P E R L E S de la Poésie Fran^aise CONTEMPORAINE 9me ÉDITION REVUE ET MISE A JOUR par E. E. B. LACOMBLÉ VAN HOLKEMA & WARENDORF Amsterdam LAM ARTINE (Alphonse-Marie-Louis Prat de) naquit a Al&con, le 21 octobre ijgx. Quoiqu'il s'occupdt de bimne heure de poésie, ce ne fut qu'en 1820 qu'il publia, sans nom d'auteur, ses Méditations Poétiques. Ellcs furent suivies bienlbt par les Secondes Méditations (1824), les Nouvelles Méditations (1825) et les Harmonies Poétiques et Religieuses (1828). A la suite dyun voyage de quelques mots, il publia le Voyage en Oriënt (1835), suivi peu apres par le po'eme Jocelyn, en 1838 par la Chute d'un Ange et en l8je rettra avec sa familie dans Vïle de Jersey, qu'il dut quitter en 185S i alors il s'établit a Guernsey. . „,...... II publia dans Vexil: Napoléorf le Petit; les Chatiments, les Contemplations; la Légende des siècles: Chansons des rues et des beis, fusies; puis les romans: les Misérables, les Travailleurs de la mer et 1'Homme qui rit. Repoussant avec hauteur V'amnestie, il ne rentra en trance au'aprcs le 4 septembre 1870. , , Depuis son retour Victor Hugo publia en poesie:\ Annee terrible, la Légende des Siècles, deuxième série, le Pape, la Pitié suprème, 1'Art d'être Grand-père, Religions etReligion, 1'Ane, et les Quatre vents de 1'Esprit 2 vols; en prose: Ouatre-vingt-tretie, roman historiqut; Histoire d un crime, mémoires sur le Coup-d'état, Mes nis, Actes et Paroles et le Guernsey. ... , ^ . j. En dehors des pièces nommees, l'oeuvre dramatique de Victor Hugo se compose de: le Roi s'amuse, interdtt apres la prevüere représentation (1832), Lucrèce Borgia et Marie Tudor (1833), Angelo,(l835), Ruy Bias (1838), les Burgraves, La Esméralda, opera tiré du roman Notre-Dame et lor- quemada (1882). ' ■ , , , On lui doit, outre les ouvrages cttesune etude sur 20 CLAIR DE LUNE William Shakespeare, deux volumes de Littérature et Philosophie mêlées, Le Rhin, souvenirs de voyage, Bug Targal condamné " ^ d«iaJ™' d'un jJfZlïn Fyt?heri sa campagne dUnfance au convent des Peuillanttnes Victor Hugo a vu tornier auteur de lui tous les siens depuis sa fille Léopoldine, morte noyée avec son mart Charles Vacquerie, dans une promenade sur la Vktor Ci87j"^ ^■^iu'au d"'nier dcs" ^Fremf0" II est mort le 22 moi i88j. Son corps, apres avoir été exposé sous PArc de THmufke, tramformé e,ichapelle ardente, fut transporte le jtr JUin au Pantheon. CEuvres posthumes: Toute la lyre (1888—189Ï): Dieu (1891); 1'Océan (1894); la Gerbe (190a). LES ORIENTALES (1829) CLAIR DE LUNE Per amica silentia lunae. VlRGILE. La lune était sereine et jouait sur les flots. La fenêtre enfin libre est ou verte a la brise! La sultane regarde, et la mer qui se brise, La-bas, d'un flot d'argent brode les noirs llots. VICTOR HUGO 21 De ses doigts en tibrant s'échappe la guitare. Elle écoute ... un'bruit söürd'frappe les sonrds échos. Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eanx de Cos 1), Battant 1'archipel grec de sa rame tartare? Sont-ce des cormorans qui piongent tour a tour, Et coupent 1'eau, qui roule en perles sur leur aile? Est-ce un djinn2) qui la-haut siffle d'une voix grêle, Et jette dans la mer les créneaux de la tour? Qui trouble ainsi les flots pres du sérail des femmes? — Ni le noir cormoran, sur la vague bercé; Ni les pierres du mur; ni le bruit cadencé D'un lourd vaisseau rampant sur 1'onde avec des rames. Ce «ont des sacs pesants, d'oü partent des sanglots. On verrait, en sondant la mer qui les promène, Se mouvoir dans leurs flancs comme une fonne humaine. — La lune était sereine et jouait sur les flots. (Les Orientales) LUI J'étais géant alors, et haut de cent coudées. BUONAPARTE E Toujours luit luitpartout! — ou brülante ou glacée, Son image sans cesse ébranle ma pensée. 1) Cos: een der Sporadische eilanden op de kust van Klein-Azië. 2) :Demon, kwelgeest MJ'de Arabieren. 22 LUI II verse a mon esprit le soufflé créateur. Je tremble, et dans ma bonche abondent les paroles Quand son nom gigantesque, entouré d'auréoles, Se dresse dans mon vers, fle toute sa hauteur. Lk, je le vois, guidant 1'obus aux bonds rapides; La, massacrant le peuple au nom des régicides; Li, soldat, aux tribuns arrachant leurs pouvoirsLa, consul jeune et fier, amaigri par les veilles Qne des rêves d'empire emplissaient de merveilles Pale sous ses longs cheveux noirs. Pnis, empereur puissant, dont la tête s'incline Gouvernant un combat du haut de la colline Promettant une étoile a ses soldats joyeux, ' Faisant signe aux canons qui vomissent les lammes De son ame a la guerre armant six cent mille ames' Grave et serein, avec un éclair dans les yeux. Puis, pauvre prisonnier qu'on raille et qu'on to urmen te Croisant ses bras oisifs sur son sein ani fermmt» En proie aux geöliers vils comme un vil criminel, Vaincu, chauve courbant son front noir de nuages, Promenant sur on roe oü passent les orages Sa pensee, orage éternel. Qu'il est grand la sur tout! quand, puissance brisée, Des porte-clefs anglais misérable risee. Au sacre du malheur il retrempe ses droits: Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine Et mourant de r«xil, gêné dans Sainte-Hélène, Manque d'air dans la cagé oü 1'exposent les rois! Qu'il est grand a cette heure on, prêt a voir Dieu mêm bon oeil qui s'éteint roule une larme suprème! II évoque a sa mort sa vieille armée en denil, Se plaint a ses guerriers d'expirer solitaire. Et, prenant, pour linceul son manteau militaire, Dn lit de camp passé au cercueil! VICTOR HUGO 23 II A Rome, oü du sénat hérite le conclave, A 1'Elbe aux monts blanchis de neige ou notrs de lave Au menagant Kremlin, k 1'Alhambra nant, II est partout! — Au NU je le retrouve encore. L'Egypte resplendit des feux de son aurore; Son astre impérial se léve a 1'Onent. Vainqueur, enthousiaste, éclatant des prestiges, Prodige, U étonna la terre des. prpdiges. . Les vieux scheiks vénéraient 1'émir jenne et prudent, Le peuple redoutait ses armes mouïes^ Sublime, il apparut aux tribus éblouies Comme un Mahomet d'Occident. Leur féerie a déja réclamé son histoire. I a tente de l'Arabe est pleine de sa gloire. Tout Bédouin libre était son hardi compagnon, Les petits enfants, 1'ceil tourné vers nos "vages, Su? un tambour francais règlent leurs pas sauvages, Et les ardents chevaux hennissent a son nom. Parfois il vient, porté sur 1'ouragan numide, Prenant pour piëdestal la grande pyramide, Contempler les déserts, sablonneux océans; La son ombre, éveiUant le sépulcre sonore, Comme pour la bataille y ressuscite encore Les quarante siècles géants. II dif Debout! soudain chaque siècle se léve, iux-èi portant le sceptre e?ceux-la ceints du gla.ve, Satrapes, pharaons, mages, peuple glacé. Immobilès, poudreux, muets, sa voix es compte Tous semblent, adoraVson front qui les surmonte, Faire a ce roi des temps une cour du passé. *4 LÜI Ainsi tout, sous les pas de 1'homme ineffagable, Tont devient monument; il passé sur le sable Mais qu'importe qu'Assur») de ses flots soit couvert, Que I Aquilon sans cesse y fatigue son aile? Son pied colossal laisse une tracé éternelle Sur le front mouvant du désert III Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes. Eperdu, je ne pnis dans ces mondes sublimes Remuer rien de grand sans toucher a son nom; Om, quand tu rfWpparais, pour le culte ou le blame, l^es chants volent pressés sur mes lèvres de flamme Napoléon! soleil dont je suis le Memnon! Tu domines notre fige; ange ou démon, qu'importe! Ion aigle dans son vol, haletants nous emporte JLceil même qui te fuit te retrouve partout Touiours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre: loujours Napoléon, éblonissant et sombre Sur le seuil du siècle est debout. ' Ainsi, quand du Vésuve explorant le domaine, De Naple a Portici 1'étranger se promène, Lorsqu il trouble, rêveur, de ses pas importnns, Ischia de ses fleurs embaumant 1'onde heureuse Uont le brtut, comme un chant de sultane amoureuse bemble une vort qui vole au milieu des parfums; QVU hante de Pcestum 1'auguste colonnade; Quil écoute a Pouzzol») la vive sérénade ^I^jlTiï^r Sem? b—deNinevéenstichtte s) Pozzuli: haven in de golf van Baïa. victor hugo 25 Chantant la tarentelle au pied d'un mur toscan; Qu'il éveille en passant cette cité momie, Pompéi, corps gisant d'une ville endormie, Saisie un jour par le volcan; Qu'il erre au Pausilippe') avec la barque agile D'oü le brun marinier chante Tasse a Virgile; Toujours, sous 1'arbre vert, sur les lits de gazon, Toujours il voit, du sein des mers ou des prairies, Du haut des caps, du bord des presqulles fleuries, Toujours le noir géant qui fume a 1'horizon! (Les Orientales) LES FEUILLES D'AUTOMNE (1831) Le toit s'égaye et rit. André Chenier Lorsqne 1'enfant parait, le cercle de familie Applaudit a grands cris; son doux regard qui brille Fait brilier tous les yeux, Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être, Se dérident soudain a voir 1'enfant parattre, Innocent et joyeux. Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre Fasse autour d'un grand feu, vacillant dans la chambre Les chaises se toucher, Quand 1'enfant vient, la joie arrivé et nous éclaire, On rit, on se récrie, on 1'appelle, et sa mère Tremble a le voir marcher. *) berg bij Napels, aan welks'Voet zich een graf bevindt, hetgeen dat van Vergiliufc'ïoü zijn. VICTOR HUGO 27 II est si beau, 1'enfant, avec son doux sourire, Sa douce bonne foi, sa voix qui veut 'tont dire, Ses pleurs vite apaisés, Laissant errer sa vue étonnée et ravie, Offrant de toutes parts sa jeune ame a la vie Et sa bouche aux baisers! Seigneur! préservez-moi, préservez ceux que j'aime , Frères, parents, amis et mes ennemis même Dans le mal triomphants, De jamais voir, Seigneur lyFété sans fleurs vermeilles, La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles, La maisons sans enfants! LES CHANTS DU CRÉPUSCULE (i835) Oh! n'insultez jamais une femme qui tombe. Qui sait sous quel fardeau la pauvre ame succombe? Qui sait combien de jours sa faim a combattu? Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu, Qui de nous n'a pas vu de ces femmes brisées S'y cramponner longtemps de leurs mains épuisées, Comme au bout d'une branche on voit étinceler Une goutte de pluie oü le ciel vient briller, Qu'on secoue avec Parbre et qui tremble et qui lutte Perle avant de tomber et fange après sa chute! La faute en est a nous; a toi, riche! a ton or! Cette fange d'ailleurs contient 1'eau pure encor. Pour que la goutte d'eau sorte de la poussière, Et redevienne perle en sa splendeur première, II suffit, c'est ainsi que tout remonte au jour, D'un rayon de soleil ou d'un rayon d'amour! 28 OCEANO NOX OCEANO NOX Oh! combien de marins, combien de capitaines, Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont évanouis! ;" Combien ont disparu, dure et triste fortunel Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous 1'aveugle Océan a jamais enfouis! Combien de patrons morts avec leurs équipages! L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages, Et d'un soufflé il a tout dispersé sous les flots! Nul ne saura leur fin dans 1'abime plongée. Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée; L'une a saisi 1'esquif, 1'autre les matelots 1 Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues! Vous ronlez a travers les sombres étendues, Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus. Ohl que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve, Sont morts en attendant tous les jours sur la grève Ceux qui ne sont pas revenus! On s'entretient de vous parfois dans les veillées. Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées, Mêle encor quelque temps vos noms, d'ombres couverts, Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures, Aux baisers qn'on dérobe a vos belles futures, Tandis que vous dormez dans les goëmons verts! On demande: «Oü sont-ils? sont-ils rois dans quelque 11e? Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile?» Puis votre souvenir même est enseveïi. Le corps se perd dans Peau, le nom dans la mémoire. Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire, Sur le sombre Océan jette le sombre onbli. VICTOR HUGO 29 Bientöt des yeux de tous votre ombre est disparue L'un n'a-t-il pas sa barque et 1'autre sa charrue? Seules, durant ces nuits oü 1'orage est vainqueur, Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre, Parient encor de vous en remuant la cendre De leur foyer et de leur cceur! Et quand la tombe enfin a ferme leur paupière, Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre Dans 1'étroit cimetière oü 1'écho nous répond, Pas même un saule vert qui s'effeuille a 1'automne, Pas même la chanson naïve et monotone Que chante un mendiant a 1'angle d'un vieux pont! Oü sont-ils les marins sombrés dans les nuits noires? O flots , que vous savez de lugubres histoires! Flots profonds, redoutes des mères a genoux! Vous vous les racontez en montant les marées, Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées Que vous avez le soir quand vous venez vers nous! (Les Rayons et les Ombres) LES CONTEMPLATIONS PAROLES SUR LA DUNE Maintenant que mon temps décrolt comme un flambeau, Que mes taches sont terminées; Maintenant que voici que je touche au tombeau Par les deuils et les années, Et qn'au fond de ce ciel que mon essor rêva, Je vois fuir, vers 1'ombre entrainées, Comme le tourbillon du passé qui s'en va, Tant de belles heures sonnées; VICTOR HUGO 3« Ne verrai-je plus rien de tout ce que j'aimais ? Au dedans de moi le soir tombe. O terre, dont la brume efface les sommets, Suis-je le spectre, et toi la tombe? Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir? J'attends, je demande, j'implore; Je penche tour a tour mes urnes pour avoir De chacune une goutte encore. Comme le souvenir est voisin du remord! Comme a pleurer tout nous ramène! Et que je te sens froide en te touchant, ö mort, Noir verrou de la porte humaine! Et je pense, écoutant gémir le vent amer, Et 1'onde aux plis infranchissables; L'été rit, et 1'on voit sur le bord de la mer Fleurir le chardon bleu des sables. A VILLEQUIER') Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres, Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux; Maintenant que je suis sous les branches des arbres, Et que je puis songer a la beauté des cieux; •) Den 4e» September 1843 verdronk de negentienjarige, oudste dochter van V. Hugo, Léopoldine, die eenige maanden te voren gehuwd was met Charles Vacquerie, met haren man te Villequier (Normandiëjitij een boottochtje op de Seine. 3» A VHXEQUIER Maintenant qne du deuil qui m'a fait 1'ame obscure Je sors, pale et vainqueur, Et que je sens la paix de la grande nature Qui m'entre dans le coeur; Maintenant que je puis, assis au bord des ondes, Emu par ce superbe et tranquille horizon, Examiner en moi les vérités profondes Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon; Maintenant, ö mon Dieu! que j'ai ce calme sombre De pouvoir désormais Voir de mes yeux la pierre oü je sais que dans 1'ombre Elle dort pour jamais; Maintenant qu'attendri par ces divins spectacles, Flaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté, Voyant ma petitesse et voyant vos miracles, Je reprends ma raison devant 1'immensité; Je viens a vous, Seigneur, père auqnel il faut cro're; Je vous porte, apaisé, Les morceaux de ce coeur tout plein de votre gloire Que vous avez brisé; Je viens a vous, Seigneur! confessant que vous êtes Bon, clément, indulgent et doux, 6 Dieu vivant! Je con viens que vous seul savez ce que vous fai tes, Et que 1'homme n'est rien qu'un jonc qui tremble au vent; Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme Ouvre le firmament; Et qne ce qu' ici-bas nous prenons pour le terme Est le commencement; VICTOR HUGO $3 Je conviens a genoux que vous seul, père auguste, Possédez 1'infim, le réel, 1'absolu; Je conviens qu'il est bon, je conviens qu'il est iuste Que mon coenr ait saigné, puisque Dieu 1'a voulu! Je ne résiste plus a tout ce qui m'arrive Par votre volonté. L'ame de deuils en deuils, 1'homme de rive en rive, Roule a 1'éternité. Nous ne voyons jamais qu'un seul cóté des choses; L'autre plonge en la nuit d'un mystère effrayant. L'homme subit le joug sans connaltre les causes. Tout ce qu'il voit est court, inutile et fuyant. Vous faites revenir toujours la solitude Autour de tous ses pas. Vous n'avez pas voulu qu'il eüt la certitude Ni la joie ici-bas! Dès qu'il possède un bien, le sort le lui retire. Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours, Pour qu'il s'en puisse faire une demeure, et dire: C'est ici ma maison, mon champ et mes amours! II doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient; II vieillit sans soutiens. Puisque ces choses sont, c'est q»'il faut qu'elles soient; J'en conviens, j'en conviens! Le monde est sombre, ö Dieu! Pimmuable harmonie Se compose de pleurs aussi bien que de chants; L'homme n'est qu'un atome en cette ombre inlïnie, Nuit oü montent les bons, oü tombent les méchants. 3 38 LA LÉGENDE DES SIÈCLES Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres II vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres, Et qui le regardait dans 1'ombre fixement. «Je suis trop pres», dit-il avec un tremblement. II réveilla ses fils dormants, sa femme lasse, Et se remit a fnir sinistre dans 1'espace. II marcha trente jours, il marcha trente nuits. II allait, muet, pale et frémissant aux bruits, Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve, Sans repos, sans sommeil. II atteignit la grève Des mers dans le pays qui fut depuis Assur. «Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sur. Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes». Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes L'oeil a la même place au fond de 1'horizon. Alors il tressaillit en proie an noir frisson. «Cachez-moi!» cria-t-il; et, le doigt sur la bouche, Tous ses Sis regardaient;trembler 1'aïeul farouche. Cata dit a Jabel, père de ceux qui vont Sous des tentes de poil dans le désert profond: «Étends de ce cöté la toile de la tente». Et 1'on développa la muraille flottante; Et, quand on 1'eut fixée avec des poids de plomb: «Vous ne voyez plus rien?» dit Tsilla, 1'enfant blond, La fille de ses fils, douce comme 1'aurore: Et Catn repondit: «Je vois cet oeil encore 1» Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs, Souffiant dans des clairons et frappant des tambours, Cria: «Je saurai bien construire une barrière». 11 fit un mur de bronze et mit Caln derrière. Et Caln dit: «Cet oeil me regarde toujours!» Hénoch dit: «II faut faire une enceinte de tours Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle. Batissons une ville avec sa citadelle. Batissons une ville, et noas la fermerons». Alors Tubalcaïn, père des forgerons, Construisit une ville énorme et surhumaine. Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine, VICTOR HÜOO 39 Chassaient les fils d'Enos et les enfants de Seth; Et 1'on crevait les yeux a quiconque passait; Et, le soir, on lancait des flèches aux étoiles. Le granit remplaca la tente aux murs de toiles, On lia chaque bloc avec des noends de fer, Et la ville semblait une ville d'enfer; L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes; lis donnèrent aux murs 1'épaisseur des montagnes; Quand ils eurent fini de clore et de murer, Sur la porte on grava: «Défense a Dieu d'entrer». On mit 1'aleul au centre en une tour de pierre. Et lui restait lugubre et hagard. «O mon père! L'ceil a-t-il disparu?» dit en tremblant Tsilla. Et Caln répondit: «Non, il est toujours la». Alors il dit: «Je venx habiter sous la terre Comme dans son sépulcre un homme solitaire; Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien». On fit donc une fosse, et Caln dit: «C'est bien!» Puis il descendit seul sous cette voute sombre. Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre Et qu'on ent sur son front fermé le souterrain, L'ceil était dans la tombe et regardait Caïn. LES PAUVRES GENS i II est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. Le logis est plein d'ombre, et 1'on sent quelque chose Qui rayonne 4 travers ce crépuscule obscur. Des filets de pêcheur sont accrochés au mur. Au fond, dans 1'encoignure oü quelque humble vaisselle Aux planches d'un bahut vaguement étincelle, On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants. Tout prés, un matelas s'étend sur de vieux bancs, 42 LES PAUVRES GENS Sent fondre et s'enfoncer le batiment qui plonge; II sent s'ouvrir sous lui l'ombre et 1'abïme, et songe Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil! Ces mornes visions troublent son coeur, pareil A la nuit. Elle tremble et pleure. IV O pauvres femmes De pêcheurs! c'est affreux de se dire: «Mes ames, Père, amant, frères, fils, tout ce que j'ai de cher, C'est la, dans ce chaos!... mon coeur, mon sang, ma chair!» Ciel! être en proie aux flots, c'est être en proie aux bêtes. Oh! songer que 1'eau jone avec toutes ces têtes, Depuis le mousse enfant jusqu'au mari patron, Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon, Dénoue au-dessus d'eux sa longue et folie tresse, Et que peut-être ils sont a cette heure en détresse, Et qn'on ne sait jamais au juste ce qu'ils font, Et que, pour temr tête a cette mer sans fond, A tous ces gouffres d'ombre oü ne luit nulle étoile, Ils n'ont qu'un bout de planche avec un bout de totle! Souci lugubre! on court a travers les galets. Le flot monte, on lui parle, on crie: «Oh! rends-nous-les!» Mais, hélas! que veut-on que dise a la pensée Toujours sombre, la mer toujours bouleversée! Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul! Seul dans cette apre nuit! seul sous ce noir linceul! Pas d'aide. Ses enfants sont trop petits ... O mère! Tu dis: «S'ils étaient grands! Leur père est seul!» Chimère'. Plus tard, quand ils seront prés du père et part is, Tu diras en pleurant: «Oh! s'ils étaient petits!» V Elle prend sa lanterne et sa cape. — «C'est 1'heure D'aller voir s'il revient, si la mer est meilleure, VICTOR HUGO 43 S'il fait jour, si la femme est au mat du signal. Allons!» — Et la voila qui part. L'air matinal Ne soufflé pas encore. Rien. Pas de ligne blanche Dans 1'espace oü le flot des ténèbres s'épanche. II pleut. Kien n'est plus noir que la pluie au matin; On dirait que le jour tremble et doute, incertain, Et qu'ainsi que 1 enfant, 1'aube pleure de naltre. Elle va. L'on ne voit luire aucune fenétre. Tout a coup a ses yeux qui cherchent le chemin Avec je ne sais quoi de lugubre et d'humain, Une sombre masure apparalt décrépite; Ni lumière, ni feu; la porte au vent palpite; Sur les murs vermoulus branie un toit hasardeux; La bise sur ce toit'tord des chaumes hideux, Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve. «Tiens! je ne pensais plus a cette pauvre veuve, Dit-elle; mon mari, 1'autre jour, la trouva Malade et seule; il faut voir comment elle va.» Elle frappe a la porte, elle écöute; personne Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne. «Malade! et ses enfants! comme c'est mal nourri! Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari.» Puis, elle frappe encore. «Hé! voisine!» elle appelle. Et la maison se tait toujours. «Ah! Dieu! dit-elle. Comme elle dort, qu'il faut 1'appeler si longtemps!» La porte, cette fois, comme si, par instants, Les objets étaient pris d'une pitié suprème, Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même. VI Elle entra. Sa kinterne éclaira le dedans Du noir logis muet au bord des flots grondants. L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible. Au fond était couchée une forme terrible; VICTOR HUGO 45 Entre la bouche pale et l'ceil triste et hagard: « Qu'as-tu fait de ton soufflé? — Et toi de ton regard?» Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères, Dansez, riez, brülez vos coeurs, Videz vos verres. Comme an sombre Océan arrivé tout ruisseau, Le sort donne pour but au festin, au berceau, Aux mères adorant 1'enfance épanouie, Aux baisers de la chair dont 1'ame est éblouie, Aux chansons, au sourire, a I'amour frais et beau, Le refroidissement lugubre du tombeau! VIII Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte? Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte ? Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant? Pourquoi son cosur bat-il? Pourquoi son pas tremblant Se hate-t-il ainsi? D'oü vient qu'en la ruelle Elle court, sans oser regarder derrière elle? Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air troublé Dans l'ombre, sur son lit? Qu'a-t-elle donc vblé? IX Quand elle fut rentree au logis, la falaise Blanchissait; prés du lit elle prit une chaise Et s'assit toute pale; on eüt dit qu'elle avait Un remords, et son front tomba sur le chevet, Et, par instants, a mots entrecoupés, sa bouche Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche. «Mon pauvre homme! ah! mon Dieu! que va-t-il dire? II a Déja tant de souci! Qu'est-ce que j'ai fait la? Cinq enfants sur les bras! ce père qui travaille! II n avait pas assez de peine; il faut que j'aille 46 LES PAUVRES GENS Lui donner celle-la de plus. — C'est lui ? — Non. Rien. — J'ai mal fait. — S'il me bat, je dirai: Tu fais bien. — Est-ce lui ? — Non. —Tant mienx. — La porte bouge comme Si 1'on entrait. — Mais non. — Voila-t-il pas, pauvre homme, Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenantI» Fuis elle demeura pensive et frissonnant, S'enfoncant par degrés dans son angoisse intime, Ferdue en son souci comme dans un ablme, N'entendant même plus les bruits extérieurs, Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs, Et 1'onde et la marée et le vent en colère. La porte tout a coup s'ouvrit, bruyante et claire, Et fit dans. la cabane entrer un rayon blanc: Et lepêcheur, trainant son filet ruisselant, Joyeux, parut au seuil, et dit: «C'est Ia marine!» X «C'est toi!» cria Jeannie, et, contre sa poitrine Elle prit son mari comme on prend un amant, Et lui baisa sa veste avec emportement, Tandis que le marin disait: «Me voici, femme!» Et montrait sur son front qu'éclairait 1'atre en flamme Son coeur bon et content que Jeannie éclairait. «Je suis volé, dit-il: la mer, c'est la forêt.» — Quel temps a-t-il fait ? — Dur. — Et la pêche ? — Mauvaise Mais, vois-tu, je t'embrasse, et me voila bien aise. Je n'ai rien pris du tout. J'ai troué mon filet. Le diable était caché dans le vent qui soufflait. Quelle nuit! Un moment, dans tout ce tintamarre, J'ai cru que le bateau se couchait, et 1'amarre A cassé. Qu'as-tn fait, toi, pendant ce temps-la?» Jeannie ent un frisson dans l'ombre et se troubla. «Moi? dit-elle. Ah! mon Dieu! rien, comme a 1'ordinaire, J'ai cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre, J'avais peur. — Oni, 1'hiver est dur, mais c'est égal.» Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal, VICTOR HÜGO 47 Elle dit: «A propos, notre voisine est morte. C'est hier qu'elle a du mourir, enfin, n'importe, Dans la soirée, après que vous futes partis. Elle laisse ses deux enfants qni sont petits. L'un s'appelle Guillaume et 1'autre Madeleine; L'un qui ne marche pas, 1'autre qui parle a peine. La pauvre bonn* femme était dans le besoin.» L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin Son bonnet de forgat mouillé par la tempête: «Diable! diablel dit-il en se grattant la tête, Nous avions cinq enfants, cela va faire sept. Déja, dans la saison mauvaise, on se passait De souper quelquefóis. Comment allons-nous faire? Bah! tant pis! ce n'est pas ma faute. C'est 1'affaire Du bon Dieu. Ce sont la des accidents profonds. Pourquoi donc a-t-il pris leur mère a ces chiffons •) ? C'est gros comme le poing. Ces choses-la sont rudes. II faut pour les comprendre avoir fait ses études. Si petits! on ne peut leur dire: Travaillez. Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés, Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte. C'est la mère, vois-tu, qui frappe a notre porte; Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous, Cela nous grimpera le soir sur les genoux. Ils vivront, ils seront frère et soeur des cinq autres. Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nötres Cette petite fille et ce petit gargon, Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson. Moi, je boirai de 1'eau, je ferai doublé t&che. C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu? Qa te fache? D'ordinaire, tu cours plus vite que cela. — Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voila!» 1) Chiffon d'enfant: prul; klein kind. (La Légende des Siècles) 48 l'art d'être grand-père L'ART D'ÊTRE GRAND-PÈRE I LA SIESTE Elle fait an milieu du jour son petit somme: Car 1'enfant a besoin du rêve plus que l'homme: Cette terre est si laide alors qu'on vient du «iel! L'enfant cherche a revoir Chérubin, Ariel 1) Ses camarades, Puck 2), Titania»), les fées. Et ses mains quand il dort sont par Dieu rechauffées. Oh! comme nous serions surpris si nous voyions, An fond de ce sommeil sacré, plein de rayons, Ces paradis ouverts dans l'ombre, et ces passages D'étoiles qui font signe aux enfants d'être sages, Ces apparitions, ces éblouissements! Donc a 1'heure oü les feux dn soleil sont calmants, Quand toute la nature écoute et se recueille, Vers midi, quand les nids se taisent, quand la feuille La plus tremblante oublie un instant de frémir, Jeanne a cette habitude aimable de dormir: Et la mère un moment respire et se repose, Car on se lasse, même a servir une rose. Ses beaux petits pieds nus dont le pas est pen sür Dorment; et son berceau, qu'entoure un vague azur Ainsi qu'une auréole entoure une immortelle, Semble un nuage fait avec de la dentelle; : On croit, en la voyant dans ce frais berceau-la, Voir une lueur rose au fond d'un falbala; 1) Ariël: een luchtgeest uit Shakspeare's Tempest. 2) Puck: een toovergod, uit Shakspeare's Midsummer nights üream. 8) Titania: koningin der feeën, uit idem. VICTOR H.UGO 49 On la contemple, on rit, on sent fuir la tristesse, Et c'est un ast re, ayant de plus la petitesse; L'ombre, amoureuse d'elle, a Fair de 1'adorer; Le vent retient son soufflé et n'ose respirer. Soudain, dans 1'humble et chaste alcóve maternelle, Versant tout le ma tin qu'elle a dans sa prunelle, Elle ouvre la paupière, étend un bras charmant, Agite un pied, puis 1'autre, et, si divinement, Que des fronts dans I'azur se penchent pour 1'entendre, Elle gazouille... — Alors, de sa voix la plus' tendre Couvant des yeux 1'enfant que Dien fait rayonner, Cherchant le plus doux nom qu'elle puisse donner A sa joie, a son ange en fleur, a sa chimère: — Te voila réveillée, horreur! lui dit sa mère. II Jeanne ') était au pain sec dans le cabinet noir, Pour un crime quelconque, et, manquant au devoir, J'aflai voir la proscrite en pleine forfaiture, Et lui glissai dans l'ombre un pot de confiture Contraire aux lois. Tous ceux sur qui, dans ma cité, Repose le saint de la société, S'indignèrent, et Jeanne a dit d'une voix douce: — Je ne toucherai plus mon nez avec mon pouce: Je ne me ferai plus griffer par le minet. Mais on s'est récrié: — Cette enfant vous connait; Elle sait a quel point vous êtes faible et lache. Elle vous voit toujours rire quand on se fache. Pas de gouvernement possible. A chaque instant L'ordre est troublé par vous; le pouvoir se détend; Plus de règle. L'enfant n'a plus rien qui 1'arrête. Vous démolissez tout. — Et j'ai baissé la tête, ') Jeanne, dochtertje van zijn zoon Charles, later gehuwd met den zoon van A. Daudet. 4 5° l'art d'étre grand-père Et j'ai dit: — Je n'ai rien a répondre a cela, J'ai tort. Oui, c'est avec ces indulgences-la Qu'on a toujours conduit les peuples a. leur perte. Qu'on me mette au pain sec. — Vous le méritez, certe, On vous y mettra. — Jeanne alors, dans son xoin noir, M'a dit tout bas, levant ses yeux si beaux a voir, Pleins de 1'autorité des douces créatures: — Eh bien, moi, je t'irai porter des confitures. (1'Art d'être Grand-père) BRIZEUX CJulien-Auguste) naquit le 12 septembre 1803 a Lorient CBretagne), (Tune familie originaire cTIrlande. Vers 1824 il se rendit a Paris pour y faire son droit, mats tl delaissa bientbt P étude de la jurisprudence, pour debuter dans les lettres. En 1831 son nom commenca a etre connu par le poeme de Marie, suivi a divers inlervalles par les Ternaires, les Bretons, les Histoires populaires et Pnmel et Nola. 11 est mort a Montpellier en 1838. Ses auvres ont paru chez Lemerre. LE PAYS Oh! ne quittez jamais, c'est moi qui vous le dis, Le devant de la porte oü 1'on jouait jadis, L'église oü, tout enfant et d'une voix légere, Vous chantiez a la messe auprès de votre mère, Et la petite école, oü tratnant chaque pas, Vous alliez le matin, oh! ne la quittez pas. Car, une fois perdu parmi ces capttales, Ces immenses Paris aux tourmentes fatales, Repos, franche galté, tout s'y vient engloutir, Et vous les maudissez sans en pouvoir sortir. 5* la chanson de loïc Croyez qu'il sera doux de voir un jour peut-être Vos fils étudier sous votre bon vieux maitre, Dans 1'église avec vous chanter au même banc, Et jouer^ajajfporte oü 1'on jouait enfant. (Marie) LA CHANSON DE LOÏC Des que la grive est éveOKe, Sur cette lande encor mouillée Je viens m'asseoir Jusques au soir. Grand'mère de qui je me cache Dit: Lolc aime trop sa vache O! nenni-da, Mais j'aime la petite Anna. A son tour, Anna, ma compagne, Conduit derrière la montagne, Prés des sureaux, Ses noirs chevreaux. Si Ia montagne oü je m'égare Ainsi qu'un grand mur nous sépare, Sa douce voix, Sa voix m'appelle au fond du bois. Oh! sur un air plaintif et tendre Qu'il est doux au loin de s'entendre, Sans même avoir L'heur 1) de se voir! ') L'heur, het oudere woord voor le bonheur. brizeux 53 De la montagne a la vallée La voix par la voix appelée Semble un soupir, Mêlé d'ennnis et de plaisir. Encore! encore! Anna, ma belle! Anna, c'est Lolc qui t'appelle! Encor un son De ta chanson! La chanson que chantent tes lèvres, Lorsque, pour amuser tes chèvres, Petite Anna, Tu danses ton gai ta-ra-la! Mais quelle est, derrière Ia branche, Cette fumée errante et blanche Qui lentement Vers moi descend? Hélas! cette blanche fumée C'est 1'adieu de ma bien-aimée. L'adieu d'amour Qui s'élève a la fin du jour. Adieu donc! contre un vent farouche, Au travers de mes doigts ma bouche Dans ce ravin L'appelle en vain. Déja la nuit vient sur Ia lande, Rentrons au bourg, vache gourmande; O gui-lan-da! Adieu donc, ma petite Anna. (Lemerre, éditeur) 54 lu convoi d'une pauvre fille LE CONVOI D'UNE PAUVRE FILLE Quand Louise mourut a sa quinzième année, Fleur des bols par la pluie et le vent moissonnée, Un cortège nombreux ne suivit pas son deuil; _ Un seul prêtre, en priant, conduisait le cercueil; Puis venalt un enfant, qui, d'espace en espace, Aux saintes oraisons répondaft a voix basse, Car Louise était pauvre, et jusqu'en son trépas Le riche a des honneurs que le pauvre n'a pas._ La simple croix de buis, un vieux drap mortuaire, Furent les seuls apprêts de son lit funeraire; Et quand le fossofeur, soulevant son beau corps, Du village natal 1'emporta chez les morts, A peine si la cloche avertit la contrée Que sa plus douce vierge en était retirée. Elle mourut ainsi. — Par ces taillis couverts, Les vallons embaumés, les genéts, les blés verts, Le convoi descendit, au lever de 1'aurore; Avec toute sa pompe avril venait d'éclore, Et couvrait, en passant, d'une néige de fleurs Ce cercueil virginal et le baignait de pleurs; L'aubépine avait pris sa robe rose et blanche, Un bourgeon étoiifsitremblait a chaque branche; Ce n'étaient que parfums et concert* infinis, Tous les oiseaux chantaient sur les bords de leurs nids. (Lemerre, éditeur) ALFRED DE VIGNY (Alfred Victor, comte de Vigny). Ce «poète du'Oêitspvlr», comme on Fa nommé, naquit le 28 mars 1707; il emorassa cTabord la carrière des armes, fut promu au grade de capitaine, mais las de la vie de garnison, il donne sa démission en 1828, pour ie consacrer entierement a la littérature. * Déja en 1822 il avait publié un peltt recueil de vers sans nom (Tailleur, intitulé: Poèmes et qui passa inapercu. Les Poèmes antiques et modernes, son roman historique Cinq Mars, parus en 1826 le placèrent au premier rang de la jeune ecole romantique. Ses autres ouvrages en prose: bervitude et grandeur militaires et Stelle- furent egalement bfen accueillis. Parmi ses poèmes Eloa, Moïse et le Déluge sont généralement réfutés les plus beaux. II donna au theatre une traduction cT Othello (1829), la Maréchale d'Ancre (1831) et Chatterton (1835), drame tiré du roman Stello, et qui ent un succes immense. Apres sa mort en 1863 on a encore publié un recueil posthume: Les Destihées. Ses ceuvres ont paru chen G. Charpentier et Catmann Levy. 56 LE COR LE COR J'ai me le son du cor, le soir, au fond des bois; Soit qu'il chante les pleurs de la Wche aux abois, Ou 1'adieu du chasseur que 1'écho faible accueille Et que le vent du nord porte de feuille en feuille. Que de fois, seul dans l'ombre a minuit demeuré, J'ai souri de 1'entendre, et plus souvent pleuré! Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques Qui précédaient la mort des paladins antiques. O montagne d'azur! ó pays adoré! Roes de la Frazona, cirque du Marboré, Cascades qui tombez des neiges entrainées, Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrenees, Monts gelés et fleuris, tróne des deux saisons, Dont le front est de glacé et le pied de gazons! C'est Ik qu'il faut s'asseoir, c'est la qu'il faut entendre Les airs lointains d'un cor méiancolique et tendre. Souvent un voyageur, lorsque 1'air est sans bruit, De cette voix d'airain fait retentir la nuit; A ces chants cadencés autour de lui se mêle L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle. Une biche attentive, au lieu de se cacher, Se suspend immobile au sommet du rocher, Et la cascade unit, dans une chute immense, Son éternelle plainte aux chants de la romance. ALFB.ED DE VIGNY 59 Et 1'empereur poursuit; mais son front soucieux Est plus sombre et plus noir que 1'orage des cieux. II craint la trahison, et, tandis qu'il y songe, Le cor éclate et meurt, renalt et se prolonge. «Malheur! c'est mon neveu! Malheur! car si Roland Appelle a son secours, ce doit être en mourant. Arrière, chevaliers! repassons la montagne! Tremblè encor sois nos pieds, sol trompeur de lEspagne.» IV Sur le plus haut des monts s'arrêtent les chevaux; L'écume les blanchit; sous leurs pieds, Roncevaux Des feux mourants du jour a peine se colore. A 1'horiaon lointain fuit 1'étendard du More. «Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent?» _ «fy vois deux chevaliers: l'un mort, 1'autre expiraüt. Tous deux sont écrasés sous une roche noire; Le plus fort dans sa main élève un cor diyoire, Son ame en s'exhalant nous appela deux tois.» Dieu! que le son du cor est triste au fond des bois! (Poèmes antiques et modernes) 6o LA MORT DO ixnrp LA MORT DU LOUP I Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur 1'incendie on voit fuir la fumée Et les bois étaient noirs jusques a 1'horizon. Nous marchions, sans parler, dans 1'humide gazon Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes Lorsque, sous des sapins pareils a ceux des Landes Nous avons apergu les grands ongles marqués ±-ar les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. — Ni le bois ni la plaine Ne ponssaient uh soupir dans les airs; seulement La girouette en deuil criait au firmament, SJLie vent' élevé bien au-dessus des terres, ' Neffleurait de ses pieds que les tours solitajïr»; , ht les chenes d'en bas, contre les roes penchés bur leurs coudes semblaient endormis et couchés Kien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête' Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en'quête A regardé le sable en s'y couchant; bientöt Lm que jamais ici 1'on ne vft en défaut A déclaré tout bas que ces marqués réce'ntes Annoncaient la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux Nous avons tous alors préparé nos couteaux. Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches. Nous alhons pas a pas, en écartant les branches, rrois sarrétent. et moi, cherchant ce qu'ils voyaient J apercpis tout i coup deux yeux qui namboyaient, Jit je vois au dela quatre formes légères Qui dansaient sous la lune an milieu des bruvères Comme font chaque jour, a grand bruit sous nos 'yeux, ALFRED DE V1GNY 01 Quand le maltre revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse; Mais les enfants du loup se jouaient en silence, Sachant bien qu'a deux pas, ne dormant qu'a demi, Se couche dans ses murs l'homme leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait comme celle de marbre Qu'adoraient les Romains, et dont les flancs velus Couvraient les demi-dieux Rémus et Romnlus. Le loup vient et s'assied, les deux jambes dressées, Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. II s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pnlj''1 ' Alors il a saisi, dans sa gneule bruiante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante, Et n'a pas desserré ses mftchoires de fer, Malgré nos coups de feu qui traversaient sa^diasr^'': Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, Se croisa'ient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment oü le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'a la garde, Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang; Nos fusils lVsatouraient en sinistre croissant. II nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner sa voir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. II J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant a penser, et n'ai pu me résoudre A poursuivre sa louve et ses fils qui, tous trois, Avaient voulu 1'attendre; et, comme je le crois, Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve 62 LA MORT DU LOUP Ne 1'eüt point laissé seul subir la grande épreuve; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre a bien souffrir la faim, A ne jamais entrer dans le pacte des villes Que l'homme a fait avec les animaux serviles, Qui chassent de van t lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher. III Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez, sublimes animaux! A voir ce que 1'on fut sur terre et ce qu'on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse. — Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur! II disait: «Si tu peux, fais que ton ame arrivé, , A force de rester studieus© et pensive, Jusqu'a ce haut degré de stoïque fierté Oü, naissant dans les bois, j'ai tout diabord monté. Gémir, pleurer, prier est également I&che. Fais énergiquement ta longue et lourde tache Dans la voie oü le sort a voulu t'appeler, Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.» (Les Destinées) 66 LA NUIT D AOUT Telle je t'embrassai, froide et décolorée, Telle, deux mois apres, tu fus mise au tombeau; Telle, 6 ma chaste fleur! tu t'es évanouie. Ta mort fut un sourire aussi doux que ta vie, Et tu fus rapportée a Dieu dans ton berceau. Doux mystère du toit que Finnocence habite, Chansons, rêves d'amour, rires, propos d'enfant. Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend Qui fis hésiter Faust au seuil de Marguerite, Candeur des premiers jours, qu'êtes-vous devenus? Paix profonde a ton ame, enfant! a ta mémoire! Adieu! ta blanche main sur le clavier d'ivoire Durant les nuits d'été, ne voltigera plus... ' Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saaie an cimetière. J'aime son feuillage éploré, La paleur m'en est douce et chère, Et son ombre sera légère A la terre oü je dormirai. (Poésies nouvelles, 1850 Ed. G. Charpentier) LA NUIT D'AOUT Puisque Foiseau du bois voltige et chante encore,' Sur la branche oü ses ceufs sont brisés dans le nidPuisque la fleur des champs entr'ouverte a 1'aurore ' Voyant sur la pelouse une autre fleur éclore, 1 S'incline sans murmure et tombe avec la nuif 68 A NINON A NINON - Si je vous le disais pourtant, que je vous aime, Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez? L'amour, vous le savez, cause une peine extréme: C'est un mal sans pitié que vous plaignez vous-même; — Peut-être cependant que vous m'en puniriez. Si je vous. le disais, que six mois de silence Cachent de longs tourments et des voeux insensés; — Ninon, vous êtes fine, et votre insouciance Se plalt, comme une fée, a deviner d'avance; — Vous me répondriez peut-être: Je le sais. Si je vous le disais, qu'une douce folie A fait de moi votre ombre et m'attache a vos pas; — Un petit air de doute et de mélancolie, Vous le savez, Ninon, vous rend bien plus jolie; Peut-être diriez-vous que vous n'y croyez pas. Si je vous le disais, que j'emporte dans 1'ame Jusques aux moindres mots de nos propos du soir: — Un regard offensé, vous le savez, madame, Change deux yeux d'aznr en deux éclairs de flamme; — Vous me défendriez peut-être de vous voir. Si je vous le disais, que chaque nuit je veille, Que chaque jour jé pleure et je prie a genoux: — Ninon, quand vous riez, vous savez qu'une abeille Prendrait pour une fleur votre bouche vermeille; Si je vous le disais, peut-être en ririez-vous. ALFRED DE MUSSET 69 Mais vous n'en saurez rien. Je viens, sans rien en dire, M'asseoir sous votre lampe et causer avec vous; — Votre voix, je 1'entends; votre air, je le respire; — Et vous pouvez douter, deviner et sourire, Vos yeux ne verront pas de quoi m'être moins doux. Je récolte en secret des fleurs mystérieuses: Le soir, derrière vous, j'écoute au piano > Chanter sur le clavier vos mains hannonieuses, Et, dans les tourbillons de nos valses joyeuses, Je vous sens, dans mes bras, plier comme un roseau. La^uit, quand de si loin le monde nous sépare, Quand je rent re chez moi pour tirer mes verrous, De mille souvenirs en jaloux je m'empare; Et la, seul devant Dieu, plein d'une joie avare, J'ouvre, comme un trésor, mon cceur tout plein de vous. J'aime, et je sais répondre avec indifférence; J'aime, et rien ne le dit; j'aime, et seul jVte sais; Et mon secret m'est cher, et chère ma souffrance; Et j'ai fait le serment d'aimer sans espérance, Mais non pas sans bonheur; — je vous vois, c'est assez. Non, je n'iétais pas né pour ce bonheur suprème, De mourir dans vos bras et de vivre a vos pieds. Tout me le prouve, hélas! jusqu'a ma douleur même... Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime, Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez? (Nouvelles et Contes, 1847 Ed. G. Charpentier) 70 CHANSON DE FORTÜNIO CHANSON DE FORTUNIO Si vous croyez que je vais dire Qui j'ose aimer, Je ne saurais, pour un empire, Vous la nommer. Nous allons chanter a la ronde, Si vous voulez, Que je 1'adore et qu'elle est blonde ^ Comme les blés. Je fais ce que sa fantaisie Veut m'ordonner, Et je puis, s'il lui faut ma vie, La lui donner. Du mal qu'une amour •) ignorée Nous fait souffrir, J'en porte 1'ame déchirée Jusqu'a mourir. Mais j'aime trop pour que je die Qui j'ose aimer, Et je veux mourir pour ma mie Sans la nommer. ') Amour: somtijds in dichterlijken zin vrouwelijk gebruikt dan meestal in het meervoud. (Le Chandelier, 1835 Ed. G. Charpentier) BÉRANGER Pierre-Jean de Béranger, longtemps le poete le plus populaire de la France, naquit en 1780 h Paris, de parents pauvres. II fut Heit fkes son grand-père, tailleur a Paris, etentra a Vage de quatorze ans en apprentissage chez un imprimeur. II debuta par Clovis, poème e'pique, fréquenta le Caveau, socie'té de chansonniers et de buveurs et publia vers 1813 son premier chant: le Roi d'Yvetot. Employé au ministère de VInstructie» publique, il donna sa démission en 1821, apres la publication d'un second recueil de chansons, qui lui valut une condamnation a la prison et a Vamende. Sous les verrous il continuo a chanter, se fit récho sonore de tous les sentiments qui agitaient alors le peuple et contribua beaucoup a la révolution de 1830, comme a la résurrection de la légende napoléonienne. En 1833 il publia un troisième recueil, avec preface au peuple. Élu représentant du peuple pour la ville de Paris, après la proclamation de la république de 1848, il donna sa démission, en declarant avec beaucoup de bon scns qu'on peut être bon chansonnier et tres mauvais' Ugislateur. Béranger mourut a Paris, le 16 juiütt 18J7. II avait réclamé toujours le corbillard du pauvre et la fosse a Vécart, mais le gouvernement imférial intervint; on lui donna un char funebre, des tambours et un tombeau de marbre. Après sa mort on a publié deux volumes oTOEuvres posthumes, son Autobiographie, Dernières chansons et sa Correspondance. (CEuvres complètes, 9 vol. Chansons (1813—34) 1 vo1-) 72 LE VIEUX VAGABOND LE VIEUX VAGABOND Dans ce fossé cessons de vivre; Je finis vieux, infirme et las; Les passants vont dire: II est ivre. Tant mieux! ils ne me plaindront pas. Pen yois qui détournent la tête; D'autres me jettent quelques «pus. Courez vite, allez a la ffite: Vieux vagabond, je puis mourir sans vous. Oui, je meurs ici de vieillesse, Paree qu'on ne meurt pas de faim. J'espérais voir de ma détresse L'hópital adoucir la fin; Mais tout est plein dans chaque hospice, Tant le peuple est infortuné. La rue, hélas! fut ma nourrice: Vieux vagabond, mourons oü je suis né. Aux artisans, dans mon jeune age, J'ai dit: Qu'on m'enseigne un métier. Va, nous n'avons pas trop d'ouvrage, Répondaient-ils, va mendier. Riches, qui me disiez: Travaille, J'eus bien des os de vos repas; J'ai bien dormi sur votre paille: Vieux vagabond, je ne vous maudis pas. J'aurais pu voler, moi, pauvre homme; Mais non: mieux vaut tendre la main. Au plus, j'ai dérobé la pomme Qui mürit au bord du chemin. BÉRANGER 73 Vingt fois pourtant on me verrouille Dans les cachots, de par le roi. De mon seul bien on me dépouille: Vieux vagabond, le soleil est k moi. Le pauvre a-t-il une patrie? Que me font vos vins et vos blés, Votre gloire et votre industrie, Et vos orateurs assemblés? Dans vos murs ouverts a ses armes Lorsque 1'étranger s'engraissait, Comme un sot j'ai versé des larmes: Vieux vagabond, sa main me nourrissait. Comme un insect e fait pour nuire, " Hommes, que ne m'écrasiez-vous! Ah! plutót vous deviez m'instruire A travailler au bien de tous. Mis k 1'abri du vent contraire, Le ver füt devenu fourmi: Je vous aurais chéris en frère: Vieux vagabond, je meurs votre ennemi. (Chansons, 1815—1834) LA PETITE FEE Enfants, il était une fois Une fée appelée Urgande, Grande a peine de quatre doigts, Mais de bonté vraiment bien grande. De sa baguette un ou deux coups Donnaient félicité parfaite. Ah! bonne fée, enseignez-nous Oü vous cachez votre baguette! 74 LA PETITE FÉE Dans une conque de saphyr, De huit papillons attelée, Elle passait comme un zephyr, Et la terre était consoléc, Les raisins mürissaient plus doux, Chaque moisson était compléte. Ah! bonne fée, enseignez-nous Oü vous cachez votre baguette! Cétait la marraine d'un roi Dont elle créait les ministres; Braves gens soumis a la loi Qui laissaient voir dans leurs registrcs; Du bercail ils chassaient les loups Sans abuser de la houlette '). Ah! bonne fée, enseignez-nous, Oü vous cachez votre baguette! Les juges, sous ce roi puissant, Étaient 1'organe de la fée; Et par eux jamais 1'innocent Ne voyait sa plainte étouffée. Jamais pour Terreur a genoux La clemence n'était muette. Ah! bonne fée, enseignez-nous Oü vous cachez votre baguette! Pour que son filleul fut béni, Elle avait touché sa couronne; II voyait tout son peuple uni Prêt a mourir pour sa personne. S'il venait des voisins jaloux, On les forfait a la retraite. Ah! bonne fée, enseignez-nous Oü vous cachez votre baguette! ') Houlette: herderstaf. BÉRANGER 75 Dans un beau palais de cristal, Hélas! Urgande est retirée. En Amérique tout va mal; Au plus fort 1'Asie est livrée. Nous éprouvons un sort plus doux;': Mais pourtant, si bien qu'on nous traite, Ah! bonne fée, enseignez-nous Oü vous cachez votre baguette! (ibid) LES SOUVENIRS DU PEUPLE On pariera de sa') gloire Sous le chaume s) bien longtemps. L'humble toit dans cinquante ans, Ne connaltra plus d'autre histoire La viendront les villageois, Dire alors a quelque vieille: Par des récits d'autrefois, Mère, abrégez notre veille. Bien, dit-on, qu'il nous ait nui, Le peuple encor le révère, Oui, le révère. Farlez-nous de lui, grand'mère; Parlez-nous de lui. Mes enfants, dans ce village, Snivi de rois, il passa. Voila bien longtemps de fa: Je venais d'entrer en ménage. ') Napoléon I". *) Voor chaumière: hut. BÉRANGER 77 J'ai faim, dit-il, et bien vite Je sers piquette ') et pain bis; Puis il sèche ses habits, Même a dormir le feu 1'invite. Au réveil, voyant mes pleurs, II me dit: Bonne espérance! Je cours, de tous ses malheurs, Sous Paris, venger la France. II part; et, comme un trésor, J'ai depuis gardé son verre, Gardé son verre. — Vous 1'avez encor, grand'mère! Vous 1'avez encor? Le voici. Mais a sa perte Le héros fut entralné. Lui, qu'un pape a couronné Est mort dans une Ue déserte. Longtemps aucun ne 1'a cru; On disait: II va paraltre; Par mer il est accouru; L'étranger va voir son mattre. Quand d'erreur on nous tira, Ma douleur fut bien amère! Fut bien amère! — Dieu vous bénira, grand'mère; Dieu vous bénira.- ') Piquette: zure wijn. (ibid) THÉOPHILE GAUTIER naquit le 21 aoüt 1808 a Tarbes, oü il fit ses premières études. II s'essaya cTabord a la peinture, mais bientit il échangea le pinceau du peintre contrc la plume dit poete et fut un des partisans les plus bruyants de FEcole romantique. En 1830, il publia ses Premières Poésies, bientöt suivies du poème Albertus, du roman Les Jeune-France, et en 183J, du roman Mademoiselle de Maupin, qui fixa sa renommée. Attaché a la rédaction de plusieurs journaux, c'est surtout par ses récits de voyage, iels que Voyage en Espagne, Italia, Constantinople, et par ses critiques, qu'il a gagné une place distinguée parmi les écrivains de cette époque. En 1838 parut le poème: La Comédie de la mort, en 1832J il donna les Emaux et Camées, poésies, et en 1864 le roman Le Capitaine Fracasse. En de hors des ceuvres citées, Th. Gautier a écrit le texte de plusieurs opéras: Giselle, La Péri, Sakountala. L'influence de Gautier sur la littérature francaise et été tree grande et plusieurs des poètes modernes se reconnaissent ses disciples. II est mort le 23 octobre 1872, a Neuilly. THÉOPH1LE GAUTIER 79 DIAMANT DU CCEUR Tout amoureux, de sa maltresse, Sur son coeur ou dans son tiroir, Fossède un gage qu'il caresse Aux jours de regret ou d'espoir. L'un d'une chevelure noire, Par un sourire encouragé, A pris une bouclé que moiré Un renet, bleu d'aile de geai. L'autre a, sur un cou blanc qui ploie Coupé par derrière un flocon, Retors et fin comme la soie Qne 1'on dévide du cocon. Un troisième, au fond d'une boite, Reliquaire dü souvenir, Cache un gant blanc, de forme étroite, Oü nulle main ne peut tenir. Cet autre, pour s'en faire un charme,') Dans un sachet, d'un chifire orné, Coud des violet tes de Panne, Frais cadeau qu'on reprend fané. Celui-ci baise la pantoufle Que Cendrillon perdit un soir; Et celui-la conserve un soufflé Dans la barbe d'un masqué noir. >) Charme: toovermiddel. 8o premier sourire du printemps Moi, je n'ai ni bouclé lustrée, Ni gant, ni bouquet, ni soulier. Mais je garde, empreinte adorée, Uue larme sur un papier: Pure rosée, unique goutte, D'un ciel d'azur tombée un jour, Joyau sans prix, perle dissoute Dans la coupe de mon amour. Et, pour moi, cette obscure tache Reluit comme un écrin d'Ophyr, Et du vélin bleu se détache, Diamant, éclos d'un saphir. Cette larme, qui fait ma joie, Roula, trésor inespéré, Sur un de mes vers qu'elle noie, D'un oeil qui n'a jamais plenré! (Émaux et Camées, 1832 Ed. Charpentier-Fasquelle) PREMIER SOURIRE DU PRINTEMPS Tandis qu'a leurs oeuvres perverses Les hommes courent haletants, Mars qui rit, malgré les averses, Prépare en secret le printemps. Pour les petites paquerettes, Sournoisement lorsque tout dort, II repasse des collerettes Et cisèle des boutons d'or. THÉOPHILE GAUTIER 8l Dans le verger et dans la vigne, II s'en va, furtif perruquier, Avec une houppe de cygne, Poudrer a frimas 1'amandier. La nature au lit se repose, Lui descend au jardin désert, Et lace des boutons de rose Dans leur corset de velours vert. Tout en composant des solfèges, Qu'aux merles il siffle a mi-voix, II sème aux prés les perce-neiges Et les violettes aux bois. Sur le cresson de la fontaine Ou le cerf boit, 1'oreille au guet, De sa main cachée il égrène Les grelots d'argent du muguet. Sous 1'herbe, pour que tu la cueilles, II met la fraise au teint vermeil. Et te tresse un chapeau 4e feuilles Pour te garantir du soleil. Puia, lorsque sa besogne est feite, Et que son règne va finir, Au seuil d'Avril tournant la tête, II dit: «Printemps, tu peux venir!» (ibid) 6 »2 LA ROSE-THÉ LA ROSE-THÉ La plus délicate des roses Est, a coup sur, la rose-thé. Son bonton aux feuilles mi-closes De carmin a peine est teinté. On dirait une rose "blanche Qu'aurait fait rougir de pudeur, En la lutinant sur la branche, Un papilion trop plein d'ardeur. Son tissu rose et diaphane De la chair a le velouté; Auprès, tout incarnat se fane Ou prend de la vulgarité. Comme un teint aristocratique Noircit les fronts bruns de soleil, De ses soeurs elle rend rustique Le coloris chaud et vermeil. Mais, si votre main, qui s'en joue, A quelque bal, pour son parfum, La rapproche de votre joue, Son frais éclat devient commun. II n'est pas de rose assez tendre Sur la palette du printemps, Madame, pour oser prétendre Lutter contre vos dix-sept ans. FÉLIX ARVERS ni a Paris le 23 juillet 1806, mort a Fontainebhau le 7 novembre 1831. Destini d'abord au notariat, il aborda bientbt le thi&tre et donna successivement la Mort de Prangois Ier, drame (1831), Plus de peur que de mal, comédie (1833! En attendant, comédie-vaudeville (1835), les Deux Maltresses (i 836), la Course au clocher (1839), le Second mari (1841), etc. En 1833 parurent les Heures perdues, recueil de poésies sans grande originaliti, ou se fait sentir surlout Vinfluence de Lamartine, et qui aurait passé h peu pris inapercu dans le monde romantique, n'était un sonnet qui allait rendre Vauteur cél'ebre. Vers 1830 il avait fait la connaissance de la familie Nodier, dont le salon était a cette époque le rendez-vous de toute la jeunesse littéraire, V. Hugo, A. de Musset, Taltet, etc: Or, c'est la fille du bibliothecair e de l'Arsenal, Mme Marie Mennessier—Nodier, qui fut Vinspiratrice du sonnet Un secret, que, pour dér out er le lecteur, le poete disait imité de l'italien. Le charme mélancoliqut, la forme presque impeccable de cette poésie sauveront h jamais de l'oubli le nom de Félix Arvers. FÉLIX AR VERS 93 UN SECRET Mon ame a son secret, ma vie a son mystère: Un amour éternel en un moment conga:. Le mal est sans espoir, aussi j'ai du le taire, Et celle qui 1'a fait n'en a jamais rien su. Hélas! j'aurai passé prés d'elle inapergu; Toujours a ses c&tés et pourtant solitaire; Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre, N'osant rien demander et n'ayant rien regu. Pour elle, quoique Dieu 1'ait faite douce et tendre, Elle suit son chemin distraite et sans entendre Ce murmure d'amour élevé sur ses pas; A 1'austère devoir pieusement fidéle, Èlle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle: «Quelle est donc cette femme?» et ne comprendra pas. (Mes Heures perdues, 1833) LOUIS VEUILLOT, journaliste catholique, né a Boy nes ("LoiretJ en 1813, mort en 1883. Son père, ouvrier tonnelier, gagnant péniblement sa vie dans ce vil lage, par fit pour Paris en 1818, avec sa femme et ses deux fils. Louis fut envoyé h Pécole mutuelle a Bercy, oü son père avait ouvert une humble boutique de marchand de vin. A treize ans, il fut placé comme saute-ruisseau chez un avoué; en 183a, tl entra a la rédaction d'un journal de Rotten et se fit remarquer sur tout par P&creté de sa polémique et par ses duels. Emmené en Algêrie par le général Bugeaud, en qualité de secrétaire, il entra ensuite, grSce au même protecteur, au bureau de VEsprit public, dont il devint chef de bureau el qu'il ne quitta qu'en 1843, pour entrer a la rédaction de rUnrvertfc M. Louis Veuillot a publié a part des ceuvres tres diverses: des romans, des nouvelles, des mélanges religieux, historiques et littéraires, une Vie de Jésus Christ (1875), etc. Nous ne signalerons que ses recueils de poésies: les Satires; les Filles de Babylone; les Couleuvres; Fruits dn Cloitre etc., réunis en un seul volume, sous le titre de: CEuvres Poétiques, (PalméJ. louis veuillot 95 MARIE Un long hiver allait finir: Déja la bise était moins forte; Le premier soufflé du zéphir D'Avril entre-baillait la porte; II ramenait 1'aimable escorte, Du printemps vert, prêt a fleurir; On voyait le lilas s'ouvrir, Lorsque notre Marie est morte. Le ciel aussi tót se voila; De nouveau la bise souffla, Glagant la terre moins parée; Tout le printemps fut assombri, Avril manqua dans la contrée, Et les lilas n'ont point fleuri. (Oïuvres Poétiques, 1878 Ed. Palmé) LE CYPRÈS Je ne suis plus celui qui, charmé d'être au monde, En ses apres chemins avangait sans les veiri^ r Mon coeur n'est plus ce coeur surabondant d'espoir D'oü la vie en chansons jaillissait comme une onde. Je »e suis plus celui qui riait aux festins, Qui croyait que la coupe aisément se redore, Et que 1'on peut marcher sans que rien décolore La beauté des aspects lointains. 96 le cyprès Est-ce donc moi, mon Dieu! qui sous un ciel de fête, Quand Porgue chantait moins que mon cceur triomphant, Du pied de tos autels emmenait cette enfant, Le bouquet d'oranger an sein et sur Ia tête? De quels rayons divins ce jour étincela! Que de fleurs dans les champs! dans les airs quels murmures! Tout nous riait, les eaux, les bois, les moissons müres... Est-ce moi qui passai par la? Sur mon front qui se ride ai-je vu tant de dammes! Ai-je d'un jour si beau vu le doux lendemain? Est-ce ii moi qu'on a dit, en me pressant la main: «Pour t'aimer j'ai deux cceurs, je porte en moi deux ames?» Plus tard, a ce bonheur quand vous mettiez le sceau, Ai-je été ce mortel béni dans sa tendresse Qui vous offrait, Seigneur, des larmes d'allégresse, Prosterné devant un berceau? Dieu clément, est-ce moi? Les berceaux, la couronne, L'avenir... Maintenant, quand je songe a ces biens, J'ignore si je rêve ou si je me souviens. J'habitais dans la joie, et le deuil m'environne, Le soufflé de la mort, plus tranchant que le fer, A moissonné mes fleurs dont les parfums périssent; Mille maux dans mon coeur a leur place grandissent. O doux passé, regret amer! Le temps, ce ravisseur de toute joie humaine, Nous prend jusqu'a nos pleurs, tant Dieu vent nous sevrer; Et nous perdons encor la douceur de pleurer Tant de chers trépassés que 1'esprit nous ramène. Ah! comme ils sont présents, comme elle vit, la mort! Comme 1'on voit ses yeux entr'ouverts, ses mains roides! Comme elle s'établit dans nos demeures froides, Dans nos cceurs navrés qu'elle mord! louis veuillot 97 Le temps n'a pas marché; c'est hier, c'est tout a 1'heure: J'étais la, prés du lit de mon pére expirant, J'allais d un ami mort vers un ami mourant...; Et vous, trésors de Dieu, trésors qu'au moins je pleure, Biens que j'eus un instant et dont j'ai su le prix, Doux enfants, chaste épouse, 6 gerbe moissonnéel O mon premier amour et ma première née, Anges que le Ciel m'a repris! Mes pas suivent encor le char qui les emporte; Dans la fosse mon coeur tombe encor par lambeaux; Et, comme les cyprès plantés sur leurs tombeaux, Ma douleur chaque jour crolt et de vient plus forte. J'ai vu le champ romain, de ruines couvert, Poussière de splendeur sans retour écroulée; Rien ne vit dans la plaine a jamais désolée; Le cyprès seul est toujours vert. (CEuvres poétiques, 1878 Ed. Palmé) LA MÈRE DU JEUNE SOLDAT La pauvre mère attend son fils. L'enfant est parti de la veille; Déja, l'ceil sur le crucifix, La pauvre mère attend et veille: — Reviendra-t-il, ce cher enfant, Mon amour et mon espérance? O Dieu, qui protégez la France, Ramenez mon fils triomphant! — 7 98 LA MÈRE DU JEUNE SOLDAT La pauvre mère attend son fils; Les mois passent: point de nonvelles. Toujours a nos sanglants défis Répondent des pertes cruelles. — Quoi! vaincus dans tous les combats ? O Dieu de bonté, quelle épreuve! Mals vous savez que je suis veuve: Mon enfant ne périra pas. — La pauvre mère attend son fils. L'ennemi vient briser sa porte. — Ah! la honte est sur le pays, Mon fils meurt, car la France est morte. Adieu, France que j'aime tant: Je m'en Vais oü la Croix m'attire. Dieu conduit la mère martyre A son fils martyr qui 1'attend. (CEuvres poétiques, 1878 Ed. Palmé) 112 l'abri L 'A B RI C'était un coin perdu dans le creux d'une haie, Fouillis de sève et d'ombre au pied d'un églantier. Le clématite en fleur, que 1'aubépine étaie, S'évidait comme un dóme au-dessus du sentier. C'était la mon désert, ma Thébalde1) gaie, Lorsque j'étais enfant; — c'était le monde entier! Depuis 1'heure oü le ciel des premiers feux se raie, Jusqu'au soir je rêvais, caché dans ce hallier. La, tous charmiez mon coeur, mes yeux et mes oreilles, Rayons, bruits et parfums, enivrantes merveilles! Eldorado nalf oü 1'enfant se blottit, Sous ton ombre un seul jour ne puis-je encor m'étendre? Hélas! non! je suis homme, et nul ne peut me rendre Ma grande ame d'alors et mon corps si petit! (ibid) LES DEUX CORTÈGES Deux cortèges se sont rencontrés a 1'église. L'un est morne: — il conduit le cercueil d'un enfant; Une femme le snit, presque folie, étouffant Dans sa poitrine en feu, le sanglot qui la brise. ') Vlakte rondom Thebe: fig. woestijn. SOULARY "3 L'autre, c'est un baptême: — au bras qui le défend Un nourrisson gazouille une note indécise; Sa mère, lui tendant le doux sein qu'il épuise, L'embrasse tout entier d'un regard triomphant! On baptise, on absout, et le temple se vide. Les deux femmes, alors, se croisant sous 1'abside, Echangent un coup d'ceil aussi tót détourné; Et — merveilleux retour qu'inspire la prière — La jeune mère pleure en regardant la bière, La femme qui pleurait sourit au nouveau-né. (ibid) 8 PIERRE DUPONT naquit a Lyon, le 23 avril 1821, d'une familie de forgerons. Orphelin dès son bas dge, il fut recueilli par un pretrc, qui le fit entrer au séminaire. Au sortir de la maison religieuse, il devint canut >) et puts employé dans une maison de banque. II déöuta par un poème, les deux Anges, qui fut couronné par V Académie, mait il ne devint populaire qu apres la publication des Paysans, Chants rustiques, qu'il meltait hti-mème en musique et qui furent chantês partout. II est mort a Lyon, le 24 juillet 1870. LES BCEUFS J'ai deux grands bceufs dans mon étable, Deux grands bceufs blancs, marqués de roux: La charrue est en bois d'érable, L'aiguillon en branche de houx: C'est par leurs soins qu'on voit la plaine Verte 1'hiver, jaune 1'été; Ils gagnent dans une semaine Plus d'argent qu'ils n'en ont coflté. ') Canut, vr. canuse: volksnaam der zijdewevers van Lyon. PIERRE DUPONT «5 S'il me fallait les- vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, eh bien! j'aimerais mieux La voir mourir, que voir mourir mes boeufs. Les voyes-vous, les belles bêtes, Creuser profond et tracer droit, Bravant kTpluie et les tempêtes. Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid. Lorsque je mis halte pour boire, •' Un brouillard sort de leurs naseaux, Et je vois sur leur corne noire Se poser les petits oiseaux. S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, eh bien! j'aimerais mieux La voir mourir, que voir mourir mes bceufs. Ils sont forts, comme un pressoir d'huile, Ils sont doux comme des möutons. Tous les ans, on vient de la viHe I Les marchander dans nos cantons Pour les mener aux Tuileries, Au Mardi-Gras ») devaat le roi. Et puis, les vendre aux boucheries; Je ne veux pas, ils sont a moi. S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, eh bien! j'aimerais mieux La voir mourir, que voir mourir mes bceufs. ) Vastenavond. Ii6 LE CHANT DES OUVRIERS Quand notre fille sera grande, Si le fils de notre Régent En mariage la demande, Je lui promets tout mon argent; Mais si, pour dot, il veut qu'on donne Les grands bceufs blancs marqués de roux. Ma fille, laissons la couronne Et ramenons les boeufs chez nous. S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, eh bien,! j7timerais mieux La voir mourir, que voir mourir mes boeufs. (Chants et Chansons, 1852—1854) LE CHANT DES OUVRIERS Nous, dont la lampe, le matin, Au clairou du coq se rallume, Nous tous qu'un salaire incertain Ramène avant 1'aube a 1'enclume, Nous qui, des bras, des pieds, des mains, De tout le corps, luttons sans cesse, Sans abriter nos lendemams Contre le froid de la vieillesse, Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir pour boire a la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons, A 1'indépendance du monde! PIERRE DUPONT 117 Nos bras, sans relache tendus, Aux flots jaloux, au sol avare, Ravissent leurs trésors perdus, Ce qui nourrit et ce qui pare: Perles, diamants et métaux, Fruits du coteau, grain de la plaine; Pauvres moutons, quels bons manteaux II se tisse avec notre Iaine! Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir pour boire a la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons, A 1'indépendance du monde! Quel fruit tirons-nous des labeurs Qui courbent nos maigres échines? Oü vont les flots de noa sueurs? Nous ne sommes que des machines. Nos Babels montent jusqu'au ciel, La terre nous doit ses merveilles: Dès qu'elles ont firn le miel, Le maltre chasse les abeilles. Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir pour boire a la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons, A 1'indépendance du monde! Mal vêtus, logés dans des trous, Sous les combles, dans les décombres Nous vivons avec les hiboux Et les larrons, amis des ombres; 638 LE DÉPART LE DEPART Nous partiroiis. Voici 1'aurore, ct lc vent pale De 1'aube a ridé 1'herbe aux jointures des dalles Oü, sur la pierre en feu, gratte et piaffe au dchors Le dur sabot de fer auprès du sabot d'or, Car mon cheval est lourd et le tien est aile Peut-être, et les dieux bons, en secret, ont mêlé Un destin de déesse a mon sort de mortel. Partons. Le fruit coupé jutel) encor sur Pantel; L'encens. fume a travers les guirlandes encore, Quittons le seuil enfin que la porte va clore; Les chiens de porte en porte aboieront sur nos pas, Car dans la vie immense on ne nous connait pas. Vers quel soir, heure a heure, allons-nous a jamais? Le laurier croit, hélas! a l'ombre du cyprès. La route oü 1'on s'en va ramène d'oü 1'on vient. Reverrons-nous encor cet enclos ancien Et ses murs blancs et les fenêtres oü se pose Jasqu'aux vitres en feu la bouche en sang des roses, Et 1'atre oü, dans 1'espoir de la dernière nuit, La cendre tiède qui d'hier fait aujourd'hui A réchauffé 1'adieu de nos deux mains tendues? Reverrons-nous, un jour, au bout de 1'avenue, Le clair verger, le doux jardin, les treilles müres, La corde au puits qui grince et les clefs aüx serrures Et les bassins, les grands bassins graves oü j'ai, Don propitiatoire, en partant, égorgé Et, goutte a goutte, vu, sur le marbre dé l'eau, Le cou du cygne blanc saigher Sous le coutcau? 1) Verliest haar sap. (Les Médailles d'argile, 1900 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) HENRI DE. RÉGNIER 639 SUR LA GRÈVE Couche-toi sur la grève et prends en tes deux mains Pour le laisser couler ensuite, grain par grain, De ce beau sable blond que le soleil fait d'or; Puis, avant de fermer les yeux, .contemple encor 1 La mer harmonieuse et le ciel transparent, Et, quand tu sentiras, peu a peu, doucement, Que rien ne pèse plus a tes mains plus légere*,1! « Avant que de nouveau tu rouvres les paupières, Songe que notre vie a nous emprunte et méle Son sable fugitif a la grève éternelle. (Les Médailles d'Argile, 1900 .' SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) LA VOIX Ia fontaine murmurc a la source un secret Qui, goutte a goutte, s'interrompt, fïltre ou s'arrête Et qui se continue en la rumeur secrète Dont vibrent sourdement la mer et la forêt. Tour a tour hésitant, humble, bas ou discret, Commence, se rétracte ct se chërche et s'apprête Le même mot épars qu'attend, espère et guette Le passant qui partout le devine et se tait. L'éclair Fécrit au ciel et le biffe; la pluie S'embrouille, se reprend, bégaie et balbutie ; La fissure ricane et 1'antre ouvre la gueule; Tout parle; et dans le vent anxieux et farouche J'écoute pour jamais ener, multiple et seule, L'universelle voix de 1'invisible bouche. (Les Médailles d'Argile, 1900 SOCIÊTÉ -BV MERCURE DE FRANCE) 642 PROMENADE PROMENADE Puisque vous préférez a ce matin d'automne Votre visage gai qui se rit au miroir, Adieul je vais le long de la mer monotone Sur la grève marcher longuement jusqu'au soir. L'air est pur; le soleil épanche sa lumière Sur la dune qui cède ou résiste a mon pied Dont 1'empreinte se mêle a la molle poussière " ' Ou se marqué un instant dans le sable mouillé. La vague qui déferle, incessante et pareille, En volute mouvante oü de 1'écume luit Kythme ma rêverie et remplit mon oreille Du refrain répété de son robuste bruit. Mais, hélas! c'est en vain que la vague marine Ajoute sa rumeur a la force du vent Et que s'ouvre ma bouche et s'enfle ma poitrine A respirer cet air oü du sel est vivant. Je sais bien que les pas que mon passage laisse Sur ce sable changeant oü tout pas est nouveau Me conduisent chacun plus loin de ma jeunesse Et ne s'arrêteront que devant un tombeau; Et que, tandis que seul en ce matin d'automne Sur la grève sans fleurs je marche vers le soir, Votre jeune visage oü le printemps rayonne S'enchante a son renet qui lui rit au miroir. (La Sandale ailée, 1906 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) HENRI DE RÉGNIER 643 LA VOIX Je ne veux de personne auprès de ma tristesse Ni même ton cher pas et ton visage aimé, Ni ta main indolente et qui d'un doigt caresse Le ruban paresseux et le livre fermé. Laissez-moi. Que ma porte aujourd'hui reste close; N'ouvrez pas ma fenêtre au vent frais du matin; Mon cceur est aujourd'hui misérable et morose, Et tout me parait sombre et tout me semble vain. Ma tristesse me vient de plus loin que moi-même, Elle m'est étrangère et ne m'appartient pas, Et tout homme, qu'il chante ou qu'il rie ou qu'il aime, A son heure I'entend qui lui parle tout bas, Et quelque chose alors se remue et S'éveille, S'agite, se répand et se lamente en lui, A cette sourde voix qui lui dit a 1'oreille Que la fleur de la vie est cendre dans son fruit. (La Sandale ailée, 1906 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) RODOLPHE DARZENS, né a Moscou le i avril iSój , a donné son premier volume de vers: la Nuit (1884) a sa sortie du collége. Subissant d'abord Vinfluence de Charles Baudelaire et se rattachant aux Parnassiens il s'est peu a peu dégagé de ces Hens pour devenir tout a fait lui-même dans le Psautier de 1'Amie (1885) «/ 1'Amante du Christ. .,, Ses poésies ont paru chez Lebas, Alcan-Levy et Lemerre. L'ICONE !) Les móines byzantins, lorsqu'ils peigneut des Vierges Rehaussent d'or gemmé!) 1'éclat de la couleur Qui prend des tons vivants a la lueur des cierges; Ils entourent d'un nimbe ajouré la paleur Du front, et le métal tout constellé de pierres Est encor buriné par un bon ciseleur. ') Russisch heiligenbeeld. s) Met edelgesteenten versierd. SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE 653 Portant 1'aigle barbare en croix sur leur blason, | Chargés d'or féodal et de mufles de béte, Et, dans les rangs toujours accrus, levant leur crête, Sous le cimier chérusque ou le casque saxon. Par la campagne aveugle et les sourdes banlieues, Ils passaient, las de proie et de meurtre, et le soir, Les tout petits fermaient les yeux, pour ne pas voir L'insolence railleuse en leurs prunelles bleues, Pour ne pas admirer leur stat 11 re, et ne pas Deviner, sous 1'orgueil des foules militaires, Le calme des disciplines héréditaires, Qui bombait leur poitrine et qui scandait leurs pas. Le fleuve a reflué, lourd de sang et d'oïdure, Charriant la défaite avec la trahison, Emportant l'or infame et clair de la rancon , Dans la bise de 1'Est qui sifflait, aigre et dure. Et nous avons compris, alors, que c'était vrai... Que nous étions vaincus, comme dans les Histoires, Que nous avions laissé fuir 1'essaim des Victoires, Et qu'encore une fois Varus était livré. Une pudeur sacrée a scellé notre bouche: Nul n'a su la couvée aux yeux de haine, alors Nourrie avec le blé qu'avaient semé les morts, Et dans quelle veillée implacable et farouche, Notre enfance lucide et fiévreuse a grandi: Nous n'avons pas pleuré d'avoir vu tant de honte; Si loin qu'un souvenir en nous-mêmes remonte, Nqus n'avons pas pleuré, mais nous avons maudit, 662 JASANTE DE LA «VIEILLE» Pour gagner not' pain d' tous les jours Et d' quoi te garder a 1'école... Et j'en ai-ty passé d' ces nuits, (Toi dans ton p'tit lit endorrai), A coude auprès de 1'abat-jour , |. Jusqu' a la fin de mon pétrole! Des fois... ga s' ürait en longueur Mes pauv's z' yeux flanchaient') a la peine Alorss en baillant dans ma main J'écoutais trotter ton p'tit cceur Et souffler ta petite haleine, Et rien qu' ga m' donnait du courage, Pour me r'mett' dar-dare a 1'ouvrage Qu'y m' fallait livrer le lend'main: Que d' fois j'ai eu les sangs glacés Ces nuits-la pour la moindre toux J'avais toujours peur pour le croup, Rapport au mauvais air du faubourg Oü nous aut's on est entassés. T' rappell's-tu quand tu t' réveillais .... Le croissant chaud... 1' café au lait ? T' rappell's-tu comme ej' t' habillais? Eh ben... pis nos sorties, 1' Dimanche... Tes beaux p'tits vernis... ta rob' blanche. (T'étais si fin... si gracieux Tu faisais tant plaisir aux yeux Qu'on voyait les genss se r'tourner Pour te regarder trottiner). ') eig. terugdeinzen. JEHAN RICTÜS 663 Ah! en c' temps-la, dis mon petit, De qui c'est qu' t'étais la fifille, L'amour, le trésor, le Soleil, De qui c'est que rétais 1' Jésus? De ta Vieille ... est-ce pas? De ta Vieille . .. Qui faisait tout's tes volontés? Qui t'as pourri ? Qui t*as gftté ? Qui c'est qui n' t'as jamais battu? Et 1'année d'ta flnxion d' poitrine Qui t'a soigné, veillé, guéri? C'est-y moi ou ben la voisine? Et a present qu' te v'la ici Comme un chien crevé eune ordure Comme un fumier... eun' pourriture Sans un brin d' fleurs, sans eun' couronné, N'avec la crèm' des criminels ... Qui c'est qui, malgré tout, vient t' voir? Qui qui t'esscuse et qui t' pardonne? Qui c'est qu'en est la pus punie? C'est ta Vieille ... toujours... ta fidéle, ■Ta pauv' vieill' loqu' de Vieille vois-tu! Mais j' bavarde... moi... j'use ma salive La pule cess' pas... la nuit arrivé Faut que j' men aill' moi... il est 1'heure: Présent... c'est si loin oü j' demeure ... Et pis quoi... qu' est-c' que c'est qu' ce bruit ? On croirait comm' quéqu'un qui s' plaint!... On jur'rait de quéqu'un qui pleure ... Oh! Louis ... réponds, c'est p'têt ben toi Qui t' fais du chagrin dans la Terre... 664 JASANTE DE LA «VIEILLE) Seigneur! si j'allais cor te voir Comme c' te nuit dans mon cauch' mar (Tu vourais pas m' fair' cett' frayeur?) Oh! Louis... si c'est toi... tiens-toi sage Sois mignon... j'arr' viendrai bentót... Seul'ment... fais dodo ... fais dodo, Comme aut' fois dans ton petit lit, Tu sais ben ... ton petit lit cage ... Chut!... c'est rien qu' ca... pleur pas... j' te dis Fais dodo va... sois sage... sage Mon pauv' tout nu... mon malheureux Mon petiot... mon petit petiot (Cantilenes du Malheur, 1902 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE EDMOND ROSTAND, né a Mar stille, en 1869, se rendit a Paris en l88j et y débuta a l'&ge de dix-neuf ans par tin vaudeville, intitttlé le Gant Rouge, écrit en collaboration avec son beau-frère, M. Lee et reprisenti au théatre Cluny, au mois d'aoüt 1888. L'année suivante il publia un recueil de poésies, les Musardises. En 1894 il donna a la Comédie francaise les Romanesques, comédie en vers; l'année suivante il ft rèprésenter sur le théatre de la Renaissance la Princesse lointaine. La Samaritaine, évangile en trois actes, représenté le mercredi 'saint (14 avril) de l'an 1897 sur le mime théatre eut un tres vif succès, dépassé encore par celui de Cyrano de Bergerac, comédie hér dique, f'oue'e la même année au théatre de la Porie Saint-Martin. L'Aiglon, représenté en 1900 sur le théatre de Mme Sarah Bernhardt, et ou la célèbre actrice joue le role principal en travesti, a éte également fort bien accueilli. Nommé membre de l'Académie francaise en 1902, M. E. Rostand prononca l'année suivante son discours de réception,chef-d'ouvre d''esprit et de verve, dans lequel il fait l'éloge de son prédécesseur Henri de Bornier. Le 7 février 1910 le théatre de la Porte Saint-Martin donnait la première représentation de Chantecler, ouvrage oü s'accentuent les défauts autant que les qualités du poete. En 1911 a paru une nouvelle édition des Musardises (1887-1893). 666 I.A BROUETTE LA BROUETTE Tel un prince héritier qui se déguise et rode, Afin de découvrir 1'injustice et la fraude, A travers les Etats du roi son père, tel Jésus reprend, parfois, son jeune front mortel, Quitte en secret le firmament de Dieu son père, Et, blond, s'en vient un peu voyager sur la Terre, — Télémaque divin que, comme un vieux Mentor, Le-beo saint Pierre, ötant son atiréole d'or Pour n'être pas trahi par ses feux, accompagne. Un jour, ayant battu longuement la campagne, Le Seigneur et le saint, — on était en hiver, — Firent halte en un bois dont le feuillage vert N'était plus, sur le sol, que de I'humus rougeatre. Saint Pierre eut bien voulu s'asseoir au coin d'un atre Et chauffer ses vieux doigts; mais la seule maison Qui levat son chapeau de chaume a 1'horizon Ne penchait pas au vent la plume de fumée Qui fait rêver bon gite et soupe parfumée. Donc, ce bois valait mieux, d'autant que le soleil Y donnait, un soleil timidement vermeil, Un soleil pas bien chaud, c'est vrai, mais tout de même Point trop a dédaigner en ce matin si blême, Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins, S'étant assis, tendait vers ce soleil ses mains, Et les dégourdissait dans sa lumière rose, Cependant que Jésus rêvait a quelque chose, Debout, et ne sentant ni fatigue, ni froid. Pierre cria soudain: «Maltre! Fils de mon roi! Regardez, regardez par ici, cette femme 1 N'est-elle pas stupide ou folie? Sur mon ame, Elle veut ramasser du soleil. Voyez-la!» EDMOND ROSTAND 667 Jésus leva les yeux. Une. vieille était la, ^ De ces vieilles des champs au profil de chouette, Et cette vieille, avec une énorme brouette, Sé tenait au milieu du sentier, k 1'endroit, Qu'éclairait un rayon de soleil, tombant droit, Et, si tót qu'il venait dorer son véhicule, Cette femme tentait la chose ridicule D'eniporter le rayon, et poussait aux brancards Bien vite. Mais toujours, au moindre des écarts Qu'elle faisait du point frappé par la lumière, Le soleil s'échappait de la brouette. Et Pierre Se divertissait fort a regarder ce jeu: La capture, d'abord, du beau rayon de feu Entre les ais boueux et gris qu'il illumine, Puis sa fuite rapide, et la piteuse mine De la vieille paüvresse, interdite un moment, Mais qui reconimengait bien tót, pat iem ment, Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle entrait dans l'ombre, Elle ne poussait plus qu'une brouette sombre! «Est-elle simple! Dieu! Voyez ce qu'elle fait!. .. Bon! Elle recommence!» Et Pierre «'esclaffait. Mais voici que Jésus, dont 1'intérêt s'éveille, S'approche et, doucement, interroge la vieille: «Femme, que fais-tu la? N'as-tu plus ta raison? II règne un froid terrible en cette apre saison, Et je ne comprends pas, 6 femme, que tu veuilles, Au lieu de ramasser du bois sec et des feuilles, Ramasser ce rayon a peine réchauffant!» ' «C'est pour le rapporter a mon petit enfant, Dit la femme en levant le front. Je suis 1'aleule D'un pauvre enfant malade a qui je reste seule, Car cet hiver, le père et la mère sont morts. Pour travailler, mes bras ne sont plus assez forts. 668 la brouette Je ne peux que glaner, et ce travail-la chóme. Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume, Sans même avoir connu ces douceurs,"ces bonbons, Qui font sourire encore les petits moribonds. Ne pouvoir pas gater alors qu'on est grand'mère, C'est dur! Que lui donner? Je ne savais que faire! Mais voici qu'il me dit, ce matin, au réveil: «Je serais bien content si j'avais du soleil!» (Car le soleil jamais n'entre dans ma chaumière, Et mon petit garcon est privé de lumière.) Alors, voyant qu'ici ce soleil a relui, Je viens en ramasser un bon morceau pour lui.» Et la vieille reprit, avec foi, sa besogne. Quand il se. sent ému, saint Pierre se renfrogne. 11 dit: «Elle est stupide! Elle ne voit donc pas Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas! Cette vieille cervelle est dure comme une pierre, Et ne comprend plus rien!» Mais Jésus dit a Pierre Pensif, ayant rêvé sur cette femme, un peu: «On ne sait pas ce que l'amour des Simples peut!» Et n'ayant pas compris toute cette paroje, Saint Pierre répétait: «Mais cette femme est folie! Elle est folie, Seigneur!...» Soudain, il s'arrêta, Presque aussi confondu que quand le coq chanta, Car la vieille marchait, maintenant, sous les branches, Et les rayons restaient entre les quatre planches, Et les rayons, dans l'ombre, étincelaient encor, Et, paraissant pousser devant die un tas d'or, Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette, Emportait le soleil dans son humble brouette. (Les Musardises, 1887—1893 Ed. nouvelle, 1911. E. Fasquelle, Paris) 682 la scène du balcon cyrano Tous ceux, tous ceux, tous ceux Qui me viendront, je vais vous les jeter, en toufte, Sans les mettre en bouquet: je vous aime, j'étouffe, Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop; Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot, Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, Tout le temps le grelot s'agite, et le nom sonne! De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé: Je sais que 1'an dernier, un jour, le douze mai, Pour sortir le matin tu changeas de coiffure! J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure Que comme Iorsquon a trop fixé le soleil, On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil, Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes, Mon regard ébloui pose des taches blondes! roxane, d'une voix troublée, Oui, c'est bien de l'amour... cyrano '1 Certes, ce sentiment , Qui m'envahit, terrible et jaloux , c'est vraiment De l'amour, il en a toute la fureur triste! De l'amour, — et pourtant il n'est pas égoïste! Ah! que pour ton bonheur, je donnerais le mien, Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien, S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendissc Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice! — Chaque regard de toi suscite une vertu Nouvelle, une vaillance en moi! Commences-tu A comprendre, a présent ? voyons, te rends-tu compte? Sens-tu, mon ame, un pen, dans cette ombre, qui monte ?... edmond rostanl' 683 Oh! mais vrai ment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux! Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, mof, vous! Cest trop! Dans mon espoir même le moins modeste, Je n'ai jamais cspéré tant! II ne me reste Qu'a mourir maintenant! C'est a cause des mots Que je dis qu'elle tremblé entre les bleus rameaux! Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles! Car tu trembles! car j'ai senti, que tu le veuilles Ou non, le tremblement adoré de ta main Descendre tout le long des branches du jasmin! (II baise éperdttment l'cxtrémité d'une branche pendante.) (Cyrano de Bergerac, 1897 Ed. E. Fasquelle, Paris) CHANTECLER hymne au soleil Chantccler Toi qui sèchcs les pleurs des moindres graminees, Qui fais d'une fleur morte un vivant papillon, Lorsqu'on voit, s'effcuillant comme des destinées, Trembler au vent des Pyrenees Les amandiers du Roussillon, Je t'adore! Soleil! ö toi dont la lumière, Pour bénir chaque front et miïrir chaque miel, Entrant dans chaque fleur et dans chaque chaumière, Se divise et demeure entière Ainsi que l'amour maternel! 684 CHANÏECLER Je te chante, et tu peux m'accepter pour ton prêtre, Toi qui viens dans la cuve oü trempe un savon bleu, Et qui choisis souvent, quand tu vas disparattre, L'humble vit re d'une fenêtre Pour lan eer ton dernier adieu! Tu fais tonrner les tournesols du presbytère, Luire le frère d'or que j'ai sur le clocher, Et quand, par les tilleuls, tu viens avec mystère, Tu fais bouger des ronds par terre Si beaux qu'on n'ose plus marcher! Tu changes en émail le vernis de la cruche, Tu fais un étendard en séchant un torchon; La meule a, grace a toi, de l'or sur sa capuche '), Et sa petite sceur la ruche A de l'or sur son capuchon! Gloire a toi sur les prés! Gloire a toi dans les vigncs! Sois béni parmi 1'herbe et contre les portails! Dans les yeux des lézards et sur raile des cygnes! O toi qui fais les grandes lignes Et qui fais les petits détails! C'est toi qui, découpant la sceur jumelle et sombre Qui se couche et s'aflonge au pied de ce qui luit, De tout ce qui nous charme as su doubler le nombre, A chaque objet donnant une ombre Souvent plus charmante que lui 1 ' Je t'adore, Soleil! Tu mets dans l'air des roses, Des flammes dans la source, un dieu dans le buisson! Tu prends un arbre obscur et tu I'apothéoses! O Soleil! toi sans qui les choses Ne seraient que ce qu'elles sont! ') dak, stroobedekking. EDMOND ROSTAND 6gj CHANTECI.ER EXPUQUE a LA FAISANE COMMENT IL FAIT LEVER LE SOLEIL Chanteclcr Je ne chante jamais que lorsque mes huit griffes Ont trouvé, sarclant») 1'herbe et chassant les cailloux, la place au je parviens jusqu'au tuf noir et doux! Alors, mis en contact avec la bonne terre, Je chante! et c'est déja la moitié du mystère, Faisane, la moitié du secret de mon chant Qui n'est pas de ces chants qu'on chante en les cherchant, Mais qu'on résolt du sol natal, comme une sève! Et l*hea» 00 cette sève, en moi, sortoot, s'élève, L heure ou j'ai du génie, enfin, oir j'en suis sür, Cest 1'heure oü 1'aube hésite au bord du ciel obseur. Alors, plein d'un frisson de feuilles et de tiges Qui se prolonge jusqu'au bout de mes rémiges *) Je me sens nécessaire, et j'accentue encor Ma cambrure de trompe et ma courbe de cor; La Terre parle en moi comme dans une conque »); Et je deviens, cessant d'être un oiseau quelconque, Le porte-voix en quelque sorte officiel Par quoi le cri' At sol s'échappe vers le ciel! La Faisane Chantecler ! Chanteclcr Et ce cri qui monte de la Terre, Ce cri, c'est un tel cri d'amour pour la lumière, C'est un si furieux et grondant cri d'amour Pour cette chose d'or qui s'appelle le Jour, Et que tout veut ravoir: le pin sur ses écorces, Les sentiers soulevés par des racines torses Sur leurs mousses, 1'avoine en ses brins délicats Et les moindres cailloux dans leurs moindres micas; Cest tellement le cri de tout ce qui regrette Sa couleur, son reflet, sa flamme, son aigrette Ou sa perle; le cri suppliant par lequel ') losmaken. ») slagpen. ») Tritonshoren. 686 CHANTECLER Le pré mouillé demande un petit arc-en-ciel A chaque pointe verte, et la forêt mendie Au bout de chaque allee obscure un incendie; Ce cri, qui vers 1'azur monte en me traversant, C'est tellement le cri de tout ce qui se sent Comme mis en disgrace au fond d'un vague abjme Et puni de soleil sans savoir pour quel crime; Le cri de froid, le cri de peur, le cri d'ennui De tout ce que désarme ou désceuvre la Nuit; De la rose tremblant, dans le noir, toute seule; Du foin qui veut sécher pour aller dans la meule; . Des outils oubliés dehors par les faucheurs Et qui vont se rouiller sur 1'herbe; des blancheurs Qui sont lasses de ne pas être éblouissantes; C'est tellement le cri des Bêtes innocentes Qui n'ont pas a cacher les choses qu'elles font, Et du ruisseau qui veut être vu jusqu'au fond; Et même — car ton oeuvre, 6 Nuit! te désavoue — De la flaque qui veut miroiter, de la boue Qui veut redevenir de la terre en séchant; C'est tellement le cri magnifique du champ Qui veut sentir pousser son orge ou ses épeautres '); De 1'arbre ayant des Beurs qui veut en avoir d'autres; Du raisin vert qui veut avoir un cóté bral; Du pont tremblant qui veut sentir passer quelqu'un Et remuer encor doucement sur ses planches Les ombres des oiseaux dans les ombres des branches; De tout ce qui voudrait chanter, quitter le deuil, Revivre, resservir, être une berge, un seuil, Un banc tiède, une pierre heureuse d'être chaude Pour la main qui s'appuie ou la fourmi qui róde; Enfin, c'est tellement le cri vers Ia clarté De toute la Beauté, de toute la Santé, Et de tout ce qui veut, au soleil, dans la joie, Faire son oeuvre en la voyant, pour qu'on la voie; Et, lorsque monte en moi ce vasté appel au jour, *) spelt. ÈDMÓND ROSTAND 687 J'agrandis tellement toute mon ame pour Qu'étant plus spacieuse elle soit plus sonore Et que le large cri s'y élargisse encore; Avant «Te lë jeter, c'est si pieusement Que je re tiens ce cri dans mon ame, un moment- Puis, quand, pour 1'en chasser enfin, je la contra'cte, Je suis si convaincu que j'accomplis un acte; J ai tellement la foi que mon cocorico Fera crouler la Nuit comme une Jéricho La Faisane, épouvantée. Chanteclcr! Chantecler Et sonnant d'avance sa victoire, Mon chant jaillit si net, si fier, si peremptoire Que 1'horizon, saisi d'un rose tremblement. M'obéit! ' La Faisane Chantecler! Chantecler Je chante! Vainement La Nuit, pour transiger, m'offre le crépuscule. Je chante! Et «out a coup.... La Faisane Chantecler! Chantecler je iecaie^ i-blom de me voir moi-même tout vermeil, Et d'avoir, moi, le coq, fait lever le soleil! La Faisane Alors, tout le secret de ton chant ?.'... Chantecler C'est que fqse Avoir peur que sans moi 1'Orient se repose! Je ne fais pas: «Cocorico!» pour que 1'éehe- I Képete un peu moins fort, au loin: «Cocorico!» Je pense a la lumière et non pas a la gloire Chanter, c'est ma facon de me battre et de croire; fct si de tous les chants mon chant est le plus fier C est que je chante clair afin qu'il fasse clair! (Chantecler, 1910 Ed. E. Fasquelle, Paris) Madame E. ROSTAND, née Rost mon de Géi ar d. Plusicurt, de ses poésies, écrites quand elle élait jeune fille, sont dédiéts par elle a son fiaticé. Réunies en un volume, elles ont paru en 1804 sous le titre: Les Pipeaux. VERS A L'AIMÉ L'amour que chante mon poème N'est pas un amour de roman; II ne ressasse point le thème Banal d'un éternel serment. Non plus il ne sait l'art suprème De peindre un langoureux tourment. L'amour que chante mon poème N'est pas un amour de roman. Mais grave et doux, sur de soi-même, Epris d'un obscur dévouement, Au bonheur de Pami que j'aime Toujours veille jalousement L'amour que chante mon poème. madame e. rostand 689 Tu me dirais que 1'on entend le soufile Qu'au sein des fleurs exhale un papilion, Et que 1'on a retrouvé Ia pantoufle Qu'en s'enfuyant laissa choir Cendrillon; Tu me dirais que ces vers sont en prose, Et qu'une femme a gardé des secrets, Que le lis parle et que 1'azur est rose, Vois ma folie, ami, je te croirais. Tu me dirais que 1'astre qui scintille Au ver luisant doit son éclat joyeux, Et que la nuit accroche a sa manti 11e, Comme un bijou Ie soleil radieux; Tu me dirais qu'il n'est plus une fraise Dans les recoins tout moussus des foréts, Et qu'un duvet de bengali me pèse Plus qu'un chagrin au cceur, — je te croirais. En t'écoutant, tous mes doutes d'eux-mêmes Tombent soudain, vaincus... Tu me dirais Que le bonheur existe et que tu m'aimes, Vois ma folie, ami, je te croirais'. (Les Pipeaux, 1894 Ed. A. Lemerre, Paris) L'ÉTERNELLE CHANSON Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille, Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs, Au mois de mai, dans le jardin qui s'ensoleille, Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants. Comme le «nouveau mettra nos cceurs en fête, Nous nous croirons encor de jeunes amoureux; Et je te sourirai, tout en branlant la tête, Et nous ferons un couple adorable de vieux. 44 6qo l'éternelle chanson Nous nous regarderons, assis sons notre treille, Avec de petits yeux attendris et brillants, Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille, Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs. Sur notre banc ami, tout verdatre de mousse, Sur le banc d'autrefois nous reviendrons causer. Nous aurons une joie attendrie et très douce, La phrase finissant souvent par un baiser. Combien de fois jadis j'ai pu dire: je t'aime! Alors avec grand soin nous le recompterons: Nous nous ressouviendrons de mille choses même, De petits riens exquis dont nous radoterons. Un rayon descendra, d'une caresse douce, Parmi nos cheveux blancs, tout rose se poser, Quand sur notre vieux banc tout verdatre de mousse, Sur le banc d'autrefois nous reviendrons causer. Et comme chaque jour je t'aime davantage, Aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain Qu'importeront alors les rides du visage? Mon amour se fera plus grave et plus serein. Songe que tous les jours des souvenirs s'entassent; Mes souvenirs a moi seront aussi les tiens: Ces communs souvenirs toujours plus nous enlacent Et sans cesse entre nous tissent d'autres liens. C'est vrai, nous serons vieux, très vieux, faiblis par 1'age, Mais plus'fort, chaque jour, je serrerai ta main; Car vois-tu, chaque jour, je t'aime davantage, Aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain. Et de ce cher amour qui passé comme un rêve, Je veux tout conserver dans le fond de mon cceur, Retenir, s'il se peut, 1'impression trop brève, Pour la ressavourer plus tard avec lenteur. J'enfouis tout ce qui vient de lui comme un avare, Thésaurisant avec ardeur pour mes vieux jours; madame e. rostand 69I Je serai riche alors d'une richcsse rare: J'aurai gardé tout l'or de mes jeunes amours! Ainsi de ce passé de bonheur qui s'achèvc Ma mcmoirc parfois me rendra la douceur. Et de ce cher amour qui passé comme un rêve J'aurai tout conservé dans le fond de mon cceur. Lorsque tu seras vieux ct que je serai vieille, Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs, Au mois de mai, dans le jardin qui s'ensoleillc, Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants. Comme le renouveau mettra nos cceurs en fête, Nous nous croirons encore aux jours heureux d'antan, Et je te sourirai tout en branlant la tête, Et tu me parieras d'amour en chevrotant. Nous nous regarderons, assis sous notre trei 11e, Avec de petits yeux attendris et brillants, Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille, Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs. (Les Pipeaux, 1894 Ed. A. Lemerre, Paris) MAISON A LOUER La maisonnette en brique rose Qui s'habille d'un vert treillis, La maisonnette aux volets gris Qui horde le chemin est close. Sous les frondaisons du jardin, Plus d'éclats de rire en fusées, Plus de ces roulades osées Que 1'on entendit du chemin. 692 maison a lover Le matin, a 1'heure oü les fécs Vont éteindre les feux follets, Plus de têtcs ébouriftees Paraissant entre les volets. Plus ne battront les longues gaules Les noyers d'oü tombent les noix; Plus de murmures sous les saules, De bruits de baisers dans les bois. Comme se fanaient les pervenches, Les amoureux s'en sont; allés: De leur départ inconsolés Les oiseaux pleurent . dans les branches... Cependant qu'en son vert treillis Elle prend un air tout morose, La maisonnette en brique rose, La maisonnette aux volets gris. (Les Pipeaux, 1894 Ed. A. Lemerre, Paris) THÉODORE BOTREL, né en 1868. Chansonnier, dont la muse, alerte, vive et pimfeintt 1 visite de préférence la vieille terre bretonne, pour chanter ses nueurs pittoresques sans se laisser envahir par la mélancolic qui p'ese sur la terre d'Arntor. Citons parmi ses nombreux recueils: Les Chansons de chez nous (1898), Chansons de la Fleur de Lys (1899), Chansons en sabots (1902), Coups de clairons (1903), Chansons des clochers a jour, suivies des chansons en marge (1913). MES TALISMANS Pour hëritage, mon grand-père M'a laissé trois bons talismans: Une épée, une plume, un verre... C'est le meilleur des testaments! Gr&ce a mon verre, 1'allégresse Toujours habite en ma maison: J'y retrouve, aux jours de tristesse, Ma galté dans une chanson 1 f>94 mes TALISMANS Le cceur joyeux, 1'ame ra vie, '•» _fttóoncieux du lendemain, Je veux vivre gaïment ma vie Le verre en main! Sa plume est une plume honnête Ignorant les marchés honteux: C'est la plume d'un vieux poète Qui mourut pauvre comme un gueux. Sa plume, qui n'est pas a vendre, Gardera toujours sa fierté, Toujours en avant pour défendre Et le peuple et sa liberté! Le cceur joyeux, 1'ame ravie, Pour 1'opprimé, pour le sans-pain, Je veux lutter toute ma vie, La plume en main! Dans une chambrette, son épée Jette des éclairs sur les murs, Sa lame, finement trempée, Appelle les combats futurs... Quand la patrie, au jour d'alarme, Demandera son défenseur, Je me servirai de cette arme Poar combattre 1'en vahisseur.! / Le cceur joyeux, 1'ame ravie, Au revers de quelque chemin, Je donnerai gaiment ma vie, L'épée en main! (Chansons de chez nous, 189S Ed. G. Ondet, Paris) TIIÉODORE BOTREL 695 LE VCEU A SAINT-YVES Un jour, sur un gros navire, — Vire au vent, vire, vire — La veuve embarqua son gas... Le marin ne revint pas!... Fit voeu de faire un navire 1 — Vire au vent, vire, vire •>— '• De Foffrir a saint Yvon, Patron de «Ceux qui s'en vont.» Pour la coque du navire, — Vire au vent, vire, vire — La pauvre vieille aux abois, A pris son sabot de bois; Pour le grand mat du navire, — Vire au vent, vire, vire — La misaine et 1'artimon , A pris trois branches d'ajonc: Pour les vergues du navire, — Vire au vent, vire, vire — A rompu, tout aussi tót, Ses aiguilles de tricot; Pour les voiles du navire, — Vire au vent, vire, vire — Tailla le beau tablier Qu'elle eut pour se marier; 696 comme l'ALOUETTE . Pour les agrès da navire, — Vire an vent, vire, vire — Les étais et les haubans, Coupa ses beaux cheveux blancs: Pour achever le navire, — Vire au vent, vire, vire — Le baptisa de ses pleurs... Puis y mit les trois couleurs: Pour porter chance au navire, — Vire au vent, vire, vire — Elle planta, sur 1'avant, Sa petite croix d'argent! Enfin, prenant le navire, — Vire au vent, vire, vire — S'en fut le porter, nu-pied, A Saint Yves de Tréguier. Pour la Veuve et le Navire — Vire au vent, vire, vire — Saint Yvon tant pria Dieu, Qu'il lui ramena son fieu! (Chansons de chez nous, 1893 Ed. G. OniSet, Paris) COMME L'ALO UETTE Du sein de la moisson dorée, S'élancant vers 1'immensité, L'alouette monte, enivrée De soleil et de liberté; THÉODORE BOTUEL 607 Elle monte, seule et sereine, Vers le grand ciel de pourpre et d'or, Et son gai «tireli» 1'entraine A monter, a monter encor; Elle abandonne tout sur terre: Son vieux nid, ses jeunes amours, Pour monter, monter, solitaire, Vers le soleil, toujours, toujours... ... Et, lorsque la lumière aimée La brülera de ses rayons, Elle retombera, pamée, Demi-morte, entre deux sillons! Tache de 1'imiter, poète: Monte en chantant an hymne pur. Va, la-haut, comme 1'alouette, Te souier d'extase et d'azur; Monte a la lumière jolie En lui gazouillant tes chansons, Car c'est en montant qu'on oublie Les chagrins et les trahisons; Monte aux régions étemelles 1 Monte, libre et seul, et joyeux, Quitte a te briser les deux ailes, Quitte a t'y bruler les deux yeux ... ...Et puis retombe, hors d'haleine, Ivre d'un bonheur sans pareil, Parmi les taupes de la plaine Qui n'ont jamais vu le soleil! (ibid) 698 L'HORLftQg DE OBAND'mkrF. L'HORLOGE DE GRAND'MÈRE C'est une horloge en chótaignier, Au long coffre a la mode antique, iut Que dut longuement travailler Quelque Michel-Ange rustique; Au bas, le soimeur de biniou ') Fait face au sonneur de bombarde, Durant qu'au fronton 'un hibou De ses deux grands jreiJx vous regarde... Oh! combien cela me charmait Quand j'étais tout petit, de suivre La mort des heures, que rythmait L'énorme balancier de cuivre! Car vraiment lorsque, prés d'un seuil On contemple une horloge close, | Elle a toutTaSr d'un long cercueil Oü le temps qui n'est plus repose l La première heure que chanta L'horloge, de sa voix profonde, Fat celle oü grand'maman; ijeta Son premier cri dans ce bas monde. ') soort van doedelzakr, gebruikelijk in Fransch Bretanje. THÉODORE BOTREf. 699 Et ce fut ce Dong! éclatant De demi-heure en demi-heure, Qui régla, dés lors, chaque instant De ta vie, 6 toi que je pleure! Dong ! Dong! elle sonnait ainsi, Et 1'heure grave et 1'heure folie, L'heure des jeux et 1'heure aussi Oü l'enfant partait pour 1'école; Dong! Dong! le moment du réveil, Puis l'heure oü 1'on se met a table; Dong! Dong! le moment du sommeil Quand passé le «jeteur de sable»; Dong! Dong! l'heure oü, pour le Saint-Lieu On part, en bande, le dimanche, L'heure oü, pour recevoir son Dieu, Plus tard, on met sa robe blanche; Dong! Dong! la prime aube du jour Oü 1'on va travailler la terre, Et puis l'heure oü gémit d'amour Le cceur las d'être solitaire! Dong! Dong! les instants si joyeux Oü les petits gars apparaissent; L'heure digne oü s'en vont les vieux Pour faire place a ceux qui naissent! . ... Et la femme en age avancait, Devenait maman, puis grand'mère... Et 1'horloge aussi vieillissait A tant sonner l'heure éphémère; 700 l'horloge de grand'mère Et grand'maman allait, venait, Chaque jour de plus en plus frêle... Et 1'horloge sonnait, sonnait, D'une voix de plus en plus grêle; Quand de grand'maman la raison ' i Sembla pour toujours endormie, I .'horloge, a travers la maison , Sonna l'heure pour la demie; Et grand'maman, dans son lit clos, Agontsa, puis se tint coite... Et ce furent de longs sanglots Que pleura l'horloge en sa boite; 'Enfin , dans le lit, un Soupir... Et le grand balancier de cuivre S'arrêta d'aller et venir Quand grand'maman cessa de vivre. Et grand'mère auprès des élus Est montée avec allégresse ... Et 1'horloge ne sonne plus: Elle est morte aussi de vieillesse, Morte a jamais! C'est vainement Qu'un grave horloger 1'interroge: C'était le cceur de grand'maman Qui battait dans la vieille horloge! (ibid) ANDRÉ RIVOIRE ni h Vienne (Isire) le s mai 1812, publia en i8gj son premier' volume de vers les Vierges. C'est un poete délicat, qui aime les demi-teintes, la penombre discrete oh tes choses apparaissent comme atténuées. Sa poésie a un charme tres penetrant de mélancolique douceur. En 1000 parut Ut Songe de 1'Amour, suivi du Chemin de 1'Oubli (1904), couronné par f Académie francaise. En i8qq le Thédtre Antoine a donné la Peur de souffrir, picce en un acte en prose, en avril iqos la Comédie francaise a jotté de lui II était une bergère, un acte en vers, VOdéon en octobre de la mime année L'Ami du ménage, un acte en prose. En 1913 a paru le Plaisir des Jours, poésies. II est depuis 1807 secrétaire de la rédaction de la Revue de Paris, ou ont paru la plupart de ses poésies. FIN DE JOUR Nons avons rapproché nos mains indifférentes Dans une fin de jour de Varrière-saison. Le suprème parfum des verdures mourantes Par la fenêtre ouverte entrait dans la maison. 