascagne, le secret de la fameuse substitution. Valère, fils de Polydore, épousera Dorothée-Ascagne, reprenant ainsi sa femme et son bien; la comédie se termine, comme il convient, dans la joie générale. Dans tout cela, bien peu d'observation de la vie: le vieux thème de la substitution et de la reconnaissance hérité de la comédie moyenne de 1'Attique (Ménandre) par 1'intermédiaire de Térence et des Italiens, forme le ressort de la comédie en cinq actes, ce n'est pas jeu naturel des passions humaines. Le style en est influencé et en devient souvent si obscur qu'il exige parfois une traduction en prose, qu'on trouvera dans nos notes. Mais, si 1'histoire d'Ascagne, laquelle devait convenir a un public familier avec la tragi-comédie de la première moitié du XVIP siècle, n'arrive pas a nous intéresser, il en est autrement de la scène assez délicate des aveux voilés qu'il ou elle fait a Valère (II, i). Pourtant, dans les parties supprimées, ce qui nous amuse le plus, ce sont des scènes de i4 LE DÉPIT AMOUREÜX franc comique: les deux vieillards, Albert et Polydore, se mettant a genoux 1'un devant 1'autre pour se demander réciproquement pardon d'un méfait sur la nature duquel ils restent tous deux dans Terreur; le dialogue d'Albert et du précepteur Métaphraste, type de Pedante traité a la francaise, et qui est une nouvelle satire du verbiage scolastique. L'Université n'est pas encore fondue dans la société, elle a ses moeurs et son langage a elle, qu'il fant lui faire quitter. L'oeuvre de Molière sur ce point continue celle de Descartes. Signalons encore 1'intervention d'un spadassin: le capitaine La Rapière, fort bien nommé; on a vu dans le refus d'Eraste d'utiliser les services de eet aventurier, une flatterie a 1'égard du Prince de Conti, qui avait introduit dans le Languedoc les édits de Richelieu contre les duels. Quoiqu'il en soit, avec ses défauts, dus surtout a la complication et au peu de naturel de son intrigue, c'est la pièce en cinq actes qui triompha a Béziers, ensuite sans donte a Lyon, siège de la troupe, a Rouen probablement oü Molière se transporte au début de i6581 pour se rapprocher de la Gour, et enfin, devant le Roi, au Théatre du Petit Bourbon, derrière 1'actueUe colonnade du Louvre, sur les bords de la Seine. Ceci n'est pas une hypothèse, nous avons des témoignages précis sur cette représentation. Selon le Registre de La Grange, eUe eut lieu en décembre i658: «II {Le Dépit Abnoureux) eut un grand succès et produisit de part pour chaque acteur au tan t que PÈtourdva, a savoir 70 pistoles 2. A cóté du témoignage du fidéle La Grange, il est bon de citer celui d'un des ennemis de Molière, Le Boulanger de Chalussay, faisant pari er ce dernier dans Élomire hypocondre (1670). Le passage figure après celui qui se rapporte a PÉtourdi*. Mon Dépit amoureux suivit ce frère ainé, Et ce charmant cadet fut aussi fortuné, Car, quand du Gros-René l'on apercut la taille, Quand on vit sa dondon rompre avec lui la paille, ft. La représentation ö"adieu, donnée a Lyon, au bénéfice des pauvres, est du 17 février. Cf. Lyonnet, op. cit., p. ib, n. 3. a. Cf. la notice de M. Despois, p. 389. 3. Et que nous avons cité au 1.1 de notre édition, p. 55—56. NOTICE i5 Quand on m'eui vu sonner mes grelots de muiets,1 Slon bègue dédaigneux * déchirer ses poulets, Et remener chez soi la belle désolée, Ce ne fut que «Ah! ah?» dans toute l'assemblee Et de tous les cótés cliacun cria tout hout: aCest ld faire et jouer des pièces comme U faut!»^ Voila peut-être 1'origine dn mot fameux attribué a un spectateur: «Bravo, Molière! voila de la bonne comédie!» Le tableau dressé par M. Despois signale soixante-cinq représentations du Dépit Amoureux, de 1659 a 1673, quatorze seulement de 1673 a 1730, dix de 1730 a 1761. Le Mercure 8 semble s'en plaindre, a cette date, pnisqu'il écrit: «Le samedi 16 (mai 1761) on a remis le Dépit Amoureux, qui n'avait pas été réprésenté depuis 1'année 1751... Le quatrième acte a produit un eflet prodigieux, et la scène de dépit, jouée avec une perfection inimitable par M. Grandval et Mlle Gaussin, M. Armand et M11» Dangeville, a saisi tous les spectateurs d'admiration et de plaisir.» II n'empêche que, de 1792 a 1821, une interruption plus longue et plus gr ave se produisit; encore, nous 1'avons dit, est-ce alors la pièce abrégée en deux actes qui revoit les feux de la rampe. Elle ne devait plus quitter les planches et devait assurer aux Sociétaires toujours de nouveaux triompbes. Victoire mutilée, si 1'on veut, mais n'est-ce pas tout de méme une victoire?* 1. Allusion k la fin de la scène Tl de 1'Acte II. Molière aurait donc tenu d'abord le röle d'Albert et non celui de Mascarille, comme le suppose M. Lyonnet, op. rit., p. s4. 1. Béjart ainé, jouant le róle d'Éraste (D). 5. Cité par M. Despois, p. 390—391. 4. Je tiens k remercier ici M. Couët, 1'éminent bibliothécaire du Théatre francais, de la bienveillance avec laquelle il m'a permis de consulter, dans les Archives de la Maison de Molière, le libretto dont se servent les acteurs pour la représentation du Dépit Amoureux en deux actes, et qui conticnt de précieuses indications de mise en scène qu'on retrouvera dans nos notes. ACTEURS: ERASTE, amant de Lucile ALBERT, père de Lucile et d'Ascagne « GROS-RENÉ, valet d'Éraste VALÈRE, fils de Polydore LUCILE, fille d'Albert MARINETTE, suivante de Lucile POLYDORE, père de Valère FROSINE, confidente d'Ascagne ASCAGNE, fille sous 1'habit d'homme* MASCARILLE, valet de Valère METAPHRASTE, pédant* LA RAPIÈRE, bretteur* Le théatre est des nuusons. IIfout un\e\ cloche, des billets K l. «Et d'Ascagne»,«Ji.de J734. a. «Travesti)). 3. Sur ce tjpe de la Comédie italienne vnir t ^ a ... . «. Spadassin «aü«UK, tot t, I d. cette dort*», p. ,3. ^ 5^ C£ Le Uimeirt A MaMgt lMurmt ^ ^ Lancaster, ,9,0, in-8°. LE DÉPIT AMOUREUX COMÉDIE RÉPRESENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS SUR LE THÉATRE DU PETTT-BOURBON, AU MOIS DE DECEMBRE 10Ó8 PAR LA TROUPE DE MONSIEUR, FRERE UNIQUE DU ROI \ ACTE PREMIER SCÈNE I ÉRASTE, GROS-RENÉ ERASTE V eux-tu que je te die? * une atteinte secrète Ne laisse point mon ame en une bonne assiette *. Oui, quoi qu'a mon amour tu puisses repartir *, II craint d'etre la dupe, a ne te point mentir; Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe s, On du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe. i. Dans 1'idition originale: uDirrr AMonuDX», comédie représentee rar le théatre do Palais-Royal, (de I. B. P. Molière). Le titre adopti ici eat celui de 1'édition de 1682. Je rappelle ee qui * iti dit dans la Notice: la Comédie francaise, depnia le 4 janrier 1831, ne joue pin» cette pikce en cinq actes, mais en denx, adoptant la Tersion abrégée par le comédien Letonrnewr dit VUTXlle, i la fin do XVIII"' siècle, et publiée par lui soos le titre soivant: Le Dépit amoureux, comédie en S actes de Molière, retonchée et mise en deux actes par M. V«lville, comédien francais, Marseille, Jean Mossy, 1773 pet. in-8°. Nous indiquerons soigneusement en note tontes les scènes supprimées et les modifications apportées 4 cert«ines au tres par ValTÜle. L'édition Moland in-8°, de chei Gemier, au tome III (3e éd.), a reproduit le texte abrégé. 3. Ancienne forme, toot 4 fait régolière, dn subjonctif du Terbe cidirenau XVH* siècle. 3. Un coup secret rompt 1'éqoilibre de mon esprit. 4. Trouver 4 reprendre. 5. Qne ta fidélité ne se laisse corrompre par mon irnL (On ne tolérermit plus un lel changement de construction). 6 Tome II a i8 LE DÉPIT AMOUREUX GROS-RENÉ Pour moi, me soupconner de quelque mauvais tour, Je dirai, n'en déplaise a Monsieur votre amour, Que c'est iniustement blesser ma prud'homie \ Et se connal tre mal en physionomie. Les gens de mon minois ne sont point accusés D'étre, graces k Dieu, ni fourbes, ni rusés. Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères, Et suis bomme fort rond * de toutes les manières. Pour que 1'on me trompats, cela se pourrait bien, Le doute est mieux fondé; pourtant je n'en crois rien. Je ne vois point encore, ou je suis une béte, Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête*. Lucile, k mon avis, vous montre assez d'amour: Elle vous voit, vous parle k toute heure du jour; Et Valère, après tout, qui cause votre crainte, Semble n'étre k présent souflért que par con train te 6. ÉRASTE Souvent d'un faux espoir 6 un amant est nourri: Le mieux recu toujours n'est pas le plus chéri; Et tout ce que d'ardeur font paraitre les femmes Parfois n'est qu'un beau voile kcouvrir d'autres Hammes 1. I. Ma probité. Le (cprud'horame)), c'eat 1'homme honorable. Le terme ne se retrouve pin» qne dan» 1'expression: «Conseil des Prud'hommes», désignant le tribnnal chargé de juger les contestations entre patrons et ouvriers. a. On dit encore an figuré: 9 Valère enfin, pour être un amant rebuté, Montre depuis un temps trop de tranquillité; Et ce qu'a ces faveurs, dont tu crois 1'apparence, H témoigne de joie ou bien d'induférence \ M'empoisonne a tous coups leurs plus charmants appas, Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas, Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile Une entière croyance aux propos de Lucile. Je voudrais, pour trouver un tel destin plus doux, Y voir entrer un peu de son transport jaloux, Et, sur ses déplaisirs et son impatience, Mon ame prendrait lors une pleine assurance. Toi-mème penses-tu qu'on puisse, comme il fait, Voir chérir un rival d'un esprit satisfait? Et, si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure, Si j'ai lieu de rèver dessus cette aventure *. GROS-RENÉ Peut-être que son cceur a changé de désirs, Gonnaissant qu'il poussait d'inutiles soupirs 3. ÉRASTE Lorsque par les rebuts une ame est détachée *, Elle veut fuir 1'objet dont elle fut touchée, Et ne rompt point sa chaine avec si peu d'éclat, Qu'elle puisse rester en un paisible état. De ce qu'on a chéri la fatale6 présence Ne nous laisse jamais dedans8 1'indifïérence; Et, si de cette vue on n'accroit son dédain 7, Notre amour est bien prés de nous rentrer au sein. Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une (lamme, 1. L'indifiërence, on la jota que mon rival montre a voir les menues faveurs que m'accorde Lucile et que tu crois sincères m'en empoisonne 1'attrait et me fait douter de mon bonheur. Je préférerais, pour mieux jouir de mon sort, un pen de jalousie chez Valère, dont le mécontentement et 1'irritation rassureraient 2. Si cette affaire peut me donner a réflëchir. (C'est souvent le sens de «rèver» nu XVII" siècle. Nous disons encore: «Cela donne i rêver»). 3. Que la cour qu'il faisait i la jeune fille était inntile. 4. Lorsqu'on voit son amour repoussé, on fuit la personne aimée («1'objet», comme on disait alors, sans nuance de dédain) et 1'on rompt complètement avec elle, loin qu'on se sente le courage de la fréquenter paisiblement. 5. Le mot n'a pas un sens péjoratif, il signifie: qni fixe notre destinée. 6. Dans. 7. Expression assez amphigourique et qni veut dire: Si on ne va pas jusqu'au mépris, on est bien prés de retourner a 1'amour. 20 LE DÉPIT AMOUREUX Un peu de jalousie occupe encore une ame; Et 1 on ne saurait voir, saus en être piqué *, Posséder par un autre un cceur qu'on a manqué. GROS-RENÉ Pour moi, je ne sais point tant de philosophie: , Ce que voyent * mes yeux, franchement je m'y lie, Et ne suis point de moi si mortel ennemi, Que je m'aüle affiiger sans sujet ni demi *. Pourquoi subtiliser et faire le capable A4 chercher des raisons pour être misérable? Sur des soupcons en Pair je m'irais alarmer! Laissons venir la fête avant que la chómer6. Le chagrin me parat t une incommode cbose; Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste cause, Et mêmes 8 a mes yeux cent sujets d'en avoir S'offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir. Avec vous en amour je cours méme fortune 7; Celle que vous aurez me doit être commune; La maitresse ne peut abuser 8 votre foi, A moins que la suivante en fasse autant pour moi, Mais j'en fuis la pensée avec un soin extréme. Je veux croire les gens, quand on me dit: «Je t'aime», Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux, Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux. Que tantót Marinette endure 9 qu'a son aise Gros-René10 par plaisir la caresse et la baise, ». Emn (cf. Livet, Lexijue de la Langue de Molière, Pari», 1897, t. III, p. 283—285). a. En deux syllabes. C'est encore la prononciation populaire d'aujourd'hui. 3. Sans sujet ni méme de demi-sujet. «Le petit peuple dit sans respect ni demi, pour dire sans aucun respect». Dictionnaire de Furetière, éd. de 1701 fDi 4. Et. • 1 \ i- 5. On dimt: chómer nn saint, c.-i-d. la féte d'nn saint; anjonrd'hni le verbe ne s'emploie plus guère qu'absolument. 6. OnaappliquéA «méme» 1'anciens adverbia!. 7. Je m'expose au méme sort. 8. Tromper. 9. Que, dans un moment, Marinette permette. IO. «Gros-René» est une correction, tont i fait nécessaire de 1682 et queDespois a tort de ne pas admettre, laissant «Jodelet», yersion dea éditions antérieure» 1 168» on postérieures i l734. La variante est d'aillenrs intéressante en ce qu'elle semble le résultat du passage de ce Jodelet an Théatre dn Petit-Bourbon, de Piqués 1 B5q i sa mort, le Vendredi Saint 1660, date a laqueUe du Pare, qui avait quitté Molière pour le TMltre dn Marais, revint au grand Directeur. Le sens de la phrase me parait impliquer nécessairement que celui qne 1'amoureux suppose triomphant, est Ie Talet qni parle, donc Gros-René, tandis que «beau rival)) désigne Mascarille. ACTE L SCÈNES I et II 21 Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou; A son exemple aussi j'en rirai tout mon saoül, Et 1'on verra qui rit avec meilleure grace. ÉRASTE Voila de tes discours. GROS-RENÉ Mais je la vois qui passé. SCÈNE II ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ GROS-RENÉ Sst \ Marinette! MARINETTE Oh! oh! Que fais-tu la? GROS-RENÉ Ma foi, Demande, nous étions tout a 1'heure sur toi3. MARINETTE Vous êtes aussi la, Monsieur! Depuis une heure Vous m'aves fait trotter comme un Basque, ou je meure *. ÉRASTE Comment? MARINETTE Pour vous chercher j'ai fait dix mille pas, Et vous promets4, ma foi... ÉRASTE Quoi? MARINETTE Que vous n'êtes pas 1. Siffiement k travers les dents fermée», pour appeler quelqu'un, familièrement. 9. Tu le demandes ? nous parlions justement de toi. 3. Éd. i68ï, 1734 (DJ. Le» autres ont: je meure. Leien» eat le méme, c'est une imprécation: Que je meure, si je ne dis pas la veriti! 4. Ie vous assure. 22 LE DÉPIT AMOUREUX Au Temple, au Cours, chez vous, ni dans la grande Place \ GROS-RENÉ II fallait * en iurer. ÉRASTE Apprends-moi donc, de grace, Qui te fait me chercher. MARINETTE Quelqu'un, en vérité, Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté 8, Ma maitresse, en un mot. ÉRASTE Ah! chère Marinette, Ton discours de son coeur est-il bien 1'interprète? Ne me déguise point un mystère fa tal; Je ne t'en voudrai pas pour cela plus de mal: Au nom des dieux*, dis-moi si ta belle maitresse N'abuse point mes voeux d'une fausse tendresse6. MARINETTE Eh! eh! d'oü vous vient donc ce plaisant mouvement?' Elle ne fait pas voir assez son sentiment? Quel garant est-ce encor que 7 votre amour demande? Que lui faut-il? GROS-RENÉ A moins que Valère se pende, Bagatelle! son coeur ne s'assurera point8. l. L'éditeur de i734 dit qne Ia scène est* Pari». C'est pourquoij'ai imprimé ces noms avec des majuscules, désignant mieux ainsi qn'il s'agit de I'église on du jardin du Temple (il y a encore k Paris nn quartier qni porte ce nom), dn Cours (ou promenade) Saint-Antoine, et de la Place Royale, oü se déroule aussi nne des premières comédies de Corneille (cf. Despois an t. I, p. 4o8, n. 2, dea Oeuvres de Molière et Marquis de Rochegude, Les Roes de Paris, Hachette, 20 fascicules in-i 2). 3. Lejurer. 3. Qni vons vent du bien.... «Lny qni est Italiën etmesme bien voulu dn Pape», c.-i-d. i qui le Pape témoigne de la bienveillance (Oeufres de Descartes, éd. Adam et Tannery, 1.1, p. 370 et s.). 4. Ce n'est pas la première fois qne nous entendons un des personnages de Molière invoquer les dieux: est-ce imitation de la comédie antique, est-ce souci de ne pas blasphémer? 5. Ne trompe point mon amour par nne feinte tendresse. 6. Disposition du coeur. 7. Qnel gage votre amour demande-t-il encore? 8. A moins qne Valère ne se pende, bernique! il n'aura pas confiance. ACTE L SCÈNE n 23 MARINETTE Comment? GROS-RENÉ D. est jaloux jusques en un tel point, MARINETTE De Valère? Ah! vraiment la pensee est bien helle! Elle peut seulement naltre en votre cervelle. Je vous croyais du sens, et jusqu'a ce moment J'avais de votre esprit quelque bon sentiment1; Mais, a ce que je vois, je m'étais fort trompée. Ta tète de ce mal est-elle aussi frappée? GROS-RENÉ Moi, jaloux? Dieu m'en garde, et d'être assez badin* Pour m'aller emmaigrir 8 avec un tel chagrin! Outre que de ton coeur ta foi me cautionne *, L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne Pour croire auprès de moi que quelque autre te plut On diantre pourrais-tu trouver qui me valüt? MARINETTE En effet, tu dis bien: voila comme il faut être! Jamais de ces soupcons qu'un jaloux fait paraitre. Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal •, Et d'avancer par la les desseins 7 d'un rival. Au mérite souvent de qui 1'éclat vous blesse Vos chagrins font ouvnr les yeux d'une maitresse8; Et j'en sais tel, qui doit son destin le plus doux* Aux soins trop inquiets de son rival jaloux. Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de 1'ombrage, C'est jouer en amour un mauvais personnage, l. Assez bonne opinion. ». Sot. 3. Pour me faire maigrir. 4. Ta parole me garantit ton coeur. (Voili nn Talet qni pari* kien, et méme trop bien. TJ en eat de méme de sa partenaire). 5. Pour croire qne qnelqn'nn puisse te plaire en comparaison de moi. S. Est d'encourir une disgrace. 7. Et de favoriser ainsi les projets d'nn rival. 8. Votre jalousie ré vele a celle qne voos aimea le mérite do rival qne vous craignez. (La formule est extrémement ambigue et précieuse, ce qui n a nen d'étonnant, puisque tonte la tirade est imitee d'one pièce italienne, l'Interesse [Ia Cupidité] III, 1) (O). 9. Son bonheur. 24 LE DÉPIT AMOUREUX Et se rendre, après tout, misérable a crédit1: Gela, seigneur Eraste, en passant vous soit dit. ÉRASTE Eh bien, n'en parions plus. Que venais-tu m'apprendre? MARINETTE Vous mériteriez bien que 1'on vous fit attendre, Qu'afin de vous punir, je vous tinsse caché Le grand secret pourquoi * je vous ai tant cherché. Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute 8; Lisez-le donc tout haut, personne ici n'écoute. ÉRASTE lil: fous m'avez dit que votre amour Était capable de tout faire. II se couronnera lui-même dans ce jour*, S'il peut avoir Faveu d'un père. Faitesparler les droits qu'on a dessus 5 mon coeur: Je vous en donne la Jicence; Et, si c'est en votre faveur *, Je vous réponds de mon obéissance. Ah! quel bonheur! O toi qui me 1'as apporté, Je te dois regarder comme une déité! GROS-RENÉ Je vous le disais bien: contre votre croyance, Je ne me trompe guère aux7 choses que je pense. ÉRASTE relit: Faites parler les droits qu'on a dessus mon coeur, Je vous en donne la licence; Et, si c' est en votre faveur, Je vous réponds de mon obéissance. i. Être trop ombrageux et Ie montrer, c'est être dupe et se rendre malheureux k plaisir. 3. Pourlequel. 3. Et cessez de douter. 4. Votre amour sera comblé, s'il réussit a obtenïr Tassen timent de mon pere. 5. Que vous avez sur mon coeur. (Le «on» est ime atténuation dictee par Ia pudeur. N'oublions pas que celle-ci est encore nouvelle dans la comédie; qu'on Iise les pièces d'Alexandre Hardy, qui sont du premier quart du même siècle, et 1'on sera édifié). 6. Et s'il se prononce pour vous. 7. Dansles. ACTE I, SCÈNE H 35 MARINETTE Si je lui rapportais vos faiblesses d'esprit1, Elle désavouerait bientöt un tel écrit. ÉRASTE Ah! cache-lui, de grace, une peur passagère, Ou mon ame a cru voir quelque peu de lumièrel; Ou, si tu la lui dis, ajoute que ma mort Est préte d'expier 1'erreur de ce transport3; Que je vais a ses pieds, si j'ai pu lui déplaire, Sacriiier ma vie a sa jus te colère. MARINETTE Ne parions point de mort, ce n'en est pas le temps. * ÉRASTE Au res te, je te dois beaucoup, et je prétends Reconnaitre dans peu s, de la bonne manière, Les soins d'une si noble et si belle courrière. MARINETTE A propos, savez-vous oü je vous ai cherché Tantót encore? ÉRASTE Eh bien? MARINETTE Tout proche du marché 6, Oü vous savez. ÉRASTE Ou donc? MARINETTE La... dans cette boutique, Oü, des le mois passé, votre coeur magnifique7 Me promit, de sa grace 8, une bague. 1. Vos divagations. 1. Qui m'a induit en erreur. 3. Est préte k expier 1'erreur OU m'« jeté cette crainte (exagération oui fait partie de la phraséologie amoureuse du temps et dont il n'est pas sür que le public d'alors ait ri). 4. Ge n'en est pas le moment.. 5. Soos peu. 6. Sans doute, le marché ou «carreau» du Temple. 7. Géuéreux. 8. De son plein gré (Dj. 36 LE DÉPIT AMOUREUX ÉRASTE Ah! j'entends. GROS-RENÉ La matoise M ÉRASTE II est vrai, j'ai tardé trop long temps A m'acquitter vers toi1 d'une telle promesse, Mais... MARINETTE Ce que j'en ai dit n'est pas que ie vous presse s. GROS-RENÉ Oh! que non! ÉRASTE lui donne sa bague * Celle-ci peut-étre aura de quoi Te plaire; accepte-la pour ceUe que je dois. MARINETTE Monsieur, vous vous moquez 8, j'aurais honte a la prendre. GROS-RENÉ Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre; Refnser ce qu'on donne est bon a faire aux fous 7. MARINETTE Ce sera pour garder quelque chose de vous. ÉRASTE Quand puis-je rendre grace a eet ange adorable? MARINETTE Travaillez a vous rendre un père 8 favorable. ÉRASTE Mais, s'il me rebutait9, dois-je... ft. La fine mouche ! (Nous disons encore, c'est un rusé maioit). a. Enverstoi. 3. N'est pas pour vous presser. 4. Sidascalie de 1'édition de 1682. 5. Ce ll'eat que par analogie de la ae personne que 1'on ajouta 1'a finale k Ia terminaison de la première, dès le XVle sièle, malgré 1'opposition des grammairiens, cf. Brunot, Histoire de la Langue francaise, t. II, p. 3a5. 6. Vous plaisante». 7. C'est bon pour les fous. 8. Son père. (Voir d'autres exemples de un avec Ia valeur d'un possessif, dans Livet, Lexigue de la Langue de Molière, Paris, 1897, in-8°, t. III, p. 758). 9. S'il me repoussait. ACTE I, SCÈNE II 27 MARINETTE Alors comme alors \ Pour vous on emploiera * toutes sortes d'efForts. D'une facon ou d'antre il faut qu'elle soit vótre: Faites votre pouvoir, et nous ferons le nótre *. ERASTE Adieu, nous en saurons le succes 4 dans ce jour. (Eraste relit la lettre tout bas *J. MARINETTE, i Grot-Rene" Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour? Tu ne m'en parles point. GROS-RENÉ Un hymen qu'on souhaite, Entre gens comme nous, est chose bientót faite. Je te veux, me veux-tu de méme? MARINETTE Avec plaisir. GROS-RENÉ Touche 7, il suffit. MARINETTE Adieu, Gros-René, mon désir. GROS-RENÉ Adieu, mon astre. MARINETTE Adieu, beau tison de ma flamme. GROS-RENÉ Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon ame 8. Marinette sort 1. Tantpis. 3. Elle déploiera. 3. Faites tout ce que vous pouvea et nous ferons de méme. 4. Le résultat, bon ou mauvais. 5. Didascalie de 1'édition de 168a. 6. Ajouté par 1'éd. de 1734. 7. Touche-li. (Au marché, 1'on dit encore utope», en frappant dans la paume de la main dn partenaire pour conclure un contrat). 8. Ici la parodie par les valets du langage précieux de leurs maitresestvisible. 28 LE DÉPIT AMOUREUX Le bon Dieu soit loué: nos affaires vont bien! Albert1 n'est pas un homme a vous refuser rien. ÉRASTE Valère vient a nous. GROS-RENÉ Je plains le pauvre lière, Sachant ce qui se passé. SCÈNE in VALÈRE, ÉRASTE, GROS-RENÉ ÉRASTE Eh bien, seigneur Valère? VALÈRE Eh bien, seigneur Eraste? ÉRASTE En quel état 1'amour? VALÈRE En quel état vos feux? 2 ÉRASTE Plus forts de jour en jour. VALERE Et mon amour plus fort. ÉRASTE Pour Lucile? VALERE Pour elle. ÉRASTE Certes, je 1'avouerai, vous êtes le modèle D'une rare constance. VALÉRE Et votre fermeté Doit être un rare exemple a * la postérité. 1. Le père de la jeune fille. 3. Cf. p. 18, n. 7. 3. Pour. ACTE I, SCÈNE UI 29 ÉRASTE Pour moi, je suis peu fait a eet amour aastere Qui dans les seuls regards trouve a se satisfaire, Et je ne forme point d'assez beaux sentiments Pour soufirir constamment les mauvais tr ai temen ts1; Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que 1'on m'aime. VALERE II est trés naturel, et j'en suis bien de méme *. Le plus parfait objet dont je serais cbarmé N'aurait pas mes tributs, n'en étant point aimé3. ÉRASTE Lucile cependant... VALÈRE Lucile, dans son ame, Rend tout ce que je veux qu'elle rende a ma flamme*. ÉRASTE Vous êtes donc facile a contenter? VALÈRE Pas tant Que vous pourriez penser. ÉRASTE Je puis croire pourtant, Sans trop de vanité, que je suis en sa grace5. VALERE Moi je sais que j'y tiens une assez bonne place. ÉRASTE Ne vous abusez point, croyez-moi. VALÈRE Croyez-moi, Ne laissez point duper vos yeux a trop de foi 6. 1. Je n'ai pas d'assez beaux sentiments pour accepter d'étre constamment 3. C'est tout naturel, et il en va de méme pour moi. 3. La femme la plus parfaite qui me charmerait, n'aurait pas mes hommages, ai je n'étais aimé d'elle. (Remarquer ce gérondif, dont on trouvera d'autres exemples dans Haase, La syniaxe francaise au X.VIle siècle, trad. Obert, ae éd., Paris, Delagrave, 1914, p. 336). 4. Lucile répond k mon amour. 5. Que je suis en faveur auprès d'elle. 6. Ne laissez point tromper vos yeux par trop de confiance. 3o LE DÉPIT AMOUREUX ÉRASTE Si j'osais vous montrer une preuve assurée Que son coeur... Non, votre ame en serait altérée1. VALERE Si je vous osais, moi, découvrir en secret... Mais je vous facherais, et veux être discret. ÉRASTE Vraiment, vous me poussezs, et, contre mon envie, Votre présomption veut que je 1'humilie. Lisez. VALERE, après avoir lu 3 Ces mots sont doux. ÉRASTE Vous connaissez la main 4? VALÈRE Oui, de Lucile. ÉRASTE Eh bien, eet espoir si certain...? VALÈRE, riant et i'en allant" Adieu, seigneur Eraste. GROS-RENÉ II est fou, le bon sire 4. Oü vient-il donc pour lui de voir le mot pour rire 7? ÉRASTE Certes, il me surprend, et j'ignore, entre nous, Quel diable de mystère est caché la-dessous. GROS-RENÉ Son valet vient, je pense. 1. Inquiétée. 3. Vous me provoquez. 3. Addition do 1734. 4. Vous reconnaissez I'écrimre? 5. Addition do 1683, 1734, 6. Ancien cas sujet (nominatif) correspondant au cas régime seigneur, mais 7. Oü trouve-t-il donc de quoi se réjouir ? (Certaines éditions anciennes, par ex. 1673, écrivent: cid'avoir,.). ACTE I, SCÈNES III et IV 3i ÉRASTE Oui, je le vois paraltre. Feignons, pour le jeter sur 1'amour de son maitre K SCÈNE IV MASCARILLE, ÉRASTE, GROS-RENÉ MASCARILLE, a part* Non, je ne trouve point d'état plus malheureux Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux. GROS-RENÉ Bonjour. MASCARILLE Bonjour. GROS-RENÉ Oü tend* Mascarille a cette heure? Que fait-il? revient-il? va-t-il? ou s'il demeure*? MASCARILLE Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été; Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté; Et ne demeure point, car, tont de ce pas méme, Je prétends m'en aller. ÉRASTE La rigueur est extréme 6: Doucement, Mascarille. MASCARILLE Ah! Monsieur, serviteur". ÉRASTE Vous nous fuyez bien vite! eh quoi! vous fais-je peur? X. Dissimulons, pour le mettre sur 1'amour de son maitre. 2. Addition de 1734. 