NOTIOE. Emile Erckmann (né a Phalsbourg en 1822, mort a Lunéville en 1899) et Alexandre Chatrian (né a Soldatenthal en 1826, mort a Villemomble, prés de Paris, en 1890) sont 1'un et 1'autre originaires de cette Alsace-Lorraine qui, placée entre la France et TAllemagne, sur la grande route de 1'Invasion, a été de tout temps le théatre principal de la guerre entre deux civilisations, et qui, tour a tour conquise et perdue par la France et 1'Allemagne, et formant sans cesse 1'enjeu de cette lutte entre deux races, a cependant conservé toute son individualité. C'est surtout cette individualité, — simplicité et rusticité des mceurs —, que les deux écrivainscollaborateurs se sont appliqués a mettre en reliëf dans leurs ouvrages et qu'ils ont fait ressortir d'une manière spéciale dans 1'Histoire d'un Conscrit de 1813, — publiée en 1864. Mais en outre ils nous montrent 1'Alsace et sa naïve population campagnarde en proie a toutes les calamités qu'entraïne la guerre. En effet, quand dans la série des Romans nationaux (Le Conscrit, — Mme Thérèse, — 1'Invasion, — Waterloo, — Histoire d'un homme du peuple, — Le Blocus de Phalsbourg, — La Guerre,) ils racontent les grandes guerres de la Révolution et de 1'Empire, leurs yeux sont plutot tournés sur les misères du peuple que sur la gloire des VIII HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. armées victorieuses. Aussi le vieil horloger Melchior Goulden exprime bien 1'opinion des auteurs quand il dit a Joseph Bertha: „Si ceux qui sont nos maitres, et qui disent que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre bonheur, pouvaient se figurer, au commencement d'une campagne, les pauvres vieillards, les malheureuses mères auxquels ils vont en quelque sorte arracher le coeur et les entrailles pour satisfaire leur orgueil; s'ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leurs gémissements au moment oü 1'on viendra leur dire: „Votre enfant est mort.... vous ne le verrez plus jamais! il a péri sous les pieds des chevaux, ou bien écrasé par un boulet, ou bien dans un höpital, au loin, — après avoir été découpé, — dans la f ièvre, sans consolation, en vous appelant comme lorsqu'il était petit!..." S'ils pouvaient se figurer les larmes de ces mères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pour continuer." Ainsi les auteurs ont poursuivi un triple but: jeter du discrédit sur cette période de luttes gigantesques, faire revivrelesmoeursdel'AlsaceLorraine et propager les idéés républicaines. La forme originale de leurs oeuvres saines et charmantes, la simplicité admirable de leur langue et de leur style ont procuré a ErckmannChatrian une popularité peu commune. Leur collaboration, commencée en 1847 se termina en 1889, a la suite d'une querelle littéraire. I. Ceux qui n'ont pas vu la gloire de 1'Empereur Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812 ne sauront jamais a quel degré de puissance peut monter un homme. Quand il traversait la Champagne, la Lorraine ou 1'Alsace, les gens, au milieu de la moisson ou des vendanges i, abandonnaient tout pour courir è. sa rencontre; il en arrivait de huit et dix lieues; les f emmes, les enf ants, les vieillards se précipitaient sur sa route en levant les mains, et criant: Vive 1'Empereur! vive 1'Empereur! On aurait cru que c'était Dieu; qu'il faisait respirer le monde, et que si par malheur il mourait, tout serait fini. Quelques anciens de la République qui hochaient la tête et se permettaient de dire, entre deux vins, ** que 1'Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait contre nature, et même on n'y pensait jamais. Moi, j'étais en apprentissage, depuis 1804, chez le vieil horloger Melchior Goulden, a Phals- * oude soldaten, die de oorlogen onder de eerste Fransche Republiek (1792—1804) hadden meegemaakt. ** als ze een glaasje te veel gedronken hadden. 2 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. bourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bücherons, des charbonniers et des schlitteurs i. M. Goulden m'aimait bien. Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait le coin en face du Bozuf-Rouge, prés de la porte de France. C'est la qu'il fallait voir arriver des princes, des ambassadeurs et des généraux, les uns a cheval, les autres en berline 2, avec des habits galonnés, des plumets, des fourrures et des décorations de tous les pays. Et sur la grande route il fallait voir passer les courriers, les estafettes, les convois de poudre, de boulets, les canons, les caissons, la cavalerie et 1'infanterie! Quel temps! quel mouvement! Souvent, au passage des régiments qui traversaient la ville, — la grande capote retroussée sur les hanches 3, le sac au dos, les hautes guêtres * montant jusqu'aux genoux et le fusil a volonté, allongeant le pas s, tantot couverts de boue, tantot blancs de poussière, — souvent le père Melchior, après avoir regardé ce défilé, me demandait tout rêveur: „Dis donc, Joseph, combien penses-tu que' nous en avons vu passer depuis 1804? — Oh! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille. — Oui ... au moins! faisait- il. Et combien en as-tu vu revenir?" HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 3 Alors je comprenais ce qu'il voulait dire, et je lui répondais: „Peut-être qu'ils rentrent par Mayence, ou par une autre route . . . Ca n'est pas possible autrement!" Mais il hochait la tête et disait: „Ceux que tu n'as pas vus revenir sont morts, comme des centaines et des centaines de mille autres mourront, si le bon Dieu n'a pas pitié de nous, car 1'Empereur n'aime que la guerre! II a déja versé plus de sang pour donner des couronnes a ses frères, que notre grande Révolution pour gagner les Droits de 1'Homme." Nous nous remettions a 1'ouvrage, et les réf lexions de M. Goulden me donnaient terriblement a réfléchir. Je boitais bien un peu de la jambe gauche, mais tant d'autres avec des défauts avaient recu leur feuille de route1 tout de même! Ces idéés me trottaient dans la tête, et quand j'y pensais longtemps, j'en concevais un grand chagrin. Cela me paraissait terrible, non seulement paree que je n'aimais pas la guerre, mais encore paree que je voulais me mariër avec ma cousine Catherine des Quatre-Vents. Elle approchait de ses dix-huit ans; moi j'en en avais dixneuf, et la tante Margrédel paraissait contente de me voir arriver tous les dimanches de grand matin pour déjeuner et diner avec eux. Tout le monde savait que nous devions nous marier un jour; mais si j'avais le malheur de partir a la conscription2, tout était fini. Je souhaitais d'être encore mille fois plus boiteux, 4 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. car, dans ce temps, on avait d'abord pris les garcons, puis les hommes mariés, sans enfants, et malgré moi je pensais: „Est-ce que les boiteux valent mieux que les hommes mariés? est-ce qu'on ne pourrait pas me mettre dans la cavalerie!" Rien que cette idéé merendaittriste: j'aurais déja voulu me sauver. Mais c'est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit. Depuis le mois de février jusqu'a la fin de mai, tous les jours nous ne vimes passer que des régimentset des régiments: des dragons, dés cuirassiers, des carabiniers, des hussards, des lanciers de toutes les couleurs, de 1'artillerie, des caissons1, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une rivière qui coule et dont on ne voit jamais la fin. Tout s'engouffrait2 sous la porte de France, traversait la place d'Armes en suivant la grande route, et sortait par la porte d'Allemagne. Enfin, le 10 mai de cette année 1812, de grand matin, les canons de 1'arsenal annoncèrent le maitre de tout. Je dormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelotter mes petites vitres comme un tambour, et presque aussitöt M. Goulden, avec la chandelle allumée, ouvrit ma porte en me disant: „Lève-toi . . . le voila!" Nous ouvrimes la fenêtre. Au milieu de la nuit je vis s'avancer au grand trot, sous la porte de France, une centaine de dragons dont plusieurs portaient des torches; ils passèrent avec un 8 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. centaines de paysans attendaient du matin au soir, mais il n'arrivait plus de lettres. Moi, je passais au travers de tout ce monde sans faire trop attention, car j'en avais tant vu! Et puis j'avais une idéé qui me réjouissait le coeur, et qui me faisait voir tout en beau. Vous saurez que depuis cinq mois je voulais faire un cadeau magnifique a Catherine pour le jour de sa fête, qui tombait le 18 décembre. Parmi les montres qui pendaient a la devanture 1 de M. Goulden, il s'en trouvait une toute petite, quelque chose de tout a fait joli, la cuvette 2 en argent, rayée de petits cercles qui la faisaient reluire comme une étoile. La première fois que j'avais vu cette montre, je m'étais dit en moi-même: „Tu ne la laisseras pas échapper; elle sera pour Catherine. Quand tu serais f orcé de travailler tous les jours jusqu'a minuit, il faut que tu 1'aies." M. Goulden, après sept heures, me laissait travailler pour mon compte. Nous avions de vieilles montres a nettoyer, a rajuster3, a remonter. Cela donnait beaucoup de peine, et quand j'avais fait un ouvrage pareil, le père Melchior me payait raisonnablement. Mais la petite montre valait trente-cinq francs. Qu'on s'imagine, d'après cela, les heures de nuit qu'il me fallut passer pour 1'avoir. Je suis'sur que si M. Goulden avait su que je la voulais, il m'en aurait fait cadeau luimême; mais je ne m'en serais pas seulement laissé rabattre un liard *; j'aurais regardé cela * Ik zou niet geduld hebben, dat hij er ook maar een halven cent minder voor gevraagd had. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 9 comme honteux; je me disais: „II faut que tu 1'aies gagnée . . . que personne n'ait rien a réclamer dessus." Seulement, de peur qu'un autre n'eüt 1'idée de 1'acheter, je 1'avais mise a part dans une boite, en disant au père Melchior que je connaissais un acheteur pour cette montre. Pendant que je travaillais de la sorte, ne songeant qu'a ma joie, 1'hiver arriva plus tot que d'habitude, vers le commencement de novembre. En quelques jours toutes les feuilles tombèrent, la terre durcit comme de la pierre, et tout se couvrit de givrei; les tuiles, les pavés et les vitres. II fallut faire du feu, cette année-la, pour empêcher le froid d'entrer par les fentes! Quand la porte restait ouverte une seconde, toute la chaleur était partie; le bois pétillait dans le poêle; il brulait comme de la paille en bourdonnant, et les cheminées tiraient bien. Souvent, quand le feu pétillait bien, M. Goulden s'arrêtait tout a coup dans son travail, et regardant un instant les vitres blanches, il s'écriait: „Nos pauvres soldats! nos pauvres soldats!" II disait cela d'une voix si triste, que je sentais mon coeur se serrer et que je lui répondais: „Mais, monsieur Goulden, ils doivent être maintenant en Pologne, dans de bonnes casernes; car de penser que des êtres humains puissent supporter un froid pareil, c'est impossible. — Un froid pareil! disait-il, oui, dans ce pays, il fait froid, trés froid, a cause des courants d'air de la montagne; et pourtant qu'est-ce que ce froid auprès de celui du nord, en Russie et en Pologne? Dieu veuille qu'ils soient partis assez 2 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. 11 „Mais, fit-il, ce n'est pas une montre pour toi, cela, Joseph, ce qu'il te faut, c'est une grosse montre qui te remplisse bien la poche et qui marqué les secondes. Ces petites montres-la, c'est pour les femmes." Je ne savais que répondre. M. Goulden, après avoir rêvé quelques instants, se mit a sourire. „Ah! bon, bon, dit-iL maintenant je comprends c'est demain la fête de Catherine! Voila donc pourquoi tu travaillais jour et nuit! Tiens, reprends eet argent, je n'en veux pas." J'étais tout confus. „Monsieur Goulden, je vous remercie bien, lui dis-je, mais cette montre est pour Catherine, et je suis content de 1'avoir gagnée. Vous me feriez de la peine si vous refusiez 1'argent; j'aimerais autant laisser la montre." Ilneditplusrien et prit les trente-cinq francs; puis il ouvrit son tiroir et choisit une belle chaïne d'acier, avec deux petites clefs en argent doré qu'il mit a la montre. Après quoi lui-même enferma le tout dans une boite avec une faveur i rose. II fit cela lentement, comme attendri; enfin il me donna la boite. „C'est un joli cadeau, Joseph, dit-il; Catherine doit s'estimer bien heureuse d'avoir un amoureux tel que toi. C'est une honnête f ille. Maintenant nous pouvons souper; dresse la table, pendant que je vais lever le pot-au-feu" 2. Nous fimes cela, puis M. Goulden tira de 1'armoire une bouteille de son vin de Metz, qu'il gardait pour les grandes circonstances, et nous HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 15 Grédel, assise devant 1'atre1 tournait sa tête grise, tout étonnée a cause de mon grand collet de renard, Catherine s'écria: „C'est Joseph!" Et sans regarder deux fois elleaccourutm'embrasser, en disant: „Je savais bien que le froid ne t'empêcherait pas de venir." J'étais tellement heureux que je ne pouvais parler! J'êtai mon manteau que je pendis au mur avec les moufles, j'otai pareillement les gros sóuliers de M. Goulden, et je sentis que j'étais tout pale de bonheur. J'aurais voulu trouver quelque chose d'agréable. mais comme cela ne venait pas, tout a coup je dis: „Tiens, Catherine, voici quelque chose pour ta fête." Elle s'approcha de la table; la tante Grédel vint aussi voir. Catherine délia le cordon et ouvrit. Moi j'étais derrière, et mon coaur sautait; j'avais peur en ce moment que la montre ne füt pas assez belle. Mais au bout d'un instant, Catherine, joignant les mains, soupira tout bas: „Oh! mon Dieu! que c'est beau! . . . C'est une montre. — Oui, dit la tante Grédel, ca, c'est tout a fait beau; je n'ai jamais vu de montre aussi belle . . . On dirait de 1'argent. — Mais c'est de 1'argent," fit Catherine en se retournant et me regardant pour savoir. Quand la tante Grédel eut bien vu la montre, elle dit: „Viens que je t'embrasse aussi, Joseph; je 16 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. vois bien qu'il t'a fallu beaucoup économiser et travailler pour cette montre, et je pense que c'est trés beau . . . que tu es un bon ouvrier et que tu nous fais honneur." Je 1'embrassai dans la joie de mon ame, et depuis ce moment jusqu'a midi je ne lachai plus la main de Catherine: nous étions heureux en nous regardant. La tante Grédel allait et venait autour de 1'atre pour apprêter un pfankougen avec des pruneaux secs et des küchlen trempés dans du vin a la cannelle, et d'autres bonnes choses; mais nous n'y faisions pas attention, et ce n'est qu'au moment oü la tante, après avoir mis son casaquin i rouge et ses sabots noirs, s'écria toute contente: „Allons, mes enfants, a table!" que nous vimes la belle nappe, la grande soupière, la cruche de vin et le pfankougen bien rond, bien doré, sur une large assiette au milieu. Cela nous réjouit la vue, et Catherine dit: „Assieds-toi la, Joseph, contre la fenêtre, que je te voie bien. Seulement il f aut que tu m'arranges la montre, car je ne sais pas oü la mettre." Je lui passai la chaïne autour de cou, puis, nous étant assis, nous mangeames de bon appétit. Dehors, on n'entendait rien; le feu pétillait sur 1'atre. II faisait bien bon dans cette' grande cuisine, et le chat gris, un peu sauvage, nous regardait de loin, a travers la balustrade de 1'escalier au fond, sans oser descendre. Catherine, après le diner, chanta 1'air: Der liebe Gott. Elle avait une voix douce qui s'élevait jusqu'au ciel. Moi je chantais tout bas, seulement HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 17 pour la soutenir. La tante Grédel, qui ne pouvait jamais rester sans rien faire, même les dimanches, s'était mise a filer; le bourdonnement du rouet1 remplissait les silences, et nous étions tout attendris. Cela dura jusqu'a quatre heures du soir. Alors la nuit commencait a venir, 1'ombre entrait par les petites fenêtres, et, songeant qu'il faudrait bientót nous quitter, nous nous assimes tristement prés de 1'atre oü dansait la flamme rouge. Cela durait depuis unebonnedemi-heure,lorsque la tante Grédel s'écria: „Joseph . . . écoute . . . il est temps que tu partes; la lune ne se léve pas avant minuit, il va faire bientot noir dehors comme dans un four, et par ces grands froids un malheur est si vite arrivé . . ." II fallut bien remettre les gros souliers, les moufles et le manteau de M. Goulden. J'aurais voulu faire durer cela cent ans: malheureusement la tante m'aidait. Quand j'eus le grand collet dressé contre les oreilles, elle me dit: „Embrassons-nous, Joseph." Je 1'embrassai d'abord, ensuite Catherine, qui ne disait plus rien. Après cela, j'ouvris la porte, et le froid terrible entrant tout a coup m'avertit qu'il ne fallait pas attendre. „Dépêche-toi, me dit la tante. — Bonsoir, Joseph, bonsoir! me criait Catherine; n'oublie pas de venir dimanche." Je me retournai pour agiter la main, puis je me mis a courir sans lever la tête, car le froid 18 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. était tel que mes yeux en pleuraient derrière les grands poils du collet. J'allais ainsi depuis vingt minutes, osant a peine respirer, quand une voix enrouée une voix d'ivrogne, me eria de loin: Qui vive! Alors je regardai dans la nuit grisatre, et je vis, a cinquante pas devant moi, le colporteur 2 Pinacle, avec sa grande hotte3, son bonnet de loutre *, ses gants de la ine et son baton a pointe de fer. Ce Pinacle était le plus grand gueux du pays; il avait même eu, 1'année précédente, une mauvaise affaire avec M. Goulden, qui lui réclamait le prix d'une montre qu'il s'était chargé de remettre a M. Anstett, le curé de Homert, et dont il avait mis 1'argent en poche, disant me 1'avoir payée a moi. Mais, quoique ce chenapan s eüt levé la main devant le juge de paix, M. Goulden savait bien le contraire, puisque, ce jour-la, ni lui ni moi n'étions sortis de la maison. En outre, ce Pinacle ayant voulu danser avec Catherine a la fête des Quatre-Vents, elle avait refusé, paree qu'elle connaissait 1'histoire de la montre, et que, d'ailleurs, elle restait toujours a mon bras. Ce gueux, trés méchant, m'en voulait donc, et de le voir la, tout a coup, au milieu de la route, loin de la ville et de tout secours, cela ne me réj ouissait pas beaucoup. Heureusement, le petit sentier qui tourne autour du cimetière était a ma gauche, et, sans répondre, je me dépêchai d'y courir, ayant de la neige presque jusqu'au ventre. fflSTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 19 Alors lui, devinant qui j'étais, s'écria furieux: „Ah! ah! c'est le petit boiteux . .. Halte! . . . halte! . . . il faut que je te souhaite le bonsoir. Tu viens de chez Catherine, voleur de montre!" Moi je sautais comme un lièvre par-dessus les tas de neige. II essaya d'abord de me suivre, mais sa hotte le gênait; c'est pourquoi, voyant que je gagnais du terrain, il mit ses deux mains autour de sa bouche, en criant: „C'est égal, boiteux, c'est égal . . . tu auras ton compte tout de même: la conscription approche... la grande conscription des borgnes, des boiteux et des bossus . . . Tu partiras . . . tu resteras la-bas avec tous les autres . . ." En même temps il reprit son chemin en riant comme un ivrogne qu'il était, et moi, n'ayant presque plus la force de respirer, je gagnai la route, a 1'entrée des glacis1, remerciant le ciel d'avoir trouvé la petite allee si prés de moi; car ce Pinacle, bien connu pour tirer son couteau chaque fois qu'il se battait, aurait pu me donner un mauvais coup. Malgré le mouyement que je venais de me donner, j'avais 1'onglée2 sous mes grosses semelles, et je me remis a courir. Cette nuit-la 1'eau gela dans les citernes 3 de Phalsbourg et le vin dans les caves, ce qui ne s'était pas vu depuis soixante ans. A 1'avancée 4, au premier pont et sous la porte d'AUemagne, le silence me parut encore plus grand que le matin; la nuit lui donnait quelque chose de terrible. Quelques étoiles brillaient entre les grands nuages blancs qui se dépliaient 20 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. au-dessus de la ville. Tout le long de la rue, je ne rencontrai pas une ame, et quand j'arrivai dans notre allee en bas, après avoir refermé la porte, il me semblait qu'il y faisait chaud; pourtant la petite rigole de la cour qui longe le mur était gelee. J'attendis une seconde pour reprendre haleine, puis je montai dans l'ombre, la main sur la rampe. En ouvrant la chambre, la bonne chaleur du poêle me réjouit. M. Goulden était assis devant le feu, dans le fauteuil, son bonnet de soie noire tiré sur la nuque et les mains sur les genoux. „C'est toi, Joseph? me dit-il sans se retoumer. — Oui, monsieur Goulden, lui répondis-je; il fait bon ici. Quel froid dehors! Nous n'avons jamais eu un hiver pareil. — Non, fil-il d'un ton grave, non, c'est un hiver dont on se souviendra longtemps." Alors j'entrai dans le cabinet pour remettre le manteau, les moufles et les souliers a leur place. Je pensais lui raconter ma rencontre avec Pinacle, quand, en rentrant, il me demanda: „Tu t'es bien amusé, Joseph? — Oh! oui. La tante Grédel et Catherine m'ont fait des compliments pour vous. — Allons, tant mieux! tant mieux! dit-il, les jeunes ont raison de s'amuser; car, quand on devient vieux, a force d'avoir souffert, d'avoir vu des injustices, de 1'égoïsme et des malheurs, tout est gaté d'avance." II se disait ces choses a lui-même, en regardant la flamme. Je ne 1'avais jamais vu si triste, et je lui demandai: HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 21 „Est-ce que vous êtes malade, monsieur Goulden?" Mais lui, sans me répondre, murmura: „Oui, oui, voila les grandes nations militaires... voila la gloire!" II hochait la tête et s'était courbé tout rêveur, ses gros sourcils gris froncés. Je ne savais que penser de tout cela, lorsque, se redressant, il me dit: „Dans ce moment, Joseph, il y a quatre cent mille families qui pleurent en France: notre Grande-Armée a péri dans les glacés de Russie; tous ces hommes, jeunes et vigoureux, que nous avons vus passer durant deux mois, sont enterrés dans la neige. La nouvelle est arrivée cette après-midi. Quand on pense a cela, c'est épouvantable! Moi, je me taisais; ce que je voyais de plus clair, c'est que nous allions bientót avoir une nouvelle conscription, comme après toutes les campagnes, et que cette fois les boiteux pourraient bien en être. Cela me rendait tout pale, et la prédiction de Pinacle me f aisait dresser les cheveux sur la tête. „Va-t'en, Joseph, couche-toi tranquillement, me dit le père Goulden; moi, je n'ai pas sommeil, je vais rester la . . . tout cela me bouleverse. Tu n'as rien remarqué en ville? — Non, monsieur Goulden." J'entrai dans ma chambre et je me couchai. Longtemps je ne pus fermer 1'ceil, rêvant a la conscription, a Catherine, a tous ces milliers d'hommes enterrés dans la neige, et me disant 22 histoire d'un conscrit de 1813. que je ferais bien de me sauver en Suisse. Vers trois heures, j'entendis M. Goulden se coucher a son tour. Quelques instants après, je m'endormis a la grace de Dieu. IV. Lorsque j'entrai le lendemain, vers sept heures, dans la chambre de M. Goulden pour me remettre a 1'ouvrage, il était encore au lit et tout abattu. „Joseph, me dit-il, je ne suis pas bien, toutes ces terribles histoires m'ont rendu malade; je n'ai pas dormi. — Est-ce qu'il faut vous faire du thé? lui demandai-je. — Non, mon enfant, non, c'est inutile;arrange seulement un peu le feu, je me lèverai plus tard. Mais, a cette heure, il faudrait aller régler les horloges en ville, nous sommes au lundi; je ne peux pas y aller, car de voir tant d'honnêtes gens dans une désolation pareille, des gens que je connais depuis trente ans, cela me rendrait tout a fait malheureux. Ecoute, Joseph, prends les clefs pendues derrière la porte, et vas-y; cela vaudra mieux. Moi, je vais tacher de me remettre, de dormir un peu ... Si je pouvais dormir une heure ou deux, cela me ferait du bien. — C'est bon, monsieur Goulden, lui dis-je, je pars tout de suite." Après avoir mis du bois au fourneau, je pris le manteau et les moufles, je tirai les rideaux HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 23 du lit de M. Goulden, et je sortis, le trousseau l de clefs dans ma poche. Au coin de 1'Hötel de ville, je vis un spectacle que je me rappellerai toute ma vie. II y avait la une grande affiche; plus decinqcentspersonnes : des gens de la ville et des paysans, des hommes et des femmes, serrés les uns contre les autres, tout pales et le cou tendu, la regardaient en silence comme quelque chose de terrible. Ils ne pouvaient pas la lire, et de temps en temps 1'un ou 1'autre disait en allemand ou en f rangais; „Ils ne sont pourtant pas tous morts! . . . il en reviendra tout de même." D'autres criaient: „Mais on ne voit rien . . . on ne peut pas approcher!" Une pauvre vieille, derrière, levait les mains en criant: „Christophe . . . mon pauvre Christophe!..." D'autres, comme indignés de 1'entendre, disaient: „Faites donc taire cette vieille!" Chacun ne pensait qu'a soi. Derrière, il en venait toujours d'autres par la porte d'Allemagne. A la fin, Harmentier, le