792 SILENCES Ses yeux et son sourire accucillaient ma venue Et je me caressais de ses gestes amis. Pale encore d'avoir cffleuré sa main nue, Je lui vouai fout bas mon cceur tendre et soumis. Des vols d'oiseaux füyaient au ciel gris de novembre Et le passé fuyait en moi... Comme des fleurs, L'automne avait fané les miroirs dc la chambre, Oü s'eflacaient au loin les choses sans couleurs. Elle était devant moi dans sa robe légere En qui tout 1'été bleu semblait survivre encor. Et la nuit vint, troublante ainsi qu'une étrangère Autour de nous, furtive, éteindre le décor. La maison se taisait, grave et comme lointaine, Des arbres désolés s'effeuillaient dans la cour, Et nos tremblantes voix se répondaient a peine... Car nous étions tous deux tristee d'un autre amour. (Le Songe de 1'Amour, 1900 Ed. A. Lemerre, Paris) SILENCES Elle rêve, sa maia joue aux plis de sa robe; Elle baisse les yeux, peut-être qu'elle attend; Le silence entre nous se prolonge, et pourtant Mon désir inquiet tendrement se dérobe. Je me sens 1'adorer d'un cceur humble et soumis; Mais pour 1'ai mer ainsi, même sans lui rien dire, Avec cette ferveur des yeux et du sourire, II faut bien cependant qu'elle me 1'ait permis. andré rivoire 703 Je ne serais pas la dans l'ombre et tout prés d'elle, Je ne reviendrais pas, si je n'étais bien sur, Chaque soir, du regard si tranquille et si pur Dont elle aocueillera ma présence fidéle. Je ae demande rien; je sens qu'elle a compris Tout 1'aveu qu'en mon cceur si tristement je porte; Elle sait que ma main tremblé a toucher sa porte, Comme tremblé mon ame aux choses que j'écris. ' EMat*'bien deviné qu'il faut m'être plus tendre, Et que je m'abandonne et que je me soumets, Er que j'ai renoncé, depuis que je 1'aimais, Même aux vagues douceur», d'cspérer et d'attendre. Elle peut se peucher sur mon cceur transparent, Comme au bord d'une eau calme une enfant sérieuse Qui regarde parmi l'ombre mystérieuse Erémir 1'herbe profonde au fil clair du courant. Qu'importent les mots vains qui lui diraient ma peine! Notre 'silence même a son charme secret... Je veux que, sans aimer, elle ait comme un regret, Qu'elle soit presque süre, et demeure incertaine. (Le Songe de 1'Amour, 1900 Ed. A. Lemerre, Paris) UNE FLEUR Cette fleur que ses mains, que sa lèvre a touchée Et qu'elle a faite sienne entre toutes les fleurs, AujourdMiui sans parfum, sans forme et sans couleurs, En un livre d'amour reposc desséchée. 704 SOIRS ANCIENS Elle-même 1'ignore , elle n'a jamais su, En Foubliant, distraite, après 1'avoir cueillie, Que je conserverais la chère fleur vieillie, ■ Et c'est un souvenir que je n'ai point reou. Je me suis caché d'elle, et j'ai eraint le mystèi e Entre nous d'un reproche ou même d'un pardon; En laissant pres de moi la fleur a 1'abandon, Peut-être sa pitié fut-elle involontaire. Je ne sais rien de plus, mais je songe parfois Qu'aux soirs de solitude, en ses rêves de femme, Un peu de moi, peut-être, a fleuri dans son ame Comme cette fleur vaine a passé dans ses doigts. (Le Songe de 1'Amour, 1900 Ed. A. Lemerre, Paris) SOIRS ANCIENS Je me souviens un peu qu'elle venait le soir, Toujours a la même heure et toujours le dimanche; Et la table.était gaie avec sa nappe blanche, Et les grands plats d'étain luisaient au vieux dressoir. Je n'étais qa'un enfant triste et cachant sa peine, Distrait, sauvage même aux sourires amis, Avec des yeux rêveurs qu'on croyait endormis; Car j'étais seul en moi tant qu'elle était lointaine. D'avance, éperdument, je 1'accueillais tout bas; Dans les bruits familiers j'écoutais sa venue; Et, quand j'étais bien sur de 1'avoir reconnue, Je serrais en mon cceur le trouble de ses pas. andré rivoire 705 Elle entrait en riant, des le seuil inclinée, Donnant ses yeux, donnant son front, donnant sa main, Toute fralche du soir et rose du chemin, Belle de bonté simple et de joie étonnée. Et puis dans ses genoux, au loin, je me revöis, Petit Corps bienheureux que protégé et que fröle La tiédeur de son bras autour de mon épaule; Des mots que j'aime encor n'étaient bien qu'en sa voix. Tout mon être ignorant frémissait d'espoirs vagues, Et je 1'enveloppais de silences et d'aveux; L'ombre était douce et claire autour de ses cheveux, Et ma main frissonnante aimait ses doigts sans bagues. Calmes, sürs de leur grace et du bonheur qu'ils font, Elle avait l'art divin des gestes qui comprennent Et surtout ce regard dont les enfants s'éprennent, Mystérieusement chimérique et profond... Le meilleur de mon rêve autour de vous perslste, Cher fantóme ancien, seul être en qui j'ai cru, Quelquefois oublié, mais jamais dispara, Qui pour naitrc en mon ame attend que je sois triste! (Le Songe de 1'Amour, 1900 Ed. A. Lemerre, Paris) LE NOM Je ne vous aime plus, vous que j'ai tant aimée. Hier, distraitement, quelqu'un vous a nommée, Sans réveiller en moi les souvenirs dormants, Sans même que mon cceur hate ses battements, Sans creuser dans mon ame un sillage de rêve, 45 7o6 larmes Sans laisser dans ma vie une tristesse breve. Votre nom a passé comme un nom inconnu, Votre nom qui pour moi, jadis, a contenu Tout le bonheur d'aimer et tout 1'orgueil de vivre! Je me souviens pourtant... Votre nom ? J'étais ivre Autrefois de 1'eutendre et de cacher en moi Tout le grand flot puissant d'allégresse et d'émoi Que je sentais soudain bondir a la surface.. . Votre nom!... Comme tout se dépeuple et s'eflace! (Le Chemin de 1'Oubli, 1904 Ed. A. Lemerre, Paris) LARMES Une larme, une larme encore... Du fond de mon cceur anxieux Lentement, je vous sens éclore, O douces larmes, fleurs des yeux! Vous montez lourdes et pressées, Et voici que monte avec vous Tout un flot de choses passées Au murmure puissant et doux. Loin, très loin, dans l'ombre j'écoute: Mes souvenirs sont en chemin: L'un ponssant l'autre, goutte a goutte Ils tombent et brulent ma main. Coulez toutes, anciennes larmes ! Je vous accueille sans remords, Derniers regrets , suprêmes charmes Des bonheurs fragiles — et mortal ANDRÉ RIVOIRE 707 Vous êtes tout ce qui persiste Du rêveur tendre que je fus... Quittez pour toujours ma chair triste, Pleurs attardés, soupirs confusl Survivantes de mes alarmes, Reliques d'un lointain émoi, Je sens avec vous, douces larmes, Tout le passé sortir de moi. (Le Chemin de 1'Oubli, 1904 Ed. A. Lemerre, Paris) JOUR PERDU II est des jours, parfois, en qui 1'on fait tenir Tous ses rêves épars de tendresse inquiète, Oü 1'on est plus crédule aux choses qu'on souhaite... J'avais trop espéré du jour qui va finir. Tristement je regarde, au bord de ma fenêtre, Un reste de clarté qui traine a 1'horizon; Mais je sens qu'il fait noir déja dans la maison, Et la nuit, peu a peu, m'entoure et me pénètre. C'est l'heure vide et sombre, au soir d'un jour perdu, Oü je sais que plus rien n'entrera dans ma vie. Comment distraire enfin mon ame inassouvie De ce vague bonheur que j'ai trop attendu ? Je voudrais m'endormir sans fièvre et sans pensée, Fermer les yeux longtemps et m'éteindre a mon tour, Comme s'éteint le ciel en cette fin de jour, Sentir ma peine en moi lentement dispersée. 7o8 LA VIEILLE MAISON Un besoin d'être heureux s'obstine dans mon cceur Et me tient éveülé, ce soir, malgré moi-même... Tout le secret tourment d'aimer sans qu'on vous aime Et ce cceur trop meurtri s'avive de rancceur. D'anciennes visions montent de ma mémoire: Je songe que la-bas, dans le calme décor Du pays méconnu, je pourrais vivre encor, Sans rêve ambitieux de mattresse ou de gloire. Et le désir nouveau me prend d'y revenir, Pour toujours, au déclin de ma jeunesse lasse, De reposer mon front, de retrouver ma place Dans la vieille maison pleine de souvenir. Mon ame deviendrait comme les autres ames: Je ne poursuivrais plus d'impossibles bonheurs; J'aimerais les enfants, les livres et les fleurs, Une femme, sans doute, et non toutes les femmes. Je ne saurais plus rien des maux que j'ai souflërts.. Seulement, qnelquefois, le soir, a ma fenêtre, En songeant au passé, j'aurais 1'orgueil peut-être, D'ensevelir en moi la gloire d'un beau vers. (Le Chemin de 1'Oubli, 1904 Ed. A. Lemerre , Paris) LA VIEILLE MAISON Au sommet du coteau, juste sur 1'horizon, Nous avons une vieille et petite maison, Avec un champ mal clos de vignes ruinées... On n'y va plus jamais, depuis bien des années, L'herbe haute a poussé sur les arbres détruits, ANDRÉ RIVOIRE 709 Mais je me ressouviens toujours, au temps des fruits, Comme chaque dimanche emplissait nos corbeilles Quand nous courions gaiment, suivis par les abeilles, Peureux, mais fiers d'atteindre une branche qui pend, Et tout le long du jour, secouant ou grimpant. Nous revenions, le soir, barbouillés de cerises, Par le chemin bordé de palissades grises, Tout roses de grand air et de soleil couchant. Nous allions, nous tenant par la main, trébuchant Aux cailloux, inclinant nos têtes fatiguées ... Plus tard, c'était l'automne et les vendanges gaies, Les paniers dé raisins qui rentraient jusqu'au soir... Plus tard encor, c'étaient les hommes du pressoir, Qui chantaient, les bras nus, les mains toutes rougies, Dans l'ombre, a la lueur tremblante des bougies, Kythmant le rude effort qui faisait par a-coups Ruisseler dans la seille et mousser le Tin doux... Chère vieille maison, que ton age décore, Petite chose a nous, qui rassembles encore Tous mes bonheurs d'enfance en mon cceur attcndri, Que de fois, au printemps, mes regrets t'ont souri! Et quand, toujours plus las , je re viens chaque année, Que je te vois la-haut fidéle, abandonnéë, Prés du grand peuplier qui se penche sur toi, Je sens mieux brusquement comme tu tiens a moi, Comme nous nous aimons, comme un peu de ma vie, Pour toujours, même au loin, te demeure asservie, Je comprends que le monde est vide et mensonger, Et que partout ailleurs je reste un étranger Qui cherche en vain 1'appui d'une süre tendresse, Loin du coteau paisible oü ta forme se dresse, Loin du pays natal oü, quand le jour décrolt, Le soleil, lentement, se couche sur son toit. (Le Chemin de 1'Oubli, 1904 Ed. A. Lemerre, Paris) FERNAND GREGH est né h Paris, le 14 oclobre 1873. Une poésie, Menuet, qu'un critique cita par erreur comme étant de Paul Verlaine, en la qualifiant de menu chef-d'ceuvrc, te fit connaitre. Son premier volume, la Maison de 1'Enfance, lui valut le prix Archon-Dcspérouscs que l' Académie lui décerna en 1807. En igoo parut la Beauté de vivre, suivi des Clartés humaines, publiées en 1903, de 1'Or des minutes (1905), de la Chalne éternelle (1910). Ses auvres ont paru chez Calmann-Lévy. LE SILENCE DE L'EAU Le grand jet d'eau qui sanglotait Nuit et jour, ame inconsolée, Sous la voute a demi croulée, Est mort cette nuit et se tait, Et le vent fou qui 1'insultait, Et chassait sa gerbe envolée, Mêle les feuilles de 1'allée A son silence qui chantait.. . fernand gregh 7ii Mais sa tristesse sur vit toute; Tandis qu'autrefois goutte a goutte Tressailla.it 1'écho de la voüte, Maintenant l'eau qui remuait, Semble un lac de pleurs sourds... Ecoute: II y rode un sanglot muet. (La Maison de 1'Enfance, 1897 Ed. Calmann-Lévy, Pari MENUET La tristesse des menuets Fait chanter mes désirs muets Et je pleure D'entendre frémir cette voix Qui vient de si loin, d'autrefois Et qui pleure. Chansons frêles du clavecin, Notes grêles, fuyant essaim Qui s'efface, Vous êtes un pastel d'antan Qui s'anime, rit un instant, Et s'efface. O chants troublés de pleurs secrets, Chagrins qui s'ignorent, les vrais, Pudeur tendre, Sanglots que 1'on cache au départ, Et qui n'osent s'avouer, par Orgueil tendre, 712 PLUIE Ah! comme vous broyez les cceurs De vos airs charmants et moqueurs Et si tristes! Menuets a peine entendus, Sanglots légers, rires fondus, Baisers tristes ... (La Maison de 1'Enfance, 1897 Ed. Calmann-Lévy, Paris) PLUIE Lente nuit de juillet pluvieuse! J'écoute La pluie au loin tomber dans l'ombre goutte a goutte... Un vent humide et frais agite les rameaux. Tous les chiens se sont tos dans les lointains hameaux. Tous les parfums du jour sont morts sous les feuillées: On ne sent que 1'odeur des verdures mouillées. O douceur, 6 mystère immense de la nuit! Pas une étoile au ciel; nul chant, nul pas, nul bruit. Seulement, sur un fond d'indéfinis murmures, L'égouttement léger de la pluie aux ramures. La terre est un jardin clos et silencieux, Un bosquet sombre et tiède endormi sous les cieux, Oü rien ne vit, si non le bruit doux et sans nombre Des gouttes que la pluie éparpille dans l'ombre... (La Maison de 1'Enfance, 1897 Ed. Calmann-Lévy, Paris) fernand gregh 7»$ RENOUVEAU Paris a 1'horizon fait sa grande rumeur... Je viens de fröler l'heure indicible oü 1'on meurt. Mais suave est le vent qui coule entre les branches: Renais, bois le vent doux, pauvre homme aux mains trop blanches, Bois-le, comme un bon lait aérien, re vis! Tu faisais, souviens-toi, de beaux songcs ravis, Des songes de bonheur sans fin... Et puis dans l'ombre Tout s'est enfui... Vois devant toi des jours sans nombre, Tant de jours a fleurir de tant de joie! — Espoir! — L'azur t'éblouit, viens sous les branches t'asseoir. Regarde: par-dessous les ramures sont bleues. La brise a dü passer sur d'innombrables lieues De champs en fleur, avant d'arriver jusqu'a toi; Un ramier amoureux roucoule au bord du toit, Printemps, soleil, azur, allégresse des choses! L'air léger a 1'odeur de la terre et des roses. Comme la grande ville étincelle au soleil! Chaque toit au lointain semble un miroir vermeil. Les églises, les tours illustres sont dressées, Claires, graves, ainsi que de hautes pensées, Parmi le jeune azur encor pale d'avril: Dresse ainsi tes désirs dans ton cceur puéril t Va, malgré la tristesse oü ton ame se noie. Le dernier mot de vivre est encore a la joie! Enivre-toi 9tt vent, enivre-toi du jour, Plonge dans cet azur comme dans un amour! (La Beauté de vivre, 1900 Ed. Calmann-Lévy, Paris) 7H o bon solêil O BON SOLEIL O bon soleil qui luis dans la paleur du ciel, Si doucement qu'on peut te regarder en face, Brille aussi dans mon ame obscure ou tout s'efface; Doux soleil, verse-moi ta lumière de miel. Doux soleil qui fais chaud le seuil blanc de la porte Ou les enfants frileux s'asseyent a midi, Si tu ne peux chauffer mon corps tout engourdi, Dore mon ame, au moins, comme une feuille morte... * (La Beauté de vivre, iqoo Ed. Calmann-Lévy, Paris) PROMENADE D'AUTOMNE J'ai marché longuement a travers la campagne, Sous le soleil, rêveur que son ombre accompagne Comme la forme pale, a terre, de son rêve. L'étang brillait; je suis descendu sur la grève. De beaux cygnes nageaient sous les derniers feuillages Ils tralnaient derrière eux, calmes, de blancs sillages Qui ridaient en s'élargissant l'eau solitaire £t semblaient des Hens d'argent avec la terre. J'ai regardé longtemps, assis sous les vieux charmes, Prés du pont, me sentant monter aux yeux des larmes, Que fait venir 1'aspect de la beauté parfaite. Parfois passait, dans l'or dn bel automne en fête, Odeur de la Toussaint funèbre, attristant l'heure Du tendre souvenir lointain des morts qu'on pleure, Un monotone et doux parfum de chrysanthème. — Et soudain j'ai songé que je mourrais moi-même... fernand gregh 715 Et j'ai dit a l'automne, aux longs rayons obliques, Au vent, au ciel, aux eaux, aux fleurs mélancoliques: «Je ne vous verrai plus, un jour, beauté du monde! Tu ne couleras plus en moi, douceur profonde Qui, tous les soirs, des bois pleins d'ombres colossales Que le couchant allonge aux prés lointains, t'exhales Et coules lentement dans ma jeune poitrine! Un jour, tu ne viendras plus enfler ma narine, Je ne sentirai plus a mon front ta caresse, Vent odorant, léger, qui cours avec paresse Sur les fleurs que le soir n'a pas encor fermées; Et vous, fleurs tristes, fleurs palement parfumées, Un jour, vous couvrirez ma tombe, chrysanthèmes! Mais j'accueille ton nom, ê mort, sans anathèmes Parmi la vaste paix de ce couchant d'automne; Rien, ce soir, dans ma chair ne tremblé et ne s'étonne, Et la grande pensée en moi n'est pas amère; Et je m'endormirais comme aux bras de ma mère, S'il fallait m'endormir par ce soir pacifique, Remerciant la vie étrange et magnifique D'avoir mêlé ses maux de délices sans nombre, Souriant au soleil, n'ayant point peur de l'ombre, Espérant dans la mort d'un espoir invincible: Car tout ne trompe pas, car il n'est pas possible Que mes pleurs devant ce beau soir n'aient pas de cause Et ne répondent pas ailleurs a quelque chose, Que cette ample beauté si douce et si sereine Ne couvre pas un peu de bonté souterraine; Et que mon ame enfin, douloureuse ou joyeuse, Mais qui reste pour moi toujours mystérieuse, Ne cache pas, peut-être au plus secret en elle, Un mystère de plus qui la fasse éternelle!» (La Beauté de vivre, 1900 Ed. Calmann-Lévy, Paris) ji6 instant INSTANT Une étoile fleurit, pale, dans le ciel bleu. De 1'infini, légere et vague, la nuit pleut. Sur le fleuve, la-bas, dans la brume sereine, Un bateau longuement fait pleurer sa sirène. Un pas doux va et vient dans la chambre a cóté. C'est Elle, 1'ame élue et la sceur de bonté. Je travaillé. Je suis sans regret, sans envie. 11 fait triste, il fait doux. Rien de plus. C'est la vie. (La Beauté de vivre, 1900 Ed. Calmann-Lévy, Paris) TRE VE Dimanche. L'air est plein de cloches balancées; L'après-midi trop longue est vide et comme blanche; II neige du repos sur les ames lassées, II fait doux, il fait triste et calme, il fait Dimanche. Je suis la, solitaire, et fidéle a m'asseoir Sous l'or tiède et pali d'Octobre et de cinq heures, Au fond du vieux jardin oü le soleil du soir Attarde ses clartés baissantes et mineures. fernand gregh 717 Ah! que la tendre paix du jour comme du ciel Coule aussi dans mon ame oü souffre encor le rêve! En cet air oü le lait se mêle avec le miel, Pauvre homme las, respire enfin la bonne trêve! N'as-tu pas lentement déja, de jour en jour, Cueilli les biens dont ta jeunesse avait envie: Un peu de force, un peu de joie, un peu d'amour ? Que veux-tu donc encor demander a la vie ? (les Clartés humaines, 1903 Ed. Calmann-Lévy, Paris) NOCTURNE Sur la mer, cette nuit, au travers des nuages, La lune filtre a peine une lueur diffuse; Seul, parfois, un éclat de phare cligne et fuse Sur un cap deviné d'invisibles rivages. La mer pale jusqu'au ciel pale monte et fuit: On ne voit plus Ie trait léger de 1'horizon; Et, par une innombrable et douce liaison, Tout se mêle, la mer et le ciel, dans la nuit. Mais ce n'est pas la mer: la mer est moins paisible; Et ce n'est pas le ciel: le ciel ést plus visible. Nulle blancheur d'étoile ou de voile ne passé... C'est un infini neutre oü se perd l'ceil avide, C'est une immensité sans forme, grise et vide; Ce n'est plus ni le ciel ni la mer: c'est 1'Espace. (les Clartés humaines, 1903 Ed. Calmann-Lévy, Paris) 7i8 au crépuscule AU CRÉPUSCULE C'est l'heure oü 1'on entend le silence des chambres... La nuit vient; le mystère assoupit 1'horizon. Aux rideau x des tons las de pour pres, d'ors et d'ambres Meurent avec les bruits de la vieille maison. Et la vie un moment semble s'être arrêtée... Tout s'ablme, tout rêve en l'oubli de demain; Tout prend haleine au bord de 1'éternel chemin, On dirait une halte au haut d'une montée. Dans un cristal fragile agonisent des fleurs Dont 1'ame indéfinie embaume toute l'ombre; Le demi-jour errant met sur le miroir sombre Ces reflets cü et la qu'ont de grands yeux en pleurs. Seule, dans un coin noir. l'horloge insoucieuse Bat toujours d'un grand bruit incessant, inlassé, Et martèle a coups lents et mats l'ombre anxieusc, Et cloue a petits coups l'heure dans le passé. Un peu de crépuscule encor par la fenêtre Vient s'éteindre aux püs lourds des rideaux demi-dos. Tout est las, tout défaille et va mourir peut-être ... — Le silence du soir semble un bruit de sanglots. (1'Or des Minutes, 1905 Ed. Calmann-Lévy, Paris) FERNAND GREGH 719 UN JOUR SIMPLE Aujourd'hui, c'est un jour simple, et comme tant d'autres, Un jour vague oü se montre a peine le soleil, Un jonr de France, pale, un peu terne, et pareil Aux deux horizons gris et bas qui sont les nótres. Et sous le ciel confus, blanc ou blond tour a tour, Selon que le soleil s'atténue ou persiste, Je songe, par ce jour qui n'est ni gai ni triste, Je songe, par ce jour banal, qui n'est qu'un jour: Tandis que j'erre en paix au jardin solitaire Oü la ville voisine expire sa rumeur, Partout en ce moment on crie, on pleure, on meurt, A travers 1'étendue immense de la Terre... Oui, par ce jour voilé, qui n'est pas même bleu, Qui n insulte pas même £ la détresse humaine, Oü nul poing révolté ne peut brandir sa haine Vers 1'azur d'oü 1'accable un impassible Dieu, Par ce jour modéré, qui n'est pas non plus sombre, Oü rien ne semble, au ciel diaphane, peser Sur l'homme en bas chétif et las, pour 1'écraser, Oü le malheur ne pent pas même accuser l'ombre, Par ce jour humblement quelconque en vérité, On verse a flots le sang dans les lointaines Chines, Des ouvriers sont broyés vifs par des machines, Des forgats frissonnants rêvent de liberté. 730 un joue simple Des navires perdus sur quelque mer déserte Sombrent les flancs ouverts par un obscur Uot, Et c'est l'heure oü, glacé, le dernier matelot Coule et sent dans sa gorge entrer l'eau froide et verte. Et des malades, seuls, sans gestes et sans voix, Agonisent au fond des höpitaux moroses, Emportant a jamais sous leurs paupières closes Ce même bref rayon de soleil que je vois... Partout des cris, des pleurs, 1'horreur, la peur, 1'angoissc. Partout le mal, partout la mort en ce moment; Partout le vieux Destin qui tord distraitement Les ames et les corps comme un papier qu'on froisse. Et peut-être, priant ou bégayant au sort De pauvres mots naïfs de plainte et de reproche, II est en ce moment, dans la grand'ville proche, Vingt mères a genoux devant leur enfant mort... Et tout a coup je sens jusqu'en ma chair profonde, Sous ce jour opalin qui m'effleure les cils, Aboutir a mes nerfs désespérés les fils De toute la douleur qui souffre dans le monde! (1'Or des Minutes, 1905 Ed. Calmann-Lévy, Paris) CHARLES GUÉRIN est né a Lunéville, le 29 décembre 1873, mort en 1907. II débuta en 1803 avec un volume de poésies Fleurs de neige, sous le pseudonyme «"Heirclas Rügen (anagramme de Charles GuérinJ. Depuis ont parui' Art parjure, publié a Munich (iSg^), Joies grises (1894), le Sang des Crépuscules (1895), Sonnets et un Poème (1897). Son volume le Cceur Solitaire (1898) le classe parmi les meilleurs des jeunes poètes récents. Citons encore /'Eros funèbre (1900) el le Semeur de Cendres (1901). JE VOUDRAIS ÊTRE UN HOMME ... Je voudrais être un homme; or rien dans mes poèmes Ne répond au sanglot de la détresse humaine. Aux heures de paresse on s'arrête a ce livre Comme on entre dans une auberge somptueuse Pour y goüter un peu de paix voluptueuse Au rhythme des chansons et des belles musiques. Les afïligés s'en vont se consoler ailleurs, La femme reste indifférente et les railleurs Gardent le pli crispé de leur sourire amer. On dit: — Ce sont des mots, des mots, de simples mots, C'est un enfant qui crie avant d'avoir souffert, Peut-être un baladin qui mime les sanglots... Que vient-il nous parler de l'amour, celui-la, Avec sa flüte et ses sonnets a falbalas? 46 ?22 UNE FLÜTE . . . Oh! ce marbre serein des petites douleurs Que sa piété soigneuse enguirlande de fleurs! — Hélas! c'est vrai, Messieurs et Mesdames, c'est vrai! Donnez-moi le génie apre qu'il me faudrait Pour labourer profondément vos cceurs secrets. Hélas! oui, je voudrais vous oflrir en écho Le livre oü chaque amant revivrait ses baisers, Et puisqu'au fond tout est des mots, rien que des mots, Savoir au moins les mots divins qui font pleurer. (Le Cceur solitaire, 1898 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) UNE FLÜTE... Une flüte au son pur, je ne sais oü, soupire. Cest dimanche. La ville est paisible, il fait bleu: Et 1'ame a qui 1'azur semble toujours suflire, Bénit le soir tombant et la bonté de Dieu. Pourtant cet air qui pleure au fond du,crépuscule, La-bas, chez des voisins, ce dimanche d'été, Cet aveu sans espoir qu'une flüte module, A 1'entendre, mon cceur se fond de volupté. J'imagine une main de femme, longue et pale, Dont les doigts inégaux promenés sur le buis Font tendrement chanter la peine qu'il exliale. J'imagine des yeux pensifs, au ciel cnfuis; Et songeant a ce coeur qui plaint sa solitude Sous, les berceaux ombreux d'un jardin d'alentour, Dans le mur qui se dresse entre nous, sombre et rude, M'apparalt le destin ennemi de l'amour. (Le Semeur de Cendres, 1901 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) CHARLES GUÉ RIN 723 PLUTÖT QU'UN MÉDIOCRE HONNEUR ... Plutöt qu'un médiocre honneur, accordez-moi, Dieu jaste, de mourir jeune encore et 1'ame ivre De volupté, d'orgueii puissant, avec la foi Que j'aurais été grand si vous m'aviez fait vivre. Car je songe, ce soir, hélas! d'un cceur amer, Au sort, humble entre tous et dur, des vieux poètes Qui, la nuit, vont asseoir sur le bord de la mer Leur tristesse de dieux déchus des plus hauts fattes. Jadis, ils gravissaient d'un pied sür le chemin Qui mène au but sacré ceux qui savent y croire; Ils se disaient, joyeux de leurs vingt ans: «Demain Nous atteindrons le pic austère oü crott la gloire.» Donc, ils montaient. Pourquoi sont-ils redescendus Avant d'avoir cueiili la fleur des lieux sublimes? Ont-ils lachement craint des sentiers trop ardus, Ou rencontré l'amour banal qui hait les cimes? On 1'ignore. D'ailleurs, ces réveurs décriés • Qu'on reconnatt de loin a leur mélancolie Et dont les longs cheveux ont blanchi sans lauriers, On en sourit; ces fiers vaincus, on les oublie. Et c'est alors que, pleins de cendre et de sanglots, lis viennent contempler les astres sur la plage, Et dominant d'un vain appel le bruit des flots, Lamentent leur passé, leur solitude et 1'age. (Le Semeur de Cendres, 1901 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) 724 AH ! SEIGNEUR . AH! SEIGNEUR... Ah! Seigneur, Dieu des cceurs robustes, répondez! Quel est ce temps de doute oü l'homme joue aux dés Ses croyances, l'amour et le rêve et la gloire? II est tard; que faut-il aimer, que faut-il croire? ., Vacillants et plaintifs comme un peuple de joncs, Sous le ciel triste et nu nous vous interrogeons; Notre ame sèche a soif d'une sève nouvelle. Seigneur, que votre étoile a nos yeux se révèle! Car déja la nuit morne a 1'horizon s'étend: Voici que le soleil se couche et qu'on entend Planer sur le sommeil de nations entières Le grand vent solennel et noir des cimetières. (Le Semeur de Cendres, 1901 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) LES ROSIERS... Les rosiers chargés d'eau luisent. Le crépuscule Drape de crêpes gris les arbres du jardin Oü la fralcheur du soir balsamique circule. Chaque cime s'agite et soupire. Et, soudain, La lune au ras des toits émerge, nue et ronde, Et, pensive, élevant son urne, épanche a flots Sa lumière tranquille et toujours inféconde Sur le groupe tremblant et svelte des bouleaux. Toute l'ombre regoit la bleue et douce averse, Et les feuilles du bois vaporeux et songeant Forment, sous cet azur fluïde qui les berce, Une mouvante échelle aux échelons d'argent. CHARLES GUÉRIN 7*5 Et moi, courbant mon front monillé, battu des branches, J'écoute, 1'ame ouverte a cette tendre nuit, Dans les bosquets baignés d'obliques nappes blanches, Le vent mystérieux dont la traine bruit: Car c'est l'heure oü la vierge aérienne chasse Dans le jardin profond rempli de sa paleur, Tandis qu'émané d'elle, ó charme! et par sa grace, Le vaste clair de lune enchante ma douleur. (Le Semeur de Cendres, 1901 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) TON CCEUR EST FATIGUÉ . . . Ton cceur est fatigué des voyages? Tu cherches Pour asile un toit bas et de chaume couvert, Un verger frais baigné d'un crépuscule vert Oü du linge gonflé de vent pende i des perches? Alors ne va pas plus avant: Voici l'enclos. Cette porte d'osier qui repousse des feuilles, Ouvre-la, s'il est sür, poète, que tu veuilles Connaltre après 1'amer chemin, le doux repos. Arrête-toi devant 1'étable obscure. Ecoute. L'agneau bêle, le bceuf mugit et l'ane brait. Approche du cellier humide oü, bruit secret, Le laitage a travers les éclisses*) s'égoutte. C'est le soir. La maison rêve; regarde-la, Vois le feu qu'on y fait a l'heure accoutumée Se trahir dans 1'azur par une humble fumée. Mais tu cherchais la paix de 1'ame? Entre: Elle est la. ') druipmand (v. d. kaasmaker). (Le Semeur de Cendres, 1901 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) 7*6 LOIN DES TOMBEAUX . LOIN DES TOMBEAUX... Loin des tombeaux de marbre élevés a la gloire Snr Ie vaste plateau désert d'un promontoire, Revêtu d'nn linceul d'azur, d cieux et flots, Qu'il dorme, comme il a su vivre, solitaire, Qu'il dorme, le poète obscur, dans la lumière! Etendu sous le mnr ruiné d'un enclos, Caressé par le vent qui rebrousse le lierre, II entendra tonner 1'orgue des grandes eaux, Décroltre un pas sonore, et crier les oiseaux Dans les arbres moussus dont l'Apre fruit sauvage A la courbe dorée et pleine du rivage. Des vols dte ramiers blancs traverseront le ciel D'oü midi tombe en feu sur la terre gonflée, Et dans les lys, autour de l'humble mausolée, Les abeilles, murmure épars, feront leur miel. Un soir peut-être, a l'heure étrange et désolée Oü, fantóme paisible en marche dans les champs Contemplateur de l'ombre et des,soleils couchants, Le chevrier, pasteur d'une troupe indocile, Tire un vieil air plaintif de sa flüte d'argile, Deux amants apparus au détour d'un chemin, L'un par l'autre portés et la main dans la main Et se soufilant la strophe a leurs cceurs familière, Qui jadis, 8 dormeur! prit son vol de ton seint;/ Ecarteront d'un doigt distrait le pan de lierre Qui couyre 1'épitaphe inscrite dans la pierre: «Dis-moi, sonpirera-t-elle, mon cher amant, Le nom dont celui-la qui n'aime plus se nommer» Et tous deux, confondant leurs voix, pensivement Liront: «Laissez dormir la poussière d'un homme!» (Le Semeur de Cendres, looi SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES née en 1877; fiH' d'un prince roumain: G. Bibesco. Dans les recueils de poésies publiés jusqu'ici: Le Cceur innombrable (igoi), couronné par l'Académie francaise, et 1'Ombre des Tours (1902), se trouve exprimé avec une intensité rare le sentiment de la nature. Mme de Noailles aime la nature de tout son être moral et physique; le chant des oiseaux, Vodeur de la forêt, ta terre maternelle et féconde ont pour elle un attrait invincible, que sa poésie fralche et sincere rend singulicrement communicatif. En 1007 ont paru les Eblouissements, en 1913 les Vivants et les Morts. O LUMINEUX MATIN O lumineux matin, jeunesse des journées, Matin d'or, bourdonnant et vif comme un frelon, Qui piqués chaudement la nature, étonnée De te revoir après un temps de nuit si long, Matin, fête de 1'herbe et des bonnes rosées, Rire du vent agile, ceil du jour curieux, Qui regardes des fleurs, par l'ombre reposés Dans les buissons luisants s'ouvrir comme des yeux. 728 la journée heureuse Heure de bel espoir qui s'ébat dans l'air vierge Emmêlant les vapeurs, les soufiles, les rayons Oü les coteaux herbeux, d'oü 1'aube blanche émerge Sous les trèfles touffus font chanter leurs grillons. ' Belle heure oü tout mouillé d'avoir bu l'eau vivante Le frissonnant soleil que la mer a baigné Eveille brusquement dans les branches mouvantes Le piaillement joyeux des oiseaux mariniers, Instant salubre et clair, 6 fralche renaissance, Gal divertissement des guêpes sur le thym, — Tu écartes la mort, les ombres, le silence L'orage, la fatigue et la peur, cher matin... ' (Le Coeur innombrabie, 1901 Ed. Calmann-Lévy, Paris) LA JOURNÉE HEUREUSE Voici que je défaille et tremblé de vous voir Bel été qui venez jouer et vous asseoir Dans le jardin feuillu, sous 1'arbre et la tonnelle — Comme votre douceur sur mon ame ruisselle Je retrouve, Ie pré, 1'étang, les noyers ronds, Les rosiers vifs avec leurs vols de moucherons Le sapin dont Pécorce est résineuse et chaude:' Tout le miel de 1'été aromatise et röde Dans le vent qui se pend aux fleurs comme un essaim. — On voit déja gonfler et mürir le raisinL'odeur du blé nombreux se léve de la terre Le jour est abondant et pur, l'air désaltère ' Comme Peau que 1'on boit a l'ombre dans les puits, Le jardin se repose, enfermé dans son buis... — Ahl moment délieat et tendre de l'année Je vais vous respirer tout au long des journées, comtesse mathieu de noailles 729 Et presser sur mon coeur les moissons du chemin; Je vafs aller goüter et prendre dans mes mains Le bois, les sources d'eaux, la haie et ses épines; — Et, lorsque sur le bord rosissant des collines Vous irez descendant et mourant, beau soleil, Je reviendrai, suivant dans l'air calme et vermeil La route du silence et de 1'odeur fruitière, Au potager fleuri, plein d'herbes familières; Heureuse de trouver, au cher instant du soir, Le jardin sommeillant, l'eau fralche, et 1'arrosoir. (Le Coeur innombrable, 1901 Ed. Calmann-Lévy, Paris) VOIX INTÉRIEURE Mon ame, quels ennuis vous domient de 1'humeur? Le vivre vous chagrine et le mourir vous fache. Pourtant, vous n'aurez point au monde d'autre taehe Que d'être I'objet qui vit, qui jouit et qui meurt. Mon ame, aimez la vie, auguste, apre ou futile, Aimez tout le labeur et tout 1'effort humains, Que la vérité soit, vivace entre vos mains, Une lampe toujours par vos soins pleine d'huile. Aimez l'oiseau, la fleur, 1'odeur de la forêt, Le gai bourdonnement de la cité qui chante, Le plaisir de n'avoir pas de haine méchante, Pas de malicieux et ténébreux secret. Aimez la mort aussi, votre bonne patronne, Par qui votre désir de toutes choses croit Et, comme un beau jardin qui s'éveille du froid, Remonte dans 1'azur, reverdit et fleuronne; 73° renaissance — L'hospitalière mort aux genoux reposants Dans la douceur desquels notre néant se pame, Et qui vous bercera d'un geste, ma chère ame, Inconcevablement éternel et plaisant... (Le Cceur innombrable, 1901 Ed. Calmann-Lévy, Paris) RENAISSANCE Ah! si tu peux, pauvre ame, oublie et sois encor Nalve et confiante ainsi qu'au temps passé, Sois ainsi jusqu'au jour de mourir, c'est assez; Car après, le tombeau ne veut aucun effort... — Pourquoi rester avec cette amère mémoire Des instants douloureux et tristes que nous eümes, Le jour ast tiède ainsi qu'un oiseau dans ses plumes Et 1'été chancelant au bord de l'eau vient boire. Je sais que tu tenais a garder prudemment Cette émouvante peine au plus secret de toi, Mais, mon ame, la vigne a rebordé les toits Et 1'abeille a repris son bel amusement. Ne te refuse plus a la bonne semence Qui tombe du ciel clair et des branches nouvelles; Vois la vie et la joie, et retourne auprés d'elles Puisqu'il faut bien qu'un peu de bonheur recommencc. (L'Ombre des Jours, 1902 Ed. Calmann-Lévy, Paris) comtesse mathieu de noaii.t.es 731 LES CAMPAGNES Des champs de blé trop lourd, des champs de sainfoin rose, La betterave aussi et les choux vifs sont Ia, Le bourg, le cimetière oü le corps se repose, Et la colline bleue au bout de.tout cela — Ah! les êtres humains dans 1'air et la brülure, Battus par l'ipre pluie, et du vent essuyés, Qui dans la terre sèche ou sa molle mouillure Vont chaque jour, tratnant leurs ames et leurs pieds. O donneuse de pain, de vin, de fruits, de paille, Terre oü l'homme est courbé des mains et des genoux, Cceur des plaines, ouvert d'une innombrable entaille, Lamentable infini des champs verts, des champs roux. Route longue qui suit des fossés et des ronces, Petite église avec quelques maisons autour, • Chemins lourds et creusés oü la charrette enfonce, Cloche qui sonne un peu pour la mort ou l'amour. O pauvreté profonde, et chaste des campagnes, Fatigue des corps las qui se couchent le soir, Silence de la vie aride qu'accompagnent Le siölement des faux et le bruit des pressoirs... — Mon rune, voyez-les, ces marins de la terre, Dans la houle des blés, soulevés ce matin, Et que votre bonté aille vers ce mystère, Vous qui ne connaissez des champs que les jardins.. . (L'Ombre des Jours, 1902 Ed. Cai.mann-Lévy , Paris) 732 l'adolescence L'ADOLESCENCE Voila, tu ne sauras jamais rien de mon être, Tu n'as pas regardé dans mon cceur, la fenêtre Était lisse pourtant qui donnait sur ma vie, Mais tu n'auras pas eu la patiënte envie De t'asseoir prés de moi et de comprendre un peu. Pourtant ce que 1'on veut surtout, ce que 1'on veut, C'est la tendresse, et c'est l'amour finalement... Alors on croit qu'on rit, qu'on plaisante, qu'on ment Et c'est ainsi qu'on passé a cóté de 1'étreinte; Ah! tous les chagrins tus, toutes les gaités feintes, Le rappel enfantin des choses anciennes, Et puis, durant 1'été qui s'accroche aux persiennes, Dans la chambre, pendant les chauds après-midi, Tout ce que tu disais et tout ce que j'ai dit... — La poussière dorée au plafond voltigeait, Je t'expliquais parfois cette peine que j'ai Quand le jour est trop tendre ou bien Ia nuit trop belle; Nous menions lentement nos deux ames rebelles A la sournoise, amère et rude tentative D'être le corps en qui le cceur de l'autre vive; Et puis un soir, sans voix, sans force et sans raison, Nous nous sommes quittés; ah! l'air de la maison, L'air de ma maison morne et dolente sans toi, Et mon grand désespoir étonné sous son toit!... (L'Ombre des Jours, 1902 Ed. Calmann-Lêyy, Paris) L'ABONDANCE L'automne roux et las s'effeuille sur 1'étang, Voici la chute prompte et sèche de l'année, On entend dans les bois Papre course du Temps Sonner comme un sabot de béte éperonnée. CoMTESSE MATHIEU DE NOAILLES Ï33 — Ah! ne sois pas si triste et ne crains point 1'hiver, Tu ne sentiras pas sa froideur inactive; Les rosiers du jardin, la viorne1), le buis vert Refleuriront pour toi dans mon ame inventive. Car pendant tout le mois, alors que dans les champs Tu marchais respirant la vivace a vent ure, J'allais d'un air plus grave et plus lent, et penchant Mon désir vers la terre acre, savante et müre. Je sais tous les secrets des plantes et des eaux. La feuille dentelée et le bruit de la source Sont entrés dans mon cceur aux merveilleux réseaux, Mon cceur est plein de joie et de bonnes ressources. Je te dirai, tandis que les pommes de pin Grésilleront au creux de la moelleuse cendre, Comme le jour est beau, pendant 1'été divin, Quand la force amoureuse au sillon va descendre; La fratcheur tournoyante et claire du matin Glissera comme une eau de ma voix sur tes lèvres, Au souvenir de 1'herbe et des touffes de thym,,,< Qu'a 1'aube remuaient la rainette et les lièvres. Je te dirai le cri des cigales au soir Sur le silence ardent et triste de la plaine, Le repos des vergers, 1'odeur des arrosoirs, Les troupeaux, leurs plaisirs, leur sagesse et leur laine. Je te dirai 1'approche auguste de la nuit Sur la campagne calme et les tiges bercées, La forme des reflets sur la route qui suit La petite rivière onduleuse et pressée. ') sneeuwbal (plant). 734 LES REGRETS — Alors tu reverras les jours qui ont été Rosir dans la douceur de ma parole habile, Et mon regard sera sur toi comme un été Plein de feuillage vert et de branches mobiles... (L'Ombre des, Jours, 1902 Ed. Calmann-Lévy, Paris) LES REGRETS Allez, je veux rester seule avec les tombeaux: — Les morts sont sous la terre et le matin est beau, L'air a 1'odeur de l'eau, de 1'herbe, du feuillage, Les morts sont dans la mort pour le reste de 1'age... Un jour, mon corps dansant sera semblable a eux, J'aurai Pair de leur front, le vide de leurs yeux, J'accomplirai cet acte unique et solitaire, Moi qui n'ai pas joué seule, aux jours de la terre. — Tout ce qui doit mourir, tout ce qui doit cesser, La bouche, le regard, le désir, le baiser, Etre la chose d'ombre et 1'être de silence Tandis que le printemps vert et vermei 1 s'élance Et monte trempé d'or, de sève et de moiteur. Avoir eu comme moi le coeur si doux, le cceur Plein de plaisir, d'espoir, de rêve et de mollesse Et ne plus s'attendrir de ce que 1'aube naisse: Btré au fond du repos 1'éternité du temps. — D'autres seront alors vivants, joyeux, contents, Des hommes marcheront auprès des jeunes filles, Ils verront des labours, des moissons, des faucilles, La couleur délicate et changeante des mois. Moi, je ne verrai plas, je serai morte, moi, Je ne saurai plus'rien de la douceur de vivre... Mais ceux-la qui liront les pages de mon livre,- comtesse mathieu de noailles 73$ Sachant ce que mon ame et mes yeux ont été Vers mon ombre riante et pleine de clarté Viendront, le cceur blessé de langueur et d'en vie, Car ma eend re sera plus énaude que leur vie... (I.'Ombre des Jours, 1902 Ed. Calmann-Lévy, Paris) LA COURSE DANS L'AZUR A mon Enfant Mon fils, tenez-vous a ma robe, Soyez ardent et diligent: Déja le matin luit, le globe Est beau comme un lingot d'argent! C'est de désir que ma main tremblé, Venez avec moi dans le vent: Nous aurons quatre ailes ensemble, Nous boirons le soleil levant. Nous aurons l'air d'aller en guerre Pour Ie bonheur, pour le plaisir, . Pour conquérir toute la terre Et son ciel qu'on ne peut saisir. Qu'importe votre frêle mine, Et mes pas souvent hésitants, Si les brises de Salamine Gonflent nos vêtements flottants! Je serai la Victoire blanche Tendue au vent d'un coteau grec: Le vent nous irrite et nous penche, Mais on marche plus vite avec. 736 LA COURSE DANS L'AZUR Retenez-vous a mon écharpe; . Vons êtes -mon fils: il faut bien Que tos cheveux, comme une harpe, Jettent un chant éolien! Vous avez dormi dans mon ame: II faut que votre être vermeil S'élance, s'émeuve, se pame, Combattez avec le soleil! L'air frappera votre visage; Avances, joyeux, furieux, I.'important n'est pas d'être sage, C'est d'aller au devant des Dieux. Comme on voit, sur un vase étrusque, La danseuse et le faune enfant, Nous poserons, d'un geste brusque, Sur le monde un pied triomphant. Je ne sais pas oü je vous mène; Je vous mène oü sont les héros: C'est un vaste et chantant domaine Le plus terrible et le plus haut. Que votre main sur votre bouche Fresse tout ce qui brüle et luit; L'univers me semblait farouche, Je fus amoureuse de lui! Que m'importe votre doux age! On est fort avant d'être grand; Je suis néé avec mon courage; Soyez ün petit aigle errant, comtesse mathieu de noailles 737 Ah! que pendant toute ma vie Je puisse voir a mes cótés, Lutter votre ame ivre, ravie, Vos bras, vos genoux exaltés! Et le jour oü je serai morte, Vous direz a ceux qui croiront Que j'ai poussé la sombre porte Qui mène a 1'empire apre et rond: «Je 1'ai laissée au bord du monde, Oü 1'espace est si bleu, si pur, Elle semblait vive et profonde Et voulait caresser 1'azur, «Je n'ai pas eu le temps de dire: «Que faites-vouslis.» Le front vermeil, Je 1'ai vue errer et sourire Et s'enfoncer dans le soleil...» (Les Eblouissements, 1907 Ed. Calmann-Lévy, Paris) 47 MAURICE MAGRE est né a Toulouse, le 2 mars 1877. En 1895 il fit paraitre en collaboration avec son frère Andrè une plaquette de vers Eveils; sa pièce lyriqtu le Retour parut en 1896. Dans les volumes de vers qu'il a publiés depuis: La Chanson des Hommes (1898), le Poème de la Jeunesse (1902), les Lèvres et le Secret (1906), les Belles de nuit (1913), parus chez Véditeur Fasquelle, il s'est fait connaitre comme un poète lyrique d'un grand talent; loin de se confiner en lui-même, il entend clianter la vit humaine dans toute sa plénitude, et ne recule pas même devant la crudilé des termes en étalant certaines plaies de la société. Bien que chez lui Passonance remplace assez souvenfiii^rime, son vers est toujours harmomttVCfr^AW -théatre il a donné: le Tocsin, trois artes en vers joués au Capitole de Toulouse^ (1900); 1'Or, cinq actes (NouvcauThéatre 1902); le Dernier Rêve, un acte en vers (Odèon, '(Wj/ tl le Vieil Ami, comédie en un acte, en prose (théatre Antoine, 1904J. OPHÉLIE O la plus malheureuse et la plus noble amante! Pour tes graces d'enfant et tes chastes douleurs, Les songes dormiront dans ta robe fiottante Et tu seras aimée des fous et des rêveurs. MAURICE MAGRE 739 Tu portais dans tes yeux la tristesse na the Des vierges qui verront leur amour dédaigné Et qui, le long des lacs, les yeux de pleurs baignés, Suivent au ciel le vol des cigognes plaintivcs. Tu sus, douce Ophélië, le secret de souffrir. Ton enfance grandit prés des mers malheureuses Et tu vis négliger tes lèvres amoureuses Que tu voulais donner sans oser les offrir. Celui pour qui ton cceur d'enfant était en deuil, Celui, que,in croyais insensible a tes charmes, Sais-tu qu'il a laissé tomber sur ton cercueil Son premier cri d'amour et ses dernières larmes? C'est pour un tel malheur que nous f avons chérie, O la plu» affiigée des filles de la terre! Car les grandes douleurs versent de la lumière Dans les yeux immortels des amantes trahies. Ne te pares-tu plus avec des fleurs qui meurent? Ta voix s'est-elle tue, Ophélie, Ophélie? Entends-tu dans la tour le prince Hamlet qui pleure? Ne dis-tu plus les chants qu'inspirait ta folie? Seuls tes airs résignés et ta grüce légère Auraient pu retenir mon cceur infortuné Et si ton ombre encor vient errer sur la terre, O maltresse des fous et des abandonnés! Si tu chantes encor. a la Saint-Valentin Et si ta robe encor a la couleur des cieux, Laisse voir tes attraits ingénus et lointains A ce rêveur hanté par la douceur des yeux, 740 LE MAUVAIS LARRON Dis-moi sur quel chemin flottent tes pas songeurs, Dans quelle eau mires-tu tes yeux de délaissée? Dis-moi, mélancolique et pale fiancée, Oü donc as-tu jeté les roses d'Elseneur? (le Poème de la Jeunesse, 1902 Ed. E. Fasquelle, Paris) LE MAUVAIS LARRON Quand sur Jérusalem et les campagnes proches L'ombre des trois gibets s'allongea dans le soir, Comme un des malfaiteurs qui ralait a sa gauche Allait mourir sans foi, sans pleurs et sans espoir, Jugeant que c'était lil la plus grande misère, Jésus, malgré les clous, se pencha et lui dit: Pauvre pêcheur, je te pardonne au nom du Père! Et le mauvais larron cria: Je te maudisl La nuit, rouleuse de péchés, dans le ciel bleu Passa. La terre au loin s'emplit de voix funèbres Et,'j»lus triste, 1'impie ayant blasphémé Dieu Sonda de son regard 1'empire des ténèbres. Entre tous les humains cet homme était inique; II avait confondu le bon grain de Pivraie Et les soldats avaient enterré sa tunique, Le sang 1'ayant rendue rouge comme une plaie. Le soir, aux voyageurs son bras était funeste; Les ombres des assassinés flottaient dans l'air, Appelant sur son front les chatiments célestes, Car leur corps sans tombeau gisait dans le désert. MAURICE MAGRE 741 Et comme il est écrit sur les livres de pierre Oü des prophètes dort la justice et le cceur, II devait, lui, 1'injuste, a son heure dernière, Hurler d'effroi dans l'ombre et mourir dans 1'horreur. — Or, sur le chemin noir creusé dans le Calvaire Marchait une mendiante un bouqnet dans la main; Son regard était plein d'une étrange lumière, Elle était des tribus'qui tónt snr les chemins. La foudre du Seigneur planait sur la campagne.. Le vent faisait flotter ses cheveux dénoués; L'ombre augmentait; c'était 1'amie et la compagne Du triste ouvrant la-haut ses bras crucifiés. Elle mouilla de sang sa bouche et ses paupières; Elle frappa son cceur et sa face ternie: Elle écouta, debout prés des croix solitaires, S'il ne tomberait pas quelque cri d'agonie. .. Elle semblait dans l'ombre un grand oiseau nocturne, Son voile jaune étant par le vent écarté; Elle tendit ses fleurs vers le front tacitume Que de son signe noir la haine avait marqué, Pour adoucir un peu le déclin du supplice Au pauvre compagnon d'opprobre et de remords, Afin qu'un peu de miel soit au fond du calice, Afin qu'un peu d'amour le berce dans la mort. — Alors l'homme, inclmant son visage dans l'ombre, Reconnut la mendiante et respira les fleurs. Et lui, 1'esclave ayant sur son échine sombre Porté toute sa vie le fardeau du malheur, 742 la brodeuse Qui, comme un voyageur sans baton ni lumière, Avait toujours marché sans pardon ni bonté, En voyant a ses pieds cette sceur de misère Lui porter d'humbles fleurs aux champs pour lui coupées Sentit son front briller plus que le front du Christ, II entendit chanter des musiques profondes, II vit au ciel venir des anges et sourit, Ayant compris l'amour et la bonté du monde. (Le Poème de la Jeunesse, 1902 Ed. E. Fasquelle, Paris) LA BRODEUSE Mon séjour est voisin du séjour des oiseaux; Mon ame dans le ciel cueille des fleurs étranges; Quand la lune d'été brille sur mes carreaux, On les dirait bleuis par les robes des anges. Mon cceur est sans désirs comme mes yeux sans pleurs Et je fais mon bonheur des plus petites choses: Sur le mur blanc de chaux une image en couleurs, Un vase en porcelaine oü languit une rose. De la laine mes doigts tirent de beaux dessins, " Illustrant une histoire écrite en broderies, Et des fleurs, des héros, des dames et des saints '' Monte ün air de légende et de chevalerie. Les oiseaux en passant disent: Bonjour, ma sceur! En me voyant rêver sous ma robe de toile; Ma lampe sur la ville a de telles douceurs Que les passan ts de loin croi ent que c'est une étoile. MAURICE MAGRE 743 Je vois en souriant 1'aube de chaque jour Et mêle a ses rayons 1'éclair de mon aiguille, Et la même pensée inutile d'amour Soulève doucement mon coeur de jeune fille. J'aime un jeune homme, hélas! que je ne connais pas; Je le vois a la messe oü je vais le dimanche; Mais jamais il ne s'est retourné sur mes pas, Bien que j'aie ce jour-la vêtu ma robe -blanche. A 1'église, au milieu des cierges et des fleurs_, Jamais ses yeux sur moi n'ont mis de la lumière; Son sourire, plus beau que celui du Seigneur, » N'a pas interrompu mes distraites prières. Ma tendresse doit être invisible sans doute ... 11 doit sentir mon cceur embaumer sur ses pas, Ainsi qu'un voyageur sent an bord d'une route Les parfums enivrants d'un lys qu'il ne voit pas. Et cela durera pendant beaucoup d'années; Je vivrai, comme d'habitude, sans douleur; J'allumerai le. feu de mes mains résignées, Je verserai de l'eau sur les vases en fleurs. L'ayant aimé de loin, je ne souffrirai guère; D'un noble désespoir j'ignorerai les charmes Et ma peine d'amour sera douce et vulgaire, Trop grande pour l'oubli, pas assez-pour les larmes. Et mon rêve suivra la laine dévidée Et je deviendrai vieille en voyant, chaque jour, Mystérieusement, sur 1'étoffe brodée, Fuir un pen de mon cceur, un peu de mon amour. 744 LE TRAVAIL Et cet amour sera comme ces personnages, Tracés par mon aiguille, incomplets et révants, Et qui semblent porter sur leurs mornes visages Le regret éternel de n'être pas vivants. . (Le Poème de la Jeunesse, 1902 Ed. E. Fasquelle,, Paris) LE TRAVAIL O travail! dieu du fer, du charbon, de la terre, Des usines, du gaz, des ports, des ateliers, Qui de 1'aurore au soir roules dans la lumière, Comme un grand fleuve d'ombre, un peuple d'ouvriers, O toi qui dans les champs, sur la race déchue Du labourear, as mis un si pesant fardeau Qu'en creusant son sillon, en poussant sa charme II creuse chaque jour le trou de sou tombeau 0 toi qui couches les vaincus au fond des bouges Et donnés un si cruel labeur a I'artisan Que lorsqu'il bat du fer, le soir, le métal rouge Est rougi par son feu, mais aussi par son sang, Nous gémfasons vers toi, dieu des forts, dieu des hommes 1 ere dont Ie baiser fait mourir ses enfants; Regarde-nous, nous ressemblons a des fantómes rfl Et c'est la mort qui rêve en nos yeux de vivants!... Tu fais fléchir nos dos, tu brises nos poitrines Et ton coeur est pour nous sans pardon ni rem'ords, Impitoyable ainsi que le cceur des machines Qui fabrique en tournant la vie avec la moit. MAURICE MAGRE 745 Quel que soit le soleil qui monte dans 1'aurore, Ouvrier, lève-toi pour le labeur du jour, II fut prendre 1'outil et travailler encore; Tu ne dois pas savoir la pensée ou l'amour, Ni si la terre au loin est belle et parfumée, Si la fontaine brille auprès des saules noirs, Ni s'il est doux d'aller avec sa fiancée Cueillir les fleurs des champs, prés des routes, le soir; II te faut te courber sur ta tache dans l'ombre, Répandre ta sueur dans 1'atelier profond, I.utter avec la pierre au fond des mines sombres, Batir des monuments et fondre des canons!... Notre ame est par 1'enbrt tellement torturée Que nous ne pouvons plus admirer en marchant, Au retour, dans les rues de lumière baignées, Une robe de femme ou lo soleil couchant. — Pourtant, les jours maudits, lorsque le travail tue, Quand rale i'un de nous par la lutte ployé, Si nous nous inclinons sur sa face tordue, Nous voyons son regard nous dire: Travaillez! Et quelquefois, pensif, a cette heure funèbre, Sachant qu'il 1'a tué, mais le lui pardonnant, Sur son coeur d'ouvrier déja plein de ténèbres, II serre son outil comme on serre un enfant... — O travail1 c'est qu'aussi tu fais nos corps robustes Et nos esprits virils comme des arbres verts, Tu mets dans nos regards la gravité des justes, Tu fais briller un feu dans nos logis déserts; 746 LES MEILLEURES LETTRES Lorsque nous nous penchons sur les villes qui funient, Devant 1'amas des tours, des églises, des ponts, Comme le rêve humain quand les lampes s'allument Et comme notre espoir quand le ciel est profond, O travail! nous pouvons au moins songer dans l'ombre; Nous avons apporté ces pierres de nos mains Et nous avons dressé ces grands monuments sombres, AUumé ces lueurs et creusé ces chemins; Voici notre destin et notre oeuvre accomplie, Ceci est notre sang, ceci est notre chair. Et si nous sommes tous cloués pendant ia vie Sur la croix. du travail avec les bras ouverts, C'est pour que nos enfants, des pierres, voient éclore Le lys de la bonté qui les rendra meilleurs, Que sur des seuils fleuris ils regardent 1'aurore Et que leur vin du soir n'ait pas le gottt des pleurs,' Pour que nos filles aient de belles robes blanches Et que nos fils soient fiers, joyeux et fraternels, Et qu'ils s'en aillent deux par deux, les beaux dimanches, S'aimer le long des champs et regarder le ciel... (Le Poème de la Jeunesse, 1902 Ed. E. Fasquelle, Paris) LES MEILLEURES LETTRES Oh 1 ne déchire pas les lettres de ta mère: Elles sont le meilleur, en somme, de la vie, Ce qui ne périt pas pour toi sur cette terre, Le cceur d'une mattresse et le cceur d'une amie. MAURICE MAGRE 747 «Mon cher enfant! mon cher enfant! te disent-elles, Comme j'ai peur pour toi de ces nuits de Paris !> C'est comme un bruit de source, et c'est com me un bruit d'ailes; Ce sont des yeux en pleurs sous de chers cheveux gris. Oh! ces lettres remplies de soucis et d'alarmes, Qui ne blessent jamais et qui savent guérir! Ces lettres qui sont gaies, mais pour cacher des larmes, Dont 1'écriture tremblé au vent des souvenirs. «Mon Dieu! ne puis-je pas connaltre ses pensees? N'aurais-je pas mieux fait de le suivre toujours? Nous n'avons plus de fils quand la vie est passée...» Oh! que sont tes amours auprès de cet amour? Qui te rendrait jamais une telle tendresse? Comme au fond d'un vieux livre on conserve une fleur, Garde cette lointaine et si pure caresse, Oh! ne déchire pas les morceaux de ce cceur! Tant d'amour! Tant d'amour t'a bercé dés 1'enfance... On s'habitue si bien et si vite a cela... Ces lettres, tu les lis avec indifférence: Mais songe, songe a ceux qui n'en re-Qoivent pas!... (Les Lèvres et le Secret, 1906 Ed. E. FASQUBLLE, Paris) MADAME LUCIE DELARUE—MARDRUS est nee a Honfleur le 3 novembre 1880; par son père elle appartient a une vieille familie nor mande; sa mère est Parisienne. En igoo elle épousa le docteur J.-C. Mardrus, le ee'lèbre traducteur des Mille et une Nuits. Ses recueils Occident (1900); Ferveur (1902); Horizons (1904); la Figure de Proue (1908), parus chez Fasquelle, Pont classis parmi les premiers lyriques de ce temps. A. Dorchain dit e. a.: «Je sens cette ame effrénie venue du lointain passé de toute une race, de ces Northmen qui, partis du pole, ont lancé a la recherche de Paventure, a la conquête des fruits d'or et des pays du soleil leurs barques légires.» Thédtre: Sapho désespérée, tragédie antique, représentée en 1006 au thédtre d'Orange; la Prêtresse de Tarnt, poème dramatiqué (1907). Prose: le Roman de Six Petites Filles f1909). Comme tout le monde, roman (1910), Douce moitié (I913)- Ses auvres ont paru chez Fasquelle. LA FIGURE DE PROUE La figure de proue allongée a 1'étrave1), Vers les quatre infinis, le visage en avant S'élance; et, magnifique, enorgueilli de vent, Le bateau tout entier la suit comme un esclave. ') voorsteven. MADAME LUCIE DELARUE—MARDRUS 749 Ses yeux out Ia couleur du large doux-amer, Mille relentsl) salins ont gonflé ses narines, Sa poitrine a humé mille brises marines, Et sa bouche entr'ouverte a bu toute la mer. Lors de son premier choc Contre la vague ronde, Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports, Elle mit, pour voler, toutes voiles dehors, Et ses jeunes marins criaient: «An nord du monde!» Ce jour la mariait, vierge, avec 1'Inconnu. Le hasard, désormais, la guette a chaque rive, Car, sur la proue aiguë oü son destin la rive, Qui sait quels océans laveront son front nu? Elle naviguera dans l'oubli des tempêtes Sur 1'argent des minuits et sur l'or des midis, Et ses yeux pleureront les havres arrondis Quand les lames 1'attaqueront comme des bêtes. Elle saura tous les aspects, tous les climats, La chaleur et le froid, 1'Equateur et les póles; Elle rapportera sur ses frêles épaules Le monde, et tous les ciels aux pointes de ses mats. Et toujours, face au large oü neigent des mouettes, Dans la sécurité comme dans le péril, Seule, elle mènera son vaisseau vers 1 exil Oü s'en vont a jamais les désirs des poètes; Seule, elle affrontera les assauts furibonds De 1'ennemie énigmatique et ses grands calmes; Seule, a son front, elle ceindra, telles des palmes, Les souvenirs de tant de sommeils et de bonds. 1) reuk, geur. ?5° CARTHAGE EST LA Et quand, ayant blessé les flots de son sillage, Le chef coiffé de goëmons, sauvagcment, Elle s'en reviendra comme vers un aimant A son port, le col ceint des perlcs du voyage, Parmi toutes les mers qui baignent les pays, Le mirage profond de sa face effarée Aura divincment repeuplé la marée D'une nltime sirene aux regards inouls. — J'ai voulu le destin des figures de proue Qui tot quittent le port et qui reviennent tard. Te suis jalouse du retour et du départ Et des coraux mouillés dont leur gorge se noue. J'affronterai les mornes gris, les brülants bleus De la mer figurce et de la mer réelle, Puisque, du fond du risque, on s'en revient plus belle, Rapportant un visage ardent et fabnleux. Je serai celle-la, de son vaisseau suivie, Qui léve haut un front des houles baptisé, Et dont le cceur, jusqu' a la mort inapaisé, Traverse bravement le voyage et la vie. (La Figure de Proue, 1908 Ed. E. Fasquelle, Paris) CARTHAGE EST LA Carthage est la! Prends la pioche dans ta main Et frappe n'importe oü cette terre trop müre: Punique, chrétien, romain, Le sang des siècles sortira de la blessure. MADAME Vtlttt PELARUE—MARDRUS 71* Carthage est ü! Prends garde aux spectres! Sous tes pas Toute ï'histoire dort et la plaine regorge. Le vent passé. Les champs remucnt. Les épis d'orge Recommencent la houle antique des combats. Marius pleure encor dans ce ruisseau qui flue; Au cceur de ce couchant saigne la mort des saints; Droite sur les faisceaux des cactus assassins, Dans ce petit cyprès SalammbÖ te salue. Regarde! la nuit plane et s'abat. II fait noir. — Est-ce Tertullien ou la voix des colombes? Retourne-toi! Tes yeux peuvent encore voir Les vagues de la mer, creuses comme des tombes. Le flot vient de noyer la torche que brandit Sur 1'orgueil des cités le soir incendiaire. Silence sur mer et sur terre! Carthage est morte a tout jamais: Caton a dit. (La Figure de Proue, 1908 Ed. E. Fasquelle, Paris) PREMIÈRE NUIT Le silence de la forêt de chênes-lièges Monte immensément dans la nuit, Nourri des millions de furtifs petits bruits Des existences qu'on ignore et qui y siègent. La respiration brülante du gibier S'y mêle au cours des eaux, au frêlement des plantes, A des soufflés d'humains enfouis sous des tentes Plus sauvage que des terriërs. 75* PREMIÈRE NUIT Moi, parmi cette nuit des premiers temps du monde, J'ai couché mon front dans mes bras Et laissé s'enrouer dans ma gorge profonde Le sanglot qu'on n'explique pas, Alors que dans 1'obscurité pleine de sources Et de tant de sommeils vivants qui se sont tus, Géométrique et solitaire, la Grande Ourse Régnait a 1'horizon sur des chênes crépus. (En Kroumirie) (La Figure de Proue, 1908 Ed. E, Fasquelle, Paris) PREMIER SALUT A Notre-Dame de Paris, lourde chimère Qui, dans le ciel changeant, creuse un doublé sillon, A la mère aux flancs élargis, la bonne mère D'idéal, d'art, d'amour et de dévotion, Nous apportons le cceur nötre qui se dérobe, Le meilleur cceur, celui que notre orgueil défend. Nous nous réfugions dans les plis de la robe De pierre, avec le geste oublié de l'enfant. Nous venons habiter parmi son ombre ailée. Qu'elle veuille souffrir que nous vivions le long D'elle, et soyons archange ou gargouille selon Que nous nous sentirons 1'ame pure ou troublée. (La Figure de Proue, 1908 Ed. E. Fasquelle, Paris) madame lucie delarue—mardrus 753 A UNE MOUETTE Qui donc aurait souffert, pauvre mouette prise, Ton grand essor capté? Tu tremblais dans mes mains, doucement blanche et grise, Toute chaude de liberté. Esclave, je t'avais achetée au passage A ces mauvais garcons, Et ce geste me plut d'aller jusqu' a la plage Te rendre a tes quatre horizons. Les plumes de ta tête étaient lisses et belles Sous mon baiser fervent; Puis j'ouvris mes deux mains, tu ouvris tes deux ailes, Et partis libre dans le vent. — Emporte sans savoir le baiser du poète Au large inapaisé. C'était toute la mer, 6 chère sceur mouette, Que j'embrassais en ce baiser. (La Figure de Proue, 1908 Ed. E. Fasquelle, Paris) 48 APPENDICE POÈTES ÉTRANGERS D'EXPRESSION FRANCAISE EMILE VERHAEREN, né a Saint-Amand (FlandreJ en 1835, débuta par un volume de vers, les Flamandes (18SS), oü il s'inspire sur les tableaux d'un naturalisme si puissant des Jordaens et des yean Steen. Depuis il a publié les Moines (1886), les Soirs (1887), les Debacles (1888), les Flambeaux noirs (1889), Au bord de la route (1890), les Apparus dans mes Chemins (1891), les Campagnes hallucinées (1893), les Villages illusoires (1895), les Heures claires (1896), les Visages de la Vie (1899), Petites légendes (1900), les Forces tumultueuses (1902), Les tendresses premières (1904), les Heures d'après-midi (1905), Ia Multiple Splendeur (1906), Toute la Flandre: La guirlande des Dunes (1907), les Visages de la Vie (1908), les Blés mouvants (1913). Ses atuvrcs poétiques ont été éditées par la Société du Mercure de France (Paritf et Edm. Deman (Bruxelles). A consulter l''étude de A. Mockel: Emile Verhaeren,. avec une note biographique par F. Vielé-Griffin. Édition du Mercure de France (1895). LA NUIT Depuis que dans la plaine immense il s'est fait soir, Avec de lourds marteaux et des bloes taciturnes, L'ombre b&tit ses murs et ses donjons nocturnes Comme un Escurial revêtu d'argent noir, >■ 758 les paysans Le ciel prodigieux domine, embrasé d'astres, — Voute d'ébène et d'or oü fourmillent des yeux — Et s'érigent, d'un jet, vers ce plafond de fenx Les hêtres et les pins, pareils a des pilastres. Comme de blancs linceuls éclairés de nambeaux Les lacs brillent, frappés de lumières stellaires, l) Les champs, ils sont coupés en clos quadrangulaires, Et miroitent,' ainsi' qne d énormes tombeaux. Et, telle, avec ses coins et ses salles funèbres, Tout entière batie en mystère, en terreur, La nuit paratt le noir palais d'un empcreur Accoudé quelque part, au loin, dans les ténèbres. (Les Flamandes, 1883 Ed. Hochsteyn , Bruxelles) LES PAYSANS Ces hommes de labour, que Greuze 2) affadissait Dans les molles couleurs de paysanneries, Si proprets dans leur mise et si roses, que c'est Motif gai de les voir, parmi les sucreries D'un salon Louis-Quinze animer des pastels, Les voici noirs, grossiers, bestiaux — ils sont tels. Entre eux, ils sont parqués par villages; en somme, Les gens des bourgs voisins sont déja 1'étranger, L'intrus qu'on doit haïr, 1'ennemi fatal, l'homme Qu'il faut tromper, qu'il faut leurrer, (ïu'il faut gruger. ') Sterrelicht. s) Bekend Fransch schilder (1726—1805). EM1LE VERHAKK.EN 759 La patrie ? Allons donc! Qui d'entre eux croit en elle ? Elle leur prend des gars pour les armer soldats, Elle ne leur est point la terre maternelle, La terre fécondée au travail de leurs bras. La patrie! on 1'ignore au fond de leur campagne. Ce qu'ils voient vaguement dans un coin de cerveau, C'est le roi, l'homme en or, fait comme Charlemagne, Assis dans le velours frangé de son manteau; C'est tout un apparat de glaives, de couronnes, Ecussonnant les murs de palais lambrissés, Que gardent des soldats avec sabre a dragonnes. Ils ne savent que ga du pouvoir. — C'est assez. Au reste, leur esprit, balourd en toute chose, Marcherait en sabots a travers droit, devoir, Justice et liberté — 1'instinct les ankylose; •) Un almanach crasseux, voila tout leur savoir; Et s'ils ont entendu rugir, au loin, les villes, Les révolutions les ont tant effrayés, Que, dans la lutte humaine, ils restent les serviles, De peur, s'ils se cabraient, d'être un jour, les broyés. (Les Flamandes, 1883 Éd. Hochsteyn, Bruxelles) CROQUIS DE CLGTTRE Sous un pesant repos d'après-midi vermeil, Les stalles, en vieux chêne éteint, sont alignées, Et, le jour traversant les fenêtres ignées 2) Etale, au fond du chceur, des nattes de soleil. 1) Onbewegelijk maken, verstijven (lett. der gewrichten), 2) In vuur, in brand gezet. 76o LE MOULIN Et les, moines dans leurs coules ») toutes les mêmes — Mêmes pils sur kor manche et même sur leur fro'c Meme raideur et même attitude de roe Sont la, debout, muets, plantés sur deux rangs blêmes. Et 1'on s'attend a voir ces immobilités Brusquement se disjoindre et let Terset* phantés Rompre, a tonnantes voix, cé*silences qui pèsent ■ Mais rien ne bouge au long du sombre mur qui fuit Et les heures s'en vont, par le couvent, sans bruit, Et toujours et toujours les grands moines se taisent. (Les Moines, 1885 SOCIÊTÉ Dü MERCURE DE ERANCE) LE MOULIN Le moulin tourne au fond du soir, tres lentement Sur un ciel de tristesse et de mélancolie, II tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment. L^uUEaube, ses bras, comme des bras de plainte Se sont tendus et sont tombes; et les vokV: ' Qui retoinbent encor, la-bas, dans l'air noirci Et le silence entier de la nature éteinte. Un jour souffrant d'hiw sur les hameautf'tfendort Les nuages sont las de leurs voyages sombres ' Et le long des taillis qui ramassent leurs ombres Les ornières s'en vont vers un horizon mort. j ') Monnikspij met kap. emile verhaeren 761 Sous un ourlet de sol, quelques hut tes de hét re Très misérablement sont assises en rond; Une lampe de cuivre est pendue au plafond Et patine de feu •) le mur et la fenêtre. Et dans la plaine immense et le vide dormeur Elles fixent — les très souffreteuses bicoques! — Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques, Le vieux moulin qui tourne et, las, qui tourne et meurt. CLes Soirs, 1887 Ed. Deman, Bruxelles) LE CRI Sur un étang désert, oü stagne») une eau brunie, Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau, Un cri grêle, qui pleure au loin une agonie. Comme il est faible et mince et timide et fluet!. Et comme avec tristesse il se tralne et s'écoute,; Et comme il se prolonge, et comme avec la route II s'enfonce et se perd dans 1'horizon muet! Et comme il scande l'heure, au rythme de son rale, Et comme, en son accent minable et souffreteux, Et comme, en son écho languissant et boiteux, Se plaint peureusement la douleur vespérale! >) Werpt een vuurgloed op. *) Sluimert, stilstaat. 762 LE PASSEUR D'EAU II est si lent parfois qu'on ne le saisit pas. Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte L'obscur et frêle adieu de quelque vie éteinte; II dit les pauvres morts et les pauvres trépas: La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce Mort des ailes et des tiges et des parfums; II dit les vols lointains et clairs qui sont défunts Et reposent, cassés, dans 1'herbe et dans la mousse. (Les Soirs, 1887 Ed. Deman, Bruxelles) LE PASSEUR D'EAU Le passeur d'eau , les mains aux rames, A contre flot, depuis longtemps, Luttait, un roseau vert entre les dents. Mais celle hélas! qui le hélait Au dela des vagues, la-bas, Toujours plus loin, par au dela des vagues, Parmi les brumes reculait. Les fenêtres, avec leurs yeux, Et le cadran des tours, sur le rivage, Le regardaient peiner et s'acharner, En un ploiement de torse 1) en deux Et de muscles sauvages. Une rame soudain cassa Que le courant chassa, A vagues lourdes, vers la mer. 1) Romp. EMILE ; VERHAEREN 763 Celle la-bas qui le hélait, Dans les bruines et dans le vent, semblait Tordre plus follement les bras, Vers celui qui n'approchait pas. Le passeur d'eau, avec la rame survivante, Se prit a travailler si fort Que tont son corps craqna d'efforts Et que son cceur trembla de fièvre et d'époüvante. D'un coup brusque, le gouvernail cassa Et le courant chassa Ce haillon morne, vers la mer. Les fenêtres, sur le rivage, Comme des yeux grands et fiévreux Et les cadrans des tours, Ces veuves Droites, de mille en mille, au bord des fleuves, Fixaient, obstinément, Cet homme fou, en son cntêtcment A prolonger son fol voyage. Celle la-bas qui le hélait, Dans les brumes, hurlait, hurlait, La tête effrayamment tendue Vers 1'inconnu de 1'étendue. Le passeur d'eau, comme quelqu'un d'airain, Planté, dans la tempête blêmc, Avec 1'unique rame, entre ses mains, Battait les flots, mordait les flots quand même. Ses vieux regards hallucinés Voyaient les loins illuminés D'oü lui venait toujours la voix Lamentable, sous les cieux froids. 764 les heures claires La rame dernière cassa Qne le courant chassa Comme une paille vers la mer. Le passeur d'eau, les bras tombants, S'affaissa morne, sur son banc, Les reins rompus de vains effbrts, Un choc heurta sa barque, a la dérive II regarda, derrière lui, la rive: II n'avait pas quitté Ie bord. Les fenêtres et les cadrans, Avec des yeux béats et grands Constatèrent sa ruine d'ardeur, Mais le tenace •) et vieux passeur.,,. Garda tout de même, pour Dieu sait quand, Ce roseau vert, entre ses dents. (Les Villages illusoircs, 1895 Ed. Deman, Bruxelles) LES HEURES CLAIRES Chaque heure, oü je pense a ta bonté Si simplement prof onde, Je me confonds en prières vers toi. Je suis venu si tard Vers la douceur de ton regard Et de si loin, vers tes deux mains tendues, Tranquillement, par a travers les étendues! ') Hardnekkig, taai. EMILE VERHAEREN 765 J'avais en moi tant de rouille tenace Qui me rongeait a dents rapaces La confiance; J'étais si lourd , j'étais si las, J'étais si vieux de méfiance; J'étais si lourd, j'étais si las Du vain chemin de tous mes pas. Je méritais si peu la merveilleuse joie De voir tes pieds Qluminer ma voie, Que j'en reste tremblant encore et presqu'en pleurs, Et humble, a tout jamais, en face du bonheur. (Les Heures claires, 1896 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) UN SOIR Celui qui me lira, dans les siècles, un soir, Troublant mes vers, sous leur sommeil ou sous leur cendre, Et ranimant leur sens lointain pour mieux comprcndre Comment ceux d'aujourd'hui s'étaient armés d'espoir, Qu'il sache, avec quel violent élan, ma joie S'est, a travers les cris, les révoltes, les pleurs, Ruée au combat fier et male des douleurs, Pour en tirer l'amour, comme on conquiert sa proie. J'aime mes yeux fiévreux, ma cervelle, mes nerfs, Le sang dont vit mon cceur, le coeur dont vit mon torse: J'aime l'homme et le monde et j'adore la force Que donne et prend ma force a l'homme et 1'univers. 766 LE VENT Car vivre, c'est prendre et donner avec liesse. Mes pairs, ce sont ceux-la qni s'exaltent antant Que je me sens moi-même avide et haletant Devant la vie intense et sa rouge sagesse. Heures de chute ou de grandeur! — tout se confond Et se transforme en ce Drasier qu'est 1'existence; Seul importe que lé désir reste en partance, Jusqu'a la mort, devant 1'éveil des horizons. Celui qui trouve est un cerveau qui communie Avec la fourmillante et large humanmé, ,.. L'esprit plonge et s'enivre en pleine immensité; II faut aimer, pour découvrir avec génie. Une tendresse énorme emplit Fapre savoir, II exalte la force et la beauté des mondes, II devine les liens et les causes profondes; O vous qui me lirez, dans les siècles, un soir, Comprenez-vous pourquoi mon vers vous interpeüe? C'est qu'en vos temps quelqu'un d'ardent aura tiré Du coeur de la nécessité même, le vrai Bloc clair, pour y dresser 1'entente universelle. (Les Forces tumultueuses, 1902 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) LE VENT Sur la bruyère longue infinimcnt, Voici le vent cornant Novembre, Sur la bruyère, infiniment, Voici le vent Qui se déchire et se démembre, En soufflés lourds bat tant les bottrgs, Voici le vent, Le vent sauvage de Novembre. EMILE VERHAEREN ffij Aux puits des fermes, Les seaux de fer et les poulies Grincent. Aux citernes des fermes, Les seaux et les poulies Grincent et crient Toute la mort dans leurs mélancolies. Le vent rafle, le long de l'eau Les feuilles mortes des bouleaux, Le vent sauvage de Novembre: Le vent mord dans les branches Des nids d'oiseaux; Le vent rape du fer Et peigne au loin les avalanches, — Rageusement — du vieil hiver, Rageusement, le vent, Le vent sauvage de Novembre. Dans les étables lamentables Les lucarnes rapiécées Ballotent leurs loques falotes De vitre et de papier. — Le vent sauvage de Novembre! — Sur sa butte de gazon bistre, De bas en haut, a travers airs, De haut en bas, a coups d'éclairs, Le moulin noir fauche, sinistre, Le moulin noir fauche le vent, Le vent, Le vent sauvage de Novembre. Les vieux chaumes a cropetons, Autour de leurs clochers d'église, Sont soulevés sur leurs batons; Les vieux chaumes et leurs auvents Claquent au vent, Au vent sauvage de Novembre. 768 LE BAIN Les croix du cimetière étroit, Les bras des morts que sont ces croix, Tombent comme un grand vol, Rabattu noir, contre le sol. Le vent sauvage de Novembre, Le vent, L'avez-vous rencontré le vent, Au carrefour des trois cents routes; L'avez-vous rencontré le vent, Celui des peurs et des déroutes; L'avez-vous vu cette nuit-la Quand il jeta la lune a bas, Et que, n'en pouvant plus, Tous les villages vermoulus Criaient comme des bétes Sous la tempête? Sur la bruyère, infiniment, Voici le vent hurlant, Voici le vent cornant Novembre. (Les Forces tumultueuses, 1902 SOCIÊTÉ Dü MERCURE DE FRANCE) LE BAIN Mon corps II fut trempé dans le li mon et l'eau: Mon corps,1 II fut tanné aux vents d'Escautt EMILE VERHAEREN 769 Bonnes heures chaudes et ardemment miïries, Quand on partait en troupe, au loin, par les prairies, Chercher la crique et 1'abri sur, Oü les herbes hautes, comme un mur, Nous isolaient des yeux allumés sur les routes. Le bain était chauffé par 1'ample été vermeil Et la clarté y filtrait toute, Si bien que 1'eau semblait un morceau de soleil Tombé du ciel et enfoncé dans les verdures; De la mousse bronzée et de pales roseaux L'entouraient d'une large et vivante bordure, Tandis que fins et verts et tels que des ciseaux, Mille insectes en sillonnaient, avec leurs pattes, La surface immobile et plate. Un plongeon clair! Et tout a coup, comme un grand cri dans 1'air, Le corps s'enfoncait droit dans la mare éclatante. II s'y dardait comme un faisceau; Et des bulles rondes et miroitantes BriUaient, autour de lui, jusques au fond de l'eau. II émergeait rapide et souple; Un flot tumultneux ourlait d'écume et d'or Subitement les bords: Et les autres nageurs, main dans la main, par couples, Au loin, la-bas, partaient rejoindre le plongeur. Et d'autres fois, c'était une mêlée De gestes fous, de sauts brusques, de cris rageurs, De jambes et de bras battant l'eau violée: On eüt dit un assaut Vers un amas de fleurs' et de joyaux Et de jets violents qu'emperlait la lumière. :; On était frais et fort de sa santé première; On ignorait sa chair, 49 770 HEURES d'APRÈS-MIDI Et les baisers dn vent et les soufflés de l'air Et la caresse unanime des choses Ne provoquaient qu'un grand rire étonné ' Sous les lèvres déela**»^''! Tels nos yeux s'exaltaient, libres et spontanés. On ne songeait a rien, sinon au flux de joie Qui saisissait nos corps, comme des proies, Et les marquait, superbement, Four la vie ample et violente. Au fond du soir, rouge comme un tourment, Une a une tombaient les heures nonchalantes Et 1'on séchait son corps doré Aux flancs feutrés Des digues et des pres, Jnsques aux heures coutumières Oü le soleil etend Sous les noyers au feuillage chantant, Ses tabliers de longue et dormante lumière. (Les tendresses premières, 1904 Ed. Deman, Bruxelles) HEURES D'APRÈS-MIDI C'est la bonne heure, oü la lampe s'allume. Tout est calme et consolant, ce soir, Et le silence est tel, que 1'on entendrait choir Des plumes. C'est la bonne heure oü, doucement, S'en vient la bien-aimée, Comme la brise ou la fumée, Tout* doucement, tout lentement. EMILE VERHAEREN 771 Elle ne dit rien d'abord — et je 1'écoute; Et son ame, que j'cntends toute, Je la surprends luire et jaillir, Et je la baise sur les yeux. C'est la bonne heure, oü la lampe s'allume. Oü les aveux De s'être aimés le jour durant, Du fond du cceur profond mais transparent, S'exbument. Et 1'on se dit les simples choses: Le fruit qu'on a cueilli dans le jardin; La fleur qui s'est ouverte, D'entre les mousses vertes; Et la pensée éclose, en des émois soudains, Au souvenir d'un mot de tendresse fanée Surpris, au fond d'un vieux tiroir, Sur un billet de l'autre année. Voila quinze ans déja que nous pensons d'accord; Que notre ardeur claire et belle vainc 1'habitude, Mégère a lourde voix, dont les lentes mains rudes Usent l'amour le plus tenace et le plus fort. Je te regarde, et tous les jours je te découvre, Tant est intime ou ta douceur ou ta fierté: Le temps, certes, obscurcit les yeux de ta beauté, Mais exalte ton cceur dont le fond d'or s'entr'ouvrc. Tu te laisses nalvement approfondir, Et ton ame, toujours, paratt fralche et nouvelle; Les mats au clair, comme une ardente cara veile, Notre bonheur parcourt les mers de nos désirs. 772 heures d'après-midi C'est en nous seuls que nous ancrons notre croyance, A Ia franchise nue et 1'entière bonté; Nous agissons et nous vivons dans la clarté D'une joyeuse et translucide confiance. Ta force est d'être frêle et pure infiniment: 'Ji De traverser, le cceur en feu, tous chemins sombres, Et d'avoir conservé, malgré la brume ou l'ombre, Toutes les fleurs de 1'aube en ton ame d'enfant. Vous m'avez dit, tel schjc, des paroles si belles Que sans doute les fleurs qui se penchaient vers nous, Soudain nous ont aimé et que 1'une d'entre elles, Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux. Vous me parliez deS temps prochains oü nos années, Comme des fruits trop mins se laisseraient cueillir; Comment éclaterait le glas des destinées Et comme on s'aimerait, en se sentant vieillir, Votre voix m'enlagait comme une chère.iétreinte, Et votre cceur brölait lijtranquillement beau Qu'en ce moment j'aurais pu voir s'ouvrir sans crainte Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau. (Les Heures d'Après-Midi, 1905 Ed. Deman, Bruxelles) EMILE VERHAEREN 773 L'ARBRE Tout seul, Que le berce 1'été, que 1'agite 1'hiver, Que son tronc soit givré ou son branchage vert, Toujours, au long des jours de tendresse ou de haine, 11 impose sa vie énorme et souveraine Aux plaines. II voit les mêmes champs depuis cent et cent ans Et les mêmes labours et les mêmes se maille»; Les yeux aujourd'hui morts, les yeux:- Des plus lointains ateux Ont regardé, maille après maille, Se nouer son écorce et ses rudes anneaux. II présidait tranquille et fort a leurs travaux; Son pied velu leur ménageait un lit de mousse; II abritait leur sieste a l'heure de midi Et son ombre fut douce I A ceux de leurs enfants qui s'aimèrent jadis. Dés le matin, dans les villages, D'après qu'il chante ou pleure, on augure du temps; II est dans le secret des violents nuages Et du soleil qui boude aux horizons latents; 11 est tout le passé debout sur les champs tristes, Mais quels que soient les souvenirs Qui, dans son bois, persistent, Dés que janvier vient de finir Et que la sève, en son vieux tronc, s'épanche, Avec tous ses. bourgeons, avec toutes ses branches, — Lèvres folies et bras tordus — 11 jette un cri immensément tendu Vers l'avenir. 774 L'ARBRE Alors, avec des rais de pluie et de lumière, II fixe le tissu de ses feuilles trémièrefï): II contracte ses noeuds, il lisse ses rameaux; II pousse au ciel vaincu son front toujours plus haut: II projette si loin ses poreuses racines Qu'il épuise la mare et les terres voisines Et que parfois il s'arrête, comme étonné De son travail muet, profond et acharné. Mais pour s'épanouir et régner dans sa force, O les luttes qu'il lui fallut subir, 1'hiver! Glaives du vent a travers son écorce, Chocs d'ouragan, rages de l'air, Givres pareils a quelque apre li maille, Toute la haine et toute la bataille, Et les grêles de 1'Est et les neiges du Nord, Et le gel morne et blanc dont la dent mord Jusqu'a 1'aubier, 1'ample écheveau des fibres Tout lui fut mal qui tord, douleur qui vibre, Sans que jamais pourtant Un seul instant Ne s'alentit son énergie A fermement vouloir que sa vie élargie Fut plus belle, a chaque printemps. En octobre, quand l'or triomphe en son feuillage, Mes pas larges encor, quoique lourds et lassés, Souvent ont dirigé leur long pélerinage Vers cet arbre d'automne et de vent traversé. Comme un géant brasier de feuilles et de Hammes, II se dressait, tranquillement, sous le ciel bleu, :" 1) De beteekenis is niet duidelijk; het woord komt alleen oor in ae verDinaing rose tremiere — stokroos. EMILE VERHAEREN 775 II semblait habité par un million d'ames Qui doucement chantaient en son branchage creux. J'allais vers lui les yeux emplis par la lumière, Je le touchais, avec mes doigts, avec mes mains, Je le sentais bouger jusqu'au fond de la terre D'après un mouvement énorme et surhumain; Et j'appuyaïs sur lui ma poitrine brutale, Avec un tel amour, une telle ferveur, Que son rythme profond et sa force totale Passaient en moi et pénétraient jusqu'a mon cceur. Alors, j'étais mêlé a sa belle vie ample; Je m'attachais a. lui comme un de ses rameaux; II se plantait, dans la splendeur, comme un exemple; J'aimais plus ardemment le sol, les bois, les eaux, La plaine immense et nue oü les nuages passent; J'étais armé de fermeté contre le sort, Mes bras auraient voulu tenir en eux 1'espace; Mes muscles et mes nerfs rendaient léger mon corps Et je criais: «La force est sainte. 11 feut que l'homme imprime son empreinte Violemment, sur ses desseins hardis: Elle est celle qui tient les clefs des paradis Et dont le large poing_ en fait tourner les portes.» Et je baisais le tronc noueux, éperdüment, Et quand le soir se détachait du firmament, Je me perdais; dans la campagne morte, Marchant droit devant att»i, vers n'importe oü, Avec des cris jaillis du fond de mon cceur fou. (La Multiple Splendeur, 1906 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) 77) des mouches. Et la guêpe rayée et Ie bourdon velu A^nl011! mBsaï ou.démêlant leurs jeux goulus, Autour des ronds poisseux que laissèrent les verrei Aux vieux bahuts mouillés de laitage et de bière. Ouand I Vitre-' Un V01 56 C°Sne et choit soud»in; yuand un essaim nouveau rentre par le jardin- Et le ronron reprend plus sonore et plus soupl'e Et les mouches partout en se frólant s'accouplent. C'est la fête des insectes houleux et fous Pattes yives, ailes prestes, corselets roux TtoSuT**' aUX Ch/mps' ^ clos et ™* chaumières, Dans la kermesse en feu des fleurs et des lunueres? Et juin s'efface et voici 1'aoÜt, quand juillet meurt Et sans cesse grandit 1'aabkmte rumeur 1 Jusques aux jours rugueux d'octobre et de novembre Et de la mort sans feu, dans un coin de la chambre. ') trillend gonzen. (Les douze Mois: Aoüt, 1908 SOCIÊTÉ Dü MERCURE DE FRANCE) GEORGES RODENBACH, ne d 7om nat le 16 juillet fSjg, mort a Paris en décembre 18981 passa son enfance a Bruges. II débuta en 1879 Par un recueil de poésies: Les Tristesses; depuis ont paru successivement la Mer élégante (1881), 1'Hiver mondain (1884), la Jeunesse blanche (1886), le Règne du silence (1891), le Voyage dans les Yeux (1893), les Vies encloses (1896), le Miroir du ciel natal (1898). Ses poésies ont été éditées par Lemerre, Kistemaekers, Charpentier et Ollendorf. Prose: 1'Art en exil, Bruges-la-Morte, le Carillonneur. Thédtre: le Voile (1894). LE COFFRET Ma mère, pour Se* jours de deuil et de souci, Garde, dans un tiroir secret de sa commode, Un petit coffre en fer rouillé, de vieille mode, Et ne me 1'a fait voir que deux fois jusqu'ici. Comme un cercueil, la boite est funèbre et massive, Et contient les cheveux de ses parents défunts Dans des sachets jaunis aux pénétrants parfums Qu'elle vient quelquefois baiser le soir,' pensive! 778 VTEttX quats Quand sont mortes mes sceurs blondes, on 1'a rouvert Pour y mettre des pleurs et deux boucles frisées! Hélas 1 nous ne gardions d'elles, chalnes brisées, Que ces deux anneaux d'or dans ce coffret defer^ ** Et toi, puisque tout front vers le tombeau se penche, O mère, quand viendra 1'inévitable jour Oü j'irai dans la botte enfermer a mon tour Un peu de tes cheveux..., que la mêche soit blanche!.. (Les Tristesses, 1881 Ed. A. Lemerre, Paris) VIEUX QUAIS II est une hém* exquise, ü 1'approche des soirs, Quand le ciel est empli de processions roses 'Qui's'èn vont effeuillant des ames et des roses Et balancant dans l'air des parfums d'encensoiTS *), v 1 Alors tout s'avivant sous les lueurs décrues Du couchant dont s'éteint peu a peu la rougeur, Un charme se ré vele aux yeux las du songeur: Le charme des vieux murs au fond des vieilles rues. Fagades en reliëf, vitraux coloriés, Bandes d'Amours, captifs dans le deuil des cartouches, Femmes dont la poussière a déflettri les bouches, Fleurs de pierre égayant les murs historiés. Le gothique noirci des pignons se décalque3) En escaliers de crêpe au fil dormant dè l'eau, Et la lune se léve au milieu d'un halo Comme une lampe d'or sur un grand catafalque. >) Wierookvat. -) Weerspiegelt zich, teekent zich af. GEORGES RODENBACH 779 Oh! les vieux quais dormants dans le soir solennel, Sentant passer soudain sur leurs faces de pierre Les baisers et 1'adieu glacé de la rivière Qui s'en va tout la-bas sous les ponts en tunnel. Oh! les canaux bleuis a l'heure oü 1'on allume Les lanternes, canaux regardés des amants Qui devant l'eau qui passé échangent des serments En entendant gémir des cloches dans la brume. Tout agonise et tout se tait: on n'entend plus Qu'un très mélancolique air de flüte qui pleure, Seul, dans quelque invisible et noiratre demeure Oü le joueur s'accoude aux chassis vermoulus! Et 1'on devine au loin le musicien sombre, Pauvre, morne, qui joue au bord croulant des toits: La tristesse du soir a passé dans ses doigts, Et dans sa flüte a trous il fait chanter de l'ombre. (La Jeunesse blanche, 1886 Ed. A. Lemerre, Paris) LA VIE DES CHAMBRES Les chambres, dans le soir, meurent réellement: Les persiennes sont des paupières se fermant Sur les yeux des carreaux pales oü tont se brouille; Chaque fauteuil est un prêtre qui s'agenouille Pour 1'entrée en surplis') d'une Extrême-Onction; ') Koorhemd. 780 du silence La pendule dévide avec monotonie Les instants brefs de son rosaire d'agonie: Et la glacé encor claire offre une Assomption Oü 1'on devine, au fond de l'ombre, un en vol d'ame! Quotidienne détresse! Ame blanche du jour Qui nous quitte et nous laisse orphelins de sa flamme! Car chaque soir cette douleur est de retour De la mort du soleil en adieu sur nos tempes Et de 1'obscurité de crêpe sur nos mains. O chambres en grand deuil oü jusqu'aux lendemains Nous consolons nos yeux avec du clair de lampes! (Le Règne du Silence, 1891 Ed. G. Charpentier, Parts) DU SILENCE Douceur du soir! Douceur de la chambre sans lampe! Le crépuscule est doux comme une bonne mort Et l'ombre lentement qui s'insinue et rampe Se déroule en fumée au plafond. Tout s'endort. Comme une bonne mort sourit le crépuscule Et dans le miroir terne, en un geste d'adieu, II semble doucement que soi-même on recule, Qu'on s'en aille plus pale et qu'on y meure un peu. Sur les tableaux pendus aux murs, dans la mémoire Oü sont les souvenirs en leurs cadres déteints, Paysages de 1'ame et paysages peints, On croit sentir tomber comme une neige noire. georges rodenbach 781 Douceur du soir! Douceur qui fait qu'on s'habitue A la sourdine, aux sons de viole assoupis; I,'amant entend songer 1'amante qui s'est tue Et leurs yeux sont ensemble aux dessins du tapis. Et langoureusement la clarté se retire; Douceur! Ne plus.se voir distincts ! N'être plus qu'un! Silence! deux senteurs en un même parfum; Penser la même chose et ne pas se le dire. (Le Règne du Silence, 1891 Ed. G. Charpentier, Paris) LA PLUIE Oh ! la pluie ! oh! la pluie! oh ! les lentes trainées De fils d'eau qu'on dévide aux fuseaux noirs du Temps Et qui semblent mouillés aux larmes des années, Oh ! la pluie! oh! l'automne et les soirs attristants ! Oh! la pluie! oh! la pluie! oh! les lentes trainées! Qui dira la douleur sombre du firmament, Route de cimetière avec d'horribles voiles Oü les nuages vont élégiaquement'), Corbillardss) cahotant des cadavres d'étoiles, Qui dira la douleur sombre du firmament? Dans le deuil, dans le noir et le vide des rues La pluie, elle s'égoutte a travers nos remords Comme les pleurs muets des choses disparues, Comme les pleurs tombant de l'ceil fermé des morts, Dans Ie deuil, dans le noir et le vide des rues! 1) Weemoedig. s) Lijkwagen. 782 LA PLUIE La pluie est un filet pour nos rêves anciens! Et, dans ses mailles d'eau qui leur font prisonnièrcs Les ailes, ces divins oiseaux musiciens Meurent très longuement d'un regret de lumières. La pluie est un filet pour nos rêves anciens. Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa ham pc Notre Ame, quand la pluie é veille ses donleurs, Quand. la pluie, en hiver, la pénètre et la trempe, Notre Ame, elle n'est plus qu'un haillon sans couleurs Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa hampe! (ibid) ALBERT GIRAUD, né le 23 juin 1860 a Louvain, fondateur de la Jeune Belgique, débuta dans la poésie par Pierrot Lunaire (1884). Depuis il a donné Pierrot Narcisse (1887), Hors du siècle I (1888), les dernières. Fêtes (1891), Hors du siècle II (1894), Héros et Pierrots -^1898), la Guirlandes des Dieux poèmes (1910). Ses poésies ont paru chez A. Lemerre et Léon Vanier (Paris), Monnome et Lacomblcz ('Bruxelles). LA MORT D'HUNALD Sur le lit vierge et blanc, jonché de lys nocturnes, De lys mystérieux, de grands lys taciturnes, Sous les rideaux pensifs oü fleure un cher secret, Ses yeux frêles blessés par tes yeux, sans regret Des heures, sans regret des lèvres, sans envie De tromper le destin ni d'accepter la vie, Sans espoir d'un espoir, sans désir d'un dësir, Déja mort dans son ame il se laisse mourir; Et tandis que du soir tintent les cloches vaines, De ses fins ciseaux d'or l'enfant s'ouvre les veines, Calme et grave, très las, a soi-même étranger, Vaguement caressé par le rêve léger Qui lui baise le front de ses ailes neigeuses, Et ses regards obscurs, violettes songeuses, 784 catherine de mêdicis — — i .—. — Contemplent la splendeur de son corps trop aimé Pleurer de longs rnbis sur le lit parfumé, Et, joyeux d'une joie étrange, la chair veuve 11 regarde jatllir le sang fier, comme un fleuve, Puis, sans même souffrir le tourment du pardon, Ayant tout oublié de toi, jusqu'a ton nom, Dans le luxe des flots et leur lente harmonie, II écoute, en mourant, chanter son agonie. (Hors du Siècle, 1894 Ed. P. Lacomblez, Bruxelles) CATHERINE DE MÉDICIS Le beau roi Charles IX; 1'ame obscure et flélrie Par un mal qui dégoit maltre Ambroise Paré, Rêve, les yeux plombes, dans son fauteuil doré, Les mains jointes sur un traité de vénerie. Sa mère, la vieille aigle au profil amaigri, Lui dit en le baisant sur ses tempes de cire: «Réveillez-vous, mon fils, c'est le moment de rire Et de louanger Dieu: Je tiens Mongommery 1), Le meurtrier du ltW Henri II, votre père... — Mais le pale Valois, sans 'plaisir ni colère, Demande, d'un air las, qu'on le laisse dormir. Et refoulant ses pleurs, la reine aux lèvres minces Mystérieusement s'en va trouver les priadestjom Pensant: «La mort est proche: il ne sait plus haïr.. ") Capitaine des gardes de Henri II: il blessa mortellement ce prince dans un tournoi en 1559. (ibid) ALBERT G1RAUD 785 L'ANNONCIATEUR Enfant désordonné, turbulent et nerveux, Dont rien ne peut fléchir la volonté hardde, Déja 1'on voit courir dans l'or de tes cheveux Des rêves d'incendie. D'ardents reflets de chair, de fournaise et de sang, Allumés dans les plis de tes lèvres vaillantes, Fardent superbement d'un fard éblouissant Tes pommettes saillantes. L'espoir de la maraude et du fruit défendu Et le pressentiment des balafres futures Redressent vers le ciel ton nez large et fendu De chercheur d'aventures. Ton front impérieux, farouchement bombé, Qui s'enflamme soudain de révolte et de rage, A les sombres lueurs d'un horizon plombé Oü s'amasse un orage. Ta main italienne, au jeu souple et lascif, Par un vouloir tenace a chaque instant crispée, Semble chercher partout d'un geste convulsif Le pommeau d'une épée. Rapides , frémissants , aiguisés de clarté, Pointus et barbelésl) comme des javelines, Tes regard* chauds et roux tigrent 1'pbscurité De leurs flèches félines. *) Als van weerhaken voorzien. 50 786 l'annonciatëür Ta bouche sensuelle et lourde, oü rit le jour, Rouge comme une plaie embrasée et profonde, Est tendue au-devant de quelque immense amour Qui changera Ie monde! Ta foi ? La fantaisie! Et ta loi ? Le plaisir! Tes vastes appétits, sans attaché et sans règle, Dans Ia foudre et 1'éclair fondront sur leur désir Avec des serres d'aigle. Tu laisseras ton cceur, oü dorment les aleux Vierge implacablement de tout rêve vulgaire, Battre dans ta poitrine, hérolque et joyeux Comme un tambour de guerre. Cher annonciateur des soldats qui naitront, Du seuil deshonoré de ces temps impassibles, Salut! Je sens dotter et chanter sur ton front Des drapeaux invincibles ! Va! Tu seras le chef des hommes qui demain Cloueront comme un hibou sur le bois de leur porte, Souffletée et brisée au seul vent de ta main, Notre chimère morte. Va! Tu n'anras souci ni du bier, ni du mal: Tu vivras sans penser dans un torrent de joie, Ignorant comme uu Dieu, beau comme un animal O fier enfant de proie! Et ton oeuvre, écrasant d'un mépris mérité Tous les trieurs de mots a 1'ame inassonvie, Confrontera le Rêve et la Réalité Et 1'Art avec la Vie! (ibid) EUGÈNE RAMBERT, né en 1830 a Sdles, pres Clarens fSuisti), fut successivement professeur a V Académie de Lausanne et a V Ecole polytechnique de Zurich. Revenu a Lausanne en 1881, il y mourut le 21 novembre 1886 d'une attaque d'apoplexie. Un caractère bien national, un sentiment profond de la nature, une fortnc souvent tres heureuse, telles sont lesprincipales qualites de ses Poésie*, de ses Chansons d'Enfants el de ses Dernières poésies. CEuvre posthume. Parmi ses ouvrages en prose, nous citerons: les Alpes suisses, oeuvre de science exacte autant que d'imagination, et ses critiques littéraire*, dont la plupart sont consacrées aux écrivains de la Suisse romande. Ses ceuvres ont paru chez E. Rouge a Lausanne. ÉC ÜREUILS Quand au commencement Dieu fagonnait le mon le, Lorsqu'on vit a sa voix Les animaux des airs, de la terre et de 1'onde Naltre tous a la fois, 788 ÉCUREUILS Les premiers écureuils — ils étaient deux — perchèrent Dans les forêts d'Éden, Et sur un grand sapin joyeusement nichèrent En la sa!son d'hymen. Ils eurent deux petits faisant aussi la paire, Petits bijoux d'amour! Figurez-vous 1'orgueil quand on a Dieu pour père D'être père a son tour! Ce fut un grand souci lorsqu'il fallut apprendre Aux écureuils jumeaux A s'en aller cueillir les fruits que 1'on voit pendre Au bout des longs rameaux. La faine du fayard •), dont la coque entr'ouverte Cache un fruit succulent, Les cónes du mélèze ou la noix ronde et verte, La chatatgne et le gland. Le père allait devant, sentant si la branchette Portait suffisamment, Et la mère suivait, pas a pas, inquiète, Disant a tout moment: «Pas trop haut, pas trop loin; marchons avec prudence, Mesurons chaque pas. La branche peut craquer lorsque moins on y pense; Ne nous y fions pas.» Mais, dès le lendemain, lés petits s'échappèrent A la pointe du jour, Et le long du sapin étourdiment grimpèrent Sans avoir dit: «Bonjour!» >) Beuk. ETJGÈNE RAMBERT 789 Sur le plus haut sommet de la dernière branche, L'un pres de l'autre assis, Ils furent grignoter 1'amande tendre et blanche Des vieux cönes roussis. Et tout en déjeunant ils regardaient le monde, Le ciel au-dessus d'eux j Les horizons lointains et la forêt profonde Au feuillage houleux. Bientöt on entendit pousser dans la feuattée De petits cris percants: C'était la pauvre mère, en son nid réveillée, Qui cherchait ses enfants. Une voix répondit:,«Nous irons tout a l'heure: Nous savons le chemin. Tout au haut du sapin 1'amande est bien meillcure, Tout au haut du sapin!» Puis le frère et la sceur un jour se fiancèrent; L'hymen fut accompli, Et du printemps suivant les brises balancèrent Le nid déja rempli. Alors, se souvenant de leur folie vaillance,. Ils se dirent entr'eux: «Nous qui de la jeunesse avons 1'expérience, T&chons d'ouvrir les yeux.» Mais leurs petits aussi soudain s'émancipèrent, Et comme eux, un matin, Sans avoir pris congé joyeusement grimpèrent Jusqu'au haut du sapin. 79° les lavand1ères Et depuis six mille ans, peut-être davantage, Les choses vont ainsi. Les vieux morigénant la jeunesse' volage, Qui n'en prend nul souci. O jeunes écureuils, race libre et vaillante, Echappez-vous encor! Allez, alle» tont seuls sur la branche tremblantc Cueillir les cönes d'or! Pour qui veut des sommets essayer la conquête, Pour qui regarde en 'haut, Pour qui nalt écureuil, écureuil ou poète, II n'est jamais trop tót, Trop tót pour écouter la voix intérieure, La voix du gai lutin. Qui nous dit en secret que 1'amande est meilleure . Tout au haut du sapin. (Poésies diverses ière éd. 1874, Paris, Fischbacher , 2ème éd. 1886, F. Rouge , Lausanne) LES LAVANDIÈRES Les filles du hameau lavaient leurs robes blanches — Elles avaient dansé fort avant dans la nuit 1 Et l'eau de la rivière écumait sous les planches Doft le linge tordu ruisselait a grand bruit. La première, une blonde au regard doux et tendre, Belle enfant de seize ans, ne croyant point au mal' Rien qu'a la voir passer les cceurs se laissaient prendre — S entretenait tout bas des souvenirs du bal. eugène ramrert 791 «Elles n'en savcnt rien, les filles du village; Lui seul a mon secret et seule j'ai le sien. Hier, de son amour un baiser fut le gage. Ma joie est d'être aimée et qu'on n'en sache rien.» Une autre, une brunette a la bouche rieuse, En regardant ses sceurs chantait a haute voix, Légère voix d'oiseau, sémillante et moqueuse, Faite pour affoler tous les échos des bois. «Elles le savent bien, les filles du village', Pour moi la danse est tout, pour moi l'amour n'est rien. Je me ris des garcons et de leur vain parlage. Ma gloire est d'être libre et qu'on le sache bien.» Et les autres riaient et gazouillaient entre elles. Seule, une pale enfant soupirait a 1'écart; On ne 1'eut pas comptée au nombre des plus belles, Pourtant ses grands yeux bleus avaient un beau regard. «L'ont-elles deviné, les filles du village? Lui seul a mon amour et je n'ai pas le sien. Hier, plus d'une larme a mouillé mon visage. Mon lot est de souffrir et qu'il n'en sache rien.» (Poésies diverses, 1886 Ed. F. Rouge, Lausanne) J'AI PRIS LES DEUX ENFANTS J'ai pris les deux enfants qui nous restent encor, Et je les ai conduits dans la chambre dn mort. Devant ces yeux éteints, cette bouche glacée, Cette immobilité du corps sans la pensée, 792 pénitence Le plus jeune des deux comprit qu'un tel sommeil, C'était 1'éternité muette et sans réveil.■ « Alors, en sanglotant, se jetant vers sa mère, II ne sut que crier: «Je veux mon petit frère Je le veux!» Vers le soir, on apporta des fleurs, De pales fleurs d'orange aux suaves senteurs, On en mit un bouquet dans sa main froide et blanche: Bientót son petit lit se couvrit de pervenche, De couronnes de buis, de myrte, de jasmin: Et quand les deux enfants furent, le lendemain D'eux-mêmes visiter la couche funéraire, Ils revinrent disant que 1'heureux petit frère, Avec ses fleurs d'orange et sa robe de lin, Parfait pour Une fête en un pays lointain. (Fleurs de deuil, 1886 Ed. F. Rouge, Lausanne) PÉNITENCE II avait des enfants la grace insinuante; II en avait la fougue et les emportements, ' L'ardente volonté, tenace et violente ... Les enfants sont ainsi, terrible* <*t charmants. Hélas! on 1'aimait trop, on le gatait peut-être. Nous voulions cependant qu'il devint homme un jourNous savions qu'i I'enfance il faut la main d'un maitre Et que la discipline est ÏHe de l'amour. Donc on le punissait Dans ma chambre d'étude, A gauche, vers Parmoire, il est un angle obscur, Ou de la pénitence il apprit 1'attitude, A genoux et pleurant, blotti contre le mur. EUGÈNE RAMBERT 793 II restait immobile et sans tourner la tête; Sur son blanc tablier les pleurs coulaient a flots, Et dans son cceur d'enfant grondait une tempête De repentirs confus et de profonds sanglots. II était la, perdu, se croyant seul au monde, Ne pouvant soupconner que sa mère, a deux pas, Ne quittait pas des yeux sa chevelure blonde. «Comme il est donc job!» disait-elle tout bas. Puis, prenant un air grave, un air de circonstance, Elle me 1'amenait, car le père est toujours ■ > Le juge réservé pour les cas d'importance, Le triste sermonneur fécond en longs discours. J'essayais de grondtsr, calculant mes paroles Pour lui faire sentir tout le prix du pardon; Mais il tendait ses bras vers mes hautes épaulet,' I Et m'offrait ses baisers avec tant d'abandon, Que le courage aussi me manquait pour attendre,' Et, que sur mes genoux le soulevant soudain A mon cou paternel il pouvait se suspendre Dans un embrassement qui n'avait pas de fin. O céleste candeur! enfantines alarmes ! Combien j'en ai regu de ces baisers de paix, Venant tout droit du cceur, tout arrosés de larmes, De ces jeunes baisers qui ne trompent jamais! Ils ne sont pas perdus; je les sens sur ma joue, Frais comme au jour funeste oü tu nous as quittés. De nos affections en vain la mort se joue, II reste une fortune aux plus déshérités: 794 le soleil du léman Le tendre souvenir, frère de 1'espérance, Héritage sacré, cher et dernier trésor... Enfant, petit enfant, ne crains rien de 1'absence; Tn restes sur mon coeur et jejfjr serre encor! (Fleurs de deuil, 1886 Ed. F. Rouge, Lausanne) LE SOLEIL DU LEMAN Heures matinales II monte a 1'orient. Sur la rive opposée Ont brillé du Jura les faltes inclinés. Les taureaux montagnards palssaient dans la rosée; Ils ont senti soudain leurs yeux illuminés. Puis, sur les flancs des monts, de l'ombre grandissante Gradins après gradins la ligne a reculé; Et dans les noirs replis des förêts sur la pente, II n'est pas un sapin qui n'ait étincelé. Ensuite sont venna les coteaux, par étages, Quelques-uns couronnés d'un donjon féodal, Puis le fouillis des champs, des vergers, des villages, Et les vieux clochers gris au toit pyramidal; Enfin le lac lui-même et ses voiles coquettes, Ses golfes arrondis et ses caps déchirés, Ses villes, ses villas, ses blanches maisonnettes, . Et la vague nacrée et ses reflets moirés. eugène RAMBERÏ 795 O gracieux concert, idylle musicale, ' Joyeux alléluia de la nature en chceur!... Dans le ravissement de 1'heure matinale Le plus déshérité sent tressaillir son coeur: «Béni soit le soleil, prince de la lumière!» Disent toutes les voix de la terre et du ciel. ! Depuis l'oiseau dans l'air ou ver dans la poussière, De la création c'est 1'hymne universel. C'est 1'hymne des forêts, c'est 1'hymne de la plage; L'hymne que le beau lac entonne a son réveil; Et du pale Jura le front ridé par 1'age Répète en souriant: «Béni soit le soleil!» (Poésies diverses, 1888 Ed. F. Rouge, Lausanne) MIDI 11 monte. Ses rayons ne rasent plus la terre. Des plaines du zénith tombe un torrent de feu. Dans 1'espace sans bome il règne, solitaire, De 1'éclat de sa gloire entouré comme un Dieu. O vous, peuples de l'air, alcyons, hirondelles, Oiseaux des lacs, des monts, aigles a l'ceil hardi, Vous qui, pour 1'approcher, avez recu des ailes, Qui de vous fixera le soleil de midi ? L'aigle en le saluant sent faiblir sa prunelle; L'homme baisse la tête ou détourne les yeux; Seul, le joyeux Léman dont 1'azur étincelle Ne perd pas un rayon de 1'astre glorieux. 