HER VE DE GRUBEN LES ALLEMANDS A LOUVAIN SOUVENIRS D UN TÉMOIN Lettre-préface de Mgk Simon DEPLOIGE *-*-■-.- PRÉSIDENT DE l'iHSTITÜT SUPÉRIEUR DE PIIH.OSOPIIIE a l'üNIVERSITÊ DE LOUVAIN DBUXIBMB KDITION PARIS LIBRAIRIB PLON PLON-NOURRIT et O, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, nue caranciere — 6' 1915 Tous tlroils réservés UI causes qui ont amené l'ègarement de toute une nation. Dans le grand jugement de Fhistoire votre parole sincère apporte un témoignage impartial etc'est avec raison que vous affirmez votre confiance dans la justice indéfectible. Votre cordialement dévoué, Simon Deploige. 10 juillet 1915. fsPP'LES ALLEMANDS A LOUVAIN livres. En face de la porte, sur un grand tableau noir, des avis, écrits a la craie, convoquaient infirmières et brancardiers aux conférences faites chaque jour par 1'un des médecins. Dans les locaux de I'Institut qui s'élèvent au fond de la cour, tout étSit transformé: Le laboratoire de psychologie expérimentale était devenu une salie d'opération modèle; dans le cabinet contigu fonctionttaient les appareils de stérilisation; la radiographié était installée dans le grand auditoire; le laboratoire de chimie se trouvait converti en pharmacie. Dans la salie de lecture s'entassaient des ballots d'ouate, des paquets de gaze, des piles de draps de lit, de chemises, d'oreillers; les infirmières y préparaient déja des bandes de pansement. Sur d'autres portes on lisait : Salie de réception des blessés. Vestiaire. Bureau des médecins. Aux valves étaient affichés les noms des chefs de service et des directrices de salles. 8 LES ALLEMANDS A LOUVAIN direction de Liége. Les troupes défilaient, acclamées par la population; des gendarmes gardaient la Grand'Place oü 1'état-major généralavait établi son siège, et parfois, dans une auto, on apercevait la haute silhouette du Roi... A toutes les maisons flottait le drapeau national. Devant la gare, sur les trottoirs, au boulevard, stationnaient des groupes eau sant avec animation; des hommes qui ne se connaissaient pas la veille, semblaient devenus excellents amis; tous portaient a laboutonnière la cocarde tricolore. Le thème des conversations était toujours le méme : la guerre, 1'ultimatum insolent de 1'AUemagne, la fiére réponse du gouvernement beige, 1'invasion, le siège de Liége, les premiers combats. Deux questions se répétaient sans cesse : « Oü sont les Alliés? — A quand la grande bataille? » — Et les journaux répondaient invariablement : « Les Alliés sont oü ils 10 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Dès le dimanche 9, le service religieux fut organisé régulièrement. Le 13 aoüt, notre matériel d1 ambulance s'enrichit d'une magnifique auto toute neuve, une Dion-Bouton de 40 chevaux. M. Léon David, de Louvain, en fit don a Mgr Deploige, lui disant : « L'armee beige ne l'a pas réquisitionnée; je ne veux pas qu'elle tombe aux mains des Allemands; je vous la donne; elle servira au transport des blessés et au ravitaillement de votre hópital. » # Gependant les Allemands approchaient. Hasselt, Tongres, Saint-Trond étaient occupés déja. Des combats avaient eu lieu a Diest et a Haelen. Les forts de Liége résistaient toujours, mais la ville méme était prise. Bientót on annonca que les gares de Waremme et de Landen se trouvaient aux LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE 11 mains de 1'ennemi et que des uhlans étaient arrivés a Tirlemont (1). Le 14, apparurent au-dessus de Louvain, élégants et sinistres, les premiers aéroplanes allemands. Nous nous demandames si la grande bataille — quidevait endiguer, sinonIréfouler le flotde Tinvasion — se livrerait décidément a nos portes. | Avec les nouvelles des opérations militaires proprement dites nous arrivaient parfois d'autres rumeurs. Le bruit courait qu'il y avait eu a Visé et dans les environs de Liége des massacres de civils, des ineendies d'églises et de propriétés privées. La plupart d'entre nous refusèrent de croire a ces horreurs. Dans le personnel de 1'hópital Saint-Thomas, beaucoup avaient (1) Waremme, Landen, Tirlemont sont des gares de la ligne du chemin de fer Liége-Louvain. 12 LES ALLEMANDS A LOÜVAIN étudié en Allemagne. « Ce n'est pas ainsi, disaient-ils, qu'on fait la guerre au vingtième siècle; 1'Allemagne est trop civilisée pour être capable de pareilles atrocités; vous verrez bientót combien son armée est correcte dans ses procédés. » * * Le 18 aoüt, vers midi, une nouvelle se répandit en ville avec la rapidité de 1'éclair. « L'état-major, disait-on, nous quitte et se xetire sur Anvers. » Etait-ce donc la retraite? — Nous eümes a peine le temps de nous le demander. Aussitöt nous parvint a rhópital 1'ordre pénible d'évacuer les blessés et de les transporter sans délai a la gare. Ge fut comme la lueur d'un premier éclair dans un ciel chargé d'orage. On s'interpellait d'une maison a 1'autre, demandant s'ils étaient la. Les drapeaux disparurent, les magasins se fermèrent. Un immense LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE 13 émoi étreignit la ville. Puis il y eut subitement, a trois heures, une course folie vers la gare quand on apprit que les derniers trains pour Bruxelles allaient partir et qu'après cela le- pont du chemin de fer serait dynamité. Les uns emportaient des bagages, les autres n'en prirent méme pas le temps. A rhöpital Saint-Thomas, nous n'avions conservé que deux blessés. Le premier, un uhlan poméranien, avait eu le poumon perforé d'une balie et nous était arrivé, 1'avantveille, terrifié. Les officiers allemands lui avaient dit, nous raconta-t-il, que les Beiges tuaient les blessés et les prisonniers. Entouré depuis deux jours de bons soins, il commencait a se rassurer. L'autre était Beige. Quoique miné par la phtisie, il avait répondu a 1'appel. « Je sais bien, nous dit-il, que je ne suis qu'un demi-homme, mais je me croyais encore capable d'abattre un ennemi. » La fièvre 14 LES ALLEMANDS A LOUVAIN 1'avait terrassé, au bout de quelques jours. Dans les salles vides, nos infirmières, restées au poste, firent cette après-midi le grand nettoyage, cirant les parquets, retournant les lits, renouvelant les draps, rangeant les ustensiles. L'hópital, après quelques heures, était en état de recevoir de nouveaux clients. # # Vers neuf heures, ce méme soir, nous nous promenions dans la cour, nous entretenant des événements, commentant certains départs et nous félicitant d'avoir gardé 1'élite de notre personnel. Du dehors nous parvint tout a coup une rumeur étrange. Ce n'était pas le pas cadencé,; auquel nous étions bien habitués, d'une troupe qui défilé. C'était le bruit confus d'une foule en désordre, un mélange de cris d'hommes, de gémissements de femmes, LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE 15 de pleurs d'enfants, et le grincement de roues sur le pavé. Des centaines de villageois arrivaient du cóté de Tirlemont. Ils fuyaient affolés : vieillards titubant, mères de familie trainant leurs enfants par la main, jeunes filles portant sur 1'épaule des ustensiles de ménage noués dans des draps de lit. Des malades a peine habillés étaient poussés sur des brouettes. Une douzaine de bébés Sé lamentaient dans une charrette, tirée a bras. Au milieu de la cobue, emportés par le flot, des soldats couverts de poussière s'avancjaient, tête basse et le képi a la main. Une familie, — le père, la mère et cinq enfants, — s'arrêta devant la grille : — Entrez donc, leur disons-nous. Venez vous reposer! — Non, non. Nous avons perdu le plus petit. On 1'a jeté sur une charrette. II a deux ans. Dieu nous aide a le retrouver! — Mais dites-nous ce qui se passé? LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE 17 devant 1'hópital. Un jeune médecin militaire —; ancien étudiant de Louvain — s'y tenait debout. Une infirmière — une Franqaise, qui s'était engagée dans les ambulances beiges — 1'accompagnait. — Un blessé, nous dit Ia vaillante jeune fille. II est affreusement mutilé. Nous entrevoyons dans 1'obscurité une forme humaine, habillée d'une capote bleue, étendue sur de la paille au fond du véhicule. Un filet de sang coulait sur le pavé. Mgr Deploige et M. Thièry se hissent dans la charrette. Quelques instants après, ils arrivent a pas lents et déposent leur horrible fardeau dans la salie d'opérations, oü les lampes a are répandaient une lumière intense. Ce fut pour tous un moment d'indicible émotion. Le blessé était un Flamand des Flandres, d'une musculature superbe. Le bras droit était emporté tout prés de 1'épaule; 1'avant-bras gauche, déchiqueté; 2 18 LES ALLEMANDS A LOUVAIN dans la figure, tuméfiée et noircle par la poudre, les deux yeux pendaient sanguinolents hors de leurs orbites. Le malheureux n'avait pas perdu. connaissance. Le chanoine Thièry le confessaet 1'administra. La cérémonie terminée, le blessé murmura : « Vive la Belgique! » L'opérateur, le profésseur Schockaert, étouffait ses sanglots quand il se mit a 1'ceuvre. La mort iviat prendre le pauvre mutilé et, trois jours plus tard, nous conduisions au cimetière le corps de notre premier vrai blessé. Dans la poche de son gilet nous avons trouvé une lettre de sa mère, maculée de sang : « Fais bien ton devoir, mon enfant, lui écrivaitelle. Défends bien ton pays. Ici nous prions tous pour toi. Dieu garde la Belgique ! » D'autres charrettes suivirent. L'une d'elles nous amena un grand jeune homme couvert de sang. Lajouedroite était ouverté LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE 19 de haut en bas, les deux lèvres et le menton fendus. Le blessé lui-même avait noué son ceinturon sur le bas de sa figure, pour retenir les morceaux de chair qui pendaient etbahottaient au cahot du véhicule. II se fit connaitre et nous dit sa joie de se trouver hospitalisé a Saint-Thomas. Ancien étudiant de Louvain, il y avait fréquenté le Cercle d'études sociales de I'Institut; et voici que, logé dans le local même des séances du cercle, il se voyait entouré de figures et de coeurs amis. Rien de plus touchant que son histoire. II s'était marié le samedi avant la guerre. Atteint a Génes par 1'ordre de mobilisation, ü rentra précipitamment pour défendre le pays envahi. Quinze jours après, il était touché par le shrapnell fatal. Médecins et infirmières lui prodiguèrent leurs soins. Quand ses blessures commencèrent a se cieatriser, nous prévinmes sa jeune femme, restée anxieuse en Wallonië. 20 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Elle accourut aussitót et, dans le jardin de 1'hópital, ils recommencèrent le voyage de noces interrompu a Gênes. A cinq heures du matin, Karl de Harvengt, le plus entreprenant de nos brancardiers, mettait en mouvement 1'auto derambulance. Plusieurs fois ce jour-la et le lendemain, il se rèndit a Roosbeek et a Bautersem et revint a chaque voyage avec d'autres blessés. Ge ne fut pas toujourssans peine qu'il parvint a passer a travers les colonnes allemandes marchant sur Louvain. ün des blessés qui nous furent amenés le mercredi, était le commandant G... Attemt d'un coup de feu, il gisait dans un fossé, a Roosbeek. Un officier allemand lui avait enlevé d'abord contre recu une somme de six cents francs. Survint ensuite une patrouille. « Un officier », crie 1'un des hommes; « achevons-le », hurle un autre, en déchargeant son fusil. Le malheureux LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE 81 commandant eut le bras droit fracassé, et nos médecins durent l'amputer. Tandis que 1'arrivée des blessés entretenait 1'animation a Saint-Thomas, la ville restait morne et oppressée, en cette matinee du mercredi 19 aoüt. Les récits des réfugiés de la nuit précédente y avaient répandu 1'effroi. Dans les rues presque désertes, devant les maisons déja en grande partie closes, les troupes défilaient par intervalle se hatant vers Anvers. Elles avaient, la plupart, bonne contenance encore. Je me souviens avec émotion d'un brave fantassin qui nous criait, — tandis que, chargés de provisions pour nos blessés, nous passions vers midi, rue de Malines : « Nous reviendrons bientót, mes amis, la victoire n'est que partie remise. » 22 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Oui, pour nos vaillants soldats le terrain de la lutte était seulement déplacé : ils allaient combattre sous les murs d'Anvers, comme ils 1'avaient fait devant Liége, — comme ils le firent plus tard sur 1'Yser, — avec le méme courage et la méme généro— sité; entrainés par 1'admirable exemple de notre Roi, ils s'acharneraient a défendre le dernier coin de la patrie beige et a le garder inviolé. Mais pour nous qui les regardions passer, leur retraite était d'une inélancolie poignante. Une séparation douloureuse commencait, et nous ne savions combien de temps elle durerait. Entre 1'armée, gardienne de la patrie, espoir de la revanche; entre tout ce qu'elle protégé, entre tout ce qu'elle continuait de défendre; — entre la Belgique indépendante et nous, s'élèverait bientöt un mur d'acier. Tout rapport régulier avec les autorités légitimes du pays allaitnous être défendu. Des étrangers, durs LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE Ï3 et défiants, nous imposeraient des règlements tracassiers et des réquisitions ruineuses. Ils accapareraient nos moyens de transport et nos voies de communication. A eux nos chemins de fer, nos automobiles, nos chevaux, nos voitures; a eux le télégraphe et le télëphone. Plus de journaux beiges, plus de poste. Nous resterions isolés de tout, sans nouvelles du dehors, éloignés de nos parents et de nos amis. Ah! quelle souffrance que de se sentir chez soi, gardé et épié par 1'ennemi. Mais, comme la patrie beige allait devenir plus chère a tous! CHAPITRE II LOCCUPATION ALLEMANDE Vers une heure, le mercredi 19 aoüt, nous entendimes des coups de canon du cóté de la porte de Tirlemont : c'était notre artillerie qui protégeait la retraite de nos derniers bataillons contre la poursuite des Allemands. Des groupes de fantassins passèrent encore, harassés et trainant le fusil. Puis, a une heure et demie, une batterie au grand galop dévala par la rue de Tirlemont, les artilleurs nous criant au passage : « Ils sont la. » — Nous n'avons plus de pain, dit a ce moment le Directeur. Dans une heure la ville sera envahie; ce soir les Allemands auront tout pris. Vite, aux provisions! Et, poussant une charrette a bras, nous 26 LES ALLEMANDS A LOUVAIN partimes avec un professeur d'économie politique vers les boulangeries du voisinage. Nous achetames de quoi nourrir pendant huit jours tout notre monde. Cependant des éclaireurs allemands étaient déja arrivés a 1'Hótel de Ville et discutaient avec les autorités communales les préliminaires des conditions de 1'occupation. Retirés dans leurs maisons, les habitants attendaient anxieux; mais 1'irruption violente, redoutée depuis la veiUe, n'eut pas lieu. L'envahiëseur avait terrorisé les villages par le feu et par le fer. A la ville il réserva le spectacle impressionnant de son organisation merveiUeuse et de sa formidable puissance. Et nous assistames paisiblement, plusieurs heures durant, a une revue impeccablement ordonnée de troupes L'OCCrjPATION ALLEMANDE 29 accompagnent toujours I'insigne de la CroixRouge, — et notre drapeau fut maintenu. Quatre mois encore il flotta a 1'entrée de 1'hópital, témoin des horreurs et des tristesses de 1'occupation, symbole de la patrie obstinée dans sa résistance, protestation muette de notre fidélité. A neuf heures du soir, le fleuve cessa de couler dans les rues, et ses flots se répandirent dans les habitations. Sur chaque porte, des sergents avaient, durant 1'aprèsmidi, inscrit k la craie le nombre d'hommes a loger. La oü les propriétaires étaient partis, les portes furent enfoncées et les maisons envahies. Les soldats du train campèrent dans les rues, sur les boulevards et les places publiques. 