3. Ou va.... 4. Ce changement de construction, ce passage de 1'interrogation directe k 1'interrogation indirecte est encore familier k la syntaxe populaire: «Restes-tu ou si tu t'en vas ?» Voici un exemple de Verlaine, Amour, éd. van Bever, Paris, Crts, 1991, p. 97: Est-ce simplement un voleur, Ou s'il se guinde au sacrilège ? 5. Tumeti.narigu.ur. 6. Jevoussalue. 3a LE DÉPIT AMOUREUX MASCARILLE Je ne crois pas cela de votre courtoisie. ÉRASTE Touche1: nous n'avons plus sujet de jalousie, Nous devenons amis, et mes feux, que j'éteins, Laissent la place libre a vos heureux desseins. MASCARILLE Plut a Dieu! ÉRASTE Gros-René sait qu'ailleurs je me jette.3 GROS-RENÉ Sans doute; et je te cède aussi la Marinette. MASCARILLE Passons sur ce point-la: notre rivalité N'est pas pour en venir a grande extrémité*; Mais est-ce un coup bien sur que Votre Seigneurie Soit désenamourée, ou si c'est raillerie?* ÉRASTE J'ai su qu'en ses amours ton maitre était trop bien 6; Et je serais un fou de prétendre plus rien ' Aux étroites faveurs qu'il a de cette belle MASCARILLE Certes, vous me plaisez avec cette nouvelle. Outre qu'en nos projets je vous craignais un peu, Vous tirez sagement votre épingle du jeu. Oui, vous avez bien fait de quitter 7 une place Oü 1'on vous caressait pour la seule grim ace 8, Et mille fois, sachant tout ce qui se passait, 1. Cf.p.a7,n.7. ü. Qnejevenxaimer«illenr.. - 3. Aux extrêmes. 4. Est-il sur que V. S. renonce a son amour on est-ce raillerie ? Cf. p. 3i, n. 4. 5. Trop heureux. 6. «Aux secrètes faveurs que lui fait cette belle» (éd. de 1682) (D). 7. Abandonner cette place. (La comparaison d'une femme courtisée avec nne place forte qne Ton assiège n'était pas moins usuelle qne celle des «feux» qui s'allument on s'éteignent et des «cbaines» ou des ufers» qui se rompent ou se 8. On1'on vous faisait fête par feinte («pour la frime», disons-nous aussi trés familierement). ACTE I, SCÈNE IV 33 J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait1: On ofl'ense un brave homme alors que 1'on 1'abuse. Mais d'oü diantre, après tout, avez-vous su la ruse? Car eet engagement mutuel de leur foi2 N'eut pour témoins, la nuit, que deux au tres et moi; Et 1'on croit j nsqu'ici la chaine fort secrète, Qui rend de nos amants la flamme satisfaite s. ÉRASTE Eh! que dis-tu? MASCARILLE Je dis que je suis in ter dit, Et ne sais pas, Monsieur, qui peut vous avoir dit Que sous ce faux semblant *, qui trompe tout le monde En vous trompan t aussi, leur ardeur sans seconde D'un secret mariage a serré le lien s. ÉRASTE Vous en avez menti! MASCARILLE Monsieur, je le veux bien. ÉRASTE Vous ètes un coquin! MASCARILLE D'accord. ÉRASTE Et cette audace Mériterait cent coups de baton sur la place'! MASCARILLE Vous avez tout pouvoir. ÉRASTE Ah! Gros-René! 1. J'ai regretté le faux espoir dont on Tous nourrissait ("plaindre» a conservé dans le francais du Midi ce vieux sens de uregretter» et méme de udonner a regret»: uon lui plaint la nourriture»). 9. L'échange de leurs promesses. 3. Et 1'on a cru jusqu'a présent secret le lien qui satisfait les sentiments de 4. Cette apparence. 5. Leur ardeur sans pareille leur a fait conclure un mariage secret. 6. Sur le champ (méme sens et méme métaphore = aussitót). Tome II 3 34 LE DÉPIT AMOUREUX GROS-RENÉ Monsieur? éraste Je déinens un discours dont je n'ai que trop peur. (jd Mascarille). Tu penses fuir? mascarille * Nenni1. éraste Quoi! Lucile est la femme... mascarille Non, monsieur, je raillais. éraste Ah! tous railliez, infame! mascarille Non, je ne raillais point. éraste II est donc vrai? mascarille Non pas, Je ne dis pas cela. éraste Que dis-tu donc? mascarille Hélas! Je ne dis rien, de peur de mal parler *. éraste Assure Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture s. mascarille C'est ce qu'il vous plaira: je ne suis pas ici Pour vous rien contester *. 1. Prononcer nani. Cette négation est tombée en désuétude. 2. De peur de ne pas dire ce qu'il faut, ce que tous désirez. 3. Nous mettrions Textiele: Dis-moi si c'est une chose vraie ou une tromperie. 4. Pour vous contredire en rien. ACTE L SCÈNE IV 35 ÉRASTE, tirant ton ipie Veux-tu direl? Voici, Sans marchander, de quoi te délier la langue. MASCARILLE Elle ira faire encor quelque sotte harangue! Eh! de grace, plutót, si vous le trouvez bon, Donnez-moi vitement2 quelques coups de baton, Et me laissez tirer mes chausses sans murmure 8. ÉRASTE Tu mourras, ou je veux que la vérité pure S'exprime par ta bouche *. MASCARILLE Hélas! je la dirai: Mais peut-étre, monsieur, que je vous facherai. ÉRASTE Parle; mais prends bien garde a ce que tu vas faire. A ma juste fureur rien ne te peut soustraire, Si tu mens d'un seul mot en ce que tu diras. MASCARILLE J'y consens, rompez-moi les jambes et les bras. Faites-moi pis encor, tuez-moi, si j'impose5, En tout ce que j'ai dit ici, la moindre chose. ÉRASTE Ce mariage est vrai? MASCARILLE Ma langue, en eet endroit, A fait un pas de clerc 8 dont elle s'apercoit. Mais enfin cette affaire est comme vöus la 7 dites, Et c'est après cinq jours de nocturnes visites, Tandis que vous serviez a mieux couvrir leur jeu, i. Veux-tu parler ? 3. Vite. 3. Laissez-moi détaler sans bruit. 4. Dans l'Interesse, II, in et T, Flaminio, qni refuse de croire 4 son malheur, brutalise successivement son valet et celui de son rival (D). 5. Si j'altere le moindre détail. Cf. Rotrou, La Sosur, III, in: «Je n'imposerai rien». (Auger, apud Despois). 6. A fait une sottise. (L'expression est encore usuelle, mais en parlant de la langue, on dirait plutót, familierement: «elle m'a fourché»). 7. Le. 36 LE DÉPIT AMOUREUX Qne depuis avant-hier ils sont joints de ce nceud *: Et Lucile depuis fait encor moins paraitre * La violente amour * qu'eUe porte a mon maitre Et veut absolument que tout ce qu'il verra, Et qu'en votre faveur son coeur témoignera*, II Pimpute a 1'effet d'une haute prudence, Qui veut de leurs secrets óter la connaissance 6. Si, malgré mes serments, vous doutez de ma.8 foi, Gros-René peut venir une nuit avec moi, Et je lui ferai voir, étant en sentinelle Que nous avons dans 1'ombre un libre acces chez elle. ÉRASTE Ote-toi de mes yeux, maraud8! MASCARILLE Et de grand coeur; C'est ce que je demande •. SCÈNE V10 ÉRASTE, GROS-RENÉ ÉRASTE Eh bien? GROS-RENÉ Eh bien, Monsieur, Nous en tenons tous deux, si 1'autre est véritable u. 1. Par les liens du mariage. 9. Montre moins encore. (Les quatre vers euivants sont supprimés a la représentation). 3. {(Amour», en dépit de la règle bien connue, était souvent encore féminin, méme au singulier. Musset a dit encore dans la chanson de Fortunio: Du mal qu une amour ignorêe, etc. 4. Qne tonte l'affection que son coeur vous montrera. 5. Qni veut qu'on ignore leurs secrets. 6. De ma bonne foi. 7. S'il se met en s. (cf. p. 29, n. 3). 8. Coquin. 9. A la représentation on dit: C'est ce que je demande. II en tient le monsieur, Comme ils vous ont tous deux aealé cette fobie. fllwrtj. Quel coup il m'aportè Ie bourreau détestable ! ÏO. Le texte abrégé la supprime. C'est 1'édition de 1773 seulement qui fait de ce qui snit une scène k part (D). 11. Veridique. ACTE L SCÈNES V et VI 37 ÉRASTE Las! il ne Pest qne trop, le bourreau détestable 1! Je vois trop d'apparence * a tout ce qu'il a dit; Et ce qu'a fait Valere, en voyant eet écrit, Marqué bien leur concert, et que c'est une baye * Qui sert, sans doute, aux feux dont 1'ingrate le paye. SCÈNE VI MARINETTE, GROS-RENÉ, ÉRASTE MARINETTE Je viens vous avertir que tantót, sur le soir, Ma maitresse, au jardin, vous permet de la voir. ÉRASTE Oses-tu me parler, ame doublé* et traïtresse? Va, sors de ma présence 6; et dis a ta maitresse Qu'avecque 6 ses écrits elle me laisse en paix, Et que voila 1'état, infame! que i'en fais 7. (II décJüre la lettre et sort) 8. MARINETTE Gros-René, dis-moi donc queUe mouche le piqué? GROS-RENÉ M'oses-tu bien encor parler, femelle inique, Crocodile trompeur 9, de qui 10 le coeur félon 1. Odieux. (L'idée d'exécration, d'iraprécation est encore toute proche. Qu'on songe au latin detestari). 3. Trop de vraisemblance. («II y a de 1'apparence», c'est probable, est une des expressions les plus courantes de la langue fainilière d'alors). 3. Montre bien lenr accord et que c'est une ruse qui sert a dissimuler 1'amour de Lucile pour Valère. (Cf. L'Êtourdi, t. I, p. lo5, n. 3, de notre édition). 4. Nous ne disons plus «ame doublé», mais nous parions encore de «duplicité», au sens de fausseté; or Torigine des deux mots est la méme. 5. Va-t-en ! hors de ma présence. 6. Ancienne forme de avec, introduite pour la mesure du vers. 7. Voila le cas que j en fais. 8. Rubriquede 1734. 9. L'imitation de 1'attitude du maitre par le valet est fort amusante. Nous parions encore des «larmes de crocodile» d'une feinte tristesse. Cf. Secchi, gl' Inganni, II, vu, tue lagrime di coccodrillo et Larivey, Les Tromperies, 11, v, avec vos larmes de cocodrille (ancienne forme du mot) (D). 10. Dont. 38 LE DÉPIT AMOUREUX Est pire qu'un satrape, ou bien qu'un Lestrigon1! Va, va rendre réponse a ta bonne maitresse, Et dis-lui bien et beau que, malgré sa souplesse 2, Nous ne sommes plus sots, ni mon maitre ni moi, Et désormais qu'elle aille au diable avecque* toil MARINETTE, seuW Ma pauvre Marinette, es-tu bien éveiUée? De quel démon est donc leur ame travaillée *? Quoi! faire un tel accueil a nos soins obligeants6! Oh! que ceci chez nous va surprendre les gens7! 1. Peuple de géants anthropophages, dont il est question dans VOdyssee d'Homère, X, 81—l3o. tiAh! beauté lestrigone», dit un personnage de Thomas Corneille dans Le Berger extravagant (D). 9. Dis lui tout net que, malgré ses finesses. 3. Cf. p. 37, n. 6. 4. Rubriquede 1734. 5. Par quel démon leur ame est-elle tourmentée? 6. A notre empressement. 7. uLes gens» n'a pas ici le sens de «domestiques», mais désigne Lucile. ACTE H, SCÈNE I 39 ACTE SECOND SCÈNE I ASCAGNE, FROSINE * FROSINE Ascagne, je suis fille a secret8, Dieu merci. ASCAGNE Mais, pour un tel discours 3, sommes-nous bien ici? Prenons garde qu'aucun * ne nous vienne surprendre, Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre. FROSINE Nous serions au logis beaucoup moins surement5: Ici, de tous cötés, on découvre * aisément, Et nous pouvons parler avec toute assurance 7. ASCAGNE Hélas! que j'ai de peine a rompre mon silence! FROSINE Ouais! ceci doit donc être un important secret? ASCAGNE Trop, puisque je le dis 8 a vous-même a regret, 1. Ascagne est, comme Ie dit la liste des Personnages, «fille sous 1'habit d'homme». Substitutions d'enfants au berceau, travestis, reconnaissances finales, sont, nous 1'avona tu, i propos de ÏEtourdi, de I'essenee de la comédie grecque, latine, italienne et francaise, avant qoe Molière lui ent donne pour ressort, tel Racine dans la tragédie, les intéréts, les sentiments et les passions des personnages. Toute cette doublé intrigue est supprimée dans le» représentations actuelles du Théatre francais. Les trois premières scènes de eet Acte II j sont par ». Discrète. 3. Entretien. 4. Que quelqu'un. # 5. Ainsi 1'auteur s'efforce de justifier 1'unité de lien, msaintenue artificiellement par Ie fait que lea personnages se rencontrent sur la place publique, devant les maisons de Lucile et d'Éraste et qui, en efiet, se préte mal i des confidences du genre de celles que nous allons entendre. 6. On disait «Pécouvrir lea ennemis, pour dire: reconnaitre le lien on ils sont, leur nombre et leur contenance» (Dictionnaire de l'Académie, l6g4, apudTi). 7. En toute sécurité. 8. Lecon des éditions de 1666, 1674, 1680 etc, préférable 4 «fie» [= confie] qu'adopte D. 4o LE DÉPIT AMOUREUX Et que, ai je pouvais le cacher davantage, Vous ne le sauriez point. FROSINE Ah! c'est me faire outrage Feindre * a s'ouvrir a moi, dont tous avez connu Dans tous vos intéréts l'esprit si retenu 8! Moi, nourrie 4 avec vous, et qui tiens sous silence 6 Des choses qui vous sont de si grande importance! Qui sais... ASCAGNE Oui, vous savez la secrète raison Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison; Vous savez que dans celle oü passa 6 mon bas age Je suis pour y pouvoir retenir 1'héritage Que relachait ailleurs le jeune Ascagne mort7, Dont mon déguisement fait revivre le sort, Et c'est aussi pourquoi ma bouche se dispense 8 A vous ouvrir mon coeur avec plus d'assurance. Mais, ayant que » passer, Frosine, a ce discours, Eclaircissez un doute oü je tombe toujours. Se pourrait-il qu'Albert ne süt rien du mystère Qui masqué ainsi mon sexe, et Pa rendu mon père? FROSINE En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez10 Est une affaire aussi qui m'embarrasse assez 11: Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close, Et ma mère ne put m éclaircir mieux la chose. Quand il mourut, ce fils, 1'objet de tant d'amour, Au destin de qui1J, méme avant qu'il vint au jour, 1. Injure. 1. Hésiter. 3. Que tou» avez trouvée si pleine de zèle pour tous tos intéréts. 4. Elevée. 5. Et qui garde le silence sur. 6. Oü se passa. 7. Je suis daus cette maison pour lni garder un héritage que la mort du jeune Ascagne dont je porte par subterfuge le nom, lui aurait fait perdre. (La phrase est aussi ténébreuse qne 1'intrigue qu'elle décrit). 8. Se permet de. (D). 9. Avant de. 10. En toute sincérité, le point sur lequel tous me questionnez avec insistance (on dit encore presser de questions). 11. Beaucoup (c'est Tanden sens). ia. A la destinée dnqnel un oncle riche avait, par testament, avant la naissance de Tenfant et par une particuliere sollicitude, largement pourvu. nHutn&n ACTE E, SCÈNE I 4i Le testament d'un oncle abondant en richesses D'un soin particulier avait fait des largesses; Et que1 sa mère fit un secret de sa mort, De son époux absent redoutant le transport *, S'il voyait cnez un autre alle» tout 1'héritage Dont sa maison tirait un si grand avant age; Quand, dis-je, pour cacher un tel événement, La supposition fut de son sentiment *, Et qu'on vous prit chez nous, oü vous étiez nourrie (Votre mère d'accord de 4 cette tromperie Qui remplacait ce fils a sa garde commis), En faveur des présents le secret fut promis 6. Albert ne Pa point su de nous; et, pour 6 sa femme, L'ayant7 plus de douze ans conservé dans son «une, Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir 8, Son trépas imprévu ne put rien découvrir*; Mais cependant je vois qu'il garde intelligence10 Avec celle de qui vous tenez la naissance. J'ai su qu'en secret méme il lui faisait du bien n, Et peut-être cela ne se fait pas pour rien. D'autre part, il vous veut porter au mariage, Et, comme il le prétend, c'est un mauvais langage u. Je ne sais s'il saurait la supposition Sans le déguisement13. Mais la digression Tónt insensiblement pourrait trop loin s'étendre; Revenons au secret que je brüle d'apprendre. ASCAGNE Sachez donc que 1'Amour ne sait point s'abuser, 1. «Et que» a ici la valeur d'un second «et quand». a. Redoutant Ia colère de son époux au retour, a'il voyait 1'héritage aller a une autre maison. 3. Elle accepta une supposition, c.-a-d. une substitution d'enfant. 4. Étant d'accord sur. 5. Principale bien courte, après de si longues subordonnées, coupées d'incidentes. Le sens est: ma mère promit Ie secret grace aux présents qu'on lui fit. 6. Quant a. 7. «L'ayant», se rapporte k «sa femme». 8. Comme le mal dont on la vit mourir fut prompt. . 9. TJne mort subite empêcha sa femme de rien reveier. 10. Qu'il reste en rapports avec. 11. Qu'il 1 'assistait et ce n'est peu t-ètre pas sans motif. 12. 11 vous pousse vers le minagt, quoi 411 u f >ti™«t ™..~r.. — . t , , . _i .1. r..™„.j.t.;,,i 1 n. p. 63a, ne 1'explique point). l3. Peut-être connait-il la substitution, c'est-a-dir» qne vous n'etes pas son 81s, mais ignore-t-il Ié travestissement, c'est-i-dire que vous étes une fille. 4a LE DÉPIT AMOUREUX Que mon sexe a ses yeux n'a pu se déguiser, Et que ses traits subtils \ sous Phabit que je porte, Ont su trouver le coeur d'une fille peu forte; J'aime enfin. FROSINE Vous aimez! ASCAGNE Frosine, doucement. N'entrez pas tout a fait dedans 1'étonnement'; II n'est pas temps encore; et ce coeur qui soupire A bien, pour tous surprendre, autre chose a tous dire. FROSINE Et quoi? ASCAGNE J'aime Valère. FROSINE Ah! vous avez raison 3. L'objet de Totre amour, lui, dont a la maison 4 Votre imposture enlèTe un puissant héritage, Et qui, de Totre sexe ayant le moindre ombrage6, Verrait incontinent ce bien lui retonrner! C'est encore un plus grand sujet de s'étonner. ASCAGNE J'ai de quoi toutefois surprendre plus Totre ame: Je suis sa femme. FROSINE O dieux! sa femme! ASCAGNE Oui, sa femme.8 l. Les flèches, que la mythologie attribue h Cupidon, ont su atteindre le coeur d'une faible fille. 3. Vous n'étes pas encore au comble de 1'étonnement. 3. Vous avez raison de dire que je ne suis pas au bout de ma surprise. *. Lui, k la maison duquel. 5. Et que. a'il venait seulement a soupconner votre sexe. 6. Ici surtout, dans 1'exposé d'une situatioh assez scabreuse, apparait le progrès en pudeur qu'a fait la comédie francaiserelativementil'italienne.Dans/'/nreresse le pseudo-garcon avouant a 1'intendant qu'elle est enceinte, répond a la question «Sei certo d'essere gravido ?»—uDico che nol so, ma mi si ingrossa il ventre» (D). ACTE H, SCÈNE I 43 FROSINE Ah! certes, celui-la 1'emporle \ et vient a bout De toute ma raison! ASCAGNE Ce n'est pas encor tout. FROSINE Encore? ASCAGNE Je la suis 2, dis-je, sans qu'il le pense, Ni qu'il ait de mon sort la moindre connaissance. FROSINE Oh! poussez; je le quitte 8, et ne raisonne plus, Tant mes sens coup sur coup se trouvent confondus. A ces énigmes-la je ne puis rien comprendre. ASCAGNE Je vais vous 1'expliquer, si vous voulez m'entendre. Valère, dans les fers de ma soeur arrêté*, Me semblait un amant digne d'ètre éconté; Je ne pouvais souffrir qu'on rebutat sa flamme, Sans qu'un peu d'intérêt touchat pour lui mon ame6; Je voulais que Lucile aimat son entretien '; Je blamais ses rigueurs, et les blamai si bien, Que moi-même j'entrai, sans pouvoir m'en défendre, Dans tons les sentiments qu'elle ne pouvait prendre7. C'était, en lui parlant, moi qu'il persuadait; Je me laissais gagner aux soupirs qu'il perdait8; Et ses vceux, rejetés de l'objet qui 1'enflamme, Étaient, comme vainqueurs, recus dedans mon ame ». Ainsi mon coeur, Frosine, un peu trop faible, hélas! 1. Ceci dépasse tout. a. Je suis sa femme. 3. Continuei, alles, je renonce! 5. Qu'on le repoussat, sans s'intéresser k lui. 7. Fadoptai les sentiments que j'aurais vonlu qu'elle ent a 1'égard de Valere. 8. Qu'il poussait en pure perte. O. Et son amour, rejeté par celle qui en était l'objet, triompbait de mon coeur. (H est permis de préférer k cette phraséologie précieuse, le senl Ters simple de cette tirade: uC'était, en lui parlant, moi qu'il persuadaitn, mais que de délicatesse pourtant dans ces «soins», ces «soupirs», ces «flammes» et ces «Toeox»!). 44 LE DÉPIT AMOUREUX Se rendit a des soins qu'on ne lui rendait pasl, Par un coup réfléchi recut nne blessure, Et paya pour un autre avec beaucoup d'usure *. Enfin, ma chère, enfin, 1'amour que j'eus pour lui "Se voulut expliquer*, mais sous le nom d'autrui. Dans ma bouche *, une nuit, eet amant trop aimable Grut rencontrer Lucile a ses voeux favorable, Et je sus ménager si bien eet entretien, Que du déguisement il ne reconnut rien. Sous ce voile trompeur, qui flattait sa pensee 6, Je lui dis que pour lui mon ame était blessée Mais que, voyant mon père en d'autres sentiments 1, Je devais une feinte a ses commandements 8; Qu'ainsi de notre amour nous ferions un mystère Dont la nuit seulement serait dépositaire; Et qu'en tre nous, de jour, de peur de rien ga ter, Tout entretien secret se devait éviter, Qu'il me verrait alors la méme indiflérence Qu'avant que nous eussions aucune intelligence9; Et que, de son coté, de méme que du mien, Geste, parole, écrit, ne m'en dit10 jamais rien. Enfin, sans m'arréter sur toute 1'industrie Dont11 j'ai conduit le fil de cette tromperie, J'ai poussé jusqu'au bout un projet si hardi, Et me suis assuré 1'époux que je vous di.11 FROSINE Peste! les grands talents que votre esprit possède! ^ i. Succomba k des sollicitations qni ne le visaient pas et fnt frappé d'un coup a. Et paya pour un autre avec les intéréts. 3. Voulut se révéler. 4. D'après me» paroles, tandis que je lui pariais avec la voix de Lucile. 5. Qui lui faisait illusion. 6. Éprise (la «blessure» est celle des flèches de 1'amour!) 7. Animé d'autres sentiments. 8. Sa volonté m'imposait de feindre. 9. Qu'il trooverait en moi la méme indifférence qu'avant notre entente. 10. La continuité de 1'emploi des temps dans le discours indirect exigerait ici le conditionnel, mais ce n'est que progressivement que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la phrase francaise est arrivée k la parfaite clarté qu'elle atteindra •u XVTIIe. Voir k ce sujet le livre magistral de M. Ferd. Brunot, La Pensee et la Langue (Paris, Masson, 193a, in-8°), pp. 34 36. 11. Avec laquelle. ia. L's k la première personne n'est pas étymologique et par conséquent cette rime est i peine une licence. Cf. plns haut, p. 26, n. 5. ACTE 13, SCÈNES I et II 45 Dirait-on qu'elle y touche avec sa mine froide*? Cependant vous avez été bien vite ici; Car je veux 8 que la chose ai t d'abord réussi, Ne jugez-vous pas bien, a regarder l'issue, Qu'elle ne peut longtemps éviter d'étre sue? ASCAGNE Quand 1'amour est bien fort, rien ne peut 1'arrêter; Ses projets seulement vont a se contenter*; Et, pourvu qu'il arrivé au but qu'il se propose, II croit que tout le reste après est peu de chose. Mais enfin aujourd'hui je me découvre a vous, Afin que vos conseils... Mais voici eet époux. SCÈNE II* VALÈRE, ASCAGNE, FROSINE VALERE Si vous êtes tous deux en quelque conférence Oii je vous fasse tort de mêler ma présence *, Je me re tirerai. ASCAGNE Non, non, vous pouvez bien, Puisque vous le faisiez, rompre 8 notre entretien. VALERE Moi? ASCAGNE Vous-même. VALÈRE Et comment? ASCAGNE Je disais que Valère Aurait, si j'étais fille, un peu trop su me plaire; i. «Froide» se prononcaitfraide. a. Je veux bien, j'accorde. 3. Tendent a se donner satisfaction. 4. Cf. I'Interene, III, n; gl'Inganni de Secchi, I, ix; les Tromperies de Larivey,I,iv,T.(D). 5. Oü ma présence vous gene. 6. Interrompre nn entretien dont vous faisiez l'objet. 46 LE DÉPIT AMOUREUX Et que, si je faisais tous les vceux de son coeur1, Je ne tarderais guère a faire son bonheur. VALÈRE Ces protestations ne coutent pas grand'chose, Alors qu'a leur effet un pareil si s'oppose; Mais vous seriez bien pns, si quelque événement Allait mettre a 1'épreuve un si doux compliment. ASCAGNE Point du tout; je vous dis que, régnant1 dans votre Hme, Je voudrais de bon coeur couronner votre flamme VALÈRE Et si c'était quelqu'une * oü, par votre secours, Vous pussiez être utile au bonheur de mes jours? ASCAGNE Je pourrais assez mal répondre a votre attente. VALÈRE Cette confession n'est pas fort obligeante. ASCAGNE Eh quoi? vous voudriez, Valère, injustement, Qu'étant fille, et mon coeur vous aimant tendrement, Je m'allasse engager avec 6 une promesse De servir vos ardeurs 6 pour quelque autre maitresse? Un si pénible efibrt, pour moi, m'est interdit. VALERE Mais cela n'étant pas 7? ASCAGNE Ce que je vous ai dit, Je 1'ai dit comme fille, et vous le devez prendre Tout de méme 8. 1. Si.moi aussi. j'étais l'objet de son amour. a. Sijerégnais. 3. Combler vos désirs. 4. S'il s'agissait d'une flamme, d'un amour. 5. Par. 6. Votre amour. 7. Puisque vous n'êtes pas une fille. 8. Vous devez le comprendre ainsi. ACTE H, SCÈNE II 47 VALERE Ainsi donc il ne fant rien prétendre \ Ascagne, a des bontés que vous auriez pour nous, A moins que le ciel fasse un grand miracle en vous. Bref, si vous n'êtes fille, adieu votre tendresse, li ne vous reste rien qui pour nous s'intéresse *. ASCAGNE J'ai 1'esprit délicat plus qu'on ne peut penser, Et le moindre scrupule a de quoi m'offenser Quand il s'agit d'aimer. Enfin je suis sincère: Je ne m'engage point a vous servir, Valère, Si vous ne m'assurez, au moins absolument, Que vous gardez pour moi le même sentiment; Que pareille chaleur d'amitié vous transporte *, Et que, si j'étais fille, une flamme plus forte N'outragerait point celle oü je vivais pour vous B. VALERE Je n'avais jamais vu ce scrupule jaloux! Mais, tout nouveau qu'il est, ce mouvement m'oblige, Et je vous fais ici tout 1'aveu qu'il exige. ASCAGNE Mais sans fard? VALERE Oui, sans fard. ASCAGNE S'il est vrai désormais Vos intéréts seront les miens, je vous promets. VALÈRE J'ai bientót a vous dire un important mys tére Oü 1'effet de ces mots me sera nécessaire. ASCAGNE Et j'ai quelque secret de même a vous ouvrir7, Oü votre coeur pour moi se pourra découvrir. 1. II ne faut prétendre en rien a. 3. Qui s'intéresse a nous. 3. M'offense. 4. Que vous éprouvez pour moi une amilié aussi vive. 5. Qu'un amour plus fort n'offenserait point celui que je nourrissais a votre egard. 6. S'il répond k la vérité. 7. A vous révéler. 48 LE DEPIT AMOUREUX VALERE Eh! de quelle facon cela pourrait-il être? ASCAGNE C'est que j'ai de 1'amour qui n'oserait paraitre; Et vous pourriez avoir sur l'objet de mes voeux Un empire a pouvoir rendre mon sort heureux. VALERE Expliquez-vous, Ascagne; et croyez, par avance, Que votre heur est eer tam, s'il est en ma puissancel. ASCAGNE Vous promettez ici plus que vous ne croyez. VALÉRE Non, non: dites l'objet pour qui 3 vous m'employez. ASCAGNE II n'est pas encor temps, mais c'est une personne Qui vous touche de pres. VALÈRE Votre discours m'étonne. Plüt a Dieu que ma soeur... ASCAGNE Ce n'est pas la saison 8 De m'expliquer, vous dis-je. VALÈRE Et pourquoi? ASCAGNE Pour raison *. Vous saurez mon secret quand je saurai le vótre. VALERE J'ai besoin pour cela de 1'aveu 6 de quelque autre. ASCAGNE Ayez-le donc; et lors, nous expliquant nos voeux 6, Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux. 1. Votre bonheur est sur, s'il dépend de moi. 3. «Qui» se justitie, paree que «objet» désigne Ia personne aimée. 3, Le moment. 5. Du consentement. 6. Alors quand nous nous serons révélé nos amours. ACTE n, SCÈNES TJ et UI *9 VALÈRE Adieu, j'en suis content1. ASCAGNE Et moi content3, Valère. CValère sort.J 8 FROSINE II croit trouver en vous 1'assistance d'nn frère. SCÈNE III FROSINE, ASCAGNE, MARINETTE, LUCILE LUCILE, ü Marinette, les trois premiers vers 3 C'en est fait; c'est ainsi que je me puis venger; Et, si cette action a de quoi 1'affliger, C'est toute la douceur que mon coeur s'y propose. Mon frère, vous voyez une métamorphose: Je veux chérir Valère après tant de fierté, Et mes voeux maintenant tournent de son cóté. ASCAGNE Que dites-vous, ma soeur? Comment? courir au change 4? Cette inégaiité 6 me semble trop étrange. LUCILE La vótre me surprend avec plus de sujet8: De vos soins7 autrefois Valère était l'objet; Je vous ai vu pour lui m'accuser de caprice, D'aveugle cruauté, d'orgueil et d'injustice, Et, quand je veux 1'aimer, mon dessein vous déplait, Et je vous vois parler contre son intérêt! ASCAGNE Je le quitte, ma soeur, pour embrasser le vótre: Je sais qu'il est rangé dessous les lois d'une autre 8, 1. J'accepte la gageure (prononcer : gaf ure), i. Moi aussi. 3. Éd.de i734. 4. Comment! Changer ainsi 1 5. Cette inégaiité d'humeur, cette inconstance. 6. La vótre a plus de raisons de me surprendre. 7. De votre sollicitude. 