796 midi Sous ses baisers de flamme, il s'allume, il scintille. L'onde, toujours docile aux caprices du vent, Rend a 1'astre immortel tous les feux dont il brille; Chaque vague éphémère est un miroir vivant. «O Soleil, 6 mon Roi, les heures sont rapides. Regarde, dit le lac, je suis ton bleu Léman. Est-il des cieux plus beaux et des eaux plus limpidcs? Que vas-tu faire ailleurs, 6 mon unique amant? «Que vas-t» faire ailleurs? Pour réfléchir ta gloire Je n'ai pas moins de flots que tu n'as de rayons... Qui donc a fait la nuit silencieuse et noire? Qui donc a commandé que nous nous séparions ? O Soleil, ö mon.Roi, j'adore ta lumière. Pourquoi la disperser dans ce ciel vide et froid ? Dans mon sein palpitant verse-la tout entière. Verse, verse toujours! Je la veux toute a moi!» (Poésies diverses, 1888 Ed. F. Rouge, Lausanne) S^Sl (JULES COUGNARD, ni t Senève en 1855, fit ses études au college et au gymnast académique de cette ville. Entré ensuite dans la banque, il s'est toujours occupé de littérature. Citons parmi ses ceuvres: Poésies (1880); A Temps perdu (1886): A Champel (1890); le Carillon tinte (1895); le Saint-Bernard (1896). De Naguère et d'Aujourd'hui (1900). LA GRENADE Le petit saint Jean aux boucles frisées Jasait et riait. Son rire d'argent Vers le grand ciel bleu montait en fusées, Et l'enfant Jésus jouait prés de Jean. Jean était hardi, sauvage et robuste, Jésus était doux, patiënt et bon; Et, cédant toujours a son compagnon , Le plus fort était 1'ami du plus juste. II faisait grand chaud; c'était en été, Dans un coin perdu de la Galilée; Le lit des ruisseaux, plein d'aridite, Montrait au soleil sa vase brülée 798 LA GKENADE Oü végétaient seuls de maigres ajoncs. Jean ne possédait rien qu'une grenade: Tous deux avaient soif; le bon camarade Jean dit en prenant son IraFT^artagrons!» Pfi P**s d'eux passait, courbée et cassée, Une pauvre vieille a l'air malheureux; Sa démarche était pénible et lassée; Elle regardait le fruit savoureux. Jésus se souvint combien, dans sa crèche, II pleurait jadis, ayant soif et faim. II regarde Jean de son oeil divin... Et saint Jean tendit sa grenade fralche. Deegrand coeur saint Jean donna son trésor, Mais 'ton ceil s'emplit d'abondantes larmes. L'enfant regrettait tout bas son fruit d'or, Et Jésus lui dit: «En vain tu ("Mannes: Partager est bon, donner est meilleur. Mon Père, la-haut, aime un sacrifice. fTas-tu pas senti le secret délice Dont la charité peut remplir un cceur?» La parole était trop grande et trop haute. Le petit saint Jean n'avait pas compris; Mais voici: Celui qui hait toute faute, De qui l'aime bien connatt tout le prix. Quand l'enfant soudain eut levé la tête Et séché les pleurs de son ceil rougi, Un grand arbre avait du sable surgi, Couvert de Jrnits mürs de la base au falte. (Poésies, 1880 Ed. Fick , Genève) JULES CARRARA est né a Gerieve, en jSjg, oü il fit ses études a VUniversité. VAcadémie des Muses Santones accorda la médaille d'or a son premier volume de vers: 1'Art d'avoir vingt ans. En 188J, il pui-Ha la Lyre (A. Lemerre), en 1898 Sur le chemin de Ia vie en 1002 Ode 4'Victor Hugo pour le centenair e du poete. «Retenez ce nom; il m'étonnerait fort si, d'ici a quelques années, il n'était pas céliire.» (Maxime Gaucher, Revue Bleue). LA LYRE C'est alors qu'un géant, Un de ceux dont le front était couronné d'ombre, Marcha droit a travers la multitude sombre Et, les yeux regardant au eiel, vint a grands pas Vers ce mont révolté d'oü tombait le trépas. Cet homme était très vieux. Sa barbe, toute blanche, Faisait sur sa poitrine une longue avalanche, Dont la neige ondoyait en vagues dans le vent. Comme il tenait la droite étendue en avant Et qu'il appuyait l'autre au tronc d'un jeune hêtre, 8oo LA LYRE On le sentait aveugle Enfin, sur la dernière cime ') Le géant mit le pied, et, d'un geste sublime, S'agenouillant devant la lyre, souverain, Voulut faire vibrer les sept cordes d'airain. Mais, I'instrument étant formidable et chacune Loi remplissant les mains, il n'en put saisir qu'une. Et lorsqu'elle eut frémi, le Farnasse et 1'CEta -') Tressaillirent au loin dans la brume. II chanta. II célébra les dieux, les héros, la patrie; L'ame humaine par les destins sombres meurtrie; La femme, le soleil, le passé, l'avenir: Les coursiers qu'on entend dans la lutte hennir, Et qui des prés en fleurs révent par intervalles, Lorsqu'üs sont pris du doux souvenir des cavales. II chanta Zeus, puissant sur 1'onde et dans les cieux. II le montra lancant ses regards soucieux, Et d'un éclat de voix faisant trembler la terre. II dit 1'épouse sage et 1'épouse adultère, Doublé aspect de 1'hymen dépeint pour tous les temps. II dit les Immortels aux rires éclatants, Lorsqu'Hébé, qui versait le nectar a leur table, Fit a leurs pieds divins sa chute lamentable. Pub) le vieillard paria d'Atride, roi des rois, D'Achille au corps d'Hector faisant faire trois fois Le tour des murs de Troie en mordant la poussière. II dit le ciel profond, la terre nourricière; La tempéte, oü la mer jungle avec les rochers; Les hardis matelots sar 1'ablme penchés, Et fuyant la chanson perfide des sirènes; Puis Charybde et Scylla, fatales aux carenes; Ulysse, plein de ruse, et pourtant enlacé Dans les enchainements magiques de Circé; i) van den Hélicon. -') Berg van Thessalië, waar Hercules stierf. JULES CAR RARA 801 La nymphe Calypso, le géant Polyphème; L'amour prés de la mort, le chant pres du blasphème: Le bonheur, aussi prés de nous qu'il en est loin; L'ceil de la conscience, invisible témoin Qui parle a l'avenir, vengeur de toute faute: Les astres haut dans 1'air, 1'ame encore plus haute: L'aurore aux doigts de rose, et les ombres du sóir Déployant dans le ciel leur voile triste et noir: Les pales visions nocturnes, et les songes Qui sont des vérités et qui sont des mensonges; Les oracles, secrets des dieux toujours ouverts, Qui trompent les mortels et qui parient en vers. Puis le vieillard chanta l'homme, fils du mystère, L'homme issu de la terre et rentrant dans la terre, Mangeant son agonie et buvant sa sueur, Craignant l'homme, cette ombre, et Dieu, cette lueur. II le peignit enfant, déja trouvant amère La coupe du destin bue au sein de sa mère, Cherchant pour 1'embrasser son père, et s'effrayant Lorsqu'il voit sur son casque un panache ondoyant. II le peignit dans la superbe adolescence, Voyant d'un ceil égal la mort et la naissance, Joyeux de contempler 1'azur et de pouvoir Vider les vases pleins d'amour et de vin noir. II le montra plus calme, après 1'avoir gravie Redescendant la pente abrupte de la vie Et pour s'y raccrocher y meurtrissant ses mains; Plantant sa tente errante aux champs, sur les chemins: Vers la terre féconde et vers la terre aride, Inclinant sans repos son fiont oü natt la ride; Semant de froment pur et semant de chansons Les sOlons oü Dieu fait jaunir l'or des moissons Et menant au labour, sous les jougs équitables, Les grands bceufs qui, le soir, reviennent aux étables. Enfin il le montra, sur ses genoux tremblants Bercant l'enfant, auquel plaisent ses cheveux blancs Et dont 1'ame, depuis qu'au soleil elle est née, N'a de ce qu'elle a vu cessé d'être étonnée. Si 802 LA LYRE II peignit les vieillards aux conseils modérés, Qui de I'esprit divin semblent être inspirés, Si grande est la sagesse inépuisable et franche Que Zeus donne anx hnmains avec la barbe blanche. Rêveur, 1'ame en extase et les yeux éblouis, Le poète chanta les temps évanouis, ' Les dieux mis au sépulcre, et les hommes sans nombre, Et 1'aurore du monde, ignorante de l'ombre. Enfin il dit, tendant sa droite aux immortels: «Gloire a toi, Zeus 1 1'encens fume sur tes autels. A tes pieds éternels passé l'homme éphémère!» Puis il se tut. Zeus dit «Quel est ton nom?» «Homère.» (La Lyre, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) ALICE DE CHAMBRIER 1861—1882 Alice de Chambrier, née a Neuch&tel (Suise), était douce d'une rare intelligcnce et d'une telle activité d'esprit que, dans les cinq dernières années de sa cour te existcnce, elle composa trois tragédies, plusieurs comédies, des drames, des romans, des nouvelles et un grand nombre de poésies. SOIR AU VILLAGE Le village s'endort en son nid de verdure. Une vague fumée encor monte des toits, Un indicible calme envahit Ia nature Et gagne lentement la campagne et les bois. Un grand nuage rouge égaré dans 1'espace Jette de longs reflets sur les cieux assombris , Puis, insensiblement il se fond et s'efface Dans le vague brouillard des crépuscules gris. 804 soir au village Tous les vieux paysans, assis devant leur porte, Devisent sur leurs champs, sur le temps qu'il fera: Le raisin clair e un peu, la récolte est très forte; On aura de 1'argent lorsque 1'hiver viendra. Les jeunes filles vont promener sous les saules, Marchant toutes de front en se donnant la main, Tandis que les beaux gars aux robustes épaules Malicieusement leur barrent le chemin. Chacun voudrait pouvoir retenir sa chacune: Ce sont de gais assauts qui n'en finissent pas, De longs éclats de voix, des rires, et la lune Qui passé dans le ciel sourit a ces ébats. Et les bceufs tachetés, couchés dans 1'écurie, Ruminent lentement leur provende') du soir, Pendant que leurs grands yeux tout pleins de rêverie Errent dans l'ombre épaisse, et regardent sans voir. l) Voeder. (Au-dela, 1880, Anthologie des Poètes francais du XlXe siècle, Ed. A. Lemerre, Paris) ADOLPHE RIBAUX, né en 1864 a Bevaix, pres de Neuchétel, a publié en 1882 Feuilles de Lierre, bientSt suivies de Vers 1'Idéal (1884). Apres un voyage a Paris, il donna en 1887 Rosaire d'amour, en 1808 Comme le Grillon, en igio La Source Éternelle. Prose: Contes de Printemps et d'Antomne, le Noël du vieux Wolf, 1'Amour et la Mort. Ses eeuvres ont paru chez Sandoz et Thuillier, Attinger et A. Lemerre. NOCTURNE Nuits d'été, Nuits d'amour, belles Nuits embaumées Par les tièdes senteurs que les roses fermées, Vers les étoiles d'or, exhalent doucement, Nuits calmes oü 1'extase est naturelle a 1'ame, Claires Nuits qui semblez un vaste épithalame '), Nuits pleines de silence et de recueillement; •) Huwelijksdicht, bruiloftslied. 8o6 NOCTURNE Je tous aime, et mon cceur en tos clartés se noie; Mais , quand s'épanouit le cantique de joie , Mon coeur songe au bonheur qui trop tót dut finir, Et ni ces astres purs, ni cette lune blonde Qui mouillé ses cheveux au bleu cristal de 1'onde, Ne m'ont pu consoler du divin souvenir. Les parfums du jasmin, percant la feuille verte, Arrivent jusqu'a moi par la fenêtre ou verte; Les premiers foins coupés ont des parfums troublants Et 1'on entend frémir dans la brise incertaine Le sifflet du bouvier qui chasse a la fontaine Les troupeaux fatigués de boeufs rouges et blancs. Du Jura, par instants, soufflé une fralche haleine; Le village, au milieu des vergers, dans la plaine, S'endort las du travail sous 1'accablante ardeur; C'est l'heure de la paix, l'heure calme et divine, Oü le ciel éblouit la terre, oü 1'on devine Que sur ces humbles toits veille un oeil protecteur. Hélas! ni les foins roux sous la lune palie, Ni les jasmins en fleur, ni le rosier qui plie, N'apporteront l'oubli du mirage enchanté. Tous les cceurs exilés rêvent la délivrance; Créés pour le bonheur, nous vivons d'espérance, Et l'amour infini veut 1'immortalité 1 Mais oü trouver la paix, ó mon cceur solitaire ? Sous le ciel radieux est-il un coin de terre Oü dans 1'isolement 1'on trouve le bonheur? Est-il un sur abri pour 1'ame inassouvie, Un printemps si charmeur qu'il suffise a la vie, Un coeur qui, triste et seul, n'appelle un autre coeur ? ADOLPHË RIBAUX 807 Nuits d'été, Nuits d'amour, belles Nuits embaumées, Je connais quelque part des lèvres trop aimées, Dont le chaste baiser m'a grisé sans retour. L'Idéal n'est réel qu'en deux ames unies, C'est a deux seulement que vous êtes bénies, Nuits pleines de parfums, Nuits d'été, Nuits d'amour! (Vers 1'Idéal, 1884 Ed. A. Lemerre, Paris) CHARLES FUSTER, né le 22 avril 1866 a Yverdon (canton de Vand). Poésies: 1'Ame pensive (1884), les Tendresses (1886), 1'Ame des Choses, Sonnets, Louise, Pélerinages, Chansons du coeur (1901), la Vie (1902), Bretagne (Heures vécues), prose et vers (1904). Prose: Contes sans prétention (1884). Essais de critique (1886), les Poètes du Clocher. L'APAISEMENT Après le dur labeur, assis a ma fenêtre, Je baigne ma pensée aux vagues du couchant. Mon cceur s'ouvre, et déja, leurs rimcs se cherchant Les vers, prés .de jaiUir, me demandent a naïtre. Je sais I'ouvrage vain, et qu'il doit disparaltre: Mais mon rêve se plalt a cet intime chant; Et puis, un de ces vers, s'il est simple et touchant, S'il vint tout droit du cceur, lui survivra peut-être. CHARLES FÜSTER 809 Combien de pauvres gens, dont le nom s'est perdu Et qui peinaient beaucoup sans amour, vous ont dü, Rythme mélodieux, l'oubli de leur souffrance; Et, leur remplacant tout, la gloire, les baisers, O douces rimes d'or du langage de France. Combien de cceurs saignants vous avez apaisés! (Au «Semeur», Paris) EN ENVOYANT DE LA BRUYÈRE Au bord de la cóte bretonne, Quand 1'été tournait en automne, Cependant que la mer baissait, Sur un rocher faisant saillie, Une bruyère fut cueillie Par un amoureux qui passait. Et cet amoureux vous 1'envoie, Non comme un symbole de joie, Car il a des larmes aux yeux; II vous 1'envoie en témoignage De ce qui subsiste et surnage Sous les coups du sort furieux. Chaque fois que la mer fut haute, Cette bruyère de la cóte Recut les soufflets du poudrain, Et le grand vent de la marée Cruellement 1'a déchirée, Emiettant sa fleur grain a grain. 8lO CHANSON DÜ PREMIER RAYON Attachée au roe du supplice, Elle a savouré ce délice De 1'amère fidélité, Et, quand s'éboulaient des falaises, A 1'assaut des lames mauvaises Une bruyère a résisté. Ils ont souffert bien d'autres choses, Ces débris de fleurettes roses Aux frêles tiges d'un gris vert: Ils savent la mélancolie Du flot qui part et vous oublie, De 1'été devenant 1'hiver. Et, de ses mains déja vieillies, L'amoureux qui les a cueillies Caresse chaque pauvre fleur, Et, lorsqu'au loin la mer fut basse, II avait compris que tout passé, Sinon l'amour dans la douleur. (ibid) CHANSON DU PREMIER RAYON Me voici. J'arrive Du grand pays bleu. J'ai 1'ardeur craintive D'un premier aveu. O vitre indocile, Laisse-moi passer! Le plus difficile, C'est de commencer. Charles fusteR 8ii La route frayée, D'autres me suivront. Q vitre brouillée, Ce qu'ils t'égaieront! Troupe de lumière, Bien d'autres refiets Dansent, Ia derrière , Le long des volets. Ivres d'allégresse, Ils sont très pressés ... Contre ma caresse Tu luttas assez. Un brouillard te couvre; Mais je viens, j'attends. Vitre, m'amie, ouvre: Je suis le Printemps! (ibid) L'ENFANT AUX ROSES Quand elle était vivante, elle adorait les roses! Tout le jour, a travers le lumineux jardin, Chantant, riant, courant, puis s'arrêtant soudain, Elle touchait du doigt les nouvelles écloses. Elle tomba malade, un jour que le vent dur Froissait plus rudement les roses déchirées; Pendant bien des matins, après bien des soirees, Elle souffrit ainsi sans respirer 1'azur. ; 8t* INFINI Lamentables, dés lors, même sous les rosées, — Tels des cceurs oublies ou des livres trop lus, — Les roses du jardin, que nul n'adorait plus, Périrent, tour a tour, de n'être plus baisées. L'enfant mourut. Ce fut très bref, et sans un cri. L'hiver soufflant, le sol était trempé de neige. Dans le jardin sans fleurs ondula le cortège: — Oü la morte passa, des roses ont fleuri. (ibid) INFINI Poursuivis par le même rêve, Fatigués de vie et du bruit, Nous nous en allions sur la grève, Parmi les langueurs de la nuit. Le coeur troublé, les mains brülantes Nous écoutions ces cris amers, Et les vagues lourdes et lentes Nous disaient 1'infini des mers. La brise pleurait dans les branches; Nous regardions, silencieitx, — Et, la-haut, les étoiles blanches Nous disaient 1'infini des cieux. Et tes yeux, pleins de douces ombres Qu'illuminait l'amour vainquenr, Tes grands yeux chauds, tes grands yeux sombres Me disaient 1'infini du coeur. CHARLES FÜSTER 813 Et tout, les vagues en démence1), Les étoiles dans le ciel bleu, L'immense mer, l'amour immense, Kous disait 1'innni de Dieu. (ibid) DANS MON PAYS Dans mon pays, au bout des plateaux granitiques, Au fond des vals muets oü 1'on marche en songeant, Entre le ciel austère et le sol indigent, L'amour et la bonté sont les seuls viatiques5). Quand on meurt, les sapins vous chantent des cantiques. Point de désespoir creux, pas de deuil outrageant! Et, dans 1'odeur des prés, les clochettes d'argent Montent plus vite a Dieu que tous les glas mystiques. C'est donc la que je veux mourir. Si prés du ciel, J'aurai, pour les élans du voyage éternel, Moins d'espace a franchir et moins d'essor a prendre. Mon cceur a débordé d'un amour infini: — C'est dans l'air bien-aimé que je veux le répandre Comme une ame d'oiseau reste autour du vieux nid. "■) Kokend, als waanzinnig. *) Reispenning. (ibid) 8i4 LES DÉCOUVERTES DE BÉBÉ LES DÉCOUVERTES DE BÉBÉ Bébé n'a rien encor dans sa petite tête. Des tableaux que le monde ouvert lui vient offrir, Nul ne le fait penser, certes, — rien ne 1'arrête: C'est au prix d'un chagrin qu'il va tout découvrir. II voit qu'il a des yeux, pourquoi? paree qu'il pleure; Un coude? il le meurtrit en heurtant 1'escabeau! II s'est mordu le doigt, et découvre, sur l'heure, ,•' Que ce doigt existait, puisqu'il lui fait bobo. II a trouvé le feu, comment? par les brulures! II doutait, en été, du mechant vieil HlvÜr; II y croit, maintenant: il a des engelures... — C'est par une douleur qu'il a tout découvert. Bébé ne savait pas qu'en la poitrine frêle, Pour un être chéri qui vous blesse ou qui part, S'éveillat une voix douce et surnaturelle, Et qu'on püt avoir mal, sans bobo nulle part. Oe soir, Papa grondait, et Maman s'est sauvée Dans sa chambre, oü la suit, le petit, tout peureux, Elle a dit a Bébé: «Va! Je suis énervée...» Et c'est comme un silence obscur qui pése entr'eux. La mère cependant, fïévreuse, machinale, Arrache des rubans, déchire des billets, Brüle de vieilles fleurs, en reste toute pale, Prés du petit, tout rouge et les yeux inquiets. CHARLES FUSTER 815 Et tout a coup, Bébé sent la, sous sa menotte, Quelque chose qui bat, tantót avec lenteur, Tantót plus fort, et qui paipite, et qui sanglote: De le sentir blessé, Bébé trouva son cceur. Longtemps il reste la, sa frimousse") étonnée Du tic-tac régulier qu'il 1 touche, qu'il entend. Puis il 's'en va, rêveur: il sera, la journée, Fier de sa découverte, et malheureux pourtant. Tu feras, mon petit, bien d'autres découvertes; Mais, hélas! — c'est la vie, et c'est le sort hum ai n, — Tu les feras au prix des misères souffertes: Pour arriver a nous tout prend ce dur chemin. Tu nieras 1'amitié, mon fils, jusqu'au jour triste Oü ton frère de coeur gal ment t'aura trahi; L'amour! tu comprendras seulement qu'il existe Lorsque, pour en pleurer, tu 1'auras obéi. Tu douteras longtemps; puis, a l'heure fatale Oü 1'adieu de la chair vous fait encor souffrir, Tu verras 1'au-dela, mais en poussant un rale... — C'est par une douleur qu'il faut tout découvrir. ') Gezichtje, snuitje. (ibid) 8i6 SILENCE SILENCE C'est Ia nuit. Tout se tait. J'écoute Le grand silence solennel, Car la maison repose toute Sous le döme muet du ciel. Autour de la maison, la ville Ne respire plus: elle dort Son sommeil fiévreux ou tranquille, Son sommeil de rêve ou de mort. Autour de la ville, la plaine, Ou plus aucun feu n'est vivant, Dort en retenant son haleine, Sans même une plainte du vent. La mer se tait; les solitudes Gardent un silence pareil, Et les ames des multitudes Goütent le néant du sommeil. Plus rien, ni feu, ni bruit, ni forme; Et moi, silencreusement, J'entends rouler le poids énorme De tout un univers donnant. Mais mon cceur bat, il bat plus vite, IJ s'affole, — et j'en ai frémi: Quel bruit fait un cceur qui pal pi te, Seul, dans 1'univers endormi! (ibid) JEAN MORÉAS, de son vrai nom Papadiamantopoulos, est né a Athenes, le ij avril i8j6. Mort a Paris le 30 mars igio. Venu déja de bonne heure en France, M. Moréas passa d'abord quelques années a Marseille, puis se rendit vers 1880 a Paris, ou il débuta en 1884 avec un recueil de poésies: les Syrtes. Depuis il a publié Isa Cantilènes (1886) et le Pèlerin passionné (1891), qui lui valurent de la part de M. A. France le titre de «Ponsard du symbolisme.* En 1894 parut Eriphyle, poème; les Stances, dont les deux premiers livres parurent en 1899 et les quatre suivants en iqoi, marquent un changement complet dans sa poésie; le poète y revient h la vieille versification classique. Ce mime caractère se retrouve dans sa tragédie i/'lphigénie, représentée en 1903 sur le théatre d'Orange. Citons encore les Feuillets, publiés la mime armée, Paysages et Sentiments (1906). _ Sis poésies ont paru chez Léon Vanier et la Bibliotheque artistique et littéraire. 5* 8i8 nocturne NOCTURNE Wisst ihr warum der Sarg wohl So gross und schwer mag sein ? Ich legt' auch meine Liebe Und meinen Schmerz hinein. Heinrich Heine É Toe toe, toe toe, — il cloue a coups pressés; Toe toe, — le menuisier des trépassés. «Bon menuisier, bon menuisier, Dans le sapin, dans le noyer, Taille un cercueil très grand, très lourd, Pour que j'y couche mon amour.» II. Toe toe, toe toe, — il cloue a coups pressés; Toe toe, — le menuisier des trépassés. «Qu'il soit tendu de satin blanc Comme ses dents, comme ses dents: Et mets aussi des rubans bleus Comme ses yeux, comme ses yeux.» III. Toe toe, toe toe, — il cloue a coups pressés, Toe toe, — le menuisier des trépassés. «U-bas, la-bas prés du ruisseau, Sous les ormeaux, sous les ormeaux, A l'heure oü chante le coucou Un autre 1'a baisée au cou.» jean mokkas 819 IV. Toe toe, toe toe, — il cloue a coups pressés, Toe toe, — le menuisier des trépassés. «Bon menuisier, bon menuisier, Dans le sapin, dans le noyer, Taille un cercueil très grand, trés lourd, Pour que j'y couche mon amour.» (Les Cantilenes, 1886 Ed. L. Vanier, Paris) SOUS VOS LONGUES CHEVELURES ... Sous vos longues cbeveiures, petites fées, Vous chantates sur mon sommeil bien doucement, Sous vos longues chevelures, petites fées, Dans la forêt du charme et de 1'enchantement. Dans la forêt du charme et des merveilleux rites, Gnomes ') compatissants, pendant que je dormais, De votre main, honnêtes gnomes, vous m'offrites Un sceptre d'or, hélas! pendant que je dormais. J'ai su depuis ce temps que c'est mirage s) et leurre Les sceptres d'or et les chansons dans la forêt; Pourtant, comme un enfant crédule, je les pleure, Et je voudrais dormir encor dans la forêt. Qu'importe si je sais que c'est mirage et leurre. (Les Cantüènes, 1886 Ed. L. Vanier , Paris) ') Berggeest, kabouter. *) Gezichtsbedrog, 820 never more NEVER MORE Le gaz pleure dans la brume, Le gaz pleure, tel un ceil. — Ah! prenons, prenons le deuil De tont cela que nous eümes. L'averse bat le bitume, Telle la lame 1'écueil. — Et 1'on léve le cercueil De tout cela que nous fïïmes. O n'allons pas, pauvre sceur, Comme un enfant qui s'entête, Dans 1'horrenr de la tempête Rêver encor de douceur, De douceur et de guirlandes. — L'hiver fauche sur les landes. (Les Cantilenes, 1886 Ed. L. Vanier, Paris) PROSERPINE CUEILLANT DES VIOLETTES Dans ce riant vallon, cependant que tu cueilles La douce violette aux délicates feuilles, O fille de Cérès, hélas, tu ne sais pas Que le sombre Pluton poursuit partout tes pas. □ ne supporte plus d'être nommé stérile, Car Vénus 1'a blessé soudain des mêmes traits Dont elle abuse, au fond des antiques forêts, La race des oiseaux et le beau cerf agile. Entends les cris du dieu! sous son bras redoute Se cabrent les chevaux qui craignent la clarté, JEAN MORÉAS 821 Rompant sous leurs sabots le roseau qui s'inclmc Aux marais paresseux que nourrit Camarine "■). Dans ses grottes gémit Henna, mère des fleurs, Et Cyane ses eaux fait croltre de ses pleurs. Parmi les pales morts bientót tu seras reine, O fille de Cérès, et Junon souterraine. Ainsi, toujours la vie et ses tristes travaux Troubleront le Néant dans la paix des tombeaux, Et désormais en vain les Ombres malheureuses Puiseront du Léthé les ondes oublieuses. (Eriphylè, 1894, Paris BlBLIOTHÈQUE ARTISTIQÜE ET LITTÉRAIRE) STANCES Ne dites pas: La vie est un joyeux festin; Ou c'est d'un esprit sot, ou c'est d'une ame basse. Surtout ne dites point: Elle est malheur sans fin, C'est d'un mauvais courage et qui trop tót se lasse. Riez, comme au printemps s'agitent les rameaux, Pleurez comme la bise ou le flot sur la grève, Gofitez tous les plaisifs et souffrez tous les maux Et dites: C'est beaucoup et c'est l'ombre d'un rêve. Que je suis las de toi, Paris, et de l'automne! Que je languis souvent De voir le champ qui ploie et ta mer qui moutonne . Au soufflé d'un bon vent! l) Moeras in Sicilië, Wiens wateren een verpestenden damp verspreidden. 822 STANCES Mais quel philtre jamais, Paris, de quelle sorte, Me vaudra ta rancoeur? O novembre, tu sais que c'est la feuille morte Qui parfume mon coenr. Sur la plaine sans fin, dans la brise et le vent, Se dresse 1'arbre solitaire, Pensif, et chaque jour son feuillage mouvant Jette son ombre sur la terre. Les oiseaux dans leur vol viennent poser sur lui: Sont-ils corbeaux, ramiers timides? L'affreux lichen le ronge; il est le sür appui Du faible lierre aux noeuds perfides. Plus d'une fois la foudre et l'autan 1) furieux Ont fracassé sa haute cime; Même il recoit les coups de l'homme industrieux Sans s'étonner, triste et sublime. Solitaire et pensif j'irai sur les chemins, Sous le ciel sans chaleur que la joie abandonne, Et, le cceur plein d'amour, je prendrai dans mes mains Au pied des peupliers les feuilles de l'automne. J'écouterai la brise et le cri des oiseaux Qui volent ft* les Champs oü déja la nuit tombe; Dans la morne prairie, an bord des tristes eaux, Longtemps je veux songer a la vie, a la tombe. 1) Zuidenwind. JEAN MORÉAS 823 L'air glacé fixera les nuages transis Et Ie couchant mourra doucement dans la brume. Alors, las de marcher, sur quelque borne assis, Tranquille, je romprai le pain de 1'amertume. O toi qui sur mes jours de tristesse et d'épreuve Seule reluis encore, Comme un ciel étoilé qui dans la nuit d'un fleuve Brise ses flèches d'or Aimable poésie, enveloppe mon ame D'un subtil élément: Que je de vienne l'eau, la tempête et la flamme, La feuille et le sannent; Que, sans m'inquiéter de ce qui trouble l'homme, Je croisse verdoyant, Tel un chêne divin, et que je me consommé Comme le feu brillant! (Les Stances, 1906 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) HÉLÉ NE VACARESCO, nee a Bucharest, le 30 octobre 1866. Secrétaire et amie de la reine de Roumanic, Carmen Sylva, elle fut aimée du prince héritier. Comme des devoirs dynastiques s'opposaient * kur union, Melle Vacaresco s'exila et courut le monde. Chaque année elle vient a Paris passer l'/iivcr. Elle a exhalé sa douleur dans ses vers, ou elle chante son bonheur perdu (Euvres poétiques: Chants d'aurore (1886), L'Ame sereine (1896), le Rhapsode de la Dimbrovitsa (1900), traduction en vert blancs de ballades et chansons roumaines Lueurs et Flammes (1903), Le Jardin passionné (1908). Prose: Rois et reines que j'ai connus, Amor Vincit, roman (1909). Le Sortilège (1912). PLUS TARD Tn m'aimes, le printemps va naitre Et nous voila fous tous les deux. Quand nous serons guéris peut-être De ce mal qui nous rend heurenx, Par le chemin de ma demeure Que tu ne saurais oublier, Tu viendras, n'est-ce pas? a l'heure Ou 1'on cause autour du foyer: hélène vacaresco 82S Et tu frapperas k ma porte Tout doucement, 6 mon ami; Puis comme on parle d'une morte Auprès d'un enfant endormi, Toi timide, moi vieille et lasse, Sereins et graves tour a tour, Nous causerons a voix très basse De ce cher et lointain amour. Et le passé, dont se rallume Chaque joie et chaque rayon, Reviendra vers nous dans la brume Ainsi qu'une apparition. CouVerts du crépuscule sombre Qui s'emplit d'attendrissement, Nous sentirons nos mains dans l'ombre Se chercher fnstinctivement. Auprès de la mourantc braise, Mêlant nos regrets, nos soupirs', Nous pourrons ainsi tout a 1'aise Remuer les vieux souvenirs. Et revivre pendant une heure Les beaux jours du printemps vcrmeil, Et tu quitteras ma demeure Avec le cceur plein de soleil. (L'Ame sereinc, 1896 Ed. A. Lemerre, Paris) 826 TOMBE DE MARINS INCONNUS TOMBE DE MARINS INCONNUS I. I. ouragan qqi traverse en pleurant les nuits brunes, Jette sur les rochers, sur les sables des dunes Les corps de pauvres matelots Inconnus qu'on attend dans quelque 11e lointaine, Dans un port oü 1'on songe au vent qui les ramène Tandis qu'ils dorment les yeux clos: Ou bien les yeux ouverts sur le ciel implacable l) Baisés du vent ami qui soulève le sable Comme un tourbillon autour d'eux, Apaisés aux rumeurs de la grande endormeuse Qui leur roule en sanglots sonore» sa berceuse, *) II» gisent dans les soirs brumeux. Et ces morts ignorés que la mer donne aux grèves Ont chacun, a travers 1'agonie, eu les rêves De la vacillante maison KQue la brise du large enveloppe, oü peut-être Une femme au matin entr'ouvre sa fenêtre Pour interroger 1'horizon. Elle dit: «Ce soleil qui baise au loin les lames Est-il le jour rêvé des mêres et des femmes, L'aube des retours triomphants Oü sur le seuil en fête un pas aimé résonne? La mer nous les rendra, la mer doit être bonne Pour ceux qu'appellent des enfants!» ') Onverzoenlijk. «) Wiegelied. HÉLÈNE VACARKSCO 827 Non, la mer ne rendra jamais, épouses pales, Ceux qu'elle vous a pris dans le vol des rafales, Sous 1'apre étreinte des flots noirs. Vaincus enfin, leurs voix pour toujours sont muettes, Et vous n'entendrez plus que le cri des mouettes Qui réponde a vos désespoirs: Et vous ne savez pas les petits cimetières Oü les morts dorment mieux sous la blancheur des pierres Que sous le vert des goëmons. Leur patrie, on 1'ignore; ici, c'est la patrie Des tombeaux, et la mer autour d'eux chante et prie, Et seule elle connait leurs noms. II. Ils attendent au sein de la terre étrangère. Qu'attendent-ils ? Le vent irise la fougère , La voix des flots va s'assoupir, Et sur les blancs tombeaux qu'un sou file salé mouillé Une femme pieuse et triste s'agenouille Et prie avec un lent sottpir. Ils attendent au sein de la terre profonde, Les marins qu'emportait joyeux le fil de 1'onde Dans les sillons d'or du soleil, Eux qui, sveltes, montaient au mat qne le vent penche Pour être les premiers vers 1'aube rose et blanche A voir surgir le jour vermeil. Ils attendent, et quand quelque passant s'a,ttarde A déposer des fleurs sur la pierre blafarde 1) 1) Vaalwit. 828 chanson roumaine Aux lueurs du ciel gris et doux, Ils disent: «Est-ce vous, 6 nos veuves fidèles, Qui venez nous pleurer ? Nos tombes sentent-elles Le poids aimé de vos genoux? «Est-ce vous ? Nous voulons la tiédeur de vos larmes Sur nos tertres frileux; notre sommeil sans charmes A besoin du bruit de vos voix Familières; venez, courbes vos blondes têtes Vers nous; nous oublierons le gouffre et les tempétes Et la mer sombre aux baisers froids. «Sans vous nous ne saurions, ames mal consolées, Dormir; ah! si vos pas, éveillant les aflees, Se joignaient au bruit de la mer, Si vous nous ameniez dans les plis de vos robes Nos enfants dont les yeux sont clairs comme les aubes, La mort semblerait moins amer. «Venez; le jour tranquille illumine la terre, Et dans la tombe il fait toujours nuit. O mystère, O le bruit chéri de vos pas, O vos pleurs apaisants pour apaiser nos couches Sur qui meurent les cris des grands brisants farouches! Oh! les morts sanglotent tout bas!» (L'Ame sereine, 1896 Ed. A. Lemerre, Paris) CHANSON ROUMAINE Ta main a touché ma fenêtre Oü le vent chantait, et peut-être As-tu le soleil dans ta main, Car depuis ma fenêtre est rose, Même quand tombe et se repose L'ombre du soir sur le chemin. hélène vacaresco 829 Ton cheval que nul ne devance S'abreuve au vieux puits, et je pense Que ton cheval a soif souvent, Car j'ai toujours 1'oreille pleine Du puits qui grince dans la plaine Et de ton cheval s'abreuvant. Les longs couteaux de ta ceinture Se parient entre eux, et je jure Qu'ils savent mon secret fatal, Car Ie soleil baise leur lame, Et j'ai dans le cceur, j'ai dans 1'ame Les longs couteaux qui font si mal. (L'Ame sereine, 1896 Ed. A. Lemerre, Paris) ENVOLÉE II est parfois des jours oü 1'on rêve d'espace, Oü tout nous semble étroit, oü tous les horizons Oppriment le désir de s'envoler qui passé En nous comme un parfum d'avril dans les prisons. Alors rien ne paralt assez grand pour nos ames, Ni les ablmes clairs oü vibrent les soleils , Ni les océans bleus qui déroulent leurs lames Jusque dans la splendeur des grands lointains vermeils. Par dela les sentiers, les roes, les altitudes On voudrait s'en aller, fou d'espace sans bords. C'est comme un souvenir de vastes solitudes Oü nos ames planaient en de larges essors. 83o coucher de soleil Fouetté par le vent froid des intimes angoisses Dont le chaos obscur encore gronde en nous, Oü planais-tu si libre, ó pauvre être qui froisses Ta tête a tous les murs, ta main a tous les clous? Toi qui suivais le vol des aubes immortelles Vers le berceau rieur oü le blond soleil dort, Qu'as-tu fait des frissons dont tressaillaient tes ailes? Oü donc les laissas-tu tomber, tes ailes d'or? (L'Ame sereine, 1896 Ed. A. Lemerre, Paris) COUCHER DE SOLEIL Quelqu'un est en prière au fond du ciel, ce soir. Le soleil fuit avec un si lent nonchaloir l), Son auréole d'or si mollement incline Vers les bois frémissants la lueur opaline De 1'horizon oü tremblé une poussière en feu. Ce n'est pas un départ, ce n'est pas un adieu; C'est une halte exquise au penchant de la route. Quelqu'un est en prière au fond du ciel, sans doute. Quelque grande pensée est la contre le bord De 1'ablme, oü la nuit prend le jour et 1'endort. Quelque ame qui s'en va, quelque ame qui va naltre, Empêche le soleil ce soir de disparaltre. Et nous ne savons pas si son dernier rayon Eclaire 1'espérance ou 1'expiation. ') Achteloosheid. (L'Ame sereine, 1896 Ed. A. Lemerre, Paris) hélêne vacaresco 831 IL PASSA.... II passa: j'aurais dü sans doute Ne point paraitre en son chemin; Mais ma maison est sur la route Et j'avais des fleurs dans la main. II paria: j'aurais dü peut-être Ne point m'enivrer de sa voix Mais 1'aube emplissait ma fenêtre, II faisait avril dans les bois. II m'aima: j'aurais dü sans doute N'avoir paS l'amour aussi prompt; Mais, hélas! quand le cceur écoute, C'est toujours le cceur qui répond. II partit: je devrais peut-être Ne plus 1'attendre et le vouloir; Mais demain 1'avril va paraitre Et sans lui le ciel sera noir. (L'Ame sereine, 1896 Ed. A. Lemerre, Paris) 832 o fleurs mor tes jadis O FLEURS MORTES JADIS ... O fleurs mortes jadis avant que je sois née, Et qui, peut-être, auriez fleuri ma destinée D'un charme plus ét range encore et plus mortel Que les parfums qui font de mon ame un autel, Vos pétales éteints, vos tiges de poussière, Sans doute, auraient calmé ma douleur singuliere; Vous auriez mieux compris le mal dont je me plains Et mieux versé sur lui vos baumes clairs et fins, Car c'était parmi vous que respirait, peut-être, L'arome du bonheur vers qui voguait mon être, Le songe dont la vie a su me dessaisir! O vous qui précédiez sur terre mon désir, Qui, bien avant mes jours de détresse apre et pleine, Fortiez en vos ardeurs les soufflés de ma peine, Fleurs! avez-vous jadis, aux bords pensifs des bois, Vainement enivré quelque vceu d'autrefois Qui, dans le nostalgique essor de son mystère, Rêvait aux floraisons a venir sur la terre, Celles que je ne puis cueillir sans un retour Vers les printemps meurtris dont vous étiez l'amour ? O fleurs mortes jadis bien avant que je naisse, Si vous aviez de moi le trouble et la tristesse, Si votre tendre odeur a jadis suscité La grace de mon deuil et de ma volupté Prés du coeur ou j'ignore et le bruit et la tracé, Ma volupté limpide et mon deuil plein de grace Auront souri vers lui des bords de l'avenir, Et les fleurs d'aujourd'hui me semblent contenir Le tourment de 1'absent amer qui m'eut aimée, Tandis que moi j'étais votre haleine enflammée, O fleurs dont la beauté menait son ame au loin Vers les avrils vivants dont je n'ai plus besoin, O fleurs mortes jadis avant que je sois née, Et qui, peut-être, auriez fleuri ma destinée! (Lueurs et Flammes, 1903 Ed. Plon, Nourrit et Cie., Paris) HÉLÈNE VACARESCO »33 J'AI REGARDÉ JOUER... J'ai regardé jouer les enfants sous les arbres. Ils posaient leurs cheveux et leurs bras sous le vent. Midi fendait 1'ombrage et jaunissait le marbre. L'espace était joyeux et chaud, comme un vivant. Et c'était un tapage, et c'était un grand rire. Les parfums dans le ciel mariaient leurs remous u ! Et je criais en moi, je restais a me dire: «Amour, ceux-ci seront un jour blessés par vous. «Un jour, eux dont les pas imitent les fontaines Et courent par les prés plus vite que les eaux, Ils resteront perdus au rythme d'une haleine, Dans 1'immobilité des murs et des tombeaux. «Un jour, eux qui s'en vont remuant les rosées, Secouant chaque branche et touchant chaque fleur, Ils resteront saignants et durs, les mains croisées Pour ne pas déchirer les restes de leur cceur. «Ils ne voudront plus rien de l'heure et de la vie Que leur propre désir craintif de s'épuiser. Un jour, ils seront tous des êtres de folie Qui se dévoreront de vouloir un baiser. «Ils sauront 1'espoir vif qne toute attente irrite Et les étouffements du silence hagard. Eux pour qui la pelouse en fête est trop petite, Ils iront s'enfermer au fer d'un seul regard. 53 «34 j'ai regardé jouer «lis iront par les nuits, se parlant a eux-mémes Et se frappant le front avec leurs tristes doigts. Ils ne s'appuieront plus qu'a des choses extrêmes. Amour, vous les prendrez un a un, je Ie vbifcT «Vous tomberez sur eux, belle et douce démence! Vous tiendrez tout leur sang un jour comme la mott. Par vous ils entreront dans Ia bruiure immense Oü 1'univers entier vibre, exulte et se tord. «Vous vieudrcz dans 1'aurore ou la nuit odorante Et vos pieds marcheront a cóté de leurs pas: Mais, cher dieu, de la tendre et divine épouvante, Amour, que feraient-ils si vous ne veniez pas?» (Le Jardin Passionné 1908 Ed. Plon, Nourrit et Cie^Peris) FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN, né en Virginie en 1864, commenfa ses études en Allemagne, puis s'ètablit a Paris",' ou il se livra a la peinture et a la poésie. En 1886 il publia ses prem&trs vers sous le titre Cueille d'avril, suivis bientot d'un nouveau recueil les Cygnes. Depuis il a donné successivement Ancxus (l887),la.Qh*vauchée d'Yeldis (i893),,;il<ÉA*< (1894), Laus Veneris, poème de Swinburne (traduction) (1895), Phocas le jardinier (1898), la Partenza (1899), la Légende ailée de Wieland le Forgeron, poème dramatiqué (1900), Plus loin (1906), etc. Ses ceuvres sont idilées par la Société du Mercure de France. LA DAME QUI TISSAIT rKissing her hair » Al.GERNON CHARLESuSiWlNBURNE Printanière, dans 1'aube éternelle du rêve Et dans 1'aurore assise, Elle tisse en rêvant Des choses qu'EUé sait, et sourit; et, devant Elle, au gré de sa main agile, court sans trêve 836 LA DAME QUI TISSAIT La navette laborieuse, et le doux vent D'avril emmêle ses cheveux qu'Elle soulève Et rejette sur son épaule; et, relevant La tête, Elle fredonne un air qu'elle n'achève.... ' De Pombre, Elle apparalt, comme en un cadre d'or: Derrière elle 1'azur et des plaines qu'arrose Un fleuve; et, sur sa tête, un rameau de laurose Etend ses fleurs, contre 1'azur clair; — et 1'effort Dtt taéöer',1 comme un chant monotone et morose, Se plaint très doucement; — on envierait le sort De celui qui baiserait la main qu'elle pose ■ Négligemment, parfois, et lasse de Peso-rt , Maisjrnoi, la voyant rire en rappelant sans doute Quelque doux jour mort de sa joie un soir de Mai, Je songeai que, peut-être, pour avoir ai mé Son rire, d'autres ont rem» la lente route Tristes d'un souvenir et le cceur aflamé 'D'un niets oü nulle lèvre impunément ne goüte; Car dans sa folie soif ma lèvre la nommait En I'invoquant: O Reine, 6 blonde Reine, écoute! Alors tournant vers moi son doux regard d'amour Elle me dit: Enfant, ton ame est merveilleuse Et son souhait est puéril; moi, la veilleuse Éternelle sur qui Ifaurore, d'un ivam jour! Qui ne sera jamais, est d'or; a moi, 1'ouvreuse De 1'CEuvre que j'ourdis en trame tour a tour Eaite et défaite: que m'importe, étant railleuse Et folie de mon corps', ton virginal amour? Puis, me voyant pleurer comme un enfant qu'on blesse, Elle sourit et dit: Prends donc un écheveau Et conte-moi ce grand amour, rêveur nouveau Du vieux rêve de tous ceux-la; car ta üaiblesse FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN 837 Est confiante et jeune et sa candeur te vaut D'être a mes pieds; sieds-toi la, rêve et chante et laisse Voguer ton ame folie, et, tendant 1'écheveau De pourpre, cherche en mes yeux clairs 1'unique ivresse. Et je fus las ainsi qu'un malade enfiévré, Ecoutant cette voix railleuse de la Dame; Mais, devant Elle assis, je sentais une flamme Vorace qui rongeait ma vie, et, délivré De toute crainte, je chantais 1'épithalame Au rythme triste et lent de mon amour navré, Si bien que se penchant vers moi la douce Dame M'effleura d'un baiser dont rien ne m'a sevré. Et comme 1'écheveau de pourpre, que dévide Sa main agile, enflait la navette; en chantant Mon rêve, je tressai sa chevelure; et tant Le rythme de mon chant auroral ') et candide Charmait de volupté son cceur, que, m'écoutant, La Dame s'oubliait et son lent regard vide Errait de vers le fleuve et la plaine; et, pourtant, Sa blanche main frémit tous mon baiser avide. '■ Et tournant jusqu'a moi son long regard voilé, ■ D'une très douce voix, Elle dit: «Reste, page, Et chante encore ainsi le rêve d'un autre age; Je permets que tu vives la.... Vois donc, ce blé Semble d'or, tout la-bas » Et dans ce doux langage J'écoutais un aveu de grand amour voilé, Et voici que coulaient des pleurs sur son visage .' Et ses yeux bleus étaient comme un ciel étoilé. ') JonS en frisch als de dageraad. (Cueille d'avril, 1886 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) 838 LES DOUX SOIRS SONT FLÊTRIS LES DOUX SOIRS SONT FLÉTRIS *Les doux soirs sont flétrïs comme des fleurs d'octobre — Qu'irions-nous dire au saule, aux ajoncs, ») aux lagunes ? Mon ame a tout jamais s'est faite grave et sobre • — Qu'irions-nous dire aux dunes ? <;, Le vent se léve et vient, discret et sans parole: Ma tempé est fratche de son baiser; La nuit — doucement, comme une mère console Se léve et vient m'éteindre et me bercer Qu'irions-nous dire au saule ? Vous futes mon roi pour un printemps fleuri, Vous fütes 1'élu de vos douces paroles; Le savions-nous, quand nous avons ri, Que tous deux jouaient de vieux róles ? Le savais-je, moi ? vous, le saviez-vous ? — Maintenant tout est gris sur la lande nocturne — Avec nos rires faux et doux ? Que nous en avait dit l'avenir taciturne ? Que savions-nous ? Moi, je rêvais , sans doute, les vieux poèmes , Et vous, les vieux contes de bonnes fortunwP1' «Vous ni1 aimez? — je t'aime.' — tu m'ai mes !» Quel fige avons-nous donc pour rire de nous-mêmes ? Qu'irions-nous dire aux dunes ? Au saule, aux ajoncs, aux lagunes ? — La lune se léve en ses halos blêmes — Nos cceurs seront morts'Saïl'rstSsunes.» (Cueille d'avril, 1886 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) V), Stekende brem. LOUIS FRECHETTE, né a Levis, pris de Quéiec (Catiada) en iSjo , est dans sis poésies le porte-voix du peuple, qui la-bas se souvienl toujours de la Mire-Patrie. Cest ce sentiment qu'on > retrouve dans chacun de ses recueils de poésies: Mes loisirs (1863 a Québec), La Voix d'un exilé (1867 a Chicago), Pêle-mêle (1877 a Montréal). Les Fleurs Boréales et les Oiseaux de neige publiés a Montréal en 1880 ont été couronnés la mime armee par^ V Académie francaise. En 1888 la Légende d'un peuple a été éditée a Paris par la Librairie illuslrée. LA FORÊT Chênes au front pensif, grands pins mystérieux, Vieux troncs penchés au bord des torrents furieux, Dans votre rêverie éternelle et hautaine, Songez-vous qnelquefois a 1'époque lointaine Oü le sauvage écho des déserts canadiens Ne connaissait encor que la voix des Indiens, Qui, groupés sous 1'abri de vos branches compactes, Mêlaient leurs chants de guerre au bruit des cataractes ? 840 ANTE LUCEM Sons le ciel étoilé, quand les vents assidus Balancent dans la nuit vos longs bras éperdus Sqögea-yous a ces temps glorieux oü .nos pères Domptaient la barbarie au fond de ses repaires?"*" Quand, épris d'un seul but, le coeur plein d'un seul vosu, Ils passaient sous votre ombre, en criant: «Dieu le veut!» Défrichaient la forêt, créaient des métropoles, 1) Et, le soir, réunis sons vos vastes coupoles Toujours préoccupés de mille ardents travaux, Soufflaient dans leurs clairons 1'esprit des jours nouveaux ? Oui, sans doute; témoins vivaces d'un autre age Vous ave* sur vécu toni seuls au 'grand naufrage ' Oü les hommes se sont l'un snr l'autre engloutis; Et sans souci du temps qui brise les petits, Votre ram ure, aux coups des siècles échappée, A tous les vents du ciel chante notre épopee! (La Légende d'un peuple, 1888 LlBRAIRIE ILLUSTRÉE, Paris) ANTE LUCEM Qui pourrait raconter ces dges sans annales? Quel ceil déchiffrera ces pages virginales Oü Dieu seul a posé son doigt mystérieux? ' 1 Tout ce passé qui git sinistre ou glörïeu*':" '! Tout ce passé qui dort heureux ou misérable, Dans les bas-fonds perdus de l'ombre impénétrable. Quel est-il? 1) Moederstad. LOUIS PRÉCHETTE 84I A ce sphinx sans couleur et sans nom, Plus muet que tous ceux des sables de Memnon, Et qui, de notre histoire encombrant le portique, Entr'ouvre dans la nuit son ceil énigmatique, A tant de siècles morts, l'un par l'autre effacé, Qui donc arrachera le grand mot du passé? Hélas! n'y songeons point! En vain la main de l'homme Joue avec les débris de la Grèce et de Rome, Nul bras n'ébranlera le socle l) redouté Qui depuis si longtemps, rigide majesté, Plus lourd que les menhirs de 1'époque celtique, Pèse, 6 vieux Canada, sur le sépulcre antique Oü, dans le morne oubli de 1'engloutissement, Ton tragique secret dort éternellement. Ce secret, 6 savants, ni vos travaux sans nombre, Ni vos soirs sans sommeil, n'en découvriront l'ombre. Pas un jalon J) au bord de ce gouffre béant! Pas un phare au-dessus de ce noir océan! Point d'histoire!... Une nuit sans lune et sans étoiles, Dont jamais ceil humain ne percera les voiles! Et cependant le globe au loin fermente La-bas, au grand soleil, 1'humanité debout, Un renet d'or au fer de sa lance guerrière, Dans 1'éclair et le bruit dévore sa carrière. La tout germe, tout nalt, tout s'anime et grandit; Du haut des panthéons dont le front resplendit, La trompette a la bouche, on voit les Renommées, Dans 1'éblouissement des gloires ennammées, Pour 1'immortalité jeter aux quatre vents Le nom des héros morts et des héros vivants. >) Voetstuk. 2) Bakenstok. 842 ANTE LUCEM Pour que dans le passé l'avenir sache Ure Des poètes divins ont accordé leur lyre, Et mêlent, dans Péclat de leurs chants souverains, Les clameurs d'autrefois aux bruits contemporains. Le Progrès, dans son antre oü mijnt fiambeau s'allume, Sous son marteau rpuissant fait résonner 1'enchtme Oü se forge déja la balance des droits, 'I Oü pèseront plus tard les peuples et les rois. La Science commence a voir au fond des choses. Les Arts, ces nobles fleurs au vent du ciel écloses, Entr'onvrent leur corolle >) au fronton des pal ais. Que dis-je? La Nature elle-même, aux reflets Des nouvelles clartés que chaque age lui verse Sourit plus maternetle en sa grace diverse: La mamelle épuisée a nourrir ses enfants, Dans des élans de joie et d'amour triomphants, Elle s'ouvre le flanc pour sa progénituift; Et, dans son noble orgtteil, — sainte et grande Nature! — Mêle son cri sublime a 1'hymne solennel Qui monte tous les jours de l'homme a 1'Éternel. Pourquoi cette antithése et ce contraste immense? Celui par qui tout meurt et par qui tout commence, Par qui tout se révèle ou tout reste scellé, Celui qui fit les fleurs et 1'azur constellé, Qui veut que tout renaisse et veut que tout s'effrondre, Arbitre sans appel, pourrait seul nous répondre! Aux bords ensoleillés de son beau Saint-Laurent Ou sous l'ombre des bois au rythme murmurant Qui te prêtent leur sombre et riche draperie, Quand le désceuvrement conduit ma rêverie, O cher pays dont; j'aime a sonder le destin , Je remonte souvent vers ce passé lointain. , ') Bloemkroon. LOUIS FRÉCHETTE 843 Je parcours en esprit tes vastes solitudes; Je toise de tes monts les fières attitudes; Je me penche au-dessus de tes grands lacs sans fond; Je mesure les flots du rapide profond; Et, devant le spectacle, impondérable ') atome, De ces jours sans soleil j'évoque le fantóme. Tout change a mes regards; le présent disparait; Nos villes a leur tour font place a la forêt; Tout retombe en oubli, tout redevient sauvage; Nul pas civilisé ne foule le rivage Du grand fleuve qui roule, énorme et gracieus , Sa vague immaculée a la clarté des cieux! De ton tiède Midi jusqu'aux glacés du póle, Tes hauts pies n'ont encor porté sur ton épaule, O Canada, connu du seul oiseau de 1'air, Que l'ombre de la nue et le choc de 1'éclairl Tout dort enveloppé d'un mystère faroucbe. Seul, parfois, quelque masqué au regard sombre et louche, Effaré, menacant comme un fauve aux abois, Apparatt tout a coup dans la nuit des grands bois!... Quels tableaux! — Et devant cette nature immense, Dans un rêve profond qui souvent recommence, Je crois entendre encor bourdonner dans les airs Ees cent bruits que le vent mêle, au fond des déserts, Au tonnerre que roule au loin la cataracte.. . Puis je tombe a genoux: — sublime et dernier acte! Ou prologue plutót du drame éblouissant Qui va donner un peuple a ce pays naissant, — Sur ces bords inconnus pour le reste du monde, Sur ces flots que jamais n'a pollués *) la sonde, *) Onweegbaar, oneindig licht. s) Bezoedeld. 844 ANTE LUCEM Sur ces parages pleins d'une vague terreur, Sur cette ten* vierge oü plane en son horreur Le mystère sacré des ténèbres premières, . ■ J'ai vu surgir, foyers de toutes les lumières, Dans un rayonnement de splendeur infini, Le soleil de Ta France et son drapeau béni! (La Légende d'un peuple, 1888 Librairie illustrée, Paris TABLE Pages A. de Lamartine: Le Vallon; le Lac; Sultan ... i Mad. DesbordeSt—Valmore : les Roses de Saadi; 1'Aveu permis; le premier Amour; les Cloches du Soir 9 Emile Deschamps: Rodriguc pendant la bataille. . . 12 Victor Hugo: Clair de lune; Lui; Lorsque l'enfant...; Oh! n'insultez jamais...; Oceano Nox; Paroles sur la dune; la Consciencc; A Villequier; les ■ Pauvres gens; la Sieste; Jeanne était 18 Brizeux: le Pays; la Chanson de Loïc; le Convoi d'une pauvre fille 51 A. de Vigny: le Cor; la Mort du loup ...... 55 A. de Musset : Lucie; la Nuit d'aoüt; A Ninon; Chanson de Fortunio 63 Béranger: le vieux Vagabond; la petite Fée; les Souvenirs du peuple 71 Th. Gautier: Diamant du cceur; Premier sourire du printemps; la Rose-thé; la Source; Fumée; 1'Art . 78 846 table Pages H. Morkau: 1'Oiscau que j'attends; la Voulzie; Un Souvenir a 1'höpital 87 F. Arvers: Un Secret 92 L. Veuillot: Marie; le Cyprès; la Mère du jeune Soldat 04 A. Barbier: Le Lion; 1'Idole qq G. Mathieü: Un Homme a la mer 107 Soulary: les deux Roses; 1'Epouvantail; Sur la montagne; 1'Abri; les deux Cortèges 109 P. Dupont: les Bceufs; le Chant des Ouvriers. . . . 114 Leconte de Lisle: la Ca vale; 1'Enfance d'Héraklès; Héraklès au taureau; Midi; le Cceur de Hialmar; Christine; Un-Clair de lune; le Jaguar; le Colibri; Un Acte de charité; la Chasse de 1'aigle . . . . 119 A. Lacaussade: 1'Heure de midi; Rêverie 139 A. Lemoyne: les Charmeuses; Fin d'avril; Retour; Fêcheuse de varech 142 Ch. Baudelaire: 1'Albatros; 1'Ennemi, PHomme et la mer; la Cloche fêlée; Harmonie du soir; 1'Ame du vin i^g Th. de Banville: A la Font-Georges; les Loups . . 155 E. Manuel: le Soufflet; le Commencement et la Fin; la Robe; Ia Mère et 1'Enfant; le Berceau; Rachat; Viatique .• 161 H. de Bornier: les deux Epées; Herric aux captifs . 173 Mad. Ackermann: la Guerre; la Coupe du Roi de Thulé 177 J.-H. Fabre: le Nombre 184 A. Theüriet: la Chanson du Vannier; la Plainte table 847 Pages du Bücherou; la Grand'tante; Paree Dom ine; les Paysans ; Toast 193 L. Ratisbonne: le Cceur d'une mère; 1'Enfant; la Grand'mère; les Questions; la petite Chaise; au Clair des étoiles 204 E. Pailleron: Chanson; le Gué; le Berceau; le.Jardin 211 E. Grenier: Hialatta; Voix sjserètes; Credo . . . . 218 G. Lafenestre : les Sapins; Trahison; Résolntion; Départ 223 A. Daudet : la Vierge a la crèche; les Bottines; les Prunes 228 Léon Dierx: Lazare; Soir d'octobre 237 Sully Prudhomme: PInspiration; Un Bonhomme; le Doute; la Patrie; 1'Epée; le Vase brisé; Ici-bas; Intus; la Malade; le meilleur Moment; Les Voici; Si je pouvais; Si j'étais Dieu; les Danaïdes; 1'Obstacle; la Voie lactée; le dernier' I Adieu, la Coupe; Prière; le Temps perdu; Un mot d'enfant 242 E. des Essarts i les Amants de la liberté; les Loups. 263 A. Glatigny : les Bohémiens; les Jouets 270 A. Silvestre: Patria; Epilogue; 1'Immortalité; La fête du blé 274 J.-M. de Heredia: les Cónquérants; le Vieil Orfèvre; Récif de Corail; la Mort de 1'aigle; le Vase; N'approche pas! 281 L.-X. de Ricard: Sérénité; Souhait 286 VlLLIERS de l'Isle—Adam: Zaïra; Hier au soir; Primavera 290 848 table Pages H. Cazalis (Jean Lahor): le Tsigane dans fat lune; les Harpes de David; Hópital; le Sourire; le Sage 294 F. Coppée: la Bénédiction; 1'Un ou 1'Autre; la Veillée; PAsile de nuit 299 S. Mallarmé: Apparition; les Fenêtres; les Fleurs; ' Renouveau; Soupir 318 Ch. de Pomairols: le Bois; Apparition; le premier Printemps; Ton amie 324 J. Aicard : Tout 1'été; la Noël; Ce qu'a fait Pierre;' 1'Aubade; la Légende du Chevrier; Io Vivat! Zinah 330 A. Mérat : la Fileuse; la Laide; le Terme des pauvres Gens; 1'Ouvrière; la Neige 344 Anatole France: Dernières Tendresses; Un Sénateur romain 349 Paul Verlaine: Nevermore; Effet de nuit; la Lune; le Piano; Ecoutez; Chanson d'automne; O mon Dieu; Je ne sais; 11 pleure...; Art poétique . . 354 C. Mendès: le Consentement; le Vaincu; Parvulus; la 1 Fille du Domn 366 L. Siéfert: Pourquoi? Enfantines; Berceuse; Enfantine; la Tante 374 Lucien Paté: Mon ame; le vieux Pêcher; la Plainte; :^ les Asters 382 P. Bourget : Aurore sur mer; la Chapelle; la Mer cache en ses flots; Après une lecture; Doux Passé; Douleur précoce d& 1. . 388 M. Bouchor: Tu sais; Dans la forêt; Matin; Madrigal. 395 G. Boutelleau: le Colibri; Etre Poète; Je t'aime; les Larmes; le Poéte; Mort de Brave; la vieille Fille; table 849 Pages les deux Ombres 399 P. Déroulède: A ma Mère; Ie Sergent, Credo . . . 405 J. Normand : La Gervaise 420 J. Richepin: Les pauvres gas; la Petite qui tousse; la Neige est belle; la Chanson de Marie des Anges; Etude moderne d'après Pantique; le Serment . . 429 Guy dé Maupassant: Nuit de Neige; les Oies sauvages; la Chanson du Rayon de Lune.... 443 M. Rollinat: Ia petite Couturière; la Musique; les Grives; le Piano; Chopin; De Profundis .... 448 E. Schuré: PAubépine et 1'Etoile; En Forêt; le Porte-drapeau du général Hoche 460 A. Delpit: Comment naquit la poésie; le premier Diamant; Quand las de sa course; Chanson bretonne 468 J. Lorrain: la Coupe d'or; les Cygnes; Sélène . . . 473 C. Hugues: le Récit du Canut 476 Tristan Corbière: Lettre du Mexique; le Mousse; la Fin 480 G. Vicaire: Elle gardait; la Marinette; Margot, ma mignonne 485 C. Grandmougin: Funérailles en mer; le Rêveur . . 490 F. Haraucourt : le Peu de fbi que j'ai; le Charron; le Vent; la Tête du Page; le Vieux Christ . . . 496 J. LemaitrE: Son Chapeau; le Désert; Pascal; les Mouettes 505 F. Fabié: A mon Père; la Fauvette 511 J. Rameau: La Légende de la Terre; 1'Aumóne du Chêne 52O P. Harel: Sous la cóte; Plebs rustics; les Étameurs . 525 54 850 table Pages Mm» Gust ave Mesureur: Mea Culpa; les Miens; Apparition; Pardon 535 Arthur Rimbaud: Sensation, les Effarés, le Buffet. . 539 Auguste Dorchain: Etre jeune; le Fiambeau; Veillée de Noël; Dans les jours douloureux: le Nuage; . Lied- 543 Albert Samain: Automne; Soir; II est d'étranges soirs...; Chanson violette; la Bulle; la Grenouille; le Repas préparé; le Sphinx; Soir sur la plaine; le Berceau ge0 Mile Jeanne Loiseau: la Lutte pour Pexistence; la Voix des Morts; 1'Oïuvre de la Nature; Échos d'amour; Lacrima; Sacrce 560 J. Madeleine: Départ; HiroHdelles; Petite Brunette; Cette petite; La-bas 565 A. Angellier : Les caresses des yeux ...; Quand je songe...; Pour notre dernier jour...; O mer, ó mer immense...; Ainsi nous resterons...; Rêves; la Niverolle; Séparation; 1'Elogede Diogène 571 A. Le Braz; Les Epaves; En mai; Treguêr; le Chant de ma mère; En novembre jg2 M. de Valandré: les Doigts et les Bagues; les Cheveux de ma Mère; 1'Explorateur 59! L. Depont: Couchant sylvestre; Demeure rêvée; le Chêne; Couchant suave; le Grenier; Paturages; la Mort des Chênes; les Vaincus; Scrupules; Vieux Chevaux j^g M. Boukay: la Chanson des pauvres Vieux; le petit Mitron; la Chanson du Laboureur 608 table 851 Pages J. JoUY: la Chanson des Houilleurs; Pale Travailleur . 614 J. Ajalbert: les Cheminées; II était une fois. . . . 617 M"b Marie Dauguet; les Heures fragiles; Au Labour; 1'Arc-en-ciel; les Foins; Aurore; Crois-moi; 1'Aube paisible; Calvaire lorrain; Souhaits 620 L. Marsolleau: 1'Amitié; Ophélie; Nuit 629 H. de RÊgnier: la Maison; les Pins; Inscriptions pour les treize portes de la ville. Pour la porte des mendiants; 1'invisible Présence; le Départ; Sur la grève; la Voix; la Lune jaune; la Colline; Promenade; la Voix 634 R. Darzens: I.'Icone; Mains liliales; la Voile; Vocation; Vers l'oubli 644 S.-Ch. Leconte: Après avoir tué...;Mon Tombeau; Pourquoi nous sommes graves; la Statue; A la mémoire de José-Maria de Heredia 649 Jehan Rictus: Jasante de la «Vieille» 657 E. Rostand: la Brouette; la Sagesse des Bceufs; le Verger; Chanson de Joffroy Rudel; Visite de Mélissinde a J. Rudel; Réponse de Cyrano aa reproche de donquichottisme; la Scène du balcon .... 665 Mm» E. Rostand: Vers a 1'aimé; 1'Eternelle Chanson; Maison a louer 688 Th. Botrel: Mes Talismans; le Vceu a saint Yves; Comme 1'Alouette; 1'Horloge de Grand'mère . . 693 André Rivoire: Fin de Jour; Silences; Une Fleur; Soirs anciens; le Nom; Larmes; Jour perdu; la Vieille Maison 701 Kernand Gregh : le Silence de 1'eau ; Menuet; Pluie; 852 table Pages Renouveau; O bon soleil...; Promenade d'automne; Instant; Trêve; Nocturne; Au Crépuscule; un Jour simple yi0 Cu. Guérin : Je voudrais être un homme...; Une flüte...; Plutöt qu'un médiocre honneur...; Ah! Seigneur...; les Roeiers ; Ton cceur est fatigué ...; Loin des tombeaux 721 C«ss» Mathieu de Noailles : O lumineux matin; la Journée heureuse; Voix inférieure; Renaissance; les Campagnes; PAdolescence; 1'Abondance; les Regrets; la Course dans 1'Azur 727 Maurice Magre: Ophélie; le Mauvais Larron; la Brodeuse; le Travail; les Meilleures Lettres . . . 738 M« Lucie Delarue—Mardrus : la Figure de Proue; Carthage est la; Première Nuit; Premier Salut; A une Mouette 748 APPENDICE POÈTES ÉTRANGERS D'EXPRESSION FRANCAISE E. Verhaeren: la Nuit; les Paysans; Croquis de Cloltre; le Moulin ; le Cri; le Passeur d'eau ; les Heures claires; un Soir; le Vent; le Bain: 'Heures d'après-midi; 1'Arbre ; les Mouches 757 table 853 Pages G. Rodenbach : le Coffret; Vieux quais; la Vie des chambres ; du Silence ; la Pluie 777 A. Giraud : la Mort d'Hunald; Catkerine de Medicis; 1'Annonciateur 783 E. Rameert : Écureuils; les Layandières; J'ai pris les deux enfants; Pénitence; le Soleil du Léman; Heures matinales ; Midi 787 J. Cougnard : la Grenade 797 J. Carrara : C'est alors qu'un Géant 799 A. de Chambrier : Soir au village 803 A. Rus aux : Nocturne 805 Ch. Fuster: 1'Apaisement; En envoyant de la bruyère; Chanson du premier rayon; 1'Enfant aux roses; Infini; dans mon Pays; les Découvertes de Bébé; Silence 808 J. Moréas: Nocturnes; Sous vos longues clievelures...; Never more; Proserpine , cueillant des violettes; Stances 817 H. Vacaresco : Plus tard; Tombe de marins inconnus; Chanson roumaine ; Envolée; Coucher de soleil; II passa...; O fleurs mortes jadis; J'ai regardé jouer 824 F. Vielé-Griffin : la Dame qui tissait; les doux Soirs sont flétris 835 L. Fréchette : La Forêt; Ante Lucem 839 TABLE ALPHABETIQUE Pages Ackermann (Mme) 177 Aicard (Jean) 330 Ajalbert (Jean) 617 Angellier (Auguste) 571 Arvers (Félix) 92 Ban ville (Théodore de) 155 Barbier (Anguste) 99 Baudelaire (Charles) 149 Béranger (Pierre-Jean de) 71 Bornier (Henri de) 173 Botrel (Théodore) 693 Bouchor (Maurice) 395 Boukay (Maurice) 608 Bourget (Paul) 388 Boutelleau (Georges) 399 Brizeux (Auguste) 51 Carrara (Jules) , , , 799 856 table alphabétique Pages Cazalis (Henri) 2q^ Chambrier (Alice de) g0, Coppée (Francois) 2Qq Corbière (Tristan) .go Cougnard (Jules) 797 Darzens (Rodolphe) g.. Daudet (Alphonse) 22g Dauguet (Mme Marie) • Delarue—Mardrus (Mme Lucie) ja$ Delpit (Albert) . . . . 46S Depont (Léonce) jqg Déroulède (Paul) ^0e Desbordes—Valmore (Marceline) 9 Deschamps (Emile) I2 Des Essarts (Emmanuel) 263 Dierx (Léon) Dorchain (Auguste) 543 Dupont (Pierre) M. Fabié (Francois) tu Fabre (J.-Henri) . . . . • ,g4 France (Anatole) 3«q Fréchette (Louis) . . . . , g-jq Fuster (Charles) gog Gautier (Théophile) »g Giraud (Albert) yg^ Glatigny (Albert) 2j0 Grandmougin (Charles) 400 Gregh (Fernand) jIO Grenier (Edouard) 2Ig TABLE ALPHABÉTIQÜE 857 Pages Guérin (Charles) J21 Haraucourt (Edmond) 496 Harel (Paul) 535 Heredia (José-Maria de) 281 Hugo (ViCtor) 18 Hugues (Clovis) 476 Jouy (Jules) 614 Lacaussade (Auguste) 139 Lafenestre (Georges) 223 Lamartine (Alphonse de) I Le Braz (Anatole) 5"2 Leconte (Sébastien-Charles) 649 Leconte de Lisle (Charles-Marie) 119 Lemaitre (Jules) 505 Lemoyne (André) 142 Loiseau (Jeanne) 560 Lorrain (Jean) 473 Madeleine (Jacques) 565 Magre (Maurice) .... 738 Mallarmé (Stéphane) 318 Manuel (Eugène) 161 Marsolleau (Louis) 629 Mathieu (Gustave) 107 Maupassant (Guy de) 443 Mérat (Albert) - 344 Mendès (Catulle) 366 Mesureur fMme Gustave) 535 Moréas (Jean) 817 Moreau (Hégésippe) 87 858 TABLE ALPHABÉTIQUE Pages Musset (Alfred de) g, Noailles (Cewe Mathieu de) 72» Normand (Jacques) 420 Pailleron (Edouard) 2II Paté (Lucien) ,g2 Pomairols (Charles de) ^24 Rambert (Eugène) ygy Ram eau (Jean) j2Q Ratisbonne (Louis) 2Q. Régnier (Henri de) 6j4 Ribaux (Adolphe) goj Ricard (Louis-Xa-vier de) 2gg Riehepin (Jean) 42q Rietus (Jehan) ^ Rimbaud (Arthur) j-q Rwpire (André) »OI Rodenbach (Georges) yy. RoHinat (Maurice) ^g Rostand (Edmond) gg. Rostand (Mme Edmond) ggg Samain (Albert) ,,0 Schuré (Edouard) .go Siéfert (Louisa) ^ Silvestre (Armand) 274 SoMlary (Joséphin) ioq Sully Prudhomme 2.2 Theuriet (André) Iqj Vacaresco (Hélène) g2. Valandré (Marie de) jq, TABLE ALPHABÉTIQUE 859 Pages Verhaeren (Emile) 757 Verlaine (Paul) 354 Veuillot (Louis) 94 Vicaire (Gabriel) 485 Vielé-Griffin (Francis) 835 Vigny (Alfred de) 55 Villiers de 1'Isle-Adam 290 Ajoutez, page 405: Paul Déroulède, mort a Nice le 30 janvier 1914. 26 LES FEUILLES D'AUTOMNE Quelquefois nous parions, en remuant la flaname, De patri e et de Dieu, des poètes, de 1'ame Qui s'élève en priant; L'enfant parait, adieu lel del et la patri e Et les poètes saints! la grave causerie S'arrête en souriant. La nuit, quand 1'homme dort, quand 1'esprit rêve, a 1'heure Oü 1'on entend gémir, comme une voix qui pleure L'onde entre les roseaux, Si 1'aube tout a coup la-bas luit comme un phare Sa clarté dans les champs éveille une fanfare De cloches et d'oiseanx! Enfant, vous êtes 1'aube et mon ame est la plaine Qui des plus douces fieurs embaume son haleine Quand vous Ia respirez; Mon ame est la forêt dont les sombres ramures S'emplissent pour vous seul de suaves murmnres Et de rayons dorés! Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies, Car vos petites mains, joyeuses et bénies, N'ont point malfait encor; Jamais vos iennes pas n'ont touché notre fange, Tête sacrée! enfant aux cheveux blonds! bel ange A 1'auréole d'or! Vous êtes parmi nous la colombe de 1'arche. Vos pieds tendres et pars n'ont point 1'age oü 1'on marche, Vos ailes sont d'azur. Sans le comprendre encor, vous regardez le monde. Doublé virginité! corps oü rien n'est immonde, Ame oü rien n'est impur! 30 LES CONTEMPLATIONS Maintenant que je dis: —■ Un jour, nous triomphons , Le lendemain tout est mensonge! — Je'suis triste et je marche au bord des flots profonds, Courbé comme celui qui songe. Je regarde, au-dessus du mont et du vallon, Et des mers sans fin remuées, S'envoler sous le bec du vautour aquilon, Toute la toison des nuées; J'entends le vent dans 1'air, la mer sur le récif, L'homme liant la gerbe müre; J'écoute, et je confronte en mon esprit pensif Ce qui parle a ce qui murmure: Et je reste parfois couché sans me lever Sur 1'herbe rare de la dune, Jusqu'a 1'heure oü 1'on voit apparaitre et rêver Les yeux sinistres de la lune. Elle monte, elle jette un long rayon dormant A fespace, au mystère, au gouffre; Et nous nous regardons tous fes/deux fixement, Elle qui brille et moi qui souffre. Oü donc s'en sont allés mes jours évanouis? Est-il quelqu'un qui me connaisse? Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis, De la clarté de ma jeunesse ? Tout s'est-il envolé? Je suis seul, je suis las; J'appelle sans qu'on me réponde; O vents! 6 flots; ne suis-je aussi qu'un soufile, hélas! Hélas! ne suis-je aussi qu'une onde? 34 A VILLEQUIËR Je sais que vous avez bien autre chose a faire Que de nous plaindre tons, Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère, Ne vous fait rien, a vous. Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue, Qne 1'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum; Que la création est une grande roue Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un; Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent, Passent sous le ciel bleu: II faut que 1'herbe pousse et que les enfants meurent, Je le sais, 6 mon Dieu! Dans vos cieux, au dela de la sphère des nues, Au fond de eet azur immobile et dormant, Peut-être faites-vous des choses inconnues Oü la douleur de l'homme entre comme élément. Peut-être est-il utile a vos desseins sans nombre Que* des êtres charmants S'en aillent, emportés par le tourbillon sombre Des noirs événements. Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses Que rien ne déconcerte et que rien n'attendrit. Vous ne pouvez avoir de snbites clémences Qui dérangent le monde, 6 Dieu, tranquille esprit 1 Je vous supplie, 6 Dieu, de regarder mon ame, Et de considérer Qu'humble comme un enfant et doux comme une femme, Je viens vous adorer! VICTOR HUGO 35 Considérez encor que j'avais, dès 1'aurore, Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté, Expliquant la nature a l'homme qui 1'ignore, Éclairant toute chose avec votre clarté; Que j'avais, affrontant la haine et la colère, Fait ma lache ici-bas, Que je ne pouvais pas m'attendre a ce salaire, Que je ne pouvais pas Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qni ploie Vous appesantiriez votre bras triomphant, Et que, vous qui voyiez comme j'ai peu de joie, Vous me reprendriei si vite mon enfant 1 Qu'une ame ainsi frappée a se plaindre est sujette, Que j'ai pu blasphémer, Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette Une pierre a la mer! Considérez qu'on doute, 6 mon Dieul quand on sounre, Que 1'oeil qui pleure trop finit par s'aveugler, Qu'un être qne son deuil plonge au plus noir du gounre, Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler, Et qu'il ne se peut pas que l'homme, lorsqu'il sombre Dans les afllictions, Ait présente a 1'esprit la sérénité sombre Des constellations! Aujourd'hui, moi qui fus faible comme une mère, Je me courbe a vos pieds devant vos cieux ouverts. Je me sens éclaire dans ma douleur amère Par un meilleur regard jeté sur 1'univers. 36 A VJLLEQUIER Seigneur, je reconnais que l'homme est en délire S'il ose murmurer; Je cesse d'accuser, je cesse de maudire, Mais laissez-moi pleurer! Hélas 1 laissez les pleurs couler de ma paupière, Puisque vous avez fait les hommes pour cela! Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre Et dire a mon enfant: Sens-tu que je suis la ? Laissez-moi lui pari er, incliné sur ses restes, Le soir, quand tout se tait, Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes, Cet ange m'écoutait! Hélas! vers le passé tournant un ceil d'envie, Sans que rien ici-bas puisse m'en consoler, Je regarde toujours ce moment de ma vie Oü je 1'ai vue ouvrir son aile et s'envoler. Je verrai cet instant jusqu' a ce que je meure, . L'instant, pleurs superflus! Oü je criai: L'enfant que j'avais tout a 1'heure, Quoi donc! je ne 1'ai plus! Ne vous irritez pas que je sois de la «arte, O mon Dien! cette plaie a si longtemps saigné! L'angoisse dans mon ame est toujours la plus forte, Et mon coeur est soumis, mais n'est pas résigné. Ne vous irritez pas! fronts que le deuil réclame, * Mortels sujets aux pleurs, II nous est malaisé de retirer aotre ame De ces grandes douleurs. VICTOR HUGO 37 Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires, Seigneur; quand on a vu dans sa vie, un matin Au milieu des ennuis, des peines, des misères, Et de 1'ombre que fait sar nous notre destin, Apparaltre un enfant, tête chère et sacrée, Petit être joyeux, Si beau, qu'on a cru voir s'ouvrir a son entrée Une porte des cieux; Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même Croitre la grice aimable et la douce raison, Lorsqu'on a reconnu que cet enfant qu'on aime Fait le jour dans notre ame et dans notre maison; Que c'est la seule joie ici-bas qui persiste De tout ce qu'on rêva, Considérez que c'est une chose bien triste De le voir qni s'en va! Villequier, 4 septembre 1847. {Les Contemplations) LA LÉGENDE DES SIÈCLES LA CONSCTENCE Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes, Échevelé, livide au milieu des tempêtes, Caïn se fut enfui de devant Jéhovah, Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva Au bas d'BBe montagne en une grande plaine; Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine Lui dirent: «Couchons-nous sur la terre et dormons». Cate, ne dormant pas, songeait au pied des monts. 4° LES PAUVRES GENS Et cinq petits enfants, nid d'ames, y sommeillent. La haute cheminée oü quelques Dammes veillent, Rougit le plafond sombre, et, le front sur lé Ht, Une femme a genoux prie, et songe, et palit ' C est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume, Au ciel, aux vents, aux roes, a la nuit, a la brume, Le simstre Océan jette son nc#' isanglot. II L'homme est en mer. Depuis 1'enfance matelot, II hvre au hasard sombre nne rude bataille. Pluie ou bourrasque, il faut q«Jil sorte, il faut qu'il aille Car les petits enfants ont faim. II part le soir, Quand 1'eaa profonde monte aux marches du musoir i) II gouverne a lui aeul sa barque a quatre voiles. La femme est au logis, cousant les vieilles toiles Remaillant les filets, préparant 1'hamegon, Surveillant 1'atre oü bout la soupe de poisson, Puis pnant Dieu sitót que les cinq enfants dorment. Lui? seul, batte des flots qui toujours se reforment, H sen va dans 1'ablme et s'en va dans la nuit Dur labeur! tout est noir, tout est froid: rien ne luit. Dans les brisants, parmi les lames en démence, Lendroit bon a la pêche, et, sur la mer immense, Le heu mobile, obscur, capricieux, changeant Ou se plalt le poisson aux nageoires d'argent Ce n'est qu'un point; c'est grand deux fois comme la chambrc Ur, la nuit, dans Pondée^) et la brume, en décembre four rencontrer ce point sur le désert mouvant, Comme il faut calculer la marée et le vent! Comme il faut combiner sürement les manceuvtfesh Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres: i.e gouffre roule et tord ses plis démesurés Et fait raler d'horreur les agrès effarés. ') Havenhoofd. 2) Sneeuwbuien. victor hugo 41 Lui souge a sa Jeannie au sein des mers glacées, Et Jeannie en pleurant 1'appelle; et leurs pensées Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur1). III Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur L'importune, et, parmi les écueils en décombres, L'Océan 1'épouvante, et toutes sortes d'ombres Passent dans son esprit, la mer, les matelots Emportés a travers la colcre des flots. Et dans sa gaine 2), ainsi que le sang dans 1'artère, La froide horloge bat, jetant dans le mystère, Goutte a goutte, le temps, saisons, printemps, Invers; Et chaque battement, dans 1'énorme univers, Ouvre aux ames, essaims d'autours') et de colombes, D'un cöté les berceaux et de 1'autre les tombes. Elle songe, elle rêve, — et tant de pauvreté! Ses petits vont pieds nus 1'hiver comme 1'été. Pas de pain de froment. On mange du pain d'orge. — O Dieu! le vent rugit comme un soufilet de forge, La cóte fait Ie bruit d'une enclume, on croit voir Les constellations fuir dans 1'ouragan noir Comme les tourbillons d'étincelles de 1'atre. C'est 1'heure oü, gai danseur, minuit rit et folatre Sons le loup de satin qu'illuminent ses yeux, Et c'est 1'heure oü minuit, brigand mystérieux, Voilé d'ombre et de pluie et le front dans la bise, Prend un pauvre marin frissonnant et le brise Aux rochers monstrueux apparus brusquement. — Horreur! l'homme dont 1'onde éteint le hurlement, 1) « .... En hun gevleugelde gedachten, Ontmoeten vaak elkaar in sombre najaarsnachten». De Genestet: Arme Visschers. 2) Gaine: kast; omhulsel. 3) Antour: trekhavik. 44 LES PAUVRES GENS Une femme immobile et renversée, ayant Les pieds nns, le regard obscnr, 1'air effrayant; Un cadavre; — antrefois, mère joyeuse et forte: — Le spectre échevelé de Ia misère morte; Ce qui reste du pauvre après un long combat. Elle laissait, parmi la paille du grabat Son bras livide et froid et sa main déja verte Pendre, et 1'horreur sortait de cette bouche ou verte D'oü 1'ame en s'enfuyant, sinistre, avait jeté Ce grand cri de la mort qu'entend 1'éternité! Prés du lit oü gisait la mère de familie, Deux tout petits enfants, le gargon et la fille, Dans le même berceau souriaient endormis. La mère, se sentant mourir, leur avait mis Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe, Afin que, dans cette ombre oü la mort nous dérobe, Ils ne sentissent plus la tiédeur qui décrolt, Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid. VII Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble! Leur haleine est paisible et leur front calme. II semble Que rien n'éveillerait ces orphelins dormant, Pas même le clairon du dernier jugement; Car, étant innocents, ils n'ont pas peur du juge. Et la pluie au dehors gronde comme un dëluge. Du vieux toit crevassé, d'oü la rafale sort, Une goutte parfois tombe sur ce front mort, Glisse snr cette joue et devient une larme. La vague sonne ainsi qn'une cloche d'alarme. La morte écoute l'ombre avec stupidité. Car le corps, quand 1'esprit radieux 1'a quitté, A Pair de chercher 1'ame et de rappeler 1'ange; II semble qu'on entend ce dialogue étrange ALFRÈD DE MUSSET Louis-Charlts-Alfred de Musset né a Paris le u novembrc 1S10, issu d'une ancienne familie de la Touraine, fit de brillantes études, qu'il termina a Paris a Vage de IJ ans, en remportant le grand prix de philosophie. Trois ans plus tard, en 1830, il débuta dans les lettres par les Contes d'Espagne et d'Italie, poésies, suivis peu apres par Octave, Rafaël et Rolla; mais c'est surtout dans les Nuits (1840), que se révéla le génie du poete. En l8jo il donna les Poésies Nouvelles (2 vols). Ses Comédies et Proverbes, quoique riétant pas écrits pour la scène, sont encore joués avec grand succes. Son oeuvre la plus cèlèbre en prose: Confession d'un enfant du Siècle, est restée «.comme la peinture poignante (Tune époque maladive et inquiete». De 1837 a 1840 il publia dans la Revue des_ Deux Mondes une série de Nouvelles et de Contes réunis plus tard en deux volumes. , Mort le 2 mat 1857, il fut enlerré au Père Lachaise, ou, cTaprès sa volonté, un saule pleureur ombrage son tombeau. Ses GEuvres complètes se trouvent chez MM. Charpentier et A. Lemerre, Paris. 64 LUCIE LUCIE ÊLÉGIE Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saule au cimetière, J'aime son feuillage éploré, La paleur m'en est douce et chère, Et son ombre sera légère A la terre oü je dormirai. Un soir, nous étions seuls, j'étais assis pres d'elle. Elle penchait la tête, et sur son clavecin Laissait, tout en rêvant, flotter sa blanche main. Ce n'était qu'un murmure: on eut dit les coups d'aile D'un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux, Kt craignant en passant d'éveiller les oiseaux. Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques Sortaient autour de nous du calice des fleurs. Les marronniers du pare et les chênes antiques Se bercaient doucement sous leurs rameaux en pleurs. Nous écoutions la nuit; la croisée entr'ouverte Laissait venir a nous les parfums du printemps; Les vents étaient muets, la plaine était déserte; Nous étions seuls, pensifs, et nous avions quinze ans. Je regardais Lucie. — Elle était pale et blonde. Jamais deux yeux plus doux n'ont du «iel le plus pur Sondé Ia profondeur et réfléchi 1'azur. Sa beauté m'enivrait; je n'aimais qu'elle au monde, Mais je croyais 1'aimer comme on aime une soeur, Tant ce qui venait d'elle était plein de pudeur! Nous nous tümes longtemps; ma main touchait la sienne, ALFRED DE MUSSET «5 Te regardais rêver son front triste et charmant, Et je sentais dans 1'ame, a chaque mouvement, Combien peuvent sur nous, pour guérir toute peine, Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur, Jeunesse de visage et jeunesse de coeur. La lune, se levant dans un ciel sans nuage, D'un long réseau d'argent tout a coup 1'inonda. Elle vit dans mes yeux resplendir son image; Son sourire semblait d'un ange: elle chanta. Fille de la douleur, Harmonie! Harmonie! Langue que pour 1'amour inventa le génie! Qui nous vins d'Italie, et qui lui vins des cieux! Douce langue du coeur, la seule oü la pensée, Cette vierge craintive et d'une ombre offensée, Passé en gardant son voile et sans craindre les yeux! Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire Dans tes soupirs divins, nés de 1'air qu'il respire, 'Fristes comme son cceur et doux comme sa voix? On surprend un regard, une larme qui coule; Le reste est un mystère ignoré de la foole, Comme celui des flots, de la nuit et des boisl Nous étions seuls, pensifs; je regardais Lucie. L'écho de sa romance en nous semblait frémir, Elle appuya sur moi sa tête appesantie. Sentais-tu dans ton cceur Desdemona') gémir, Pauvre enfant? Tu pleurais; sur ta bouche adorée Tu laissas tristement mes lèvres se poSer,' Et ce fut ta douleur qui regut mon baiser. i) Uit Shakspeare's Othello. In dien tijd (1835) te Parijs vooral bekend door de opvoeringen van de gelijknamige opera (muziek van Rossini), in het Théatre-Italien, en van de bewerking van A. de Vigny (Théatre-Francais 1829). 5 alfred de musset 67 Puisqu'au fond des forêts, sous les toits de verdure, On entend le bois mort craquer dans le sentier, Et puisqu'en traversant 1'immortelle nature, L'homme n'a su trouver de science qui dure, Que de marcher toujours et toujours oublier; Puisque, jusqu'aux rochers, tout se change en poussière, Puisque tout meurt ce soir pour revivre demain; Puisque c'est un engrais que le meurtre et la guerre, Puisque sur une tombe on voit sortir de terre Le brin d'herbe sacré qui nous donne le pain; O Muse! que m'importe ou la mort ou la vie? J'aime, et je veux palir; j'aime et je veux souffrir; J'aime, et pour un baiser je donne mon génie; J'aime et je veux sentir sur ma joue amaigrie Ruisseler une source impossible a tarir. J'aime, et je veux chanter la joie et la paresse, Ma folie expérience et mes soucis d'un jour, Et je veux raconter et répéter sans cesse Qtt'après avoir juré de vivrè sans maltresse, J'ai fait serment de vivre et de mourir d'amonr. Dépouille devant tous 1'orgueil qui te dévore, Coeur gonflé d'amertume et qui t'es cru fermé, Aime, et tu renaitras; fais-toi fleur pour éclore, Après avoir sóuffert, il faut souffrir encore; II faut aimer sans cesse, après avoir aimé. (Poésies nouvelles, 1850 Ed. G. Charpentier) 76 LES SOUVENIRS DU PEUPLE A pied grimpant le coteau Ou pour voir je m'étais mi se, II avait petit chapeau Avec redingote grise Frès de lui je me troublai; II me dit: Bonjour, ma chère, Bonjour, ma chère, — II vous a parlé, grand'mère! II vous a parlé! L'an d'après, moi, pauvre femme, A Paris étant un jour, Je le vis avec sa cour: II se rendait a Notre-Dame. Tous les coeurs étaient contents ; On admirait son cortège. Chacun disait: Quel beau temps! Le ciel toujours le protégé. Son sourire était bien doux, D'un fils Dieu le rendait père, Le rendait père. — Quel beau jour pour vous, grand'mère! Quel beau jour pour vous! Mais, quand la pauvre Champagne Fut en proie aux étrangers, Lui, bravant tous les dangers, Semblait seul tenir la campagne. Un soir, tout comme aujourd'hui, J'entends frapper a la porte. J'ouvre. Bon Dieu! c'étail lui, Suivi d'une faible escorte. II s'assoit oü me voila, S'écriant: Oh! quelle guerre! Oh! quelle guerre! — II s'est assis la, grand'mère! II s'est assis la! THÉOPHILE GAUTIER »3 La peau vaat mieux que le pétale, Et le sang pur d'un noble coeur Qui sur la jeunesse s'étale, De tous les roses est vainqueurl (ibid) LA SOURCE Tout prés du lac filtre une source, Entre deux pierres, dans un coin; Allègrement 1'eau prend sa course Comme pour s'en aller bien loin. Elle murmure: Oh! quelle joie! Sous la terre il faisait si noir! Maintenant ma rive yerdoie, Le ciel se mire a mon miroir. Les myosotis aux fleurs bleues Me disent: Ne m'onbliez pas; Les libellules de leurs queues M'égratignent dans leurs ébats; A ma coupe 1'oiseau s'abreuve; Qui sait? — Après quelques détours Peut-être deviendrai-je un fleuve Baignant yallons, rochers et tours. Je broderai de mon écume Ponts de pierre, quais de granit, Emportant le steamer qui iume A 1 Océan oü tout finit. Ainsi la jeune source jase, Formant cent projets d'avenir; Comme Peau qui bout dans un vase, Son flot ne peut se contenir; 84 LA SOURCE Mais le berceau touche a la tombe; Le géant futur meurt petit; Née a peine, la source tombe Dans le grand lac qui 1'engloutit! (ibid) FUMÉE La-bas, sous les arbres, s'abrite Une chaumière au dos bossu; Le toit penche, le mur s'effrite, Le seuil de la porte est moussu. La fenêtre, un volet la bouche; Mais du taudis, comme au temps froid La tiède haleine d'une bouche, La respiration se voit. Un tire-bouchon de fumée, Tournant son mince filet bleu, De 1'ame en ce bouge enfermée Forte des nouvelles a Dieu. (ibid) L'ART Oui, 1'oeuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle. Vers, marbre, onyx, émail. Point de contraintes fausses! Mais que pour marcher droit Tu chausses, Muse, un cothurne étroit. THÉ0PH1LE GAUTIER 85 Fi du rhythme commode, Comme un soulier trop grand, Du mede Que tout pied quitte et prend! Statuaire, repousse L'argile que pétrit Le pouce Quand Hotte ailleurs 1'esprit; Lutte avec le carrare 1), Avec le paros 2) dur Et rare, Gardiens du contour pur; Emprunte a Syracuse Son bronze oü fermement S'accuse Le trait fier et charmant; D'une main délicate Poursuis dans un filon D'agate Le profit d'Apollon. Peintre, fuis 1'aquarelle Et fixe la couleur Trop frêle, Au four de 1'émailleur. Fais les sirenes bleues, Tordant de cent fagons Leurs queues, Les monstres des blasons; ') Marmer van Carrare, (Toscane). 2) Idem van Paros, Grieksch eiland. 86 l'art Dans son nimbe trilobe *) La Vierge et son Jésus, Le globe Avec la croix dessus. Tout passé. — L'art robuste Seul a 1'éternité. Le buste Survit a la cité. Et la médaille austère Que trouve un laboureur Sous terre Révèle un empereur. Les dieux eux-mêmes meurent, Mais les vers souverains Demeurent Flus forts que les airains. Sculpte, li me, cisèle; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistantl •) Nimbe trilobe: drie-half-cirkelvormige straalkrans. (ibid) IIÉGÉSIPPE MOREAU né a Paris, en avril i8to, mort le 20 décembre 1838 a Vhospice de la Charilé, au moment oü un volume de poésies, le Myosotis, allait lui faire une réputation. CEuvres : le Myosotis, Poésies diverses et Contes en prose. (Garnier freres, Paris.) L'OISEAU QUE J'ATTENDS Les beaux soleils morts vont renattre, Et voici déja mille oiseaux Pendant leur nid a la fenêtre, Peuplant les bois, rasant les eaux. Tous les matins un doux bruit d'ailes Me réveille, et j'espère... hélas! A mes carreaux, noirs d'hirondelles, L'oiseau que j'attends ne vient pas. L'ambition me fut connue, Quand ie vis 1'aigle au large vol, Un jour, contempler de la nue Les insectes poudreux du sol; 88 l'oiseau que j'attends Je vois a la tempête noire L'aigle encor livrer des combats; Je le vois sans rêver la gloire: L'oiseau que j'attends ne vient pas. Voici le rossignol, qui cueille Un brin d'herbe pour se nourrir, Pais se cache au bois sous Ia feuille Pour chanter un jour, et mourir: II chante 1'amour... Ironie! Oiseau moqueur, chante plus bas: Et qu'ai-je besoin d'harmonie? L'oiseau que j'attends ne vient pas. Plus loin, le mart ine t des grèves, Sur un beau lac d'azur et d'or, Comme un poète snr ses réves, Se berce, voltige et s'endort. Dors et vole a ta fantaisie, Heureux frère; devant mes pas, Moi, j'ai vu fuir la poésie: L'oiseau que j'attends ne vient pas. Arrivé enfin, je t'en supplie, Noir messager dont Dieu se sert; Corbeau qui, sur les pas d'Elie, Emiettais du pain au désert, Portant la part que Dieu m'a faite. *) Arrivé, il est temps...; mais, hélas! Mort sans doute avec le prophéte, L'oiseau qne j'attends ne vient pas. ') «De 1834 a 1838, sa vie ne fut qu'une latte pénible et haletante... II avait faim.» Sainte-Beuve. (Le Myosotis, 1838 Ed. Garnier fréres) HÉGÉSIPPE MOREAU 89 LA VOULZIE S'il est un nom bien doux fait pour la poésie, Oh! dites, n'est-ce pas le nom de la Voulzief La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes lies? Non; Mais, avec un murmure aussi doux que son nom, Un tout petit ruisseau coulant visible a peine; Un géant altéré le boirait d'une haleine; Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots, Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots. Mais j'aime la Voulzie et ses bois noirs de müres, Et dans son lit de fleurs ses bonds et ses murmures. Enfant, j'ai bien souvent, a l'ombre des buissons, Dans le langage humain traduit ces vagues sons; Pauvre écolier rêveur et qu'on disait sauvage, Quand j'émiettais mon pain a l'oiseau du rivage,^ L'onde semblait me dire: «Espère! aux mauvais jours Dieu te rendra ton pain.» — Dieu me le doit toujours! C'était mon Égérie, et 1'oracle prospère A tontes mes douleurs jetait ce mot: «Espère! Espère et chante, enfant dont le berceau trembla; Plus de frayeur: Camille et ta mère sont la. Moi, j'aurai pour tes chants de longs échos ...» —Chimère! Le fossoyeur m'a pris et Camille et ma mère. J'avais bien des amis ici-bas quand j'y vins, Bluet éclos parmi les roses de Pro vins: Du sommeil de la mort, du sommeil que j'envie, Presque tous maintenant dorment, et, dans la vie, Le chemin dont 1'épine insulte a mes lambeaux, Comme une voie antique est bordé de tombeaux. Dans le pays des sourds j'ai promené ma lyre; J'ai chanté sans échos, et, pris d'un noir délire, J'ai brisé mon luth, puis de 1'ivoire sacré J'ai jeté les débris au vent... et j'ai pleuré! Pourtant, je te pardonne, 6 ma Voulzie! et même, go la voulzie Triste, tant j'ai besoin d'un confident qui m'aime, Me parle avec douceur et me trompe, qu'a van t De clore au jour mes yeux battus d'uto si long vent, Je veux faire a tes bords un saint pélerinage, Revour tous les buissons si chers a mon jeune age, Dormir encore au bruit de tes roseaux chanteurs, Et causer d'avenir avec tes flots menteurs. (Le Myosotis, 1838 Ed. Garnier frères) UN SOUVENIR A L'HÖPITAL Sur ce grabat, chaud de mon agonie, Pour la pitié, je trouve encor des pleurs; Car un parfum de gloire et de génie Est répandu dans ce lieu de douleurs: C'est la qu'il vint, veuf de ses espérances, Chanter encor, puis prier et mourir: Et je répète en comptant mes souffrances: Pauvre Gilbert1), que tu devais souffrir! Ha me disaient: Fils des Muses, courage! Nous veillerons sur ta lyre et ton sort; Ils le disaient hier, et dans 1'orage ') Ce nom fatal vient se placer comme de lui-même sous les jeunes plumes qui tremblent en 1'écrivant. Lkuteur de la Satire du aHx-huitieme siècle est une gloire consacrée devant laquelle on s'agenouille en fermant les yeux. Pour quiconque ose les ouvrir, il est évident que Gilbert ne fut ni un Chatterton ni un André Chénier, ni même un Malfilatre; mais il dut a son agonie solitaire une magnifique inspiration, et ses adieux a la vie, que tout le monde sait par coeur, suffiraient seuls, aujourd'hui qu'il a pris rang parmi les véritables poètes, pour faire taire a ses pieds tout reproche d'usurpation. H. Moreau HÉGÉSIPPE MOREAU 91 La Pitié seule aujourd'hui m'ouvre un port. Tremblez, méchants! mon dernier vers s'allume, Et si je meurs, il Vit pour vous flétrir... Hélas! mes doigts laissent tomber la plume: Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir! Si seulement une voix consolante Me répondait quand j'ai longtemps gémi! Si je pouvais sentir ma main tremblante Se réchauffer dans la main d'un ami! Mais que d'amis, sourds a ma voix plaintive, A leurs banquets, ce soir, vont accourir, Sans remarquer 1'absence d'un convive!... Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir! J'ai bien maudit le jour qui m'a vu naitre; Mais la nature est brillante d'attraits, Mais chaque soir le vent a ma fenêtre Vient secouer un parfum de forêts. Marcher a deux sur les fleurs et la mousse', Au fond des bois rêver, s'asseoir, courir, Oh! quel bonheur! oh! que la vie est douce 1... Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir! ') l) Gilbert, fransche -dichter, geboren in 1751, gestorven op dertigjarigen leeftijd in het Hötel-Dieu. Zijn le Poete mourant, in het hospitaal geschreven, is een der fraaiste lyrische gedichten. (Le Myosotis, 1838 Ed. Garnier frères) AUGUSTE BARBIER Henri-Auguste Barbier naquit a Paris, le 28 avril 1803. II fit d'abord son droit, mais se voua bientot a la littérature et débtita par un roman hislorique: les Mauvais garcons, écrit en collaboration avec Alph. Royer. C'est par ses Iambes >), dont les premiers: la Curée', 1'Idole, le Lion et la Popularité, sont surtout reste's citèbres, qu'il rèvtla son talent de poete satirique. II fit ensuite paraitre II Pianto et Lazare, ou il peignait Vabaissement polilique de F Italië et la misère du peuple en Angleterre (1833). • Ses dernières productions: Silves: (1864), Satires et Chants (1865), Rimes Légères, Satires (1867), ressemblaient si peu aux Iambes, qu'il a ete' élevé des doutes sur la question de savoir si on les devait bien au menu auteur. En 1860, Auguste Barbier fut élu membre de l'Academie francaise et en 1878, décoré de la Légion d'honneur. II est mort en 1882. •) In vorm en inhoud geheel onderscheiden van de Grieksche en Latijnsche jamben. 100 LE LION LE LION J'ai vu pendant trois jours, j'ai vu plein de colère Bondir et rebondir le lion populaire Sur le pavé sonnant de la grande cité Je 1'ai vu tout d'abord, une balie au cöté, Jetant a 1'air ses crins et sa gneule vorace, Mouvoir violemraent les muscles de sa face; J'ai vu son col s'enfler, son orbite rougir. Ses grands ongles s'étendre, et tout son corps rugir; Puis je 1'ai vu s'abattre a travers la mêlée, La poudre et les boulets a 1'ardente volée, Sur les marches du Louvre... et la, le poil en sang, Et les larges poumons lui battant dans le flanc, La langue toute rouge et la gueule béante, Haletant je 1'ai vu de sa croupe géante, Inondant le velours du tröne culbuté, Y vautrer tout du long sa fauve majesté. II Alors j'ai vu soudain une foule sans nombre Se trainer a plat ventre a 1'abri de son ombre; J'ai vu, pales encor du seul bruit de ses pas, Mille nains grelottant lui tendre les deux bras; Alors on caressa ses flancs et son oreille, On lui baisa le poil, on lui cria mer veille, Et chacun lui léchant les pieds, dans son effroi, Le nomma son lion, son sauveur et son roi. ') Zinspeling op de Julidagen der Parijsche omwenteling van 1830. auguste barbier 101 Mais, lorsque bien repu de sang et de louange, Jaloux de secouer les restes de sa fange, Le monstre a son réveil vonlut faire le beau; Quand, ouvrant son oeil jaune et remuant sa peau, Le erin dur, il voulut, comme 1'antique athlète, Sur son col musculeux dresser sa large tête, Et les barbes au vent, le front échevelé, Rugir en souverain, — il était muselé. (Iambes, 1831) L'IDOLE I Allons, chauffeur, allons, du charbon, de la houille, Du fer, du cuivre et de 1'étain; Allons, a large pelle, a grands bras plonge et fouille, Nourris le brasier, vieux Vulcain: Donne force pature a 1'avide fournaise; Car pour mettre ses dents en jeu, Pour tordre et dévorer le mé tal qui lui pèse, II lui faut le palais en feu. C'est bien, volei la lamme ardente, folie, immense, Implacable et couleur de sang, Qui tombe de la voüte, et 1'assaut qui commence, Chaque lingot se prend au flanc; Et ce ne sont que bonds, rugissements, délire, Cuivre sur plomb et plomb sur fer; Tout s'allonge, se tord, s'embrasse et se déchire Comme des damnés en enfer. Enfin 1'oeuvre est finie, enfin la flamme est morte, La fournaise fume et s'éteint, 102 l'idole L'airain bouillonne a flots; chauffeur, ouvre la porte Et laisse passer le hautain! O fleuve impétueux! mugis et prends ta course, Sors de ta loge, et d'un élan, D'un seul bond lance-toi comme un flot de la source, Comme une lamme du volcan! La terre ouvre son sein a tes vagues de lave; Précipite en bloc ta fureur, Dans le moule profond, bronze, descends esclave, Tu vas remonter empereur. II Encor Napoléon! encor sa grande image! Ah! que ce rude et dur guerrier Nous a coüté de sang, de larmes et d'outrage Pour quelques rameaux de laurier! Ce fut un triste jour pour Ia France abattue, Quand du haut de son piëdestal, Comme un voleur honteux, son antique statue Pendit sous un chanvre brutal. Alors on vit au pied de la haute colonne, Courbé sur un cable grincant, L'étranger, au long bruit d'un hourra monotone, Ëbranler le bronze puissant: Et quand sous mille efforts, la tête la première, Le bloc superbe et souverain Précipita sa chute, et sur la froide pierre Roula son cadavre d'airain, Le Hun, le Hun stupide, a la peau sale et rance, L'ceil plein d'une basse fureur, Aux rebords des ruisseaux, devant toute la France Tratna le front de 1'empereur. Ah! pour celui qui porte un cceur sous la mamelle Ce jour pèse comme un remord; Au front de tout Francais, c'est la tache éternelle Qui ne s'en va qu'avec la mort. AUGUSTE BARBIER I03 J'ai vu 1'invasion a l'ombre de nos marbres Entasser ses'lourds chariots; Je 1'ai vue arracher 1'écorce de nos arbres, Pour la jeter a ses chevaux; J'ai vu l'homme du Nord, a la lèvre farouche, Jusqu'au sang nous meurtrir la chair, Nous manger notre pain, et jusque dans la bouche S'en venir respirer notre air; Eh bien! dans tous ces jours d'abaissement, de peine, Pour tous ces outrages sans nom, Je n'ai jamais chargé qu'un être de ma haine... Sois maudit, 6 Napoléon! III O Corse a cheveux plats! que ta France était belle Au grand soleil de messidor! C'était une cavale indomptable et rebelle, Sans frein d'acier ni rênes d'or; Une jument sauvage a la croupe rustique, Fumante encor du sang des rois, Mais fiére, et d'un pied fort heurtant le sol antique, Libre pour la première fois. Jamais aucune main n'avait passé sur elle Pour la flétrir et 1'outrager; Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle Et le harnais de 1'étranger; Tout son poil étatt vierge, et, belle vagabonde, L'oeil haut, la croupe en mouvement, Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde Du bruit de son hennissement. Tu parus, et sitöt que tu vis son allure, Ses reins si sonples et dispos, Dompteur audacieux1), tu pris sa chevelure, Tu montas botté sur son dos. t) In de eerste uitgave stond: Centaure impétueux. 104 l'idole Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre, La poudre, les tambours battan ts, Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre Et des combats pour passe-temps; Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes; Toujours Pair, toujours le travail, Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes, Toujours du sang jusqu'au poitrail. Quinze ans, son dur sabot, dans sa course rapide, Broya les générations; Quinze ans, elle passa, fumante, a toute bride, Sur le ventre des nations: Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière D'aller sans user son chemin, De pétrir 1'univers, et comme une poussière De soulever le genre humain; Les jarrets épuisés, haletante et sans force, Prés de fléchir a chaque pas, Elle demanda grace a son cavalier corse; Mais, bourreau, tu n'écoutas pas! Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse, Pour étouffer ses cris arden ts; Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse, De fureur, tu brisas ses dents; Elle se releva: mais un jour de bataille, Ne pouvant plus mordre ses freins, Mourante, die tomba sur un lit de mitraille Et du coup, te cassa les reins. IV Maintenant tu renais de ta chute profonde: Pareil a 1'aigle radieux. Tu reprends ton essor pour dominer le monde, Ton image remonte aux cieux. Napoléon n'est plus ce voleur de couronne, Cet usurpateur effronté, AUGUSTE BARBIER 105 Qui serra sans pitié, sous les coussins du tróne, La gorge de la Liberté; Ce triste et vieux forgat de la Sainte-Alliance l) Qui mourut sur un noir rocher, Tralnant comme un boulet 1'image de la France Sous le baton de 1'étranger; Non, non, Napoléon n'est plus souillé de fanges: Gr&ce aux flatteurs mélodieux, Aux poètes menteurs, *) aux sonneurs de louanges, César est mis au rang des dieux. Son image reluit a toutes les murailles; Son nom dans tous les carrefours Résonne incessamment, comme au fort des batailles II résonnait sur les tambours. Fuis de ces hauts quartiers oü le peuple foisonne, Paris, comme un vieux pèlerin, Redescend tous les jours au pied de la colonne Abaisser son front souverain. Et la, les bras chargés de palmes éphémères, Inondant de bouquets de fleurs Ce bronze que jamais ne regardent les mères, Ce bronze grandi sous leurs pleurs; En veste d'ouvrier, dans son ivresse folie, Au bruit du fifre et du clairon, Paris d'un pied joyeux danse la carmagnole Autour du grand Napoléon. V Ainsi, passez, passez, monarques débonnaires, Doux pasteurs de 1'humanité; Hommes sages, passez comme des fronts vulgaires Sans renet d'immortalité! t) Het Heilig Verbond der vorsten van Europa. s) Zinspeling op Victor Hugo en Béranger, wier gedichten veel bijdroegen tot de herleving der Napoleon-vereering. Zie o. a. blz. 21 en 75- io6 l'idole Du peuple vainement tous allégez la chaine; Vainement, tranquille troupeau, Le peuple sur tos pas, sans sueur et sans peine, S'achemine Ters le tombeau: Sitöt qu'a son déclin, votre astre tutélaire Épanche son dernier rayon, Votre nom qui s'éteint sur le flot populaire Tracé a peine un léger sillon. Passez, passez, pour tous point de haute statue: Le peuple perdra votre nom; Car il ne se souvient que de l'homme qui tue Avec le sabre ou le canon; II n'aime que le bras qui dans des champs humides Par milliers fait pourrir ses os; II ai me qui lui fait batir des Pyramides, Porter des pierres sur le dos. (Iambes, 1831) GUSTAVE MATHIEU Gustave Mathieu, né dans la Niivre en 1808, mourut en 1877 a Bois-le-Roi, sous Fontainebleau. Dans sa jeunesse il fit le tour du monde; le souvenir de ce voyage lui inspira plusieurs belles poésies d'une empreinte trés personnelle. Cilons parmi ses chansons: Chante-clair, le vieux coq des Gaules et Cendennette, jolie scène d'intérieur. ■ Ses poésies ont paru chez G. Charpentier en 1877 sous le titre: Parfums, Chants et Couleurs. UN HOMME A LA MER I Sous la nuit sombre et sans étoiles, Par grosse mer et loin du port, On a cargué les hautes voiles, II vente de plus en plus fort. Sous le flot qui déferle et gronde, Ils se ha tent, les francs gabiers, ') La cloche appelant tout Ie monde Pour le bas ris -) dans les huniers. ') matrozen. *) zeilen reven. io8 UN HOMME i LA MER De 1'arrière au mat de misaine, Hatons-nous! le vent n'attend pas; Ainsi le veut le capitaine Du grand trois-mats. II L'équipage dans la mature Sur tbus les points s'est élancé, Et sur la vergue a rempointure Le plus leste s'est avancé... Quand tout a coup un cri sauvage Sonna plaintif et sans espoir, Et dans les lueurs du sillage Un matelot passa tout noir. De 1'arrière au mat de misaine, Hatons-nous! le vent n'attend pas; Ainsi le veut le capitaine Du grand trois-mats. III Le capitaine a dit: «Silence! Sauvons d'abord le grand trois-mats; Quand le danger pour tous commence, Non, pour un seul je n'attends pas ..., Que la vague lui soit légere! Et si nous revoyons le port, Nous dirons a sa vieille mère, Nous lui dirons... qu'il ventait fort.» Du grand mat au mat de misaine, Hatons-nous1! le vent n'attend pas; Ainsi le veut le capitaine Du grand trois-mats. (Parfums, Chants et Couleurs, 1877 Ed. G. Charpentier) SOULARY (Joseph-Marie, dit JoséphinJ né a Lyon, le 23 février 1813, mort en 1801. Sa familie, originaire de Genes, s'expalria en 1762 et vint s'établir a Lyon, ou elle apporta P industrie dei velours brochés d'or et d'argent. Le poete publia ses premiers essais littéraires a Vage de 17 ans, dans le journal 1'Indicateur de Bordeaux. II fut successivement soldat, commis dans une maison de commerce, puis employé dans les bureaux de la Préfecture du Rhcne, oü il devint chef de Division, en 1843. Dans la dernière partie da sa vie, il fut Bibliothécaire de la ville de Lyon au Palais des Arts. II a publié successivement: les Sonnets humoristiques (1854), les Sonnets, Poèmes et Poésies (1858), les Figurines (1858), les Diables bleus (1870), les Poèmes pendant 1'invasion (1871), la Chasse aux mouches d'or (1876), les Rimes ironiques (1877), un grand Homme qu'on attend, comédie en 2 actes et en vers, la Lune rousse, comédie en 2 actes et en prose, etc. En 1838, le Prtnce de Carignan lui envoya une médaille en or, frappée a son nom, avec eeile légende: «Giuseppe Soulary guido le muse francesi all' itali fonté». En 1860, il regut du roi Victor-Emmanuel la décoration des Saints Maurice et Lazare. En 1866, il fut décoré de la Légion d'honneur. En outre il fut membre de V'Académie de Lyon, de l'Athénée de Troyes et de plusieurs sociélés savantes. HO LES DEUX ROSES LES DEUX ROSES Hier sous la verte tonnelle J'apergus Rose qui pleurait, Et, pleurant, de larmes couvrait Une rose, moins rose qu'elle. «Qui peut te causer tel regret!» Dis-je a la blonde colombelle. «Ah! Monsieur, répondit la belle, Entre nous, c'est un grand secret! Je passais la, lorsqu'une rose, Celle-la que de pleurs j'arrose, M'a dit de sa plus douce voix: «Rose ouverte plus ne se ferme 1» Et mon coeur qui s'onvre, je crois, Au petit pat re de la ferme!» (Sonnets. Poèmes et Poésies, 1858 Ed. A. Lemerre) L'ÉPOUVANTAIL Sous son coquet chapeau de paille d'Italie, Dès qu'elle se montrait, les moineaux, fol essaim, S'en venaient picorer, dans le creux de sa main, La cerise pour eux sur la branche cueülie. Jamais cour plus fidéle et reine plus jolie! La reine avait grand coeur; sa cour avait grand'faim, L'avare jardinier maugréait; mais en vain II rêvait d'en finir avec cette folie. SOULARY III Elle est morte. Un matin, Ie méchant jardinier Du chapeau de 1'enfant coiffe le cerisier, Comme un épouvantail contre la gourmandise. Artifice trom peur! Les oiseaux familiers, Pensant revoir leur soeur, accourent par milliers. Le cerisier, le soir, n'eut plus une cerise. (ibid) SUR LA MONTAGNE Des sommets les plus fiers, je touche enfin la crête. Mais plus loin n'est-il pas un horizon plus beau? L'oiseau monte si haut au-dessus de ma tête! Et je voudrais monter bien plus haut que l'oiseau! Si haut que l'oiseau plane en 1'azur sa conquête, II ne perd pas des yeux son nid dans ce rameau; Si bas que l'homme rampe au sillon qui 1'arrête, Ses yeux piongent toujours dans un azur nouveau! Combien de cieux franchir encor, quelle étendue, Pour atteindre a 1'objet qui tente et fuit ma vue? — Comme l'oiseau, poète, abaisse ton regard! Ce qu'au loin ton vol cherche est dans ce brin de mousse: Dieu, dont le doublé aimant t'attire et te repousse, S'il n'était que la-haut ne serait nulle part! (ibid) Il8 LE CHANT DES OUVRIERS Cependant notre sang vermeil Coule impétueux dans nos veines; Nous nous plairion» au grand soleil Et sous les rameaux verts des chênes. Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir, pour boire a la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons, A 1'indépendance du monde! A chaque fois que par torrents Notre sang coule sur le monde, C'est toujours pour quelques tyrans Que cette rosée est féconde; Ménageons-le dorénavant, L'amour est plus fort que la guerre: En attendant qu'un meilleur vent Soufflé du ciel ou de la terre, Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir pour boire a la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons, A 1'indépendance du monde! (Chants et Poésies, 1861) LECONTE DE LISLE Charles-Marie Ltcontc de Lislf ne a Saint-Pml, ile de la Méunion, le 22 octobre 1818, mort a. Louveciennes, le/8jutllet 1804 Elevé par son père, grand admirateur de Rousseau, il fit ses études dans son pays et apres plusieurs voyages, notamment dans Pinde, il vint ensuite en France et se fixa a Parts, en 1847. H commenca par donner des lecons ét gr cc, ce qui Pamena h traduire les poites de la Gfice antique, tels que Homere, Hésiode, Théocrite, Horace, Sophoelc, Vtrgile et dauires% Attaché a la Bibliothèque du Luxembourg, U- fut nomme sous-bibliothécaire, en 1873-, et apres la mort de Victor Hugo, fj886) élu Membre de VAcadémie francaise. II débuta en 1852 par les Poèmes Antiqnes; un second ■volume, Poèmes et Poésies, fut édité peu de temps apres. Ces deux recueils, réunis en un seul, furent reimprimes sous le premier litre (édition définitive 1874J. Puis tl donna les Poèmes Barbares (édition définitive 1872^ les Foemes Tragiques (1886) et une tragédie antique en vers, les Ermnyes, représentée a VOdéon, en 1873. En 1805 ont paru les Derniers poèmes, ceuvre posthume. . Ses auvres completes sont puilUtt par M. A. Lemerre, Parts. 120 la cavale POÈMES ANTIQUES LA CAVALE O jeune cavale, au regard farouche. Qui cours dans les prés d'herbe grasse emplis, L écume de neige argente ta bouche. La sueur ruisselle a tes flancs polis. Vigoureuse enfant des plaines de Thrace Tu hennis au bord du fleuve mouvant ' Tu fois, tu bondis, la crinière au vent: Les daims auraient peine a suivre ta tracé. Mais bientdt, ployant sur tes jarrets forts Au hardi dompteur vainement rebelle Tu te soumettras, humble et non moins belle, Et tes blanches dents rongeront le mors! (Poèmes antiques, 1852, Ed. A. Lemerre) L'ENFANCE D'HÈRAKLÈS ') Orión , tout couvert de la neige du póle, Auprès du Chien Sanglant montrait sa rude épaule L ombre silencieuse au loin se déroulait. Alkmène ayant lavé ses fils, gorgés de lait *) Zoon van Zeus, bij Alcmene. LECONTE DE LISLE 121 En un creux bonclier a 4a bordure haute, Hérolque berceau, les coucha cóte a cóte, Et, souriant, leur dit: — Dormez, mes bien-aimés Beaux et pleins de santé, mes chers petits, dormez, Que la Nuit bienveillante et les Heures divines Charment d'un rêve d'or vos ames enfantines! — Elle dit, caresse d'une légere main L'un et 1'autre enlacés dans leur couche d'airain, Et la fit osciller, baisant leurs frais visages, Et conjurant pour eux les sinistres présages. Alors, le doux Sommeil, en effleurant leurs yeux, Les berga d'un repos innocent et joyeux. Ceinte d'astres, la Nuit, au milieu de sa course, Vers 1'occident plus noir poussait le char de 1'Ourse. Tout se taisait, les monts, les villes et les bois, Les cris du misérable et le souci des rois. Les Dieux dormaient, rêvant 1'odeur des sacrifices; Mais veillant seule, Hèra l), féconde en artifices, Suscita deux dragons écaillés, deux serpents Horribles, aux replis azurés et rampants, Qui devaient étouffer, messagers de sa haine, Dans son berceau guerrier 1'Enfant de la Thébaine. Ils franchissènt le seuil et son doublé pilier, Et dardent leur oeil glauque au fond du bouclier. Iphiklès 2), en sursaut, a 1'aspect des deux bêtes, De la langue qui siffle et des dents toutes prêtes, Tremble, et son jeune coeur se glacé, et palissant Dans sa terreur soudaine il jette un cri pergant, Se débat et veut fuir le danger qui le presse; Mais Hèraklès, debont, dans ses langes se dresse, S'attache aux deux serpents, rive a leurs cous visqueux, Ses doigts divins, et fait, en jouant avec eux, ') Gemalin van Zeus. !) Tweelingbroeder van Hercules. 122 HÈRAKLÈS AU TAUREAU Leurs globes, élargis sous 1'étreinte subite, Jaillir comme une braise au dela de 1'orbite. Ils fouettent en vain 1'air, musculeux et gonflés, L'Enfant sacré les tient, les secoue étranglés, Et rit en les voyant, pleins de rage et de bave, Se tordre tout autour du bouclier concave. Puis, il les jette morts le long des marbres blancs, Et croise pour dormir ses petits bras sanglants. Dors, Justicier futur, dompteur des anciens crimes, Dans 1'attente et 1'orgueilide-tes faits magnanimes; Toi qne les pins d'Oita l) verront, bücher sacré, La chair vive, et 1'esprit par 1'angoisse épuré, Laisser, pour être un Dieu, sur la cime enflammée, Ta cendre ét ta massue et la peau de Némée!)! (ibid) HÈRAKLÈS AU TAUREAU Le soleil déclinait vers Pécume des flots, Et les grasses brebis revenaient aux enclos' Et les vaches suivaient, semblables aux nuées Qui roulent sans relache, a la file entralnées, Lorsque le vent d'automne, au travers du ciel noir, Les chasse a grands coups d'aile, et qu'elles vont pleuvoir Derrière les brebis, toutes lourdes de laine, Telles s'amoncelalent les vaches dans la plaine. La campagne n1 était qu'un seul mugissement, Et les grands chiens d'Elis aboyaient bruyamment. Puis, succédaient trois cents taureaux aux larges cuisses, Puis, deux cents au poil rouge, inquiets des génisses; l) De berg Oeta, op welks top Hercules een brandstapel oprichtte, om door den vuurdood een einde aan zijn leven te maken en zoo de onsterfelijkheid te verwerven. *) Zinspeling op de huid van den leeuw, door Hercules in de vlakte van Nemea gedood. LECONTE DE LISLE I2J Puis douze, les plus beaux et parfaitement blancs, Qui de leurs fouets velus rafraichissaient leurs flancs, Hauts de taille, vétus de force et de courage, Et paissant d'habitude au meilleur paturage, Plus noble encor, plus fier, plus brave, plus grand qu'eux, En avant, isolé comme un chef belliqueux, Phaéton les guidait, luï^'l'orgueil de 1'étable, Que les anciens bouviers disaient a Zeus semblable, Quand le Dieu triomphant, ceint d'écume et de fleurs, Nageait dans la mer glauque avec Europe en pleurs. Or, dardant ses yeux prompts sur la peau léonine Dont Hèraklès couvrait son épaule divine, Irritable, il voulut heurter d'un brusque choc, Contre cet étranger son front dur comme un roe; Mais, ferme sur ses pieds, tel qu'une antique borne, Le heros d'une main le saisit par la corne, Et, sans rompre d'un pas, il lui ploya le col, Meurtrissant ses naseaux furieux dans le sol: Et les bergers, en foule, autour du fils d'Alkmène, Stupéfaits, admiraient sa vigueur surhumaine, Tandis que, blancs dompteurs de ce soudain péril, De grands muscles roidis gonflaient son bras viril. (ibid). MIDI Midi, roi des étés, épandu sur la plaine, Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu. Tout se tait. L'air flamboie et brüle sans haleine; La terre est assoupie en sa robe de feu. L'étendue est immense et les champs n'ont point d'ombre Et la source est tarie oü buvaient les troupeaux• La lointaine forêt, dont la lisière est sombre, Dort la-bas, immobile, en un pesant repos. 