sergent de ville, sortit de la voute du corps de garde2, et se mit au haut des marches, avec une affiche toute pareille a celle du mur; quelques soldats le suivaient. Alors tout le monde courut de son coté, mais les soldats écartèrent les premiers, et le père Harmentier se mit a lire cette affiche, qu'on appelait le 29e Bulletin, et dans laquelie 1'Empereur racontait que pendant la retraite les HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 33 blait d'avance courir dans les bois, ayant a mes trousses * des gendarmes criant:„Halte!halte!" Puis je me représentais la désolation de Catherine, de la tante Grédel, de M. Goulden. Quelquefois je croyais marcher en rang, avec une quantité d'autres malheureux auxquels on criait: „En avant! ... A la baïonnette!" tandis que les boulets en enlevaient des files entières. J'entendais ronfler ces boulets et siffler les balles; enfin j'étais dans un état pitoyable. „Du calme, Joseph, me disait M. Goulden; ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que de toute la conscription, il n'y en a pas dix peutêtre qui puissent donner d'aussi bonnes raisons que toi pour rester. II faudrait que le chirurgien füt aveugle pour te recevoir K D'ailleurs, je verrai M. le commandant de place . . . Tranquillise-toi!" Ces bonnes paroles ne pouvaient me rassurer. C'est ainsi que je passai toute une semaine dans des transes2 extraordinaires, et quand arriva le jour du tirage, le jeudi matin, j'étais tellement pale, tellement défait, que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma mine pour leur fils. „Celui-la, se disaient-ils, a de la chance ... il tomberait par terre en soufflant dessus II y a des gens qui naissent sous une bonne étoile!" VI. II aurait fallu voir la mairie de Phalsbourg le matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage. * op de hielen gezeten door 34 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Aujourd'hui, c'est quelque chose de perdre a la conscription, d'être forcé d'abandonner ses parents, ses amis, son village, ses bceufs et ses terres, pour aller apprendre, Dieu sait oü: „— Une . . . deusse! . . . une . . . deusse! . . . Halte! ... Tête droite ... tête gauche ... fixe!... Portez arrrves! . . . etc." — Oui, c'est quelque chose, mais on en revient; on peut se dire avec quelque confiance: „Dans sept ans, je retrouverai mon vieux nid, mes parents." Mais dans ce temps-la, quand vous aviez le malheur de perdre, c'était fini; sur cent, souvent pas un ne revenait. Ce jour-la donc, ceux du Harberg, deGarbourg et des Quatre-Vents devaient tirer les premiers, ensuite ceux de la ville, ensuite ceux de Wéchem et de Mittelbronn. De bon matin je fus debout, et les deux coudes sur 1'établi, je me mis a regarder tous-ces gens défiler: ces garcons en blouse, ces pauvres vieux en bonnet de coton et petite veste, ces vieilles en casaquin et jupe de laine, le dos courbé, la figure défaite, le baton ou le parapluie sous le bras. Ils arrivaient par families. M. le souspréfet de Sarrebourg, en collet d'argent, et son secrétaire, descendus la veille au Bozuf-Rouge, regardaient aussi par la fenêtre. Vers huit heures, M. Goulden se mit a 1'ouvrage après avoir déjeuné; moi je n'avais rieri pris, et je regardais toujours, quand M. le maire Parmentier et son ad joint vinrent chercher M. le sous-préfet. Le tirage commenca sur les neuf heures, et HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 35 bientöt on entendit la clarinette de Pfifer-Karl et le violon du grand Andrès retentir dans les rues. Ils jouaient la marche des Suédois; c'est sur eet air que des milliers de pauvres diables ont quitté la vieille Alsace pour toujours. Les conscrits dansaient, ils se balangaient bras dessus bras dessous, ils poussaient des cris a fendre les nuages, et frappaient la terre du talon en secouant leurs chapeaux, essayant de paraïtre joyeux, tandis qu'ils avaient la mort dans 1'ame . . . enfin, c'est la mode; et le grand Andrès, sec, roide, jaune comme du bois, avec son camarade tout rond, les joues gonflées jusqu'aux oreilles, ressemblaient a ces êtres qui vous conduisent au cimetière, en causant entre eux de choses indifférentes. Cette musique, ces cris me rendaient triste. Je venais de mettre mon habit a queue de morue et mon castor pour sortir, lorsque la tante Grédel et Catherine entrèrent en disant: „Bonjour, monsieur Goulden! nous arrivons pour la conscription." Je vis tout de suite combien Catherine avait pleuré. M. Goulden leur dit: „Ce doit être bientöt 1'heure pour les jeunes gens de la ville? — Oui, monsieur Goulden, répondit Catherine d'une voix faible; ceux du Harberg ont f ini. — Bon . . . Bon . . . Eh bien, Joseph, il est temps que tu partes, dit-il. Mais ne te chagrine pas ... Ne soyez pas effrayées. Ces tirages voyez-vous, ne sont plus que pour la forme, 36 HISTOIRE D'UN CONSCRTT niü 1818 depuis longtemps on ne gagne1 plus, ou, quand on gagne, on est rattrapé deux ou trois ans plus tard: tous les numéros sont mauvais! Quand le conseil de révision2 s'assemblera, nous verrons ce qu'il sera bon de faire. Aujourd'hui c'est une espèce de satisfaction qu'on donne aux gens de tirer a la loterie . . . mais tout le monde perd. — C'est égal, fit la tante Grédel, Joseph gagnera. — Oui, oui, répondit M. Goulden en souriant, cela ne peut pas manquer." Alors je sortis avec Catherine et la tante, et nous remontames vers la grande place, oü la foule se pressait. Dans toutes les boutiques, des douzaines de conscrits, en train d'acheter des •rubans, se bousculaient3 autour des comptoirs; on les voyait pleurer en chantant comme des possédés. D'autres, dans les auberges, s'embrassaient en sanglotant, mais ils chantaient toujours. Deux ou trois musiques des environs étaient arrivées et se confondaient avec des éclats déchirants4 et terribles. Catherine me serrait le bras, la tante Grédel nous suivait. En face du corps de garde B, j'apergus de loin le colporteur Pinacle, sa balie ouverte sur une petite table, et, tout a coté, une grande perche . garnie de rubans qu'il vendait aux conscrits. Je mie dépêchais de passer, quand il me cria: „Hé! boiteux, halte! halte!... arrivé donc... je te garde un beau ruban. II t'en faut un magnifique a toi... le ruban de ceux qui gagnent!" 38 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. la place, et ayant un peu d'air, je me rappelai que j'avais tiré le numéro 17. La tante Grédel paraissait confondue. „Je t'avais pourtant mis quelque chose dans ta poche, dit-elle; mais ce gueux de Pinacle t'a jeté un mauvais sort1." En même temps elle tira de ma poche de derrière un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur me coulaient du front; Catherine était toute pale, et c'est ainsi que nous retournames chez M. Goulden. „Quel numéro as-tu Joseph? me dit-il aussitöt. — Dix-sept," répondit la tante en s'asseyant les mams sur les genöux. Un instant M. Goulden parut troublé, mais ensuite il dit: „Autant celui-la qu'un autre . . . tous partiront . . . il faut remplir les cadres. Cela ne signif ie rien pour Joseph. J'irai voir M. le maire, M. le commandant de place ... Ce n'est pas leur faire un mensonge; dire que Joseph est boiteux, toute la ville le sait; mais, dans la presse2, on pourrait passer la-dessus. Voila pourquoi j'irai les voir. Ainsi ne vous troublez pas, reprenez confiance." Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrent la tante Grédel et Catherine, qui s'en retournèrent aux Quatre-Vents pleines de bonnes espérances; mais pour moi c'était autre chose: depuis ce moment je n'eus plus une minute de tranquillité, UI JUUI UI HUIL Trois jours après le tirage, le conseil de revision était a 1'H'ötel de ville, avec tous les maires HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 39 du pays et quelques notables, pour donner des renseignements au besoin. La veille, M. Goulden avait mis sa grande capote marron et sa belle perruque pour aller remonter 1'horloge de M. le maire et celle du commandant de place. II était revenu la mine riante et m'avait dit: „Cela marchera . . . M. le maire et M. le commandant sa vent bien que tu es boiteux: c'est assez clair, que diable! Ils m'ont répondu tout de suite: Hé! monsieur Goulden, ce jeune homme est boiteux; a quoi bon nous parler de lui? Ne vous inquiétez de rien; ce ne sont pas des inf irmes qu'il nous faut, ce sont des soldats." Ces paroles m'avaient mis du baume dans le sang, et cette nuit-la je dormis comme un bienheureux. Mais le lendemain la peur me reprit: je me représentai tout a coup combien de gens criblés 1 de défauts partaient tout de même, et combien d'autres avaient 1'indélicatesse de s'en inventer pour tromper le conseil: par exemple, d'avaler des choses nuisibles, afin de se rendre pales, ou de se lier la jambe afin de se donner des varices ~, ou de faire les sourds, les aveugles, les imbéciles. Et songeant a ces choses, je frémis de n'être pas assez boiteux, et je résolus d'avoir aussi 1'air minable3. J'avais entendu dire que le vinaigre donne des maux d'estomac, et, sans en prévenir M. Goulden, dans ma peur j'avalai tout le vinaigre qui se trouvait dans la petite burette de ITmilier Ensuite je m'habillai, pensant avoir une mine de déterré5, car le vinaigre était trés fort et me travaillait intérieu- 40 HISTOIRE D'UN CONSCRTT 1«13 rement. Mais, en entrant dans la chambre de M. Goulden, a peine m'eut-il vu qu'il s'écria: „Joseph, qu'as-tu donc? tu es rouge comme un coq!" Et moi-même, m'étant regardé dans le miroir, je vis que, jusqu'a mes oreilles et jusqu'au bout de mon nez, tout était rouge. Alors je fus effrayé; mais au lieu de palir je devins encore plus rouge, et je m'écriai dans la désolation: „Maintenant je suis përdu! Je vais avoir 1'air d un garcon qui n'a pas de défauts, et miême qui se porte trés bien: c'est le vinaigre qui me monte a la tête. — Quel vinaigre? demanda M. Goulden. — Celui de 1'huilier, que j'ai bu pour être pale, comme on raconte de mademoiselle Sclapp 1'organiste. O Dieu, quelle mauvaise idéej'aieue! — Cela ne t'empêchera pas d'être boiteux, dit M. Goulden; seulement tu voulais tromper le conseil, et ce n'est pas honnête! Mais voici neuf heures et demie qui sonnent; Werner est venu me prévenir hier que tu passerais a dix heures.. Ainsi dépêche-toi." II me fallut donc partir en eet état; le feu du vinaigre me sortait des joues. *. Lorsque je rencontrai la tante et Catherine, qui m'attendaient sous la voute de la mairie, elles me reconnurent a peine. „Comme tu as 1'air content et réjoui!" me dit la tante Grédel. En entendant cela, j'aurais eu bien sur une * mijn wangen waren vuurrood van den azijn. Toutes les petites auberges, pleines de conscrits et de vieux soldats. Pag. 49. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 41 faiblesse, si le vinaigre ne m'avait pas soutenu malgré moi. Je montai donc 1'escalier dans un trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour répondre, tant j'éprouvais d'horreur .contre ma bêtise. En haut, déja plus de vingt-cinq conscrits, qui se prétendaient infirmes, étaient recus; et plus de vingt-cinq autres, assis sur un banc contre le mur, regardaient a terre, les joues pendantes, en attendant leur tour. Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeau a cornes, se promenait de long en large; dés qu'il me vit, il s'arrêta comme émerveillé, puis il s'écria: „A la bonne heure! a la bonne heure! au moins en voila un qui n'est pas faché de partir: 1'amour de la gloire éclate dans ses yeux." Et me posant la main sur 1'épaule: „C'est bien, Joseph, fit-il, je te prédis qu'a la fin de la campagne, tu seras caporal. — Mais je suis boiteux! m'écriai-je indigné. — Boiteux! dit Kelz en clignant de 1'oeil et souriant, boiteux! C'est égal, avec une mine pareille on fait toujours son chemin." II avait a peine fini son discours, que la salie du conseil de revision s'ouvrit et que 1'autre gendarme, Werner, se penchant a la porte, cria d'une voix rude: „Joseph Bertha!" J'entrai, boitant le plus que je pouvais, et Werner referma la porte. Deux médecins, M. le chirurgien-major de 1'hópital, avec un autre en 4 42 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. uniforme, causaient au milieu de la salie. Ils se retournèrent en me disant: „Déshabillez-vous." Et je me déshabillai jusqu'a la chemise, que Werner m'óta. Les autres me regardaient. M. le sous-préfet dit: „Voila un garcon plein de santé." Ces mots me mirent en colère; malgré cela, je répondis honnêtement: „Mais je suis boiteux, monsieur le souspréfet." Les chirurgiens me regardèrent, et celui de 1'höpital, a qui M. le commandant de place avait sans doute parlé de moi, dit: „La jambe gauche est un peu courte." — Bah! fit Pautre, elle est solide." Puis, me posant la main sur la poitrine: „La conf ormation 1 est bonne, dit-il: toussez." Je toussai le moins fort que je pus; mais il trouva tout de même que j'avais un bon timbre 2, et dit encore: „Regardez ces couleurs'; voila ce qui s'appelle un beau sang." Alors moi, voyant qu'on allait me prendre si je ne disais rien, je répondis: „J'ai bu du vinaigre. — Ah! fit-il, ga prouve que vous avez un bon estomac, puisque vous aimez le vinaigre. — Mais je suis boiteux! m'écriai-je tout désolé. — Bah! ne vous chagrinez pas, reprit eet homme; votre jambe est solide, j'en réponds. — Tout cela, dit alors M. le maire, n'empêche pas ce jeune homme de boiter depuis sa nais- 44 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. les manches de mon habit. Tout a coup je fus sur 1'escalier; et comme Catherine me demandait ce qui s'était passé, jepoussai un sanglotterrible; je serais tombé du haut en bas, si la tante Grédel ne m'avait pas soutenu. Nous sortimes par derrière et nous traversames la petite place; je pleurais comme un enfant et Catherine aussi. Sous la halle, dans 1'ombre, nous nous arrêtames en nous embrassant. La tante Grédel criait: „Ah! les brigands ... ils enlèvent maintenant jusqu'aux boiteux . . . jusqu'aux infirmes! II leur faut tout! Qu'ils viennent donc aussi nous prendre!" Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel, qui découpait la sa viande sur 1'étaldit : „Mère Grédel, au nom du ciel, taisez-vous . . . On serait capable de vous mettre en prison. — Eh! bien, qu'on m'y mette, s'écria-t-elle, qu'on me massacre; je dis que les hommes sont des laches de permettre ces horreurs!" Mais le sergent de ville s'étant approché, nous repartimes ensemble en pleurant. Nous tournames le coin du café Hemmerlé, et nous entrames chez nous. Les gens nous regardaient de leurs fenêtres et se disaient: „En voila encore un qui part!" M. Goulden, sachant que la tante Grédel et Catherine viendraient diner avec nous le jour de la revision, avait fait apporter du M outon-d'Or une oie farcie2 et deux bouteilles de bon vin d'Alsace. II était convaincu que j'allais être HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 45 réformé J tout de suite; aussi, quelle ne fut pas sa surprise de nous voir entrer ensemble dans une désolation pareille. „Qu'est-ce que c'est?" dit-il en relevant son bonnet de soie sur son front chauve, et nous regardant les yeux écarquillés. Je n'avais pas la force de lui répondre; je me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes. Catherine s'assit prés de moi, les bras autour de mon cou, et nos sanglots redoublèrent. La tante Grédel dit: „Les gueux 1'ont pris. Ce n'est pas possible! fit M. Goulden, dont les bras tombèrent. .— 0°*» c'est tout ce qu'on peut voir de pire, dit la tante; ca montre bien la scélératesse dé ces gens." Et s'animant de plus en plus, elle criait: „II ne viendra donc plus de révolution! Ces bandits seront donc toujours les maitres! _ Voyons, voyons, mère Grédel, calmez vous, disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne criez pas si haut. Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses; ils se sont trompés . . . ce n'est pas possible autrement... M. le maire et le médecin de 1'hópital n'ont donc rien dit?" Je racontai en gémissant l*histoire de la lettre; et Ia tante Grédel, qui ne savait rien de cela, se mit a crier en levant les poings: „Ah! le brigand! Dieu veuille qu'il entre encore une fois chez nous! je lui fends la tête avec ma hachette." M. Goulden était consterné. 46 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Comment! tu n'as pas crié que c'était faux! dit-il, c'est donc vrai cette histoire?" Et comme je baissais la tête sans répondre, joignant les mains il ajouta: „Ah! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense a rien... Quelle imprudence... quelle imprudence!" II se promenait autour de la chambre; puis il s'assit pour essuyer ses lunettes, et la tante Grédel dit: „Oui, mais ils ne Pauront pas tout de même, leurs méchancetés ne serviront a rien: ce soir, Joseph sera déja dans la montagne, en route pour la Suisse." M. Goulden, en entendant cela, devint grave; il fronca le sourcil et répondit au bout d'un instant: „C'est un malheur... un grand malheur... car Joseph est réellement boiteux... On le reconnaitra plus tard; il ne pourra pas marcher deux jours sans rester en arrière et sans tomber malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de parler comme vous faites et de lui donner un mauvais conseil. — Un mauvais conseil! dit-elle; vous êtes donc aussi pour faire massacrer les gens, vous? — Non, répondit-il, je n'aime pas les guerres, surtout celles oü des cent mille hommes perdent la vie pour la gloire d'un seul. Mais les déserteurs sont méprisés partout. Après avoir fait un coup pareil, on n'a plus de racines * nullepart, on n'a plus ni père, ni mère, ni clocher, ni * na zulk een streek te hebben uitgehaald, kan men het nergens meer uithouden. 50 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. raccommoder la sonnerie de sa montre chez nous, et quand il sut que j'étais conscrit et que j'avais peur de ne pas revenir, il m'encouragea disant „que tout n'est qu'habitude...; qu'au bout de cinq ou six mois, on se bat et 1'on marche comme on mange la soupe, et que beaucoup même s'habituent tellement a tirer des coups de f usil ou de canon sur les gens, qu'ils se considèrent comme malheureux lorsqu'ils n'ont pas cette jouissance." Mais sa manière de raisonner n'était pas de mon goüt, d'autant plus que je voyais cinq ou six gros grains de poudre sur une de ses joues, lesquels étaient entrés bien loin dans la peau, et qu'il m'expliqua provenir d'un coup de fusil qu'un Russe lui avait laché presque sous le nez. Un état pareil me déplaisait de plus en plus, et comme déja plusieurs jours s'étaient passés sans nouvelles, je commencais a croire qu'on m'oubliait. La tante elle-même me disait chaque fois que j'allais chez eux: „Eh bien... eh bien... ils veulent donc nous laisser tranquilles!" lorsque, le matin du 25 janvier, au moment oü j'allais partir pour les Quatre-Vents, M. Goulden, qui travaillait a son établi d'un air rêveur, se retourna les larmes aux yeux et me dit: „Écoute, Joseph, j'ai voulu te laisser dormir encore tranquillement cette nuit; mais il faut pourtant que tu le saches, mon enfant: hier soir, le brigadier de gendarmerie est venu m'apporter ta feuille de route. Tu pars avec les Piémontais et les Génois, et cinq ou six gargons de la vüle: le fils Klipfel, le fils Lcerig, Jean Furst et HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 51 Gaspard Zébédé; vous partez pour Mayence." En entendant cela je sentis mes jambes s'en aller, et je m'assis sans pouvoir répondre un mot. M. Goulden sortit de son tiroir la feuille de route en belle écriture, et se mit a la lire lentement. Tout ce que je me rappelle, c'est que Joseph Bertha, natif de Dabo, canton de Phalsbourg, arrondissement de Sarrebourg, était incorporé dans le 6e léger, et qu'il devait avoir rejoint son corps Ie 29 janvier, a Mayence. Cette lettre me produisit un aussi mauvais effet que si je n'avais rien su d'avance; je regardai cela comme quelque chose de nouveau, et j'en fus indigné. M. Goulden, après un instant de silence, dit encore: „C'est aujourd'hui que les Italiens partent, vers onze heures." Alors, me réveillant comme d'un mauvais rêve, je m'écriai: „Mais je ne reverrai donc plus Catherine? — Si, Joseph, si, dit-il d'une voix tremblante; j'ai fait prévenir la mère Grédel et Catherine; ainsi, mon enfant, elles viendront, tu pourras les embrasser avant de partir." Je voyais son chagrin et je m'attendrissais encore plus, de sorte que j'avais mille peines a m'empêcher de fondre en larmes. Au bout d'une minute il reprit: „Tu n'as besoin de t'inquiéter de rien, j'ai tout préparé d'avance. Et quand tu reviendras, Joseph, si Dieu veut que je sois encore de ce monde, tu me trouveras toujours le même. Voici HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 53 darmerie, et disait a son soldat d'aller voir s'il était bien bouchonné *, s'il avait recu son avoine. Tout ce bruit, tout ce mouvement me produisait un effet étrange, et je ne pouvais encore croire qu'il fallait quitter la ville. Comme j'étais ainsi dans le plus grand trouble, voila que la porte s'ouvre, et que Catherine se jette dans mes bras en gémissant, et que la mère Grédel crie: „Je te disais bien qu'il fallait te sauver en Suisse... que ces gueux finiraient par t'emmener... Je te le disais bien... tu n'as pas voulu me croire. — Mère Grédel, répondit aussitot M. Goulden, de partir pour faire son devoir, ce n'est pas un aussi grand malheur que d'être méprisé par les honnêtes gens. Au lieu de tous ces cris et de tous ces reproches qui ne servent a rien, vous feriez mieux de consoler et de soutenir Joseph. — Ah! dit-elle, je ne lui fais pas de reproches, non! quoique ce soit terrible de voir des choses pareilles." Catherine ne me quittait pas; elle s'était assise a ooté de moi, et nous nous embrassions. „Tu reviendras, faisait-elle. — Oui... oui, lui disais-je tous bas; et toi, tu penseras toujours a moi... tu n'en aimeras pas un autre!" Alors elle sanglotait en disant: „Oh! non, je ne veux jamais aimer que toi!" Cela durait depuis un quart d'heure, lorsque la porte s'ouvrit, et que le capitaine Vidal entra, le manteau roulé comme un cor de chasse 2 sur son épaule. 54 HISTOIRE D'üN CONSCRIT DE 1813. „Eh bien! dit-il, eh bien! et notre jeune homme? — Le voila, répondit M. Goulden. — Ah! oui, fit le capitaine, ils sont en train de se désoler, c'est tout simple... Je me rappelle ca... nous laissons tous quelqu'un au pays." Puis, élevant la voix: „Allons, jeune homme, du courage! Nous ne sommes plus un enfant, que diable!" II regarda Catherine: „C'est égal, dit-il a M. Goulden, je comprends qu'il n'aime pas de partir." Le tambour battait a tous les coins de la rue; le capitaine Videl ajouta: „Nous avons encore vingt minutes pour lever le pied." Et me lancant un coup d'osil: „Ne manquons pas au premier appel, jeune homme," fit-il en serrant la main de M. Goulden. II sortit; on entendait son cheval piaff er1 a la porte. Le temps était gris, la tristesse m'accablait; je ne pouvais lacher Catherine. Tout a coup le roulement commenca; tous les tambours s'étaient réunis sur la place. M. Goulden, prenant aussitöt le sac par ses courroies 2 sur la table, dit d un ton grave: „Joseph; maintenant embrassons-nous... il est temps." Je me redressai tout pale, il m'attacha le sac sur les épaules. Catherine, assise la figure dans son tablier, sanglotait. La mère Grédel, debout, me regardait les levres serrées. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 55 Le roulement continuait toujours; subitement il se tut. „L'appel va commencer, dit M. Goulden en m'embrassant, et tout a coup son coeur éclata: il se mit a pleurer, m'appelant tout bas son enfant et me disant: „Courage!" La mère Grédel s'assit: comme je me baissais vers elle, elle me prit la tête entre ses mains, et, m'embrassant, elle criait: „Je t'ai toujours aimé, Joseph, depuis que tu n'étais qu'un enfant... je t'ai toujours aimé! tu ne nous as donné que de la satisfaction, et maintenant il faut que tu partes... Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur!" Moi, je ne pleurais plus. Quand la tante Grédel m'eut laché, je regardai Catherine, qui ne bougeait pas, et m'étant approché, je 1'embrassai. Elle ne se leva point, et je m'en allais bien vite, n'ayant plus de force, lorsqu'elle se mit a crier d'une voix déchirante: „Joseph! . . . Joseph!" Alors je me retournai; nous nous jetames dans les bras 1'un de 1'autre, et quelques instants encore nous restames ainsi, sanglotant. Catherine ne pouvait plus se tenir; je la posai dans le fauteuil et je partis sans oser tourner la tête. „J'étais déja sur la place, au milieu des Italiens et d'une foule de gens qui criaient et pleuraient en reconduisant leurs garcons et je ne voyais rien, je n'entendais rien. Quand le roulement recommenga, je regardai et je vis que j'étais entre Klipfel et Furst, tous 56 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. deux le sac au dos; leurs parents devant nous, sur la place, pleuraient comme pour un enterrement. A droite, prés de 1'Hötel de ville, le capitaine Vidal, a cheval sur sa petite jument grise, causait avec deux officiers d'infanterie. Les sergents faisaient l'appel et 1'on répondait. On appela Zébédé, Furst, Klipfel, Bertha, nous répondimes comme les autres; puis le capitaine commanda: „Marche!" et nous parömes deux a deux vers la porte de France. Au coin du boulanger Spitz, une vieille, au premier, cria de sa fenêtre, d'une voix étranglée: „Kasper! Kasper!" C'était la grand'mère de Zébédé; son menton tremblait. Zébédé leva la main sans répondre; il était aussi bien triste et baissait la tête. Moi, je frémissais d'avance de passer devant chez nous. En arrivant la, mes jambes fléchissaient; j'entendis aussi quelqu'un crier des fenêtres, mais je tournai la tête du coté de 1'auberge du Bceuf-Rouge; le bruit des tambours couvrait tout. Les enfants couraient derrière nous en criant: „Les voila qui partent... Tiens, voila Klipfel, voila Joseph!" Sous la porte de France, les hommes de garde rangés en ligne, "'arme au bras nous regardèrent défiler. Nous traversames 1'avancée, puis nos tambours se turent, et nous tournames a droite.. On n'entendait plus que le bruit des pas dans la boue, car la neige fondait. Nous avions dépassé la ferme de Gerberhoff et nous allions descendre la cote du grand pont, HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 57 lórsque j'entendis quelqu'un me parler: c'était le capitaine qui me criait du haut de son cheval: „A la bonne heure, jeune homme, je suis content de vous!" En entendant cela, je ne pus m'empêcher de répandre encore des larmes, et le grand Furst aussi; nous pleurions en marchant. Les autres, pales comme des morts, ne disaient rien. Au grand pont, Zébédé, sortit sa pipe pour fumer. Devant nous, les Italiens parlaient et riaient entre eux, étant habitués depuis trois semaines a cette existence. Une fois sur la cöte de Metting, a plus d'une lieue de la ville, comme nous allions redescendre, Klipfel me toucha 1'épaule, et tournant la tête il me dit: „Regarde la-bas . . ." Je regardai, et j'apercus Phalsbourg bien loin au-dessous de nous, les casernes, les poudrières1 et le clocher: tout cela gris, les bois noirs autour. J'aurais bien voulu m'arrêter la quelques instants ; mais la troüpe marchait, il fallut suivre. VIII. Ce même jour, nous allames jusqu'a Bitche, puis le lendemain a Hornbach, a Kaiserslautern, etc. Le temps s'était remis a la neige. Combien de fois, durant cette longue route, je regrettai le bon manteau de M. Goulden et ses souliers a doublés semelles! Nous traversions des villages sans nombre, tantót en montagne, tantot en plaine. A 1'entrée 5 58 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. de chaque bourgade, les tambours attachaient leur caisse et battaient la marche; alors nous redressions la tête, nous marquions le pas*, pour avoir 1'air de vieux soldats. Les gens venaient a leurs petites fenêtres, ou s'avancaient sur leur porte en disant: „Ce sont des conscrits." Le soir, a la halte, nous étions bien heureux de reposer nos pieds fatigués, moi surtout. Je ne puis pas dire que ma jambe me faisait mal, mais les pieds . . . Ah! je n'avais jamais senti cette grande fatigue! Avec notre billet de logement !, nous avions le droit de nous asseoir au coin du feu; mais les gens nous donnaient aussi place a leur table. Presque toujours nous avions du lait caille 2 et des pommes de terre, quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur un plat de choucroute 3. Les enfants venaient nous voir; les vieilles nous demandaient de quel pays nous étions, ce que nous faisions avant de partir. Ensuite on nous conduisait dans le lit du gargon. Avec quel bonheur je m'étendais! comme j'aurais voulu dormir mes douze heures! Mais de bon matin, au petit jour, le bourdonnement de la caisse me réveillait; je regardais les poutres brunes du plafond, les petites vitres couvertes de givre, et je me demandais: „Oü suis-je?" Tout a coup mon coeur se serrait; je me disais: „Tu es a Bitche, a Kaiserslautern . . . tu es conscrit!" Et bien vite il fallait m'habiller, reprendre le sac et courir répondre a l'appel. * wij liepen flink in den pas. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 61 vant une haute caserne, oü 1'on nous cria: „Halte!" II y avait une voüte au coin de la caserne, et, dans cette voüte, une cantinière i assise derrière une petite table, sous un grand parapluie tricolore oü pendaient deux lanternes. Presque aussitöt plusieurs officiers arrivèrent: c'étaient le commandant Gémeau et quelques autres que j'ai connus depuis. Ils serrèrent la main du capitaine en riant; puis ils nous regardèrent et 1'on fit l'appel. Après quoi nous recümes chacun une miche 2 de pain de munition et un billet de logement. On nous avertit que l'appel aurait lieu le lendemain a huit heures pour la distribution desarmes, etl'on nous cria: „Rompez les rangs!" pendant que les officiers remontaient la rue a ga uche eten tr ai ent ensemble dans un grand café, oü 1'on montait par une quinzaine de marches. Mais nous autres, oü aller avec nos billets de logement, au milieu d'une ville pareille, et surtout ces Italiens, qui ne connaissaient pas un mot d'al Iemand ni de f rangais? Ma première idee fut d'aller voir la cantinière sous son parapluie. C'était une vieille Alsacienne toute ronde et joufflue 3 et quand je lui demandai oü se trouvait la Capuzigner Strasse, elle me répondit: „Qu'est-ce que tu payes *?" Je fus obligé de prendre avec elle un petit verre d'eau-de-vie; alors elle me dit: „Tiens, juste en face de nous, en tournant le * waarop tracteer je me? HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 63 „Vous arrivez tard, me dit cette femme. — Oui, nous avons marché tout Ie jour, lui répondis-je sans presgue pouvoir parler; je tombe de faim et de fatigue." Alors elle me regarda, et jel'entendis qui disait: „Pauvre enfant! pauvre enfant!" Puis elle me fit asseoir prés du fourneau et me demanda: „Vous avez mal aux pieds? — Oui, depuis trois jours. — Et bien, ötez vos souliers, fit-elle, et mettez ces sabots. Je reviens." Elle laissa la chandelle sur la table et redescendit. J'ótai mon sac et mes souliers; j'avais des ampoulesi, et je pensais: „Mon Dieu . . . mon Dieu . . . peut-on souffrir autant? Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux être mort?" Cette idéem'étaitvenuecentfois en routejmais alors, auprès de ce bon feu, je me sentais si las, si malheureux, que j'aurais voulu m'endormir pour toujours, malgré Catherine, malgré la tante Grédel, M. Goulden et tous ceux qui me souhaitaientdubien.Oui,jemetrouvais trop misérable! Tandis que je songeais a ces choses, la porte s'ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déja grise, entra. C'était un de ceux que j'avais vus travailler en bas. II tenait dans ses mains une cruche et deux verres. „Bonne nuit!" dit-il en me regardant d'un air grave. Je penchai la tête. La vieille entra derrière eet homme; elle portait un cuveau2 de bois, et le posant a terre prés de ma chaise: 64 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Prenez un bain de pieds, me dit-elle, cela vous fera du bien." En voyant cela, je fus attendri et je pensai: „II y a pourtant des braves gens sur la terre!" J'ötai mes bas. Comme les ampoules étaient ouvertes, elles saignaient, et la bonne vieille répéta: „Pauvre enfant! pauvre enfant!" L'homme me dit: „De quel pays êtes-vous? — De Phalsbourg, en Lorraine. — Ah! bon," fit-il. Puis, au bout d'un instant, il dit a sa femme: „Va donc chercher une de nos galettes1; ce jeune homme prendra un verre de vin, et nous le laisser ons ensuite dormir en paix, car il a besoin de repos." II poussa la table devant moi, de sorte que j'avais les pieds dans la baignoire, ce qui me faisait du bien, et que j'étais devant la cruche. II emplit ensuite nos verres d'un bon vin blanc, en me disant: „A votre santé!" La mère était sortie. Elle revint avec une grande galette encore chaude et toute couverte de beurre frais a moitié fondu. C'est alors que je sentis combien j'avais faim; je me trouvai presque mal2. II paraït que ces bonnes gens le virent, car la femme me dit: „Avant de manger, mon enfant, il faut sortir • vos pieds de 1'eau." Elle se baissa et m'essuya les pieds avec son tablier, avant que j'eusse compris ce qu'elle voulait faire. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 65 Alors je m'écriai: „Mon Dieu, madame, vous me traitez comme votre enfant." Elle me répondit au bout d'un instant: „Nous avons un fils a 1'armée!" J'entendis que sa voix tremblait en disant ces mots, et mon coeur se mit a sangloter intérieurement: je songeais a Catherine, a la tante Grédel, et je ne pouvais rien répondre. „Mangez et buvez," me dit 1'homme, en découpant la galette. Ce que je fis, avec un bonheur que je n'avais jamais connu. Tous deux me regardaient gravement. Quand j'eus fini, 1'homme se leva: „Oui, dit-il, nous avons un fils a 1'armée; il est parti 1'année dernière pour la Russie, et nous n en avons pas eu de nouvelle ... Ces guerres sont terribles!" II se parlait a lui-même en marchant d'un air reveur. les mains croisées sur le dos. Moi, je sentais mes yeux se fermer. Tout a coup 1'homme dit: „Allons, bonsoir!" II sortit; sa femme le suivit, emportant le cuveau. „Merci! leur criai-je; que Dieu ramène votre fils!" Puis je me déshabillai, je me couchai et je m endormis profondément. IX. Le lendemain, je m'éveillai vers huit heures. Un trompette sonnait le rappel au coin de la 66 histoire d'un conscrit de 1813. Capuzigner Strasse; tout s'agitait: on entendait passer des chevaux, des voitures et des gens. Mes pieds me faisaient encore un peu mal, mais ce n'était rien en comparaison des autres jours; quand j'eus mis des bas propres, il me sembla renaitre, j'étais solide sur mes jambes, et je me dis en moi-même: „Joseph, si cela continue, tu deviendras un gaillard; il n'y a que le premier pas qui coüte." Je m'habillai dans ces heureuses dispositions. La femme du boulanger avait mis sécher mes souliers prés du f our, après les avoir remplis de cendres chaudes, pour les empêcher de se racornir *. Ils étaient bien graissés et brisants. Enfin je bouclai mon sac, et je descendis sans avoir le temps de remercier les bonnes gens qui m'avaient si bien recu, pensant remplir ce devoir après l'appel. Au bout de la rue, sur la place, beaucoup de nos Italiens attendaient déja, grelottant autour de la fontaine. Furst, Klipfel, Zébédé arrivèrent un instant plus tard. De tout un cöté de la place on ne voyait que des canons sur leurs affüts. Des chevaux arrivaient a 1'abreuvoir 2, conduits par des hussards badois; quelques soldats du train et des dragons se trouvaient dans le nombre. Nos tambours se mirent a rouler. Chacun' reprit son rang. Le capitaine Vidal arriva, le manteau sur 1'épaule. Des voitures sortirent d'une voüte en face, et 1'on nous cria, d'abord en italien, ensuite en francais, qu'on allait HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 67 distribuer les armes, et que chacun devait sortir des rangs a l'appel de son nom. Les voitures s'arrêtèrent a dix pas, et l'appel commenca. Chacun a son tour sortait des rangs, et recevait une giberne *, un sabre, une baïonnette et un f usil. On se passait cela sur la blouse, sur 1'habit ou la casaque 2; nous avions la mine, avec nos chapeaux, nos casquettes et nös armes, d'une véritable bande de brigands. Je recus un fusil tellement grand et lourd, que je pouvais a peine le porter, et comme la giberne me tombait presque sur les mollets, le sergent Pinto me montra la manière de raccourcir les courroies. Après les armes, un caisson s'avanca, et 1'on nous distribua cinquante cartouches par homme, ce qui n'annoncait rien de bon. Puis, au lieu de faire rompre les rangs et de nous renvoyer a nos logements, comme je le pensais, le capitaine Vidal tira son sabre et cria: " „Par file a droite .. .* en avant. . . marche!" Et les tambours se mirent a battre. J'étais désolé de ne pouvoir pas au moins remercier mes hötes du bien qu'ils m'avaient fait; je me disais: „Ils vont te prendre pour un ingrat!" Mais tout cela ne m'empêchait pas de suivre la file. Nous allions par une longue rue tortueuse, et tout a coup, en dehors des glacis, nous fümes prés du Rhin couvert de glacé a perte de vue. C'était quelque chose de magnifique et d'éblouissant. * rechts uit de flank! HISTOIRE D'UN CONSCRIT DR 1813. 69 Le soir, vers cinq heures, nous arrivames a Francfort. Après l'appel, nos sergents nous conduisirent par détachements dans les chambrées. C'étaient de grandes salles avec de petites fenêtres; entre les fenêtres se trouvaient les lits. Le sergent Pinto suspendit sa lanterne au pilier du milieu; chacun mit ses armes au ratelier puis se débarrassa de son sac, de sa blouse et de ses souliers sans dire un mot. Zébédé se trouvait être mon camarade de lit. Dieu sait si nous avions sommeil. Vingt minutes après, nous dormions tous comme des sourds. X. Le lendemain de notre arrivée a Francfort, j'écrivis a M. Goulden, a Catherine et a la tante Grédel; on peut se figurer avec quel attendrissement. J'écrivais dans notre chambrée, au milieu des camarades, et les Phalsbourgeois me faisaient tous ajouter des compliments pour leurs families. Enfin, ce fut encore un bón moment. Ensuite j'écrivis a Mayence, aux braves gens de la Capuzigner Strasse, qui m'avaient en quelque sorte sauvé de la désolation. Je leur dis que le rappel m'avait forcé le matin de partir tout de suite; que j'avais espéré les revoir et les remercier, mais que, le bataillon ayant fait route pour Francfort, ils devaient me pardonner. ^ Ce même jour, dans l'après-midi,nousrecümes 1'habillement du bataillon. Des douzaines de juifs 70 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. arrivèrent jusque sous les arcades j, et chacun leur Vendit ses effets bourgeois. Je ne conservai que mes chemises, mes bas et mes souliers. Nos caporaux recurent alors plus d'une goutte; il fallait bien s'en faire des amis, car matin et soir ils nous montraient Pexercice dans la cour pleine de neige. La cantinière Christine était toujours dans son coin, la chaufferette 2 sous les pieds. Elle prenait en considération * tous les jeunes gens de bonne familie, comme elle appelait ceux qui ne regardaient pas a 1'argent. Combien d'entre nous se laissaient tirer jusqu'au dernier Hard, pour s'entendre appeler jeunes gens de bonne familie! Pendant ce temps, chaque jour il arrivait des recrues de France et des charrettes pleines de blessés de la Pologne. C'était un convoi qui ne finissait jamais! Tous ces malheureux avaient les uns le nez et les oreilles gelés, les autres un bras, les autres une jambe; on les mettait dans la neige pour les empêcher de tomber en morceaux. Jamais on n'a vu de gens habillés si mjsérablement, avec des jupons de femme, des bonnets a poil pelés, des shakos défoncés 3, des vestes de Cosaques, des mouchoirsetdes chemises entortillés autour des pieds; ils sortaient des charrettes en se cramponnant et vous regardaient comme des bêtes sauvages, les yeux enfoncés dans la tête et les poils de la figure hérissés. Klipfel, Zébédé, Furst et moi, nous allions voir * zij toonde zich beleefd en voorkomend jegens. HISTOntE D'UN CONSCRIT DE 1813. 71 ces malheureux; ils nous racontaient toute la débacle * depuis Moscou, et je vis bien alors que le 29e Bulletin, si terrible, n'avait dit que la vérité. Ces histoires nous excitaient contre les Russes; plusieurs disaient: „Ah! pourvu que la guerre recommence bientöt; ils en verront des dures cette fois . . .* ce n'est pas fini... ce n'est pas fini!" Leur colère me gagnait moi-même, et quelquefois je pensais: „Joseph, est-ce que tu perds la tête maintenant? Ces Russes défendaient leur pays, leurs families, tout ce que les hommes ont de plus sacré dans ce monde. S'ils ne les avaient pas défendus, on aurait raison de les mépriser." En ce temps, il arriva quelque chose d'extraordinaire. Vous saurez que Zébédé, mon camarade de lit, était le fils du fossoyeur 2 de Phalsbourg, et que nous 1'appelions quelquefois entre nous: „Fossoyeur". De notre part cela ne lui faisait rien. Mais un soir, après rexercice, comme il traversait la cour, un hussard lui cria: „Hé! Fossoyeur, arrivé m'aider a trainer ces bottes de paille." Zébédé, s'étant retourné, lui répondit: „Je ne m'appelle pas Fossoyeur, et vous n'avez qu'a porter vos bottes de paille vous-même! Estce que vous me prenez pour une béte?" Alors 1'autre lui cria plus fort: „Conscrit, veux-tu bien venir, ou gare!" * zij zullen ervan lusten. 72 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Zébédé, avec son grand nez crochu, ses yeux gris et ses lèvres minces, ne jouissait pas d'un bon caractère *. II s'approcha du hussard et lui demanda: „Qu'est-ce que vous elites? — Je te dis d'enlever ces bottes de paille, et lestement, entends-tu, conscrit?" C'était un vieux a moustaches et gros favoris roux taillés en brosse **. Zébédé 1'empoigna par un de ses favoris; mais 1'autre lui donna deux grands soufflets. Malgré tout, une poignée de favoris resta dans la main de Zébédé, et comme cette dispute avait attiré beaucoup de monde, le hussard levant le doigt lui dit: „Conscrit, demain matin tu recevras de mes nouvelles. — C'est bon, fit Zébédé, nous verrons. J'ai aussi du nouveau pour vous, 1'ancien." II arriva tout de suite me raconter cela, et moi, sachant qu'il n'avait jamais tenu qu'une pioche1. je ne pus m'empêcher de frémir pour lui. „Ecoute, Zébédé, lui dis-je, tout ce qui te reste a faire maintenant, puisque tu ne peux pas déserter, c'est d'aller demander pardon a ce vieux . . . car tous ces vieux ont des coups terribles, qu'ils ont rapportés d'Egypte, d'Espagne et d'ailleurs. Crois-moi! Si tu veux, je vais te prêter un écu pour aller lui payer une bouteille;, ga 1'attendrira." Mais lui, frongant les sourcils, ne voulut rien entendre. * hij was erg lastig en prikkelbaar. ** met kort geknipte rossige bakkebaarden. On s'approcha le plus prés qu'on put de 1'eau. Pag. 85. 84 fflSTOIKE D'UN CONSCRIT DE 1813. son état-major: presque aussitöt, le général Souham, un homme de six pieds, tout gris, entra dans la citadelle et nous passa en revue sur la place. II nous dit d'une voix forte, que tout le monde put entendre: „Soldats! vous allez faire partie de 1'avantgarde du 3e corps; tachez de vous souvenir que vous êtes Francais. Vive 1'Empereur!" Alors tout le monde cria: „Vive 1'Empereur!" et cela produisit un effet terrible dans les échos de la place. Cette nuit même, nous f ümes relevés1 par les Hessois, et nous quittames Erfurt avec le 10e hussards et un régiment de chasseurs badois. A six ou sept heurês du matin, nous étions devant la ville de Weimar, et nous voyions au soleil levant des jardins, des églises, des maisons, avec un vieux chateau sur la droite. On nous fit bivaquer dans eet endroit, et les hussards partirent en éclaireurs 2 dans la ville. Vers neuf heures, pendant que nous faisions la soupe, tout a coup nous entendimes au loin un pétillement de coups de fusil; nos hussards avaient rencontré dans les rues des hussards prussiens, ils se battaient et se tiraient des coups de pistolet. Mais c'était si loin, que nous ne voyions pour ainsi dire rien de ce combat. Au bout d'une heure, les hussards revinrent; ils avaient perdu deux hommes. C'est ainsi que. commenca la campagne Nous restames la cinq jours, pendant lesquels tout le 3e corps s'avanca. Comme nous étions 1'avant garde, il fallut repartir en avant, du cóté de 88 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. II tombait une forte rosée; chacun se dépêchait d'essuyer son fusil, de rouler sa capote et de la boucler sur son sac. On s'aidait 1'un 1'autre, on se mettait en rang. II pouvait être alors quatre heures du matin. Tout était gris a cause du brouillard qui montait de la rivière. Déja deux bataillons passaient sur les ponts, les soldats a la file, les officiers et le drapeau au milieu. Cela produisait un roulement sourd. Les. canons et les caissons passèrent ensuite. Le capitaine Florentin venait de nous faire renouveler les amorces, lorsque le général Souham, le général Chemineau, le colonel Zapfel et notre commandant arrivèrent. Le bataillon se mit en marche. Je regardais toujours si les Russes n'accouraient pas au grand galop, mais rien ne bougeait. A mesure qu'on arrivait sur 1'autre rive, chaque régiment f ormait le carré, 1'arme au pied. * Vers cinq heures toute la division avait passé. Le soleil dissipait le brouillard; nous voyions, a trois quarts de lieue environ sur notre- droite, une vieille ville, les toits en pointe, le clocher en forme de boule couvert d'ardoises avec une croix au-dessus, et plus loin derrière, un chateau: c'était Weissenfels. Entre la ville et nous s'étendait un pli de terrain profond. Le maréchal Ney, qui venait d'arriver aussi, voulut savoir avant tout ce qui se trouvait la-dedans. Deux compagnies du 27e fu-' rent déployées * en tirailleurs, et les carrés se mirent a marcher au pas ordinaire: les officiers, * 't geweer bjj den voet. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 93 a Pennemi. Pendant oe temps, le reste de la division arriva et se mit en ordre sur la place. Le bourgmestre et les conseillers de Weissenfels étaient déja sur la porte de 1'hótel de ville pour nous souhaiter le bonjour. Quand nous fümes tous reformés, le maréchal prince de la Moskowa passa devant notre front de bataille et nous dit d'un air joyeux: „A la bonne heure! ... a la bonne heure! . . . Je suis content de vous! . . . L'Empereur saura votre belle conduite . . . C'est bien!" II ne pouvait s'empêcher de rire, paree que nous avions couru sur les canons. Et comme le général Souham lui disait: „Cela marche!" II répondit: „Oui, oui, e'est dans le sang! c'est dans le sang!" Moi, je me réjouissais de ne rien avoir attrapé dans cette affaire. Le bataillon resta la jusqu'au lendemain. On nous logea chez les bourgeois, qui avaient peur de nous et qui nous donnaient tout ce que nous demandions. Le 27e rentra le soir; il fut logé dans le vieux chateau. Nous étions bien f atigués. Après avoir fumé deux ou trois pipes ensemble, en causant de notre gloire, Zébédé, Klipfel et moi, nous allames nous coucher dans la boutique d'un menuisier, sur un tas de copeaux %, et nous restames la jusqu'a minuit, moment oü 1'on battit le rappel *. II fallut bien alors se lever. * battre le rappel = herzamelen slaan. 94 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. Le menuisier nous donna de Peau-de-vie et nous sortimes. II tombait de 1'eau en masse. Cette nuit même le bataillon alla bivaquer devant le village de Clépen, a deux heures de Weissenfels. Nous n'étions pas trop contents a cause de la pluie. Plusieurs autres détachements vinrent nous rejoindre. L'Empereur était arrivé a Weissenfels, et tout le 3e corps devait nous suivre, on ne fit que parler de cela toute la journée; plusieurs s'en réjouissaient. Mais le lendemain, vers cinq heures du matin, le bataillon repartit en avant-garde. En face de nous coulait une rivière appelée le Rippach. Au lieu de se détoumer pour gagner un pont, on la traversa sur place. Nous avions de 1'eau jusqu'au ventre, et je pensais, en tirant mes souliers de la vase: „Si 1'on t'avait raconté ga dans le temps quand tu craignais d'attraper des rhumes de cerveau chez M. Goulden, et que tu changeais de bas deux fois par semaine, tu n'aurais pu le croire! II vous arrivé pourtant des choses terribles dans la vie!" Comme nous descendions la rivière de 1'autre coté, dans les joncs 1, nous découvrtmes, sur des hauteurs a gauche, une bande de Cosaques qui nous observaient. Ils nous suivaient lentement sans oser nous attaquer, et je vis alors que la vase était pourtant bonne a quelque chose. Nous allions ainsi depuis plus d'une heure, le' grand jour était venu, lorsque tout a coup une terrible fusillade et le grondement du canon nous firent tourner la tête du coté de Clépen. Le HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. 95 commandant, sur son cheval, regardait pardessus les roseaux. Cela dura longtemps; le sergent Pinto disait: „La division s'avance; elle est attaquée." Les Cosaques regardaient aussi, et seulement au bout d'une heure ils disparurent. Alors nous vimes la division s'avancer en colonnes, a droite dans la plaine, chassant des masses de cavalerie russe. „En avant!" cria le commandant. Et nous courümes sans savoir pourquoi, en descendant toujours la rivière; de sorte que nous arrivames a un vieux pont, oü se réunissent le Rippach et la Gruna. Nous devions arrêter 1'ennemi dans eet endroit; mais les Cosaques avaient déja découvert notre ruse: toute leur armée recula derrière la Gruna, en passant a gué et la division nous ayant rejoints, nous apprimes que le maréchal Bessières venait d'être tué d'un boulet de canon. Nous partïmes de ce pont pour aller bivaquer en avant du village de Gorschen. Le bruit courait qu'une grande bataille approchait, et que tout ce qui s'était passé jusqu'alors n'était qu'un petit commencement, afin d'essayer si les recrues soutiendraient bien le feu. D'après cela, chacun peut s'imaginer les réflexions qu'un homme sensé devait se faire, étant la malgré lui, parmi des êtres insouciants tels que Furst, Zébédé, Klipfel, qui se réjouissaient, comme si de pareils évènements avaient pu leur rappofter autre chose que des coups de fusil, de sabre ou de baïonnette. Tout le reste de ce jour et même une partie de 96 fflSTOIBB D'UN CONSCRIT DE 1813. la nuit, songeant a Catherine, je priai Dieu de préserver mes jours, et de me conserver les mains qui sont nécessaires a tous les pauvres pour gagner leur vie. XIII On alluma des f eux sur la colline, en avant de Gross-Gorschen; un détachement descendit au village et nous en ramena cinq ou six vieilles vaches pour faire la soupe. Mais nous étions tellement fatigués, qu'un grand nombre avaient encore plus envie de dormir que de manger. D'autres régiments arrivèrent avec des canons et des munitions. Vers onze heures, nous étions la dix ou douze mille hommes, et dans le village deux mille: tout la division Souham. Le général et ses officiers d'ordonnance se trouvaient dans un grand moulin, a gauche, prés d'un cours d'eau qu'on appelle le Floss-Graben. Les sentinelles s'étendaient autour de la colline a portee de fusil*. Je finis aussi par nt'endormir, a cause de le grandefatigue; mais toutes les heures je m'éveillais, et derrière nous, du coté de la route qui s'étend jusqu'a Lutzen et a Leipzig, j'entendais une grande rumeur dans la nuit: un roulement de voitures, de canons, de caissons, montant et s'abaissant au milieu du silence. Le sergent Pinto ne dormait pas; il f umait sa pipe en séchant ses pieds au feu. Chaque fois. que 1'un ou 1'autre remuait, il voulait parler: „Eh bien! conscrit?" disait-il. * op een geweerschotsafstand. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 97 Mais on faisait semblant de ne pas 1'entendre, on se retournait en baillant, et 1'on se rendormait. L'horloge de Gross-Gorschen tintait cinq heures lorsque je m'éveillai. Le sergent, debout, regardait la plaine blanche, oü le soleil étendait quelques lignes d'or. Tout le monde dormait autour de nous, les uns sur le dos, les autres sur 1'épaule, les pieds au feu; plusieurs ronflaient ou rêvaient tout haut. Le sergent me voyant éveillé, vint prendre une braise1 et la mit sur sa pipe, puis il me dit: „Eh bien! fusilier Bertha, nous sommes donc a rarrière-garde, maintenant?" Je ne comprenais pas bien ce qu'il entendait par la. „Ca t'étonne, conscrit? fit-il; c'est pourtant assez clair: nous n'avons pas bougé, nous autres, mais 1'armée a fait demi-tour; elle était la, hier, devant nous, sur le Rippach; a cette heure elle est derrière nous, prés de Lutzen: au lieu d'être en tête, nous sommes en queue." Et, clignant de 1'ceil d'un air malin, il tira deux ou trois grosses bouffées de sa pipe. „Et qu'est-ce que nous y gagnons? lui dis-je. — Nous y gagnerons d'arriver a Leipzig les premiers et de tomber sur les Prussiens, répondit-il. Tu comprendras §a plus tard, conscrit." Vers six heures, les tambours battirent la diane *, les trompettes des artilleurs a cheval et du train sonnèrent le réveil. On descendit au vil- * battre la diane = reveille slaan. 98 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. lage, les uns pour chercher du bois, les autres de la paille ou du foin. II arriva des voitures de munitions, et 1'on fit la distribution du pain et des cartouches. Nous devions rester la, pour laisser défiler 1'armée sur Leipzig; voila pourquoi le sergent Pinto disait que nous serions a 1'arrière-garde. Deux cantinières arrivèrent aussi du village, et comme j'avais encore cinq écus de six livres, j'offris un petit verre a Klipfel et a Zébédé. Je me permis d'en offrir un aussi au sergent Pinto qui 1'accepta, disant „que 1'eau-de-vie sur du pain réchauffe le coeur." Nous étions tout a fait contents, et personne ne se serait douté des terribles choses qui devaient s'accomplir en ce jour. On croyait les Russes et les Prussiens bien loin a nous chercher derrière la Gruna-Bach, mais ils savaient oü nous étions; et tout a coup, sur les dix heures, Ie général Souham, au milieu de ses officiers, monta la co te ventre a terre: il venait d'apprendre quelque chose. J'étais justement en sentinelle prés des f aisceaux *; il me semble encore le voir, — avec sa tête grise et son grand chapeau bordé de blanc, — s'avancer a la pointe de la colline, tirer une grande lunette2 et regarder, puis revenir bien vite et descendre au village en criant de battre le rappel. Alors toutes les sentinelles se replièrent, et Zébédé, qui avait des yeux d'épervier, dit: „Je vois la-bas, prés de 1'Elster, des masses qui fourmillent... et même il y en a qui s'avancent en bon ordre, et d'autres qui sortent des HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 99 marais sur trois ponts. Quelle averse, si tout cela nous tombe sur Ie dos! — Ca, dit le sergent Pinto, le nez en 1'air et la main en visière * sur les yeux, c'est une bataille qui commence, ou je ne m'y connais pas. Pendant que notre armee défilé sur Leipzig et qu'elle s'étend a plus de trois lieues, ces gueux de Prussiens et de Russes veulent nous prendre en flanc avec toutes leurs forces, et nous couper en deux. C'est bien vu de leur part: ils apprennent tous les jours les malices de la guerre. — Mais nous, qu'est-ce que nous allons faire? demanda Klipfel. — C'est tout simple, répondit le sergent: nous sommes ici douze a quinze mille hommes, avec le vieux Souham qui n'a jamais reculé d'une semelle. Nous allons tenir, un contre six ou sept, jusqu'a ce que 1'Empereur soit informé de la chose et qu'il se replie * pour venir a notre secours. Tenez, voila déja les officiers d'ordonnance qui partent." C'était vrai: cinq ou six officiers traversaient la plaine de Lutzen derrière nous, du cóté de Leipzig; ils allaient comme le vent, et je suppliai le Seigneur, dans mon ame, de leur faire la grace d'arriver a temps et d'envoyer toute 1'armée a notre secours; car, d'apprendre qu'il faut périr, c'est épouvantable, et je ne souhaite pas a mon plus grand ennemi d'être dans une position pareille. Le sergent Pinto nous dit encore: * de hand (als een klep) boven de oogen houdend. 100 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Vous avez de la chance, conscrits; si 1'un ou 1'autre de vous en échappe, il pourra se vanter d'avoir vu quelque chose de soigné *. Regardez seulement ces lignes bleues qui s'avancent le fusil sur 1'épaule, le long du Floss-Graben; chacune de ces lignes est un régiment; il y en a une trentaine; ga fait soixante mille Prussiens, sans compter ces files de cavaliers qui sont des escadrons, et sur leur gauche, prés de Rippach, ces autres qui s'avancent et qui reluisent au soleil, ce sont les dragons et les cuirassiers de la garde impériale russe; je les ai vus pour la première fois a Austerlitz, oü nous les avons joliment arrangés. II y en a bien dix-huit a vingt mille. Derrière ces masses de lances, ce sont des bandes de Cosaques. De sorte que nous allons avoir 1'avantage, dans une heure, de nous regarder le blanc des yeux avec cent mille hommes, tout ce qu'il y a de plus obstiné en Russes et en Prussiens. C'est, a proprement parler, une bataille oü 1'on gagne la croix, et si on ne la gagne pas, on ne doit plus eompter dessus." Pendant qu'il disait cela, 1'idée me vint que le maire de Felsenbourg avait regu la croix pour avoir amené son village, dans des voitures entourées de guirlandes, a la rencontre de MarieLouise, en chantant de vieux lieds, et je trouvais sa manière d'avoir la croix bien plus commode que celle du sergent Pinto. Je n'eus pas le temps d'en penser davantage,' * hij zal zich erop kannen beroemen iets fijns te hebben gezien. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 101 car on battait le rappel de tous les cötés; chacun courait aux faisceaux de sa compagnie et se dépêchait de prendre son fusil. Les officiers nous rangeaient en bataille, des canons arrivaient au grand galop du village, on les placait au haut de la colline, un peu en arrière, pour que le dos de la cote leur servit d'épaulement *. Les caissons arrivaient aussi. Et plus loin, dans les villages de Rhana, de Kaya, de Klein-Gorschen, tout s'agitait; mais nous étions les premiers sur lesquels devait tomber cette masse. L'ennemi s'était arrêté a deux portées de canon et ses cavaliers tourbillonnaient par centaines autour de la cote pour nous reconnaitre. Rien qu'a voir au bord du Floss-Graben cette quantité de Prussiens qui rendaient les deux rives toutes noires, et dont les premières lignes coramengaient a se former en colonnes, je me dis en moi-même: „Cette fois, Joseph, tout est perdu, tout est fini . . . il n'y a plus de ressource . . . Tout ce que tu peux faire, c'est de te venger, de te défendre, et de n'avoir pitié de rien... Défendstoi, défends-toi!" Comme je pensais cela, le général Chemineau passa seul a cheval devant le front de bataille **, en nous criant: „Formez le carré!" * Men plaatste de kanonnen boven op den heuvel, doch eenigszins naar achteren, opdat zij door den rug van den heuvel beschut zouden zijn tegen het vijandelijk vuur. (épaulement = verschansing). ** de voorste gelederen. 102 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Tous les officiers, a droite, a gauche, en avant, en arrière, répétèrent le même ordre. On f orma quatre carrés de quatre bataillons chacun. Je me trouvais cette fois dans un des cötés intérieurs, ce qui me fit plaisir; car je pensais naturellement que les Prussiens, qui s'avancaient sur trois colonnes, tomberaient d'abordenface. Mais j'avais a peine eu cette idéé qu'une véritable grêle de boulets traversa le carré. En même temps, le bruit des canons que les Prussiens avaient amenés sur une colline a gauche se mit a gronder bien autrement qu'a Weissenfels: Cela ne finissait pas! Ils avaient sur cette cote une trentaine de grosses pièces; on peut s'imaginer d'après cela quels trous ils faisaient. Les boulets sifflaient tantot en 1'air, tantot dans les rangs, tantot ils entraient dans la terre, qu'ils rabotaient * avec un bruit terrible. Nos canons tiraient aussi d'une manière qui vous empêchait d'entendre la moitié des sifflements et des ronflements des autres, mais cela ne servait a rien; et, d'ailleurs, ce qui vous produisait le plus mauvais effet, c'étaient les officiers qui vous répétaient sans cesse: „Serrez les rangs! serrez les rangs!" Nous étions dans une fumée extraordinaire sans avoir encore tiré. Je me disais: „Si nous restons ici un quart d'heure, nous allons être massacrés sans pouvoir nous défendre!" ce qui me paraissait terriblement dur, quand tout a coup les premières colonnes des Prussiens arrivèrent entre les deux collines, en faisant une rumeur étrange, comme une inondation qui 104 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. lorsqu'on nous ordonna de battre en retraite, ce que nous fimes avec un plaisir que chacun doit comprendre. Nous passames autour de Gross-Gorschen, suivis par les Prussiens, qui nous fusillaient et que nous fusillions. Les deux mille hommes qui se trouvaient dans le village arrêtèrent 1'ennemi par un feu roulant de toutes les fenêtres, pendant que nous remontions la cote pour gagner le second village, Klein-Gorschen. Mais alors toute la cavalerie prussienne arriva de coté pour nous couper la retraite et nous f oreer de rester sous le feu de leurs pièces. Cela me produisit une indignation qu'on ne peut croire. J'entendais Zébédé qui criait: „Courons plutot dessus que de rester la!" C'était aussi terriblement dangereux, car ces régiments de hussards et de chasseurs s'avancaient en bon ordre avant de prendre leur élan. Nous marchions toujours en arrière, quand au haut de la cóte on nous cria: „Halte!" et dans le même moment les hussards, qui couraient déja sur nous, regurent une terrible décharge de mitraille qui les renversa par centaines. C'était la division du brave général Girard qui venait a notre secours de Klein-Gorschen; elle avait placé seize pièces en batterie un peu a droite. Cela produisit un trés bon effet: les hussards s'en allèrent plus vite qu'ils n'étaient venus, et" les six carrés de la division Girard se réunirent avec les nötres a Klein-Gorschen pour arrêter 1'infanterie des Prussiens, qui s'avangait tou- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 105 jours, les trois premières colonnes en avant, et trois autres aussi fortes derrière. Nous avions perdu Gross-Gorschen; mais cette fois, entre Klein-Gorschen et Rahna, 1'affaire allait encore devenir plus terrible. Moi, je ne pensais plus a rien qu'a me venger. J'éprouvais une sorte de haine contre ces Prus^ siens, dont les cris et 1'air d'insolence me révoltaient le coeur. J'avais pourtant un grand plaisir de voir encore Zébédé prés de moi, et comme, en attendant les nouvelles attaques, nous avions 1'arme au pied, je lui serrai la main. „Nous avons eu de la chance, me dit-il. Mais pourvu que 1'Empereur arrivé bientöt, car ils sont vingt fois plus que nous . . . pourvu qu'il arrivé avec des canons!" II ne parlait plus d'attraper la croix! Je regardai un peu de coté pour voir si le serr gent y était encore, et je 1'apercus qui essuyait tranquillement sa baïonnette; sa figure n'avait pas changé: cela me réjouit J'aurais bien voulu savoir si Klipfel et Furst se trouvaient aussi dans leurs rangs, mais alors le commandement de „Portez armes!" me fit songer a autre chose. Les trois premières colonnes ennemies s'étaient arrêtées sur la colline de Gross-Gorschen pour attendre les trois autres, qui s'approchaient le fusil sur 1'épaule. Le village, entre nous dans le vallon, brülait, les toits de chaume flambaient, la fumée montait jusqu'au ciel; et sur une cöte, a gauche, nous voyions arriver, a travers les terres de labour, une longue file de canons pour nous prendre en écharpe *. 8 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 111 grande rue du village que des crosses de fusil en 1'air, et des généraux a cheval, Pépée a la main comme de simples soldats. Cela dura quelques minutes; nous disions dans les rangs: „Qa va bien! §a va bien! . . . . on avance." Mais de nouvelles troupes étaient arrivées du coté des Prussiens; nous fümes obligés de reculer pour la seconde fois, et malheureusement si vite qu'un grand nombre se sauvèrent jusque dans Kaya. Je croyais la bataille perdue, car le maréchal Ney lui-même, au milieu d'un carré reculait, et les soldats, pour sortir de la mêlée, emportaient des officiers blessés sur leurs fusils en brancards *. Enfin ga prenait une mauvaise tournure. J'entrai dans Kaya sur la droite du village, en enjambant des haies et sautant par-dessus de petites palissades que les gens mettent pour séparer les jardins. J'allais tourner le coin d'un hangar i, lorsque, levant la tête, j'apercus une cinquantaine d'officiers a cheval arrêtés au haut d'une colline en face; plus loin, derrière eux, des masses d'artillerie accouraient ventre a terre sur la route de Leipzig. Cela me fit regarder, et je reconnus 1'Empereur, un peu en avant des autres; il était assis, comme dans un fauteuil, sur son cheval blanc. Je le voyais trés bien sous le ciel p≤ il ne bougeait pas et regardait la bataille au-dessous avec sa lunette. Cette vue me rendit si joyeux que je me mis a * op hun geweren die zij als draagbaren gebruikten. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 113 il en venait toujours d'autres. Des centaines de balles sifflaient a nos oreilles et s'aplatissaient contre les pierres; le crépi i tombait, la paille pendait des poutres, la grande porte a gauche était criblée; et nous, derrière la grange, après avoir rechargé, nous faisions la navette * pour tirer dans le tas: cela durait juste le temps d'ajuster et de serrer la détente 2, et malgré cela, cinq ou six étaient déja tombés au coin du fenil s, le nez a terre; mais notre rage était si grande que nous n'y faisions pas attention. Comme je retournais la pour la dixième fois, en épaulant, le fusil me tomba de la main; je me baissai pour le ramasser et je tombai dessus: j'avais une balie dans 1'épaule gauche; le sang se répandait sur ma poitrine comme de 1'eau chaude. J'essayai de me relever; mais tout ce que je pus faire, ce fut de m'asseoir contre le mur. Alors le sang descendit jusque sur mes cuisses, et 1'idée me vint que j'allais mourir en eet endroit, ce qui me donna tout froid. Mon bras gauche était lourd comme du plomb, ma tête tournait; j'entendais toujours la fusillade, mais comme un rêve. Cela dura quelque temps sans doute. Lorsquë je rouvris les yeux, la nuit venait; les Prussiens défilaient dans la ruelle en courant. Ils remplissaient déjè le village, et dans le jardin en face se trouvait un vieux général, la tête nue, les cheveux blancs, sur un grand cheval brun. * Wfl liepen telkens weer terug (la navette — weversschietspoel). 114 HISTOIRE D'UN CONSCMT DB 1813. II criait d'amener des canons, et des officiers partaient ventre a terre porter ses ordres. Prés de lui, debout sur le petit mur encombré de morts, un de leurs chirurgiens lui bandait le bras. Derrière, de 1'autre coté, se tenait également a cheval un officier russe trés mince, un jeune homme coiffé d'un chapeau a plumes vertes tombant en forme de bouquet. On ne tirait plus; mais entre Klein-Groschen et Kaya, des cris terribles s'élevaient . . . On entendait rouler pesamment, hennir, jurer et claquer du fouet. Sans savoir pourquoi, je me trainai hors de 1'ornière, et me remis contre le mur, et presque aussitöt deux pièces de seize *, attelées chacune de six chevaux, tournèrent au coin de la première maison du village. Les artilleurs a cheval f rappaient de toutes leurs f orces, et les roues entraient dans les tas de morts et de blessés comme dans de la paille; les os craquaient! voila d'oü venaient les grands cris que j'avais entendus; les cheveux m'en dressaient sur la tête. „Ici! . . . cria le vieux en allemand. Pointez 1 la-bas, entre ces deux maisons, pres de la fontaine." Les deux pièces furent aussitöt retournées; les voitures de poudre et de mitraille arriverent au galop. Le vieux vint voir, son bras gauche en écharpe**, et, tout en remontant la ruelle, je. 1'entendis qui disait au jeune officier russe, d'un ton bref: * zestienponder. ** den arm in een doek dragend. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 115 „Dites a 1'empereur Alexandre que je suis dans Kaya ... La bataille est gagnée si on m'envoie des renforts. Qu'on ne délibère pas, qu'on agisse! II faut nous attendre a une attaque furieuse. Napoléon arrivé, je sens cela . . . Dans une demi-heure nous 1'aurons sur les bras avec sa garde. Coüte que coüte, je lui tiendrai tête; mais au nom de Dieu, qu'on ne perde pas une minute, et la victoire est a nous!" Le jeune hommie partit au galop du c6té de Klein-Gorschen, et dans le même instant quelqu'un dit prés de moi: „Ce vieux-la, c'est Blücher ... Ah! gredin i, si je tenais mon fusil." Ayant tourné la tête, je vis un vieux sergent sec et maigre, avec de grandes rides le long des joues, qui se tenait assis contre la porte de la grange, les deux mains appuyées a terre comme des béquilles, car ses reins étaient cassés par une balie. Ses yeux jaunes suivaient le général prussien en louchant; son nez crochu, déja pale, se recourbait comme un bec dans ses grosses moustaches: il avait 1'air terrible et fier. „Si je tenais mon fusil, dit-il encore une fois, tu verrais si la bataille est gagnée!" Nous étions les seuls êtres encore vivants dans ce coin encombré de morts. Moi, songeant qu'on allait peut-être m'enterrer le lendemain avec tous ces autres dans le jardin en face, et que je ne reverrais plus Catherine, des larmes me coulaient sur les joues, et je ne pus m'empêcher de dire: „Maintenant tout est fini!" Le sergent alors me regarda de travers, et, 116 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. voyant que j'étais encore si jeune, il me demanda: „Qu'est-ce que tu as, conscrit? — Une balie dans 1'épaule, mon sergent. — Dans 1'épaule, ga vaut mieux que dans les reins, on peut en réchapper." Et d'une voix moins rude, après m'avoir considéré de nouveau, il ajouta: „Ne crains rien, va, tu reverras le pays." Je pensai qu'il avait pitié de ma jeunesse et qu'il voulait me consoler; mais je sentais ma poitrine comme fracassée, et cela m'êtait tout espoir. Le sergent ne dit plus rien; seulement de temps en temps, il faisait un effort pour dresser la tête et voir si nos colonnes arrivaient. II jurait entre ses dents, et finit par se laisser glisser, 1'épaule dans le coin de la porte, en disant: „Mon affaire est faite *! mais le grand gueux me 1'a payé tout de même" II regardait dans la haie en face, oü se trouvait étendu sur le dos un grenadier prussien, la baïonnette encore en travers du ventre. II pouvait être alors six heures; Pennemi occupait toutes les maisons, les jardins, les vergers, la grande rue et les ruelles. J'avais froid par tout le corps, et je m'étais engourdi, le front sur les genoux, quand le roulement du canon m'éveilla de nouveau. Je ne faisais plus attention au sergent, je ne regardais que les canonniers prussiens charger * 't Is met mij gedaan! 124 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. police, ou le bandeau de linge au-dessus des collets. Personne ne parlait; on avait bien assez a penser pour soi-même. Par moments, je sentais un froid terrible, puis tout a coup des bouffées de chaleur1 qui m'entraient jusque dans les yeux: c'était le commencement de la fièvre. Mais en partant de Kaya, tout allait encore bien, je voyais clairement les choses, et ce n'est que plus tard, du coté de Leipzig, que je me sentis tout a fait mal. Lorsque nous arrivames a Lutzen, la ville était tellement encombrée de blessés que notre convoi recut rordre de partir pour Leipzig. On ne voyait dans les rues que des malheureux aux trois quarts morts, étendus le long des maisons sur de la paille. II nous fallut plus d'une heure pour arriver devant une éghse, oü 1'on déchargea quinze ou vingt d'entre nous qui ne pouvaient plus supporter la route. Le maréchal des logis et ses hommes, après s'être rafraichis dans un bouchon au coin de la place, remontèrent a cheval, et nous continuames notre chemin vers Leipzig. Alors je n'entehdais et je ne voyais plus; la tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient, je prenais les arbres pour des hommes; j'avais une soif dont on ne peut se faire 1'idée. Depuis longtemps, d'autres, dans les voitures s'étaient mis a crier, a rêvasser, a parler de leur' mère, a vouloir se lever et sauter sur le chemin. Je ne sais pas si je fis les mêmes choses; mais je m'éveillai comme d'un mauvais rêve, au moment oü deux hommes me prenaient chacun par 128 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. commencait a reprendre1, les deux blessures se refermaient tout doucement, je ne souffrais presque plus. Les coups de sabre que Zimmer avait sur le bras et sur 1'épaule allaient aussi trés bien. On nous donnait chaque matin un bon bouillon qui nous remontait le coeur *, et le soir un peu de bceuf, avec un demi-verre de vin, dont la vue seule nous réjouissait et nous faisait voir 1'avenir en beau. Vers ce temps, on nous permit aussi de descendre dans un grand jardin plein de vieux ormes, derrière 1'höpital. II y avait des bancs sous les arbres, et nous nous promenions dans les allées comme de véritables rentiers, en grande capote grise et bonnet de coton. Dès que j'avais pu me lever, je m'étais dépêche de prévenir M. Goulden par une lettre que je me trouvais a 1'höpital de Hall, dans 1'un des faubourgs de Leipzig, a cause d'une légère blessure au bras; mais qu'il ne fallait rien craindre pour moi: que je me portais de mieux en mieux. Je le priais de montrer ma lettre a Catherine et a Ia tante Grédel, afin de leur donner de la confiance au milieu de cette guerre terrible. Je lui disais aussi que mon plus grand bonheur serait de recevoir des nouvelles du pays et de la santé de tous ceux que j'aimais. Depuis ce moment, je n'avais plus de repos; chaque matin j'attendais une ré pon se, et de voir le vaguemestre distribuer des vingt et trente lettres a toute la salie, sans rien recevoir, cela * die je weer eens opknapte. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 129 me saignait le coeur*: je descendais bien vite au jardin pour fondre en larmes. Les choses en étaient venues au point que je désirais ne pas guérir, quand un matin le vaguemestre, parmi les autres noms, appela Joseph Bertha. Alors je levai la main pouvoir parler, et 1'on me remit une grosse lettre carrée, couverte de timbres innombrables. Je reconnus 1'écriture de M. Goulden, ce qui me rendit tout pale. „Eh bien! me dit Zimmer en riant, a Ia fin cela vient tout de même." Je ne lui répondis pas, et m'étant habillé, je fourrai la lettre dans ma poche, et je descendis pour la lire seul, tout au fond du jardin, a la place oü j'allais toujours. D'abord, en 1'ouvrant, je vis deux ou trois petites f leurs de p om mi er, que je pris dans ma main, et un bon sur la poste**, avec quelques mots de M. Goulden. Mais ce n'est pas cela qui me touchait le plus et qui me faisait trembler des pieds a la tête, c'était 1'écriture de Catherine, que je regardais les yeux troubles sans pouvoir la lire, car mon coeur battait d'une force extraordinaire. Pourtant je finis par me calmer un peu et par lire tout doucement la lettre, en m'arrêtant de temps en temps, pour être bien sur que je ne me trompais pas, que c'était bien Catherine qui m'écrivait et que je ne faisais pas un rêve. * Beter: cela me faisait saigner le coeur; of, le coeur m'en saignait. ** Een postbewijs. 