30 LES ALLEMANDS A LOUVAIN * * # A cinq heures du matin, branie-bas général. Une rumeur sourde se propage de rue en rue; elle est dominéé bientot par les hurlements éraillés du commandement : Helm ab. Gasque a la main, les fantassins alignés font sur ordre la prière; puis, en clameur, poussent le : Hoch dem Kaiser. Aussitöt après, les cuisines roulantes passent devant les rangs et le café fumant est versé; dans les gamelles tendues. Puis, nouveaux cris d'officiers donnant 1'ordre du départ, et la masse entière s'ébranle dans la direction de Bruxelles. # # # Tandis que la ville se vidait lentement, les administrateurs et les brancardiers de 1'hópital venaient 1'un après 1'autre nous L'OCCUPATION ALLEMANDE 31 raconter ce qui s'était passé chez eux. La plupart avaient eu des officiers a loger. « D'après nos prévisions, avait dit un capitaine a un professeur de 1'Université, tout devait être fini en deux mois. En moins de six semaines, nous devions être maltres de Paris et de la France. Après, nous nous serions jetés sur les Russes. Mais, vous, Beiges, vous nous avez fait perdre un temps précieux. Et vous êtes cause de ce que 1'Angleterre se soit mise contre nous. Nous n'avions compté ni avec vous, ni avec les Anglais. La partie est devenue plus difficile a gagner. » Quand nous sortimes, vers midi, Louvain ressemblait a une écurie. Les rues les trottoirs, les places publiques, les parterres de fleurs piétinés disparaissaient sous une couche de fumier. Dans les bati- L'OCCUPATION ALLEMANDE 35 troupes faisaient déja leur entree. Tous les jours qui suivirent, nous assistames au méme défilé des légions grises qui marchaient en chantant a la conquête de la France. L'air étrange de leurs fifres nous poursuivait comme une obsession. Vers la fin de la semaine, en cortège ininterrompu, passa une quantité incroyable de véhicules. Voitures de la Croix-Rouge, chariots des pontonniers, grêles charrettes a bache, — réquisitionnées a la campagne et tirées par de longs bidets, — se suivaient en file numérotée. De puissantes automobiles d'un type uniforme, peintes en jaune foncé, roulaient plus rapides le long de la colonne des attelages, en jetant au passage les quelques notes vives de leur cor avertisseur. i Le dimanche 23 aoüt, une auto passa a 36 LES ALLEMANDS A LOUVAIN petite allure devant les troupes arrêtéesdans la rue de Tirlemont; un soldat, les bras en 1'air, y tenait un tableau noir oü 1'on pouvait lire : « Nous avons pris 40000 Francais prés de Verdun. | Une sourde acclamation accueillait 1'annonce ambulante. Un grand diable de sergent, un type d'intellectuel qui avait réendossé 1'uniforme, répétaprèS de nous : « Quarante mille prisonniers» . — « Nous sommes a quatre-vingts kilomètres de Paris », ajouta-t-il; puis, après une pause et avec 1'air pédant d'un pion statolatre : « C'est officiel. » Le lundi soir, grand émoi rue de la Station. Un régiment, amené par chemin de fer, débarqua vers dix heures. Le colonel fit chercher le bourgmestre, M. Collins, et menaca de le fusiller si la ville ne fournis- L'OCpUPATION ALLEMANDE 3r sait immédiatement des vivres et des matelas. Le directeur des travaux, M. Frisch, courait de maison en maison, suppliant qu'on sauvat la vie du bourgmestre; des habitants, effrayés, lancèrent par la fenétre les matelas demandés. L'échevin Schmit intervint a ce moment et fit observer au commandant von Manteuffel que les exigences de ce colonel n'étaient pas conformes aux conventions adoptées pour les réquisitions. Le commandant mit le colonel a la raison, et 1'affaire n'eut pas d'autre suite. * * * Ce méme lundi, un de nos brancardiers s'était rendu a Wesemael prés d'Aerschot, pour voir des blessés recueillis dans une ferme. Les paysans lui racontèrent que la petite ville d'Aerschot avait été saccagée et des rues entières, incendiées; que des centaines de femmes et d'enfants y demeu- 38 LES ALLEMANDS A LOUVAIN raient encore enfermés dans 1'église; que le böurgmestre, son fils et un grand nombre d'honunes avaient été fusillés. — Ce réeit, répété par notre ami, produisit une vive impression. Des faits scandaleux — viols ou déprédations — avaient déja, il est vrai, ému la ville; mais ils semblaient devoir être imputés a des initiatives purement individuelles. On voulait mal gré tout persister a croire k la correction et a la discipline allemandes. Les envahisseurs n'avaient-ils pas d'ailleurs atteint leur but? S'ils voulaient frapper 1'esprit des habitants et mater toute velléité de résistance, n'avaient-ils pas admirablement réussi? Six jours durant, leur puissance militaire avait déployésous nos yeux son organisation savante et métho— dique, sa discipline rigide et sévère, ses inépuisables ressources en hommes, en armes, en munitions, — et le peuple en avait gardé 1'imprèssion d'une force redoutable. L'OCCUPATION ALLEMANDE 30 Puis, les réglementations imposées dès la première heure avaient rapidement paralyse la vie de la cité. L'hópital Saint-Thomas, seul, était resté animé; en dehors de la, tout était morne, silencieux et triste. Cloches et carillons se taisaient au-dessus de la ville angoissée. Plus de promeneurs dans les rues, plus de causeries dans les cafés, plus de réunions de sociétés : chacun se tenait enfermé chez soi dans la crainte et dans un isolement déprimant. Enfin une menace planait toujours, incertaine mais redoutable : des otages, — détenus a 1'Hótel de Ville et choisis ehaque jour parmi les membres du clergé, le personnel de 1'Université et de 1'administration communale, — répondaient sur leur tête de tout acte qui serait jugé coupable par le commandant. CHAPITRE III LE SAC DE LA VILLE Depuis le 19 aoüt, il n'arrivait plus de journaux beiges et nous ignorions ce que notre armée était devenue. Pour la première fois, lemardi 25 aoüt, onpercut, dans la direction de Malines, le bruit du canon. Étaient-ce les Alliés qui prenaient 1'offensive? Était-ce la « grande bataille » , tant de fois annoncée par les journaux durant la première quinzaine de la guerre? La question se posait plus pressante a mesure que les coups de canon devenaient plus distincts. Louvain regorgeait detroupes, ce mardi. Au cours de 1'après-midi, il se manifesta parmi elles une animation extraordinaire. 42 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Des centaines de hussards remontèrent la rue de Malines couverts de poussière et tirant leurs chevaux par la bride. A 1'Hótel de Ville des estafettes se succédaient, porteurs de messages qui rendaient soucieux le personnel de la Kommandantur. Dans la soirée des cavaliers galopèrent dans les rues, criant : Alarm. Alarm. Aussitöt, officiers et soldats quittèrent les maisons oü ils prenaient le repas du soir; des bataillons furent hativement fonnés et se dirigèrent vers Malines. En même temps des chariots en grand désordre rentraient précipitamment en ville, les conducteurs ayant le revolver au poing et 1'air surexcité. A la gare, de nouvelles troupes, amenées d'Allemagne, débarquaient par intervalles et cherchaient leur installation. L'agitation causée par tout ce va-et-vient était extréme quand, a six heures du soir, un médecin-major allemand se présenta a 1'hópital Saint-Thomas. « On se bat a dix LE SAC DE LA VILLE 43 kilomètres d'ici, dit-il. A la Kommandantur nous venons d'apprendre qu'il arrivera des centaines de blessés. Voulez-vous prendre vos mesures pour les recevoir? » — Nous allames sur-le-champ prévenir médecins, infirmières et brancardiers. La circulation étant strictement interdite après huit heures, méme aux personnes munies de 1'insigne de la Croix-Rouge, tout le monde se trouva au poste des sept heures et demie, prêt a passer la nuit a 1'hópital. # # * A huit heures du soir, nous étions réunis au nombre d'une quinzaine dans la salie a manger de 1'habitation occupée par Mgr Deploige et par le chanoine Thièry. Soudain, a huit heures et dix minutes, retentit, tout prés de la maison, un coup de fusil. A peine nous en étions-nous rendu compte que d'autres détonations succédèrent a la 44 LES ALLEMANDS A LOUVAIN première. En moins d'une minute les coups de fusil et les décharges de mitrailleuses se mélaient dans un vacarme effroyable. De la rue de Tirlemont nous arrivait, accompagnant le crépitement des armes a feu, le bruit sourd d'un galop de chevaux. Dès le début, le même cri était monté a toutes les lèvres : «Ce sont les Alliés qui entrent en ville. On se bat dans les rues. » Après vingt minutes, le feu cesse. Mgr Deploige et le docteur Tits, médecin principal de 1'hópital, sortent. A peine ont-ils fait quelques pas, que trois soldats de la garde de 1'hópital, baïonnette en avant, se précipitent sur eux, hurlant: « Vous avez tiré. A mort! » Mgr Deploige les interpelle vivement en allemand et le docteur Tits déboutonne son habit, offrant sa poitrine aux coups. Un des deux sergents a vu la scène; il se précipite et relève les fusils. — Nous avons entendu des détonations sous les fenêtres, lui dit Mgr Deploige. LE SAC DE LA VILLE 49 fesser et a diverses reprises nous récitames le chapelet en comraun. Tandis qu'a 1'étage les blessés reposaient tranquillement, — a peine émus par le spectacle terrifiant du ciel embrasé, — en bas nous comptions les heures de cette nuit interminable. Je me trouvais dans un salon avec quelques dames infirmières et les médecins; toute lumière était éteinte et les larges vitres étaient rouges des reflets de 1'incendie. Un soupir, un rosaire égrené, le crépitement de la fusillade qui reprit plusieurs fois pendant la nuit, coupaient seuls le silence. Au secrétariat, penché sur une table, le chanoine Thièrv vér in ai t les registres de 1'hópital. Mgr Deploige faisait la ronde. Vers une heure du matin, il vint nous dire : « Les Halles sont en feu. » Nous courümes avec lui a une fenêtre du grenier. Des mi Uiers de flammèches jaillissaient d'un immense brasier et voltigeaient en tourbillon, emportant aux quatre vents du ciel les 4 50 LES ALLEMANDS A LOUVAIN cendres des livres, des précieux incunables, des manuscrits uniques de la bibliothèque de rUniversité. Quelques heures après, nouvelle alerte. Des Hammes sortaient du clocher de 1'église Saint-Pierre et se propageaient a la toiture. Nous étions atterrés. Saint-Pierre, le premier sanctuaire de la cité, et si intimement mêlé a son histoire, qu'il avait depuis des siècles donné leur surnom aux Louvanistes, appelés familièrement en Brabant « les hommes de SaintPierre » . Les Halles, abri séculaire des Facultés, •sans lesquelleson ne concoit pas plus 1'Université qu'on ne se représente la ville sans son église Saint-Pierre. Les Halles, dont 1'image austère reste pour des milliers de Beiges associée aux souvenirs les plus émouvants de leur vie d'étudiant! Pourquoi la frénésie de la destruction s'était-elle, au premier signal, ruée simulta- «O LES ALLEMANDS A LOUVAIN diverses reprises dirigée sur la villa. Le matin, ils furent saisis par les Allemands, accablés d'avanies et chassés a coups de crosse a travers champs. Trainés devant une espèce de conseil de guerre, ils se virent menacés d'une exécution immédiate. Au bout de trois heures, on les relacha. Mais tandis qu'on les emmenait, un autre drame se jouait dans la maison de leurs parents.. Leur père, octogénaire, était mourant. A raison de 1'état de santé de son mari, Mme Michotte avait obtenu un écrit du major von Manteuffel portant interdiction aux troupes allemandes de pénétrer dans la maison. La porte fut néanmoins enfoncée par des soldats qui arrivaient de la direction de Liége; excités par la vue de 1'incendie qui s'étendait déja a toute la chaussée de Tirlemont, ils hurlaient: «Vous aussi vous avez tiré. » Mme Michotte eut beau leur expliquer qu'elle habitait seule avec son mari et qu'ils n'avaient point d'armes. LE SAC DE LA VILLE 61 Leur rage ne tomba méme pas a la vue du moribond. Ils prirent le matelas par les quatre coins et le portèrent sur la chaussée. Quand les fils Michotte, relachés, rentrèrent chez eux, ils trouvèrentla maison paternelle en Hammes, sous les yeux de leurs parents. C'est alors qu'ils vinrent nous demander asile. Une heure après, toute la familie était installée a Saint-Thomas. Le vieillard y mourut le lendemain dans la cave, oü on 1'avait descendu par crainte du bombardement. II fut enterré dans le jardin. Dans l^près-midi, deux de nos camarades brancardiers nous amenèrent sur une civière leur vieux père, le chimiste André. M. André se trouvait dans son porche, rue des Joyeuses-Entrées, la veille vers huit heures du soir. II venait de donner a boire a quelques hommes d'une troupe qui passait, lorsque, par la porte entr'ouverte, un soldat lanca une grenade a main. Une forte explo- «S LES ALLEMANDS A LOUVAIN sion ébranla le porche et le vieillard eut la cuisse droite déchlrée. La plaie était si large et profonde que le blessé dut rester alité pendant plusieurs semaines. Un peu plus tard nous recueilltmes encore une dame agée, blessée a la jambe. Lors de la fusillade, cette dame, qui habitait rue Léopold, fut atteinte par une balie, au deuxième étage. Jamais ne s'effacera de mon souvenir la vision atroce de cette femme que j'ai transpórtée et vu amputer : une sueur froide mouillait les tempes, les dents claquaient, les paupières étaient closes, le visage était cireux comme celui d'une morte. * * * Nous avions trop de soucis a 1'hópital, ce mercredi 26 aoüt, pour nous permettre une exploration en ville. Mais nous apprenions LE SAC DE LA VILLE 63 par les réfugiés qui ne cessaient d'arriver, que les violences continuaient. Dans plusieurs rues, les soldats allemands avaient, de maison en maison, donné aux hommes 1'ordre de se rendre devant la station. Un professeur de 1'üniversité avait comme ses voisins obtempéré al'injonction, mais réussit ensuite a rentrer chez lui. II vint nousprévenir aussitot de ce qui se passait. A mesure qu'ils arrivaient a la gare, les civils étaient entourés de soldats qui leur prodiguaient les injures, les menaces et les mauvais traitements. Parfois on en choisissait deux ou trois dans le groupe en disant aux autresqu'on allait faire une exécution. Les victimes étaient conduites derrière un mur; un moment après, leurs compagnons entendaient les détonations des fusils. Versquatre heures, une rumeur nous at- 64 LES ALLEMANDS A LOUVAIN tira prés de la grille de Saint-Thomas. Une trentaine de soldats y stationnaient devant 1'entrée, entourant Mgr Coenraets, premier vice-recteur de 1'Université, et le R. Parys, dominicain. Le P. Parys lisait a haute voix une proclamation de 1'autorité militaire allemande aux habitants de Louvain. La lecture terminée, la troupe emmena les deux hommes pour aller plus loin faire la même proclamation. Mgr Coenraets et le P. Parys étaient depuis la veille aux mains des Allemands. Saisis comme otages, ils se trouvaient enfermés a 1'Hotel de Ville quand la première fusillade éclata. Ils pourront raconter un jour eux-mêmes les avanies qu'ils subirent cette nuit et le lendemain. La pire de leurs épreuvestoutefois estl'abus qui fut fait plus tard de leur nom. Quand le gouvernement allemand chercha a expliquer le sac de Louvain, il affirma par 1'organe de ses journaux que le vice-recteur Coenraets et les domi- LE SAC DE LA VILLE 65 nicains de Louvain avaient constaté et reconnu que les civils de Louvain tiraient, le 25 aoüt, sur les troupes allemandes. La calomnie fit son chemin par le monde entier; elle fut imprimée a Gonstantinople comme en Galifornie. Or, Mgr Coenraets et le P. Parys, chacun de son cóté, ont infligé aux Allemands un démenti formel et décisif. La presse allemande a-t-elle eu la loyauté de reproduire leurs lettres (1) ? Ou bien per- (1) La lettre de Mgr Coenraefs a paru dans le T'yd, d'Amsterdam, du 30 mai s 1915 Geile du Pore Parys, dans le Tycldu l"dócembre 1914 et dans le .VA'' Siècle, du Havre, du 28 janvier 1915. « Je ri'ai jamais, ëcrit Mgr Coenraets, donné de réoit è la Hheintsche Westfulische Zeitung, je n'cn fus jamais sollicité, je ne fus interviewé par aucun reporter de ce journal et, il estinutile de le dire, je n'ai jamais déclaré ce qu'on cse dire dans cetto leuille. 11 y a quelques mois d'autres journaux ont publié des nouvelles analogues. Dans des feuilles hollandaises et beiges, je fis insérer le démenti suivant : « Votre numéro du 7 septembre pourrait don« nerau lecteur 1'illusioti que, selon mon témoi- 5 66 LES ALLEMANDS A LOUVAIN sistant a calomnier Ia population de Louvain, a-t-elle continué a faire jouer fausse- « gnage, des citoyens de Louvain auraient tiré sur (i des soldats allemands. Vous voudrez bien prendre ii acte que par la présente je déclare, ouvertement « et avec instance, ignorer absolument d'ou parit taient les quelques coups que je n'entendis que ii de loin et qui certainement n'étaient pas dirigés « sur les soldats allemands qui m'accompagnaient. u J'ignore absolument si un habitant que Icon que ii de Louvain a tiré. » Le Père Parys n'est pas moins catégorique. Voici comment il s'exprime : « M. J. Partsch, professeur a Fribourg-en-Brisgau, relatant a sa facon les malbeureux événements survenus a Louvain les 25, 26 et 27 aoüt, invoque, a 1'appui d'assertions que nous estimons absolument inexactes, le témoignage des dominicainsde Louvain. Comme d'autres messieurs, il veut faire passer les dominicains comme ayant affirmé que les civils auraient tiré sur les troupes allemandes, ce qui aurait provoqué les terribles représailles dont la ville a souffert. ii Ayant été, seul des dominicains, mêlé activement et de facon conséquente aux événements des jours susdits, j'estime de mön devoir de donncr un démenti formel è M. J. Partsch, et d'avertir le public que ni moi, ni aucun dominicain ne peut être cité en témoin du fait que les civils auraient tiré sur les soldats allemands. D'ailleurs nous ne croyons pas que ce fait se soit produit"; j'ai personnellement déclaré sous Ia foi du serment, devant le LE SAC DE LA VILLE 67 ment a Mgr Coenraets et aux dominicains le róle odieux de témoins a charge? * * * Plus de deux cents personnes avaient cherché un refuge a Saint-Thomas, Ie mercredi après-midi. Quand le soir vint, tout le monde se casa comme il put. Caves et corridors étaient envahis. Faute desièges, on couchait sur la dure. La nuit fut comme la précédente et comme celles qui suivirent, une nuit d'horreur. La rage des incendiaires se donnait juge d'instruction allemand, que je n'ai vu aucun Louvaniste tirer sur les soldats et que je n'ai aucune preuve d'un tel fait. Tous les dominicains de Louvain sont dans le même cas, prêts a en rendre témoignage. » Nous pouvons ajouter que le Père Parys nous a toujours parlé dans le même sens; nous 1'avons revu plusieurs fois a Louvain après les événements de la semaine tragique. 