124 MIDI Seuls, les grands blés müris, tels qu'une mer dorée, Se déroulent an loin, dédaigneux du sommeil; Pacifiques enfants de la terre sacrée, Ils épnisent sans peur la coupe du soleil. Parfois, comme un soupir de leur ame bruiante, Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux, Une ondulation majestueuse et lente S'éveille, et va mourir a 1'horizon poudreux. Non loin quelques boeufs blancs. couchés uarmi les herbpo Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais, Et suivent de leurs yeux languissants et superbes Le songe intérieur qu'ils n'achèvent jamais. Homme, si le cceur plein de joie ou d'amertume, Tu passais vers midi dans les champs radieux, Fuisl la nature est vide et le soleil consume: Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux. Mats si, désabusé des larmes et du rire, Altéré de 1'oubli de ce monde agité, Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire, Goüter une suprème et morne volupté: Viens! Le soleil te parle en paroles sublimes; Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin; Et retourne a pas lents vers les cités infimes, Le coeur trempé sept fois dans le néant divin. (ibid) LECONTE DE L1SLE POÈMES BARBARES LE CCEUR DE HIALMAR Une nuit claire, un vent glacé. La neige est rouge. Mille braves sont la qui dorment sans tombeaux, L'épée au poing, les yeux hagards. Pas un ne bouge. Au-dessus tourne et crie un vol de noirs corbeaux. La lune froide verse au loin sa pale lamme. Hialmar se soulève entre les morts sanglants, Appuyé des deux mains au troncon de sa lame. La pourpre du combat ruisselle de ses fiancs. — Hola! Quelqu'un a-t-il encore un peu d'haleine, Parmi tant de joyeux et robustes garcons Qui, ce matin, riaient et chantaient a voix pleine Comme des merles dans 1'épaisseur des buissons? Tous sont muets. Mon casque est rompu, mon armure Est trouée, et la hache a fait sauter ses clous. Mes yeux saignent. J'entends un immense murmure Pareil aux hurlement de la mer ou des loups. Viens par ici, corbeau, mon brave mangeur d'hommes! Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de ter, Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes. Porte mon cceur tout chaud a la fille d'Ylmer. 126 chrisïine Dans Upsal, oü les Jarls ') boivent la bonne bière, Et chantent, en heurtant les cruches d'or, en choeur, A tire-d'aile vole, 6 ródeur de brnyère! Cherche ma fiancée et porte-lui mon cceur. Au sommet de la tour que hantent les corneilles, Tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux noirs. Deux anneaux d'argent fin lui pendent aux oreilles, Et ses yeux sont plus clairs que 1'astre des beaux soirs. Va, sombre messager, dis-lui bien que je 1'aime, Et que voici mon cceur. Elle reconnaitra Qu'ü est rouge et solide et non tremblant et blême, Et la fille d'Ylmer, corbeau, te sourira! Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures. J'ai fait mon temps. Buvez, ó loups, mon sang vermeil. Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures, Je vais m'asseoir parmi les Dieux, dans le soleil! (Poèmes barbares, 1862 Ed. A. Lemerre) CHRISTINE Une étoile d'or la-bas illumine Le bleu de la nuit, derrière les monts; : La lune blanchit la verte colline: Pourquoi pleures-tu, petite Christine? II est tard, dormons. — Mon fiancé dort sous la noire terre, Dans la froide tombe il rêve de nous. Laissez-moi pleurer, ma peine est amère: Laissez-moi gémir et veiller, ma mère: Les pleurs me sont doux. i) Edelen. LECONTÜ DE LISLE 127 La mère repose, et Christine pleure, Immobile auprès de 1'a.tre noirci. Au long tintement de la douzième heure, Un doigt léger frappe a 1'humble demeure: — Qui donc vient iei>>' — Tire le verrouj Christine, ouvre vite: C'est ton jeune ami, c'est ton fiancé. Un suaire étroit a peine m'abrite; J'ai quitté pour toi, ma chère petite, Mon tombeau glacé. Et cosur contre cceur tous deux ils s'unissent. Chaque baiser dure une éternité: Les baisers d'amonr jamais ne finissent. lis causent longtemps, mais les heures glissent, Le coq a chanté. — Le coq a chanté, voici 1'aube claire; L'étoile s'éteint, le ciel est d'argent. Adieu, mon amour, souviens-toi, ma chère; Les morts vont rentrer dans la noire terre, Jusqu'au jugement. — O mon fiancé, souffres^ta, dit-elle, Quand le vent d'hiver gémit dans les bois, Quand la froide pluie aux tombeaux ruisselle? Pauvre ami, couché dans l'ombre éterneüe,' Entends-tu ma voix? — Au rire joyeux de ta ièvre rose, Mieux qu'au soleil d'or le pré rougissant, Mon cercueil s'emplit de feuilles de rose: Mais tes pleurs amers dans ma tombe close Font pleuvoir du sang. 128 CHRISTINE Ne pleure jamais. Ici-bas tout cesse. Mais le vrai bonheur nous attend au ciel. Si tn m'as aimé, garde ma promesse: Dieu nous rendra tout, amour et jeunesse, Au jour éternel. — Non! je t'ai donné ma foi virginale; Pour me suivre aussi, ne mourrais-tu pas? Non, je yeux dormir ma nuit nuptiale, Blanche, a tes cötés, sous la lune pale, Morte entre tes bras. Lui ne répond rien. II marche et la guide. A 1'horizon bleu le soleil parait. Ils hatent alors leur course rapide, Et vont, traversant sur la mousse humide La longue forêt. Voici les pins noirs du vieux cimetière. — Adieu, quitte-moi, reprends ton chemin: Mon unique amour, entends ma prière! — Mais elle au tombeau descend la première, Et lui tend la main. Et depuis ce jour, sous la croix de cuivre, Dans la même tombe ils dorment tous deux. O sommeil divin dont le charme eniyre! Ils aiment toujours. Heureux qui peut vivre Et mourir comme eux. (ibid) LECONTE DE LISTLE 129 UN CLAIR DE LUNE Au plus creux des ravins emplis de bloes confus, De flaques d'eau luisant par endroits sous les ombres, La lune, d'un trait net, sculpte les lignes sombres De vieux taoncs d'arbres morts roides comme des futs. Dans les taïilis baignés de violents aromes Qu'une brume attiédie humecte de sueur, Elle tombe, et blanchit de sa dure lueur Le sentier des lions chasseurs de boeufs et d'hommes. Un rauque grondement monte, roule et grandit. Tout un monde effrayé rampe sous les arbustes; Une souple panthère arque ses reins robustes Et de 1'autre cöté du ravin noir bondit. Les fragments de bois sec craquent parmi les pierres: On entend approeher un soufflé rude et sourd Qui halète, et des pas légers prés d'un pas lourd; • Des feux luisent au fond d'invisibles paupières. Un vieux roi chevelu, maigre, marche en avant; Et flairant la rumeur nocturne qui fourmille, Le col droit, l'ceil au guet, la farouche familie, Lionne et lionceaux, suit, les muftes au vent. Le pére, de ses crins voilant sa tête anreuse, Hume un parfum subtil dans 1'herbe et les cailloux; II hésite et repart, et sa queue au fouet roux Par intervalles bat ses flancs que la faim creuse. 9 '30 LE JAGUAR Hors du fourré, tous quatre, au falte du coteau Aspirant dans 1'air tiède une proie incertaine, ün instant arrêtés, regardent par U plaine Que la lune revêt de son blême manteau. La mère et les enfants se couchent sur la ronce. "le™,de » «uit pousse un rugissement yui, d échos en échos, mélancoliquement Comme un grave tonnerre a I'horfcon s'enfonce. (ibid) LE JAGUAR Sons le rideau lointain des escarpements sombres La lumière, par flots écumeux, semble choir- ' Et les mornes pampas oü s'allongent les omb'res frémissent vaguement a la fralcheur du soir Des marais, hérissés d'herbes haut es et rudes Des sables, des massifs d'arbres, des rochers nus Mon tent, roulent, épars, du fond des solitudes ' De sinistres soupirs au soleil inconnus. La lune, qui s'allume entre des vapeurs blanches, 5>ur la vase d'un fleuve aux sourds bouillonnements troide et dure, a travers 1'épais réseau des branches, fait reluire le dos rugueux des calmans. LECONTE DE LISLE 131 Les uns, le long du bord traïnant leurs cuisses torses, Pleins de faim, font claquer leurs machoires de fer; D'autres, tels que des troncs vêtus d'apres écorces, Gisent, entre-baillant la gueule aux courants d'air. Dans 1'acajou fourchu, lové') comme un reptile, C'est 1'heure oü l'ceil mi clos et le mufle en avant, Le chasseur au beau poil flaire une odeur subtile, Un parfum de chair vive égaré dans le vent. Ramassé sur ses reins musculeux, il dispose Ses ongles et ses dents pour son oeuvre de mort; II se lisse la barbe avec sa langue rose, II laboure 1'ecorce et 1'arrache et la mord. Tordant sa souple queue en spirale, il en fouette Le tronc de 1'acajou d'un brusque enroulement; Puis sur sa patte roide il allonge la tête, Et, comme pour dormir, il rale doucement. Mais voici qu'il se tait, et, tel qu'un bloc de pierre, Immobile, s'affaisse au milieu des rameaux: Un grand boeuf des pampas entre dans la clairière, Corne haute et deux jets de fumée aux naseaux. Celui-ci fait trois pas. La peur le cloue en place. Au sommet d'un tronc noir qu'il effleure en passant, Plantés droit dans sa chair oü court un froid de glacé, Flambent deux yeux zébrés8) d'or, d'agate et de sang. ') lové: opgerold. *) Zébré: gestreept als de zebra. 132 IS COLIBRI Stupide, vacillant sur ses jambes inertes, II pousse contre terre un mugissement fou; Et, le jaguar, du creux des branches entr'ouvertes, Se détend comme un are et le saisit au cou. Le boeuf cède, en trouant la terre de ses cornes, Sous le choc imprévu, qui le force a plier; Mais bi en tót, furieux, par les plaines sans hornes, II emporte au hasard son fauve cavalier. Sur le sable mouvant qui s'amoncelle en dune, De marais, de rochers, de buissons entravé, Ils passent, aux lueurs blafardes de la lune, L'un ivre, aveugle, en sang, 1'autre a sa chair rivé. Ils piongent au plus noir de 1'immobile espace, Et 1'horizon recule et s'élargit toujours; Et, d'instants en instants, leur rumeur qui s'efface Dans la nuit et la mort enfonce ses bruits sourds. (ibid) LE COLIBRI Le vert colibri, le roi des collines. Voyant la rosée et le soleil clair Luire dans son nid tissé d'herbes fines, Comme un frais rayon s'échappe dans 1'air. II se hate et vole aux sources voisines, Oü les bambous font le bruit de la mer: Oü 1'acoka rouge, aux odeurs divines, S'ouvre et porte au coeur un humide éclair. leconte de lisle 133 Vers la fleur dorée il descend, se pose, Et bok tant d'amour dans la coupé M|f| Qu'il meurt, ne sachant s'il 1'a pu tarir! Sur la lèvre pure, 6 ma bien-aimée, Telle aussi mon ame eut voulu mourir Du premier baiser qui 1'a parfumée'. (ibid) UN ACTE DE CHARITE Certes, en ce temps-la, le bon pays de France Par le fait de Satan fut trés fort éprouvé, Pas un grêle fétu du sol n'ayant levé Et le maigre bétail étant mort de souffrance. Trois ans passés, un vrai déluge, nuit et jour, Ruisselait par les champs oü débordaient les fleuves. Or chacun subissait les communes épreuves, Le bourgeois dans sa ville et le sire en sa tour. Mais les Jacques1), Seigneur! dévorés de famine, Ils vaguaient au hasard le long des grands chemins, Haillonneux et geignant et se tordant les mains, Et faisant rebrousser les loups, rien qu'a la mine! ») Jacques : bijnaam van den franschen boer. jacqumie: Opstand der boeren in 1357- UW ACTE DE CHARITÉ Lété durant, tout mal est moindre, quoique amerOn se pouvait encor nonrrir malgré le Diable; Mats: ou U chose en soi devenait effroyable, fcainte Vierge! c'était par les froids de 1'hiver. Par^m; spectres', S'U m ™» nom dont on les nomme, riï ™ .Sm H neige' éti9ues' ab™, Kalaient. On entendait se mêler dans les bois Les cns ranqnes des chiens aux hurlements de l'homme. Frétia«nti d'h^Tble, j"?* aPrès des j«m affreux; ï? i£ USJ0lU tendaient a«x Plus faibles des p éges Et le Maudit put voir des repas sacriléges P g ' Un les .enfants d'Adam se dévoraient entre eux. Donc , en ces temps damnés, une trés noble dame Vivait dans son terroir, prés la cité de Meaux. Quand le pauvre pays fut en proie a ces maux, " Une grande pitié s'éveilla dans son ame. Elle ouvrit ses greniers aux gens saisis de faim bacnfia ses bceufs, ses vaches nar centaines, Donna t*fntP ^ i ™ndit 1'« de ses'chalnes JJonna tant, que tout vint a lui manquer enfin. Alors, par bonté pure, elle se fit errante: fclle allait conduisant son monde exténué Eong troupeau qui n'était jamais diminué , Car, pour dix qui mouraient, il en survenait trente. Mais les villes levaient les herses, dans la peur Que la horde affamée engloutlt leur réserve. E» ce «lècte^ ^Die,, du pareil nous préserve' _ Les bourgeois avaient plus d'angelots que de cceur LECONTE DE LISLE 135 Les campagnes étant désertes, tout en friche, II fallait en finir. La Dame résolut De délivrer les siens en faisant leur saint; Car en charité vraie elle était toujours riche. Une nuit que six cents mendiants s'étaient mis A 1'abri du grand froid en une vaste grange, Pleine de dévoüment et d'une force étrange, Elle barricada tous ses pauvres amis. Aux angles du réduit de sapin et de chaume, Versant des pleurs amers, elle alluma du feu: — J'ai fait ce que j'ai pu, je tous remets a Dieu, Cria-t-elle, et Jésus tous oUTre son royaume! — Tous passèrent ainsi dans leur éternité; Prompte mort, d'une paix bienheureuse suivie. Pour la Dame, en un cloltre elle acheva sa Vie. Que Dieu la jnge en son infaillible équité! (ibid) 136 LA CHASSE DE l'AIGLE POÈMES TRAGIQUES LA CHASSE DE L'AIGLE L'aigle noir aux yeux d'or, prince du ciel mongol . Ouvre, dès le premier rayon de 1'aube claire, Ses ailes, comme un large et sombre parasol. Un instant immobile, il plane, épie et flaire. La-bas, au liane du roe crevassé, ses aiglons Erigent, affamés, leurs cous an bord de 1'aire. Par la steppe sans fin, coteau, plaine et vallons, L'ceil lnisant a travers 1'épais erin qui 1'obstrue, Paturent, ca et la, des hardes d'étalons. L'un d'eux, parfois, hennit vers 1'aube, 1'autre rue: Ou quelque autre, tordant la queue, allègrement, Pris de vettige, court dans 1'herbe jaune et drue. La lumière, en un frais et vif pétillement, Crott, s'élance par jet, s'échappe par fusee, Et 1'orbe du soleil émerge au firmament. A 1'horizon subtil oü bleuit Ia rosée Morne dans Pair brillant, Paigle darde, anxieux Sa prunelle infaillible et de faim aiguisée. LECONTE DE LISLE 137 Mais il n'apercpit rien qui vole par les cieux, Rien qui surgisse au loin dans la steppe aurorale, Cerf ni daim, ni gazelle aux bonds capricieux. II fait claquer son bec avec un apre r≤ D'un coup d'aile irrité, pour mieux voir de plus haut, II s'enlève, descend et remonte en spirale. L'heure passé, 1'air brüle. II a faim. A défaut De gazelle ou de daim, sa proie accontumée, C'est de la chair, vivante ou morte, qu'il lui faut. Or, dans sa robe blanche et rase, une fumée Autour de ses naseaux roses et palpitants, .Un étalon conduit la hennissante armée. Quand il jette un appel vers les cieux eclatants, La harde, qui tressaille a sa voix fiére et breve, Accourt, 1'oreille droite et les longs crins flottants. L'aigle tombe sur lui comme un sinistre rêve, S'attache au col troué par ses ongles de fer Et plonge son bec courbé au fond des yeux qu'il crève. Cabré, de ses deux pieds convulsifs bat tant 1'air, Et comme empanaché de la béte vorace, L'étalon tuit dans l'ombre ardente de 1'enfer. Le ventte contre 1'herbe, il fait, et,, sur sa tracé, Ruisselle de 1'orbite excave un flux sanglant; II fuit, et son bourreau le mange et le harasse. 13» la chasse de l'aigle L'agonie en sueur fait haleter son flanc; II renacle, et secoue, enivré de démence, Cette grande aile ouverte et ce bec aveuglant. II franchit, furieux, la solitude immense S'arrête brusquement, sur ses jarrets ployé, S'abat et se relève et toujours recommence. Pais, rompu de 1'effort en vain mnltiplié, L'écume aux dents, tirant sa langue blême et rêche Par la steppe natale il tombe foudroyé. La, ses os blanchiront au soleil qui le sèche • Et le sombre Chasseur des plaines, 1'aigle no'ir, Retoume au nid avec un Iambeau de chair fralche. Ses petits affamés seront repus ce soir. (Poèmes tragiques, 1886 Ed. A. Lemerre) AUGUSTE LACAUSSADE, né en 1817, mort en 1807. Natif de Vile de Bourbon, il se fixa de bonne heure en Frame. Son premier recueil de poésies: les Salaziennes, parut en 1830. II a donné depuis les Poèmes et Paysages (1852), les Epaves (1861), volumes couronnés par l'Académie francaise, le Cri de guerre, le Siège de Paris,les Anacréontiques, etc. L'HEURE DE MIDI Midi! 1'heure de feu! 1'heure a la rouge haleine! Sur les champs embrasés pèse ttn air étouffant: Le soleil darde a pic ses flammes sur la plaine: Le ciel brüle implacable, et la terre se fend. La nature n'a plus ni brises, ni murmures; Le fiot tarit; dans 1'herbe on n'entend rien frémir; Les pies ardents, les bois aux muettes ramures, D'un morne et lourd sommeil tout semble au loin dormir. '4° rêverie L'immobile palmier des savanes brülantes, Abritant les troupeaux sous ses rameaux penchés, Courbe languissamment ses palmes indolentes Sur les bceufs ruminants, dans son ombre couchés. C'est 1'heure oü dans la source a la voute pierreuse, Le chasseur, fils des monts, plonge ses pieds nerveux ; C'est 1'heure oü le ramier de la forêt ombreuse Trempe son bleu plumage aux eaux des bassins bleus. Comme eux, tandis qu'au loin la glèbe s'ouvre et fume, Parmi les nymphéas '), dans le lac argenté , Baigne, 6 doux bengali s) ! baigne ta molle plume, Ta plume au duvet rouge et de blanc moucheté. (Poèmes et paysages, 1852 Ed A. Lemerre) RÊVERIE Dis-moi, mobile étoile aux ailes de lumière, Qui poursuis dans 1'azur ton vol mystérieux, Oü va ta course ? est-il un but a ta carrière ? Cloras-tu quelque part tes ailes dans les cieux ? Dis-moi, lune pensive , 6 pale voyageuse! Cheminant aux déserts du firmament lacté, Dans quelle profondeur obscure ou lumineuse, O lune 1 cherches-tu le repos souhaité ? Dis-moi, vent fatigué, qui vas a 1'aventure, Comme un déshérité sans foyer ni repos, Est-il un lit secret au fond de la nature, Est-il un nid pour toi dans 1'arbre ou sur les flots ? ') Nymphéa: waterlelie. s) Bengali: Bengaalsche vink. AUGUSTE LACAUSSADE 141 Dis-moi, mer tonrmentée, au murmure sauvage , Qui te plains a la nuit, qui te plains au soleil, Par dela 1'horizon est-il' quelque rivage Oü tti doives trouver ton lit et le sommeil ? Et toi, cceur inquiet. plus agité que 1'onde, Plus errant qne la bnse et qu'un rien fait gémir, Est-il un lieu béni, dans l'un ou 1'autre monde, Oü tu puisses, mon cceur, oublier et dormir ? (ibid) ANDRÉ LEMOYNE CamUle-André Lemoyne, né le 37 novembre 1822, a Saint- vill ée?riZars 1 'ln^ivit en t847 au bLeau deVtte f J! ïl ? f *fortune le décidèrent a se faire ouvrier typographe et c'est, tout en exerCanl cette pro fession au'il coltebora è divers recueils périodiaues et obtYntune'lVe dtstmguee parnd les poètes *cëmlemporai»s. En 1877 il fut nonvne archtvtste de l'Ecole des art} décoratifs ' 1 Stspoestes: les Roses d'Antan, ,864, les Charmeuses, 1871 Jrïn Ja\T ' ^ "™~*> *" ™%d2dl II a publié more: Légendes des Bois et Chansons mari- ™^Z\tllT> ïr™™ 6t ^Mnte^Tuis^nx chanteurs, Fleurs du so.r, Chansons des nids et des berceaux Ses oeuvres ont ete publiées par Af. A. Lemerre, éditeuT ANDRE LEMOYNE 143 LES CHARMEUSES LES NAGEURS O filles de la mer, loin des bords égarées, Quand les flots s'empourpraient aux lueurs du couchant. Nous avons entendu votre merveilleux chant Epanouir en choeur ses voix enamourées. Mais nous sommes en vain de robustes nageurs; Nous fatiguons nos bras sans pouvoir vous atteindre, Et voici bientót 1'heure oü le jour va s'éteindre: La-bas 1'horizon perd lentement ses rougeurs. Obstinés a vous suivre, oublieux de la terre, Nous avons apercu le dernier goëland Inquiet du rivage, a grande aile volant, Qui cherchait son chemin dans le ciel solitaire. Quel est donc le secret de vos enchantements, O filles de la mer, ardemment désirées ? Nous vous avons tendu nos mains désespérées: Vous échappez toujours a nos embrassements! Notre vigueur s'épuise, et les vagues sont fortes. Quand la nuit descendra sur les flots assombris, Nous irons au hasard, comme de vains débris Roulés dans les courants avec les algues ') mortes. Sous le charme fatal de vos regards moqueurs Avant qu'un froid écueil brise nos folies têtes, Daignerez-vous an moins nous dire qui vous êtes, Les mourants voudraient voir la place de vos cceurs. ') Algues : zeegras. ! „ LES CHARMEUSES LES CHARMEUSES Oui, ieunes amoureux, vous saurea qui «ous sommes . Sous notre beau sein nu, notre coeur est absent, Vous n'y trouveriez pas une goutte de sang. Autrefois nous avons vécu parmi les hommes. Nous fümes autrefois des martyres d'amour. On a du vous parler de ces vierges trompées, Nombreuses légions, de 1'abtme échappees, Sur mer apparaissant vers le déclin du jour i Pour avoir bu le fond de la souffrance humaine, Nous voyons aujourd'hui froidement les douleurs, Noüs avons tant pleuré que nous nons des pleurs Des pauvres soupirants que le flot nous amène. Nous respirons la fleur de vos amours naissants , Lorsque par un temps clair nous chantons k voix pures. En tralnant sur les eaux nos grandes chevelures Oü se prennent les coeurs des beaux adolescents. Vous descendrez tout droit aux grottes sous-marines, Morts dans votre jeunesse et dans votre beauté, Et nous vous coueHerons dans un lit incruste De nacre, de corail, d'ambre et de perles fines. Les riches mousses d'or serviront d'omller; De larges fucus verts brodés de coquillages Vous feront des rideaux a merveilleux ramages, EUoindes bruits d'en haut vous pourrez sommeiUer. andré lemoyne MS La ne descend jamais la houle des orages; Le jour tombe assoupi dans 1'ablme dormant Od 1'Océan profond, calme éternellement, Est por comme Ie ciel an dela des nuages. (Les Charmeuses, 1871 Ed. A. Lemekre) FIN D'AVRIL Le rossignol n'est pas un froid et vain artiste Qui s'écoute chanter d'une oreille égoïste, Emerveillé du timbre et de 1'ampleur des sons: Virtuose d'amour, pour charmer sa couveuse, Sur le nid restant senle, immobile et rêveuse, U jette a plein gosier la fleur de ses chansons. Ainsi fait le poete inspiré. — Dieu 1'envoie Pour qu'aux humbles de coeur il verse un peu de joie; C'est un consolateur ému. — De temps en temps, La pauvre humanité, patiënte et robuste. Dans son rude labeur aime qu'une voix juste Lui chante la chanson divine du printemps. (Chansons des nids et des berceaux, 1896 Ed. A. Lemerre) 10 146 RETOUR RETOUR L'absent qu'on n'osait plus attendre est revenu. Sans bruit il a poussé la porte. Son chien, aveugle et sourd, au flair 1'a reconnu, Et par la grande cour 1'escorte. L'enfant blond d'autrefois est un homme aujourd'hui. Par dela 1'Equateur sa trentaine est sonnée, Et voila bien dix ans qu'on n'a rien su de lui. Par les soleils de mer sa peau rude est tannée. Du vieux perron de pierre, il mon te 1'escalier. Les fleurs d'un chèvrefeuille antique Versent, comme autrefois, leur baume hospitalier Au seuil de la maison rustique. II hésite, il a peur, quand son pied touche au seuil, C'est un pressentiment funèbre qui 1'arrête: Qui va-t-U retrouver? les siens portant son deuil, Ou des êtres nouveaux dont le cceur est en ftte? On Tapercoit d'abord: — «Quel est cet étranger Qui chez les autres, se hasarde Sans éveiller la cloche, et semble.interroger Si gravement ceux qu'il regarde?» Servantes et valets ne le connaissent pas, Mais la maltresse, assise et prés du feu courbée, Se Iève toute droite et lui tend ses deux bras. . En étouffant un cri de mère, elle est tombée. (ibid) ANDRÉ LEMOYNE 147 PÊCHEUSE DE VARECH1) Murmurant comme un orgue éternel aux sons graves, Sur les galets bretons ou le sable normand, La mer, 1'aveugle mer, jette indifféremment Ses paquets d'algue morte et ses vieilles épaves. Mais parfois quelques-uns de ces débris flottants, Sur la grève échoués, quand le flot se retire, Vous parient d'une barque ou d'un ancien navire Dont on n'avait rien su depuis quinze ou vingt ans. La fille de Saint-Pol ou de Sainte-Honorine, Qui, par les grandes mers, va trés loin descendant Recueillir son varech ..., tressaille au cri strident Que jette au ras des eaux 1'hirondelle marine, Et s'arrête songeuse, oubliant son travail, Quand son rateau ramène un élongis') de hune, Ou, parmi les troncons d'un vieux mat de fortune, La barre qui tourna jadis un gouvernail; Même un simple bordage, un bout de planche usée... Elle a passé vingt fois peut-être sans la voir, Et la rencontre, un jour, presque au tomber du soir, Aux deux tiers dans la vase et le sable enlisée. Mince épave... on y voit quelque chose d'écrit En couleur... s'effagant... mais d'un gros caractère ... Et la femme a flairé comme un poignant mystère Qui touimente a la fois son cceur et son esprit. l) Varech: zeewier, ook strandgoed, wat oorsprong betreft hetzelfde woord als ons «wrak.» 2) Dwarshout om de mars te steunen. 148 pêcheuse de varech C est le reste d'un mot impossible a bien lire. Est-ce un mot du pays?... trois lettres seulement... rro1S lettres... Cest la fin ou le commencement u un nom... nom qu'autrefois portait un grand navire. Pauvre femme... Aussitót ses genoux ont fléchi... Quand ü prenait la mer, a voUes toutes rondes, fclle était jeune alors, et belle entre les blondes, Mais depuis ce temps-14 ses cheveux ont blandu. Elle emporte, de nuit, le débris sans rien dire En essuyant ses pleurs de son gros tablier, lit pense au cher absent qu'on ne peut onWier burtout aux grandes mers, quand le flot se rt^ft. Sur les galets bretons et le sable normand Kendez-vous d'algue morte et de vieilles épaves, Murmurant comme un orgue éternel aux sons graves Ee flux et le reflux chantent funèbrement. (Paysages de mer, 1876 Ed. A. Lemerre) CHARLES BAUDELAIRE, né a Paris, le 21 at/ril 1821, mort le 31 aout 1867, dans une maison de santé. Toutes les poisies de Baudelaire sont contenues dans un volume: les Fleurs du Mal (première édition 1837J, que les tribunaux condamnerent. Ces «fleurs maladives,» consacrées a la peinlure des dépravations et des perversités modernes, résultat d'un pessimisme exaspérê, sont écrites dans une langue ferme et avec une puissance extraordinaire de style et cTimagination. Ses oeuvres en prose, contiennent: Critiques d'art et de littérature, les Paradis artificiels, Petits Poèmes en prose et la traduction des Contes extraordinaires et des Contes grotesques du poéte américain Edgar Allan Poe. L'ALBATROS Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissantrsur les gouffres amers. 15° l'ennemi A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de 1'azur, maladroits et h ont eux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches, Comme des avirons trainer a cöté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et kidl L'un agace son bec avec un brüle-gueule, L'autre mime, en boitant, 1'infirme qui volait! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de 1'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. (Les Fleurs du Mal, 1857 Ed. Calmann—Lévy) L'ENNEMI Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, Traversé ga et la par de brillants soleils; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. Voila que j'ai touché 1'automne des idéés, Et qu'il faut employer la pelle et les rateaux Pour rassembler a neuf les terres inondées, Oü l'sau creuse des trous grands comme des tombeaux. charles baüdelaire Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve, Trouveront dans ce sol lavé comme une grève, Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? — O douleur 1 ö douleur 1 Le Temps mange la vie, Et 1'obscur Ennemi qui nous ronge le «eur Du sang que nous perdons crolt et se fortifie! (Les Fleurs du Mal, 1857 Ed. Calmann—Lêvy) L'HOMME ET LA MER Homme libre, toujours tu chériras la mer. La mer est ton miroir; tu contemples ton ame Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais a plonger au sein de ton image; Tu 1'embrasses des yeux et des bras, et ton cceur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur '' Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrete: Homme, nul n'a sondé le fond de tes ablmes, O mer, nul ne connatt tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! Et cependant, voila des siècles innombrables Que vous vous combattes sans pitié nfcfremord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs éternels, 6 frères implacablesl (Les Fleurs du Mal, 1857 Ed. Calmann—Lévy) *S2 la cloche fêlêe LA CLOCHE FÊLÉE II est amer et doux pendant les nuits dTuver P éco«ter, prés do feu qui palpite et qui fume. Les souvenirs lointains lentement s'élever Au bruit des carillons qui chantent dans la brume. Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux ?»' ?^Fé Sa '^««e, alerte et bien portante, jette ndelement son cri religieux Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente! Moi, mon ame est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis Elle veut de ses chants peupler Pair froid des nuits ll arnve souvent que sa voix aftaiblie Semble le rale épais d'un blessé, qu'on oublie Au bord dun lac de sang, sous un grand tas He mort» qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts! (Les Fleurs du Mal, 1857 Ed. Calmann—Léw) HARMONIE DU SOIR Void, venir les temps oü, vibrant sur sa tige Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoirLes sons et les parfums tournent dans 1'air du soirValse mélancolique et langoureux vertige' CHARLES BAUDELAIRE 153 Chaque fleur s'évapore ainsi qu'uu encensoir; Le violon frémit comme un cceur qu'on afflige; Valse mélancolique et langoureux vertigel Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon frémit comme un cceur qu'on afflige, Un cceur tendre, qui hait le néant vaste et noir! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir: Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir, D'un passé lumineux recueille tout yestige! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir! (Les Fleurs du Mal, 1857 Ed. Calmann—Lévy) L'AME DU VIN Un soir, 1'ame du vin chantait dans les bouteilles: «Homme, vers toi je pousse, ö cher déshérité, Sous ma prison de verre et mes cires ver meilies, Un chant plein de lumière et de fraternité! Je sais combien il faut, sur la colline en flamme De peine, de sueur et de soleil cuisant Pour engendrer ma vie et pour me donner 1'ame, Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant, Car j'éprouve une joie immense quand je tombe Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux, Et sa chaude poitrine est une douce tombe Ou je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. 154 l'ame dü vin Entends-tu retentir les refrains des dimanches Et 1'espoir qni gazouille en mon sein palpitant ? Les coudes sur la table et retroussant tes manches Tu me glorifieras et tu seras content; J'allumerai les yeux de ta femme ravie; A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs Et serai pour ce frêle athlète de la vie L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs. En toi je tomberai, végétale ambroisie, Grain précieux jeté par 1'éternel Semeur, Pour que de notre amour naisse la poésie Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur!» (Les Fleurs du Mal, 1857 Ed. Calmann—Léyy THÉODORE DE BANVILLE Théodore Faullain de Banville, né a Moulins, le 14 mars \j823, fort m I^9t t représente tante une école, celle de la poésie «plastique.» En 1842, il publia son premier volume de poésies: les Cariatides; puis vinrent, en 1846 les Stalactites, en iSjó, les Odelettes, en 1837, fes Odes funambulesques; en 1862, il donna les Améthystes et puis, en 1867 les Exilés, suivis par les Nouvelles Odes funambulesques réimprimées plus tard, sous le nom d'Occidentales; le Sang de la Coupe, les Idylles Prussiennes, les Princesses, Nous tous, etc. Il a donné au théatre: le Beau Léandre, le Cousin du Roi, Diana au Bois, les Fourberies de Nérine, la Pomme, Gringoire, Deïdama, Riquet a la houppe, Socrate et sa femme, comédie en vers (1885), et en 1888, le Baiser. II a encore écrit un certain nombre de romans, de contes et d''études. Les Poésies Complètes de Th. de Banville ont été publiées par MM. A. Lemerre, (petite Bibliothique littéraire) et Charf entier. IS6 A LA FONT-GEORGES A LA FONT-GEORGES O champs pleins de silence, Oü mon heurense enfance Avait des jours encor Tout filés d'or! O ma vieille Font-Georges, Vers qui les rouges-gorges Et le doux rossignol Prenaient leur vol! Maison blanche, oü la vigne Tordait en longue Iigne Son feuillage qui boit Les pleurs du toit! O source claire et froide, Qu'ombrageait le tronc roide D'un noyer vigoureux A moitié creux! Sources! fralches fontaines! Qui, douces a mes peines, Frémissiez autrefois Rien qu'a ma voix! Bassin oü les laveuses Tendaient, silencieuses, Sur un rameau tremblant Le linge blanc! THÉODORE DE BANVILLE 157 O sorbier centenaire, Dont trois coups de tonnerre N'avaient pas abattu Le front chenu! Tonnelles et coudrettes, Verdoyantes retraites De peupliers mouvants A tous les vents! O vignes purpurines, Dont le long des collines Les ceps accumulés Ployaient gonflés; Oü, 1'automne venue, La vendange mi-nue A 1'entour du pressoir Dansait le soir! O buissons d'églantines, Jetant dans les ravines, Comme un chêne le gland, Leur fruit sanglant! Murmurante oseraie, Oü le ramier s'effraie: Saule au feuillage bleu; Lointains en feu! Rameaux lourds de cerises! Moissonneuses, surprises A mi-jambe dans 1'eau Dn clair ruisseau I5o a la font-georges Antres, chemins, fontaines, Acres parfums et plaines, Ombrages et rochers, Souvent cherchés! Ruisseaux! forêts! silence! O mes amours d'enfance! Mon ame, sans témoins, Vous aime moins, Que ce jardin morose Sans verdure et sans rose Et ces sombres massifs D'antiques ifs, Et ce chemin de sable Ou j'eus l'heur ineffable, Pour la première fois, D'oulr sa voix. Ou rêveuse, 1'amie Doucement obéie, S'appuyant a mon bras, Parlait tout bas, Pensive et recueillie, Et d'une fleur cueillie Brisant le cceur discret, D'un doigt distrait, A 1'heure oü, sous leurs voiles, Les tremblantes étoiles Brodent le ciel changeant De fleurs d'argent. (Les Stalactites, 1846 Ed. Lbmerre et Charpentier—Fasquelle) THÉODORE DE BANVILLE 159 LES LOUPS Partout la neige. Au bout du sinistre chemin Que troublait seul le bruit de ce pas surhumain, C'était un bois sauvage éclairé par la lune.' Pas une seule place oü la terre fut brune; : Et, pareil a ce voile efFrayant qui descend ^*ffa4, Aux pieds des morts, le blanc linceul éblouissant Faisait tomber ses plis sur les chênes énormes, Et le vent furieux, engouffré dans les onnes, Entre-choquait avec un rire convulsif Leurs rameaux. L'exilé farouche, au front pensif, Entra dans la forêt que 1'ftpre bise assiège; Son camail écarlate incendiait la neige D'un long reflet sanglant, rose, aux lueurs d'éclair, Comme si, revenu des cieux et de 1'enfer, Ce voyageur, portant 1'infini dans son ame, Au lieu d'ombre, tratnait a ses pieds une flamme. De ce cèté des bois les chasseurs vont s'asseoir Dans un grand carrefour oü, du ma tin au soir, Chantent pendant 1'été, de sonores fontaines. Un sentier surplombé par des roches hautaines Y condnit. L'exilé soucieux le suivit Jusqu'a cette clairière et voici ce qu'il vit: Un fier cheval de race a la noble encolure, Dans son sang répandu souillant sa chevelure, Expirait, dévoré tout vivant par des loups. Les meurtriers parmi la ronce et les cailloux Le tralnaient. II n'était déja plus que morsures. Les entrailles a flots sortaient de ses blessures, Et ses pieds éperdus trébuchaient dans la mort. En vain, de temps en temps, par un horrible effort II secouait par terre un peu des bétes fauves: D'autres monstres, sortis des antres, leurs alcóves, ÏOO les loups Se ruaient sur son cou, s'attachaient a ses flancs, Dans sa chair déchirée enfongaient leurs crocs blancs Et se mêlaient a lui dans d'effroyables poses; Et tout son corps teignait de sang leurs gueules roses. Enfin . morne, donnant sa vie a ses bourreaux, II tomba, les genoux ployés, comme un héros Qui défie, a 1'instant suprème oü tout s'efface, Les spectres de la mort, et les voit face a face. Sa prunelle effarée et vague interrogea La nuit: puis le coursier vaincn sentant déja Que dans ses doux regards entrait 1'infini sombre Et qu'il roulait au fond dans les gouffres de 1'Ombre, Se leva sur ses pieds avant de s'endormir Pour toujours, et frappant la terre, et pour gémir, Dans sa voix, qui n'est plus, trouvaat un cri suprème, Sublime, épouvantant 1'agonie elle-même, En pergant une fois encor son voile obscur, Leva vers les grands cieux et roula dans 1'asur Les yeux, d'oü s'enfuyait lentement 1'espérance; Et Dan te ») s'écria, 1'ame en pleurs: O Florence 1 ') Dante Alighieri, de grootste Italiaansche dichter, geboren omstreeks 1265, te Florence. Karei van Valois, door Paus Bonifacius VIII naar Florence gezonden, om vrede te stichten tusschen de Zwarten en de Witten, zooals de partijen der Guelfen en der Ghibellijnen daar ter'Mede werden genoemd , verdreef de hoofden der laatste partij, waaronder ook Dante, en gaf hunne eigendommen der plundering prijs. Tot aan zijn dood, 14 Sept. 1321, zwierf Dante als balling rond. Zijn meest beroemd gedicht is de DHrina Commedia. Met de wolven wordt ï»\Mllt gedicht blijkbaar gedoeld op de Guelfen of Welfen door eene woordspeling op Wölfe, welke men bij Dante vindt, die Florence, waar zijne' 'vijanden zegevieren, noemt: la maladetta e sventurata fossa de' lupi. (Les Exilés, 1866 Ed. Lemerre et Charpentier—Fasquelle) • EUGÈNE MANUEL, israélite d'origine, né a Parit, en 1823, mort en 1901. Professeur depuis 1847, il fut nommé, en 1871, chef de cabinet du ministr.e de VInslruction publique, en jSjs^ tttfpecteur de l''Académie de Petris, et en 1879, Inspecteur général de IVnstruction publique, membre du Conseil supérieur. . .-; Son premier recueil de poésies, intitulé Pages Intimes (1866), fut couronné par VAcadémie francaisc, de mime que les Poésies Populaires, qui parurent en 1860. En f871, il publia Pendant la Guerre, poésies, en 1882, En Voyage, poésies, récits et souvenirs et en 1888, les Poésies du Foyer et de 1'Ecole. II a donné au Théütre Francais, avec un tres taf tuccis, un drame en vers: les Ouvriers (1870) et en 1873, PAbsent, traduit en hollandais par M. Wertheim. Ses auvres ont été publiées par M. Calmann Lêvy, éditeur. LE SOUFFLET J'ai perdu mon enfant, me disait le pauvre homme, Ce cher petit amour, plus joufflu qu'une pomme, Qui souriait toujours, et venait lestement, Quand j'arrivais, se pendre a mon lourd vêtement. II IÓ2 LE SOUFFLET Vous la rappelez-vous, sa bonne tête blonde Ou j'avais concentré mon bonheur en ce monde' Ses yeux vous regardaient, avec quelle candeur' II avait dans ses jeux une si franche ardeur! II vous demandait tout avec un air si brave Qu'on n'y résistait point: et j'étais son esclave! II trouvait de ces mots qui dissipent le denil. II était mon espoir, et déja mon orgueil! Oh! qui me les rendra, ces heures passagères! Un mal, dont le nom seul épouvante les pères Me 1'a pris en deux jours! et je doute parfois ' Sil est vïaj que jamais je n'entendrai sa voix, Que je ne verrai plus ses graces enfantines Remplir ma soUtude, et ses deux mains muliBea^.v, Quand il m* surprenait, avec 1'aube, dormant M'étreindre tout a eoup de leur embrassement Fête délicieuse et trop vite écoulée! Calme oü se -retrempait mon ame consolée! Et maintenant je pleure, en les voyant si courts, , D avoir pu refitser quelque joie a ses jours: Et d'avoir sans pitié, dans mon humeur sauvage Sur son beau petit front laissé même un nuage i Jamais dü lui donner, prévenant chaque voeu Tous ces bonheurs d'enfant qui nous coütent si peul Mais non, notre raison pour enx est implacable. Surtout un souvenir me poursuit et m'accable: Au bout de mon jardin j'avais un espalier A faire tressaillir. Je cceur d'un écolier! C'était tout un verger sur la muraille blanche; Avec un soin jaloux j'en gardais chaque branche. Un jour, je vois 1'enfant, pauvre ange de sept ans Qui mordait dans un fruit, de ses plus belles dents II avait, loin de moi, cueilli — la grosse ofiense' — Une.pêche apre encore, et bravé ma défense! eugènk manuel 163 Soudain, par un détour, je m'approchai sans bruit. A peine il m'apergut qu'il rejeta le fruit, Mats il était coupable, et la rigueur est sage; De ma main rudement je frappai son visage, Puis je me retirai, sévère, triomphant D'avoir noyé de pleurs son doux regard d'enfant; Et lui, honteux , tremblant, la poitrine gonflée, De sanglots convulsifs remplissait chaque allée! Oh! ce soufflet brutal pour un maudit fruit vert Qu'il avait dérobé dans le jardin désert; Tandis qu'en liberté, chantant, courant, il joue, Ce soufflet imprimé sur sa petite joue, Et qui, dans un instant, change en pleurs ses ébats, Ce soufflet, mon remords — je ne 1'oublierai pas! Regrets tardifs! ma vie au passé condamnée, Est de ce souvenir toujours importunée. Faiblesse paternelle, étrange a d'autres yeux, Je revois cette scène et me trouve odieux! Droit, force ni raison, rien ne me justtfie; Ces larmes, je vondrais les payer de ma vie; Et, devant son tombeau pleurant mon abandon, Tout bas de ce soufflet je demande pardon! (Pages intimes, 1866 Ed. Calmann Lévy, Paris) LE COMMENCEMENT ET LA FIN Enfant, a votre première heure, On vous sourit, et vous pleurez. Puissiez-vous, quand vous partirez, Sourire, alors que 1'on vous pleure! (ibid) ID4 LA ROBE LA ROBE Dans 1'étroite mansarde oü glisse un jour douteux La femme et le mari se querellaient tous deux. II avait, le matin, dormi, cuvant 1'ivresse, Et s'éveillait, brutal, mécontent, sans caresse, Le regard terne encore, et le geste alourdi, Quand 1'honnête ouvrier se repose, a midi. •II avait faim; sa femme avait oublié 1'heure: Tout n'était qne désordre aussi dans sa demeure, Car le coupable, usant d'un stupide détour, S'empresse d'accuser, pour s'absoudre a son tour! «Qu'as-tu fait? d'oü viens-tu? réponds-moi. Je soupconne Une femme qui sort et toujours m'abandonne. — J'ai cherché du travail: car, tandis que tu bois, II faut du pain pour vivre, et s'il gèle, du bois! — Je fais ce que je veux! — Donc je ferai de même! — J'aime ce qui me plaft! — Moi, j'aimerai qui m'aime. — Misérable!...» Et soudain, des injures, des cris Tout ce que la misère inspire aux cceurs aigris: Avec des mots affreux mille blessures vives; Les regrets du passé, les mornes perspectives, Et 1'amer souvenir d'un grand bonheur détruit. Mais l'homme, tout a coup: «A quoi bon tout cc bruit? J'en suis las! tous les jours, c'est dispute nouvelle, Et c'est par trop souvent me rompre la cervelle. Beau ménage vraiment que le nötre, après tout! Je prends, a vivre ainsi,' 1'existence en dégout. EUGÈNE MANUEL I65 Rien ne m'attire plus dans cette chambre sombre Ou la chance est mauvaise, oü des malheurs sans nombre M'ont accablé.» La femme aussitöt: «Je t'entends, Eh bien, séparons-nous! d'ailleurs, voila longtemps Que nous nous menacpns. — C'est juste! — En conscience J'ai déja trop tardé.. — J'eus trop de patience, Une vie impossible! — Un martyrel — Un enfer! Va-t'en donc! dit la femme, ayant assez souffert; Garde ta liberté; moi, je reprends la miemie! C'est as'sez travailler pour toi. Quoi qu'il advienne, J'ai mes doigts, j'ai mes yeux: je saurai me nourrir. Va boire! tes amis t'attendent: va courir An cabaret! le soir, dors oü le vin te porte! Je ne t'ouvrirai plus, ivrogne, cette porte! — Soit. Mais supposes-tu que je vais te laisser Les meubles, les effets, le linge, et renoncer A ce qui me revient dans le peu qui nous reste, Emportant, comme un gueux, ma casquette et ma veste? De tout ce que je vois il me faut la moitié. Partageons. C'est mon bien. — Ton bien? quelle pit ié'.') Qui de nous pour 1'avoir montra plus de courage? O pauvre mobilier, que j'ai cru mon ouvrage! N'importe! je consens encore a partager: Je ne veux rien de toi, qui m'es un étranger!» Et les voila prenant les meubles, la vaisselle, Examinant, pesant; sur leur front, 1'eau ruisselle ; . t) Quelle pitié: 't is wat moois! lc*6 LA ROBE La fièvre du départ a saisi le mari; Muèt, impatient et sans rien d'actendri, Ouvrant chaque tiroir, bouscnlant chaque siège, II presse ce travail impie et sacrilège. Tout est bouleversé dans le triste tandis, Dont leur amour peut-être eüt fait un paradis. Confusion sans nom, spectacle lamentable ! Partout sur le plancher, Sta- le Ht, sur la table, Pele-mêle, chacun, d'un rapide regard, Entasse les objets et se choisit sa part. «Prends ceci; moi cela! _ a — Toi, ce verre; moi, 1'autre! — Ces flambeaux , partageons! T. — Ces draps, chacun le nótre!» Et tous deux consommaient, en s'arrachant leur bien Ce divorce du peuple, oü la loi n'est pouf lïen.. Le partage tirait a sa fin; la journee, Froide et grise, attristait cette tftche obstinée; Quand soudain 1'ouvrier, dans le fond d'un placard Sur une planche haute, apergoit a 1'écart Un vieux paquet noué, eji'H ouvre et «Pil déplie. Qu est-ce cela? dit-il; du linge qu'on Ottblie ? Voyons!... des vêtements?... une robe ? un bonnet I. » Leur regard se rencontre, et chacun reconnait, Intactes et dormant sous 1'oubli des années, D'une enfant qui n'est plus, les reliques fanées. Ils s arrêtent tous deux, interdits et sans voix; Leur cceur est traversé d'un éclair d'autrefois; Leur fille en un Instant revit: la, tout entière Dans sa première robe, hélas! et sa dernière.' «C'est a moi, c'est mon bien! dit l'homme en la pressant — Non, tu ne 1'auras pas, dit-elle, palissant; Non; eest moi qui 1'ai faite et moi qui 1'ai brodée.. — Je Ia veux. — Non, jamais! pour moi je 1'ai gardée, eugène manuel I67 Et tu peux prendre tout! laisse-moi seulement, Pour 1'embrasser toujours, ce petit vêtement. O cher amour! pourquoi Dieu 1'a-t-il rappelée; Depuis trois ans tantót qu'elle s'en est allée, Si bonne et si gentille!... Ah! depuis son départ, Tout a changé pour moi: maintenant, c'est trop tard!» Et, d'un pas chancelant, elle prit en silence Les objets, qu'il lacha sans faire résistance. Elle arrêta longtemps sur ces restes sacrés, Immobile et rêvant, ses yeux désespérésj Embrassa lentement 1'étroite robe blanche, Le petit tablier, le bonnet du dimanche; Puis, dans les mêmes plis, comme ils étaient d'abord, Sombre, elle enveloppa les vêtements de mort, En murmurant tout bas: «Non! non! c'est trop d'injure! Tu te mon tres trop tard!» — Trop tard? En es-tu süre? Dit l'homme en éclatant: et puisque notre enfant Vient nous parler encore, et qu'elle nous défend De partager la robe oü nous 1'avons connue, Et que pour nous gronder son ame est revenue, Veux-tu me pardonner? je ne peux plus partir! II s'assit. De ses yeux cöulait le repentir. Elle courut a lui: «Tu pleures? ... ta main tremble?...» Et tous deux, sanglotant, dirent: «Restons ensemble!» (Poèmes populaires, 1872 Ed. Calmann Lévy, Paris) Hl LA MÈRE ET L'ENFANT LA MÈRE ET L'ENFANT J'avais plus d'une fois fait 1'aumóne, le soir, A certaine pauvresse errant sur un trottoir. Comme un spectre dans l'ombre, et d'allure furtive On la voyait passer et repasser, craintive, Maigre, déguenillée, et pressant dans ses bras Un pauvre corps d'enfant que 1'on ne voyait pas: Cher fardeau, qu'un haillon emmaillotoNrt protégé Et qui dormait en paix, sous la pluie et la neige Trouvant, prés de ce sein flétri par la douleur, bon seul abri, sans doute, et sa seule chaleuri „ Elle tendait la main. Suppliante et muette, Sous les rayons blafards qu'au loin le gaz 'projette, Elle glissait rapide, et, dans les coins obscurs, Au détour des maisons ou le long des vieux murs, Sapprochait, d'un regard vous disait sa misère: ' Et, comme a ces tableaux tout cceur ému se^erre,J On lm donnait. Parfois, j'ai longuement rêvé A ces grands dénüments qui hantent le pavé! Faut-il poursuivre, hélas! et ce que je vais dire La vulgaire pitié, 1'accueillant pom maudire Sen fera-t-elle une arme? Et dans chaque passant Aurai-je feit germer un soupcon renaissant ? Ah! si par mon récit j'aüais fermer une ame, Rendre suspect le pauvre, et la misère infame; SI je devais glacer un seul cceur révolté, SI je devais tarir ta source, ó charité, Et, rassurant tout bas Tégoïsme du sage Arrêter seulement une obole au passage ' Je me tairais! — Mais non. Pourquoi cacher sans fin Les conseils ténébreux qui naissent de la faim» EUGÈNE MANUEL . IÖQ Sondons, pour mieux1 guérir! Je hais le mal qu'on fardé! J'apercois plus profond 1'ablme oü je regarde, Mais non pas moins navrante et moins digne d'amour L'affreuse vérité qui se dévoile au jour! Et qu'importe, après tout! Donnons dans chaque piège! Devant la main qu'on tend 1'enquête est sacrilège. Pour que le pauvre ait droit a notre charité, II suffit de sa honte et de sa pauvreté; Et tout ce qu'on. déconvre, et tout ce qu'on devine Ne doit rien retrancher de l'aumöne divine! Un soir, je vis la femme a vingt pas devant moi: Elle précipitait sa course avec effroi: On la suivait. Un homme, un agent I'interpelle, Et, traversant la rue, il marche droit sur elle; II Ia saisit, du geste écarté brusquement Le chale oü reposait le pauvre être dormant, Prend le bras qui résiste, et 1'enfant tombe a terre! L'enfant, non: pas un cri ne sortit de la mère. Quelques haillons, noués d'un mauvais fichu blanc, Jusqu'au bord du ruisseau vont en se déroulant; Et, comme j'approchais, l'homme au cruel office De 1'informe paqnet me fit voir 1'artifice. Un éblouissement me passa sur les yeux; J'aurais voulu douter du spectacle odieux; Et, bien qu'on m'eüt déja conté ce stratagème, J'éprouvais un dégout a le toucher moi-même! Ces enfants endormis que je rêvais si beaux, N'étaient plus désormais que langes et lambeaux! De quel nom vous nommer, prières, larmes feintes? O misère, qui joue avec ces choses saintes Et peut si bien mentir que le cceur se défend D'un désespoir de mère et d'un sommeil d'enfant! LE BERCEAU J'allais m'enfuir, laissant la misérable aux prises Avec 1'agent, moins tendre a de telles surprises, Quand j'entendis, tremblante et brisée, une voix Qui m'implorait: «Monsieur! c'est la première ibis! Si vous voulez me croire, et venir, et me suivre, Vous verrei 1'autre: il vit: car le petit veut vivre! C'est lui qu'hier encor je portais; mais ce soir II fait si froid: 1'enfant est si chétif a voir: Et, quand il tousse, on est si navré de 1'entendre, Qs*jJ*vft'ai pas voulu, pour cette fois, le prendre, Car c'était le tuer, — vous comprenez cela? ... Et c'est pourquoi j'ai fait bien vi te ... celui-la! Qu'on ne m'arrête point! vous êtes charitable: Venez, et vous verrez 1'enfant, — le véritable.» Et la femme aux haillons devant moi sanglotait; Et j'ai cru, comme vous, ce qu'elle racontait. (Poèmes populaires, 1872 Ed. Calmann Lévy, Paris) LE BERCEAU Quel temple pour son fik elle a rêvé neuf mois! Comme elle fêtera 1'enfant dont Dieu dispose! II lui faut un berceau tel que les fils de rois N'en ont point de pareil, si beau qu'on le suppose! Fi de 1'osier flexible, ou bien du simple bois! L'artiste a dessiné la forme qu'elle impose: Elle y vent incruster la nacre au bois de rose; II serait d'or massif, s'il était a son choix! eugène manuel 171 Rien ne semble trop cher, dentelle ni guipure, Pour encadrer de blanc cette tête si pure, Dans le lit qu'on apprête a son calme sommeil. II est venu, le fils dont elle était si fiére, II est fait, le berceau, — le berceau sans réveil! II est de chêne, hélas! et ce n'est qu'une bière. (Pages intimes, 1.866 Ed. Calmann Léw, Paris) RACHAT — D'oü viens-tu? — Du pays de misère et de honte. — Qu'as-tu fait? — J'ai pêché: je me sens avili. — Oü vas-tmr — Je gravis le sentier qui remonte. — Que veux-tu? — Du travail. — Qu'espères-tu ? —L'oubli. -— Crois-tu qu'il est un Dien, pauvre ame encore obscure? — Que ta bonté le prouve et j'y croirai demain. —« 'Öfois-tu que le regret peut laver la souillure? — Je n'en douterai plus, si tu me tends la main. — Et sauras-tu vouloir? — Oui, pourvu qu'on m'éclaire. — Sauras-tu marcher? — Oui, sür contre 1'abandon. — Sauras-tu lutter? — Oui, si j'obtiens mon salaire. — Sauras-tu souffrir? — Oui, si c'est pour le pardon. (En voyage, 1890 Ed. Calmann Lévy, Paris) 172 viatiqüe VIATIQUE Si vous voulez chanter, il faut croire d'abord: Croire au Dieu qui créa le monde et 1'harmonie: Qui, d'un de ses rayons, allume le génie, Et se révèle a lui dans Ie plus humble accord: Si vous voulez chanter, il faut croire d'abord. Si vous voulez combattre, il faut croire d'abord: II faut que le lutteur affirme la justice; II faut pour le devoir qu'il s'offre en sacrifice, Et qu'il soit Ie plus pur, s'il n'est pas le plus fort: Si vous voulez combattre, il faut croire d'abord. Si vous voulez aimer, il faut croire d'abord: Croire a 1'ame immortelle, aux amours infinies, Pour la terre et le ciel également bénies; Croire au serment sacré qui survit a Ia mort: Si vous voulez aimer, il faut croire d'abord. (En voyage, 1890 Ed. Calmann Lévy, Paris) HENRI DE BORNIER Le vicomte Henri de Bornier naquit a Luttel, le 25 décembre 1823. 11 vint a Paris en 184J, pour étudier le droit. Des son arrivée il publia un recueil de poésies: les Premières Feuilles et porta au Thédtre Francais un drame en cinq actes et en vers: le Mariage de Luther, qui fut recu h correction. Remarqué par le ministre de Vinstruction publique, il fut nommé surnuméraire a la bibliotheque de PArsenal, dont il est devenu le bibliothécaStx'.'1'■ II a donné au thédtre: Dante et Béatrix, le Monde renversé, la Cage du Lion, Agamemnon, tragédie; 1'Apötre, drame; la Fille de Roland, drame en quatre actes et en vers, qui représenté sur le Thédtre Francais, le 13 février 1875, eut un succes immense; admirablemenl traduit en hollandais par M. Alberdingk Thym, de dochter van Roeland a trouvé en Hollande un accueil des plus favorables. Le ji mars 1880, il fit représenter au Théatre de l'Odéon un drame en quatre actes et en vers: les Noces d'Attila dont le succes égala presque celui de la Fille de Roland. Depuis il écrivit encore Mahomet, dont la représentation fut interdite, enfin France-d'abord. M. de Bornier a donné encore quelques poémes d'occasion, dont 1'Isthme de Suez, La France dans 1'extrême Oriënt et 1'Eloge de Chateaubriand furent couronnés par VAcadémie; un roman contemporain, la Lizardière, etc. En 1803, il fut nommé membre de PAcadémie. Mort le 29 janvier 1001. 174 LES DEUX ÉFÉES LES DEUX ÉPÉES (LA FILLE DE ROLAND) La France, dans ce siècle, eut denx grandes épées, Deux glaives, l'un royal et 1'autre féodal, Dont les lames d'un flot divin furent trempées; L'une a pour nom Joyeuse, et 1'autre Durandal. Roland eut Durandal, Charlemagne a Joyeuse Sceurs jumelles de gloire, héromes d'acier, En qui vivait du fer 1'ame mystérieuse, Que pour son oeuvre, Dieu voulut s'associer. Toutes les deux dans les mêlées Entraient jetant leur rude éclair, Et les bannières étoilées Les suivaient en flottant dans 1'air! Quand elles faisaient leur ouvrage, L'étranger frémissant de rage, Sarrasins, Saxons ou Danois, Tourbe hurlante et carnassière, Tombait dans la rouge poussière De ces formidables toumois! Durandal a conquis 1'Espagne; Joyeuse a dompté le Lombard; Chacune a sa noble compagne Ponvait dire: Voici ma part! Toutes les deux ont par le monde Suivi, chassé le crime immonde, Vaincu les palens en tout lieu; Après mille et mille batailles, Aucune d'elles n'a d'entailles Pas plus que le glaive de Dieu henri de bornier 175 Hellas! La même fin ne leur est pas donnée: Joyeuse est fiére et libre après tant de combats, Et quand Roland périt dans la sombre journée, Durandal des palens fut captive la-bas! Elle est captive encore, et la France la pleure; Mais le sort différent laisse 1'honneur égal, Et la France, attendant quelque chance meilleure, Aime du même amour Joyeuse et Durandal! (La Fille de Roland, 1875 Ed. Dentu, Paris) LES NOCES D'ATTILA herric '), aux captifs Mes enfants, notre espoir est fini dans ce monde; Nous allons tous entrer dans cette nuit profonde Qu'on nomme 1'esclavage, en attendant la mort; Mais, du moins, nos malheurs ne sont pas un remord; Nous avons combattu pour Dieu, pour la patrie; Notre ame est torturée, elle n'est point flétrie, Et nous pouvons encore, après ce triste adieu, Livrer d'autres combats pour la patrie et Dieu. Bien souffrir, c'est combattre; et bien mourir, c'est vaincre. Ne vous laissez donc pas ébranler et convaincre Si 1'on vous, dit bientöt: Le ciel est contre vous, Et la patrie est loin... — La patrie est en nous; On ne la perd jamais quand on garde son culte, Quand on prévoit sa gloire après la longue insulte; ') Le roi Herric, fait prisonnier par Attila, roi des Huns est condamné a 1'esclavage avec tous les siens. 176 LES NOCES D'ATÏILA Ooi, pour sauver enfin ce grand peuple éperdu , Surgira dans la nuit quelqu'un d'inattendu; Le monde, frissonnant sous le fléau qui marche, Ne voit que le déluge aujourd'hui... Je vois Farche! — Entrez donc dans ce deuil sans amers repentirs, Car vous fütes héros et vous êtes martyrs! Je vous bénis, vaincus de la bataille sombre, Ou la victoire infame a courtisé le nombre: Vieillards, femmes, enfants en holocauste offerts Aux noirs démons, je baise et je bénis vos fers! Je bénis même, afin qu'elle vous soit meilleure, Cette terre qui va vous saisir tout a 1'heure, Ce sol dor, ces forêts oü se perdront vos pas, Et ces fleuves d'exil qu'on ne remonte pas! Et même, afin que Dieu les touche et les inspire, Je bénis peuple et roi de ce sinistre empire! Oui, je les bénirai, s'ils ont enfin pitié, De Funivers coupable et par eux chatié! — Attila, roi des Huns, qui toi-même te nommes Fléau de Dien, prends garde a cette heure oü nous sommes; Quand un homme, conduit par la céleste main, , A pour les temps nouveaux balayé le chemin, Dans sa joie insensée et son orgueil barbare, II croit avoir détruit le monde... il le prépare! S'il veut aller trop loin d'un seul pas, un seul jour, L'aile du chatiment le ren verse a son tour: La victoire n'est pas seuleinent infidèle, Elle sait se venger quand on abuse d'elle! — Si tu n'as pas compris ma parole, c'est bien; C'est que Dieu veut te perdre, et l'homme n'y peut rien. (Les Noces d'Attila, 1881 Ed. Dentu, Paris) Madame L. ACKERMANN, nét a Paris le 30 novembrt 1813, morte a Nice en 1800 au mois d'aout. Son père, voltairien de vieille roche, Vavait oustraite, jusqu'a Page de douze ans, a tout enseignement religitux. Voltaire, Fréret, Platon, Buffon et Rousseau furent les auteurs favoris de la jeune fille, jusqu'au moment oü l'horizon poetique s'ouvrit pour elle avec Shakespeare, Byron, Goethe et Schiller. Sa jeunesse s'écoulait monotone; a la mort de son père (1838), elle se rendit a Berlin, et, regue dans la familie de M. Schubart, y compléta ses études de la liltérature allemande. Ce fut la qu'elle devint l'épouse de M. Paul Ackermann. Apres la mort de son époux (184.6), Mme Ackermann se retira a Nice et y acheta un petit domaine, oü elle se livra pendant longtemps a des travaux agricoles et a une solitude volontaire. Elle publia Premières Poésies, Poésies philosophiques, un recueil de Contes et Pensées d'une solitaire (1882). 12 178 LA GUERRE LA GUERRE I Du fer, du feu, du sang! C'est elle! c'est la Guerre! Debout, le bras levé, superbe en sa colère Animant le combat d'un geste souverain. Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées: Au tour d'elle tracant des lignes enflammées, Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain. Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante! En ce flux et reflux, sur cette mer vivante, A son appel ardent PEpouvante s'abat. Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces, Pour aider et fournir aux massacres atroces Toute matière est arme, et tout homme soldat. Pms, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles De spectacles navrante, de rumeurs sans pareilles, Quand un peuple agonise en son tombeau couché, Pale sous ses lauriers, 1'ame d'orgueil remplie Devant 1'oeuvre achevée et la tache accomplie' Tnomphante, elle crie a la Mort: bien fauché! Om, bien fauché! vraiment la récolte est superbePas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe. ' Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés hm son sein dévasté qui saigne et qui frissonne Lhumamté, semblable au champ que 1'on moissonne, Contemple avec douleur tous ces épis coupés. MADAME L. ACKERMANN 179 Hélas! au gré du vent et sous sa douce haleine Ils ondulaient au loin, des coteaux a la plaine, Sur la tige encor verte attendant leur saison. Le soleil leur versait ses rayons magnifiques; Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques, Ils auraient pu mürir pour une autre moisson. II Si vivre c'est lutter, a 1'humaine énergie Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie? Pour un prix moins sanglant que les morts que voila L'homme ne pourrait-il concourir et combattre? Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre? Le malheureux! il cherche, et la Misère est la! Qu'il lui crie: A nous deux! et que sa main virile S'acharne sans merci contre ce flanc stérile Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer. A leur tour, le front haut, 1'Ignorance et le Vice, L'un sur 1'autre appuyé, Pattendent dans la lice; Qu'il y descende donc, et pour les terrasser. A la lutte entralnez les nations entières. Délivrance partout! effacant les frontières, Unissez vos élans et tendez-vous la main. Dans les rangs ennemis et vers un but unique, Pour faire avec succès sa trouée héroïque, Certes, ce n'est pas trop de tout 1'effort humain. L'heure semblait propice, et le penseur candide Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide, Voir de la Paix déja poindre le front tremblant. On respirait. Soudain, la trompette a la bouche, Guerre, tu reparais, plus apre, plus farouche, Ecrasant le progrès sous ton talon sanglant. i8o LA GUERRE C'est a qui le premier, aveuglé de furie, Se précipitera vers 1'immense tuerie. A mort! point de quartier! 1'emporter ou périr! Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge Est un frère; il fallait Fembrasser, on Fégorge. Quoi! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir! Les hameaux, les cités s'écroulent dans les Hammes. Les pierres ont souffert, mais que dire des ames? Prés des péres les fils gisent inanimés. Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides, Car ces monceaux de morts, inert es et li vides, Étaient des cceurs aimants et des êtres aimés. Affaiblis et ployant sous la t&che infinie, Recommence, Travail! rallume-toi, Génie! Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé. Mais quoi! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine: C'était le tóen commun de la familie humaine. Se ruiner soi-méme, ah! c'est être insensé! Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchatnes, Fermente au fond des cceurs le vieux levain des haines; Dans le limon laissé par tes flots ravageurs Des germes sont semés de rancune et de rage, Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage, Qu'un désir, qu'un espoir: enfanter des vengeurs. Ainsi le genre humain, a force de revanches, Arbre découronné, verra mourir ses branches. Adieu, printemps futurs! adieu, soleils nouveaux! En ce tronc mutilé la sève est impossible. Plus d'ombre, plus de fleurs, et ta hache inflexible, Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux. MADAME L. ACKERMANN l8l III Non, ce n'est point a nons, penseur et chantre austère, De mer les grandeurs de la mort volontaire. D'un élan généreux il est beau d'y courir. Philosophes, savants, explorateurs, apötres, Soldats de 1'idéal, ces héros sont les nótres; Guerre, ils sauront sans toi trouver pour qui mourir. Mais a ce fer brutal qui frappe et qui mutile, Aux exploits destructeurs, au trépas inutile, Ferme dans mon horreur, toujours je dirai: Non! O vous que 1'Art enivre ou quelque noble en vie, Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie, On ose vous jeter en pature au canon! Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille! Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille, Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré. — Mais il est innocent? Qu'importe? On 1'extermine. Pourtant la vie humaine est de source divine; N'y touchez pas; arrière! un homme, c'est sacré! Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres Palissent indignés, parmi tant de désastres, Moi-même a la fureur me laissant emporter, Je ne distingue plus les bourreaux des victimes; Mon ame se soulève, et devant de tels crimes Je voudrais être foudre et pouvoir éclater. 182 LA COUPE DU ROI DE THULÉ Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire, A travers tes lauriers, dans les bras de 1'histoire Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer, O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense, Je resterai, navrée et dans mon impuissance, Bouche pour te maudire et cceur pour t'exécrer. (Poésies philosophiques 1874 Ed. A. Lemerre, Paris) LA COUPE DU ROI DE THULE Au vieux roi de Thulé sa maitresse fidéle Avait fait en mourant don d'une coupe d'or, Unique souvenir qu'elle lui laissait d'elle, Cher et dernier trésor. Dans ce vase, présent d'une main adorée, Le pauvre amant dés lors but a chaque festin. La liqueur en passant par la coupe sacrée Prenait un gofit divin. Et quand il y portalt une lévre attendrie Débordant de son coeur et voilant son regard, Une larme humectait la paupière flétrie Du noble et doux vieillard. II donna tous ses biens, sentant sa fin prochaine, Hormis toi, gage aimé de ses amours éteints; Mais il n'attendit point que la Mort inhnmaine T'arrachat de ses mains. MADAME L. ACKERMANN l8j Comme pour emporter une dernière ivresse, II te yida d'un trait, étouüfant ses sanglots, Puis, de son bras tremblant surmontant la faiblesse, Te lanca dans les flots. D'un regard déja trouble il te vit sous les ondes T'enfoncer lentement pour ne plus remonter: C'était tout le passé que dans les eaux profondes II venait de jeter. Et son cceur, ablmé dans ses regrets suprêmes, Subit sans la sentir 1'atteinte du trépas. En sa douleur ses yeux qui s'étaient clos d'eux-mêmes Ne se rouvnrent pas. Coupe des souvenirs, qu'une liqueur bruiante Sous notre lèvre avide emplissait jusqu'au bord, Qu'en nos derniers banquets d'une main défaillante Nous soulevons encor, Vase qui conservais la saveur immortelle De tout ce qui nous fit rêver, souffrir, aimer, L'ceil qui t'a vu plonger sous Ia vague éternelle N'a plus qu'a se fermer. (ibid) J.-HENRI FABRE, naquit en 1823 a Saint-Lèons, dans le Haut-Rouergue de tres pauvres. Après avoir été instituteur primaire a* colltge de Carpentras, il se retira a Sérignan, pres d Orange, dans un petit ermitage, ou depuis plus d'un demistecle tl se hvre a ses études scientifiques. Bornons-nous a etter, parmi ses nombreux ouvrages, le plus célébre ses Souvenirs), entomologiques (Ch. Delagrave, éditeur) Ceux qut connaissent les travaux du modeste et grand savant ses merveilleuses découvertes sur la vie des inseetee,ne s'étonneront guere que l ermite de Sérignan, dans son contact journalier avec la nature, se révèle aussi un grand poete. Mais nonseulement par la splenaHde envergure de la pensee, par la forme out» le poème qu'on va lire, peut rivaliser avec les pages les plus élevées de Lamartine et de Hugo. LE NOMBRE Nombre régulateur des effets et des causes Qui donnés le comment et le pourquoi des' choses Que me veux-tu, Nombre imposant? De son divin cerveau 1'Eternel Géomètre, Pour pondérer le monde, un jour te fit-il naltre Irrésistible, tout-puissant ? J.-HENRI FABRE l$5 Nombre abstrait, serais-tu la divine logique? Serais-tu le compas dont la pointe harmonique Marqué pour toute chose et le temps et le fieu? Serais-tu la balance et la règle immortelles Répandant la mesure et le poids autour d'elles, Nombre abstrait, serais-tu la logique de Dieu? Es-tu de 1'Univers, es-tu la clé de voute, Nombre qui, dans 1'Ether leur décrivant la route, Des astres ramènes le cours, Qui guides les soleils dans leurs orbes profondes Et dans le vide sais équilibrer les mondes Par de réciproques amours? Serais-tu donc pour 1'Etre une pierre angulaire? Es-tu 1'antique Atlas, colosse imaginaire Dont la robuste épaule équilibre les cieux? Est-ce toi qui, réglant le temps et 1'étendue, Empêches lunivers dans sa course éperdue De crouler sur sa base en débris furieux? L'ordre nait a ta voix, 1'ordre et ses harmonies, Et ses combinaisons savantes, infinies, L'ordre imposant de majesté, L'ordre qui met un frein a la course rapide Des tourbillons errant dans les plaines du vide, L'ordre appui de 1'immensité! L'immensité des cieux! Croulez, voute impuissante, Tombez, voiles trompeurs que la foule ignorante En coupoles d'azur dans les airs croit roulés; Döme dont 1'horizon porte 1'étroite base, Orbe au rayon borné dont 1'enceinte m'écrase, Voiles bleus de 1'Ether, döme impuissant, croulez. '86 LE NOMBRE Croulez, deux trop étroits! place a 1'espace immense Que le Chiffre entassé, ce Titan en démence, N'oserait même escalader; Place aux flancs de 1'espace ou PEternel habite: Dont lui seul sait le centre et counalt la limite, Que son regard seul peut sonder. Hélas! pour enjamber ces effroyables plaines, Pour voler comme unfrait vers ces rives lointaines, Un! qm me donnera 1'aile de 1'aquilon, Ou 1'essor de 1'éclair lorsque dans la tempête II tombe sur les monts et leur brise la crête En tragant un rapide et flamboyant sillon? Mais la foudre est trop lente, et seule la pensée Peut, muette d'eflroi, dans sa course insensée, Tenter ces explorations; L'esprit seul peut oser. Un rayon de lumière Monte, unique chemin, depuis notre paupière Jusqu'a ces hautes régions. Sur ce fragile pont, élance-toi, mon ame, Gravis sans te lasser cette route de flamme, Monte, poursuis toujours ton vol audacieux: Vole par dela l'Ourse et ses trésors de glacé, Par dela le Bouvier qui laboure 1'espace Et sème des soleils dans les sillons des deux. Plus haut! plus haut encor! par dela la Charme, Par dela le Taureau, par dela la massue Et le baudrier d'Orion; Laisse derrière toi les brumes des Hyades') L'Epi blanc de la Vierge et le chceur des Pléiades Et les crins fauves du Lion. l) maken deel uit van het sterrenbeeld de Stier. J.-HENRI FABRE 187 Plus loin! encor plus loin! Oh! voila qn'éperdue, Je vais, je vais toujours dévorant 1'étendue, Je vais, et 1'horizon, rêve que je poursuis, Marche, marche devant, mystérieux prodige; II fuit, sans cesse il fuit a donner le vertige, Et le centre de 1'orbe est toujours oü je suis! Et dans un saint effroi, je m'arrête haletante, L'imagination recule d'épouvante Devant les champs des infinis Oü germent les soleils, oü les mondes pullulent, Oü, sur les axes d'or, les systèmes circulent Par d'occultes liens unis. Les mondes constelles passent, d'autres précédent En cortège infini, plus loin d'autres succèdent A la file accourant des profondeurs des cieux, Plus pressés en leurs rangs que les grains de poussière Qui roulent dans le sein d'un rayon de lumière Et vont tourbiUonnant de splendeur, radieux. Voici que j'ai quitté les régions fécondes Des constellations dont les couches profondes Sur 1'orbe du ciel obscurci Dessinent a grands traits une zone laiteuse Je sors enfin, je sors de notre nébuleuse, Enfin le vide, le voici! Voici, voici le vide et son empire immense; lei loin des regards, ici dans le silence Se trouvent exilés les cryptes du néant — Mais que vois-je! 6 terreur! ö mystère ineffable! Le vide est une erreur, le néant une fable, Tout 1'espace se peuple et devient effrayant! '88 LE NOMBRE Dans de secrets: lointains, profondeuta inouïes, Qui font palir d'eflroi, se montrent enfouies D'autres plages, d'autres clartés; En dessus, en dessous, du couchant a 1'aurore, Et du nord au midi, le ciel blanchit encore ' De pales nébulosités. De mondes inconnus énormes fourmilières Et d'astres en travail terribles pépinières ' Prodigieux amas de soleils constellés, Dont les noyaux fondus laissent flotter pendante La matière cosmique encore incandescente, Et, dans 1'arène en feu, roulent amoncelés: Ils vont en tourbillons pareils aux grains de sable Que soulève unnuage immense, formidable Le Kamsin') aux poumons de fer, Quand du désert poudreux chassant 1'ardente houle II laboure le sol, le plisse et le déroule Comme des vagues sur la mer. En choeurs impétueux que nul frein ne dirige Ils vont comme saisis d'un étrange vertige Aux quatre coins du ciel se heurter furibonds: Ils vont, chaos fougueux tramant pour chevelure La flamme dévorante et de leur rude allure ' Ils ébranlent du ciel les abtmes sans fonds. Ils vont, 1'enfer aux flancs, rangés par 1'incendie Qm se projette ardent, en gerbes s'irradie Dans ce formidable séjour; Ils vont, 1'enfer aux flancs, par de profondes routes, Far de secrets chemins coagulant leurs croutes Ou doit germer la vie un jour. >) naam van den samoen in Egypte, van een arabisch woord dat vijftig beteekent, omdat hij er 50 dagen lang, bij het begin der Nyloverstrooming, waait. J.-HENRI FABRE 189 Leur sein est un chaos, dévorante fournaise Oü s'élabore un monde, oü, sur un lit de braise Les éléments épars cóte a cóte jetés Se tordent en délire, étroitement s'embrassent Par de secrets liens l'un a 1'autre s'enlacent. Sous les puissantes lois de leurs affinités. Dieu! que ton ciel est grand! que ton cceur est sublime! J'ai bien' loin, par dela ce chaos, cet abime, Jeté mes profanes regards: Vain espoir, tont est plein. De terreur éperdue Je vois, je vois sans fin se peupler 1'étendue, Sans fin s'emplir de toutes parts. Tout est plein. Le Puissant a mesuré 1'espace Dans le creux de sa main, il a tourné sa face Vers les flancs du néant, et ses flancs1 oat tremblé. Ils ont tremblé soudain, fécondés, pleins. Le vide Etait la, noir, béant, insatiable, avide ; Mais il ouvre sa droite, et le vide est comblé. Le vide est assouvi dans sa faim dévorante, Pour pature a grands flots dans sa gueule béante Les mondes se sont engloutis, Si nombreux que le monstre aux entrailles informes Ne peut les digérer, et que ses flancs énormes Les gardent a peine enfouis. Tout est plein, et pourtant, redoutable prodige , Tout se meut d'une course k donner le vertige, Si l'ceil mortel pouvait contempler ces tournois; Tout se meut; ils vont tous anti prompts que la foudre, Comme pour se heurter et se réduire en poudre, Sans ordre se brouiller, se mêler a la fois. iqo LE NOMBRE Ils s'en vont par 1'Ether, arènes san» limites, Enlacant, dénouant tour a tour leurs orbites ■ D'une folie ardeur animés, Dans leur ivresse ils vont, se croisent, se menacent A bonds désordonnés l'un 1'autre se dépassent ' Leurs essieux grincent, enflammés. Systèmes vagabonds, orbites séculaires, Labyrinthes de feu, tourbillons planétaires Redoutables ballets des constellations Tont se ment et s'enlace, et se croise et se presse, Ondule, va, revient dans une folie ivresse Et sans repos poursuit ses révolutions. ' Voici: du fond du ciel accounts en silence Deux globes courroucés dévorent la distance Fiers et taciturnes géants: Ils courent, emportés dans leun orbes fatales Choquer front contre front leurs masses coloss'ales Et's'entr'ouvrir les flancs béants. Les mondes perturbés par leur rude passage Sen vont a la dérive, effroyable présage, Et regardent de loin leurs terribles ébats • Or, les voici 1 Grand Dieu, détourne leurs menaces, Ou soos le choc puissant de leurs brutales masses Les cieux vont s'écrouler en furieux éclats Vaine crainte: la-haut, dans ces folies arènes Sage régulateur le Nombre tient les rênes ' De ces indomptables coursiers: Le Nombre a mis un mors a la bouche baveuse L»e ces Leviathans, et d'une main nervense II les mène dans leurs sentiers. J.-HENR1 FABRE 191 Leur croupe sous le joug en vain frissonne et fume, En vain de leurs naseaux ils lancent pour écume D'épais torren ts de lave; ils se cabrent en vain; Sur leurs jarrets fougueux le Nombre les pondère, Le Nombre, tour a tour, sous le frein les modère, Ou leur enfonce aux flancs son éperon divin. Le Nombre, fils du Ciel, le Nombre est cet Archange Qui chasse devant lui leur ardente phalange Et du doigt tracé leur essor; Archange radieux qui sous ses larges ailes, Fensif et recueilli, dans ses mains immortelles Tient le compas aux branches d'or. C'est lui qui, bannissant le désordre et la guerre, Des plaines de 1'Ether a tendu son équerre, Sa règle et son niveau sur le chaos soumis; II parle, et chaque globe, inerte et lourde masse, Autour de son soleil va dévorant 1'espace Dans 1'orbe d'une ellipse aux deux foyers amis. L'ordre natt sous ses lois, l'ordre dans le délire; L'ordre dans le chaos et la céleste lyre De ces accords harmonieux Sur leurs axes fumants pondère les systèmes, Les arrête ravis de ses concerts suprêmes, Concerts que 1'on n'entend qu'aux cieux. Oh! pour tout raconter, la parole est trop vaine, Mélodieux concerts: jusqu'a 1'oreille humaine Si jamais un écho des chceurs du firmament, De ces divins accords si la plus faible image Pouvait venir ici, la paleur au visage, L'homme mourrait d'extase et de ravissement. 192 le nombre Nombres qui balancez 1'Univers sur son póle, Nombres qui soutenez son ardente coupofe Sur un inébranlable essieu , Déroulez, déroulez vos lois, vos harmonies, Dans 1'espace et le temps, ces deux mers infinies; Le Nombre est la raison de Dieu. (Legros. La Vie de j.-H. Fabre, naturaliste. Ed. Ch. Delagrave, Paris 1913) ANDRÉ THEURIET, poete et romancier tres distingué, ne a Marly-tpnvi (Seine et Oise), le 8 octobre 1833. Apres avoir achevé ses études au college de Bar-le-duc, en Lorraine, il vint mers 1834, a Paris, oü il passa ses examens de droit et publia ses premiers vers dans la Revue de Paris. Collaborateur de la Revue des deux Mondes, a partir de 1837, il a donné a ce recueil la plupart des poésies qui, reünies plus tard en volume, sous le tilre: le Chemin des Bois, furent eouronnées en 1868, par /' Académie francaise: il y fit paraitre, depuis 1873, plusieurs romans et nouvelles. A la fin de 1871, M. Theuriet fit représenter a l'Odéou, un drame en un acte, en vers, Jean Marie; cette pièce fait maintenant partie du répertoire du Théatre-Francais. Membre de V Académie francaise depuis 189b, il est mort en 1907 a Bourg-la-Reine, dont pendant plusieurs années il avait été maire. De ses auvres nous citer ons: le Bleu et le Noir, le» Nids, le Livre de la Payse, Nos oiseaux, Jardin d'automne, poésies ; Sous Bois, impressions d'un forestier (1878) et les romans: Toute Seule, Sauvageonne, Michel Vemeuil, Éusèbe Lombard, les CEillets de Kerlaz, AmouiPd'Automne, Nouvelles, Pêché mortel, Deux Sceurs, 1'Oncle Scipion , Charme dangereux , Mademoiselle Roche, Chanteraine, etc. 13 194 LA CHANSON DU VANNIER LA CHANSON DU VANNIER Brins d'osier, brins d'osier, Courbez-vous, assouplis Mis les doigts du vannier. Brins d'osfcr, vous serez Ie üt frêle oü la mère Berce un petit enfant aux sons d'un vieux coupletCeniant, Ia lèvre encor toute blanche de lait is endort en souriant dans sa couche légère. Brins d'osier, brins d'osier Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier. Vous serez le panier plein de fraises vermeilles Qne les filles s'en vont cueiUir dans les taillis. Elles rentrent le soir, rieuses, au logis. Et I odeur de fruits mfirs s'exhale des corbeilles. Brins d'osier, brins d'osier, Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier. Vons serez le grand van oü la fermière alerte *Mt^»ncttr Ie froment qu'ont battu les fléaux. Tandis qua ses cötés, des bandes de moineaux be disputent les grains dont la terre est couverte Brins d'osier, brins d'osier. Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier. andré theuriet 195 Lorsque s'empourpreront les vignes a 1'automnc, Lorsque les vendangeurs descendront des coteaux, Brins d'osier, vous lierez les cercles des tonneaux Oü le vin doux rougit les douves et bouillonne. Brins d'osier, brins d'osier, Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier. Brins d'osier, vous serez la cage oü l'oiseau chante, Et la nasse') perfide au milieu des roseaux, Oü la truite, qui monte et file entre deux eaux, S'enfonce, et tout a coup, se débat frémissante. Brins d'osier, brins d'osier, Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier. Et vous serez aussi, brins d'osier, 1'humble claie Oü, quand le vieux vannier tombe et meurt, on 1'ét end, Tout prêt pour le cercueil. — Son convoi se répand, Le soir, dans les sentiers oü verdit l'oseraie. Brins d'osier, brins d'osier, Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier. (Le Chemin des Bois, 1867, Paris Ed. Lemerre, Charpentier-Fasquelle) LA PLAINTE DU BÜCHERON Dodo, 1'enfant do! — La forêt sommeille; Assis prés d'un feu clair et réchaunant, Un vieux bücheron endort un enfant. L'enfant a l'ceil bleu, la lèvre vermeille; ') nasse; teenen vischfuik. iq6 IA PLAINTE Dü BUCHERON Le_ji«ux est courbé, ridé, grisonnant... «Dors, mon doux mignon, la fortt sommeiUe. Dors, le plus beau temps est 1'age oü 1'on dort!» Une etoile luit, un vent léger passé. L'aleul se souvient qu'a la même place II berca le père:... «Ah! d'un meilleur sort Que Dieu, cher enfant, te fasse la grace! Dors, le plus beau temps est 1'age oü 1'on dort. Ton père était beau comme un jeune chêne • Souple, agÜe «t^prompt comme un écureuil; II avait la voix claire du bouvreuil, Lorsque la saison d'amour est prochaine< La force et 1'ardeur brillaient dans son ceil. Ton père était beau comme un jeune chêne. Bien qu'il n'eüt ni champ, nf töit, ni denier, Hus d un laboureur Peut voulu pour gendre. II aimait ailleurs, il s'en alla prendre — I3odo,-*e»fant do! — chez un charbomiier, Une belle enfant pauvre*,.fiére et tendre Bien qu'il n'eüt ni champ, ni toit, ni denier. Comme le vin vieux 1'amour nous enivre.. Cétait au printemps; dans les chemins creux Les pommiers neigeaient sur les amoureux. Maïs avec Phiver, la pluie et le givre La misère.vint s'abattre sur eux... ' Comme le vin vieux 1'amour nous enivre. Quand tu vins au monde, 6 cher orphelin 1 Les murs étaient nus, la huche était videTa mere pressait sa mamelle aride; andrë theur1et 197 Tu pleurais... Que faire ? Oü trouver du pain ? Les murs étaient nus, la huche était vide, Quand tu vins au monde, 6 cher orphelin! Ton père partit avec sa cognée ... — Dodo! 1'enfant do! «Du pain! Dans les bois J'en saurai trouver, dit-il, pour vous trois.,.. Grands chênes , fayards '), futaie épargnée, Tombez en dépit du garde et des lois!... Ton père partit avec sa cognée. Mais un jour le deuil emplit la maison: Le garde accourut, tremblant de colère, — Dors, mon doux mignon! — et 1'on prit ton père; Aux gens de justice il criait: «Pardon! L'enfant meurt de faim, 1'enfant et la mère!» Ce jour-la le deuil emplit la maison. Ton père en prison est mort a la peine; Hier on a mis ta mère au cercueil. Nous voila tous deux restés sur le seuil, Moi le tronc brisé, toi le gland du chêne. Oü chercher asile, oü trouver accueift Ton père en prison est mort a la peine.» — Dodo, l'enfant dort mollement bercé. Au-dessus du bois la lune se léve; Le vieux tremblé et pleure, un sanglot soulève Et fait soupirer son sein oppressé; Ses pleurs vont tomber sur l'enfant qui rêve, Sur l'enfant qui dort mollement bercé. ') fayards: beukenboomen. (Le Chemin des Bois, 1867, Pari* Ed. Lemerre, Charpentier-Fasquei.i.e) 198 LA OKAND'TANTE LA GRAND'TANTE Dans le calme logis qu'habite la grand'tante Tout rappelle les jours défunts de 1'ancien temps. La cour au puits sonore et la vieille servante, Et les miroirs ternis qui datent de cent ans. Le salon a gardé les tentures de Flandre, Oü nymphes et bergers dansent au fond des bois; Aux heures du soleil couchant, on croit surprendre Dans leurs yeux un éclair de 1'amour d'autrefois. Du coin sombre oü sommeille une antique épinette1), Parfois un long soupir monte et fuit au hasard, Comme un écho des jours, oü, pimpante et jeunette La grand'tante y jouait Rameau, Gluck et Mozart. Un mcuble en bois de rose est au fond de la chambre. Sea tiroirs odorants cachent plus d'un trésor: Bonbonnières, flacons, sachets d'iris et d'ambre, D'oü le soufflé d'un siècle éteint s'exhale encor. Un livre est seul parmi ces reliques fanées, Et sous le papier mince et noirci d'un feuillet Une fleur sèche y dort depuis soixante années: Le livre, c'est Zaïre*), et la fleur, un osillet. L'été, pres de la vitre, avec le vieux volume, La grand'tante se fait rouler dans son fauteuil... Est-ce le clair soleil ou Pair chaud qui rallume ' La couleur de sa joue et 1'éclat de son oeil i ') Spinet, soort van klavecimbaal, later vervangen door de piano. *) Tragédie de Voltaire (1732). anbré theuriet 199 Elle penche son front jauni comme un ivoire Vers 1'ceillet, qu'elle a peur de briser dans ses doigts: Un souvenir d'amour chante dans sa mémoire, Tandis que les pinsons gazouülent sur les toits. il Elle songe au matin oü la fleur fut posée Dans le vieux livre noir par la main d'un ami, Et ses pleurs vont mouiller ainsi qu'une rosée La page oü soixante ans 1'ceillet rouge a dormi. \j, (Poésies, 1896, Paris Ed. Lemerre, Charpentier-Fasquelle) PARCE, DOMINE L'église du village est éclairée a peine. Les mobiles de Brest et ceux d'IUe-et-Vilaine Viennent a 1''Angelus y prier en commun; Car ils seront ce soir de grand'garde, et pas un Ne veut aller la-bas sans un bout de prière. L'aumönier, né comme eux dans les champs de bruyère, Leur dit qMl faut offrir un cceur pur au Dieu fort, Et marcher en chrétien au-devant de la mort. Et pour donner encore aux paroles du prêtre Plus de solennité, le canon de Bicêtre15 !' Fait trembler par instants les vitraux de la nef... Tous entonnent alors, du soldat jusqu'au chef, Le Paree, Domine, ce grand cri que 1'Eglise Jette en pleurant, vers Dieu dans les'heures de crise. ') Een der forten rondom Parijs. 200 LES PAYSANS «Epargnez-nous, Seigneur!» chantent ces paysans, Que 1 aube reverra peut-être agonisants; Et tandis que leurs voix montent dans 1'air humide 11 me semble, an dela des cintres de 1'abside, fcntendre les rumeurs d'une foule a genouxFemmes en deuil, enfants sans pères, vieux' époux Dont les fils sont perdus sous la pluie et la neige Laboureurs qu'on rangonne et bourgeois qu'on assiège, Toute la France enfin, lasse, blessée au cceur, it cnant dans la nuit: «Epargnez-nous, Seigneur!» (Poésies, 1896, Paris Ed. Lemerre , Gharpentier-Fasquelle) LES PAYSANS Le village s'éveille a la corne du patre, Les bêtes et les gens sortent de leur logisOn les voit cheminer sous le brouillard blèuatre Dans le fnsson mouillé des alisiers rougis. ' Par les sentiers pierreux et les branches froissées. Coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de blé Kununant lourdement de confuses pensées Marchent, le front courbé sur leur poitrail halé. La besogne des champs est rude et solitaire: De Ia blancheur de 1'aube a 1'obscure Iueur Du soir tombant, il faut se battre avec la terre Et laisser sur chaque herbe un peu de sa sueur. ™ Paysans race antique a la glèbe asservie, Le soleil cuit. vos reins, le froid tord vos genoux; ^ourtant, si Pon ponvait recommencer sa rie Frères, je voudrais naltre et grandir panni vo'us. I ANDRÉ THEURIET 201 Pétri de votre sang, nourri dans un village, Respirant des odeurs d'étable et de fenil, Et courant en plein air comme un poulain sauvage Qui se vautre et bondit dans les poussesl) d'avril, J'aurais en moi peut-être alors assez de sève, Assez de flamme au cceur et d'énergie au corps, Pour chanter dignement le monde qui s'élève Et dont vous serez, vous, les maltres durs et forts. Car votre règne arrivé, 6 paysans de France; Le penseur voit monter vos flots lointains encor, Comme on voit s'éveiller dans nne plaine immense L'ondulation calme et lente des blés d'or. L'avenir est a vous, car vous vivez sans cesse Accouplés a la terre, et sur son large sein Vous buvez a longs traits la force et la jeunesse, Dans un embrassement laborieux et sain. Le vieux monde se meurt. Dans les plus nobles veines Le sang bleu des aleux, appauvri, s'est figé, Et le prestige ancien des races souveraines Comme un soleil mourant dans l'ombre s'est plongé. L'avenir est a vous!... Nos écoles sont pleines De fils de vignerons et de fils de fermiers; Trempés dans 1'air des bols et les eaux des fontaines, Ils sont partout en nombre et partout les premiers. 1) pousses: jong gras. 202 les paysans Salut! Vous arrivez, nous partons. Vos fenêtres S ouvrent snr le plein jour, les nötres sur la nuit... Ne nous ïmitez pas, quand vous serez nos maitres, Demeurez dans vos champs ou le grand soleil luit... Ne reniez jamais vos humbles origines, Soyez comme le chêne au tronc noueux et dur: Dans la terre enfoncez vaillamment vos racines, Tandis que vos raineaux verdissent dans 1'azur. Car la terre qui fait mürir les moissons blondes, Lt dans les pampres verts monter 1'ame du Ynl.. ' La terre est la nourrice aux mamelies fécondes;' Celui-la seul est fort qui boit son lait divin. Pour avoir dédaigné ses rudes embrassades, Nous n'avons plus aux mains qu'un lambeau de pouvoir Et, pareils désormais a des enfants malades, Ayant peur d'obéir et n'osant plus vouloir, Nqms attendons, tremblants et la mine effarée L'heure oü vous tous, bouviers, laboureurs, vigneronS Vous épandrez partout comme un ras de marée Vos flots victorieux oü nous disparaltrons. (Le Livre de la payse, 1887, Paris Ed. Lemerre, Charpentier-Fasqüellk) andrr theuriet 203 TOAST A la Hollandel A la jeunesse De ses vastes prés toujours verts, Oü 1'on voit tournoyer sans cesse L'aile des moulins dans les airs! A ses grachts oü, comme une bande De blancs oiseaux rasant le port, Les grands vaisseaux prennent 1'éssor. A la Hollande! A la Hollande! A la jeunesse De ses chefs-d'ceuvre merveilleux Oü tout s'unit: force et tendresse, Pour charmer le cceur et les yeux; Oü tout: — 1'histoire et la légende, Les champs, la maison, la cité, — Est peint pour 1'immortalité. A la Hollande! A la Hollande! A la jeunesse Qui croït sur son riche terroir! A ses enfants, blonde promesse! A ses filles*, douces a voir! A ses fils, robuste guirlande, Qui de la Frise a la Zélande Donne sa sève et sa vigueur Pour la patrie et pour 1'honneur!... A la Hollande! (Poésies, 1896, Paris Ed. Lemerre, Charpentier-Fasquelle) L. RATISBONNE, CLouis- Gustave-Fortuné) né a Strasbourg, le 29 juil lel 1827, mort a Paris en 1900, neveu des Rev. P. Af. et A. Ratisbonne, qui, abjurant la religion juive, se convertirent a la religion catholique et entrerent dans les ordres. Af. Ratisbonne débuta dans la carrière littéraire, par une traduction en vers de la^ Divine Comédie de Dante, qui fut couronnée par VAcadémie francaise. II donna depuis le Purgatoire et le Paradis. En 1837, *' publia son premier recueil de vers: Au printemps de la vie, suivi en 1861, par la Comédie Enfantine, recueil de fa bles pour l'enfance, qui eut de nombreuses édiüons et fut couronné par VAcadémie; on a encore de Af. Ratisbonne: Dernières Scènes de la Comédie enfantine (1862), les_ Figures jennes, poésiet (1865), Héro et Léandre, drame antique, et quelques études littérair es. Sous le pseudonyme de Trim, il donna une série d'Albums, avec texte versifié pour les enfants. Les ceuvres de L. Ratisbonne ont paru chez Ch. Delagrave. L. RATISBONNE 205 LE CCEUR D'UNE MÈRE «Ta pauvre mère est bien malade. Ne fais pas de bruit, mon enfant! Pas de cris et pas de gambade! C'est le docteur qni le défend.» L'enfant se tait. Dans la demeure, La mort entre pendant la nuit. Et quand il se réveille, on pleure: «Puis-je a présent faire du bruit?» De lui se ditourne son père, Puis on 1'habille tout de noir, «Ah! me voila bien beau, j'espère? Je veux voir maman. — Viens la voir.» Et sanglotant le père emporte L'enfant étonné dans ses bras Jusqu'en la chambrc de la morte. «Maman! elle ne bouge pas. Porte-moi donc sur son lit, père!» Et lui, dans ses pleurs étouffant, Sur le cceur glacé de la mère Souleva le petit enfant. «Voila celle dont la tendresse T'a nourri! regarde-la bien. Tu n'auras plus une caresse! Hélas! elle n'entend plus rien!» 2o6 l'enfant II se trompait. Le coeur sans vie , Dès que l'enfant chéri fut la, Se remit a battre, et ravie Cette mère se réveilla!!... (Au printemps de la vie, 1857 Ed. Ch. Delagrave, Paris) L'ENFANT prologue aux mères L'homme n'est pas le roi de la création, C'est l'enfant. II sourit dans les crocs du lion, Et le lion vaincn Ie rapporte a sa mère: II bégaye, et sa voix passé, en douceur, Homère. Du berceau, comme Hercule, il descend triomphant; L'homme cède a la femme, et la femme a l'enfant. II ne sait pas marcher, Pinnocent, et nous mène. On lui met la lisière: il nous forge une chaine, II nous rive un collier fait de deux petits bras: Tout le monde obéit, même les scélérats. Contre qui veut lutter, quelles -terribles armes: Les foudres enfantins, des cris mêlés de larmes! Air si tout est soumis a ce roi nouveau-né, Et du fond des berceaux le monde est gouverné. O mères, c'est qu'aussi les roses les plus fraiches Et les lis les plus blancs fleurissent dans vos crèches! Fleurs d'amour, beaux enfants, aux yeux clairs, au front doux Que 1'on berce et qu'on fait sauter sur ses genoux! L. RATISBONNE 207 Gai comme le matin et comme 1'innocence, Rose comme 1'espoir et tout ce qui commence, L'enfant, c'est le soleil qui rit dans la maison, ' ! Le renouveau de Dieu dans 1'arrière-saison. Arbres découronnés, quand la jeunesse est morte, Quand le printemps nous quitte et tout ce qu'il emporte, Sur nos bras blanchissants qui frissonnent a 1'air, Un bourgeon a poussé pour sourire a 1'hiver. L'enfant parait: sa vue éclaircit les visages; II sourit: son sourire a chassé les nuages: II parle: ó talisman de ses mots ingénus! II marche, et nos soucis meurent sous ses pieds nus! OnJ'appelle: il accourt avec beaucoup de zèle, Par bonds, comme un oiseau dont on a coupé Paile, II s'avance étonné de la terre, indécjs. Gauche comme nn Amour tombé du paradis! Rien n'a taché son cceur, rien n'a souillé sa lèvre, Vierge comme le lait dont i\ peine on le sèvre. II n'a pas encor fait ni trahi de serment. Jamais il ne rougit, car jamais il ne ment. Mais on rougit souvent devant, juge austère! II est trés redouté; nul conpable mystère, Lorsque le petit ange accourt le front joyeux, N'ose affronter le ciel qui brille dans ses yeux! Prés de lui la pensée impure est sacrilège. Qui te profanerait, front blanc et cceur de neige? O bienheureux l'enfant candide et triomphant; Bienhenreux l'homme fait qui ressemble a l'enfant! Mais, pour qn'il s'en rapproche, 6 mères! prenez garde, Quand vous 1'élèverez, car cela vous regarde, Et pour qu'en grandissant, grandisse aussi son cceur, De lui verser tout jeune une bonne liqueur: 208 la grand'mère Si douce qu'elle soit, il se peut qu'il I'oublie. Mais il en gardera le goüt toute sa vie. Et tous ses souvenirs en seront parfumés Comme de vos baisers sur sa lèvre imprimés. (La Comédie enfantine, 1860 Ed. Delagrave, Paris) LA GRAND'MÈRE «Grand'mère, d'oü vient donc que tes cheveux sont blancs? — Mon enfant, c'est 1'hiver, c'est la neige des ans. — Grand'mère, d'oü vient donc que vous avez des rides? — Le chagrin a creusé tous ces sillons arides. — Grand'mère, qui vous fait branler la tête ainsi? — Un vent qui vient du ciel. Je ne tiens plus ici. — Pourquoi vos yeux sont-ils cernés de noir, grand'mère? — C'est pour avoir plus d'une larme amère. — Pourquoi tcnir si bas, si courbé votre front? — C'est pour mieux voir la terre oü mes os blanchiront. — Et que murmurez-vous toujours, mère chérie, Même quand votre enfant vous embrasse? — Je prie!» (La Comédie enfantine, 1860 Ed. Delagrave, Paris) t. RATISBONNE 209 LES QUESTIONS «Paul, déshabillez-vous, et pliez votre veste! — Qui donc, demanda Paul, aimant a babiller, A d'abord deviné qu'il fallait s'habiller, Mettre des pantalons, un gilet et le reste? — C'est quelqu'un, répondit la bonne a 1'ingénu, Ou faché d'avoir froid, ou honteux d'être nu. Voyons, Paul, maintenant, fait es votre prière! — Mais qui donc a, ma bonne, inventé de prier? — Quelqu'un probablement qui ne pouvait crier, Etouffant ou de joie ou de douleur amère. Allons, allons, il faut un pen'plus se presser. Assez de questions pour aujourd'hui, de grace: Coucbez-vous doucement, pour que 1'on vous embrasse! — Mais qui donc a, ma bonne, inventé d'embrasser?» A cette fois, la bonne allait s'embarrasser, Lorsque la mère entrant: «Celle qui la première A donné le meilleur baiser, c'est une mère. Dors, mon bijou,.voici le mien!» Et Paul, fermant les yeux, ne demanda plus rien. (La Comédie enfantine, 1860 Ed. Delagrave, Paris) LA PETITE CHAISE Ils avaient perdu leur enfant. Je fus les voir: du pauvre père Je serrai la main en pleurant, Sans oser regarder la mère. 2110 aü clair des étoiles Et lorsque je pus lui parler, Tandis qu'il cachait son visage: «Je ne viens pas vous consoler, Mais reprenez un peu courage; Vers Dieu 1'ange a pris son essor. — Oui, me dit-il; mais, triste chose! Notre ange, avant-hier encor, Jouait, souriait, était rose; Et maintenant! fit-il plus bas, II est froid sous la terre humide. L'herbe pousse déja la-bas... Et la petite chaise est vide!» (La Comédie enfantine, 1860 Ed. Delagrave, Paris) AU CLAIR DES ÉTOILES «Quels beaux astres la Nuit a brodés sur ses voiles! Que j'aime sur nos fronts a les voir rayonner! — Ne les regarde pas si longtemps, ces étoiles, Car je ne pourrais pas, mon cceur, te les donner. — Que leur lumière est tendre"! Et, comme c'est étrange, Ces yeux d'or palpitants semblent nous appeler. — N-» les regarde pas si longtemps, 6 mon ange, Vers le ciel, ton pays, tu pourrais t'envoler!» (ibid) ÉDOUARD PAILLERON \né a Paris le 17 septembre 1834, mort a Paris le 10 avril 1800; il fit son droit et exerga pendant quelque temps la profession de clerc de notaire, tout en se livrant a la poésie et surtout a la poésie dramatiqué. Ennuyé de la vie de Palais, il s'engagea; mais au bout de deux années il fut las de Pexistence de caseï ne et se fit remplacer. Alors il partit pour VAfrique et visita ensuite P/talie et la Suisse, le sac au dos. Cest en 1860, qu'il débuta par une pièee de thédtre: le Parasite, qui eut du succes. En 1861, il publia son premier volume de vers: les Parasites, satires, suivi en 1870, par un nouveau volume: Amours et Haines. Son osuvre dramatiqué est aussi grande que disiinguée; nous citerons: le Mur mitoyen (1861), le Second Mouvement, [le Dernier Quartier (1863), le Monde oü 1'on s'amuse, les Faux Ménages (1869), 1-Autre motif, Hélène (1871). Une circonstance particuliere et assez curieuse se rattache a cette pi'ece, la seule de M. Pailleron qui n'ait pas réussi. Un jeune auteur publia, dans la Vie Parisiennf9'une parodie de cette tragédie bourgeoise, qu'il intitula, par opposition au Monde oü 1'on s'amuse, le Monde oü 1'on s'ennuie. Le parodiste ne se doutait pas alors que Vauteur «/''Hélène s'emparerait un jour de cette appellation malicieuse, pour \en faire le titre de son plus grand succes et qui lui a donné une popularité inconteslée (1882). // donna encore 212 CHANSON i , 1 s Petit* plnie, 1'Age ingrat, PÉtincelle, la Souris (1887), les Cabotins (1894) et publia le Théatre chez Madame. En 1884 M. Pailleron fut nommé membre de VAcadémie francaise en remplacement de M. Charles Bïancr CHANSON C'était en aval» un dimanche, ■ ' Oui, le dimanche! J'étais heureux... Vous aviez une robe blanche Et deux gentils brins de pervenche, Oui, de pervenche, Dans les cheveux. Nous étions assis sur la mousse, Oui, sur Ia mousse, Et sans parler, Nous regardions 1'herbe qui pousse, La feuille verte et l'ombre douce, Oui, l'ombre douce, Et 1'eau couler. Un oiseau chantait Sur la branche, Oui, sur la branche, Puis il s'est tu. J'ai pris dans ma main ta main blanche... C'était en avril, un dimanche, Oui, le dimanche... T'en souviens-tu? (Amours et Haines, 1869) ÉDOUARD PAILLERON 213 LE GUE II fallait passer la rivière, Nous étions tous deux aux abois. J'étais timide, elle était fiére, Les tarins chantaient dans les bois. Elle me dit: «J'irai derrière, Mon ami, ne regardez pas.» Et puis elle défit ses bas... II fallait passer la rivière. Je ne regardai... qu'une fois, Et je vis 1'eau comme unè moiré Se plisser sur ses pieds d'ivoire... Nous étions tous deux aux abois. Elle sautait de pierre en pierre, J'aurais dü lui donner mon bras, Vous jugez de notre embarras. J'étais timide, elle était fiére. Elle allait tomber, — je le crois, — J'entendis son cri d'hirondelle; ■'■■> D'un seul bond je fus auprès d'elle... Les tarins chantaient dans les bois. Amours et Haines, 1869) 2I4 le berceau LE BERCEAU Dans la moiré et le satin (L'enfant vient de naitre) II est couché ce matin, Le cher petit être. Chacun accourt, et, tremblant, Sur le lit se penche, Pw voir dans son écrin blanc Cette perle blanche. Chacun soulève a demi Les fines dentelles, Pour voir cet ange endormi Qui n'a plus ses ailes, Pour voir ces nids a baisers, Sa main délicate, Et ses petits pieds rosés Ahx ongles d'agate. Blanc comme une hostie, et pur Comme une prière, On voit encor de 1'azur Luire en sa paupière; Son oeil est vierge du jour, Son coeur, de souffrance; Hier pour lui c'est 1'amour, Demain, 1'espérance. II est comme sont les fleurs. Parfum et mystère: A peine si par ses pleurs II tient a la terre! ÉDOUARD PAILLERON 215 Que faut-il pour 1'apaiser? Un mot, s'il soupire; S'il se réveille, un baiser, S'il dort, nn sourire. II dit déja, savez-vous? Mille et mille choses, Rien qu'avec le soufflé doux De ses lèvres roses. C'est un langage charmant, Fait de mots étranges, Que comprennent seulement Sa mère — et les anges. Bonjour, petit nous si cher, Rayon de ma flamme! O baiser qui s'est fait chair! Bonjour, petite ame. L'espoir t'appelle avenir, C'est un gal baptême; Mais ton nom est souvenir, C'est pourquoi je t'aime. Ah! cher tyran, quel qu'il soit, Le nom qui te nomme, Déja 1'on souffre pour toi... Tu seras un homme. Qu'importe, ó mon doux vainqueur? Va, fais ton office ... La gourmandise du cceur, C'est le sacrifice! (Amours et Haines, 1869) 216 LE JARDIN LE JARDIN Je passais, — j'entendis de la route poudreuse Que derrière le mur on riait aux éclats, Et je poussai la porte. — A travers les lilas,' Voici ce que je vis dans la maison heureuse: Un tout petit enfant essayait au jardsju Au doux enchantement de sa mère ravie Dans le parterre en fleur et sur le gazon'fin, Ses pas, les premiers pas qu'il eut faits de sa vie. Cher amour! il allait tout tremblant, il allait Avangant au hasard son pied mignon et frêle' Hésitant et penché, si faible, qu'il semblait ' Que le papillon dut le renverser de Faile. Impatient pourtant, égratignantle sol De son pas inquiet, avec 1'ardeur étrange Et les trémoussements d'oiseau qui prend son vol. Dans les petris enfants il reste encor de 1'ange. Et lui, se pftmant d'aise a ce monde inconnu, buivait 1 oiseau qui vole ou parfait a la rose Et, tout en gazouillant quelque charmante chose Ouvrait toujours plus grand son grand «til ingénu. Et 1'on voyait alors les splendeurs de 1'espace Ft les candeurs du ciel et les gaités de 1'air kt luire ce qui luit et passer ce qui passé Dans le tout petit ciel de cet ceil pur et clair ÉDOUARD PAILLERON 217 Parfois il s'arrêtait, touraait un pen la tête Vers sa mère orgueilleuse et toute a 1'admirer, Et repartait avec de grands rires de fête, Ces rires si joyeux qu'ils vous en font pleurer. Oh! la mère, elle était a ne pouvoir décrire Avec son geste avide, anxieux, étonné, Et de tout son amour couvant son nouveau-né, Et marchant de son pas et riant de son rire. Elle tenait ses bras étendns vers l'enfant Ainsi qu'on tend les bras vers le fruit que 1'on cueille, Le défendant de mal comme un rosier défend Le bouton de sa rose avec ses mains de feuille. Elle suivait ainsi,. courbée et pas a pas Regardant par instant, dans un muet délire, Un homme assis plus loin et qui feignait de lire Et souriait, — croyant qu'on ne le voyait pas. Peut-être le mari, mais sans doute le père, Qui tachait de porter 1'ivresse dignement, Et dont les doux regards allaient furtivement De la mère a l'enfant, de l'enfant a la mère. Et par ce beau soleil flottait sur tout cela Je ne sais quoi d'ému que le printemps apporte; J'entendis le Bonheur murmurer: «Je suis la...» Et je sortis rêveur — en fermant bien la porte. (Amours et Haines, 1869) EDOUARD GRENIER, ni a Baumc (Doubs), le 20 juin 1819, mort a Bautne le 3 déccmbre 1901. Elevé a Paris il entra au Ministire des Finances, en I840; chargé d'une mission en Allemagne, en 184J, il fut secrétaire d''ambassade, de 1848 a i8j'1,a Berlin, Berne et Francfort. II n'a pas voulu servir l'Empire. En JSsSi H accepta la place de secrétaire du Prince-regnant de Moldavië, pendant la guerre d'^Orient. Rentré en France en 1836 il s'est occupé uniquement de littérature. En 1837 Ü publia la Mort du Juif-Errant et 1'Elkovan; en 1839 les Petits Poèmes, qui furent couronnés par V'Académie francaise; puis les Poèmes dramatiques (1860) comprcnant: In Excelsis, Prométhée délivré, tragédie philosophique, etc, Amicis (1868), Marcel (1875), Jacqueline Bonnomme (1878) etc. En 1867 et 1869, il rcmporta le prix de poésie a l' Académie francaise avec ses poimes: Eloge du Président Lincoln et Séméia. II publia encore une traduction du Reineke Euchs de Goethe et de 1'Atta-Troll de Heine. EDOUARD GRENIER 219 THALATTA i) Oui, malgré le passé qui te souilla de crimes Et baigna tes pieds dans le sang, Malgré le présent cher aux cceurs pusillanimes, Malgré l'avenir menagant, Je t'aime, ö Liberté! fille de la justice, Je t'adore et je crois en toi. Que, profanant ton nom, 1'ineptie et le vice De la terreur fassent ta loi: Que les courtisans-nés de tout pouvoir qui monte Adorent le soleil levant; Que la masse, acclamant ce qui fait notre honte, Comme les blés se courbe au vent: Je resterai debout, et fidéle a mon culte, Seul j'honorerai tes autels. Qu'ai-je dit? seul? Non, non, sous Tout rage et 1'insulte, Des milliers de cceurs fraternels, Accablés comme moi de la même souftrance, Ont gardé 1'invincible espoir, Et, quand la Liberté dut s'exiler de France, Tout haut lui dirent: «Au revoir!» Amis, rallions-nous! Comme un clairon sonore, Que mon vers vibre dans les cceurs! Honte au soldat qui fuit ou qui se déshonore Par un pacte avec les vainqueurs! Honte au vaincu qui croit sa tache terminée, Se croise les bras et s'endort! Amis, nous n'avons fait que perdre la journée; Mais la campagne dure encor. Rassemblons nos débris! Qu'une troupe d'élite Tente un effort idésespéré! 