LES MEILLEURS AUTEURS r^^m^ FRANCAIS. /ö IJl Je jln/öncl» Jfë.de 2>or/yer :: COLLECTION :: „Les meillenrs auteurs francals" No.1. MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme, par C. R. C. Herckenrath. 2? édition. ƒ0.60, rel. ƒ 0.75 . 2. MOLIÈRE, L'Avare, par CR. C. Herckenrath. 2e édition . . .ƒ0.60, reL>ïa75 , 3. A. DAUDET, Lettres de tnon moulin et Contes da lundi (Choix), par P. van Duinen. 2* édition . . fl 0.70, rel. fl 0.85 . 4. H. DE BALZAC, Mercadet, par Th. Stille ƒ10.70, rel. ƒ0.85 „ 5. I. RACINE, Phèdre, par P. van Duinen ƒ 055, rel. ƒ0.70 , 6. V. HUOO, Hernani, par 1. L. P. M van Dijck. 2e édition. . . ƒ0.70, rel. ƒ0.85 , 7. Petite Anthologie des Prosateurs francals, par G. Walch. Vol. I: Au. de Vigny, La canne de jonc. E. AbODT, Le gram de plomb. L. Collas. Le facteur rand. Erckmann—Chatrian, Le vieux tailleur. A. Daudbt, L'enfant espion. P. Mérimee, Mateo Falcone. A. Theuribt, Une partie de pêche. F. Arène, Chien d'aveugle. J. Claretie, BoumBoum. VlCT. Sardou, L'obus. ƒ0.80, rel. fl 0.95 , & I. RACINE, Britannicus, par K. R. Gallas fl 0JBO, rel. fl 0.75 , 9. H. DE BORNIER, La Fille de Roland, par Th. Stille. 4* édition . ƒ 0.95, reL ƒ 1.10 . 10. LA FONTAINE, Fables (Choix) par J. L. P. M. van Dijck et K. R. Gallas. 2e édition ƒ 0.70, rel. ƒ 0.85 , 11. H. MALOT, Sans Familie, Édition simplifiée et abrégée pour 1'école, par C koovers. 4e édition. .ƒ0.80, rel. ƒ 0.95 :: :: COLLECTION :: :: „Les meilleurs auteurs fran9ais" ■ ■ ■ ■ No. 12. P. MÉRIMÉE, Colomba, par C. Roovers 2e édition ƒ 0.80, rel. fl 0.95 , 13. J. SANDEAU, Mademoiselle de la Seiglière, par A. Zeller. 2e édition. fl 0.65, rel. fl 0.80 » 14. E. SCRIBE et E. LEGOUVÉ, BataOle de dames, par Th. Stille, fl 0.70, rel. fl 0.85 „ 15. V. HUGO, Ruy Bias, par J. L. P. M. van Dijck. 2e édition . ƒ 0.70, rel. fl 0.85 , 16. MOLIÈRE, Les Femmes savantes, par K. R. Gallas . . . . fl 0.60, rel. fl 0.75 . 17. Petite Anthologie des Prosateurs francais, par G. Walch. Vol. II: T. Sandeau, Le roi de Tamboulina. E. Richbboürg, Le magrden. A. Thburiet, Les pêches. F. Coppee, Mon ami Meurtrier. A. DaüDET, La chèvre da M. Segriin. Guy db Maupassant, La Mère Sauvage. É. Zola, L'attaque du Moulin. 2e édition ƒ0.80, rel. ƒ 0.95 , 18. BEAUMARCHAIS, Le Barbier de Sévflle, par H. J. F. Kip . . .ƒ0.60, rel. ƒ 0.75 , 19. A. LICHTENBERGER, Mon Petit Trott, Édition arrangée pour 1'école, par J. Berdenis van Berlekom. ƒ0.80, rel. ƒ 0.95 » 20. Petite Anthologie du théatre francais, par Th. Stille. Vol. t: La farce de Mattre Patfaelin. Molière, Le dépit amoureux. Molière, Les précieuses ridicules. ƒ0.80, rel. ƒ0.95 :: COLLECTION :: :: „Les meilleurs auteurs francais" No. 21. Petite Anthologie du théatre francals, par Th. Stille. Vol. II: A. db Musset, II faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. Mme de Girardin, La joie fait peur. O. Feuillbt, Le villagè. ƒ0.80, rel. ƒ0.95 „ 22. A. DE VIQNY, Servitude et grandeur milltaires, par C. Roovers. ƒ0.75, rel. ƒ0.90 „ 23. LESAGE, Histotre de Gil Bias de Santillane, Édition abrégée et arrangée pour 1'école, par L. J. Corbeau., ƒ0.80, rel. ƒ0.95 , 24. P. CORNEILLE, Le Cid, par ed. borlé. fl 0.65, rel. ƒ 0.80 „ 25. Petite Anthologie du théatre francals, par Th. Stille. Vol. III: F. Coppée, Le Lutkier de Crémone. A. Thburiet, Jean Muis. Th. Botrel et G. de Saix, Le Grenadier breton. ƒ0.80, rel. ƒ 0.95 „ 26. Petite Anthologie des Prosateurs francais, par G. Walch. Vol. III: Alf. db Vigny, Le cachet rouge. R. Tceppfbr, Le Lac de Gers. R. Tcepffbr, La bibliothèque de mon oncle. H. Murger, La vie de bohème. E. About, Le Rol des Montagnes. Fr. Coppee, La vieille tunique. A. Daudet, Le lous-préfet aux champs. A. Daudet, L'agonie de la Sémillante. A. Daudet, Le turco de la Commune. E. Zola, L'inondation. ƒ 0.80, rel. ƒ 0.95 , 27. J. SANDEAU, Sacs et Parchemins, par A. Zeller ƒ 0.95, rel. ƒ 1.10 „ 28. J. RACINE, Athalie, par J. W. Marmelstein ƒ 0.70, rel. ƒ 0.85 , 29. ERCKMANN-CHATRIAN, Hlstoire d'un Conscrit de 1813, par J. L. p. M. van dijck. ƒ 0.80, rel. ƒ 0.95 :: :: COLLECTION :: :: ..Les meilleurs auteurs francais" ■ ■ ■ ■ No. 30. Maitre Pathelln, Farce du XV« Siècle, par Th. Stille f1035 „31. H. MALOT, Romain Kalbris, par 1. A. Dijkshoorn. 2* édition ƒ 0.80, rel. fl 0.95 „ 32. Petite Anthologie des Poètes francais, par Q. Walch. Vol. I. ƒ0.80, rel. ƒ 0.95 , 33. J. RACINE, Andromaque,parK.R.Gallas. ƒ0.60, rel. ƒ 0.75 „ 34, Petite Anthologie des Poètes francais, par G. Walch. Vol. II. ƒ 0.80, rel. ƒ 0.95 „ 35. Histoire de Napoléon, racontée par divers auteurs. Annot. par E. J. Bomli. Avec de nombr. illustrations ƒ0.95, rel. ƒ 1.10 „ 36. Petite Anthologie des Poètes francais, par G. Walch. Vol. Ut. ƒ0.80, rel. ƒ0.95 „ 37. A.DUMAS(PÈRE),ltnpressionsdevoyage, par C.Goedeljée. Illustr. ƒ 0.80, rel. ƒ 0.95 „ 38. ERCKMANN-CHATRIAN, L'Ami Fritz, par A. harinqx . . .ƒ0.80, rel. ƒ 0.95 „ 39. E. AUGIER et J. SANDEAU, Le gendre de M. Poirier, par A. Zeller. ƒ 0.65, rel. ƒ 0.80 , 4a JULES VERNE, Cinq semaines en ballon, par H. J. F. Kip. . . ƒ 0.80, rel. ƒ 0.95 „ 41. HENRI GRÉVILLE, Perdue, par M. A. du crocq—v. d. BURO. ƒ0.80, rel. ƒ0.95 , 42. GEORGE SAND, La Petite Fadette, par M. A. du Crocq—v. d. Buro et H. G. du Crocq ƒ0.95, rel. ƒ 1.10 , 43. XAVIER DE MAISTRE, La Jeune Sibérienne, par A. Zeller . ƒ 0.70, rel. ƒ 0.85 LA FLLLE DE ROLAND HENRI DE BORNIER d'après une photographie. les meilleürs auteurs franqais henki db bornier LAFILLE DE ROLAND DRAME EN QUATRE ACTES EN VERS Repbésenté potte la pbemièbe fois sub lb THÉATBE-FBANCAIS le 15 FÉVBIEB 1875 ENTRODUCTION ET NOTES PAR th. stille Phofesseur au Gymwase d'Utrecht QUATRIEME ÉDITION amsterdam — j. m. meulenhoff IMPRIMERIE G. J. THIEME, NTJiÈGUE. INTRODUOTION. I. Le poète et son oeuvre. Henri, vicomte de Bornier, est un méridional du Languedoc. II naquit a Lunel, dans 1'Hérault, en 1825. A 1'age de vingt ans, après avoir fré'quenté 1'EcoIe de Droit a Paris, 11 fit ses débuts Jittéraires en publiant Les premières Feuüles, recueil de vers, bientöt suivi de toute une série de poésies, de drames, de romans, de nouvelles et d'articles de revue. Tout jeune, de Bornier entra comme surnuméraire a la Bibliothèque de 1'Arsenal, dont il devint plus tard 1'Administrateur. Voici, d'après le Guide bibliographique de la Littérature frangaise du professeur Hugo P. Thieme, les titres de ses principaux ouvrages: 1845 Le Maria ge de Luther, drame; 1861 Vlsthme de Suez, poésie; 1865 Un Cousin de passage, nouvelle; X LA FLLLE DE ROLAND. 1874 Napoléon a ComeüU, poésie; 1875 La Fille. de Roland, drame; 1880 Les Noces d'Atilla, drame; 1881 L'Ap6tre, drame; 1885 Le Jeu des Vertus, roman; 1890 Mahomet, drame; 1895 . Le Fil» de TArétin, drame; 1900 France d'abord, drame. C'est le théatre, comme on voit, qui a eu ses préférences; et le jour oü la Comédie-Francaise a donné la première représentation de la Fille de Roland, drame en vers, drame lyrique et patriotique, c'est le théatre qui lui a procuré son plus beau succes. La pièce est dédiée & M. Emile Perrin, administrateur général du Théatre-Francais, auquel, le lendemain de la brillante première, le poète triomphant écrivit: Monsieur, Permettez-moi de vous offrir ce drame. Son succes a dépassé mes espérances; je le dois a vos soins, a votre science du théatre, a vos conseils Httéraires, a cette sympathie d'un coeur et d'un esprit élevés qui gagne le public et protégé 1'oeuvre. Croyez, Monsieur, a toute ma reconnaissance comme a tont mon attachement. Henbi de Bobnier. En 1893, 1'auteur de La Fille de Roland fut élu membre de 1'Académie francaise. U mourut le 28 janvier 1901. Sa ville natale lui a élevé un monument, inauguré le 23 juin 1912. INTRODÜCTION. XI Dans sa Préface Ie poète nous révèle les sources de son oeuvre, et les causes qui, d'après lui, en ont déterminé le succès: Le drame a deux sources oii il peut librement puiser: 1'histoire et la légende. La FiUe de Roland, par le sujet comme par les détails, appartient surtout a la légende. Sur Roland, le désastre de Roncevauz et ses consóquences, on trouve deux lignes a peine dans 1'histoire, dans le Moine de Saint Gall' et dans les AnDales d'Eginhard; ' la légende, au contraire (te Chanson de Roland) ' et tous les poèmes de gestes sont pleins de ces tristes et illustres souvenirs. A yrai dire, ici 1'histoire c'est la légende; Roland est historique comme Achille. On a cherché, en divers sens, les causes du long succès que ce drame obtient. Ce succès est da, je le sais, au directeur qui a deviné, adopté et en quelque sorte réchauffé 1'oeuvre; aux artistes qui 1'ont interprétée avec tant de talent et de zèle; mais ce succès est dü surtout au public. Rarement le public s'est fait a ce point le collaborateur d'un écrivain. En étudiant chaque jour les impressions de la foule, j'ai eu le bonheur de reconnaltre entre elle et moi une constante communauté de sentiments; il y asansdoute de plus grandes gloires pour un poète, il n'y a pas de joies plus douces et plus profondes. Quant aux