130 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Cette lettre, je 1'ai conservée, paree qu'elle me rendit en quelque sorte la vie; la voici donc telle que je 1'ai recue le 8 juin 1813. „Mon cher Joseph, „Cette lettre est afin de te dire en commencant que je t'aime toujours de plus en plus, et que je ne veux jamais aimer que toi. „Tu sauras aussi que mon plus grand chagrin est de savoir que tu es blessé dans un höpital, et que je ne peux pas te soigner. C'est un bien grand chagrin. Et depuis le départ des conscrits, nous n'avons pas eu seulement une heure de repos. La mère se fachait en disant que j'étais folie de pleurer jour et nuit, et elle pleurait autant que moi, toute seule le soir auprès de 1'atre, je 1'entendais bien d'en haut; et sa colère retombait sur Pinacle, qui n'osait plus aller au marché, paree qu'elle avait un marteau dans son panier. „Mais notre plus grand chagrin de tout, Joseph, c'est quand le bruit a couru qu'on venait de livrer une bataille, oü des mille et mille hommes avaient été tués. Nous ne vivions plus; la mère courait tous les matins a la poste, et moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. A la fin des fins * la lettre est pourtant arrivée. Maintenant je vais mieux, paree que je pleuré a mon aise, en bénissant le Seigneur qui a sauvé tes jours. * Ten langen laatste. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 131 „Et quand je pense combien nous étions heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu venais tous les dimanches, et que nous restions assis 1'un prés de l'autre sans bouger, et que nous ne pensions a rien! Ah! nous ne connaissions pas notre bonheur; nous ne savions pas ce qui pouvait nous arriver; mais que la volonté de Dieu soit faite. Pourvu que tu guérisses, et que nous puissions espérer encore une fois d'être ensemble comme nous étions! „Beaucoup de gens parient de la paix, mais nous avons eu tant de malheurs, et 1'empereur Napoléon aime tant la guerre, qu'on ne peut plus se confier en rien. „Tout ce qui me fait du plaisir, c'est de savoir que ta blessure n'est pas dangereuse et que tu m'aimes encore ... Ah! Joseph, moi je t'aimerai toujours, je ne peux pas dire autre chose; c'est tout ce que je peux te dire dans le fond de mon coeur, et je sais aussi que ma mère t'aime bien. „Maintenant, M. Goulden veut t'écrire quelques mots, et je t'embrasse mille et mille fois. — II fait bien beau temps ici; nous aurons une bonne année. Le grand pommier du verger est tout blanc de fleurs; je vais en cueillir que je mettrai pour toi dans la lettre quand M. Goulden aura écrit. Peut-être, avec la grace de Dieu, nous mordrons encore une fois ensemble dans une de ses grosses pommes. Embrasse-moi comme je t'embrasse, et adieu, adieu, Joseph!" En lisant cela, je fondais en larmes, et Zimmer étant arrivé, je lui dis: 132 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Tiens, assieds-toi, je vais te lire cequem'écrit mon amoureuse. — Laisse-moi seulement allumer ma pipe," répondit-il. II mit le couvercle sur 1'amadou \ puis il ajouta: „Tu peux commencer, Joséphel; mais je t'en préviens, moi, je suis un ancien, je ne crois pas tout ce qu'on écrit... les femmes sont plus fines que nous." Malgré cela, je lui lus la lettre de Catherine lentement. II ne disait rien, et quand j'eus fini, il la prit et la regarda longtemps d'unairrêveur; ensuite il me la rendit en disant: „Ca, Joséphel, c'est une bonne fille, pleine de bon sens et qui n'en prendra jamais un autre que toi. — Tu crois qu'elle m'aime bien? — Oui, celle-la, tu peux te fier dessus. Je me méfierais plutót de rEmpereur que d'une fille pareille." En entendant ces paroles de Zimmer, j'aurais voulu 1'embrasser, et je lui dis: „J'ai recu de la maison un billet de cent francs que nous toucherons a la poste. Voila le principal pour avoir du vin blanc. Tachons de pouvoir sortir d'ici. — C'est bien vu, fit-il en relevant ses grosses * moustaches et remettant sa pipe dans sa poche. Je n'aime pas de * moisir 2 dans un jardin quand * Men zegt correcter: Je n'aime pas a. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 133 il y a deux auberges dehors. II fauttacher d'avoir une permission." Nous nous levames tout joyeux, et nous montions 1'escalier de 1'hótel, quand le vaguemestre, qui descendait, arrêta Z immer en lui demandant: „Est-ce que vous n'êtes pas lenomméChristian Zimmer, canonnier au 2e d'artillerie a cheval? — Faites excuse*, vaguemestre, j'ai eet honneur. — Eh bien! voici quelque chose pour vous," dit-il en lui remettant un petit paquet avec une grosse lettre. Zimmer était stupéfait, n'ayant jamais rien recu ni de chez lui ni d'ailleurs. II ouvrit le paquet, — oü se trouvait une boite, — puis la boite, et vit la croix d'honneur. Alors il devint tout pale, ses yeux se troublèrent, et un instant il appuya la main derrière lui sur la balustrade; mais ensuite il cria: Vive l'Empereur! d'une voix si terrible que les trois salles en retentirent comme une église. Le vaguemestre le regardait de bonne humeur. „Vous êtes content? dit-il. — Si je suis content, vaguemestre! il ne me manque plus qu'une chose. — Quoi? — La permission de faire un tour en ville. — II faut vous adresser a M. Tardieu, le chirurgien en chef." II descendit en riant, et, comme c'était llieure de la visite, nous montames, bras dessus bras * Met uw verlof! 134 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. dessous, demander la permission au major, un vieux a tête grise qui venait d'entendre crier: Vive 1'Empereur! et nous regardait d'un air grave. — Qu'est-ce que c'est? fit-il. Zimmer lui montra sa croix et dit: „Pardon, major, mais je me porte comme un charme. * — Je vous crois, dit M. Tardieu; vous voulez une sortie? — Si c'est un effet de votre bonté **, pour moi et mon camarade Joseph Bertha." Le chirurgien avait visité ma blessure la veille; il tira de sa poche un portefeuille et nous donna deux sorties. Nous redescendhnes, fiers comme des rois: Zimmer de sa croix d'honneur, et moi de ma lettre. En bas, dans le grand vestibule, le conciërge nous cria: „Eh bien; eh bien! oü donc allez-vous?" Zimmer lui fit voir nos billets, et nous sortimes heureux de respirer 1'air du dehors. Une sentinelle nous montra le bureau de poste, oü j'allai toucher mes cent francs. XVI. Combien de choses nous devions apprendre en' ce jour. En découvrant la grande rue de Hall, cette * Ik ben zoo gezond als een visch. ** Als u zoo vriendelijk wil zijn. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 135 vieille ville avec ses magasins, ses portes cochères1 encombrées de marchandises, ses vieux toits avancés en forme de hangar *, j'étais émerveillé. Je n'avais jamais rien vu de pareil! Je me laissais conduire tout rêveur par mon ami Zimmer, qui se reconnaissait a tous les coins de rue, et me disait: „Ca, c'est 1'église Saint-Nicolas; ca, c'est le grand batiment de 1'Université; ca, 1'hötel de ville." II se souvenait de tout, ayant déja vu Leipzig en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne cessait de me répéter: „Nous sommes ici comme aMetz,aStrasbourg, ou partout ailleurs en France. Les gens nous veulent du bien **. Après la campagne de 1806, toutes les honnêtetés qu'on pouvait nous faire, on nous les a faites. Les bourgeois nous emmenaient par trois ou quatre diner chez eux. On nous donnait même des bals, on nous appelait les héros d'Iéna. Tu vas voir comme on nous aime! Entrons oü nous voudrons, partout on nous recevra comme des bienfaiteursdupays: c'est nous qui avons nommé leur électeur *** roi * met haar luifelvormig uitstekende daken. ** De menschen zijn ons goed gezind. *** Bij den vrede van Posen (1806) ontving de Keurvorst van Saksen Friedrich August III de koninklijke waardigheid; hij voegde zich als souverein vorst bij het Rijnverbond en verplichtte zich aan Napoleon een contignent van 30000 man te leveren. Napoleon kende hem het aan Pruisen ontnomen hertogdom Warschau toe. La pluie tombait, 1'eau nous coulait du shako dans la nuque. Pag. 145. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 137 qui lui pendait en forme de tablier dans la main droite. II tenait de l'autre main une longue pipe de porcelaine. Tous ses camarades, 1'écoutaient la chope en 1'air. Au moment oü nous entrions, nous les entendimes qui répétaient entre eux: „Faterland! Faterland!" Ils trinqüaient aves les soldats saxons, pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sa chope: et le gros brasseur criait d'une voix gr as se: „Gesoundheit! Gesoundheit!" A peine eümes-nous fait quatre pas dans la fumée que tout se tut. „Allons, allons, camarades, s'écria Zimmer, ne vous gênez pas, continuez a lire, que diable! Nous ne serons pas fachés non plus d'apprendre du nouveau." Mais ces jeunes gens ne voulurent pas prof iter de notre invitation, et le vieux descendit de la table en repliant sa gazette, qu'il mit dans sa poche. „C'était fini, dit-il, c'était fini. — Oui, c'était fini", répétèrent les autres en se regardant d'un air singulier. Deux ou trois soldats saxons sortirent aussitöt, comme pour aller prendre 1'air dans la cour, et disparurent. Le gros tavernier1 nous demanda: 10 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. L49 il essayait le soulier pour voir si la couture ne le gênerait pas. Finalement, il mit 1'alêne dans son sac, le soulier a son pied, et s'étendit 1'oreille sur une botte de paille. J'étais tellement fatigué que j'avais de la peine a m'endormir; pourtant, au bout d'une heure, je tombai dans un profond sommeil. Le lendemain, je me remis en route avec le fourrier Poitevin et trois autres soldats de la division Souham. Nous gagnames d'abord Ia route qui longe 1'Elbe. Le temps était humide; le vent, qui balayait le fleuve, jetait de Pécume jusque sur la chaussée. Nous allongions le pas * depuis une heure, quand tout a coup le fourrier dit: „Attention!" II s'était arrêté le nez en 1'air, comme un chien de chasse qui flaire quelque chose. Nous écoutions tous sans rien entendre, a cause du bruit des flots sur la rive et du vent dans les arbres. Mais Pointevin avait 1'oreille plus exercée que nous. „On tiraille la-bas, dit-il en nous montrant un bois sur la droite. L'ennemi peut être de notre coté; tachons de ne pas donner au milieu **. Tout ce qae nous avons de mieux a faire, c'est d'entrer sous bois et de poursuivre notre chemin avec prudence. Nous verrons a l'autre bout ce qui se passé ... Si les Prussiens ou les Russes sont la, nous battrons en retraite sans qu'ils nous voient. Si ce sont des Francais, nous avancerons." * Wij stapten flink door. ** laten wij oppassen dat we niet midden tusschen de vijanden terecht komen. 150 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Chacun trouva que le fourrier avait raison, et, dans mon ame, j'admirai la finesse de ce vieil ivrogne. Nous descendimes donc de la route dans le bois, Poitevin en avant et nous derrière, le fusil armé. Nous marchions doucement, nous arrêtant tous les cent pas pour écouter. Les coups de fusil se rapprochaient; ils se suivaient un a un, en retentissant dans les ravins. Le fourrier nous dit: „Ce sont des tirailleurs qui observent un parti de cavalerie, car les autres ne répondent pas." C'était vrai: dix minutes après, nous apercevions entre les arbres un bataillon d'inf anterie frangaise en train de faire la soupe au milieu des bruyères, et, tout au loin sur la plaine grise, des pelotons de Cosaques défilant d'un village a l'autre. Quelques tirailleurs, le long du bois, tiraient dessus, mais ils étaient presque hors de portée. „Allons, vous voila chez vous, jeune homme," me dit Poitevin en souriant. II devait avoir bon oeil, pour lire le numéro du régiment a une pareille distance. Moi, j'avais beau regarder, je ne voyais que des êtres déguenillés et tellement minables *, qu'ils avaient tous le nez pointu, les yeux brisants, les oreilles écartées de la tête par le renfoncement des joues 1. Les hommes, en me voyant approcher, me jetaient un coup d'oeil de travers, comme pour dire: „Est-ce que celui-la veut sa part du bouillon? * wezens met vodden aan 't bjf en zoo uitgehongerd. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 151 Un instant! nous allons voir ce qu'il apporte a la marmite." J'étais honteux de demander la place de ma compagnie, lorsqu'une espèce de vétéran osseux, le nez long et crochu comme un bec d'aigle, les é pa ui es larges oü pendait sa vieille capote usée, relevant la tête et m'observant, dit d'une voix tout a fait calme: „Tiens! c'est toi, Joseph! je te croyais enterré depuis quatre mois!" Alors je reconnus mon pauvre Zébédé. II parait que ma figure 1'attendrit, car, sans se lever, il me serra la main, en s'écriant: „Klipfel . . . voici Joseph!" Un autre soldat, assis prés de la marmite voisine, tourna la tête et dit: „C'est toi, Joseph? Tiens! tu n'es pas mort?" Et voila tous les compliments que je recus. La misère avait rendu ces gens tellement égoïstes, qu'ils ne pensaient plus qu'a leur peau. Malgré cela, Zébédé conservait toujours un bon fond1, il me dit de m'asseoir prés de sa marmite, et m'offrit sa cuillère, qu'il avait passée dans une boutonnière de sa capote. Mais je remerciai, ayant eu la veille le bon esprit * d'entrer chez Ie charcutier 2 de Riza et de mettre dans mon sac unedouzaine de cervelas 3, avec une bonne croüte de pain et un flacon plein d'eau-de-vie. J'ouvris donc mon sac, je tirai le chapelet de cervelas et j'en remis deux a Zébédé, ce qui lui fit venir les larmes aux yeux. J'avais aussi 1'intention d'en * daar ik den vorigen dag zoo verstandig was geweest. 152 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. of frir aux camarades; mais dévinant ma pensee, il me posa la main sur le bras d'un air expressif, et dit: „Ce qui est bon a manger est bon a garder!" Alors il se retira du cercle, etnousmangeames en buvant du schnaps; les autres ne disaient rien et nous regardaient de travers. Klipfel, ayant senti 1'odeur de 1'ail, tourna la tête en s'écriant: „Hé! Joseph, viens donc manger a notre marmite. Les camarades sont toujours des camarades, que diable! — C'est bon! c'est bon! répondit Zébédé; pour moi, les meilleurs camarades sont les cervelas; on les retrouve toujours a 1'occasion." Puis il ref erma lui-même mon sac, et me dit; „Garde ga, Joseph ... Voila plus d'un mois que je ne m'étais pas si bien régalé. Tu n'y perdras rien, sois tranquille." Une demi-heure après, on battait le rappel; les tirailleurs se replièrent, et le sergent Pinte, qui se trouvait dans le nombre, me reconnut. „Eh bien! me dit-il, vous en êtes donc réchappé! * Cela me fait plaisir . . . Mais vous arrivez dans un vilain moment! — Mauvaise guerre... mauvaise guerre," fasait-il en hochant la tête. Le colonel et les commandants montèrent a cheval, et 1'on se remit en route. Les cosaques s'éloignaient. Nous allions 1'arme a volonté **. Zébédé marchait prés de moi, et me racontait * Je bent den dans ontsprongen. ** 't geweer in rust. 166 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Je claguais des dents. Ces paroles nous rendirent tristes. Quelques instants après, Zébédé me demanda: „Te rappelles-tu, Joseph, le ruban noir qu'il avait a son chapeau le jour de la conscription? II criait: — „Nous sommes tous condamnés a mort comme ceux de la Russie ... Je veux un ruban noir ... II faut porter notre deuil!" Et son petit frère disait: „Non, Jacob, je ne veux pas!" II pleurait; mais Klipfel mit tout de même le ruban: il avait vu les hussards dans un rêve!" Sur les quatre heures du matin, comme le jour commencait a blanchir le ciel, quelques voitures de vivres arrivèrent; on nous fit la distribution du pain, et nous recümes aussi de 1'eau-de-vie et de la viande. La pluie avait cessé. Nous fimes la soupe en eet endroit; mais rien ne pouvait me réchauffer; c'est la que j'attrapai les fièvres. J'avais froid a 1'intérieur et mon corps brülait. Je n'étais pas le seul au bataillon dans eet état, les trois quarts souffraient et dépérissaient aussi; depuis un mois, ceux qui ne pouvaient plus marcher s'étendaient par terre en pleurant, et appelaient leur mère comme de petits enfants. De Schcenfeld, le bataillon se remit en marche pour rejoindre la division a Kolhgarten. Sur. toute la route, on voyait s'écouler lentement les convois de blessés; toutes les charrettes du pays avaient été mises en réquisition * pour ce service, et, dans les intervalles, marchaient encore * Opgeëischt. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 167 des centaines de malheureux, le bras en écharpe, la figure bandée, pales, abattus, a demi morts. Nous avions mille peines a traverser eet encombrement, lorsque tout a coup, en approchant de Kolhgarten, une vingtaine de hussards, arrivant ventre a terre et le pistolet levé, f irent rebrousser1 la f oule a droite et a gauche dans les champs. Ils criaient d'une voix éclatante: „L'empereur! 1'Empereur!" Aussitöt le bataillon se rangea, présentant les armes, et, quelques secondes après, les grenadiers a cheval de la garde, — de véritables géants, avec leurs grandes bottes, et leurs immenses bonnets a poil qui descendaient jusqu'aux épaules, ne laissant voir que le nez, les yeux et les moustaches, — passér ent au galop, la poignée du sabre serrée sur la hanche 2. Chacun était content de se dire: „Ceux-la sont avec nous . . . ce sont de rudes gaillards!" A peine avaient-ils défilé, que 1'état-major parut . . . Figurez-vous cent cinquante a deux cents généraux, maréchaux, officiers supérieurs ou d'ordonnance, les uns grands et maigres, la mine hautaine; les autres courts, trapus 3, la face rouge; d'autres plus jeunes, tout droits sur leurs chevaux comme des statues avec des yeux luisants et de grands nez en bec d'aigle: c'était quelque chose de magnifique et de terrible! Mais ce qui me frappa le plus, au milieu de tous ces capicaines qui faisaient trembler 1'Europe depuis vingt. ans, c'est Napoléon avec son vieux chapeau et sa redingote grise; je le vois encore passer devant mes yeux, son large menton 168 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. serré et le cou dans les épaules. Tout le monde criait: „Vive 1'Empereur!" — Mais il n'entendait rien ... il ne faisait pas plus attention a nous qu'a la petite pluie fine qui tremblotait dans 1'air ... et regardait, les sourcils froncés, 1'armée prussienne s'étendre le long de la Partha, pour donner la main aux Autrichiens. Le bataillon s'était remis en marche depuis un quart d'heure quand Zébédé me dit: „Est-ce que tu 1'as vu, Joseph? — Oui, lui répondis-je, je 1'ai bien vu, et je m'en souviendrai toute ma vie. — C'est dröle, fit mon camarade, on dirait qu'il n'est pas content.. . A Wurtschen, le lendemain de la bataille il paraissait si joyeux en nous entendant crier: „Vive 1'Empereur!" et les généraux avaient aussi des figures riantes! Aujourd'hui, tous font des mines du diable ... * Le capitaine disait pourtant, ce matin, que nous avons remporté la victoire de l'autre coté de Leipzig." Bien d'autres pensaient la même chose sans rien dire; Pinquiétude vous gagnait . . . On disait aussi que 1'Empereur avait gagné la bataille a Wachau contre les Autrichiens et les Russes; mais que cela ne servait a rien, puisque les autres ne s'en allaient pas et qu'ils atten* daient des masses de renforts. Du oêté de Mockern, on savait que nous avions perdu, malgré la belle défense de Marmont: 1'ennemi nous avait écrasés sous le nombre. Nous n'avions * Allen kijken norsch. 170 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. autour de Leipzig, ensuite tout redevint calme. Mais cela ne vous empêchait pas de réfléchir; au contraire, chacun pensait dans le silence: „Que va-t-il arriver demain? Est-ce qu'a cette même heure je verrai la lune monter entre les nuages, comme je la vois? Est-ce que les étoiles brilleront encore pour mes yeux?" Et quand on regardait, dans la nuit sombre, ce grand cercle de feu qui nous entourait sur une étendue de prés de six lieues, on s'écriait en soi-même: „Maintenant tout 1'univers est contre nous, tous les peuples demandent notre extermination ... ils ne veulent plus de notre gloire!" On songeait ensuite qu'on avait pourtant 1'honneur d'être Francais, et qu'il fallait vaincre ou mourir. XIX. C'est au milieu de ces pensees que le jour arriva. Rien nebougeaitencore, et Zébédé me dit: „Quelle chance, si 1'ennemi n'avait pas le courage de nous attaquer!" Les officiers causaient entre eux d'un armistice. Mais tout a coup, vers neuf heures, nos courriers entrèrent a bride abattue, criant que 1'ennemi s'ébranlait sur toute la ligne, et presque aussitöt le canon gronda sur notre droite, le long de 1'Elster. Nous étions déja sous les armes, et nous marchions a travers champs, du cöté de la Partha, pour retourner a Schcenfeld. Voila le commencement de la bataille. 172 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. traire. Nos canons les fauchaient, ils avan§aient toujours; mais au haut de la colline nous reprenions un nouvel élan et nous les bousculions jusque dans la rivière. Nous les aurions tous massacrés sans une de leurs batteries, en avant de Mockern, qui nous prenait en écharpe * et nous empêchait de les poursuivre trop loin. Cela dura jusqu'a deux heures; la moitié de nos officiers étaient hors de combat, et tout le long de la rivière on ne voyait que des morts entassés et des blessés qui se trainaient pour sortir de la bagarre 1; quelques-uns, furieux, se relevaient sur les genoux pour donner encore un coup de baïonnette ou lacher un dernier coup de fusil. Dans la rivière nageaient les morts a la file, les uns montrant leur figure, les autres le dos, d'autres les pieds. II se suivaient comme des flottes de bois2, et personne n'y faisait seulement attention. Les Suédois et les Prussiens finirent par remonter la rivière pour nous tourner plus haut, et des masses de Russes vinrent remplacer ces Prussiens, qui n'étaient pas fachés d'aller voir ailleurs. Les Russes se f ormèrent sur deux colonnes; ils descendirent au ravin 1'arme au bras, dans un ordre admirable, et nous donnèrent 1'assaut deuxfois avec une grande bravoure, mais sans pousser des cris de bêtes comme les Prussiens. Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont au-dessus de Schoenfeld; la canonnade allait toujours en aug- * die ons van ter zijde beschoot. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 173 mentant. De tous les cötés oü s'étendaient les yeux, a travers la fumée, on ne voyait que des ennemis qui se resserraient; quand nous avions repoussé une de leurs colonnes, il en arrivait une autre de troupes fraiches: c'était toujours a recommencer. Entre deux ou trois heures, on apprit que les Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé la rivière au-dessus de Grossdorf, et qu'ils venaient nous prendre a revers *; ca leur plaisait beaucoup mieux que de nous attaquer en face. Aussitöt le maréchal Ney fit un changement de front, 1'aile droite en arrière. Notre division resta toujours appuyée sur Schcenfeld; mais toutes les autres se retirèrent de la Partha pour s'étendre dans la plaine, et toute 1'armée ne forma plus qu'une ligne autour de Leipzig. Les Russes, derrière la route de Mockern, préparaient leur troisième attaque vers trois heures; nos officiers prenaient de nouvelles dispositions pour les recevoir, lorsqu'une sorte de frisson passa d'un bout de 1'armée a l'autre, et tout le monde apprit en quelques minutes que les seize mille Saxons et la cavalerie wurtembergeoise, — au centre de notre ligne, — venaient de passer a 1'ennemi, et que, même avant d'arriver a distance, ils avaient eu 1'inf amie de tourner les quarante pièces de canon qu'ils emmenaient avec eux contre leurs anciens f rères d'armes de la division Durutte. Cette trahison, au lieu de nous abattre, aug- * dat zij ons in den rug kwamen aanvallen. 