1) De zee. 230 thalatta Tous a pied, chefs, soldats, vétéran ou vélite, Formons un bataillon sacré! Frayons-nous un chemin a travers les Barbares, Comme ces dix mille héros t) Qui, du fond de I'Asie, en rangs serrés et rares, Fuyaient, mais sans tourner le dos. En vain, Perses, Scythins, de leurt essaims rapides Les pressaient comme un tourbiUon; Les Grecs, lnttant toujours, en bon ordre, intrépides, Se creusaient un sanglant sillon. Les blessures, la faim, la longueur de la route, La neige, rien ne les abat: Hérolques fuyards, leur sublime déroute Ne fut qu'un glorieux combat. Une foi les soutient, un espoir les anime, G'est d'atteindre le Pont-Euxin 2), Aussi, Théchès 8) sacré! quand du haut de ta cime Ds virent dans le bleu lointain La mer, Ia mer qui mène au doux pays de Grèce, Tous, oplites, archers, frondeurs, Soldats et généraux, confondant leur ivresse, S'embrassèrent avec des pleurs. Un seul cri, s'échappant de dix mille poitrines, Comme un chceur sublime éclata: Thalatta! Thalatta! L'écho sur les collines Redit: Thalatta! Thalatta! La mer! la mer! — C'était enfin la délivrance, Le but lointain tant souhaité. " Nous 1'atteindrons aussi. Nous vaincrons; et la France Crtra: Liberté! Liberté! !) De terugtocht der 10,000 Grieken (401 v. Chr.) uit Azië na den slag van Cunaxa, onder leiding van Xenophon. ' 2) De Zwarte Zee. 8) De berg Chenion. (CEuvres, 1895—1902 Ed. A. Lemerre, Paris) édouard grenier 221 VOIX SECRÈTES La nature conseille et partout fait entendre Sa voix tendre. L'étoile qui rayonne au fond du ciel d'azur Dit: Sois pur! Sous les vents déchainés, faible et tremblant, 1'arbuste Dit: Sois juste! L'aigle qui plane aux cieux sur le nuage errant Dit: Sois grand! L'abeille qui remplit de miel sa ruche en paille Dit: Travaille! L'arbre qui donne a tous des fruits dans la saison Dit: Sois bon! Le saphir dit: Apprends que rien n'est méprisable; Je suis sable. La fleur dit, en s'ouvrant a 1'air pour 1'embauraer: Sache aimer! Le fleuve dit: Choisis la pente qu'il faut suivre: Sache vivre f La feuille tombe et dit: Sache aussi te flétrir, Puis mourir! Et fleuve, étoile, abeille, arbre, fleur, tout en somme Dit: Sois homme! (CEuvres, 1895—1902 Ed. A. Lemerre, Paris) 222 CREDO CREDO Seigneur, je crois en toi, je crois en ta clémence; Je crois en ton cceur paternel Qui couvre l'univers d'un amour vaste, immense, Et, comme sa source, éternel. Mais je crois avant tont a ta sainte justice. Si jamais Ie crime est vainqueur, Ta loi veut que sur lui ton bras s'appesantisse; Tu t'es nommé le Dieu vengeur. Toi, dont le soufflé éteint les soleils dans 1'espace, Ou les rallume devant toi, Tu ne souffriras pas qu'une lettre s'efface Du livre sacré de ta loi. La justice est le centre et le soleil du monde; Ta main la mit comme un fanal Aux confins du néant et de la nuit profonde Pour séparer le bien du mal. Le jour oü ce soleil éteindrait sa lumière, Les cieux n'auraient plus de pivots. Et les mondes, sans frein, crouleraient en poussière Dans les ablmes du chaos. (GEuvres, 1895—1902 Ed. A. Lemerre, Paris) GEORGES LAFENESTRE I Georges-Edouard Lafeneslre naquit a Orléans, le J mat \l8j7. II fit ses études a Orléans et a Paris. Depuis 1838 wl a collaboré a un grand nombre de recueils périodiques et de publications, soit comme poete, soit comme critique de liltérature et cTart. Son premier volume de poésies, les Espérancesl), parut en 1864.; son second, les Idylles et Chansons, en 1874; s°fl dernier recueil Images fuyantes en 1002. Attaché depuis 1870, au Ministère de,VInstruction Publique et des Beaux-Arts, il est actuellement Inspecteur des Beaux]Arts et Commissaire-Général des Expositions de Beaux-Arts. M. Lafeneslre est chevalier de la Légion d'honneur depuis 1870. I 1) «Espérances (c'est bien le mot) pleines de fraicheur en eflet, d'une sève abondante et riche, d'une fine grace amoureuse.» Sainte Beuve. Nouveaux Lundis. Tome X. 224 LES sapins LES SAPINS L'Océan écumeux hurle en battant la cóte: «O sapins orgueilleux, soumettez-vous au sort! Nul arbre ici ne doit porter sa téte haute, Mon haleine jalouse est un soufflé de mort. Que n'alliez-vous au bord des rivières chanteuses Ombrager le sommeil calme de verts Hots, La fcuvette eut niché sous vos branches heureuses.» Les géants'sans plier répondent aux grands flots: «Courbe-nous, mer grondeuse, effeuille nos verdures, Nos rameaux obstinés attendent les blessures, Les jardins ne sont bons qu'aux rosiers paresseux; La souffrance est la force, et le combat la vie; Soufflé! Nous jetterons, malgré la tyrannie, Notre fralcheur a l'homme et nos parfums aux cieux!» (Idylles et Chansons, 1873 Ed. A. Lemerre, Paris) TRAHISON Le nénufar1) blanc murmura tout bas: «La demiére nuit j'ai vu quelque chose, «La dernière nuit: il faut que j'en cause! C'était de 1'amour, ne le redis pas. -) Waterlelie. georges i.afenestre 42$ Cousine et cousin suivaient 1'eau tranquille Dans le bateau lourd plein de vienx parental' n Cóte a cóte assis chacun immobile Gardait son silence et ses airs décents. L'air pesant brulait, sa main était sèche, Dans 1'onde chanteuse elle mit sa main; II advint aussi que le beau cousin Voulut s'assurer si 1'onde était fratche. Sous 1'eau par hasard, sous 1'eau bien souvent Se sont rencontrés les dix doigts fidèles, Toujours se perdant et se reirouvant, Et je n'ai pas vu fimV reurs querelles. Les maigres mamans, les papas bavards N'ont rien deviné de la comédie, Mais au gouffre noir les blancs nénufars Ont de trés bons yeux: que 1'on s'en défie!» (Idylles et Chansons, 1873 Ed. A. Lemerre, Paris) RÉSOLUTION Non, je n'apprendrai pas, ombre sèche et glacée, A vivre ainsi qu'on fait, sans douter, ni souffrir; Comme un fardeau hideux dont mon ame est blessée Je secouerai ce corps qui n'est bon qu'a pourrir. Je n'accoutumerai mes yeux, ni ma pensée Au spectacle des maux qu'on ne sait pas guérir, Tant que l'air gonflera ma poitrme oppressée J'aimerai comme j'aime et je saurai haïr; »5 226 départ Je marcherai debout dans la grande bataille, En attendant mon tour serrant sous la mitraille La main des compagnons englontis par la mort. Je n'attends rien du monde et vais a la lumière: Nous saurons bien un jour qui le Maitre préfère, Du mutilé qui lutte ou du lache qui dort! (Idylles et Chansons, 1873 Ed. A. Lemerre, Paris) DÉPART Comme l'enfant bercé, sous les étoiles, De chants guerriers par les vieux matelots Sent, un mat in, partir avec les voiles Son cceur gonflé dans le sillon des flots; Du fond du port aux odeurs somnolentes l) Quand le jeune homme a longtemps écouté Sur 1'océan des passions hurlantes Rouler au loin la forte Humanité, L'amer dégout du calme et de la grève D'un bond Panache aux bras qui Pont nourri: Vers I'ouragan son désir le soulève, Et ses ainés tremblent a son grand cri: «Place! A mon tour, aventuriers snblimes! L'immense vie est a moi comme a vous; Plus d'une terre, au-dessus des ablmes, Encore vierge, attend un male époux. •) Zwaarhangend, dommelig. georges lafenestre 227 «Convive a jeun, je veux ma part de fête; O mer bruyante, ouvre ton palais bleu, Et verse-moi ce vin de la tempite Qui fait le corps de fer, 1'ame de feu! «Je sonderai le fond des espérances, D'un pied hardi j'aborderai la peur. Et j'apprendrai ce qu'il faut de souffrance Pour étonner la fierté d'un grand cceur. «En mer! en mer! La douleur inconnue Est nn secret que je n'accepte pas; La Mort sera 1'amante bien »cu—,,, Si je 1'embrasse en habits de combats!» II crie, il saute au fond de la chaloupe Qui roule au flot sur sa quille de fer; L'écume blanche a chanté sur la ponpe, La chalne tombe: il part, pris par la mer. La-bas, luisant dans l'ombre comme un phare, La-bas se dresse un guide a son chemin: La liberté, qui sonne sa fanfare, La Vérité, 1'Art, sa lyre a la main. Soufflent les vents! Esclave de sa tache, Qu'il trouve un port, qn'il meure ensanglanté, II a vécu! Son nom n'est plus d'un l&che Gloire sur terre et ''ans 1'éternité! (Images füyantes, 1902 Ed. A. Lemerre, Paris) ALPHONSE DAUDET Cc romancier distinguê naquit a Nimcs, le ij mat 1840 el débuta en j8j8', /ar un petit volume de poésies: les Amoureuses; /tr /few «rt apres des anne'es de soujfrances a sa villa de Lhatenay le 6 septembre 1907. Bachelier-ès-scicnces en 1836, COUrS * Mathêmatiqtits spiciales pour se présenter a rEcole Polytechnique, lorsqü'une maladie interrompit sa preparatwn et il y renonca. II fut employé pendant un an dans les Usince du Creusot, mais ne se sentant aucune aptitude pour la carrière industrielle, et toujours dominé par son penchant littéraire, il revint a Paris II s'y fit reeevoir, en 1837, bachciier-etUettretv suivit les cours de l Ecole de Droit et travailta dans une étude de notaire. A cette époque, vers Page de vingt-deux ans, il lut ses premiers vers dans une conférence qui réunissait chaque semaine un osset grand nombre de jeunes gens/.lfly trouva des encouragements qui le déciderent a publier son premier volume, intitulé Stances et Poèmes, en 1863. Ce recueil fut remarqué par Sainle-Beuve dans un ar Hele qu on peut hre dans le tome X des Nouveaux LundU. Vediteur Lemerre réimprima les Stances et Poèmes et M. Sully Prudhomme collabora au Pamasse Contemporain publte par cet éditeur, un an plus tard ^11 y JU paraitre let Ecunes d'Augias et fut 'dit lort rangé parmi let Parnassiens, groupe de poètes trés consciencieux et soieneux de SUIXY' PRUDHOMME «43 la forme, dont il ne partageait cependant pas toutes les tendances. De 1866 a 1870, il publia une traduction duist livre de Lucrèce, les Epreuves, recueil de sonnets, les Croquis Italiens, dans la Revue des deux Mondes, et les Solitudes. En 1870, il s'engagea dans la garde mobile pendant le siège de Paris el fit paraitre dans la Revue des deux Mondes quelques pieces reünies sous le titre de: Impressions de la guerre. En 1872, parurent les Vaines Tendresses et de 1872 a 1888, les Sonnets sur la France, la Révolte des fleurs, les Destins, le Zénith, le poème la Justice, le Frisme, poésies diverses et le Bonheur, poème. En 1877, t Académie Francaise, dont il fut Urn membre en 1881, a décerné a M. Sully Prudhomme, pour V"ensemble de ses ouvrages, le prix Vitet, fondé dans Vintérèt des lettres; en 1878, il a éte décoré de la croix de la Légion d'honneur, en 1902 le prix Nobel lui fut décerné. L'INSPIRATION Un oiseau solitaire aux bizarres couleurs Est venu se poser sur une enfant; mais elle, Arrachant son plumage oü le prisme étincelle, De toute sa parure elle fait des douleurs. Et le du vet moelleux, plein d'intimes chaleurs, Epars, flotte au doux vent d'une bouche cruelle. Or l'oiseau, c'est mon cceur: l'enfant coupable est celle, Celle dont je ne puis dire le nom sans pleurs. ' 244 un bonhomme Ce jeu 1'amuse, et moi j'en meurs, et j'ai la peine De voir dans le ciel vide errer sous son haleine La beauté de mon cceur pour le plaisir du sien! Elle aime a balancer mes rêves sur sa tête Par un soufflé et je suis ce qu'on nomme un poète. Que ce soufflé leur manque, et je ne suis plus rien. (Les Epreuves, 1866 Ed. A. Lemerre, Paris) UN BONHOMME C'était un homme doux, de chétive santé, Qui, tout en polissant des verres de lunettes, Mit 1'essence divine en formules trés nettes, Si nettes que le monde en fut épouvanté. Ce sage démontrait avec sirnplicité Que le bien et le mal sont d'antiques sornettes >), Et les libres mortels d'humbles marionnettes Dont le fil est aux mains de la nécessité. Pieux admirateur de la Sainte Écriture, II n'y voulait pas voir un dieu contre nature; A quoi la synagogue en rage s'opposa. 1) Sprookjes. sully prudhomme 245 Loin d'elle, polissant des verres de lunettes, II aidait les savants a compter les planètes. C'était un homme doux, Baruch de Spinoia1). (Les Epreuves, 1866 Ed. A. Lemerre, Paris) LE DOUTE La blanche Vérité dort au fond d'un grand p»it*_ , Plus d'un luit cet abime ou n'y prend jamais garde; Moi, par un sombre amour, tout seul je m'y nasarde, J'y descends a travers la plus noire des nuits. Et i'entraine le cable aussi loin que je puis. Or, ie 1'ai déroulé jusqu'au bout; je regarde, Et, les bras étendus, la pruneüe hagarde, J'oscille sans rien voir ni rencontrer d'appuis. Elle est la cependant, je 1'entends qui respire; Mais, pendule éternel que sa puissance atth-e, Je passé et je repasse et tate l'ombre en vain. Ne pourrai-je allonger cette corde nottante, Ni remonter au jour dont la gaité me tente? Et dois-je dans Phorreur me balancer sans fin» n Hollandsche wijsgeer van Joodsche afkomst, geb. 1632, gest. te 's-Gravenhage 1677, waar een standbeeld voor hem is opgericht. (Les Epreuves, 1866 Ed. A. Lemerre, Paris) 246 la patrie LA PATRIE Viens, ne marche pas seul dans un jaloux sentier Maïs suis les grands chemins que 1'humanité fouleV'Les hommes ne sont forts, bons et justcs, qu'en foulelis sachèvent ensemble, aucun d'eux n'est entier. Malgré toi tous les morts font fait leur héritierLa patrie a jeté le plus fier dans son nrtoule, ' -nl ^"S" fait tonjwn* monter comme Mfkuihoule De la poitrine aux yeux 1'enthousiasme altier! Viens, il passé au forum un immense zéphyre; Viens, 1'hérolsme épars dans l'air qu'on y respire Secone utilement les moroses langueurs. Laisse a travers ton luth souffler le vent des ames Et tes vers flotteront comme des oriflammes Et comme des tambours sonnercuU dans les cceurs. :;(Les Epreuves, 1866 Ed. A. Lemerre, Paris) L'ÉPÉE Qu'est ce tranchant de fer souple, affilé, pointu» Ce ne sont pas les flancs de la terre qu'il fouille Ni les pierres qu'il fend, ni les bois qu'ü dépouille. ynel art a-t-il servi, quel fléau combattu? sully prudhomme 247 Est-ce un outil? Non pas! cor l'homme de vertil EL'abhorre: ce n'est pas la sueur qui le mouille, [Et ce qu'on aime en rui$ijc'est la plus longue róuille. —f «Lame aux éclairs d'a/.ur et de pourpre, qu'es-tu?» f «Je suis 1'épée, outil des faiseurs d'ossuairei,') lEt, comme 1'ébauchoir aux mains des statuairéé, [Je cours au poing des rois, taillant l'homme a leur gré. wOr, je dois tous les ans couper la Beur des races, Jusqu'a 1'heure oü la chair se fera des cuirasses IPIus fortes que le fer avec le droit sacré.» (Les Epreuves, 1866 Ed. A. Lemerre, Paris) LE VASE BRISE Le vase oü meurt -cette verveine D'un coup d'éventail fut fêlé; Le coup dut effleurer a peine. Aucun bruit ne 1'a révélé. Mais la légère meurt rissuWy1 .-* Mordant Ie cristal chaque jour, D'une marche invisible et süre En a fait lentement le tour. Son eau fralche a fui goutte a goutte, Le suc des fleurs s'est épuisé; Personne encore ne s'en doute, N'y touchez pas, il est brisé. ') Knekelhuis. 248 ici-bas Souvent aussi la main qu'on aime, Effleurant le cceur, le meurtrit: Puis le cceur se fend de lui-même, La fleur de son amour périt; Toujours intact aux yeux du monde, II sent croltre et pleurer tout bas Sa blessure fine et profonde, II est brisé, n'y touchcz pas. (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) ICI-BAS Ici-bas tous les lilas meurent, Tous les chants des oiseaux sont courts: Je rêve aux étés qui demeurent Toujours... Ici-bas les lèvres effleurent Sans rien laisser de leur velours, Je rêve aux baisers qui demeurent Toujours... Ici-bas tous les hommes pleurent Leurs amitiés ou leurs amours; Je rêve aux couples qui demeurent Toujours... (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) suli.y prudhomme 249 INTUS Deux voix s'élèvent tour a tour Des profondeurs troubles de 1'ame: La raison blasphème, et 1'amour Rêve un dieu juste et le proclame. Panthéiste, athée, ou chrétien, Tu connais leurs luttes obscures; C'est mon martyre, et c'est le tien, De vivre avec ces deux murmures. L'intelligence dit au cceur: — «Le monde n'a pas un bon père, Vois, le mal est partout vainqueur.» Le cceur dit: «Je crois et j'espère, Espère, 6 ma sceur, crois un peu, C'est a force d'aimer qu'on trouve; Je suis immortel, je sens Dieu.» — L'intelligence lui dit: «Prouve.» (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) LA MALADE C'était au milieu de la nuit, Une longue nuit de décembre; Le feu, qui s'éteignait sans bruit, Rougissait par moments la chambre. 25a la malade On distinguait des rideaux blancs, Mais on n'entendait pas d'haleine; La veüleuse aux rayons tremblants Languissait dans la porcelaine. Et personne, hélas 1 ne savait Que l'enfant fut a 1'agonie; De lassitude, a son enevet, Sa mère s'était endormie. Mais, pour la voir, tout bas, pieds nus, " Entr'ouvrant doucement la porte», Ses petits frères sont venus; Déja la malade était morte. Ils ont dit: «Est-ce qu'elle dort? Ses yeux sont fixes; de sa bouche Nul murmure animé ne sort; Sa mais fait froid quand on la touche. Quel grand silence dans le lit! Pas un pli des draps ne remuc, L'alcóve eflrayante s'emplit , D'une solitude inconnue. Notre mère est assise la; Elle est tranquille, elle sommeille: Qu'allons-nous faire? Laissons-la, Que Dieu lui-même la réveille!» Et, sans regarder derrière eux, Vite dans leurs lits ils rentrèrent: Alors se sentant malheureux, Avec épouvante ils pleurèrent. (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemeere, Paris) sully prudhomme 251 LE MEILLEUR MOMENT DES AMOURS Le meilleur moment des amoars N'est pas quand on a dit: je t'aime. II est dans le silence même A demi rompu tous les jours; II est dans les intelligences Promptes et furtives des cceurs; II est dans les feintes rigucurs Et les secrètes indulgences; II est dans le frisson du bras Oü se pose la mam qui tremblé, Dans la page qu'on tourne ensemble, Et que pourtant on ne lit pas. Heure unique oü la bouche close Par sa pudeur seule en dit tant! Oü le coeur s'ouvre en éclatant Tout bas, comme un bouton de rose. Oü le parfum seul des cheveux Paratt une faveur conquise.... Heure de la tendresse exquise Oü les respects sont des aveux! ! (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) 252 les voici LES VOICI Son heureux fiancé rattend, moi je me cache. Elle vient; je 1'épie, en murmurant tout bas Ce reproche, le seul que son oubli m'arrache: — Vous ne m'aimiez donc pas? Les voici tous les deux: ils vont l'un pres de 1'autre, Hs se froissent les doigts en cueillant les lilas. — Vous oubliez le jour oü ma main prit la vótre, Vous ne m'aimiez donc pas! Heureuse elle rougit, et le jeune homme tremblé, Et la douceur du rêve a ralenti leur pas. — Vous oubliez le jour oü nous errions ensemble, Vous ne m'aimiez donc pas! II s'est penché sur elle en murmurant: «Je t'aime! Sur mon bras laisse aller, laisse peser ton bras.» — Vous oubliez le jour oü j'ai parlé de même: Vous ne m'aimiez donc pas? Oh! comme elle a levé cet oeil bleu que j'adore, Elle m'a vu dans l'ombre et me sourit, hélas! — Que vous ai-je donc fait, pour me sourire encore Quand vous ne m'aimez pas? (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) sully prudhomme 353 SI JE POUVAIS Si je pouvais aller lui dire; «Elle est a vous et ne m'inspire Plus rien, même plus d'amitié; Je n'en ai plus pour cette ingrate; Mais elle est pale, délicate, Ayez soin d'elle par pitié. Ecoutez-moi sans jalousie, Car 1'aile de sa fantaisie N'a fait, hélasI que m'effleurer. Je sais comment sa main repousse, Mais pour ceux qu'elle aime elle est douce, Ne la faites jamais pleurer.» Si je pouvais aller lui dire: «Elle est triste et lente a sourire, Donnez-lui des fleurs chaque jour, Des bluets plutót que des roses: C'est 1'ofirande des moindres choses Qui recèle le plus d'amour.» Je pourrais vivre avec 1'idée Qu'elle est chérie et possédée Non par moi, mais selon mon cceur. Méchante enfant qui m'abandonnes, Vois le chagrin que tu me donnés, Je ne peux rien pour ton bonheur, (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris 254 si j'étais dieu SI J'ÉTAIS DIEU Si j'étais Dieu, la mort serait sans proie, Les hommes seraient bons, j'abolirais 1'adieu, Et nous ne verserions que des larmes de joie, Si j'étais Dieu. Si j'étais Dieu, de beauxfruits sans écorces Müriraient; le travail ne serait plus qu'un jeu, Car nous n'agirions plus que pour sentir nos forces, Si j'étais Dieu. Si j'étais Dieu, pour toi, celle que j'aime, Te déploirais un ciel toujours frais, toujours bleu, Mais je te laisserais, 6 mon ange, la même, Si j'étais Dieu. (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) sully prudhomme 255 LES DANAÏDES *) Toutes, portant 1'amphores) une main sur la hanche, Théano, Callidie, Amymone, Agavé, Eselaves d'un labeur Sans' cesse inachevé, Courent du puits a 1'urne oü 1'eau vaine s'épanche. Hélas! le grès rugueuxS) meurtrit 1'épaule blanche, Et le bras faible est las du fardeau soulevé: «Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé, O gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche?» Elles tombent, le vide épouvante leurs cceurs. Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sceurs, Chante et leur rend la force et la persévérance. Tels sont 1'ceuvre et le sort de nos illusions; Elles tombent toujours, et la jeune Espérance Leur dit toujours: «Mes sceurs, si nous recommencions!» (Les Epreuves, 1866 Ed. A. Lemerre, Paris) L'OBSTACLE Les lèvres qui veulent s'unir, A force d'art et de constance, Malgré le temps et la distance, Y peuvent toujours parvenir. ; 1) De Danaïden, veroordeeld om in de onderwereld ten eeuwigen dage water in een bodemloos vat te gieten, r S AjnPnora: Kruik met twee handvatsels. [ *) Ruw aardewerk. 256 l'obstacle On se fraye toujours des routes; Flots, monts, déserts n'arrêtent point, De proche en proche on se rejoint, Et les heures arrivent toutes. Mais ce qui fait durer 1'ezil Mieux que 1'eau, le roe ou le sable, C'est un obstacle infranchissable Qui n'a pas 1'épaisseur d'un fil. C'est 1'honneur; aucun stratagème, Nul apre effort n'en est vainqueur, Car tout ce qu'il oppose au cceur II le puise dans Ie cceur même. Vous savez s'il est rigoureux, Pauvre couple a 1'ame haute Qu'une noble horreur de la faute Empêche seule d'être heureux. Penches sur le bord de 1'ablme, Vous respectez au fond de vous, Comme de cruels garde-fous Les arrêts de ce juge intime: Purs amants sur terre égarés, Quel martyre étrange est le vötre! Plus vos cceurs sont prés l'un de 1'autre, Plus ils se sentent séparés. Ohl que de fois fermente et gronde Sous un air de froid nonchaloir Votre souriant désespoir Dans la mascarade du monde! sully prudhomme 357 Que de cris toujours contenus! Que de sanglots sans délivrance'. Sous 1'apparente indifférence Que d'héroïsmes méconnus! Aux ivresses, même impunies, Vous préférez un deuil plus beau, Et vos lèvres, même au tombeau, Attendent le droit d'être unies. (Les Vaines Tendresses, 1875 Ed. A. Lemerre, Paris) LA VOIE LACTÉE ») Aux étoiles j'ai dit un soir: «Vous ne paraissez pas heureuses; Vos lueurs, dans l'infini noir, Ont des tendresses douloureuses: «Et je crois voir au firmament Un deuil blanc mené par des vierges Qui portent d'innombrables cierges Et se suivent languissamment. Et es-vous toujours en prière? Êtes-vous des astres blessés? Car ce sont des pleurs de lumière, Non des rayons que vous versez. «Vous, les étoiles, les aïeules Des créatures et des dieux, Vous avez des 1 pleurs dans les yeux .. . Elles m'ont dit: «Nous sommes seules... ) De melkweg. «7 258 LE DERNIER ADIEU «Chacune de nous est trés loin Des sceurs dont tu la crois voisine; \> • — Sa clarté caressante et fine Dans sa patrie est sans témoin; «Et 1'intime ardeur de ses Hammes Expire aux cieux indifférents.» Je leur ai dit: «Je vous comprends! Car vous ressemblez a nos ames. «Ainsi que vous chacune luit Loin des sceurs qui semblent prés d'elle Et la solitaire immortelle Brule en silence dans la nuit.» (Les Solitudes, 1869 Ed. A. Lemerre, Paris) LE DERNIER ADIEU Quand 1'être cher vient d'expirer, On sent obscurément la perte, On ne peut pas encor pleurer: La mort présente déconcerte; Et ni le lugubre drap noir, Ni le Dies irce >) farouche, Ne donnent forme au désespoir: ■ La stupeur clót 1'ame et la bouche. Incrédule a son propre deuil, On regarde au fond de la tombe, Sans rien comprendre a ce cercueil Sonnant sous la terre qui tombe. ') «Dag van gramschap.» Maakt deel uit van het Requiem. mis voor de rust van de ziel der overledenen. sully prudhomme 250 C'est aux premiers regards portés En familie, autour de la table, Sur les sièges plus écartés, Que se fait 1'adieu véritable. (Les Solitudes, 1869 - Ed. A. Lemerre, Paris) LA COUPE Dans les Terras épais du cabaret brutal, Le vin bleu coule a flots et sans trêve a la ronde; Dans les calices fins plus rarement abonde Un vin dont la clarté soit digne du cristal. Enfin Ia coupe d'or du haut d'un piëdestal Attend, vide toujours, bien que large et profonde, Un cru dont la noblesse a la sienne réponde: On tremblé d'en souiller 1'ouvrage et le métal. Plus le vase est grossier de forme et de matière, Mieux il trouve a combler sa contenance entière, Aux plus beaux seulement il n'est point de liqueur. C'est ainsi: plus on vaut, plus fièrement on aime, Et qui rêve pour soi la pureté suprème D'aucun terrestre amour ne daigne emplir son cceur. (Les Vaines Tendresses, 1875 Ed. A. Lemerre, Paris) 2Ó0 PRIÈRE PRIÈRE Ah! si tous saviez comme on pleure De vivre seul et sans foyers, Qnelquefois devant ma demeure Vous passeriez. Si vous saviez ce que fait nattre Dans 1'ame triste un pur regard, Vous regarderiez ma fenêtre1 u '• Comme au hasard. Si vous saviez quel baume apporte Au coeur la présence d'un coeur, Vous vous assoiriez sous ma porte Comme une sceur. Si vous saviez que je vous aime, Surtout si vous saviez comment, Vous entreriez peut-être même Tout simplement. (Les Vaines Tendresses, 1875 Ed. A. Lemerre, Paris) suli.y prudhomme 2°i LE TEMPS PERDU sonnet Si peu d'ceuvres pour tant de fatfgue et d'ennui! De stériles soucis notre journée est pleine■ Lenr meute sans pitié nous chasse a perdre haleine, Nous pousse, nous dévore, et 1'heure ühle a fui... «Demain! j'irai demain voir ce pauvre chez lui, «Demain je reprendrai ce livre ouvert a peine, «Demain je te dirai, mon ame oü je te mène£ «Demain je serai juate et fort... Pas aujourd'hui.» Aujourd'hui, que de soins, de pas et de viaWI' Oh! 1'implacable essaim des devoirs parasites Qui pullulent autour de nos tasses de thé! Ainsi chöment le cceur, la pensée et le livre, Et pendant qu'on se tue k diflerer •) de vivre, Le vrai devoir dans l'ombre attend la volonté. (Les Vaines Tendresses, 1875 Ed. A. Lemerre, Paris) UN MOT D'ENFANT J'adore les enfants, tout haut, devant eux-mêmes, Et voyez si j'ai tort; un marmot m'entendit Et de son air calin: «Monsieur, puisque tu m'aimÉs, Je te promets, dit-il, de te donner un nid.» ') uitstellen. 2Ö2 UN MOT D'ENFANT Un nid! sentez-vous bien quelle' divine chose ? Cet ingénu trésor, 1'appréciez-vous bien ? Un enfant, dont le coeur pas' plus gros qu'une rose Peut tenir dans un nid, fait ce present au mien! A quelque ambitieux que hante la chimère De graver a jamais son nom dans le granit, Un oiseau, tiède encor des ailes de sa mère, Oifre tout simplement pour don suprème un nid! Un nid! c'est la chaleur intime et le murmurc, La tendresse et 1'espoir dans l'ombre palpitant. C'est le libre bonheur bercé ,i|r la ramure, Bonheur bien enfoui, voisin du ciel pourtant. Un nid! mon cher enfant, il me vient une larme, Tant ce petit mot-la m'est allé droit au coeur; Comme un chatouillement dont on souffre avec charme, De mes vceux fatigués il émeut la langueur. Ce mot a rencontré dans 1'infini de 1'ame Une oasis profonde, et soudain découvert La source qui répand la fralcheur sur la flamme Et fait pour un moment oublier le désert. Enfant, prends-moi la main, je me sens seul au monde, J'approuve, les yeux clos, ton choix que Dieu bénit; Des.▼ierges sur les prés dansent la-bas la ronde, Choisis-moi la colombe et j'accepte le nid. (Stances et Poèmes, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) EMMANUEL DES ESSARTS naquit a Paris en 1830. Après de brillantes études, il entra a VEcole Normale, fut fefu agrégé des lettres en 1861, soutint en 1871 ses examens de doctorat es lettres el devint professeur de littéralure francaise a la faculté de ClermontFerrand. II a publié flusieurs. reeueils de poésies: Poésies Parisiennes (1862), les Elévations (1865), Poèmes de la Révolution (1879), Pallas Athéné (1887), etc. II est mort a Clermont-Ferrand en octobre laoq. LES AMANTS DE LA LIBERTÉ I 1\ est de par le monde une vierge proscrite, Être toujours maudit et toujours redouté Fuyant sous les clameurs d'une foule hypocrite Qui peut tout lui ravir hors rimmortahtó, t.S 264 LES AMANTS DE LA LIBERTÉ Elle est belle et pourtant son radieux visage S'assombrit, traversé par des plis soucieux; On dirait nn superbe et morne paysage l'ombre se répand sur 1'or changeant des cieux. Elle a pris ses paleurs a la MélancoHe Et sa joue a blémi comme sous un affront: Sur ses épaules flotte une pourpre avilie; La couronne d'épine est saignante a son front. Et cependant, autour de la triste exilée, De 1'humble mendiante aux pieds nus, plus nombreux Que les beaux chevaliers épris de la mêlée, Se presse avidement tout un penple amoureux. II Jamais en ses festins Cléopatre adorée Ne jeta dans les cceurs de désirs plus fougueux Que cette vagabonde aux reines préférée, Plus noble que les grands, plus pauvre que les gueux. Combien de cavaliers qui guettent sa venue, Rêveurs enfants du Nord, arden ts fils du Midi, Jeunes gens éblouis d'une flamme inconnue, Grands vieillards dont le sang ne s'est pas fefroidi! Rien ne peut arrêter ces preux enthousiastes Enivrés de leur vol ainsi que le faucon, Ni les amis craintifs songeant aux jours néfastes, Ni leur mattresse en pleurs qui se penche au balcon. La vie a leurs désirs s'abandonnait facile; JPes appels de parfums les ponrsuivaient dans l'air: Ils pouvaient s'assoupir aux grottes de Sicile Bercés par le murmure onduleux de la mer. EMMANUEI, DES ESSARTS 265 Ils pouvaient, fascinés par 1'aigrette des casques, Suivre, fiers meurtriers, la Guerre aux durs sabots; Les carnavals rieurs leur présentaient des masqucs Et devant eux 1'orgie allumait ses flambeaux. L'un eut fait resplendir-sa ducale couronne Aux accords des clairons saluant son réveil, L'autre efit vécu sans trouble, indolent lazzaroue '), Convive de 1'été, familier du soleil... III Qnand un rêve entrevu nous soufflé ses vertiges, Le réel semble vide au cceur bien résolu. Vainement le bonheur leur montrait ses prestiges; Le bonheur est vulgaire, ils n'en ont pas voulu! Ces hommes, ces héros, ils n'ont qu'une pensee Qui fait 1'ame indomptable et le nom immortel, C'est de nous ramener leur grande fiancée Pour lui donner enfin son tempte et son autel. Dans les apres sentiers longtemps ils 1'ont suivie, Quand 1'attcignant soudain et tombant a genoux, lis lui disent; «a toi notre ame et notre vie! Mère de nos esprits, viens, oh! viens avec nous!* Le chceur passionné frappe aux portes des villes, Jaloux de révéler son amour éternel Et de purifier les consciences viles Par un de ces regards plus limpides qu'un ciel. l) Bedelaar van Napels. 266 LES AMANTS DE LA LIBERTÉ Et partout v offensés par sa fiére démarche, Les hommes, trop pervers ou trop bas pour 1'aimer, Avec des cris raüleurs lui disent: «Marche, marche!» La porte des cités demande a se fermer. IV Soyez sur tout bénis, vous qui suivez 1'Amante Loin du pays natal oü fleurit 1'oranger, Qui 1'escortez partout oü siffle la tourmente Et trempez de vos pleurs le pain de 1'étranger. Souvent c'est dans une 11e et lointaine et sauvage Oü Prospéro l) jamais ne rencontre Ariel s) :'••,«. Qtee„vous errez pensifs sur le muet rrntgpy,-.-:-; Sans autre». compagnons que Ia mer et le ciel. Et vous criez souvent a la brise qui passé , Au nuage rapide, au léger remorqueur, Aux goëlands fuyards qui traversent 1'espace D'emporter au pays un peu de votre cceur. La-bas sont les trésors, la-bas «ont les reliques,. (J La maison du berceau, la maison de 1'hymen, Les murs témoins des jours gais ou mélancoliques, Les monts gravis a deux en se donnant la main. La-bas c'est le Passé, la-bas c'est la Patrie, Doux mirages troublant les cceurs irrésolus... Mais le regard se tourne avec idolatrie Vers 1'invisible Amante et 1'on n'hésite plus. 1, *) Personages uit Shakespeare's Tempest. EMMANUEL DES ESSARTS 267 V C'est qu'ils savent aimer tous ces êtres qu'attire Comme un enchantement le dur combat du sort: , Leur ame frémissante appelle le martyre: Ils quêtent sans relache un regard de la Mort; Et, sur les échafauds que la foule peureuse Cerne avec la stupeur du morne hébètement, Ils proclament le nom de leur grande amoureuse; Leur dernière parole est un dernier serment. Ah! ne les plaignez pas , ces martyrs héroïques, D'un admirable espoir saintement abusés; Ils ont pu contempler la vierge aux yeux stoïques Et sentir sur leurs fronts descendre ses baisers. " Lutteurs, ils combattaient pour venger sa querelle; Pauvres, ils ont subi sa noble pauvreté; S'ils souffraient ici-bas, ils ont soüffert pdur elle! La douleur idéale est une volupté! Mais toi qui donc es-tu, proscrite bien-aimée , Pour qui les dévoüments ne se peuvent tarir, Toi qu> de tes amants sais te faire une armée Et par qui les meilleurs sqnt joyeux de mourir ? Ah! tu mérites bien tous ces fiers sacrifices. Toi qui vins affranchir Pingrate humanité, Génie impénétrable a 1'effroi des supplices, Amante des grands cceurs, divine Liberté! (Les Elévations, 1865, Paris Ed. A. Lemerre, Charpentier-Fasquelle) 268 1/ES LOUPS LES LOUPS Des loups dans le lointain, une forêt déserte, Deux hommes, deux proscrits, doublé victimc offerte A la fatalité de 1'immolation: L'un s'appelle Buzot, et 1'autre Féthion La neige nagellak ces deux pauvres visages; Ils allaient devant eux, ces héros et ces sages, Sans espoir qu'a leurs maux il put être une fin. Pensifs, ils avaient froid; mornes, ils avaient faim, Les loups aussi... La-bas de farouches murmures Que le vent prolongeait au milieu des ramures Grondent, et 1'on pourrait entendre par moments Un fauve et famélique appel de hurlements A travers le silence et l'ombre épouvantables. Les troupeaux sont reclus, et closes les étables; Plus de combats avec les chiens et le berger; Rien ... plus une pature a terre ... II faut manger. Et les beaux Girondins que la Commune exile, Marchaient toujours, parêils aux anciens du Poecile, Evoquant un passé resplendissant et fier, Un passé si loin d'eux et qui date d'hier: Le duel corps a corps contre une cour servilc, La jeune ovation du vieil Hótel-de-ville, Les clnbs comme une hotde ondulant a leur voix, Le soufflet de Ia guerre a la face des rois. ') ' Buzot en Péthion, leden van de partij der Girondijnen. Tijdens de FransChe omwenteling door de Conventie ter dood veroordeeld, liet een groot aantal dezer partij het leven onder de guillotine. B. en P. op het land gevlucht, doorstaken zich. Men vond later hunne door de wolven verminkte lijken. EMMANUEL DES ESSARTs 269 Le Dix Aoütl) reuversant 1'altière tyrannie, EtH'amour d'un grand peuple attestant leur génie. Les loups ne sont pas loin ... Us vont franchir la marge De la forêt... Leur voix plus distincte et plus large Emplit l'air. La nuit tombe et s'épaissit. L'horreur Guide les loups hideux comme un avant-coureur Et prête aux pas pesants dont tremblé la clairière Plus de sonorité sinistre et meurtrière. «Entends-tu, dit Buzot tressaillant, vers le Nord Ces clameurs!» Péthion répondit: «C'est la mort! Qu'elle vienne! Salut a la IibératriteJl M Ami, c'est ttne mère et c'est une nourrice Qui, pour 1'échange obscur d'un corps persécuté, Nous fait les nouveau-nés de 1'immortalité...» Buzot serra la main de Péthion... les pas Réguliers et pareils au rythme du trépas S'approehaient... Les héros se regardèrent, 1'ame Indomptable.. . Déja des prunelles de flamme Pergaient la profondeur des halliers envahis. Eux se disaient, songeant a leurs frères trahis, Que ce gouffre implacable ou le sort les destine Valait mieux qu'une ingrate et froide guillotine, Et que leurs compagnons, de cette mort jalOux, En place des bourreaux eussent choisi les loups. Prés d'eux soudain brilla comme une gerbe oblique D'éclairs... Busot redit encore: «O République!» Péthion répondit encor: «O Liberté!» Les loups firent leur oeuvre avec tranquillité. t) Opstand van den lo«n Augustus, welke een einde maakte aan het Koningschap. (Poèmes de la Révolution, 1879, Paris Ed. A. Lemerre, Charpentier-Fasqueixe) ALBERT GLATIGNY (Joseph-Albert-Alexandre), fils d'un charpentier, nèa Lillebonne le si mai i8jo. A l'dge de quinze ans, il se fit clerc d'huissier, puis entra comme apprcnti dans une imprimerie: mais cet emploi ne pouvant satisfaire a Vhumeur vagabonde du jeune homme, il alla rejoindre quelque temps apres, une troupe de comédiens ambulants. II avait dix-huit ans lorsqu'il publia son premier volume de poésies: les Vignes folies, suiviem8Ó4,par les Flèches d'Or. Aux trois quarts aveugle, consumé de phtisie et pauvre comme.... un comédien ambulant, il retourna, vers les premiers jours de 1870, a la maison paternelle. En 1871 il épousa une jeune Americaine, Mlle Emma Dcnnie et mourut a Sèvres, pres Paris, le 16 avril 1873. II donna au thédtre une petite pièce, en un acte: le Bois, jout et applaudi o l'Odéon, et l'IUastre Brisacier, tiré du roman: Testament de flUustre Brisacier. Les Poésies Complètes d'Albert Glatigny, réunies en un seul volume, sont éditées par Al. A. Lemerre. ALBERT GLATIGNY 271 LES BOHÉMIENS Vous dont les rêves sont les miens, Vers quelle terre plus clémente, Par la pluie et par la tourmente, Marchez-vous, doux Bohémiens? Hélas! dans vos froides prunelies Oü donc le rayon de soleil? Qui vous chantera le réveil Des espérances ét er nel les? Le pas grave, le front courbé, A travers la grande nature Allez, 6 rois de 1'aventure! Votre diadème est tombé! Pour vous, jusqu'a la source claire Que Juillet tarira demain, Jusqu'a la mousse du chemin, Tout se montre plein de colère. On ne voit plus sur les coteaux, Au milieu des vignes neuries, Se dérouler les draperies Lumineuses de vos manteaux! L'ennui profond, 1'ennui sans bornes, Vous guide, 6 més frères errants! Et les cieux les plus transparents Semblent sur vous devenir mornes. 272 LES BOHÉMIENS Qnelquefois, par les tendres soirs, Lorsque la nuit paisible tombe, Vous voyez sortir de la tombe Les spectres vains de vos espoirs. Et la Bohème poétique, Par qui nous nous émerveilloiis, Avec ses radieux haillons Surgit, vivante et fantastique. Et, dans un rapide galop, Vous voyez tournoyer la ronde Du peuple noblement immonde Qne nous légua le grand Callot'). Ainsi, dans ma noire tristesse, Je revois , joyeux et charmants, Passer tous les enivrements ■" De qui mon ame fnt 1'hotesse: Les poèmes inachevés, Les chansons aux rimes hautaines, Les haltes au bord des fontaides, Les chants et les bonheurs rê vés; Tout prend une voix et m'invite A recommencer le chemin, Tout me paralt tendre la main ... Mais la vision passé vite. •) Jacques Callot, beroemde Fransche plaatsnijder, geb. 1592 te Nancy, ontvluchtte op 12-jarigen leeftijd het ouderlijk huis en voegde zich bij «ene Zigeunerbende, met welke hij Frankrijk en een deel van Italië doortrok. albert glatigny 273 Et par les temps mauvais ou bons, Je reprends, sans nulle pensee, Ma route, la tête baisséê, Pareil a mes chers vagabonds! (Les Vignes folies, 1857 Ed. A. Lemerre, Paris) LES JOUETS Pour 1'avoir rencontrée un matin, je 1'aimai, Au temps oü tout nous dit les galtés naturelles, Quand les arbres sont verts, lorsque les tourterelles Gémissent de tendresse au clair soleil de mai. Nos ames échangeaient de longs baisers entre elles, Tout riait prés de nous, et, dans l'air parfumé, On entendait des bruits d'amoureuses qnerelles. Mon cceur, alors ouvert, depuis s'est refermé. Et ne me demandez jamais pour quelle cause Vers un autre cóté la fille svelte et rose A détourné ses yeux doux comme les bluets; Car, pour ne pas laisser leurs mains inoccupées, Les enfants, sans pitié, brisent leurs vieux jouets Et retirent le son du ventre des poupées! (Les Flèches d'or, 1864 Ed. A. Lemerre, Paris) 18 ARMAND SILVESTRE, est ne a Paris, le 18 avril 1837. S°n Ptre était magistrat et lui-même fut destiné a la magistrature. Mais absorbé par Vétude du grec et des mathématiques, il entra « VEcole Polytechnique et en sortit en i8jo, officier du genie, après avoir publie différents Mémoires dans les fournaux scientifiques. II quitla presque immédiatement la carrière militaire pour se consacrer aux lettres et ne reprit de service que pendant la guerre de 1870—1871, quand il fit la campagne comme capitaine. En 1866, il publia son premier recueil de poésies: Rhn.es neuves et vieilles, avec une préface de Georges Sand. En 1869, parut un nouveau recueil de vers: les Renaissances; — puis en 187e, un petit poème: la Gloire des Souvenirs. En 1873, ses poésies furent réunies en un volume de la Bibliothèque Charpentier. Depuis parurent dans la mime Bibliothèque: la Chanson des Heures, et les Ailes d'or. Citons encore les Roses d'octobre. Aurores lointaines, Tendresses, Fleurs d'hiver (1900). Au théatre il donna, en 1873, Ange Bosanie, drame en trois actes, avec collaboration de M. Emile Bergerat; — même année Aline, drame; en 1873, Dimitri, opéra en cinq actes; ARMAND SILVESTRE 275 tn 1870, Monsieur, et en 1880, la Czarine, opéra en cinq actes, au Théatre Royal de la Haye, en collaboration avec M. Gaspard Villate. II a publié plusieurs volumes'de contes et de nouvelles: En pleine fantaisie, Pour faire rire, Contes grassouillets etc. Depuis 1874, Af. Silvestre a été critique dramatiqué, d'abord a 1'Opinion nationale, plus tard a 1'Estafette. Apres avoir rempli plusieurs années au, ministers des finances la fonction de Bibliothécaire, il est mort a Toulouse en jgoi. P ATRIA Quelle ombre sanglante a penché Sur nos fronts son aile meurtrie? — L'astre vivant qui s'est couché, C'était ton soleil, ö Patrie! L'horizon qui vit son déclin Saigne encore de ta blessure; Un peuple, de gloire orphelin, Porte au front une meurtrissure. Ne laissons pas se refermer Le déchirement de la nue, Ni trop vite se consumer La honte a nos faces venue. Par 1'abtme des cieux ouverts Crions: Justice! aux dieux infames, Et nos fronts, de eend re couverts, Montrons-les aux fils de nos femmes. 276 PATRIA Si les dieux savent le remords, Si nos fils sa vent le courage, Ils rendront la paix a nos morts, Ils laveront 1'antique outrage! Et, redevenu plus vermeil Du sang rajeuni d'une aurore, L'horizon verra ton soleil, Patrie, aux cieux monter encore! France, par tes maux ennoblie, Nom cher parmi les noms sacres, Garde, sous le faix qui te plie, Un cceur fidéle aux opprimés. Pour affronter 1'heure qui change En déclin ton sort triomphant, Toi qui fus la Force qui venge, Demeure le droit qui défend. Subissant les destins contraires, Après d'hérolques combats, La fortune t'a fait des frères De tous les vaincus d'ici-bas. La fortune a brisé tes armes, Mais non pas dompté tes esprits. Après ton sang, donne tes larmes, Sceur des faibles et des proscrits! A qui meurt pour les causes saintes, A qui tombe sous un drapeau, Garde tes immortelles plaintes Et ta grande ame pour tombeau. armand sii.vf.stre 277 Afin de surgir la première, Forte dn cceur des nations, Dans la gloire et dans la lumière, Au jour des résurrections! (La Gloire des Souvenirs, 1872, Paris Ed. A. Lemerre; G. Charpentier) ÉPILOGUE En attendant qu'un dieu vienne a ce siècle impie '), Qui dans nos cieux éteints rallume des flambeaux Et dresse encore, a 1'heure oü le doute s'expie, Un espoir immortel snr le seuil des tombeaux; En attendant qu'un dieu vienne a ces temps infames, Qui rehausse les cceurs et prosterne les fronts Et, soulevant du sol le vol craintif des ames, De 1'Idéal vaincu venge enfin les affronts; En attendant qu'un dieu vienne a cet age sombre, Qui porte la lumière en nos obscurs destins, Sous ses pieds glorieux fasse resplendir l'ombre, Vainqueur des dieux passés et des cultes lointains; En attendant ce dieu dont le mal nous torture, Mais que rien ne promet a notre vain espoir, — Puisque, par une loi de 1'humainè nature, Comme le corps de paftr, 1'ame vit de devoir, Le Devoir, 1'Idéal, le Dieu, c'est la patrie! Apportons a ses pieds nos désirs immortels, Relevons dans nos cceurs son image meurtrie: Sur les autels brisés redressons ses autels! ) goddeloos. 278 immortalité Car les dieux sont bien morts, et Toi seule es sacrée, Ateule des aleux dont 1'ame vit en nous, Foyer de nos foyers, France, mère adorée, Dont le nom doux et cher fait ployer nos genoux. Oui, Toi seule es sacrée et vaux d'être servie D'un cceur fidéle et pur, d'un culte doux et fort, France, dont le soleil nous a donné la vie! — Et, lorsque dans tes bras nous couchera la Mort, Cet espoir nous suffit, comme aux races prochaines, Que sur notre tombeau ton nom soit répété Et d'aller recueillir, sous l'ombre de tes chénes, Dans tes flancs immortels, notre immortalité! (La Gloire des Souvenirs, 1872, Paris Ed. A. Lemerre; G. Charpentier) IMMORTALITÉ Oü vont les étoiles en chceurs ? — Elles vont oü s'en vont nos cceurs, Au-devant de 1'aube éteinelle. Mêlons notre ame a leurs rayons Et, sur leurs ailes d'or fuyons A travers la nuit solennelle. L'ombre n'est, daas 1'immensité, Qu'un seuil au palais de clarté Qu'ouvre la Mort comme une aurore. L'ombre n'est que 1'obscur chemin Qui mène d'hier a demain, Du soir au matin prés d'éclore. armand silvestre 479 Suivons donc ces astres sacrés Qui du jour montent les degrés, Des ombres déroulant la chaïne. Comme eux, vers la Mort nous glissons Et, comme eux , quand nous palissons , C'est; que la lumière est prochaine. (Ailes d'or, 1878—1880, Paris Ed. A. Lemerre et G. Charpentier) LA FÊTE DU BLÉ Sous le soleil dont le char de feu roule, Creusant 1'azur profond de ses essieux, Renet vivant de 1'or, vibrant des cieux L'or des moissons en lourds faisceaux s'écroule, L'or des moissons se presse amoncelé; Et, dans la plaine oü n'est plus un brin d'herbe, La meule monte et s'arrondit la gerbe. — Venei, enfants I c'est la fête du blé! La grande mère a fait, de sa poitrine Oü, comme nous, boit la postérité, Monter, pour nous, la vie et la santé. Comme le lait, est blanche la farine, Et son flot clair jaillit du grain foulé. Pour nous encor, la nourrice éternelle Mfirit les biens qu'elle portait en elle. — Venez, amis ! c'est la fête du blé! Au plus beau char, sans retard qu'on attelle Six beaux boeufs blancs, comme la chair du pain Pour y dresser, ainsi qu un Mont Alpin, L'or ruisselant de la gerbe immortelle! 2&0 la fête du blé Vierges au front aussi de blanc voilé, — Car la farine est pareille a la neige! — Formez autour un éclatant cortège. — Gars du Berry, c'est la fête du blé! Que 1'ame antique en vous se renouveile! ' Fêtez Cérès, Déesse des moissons, Et célébrez, en joyeuses chansons, Les blonds cheveux, couronnés de javelle. Dansez longtemps sous le ciel ctoilé, Et reculez les aurores prochaines. Pan vous sourit sous le creux des vieux chênes! —• Dansez, enfants, c'est la fête du blé! (L'Or des Couchants, 1892, Paris Ed. A. Lemerre; G. Charpentier) JOSÉ-MARIA DE HEREDIA, itu le 22 novembre 1842, fris de Santiago de Cuba, mort le 3 octobre iqoj au chateau de Bourdonne, pres de ffoudan (Seine-et-Oise). Elevé en France, il suivit les cours de VEcole des Char tes. Des 1866, il commenga a contribuer des vers au Parnasse Contemporain, puis a la Revue des Deux Mondes. En 1803, il a réuni ses vers dans un recueil de poésies: les Trophées (~A. Lemerre), dont plusieurs éditions se succêderent en quelques ., semaines. Avec Af. Sully-Prudhomme il est le premier des sonnettistes frangais. II a traduit la Véridique Histoire de la Conquête de la Nouvelle Espagne, par Bernal Diaz del Caslillo, Vun des Conquistadors, 4 volumes. Naturalisé en 1892, Af. de Heredia fut nommé membre de VAcadémie Frangaise, en 1804, remplagant Af. de Afaeade. LES CONQUÉRANTS Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, Fatigués de porter leürs misères hautaines, De Palas de Moguer1), routiers et capitaines, Part ai ent, ivres d'un rêve héroïque et brutal. l) Palos, kleine haven in Andalusië, van waar de vloot uitzeilde. 282 le v1eil orfèvre Ils allaient conquérir le fabuleux métal Que Cipango') mürit dans ses mines lointaines, Et les vents alizés inclinaient leurs antennes *) Aux bords mystérieux du monde Occidental. Chaque soir, espérant des lendemains épiques, L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques Enchantait leur sommeil d'un mirage dure, Ou penchés a 1'avant des blanches cara velles, Ils regardaient monter dans un ciel ignoré Du fond de 1'Océan des étoiles nouvelles. (Les Trophées, 1893 Ed. A. Lemerre, Paris) LE VIEIL ORFÈVRE Mieux qu'aucun maitre inscrit au livre de mattrise, Qu'il ait nom Ruyz, Arphé, Ximeniz, Becerril ■'), J'ai serti le rubis, la perle et le béryl4), Tordu 1'anse d'un vase et martelé sa fnse. Dans 1'argent, sur 1'émail oü le paillon s'irise, . J'ai peint et j'ai sculpté, mettant 1'ame en péril, Au lieu de Christ en croix et du Saint sur le gril, O honte! Bacchus ivre ou Danaé surprise. t) Het fabelachtige goudland, door Marco Polo beschreven; waarschijnlijk Japan. *) Sprieten. '*) Namen van beroemde goudsmeden. 4) Soort van smaragd. josé-maria de heredia 283 J'ai de plus d'un estoc damasquiné le fer Et, pour le vain orgueil de ces ceuvres d'Enfer, Aventuré ma part de 1'éternelle Vie, Aussi, voyant mon age incliner vers le soir, Je veux, ainsi que fit Fray Juan de Ségovie, Mourir en ciselant dans l'or un ostensoir. (Les Trophées, 1893 Ed. A. Lemerre, Bark) RÉCIF DE CORAIL Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore, Eclaire la forêt des coraux abyssins Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins, La béte épanouie et la vivante fiore. Et tout ce que le sel ou 1'iode colore, Mousse, algue chevelue, anémones, oursins s), Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins, Le fond vermiculé du pale madrépore s). De sa splendide écaiHe éteignant les émaux, Un grand poisson navigue a travers les rameaux; Dans l'ombre transparente indolemment il rode; Et, brusquement, d'un coup de sa nageoire en feu II fait, dans le cristal morne, immobile et bleu, Courir un frisson d'or, de nacre et d'émeraude. •) Onpeilbare. 2) Zeeëgels. s) Zeester. (Les Trophées, 1893 Ed. A. Lemerre, Paris) 284 la mort de l'aigle LA MORT DE L'AIGLE Quand 1'aigle a dépassé les neiges éternelles, A sa vaste envergure il veut chercher plus d'air Et le soleil plus proche en un azur plus clair Pour échauffer 1'éclat de ses mornes prunelles. II s'enlève. II aspire un torrent d'étincelles. Toujours plus haut, enflant son vol tranquille et fier, II monte vers 1'orage oü 1'attire 1'éclair; Mais la foudre d'un coup a rompu ses deux ailes. Avec un cri sinistre , il tournoie, emporté Par la trombe, et, crispé, buvant d'un trait sublime La flamme éparse, il plonge au fulgurant abtme. Heureux qui pour la Gloire ou pour la Liberté, Dans 1'orgueil de Ia force et llvresse du rêve, Meurt ainsi, d'une mort éblouissante et brève! (Les Trophées, 1893 Ed. A. Lemerre, Paris) LE VASE I.'ivoire est ciselé d'une' main fine et telle Que 1'on voit les forêts de Colchide et Jason Et Médée aux grands yeux magiques. La Toison Repose, étincelante, au sommet d'une stéle Auprès d'eux est couché le Nil, source immortelle Des fleuves, et, plus loin, ivres du doux poison Les Bacchantes, d'un pampre a 1'ample frondaison Enguirlandent le joug des taureaux qu'on dételle. ') Stéle: obeliskvormige steen. josé-maria de heredia 285 Au-dessous, c'est un cjhoc hurlant de cavaliers; Pais les héros rentrant morts sur leurs boucliers. Et les vieillards plaintifs et les larmes des mères. Enfin, en forme d'anse arrondissant leurs flancs, Et posant aux deux bords .leurs seins fermes et blancs, Dans le vase sans fond s'abreuvent des Chimères. (Les Trophées, 1893 Ed. A. Lemerre, Paris) Olim trunctis eram fcculnus h o r a c e. N'approche pas! Va-t'en! Passé au large, Etranger ! Insidieux pillard , tu voudrais, j'imagine, Dérober les raisins, 1'olive ou 1'aubergine Que le soleil murit a l'ombre du verger ? J'y veille. A coups de serpe, autrefois, un berger M'a taillé dans le tronc d'un dur figuier d'Égine; Ris du sculpteur, Passant, mais songe a 1'origine De Priape, et qu'il peut rudement se venger. Jadis, cher aux marras, sur un bec de galère Je me dressais, vermeil, joyeux de la colère' Ecumante ou du rire éblouissant des flots; A présent, vil gardien de fruits et de salades, Contre les maraudeurs je défends cet enclos... Et je ne verrai plus les riantes Cyclades. ') Jadis j'étais tronc de figuier. (I.es Trophées, 1893 Ed. A. Lemerre, Paris LOUIS-XAVIER DE RICARD né a Fontenay-sous-Bois en 1843, mort a Marseille en igi1, au mots de juillet. Des sa vingtiime année il se jeta dans le mouvement républicain: fondateur en 1863 de la Revue du progrès, il se vit Hentot condamné, pour la véhémence de ses articles, a trois mois de prison. Sa revue 1'Art, puiliée avec Mendis, Verlaine, Coppee, Leconte de Lisle, fut le point de départ du Pamasse contemporain. Outre de nombreux romans: les Conditions de Claire (1896); Brune, blonde, rousse (1898), les Foucades de la duchesse (1903), etc, des ouvrages hisloriques, il a publié deux volumes de poésies: Les Chants de 1'Aube (1862) el Ciel, Rue et Foyer (1866). (Lemerre éditeurj. Ces auvres, pénétrées des plus nobles idéés humanitair es, le rattachent selon E. des Essarts, a la fois a Leconte de Lisle et a La marl ine, par la pure té de la forme, l''allure solennel le du rythme,. I'elevatiën du style, Vharmonie continuelle de sa phrase poétique. SERÉNITÉ On dirait que ce vent vient de la mer lointaine; Sous des nuages blonds 1'azur du ciel verdit, Et, dans 1'horizon blême, une brume incertaine S'amasse a flots épais, se dilate et grandit. LOUIS-XAVIER DE R1CARD 287 Elle éteint le dernier éclat du soleil pale Qui plonge et s'enfbuit dans le vague Occident; Son front mélancolique et noirci par le hale, Cache au fond du ciel gris son diadème ardent. L'air sonore frissonne; et la Nuit souveraine Du fond de 1'Orient se léve lentement, Elle monte et s'étend; sa majesté sereine D'un immense mystère emplit le firmament. Sous ses pieds nonchalants, que les ténèbres baignent, Le sol creux retentit, tremblé au loin et frémit; Et de rouges éclairs, qui palpitent et saignent, Crèvent le ciel opaque et pesant qui gémit. La Nuit rêveuse et douce a ceint sa tête brune D un bandeau seintillant parsemé d'yeux ouverts; Les rayons d'argent froid, qui tombent de la lune, Sur ses cheveux de jais plaquent des reflets verts. Elle allonge ses bras d'oü ses voiles noirs pendent A lents plis, imprégnés des pavots du sommeil, Et troués de clartés mystiques, qui répandent Sur 1'ébène de l'ombre un or fauve et vermeil. Et ce vent, qui fratchit, vient de la mer lointaine; La gaze de sa robe a glissé sur les eaux, Et déploie en tralnant une odeur incertaine De seis marins mélés aux verdeurs des roseaux. Et les nuages blonds se rembrunissent: l'ombre Voit, a ses flancs grondants, serpenter des éclairs: On dirait d'un vaisseau voguant sur la mer sombre Avec un bruit confus de canons et de fers. 288 SOÜHA1T Courbant, en mugissant, les chênes centenaires, La tempête, qni hnrle et pleure par moment, Frécipite les lourds chariots des tonnerres Sur les vastes pavés d'airain du firmament. Mais, que m'importe a moi ce spectacle, ö Naturel Le voile de 1'ennui décolore mes yeux; Car je souffre en silence une morne torture A vivre dans ces temps désenchantés et vieux. Je sentis quelquefois 1'Amour, qui m'accompague, Hésiter et pleurer, délaissé par PEspoir; Mon sentier s'obscurcit; la Nuit, qui monte, gagne La cime immaculéel) oü je voudrais m'asseoir. Si je te dis, Nature impassible et sereine: i «Bonne mère! rends-moi plus puissant et meilleur!» Je vois dans tes yeux bleus, éternelle sirene, Sourire vaguement l'éternelle douleur. C'est pourquoi, sans amour et sans haine inutile, Je subirai la vie ainsi qu'il sied aux forts; Je serai calme et fier, comme 1'arbre immobile Qui, sous les cieux changeants, crolt et vit sans efforts. (Ciel, Rue et Foyer, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) SOUHAIT Autour de ta beauté, qu'il caresse de 1'aile, L'essaim.2) blond de mes vers bourdonne ses adieux, Et ravive un moment son éclat jeune et frêle A la splendeur profonde et calme de tes yeux. 1) vlekkeloos. 2) zwerm. loü1s-xavier de ricard 289 Ces vers sont tes enfants; ton sein chaud et fidéle Leur ouvrit constamment son asile joyeux, Et, par de longs fils d'or, ta magique prunelle Dirigera leur vol dans Pïnfini des cieux. Après avoir, quatre ans, soigné notre couvée, Nous lui livrons enfin la Liberté rêvée; Ah! dans dix ans encor, puisse un essaim plus beau, Moissonnant le jardjn de tes graces écloses, En verser, en chantant, les myrtes et les roses Sur notre vieil amour, toujours jeune et nouveau! (Ciel, Rue et Foyer, 1865 Ed. A. Lemerre, Paris) >9 VILLIERS DE LTSLE-ADAM Le Comte Philippe-Auguste-Matthias de Villiers de IVsleAdam fut le dernier descendant des marquis de ce nom. Né en 1838, il passa sa jeunesse a Saint-Brieuc et vint a Paris, a l'dge de dix-neuf ans, y publier son premier volume de vers: Premières Poésies , retmprimé en 1803. II donna depuis 1'Eve future, Isis, Axël, Akëdysséril, Le Nouveau Monde, drame, couronné par PAcadémie francaise, 1'Amour suprème, Contes cruels , etc. Une traduclion néerlandaise de Akëdysséril, de la main de M. K. Alberdingk Thym, avec des eaux fortes de M. Bauer, a paru en i8gj. A sa mort, 1889, il fut tellement pauvre, qu'il n'y avait pas d''argent pour Fenterrer ZAÏRA .] « — D'ou vient que vous aimez de la sorte ?» demanda encore Sahid. — «Nos femmes sont belles, et nos jeunes gens sont chastes,» répondit PArabe de la tribu d'Asra. Ern Abi-Hadlah, manuscrits 1461— 1462. Bibliothèque royale. Le couchantl) s'éteignait voilé; — Un air tiède, comme une haleine Sous le crépuscule étoilé Flottait mollement sur la plaine, — ') Avondzon. V1I.LIEKS DE I.'lSLE-ADAM 291 L'Arabe amenait ses coursiers Devant ses tentes entr'ouvertes. — Les platanes et les palmiers , Froissaient; leurs longues feuilles, vertes. — Son menton bruni dans la main, To>8t amoureusement penchée La jeune fille, un peu plus loin, Sur'une natte était couchée. — Ses yeux noirs, chargés de langueur, De leurs cils ombraient son visage : — Devant elle, le voyageur Arrêta son cheval sauvage; Et, se courbant soudain, il dit: «Allah! comme vous êtes belle! «Veux-tu fuir ce désert maudit ? «Je t'aime, et te serai fidéle.» — L'enfant le regarda longtemps; Et, se soulevant avec peine : «Tu n'es pas celui que j'attends, «O voyageur au front d'ébène! «Un autre a déja mon amour; «Et mon amour, c'est tout mon être. «J'attends ici le giaour') «Qui reviendra, ce soir, peut-être! «Mais ... ce collier d'ambre , veux-tu ? »Tiens! prendsl et qu'Allah te conduise!» — La main sombre de 1'inconnu Tourmentait sa dague, indécise. ) Christen , eigenlijk: Christenhond. 292 HIER AU SOIR «O perle du désert: dis-moi: «Si le giaour infidèle «Ne s'en revenait plus vers toi?» — «Je te comprends bien,» lui dit-elle: «Mais, je m'appelle Zaïra. «Va, mon cceur 1'aimerait quand même: «Je suis de la tribu d'Azra, «Chez nous on meurt-lorsque 1'on aime!» (Contes cruels, 1883 Calmann-Lévy , Paris) HIER AU SOIR Tu relis chaque soir tous ces penseurs moroses 1): «Savent-ils le secret du Seigneur mieux qui toi? «Vaut-il mieux contempler les hommes et les choses «Que de s'en venir avec moi? «La gloire, tu le sais, n'est qu'un peu de fumée: «Les myrtes, mon ami, sont arrosés de pleurs: «Viens plutót dans mon ombre, avec ta bien-aimée! «Dans l'ombre on trouve encor des fleurs.» — Et moi je souriais de la voir si jolie. J'avais tant de bonheur que j'étais tout tremblant, Puis je prenais sa main, sa chère main palie, Et je 1'embrassais doucernent. 1) Sombere. (Premières poésies, nouv. édit., 1893 Calmann-Lévy, Paris) VTLLIERS DE L'lSLE-ADAM 293 PRIMAVERA ») Voici les premiers jours de printemps et d'ombrage, Déja chantent les doux oiseaux; Et la mélancolie habite le feuillage: Les vents attiédis soufflent dans le bocage, Et font frissonner les ruisseaux. Et les concerts légers que le printemps ramène Avec ses rayons et ses fleurs; Les troupeaux mugissants, la verdoyante plaine, Et les blancs papillons qui respirent 1'haleine Des violettes tout en pleurs; Et Fair nouveau chargé de parfums et de vie, L'azur oü luit le soleil d'or, Réveillant de 1'hiver la campagne ravie, C'est toute une prière oü le ciel nous convie A nous sentir jeunes encor. Entends les mille voix de la nature immense; Elles nous parient tour a tour. Ma belle, on les comprend souvent sans qu'on y pense: Le rayon nous dit: «Dieu!» la nature: «Espérance!» La violette dit: «Amour!» ') Voor primevère: lente, ook primula verus: voorjaarssleutelbloem. (Premières poésies, nouv. édit., 1893 Calmann-Lévy, Paris) HENRI CAZALTS: JEAN LAHOR, né en 1840, a Cormeilles, mort en juillet iqog, a Gcneve, a publié sous le pscudonyme de Jean Caselli, les Chants populaires d'Italie (1865), sous son propre nom: Melancholia (1866), le Livre du Néant (1872), Etude sur Henri Regnault (1872), une traduction en vers du Cantique des Cantiques, et une Histoire de la Littérature hindoue. Sous le pseudonyme de Jean Lahor, il donna en 1873, un volume de poésies: l'Illusion, dans la même année encore le Cantique des cantiques, en iSgó les quatrains d'Al Gazali, en l8g7 Poésies. LE TSIGANE DANS LA LUNE C'est un vieux conté de Bohème; Sur un violon, a minuit, Dans la lune un tsigane blême Joue en faisant si peu de bruit, Que cette musique tres tendre, Par mi les silences des bois, Jusqu'ici ne s'est fait entendre Qu'anx amoureux baissant la voix. henri cazal1s: jean lahor 295 Mon amour, 1'heure est opportune; La lune éclaire le bois noir; Viens écouter si dans la lune Le violon chante ce soir! (1'Illusion: Chants de 1'Amour et de la Mort Ed. A. Lemerre , 1888, Paris) LES HARPES DE DAVID La nuit se déroulait splendide et pacifique; Nous écoutions chanter les vagues de la mer, Et nos cceurs épèrdus tremblftient dans la musique; Les harpes de David semblaient pleurer dans l'air. La lune montait, pale, et je faisais un rêve; Je rêvais qu'elle aussi chantait pour m'apaiser,_ Et que ses flots aimants ne venaient sur la grève, Que pour mourir sur tes pieds purs et les baiser; Que nous étions tous deux seuls dans ce vaste monde, Que j'étais autrefois sombre, errant, égaré, Mais que des harpes d'or en cette nuit profonde M'avaient fait sangloter d'amour et délivré; Et que tout devenait pacifique, splendide, Pendant que je pleurais, le front sur tes genoux; Et qu'ainai que mon cceur le ciel n'était plus vide, Mais que 1'ame d'un Dieu se répandait sur nous! (1'IUusion, 1888 Ed. A. Lemerre, Paris) 296 hópital höpit al Des enfants qui souffraient paree qu'ils étaient nés; Des femmes qui mouraient pour les avoir fait naitre; Des hommes qui hurlaient ainsi que des damnés J5t'demandaient la mort, et ne voulaient plus être: Un enfant qui ralait et se tordait hagard, De 1'écume a la bouche, avec des cris de béte, Des vieillards dont les yeux n'avaient plus de regard, Et dont tremblaient les mains, les jambes et la tête; — Quand je sortis de la, j'allai je ne sais oü; Je marchai le cerveau malade a 1'aventure; je regardai sans voir, comme ferait un fou, Le ciel, les arbres verts, bercés dans le murmure üMm matin de printemps, et restai tout le jour Le front baissé, cherchant a comprendre oü nous sommes, Haïssant le soleil, et maudissant Tamour, Oubliant tout, hormis la misère des hommes. (I'Illusion, 1888 Ed. A. Lemerre, Paris) le sourire Tijaour se faisait suivrc dans les combats D'une esclave trés belle, et qui, dressant sa taille, Sur 1'épaule d'un noir, calme, appuyant ses bras : '■' Du haut d'un éléphant dominait la bataille. Rêvait-il, s'il était vaincu, de reposer Sur cette femme encor sa vue inassouvie') Ou, bizarre songeur, voulait-il opposer ' Aux hrin-eurs du trépas les splendeurs de la vie ? ') onbevredigd. henri cazalis: jean lahor 297 Sur la gaze et la soie, cnserran t son long corps, Flottait, sombre mant eau , sa chevelnre brune: Au-dessus des blessés, des mourants et des morts Tranquille et doux planait son sourire de luttfeTri Pour contempler 1'éclat de ses yeux de lapis, Les moribonds rouvraient leurs paupières tremblantes: Sur leurs corps écrasés elle semblait un lis,.. Eclos dans un jardin de tulipes sanglaates. — C'est ainsi tjue sourit, en nous voyant mourir, Avec ses grands yeux clairs la Nature sereine, : Et que ses yeux pourtant nous aident a souffrir, „ Indifférents et beaux, sans amour ni sans haine! (1'Illusion, 1888 Ed. A. Lemerre, Paris) LE SAGE Le vieux Vicvamitra dans les austérités Avait vécu cent ans, et le farouche ascète Assombrissait parfois de regards irrités Le ciel clair, oü les Dieux anciens menaient leur fête. Le peuple entier du ciel redoutait ce géant, Car le vieillard pouvait d'une seule parole, S'il les dédaignait trop, renvoyer au néant Tous ces amants divins dont la terre était folie. II avait si longtemps, du fond de ses forêts, Pesé la vanité du ciel et de la terre: II avait pénétré d'effroyables secrets: Mais comme il était bón, il préférait les taire. 298 le sage II savait qu'eux aussi les Dieux devaient périr, • Que tous étaient encor plus vains que nous ne sommes, Et qu'un mot suffirait pour faire évanouir Ces fantómes créés par le songe des hommes. II était devenu trés vieux; il dit un jour: «Ces ombres, ma pitié les a trop laissés vivre; T'élargirai le cceur des hommes par 1'amour; Mais il est temps qu'enfin leur esprit se délivrel» Alors il apergut, sanglotante, étouftant, S'affaissant sous le poids trop lourd de sa souffrance Une femme qui, prés du cercueil d'un enfant, Les yeux au ciel, cherchait sa dernière espérance. — Et le vieillard pensa: «Le silence vaat mieux Quel mot consolerait cette ame qui succombe?» Et, n'osant pas encor faire écrouler les cieux, Les deux doigts sur la bouche, il entra dans sa tombe (1'Illusion: Hcures sombres, 1888 Ed. A. Lemerre, Paris) FRANCOIS COPPEE, né a Paris, Ie 12 janvier 1842, mort a Paris le 23 mat 1008. II fut quelque temps employé au ministère de la guerre, ou son père avait été également commis. En j866, il publia, a ses frais, un premier volume de poésies, le Reliquaire, dont le succes fut assez grand, mais qui ne se vendit guère. Deux ans plus tard, il fit paraitre les Intimités; quoique loué par la presse, le volume passa encore inapergu par le puettc. Un petit aettf èWvttt), plein de grace et de poésie, le Passant, jeué en 1860, a l'Odéon et qui obtint un succès tres vif, fixa la renommêe du poète. La même année on déclama at* •mime thé&tre son poèmèr H Grève des Forgerons; en même temps parurent les Poèmes Modernes. Le Théatre Francais donna en 1870, son drame Deux Douleurs; depuis^-ii'ft représenter Fais ce que dois (1871), PAbandonnée (1872), en 1876, le Luthier de Crémone, dont le succès sur passa celui du Passant. En collaboration avec M. Armand d'Artoie^'il donna, en 1877, un drame en cinq féxtes, la Guerre de cent ans et Madame de Maintenon. Un succès "eclatant fut obtenu en 1883, par la représentation h POdéon, de son drame en cinq actes et en vers: Severo Torelli, en 1885, par les Jacobites, drame en vers et en 1880, par le Pater. Des autres asuvres de M. Coppée neus citer ons encore i le Cahier rouge, Pendant le Siège, Lettre d'un Mobile breton, poésies; Olmer, poème; les Humbles, les Récits et les Elégies, poésies; le RenÜez-vous, le TréSor, une Idylle pendant le 3oo I.A BÉNÉDICTION Siège, Contes en prose 2 vols, Contes en vers et poésies diverses, les Paroles sincères , Arrière-Saison, Henriet te , Toute nne Jeunesse, 1'Etable, enfin en 1902: Dans la prière et dans la latte (poésies). (Euvres poslhumes: Souvenirs d'nn Parisien (prose) (1910); Sonnets intimes et Poèmes inédits (1911). ■Ser CEuvres complètes sont éditées par Af. A. Lemerre, qui a élevé un monument artistique au poete, par la publication d'une édition, illustrée par Afyrbaeh. Attaché pendant quelque temps a la Bibliotheque du Luxembourg, Af. Coppée donna sa démission, en faveur de Af. I^econtc de Liste. En 1884. il fut élu Afembre de V Académie francaise. LA BÉNÉDICTION Or, en mil huit cent neuf, nous primes Saragosse. J'étais sergent. Ce fut une journée atroce. La ville prise, on fit le siège des maisons, Qui, bien closes, avec des airs de trahisons, Faisaient pleuvoir les coups de feu par leurs fenêtres. On se disait tout bas: «C'est la faute des prêtres.» Et, quand on en voyait s'enfuir dans le lointain, Bien qu'on eut combattu dès le petit matin, Avec les yeux brülés de poussière et la bouche Amère du baiser sombre de la cartouche, On fusillait gaiement et soudain plus dispos Tous ces longs manteaux noirs et tous ces grands chapeaux. Mon bataillon suivait une ruelle étroite. Je marchais , observant les toits, a gauche, a droite, A mon rang de sergent, avec les voltigeurs; Et je voyais au ciel de subites rougeurs Haletantes ainsi qu'une haleine de forge. On entendait des cris de femmes qu'on égorge Au loin , dans le funèbre et sourd bourdonnement. II fallait enjamber des morts a tout moment. VRANCOIS COPPÉE 30I Nos hommes se baissaient pour eutrcr dans les bouges Puis en sortaient avec leurs baïonnettes rouges Et du sang de leurs mains faisaient des croix au mur: Car dans ces défilés il fallait être'sur De ne pas oublier un ennemi derrière. Nous allions sans tambour et sans marche guerrière. Nos officiers étaient pensifs. Les vétérans, Inquiets, se serraient des coudes dans les rangs Et se sentaient le cceur faible d'une recrüe. Tout a coup, au détour d'une petite rue, On nous crie en francais: «A 1'aidel» En quelques honds Nous joignons nos amis en danger et tombons Au milieu d'une belle et brave compagnie De grenadiers chassés avec ignominie Du parvis d'un couvent seulement défendu Par vingt moines, démons noirs au crane tondu, Qui sut la robe avaient la croix de laine blanche , Et qui, pieds nus, le bras sanglant hors de la manche Les assommaient a coups d'énormes crucifix. Ce fut tragique. Avec tous les autres je fis Un feu de peloton qui balaya la place. Froidement, méchamment, car la troupe était lasse, Et tous nous nous sentions des ames de bourreaux , Nous tuames ce groupe horrible de héros. Et cette action vile une fois consommée, Lorsque se dissipa la compacte fumée, Nous vtmes, de dessous les corps enchevêtrés De longs ruisseaux de sang descendre les degrés. — Et derrière s'ouvrait 1'égKse, immense et sombre. Les cierges étoilaient de points d'or toute l'ombre L'encens y répandait son parfum de langueur: Et, tout au fond, tourné vers 1'autel, dans le chceur, Comme s'il n'avait pas entendu la bataille, Un prêtre en cheveux blancs et de trés haute taille Terminait son office avec tranquUlité. 304 LA BÉNÉDICTION Ce mauvais souvenir si présent m'est resté Qu'en vous le racontant je crois tout revoir presque: Le vieux couvent avec sa facade moresque, Les grands cadavres bruns des moines, le soleil Faisant sur les pavés fumer le sang vermeil, Et, dans 1'encadremcnt noir de la porte basse, Ce prêtre et cet autel brillant comme une chasse. Et nous autres, cloués au I sol, presque poltron s. t/iit Certes, j'étais alors un vrai sac a jurons, Un impie, et plus d'un encore se rappelle . Qu'on me vit une fois, au sac d'une chapelle, Pour faire le gentil et le spirituel, u Allumer une pipe aux cierges de 1'autel. Déja j'étais un vieux tralneur de sabretache; Et le pli que donnait ma lèvre a ma moustache Annongait un blasphème et n'était pas trompeur. — Mais ce vieil homme était si blanc qu'il me fit peur. «Feu!» dit un officier. Nul ne bougea. Le prêtre Entendit a coup sur, mais n'en fit rien paraitre, Et nous fit face avec son grand saint-sacrement; Car sa messe en était arrivée au moment Oü le prêtre se tourne et bénit les fidèles. Ses bras levés avaient une envergure d'ailes. tó Et chacun recula, lorsqu'avec 1'ostensoir ') II décrivit la croix dans l'air et qu'on put voir Qu'il ne tremblait pas plus que devant les dévotes, Et quand sa belle voix psalmodiant les notes, Comme font les curés dans tous leurs oremus, Dit: «Benedicat vos, omnipotcns Deus»*). -) ostensoir: toonvaas, waarin de gewijde hostie. -) Zegen ons, almachtige God. FRANCOIS COPPÉE 3O3 «Feu! répéta la voix féroce, on je me fache.» Alors un d'entre nous, un soldat, mais un Iache, Abaissa son fusii et fit feu. Le vieillard Devint trés pale, mais, sans baisser son regard Etincelant d'un sombre et farouche courage: «Pater et Filius» J), reprit-il. Quelle rage Ou quel voile de sang affolant un cerveau, Fit partir de nos rangs un coup de feu nouveau? Je ne sais; mais pourtant cette action fut faite. Le moine, d'une main s'appuyant sur le falte De 1'autel, et tachant de nous bénir encor De 1'autre, souleva le lourd ostensoir d'or. Pour la troisième fois il traga dans 1'espace Le signe du pardon, et, d'une voix trés basse, Mais qu'on entendit bien, car tous bruits s'étaient tus, II dit, les yeux fermés; «Et Spiritus sanctus* s). Puis tomba mort, ayant achevé sa prière L'ostensoir rebondit par trois fois sur la pierre. Et, comme nous restions, même les vieux troupiers, Sombres, 1'horreur vivante au cceur et 1'arme aux pieds Devant ce meurtre infame et devant ce martyre; «.Amen!» dit un tambour en éclatant de rire. ') Vader en Zoon. 3) En Heilige Geest. (Poèmes modernes 1869 Ed. A. Lemerre , Paris) 304 l'un ou l'autre L'UN OU L'AUTRE C'était en Thermidor1), a la Conciergerie *). Ils étaient la deux cents, parqués pour la tuerie, Pêle-mêle, arpentant le sinistre préau*). La Terreur redoublait. Derniers coup du fléau Sur les épis! Derniers éclairs de la tempête! Sur Paris consterné, le sanglant coupe-tête Fonctionnait sans trève. lis étaient la deux cents, Cdndamnés ou du moins Suspects, tous innocents! Chaque matin, un homme, a figure farouche, Entrait, puis, retirant sa pipe de sa bouche Et lisant bien ou mal ses immondes papiers, Appelait, par leurs noms souvent estropiés, Ceux qu'attendait dehors la fatale charrette, Mais 1'ame de chacun a partir était préte; Le nouveau condamné, sans même avoir frémi, Se levait, embrassait a la hate un ami Et répondait: «Présent!» a 1'appel sanguinaire. Mourir était alors une chose ordinaire; Et tous, les gens du peuple et les gens comme il faut, Du même pas tranquille allaient a 1'échafaud. Le Girondii4) mourait comme le royaliste. ') Thermidor: Juli 1794; het tijdperk der laatste, gruwelijke uitspattingen van het Schrikbewind, eindigende met den val van Robespierre. *) De Conciergerie: naam van eene der gevangenissen' van Parijs, waarin Marie-Antoiuette en daarna Philippe d'Orléans, bijgenaamd Egalité, de laatste levensdagen doorbrachten. 3) Préau: de binnenplaats van de Conciergerie. *} Girondijnen werden tijdens de fransche revolutie de gematigde republikeinen genoemd, die zich bij de afgevaardigden der Gironde hadden aangesloten. De meeste hunner werden geguillotineerd; sommigen, als Roland, Condorcet, Pétion, pleegden zelfmoord. FRANCOIS COPFÉE 30S Or, un jour de ces temps affreux, l'homme a la liste, En faisant son appel dans le troupeau parqué, Venait de prononcer ce nom: «Charles Leguay;» Quand, parlant a la fois, deux voix lui répondirent; Et du rang des captifs deux victimes sortirent. L'homme éclata de rire en disant: «J'ai le choix.» L'un des deux prisonniers était un vieux bourgeois, Débris de quelque ancien parlement de province, En poudre, et qui gardait, sous son habit trop mince, L'air digne et froid qu'avaient les députés du tiers '); L'autre, un jeune officier, au front calme, aux yeux fiets, Trés beau sous les haillons de son vieil uniforme. L'homme a la liste, ayant poussé son rire énorme, Reprit: «Vous avez donc tous deux U-Tmême nom? — Nous sommes prêts tous deux, fit le vieillard. — Non, non, Dit le greffier, il faut s'expliquer, quand je parle.» Tous les deux se nommaient Leguay; tous les deux Charle; Tous les deux, de la veille ils étaient condamnés. Alors l'autre, roulant ses gros yeux avinés: «Du diable si je sais qui des deux je préfère! Citoyens, arrangez entre vous cette affaire, Mais sans perdre de temps, car Samson') n'attend pas.» ') Députés du tiers: afgevaardigden van den derden stand. -) Samson: naam van den beul. 20 3oö la veillée Le jeune vint au vieux et lui paria tout bas; Lhérolque marché fut tres court a débattre: — Marié, n'est-ce pas? — Oui. — Combien d'enfants? — Quatre.« Le greffier répétait en riant: «Dépêchons!» — Cest moi qui dois mourir, dit 1'officier. Marchons!» (Poèmes modernes, 1869 Ed. A. Lemerre, Paris) LA VEILLÉE 1 Dès que son fiancé fut parti pour Ia guerre Sans larmes dans les yeux ni désespoir vuloiire, Irène de Grandfief, la noble et pure enfant, Revêtit les habits qu'elle avait au couvent, La robe noire avec 1'étroite pélerine Et la petite croix d'argent sur la poitrine. *Jle ota ses bijoux, ferma son piano, Et, gardant seulement a son doigt cet anneau, beul souvenir du soir de printemps oü, ravie Au vicomte Roger elle engagea sa vie Ayeugle a ce qu'on fait et sourde 4 ce' qu'on dit. Pres dn foyer, stolque et pale, elle attendit. Koger, quand il connut la première défaite, Lomme un heureux qu'on trouble au milieu d'une fête, FRANCOIS COPPÉE 307 Soupira, mais agit en homme brave et prompt. Frenant congé d'Irène et coupant sur son front Une bouclé de fins cheveux il 1'avait mise Dans un médaillon d'or porté sous la chemise; Puis, sans qu'on le retlnt ni qu'on le retardat, ü s'était engagé comme simple soldat. On sait trop ce qne fut cette guerre. Impassible Et de 1'absent aimé parlant le moins possible Irene, tous les jours, a 1'heure oü le piéton Descendait, sac au dos , la route du canton, Le regardait venir assise a la fenêtre; Et lorsqu'il s'éloignait sans déposer de lettre, Elle étouffait un long sanglot, et c'était tout. Le vicomte écrivait; et, jusqu'au milieu d'aoüt, Irène n'eut pas 1'ame encor trop alarmée. Enfin il fut bloqué dans Metz avec 1'armée; Et sachant seulement d'un fuyard de la-bas Qu'il n'avait point péri dans les premiers combats, Irène, devant tous domptant ses pleurs rebelles, Eut le courage alors de vivre sans nouvelles. On la vit dcvenir plus pieuse qu'avant; Elle passait sa vie a Péglise, et souvent Elle allait visiter les pauvres du village, Parlant plus longuement et donnant davantage A ceux dont les enfants par la guerre étaient pris. C'était le temps affreux du siège de Paris; Gagnant toute la France ainsi qu'une gangrène, L'invasion touchait presque au chateau d'Irène; Des uhlans fourrageaient dans le pays voisin. Le curé de 1'endroit et le vieux médecin Avaient beau, chaque soir, au foyer de familie, Ne parler que de mort devant la jeune fille, Elle n'avait au coeur aucun pressentiment. — Roger était a Metz avec son régiment; 3o8 LA VEILLÉE A sa dernière lettre il était sans blessure; II vivait, il devait vivre; elle en était süre. — Et, forte de 1'espoir des fidèles amours, Le chapelet aux doigts, elle attendait toujours. II Un matin, elle fut en sursaut réveillée. La-bas, au bout du pare, sous 1'épaisse feuilléc, Des coups de feu pressés annoncaient 1'enncmi. La noble enfant rougit d'abord d'avoir frémi; Elle voulait, ainsi que Roger, être brave. Comme s'il ne se füt rien passé de plus grave, Calme, elle s'habilla, puis, ayant achevé Sa prière du jour sans omettre un Ave, Descendit au salon, le sourire a la bouche. Ce n'était presque rien, une simple escarmouche; Des soldats bavarois, venus en éclaireurs Et brusquement surpris par quelques francs-tireurs, S'enfuyaient. Tout, au loin, rentrait dans le silence. «II faudrait établir, dit-elle, une ambulance.» En effet, on avait justement ramassé Sur le lieu du combat un officier blessé, Un Bavarois, le cou traversé d'une balie; Et quand on apporta ce grand jeune homme pale, Les yeux clos et saignant, sur un vieux matelas, Sans trembler d'un frisson, sans pousser un hélas, Irène le fit mettre avec sollicitude . . Dans la chambre oir Roger demeurait d'habitude, Quand pour faire sa cour il venait au chateau, Elle porta dehors la veste et le manteau KRANCOIS COPPÉK 309 Tout noirs de sang, pendant qu'on couckait le malade, Gronda le vieux valet qui prenait l'air maussade Et qui ne montrait pas assez d'empressement, Et, quand le docteur fit le premier pansement, L'assista de ses mains ainsi qu'une soeur grise1), Enfin quand, le regard tout rempli de surprise Et de reconnaissance heureuse, le blessé Se fut parmi les doux oreillers affaissé, Elle s'assit devant cette tête assoupie, Demanda du vieux linge et fit de la charpie. — C'était ainsi qu'Irène entendait le devoir. Le soir du même jour, le docteur vint revoir Son malade, et, faisant étrangement la moue, II dit entre ses dents: 1 «Oui, le sang a la joue, Le pouls trop vif... Allons! une mauvaise nuit, La fièvre, le délire et tout ce qui s'ensuit. — Mourra-t-il? dit Irène, un frisson sur la lèvre. — Qui sait? je vais tacher de couper cette fièvre. Cette formule-ci souvent a du succès. Mais il faut que quelqu'un observe les accès, Le veille jusqu'au jour et le soigne avec zèle. — Je suis prête, docteur. — Non pas, madeinoiselle. L'un de vos gens peut bien ... — Non, docteur, car Roger Peut-être est piisonnier, malade, a 1'étranger. S'il lui fallait les soins que ce blessé demande, Je voudrais qu'il les eut des mains d'une Allemande. 1) Sceur grise: pleegzuster; dus genoemd naar het grijze ordekleed. 310 LA VEILLÉE — Soit! dit le vieux docteur en lui tendant la main. Vous allez donc veiller ici jusqu'a demain. II suffit d'un acces de fièvre pour qu'il meure: Donnez la potion de quart d'heure en qnart d heure, Au jour je reviendrai pour juger de Tellet.» Puis il partit, laissant Irène a ce chevet. III Elle était la, depuis une minute a peine, Lorsque le Bavarois," se tournant vers Irène, Et sur la jeune fille ouvrant l'ceil a demi: «Ce médecin, dit-il, me croyait endormi: Mais j'ai tout entendu. Merci, mademoiselle Merci du fond du coeur, moins pour moi que pour celle A qui vous me rendrez et qui m'attend la-bas.» Elle lui répondit: «Ne vous agitez pas. Dormez. C'est du repos que dépend votre vie. — Non, reprit-ilifjlf faut d'abord que je confie Le secret que j'ai la; car la mort peut venrr. J'ai fait une promesse, et je veux la tenir. — Parlez donc, dit Irène, et soulagez votre ame. — La guerre,... Non, la guerre est une chose infame! C'était le mois dernier, sous Metz... J'eus le malheur De tuer un Francais ...» Pour cacher sa paleur, Irène de la lampe abaissa la lumière. II reprit: Nous allions surprendre une chaumière Oü les vótres s'étaient fortifiés. Ce fut Comme font les chasseurs quand ils vont a 1'affüt. FRANCJOIS COPPÉE 311 Vers Ie poste frangais, par une nuit trés sombre, L'arme prête, muets, nous nous glissons en nombre, Le long des peupliers disposés en rideaux. J'enfonce, le premier, mon sabre dans le dos Du soldat qui faisait sentinelle a la porte; II tombe sans avoir même crié main-forte. Nous prenons la masure, et tout est massacré!» Irène se cacha les yeux. «Tout effaré Du combat, je sortais de ee lieu de carnage, Quand la lune soudain déchirant un nuage, Me fit voir, éclairé de son pale reflet, Un soldat se tordant par terre et qui rülait, Le soldat que mon sabre avait percé, le même! Me sentant pris pour lui d'une pitié suprème, Je me mis a genoux, voulant le secourir; Mais il me dit: «II est trop tard... Je vais mourir... Vous êtes officier ... gentilhomme, peut-être... — Oui. Que puis-je pour vous? — Seulement me promet tre De renvoyer ceci, dit-il en saisissant Un médaillon caché dans sa poitrine en sang, A .. .» Mais son dernier soufflé emporta sa pensee. Le nom de son amante ou de sa fiancée Par le pauvre Frangais ne fut pas achevé. En voyant un blason sur le bijou gravé, Je 1'emportai, gardant pour plus tard 1'espérance De découvrir parmi la noblesse de France La femme a qui revient ce legs du soldat mort. Le voici, gardez-le , mais jurez-moi d'abord, Si la mort ne doit pas ici me faire grace, Que vous accomplirez ce devoir a ma place.» Et sur le médaillon offert par 1'étranger Irène reconnut le blason de Roger. Alors, le cceur tordu d'une douleur mortelle: «Je le jure, monsieur. Dormez en paix!» dit-elle. 3*2 LA VEILLÉE IV Le blessé, soulagé d'avoir fait cet aveu, S'est assoupi. Le sein palpitant, l'ceil en feu, Irène pres de lui reste debout, sans larmes. Oui, son amant est mort! Ce sont bien la ses armes, C'est bien la son blason aussi fameux qu'ancien, Et le sang qui noircit ce bijou, c'est le sien! Ce n'est pas d'une mort hérolque et guerrière, Qu'a succombé Roger, mais frappé par derrière, Sans pouvoir appeler ses amis, sans crier; Et cet homme qui dort la, c'est son meurtrier! C'est bien son meurtrier; il s'est vanté de 1'être, D'avoir frappé Roger dans le dos, comme un traitre; Et maintenant il dort son lourd sommeil épais, Et c'est a lui qu'Irène a dit: «Dormez en paix!» Et, comme une suprème et cruelle ironie; ■ - -i Elle doit de ce front écarter 1'agonie, Rester h ce chevet jusqu'au soleil levant, Comme une bonne mère auprès de son enfant: tni Elle doit lui verser de quart d'heure en quart d'heure Le remède prescrit pour empêcher qu'il menre; Cet homme y compte bien; il repose, abri té ta Sous le toit protecteur de Thospitaliuijl'-si Le flacon qui contient sa vie est sur la table: II attend!... N'est-ce pas que c'est épouvantable? Quoi! lorsqu'elle se sent lentement envahir Par tout ce que contient d'affreux le mot: baïr, Lorsque gronde en son sein la colère terrible Qui dirige le bras de Jahel dans la Bible, Quand elle cloue au sol le front de Sisarah; ') Zie het Boek der Rechteren (IV, 17—22.) FRANCOIS COPl'ÉE 313 Cet Allemand maudit, elle le sauveva! Allons donc! On n'est pas a ce point généreuse'. Quand elle cède presque a la pensée affreuse; 'A 1'atroce désir de tirer du fourreau Le sabre avec lequel a frappé ce bourreau Et dont brille en un coin le lourd pommeau de cuivre, Pour obéir aux vains préjugés et ponr suivre On ne sait quel devoir et quel respect humain, Elle-mêmé mettra dans cette horrible main, Par qui toute sa joie ici-bas fut ravie, Le repos, le sommeil, la guérison, la vie! Jamais! Cette fiole, elle va la briser. Mals non, c'est inutile. Elle n'a qu'a laisser S'accomplir le destin; pour servir sa vengeance, II semble qu'avec elle il soit d'intelligence. Ce malade, elle n'a qu'a le laisser mourir.. . Oui, le remède est la qui pourrait le guérir, Mais ne peut-elle pas s'être, une heure, endormie?... Puis elle fond en pleurs et s'écrie: «Infamie!» Et la lutte durait encor, quand 1'Allemand, Tiré de son sommeil par un gémissement, S'agita dans un rêve, et, fiévreux, dit: «A boire!» Irène alors leva vers le vieux Christ (Tivoire Suspendu sur le mur, a la téte du lit, Un sublime regard de martyre, et palit; Puis, l'ceil toujours fixé sur le Dieu du Calvaire, Versa le contenu du flacon dans un verre Et délicatement fit boire le blessé. Seigneur, vous avez vu, seul, ce qui s'est passé Au chevet de ce lit, dans ces heures funèbres, Lorsque 1'Esprit du mal paria dans ces ténèbres, Vous qui fütes conduit au désert par Satan, Et n'avez qu'a la fin pu lui dire: «Va-t'en!» 3>4 i.'asile de nuit Vous pardonniez, Seigneur, a cette ame tentée. Lorsque 1'épreuve enfin fut par elle acceptée, Vous seul étiez témoin et tous seul approuviez! Vous souvenant alors du Mont des Oliviers, Oü, frémissant devant 1'approche du supplice, Vous disiez: «O mon père, éloignez ce calice! Vous avez eu pit ié de ce cceur trop puni, Seigneur, et je suis sür que vous aves béni! V Mais quand le médecin, qui revint vers 1'aurore, La vit prés du blessé, le faisant boire encore Et soutenant le verre avec ses doigts tremblants, II s'apercut qu'Irène avait les cheveux blancs. (les Récits et les Elégies, 1878 Ed. A. Lemerre, Paris) L'ASILE DE NUIT Un soir, — ce souvenir me donne le frisson, — Un ami m'a conduit dans la triste maison Qui recueüle, a Paris,'les femmes sans asile. La porte est grande ouverte et 1'accès est facile. Disant un nom, montrant quelque papier qu'elle a, Toute errante de nuit peut venir frapper la. On 1'interrogera seulement pour la forme. Sa soupe est chaude; un lit est prêt pour qu'elle y dorme: L'hótesse qui la fait asseoir au coin du feu, Respectant son silence, attendra son aveu. FRANQOIS COPPÉE 315 Car on veut ignorer, en lui rendant service, Si son nom est misère ou si son nom est vice, Et, dans ce lieu, devant tous les malheurs humains On sait fermer les yeux autant qu'ouvrir les mains. J'ai vu. J'ai pénétré dans la salie commune Oü, mnettes, le dos courbé par 1'infortune, Leur morne front chargé de pensers absorbants, Les femmes attendaient, assises sur des bancs. Que de chagrins poignants, que d'angoisses profondes Torturent dans le cceur ces pauvres vagabondes, Dont plusieurs même, avec un doux geste honteux Etreignent un petit enfant, quelquefois deux! On m'a dit ce qu'étaient ces pauvres délaissées: Ouvrières sans pain, domestiques chassées, Et les femmes qu'un jour le mari laisse la, Et les vieilles que 1'age accable, et celles-la Dont la misère est triste entre les plus amères, Les victimes d'amour, hélas! les filles-mères Qui, songeant a l'enfant resté dans 1'hópital, Soutiennent de la main le sein qui leur fait mal. J'ai vu cela. J'ai vu ces pauvresses livides Manger la soupe avec des sifllements avides, Puis, lourdes de fatigue et d'un pas affaibli, Monter vers ce dortoir, tous les soirs si rempli. Mon regard les suivait: pour leur nuit trop breve, Je n'ai pas souhaité 1'illusion du rêve, — Au matin, leur malheur eut été plus fort. — Mais un sommeil profond, semblable a la mort! Car dormir, c'est 1'instant de calme dans 1'orage: Dormir, c'est le repos d'oü renalt le courage, Ou c'est 1'oubli du moins pour qui n'a plus d'espoir. Vous souffrirez demain, femmes. Dormez ce soir. Oh! naguère, combien d'existences fatales Erraient sur le pavé maudit des capitales, 316 l'asile de nuit Sang jamais s'arrétcr un instant pour dormir! Car la loi, cette loi dure a faire frémir, Défend que sous le ciel de Dieu le pauvre dorme! Triste femme égarée en ce Paris énorme, Qui sors de 1'höpital, ton mal étant fini, Et qui n'as pas d'argent pour sonner au garni; II est minuit. Va-t'en par Ie désert des rues Sous le gaz qui te suit de ses lumières crues, Spectre rasant les murs et qui gémit tout bas, Marche droit devant toi, marche en pressant le pas! C'est 1'hiver! et tes pleurs se glacent sur ta joue. Marche dans le brouillard et marche dans la boue! Marche jusqu'au soleil levant, jusqu'a demain, Malheureuse! et surtout ne prends pas le chemin, Qui mène aux ponts oü Peau murmurant contre 1'arche, T'offrirait son lit froid et mortel... Marche! Marche! Ce supplice n'est plus. L'errante qu'on poursuit Peut frapper désormais a 1'Asile de nuit; Ce refuge est ouvert a la béte traquée'); Et 1'hospitalité, sans même être invoquée, L'attend la pour un jour, pour deux, pour trois, enfin Pour le temps de trouver du travail et du pain. Mais la misère est grande et Paris est immense, Et, malgré bien des dons, cette oeuvre qui commence N'a qu'un pauvre logis, au faubourg, dans un coin, La-bas, et le malheur doit y venir de loin. Abrégez son chemin; fondez un autre asile, Heureux du monde, a qui le bien est si facile. Donnez. Une maison nouvelle s'ouvrira. Femme qui revenez, le soir, de 1'Opéra, Au bercement léger d'une bonne voiture, Songez qu'a la même heure une autre créature Ne peut aller trouver, la force lui manquant, Tout au bout de Paris, le bois d'un lit de camp. Songez! quand vous irez, tout émue et joyeuse, ■) nagezeten. franoois coppée 317 Dans la petite chambre oü tremblé une veilleuse,*' Réveiller d'un baiser votre enfant étonné, Que l'autre dans ses bras porta son nouveau-né; Et que, se laissant choir sur un banc, par trop lasse, Jetant un ceil navré sur 1'omnibuS qui passé, Elle ne peut gagner la maison du faubourg; "Car la route est trop longue et l'enfant est trop lourd. Oh! si chacun faisait tout ce qu'il pourrait faire! Un jour, sur ce vieux seuil connu de la misère, Une femme parut de qui la pauvreté Semblait s'adresser la pour 1'hospitalité; On allait faire entrer la visiteuse pale, Quand celle-ci, tirant de dessous son vieux chale Des vêtements d'enfant arrangés avec soin, pit: — Mon petit est mort et n'en a plus besoin. Ce souvenir m'est cher, mais il est inutile. Partagez ces effets aux bébés de 1'asile... JCar mon ange aime mieux ... mon cceur du moins le croit... Que d'autres aient bien chaud, pendant qu'il a si froid! Noble femme apportant le denier de Ia veuve, Mère qui te sou viens d'autrui dans ton épreuve, [Grande ame, oü la douleur exalte encor 1'amour, Sois bénie!. .. Et vous tous , riches, pttissants du jour Kous qui pouvez donner, 6 vous a qui j'adresse Cet exemple de simple et sublime tendresse, Au nom des pleurs émus que vous avez verséS, Ne faites pas moins qu'elle et vous ferez assez! (les Contes en vers, 18S1 Ed. A. Lemerre, Paris) STÉPHANE MALLARME Sléphane Mallarmé (né en 1842, mort en 1898), p rofessen r d'anglais et poete, est une des figures les plus curieuses du Parnasse contemporain. Ignoré du grand public, qu'il rebute par Vextreme obscurité de ses vers, il est le Maitre admiré de tout un groupe de jeunes poètes , décadents, esthètes st svmbolistes. II est incontestable que, si on parvient rarement a interpréter ses poésies d'une manière satisfaisante el que même ses plus fervents admirateurs se trouvent forcés d'avouer que le sens de certaines poésies leur resie fermé, d'autre part il y a un réel plaisir a se laisser bercer par le charme musical de ses vers, que les initiés rapprochenl des composilions de Beuk et de Beethoven. Bar mi ses poésies, dont une trés belle édition compléte a paru (1899) a Bruxelles chez Edm. Deman, nous h'avons choisi que celles que nous croyons les plus access ibles a tous les lecteurs. Un essai tres intéressant sur ce tPrince des poètes» de la main de A. Model: Stéphane Mallarmé. Un Héros, a paru a Paris; édit. du Mercure de France. Nouvelle édition: Poésies. Ed. compote de la Nouvelle Revue francaise rgrj. . stéphane mallarmé 319 APPARITION La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs Rêvant, 1'archet aux doigts, dans le calme des fleurs Vaporeuses, tiraient de mourantes violes De blancs sanglots glissant sur 1'azur des corolles — C'était le jour béni de ton premier baiser. Ma songerie aimant a me martyriser, S'enivrait savamment du parfum de tristesse, Que même sans regret et sans déboire laisse La cueillaison d'un Rêve au cceur qui 1'a cueilli. Perrais donc, l'ceil rivé ») sur le pavé vieilli Quand avec du soleil aux cheveux, dans la me Et dans le soir, tu m'es en riant apparue Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gaté Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées. (Poésies complètes, 1899 Ed. Edm. Deman, Bruxelles) LES FENÊTRES Las du triste hópital, et de 1'encens fétide Qui monte en Ia blanchenr banale des rideaux Vers Ie grand crucifix ennuyé du mur vide, Le moribond sournois y redresse un vieux dos ') Rivé: strak gericht. 320 LES FENÊTKES Se tralne et va, moins pour chauffer sa pourriture Que pour voir du soleil sur les pierres, coller Les poils blancs et les os de la maigre figure Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut haler, Et la bouche, fiévreuse et d'azur bleu vorace, Telle, jeune, elle alla respirer son trésor, Une peau virginale et de jadis! encrasse ■) D'un long baiser amer les tièdes carreaux d'or. Ivre, il vit, oubliant 1'horreur des saint es huiles, Les tisanes, Phorloge et le lit infligé, La toux; et quand le soir saigne parmi les tuiles, Son oeil, a 1'horizon de lumière gorgé, Voit des galères d'or, belles comme des cygnes, Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir En bergant 1'éclair fauve et riche de leurs lignes Dans un grand nonchaloir') chargé de souvenir! Ainsi, pris du dégout de l'homme a 1'ame dure Vautré dans le bonheur, ou ses seuls appétits Mangent, et qui s'entête a chercher cette ordure3) Pour 1'offrir a la femme allaitant ses petits, Je fuis et je m'accroche a toutes les croisées D'oü 1'on tourne 1'épaule a la vie, et, béni, Dans leur verre, lavé d'éternelles rosées, Que dore le matin chaste de 1'Infini ') Bezoedelen, vuil maken. a) Onverschilligheid, achtelooze houding. *) Ordure: vuil; hiermede wordt bedoeld de stoffelijke behoeften van den mensch, zijn voedsel bijv. STÉPHANË MALLARMÉ 321 Je me mire et me vois ange! et je menrs, et 1 aime — Que la vitre soit l'art, soit la mysticité — A renaltre, portant mon rêve en diadème, Au ciel antérieur oü fleurit la Beauté! Mais, hélas! Ici-bas1) est maitre: sa hantise Vient m'écceurer parfois jueqn'en' eet 'abri sur, Et le vomissement impur de la Bêtise • Me force a me boucher le nez devant 1'azur. Est-il moyen, 6 Moi qui connais 1'amertume, D'enfoncer le cristal par le monstre insnlté Et de m'enfuir, avec mes deux ailes aans plume Au risque de tomber pendant 1'éternité? (Poésies complètes, 1899 Ed. Edm. Deman, Bruxelles) LES FLEURS Des avalanches d'or du vieil azur, au jour Premier et de la neige éternelle des astres Jadis tu détachas les grands calices pour La terre jeune encore et vierge de désastres, *) Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin, Et ce divin laurier des ames exilées Vermeil comme le pur orteil du séraphin Que rougit la pudeur des aurores foulées, l) Ici-bas is hier substantif; het aardsche, dus de stof. *) Ziehier tot beter begrip een meer geregelde zinsbouw van dit couplet: Jetlis, au jour premier, pour la terre jeune encore et vierge de désastres, tu détachas les grands calices des avalanches d'or du vieil azur et de la neige éternelle des astres. 21 322 les fleurs Lhyacinthe, le myrthe a Tadorable éclair Et, paredle a la chair de la femme, Ia rose Cruelle, Herodiade en fleur du jardin clair, celle qu un sang farouche et radieux arrose! * Et tu fis la blancheur sanglotante des lys Qui roulant sur des mers de soupirs qu'elle effleure A travers 1'encens bleu des horizons palis Monte rêveusement vers la lune qui pleure! Hosannah sur le cistre i) et dans les encensoirs, FZit^^osanna1h du iardi» de »os limbes'»)! Et finisse 1'écho par les célestes soirs Extase des regards, scintillement des nimbes! O Mère qui créas en ton sein juste et fort. Calices balangant la future fiole De grandes fleurs avec la balsamique Mort four le poète las que Ia vie étiole.») (Poésies complét es, 1899 Ed. Edm. Deman, Bruxelles) RENOUVEAU Le printemps maladif a chassé tristement L hiver, saison de l'art serein, 1'hiver lucide. Et dans mon être a qui le sang morne préside Limpuissance s'étire en un loni baillement. ? ^eSj^rgelijkende °p de mando»- 8) Verwelkt, verbleekt. stéphane mallarmé Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crane Qu'un cercle de fer serre ainsi qu'un vieux tombeau, Ht~, triste, j'erre après un rêve vague et beau, Par les champs oü la sève immense se pavane. Puis je tombe énervé de parfums d'arbres, las, Et creusant de ma face une fosse a mon rêve, Mordant la terre chaude oü poussent les lilas, J'attends, en m'abtmant que mon ennui s'élève... — Cependant 1'Azur rit sur Ia haie et 1'éven ■ De tant d'oiseaux en fleur gazouillant au soleil. (Poésies complètes, 1899 Ed. Edm. Deman, Bruxelles) SOUPIR Mon ame vers ton front oü rêve, ó calme sceur, Un automne jonché de taches de rousseur, Et vers le ciel errant de ton oeil angélique Monte, comme dans un jardin mélancolique, Fidéle, un blanc jet d'eau soupire vers 1'Azur! — Vers 1'Azur attendri d'Octobre pale et pur Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie Et laisse, sur 1'eau morte oü la fauve agonie Des feuilles erre au vent et creuse un froid sillon, Se trainer le soleil jaune d'un long rayon. (Poésies complètes, 1899 Ed. Edm. Deman, Bruxelles) CHARLES DE POMAIROLS Charles de Pomairols, né le 23 janvier 1843 a Villefrancht de Rentergue (Aveyron), publia en 1870 son premier volume ) encore nous submerge, Rêve pour le poète et jouet pour l'enfant: i) Vernauwd, beperkt, ineengedrongen. (La Nature et 1'Ame, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) 326 APPAWTION APPARITION En quittant, le soir, ta maison Qui brille a FÈst sur Ia colline, J'ai marché vers l'autre horizon Suivant la pente qui s'inclinê'; ' ' J'ai traversé le clair ruisseau, Puis, j'ai remonté l'autre pente, Et je me suis assis en haut Pour bien voir ta vitre flambante. Et c'est ainsi comme il convient: .,Toi , jeune, fraiche, gaie. et rose , Ta place est li d'oü 1'aube vient, Et la mienne au couchant morose. J'ai regardé luire au soleil Les fenêtres de ta demeure, Et les feux de 1'astre vermeil S'y poser longtemps jusqu'a 1'heure Oè le dernier rayon du jour, Qui semble avec un regret morne Comme moi quitter ce séjour, S'est perdu dans le ciel sans borne. La nuit vient, et pourtant mes yeux Sont fixes dans l'ombre profonde Vers ce point entre terre et cieux Qui seul les charme dans le monde. charles de pomairols 327 Je ne vois plus, le souvenir M'éclaire de sa lueur triste Qui sous mon front va se ternir: II me semble que rien n'existe. Tout a coup, en face de moi Apparait un reflet blanchatre Qui met 1'horizon en émoi: Est-ce un feu nocturne de patre i Derrière le coteau frangé La lune ronde comme un globe Monte, et sur son disqüe ') 0rangé Qui sitót me ramène une aubc, Se dessinent fidèlement, O merveffié, 6 prompte revanche! Le haut pignon, le toit charmant Oü tu reposes pure et blanche. Et .voyant dans tout 1'horizon Ce seul point distinct par fortune, Je bénis avec un frisson L'astre amoureux, la douce lune, Qui vient de 1'infini lointain De sa course encor toute blême, Me montrer avant le matin La maison de celle que j'aime. •) Schijf. (La Nature et 1'Ame, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) 328 le premier printemps LE PREMIER PRINTEMPS A chaque avrïl qui vient je m'attriste et je dis: Les printemps sont comptés que je peux voir encore, Le jeune renouveau dont le sol se décore Me charmera vingt fois, qui sait? peut-être dix. Puis un autre viendra, n'en doute point, mon ame! Qui trouvera mes yeux fermés a son azur, Le printemps le plus doux peut-être et le plus pur Qui jamais eüt touché mes regards de sa lamme. Oh! ce premier printemps qui sourira si beau, Avant que ma pensée éteinte ait 1'habitude De 1'ombre, du silence et de la solitude, Qn'il sera difïïcile a passer au tombeau! Plus tard j'aurai cessé le rêve de la vie, Mais 1'avnl inconnu qui sèmera ses fleurs Sur ma tombe nouvelle et molle encor de pleurs, Troublera mon repos d'une suprème envie. (La Nature et 1'Ame, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) TON AMIE La compagne, 1'amie au limpide visage, Sans cesse pres de toi dés votre plus doux age, Avec qui, parcourant les jardins familiers, ,;: Et comme jointes deux ensemble, vous alliez, D'une démarche unie, épaule contre épaule, Sous les cheveux épars dont Ie voile vous fróle, Portant le front pareil a la même hauteur, charles de pomairols 329 Et vous mêlant si bien dans un charme enchanteur, Qu'on ne pouvait savoir laquelle, de ce couple, S'avancait plus rieuse et du pas le plus souple, Tant vous vous rapprochiez en des traits différents ! Filles, tontes les deux, d'amis et de parents, Ecloses sous le même ciel, et destinées A grandir cóte a cóte en d'égales années, A connaitre la vie ensemble et ses émois Que vous vous racontiez déja, baissant la voix, En préludant a ces effusions de 1'ame Oü les goüts partagés ótent la peur du blame. Ta compagne, toujours prés de toi s'attachant, Que ma vue aussitót trouvait en te cherchant, Et dont, sans desserrer le lien qui vous noue, J'ai si souvent baisé la joue avec ta joue! Elle, ta douce amie heureuse, ta moitié, Envers qui le printemps de ton cceur déployé Faisant s'épanouir ta tendresse première, Et qui t'aimait alors dans la jeune lumière, Et qui t'aime toujours au fond de l'ombre, hélas!... Quand je la vois venir, seule, le geste las; Forme pale appelant le beau groupe fidéle, Mon cceur halluciné tremblé d'amour prés d'elle! Malgré les noirs chagrins que ma plainte a redits, Ta grace, a ses cótés, brille comme jadis; De tous ses mouvements émane ta présence; Sa taille, a mes regards, mesure ta croissance; II ne s'est pas rompu votre tendre lien; Ton front plane toujours a la hauteur du sien; Ses yeux sont le miroir d'un suave mensonge, Ses cheveux sont mêlés a tes cheveux de songe, Elle garde ta main légère entre ses doigts, Sa parole s'accorde au timbre de ta voix. Un prestige infini resté de toi l'efHeure, Et j'étreins, en pleurant, ce fantöme qui pleure! (Pour 1'Enfant, 1904 Ed. Pion, Nourrit et Cie, Paris) JEAN AICARD, né a Toulon, le 4 février 1848, débuta par un volume de vers; les Jeunes Croyances (1867), puis vinrent: les Kebelhons et les Apaisements (1871); le» Poèmes de Proyence (1874); la Chanson de 1'enfknt (1876): le Dieu dans lhomme (1885); 1'Eternel Cantique (1886); le Livre des Petits (1886); Au bord du désert (1888); le Livre d'heures de 1 Amour, Maternité (1893), Jésus (1896), etc. En 1878, tl visita la Hollande et donna des conférences dans plusieurs villes. II trouva partout un accueil des plus sympathtques; son beau poème de Miette et Noré, paru en 1880, et dont tl lisait alors des fragmehtï^futvivement applaudi. De retour a Paris il publia une Visite en Hollande. // a donne au théatre: au Clidr de la Lune f1870) Pygmahon (1872) Mascarille (1873), Smllis (1884) Davenant et publia Othello, drame en veri; x fXt»nt encore le Père Lebonnard comédie en vers, mise en répétition a la Comédie fran(aise en 1888, refireé par I auteur, joule pour la première Jfits au Theatre libre en 1880, et reprise h la Comédie Jrancatse le 4 aout 1004. La pieet a en un grand succes, sur tout dans la traduction italienne, brillammenl interPrétée par le celebre acteur Novelli. Le /«• avril 190a il fut élu membre de l'Académie francaise. TOUT L'ÉTÉ — «Je suis la petite Cigale Qu'un rayon de soleil regale Et qui meurt quand elle a chanté Tout 1'été. jean aicard 33' Tout 1'été j'ai «dit ma chanson ooutumière; Maig la bise est venue: adieu 1'azur vermeil! Te fus 1'ame des blés vibrant dans la lumière: Je reverrai comme eux la gloire du soleil.» — «Je suis le poète qui t'aime; jïi Je veux qu'on dise, ö mon emblême: II fut Cigale; il a chanté ' TüUt 1'été. «Tout 1'été d'une vie ardente et sans ténèbres Je veux chanter lés fleurs, les blés, 1'azur, Pkmour, Et quand viendront 1'hiver et les soufflés funèbres, Mourir dans un espoir de gloire et de retour! (les Poèmes de Provence, 1874 Ed. P. Ollendorff, Paris) LA NOËL bénédiction du feu L'hiver resserre autour du foyer la familie. Voici N©el. Voici la büche qui pétille, I.e «carignié», vieux tronc énorme d'olïvier Conservé pour ce jour, flambe au fond du foyer. Ce tofcy le «gros souper» sera bon, quoique maigre. On ne servira pas 1'anchois rouge au vinaigre Non, mais on mangera ce Soir avec gaité ' La morue au vin cuit et le nougat lacté, Oranges, raisins secs, marrons et figues sèches. Dans un coin les enfants se construisent des crèches, Théatres oü 1'on met des pierres pour decor Et de la mousse prise aux vieux murs, puis encor 332 LA NOËL Des arbres faits d'un brin de sauge, et sur ces cimes, Le long des fins sentiers c&toyant ces abhnes, Des patres et des rois se hatent vers le lieu Oü vagit, entre 1'ane et le bceuf, 1'enfant-Dieu. Lorsque naquit en lui la Parole nouvelle, Le blé vert égayait la terre maternelle. Or, dés la Sainte-Barbe, on fait (semé dans 1'eau) Lever pour la Noël un peu de blé nouveau: Sur des plats blancs on voit, humble, verdir cette herbe, Gage mystérieux de la future gerbe, Qui dit: «Aimez. Croyez. Noël! Voici Noël! Je suis le pain de vie et 1'espoir éternel.» Si 1'on vit loin les uns des autres dans 1'année, Chacun dn champ lointain, de la ville éloignée Arrivé, a la Noël, pour revoir les parents, Les anciens, les petits qu'on retrouve plus grands; Pour boire le muscat dont 1'odeur donne enyie; Pour causer tous ensemble et se conter sa vie, Pour montrer qu'on n'est pas des ingrats oublieux Capables de laisser tout seuls mourir les vieux. «A. table!» — L'on accourt. La sauce aux cftpres fume; Le nougat1) luit; mais c'est une vieille coutume Qu'avant de s'attabler on bénisse le feu. La flamme rose et blanche avec un reflet bleu Sort de la büche oü dort le soleil de Provence. Et le plus vieux, avec le plus petit, s'avance: «O feu, dit-il, le froid est dur; sois réchaufïant «Pour le vieillard débile et pour le frêle enfant; «Ne laisse pas souffrir les pieds nus sur la terre; «Sois notre familier, 6 consolant mystère! «Le froid est triste, mais non moins triste est la nuit; «Et quand tu brilles l'ombre avec la peur s'enfuit; t) amandelkoek, noga. JEAN AlCARDi 333 «Prodigue donc a tous ta lumière fidéle: «Qu'elle glisse partout oü 1'on souffrit loin d'elle, «Et ne deviens jamais 1'incendie, ö clarté! «Ne change pas en mal ta force et ta bonté; «Ne dé vore jamais les toits couverts de paille, «Ni les vaisseaux errants sur la mer qui tressaille, «Rien de ce qu'a fait l'homme, et qu'il eüt fait en vain, «O feu brillant, sans toi, notre allié divin.» Le vieillard penche un verre, et le vin cuit arrose La longue flamme bleue au renet blanc et rose: Le carignié mouillé crépite, et tout joyeux, Constellant 1'atre noir, fait clignotér les yeux. On s'attable. La flamme étincelante envoie Aux cristaux, aux regards ses éclairs et sa joie; Le vieux tronc d'oü vier qui gela l'autre hiver Se consume, rêvant au temps qu'il était vert, Aux baisers du soleil et même a ceux du givre; Tel, mourant, dans la flamme, il se prend a revivre, Et 1'usage prescrit qu'on veille a son foyer, Pour que, sans s'être éteint, il meure tout entier. (les Poèmes de Provence, 1874 Ed. P. Ollendorff, Paris) CE QU'A FAIT PIERRE Voici ce qu'a fait Pierre étant encor petit: Mon père était marin, me dit-il, il partit Loin de nous, plusieurs fois, pour une année entière . . . 