sources, il n'est peut-être pas sans intérêt de constater que 1'auteur n'en mentionne pas la plus importante: sa propre imagination. En ') Chronique anonyme, composée entre 884 et 887. L'auteur raconte une foule d'anecdotes sur Charlemagne. ') Sur Eginhard, voir Notes p. 100 n. 1. •) Célèbre chanson de geste de la seconde moitié du Xle siècle, consacróe a la bataille de Roncevaux. XII LA FILLE DE EOLAND. effet, si son drame reproduit beaucoup de détails, tirés de la Chanson de Roland, plus nombreuses encore sont les figures et les scènes qu'on ne doit qu'a finvention du poète moderne, lequel continue, module et compléte ainsi librement la légende épique du moyen age. Celle-ci ignore par exemple 1'existence de Berthe. C'est le poète qui suppose que Roland a laissé une fille, adoptée par Charlemagne. Dans la Chanson de Roland, Ganelon, le traitre de Roncevaux, meurt écartelé, „en félon et en lache"; dans le drame, il échappe, grace a un moine charitable, au supplice qui lui était destiné, et, dévoré de remords, il vit sous le nom du comte Amaury dans un chateau des bords du Rhin, oü il donne a son fils Gérald une éducation inspirée par la vertu et 1'honneur. Et pour ce qui regarde „ce succès... dü surtout au public", il s'explique en premier lieu par la valeur intrinsèque de 1'ceuvre, mais aussi, dans une large mesure, par son caractère patriotique. Les spectateurs de 1875 venaient d'assister aux désastres de ,1'année terrible"; il est tout naturel qu'ils aient aecueilli avec enthousiasme ce que la Fille de Roland leur apportait: une consolation. Aussi M. Edmond Rostand, le successeur de Henri de Bornier a l'Académie francaise, a-t-il pu dire dans son discours de réception: ,11 sembla, ce soir-la, qu'un premier crêpe s'envolait; ce fut une représentation de fin de deuil." INTRODUCTION. XIII Passons a 1'analyse de la pièce: Nous sommes au chateau de Montblois. On attend le retour da comte Amaury, absent depuis quelques semaines. Le voila qui revient, sombre et pale. Ti a visité Roncevaux, cette terre oü 9a et la L'herbe verte était plus épaisse qu'autrefois Le comte a erré dans les montagnes, demandant pardon aux ombres des douze pairs et de tous les preux chevaliers livrés par trahison aux flèches sarrazines. Car Amaury, c'est Ganelon: Ganelon le Judas, le trattre, le félonl Afin de débarrasser la terre de ce monstre, Gharlemagne 1'avait fait attacher sur un cheval sauvage. Mais Radbert et ses moines ont sauvé le condamné. Amaury, que tout le monde croit mort, mène un triste vie, employant tous ses soins a cacher son passé a Gérald, son fils. Pendant qu'il raconte a Radbert les angoisses auxquelles il a été en proie dans les Pyrénées, une fanfare se fait entendre: c'est Gérald qui rentre a Montblois, ramenant une étrangère et un chef saxon. La jeune fille n'est autre que Berthe, la fille de Roland, délivrée par Gérald; le Saxon est Ragenhardt, neveu de Witikind. Au second acte, nous voyons que 1'amour a envahi le cceur de Gérald. Quand il en fait Paveu a son père, celui-ci est au désespoir. Comment, le fils de Ganelon épris de la fille de Roland! La France entière frémira d'horreur a 1'idée d'une XIV LA FILLE DE BOL AND. pareille union! Get amour, Amaury en a Ie pressentiment, sera la perte de son fils. Aussi sait-il obtenir de Gérald le serment de ne pas suivre Berthe a la cour de Charlemagne. A ce moment, on signale 1'arrivée du duc Nayme et de sa suite. Amaury tremble. Si le vieux duc allait découvrir en lui I'homme de Roncevaux? Mais Radbert le rassure; le temps et les remords ont tellement changé la physionomie de Ganelon, que Nayme n'y retrouvera certainement pas les traits de celui qui a trahi Roland et ses vaillants compagnons. Nayme entre et ne reconnait pas Ganelon, qui se fait passer pour 1'écuyer d'Amaury, duc d'Aquitaine; celui-ci, en mourant, lui a laissé, dit-il. son titre et ses biens. Mais le vieux duc est frappé de la ressemblance entre Gérald ot son demi-frère Roland. Afin d'éviter toute explication a ce sujet, Amaury annonce que le festin est prêt et Gérald va dire la Chanson des Epées. On léve les coupes: „A Charlemagne! a Roland!*, s'écrient tous les assistants, excepté Ragenhardt, qui a reconnu Ganelon. Lorsque le Saxon a dispara, le duc Nayme invite Gérald a 1'accompagner a la Cour, selon 1'ordre que 1'Empereur lui en a donné. Mais le jeune homme refuse. Malgré toutes les instances de Berthe, Gérald reste inébranlable. Tout ce qu'elle peut obtenir de lui, c'est Ia promesse qu'U viendra a la cour de Charlemagne, lorsque, couvert de gloire, il sera digne de posséder la fille de Roland. Le troisième et le quatrième acte jouent au INTRODUCTION. XV palais d'Aix-la-Chapelle. La briljante cour de Charlemagne est réunie. Une affaire tres grave occupe tous les esprits: un Sarrazin, qui autrefois a dérobé la glorieuse épée de Roland sur le champ de bataille de Roncevaux, défie tous les seigneurs de la cour d'Aix-la-Chapelle, disant qu'il ne rendra Durandal qu'a celui qui saura la prendre. Trente chevaliers ont déja péri dans ces tournois et 1'épée de Roland est toujours entre les mains du païen. Voila la cloche d'argent qui retentit: c'est Gérald qui vient solliciter de Charlemagne la faveur d'entrer en lice avec le Sarrazin pour reconquérir Durandal. Le combat a lieu et c'est Gérald qui en sort vainqueur. Charlemagne lui ouvre ses bras et lui donne, comme prix de sa victoire, la main de Berthe. Toute la cour se rend a l'église. Amaury reste seul. li est venu au palais impérial, pour rendre hommage a Charlemagne. Pendant qu'il fait tout haut des réflexions sur la gloire de Gérald: Mon fils, c'est 1'avenir; mon fils, c'est le pardon! Charlemagne entre, se trouve toute a coup en face d'Amaury et s'écrie: .Ganelon!" II sort dono de 1'enfer pour des crimes nouveaux! L'Empereur est bïen décidé a punir celui qu'il croyait dévoré depuis longtemps par les bêtes féroces. Mais apprenant que Ganelon est le père de Gérald, il s'adoucit. Ganelon se jette aux pieds de Charlemagne et après lui avoir avoué son crime, XVI LA FILLE DE ROLAND. sa honte et ses remords, il le prie de juger „le fils avec le père.' Le traitre ira, après les fiancailles de son fils, chercher en Palestine, La noble fin que Dien peut-être lni destine! Au quatrième acte nous voyons la cour de Charlemagne rëunie pour célébrer 1'hymen de Gérald de Montblois avec Berthe, la fille de Roland. C'est le duc Nayme qui préside la cérémonie préparatoire. Quand il demande si, parmi les assistants, il y a quelqu'un qui s'oppose a cette union, Ragenhardt sort de la foule ets'écrie: „Oui, moi!" Dans une scène trés émouvante Amaury révèle 1'horrible secret de son existence a son fils. Gérald pardonne, Berthe de même; mais le fils du traitre décide de faire le sacrifice de son amour. II veut expier le crime de Ganelon. L'Empereur remet Durandal entre les mains de Gérald sen lui ordonnantie faire revivre partout la gloire de Roland. Et Berthe approuve finalement la conduite de son fiancé: Eh bien! Je me soumets: qui t'aime te ressemblel Dien fit nos coeurs pareils: que Dieu seul les rassemble! Telle est la fin des tragiques amours de Gérald et de Berthe. * * * Nous ne ferons que résumer quelques-unes des réserves qui ont été présentées au sujet du drame INTRODUCTION. XVII de Henri de Bornier: Le dénouement ayant été de tout temps un des points les plus vulnérables de l'ceuvre dramatique, on ne s'étonnera pas que celui de La Fitte de Roland ait déplu a un certain nombre de spectateurs. Un critique raconte même qu'il a vu une familie, le père, la mère et les deux filles, qui s'obstinaient a ne pas quitter leur loge, prétendant que le spectacle n'était pas fini et qu'il devait y avoir un cinquième acte oü tout s'arrangeait! On a dit que le personnage de Ganelon, tel que le poète 1'a traité, en en faisant, après une conversion subite, un père de familie vertueux, monotone et larmoyant, n'est guère acceptable. On a critique' aussi Ie róle de Charlemagne. , C'est un vieillard impotent, a-t-on dit, dont les lamentations fatiguent et qui n'intervient au fond que pour se ranger a 1'avis du dernier opinant". Au lieu d'entrer dans les détails d'une discussion qui dépasserait le cadre de cette introduction, bornons-nous a constater que les figures héroïques, les nobles sentiments et les alexandrins sonores de La Fille de Roland trouvent encore de nos jours nombre d'admirateurs. II. Notes sar la versification. A ne considérer que 1'ceuvre des poètes contemporains, la versification repose sur le nombre des syllabes, sur leur accentuation et sur la rime. A peu prés toutes les ceuvres dramatiques de Gorneille, de Racine, de Molière, de Voltaire et de Victor Hugo sont écrites en vers de douze syllabes, et c'est de ce vers, 1' „alexandrin", que Henri de Bornier s'est servi en composant la Fille de Roland. La troisième et la quatrième strophe de la Chanson des épèes, qu'on troUvera a la cinquième scène du deuxième acte, font exception; elles contiennent des octosyllabes. 