68 LES ALLEMANDS A LOUVAIN libre cours. L'écho de leurs cris sauvages mêlés aux hurlements des chiens nous arrivait, sinistre, au milieu du bruit sourd des toits qui s'effondraient et des murs qui s'écroulaient. Beaucoup de nos hótes se demandaient si le lendemain ils ne trou veraient pas sur 1'emplacement de leur demeure un monceau de ruines fumantes... Tous les quarts d'heure 1'un ou 1'autre montait au grenier ou sur le toit, inspectant 1'horizon et notant les progrès de 1'incendie. Il n'était pas toujours facile, dans la nuit, de localiser les foyers et, suivant les tempéraments, cette incertitude entretenait 1'espoir ou augmentait 1'angoisse de ceux qui se savaient menacés. I * # Tandis que nous nous occupions, le jeudi matin 27 aoüt, de faire déjeuner ceux qui étaient arrivés sans provisions, une rumeur LE SAC DE LA VILLE 69 sinistre se répandit rapidement : la ville, disait-on, va être bombardée. Par qui? Pourquoi ? Bien peu songeaient dans le trouble du moment a se le demander. Deux de nos médecins, les professeurs Paul Debaisieüx et Noyons, se précipitent a 1'Hótel de Ville, sans même prendre le temps d'enlever la blouse blanche de travail dont ils étaient revêtus. L'officier qu'ils rencontrent a la Kommandantur, leur confirme que la ville sera bombardée; il aioute qu'il est lui-même chargé de 1'opération. Les deux professeurs lui demandent d'épargner au moins les hópitaux. II se fait indiquer sur une carte la situation des ambulances et leur laisse espérer qu'il tachera de les préserver. ■ * * Cependant, de nouveaux réfugiés envahissaient la cour et les locaux de Saint- TO LES ALLEMANDS A LOUVAIN Thomas, pensant qu'a 1'abri de la CroixRouge ils seraient protégés contre le bombardement. Au milieu d'un groupe de femmes terrifiées arriva, défait et las, M. Schmit, 1'échevin de 1'instruction publique. Depuis huit jours 'il supportait presque seul' 1'écrasante responsabilité de défendre les intéréts de la ville dans les circonstances les plus imprévues et les plus difficiles. Sa vie n'étant plus en süreté, il demanda a Mgr Deploige et au chanoine Thièry s'ils voulaient lui donner asile : « On nous passera sur le corps avant de vous toucher » , fut la réponse, accompagnée d'une vigoureuse poignée de mains. # * * Pendant que les directeurs s'efforcaient de calmer ceux qu'affolait 1'idée du bombardement, le premier sergent de la garde vint donner 1'ordre de partir : « Par déci- LE SAC DE LA VILLE Tl sion du commandant, dit-il, la ville va être bombardée a midi. Tout le monde doit quitter immédiatement. Ceux d'ici iront du cóté de la gare. » — « Nous n'abandonnerons pas nos blessés.», lui déclarent aussitót Mgr Deploige et le chanoine Thièry. ' II y eut, pendant les instants qui suivirent, une confusion extréme. Les soldats parcouraient les salles, les corridors et les jardins, intimant 1'ordre de partir sur 1'heure. Les directeurs rassuraient les blessés et recommandaient a tous le sangfroid. Déja les médecins et quelques vaillantes infirmières avaient promis aussi de rester. Mais il y avait la une foule indécise de trois cents personnes, des femmes pour la plupart. Beaucoup avaient dü fuir de leur maison in eend iée; après deux nuits d'insomnie et des angoisses terribles, elles se sentaient a bout de force et espéraient 72 LES ALLEMANDS A LOUVAIN trouver a Saint-Thomas un refuge et un peu de repos. Voici que les soldats allemands les chassaient dehors, elles ne savaient oü. Une trentaine de soldats beiges convalescents partirent les premiers, encadrés par la garde allemande : ils n'avaient pas voulu écouter le Directeur leur disant que cette menace de bombardement n'était pas sérieuse. La plupart étaient a peine vêtus. Que sont-ils devenus? Puis, ce fut 1'exode de la masse des femmes au milieu des pleurs et des cris. Une dame de quatre-vingts ans s'arrêta un instant et demanda une dernière absolution. Je vois encore dans une des salles la jeune femme d'un professeur de 1'Université, assise dans un fauteuil; pale mais trés calme, elle priait, entourée de quatre petits enfants; 1'arrivée d'un cinquième était imminente. Son mari contenait difficilement son émotion. « Je ne LE SAC DE LA VILLE 73 veux pas que vous partiez, leur dit Mgr Deploige; restez avec nous et ne craignez rien. Nous ferons le baptême ici. » Quinze jours plus tard, le chanoine Thièry baptisa la petite Marguerite-Marie; Mgr Deploige était parrain et Mme de la Vallée marraine. « Louvain sera bombarde a midi. Tous doivent quitter la ville immédiatement. » Cet avis et eet ordre furent donnés dans toutes les rues par les soldats allemands, le jeudi 27 aoüt, entre huit et neuf heures. Souvent ils y ajoutaient 1'injonction spéciale de se rendre du cóté de la gare. En maints endroits, les habitants furent brutalement arrachés de leur demeuresans qu'on leur laissat le temps de se vêtir convenablement ou d'emporter quoi que ce soit. Cette expulsion de la population louva- 74 LES ALLEMANDS A LOUVAIN niste — le troisième acte du drame qui avait commencé par le massacre' et 1'incendie — forme une des pages les plus émouvantes de 1'histoire de 1'invasion allemande en Belgique. L'heure n'est pas venue, il est vrai, de tenter un récit définitif. Car les quarante mille fugitifs furent emmenés dans toutes les directions, souvent avec des habitants d' au tres communes; a chaque groupe échut un sort différent; et dans les muitipies groupes chaque individu eut ses aventures particulières : avant que les témoignages des victimes soient réunis et contrölés, il se passera du temps. Mais nous avons déja entendu un grand nombre d'expulsés, de prisonniers et de déportés, rentrés a Louvain, et il est possible de tracer dés maintenant une première esquisse de ce qui advint a la population de Louvain quand elle fut chassée de la ville (1). (1) La commission d'enquête anglaise a publié récemment les dépositions de plusieurs témoins LE SAC DE LA VILLE 75 # # Parmi ceux que les Allemands n'entrainéren t pas de force, les mieux inspirés se retirèrent dans la commune limitrophe de Heverlé; ils y furent hébergés par les habitants ou se cachèrent dans la forêt du duc d'Arenberg. Un grand nombre prirent la direction de l est, vers Tirlemont. D'autres s'acheminèrent du cóté opposé, vers Bruxelles, paria route de Tervueren. Mais des milliers tombèrent aux mains des Allemands et vécurent un calvaire des plus émouvants. Quelques groupes furent promenés plusieurs jours a travers la campagne et tortures de toutes manières pour être enfin chassés, dans la nuit, vers les lignes réfugiés en Angleterre. Elles confirment les récits de nos concitoyens revenus a Louvain. Voir Report of the commiüee on alle geel german outrages, presented to Parliament by command of His Majesty Londres, 1915, 2 volumes. 76 LES ALLEMANDS A LOUVAIN beiges de la place d'Anvers. D'autres — hommes, femmes et enfants — furent expédiés en Allemagne; les uns jusqu'a Cologne, pour y être exhibés a la population; les autres, jusqu'a Munsterlager, oü ils restèrent internés. Pour donner une idéé de ces odyssées lamentables, nous laisserons parler un témoin de chaque groupe. # Un professeur d'Université s'en allait avec sa mère par la chaussée de Tirlemont. « Portant nos pauvres paquets, écrit-il (1), nous défilons par les avenues détruites, le long des maisons oü, quelques semaines auparavant, nos amis nous recevaient et qui sont maintenant un monceau de ruines fumantes. Nous voyons des cadavres de (l) Réch dun professeur de Louvain réfugié en Angteterre, dans The Hibbert Journal, January, 1915. LE SAG DE LA VILLE 77 che vaux et d'hommes. Des soldats longent la route, leur fusil braqué sur nous. Parfois il nous fa ut lever les bras malgré nos paquets. Sur la chaussée de Tirlemont, a perte de vue, s'égrènent des fugitifs. Parmi eux des infirmes, des malades, voiturés sur des brouettes, ou se tralnant péniblement au bras d'un ami. Des femmes du meilleur monde n'ont pas même eu le temps de revêtir une toilette de ville, de se coiffer d'un chapeau ou de chausser des bottines. Le long de la route, des nombreux villages qui la bordaient, il ne reste rien. Et de la journée entière noüs ne trouverons ni un morceau de pain ni une goutte de lait. » Même spectacle, a la même heure, sur la chaussée de Ter vueren. Un Hollandais protestant, M. Grondys, mêlé a la foule des fuyards, a publié ses souvenirs : « Nous arrivons bientót, raconte-t-il (1), sur la (1) L.-H. Grondys, Les Allemands en Belgique, Paris, Berger-Levrault, 1915. 78 LES ALLEMANDS A LOUVAIN route de Tervueren au milieu d'un énorme train de fuyards. Un professeur de 1'Univêrsité fuit en costume de matin, sans col. Dans de pauvres charrettes gisent et sont cahotés des êtres humains d'une vieillésse invraisemblable. Plus loin, on emporte de jeunes femmes récemment accouchées, pales et en danger de mort. Au sortir de la ville nous rencontrons un poste de quatre soldats avec un sous-officier. Ils insultent les fugitifs : Sie Lumpe Schweinehunde (chiens de cochons), braquent leurs revolvers sur eux et crient : « Que «tout le monde léve les bras en 1'air!» Religieuses et enfants, professeurs et paysans, tous mettent leurs bagages par terre pour satisfaire a 1'ordre. » A1'est comme a 1'ouest se manifeste, de la part des officiers et des soldats allemands, une animosité spéciale contre le clergé catholique. Sur la chaussée. de Tirlemont, le cha- LE SAC DE LA VILLE 7» noine Noël, professeur a l'Université, et une vingtaine de prêtres sont arrétés, jetés dans une porcherie, plusieurs dépouillés de leurs vêtements, d'autres de leur argent, tous injuriés, maltraités, et menacés d'être fusillés. Le long de la route de Tervueren aussi « les prêtres, au témoignage de M. Grondys, sont particulièrement insultés par les soldats. On leur crie sans cesse : « A bas «le catholicisme! Mort aux prêtres, tous les «prêtres doivent êtrefusillés.» A 1'entrée du village de Tervueren, les soldats laissèrent la foule continuer son chemin vers Bruxelles, mais ils arrêtèrent les prêtres les uns après les autres. A midi, il y en avait déja plus de soixante parqués dans un pré. Ils durent subir les propos les plus outrageants de la soldatesque et furent tous fouillés et menacés de mort. L'un d'eux, un jeune religieux, le P. Dupierreux, a été fusillé. Dans la soirée, on répartit les autres en trois 80 LES ALLEMANDS A LOÜVAIN groupes. Les uns, parmi lesquels Mgr de Becker et le P. Vermeersch, hissés sur des camions, sont exhibés dans les rues et sur les boulevards de Bruxelles et promenés jusqu'a Hal. D'autres, dont Mgr Van Cauwenbergh, vice-recteur de l'Université, furent emmenés par les troupes allemandes de village en village jusqu'au samedi matin a deux heures. Un troisième groupe dont faisaient partie Mgr Ladeuze et le professeur Cauchie, passa la nuit dans une grange a Tervueren et fut libéré dès le lendemain. Comparés aux autres, ceux qui s'échappèrent vers Tirlemont oü vers Bruxelles ont été des privilégiés, et leur exode apparait presque comme une promenade d'agrément. Qu'on en juge par 1'aventure d'un groupe LE SAC DE LA VILLE 81 qui fut fait prisonnier devant 1'Hótel de Ville, le mercredi 26 aoüt, entre une et deux heures du soir! * Après leur avoir prodigué les avanies et les coups, on les emmène par la rue de Bruxelles, au milieu d'une fusillade assourdissante tirée contre les fenêtres des maisons. Un boucher de la rue de Namur qui tente de s'évader, est ahattu. A Herent, les officiers font dételer les chevaux et obligent les prisonniers a tirer pendant trois heures les lourds chariots. Pendant un arrêt, un autre civil, un habitant de la rue de Bruxelles, est fusillé. A dix heures du soir, on les contraint de coucher par terre dans un champ sous la pluie battante, sans couverture ni paille et on leur lie les pieds. Le 27, a six heures du matin, la colonne se remet en route vers Bueken, Thildonck, Wespelaer. II pleuvait a torrents. Les prisonniers ont les mains liées par une corde. A Campenhout, oü ils arrivent a midi, on 6 82 LES ALLEMANDS A LOUVAIN leur fait creuser des tranchées; puis, le soir, on les place derrière les canons qui, leur disait-on, bombardaient le fort de Waelhem. A huit heures du soir, on les enferme avec d'autres prisonniers dans l'église de Campenhout. Le 28, a neuf heures du matin, retour a Louvain, en repassant par Herent oü ils voient sur la route de nombreux cadavres de civils. Au nombre de mille, femmes et enfants compris, ils traversent Louvain en feu et y sont enfermés au Manége. Ils passent la une nuit épouvantable avec des centaines d'autres malheureux affamés et terrorisés. Une femme y devient folie, des enfants y meurent. Le 29, ils repartent encore une fois par Herent. A Boortmeerbeek, les soldats allemands leur ordonnent de marcher droit sur Malines. A onze heures du soir, ils arrivent a proximité des lignes beiges; les sentinelles font feu. L'un d'eux — un prêtre — se dévoue pour les autres; il s'avance seul, au risque d'être LE SAC DE LA VILLE 83 tué, et atteint le premier poste beige. II s'explique. Tous peuvent passer. En quatre jours, les malheureux avaient recu pour toute nourriture deux pommes de terre. A tout instant les Allemands leur disaient qu'ils seraient fusillés le lendemain. # # On se demande comment il est possible que des êtres humains torturent ainsi d'autres êtres humains. Et pourtant ce nest pas le pire. Plusieurs milliers — hommes, femmes, enfants — ont été emmenés jusqu'a Cologne et martyrisés toute une semaine avec une cruauté sans égale. Voici 1'histoire d'un premier groupe racontée par un témoin qui, obéissant a 1'ordre de partir, s'en était allé le jeudi matin dans Ia direction d'Aerschot. A Rotselaer, ils furent arrêtés, hommes, femmes et enfants, au nombre de deux mille 84 LES ALLEMANDS A LOUVAIN huit cents, ön sépare les hommes des femmes et des enfants et on les avertit qu'ils vont être fusillés; puis onles Teconduit a Louvain. Ils y passent la nuit prés de la gare, sous la pluie, sans abri ni nourriture. Les soldats allemands leur avaient tout pris : argent, papiers, bijoux, parapluies et pardessus. Dans la matinée du vendredi 28, on les embarque dans un train; on les serre jusqu'a quatre-vingts dans des wagons a bestiaux qui pouvaient en contenir trente, et dont le plancher était couvert d'une épaisse couche de fumier. Ils n'arrivent a Cologne que le lundi suivant dans 1'après-midi, sans avoir recu ni a boire ni a manger, et sans avoir pu sortir des wagons en cours de route. Dans un des wagons de eet enfer roulant, un homme devient fou; deux autres essayent de se suicider; une vingtaine urinent du sang. Dans un autre wagon, le deuxième jour après le départ de Louvain, un homme déchire la LE SAC DE LA VILLE 85 doublure de son habit et la mache pour tromper la faim; il ote son soulier et s'en sert comme recipiënt pour boire son urine. A Cologne, quand ils sortent du train, courbés en deux, sales et exténués, la foule les frappe a coups de parapluie, leur jette des pierres et hurle : « A mort!» Ils passent la nuit dans un Luna-Park; leurs gardiens y font les apprêts d'une exécution, puis leur disent que ce sera pour le lendemam. Le mardi ler septembre, a sept heures du soir, on leur donne pour la première fois un morceau de pain et de 1'eau sale. Dans la nuit on les entasse dans un train a voyageurs, a vingt-cinq par compartiment. Ils arrivent a Bruxelles le mercredi matin. Le bourgmestre Max et d'autres se trouvaient a la gare et leur distribuent du pain, de la viande, du vin, du café, des cigarettes, du tabac. Mais leurs bourreaux ne les lachent pas encore. On les pousse en avant vers Vilvorde. Huit heures durant ils mar- 86 LES ALLEMANDS A LODVAIN chèrent. Ua malheureux devenu fou sauta dans le canal et les soldats allemands lui jetèrenta latêtedes bouteilles qu'ils avaient voléës. Le sóir leurs gardiens leur dirent qu'ils étaient libres; a peine s'étaient-ils remis en route que les Allemands leur tiraient des coups de fusil dans le dos. Selon 1'ordre requ, ils continuent cependant dans la direction de Malines — vérs les lignes beiges encore une fois; — ils arrivent a un pont gardé de 1'autre cóté par des soldats beiges; ceux-ci leur disént que le pont est miné. Ils passent la nuit dans un bois. Le lendemain, les soldats beiges leur indiquent un autre chemin pour gagner Malines et Anvers. # # # La plupart de ceux qui se rendirent de gré ou de force a la gare de Louvain, le mercredi ou le jeudi, subirent ce voyage a LE SAC DE LA VILLE 87 Cologne. Mais ils y furent acheminés en diverses équipes, et 1'histoire de chacune est marquée par des épisodes particuliers. On ne lira pas sans frémir la déposition suivante. Le témoin, qui habitait dans les environs de la gare, est arraché de sa demeure et conduit devant la gare, en pantoufles, sans chapeau ni gilet. Les soldats 1'insultent, le frappent, lui crachent a la figure, lui lient les poignets derrière le dos. Un officier lui fouille les poches, prend son argent et ses clefs. Hissé sur un chariot de munitions, il glisse et recoit d'un soldat un coup si terrible qu'il s'évanouit. Sa femme, séparée de lui et retenue a distance par les soldats, assiste a la scène. On part par la chaussée de Malines. A ce moment, le malheureux voit sa maison en Hammes. Après quelque temps, on le fait descendre du chariot et on 1'oblige a marcher avec les autres prisonniers : ils étaient cinq cents. Ils traversèrent 88 LES ALLEMANDS A LODVAIN Herent, Thildonck, Campenhout : partout les maisons brülaient. A mi nuit on s'arrête. Les prisonniers doivent coucher dans un champ, sous la pluie battante. Lelendemain, a trois heures, on se remet en marche. Entre Wespelaer et Rotselaer, sur un espace de trois mille mètres, une cinquantaine de cadavres de civils sont étendus sur la chaussée. A trois heures du soir, on arrivé a Rotselaer. Les prisonniers sont enfermés dans 1'église oü quinze cents malheur eux, parmi lesquelsde tout jeunes enfants, étaient déja entassés. La, enfin, on leur donne a boire : de 1'eau apportée dans des seaux. Le troisième jour, les prisonniers — au nombre de plusieurs milliers — sont dirigés «ar la chaussée dAerschot, d'abord sur Aerschot puis sur Louvain. Le vieux curé de Rotselaer, agé de quatre-vingt-six ans, s'adresse a 1'officier allemand : i Ce que vous faites, dit-il, est lache. Mesgens n'ont commis aucun.mal; s'il vous faut une vic- LE SAC DE LA VILLE 89 time, tuez-moi. J'ai recu la vie de Dieu, je remets mon ame entre ses mains. » Des soldats allemands saisissent le prêtre a la gorge et le repoussent; d'autres ramassent de la faoue et la lui jettent a la figure. Les prisonniers arrivent a Louvain, traversent la ville en flammes, sont menés a la gare, poussés dans des wagons a chevaux dont le crottin n'était pas enlevé, hommes, femmes, enfants, pêle-mêle, prés de cent par wagon. Ils y restent enfermés toute la nuit. A six heures du matin, le quatrième jour, le train part dans la direction de 1'AlIemagne. A Aix-laChapelle, a Düren, le peuple vocifère au passage injures et menaces. Le train arrivé a Cologne, revient a Düren, retourne a Cologne, oü il s'arrêtea minuit. Les prisonniers peuvent enfin sortir