8. Qu'il en aime une autre. Tome II 4 5o LE DÉPIT AMOUREUX Et ce serait un trait honteux a vos appas \ Si vous le rappeliez et qu'il ne revint pas a. LUCILE Si ce n'est que cela, j'aurai soin de ma gloire *, Et ie sais, pour son coeur, tout ce que j en dois croire. II 8'explique a mes yeux intelligiblement. Ainsi découvrez-lui sans peur mon sentiment, Ou, si vous refüsez de le faire, ma bouche Lui va * faire savoir que son ardeur me touche. Quoi! mon frère, a ces mots vous restez interdit? ASCAGNE Ah! ma soeur, si sur vous * je puis avoir crédit, Si vous êtes sensible aux prières d'un frère, Quittez 8 un tel dessein, et n'ótez point Valère Aux voeux d'un jeune objet dont 1'intérèt m'est cher7, Et qni, sur ma parole, a droit8 de vous toucher. La pauvre infortunée aime avec violence; A moi seul de ses feux elle fait confidence 9, Et je vois dans son coeur de tendres mouvements A dompter la fierté10 des plus durs sentiments. Oui, vous auriez pitié de 1'état de son ame, Connaissant11 de quel coup vous menacez sa flamme, Et je ressens si bien la douleur qu'elle aura Que je suis assuré, ma soeur, qu'elle en mourra, Si vous lui dérobez 1'amant qui peut lui plaire. Eraste est un parti qui doit vous satisfaire, Et des feux mutuels... 1. Ce serait nne humiliation pour vos charmes. 3. Sur ce subjonctif, cf. Haase, Syntaxefrancaise du XVII'siècle, trad. Obert (Paris, Delagrave, 3e éd., 1914, un vol. in-11), 5 73, Rem. I, p. 17 4, et Brunot, La pensee et la langue (1933), p. 879. 3. De ma réputation (avec la nuance d'orgueil qu'y peut mettre une femme qui ne saurait sounrir de rivale; c'est un des mots ou se peint la souveraineté de la femme dans Ia société mondaine d'alors). 4. Va lui. 5. Auprès de vous. 6. Renonceza. 7. N'enlevez pas Valere a quelqn'un k qui je porte intérêt (c'est-4-dire • elle-mêrae). LV de 1'infinitif (itoucheri) se prononcait encore, ce qui explique la 8. A Ie droit de. 9. Elle a fait la confidence de son amour. 10. Une tendresse capable de faire fléchir toute résistance. ACTE H, SCÈNES ffl et IV 5i LUCILE Mon frère, c'est assez. Je ne sais point pour1 qui vous tous intéressez, Mais, de grace, cessons ce discours 3, je tous prie, Et me laissez un peu dans quelque rêverie 3. ASCAGNE Allez, cruelle sueur, tous me désespérez, Si tous eil'ectuez tos desseins déclarés *. SCÈNE IV6 MARINETTE, LUCILE MARINETTE La résolution, madame, est assez prompte. LUCILE Un coeur ne pèse rien, alors que 1'on 1'afironte 8; II court a sa vengeance et saisit promptement Tout ce qu'il croit servir a son ressentiment. Le traitre! faire voir cette insolence extréme! MARINETTE Vous m'en voyez encor toute hors de moi-même; Et, quoique la-dessus ie rumine sans fin, L'aventure me passé 7, et j'y perds mon la tin. Car enfin, aux transports d'une bonne nouvelle, Jamais coeur ne s'ouvrit d'une facon plus belle; De 1'écrit obligeant le sien tout transporté 8 l. A. 1. Cet entretien. 3. Laissez-moi a mes pensees. 4. Si tous réalisez les intentions que vous manifeste». 5. Dans Ia version abrégëe (cf. p. 17, n. 1) cette scène, qui devient la première de 1'Acte II, débute comme suit: Quoi 1 me traiter ainsi! Qui Veutpu jamais croire Jjorsgu'a le rendre neureux,je mets toute ma gloire? C'en est fait, aujourd'hui jeprétends me venger, St si cette action a de quoi l'afFliger, C'est toute la douceur que mon coeur s'y propose. Le dépit fait en moi cette métamorpbose. Je veux chërir Valère après tant de fierté, Et mes voeux maintenant tournent de son cóté. Comme on le voit, les deux premiers vers sont seuls de 1'invention du remanieur, les quatre autres sont empruntés, avec de légères retouches imprimées également en italique, a la scène précëdente (cf. p. 49). 6. Un coeur ne considère rien, quand on lui fait injore. 7. Me dépasse. 8. Jamais coeur ne s'épanouit davantage k une bonne nouvelle. Le sien, transporté de joie par un billet aussi favorable etc. 52 LE DÉPIT AMOUREUX Ne me donnait pas moins qne de la dei té1; Et cependant jamais, a cet autre message, Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage. Je ne sais, pour causer de si grands changements, Ce qui s'est pu passer * entre ces courts moments. LUCILE * Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peine, Puisque rien ne le doit défendre de ma liaine. Quoi! tu voudrais chercher hors de s sa lacheté La secrète raison de cette indignité? Cet écrit malheureux, dont mon ame s'accuse, Peut-il a son transport souiiTir* la moindre excuse? MARINETTE En effet, je comprends que vous avez raison, Et que cette querelle est pure trahison. Nous en tenons, madame6; et puis, prêtons 1'oreille Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille; Qui, pour nous accrocher, feignent tant de langueur!8 Laissons a leurs beaux mots fondre notre rigueur, Rendons-nous a leurs voeux, trop faibles que nous sommes! Foin de notre so ttise, et peste soit des hommes! LUCILE Eh bien! bien! qu'il s'en vante et rie a nos dépens: II n'aura pas sujet d'en triompher longtemps, Et je lui ferai voir qu'en une ame bien faite Le mépris suit de prés la faveur7 qu'on rejette. MARINETTE Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux, Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur vous. Marinette eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire, De ne permettre rien un soir qu'on voulait rire. Quelque autre, sous 1'espoir de matrimonion 8, / l. Allnaion au vers de 1'Acte I, sc. II (p. 34): «Je te dois regarder comme une 3. Ce qui a pu se passer. 3. En dehors de. 4. Fournir la moindre excuse a sa fureur. 5. Nous voila pris. Et puis, alles préter 1'oreille a ces pendards... 6. Qui pour nous séduire, feignent tant de souffrance. 7. L'inclinalion. 8. Prononciation francaise du mot la tin matrimonium (mariage). On francisait ainsi la terminaison um, dans des mots trés usités. II nous en reste des traces dans dicion (de dicturri) et ioton (dé traversé d'une cheville sur laquelle on le fait tourner; de totuni) (D). ACTE H, SCÈNE IV 53 Aurait ouvert 1'oreille k la tentationj Mais moi, nescio vos h LUCILE Que tu dis de folies Et choisis mal ton temps pour de telles saillies! Enfin je suis touchée au coeur sensiblement *, Et si jamais celui de ce perfide amant, Par un coup de bonheur, dont j'aurais tort, je pense, De vouloir k présent concevoir 1'espérance (Car le Ciel a trop pris plaisir k m'affliger, Pour me donner celui de me pouvoir venger), Quand, dis-je, par un sort k mes désirs propice, II reviendrait m'offrir sa vie en sacrifice, Détester * k mes pieds 1'action d'aujourd'hui. Je te défends, surtout, de me parler pour lui; Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime4 A me bien mettre aux yeux6 la grandeur de son crime; Et même, si mon coeur était pour lui tenté De descendre jamais k quelque lacheté, Que ton affiection me soit alors sévère, Et tienne comme il faut la main k ma colère. MARINETTE Vraiment n'ayez point peur, et laissez faire k nous8; J'ai pour le moins autant de colère que vous Et je serais plutót fille toute ma vie Que mon gros traitre aussi me redonnat envie. S'il vient...7 1. Emprunt assez irrévérencieux aux Évangiles, notamment i la parabole des Vierges sages et des Vierges folies (Matth. XXV, Repoussant celles-ci, 1' Époux leur répond: Amen dico vobis, nescio vos. («Je vous du amen, je^ne Toua connais point». On sait que cette parabole dramatisée eat le plna ancien texte de notre théitre francaia (XI« siècle), mais bien qu'elle ait longtemps survécu, il est donteux que Molière ait pu en voir représenter une version dans 3. Je suis atteinte au coeur profondément. 3. Maudire; cf. plus haut,p. 37, n. 1. 4. S'évertue. 5. A me remettre sous les yeux, a me remontrer. 6. Laissez-moi faire. 7. La version abrcgée acheve: 11 vient, retirons-nous; laissons-les, croyez-moi. Sant chercher de raison de leur mauvaise foi. Ensuite coupure considérable, puisqu'on passé alorsa ladeuxième scène de 1'Act» IV, après un court dialogue de raccord qu'on trouvera plua loin. 54 LE DÉPIT AMOUREUX SCÈNE V MARINETTE, LUCILE, ALBERT ALBERT Rentrez, Lucile, et jne faites1 venir Le précepteur; je veux un peu 1'entretenir, Et m'informer de lui, qui me gouverne 8 Ascagne, S'il sait point quel ennui depuis peu 1'accompagne 3. SCÈNE VI ALBERT, seul* En quel goufTre de soms et de perplexité Nous jette une action faite sans équité! D'un enfant supposé, par mon trop d'avarice, Mon cceur depuis longtemps souffre bien le supplice, Et, quand je vois les maux oü je me suis plongé, Je voudrais a ce bien n'avoir jamais songé. Tantót je crains de voir, par la fourbe éventée s, Ma familie en opprobre et misère jetée Tantót pour ce fils-la, qu'il me faut conserver 1, Je crains cent accidents qui peuvent arriver. S'il advient que dehors 8 quelque affaire m'appelle, J'apprébende au retour cette triste nouvelle: «Las'! vous ne savez pas? Vous 1'a-t-on annoncé? Votre fils a la fièvre, on jambe, ou bras cassé10.» Enfin, a tous moments, sur quoi que je m'arrête n, Cent sortes de cbagrins me roulent par la tête. Ah!... i. Faites-moi. a. Qni est le gouverneur, le précepteur d'A. 3. S'il aait quel chagrin le tient. 4. C'est 1'édition de 1734 qni fait de ce monologue, abrégé de celui de Pandolfo dans l'Interesse, 1,1, nne scène séparée (D). 5. Par la révélation de ma rnse. 6. Précipitée dans Ia honte et dans la misère. 7. Ainsi Albert sait qu'Ascagne est on enfant supposé, mais il ne sait point que c'est une fille (D). 8. Qu'au dehors. 9. Hélae! 10. Une jambe, un bras cassé. (Imitation du monologue de Micion dans les Adelphes de Térence (sc. l; v. 10—13) (D). 11. A quoi que je songe. ACTE H, SCÈNE VU 55 SCÈNE VII1 ALBERT, MÉTAPHRASTE MÉTAPHRASTE Mandatum tuum euro diügenter. ALBERT Maitre, j'ai voulu... MÉTAPHRASTE Maitre est dit a magis ter; C'est comme qui dirait trois fois plus grand8. ALBERT Je meure 3 Si je savais cela. Mais, soit, a la bonne heure. Maitre, donc... MÉTAPHRASTE Poursuivez. ALBERT Je veux: poursuivre aussi; Mais ne poursuivez point, vous, d'interrompre ainsi. Donc, encore une fois, maitre, (c'est la troisième), Mon fils me rend chagrin: vous savez que je 1'aime, Et que soigneusement je 1'ai toujours noum *. l. Je me rend» prom ptement 1 Toe ordre». (Entree en seene qni non» dit tont de suite que nou» sommes en présence dn pedante de la comédie italienne; TOje» en un autre type dans la Jalousie du Barbouillé, t. I, ]>. 16, avec cette variante que U il est aussi médecin). . . 2 Ce chef d'ceuvre d'etymologie est emprunté par Molière a 1'imitation fraucaisè d'une pièce de Bruno Nolano, Bonifaceet UPédant (Paris, i633). A 1'acte Dl, TH, nn personnage dit au pedant Mampburius: «Savez-voua, Domme magister», et celui-ci de répondre: «Hoe est magis ter, troia foia plu» grand». En fait, cette étymologie etait classique dan» 1'École, puisqu'on la trouve reproduiie avec le plus grand sérieux par 1'abbé Roubaud dans ses Nouveaux synonymes francais (17 86, t. IV, p. I a l): « Ter en latin, tre en celte, tra en francais, niarquent la multitude,... le superlatif: ainsi le latin magister, en francais maitre, signifie littéralement trois fois grand, trois fou saoant, c'e»t-i-dire très-grand, très-savant» (D). 3. Que je meure si... mais, soit, j'admets. 4. Éievé, éduqué. Cf. «Le prince Henri, aussi bien ni qne nonrri» (J. de Schelandre, 1600, ap. G. Cohen, Êcrivaint francais en Hollande dans la première moitié du XVIP siècle. Paris, lcjïo, in-8°., p. 698). 56 LE DÉPIT AMOUREUX MÉTAPHRASTE II est vrai: JUio nonpotestpreeferri Nisi JUiuH \ ALBERT Maitre, en discourant2 ensemble, Ce jargon n'est pas fort nécessaire, me semble Je vous crois grand latin*, et grand docteur juré, Je m'en rapporte a ceux qui m'en ont assuré; Mais, dans un entretien qu'avec vous je destine5, N'allez point déployer toute votre doctrine *, Faire le pédagogue, et cent mots me cracher, Comme si vous étiez en chaire pour précher. Mon père, quoiqu'il eut la tête des meilleures 7, Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes Heures, Qui, depuis cinquante ans, dites jonrnellement, Ne sont encor pour moi que du haut allemand 8. Laissez donc en repos votre science auguste, Et que votre langage a mon faible s'ajuste ». MÉTAPHRASTE Soit. ALBERT A mon fils, 1'hymen10 semble lui faire peur; Et, sur11 quelque parti que je sonde son coeur, Pour un pareil lien il est froid, et recule. i. A un fils on ne Mura.it preferer qu'un fils. Allnsion k uue regie de droit féodal, qui permet au père, pour cause légitime de reporter le droit d'ainesse sur un pulné, non sur une fille (D). a. Quand nous causons ensemble (il y a 14 un gérondif employé absolument et qui ne se rapporte pas au sujet principal; nous en avons conservé des traces dans des locutions comme: lafortune inent en dormant, c.-4-d., pendant qu'on dort Cf. Syntaxefr. du XVII' s., de Haase $ gS). 3. Ce me semble. 4. Grand latiniste. 5. Que je me propose d'avoir avec voua. 6. Science. 7. Quoi qu'il f&x homme de tête. 8. C'est-4-dire que le latin de son livre de messe lui est resté aussi incomprébensible, nons dirions aujourd'hui que 1'bébreu, la connaissance de 1'allemand s'étant répandue en France an XIXC siècle, surtout après 1870. Rabelais écrit: «la controverse était si haute et si difKcile en droit, qne la cour de Parlement n'j entendait que Ie haut Allemand» (Pantagruel, II, x, cité par D). 9. S'abaisse au niveau de mon petit esprit (nons n'employons plus faible, comme nom, qu'au sens d'inclination, de penchant). 11. Au sujet de. ACTE n, SCÈNE VII 5? MÉTAPHRASTE Peut-être a-t-il 1'humeur du frère de Marc-Tulle \ Dont avec Atticus le même fait sermon *, Et comme aussi les Grecs disent «Atanaton3...» ALBERT Mon Dieu! maitre éternel, laissez-la, je vous prie, Les Grecs, les Albanais, avec 1'Esclavonie *, Et tous ces autres gens dont vous venez parler: Eux et mon fils n'ont rien ensemble a démêler s. MÉTAPHRASTE Eh bien donc, votre fils? ALBERT Je ne sais si dans Pame II ne sentirait point une secrète flamme: Quelque chose le trouble, ou je suis fort décu 8, Et je Papergus hier, sans en être apercu7, Dans un recoin du bois oü nul ne se retire 8. MÉTAPHRASTE Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire, Un endroit écarté, latine, secessus 9; Virgile Pa dit: Est in secessu... locus...10 ALBERT Comment aurait-il pu 1'avoir dit, ce Virgile, Puisque je suis certain que, dans ce lieu tranquille, Ame du monde enfin n'était lors que nous deux u? i. Marcus Cicéron, qni, dans ses lettres, parle des querelles de ménage de son frère Qnintns, marié k Pomponia, soeur d'Atticus (D). 3. Fait mention. 3. Immortel. Commencement d'une citation grecque que le pédant n'achève point et qu'il eat donc difficile d'identifier. 4. La Croatie (aujourd'hui Yougo-slavie). Cf. k Venise la Rim degli Schiavoni ou Quai des Esclavons c.-a-d. des Slaves. 5. N'ont rien de commun. 6. On je me trompe fort. 7. Sans etre apercu de lui. («Hier» a une syllabe, comme plus bas). 8. Oü nul ne se promène. (CeTerscaractériseunementalité.Iln'estpasnormal au XVII* siècle de rechercher, comme au XVI*, Ronsard, «lea lieu x solitaire» et cois» ou, comme au XVIIIe, Jean-Jacques, les solitudes alpestres). 9. En latin, une retraite. 10. Ett in secessu longo locus: insula, etc, Virgile, ^n^Kfe, I, v. i5g (D); il y a dans la large baie, un lieu, une ile, etc. 11. II n'était la alors ame qui vive que nous deux. 58 LE DÉPIT AMOUREUX MÉTAPHRASTE Virgile est nommé la comme un auteur fameux D'un terme plus choisi que le mot que vous dites, Et non comme témoin de ce que liier vous vites. ALBERT Et moi, }e vous dis, moi, que je n'ai pas besoin De terme plus choisi, d'auteur ni de témoin, Et qu'il suffit ici de mon seul témoignage. MÉTAPHRASTE 11 faut choisir pourtant les mots mis en usage Par les meilleurs auteurs: Tu vivendo bonos, Comme on dit, scribendo sequare peritos1. ALBERT Homme ou démon, veux-tu m'entendre sans conteste3? MÉTAPHRASTE Quintilien en fait * le précepte. ALBERT La peste Soit du causeur! MÉTAPHRASTE Et dit la-dessus doctement TJn mot que vous serez bien aise assurément D'entendre. ALBERT Je serai le diable qui t'emporte, Chien d'homme! Oh! que je suis tenté d'étrange sorte* De faire sur ce mulle5 une application! MÉTAPHRASTE Mais qui cause, seigneur, votre inflammation 4? Que voulez-vous de moi? 1. Dans ta vie suis les bons, dans ton style, les habües. C'est une règle de la vieille Syntaxe de Despautère (D), que Molière avait certainement apprise par coeur, étant écolier. Sur 1'éducation de nolre auteur voir le chapitre II du récent livre de M, G. Michaut, La jeunesse de Molière, Paris, Hachette, igll,isv-ss)°. i. Sans discuter. 3. Le prescrit (il serait vain de chercher ce «précepte» dans les traités du vieux rhéteur latin). 4. Que je suis singulièrement tenté. 5* «Mufle» au sens de «museau» et non dans celui de ((grossier personnage» oü nous 1'employons aujourd'hui. 6. Votre irritation (le mot n'a plus maintenant qu'un sens physique). ACTE H, SCÈNE VU 59 ALBERT Je veux que 1'on m'écoute, Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle. MÉTAPHRASTE Ah! sans doute; Vous serez satisfait s'il ne tient qu'k cela: Je me tais *. ALBERT Vous ferez sagement. MÉTAPHRASTE Me voila Tout prêt de 2 vous ouïr. ALBERT Tant mieux. MÉTAPHRASTE Que je trépasse, Si je dis plus mot3. ALBERT Dieu vous en fasse la grace! MÉTAPHRASTE Vous n'accuserez point mon caquet désormais. ALBERT Ainsi soit-il! MÉTAPHRASTE Parlez quand vous voudrez. ALBERT J'y vais. MÉTAPHRASTE Et n'appréhendez plus 1'interruption notre *. ALBERT C'est assez dit6. MÉTAPHRASTE Je suis muet plus qu'aucun autre. I. Méme jeu dans la Jalousie du BarbouiUf,(cl. t.1 de notre édition, p. 14 -l5). a. A. 3. Qne je meure, si je soufflé mot. 4. Nos interruptions. 5. C'est assez parlé. 6o LE DÉPIT AMOUREUX ALBERT Je le crois. MÉTAPHRASTE J'ai promis que je ne dirais rien. ALBERT Suffit MÉTAPHRASTE Dès a présent je suis muet. ALBERT Fort bien. MÉTAPHRASTE Parlez, courage! au moins je vous donne audience \ Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence: Je ne desserre pas la bouche seulement. ALBERT, a part Le traitre! MÉTAPHRASTE Mais, de grace, achevez vitement8: Depuis long temps j'écoute; il est bien raison nable Que je parle a mon tour. ALBERT Donc, bourreau détestable.. MÉTAPHRASTE Eh! bon Dieu! voulez-vous que j'écoute a jamais? Partageons le parler * au moins, ou je m'en vais. ALBERT Ma patience est bien... MÉTAPHRASTE Quoi! voulez-vous poursuivre Ce n'est pas encor fait? Per Jovem*! je suis ivre! ALBERT Je n'ai pas dit... 1. Je vous écoute. a. Vite. 3, La conversation. 4. Par Jupiter. ACTE H, SCÈNES VH et VUI 61 MÉTAPHRASTE Encor! Bon Dieu! que de discour»! Rien n'est-il suffisant1 d'en arréter le cours? ALBERT J'enrage! MÉTAPHRASTE Derechef! O 1'étrange torture! Eh! laissez-moi parler un pen, je vous conjure 8. Un sot qni ne dit mot ne se distingue pas D'un savant qui se tart. ALBERT, t'm allant1 Parbleu! tu te tairas. SCÈNE vin MÉTAPHRASTE, W3 D'oü vient fort a propos cette sentence expresse D'un philosophe: «Parle, afin qu'on te connaisse». Doncques *, si de parler le pouvoir m'est óté, Pour moi, j'aime autant perdre aussi 1'humanité, Et changer mon essence en celle 6 d'une béte. Me voila pour huit jours avec un mal de tête. Oh! que les grands parleurs sont par moi détestés! Mais quoi! si les savants ne sont point écoutés, Si 1'on veut que toujours ils aient la bouche close, 11 faut donc renverser 1'ordre de chaque chose: Que les poules dans peu dévorent les renards; Qne les jeunes enfants remontrent' aux vieillards; Qu'a poursuivre les loups les agnelets s'ébattent; Qu'un fou fasse les lois; que les femmes combattent; Que par les criminels les ju ges soient jugés, Et par les écoliers les mal tres fustigés; i. Capable. 3. Édition de 1734; c'est elle qui fait dn monologue de Mêtaphraste et, pin lein, dn retour d'Albert, des scènes séparées. 4. Ancienne forme de donc. 5. Mon être en celui. 8. En remontrent. 62 LE DÉPIT AMOUREUX Que le malade au sain1 présente le remède, Que le lièvre craintif... * SCÈNE IX ALBERT, MÉTAPHRASTE (Albert sonne aux oreilles de Mêtaphraste une cloche de mulet qui le fait fuir MÉTAPHRASTE, fuyant Miséricorde! a 1'aide! 1. A celui qui est win. ». Molière fint ici, d'ailleurs «ree nn mediocre effet comique, U satire d'un exercice de rhétorique indiqué par Érasme dans ses Colloques et dont la source est dans la première Eglogue de Virgile (t. 60—63) (D). 3. Édition de 1734. ACTE ffl, SCÈNES I kt H 63 ACTE TROISIÈME SCÈNE I MASCARILLE, seul Le ciel parfois seconde un dessein téméraire, Et 1'on sort comme on pent d'une méchante affaire. Pour moi, qu'une imprudence a trop fait discourir, Le remède plus prompt oü j'ai su recourir1, C'est de pousser ma pointe 3, et dire en diligence * A notre vieux patron toute la manigance. Son fils, qui m'embarrasse, est un évaporé: L'autre, diable! disant* ce que j 'ai déclaré, Gare une irruption sur notre friperie 5! Au moins, avant qu'on puisse échauffer sa furie «, Quelque chose de bon nous pourra succéder7, Et les vieillards entre eux se pourront accorder. C'est ce qu'on va tenter; et, de la part du nótre, Sans perdre un seul moment, je m'en vais trouver l'autre. (II frappe a la porie d'Albert*.) SCÈNE II MASCARILLE, ALBERT ALBERT Qui frappe? MASCARILLE Amis9. i. Le remède le plus radical auquel j'aie pu recourir (L'usage n'imposait donc pas encore absolument, on le voit,l"artiekd»Tant l»»uperlatif relatif; cf. F. Brunot, Histoire de la langue francaUe, Paria, Coli», in-8°, t. II (1906), p. 3o8. Pour 1'emploi de 1'indicatif, cf. Haase, Syntaxe, $ 1&, p. 179). ». Attaquer, prendre 1'offenaiTe (terme d'escrime et d'art militaire). 3. En toute hate. 4. Si je lui avoue (voir aur cet emploi du participe k la fa9on de 1'ablatif absolu du latin, Haase, Syntaxe, § g5, p. aa4). 5. Gare a la volée de coup» qui cpoussèlera mes nippes. 6. Avant que sa fureur ne s'échaufle. 8. Didascalie de 1'ed. de 1734. 9. Réponse empruntée an langage militaire ou 4 la comédie i tahenne. 64 LE DÉPIT AMOUREUX ALBERT Oh! oh! qui1 te peut amener, Mascarille? MASCARILLE Je viens, monsieur, pour vous donner Le bonjour *. ALBERT Ah! vraiment, tu prends beaucoup de peine. De tout mon coeur, bonjour. (II s'en va s.) MASCARILLE La réplique est soudaine. Quel homme brusque! (Ilheurte*.) ALBERT Encor! MASCARILLE Vous n'avez pas ouï, Monsieur. ALBERT Ne m'as-tu pas donné le bonjour? MASCARILLE Oui. ALBERT Eh bien, bonjour, te dis-je. (II s'en va, Mascarille l'arrête 3.) MASCARILLE Oui, mais je viens encore Vous saluer au nom du seigneur Polydore. ALBERT Ah! c'est.un autre fait*. Ton maitre t'a chargé De me saluer? MASCARILLE Oui. 1. Qu'est-ce qui (sur qui, neut re, voir Haase, Syntaxe francaise du XVII* siècle, trad. Obert, (iai4), $ 35, p. 67). a. (iDonner Ie bonjour» est devenu un peu populaire. 3. Didascalie de 1'éd. de 1734. 4. Ah ! c'est autre chose. ACTE m, SCÈNES H et m 65 ALBERT Je lui suis obligé. Va \ que je lui souhaite une joie mfinie. (II s'en va.) * MASCARILLE Cet homme est ennemi de la cérémonie3. (Ilkeurte.)» Je n'ai pas achevé, Monsieur, son compliment: II voudrait vous prier d'une chose instamment. ALBERT Eh bien! quand il voudra, je suis a son service. MASCARILLE, Varritant" Attendez, et souffrez qu'en deux mots je finisse. II souhaite un moment pour vous entretenir D'une affaire importante, et doit ici venir. ALBERT Eh! quelle est-elle encor, 1'affaire qui 1'oblige A me vouloir parler? MASCARILLE Un grand secret, vous dis-je, Qu'il vient de découvrir en ce même moment, Et qui, sans doute, importe a tous deux grandement5. Voila mon ambassade. SCÈNE III6 ALBERT, seul* O juste ciel! je tremble! Car enfin nous avons peu de commerce ensemble. Quelque tempé te va ren verser mes desseins, Et ce secret, sans doute, est celui que je crains. l. Va, dis-lui que. 3. Éditionsde 1683 et de 1734. 3. De» compliment». (Le brusqueric du vieillard et 1'insistance du valet sont empruntée» a l'lnavoertito, I, vil: «O che uomo dipoche ceremonie! etc») (D). 4. Éd. 1734. ' 5. Et qui est de grande importance pour vous deux. 6. Ce monologue et la scène suivante viennent de l'Interesse, IV, n (D). Tome n 5 66 LE DÉPIT AMOUREUX L'espoir de 1'intérét m'a fait quelque infidèle ', Et voila sur ma vie une tache éternelle. Ma fourbe 2 est déconverte. Oh! que la vérité Se peut cacher longtemps avec difficulté *! Et qu'il eüt mieux valu pour moi, pour mon estime *, Suivre les mouvements d'une peur légitime, Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois s De rendre a Polydore un bien que je lui dois, De prévenir 1'éclat oü 8 ce coup-ci m'expose, Et faire qu'en douceur passa t toute la chose! Mais, hélas! c'en est fait, il n'est plus de saison7; Et ce bien, par la fraude entré dans ma maison, N'en sera point tiré, que 8 dans cette sortie H n'entraine du mien 9 la meilleure partie. SCÈNE IV ALBERT, POLYDORE POLYDORE, les quatre premiers vers sans voir Albert " S'être ainsi marié sans qu'on en11 ait su rien! Puisse cette action se terminer a bien1*! Je ne sais qu'en attendre, et je crains fort du père Et la grande richesse et la jus te colère. Mais je 1'apercois seul. ALBERT Dieu! Polydore viènt! POLYDORE Je tremble a181'aborder. ALBERT La crainte me retient. 1. Par intérét quelqa'un m'aura trahi. a. Mamse. 3. Ett difficile a cacher longtemps. 4. Pour ma réputation. Cf. «Ce que votre victoire ajoute k votre estime», Corneille, Nicomède, I, 3, ei» par Ch.-L. Livet, Lexique de la Langue de MoHére, Parit, Imprimerie Nationale, 1895—1897, 3 volumes in-8°, t. II, p. a63. 5. Suivre 1'impulsion de la crainte qui, plus de vingt fois, m'a porté k. 6. Le scandale auquel. 7. II est trop tard. 8. Sans que. 9. Demonbien. 10. Indication de 1'éd. de i734. 11. Sans qu'on n'en ait rien su. 11, Avoir une heureuse issue. l3. De. ACTE m, SCÈNE IV 67 POLYDORE Par oü lui débuter1? ALBERT Quel sera mon langage? POLYDORE Son ame est toute émue. ALBERT II change de visage. POLYDORE Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux, Que vous savez déja qui* m'amène en ces lieux. ALBERT Hélas! oui. POLYDORE La nouvelle a droit * de vous surprendre. Et je n'eusse pas cru ce que je viens d'apprendre. ALBERT J'en dois rougir de bonte et de confusion. POLYDORE Je trouve condamnable une telle action, Et ie ne prétends point excuser le coupable. ALBERT Dieu fait miséricorde 4 au pécheur misérable. POLYDORE C'est ce qui doit par vous être considéré. ALBERT II faut être chrétien. POLYDORE II est trés assuré ALBERT Orace, au nom de Dieu! grace, 6 seigneur Polydore! POLYDORE Eh! c'est rooi qui de vous présentement 1'implore. i. Par oü commencer, comment 1'aborder? ï. Ce qni (cf. Brunot, La Pensee et la Langue, p. üï6). 3. Ale droit de. 4. Dieu eat miwricordieux. 5. Asaurément. 68 LE DÉPIT AMOUREUX ALBERT Afin de 1'obtenir je me jette a genoux. POLYDORE Je dois en cet état être plutót qne vous \ ALBERT Prenez quelque pitié de ma triste aventure. POLYDORE Je suis le suppliant dans une telle injure. ALBERT Vous me fendez le coeur avec cette bonté. POLYDORE Vous me rendez confus de tant d'humilité. ALBERT ■ Pardon, encore un coup! POLYDORE Hélas! pardon vous-même! ALBERT J'ai de cette action une douleur extréme. POLYDORE Et moi, j'en suis touché de même au dernier point. ALBERT J'ose vous convier 8 qu'elle n'éclate point. POLYDORE Hélas! seigneur Albert, je ne veux 8 autre chose. ALBERT Conservons mon honneur. POLYDORE Eh oui, je m'y dispose* 1. Les voila tous deux k genoux 1'un devant l'autre, et le public s'amuse de cette plaisante invention, qui appartient en propre k Molière. Chacun des deux vieillards demande pardon a l'autre, Polydore pour la faute trés réelle de son fils, Albert pour sa «fourbe» de jadis qu'il croit découverte. De plus on remarquera ce dialogue pressé, en répliques d'un vers, parodie des stichomythies de la tragédie ancienne et moderne. i. Vous conjurer (éd. de 168a et de 1734). 