1. Gomment compter les syllabes? — Ce serait méconnaitre 1'art que tout poète met dans la forme de ses vers, que de lire un alexandrin ou n'importe quel autre type de vers comme on lit de la prose ou comme on parle a ses amis. Donnons quelques exemples: INTRODUCTION. XIX U y a une quantite" d' e „muets" qu'on écrit mais qu'on ne prononce pas. lis comptent eependant dès qu'il s'agit de la récitation d'une oeuvre versifiée: ils font partie intégrante du rythme, de la musique du vers. Supposons que, dans un salon de nos jours, on dise a un des invités: — Eh bien, Gérald, vous qui avez une si belle voix, chantez-nous la Chanson des êpêes! Le jeune dilettante pourrait répondre: — Puisqu'on 1'veut ainsi, soit! Je f'rai d'mon mieux. Mais, au théatre, Gérald de Montblois n'aura pas le droit d'escamoter les e muets. II devra faire entendre douze syllabes en disant le vers: Puisqu'on le veut ainsi, grace pour le chanteur! Dans d'autres cas la versification sera d'accord avec la prononciation courante. Ainsi le mot dévouement n'a que trois syllabes dans le vers: Mon dévouement!... Hélas! O mon orgueil, silence! (La Fille de Roland IV, 2). Par contre les terminaisons -ation et -ieux ont respectivement trois et deux syllabes dans les vers suivants: Une admiration, un respect plein d'effroi, (La Fitte de Roland III, 10). XX LA FILLE DE ROLAND. L'être mystérieux caché toujours en moL (ib. IV, 2). Ici la diction n'est pas toujours d'accord avec la versification. Souvent acteurs et diseurs prononcent -ation et -ieux respectivement en deux et en une syllabe, en allongeant Va et Vé qui précédent ces terminaisons ou en faisant une pause plus longue après les mots admiration et mystérieux. De cette facon la durée du vers reste a peu prés la même malgré la suppression d'une syllabe. 2. Les coupes. — On distingue deux sortes de vers de douze syllabes: 1'alexandrin classique et le vers romantique. Le premier est divisé régulièrement en deux tranches égales, appelées hêmistiches. Après la sixième syllabe, toujours accentuée comme la douzième, il y a une coupe obligatoire: J'ai fait ce que j'ai dü ||, je fais ce qne je dois, (Cobnbillb). Tout hom me a deux pays, || le sien et puis la Francel (La Fille de Soland III, 2). Et comme a 1'intérieur de chaque hémistiche il y a encore une syllabe accentuée, 1'alexandrin classique se trouve coupé en quatre mesures, terminées chacune par 1'accent tonique. Aussi, une diction correcte du vers suivant de Racine: INTRODUCTION. XXI 123 45 6 7 8 9 10 11 12 Le dessein en est pris, || je pars, cher Théramène, devra faire ressortir quatre syllabes toniques: sein, pris, pars et mi. Le nombre de syllabes revenant a cbaque mesure est inégal. Les vers de Corneille et de H. de Bornier, cités plus haut, fournissent le même schéma, savoir: 2 | 4 || 2 | 4, tandisque celui de Bacine présente la répartition s ui van te: 6 || 2 | 4, ou, si 1'on tient compte de 1'accent qui frappe la dernière syllabe du mot dessein: 3 | 3 11 2 | 4. L'alexandrin classique est donc un tétramètre. Notons que la grande majorité des vers de la Fille de Roland sont coupés d'après ce modèle. C'est surtout depuis Victor Hugo que les poètes ont employé, toujours exceptionnellement et en vue de certains effets a produire, le trimètre ou vers romantique. Placé au milieu d'une série d'alexandrins coupés d'après la tradition classique, le vers romantique éveille 1'attention d'une facon toute spéciale. On s'en sert soit pour exprimer un mouvement énergique: Je regarde toujours || ce moment de ma vie Oü je 1'ai vue | ouvrir son ai | le et s'envoler. (V. Hugo). Oni! mais je le connais || pour 1'avoir vu combattre Fiès de Narbon | ne, 1'an dernier | seul contre quatre 1 (La Fille de Roland III, 1) XXII LA FILLE DE ROLAND. soit pour donner du reliëf a 1'idée principale d'un passage: Ayant levé la te || te au fond des cieux fenèbres. II vit un ceil | tout grand ouvert | dans les ténèbres, Et qui le regardait || dans 1'ombre fixement. (V. Hoge). N'ayez dans vos regards || aucune incertitude. AUez vers lui, | les yeux tranqui | Hes, le front bant, Et toutes vos terreurs j| disparaltront bientöt. La Fille de Roland, II, 5). Son premier cri | n'a pas été | pour me maudirel (ib. IV, 2). soit enfin pour bien détailier les trois termes d'une énumération: Les fleurs au front, | la boue aux pieds, | la haine au coeur. (V. Hüoo). II est quelquefois difficile de distinguer un trimètre d'un tétramètre. Dans ce cas il faut se rendre compte des intentions du poète, consulter le sens de la phrase et la nature du vers. Prenons deux exemples. Au troisième acte de la Füle de Roland, Berthe est pleine d'admiration pour Charlemagne. Elle lui rappelle que le monde entier Ie proclame le Juste et le Grand. — La flatterie, répond Charles, La flatterie ainsi vivants nous accompagnel INTKODUCTION. XXIII Comment couper ce vers? Le trimètre établirait entre les mots ainsi et vivants un rapport intime auquel le poète n'a pu songer. Le sens du vers est évidemment: „ Voila comment la flatterie nous accompagne, tant que nous sommes en viel" La logique nous oblige donc a admettre un groupement en quatre mesures: La flatterie | ainsi || vivants | nous accompagne! Examinons enfin un beau vers de Paul Verlaine: Je fais souvent ee rêve étrange et pénétrant. Les deux mètres semblent admissibles. Cependant, comme il s'agit d'un rêve familier, d'un rêve que le poète fait souvent, qu'il qualifie d'abord d'étrange, puis, avec une épithète plus expressive, de pénétrant, le rythme qui s'impose, quand on fait un sort a ces trois termes, c'est le trimètre. Faire de ce vers un tétramètre, ce serait en chasser 1'ample tristesse, le charme mélancolique, tout en risquant d'y introduire une cadence banale de chansonnette populaire. 8. L'enjambement. — U arrivé quelquefois qu'uqe proposition franchit la fin du vers et ne s'arrête par exemple qu'après la tonique de la première mesure du vers suivant: J'apercus immobile et me suivant des yeux, L'étrangère: (La Fitte de Roland I, 8). XXIV LA FILLE DE EOLAND. C'est ce qu'on appelle „enjambement", procédé rythmique qui a pour effet de faire ressortir énergiquement la fin de la proposition, le „rejet". Quand la proposition commence a 1'intérieur du vers, pour ne se terminer qu'a la fin du vers suivant, comme dans: On appelait ma mère La belle Aude, le duc Roland était mon père, (La Fille de Roland I, 4). on obtient a peu prés le même effet au moyen du „contre-rejet". 4. La rencontre de deux voyelles a 1'intérieur du vers. — Dans les vers comme dans la langue parlée la rencontre de deux mots dont 1'un se termine et 1'autre commence par une voyelle, se présente fréquemment. Quand la voyelle finale du premier mot disparalt dans la prononciation, il y a élision. Je voudrais partir, voir de vrais combais un jour, Et fair(e) a notre nom quelqu(e) honnenr & mon tour. (La Fille de Roland II, 2). Tous les e muets, précédant immédiatement une voyelle ou une h non aspirée, s'élident. Quand les deux sons subsistent, il y a hiatus. Passer, après sa vie offrant sa mort féconde. (La Fille de Roland II, 2) IHTBODDCTION. XXV Comte, du haut des tours le guetteur nous signale. (<6. II, 3) L'hiatus se trouve aussi dans un seul mot: Les joutura a ce jeu ne sont jamais battus (». I, 1) J'avais soif de revoir le théatre du crime, Ces monts pyrénéens et ce fatal Vallon. (ïb. I, 2) Les poètes classiques ont eu une peur assez bizarre, partagée du reste par les romantiques et même par les parnassiens, de la rencontre de deux voyelles dans le corps du vers. Boileau par exemple dit expressément dans son Art poétique: Gardez qu'une voyelle, ïi courir trop hatée, Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée. D'après cette règle la voyelle suivie d'un e muet non élidé, se trouve bannie de 1'intérieur du vers, et de nombreuses catégories de substantifs et de formes verbales, a 1'exception de la terminaison -aient et de quelques autres, ne sont plus utilisables qu'a la rime. Depuis Malherbe on n'admettait l'hiatus que dans les cas suivants: 1° quand la première voyelle était une nasale: ce nom infdme (II, 5); 2° quand elle était suivie d'une consonne qui ne se prononcait pas: Oliner ou Renaud ou Roland (Lil, 2); XXVI LA FILLE DE BOLAND. 