0e vous répète la les mots que m'a dits Pierre.) ...Et j'avais vu ma mère, aux soirs d'hiver, souvent Pleurer, les yeux fermés, en écoutant le vent. «Pourquoi fermer les yeux, ma mère?» lui disais-je; «—Ah! me répondait-elle, enfant, Dieu nous protégé! 334 ce qu'a fait pierre C est pour mieux regarder dans mon coeur. — Qu'y vois-tu ?» — Un navire penchant, par les vagues battu, Et qui porte ton père a travers la tempête.» Alors, pour m'embrasser elle avancafc la tête, Et moi je lui disais a 1'oreille, tout bas: «Je veux le voir aussi: je ne pleurerai pas.» Mon père revenu, grande réjouissance. Ea maison oublia les tourments de Pabsence, Mais moi j'avais toujours présent les soirs d'hiver Oü le vent fait songer aux navires en mer! Et quand mon père allait pour sortir, tut-ce une heure II disait, mécontent: «Voila Pierre qui pleure!" Ma mère me prenait alors entre ses bras. Et quelquefois mon père, ému, ne sortait pas. Un soir que je semblais endormi sur ma chaise Apres sou«t, ma mère et lui causaient a 1'aise, Et mon père disait: «Demain, le bateau part; «C est trés loin, mais on fait escale quelque part; «Je t'écrirai de la; sois paisible a m'attendre. «Quant a Pierre, il est bon, mais trop faible, trop tendre; «11 laut une ame forte aux enfants des marins' «Je n'aime pas ces pleurs, ces cris, ces grands chagrins. «11 m est dur de quitter un garcon de son age «Sans 1'embrasser, de peur qu'il manque de courage! c»-i que je Ie voie un nomme a mon retour. «Sil savait que demain je pars au point du jour, «Quel désespoir! J'entends partir sans qu'on I'éveüÊ»0^ Ainsi parfait mon père, et je prêtais 1'oreille. C était. mal d'écouter, je vous en fais l'aveu; Le bien que j'en tirai du moins m'excuse un peu Voici. Je me dis: «Pierre, ayons une ame forte!" Et quand le lendemain mon père ouvrit sa porte A la pointe du jour, doucement, doucement jean aicard 335 D me vit en travers de la porte et dormant S ?,'S d,ï chien' les de»x cóte a cóte. Je m eveille. Ma mère accourt; moi, tête haute • «iiens, je ne pleure pas; je suis un homme, vois, «ïvlon pere!» C'était lui qui pleürait cette fois. (La Chanson de 1'Enfant, 1875 Ed. Fischbachbr, Paris) MIETTE ET NORE l'aubade — «Chante dit un voisin, une chanson nouvelle!» I TL fa,t.londe, un vieux chant, un vieux airdeoavs Ces chants qui nous bergaient, ce sont de vieux amis Croyez-moi. Ca s'apprend, voy'es-vous, par Pabsence'' ' Quand onest loin, perdu dans le monde, en soXanee Quon a beau regarder les choses d'alentour S0U1,ranCe' AwenS>' ~ 1Ue tout v°us est inconnu, sans amour Alors qu'une chanson du pays se réveille ' Dans votre souvenir, la chanson la phis vieüle, IÏ5-ÏT S'mp.e' ll.,VOUS mont« nn tnwble qui prend IrWnJft ? lon pleure' et le PWsir est grand IChante! on sentira mieux le bonheuï d'être ensemble!" fc ip?.nSe.fo°t mnets;1uaBd d'une voix qui tremblé: L'Aubad, ' SrV^018 1ue Je vous chanterai ? L Aubade?, _ «Eh, dit Francols, fils, Miette, a ton gré» jj6 MlETl'E ET NORÉ — «Je sonne, Marguerite, Cette aubade pour toi. Le tambourin palpite; Ma mie, écoute-moi.» «L'aubade m'est connue! C'est toujours le même air!... Si cela continue, Je me jette a la mer!» — «Si ma belle sauvage Croit m'échapper ainsi, Je me jette i la nage, Je la ramène ici!» — «Tu crois tenir la fille, Mon beau nageur, mais vois: Je me suis faite anguille! Je glisse entre tes doigts!» «Anguille, qui t'empêche! Glisse aux doigts du nageur; Mais le pêcheur te pêche, "Et «'est moi le pêcheur!» — «Alors, je suis 1'eau vive Dans ce jardin si beau.» — «Et moi je suis la rive Ou le lit du ruUseau!» — «Alors, rose vermeille, Je fleuris au jardin.» — «Je serai donc 1'abeille, Pour dormir sur ton sein!» jean A1CARD 337 — «Eh bien, je suis étoile!» — «Et moi... nuage aux cieux Je flotte comme un voile Sur ta bouche et tes yeux.» — «Si tu t'es fait nuage.., Me voici maintenant La nonne la plus sage Enfermée au couvent!» — «Oh, va, tu peux te mettre Dans Ie couvent sacré: Je me ferai le prêtre... Je te confesserai!» — «Sois le prêtre, qu'importe! Vois-tu pilir mon front? Je suis la pauvre morte... Les nonnes pleureront.» — «Morte, il faudra te taire!... Les nonnes ont pleuré... Mais moi, je suis la terre Et — morte — je t'aurai!» — «... Ton aubade me touche Je veux ce que tu veux ... Tiens donc, baise ma bouche, Et sois mon amoureux!» Ainsi chanta Miette. — (Miette et Noré, 1880 Ed. G. Charpentier, Paris) 22 33» LA LÉGENDE DU CHEVRIER LA LÉGENDE DU CHEVRIER Comme ils n'ont pas trouvé place a 1'hótellerie, Marie et saint Joseph s'abritent pour la nuit Dans une pauvre étable oü 1'hóte les conduit, Et la Jésus est né de la Vierge Marie. 11 est a peine né qu'aux patres d'alentour, Qui gardent leurs troupeaux dans la nuit solitaire, Des anges lumineux annoncent le mystère Beaucoup sont en chemin avant le point du jour. lis portent a 1'Enfant, conché sur de la paUle Entre 1'ane et le bceuf qui soufflent doucement, Des agneaux, du lait pur, du miel ou du froment, Tous les humbles trésors du pauvre qui travaille. Le dernier venu dit: «Plus pauvre, je n'ai rien Que la flüte en roseau a ma ceinture, Dont je sonne Ia nuit quand le troupeau pature: J'en peux offrir un air, si Jésus le veut bien.» Marie a dit que oui, souriant sous son voile... Mais soudain sont en trés les mages d'Orient; Ils viennent a Jésus 1'adorer en priant Et ces rois sont venus guidés par une étoile. L'or brode, étincelant, leur manteau rouge et bleu, Bleu, rouge, étincelant comme un ciel a 1'aurore, Chacun devant Jésus se prosterne et 1'adore: Ils offrent l'or, 1'encens, la myrrhe, a 1'Enfant-Dieu. jean a1card 339 Ébloui, comme tous, par leur train magnifique, Le pauvre chevrier se tenait dans un coin; Mais la douce Marie: «Etes-vous pas trop loin Pour voir 1'Enfant, brave homme, en sonnant la musique?» 11 s'avance troublé, tire son chalumeau.1) I Et, timide d'abord, 1'approche de ses lèvres; I Puis, comme s'il était tout seul avec ses chèvres, lil soufflé hardiment dans la flüte en roseau. Sans rien voir que 1'Enfant de toute 1'assemblée, Les yeux brillants de joie, il sonne avec vigueur; [-11 y met tout son soufflé, il y met tottt son cceur, Comme s'il était seul sous la nuit étoilée. Or, tout le monde écoute avec ravissement; Les rois sont attentifs a la flüte rustique; Et quand le chevrier a fini la musique, Jésus, qui tend les bras, sourit divinement. (la Chanson de 1'Enfant, 1875 Ed. G. Fischbaciier , Paris) Io vivat 1 A la santé De votre belle jeunesse! On trouve 1'amour dans 1'ivresse, L'oubli des maux et la galté ... Io vivat! A la santé De votre belle jeunesse! IO VIVAT! TOAST AUX ÉTUDIANTS DE LEYDE 1) berdersfl 34° IO VIVAT Io vivat! Toujours unis, Le bon viB VOOS réjouisse! Que 1'ennemi vive on périsse, Buvez 1'oubli des ennemis! Io vivat! Toujours unis, Le bon vin vous réjouisse! Io vivat 1 vins généreux, Bons vins et bière fameuse! L'Océan peut boire la Meuse, Et les fleuves se boire entre eux... Io vivat! Vins généreux, Bons vins et bière fameuse! Io vivatl LHngénieur Qui sait construire des digues! Foor prix de ses longues fatigues Qu'il boive longtemps du meilleur! Io vivat! L'ingénieur Qui sait construire des digues! Io vivat! Vos grands bateaux, Ventre rond, poupe dorée Qui domptent 1'eau, vents et marée, Four rapporter ce vieux bordeaux, Io vivat! Vos grands bateaux, Ventre rond, poupe dorée! Io vivat! En ses combats Votre lion de Zélande, Qui va nageant dans 1'eau si grande Le front si haut qu'il n'y boit pas! Io vivat! En ses combats Votre lion de Zélande! JEAN AICARD 341 Io vivat'. A vos boissons Mêlez toujours la pensée, Et de main en main soit passée La coupe pleine de chansons! Io vivat! A vos boissons Mêlez toujours la pensée! Io vivat! Buvez en paix, Vous qui buvez a la France! Je bois la joie et 1'espérance Aux Etudiants hollandais! Io vivat! Buvez en paix, Vous,qui,buvez a la France! (Visite en Hollande, 1879 Ed. Ch. Delagrave,. Pari») ZINAH LÉGENDE ARABE Au moment oii Zinah posait sa cruche pleine |Au bord du puits, — d'un grand lentisque') de la plaine Le Lion roux sortit, calme, et d'un pas si lent Que Zinah, dont le cceur était un peu tremblant, ïf'eut pourtant pas trés peur et dit: Que veux-tu, maltre?» I— «Vous voir, dit le Lion,... et vous plaire peut-être.» II s'assit, regardant la fille avec douceur. I— N'est-ce pas, que la Belle Étoile est votre sceur?» ') Mastikhoom. 342 ZINAH Dit-il. Zinah n'était qu'une enfant: donc, sans voile, Et le Lion connalt trés bien la Belle Étoile, La dernière au matin, la première le soir. — «Reviens au puits demain; je reviendrai t'y voir, Je t'aime!» — Et la voyant partir: — «Je t'accompagn Car des bandits pillards campent dans ma montagne.» II la suivit jusqu'a sa tente, et s'en alla. Tout le monde ignorait qu'un lion fut par la. II avait par trois fois dit a la jeune fille: «De grace, ne dis rien a ceux de la familie!» Elle paria. L'amonr du Lion fut trahi. II devint triste, triste:... il se croyait hal! On 1'épiait sans cesse... On 1'empêchait de boire. Des coups de feu partaient souvent dans la nuit noire, Et, plusieurs fois blessé, le Lion, tristement Léchait son mal, avec un sourd rugissement, Au fond de sa caverne et de la solitude. Zinah n'y songeait plus, et reprit 1'habitude D'aller au puits, d'aller au bois couper du bois. .. Elle vit le Lion pour la seconde fois. Elle eut peur et trembla... «C'est encor toi!» dit-elle. — «Tu m'as fait bien du mal, jeune fille trop belle, Dit-il,... et j'aurais pu, je pourrais me venger; Non! — ni toi ni les tiens vous n'êtes en danger. . . Mais je ne peux snbir la bonte qui m'est faite; JEAN AICARD 343 Premis ta hache a couper du bois, et fends ma tête!» Zinah prit donc la hache, et leva ses deux bras... — «Enfin! je vais mourir de ta main!» — «Tu mourras.» Dit-elle. II répondit: «Fais vite. . . tu me charmes!» Et dans ses grands yeux bons roulaient de grosses larmes. La hache retomba sur le front qui s'ouvriti Le grand Lion roula, mort... et Zinah sourit. (Le Livre d'Heures de 1'Amour, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) ALBERT MÉRAT Albert Mérat, né a Troyes, en 1840, mort a Paris le 17 janvier igog, fut pendant plusieurs années, employé a la Prefecture de la Seine, puis sous-bibliothécaire au Sénat; il a publié: les Chimères; les Villes de Marbre; Au fil de 1'eau; deux recueil* de sonnets: 1'Idole et les Souvenirs; Printemps passé, et en 1880, Poèmes de Paris (Lemerre). En eollaboration avec Léon Valade, auteur de a Mi-cóte, poésies, il donna un recueil de sonnets: Avril, Mai, Juin, tres loués par Sainte-Beuve, et Intermezzo, poème traduit de Heine. Dans les dernières années ont paru Vers le soir (1900), Chansons et madrigaux (1902), Vers publiés (1902), Petit poème, les Trente-six quatrains a Madame, les Trentesix dédicaces, la Rance et la Mer (1903), Petites pensées d'aout (1904), Quelques pages avant le livre (1904). Enfin en iqob le poete a publié un recueil de ses CEuvres choisies (1863—1904). LA FILEUSE Pure et blanche aux reflets du grand soleil couchant, Comme dans les tableaux la Vierge agenouillée, Elle hate du doigt la lente quenouillée, L'ceil pensif et la tête avec grace penchant. AI.BERT MÉRAT 34$ Prés d'elle son chien dort, grondeur et point méchant. Tordant 1'étoupe blonde a mesure mouillée, Elle jette a la lande, a la sourde feuillée Des arbres, la douceur extréme de son chant. C'est un vieil air tratnant, mélancolique, vague, Qui fait songer aux voix mourantes de la vague Et répète le ry tinne en des couplets trés lents ; Une obscure chanson, sans doute une légende, Qu'au temps des soirs anciens chantaient dans cette lande Des bergères aussi, mortes depuis mille ans. (Poèmes de Paris, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) LA LAIDE Petite, a son école, elle marchait a 1'aide D'un baton, tant étaient débiles ses genoux. Les enfants, qui sont durs et méchants comme nous, Riaient. Pour s'amuser, ils 1'appelaient: la laide. Plus tard, le mal faiblit, mais n'eut pas de remède. Elle se résigna sans honte ni courroux; On 1'aima: sa fierté dit non, d'un regard doux. Ce souvenir est tout le bien qu'elle possède. Mère ni femme! on n'est pas femme sans beauté! Pale de patience et de virginité, Sous la lampe d'hiver qui pétille et charbonne, Dans une effusion discrete de douceur, La laide rit heureuse a l'enfant d'une sceur, Et personne ne songe a dire qu'elle est bonne. (Poèmes de Paris, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) 346 LE TER ME DES PAUVRES GENS LE TERME ») DES PAUVRES GENS Sttr le pavé gras, inégal, Malgré Phiver, le front en nage, L'homme tire comme nn cheval La voiture oü tient Ie ménage. Le dur brancard emplit sa main, Son dos arqué tend la bretelle. Fier de ses huit ans, le gamin Aux cótés dn père s'attelle. Les paquets ne sont pas bien gros, Si peu de linge lés soulève! Dans sa grosse toile a carreaux Le matelas étique*) crève. Tout est banal, chétif, nsé Dans ce mobilier ridicule. Pourtant parfois l'homme, écrasé Du faix misérable, recule. La pauvre femme suit des yeux Et de la main cette fortune, Tous ces objets flétris et vieux Que 1'éclat du jour importune; L'esprit soucieux, le corps las, On tiendra tous dans une chambre, Dont les quatre murs sont, hélas! Chauds en été, froids en décembre. !) Verhuisdag. s) Povere j dunne. albert mérat 347 Donc en route! je ne sais oü, Vers une existence incertaine, Buttant du pied, tirant du cou Entré le chómage et la peine. (Poèmes de Paris, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) O U V R I È R E Tous les matins, d'un grand courage, Fralche au sortir du bouge étroit, L'ouvrière allant a 1'ouvrage Croise ma route au même endroit. C'est plaisir quand elle est jolie, Att milieu du chemin banal, De la rencontrer qui déplie, En marchant, le Petit Journal. L'age se lit a la poitrine, Au frisson d'or des cheveux fous; Elle a des robes de lustrine, Les yeux hardis plutót que doux. Pour d'autres qu'elle, 1'heure est brève; Le temps se traine k 1'atelier. — Elle ne sait pas... elle rêve Un bonheur vague et singulier. L'air enfermé porte a la tête; Le ciel sourit d'un bleu moqueur. A souffrir moins elle s'apprête; Et va laisser tomber son cceur ... 34« LA NEIGE Kt le premier venu qui passc Ramassera pour s'amuser — Ce coeur charmant ivre d'espace Qu'il est si simple d'abuser. (Poèmes de Paris, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) LA NEIGE II neige: les moineaux sont tristes... Ils ont le jeune dans la voix; Sachant les hommes égoïstes, lis regardent blanchir les toits. II neige: Paris est li vide; II entr'ouvre des yeux dolents. On dirait que le ciel se vide En tourbillons frêles et blancs. La pale fourrure des rues A beau luire jusqu'au lointain, Des taches y sont apparues Sous les premiers pas du matin: Bientöt la neige sera boue, Car de cette candeur aussi La ville cruelle se joue. Ces neiges vïvent loin orTerf"*" Sur la blancheur fragile et tendre Qui se fond en noir affligeant, Les arbres persistent a tendre Leurs purs filigranes d'argent. (Qïuvres choisies, 1906 I pnbliées par 1'auteur) ANATOLE FRANCE de son vrat nom: Anatole Thibaut, romancier et critique, né a Paris le ib avril 1844, a débulé par un livre de poésies: les Poèmes dorés (1878), suivi par les Noces corinthiennes. Prose: le Crime de Sylvestre Bonnard; les Désirs de Jean Servien; Abeille, conté de fée, le Livre de mon ami; la Rötisserie de la Reine Pédauque; Thals; Opinions de M. Jéróme Coignard, 1'Orme du Mail, Crainquebille, les Sept Femmes de la Barbe-bleue, les Dieux ont soif, etc. DERNIÈRES TENDRESSES Blottie au cceur du bois, c'est la Maison du Garde. Le toit rouge s'effondre et le mur se lézarde: On avait déserté cette vieille maison, Une brusque ravine, oü se dresse un calvaire1), La recouvre d'un pli de son ombre sévère, Et de vieux chataigniers en bordent 1'horizon. ') Kruisheuvel; naam gegeven aan heuvels waarop drie kruisen zijn opgericht. 35° DERNIÈRES TENDRESSES Mais aujourd'hui le toit fume dans la futaie; La laveuse, le soir, voit, a travers la haie, Une femme embrasser un enfant de dix ans. Ce sont deux inconnus qu'un soufflé de septembre Apporta. Leur valet et la femme de chambre Passent droits et muets devant les paysans. Pour elle, dans le clos oü les mauvaises herbes Fleurissent devant elle, et de leurs fronts superbes Caressent ses genoux désespérément las, Maitresse aux blanches mains de ce verger sauvage, Elle semble cachcr quelque intime veuvage, Un de ces deuils qu'on porte en robe claire, hélas 1 D'oü vient-elle? — Un mouchoir aux fleurons de marquise, Sous ses doigts, a l'air vif mêle une haleine exquise! Les philtres de Paris en ont charmé 1'odeur. Que voir de plus ? — Ce chiffre aux nielles') de sa bague — Deux lettres, deux destins — est 1'aveu tendre et vague Que son bonheur secret surprit a sa pudeur. Mais aujourd'hui son front blessé par la souffrance A la sérénité des maux sans espérance; Nuls chemins ici-bas ne tentent plus ses pieds. Toute proche déja des peines éternelles, Elle laisse briller dans l'or de ses prunelies L'orgueil impie et froid des bonheurs expiés. Elle a dans son fauteuil une morne attitude; Sur ses genoux, ses mains, pleines de lassitude, Étendent longuement leurs repos résolus. En mémoire d'amour ou pour sa sépulture, Elle a mis des parfums d'une étrange nature Sur son corps précieux et qui va n'être plus. ') Gegraveerde metaalplaat, met zwart emailleersel. ANATOLE FRANCE 351 Elle regarde avec ses beaux yeux de malade L'enfant qui tient son livre et rêve 1'escalade Du vieux pignon plein d'ombre oü s'endorment les nids, Elle palit; 1'odeur de la luzerne enivre Sa faiblesse; elle sent un acre amour de vivre, Des vertiges affreux, des regrets infinis. L enfant se tient pres d'elle en mordant sa grammaire; Les beaux cheveux chatains que lui donna sa mère Ondulent sur son dos aux plis du velours noir. II se tait: les enfants n'aiment pas qu'on se meure. II redoute, en songeant combien est longue une heure, Le glacial ennui de la legon du soir. Mais elle, tout a coup_tendre, presque coquette, Languissante et pourtant d'un geste de conquête, L*entralne dans ses bras qu'elle ferme sur lui. Elle est pour cet enfant, pour ce fragile maitre, Plus belle que jamais elle ne daigna l'être Dans 1'éclat des salons oü son triomphe a lui. | Qu'est-ce que les baisers, Pétreinte, les caresses, Sinon les vains efforts de nos grandes détresses? Ces doigts de femme ont peur dans ces cheveux d'enfant; Sur ce visage frais la mère douloureuse Appuie en frissonnant sa joue ardente et creuse, Et soulève, a mi-voix, l'avenir étouffant: »Cher, cher petit, dans peu de jours, en ma mémoire, On va sur ton chapeau mettre une plume noire, Et t'enfermer les doigts dans des gants violets. Quand on aura conduit ta maman dans la terre, |Tu quitteras, mon fils, Ia maison solitaire pont on ne rouvrira plus jamais les volets-. 352 UN SÉNATEUR ROMAIN «II faudra retourner a Paris, chez ton père. Enfant, ne pleure pas: il t'aimera. J'espère Qu'il se souvient encor du temps oü tu naquis. Dis-lui que je suis morte humiliée et lasse, Consentant qu'il me juge et qu'il me fasse grace; Que j'ai..! Mais ce sera dans ma lettre au marquis. «Tu diras seulement: «Votre pitié bénie «Accorda mon sourire a 1'épouse bannie. «Ma mère est devant Dieu, me voici devant vous. «Je viens, après les siens, prendre vos bras pour chaine: «J'ai ma part dans 1'amour et non pas dans la haine. «Je suis tendre et petit: mon père, soyez doux!» A partir de ce jour, plus faible et plus' caline, Couverte élégamment d'un linceul de maline, La mourante resta dans sa chambre, a son feu. L'enfant — c'était le temps oü la campagne est grise — Observait dans un coin sa mère avec surprise, Ne faisait plus de bruit, et palissait un peu. (Poèmes dorés, 1878 Ed. A. Lemerre, Paris) UN SÉNATEUR ROMAIN César, sur le pavé de la salie déserte, Sous sa toge aux grands plis, git dans sa majesté Le bronze de Pompée avec sa lèvre verte A ce cadavre blanc sourit ensanglanté. L'ame, qui vient de fuir par une route ouverte Sous le fer de Brutus et de la Liberté, Triste, voltige autour de sa dépouille inerte Oü 1'indulgente Mort mit sa pale beauté. ANATOLE FRANCE 353 Et sur le marbre nu des bancs, tout seul, au centre, Des mouvements égaux de son énorme ventre Rhythmant ses ronflements, dort un vieux Sénateur. Le silence 1'éveille, et, l'ceil trouble, il s'écrie D'un ton rauque, a travers 1'horreur de la Curie 1): «Je vote la couronne a César dictateur!» 1) Curie: vergaderplaats van den Senaat, (Poèmes dorés, 1878 Ed. A. Lemerre, Paris) 23 PAUL VERLAINE lf, né a Metz en 1844, mort a Paris, le 7 janvier, 1806. Son premier recueil de joers: Poèmes saturniens, fut publié en 1866; de 1869 a 1874, suivirent: La bonne Chanson, Fêtes galantes et Romances sans paroles. En 1881 il donna un recueil de poésies d'un esprit tout nouveau: Sagesse, livre de repentirs et d'cffusions catholiques. Puis vinrent: Jadis et Naguère (1884), Amour (1888), Parallèlement (1890), Bonheur (1891), Chansons pour elle, Odes en son honneur, Elégies, Liturgies intimes, Dans les limbes, Epigrammes Chair, Invectives. Prose: Les Poètes maudits; Louise Leclercq Mémoires d'un veuf: Mes höpitaux; Mes prisons; Quinze jours en Hollande (1893). Ihéatre: Les Uns et les Autres, comédie en un acte et en vers. Un recueil de ses poésiet sous le titre de: Choix de Poésies. a été publié par Charpentier (1892). CEuvres complètes en 6 vols chez Messein (1913). NEVERMORE Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne Faisait voler la grive a travers l'air atone, Et le soleil dardait un rayon monotone Sur le bois jaunissant oü la bise détone. •) Voir pour la biographie: Charles Morice, P. Verlaine, l'homme et Voeuvre. paul verla1ne 355 Nous étions seul a seule et marchions en rêvant Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent. Soudain, tournant vers moi son regard émouvant: «Quel fut ton plus beau jour?» fit sa voix d'or vivant, Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique. Un sourire discret lui donna la répliqtte, Et je baisai sa main blanche, dévotement. — Ah! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées! Et qu'il bruit avec un murmure charmant Le premier «oui» qui sort de lèvres bien-aimées! (Poèmes saturniens, 1890 Ed. Léon Vanier, Paris) EFFET DE NUIT La nuit. La pluie. Un ciel blafard qui déchiquette De flèches et de tours a jour la silhouette D'une ville gothique éteinte au lointain gris. La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris Secoués par le bec avide des corneilles Et dansant dans l'air noir des gigues ') non pareilles, Tandis que leurs pieds sont la pature des loups. Quelques buissons d'épines épars, et quelques houx Dressant 1'horreur de leur feuillage a droite, a gauche, Sur le fuligineux -) fouillis d'un fond d'ébauche. Et pais, autour de trois livides prisonniers Qui vont pieds nus, deux cent vingt-cinq pertuisaniers *) En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse, Luisent a contre-sens des lances de 1'averse. ') Levendige dans. s) Roetzwart. *) Soort van hellebaardier. (Poèmes saturniens, 1890 Ed. Léon Vanier, Paris) 356 la lune LA LUNE La lune blanche Luit dans les bois; De chaque branche Part une voix Sous la ramée ... O bien-aimée. L'étang reflète, Profond miroir, ■ La silhouette Du saule noir Ou le vent pleure ... Rêvons: c'est 1'heure, Un vaste et tendre Apaisement Semble descendre Du firmament Que 1'astre irise . .. C'est 1'heure exquise! (La Bonne Chanson, 1870 Ed. A. Lemerre, Paris) paul verlaine 357 LE PIANO Son joyeux, invportun, d'un clavecin sonore. (Pétrus Borel) Le piano que baise une main frêle Luit dans le soir rose et gris vaguement, Tandis qn'avec un trés léger brnit d'aile Un air bien vieux, bien faible et bien charmant Rode discret, épeuré quasiment, Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle. Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain Qui lentement dorlote mon pauvre être? Que voudrais-tu de moi, doux chant badin? Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantöt mourir vers la fenêtre Ou verte un peu sur le petit jardin? (Romances sans paroles, 1892 Nouv. édit. Léon Vanier, Paris) ÉCOUTEZ Écoutez la chanson bien douce Qui ne pleure que pour vous plaire. Elle est discrete, elle est légère: Un frisson d'eau sur de la mousse! 35» ÉCOUTEZ La voix vous fnt connue (et chère?) Mais a présent elle est voilée Comme une veuve désolée, Pourtant comme elle encore1 fiére, Et dans les longs plis de son voile Qui palpite aux brises d'automne Cache et montre an cceur qui s'étonne La vérité comme une étoile. Elle dit, la voix reconnue, Que la bonté c'est notre vie, Que de la haine et de 1'envie Rien ne reste, la mort venue. Elle parle aussi de la gloire D'être simple sans plus attendre, Et de noces d'or et du tendre Bonheur d'une paix sans victoire. Accueillez la voix qui persiste Dans son naïf épithalame. Allez, rien n'est meilleur a 1'ame Que de faire une ame moins triste! Elle est «en peine» et «de passage» L'ame qui souffre sans colère, Et comme sa morale est clairc !... Ecoutez la chanson bien sage. (Sagesse, 1881 Ed. Palmé, Paris PAUL VEKLAINE 359 CHANSON D'AUTOMNE Les sanglots Iongs Des violons De l'automne Blessent mon coeur D'une langueur Monotone. Tout suffocant Et blême, quand Sonne 1 heure Je me souviens Des jours anciens Et je pleure. Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte Dega, dela, Pareil a la Feuille morte. (Poèmes saturniens, 1890 Nouv. édit. Léon Vanier Paris) O MON DIEU O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour Et la blessure est encore vibrante, O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour. 3°0 O MON DIEU O mon Dieu, votre crainte m'a frappé Et la bruiure est encore la qui tonne, O mon Dieu, votre crainte m'a frappé. O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil Et votre gloire en moi s'est installée, O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil. Noyez mon ame aux flots de votre Vin Fondez ma vie au Pain de votre table, Noyez mon ame aux flots de votre Vin. Voici mon sang que je n'ai pas'versé, Voici ma chair indigne de souffrance, Voici mon sang que je n'ai pas versé. Voici mon front qui n'a pu que rougir, Pour 1'escabeau de vos pieds adorables, Voici mon front qui n'a pu que rougir. Voici mes mains qui n'ont pas travaillé, Pour les charbons arden ts et 1'encens rare, Voici mes mains qui n'ont pas travaillé. Voici mon cceur qui n'a battu qu'en vain Pour palpiter aux ronces du Calvaire, Voici mon cceur qui n'a battu qu'en vain. Voici mes pieds, frivoles voyageurs, Pour accourir au cri de votre grace, Voici mes pieds, frivoles voyageurs. paul verlaine 361 Voici ma voix, bruit maussade et menteur, Pour les reproches de Ia Pénitence, Voici ma voix, bruit maussade et menteur. Voici mes yeux, luminaires d'erreur, Pour être éteints aux pleurs de la prière, Voici mes yeux, luminaires d'erreur. Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon, Quel est le puits de mon ingratitude! Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon. Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Hélas! ce noir ablme de mon crime. Dieu de terreur et Dieu de sainteté. Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Toutes mes peurs, toutes mes ignorances, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur. Vous connaissez tout cela, tout cela, Kt que je sus plus pauvre que personne, Vous connaissez tout cela, tout cela, Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne. (Sagesse, 1881 Kd. Palmé, Paris) 3°2 JE NE SAIS JE NE SAIS Je ne sais pourquoi Mon esprit amer une aile inquiète et folie vole sur la mer* Tont ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi? Mouette a 1'essor mélancolique, Elle sait la vague, ma pensee, A tous les vents du ciel balancée Et biaisant quand la marée oblique, Mouette a 1'essor mélancolique, Ivre de soleil Et de liberté, Un instinct la guide a travers cette immensité. La brise d'été Sur le flot vermeil Doucement la porte en un tiède demi-sommeil. Parfois si tristement elle crie Qu'elle alarme au lointain le pilote, Puis au gré du vent se livre et flotte Et plonge, et 1'aile toute meurtrie Revole, et puis si tristement crie! Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'une aile inquiète et folie vole sur la mer. Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effiroi, Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi? (Sagesse, 1881 Ed. Palmé, Paris) paul verlaine 363 IL PLEURE II pleut doucement sur Ia ville. (Arthur Rimbauü) li pleure dans mon cceur Comme il pleut sur la ville. Quelle est cette langueur Qui pénètre mon cceur? O bruit doux de la pluie Par terre et sur lés toits! Pour un cceur qui s'ennuie O le chant de la pluie! II pleure sans raison Dans ce cceur qui s'écceure. Quoi! nulle trahison ? Ce deuil est sans raison. C'est bien la pire peine De ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine, Mon cceur a tant de peine. (Romances sans paroles, 1892 Nouv. édit. Léon Vanier, Paris) 364 ART POÉTIQUE ART POÉiJTlQUE De la musique avant toute chosc, Et pour cela préfère 1'Impair Plus vague et plus soluble dans 1'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. II faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise: Rien de plus, cher que la chanson grise Ou 1'Indécis au Précis se joint. C'est des beaux yeux derrière des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est par un ciel d'automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles! Car nous voulons la Nuance encor, Pas la couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flüte au cor! Fuis du plus loin la Pointe 1) assassine, L'Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de 1'Azur, Et tout cet ail de basse cuisine! 1) Prikkel, steek, scherpe zet. paul verlaine 365 Prènds 1'éloquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d'énergie, De rendre nn peu la Rime assagie ')," Si 1'on n'y yeille, elle ira jusqu'oü? Oh! qui dira les torts de la Rime? Quel enfant sourd ou quel nègrc fou Nous a forgé ce bijou d'un sou Qui sonne creux et faux sous la lime? De la musique encore et toujours! 1 Que ton vers soit la chose envolée . Qu'on sent qui fuit d'une ame en allee Vers d'autres cieux a d'autres amours. Que ton vers soit la bonne aventure Eparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym ... Et tout le reste est littérature. ' ') Wijzer, verstandiger maken ten opzichte van het rijmwoord. (Jadis et Naguère, 1884 Ed. Léon Vanier, Paris) CATULLE MENDÈS, né a Bordeaux, en 184J, mort le 8février, /oog, dun accident de chemin de fer fris de la gare de St.-Germain, débuta, en 1861, par un drame ennvers, qui valut a l'imprimeur une condamnation. II publia plusieurs recueils de versPhiloméla, Sonnets, Pantéleïa (1863); Hespérusij (1871) Contes épiques (1872), Le soleil de nuimit,:((i8»>, réunis sous le fitre de Poésies (1876), Braises de cendrier (1899). // est l auteur de plusieurs romans el donna au thédtre la Part du roi (1870), Justace (1877) etc. En 1866 il épousa Mlle Jufyh Gautier, fille de Théophile Gautier, dont il s'est séparé depuis. (Euvre poslhume: 1'Impératrice, pièce en trois actes et six tablcaux, représenlée le j avril jgog au Thédtre Réjane. LE CONSENTEMENT ») Ahud fut un pasteur opulent dans la plaine. Sa femme, un jour d'été, posant sa cruche pleine, Se coucha sous un arbre au pays de Béthei, Et, s'endormant, elle eut un songe, qui fut tel: 1) Le poète allemand F. Hebbel a traité le même sujet dans une Ballade: «Der Knabe traümt, man schickt ihn fort, Mit dreiszig Thalern zum Heideort, Er ward drum erschlagen am Wege, Und war doch nicht langsam und trage.» catulle mendès 367 D'abord il lui sembla qu'elle sortait d'un rêve Et qu'Ahod lui disait: «Femme, allons, qu'on se léve. Aux marchands de Ségor, Tan dernier, j'ai vendn Cent brebis, et le tiers du prix m'est encor dü. Mais la distauce est grande et ma vieillesse est lasse. Qui pourrais-je envoyer a Ségor en ma place? Rare est un messager fidéle et diligent. Va, et réclame-leur trente siclesjcrargent.» Elle n'objecta point le désert, 1'êpouvante, Les voleurs. «Vous parlez, maitre, a votre servante.» Et quand, montant la droite, il eut dit'. «C'est par la! Elle prit un mant eau de laine, et s'en alla. Les sentiers étaient durs et si pointus de pierrés Qu'elle eut du sang aux pieds et des pleurs aux paupières; Pourtant elle marcha tout le jour, et, le soir, Elle marchait encor, sans entendre ni voir, Quand tout a coup, de l'ombre, «Vee un cri farouche, Quelqu'un bondit, lui mit une main sur la bouche, D'un geste forcené lui vola son manteau Et s'enfuit, lui laissant dans la gorge un couteau! A ce coup, le sursaut d'une transe mortelle La réveilla. L'époux se tenait devant elle. «Aux marchands de Ségor, lui dit-il, j'ai vendu Cent brebis, et le tiers du prix m'est encor dü. Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse. Qui pourrais-je envoyer a Ségor en ma place? Rare est un messager fidéle et diligent. Va, et réclame-leur trente sicles d'argent.» La femme dit: «Le mattre a parlé, je suis prête.» Elle appela ses fils, mit Ses mains sur la tête Du fier atné, baisa le front du plus petit, Et, prenant son manteau de laine, elle partit. (Contes épiques, 1872 Ed. Fasquelle, Paris) 368 LE VAINCU LE VAINCU Tout ce que la clarté peut engendrer de foudre, Tout èe que l'Eternel a de colère en lui, Dans un immense éclair venait de se résoudre. Champ des premiers combats, le chaos ébloul"':-»' Avait porté le duel resplendissant des Anges, Et Lucifer tombait pour n'avoir pas dit: oui. Dans une ptofondeur de Hammes et de fanges S'obscurcissait 1'antique égal des astres d'or, L'aleul des révoltés, inhabile aux louanges. Trop avant dans 1'abime acharnant leur essor, Deux Chérubins hataient la fuite de sa gloire; Mais le vaincu lutta dans sa défaite encor. !< 11 vainquit! joie unique en l'infini déboire! Sur les deux serviteurs du maltre contesté Plana, démesuré drapeau, son aile noire! L'un des Chérubins dit:'«Puisque tu m'as dompté, «Puisque en nous le divin triomphe a laissé prendre «Un instant de victoire a son éternité: «Ëteins notre lueur sidérale en ta cendre, «Et, le cceur consolé par de communs tourments, «Dans ta chute avec toi force-nous a descendre.» catulle mendès 369 Autour de lui, les siens, dans ces mornes moments, Les fils de son orgueil, les aiglons de son aire1): Tombaient, brülés d'éclairs et de foudre fumants. Lui-même, expiateur marqué par le tonnerre, II se voyait le long des temps illimités Trainer un désespoir mille fois centenaire! II saurait 1'infernal amour des cieux quittés, Et du jour, dans la nuit, le souvenir acerbe... «Anges, dit-il, ouvrez votre aile, et remontes!» Alors les eieux vainqueurs frémirent! O doux verbe! 6 grandeur du premier maudit, compatissant! Les serviteurs du Tróne, émus dans leur superbe, Interrogeaient les yeux troublés du Tout-Puissaiit. (Contes épiques, %%fi Ed. Fasquelle, Paris) PARVULUS») Le Seigneur enseignait le peuple au bord des mers Sa voix douce apaisait les ouragans amers Et sa parole 6tait 1'amertume des ames. Versant la joie aux bons et 1'espoir aux infames, «Quiconque d'un cceur vrai, disait-il, m'aimera, Dans la gloire verra mon Père, et me verra.» Et le peuple écoutait dans une humble attitude. >) Nest, verblijf. s) De, of het kleine. 34 37° parvulus Mêlée au dernier rang de cette multitude Une femme tenait son enfant par Ia main. lis s'étaient, pour entendre, arrêtés en chemin, Elle, vieille déja, glaneuse qui défaille Sous une gerbe, hélas! non de blé, mais de paille Mere au sein soulevé par des soupirs profonds: Lui, tres petit, blond, rose, et vêtu de chiffons, Lt souriant a tout dans sa misère en fête. Or, l'enfant dit: «La-bas,,flui donc parle? Mon fils, un homme saint qui prêche un^amtdevoir. — Un prophéte, ma mère? oh! je voudrais le voir» fct voila quil se glisse et se soulève et pousse Afin de voir le Maltre a la parole douce: Mais la foule est profonde et ne s'écarte pas. «Mère, si vous vouliez me prendre dans vos bras Je le verrais. — Je suis trop lasse,» dit la mère. Alors 1 enfant fut pris d'une tristesse amère Et des pleurs se formaient dans son ceil obscurci. Jésus fendit la foule et lui dit: «Me voici.» (Contes épiques, 1872 Ed. Fasquelle, Paris) CATUXLE MENDÈS 371 LA FILLE DU DOMN l) Les Mogols') sont entrés dans les marches dalmates. L'air roule une vapeuf opaque d'aromates, A cause des forêts dont on a vu, trois jours, Les arbres résineu* filmer sous les cieux lourds; Et la plaine est en feu, vignes, blés et sésames, Car les diables mogols aiment les grandes Hammes. Entre 1'aïeul assis dans les cendres du toit Et les petits-enfants mi-nus qui n'ont plus froid Malgré le temps prochain des rafales d'automne, Le vaincu voit d'un oeil oü la douleur s'étonne L'incendie atlumé par des torches de pin Lui vendanger sa vigne et lui cuire son pain. Aux cavaliers de 1'Est, mangeurs de viandes crues, Qui vinrent comme roule un fleuve au temps des crues, Eliache, le Domn des Dalmates, n'a pu Résister, mur branlant par d'anciens chocs rompu. Maintenant le vieux chef tremblé dans sa demeure, Non pour lui (que peut-il craindre, pourvu qu'il meure? Mais pour. sa fille, enfant pareille aux fleurs de lin. «Elle était le débile appui de mon déclin, Et son trépas fidéle, hélas! suivra ma perte!» Tel ce chêne tombé songe a sa branche verte. Or un guerrier mogol, soudain, sans compagnon, Paratt devant le Domn et dit: Sais-tu mon nom? Je suis le Khan, seigneur de plus de'têtes franches ') Domn ss Dom of Don: Heer. !) Mogols of Mongols as Mongolen; het Rijk der Monjolen, gesticht door Gengis Khan; drongen in 1241 tot in Silezië door. 372 LA FILLE DU DOMN Que ton champ n'eut d'épis et ta forêt de branches. ' ferme* dans Ie vallon, maisons dans Ia cité Tes richcsses étaient grandes, en vérité! ' Mes puerriers nnt Io «t.:«^. -j. 7-!xd T I il t ■ r ci ia icrme. les sept fils étaient beaux, d'un coeur fort, d'un bras ferme j avais sept clnens: ce fut un corps pour chaque chien Mais, moi, qu'ai-je gagné dans la bataille? rien. iJonc il est fort heureux que ta fille soit belle, rais-la venir. — Jamais I „ — Je 'Sais le mal»re: appelle Ta fille. — Elle est si jeune 1 — Obéis. , £ — Dix-sept aast» • b,t Ie Domn se pdosterne, et supplie, et longtemps Heure sur les genoux que son bras faible entoure. rarfois, comme cherchant quelqu'un qui le secoure, II jette des regards furtifs autour de lui: Mais les braves sont morts et les laches' ont fui. «Ta fille! crie encor le Khan mogol, appelle Ta fille, ou mes dix doigts a ton gosier rebelle Arracheront un cri qui la fasse accourir!» Pendant qu'il parle, on voit une porte s'ouvrir Le seuil s'éclaire. Ayant derrière lui 1'espace, catulle men des 373 Les bois, les monts, le ciel oü l'oiseau libre passé, Et lumineux comme un divin justicier, ^ Quelqu'un est la , debout, dans un habit d'acier, Appuyant les deux poings sur le bois «Tune hache. «Je suis le champion de ta fille, Éliache! — Qui? toi?» dit le Mogol, et vers cet inconnu II bondit, en grincant des dents, le glaive nu. Alors l'air retentit du fracas des armures. Le tonnerretdes coups se prolonge en murmures. rPuis les rivaux froissant entre eux 1'acier bombé S'enlacent. Un cri part. L'un des deux est tombé. ,Le Khan lui met le pied sur le ventre, le glaive Dans la gorge, et, d'un coup de gantelet, soulève La visière. O stupeur: nne femme, une enfant! Son sang (le tien, vieux Domn!) bouiïlönne en 1'étouffant, Et dans ses yeux éteints, seule, une larme brille. «Père, dit-elle, adieu. J'ai sauvé votre fille.» (Contes épiques, 1872 Ed. Fasquelle, Paris) LOUISA SIEFERT née le ter ao&t 184J, d Lyon. Élk débuta en 1868, par un volume de poésué: les Rayons Perdns dont le succes fut tres grand. En iSóg, elle publia 1'Année Républicainé™*» 1870, les Stoïques, puis les Saintes Colères (1871), les Comédies romanesques (1872) et en 187S, Méiine roman. CEuvre fosthume: Poésies inédites (1881). Quelques-unes de ses poésies rappellent celles de Mme Desbordes- Valmore. Mariie a M. René d'Asté, secrétaire de M. Emilio Castelar, elle mourut deux ans après le 21 octobre 1877. POURQUOI? Pour la première fois, quittant votre air morose Vous m'avez, hier soir, donné le bras. Tandis ' Que j'allais pres de vous ainsi, comme jadis, J ai senti contre moi palpiter quelque chose. LOUISA s1éfert 375 Mon visage soudain est devenu tout rose; Vous m'avez demandé ce que j'avais, je dis N'importe quoi ... Mon Dieu! c'était mon paradis, Dont la porte s'ouvrait quand je la croyais close. J'écoutais, j'écoutais (hélas! le saviez-vous?) Votre cceur, sous ma main, qui battait a grands coups, Et je vous regardais, disant: II ressuscite! Mais 1'effroi s'abattit alors sur moi, plus vite Qu'une pierre qui tombe en un lac ... Oh! .pourquoi Ton cceur bat-il si fort, s'il ne bat pas pour moi? (Les Rayons perdus, 1868 Ed. A. Lemerre, Paris) ENFANTINES Margot rêve, sa tête penche Vers 1'épaule d'un air profond; Ses grands yeux d'un bleu de pervenche Errent du plancher au plafond. Sur sa petite robe noire Ses mains tombent négligemmcnt, Ses cheveux que le soleil moiré Sont dans un désordre charmant. Sa lèvre qu'un soupir soulève, . Ou qu'un soupcon plisse parfois Reste muette. Margot rêve: Ce n'est pas la première fois. 37*> ENFANTINES Depuis pen de temps son grand-père Est mort; et sur ce front glacé, Que nul sourire ne tempère, Triste, elle 1'avait embrassé. Des hommes noirs au cimetière L'avaient porté, puis laissé la Tout seul, sous une grosse pierre. Margot avait su tout cela. Maintenant sa mère et sa bonne, Quand elle en parfait, lui disaient: «11 ne reviendra plus, mignonne, «II est au ciel t» et se taisaient. Au ciel! le mot était étrange; Le ciel, c'est si haut et si loin! Margot pensait bien qu'un bon ange De son grand-père aurait pris soin. Mais quel effet ce vieux visage Pouyait-il produire; et comment Avait-il fait ce grand voyage, Lui qui marchait si lentement? Margot rêve: ses regards piongent Jusqu'au fond de 1'éternité; Ses grands cils recourbés s'allongent Sur sa joue au frais velouté; Ses mains s'ouvrent inoccupées: «Ah! bien sür, dit-elle en cherchant, «Que, tout comme aux vieilles poupées Quon rapporte chez Ie marchand, louisa siéfert 377 «Aux grands-pères, aux pauvres veuves, «A ceux qu'il prend dans leurs vieux jours, '• «Le bon Dieu met des têtes neuves «Afin qu'ils soient jeunes toujours!» (Les Stolques, 1870 Ed. A. Lemerre, Paris) BERCEUSE Penchée elle écoutait dormir l'enfant vermei!. Victor hugo C'est le matin, l'enfant, la paupière mi-close, Sur le sein maternel paisiblement repose. «— Chut!» disait-elle avec un doux air inquiet, «Tout a 1'heure il rêvait sans doute, il souriait «Même en dormant, et moi, quoique ce soit étrange «Et bien fou, n'est-ce pas? j'imagine qu'un ange «A notre chérubin vient encore parler «Lorsque nous le voyons rire ou se désoler, «Sans que nous comprenions ses larmes ou sa joie. «L'ange, ce grand mystère oü la raison se noie, «Cette voix qui nous parle au nom du Seigneur Dieu, «La conscience enfin! lui conté peu a peu «Tout ce qu'il faut, hélas! qu'il sache et qu'il devine «Pour vivre. La jeune ame innocente et divine «Au mal se plaint et crie, au bien s'épanouit. «Quand nous intervenons l'ange s'évanouit, «L'enfant pleure... Oh! je vois a ton méchant sourire «Que tu doutes; eh bien, les sages ont beau dire u «Aux mères qu'un enfant n'est qu'un homme comme eux, «Nous autres qui plongeons dans l'avenir brumeux «Un regard plein d'effroi, d'espérance, de rêve, «Nous, qui tremblons toujours que tout nous les enlève, 37» enfantine «Nous, vois-tu, nons sentons 1'invisible réseau, «Le lien idéal qui rattache un berceau «Au paradis.» Le père, a toutes ces chimères, Répondait seulement: «— O les raères! les mères!» Et, se penchant vers elle, ajoutait: «— Bahl dis-moi «Tout ce que tu voudras; mais l'ange ici, c'est toi!» (Les Stoïques, 1870 Ed. A. Lemerre, Paris) ENFANTINE Toujours ces quatre douces têtes Riaient Victor Hugo Devant le grand feu vif de sarment >) qui pétille, Le père est entouré de toute sa familie: Les grand'mères en cheveux blancs, Pour qui le rude hiver de la vieillesse austère Jonche encore de fleurs la route solitaire Qu'elles parcourent a pas lents; Et puis la jeune femme émue et recueillie, Qui léve vers le ciel sa prunelle remplie D'un bonheur profond et complet, Et presse a son sein nu, chaste et fiére nourrice, Son dernier nouveau-né dont 1'indolent caprice Laisse fuir des gouttes de lait; Au milieu, les enfants gracieux et candides Qui gazouillent, avec de beaux rires splendides, Leurs petites chansons d'oiseaux. l) Wijngaardloot. LOÜISA S1ÉFERT 379 Ils sont la tous les trois, blondes têtes bouclées, Frais comme le matin sur les vertes feuillées, Doux comme un nid dans les roseaux! Sur le tapis moelleux aux fleurs arborescentes, Les plus grands a genoux, les lèvres frémissantes, Tendent leurs bras au plus petit. Faisant plus tendre encor leur voix déja si douce, L'un 1'appelle, tandis que l'autre qui le pousse Cent fois 1'exhorte et 1'avertit. Le petit tout ravi, la bouche toute rose Et tout ou verte, rit: il a bien peur, il n'ose; De temps en temps il mord ses doigts; Quand il semble avancer, il recule au contraire. «Allons, viens!» dit la sceur. «Courage!» dit le frère, Tous deux lui parient a la fois. II rit, il a bien peur, il hésite, il chancelle. La büche au ventre rouge, a la vive étincelle, Des rideaux pourpre chaque pli; L'aïeule a des éclairs sous sa paupière obscure, Les parents font silence et le poupon murmure On ne sait quoi de trés joli. Le petit tremblé, il rit, soudain il se décide, Et le voici qui vient confiant et timide, Tout craintif et tout enhardi. II s'avance d'abord lentement, puis plus vite, Dans les bras de sa sceur il court, se précipite Et tombe enfin comme étourdl. Un baiser le rassure, il retoume la tête Et vingt fois il parcourt la route déja faite Avec de petits cris joyeux. 38o la tante Et le père rêveur et la mère pensive, Serïtaient tous deux alors une larme furtive/' Monter de leur cceur a leurs yeux. (Les Stoïques, 1870 Ed. A. Lemerre, Paris) LA TANTE Elle était trés agée, on 1'appelait ma Tante; Sur la terrasse en fleurs que la vigne ftottante Défend du cóté du chemin, Tandis qu'un bon sourire éclairait son visage, Elle aimait a guetter tous les gueux au passage, Pour, de loin, leur tendre la main. Enfants pouilleux, vieillards malsains, porte-béquilles, Surtout les vagabonds qui trainent leurs guenilles, Loqueteux, malandrins, voyoas, Elle les attirait avec sa douceur d'ange, Et le pain de sa table et le foin de sa grange, Elle leur disait: «c'est pour vous!» Sans craindre le danger de leur donner asile, Elle les couvrait tous de sa bonté tranquille: «Que me parlez-vous donc d'abus? «Ces pauvres gens sont miens; ils n'ont que moi; lesautres «Ne me regardent plus du moment qu'ils sont vótres, «Et je ne prends que vos rebuts.» Hélas! piété sainte, adorable tendresse: Cceur nalf débordant sous 1'amour qui le presse D'une si pure charité! louisa siéfert 38l Pauvre tante au front blanc qu'on enterrait naguères! Elle avait vu partir, au temps des grandes guerres, Son fiancé tant regretté. Et vainement, jusqu'a son dernier jour'fidéle, Elle avait attendu de lui quelque nouvelle, II n'était jamais revenu: Ilumble héros de nos fastes patriotiques, Dont on dit: Décés inconnu! Sans doute le besoin d'un souper ou d'un git e, Le manque de secours qu'il aurait fallu vite, Du blessé hatérent la fin. Toujours elle y pensait; et, chaque pauvre blême Lui ramenait au cceur ce mot, toujours le même: «Peut-être en mourant il eut faim!» (Les Stoïques, 1870 Ed. A. Lemerre, Paris) LUCIEN PATÉ né a Chalons-sur-Saêne le 6 mars 1S45. Apres s'étre fait recevoir tVehcié en droit et licenciè es lettres, il publia divers poèmes intitulés: Lacrymae rerum (1871), Mélodies intimes (1874), A Molière (1876), A Corneille (1876), puis, en i8jg, il les réunit en un volume avec un grand nombre de poésies nouvelles. Un nouveau volume de poésiet Les Soufflés libres a paru en 1904. Entré dont Vadministration des Beaux-Arts en 1S73, Af. Lucien Paté exerce aujourd'hui let fonctions de secrétaire de la Commission des monuments hittoriquet. Ses ceuvres ont été publiêes par G. Charpentier et A. Lemerre. MON AME Au doux éclat de ton visage, Comme un rayon du firmament, Ma pauvre ame sur ton passage S'était ou verte doucement. lücien paté 383 Mais voila que ta main distraite A cueilli mon ame en rêvant, Comme on cueille une paquerette Que 1'on effeuille ensuite au vent. Tes doigts ont meurtri son ealice, Pétale a pétale arraché, Et tes yeux ont vu mon supplice Sans que ton cceur en füt touché. Et maintenant par toute plaine Errent, sans parfum ni couleur, Au gré mouvant de chaque haleine, Les débris de mon ame en fleur. (Poésies, 1879 Ed. A. Lemerre, Paris LE VIEUX PÊCHER C'était le vieux pêcher, le grand arbre, 1'aïeul Aux bras onverts, couvrant tout un mur a lui seul. L'automne, a le charger de parures vermeilles, A 1'envi du printemps, épuisait ses corbeilles. Tantot c'étaient des fleurs a nourrir vingt ruchers, Et mille essaims joyeux s'y voyaient attachés, Et le mur, pour voiler son visage morose, Semblait tenir ouvert un large éventail rose. Tantót c'étaient des fruits qu'on eut dit de velours, Gonflés d'un divin suc et que l'ceil jugeait lourds. Pour mouler une coupe on en eüt pris 1'empreinte, Et dans un pur paros, Praxitèlel), sans crainte, Eüt modelé sur eux le sein de ses Vénus. I) Beroemd grieksch beeldhouwer (361—280 v. Chr.) 3»4 LE- VIEUX I'ÊCHER On eüt dit les appas innombrables et nus De Cérès prenant vie un moment dans cet arbre; Puis ils avaient encor ce que n'a point le marbre, Un frais duvet de pourpre avec de doux parfums. Tels on vous admirait, pauvres rameaux défunts! Mais pour tout ici-bas vient 1'heure de la tombe: Qu'on vive un siècle, un jour, homme; rose ou colombe, Chacun tour a tour paye au destin son tribut; Nombreux sont les chemins, mais unique est le but, Et devant le néant tous les êtres sont frères. Moi, j'ai fait tristement les apprêts funéraires; J'ai pris en main la hache, ainsi qu'un fer sacré, Et, redoublant mes coups sur ce corps vénéré, J'ai couché le vieil arbre endormi dans 1'allée, Comme un ami dont 1'ame ailleurs s'en est allée, Puis, prêtre de Cybèle l) et pensif bücheron, Creusant 1'antique sol tout a 1'entour du tronc, J'ai mis au jour surpris ses racines agées, Dans le terrain fertile avidement plongées. Le fer a tranché tout. Quand viendra la saison Oü 1'opaque brouillard rétrécit 1'horizon, Quand, sous le noir manteau des grandes cheminées, Les veilles par 1'hiver nous seront ramenées; Un soir que les amis, eerde aimable et charmant, Seront nombreux autour de mon feu de sarment-), Je jetterai dans 1'atre, oü le vent monotone Chantera sa chanson, triste écho de l'automne, l) Dochter van Ccelus en de Aarde, en vrouw van Saturnus. ook bekend onder de namen Rhea, Vesta, enz. *) Wijngaardrank. luc1en paté 3»S Le débris desséché du vieil arbre péri, Et tous rappelleront son souvenir chéri. Et, tendant les deux mains aux Hammes odorantes, Rediront sa beauté, ses pêches transparentes, De loin, en approcbant, les sentiers embaumés, Et ses rameaux en fleurs, des abeilles aimés. (Poésies, 1879 Ed. A. Lemerre, Paris) LA PLAINTE J'ai dit aux bois toute ma peine, Et les bois en ont soupiré; J'ai dit mon mal a la fontaine, Et la fontaine en a pleuré: Je 1'ai dit a l'oiseau qui chante, Et l'oiseau tristement s'est tu; Je 1'ai dit a 1'étoile arden te, Qui par un signe a répondu; Je 1'ai dit a la fleur cachée Dans 1'herbe épaisse sous mes pieds; Je 1'ai dit a la fleur penchée Sur ma tête, dans les sentiers; Et vite elles ont sur ma plaie Répandu, prises de pitié, Fleurs du gazon ou de la haie, Le parfum de leur amitié! 25 386 les asters Ah 1 lorsque toute la nature Ainsi prend part a mes douleurs; Quand Ie vent qui passé et m urm ure 11 Sur son aile emporte mes pleurs, Vondras-tu pas aussi m'entendre, Réponds, toi qui les faiscouler, Et, plus douce alors et plus tendre, Vondras-tu pas me consoler ? (Lacrymae rerum, 1871 Ed. G. Charpentier, Paris) LES ASTERS ■ Ent re toutes les fleurs de 1'arrière-saison, L'aster est la plu» humble, et c'est une raison Qui me la fait aimer. Mais ce n'est pas la seule Pen ai, dans mon jardin, que planta mon ateule. Sur leurs touffes mes yeux, arrêtés longuement Ne les caressent pas sans attendrissement, Lorsque, penchant parfois en travers des allées Jusque sur le gravier leurs gerbes étoilées, Elles semblent vouloir me barrer le chemin. Je les écarté alors doucement de la main Et, retirant mes doigts tout trempés de leur pluie II semble que ce sont des larmes que j'essuie! Ah! c'est que dans le coeur de ces pauvres asten, üorment des souvenirs qui me sont restés chers' Us y dorment, blottis comme en sa fleur 1'abeille' Et mon pas, les frólant, chaque fois les réveille. Ils me disent qu'nn jour, dans le jardin enMeoil, Un a cherché des fleurs pour couvrir un cercueilQuon était en novembre et qu\»É éWsans roses; yue le matin pleurait sur lés arbre» moroses; LUCIEN paté 387 Que le petit jardin que ma mère aimait tant, Si gai dans les beaux jours, si fleuri, si chantant, Comme s'il eut compris que son hótesse aimée N'y reprendrait jamais sa place accoutumée Prés du seuil, vers le soir, sous la glycine en fleurs, Ce jour-la, n'avait plus ni chansons, ni couleurs; Que le brouillard flottant de ce matin d'automne Le noyait tout entier dans un gris monotone; Et que 1'on s'en allait, mains vides, sans avoir De quoi mettre un bouquet sur le pauvre drap noir; Quand, tout a coup, passant par une étroite allée, Tout au fond, la plus sombre et la plus isolée, Mes regards, envahis de nuages amers, Se sont posés sur vous, 6 mes humbles asters! Alors, le noir chagrin auquel j'étais en proie S'éclaira d'un rayon, triste, bien triste joie! Et je vous moissonnai tout frais et tout tremblants, Les violets plus lourds, plus délicats les blancs, Et, grace a vous, la Mort éclaircissant ses voiles, Le cercueil fut couvert de petites étoiles! (Les Soufflés li bres, 1904 Ed. G. Charpentier, Paris) PAUL BOURGET né a Amiens en i8j2. II commcnca ses études au lycée de CIer mont-Ferrand et les acheva a Paris, oü il prit ta licence és lettres. En 1872, il donna son premier recueil de poésies, Au bord de la Mer, suivi par La Vie inquiète Petite Poèmes, Edel, Les Aveux, les Nostalgiques (18951. De ses livres en prose mms mentionnerons: L'Irréparable; Deuxième Amour, Cruelle Enigme, Profils perdus, Uniprime d'Amour, André Cornélis, Un Cceur de femme, LeDisciple, Cosmopoüs, Mensonges, Sensations d'Italie, Essais dé Psychologie contemporaine, Etudes et Portraits, etc. Ses ceuvret tant publiées par A. Lemerre. Depuis 1804 il est membre de P Académie francaise. AURORE SUR LA MER Dans la lumière et dans le bruit S'éveille le petit village; — Enfants et femmes, sur la plage, Attendent les pêcheurs de nuit La mer semble un ruban de moiré. Les voiles des bateaux tremblants Font comme de légers pointe blancs Sur Ia profondeur bleue et noire. paul bourget 389 De grands oiseaux passent dans l'air, Alles óuvertes, et les voiles Parmi les dernières étoile* ' ' Brillent dans 1'azur du ciel clair. (Au bord de la Mer, 1872 Ed. A. Lemerre, Paris) LA CHAPELLE La chapelle est tapie au creux d'un grand rocher, La croix de fer doré brille en haut du clocher, Le porche en bois est plein, de sculptures antiques, Oü des saints douloureux et des anges mystiques Charment les cceurs dévots depuis quatre cents ans. Les dimanches, c'était un flot de paysans Qui tous portaient la veste ancienne en bure bleue. Ils avaient pour venir marché plus d'une lieue; La poussière couvrait leurs guêtres de cuir brun, Et, le chapeau de feutre en arrière, un par un Ils sortaient. Puis venait, en bonnet de dentelle, La femme qui conduit ses enfants devant elle, Le chapelet aux doigts, d'un air calme et pieux, — Et les cloches chantaient doucement vers les cieux. — Et moi, je m'étais fait une habitude exquise De vous at tendre au seuil de la petite église Oü votre ame peut-être avait prié pour moi: Vous vous faisiez attendre, et c'était un émoi Délicieux de voir dans la chapelle sombre Votre visage aimé se détacher de l'ombre Lentement. I.a foi pure illuminait vos yeux De je ne sais quel feu chaste et mystérieux, 39° la mer cache en ses flots Mais vous n'aviez pour moi ni reproche ni plaintes, Et vous me pardonniez comme auraient fait les saintes De ne jamais plier les genoux devant Dieu. Or, ces dimanches-la, quand le ciel était bleu, Ensemble nous allions a travers le village, Nous suivions les rochers ensemble, puis la plage; Vos cheveux déroulés tremblaient au vent de mer, I.'Océan nous lancait son large soufflé amer, Et nous marchions ainsi jusque sur la jetée. — Je n'ai pas Oublié cette mer enchantée, Le ciel clatr, les flots bleus balancés mollement, Les voiles des bateaux dans un lointain charmant, Les grands oiseaux; lancés sur nous a pleines ailes, Ni les cris des pêcheurs ni les voix éternelles Qui de la mer montaient comme un hymne au ciel pur. Vous sembliez sourire et marcher dans 1'azur. Gaie et fralche, et pour tant plus pale encor que rose. Et moi, vos moindres mots m'attendrissaient sans cause; Mais si profondément, que j'aurais devant vous, Comme un prêtre a 1'autel, plié les deux genoux, Et que je demeurais muet, 1'ame ra vie, Tout éperdu devant la beauté de la vie. (Au bord de la Mer, 1872 Ed. A. Lemerre, Paris) LA MER CACHE EN SES FLOTS... La mer cache en ses flots bien des barques coulées, Que de gais matelots lancèrent au matin, Et dans les profondeurs de ses nuits étoilées Le ciel noir cache aussi plus d'un soleil éteint. paul 110ukget Mais les grands cceurs humams^plw^trwifolés que les ondes, Ces cceurs aujourd'hui froids, et jadis embrasés, Qui donc pourra compter sous leurs douleurs profondes Tous les amours éteints et les espoirs,, brisés ? Quand an matin d'été palissent les étoiles, Que la mer au soleil roule ses flots si beaux, Qui se souvient, devantiflsarison blanc de voilèsu^ ' Que le ciel et la mer sont deux "vaste» tombeaux ? Mais les cceurs, plus émus que les mers les plus fortes Ces cceurs plus étoilés et plus noirs que les nnits, Qui donc rendra la flamme a leurs étoiles mortes, Qui donc rendra la vie a leurs espoirs détruits? (Au bord de la Mer, 1872 Ed. A. Lemerre, Paris) APRÈS UNE LECTURE de sully prudhomme Vous n'aviez jamais lu de poète moderne, Et par un jour d'automne et sous un ciel p&li Sous un grand ciel pali, silencieux et terne, ' Ensemble nous avons lu des vers de Sully Du délicat Sully qui fit les Solitudes, Car ce poète pur con vient au cceur ai mant, Au doux cceur féminin qui hait les choses rudes, Et veut qu'on 1'attendrisse a peine, et doucement. 392 APRÈS ÜNE LECTÜRE Le soir, rappelez-vous cette belle soiree, Et ce ael dn conchant clair, rose et singulier. Nous allions, écoutant s'en aller la marée, Vous disiez de ces mots qu'on ne peut oublier. Vous disiez: «D'oü vous vient cette amertume immense Cet incurable') ennui qui vous jette a genoux, Et pourquoi ce dégout de vivre,- qui commence A prendre les meilleurs et les plus purs de vous?» Moi, je vous répondis: «Nous voulons trop du monde, Et ce monde épuisé ne peut donner assez Pour remplir jusqu'au bord notre ame trop profonde, Car nous portons en nous tous les siècles passés. «Tous les rêves anciens qu'ont caressés les hommes, Tous les pleurs amassés depuis quatre mille ans Nous ont fait les rêveurs malades que nous sommes, Vous m'avez regardé sans. presque me comprendre, Et, triste, je sentais que je pariais bien mal. Jamais pourtant, jamais je n'eus 1'ame plus tendre: A mes lèvres montait tout mon pauvre idéal. Comme vous aviez froid nous revenions plus vite. La lune découpait au ciel clair son croissant: Le village était noir comme un pays qu'on quitte, Quelques corbeaux passaient au ciel en: eroassant. ') Ongeneeslijk. paul bouroet 393 C'était un soir parmi tos dernières soirees, Et quand vous m'avez dit sur le seuil: a demain, Vos mains sont dans mes mains plus longtemps demeurées. — O Sully, sois béni pour ton beau livre humain! — A cette heure incertaine et troublante du soir Réponds, & cher Passé, quel magique pouvoir "Pa fait te'wlever de ta funèbre coucher"'' La paleur de la mort est sur ta froide bouche, Dans tes yeux sans regards et grands ouverts je lis L'irrévocable paix des espoirs abolis. Pourtant c'est la pitié qui vers moi te ramène, O fantöme d'une ame et d'une vie humaine. Tu m'apportes du fonds de nos jours d'autrëfois Une rose qui tremblé entre tes frêles doigts, Rose du souvenir, cueillie au cimetière Oü dorment les orgueils de la jeunesse altière, Et les nobles bonheurs et les chagrins aimés. La rose ouvre ses blancs pétales parfumés, Et, doucement, les voix de jadis font entendre Leur musique dans cet arome triste et tendre. (Les Aveux, 1882 Ed. A. Lemerre Paris) DOUX PASSÉ (Les Aveux, 1882 Ed. A. Lemerre, Paris) 394 douleur prêcocë DOULEUR PRECOCE II faut plaindre tous ceux qui n'ont pas eu de mère Car leur espoir est triste et leur joie est amère. Même quand une main d'ami s'ouvre pour eux Ils tremblent: on dirait qu'ils ont peur d'être h'eurenx- Et leur ame, avant 1'age a 1'effort asservie, N'est pas apprivoisée aux douceurs de la vie. Tel un oiseau, surpris vivant par 1'oiseleur Palpite, le cceur gros de crainte et de douleur Dans la main d'un enfant qui doucement le prèsse Et le pauvret se meurt d'efrroi sous la caresse. ' (Les Aveux, 1882 Ed. A. Lemerre, Paris) MAURICE BOUCHOR, né le 16 novembre iSjS, publia, a Uage de dix-neuf ans, son premier recueil de poésies: Les Chansons Joyeuses; il a donné ensuite: Les Poèmes de PAmour et de la Mer (1876), Le Faust moderne (1878J, Les Contes parisiens, en vers, L'Aurore (1886), Les Symboles (1888 et 1895), Vers la pensée et 1'action (1899), Dieu le veut, dramiv etc. Dans les mystéres joués au théatre des Marionnettes: Tobie, Noël, la Dévotion a saint André, etc. il a essayé de ressusciter le drame du moyen dge. TU SAIS Tu sais, comme .l'autre soir, Xe petit sentier que j'aime Te fit peur, étant tout noir, Et te fit rire, quand même. Tu t'appuyais a mon bras; Tu sais, — nous nous regardames. Et les «Ne m'oubliez pas» Avaient ce soir-la des ames. Des ames, non des couleurs, : Des sourires, non des fe ui lies; C'est comme cela, les fleurs, Toutes les fleurs que tu cueilles. 396 DANS LA FORÊT Et comme tu te taisais, Effeuillant des marguerites, Moi, dans l'ombre, je baisais Tes mains Manches et petites. (Poèmes de 1'amour et de la mer, 1876 Ed. Fasquelle, Paris DANS LA FORÊT Votre Altesse blonde s'honore Trés-peu de mon amour, qui sait? Car mon nom, certe, est plus sonore Que les louis de mon gousset. Mes rimes sont millionnaires Et mes souliers très-peu cirés; Mais les arbres sont débonnaires Aux poètes enamourés. Les bles ont laissé leur poussière Aux rebords de mon grand chapeau, Et les baisers de la lumière M'auront bientót tanné la peau. Avec un arbuste pour canne, Je m'en irai par les chemins, Dans la liberté paysanne Qui permet de montrer ses mains. Mais qu'importe? mon front ne ploie Sous la charge d'aucun souci, Je vis, je t'aime, et j'ai la joie D'être tout seul au monde, ici! (ibid) MAURICE BOUCHOR 397 MATIN Un adorable ciel de mai, Rose et frais; le soleil va luire, Et la terre a son bien-aimé Envoie un salut parfumé: Les oiseaux vont chanter, les roses vont sourire. On sent frissonner sous les toits Un rayon de lumière blonde; Au loin sangloter a mi-voix La source amoureuse des bois, Et circuler dans l'air la jeunesse du monde. Roses violets, orangés, Flottent au vent qui les soulève, De petits nuages légers Plus que des oiseaux passagers Traversent 1'étendue et passent comme un rêve. Et, dans leur vol vertigineux >) Au travers de 1'espace immense, Les beaux nuages lumineux Emportent jusqu'au fond des cieux Mon cceur qu'ils ont grisé d'azur et de silence; Et qui fuit dans 1'immensité Parmi le satin et la moiré, Ebloui, presque épouvanté, Sur des flocons roses porté Et comme enveloppé dans un brouillard de gloire. *) Duizelingwekkend. (ibid) 398 MADRIGAL MADRIGAL Les royaumes des rois sont grands, Si grands qu'on peut s'y perdre a 1'aise; Mais ils finissent — n'en déplaise A la fureur des conquérants. La mer est bien large sans doute Et bien profonde, mais on peut En trouver le fond, si 1'on veut, Et même la mesurer toute; La-haut, le grand ciel éclatant Vers qui l'ceil ébloui s'élève Paral t immense; mais le rêve En fait le tour en un instant. Le rêve 1 c'est que la pensée Est plus vaste qne 1'univers, Lorsque sur 1'aile d'un beau vers Elle est éperdument Iancée. Eh bien! 1'essor est limité Des plus aventureux génies; II n'est de choses infinies Que mon amour et ta beauté. (ibid) GEORGES BOUTELLEAU Vauteur des Poèmes en miniature(i88i),Le Vitrail (1887), Les Cimes (1894), Le Banc de pierre (1905), et des romans Une fille du peuple, Méha, la Demoiselle, Américaine, etc. est né en 1846, a Barbezieux (CAartnie). Ses poésies ont été publiées par M. A. Lemerre. Thédtre: Torquato Tasso, Sémiramis, le Pardon, la Prophétesse, etc. LE COLIBRI J'ai vu passer aux pays froids L'oiseau des lies merveilleuses, II allait frólant'Jes yeuses 1) Et les sapins mornes des bois. Je lui dis: «Tes plages sont belles, Ne pleures-tu pas leur soleil?» II répondit: Tout m'est vermeil; Je porte mon ciel sur mes ailes!» ') Steeneiken. (Poèmes en miniature 1881 Ed. A Lemerrb Paris). 400 ÊTRE POÈTE ÊTRE POÈTE Etre poète, c'est aimer L'Idéal rayonnant des choses, Le soleil, 1'amour et les roses, Tont ce qui nalt pour embaumer. Etre poète, n'est comprendre Ce que le cceur a d'infim; Plaindre le pauvre et le banni, Avoir la main prête a se tendre. Etre poète, c'est souffrir D'une espérance inassouvie; C'est donner mille fois sa vie, Et pourtant n'en jamais mourir. (Poèmes en miniature 1881. Ed. A. Lemerre Paris). JE T'AIME Je t'aime d'un amour profond comme la nuit, Non pas la nuit bleuatre et d'étoiles brodée, Qui d'un bal olympien semble s'être évadée, Avec sa robe qui reluit; Mais la nuit qui se creuse et jette ombre sur ombre, Rendant 1'entassement de son obscurité Insondable; une nuit toute d'immensité, Ou 1'on ne pose plus de nombre. georges boutelleau 40I Je t'aime d'un amour que tu ne peux me rendre, Qui vivra quand ce monde mort sera réd uit Au repos sans réveil de 1'éternelle cendre, Dans le silence de tont bruit. Je t'aime d'un amour profond comme la nuit. (Le Vitrail, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) LES LARMES Nos cceurs sont pleins de larmes lentes Qui n'osent co uier de nos yeux, Comme ces órages des cieux Qui dorment dans les nuits brülantcs. Parfois le choc de nos douleurs, Ebranlant les fibres usées, Fait jaillir en longues rosées La source intime de nos pleurs. Plus souvent, trouvant d'apres charmes, Au secret des maux évoqués, Nous mourons fiers et suffoqués Par les flots grossis de nos larmes. (Le Vitrail, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) 26 402 le poète LE POÈTE Le poete est on violon Qui pleure ou soupire, selon Que 1'archet 1'effieure ou le presse; II ne porte en lui que tendresse. Le violon hors de 1'étui, Lorsque les vents passent sur lui, Rend une douloureuse note: On dirait qu'il crie ou sanglote. Parfois, dans ce monde brut al, Un manant, d'un geste fatal, Lourdement pétri dans 1'argile, Heurte en passant le bois fragile. Et 1'instrument mutilé, vain, Ne rend plus aucun son divin: On a tué son amé exquise'; Ce n'est qu'un rebut: on le brise. (Le Vitrail, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) MORT DE BRAVE II était a la fin tombé pendant la lutte Contre des bataillons accrus, Sur le bord d'un ravin, parmi les morts, en butte Aux becs des corbeaux accourus. GEORGÉS BOUTELLEAU 403 Lui, le grognard, ayant ses chevrons au bras gauche, La croix pendante au drap criblé, Après avoir bravé tont ce qui broie ou fauche, II gisait pale et mutilé. II n'avait respiré que le vin et la poudre, Grisant son cceur, bronzant sa peau, Et cela lui plaisait qu'on ne le v&t pas coudre Dans un misérable oripeau1). II ferait le festin d'une béte de proie, Tenant lui-inême du chacal, Et les cerviers *) auraient leurs crocs rouges en joie Devant ce fraternel régal. Mais, avant de fermer les yeux, d'une main süre, Onvrant les haillons du dolman', Sur sa poitrine, avec le sang de sa blessure, II écrivit un mot: Maman! (Les Cimes, 1894 Ed. Fischbacher , Paris) LA VIEILLE FILLE Elle était au soleil accroupie et tremblante, Toute petite et vieille avec un grand baton; Elle restait muette et sa main nonchalante Allait de son front chauve aux plis de son menton. Quand 1'heure se tralnait monotone et trop lente j Et que ses yeux étaient las du même horizon,' Tranquille, elle fermait sa paupière bruiante Et semblait une morte au seuil de sa maison. ') Klatergoud. s) Losch. 404 les deux ombres Dans son regard éteint nnl souvenir ne brille: Elle n'avait donc pas de cceur, la viei 11e fille? Le mot divin d'amour jamais ne la troubla? Quand sa fin approcha, d'une voix grave et douce, Elle dit: Mes amis, couchez-moi sous la mousse, Aupres de mon ami d'enfance qui dort la! (Le Vittail, 1887 Ed. A. Lemerre, Paris) LES DEUX OMBRES Deux ombres cheminaient dans une é t roi te allee, Sous les tièdes rayons d'un jour mourant d'été; L'une avait sur la Ièvre un sourire enchanté; L'autre était languissante et de crêpes voilée. Elles allaient sans but, distraites du chemin, Cherchant la solitude et 1'oubli de la terre; Je reconnus bientót ce couple solitaire: La Douleur et 1'Amour qui se donnaient la main. (Poèmes en miniature, 1881 Ed. A. Lemerre, Paris) PAUL DEROULÈDE ') est né a Paris, le 2 scptemire 1846. II venait de terminer ses études de^ droit, quand la guerre de 1870 éclata^'Au premier bruit de deroute et d'invasion\ il partit pour l'armée. «Un jour on vit arriver au camp de Ch&lons, oü se reformait V'armee, une femme tenant un jeune homme imberbe par la main. C'était sa mère, qui dit a son fils ainé: «Ton frère veut combattre avec toi. Je te Vamène!» Les vieux zouaves n'appelèrent plus désormais les deux jeunes gens que les «enfants a la mère,» Cest toi, mère, c'est toi, qui leur as dit: «Partez! «Partez, ils sont vaincus les soldats de la France! «Mon cour pour conquérir ne vous eut pas prêtés; «Ce n'est.plus la conquête, enfants, c'est la défense. «Le sol est envahi, je vous donne: partez!» ■ Au combat de Beaumont, l'adolescent est blessé. Son ainé le prend dans ses bras, et l'emporte hors du champ de bataille; puis il le laisse seul, adossé a un arbre et revient se battre. Fait prisonnier ct blessé a Sedan, il parvint d s'échapper d'Allemagne et rejoignil les ar méés de province. Le lendemain du jour de l'attaque du chateau de Montbéliard, son nom fut mis a l'ordre du jour. Et, tandis qulit combattait sur la ') Voir pour la biographie le no. 29 des Célébrilés contemporaines (Quantin, Paris). 406 A MA MÈRE - . fronttere de Suisse, sonfrère,guéri,jolgnaiiJxiirméed'Afrique. Un jour, a VInstitut, lorsqu'on couronna les Chants du soldat, on put voir les deux frères, Vahié en uniforme de sous-lieutcnant, la croix sur la poitrine; le plus jeune, en uniformede polytechnicien el décoré de la medaille militaire, qu'il avait portie un an, cousue sur sa tunique de lycéen, car il était rentré au collége, en revenant de Kabylie. Cest a un petit volume de poésies. les Chants d'un Soldat (1872), suivi bientot del Nouveaux Chants d'un Soldat et des Marches et Sonneries, que Af. Déroulède doit sa grande répulation. En 1870, il publia un petit volume de Stances: Pro Patria. (Édition illustrée 1887, Collection Guillaume et Cie.) II a donné au Thé&tre Juan Strenner (1869) tfTHetman (1877); son drame, la Moabite, d'abord recu au Théatre Francais, n'eut pour toute représentation qu'une leétuifii£xxn Af. Déroulède fonda la Ligue des patriot es, société d'éducation patriotique. En 1804, il donna: Chants du Paysan. Condamné le j janvier /qoo par la Haute Cour a dix années de bannissement pour avoir tenté de renverser la république parlementaire, il s'établit d'abord a Saint-Sébaslien puis h Vienne et rentra en France après le vote de la loi d'amnistie du 2 novembre iqoj. A MA MÈRE Eh bien oui! si puissant que soit le ridicule, Si mauvais air qn'on ait a bien parler de soi, C'est assez qu'on hésite, et trop que 1'on recule, Lorsque 1'orgueil est juste et que le coeur est droit. Oui! cette femme, au coeur frangais, a 1'ame fiére, Qui mena vaillamment ses deux fils aux combats, Out, cette femme-la, cette femme est ma mére, Et c'est mon frère et moi qu'elle a créés soldats. Quels sarcasmes d'ailleurs effraieraient ma franchise? Ceux-lii seuls me liront pour lesquels seub j'écris; •'• Et mes vers ne vont pas, comme un jouet qu'on brise, PAUL DÉROULÈDE 407 Des mains des esprits forts aux mains des beaux esprits. Non, non! tous ces récits pleins de deuils et de larmes, Moins écrits que pensés, moins pensés que vécus, S'en vont toujours tout droit, marchant toujours en armes, De ceux qui sont conquis a ceux qui sont vaincus. Et c'est devant ceux-la, mère, que je t'honore, Devant eux qu'a genoux je tends vers toi les bras, Et que, d'un accent fier comme un clairon sonore, Je viens je ter ton nom, ma mère, a mes soldat s. Je veux leur révéler ton cceur et ton courage. lis disent que tes fils ont fait tout leur devoir: Le devoir qu'ils ont fait, mère, c'est ton ouvrage, L'honneur qu'ils en ont eu, c'est toi qui dois 1'avoir. Ils ne sont pas partis furtifs pour les batailles, S'arrachant sans adieux a des bras révoltés, Ils ne t'ont pas volé le sang de tes entrailles, C'est toi, mère, c'est toi, qui leur as dit: «Partez! «Partez, ils sont vaincus les soldats de la France! «Mon cceur pour conquérir ne vous eut pas prêtés, «Ce n'est plus la conquête, enfants, c'est la défense.' «Le sol est envahi, je vous donne; partez!» Hélas! si tous les fils étaient partis de même; S'ils étaient tous partis les fils, même autrement! Mais a combien, sans voir 1'horreur de leur blasphème, Les mères ont soufflé: Ne te bats pas, crois-m'en! Et combien les croyaient qui n'étaient pas crédules! Ah! pauvre armée! on va t 'in sul tant a 1'envi, On dit que tu trahis lorsque tu capitules: Comment dis-tu qu'ont fait ceux qui n'ont pas servi? Certe, il en est venu que leurs mères en larmes Avaient éperdument bercés dans leurs frayenrs; S'ils furent bons Frangais malgré ces cris d'alarmes, Ahl comme un cri d'espoir les eut rendus meilleurs! Quel soufflé ardent aurait transfiguré leur être! 4o8 A MA MÈRE — Quand les cceurs sont vaillants, les corps sont aguerris.— Comme ils auraient marché, lutté! vaincu peut-être!... Ah! que de vrais soldats les mères nous ont pris' Et qu elles ne croient pas que vraiment maternelles Leur faiblesse du moins s'est pavee en amour: Les larmes du départ n'ont pas coulé pour elles Elles n'ont pas connu les larmes du retour. ' Qu'elles ne disent pas, qu'elles n'osent pas dire O ma mère, insultant ta tendresse et ta foi Qu'en nous faisant soldats tu n'étais pas ma'rtyre, Que tu nous as donnés sans rien donner de toi ' Hélas! c'est a te voir tant souffrir, pauvre femme Que j'entrevois quel deuil cachaient tous tes effortsles deux enfants partis t'avaient emporté 1'ame Tes deux enfants blessés auront brisé ton corps. Et voila que vieillie et qu'infinne avant 1'heure Ta main tremblé a jamais, qui n'a jamais tremblé- Voila qu encor plus haute et que toujours meilleurè Lame seule est debout dans ton être accablé Tu sentais tout cela pourtant a 1'heure sainte Oü tes yeux dans nos yeux mettaient ta volonté Tu le sentais sans peur, tu t'en ressens sans pla'inte: Et c'est pourquoi j'en puis parler avec fierté. (Nouveaux Chants du Soldat, 1875 Ed. Calmann—Lévy. Paris) PAUL DÉROULÈDE 409 LE SERGENT ,ï Ah! c'était un fameux sergent que maitre Jacque!... Ses officiers 1'avaient doté de ce surnom Pour avoir, certain jour et dans certaine attaque, Joué de tout un peu, fusil, sabre et canon. En Italië, en Chine, en Crimée, au Mexique, II avait guerroyé partout, partout vainqueur, Et médailles et croix chamarraient sa tunique, «Que, — comme il le disait, — c'en était séducteur!» II nétait ni petit ni grand, la tête rase, Avec une balafre allant du front au cou, Bien planté sur ses pieds, bien campé sur sa base, Souple comme une épée et maigre comme un clou. Ses dents Manches riaient sous ses grosses moustaches; Le nez brusque et hardi s'arrêtait coupé court, Et sous ses noirs sourcils, deux points, deux trous, deux taches Flamboyaient comme deux sarments au fond d'un four. Qu'il eüt connu la peur a sa première affaire, Ses chefs disaient que non; lui, prétendait que si, Mais qu'ayant sur-le-champ eu l'art de s'en défaire En la passant a ceux qu'il effrayait ainsi, 11 n'en avait dès tors gardé pour sa personne, Que juste ce qu'il faut pour ne pas se blaser, Un brin de peur, de quoi sentir qno 1'on frissonne Histoire de frémir, comme sous un baiser! 410 LE SERGENT Car mailre Jacques aimait 1'image a haute dose; H'Hfisk quelquefois homérique en ce point, Sans être nullement plagiaire ... et pour cause: L'imprimerie et lui ne Se fréquentant point. «Ce n'est pas, disait-il, qu'on n'ait pas eu de maitres, On a tout comme un autre appris son A. B. O, Seulement, quant a faire un mot avec des lettres Ca m'a paru frivole, et je m'en suis passé! Et puis le livre au fond est bon pour ces cervelles Qui sont en un clin d'oeil au bout de leur rouleau, Qui n'ayant rien a soi, ne trouvant rien en elles, Puisent la de 1'esprit comme on tire de 1'eau. Mais moi qui sais penser, qui sais voir, qui sais vivre, Observateur toujours et toujours curieux, Je n'ai qu'a feuille ter ma tête, c'est mon livre: Mon crane est un recueil imprimé par mes yeux.» Et quand on lui disait que c'était grand dommage Qu'un sergent comme lui restat toujours sergent: «Eh bien, quoi? si l'oiseau vaut mieux que son plumage Ca ne vous suffit pas?... le monde est exigeant!» D'ailleurs grand connaisseur et grand artiste en guerre, Sachant, comme pas un, vous fouiller un pays, Entratner les soldats, culbuter 1'adversaire, Donner des ordres nets, nettement obéis, Avec ca, prévoyant comme trois majordomes, Prodiguant au frickH l) ses soins intelligents, Adorant son métier, adoré de ses hommes: Bref le dieu des troupiers et le roi des sergents. II Or, ce jour-la, le vieux vainqueur était en fête, Son régiment devait marcher au Prussien. ') Frichti, pop: in het leger verbastering van het duitsch Frühstück, met de beteekenis van ons ratjetot. PAUL DÉROULÈDE 411 lEt comme on lui parlait du bruit d'une défaite: «Ca n'est pas vrai d'abord, et puis ga n'y fait rien! Possible! ajontait-il d'un ton de confidence, [Qu'a triompher sans nous, on ait eu quelque mal. C'étaient nos violons qui manquaient a la danse, Mais ga marchera bien quand nous serons du bal.» Le régiment, placé tout d'abord en réserve Au reve» d'une crête, attendait la son tour; :Et le cceur tout en joie et 1'esprit tout en verve, Le sergent contemplait sa troupe avec amour. Presque tous ses soldats étaient des vieux d'Afrique, P^enaces, Dieu sait comme! ardents, Dieu- sait combien Et leur clignant de l'ceil pour toute rhétorique, Maitre Jacques joyeux se disait: «Ca va bienii ' jQuand, s'étant reculé pour juger de 1'ensemble, SI fronga les sourcils et de sa grosse voix: kMais nom de nom! fit-il, mon numéro trois tremblé! iNuméro trois, sortez! venez, numéro trois!» Et ce fut un petit paysan triste et blême Qui tout tremblant sortit des rangs et s'avanga. ;«Nous avons peur, dit Jacques, extrêmement peur même... Qui, diable! m'a donné des conscrits comme ga!» IMais l'autre avait rougi jusqu'aux yeux: «Sauf excuse, Mon sergent, je n'ai pas si peur que j'en ai Pair.»-.,./ Et Jacques sou riant de sa mine confuse: t- C'est jeune, c'est craintif; mais c'est Frangais, c'est fier. — Et lui prenant 1'oreille avec un air paterne: pen!1) non! Tu n'as pas peur, dit-il, fa n'est pas vrai, Seulement tt>te manque au fond de ta giberne Deux grains de diable an corps, je te les y mettrai! I- S'il vous plaisait, sergent, les mettre tout de suite, ') Ben, voor: bien: goedzoo! 412 LE SERGENT Je sens que j'attendrais plus gaiment le signal... Ils font la-bas un bruit de canon quTm'agite. — Je suis sur que tu crois qu'on va te faire mal? Mais je ne le crois pas, sergent, je le suppose. — Les suppositions ne valent rien jamais. La bataille a bien ses dangers comme autre chose Plus nombreux, j'en conviens, mais gais, je te promets. — Oh! gais, sergent?... r- i. ,,— M!is oui' très Sais! Rien n'est maussade Lomme cl aller trainer ses guêtres sans effortsMarcher, contre-marcher, sans la moindre gambadeUn petit töur de feu, c'est la santé du corps! — Ca dépend des santés, sergent, je vous assure. I uis ... ga ne vous a pas toujours tant réussi... —.JRarce que tu me vois au front une blessure? iih bien, et celle-la, petit, et celle-ci?» Et le petit conscrit ouvrait des yeux immenses «Tu vois qu'on n'en meurt pas a tous les coups, mon cher. — Non, mais a tous les coups, je vois qu'on a des chances. — Ah! ce n'est plus la pêche a la ligne, c'est clair. Mais si nous revenons du feu levant la tête C'est qu'il jfcut un certain toupet poury courir; ht 1 orgueil qu'on en garde a pour cause secrète Non d avoir su tuer, mais d'avoir pu mourir ■„,< Quon donne a ga le nom qu'on voudra, peu m'importel Amour de la patrie ou culte du drapeau, Ce qui rend l'homme fort est chose vraiment forte Lest très^joli la paix!... la guerre c'est très beau' Aussi, vois-tu, petit, je ris quand j'entends dire: PAÜt/ DÉROULÈDE 413 La guerre esc un fléau! la guerre est une horreur! La bataille est 1'instinct de brutes en déliretUir3 La brute, c'est le lache, et 1'instinct, c'est la peur! La peur qui fait crier la béte au cceur de l'homme, La peur qui le fait fuir en troupeaux éperdus Qui, dégradante au fond, est maladroite, en somme Car 1 ennemi vous vise et vou? ne visei plus. Et puis, petiot1), sais-tu ce que c'est que la fuitef Ce nest pas seulement, ce qui serait assez! — La défaite et son train, la débacle et sa suite, C est 1'abandon des morts et 1'oubli des blessés. Oui, ceux que le vainqueur rencontre il les assiste; Mais comment irait-il chercher tous les débris? L'appel, tu le sais bien, ne se fait pas sans' liste; II faut les vieux sergents pour compter les conscrits. Enfin, si malgré tout, tu fléchis sur ton centre, 01 tu te sens tourner les talons... pense encor: La balie dans le dos tue aussi bien qu'au ventre Pour être moins longtemps tapé»., tapons plus fort! Est-ce compris? — Mon Dieu, sergent, ga 1'est sans 1'être. Vous dites que la peur est idiote, quoi! Qu'une fois qu'on s'y met, eh bien! il faut s'y mettre; Et qu'on dolt devenir un homme, qu'on le doit. Pour le reste... parlant, sergent, par révérence, H est des mots qui m'ont échappé dans le tas, Pourtant, je me sens mieux, puis j'ai votre assurance Que si je suis touché vous ne m'oubltrez pas. Mais... hein?... vous avez dü souffrir? ;. l) Petiot: kleintje, mormel. -r- Ca me regarde. 414 LE SERGENT Si j'ai souffert ou non, aucun n'en a rien su, Ca reste entre mon cceur, mon sabre et ma cocarde: C'était pour le Pays, bien donné, bien regu! — Ah! ce doit être dur, pourtant! — Bah! quelle histoire! De ces duretés-la, j'en redemande encor, Le sang ne coüte rien qui nous vaut la victoire, Et puis, ces rubans-la ressuscitent un mort?» Et le héros montrait du pouce sa poitrine, Ou son vieux cceur de flamme avait de fiers reflets! Et le conscrit, avec une rage mutine: «Ah! sergent, je voudrais être brave! — Tu 1'es! Mais retourne a ton rang, conscrit, on va se battre; Tu vaudras quelque chdle et tu feras quelqu'un. Tiens, siffle') dans ma gourde un peu de Fil-en-qualrc") — Pour la France et pour vous, sergent! — (Ja ne fait qu'un!» III Et ce fut un terrible eflët dans la bataille Que 1'arrivée au feu de ces fiers régiments. Et les rangs ennemis en eurent une entaille Qui fit palir au lpin les 'princes allemands. l) Populair voor: drinken. 2) Stevige borrel. PAUL DÉROULÈDE 4Ic Tout d'abord le conscrit perdit un peu la tête: Les clairon»j les tambours, la mitraille, le bruit La mort qirtl feut lancer sous la mort qu'on vous jette Mais par bonheur, il vit son sergent prés de lui. Jacques n'avait pas dit encore une parole Que le petit conscrit s'était remis déja; La peur, poignante encor, n'était déja plus folie. «Eh bien, ga va, conscrit ?. — Mais oui, sergent, ga y»,V Et peu a peu voila que la valeur s'éveille; Voila que noir de poudre et qu'ardent au combat Portant comme un ancien le képi sur 1'oreille Le petit paysan était passé soldat! «Peut-on t'oftrir encore a boire, mon bonhomme ? — On n'en a plus besoin, sergent! ~ — Bien répondu. lu vois que ce n'est pas si redoutable en somme, Et vois-tu, comme c'est amusant, le vois-tu ?» ™fla8Ji11 e° manclUait pourtant des camarades, Plus d un est tombé la, qui n'a jamais rejoint; Mais 1 espérance allait, guidant les escouades Et 1 on courait toujours plus fort, toujours plus loin. Cette marche en avant dura deux longues heures i La balonnette même eut part a ce gala," Jamais plus rude assaut ne vit troupes meilleures • Tont a coup les clairons sonnèrent: Halte-li! ' 416 LE SERGENT Les officiers semblaient se concerter ensemble. «■Sergent! — Conscrit ? — Voyez la-bas, sur ce sommet Derrière nous, au fond, on dirait... ga ressemble... — Ah! mille millions de tonnerres! C'en est!» IV Le lendemain au jour, sous un toit en ruine Le sergent reposait couché sur un grabat, Des bandages couvraient son front et sa poilHnei' " ,; Et le petit conscrit veillait le vieux soldat. Un rayon de soleil vint frapper son visage: «Ou diable suis-je donc, fit Jacques, ouvrant les yeux. Je ne reconnais plus du tout le paysage. — Tiens! te voila, conscrit? et tout entier? tant mieux! — Faut pas parler, sergent. — Tu m'imposes silence ! — Oh! non, ce n'est pas moi, sergent, c'est un docteur. — Ah! ton docteur! il peut garder son ordonnance! II ne guérira pas la plaie, elle est au cceur. Nous sommes prisonniers I. — Non, sergent. Fat su feindre. PAUL DÉROULÈDE 4«7 Quand ils sont arrivés sur nous — c'était d'abord Que vous étiez tombé, mon sergent — sans rien craindre, Je m'ai couché par terre, et puis j'ai fait le mort: Et puis quand j'ai connu qu'ils s'en allaient au large, Et puis quand j'ai connu qu'une ferme était la, Je m'ai dit: mon sergent, c'est moi que je m'en charge, Et je m'en suis chargé sur mon dos, et voila! — C'est bien, petit, très bien! tu sais. — Je m'en rapporte. — Mais c'est très béte aussi de t'être évertué A ramasser un vieux cadavre de ma sdèt»ï*'? Je ne suis pas blessé, conscrit, je suis tué. — Ne dites donc pas ca, sergent, c'est pas comique, Voyons, ca vous connalt le plomb, ga vous a vu? Et puis tous ces rubans la-bas, sur la tunique, (^■a. ressuscite un mort? — Pas quand il est vaincu! Mets-les au pied du lit, pourtant, que je les voie: Ah! Inkermann, 1'Alma, Palestro, Magenta! Mes vieux honneurs, mes vieux dangers, ma vieille joie! Tout ga c'était bien beau! c'est bien fini tout ga!.. . — Faut pas pleurer, sergent, dit l'enfant tout en larmes. — Faut pas se souvenir non plus, mais le moyen? Enfin, je pars n'ayant jamais rendu mes armes, Dix contre un, c'était trop! cinq heures ce fut bien! Quand tu m'enterreras, comme le temps te presse, Fais ga tout seul, un trou, deux branches, ga suffit 27 4i8 LE SERGENT Et Das de nom, la lettre arrivé sans adresse! Mats, pour que le bon Dieu n'en fasse pas trop fi Tu me cachetteras avec mes cinq médailles, ' II comprendra tri» Wen qtte ga veut dire: urgent' Car le bón Dieu s'appelle aussi Dieu des ba tailles: Dis donc, conscrit! il va me renommer serpent. ..» Un sourire éclaira cette face défaite On la vie eclatait jusque dans le trépas. «Tu partiras, pas vrai, sitót la chose faite, Et tu prendras ma croix d'honneur... tu la prendras, Et quand dans les combats qu'on va livrer encore, Quand dans les jours ... des jours moins désastreux qn'hier lu seras décoré par celui qui décore, Promets-moi de porter ma croix, j'en serai fier!» Un frisson glacial envahit tout son être. «Conscrit, murmura Jacques, en le touchant du doigt, Lmbrasse-moi^ conscrit... embrasse ton vieux raattre'. Ah! sil laissait beaucoup d'élèves comme toi...» Mais un jet de sang noir s'échappa de sa bouche: Un éclair traversa ses grands yeux éblouis, Et, s'étant soulevé dans un élan farouche; Le sergent retomba, disant: «Pour mon Pays!!!» (Nouveaux Chants du Soldat, 1875 Ed. Calmann—Lévy, Paris) PAUL DÉROULKDE 419 CREDO je crois en Dieu. Le siècle est mauvais, 1'heure est trouble; Un soufflé de blasphème égare les esprits; L'honneur contre 1'argent se joue a quitte ou doublé: Le mal est sans (langer et l'homme est sans mépris. Je crois en Dieu. La mode est d'insulter le prêtre. Bien imprudent qui fait le signe de la croix! Quiconquc est un chrétien est bien prés d'être un trattre. Des devórrs nul n'en veut, nous n'avons que des droits. Je crois en Dieu. Qu'importe a ma prière ardente Des criminels joyeux le triomphe apparent! Ce cercle de dégout n'est pas 1'enfer du Dante, Mon cceur n'a pas perdu 1'espérance en entrant. Je crois en Dieu. La France attristée, abattue, Laisse opprinier son ame et forcer son aveu; I.a grande Nation dort d'un sommeil qui tue. Mais 1'heure du sursaut viendra. Je crois en Dieu! (Chants du Paysan, 1894 Ed. Calmann—Lévy, Paris) JACQUES NORMAND, "* * Paris, en 1848, d'abord avocat, soldat pendant «l'annêe terrible,*, puis éleve de i'Ecole des Charttf.^ débuta par Les lablettes d'un Mobile {i%ntvJournal en fers, suivi (1875) par A Tire d'Ailes, recueil de poésies. En 1877, il se fit connaitre par le rentoilage littéraire d'une farce du XVÏe néele: La Cornette, par Jehan d'Abimdance, publiée en 1881, dans un recueil de fantaisies de salon et de t/iédtre: Vat*\V^ ?' £ré'eaux- 11 'ncore Les Moinera*- franc. VPoésie de la Science, poème couronné par Patiêdemte francaise, Soleils d'hiver (1897), Visions familières' (1900), Visions smcères (1903), et donna au thédtre quelques comedies en vers: Le Troisième Larron, les Petits Cadeaux, les Petites Marmites, 1'Amiral, 1'Auréole LA GERVAISE RÉCIT Au petit port nonnand 1'allégresse était grande. C'est qu'ils sont signalés, les revenants d'Islande ») Normandische visschers die IJsland bezoeken. Zie Loli Pêcheur d'Islande. JACQUES NORMAND 421 I.cs pêcheurs du pays partis depuis longtemps; Cest que malgré le flot, le vent et les gros temps, On dit que nul ne manque a 1'appel; et 1'on pense Au bonheur du retour après la triste absence, Au fils que 1'on revoit, a 1'époux qui ce soir, Au foyer, prés de vous enfin Tiendra s'asseoir; Qui va vous rapporter de sa course lointaine L'argent qu'on enfouit dans le Tieux bas de laine, Et tous ces beaux rêeits qu'on écoute en tremblant A 1'heure du souper, quand le linge bien blanc Resplendit sur la table, et qu'aux fenêtres closes Le sombre Tent d'hiTer met ses plaintes moroses. O bonheur ineffable et tendre du retour! ; Ils seront Ik ce soir... Et tout le long du jour, Amassés sur la grève, hommes, femmes et filles Ont tu passer au loin les légères flottilles Des bateaux annoncés qu'ils se montrent entre eux, Reconnus par le cceur autant que par les yeux: «Le Saint-Jean! — Le Saint Paul! — Le Saint-Bonaventure! \— Mon homme! — Mon enfant! — La mer est forte est dure.. . Mais ils dansent a peine! — Oui... fameux chargement! — Bonne pêche pour sur! — Ils filent joliment... — Si ce gram') du nord-ouest ne les prend pas en route, Ils seront a Fécamp') avant la nuit, sans doute! - — Et deux heitres après, au pays!. ..» ') Grain: donderbui, Yalwind,i%indvlaag. 2) Kleine havenplaats aan het Kanaal. 4" LA GERVAISE Le Pays! Mot discret, mot in time, aux charmes inouïs, Pour ces humbles vainqueurs de la mer en furie, A la fois moins et plus que celui de Patrie! Or donc, tout en ré van t du haut de mon chalet, Je les voyais passer galment sur le galet, Quand une douce voix sonnant a mon oreille: «Eh bien! et le diner, monsieur? Qu'on se réveille! «La soupe est sur la table et va froidir sans vous!» C'est la Gervaise, avec ses cheveux d'un blond roux, Sa taille tombant droit, sa figure avenante: Brave femme du port que j'avais pour servante. Elle était tout émue et joyeuse: un éclair S'allumait par instants au fond de son oeil clair; Le sang rapidement colorait sa peau blanche; Elle avait arboré la robe du dimanche, Le fichu flambant neuf, et le plus beau bonnet: Après quatre longs mois son Pierre revenait! Son Pierre, son époux, son homme enfin: le père Des deux petits blondins qui 1'appellent leur mère, Gars de quatre a cinq ans, barbouillés et fripons, Qui Ia suivent toujours, blottis dans ses jupons! Ah! eert»elle était belle, et gaie, et pleine d'aise, Et bonne a regarder, cette brave Gervaise! I'ach e vais de diner, quand la nuit brusquement Se blanchit d'un éclair livide: un tournement De vent et de grêlons s'abattit sur la plage; La tempéte éclatait sombre, pleine de rage, Et soulevo.it les flots d'écume couronnés. JACQUES NORMAND 4»3 Serré contre sa mère, et les yeux étonnés, Un des enfants cria: Gervaise devint pale. «Allons, lui dis-je, allons! ce n'est qu'une rafale .. . ') Un coup de vent... D'ailleurs, ils sont au port déja!» D'un brusque mouvement, son oeil interrogea I,'horloge aux poids de plomb pendue a la muraille: «Qui sait ?» Et 1'ouragan, dans un bruit de mitraille, Vint s'abattre en ralant sur le toit ébranlé. Elle palit plus fort: "moi-même je tremblai. Une heure se passa, terrible; une autre encore. Personne! Autour de nous la grande voix sonore De 1'orage en fureur ne cessait de tonner. «Un semblable retard ne doit point étonner, Dis-je a la pauvre femme; après tout, la tempête, Terrible comme elle est, a Fécamp les arrête ... Puis un verre de vin offert au cabaret... — Avant de me revoir ?. .. Jamais il ne pourrait!» Et, sans un mot de plus, elle demeura sombre, Aux carreaux ruisselants cherchant a pereer l'ombre. Tout a coup, au dehors, on frappa rudement. «Lui! dit-elle, c'est lui !» Mais, dans 1'encadrement ') Rafale: bui , rukwind. 424 LA GERVAISE De la porte, apparut la taille maigre et haute Du père Jean, le vieux douanier de la cóte Tout inondé de pluie et le fusil baissé. «Et Pierre ?» dit Gervaise. Alors, embarrassé Le douanier, debout sur le seuil de la porte: «Votre homme?... II va venir... La marée est très forte Et cause son retard et celui des amis...» Puis s'avancant vers moi: «Le facteur m'a remis Cette lettre pour vous,» me dit-Ü a voix basse. Mais tandis qu'aux carreaux Gervaise, triste et lasse Allait se replacer pour regarder au loin Le brave douanier, m'attirant dans un coin Comme pour me donner une lettre: t. . «A la plage «lrois bateaux sont brisés... plus rien de Péquipage «Qui montait le Saint-Paul... Pierre est parmi Ie? morts «En vain sur le galet on a cherché les corps... *SieD '•'' APPrenez la cnose a cette pauvre femme, «Monsieur, moi! voyez-vous, ca me briserait 1'ame!» Puis le vieux douanier, haussant sa grosse voix Rude comme un clairon et tremblante a la fois: «Adieu, monsieur!» fit-il. Et sans autre parole II sortit, s'enfongant dans la tempête folie. Je restai seul avec Gervaise et les petits Les yeux gros de terreur, a ses cótés blottis. JACQUES NORMAND 425 Oh! l'horrible devoir! 1'épouvantable tfiche! Parler, c'était cruel: me taire, c'était lache... J'anrais, en me taisant, prolongé son espoir... Mais d'un moment a l'autre elle allait tout savoir Par le premier venu, cruellement, peut-être... Parler ?... D'un pareil coup ébranler ce pauvre être Bnser ce pauvre cceur qui battait, éperdu, A 1'appel d'un bonheur si longtemps attendu!... Convertir cette joie en tristesse éternelle!... Oh! l'horrible devoir! Je m'avangai vers elle Cependant, et cherchais quelque détour adroit, Quand soudain de la main me montrant un endroit, Un coin du petit bourg i) perdu dans la nuit noire: «Tiens! dit-elle, du feu chez la femme Grégoire... «Chez Thérèse on allume... et chez Frangoise aussi... «Leurs hommes sont ici, pour «Sr! ils sont ici! «Mais Pierre?... Ah! je saurai ce que cela veilt cftfgt» Et quittant la fenêtre, ivre, comme en délire Elle voulut sortir... Mais étendant le bras Et 1'arrêtant du geste: «Oh! non! ne sortez pas!» Elle me regarda, blanche comme une morte, D'un pas inconscient s'avanga vers la porte: «C'est donc vrai ?» Ne sachant que dire, je me tus. Pas un en, pas un seul! — Ses deux bras abattus lomberent lourdement; ses mains froides cherchirent Les têtes des petits, doucement les pressèrent Contre le beau fichu tout neuf, éblouissant, ') Gehucht, vlek. 4*6 LA GERVAISE Qu'elle avait mis pour mieux faire fête a 1'absent, Et s'asseyant d'un coup: «Mon homme! mon pauvre homme!» Ah! comme elle souffrait, la brave femme, et comme En la voyant ainsi, froide, ne pleurant pas, Je comprenais que tout, se ressemble ici-bas, Et combien sont cruels, en leurs mêmes alarmes, I .es orages sans pluie 'et les douleurs sans larmes! Après un long moment, les yeux toujours baissés: «Cependant les bateaux au large sont passés ... Le Saint-Paul, — je 1'ai vu, — marchait premier en tête, II était a Fécamp bien avant la tempête... Je 1'ai vu!... je 1'ai vu!... dit-elle en s'animant; Ah! monsieur, on vous ment! Oui, pour sur, on vous ment!» Et passant sur son front sa main maigre et palie Comme pour en chasser le vent de la folie: «Pierre va revenir... II revient... sur la mer J'ai Men vu le Saint-Paul passer dans le ciel clair Je le rcconnaltrais cntre mille sans peine: J'ai cousu de mes doigts sa voile de misaine!') Pierre ne pas venir?... Qui vous a dit cela?» Plus de doute a présent: la folie était la Et d'un instant a l'autre allait saisir sa proie. Alors, prenant ses mains: Stuk linnen, waarmede de Normandische visschers zich bij de kabeljauwvangst voor slagzeeën beschutten, fok. JACQUES NORMAND 43J «Le bon Dieu vous envoie, Lui dis-je doucement, tout bas, avec bonté, Gervaise, une terrible épreuve en vérité. Mais reprenez courage, ó ma pauvre affligée! Sougez au lourd fardeau dont vous êtes chargée A ces pauvres petits qui n'auront plus que vous!» Elle mit les enfants entre ses deux genoux, Et plus calme, sentant qu'en sa douleur amère Pour n'être plus épouse, elle était toujours mère: «Alors, Pierre?,.. dit-elle. Oh! je veux tout savoir!» — Trois barques ont péri, lui dis-je, sans espoir. Le Saint-Paul est du nombre, avec tout 1'équipage. — Et les corps? — Pas un seul! En vain, sur le rivage Avec les autres , Jean , le douanier, penché ... «Eh! bon Dieu de bon Dien! c'est qu'ils ont mal cherché! «Dit une rude voix, tandis que ferme et forte «Une main brusquement faisait tourner la porte. «Ces maudits gabelous •) ont de bons yeux vraiment! «Dire qne c'est payé par le gouvernement!» Et sous son grand chapeau de toile goudronnée, Trempé, mais l'ceil ardent, la face illuminée, Le raarin bien vivant devant nous se campa. Gervaise dit: «Mon homme!» Et les enfants: «Papa! ') Gabelou = gabeleur: kommies der zoutbelasting; tolgaarder: kelderrot; landrot. 428 la gervaise Ah! la rude embrassade et 1'énergique étreinte! Alors, le croiriez-vous ?... Moi dont 1'ame contrainte Depuis quelques instants souffrait étrangement! Moi simple spectateur du brusque dénoflment De ce drame bien simple et fréquent sur nos plages Te sentis mes regards se voiler de nuages Je perdis connaissance et je m'évanouis... Quand, un moment après-,■ les yeux tout éblouis, becouru par Gervaise avec un soin extréme, Par Pierre soulevé, je revins a moi-même, J entendis le marin qui disait: «Ce n'est rien U Puis d'un ton gouailleur') et doux: «Parisien!» ') Populair spottend.' (Paravents et tréteaux, 1881 Ed. Calmann—Lêvy, Paris) JEAN RICHEPIN, né le 4 février 1849, « Medéah (Algérie), oir sou père fut medecm militaire. II fit ses études a Paris, passa deux ans a Dotten, ou tl etudia la médecine, fttis entra al'Ecole Normale qutl qutlta en 1870, pour entrer a la rédaction d'un tourna) de Besangon. Franc-tireur sous Bourbaki, il ne rentra d Paris ,/u en mars 1871: et publia dans la Vérité, les Etapes d'un Kéfractaire. En 1872, il joua lui-méme 1'Etoile, pièce écrite en collaborahon avec Andre Gill. II connut alors la misère notre et composa la Chanson des Gueux, recueil de vers, qui lui valut un mois de prison. II se rendit depuis a Guernesey ou tl ecrivit les Caresses, poésies. En 1884, il publia les Blaspnemes, poésies, en 1886, la Mer, en 1804, Mes Paradis en iqoi les Eglogues marines. De ses romans, nous citerons: Madame André, Miarka Braves Gens, les Morts bizarres, Césarine, le Cadet: Au theatre tl donna la Glu, Nana Sahib, Monsieur Scapin, les ï Iibustiers, etc. Elu membre de l'Académie francaise en iqoS a la place a' Andre Theurttt il donna le 4 mars 1000 au thédtre du Vaudeville la Route d'Emeraude, drame en 5 actes en vers 43° LES PAUVRES GAS LES PAUVRES GAS Oü ca couche? Le plus souvent Nlmporte oü. Quand le froid les traque Avec le surolt ') arrivant, Ca couche dans une baraque A I'abandon, qui se détraque, Dont le toit baille en se crevant Sous 1'averse, et dont le mur craqne A tontes les gifles du vent. lis s'entassent la pêle-mêle, Comme un nceud de vers embrouillcs, Jeunes etjviaux, male'et femelle, Haleurs, mendigots et mouliers, Tous transis, grelottants, mouillés, Les bras croisés sous la mamelle, Et parfois', quoi que sans souliers, Foroés de battre la sein elle. Quand ils en sortent, les matins, Alors que le soleil appuie Ses pieds d'or sur de verts satins, Eux,'qn'en vain sa lumière essuie, Avec^leur crasse aux tons de snie Oü le jour plaque des étains, Mal débarbouillés par la pluie Ils ont l'air de nègres détcints. De quoi ca s'habille: De loques. Fonds de culottes sans mollets, Pan de veste qui t'emToques, Bourgerons veufs de vos collets. ) Zuidwestenwind. JEAN 1UCHEIUN Chapeau roux qui te décollais, Cuirs débbnlHis, gonflés de clogues1),. De vous ils se font des complets Oü leur morve met des breloques. De quoi ca vit! De noirs écots Savourèux a leur faim qui dure: Vagues détritus de fricots Mijotés dans les tas d'ordure, Trognons de choux, brins de verdure, Mélancoliques haricots, Bonts de pain dont la croüte dure Ebrèche leurs derniers chicots*). Par-ci par-la, jours de fortune, D'un pêcheur ils ont des poissons. Ou bien, guettant 1'heure opportune Oü nous, étrangers, nous passons, Ils nous marmonnent des chansons. En nous disant que c'en est une De mathurin, et nous glissons Dans leur main sale un peu de thune3). Mais ces jours-la, ces bons instants, On les compte au cours de 1'année, Les autres, les jours malcontents, Se suivent comme a la fournée. Longs mois de disefte achamée! De quoi ga vit? De vieux restants Raccrochés au jour la journée. De quoi ga vit ? De l'air du temps. Et, cependant, ga vit, ga grouille. Plus mal que bien, c'est entendu! ') Bobbel, zwelling. *) tand. >) thune (argot): geld. 432 LES PAUVRES GAS Aucun n'a la panse en citrouille. Le plus gras a l'air d'un pendu. Mais chacun, a vivre assidu, Résiste, lutte, et se débrouille. Leur espoir n'est pas plus perdu Que le fer n'est mort sous la rouille. Quel espoir? Ils ne savent pas. Pourtant, on voit qu'il les fait vivre, Puisque, partout oü vont leurs pas, On peut Ere, comme en un livre, Dans leurs yeux la soif de le suivre. Espoir de quoi? D'un bon repas? D'nn lit plus sür? D'un sommeil ivre Espoir d'un tranquille trépas? Espoir de quoi? Que leur importe! Ils vont vers lui, jamais lassés. Hótes du vieux hangar sans porte, Mangeurs d'arlequins') ramassés Rödeurs des quais et des fossés Hantés du rat et du cloporte, Pas un ne dit que c'est assez ER&e veut que la mort 1'emporte. Espoir de quoi? Tout simplement Espoir de vivre encore une heure, L'heure qui va, dans un moment, Sourfce, et qui sera meilleure Que celle d'a-présent qui pleure. Espoir sans fin qui toujours ment, Qui toujours accouche d'un leurre, Et qu'on maudit, mais en 1'ai mant. ) Kliekjes van verschillende spijzen. jean richepin 433 C'est cet espoir qui les enivre, Qui les chauffe de ses rayons Contre le vent, la nuit, le givre, Qui les revêt sous les haillons, Les nourrit, et met des paillons Superbes dans leurs yeux de cuivre. De quoi ga vit, ces penaillons ')? De quoi ga vit? De vouloir vivre. (Eglogues marines, 1901 Ed. Fasquelle, Paris) LA" PETITE QUI TOUSSE Les aiguilles des vents froids Prennent les nez et les doigts Pour pelote 2). Quel est sur le trottoir blanc Cet être noir et tremblant Qui sanglote? La pauvre enfant! Regarde/.. La toux, par coups saccadés, La secoue, Et la bise qui la mord Met les roses de la mort Sur sa joue. Les violettes sont moins Violettes que les coins De sa lèvre, Que le dessous de ses yeux Meurtri par les baisers bleus De la fièvre, ') schooier. *J) pelote: speldenkussen. 28 434 la petite qui tousse Tousse! tousse! Encor! Tantót On croit onlr le marteau D'une forge; Tantót le rflle plus clair Comme un clairon sonne un air Dans sa gorge. Tousse! tousse! tousse! Encor! Oh! le rauque et dur accord Qui ricane! Ce clairon large et profond Sonne pour ceux qui s'en vont La dianel). Tousse! C'est le cri percant Du noyé lourd qui descend Sous 1'écume. Tousse! C'est lointain, lointain, Ainsi qu'un glas qui s'éteint Dans la brume. Tousse! tousse! un dernier coup! Elle laisse sur son cou Choir sa tête, Tel sous la bise un nambeau; Et pour la paix du tombeau Elle est prête. Elle épousera ce soir, Sans bouquet, sans encensoir, Sans musiques, Flus tót qu'on n'aurait pensé, L'hiver, ce vieux fiancé Des phtisiques. 1) De ochtend waak, de reveille. (La Chanson des Gueux, 1876 Ed. Fasquelle, Paris jean r1chepin 435 LA NEIGE EST BELLE La neige est belle. O pale, ó froide, ö calme vierge, Salut! Ton char de glacé est tralné par des ours, Et les cieux assombris tendent sur son parcours Un dais de satin jaune et gris couleur de cierge. Salut! Dans ton manteau doublé de blanche serge, Dans ton jupon flottant de ouate et de velours Qui s'étale a grands plis immaculés et lourds, Le monde a disparu. Rien de vivant n'émerge. Contours enveloppés, tapages assoupis, Tout s'efface et se tait sous cet épais tapis. II neige, c'est la neige endormeuse, la neige, Silencieuse, c'est la neige dans la nuit. Tombe, couvre la vie atroce et sacrÜège, O lis mystérieux qui t'efTeuilles sans bruit! (Les Caresses, 1877 Ed. Fasquelle, Paris) LA CHANSON DE MARIE-DESrANGES Y avait un' fois un pauv' gas'), Et Ion la laire, Et Ion lan la, Y avait un' fois un pauv' gas, Qu' aimait cell' qui n' 1'aimait pas, 1) Gas, voor gars: jongen , knaap. 