3. Je ne désire pas. ACTE HL SCÈNE IV 69 ALBERT Quant au bien qu'il faudra, vous-même en résoudrez K POLYDORE Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez: De tous ces intéréts je vous ferai le maitre, Et je suis trop content, si vous le pouvez être. ALBERT Ah! quel homme de Dieu! Quel exces de douceur! POLYDORE Quelle douceur, vous-même, après un tel malheur! ALBERT Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères'! POLYDORE Le bon Dieu vous maintienne s! ALBERT Embrassons-nous en frères. POLYDORE J'y consens de grand coeur, et me réjouis fort Que tout soit terminé par un heureux accord. ALBERT J'en rends graces au Ciel. POLYDORE II ne vous faut rien feindre *, Votre ressentiment me donnait lieu de craindre s, Et Lucile tombée en fante avec mon fils 4, Comme on vous voit puissant et de biens et d'amis7... ALBERT Heu! que parlez-vous la de faute et de Lucile? POLYDORE Soit, ne commencons point un discours inutile. Je veux bien que mon fils y trempe grandement8: Même, si cela fait a votre allégement', 1, Quant a. la somma qu'il faudra, voua en decideres. a. Puissiez-vous avoir toutes sortes de prospérités. 3. Vous béniaae. 4. Ne me cachez rien. 5. M'inapirait des craintea. 6. La faute que Lucile acommise avec mon fils. 7. Comme vous étes influent. 8. Yaittrempé. 9. Si cela peut être pour tous une consolation. 7° LE DÉPIT AMOUREUX J'avouerai qu'a lui seul en est toute la faute, Que votre fille avait une vertn trop haute Pour avoir jamais fait ce pas contre 1'honneur \ Sans 1'incitation d'un méchant suborneur; Qne le traitre a séduit sa pudeur innocente, Et de votre conduite ainsi détruit Pattente ~. Puisque la chose est faite, et que, selon mes voeux, Un esprit de douceur 3 nous met d'accord tous deux, Ne ramentevons * rien, et réparons 1'oflense Par la solennité d'une heureuse alliance. ALBERT, a part* O Dieu! qneUe méprise! et qu'est-ce qu'il m'apprend? Je rentre ici d'un trouble en un autre aussi grand. Dans ces divers transports • je ne sais que répondre, Et, si je dis un mot, j'ai peur de me confondre 7. POLYDORE A quoi pensez-vous-la, seigneur Albert? ALBERT A rien. Remettons, je vous prie, a tantót 1'entretien. Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse 8. SCÈNE V POLYDORE, seul* Je lis dedans 9 son ame, et vois ce qui le presse. A quoi que sa raison Feut déja disposé, Son déplaisir n'est pas encor tout apaisé10. L'image de 1'affront lui revient, et sa fuite Tache a me déguiser le trouble qui 1'agite. 1. Pour avoir fait un faux pas. 9. Détruit 1'effet attendo par vous de la bonne éducation que tous lui aviez donnée (transcription qne j'avoue assez lourde d'une pbrase d'ailleurs pen claire). 3. De conciliation. 4. De ramentevoir, rappeler, mot de vieux francais, devenu archaïqne déjü alors, mais encore courant an XVI* siècle et dans la première moitié dn XVH*. Of. Livet, Lexigue de la Langue de Molière, an t. III (1897), p. 451—46a. 5. Indication de 1754. 6. Dans cette incertitude. 7. De m'embrouiller, de me couper. Cf. ibid,, 1.1 (1 8q5) p. 454. 8. Un malaise subit me force 1 toss quitter. 9. Dans. 10. Son mécontentement nfest pas encore tout a fait apaisé. ACTE m, SCÈNES V et VI 71 Je prends part a sa bonte, et son deuil1 m'attendrit. 11 feut qn'un pen de temps remette son esprit8: La donlenr trop contrainte aisément se redouble 8. Voici mon jeune fou d'oü* nous vient tout ce trouble. SCÈNE VI POLYDORE, VALÈRE POLYDORE Enfin, le beau migpon, vos beaux6 déportements Troubleront les vieux jours d'un 8 père a tous moments Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles, Et nons n'aurons jamais autre cbose aux oreilles7! VALÈRE Que fais-je tous les jours qui soit si criminel? En quoi mériter 8 tant le courroux paternel? POLYDORE Je suis un étrange bomme, et d'une humeur terrible, D'accuser un enfant si sage et si paisible! Las! il vit comme un saint, et dedans 9 la maison, Du matin jusqu'au soir il est en oraison! Dire qu'il pervertit 1'ordre de la nature, Et fait du jour la nuit, ó la10 grande imposture! Qu'il n'a considéré père ni parenté En vingt occasions, horrible fausseté! Que de fraiche mémoire11 un furtif hyménée A la fille d'Albert a joint sa destinée, Sans craindre de la suite un désordre puissant1*: On le prend pour un autre, et le pauvre innocent Ne sait pas seulement ce que je veux lui dire! Ah! chien, que j'ai recu du ciel pour mon martyre, i. Sa doulenr (c'est le sens ancien et primitif ). a. R feut qne le temps apaise son esprit. 3. Trop contenne, la donlenr augmente. 4. Par qni. (Cf. Haase, Syntaxe fr. au XVII* óècU, § 38). 5. iA.princept: bons. 6. De Totre (cf. p. a6, n. 8). 7. Hous n'entendrons donc jamais parler d'antre chose. 8. En quoi mérité-je tant. 9. Hélas!... dans. 10. Quelle. 11. Que tont récemment (nons disons encore: de fraiche date). ia. Sana qn'il ait craint qn'un violent désordre n'en fit la conséquence. 7* LE DÉPIT AMOUREUX Te croiras-tu toujours1 et ne pourrai-je pas Te voir être une fois sage avant mon trepas? VALÈRE, seul, et révant * D'oü peut venir ce coup? mon èrne embarrassée Ne voit que Mascarille oü jeter sa pensee8. JJ ne sera pas liomme a m'en faire un aveu, Ilfaut user d'adresse et me contraindre un peu Dans ce juste courroux. SCÈNE VII4 VALÈRE, MASCARILLE VALÈRE Mascarille, mon père, Que je viens de trouver, sait toute notre affaire. MASCARILLE II la sait? VALERE Oui. MASCARILLE D'oü diantre8 a-t-il pu la savoir? VALÈRE Je ne sais point sur qui 8 ma conjecture asseoir; Mais enfin d'un succes? cette affaire est suivie, Dont j'ai tous les sujets 8 d'avoir 1'ame ra vie. 11 ne m'en a pas dit un mot qui fut facheux »; II excuse ma faute, il approuve mes feux18; Et je voudrais savoir qui11 peut être capable l. Auras-tu toujours même audace ? (On dit encore dans le Midi «il se croit», pour «il est plein d'orgueil». Livet dans son Lexique, (t. I, p. 517) traduit «se croire» par, s'en croire, avoir confiance en soi; Despois par: «n'en feras-tu jamais qu'a ta tête»?). a. Rélléchissant (add.de 1734). 3. Mon esprit ne s'arrête qu'a M. 4. Cette scène correspond 1 la troisième de 1'Acte IV dans l'Interesse, mais Fabio, au lien d'êlre irrité contre son valet, se félicite de ce que le père ait si bien pris la chose (D). 5. D'oii = par qui (cf. p. 71 n. 4). «Diantre» est 1 equivalent de «diable»: le nom est légèrement altére par un de ces «tabous» de vocabulaire qni empêchent de nommer la puissance céleste ou infernale, de peur de provoquerson courroux; tranaformation pareille, en anglaia, de deril en deuce et, en hollandais, de God en pol ou pod dans les jurons. 6. Quoi (Vaugelas, Remarques, I, ia5, a condamné qui se rapportant aux choses. Cf. F. Brunot, La Pensee el la Langue p. i85). 7. D'un résultat. 8. Toutes les raisous. 9. Désagréable. 10. Mon amour. 11. Ce qui (cf. p. 64 n. 1). ACTE IJL SCÈNE VU 73 D'avoir pu rendre ainsi son esprit si traitable. Je ne puis t'exprimer 1'aise que j'en recoi K MASCARILLE Et que me diriez-vous, monsieur, si c'était moi Qui vous ent* procuré cette heureuse fortuue? VALÈRE Bon! bon! tu voudrais bien ici m'en donner d'une s. MASCARILLE C'est moi, vous dis-je, moi, dont4 le patron le sait, Et qui vous ai produit5 ce favorable effet. VALERE Mais, la, sans te railler? * MASCARILLE Que le diable m'emporte Si je fais raülerie, et s'il n'est de la sorte7! VALÈRE, mettant l'epée a la main * Et qu'il m'entraine, moi, si tout présentement9 Tu n'en vas recevoir le juste payement! MASCARILLE Ah! monsieur, qu'est ceci? Je défends la surprise10. VALÈRE C'est11 la fidélité que tu m'avais promise? Sans ma feintels, jamais tu n'eusses avoué Le trait que j'ai bien cru que tu m'avais jouéls. Traitre, de qui la langue, a causer trop habile, D'un père contre moi vient d'échaufièr la bile u, 1. La satisfaction que j'en eproure. a. Qui vous euaae. L'accord du Terb* avec la personne que représente le relatif s'imposa difEcilement au XVIIe et le peuple, anjourd'hni, dit encore: «c'est moi qni a», comme le préconisaient Chapelain et Patrn, contre Vaugelaa et Th. Corneille, lequel ad me t cependant: «c'est moi qui eut» (cf. Haase, Synt., § 61, p. 15 o). 3. TuTondrais m'en faire accroire. 4. De qui le maitre de la maison le tient (cf. Haase, 5 36, p. 71—73). 5. Assure. 6. Sanstemoquer,sérieusement(noosdirion»aujourd'hui,familièrement «sans blague?»). 7. Si je plaisante et s'il n'en est bien ainsi. 8. Ed. 1734. 9. Al'instant. 10. Je proteste contre cette attaque par surprise. II. Voila. ia. Ma ruse. 13. Le tour que j'ai bien pensé que (accnmnlation de que a ÓTiteraujourd'aai; cf. Haase, § 3g, p. 83). 14. Dont la langue, trop bien pendue, irrite mon père contre moi. 74 LE DÉPIT AMOUREUX Qui me perds tout a fait, il faut, sans discourir, Que tu meures. MASCARILLE Tout beau! Mon ame, pour mourir, N'est pas en bon état *. Daignez, je vous conjure *, Attendre le succes 3 qu'aura cette aventure. J'ai de fortes raisons qui m'ont fait révéler Un hymen que vous-même aviez peine a celer4: C'était un coup d'état, et vous verrez l'issue 8 Condamner la fureur que vous avez concue B. De quoi vous fachez-vous, pourvu que vos souhaits Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits, Et voyent mettre a fin la contrainte oü vous ètes *? VALERE Et si tous ces discours 7 ne sont que des sornettes? MASCARILLE Toujours serez-vous lors a temps 8 pour me tuer. Mais enfin mes projets pourront s'effectuer 9. Dieu fera10 pour les siens, et, content, dans la suite, Vous me remercierez de ma rare conduite. VALERE Nous verrons. Mais Lucile... MASCARILLE Halte! son père sort. SCÈNE VIII11 VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE ALBERT, lei einq premiers vers sans voir Valinm Plus je reviens du trouble oü j'ai donné18 d'abord, Plus je me sens piqué14 de ce discours étrange, Sur qui ma peur prenait un si dangereux change16; Car Lucile soutient que c'est une chanson, 1. Halte-Ia! Mon ame n'est pas en état de grace. 3. Je vous en conjure. 3. Lerésultat. 4. Cacher. 5. Qui s'est emparée de vous. 6. Et si vous vous voyez délivré de toute contrainte. 7. Ces raisonnements. 8. II sera toujours temps alors de. 9. Se réaliser. 10. Agira. 11. Correspondant h la scène T de 1'acte IV dans 1'Interesse. ia. Didascaliedel'éditionde 1734. i3. Oiij'aiété. l4. Émn (cf. p. ao, n. 1). l5. Qni donnait le change a ma peur, qni me causait tant d'inqnietude. ACTE HL SCÈNE VU 7* Et m'a parlé d'un air a m'oter tout soupcon. Ah! Monsieur, est-ce vous de qui11'audace insigne Met en jeu mon honneur, et fait ce conté ïndigne? MASCARILLE Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux, Et contre votre gendre ayez moins de courroux. ALBERT Comment gendre? coquin! tu portes bien la mine * De pousser les ressorts d'une telle machine*, Et d'en avoir été le premier inventeur. MASCARILLE Je ne vois ici rien* a vous mettre en fureur. ALBERT Tronves-tu beau, dis-moi, de diffamer ma fille, Et faire un tel scandale * a toute une famillef? MASCARILLE Le voila prét de 0 fctire en tout vos volontes. ALBERT Que voudrais-}e, sinon qu'il dit des vérités?? Si quelque intention le pressait pour Lucile, La recherche en pouvait être honnête et civile ; D. faüait 1'attaquer du cóté du devoir 9, D. fallait de son • père implorer le pouvoir, Et non pas recourir a cette lache feinte, Qni porte a la pudeur une sensible10 atteinte. MASCARILLE Quoi! Lucile n'est pas, sous11 des liens secrets, A mon maitre? 1. Dont, 2. Tn me fais bien i'effet. 3. De tenir les fils de cette intrigoe. i. Rien de nature a. 5. Affront, ontrage. Cf. Mme de Sévigné (t. VI. p. Mg): •< Voila de grand» scandale» qu'on anrait pu épargner h cette familie» (D). 6. A. (On ditaujourd'hui c.prè» de» ou „prêt a»,mai»,au «We 1'usage ctait flottant: «Dans quel péril encore eat-il prét de rentrer» (R acine, Atbalie, t. ,86). Cf. F. Brunot, La Pensee et la Longue, p. 4a6). 7. La vérité. 8. S'U avait des vues sur L., il pouvait la rechercher honnetement. 9. B fallait Taborder par 1'intermédiaire de ses parents (la formule de Mc1 ière est un peu ampbigourique, mais la pbrase snivante 1'expliqne). 10. Et non pas user de ce lache stratagème si contraire k la pudeur. ,1. Unie par. 76 LE DÉPIT AMOUREUX ALBERT Non, traitre, et n'y sera jamais. MASCARILLE Tout doux! et, s'il est vrai que ce soit chose faite, Voulez-vous 1'approuver, cette chaine secrète'? ALBERT Et, s'il est constant, toi, que cela ne soit pas 2, Veux-tu te voir casser les jambes et les bras? VALÈRE Monsieur, il est aisé de vous faire paraitre * Qu'il dit vrai. ALBERT Bon! voila l'autre encor, digne maitre D'un semblable valet! O les menteurs hardis 4! MASCARILLE D'homme d'honneur, il est ainsi que je le dis6. VALÈRE Quel serait notre but de vous en faire accroirè? ALBERT, a part* Hs s'entendent tous deux comme larrons en foire. MASCARILLE Mais venons7 a la preuve; et, sans nous quereller, Faites sortir Lucile, et Ia laissez 8 parler. ALBERT Et si le démenti par elle vous en reste 9? MASCARILLE Elle n'en fera rien, monsieur, je vous proteste10. Promettez a leurs voeux11 votre consentement, Et je veux m'exposer au plus dur chatiment, i. Entre-t-il dans vos vues de 1'approuver, cette union secrète? a. N'est pas (uil eat constant» ajant le sens de uil est ccrtainn exigerait I'indicetif). 3. De vous montrer. 4. O les fiefies menteurs. 5. Parole d'honneur, il en est ainsi que je rous dia. 6. Éd. 1734. 7. Venons-cn. 8. Laissea-la. 9. Et si elle tous en donne Ie démenti. 10. Je vous raffirme. 11. A leur union. ACTE Hl, SCÈNES VTQ bt IX 77 Si, de sa propre Douche, elle ne vous confesse Et la foi qni Fengage et Pardeur qui la presse I ALBERT B: laut voir cette affaire. (II va frapper a sa porte.) * MASCARILLE, a Valère* Allez, tout ira bien. ALBERT Hola! Lucile, un mot! VALERE, a Mascarille Je crains... MASCARILLE Ne craignez rien. SCÈNE IX* VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE, LUCILE MASCARILLE Seigneur Albert, au moins, silence! Enfin, madame, Tonte chose4 conspire au bonheur de votre ame Et monsieur votre père, averti de vos feux s, Vous laisse votre époux, et confirme vos voeux 6, Pourvu que, bannissant toutes craintes frivoles, Deux mots de votre aveu confirment nos paroles. . LUCILE Que me vient donc conter ce coquin assuré7? MASCARILLE Bon! me voila déja d'un beau titre honoré. LUCILE Sachons un peu, Monsieur, quelle belle saillie8 Fait ce conté galant qu'aujourd'hui 1'on publie. 1. L'engagement qni la lie et 1'amour qn'elle reasent. 2. Éd. 1734. 3. Cf. li'Interesse, acte IV, scène Tl (D), 4. Tont. 5. De TOtre amour, 6. Votre engagement. 7. Plein d'assnrance. (Nons disons sonTent: «d'un air aseuré»). 8. Voyons un pen quelle mauTaise plaisanterie a pu donner naissance i 1 histoire qne 1'on répand. 78 LE DÉPIT AMOUREUX VALÈRE Pardon, charmant objet \ un valet a parlé, Et j'ai vu, malgré moi, notre hymen révélé. LUCILE Notre hymen? VALERE On sait tout, adorable Lucile, Et vouloir déguiser est un soin inutile >. LUCILE Quoi! 1'ardeur de mes feux8 vous a fait mon époux? VALERE C'est un bien qui me doit faire mille jaloux, Mais j'impute bien moins ce bonheur de ma flamme 3 A 1'ardeur de vos feux qu'aux bontés de votre ame. Je sais que vous avez sujet * de vous facher, Que c'était un secret que vous vouliez cacher, Et j'ai de mes transports forcé la violence A ne point violer6 votre expresse défense. Mais..* MASCARILLE Eh bien, oui, c'est moi; le grand mal que voila! LUCILE Est-il une imposture égale a celle-la? Vous 1'osez soutenir en ma présence même, Et pensez m'obtenir par ce beau stratagème? O le plaisant amant, dont la galante ardeur Veut blesser 6 mon houneur au défaut de7 mon coeur, Et que 8 mon père, ému de 1'éclat d'un sot conté, Paye avec mon hymen qui me couvre de bonte! Quand tout contribuerait a votre passion, 1. Charmante amie. 3. Inutile de dissimuler désormais. 3. De mon amour. 4. Vous avez des raisons de ... 5. J'ai contraint la violence de ma passion k ne pas violer votre défense. (II y a ici une pointe de bien mauvais gout, dans le genre des concetti italiens). 6. Atteindre. 7. A défaut de. 8. Et veut que. (Nous exigerions aujourd'hui la répétition du verbe, puisqu'il y a changement de construction; on observera ici le progres qu'a fait la phrase francaise dans le sens de la clarté, car il y a équivoque et que pourrait aussi n'étre pas une conjonction, mais un pronom relalif se rapportant k uamantn. II faudrait entendre alors: «le plaisant amant, qui veut blesser mon honneur et que mon père paye par un hymen bonteux»!). ACTE m, SCÈNE LX 79 Mon père, les destins \ mon inclination, On me verrait combattre, en ma jus te colère,' Mon inclination, les destins, et mon père, Perdre même le jour *, avant que de m'unir A qui * par ce moyen aurait cru m'obtenir. Allez; et, si mon sexe, avecque bienséance, Se pouvait emporter4 a quelque violence, Je vous apprendrais bien a me traiter ainsi! VALÈRE, ü Mascarille C'en est fait, son courroux ne peut être adouci. MASCARILLE Laissez-moi lui parler. Eb! madame, de grace, A quoi bon maintenant toute cette grimace6? Quelle est votre pensee? et quel bourru transport6 Contre vos propres voeux vous fait raidn-7 si fort? Si Monsieur votre père était8 bomme farouche, Passé, mais il permet que la raison le toucbe 9, Et lui-même m'a dit qu'une confession Vous va toutlu obtenir de son affection. Vous sentez, je crois bien, quelque petite bonte A faire un libre aveu de 1'amour qui vous dompte, Mais, s'il vous a fait perdre un peu de liberté, Par un bon mariage on voit tout rajusté n, Et, quoi que 1'on reproche au feu qui vous consommé 12 Le mal n'est pas si18 grand que de tuer un bomme. On sait que la chair est fragile quelquefois, Et qu'une fille, enfin, n'est ni caiilou, ni bois. Vous n'avez pas été sans doute la première, Et vous ne serez pas, que je crois14, la dernière. LUCILE Quoi! vous pouvez ouïr ces discours effrontés, Et vous ne dites mot a ces indignités? l. Le destin. 3. La vie. 3. A celui qni. (Le atjle se hausse ici a celui de la tragédie). 4. Pouvait se laisser aller a... 5. Cette comédie. 6. Quelle humeur ombrageuse. 7. Vous fait tous regimber. 8. Étaitunh. 9. Mais il s'est fait une raison. 10. Va tout vous. 11. Réparé. 13. Consume (c'est d'ailleurs étymologiquement le même mot; mais nous n eniployons plus «consumer» que dans le sens de «brüler». Voyez sur la lntte des deux fonnes, k 1'époque de Molière le Lexique de Livet, 1.1, pp. 467—473). 13. Aussi. 14. A ce que je crois (la tournure est aujourd'hui populaire, mais nous avons conservé «que je sache». Cf. Haase, Syntaxe, § 35, p. 68). 8o LE DÉPIT AMOUREUX ALBERT Que veux-tn que je te die1? Une telle aventure Me met tout hors de moi. MASCARILLE Madame, je vous jure Que déja vous devriez2 avoir tout confessé. LUCILE Et quoi donc confesser? MASCARILLE Quoi? ce qui s'est passé Entre mon maitre et vous. La belle rail] erie *! LUCILE Et que 8'est-il passé, monstre d'efironterie, Entre ton maitre et moi? MASCARILLE Vous devez, que je croi *, En savoir un peu plus de nouvelles5 que moi, Et pour vous cette nuit fut trop douce, pour croire 4 Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire 7. LUCILE Cest trop souffrir, mon père, un impudent valet. (Elle lui donne un soufflet.) 8 SCÈNE X VALÈRE, MASCARILLE, ALBERT MASCARILLE Je crois qu'elle me vient de 9 donner un soufflet. l. Dise(cf.p. 17,n. 3). 3. Deux syllabes. 3. La bonne plaisanterie. 4. Voir la note 14 de la page précédente. et pour I's, la note 5 de la p. 36. 5. Un peu plus long que. 6. Pour que je puisse croire. 7. Si cette scène est odieuse, il faut en accnser 1'influence de la comédie italienne, mais celle-ci est ici plus grossiere encore. Les Précieuses, les vraies, celles qni n'etaient pas toujours ridicules, ont fait décidément le plus grand bien k Molière en lui imposant plus de discrélion que n'en exigeait son parterre. 8. Ed. 1734. 9. Qu'elle vient de me... (II se frotte la joue). ACTE ffl, SCÈNE X 81 ALBERT Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue De faire nne action dont son père la loue. MASCARILLE Et, nonobstant cela, qu'un diable en cet instant M'emporte, si j'ai dit rien que de trés constant.1 ALBERT . Et, nonobstant cela, qu'on me coupe une oreille Si tu portes fort loin une audace pareille*! MASCARILLE ' Voulez-vous deux témoins qui me justifieront? ALBERT Veux-tu deux de mes gens qui te batonneront? MASCARILLE Leur * rapport doit au mien donner toute créance. ALBERT Leurs bras peuvent du mien réparer 1'impuissance. MASCARILLE Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi. ALBERT Je te dis que j'aurai raison de tout ceci6. MASCARILLE Connaissez-vous Ormin, ce gros notaire habile? ALBERT Connais-tu bien Grimpant6, le bourreau de la ville? MASCARILLE Et Simon, le tailleur jadis si recherché? 1. Certain. (On dit cependant encore parfoia: «il eat constant qne», avec le 2. Si tu ne payes pas cher une pareille audace. 3. Dialogne imité de la pièce de Secchi souvent citée, IV, vi (D). Dans la tragedie, ce jen de réplique opposant vers 4 vers, s'appelle stichomythie. Ce procédé Iragique est peut-être d'ailleurs parodie ici. Cf. p. 68, n. 1. 4. Le rapport de mes deux témoins doit faire accorder toute créance a mon 5. Que tu me revaudra» cela. 6. Un commentateur veut qne ce nom soit celui d'un bourreau ou tyran de la scène des Mvstères, mais j'avoue ne 1'y avoir pas rencontré. Tome II 6 82 LE DÉPIT AMOUREUX ALBERT Et la potence rhise au milieu du marché ? MASCARILLE Vous verrez conurmer par eux cet hyménée K ALBERT Tu verras achever par eux1 ta destinée. MASCARILLE Ce sont eux qu'ils ont pris pour témoins de leur fois. ALBERT Ce sont eux qui dans * peu me vengeront de toi. MASCARILLE Et ces yeux les ont vus s'entre-donner parole s. ALBERT Et ces yeux te verront faire la capriole 6. MASCARILLE Et, pour signe 7, Lucile avait un voile noir. ALBERT Et, pour signe, ton front nous le fait assez voir 8. MASCARILLE O 1'obstiné vieillard! ALBERT O le fourbe damnable! 9 Va, rends grace a mes ans, qui me font10 incapable De punir sur-le-champ 1'affront que tu me fais: Tu n'en perds que 1'attente et je te le promets n. 1. Ce mariage. ?. A cause d'eux. 3. De leur union. 4. Sous. 5. Echanger leurs promesses. 6. Te verront sauter le pas. (Cabriole, de 1'ital. capriola, sant de chèvre. On a hésité jusqu'a la fin du XVII8 aiècle entre les deux formes; celle qui a triompM paralt due a rinfluence du provencal cabriola; cf. le Dictionnaire général de la langue francaite de Darmesteter, Hatzfeld et Thomas). 7. La preuve, c'est que. 8. La preuve, c'est qu'on voit bien i ton front que tu seras pendu (autrement dit, il lui trouve jïgurepaübulaire,vt\an. la remarqned'Auger, citée par D). 9. Maudit. 10. Tu as de la chance que mon age me rende. 11. Tu ne perds rien pourattendre, je te promets. acte m, scène xr 83 SCÈNE XI VALÈRE, MASCARILLE VALÈRE Eh bien, ce beau succes que tu devais produire...1 MASCARILLE J'entends a demi-mot ce que vous voulez dire: Tout s'arme contre moi; pour moi' de tous cötés Je vois coups de baton et gibets apprêtés s. Aussi, pour être en paix dans ce désordre extréme, Je me vais d'un rocher précipiter moi-même Si, dans le désespoir dont mon coeur est outré 4, Je puis en rencontrer d'assez haut6 k mon gré. Adieu, Monsieur. VALERE Non, non, ta fuite est superfhie: Si tu meurs, je prétends que ce soit a ma vue *. MASCARILLE Je ne saurais mourir quand je suis regardé, Et mon trépas ainsi se ven-ai t retardé. VALERE Suis-moi, traitre, suis-moi; mon amour en furie7 Te fera voir si c'est8 matière a raillerie. MASCARILLE, tul Malheureux Mascarille, a quels maux aujourd'hui Te vois-tu condamner pour le pêché d'au trui! l. Ce beau résultat que tu devais auiener. 3. Je m'en vais me jeter du baut d'un rocher. 4. Percé. 5. Un d'assez haut. 6. Je veux que ce soit sous mes yeux. 7. Enfureur. 8. S'il y a li de quoi plaisanter. 84 LE DÉPIT AMOUREUX ACTE QUATRIÈME SCÈNE I ASCAGNE, FROSINE _ FROSINE JLj'aventtire est facheuse. ASCAGNE Ah! ma chère Frosine, Le sort absolument a conclu1 ma ruine. Cette affaire, venue 2 au point oü la voila, N'est pas assurément pour en demeurer la: 11 faut qu'elle passé outre *, et Lucile et Valère, Surpris des nouveautés * d'un semblable mystère, Voudront chercher un jour dans ces obscurités Par qui tous mes projets se verront avortés 6. Car enfin, soit qu'Albert ait part au stratagème •, Ou qu'avec tout le monde on Fait trompé lui-même, S'il arrivé une fois que mon sort éclairci Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi 7, Jugez s'il aura lieu de souffrir ma présence 8: Soit intérét détruit me laisse a ma naissance 9; C'est fait de sa tendresse10. Et, quelque sentiment Oü pour ma fourbe alors püt être mon amantll, Voudra-t-il avouer pour épouse une fille Qu'il verra sans appui de biens et de familie12 ? FROSINE Je trouve que c'est la raisonné comme il faut, Mais ces réflexions devaientls venir plus tot. i. Adécidé. 3. Parvenue. 3. Qu'elle se poursuive. 4. De 1'étrangeté. 5. L. et V. chercheront a projeter sur ces obscurités nne clarté qui fera avorter mes projeta. 6. Ait trempé dans cette macbination. 7. Porte dans une autre maison la fortune qni est venue grossir la sienne. 8. Voyei s'il pourra encore me souffrir. 9. De dépit, il me rend k mes humbles origine». 1 o. C'en est fait de sa tendresse. 11. Qn'éprouve a 1'égard de ma ruse celni qne j'aime. 13. Sans fortune et sans familie. i3. Auraientdü. ACTE IV, SCÈNE I 85 Qui1 vous a jusqu'ici caclié cette lumière? II ne fallait pas être une grande sorcière Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui *, Tout ce que votre esprit ne voit que d'aujourd'hui: L'act ion le disait8; et, dès qne je 1'ai sue, Je n'en ai prévu grfère une meilleure issue *. ASCAGNE Que dois-je faire enfin? Mon trouble est sans pareil6: Mettez-vous en ma place et me donnez conseil*. FROSINE Ce doit être a vous-même, en prenant votre place, A me donner conseil dessus cette disgr&ce 7: Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi: «Conseillez-moi, Frosine; au point oü je me voi8, Quel remède trouver? Dites, je vous en prie». ASCAGNE Hélas! ne traitez point ceci de raillerie9; C'est prendre peu de part a mes cuisants ennuis Que de rire, et de voir les termes oü j'en suis10. FROSINE Non vraiment, tout de bon votre ennui m'est sensible11 Et pour vous en tirer je ferais mon possible. Mais que puis-je, après tout? Je vois fort peu de jour A tourner18 cette affaire au gré de votre amour. ASCAGNE Si rien ne peut m'aider, il faut donc que je meure. FROSINE Ah! pour cela toujours il est assez bonne heure1*; La mort est un remède a trouver u quand on veut, Et 1'on s'en doit servir le plus tard que Pon peut. 1. Qui est-ce qui (au sens neutre; cf. p. 64, n. l). a. Aux premières visées que tous avei eues sur lui, c'eet-a-uirO sur Valere. 3. Votre conduite faisait prevoir cette conséquence. 4. Je n'en ai guèrc attendu nn meiUeur reaultat. 5. Je suis dans une terrible indecision. 6. Mettea-Tous k ma place et donnes-moi un conseil. 7. A m'en donner nn sur ce malheur. 8. Ou j'en suis. 9. Ne tournez pas ceci en plaisanterie. 10. Le point ou j'en suis. 11. De vrai, je suis sensible a votre inquiétude. 13. Je ne vois pas le mojen de changer cette affaire. i3. II est toujours assez tót. l4. Qu'on troure. 86 LE DÉPIT AMOUREUX A8CAGNE Non, non, Frosine, non; si vos conseils propices Ne conduisent mon sort parmi ces précipices, Je m'abandonne toute aux traits1 du désespoir. FROSINE Savez-vous ma pensee? II faut que j'aille voir La...1 Mais Eraste vient, qui ponrrait nous distraire. Nous pourrons, en marcnant, parler de cette affaire. Allons, retirons-nous. SCÈNE II3 ÉRASTE, GROS-RENÉ ÉRASTE Encore rebuté? GROS-RENÉ Jamais ambassadeur ne fut moins écouté. A peine ai-je voulu lui porter la nouvelle Dn moment d'entretien que vous souhaitiez d'eUe, l. A 1'inspiration. La femme qui sait le secret d'Ascagne (le spectateur ne comprendra qn'i la scène v de 1'Acte V), c.