3° quand elle était immédiatement suivie d'un c muet final qui s'élidait: je t'en prie au nom (II, 2), la jalousie avec tous ses poisons (ib.); 4° quand la seconde voyelle était précédée d'une h aspirée: quette honte (III, 2); les superbes héros (I, 1). „Toutes ces tolérances reposaient d'ailleurs sur un principe faux, a savoir que la consonne ou la voyelle qui figurait, dans 1'orthographe, entre les deux voyelles faisant hiatus, supprimait ce dernier pour les yeux; or l'hiatus est uniquement un fait de prononciation et la vue ni 1'orthographe n'ont a y intervenir. La musique n'est pas faite pour les yeux, la poésie non plus." *) 5. La rime. — Deux vers riment, quand leur dernière voyelle accentuée et tout ce qui suit cette voyelle, présente le même son. Depuis le XHIe siècle tous les vers francais sont rimés, et a partir du XVIe siècle les poètes font alterner régulièrement les rimes se terminant par une voyelle accentuée ('rimes masculines) avec celles qui après cette voyelle ont un e muet (rimes féminines). La rime est un élément indispensable du vers francais. C'est un moyen important dont le poète dispose pour marquer la fin du groupe rythmique qu'on appelle „vers". ') Maurice Grammont, Petit traité de versification francais, p. 27. INTRODÜCTION. XXVII Dans la Füle de Roland, comme dans les tragédies de Corneille et de Racine ainsi que dans les drames de Victor Hugo, les rimes se suivent deux a deux; elles sont plates. Les rimes trop faciles ou banales, telles que tnère: père, honneur: bonheur, sont assez rares. Quelquefois on rencontre un mot rimant avec lui-même, mais alors la différence de signification est bien marquée: la tombe: tombe (verbe), (la) tour: (le) tour. Les rimes riches, c'est-a-dire celles oü le son ou le groupe de sons qui constitue une rime suffisante, est précédé de la même consonne, appelée .consonne d'appui", sont fréquentes. Nous en avons relevé une soixantaine dans le le* acte: personne: Saxonne, imagine: origine, oreilles: pareilles, Aquitame: hautaine, etc. II n'y en pas qui aient été cherchées pour elles-mêmes, comme cela se voit par exemple dans Cyrano de Bergerac. Les rimes blamables ou fausses sont peu nombreuses. Voici cependant quelques cas oü la voyelle accentuée n'est pas les deux fois tout a fait la même: jette (ë): arrête (e"), citadeües (ë): infidèles (5), rappeüe (ë): fidéle (ö), madame (&): dme (a). Dans vos avis: fils et soumie fils: la, consonne finale se prononce dans le second mot, tandis qu'elle est muette dans le premier. 6. Les strophes de la .Chanson des épées." — Cette célèbre pièce se compose de six strophes. Les xxvin LA FILLE DE ROLAND. deux premières et les deux dernières out chacune quatre vers de douze syllabes. Les rimes sont „croisées": épées: féodal: trempées: Durandal. La troisième et la quatrième strophe ont chacune dix vers de huit syllabes. Elles sont construites sur cinq rimes, disposées d'après le schéma suivant: ab ab (rimes croisées) c c (rime plate) deed (rimes embrassées). Hl. Notes bibliographiques. Notre texte est la reprodoction exacte de La Fille de Roland, drame en quatre actes en vers, par le vicomte Henbi de Boenieb del''Académie francaise, Paris, E. Dentu, 1895, nn volume in-8, 106 pages. (La première édition originale est de 1875). La librairie Bernard Grasset de Paris, a publié, en un volume, les (Euvres complètes de Henri de Bornier. Etudes et gbitiqtjes. Maxime Gaucher, causerie littéraire, Revue bleue, 20 février 1875. Chronique de la quimaine, Revue des deux Mondes, ler mars 1875. H. P. G. Quack, De nieuwe Fransche dichters. Gids, 1875, IV, p. 484—486. F. G. de Brieder, De dochter van Roelant in den Amsterdamschen Schouwburg. Gids, 1877, IL E. des Essarts, Henri de Bornier, La Quinzaine, 1901. xxx la fille de bol and. F. Gregh, Henri de Bornier, Revue bleue, 1901. E. Muller, L'envers d'un poète tragique. Revue Forézienne, 1901. Th. Courtaux, Généalogie de la familie de Bornier, vicomtes de Héran en Languedoc. Revue des Questions héraldiques, 1900—1901. O. Schliack, Studiën über Henri de Borniers „La Fille de Roland", (Thèse de Kiel) Hamburg 1909. E. Rostand, Discours de réception a 1'Académie francaise, le 4 juin 1903; Paris, Charpentier 1903 J. Ernest-Charles, Le Théatre des Poètes, 1850— 1910, quatrième édition, Paris, Ollendorff. (Henri de Bornier, p. 45—72). E. Koschwitz, Les Parlers parisiens, anthologie phonétique, deuxième édition, Paris, Weiter, 1896. L'ouvrage contient la deuxième scène du premier acte de la Fille de Roland, déclamée par Henri de Bornier et reproduite en signes phonétiques (p. 109—117). Tbaductions. En néerlandais: J. A. AVberdingk Thijm, De dochter van Boelant, Amsterdam, G. L. van Langenhuysen, 1877, 2e édition. G. L. Toekamp Dammers, De dochter van Roland, 1878. INTRODÜCTION. XXXI En allemand: M. Giers, Die Tochter Rolands, Bonn, 1880. Konrad zu Putlitz, Die Tochter Rolands, frei ins Deutsche Obertragen, Leipzig Reclam'sTJniversal- Bibliothek, 1888. Utbecht, 16 septembre 1917. PERSONNAGES. L'EMPEREUR CHARLEMAGNE. GÉRALD. LE COMTE AMAURY. RAGENHARDT, Saxok. LE DUC NAYME. RADBERT, moine. NOÉTHOLD, chevalier sarrazin. RICHARD, ancien éouyer de Roland. GEOFFROY, I jennes seigneurs de la cour de HARDRÉ, 1 Charlemagne. BERTHE TBÉOBALD, page. ACTE PREMIER. Une vaste salie dans le chdteau de Montblois. — Au fond, une galerie ouverte par laquelle on apergoit le cours du Rhin et les montagnes de la Saxe. — Tours et toureïles. Scène première. RADBERT, THEOBALD, Servitedrs travaillant a fonrbir ' des épées, des arcs. Radbert est assis devant une table oü est une sorte d'échiquier '. Radbert. Théobald, vois un peu s'il n'arrive personne Prés des bois, du cóté de la Marche saxonne 8 ? Théobald. Pas encor, sir 4 moine. Radbert. Et prés du Rhin? 1. Les chiffres renvoient aux notes explicatives placées a la fin de eet ouvrage. 1 2 LA FILLE DE ROLAND. Théobald. Non plus. Radbert, a part. Pourtant le comte, après deux mois d'absence... (Aux serviteurs..) Or sus C'est 1'heure du repos. Mais laissons aux esclaves Les vils plaisirs: il sied que les vófcres soient graves. Venez! — Voyez ce jeu. Jeu trés noble 1 Théobald, se rapproehant de la table. Est-ü vrai? Radbert. Inventé 1'an dernier par Wibold de Cambrai8 Pour Charlemagne même. Théobald. Oh 1 ce jeu, j'imagine, Doit être digne en tout d'une telle origine. Radbert. Oui, par son nom d'abord. C'est le jeu des vertus: Les joueurs a ce jeu ne sont jamais battus; Je vais vous 1'expliquer. Théobald. Moi, je suis tout oreilles. Les serviteurs se groupent autour de Radbert.) Radbert. Ce tableau se divise en cases bien pareilles, ACTE I, SCÈNE I. 3 Cinquante-six ... Voyez! Sar chacune est écrit Le nom d'une vertu du cceur ou de 1'esprit... Théobald. Cinquante-six vertus! C'est une forte somme, Et pour les pratiquer c'est bien peu d'un seul [homme M Et comment s'y prend-on, sire Radbert? Radbert. Voici. On a chacun trois dés, on les agite ainsi... Théobald. Tres bien! Radbert. Sur 1'écbiquier au hasard on les jette; On lit, d'après la case oü chaque dé s'arrête, Le nom des trois vertus que désigne le sort, Et 1'on doit, tout le jour, par un sincère effort, Pratiquer ces vertus, petites ou majeures. Théobald. Tout le jour, seulement? Radbert. Le jour de vingt-quatre heures! Essayons. Théobald, regardant au dehors. Sire moine, il me semble la-bas Voir venir ... C'est le comte Amaury, n'est-ce pas ? 4 LA FILLE DE ROLAND. Oui, messire, c'est bien le comte, notre maitre; Je ne me trompe pas: j'ai pu le reconnaitre; C'est bien son gonfanon 1 vert et bleu... Quel [bonheur, De le revoir enfin, notre maitre et seigneur! Certes, c'est qu'il n'est point, du Rhin al'Aquitaine 2, De cceur plus généreux et d'ame moins hautaine; Seulement dites-moi, messire chapelain, D'oü vient qu'a la tristesse il est toujours enclin; Excepté quand son fils est la, 1'on pourrait croire Que quelque souvenir tourmente sa mémoire... Radbert vivement et montrant la table oü ü conduU Théobald. C'est le jeu des vertus qui réprondra pour moi. — Jette un dé. Théobald, jetant un dé et lisant sur Véchiquier. „De juger tes maitres abstiens-toi." Radbert, prenant Théobald par Voreüle. Tu vois! (A part.) Notre ame en vain se voile et se retire, Le regard d'un enfant saura toujours y lire! Théobald, qui de nouveau a regardé au dehors. Sire moine, au manoir3 le comte vient d'entrer. Radbert. Enfin, le voici donc! (Les serviteurs sortent d'un coté. Entre Amaury.) ACTE I, SCÈNE II. 5 Scène II. RADBERT, AMAURY. Amaury, saluant Radbert. Dieu vous puisse honorer! Radbert, rendant le salut. Dieu nous rende meilleurs! Amaury, cherchant autour de lui. Mon fils?... Mon fils?... de grace! Répondez vite... Radbert. Aucun danger ne le menace: Des colons1 sont venus 1'avertir ce matin Qu'un auroch2 ravageait leurs terres prés du Rhin, Et sur 1'heure, suivi d'une escorte nombreuse, Gérald partait... Groyez qu'il fera chasse heureuse. Amaury. Bien! — Qu'on nous laisse seuls. (Les serviteurs sortent.) Pardonnez-moi Radbert, Mes craintes pour mon fils; j'ai déja tant souffert, Vous le savez, hélas! et souffert par ma faute, Que j'attends chaque jour le malheur comme un höte! Radbert. En effet, vos regards tristes, votre paleur... Dieu vous enverrait-il quelque nouveau malheur? 