du wagon : ils y étaient depuis huit heures du soir de la veille, sanslumière, sansnourriture, debout, pressés les uns contre les autres, obligés de satisfaire leurs besoins sur place. A Cologne, 90 LES ALLEMANDS A LOUVAIN ils sont conduits au Luna-Park de Deutz, hommes, femmes et enfants tous ensemble. Toute la nuit leurs gardiens s'amusent a les terroriser, chargeant leurs fusils, visant les prisonniers, éteignant les lumières. Deux hommes deviennent fous, 1'un, un boulanger de Louvain habitant en face de 1'église Saint-Joseph, 1'autre, un cordonnier qui se suicida. Le lendemain — c'était le cinquième jour — on distribua un pain par dix personnes et des seaux d'eau. Puis on les ramena a la gare. Cette fois on les placa dans des voitures a voyageurs de troisième et de quatrièmeclasse. Le retour a Bruxelles prit trois jours, durant lesquels les prisonniers ne recurent rien a manger. A Bruxelles les Allemands firent, a la demande du témoin, chercher du pain pour les femmes qui mouraient de faim : le pain était moisi et sale comme si on 1'avait ramassé dans un bac de déchets. Femmes et enfants furent libérés a Bruxelles, mais les hommes rame- LE SAC DE LA VILLE 91 nés a Schaerbeek. On les y fait sortir du train et on les conduit a Vilvorde, puis a Sempst. La on les lache; mais après une demi-heure de marche, ils sont de nouveau saisis et gardés une heure. II était alors minuit. Eux aussi furent chassés dans la direction de Malines, pour être exposés aux balles des sentinelles beiges. Pendant les huit jours qu'ils restèrent aux mains des Allemands, ils avaient recu pour toute nourriture un pain par dix personnes (1). (1) Un Bulgare, étudiant a Louvain, fut lui aussi emmené è Cologne. Libéré avant les autres, il rédigea immédiatement le récit de son aventure. Ce récit a été publié dans plusieurs journaux, entre autres dans la Roumanie de Bucarest, numéro du 5-18 septembre 1914. Nous en extrayons quelques passages corroborant les autres témoignages et y ajoutant de nouveaux détails : « Anvers, lw septembre. ' « J'étais étudiant a Louvain, a 1'école des Pères de Sion, rue Mi-Mars, 24, lorsque les Allemands firent leur entree dans la ville le 19 aoüt dernier. « Le27, adix heures du matin, on donna 1'ordre d'évacuer la ville qui devait être bombardée. La population s'enfuit en désordre dans toutes les 92 LES ALLEMANDS A LOUVAIN La categorie de toutes la plus éprouvée fut celle des déportés. Trois mille environ, parmi lesquels des vieillards, des femmes et des enfants, ont été pendant des mois directions. Bien que n'étant pas Beige, je fus obligé de me joindre a un cortège de douze cents prisonniers qu'on envoyait dans la direction d'Aerschot. Après une marche de deux heures, nous fümes arrêtés par des troupes allemandes, rangés quatre par quatre et entourés de soldats baïonnette au canon; on nous ramena a Louvain. « A la gare, on nous entassa dans des wagons a bestiaux d:oü venait de débarquer de la cavalerie allemande et oü il y avait une épaisseur de dix centimètres de fumier. Lorsque nous fümes soixante-dix dans un wagon, on nous y enferma et nous y passames toute la nuit, debout et sans nourriture. Les femmes et les enfants, qui provenaient en majeure partie des campagnes environnant Louvain, furent placés dans d'autres wagons. Il y avait parmi eux de tout petits enfants et des bébés. « A six heures du matin, le train partit dans la direction de Cologne. II marchait trés lentement. Tout le long du trajet, nous croisions des convois de soldats allemands qui, trés suréxcités, nous LE SAC DE LA VILLE 93 internes en Allemagne au camp de Munsterlager. L'un d'eux, a son retour, a narré son histoire. II fut fait prisonnier, le 26 aoüt, avec sa femme et son enfant encore a la mamelle. A mettaient en joue et nous criaient que nous allions être fusillés. « Nous atteignimes finalement Cologne le 29 aoüt, a une heure du matin. Au débarqué, on nous conduisit dans un cirque, oü nous passames le reste de la nuit. « Le lendemain, le 30 aoüt, a dix heures du matin, après nous avoir comptés, on nous dis tri bua du pain noir a raison de deux kilos pour dix personnes. Ensuite on nous exhiba è Ia population; et, entourés de soldats, on nous promena avec les femmes et les petits enfants a travers la ville, au milieu des menaces et des lazzis de la foule. Ramenés a Ia gare, on nous empila dans des wagons de troisième et de quatrième classe, et on nous dirigea vers une des ti nat ion inconnue. Des femmes et des enfants envoyés dans une autre direction, nous n'eümes plus de nouvelles. En cours de route, je m'apercus qu'on nous ramenait en Belgique. « Voici quelques épisodes du voyage terrifiant auquel nous fümes condamnés : « Durant la nuit on faisait parfois stopper le train et toujours hors des gares. Le chef du train, circulant le long de la voie, criait en allemand : •94 LES ALLEMANDS A LOUVAIN la gare de Louvain — ils étaient la 2 500 — on les embarqua dans des wagons a bestiaux. Deux hommes qui essayèrent de s'échapper en route furent tués a coups de baïonnette. A Aix-la-Chapelle on les fait « Fermez les fenêtres. » Mais lorsque celles-ci étaient fermées, le soldat qui nous surveillait a 1'intérieur, ordonnait : « Ouvrez les fenêtrés. » Alors un commandant passait le long des wagons et demandait : «■ Qui a désobéi? » Le soldat désignait un des prisonniers placés prés de la fenêtre et le commandant lui ordonnait de descendre. Lorsque les prisonniers ainsi désignés dans chaque wagon étaient descendus sur la voie, un piquet de soldats les cernait et le commandant donnait ordre de les fusiller. Cette scène se renouvela deux ou trois fois par nuit dans un voyage qui dura trois jours. « On essayait de nous épouvanjer par tous les moyens. En arrivant a Louvain, on nous annonca que nous serions fusillés. A ce moment la panique était telle parmi nous que le P. Eugène Schaffner (Alsacien francais), supérieur des Pères de Sion è Louvain, me remit, en ma qualité d'étranger appartenant a un pays neutre, une enveloppe sur laquelle il griffonna au crayon ces quelques mots qu'il me pria, au cas oü j'échapperais, de remettre a son frère, le P. Henri Schaffner, supérieur général des Pères de Sion è Paris, 69, rue Notre- LE SAC DE LA VILLE 95 sortir ; les hommes sontd'abord séparés des femmes et on organise un simulacre d'exécution, désignant un homme sur quatre pour être fusillé. Puis on les promène dans les rues j femmes et enfants leur crachaient a la figure. ün autre train les conduit ensuite jusqu'a un endroit a vingt minutes au dela d'Aix. La on les parque dans unenclos a ciel ouvert, entouré d'une palissade. Ils y passent un jour et une nuit sans pouvoir se coucher. De nouveau on les entasse dans des wagons a bestiaux oü il leur était défendu de s'asseoir, et, le cinquième jour après leur départ de Louvain, ils arrivent a Dame-des-Champs : « Mon cceur a Dieu, ma vie « pour Dieu, adieu, cher Henri. Dimanche, « «Jl aout, trois heures et demie du matin. « Le lendemain, nous parvinmes a Bruxelles Uans Ia gare du Nord nous fümes interrogés et tous ceux qui n'appartenaient pas è des États avec Jesquels 1 Allemagne est en guerre, — c'était mon cas, — furent rendus è la liberté. On retint les autres et je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. » « B. I. „ 96 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Munsterlager. Durant tout ce temps, ils n'avaient recu ni a manger ni a boire. A Aix, le témoin demanda un peu d'eau pour son enfant malade : on lui refusa en lui crachant a la figure. A Munsterlager les hommes furent séparés des femmes et des enfants. Le témoin ne revit plus sa femme avant le 6 décembre et n'eut aucune nouvelle ni d'elle ni de son enfant. A Munsterlager les malheureux recurent a manger et a boire pour la première fois : de 1'eau, du riz et du pain dur et rassis. Ce fut invariablement leur menu durant tout le temps de leur captivité. Ils étaient enfermés dans de grandes baraques a chacune desquelles se trouvait annëxée une grange. Les prisonniers couchaient dans la grange sur la paille; chacun n'avait qu'une couverture. Comme il n'y avait pas d'eau dans les baraques, ils restèrent six semaines sans pouvoir se laver. Beaucoup devinrentmalades et furent internés a Magdebourg. Ils ne pouvaient ni LE SAC DE LA VILLE 97 fumer, ni chanter, ni sortir des baraques. Ils n'avaient rien a lire. Quand les premiers déportés rentrèrent a Louvain en octobre, 1'hópital Saint-Thomas en recueillit plusieurs dont les maisons avaient été saccagées. II y avait dans le nombre une dame de soixante-douze ans et quatre petites filles de six, huit, dix et treize ans. Beaucoup portaient sur le dos, peinte a la couleur blanche, 1'inscription : Kriegs gefangener. Des femmes nous racontèrent, étonnées, qu'en Allemagne le peuple s'était montré plus acharné contre elles et les enfants que contre les soldats prisonniers de guerre. Quand nous leur montrames le texte du télégramme de 1'empereur Guillaume au président Wilson, elles comprirent (1). (!) « Les cruaütés commises dans cette guerre de guérilla, méme par des prétres, des femmes et des enfants, sur des blessés, des médecins et des ambu- 7 98 LES ALLEMANDS A LOUVAIN * # L'ordre intimé a la population de quitter la ville le 27 aoüt était un ordre motivé, presque un conseil : les habitants devaient se mettre en süreté, Louvain allant être bombardé a midi. La foule avait pris la menace au sérieux et considéré la fuite comme le moyen certain d'échapper a un danger immédiat. Elle ne se doutait pas que rhypocrite sollicitude des Allemands cachait un piège et qu'au même moment les habitants d'une commune voisine étaient victimes d'une pareille fourberie (1) i lanciers, ont été telles que mes généraux ont été finalement obligés de recourir aux moyens les plus rigoureux pour chatier les coupables et de semer la terreur dans une population assoiffée de sang pour 1'empêcher de poursuivre ses meurtres et ses horreurs. » (Extraits du télégramme de 1'empereur GuiHaume au président Wilson, publié le 8 septembre par la Norddeutsehe Allgemeine Zeitu*g-) (1) « J'appris a Rotselaer des habitants enfermés LE SAG DE LA VILLE 99 Nous entendimes bien, entre midi et une heure, des détonations sourdes, espacées. A-t-on réellement tiré quelques coups de canon, oü étaient-ce simplement des pans de murs que les Allemands avaient dynamités du cóté de la gare? Nous n'avons pu le vérifier dans le champ de décombres des rues incendiées. Dés onze heures, la ville ressemblait a un tombeau, et un silence de mort planait sur les rues désertes. C'était le décor prescrit pour le quatrième acte du drame : il n'y fallait point de spectateurs gênants. Les acteurs s'étaient exercés déja en dévalisant de-ci de-la, les jours précédents, les avec moi dans 1'église, que les Allemands avaient obligé la population du village a quitter les mafsons sous prétexte qu'elle était en danger d'y être bombardée et qu'ils 1'avaient placée dans 1'église en 1'assurant qu'elle y serait en sécurité. Tandis que le peuple se trouvait dans 1'église, les Allemands pillèrent les maisons et brülèrent le village. » — (Déposition du troisième témoin de Louvain dans le rapport de la Gommission anglaise.) 100 LES ALLEMANDS A LOUVAIN maisons abandonnées. A présent ils allaient pouvoir opérer partout en grand et avec ensemble. Le fait est que le pillage fut organisé méthodiquement, comme 1'incendie, qui continuait d'ailleurs parallèlement. On put s'épargner la peine d'enfoncer les portes, les habitants expulsés ayant recu Fordre de les laisser ouvertes. Une fois dans la maison, on avait vite fait de briser a coups de crosse les panneaux des garderobes et de fracturer avec la pointe des baionnettes les tiroirs des secrétaires. Les coffres-forts étaient plus durs a forcer, mais un outillage de cambrioleur peut en venir a bout. Le contenu des meubles était répandu sur le sol et chacun faisait son choix. Couverts d'argent, linge, ceuvres d'art, jouets d'enfant, instruments de précision, tableaux, tout était bon a prendre. Ce que les pillards ne pouvaient emporter était déchiré, brisé, sali. Après, ils passaient par la cui- LE SAC DE LA VILLE 101 sine et descendaient a la cave. Enfin, la panse et les mains pleines, ils portaient triomphalement a la gare le butin pris a 1'ennemi. Que d'heureux les cadeaux allaient faire en Allemagne (1)! Et cela dura huit jours, comme 1'incendie. Les dernières maisons furent allumées rue Marie-Thérèse, le mercredi 2 septembre. Le même jour, dans la soiree, des soldats allemands ivres trainaient encore a la gare de lourdes valises remplies d'objets qu'ils venaient de voler, rue Léopold. * Quand uos derniers réfugiés nous eurent (1) Les objets partaient en caisses bien emballées. Un de nos amis, de nationalité étrangère, put le constater a la gare du Nord de Bruxelles oü 1'autorité allemande lui avait permis de reprendre son bien, s'il le retrouvait. On a organisé en Allemagne « des ventes d'objets provenant de Belgique au pront de MM. les officiers », comme j'en ai lu 1'annonce dans un journal colonais du mois d'octobre. 102 LES ALLEMANDS A LOUVAIN quittés, le jeudi matin 27 aoüt, nous éprouvames tout d'un coup a Saint-Thomas une impression étrange d'isolement. Tous les voisins avaient fui; la garde de 1'höpital même était partie. Du dehors ne nous arrivait que le craquement sinistre de 1'incendie, s'acharnant a son oeuvre de destruction. Le ciel restait obstinément jaune et le jour blafard. L'imminence du bombardement répandait 1'angoisse sur les visages décomposés par 1'insomnie. Sous la pluie de papier brülé qui tombait toujours, les brancardiers couraient d'un local a 1'autre, portant sur les épaules des matelas et des planches : ils bouchaient les fenêtres basses des soussols oü 1'on avait péniblement descendu les blessés, pour les mettre a 1'abri des bombes. Médecins, infirmières et brancardiers demeurèrent toute 1'après-midi du jeudi prés de ces malheureux, tachant de les réconforter et de leur faire prendre patience. LE SAC DE LA VILLE 103 Vers quatre heures, 1'un d'eux succomba dans une crise tétanique. Nous creusames sa fosse dans le jardin. Les heures passaient lentement dans 1'attente du retour des expulsés. Oü étaientils allés? Qu'avait-on fait d'eux? — Nous évitions de poser la question a haute voix, car chacun comptait parmi les disparus des amis ou des parents. La nuit fut plus lugubre encore que les deux précédentes. Les blessés eux-mêmes la passèrent dans les caves, couchés par terre sur des matelas serrés les uns contre les autres. De pauvres chandelles fixées sur des bouteilles éclairaient tristement ces dortoirs humides et sombres. Par in ter val les on entendait au loin 1'écho de voix avinées : des pillards hurlaient la-bas le Wacht am Rhein. # * * Le vendredi 28 aoüt, des problèmes im- 104 LES ALLEMANDS A LOUVAIN prévus se posèrent, dont certains réclamaient une solution urgente. Les administrateurs et les médecins de 1'hópital qui n'avaient pas pris part la veille a 1'exode général, avaient la plupart amené et gardé prés d'eux femme, enfants et domestiques. Plusieurs de nos infirmières et de nos brancardiers étaient déja sans toit. Et il ne s'agissait d'ailleurs plus de s'aventurer dans les rues oü 1'on risquait d'attraper un coup de fusil ou de tomber aux mains des Prussiens. En quelques heures il s'était formé ainsi, dans 1'oasis de Saint-Thomas, une communauté trés originale d'une centaine de personnes de tout age et de toute condition. Ce n'était pas une familie, car plusieurs ne se connaissaient même pas la veille. Ce n'était pas non plus un couvent: les uns étaient catholiques, d'autres incroyants, et il se trouvait dans le nombre une dizaine de bébés qui n'eussent pas été en Sge de prononcer LE SAC DE LA VILLE 105 des vceux, pas même celui d'obéissance. II fallait organiser la vie de la communauté, la loger, la nourrir. Avec de la bonne humeur, du sens pratique et de 1'énergie on vient a bout de tout. Les locaux étant vastes, chacun eut rapidement son gite et au moins un matelas pour la nuit : les lits étaient réservés aux blessés, réinstallés dans leurs salles. On décida ensuite qu'il y aurait une table commune. Tous s'y retrouvaient matin, midi et soir, dans un coude a coude fraternel. Après le souper on récitait dans le réfeetoire même le rosaire, les litanies de la SainteVierge et le Paree Domine. Mais tout était venu a nous manquer a la fois : 1'eau, la lumière, le pain. La distribution d'eau ne fonctionnait plus : la chaleur avait fait éclater les conduites dans les rues incendiées et la pression était devenue insuffisante. Plus d'éclairage au gaz ni a 1'électricité : le personnel des deux usines 106 LES ALLEMANDS A LOUVAIN avait été expulsé et la canalisation détruiteen maints endroits. Enfin la provision de pain achetée le 19 était épnisée et il ne restait pas un boulanger en ville. Une équipe de brancardiers fut chargée d'aller tous les matins puiser de 1'eau dans les maisons du voisinage qui possédaient des citernes. En même temps que de 1'eau, ils nous rapportèrent des chandelles pour éclairer le réfectoire et les salles. Quelques jours plus tard nous trouvames dans une quincaillerie des lampes a pétrole, et un étudiant en philosophie fut promu lampiste. Aux premiers repas on s'était contenté de riz. Mais bientót un étudiant en droit se fit fort de nous procurer du pain. II passa le mur du boulanger voisin, alluma le four, pëtrit la far ine sans levure ni levain et la laissa chauffer pendant quelques beures. Le lendemain matin il nous servit triomphalement des disques aplatis, une espèce LE SAC DE LA VILLE 107 de pétrifieation brune qu'on cassait a coups de marteau avant de la faire tremper dans le café. * * Dans la soirée du vendredi, vers cinq ou six heures, nous entendimes soudain du cóté de la gare le crépitement de la fusillade. Nul n'en pouvait deviner la cause. Depuis la veille le canon s'était tu et 1'armée beige devait s'être retirée; en ville, après 1'expülsion, il ne restait plus d'habitants a massacrer. Que pouvaient signifier ces détonations? Une heure après, nous en eómes 1'explication. Deux soldats allemands sonnaient a la grille. Ils apportaient sur un brancard une femme d'environ vingt-cinq ans et sa petite fllle de trois ans. L'un d'eux pleurait, 1'autre semblait ému et gêné. « C'est affreux, nous dit le premier, ce n'est plus la guerre. » La femme avait une balie dans 108 LES ALLEMANDS A LOÜVAIN le cóté et, au-dessous du genou droit, une horrible blessure : le projectile avait déchiré les muscles et fracassé 1'os effroyablement. L'enfant avait une balie dans le genou. La femme, Émilie Janssens, avait été chassée d'Aerschot avec quelques centaines de ses concitoyens; les soldats allemands leur avaient dit qu'ils allaient être embarqués a Louvain dans un train et déportés en Allemagne comme prisonniers de guerre. Tandis que le troupeau humain attendait rue de la Station, brusquement, sans motif, les soldats allemands se mirent a tirer dans le tas. II y eut des tués et des blessés, parmi lesquels Émilie Janssens et son enfant (1). Les médecins de Saint-Thomas — les docteurs Tits, Paul Debaisieux, Boine et de Coninck — décidèrent 1'amputation immé- (1) Voirdans lerapportde laCommissionanglaise, au chapitre consacré a Aerschot, les dépositions des témoins 7, 15, 21, 24, 25, 41 et 45. Le témoin 25 fait allusion k Émilie Janssens. LE SAG DE LA VILLE 109 diate de la jambe. Ils opérèrent a la lueur de 1'incendie et a la lumière de trois chandelles : leurs maisons a tous les quatre étaient en feu a ce moment. Sur une autre table de la salie d'opérations, le docteur Noyons examinait 1'enfant; la balie, logée dans le genou, ne put être extraite; Ia petite restera estropiée. Une heure après, on nous apporta une autre victime : un petit garcon de sept ans qui portait une large blessure a 1'omoplate gauche. II était du village de Herent et nous raconta qu'avant de leblesser lui-même, les Allemands avaient tué sous ses yeux son père et sa mère et incendiéleur maison. Le pauvre petit fut recueilli deux mois plus tard par les soeurs de Saint-Vincent-dePaul. 