-a-d. Ia bouquetière Ignès. 3. Cette scène est Ia troisième de 1'Acte II dans la pièce abrégée, telle qu'on la jone an Théatre Francais. Ponr la rat tacher a la scène I (= SC. IV de la pièce complete; cf. plus haut p. 53, n. 7) le remanieur, Valville. a intercalé Ie dialogue qne voici, ou seuls les vers ou demi-vers imprimés en caractèrea romains sont de Molière: SCÈNE n LUCILE, MARINETTE, GROS-RENÉ GRos-REïfÉ, tenant une lettre Ahl Madame, arrétez, écoutez-mai, de grace; Mon maitre se désole, et ce n'est point grimaee. Le billet que voici va vous dire pourquoi... Va, va, je fais état de lui comme de toi. Qu'il me laisse tranquiUe. (EIU sort). Et toi donc, ma princesse A son exemple aussi feras-tu la tigresse? Allons, laisse-nous la, beau valet de carreau, Penses-tu que 1'on soit bien tenté de ta peau ? (Elle sort). ACTE IV, SCÈNE II 87 Qu'elle m'a répondu, tenant son quant-k-moi1: «Va, va, je fais état de lui2 comme de toi; Dis-lui qu'il se promène» 3; et, sur ce beau langage, Pour suivre son chemin, m'a tourné le visage*; Et Marinette aussi, d'un dédaigneus museau, Lachant un: «Laisse-nous, beau valet de carreau!»,5 M'a planté la comme elle ; et mon sort et le vótre N'ont rien a se pouvoir reprocher 1'un a l'autre. ÉRASTE L'ingrate! recevoir avec tant de fierté Le prompt retour d'un coeur justement emporté! Quoi! le premier transport d'un amour qu'on abuse Fort bien; pour compléter mon illiutre ambassade II ne me manqueplus qu'un peu de bastonnade. SCÈNE III ÉRASTE, GROS-RENÉ Ah! vous voila, Monsieur, vous venen a propos Pour avoir la réponse. Braste AUons, vite, en deux mots, As-tu trouvé Lucile? As-tu remis ma lettre? Vis, quel succes heureux puis-j 'e enfin mepromettre? La, la, tout doucement; moins de vivacité Conv'iendrait un peu mieux a l amour molest é; Le vótre est dans ce cas, Monsieur. Que veux-tu dire? Mais que vous auriez pu vous dispenser d'êcrire, Car voila votre lettre. Encore rebuté? etc. 1. Restant sur son quant a soi. En .835, le Dictionnairc de VAcadémiedéfinit «tenïr son quant-a-moi, son quant-a-soi..., prendre un air réservé et fier, ne répondre qu'avec cïrconspection» (D). ■2. Je me moque de lnï. 3. Qu'il aille se promener. 4. M'a tourné le dos. . 5. «On dit proverbialement d'un bomme de peu que eest un valet de carreau» {Dictionnairc de l'Académie, 1694). Selon Littré dans les anciens jeux de cartes, le valet de piqué est dit valet de noblesse, le valet de coeur valet de cour, le Talet de trèfle valet depied, et le valet de carreau valet de chasse, donc Ie dernier en dignité (D). 88 LE DÉPIT AMOUREUX Sous1 tant de vraisemblance est indigne d'excuse? Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal, Devait* être insensible au bonheur d'un rival? Tout autre n'eut pas fait même chose en 8 ma place, Et se füt moins laissé surprendre a • tant d'audace? De mes justes soupcons suis-je sorti trop tard? Je n'ai point attendu de serments de sa part, Et, lorsque tout le. monde encor ne sait qu'en croire, Ce 6 coeur impatient lui rend toute sa gloire 8; II cherche a s'excuser, et le sien voit si peu Dans ce profond respect la grandeur de mon feu 7! Loin d'assurer une amè et lui fournir des armes Contre ce qu'un rival lui veut donner d'alarmes 8, L'ingrate m'abandonne a mon jaloux transport» Et rejette de moi message, écrit, abord101 Ah! sans doute un amour a peu de violence, Qu'est capable d'éteindre une si faible offense, Et ce dépit, si prompt a s'armer de rigueur, Découvre assez pour moi tout le fond de son coeur Et de quel prix doit être a présent a mon ame Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme u. Non, je ne prétends plus demeurer engagé Pour un coeur oü je vois le peu de part que j'ai11; Et, puisque 1'on18 témoigne une froideur extréme A conserver les gens " je veux faire de même. GROS-RENÉ Et moi de même aussi: soyons tous deux fachés, Et mettons notre amour au rang des vieux péchés 16. II faut apprendre a vivre a ce sexe volage, Et lui faire sentir que 1'on a du courage. Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir. Si nous avions 1'esprit de nous faire valoir, i. Ala faveur de... a. Auraitdu. 3. N'edt-il pas fait la même chose i. 4. Et se fut-il moins laissé déconcerter par. 5. Mon. 6. Son honneur. 7. De mon amour. 8. De rafl'ermir une ame et de lui fournirdes argument» contre les craintes qu'elle coucoit » 1'égard d'nn rival. 9. A ma jalousie. 10. Entrevue. 11. Et le pril que mon ame doit attacher a tous les témoignages d amour que son caprice a pu me donner. 1 a. En vers un cosur dans lequel j'occupe, je le vois, si peu de place. i3. Sur cet emploi de on pour il, elk, voir F. Brunot, La Pensée et la Langue, p. 378. i4. A me conserver. Cf. p. 38, n. 7. i5. Ce paralléliame, que le valet pourauit entre les amours de son maitre et les siennes, est une source abondante de comique. ACTE IV, SCÈNE II 89 Les femmes n'auraient pas la parole si haute. Oh! qu'elles nous sont bien fières1 par notre faute! Je veux être pendu, si nous ne les verrions 2 Sauter a notre cou plus que nous ne voudrions ~, Sans tous ces vils devoirs 3 dont la plupart des hommes Les gatent tous les jours dans le siècle oü nous sommes. ÉRASTE Pour moi, sur toute chose *, un mépris me surprend, Et, pour punir le sien par un autre aussi grand, Je veux met tre en mon coeur une nouvelle flamme. GROS-RENÉ « Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme; A toutes je renonce, et crois,'en 4 bonne foi, Que vous feriez fort bien de faire comme moi. Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maitre, Un certain animal difficile a connaitre, Et de qui 7 la nature est fort encline au mal: Et, comme un animal8 est toujours animal, Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie Durerait cent mille ans; aussi, sans repartie, La femme est toujours femme, et jamais ne sera 8 Que femme, tant qu'entier le monde durera D'oü vient qu'un certain Grec dit que sa tête passé Pour un sable mouvant10. Car, goütez bien, de grace, Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts: 1. Qu'elles sont fières a notre égard. 1. La terminaison -tont de ces deux conditionnels eat ici monosyllabe, bien que la consonne r n'y soil pas précédée d'une voyelle. 3. Ces hommages (on dit encore, mais rarement: je vous présente mes devoirs). 4. 'Surtout. 5. Ce discours embarrassé du valet beau parleur, faisant étalage d'une éloquence qui n'est que du verbiage, a toujours été le triomphe des grands acteurs qui ont tenu le róle, Got, Coquelin ainé et, de nos jours, Berr et Truffier. 6. Et je crois de... 7. Et dont. 8. L'acteur s'arrête, cherche ses mots et aboutit k des truismes. 9. Ce passage est traduit de VÉloge de la Folie d'Érasme. Que la Hollende retrouve ici son bien! Après avoir appelé la femme animal stallam atque inepium, verum ridiculum et suave, un sot et inepte animal, k la fois ridicule et charmant, la Folie ajoute: «De même, selon le proverbe grec, qu'un singe est toujours un singe, même vêlu de pourpre, ainsi la femme est toujours femme, c'est-a-dire folie, sous quelque masqué qu'elle se montre» (D). 10. Imité de Pichon, Les Folies de Cardenio (1639), II, n: La femme est un roseau qui branie au moindre vent, L'image d'une mer et d'un sable mouvant. (D). 9° LE DÉPIT AMOUREUX Ainsi que la tête est comme le chef1 du corps, Et que le corps sans chef est pire qu'une béte; Si le chef n'est pas bien d'accord avec la tête, Que tout ne soit pas bien réglé par le compas, Nous voyons arriver de certains embarras; La partie brutale alors veut prendre empire Dessus la sensilive 2, et 1'on voit que 1'un tire A dia, l'autre a hurhau 8; 1'un demande du mou4, L'autre du dur; enfin tout va sans savoir oü: Pour montrer qu'ici-bas, ainsi qu'on 1'interprète 5, La tête d'une femme est comme la girouette 6 Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent; C'est pourquoi le cousin Aristote 7 souvent La compare a la mer; d'oü vient qu'on dit qu'au8 monde On ne peut rien trouver de si 9 stable que 1'onde. Or, par comparaison (car la comparaison Nous fait distinctement comprendre une raison10, Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude, Une comparaison qu'une similitude), Par comparaison donc, mon maitre, s'il vous plaitu, Comme on voit que la mer, quand 1'orage s'accroit11, . Vient a se courroucer; le vent soufflé et ravagels, Les flots contre les flots font un remue-ménage Horrible14; et le vaisseau, malgré le nautonier16, Va tan tót a la cave et tantót au grenier18: l. Jeu de mot »ur «chef», qui avait encore, outre le sens de celui qui commande, celui de tête, conservé dans Tenez bon jusqu'au bout, LUCILE Enfin, voila le reste. ÉRASTE Et, grace au Ciel, c'est tout. Que sois-je1 exterminé, si je ne tiens parole! LUCILE Me confonde le ciel, si la mienne est frivole! ÉRASTE Adieu donc. LUCILE Adieu donc *. MARINETTE, d Lucile 1 Voila qui va des mieux s. GROS-RENÉ, d Éraetci Vous triomphez. MARINETTE, d Lucile > Allons, ótez-vous de ses yeux8. GROS-RENÉ, d Érastei Retirez-vous après cet effort de courage. MARINETTE, d Lucile ■ Qu'attendez-vous encor? GROS-RENÉ, d Érattet Que faut-il davantage7? 1. Didascalie de 1'édition de i734. 2. Tenir bon jusqu'au bout. (II semble, selon Livet, Lexigue de la Langue de Molière, t. II, p, 58, que Gros-René dise ici le contraire de ce qu'il veut. Avoir le dernier mot, c'est parler le dernier, imposer sou autorité, et n'avoir pas le dernier, serait céder). 3. Que je sois. 4. Ils se disent «adieu», boudent, les yeux fixés a terre, mais ne s'en vont point, ce qui est d'un heureux effet comique. 5. Le mieux du monde. 6. De sa présence. 7. De plus. 96 LE DÉPIT AMOUREUX ÉRASTE Ah! Lucile, Lucile, un coeur comme le mien Se fera regretter; et je le sais fort bien. LUCILE Eraste, Eraste, un coeur fait comme est fait le vótre Se peut facilement réparer1 par un autre. ÉRASTE Non, non; chercbez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets 8. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie8: J'aurais tort d'en former 4 encore quelque envie. Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger6; Vous avez voiilu rompre: il n'y faut plus songer. Mais personne, après moi, quoi qu'on vous fasse entendre, N 'aura jamais pour vous de passion si tendre. LUCILE Quand on ai me les geus, on les traite autrement; On fait de • leur personne un meilleur jugement. ÉRASTE Quand on aime les gens, on peut, de jalousie, Sur beaucoup d'apparence 7, avoir 1'ame saisie 8, Mais, alors qu'on les aime, on ne peut en effet Se résoudre a les perdre, et vous, vous 1'avez fait. LUCILE La pure jalousie est plus respectueuse. ÉRASTE On voit d'un oeil plus doux une offense amoureuse 9. l. Remplacer. 3. Je vousassure. 3. Pour vous atlendrir. 4. D'en avoir. 5. Vous retenir. 6. On porie sur... 7. Sur des vraisemblances. 8. La pièce abrégée en deux actes remplace les quatre vers suivants par ceu x-ci: Mon rival satisfait dit qu'il est votre époux. Et vous ne voulez pas que je sois en courroux? Non, et si votre amour eilt ètè vèritable, II n'aurait pas donné créance cette faJble; Mais votre coeur Éraste était mal enllamraé. 9. On est plus indulgent pour une olfense venue de celui qui vous aime. ACTE IV, SCÈNE UI 97 LUCILE Non, votre coeur, Eraste, était mal enflammé. ÉRASTE Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE Eh! je crois que cela faiblement vous soucie K Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vie Si je... Mais laissons la ces discours superflus: Je ne dis point quels sont mes pensers la-dessus. ÉRASTE Pourquoi? LUCILE Par la raison que nous rompons ensemble Et que cela n'est plus de saison, ce me semble. ÉRASTE Nous rompons? LUCILE Oui, vraiment: quoi! n'en est-ce pas fait*? ÉRASTE Et vous voyez cela d'un esprit satisfait*? LUCILE Comme vous. ÉRASTE Comme moi? LUCILE Sans doute. C'est faiblesse * De faire voir aux gens que leur perte nous blesse5. ÉRASTE Mais, cruelle, c'est vous qui 1'avez bien voulu. LUCILE Moi? point du tout; c'est vous qui 1'avez résolu*. l. Que vous vou» en souciez peu. (Cf. Scarron, Jodelet duelliste, V, mtï'-ï itVraimenl son accident tout de bon me soucie», cité par D). 3. N'est-ce pas fait? 3. Avec satisfaction? 4. C'est de la faiblesse, c'est pure faiblesse. 5. Nous fait souffrir. 6. Décidé. Tomé II 7 $8 LE DÉPIT AMOUREUX ÉRASTE Moi? ie vous ai cru la faire1 un plaisir extréme. LUCILE Point: vous avez voulu vous contenter vous-même*. ÉRASTE Mais, si mon coeur encor revoulai t sa prison; Si, tout faehé qu'il est, il demandait pardon?... LUCILE Non, non, n'en faites rien: ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tot * votre demande. ÉRASTE Ah! vous ne pouvez pas trop tót me 1'accorder, Ni moi, sur cette peur*, trop tót le demander: Consentez-y, Madame: une flamme si belle Doit, pour votre intérèts, demeurer immortelle. Je le demande enfin: me 1'accorderez-vous, Ce pardon obligeant6? LUCILE Remenez-moi7 chez nous. SCÈNE IV MARINETTE, GROS-RENÉ MARINETTE Oh! Ia lache personne! GROS-RENÉ Ah! le faible courage 8! MARINETTE J'en rougis de dépit! I. J'ai cru vous causer un vif plaisir. 3. Pas du tout: c'est vous que vous avez voulu satisfaire. 3. Tropvite. 4. Sur ce mot ((peur». 5. Pour votre réputation. 6. Généreux (le sens d'aujourd'hui serait trop faible). 7. Ramenezmoi. 8. Cosur. ACTE TV, SCÈNE IV 99 GROS-RENÉ J'en suis gorifle de rage! Ne t'imagine pas que je me rende ainsi. MARINETTE Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi. GROS-RENÉ Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère \ MARINETTE Tu nous prends pour une autre, et tu n'as pas affaire A ma sotte maitresse 2. Ardez 3 le beau museau Pour* nous donner envie encore de sa peau! Moi, j'aurais de 1'amour pour ta c Ine nne de face! Moi, je te chercherais! Ma foi! 1'on t'en fricasse5 Des filles comme nous!4 GROS-RENE Oui! tu le prends par la!7 Tiens, tie us, sans y chercher tant de facon 8, voila Ton beau galand* de neige, avec ta nonpareille; II n'aura plus 1'honneur d'être sur mon oreille. MARINETTE Et toi, pour te montrer que tu m'es a mépris w, Voila ton demi-cent d'épingles de Paris n, Que tu me donnas hier avec tant de fanfare12. l. A ma colère. 3. «Marinette Ta a Gros-René et lui soulive la tête eu mettant sa main sous son menton». (Annotations manuscrites déja citées). 3. Regardez. («Ardes» est populaire, on en trouvera d'autres exemples du XVIIe siicle dans le Lexique de Livet. Les mots vulgaires qui suivent contrastent avec la noblesse dn noiu). 4. Sien fait pour. 5. On t'en servira. 6. «Marinette vient an milieu les deux poings sur ses hanches». (Ce róle, que jouirent Augustine Broban et Jeanne Samary, a été aussi un des triomphes de Thérise Kolb). 7. Ah! tu le prends ainsi! («Gros-René óte son bonnet eten enlivele ruban»). 8. Sans faire taut de maniires. 9. Le galand était une cocarde de ruban ou de dentelle; la neige, une dentelle de peu de valeur; la nompareille, une sorte de ruban fort étroit (D). («GrosRené jette le ruban au loin et se recoiffe»). 10. Que je te méprise. 11. Ta cinquantaine (((Marinette prend le paquet d'aiguilles dans sa poche»). 13. Avec tant de fracas, de pompe (((Marinette jette les aiguilles au loin»). ÏOO LE DÉPIT AMOUREUX GROS-RENÉ Tiens, encor ton couteau1. La pièce est riche et rare: O te coüta six blancs 3 lorsque tu m'en fis don. MARINETTE Tiens, tes ciseaux avec ta chaine de laiton. GROS-RENÉ J'oubliais d'avant-hier ton morceau de fromage 3: Tiens. Je voudrais pouvoir rejeter * le potage Qne tu me fis manger, pour n'avoir rien a toi. MARINETTE Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi, Mais Pen ferai du feu jusques a la dernière. GROS-RENÉ Et des tiennes tu sais ce que i 'en saurai faire G. MARINETTE Prends garde a ne venir jamais me reprier •. GROS-RENÉ Pour conper tout chemin a nous rapatrier 7, II faut rompre la paille 8: une paille rompue Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. Ne fais point les doux yeux 9; je veux ètre fiché. l. uGros-René tire an couteau de sa poche, qu'il secoue en le tenant par la lame, qui branie dans le manche». a. Petite monnaie valant cinq deniers ou deux sous et demi (D). 3. Ton fromage d'avant-hier. 4. Rendre. 5. Inntile d'insister sur la vulgarité de 1'allusion, c'est une scène de valets. 6. Garde-toi de venir jamais m'implorer de nouveau. 7. Peur couper court k toute réconciliation. 8. M. Olivier-Martin, de la Faculté de Droit de Paris, veut bien me signaler que ce symbole eat expliqué par J. Brissaud, Manuel d'Histoire du Droit francait, 1904, p. 1370, n. 5. Ches les Francs Saliens, 1'individu qui voulait se dégager de la solidarité familiale brisait quatre baguettes d'aulne sur sa tite devant 1'assemblée des hommes libres, en declarant qu'il entendait n'avoir pin» rien de commun avec ses parents. Móller (Zeitschrift der Sa vignystift ung), Germanistische Abt. xgoo, p. 38, donne maint exemple de rupture, de la baguette ou de la paille au moyen-age. L'expression rompre avec quelqu'un se rattache a cet antique cérémonial. Cf. aussi Chrestien de Troyes, Cligès, éd. Foerster,in-8°. T. 86l—4. 9. II J a ici, écrit M. Despois, un jen de scène de tradition. Gros-René et Marinette sont dos a dos; de temps en temps ils tournent la tête k droite et k gauche, et quand leurs regards se rencontrent, ils les détournent brusquement et reprennent un air boudeur, tandis que Gros-René tend, par dessus son épaule, le brin de paille qu'il a ramassé et que Marinette s'abstient de toucher. ACTE IV", SCÈNE IV lot MARINETTE Ne me lorgne point, toi, j'ai 1'esprit trop touché \ GROS-RENÉ Romps: voila le moyen de ne s'en plus dédire. Romps: tu ris, bonne béte *! MARINETTE Oui, car tu me fais rire. GROS-RENÉ La peste soit ton ris!8 Voila tout mon courroux Déja dulcifié*. Qu'en dis-tu? romprons-nous, Ou ne romprons-nous pas? MARINETTE Vois. GROS-RENÉ Vois, toi. MARINETTE Vois toi-même. GROS-RENÉ Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime? 8 MARINETTE Moi? ce que tu voudras. GROS-RENÉ Ce que tu voudras, toi: Dis. MARINETTE Je ne dirai rien. GROS-RENÉ Ni moi non plus. MARINETTE Ni moi8. i. Ne me regarde pas, j'ai le cceur trop atteint. 3. Grosse béte. 3. Le diable emporte ton rire! 4. Adouci («dulcifier» était un terme de pharmacie) (D). 5. Ace qne je ne t'aime plna. 6. «Tous deux se remetteut dos a dos un petit temps, pendant lequel ils se poussent avec leurs coudes en riant, puis, brusquemenl, Gros-René se retourne vers Marinette, qui se retourne vers lui» (Annotations manuscrites déja citées, cf. p. i5, n. 4). J02 LE DÉPIT AMOUREUX GROS-RENÉ Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace: Touche x, je te pardonne MARINETTE Et moi, je te fais grace. GROS-RENÉ Mon Dieu! qu'a tes appas je suis acoquiné! * MARINETTE Que Marinette est sotte après * son Gros-René!6 l. Cessons cette comédie: tope 14. a. «Gros-René tend les mains 4 Marinette. qni lea prend». 3. Qne je suis coiflë de tea charmes! 4. Est folie de. 5. La pièce abrégée en deux actes, telle qu'on la joue au Théatre francais (cf. ci-dessus p. 17, n. 1) se termine ici, mais après avoir ajouté un jeu de scène fort amusant: se mettant a genoux et contrefaisant son maitre: Consentez-y, Madame, une flamme si belle Ooit, poxir votre intérêt, demeurer immortelle, Je le demande enfin; me 1'accorderez-vous Ce pardon obligeant? Remcnez-moi ches nous. Allons cbez le notoire et qu'un bon mariage, S'il en est, soit le fruit de ce rapatriage. ((Marinette donne la main gauche 1 Gros-René en imitant Lucile; Gros-René se relève en tenant la main de Marinette. Tous deux saluent le public pendant que le rideau baisse» (Annotations manuscrites). A 1'occaaion du 3o 1e ann i versaire de la naissance de Molière, Ia Comédie-Francaise a repris, avec succès, le Dépit Amoureux en cinq actes le l5 janvier 1920. ACTE V, SCÈNE I io3 ACTE CINQUIÈME SCÈNE 1 MASCARILLE, seul «Dès qne 1'obscurité régnera dans la ville, Je me veux introduire au logis de Lucile; Va vite de ce pas préparer pour tantót, Et la lanterne sourde et les armes qu'il faut.» Quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé d'entendre1: «Va vitements chercher un licou pour te pendre.» Venez ca, mon patron (car, dans 1'étonnement Oü m'a jeté d'abord un tel commandement, Je n'ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre, Mais ie vous veux ici parler, et vous confondre: Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruits). Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit Lucile? «Oui, Mascarille.» Et que pensez-vous faire? «Une action d'amant qui se veut satisfaire 4.» Une action d'un bomme a fort petit cervean, Que d'aller sans besoin. risquer ainsi sa peau. «Mais tu sais quel motif a ce dessein m'appelle6: Lucile est irritée.» Eh bien! tant pis pour elle. «Mais 1'amour veut que j'aille apaiser son esprit.» Mais 1'amour est un sot qui ne sait ce qu'il dit. Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie, D'un rival, ou d'un père, ou d'un frère en furie? • «Penses-tu qu'aucun d'eux songe a nous faire mal? 7» Oui, vraiment, je le pense, et surtout ce rival. «Mascarille, en tout cas, 1'espoir oü je me ïbnde 8, «Nous irons bien arm és; et, si quelqu'un nous gronde9, ft. II m'a semblé entendre. (Lea terreurs de Mascarille sont imitées de celles dn valet Zncca dana l'Interesse, I, rv, mais la phrase qui suit est empruntée J l'Andrienne de Terence, I, v). □ . Vivement. 3. Sans nous lacher. 4. Qui veut arriver k ses fins. 5. Tu sais ce qui me pousse. 6. Enfureur. 7. A nous faire du mal. 8. Voici sur quoi je compte (la construction manque ici encore de netteté). 9. Nous aboie aux chausses, nous cherche querelle. io4 LE DÉPIT AMOUREUX «Nous nous chamaillerons1.» Oui, voila jus temen t Ce qne votre valet ne prétend nullementJ. Moi, chamailler, bon Dieu! Suis-je un Roland, mon mat tre, Ou quelque Ferragus 3? C'est fort mal me connaitre. Quand je viens a songer, moi, qui me suis si cher*, Qn'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer Dans le corps, pour vous met tre un bumain dans la bière, Je suis scandalisé d'une étrange manière s. «Mais tu seras armé de pied en cap.» Tant pis! J'en serai moins léger a gagner le tai Llis G; Et, de plus, il n'est point d'armure si bien jointe Ou ne puisse glisser* nne vilaine pointe. «Oh! tu seras ainsi tenu pour un poltron!» Soit, pourvu que toujours je branie le menton 8. A table comptez-moi, si vous vonlez, pour qua tre; Mais comptez-moi pour rien s'il s'agit de se battre. Enfin, si l'autre monde a des charmes pour vous, Pour moi, je trouve Pair de celui-ci fort doux. Je n'ai pas grande faim • de mort ni de blessure, Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure. SCÈNE II VALÈRE, MASCARILLE VALERE Je n'ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux: l. Nous cngagerons la latte (le mot ne s'applique pin» aujourd'hui qn'i nne querelle de mol»; cf. Loret, Muze historique, 4 janvier 165g: uEn Flandres,... on se bat et chamaille encore», cité par Livet dans son Lexique de la langue de Molière, 1.1, p. 369). 3. Ce que votre valet prétend ne pas faire. 3. AllusionaucombatdeFerragusetduhérosdu Rolandfurieuxiel'Axiattx. R avait été traduit en francais bien des fois depuis le XVIe siècle et, en dernier lieu, par Rosset (ïGi.ï). Cf. le précieux Manuel bibliographique de la littêrature franraise moderne de G. Lanson, 3e édition, Paris, Hacbette, 1931, in-8°, a" 1103—1109 et 3976. 4. Le mot est joli, mais il n'appartient pas entièrement a Molière. «Tu sera» plus sur de cette peau qui t'est si chèrc», dit Fabio k son valet Zucca dans l'Inieresse, 1,111 (D). 5. J'en suis violemment indigné. 6. Pourfuir. 7. II n'est point d'armure ai bien assemblee qu'en tre les pieces ne puisse 8. Pourvn qne je continue k remuer le menton, pour manger. 9. Grand appétit. ACTE V, SCÈNE II io5 Le soleil semble s'ètre oublié dans les cieux; Et jnsqu'au lit qui doit recevoir sa lumière Je vois rester encore1 une telle carrière, Que je crois que jamais il ne 1'achèvera, Et que de sa lenteur mon ame enragera *. MASCARILLE Et cet empressement pour s'en aller dans 1'ombre Pécher vite a tatons quelque sinistre encombre...' Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts... * VALÈRE Ne me fais point ici de contes superflus. Quand j'y devrais trouver cent embücbes mortelles, Je sens de son courroux des gênes5 trop cruelles; Et je veux 1'adoucir, on terminer mon sort4, C'est un point résolu. MASCARILLE J'approuve ce transport;. Mais le mal est, monsieur, qu'il faudra s'introduire En cachette. VALÈRE Fort bien. MASCARILLE Et j'ai peur de vous nuire. VALÈRE Et comment? MASCARILLE Une toux me tourmente a mourir, Dont le bruit importun vous fera découvrir, II tousse 7. De moment en moment. Vous voyez le supplice. l. II lui reste encore une telle course a faire jusqu'au point on il se couchera. (Imitation de Plaute, Amphitryon, I, i, 166 et 190) (D). ' 3. Deviendra folie de rage. (Le seos du mot est devenu trés faible). 3. A s'en aller, dans 1'obscurité, chercher quelque mauvais coup. 4. Inéhranlable dans son refus. 5. Des tortures. 6. Et je veux 1'apaiser ou mourir. 7. Éd. 1734. io6 LE DÉPIT AMOUREUX VALERE Ge mal te passera, prends du jus de réglisse. MASCARILLE Je ne crois pas, monsieur, qu'il se veuille passeri. Je serais ravi, moi, de ne vous point laisser; Mais j'aurais un regret mortel, si j'étais cause Qu'il füt a mon cher maitre arrivé quelque chose. SCÈNE III VALÈRE, LA RAPIÈRE, MASCARILLE LA RAPIÈRE Monsieur, de bonne part1, je viens d'ètre informé, Qn'Eraste est contre vous fortement animé, Et qu'Albert parle aussi de faire pour sa fille Rouer 8 jambes et bras a votre Mascarille. MASCARILLE Moi! je ne suis pour rien dans tout cet embarras*. Qu'ai-je fait pour me voir rouer' jambes et bras? Suis-je donc gardien, pour employer ce style, De la virginité des filles de la ville? Sur la tentation ai-je quelque crédit? 5 Et puis-je mais *, chétif, si le coeur leur en dit? 7 VALÈRE Oh! qu'ils8 ne seront pas si méchants qu'ils le disent! Et, quelque belle ardeur que ses feux lui produisent9, Eraste n'aura pas si bon marché de nous. 1. Que le mal soit sur le point de* passer. 3. Rompre. (Le supplice consistait en ceci: on brisait a coups de barre de fer les os du patiënt, puis on le portait sur nne rooe et les membres fracassés s'enlacaient dans les rayons) (D). 4. Dans toute cette affaire. 5. Suis-je en mesure d'cuipécher la tentation? 6. En puis-je mais? en suis-je responsable? 7. Le valet italien précise: «Sou io obtigato a fare cbe le fanciulle si mantengbino vergini, e fare che il giuoco non gli piaccia» (L'Interesse, III, iv) (D). 8. Ohüls... 9. Que son amour lui donne. ACTE V, SCÈNE UI 107 LA RAPIÈRE S'il vous faisait besoin *, mon bras est tont a vous. Vous savez de tout temps1 que je suis un bon frère. VALÈRE Je vous suis obligé, monsieur de la Rapière *. LA RAPIÈRE J'ai deux amis aussi que je vous puis donner, Qni contre tous venants sont gens a dégainer, Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance *. MASCARILLE Acceptez-les, Monsieur. VALERE C'est trop de complaisance. LA RAPIÈRE Le petit Gille encore eut pu nous assister, Sans le triste accident qui vient de nous 1'óter. Monsieur, le grand dommage et 1'homme de service! * Vous avez su le tour qne lui fit la jnstice, D. mourut en César, et, lui 8 cassant les os, Le bourreau ne lui put faire lacher 7 deux mots. VALÈRE Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte Doit être regretté; mais, quant a votre escorte, Je vous rends graces 8. LA RAPIÈRE Soit', mais soyez averti Qu'il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti. VALERE Et moi, pour vous montrer combien je 1'apprébende, 3. Depuis toujours. 