6 LA FILLE DE ROLAND. Amaury, s'asseyant sur le fauteuil è droite. Quel que soit le malheur dont le destin m'accable, Je le supporte en homme et 1'accepte en coupable. Radbert. Coupable, vous 1'étiez, et... trop certainement! Le crime était en vous, sur vous le chatiment; Partout on vous nommait traitre, perfide, infame: J'ai sauvé votre corps, puis j'ai guéri votre ame. De mes efforts constants je suis récompensé, Puisqu'il ne reste en vous rien de 1'homme passé ; Yous avez par vingt ans de dure pénitence De votre premier juge effacé la sentence, Et ce long repentir, de vos fautes vainqueur, En vous a tout changé, le visage et le cceur; Oui, quand je vous regarde et quand je vous écoute, Votre passé me semble un mensonge, et j'en doute; Nul ne reconnaltrait dans Ie comte Amaury L'homme que Charlemagne autrefois a flétri; Et vous pourriez parler a présent de eet homme Comme d'un étranger que par hasard on nomme. Amaury. Vous vous trompez, mon père: il est des crimes tels Que, même 1'arbre mortses fruits sont immortels! Vous ne savez pas tout; vous ignorez encore Quel nouveau désespoir maintenant me dévore; Vous ne m'avez connu, condamné qu'a demi; Eh bien, écoutez-moi. ACTE I, SCÈNE n. 7 Radbert. J'écoute, mon ami. Amaury. Vous connaissez, Radbert, le but de mon voyage, Ou plutót de ce long et dur pèlerinage: Je sentais, j'étais sür, qu'en retrouvant les lieux, Témoins de mon forfait, je le pleurerais mieux. Poussé par ce désir qu'en vain 1'ame comprimé, J'avais soif de revoir le théatre du crime, Ces monts pyrénéens et ce fatal vallon Oü Roland a péri, livré par Ganelon! Je les reconnus trop, ces pies tristes et sombres, Ces torrents, ces pins noirs aux gigantesques ombres; C'était bien Roncevaux! Seulement, par endroits L'herbe verte était plus épaisse qu'autrefois 1 C'est qu'ils ont lutté la, lutté sans espérance, Pour le grand Empereur et pour la douce France *, Les superbes héros, mes nobles compagnons, Dont j'ose a peine encor me rappeler les noms; C'est que de leur sang pur cette terre est trempée, C'est que si je cherchais du bout de mon épée, En remuant le sol, sans doute je pourrais Retrouver un ami dans ce que j'y ven-ais! C'est qu'on découvre encor, sous les roches voisines, Des cadavres percés des fleches sarrazines!... Radbert. Calmez-vous, Amaury! 8 LA FILLE DE ROLAND. Amaury. Moi? Je suis Ganelon, Ganelon le Judas, le traitre, le félon! Je restai la trois jours; au fond de ma pensée Je revoyais mon crime et ma honte passée, Ma haine pour Roland, ma jalouse fureur, Nos déüs échangés aux yeux de 1'Empereur, Les douze pairs 1 livrés aux Sarrazins d'Espagne Par moi comte et baron, parent de Charlemagne! II me semblait entendre, au milieu des rochers, Nos preux2 tomber surpris par les coups des archers, Olivier et Turpin 8, mouvantes citadelles, Terribles, se ruer parmi les infidèles, Et Roland, dans la Mort sublime et triomphant, Faisant trembler les monts du son de 1'olifant 4! — J'étais la seul, mon ame en son crime absorbée, Frissonnant, a genoux, la poitrine courbée; Je priais, je pleurais; la nuit autour de moi Descendait, pénétrant mon cceur d'un vague effroi. Tout a coup retentit le tonnerre, et la rage De 1'ouragan me vient rappeler eet orage Dont Charlemagne, au bruit du tonnerre roulant, Disait: C'est le grand deuil pour la mort de Roland6! A tous ces souvenirs la force m'abandonne, Et j'embrasse la terre en m'écriant: Pardonne! Avant la mort, grande ombre, accorde-moi la paix. Suis-je donc condamné pour jamais? — Pour jamais! Répondit une voix. Je relevai la tête, Et je crus voir, je vis, sous l'horrible tempête, ACTE I, SCÈNE II. 9 Parmi les roes fumants qui m'entouraient partout, TJn homme, un chevalier, immobile et debout. Un blanc linceuil1 couvrait jusqu'aux piedsle fantöme, Mais laissait deviner la cuirasse et le heaume2; Et la voix même avait eet accent souverain Et rude qu'elle prend dans le casque d'airain. — Eh! quoi, Roland!criai-je,ömartyrquej'implore, Pas de pardon, jamais? — Jamais! répond encore La voix sinistre. Au loin, de sommets en sommets, La montagne redit le mot fatal: Jamais! Et moi, qu'avait brisé eet arrêt de la tombe, Je tombai sur le sol comme un cadavre tombe3. Quand je me relevai, le jour brillait aux cieux, Et je redescendis le mont sil en cieux. Un moment, je voulus au fond de ces retraites M'ensevelir, ainsi que vos anachorètes4; Mais je me rappelai, mon père, vos avis: D'autres devoirs me sont imposés: j'ai mon fils, Radbert. Comte, votre récit n'a rien dont je m'effraie! Ainsi plus d'une fois se rouvrira la plaie! Eloignez maintenant, d'autres soins occupé, Ces vaines visions de votre esprit frappé. L'écho répondait seul a votre voix fiévreuse, Et 1'ombre de Roland serait plus généreuse; Les vivants, dont la haine irrite les tourments, Osent dire: Jamais! — Les morts sont plus [cléments! Que votre fils soit donc votre unique pensee, 10 LA FILLE DE BOLAND. Que par vous vers Ie bien sa route soit tracée; Sans chercher plus avant dans les secrets des cieux, Je sais qu'il est loyal autant qu'audacieux, Qu'il se fait de 1'honneur 1'image la plus haute1... Amaury.. Ah! Radbert, si jamais il apprenait ma faute, S'il apprenait mon nom, mon vrai nom... Radbert. II faudrait, Même alors, bénir Dieu dans tout ce qu'il ferait! Dans ses desseins profonds mettez votre assurance; Comme un bienfait, de lui recevez la souffrance, Car pour 1'ame, souillée encor malgré nos soins, Toutes larmes de plus sont des taches de moins! Amaury. Oui! — Dites-moi pourtant, malgré ma prévoyance, Gérald n'a-t-il aucun soupcon de sa naissance ? Sur moi, sur mon passé, n'a-t-il rien découvert? Avons-nous fait assez pour le tromper, Radbert? Radbert. Nous avons tout prévu: ne craignez rien. Amaury. Peut-être; A son age 1'esprit cherche et veut tout connaltre! Vous parle-t-il parfois de sa mère? ACTE I, SCÈNE II. 11 Radbert. Souvent. Mais je trouble a dessein ses souvenirs d'enfant; Son jeune cceur, suivant la pente naturelle, N'en croit que mes récits sur vous-même et sur elle; II ignore, son rang, ses malheurs, son vrai nom; Ainsi, rassurez-vous. Amaury. Je le devrais... mais non! II me semble souvent en mon ignominie Que ma faute n'est pas encore assez punie. Quand, pour me rappeler mon opprobre1 immortel, Je pense au jour oü, moi! j'ai conduit a 1'autel La veuve de Milon, duchesse de Bretagne, La mère de Roland, la sceur de Charlemagne! Charlemagne, debout sous le grand dais • royal, Me dit en souriant: Mon frère, sois loyall Et Roland, sans un mot de jalousie amère, Tendit sa main vaillante au mari de sa mère! — Ah! dans ce jour d'orgueil, que ma honte a payé, Que ne suis-je tombé, sous leurs yeux, foudroyé! Et vous-même, Radbert, le jour de mon supplice, II fallait me laisser mourir; c'était justice; Et ce corps vil, sanglant, meurtri, percé de coups, II fallait le laisser la pature 8 des loupsl J'ai souffert, depuis lors, ce qu'aucun mot n'exprime, Ma chair même a gardé le long frisson du crime! Mais de tous les tourments le plus cruel pour moi, C'est mon fils! Tout mon cceur, Rad bert, bondit d'effroi,' 12 LA FILLE DE ROLAND. Quand je songe qu'il peut me dire un jour: „Ma mère „Fut celle de Roland; qu'as-tu fait de mon frère?" Quand je songe surtout que, demain, aujourd'hui, Le poids de mon forfait1 peut retomber sur lui! — Ecoutez ... écoutez... Qnelle terreur me glacé! (On entend une fanfare au dehors.) Le son de 1'olifant! — Ce n'est pas 1'air de chasse De Gérald. C'est un air de combat. Radbert, regardant au dehors. C'est bien lui, Gérald... Une étrangère... un Saxon captif... Amaury, regardant également. Oui! Scène UI. Les Mêmes, BERTHE, GERALD, RAGENHARDT, enchalné et maintenu, par des esolaves. Gérald. Mon père! Amaury, le pressant dans ses bras. Mon Gérald! — Mais dis-moi... car j'ignore... Tu n'es pas blessé ?... Gérald. Non, par malheur! Pas encore! C'est par vous que j'appris qu'en faisant son devoir ACTE I, SCÈNE ILT. 13 La première blessure est douce a recevoir. Eh bien, pour recevoir ma première blessure, Aucun jour n'eüt été meilleur, je vous 1'assure 1 (Regardant Berthe, qui est restée on peu en arrière.) Mais les Saxons, madame, en fuyant sous mes coups, M'ont a peine permis de combattre pour vous. Berthe, avangant, a Amaury. L'éloge mérité que votre fils évite, 11 1'aura: Les Saxons ne fuyaient pas si vite! Et tous mes serviteurs brusquement dispersés, N'est-il pas vrai, messire, en témoignent assez! Amaury. L'éloge pour mon fils est glorieux, madame! Votre voix, vos regards, cette fermeté d'ame Que tout annonce en vous après un tel danger, Prouvent que rien de grand ne vous est étranger! Chez le comte Amaury soyez la bienvenue, Madame! La demeure est pour vous inconnue, Et sans doute vos pas pour la première fois Viennent de rencontrer ce manoir de Montblois; Car ce fief1 est lointain et séparé des autres Par de vastes forêts qui se joignent aux nötres. Comment donc, depuis quand, dans ce pays désert Vous trouviez-vous ? Berthe. Je viens des rives du Wéser, De Fritzlar *, oh souvent les filles de mon age, Au tombeau d'un martyr, vont en pèlerinage. 