110 LES ALLEMANDS A LOUVAIN * * * L'hópital Saint-Thomas avait déja donné asile a plusieurs femmes blessées. Leur nomhre augmenta encore les jours suivants. Une soeur franciscajne allemande vint nous prévenir le samedi qu'il était resté des femmes malades ou blessées dans des maisons abandonnées, notamment rue JeanStas et chaussée de Tirlemont; les incendiaires continuant toujours leur oeuvre criminelle, il était a craindre que ces malheureuses ne fussent brülées vives. Munis de civières et d'un petit drapeau de la CroixRouge nous allames procéder au sauvetage. Les bandes d'incendiaires et de pillards nous regardaient passer curieusement. A la porte de Tirlemont, deux cochons erraient dans les décombres. Dés que nous eümes terminé 1'installation des malades, nous retournames a la recherche des deux LE SAC DE LA VILLE 111 bêtes. Un professeur de droit et un professeur de mathématiques réussirent a les capturer, — mais que d'efforts et d'ingéniosité il fallut déployer avant de les amener a Saint-Thomas! Un brancardier s'improvisa boucher et tua^ immédiatement un des deux porcs; le lendemain, le riz fut remplacé a tablepar des pommes de terre au lard. Quelques jours plus tard, un paysan vint nous dire que ses deux cochons avaient dispara ; il demandait a voir les nótres; mis en présence du survivant, il le contempla longuement, hocha la tête et dit : « Non, ce n'est pas le mi en. » ■ * # II se produisait ainsi, au milieu de 1'épouvantable tragédie de feu et de sang, des incidents imprévus qui détendaient les nerfs. Un matin — je crois que c'était le samedi — nous arriva un ancien élève de I'Institut 112 LES ALLEMANDS A LOUVAIN supérieur de Philosophie, un Hollandais, M. Roels, nommé récemment professeur de psychologie expérimentale a Toronto. II s'était fiancé a Louvain pendant ses études et devait se marier le samedi 29 aoüt. Arrivé de Hollande a Louvain, la veille au soir, par un train militaire, il avait été retenu a la gare; plusieurs fois pendant la nuit il y entendit des coups de feu : les soldats allemands lui dirent qu'ils venaient de fusiller des civils. On juge de sa stupeur quand il trouva Louvain désert, des quartiers entiers en feu et la maison de sa fiancée, vide. Quelques jours après, nous le revimes au bras de sa femme : il venait faire ses adieux a ses anciens professeurs avant de partir pour le Canada. * # * Le lundi 31 aoüt, un petit groupe entrait a Saint-Thomas : d'abord deux de LE SAC DE LA VILLE £13 nos brancardiers poussant une civière roulante, sur laquelle était étendue une jeune femme; puis une bonne portant un bébé; enfin une dame agée soutenue par deux hommes tête nueet en pantoufles. C'étaient le professeur Thoreau, sa femme, son enfant et ses beaux-parents, M. et Mme Lebbe. Nous croyions qu'ils avaient péri dans 1'incendie de leur maison le mardi précédent (1), et voici qu'ils nous arrivaient tous vivants, y compris la jeune mère et son enfant — mais dans quel état! Le mardi soir, quand les soldats allemands enfoncèrent leur porte, ils se trouvaient réunis au premier étage. Les deux hommes descendirent la jeune femme par 1'escalier de service dans la cave. Mme Lebbe et la bonne suivirent avec 1'enfant. Une demi-heure après, la maison était en Hammes. Dans la cave les tuyaux de la con- (I) Voir plus haut, p. 57. 8 114 LES ALLEMANDS A LOUVAIN duite d'eau éclatèrent. L'incendie au-dessus d'eux, 1'inondation en dessous, la mort a 1'entour! Pour se nourrir, ils avaient un pain et demi. Et leur captivité dura du mardi au lundi suivant. Ils restèrent a Saint-Thomas quatre semaines et réussirent alors a passer en Angleterre. Six mois après, Mgr Deploige raconta en ma présence le miracle de leur sauvetage a René Bazin. « L'histoire, nous dit M. Bazin, a une suite : le frère de Mme Thoreau, qui est missionnaire lazariste en Chine, le Père Vincent Lebbe, a narré 1'aventure de Louvain a ses chrétiens chinois. Ceux-ci — des pauvres, trés pauvres — ont, a 1'insu du missionnaire, fait une quête entre eux et envoyé deux mille francs aux réfugiés beiges. » II y aurait un joli parallèle a établir entre la barbarie chinoise et la kultur allemande... CHAPITRE IV APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE Le jeudi 27 aoüt, nous était arrivé a midi un nouvel hóte inattendu : 1'avocat Marguery, secrétaire communal de Louvain. Le digne vieillard, pris la veille dans une rafle, avait passé la nuit sur le pavé devant la gare; relaché dans la matinée, il trouva un abri momentané chez le directeur de la prison. C'est de la qu'il écrivit a Mgr Deploige pour demander asile a Saint-Thomas. Une demi-heure après il était parmi nous, trés heureux d'y rencontrer aussi son ami, 1'échevin Schudt. Marguery était anxieux du sort de Louvain. Le bourgmestre avait passé, en Hollande, sa vie n'étant plus en süreté; les 116 LES ALLEMANDS A LOUVAIN échevins, sauf un, avaient fui; les membres du conseil communal étaient dispersés; toutes les autres autorités avaient dispara; ■j— et voici que la ville se trouvait condamnée a 1'incendie et livrée au pillade. Qui poufrait la sauver de ranarchie et d'une ruine totale? M. Marguery pensa au petit groupe d'hommes — des professeurs de 1'Université catholique pour la plupart — qui dirigeaient l'hópital Saint-Thomas. Ils n'appartiennent pas au parti politique qui administre la ville de Louvain, mais M. Marguery était persuadé qu'ils ne refuseraient pas de prendre les responsabilités de 1'autorité, et lui-même eüt 1'ame assez haute pour demander leur concours. Dés le jeudi après-midi, Mgr Deploige, le chanoine Thièry et le professeur Nerincx se réunirent avec M. Marguery et M. Schnut au secrétariat de Saint-Thomas pour chercher ensemble le moyen d'arrêter la des- APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE 117 truction de la ville, d'y rétablir 1'ordre, d'y ramener les habitants, d'y faire renaftre la vie. On décida d'abord de former un Comité de notables. En 1'absence de toute autorité régulière, ce comité aurait assumé provisoirement la töche dévolue par la loi au conseil communal. Mission délicate, difficile et, a ce moment-la, singulièrement dange- reuse. Le personnel de Saint-Thomas directeurs, administrateurs, médecins 1'acceptèrent pourtant sans hésiter. II fallait ensuite entrer en relations avec la Kommandantur pour lui notifier 1'existence du nouvel organisme communal et obtenir qu'elle mit fin a 1'incendie et au pillage. L'échevin Schmit semblait seul qualifié pour faire cette démarche. Mais il était dans des transes mortelles : sa femme et ses enfants avaient été saisis par les Allemands, entrainés du cóté de la gare, on ne savait dans quelle direction. II eütété inhu- 118 LES ALLEMANDS A LOUVAIN main de 1'empêcher de se mettre a leur recherche. II partit donc le dimanche ou le lundi, après avoir délégué ses pouvoirs au professeur Nerincx, et celui-ci entama les pourparlers avec le major von Manteuffel. Le lundi 31 aoüt, fut rédigée a SaintThomas une proclamation a la ville de Louvain. Elle notifiait aux habitants que 1'autorité allemande avait promis d'arrêter Tincendie et le pillage; elle rappelait quelques ordonnances édictées précédemment et invitait la population a rentrer pour reprendre ses occupations habituelles. L'affiche était signéepar M. Nerincx, professeur a 1'üniversité catholique et bourgmestre provisoire, et par les membres du Comité des notables : MM. le docteur Boine; le Père capucin Valère Claes; le docteur Paul Debaisieux, professeur a 1'üniversité; le docteur de Coninck; Charles de la Vallée Poussin, professeur a 1'Université; Mgr Deploige, professeur a 1'Université; APRÈS LA SEMAINE TRAGIQÜE 110 Pingénieur Pierre Helleputte; le chanoine Thièry, professeur a PUniversité; le docteur Tits; Léon Verhelst, professeur a rUniversité. Des brancardiers de SaintThomas distribuèrent 1'affiche a Tirlemont, a Bruxelles et dans d'autres communes oü Pon supposait qu'une partie de la population se trouvait réfugiée. Le mardi ler septembre, a dix heures du matin, le Comité des notables se réunit pour la première fois a 1'Hotel de Ville. II avait devant lui une tache singulièrement ardue. Depuis huit jours tous les services communaux étaient suspendus, le personnel de Padministration et de la police avait dispara, des rues entières n'étaient plus qu'un amas de ruines fumantes, quantité de maisons avaient été saccagées et restaient ouvertes aux pillards, des milliers d'habitants allaient se trouver sans abri et sans pain. Le nouveau bourgmestre et ses collègues 120 LES ALLEMANDS A LOUVAIN se mirent a 1'oeuvre avec sang-froid et méthode, et en quelques heures leur énergie eut pourvu aux besoins les plus urgents. Quelques centaines d'habitants étaient rentrés en ville; avec 1'aide des plus résólus, M. Nerincx organisa le jour même un corps de police volontaire. Le docteur Tits prit la direction de 1'état civil. Le chanoine Thièry mit en süreté les ceuvres d'art et les objets précieux qui restaient encore a Saint-Pierre et s'occupa immédiatement de faire établir sur 1'église une toiture provisoire. L'architecte Vingeroedt fut chargé de former des équipes d'ouvriers pour déblayer les rues et démolir les murs qui menacaient ruine. Le .professeur de la Vallée fit le relevé des maisons incendiées. M. Pierre Helleputte, qui dirigeait depuis le début de la guerre le corps des brancardiers de Saint-Thomas, assuma la lourde tache d'assurer le ravitaillement de la population et d'organiser la distribution des secours aux sinistrës et aux indigents. APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE lïl # # # II importait aussi de ne pas laisser plus longtemps sans sépulture les cadavres qui se décomposaient sur la voie publique et dans les maisons. Deux brancardiers de 1'hópital Saint-Thomas, le Père capucin Valere Claes et 1'architecte Lucien Speder, se dévouèrent a relever les corps, a les identifier et a les transporter au cimetière. Ils ramassèrent d'abord ceux que les Allemands avaient assassinés dans les rues et sur les boulevards : ils en ont trouvé un jour yingt et un dans la fosse d'aisancès d'une maison en construction au coin de la rue Marie-Thérèse et du boulevard de Tirlemont. Puis ils retirèrent des décombres ceux qui avaient péri dans 1'incendie; parfois les corps étaient carbonisés et 1'identification devenait impossible. Plus tard, ils exhumèrent ceux qui n'avaient recu qu'une 122 LES ALLEMANDS A LOUVAIN sépulture provisoire : vingt-sept dans le square devant la gare et dix-néuf a 1'hópital Saint-Pierre, rue de Bruxelles. Pendant qu'ils se dévouaient héroïquement a leur oeuvre de misericorde, le major von Manteuffel était venu les complimenter : «Vous faites la, leur dit-il, un ouvrage utile. » — «II eüt mieux valu que vous nous l'eussiëz épargné ", lui répondit le capucin. * # Tout faillit se gater le mercredi 2 septembre. Des soldats allemands se remirent a piller et, ce qui est pire, ils incendièrént trois maisons dans la rue Marie-Thérèse et une autre dans la rue Léopold. Une vigöureuse protestation, accompagnée d'une menace de démission, aboutit a une promesse formelle de répression contre les fauteurs de toute nouvelle tentative d'incendie ou de pillage. APRÈS LA SEMAINE TRAG1QUE 183 Le Comité des notables, assisté des premiers conseillers communaux qui rentrèrent en ville : le docteur Janssens et M. Fritz Hollanders, put dés lors reprendre et poursuivre sans nouvel incident son rude labeur. # Le bourgmestre provisoire déployait une activité tenace. Plus d'une fois même sa •ollicitude fut amenée a s'étendre aux communes voisines. Dans les villages de la banlieue de Louvain, ravagés par 1'incendie, la désorganisation restait, en effet, compléte; les représentants de 1'autorité, s'ils n'avaient pas été fusillés ou emmenés en Allemagne, étaient en fuite. Quand les habitants abandonnés a eux-mêmes surent qu'une administration beige était rétablie a Louvain, ils vinrent d'un peu partout demander au nouveau bourgmestre conseil et secours. 124 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Beaucoup de ces paysans étaient préoccupés du paiement des « bons de réquisition » que les Allemands leur avaient remis en emmenant leur bétail. Ne comprenant pas 1'allemand, ils demandaient ce que valaient leurs papiers. Pour deux chevaux qu'on leur avait pris, ils avaient recu un « Bon pour deux lapins » ; pour trois vaches, un « Bon pour trois seaux d'eau » , ou un « Bon pour être fusillé «... * ÜÉÉÜ Les rares témoins qui ont, comme nous, erré a travers Louvain en ces premiers jours qui suivirent le sac, n'oublieront jamais cette vision de cataclysme. II était presqüe impossible de passer par certaines rues obstruées de débris : facades écroulées, balcons effbndrés, réverbères renversés, poutrelles de fer tordues, coffres-forts béants s'amoncelaient en un désordre sau- APRÈS LA SEMAINE TRAGIQDE 125 vage sur toute la largeur de la voie. Par moments le vent soulevait de ces ruines encore chaudes une aveuglante poussière de cendres. Une odeur nauséabonde de pourriture et de brülé vous poursuivait obstinément, et trop souvent on se heurtait au cadavred'un fusillé ou a la carcasse d'un chëval mort. De rares passants, déroutés par 1'aspect catastrophique des choses, cherchaient dans le fouillis des ruines remplacement de leur foyer anéanti. D'autres grattaient les cendres avec le fol espoir d'y retrouver quelque souvenir aimé, abandonné dans la fuite éperdue le jour de 1'expulsion. Prés de 1'Hótel de Ville, les soldats allemands, criant Hoch dem Kaiser et chantant Deutschland über alles, se soülaient de champagne au son d'un violon. Mille q u atre-vi ngt-qu a tre maisons avaient 126 LES ALLEMANDS A LOÜVAIN été incendiées sur le territoire de la commune de Louvain, quatre cent quarante dans la commune voisine de Kessel-Loo et quatre-vingt-cinq dans celle d'Heverlé qui font, Tune et 1'autre, partie de 1'agglomération louvaniste. A Louvain même, la torche des incendiaires semblait s'être promenée méthodiquement dans trois dirêctions : d'abord aux alentours de la gare et tout le long de la voie ferrée. Puis, dans le quartier riche habité par les professeurs de l*Université : la place du Peuple et les rues adjacentes, spécialement la rue Léopold. Enfin, au coeur de la cité, c'est-a-dire autour de 1'église Saint-Pierre et, jusqu'a des distances variables, dans chacune des rues qui rayonnent de la place de 1'Hótelde-Ville. Outre les habitations privées, 1'incendie avait détruit 1'église Saint-Pierre, les Halles universitaires, le Palais de Justice, 1'Académie de Beaux-Arts, le Théatre, 1'École APRÈS LA SEMAINE TRAGIQüE lil commerciale et consulaire de 1'Université. Notre première visite, le mardi 1™ septembre, fut pour 1'église Saint-Pierre. Du dehors on pouvait constater déja que le clocher et la toiture étaient complètement détruits. A 1'intérieur le spectacle était désolant : les débris de la voüte effondrée et des cloches fondues jonchaient le pavement; des büchers avaient été allumés dans chacune des chapelles latérales de la grande nef centrale et tout leur contenu, mobilier et tableaux, était anéanti; au milieu du chceur un autre bücher fbrmé de chaises entassées avait abtmé le maitre-autel et endommagé le tabernacle. Les célèbres tableaux de Bouts — la Dernière Cène et le Martyre de saint Érasme — se trouvaient dans une des chapelles qui entourent le chceur. Si le feu s'était propagé jusque-Ia, ceschefs-d'oeuvre eussent été perdus. Ilsne furent, en effet, enlevés de 1'église qu'après 1'incendie, le jeudi 27 aoüt : je tiens le fait 188 LES ALLEMANDS A LOUVAIN de la bouche même du lieutenant Telemanu, 1'adjoint du major von Manteuffel, qui les fit porter ce jour-la a 1'Hótel de Ville. La massive porte en chêne de la sacristie avait été forcée et les meubles qu'elle contient, fracturés. Escaladant des monceaux de décombres, nous dirigeames ensuite nos pas vers les Halles univerSitaires. Ici, la ruine était compléte. De 1'énorme batiment il ne subsistait que quelques pans de murs. Dans le grand hall du rez-de-chaussée, les colonnes qui soutenaient la voüte maintenant écroulée, émergeaient a peine des cendres encore incandescentes de ce qui fut la bibliothèque de 1'üniversité catholique. Pas un livre, pas un manuscrit n'avait été sauvé. La galerie des bustes, la collection des tableaux, les archives, tout était anéanti (1). (1) La bibliothèque de 1'Université de Louvain possédait une collection de neuf cent cinquante manuscrits; plusieurs dataient du douzième siècle APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE U9 , Nous avons appris plus tard que le feu fut mis a la bibliothèque le mardi 25 aoüt, entre dix heures du soir et minuit. II n'y avait alors, dans les Halles, que le conciërge, sa femme et leurs petits enfants, et quinze cavaliers allemands qui étaient venus 1'après-midi installer leurs chevaux dans le et contenaient les specimens les plus rares d'écritures. La collection des incunables — huit cents a mille — était une des plus précieuses de PEurope; on y rencontrait les plus beaux exemplaires sortis des presses de Jean de Westphalie. Les fonds des vieux imprimés formaient un ensemble unique dont la reconstitution est impossible. Le nombre total des volumes s'élevait a plus de deux cent cinquante mille. On conservait en outre dans les armoires des souvenirs précieux de 1'ancienne Université, notamment la Bulle de fondation de 1'üniversité (1425), le Livre d'or contenant les signatures d'un grand nombre d'hommes illustres, une quantité de gravures et de miniatures et une superbe collection de reliures flamandes du seizième siècle. On trouvera d'intéressants détails dans le volume que vient de publier le savant bibliothécaire de l'Université de Louvain, le professeur Paul Delannoy : L'Université de Louvain. Six conférences faites au Collége de France. Paris A. Picard, 1915. 