3. Nom symbolique, la rapière étant 1'arme de ces spadassins et bretteurs, au service de toutes les causes bonnes ou mauvaises, pourvu qu'on les payat. 4. Et a qui vous pourrez vous fier. 5. Quelle perte et quel bomme précieux ! 6. Et en lui. 7. Avooer. 8. Je voos en fais cadeau, je voos en dispense... io8 LE DÉPIT AMOUREUX Je lui veux, s'il me cherche, offrir ce qu'il demande, Et por toute la ville aller présentement, Sans être accompagné que de lui1 seulement. SCÈNE IV ■ VALÈRE, MASCARILLE MASCARILLE Quoi! monsieur, vous voulez tenter Dieu? Quelle audace! Las! vous voyez tous deux comme 1'on nous menace s; Combien de tous cótés... VALËRE Que regardes-tu la? MASCARILLE C'est qu'il sent * le baton du cóté que voila. Enfin, si maintenant ma prudence en est crue5, Ne nous obstinons point a rester dans la me; Allons nous renfermer. VALËRE Nous renfermer, faquinl* Tu m'oses proposer un acte de coquin? Sus, sans plus de discours, résous-toi de 7 me suivre. MASCARILLE Eh! monsieur mon cher maitre, il est si doux de vivre! On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps!... VALERE Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends! 1. II désigne Mascarille. Dans ce refus hautain de Valère de recourir aux spadassins i gage, il y a peu t-être un hommage au Prince de Conti qui avait introduit dans Ie Languedoc les édits du Roi contre lea duels et rencontres k main armee (D). 3. C'est 1'édition de 1734 qui fait de ce qui suit une scène a part. 3. Comme 1'on nous menace tous denx. 4. Cela sent. 5. Si 1'on en croit ma prudence. 6. De 1'italienfacc/iino, porte-faix, valet; au figuré, plat personnage, insolent. 7. Allons, sans raisonner, décide-toi i... ACTE V, SCÈNES IV et V 109 Ascagne vient ici, laissons-le il fant attendre Quel parti de lni-même il résoudra3 de prendre. Cependant avec moi viens prendre a la maison, Pour nous frotter...8 MASCARILLE Je n'ai nulle démangeaisón. Que maudit soit 1'amour, et les iilles maudites Qni veulent en tater, puis font les chattemites!* SCÈNE V ASCAGNE, FROSINE ASCAGNE Est-il bien vrai, Frosine, et ne révé-je point? De grace, contez-moi bien tout de point en point. FROSINE Vous en saurez assez le détail, laissez faire. Ces sortes d'incidents ne sont, pour5 1'ordinaire, Que redits trop de fois de moment en moment. Suffit8 que vous sachiez qu'aprés ce testament Qui voulait un garcon pour tenir sa promesse7, De la femme d'Albert la dernière grossesse N'accoucba que de vous, et que lui, dessous 8 main, Ayant depuis longtemps concerté son dessein, Fit son fils de celui d'Ignès la bouquetière, Qui vous donna pour sienne a nourrir a ma mère. La mort ayant ravi ce petit innocent Quelque dix mois après, Albert étant absent, 1. L'élision de cet e de le ne serait plus autorisée aujourd'hui. On la trouve encore dans Voltaire, VEnfantprodigue IV, 3: nLaissez-l(e) au moins, ignorer que c'est vous», et méme dans Musset, Premières Poésies: «Coupe-l(e)en quatre, et mets les morceaux dans la nappe». Cf. L. E. Kastner, A history of /renen Versification, Oxford, Clarendon Press, 1903, in-ia°, p. 6. 3. Ildécider*. 3. Viens prendre des armes pour nons battre (Mascarille feint de ne pu le comprendre ainsi et joue sur les mots). 4. Les bypocrites. Le hollandais dirait qu'elles aiment a pincer le cbat dans 1'obscurité. 5. A. 6. 11 suffit. 7. Dont la seule naissance d'un garcon perineltait a votre père de profiter. 1 ÏO LE DÉPIT AJVIOÜREÜX La crainte d'un époux et 1'amour maternelle1 Firent 1'événement2 d'une ruse nouvelle. Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang 3; Vous devintes celui qui tenait votre rang *; Et la mort de ce fils, mis dans votre familie, Se couvrit pour Albert de celle de sa fille5. Voila de votre sort un 6 mystère éclairci, Que votre feinte mère 7 a caché jusqu'ici; Elle en dit des 8 raisons, et peut en avoir d'autres, Par qui ses intéréts n'étaient pas tous les vótres Enfin cette visite, ou10 j'espérais si peu, Plus qu'on ne pouvait croire a servi votre feu. Cette Ignès vous relache, et, par votre autre affaire, L'éclat de son secret devenu nécessaireu, Nons en avons nous deux votre père informé. Un billet de sa femme a le tont confirmé, Et, poussant plus avant encore notre pointe, Quelque peu de fortune a notre adresse jointe, Aux intéréts d'Albert, de Polydore, après, Nons avons ajnsté si bien les intéréts12, Si doucement a lui déplié ces mystères, Pour n'eflaroucher pas d'abord trop les affaires, Enfin, pour dire tont, mené si prudemment Son esprit pas a pas a 1'accommodementls, Qu'autant que votre père il montre de tendresse A confirmer les noeuds qui font votre allégresse. l. Maternel. 3. Furent 1'occaaion. 3. La femme d'Albert reprit auprès d'elle sa vraie fille, Dorothée. 4. Ascagne. 5. On fit croire a Albert que sa fille était morte. Encore 1'éternelle supposition d'enfants, ressort de la comédie depuis Ménandre et Térence en passant par ies Italiens. Gloire a Molière qui finit par nous en délivrer pour y subslituer le ressort humain et psychologique! Albert a donc eu une fille, Dorothée, que sa mère met en nourrice et remplace par le fils de la bouquetière; celui-ci meurt et la mère reprend secrètement au foyer Dorothée, en lui faisant porter des habits masculins et en 1'appelant Ascagne. 6. Le. 7. Votre pseudo-mère. 8. Elle en donne certaines raisons. 9. Qui font que son intérêt n'est pas le vótre. 10. Cette visite dont... (Elle allait en parler k 1'Acte IV, SC. I, cf. p. 86, quand elle s'est interrompue). 11. Cette Ignès vous libère et, son secret devant éclater au grand jour, nous etc. ia. Nous avons si bien accordé les intéréts d'Albert et ceux de Polydore. i3. Nous 1'avons amené a une transaction. ACTE V, SCÈNES V, VI et VII in ASCAGNE Ah! Frosine, la joie ou vous m'acheminez...1 Eh! que ne dois-je point a vos soins fortunés?* FROSINE Au reste, le bonhomme est en humeur de rire *, Et pour son fils encor nous défend de rien dire. SCÈNE VI ASCAGNE, FROSINE, POLYDORE POLYDORE Approchez-vous, ma fille: un tel nom m'est permis Et j'ai su le secret que cachaient ces habits. Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse, Fait briller* tant d'esprit et tant de gentillesse, Que ie vous en excuse, et tiens mon fils heureux Quand il sanra l'objet de ses soins amoureux Vous valez tout un monde, et c'est moi qui 1'assure. Mais le voici; prenons plaisir de 1'aventure °, Allez faire venir tous vos gens promptement. ASCAGNE Vous obéir sera mon premier compliment. SCÈNE VU MASCARILLE, POLYDORE, VALÈRE MASCARILLE, a Valère1 Les disgraces souvent sont du ciel révélées 8. J'ai songé' cette nuit de perles défilées Et d'oeufs cassés; Monsieur, un tel songe m'abat. 1. A laqnelle vous me condu isez. 2. A nos heureux eflbrts. 3. D'humeuri rire. 4. Montre. 5. De sou amour. ' 6. Amusons-nous a propos de celte aventure. 7- Éd. i734. 8. Les malheurs nous sont souvent révélés par le Ciel 9. Jairére. 112 LE DÉPIT AMOUREUX VALÈRE Chien de poltron! POLYDORE Valère, il s'apprête un combat Oü toute ta valeur te sera nécessaire. Tu vas avoir en tête1 un puissant adversaire. MASCARILLE Et personne, monsieur, qui se veuille bonger Pour retenir des gens qui se vont égorger! Pour moi, je le veux bien; mais, au moins, s'il arrivé Qu'un funeste accident de votre fils vous privé, Ne m'en accusez point. POLYDORE Non, non; en cet en droit, Je le pousse moi-même a faire ce qu'il doit. MASCARILLE Père dénaturé! VALERE Ce sentiment, mon père, Est d'un bomme de coeur, et je vous en révère. J'ai dü vous offenser, et je suis criminel D'avoir fait tout ceci sans l'aveu paternel5; Mais, a quelque dépit qne ma faute vous porte *, La nature toujours se montre la plus forte, Et votre bonneur fait bien, quand il ne veut pas voir Que le transport d'Eraste ait de quoi m'émouvoir *. POLYDORE On me faisait tantót redouter sa menace, Mais les choses depuis ont bien cbangé de face; Et, sans le pouvoir fuir, d'un6 ennemi plus fort Tu vas être attaqué. 1. Tu vas devoir faire tête. (Tout ce quiproquo peu décent, sur Ie combat en cbamp clos qui attend Valère, est imité de l'Interesse, V, rv et v) (D). 3. Sans le consentement de mon père. 3. Mais quelque irritation que vous cause ma faute. 4. La phrase n'est pas trés claire. Elle Teut dire sans doute: «le sentiment de 1'honneur vous fait oublier le danger que je cours et qui ne laisse pas de m'émouvoir un peu». 5. Parun. ACTE V, SCÈNE VII n3 MASCARILLE Point de moyen d'accord? VALËRE Moi, le fuir! Dien m'en garde! Et qui donc pourrait-ce être ? POLYDORE Ascagne. VALERE Ascagne ? POLYDORE Oui, tu le vas voir paral tre. VALËRE Lui, qui de me servir m'avait donné sa foi!1 POLYDORE Oui, c'est lui qui prétend avoir affaire a toi, Et qui veut, dans le champ oü Phonnenr vous appelle, Qu'un combat seul a seul vide votre querelle. MASCARILLE C'est un brave bomme: il sait que les cceurs généreux Ne mettent poins les gens en compromis pour eux 2. POLYDORE Enfin, d'une imposture ils te rendent coupable, Dont le ressentiment m'a paru raisonnable 8; Si bien qu'Albert et moi sommes tombés d'accord Que tu satisferais Ascagne sur ce tort *, Mais aux yeux d'un chacun', et sans nulles remises Dans les formalités en pareil cas requises. VALÈRE Et Lucile, mon père, a, d'un coeur eudurci... POLYDORE Lucile épouse Eraste, et te condamne aussi. Et, pour convaincre mieux tes discours d'injustice, Veut qu'a tes propres yeux cet hymen s'accomplisse. 3. Ne compromettent pas les geus pour eux* 3. Ils te jugent coupables d'une imposture dont il semble raisonnable qu'ils éprouvent un ressentiment. *. Que tu donnerais satisfaction a Ascagne pour Ie tort que tu lui aa fait. 5. De chacun. Tome II 8 BBVSVSVSVSVsMI 114 LE DEPIT AMOUREUX VALÈRE Ah! c'est une impudence a me met tre en fureur! Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur! SCÈNE VUI MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, POLYDORE, ALBERT, VALÈRE ALBERT Eh bien, les combattants? On amène le 116tre. Avez-vous disposé ] le courage du vótre? VALÈRE Oui, oui, me voila prét, puisqu'on m'y veut forcer Et, si j'ai pu trouver sajet de balancer 8, Un reste de respect en pouvait ètre cause, Et non pas la valeur du bras que 1'on m'oppose. Mais c'est trop me pousser, ce respect est a bout: A toute extrémité mon esprit se résout', Et 1'on fait voir * un trait de periidie étrange, Dont il faut hautement que mon amour se venge. (A Lucile) s Non pas que cet amour prétende encore a vous: Tout son feu se résout en ardeur de courroux Et, quand j'aurai rendu votre bonte publique, Votre coupable hymen n'aura rien qui me piqué 7. Allez, ce procédé, Lucile, est odieux: A peine en puis-je croire au rapport de mes yeux 8 C'est de toute pudeur se montrer ennemie, Et vous devriez mourir d'une telle infamie. LUCILE Un semblable discours, me pourrait aflliger, Si je n'avais en main qui 9 m'en saura venger. 1. Préparé. 3. Si j'ai pu avoir un moment d'hésilalïon. 3. Seddcide. 4. Ilyaici. 5. Éd. i734. 6. Tont son amour se transforme en colère. 7. Qui m'irrite. 8. A peine si je puis en croire mes yeux. 9. Sous la raain quelqu'un qni... ACTE V, SCÈNES VUI et IX iiö Voici venir Ascagne: il aura 1'avantage De vous faire changer bien vite de langage, Et sans beaucoup d'efl'ort. SCÈNE IX MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, ALBERT, VALÈRE, GROS-RENÉ, MARINETTE, ASCAGNE, FROSINE, POLYDORE VALERE D. ne le fera pas, Quand il joindrait au sien encor vingt autres bras. Je le plains de défendre une soeur criminelle: Mais, puisque son erreur me veut faire 1 querelle, Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi. ÉRASTK Je prenais intérêt tantót a tout ceci'; Maïs enfin, comme Ascagne a pris sur lui 1'affaire, Je ne m'en mêle plus, et je le laisse faire. VALERE C'est bien fait s; la prudence est toujours de saison. Mais... ÉRASTE II saura pour tous vous met tre a la raison. VALÈRE Lui? POLYDORE Ne t'y trompe pas, tu ne sais pas encore Quel étrange garcon est Ascagne. ALBERT II Pignore; Mais il * pourra dans peu le lui faire savoir. VALÈRE Sus donc5, que maintenant il me le fasse voir. l. Chercher. 9. Je prenais parti tantot dans tout ceci. 4. Ascagne. 5. A'lezdonc. n6 LE DÉPIT AMOUREUX MARINETTE Aux yeux de tous? GROS-RENÉ Cela ne serait pas honnéte. VALERE Se moque-t-on de moi? Je casserai la tête A quelqu'un des rieurs. Enfin, voyons PefFet «. ASCAGNE Non, non, je ne suis pas si méchant qu'on me fait, Et, dans cette aventure oü chacun m'intéresse, Vous allez voir plutót éclater ma faiblesse, Connaitre1 que le ciel, qui dispose de nous, Ne me fit pas un coeur pour s tenir contre vous, Et qu'il vous réservait, pour victoire facile, De finir le destin du * frère de Lucile. Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras, Ascagne va par vous recevoir le trépas, Mais iï veut bien mourir, si sa mort nécessaire Peut avoir maintenant de qnoi vous satisfaire, En vous donnant pour femme, en présence de tous, Celle qui justement ne peut être qu'a vous. VALERE Non qnand tonte la terre, après sa perfidie Et les traits effrontés... ASCAGNE Ah! souffrez que je die5, Valère, que le coeur qui vous est engagé 6 D'aucun crime en vers vous ne peut être chargé: Sa flamme est toujours pure et sa constance extréme, Et j'en prends a témoin votre père lui-même. POLYDORE Oui, mon fils, c'est assez rire de ta fureur, Et je vois qu'il est temps de te tirer d'erreur 7. Celle a qui par serment ton ame est attachée 8 Sons 1'habit que tu vois a tes yeux est cachée; i. Enfin voyons la chose. a. Reconnaitre. 3. Capable de. 4. D'achever 1 5. Qne je dise. Cf. p. 18, n. 3. 6. Qui est engagé envers voua. 7. De ton erreur. 8. Envers qui ton ame a'eat engagée. ACTE V, SCÈNE LX 117 Un intérét de bien \ dès ses plus jeunes ans *, Fit3 ce déguisement qui trompe tant de gens, Et, depuis peu, 1'amour en a su faire un autre * Qui t'abusa, joignant leur familie a la notre. Ne va point regarder a tout le monde aux yeux8; Je te fais mam tenant un discours sérieux *. Oui, c'est elle, en un mot, dont 1'adresse subtile, La nuit, recut ta foi7 sous le nom de Lucile, Et qni, par ce ressort8 qu'on ne comprenait pas, A semé parmi vous un si grand embarras. Mais, puisque Ascagne ici fait place a Dorothée, 11 faut voir de vos feux toute imposture ótée 9, Et qu'un nceud10 plus sacré donne force au premier. ALBERT Et c'est la justement ce combat singulier Qui devait envers nous réparer votre offense, Et pour qui les édits11 n'ont point fait de défense. POLYDORE Un tel événement rend tes esprits confusla, Mais en vain tu voudrais balancer18 la-dessus. VALÈRE Non, non, je ne veux pas songer a m'en défendre, Et, si cette aventure a lieu de me surprendre, La surprise me flatte14, et je me sens saisir De merveille18 a la fois, d'amour et de plaisir. Se peut-il que ces yeux... ALBERT Cet habit, cher Valère, Soufire mal16 les discours que vous lui17 pourriez faire. Allons lui faire en prendre un autre, et cependant18 Vous saurez le détail de tout cet incident. VALÈRE Vous, Lucile, pardon, si mon ame abusée... 1. Une question d'intérêts. 3. Dès son jeune age. 3. Entraina. 4. Un autre déguisement. 5. N'interroge point tout le monde des yeux. 6. Je parle sérieusement. 7. Tes promesses. 8. Ce subterfuge. 9. Toute ruse disparait de votre amour. 10. Un engagement. 11. Les édits, sans cesse el inutilemenl renouvelés, contre les duels. 13. Te rend rêveur. i3. Hésiter. i4. M'est agréable. i5. D'admiration. 16. Ne permet guère. 17. A Dorothée. 18. Pendant ce temps. ii8 LE DÉPIT AMOUREUX LUCILE L'oubli de cette injure est une chose aisée. ALBERT Allons, ce compliment se fera bien chez nous, Et nous aurons loisir de nous en faire tous. ÉRASTE Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage, Qu'il reste encore ici des sujets de carnage. Voila bien a tous deux notre amour couronné; Mais de son Mascarille et de mon Gros-René Par qui doit Marinette être ici possédée? II faut que par le sang 1'affaire Soit vidée. MASCARILLE Nenni, nenni, mon sang dans 1 mon corps sied trop bien: Qu'il 1'épouse en repos, cela ne me fait rien. De 1'humeur que ' je sais la chère Marinette, L'hymen ne ferme pas la porte a la fleurette *. MARINETTE Et tu crois que de toi je ferais mon galant4? Un mari, passé encor: tel qu'il est, on le prend; On n'y va pas chercher 8 tant de cérémonie, Mais il faut qu'un galant soit fait a faire envie °. GROS-RENÉ Ecoute: quand l'hymen aura joint nos deux peaux7, Je prétends qu'on soit8 sourde a tous les damoiseaux 9. MASCARILLE Tu crois te marier pour toi tout seul, compère? GROS-RENÉ Bien entendu: je veux une femme sévère, Ou je ferai beau brui t10. i. A. a. Dont. 3. Aux amoureltFs. 4. Mon amant. 5. On ne fait pas. 6. Soit taillé pour vous plaire. 7. Le mot est grossier, mais ce sont des valets qui parient. Chamfort {Maximes et pensees, ca. vi) a dit avec plus de délicatesse et d'amertume: «1'amour, selon qu'il exiate dans la société, n'eat que 1'échange de deux fantaisies et Ie contact de deux épidermesn (D). 8. Que tu sois. 9. Les jeunes gens. 10. Une femme sérieuse, ou je ferai du bruit. ACTE V, SCÈNE LX •*9 MASCARILLE Eh! mon Dieu! tu feras Comme les au tres font, et tu t'adouciras. Ces gens, avant l'hymen, si facheux et critiques \ Dégénèrent souvent en mar is pacifiques. MARINETTE Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi2; Les douceurs ne feront que' blanchir * contre moi, Et je te dirai tout. MASCARILLE O la fine pratique! * Un mari confident! MARINETTE Taisez-vous, as de piqué! s ALBERT Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous Poursuivre en liberté des entretiens si donx. 2. De ma lidélilc. 3. uBlanchzr se dit aussi des coups de canon qni ne font qu'effleurcr nne muraille et y laissent une marqué blanche. En ce sens on dit, au figuré, de ceux qui entreprennent d'attaquer ou de persuader quelqu'un, et dont tous les efforlssont inutilea, que tout ce qu'ils ont fait, tout ce qn'ila ont dit, n'a fait que blanchir devant cet homme ferme et opinidtre». {Dictionnaire de Fureticre cité par D). 4. O la fine mouche! 5. «C'est un as* de pic... on s'en sert figurément pour injurier quelqu'un» (Und.). LES PRÉCIEUSES RIDICULES COMÉDIE REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS SUR LE THÉATRE DU PET1T-BOURBON, LE 18 NOVEMBRE 1659, PAR LA TROUPE DE MONSIEUR FRÈRE UNIQUE DU ROI». 1. Titre de 1'édiüon de 168a (D). NOTICE SUR LES PRÉCIEUSES RIDICULES L'édition posthume de 168a procurée par La Grange et Vinot porte, au faux-titre de la page 219, ceci: Les Précieuses ridicules, comédie, représmtèe pour la première fois sur le Théólre du Petit-Bourbon, le f8novembre tS5(f, par la Troupe de Monsieur, Frère unique du Roy, c'est-adire PhUippe d'Orléans. Celui-ci avait, en effet, pris sous sa protection la jeune troupe qui, ayant brille, a Lyon, ii Pézenas, a Rouen, et dans toute la France, revenait au berceau de VlUustre Théatre pour essayer de nouveau, et cette fois avec beaucoup plus de chances de succes, de conquérir le public de la capitale sur les Qrands Comédiens de 1'flotel de Bourgogne et sur les Comédiens italiens, lesquels se partageaient ses faveurs. Nous avons parlé 2 de la première apparition de la troupe devant le Roi, dans la Salie des Gardes, aujonrd'hui salie des Cariatides du Vieux Louvre, le a4 octobre 1658, oü elle représenta PÊtourdi. Le succès de Molière fut tel, nous 1'avons vu, que Louis XIV lui accorda la.salie du Petit-Bourbon pour y jouer «alternativement avec les comédiensitaliens», et c'est la que, le 9 décembre i658, se produisit Le Dépit Amoureux. Cette pièce, de même que la précédente, appartenait au répertoire de province de la troupe errante, et ceci a fait supposer a certains historiens qu'il en aurait été de même des Précieuses ridicules, qui ne sont que d'un an postérieures. Mais La Grange, témoin bienveillant et confident de la vie de Molière, contredit cette bypothèse en afliraiant dans la préface déja citée: * «En 1659, Monsieur de Molière fit la Comédie des 1. Les Oeunres de Monsieur de Molière, Paris, Denys Thierry, Clamle Barbin et Pierre Trabouillet, 1682, in-1 2. En regard du faux-titre dont nous parions, une gravure en taille-douce représente 1'embrassade de Mascarille et Jodelet devant les Précieuses. On en tronvera une reprodnction dans Comédie franeaise, Le Troisiéme Centenaire de Molière de M. Couët, cité a la p. 10, n. i. du pré- 2. Au tome I, pp. g 11. 3. L/Hc-tel du Petit-Bourbon apparait nettement, derrière le Louvre, dans fameuse estampe de Callot nommée Grande vue de Parit. 4. Po a 5 r°. 124 LES PRÉCIEUSES RIDICULES Précieuses ridicules. Elle eut un succes qui dépassa ses espérances: comme ce n'était qu'une pièce d'un seul acte, qu'on représentait après une autre de cinq, il la fit jouer le premier jour au prix ordinaire, mais le peuple y vint en telle affluence, et les applaudissements qu'on leur donna furent si extraördinaires, qu'on redoubla le prix dans la suite, ce qui réussit parfaitement a la gloire de 1'Auteur et au profit de la Troupe.» Le Re gist re de La Grange1 porte, pour 165q, a la date du: «Mardi 18 novembre: Cinna et Les Précieuses a 1'or- d[inaire], i5 s[ous] au parterre 533 livres Part 43 livres 3me Pièce nouvelle de Mr Molière. Une deuxième représentation n'est mentionnée, ensuite, sur la même page que le «Mardi 2.m* Décembre: Alcionée et les Précieuses a 1'ex- [traordinaire], 3o sous i4oo livres Part go livres Ces laconiques articles de compte appellent deux constatations: 1'une, c'est que le Directeur n'avait pas pré vu le succès de sa pièce, puisqu'il avait omis de la donner a l'extraordinaire, c'est-a-dire de doubler le prix des places, comme c'était 1'usage pour les grandes premières, le parterre passant alors de i5 a 3o sous (heureux temps!) et les fauteuils sur la scène d'un écu a un demi-louis 2; l'autre, c'est que, si Pon se rat trapa a cet égard le 2 décembre, cette mesure fut loin de nuire au succès qui alla croissant, puisque la recette s'éleva a plus du doublé. De ce succès nous avons d'autres témoignages que celui, trés éloquent d'ailleurs, des cHffres. Le chroniqueur de la Muse historique, Loret 1'enregistre a la date du 6 décembre s. Cette troupe de comédiens Que MONSIEUR avoue être siens, Représentant sur leur théatre Une action assez foldtre, 1. Couët, op. cit., p. 29, fac-similé, p. 29. 3. De trois k six francs, valeur d'alors. 3. Oeuvre* de Molière, éd. E. Despois, t. II, p. 19 (citée D). NOTICE 135 Autrement un sujet plaisant, A. rire sans cesse induisant \ Par des clioses facêtieuses Intitulé les Précieuses, ' Ont été si fort visités Par gens de toutes qualitis, Qu'on n'en vit jamais tant ensemble Que ces jours passés, ce me semble, Dans l'hotel du Petit-Bourbon. Pour ce sujet mauvais ou ban, Ce n'est qu'un sujet chimérique, Mais si boujfon et si comique, Que jamais les pièces du Ryer, Qui fut si digne du laurier, Jamais POedipe de Comeille, Que Pon tient être une merveille, La Cassandre de Bois-Robert, Le Néron de Monsieur Gilbert, Alcibiade, Amalazonte 2, Dont la cour a fait tant de compte, Ni le Féderic de Boy er, Digne d'un immortel lover, JVeurent une vogue si grande, Tant la pièce semble friande A plusieurs, tant sages que fous. Pour moi, j'y portai trente sous, Mais, oyant3 leurs fines paroles, J'en ris pour plus de dix pistoles. F. Doneau, dans Paris au Lecteur de sa Cocue imaginaire (1660) *, affirme que le succès des Précieuses fut tel qu'on "venait «k Paris de vingt lieues a la ronde, afin d'en avoir le divertissement». Loret, en janvier suivant *, parlant de deux jouvenceaux auxquels on venait d'enlever trois demoiselles qu'ils accompagnaieiit, nous les montre: Criants: «aux voleurs! aux voleurs!» De méme ton que Mascarille, 1. Invitant. 1. De H. Qninanlt (note de Lorei) (D). 3. Enlenda.it. i. Cf. cd. Despois, p. 10. 126 LES PRÉCIEUSES RIDICULES et un conseiller au Parlement, M. Gilbert, prend, par plaisanterie, des billets de Loterie, sous le nom de Marquis de Mascarille1. D'autre part, Mademoiselle Desjardins, lafutureMadame de Villedieu *, nous a laisse un Récit en prose et en vers de la Farce des Précieuses, qui circula d'abord en manuscrit, et fut imprüné dès i66os. Nous y ferons de nombreux emprunts pour nos notes, mais nous nous bornerons ici a souligner que 1'analyse de M,le Desjardins, un peu fantaisiste en apparence, mais au fond exacte, nous rend compte d'un texte qui n'est pas tout-a-fait celui qui nous a été conservé. Elle nons rapporte en effet que*: «peu de temps après la sortie du vieillard \Gorgibus\, il vint deux galants ojfrir leurs services aux demoiselles; Urne semble même qu'ils s'en acquittaienl assez bien. Mais aussi je ne suis pas Précieuse, et je 1'ai connu par la manière dont ces deux illustres fdles recurent nos protestants*: ellen baaillèrent mille fois; elles demandèrent autant quelle lieure il était, et elles don n éren t enfin tant de marqués du peu de plaisir qu'ellesprenaient dans la compagnie de ces aventurier* qu'ils furent contraints de se retirer, trés mal satisfaits de la réception qu'on leur avait faite, et fort résolus de ff en venger, comme vous le verrez par la suite.» Cette visite de Du Croisy et La Grange a Catbos et Madeion n'est que racontée au début de la pièce que nous avons conservée, et il est visible que la scène précédent* aura été supprimée. Quand cela? Probablement entre le 18 novembre 1659, date de la première, et le a décembre, date de la seconde représentation. A vrai dire, on ne comprend pas trop le motif de cette suppression, non plus que le long intervalle séparant les deux représentations. 1. CC E. Roj, La vie et let Oeuvre» de Charles Sorel, Paris, Hachette, 1891, in-8", p. a45, tbèse qui est une des meilleures sources pour Ia connaisaance du monde des Précieuses. a. CC 1'amusant livre d'Émile Magne : Madame de Villedieu, Paris, Mercu re de Frauce, 1907, in-13. 3. Af. Despois 1'a reproduit en entier, pp. 130—1*4, au tome II, de 1'Éd. des Grands T'.critfaitis. 4. I,oco laad, p. 133. 5. «Faiseurs de protestations», comme dira Alceste; ici ccfaiseurs de protestatious d'amour.» NOTICE 137 Sur ces derniers points cependant on pent tirer quelque clarté d'une prédiction après coup, rédigée par Somaize1 : «.Les Précieuses seront de nouveau inquiétées en 165g par ou elles Pavaient été quelque temps auparavant, c'est-a-dire paree que leur nom servira une seconde fois a attirer le monde dans le Cirque des Grecs 2. Grand concours au Cirque *,pour voir ce que Pon y joue sous leurs noms. Elles intêresseront les galants a prendre leur parti. Un Alcoviste de qnalité interdira ce spectacle pour quelaues jours. Nouveau concours au Cirque lorsqu'elles reparaitront.» Un alcoviste de qualité, c'est, dans le iargon des Précieuses, un gentilhomme fréquentant, moins les aleóves peut-être que les ruelles au bord desquelles ces dames trónaient sur leur lit de parade. Quel est celui qui fu t assez puissant pour faire, en 1'absence de la Cour suspendre les représe nt a tio ns ? Nous 1'ignorons. En tout cas, il avait fallu que les cri tiques de Molière portassent loin et haut, pour qu'on s'en émüt a ce point. Ce n'était rien de moins en effet que le beau monde auqnel il s'attaquait. On s'est plu, et 1'auteur le premier, a faire des distinctions. Ne dit-il pas lui-même dans sa préface? «.J'aurais voulu faire voir qu'elle fma comédie) se tient partexit dans les hornes de la satire honnête et permise; que les plus excellente* choses sont sujettes a être copiéespar des mauvais singes qui méritent cPêtre bernés *y que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la Comédie et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais brave* ne se sont point encore avisés de s'ojfenser du Docteur de la Comédie et du Capitan....6 aussi les véri tables Précieuses auraient tort de se pit/u er lorsqu'on joue les Ridicules qui les im i'tent mal.» l. Grand Oictionnaire historique des Précieuses (privilege du i5 février 1661), au 1.1, p. 189, de Ch.