174 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. menta tellement notre fureur que, si 1'on nous avait écoutés, nous aurions traversé la rivière pour tout exterminer. Depuis ce moment jusqu'au soir, ce n'était plus une guerre humaine qu'on se faisait, c'était une guerre de vengeance. Le nombre devait nous écraser, mais les alliés devaient payer chèrement leur victoire. A la nuit tombante, pendant que deux mille pièces de canon tonnaient ensemble, nous recevions notre septième attaque dans Schoenfeld: d'un coté les Russes et de l'autre coté les Prussiens nous refoulaient1 dans ce grand village. Nous tenions dans chaque maison, dans chaque ruelle; les murs tombaient sous les boulets, les toits s'affaissaient2. On ne criait plus comme au commencement de la bataille; on était froid et pale a forcederage. Les officiers avaient ramassé des fusils et remis la vieille giberne; ils déchiraient la cartouche comme le soldat. Après les maisons, on défendit les jardins et le cimetière oü j'avais couché la veille; il y avait alors plus de morts dessus que dessous terre. Chaque pouce de terrain coütait la vie a quelqu'un. II faisait nuit lorsque le maréchal Ney amena, de je ne sais oü, du renfort. Tous les débris de nos régiments se réunirent, et 1'on rejeta les Russes de l'autre coté du vieux pont, qui n'avait plus de rampe 3 a force d'avoir été mitraillé. On placa sur ce pont six pièces de douze, et jusqu'a sept heures on se canonna dans eet endroit. Les HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 175 restes du bataillon et de quelques autres en arrière soutenaient les pièces, et je me rappelle que leur feu s'étendait sous le pont comme des éclairs, et qu'on voyait alors les chevaux et les hommes tués s'engouffrer pêle-mêle sous les arches sombres. Cela ne durait qu'une seconde, mais c'étaient de terribles visions! A sept heures et demie, comme des masses de cavalerie s'avancaient sur notre gauche, et qu'on les voyait tourbillonner autour de deux grands carrés qui se retiraient pas a pas, nous recumes enfin 1'ordre de la retraite. II ne restait plus que deux ou trois mille hommes a Schoenf eld avec les six pièces. Nous revinmes a Kohlgarten sans être poursuivis, et nous allames bivaquer autour de Rendnitz. Zébédé vivait encore; comme nous marchions 1'un prés de l'autre en silence depuis vingt minutes, écoutant la canonnade qui continuait du coté de 1'Elster malgré la nuit, tout a coup il me dit: „Comment sommes-nous encore la, Joseph, quand tant de milliers d'autres prés de nous sont morts? Maintenant nous ne pouvons plus mourir." Je ne répondais rien. „Quelle bataille! fit-il. Est-ce qu'on s'est jamais battu de cette facon avant nous? C'est impossible." II avait raison, c'était une bataille de géants. Depuis dix heures du matin jusqu'a sept heures du soir, nous avions tenu tête a trois cent soixante mille hommes sans reculer d'une semelle, 176 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. et nous n'étions pourtant que cent trente mille! On n'avait jamais rien vu de pareil. — Comme nous défilions devant une grande maison de poste, nous vimes derrière le mur d'une cour deux cantinières qui versaient a boire du haut de leurs charrettes. Zébédé, sans rien dire, me poussa du coude, et nous entrames dans la cour, pendant que les autres poursuivaient leur chemin. II nous fallut un quart d'heure pour arriver prés de la charrette. Je levai un écu de six livres; la cantinière, a genoux derrière sa tonne, me tendit un grand verre d'eau-de-vie avec un morceau de pain blanc, en prenant mon écu. Je bus, puis je passai le verre a Zébédé, qui le vida. Nous eümes ensuite de la peine a sortir de cette foule, on se regardait d'un air sombre, on se faisait place des épaules et des coudes, et c'est la qu'on pouvait dire, — en voyant ces faces dures, ces mines terribles d'hommes qui viennent de traverser mille morts et qui recommenceront demain: — „Chacun pour soi . . . Dieu pour tous!" En remontant le village, Zébédé me dit: „Tu as du pain? — Oui." Je cassai le pain en deux et je lui en donnar la moitié. Nous mangions en allongeant le pas. On entendait encore tirer dans le lointain. Au bout de vingt minutes nous avions rattrapé la queue de la colonne, et nous reconnümes le bataillon au capitaine adjudant-major Vidal, qui marchait auprès. Nous rentrames dans les rangs HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 177 sans que personne eüt remarqué notre absence. Plus on approchait de la ville, plus on rencontrait de détachements, de canons et de bagages, qui se dépêchaient d'arriver a Leipzig. Vers dix heures nous traversions le faubourg de Rendnitz. Le général de brigade Fournier prit notre commandement et nous donna 1'ordre d'obliquer a gauche *. A minuit nous arrivames dans les grandes promenades qui longent la Pleisse, et nous fimes halte sous les vieux tilleuls dépouillés i. On forma les faisceaux. Une longue file de feux tremblotaient dans le brouillard jusqu'au faubourg de Ranstadt. Quand la f lamme montait, elle éclairait des groupes de lanciers polonais, des lignes de chevaux, des canons et des fourgons, et, de loin en loin, quelques sentinelles immobiles dans la brume comme des ombres. De grandes rumeurs s'élevaient en ville, elles semblaient augmenter toujours, et se confondaient avec le roulement sourd de nos convois sur le pont de Lindenau. C'était le commencement de la retraite. — Alors chacun mit son sac au pied d'un arbre et s'étendit dessus, le bras replié sous 1'oreille. Un quart d'heure après, tout le monde dormait. XX. Ce qui se passa jusqu'au petit jour, je n'en sais rien, — les bagages, les blessés et les prisonniers continuèrent sans doute de défiler sur le * schuinslinks te marcheeren. 178 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. pont; mais alors une détonation épouvantable nous éveilla, pas un homme ne resta couché, car on prenait cela pour une attaque, lorsque deux officiers de hussards arrivèrent en criant qu'un f ourgon de poudre1 venait de sauter par hasard dans la grande avenue de Ranstadt, au bord de 1'eau. Le calme serétablit. Quelques-uns se recouchèrent pour tacher de se rendormir; mais le jour venait; en jetant les yeux sur la rivière grisatre, on voyait déja nos troupes s'étendre a perte de vue sur les cinq ponts de PElster et de la Pleisse qui se suivent a la file, et n'en font pour ainsi dire qu'un. Ce pont, sur lequel tant de milliers d'hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Cela devait prendre beaucoup de temps et 1'idée venait a tout le monde qu'il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deux rivières, puisque d'un instant a l'autre 1'ennemi pouvait nous attaquer, et qu'alors la retraite deviendrait bien dif f icile. Mais 1'Empereur avait oublié de donner des ordres, et 1'on n'osait rien faire sans ordre; pas un maréchal de France n'aurait osé prendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu'un seul! Moi, tout de suite, en voyant ce pont qui n'en finissait plus, je pensai: „Pourvu qu'on nous laisse défiler maintenant, car, Dieu merci, nous avons assez de batailles et de carnage! Une fois de l'autre coté, nous serons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-étre encore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden!" En songeant a cela, je m'attendrissais, je regar- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 179 dais d'un ceil d'envie ces milliers d'artilleurs a cheval et de soldats du train 1 qui s'éloignaient la-bas comme des f ourmis, et les grands bonnets a poil de la vieille garde, immobiles de l'autre coté de la rivière sur la colline de Lindenau, 1'arme au bras. — Zébédé, qui pensait la même chose, me dit: „Hein! Joseph, si nous étions a leur place!" Aussi vers sept heures, lorsque nous vimes s'approcher trois f ourgons pour nous distribuer des cartouches et du pain, cela me parut bien amer. II était clair maintenant que nous serions a l'arrière-;garde, et, malgré la faim, j'aurais voulu jeter mon pain contre un mur. Quelques instants après, passèrent deux escadrons de lanciers polonais qui remontaient la rivière; puis derrière ces lanciers cinq ou six généraux, et dans le nombre Poniatowski *. C'était un homme de cinquante ans, assez grand, mince et 1'air triste. II passa sans nous regarder. Le général Fournier se détacha de son état-major en nous criant: „Par file a gauche!" Je n'ai jamais eu de crève-cceur 2 pareil, j'aurais donné ma vie pour deux liards; mais il fallait bien emboiter le pas 3 et tourner le dos au pont. Au bout des promenades, nous arrivames a un endroit appelé Hinterthör, c'est une vieille porte sur la route de Caunewitz; a droite et a gauche * Prins Poniatowski, Poolsch generaal, werd door Napoleon op het slagveld van Leipzig tot maarschalk benoemd; hij verdronk dienzelfden dag in de Elster. 180 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. s'étendent les anciens remparts, et derrière s'élèvent les maisons. On nous posta dans les chemins couverts, prés de cette porte que des sapeurs avaient solidementbarricadée.Le capitaine Vidal commandait alors le bataillon, réduit a trois cent vingt-cinq hommes. Quelques vieilles palissades vermoulues1 nous servaient de retranchements, et sur toutes les routes en face s'avangait 1'ennemi. Cette fois, c'étaient des vestes blanches et des shakos plats sur la nuque, avec une espèce de haute plaque devant, oü se voyait Paigle a deux têtes des kreutzers. — Le vieux Pinto, qui les reconnut tout de suite, nous dit: „Ceux-la sont des Kaiserliks! nous les avons battus plus de cinquante fois depuis 1793 mais c'est égal, si le père de Marie-Louise * avait un peu de coeur, ils seraient avec nous tout de même.'' Depuis quelques instants on entendait la canonnade; de l'autre coté de la ville, Blücher attaquait le faubourg de Hall. Bientöt après, le feu s'étendit a droite. Bernadotte attaquait le faubourg de Kolhgartenthór, et presque en même temps les premiers obus des Autrichiens tombèrent dans nos chemins couverts; ils se suivaient a la file; plusieurs passant au-dessus du Hinterthor éclataient dans les maisons et dans les rues du faubourg. W«5 A neuf heures, les Autrichiens se formèrent * Frans I, keizer van Oostenrijk. Oostenrijk, dat zich aanvankelijk onzijdig gehouden had, sloot zich aan bij de verbondenen, nadat gebleken was, dat het Congres van Praag tot geen uitkomst leidde. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 181 en colonnes d'attaque sur la route de Caunewitz. De tous les cötés ils nous débordaient1; malgré cela, le bataillon tint jusque vers dix heures. Alors il fallut nous replier derrière les vieux remparts, oü les Kaiserlicks nous poursuivirent par les brèches, sous le feu croisé du 29e et du 14e de ligne 2. Ces pauvres diables n'avaient pas la fureur des Prussiens; ils montrèrent pourtant un vrai courage, car a dix heures et demie ils couronnaient les remparts 3, et nous, de toutes les fenêtres environnantes, nous les fusillions sans pouvoir les forcer a redescendre. Jusqu'a ce moment tout avait bien marché; mais comment sortir des maisons? L'ennemi couvrait toutes les avenues, et a moins de grimper sur les toits, il n'y avait plus de retraite possible. Tout a coup 1'idée me vint que nous serions pris la comme des renards qu'on enfume * dans leur trou; je m'approchai d'une fenêtre de derrière, et je vis qu'elle donnait dans une cour, et que cette cour n'avait de porte que sur le devant. Je me figurais que les Autrichiens, après tout le mal que nous venions de leur faire, nous passeraient au fil de la baïonnette **; c'était assez naturel. En songeant a cela, je rentrai dans la chambre oü nous étions une dizaine, et j'apercus le sergent Pinto assis tout pale contre le mur, les bras pendants. II venait de recevoir une balie dans le ventre, et disait au milieu de la fusillade: „Défendez-vous, conscrits, défendez-vous! . . . * als vossen die men door rook uit hun holen verdrijft. ** aan de bajonet rijgen. 182 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Montrez a ces Kaiserlicks que nous valons encore mieux qu'eux! ... Ah! les brigands!" En bas, contre la porte, retentissaient comme des coups de canon. Nous tirions toujours, mais sans espoir, lorsqu'il se fit dehors un grand bruit de piétinement de chevaux. Le feu cessa, et nous vimes, a travers la fumée, quatre escadrons de lanciers passer comme une bande de lions au milieu des Autrichiens. Tout cédait. Les Kaiserlicks allongeaient les jambes; mais les grandes lances bleuatres, avec leurs f lammes i rouges, f ilaient plus vite qu'eux et leur entraient dans le dos comme des flèches. Ces lanciers étaient des Polonais, les plus terribles soldats que j'aie vus de ma vie. En les voyant si fiers et si braves, nous sortimes de partout, courant sur les Autrichiens a la baïonnette, et nous les rejetames dans les fossés. Nous eümes la victoire, mais il était temps de battre en retraite, car 1'ennemi remplissait déja Leipzig. La division, réduite de huit mille hommes a quinze cents, se retirait donc devant plus dè cinquante mille ennemis, non sans se retourner et répondre encore au feu des Kaiserlicks. Nous nous rapprochions du pont, avec quelle joie! je n'ai pas besoin de le dire. Mais il n'était pas facile d'y arriver, car sur toute la longueur de 1'avenue, tant d'hommes a pied et a cheval se précipitaient pour passer, arrivant de toutes les rues environnantes, que cette foule ne formait en quelque sorte qu'un seul bloc, oü toutes les têtes se touchaient et s'avangaient lentement, HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 183 avec des soupirs et des espèces de cris sourds qu'on entendait d'un quart de lieue malgré la fusillade. Malheur a ceux qui se trouvaient sur le bord du pont; ils tombaient, et personne n'y faisait attention! Au milieu, les hommes et même les chevaux étaient portés; ils n'avaient pas besoin de bouger; ils avancaient tout seuls ... — Mais comment arriver la? L'ennemi faisait des progrès a chaque seconde. On avait bien placé quelques canons sur les deux cötés pour balayer les promenades et en face la rue principale. II y avait bien encore des troupes en ligne pour repousser les premières attaques; mais les Prussiens, les Autrichiens et les Russes avaient aussi des canons pour balayer le pont, et ceux qui resteraient les derniers, après avoir protégé la retraite des autres, devaient recevoir tous les obus, tous les boulets et la mitraille; il ne fallait pas beaucoup de bon sens pour comprendre cela, c'était assez clair: voila pour quoi tout le monde voulait passer a la fois. A deux ou trois cents pas de ce pont, 1'idée me vint de courir me perdre dans la foule, et de me faire porter de l'autre coté; mais le capitaine Vidal, le lieutenant Bretonville et d'autres vieux disaient: „Le premier qui s'écarte des rangs, qu'on tire dessus!" Aux environs du pont, des cris épouvantables s'élevaient; les cavaliers, pour se faire place, sabraient les fantassins, qui leur répondaient a coups de baïonnette: c'était un sauve-qui-peut général! — A chaque pas de la foule, quelqu'un 184 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. tombait du pont, et cherchant a se retenir, en entrainait cinq ou six par grappes!1 Et comme la confusion, les hurlements, la fusillade, le clapotement2 de ceux qui tombaient augmentaient de seconde en seconde, comme ce spectacle devenait tellement abominable, qu'on aurait cru qu'il ne pouvait rien arriver de pire ... voila qu'une espèce de coup de tonnerre part, et que la première arche du pont s'écroule avec tous ceux qui se trouvaient dessus: des centaines de malheureux disparaissent, des masses d'autres sont estropiés, écrasés, mis en lambeaux par les pierres qui retombent. Un sapeur du génie venait de faire sauter le pont! * A cette vue, le cri trahison retentit jusqu'au bout des promenades: „Nous sommes perdus!... trahis!..." On n'entendait que cela... c'était une clameur immense, épouvantable. Les uns, saisis de la rage du désespoir, retournent a 1'ennemi comme des bêtes fauves acculées 3, qui ne voient plus rien et qui n'ont plus que 1'idée de la vengeance; d'autres brisent leurs armes, en accusant le ciel et la terre de leur malheur. Les officiers a cheval, les généraux sautent dans la rivière pour la traverser a la nage; bien des soldats font comme eux, ils se précipitent sans prendre le temps d'öter leurs sacs. L'idée qu'on avait pu s'en aller, et que maintenant, a la dernière * Door een noodlottig misverstand werd de brug over de Elster te vroeg afgebroken en 25000 Pranschen met 850 kanonnen vielen in de handen van den vijand. Pag. 193. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 185 minute, il fallait se faire massacrer, vous rendait fous . . . J'avais vu bien des cadavres la veille, entrainés par la Partha; mais alors c'était encore plus terrible; tous ces malheureux se débattaient avec des cris déchirants, ils s'accrochaient les uns aux autres; la rivière en était pleine: — on ne voyait que des bras et des têtes grouiller i a la surface. En ce moment, le capitaine Vidal, un homme calme et qui par sa figure et son coup d'oeil nous avait reten us dans le devoir, — en ce moment, le capitaine lui-même parut découragé; il remit son sabre dans le fourreau en riant d'un air étrange, et dit: „Allons . . . c'est fini! . . ." Et comme je lui posais la main sur le bras, il me regarda avec une grande douceur. „Que veux-tu, mon enfant? me demanda-t-il. — Capitaine, lui répondis-je, j'ai passé quatre mois a Phópital de Leipzig, je me suis baigné dans 1'Elster, et je connais un endroit oü 1'on a pied *. — Oü cela? — A dix minutes au-dessus du pont." Aussitöt il tira son sabre en criant d'une voix de tonnerre: „Enfants, suivez-moi, et toi, marche devant." Tout le bataillon, qui ne comptait plus que deux cents hommes, se mit en marche; une centaine d'autres, qui nous voyaient partir d'un pas ferme, se mirent avec nous sans savoir oü * waar men grond heeft. 13 186 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. nous allions. Des coups de fusils partaient sur nous, mais nous n'y répondions plus. J'entrai le premier dans la rivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les autres deux a deux. L'eau nous arrivait jusqu'aux épaules, paree qu'elle était grossie par les pluies d'automne; malgré cela, nous passames heureusement, il n'y eut personne de noyé. Nous avions encore presque tous nos fusils en arrivant sur l'autre rive, et nous primes tout droit a travers champs. Plus loin nous trouvames Ie petit pont de bois qui mène a Schleissig, et de la nous tournames vers Lindenau. Nous étions tous silencieux; de temps en temps nous regardions au loin, de l'autre coté de 1'Elster, la bataille qui continuait dans les rues de Leipzig. Longtemps les clameurs f urieuses et le rebondissement1 sourd de la canonnade nous arrivèrent; ce n'est que vers deux heures, lorsque nous découvrimes Pimmense file de troupes, de canons et de bagages qui s'étendait a perte de vue sur la route d'Erfurt, que ces bruits se confondirent pour nous avec le roulement des voitures. XXI. II faut maintenant que je raconte les misères de la retraite, et voila ce qui me parait le plus pénible. On dit que Ia confiance donne la force, et c'est vrai surtout pour les Francais. Tant qu'ils marchent en avant, tant qu'ils espèrent Ia victoire, ils sont unis comme les doigts de la main, HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 187 la volonté des chefs est la loi de tous; ils sentent qu'on ne peut réussir que par la discipline. Mais aussitöt qu'ils sont forcés de reculer, chacun n'a plus de confiance qu'en soi-même, et 1'on ne connait plus le commandement. Alors ces hommes si fiers, — ces hommes qui s'avan§aient gaiement a 1'ennemi pour combattre, — s'en vont les uns a droite, les autres a gauche, tantót seuls, tantót en troupeaux. Et ceux qui tremblaient a leur approches'enhardissent j'ilsdeviennent insolents. Ils fondent sur les trainards1 a trois ou quatre pour les enlever, comme on voit les corbeaux, en hiver, tomber sur un pauvre cheval abattu, qu'ils n'auraient pas osé regarder d'une demi-lieue lorsqu'il marchait encore. J'ai vu ces choses . . . J'ai vu de misérables Cosaques, — de véritables mendiants, avec de vieilles guenilles pendues aux reins, un vieux bonnet de peau rapé 2 tiré sur les oreilles, des gueux qui ne s'étaient jamais fait la barbe et tout remplis de vermine, assis sur de vieilles biques 3 maigres, sans selle, le pied dans une corde en guise d'étrier *, un vieux pistolet rouillé pour arme a feu, un clou de latte au bout d'une perche pour lance, — j'ai vu des gueux pareils, arrêter des dix, quinze, vingt soldats, et les emmener comme des moutons! Et les paysans, ces grands flandrins 5 qui tremblaient quelques mois auparavant comme des lièvres, lorsqu'on les regardait de travers . . . eh bien! je les ai vus traiter d'un air d'arrogance de vieux soldats, des cuirassiers, des canonniers, des dragons d'Espagne, des gens qui les auraient 188 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. renversés d'un coup de poing; je les ai vus soutenir qu'ils n'avaient pas de pain a vendre, lorsqu'on sentait 1'odeur du four dans tous les environs, et qu'ils n'avaient ni vin, ni bière, ni rien, lorsqu'on entendait les pots tinter a droite et a gauche comme les cloches de leurs villages. Et 1'on n'osait pas les secouer, on n'osait pas les mettre a la raison, ces gueux qui riaient de nous voir battre en retraite, paree qu'on n'était plus en nombre, paree que chacun marchait pour soi, qu'on ne reconnaissait plus de chefs et qu'on n'avait plus de discipline. Et puis la faim, la misère, les fatigues, la maladie, tout vous accablait a la fois; le ciel était gris, il ne finissait plus de pleuvoir, le vent d'automne vous glagait. Gomment de pauvres conscrits encore sans moustaehes pouvaient-ils résister a tant de misères? Ils périssaient par milliers; on ne voyait que cela sur les chemins. La terrible maladie qu'on appelait le typhtis nous suivait a la piste 1: les uns disent que c'est une sorte de peste, engendrée 2 par les morts qu'on n'enterre pas assez profondément; les autres, que cela vient des souffrances trop grandes qui dépassent les forces humaines; je n'en sais rien, mais les villages d'Alsace et de Lorraine, oü nous avons apporté le typhus, s'en souviendront toujours: sur cent malades, dix ou douze au plus revenaient! Enfin, puisqu'il faut continuer cette triste histoire, le soir du 19 nous allames bivaquer a Lutzen, oü les régiments se reformèrent comme ils purent. Le lendemain, de bonne heure, en HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. L89 marchant sur Weissenfels, il fallut tirailler contre les Westphaliêns, qui nous suivirent jusqu'au village d'Eglaystadt. Le22,nousbivaquions sur les glacis d'Erfurt, oü 1'on nous donna des souliers neufs et des effets d'habüiement. Cinq ou six compagnies débandées 1 se réunirent a notre bataillon; c'étaient presque tous des conscrits qui n'avaient plus que le soufflé*. Nos habits neufs et nos souliers nous allaient comme des guérites **; mais cela ne nous empêchait pas de sentir la bonne chaleur de ces habits: nous croyions revivre. II fallut repartir le 22, et les jours suivants nous passames prés de Gotha, de Teitlébe, d'Eisenach, de Salmunster. Les Cosaques nous observaient du haut de leurs biques; quelques hussards leur donnaient lachasse, ils se sauvaient comme des voleurs et revenaient aussitöt après. Beaucoup de nos camarades avaient la mauvaise habitude de marauder 2 le soir pendant que nous étions au bivac, ils attrapaient souvent quelque chose; mais il en manquait toujours a l'appel du lendemain, et les sentinelles eurent la consigne de tirer sur ceux qui s'écartaient. Moi, j'avais les fièvres depuis notre départ de Leipzig; elles allaient en augmentant et jegrelottais jour et nuit. J'étais devenu si faible, que je pouvais a peine me lever le matin pour me remettre en route. Zébédé me regardait d'un air triste, et me disait quelquefois: * die geheel uitgeput waren (n'avoir plus que le soufflé = op sterven liggen). ** waren ons veel te groot (guérite = schilderhuisje). HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 191 ne me sentais plus la force d'avancer, ni d'ajuster!, ni de me défendre a la baïonnette, et qi» toutes mes peines pour venir de si loin étaient perdues. Je fis pourtant encore un effort lorsqu'on nous ordonna de marcher, et j'essayai de me lever. „Allons, Joseph, me disait Zébédé, voyons . .. du courage! . . ." Mais je ne pouvais pas, et je me mis a sangloter en criant: „Je ne peux pas! — Lève-toi, faisait-il. — Je ne peux pas . . . mon Dieu . . . je ne peux pas!" Je me cramponnais a son bras . .. des larmes coulaient le long de son grand nez ... II essaya de me porter, mais il était aussi trop faible. Alors je le retins en lui criant: „Zébédé, ne m'abandonne pas!" Le capitaine Vidal s'approcha, etmeregardant avec tristesse: „Allons, mon garcon, dit-il, les voitures de 1'ambulance vont passer dans une demi-heure ... On te prendra." , Mais je savais bien ce que cela voulait dire, et j'attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer. Je lui dis a 1'oreille: „Ecoute, tu embrasseras Catherine pour moi... tu me le promets! . . . Tu lui diras que je suis mort en 1'embrassant et que tu lui portes ce baiser d'adieu! — Oui!... fit-il en sanglotant tout bas, oui... je lui dirai! . . . — O mon pauvre Joseph!" 192 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Je ne pouvais plus le lacher; il me posa luimême a terre et s'en alla bien vite sans tourner la tête. La colonne s'éloignait... je la regardai longtemps, comme on regarde la dernière espérance de vie qui s'en va ... Les trainards du bataillon entrèrent dans un pli de terrain . . . Alors je fermai les yeux, et seulement une heure après, ou même plus longtemps, je me réveillai au bruit du canon, et je vis une division de la garde passer sur la route au pas accéléré, avec des fourgons et de 1'artillerie. Sur les fourgons j'apercevais quelques malades et je criais: „Prenez-moi! . . . prenez-moi! . . ." Mais personne ne faisait attention a mes cris . . . on passait toujours . . . et le bruit de la canonnade augmentait. Plus de dix mille hommes passèrent ainsi, de la cavalerie et de Pinfanterie; je n'avais plus la force d'appeler. Enfin la queue de tout ce monde arriva; je regardai les sacs et les shakos s'éloigner jusqu'a la descente, puis disparaitre, et j'allais me coucher pour toujours, lorsque j'entendis encore un grand bruit sur la route. C'étaient cinq ou six pièces qui galopaient, attelées de solides chevaux, — les canonniers a droite et a gauche, le sabre a la main; — derrière venaient les caissons. Je n'avais pas plus d'espérance dans ceux-ci que dans les autres et je regardais pourtant, quand, a coté d'une de ces pièces, je vis s'avancer un grand maigre, roux, décoré, un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer, mon vieux camarade de Leipzig. II passait sans me voir, mais alors de toutes mes forces, je m'écriai. 