9 130 LES ALLEMANDS A LODVAIN grand hall du rez-de-chaussée. Q uand la fusillade commenca, les cavaliers décampèrent avec leurs chevaux en disant au conciërge que les Francais arrivaient. A minuit, le conciërge constata que la bibliothèque était en feu... * # Le mardi 1" septembre, nous recümes a Saint-Thomas la visite d'une personnalité allemande bien connue : le docteur Sonnenschein, de München-Gladbach. Accompagné de deux Hollandais, le docteur Poels et M. Koster, il venait faire une enquête chez ses compatriotes de la Kommandantur sur les événements de Louvain. Ce qui le préoccupait, c'était de savoir la vérité sur le róle attribué au clergé catholique par certains journaux allemands. Quelques jours après sa visite, nous lümes dans la Kolnische Folkszeitung le résultat de son enquête : «II serait injuste, écrivait-il, d'im- APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE 131 pliquer 1'Université et le clergé dans les troubles de Louvain. Les étudiants étaient en vacances; Ia plupart des professeurs aussi; ceux qui étaient restés se dévouèrent au soin des blessés, aussi bien des Allemands que des Beiges. Quant aux prêtres et aux religieux, loin d'exciter la population, ils n'ont fait que prêcher le calme. Au surplus dans aucune église on n a trouvé des armes; d'aucun clocher on n'a tiré un coup de feu (1). »• H # # Le 4 septembre se présenta a Saint-Thomas le docteur Georg Berghausen, officier d'artillerie et médecin militaire, du 2S bataillon d' infanterie de Neuss. II demanda de pouvoir emprunter 1'autO (1) Feuilleton intitulé In Löwen et signe : docteur Sonnenschein, dans la Kölntsche Volksxeitung du 10 septembre 1914. 132 LES ALLEMANDS A LOUVAIN dont M. Léon David avait fait don a 1'ambulance le 13 aoüt (1); il devait, dit—il aux docteurs Tits et Noyons, visiter des blessés a Diest et a Aerschot. L'auto lui fut prêtée mais ne revint point. Interpellé le lendemain, il s'excusa en disant qu'un officier supérieur en grade avait trouvé l'auto a sa convenance et se 1'était appropriée. La semaine suivante, il donna, en échange de la magnifique voiture de M. Léon David, une autre machine, tout usée et sans valeur. L'histoire fut racontée plus tard, en ootobre, au médecin de la garnison, le docteur Ohren, de Düsseldorf. Après en avoir référéa la Kommandantur, le docteur Ohren conseilla a la direction de 1'hópital SaintThomas de présenter une réclamation. Aucune réponse écrite ne fut faite a la réclamation; mais le docteur Ohren voulut bien expliquer verbalement pourquoi il fallait (1) Voir plus haut, page 10. APRÈS LA SEMAINK TRAGIQÜE 133 renoncer a 1'espoir d'un dédommagement. Léon David, — lui assurait-on a la Kommandantur, — avait été exécuté le mardi soir 25 aoüt, et on avait trouvé sur le mort un testament, daté de la veille, par lequel il léguait son auto a 1'höpital SaintThomas. Ce testament, poursuivait-on, était sans valeur; car, Léon David ayant été condamné a mort par 1'autorité militaire, tous ses biens revenaient de droit a 1'empire allemand... Le docteur Ohren nous a toujours fait 1'effet d' un parfait honnête homme. Mais il n'est pas juriste et la théorie de la confiscation ne lui parut pas extraordinaire. Je me contente de la signaler a ceux qui écriront 1'histoire juridique de 1'occupation allemande en Belgique. Le docteur Ohren ne se trouvait pas non plus a Louvain le 25 aoüt et il était excusable d'ignorer les circonstances de la mort de M. Léon David. 184 LES ALLEMANDS A LOUVAIN La vérité est que Léon David a été assassiné purement et simplement, le mardi 25 aoüt, vers dix heures du soir, en même temps que son père et son domestique. II n'y eut ni instruction, ni jugement, ni condamnation. Le malheureux, arraché de son hótel, fut fusillé sur le trottoir de la maison Desaeger qui, ayant été incendiée, s'écroula dans la nuit. Le corps de Léon David ne fut dégagé d'en dessous les décombres qu'une douzaine de jours plus tard. Faut-il ajouter qu'on ne trouva sur lui aucun testament? L'auto avait d'ailleurs été donnée en pleine propriété a 1'hópital Saint-Thomas depuis le 13 aoüt. Les circonstances de la mort de Léon David, que nous connaissions déja, ont été racontées récemment par deux témoins : d'une part, par le docteur Berghausen luimême; de 1'autre, par Ia servantede David. On lira avec intérêt les deux dépositions APRÈS LA SEMAINE TRAG1QUE 135 dont nous reproduisons en note les parties essentielles (1). m # # Du 11 au 14 septembre le canon tónna de nouveau dans le voisinage immédiat de Louvain. La garnison d'Anvers faisait une (1) Yoici d'abord la déposition du docteur Berghausen publiée dans le Livre blanc allemand : (i Passant par la rue de la Station, je vis, le mardi soir, vers dix beures, prés du monument de Juste Lipse, un soldat allemand tué, gisant a terre. Ses camarades me dirent que le coup était parti de la maison de M. David-Fischbach. J'enfoncai la porte de la maison et rencontrai d'abord le vieux DavidFischbach. Je lui demandai raison du meurtre du soldat allemand. Ildéclara qu'il ne savait rien. Ladessus son fils, le jeune David-Fischbach, descendit les marches du premier étage et un vieux domestique sortit de la loge du portier. J'emmenai de suite père, fils et domestique. A ce moment s'éleva dans la rue un tumulte : de maisons situées plus loin, on tirait sur les soldats et sur moi. Je perdis de vue, dans 1'obscurité, David-Fischbach, son fils et son domestique... Quelques minutes plus tard je vis le vieux David-Fischbach fusillé, gisant devant la statue. Je conjecturai que les 136 LES ALLEMANDS A LOUVAIN seconde sortie. Les ambulanciers allemands ne tardèrent pas a nous amener leurs compatriotes tombés sur le champ de bataille. II était de régie a Saint-Thomas de ne faire aucune distinction entre les blessés; tous étaient traités avec la même charité quelle que fut leur nationalité. Quand les premiers blessés allemands nous arrivèrent camarades du soldat tué avaient infligé son chatiinentau propriétaire de Ia maison... » (Voir : Die vBlkerrechtswidrige Führung des belgisehen VolksJcriegs. — Auswartiges Amt. Berlin, 10 mai 1915, p. 259.) La servante de David a raconté, d'autre part, devant la Gommission d'enquêteanglaise, comment ses maitres furent assassinés : « Le 25 aoüt 1914, raconte la servante, nous soupames comme d'habitude a huit heures dans la maison de mon maitre. A neuf heures environ, mon maitre al la au lit; son fils, qui dormait dans la même chambre que son père, alla aussi se coucher. Les autres domestiques de la maison et moi nous allames au lit a neuf heures et demie environ. Par ordre des soldats allemands, les portes de la maison furent laissées ouvertes et les lumières allumées. Trés peu de temps après que je fus entree dans ma chambre a coucher, je vis des Hammes APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE 131 le vendredi 11, infirmières et brancardiers s'empressèrent de leur donner des soins et les médecins restèrent sur pied une bonne partie de la nuit. De même le lendemain et la nuit suivante. Le dimanche soir, un sous-officier allemand nous dit qu'il restait encore des blessés — des Beiges — et que nous pouvions qui s'élevaient d'une maison toute proche. J'allai c vei lier mon maitre et son fils. Comme ils descendaient les escaliers, ils furent saisis par des soldats allemands, liés et emmenés. Je ne vis pas ce qui se passa au dehors, car pendant ce temps j'étais allee dans Ia cuisine; mais un homme que je connais, me dit que mon maitre et son fils se mirent a genoux devant la porto et que les soldats allemands les tuèrent tous deux. Mon maitre fut tué a coups de baïonnette et de fusil et son fils fut fusillé. L'enterrement de mon maitre et de son fils eut lieu treize jours après qu'ils eurent été assassinés. Ils ne purent pas être enterrés plus tót, paree qu'une maison voisine s'étant écroulée après 1'incendie, on n'avait pu dégager les corps. » (Voir la déposition du quatorzième témoin de Louvain dans : Report of the commütee on alleged g er man out rages, presented to Parliament by command of Hts Majesty. Londres, 1915. 2 volumes.) 138 LES ALLEMANDS A LOüVAIN aller les chercher. La vieille auto fut mise en marche; on trouva encore en ville une ou deux charrettes et on partit pour Wygmael. Les morts allemands étaient déja enterrés; les nótres gisaient encore dans la houe. Ceux de nos blessés qui n'avaient pas succombé depuis quarante-huit heures aux privations et a 1'hémorragie, étaient dans un état pitoyable; quelques-uns s'étaient tralnés dans les fossés pour se mettre a 1'abri des balles; d'autres avaient été transportés dans des étables. II y en avait cinq étendus dans une porcherie sur le fumier; deux d'entre eux, le commandant Hutsebaut et un lieutenant furent hissés dans l'auto. A 1'arrivée a Saint-Thomas, le commandant Hutsebaut était mort. Le lendemain matin on retourna de bonne heure prés des trois autres; ils avaient cessé de vivre. APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE 13» # # Deux anecdotes montreront comment les autorités militaires allemandes savaient a roccasion témoigner leur estime et leur reconnaissance a ceux qui prodiguaient leur dévouement aux blessés. Le ler octobre, a cinq heures du matin, huit soldats commandés par un sergent entraient bruyamment a Saint-Thomas et demandaient au brancardier de garde de les conduire chez le docteur Tits, médecin principal de 1'ambulance. Ils pénétrèrent dans sa chambre, 1'obligèrent a se lever et a s'habil ler en leur présence, puis, baïonnette au canon, 1'emmenèrent comme un malfaiteur a la Kommandantur. II était pris comme otage en même temps que cinq autres habitants de Louvain, paree que la veille la voie ferrée avait été coupée dans les environs de Louvain, on ne sait par qui. Une énergique 140 LES ALLEMANDS A LOUVAIN réclamation fit relacher le docteur Tits une heure après, mais le Père Claes, 1'héroïque fossoyeur, dut aller prendre sa place. Quelques semaines plus tard, vers le 20 novembre, le docteur Tits demanda un passeport pour la Hollande. Le 28 aout, tandis qu'il soignait leurs blessés a SaintThomas, les Allemands avaient brülé sa maison; sa femme et ses enfants avaient dü chercher un refuge en Hollande; mais luimême était resté au poste et depuis trois mois il se dévouait jour et nuit a 1'ambulance. Sa femme attendait un enfant vers le 10 décembre. II demandait donc de pouvoir aller la retrouver. Le passeport lui fut impitoyablement refusé. * Après la terrible secousse de la dernière semaine d'aoüt, Louvain revenait peu a peu a la vie. C'était comme le réveil après APRÈS LA SEMAINE TRAGIQUE 141 un cauchemar. Petit a petit les nouvelles du pays filtraient malgré 1'occupation allemande : de partout venaient des rumeurs de massacre et de destruction. Mais de la lutte prodigieuse engagée la-bas en France et dont nous nous sentions 1'enjeu, nous ignorionstout. Auxproclamations officielles des victoires allemandes, la population opposait un scepticisme absolu, tandis que les nouvelles les plus fantaisistes sur les mouvements des troupes alliées maintenaient la confiance. L'hópital Saint-Thomas, dont personne n'eüt pu prévoir la destinée, était devenu le centre de la cité. Après avoir requ sept cents blessés beiges, francais et allemands et les avoir sauvés ou soulagés par la science de ses médecins et 1'abnégation de ses infirmières, il avait préservé tout un quartier de la ville rien qu'en restant au poste, si je puis dire, a 1'heure critique; — puis, dans la ville abandonnée il avait suscité les 142 LES ALLEMANDS A LOUVAIN hommes qui rétablirent 1'ordre; — aujoui?d'hui, après que toute la vie de Louvain s'y fut réfugiée pendant quelques jours, il restait encore le foyer de la patience et du courage. La bataille du 11 au 14 septembre, qui ramena les troupes beiges tout prés de Louvain, avait rempli 1'ambulance. Après les journées tragiques, ce flux de misères a soulager fit circuler une vie intense dans tous les membres de 1'organisme. On n'imagine pas ce qu'il fallut d'ingéniosité et de hardiesse pour reconstituer tous les services, dans la pénurie presque totale oü nous nous trouvions. Nul ne resta oisif. Chacun avait son poste et sa besogne : dans la salie d'opérations, a la lingerie, au réfectoire, au secrétariat. D'autre part la communauté laïque, que dans un jour de tempête la pitié avait formée autour de nos blessés, s'était établie a demeure et tant bien que mal dans eet APRÈS LA SEMAINE TRAGIQTJE 1*8 hópital qui lui-même avait été improvisé. Rien ne rapproche les ames comme les épreuves endurées en commun, sou ree intarissable d'entr'aide et de charité réciproque. Deux mois avaient suffi pour faire de la communauté rassemblée par un hasard tragique une familie tres unie. Les exigenees étaient médiocres et chacun avait pu se créer a trés bon compte un petit intérieur que la bonne humeur rendait confortable. Le soir, après le souper et la prièrè dite en commun, on se réunissait en « clubs » pour deviser sur les dernières nou velles. Le 28 octobre, tout le monde s'était entendu pour faire de la fête patronale des deux fondateurs de 1'hópital, une cordiale fête de familie. II y eut de la mUsique, des vers, des fleurs et M. Marguery fit un petit discours bien pensé et encorè mieux senti qui réveilla Fémotion commune. A Malines le cardinal Mercier avait aussi CHAPITRE V EXPLICATION DES ÉVÉNEMENTS Le gouvernement allemand a expliqué a sa manière les événements de Louvain. D'après sa version, tout ce qui est arrivé est la faute des habitants. De connivence avec le gouvernement beige, la population aurait attaqué traitreusement les troupes allemandes. Celles-ci n'auraient fait que se défendre et leurs chefs auraient infligé a la cité rebelle un chatiment exemplaire mais mérité. Grace a 1'organisation puissante et méthodique de la propagande allemande, cette version a fait le tour du monde. L'heure n'est pas venue de prononcer sur les événements de la semaine tragique une 10 1*8 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Nulle part, dans aucune maison, dans aucune église, les Allemands n'onttrouvé un depót darmes ayant servi ou devant servir aux prétendus conjurés; Les armes que les civils possédaient avant la guerre avaient été déposées a 1'Hótel de Ville, sur 1'ordre répété du gouvernement beige, du bourgmestre et du commandant allemand; Le gouvernement beige et le bourgmestre avaient enjoint a la population de s'abstenir de toute manifestation contre les troupes ennemies; Enfin, pour qui a vu Louvain du 19 au 25 aoüt, c'est folie pure de supposer que 1'idée aurait pu venir a la population de ris- soldats allemands et constaté par des civils. II a été observé a la place du Peuple, dans la rue de Bruxelles, dans la rue de la Station et aux environs de la gare. Plusieurs témoins, interrogés par la Commission d'enquête anglaise, ont déposé en ce sens. (Voir les dépositions des témoins 5 et 8 de Louvain.) EXPLICATION DES ÉVÉNEMENTS 15T région oü elle subit une humiliation: 1'expiation du sacrilège sera immédiate et impitoyable. Divinité monstrueuse aussi, dépourvue d'un attribut essentiel du vrai Dieu : la justice. Ses rigueurs sont aveugles, elles frappent a la fois et indistinctement innocents et coupables. Tous les monuments qu'elle réduira en cendres, ne valent d'ailleurs pas la vie du moindre soldat allemand (1). Ce culte, idolatrique et féroce, voué a 1'armée, est-il simplement une création du militarisme prussien imposée a 1'empire par les hommes de guerre sectateurs de la religion de la force? Ou bien, tout en étant d'origine prussienne, s'est-il intégré dans des conceptions plus générales, communes a 1'Allemagne entière? (1) Voir la proclamation du général baron von Bissing, commandant le 7* corps d'armée, dans la Kölnische Volkszeitung. Wochen Ausgabe, n° 33, du 17 septembre 1914, p. 13. 