-L. Livet: Le didionnaire des Précieuses par le aieu r de Somaize, Paris, Jannet, i856, deux volumes in-i v de la lVdtUotkéque elzé- 1. L'Hdtel de Bourgogne (note de Somaize). 3. Le Théatre italien (id.). 4. Raillés. 5. Type de soldat fanfaron de la comédie italienne. 128 LES PRÉCIEUSES RIDICULES La question est de savoir s'il faut prendre a la lettre cette apologie, ou y voir surtout une mesure de prudence. Posons tout d'abord ceci, qui n'est guère connu, que Molière a pu difficilement avoir en vue, en 165q, la fameuse Cluzmbre bleue, oü. Artliénice, de son vrai nom Catherine de Vivonne, marquise de RambouiUet, s'était réfugiée vers 1608, dégoütée de la grossièreté de la cour du Vert Galant. La, elle recevait, rue Saint-Thomas-du-Louvre \ 1'élite de la haute société du temps: gentilshommes, grandes dames, abbés lettrés, bourgeois aussi, le protestant Conrart, Voiture, «1'ame du rond», Corneille, qui y lut Polyeucte, Vaugelas qui, par ses Remarques sur la Langue francaise, codihait ale bon usager>, Balzac, plus rare, paree qu'il préfère sa vallée soUtaire de 1'Angoümois et qu'il aime mieux se faire représenter par ces lettres gracieuses, dont le naturel et 1'enjouement ont été cherchés et polis a loisir. «Souvenez-vous, dit Fléchier, en 167 a, dans 1'Oraison funebre de Madameducliesse de Montausier ', de ces cabinets que 1'on regarde encore avec tant de vénération, ou 1'esprit se purifiait, oü. la vertu était révérée sous le nom de 1'incomparable Artliénice, oü se rendaient tant de personnes de qualité ou de mérite, qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation.» Se remémorant ainsi les souvenirs de sa jeunesse, le galant prédicateur, qui n'était pas d'ailleurs exempt de préciosité, assimile les ruelles qu'il fréquenta alors a celles qui, sous Louis XIV, avaient enfin trouvé un jus te équilibre entre la licence de 1'j-ge précédent et le raffinement excessif qui y avait succédé par réaction. Raffinement nullement superflu; car il n'était pas souhaitable qu'une aristocratie entière modelat ses moeurs sur celles du Béarnais. Honneur a ceux et surtout a celles, qui introduisirent dans les salons les usages et le ton de la bonne compagnie. Ce n'est pas qu'on songeat a enbannir 1'amour, qui en fait le charme et met dans la couversation le sel de sa grace, mais on exigeait qu'il s'exprimat avec délicatesse et qu'une longue attente, une cour assidue masquat au moins la brutalité du désir. 1. A peu prés a remplacement de 1'actuel Ilótel du Louvre. a. Citée dans les Oeuvre* de Molière, éd. Despois, t. II, p. 66, n. 3. NOTICE 129 Des choses exceUentes en leur principe, arrivent a être vicieuses en leurs résultats: le stage imposé a 1'arnant devient les treize ans de servitude que la Mie d'Artliénice, Julie d'Angennes, impose a Monsieur de Montausier, qni finit par obtenir sa main; la délicatesse dans la louange aboutit aux fadaises.des madrigaux de la Couronne de Julie oü, dans un album calligrapbié, chaque compliment sert a dédier une fleur. Ce qui n'était d'abord qu'un jeu finit par prendre la gravité d'un exercice; mais 1'aristocratie, du fait qu'elle est plus superficielle et plus mobile, verse moins facilement dans ce travers qne la bourgeoisie, plus sérieuse et plus appliquée. De la rue Saint-Thomas-du-Louvre a la Rue de Beaune, du salon bleu d'Artliénice, a celui de Mademoiselle de Scudéry, il y a certainement recul en ce qui touche la bonne grace et la simplicité. Et d'abord, c'est a jour fixe qu'on se réunit, le samedi, Chapelain, Ménage et Co tin, remplacant Corneille et Voiture. Un jour, on fait un concours de madrigaux, un autre d'épigrammes, de maximes1 ou de por traits 3. Dans ce milieu oü 1'esprit chimérique de la vieille fille ne distingue pas toujours trés bien la réalité de la fiction, on invente la Carte du Tendre 3, qui conduit 1'amant sur le fleuve d'Inclination depuis Nouvelle Amitié jusqu'a la Mer Dangereuse et les Terres inconnues en passant par Tendre-sur-Inclination. Peut-être, a distance, et soumettant ces amusements a une investigation scientifique, les alourdissons-nous de tout le poids de notre érudition et de notre pédantisme. S'il n'y a la qu'un jeu, pour traduire d'une facon imagée les étapes qni nous entrainent vers la mer orageuse des Passions en allant de Complaisance a Soumission, Petits Soins, Assiduité, Grands Services, Obéissance, il est spirituel et plaisant. Que si on le prend trop au sérieux et si 1'on transforme la vie en illusion, perdant contact avec la réalité, il sera bon qu'un Molière-Cervantès nous y ramène au fouet de la satire. Cet exces dont 1'Hótel de RambouiUet même n'est pas exempt, il est possible et probable que le 1. Ici 1'exemple par li t de haut. Qu'on songe a celles de La Rochefoucauld. 2. L'usage en vint de la Cour de La Haye, d'oü la princesse de Tarente 1'apporta chez Mlle De Montausier. 3. Elle fignrait au t. X de la Clêlie de Mlle de Scudéry; on en trouvera une reprodnction en appendice a 1'édition des Précieuses de Molière par Larroumet et dans celle de Livet. Tomé II 9 i3o LES PRÉCIEUSES RIDICULES grand Comique 1'ait observé surtout en province. A mesure que nos institutions se centralisent, et Pon sait quelle remarquable continuité présente a cet égard la politique francaise, des Capétiens a nos jours, la Province copie de plus en plus les moeurs et les idéés de Paris et de la Cour. Encore fort indépendante et littérairement importante au XVP siècle (songez a 1'École de Lyon ou a Montaigne), elle sera de plus en plus, au XVIP siècle, soumise, comme les gouvernements locaux, a la tyrannie de Paris. Si donc la Capitale a des Précieuses, la Provence, Lyon1 etl'Auvergne auront les leurs, mais éloignées des modèles; ne les connaissant souvent que d'ouï-dire, elles en exagéreront le caractère, elles seront, comme le dit Molière, dans sa préface «de mauvais singes, qui méritent d'être bernés». L'existence de ces Précieuses ridicules, de ces pelites pecques provinciales, n'est pas seulement attestée par 1'auteur, qui peut chercher a donner le change, mais par Chapelle et Bachaumont pour Montpellier, par Fléchier pour Clermont. Voici ce qu'on lit chez les premiers 2: Dans cette méme chambre, nous trouvames grand nombre de Dames, qu'on nous dit être les plus joü'es, les plus qualifiées et les plus spirituelles de la Ville, quoi que pourtant elles ne Jussent ni trop belles ni trop bien mises. A leurs petites mignardises, leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous crimes bientut que détait une assemblee des Précieuses de Montpellier; mais bien qu'elles fissent de nouveaux ejforts d cause de nous, elles ne paraissaient que les Précieuses de campagne et n'imitaient que faiblement les hótres de Paris. Elles se mirent expres sur le cluzpitre des Beaux Esprits, afin de nous faire voir ce qu'elles valaient, par le commerce qu'elles ont avec eux... L'envie de rire nous prit si furieusement qu'il nous fallut quitter la chambre et le logis, pour en aller éclater d notre aise dans PHótellerie. Les impressions de Fléchier, familier de Rambouillet, ne sont pas trés différentes quand il rencontre les Précieuses au verg na tes 3: 1. Cf. Baldensperger, Etudes d'hïstoire littéraire, 2e série. Paris, Hacbette, 1910. 2. Voyage de Messieurs Chapelle (de son vrai nom C. E. Loullier, f 1686) et Bachaumont, La Haye, 1742, pp. 4o—4i. 3. Cf. Les Précieuses ridicules, éd. Ch.-L. Livet, Paris, Dupont, 1884 p. 87. NOTICE i3i Ce bruit de ma poésie fit un grand éclat et m'attira deux ou trois Précieuses languissantes, qui recherchèrent mon anutié et qui crurent qu'elles passeraient pour savantes, dès qu'on les aurait vues avec moi, et que le bel esprit se prenait aussi par contagion. M"> de Scudéry, dans le Cyrus, a voulu, de son cóté exalter «Pair de la Cour» aux dépens de «Pair des Provinces» et souligner la différence entre la Précieuse et la Pédante en faisant son propre portrait sous le nom de Sapho1, «qui sait tant de choses différentes... sans faire la savante, sans en avoir aucun orgueil, et sans mépriser celles qui ne le savent pas», dont la «conversation est si naturelle, si aisée, et si galante», qu'on ne lui entend jamais dire, en une conversation générale, que des choses qu'on peut croire qu'une personne de grand esprit pourrat dire sans avoir appris tout ce qu?elle sait...». Et a Sapho elle oppose, d'une part «ces femmes qni pensent qu elles ne doivent jamais rien savoir sinan qu'elles sont belles, et qu'elles ne doivent jamais rien apprendre qu'a se bien coiifer», d'autre part la pédante, personnifiée par Damophile. En fait, Molière, en dépit de ses déclarations ne pouvait pas attaquer les Précieuses ridicules, iussent-eUes de province, sans atteindre, a travers elles, leurs modèles parisiens, fussen t-i 1 s de haute volée. II est bien vrai que Ménage nous dit8: J'étais d la première représentation des Précieuses ridicules de Molière, au Petit-Bourbon. M"" de Rambouillet y était, M"" de Grignan *, tout le cabinet de Rambouillet, M. Cliapelain et plusieurs autres de ma connaissance. C'était faire preuve de gout et d'habileté; c'était en même temps imposer silence, par la présence, aux mauvaises langues qui allaient s'excercer. Au reste, Madame de Rambouillet était alors d'un grand age, elle avait perdu son fils en i654. Julie d'Angennes, l'ayant quittée, dès i645, pour devenir Mm« de Montausier, la Chambre bleue ne possédait plus son éclat d'antan: si réellement Molière ». i^.p.xvn. a. Si spirituelle (sur les sens du mot galant au XVHe siècle,Yoir F. Brunot Histoire de la Languejrancaite, t. III, Paris, Colin, 1909, iu-8°, pp. a36 24o)' 3. Menagiana, cités par Despois, au t. II des Oeuvres de Molière, p. 14 4. Sa fille, soeur de Madame de Montausier (Julie d'Angennes) l32 LES PRÉCIEUSES RIDICULES 1'avait visée, il n'eut blessé qu'un anguste cadavre. Mais les Samedis de MUe de Scudéry, eux, étaient encore florissants, et il n'est pas douteux qu'ils ne fussent grandement infectés de préciosité. Aussi, c'est de ce cóté-la semble-t-il que partit 1'attaqne, et elle fut vive. Somaize la menait, et la facon dont il procéda, témoigne aussi bien du succès de la pièce que de la fureur qu'elle provoqua dans les milieux qui se sentaient atteints 1. Profitant du bruit, cet auteur donne successivement son Grand Dictionnaire des Précieuses ou la Clef de la langue des ruelles *, oü il reprend, en les traduisant, les pbrases qu'avait raillées le Comique, puis il met en vers les Précieuses ridicules *> commettant un larcin dont il se couvre en criant bien haut, dans la préface de ses Véritables précieuses^, comédie imprimée un peu avant, que Molière «a copié les Précieuses de M. 1'abbé de Pure, jouées par les Italiens.» Assertion difficile a vérifier paree que la pièce de 1'abbé de Pure, écrite «en langue toscane», ne nous a pas été conservée. Par contre nous avons de lui un roman: «La Précieuse ou le Mystère de la ruelle,r> publiée en 1656 4 qui, sous couleur de critique, est plutót une apologie de la Précieuse qu'il délinit ainsi ': Pour la Précieuse c'est un animal dune espèce au tant bizarre qu'inconnue... La Précieuse n'est point la fille de son père, ni de sa mère.... elle n'est pas non plus l'ouvrage de la nature sensible et matérielle; elle est un extrait de l'esprit, un précis de la raison.... L'objet principal, et qui occupe tous leurs soins, c'est la reclierche des bons mots et des expressions extraordinaires; c'est d juger des beaux discours et des beaux ouvrages, pour conserver dans l'empire des conversations un juste tempérament entre le style rampant et le pompeux. Elles se donnenf encore charitablement la peine de censurer les mauvais vers l. Je ne puis songer a faire ici 1'histoire de ces milieux, je me borne k renvoyer au Manuel bibliographique de la Litièrature francaise moderne de G. Lanson, 3e ed., 1921; n°' 3ia6—3l4l, ainsi qn'au Supplément, mêmes numéros, qui conduira le lecteur anx ouvrages fondamentaux de Somaize, de Cousïnet en particulier i celni de Ch.-L. Livet, Précieux et Précieuses, 3e éd., Paris, Weiter, 1895, in-8°. Cf. anssi Brunot, Histoire de la Langue, t. III, Première partie (1909), cb. IX. a. Privilège du 3 mars 1660; cf. ed. Despois, t. H, p. ai, n. 1 et a. 3. Privilège du 12 janvier 1660, cf. ibid., n. 3. 4. Le tome IV cependant ne fut acbevé d'imprimer que le 9 mai l658, cfibid., p. aa, n. 3. 5. Cf. Les Précieuses ridicules, éd. Livet, pp. XI-XIII. NOTICE i33 et de corriger les passables, de travailler les dons de l'esprit et de les mettre si bien en oeuvre qu'ils puissent arrêter les sens, élever le commerce de leurs plaisirs, et les rendre ainsi aussi spirituels que sensibles. On dit qu'il y a une espèce de religion parmi elles, et qu'elles font quelque sorte de voeux solennels et inviolables, ét qu'elles jurent en pleine conversation de garder toute leur vie JLe premier est de subtilité dans les pensees; le second est de méthode; le troisième est celui de la pureté du style. Pour avoir quelque chose de commun avec les plus par faites sociétés, elles en font un quatrième, qui est la guerre immortelle contre le Pédant et le Provincial, qui sont leurs deux ennemis irréconciliables. Mais pour enchérir encore pardessus cette dernière pratique, elles en font un cinquième, qui est celui de Pextirpation des mauvais mots. Ces voeux, tels que les formule le galant abbé de Pure, M"e de Scudéry ne pouvait répugner a les prononcer, et Molière ne pouvait manquer de s'en inspirer pour les railier, car il ne devait guère prendre au serieux le quatrième : la guerre au Pédant et au Provincial, que, lui, pratiquait réellement et plus efficacement que les habitués des Samedis. S'inspira-t-iï aussi de la pièce perdue du même abbé? c'est probable. Somaize précise qu'ü y «vola» 1'idée des «deux valets... qui se déguisent pour plaire a deux femmes et que leurs maitres battent a la fin: il y a seulement cette petite différence, que, dans la première, les valets le font a 1'insu de leurs maitres, et que, dans la dernière, ce sont eux qui leur font faire1». Différence assez notable, puisqu'elle touche au ressort même de 1'intrigue, mais la ressemblance n'est pas telle qu'il faille conclure au plagiat, car le déguisement du valet en maitre est un thème courant de la comédie d'alors et qui se retrouve par exemple dans le Jodelet ou le Maitre valet de Scarron, joué en i645*. Le nom de Jodelet nous amène a préciser la nature de la pièce de Molière, que sa préface appelle Comédie et que MUe Desjardins en son récit appelle farce *. Si on veut i. Cf. éd. Despois, t. II, p. a3. 9. Bad., p. 94. 3. (iNot oniy does Les Précieuses ridicules answer to the general delinition of a farce, but it is a direct descendant of the French medieval farcen, écrit M. Tilley, dans son beau livre sur Molière (Cambridge TJniversity Press, 1991, in-6°). i34 LES PRÉCIEUSES RIDICULES bien se reporter plus loin a notre liste des Personnages et aux notes qui les accompagnent, on verra qu'a une ou deux exceptions prés, ces personnages portent les nonu des acteurs qui les jouent. C'est donc une pièce de présentation de troupe, une sorte de montre ou parade, oü le public reconnait ses favoris et ses favorites dans les emplois qui leur sont propres1: formule empruntée aux Italiens. Philibert Gassot, sieur de Croisy, n'a même pas a usurper un titre, puisque cet authentique gentilbomme de Beauce, tel le Sigogtiac du Capita ine Fracasse, est entré volontairement dans une troupe de campagne, passant ensuite en i65q dans celle de Molière, oü il devait créer plus tard Tartuffe s. A la même date, y était entré Charles Variet, dit de La Grange, qui va apparaitre sous ce dernier nom dans les Précieuses. Quant a Julien Bedeau dit Jodelet, c'était avec Turlupin et Gros-Guillaume 1'un des plus illustres «farceurs» dn Théatre francais. Sa fignre enfarinée, son grand nez, sa longueur et sa maigreur, suffisaient a faire éclater de rire le public, avant qu'il eüt ouvert la bouche. Passé du Théatre du Marais a la troupe de Monsieur, a Paques i65q, il n'y bril La qu'un an, puisqu'il mourut le 26 mars 1660 *. A coté de lui, mais moins connu, Molière, sous le nom de Mascarille, a, avoue Somaize *, «ajouté beaucoup par son jeu, qui a plu a assez de gens, pour lui donner la vanité d'être le premier farceur de France.» Ce nom il le tire de la maschera, du masqué sous lequel il joue, tel Arlequin ou Pantalon; si J.-B. Pocquelin ne Pavait laissé tomber nn jour et s'il n'était resté qn'un grand acteur, c'est sous le nom de Mascarille que sa renommee serait parvenue jusqu'a nous. Appliquons la même Clef a Pidentification des autres Personnages de la première distribution: Madeion sera Madeleine Béiart, qui avait été partie a 1'acte de constitution de YlUustre Théatre en if>43. Cathos est Catherine 1. La Critique de l'Ecolt da Femmes et l'Impromptu de Versailles seront a. Let Précieuses ridicules, éd. G. Larroumet, Paris, Garnier. 1011 in-80 p.5a. 3. Jodelet fut remplacé par René Berthelot dit du Pare, dit Gros-René, qui, selon Loret, valait «troia fois Jodelet.» Dans le Tableau des Farceurs francais et italiens depuis soixante ans etplut.peints en 16yo, Jodelet fignre 1 cdté et nn peu en arriere de Molière (Collection de Ia Comédie francaise); cf. la brochure de M. Couët, Comédie francaise etc..., p. 44. 4. Cité par Despois, au t. II des Oeuvres de Molière, p. ? i. NOTICE i35 Leclerc, dite de Rosé, alias Mue de Brie1; Marotte, Marotte Raguenau, fille du boulanger poète, a qui Rostand a fait une manière de célébrité, et plus tard épouse de La Grange. II n'y a pas jusqu'a Gorgibus qui ne soit vraisemblablement le nom de théatre, non encore identifié, d'un acteur de la Troupe. Ainsi donc, les Précieuses ridicules sont une farce ou une parade que le génie d'un homme élève a la hauteur de la grande Comédie et de la grande Satire. Elle réalise la fVision de la farce francaise traditionnelle, oü les coups de baton ont toujours leur róle, et de la commedia delParte, a laquelle elle emprunte les farcitures ou répliques improvisées, ainsi que les masques ou personnages a condition et caractère permanents, mais elle fait de cette fusioh quelque chose de nouveau et d'original, en substituant a la complication de 1'intrigue, a la satire des situations, a la présentation de quelques types comiques (mari bafoué, rusé valet, pedante, bravache), une satire générale d'un travers du temps et des milieux qui en sont atteints. II y a dans le Menagiana 2 on propos de M. Ménage s, des impressions sur la première des Précieuses, que ie n'ai pas mentionnées a propos de celle-ci, paree que je ne les crois pas authentiques et que 1'on peut soupconner 1'auteur dé s'être donné après coup une si remarqnable clairvoyance. En fait, il est bien rare qu'on juge aussi exactement de la portee d'un événement littéraire ou d'une oeuvre nouvelle: Au sortir de la comédie, prenant M. Chapelain par la main: «.Monsieur, lui dis-je, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent détre critiquées si finement et avec tant de bon sens; mais croyez-moi, pour me servir de ce que Saint Rémy dit d Clovis, il nous faudra bruler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brulé. Cela arriva comme je Pa vais prédit, et Pon re vint du galimatias et du style forcé, dès cette première représentation. Je fais non moins bon marché de 1'anecdote déja citée l. II ne fant donc pas son gr r a Caihtrine de Rambouillet et a Madelcine de Scudéry, encore qne Molière, en désignant d'autres actrices, eut évité cette fa- a. De 1693, cf. Oeuvres de Molière, éd. Despois, p. i4. 3. A la suite du passage que nous avons cilé un peu plus haut. i36 LES PRÉCIEUSES RIDICULES a la page 15 de ce volume, et qu'on rapporte aux Précieuses, ou encore de ce mot que Segrais1 attribue a Molière après le succès de cette pièce: «Je n'ai plus que faire d'étudier Plante et Térence, ni d'éplucher les fragments de Ménandre: je n'ai qu'a étndier le monde». Pour 1'auteur dramatique, c'est parfois une profitable école que le succès: 1'oeuvre théatrale n'est pas, par essence, destinée a être Ine, elle n'existe qu'en fonction dn public qu'elle fait vibrer, de 1'acteur qui 1'interprète et de la scène oü. elle se déroule. Si Molière n'eut pas toute la clairvoyance conscieu te qu'on lui prêta rétrospectivement, au moins sentit-il qu'il avait 1'oreille du public et de la Cour. Le jeune Roi, revenant de St. Jean-de-Luz oü il avait épousé 1'Infante d'Espagne, Marie-Thérèse, se fit jouer l'Etourdi et les Précieuses au bois de Vincennes, dès le 29 juillet 1660, puis de nouveau au Louvre, le 21 octobre et derecbef, le 26, «chez Son Éminence M. le Cardinal Mazarin, qui était malade dans sa chaise.» La Grange ajoute que le Roi «vit la comédie incognito, debout, appuyé sur le dossier de ladite chaise de Son Éminence» et «gratiiia» la troupe de 3ooo livres. La lumière descendante et la lumière ascendante croisaient leurs rayons sur le génie naissant de Molière. Le roi de vingt-deux ans, protégeait le débutant quadragénaire, reconnaissant en lui un des ministres de sa propre gloire. Ce ministre il 1'accepte et le soutient d'autant plus volontiers que Molière, comme Colbert, est issu de Ia bourgeoisie, qni est le solide appui de la monarchie. Qu'il s'attaque aux marquis, aux faux-dévots, aux Précieuses, le Louvre ne lui fera point obstacle et au contraire protégé de son ombre ce Palais Royal, oü la troupe de Monsieur se transférera au début de 1661 8. Désormais la Comédie n'est plus seulement un divertissement, elle est une force morale, capable de modifier la société en fustigeant ses vices et ses ridicules. La préciosité ne survécut point aux railleries de Molière. Si, des expressions qu 'elle avait mises en honneur, plusieurs restèrent, comme: perdre son sérieux, un certain tour d'esprit, chdtier son style, 1. Segresiana, 1721, p. 212, cité par M. Despois, au t. II des Oeuvres de Molière, p. 16. a. Après une interruption de trois mois, les représentations commencent au Palais-Royal, le jeudi 20 janvier 1661, par le Dépit amoureux elleCocu imaginaire; cf. Comédie francaise, Le iroisième Centenaire etc.., p. 13. NOTICE ,37 faire figure dans le monde, le fin du fin, et bien d'autres, 1'absence de naturel, le raffinement excessif dont elles témoignaient disparurent. On ne voiturera plus les commodités de la conversation; le miroir ne sera plus le conseiller des gróces, les ioues ne seront plus les trónes de la pudeur, les pieds, les diers soujfrants, et tel ustensiie de cbambre a coucher la soucoupe inférieure. II ne faudrait pas cependant en attribuer le merite unique a Molière. Les attaques de Boileau sont dirigées dans le mème sens, qui est celui de la nature, de la raison et de la vérité. La tragédie de Racine cherche a pénétrer les bommes et a les peindre, suivant la classique expression de La Bruyère «tels qu'ils sont». La Fontaine, en un cadre d'apparence plus modeste, n'agit pas autrement, dans les Contes ou dans ses Fables. Si Part n'est pas 1'imitation de la nature, s'il en est 1'élaboration, il se renouvelle pourtant en se retrempant a cette source éternelle. Molière, de plus en plus, s'eflbrcera de faire vrai, de travailler non plus «de chic», comme on dit en termes d'atelier, mais d'après nature, et de faire mouvoir sur les planches non des mannequins mais des hommes. II a encore cependant des progrès a réaliser. Si Gorgibus est bien le bourgeois qui veut caser ses filles selon la loi de la familie et de la société et qui s'irrite de les voir perdues dans des billevesées, gaspillant, a «se graisser le museau», «le lard d'une douzaine de cochons pour le moins», La Grange et du Groisy, prétendants évincés par les Précieuses pour insufiisance de galanterie, ne sont pas des types trés accusés et, au reste, ils ne paraissent guère. Toute 1'attention se concentre donc sur cette partie carrée que iouent avec leurs visiteurs les deuxpecquesprovinciales, Madeion et Cathos, la fille et la nièce de Gorgibus, celle-ci imitant celle-la et rivalisant avec eUe d'horreur pour les platitudes du mariage, de goüt pour les compUcatiöns du roman et de préciosité dans le langage. On peut trouver qu'elles accueillent un peu trop facilemen t les hommages des deux valets déguisés, mais ne sont-ils pas si galants, si a la mode, les jambes si chargées de rubans, le langage si outré de métaphores, si couverts de gloire mondaine et militaire et enfin ne sont-elles pas Ridicules? Pour la première fois, devant les grimaces de ce quatuor, le rire éclate, complet et franc, jailli non de situations i58 LES PRÉCIEUSES RIDICULES connues, de caractères traditionnels ou de 1'intrigue, mais du fait que le public est devenu complice de 1'auteur, que la satire s'étale devant lui; lui révélant tout-a-coup en 1'exagérant, le grotesque de ce qu'il a pu voir et entendre dans les salons et dans la rue, sans même sourire. La vis comica, la puissance comique des Précieuses est irrésistible, elle asurvécu au défaut qu'elieraille et qu'elle a contribué a tner \ Elle n'a pas eu moins d'action dans le reste de 1'Europe qu'en France, car 1'imitation de nos manières, trés répandue au XVH'" siècle, devait aussi en faire goüter au dehors la satire. En ce qui touche les Pays-Bas du Nord, n'oubhons pas que deux Hollandaises au moins ont été en contact avec nos milieux précieux, qui leur ont conféré les pseudonymes d'Ursace (Anne Visscher)1 et Statira (Anna-Marie de Schurmann) s: Statira est une Précieuse dlslande [la Hol lande]. Les éerits de cette fille sont connus de tout le monde, et personne n'ignore qu'elle ne soit une des plus savantes Précieuses qui ait jamais été ? Elle a composé des livres en plusieurs langues, et Cléophus [Colletet père] en a traduit quelques uns en la nótre. Ce n'est cependant qu'en i685 que P. de la Croix traduisit les Précieuses ridicules en hollandais et en vers sous le titre de De belachefyke hoofsehe Juffers, alors quel''Étourdi 1. Nous possédons, outre celle de M. Despois, d'excellentes éditions annotées des Précieuses ridicules par MM. G. Lanson (Paris, Hacbette, 16° éd., loao; in-16); G. Larroumet (Paris, Garnier, 1911,111-12); Ch.-Livet (Paris, Dupont[ 1884, in-12), G. Reynier (Paris, Garnier, 1911, in-16). J'y ferai dans mes notes de nombrenx emprnnts, signalés chaque foia par le nom du commentateur, de telle sorte qne notre édilion donne ici ''équivalent dea éditions cum commentariis variorum d'auteurs classiques. 2. Et non Wischer, comme écrit par errenr M. Livet dans son édition du Didionnaire des Précieuses de Somaize, t. II, p. 368. Sur les deux filles de Roemer Visscher, voir le livre recent de Lya Berger, las femmes Poètes de la Hollande, Paris, Perrin, 1922, in-18, pp. g3—110. 3. Sur les rapport» de celle-ci avec nos compatriotes, voir mes Écrwainsfrancais en Hollande dans la première moitié du X.VI1' siècle, p. 437 et n. 4, 536 et n. 4. On y lira notamment le récit de sa curiense entrevue avec Descartes. NOTICE i3q 1'avait été par J. Dullaert, dès 1672, sous le titre de Oratyn en Maskariljas of den ontijdigen loskop \ Je n?ai pas besoin de rappeler a mes lecteurs quels applau&ssements unanimes accueillirent a Amsterdam les Précieuses lors de la reprise qui en fut 1'ai te a 1'occasion du Tricentenaire. Le bon sens hollandais aime a se chercher et a se retrouver dans le bon sens francais de Molière. 