436 la chanson de marie- des-anoes EU lm dit: Apport' moi d'main, Et Ion la laire, Et Ion lan la, EU' lui dit: Apport' moi d'main L cceur de ta mer' pour mon chieu. Va chez sa mère et la tue Et Ion la laire, Et Ion lan la, Va_ chez sa mère et Ia tue, Lui prit 1'cceur et s'en courut. Comme il coorait, il tomba, Et Ion la laire, Et Ion lan la, Comme il couraltïH tomba, Et par terre 1'cceur roula. Et pendant que 1'cceur roulait Et Ion la laire, Et Ion lan la, Et pendant que 1'cceur roulait Entendit 1'cceur qui parlait. Et 1'cceur lui dit en pleurant, Et Ion la laire, Et Ion lan la, Et 1'cceur_ lui dit en pleurant: Tes-tu fait mal, mon enfant? (La Glu, 1881 Ed. Fasquelle, Paris) JEAN RICHCHN 437 ÉTUDE MODERNE D'APRÈS L'ANTIQUE S»E' fWwtiqne , disais-tu , peuh! c'est froid comme glacé. On le respecte pour 1'avoir appiis en classe. Mais c'est un préjugé, sois-en bien convaincu. Jamais rien de précis, de réel, de vécu. ;!! II nous faut du détail, et point de rhétorique, Tes anciens... — Mon ami, tu n'es qu'une bourrique 1)! ... Sous une hutte au toit de joncs entrelacés, Aux parois de feuillage, ensemble et harassés Dormaient deux vieux pêcheurs sur un lit d'algue sèche. A cóté d'eux gisaient leurs instruments de pêche, Petits paniers, roseaux , lignes, forts hamecons , Appats que le fucus 2) doit cacher aux poissons, Verveux»), nasses d'osier au fond en labyrinthe, Deux rames, de leurs doigts calleux gardant 1'empreinte, Puis une barque usée, a plat sur des rouleaux. Leurt bardes avec leur bonnet de matelots, Une natte, et voila le chevet de leur tête. C'est de ce pauvre peu que leur fortune est faite. C'est la tout 1'attirail des pêcheurs, tout leur bien, Rien de plus. Et leur seuil n'a ni porte ni chien. . A quoi bon ? C'eüt été de la peine perdue. Pas de voisins! Partout, autour d'eux, 1'étendue. La hutte est toute seule et la mer a cóté Et ce qui les gardait, c'était leur pauvreté. — Hein! qu'en dis-tu? Comment trouves-tu la peintfre? Voyons, est-ce précis, réel, vécu, nature, Détails sans rhétorique et mots sans tralala? !) Ezelin. 2) Fucus: wetenschappelijke naam voor varech: zeewier. S) Fuiken, 43» le serment Franchement, fait-on mieux aujourd'hui. qne cela: Or, sauf un trait, 1'étude est mot a mot transcrite, Idylle vingt et un, de 1'aïeul Théocrite. (I.a Mer, 1894 Ed. Fasquelle, Paris) LE SERMENT Avec sa coiffe noire et sa figure pale, Ses yeux fixes, son pas brusque, sa voix qui rile, Et les grands gestes fous de ses tremblantes mains, Elle avait vraiment l'air d'un spectre; et les gamins Se sauvaient effarés quand au coin d'une rue Ils la voyaient surgir comme une ombre apparue. Toujours propre, d'ailleurs, des sabots au bandeau , La toile reprisée et lavée a grande eau, La coque sans un trou, la m&ture compléte, Ainsi qu'un vieux bateau dont on fait la toilette; Et 1'on devinait bien, rien que par son gréement, Que ce corps n'avait pas en tout 1'esprit dément. A vrai dire, elle -était avisée, économe, Et travailleuse, et dure au travail comme un homme; Mais, sombre et vague même aux instants les meilleurs, Son ame paraissait toujours partie aiüeurs. Pourtant elle aurait pu, sans regrets ni chimères, Vivoter comme une autre, au juger des commèrés. . Etant sceur, mère, veuve et fille de marins, L'Etat a ses vieux ans faisait des jours sereins Comme il sied; car on sait qu'ït rend avec usure. Pour payer son logis dans un coin de masure, Nournr son petit-fils et manger de surcrolt, Grace a trois pensions ensemble elle avait droit A trente francs et des centimes par trimestre. JEAN RICI1EPIN 439 Avec quoi, du premier janvier a Saint-Sylvestre, Sans demander 1'aumóne elle trouvait moyen De subsister, et même en ménageant son bien. Donc, qu'elle eut des raisons contre la destinée, Soit! Mais perdre le sens pour ca, quelle obstinée! A toujours ruminer ainsi son deuil ancien Et ne point s'accalmir, elle y mettait du sien! Sans doute; elle avait eu de cruelles épreuves, Quoi, cependant? C'est la le soit de tant de veuves! Tant d'autres ont rempli de leurs cris superflus La grève oü 1'on attend ceux qu'on ne revoit plus! Tant d'autres ont souffert, dont la douleur s'envole! Elle, la sienne était restée. Elle étai t folie. Elle avait tour a tour dans les flots et les vents Perdu, si bien portants au départ, si vivants, Père, frères, mari, tous morts sans funérailles; Et cinq braves enfants sortis de ses entrailles. Maintenant, au foyer vide, autrefois si plein, Elle demeurait seule avec un orphelin, Son petit-fils, dernier de toute Cette race. Pour le défendre, lui, contre la mer vorace, Elle avait retusé, pauvre, qu'il profitat De 1'école gratuite oü sont pris par 1'Etat Les orphelins des gens de mer morts au service. Qu'il y fut élevé pour devenir novice, Oh! non, jamais! Lui, lui, courir les flots hideux! Non, pas de ga! Plutót crever de faim tous deux! Car sa folie était contre la mer. En elle C'est comme une ennemie atroce et personnelle Qu'elle voyait. La mer était quelqu'un, pour sür, Avec des Cris d'orage et des rires d'azur. Elle la détestait du profond de son ame, Et ne se gênait pas pour le dire a 1'infame Qu'elle venait toujours aux henres de gros temps Lapider de galets et de mots insultants. Elft y menait l'enfant, et la, fauve, hagarde, Dans le fracas du flux elle clamait: — Regarde! C'est cette-la qui prend les hommes, les maris, 44° LE SEEMENT Les pères, les fils, tout! C'est elle qui t'a pris Ion père apres m'avoir pris le ruien, la méchante. Un! n écoute jamais, petit, ce qu'elle chante. Elle t'appelïera doucement, 'par tón 'nom ' ' ' Mon T^ft'' *** ^ Iui réP°«dras non, Mon gas? Tu n'iw point la-bas comme les autres. lu lm chras d'abord de te rendre les nótres, j ' . * ! • ,• DiSi tu n'iras point, mon jras> Jetait aussi dans 1'eau des galets pour lui plaire, it jura,t par serment, en crachant vers le flot «»U ne serait jamais pêcheur ni matelot ' EfauanT i; ï i«rand'mère * cceur moins sombre, W quand, le sou- venu, devant 1'atre plein d'ombre Elle s'assoupissait a tricoter son bas -eNonreSf h. ?oche t een der uitstekendste generaals der Fransche Republiek, geb. 1768, gest. 1797. 464 LE PORTE-DRAPEAU DU GÉNÉRAL HOCHE Ce lion sur de vaincre était fier d'affranchir. Aussi, quand son cheval longeait la batterie Fumante, les soldats avaient vu la patrie! Un charme était en lui qui vous rendait meilleur Ca grace de son geste écartait le malheur, II possédait la Joie , il donnait 1'Espérance ... Car son sourire était le rayon de la France. Parmi les enrólés d'Alsace, combattants Novices, se trouvait un gars de dix-sept ans. II s'appelait Xavier. Sans son casque a chenille Ce blondin rose avait presque l'air d'une fille; II rougissait d'un rien: Mais parfois ses yeux bleus Langaient un doux éclair sous leur voile houleux. II cachait son tourment, ce petit volontaire, Qui n'avait qu'un fusil pour tout bien sur la terre. Quel était ce désir, ce rêve filial? Mériter un regard, un mot du général. Le voir et lui parler, c'était la son en vie; Pour lui toucher la main, il eut donné sa vie! Mais il n'avait rien fait encor le pauvre enfant. Quand Hoche paraissait radieux, triomphant, Xavier l'ceil ébloui, perdu dans son mirage Se troublait et sentait défaillir son courage. Un matin, après 1'aube, il entendit 1'appel; Et Xavier s'échappa de sa tente. Le ciel Etait d'un gris obscur. On battait la diane; Le son rauque et strident dans l'ombre diaphane Bondissait. Les sergents commandaient d'un ton bref. Xavier put s'approcher de la tente du chef Avec les grenadiers qui faisaient la veiüée. La tente était ouverte. Une carte étalée Sur un tambour, brillait a la rouge lueur D'une chandelle. Mais du pauvre intérieur Sortit le général a la haute stature, EDOUARD SCHURÉ 465 L'écharpe aux trois couleurs nouée a sa ceinture, Comme un aigle, l'ceil vaste et 1'aile ouvcrte au vent Devance la lumière et le soleil levant. Et pareil a l'oiseau qui domine la nue, Hoche aux vieux grenadiers paria, la tête nue: «Mes enfants, leur dit-il, le voici, le grand jour! Nous délivrons 1'AIsace en sauvant Wissembourg. Prenons le droit chemin, fuyons la route oblique; Serez-vous les vrais fils de notre République, Comme ceux de Valmy, comme ceux de Fleurus ? — «Oui, dirent les soldats a sa voix accourus. — «Eh bien, voyez la-bas cette redoute grise? «C'est le nceud du combat; H faut qu'elle soit prise. «Elle a trois grands fossés et vingt canons de front, «Et pour nous recevoir les boulets danseront. «Aussi, je donnerai la couronne civique «Au premier qui la-haut me plantera sa piqué. «C'est la-haut, mes enfants, qu'est notre rendez-vous: «La France vous regarde et Hoche est avec vous!» D'un seul cri, les anciens grenadiers répondirent: — Vive le général! — et les schakos') bondirent. Xavier n'avait rien dit. Un brave vétéran, En le voyant rentrer tout rêveur dans son rang, Grommela: «— Tu m'as l'air de songer aux payses? «Ah! mon petit conscrit, tu vas en voir de grises*).» II marcha tout le jour le bataillon vosgien. Les plus hardis portaient le bonnet phrygien Au bout de leurs fusils. Les trompettes sonnèrent De plus prés les canons des Prussiens tonnèrent. Et Xavier resscntit un étrange frisson En voyant tout a coup, par-dessus le gazon, A travers un épais nuage de poussière, ') Schako of shako. !) Tu vas en voir de grises: ge zult wat moois zien. 30 466 LE l'ORTE-DRAPEAU DU GÉNÉRAL HOCHE La redoute dresser sa tête meurtrière, Sous un dais de fumée. Au fond de leurs trous noirs Les vingts canons plongeants braquaient leurs [entonnoirs. La redoute gardait un sinistre silence; Mais la mèche flambait pale sur une lance. .. Les Francais en courant franchirent un ruisseau, Puis sur toute la ligne: — En colonne! 1'assaut! — L'ennemi répondit d'un : — Hourra ! — formidable, Puis , un fracas immense , un choc épouvantable ... Xavier ferma les yeux, mais sans avoir, bronché: En les rouvrant, il vit son bataillon fauché, Et comme dans un champ que 1'ouragan déflorc Gisait dans un fossé le drapeau tricolore. Et: — Hourra! — les Prussiens ricanaient de plaisir. Alors qu'éprouva-t-il ? Fureur ou beau désir ? Dans un transport soudain le jeune volontaire Releva 1'étendard, et d'un bond de panthère Montant sur les talus, superbe, libre et beau, Au haut de la redoute il planta le drapeau. La colonne suivit. — II ne vit pas la lutte Sauvage, qui dés lors fit trembler cette butte; II ne vit pas, saisi d'un rêve éblouissant, II ne vit pas 1'acier, il ne vit pas le sang; Mais brülant sur son front comme un beau'météore Dans le vent et 1'azur la flamme tricolore, — A moi! — criait Xavier en 1'agitant dans l'air: Et tout ce bataillon entra comme 1'éclair. — A moi! — s'écria-t-il, et c'était une fête... Lorsqu'un sabre d'uhlan s'abattit sur sa tête. — Ah! tombe, brave enfant... il flotte ton drapeau!... Tu ne vois plus... ta main sent le froid du tombeau. u Ils montent les soldats, fils de Quatre-vingt-treize Et voyant ton signal chantent la Marseillaise! Sur le coteau fumant, Hoche victorieux Vit dans 1'herbe couché cet enfant aux grands yeux. EDOUARD SCHURÉ 467 On formait cercle autour du pauvre volontaire. Le général resta les yeux fixés a terre, Devant ce front sanglant pris comme d'un remord. Un major était prés de Xavier. «— Est-il mort?» Dit Hoche. Le major eut un faible sourire Et 1'oreille appuyée a son cceur: «— II respire, Mais a peine,» dit-il. Et Hoche, s'inclinant A son tour sur ce front dans la mort rayonnant, De sa puissante main toucha la tête blonde. Et les yeux de Xavier, nageant dans l'autre monde, Brillèrent tout a coup d'un éclat sidéral'). II murmura: «— Je suis content, mon général...» Puis son oeil s'éteignit. Dans ce regard de flamme, Cet héroïque enfant avait rendu son ame. Hoche se releva pale, et dit plein d'émoi: «— La bouclé de cheveux, docteur, coupez-la-moi. «C'est le plus noble enfant de France qui succombe. «Cette bouclé, je veux 1'emporter dans ma tombe: «Car je porte a jamais 1'Alsace dans mon cceur. «Soldats! saluez tous! Le voila, le vainqueur!» ') Sidéral: bovenaardsch. (L'Ame de la Patrie, 1892 Ed. Fisciibacher , Paris) ALBERT DELPIT ne a la Nouvelle-Orléans, en 1840, mort a Paris, en 1803. Son père Penvoya en France pour y faire ses études, puis le rappela, pour lui céder sa maison de commerce. Après quelques mois passés en Amérique, il revint a Paris et entra dans ^ la carrière des lettres sous les auspices d'Alex. Dumas, père. En ,1870, il remporta le prix dans un concours, par son Eloge de Lamartine. Pendant la guerre, tl servit avec beaucoup de distinction et regut la Croix. Ses poèmes 1'Invasion el Ie Repentir furent couronnés par l Académie. Outre un volume de vers, intitulé les Dieux qu'on brise, et un poème: Jeanne la Pucelle, Al. Detpit a ecrtt de nombreux romans, dont le Fils de Coralie, le Mariage d'Odette, le Père de Martial, Belle-Maman sont les plus connus. Au tliédtre, il donna Robert Pradel (1873), Jean-nu-Pieds (l875), les Chevaliers de la Patrie, le Fils de Coralie, tiré du roman de ce nom, etc. albert delpit 460, COMMENT NAQUIT LA POÉSIE Adam était assis a l'ombre d'un grand chêne. Le soleil déclinait, la nuit était prochaine; Les animaux repus dormaient dans les halliers; Et 1 Homme, ayant fini ses travaux journaliers, Inste, rêveur, songeant aux choses inconnues, Kegardait les oiseaux s'ébattre dans les nues. Or, comme il contemplait 1'immensité des cieux Adam sentit des pleurs qui coulaicnt de ses yeux. «Mon Die», dit-il, pourquoi n'ai-je donc pas des ailes, Afcn de traverser les plaines éternelles? Avant de m'endormir du sommeil du tombeau Je voudrais voir ton ciel si paisible et si beau; Je voudrais m'élancer sur cette mer profonde De nuages d'azur qui flottent sur le monde: Et mon cceur ulcéré ') se guérirait bientöt Si je pouvais enfin jeter 1'ancre la-haut!» A peine il achevait sa demande attristée, Dieu lui dit; «Ta prière, Adam, est écoutée. Tu souffres, tu voudrais des ailes a ton corps, Pour voler a travers ce monde du dehors, Ou vivent les oiseaux sous le soleil de flamme? Homme, je donnerai des ailes a ton ame!» Et, depuis, la Pensée, avec des ailes d'or, Dans le monde idéal prend souvent son essor, Au gré de la Douleur ou de In Fantaisie. — Et c'est ainsi que Dieu créa la Poésie. ') Door nijd, door verlangen verteerd. (Les Dieux qu'on brise, 1881, Ed. Paul Oixendorff, Paris) 47° le premier diamant LE PREMIER DIAMANT Quand Eve, la première mère, Vit Abel, son fils préféré, Couché prés d'elle sur la terre, Livide et le flanc déchiré, Frise d'un désespoir sans borne, Sa douleur attesta les cieux, Qui, devant son angoisse morne, Mirent des larmes dans ses yeux. Mais ces larmes silencieuses Ne coulèrent pas vainement, Car de ces gouttes précieuses Dieu fit le premier diamant. Et c'est pourquoi, dans la nature, Le diamant peut seul user Même la pierre la plus dure, Qu'on s'efïbrce en vain de briser; De même, il est des cceurs de pierre, Insensibles comme un rocher, Et que les larmes d'une mère Parviennent seules a toucher. (Les Dieux qu'on brise, 1881, Ed. Paul Oixendorff, Paris) albert delpit 471 QUAND, LAS DE SA COURSE Quand, las de sa course éternelle, Le papilion s'est endormi, L'enfant croit, en prenant son aile, Captiver ce bel ennemi; Mais las! le papillon se léve, Et l'enfant chagrin s'apercoit Qu'il ne lui reste de son rêve Que de la poussière a son doigt. C'est bien la ressemblante image De l'homme créé pour souffrir: II a pour papilion volage Le bonheur qu'il veut conquérir; II y touche;... sa joie est brève, Et, vaincu par le sort moqueur, L'homme ne garde de son rêve Que la poussière du bonheur! (Les Dieux qu'on brise, 1881 Ed. Paul üllendorff , Paris) CHANSON BRETONNE I Mon ami vient de s'en aller, J'en ai le cceur tout en peine. Vint un gars, sous le grand chêne, Qui voulut me consoler! 4?2 chanson bretonne Mais je lui dis: «Celui que j'aime, Ce n'est pas toi! ' Hélas! il est tóea loin de moi, Celui que j'aime!...» Je ne peux pas me consoler... Mon ami vient de s'en aller. : II Vint un seigneur pour m'emmener: II comptait me faire dame Et voulait, avec son ame Des byoux d'or me donner; Mais je lui dis: «Seule veux être, Et pour toujours! Puisque sont mortes mes amours, Seule veux être !... Pourquoi vouloir me consoler? Mon ami vient de s'en aller!» III Enfin vint madame la Mort: . Elle n'eut rien a me dire ; Mais elle avait ce sourire Qui séduit l'homme et 1'endort; Et je lui dis: «O Mort tant belle, Ouvre les bras! Vers mon ami tu partiras, O Mort tant belle! Car avec toi doit s'en aller Qui ne peut pas se consoler!... (Les Dieux qu'on brise, 1881 Ed. Paul Ollendorff , Paris) JEAN LORRAIN, de son vrai nom Paul Duval, né a Fécamp en 1855, mort a Paris en igoó. Sous le pseudonyme de Raitif de la Bretonne il a collaboré a plusieurs journaux. Outre des recueils de vers: le Sang des Dieux (1882), Modernités f1885), les Griseries (1887), 1'Ombre arden te (1897), il a écrit un grand nombre de nouvelles et de rUcits: La Forêt bleue (1883); Songeuse (1891); Heureux d'Afrique (1899); Monsieur dePhocas (1901); Propos d'ames simples (1904); 1'Ecole dès Vieilles femmes (1905). II a donne au théatre des pantomimes, des ballets, une tragédie lyrique Prométhée, musique de Faure^(1900). LA COUPE D'OR Vous souvient-il encor du roi de la ballade, Lancant de. sa main pale au gouffre bleu d'azur L'énigme de son ame et sa coupe d'or pur? La vague dit son chant sous le balcon de jade, Le ciel du Nord frissonne et, comme un gram trop mur, Perle, tremblé et s'égrène au creux d'une grenade, La coupe d'or échappe aux doigts du roi malade, Qui s'affaisse appuyant sa nuque au froid du mur. 474 LES CYGNES Penché sur Pinfini, blême et tremblant de fièvre, Comme lm j'ai tenu le bonheur, et ma lèvre Comme Ia sienne ardente, en a pressé le bord. L'amour chantait son ode et la mer son poème; Mais, sans en avoir bu 1'oubli, goutte snprême J'ai laissé dans les flots rouler la coupe d'or. 1 (Le Sang des Dieux, 1882 Ed. A. Lemerre, Paris) LES CYGNES A UNE MORTE II est dans Tennyson un chant plein d'amertume Ou, parmi les récifs au pied d'un vieux manoir, Un vieux roi presqu'aveugle a la barbe d'éeume ! Seul en face des flots, vient au couchant s'asseoir. Et la, les yeux fixés dans 1'horizon qui fume Son regard attristé suit, pris d'un vague espoir Un grand vol éclatant de cygnes dans la brume, Fugitive blancheur apparue au ciel noir. Le sillon lumineux des cygnes sur la grève C'est ton image encor vivante dans mon rêve, Souriante au milieu des bonheurs entrevus. Tu renais et voila que le préseHf' s'efface Et dans les cieux plus clairs le divin essaim passé Lessaim des heures d'or et des songes perdus. ' (Le Sang des Dieux, 1882 Ed. A. Lemerre, Paris) JEAN LORRAIN 475 SÉLÈNE i) Debout dans la splendeur des blanches nuits d'hiver, La blonde Sélène sans tuniques et sans voiles Préside au chceur nocturne et rêveur des étoiles Menant la danse ailée au fond du ciel ouvert. Un fin croissant d'argent dans ses cheveux d'or clair. Elle agite en riant entre ses bras d'opales Un grand are en ébène et les nuits sidérales, Sont les reflets tremblants et nacrés de sa chair. Les traits de son carquois sont les rayons lunaires, Pères des visions, des tables légendaires Qui dansent dans la brume en se donnant la main, Et, debout dans la nue, elle sourit en rêve Au patre sur les monts, au pêcheur sur la grève. Et blanchit doucement les arbres du chemin. ) Dochter van Hyperion = de maan. (Le Sang des Dieux, 1882 Ed. A. Lemerre, Paris) CLOVIS HUGUES d,*hJ Minerbes-> le i novembre iSji , il débuta dans la presse \ a trToJ ? V** Ufutcondamné & trois ans de prison et 6000 fres. d'amende, pour un ari le msere dans un Journal de Marscille.'Xph <** prison, I 1 entra a a Jeune République; les électeiirs marseillail l envoyerent a la Chambre, en 1881 et i88S. II alla siéger èl extreme gauche et vota constamment avec le groLe radical. En ,88o il refusa toute candidature, pour se livrer uniquemet* a la littérature, mais aux élecliois de ïsoZ fl ' fJVu n ^ U 'V ^rondissement de PaHs et fui' elu. II a ete reelu en 1808, en 1002 et en 1006. CEuvres Batafné--'£ f*te .P°èmeS Je Prison; les Soi^ de Teha'nn? ^ C°m}at> leS Evocati0nsY la Chanson de Jehanne Darc foeme de geste couronné par VAcadémie francaise (1899), les Roses du Laurier (1903) LE RÉCIT DU CANUT i) Cet ouvrier me dit: T , . — Je suis un pauvre diable. Je nai pas un morceau de pain blanc sur ma table- Depuis plus de trois mois, je ne sais plus comment &o« faits les beaux écus procurés par 1'ouvraee Quels temps rudes, hélas! que ces temps deThömage»)! 0 Zijdewever te Lyon. ») Chömage: Gedwongen werkeloosheid. CLOVIS HUGUES 477 Je ne reconnais pas les amis que j'avais. Je trouve le ciel vide et le monde mauvais; Et même a la maison j'ai des paroles aigres. Dans mes pantalons bleus flottent mes jambes maigres. Que faire? Je m'en vais et je róde au hasard, Et je demande a tous du travail. J'entre tard, Redoutant le moment sombre oü, les yeux humides, On revient au logis pour montrer ses mains vides. Si vous saviez! j'ai deux enfants charmants et doux. L'ainé grimpe déja tout seul a mes genoux. Ses jolis cheveux blonds lui font une auréole. Je voudrais bien pouvoir 1'envoyer a 1'école; Mais, pour beroer sa sceur, il reste a la maison: C'est un homme pour nous que ce petit gargon. Sa mère, grace a lui, peut aller coudre en ville. La fille a treize mois, et s'appelle Lucile: Je me suis rappelé Camille Desmoulins 1). Elle a de petits pieds tout ronds, et les yeux pleins D'on ne sait quels rayons qui vous entrent dans 1'ame. Ma femme nuit et jour travaillé, pauvre femme! — Savez-vous bien, monsieur, vous que 1'on dit savant, Combien il faut donner de coups d'aiguille, avant D'avoir gagné le peu de pain qui nous fait vivre ? — Elle a, quand vient 1'aurore, un air de fantóme ivre; Sur ses lèvres s'étend cette paleur des morts Qui vous glacé; un frisson lui court par tout le corps: Sa tempé froide bat, et ses yeux sont tout rouges: Une lampe qui brule est mortelle en nos bouges. Je me souviens pourtant d'un passé moins amer. Comme le Rhóne va du cóté de la mer, 1) Cam. Desmoulins: een der aanvoerders der fransche omwenteling, in 1794 onthoofd. De naam zijner vrouw was Lucile Duplessis. 478 LE RÉCIT DU CANUT Nous allions du cóté de la joie et du rire. Le chömage était rare: on pouvait se suffire. Ndu» étions de nouveaux mariés dans ce temps. Nous partions le dimanche elle et moi, tout contents, Et lorsque nous avions, pas loin de la Croix^Rousse,l) Trouvé quelque bon coin de verdure et de mousse Nous vidions nos paniers et nous nous régalions. ' Nous faisions dans les prés la chasse aux papillons, Le cceur plein, nous tenant tous les deux par la taille. Mes lèvres la cherchaient sous son chapeau de pailleEt 1'on disait de nous: Ce sont des amoureux! ' Les oiseaux nous aimaient, car nous laissions pour eux 1 omber sur le gazon des débris de galettes... Je me contenterais aujourd'hui.ie'ces miettes. Hélas, tous mes bonheurs ont peu longtemps duré. Je fus, étant petit, avant 1'heure livré Aux démons de 1'usine, et ma pauvre main frêle Dut se mettre a tourner la lourde manivelle. Oh! quel horrible bruit que ce bruit des métiers! J'aurais voulu courir dans 1'herbe des sentiers, 1 L'aube dans le regard, la santé sur la joue: On avait fait de moi 1'esclave d'une roue. Un grossier contre-maitre était la, me grondant A tont propos, avec des mots bourrus, pendant Que mes jeunes amis, sans redouter personne, Jouaient aux ricochets sur les eaux de la Saóne. Mais, j'aurais oublié toutes ces choses-la Depuis longtemps, devant le ciel bleu que voila, Si les enfants avaient du pain et si la mère ' N'était pas avec moi prise dans ma misère Comme un oiseau du ciel est pris dans un filet! Quand les privations auront tari son lait, *) Voorstad van Lyon. clovis hugues 479 Quand j'aurai vu peut-être au seuil de notre porte S'arrêter un cercueil pour ma Lucile morte, Dites, que voulez-vous que je devienne, ayant Encore devant moi ce chömage effrayant, Qui vide le berceau pour mieux emplir la fosse? Oh ! ce serait infame! oh! ce serait atroce! Dame! il est des malheurs qu'on ne supporte point... Et moi je me taisais, pensif, serrant le poing. (Les Evocations, 1885 Ed. Fasquelle, Paris) TRISTAN CORBIERE de son vrai nom, Edouard Corbtére, naquit a Morlaix, en 1845; il y commenga ses études, mais se rendit bientót a Paris, oü il fréquenta le monde des artistes. Caricaturiste et aquafortiste, jouant de la vielle dans la perfectum, il avait ses entrees partout. II est mort a Mortaix en 1873, « P&ge de trente ans d'une fluxion de poitrine. CEuvres: Les Araours jaunes (1873 et 1891). LETTRE DU MEXIQUE La Vera-Cruz, ie février. «Vous m'avez confié le petit. — II est mort. «Et plus d'un camarade avec, pauvre cher être, «L'équipage... y en a plus. II reviendra peut-être «Quelques-uns de nous. — C'est le sort — «Rien n'est beau comme ga — Matelot — pour un homme' «Tout le monde en voudrait a terre — C'est bien sür. «Sans le désagrément. Rien que ga: Voyez comme «Déja 1'apprentissage est dur. tristan corbiere 481 «Je pleure en marquant ga, moi, vienx Frere-la-Cole. «J'aurais donné ma peau joliment sans facon «Pour vous le renvoyer ... Moi, ce n'est pas ma faute: «Ce mal-la n'a pas de raison, «La fièvre est ici comme Mars en carême, «Au cimetière on va toucher sa ration «Le zouave a nommé ca — Parisien quand-même — «Le jardin d'acclimatation.» «Consolez-vous. Le monde y crève comme mouches. « .. J'ai trouvé dans son sac des souvenirs de cceur: «Un portrait de fille, et deux petites babouches,*) «Et: marqué — Cadeau pour ma saur. — «II fait dire a maman: qu'il a fait sa prière. «Au père: qu'il serait mieux mort dans un combat. «Deux anges étaient la sur son heure dernière: «Un matelot. Un vieux soldat.» (Les Amours jaunes, 1S91 Ed. Léon Vanier, Paris) LE MOUSSE Mousse: il est donc marin, ton père?. . . — Pêcheur. Perdu depuis longtemps, II a couché dans les brisants ... Maman lui garde au cimetière Une tombe — et rien dedans. — ') Zijn portie krijgen. -) Oostersche muilen. 3' 482 la fin C'est moi son mari sur la terre, Pour gagner du pain aux enfants Deux petits. — Alors, sur la plage, Rien n'est revenu du naufrage?... — Son garde-pipc et son sabot... La mère pleure, le dimanche, Pour repos... Moi: j'ai ma revanche Quand je serai grand — matelot! — (Les Amours jaunes, 1891 Ed. Léon Vaujer, Paris) LA FIN Oh! combien de marins, combien de capitaines, Qm sont partis joyeux pour des courses lointaines Dans ce morne horizon se sont évanouis!... (V. Hugo. — Oceano nox.)i) Eh bien, tous ces marins — matelots, capitaines, Dans leur grand Océan a jamais engloutis... Partis insoucieux pour leurs courses lointaines Sont morts — absolument comme ils étaient partis. Allons! tfest leur métier; ils sont morts dans leurs bottes' Leur boujaronl) au coeur, tout vifs dans leurs capotes...' 1) Zie blz. 28. 2) Bonjaron: oorlam. TRISTAN OORMERK 483 — Morts... Merci: la Camarde 1) a pas le pied marin; — Eux, allons donc: Entiers! enlevés par lalame! Ou perdus dans un grain.. . Un grain ... est-ce la mort, 9a ? La basse voilure Battant a traver»: 1'eau! — Ca se dit encomirer.. .2) Un coup de mer plombé, puis la haute mature Fouettant lés flots ras — et ga se dit soptbrerl). — Sombrer. — Sondez ce mot. Votre mort est bien pale Et pas grand'chose a bord, sous la lourde rafale... Pas grand'chose devant le grand sourire amer Du matelot qui lutte. — Allons donc, de la place! — Vieux fantöme éventé, la Mort change de face: La Mer!... Noyés? — Eh allons donc! Les noyés sont d'eau douce, — Coulésl corps et biens! Et jusqu'au petit mousse, Le défi dans les yeux., dans les dents le juron! A 1'écume crachant une chique ralée, Buvant sans hauts-de-cceur la grand' tasse salie... — Comme ils ont bu leur boujaron. — — Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière: Eux, ils vont aux requins! L'ame d'un matelot Au lieu de suinter dans vos pommes de terre, Respire a chaque flot. l) Camarde: de dood. ') Encombrer; overladen met lastige waren s) Sombrer: omslaan, kenteren. 484 la fin — Ecoutez, écoutez la tourmente qui beugle! ... C'est leur anniversaire. — II revient bien souvent. — O poète, gardez pour vous vos chants d'aveugle; : ; — Eux: le De piofundis que vous corne le vent. ... Qu'ils roulent infinis dans les espaces vierdes !... Qu'ils roulent verts et nus, Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans eierges... — Laissez-les donc rooier, terriens ') parvenus! !) Landrotten. (Les Amours jaunes, 1S91 Ed. Léon Vanier, Paris) "GABRIEL VICAIRE né en 1848, d Belfort, mort en igoo, débuta par un recueil de poèmes rusliques: les Emaux Bressans (1884); en /88Si il donna, en collaboration avec Henri Beauclair, un petit livre de parodie: les Déliquescences d'Adoré Floupette, poète décadent, qui fut bientöt épuisé. (Emires: le Miracle de Saint Nicolas; Quatre-vingt-neuf; Marie Madelcine; 1'Heure enchantée; A la bonne franquette; Au pays des ajoncs et Avant le soir: les deux derniers recueilssont'posthumes(1901). ELLE GARDAIT Elle gardait ses blancs moutons Dans la prairie, au clair de lune. — J'aime la blonde, aussi la brunc. — Elle gardait ses blancs moutons, La bergerette Le fils du roi vint a passer, Qui par les bois faisait sa ronde. — J'aime la brune, aussi la blonde. — Le fils du roi vint a passer, Qui lui demande a 1'embrasser. 486 la mar1nette — «Ah! fils du roi, pourquoi toujours Aller au bois chercher fortune? — J'aime la blonde, aussi la brune. — Ah! fils du roi, pourquoi' toujours . Au moindre vent virerl) d'amours?» — «L'amour! Qu'y faire? II est changeant. Comme le ciel, la terre et 1'onde. — J'aime la brune, aussi la blonde. L'amour! Qu'y faire? II est changeant.' Rien ne vaut l'or, sinon 1'argent.» — «Mais nous pleurons, nous, pauvres cceurs Sans espérance ni rancune. — J'aime la blonde, aussi la brune. Maisnous pleurons, nous, pauvres cceurs De 1'abandon de nos vainqueurs!» — «J'aime la blonde et je fais bien, Wüsqiie c'est le trésor du monde. — J'aime la brune, aussi la blonde. — J'aime la blonde et je fais bien; J'aime la brune et n'y peux rien.» (Emaux bressans, 1884 Ed. G. Charpentier, Paris) LA MARINETTE I La Marinette A des yeux verts, De grands yeux csUrs',* "Bt ÜJ'est une finette. *) Veranderen, draaien. GABRIEÏ. VICAIRE 487 En son printemps, Toute plaisante, On lui présente Un vieux de soixante ans. — «Dame jolie, Ecoutez-moi. J'ai bien de quoi; Ma pochette est remplie!» — «Fi, le vilain! Comme tu trembles! Jean, tu ressembles A 1'ane du moulin. «Que sais-tu faire? Toujours causer. Un doux baiser Ferait bien mieux 1'affaire. «Pars, bel oiseau, Reviens dimanche. La rose blanche N'est pas pour ton museau!» II La Marinctte A de grands yeux Et 1'air joyeux D'une bergeronnette. Jeune galant Frappe a la porte. Fier, il apporte Un bouqnet rose et blanc. 4^8 margot ma mignonne — «Dame jc-lie, Je ne suis rien; J'ai pour tout bien D'aimer a la folie! — «Hélas! mon Dieu, Quelle fadaise! Entre donc, Blaise: La soupe est sur le feu. «Que sais-tu faire f Aimer beaucoup. Buvons un coup: Tu feras bien' 1'affaire. «Prends, cher amant, L'oiseau qui chante. Je suis méchante Pour les vieux seulement. (Emaux bressans, 1884 Ed. G. Charpentier, Paris) MARGOT MA MIGNONNE Margot, ma mignonne, entends-tu le vent Qui fait son fracas dans la cheminée? Voici qu'a fleuri la nouvelle année. Margot, ma mignonne, entends-tu le vent Qui fait son tapage, après comme avant? gabkiel vica1re 489 Margot, ma jolie, entends-tu la sève Qui monte a grands flots dans la forêt d'or? Voici qu'a fleuri 1'amoureux décor. Margot, ma jolie, entends-tu la sève Qui monte et bouillonne a 1'arbre du rêve ? Margot, mon trésor, entends-tu le blé Qui tout doucement veut venir au monde? Voici qu'a fleuri le cceur de 1* blonde. Margot, mon trésor, entends-tu le blé Qui veut voir enfin le ciel étoilé ? Margot de mon ame, entends-tu les roses Qui jasent d'amour au bord du ruisseau ? Voici qu'a fleuri le fol arbrisseau. Margot de mon ame, entends-tu les roses Qui jasent d'amour et d'un tas de choses ? Margot, Margoton, entends-tu mon coeur Qui gronde et tempête et pleure et soupire ? Voici qu'a fleuri 1'idéal empire. Margot, Margoton, entends-tu mon coeur, Ce gas si terrible a qui tu fais peur? (Emaux bressans, 1884 Ed. G. Charpentier , Paris) CHARLES GRANDMOUGIN Né a Vtsoul, le 27 janvier 1850. CEuvres poétiques: Poèmes d'Amour; Les Siestes; Protnéthée, drame antique en vers; Nouvelles Poésies; Rimes de combat; A pleincs Voües; les Chansons du village; De la terre-aux étoiles; Visions chrétiennes; Pour la patrie. Citons encore parmi ses drames en vers: Orphée (1888); le Christ (1892); 1'Enfant Jésus (1896); parmi ses lèvres en prose: Contes d'auiourd'hui (1884); Medjour (1893). FUNÉRAILLES A LA MER Le capitaine a dit la dernière prière; Un long gémissement de femme lui répond. Roide dans son linceul, le mort est la, sans bière De la ferraille aux pieds pour qu'il descende a fond. Le sabord est ou vert: sur la vague mouvante File rapidement le navire incliné, Et celui qui n'est plus doit être abandonné A 1'Océan, tombe vivante! CHARLES GRANDMOUGIN 491 Si 1'on ne meurt pas tout entier, Et si, par dela notre vie, L'ame a son triste corps demeurant asservie, Peut encore souffrir, se plaindre et supplier Comme il gémira sous les ondes, Le mort, le pauvre mort, qui roule ballotté Dans ses solitudes profondes, Et cette froide immensité! La nuit, quand la tempête en courroux se déchainc, Qui sait si ces clameurs, s'élevant jusqu'au ciel, Ne sont point qnelquefois le déchirant appel De toutes ces ames en peine, Qui, lasses d'être en proie a ces flots furieux, Pleurent le cimetière oü roses et pensees Par des amis pieux et tristes arrosées, \ Ornent la tombe des aleux! (Nouvelles poésies, 1880 Ed. Rouam, Paris) LE RÊVEUR AVE Adolescent drapé dans ta mélancolie. Parfois morne, parfois fiévreusement rieur, Rêveur aux-éheveux noirs dont la face palie Trahit depuis longtemps 1'orage intérieur, 492 LE RÊVEUR Toi qu'ont rendu jaloux les hommes de génie, Qui brüles de porter 1'auréole comme eux, Tot qui souftres partout, craignant que 1'on te nie, Fier enfant qui voudrais te réveiller fameux, Je suis tout étonné de tes désirs étranges'. Lc génie est fatal aussi bien que la foi, Tu ne peux 1'acquérir si tu ne 1'as en toi. Et 1'orgueil, tu le sais, a fait les mauvais anges. Regarde Beethoven, Balzae et Raphaël: Dans leur labeur terrible ils restent surs d'eux-mêmes, Ils cherchent 1'Idéal sans doute et sans blasphèmes, Et c'est a ce- prix-la que 1'on est immortel! N'interroge pas tant et toi-même et les autres: Va! Tu parieras ferme et haut, si tu te sens Réellement hanté par ces songes puissants Qui font marcher tout droit devant eux les apötres! Quand Michel-Ange eut fait le Jugement dernier, Sublime, il s'en alla sans consulter personne, Sans songer même a ceux qui pouvaient le nier, Comme un bon laboureur qui sait son oeuvre bonne! Songe a cette soiree oii d'un divin mépris Beethoven a couvert des gens de noble race! Lui, Beethoven, jouait, mais eux restaient de glacé: «Hummel,» dit-il, «viens-t'en! Viens! Ils n'ont pas compris!» Voyons, léve les yeux! Te sens-tu 1'énergie D'oublier et la gloire et les lointains palais, De te dire parti, de clore tes volets, De t'enfermer chez toi, d'allumer ta bougie, CHARLES GRANDMOUGIN1 493 Pendant des mois entiers de travailler sans bruit, De sonder ton esprit comme une mer profonde, De ne connaitre plus le soleil ni la nnit, D'avoir la bonne fièvre et de créer un monde ?... Te_sens-ttrWen artiste a chaque heure du jour? Veilles-tu dans ton lit ? As-tu 1'ame obsédée ?') l)eviens-tu seulement 1'esclave d'une idéé Au point de t'ottblier au moment de l'amour ? Regarde Beriioz errer de ville en ville, Marcher obstinément comme un vieux chevalier Etre toujours malade et toujours,) travailler , Ne s'ablmer jamais dans un rêve stérile! Sur son cceur, seulement, le chagrin a mordu ! II demeure fécond aux heitres les plus mornes: II n'a pas le remords poignant du temps perdu; Inspiré tout-a-coup, il écrit sur des hornes! Vois donc son oeil qui dit: «Je veux!» Comme il est beau!» II a connu Didon, il souffre avec Énée! II aime Juliette,'iT aime Roméo, Verse d'immortels pleurs sur leur sombre hyménée. Sur la montagne il est poursuivi par des voix , Et chacun de ses jours est le chant d'un poème, II se léve la nuit, prend la plume, et parfois Sur sa propre musique il s'attendrit lui-même! ') Gekweld. 494 LE RÊVEUR Ah! Ce n'est point assez de se frapper le front, Et d'être las de tout sans en savoir la cause! Crois-tu que, pour souffrir, nous soyons quelque chose? Nous avons beau pleurer, nos larmes passeront! Ah! Ce n'est point,assez d'adorer sa maitresse, Avec elle d'aller s'asseoir au bord des mers, D'être pale d'amour après une caresse, Et d'avoir des amis pour admirer nos vers! L'artiste est un oiseau qui plane sur la vie: Sur chaque passion il se pose un moment, Et ne s'attarde pas a tout endroit charmant, Goutant la volupté de la soif assouvie. Je sais bien qu'il est doux de s'écouter longtemps, Qu'il fait bon se plonger dans les choses qu'on aime, Mais, alors, serons-nous jamais celui qui sème? Serons-nous la moisson? Serons-nous le printemps? Oui, les jardins sont beaux quand Avril renouvelle La floraison neigeuse et rose des pommiers, Dans les cieux rajeunis la lumière est plus belle, Et 'on veut dans les bois s'en aller les premiers! Oui, j'ai pleuré tout seul en lisant des poètes! Oui, je connais 1'aurore, et les fleurs et les champs! Oui, mes yeux bleus ont bu l'or des soleils eouchants, Et j'ai mêlé ma vie a ces choses muettes! Oui, je leur obéis! Quand novembre est venu, Toute joie est flétrie en mon ame dolente, Je me sens envahi par un trouble connu, Je suis sous le ciel gris fané comme la plante; CHARLES GRANDMOUGIN 495 Oui, je me.croyais grand quand j'étais amoureux: Mes désirs m'entouraient d'nrie chaude atmosphère, Un mirage trompeur m'était créé par eux ' Et je me suis trouvé sublime.«log rien faire! Mais je crie anjourd'hui: Quand seras-tu dompté Sténle amour des bois, de la femme et des grèvès ? Ah ! Serez-vous jamais, insaisissables rêves Fixés par le génie ou par la volonté?» ... (Poèmes d'amour, 1884 Ed. Rouam, Paris) EDMOND HARAUCOURT At. Haraucoart est né le 18 octobre i8s7, d'une ancienne familie de la Lorraine. Destiné d'abord aux sciences, il fit ensuite des études juridiqucs et devint en 187S, c^erc d'avoué, puis fondé de pouvoirs d'une recette des finances, chef de cabintt d'un préfet et rédacteur en chef d'un journal politiquc qu'il rédigea a lui seul. Ayant fait son service militaire, il devint avocat, pms secrétaire d'une commission a la Chambre des Députés, ingenieur dans une compagnie cfélectricité, donna des cours de littérature dans une mairie de Paris, et fut attaché au Ministère du Commerce et de l'Industrie. II a été nommé, en 1903, conservateur du musée de Cluny. M. Haraucourt fait de la peintnre et exposa au Salon. En 1883, il publia a Bruxelles, sous le pseudonyme d'Edmond de Chamblay (ancien titrc de familie), un premier volume de vers, Oré a peu d'exemplaires, intitulé la Légende des Sexes; en 1883, sous son pro-pre nom, 1'Ame nue (Cliarpentier, Paris). Depuis ont paru Seul (1891); 1'Espoir du monde (1899); le XlXe siècle f1900). Les deux derniers] poèmes ont été couronnés par l'Academie francaise, edmond haraucourt 497 LE PEU DE FOI Le peu de foi que j'ai, ma raison me 1'enlève, Tout ce que j'ai de beau, ma raison me Ie prend,,. Oh! sois fou si tu peux, pauvre être, atome errant! Tous nos paradis morts, 1'extase nous les rend: Rêve et monte, plus haute toujours, plus haute sanstrève, Et tu reconnaltras que ton rêve était grand, Si tu te sens petit au sortir de ton rêve! (L'Ame nue, 1885 Ed. Charpentier-Fasquelle , Paris) LE CHARRON *) Necker est expulsé du royaume. A Versailles , L'Etrangère *) et la cour rêvent de représailles, Besenval a les murs et quatre régiments. Le vieux Broglie, avec trente mille Allemands, Tient la plaine, et la tient en province conquise, Saccageant, n'attendant qu'un voeu de la marquise ») Pour étrangler Paris d'un seul coup de lacet. Donc, la ville, on 1'aname, et son bon roi le sait: Le peuple, on le trahit; la patrie, on la pille. Alors un cri tónna dans l'air: «A la Bastille!» Et formidablement tout Paris se leva. Point de canons, point de fusils. N'importe: on va. On veut. Poussant son flux et remuant sa houle Ce flot des volqntés, cette mer d'ames, roule, A chaque rue, aux quais, aux poatt^ aux carrefours f Multipliant sa masse écrasante, et toujours Plus profonde, et toujours plus dense et plus serrée, l ') De wagenmaker Louis Tournay liet de kettingbrug van de Bastiile neder, 14 Juli 1789. 2) Koningin Marie Antoinette. 3) Polignac. 32 4g8 LE CHARRON Elle élargit I'ampleur de sa lourde raarée. L'air tremblé; et tout au fond des horizons, la-bas, Un retentissement eifroyable de pas, Sous la clarté des cieux, gronde comme un tonnerre. II peina deux mille ans, ce Peuple débonnaire; II en est las, et 1'heure a sonné de finir. C'est le Passé, c'est le Présent, c'est 1'Avenir Qui vont: c'est 1'unanime humanité qui marche; Et la mer de vengeance apporte aussi ton arche, Arche sainte arrachée au déluge des rois: La Liberté! Sinistre, avec ses hauts murs droits, La Bastille, debout, dans sa robe de pierre, Hausse rigidement sa masse calme et fiére Sur Iaquelle Justice et Haine n'ont rien pu. Le bloc royal attend : tel un lion repu, Superbe, et tout entier ramassc sur son torse, Dort dans la majesté terrible de sa force. L'Océan d'hommes va, déferle au pied.des tours, Reflue, et, noircissant au loin les alentours, S'étale en nappet, chaud comme un torrent de lavc. Aux créneaux, les canons dardent leur grand oeil cave; Les meurtrières sont luisantes de fusils, Et, guettant les élus qu'elle a déja choisis, La mort veille. Hurlant de rage et d'impuissance, L'orage humain se jette, et recule, et s'élance, Et mit tourbillonner le remous de ses flots Qu'il brise au choc des murs invinciblement clos. Or, dans ce grondement de fureur populaire, Un homme s'avanca; sans un cri, sans colère, Calme, s'étant frayé doucement un chemin. II franchit les fossés, une hache a la main, EÜMOND HARAUCOURT 499 Et seul, les deux bras nas, vint prendre la' Bastille. On le vit sur le mur et les pieds dans la grille Chercher son équilibre au haut du pont-levis. II se mit a son oeuvre: et, détournant les vis, Faisant sauter les clous hors des poutres de chênes, Broyant les gonds, tranchant 1'anneau rouillé des chalnes, II travailla longtemps, car 1'ouvrage était dur. — Feu! Les balles heurtaient et déchiraient le mur] Et faisaient des trous ronds dans la blouse volante. — Feu! Tout autour de lui la mort passait, sifflante, Et ses soufflés vibrants l'effleuraient tout entier. Mais le charron, sans plus frémir qu'a son chantier, Levait et rabaissait sa hache, lent et grave. O jours! Race des forts! Siècle oü 1'on était brave, Age auguste oü le sol enfantait des Titans! Le vil Feuple, oublié dans 1'abime des temps, Se dressait tout a coup de sa terre féconde, Et, Ia justice en main, balayait le vieux monde! Salut a vous, manants, roturiers et vilains! Inutiles héros dont nos champs étaient pleins, Salut! Athlètes nés et congus dans 1'épreuve, Vaillants régénérés de 1'humanité neuve! — Nous partons, nous, les fils d'un monde agonisant Dont les siècles vécus ont épuisé le sang.. . Feuple, peuple! Sur les débris des nobles races, Germez, multipliez, croissez, rameaux vivaces! Épanouissez-vous sous le ciel libre et pur! Serfs de 1'ère passée et rbis du temps futur, Voila que ce charron a commencé la tache, Et taille l'avenir humain a coups de hache! Le pont-levis gringa sur ses gonds. Un moment, Dans l'air, il hésita, puis, d'un bloc, lourdement, 5°° le vent Tomba, dans le bruit sourd d'un monde qui se brise i «En avant! En avant!» Rois, la Bastiile est prise. — Le charron rabaissa sa manche. II dit: «Voila » Puis, simple, ayant défait vingt siècles, s'en alla.' (L'Ame nue, 1885 Ed. Charpentier-Fascj»ILLE, Paris) LE VENT printemps Entendez-vous le Vent qui jase Et qui s'arrête a chaque phrase Pour voir, aux fenêtres qu'il rasc, Des secrets qu'un voile de gaze Voudrait cacher au Vent qui jase? Si j'étais le Vent, j'irais tous les soirs, Fröleur indpscret, fröler les boudoirs: J'irais, secouant les frais rideaux roses Voir.ce qu'on ne voit qu'en les soulevant: J aimerais a. vjoir de joyeuses choses, Si j'étais le Vent. .. été Entendez-vous le Vent qui chante? Son haleine tiède et léchante EDMOND HARAUCOURT 501 Me parle d'un ciel qui m'enchante, D'un monde oü, superbe et méchante, Flore se berce au Vent qui chante. Si j'étais le Vent, je voyagerais Au pays que Dieu bénit de plus prés, Aux villes d'Asie, aux tles de Grèce. J'irais m'embaumer aux fleurs du Levant: Mon soufflé serait comme une caresse, Si j'étais le Vent... AUTOMNE Entendez-vous le Vent, qui gronde? Roulant sa voix rauque et profonde, On dirait qu'il apporte au monde La plainte de ceux qui sur 1'onde Ont crié dans le Vent qui gronde. Si j'étais le Vent, j'irais sur les flots Ëcouter d'oü vient le bruit des sanglots: J'irais vous aider, voiles'solitaires Des marins perdus au désert mouvant! Tous les naufragés reverraient leurs térte*!'' Si j'étais le Vent... Hl VER Entendez-vous le Vent qui pleure? II nous dit que rien ne demeure, Que toute espérance nous leurre, Et qu'il faut qu'on passé et qu'on meure Comme passé le Vent qui pleure. . S02 la tête du page Si j'étais le Vent, j'irais chaque mit _ I. Rêver et pleurer dans la nuit sans bruit; J'irais m'égarer dans les cimetières, Et dernier écho du monde vivant, Chanter pour les morts des chants de prières, Si j'étais le Vent... (L'Ame nue, 1885 Ed. Charpentier-Fasquelle, Paris) LA TÊTE DU PAGE — «O mon brave écuver, c'est-il loin de Paris ? — Las, Madame, bien loin: n'y verrons pas 1'aurore.» Et les chevaux suaient d'ahan') dans le froid gris. — «O mon brave écuyer, c'est-il bien loin encore?» Les bons chevaux s'allaient mourant a tous relais. — «Loin, dis-nous? — N'y viendrons pour voir le jour éclore... — Ah! malheur sur le Roi, son duc et ses variets Qui mènent a trépas les pages de grand' race, Les beaux fils qui la veille atournaient leur palais!» Un mont passa. Le temps fuyait. — «Si n'ai sa gr&ce, Mon frère sera mort avant qu'il soit demain, Mort, mon doux petit frère avant que je 1'embrasse...» Le col du destrier se tendait sous sa main, Blanc d'effort. L'air sifnait. — «Est-ce loin que nous sommes» Et les sabots de fer claquaient sur le chemin. ') Suer d'ahan: zweeten van het werken. kdmom) haraücourt 503 — «As-tu pris mes joyaux, de l'or en larges sommes?» Un lac passa. — «Maudits les rois, les rois maudits, Et que Dieu jnge un jour ceux qui jugent les hommes!» Hop! Hop! L'aube teinta le bord des cieux blondis... —«Des murs, la-bas, vois-tu f — Non, c'est un bois qui houle. ■') — A qui le sauvera je rends mon paradis!» Le jour montait. — «J'entends les clameurs de la foule, Des voix, des pas, le son des cloches au lointain!» — Madame, c'est le bruit d'un grand fleuve qui coule.» lis vont; 1'aurore, ouvrant ses tentes de satin, Pose a leurs cheveux froids des baisers de rosée, Et la ville apparait dans l'air flou*) du matin. Ils ont passé sous la voute fleurdelisée. — «La prison? Le palais?» Une vieille, a mi-voix, Dit: «Pauvre enfant, sa tête était toute frisée » — «Que font ces gens autour de ces pUiers de bois ?... Mon frère! «L'homme rouge a retroussé ses manches. — «Grace! Arrêtez!» Le crane a rebondi deux fois. Déja la dame était a genoux sur les planches: Elle prit dans ses doigts le front pourpre et glissant; Blanche, elle mit sa levre aux lèvres déja blanches, Et la face sourit dans ses larmes de sang. l) Houle: deinende beweging. *) Zacht, ineensmeltend. (1'Espoir du monde, 1899 Ed. A. Lemerre, Paris) 5°4 LE VIEUX CHRIS* LE VIEUX CHRIST ») Très loin, sons la falaise aux murs profonds et droits Le yent berce le cri vespéral des macreuses*)Da lande rousse endort ses ornières ocreuses Que le soleil couchant fait saigner par endroits. Seul, vers le ciel morbide oü des nuages froids 1rament avec ennui leurs masses douloureuses, Debout dans 1'herbe rare et les roches lépreuses Un Chnst exténué tend ses deux bras en crofat;,'. , Son socle crevassé sort d'une fondrière- Et lui, penchant son front lassé de la 'prière Comme pour être deux se regarde dans 1'eau! Mais 1'onde, dont son oeil scrute en vain les mystères Ne lui montre au miroir que son propre tableau ' üt 1 immense douleur des ames solitaires. >) Christusbeeld. *) Rouweend. (Annales politiques et littéraires.) JULES LEMAITRE, de PEcole Normale supérieure, docteur es lettres, Professeur d PEcole des lettres d'Alger, puis au Lycée Uiarlemagne, a Paris, est né a Vennecy, le 27 avril 1833 CEuvres: les Médaillons (1880), les Petites Orientales (1883) poeszes; Sérénus, histoire d'un martyr, roman; les Contemporains; Etudes et portraits 7 vols. (1884—1899). Impressions de Théatre. 10 vols. (1888—1898). En 1887, PAcadémie francaise lui decerna le prix Vitet. Citons encore de son oeuvre dramatiqué: Révoltée (1889); le Député Leveau (1890), 1'Alnée (1898), la Massière (1905). Jean-Jacques Rousseau (1906), Racme (1907), Chateaubriand, fénelon; cours professés d la Société des Conférences. SON CHAPEAU Au coin de son petit chapeau, Parmi les fleurs et les dentelles, Brille un joli petit oiseau, Un oiseau-mouche aux fines ailes. 5°6 le désert II voudrait, — le ciel est si beau, — S'envoler oü 1'azur 1'appelle; C'est en vain: il a pour tombeau Les cheveux de ma chère belle. Pauvre oiselet, le cceur percé, Une épingle le tient fixé Par une invisible morsure. Je suis son captif aussi, moi: Elle m'a piqué comme toi D'une flèche légère et süre. (Les Médaillons, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) LE DÉSERT Je rêve, ie front lourd et les yeux las, devant Les ondulations de ces dunes stériles, Mer fauve, mer arden te aux vagues immobiles, Sur qui tombe le poids d'un soleil étouffant; Et je me sens si loin de tout être vivant, Et du bruit fraternel des hommes et des villes. Si loin des ruisseaux clairs, des champs, des fleurs fragiles, Et des feuillages frais oü murmure le vent, Que je me crois perdu dans une autre planète Oü, sans que rien se nieuve et sans que rien végète, Seul flambe tristement le monde minéral; Et que cet infini de lumière et de sable, Cette absence de vie a la mi enne semblable, Cette immensité jaune et morte me fait mal. (Les Médaillons, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) JULES LEMAÏTKE 507 PASCAL ') Tu voyais sous tes pas un gouffre se creuser Qu'élargissaient sans fin le doute et 1'ironie. . , Et, penché sur cette ombre, en ta longue insomnie, Tu sentais un frisson mortel te traverser. A 1'abtme vorace, alors, sans balancer, Tu jetas ton grand cceur brisé, ta chair punie, Tu jetas ta raison, ta gloire et ton génie, Et la douceur de vivre et 1'orgueil de penser. Ayant de tes débris comblé le précipice, Ivre de ton sublime et sanglant sacrifice, Tu plantas une croix sur ce vaste tombeau. Mais, sous 1'entassement des ruines vivantes, L'abime se rouvrait, et, prise d'épouvantes, La croix du Rédempteur tremblait comme un roseau. (Les Médaillons, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) LES MOUETTES 2) 1 Par les couchants sereiat et calmes, les mouettes Vont mêlant sur la mer leur Vol entrecroisé: Tels les gris souvenirs pleins de douceurs secrètes Voltigent dans un cceur souffrant, mais apaisé. •) lilaise Pascal, beroemde fransche wijsgeer en wiskundige; schrijver van Les Provinciales en Les Pensees. *) Zeemeeuwen 5°8 LES MOUETTES L'une dans les clartés rouges et violettes Dort, ou languissamment fend le ciel embrasé; Une autre, comme un trait, plonge aux ondes muettes Uu se suspend au flot lentement balancé. Nul oiseau vagabond n'a de plus longues ailes De plus libres destins, ni d'amours plus fidèles Pour le pays des flots noirs, cuivrés, bleus ou verts Et j'aime leurs ébats, car les mouettes grises Que berce la marée et qu'enivrent les brises Sont les grands papillons qui butinent les mers II Vers le grand Soleil d'or qui, par l'ombre insulté Ramène sur son front sa pourpre qu'il déploie, — La-bas, vers 1'incendie énorme qui flamboie ' Sous 1'écran violet de 1'atre illimité, II vole, il vole, épris d'un désir indompté, Loiseau gris qui du gouffre et des flots fait sa joieDans cette pourpre ardente il s'enfonce, il se noie — Et qui le voit du bord le voit dans la clarté. Jamais il n'atteindra 1'astre divin: qu'importe? — Ainsi vers 1'Idéal un saint amour m'emporte, Heureux si je pouvais, dans mes rapides jours jules lemaitre Lom des réalites et des laideurs humaines hans I attemdre jamais, m'en approchant töuiours Apparaitre baigné de ses lueurs lointaines! ' III pZ'w' bizarre\En ha»« * ciel couleur de brique. Plus bas, rayant le mur de 1'éternel palais Luisent sur une nacre») aux cbatoyants reflets , De mmces traits de feu, d'un éclat phosphorique. Avec une rigueur quasi géométrique be pro ongent tout droit ces lumineux filets Farallèles entre eux, rouges et violets ' Reglant le ciel ainsi qu'un papier de musique. Des mouettes la-bas, esprits des flots amers Nouant et dénouant des gammes a travers Cette portee 2) immense aux lignes purpurines, Dans leur vol cadencé la sèment de points noirs Et notent le chant triste et divin des beaux soirs, Lentement déchiftré par les brises marines IV L'eau répète Le ciel mat. Calme plat, Mer muette. ') Paarlemoer. 2) Notenbalk. 5io LES MOUETÏES La mouette Qui s'ébat Sur le mat, Le compléte, Simulant D'un vol lent Et perplexe Un accent Circonflexe En passant. (les Médaillons, 1880 Ed. A. Lemerre, Paris) FRANC 0^1 S FABIÉ, né le 3 noyembre 1846, profei'imr au lycée Charlemagne, fils d'un bucheron du hameau de Durenquc (Avcyron). La poésie des bêtes (1886), couronné par VAcademie francaise; le Clocher: la Bonne Terre; Amende honorable a la Terre, réponse a M. Zola; les Voix rustiques; Sol sacré; Vers la maison, Poésies (1892—1904). Par les Vieux Chemins; Ronces et Lierres. Moulins d'Autrefois; roman. CI9'd)- St* auvres se trouvcnt chez A. Lemerre. A MON PÈRE C'est a toi que je veux otïrir mes premiers vers Père! J'en ai cueilli les strophes un peu rudes La-haut, dans ton Rouergue aux apres solitudes, Parmi les bois toufius et les genéts amers. Tu ne les liras point, je le sais, 6 mon père! Car tu ne sais pas lire, hélas! et toi qui 'fis Tant d'efforts pour donner des mattres a ton fils, On ne te mit jamais a 1'école primaire: 512 A MON PÈRE - Car, petit-fils d'un serfl) et fils d'un artisan, Uès que ton pauvre bras fut tout juste assez ferme Four pousser sur ses gonds le portail d'une ferme, lu tombas dans les mains d'un apre paysan, Qui, t'ayant confié cent brebis et vingt chèvres Du matin jusqu'au soir, et tous les jours de 1'a'n, Tenvoya promener ce long troupeau bêlant Par les ajoncs fleuris oü sont tapis les lièvres: Car ta plume, ce fut un grand fouet, dont ta main Unglait les boucs barbus et les chèvres espiègles Qw tpndaient lestement les orges et les seigles, Uu les béhers jalpnx se heurtant en chemin; rlij^tp^nialtres, un vieux patre apocalyptique 2) Qui pour chasser les loups tjenseignait des secrets; Qu bien le rnerl* ,uoir, vieux rêveur des forêts, Qui célèbre encor Pan sur sa flüte rustique... ' Tu chantais, tu sifïlais pourtant, pauvre petit! Tu prenais aux lacets des perdreaux et des grives, ! SOlr' aU ^P0"» tes blanches incisives Mordaient dans le pain noir d'un joyeux appétit. Cest qu'une bonne fée, a travers les bruyères T apportant en cadeau quelque ïêvt vermeil, . Venait te visiter souvent dans ton sommeil, Et mettait du sourire au coin de tes paupières. A seize ans, tu montas au grade de garcon De ferme, et conduisis un superbe attelage De ces grands boeufs d'Aubrac dont Ie fauve pelage A Ia,couleur du chaume au temps de la moisson. 1) Lijfeigene. 2) Duister, onbegrijpelijk, als de Openbaring. FRANgoiS FABIÉ 513 Alors, quoique ton front fat moins haut que leurs cornes, Tu les accoutumas au joug, a 1'aiguillon, Et ton poignet nerveux poussa dans le sillon Le vieil araire l) en bois par la plaine sans bornes... Et pourtant tes regards cherchaient avec regret Tes moutons, maintenant aux mains d'un autre p&tre, Et tout la-bas, au bout de la lande bleuatre, — Sombre sur fond d'azur — la paisible forêt. Car le bois t'attirait déja comme il m'enchante, Non point pour y rêver au murmure du vent, Ni pour entendre — ainsi que je le fais souvent, — La source qui sanglote et la grive qui chante, Mais pour y travailler comme un dur pionnier, Pour y couper des troncs, pour y tailler des planches, Pour y faire voler sous ta hache les branches Qui passent de 1'azur au four du charbonnier. Aussi, lorsqu'a vingt ans, sous la toise fatale Tu passas sans beurt er, quoique tremblant d'effroi, Et qu'on feut dit: «Trop court pour un soldat du roi! «Un soldat doit offrir plus de prise a la balie!...» Tu regagnas joyeux ton village et tes bois, Et prés du vieil étang dont ton aleul peut-être Avait battu les eaux pour endormir son maltre En forcant les crapauds a modérer leurs voix, Tu rebatis a neuf une antique scierie, Tu remis une roue au moulin féodal, Et ta hache d'acier, champêtre Durandal, !) Sur les troncs retentit encore avec furie. ') Eenvoudige ploeg. 3) Durandal: zwaard van Roland. 33 5'4 A MON PÈRE Tu chantas, et l'amour accourut a ta voix: Uné'fille des champs, aussi douce que sage, Descendit au vallon, et, contre tout usage L'alouette des blés aima Ie pic des bois. Mais depuis ces beaux jours, hélas! que de jours sombres, Que de chagrins cuisants, que de labeurs romains! Que de manches de hache usés entre tes mains! Que de soupirs éteints par le bois dans ses ombres! Que de nuits sans sommeil lorsque les grandes eaux S'engouffraient au ravin, pendant les mois d'automne! Elles nous endormaient k leur voix monotone, Mais tu tremblais pour ton moulin et nos berceaux. Que de chocs meurtriers, que d'horribles blessures Dans cette lutte avec la matière, oü souvent Le bois se révoltait comme un être vivant Et rendait a ton corps morsures pour morsures! Un vieux chêne noueux et dur comme le fer Repoussait tout a coup, en gringant, ta cognée, Qui dans ton pied faisait une large saignée Et mêlait aux copeaux des morceaux de ta chair. La scie aux dents d'acier, la meule aux dents de pierre Déchiraient tour a tour ton corps endolori, Saus jamais a ta lèvre arracher un seul cri', Sans jamais d'une larme amollir ta paupière. Oui, vingt fois je t'ai vu, stoïque travailleur, De quelque grand combat corps a corps contre un arbre | Reyenir, le front pale et froid comme le marbre Vaincu, saignant, mais fier et narguant la douleur! FRANCOIS FABIÉ 515 Un jour même, — chacun pleurait prés de ta couche, Et nous, tes chers petits, t'appelions, anxieux, — Tu nous fis tout a coup quelque conté joyeux, Et le rire soudain revint sur chaque bouche... Car, tu naquis conteur, comme nos bons aïeux! Et nul ne t'égalait pour la verve caustique, Et 1'entrain, et le sel, — non pas le sel attique, — Mais le vieux sel gaulois, qui peut-être vaut mieux! Aussi, lorsque Noël ramenait les veillées, Si, tout en arrosant de vin bleu nos marrons, Tu faisais un récit émaillé de jurons, Les rires éclatants s'élevaient par volées. C'est que, comme un ressort que nul choc n'a brisé, La nature avait mis en toi sa gaité tranche, Et tu te redressais toujours, comme la branche Se redresse au soleil quand 1'orage a passé. L'age même, sous qui le plus fort tremblé et ploie, A beau blanchir la tête et te courber les reins, II ne peut t'arracher tout a fait tes refrains, Et, s'il te prend la force, il te laisse la joie. Et tu vois arriver, sans regrets et sans peur, — Comme un bon ouvrier ayant fini sa tache, — La mort, qui de tes mains fera tomber la hache, Et de son grand sommeil te paiera ton labeur. 5i6 A MON PÈRE Eh bien! avant le jour — lointain encor, j'espère. — Oü, jetant ta cognée et te croisant les bras, Les yeux clos a jamais, tu te reposeras Sous 1'herbe haute et drue oü repose ton père, J'ai voulu de mes vers réunir les meilleurs Ceux qui gardent 1'odeur de tes bruyères roses De tes genéts dorés et de tes houx moroses, Et t'offrir ce bouquet de rimes et de fleurs. Puis, un soir, je viendrai peut-être, a la veillée, le lire ce recueil; et, si mes vers sont bons, Tu songeras, les yeux fixés sur les charbons, A ta fiére jeunesse en mon livre effeuillée. Voici ton frais vallon, la, tes coteaux herbeux, La, ton ruisseau bavard peuplé de libellules Tes ruches oü le miel déborde des cellules ' Tes prés oü gravement ruminent les grands' bceufs, La basse-cour avec ses coqs aux rouges crêtes Et son doux chien de garde au soleil endormi'; Puis, tout au loin, le bois profond, ton vieil ami. Roupeyrac, dont toi seul sais les chansons secrètes; Roupeyrac, oü les loups grommellent dans leurs forts >) pendant que les oiseaux chantent dans les feuillages Lt que les écureuils entassent leurs pillages ' De falnes et de glands au creux des arbres morts; Roupeyrac, qui te vit a dix ans petit patre Et te voit aujourd'hui, vieux bücheron cassé Regarder longuement, contre un d'eux adossé Les arbres que tu n'as pas eu le temps d'abattre- ') Fort: schuilplaats in het dichtste van het bosch. francois fabié 517 Puis, ton petit moulin, qui parmi les prés Terts Travaillé en bavardant, et doucement marie Sa Toix au grincement strident de la scierie, Et dont le chant m'apprit a cadencer les vers... Et, si je vois alors cette larme captive Que jamais la douleur n'a pu faire coulcr, Au bord de tes cils gris apparattre, trembler, Glisser entre tes doigts et s'y perdre furtive, Je dirai que mes vers sont clairs, simples et francs, Que ma muse au besoin sait être familière, Puisque, pareil a la servante de Molière, Toi qui n'étudias jamais, tu [me comprends. Je dirai que c'est Ia mon destin et ma tache, De chanter. la forêt qui nous a tous nourris, Et de me souvenir, chaque fois que j'écris, Que ma plume rustique est fille de ta hache. (La Poésie des Bêtes, 1886 Ed. A. Lemerre, Paris) LA FAUVÈTTE Son instrument pendant a ses épaules, Un tout petit joueur d'accordéon, — Las de quêter de trop rares oboles, — Le long de Peau s'en allait, sous les saules, Par un sentier large comme un sillon. L'herbe montait plus haut que sa ceinture, Et, sous ses pas ployant, se relevant, 5i8 LA F AU VETTE Autour de lui faisait un frais munnure; Et le soleil, a travers la ramure, Criblait le front du Bohémien rêvant... L'enfant s'assied enfin prés de la rive, Sous un vieux tronc par les flots dévoré, Laissant ses pieds clapoter dans 1'eau vive Et son esprit vaguer a la dérive De 1'onde bleue a 1'horizon doré. Et tout a coup, frétillante et coquette, En robe grise et frais chaperon noir, Sur une branche, au-dessus de la tête Du vagabond, une alerte fauvette A plein gosier dit sa chanson du soir. Du Bohémien le clair regard pétille Et sur l'oiseau se braque éperdument. L'oiseau poursuit, met roulade sur trille, Gonfle son cou, s'échauffe, s'égosille... Le vagabond saisit son instrument! II croit pouvoir, le brun fils de Bohème, Chanter aussi cette douce chanson; Et, lentement, plein d'une angoisse extréme, Le cou tendu vers 1'artiste suprème, Sur son clavier il cherche 1'unisson. Mais il n'en sort qu'une note fêlée Qui fait s'enfuir au loin l'oiseau moqueur. L'enfant, pleurant sa chimère envolée, Kevint confus, 1'ame d'ombre voilée: Son instrument avait trahi son cceur... FRANCO IS FABIÉ 5'9 Nous avons tous, hélas ! notre fauvette, Qui sur nos fronts gazouille, en floréal; Si nous chantons, — amoureux ou poète, —• Elle s'envole, ou redevient muette, — Femme pour l'un, et pour l'autre Idéal. (ibid) JEAN RAMEAU {de son vrai nom Laurent Labaigt) né a Gaas (Zondes), le vJTF***?* JLLa f***' Poèmes «"tasqnes (1882) la V.e et la Mort (1886), la Chanson des Étoiles (1888) Moune ÏÏSiï? tar f^>'f^ncaise (i8^)7la'Nature' (1890, ,les Feeries (1897), la Lyre Haute (Toia"), recueil desr°Gens d/ftt^f Bona^ *ernïplr ?a Ë,7éé des (rem de Lettres. Nous citer ons parmi ses roman, et "ouveUes:vLe Denüer Bateau (1000), la'vierge ctoréeT^Ó les Chevahers de 1'au-dett (1904) etc. W31)) LA LÉGENDE DE LA TERRE Lorsque le Créatenr eut ébauché 1'espace Le grand espace morne aux champs illimités U pnt sur 1'épaule une lourde besace Ou Ion oyait») un bruit confus d'astres heurtés. Et plongeant dans le sac ses mains miraculeuses Comme un semeur pensif, a pas lents et pareils, II parcourut I'éther aux plaines fabuleuses ünsemencant le vide énorme de soleils. H en jeta, jeta, par monceaux fantastiques, Etri«°sn,C,eaUXJIUmi,,,eï' F* m°"<*aux effr'ayante, Et les stllons du ciel fumèrent, extatiques, ' _JousJes pas du Semeur aux gestes flamboyants. ') Hoorde. JEAN RAMEAU 521 II en jeta, jeta, de sa dextrel) éperdue, Largement, en tons lieux, par grands jets bien rythmés; Et les étoiles d'or fuirent dans 1'étendue Comme un essaim bruyant d'insectes enflammés. «Alles! alles! disait le grand Semeur de mondes; Allez, astres! germez dans les steppes des cieux! Peuplez les champs d'aznr de vos floraisons blondes Allez, chantants! allez, charmés! allez, joyeux! «Allez, houle de feu, dans la nuit misérable! Et faites-y la joie! et faites-y le jour! Et lancez jusqu'au fond de 1'incommensurable Des jets vertigineux de lumière et d'amour! «Et que tout sur vos flancs brille, exulte, prospère, Et que tout soit content, soit heureux, soit béni, Et chante a jamais: «Gloire au Créateur, au Père, Au Semeur de soleils qui peuple Finflni!» Et les astres alors partirent, lourds de vie, Tourbillonnant aux pieds du Créateur serein, Comme en un désert plat que Juillet torréfie Des grains de sable obscur aux pieds d'un pèlerin. Et tous brillaient, et tous chantaient, et, sans entraves, Gravitant sur leur axe inébranlable et sur, Avec leurs milliards de voix fières et graves, Poussaient un hosanna monstrueux dans. 1'azur! Et tout était bonheur, justice, beauté, force! Et chaque astre entendait ses êtres radieux Couvrir de chants d'amour sa maternelle écocce Et tous bénir la Vie! Et tous bénir les Cieux! 1) Rechterhand. 5*2 LA LÉGENDE DE LA TERRE Or, quand il eut vidé sa besace d'étoiles, Quand de globes de feu tout Ie noir fut jonché, Le Semeur vit, au fond du sac, entre deux toiles, Un tout petit morceau de soleil ébréché. Et, distrait, sans savoir quelle sphère inconnue Tournoyait incomplète en 1'espace vermeil, Le Créateur, d'un soufflé, envoya dans la nue Rouler cette parcelle infime de soleil. Puis, mon tant tout la-haut, sur son tröne écarlate, Par dessus le brouillard des mondes qu'il jeta, Comme un grand roi doré dont l'ceil fier se dilate En oyant bruire au loin son peuple, il écouta. II entendit 1'immense allelnia des choses! II entendit des chceurs de globes florissants Entonner éperdus des chants d'apothéoses En lui noyant les pieds de nuages d'encens! II vit 1'éternité palpitante d'extases, II vit, dans une intense et profonde clameur, L'orgne de 1'univers hennir d'ardentes phrases Pour fêter a jamais le triomphal Semeur! Mais, soudain, il palit. De cette mer astrale, Une plainte montait sourdement vers les cieux, Montait, enflait, croissant, dominant de son rale Toute 1'ovation du firmament joyeux. C'était 1'atome obscur de la sphère ébréchée! C'étaient les étres vils restés sur ce débris, Pleurant 1'Étoile-Mère incessamment cherchée Et toujours introuvable en ce coin de ciel gris. jean rameau 5*3 Et la plainte disait: «Anathème! Anathème! Nous sommes les errants que le malheur conduit, Le douloureux troupeau des vivants au front blême Créés pour la lumière et jetés dans la nuit! ^ «Nous sommes les bannis, la cohorte exilée, Les seuls êtres ayant des larmes dans les yeux, Et si 1'eau de la mer sur ce globe est salie, C'est peut-être des pleurs versés par nos aïeux! «Anathème! Anathème au Semeur de lumière! A Celui que le vaste univers applaudit! S'il ne vient pas nous rendre a 1'Etoile première, Qu'il soit maudit, partout maudit, sans fin maudit!» Alors Dieu se dressa sur son tróne écarlate, Et, tendre, ému, pleurant comme nous, il baissa Ses deux bras lumineux sur 1'immensité plate, Et, de toute sa voix de tonnerre, il lanca: «Parcelle de Soleil qui te nommes la Terre, Larves qui gémissez sur die: Humanité, Chantez! je vous fais don de la Mort salutaire Qui vous ramènera dans 1'Ast re de clarté!» Et c'est pourquoi, superbe, insensible aux désastres, Le Poète, créé pour les étoiles d'or, Dédaigneux de Ia terre, a les yeux sur les astres, Vers lesquels il prendra bientót son large essor. (Nature, 1891 Ed. A. Savine, Paris) 5*4 l'aumöne du chêne L'AUMÖNE DU CHENE Comme un vieillard aux bras tordus par les années Un grand chêne agonise, au détour du chemin, Et, doucement, avec un geste presque humain II couvre le vallon de ses feuilles fanées. II en jette, il en jette, en silence, longtemps... On dirait des sous d'or que lance un roi superbe lit, quand il gèlera, les fleurs et les brins d'herbe t> en feront des manteaux pour leurs dos grelottants. II en jette avec joie, il en jette sans nombre... Et, quand tout est couvert, il meurt, en réservant Quelques feuüles, au bout d'un rameau survivant Four les mds des oiseaux qui chantaient a son ombre. Heureux qui peut mourir, homme, chêne ou roseau En pensant que, par lui, la saison sera douce Au dos d'un mendiant ou bien d'un brin de mousse Et qu ü sera béni d'un gueux ou d'un oiseau! (La Lyre Haute, 1912 Ed. Paul Ollendorff, Paris) PAUL HAREL, \né a Echauffour (Orne) le 18 mai 1834, estpo'eie et auber giste. Lui-même dans la pref ace de son premier recueil Sous les Pommiers, paru en /870, explique pourquoi il a embrassé ua pro fession d''hotelier. «Mon père, dit-il. était avocat, mon Ugrand-père auber giste; j'ai repris le metier de celui-ci par «amour du pittoresque. J'ai cru devoir donner ce mauvais «exemple a mes contemporains, en un temps oü les fils de «la terre désertent leurs foyers, oü la vie des ancêtres est «inconnue, sinon dédaignee.» Son profond amour de la vie rurale, la fraicheur de ses tableaux rustiques, joints a de solides qualités de poète el de versificateur expliquent le charme de ses divers recueils de poésies: Gousses d'Ail et Fleurs de Serpolet (1881), Rimes de Broche et d'Epée (1883), lfcux Champs (1886), Voix de Ia Glèbe (1895), Heures lointaines (1902). Citons encore ses contes en prose: La Hanterie ft ses Souvenirs d'auberge'). Ses poésies ont été éditées par Chérié, Ollendorff, Sauton ft A. Lemerre. •) A consulter la charmante esquisse de M. J.-F. Rode pn poète-aubergiste. Sneek, J. F. van Druten, 1899. 52t* SOUS LA CÓTE SOUS LA CÓTE C'est comme un nid fait dans les herbes. Du seuil de la vieille maison, A travers des arbres superbes, On voit miroiter 1'horizon. Du Iogis que le chaume couvre Sous la cóte, a 1'abri du vent, Tous les matins la porte s'ouvre En face du soleil levant. Les premiers rayons qui paraissent Dieent bonjour a la maison Et de leurs lèvres d'or caressent Les marguerites du gazon. Petit herbage, étroit domaine, Enclos béni du Dieu vivant, La créature s'y promène Sous la cóte, a 1'abri du vent. Une source coule et murmure Prés de la haie, a fleur de sol; Un gros pommier, de sa ramure, Fait a la source un parasol. Cherchant sa pature avant 1'aube Et troublant le petit flot clair, Un canard y lustre sa robe, Le ventre a Peau, le dos a 1'air. PAUL HAREL 5*7 L'oiseau du pays perche et couve A 1'aise dans le gros pommier, Ici 1'hirondelle retrouve, Son nid d'antan 1) sous le Iarmier 2) Des moucherons de toute espèce Et des insectes familiers, Qui dans l'air chaud et 1'herbe épaisse Viennent s'ébattre par milliers. Dans le sein de cette chaumière Et sous ces feuillages épais, La Vie entre avec la Lumière. Avec 1'Ombre descend la Paix. O destin que tout bas j'en vie! Doucement, au fond de ce nid, Reposent, au soir de la vie, Deux cceurs qu'un tendre amour unit. L'homme et la femme ont le même age, Pas chancelants et blancs cheveux, Mais ce serait vraiment dommage Qu'ils ne fussent pas aussi vieux. Ils portent le poids et le nombre Des jours passés avec fierté: Pas un de ces jours n'a mis d'ombre Au ciel de leur fidélité. Qu'importe la date lointaine? Les serments ne vieillissent pas. Les vieux ont fait leur cinquantaine Et, fidèles jusqu'au trépas, 1) Van het vorige jaar. 2) druiplijst (soort dakgoot.) 5*8 plebs rustica Devant les petits de leur race, En défiant le démenti, Ont regardé 1'autel en face Comme gens qui n'ont point menti. Puts, revenus dans leur demeure, Sous la cóte, a 1'abri du vent, Ils attendent la dernière heure En face du soleil levant. Et vers la Fortune qui passé lis regardent les gens courir En sachant ce qu'il faut d'espace Pour aimer, prier et mourir. (Aux Champs, 1886 Ed. A. Lemerre, Paris) PLEBS RUSTICA L'air ne retentit plus des chansons de la plèbe. Les modernes ruraux, fils de ceux qui luttaient, Ont refusé 1'effort et déserté la glèbê. Oü sont les paysans, les vrais, ceux qui chantaient? Aux anciens il fallait la plaine et la charrue, Le grand air dont le soufflé ondoie au front des blés: Les nouveaux ont quitté le sillon pour la rue, Et, jeunes, des désirs malsains les ont troublés. Les pères étaient beaux, tout brunis par le hale; Leurs artères battaient, pleines d'un sang vermeil. Les fils étiolés ont le visage pale; L'ombre a pris ces enfants, nés pour le grand soleil. PAUL HAREL 529 Leurs bras n'étaient pas faits pour les besognes viles Et le joug paternel pesait a leur fierté. Les voyez-vous, épars sur le chemin des villes, Tous ces riches d'espoir qu'attend la pauvreté. Ils ont fui le village et vidé la chaunüère, Abandonné leur ciel, leurs parents, leurs travaux. Le siècle devant eux agitant ses lumières, Quelque rêve imbécile agite leurs cerveaux. Or, ayant pris 1'outil, la machine ou la plume, Ils font, du travailleur blême aux scribes palots, Des déclassés, en qui la colère s'allume Quand pour eux le hasard a mal choisi les lots. Les térres autour d'eux étaient pourtant fertiles. N'importe! Ils ont cherché 1'impossible bonheur, Dépensant follement, en des jours inutiles, Des trésors de santé, de jeunesse et d'honneur. Ils ont, ces émigrants, ambitieux ou laches, Gêné les citadins, gêné les artisans. Dieu les avait créés pour de plus nobles t&ches, Les paysans devaient rester des paysans. De quels fardeaux leurs mains sont-elles délivrées? S'ils ont jamais foulé le marbre des palais. C'est que leur dos portait 1'oripeau1) des livrées, Et les hommes d'hier aujourd'hui. sont valets. Pauvres gens, au démon qui vous soufïlait 1'envie, A 1'Esprit tentateur, il fallait dire: «Non»! L'homme n'a pas le droit de gaspiller sa vie, D'abdiquer sa grandeur, de renier son nom. l) Klatergoud. 34 530 PLEBS RUSTICA Les cités vous ont pris dans tous leurs esclavages L'amère ambition vous a gftté le cceur, | Civilisés! Quand vous étiez sauvages, Le sol dur craquait-il sous votre pied vainqueur? Dans la terre, oü le soc a fait ses déchirures, Le bon grain du semeur n'a-t-il donc plus germé? Dans la plaine, oü les blés étalaient leurs parures, Les soleils dévorants ont-ils tout consumé ? Les bourgeons, oü des fleurs s'était caché le rêve N'ont-ils pas su tenir leurs promesses de fruits? Dans quel arbre maudit a donc manqué la sève? Les prés ont-ils souffert ? Les bois sont-ils détruits ? Rien n'est changé: les bois ont toujours des cépées, Des bouleaux argentés et des chênes puissants, Et les mêmes senteurs de nos herbes coupées S'élèvent pour griser les derniers paysans. Les branches ont ployé sous la charge des pommes Maïs 1 arbre couronné ne sait pas défaillir. Un jour, plein de frnits murs, il attendra les hommes fct ne verra pas ceux qui devaient les cueillir. Rien nest changé, pourtant! U-bas, le trèfle rouge Brule entre 1'orge épaisse et le sainfoin tremblant: Le trèfle, oü le soleil éclatant luit et bouge Tache la plaine en feu de son carré sanglant La campagne toujours a des gloires superbes, Maïs quels féconds labeurs, mais quels joyeux hymens bi tous les bras oisifs allaient s'offrir aux gerbes, 5>i le flot des absents remontait nos chemins! paul harel 531 O terriens échappés, la Terre vous réclame'. Quand de ses habitants la chaumière est en deuil, Celui dont le foyer n'a pas perdu sa flamme Voit un rayon de paix illuminer son seuil. Le vieux sol remué lui garde des largesses Dans le divin trésor de la fécondité; Sa familie augmentée augmente ses richesses. La fortune sourit a sa paternité. Armé de sa charme, il brave la famine: Le légitime orgueil du sillon bien tracé Mêle un éclair de joie aux splendeurs de sa mme, Et Dieu bénit la terre oü cet homme a passé. Mais, écoutez! Au fond des campagnes désertes, Les mères ont pleuré, les pères ont gémi, Et tous sont inquiets, ayant tous fait des pertcs Au départ de l'enfant, du frère ou de 1'ami. Ah! que le déserteur s'arrête et qu'il revienne Vers la ferme, a 1'endroit oü ses pères sont mortal Du métier désappris que 1'absent se souvienne! C'est le travail des champs qui nous rendra les forts. Pourquoi plier devant la chimère impuissanteï Nous voulons le terrien debout, poitrine au vent, Un corps sain peut marcher sous une ame pensante. Le laboureur. fhtur, nous le voulons savant, Fier, aimant son village avec idolatrie, Fraternel et croyant, mais, devant 1'étranger, Assez terrible encor pour venger la Patrie, Si quelque peuple essaie un jour de 1'outrager! (Les Voix de la Glèbe, 1895 Ed. A. Lemerre, Paris) 53z LES ÉTAMEURS LES ÉTAMEURS «Bon pour un entrecóte, allez jusqu'a deux livres.» Ce n'est pas le moment de leur couper les vivres- Les étameurs ont faim, le carême est passé- Déja 1'ane, la-bas, grimpe amont le fossé: ' II happe a tout hasard des brins de nourriture Dans les coudriers blonds flottant sur la voiture Aux pauvres affamés tous les recoins sont bons.' Pourtant ils ont choisi, ces maigres vagabonds, Dendroit ou 1'abreuvoir rit, au bas de la cóte Un monsieur du quartier a payé 1'entrecöte. On 1'a, sur tous les tons, vingt fois remercié Songez donc: un röti! L'homme est estropié La femme, jeune encor, toussote; elle est trés pale: Elle porte, enfoui dans les plis d'un vieux chaleT L enfant, rose et joufflu, qui pompe tout son lait. Uopinant derrière eux, un pauvre gringalet Porte un panier, d'oü sort comme un son de dochettes: Vieux chandeliers roulant sur d'anciennes fourchettes, Cuulères, plats d'étain cassés, faussés, troués, Casseroles heurtant leurs ventres bossués, Un tas d'objets menus choquant des antiquailles Dans le clair cliquetis cKquetant des diquailles. On sent que le village attendait 1'étameur. Cette aubaine les a tous mis de bonne humeur. L estropié sourit, le gringalet fredonne, L enfant presse le sein que sa mère lui donne. On dresse le bücher. Devinant un festin, Lane, depuis longtemps privé du picotin Apercevant de loin la viande suspendue Ouvre, en un long braiment, sa bouche'a 1'étendue paul harel 533 Devant 1'ariléché par un feu de sarment, Le tournoyant röti se dore lentement. On arrose, on attise, et de la chair ambrée Le jus en pleurs descend sur Passiette beurrée. i L'ane, aspirant le bon fumet substantiel ,mj> Demande, en piaffant, un pen d'avoine au ciel Et le droit d'aller boire au fond de la prairie. «II faudra bien qu'un jour la chance me sourie, Dit-il. J'ai tant trotté! Le repos m'est bien du!» Et le voila rêvant d'un petit coin perdu D'un pré vert, oü le thym provoque la bouchée, Oü libre, paresseux... La viande est décrochée. «Ca juse *), mes amis,» dit tout haut le grand gars En faisant des yeux doux, voraces et hagards. C'est cuit. Le roti fume en sifflant comme un fifre: On mache, on ronge, on gruge, on grignote, on s'empiffre, On se passé un papier oü quelques grains de sel Roulent; c'est un moment d'accord universel. Le contentement nalt de la faim qui s'apaise. On lorgne le café qui chauffe sur la braise, On trinque, on est poli, ce sont des embarras! «Prends donc. — Garde pour toi. — Merci bien: — C'est du'gras!» Aux échos du vallon l'ane, d'une voix aigre, Fit retentir sa plainte: «Hé! pour moi c'est du maigre! C'est injuste!» II fallut bien 1'entendre a la fin. Le gringalet repu dit: «Papa, l'ane a faim.» LAu fond, 1'estropié devait être sensible. II but et répondit: «Crois-tu? C'est bien possible.» L'ane sentit courir des frissons sur sa peau. II vit le coffre ouvert, il vit le vieux chapeau Pénétrer daas 1'avoine et s'emplir au passage. O délices! *) Berm (verklaring van den dichter). *) Het sap loopt er uit. 534 les étameurs Midi flambait le paysage. Dans les pommiers voisins les bourgeons éclataient, Au cceur des guis touffus les grives s'ébattaient, Le cresson miroitait dans le lit des fontaines. II ne flottait dans l'air que des rumeurs lointaines. Aux vallons assoupis les vents, doux et légers, Apportaient 1'angélus chanté par les clochers. Midi! Les vagabonds s'unissaient au cantique. Devant eux Ie café fumait, liqueur mystique Dont 1'arome est semblable au parfum de 1'encens. L'ame des vagabonds vibrait avec leurs sens. Graves, religieux, tous trois ils se signèrent. Puis, la tasse aux genoux, en buvant, ils parlèrent De ce Dieu paternel, ami des pauvres gens, Dont le ciel est ouvert a tous les indigents, Et devant qui, la-haut, riche ou gueux, c'est tout comme. La femme dit: «C'est beau! — Trés beau, répéta l'homme. Mais qu'il soit descendu, c'est dróle, en vérité!» L'ane dit: «J'en suis sur, c'est moi qui 1'ai porté!» (Les Voix de la Glèbe, 1895 Ed. A. Lemerre, Paris) Madame GUSTAVE MESUREUR, de son propre nom Amélie Dewailly, née en iSsSt a P*0^ plusieurs volumes de poésies, inspirées par les enfants: Nos Enfants (1885), Rimes Roses (1893), Gestes d'Enfants (1902) couronnés par V Académie francaise. Garden-Party Elyséenne un acte en vers (1907). Elle a publié encore: Le petit Monde, Histoire d'un Enfant de Paris; A la recherche d'une Source. MEA CULPA Ne pouvant obtenir 1'aveu sincère et prompt D'un fait grave impliquant un légitime affront, Le professeur punit la classe tout entière, Sachant qu'en pareil cas c'est la seule manière D'atteindre sürement le coupable entre tous. «Qu'il se nomme, dit-il, les autres sont absous.» Aucun n'a murmuré contre cette injustice; Et comme ils n'aiment pas a faire la police, Ils gardent le silence, usant avec hauteur, Du droit de n'être pas lachement délateur. Leur muet dévouement grandit et se résigne, Le coupable honteux en sera-t-il indigne? Non, car tout frémissant d'un douloureux émoi, Très courageux, il dit en se levant: «Cest moi!» (Nos Enfants, 1885 Ed. A. Lemerre, Paris) 536 LES MIENS LES MIENS Mes enfants pour jouer ensemble Ont mille jeux étourdissants lis gambadént,>) le parquet tremblé, ^ est Plein de lenrs cris pergants. Les voici qui livrent bataille Au mur, 1'ennemi supposé, Les joujoux servent de mitraille, Et plus d'un retombe brisé. Je redoute que lenrs vacarmes Ne s ïnterrompent brusquement, Par un chaud déluge de larmes, Ou des discordes d'un moment. Quand ils sont calmes, chose rare Je flaire quelque guet-apens, Cest qu'une farce se prépare, Dans le silencé, a mes dépens. Mais je n'en suis pas la mattresse, US tobt trop tendres, trop malins: Et j aime comme une caresse Leurs airs suppliants et calïnS1. Je deviens, alors, leur compagne Ma présence excite leurs jeux Lear bruyante gaité me gagne, Je chante et je danse avec eux. l) Huppelen. MADAME GUSTAVE MESUREUR 537 Et je les appelle des anges, Et la volsme: des bandits. O goüts différemment étranges! Son enfer est mon paradis. (ibid) APP ARITION Nous étions prés du lac, oü le ciel bleu se mire; Suzon venait a moi, riche de son sourire, Tête nue, et dans 1'herbe embarrassant ses pas, Comme un enfant Jésus en me tendant les bras, Ou mieux, comme une sainte apportant des reliques, Car elle a la candeur des figures bibliques. Elle avangait, tenant dans sa main une fleur, Un lis immaculé, rayonnant de blancheur, Et blonde et blanche, dans sa robe toute blanche, Elle me présente cette superbe branche, Offrande de son cceur et de sa pureté. Et je lui dis: Enfant, garde, avec ta beauté, Le sceptre qui te sied, ce mystique symbole, Doux ange de trois ans, ma fille, mon idole! (ibid) PARDON Les enfants sont capricieux; II faut bien, parfois, qu'on les gronde: Et devant ma petite blonde, Je me dresse et fais les grands yeux. 538 PARDON .Chagrine alors, elle a des charmes Dont je ne veux pas m'émouvoir, Frudemment, j'évite de voir Ses regards troublés par des larmes. Elle souffre de mon courroux, Et me dit, d'un ton de prière: «Voyons, ris-moi, petite mère!» Sourire me serait bien doux, Mais je m'en défends, je raisonne; Ses bras s'enlacent a mon cou, Et je sens, a son baiser fou, Que c'est elle qui me pardonne! (ibid) ARTHUR RIMBAUD ; naquit a Cliarleville, le zo octobre 1834; son adolescente jut orageuse, en 1870 il s'en/uit de la maison paternelle et se ■ rend a Paris. Reconduit a Charleroi il s'êchappe encore et ise met a vagabonder. C'est vers cette époque qu'il écrit ses ipremiires poésies: les Effarés, les Poètes de sept ans, le Bateau ivre, etc. Peu après il fait la connaissance de Ver!laine, voyage avec lui en Angleterre, en Belgique, jusqu'en \1873, moment oü un coup de revolver tiré sur lui par son lami, rompt tragiquemenl leurs relations. La mime année il public Une Saison en Enfer, sorte d'autobiographit psycholo•gique. De cette époque datent aussi les IUuminations, dont le fmanuscrit fut retrouvé en 1886 et publié cette année-la. En 1876 il s'engage dans les troupes nêerlandaises, en 1878 on i le retrouve en Egypte, d'oü il parcourt toute la cote oriëntale 'de l'Afrique; il enlre en relations avec Ménélick, travaillé a l'introduction d'armes europèennes en Abyssinie, revient en 1801 en France, avec une tumeur au genou et meurt a \Marseille, le 10 novembre 180/, aux suites de l'amputation de sa jambe. Citons encore le Keliquaire, vers en prose^(1891), et sa Correspondance, publiée par son biographe Palerne ■ Berrichon (1899). Ses auvrcs ont paru chez Léon Vanier et \ la Société du Mercure de France. 54° . sensation SENSATION Scnü? !?? bLe."/ d?té' j'irai dans les senti«b, Ftpoté par les blés, fouler 1'herbe menue: Keyeur, j'en sentirai la fratcheur a mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue. je ne parlerai pas, je ne penserai rien: ïïfu.s,.1*mo.ur infini me montera dans 1'ame, Jr J?raiTlom' bien loin, comme un bohémien, far la Nature, — heureux comme avec une fèmme. (Poésies complètes Léon Vanier Paris 180e. Société du «Mercure de France» i8q8) LES EFFARÉS Noirs dans la neige et dans la brume Au grand soupirail qui s'allume, Leurs culs en rond, A genoux, cinq petits, — misère! — Regardent le boulanger faire Le lourd pain blond ... Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pate grise, et qui 1'enfourne Dans un trou clair. Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire Chante un vieil air. ARTHUR RIMBAUD (41 lis sont blottts, pas un ne bouge, Au soufflé du soupirail rouge, Chaud comme un sein. Et quand, pendant que minuit sonne, Fagonné, pétillant et jaune, On sort le pain: Quand, sous les poutres enfumées, Chantent les croütes parfumées, Et les grillons; Que ce trou chaud soufflé la vie; Ils ont leur ame si ravie Sous leurs haillons, Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres petits pleins de givre! —■ Qu'ils sont la, tous, ColUyit leurs petits museaux roses Au grillage, chantant des choses, Entre les trous, Mais bien bas, — comme une prière... Repliés vers cette lumière Du ciel rouvert, — Si fort, qu'ils crèvent leur culotte, Et que leur lange blanc tremblote Au vent dTiiver... (ibid) 54* LE BUFFET LE BUFFET C'est un large buffet sculpté; le chêne sombre, Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens; Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants; Tout plein, c'est un.fouillis de vieilles vieilleries, De linges odorants et jaunes, de chiffons De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries, De fichus de grand'mère oü sont peints des griffons •); — C'est la qu'on trouverait les médaillons, les mèches De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèchcs Dont le parfum se mêle a des parfums de fruits. — O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires, Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires. ') Griffioen. (ibid) AUGUSTE DORCHAIN, né en i8S7, a Cambrai^jft son droit a Paris, oü il débuta dans les lettres en x88i, par la Jeunesse pensive, recueil qui fut couronné par VAcadémie francaise; un recueil de «vers oü les combats et les doulturs de la vingtieme année trouvent Uur expression discrete, mais bien sincere.» ("Sully Prudhomme.) II a donné au théatre: Conté d'avril, comédie en vers, 1'Odéon et la Jeunesse, Alexandre Dumas, a-propos en vers. Ont paru depuis: Vers la Lumière, poésies nouvelles, Rose d'Automne, comédie et Dona Flor, drame, 1'Art des vers (1905). ÊTRE JEUNE Ainsi, railler 1'Amour, avoir 1'ame assouvie Dès qu'une courtisane au visage hébété Vous vend, au meilleur prix, son sourire coté, C'est «être jeune» et la se borne votre envie. Mais nous qui tressaillons au mot de Liberté, Dont 1'ame a 1'Idéal s'épanouit, ravie, Nos précoces vertus nous déflorent la vie Et nous sommes «des vieux», vous 1'avez répété. 544 le flambeau Quoi donc, nous nous serions trompés? et la jeunesse Ne serait plus le temps oü toute pure ivresse Fermente dans les cceurs que le mal a blessés? Non, non, vous en avez menti! c'est nous qui sommes Les vrais enfants encore et les vrais jeunes hommes; Vous êtes les vieillards décrépits et glacés. (La Jeunesse pensive, 1881 Ed. A. Lemerre, Paris) LE FLAMBEAU A peine ont-ils vingt ans, qu'ils ont déja fermé Au Bien autant qu'au Beau les portes de leur ame; L'inaction stupide et la débauche infame Ont éteint dans leur cceur 1'Idéal enflammé. Mais dans ces cceurs blasés, que le néant réclame, Si le fiambeau divin un jour s'est abtmé Oh! bien tér, ce jour-la, c'est qu'ils n'ont plus aimé Nulle sceur, nul ami, nul enfant, nulle femme. Fiambeau sublime et pur, mais qui trembles souvent Pour te bien abriter de la pluie et du vent, Et faire rayonner ta clarté souveraine, Heureux qui peut passer, sans s'interrompre un jour De l'amour de sa mère a 1'amitié sereine, Et de 1'amitié sainte a son premier amour! (La Jeunesse pensive, 1881 Ed. A. Lemerre, Paris) AUGUSTE DORCHAIN 545 VEILLÉE UE NOËL Vois comme la neige a couvert la plaine Et les grands coteaux jadis diaprés 1): Décembre frileux a filé sa laine Sur 1'arbre des bois, sur 1'herbe des prés. Sur ce doux tapis de floraisons blanches Qu'aucun pas humain encor n'a foulé, La lune, montant derrière les branches, Glisse un blanc rayon du ciel étoilé. Qu'il fait froid dehors dans la plaine immense! Pas le moindre vent, pas le moindre cri. Plus d'un rouge-gorge est mort en silence Qui dans la forêt n'avait pas d'abri. Ferme les rideaux, ma chère petite, Et reviens t'asseoir auprès du bon feu. Nous serons si bien! C'est moi qui t'invite; Et d'abord, il faut s'embrasser un peu. Oh! le clair renet qui réchauffe 1'atre Et qui réjouit toute la maison! Qu'il fait bon ici! la flamme folatre Danse si gaiment au bout du tison ! Nous allons veiller pendant bien des heitres, Nous allons veiller jusques a demain , Et ces heures-la me seront meilleures Si je puis garder ta main dans ma main. ') Bont, veelkleurig. 35 54" VEILLÉE DE NOËL Et nous nous dirons de belles histoires, Des contes d'amour faits pour enchanter ...! Plus les nuits d'hiver sont longues et noire's Plus 1'histoire est belle et douce a conter. ' Nous répéterons les divines choses Que nous chuchotions au printemps passé. Et nouS chanterons la chanson des roses Le sommeil fuira notre front lassé. Tiens, je vais t'en dire une très ancienne: Tu seras joyeuse et je serai fou .., — Mais laisse d'abord ta main dans la mienne Et mets l'autre bras autour de mon cou. La, plus pres encor, chérie, et dénoue Cette tresse blonde aux reflets soyeux Et sur mon épaule appuyant ta joue, Restes-y longtemps, en fermant les yeux. Mais vois, il est tard: le vieux chat sommeille Le chien a fermé son ceil abattu, Et, voyant mourir la flamme vermei 11e Dans son petit trou le grillon s'est tu. > La lampe a présent nous éclaire a peinePartout dans les champs s'éveille le bruit. Entends-tu tinter la cloche lointaine? Quoi, si tót partir! quoi, déja minuit! Nous sommes-nous donc dit les belles choses Qui font sans fatigue attendre le jour? Avons-nous chanté la chanson des roses? Avons-nous chanté la chanson d'amour? auguste dorchain 547 Non, pour apaiser notre chère fièvre, Nous avons dans l'ombre uni nos genoux; Tu posais sans bruit ta lèvre a ma lèvre, Je mirais mes yeux dans tes yenx si doux... Nous restious ainsi, ma bonne petite, Écoutant nos cceurs battre a 1'unisson .., Alors la veillée a passé si vite Que nous n'avons dit conté ni chanson.. (La Jeunesse pensive, 1881 Ed. A. Lemerre , Paris) DANS LES JOURS DOULOUREUX Dans les jours douloureux oü les tentations Viennent battre mon front de leurs trop douces ailes, Oü comme avant 1'hiver partent les hirondelles, S'enfuit 1'essaim doré de mes illusions, Tout plein d'un vague ennui, mort aux ambitions Qui m'enflammaient hier le cceur et les prunelies, Je perds jusqu'au souci des choses éternelles, Et la Volupté rode et me dit: «Essayons». Mais que je puisse alors — ne füt-ce qu'un jour même, Füt-ce une heure — revoir la maison oü 1'on m'aime, Ma chambrette et mes fleurs, mes livres et mes bois, Je retrouve mon ame et, plus prés de ma mère, Je redeviens l'enfant épris d'une,chimère, Et je me sens naïf et pur comme autrefois. (La Jeunesse pensive, 1881 Ed. A. Lemerre, Paris) 548 le nuage LE NUAGE De ce nuage d'or que tu rois dans 1'espace Flotter si doucement, léger comme un oiseau, II nt restera plus qu'un peu de neige et d'eau S'il effleure en passant les régions de glacé. Nous le connaissons tous, ce nuage qui passé: Quand la vie a nos cceurs pèse comme un fardeau, II surgit, — et voici que tout nous semble beau, Que le faix n'est plus lourd, que 1'ame n'est plus lasse. «Oh! disons-nous, 1'espoir céleste est de retoa»! A nous la gloire! a nous 1'ivresse! a nous l'amour! Plus de mornes soucis! plus de sombres alarmes! Puis, le nuage atteint, dans sa course emporté, Fes froides régions de la réalité ... Le beau rêve n'est plus. Qu'en, ^este-t-il ? — des larmes. (Vers la Lumière, 1894 Ed. A. Lemerre, 1'aiïs) LIED D'APRÈS HENRI HE3NE Si les fleurs savaient la désespérance Que laissent au cceur les amours défunts, D un baume divin calmant ma souffrance Elles répandraient leurs plus doux parfums, auguste dorchain 549 Si les rossignols savaient ma détresse Et quels pleurs amers me coulent des yeux, Pour .me consoler, de leurs chants d'ivresse Ils dérouleraient les rythmes joyeux. Si, la-haut, percant la voute azurée, Les étoiles d'or voyaient mon chagrin, Elles descendraient de leur empyrée') Pour mettre en mon ame un rayon serein. — La nature est sourde et ma plainte est vaine; Rien ne me répond que 1'écho moqueur... Seule elle connalt et peut voir ma peine, L'enfant sans pitié qui brisa mon coeur. ') Empyrée: hemel. (Vers la Lumière, 1894 Ed. A. Lemerre, Paris) ALBERT SAMAIN, naquit a Lille le 4 avril, i8s8. En 1880 il vint se fixer a Paris, ou fusqu'd 1883 il fut employé a la maison. de banque Debayser frèrei'T en 1883 il obtint par suite d'un concours une place d'expéditionnaire a la Préfeclurc de la Sein*. 3 fut un des fondateurs du Mercure de France oü il publia successivement: An Jardin de 1'Infante (1893) et Aux Flancs du Vase (1898). Le 18 aoüt igoo il mourut d'une affection de poitrine a Magny-les-Hameaux pres de Port-Royal-desChamps. Apres sa mort parurent Polyphème, piece en un acte en vers (1901), le Chariot d'or (1901J et des Contes en prose (1902). AÜTOMNE A pas lents et suivis du chien de la maison, Nous refaisons la route a present trop connue. Un plle automne saigne au fond de 1'avenue, Et des femmes en deuil passent a 1'horizon. Comme dans un préau d'hospice ou de prison, L'air est calme et d'une tristesse contenue; Et chaque feuille d'or tombe, 1'heure venue, Ainsi qu'un souvenir, lente, sur le gazon. ALBERT SAMAIN 551 Le Silence entre nous marche... Cceurs de mensonges, Chacun, las du voyage, et mur pour d'autres songes, Kève égo (sternen t de retourner au port. Mais les bois ont, ce soir, tant de mélancolie Que notre cceur s'émeut a son tour et s'oublie A parler du. passé, sous le ciel qui s'endort, Doucement, a mi-voix, comme d'un enfant mort... (Au Jardin de 1'Infante, 1893 SOCIÊTÉ Dü «MERCURE DE FRANCE») SOIR Le ciel comme un lac d'or pale s'évanouit, . On dirait que la plaine, au loin déserte, pense; Et dans l'air élargi de vide et de silence S'épanche la grande ame triste de la nuit. Pendant que ga et la brillent d'humbles lumières. Les grands bceufs accouplés rentrent par les chemins; Et les vieux en bonnet, le menton sur les mains, Respirent le soir calme aux portes des chaumières. Le paysage, oü tinte une cloche, est plaintif Et simple comme un doux tableau de primitif, Oü le Bon Pasteur mène un agneau blanc qui saute. Les astres au ciel noir commencent a neiger, Et la-bas, immobile au sommet de la cóte, Rêve la silhouette antique d'un berger. (Au Jardin de 1'Infante, 1893 SOCIÊTÉ DU «MERCURE DE FRANCE») 552 IL EST d'ÉTRANGES SOIRS IL EST D'ÉTRANGES SOIRS... II est d'étranges soirs, oü les fleurs ont une ame Ou dans 1'air énervé flotte du repentir Oü sur la vague lente et lourde d'un soupir Le cceur Ie plus secret aux lèvres vient mourir. 2 ** 1l5anCs soirs' ou les fleurs ont "«e &me, Et, ces soirs-lü, je vais tendre comme une femme. II est de clairs matins, de roses se coiffant, / -O* 1'ame a des galtés d'eaux vives dans les roches On le coeur est un ciel de Paques plein de cloches, Oü la chair est sans tache et 1'esprit sans reproches. 11 est de clairs matins, de roses se coiffant Ces matins-la, je vais joyeux comme un enfant II est de mornes jours, oü las de se connaltre Le cceur, vieux de mrfiV ans, s'assied sur son butin, Ou le plus cher passé semble un décor déteint Oü s'agite un minable et vague cabotin. Tl est de mornes jours las du poicbime connaltre Et, ces jours-la je vais courbé comme un ancêtre'. II est des nuits de doute, oü 1'angoisse vous tord, Ou lame, au bóut de la spirale descendue, Pale et sur 1'infini terrible suspendue, Sent le vent de 1'ablme, et recule éperdue! H est des nuits de doute, oü 1'angoisse vous tord Et, ces Huits-la, je suis dans l'ombre comme un mort. (Au Jardin de I'Infante 1893 SOCIÊTÉ Dü «MeBCUEE DE FRANCE») AI.BERT SAMAIN 553 CHANSON VIOLETTE Et ce soir-la, je ne sais, Ma douce, a quoi tu pensais Toute triste, Et voilée en ta paleur, Au bord de 1'étang couleur D'améthyste. Tes yeux ne me voyaient point; Ils s'étaient enfuis loin, loin De la terre; Et je sentais, malgré toi, Que tu marchais prés de moi, Solitaire. Le bois était triste aussi, Et de feuillage obscurci, Goutte a goutte, La tristessc de la nuit, Dans nos cceurs noyés d'ennui, Tombait toute .. . Dans la brume un cor sonna; Ton ame alors frissonna, Et sans crise, Ton coeur défaillit, mourant, Comme un flacon odorant Qui se brise. Et lentement, de tes yeux De grands pleurs silencieux, Taciturnes, 554 LA BULLE Tombèrent comme le flot Qui tombe, éternel sanglot, Dans les urn es. Nous revinmes a pas lents. Les crapauds chantaient, dolents, Sous 1'eau morte; Et j'avais le cceur en deuil, En t'embrassant sur le seuil De ta porte. Depuis, je n'ai point chcrché Le secret encore caché De ta peine... II est des soirs de rancoeur Oü la fontaine du coeur Est si pleine! Fleur sauvage entre les fleurs, Va, garde au fond de tes pleurs Ton mystère; II faut au lis de l'amour L'eau des yeux pour vivre un jour Sur la terre. (Au Jardin de 1'Infante, 1893 SOCIÊTÉ DU «MERCURE DE FRANCE») LA BULLE Bathylle, dans la cour oü glousse la volaille, Sur I'écuelle penché, soufflé dans une paille; L'eau savonneuse mousse et bouillonne a grand bruit, Et déborde. L'enfant qui s'épuise sans fruit, ALBERT SAMAJN 555 Sent venir a sa bouche une acreté saline. Plus heureuse, une bulle a la fin se dessine, Et, conduite avec art, s'allonge, se distend Et s'arrondit enfin en un globe éclatant. L'enfant soufflé toujours; elle s'accrott encore; Elle a les cent couleurs du prisme et de 1'aurorc, Et reflète aux parois de son mince cristal Les arbres, la maison, la route et le cheval... Prête a se détacher, merveilleuse, elle brille! L'enfant retient son soufflé, et voici qu'elle oscille, Et monte doucement, vert pale et rose clair, Comme un frêle prodige étincelant dans l'air! Elle monte... Et soudain, 1'ame encore éblouie, Bathylle cherche en vain sa gloire évanouie ... (Aux Flancs du Vase, 1898 SOCIÊTÉ DU «MERCURE DE FRANCE») LA GRENO UILLE En ramassant un fruit dans 1'herbe qu'elle fouille, Chloris vient d'entrevoir la petite grenouille Qui, peureuse, et craignant justement pour son soit, Dans l'ombre se détend soudain comme un ressort, Et, rapide, écartant et rapprochant les pattes, Saute dans les fraisiers, et, parmi les tomates, Se hate vers la mare, oü, flairant le danger, Ses soeurs, 1'une après l'autre, a la hate ont plongé. Dix fois déja Chloris, a la chasse animée, L'a prise sous sa main brusquement refermée; Mais plus adroite qu'elle, et plus prompte, dix fois La petite grenouille a glissé dans ses doigts. Chloris la tient enfin; Chloris chante victoire pn j Chloris aux yeux d'azur de sa mère est la gloire. Sa beauté rit au ciel; sous son large chapeau Ses cheveux blonds coulant comme un doublé ruisseau Couvrent d'un voile d'or les roses de sa joue, 55° LE REP AS PRÉPARÉ Curieuse, elle observe et n'est pas sans émoi A 1'étrange contact du corps vivant et froid. La petite grenouille en tremblant la regarde, Et Chloris dont la main lentement se hasarde A pitié de sentir, affolé par la peur, Si fort entre ses doigts battre le petit cceur. (Aux,flancs du Vase, 1898 SOCIÊTÉ DU «MERCURE DE ERANCE») LE REPAS PRÉPARÉ Ma fille, laisse la ton aiguille et ta laine; Le maltre va rentrer; sur la table de chêne Avec la nappe neuve aux plis étincelants Mets la falence claire et les verres brillants. Dans la coupe arrondie a 1'anse en col de cygne Pose les fruits choisis sur des feuilles de vigne: Les pêches que recouvre un velours vierge encor, Et les lourds raisins bleus mêlés aux raisins d'or. Que le pain bien coupé remplisse les corbeilles, Et pms ferme la porte et chasse les abeilles... Dehors le soleil brille, et la muraille cuit. Rapprochons les volets, faisons presque la nuit. jAwj qu'ainsi la salie, aux ténèbres plongée, S'embauBner.tOUt%,aEX fruits dont la table est chargée. Maintenant, va puiser l'eau fralche dans la cour; .Et/fljille que sur tout la cruche, a ton retour, Garde longtemps, glacée et lentement fondue, Une vapeur légère a ses flancs suspendue. (Aux Flancs du Vase, 1898 ' SOCIÊTÉ DU «MERCURE DE FRANCE») Al.BERT SAMAIN 557 LE SPIIINX Seul, sur 1'horizon bleu vibrant d'incandescence, L'antique Sphinx s'allonge, énorme et féminin. Dix mille ans ont passé; fidéle a son destin, Sa lèvre aux coins serrés garde 1'énigme immense. De tout ce qui vivait au jour de sa naissance, Rien ne reste que lui. Dans le passé lointain, Son age fait trembler le songeur incertain; Et l'ombre de 1'histoire a son ombre commence. Accroupi sur 1'amas des siècles révolus, Immobile au soleil, dardant ses seins aigus, Sans jamais abaisser sa rigide paupière, II songe, et semble attendre avec sérénité L'ordre de se lever sur ses pattes de pierre, Tour rentrer a pas lents dans son éteriiité. (Le Chariot d'or, 1901 SOCIÊTÉ DU «MERCURE DE FRANCE» SOIR SUR LA PLAINE Vers 1'occident, la-bas, le ciel est tout en or; Le long des prés déserts oü le sentier divale La pénétrante odeur des foins coupés s'exhale, Et c'est 1'heure émouvante oü la terre s'endort. Las d'avoir, tout un jour, penché mon front qui brüle Comme on pose un fardeau, j'ai quitté la maison. J'ai soif de grande ligne et de vaste horizon, Et devant moi s'étend la plaine au crépuscule. 55° SOIR SUR LA PLAINE Une solennité douce flotte dans l'air Ma poitrine se gonfle au vent rude qui passé; Et mon cceur, on dirait, grandit avec 1'espace, Car la plaine infinie est pareille a la mer. La faux des moissonneurs a passé sur les terres, Et le repos succède aux travaux des longs jours; Parfois une charme, oubliée aux labours, Sort, comme un bras levé, des sillons solitaires. L'Angélus au loin sonne, et, simple en son devoir, La glèbe écoute au ciel tinter la cloche pure, Et comme une humble vieille en sa robe de bure Semble dire tout bas sa prière du soir. La nuit a 1'orient verse sa cendre fine; Seule au couchant s'attarde une barre de feu; Et dans 1'obscurité qui s'accrolt peu a peu La blancheur de la route a peine se devine. Puis tout sombre et s'enfonce en la grande unité. Le ciel enténébré rejoint la plaine immense... Ecoute!... Un grand soupir traverse le silence .. . Et voici que le cceur du jour s'est arrêté! Et mon ame a frémi de se sentir trop' seule, Et tout a coup s'allège a retrouver la-bas, Enorme et toute rose en son halo lilas, La lune qui se léve au-dessus d'une meule. (Le Chariot d'or, 1901 SOCIÊTÉ DU «MERCURE DE FRANCE») ALBERT SAMAIN 559 LE BERCEAU Dans la chambre paisible oü tout bas la veilleuse Palpite comme une ame humble et mystérieuse, Le père, en étouffant ses pas, s'est approché Du petit lit candide oü l'enfant est couché: Et sur cette faiblesse et ces douceurs de neige Pose un regard profond qui couve et qui protégé. Un soufflé imperceptible aux lèvres de l'enfant dort, Penchant la tête ainsi qu'un petit oiseau mort, Et, les doigts repliés au creux de ses mains closes, Laisse a travers le lit trainer ses bras de roses. D 'un fin poudroiement d'or ses cheveux 1'ont nimbé: Un peu de moiteur perle a son beau front bombé, Ses pieds orit repoussé les draps, la couverture, Et, libre maintenant, nu jusqu'a la ceinture, II laisse voir, ainsi qu'un lys éblouissant, La pure nudité de sa chair d'innocent. Le père le contemple, ému jusqu'aux entrailles... La veilleuse agrandit les ombres aux murailles; Et soudain, dans le calme immense de la nuit , Sous un soufflé venu des siècles jusqu'a lui, II sent, plein d'un bonheur que nul verbe ne nomme Le grand frisson du sang passer dans son cceur d'homme. (Le Chariot d'or, 1901 SOCÏÉTÉ DU «MERCURE DE FRANCE») Meixe JEANNE LOISEAU (depuis Mme Henry Lapauze.) ne'e en 1860, a publié de nombreux romans, sous le pseudonyme de Daniël Lesueur: le Mariage de Gabrielle; Marcelle; Un mystérieux Amour, prose et poésie; Amour d'aujourd'hui: Névrosée; Une Vie; tragique; Justice de femme; Le cceur chemine, La Force du passé; Nietzschéenne (1908) etc. Sous son propre nom elle a débuté par un recueil de vers: Fleurs d'Avril (1882), couronné par VAcadémie francaise, suivi en i88g,par Rêves et Visions. Thé&trc: Fiancée (1894); Hors du mariage (1899); Le masquei d'amour (1905). LA LUTTE POUR L'EXISTENCE La loi, 1'unique loi, farouche, inexorable, Qui régit tout progrès, c'est la'loi du plus fort. L'être imparfait périt; maratre impitoyable, La nature 1'écrase et poursuit son effort. Partout est engagé le combat redoutable; A 1'heure harmonieuse oü la terre s'endort, II rend la nuit sinistre et l'ombre épouvantable, Tout brin d'herbe est un champ de carnage et de mort. mademoiselle jeanne loiseau 561 L'angoisse de la faim, qui toujours hurle et gronde, Est le ressort puissant jonant au cceur du monde, Et celui qui dévore est 1'élu du destin. L'esprit même naquit des brutalesl) entrailles, Et la rivalité du repas incertain Fait surgir l'avenir en de sombres ba tailles. (Fleurs d'Avril, 1882 Ed. A. Lemerre, Paris) LA VOIX DES MORTS Morts qui dormez, couchés dans nos blanches cimetières, Parfois, en relisant tous vos noms oubliés, Je songe que nos cceurs a vos froides poussières Par des fils infinis et puissants sont lies. Muets, vous dirigez nos volontés altièïèay ~' Par vos désirs éteints nos désirs sont pliés, Vos ames dans nos seins revivent tout entieres, En nous vos longs espoirs vibrent, multipliés. Bien que nous franchissions une sphère plus haute, Vos antiques erreurs nous induisent en faute, Nous aveuglant encor malgré tous nos flambeaux. Car le passé de l'homme en sa présence subsiste, Et la profonde voix qui monte des tombeaux Dicte un ordre implacable, auquel nul ne résiste. 