158 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Deutschland über alles, chantaient les soldats en casque a pointe, tandis qu'ils défilaient dans nos cités envahies au son des fifres et au bruit des tambours. Deutschland über alles est T expression " populaire d'une théorie philosophique. L'Allemagne moderne est Ia réalisation, orgueilleuse et grandiose, du Dieu-État de Hegel. Et 1'armée qui assure sa force participe de son caractère divin. C'est dans les théories politiques allemandes qu'il faut chercher 1'explication première, non pas de faits isolés, mais de 1'ensemble des atrocités, du « système» , si 1'on veut, qui fut appliqué a la Belgique pour lui faire expier sa résistance... FIN TABLE DES MATIÈRES Page» Lettre-préface de Mgr Deploige i Chap . I". — Les premiers jours de la guerre. 1 — II. — L'occupation allemande 25 — III.—Le sac de la ville 41 — IV. — Après la semaine tragique 115 — V. — Explication des événements. .. 145 PAUS. — TYP. PLOR-NOURRIT ET C'% 8, RUE GARANCIERE. — 21260. i rass A LA MÊME L1BRAIRIE Dixmude. Un ehapitre de l'histoire des fusiliert marint (7 octobre-10 novembre 1914), par Ch. Le Goffic. 36« üdition. Un volume in-16 avec deux cartes et douze gravures. 3 fr. En Campagne (1914-1915'). lmpressions d'un officier de légere, par Marcel Ddpont. 15» édition. Un volume in-16. Prix : . . . 3 fr. 50 Kotes d'une inflrmiere (1914), par M. Eydoux-Démians. 7* édition. Un volume in-16. 3 fr. Vision* de guerre e» de victoire. par Énée Bouloc. Un volume in-16 .' ., . . .. . . '. . 3 fr. 80 Chiffons de papier. Ce qu'il faut tavoir des origines de la guerre, par Daniël Bellet. Une brochure in-16. . . 50 cent. I/Indépendance européenne, étude sur les conditions de la paix, par André Sardou. Une brochure in-8°. ... 50 cent. Nos raitont d'espérer. Exposé de six mots de guerre. Vues sur le passé et 1'avénir. Document$'»Fe source francaise publiés par la presse anglaise. Une brochure in-16. . . 75 cent. Chez nos ennemis a la veille de la guerre, par Gaston Choisy. Une brochure in-16. . . 1 fr. 50 A la conquête du Maroc Sud avec la colonne Mangin (1912-1913), par le capitaine Cornet, de 1'infanterie coloniale. Lettre-préface du général Ch. Mangin. 3» édition. Un volume in-16 avec 19 gravures et une carte 4 fr. Un Officier. Le lieutenant Jacques Roze, lui au Maroe, par Étienne Roze. 4» édition. Un volume in-16, avec un portrait. Prix . . ......... 2 fr. (Couronnê par l'Académie francaise.). Honneur militaire. Italië (1859). — Cochinchine (1862). — France (1870), avec une préface de M. le vicomte E.-M. ue Vogüé, de 1'Acardémicfrancaise. 2" édition. Un volume in-8" écu.. 3 fr. 50 Un Beige. Roman, par H. Davignon. Un Volume in-16. 3 fr. 50 Mes Souvenirs (18XO-18V9), par le général »n Barail. Nouvelle édition dans le format in-8° écu, avec un portrait. 20° édition. Trois volumes. Prix de chaque volume. 3 fr. 50 paris. — typ. plon-noorr1t et c'", 8, roe garanciêre. — 21260. LES ALLEMANDS A LOUVAIN HERVÉ DE GRUBEN LES ALLEMANDS A LOUVAIN SOUVENIRS DUN TÉMOIN Lettre-préfage db MGR Simon DEPLOIGE PRÉSIDENT Dl L*INSTITUT SUPÉRIEUR Dl PHILOSOPHIE A l/UNIVERSITK" DE LOUVAIN PARIS LIB RAI RIB PLON PLON-NOURRIT et C", IMPR1MEURS-ÉD1TEURS 8, KUB GARANCIERE — 6" 1915 Tous droits réservés Copyright 1915 by Plon-Nourrit et C*«. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. LETTREPRÉFACE Cher Am, Je viens de parcourir votre brochure les A^efliands a Louvain et je vous écris, encore sous Vimpression de cette lecture qui a réveillé en moi tont et de si fortes émotions. Nous avons vécu ensemble les heures cruellesde Vinvasion etlesjournéesterribles de la semaine tragique : a chaque moment mon souvenir s'est refiété exactement dans le vótre. Votre amitié — permettez-moi ce seul reproche — vous a conduit a me donner une part trop large dans le cours de votre n récit: A l'Hópital Saint-Thomas nousavons été tous unis dans la plus compléte solidarité et chaque membre de notre communauté s'honorait d'être au méme titre le serviteur des victimes de la guerre. En lisant vos pages j'ai admiré la sérènitê de votre ton : ni une plantte larmoyante, ni une récrimination aigrie, ni méme t'expression d'une inimitié. Et pourtant vous savez a quelles horreurs, a queUes iniquités nous avons assisté. La pire est peut-étre celle qui a consisté a calomnier les victimes. Je vous félicite d'avoir eu la force de maitriser une bien naturelle indignation et d'avoir toujours su garder une attitude pleine de dignité : celle du témoin qui relate avec une précision scrupuleuse ce quil a vu et entendu. Le souci de la notation exacte des faits ne vous empêche pas (tailleurs de vous èlever, a la fin de votre récit, a une trés fine analyse des LES ALLEMANDS A LOUVAIN CHAPITRE PREMIER LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE J'avais quitté Louvain le 22 juület 1914. La session des examens, commencée le 6, touchait a sa fin. La ville se vidait rapidement de sa population universitaire, animée et bruyante. Comme chaque année a cette époque, elle allait, pendant deux mois, devenir une cité morte. Je me rendais a la campagne, espérant y passer des vacances paisibles. A peine installé, je lus dans les journaux du 25 1'ulti- 1 s LES ALLEMANDS A LOUVAIN matum de 1'Autriche a la Serbie. Puis les nouvelles graves se succédèrent, semant 1'inquiétude. Le 30, une affaire a régler me ramena a Louvain. Jedésirais savoirce que pensaient de la situation les maitres que j'avais quittés et quelles étaient leurs prévisions. Je sonnai, rue des Flamands, 1, a I'Institut supérieur de Philosophie (École Saint-Thomas). Les examens y étaient termiriés, les étudiants partis. Dans la salie des conférences oü le jury avait siégé, Ia grande table était encore couverte du tapis vert. Je finis par rencontrer le président de I'Institut, Mgr Deploige, et son collègue "et ami, le chanoine Thièry. Tous deux travaillaient dans un auditoire a déménager le mobilier, qu'ils transportaient au grenier. Surpris de les voir s'acharner a ce travail insolite, je leur demandai ce qu'ils faisaient. — Nous allons organiser une ambulance pour les bléssés, fut la réponse, tandis LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE 3 qu'ils continuaient d'emporter les bancs. — Alors vous croyez a la guerre? — Vous le voyez bien. Je me souvins alors d'un incident qui s'était passé deux mois auparavant. On avait découvert a Bruxelles, en mai ou en juin, un espion allemand qui s'était procuré la liste des dépots d'essence pour autos et les adresses des généraux de 1'armée beige. «Ce sont, — avaient dit un soir Mgr Deploige et M. Thièry dans un club d'étudiants dont j'étais, — ce sont la des renseignements que 1'ennemi réunit la veille de la guerre » ; et ils nous montrèrent, sur une carte, par oü se ferait 1'invasion allemande. Nous ét i ons restés incrédules; mais eux avaient pris leurs précautions. Avec un comité d'amis, ils organisent chaque année le pèlerinage national beige a Notre-Dame de Lourdes. A la fin de'juin, ils s'étaient trouvés a Lourdes et, comme poussés par un pressentiment, ils avaient demandé aux 4 LES ALLEMANDS A LOUVAIN infirmières et brancardiers du pèlerinage qui d'entre eux serait disposé a faire le service des ambulances pendant la prochaine guerre. Ils recueillirent un certain nombre d'adhésions et formèrent dès lors le projet d'équiper, pour le transport des blessés, les trois wagons-hópitaux du pèlerinage et d'installer une ambulance dans les locaux de I'Institut Saint-Thomas... Je revins, le soir, a la campagne, pensif et encore un peu sceptique. Le dimanchè suivant, 2 aoüt, je lus dans les journaux que le ministre de Prussea Bruxelles venait de déclarer au journal le Soir : « Peut-ètre que le toit de vos voisins brülera, mais votre maison restera sauve. « Quarante-huit heures après, la Belgique était envahie par 1'armée allemande... * Le 5 aoüt, je rentrai a Louvain pour LES PREMIERS JOüRS DE LA GUERRE 5 m'engager comme brancardier a YHópital Saint-Thomas : c'est le nom qu'avait pris, pour la durée de la guerre, I'Institut supérieur de Philosophie. Quel changement en moins de huit jours! Au-dessus de la grille d'entrée flottait, a cóté du drapeau beige, le drapeau de la Croix-Rouge (1). Aux fenêtres de 1'habitation du président pendaient des écriteaux : Direction générale. Secrétariat. Caisse. Comptabilité. La maison méme était animée comme une ruche. Infirmières et brancardiers venaient s'y inscrire, prendre leur carte d'identité, se munir du brassard de la Croix-Rouge. Des professeurs d'Université y siégeaient en permanence, délivrant des « bons » pour les commandes, encaissant les dons, payant les fournisseurs, tenant soigneusement les (1) Le 3 aoüt, 1'höpital Saint-Thomas avait été officiellement agréé par la Croix-Rouge de Belgique. LES PREMIERS JOÜRS DE LA GUERRE 7 Dans les corridors on avait rangé les brancards qui devaient servir au transport des blessés. Les vastes auditoires, vides de leurs bancs, se trouvaient garnis de lits. Au fond du jardin, derrière I'Institut, une barraque en bois, élevée au milieu d'un massif de noisetiers, portait 1'inscription : Mor que. On avait tout prévu. * # La ville de Louvain avait, elle également, pris une autre physionomie. Les murs étaient couverts d'affiches officielles relatives a la mobilisation, aux réquisitions, aux engagements de volontaires; 1'une d'elles, rappelant que la défense du pays incombe a 1'armée seule, enjoignait aux civils qui possédaient des armes de les remettre immédiatement a 1'Hótel de Ville. Des cortèges d'automobiles, chargées de vivres, roulaient a des allures folies dans la LES PREMIERS JOÜRS DE LA GUERRE 9 doivent être. La grande bataille est imminente... » * Le 7 au soir, arrivèrent a 1'hópital Saint-Thomas les premiers * blessés » . Rien de grave, il est vrai; les chirurgiens ne durent pas intervenir. Mais il se pro— duisit autour de nos éclopés un mouvement de curiosité émue et sympathique; les visites affluèrent; de partout on apportait des fleurs, des raisins, des cigares, des journaux. Ghaque soir, depuis lors, nous nous rendions a la gare, munis de nos civières, pour assister au débarquement des trains sanitaires et ramener les hommes que le médecin principal nous confiait. Les saües de 1'hópital se remplirent 1'une après 1'autre. Les infirmières restaient a leur poste du matin au soir. Les brancardiers veillaient la nuit. 16 LES ALLEMANDS A LOUVAIN — Regardez. Et le paysan étendit la main dans la direction de Tirlemont. Le ciel était rouge. Les fermes et les maisons flambaient la-bas. Nous sonnons chez nos voisins les Franciscains de la rue des Flamands. Ils ouvrirent avec empressement la porte de leur couvent a quelques douzaines de fugitifs. Dans les locaux d'une école de la rue de Tirlemont, nous réussimes a en installer d'au tres. Un grand nombre campa sur la voie publique. II était dix heures. Un sergent beige vint nous dire que rarrière-garde de notre armée avait été assaillie par les Allemands a Roosbeek et a Bautersem et qu'on amènerait sans doute des blessés. Immédiatement nos veilleurs courent a bicyclette chez les médecins de 1'hópital pour les convoquer. A onze heures, tous se trouvaient réunis dans la salie d'opérations. A ce moment une charrette s'arrête LOCCUPATION ALLEMANDE 27 de toutes armes défilant devant 1'hópital. Des cyclistes ouvraient la marche, faisant signe aux habitants de se rassuier. Mais derrière eux un vieil officier, a cheval, ordonnait de fermer les fenêtres ou vertes aux étages. Suivant a quelque distance les éclaireurs, les masses compactes de 1'infanterie marquaient le pas, tandis que le cri aigu des fifres et le roulement grave des tambours réglaient la marche. Les visages étaient jeunes, épais etdurs j dans les yeux bleus se lisait la certitude orgueilleuse de la victoire; parfois, sur un commandement rauque, toutes les bouches s'ouvraient pour entonner le Wacht am Rhein. Montés sur de fringants coursiers, les hussards s'avancaient ensuite, élégants et hautains, regardant d'un air détaché et méprisant les habitants qui s'étaient ayenturés sur le seuil des portes. Puis ce fut de nouveau une interminable colonne d'infanterie, en casque a pointe. Après, des canons de campagne, 28 LES ALLEMANDS A LOUVAIN une longue file de véhicules chargés de munitions, des ambulances, des cuisines roulantes. Enfin, toujours des bataillons d'infanterie, et encore des batteries d'artillerie, et des escadrons de uhlans et de dragons. Le long de la colonne en marche, des cyclistes déroulaient les fils téléphoniques et les accrochaient aux réverbères et aux poteaux électriques. En tête des bataillons et des escadrons, les officiers a cheval tenaient a la main, dans une gaine de cuir, les plans de la région abrités sous une feuille de mica. * # Un seul drapeau beige était resté arboré dans la ville : celui de 1'hópital Saint-Thomas. Quand 1'état-major passa, des officiers firent signe, des yeux et de 1'épée, qu'il devait disparaltre. Le règlement de la CroixRouge exige que les couleurs nationales 32 LES ALLEMANDS A LOUVAIN ments de la gare, le mobilier avait été saccagé, les billets de chemin de fer répandus par terre. Rue Léopold, la maison du prcfesseur Dr. Van Gehuchten, qui était en villégiature a la mer, avait été ouverte; les meubles gisaient sur le parquet; des bouteilles vides trainaient dans le hall. Méme spectacle dans d'autres maisons oü ne résidait pas leur propriétaire. Les rayons des magasins de comestibles étaient vides; viande, pain, conserves, tout avait été emporté par le flot de 1'invasion. Les murs de la ville se couvraient d'affiches, imprimées en Allemagne. II y était question « de francs-tireurs, d'otages, de lugubres cruautés» . Des ordonnances, rédigées en un francais barbare, défendaient aux habitants de circuler après huit heures du soir, leur enjoignaient de remettre leurs armes, exigeaient que les portes fussent tenues ouvertes la nuit, et les fenêtres éclairées. L'OCCUPATION ALLEMANDE 33 Au sommet de 1'Hótel de Ville flottait le drapeau allemand, signe de 1'occupation. L''Etappen-Kommandant, le major von Manteuffel, — un petit gros a tête ronde, au regard fuyant, — siégeait dans la salie des séances du conseil communal. Le grand hall du rez-de-chaussée, oü couchaient les hommes de garde, était encombré de bottes de paille et de matelas; dans un coin, un monceau de fleurets mouchetés et de pistolets de salon. Fusils de chasse et revolvers avaient été confiés quinze jours auparavant aux autorités beiges; quand les Allemands répétèrent 1' injonction de remettre les armes, on s'empressa de leur porter ce qui restait : les armes de panoplie. Aux portes de la ville, des sentinelles empêchaient d'entrer et de sortir les habitants qui n'étaient pas munis d'un passierschein (laisser-passer). 3 34 LES ALLEMANDS A LOUVAIN * * Le vendredi soir, une garde militaire fut installée a l'hópital Saint-Thomas pour empêcher 1'évasion des blessés beiges. Elle nous fut amenée par un jeune Feldwebel, nommé Voigt; ce Voigt, qui parlait couramment le francais, avait passé deux ans a Bruxelles dans une école professionnelle de tailleurs. Le sergent de la garde, — un maigre, a peau jaune avec des petits yeux fureteurs, — nous dit le lendeinain que les batiments étaient «tres complexes » ; il se fit adjoindre un autre sergent et le nombre des hommes de la garde fut porté a vingt-quatre. # # * Tandis que nous achevions notre promenade, le jeudi après-midi, de nouvelles LE SAC DE LA VILLE 45 Sont-ce vos hommes qui ont fait le coup de feu? — II faut bien qu'ils se défendent. On tirait de partout. — Si 1'on se bat dans les rues, qu'ils y aillent. II nest pas admissible qu'ils tirent d'ici. L'hopital est protégé par le drapeau de la Croix-Rouge. Les Alliés le respecteront. — II ne s'agit pas d'Alliés. C'est des fenêtres des maisons que partent les coups; ce sont les civils qui tirent. — C'est absurde. Je connais mes voisins. Pas plus que nous-ils n'ont tiré. De 1'intérieur nous entendious la conversation. Elle n'était pas terminéeque la fusillade reconunencait a quelques pas. On percevait distinctement la décharge d'une mitraüleuse. — Voila, dit le docteur Tits au sergent, ce ne sont pour sür pas des civils qui tirent ces coups-la. 46 LES ALLEMANDS A LOUVAIN Mgr Deploige demanda encore si les blessés annoncés par YOberartz arriveraient ou non. — On se gardera bien, dit le sergent, de les exposer a être tués. Mgr Deploige et le docteur Tits rentrèrent. Eux comme nous restaient persuadés qu'il s'était produit une alerte parmi les troupes allemandes serrées de prés par 1'armée beige. É Vers neuf heures, 1'un de nous était monté a 1'étage. II descendit précipitamment, criant : «II y a un incendie du cóté de la gare! » Profitant d'une accahnie dans la fusillade, nous traversons la cour et nous nous rendons a 1'hópital. La, dans un couloir, nous trouvons rassemblés les autres membres de notre personnel, gardés par un soldat alle- LE SAC DE LA VILLE 47 mand, natonnette au canon. Quand la fusillade éclata, un des sergents de la garde était arrivé en criant : « Wer hat hier geschossen? Qui a tiré, ici? » Devant lesprotestations de nos amis, il s'était retiré, laissant la le geólier. Des fenêtres du grenier, nous pümes voir 1'incendie. II y avait déja non pas un, mais trois ou quatre foyers : devant la gare, boulevard de Tirlemont, et rue de la Station a deux endroits différents. Un avocat de la place du Peuple arrivé a ce moment, pale et défait. « Ma maison brüle, nous dit—il; les Allemands ont brisé les fenêtres et jeté des torches enflammées dans le salon; je n'ai eu que le temps de me sauver. » D'autres eneore, du méme quartier, vinrènt chercher refuge a SaintThomas et nous firent des récits analogues. Le professeur Victor Brants accourut au milieu de la nuit en disant que le feu mena<;ait sa maison. 