14 LA FILLE DE ROLAND. Nous descendions au fond de ce bois oü s'étend TJn ruisseau lent et non*, une sorte d'étang, Quand d'affreux hurlements, que 1'écho nousrenvoie, S'élèvent, et, pareils a des bêtes de proie, Des hommes d'un aspect formidaWe et hideux Dispersent mon escorte et m'entourent. L'un deux Cherchait a me saisir, et, 1'injure a la bouche, Me menacait déja de son geste farouche; Mais tout a coup sa main laisse échapper le fer, Le cri guerrier: Montjoie 11 a retenti dans 1'air; G'était lui, votre fils. Souriant et tranquille, Du cercle de son glaive il me fait un asile2! Bientöt les ennemis veulent fuir, mais en vain; II les frappe, il les pousse au fond du noir ravin; II semble avec regret voir décroltre leur nombre, II poursuit les derniers sous la ramure 8 sombre; Puis, revenant vers moi, sauvée enfin par lui: „Allons! nous avons faitbonne chasse aujourd'hui! * Amaury. Bien, Gérald! Gérald. Je n'ai fait que mon devoir, mon père. „II sied de ne compter ses ennemis qu'a terre", M'avez-vous dit souvent. J'ai suivi vos lecons. Mais je dois m'accuser aussi. — Quand les Saxons, Eperdus et tremblants, ont fui sous mon épée, Quand de leur sang j'ai vu ma main toute trempée, II m'a semblé, tuant pour la première fois, Que tout changeait, mon cceur, mes sens, mes yeux, Quel étrange pouvoir la victime abattue, [ma voix; ACTE I, SCÈNE III. 15 L'homme qui meurt a donc sur 1'homme qui le tue! Je me sentais saisi par un être nouveau, Une rouge vapeur me montait au cerveau. Même quand 1'ceuvre est juste, il est étrange comme Un reste de Caïn 1 est caché dans tout homme! C'est ainsi que j'allais, frappant, frappant toujours, Non plus, tel que la veille, ou des loups ou des ours... Des hommes! Une chair faite comme la mienne! — Mais quand j'eus dispersé cette horde païenne, En revenant vainqueur, ivre encore et joyeux, J'apercus immobile et me suivant des yeux, L'étrangère! On eüt dit que la victoire juste La remplissait pourtant d'une tristesse auguste Et qu'elle demandait a Dieu pour tous ces morts Le pardon, pour sauver le vainqueur du remords. Alors, je compris bien que Dieu, qui nous envoie Aux combats, en permet 1'ardeur, mais non la joie! — Un Saxon était la, le chef et le dernier; Décidez de son sort. Le voici prisonnier. Amaury, faisant signe de faire avancer le prisonnier. Bien! nous ferons de lui justice bonne et prompte. Berthe. Pour eet homme soyez indulgent, sire comte: Celui qui juge, Dieu plus tard le jugera. Amaury. J'obéirai, madame, autant qu'il se pourra. (II se place sur un fauteuil élevé, ayant Radbert pres de lui. Berthe et Gérald restent un peu a 1'écart.) Quel est ton nom, palen? 16 LA FILLE DE ROLAND. Ragenhardt. Ragenhardt. Amaury. ' Et ton age? Ragenhardt. L'age de mon pays depuis son esclavage, Trente ans. Amaury. Et tes parents? Ragenhardt. Mon oncle est Witikind \ Amaury. Ton père? Ragenhardt. II était roi quand Charlemagne vint. Amaury. Et toi, le fils d'un roi, dans une embüche * infame, Tu viens comme un bandit attaquer une femme? Rage nh ar d t. Bandit... pour tout vainqueur c'est le nom du vaincu! Toi qui peux me tuer, pourquoi m'insultes-tu ? Amaury. La guerre a prononcé la sentence suprème; Ton oncle Witikind a recu le baptême; ACTS I, SCÈNE LTJ. 17 De vos douze tribus les chefs se sont soumis lis se sont fait chrétiens ... Ragen ha r d t. Les pères... mais les fils 1 Mon père, a moi, d'ailleurs, a dédaigné de vivre, J'ai sa mort a venger, non son exemple a snivre; Je 1'ai vu par les Francs massacrer sans pitié, J'étais bien jeune... mais je n'ai rien oublié! Amaury. Tout Saxon, d'ordinaire, est habile et perfide, A cacher ses desseins son esprit est rapide; Gependant je crois voir plus de sincérité Dans ton accent' sauvage et ton ceil irrité. — Tu mérites la mort... Ragenhardt. Croit-on que je 1'ignore? Je venais pour tuer, tuez-moi. Amaury. Pas encore. Celle que tu voulais frapper si lachement lei m'a demandé ta grace en ce moment; Je pourrais donc laisser ton crime sans vengeance. Mais toi-même rends-moi possible 1'indulgence: Veux-tu rester en Gaule et te faire chrétien? Tu sauveras tes jours a ce prix. (Silence de Ragenhardt.) Parle!... Eh bien?... Ton sort est dans ta main, je te le dis encore. 18 LA FILLE DE ROLAND. Ragenhardt. Dieu peut-être a sur moi des desseins qu'on ignore; Je ne peux refuser si j'en suis 1'instrument; (Regardant Amaury.) J'accepte; mais hier, j'aurais fait* autrement! Amaury. Sois donc chrétien, Saxon, et dès ce jour commence A prouver que ton cceur comprend cette clémence. Berthe, avangant vers Amaury. Merci, comte! II m'est doux, en vous disant adieu, De penser que j'ai pu gagner cette ame a Dieu. Ragenhardt, dont on a détaché les Hens, s'arrêtant prés de sortir. Quoi! vous partez, madame? Berthe. A 1'instant. Que t'importe? Ragenhardt. Et vous avez sans doute une nombreuse escorte? Berthe. Non, mais j'espere ici, pour franchir les foréts, Trouver des défenseurs. Gérald. Oui, certes! ils sont prêts. Ragenhardt. Ne partez pas, madame. ACTE I, SCÈNE IV. 19 Berthe. Et pourquoidonc? Ragenhardt. Chrétienne, Ma générosité doit répondre a la tienne. Les tribus des Saxons, sans attaquer Montblois, Se répandront ce soir dans la plaine et les bois; Pour leur livrer bataille il faudrait une armée. Restez donc dans ces murs quelque temps enfermée; Je puis sans les trahir vous sauver de leurs coups, Madame... Et maintenant, je suis quitte envers vous! (Avant de sortir regardant les autres assistants.) — Vous, sachez-le: la Saxe est debout tout en tière, Le flot sombre et vengeur va francbir sa frontière. La bataille sera dure, je vous le dis! Le passé n'est pas mort, Charlemagne, jadis, Donna 1'ordre qu'en Saxe eüt la tête coupée Quiconque dépassait la hauteur d'une épée. Ce fut trop peu! Bien tót viendront vos repentirs. O vainqueurs. prenez garde aux enfantsdes martyrs! (II s'éloigne an fond parmi les hommes du manoir.) Scène IV. AMAURY, RADBERT, BERTHE, GÉRALD. Berthe. Sire comte, chez vous me voila prisonnière. 20 LA FILLE DE ROLAND. Savez-vous toutefois s'il est quelque manière D'échapper aux Sax ons en sortant de vos murs? Gérald. Madame, il n'en est point. Berthe. Tous, tous en êtes sürs ? Amaury. Oui, madame. Restez. Mais c'est tous qui, peut-être, Protégerez ici la maison et le maitre; Et j'ose dire, ému d'un respect grave et doux, Comme autrefois Tobie1: un ange est pres de nous! Berthe. Dieu préserve mon cceur des vanités frivoles! Mais, comte, pour payer ces courtoises paroles Et me montrer du moins digne d'un tel accueil, Mon nom seul suffira, si je n'ai trop d'orgueil, Et tous tressaillirez a tout ce qu'il rappelle, Vous, chevalier de France et chevalier fidéle! Amaury. Quel est-il donc, ce nom? Parlez, parlez! Berthe. Je suis Nièce de Charlemagne, orpheline depuis Le jour de Roncevaux: on appelait ma mère La belle Aude, le duc Roland était mon père. ACTE I, SCÈNE IV. 21 Gérald. La fille de Roland! Amaury, reculant avec terreur et saisissant la main de Radbert. La fille dè Roland! Radbert, bas. Prenez garde, Amaury! Vous êtes tout tremblant. Amaury. Dieu juste! Est-il possible? Radbert, bas. • Amaury, prenez garde! Soyez maitre de vous: votre fils vous regarde! Amaury, se remettant un peu. Madame, pardonnez mon trouble et mon émoi; Ce grand nom de Roland, un soldat comme moi Ne saurait 1'écouter sans tressaillir dans 1'ame... Vous me 1'aviez prédit; pardonnez-moi, madame! Berthe. Merci, comte Amaury; sire Gérald, merci! Mais oubliez mon rang en m'accueillant ici. Auprès de 1'empereur même j'ai 1'habitude De chercher le bonheur calme et la solitude; Je ne veux être ici que Berthe; c'est mon nom. Amaury. Gérald, le prisonnier vient d'affirmer... mais non! 22 LA FILLE DE ROLAND. Les hordes des Saxons peuvent, quoi qu'il en dise, Même contre nos murs tenter quelque entreprise. Qu'ils viennent attaquer les fossés ou la tour, Je veux être au péril le premier, c'est mon tour! Ne songe pas, Gérald, au trait qui peut m'atteindre, Pour Berthe seule il faut veiller, il faut tout craindre, Et si je méritais ce glorieux trépas, Si je tombe a ses yeux, mon fils, ne me plains pas! — Maintenant, aux remparts! Que tous les hommes [d'armes, Nos colons et nos serfs, au premier cri d'alarmes, Soient chacun a son rang! Que les guetteurs de nuit Bestent 1'oreille a terre, épiant chaque bruit! — Vous, du poste avancé faites doubler la garde Par nos meilleurs soldats... Mais ce coin me regarde. — Toi, reste ici, Gérald; c'est le poste d'honneur. Gérald. Merci, mon père! Dieu me fera ce bonheur De payer de nouveau la dette de la France Au grand nom de Roland, j'en ai Ia 11'espérance! Je tronvais, pardonnez! lorsque j'étais enfant, Que vous ne disiez pas ce nom assez souvent. Je me le répétais mille fois a moi-même; Roland fut mon héros, mon idéal suprème; II me semblait — je sens mon orgueil aujourd'hui — Que quelque chose en moi me rapprochait de lui; Dans mes rêves d'enfant en lui je croyais vivre; II me semblait du moins le voir, 1'aimer, le suivre Dans sa gloire éclatante et dans ses fiers travaux, ACTE I, SCÈNE V. 23 Et comme lui tomber aux champs de Roncevaux! Ah 1 vous 1'avez bien dit tout a 1'heure: sa fille, Nous la saurons défendre, et, dans notre familie, Parmi nos gens, mon père, et dans notre maison, Elle ne trouvera jamais de Ganelon! Amaury,' bas. Venez, venez, Radbert! — Voila ce qui dévore! — Venez! Gérald. Adieu, mon