194 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. XXII Le 14 janvier 1814, deux mois et demi après la bataille de Hanau, je m'éveillai dans un bon lit, au fond d'une petite chambre bien chaude; et, regardant les poutres du plafond au-dessus de moi, puis les petites fenêtres, oü le givre étendait ses gerbes1 blanches, je dis: „C'est 1'hiver!" — En même temps, j'entendais comme un bruit de canon qui tonne, et le pétillement du feu sur un atre. Au bout de quelques instants, m'étant retourné, je vis une femme pale assise pres de 1'atre, les mains croisées sur les genoux, et je reconnus Catherine. Je reconnus aussi la chambre oü je venais passer de si beaux dimanches, avant de partir pour la guerre. Le bruit du canon, seul, qui revenait de minute en minute, me faisait peur de rêver encore. Et longtemps je regardai Catherine, qui me paraissait bien belle; je pensais: „Oü donc est la tante Grédel ? Comment suis-je revenu au pays ? Est-ce que Catherine et moi nous sommes mariés? Mon Dieu! pourvu que ceci ne soit pas un rêve!" Ala fin, prenant courage, j'appelai tout doucement: „Catherine!" Alors elle, tournant la tête, s'écria: „Joseph . . . tu me reconnais? — Oui", lui dis-je en étendant la main. Elle s'approcha toute tremblante, et je 1'embrassai longtemps. Nous sanglotions ensemble. Et comme le canon se remettait a gronder, tout a coup cela me serra le coeur. „Qu'est-ce que j'entends, Catherine? demandai-je. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 195 — C'est le canon de Phalsbourg, fit-elle en m'embrassant plus fort. — Le canon? — Oui, la ville est assiégée. — Phalsbourg? . . . Les ennemis sont en France! . . ." Je ne pus dire un mot de plus . .. Ainsi, tant de souffrances, tant de larmes, deux millions d'hommes sacrifiés sur les champs de bataille, tout cela n'avait abouti qu'a faire envahir notre patrie!... Durant plus d'une heure, cette pensee affreuse ne me quitta pas une seconde, et même aujourd'hui, tout vieux et tout blanc que je suis, elle me revient encore avec amertume . . . Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards, et il est bon que les jeunes le sachent: nous avons vu 1'Allemand, le Russe, le Suédois, PEspagnol, 1'Anglais, maitres de la France, tenir garnison dans nos villes, prendre dans nos f orteresses ce qui leur convenait, insulter nos soldats, changer notre drapeau et se partager non seulement nos conquêtes depuis 1804, mais encore celles de la République. — C'était payer cher dix ans de gloire! Mais ne parions pas de ces choses, Pavenir les jugera: il dira qu'après Lutzen et Bautzen *, les ennemis offraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande, toute la rive gauche du Rhin jusqu'a Bale, avec la Savoie et le royaume d'Italie, et que 1'Empereur a refusé * Napoleon had de Pruisen en Russen verslagen bij Lutzen (2 Mei 1813) en bij Bautzen (20 Mei 1813). 196 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. d'accepter ces conditions, — qui étaient pourtant trés belles, — paree qu'il mettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de la France! Pour en revenir a mon histoire, quinze jours après la bataille de Hanau, des milliers de charrettes couvertes de blessés et demaladess'étaient mises a défiler sur la route de Strasbourg a Nancy. Elles s'étendaient d'une seule file du fond de 1'Alsace en Lorraine. La tante Grédel et Catherine, a leur porte, regardaient s'écouler ce convoi funèbrei; leurs pensees, je n'ai pas besoin de les dire! Plus de douze cents charrettes étaient passées, je n'étais dans aucune. Des milliers de pères et de mères, accourus de vingt lieues a la ronde, regardaient ainsi le long de la route . . . Combien retournèrent chez eux sans avoir trouvé leur enfant! Le troisième jour, Catherine me reconnut dans une de ces voitures a panier du coté de Mayence, au milieu de plusieurs autres misérables comme moi, les joues creuses, la peau collée sur les os et mourant de faim. „C'est lui... c'est Joseph!" criait-elle de loin. Mais personne ne voulait le croire; il fallut que la tante Grédel me regardat longtemps pour dire: „Oui, c'est lui!... Qu'on le sorte de la ... C'est notre Joseph!" Elle me fit transporter dans leur maison, et me veilla jour et nuit. Je ne voulais que de 1'eau^ je criais toujours: „De 1'eau! de 1'eau!" Personne au village ne croyait que j'en reviendrais; pourtant le bonheur de respirer 1'air du pays et de revoir ceux que j'aimais me sauva. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. L97 C'est environ six mois après, le 8 juillet 1814, que nous fümes mariés, Catherine et moi. M. Goulden, qui nous aimait comme ses enfants, m'avait mis de moitié dans son commerce; nous vivions tous ensemble dans le même nid; enfin nous étions les plus heureux du monde. Alors les guerres étaient finies, les alliés retournaient chez eux d'étape en étape, 1'Empereur était parti pour File d'Elbe, et le roi Louis XVIII nous avait donné des libertés raisonnables. C'était encore une fois le bon temps de la jeunesse, le temps de 1'amour, le temps du travail et de la paix. On pouvait espérer en 1'avenir, on pouvait croire que chacun, avec de la conduite et de Féconomie, arriverait a se faire une position, a gagner 1'estime des honnêtes gens, et a bien élever sa familie, sans crainte d'être repris par la conscription sept et même huit ans après avoir gagné *. M. Goulden, qui n'était pas trop content de voir revenir les anciens rois et les anciens nobles, pensait pourtant que ces gens avaient assez souffert dans les pays étrangers pour comprendre qu'ils n'étaient pas seuls au monde et respecter nos droits; il pensait aussi que Fempereur Napoléon aurait le bon sens de se tenir tranquille . . . mais il se trompait: — les Bourbons étaient revenus avec leurs vieilles idéés, et 1'Empereur n'attendait que le moment de prendre sa revanche. Tout cela devait nous amener encore bien des misères, et je vous les raconterais avec plaisir si cette histoire ne me paraissait assez longue pour 198 HISTOntE D'UN CONSCRIT DE 1813. une fois. Nous en resterons donc ici jusqu'a nouvel ordre. Si des gens raisonnables me disent que jai bien fait d'écrire ma campagne de 1813, que eela peut éclairer la jeunesse sur les vanités de la gloire militaire, et lui montrer qu'on n'est jamais plus heureux que par la paix, la liberté et le travail, eh bien, alors je reprendrai la suite de ces événement» et je vous raconterai Waterloo! HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. VOCABULAIRE. Page 1, n. 1. vendanges = wijnoogst. Page 2, n. 1. schlitteur = houtsleder. n. 2. berline = groote, ouderwetsche reiswagen, n. 3. la grande capote retroussée sur les hanches = de lange kapotjas opgenomen tot op de heupen, n. 4. guêtre = slobkous, n. 5. allongeant le pas = met groote passen voortstappend. Page 3, n. I. feuille de route = pas. n. 2. partir & la conscription = in de loting vallen. Page 4, n. 1. caisson aas proviand- en kruitwagen. n. 2. s'engouffrer as verzwolgen worden, verdwijnen. Page 5, n. 1. rigole = straatgoot. n. 2. Saverne — Zabern. Page 7, n. 1. brasserie = bierhuis. n. 2. Ia halle aux blés = de korenbeurs. Page 8, n. 1. devanture = uitstalkast n. 2. cuvette = horlogekast. n. 3. rajuster = weer in orde brengen. Page 9, n. 1. givre sjr; rijp. Page 10, n. 1. pioche — houweel. n. 2. établi = werktafel. 2 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Page II, n. 1. faveur = zijden lint. n. 2. pot-au-feu = soepketel. Page 12, n. 1. braises = gloeiende houtskool. Page 13, n. 1. moufles = wanten. Page 14, n. 1. tranchée = loopgraaf. Page 15, n. 1. itre = haard. Page 16, n. 1. casaquin = jak. Page 17, n. 1. rouet = spinnewiel. Page 18, n. 1. enroué = schor. n. 2. colporteur = marskramer. n. 3. hotte = draagkorf. n. 4. loutre = otterbont. n. 5. chenapan = deugniet. Page 19, n. 1. glacis = talud, helling, veldborstwering. n. 2. onglée = tinteling in de vingertoppen. n. 3. citerne = regenbak. n. 4. avancée = buitenpost. Page 23, n. 1. trousseau = bos (sleutels). n. 2. corps de garde = hoofdwacht. Page 25, n. 1. fiche de consolation = kleine schadeloosstelling. Page 28, n. 1. commandant ~ majoor. n. 2. adjoint = wethouder. Page 29, n. 1. étape = dagmarsch (30 a 40 K.M.). Page 31, n. 1. réfractaire = dienstweigeraar. Page 32, n. 1. extermination = slachting. Page 33, n. 1. recevoir = goedkeuren voor den dienst. n. 2. transes = angst. . , Page 36, n. 1. gagner = vrijloten. n. 2. conseil de révision = keuringscommissie. n. 3. bousculer <= verdringen. n. 4. éclats déchirants = oorverscheurend geschetter. n. 5. corps de garde = hoofdwacht. VOCABULAIRE. 3 Page 38, n. 1. jeter un mauvais sort — betooveren. n. 2. presse = drukte. Page 39, n. 1. criblé = overstelpt. n. 2. varices = aderspatten. n. 3. minable = bleek en akelig. n. 4. burette de 1'huilier = fleschje van het olie- en azijnstel, n. 5. avoir une mine de déterré = er als een lijk uitzien. Page 42, n. 1. conformation = lichaamsbouw. n. 2. timbre = stem. Page 43, n. 1. cas d'exemption = reden tot vrijstelling van dienst. Page 44, n. 1. étal = slagersbank. n. 2. oie fardé = gans gevuld met kastanjes en gehakt. Page 45, n. 1. réformé = afgekeurd voor den dienst Page 49, n. 1. le 6e léger = het zesde regiment jagers te voet Page 52, n. 1. fonds = zaak. Page 53, n. 1. bonchonner = met stroo afwreven. n. 2. cor de chasse = jachthoorn. Page 54, n. 1. piaffer = trappelen. n. 2. courroies = riemen. Page 57, n. 1. poudrière = kruitmagazijn. Page 58, n. 1. billet de logement=inkwartieringsbiljet n. 2. lait caillé = gestremde melk. n. 3. choucroute = zuurkool. Page 60, n. 1. demi-lune = ravelijn (halvemaanvormig plein). * n. 2. falot = lantaarn aan een stok gehangen. Page 61, n. 1. cantinière = marketenster. , n. 2. miche de pain de munition = kommiesbrood. n. 3. joufflue = bolwangig. 4 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. Page 63, n. 1. ampoule = blaar. n. 2. cuveau = knipje. Page 64, n. 1. galette = ronde, platte koek. n. 2. je me trouvai presque mal = ik viel bijna in onmacht. Page 66, n. 1. racornir = ineenschrompelen. n. 2. abreovoir = drinkplaats voor paarden. Page 67, n. 1. giberne = patroontasch. n. 2. casaque = mouwvest. Page 69, n. 1. r&telier = geweerrek Page 70, n. 1. arcade = bogengang (in een kazerne), n. 2. chaufferette = stoof, n. 3. défoncé = met ingedeukten bodem. Page 71, n. 1. debacle = rampzalige terugtocht, n. 2. fossoyeur = doodgraver. Page 72, n. 1. pioche = houweel. Page 74, n. 1. violen = arrestantenlokaal („nor"), n. 2. s'aligner = vechten, n. 3. orties = brandnetels. Page 75, n. 1. se fendre = uitvallen. n. 2. la diane — de reveille. Page 76, n. 1. maniement — handgrepen. n. 2. école = practische oefeningen. Page 77, n. 1. chanvre = hennep. n. 2. de travers — onvriendelijk. Page 78, n. 1. garnisaires = ingekwartierde soldaten (bij slechte belastingbetalers), n. 2. gobergé = goed onthaald, vertroeteld, n. 3. mis en réquisition = in beslag genomen. Page 81, n. 1. vaguemestre = militair brievenbesteller. Page 83, n. 1. sauf votre respect = met uw verlof, n. 2. en planton = die dienst had. Page 84, n. 1. relever = aflossen. n. 2. en éclaireurs = op verkenning. VOCABULAIRE. 5 Page 85, n. 1. hacher = neersabelen. Page 86, n. 1. gamelle = eetketeltje. Page 87, n. 1. maariers = dikke planken, balken. Page 88, n. 1. déployées = over een groote uitgestrektheid verspreid. Page 90, n. 1. croiser = vellen. Page 91, n. 1. feu de file = gelederenvunr. Page 92, n. 1. au pas accéléré = versnelden pas. n. 2. perche & houblon = hopstaak. Page 93, n. 1. copeaux = krullen. Page 94, n. 1. joncs = biezen. Page 95, n. 1. en passant a gué = de rivier doorwadend. Page 97, n. 1. braise = gloeiend kooltje. Page 98, n. 1. faisceaux = rotten. n. 2. lnnette = verrekijker. Page 99, n. 1. se replier = terugkomen. Page 102. n. 1. raboter = afschaven, hier: omwoelen. Page 103, n. 1. rifler = wegmaaien. Page 105, n. 1. prendre en écharpe = van ter zijde beschieten. Page 107, n. 1. nous étions faits = wij zagen eruit. Page 108, n. 1. hampe = stok (van 't vaandel). Page 111, n. 1. hangar == schuur. Page 112, n. 1. rucher = bijenstal. Page 113, n. 1. crépi = pleisterkalk. n. 2. détente = trekker. n. 3. fenil = hooischuur. Page 114, n. 1. pointer = richten. Page 115, n. 1. gredin = schobbejak. Page 117, n. 1. forcenés = razenden. Page Ï21, n. 1. charpie = pluksel. n. 2. bouchon = herberg. VOCABULAIRE. 7 Page 160, n. 1. a 1'affüt = die op 't wild loert, n. 2. d'un trait = in ééns. Page 162, n. 1. colback = lage berenmuts, n. 2. fourreau = scheede. n. 3. terre glaise = leem. Page 163, n. 1. a fond de train = in vliegenden galop. Page 164, n. 1. hacher = neersabelen. Page 167, n. 1. rebrousser = terugkeeren. n. 2. hanche m heup. n. 3. trapa = ineengedrongen. Page 169, n. 1. défection = afval. Page 172, n. 1. bagarre = gedrang. n. 2. flottes de bois sss houtvlotten. Page 174, n. 1. refooler = terugdringen. n. 2. s'affaisser = instorten. n. 3. rampe = leuning. Page 177, n. 1. tilleuls dépouillés = kale lindeboomen. Page 178, n. 1. fourgon de poudre = kruitwagen. Page 179, n. 1. soldats du train = treinsoldaten. n. 2. crève-coeur = verdriet. n. 3. emboiter le pas = in den pas loopen. Page 180, n. 1. vermoulu = vermolmd. Page 181, n. 1. déborder = overvleugelen. n. 2. ligne = infanterie. n. 3. ils couronnaient les remparts = zij bezetten de verschansingen. Page 182, n. 1. flammes = vlaggetjes. Page 184, n. 1. par grappes = bij trossen. n. 2. clapotement = gespartel, n. 3. bêtes fauves acculées = wilde dieren in 't nauw gedreven. Page 185, n. 1. grouiller = wemelen. Page 186, n. 1. rebondissement = weergalm. Bij denzelfden uitgever verschenen :: in de COLLECTION :: „Les meiiieurs auteurs francais" No. L MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomtne, par C. R. C. Herckenrath. 3« édition. fl 0.85, rel. fl 1.15 . 2. MOLIÈRE, L'Avare, par C. R. C. Herckenrath. 3* édition . . . //0.85, rel. fi 1.15 . 3. A. DAUDET, Lettres de mon moulin et Contes du Inndi (Choix), par P. van Duinen. 2e édition . . fl 0.85, rel. fl 1.15 . 4. H. DE BALZAC, Mercadet, par Th. Stille 2e édition //0.85, rel. fl 1.15 . 5. J. RACINE, Phèdre, par P. van Duinen 2e édition ƒ7 0.85, rel. fl 1.15 » 6. V. HUGO, Hernani, par J. L. P M. van Dijck. 3« édition . . . ƒ10.95, rel. fl 1.25 . 7. Petüe Anthologie des Prosateurs francais, par O. Walch. Vol. I. 3e édition: fl 1.15. rel. fl 1.45 . 8. J. RACINE, Britannicus, par K. R. O.allas 2« édition // o.70, rel. fl L— . 9. H. DE BORNIER, - La Fiile de Roland, par Th. Stille, 6« édition. fl 0.95, rel. fl 1.25 . 10. LA FONTAINE, Pables (Cholx) par J. L P. M. van Dijck et K. R. Gallas. 2« édition. //0.85, rel. fl 1.15 . 11. H. MALOT, Sans Familie, Édition sim- pilfiée et abrêgée pour 1'école, par C. Roo- vers, 9« édition, revue par J. W. Marmelstein L . ƒ 1-45, rel. fl 1.75 . 12. P. MÉRIMÉE. Colomba, par C. Roovers 2« édition // o.95, rel. fl 1.25 , 13. J. SANDEAU, Mademoiselle de Ia Selglière, par A. Zeller. 3e édition fl 0.95. rel. fl 1.25 . 14. E. SCRIBE et E. LEOOUVÉ. Batallle de dames, par Th. Stille . fl 0.85, rel. fl 1.15 No. 15. V. HUGO, Ruy Bias, par J. L. P. M. van Dijck. 2* édition . . . fl 0.95, rel. fl 1.25 , 16. MOLIÈRE, Les Femmes savantes, par K. R. Gallas 2e édition . . // 0.70, rel. fl 1.— . 17. Petite Anthologie des Prosateurs francais, par G. Walch. Vol. II. 3« édition: fl1.15, rel. fl 1.45 . 18. BEAUMARCHAIS, Le Barbier de Séviile, par H. J. F. Kn». 3» ed. fl 0.85, rel. fl 1.15 » 19. A. LICHTENBERGER, Mon Petit Trott, Édition arrangée pour 1'école, par J. Berdenis van Berlekom. 3e édition: fl 1.10, rel. fl 1.40 „ 20. Petite Anthologie dn thêatre francais, par Th. Stille. Vol. I. 2e édition: fl 1.15, rel. // 1.45 . 21. Petite Anthologie dn thcatre francais, par Th. Stille. Vol. II . . /M l 5, rel. fl 1.45 . 22. A. DE VIGNY, Servitude et grandeur ml- litatres, par C. Roovers. fl 0.95, rel. //1.25 . 23. LESAGE, Histoire de 011 Bias de Santillane, Édition abrêgêe et arrangée pour 1'école, par L. J. Corbeau . . . fl 0.95, rel. fl 1.25 Histoire de Gil Bias. Vocabulaire . //0.65 . 24. P. CORNEILLE, Le Cid, par Ed. Borlé. 3e édition fl 0.70, rel. fl 1.— „ 25. Petite Anthologie dn théatre francais, par Th. Stille. Vol. III, 2e édition: fl 1.15, rel. fl 1.45 . 26. Petite Anthologie des Prosateurs francais, par G. Walch. Vol. III. 2e édition: fl 1 15, rel. fl 1.45 , 27. J. SANDEAU, Sacs et Parchemlns, par A. Zellep. 2e édition . fl 1.35, rel. fl 1.65 . 28. J. RACINE, Athalle, par J. W. Marmel- STEiN 2e édition . . . fl 0.85, rel. fl 1.15 . 29. ERCKMANN-CHATRIAN, Histoire d'un Con- scrlt de 1813, par J. L. P. M. van Dijck. 3e édition fl 0.95, rel. fl 1.25 ., 30. Maitre Plerre Pathelin, Farce du XVe Siècle. Éditée par Th. Stille fl 0.65 31. H. MALOT, Romain Kalbris, par J. A. Dijkshoorn. 4e édition . fl 1.20, rel. 1.50 No. 32. Petite Anthologie des Poètes francais, par Q. Walch, Vol. I 3e éd. fl 1.15, rel. fl 1.45 „ 33. J. RACINE, Andromaque, par K. R. Gallas. 2e édition fl 0 70, rel. fl 1.— „ 34. Petite Anthologie des Poètes francais, par G. Walch, Vol. II. 3e éd. fl 1.15, rel. fl 1.45 „ 35. Histoire de Napoléon, racontèe par divers auteurs. Annot. par E. J. Bomli. Avec de nombr. illustrations . . ƒ/1.15, rel. fl 1.45 „ 36. Petite Anthologie des Poètes francais, par G. Walch. Vol. III, 2e éd. //1.15, rel.//1.45 „ 37. A. DUMAS (Père), Impressions de voyage, par C. Goedeljée. lllustr. fl 0.95, rel. fl 1.25 „ 38. ERCKMANN-CHATRIAN, L'Ami Fritz, par A. Haringx. 2e édition . //1.15, rel. //1.45 „ 39. E. AUGIER et J. SANDEAU, Le gendre de M. Poirier, par A. zeller. 2e édition fl 0.75, rel. fl 1.05 „ 40. JULES VERNE. Cinq semalnes en ballon, par H. J. F. Kip //0.95, rel. //1.25 „ 41. HENRI GRÉVILLE, Perdue, par M. A. du Crocq—v. d. Buro, et H. G. Du Crocq. 2e édition // 0.95. rel. fl 1.25 „ 42. GEORGE SAND, La Petite Fadette, par M. A. du Crocq—v. d. Buro et H. G. du Crocq //1.15, rel. fl 1.45 „ 43. XAV1ER de MAISTRE, La Jeune Sibérienne, par A. Zeller .... fl 0.75, rel. fl 1.05 „ 44. A. DE VIGNY, Chatterton, par M. A. du Crocq—v. d. Buro ei H. G. du Crocq. /ïO.95. rel. //1.25 „ 45. VOLTAIRE, Zaïre, par C Roovers. flO.'b, rel. //1.05 „ 46. LICHTENBERGER, Le petit Rol, Dar A. van Kempen // 0.95. 'el. fl 1.25 ,. 47. ERCKMANN-CHATRIAN, Madame Thérèse, par A. D. J. van 't Hooft, fl 1.20, w\. fl 1.50 . 48. EDOUARD PAILLERON, Le Monde ou 1'on s'cnnuie, par H. J. F. Kip, fl 0.85, rel. fl1.15 ,. 49. GEORGE SAND. Francois le Champi, par M. Premsela . . . fl 0.95, rel. fl 1.25 „ 50. Auteurs Modernes I, par C. L. de Liefde. //1.15, rel. 1.45 No. 51. A. LICHTENBERGER, LIne, par, E. A. C. Bunk fl 0.95, rel. fl 1.25 „ 52. H. BORDEAUX, La peur de vlvre, par J. Fransen ...... fl 1.20, rel. fl 1.50 „ 53. VICTOR HUGO, Les Travailleurs de la Mer, par. J. A. Dijkshoorn, ƒ/. 0.95, rel. fl. 1.25 , 54. L. HEMON, Maria Chapdelaine, Roman par Dr. J. Fransen . . : fl 1.45, rel.// 1.75 „ 55. MOLIÈRE, Le Tartnffe, par Dr. J. Fransen //0.70, rel. fll.— „ 56. P. CORNEILLE, Polyencte, par J. w. Mar- melstein //0.70, rel. //1.— „ 57. GEORGES DUHAMEL, Choix de belles pages, par A. A. Sirks-Joustra. fl 1.10, rel. fl 1.40 „ 58. A. LICHTENBERGER, La petite soeur de Trott, par J. Berdenis van Berlekom. //0.95, rel. //1.25 ,, 59. MOLIÈRE, Les Précieuses ridicules, par Th. Stille //0.65, „ 60. MAR1VAUX, Le Jeu de 1'Amour et du Hasard, annoté par G. Aviat . //0.75, rel. //1.05 . 61. H. BORDEAUX, La petite Mademoiselle, Roman, annotations de È. J. Bomli. //. 1 20, rel. fl. 1 50 , 62. PAUL DTVOI, Les cinq sous de Lavarède, par H. J. F. Kip • . . //. 1.10, rel.//. 1.40 . 63. J. RACINE, Esther, tragédie, par J. w. Marmelstein ....ƒ/. 0.65, rel. //. 0.95 . 64. Auteurs Modernes II, par O L. de liefde. fl. 1.15, rel. fl. 1.45 . 65. A. DUMAS (père), Les trois mousquetaires, par E. J. Bomli ...ƒ/. 1.15, rel. fl. 1.45 „ 66. La Petite, par A. Lichtenberger. Édition arrangée pour 1'école par E. A. C. Bunk. Illu- strations de M. de Feyter. ƒ/. 1.15, rel.//.1.45 . 67. 1'Ile Rose, par Charles Vildrac. Annotation ' par Dr. J. Fransen, lllustrations par Eddy Leorand fl. 1.45, rel. //. 1.75 „ 68. Le Forban Noir, PlERRE Maël. Ed. Abregée et annotée par F. C Dominicus, Professeur de Lycée a la Haye . ƒ/. 1.35, rel //. 1.65 „ 69. Les plus beauz Yeus du Monde, Pièce en trois actes, par Jean Sarment, ed. annotée par J. Fransen, docteur ès lettres fl. 1.45, rel. fl. 1.75 M. Goulden êtait assis devant le feu, dans le fauteuil. Pag. 20. LES MEILLEURS AUTEURS FRANgAIS ERCKMANN - CHATRIAN HISTOIRE D UN CONSCRIT DE 1813 ÉDITION CLASSIQUE ABRÉGÉE A L/USAGE DES ÉCOLES HOLLAN DAISES ANNOTATIONS PAR J. L. P. M. VAN DIJCK TROISIÈME ÉDITION AMSTERDAM - J.-M. MEULENHOFF Drukkerij M. de Waal, Groningen HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 5 roulement et des piétinements terribles et de toutes les croisées on entendait partir des cris sans fin: Vive 1'Empereur! vive 1'Empereur! Je regardais la voiture, quand un cheval s'abattit sur le poteau du boucher Klein, oü 1'on attachait les boeuf s; le dragon tomba comme une masse, les jambes écartées, le casque dans la rigole i, et presque aussitot une tête se pencha hors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse tête pale et grasse, une touffe de cheveux sur le front: c'était Napoléon; il tenait la main levée comme pour prendre une prise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L'officier qui galopait a cóté de la portière se pencha pour lui répondre. II prit sa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient et que le canon tonnait. Voila tout ce que je vis. L'Empereur ne s'arrêta pas a Phalsbourg; tandis qu'il courait déjasurlaroutedeSaverne2, le canon tirait ses derniers coups. Puis le silence se rétablit, les hommes de garde a la porte de France relevèrent le pont, et le vieil horloger me dit: „Tu 1'as vu? — Oui, monsieur Goulden. — Eh bien! fit-il, eet homme-la tient notre vie a tous dans sa main; il n'aurait qu'a souffler sur nous et ce serait fini. Bénissons le ciel qu'il ne soit pas méchant, car sans cela le monde verrait des choses épouvantables." II semblait tout rêveur; au bout d'une minute, il ajouta: 6 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Tu peux te recoucher; voicf trois heures qui sonnent." II rentra dans sa chambre, et je me remis dans mon lit. Le grand silence qu'il faisait dehors me paraissait extraordinaire après tout ce tumulte, et jusqu'aü petit jour je ne cessai point de rêver a 1'Empereur. Je songeais aussi au dragon, et je désirais savoir s'il était mort du coup. Le lendemain nous apprimes qu'on 1'avait porté a l'hópital et qu'il en reviendrait. Depuis ce jour jusqu'a la fin du mois de septembre, on chanta beaucoup de Te Deum a 1'église, et 1'on tirait chaque fois vingt et un coups de canon pour quelque nouvelle victoire. C'était presque toujours le matin; M. Goulden aussitót s'écriait: „Hé, Joseph; encore une bataille gagnée! cinquante mille hommes a terre, vingt-cinq drapeaux, cent bouches a feu! . . . Tout va bien .... tout va bien. — II ne reste maintenant qu'a faire une nouvelle levée pour remplacer ceux qui sont morts!" II poussait ma porte, et je le voyais tout gris, tout chauve, en manches de chemise, le cou nu, qui se lavait la figure dans la cuvette. „Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden, lui disais-je dans un grand trouble, qu'on prendra les boiteux? — Non, non, faisait-il avec bonté, ne crains rien, mon enfant; tu ne pourrais réellement pas servir. Nous arrangerons cela. Travaille seulement bien, et ne t'inquiète pas du reste." Alors il s'habillait pour aller remonter les horloges HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 7 en ville, celles de M. le commandant de place, de M. le maire et d'autres personnes notables. Moi, je restais a la maison. M. Goulden ne rentrait qu'après le Te Deum; il ötait son grand habit noisette, remettait sa perruque dans la boite et tirait de nouveau son bonnet de soie sur ses oreilles, en disant: „L'armée est a Vilna,—oubienaSmolensk,— je viens d'apprendre ga chez M. le commandant. Dieu veuille que nous ayons le dessus cette fois encore et qu'on f asse la paix; le plus tot sera le mieux, car la guerre est une chose terrible." II. C'est le 15 septembre 1812 qu'on apprit notre grande victoire de la Moskowa. Tout le monde était dans la jubilation et s'écriait: „Maintenant nous allons avoir la paix . . . maintenant la guerre est finie . . ." Huit jours après, on sut que nous étions a Moscou; chacun se figurait le butin que nous allions avoir, et 1'on pensait que cela ferait diminuer les contributions. Mais bientot le bruit courut que les Russes avaient mis le feu dans leur ville, et qu'il allait falloir battre en retraite sur la Pologne, si 1'on ne voulait pas périr de faim. On ne parlait que de cela dans les auberges, dans les brasseries,1 a la halle aux blés 2, partout; on ne pouvait se rencontrer sans se demander aussitot: „Eh bien ... eh bien . . . ga va mal ... la retraite a commencé!" Les gens étaient pales; et devant la poste, des 10 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. tót!... Mon Dieu! mon Dieu! combien ceux qui conduisent les hommes ont une charge lourde a porter!" Après les gelees, il tomba tellement de neige, que les courriers en furent arrêtés sur la cöte des Quatre-Vents. J'eus peur de ne pouvoir pas aller chez Catherine le jour de sa fête; mais deux compagnies d'inf anterie sortirent avec des pioches i, et taillèrent dans la neige durcie une route pour laisser passer les voitures, et cette route resta jusqu'au commencement du mois d'avril 1813. Cependant la fête de Catherine approchait de jour en jour, et mon bonheur augmentait en proportion. J'avais déja les trente-cinq francs, mais je ne savais comment dire a M. Goulden que j'achetais la montre: j'aurais voulu tenir toutes ces choses secrètes: cela m'ennuyait beaucoup d'en parler. Enfin la veille de la fête, entre six et sept heures du soir, comme nous travaillions en silence, la lampe entre nous, tout a coup je pris ma résolution et je dis: „Vous savez, monsieur Goulden, que je vous ai parlé d'un acheteur pour la petite montre en argent? — Oui, Joseph, fit-il sans se déranger; mais il n'est pas encore venu. — C'est moi, monsieur Goulden, qui suis 1'acheteur." Alors il se redressa tout étonné. Je tirai les trente-cinq francs et les posai sur 1'établi 2. Lui me regardait. 