48 LES ALLEMANDS A LOUVAIN C'étaient donc les troupes allemandes qui incendiaient la ville. Mais pourquoi? A mesure que 1'incendie s'étendait, 1'inquiétude gagnait notre personnel. Plusieurs infirmières, arrivées le soir pour soigner les blessés, pensaient a leur mari, a leurs enfants. Vers minuit, 1'une d'elles, la baronne de Dieudonné, n'y tint plus et voulut aller voir. Mgr Deploige 1'accompagna. L'hotel de Dieudonné étaitencore intact, mais, dans 1'angle opposé de la place du Peuple, le Palais de Justice formait déja un énorme brasier. # * Cependant, le personnel de 1'hópital s'était réuni avec les réfugiés dans deux ou trois sa lies du rez-de-chaussée. Les plus calmes essayaient de s'endormir étendus sur les brancards; deux capucins priaient dans un coin. Plusieurs avaient demandé a se con- LE SAC DE LA VILLE 51 nément contre le foyer de 1'Université catholique et contre le centre de la vie religieuse? A cinq heures du matin, Mgr Deploige célébra la messe sur un autel dressé dans la salie des grands blessés. Plusieurs se disaient que c'était peut-être la dernière a laquelle ils assisteraient. L'Église catholique fête, le 26 aoüt, le pape martyr saint Zéphirin. L'épitre et 1'évangile de la messe nous suggérèrent le thème de méditations opportunes. Dans l'épitre, c'était saint Paul bénissant Dieu, le père des miséricordes, qui nous console dans toutes nos tribulations et nous permet a notre tour de réconforter ceux qui sont dans 1'angoisse. Dans 1'évangile, Notre-Seigneur nous disait: i Que sert-il de conquérir le monde au détriment de son ame ?... 52 LES ALLEMANDS A LOüVAIN Le jour viendra oü le Fils de l'Homme jugera chacun selon ses ceuvres... » Au moment de la consécration, le canon, tonnant aux portes de la ville, vint soudain accompagner de sa basse formidable le tintement grêle de la sonnette. Après la conununion du prêtre, médecins, brancardiers et infirmières s'avancèrent a leur tour vers 1'autel et communièrent. Quelques paupières s'humectaient d'une larme furtive. Dans 1'assistance recueillie, plus d'un crut prendre son dernier Viatique. * * Dehors, le jour se levait. Le ciel était jaune, épais et lugubre. L'acre odeur de la fumée empestait 1'atmosphère. Une pluie de parchemin et de papier carbonisé descendait lentement sur la ville. De nouveau quelqu'un demanda au sergent de la garde: LE SAC DE LA VILLE 53 — Mais enfin, qu'est-ce qui a provoqué Ia fusillade d'hier soir et 1'incendie de la ville? — Une conjuration. Eine Verschwórung. Des civils ont attaqué 1'Hótel de Ville et tué trente de nos hommes sur la grand'place. L'explication, débitée comme une lecon apprise, était trop absurde pour mériter la discussion. II n'y avait qu'a hausser les épaules. * * * Cependant, d'autres fugitifs accouraient déja a Saint-Thomas. Le chanoine Noël, professeura PUniversité, et sa mère nous racontèrent comment, la veille a huit heures et quart, des soldats allemands s' étaient mis brusquement a décharger leurs fusils contre la facade de leur maison, rue Marie-Thérèse. Les balles 5* LES ALLEMANDS A LOUVAIN avaient, en plusieurs endroits, perforé les fenêtres et traversé le plafond. Ce fut ensuite leur voisine, Mme Georges Debaisieux, qu'on nous amena avec son bébé, né depuis six jours : une volée de projectiles avait mis en miettes les vitres de sa chambre a coucher. Puis nous arriva, tête nue et les habits en désordre, un Espagnol, le P. Catala, directeur du collége des étudiants espagnols de la rue de la Station. Quoique protégé par le drapeau national, son collége avait été envahi et incendié. Mme Gilson, dont le mari est avocat a Liége, vint nous dire, éperdue de crainte, que la veille les soldats avaient emmené M. Gilson en criant qu'ils le fusilleraient. « Nous nous étions réfugiés a la cave, nous dit-elle, mon mari est étranger a la ville et n'a jamais eu une arme en main; je vous en supplie, aidez-moi a le sauver, s'il en est temps encore. » Deux mois après eüe LE SAC DE LA VILLE 55 était toujours sans nou velles du dispara. # * L'un après 1'autre, les médecins et les infirmières qui avaient passé la nuit a I'hópital, se hasardèrent a sortir. Les docteurs Tits et deGoninck, quoique munis de 1'insigne de la Croix-Rouge, essuyèrent des coups de fusil de la part des soldats allemands mais ne furent heureusement pas atteints. La baronne de Dieudonné, dont le mari est au front, nous ramena bientót ses petits enfants. Quelques heures plus tard, son magnifique hótel devenait la proie des Hammes. Mme Verhelst revint avec son mari. Celui-ci nous décrivit une scène trés significative qui s'était passée chez lui la veille. II se trouvait vers huit heures dans Ie corridor de sa maison, rue Léopold. Soudain deux sol- 56 LES ALLEMANDS A LOUVAIN dats allemands font irruption, le bousculent au passage, montent au second étage et, de la fenêtre ouverte, se mettent a décharger leursfusils. D'autres soldats allemands, passant dans la rue, ripostèrent (1). Mme de la Vallée Poussin, notre infirmière en chef, arriva a grand'peine chez elle. Sur son chemin les maisons brülaient; les rues étaient obstruées de murs écroulés et de poutres enflammées; des cadavres d'hommes et de chevaux gisaient au milieu des décombres; prés de la statue de Juste Lipse, elle se heurta au corps de M. David, dont la barbe blanche était maculée de sang. Le professeur Charles de la (1) La maison de M. Verhelst fut incendiée, comme le furent d'ailleurs celles dés autres professeurs d'Université qui habitaient la même rue : MM. Collard, le docteur Debaisieux père, le docteur Albert Lemaire, le député Léon Mabille, le docteur Malengreau, le docteur Van Gehuchten. MM. Collard, Mabille, Malengreau, Van Gehuchten étaient absents de Louvain et leurs maisons inoccupées. LE SAG DE LA VILLE 57 Vailée Poussin et ses enfants avaient passé la nuit au fond du jardin, pour échapper aux balles allemandes dont les murs et les plafonds de leur demeure portent encore les traces. C'est d'eux que nous apprimes la destruction de la maison de leur voisin, le professeur Thoreau. Celui-ci, depuis le début de la guerre, se dévouait au service des blessés de 1'hópital Saint-Thomas. Sa jeune femme avait mis au monde un enfant, le lundi 24 aoüt. Leur maison fut incendiée une des premières, le mardi soir. Avaientils péri dans les flammes? Nous nous le demandions avec inquiétude et nos craintes augmentaient a mesure que les heures passaient sans nous apporter d'eux la moindre nouvelle. Le docteur Noyons, professeur a 1'Université, accouru la veille avec sa femme pour soigner les blessés, sortit a son tour, afin de s'enquérir de 1'état de sa maison au 58 LES ALLEMANDS A LOUVAIN boulevard de Tirlemont. A quelques mètres de chez lui, il reconnut d'abord le corps de son voisin, le professeur Lenertz, étendu au milieu de la rue; plus loin, il apercut d'autres cadavres qu'il ne put identifier. De nationalité hollandaise, M. Noyons avait hissé sur sa maison le drapeau de son pays. Quelle ne fut pas sa surprise en trouvant la porte enfoncée et, dans le salon, les meubles réunis en bucher sous lequel couvait un commencement d'incendie! Dans la cuisine il découvrit sa servante que les soldats allemands avaientblessée de trois coups de feu. Nous transportames la malheureuse a l'hópital Saint-Thomas. Ce n'est pas la seule victime que nous avons amenée a 1'hópital ce jour-la. Le domestique de M. Van der Zypen était déja venu en toute hate nous supplier de LE SAC DE LA VILLE 5» 1'aider a sauver son maitre. Van der Zypen — qui fut en son temps un des maitres du barreau beige — habitait une grande maison de la place du Peuple. II était depuis quelques mois atteint de paralysie générale Quand nous arrivames, les immeubles voisins brülaient. Toutes les portes de la maison étaient ouvertes et, absolument seul, étendu sur son lit, le pauvre infirme, les yeux hagards, délirait. Nous 1'installames dans une salie de blessés; il y mourut trois semaines après, sans avoir recouvré la raison. Vers midi, MM. Albertet Paul Michotte, tous deux professeurs a 1'Université, arri▼èrent tête nue et couverts de poussière. Ils avaient passé une nuit terrible dans la cave de la villa que 1'un d'eux habite, chaussée de Tirlemont, prés de la demeure de leurs parents. Toutes les maisons d'alentour flambaient et une fusillade nourrie fut a 144 LES ALLEMANDS A LOUVAIN pensé a la fête. II arriva a 1'improviste, en auto, 1'après-midi. C'était la première fois qu'il revoyait Louvain depuis la guerre. II visita d'abord notre hópital ou il eut peine a retrouver I'Institut supérieur dePhilosophie qu'il avahV-fondé il y a vingt-cinq ans avec Deploige et Thièry. Puis, avec nos deux directeurs, il parcourut a pied les rues éventrées. La physionomie de la ville était infiniment triste. Beaucoup de facades branlantes s'étaient écroulées; la pioche des démolisseurs avait achevé le nivellement; des perspectives neuves s'ouvraient sur les décombres. Le soir tombait lugubre sur la ville silencieuse oü quelques becs de gaz éclairaient la marche cadencée des patrouilles allemandes. Le cardinal contempla Saint-Pierre et puis les Halles. Ce que lui dirent les souvenirs détruits, nous en pümes deux mois plus tard retrouver 1'expression pathétique dans sa pastorale de Noël. 146 LES ALLEMANDS A LOUVAIN sentence définitive. II faudrait dfabord, pour instruire le procés de Louvain, que les témoins pussent parler librement devant une commission impartiale. Actuellement nous en sommes réduits a voir 1'odieuse comédie du coupable qui se fait juge. Les victimes, — accusées après avoir été massacrées, torturées et ruinées, — doivent prendre patience. Ce livre, au surplus, n'est pas une oeuvre de polémique. C'est le récit d'un témoin qui rapporte sans haine et sans peur ce qu'il a vu et entendu. Nous nous contenterons donc, pour 1'heure, de donner notre témoignage et notre opinion sur ce qui s'est passé. Qu'on veuille bien se rappeler que depuis le début de la guerre nous étionssur place, que nous n'avons a aucun moment quitté la ville, que nous y sommes resté longtemps après les événements d'aout. EXPLICATION DES ÉVÉNEMENTS 1*7 # # * En ame et conscience, nous affirmons d'abord ce qui suit : Nous n'avons vu aucun civil se livrer a un acte hostile contre 1'armée ennemie; Durant notre séjour a Louvain nous avons interrogé des centaines de nos concitóyens : pas plus que nous ils n'ont vu un civil tirer sur les Allemands; Mais on a observé que des soldats allemands tiraient des maisons qu'ils occupaient ou qu'ils envahirent (1); On a vu de même des groupes de soldats allemands, trompés sans doute par 1'obscurité, tirer les uns sur les autres dans les rues et sur les places publiques (2); (1) Le fait a été constaté dans sa propre maison, rue Léopold, 16, par M. Léon Verhelst, professeur è 1'Université et, rue de Namur dans le jardin de I'Institut de chimie, par Mgr Ladeuze, recteur de 1'Université. (2) Le fait a été reconnu par des officiers et des EXPLICATION DES ÉVÉNEMENTS 149 quer une attaque contre 1'armée allemande dont la formidable puissance s'étalait depui s huit jours sous les yeux de tous. L'accusation portée contre les habitants de Louvain est une calomnie et une absurdité. * * # S'il en est ainsi, nous dira-t-on, comment expliquer la fusillade du mardi 25 aoüt, qui fut le point de départ de tout le drame? A Louvain même elle a été attribuée è une méprise et a une panique. Beiges et Allemands se hattaient le 25 aoüt aux portes de Louvain : vers le soir 1'alarme fut donnée a la garnison; puis des soldats et des véhicules rentrèrent en désordre du cóté de Malines; a ce moment — il faisait déja noir — retentirent des coups de feu. Les soldats allemands qui étaient en ville s'imaginèrent les uns que 1'ennemi arrivait, les autres que les civils commencaient une attaque. Les 150 LES ALLEMANDS A LOUVAIN premiers tirèrent sur leurs propres camarades, les prenant pour des soldats beiges ou francais; les autres criblèrent de balles lés facades des maisons. Telle est la version que j'ai souvent entendue autour de moi. Je 1'admets comme vraie pour un grand nombre de soldats allemands : elle explique leur conduite après qu'ils eurent entendu les premières' détonations. Beaucoup ont pu croire a ce moment que 1'ennemi leur tombait a dos : la bataille était proche etnesemblait pas tournera leur avantage. D'autres ont dü avoir la pensee que des civils tiraient sur eux : ils avaient tous la tête remplie d'histoires de francstireurs. * # Mais il reste un point obscur : qui a tiré les premiers coups de fusil? Une sentinelle trop prompte a 1'émotion? Un mauvais plaisant? Un soudard ivre?... Y eut-il, au début EXPLICATION DES ÉVÉNEMENTS 151 comme dans la suite, méprise et panique? Ou bien, les premiers coups de fusil furent-» ils lachés ou commandés de sang-froid par qüelqu'un qui savait ce qui allait suivré, et qui, malgré cela ou a cause de cela, déclanchait la machine? J'ignore si, pour Louvain, on obtiendra jamais sur ce point un aveu ou un témoignage décisif. Mais je remarque que ce qui est arrivé a Louvain s'est produit en vingt autres endroits. L'histoire se passé toujours de même : un coup de fusil part, nul ne sait d'oü; immédiatement retentit le cri sauvage : « Les civils ont tiré — Die zivilisten haben geschossen. Es gekt loss » — et 1'orgie sanglante commence. Sans la moindre enquête on se rue sur les maisons et on y met le feu. On saisit les habitants, hommes, femmes et enfants, on les fusille sans jugement et sans pitié j on les torture, on les déporte; puis au spectacle de 1'incendie et des ruines on se soüle de vin pillé. 15* LES ALLEMANDS A LOUVAIN Quand un geste se répète toujours identique, quand un même procédé est employé uniformémentpartout, nous sommes obligés, en bonne logique, de conclure qu'il y a la une application consciente et méthodique d'un système général. Nous voudrions, certes, pour 1'honneur de 1'humanité, rejeter dans le cas présent la supposition d'un massacre provoqué, d'une destruction délibérée. Mais le Livre blanc que le gouvernement allemand vient de publier le 10 mai 1915 (1) renforce singulièrement 1'hypothèse de la préméditation. Plusieurs témoins, soldats allemands, déclarent en effet qu'immédiatement avant les premiers coups de feu, une fusée s'éleva soudain du square devant la gare, éclata dans 1'air et répandit ses globes lumineus, sur la ville. Les soldats y virent un signal. (1) Die vötkerrechlswidrige Führung des belgischen Volkskriegs. Auswartiges Amt. Berlin, 10 mai 1915. EXPLICATION DES ÉVÉNEMENTS 153 Aussitöt après, la fusillade éclata de tous cótés... * * * Si c'est vraiment une volonté consciente qui a fait exécuter a Louvain le drame déja répété ailleurs, il r es ter ai t a chercher quel fut son but. Voulait-on frapper au coeur 1'Université catholique? — Sa riche bibliothèque a été incendiée dés le premier soir. Agissait-on dans un intérêt stratégique? — On a détruit une a une toutes les maisons situées le long de l'importante voie ferrée Cologne-Bruxelles, par oü passeront des mois durant, allant d'un front a 1'autre, les troupes allemandes. Cherchait-on simplement un prétexte pour piller? — A Louvain le vol méthodiquement organisé a duré toute une semaine. Ou bien essayait-on de terroriser la population pour 1'amener a crier grace et a de- 154 LES ALLEMANDS A LOUVAIN mander au Roi de cesser la résistance? —Nous savons qu'après le 3 aoüt le gouvernement beige fut sollicité plusieurs fois par divers intermédiaires d'abandonner la lutte... * L'histoire assignera-t-elle jamais aux diverses causes supposées leur part réelle d'influence? — En attendant son jugement, qu'on nous permette de donner encore 1'opinion d'un ami, professeur a 1'Université de Louvain, qui avait relevé sur une carte géographique de Belgique les traces de sang laissées par* 1'envahisseur a Visé, a Liége, a Aerschot, a Louvain, a Termonde, a Andenne, a Dinant, a Tamines et dans le sud du Luxembourg. Pas n'est bsoin, nous disait-il, de supposer chez les massacreurs et les incendiaires un calcul ou un but utilitaire. Ils ont agi par représailles tout 'simplement. EXPLICATION DES ÉVÉNEMENTS 155 Suivez la marche des armées allemandes a travers la Belgique. Les régions oü elles ont passé sans résistance n'ont pas souffert. Mais par tout oü les troupes heiges ou alliées leur ont fait subir un échec, un retard ou un ennui, elles s'en sont vengées sur la population civile. La démonstration de notre ami était prenante, car les coïncidences qu'il relève sont nombreuses, indéniables. Au surplus, si on adopte sa conclusion, 1'esprit ne tarde pas a y trouver un thème fécond de réflexions. * * Les représailles exercées par les Allemands présentent, en effet, des caractères particuliers. D'abord elles sont systématiques. Ce ne sont pas des mouvements réflexes, des explosions soudaines de colère, des gestes de dépit brutaux et capricieux. Elles se 156 LES ALLEMANDS A LOUVAIN développent uniformément d'après un plan établi, elles sont partout pratiquées avec la même méthode, elles font partie d'un ensemble ordonné. Elles sont effroyables aussi, ces représailles. A Andenne comme a Tamines, a Dinant comme a Louvain elles ont accumulé les ruines et fait des centaines de victimes. Mais pourquoi, se demande-t-on, la moindre contrariété éprouvée par 1'armée allemande exige-t-elle, comme réparation, de pareilles hecatombes et de tels sacrifices? La gravité d'un chatiment étant en raison directe de la dignité de la personne lésée, 1'armée allemande serait-elle donc une entité d'une valeur transcendante? Les proclamations des généraux tendent a le faire croire. L'armée allemande y est comme promue au rang de divinité. Divinité redoutable, il est vrai, car elle exige, si elle se croit lésée, la destruction de villages florissants et de villes entières. Malheur a la