père! Ici, jusqu'a 1'aurore, Debout, cherchant, de 1'ceil 1'ennemi prompt ou lent, Votre fils gardera la fille de Roland! Scène V. GÉRALD, BERTHE. (Gérald est debout sur la galerie, regardant au loin vers le Rhin et la campagne. Berthe regarde Amaury s'éloigner, puis elle s'arrête assez longtemps les yeux sur Gérald immobile, enfin, elle parcourt lentement la grande salie, et arrivé devant la table oü se trouve le Jeu des Vertus.) Berthe. Ah! le Jeu des vertus! — Ce jeu me le rappelle, Au palais de Lutèce 1 ou bien d'Aix-la-Chapelle, Charlemagne souvent, a cette heure du soir, Me dit: „Prends ce jeu. Berthe! II faut aujourd'hui [voir, „Quelles sont les vertus que le sort nous indique, 24 LA FILLE DIS ROLAND. Et qui de nous saura les mieux mettre en pratique." (Elle prend le cornet et agite les dés.) Ce n'est qu'un jeu. Pourtant les inspirations En sont bonnes toujours, tres bonnes! — Essayons. (Elle jette les dés et lit sar le tableau.) „Devant chacun, devant soi-même, être sincère.' C'est facile, et eet ordre était peu nécessaire. (Elle lit de nouveau.) „Grande pitié pour ceux qui nous ont fait souffrir!" Ah! si 1'occasion venait a moi s'offrir, Je voudrais pratiquer cette vertu céleste! Et cependant, qui peut savoir! — Lisons le reste. „Reconnaissance !" Bien ! (Elle regarde du cóté de Gérald, toujours immobile; elle reprend les dés et va les jeter de nouveau, mais elle s'arrête comme ayant réfléchi.) Aujourd'hui, c'est assez. (La nuit tombe.) Voix d'Amaury, au dehors. Dieu nous garde : veillez ! Gérald, répondant. Dieu nous garde: veillez! (Une autre voix répète le cri plus loin.) FIN DU PREMIER ACTE. ACTE DEUXIÈME. Même décor. Scène première. Gérald. Berthe va donc partir! La plaine est libre enfin;» Les tribus des Saxons ont repassé le Rhin, L'armée impériale arrivé sur leur tracé; Dieu d'un nouveau combat ne m'a pas fait Ia grace. Demain, ce soir peut-être, elle va nous quitter! — Tous les sonpcons, du moins, j'ai su les éviter: Mon père ne sait rien! Tout le monde 1'ignore, Ce secret de mon cceur!... Gardons-le bien encore 1 — Ce silence me pèse... II m'humilie, il ment, Et la bonte qu'il donne en est le chatiment! — Raisonnons toutefois... Pourquoi ne pas me taire ? Tout homme a son secret, toute ame a son mystère 1; La pudeur, la prudence, au cceur le plus loyal Sont permises toujours... Et cependant c'est mal! 26 LA FILLE DE ROLAND. Les nobles sentiments dédaignent tous les voiles, Le ciel n'est plus le ciel quand il n'a pas d'étoiles! Mon secret dans mon sein ne peut plus s'enfermer: Mon père saura tout! —Mais pourquoi 1'alarmer? Pourquoi livrer mon père a 1'angoisse, a la crainte ? — Ciel! oü donc ai-je appris eet art vil de la feinte ? Dissimuler, tromper, m'engager, le front bas, Dans ces obscurs chemins que je ne connais pas! — Cependant... si je dis la vérité, mon père Ne me permettra plus ce départ que-j'espère; Si je lui dis: , C'est pour la suivre que je pars!" Son refus est certain! — Hélas! De toutes parts, L'ombre descend sur moi; partout, partout le doute. Oü donc est le devoir ? Je cherche en vain la route... Eclairez-moi, mon Dieu! J'aimerai la douleur, Je bénirai le mal qui me rendra meilleur! Scène LI. GÉRALD, AMAURY. Amaury. Ah! c'est toi, mon enfant? Gérald. Ecoutez-moi, de grace, Mon père! Un tel aveu me trouble et m'embarrasse; Mais si j'ose parler aujourd'hui, croyez bien Que mon respect pour vous n'en doit souffrir en rien. ACTE II, SCÈNE II. 27 Amaury. Parle. Gérald. Eh bien,* je voudrais — car si j'ai pu naguère Poursuivre des Saxons, je n'ai pas vu la guerre... Je voudrais partir, voir de vrais combats un jour, Et faire a notre nom quelque honneur a mon tour. Amaury. Je te comprends, Gérald: jeune, j'étais de même; C'est un noble désir que j'excuse et que j'aime. Si ton éloignement est bien cruel pour moi, Ta gloire et ton honneur me sont chers comme a toi. Une guerre, dit-on, se prépare en Sicile, Y prendre part, Gérald, pour toi sera facile. J'y songerai. Gérald. Pardon, mon pèrel mon espoir Est de rester en Prance a faire mon devoir; Je veux étre avant tout soldat de Charlemagne. Amaury. Je te comprends encor. Les Sarrazins d'Espagne, Après tant de combats sont encore insoumis; Tu trouveras en eux de dignes ennemis; lis attaquent souvent 1'Aquitaine voisine: Tu verras donc, Gérald, la guerre sarrazine; J'ai la-bas des amis qui te feront accueil. 28 LA FILLE DE EOLAND. Gérald. Plus grand est mon désir encore, ou mon orgueil: Je voudrais guerroyer prés de 1'empereur Charles. Amaury. Je comprends moins, Gérald, le désir dont tu parles; Fils d'un soldat obscur ... Juge mieux ton erreur! Qui donc te conduirait jusques a 1'Empereur? Gérald. Dame Berthe. Amaury, lui prenant vivement les mains et le regardant en face. Gérald! Gérald. Eh bien, oui, oui, je 1'aime 1 Loin de moi, loin de moi tout lache stratagème 1; J'aime Berthe! Amaury. Mon fils! Gérald. Oui, je 1'aime! Et ce mot Semble élargir mon cceur a le dire tout haut *! Oui, mon père, je 1'aime autant que je l'admire: Ses yeux oü 1'on dirait qu'un coin du ciel se mire, Son ame qui rayonne a travers la beauté, Sa voix... Quel homme au monde aurait donc résisté? Je 1'aime! Est-ce folie ou raison ? je 1'ignore. ACTE II, SCÈNE II. 29 Je 1'aime! Tout est la; que vous dirais-je encore? Mais peut-être elle seule... O mon père, pardon! Comprendrait mon amour... Amaury. Elle 1'ignore donc? Gérald. Ayant eu le bonheur de défendre sa vie, En loyal chevalier, après 1'avoir servie, Pouvais-je... votre cceur m'a déja répondu! Abuser en parlant du service rendu? Amaury. Ah! je respire! Eh bien, ü faut que dès cette heure, Gérald, de eet amour rien en toi ne demeure! II le faut, je le veux! Toi, sans gloire, sans nom, Sans aïeux... songe enfin, soDge a tout! Gérald. Eh bien, non! Eh bien, non! J'ai pensé tout ce que vous me dites, J'ai mesuré d'en bas1 les hauteurs interdites: J'ai vu, je vois toujours dans ma pensée en feu, Roland, le preux martyr, le chevalier de Dieu, Passer, après sa vie offrant sa mort féconde, Aux acclamations de la Prance et du monde! Je vois le souverain dont s'étendent les lois Du pays des Pisans au pays des Gallois *, Charlemagne béni par 1'évêque de Rome, Plus qu'un roi, presqu'un dieu qui daigne rester [homme, 30 LA FILLE DE ROLAND. Tranquille, dans sa main portant le globe d'or1! — Et pourtant j'aime Berthe, et 1'aime plus encor, Et je sens, dans mon cceur plus pur et plus fidéle, Quelque chose de grand qui me fait digne d'elle! Amaury. Non, tu n'en es pas digne! Hélas! non, non, hélas! Je le veux, obéis: tu ne la suivras pas! Ou plutót, je t'en prie au nom de ma tendresse, J'ai commandé, j'eus tort, a ton cceur je m'adresse: Tu ne me connais pas, c'est ma faute: je suis Triste et morne souvent, quelquefois je te fuis; C'est que je crains pour toi, cceur jeune et plein [de flamme, L'ombre que répandrait mon ame sur ton ame; Mais je t'aime, mon fils! Ma gloire, ma vertu, Mon bonheur, c'est toi seul, c'est toi seul, le sais-tu?... G é r a 1 d. Mon père!... Amaury. Eh bien, mon fils, juge de mes alarmes: J'ai le cceur d'un soldat; eh bien!... tu vois mes larmes! Gérald. Mon père!... Amaury. Ecoute-moi. Cet amour insensé, C'est ta perte, Gérald, je le sens, je le sai*, ACTE n, SCÈNE m. 31 Je le vois clairement! Aujourd'hui 1'espérance; Demain 1'inquiétude, et bientöt la souffrance; Après, la jalousie avec tous ses poisons; Plus tard, les ennemis cachés, les trahisons, La honte de tomber loin de son but, et même, Et surtout! le dédain de celle que 1'on aime! Gérald. Dieu! Amaury. Pars, mais sache bien, mon fils, que j'en mourrai! Gérald. Mon père!... Amaury. Jure donc de rest er! Gérald. C'est juré! Scène III. Les Mêkes. RADBERT. Radbert-^J,oi/^ Comte, du haut des tours le guetteur nous signale Des cavaliers nombreux; c'est 1'escorte. royale Que dame Berthe attend. Moi-même j'ai pu voir Qu'ils suivent le chemin qui conduit au manoir. 