1. Cf. le livre du regret té J. A. Worp, Geschiedenis van het Drama en van het Tooneel in Nederland, Groningen, J. B. Wolters, 1908, t. II, pp. 122— 110. Voir aussi Ia these de H. E. H. van Loon, Nederlandsche Vertalingen naar Molière uit de tyde eeuw, La Haye, L. A. Dickhoffs Jr., ign,in-8°. De la Croix a change les noms des protagonistes, ne gardant qne ceux de Marotte et de Jodelet (v. Loon, op. cit., p. 5l). Les Précieuses y deviennent Dina et Bregt; leurs partenaires, Met et Kaat. On les représente, et ceci ne laisse pas d'étre amusant, comme des poupées de La Haye, dont on oppose la légèreté au sérieux de ceux qni fréquentent la Boürse et le Dam. Pour mieux transposer encore, on cite Hooft, Vondel et Jan Vos. NOTICE SUR LA MUSIQUE DANS LES PRÉCIEUSES RIDICULES Molière fait intervenir la musique dans deux scènes des Précieuses Ridicules. C'est d'abord a la scène IX, oü Mascarille cbante le petit impromptu qu'il vient de dire. E. se plaint de ce que la mauvaise saison ait altéré la douceur de sa voix et ajoute comme excuse: «N'importe, c'est a la cavalière.» On appelait cbanter d la cavaUère chanter sans accompagnement; c'était généralement les petites chansons a danser ou les petits airs a boire qui s'exécutaient ainsi, tandis que les airs plus sérieux étaient accompagnés par un ou plusieurs instruments. Bacilly, un maitre a chanter de 1'époque et auteur d'un ouvrage sur 1'enseignement du chant, déclare: «De tous les instruments ceux qui sont a présent le plus en usage pour soutenir la voix, c'est le clavecin, la viole et le théorbe» \ Cependant il ajoute un peu plus loin: «Je trouve q\ie c'est faire le précieux ou la précieuse de se piquer de ne point chanter sans théorbe, comme font la plupart des gens, puisqu'il est vrai qu'il se présente mille occasions, oü 1'on n'a pas, a point nommé, ni le théorbe, ni celui qui le touche.» II y a de la chromatique ld dedans, 1'emploi du chro^matisme, rare au moyen-age, devient plus fréquent a partir de la fin du XVI" siècle. Au XVIP siècle, on dissertait sur la valeur d'expression du genre chromatique. Le P. Antoine Parran, dans son Traité de la musique théorique et pratique (i63g) admet que le chromatique «donne une merveilleuse grace au chant et a 1'harmonie». Sébastien de Brossard écrit dans son Diclionnaire de musique: «C'est un des trois genres de la musique des Anciens, et qui fait Ie plus bel ornement de la musique moderne2.» Un joli exemple de chromatisme nous est fourni par le début d'un 1. Remarques curieuses sur l'Art de bien chanter, por le steur B[énigne] Df«] B[«ei«r] Paris, 1668, p. 17. 3. Dictionnaire de musique. Amsterdam, 1703. NOTICE i4i air d'un des plus célèbres chanteurs du XVII6 siècle, Michel Lambert. Voici cette phrase1: D'un feu secret je me sens, je me sens consumer... II est possible que Molière fasse répéter a Madeion une phrase qui était employée par beaucoup de personnes sans qu'elles en comprissent bien le sens. Cependant 1'air que nous venons de citer ayant été composé a la même époque que les Précieuse*, on pourrait admettre qn'un certain nombre de mélodies du même genre circulaient dans les ruelles. L'air que chantait Mascarille, au temps de Molière, n'a pas été conservé. D'après les éditeurs des Grands Ecrivains de la France, on chante aujourd'hui habituellement nn air qui a été adapté aux paroles par M. Régnier, d'après un motif du Déserteur de Monsigny (1769). Dans la scène XII, Mascarille a fait vertir des violons pour qu'on puisse danser. Lui-même commence par danser une courante. La courante était alors trés a la mode. Dans son Harmonie universelle (i636), Mersenne prétend qne c'était «la plus fréquente de toutes les danses pratiquées en France». Elle apparait dans la seconde moitié du XVI* siècle et, déja aux environs de 1600, nous la trouvons dans un grand-nombre de recueils de musique, tant instrumentale que vocale. Mersenne nous dit qu'elle était exécutée «sous un air mesur é par le pied iambique». En France, elle est, en général, restée fidéle au rythme bmaire, tandis qu'en Allemagne et en Italië, eUe apparait sous un rythme ternaire 2. Brossard la définit: «Espèce de danse dont l'air se note généralement en triple de blanche (c. a. d. 8/2) avec deux reprises, qu'on recommence chacune deux fois». Ce qui caractérise la courante a 1'époque de sa grande vogue c'est, 1. Ballard, Airs de différente auteurs, XII" Uttc, Paris 1660. Le méme air se tronre aussi, nn pen plns developpé, dans le recneil d'airs de Lambert, publid en 1689. Sur M. Lambert, cf. Th. Gerold, VArt du, chant en France au XVIP siècle. Strasbourg, l92l,in-8°. 2. V. J. Ecorcheville, Vingt suites d'orchestre du XVII' siècle francais. Paris, 1906. i4a LES PRÉCIEUSES RIDICULES outre le rythme iambique, le débat par anacroose et un élargissement a la fin de la phrase. Une courante chantée, tirée d'un recueil de 1619, représente parfai temen t ce type1: Sa beau-té extrê-me Veut que je 1'ai-me, mais j'en suis ar-rê - té Par sa lé - gè-reté. Rien ne lui peut chan-ger son coeur léger, 11 en fau-drait bien être é-pris Pour souf - frir ses mé - pris. Les courantes de la seconde moitié du XVIP siècle présentent de nombreuses variétés de ce type primitif. Malheureusement, nous ignorons 1'ordre des pas de la courante. II parait qu'au milieu du XVIP siècle son chemin avait la forme d'un Z, plus tard on lui donna celle d'un S. La courante étant mentionnée dans plusieurs pièces de Molière, nous aurons 1'occasion de revenir sur cette danse. I. Airs de cour et de différents auteurs, 1619. La courante de Boyer (i64a), •cltee P»r Ecorcheville {puur. cité, p. 66) est a peu pres identique a celle-li. LES PRÉCIEUSES RIDICULES COMÉDIE EN UN ACTE PRÉFACE DE L'AUTEUR C'est une chose étrange qu'on hnprime les gens malgré eux K Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerais toute autre violence plutót que celle-la. Ce n'est pas que je veuille faire ici 1'auteur modeste, et mépriser, par honneur2, ma comédie. J'olfenserais mal a propos tout Paris, si je 1'accusais d'avoir pu applaudir a une sottise. Comme le public est le juge absolu de ces sort es d'ouvrages, il y aurait de 1'impertinence 8 a moi de le démentir*; et, quand j'aurais eu la plus mauvaise opinion du monde de mes Précieuses ridicules avant leur représentation, je dois croire maintenant qu'elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais, comme une grande partie des graces qu'on y a trouvées dépendent de 1'action 6 et du ton de voix, il m'importait qu'on ne les dépouillat pas de ces ornements; et je trouvais que le succès qu'elles avaient eu dans8 la représentation était assez beau pour en demeurer la. 1. Réclamation habituelle des auteurs du XVII" et du XVIIIe contre les publications subreptices ou prétendues telles, faites a leur insu sur un manuscrit qui leur aurait été dérobé. Quand il a'agit d'une pièce dont plusieurs copies circulaient parmi les comédiens, de telles publications étaient faciles et même liciLes, si 1'auteur u'avait point sollicité de privilège. Le directeur de troupe qu'était Molière retardait toujours la publication de ses pièces, car, une fois iraprimées, elles tombaient dans le domaine et n'importe qui pouvait les représenter. Dans le cas présent Molière fait allusion k la version en vers publiée par Somaize et qu'il attribuait a 1'abbé de Pure. 3. Par point d'honneur (Lanson). 3. Inconvenance (Lanson). 4. ' D'infligeran public un démenti. 5. Du jeu des acteurs. 6. A. LES PRÉCIEUSES RIDICULES J'avais résolu, dis-je, de ne les faire voir qu'a la chandelle \ pour ne point donner lieu a quelqu un de dire le proverbe *, et je ne voulais pas qu'elles sautassent du théatre de Bourbon s dans la galerie du Palais *. Cependant je n'ai pu 1'éviter, et je suis tombé dans la disgrace 6 de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilège obtenu par surprise 8. J'ai eu beau crier: «O temps! 6 mosurs!» 7, on m'a fait voir une8 nécessité pour moi d'être imprimé, on d'avoir un procés; et le dernier mal est encore pire que le premier. 11 faut donc se laisser aller a la destinée, et consentir a une chose qu'on ne laisserait pas de faire sans moi. Mon Dieu! 1'étrange embarras qu'un livre a mettre au jour, et qu'un auteur est neuf8 la première fois qu'on Pimprime! Encore, si Pon m'avait donné du temps, j 'aurais pu mieux songer a moi, et j'aurais pris toutes les précautions que messieurs les auteurs, a présent mes confrères, ont coutume de prendre en • semblables occasions. Outre 1. Aux feux de la rampe (alors composés de chandellea). 2. Pour ne pas fournir k quelqu'un 1'occasion d'invoquer le proverbe, que cite eu ces termes le Dictionnaire de Furetière (1690): uChandelle se dit proverbialement en ces pbrases: Cette femme est belle u la chandelle, mais lejour gdte tout, pour dire que la grande lumière fait aisëment découvrir ses dëfauts» (D). 3. Le Petit-Bourbon, cf. notre Notice, p. 12 5. 4. Tl y a nne pièce de P. Corneille, de i634, qui porte ce titre paree qu'elle se joue dans la («Grande Salie» gothique du Palais de Justice, la salie a la Table de marbre, dans les galeries de laquelle les libraires étalaient les nouveautés. Cf. la gravure d'Abraham Bosse reproduite dans Corneille, Théatre choisi, par S. Rocheblave et Ch.-M. Des Granges, Paris, Ha tier, 1922, in-18, p. 5o. Le libraire Guillaume de Luynes, qui eut le privilège de vente de la première édition des Précieuses ridicules, s'intitule «libraire juré, au Palais, dans la Salie des Merciers, k [1'enseigne de] Justice», et les deux libraires associés ïi ce privilège, Charles de Sercy et Claude Barbin, demeurent également au Palais, le premier dana la salie Danphine, le second dans la Grand' salie (D). J'avais baptisé pompeusemenl Galerie du Palais les étalages des bouquinistes de VOudmanhuispoort devant 1'Universitë a Amsterdam, lesquels en rappelaient assez bien 1'aspect. 5. Et j'ai eu le malheur. 6. J. Ribou obtint un privilège (autorisation royale garantissant un libraire contre toute contrefacon), le 12 janvier 1660. Le 19, Guill. de Luynes en obtint un autre qu'il partagea avec Ch. de Sercy et Claude Barbin ; le 20, le privilège surpris par Ribou fut annulé, mais, le 3 mars, celui-cien obtint un nouveau pour imprimer les Précieuses ridicules en vers, ce qni 1'obligea a les faire rimer par Somaize (Lanson). 7. O tempora! o more*! (Cicéron, Catilinaires I, 1). 8. Jeu de mots sur neuf<\u\ a ici k la fois le sens de nouveau et le sens A'emèarrassé, emprunté. 9. En de. PRÉFACE DE L'AUTEUR i4ö quelque grand seigneur que j'aurais été prendre, malgré lui, pour protecteur de mon ouvrage, et dont j 'aurais tenté1 la libéralité par une épitre dédicatoire bien fleurie, j'aurais taché de faire une belle et docte préface, et je ne manque point de livres qui m'auraient fourni tout ce qu'on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, Pétymologie de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste. J'aurais parlé aussi a mes amis, qui, pour la recommandation de * ma pièce, ne m'auraient pas refusé, ou des vers francais, ou des vers latins 8. J'en ai méme qui m'auraient loué en grec, et 1'on n'ignore pas qu'une louange en grec est d'une merveilleuse efficace * a la tête d'un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnaitre, et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour jusüfier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J'aurais voulu faire voir qu'elle se tient par tout dans les bornes de la satire honnéte et permise, que les plus excellentes choses sont sujettes a être copiées par de mauvais singes qui méritent d'etre bernés 6; que ces vicieuses imitaüons de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie, et que, par la même raison, les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser dn Docteur de la Comédie, et du Capitan non plus que les juges, les princes et les rois, de voir Trivelin^, ou quelque autre sur le théatre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi: aussi les véritables Précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, i. Éprouvé, taté. a. Pour recommander. 3. Ce qu'on appelle pièce» liminaire» (c'est-a-dire placëes au seuil du volume) et qui manqnaient rarement alors. L'auteur y est loué, sans mesure, par ses amis, en vers grecs, latins ou francais, tandis que lui-méme déverse ses flatteries sur le grand seigneur qu'il a choisi comme patron. Hegardez par exemple la dédicace du Don Sanche d'Aragon, comédie héróique (i55o) de P. Corneille k Monsieur de Zuylichem, c'est-a-dire Conatantin Huyghens,ou celle de CinnakM. de Montoron, financier vaniteux et sol, que le poète compare k Auguste. Scarron rail le les auteurs «qui faisaient les gueux en vers et en prose», en dédiant un de ses ouvrages k «tres honnéte et divertissante chienne Guillemette» (Reynier). 4. Effet, grace, au sens religieux du mot. 5. Sur cette distinction entre les «véritables Précieuses» et les «Précieuses ridicules», voir notre Notice. 6. Au sujet de ces deux types de la Comédie italienne, cf. notre tome I. 7- Valet de la Comédie italienne. Le Cardinal de Retz dans ses Mémoires (1.1) dit, en parlant de Mazarin, que, lorsque la reine le choisit pour ministre «il parut d'abord 1'original de Trioelino principe» (Larroumet). Tome II 10 i46 LES PRÉCIEUSES RIDICULES comme j'ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luynes veut m'aller relier de ce pas1: a la bonne heure *, puisque Dieu Pa voulu. LES PERSONNAGES: LA GRANGE» ) •rv ahaicv» 1 amants rebutes Dtj CROlaY s, j GORGIBUS, bon bourgeois MADELON* fille de Gorgibus, ) , . .,. , k nmAP e •! in -i ! iTecieuses ridicules CiAlrlUo*, mece de Gorgibus, j M A ROTTE 8, servante des Précieuses ridicules ALMANZOR', laquais des Précieuses ridicules «Le marquis de» MASCABJLLE, valet de la Grange 8 «Le vicomte de» JODELET 9, valet de du Croisy Deux Pohteuhs de chaises Voisenes VlOLONS La scène est a Paris dans la maison de Gorgibus10. 1. On vendait les livres ou en blanc, c'est-a-dire broché, ou, Ie plus souvent, reliés en plein cuir. Sur ce de Luynes v. les n. 4 et 6 de Ia page i44. 2. A Ia grace de Dieu ! 3. 11 est curieux de voir ici deux personnages porter leurs noms authentiques. Variet dit La Grange (né a Amiens en i63g ou i64o, mort en 1693), et Philibert Gassot, sieur du Croisy (né en l63o, mort en 1695), venaient en effet de s'adjoindre a la troupe (cf. Livet, pp. 78-79). 4. Les éditions antérieures k 1734 impriment: Magdelon, mais le^ ne se prononcait point. C'était le diminutif du prénom de Mlle Béjart, qui sans doute 5. Selon le coraraentateur Auger, «Cathos malgré sa terminaison k la grecque, est le diminutif populaire de Catherine, et doit se prononcer comme Catau, qui est la manière dont ce nom s'orthographie ordinairement» (D). Un autre diminutif en — in a pris Ia signiücation de femme de mauvaise vie. Catherine était le prénom de Catherine Leclerc dite de Rosé qui devint Mlle de Brie (Lanson). 6. Marotte est un hypocoristique traditionnel de Marie, comme dans la chanson de Robin et de Marion d'Adam de la Hale (fin du xiiiesiècle): «Que nousmangerons, Marotte, bec k bec et moi et vous». On appelait ainsi également Marie Ragueneau, petite fille du patissier de la Rue St. Honoré, que Rostand a immortalisé; elle était femme de chambre de Mlle de Brie et devait épouser en 1672 1'actenr La Grange. 7. Nom emprunté soit k un roman célèbre de Gomberville, Polexandre(\B 19), on il est porté par le fils d'un roi, soit a une pastorale de Quinanlt (D). 8. Joué probablement sous le masqué par Molière Ini-méme, d'oü ce nom. SCÈNE I l47 SCÈNE I LA GRANGE, DU CROISY SDU CROISY eigneur1 la Grange! LA GRANGE Quoi? DU CROISY Regardez-moi un peu sans rire. LA GRANGE Eh bien? DU CROISY Que dites-vous de notre visite? En êtes-vous fort satisfait? LA GRANGE A votre avis, avons-nous sujet de 1'être tous deux? DU CROISY Pas tout a fait, a dire vrai. LA GRANGE Pour moi, je vous avoue que j'en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques1 provinciales deriré selon Livet (p. 8a) de la mascarilla, ou loup, avec lequel Arlequin se couvre le haut du visage. 9. Julien Bedeau, connu au théatre sous le nom de Jodelet, après avoir joué sur tontes les scènes de Paria, venait aussi d'entrer dans la troupe du Théatre Bourbon, a Paques 1 Sög, m»is M monrnt déji le a6 mars 1660. Le maigre Jodelet appartenait au type dea enfarinés qne Furetière définit: uenfariner s'est dit des bouflons et farceurs qni se barbouillent le visage avec de la farine pour faire rire le penple, tels qu'ont été Jodelet et Gilles Ie Niaia». («Jodelet, pour unfariné naïf, eat nn bon acteur», écrit Tallemant des Réaux (Livet, pp. 84-85). 10. Indication de 1'édition de 1734 ; M. Moland précise : («dansunesallebasse». Le Mémoire de Mahelot, Laurent et d'autres décorateurs de l'Hotel de Bourgogne et de la Comédie francaise au XVII' siècle, pub]ié par H. Carrington Lancaster (Paris, É. Champion, 1920, in-8°), p. 137 mentionne: Ziet Précieuses. II faut une chaise deporteur, deux fauteuils, 3 batte*. La batte est le sabre de bois d'Arlequin. 1. Formule imitée de la Comédie italienne et peut-être ironique. Surlesappellations voir la note de Livet, dans son édition de Tartuffe, pp. i5g-i6a. a. Pecque, qnoiqu'en pense Furetière, n'a rien a voir avec pee, dans 1'expressiou de hareng pee, qni vient du hollandais pekelharing, mais est emprunté au provencal pèce, féminin de pee, sot, du latin pecus, bétail. (Cf. Dictionnaire général de la langue francaise de Darmesteter, Hatifeld et Thomas). C'est Molière qui a fait surtout la fortune de cette expression qu'on trouve signalée en l64o par A. Oudin dans ses Curiositès francaise*. i48 LES PRÉCIEUSES RIDICULES faire plus les renchéries1 que celles-la, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous? A peine ont-elies pu se résöndre k nous faire donner des sièges2. Je n'ai jamais vu tant parler a 1'oreille qu'elles ont fait entre elles, tant bailler, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois: «Quelle heure est-il?»8. Ont-elles répondu que4 oui et non a tout ce que nous avons pu leur dire? et ne m'avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde5, on ne pouvait nous faire pis 6 qu'elles ont fait? DU CROISY II me semble que vous prenez la chose fort a coeur. LA GRANGE Sans doute, je 1'y prends 7, et de telle facon, que je me 1. Renchérir, c'est augmenter de prix; faire la renchérie, c'est se mettre soi-mcme au plus haut prix, par conséquent faire Ia dédaigneuse. 2. Grosse question dans rétiquelle du XVIIe siècle que de savoir ;i qui il faut donner des sièges. Cf. Choix de lettre* du JCVII6 siècle, par M. G. Lanson, Paris Hachette, in-16, p. a5a. 3. II semble bien que, dans une plus ancienne version, que peut-être Mlle des Jardins a vu représenter, en 1657, a Avignon, cette scène, au lieu d'étre simplement racontée, était jouée. La fature Madame de Villedieu dans son Récit de la Farce des Précieuses, Paris, Cl. Barbin, 1660, (cf. édition Despois des Oeuvres de Molière, p. 122, n. 3) ét-rit en effet: uLe bon hom me (Gorgibus) n'eut passitót donné cet avertissement qu'il parait deux hommes que je trouve fort honnêtes gens, pour moi, mais aussi je ne suis pas Précieuse, et je m'en apercus bien par la manière dont ces illustres filles recurent ces pauvres amants. Jamais on n'a tant témoigné de froideur qu'elles en témoiguèrent. Si elles n'eussent dormi de six mois, elles n'auraient point tant baillé qu'elles Jirent, et elles donnèrent enfin tant de marqués qu'elles s'ennuyaient ;t la conversation de ces deux hommes, qu'ils les quittèrent fort mal satisfaits de leur visite, et fort résolus de s'en venger... SitöL qu'ils furent sortis etc...» Les deuxpecques ont l'air de prendre le contrepied de ce qu'enseignait Courtin, dans Ie Traité de la civilitè qui sepratique en Franceparmi les honnétes gens: «II est incivil aussi de parler k 1'oreille de quelqu'un... II faut se donner de garde de dormir, de s'allonger, de ba i lier quand les au tres parlent, paree que c'est un témoignage que 1'on s'ennuie... II faut éviter, si on s'ennuie, que la compagnie s'en anercoixe, et ne pas tomber dans 1'absurdité de ceux qui demandent: quelle heure est-il?» (Livet). On sait que les Francais ont été les professen» de civililé de 1' Europe au XVII* et au XVIIIe siècles, après que les Italiens eussent été les leurs au XYIe. A la représentation, on coupe malheureusement ce passage, depuis «peine» jusqu'a «leur dire» (Larroumet). 4. Autre chose que, sinon. 5. Les derniers des derniers, dirait-on eucore familièrement. 6. On ne pouvait nous traiter plus mal. 7. Ces mots seraient super flus en francais moderne: sans doute suffit; y représente ici toute la proposition précédente (cf. éd. Reynier, p. 155). SCÈNE I 49 veux venger de cette impertinence1. Je connais3 ce qui nous a fait mépriser. L'air précieux 3 n'a pas seulement infecté Paris, il s'est aussi répandu dans les provinces, èt nos donzelles 4 ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c'est un ambigu 5 de précieuse et de coquètte qué leur personne. Je vois ce qu'il faut être pour en être bien recu0; et. si vous m'en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce 7 qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre a connaïtre un peu mieux leur monde. DU CROISY Et comment encore?8 LA GRANGE J'ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passé, au sentiment de 9 beaucoup de gens, pour une manière10 de 1. II y a Ik deux alexandrins comme la prose de Molière en présente parfois. surtout quand la pièce était, dans sa pensee, destinée k être plus tard rimée (Larroumet). 2. Je sais. (On coupe ici, k la représentation, jusqu'4 la fin de la réplique). 3. Le ton et les manières des Précieuses: il y a un jeu de mots sur air et d'ailleiirs, comme Tobserve M. Lanson, La Grange, en pestant contre les Précieuses, parle ici leur langage. Le traducteur hollandais, de La Croix, a été embarrassé nar 1'expression Vair précieux et par Ia notion même deprovince subordonnée k 1'inlluence d'une capitale. En Hollande, il y a, k la fois, plusieursprovinces et plusieurs capitales. Aussi le traducteur a-t-il rayé tout ce passage (cf. van Loon, Ned. Vertalingen naar Molière, p. 61, u. 1). 4. Demoiselle, emprunté k 1'italien donzella, dont 1'étymologie dominicella est Ia même que celle du mot francais. On emploie quelquefois encore donzelle 5. Une combinaison. L''ambigu réunit plusieurs objets hétéroclites; appl ïqué a un repas, c'est celui ou 1'on présente en même temps les divers services, comme le théatre appelé 1' Ambigu comique est celui oü 1'on joue, dans la même soirée, des pièces de genres différents. (Cf. Livet, Précieuses ridicules, pp. i4o—i4i). 6. Pour étre bien recu par elles (en ne s'emploie plus guère comme représentant personnel, ainsi que s'exprime 1'ingénieuse terminologie de F. Brunot, La Pensêe et la Langue, pp* 175—176). 8. Et comment cela ? Mais encore, comment ? (Reynier). 9. Selon. 10. Le P. Bouhours dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671) écrit: 11 Vous pourrïex, ce me semble, ajouter manière kJapon, interrompit Ariste, car ce mot est aussi en vogue»... On dit a la Cour et dans le beau monde: «On se fait a la Cour une manière d'esprit, qui juge plus finement les choses» (Livet)* Nova dirions plutot aujourd'hui (tune sorte d'esprit», k moins d'archaïser volontairement. i5o LES PRÉCIEUSES RIDICULES bel esprit1; car il n'y a rien k1 meilleur marché que le bel esprit maintenant. C'est un extravagant, qui s'est mis dans la tête de vouloir faire Phomme de condition 8. II se piqué 4 ordinairement de galanterie s et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu'a les appeler brutaux 6. DU CROISY Eh bien? qu'en 7 prétendez-vous faire? LA GRANGE Ce que j'en prétends faire? II faut... Mais sortons d'ici auparavant. SCÈNE II GORGIBUS, DU CROISY^ LA GRANGE GORGIBUS Eh bien, vous avez vu ma nièce et ma fille? Les affaires iront-elles bien? Qnel est le résnltat de cette visite? l. Le bel etprit est, an XVII* siècle, anssi bien 1'honune qui possede la finesse qne celui qni y prétend en vain. La Bruyere (De la société et de la conversation) fait la satire du bel etprit de profession, CydUs (Fontenelle). (Les Caractères, p. i48-i5o, de 1'éd. Servois et Rebellian, Paris, Hacbette, in-ia). a. Car rien n'est meilleur marché, rien n'est plus commnn qne le bel esprit; il court les rues, pourrait-on dire anssi. 3. uCondition dit moins que qualité; et hommedequaliiéest quelque chose de plus en notre langue au'homme de condition. J'ai connn un homme de bonne maison, mais un peu entêté de sa noblesse, qui eut un grand chagrin de ce qu'on avait dit qn'il était homme de condition, paree qu'il prétendait étre homme de qualité.» (Le P. Bouhours, Remarques nouvelies sur la Languefrancaise, citées par Livet, pp. i58-i5g). 4. «Je ne vondrais pas écrire pour rien an monde: II se piqué de bravoure, qui est une facon de parler de nos courtisans». (Vaugelas, Remarques sur la langue francaise, 1647). uToutes les nouveautés surprennent a 1'abord.... Un gentilhomme disant une fois k une demoiselle qu'il avait ouï assurer qu'elle se piquait de faire des vers, elle lui repartit: «Pardonnez-moi, Monsieur, je ne me piqué que de mon aiguille» (Sorel, Connaissance des Livres, 1671). (Livet). On dit encore aujourd'hui: «II se piqué de bonnes manièresir> 5. C'est la un de ces nombreux mots qui, comme bel esprit, homme de condition ou de qualité appartiennent k la vie de société dn XVII* siècle et Ia peignent toute. La galanterie est le soin rendu aux dames, en tout bien tont honneur, la politesse raffinée dont on nse envers elles, depuis le baisemain, qni revient aujourd'hui k la mode, jusqu'aux fleurs, aux présents (d'oü le mot d'emprnnt des Allemands galanteriewaren), anx sérénades qu'on leur offre. Galant, écrit Vangelas en 1647, ocomposé oü il entre dn je ne sais quoi, on de la bonne grace, de l'air de la Cour, de 1'esprit, dn jugement, de la civilité, de la courtoisie et de la gaité, le tout sans contrainte, sans affectation et sans vice...)). 6. Brutes (brutalest ici substanlif). 7. Que. scènes n et m i5i LA GRANGE C'est une chose que vous pourriez mieux apprendre d'el les que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rend ons grace de la faveur qne vous nous avez faite, et deinen rons vos tres humbles servi teurs K DU CROISY» Vos tres humbles serviteurs. GORGIBUS, seul Ouais!3 il semble qu'ils sortent mal satisfaits4 d'ici. D'oü pourrait venir leur mécontentement? II faut savoir un peu ce que c'est6. Hola!8 SCÈNE III MAROTTE, GORGIBUS MAROTTE Que désirez-vous, Monsieur? GORGIBUS Oü sont vos maitresses? MAROTTE Dans leur cabine t7. GORGIBUS Que font-elles? MAROITE De la pommade pour les lèvres. 1. Ce n'est pas seulement ici une formule de politesse, mais de refus ironique, qn'explique fort bien Sorel dans son Berger extravagant (1627): «Si Fon te veut mener en quelque lieu oü tu nedésirespasaller, il faut dire : serviteur trés humble a cette maison-la, serviteur a cette visite». 1. Cette répétition n'est signalée que dans 1'édition de 1682, qui a icisa valeur, paree que c'est La Grange qui Fa procurée, et qu'il pouvait se souvenir d'nn jeu de scène pratiqué devant lui. 3. Exclamation de surprise, qui n'est plus usitée (Reynier). 4. Mécontents. 5. Ce qu'il en est, ce dont il retourne. 6. Exclamation par laquelle on appelait les gens de service; son impolitesse représente un autre aspect, moins sympathique, de la société aristocratique du XVn€ siècle. 7. Dans leur cabine t de toi lette.