1) Dierlijke. (Fleurs d'Avril, 1882 Ed. A. Lemerre, Paris) 36 $62 l' LA-BAS Oh! regardons-la! Vers une autre grève Emportant mon rêve, La lune s'en va, La lune se live ... La lune s'en va ... Notre vie est breve, Tout part, tout s'enfuit Dans la mer, la nuit S'en va notre rêve .. . La lune se léve ... La lune s'en va ... (ibid.) AUGUSTE ANGELLIER, né a Diinkerque en 1848, acheva au lycée Louis-le-Grand a Paris ses études commencées a Boulogne. Professeur d'anglais a Paris, a Douai, a Lille, enfin en 1902 a VEcole normale supérieure, publiant en 1878 .son Étude sur la Chanson de Roland, en 1870 celle sur le peintre Henri Regnault, faisant des séjours fréquents et prolongés en Anglelerre, auxquels nous devons son étude magistrale sur la vie et les CEuvres de Robert Burin (2 vol.) 1892, ce n'est qu'aux approches de la cinquantaine qu'il publia son premier volume de vers A 1'Amie ptldue ("i" éd. 1806. Lib. Chailley, 2"" éd. 1903. Hachette). C'est l'histoire simple et émouvante d'un amour profond qui, ne voutant pas etre égoïste, s'immole.. En 1003 parait le Chemin des Saisons, enfin de iooj a 1011, année de la mort du poète, le cycle intitulé Dans la Lumière antique: 1. Le Livre des Dialogues (a vol.) 1903—iqo6; II. Les Épisodes (2 vol.) 1908—1909; III. Les Scènes (1 vol.) 1911. Ses ceuvres ont paru chez Hachette. LES CARESSES DES'YEUX... Les caresses des yeux sont les plus adorables; Elles apportent 1'ame aux limites de 1'être, Et livrent des secrets autrement inefiables, Dans lesquels seuls le fond du cceur peut apparaltre, 572 LES CARESSES DES YEUX. Les baisers les plus purs sont grossiers auprès d'elles; Leur langage est plus fort que toutes les paroles; Rien n'exprime que lui les choses immortelles Qui passent par instants dans nos êtres frivoles. Lorsque 1'age a vieilli la bouche et le sourire Dont le pli lentement s'est comblé de tristesse, Elles gardent encor leur limpide tendresse; Fait es pour consoler, enivrer et séduire, Elles ont les douceurs, les ardeurs et les charmes! Et quelle autre caresse a traversé des larmes? • (A 1'Amie perdue, Ed. Hachette, 1903) QUAND JE SONGE... ' Quand je songe qu'un jour, sous des faces ridées, Nous serons deux vieiUards a 1'ame Obscure et lente, Marchant a pas tremblants, parlant a voix tremblante, Cherchant de rares mots pour de rares idéés, Quand je vois que l'amour, 'qui hors de nous rayonne, Qui nourrit nos regards, éclaire nos sourires, Et ravit nos esprits en surhumains délires Oü le sang comme un vin ensoleillé bouillonne, Ne sera plST qu'un point tout au fond de notre être Oü la faible mémoire en tatonnant pénètrè. La dernière étincelle en nos corps presque éteints, ' auguste angellier 573 Je pense a ces Anciens qu'une mort volontaire Restituait entiers et libres a la terre, Dédaigneux de I'effort des ans et des destins. (A 1'Amie perdue) Ed. Hachette, 1903) POUR NOTRE DERNIER JOUR ... Pour notre dernier jour nous allames diner; Tout en suivant le lac, a la petite auberge Dont la terrasse vient, sur son cap, dominer Les flots que font jaser les galets de la berge. Des tournesols penchants, tout prêts a se faner, S'appuyaient au berceau couvert de vigne vierge Que des filets pourprés commencaient a veiner; Un löurd soleil rougeatre et que le soir submerge, A travers des tilleuls aux fins contours bronzés, Roulait sur le sommet des coteaux opposés, Oü des nuages noirs rassemblaient leurs cohortes; Tandis que nous parlions d'amour impérissable En mots que prolongeaient nos soupirs, sur la table Oü nous nous accoudions tombaient des feuilles mortes. (A 1'Amie perdue, Ed. Hachette, 1903) 574 ó mer, ó mer immense Ö MER, Ö MER IMMENSE... O mer, 6 mer immense et triste, qui déroules, Sous les regards mouillés de ces millions d'étoilcs, Les longs gémissements de tes millions de houles, Lorsque dans ton élan vers le ciel tu t'écroules; O ciel, 6 ciel immense et triste, qui dévoiles, Sur les gémissements de ces millions de houles, Les regards pleins de pleurs de tes millions d'étoiles Quand l'air ne cache point la mer sous de longs voiles: Vous qui par des millions et des millions d'années, A travers les ethers toujours remplis d'alarmes, L'un vers l'autre tendez vos ames condamnées A 1'éternel amour qu'aucun temps ne consommé, 11 me semble, ce soir, que mon étroit cceur d'homme Contient tous vos sanglots, contient toutes vos larmes! (A 1'Amie perdue, Ed. Hachette 1903, Paris) AINSI NOUS RESTERONS... Ainsi nous resterons séparés dans la vie, Et nos cceurs et nos corps s'appelleront en vain Sans se joindre jamais en un instant divin D'humaine passion d'elle-même assouvie. Puis, quand nous gagnera le suprème sommeil, Ils t'enseveliront loin de mon cimetière: Nous serons exilés l'un de l'autre en la terre, Après 1'avoir été sous 1'éclatant soleil; auguste angellier 575 Des marbres différents porteront sur leur lame Nos noms, nos tristes noms, a jamais désunis, Et le puissant amour qui brflle dans notre ame, Sans avoir allumé d'autre vie a sa flamme, Et laissant moins de lui que le moindre des nids; Tombera dans la nuit des néants infinis. (A 1'Amie perdue Ed. Hachette 1903, Paris) RÊVES J'ai rêvé parfois que vos yeux Me regardaient avec tristesse, Que vos grands yeux bleus sérieux Me regardaient avec tendresse; J'ai rêvé que vous écoutiez Ces mots sur qui la voix hésite, Et qui s'arrêtent effrayés De 1'aveu qui sous eux palpite: Que, dans mes mains, vos fines mains Tombaient comme deux fleurs fauchées, Et que nos pas, dans les chemins, Laissaient leurs traces rapprochées. Mais je n'ai pas osé rêver, Dans les ivresses ni les Sèvres, Que ce bonheur put m'arriver Que ma bouche effleurat vos lèvres. 576 la niverolle J'ai rêvé parfois que vos yeux Me regardaient avec tendresse, Que vos grands yeux bleus sérieux Me regardaient avec tristesse. (Le Chemin des Saisons Ed. Hachette, 1903) LA NIVEROLLE Par dela les derniers sapins, les derniers roes, La oü sont engourdis les clameurs et les chocs Des cascades qu'un gel éternel pétrifie, Au pied des dómes blancs que la neige édifie Dans 1'azur froid oü seul 1'aigle monte un instant, Au bord des régions oü dort 1'inquiétant Silence, dépouillé des derniers bruits de vie, A 1'extrême hauteur par les lichens gravie, Chante encore une claire et joyeuse chanson; C'est la voix d'un oiseau, c'est la voix du pinson Des neiges, la vaillante et vive niverolle. Parmi les longs névésl) et la glacé elle vole Dans sa robe grisatre et sous son manteau brun, Et, dans ces lieux muets sans fleurs et sans parfum, Humble, pauvre, vivant de quelques maigres graines, Et blottissant son nid aux fentes des moraines, Elle chante pourtant; et dans les vents puissants, Dans les craquements sourds des glaciers fléchissants, Dans les coups de tonnerre et les coups d'avalanche, Lance le petit cri d'une ame libre et franche. Pendant qu'aux luxueux jardins riches de lis Dont la senteur grandit dans les soirs amollis, !) harde gletschersneeuwvelden. auguste angellier $77 Le rossignol épand 1'intarissable peine Dont gémissent le bois, la colline et la plaine, Et qu'écoutent, palis, les visages humains, Le petit oiselet, seul dans les noirs ra vins, Dit aux royaumes froids oü git la mort austère Le plus haut chant d'amour qui monte de la Terre: Et quand la neige, un jour, redescendant des monts, Refoulera la vie aux plus bas des vallons, Avant de les combler de ses replis de glacé, Lorsque s'accomplira la suprème menace Que les astres gelés suspendent dans les cieux, La oü chante aujourd'hui l'oiseau mélodieux, Le petit oiseau blanc redira solitaire Le dernier chant d'amour qui flottera sur Terre. (Le Chemin des Saisons Ed. Hachette, 1903) SÉPARATION Ainsi donc tu t'en es allee; Tu suivis, sans te retourner, La pale et jaunissante allée Qu' Octobre allait découronner! Je vis s'éloigner ta démarche, Qui vers moi se hatait jadis; Mes yeux, plus tristes a chaque arche De rameaux déja déverdis Dont allait s'accroissant 1'espace Qui nous séparait pour toujours, Admiraient cependant la grace De ton corps souple aux fins contours. 37 578 SÉPARATION O doux corps de lait et de neige, Toujours languissant et frileux, Toujours priant qu'on le protégé, Doux corps d'albatre lumineux, O doux corps, digne de Corrège Par 1'exquise et molle lueur Qui vêtait, comme un sortilège, Sa grace lente et sa blancheur! 11 s'éloignait hors de moi-même De mes bras déserts évadé, Me laissant un front toujours blême, Un cceur toujours dépossédé. Tu marchais la tête penchée; Le regret, peut-être, un instant, De notre tendresse arrachée, Ralentit ton pas hésitant: Et peut-être même une larme Tremblait-elle en tes chers yeux bleus, Au moment oü mourait le charme Dont nous aurions pu vivre heureux! Ah! peut-être un regard rapide, Un seul, t'eflt remise en mes bras, Et rendue a mon cceur avide: Mais tu ne te détournas pas! Tu marchais la tête penchée, Sur le jaune et fauve tapis Dont 1'a ven ue était jonen ée , Sous les grands onnes assoupis; augüste angellier 579 Je t'ai jusqu'au bout regardée Dans la brume et dans le lointain,, Voyant ta forme dégradée Flotier dans 1'air plus incertain, Jusqu'a 1'apre minute obscure, Ou, dernier adieu des adieux, Le point d'or de ta chevelure Mourut dans les pleurs de mes yeux. (Le Chemin des Saisons Ed. Hachette, 1903) L'ÉLOGE DE DIOGÈNE Ah! de tous les penseurs, de tous les philosophes, Les uns tout en énigme, et d'autres tout en strophes, Ceux qui font des filets a prendre 1'infini, Si grands que 1'Univers n'y a l'air que d'un nid, Et ceux dont le labeur enchevêtré comprimé Les Mondes et les Temps au creux d'une maxime, Parmi tous les chercheurs d'ultime vérité, Je n'en connais qu'un seul par qui soit mérité L'honneur d'être appelé penseur, prophéte et sage, Et qui donne 1'exemple et dise le message, Un seul dont le regard pergant et redouté Ait vu la duperie et 1'imbécillité De ces quelques moments que l'homme appelle vivre, Le seul que je voudrais prendre pour maitre et suivre. O Diogènel lui que 1'on croit outrager En lui jetant un nom qu'il devrait s'arroger 58o l'éloge de diogène Comme le plus durable et haut titre de gloire, S'il n'avait plus encor le mépris de 1'histoire Que des sots actuels qui pensent qu'ils la font! Mais il n'éprouve plus la fierté ni 1'affront! • Dans son indifférence arrogante et superbe 11 vit hors des émois et par dela le verbe, Qui n'est que la baratte oü notre vanité Bat notre ignominie et notre insanité! Oui! lui seul il a mis sa doctrine en exemple! A l'homme il a montré son véritable temple, EtiAft'un tonneau d'argihs est assez bon pour lui, Quand a sa propre taille il est enfin réduit! On ne le compte point parmi ces philosophes Qui dénoncent 1'argent sous de riches étoffes, Blament la volupté prés d'un corps féminin, S'assemblent en banquet pour réprouver le vin, Et repoussent les biens, dans les beaux gestes vagues D'une main épilée aux doigts chargés de bagues! ImposteurfldOnt la bouche est inverse du cceur! Lui! de son dénüment prend toute la hauteur! Son manteau, son baton, son tesson d'écuelle, Soit que 1'été le brüle ou que Phiver le gèle, Les marches d'un portique ou 1'abri d'un tonneau, Un bout de corde aux reins autour d'un vieux lambcau De laine, un pain de seigle au bord d'une citerne, Et pour son mobilier entier une lanterne Avec laquelle il cherche un homme sans trouver, Voili ce qu'il lui faut de biens pour vous braver Grouillement de fourmis, fantömes inutiles, ' Dieux décevants, humains fangeux,2qjfe'et serviles Et vous aussi, désirs, efforts, espoirs, orgueils, ' Chagrins, regrets, terreurs, épouvantes et deuils! Et toi, piège profond, par lequel la nature Trouble, travaillé et prend les êtres, il t'abjure Comme un emportement d'hébétés et de fous, Amour, qu'il répudie a la face de tous! AUGUSTE ANGELLIER $Sl 11 a reduit sa vie au simple acte de vivre! Salut au penseur sage et viril qui délivre, Et, de son haut cynisme, ose cracher sur tout Son mépris, son dén, sa haine et son dégout! De la sottise humaine il a fait le périple'), II est au port! et moi, me veux-tu pour disciple Avec ce peu de chairs qui restent sur mes os, Diogène le chien, philosophe, héros! *) Omvaart. (Dans la Lumière antique: les Scènes Ed. Hachette, 1911) ANATOLE LE BRAZ, né a Duault fCStes du NordJ en igjo, a mis dans ses vers le pro fond amour qu'il ressent pour la terre natale, la vieille Bretagne, si riche en contes merveilleux, en légendes pteuses, et ou tout, les monuments, aussi bien que les habitants et la langue, vous reporte a des dges reculés. On trouve dans les vers que nous avons empruntês a l'unique recuetl de poésies que M. Le Bras ait publié jusqu'ici: La chanson de la Bretagne (1898), cette émotion prof onde cette melancohe quhnspirent les choses très anciennes, qui sont a la veille de disparaitre. LES ÉPAVES Dans 1'apre soufflé des hivers, Pareilles a des noyés haves, Voici venir du fond des mers Les tristes, les -vieilles épaves... Et c étaient jadis des vaisseaux, Des vaisseaux bruns aux Manches voiles, Que bergait 1'infini des eaux Avec la chanson des étoiles; ANATOLE LE BRAZ 5*3 C'étaienfr des bricks aux mats hautains, Aux flancs rebondis, comme 1'Arche, Et qui semblaient, dans les lointains, Un peuple de clochers en marche! L'Océan vaste, avec lenteur, Les promenait sur son épaule Des soleils lourds de I'équateur Aux frissonnantes nuits du póle; Et le soir, les marins assis, Balancés dans les vergues noires, Se racontaient de longs récits, Vieux refrains et vieilles histoires; Et les mousses, rudes enfants, Dans leur sommeil plein de chimères, Rêvaient des retours triomphants Vers le Pays, oü sont les Mères... II est la-bas, le pays vert, Au bord des galets, dans la brume... Ils reviendront... Le seuil ouvert A l'air d'attendre, et 1'atre fume. Ils reviendront... Ils ont écrit, Ceux du moins qui savent écrire; Ils reviendront... La mer sourit De son mystérieux sourire. II passé des nuits et des jours, Jours inquiets! Nuits oppressées! «Ils reviendront» chante toujours L'espérance des fiancées .., 584 les épaves Mms les mères aux cceurs tremblants, Déja prises de peurs amères, Allument de longs cierges blancs Aux pieds de la Mère des Mères... Et c'est pitié, pitié de voir Comme leursJjéuk fixent la flamme! Quand elle hésite, c'est 1'espoir Qui vacille aussi dans leur ame. Hélas! ils se sont tous éteints Les cierges blancs, dans la chapelle; Et tous morts, les absents lointains N'entendent plus qu'on les rappelle. La mer qui les a tant bercés, La mer, leur nourrice farouche, Les a gardés pour fiancés Et les a couchés dans sa couche. Et maintenant, silencieux, Ils dorment dans la couche verteLes flots leur ont fermé les yeux ' Le sable emplit leur bouche ouve'rte Ne questionnez pas le flux, N'interrogez pas les marées, Mères; ils ne frapperont plus A vos lucarnes éclairées... Seules passent dans les hivers Pareilles a des noyés haves, En troupeaux noirs, d'algues couverts Les tristes, les vieilles épaves. (La Chanson de la Bretagne 1898 Ed. Calmann-Övy, Paris) ANATOLE LE BRAZ 585 EN MAI Des cloches ont tinté dans le calme du soir... O mon pays, pays d'Armor, si doux a voir, Terre en qui 1'on sent vivre une ame presque humaine, Quel est ce souvenir qui vers toi me ramène ? On dirait qu'un ami me conduit par la main, Et je vais... Des ajoncs verdissent le chemin; L'air s'emplit de 1'odeur des aubépines blanches; Les larmes de la nuit tremblent au bout des branches; C'est signe que 1'on pense a moi, des pleurs aux yeux, Et, d'être ainsi pleuré, mon exil est joyeux. Chez nous, le mois de Mai, c'est le mois de Marie, La cloche tinte... On aime ailleurs; chez nous on prie.. Les autels sont parés; a genoux , paysans! Et, dans 1'église en fleurs, monte un parfum d'encens; Des papillons d'été volent autour des cierges. Comme les chants sont beaux sur Ia lèvre des vierges! Elles disent: Salut, Étoile de la mer! Et les pêcheurs, brfilés par 1'apre vent d'hiver, Tout frissonnants encor des longues nuits d'Islande, S'inclinent, a cóté des patres de la lande Qui, le rosaire aux doigts et le front sur 1'épieu, Dans leur silence grave ont 1'air d'écouter Dieu. O laboureurs de flots, ö laboureurs de terre, Ce Dieu qui parle en vous, c'est 1'ame héréditaire Dont le soufflé vivace et le frisson vainqueur Du cceur des Celtes morts vous passent dans le cceur, Et, tandis qu'en son vol le virgfnal cantique Emporte vos Ave vers la Stella mystique, Une autre étoile en vous scintille, et sa clarté Fait de votre ame douce un firmament d'été. Lampe de 1'Idéal, pale et triste lumière Que notre vieille race alluma la première,. 586 tréguêr Qu'elle abrita — tremblante encore — de sa main Et suspendit dans l'ombre au fond du cceur humain! L'humble étoile, en ces jours de détresse oü nous sommes, Va, dit-on, se mourant de 1'abandon des hommes. Une bouche mauvaise a sur elle soufflé!, La lampe d'or n'est plus qu'un vieux vase fêlé D'oü 1'huile sainte filtre, et fuit, et s'épand toute... AhT vous du moins, gardez qu'il n'en tombe une goutte; Entretenez la flamme avec un soin jaloux: L'heure est proche oü la terre aura besoin de vous. Veillez que toujours brille et jamais ne se voile L'astre aimé des dieux, la pale et douce étoile! Les temps sont annoncés. On reconstruit le ciel. Quand passeront les voix des chanteurs de Noël Soyezprêts! Vous verrez, par la lande et la grève Les pèlerins nouveaux monter vers 1'ancien rêve Et, comme au temps d'Arzur, rallumer a tatons' Le divin fiambeau d'ame au foyer des Bretons. (La Chanson de la Bretagne, 1898 Ed. Calmann—Lévy, Paris) TRÉGUÊR Un cloitre de silence, un höpital des ames, Et de grises maisons de nobles, — c'est Tréguêr... Nul bruit, que les sabots claquants des vieilles femmes, Et 1'oraison du vent qui monte avec la mer. Telles que des surplis de prêtres, les nuées Blanchissent, dans un ciel dormant comme un lavoir. Le long des quais déserts. des barques échouées, Dévotieuses, font leur prière du soir. \ anatole le braz 5=7 Un douanier, de garde au bord de l'eau, sifflote Un air mélancolique, une chanson d'ennui; Et, comme émue a cet appel, 1'ame vieillottc, L'ame des temps fanés s'éveille autour de lui. Et l'humble gabelou, sentinelle des grèves, D'un mal délicieux se sent le cceur troublé; II a vu se lever le vol des anciens rêves, Et leur aile subtile en passant 1'a frölé. C'est ici le pays des choses de mystère, Des jardins emmurés et comme ensevelis, Oü fleurit sans soleil la paleur solitaire Des nonnes au front doux, blanches comme des lis. Ici se songe encor le songe des vieux agcs; Une piété grave embaume l'air du soir. La paix galiléenne est sur les paysages, Et tout 1'horizon fume ainsi qu'un encensoir. Dans l'ombre, sur la place, autour de la piscine, Des femmes sont debout qui causent a mi-voix, Et 1'on s'attend a voir parattre une voisinc Pour annoncer qu'un Dieu vient de mourir cn croix. (La Chanson de la Bretagnc, 1898 Ed. Calmann—Lévy, Paris) LE CHANT DE MA MÈRE Le chant que me chantait naguère Ma mère douce, au long des nuits, A dü mourir avec ma mère... Nul ne me 1'a chanté depuis. S°° LE CHANT DE MA MÈRE Et c'est en vain qu'au seul des portes Obstinément je 1'ai quêté. O ma mère, tes lèvres mortes Dans la tombe Pont emporté. En vain, sous les lampes huileuses, J'ai fait, dans 1'atre des maisons, Sourdre au cceur des vieilles fileuses L'eau vive des vieilles chansons. La berceuse qui me fut chère, Le doux chant naguère entendu Le chant que me chantait ma mère Avec ma mère s'est perdu. Mais aux heures, aux heures chastes Ou les nocturnes ciels d'été Nous haussent sur leurs ailes vastes A des songes d'éternité, Je vois soudain, dans ma mémoire, Champ du repos peuplé d'aïeux, Circuler la grande ombre noire D'un laboureur mystérieux. Sa charrue étrange et sacrée Ouvre au loin des sillons mouvants, Et fait, de la terre éventrée, Jaillir des morts restés vivants. Muet, sur les fosses rouvertes, Je 1'entends aller et venir Ce grand faiseur de découvertes Qui se nomme Ie Souvenir. anatole le braz 589 Et, hors des glèbes retournées, Se lèvent d'antiques moissons Oü court, dédaigneux des années, Le pied nu des jeunes chansons. Et le chant, le chant dont ma mère Berca mon somme au temps jadis Exhale en moi 1'odeur légère D'un fin bleuet de paradis. (La Chanson de la Bretagne, 1898 Ed. Calmann-Lévy, Paris) EN NOVEMBRE La pluie erre, pleurante, et c'est la mort des choses. Les tristes mois bretons gémissent un long deuil: Quelque pauvre de Dieu frappe a mes vitres closes; Des sabots de misère ont sonné sur mon seuil,.. — Entre, bon mendiant, chemineur de grand'route I..,. II s'est assis dans 1'atre, a béni les tisons, Puis, se signaut au cceur, grave, il m'a dit: «Ecoute Le vieux chercheur de pain, ö chercheur de chansons.» Alors il a chanté... De sa longue mémoire, A 1'appel de sa voix, ont surgi tour a tour Et les noires Guerziou >), rudes comme 1'histoire, Et les blanches Soniou *), douces comme l'amour. ') guerziou ou gwerziou, recueil de gwerz, contes merveilleux. -) soniou, recueil de sönes, chansons d'amour. 59° EN NOVEMBRE Salut, fragmencs sacrés de nos frustes annales, Ame d'un peuple éparse aux lèvres des chanteurs! Salut, fleurs de hruyère, idylles virginales! Salut, vers de granit, sculptés par des pasteuml Salut, adieu plutót, mystiques aventures! Refrains chastes, adieu! vos jours sont révolus: Et c'est fini de vous, et les mères futures Aux berceaux des enfants ne vous chanteront plus. En ce morne ossuaire, hélas! qu'on nomme un livre, Par nos pieuses mains tristement entassés II vous feudra pourrir, vous qui nous faisiez vivre, Oubliés des ingrats que vous avez bercés. Ah! quand vous serez morts, morte aussi, la Bretagne Setendra toute nue en son linceul d'hiver. Et le« rochers pensifs qui gardent la montagne Descendront des sommets pour rentrer dans la mer. Les saints mêmes, les saints s'enfuiront des églises On les verra partir, le rêve celte au front, Et, s'essuyant les yeux avec leurs barbes grises, Dans leurs auges de pierre ils se rembarqueront. Les derniers mendiants qui vous chantaient aux portes. Si beaux quon l«s cüt.jms pour des portraits d'aleux, Chercheront a 1'écart un lit de feuilles mortes Ou mourir, comme on meurt chez nous, — silencieux! (La Chanson de la Bretagne, 1898 Ed. Calmann-Lévy , Paris) MARIE DE VALLANDRÉ de son vrai nom: Mathilde Claret de la Touche, nee a Saint-Germain-en-Laye, le 8 septembre 1861. CEuvres poétiques: Au bord de la vie (1885); le Livre de la fiancée (1890); Le Livre de 1'Epousée (1896). LES DOIGTS ET LES BAGUES II est des doigts blancs, potelés, Oü s'enchassent des ongles roses, Des doigts faits pour cueillir les roses, Qui de bagues sont étoilés; Sar ces mains fines et soyeuses Les baisers pleuvent chauds et doux, Car l'amour y prend rendez-vous Avec les pierres précieuses... II est des doigts moins effilés, Des doigts nerveux de jeune fille Qui tout le jour tirent ï'aiguille; Ceux-la n'ont pas d'anneaux perlés; 59* LES DOIGTS ET LES BAGUES Mais, doux espoir qui moralise, L'amourenx payé de retour A juré d'y mettre a son tour La bague qu'on donne a 1'église ... II est des doigts purs et sacrés, Des doigts saints de religieuse, Dont la main vaillante et pieuse Restera sans bijoux dorés. Un cercle d'argent les enserre, Plus fort 'dans sa fragilité, Plus beau dans sa simplicité, Que tous les joyaux de la terre... II est des doigts baignés de pleurs, Des doigts glacés comme la pierre, „ Qui dans l'ombre du cimetière Epellent un nom sous les fleurs; A ces doigts amaigris de veuve Brille encore un chainon puissant: C'est le dernier qui dans 1'épreuve Les tienne unis au cher absent.'. II est de frêles doigts d'artiste, Qu'autrefois vous serriez bien fort, Mais dont la main mignonne et triste Ne porte pas de bague d'or: Elle a gardé la douce fièvre Du seul baiser qu'elle ait permis, Et 1'empreinte de votre lèvre Lui tient lieu de 1'anneau promis. (Au bord de la Vie, 1885 Ed. A. Lemerre, Par MARIE DE VALLANDRÉ 593 LES CHEVEUX DE MA MÈRE Le soir, quand pour dormir elle a dé fait ses tresses Et me laisse a genoux baisser ses cheveux longs, J'aime, en les renattant '), a couvrir de caresses Les premiers fils d'argent éclos dans ses fils blonds. J'y lis tout un passé de soucis et de craintes; J'y vois mes maux d'enfant qui 1'ont tant fait souffrir; Et chaque nuit veillée a laissé son empreinte Sur ce front adoré que le Temps va flétrir. Des efforts qu'elle a faits pour me rendre meilleure, Plus vaillante, plus sage et plus digne d'amour, Pour soulager qui souffre et consoler qui pleure, Chacun de ses fils blancs me représente un jour. Aussi tous les joyaux et tout 1'éclat d'un tröne La rendraient bien moins belle a mes yeux attendris, Bien moins chère a mon cceur, que la doublé couronne De sa bonté pensive et de ses cheveux gris. C'est pourquoi, quand, le soir, elle a défait les tresses, Qui baignent son front pur de leur renet changeant, J'aime a compter tout bas, par atttant de caresses, Entre ces fils dorés les premiers fils d'argent. •) Op nieuw vlechten. (ibid.) 3» 594 l'explorateur L'EXPLORATEUR i) Dans le dédale «) obscur des profondes houillères »), bous le pic du mineur s'épuise le filon Sur nos sa van ts métiers, aux doigts des ouvrières Le Ter «) ne Uwe plus son fil soyeux et blond; ' L'épi croït moins serré sur la glèbe infertileL'espoir du Tigneron se flétrit sans mürir; ' Et le laboureur, las de I'effort inutile, Voit, farouche vaincu, Ie vieux monde mourir C est alors que leTant son profil énergiqne Un penseur apparalt; et, noTateur hardi ' Associant un peuple a son rêTe magique' D'un accent plein d'amour le console et 'lui dit: «Par dela cette brume, au dela de cette onde II est de beaux pays que ton ceil ne voit pas-' Le soufflé d'un vent pur fortifie et féconde ' Ce sol vierge et puissant qui n'attend que tes bras; «La Nature prodigue y fait couler sa sève; Un printemps éternel y règne en enchanteur; Et cette terre est li, belle et chaste comme Eve Quand 1 homme la reent des mains du Créateur ») Bij de inwijding van het borstbeeld van Paul Soleillet fransche ontdekkingsreiziger in Afrika overleden. *) Doolhof. *) Steenkolenmijnen. «) Zijdeworm. MARIE DE VALLANDRÉ 595 «J'irai la-bas, malgré 1'épouvante qui glacé, Malgré la faim, la soif et les périfs divers, Des futures cités j'irai choisir la place Sous des climats nouveaux qu'épargnent les hivers; «Je chercherai pour toi Ia source inoffensive, Oü le voyageur blanc peut boire sans danger, Et le vallon tranquille oü la béte agressive Et la fièvre aux traits creux n'iront pas t'assiéger; «Je m'avancerai seul, sans armes, sans escorte, Dédaignant le secours de la poudre et du fer, Ralliant sans murmure a ma loi sage et forte Le nègre, vil bétail sur les marchés offert; «Puis quand j'aurai fini, conquérant pacifique, Quand le dernier obstacle enfin sera brisé, J'ouvrirai devant toi la route magnifique Oü passera vainqueur ton char civilisé! ... «Riche de ton savoir, riche de ton génie; Dans la contrée oü vont fiotter tes trois couleurs, Tu viendras prendre part a la moissOn bénie Et sous ce ciel plus bleu réchauffer tes paleurs. «La, les troupeaux nombreux, les nappes ondulcuscs Des blés murs frissonnant sous le soleil doré, Les métaux et les bois d'essences merveilleuses, T'appartiendront dès lors comme un tribut sacré. «Et le noir Africain, hier cruel et sauvage, Croira de ses trésors payer encor trop peu Le doux libérateur qui 1'arrache au servage, Qui lui montre son ame et qui lui donne un Dieu. 596 l'explorateur «C'est toi qui fus marqué pour ce labeur suprème Sur le livre oü le sort des races est écrit; Oui, tu le rendras libre et 1'égal de toi-méme, Cet être comme toi fait de chair et d'esprit. «Son cceur tressaillira de toutes tes tendresses: Sa raison s'emplira de toutes les clartés; Son cerveau concevra les plus nobles ivresses Et son oeil scrutera toutes les vérités, «Tandis que tes vaisseaux, vérs la Mère-Patrie, Emporteront I'ivoire, et l'or, et le froment, Et que Ia France heureuse et de ses deuils guérie Verra grandir son astre au front du firmament.» Ainsi, comme un voyant1) que la foi transfigure, L'Explorateur unit la foule a ses espoirs; Puis il part pour tenter sa sublime aventure, Et sa tracé se perd entre les ilots noirs... Dés cet instant pour lui 1'apre combat commence; Un ennemi surgit dés qu'un autre est dompté; C'est le duel géant, c'est 1'odyssée') immense, Oü la matière lutte avec la volonté. Chaque pas en avant prend un peu de sa vie; Chaque succes lui coüte une goutte de sang; Et quand son oeuvre sainte, ardemment poursuivie, Se dresse et va toucher le but éblouissant, Une étrange langueur le jette sur sa couche; Son regard s'obscurcit; le vent dans son essor, Emporte un dernier mot qui flottait sur sa bouche, Et ce victorieux est vaincu par la mort... ») Ziener, profeet. ») Zwerftocht. MARIE DE VALLANDRÉ 597 Dors en paix, Soleil let, dors dans la gloire acquise, Paisible comme un juste et beau comine un vainqueur; Dors, en songcant encore a la terre inconquise, Dors, tes bras fatigués repliés sur ton coeur. De 1'éternel repos pour toi 1'heure est sonnée; Nos voix de ce sommeil ne t'éveilleront pas: Mais, si tu crains de voir ta tache abandonnée, Dis a d'autres d'aller te succéder la-bas; Donne-leur ta pit ié des angoisses humaines, Apprends-leur a souffrir après avoir aimé, Puis, du grand Inconnu leur montrant les domaines Dis-leur de nous ouvrir ce seuil encor fermé; Et ceux-la partiront pour accomplir ces choses Que ton vaillant effort n'ébaucha pas en vain; II est doux de mourir pour d'aussi vastes causes Quand on porte en son ame un idéal divin. (ibid) LÉONCE DEPONT ni a Surgeres (Charente inférieure) en 1862, mort a Surgeres en avril 11)13, débuta en 1807 avec un volume de poésies Sérénités, couronné par l''Académie francais*. Detntlt*T>(x\\m parus en 1800, on retrouve ses qualités maitresses: forme impeccable, style harmonieux, richesse d'expression. II en ut de même des Pèlerinages (1902), des Triomphes de Pan (1905) de POde a Victor Hugo, couronné par l'Academie francaise (1903). COUCHANT SYLVESTRE Quand, vers 1'heure oü le doux crépuscule apparalt, A la ronille des bois l'or des couchants se niêle, Tout s'apaise au contact de leur gloire jumelle; L'angoisse est en suspens, la douleur en arrêt. Naguère encor chacun gémissait ou pleurait Ainsi que la feuillée et frissonnait comme elle. Maintenant l'ombre lourde, absorbante, formelle, Calme l'homme chétif et la vaste forêt. lêonce depont 590 Ineffable splendeur de cette heure dernière Oü 1'astre agonisant, sur la fauve crinière, Laisse pleuvoir a flots son sang riche et vermeil 1... Ah! qu'on m'ensevelisse, un divin soir d'automne, Sous votre ombre et dans un suaire de soleil, Fiers géants dont la cime a 1'infini moutonne! (Déclins, 1899 Ed. A. Lemerre, Paris) DEMEURE RÊVÉE Oui, voila bien le toit que j'ai rêvé pour nous, Dans le pare enfoui comme un nid dans la haie; Voila, bien la maison hospitalière et gaie, Le temple oü je voudrais ne t'aimer qu'a genoux. La, de mes lourds péchés par ta tendresse absous, Et le cceur dépouillé de toute infame ivraie, Tes mains, tes blanches mains feraient la moisson | vraie, Engrangeant a loisir les trésors les plus doux. Puis, durant les longs soirs d'un langoureux automne, Et tandis que gémit la bise monotone, Mon esprit inquiet, a la tristesse enclin, Mon pauvre esprit que les légendes charment seules, S'emplirait des récits, qu'autrefois les aleules Racontaient en filant leurs quenouilles de lin. (Déclins, 1899 Ed. A. Lemerre, Paris) 6oo le chêne LE CHENE Des ancêtres sans peur vaiüant contemporain, Inébranlable encor quand le vent se déchalne, Orné de frondaisons suMimes, le grand chêne Crispe des bras de fer sur un torse d'airain. Des ongles puissamment scellés au dur terrain, 11 dédaigne 1'insulte et se rit de la haine Et rien ne fait pré voir la fin brusque et prochaine, I.'inévitable mort de 1'arbre souverain. Cependant bien qu'il semble aussi vieux que le monde, Parfois une cognée invisible Pémonde, Le noir bücheron vient, grave et mystérieux; Et par les soirs d'automne et sous les ciels de bistre Quelqu'un tranche au géant qu'ont planté mes aleux ' Une branche qui tombe avec un bruit sinistre. (Déclins, 1899 Ed. A. Lemerre, Paris) COUCHANT SUAVE Cest une de ces morts du jour, tristes et lentes Ou luttent les clartés, oü 1'astre, prolongeant Sa fin mélancolique, enveloppe, indulgent De sereines lueurs, bêtes, choses et plantes. Doucement tout s'éteintj Porbe aux taches sanglantes Change en longs serpents d'or les clairs ruisseaux d'argent it 1 espnt Ie plus morne ou le plus indigent Emerveillé, s'abtme en extases tremblantes. ' léonce depont 6ol Tel, ö suprème amour dont je sens le déclin, Amour prêt ii sombrer dans mon cceur orphelin, Déja tn disparais en des brumes d'opale: Et je vois dans ce cceur que 1'age va tarir, Ainsi qu'a 1'horizon de nacre rose et pale, Hésiter un soleil qui ne veut pas mourir. (Déclins, 1899 Ed. A. Lemerre, Paris) LE GRENIER Je montais quelquefois , craintif et curieus , A pas légers', jusqu'au grenier mystérieux, Ou, dans le clair-obscur des lucarnes mi-closes, Sous la poudre des ans sommeillaient tant de choses. Je montais au grenier dont le jour affaibli Révélait des recoins de silence et d'oubli, Oü dans un tourbillon d'impalpables atomes L'imagination peuplait d'anciens fantömes L'ombre que le regard nostalgique trouait. Oh! 1'armoire boiteuse auprès du vieux rouet Qui de 1'aïeule avait recu les confidences, Les berceaux retrouvant d'éphémères cadences, Les visages défunts évoqués aux miroirs, Les gros Iivres dormant au fond d'amples tiroirs, Les coffres poussiéreux et les bahuts antiques! Comme tout revêtait les formes fantastiques, L'austère silhouette aux contours imprécis Des pales revenants qui hantent les récits! Comme tout se mouvait dans un étrange songe! On entendait la dent invisible qui ronge Les portraits effacés qu'on ne reconnait plus Et le bois assoupi des meubles vermoulus; Ó02 PaTURAGES Et des objets flétris et des choses fanées Sexhalait lentement 1'acre odeur des années Et 1 esprit emportait de ce lieu de torpeur L exquise impression d'une très douce peur. (Pélerinages, 1902 Ed. A. Lemerre, Paris PATURAGES Le pré, comme une nappe immense d'émeraude, Au flanc du doux coteau déroule un vert tapisDes bceufs les uns debout, les autres accroupis, Tachent 1'herbe, oü parfois un soufflé embaumé rode. Sur le fond velouté du pacage charmant Ceux-ci paissent, ceux-la ruminent, lente'et gravesEt pacifiqnes tous, et tous libres d'autiaves ' Hument l'air pur du large et songent vaguement. Lorsqu'un des compagnons se sépare du groupe, II saventurt au bout de Pendos, puis soudain Langant ü 1'horizon un regard de dédain Revient superbe, avec du soleil sur la croupe. Des mufles alourdis s'exhale un jet puissant Dont la chaude vapeur flotte par 1'étendue,, Lt du berger lointain, silhouette perdue S'allonge l'ombre grêle au radieux versant. Tel le temps passé, et 1'heure après 1'heure s'écoule, W les simples pasteurs, et les calmes troupeaux Oofltent partout la saine ivresse du repos, Et la vie est pour eux comme une mer sans houle léonce depont 603 Ignorant nos labeurs, nos fièvres, nos départs, Peut-être ayant senti ce que résumé en elle D'ample sérénité la nature éternelle, Ils rêvent, sur la glèbe éblouissante, épars. O vous, grands cceurs oü tant d'angoisse se devine, Altérés de silence et désireux d'oubli, Pauvres cceurs oü 1'espoir même semble aboli, Trouverez-vous 1'enclos oü crolt 1'herbe divine? (Pélerinages, 1902 Ed. A. Lemerre, Paris) LA MORT DES CHÊNES Le fer inexorable a fait son oeuvre impie Dans le temple autrefois vibrant d'hymnes confus: Sur 1'autel dé vasté gisent les sombres füts, Et la grande forêt mystériense expie Quelque crime commis dans ses rameaux touffus. D'un sacrilège obscur la forêt fut complice, Puisque les bücherons sont venus, inhumains Et sinistres, la hache ou la cognée aux mains, Préparer froidement ce monstrueux supplice, Et réserver aux bois ces tristes lendemains. Avec les troncs couchés la frondaison s'étale, Et les chênes, malgré leurs ongles souterrains Et leurs torses géants durs comme les airains, Sont tombés sous les coups de la horde brutale, Mais, jusque dans la Mort, semblent des souverains. 6o4 les vaincus La sève lentement saigne de chaque plaie, Et Parbrisseau timide, ayant vu choir 1'aleul, Devant le ciel béant tremblé et se sent plus seul, Et le brouillard glacé que nul vent ne balaie Les enveloppe tous d'un funèbre linceul. Et, tandis que, plaintive et morne, passé 1'heure, Et que pèse partout un silence pareil Au calme du suprème et ténébreux sommeil, Plus d'un frère épargné, dans la bruine pleure Sur ceux qui jamais plus ne croltront au soleil. (Pélerinages, 1902 Ed. A. Lemerre, Paris) LES VAINCUS Jamais depuis les jours de 1'invincible Hellade, Nul peuple indépendant et jeune n'a tenté Vers de vierges sommets une telle escalade! Nul peuple qu'auréole un courage indompté, N'a voulu, sous le choc d'une race avilie, Mourir aussi longtemps pour 1'apre Liberté! France, Empire des Czars, Allemagne, Italië, Impassibles devant 1'effort de ces Héros, Quel effroi vous retient? quel intérêt vous lie? Ignorez-vous pourquoi, simples et sculpturaux, Tombent ces laboureurs aux gestes exemplaires Dont 1'attitude épique est digne du Paros? LÉONCE DEPONT ÖOS Avez-vous renié vos gloires séculaires, Et ne sentez-vous plus, le regard vers les cieux, Ëclore en vous 1'ardeur des suprêmes colères? Pour les canons pesants qui rompent leurs essieux, Tous ont abandonné la nalve charrue, Et gravissent les monts d'un pied audacieux. Dans la mêlée horrible oü la cavale rue Et se cabre, ils ont vu, pleins d'un noble mépris, Fondre sur eux la mort brusquement apparue. Tous s'immolent muets; mais en nos jours flétris, La conscience vêt ses longs crêpes de veuve, La Force est triomphante et les Droits sont proserits!... Peuple, tu resteras l'humble source oü s'abreuve L'espérance stoïque, et ce n'est pas en vain Que tu chasses la honte en acceptant 1'épreuve. Si nul n'ose empêcher ton martyre divin, Tu briseras ta chatne en grondant, fier Ésclave, Au cceur de qui fermente un sublime levain! Peuple, ne faut-il pas que tout affront se lave, Et que, se dégageant quelque jour du brouillard, L'homme crache sa haine et le volcan sa lave? Puisqu'aucun n'a pitié du tragique Vieillard, Puisque la Grèce est morte et que ton sort est pire, Puisqu'ici-bas Shylock a remplacé Bayard; Peuple, puisque sur toi s'acharne le vampire, Puisque tout semble hostile a ton grand Pèlerin, Puisque l'air est souillé, que ta poitrine aspire, 6o6 scrupules Qu'un poète se léve, au verbe souverain, Et que vibrent enfin sur sa lyre vivante Les strophes de granit et les strophes d'airain! Que son soufflé amplement indigné nous éven te! Qu'il embouche les vers ainsi que des clairons, Pour éveiller ceux-la qu'engourdit 1'épouvante! Qu'a plus d'un diadème arrachant ses fleurons, II soit le coq sacré d'une nouvelle aurore, Dont s'embrase la nuit lugubre oü nous errons! Et qu'a son male appel, qu'a son rythme sonore Surgisse enfin de nos lourdes iniquités Et du morne horizon que l'ombre déshonore Le flamboyant soleil qui nous avait quittés! (Pélerinages, 1902 Ed. A. Lemerre, Paris) SCRUPULES L'antique banc, témoin de nos aveux passés. Est encor dans le pare attendri, je le sais. ' Les vieux arbres, dont 1'ame a des plaintes si douces, Sont toujours revêtus du bronze d'or des mousses Et 1'adieu du soleil aux vaporeux lointains Comme naguère expire en reflets incertains. Mais nul ne me verra, d'une marche qui tremblé Errer seul oü parfois nous errames ensemble, ' Et dans l'ombre qne font les rameaux autour d'eux Rêver seul oü parfois nous rêvaines tous deux. ' Quelque chose de notre ancien bonheur peut-être Flotte dans les frissons du tilleul et du hêtre- LÉONCE DEPONT 607 Peut-être oü mon front las s'appuya sur sa main S'exhale une suave odeur de lys humain; Peut-être le sentier que 1'herbe me dérobe Conserve le vestige embaumé de sa robe Et 1'empreinte menue et fine de ses pas!... Vieux bancs, arbres plaintifs, soleil, je n'irai pas Oü la voix du passé nostalgique m'appelle. Comme on laisse une morte au fond d'une chapelle, Je laisserai la-bas son souvenir vivant, Pour que 1'encens des fleurs, les prières du vent Et les soupirs du bois qui sans fin se lamente V bercent sa mémoire impalpable et charmante. (Pélerinages, 1902 Ed. A. Lemerre, Paris) VIEUX CHEVAUX J'aime les vieux chevaux de labour. II me semble, Le soir, quand de la tache ils reviennent ensemble, Que chaque bloc de glaise a leurs sabots resté Mêle une gloire a leur rustique majesté. Leur regard est plus terne et leur marche plus lasse; Mais si Tancienne ardeur aux ans lourds a fait place Ils rent rent de leur pas tranquille et régulier, Le col raide élargi par 1'ampleur du collier, La croupe et le poitrail massifs, flairant la crèche Et le tiède repos sur la litière fralche, On les sent prêts encore aux eflbrts vigoureux, Et ce retour est comme un triomphe pour eux. Parfois, pourtant, leur tête a Ia rude crinière S'incline vers le sol, pensive et prisonnière, Afin d'en aspirer les efüuves subtils. Peut-être alors les vieux serviteurs songent-ils A la prochaine étreinte, a 1'étrejnte sacrée De la terre qu'ils ont si longtemps labourée. («Les Annales», 1913) MAURICE BOUKAY, de son vrai nom Maurice Couyba, né a Dampierre-surSalon, en 1866. CËuvres poétiques: Chansons d'amour; Stances a Manon; Chansons nouvelles; Chansons rouges; Vieilles chansons de Franche-Comté; les Chansons du peuple. LA CHANSON DES PAUVRES VIEUX Dans les jardins lents et tremblants, Les pauvres vieux tous les soirs viennent. Sur les vieux bancs ils se sou viennent, Les pauvres vieux aux cheveux blancs. Songeant que les jours passent vite, Ils chantent: «Gai! la Marguerite!» Les pauvres vieux aux cheveux blancs. Voyant les gamin s de sept ans Qui font des chateaux sur le sable Et qui réclament une fable, Les pauvres vieux rient aux enfants. Songeant que le jeu vaut 1'école, Ils chantent: «Bel hanneton, volei* Les pauvres vieux rient aux enfants. maurice boukay 609 Voyant les gargons de seize ans Poursuivre les vierges timides, Ils baissent leurs regards humides. — Les pauvres vieux sont indulgents, — Songeant: L'Amour, c'est la Nature! Ils chantent: «La Bonne Aventure», Les pauvres vieux sont indulgents. Voyant les soldats de vingt ans, Drapeau flottant, musique en tête, Ils se sentent le coeur en fête, Les pauvres vieux du bon vieux temps. Songeant que c'est 1'ame francaise, Ils entonnent La Marseillaise, Les pauvres vieux du bon vieux temps. Voyant les veuves de trente ans Qui vont, tout de noir habillées, Parmi les fleurs ensoleillées, Les pauvres vieux pleurent longtemps. Songeant que le deuil n'a pas d'age, Ils chantent: «Page, mon beau Page...» Les pauvres vieux pleurent longtemps. Voyant a la mort du soleil, Parmi les rayons et les ombras, Les barques des nuages sombres, Les pauvres vieux, pris de sommeil, Sentant que leur barque chavire, Fredonnent Le Petit Navire, Et dorment leur dernier sommeil. (Chansons d'Amour, 1893 Ed. E. Dentu, Paris) 39 6io LE PKT1T MITRON LE PETIT MITRON ») C'était un pauv' petit mitron Qui mitronnait des pains d'un rond Quand ü pétrissait la farine D était blanc comm' de 1'hermine. Tout' la journée il travaillait, Et la nuit, quand il sommeillait, C'était sur un sac, sur la dure: L' patron n' fournit pas d' couverture. C'était un pauv' petit mitron, Qui mitronnait des pains d'un rond. Un soir d'hiver, par les grands froids Fallut porter I* gateau des Rois, Tout fumant, bien rose et bien tendre Chez des rich's qu'aimaient pas attendre L patron lui dit: «Tu soup'ras d'main. ' bi t as froid, soufflé dans ta main, Si t'as soif, y a d' la neige a boire; Puis, t'auras p'têt») deux sous d'pourboire. C'était un pauv' petit mitron Qui mitronnait des pains d'un rond. II marcha longtemps. A la fin, Transi de froid et mourant d' faim Comme un criminel qu'on pourchasse ti ï„.'ottlt an 'ond d'une impasse. II allait mordre au grand gateau. II sentit sa gorge a 1'étau. ') Bakkersknecht. *) Voor: peut-être. MAURICE BOUKAY 611 Un' voix criait: «Mieux vaut la tombe!» Tombe la neige, tombe, tombe! C'était un pauv' petit micron Qui mitronnait des pains d'un rond. II se r'mit en marche tout seul, Enveloppé d'un blanc linceuL C'était comme un manteau d' froidure Qui lui v'nait jusqu'a la ceinture. Quand il marchait, ses jamb's tremblaient, Quand il pleurait, ses larmes g'laient. Tout a coup, pris par 1'avalanche, II tomba raid' sur la neig' blanche. C'était un pauv' petit mitron Qui mitronnait des pains d'un rond. II s'endormit prés du gateau Et rêva qu'en un blanc chateau Trois rois aux simarresl) étranges, Le petit Jésus et les anges, Vêtus de neige et de satin, L'invitaient a leur blanc festin. Les mets étaient de blanche neige, De blanche neige de Norvège. C'était un pauv' petit mitron Qui mitronnait des pains d'un rond. Au point du jour, un chiffonnier Quêtant pour emplir son panier, Vit dans la neige un' guenill' blanche. II marche, il écoute, il se penche, 1) Samaar: lang opperkleed. 012 la chanson du laboureur C était comme un soupir d'enfant: On aurait dit qu' c'était vivant. Quéq' chos* s'envola d'un' poitrine. C était blanc comme un peu d'farine. C'était 1'am' du petit mitron, Y n' mitronna plus d'pains d'un rond. (Chansons d'Amour, 1893 Ed. E. Dentu, Paris) LA CHANSON DU LABOUREUR Ohé! mes bceufs, toujours, encore Ohé, Grivel! Ohé, Goubeau! II fait clair et le temps est beau; Lalouette éveille 1'aurore. Ohé, mes bceufs, tirez, tirez, Tirez le soc et labourez. Fouillez la plaine tout entière 1 Eventrez-la jusqu'au nombril. Vous boirez 1'eau de mon baril, Vous aurez mon foin pour litiére. Ohé, mes bceufs, tiirez, tirez Tirez le soc et labourez. ' Le soleil est père du monde, Importe peu s'il cuit nos reins! C est lui qui fait germer les grains, t-est ma sueur qui les féconde. maurice boukay 613 Ohé .mes bceufs, tirez, tirez, Tirez le soc et labourez. Le grain sera de la farine, La farine du sang nouveau Qui coulera dans mon cerveaU Et dans le cceur de Catherine. Ohé, mes bceufs, tirez, tirez, Tirez le soc et labourez. Que deviendra le sang de France ? Il deviendra trois fbrts lurons, Trois filles que nous mar ierons: L'amour, la force et 1'espérance. Ohé, mes bceufs, tirez, tirez, Tirez le soc et labourez. La-bas, au bout du territoire, Le coq a chassé le corbeau. Ohé, GrivcH;Ohé, Goubeau! Pour la moisson, pour la victoire Ohé! mes bceufs, tirez, tirez, Tirez le soc et labourez. (Nouvelles Chansons, 1895 Ed. E. Flammarion,! Paris) JULES JOUY chansonnier ni k Paris en iSjj, mort en 1S07 LA CHANSON DES HOUILLEURS «) — Hommes noirs, d'oü sortez-vous t — Nous sortons de dessous terre Nous vivons au fond des trous Dans la mine délétère. ») De 1'aube a 1'heure du sommeil Dans 1 ombre, ayant pour unique soleil L étoile de la lampe solitaire, Du matin au Soir, nous travaillons. Cest nous qui cherchons Houilles et charbons, Afin d'enrichir messieurs les patrons. ") Mijnwerkers. ■) Vergiftige; doodelijke. jules jouy 615 — Hommes noirs, oü fuyez-vous? — Nous nous sauvons de la mine. La mort fauché dans les trous; Le grisou ') nous extermine. Ainsi qu'un sombre oiseau des nuits, Fondant sur les travailleurs dans les puits, 11 va mettre en deuil plus d'une chaumine"). Et, pourtant, demain nous redescendrons. C'est nous qui cherchons Houilles et charbons, Afin d'enrichir messieurs les patrons. — Hommes noirs, que gagnez-vous? A bücher ainsi sous terre? — A trimer3) au fond des trous, Nous gagnons de la misère. A table, du matin au soir, La famine, hélas! chez nous vient s'asseoir Et quand nous rentrons, notre cceur se serre De voir nos petits vêtus de haillons. C'est nous qui cherchons Houilles et charbons, Afin d'enrichir messieurs les patrons. (Chansons de 1'Année, 1888 Ed. E. Flammarion, Paris) PALE TRAVAILLEUR — Pale travailleur, connais-tu le Jour? — Comme tout le monde, en naissant un jour, Je devais trouver mon coin de lumière Et goüter aussi ma part de soleil. Mais je n'ai trouvé que 1'astre Misère; Elle m'a pali mon beau sang vermeil. •) Feu grisou: ontvlambaar mijngas. >) Armoedig hutje. 3) pop: afbeulen. 6i6 paxe TRAVAILLEüR — Pale travailleur, connais-tü la Faim' — Comme tont le monde, an bord du chemin, je devais manger mon pain sur la Terre Et goüter aussi ma part de vin pur. Mais je n'ai trouvé que le via Misère, ü-t logre repu rogne mon pain dur. — Pale travailleur, connais-tu 1'Amour' — Comme tout le monde, en venant au jour Je devais aimer quelqu'un sur la Terre Et goüter aussi ma part de Bonheur. Maïs je n'ai trouvé que Jeanne Misère; Elle m a vidé la tête et le cceur. (ibidj JEAN AJALBERT né en 1863 a Levallois-Perret (Seiné). Vans son premier volume Sur le Vif il s'applique sur/out a rendre avec précision la chose vécue, observêe. Dans ses autres recueils Paysages de Femmes et Sur les Talos, son observation s'aiguise encore; amour eux, du reste, de la forme, ouvrier consommé dans Part des rimes et des rythmes, il s'y montre psychologue des plus sublils. Ses oeuvres poétiques ont paru chez Tresse et Stock et chez L. Vanier. LES CHEMlNEES Pensives — sur les toits comme des Sphinx penchées — ProfUant dans le ciel leurs noires ossatures — Elles dévoilent les choses les mieux cachées. Elles geignent') — tremblant ainsi que les matures D'un navire qui vogue au hasard de 1'orage — Avec leurs longs tuyaux, plantés sur les toitures. ') Kreunen; zuchten. 6i8 il était une fois Par les sombres minuits, plus d'une fait naufrage Sous la bourrasque — et ra se perdre dans la rue, Quand siffle la tempête et que le vent fait rage. Et, lorsque en blancs flocons la neige tombe drue — Seules, émergeant des couches, les Chéminées Esquissent leurs tuyaux dans la lumière crue. Elles passent, alors, d'hivernales journées, Secouant dans les airs leurs panaches splendides, Au-dessus des maisons du froid abandonnées. Mais, sur les toits plus bas, leurs spirales morbides Font craindre un foyer triste, oü sanglotent les mères, Devant les doux berceaux, qui demain seront vides. Ainsi, j'apprends oü sont les souffrances amères, En regardant au ciel s'envoler les fumées Que disperse le vent, gloires, bonheurs... Chimères! Et je vois, par les toits, dans les maisons fer méés. (Sur le Vif, 1886 Ed. Tresse et Stock, L. Vanier, Paris) IL ETAIT UNE FOIS... II était une fois, ó gué Un cceur si neuf, 6 gué, ma mie Qu'il n'avait jamais navigué, Jamais navigué de sa vie. jean ajalbert 619 —— i Le cceur craignait de chavirer, Mais la mer se faisait si belle, Qu'il ne sut pas lui résister, Et vogue, vogue la nacelle. Le cceur, essuyant son chagrin, S'embarqua, jeune d'espérance, Et, seul, Dieu sait ce qu'il ad vint De ce pauvre coeur en partance ... II était une fois, ó gué, Un cceur si neuf, ó gué, ma mie, Qu'il n'avait jamais navigué Jamais navigué de sa vie. (Paysages de femmes, 1887 Ed. Tresse et Stock, L. Vanier, Paris) MARIE DAUGUET née en 1864 dans un village au pied des Vosges. Elle donna en 1897 son premier recueil de vers sous le titre de: La Naissance d'un poète. En 1902 parut A travers le Voile, accueilli très favorablement par la critique et suivi en IO06 d'un nouveau recueil: Par 1'Amour. «Mme Dauguet répond «admirailemenl a l'idée que 1'on se fait d'un poète de la «nature, chez qui toute pensée, avant de se particulariser, a «besoin de s'aller tremper dans les ombres forestières ou «dans les herbes ensoleillées, parmi les feuilles vertes et les «feuilles mortes... II n'y a point pour elle une nature «poétique et une nature vulgaire; tout lui est poésie, par «ee que tout émeut sa sensibilité...» (Rémy de Gourmont). Ont paru en iqoS Les Pastorales, en igis L'Essor victorieux, poèmes. LES HEURES FRAGILES II est des heures si fragiles, Frêles autant que des oiseanx , Qui semblent s'enfnir plus agiles, Mésanges parmi les roseaux. marie dauguet 621 Leur charme est de subtile essence, Respiré plutót que pergu, Tout un infini s'y condense En un langage jamais su. Faits d'un regard ou d'un sourire, Ou d'une larme au coin des yeux, Courts bonheurs qu'on ne saurait dire Et qui restent mystérieux. O délices inexprimées! Votre secret m'est précieux Et j'entends des voix bien-aimées Dans vos accords silencieux. (A travers le Voile, 1902 Ed. Léon Vanier, Paris) AU LABOUR La terre luit, comme le ventre clair d'un grèbe '), Etalant au bord des forêts son flanc soyeux. Et voici, retournant patiemmenl la glèbe, Le couple angéliquement doux de mes grands bceufs. Les voici, cadencés, majestueux et graves, S'avancant balancés d'un rythme harmonieux; Le pied prudent, le front haut sous le joug, la bave Défilant lentement des mufles spongieux. Couple pensif ét fort qui sait comme on emblave Et comment on laboure et connalt le chemin Par oü 1'on va chercher le mals et les raves; Qui ne tolère pas le baton ni le frein. *) zilverduiker (vogel). 622 l'arc-en-ciel Couple qui sait tracer seul d'impeccables lignes; Épris d'ordre serein, enseignant, rituel, Comme on souffre la vie et comme on se résigne Au labeur incessant sous 1'impassible ciel. Les voici, attentifs a la moindre parole, Grivelot et Pommé, car on mène les bceufs — Et cette mélopée au fond du soir s'envole — Sans rudesse, en causant tête a tête avec eux. Et souvent je les joins l'automne a la charrue, Leur parlant a leur gré un Iangage choisi, • Caressant de la main leur tïgure velue, Leur front calme, leur flanc que le couchant roussit. O cceur, ö cceur le mien, plein d'inquiète écume, Bondissant et toujours vide et torrentueux, Regarde ces bceufs doux et la glèbe qui fume Comme un paisible autel, sois paisible comme eux. Sois le cceur ingénu de ces grands bceufs, tes frères, Qu'aucune vérité n'ai tére ou ne corrompt; Sois le cceur infini et profond de la terre, Mirant un peu de ciel au dos bleu des sillons. (A travers le Voile, 1902 Ed. Léon Vanier, Paris) L'ARC-EN-CIEL Tont ruisselle encore et dégoutte: Au couchant, d'un vert transparent, L'arc-en-ciel a tracé sa voüte, Que morcelle un nuage errant. MARIE DAUGUET 623 A 1'horizon, couleur de suie, La dernière averse s'épand, L'arc-en-ciel fragile y appuie Son disque de plumes de paon. A travers 1'étang, son pied trempe, Brisé au clapotis de l'eau, Et cette éblouissante rampe S'y doublé en un tremblant arceau. Un réseau a la souple maille, Fait d'or humide, en premier plan, Dresse sa lucide muraille, Du haut en bas d'un seul élan. Tout ruisselle. Par myriades S'accrochent au rets ondoyant Des perles d'opale et de jade Mêlant leur éclat chatoyant. Mais l'arc-en-ciel soudain se fane, Ainsi que le cou d'un ramier, — Bleuets, pervenches, gentianes, — Que la mort vient asphyxier. Un dernier jet rosé s'émane Du cercle a moitié démoli Et dont Ia nacre diaphane Dans le soleil fond et blémit. (A travers le Voile, 1902 Ed. Léon Vanier, Paris) 624 LES FOINS LES FOINS La tiède lune au bord du ciel monte et sourit. Vois sur les foins coupés trembler son halo gris; La nature s'emplit comme une basilique Da silence embaumé des soirs mélancoliques. Au chemin de la vie et voilant sa laideur L'oubli s'étend ainsi que la rosée en pleurs, L'oubli divin s'étend comme 1'herbe neurie Déployée en nuage aux pentes des prairies. II semble que s'efface et meurt 1'humanité, Tant le soufile qui sort des lèvres de 1'été Et qui si doucement rode aussi sur nos lèvres De tout mesquin désir nous libère et nous sèvre. La lune a travers l'ombre, et tel un oiseau blanc, Suspend toujours plus clair son essor transparent Et son calme plumage en neige diaphane Se mêle au flot bleui de 1'herbe qui se fane. Parmi 1'odeur des foins, avec des mots secrets Sourdement murmurés, courent les ruisseaux frais Ou la lune attirée et mystique se penche, Frölant a leur miroir errant son aile blanche. (Par 1'Amour, 1906 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) MARIE DAUGUET 6*5 AURORE Dans Tétable nuiteuse encor les bceufs s'ébrouent, Etirent lourdement leurs membres engourdis, Réveillés tout a coup par un coq qui s'enroue Et dont le cri, strident semble un poignard brandi. Trempé d'aube, dehors, le fumier resplendit Contre un mur délabré qu'une lucarne troue, Parmi des bois pourris, des soes, des vieilles roues, Et lance vers le ciel des parfums attiédis. Cernant une écurie ouverte au toit de mousse, Qu'emplit un vibrement nuageux d'ombre rousse, Du purin, noir brocard, s'étale lamé d'or, Oü fouillent du groin activement les pores. Et dans la paille bumide et qu'ils ont labourée Le soleil largement vautre sa chair pourprée. (Par 1'Amour, 1906 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) CROIS-MOI Crois-moi, ne regarde pas la vie en face, Mais par les midis clairs ou par les nuits d7étóilei, Silencieusement quand tu la vois qui passé, Pour savoir ce qu'elle est n'écarte pas son voile. Raccroche la tunique a son épaule nue Et que son pan raidi recouvre la sandale; Afin qu'elte te reste a jamais inconnue, Rattache sur son front le lourd bandeau d'opale. 40 626 l'aube paisible Et, si parfois tu la devines familière Qui s'assied pres de toi, plus douce et moins farouche Avec des fleurs aux doigts, respecte son mystère; Veut-elle te parler, mets ta main sur sa bouche. ; Beaucoup sont morts d'avoir pénétré son langage D'avoir un soir de lune, écoutant leur envie, D'un geste curieux dévoilé son visage, Car la science de Vivre est d'ignorer la vie. (Par 1'Amour, 1906 Sqciété du Mercure de France) L'AUBE PAISIBLE L'harmonieux silence crre au fouillis des branches Et dans 1'immense paix d'un matin du dimanche, Calme extatiquement, Rien qu'un envol de cloche au fond du firmament. L'aurore a suspendu sa luisante mantille Sur le potager bleu oü, trainant sa coquille, S'attarde 1'escargot Zébrant d'argent mouillé les feuilles des pavots. Les lierres enlacés aux murs qui les étayent, Répandent leur parfum qu'exaspéra la nuit, Et les pêchers s'éveillent Déployant leur fraicheur oü 1'abeille bruit. Un chat muettement, plissant ses yeux de jade, Glisse a travers les haricots et les salades. Calme extatiquement, Le vieux jardin repose au mol égouttement. MARIE DAUGUET °3fJ Des cloches dans 1'espace. Et parmi sa glycine, La maisc*-qu'un trait rose au bord du ciel dessine, Sur le verger dormant Ouvre, aux frais angelus, portes et contrevents. ••'(P*<4'Amour, 1906 - SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) CALVAIRE LORRAIN Ce calvaire très vieux, fait de pierres informes, Comme un fruste dolmen, dresse au soleil levant Sa silhouétte grise entre des branches d'ormes Dans la solitude et le vent. L'escalicr de granit étend sa masse enorme A travers 1'hcrbc sèche; au faitc, se tivantv A deux bloes écornés, la croix mêle sa forme Aux brauchesjqu'agits. le vent Rien a 1'entour que le lointain bleu qui poudfffle, ^ Rien au-dessus, peut-être un vol d'oiseau de préle^' Tout est si loin du monde ici, tout est si vieux! Pourtant on y respire un soufile qui caressc, 6n soupir inconnu dont la douceur oppresse; Ici dort 1'esprit des aleux. (Par 1'Amour 1906 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) 628 SOUHAITS SOUHAITS Je voudrais pour prier la très vieille chapelle Au milieu des bois frais et des eaux murmurantes: je voudrais pour pasteur un vieil aumónier frêle Qui bémt les enfants avec ses mains tremblantes. Je voudrais pour aimer la hutte sous les aulnes t-t non la tour d'ivoire aux somptueux paliersJe voudrais a mon seuil de pales anémones üt le sanglotement d'un couple de ramiers. Je voudrais dans mon coeur cette simplicité Grace a laquelle on croit et 1'on accepte tout, Qui fait de ce qu'on aime une divinité "J Et höus jette en pleurant devant elle a genoux. Je voudrais pour dormir la touffe de verveine Que les sorciers chez nous posent sur les blessures; je voudrais pour dormir la douceur de la laine ■ un agneau nouveau-né dans une étable obscure. Je voudrais pour mourir Ia résignation De I herbe qui pourrit, de la feuille qui tombe; 3 ïï? %°ni cercueil le «Pü d'un sillon üt des blés fleunssant au printemps sur ma tombe. Maïs je voudrais pourtant qu'il restat quelque chose fr "5° e sonore et pleine de chansons: Un refram d'alouette envolé des blés roses Ou la plainte du vent qui berce les moissons. (Par 1'Amour, 1906 SOCIÊTÉ DU MERCUKE DE FRANCE) LOUIS MARSOLLEAU, né a Br est le 21 juin 1864. En 1886 il a débuté par les Baisers perdus, qui, de même que le recueil suivant 1'Amour de la Vie ont paru chez Af. A. Lemerre. Théatre: Son petit coeur (1890); le Bandeau de Psyche (,094)> Le Dernier Madrigal (1896); Mais quelqu'un troubla la fête (1900); le Talisman (1905), Babouche (1906); etc. L' A M ITIÉ Dans la vie égoïste et frivole oü nous sommes, Les amitiés — pure union de deux cceurs d'hommes — Sont rares. Ce temps-ci soufflé un air desséchant. Un laboureur pervers a mal planté le champ: L'épi fait a 1'épi voisin sa guerre infame. Le meilleur d'entre nous a du mauvais dans 1'ame; Le regard faux dément le serrement de main, Le flatteur d'aujourd'hui nous honnira demain; Et tant de trahisons nous ont souillé la route Que, masqués de mensonge et cuirassés de doute, Nous allons vers nos buts, enfers ou paradis, Seuls comme des lépreux, durs comme des maudits, 630 l'amitjé Enfiellés ') de dégoüts et torturés de craintes, Reniant les pardons, les aveux, les étreintes, Nous, les rêveurs, et nous, les tendres, cependant! ... Le scepticisme ouvre en nos yeux son oeil prudent. Hélas! qui nous rendra 1'effusion première? Qui nous rendra, la foi nalve et coutumière Du tout petit enfant qu'instruit sa grande sceur? Qui nous rendra la confiance et la douceur ? Qui nous tendra la main ouverte et le cceur tendre? Qui nous dira le mot loyal qu'on rêve entendre? Quel bras inespéré venu nous soutenir, Aux jours de désespoir oü 1'on sent tout finir, Viendra, nous rehaussant soudain la conscience, Faire mentir en nous ['abjecte expérience ? Car 1'Amitié n'est pas plus morte que 1'Amour, Ami, nous 1'avons vue apparaitre un beau jour. J'étais triste! — Souvent un regard dur nous blesse. — Je pleurais: Toi, tu m'as consolé sans faiblesse. Tu m'as dit: «Sois un homme,et marche!» —J'ai marché. J'ai fui la douleur lache oü je m'étais couché. J'ai donné la volée au doux rêve stérile. J'ai bu le vin des forts a la source virile, Et nous sommes partis comme deux compagnons. Dans la foule du monde oü nous nous alignons, Pour le même combat nous luttons cóte a c6tëp''"~J'aime a te voir. Ton cceur est grand, ton ame est haute, Ta bouche a toujours dit des mots de vérité, Et 1'honneur fier fleurif'tes yeux d'une clarté. >) Verbitterd. LOUIS MARSOLLEAU 631 Meilleur que moi, plus noble et de bonté plus forte, Tu m'as montré 1'exemple altier1) qui réoónforte, Et j'ai couru plus droit sur le chemin plus sür, Pour 1'approbation de ton sourire pur. Aussi, mon exigence intime est satisfaite. _ Quoi qu'apporte a vos vceux l'avenir, deuil ou fête, Joie ou peine, la gloire ou bien l'obscurité, Mon bonheur' me sufGt, et je sui*1 contenté, Pourvu que jusqu'au bont ma main étreigne et serre Ta chère main, ta main généreuse et sincère!... (Baisers perdus, 1886 Ed. A. Lemerre, Paris) OPHÉLIE Ophélie, avec des fleurs, bercée au flot, S'en va, très'pale et trépassée, au fil de 1'ead.' Renversée, et ses cheveux trainant sur 1'onde, Ses froids yeux bleus perdus au ciel, fragile et blonde, Elle va, la bouche ouverte, laissant voir Ses blanches dents. Le fleuve lent semble un miroir. Cesr P**rijHyUn frais frisson court dans les branches. Les nénuphars ouvrent sur l'eau leurs splendeurs blanches. •) Fier. 632 ophélie Sur les bords, s'éveillent, clairs, des chants d'oiseaux. La bnse penche, a son passage, les roseaux. Ophélie, avec des fleurs, au flot bercée, Au fil de l'eau, s'en va très pale et trépassée. Romarins déchiquetés'), bouquets broyés, Espoirs finis, baisers perdus, amours noyés. Quelquefois, désir de gloire, amour de femme, On sent en soi passer un rêve, au fil de 1'ame. Un beau rêve, aurore en fleur, joyeux et fort. On s'apercoit, quand on y touche, qu'il est mort. Romarins déchiquetés, roses broyées, Espoirs finis, baisers perdus, amours noyées. ... Ophélie, avec des fleurs, bercée au flot, La-bas, bien loin, s'en est allée, au il de l'eau. ') Gehavend, gekerfd. (Baisers perdus, 1886 Ed. A. Lemerre, Paris) LOUIS MARSOLLEAU 633 NUIT Le Luxembourg baigné de fraicheur et de nuit Etage en lourds massifs sa masse dense et brune. Trois heures du matin sonnent au loin. La lune, Calme et ronde, au milieu du ciel limpide, luit. Une tres vague odeur de fleurs flotte et parfume ... II tombe un froid mouillé sur le trottoir glissant Oü s'assourdit le pas attardé du passant. Les becs de gaz jaunis clignotent') dans la brume. Pas un soufflé de vent, pas un oiseau soudain: La gaze du brouillard enveloppe les arbres, Et vêt d'une clarté vaporeuse les marbres Entrevus a travers les grilles du jardin. ■) Flikkeren. (ibid) HENRI DE RÉGNIER, mé ie 20 dicembre 1864 a Honfleur (Calvados), vint de bonne heure a Paris et fit ses études au college Stanislas. II débuta en 1886 par «lés Lendemains». Disciple de Stéphane Mallarmé et de Paul Verlaine il a su peur tant garder toute sa personnalité dans ce premier recueil, comme dans ceux qu'il a publiés dans la suite: Sites, Poèmes anciens et romanesques (1890), Tel qu'en songe (1893), les Jeux rustiques et ai vins (1897), les Médailles d'argile £1900), la Cité des eaux (1902), la Sandale ailée (1906), le Miroir des Heures (1911). C'est la Société du Mcrcurc de France qui a édité ses ceuvres poétiques. Parmi ses nombreux romans nous citer ons: Le Bon Plaisir, les Vacances d'un jeune homme sage, Ie Passé vivant, la Peur de 1'Amour, la Flambée (1909). Élu membre de l''Académie francaise le g février ign. LA MAISON La maison sur les eaux, pour s'y mirer, se penche, Elle est neurie; die est fragile et toute blanche Sous la vigne obstinée et le lierre fidéle. Le ciel est beau; les fleurs sont douces; 1'hirondelle Noue et dénoue autour son vol erai s'enchevêtre, Et dans l'eau singuliere on la voit apparaltre Au miroir assombri que sa galté traverse, Chauve-souris soudain d'un crépuscule inverse, Avec la maison pale et le ciel terne et sombre; Et les deux cygnes blancs au-dessus de leur ombre HEN KI DE RÉGNIER 635 Qui se reflète noire et ne les quitte plus. Mystérieux jumeaux l'un a l'autre apparus, 'i Semblent, doublés sur 1'onde oü leur spectre les suit, Unir 1'heure du jour k 1'heure de la nuit. (La Corbeille des Heures, 1897 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) LES PINS Les pins chantent, arbre par arbre, et tous' ensemble; C'est toute une forêt qui sanglote et qui'tremblé, Tragique, car le vent, ici, vient de la mer; Sa douceur est terrible et garde un goüt amer Et d'endormir nos soirs il se souvient encore D'être né du sursaut d'une farouche aurore " Dans 1'écume qui bave et la houle et 1'embrun 1), Et, sous les hauts pins roux qui chantent, un a un, Ou qui grondent en unissant de cime en cime Le refrain éternel de leur flot unanime, Le bónheuT'qui s'endort et qui'ferme les yeux Croit entendre, en un rêve encore soucieux, La rancune ancienne et la rauque colère, Couple hargneux qui hurle et se guette et se flaire, Passer dans sa mémoire et mordre son sommeil; Et la joie, au sommet des grands arbres vermeils Que le soir fait de pourpre et que 1'heure ensanglante, Ressemble a la colombe harmonieuse et lente Et dont le chant roucoule et se perd et s'éteint Dans la rouge rumeur que murmurent les pins. 1) Stofregen, ontstaan door de botsing der golven. (Les Jeux rustiques et divins, 1897 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) 636 inscriptions pour les treize portes de la ville INSCRIPTIONS POUR LES TREIZE PORTES DE LA VILLE A Ferdinand Brunettère POUR LA PORTE DES MENDIANTS L'apre brise nous glacé et la neige nous gerce Notre face ruisselle en larmes sous 1'a verse, Car l'automne et 1'hiver sont durs au mendiant Qu'on voit errer sur les routes, apitoyant En vain celui qui passé et qui hausse 1'épaule. L'hirondelle au vol vif de son aile nous fróle, Le chien aboie et mord la loque et Ie jan-et; On a peur de nous rencontrer dans la forêt: Et cependant nous sommes doux d'avoir souvent Ecouté dans les vieux roseaux pleurer le vent Et d'avoir vu, hélas! sur le mont et le bois, Tant d'aurores, hélas! se lever tant de fois Et tant de lourds soleils s'abtmer dans la mer... La ronce du chemin est dure a notre chair; Jamais pour nous, jamais la pierre acariatre Ne voulut être seuil, ne voulut se faire atre, Car la flamme est de l'or, et nous, nous sommes nus; De tous les malveillants nous sommes malvenus, „< Le loquet est rétif et la porte est fermée; Et toi, Ville opulente, amoureuse, embaumée, Qui t'ouvres pour la courtisane et 1'astrologue, Tu gardes clos ton mur, et ta poterne est rogue Et ton féroce orgneil scelle ta dureté; Sois maudite car j'ai, en m'en allant, jeté Contre le noir battant de ta porte d'airain L'aumöne sans pitié de ton morceau de pain! (sociêté du mercure de france, I897) HENRI DE RÉGNIER 637 L'INVISIBLE PRESENCE Le temps furtif vient, tourne et rode Invisible autour de nos vies Et 1'on entend glisser sa robe Sur le sable et sur les orties. II nous signale sa présence Minutieuse et souveraine Par un taret') dans la crédence, Par une moiré en la fontaine. Un craquement, une fêlure. Rouille qui mord, bloc qui s'effrite5), Doigt qui laisse a la place müre L'empreinte oü le fruit pourrit vite; II ne lui faut pour qu'on 1'entendc Passer au fond de nos pensees Ni la pendule oü se distendent Les aiguüles désenlacées, Ni 1'inflexible voix de bronze Du campanile ou des horloges, Ni 1'heure qui sonne dans l'ombre, Ni 1'angélus qui sonne a 1'aube; Jamais il n'est plus dans nos vies Qu'imperceptible et taciturne, Quand il effeuille en l'eau palie Les pétales du clair de lune. ') Houtworm. ») Afbrokkelt. (Les Jeux rustiques et divins, 1897 SOCIÊTÉ Dü MERCURE DE FRANCE) 640 la lune jaune LA LUNE JAUNE Ce long jour a fini par une lune jaune Qui monte mollement entre les peupliers, Tandis qne se répand parmi l'air qu'elle embaume L'odeur de l'eau qui dort entre les joncs mouillés. Savions-nous, quand, tous deux, sous le soleil torride Foulions la terre rouge et le chaume blessant, Savions-nous, quand nos pieds sur les sables arides Laissaient leurs pas empreints comme des pas de sang, Savions-nous, quand l'amour brülait sa haute flamme Et nos cceurs déchirés d'un tourment sans espoir, Savions-nous, quand mourait le feu dont nous brülames Que sa cendre serait si douce a notre soir, Et que cet apre jour qui s'achève et qu'embaume Une odeur d eau qui songe entre les joncs mouillés Finirait mollement par cette lune jaune Qui monte et s'arrondit entre les peupliers? (La Cité des Eaux, 1902 Sociétê du Mercure de France) LA COLLINE Cette colline est belle, inclinée et pensive: Sa ligne sur le ciel est pure a 1'horizon. Elle est un de ces lieux ou la vie indécise Voudrait planter sa vigne et batir sa maison. HENRI DË RÉGNIER 641 Nol pourtant n'a choisi sa pente solitaire Pour y vivre ses jours, un a un, an penchant De ce souple coteau doucement tutélaire Vers qui monte la plaine et se hausse le champ. Aucun toit n'y fait luire, au soleil qui 1'irise Ou 1'empourpre, dans l'air du soir ou du matin, Sa tuile rougeoyante ou son ardoise grise ... Et personne jamais n'y fixa son destin De tous ceux qui, passant, un jour, devant la grace De ce site charmant et qu'ils auraient aimé, En ont senti renaltre en leur mémoire lasse La forme pacifique et le songe embaumé C'est ainsi que chacun rapporte du voyage Au fond de son cceur triste et de ses yeux en pleurs Quelque vaine, éternelle et fugitive image De silence, de paix, de rêve et de bonheur. Mais sur la pente verte et lentement déclive, Qui donc plante sa vigne et batit sa maison? Hélas! et la colline inclinée et pensive Avec le souvenir demeure a 1'horizon! (la Cité des Eaux, 1902 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) 4« RODOtPHE DARZENS 645 Puis, de purs diamants, fixés sous les paupières, Sont les yeux que leur font ces artiisteS'zélés' Qui jeünent chaque jour et couchent dans des bières. Une dentelle d'or tombe en plis cannelés Sur le corps, découvrant seulement les mains pales; Et des rubis, avec des turquoises, mêlés A des saphirs, a des perles, a des opales Sont rangés sur le sein en un large collier Dont on voit resplendir de loin les quatre ovales. — Ainsi, pour rehausser ta splendeur, joaillier Du rhythme et de 1'idée et ciseleur des rimes, Je t'ai fait, avec mon amour, un singulier Ornement et du gout de ces moines sublimes! Afin que, lorsque ta vision me poursuit Dans mes recuei Hemen ts même les plus intimes Et m'apparait au seuil palissant de la nuit, Je puisse, en murmurant ton nom, Chère Adoj^e., M'agenouiller dans 1'angle oü la veilleuse luit, rour te prier ainsi qu'une Sainte dorée! (Anthologie des Poètes frangais du XIX* -Siècle Ed. A. Lemerre, Paris) MAINS LILIALES Tu te peignais, Amie, avec des mains si blanches Qu'elles étaient des lys mêlés ü tes cheveux, Et que tes bras, sortant a demi de tes manches, Semblaient des tiges hors de vases somptueux; 646 LA VOILE Tu te peignais avec des mains si parfumécs Que, fou, j'ai rcspiré des lys en les baisant, Et qu'en rêve je vois des corolles ') aimées Dès que leur souvenir se réveille a présent; Avec des mains si délicates, si légères, Qu'elles seules sauraient adoucir mes douleurs, Et que de n'avoir plus leurs caresses trop chères Je ne suis qu'un pays sans parfums et sans fleurs. 'J (fok) LA VOILE Mon Ame^tlauel ennui de demeurer tranquillc'. 1 Je suis las d'admirer un même océan bleu; Si noms tentions d'atteindre aux plages de quelque ilc La-bas, au large, afin de voyager un peu? N'es-tu pas une voile blanche de navire, O mon Ame? II se léve enfin un bon espoir! Et son soufflé pourrait peut-être nous suffirc Pour parvenir au port avant la peur du soir. Le calme, dont le doux bercement nous invite A rest er, est trompeur comme l'eau de la mer, Et, si tu veux partir, ö mon Ame, profite Du léger vent qui nous présage un ciel moins clair. Vers d'autres horizons, vers ces lies lointaines Dont la verdure émerge aux limites des cieux, Sur l'avenir et ses promesses in eert ai nes Mettons le cap, mon Ame, avec des cris joyeux! ') Bloemkroon. (ibid.) RODOLPHE DARZENS 647 VOCATION S'en aller, — ce songe est 1c mien! ■— Le front levé! 1'ame ra vie, Par les routes et par la vie, Mage, sorcier, bohémien; Répéter la bonne aventure Aux passants qui n'écoutent pas Et préfcrent vivre ici-bas Sans penser a la mort fature; A toute heure ainsi qu'en tout lieu, Proclamer, comme les prophètes, Que c'est fini le temps des fêtes, Qu'avant peu c'est 1'instant de Dieu! Dire: «Cette vie est si brève «Qu'auprès de 1'Eternellement «Elle dure moins qu'un moment «Et n'est qne le rêve d'un rêve! «C'est pourquoi je passé avcrtir «— Etant le clairon qui précède «Celui duquel nous vient tout aidc — «Qu'il est 1'heure du repentir!» Mais, je le sais bien! mes paroles Seront d'inutiles rumeurs! Et j'irai, frère des semeurs Qui jettent au vent des corolles; 648 VERS L'OUBLI Les hommes détournant les yeux S'écarteront tous de ma route, Anxieusement pris du doute Que, peut-être! je viens des cieux. Or, pareil au vieux patriarche Auquel Dieu parlait autrefois, Chaque nuit., j'enteuds une voix Qui m'éveille et qui me dit: «Marche!» (ibid) VERS L'OUBLI Je quitte maintenant la féconde campagne Oü l'or des blés müris chante 1'espoir prochain, Tandis qu'un fleuve, lentement, au val voisin Kpand la joie incessante qui 1'accompagne. Tout a 1'heure' viendra 1'ennui vert des forêts Avec ses pins, antiques douleurs taciturnes Et ses silences oü toutes les peurs nocturnes . Mêlent leurs pleurs aux longues plaintes des fegrets. Puis, demain, j'atteindrai les monts que le vent broie Sans pouvoir les humilier dans leur orgueil, Sur lesquels seule, l'ombre ample d'ailes de deuil Plane avec le mélancolique oiseau de proie. Mais de quels sommets blancs de neige et de clarté M'apparaltroat vos éternelles accalmiesl), O mers lointaines, mers polaires, endormies En l'oubli glacial de votre éternité? 1) Windstilte. (ibid) SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE est né a Ar ras le 22 octobre 1863. Après de longs voyages a travers le monde entier, ayant rempli pendant quelque temps les fonctions de président de la Cour d'appel a Noume'a, il rentra en France en 1902. Parmi ses ceuvres: rEsprit qui passé, Le Bottelier d'Arès O897), Salamine (1897); Les Bijoax de Margnerite (1899), La Tentation de 1'Homme (1903), le Sang de Médnse, 1'Absolution (1903), La Gloire de Corneille, donnée en 1906 au Thiatre NnHonal de l'Optra, avec musique de Saint-Saéns; (Durand, iéif.), Le Masqué de fer (1911), plusieurs ont été couronnées par l''Académie francaise. «Nul mieux que ce poète, depuis Leconte de Lisle, n'a su «frapper des strophes de bronze, forger et tremper des vers «d'acier, ni peut-être, depuis Heredia, su mieux les nieller «de métaux précieux ou les incruster de durs émaux. S'il «y a des poètes qu'on pourrait qualifur de «fluides», paree «qu'ils font penser a l'eau, a fair, aux parfums, a la «musique, il y en a que fappellerdts volonliers les poetes «tmitalliques», et Af. Sébastien-Charles Leconte me parait, «a 1'heure qu'il est, le premier de ceux-la. On entend comme «un bruit de fer et d'airain dans les mots dominants de son «vocabulaire, pris d'instinct parmi ceux qui expriment déja «par eux-mêmes — par leur-sens el leur.sonóriti-ttttten«semble on ne sait quelle force tendue et quel impirieux «paroxysme.» (A. Dorchain.) Ses atttvres ont été publiées pour la plupart par la Sociélé du Afercure de France. 65° APRÈS AVOIR TUÉ . . . APRÈS AVOIR TUÉ... J'avais achevé l'homme a grands coups de talon... Sa cervelle écrasée imprégnait mes chaussures; Sa bouche, un blanc filet de bave aux commissnres, Et ses traits détendns étaient couleur de plomb. Son cceur avait cessé de battre sous ses cótes; Mes deux balles avaient abattu ce maudit Qüi gisait la, velu, misérable et petit... Mon cheval, prés de moi, broutait les herbes hautes. Je ressanglai la béte en hate. II était tard: Des feux soudains couraient dans les brousses perfides. Je remplacai dans mon arme les douilles vides. Je songeais: «Est-il vrai qu'il n'est plus nulle part? «Que jene reverrai jamais ces yeux d'angoisse, Et que jamais pour moi ne réapparaitront Cette face de haine et de peur, et ce front Qu'a ridé 1'agonie et que la sueur poisse ? «Et tout cela n'est-il déja plus rien, sinon Un souvenir inscrit aux plis de ma mémoire, Et qu'a mon tour j'emporterai dans l'ombre noirc. ■ Dans 1'infini sans lieu, sans instant et sans nom? < «II est tombé. Je 1'ai yisé comme a la cible. Nul ne le vengera; nul ne m'aurait vengé. Quelque chose pourtant dans ma vie a changé Depuis que cette chair semble un marbrc insensible. SÉRASTIEN-CHARLES LECONTE 651 «Je reste mon seul. juge, étant mon seul témoin, Et ne sais pas de Maitre a qui je doive compte. Et pourtant du .profond de moi-même remonte Je ne sais quoi d'obscur qui revient de, très loin. «Nulle pitié jamais ne hantera mon songe: Je dormirai ce soir comme je dormais hier, D'un visage aussi calme et d'un soufile aussi fier, Au lit, oü, chaque nuit, comme un mort, je m'allonge.» Nul spectre ne me suit, et pourtant il me plait, A moi, né pour chanter de hautcs aventures, De dire en vers précis, crêtés de rimes dures, Que mon crime fut vil, inexplicable et laid. (Le Masqué de fer, 1911 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) MON TOMBEAU Camarades, quand l'ombre aura, d'un grand coup d'ailc, Eteint la vision du Monde dans mes yeux, Avec des muscles forts et des rcfrains joyeux, Frenez le pic solide et la pioche fidele. Aux portes de la ville, au milieu du chemin, Choisissez, sur la voie oü la foule profonde En de, de 1'aube au soir, la vague de son onde, Le lieu le plus usé par le passage humain ... Li, crcusez une fosse ctroile, a la mesurc De mon corps, du cóté qu'cclaire le midi, Déposez tout au fond mon cadavre raidi, Et, pour qu'a tout jamais cc tl e tombe soit sürc, 652 POURQUOI NOUS SOMMES GRAVES Ëtalez les graviers et la pierre en monceaux: Puis, de vos talons tros, effacez toute tracé Qoi décèle qu'un homme a voulu cette place Pour y laisser ponrrir et sa chair et Mis os... Afin que, si la mort peut écouter, j'écoute, Couvrant de leur rumeur, haute comme la mer, Le foret incessant et les vrilles du ver, Les innombrables pas de 1'Homme sur la route, Et que Pillusion berce encor mon sommeil, D'entendre, dans ma nuit et dans ma solitude, Parmi Ie soufflé obscur de l'humble multitude, L'antique Humanité marcher vers le soleil. (Le Masqüe de fer, 1911 '' SÖCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE) POURQUOI NOUS SOMMES GRAVES Nos yeux se sont ouvcrts dans une aube d'alarmes; Les pas de la déroute et les Iourds soubresauts Des fourgons étrangers secouaïsnt nos berceaux, Les places s'emplissaicnt de prisonnicrs sans armos ... Ce fut un été rouge, et puis ce fut 1'hiver, Cet hiver oü 1'on vit tant de sang sur la neige, Oü toutes, 1'une après l'autre, prises au piège, Chaque ville tombait, comme marquée au fer. Cependant que roulait et s'erfnait, comme une onde Innombrable, la horde aux miHions de mams70"1 Des peuples qui broyaient le silex des chéhwasl"!5' Et que meriaient des rois'ir'la mottstache blonde, 1 ': °54 LA STATUE Maudit les l&ches qui fuyaient, et les parjures, Ceux qui tombaient frappés par 1'acier, dans le dos, Et ceux qui jetaient leurs fusils, et , par troupeaux, Au creux de nos sillons, se couchaient sans blessures... C'est d'avoir tant souflêrt quand le chariot germain Ëcrasait, de sa doublé omière, nos emblaves Que nous, ö jeunes gens d'aujourd'hiri, restons graves Et tristes, qnelquefois, sur le bord du chemin. (Le Masqué de fer, 1911 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) . LA STATUE La Mort est, cette nuit, assise a mon chevet; Elle me parle, a voix très distincte, et très basse: J'écoute, et sur mon front, comme son soufflé passé, Le voile du sommeil lentement s'est levé. Elle me dit: «Tu sais que tu n'es rien qu'un homme, Et que, de ton cadavre oü grouilleront les vers, Tout se dispersera dans le vaste univers, L'énergie invisible et 1'invisible atome. «Tu sais, a chaque soir qui dans tes yeux descend, Que la destruction -suprème, maille a maille, Ronge le filet souple oü lentement défaille Cette source de pourpre oü nait la fleur du sang. ') korenveld. SÊBASTIEN-CHARLES LECONTE «Tu sais quelle mine attend l'humble matière, Et qu'aussi ta pensee orgueilleuse et sans frein Qui sonne dans 1'essor de tes rimes d'airain Au gouffre du passé sombrera tout entière. «Tu sais que tout want a le même destin, Que mon inévitable et prochaine venue, Dont 1'heure cependant te demeure inconnue, Est le seul avenir qui soit vraiment certain. «Accepte-le, ce sort inéluctable. Apaise E'injurieux regret qui trouble ton repos; El dis-toi que la' (ene oü pourriront tes os Ignorera si ton ame est bonne ou mauvaise, «Que la cendre du juste et celle du pervers Se confondent dans la Nature immesurée, Et que rien n'est promis a 1'immense durée, Ni le marbre des dieux, ni le bronze des vers. «Travaillé! L'heure passé, et chaque heure te tue. Mais des songes humains le songe est le plus beau Qui fait , au seuil voilé de quelque humble tombeau, D'une vie et d'une oeuvre une seule statue.» (Le Masqué de fer, 1911 SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) A LA MÉMOIRE DE JOSÉ-MARIA DE HEREDIA Salut! Mattre couché dans ton linceul de gloire, Ainsi qu'un Conquérant que la victoire endort, Sous le lent battement d'ailes des aigles d'or, Et dont le nom de pourpre éblouit l'ombre noire. 656 A LA MÉMOIRE DE JOSÉ-MARIA DE HEREDIA Que le buccin de bronze et 1'oliphant d'ivoire 1 Proclament, en défi magnilique a la mort, Ton ceuvre incorruptible oü nulle dcnt ne mord Et les siècles promis a ta grande mémoire. Et Nous, menons un deuil digne de Toi:-disons Aux autans') ramassés de tous les horizons Un thrène2) fastueux aux rimes triomphales, Afin que pour jamais, pleureuses de ton seuil, Chantent en harmonie ou sonnent en rafales Toutes les voix du Verhe autour de ton cercueil. l) wind, stortn. =) klaagzang. (Le Masqué de fer, 1911 '•' SOCIÊTÉ DU MERCURE DE FRANCE) JEHAN RICTUS de son vrai nom Gabriel Randen, est né a Boulognt-sur-Mer en seplembre 1867. Teute sa vit *it a mené la lutte apre et implacable contre la pauvreté, dont on retrouve Véloquent écho dans ses vers. En 1896 il débuta aux Quat'z Arts avec ses Soliloques du Pauvre, qui rcmporterent un grand succès. En 1890 parurent les Doléances, en 1902 les Cantilenes du malheur, auxquelles nous avons emprunté Vémouvant poème qu'on va Het, Ses auvres ont été publiées par la Société du Mercure de France. JASANTE !) DE LA «VIEILLE» Tu ne tueras point. Bonjour ... c'est moi... moi ta m'man J' suis la... d'vant toi... au cimetière (Aujord'hui y aura juste un an Un an passé d'pis ton affaire.) >) jasante: argot, gebed. 42 658 JASANTE DE LA «VIEILLE» Louis? Mon petit... m'entends-tu seul' ment ? T' eutends-t y ta pauv' moman d' mère Ta «Vieille», comm' tu disais dans 1' temps ? Ta «Vieille» qu'alle est v'nue aujord'hui Malgré la bouillasse et la pule') Et malgré qu' ca soye loin ... Ivry s)! Alorss... on m'a pas trompée d' licu? C'est ben ici les «Condamnés»? C'est la qu't'es d'pis eun' grande année? Mon dieu mon dieu! Mon dieu mon dieu! - Et oü donc ? Oü c'est qu'on t'a mis ? >. D' quel cóté ? Dis-moi... mon ami ? C'est plat et c'est nu comm' la main: Y a pas eun' tombe..'. pas un bont d' croix, Y a rien qui marqu' ta fosse a toi... Pas un signe... pas un nom d' baptême Et rien non pus pour t'abriter! (J' dis pas qu' tu Pas point mérité Mais pour eun' mer' c'est dur tout d' même!) Louis ... tu sais? ... Faut que j' te confesse Depis un an ... d'pis ... ton histoire J' suis pus, tournée qu'aux idéés noires Et j'ai 1' coeur rien qu'a la tristesse: ') men lette op het veelvuldig weglaten van letters: pule, pluie, pus, plus, pouais, pouvais; enz. enz. *) Ivry, ten Z.-O. van Parijs, en waar haar zoon begraven ligt. JEIIAN R1CTUS 659 Aussi présent j' suis tout' sangée J' suis blanchie... courbée... ravagée Par la honte et par le tourment (Si tu pourrais m' voir a présent Tu m' donn'rais pus d' quatre-vingts ans!) Et pis, j'ai eu ben d' la misère... (Ca m'a fait du tort tu comprends) Quand on a su qu' j'étais ta mère J'ai pus trouvé un sou d'ouvrage, On m'a méprisée dans 1' quartier, Et 1'a fallu que j' déménage. Depis... dans mon nouveau log'ment J' vis seule et j' peux pas dir' comment Comme eun' dormeuse, eun' vrai' machine J' cause a personn' de mon malheur J' pense a toi et tout f jour je pleure Mêm' quand que j' suis a ma cuisine. E' matin ga m' prend dès que j' me léve J' te vois... j' te cause ... tout haut... souvent Comm' si qu' tu s'rais encor vivant! J' mange pus... j' dors pus tant ga me fait deuil Et si des fois j' peux fermer l'ceil Ca manqu' pas... tu viens dans mes rêves. C' te nuit encor j' t'ai vu plein d' sang • Tu t' nais a deux mains ta pauv' tête Et tu m' faisais — «Monian... Moman!» Mais moi j' pouais rien pour t'aider Moi... j'étais la a te r'garder Et j' te tendais mon tabellier! 66o JASANTE DE LA «VIEILLE: Fenses Louis dans 1' temps,.. quand t'étais p'tit Qui qu'aurait cru... qui m aurait dit Qu' tu finirais comm' ga un jour, Et qu' moi on m' verrait v'nir ici; Quand t'étais p'tit t'étais si doux! Présent... je r'vois tout not' passé Lorsque t'aïlais su' tes trois ans. Et qu' ton pepa m'avait quittée En m' laissant tout' seule a t'éTver Comme ej' t'aimais ... comme on s'aimait Qu'on n'était heureux tous les deux Malgré souvent des moments durs Quand y avait rien a la maison. Comme ej' t'aimais... comme on s'aimait C'était toi ma seul' distraction Mon p'tit mari... mon amoureux! C'est pas vrai, est-ce pas? C'est pas vrai Tout c' qu'on a dit d' toi au procés? Su' les jornaux c' qu'y avait d'écrit Ca n'était ben sur qu' des ment'ries ? ■-■ Mon p'tit a moi n'a pas été Si mauvais qu'on 1'a raconté ... (Sur qu'étant móme... l) comm' tous les mómes T'étais des fois ben garnement, Mais pour crapulc on peut pas 1' dire.) T'étais si doux ... et pis ... si beau Mignon peut ét'... mais point chétif A caus' que moi j' t'avais nourri. ') jongen. JEHAN RICTÜS 661 T'étais rablé, frais et rosé, T'étais tout blond et tout frisé Comme un n'amour... comme un agneau... J'ai cor de toi eun' bouclé ed' tifs1) Et deux quenott's2), comm' deux grains d' riz. Mon plaisir... c'était 1' soir venu, Avant que d' te mette au dodo, De t' déshabiller tout «entière» Tant c'était divin d' te voir nu, Et j' t'admirais te cajolais J' te faisais «proutt» dans ton p'tit dos Et j'te bisais ton p'tit darrière (J' t'aurais mangé si j'aurais pu!) Et pis t'étais si caressant Et rosé et intelligent! Oh! intelligent... fallait' Voir' Pour c' qui regardait la mémoire T'apprenais tout c' que tu vouhüs, Tu promettais ... tu promettais... (Et dir' qu' t'es Ia d'ssous a présent Par tous les temps qu'y neige ou pleuve Ah! qué crèv'-cceur! Qué coup d' couteau! ' On a ratissé') mon chateau On m'a esquinté *) mon chef-d'ceuvre!) J'en ai-ty passé d' ces jornées Durant des années ... des années A turbiner')'pür' qu'un carcan ') tif of tiffe: haar (argot). J) tandje. 3) afbreken, met den grond gelijk maken. 4) vernielen. *) hard werken. EDMOND ROSTAND 669 LA SAGESSE DES BCEUFS C'est 1'heure oü la nuit pose, en montant vers les cieux, Son pied sur chaque mont comme sur une marche... Et lourdement, avec un geignement d'essieux, S'avance un char de foins, telle une meule en marche. Deux bceufs trainent ce char, et, de leur front têtu, Ils pousscnt en avant, les cornes abaissées. Chacun d'un sarrau gris de toile est revêtu Qu'on voit, en bas, frangé par des mèches tressées. Cette frange descend sur leurs genoux noirauds, Pour éloigner, pendant les chaudes matinees, Les piqüres de taons, ces en rages bourreaux, Et le harcèlement des mouches obstinées. Ils s'en vont lentement, gravement, les grands bceufs, Flanquant des coups de queue èofeur croupe écailleuse, Et sans paraitre voir le chemin trop bourbeux, Ni la cóte a gravir, la-bas, trop rocaillcuse. Lorsque le char s'enfonce et ne veut plus marcher, Dans leurs naseaux mouillés et marbres, noirs et roses, Ils soufflent un moment, pour mieux le décrocher, Puis partent a nouveau, les paupières mi-closes. Et tandis qu'ils sont la, peinant, poussant plus fort, Ils ont toujours leurs bons regards un peu timides, Leurs yeux restent pensifs et doux pendant 1'effort, D'un attendrissement mystérieux humides. 670 LA SAGESSE DES BCEUFS Ils paraissent gemier un intime bonheur Que ne vient pas troubler Ia présente détresse... Et, les voyant souffrir avec cette candeur,. J'ai compris quelle était leur pro fond e sagesse! Ils ne s'étonnent plus, les paisibles boeufs roux, Car ils ont longuement réfléchi sur les choses, Et ce sont — devenus des philosophes doux, — Patients rumineurs des effets et des causes. Ils ne s'étonnent plus, ils ne s'itadignent plus, Sachant la vanité des révoltes superbes, Et que 1'on perd son temps en courroux superflus, Et qu'il vaut mieux songer, en remachant des herbes. Ils sentent qu'a leur sort ils ne changeraient rien. Du reste, n'ont-ils pas, préférable a la vie, Lc rêve toujours Iibre, inaltérable bien Qu'on ne peut enlever a leur race asservie ?... Qu'importe 1'aiguillon cruel, le taon haincux, L'accouplement au joug, les cornes qu'on attaché... Ils ne souffrent de rien, ne vivant plus qu'en eux, Et, machinalement, accomplissant leur tache. Ils marchent, dédaigneux des heurts et des faux pas, Estimant que, déja, les heures sont trop brèves Pour songer, et que tous les maux ne valent pas De détourner le sage, un moment, de ses rêves! C'est pourquoi, quand la ronce accroche les moyeux, Quand la roue est ancrée en 1'ornière creuse, Au plus fort de la lutte, ils gardent, dans leurs yeux, Cette exquise douceur de la pensée heureuse. (Les Musardises, 1887—1893 Ed. nouv. 1911. EL Fasquelle, Paris) EDMOND ROSTAND 671 LE VERGER Pour mon ami Coquelin 1 et la Maison des Comédiens Quel est ce grand verger oü le Cid se promène Et se chauffe au soleil en chevrotant des vers? Oü, moins impatient de la sottise humainc Depuis qu'il voit blanehir le front de Célimènc Alceste a son habit met des feuillages verts?... Quel est ce grand verger oü le Cid se promène? Ses lointains sont dorés de gloire qui s'en vole, Les passants sont rosés comme de vieux marquis. Qnel est ce pare, Théatre, oü ta grande ame folie — Ta grande ame qui fait semblant d'être frivole!... — Se méle au soufflé frais d'un paysage exquis... Sous un ciel tout doré de gloire qui s'en vole? Des vieilles qui n'ont l'air que d'être un peu grimées Cueillent la fleur oü luit 1'insecte smaragdin. Plus de sombre avenir! de chambres enfumées! Et, de tous les cótés, c'est le cóté Jardin! Et 1'on voit doucement marcher, sous les ramées, Des vieilles qui n'ont l'air que d'être un peu grimées Un vieux chile est drapé d'un geste de princessc; La main de Hernani boutonne un vieux carrick; On se jette des noms a la tête-, sans cesse... L'un entendit Rachel et l'autre Frédérick5)! Et les arbres du bois devenant un public, Un vieux chale est drapé d'un geste de princessc! t) maison de retraite pour les vieux comédiens, fondée en 1903 a Pont-aux-Dames (Seine-et-Marne) sur 1'initiative de M. Constant Coquelin (1'atné) et inaugurée le 27 mai 1905. *) Frédérick Lemaitre (1800—1875), beroemd fransch tooneelspeler. 672 LE VERGER La tristesse s'en va comme un rideau qu'on léve. Ah! ne vous doit-on pas verser du rêve un peu, Vous qui fütes longtemps les échansons du rêve, Et, charmeurs de nos soirs, quand votre soir s'achève, Ne doit-on pas, pour vous, mettre la rampe au bleu ?... La tristesse s'en va comme un rideau qu'on léve! Quel est ce grand jardin plein de songe bleuatre Et de comédiens, comme un pare de Watteau? Oü Mascarille errant, sans masqué et sans couteau, Croit remettre un instant sa cape de théatre, Lorsque l'ombre des pins vient rayer son manteau?... Quel est ce beau verger plein de songe bleuatre ? Quel est ce beau verger que protégé un Molière, Tout pensif de sentir l'amour profond du sol Envelopper son marbre avec les bras du lierre, Tout souriant de voir Elvire et dofia Sol Causer sous les berceau x de facon familière? Quel est ce beau verger que protégé un Molière? Ah! la treille au mouvant feston N'est plus un décor adventice! Le paté n'est plus en carton Qu'il faut que Gringoire engloutisse! Le malheur signe un armistice; Léandre de vient chatelain; Scapin dort; Buridan ratisse. C'est le verger de Coquelin. Le traltre caresse un mouton; L'amoureux humant un calice N'a plus sa voix de mirliton ... Mais garde encor l'ceil en coulisse L'Etoile voit avec délice Celle du ciel crépusculin Lnjre au miroir d'une onde lisse C'est le verger de Coquelin. ÉDMOND ROSTAND Don César porte un bon veston: Harpagon, guéri de son vice, Redemande du miroton; Agnès rêve, un pen moins novice; Perdican pêche 1'écrevisse; Quand Argan fait drelin, drelin, Vite on accourt a son service... C'est le verger de Coquelin. ENVOI. Princes, princésses, 1'on vous tisse Des soirs d'or clair et de fin lin, Et le soleil n'est pas factice! C'est le verger de Coquelin. («Les Annales*, 1905) LA PRINCESSE LOINTAINE CHANSON DE JOFFROY RUDEL1) C'est chose bien commune De soupirer pour une Blonde, chataine ou brune Maitresse, ■) Joffroy of Jaufre Rudel, prins van Blaia, troubadour uit de 12e eeuw, verliefd geworden op Mélissinde, gravin van Tripoli, door de verhalen, welke pelgrims over hare schoon' heid en goedheid deden, bezong haar in verscheidene gedichten en besloot haar te bezoeken. Ziek geworden op de zeereis, bereikte hij stervend Tripoli, waar hij in de armen zijner schoone den laatsten adem uitblies. 43 674 la princesse lointaine Lorsque brune, chdtaine Ou blonde, on 1'a sans peine... Moi, j'aime la lointaine Princesse! C'est chose bien pen belle D'être longtemps fidéle, Lorsqu'on peut baiser d'Elle '' La tralne, Lorsque parfois on presse Une main qui se laisse... — Moi, j'aime la Princesse Lointaine. Car c'est chose suprème D'aimer sans qu'on tous aime, D'aimer toujours, quand même, Sans cesse, D'une amour incertaine, Plus noble d'être vaine... Et j'aime la lointaine Princesse. i Car c'est chose divine , D'aimer quand on derine, Rêve, inventé, imagine A peine ... Le seul rêve intéresse, Vivre sans rêve, qu'est-ce? Et j'aime la Princesse Lointaine! (La Princesse lointaine, 1895 Ed. E. Fasquelle, Paris) EDMOND ROSTAND 675 VISITE DE MÉLISSHfDE A JOFFROY RUDEH) ' MELISSINDE Prince Joffroy Rudel,.. JOFFROY Je n'avais pas rêvé... MÉLISSINDE Je viens a votre appel... Je savais votre amour et sa longue constance — Qui, depuis bien longtemps et par plus d'une stance Des pèlerins qui vont chantant, et des jongleurs! Vous étiez donc pareil a nos palmiers en fleurs Dont les fleurs sont, au loin, a d'autres fiancées ... Vers les miennes venaient, dans le vent, vos pensees! Quand vous pleuriez, le soir, des pleurs qu'on croyait vains, Mon ame les sentait ruisseler sur mes mains! Mais, puisque vous voulez connaltre 1'Inconnue, Puisque vous m'appelez, prince, je suis venue, Et vous voyez, je suis venue, 6 mon ami, Parmi les encensoirs qu'on balance, parmi Les parfums de cyprès, de santal et de rose, Tandis que tinte au loin la cloche de Tortose Et que vibrent les luths et les psaltérions, Puisque c'est aujourd'hui que nous nous marions! !) Ziehier hoe de provencaalsche biograaf de ontmoeting der beide geliefden beschrijft... Et adoncs en la nau lo pres mout grans malautia, si que cill que eron ab lui cuideron que el fos mortz en la nau; mas tan feron qu'ill lo conduisseron a Tripol en un alberc com per mort. E fo faitz a saber a la comtessa, e venc ad el al sieu lieich (bij Rostand bezoekt de gravin haar minnaar op zijn schip) e pres lo entre sos bratz., Et el saup qu'ella era la comtessa, si recobret lo veter, 1'auzir e'1 flairar: e lauzet dieu e'1 grazi que ill avia la vida sostenguda tro qu'el Pages vista. Et en aissi el moric entr'els bratz de la comtessa.... 676 la princesse lointaine joffroy, ébloui. | , Une pareille joie est-elle bien certaine? mélissinde Comment la trouvez-vous, la Princesse lointaine? joffroy Je la regarde ... éperdument! — Oh! tous mes vceux! Elle est bien comme je voulais! Ses longs cheveux Echappent au tressoir en une doublé vague, Et mon dernier soleil rit dans sa grosse bague! Tu fais trembler pour son col frêle, 6 lourd collier! Son sourire étranger m'est déja familier! Sa voix, oü 1'on entend un tumulte de sources, Se boit comme une eau fralche après de longues courses! Et sesyeux, dépassant tout espoir, ses yeux pers»), Sont si larges et si profonds que je m'y perds! Mélissinde, lui mettant au doigt sa bague. Voici pour votre doigt ma bague d'améthyste Dont la couleur convient a notre bonheur triste; (Lui passant au cou son collier.) Voici pour votre cou mon collier a blason! (Défaisant tous ses cheveux sur InL) Et voici mes cheveux, puisque, nouveau Jason, Ils sont la Toison d'or qn'au prix de tant de luttes, De tant de maux, de tant de soupirs, vous voulütes! O pèlerin d'amour sur les glauosues') chemins, Voici les mains que vous chantiez, voici mes mains! Et vctlci, puisqu'il fut votre but de 1'entendre, — Ecoutez bien — voici ma voix, soumise et tendre!... ') Groenblauw. *) Zeegroen. EDMOND ROSTAND <77 JOFFROY Ils vous font peur, mes yeux déja gris et vitrcux? MËLISS1NDE Et voici maintenant mes lèvres sur vos yeux! JOFFROY Mes lèvres vous font peur, que gercèrcnt les fièvres? MÉL1SSINDE Et voici maintenant mes lèvres sur vos lèvres! (Silence) JOFFROY Je grclotte... MÉMSSIN DE Joffroy, Vous êtes dans mes bras, serré... JOFFROY Je n'ai plus froid, Mais un frisson d'angoisse horriblc me traverse. Êtes-vous la ?... MÉLISS1NDE Sur ma poitrine je vous berce Tout doucement, comme un petit! 678 la princesse lointaine joffroy Je n'ai plus peur mélissinde Songez i nos amours! — Songez a la hantenr Oü parmi les amants, notre gloire nous guinde! Songez que je suis la, — que je suis Mélissinde, Répétez-moi comment vous m'aimez et jusqu'oü! joffroy Ah! jé meurs!... mélissinde Regardez ces perles i mon cou! joffroy Otti, votre cou divin... Oh! mais tout se dérobc ... Je sens que je m'en vais... mélissinde Tenez-vous i ma robe. Frenez-moi bien. Entourez-vous de mes cheveux. joffroy Oui! Vos cheveux encore! encore! je les veux! Je suis dans leur parfum, — je suis... mélissinde Joffroy Rudel, que nos amours ont été belles! Nos ames n'auront fait que s'emmêler des ailes! (La Princesse lointaine, 1895 Ed. E. FasqüELLE, Paris) EDMOND ROSTAND «79 CYRANO DE BERGERAC RÉPONSE de Cyrano au reproche de donquichottisme que lui font ses amis. Et que faudrait-il faire ?... Chercher un protecteur puissant, prendre un patron, Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc Et s'en fait. un tuteur') en lui léchant 1'écorce, Grimper par ruse au lieu de s'élever par force? : . Non, merci. Dédier, comme tous ils le font, Des vers aux financiers? se changer en boufton Dans 1'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre, Nattre un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre? Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud -) ? Avoir un ventre usé par la marche? une peau Qui plus vite, a 1'endroit des genoux, devient sale? Exécuter des tours de souplesse dorsale ?... Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou Cependant que, de l'autre, on arrose le chou, Et donneur de sené par désir de rhuharbe, . Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ? Non, merci 1 Se pousser de giron en giron, Devenir un petit grand homme dans un rond; Et naviguer, avec des madrigaux pour rames, Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames? Non, merci 1 Chez le bon éditeur de Sercy Faire éditcr ses vers en payant ? Non, merci 1 S'aller faire nommer pape par les conciles Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ? ') Stok als steun eener plant dienend. -) Avaler un crapaud: cene beleediging slikken,. 68o cyrano de bergerac Non, merci 1 Travailler a se construire un nom Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres? Non, Merci! Ne découvrir du talent qu'aux mazetteslj? Etre terrorisé par de vagues gazettes, Et se dire sans cesse: oh, pourvu que je sois Dans les petits papiers du Mercure Francoisl Non. merci! Calculer, avoir peur, être blème, Préférer faire une visite qu'un poème, Rédiger des placets, se faire présenter? Non, merci! non, merci! non, merci! Mais... chanter. Rêver, rire, passer, être seul, être libre, •Jgrotr Vceil qui regarde bien, la voix qui vibréV' ' Mettre, quand il vous plalt, son feut re de travers,' Pour un oui, pour un non, se battre, — ou faire un vers! Travailler sans souci de gloire ou de fortune, A, tel voyagej auquel on pense, dans la lune 2)! N'écrire jamais rien qui de soi ne sortit, Et modeste d'ailleurs, se dire: mon petit, Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles, Si .c'«* daar-ton1 Jardin a toi que tu les cueiiles! Puis, til advient d'un pet triompher, par hasard, Ne pas être obligé d'en rien rendre a César, Vis-a-vis de soi-même en garder le mérite, Bref, dédaignant d'être Je lierre parasite, Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilJéul^"0,, Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul! !) Stumper, kruk. 2) Toespeling op den fantastischen roman van Cyrano de Bergerac: «Voyage dans la lnne». (Cyrano de Bergerac, 1897 Ed. E. Fasquelle, Paris) EDMOND ROSTAND 681 LA SCÈNE DU BALCON (Fragment) ROXANE Mais 1'esprit ?... CYRANO . . J'cn « fait Pour vous faire rester JJabord, mais maintenant ce serait insulter Cette nuit,"èes parfums, cette heure, la Nature, Que de parler comme un billet doux de Voiture1)! — Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel Nous désarmer de tout notre artificiel: Te crains tant que parmi notre alchimie exquise Le vrai du sentiment ne se volatilise, Que Psme ne se vide a ces passe-temps vains, Et que le fin du fin ne soit la fin des fins! ROXANE Mais 1'esprit ?... CYRANO j , Je Ie hais dans l'amour! C'est un crime Lorsquon aime de trop prolonger cette escrime! Le moment vient d'ailleurs, inévitaWement, "ÜL ^ Plams ceux P°ar qui ne vient pas ce moment! — Ou nous sentons qu'en nous une amour noble existe Que chaque joli mot que nous disons rend triste! ROXANE Eh! bien! si ce moment est venu pour nous deux, Quels mots me direz-vous? ') _Deze schrijver (1598—1648) was een der geestigste bezoekers van het Hotel de RambouiBet, ALPKED DE VIGNY 57 Ames des chevaliers, revenez-vous encor? Est-ce vous qui parlez avec la voix du eor? Roncevaux! Roncevauxl. dans ta sombre vallée, L'ombre du grand Roland 1) n'est donc pas consolée? II Tous les preux étaient morts, mais aucun n'avait fui. II reste seul debout, Olivier pres de lui; L'Afrique sur le mont 1'entoure et tremble encore. «Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More; «Tous tes pairs sont couchés dans les eaux des torrents.» II rugit comme un tigre et dit: «Si je me rends, Africain, ce sera lorsque les Pyrénées, Sur 1'onde avec leurs corps rouleront entralnées.» — «Rends-toi donc, répond-il, ou meurs! car les voila.» Et du plus haut des monts un grand rocher roula. II bondit, il roula jusqu'au fond de 1'ablme, Et de ses pins, dans 1'onde, il vint briser la cime. «Merci 1 cria Roland, tu m'as fait un chemin.» Et jusqu'au pied des monts le roulant d'une main, Sur le roe affermi, comme un géant, s'élance; Et, prête a fuir, 1'armée a ce seul pas balance. 1) Roland, volgens de legende de dapperste paladijn (ridder) van Karei den Groote en diens neef. Het Roelandslttd verhaalt hoe hij door den valschen Ganelon verraden, bij Roncesvalles (Pyreneeën) door den Sarazeneii-koning Marsilie met overmacht wordt aangevallen. Na een hevigen strijd sneuvelt hij, na vooraf te vergeefs te hebben getracht zijn goed zwaard Durandal door midden te breken. Karei hoorde, doch te laat, zijn hulpkreten uitgestooten door middel van zijn horen Olifant. 58 LE COR III . Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux Descendaient la montagne et se parlaient entre eux. A 1'horizon déja, par leurs eaux signalées, De Luz et d'Argélès se montraient les vallées. L'année applaudissait. Le luth du troubadour S'accordait pour chanter les saules de 1'Adour, Le vin francais coulait dans la coupe étrangère; Le soldat, en riant, parlait a la bergère. Roland gardait les monts: tous passaient sans effroi. Assis nonchalamment sur un noir palefroi Qui marchait revêtu de hoüsses violettes, Turpin disait, tenant les saintes amulettes: «Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu, Suspendez votre marche; il ne faut tenter Dieu. Par monsieur saint Denis, certes ce sont des ames Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes. «Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor.» Ici 1'on entendit le son lointain du cor. L'empereur étonné, se jetant en arrière, Suspend du destrier la marche aventurière. «Entendez-vous?» dit-il. — «Oui, ce sont des pasteuré Rappelant leurs troupeaux épars sur les hauteurs, Répondit 1'archevêque, ou la voix étouffée Du nain vert Obéron qui parle avec sa fee.»