32 LA FILLE DE ROLAND. Le duc Nayme1 est leur chef, et c'est bien sa bannièré, Qu'on porte devant lui comme roi de Bavière. Amaury. Le duc Nayme! — Gérald, comme il est entendu, Va, fais tout préparer. (Gerald s'incline et sort) Scène IV. RADBERT, AMAURY. Amaury. Radbert, je suis perdu. Nayme, ce vieillard noble et loyal entre mille, Ce Nestor des chrétiens dont Roland fut 1'Achüle, Le duc Nayme chez moi, Radbert, chez Ganelon! — S'il me reconnaissait! Radbert. C'est impossible... Non, On croit Ganelon mort au milieu des supplices; Et d'ailleurs, vos cheveux blanchis, vos cicatrices, Ce sillon que vos pleurs ont creusé leDtement Tromperont les regards... Amaury. Eh! le sais-je vraiment? L'homme garde souvent des traits que rien n'efface. Si le duc me jetait mon vrai nom a la face, Devant Gérald! ACTE II, SCÈNE V. 33 Radbert. Ami, courage jusqu'au bout! Que le danger nouveau vous retrouve debout: Devant le duc prenez une calme attitude. N'ayez dans vos regards aucune incertitude. Allez vers lui, les yeux tranquilles le front haut, Et toutes vos terreurs disparaltront bien tót; Les voici: prenez garde! (Entrent au fond le duc Nayme et sa snite avec Gérald Ragenhardt entre aussi, mais reste a 1'éoart. AMAURY, RADBERT, GÉRALD, LE DUC NAYME, RAGENHARDT, foule de Chbvaliers. Le duc Nayme a Gérald, iarrêtant sur le seuil. Oui, chevalier, oui certe, Faites de ma présence avertir dame Berthe! (Gérald donne tout bas un ordre a un serviteur, qui sort aussitót). Votre père, Gérald... il est sans doute ici; Gonduisez-moi vers lui... Gérald. Seigneur duc, le voici. Amaury, bas a Eadbert. Le duc Nayme! Radbert, bas. Courage! Scène V. 2 34 LA FILLE DE ROLAND. Le duc Nayme, allant vers Amaury. Au nom de Charlemagne, Au nom du roi des Francs, empereur d'Allemagne, Comte, je vous salue, et nous nous inclinons Devant vous, moi, duc Nayme, et mes vieux [compagnons. Amaury, bas d Radbert. Oui, je les reconnais! Yont-ils me reconnaitre, Eux aussi? J'ai versé trop peu de pleurspeut-être! Radbert, bas. Courage! Amaury, avangant. Soyez tous, seigneurs, les bienvenus! Le duc Nayme. Sire comte, vos traits ne m'étaient pas connus; Je distingue pourtant sur ce male visage Du métier de la guerre un long apprentissage, Comment se fait-il donc ?... A u m a u r y. C'eüt été grand hasard Que sur moi, sire duc, tombat votre regard: Flus d'un soldat n'est pas connu du capitaine; Simple écuyer1 du comte Amaury d'Aquitaine, J'avais sauvé ses jours dans un péril trés grand, II me légua son nom et son titre en mourant. ACTE II, SCÈNE V. 35 Le duc Nayme. Titre et nom sont portés de facon digne et haute; Je suis fier aujourd'hui, comte, d'être votre höte; Votre fils s'est conduit en noble chevalier, Et son premier exploit ne saurait s'oublier. — Venez, sire Gérald, mais c'est étrange comme Votre aspect... A qui donc ressemble ce jeune homme ? Amaury, d part. Grand Dieu! Le duc Nayme. Je ne sais pas... je ne me souviens plus; Laissez-moi rappeler mes souvenirs confus; Venez... plus prés encor! — Plusje vous considère... Ah! oui, c'est a Roland! Gérald. A Roland! Amaury, bas d Radbert, en lui montrant Gérald. A son frère! (Haut) Duc, 1'orgueil paternel, par vous-même excité, Me fait manquer aux lois de 1'hospitalité. — Esclaves, apportez le festin qu'on prépare. (Les esclaves servent le festin sur des tables a gauche.) Le duc, prenant place & la table du fond, avec Radbert et Amaury. Ooi, je veux, comte, avant qne 1'heure nous sépare, Qu'on voie a vos cötés le duc Nayme et les siens, 36 LA FILLE DE ROLAND. Et que nous nous traitions déja1 d'amis anciens. Bompons ce pain, mon hóte, en signe d'alliance, Puis, en gage nouveau de doublé confiance, Remplissons et vidons la même coupe d'or. (Le duc et Amaury boivent a la même coupe. Le duc s'assied et prend part au festin. Gérald reste a droite. Radbert s'assied a Ia table a gauche.) Comte, a notre festin manque un plaisir encor: N'est-il pas parmi nous un jongleur, un trouvère2 ? J'aime les chants guerriers mêlés aux chocs du verre. Amaury. Kous n'avons pas ici de jongleur; mais mon fils A recu les lecons d'un ménestrel3, jadis. «•* Voyons, Gérald, sais-tu quelque nouveau poème ? Quelque chanson de geste4? Obéïs au duc Nayme. Gérald. Excusez-moi, mon père; aujourd'hui, je le sens, La force manquerait sans doute a mes accents. Radbert. Non, non, Gérald, il faut . faire ce qu'on demande, Rends du repas guerrier la noblesse plus grande: Dis-nous cette chanson dont un moine est 1'auteur. Gérald. Puisqu'on le veut ainsi, grace pour le chanteur! [II prend lë milieu du théatre.) „La France, dans ce siècle, eut deux grandes épées, „Deux glaives, 1'un royal et 1'autre féodal, ACTE II, SCÈNE V. 37 „Dont les lames d'un flot divin furent trempées 1; „L'une a pour nom Joyeuse, et 1'autre Durandal. „Roland eut Durandal, Charlemagne a Joyeuse, „Sceurs jumelles de gloire, héroïnes d'acier, „En qui vivait du fer 1'ame mystérieuse, „Que pour son oeuvre Dieu voulut s'associer. „Toutes les deux dans les mêlées „Entraient jetant leur rude éclair, „Et les bannières étoilées „Les suivaient en flottant dans 1'air! „Quand elles faisaient leur ouvrage, „L'étranger frémissant de rage, „Sarrazins, Saxons ou Danois, „Tourbe hurlante et carnassière, „Tombait dans la rouge poussière „De ces formidables tournois! „Durandal a conquis 1'Espagne; „Joyeuse a dompté le Lombard: „Chacune a sa noble compagne „Pouvait dire: Voici ma partl „Toutes les deux ont par le monde „Suivi, chassé le crime immonde, „Vaincu les païens en tout lieu; „Après mille et mille ba tailles, „Aucune d'elles n'a d'entailles „Pas plus que le glaive de Dieul 38 LA FILLE DE ROLAND. „Hélas! La même fin ne leur est pas donnée: „Joyeuse est fiére et libre après tant de combats, „Et quand Roland périt dans la sombre journée, „Durandal des païens fut captive la-bas! „Elle est captive encore, et la France la pleure, „Mais le sort différent laisse 1'honneur égal, „Et la France, attendant quelque chance meilleure, „Aime du même amour Joyeuse et Durandal!" Le duc Nayme. Bien, Gérald! — Versez donc l'hydromel1 d'AHe- magne Et le vin de Gaza, pages... A Charlemagne! (II léve sa coupe et boit avec tous les chevaliers, qui répètent le même cri, excepté Ragenhardt.) Maintenant, a Roland! (Tous les assistants, excepté Ragenhardt, répètent le même cri.) Gérald, qui observe Ragenhardt placé en face de lui. Ragenhardt, que fais-tu? Pourquoi ce regard sombre et ce front abattu? Etant chrétien, agis en chrétien! Qu'est-ce a dire? Sans doute ton hanap2 est vide ? ... Ragenhardt. Non, messire. Gérald. Aux deux héros francais, alors, bois avec nous! ACTE H, SCÈNE V. 39 Ragenhardt. A ma place vraiment, seigneurs, le feriez-vous? Je suis chrétien d'hier, mais la voix de vos prêtres M'enseigna comme a vous le respect des ancêtres; Vous donc, vainqueurs des miens, comprenez mon [refus... ; (Levant sa conpe.) Je bois a Witikind, a la Saxe, aux vaincus! Gérald. Prends garde a toi, Saxon! Le duc Nayme. Gérald!... Gérald. Un tel ou trage... Le duc Nayme. Excusons-le, Gérald, en faveur du courage! Ragenhardt. Merci, duc! — Seulement, Gérald avec orgueil, En chantant nos revers, a caché votre deuil; Nous eümes, comme vous, nos bonheurs, nos victoires; [Vous eütes, comme nous, vos jours expiatoires,1 Vos fronts se sont parfois courbés sous 1'aquilon *j Vous avez eu Roland, — mais aussi Ganelon! Amaury, a part. Grand Dieu! 40 LA FILLE DE ROLAND. Le duc Nayme, se levant. Tais-toi, Saxon! Laisse ce nom infame; Quelle douleur viens-tu réveiller dans notre ame! Ganelon!... Ah! son nom qui fait frémir ma voix, Qui remet sous nos yeux les hontes d'autrefois, Son nom qui vient troubler 1'heure qui nous rassemble, Elevons tous la main pour le maudire ensemble; Qu'il entende du fond des enfers aujourd'hui Nos malédictions descendre jusqu'è, lui! (Tous les assistants se lèvent, la main haute pour obéir au duc, excepté Amaury et Radbert.) Scène VI. Les Mêmes, BERTHE. Le duc Nayme, a Berthe, qui entre. Venez, Berthe! venez! C'est a vous la première De maudire... Berthe. Qui donc, seigneur duc de Bavière? Le duc Nayme. Le nom de Ganelon. Berthe. Ah! duc, Dieu m'est témoin Qu'aujourd'hui de ce nom ma pensée était loin! Charlemagne souvent me dit ceci; „Pardonne ACTE II, SCÈNE VI. 41 „A tous nos ennemis, comme Dieu te 1'ordonne, „Sarrazins, Grecs, Normands, Lombards, Aragonnais, „Didier, Lupus, Bunald1; a Ganelon, jamais!' Qu'avec la mienne donc votre voix retentisse Pour maudire ce nom. C'est justice! Gérald. Oui, justice! Et j'élève la main pour maudire aussi, moi, Ce nom infame... Amaury, a pari. Ciel! Radbert, se dirigeant vers Gérald. Tais-toi, Gérald, tais-toi! Je suis prêtre, et j'ai droit a tous de vousle dire: Celui que dans la mort vos voix allaient maudire, Que pourrait-on pour lui si Dieu 1'a condamné? Que peut-on contre lui si Dieu 1'a pardonné? Berthe. Sire moine, il est vrai! devant la voix du prêtre Je me tais! Le duc Nayme. J'ai parlé cruellement peut-être, Mais j'ai comme un remords,lorsque j'entends ce nom: Autrefois j'ai sauvé la vie a Ganelon. (II se léve quitte la table, sniyi d'Amaury et de Radbert.) Oui. c'était. » Vfirrlnn T.a snl. /*« I. V»*_:ii_ , _ _ . in ii ii nvu w ia utximnc. 42 LE FILLE DE ROLAND. Un roi saxon ... — je vois encore sa haute taille; Son nom était Morglan... (Mouvement de Ragenhardt.) tenait sous son genou Ganelon renversé, blessé, 1'épée au cou; En ce moment j'accours, je détourne le glaive Du roi saxon... Amaury, & part en s'éloignant encore du duc. C'est vrai! Le duc Nayme. Ganelon se relève, Attaque de nouveau, car il avait du cceur, Et frappe le Saxon, qui se croyait vainqueur. TJn enfant déja fort comme ceux de sa race, Criait: Ne tuez pas mon père! grace! grace! (Nouveau mouvement de Ragenhardt.) Ganelon, par mon aide a son tour triomphant, D'un regard furieux fit reculer 1'enfant, Puis il tua la père. — Dn an après, madame, Ganelon trahissait Roland, et dans mon ame, Depuis ce jour maudit, je n'ai que ce remord1: C'est d'avoir arraché Ganelon a la mort! Amaury, h part, Hélas! Ragenhardt, a pari, après avoir remarquê visiblement Vattitude