12 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. soupames en quelgue sorte comme deux camarades. Ce n'est que sur le coup de dix heures, au passage de la ronde, qui relevait les postes toutes les vingt minutes, a cause du grand froid, que nous remimes deux bonnes büches dans le poêle, et que nous allames enfin nous coucher. III. Le lendemain, 18 décembre, je m'éveillai vers six heures du matin. II faisait un froid terrible; ma petite fenêtre était comme couverte d'un drap de givre. J'avais eu soin, la veille, de déployer au dos d'une chaise mon habit bleu de ciel a queue de morue *, mon pantalon, mon gilet en poil de chèvre, une chemise blanche et ma belle cravate de soie noire. Tout était prêt; mes bas et mes souliers bien cirés se trouvaient au pied du lit; je n'avais qu'a m'habiller, et, malgré cela, le froid que je sentais a la figure, la vue de ces vitres et le grand silence du dehors me donnaient le frisson d'avance. Si ce n'avait pas été la fête de Catherine, je serais resté la jusqu'a midi; mais tout a coup cette idéé me fit sauter du lit et courir bien vite au grand poêle de faïence, oü il restait presque toujours quelques braises 1 de la veille au soir, dans les cendres; j'en trouvai deux ou trois, je me dépêchai de les rassembler et de mettre dessus du petit bois et * lichtblauwe rok met lange, spits toeloopende panden. mSTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 13 deux grosses büches; après quoi, je courus me renf oneer dans mon lit. M. Goulden, sous ses grands rideaux, la couverture tirée sur le nez et le bonnet de coton sur les yeux, était éveillé depuis un instant; il m'entendit et me cria: „Joseph, il n'a jamais fait un froid pareil depuis quarante ans — je sens ca... Qüelhiver nous allons avoir!" Moi, je ne lui répondis pas; je regardais de loin si le feu s'allumait: les braises prenaient bien; on entendait le fourneau tirer, et d'un seul coup tout s'alluma. Le bruit de la flamme vous réjouissait; mais il fallut plus d'une bonne demiheure pour sentir un peu 1'air tiède. Enfin je me levai, je m'habillai. M. Goulden parlait toujours; moi, je ne pensais qu'a Catherine. Et comme j'avais fini vers huit heures j'aillai sortir, lorsque M. Goulden, qui me regardait aller et venir, s'écria: „Joseph, a quoi penses-tu donc, malheureux? Est-ce avec ce petit habit que tu veux aller aux Quatre-Vents? Mais tu serais mort a moitié chemin. Entre dans mon cabinet, tu prendras le grand manteau, les moufles» et les souliers a doublé semelle garnis de flanelle." Je me trouvais si beau, que je réfléchis s'il fallait suivre son conseil, et lui, voyant ca, dit: „Ecoute, on a trouvé hier un homme gelé sur la cöte de Wéchem; le docteur Steinbrenner a dit qu'il résonnait comme un morceau de bois sec, quand on tapait dessus. C'était un soldat; 14 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. il avait quitté le village entre six et sept heures, a huit heures on 1'a ramassé; ainsi ca va vite. Si tu veux avoir le nez et les oreilles gelés, tu n'as qu'è sortir comme cela." Je vis bien alors qu'il avait raison; je mis ses gros souliers, je passai le cordon des moufles sur mes épaules, et je jetai le manteau par dessus. C'est ainsi que je sortis, après avoir remercié M. Goulden qui m'avertit de ne pas rentrer trop tard, paree que le froid augmente a la nuit, et qu'une grande quantité de loups devaient avoir passé le Rhin sur la glacé. Je n'étais pas encore devant 1'église, que j'avais déja relevé le collet de peau de renard du manteau pour sauver mes oreilles. Le froid était si vif, qu'on sentait comme des aiguilles dans 1'air. Malgré tout, la pensée de Catherine me réchauffait le coeur, et bientöt je découvris les premières maisons des Quatre-Vents. Les cheminées et les toits de chaume, a droite et a gauche de la route, dépassaient a peine les montagnes de neige, et les gens, tout le long des murs, jusqu'au bout du village, avaient fait une tranchée 1 pour aller les uns chez les autres. Devant chaque porte se trouvait une botte de paille, pour empêcher le froid de passer dessous. A la cinquième porte a droite, je m'arrêtai pour óter mes moufles, puis j'ouvris et je referma i bien vite; c'était la maison de ma tante Grédel Bauer, la veuve de Mathias Bauer et la mère de Catherine. Comme j'entrais grelottant et que la tante 24 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. chevaux périssaient toutes les nuits par milliers. — II ne disait rien des hommes! Le sergent de ville lisait lentement, personne ne soufflait mot; la vieille, qui ne comprenait pas le francais, écoutait comme les autres. On aurait entendu voler une mouche. Mais quand il en vint a ce passage: „Notre cavalerie était „tellement démontée *, que 1'on a dü réunir les „officiers auxquels il restait un cheval pour en „former quatre compagnies de cent cinquante „hommes chacune. Les généraux faisaient les „fonctions de capitaines, et les colonels celles „de sous-officiers." — Quand il lut ce passage, qui en disait plus sur la misère de la grande armée que tout le reste, les cris et les gémissements se firent entendre de tous les cötés; deux ou trois femmes tombèrent . . . on les emmenait en les soutenant par les bras. II est vrai que 1'affiche ajoutait: „La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure," et c'était une grande consolation. Malheureusement ca ne pouvait pas rendre la vie aux trois cent mille hommes enterrés dans la neige; aussi les gens s'en allaient bien tristes! D'autres venaient par douzaines, qui n'avaient rien entendu, et, dlieure en heure, Harmentier sortait pour lire le bulletin. Cela dura jusqu'au soir, et, chaque fois, c'était la même chose. Je me sauvai. . . j'aurais voulu ne rien savoir de tout cela. Je montai chez M. le commandant de place. En entrant dans son salon, je le vis qui déjeunait. * De cavalerie had zooveel paarden verloren, dat.. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 25 C'était un homme déja vieux, mais solide, la face rouge et de bon appétit. „Ah! c'est toi! fit-il; M. Goulden ne vient donc pas? — Non, monsieur le commandant, il est malade a cause des mauvaises nouvelles. — Ah! bon .. . bon ... je comprends ga, fit-il en vidant son verre; oui, c'est malheureux." Et tandis que je levais le globe de la pendule, il ajouta: „Bah! tu diras a M. Goulden que nous aurons notre revanche . . . On ne peut pas toujours avoir le dessus, que diable! Depuis quinze ans que nous les menons tambour battant, il est assez juste qu'on leur laisse cette petite fiche de consolation i ... Et puis 1'honneur est sauf, nous n'avons pas été battus: sans la neige et le froid, ces pauvres Cosaques en auraient vu des dures * .„ , Mais un peu de patience, les cadres seront bientöt remplis, et alors gare!" Je remontai la pendule; il se leva et vint regarder, étant grand amateur d'horlogerie. II me pin§a 1'oreille d'un air joyeux; puis, comme j'allais me retirer, il s'écria en reboutonnant sa grosse capote, qu'il avait ouverte pour manger: „Dis au père Goulden de dormir tranquille, la danse va recommencerauprintempsjilsn'auront pas toujours 1'hiver pour eux et les Kalmoucks; dis-lui ga! — Oui, monsieur le commandant, répondis-je en fermant la porte. * De arme kozakken zouden ervan gelust hebben. 3 26 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Sa grosse figure et son air de bonne humeur m'avaient un peu consolé; mais dans toutes les maisons oü j'allai ensuite, on n'entendait que des plaintes. Les femmes surtout étaient dans la désolation; les hommes ne disaient rien et se promenaient de long en large, la tête penchée, sans même regarder ce que je faisais chez eux. Enfin j'arrivai chez le père Féral, qu'on appelait Porte-Drapeau, paree qu'a 1'age de quarante-cinq ans, étant forgeron et père de familie depuis longtemps, il avait porté le drapeau des volontaires de Phalsbourg en 92, et n'était revenu qu'après la campagne de Zurich. II avait ses trois gargons a 1'armée de Russie: Jean, Louis et Georges Féral. Je me figurais d'avance le chagrin du père Féral; mais ce n'était rien auprès de ce que je vis en entrant dans sa chambre. Ce pauvre vieux, aveugle et tout chauve, était assis dans le fauteuil derrière le fourneau, la tête penchée sur la poitrine, et ses grands yeux blancs écarquillés comme s'il avait vu ses trois gargons étendus a ses pieds; il ne disait rien, mais de grosses gouttes de sueur coulaient de son front sur ses longues joues maigres, et sa figure était tellement pale qu'on aurait dit qu'il allait rendre 1'ame. Quatre ou cinq de ses anciens camarades du temps de la République, étaient arrivés pour le consoler. Ils se tenaient autour de lui dans lé plus grand silence, firmant des pipes et faisant des mines désolées. De temps en temps 1'un ou 1'autre disait: „Allons, Féral, allons, est-ce que nous ne fflSTOIRB D'UN CONSCRIT DE 1813. 27 sommes plus des anciens de rarmée de Sambreet-Meuse?"Ou bien: „Du courage, Porte-Drapeau, du courage!... Est-ce que nous n'avons pas enlevé la grande batterie de Fleurus au pas de course?" Ou quelque autre chose de semblable. Mais il ne répondait rien; seulement, de minute en minute, il soupirait, ses vieilles joues creuses se gonflaient, puis il se penchait et les autres se faisaient des signes, hochant la tête comme pour dire: „Qa va mal." Je me depêchai de régler 1'horloge et de m'en aller, car, de voir ce pauvre vieux dans une telle désolation, cela me déchirait le coeur. En rentrant chez nous, je trouvai M. Goulden a son établi. „Te voila, Joseph, dit-il; eh bien? — Eh bien, monsieur Goulden, vous avez eu raison de rester: c'est terrible!" Et je lui racontai tout en détail. Alors je dressai la table, et comme nous dinions en silence, les cloches de 1'église se mirent a sonner. „Quelqu'un est mort en ville, dit M. Goulden. — Oui ... Je n'en ai pas entendu parler." Dix minutes après, le rabbin Röse entra pour faire mettre un verre a sa montre. „Qui donc est mort? lui demanda M. Goulden. — C'est le vieux Porte-Drapeau. — Comment! le père Féral? — Oui, depuis une demi-heure, vingt minutes. Le père Desmarets et plusieurs autres voulaient 28 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. le consoler; a la fin, il leur demanda de lui lire la dernière lettre de son fils Georges, le commandant 1 de dragons, qui lui disait qu'au printemps prochain il espérait venir 1'embrasser avec les épaulettes de colonel. En entendant cela, tout a coup il voulut se lever, mais il retomba la tête sur ses genoux: cette lettre lui avait crevé le coeur!" M. Goulden ne fit aucune réflexion. „Voici, monsieur Rose, dit-il en remettant sa montre au rabbin; c'est douze sous." M. Röse sortit, et nous continuames a diner en silence. V. Quelques jours après, la gazette annonga que 1'Empereur était a Paris, et qu'on allait couronner le Roi de Rome et 1'impératrice MarieLouise. M. le maire, M. 1'adjoint2 et les conseillers municipaux ne parlaient plus que des droits du tröne, et même on fit un discours exprès dans la salie de la mairie. C'est M. le professeur Burguet 1'ainé qui fit ce discours, et M. le baron Parmentier qui le lut. Mais les gens n'étaient pas attendris, paree que chacun avait peur d'être enlevé par la conscription; on pensait bien qu'il allait falloir beaucoup de soldats; voila ce qui troublait le monde, et pour ma part* j'en maigrissais a vue d'oeil. M. Goulden avait beau me dire: „Ne crains rien, Joseph, tu ne peux pas marcher. Considère, mon enfant, qu'un être aussi boiteux que toi resterait en route a fflSTOIBB D'UN CONSCBIT DE 1813. 29 la première étape»;" tout cela ne m'empêchait pas d'être rempli d'inquiétude. On ne pensait déja plus a ceux de la Russie, excepté leurs families. M. Goulden, quand nous étions seuls a travailler, me disait quelquefois: „Si ceux qui sont nos maïtres, et qui disent que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre bonheur, pouvaient se figurer, au commencement d'une campagne, les pauvres vieillards, les malheureuses mères auxquels ils vont en quelque sorte arracher le coeur et les entrailles pour satisfaire leur orgueil; s'ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leurs gémissements au moment oü 1'on viendra leur dire: „Votre enfant est mort . . . vous ne le verrez plus jamais! il a péri sous les pieds des chevaux, ou bien écrasé par un boulet, ou bien dans un hopital, au loin, — après avoir été découpé, — dans la f ièvre, sans consolation, en vous appelant comme lorsqu'il était petit! . . ." s'ils pouvaient se figurer les larmes de ces mères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pour continuer. Mais ils ne pensent a rien; ils croient que les autres n'aiment pas leurs enfants autant qu'eux; ils prennent les gens pour des bêtes! Ils se trompent: tout leur grand génie et toutes leurs grandes idéés de gloire ne sont rien, car il n'y a qu'une chose pour laquelle un peuple doit marcher, — les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards, — c'est quand on attaque notre Liberté, comme en 99; alors on meurt ensemble ou 1'on gagne ensemble; celui 30 histolre d'un conscrit de 1813. qui reste en arrière est un lache: il veut que les autres se battent pour lui . . . la victoire n'est pas pour quelques-uns, elle est pour tous, le fils et le père défendent leur familie; s'ils sont tués, c'est un malheur, mais ils sont morts pour leurs droits. Voila, Joseph, la seule guerre juste, oü personne ne peut se plaindre; toutes les autres sont honteuses, et la gloire qu'elles rapportent n'est pas la gloire d'un homme, c'est la gloire d'une béte sauvage!" Ainsi me parlait le bon M. Goulden, et je pensais bien comme lui. Mais tout a coup, le 8 janvier, on mit une grande affiche a la mairie, oü 1'on voyait que 1'Empereur allait lever, avec un sénatusconsulte *, comme on disait dans ce temps-la, d'abord 150,000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premier ban de 1812,quisecroyaient déja réchappées, ensuite 100,000 conscrits de 1809 a 1812, et ainsi de suite jusqu'a la fin, de sorte que tous les trous seraient bouchés, et que même nous aurions une plus grande armée qu'avant d'aller en Russie. Quand le père Fouze, le vitrier, vint nous raconter cette affiche, un matin, je tombai presque en faiblesse, car je me dis en moi-même: „Maintenant on prend tout: les pères de familie depuis 1809; je suis perdu!" M. Goulden me versa de 1'eau dans le cou; mes bras pendaient, j'étais pale comme un mort. * senaatsbesluit (zoo genoemd onder het eerste en het tweede keizerrijk). HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 31 Du reste je n'étais pas le seul auquel 1'affiche de la mairie prodüisit un pareil effet; en cette année beaucoup de jeunes gens refusèrent de partir: les uns se cassaient des dents, poür s'empêcher de pouvoir déchirer la cartouche *; les autres se faisaient sauter le pouce avec des pistolets, pour s'empêcher de pouvoir tenir le fusil; d'autres se sauvaient dans les bois; on les appelait les réfractaires et 1'on ne trouvait plus assez de gendarmes pour courir après eux. Le jour même de 1'affiche, je me rendis aux Quatre-Vents; mais ce n'était pas alors dans la joie de mon coeur! Je ne me tenais plus sur mes jambes; et quand j'arrivai la-bas, ne sachant comment annoneer notre malheur, je vis en entrant qu'on savait déja tout a la maison, car Catherine pleurait a chaudes larmes, et la tante Grédel était pale d'indignation. D'abord nous nous embrassames en silence, et le premier mot que me dit la tante Grédel, én repoussant brusquement ses cheveux gris derrière ses oreilles, ce fut: „Tu ne partiras pas! . . . Est-ce que ces guerres nous regardent, nous? Le curé lui-même a dit que c'était trop fort a la fin; qu'on devrait faire la paix. Tu reste ras! Je ne veux pas que tu partes; tu te sauveras dans les bois avec Jean Kraft, Louis Bême et tous les plus courageux garcons d'ici; vous irez * de patronen afbijten (het papier boven het buskruit in de patroon afscheuren). 32 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. par les montagnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons prés de vous jusqu'a la fin de 1'extermination Alors la tante Grédel se tut d'elle-même. Au lieu de nous faire un diner ordinaire, elle nous en fit encore un meilleur que 1'autre dimanche, et nous dit d'un air ferme: „Mangez, mes enfants, n'ayez pas peur... tout cela va changer." Je rentrai vers quatre heures du soir a Phalsbourg un peu plus calme qu'en partant. Mais comme je remontais la rue de la Munitionnaire, voila que j'entends, au coin du collége, le tambour du sergent de ville Harmentier, et que je vois une grande foule autour de lui. Je cours pour écouter les publications, et j'arrivé juste au moment oü cela commengait. Harmentier lut que, par le sénatus-consulte du 3, le tirage de la conscription aurait lieu le 15. Nous étions le 8, il ne restait donc plus que sept jours. Cela me bouleversa. Tous ceux qui se trouvaient la s'en allaient a droite et a gauche dans le plus grand silence. Je rentrai chez nous fort triste, et je dis a M. Goulden: „On tire jeudi prochain. — Ah! fit-il, on ne perd pas de temps . . . ga presse." II est facile de se faire une idéé de mon chagrin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais plus en place; sans cesse je me voyais sur le point d'abandonner le pays. II me sem- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 37 II agitait par-dessus sa tête un grand ruban noir et je palis malgré moi. Mais, comme nous montions les marches de la mairie, voila que justement un conscrit en descendait: c'était Klipfel, le forgeron de la Porte-de-France; il venait de tirer le numéro 8, et s'écria de loin: „Le ruban noir, Pinacle, le ruban noir! . . . Apporte . . . coüte que coüte!" II avait une figure sombre et riait. Son petit frère Jean pleurait derrière en criant: „Non, Jacob, non, pas le ruban noir!" Mais Pinacle attachait déja le ruban au chapeau du forgeron, pendant que celui-ci disait: „Voila ce qu'il nous faut maintenant . . . Nous sommes tous morts . . . nous devons porter notre deuil!" Et d'une voix sauvage il cria: Vive 1'Empereur! Je serrais la main de Catherine, et tout doucement nous arrivames, a travers ce monde dans la salie oü M. le sous-préfet, les maires et les secrétaires, sur leur tribune, criaient les numéros a haute voix, comme on prononce des jugements, car tous les numéros étaient de véritables jugements. Nous attendimes longtemps. Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines, lorsque enfin on appela mon nom. Je m'avancai sans voir ni entendre, je mis la main dans la caisse et je tirai un numéro. M. le sous-préfet cria: „Numéro 17!" Alors je m'en allai sans rien dire, Catherine et la tante dèrrière moi. Nous descendimes sur HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 13 sance; c'est un fait connu de tout Phalsbourg. — Sans doute, fit aussitót le médecin de 1'hopital, Ia jambe gauche est trop cour te; c'est un cas d'exemption. * — Oui, reprit M. le maire, je suis sur que ce garcon-la ne pourrait pas supporter une longue marche; il resterait enroutealadeuxièmeétape." Le premier médecin ne disait plus rien. Je me croyais déja sauvé de la guerre, quand M. le sous-préfet me demanda: „Vous êtes bien Joseph Bertha? — Oui, monsieur le sous-préfet, répondis-je. — Eh bien, messieurs, dit-il en sortant une lettre de son portefeuille, écoutez." II se mit a lire cette lettre, dans laquelle on racontait que, six mois avant, j'avais par ié d'aller a Saverne et d'en revenir plus vite que Pinacle; que nous avions fait cecheminensemble en moins de trois heures, et que j'avais gagné. C'était malheureusement vrai! ce gueux de Pinacle m'appelait toujours boiteux, et dans ma colère, j'avais parié contre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais donc pas soutenir le contraire. Comme je restais confondu, le premier chirurgien me dit: „Voila qui tranche la question; rhabillez-vous." Et, se tournant vers le secrétaire, il s'écria: „Bon pour le service!" Je me rhabillai dans un désespoir épouvantable. Werner en appela un autre. Je ne faisais plus attention a rien ... quelqu'un m'aidait a passer HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 47 patrie... On s'est jugé soi-même incapable de remplir le premier de ses devoirs, qui est d'aimer et de soutenir son pays, même lorsqu'il a tort." II n'en dit pas plus en ce moment, et s'assit a la table d'un air grave. „Mangeons, reprit-il après un instant de silence; voici midi qui sonne. Mère Grédel et Catherine, asseyez-vous la." Elles s'assirent, et nous mangeames. Je rêvais aux paroles de M. Goulden, qui me semblaient justes. La tante Grédel serrait les lèvres et de temps en temps elle me regardait pour voir ce que je pensais. A la fin, elle dit: „Moi, je me moque d'un pays oü 1'on prend les pères de familie, après avoir enlevé les garcons! Si j'étais a la place de Joseph, je partirais tout de suite. — Écoutez, tante Grédel, lui répondis-je, vous savez que je n'aime rien tant que la paix et la tranquillité; mais je ne voudrais pourtant pas me sauver comme un heimathslöss dans les autres pays. Malgré cela, je ferai ce que voudra Catherine: si elle me dit d'aller en Suisse, j'irai!..." Alors Catherine, baissant la tête pour cacher ses larmes, dit tout bas: „Je ne veux pas qu'on puisse t'appeler déserteur. — Eh bien donc, je ferai comme les autres! nyécriai-je; puisque ceux de Phalsbourg et du Dagsberg partent pour la guerre, je partirai!" M. Goulden ne fit aucune observation. „Chacun est libre, dit-il; seulement je suis eon- 48 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. tent de voir que Joseph pense comme moi." Puis le silence se rétablit, et vers deux heures la tante Grédel, se levant, prit son panier. Elle semblait abattue et me dit: „Joseph, tu ne veux pas m'écouter, mais c'est égal,aveclavolonté du Seigneur, tout cela finira; tu reviendras, si Dieu le veut, et Catherine t'attendra." Catherine, se jetant a mon cou, se remit a pleurer, et moi plus encore qu'elle; de sorte que M. Goulden lui-même ne pouvait s'empêcher de verser des larmes. Enfin Catherine et sa mère descendirent 1'escalier, et d'en bas la tante me cria: „Tache de revenir encore une ou deux fois chez nous, Joseph. — Oui, oui," lui répondis-je en fermant la porte. VII. Depuis ce jour je n'avais plus la tête a rien. J'essayai d'abord de me remettre a 1'ouvrage; mais sans cesse mes pensées étaient ailleurs, et M. Goulden lui-même me dit: „Joseph, laisse cela ... profite du peu de temps qui te reste a passer avec nous; va voir Catherine et la mère Grédel. Je crois toujours qu'on te réformera; mais que peut-on savoir? On a tellement besoin de monde, que cela risque de trainer en longueur*." J'allais donc chaque matin aux Quatre-Vents, * dat loopt gevaar op de lange baan te worden geschoven. histoire d'un conscrit de 1813. 49 et je passais mes journées avec Catherine. Nous étions bien tristes, et pourtant bien heureux tout de même de nous voir. Catherine quelquefois essayait de chanter, comme dans le bon temps; mais tout a coup elle se mettait a pleurer. Alors nous pleurions ensemble, et la tante Grédel recommengait a maudire les guerres qui font le malheur de tout le monde. Elle disait que le conseil de revision méritait d,être pendu, que tous ces bandits s'entendaient ensemble pour vous empoisonner 1'existence. Cela nous soulageait un peu de Pentendrecrier, etnoustrouvions qu'elle avait raison. Le soir, je rentrais en ville vers huit ou neuf heures, au moment oü 1'on f ermait les portes, et je voyais, en passant, toutes les petites auberges pleines de conscrits et de vieux soldats réf ormés qui buvaient esemble. Les conscrits payaient toujours; les autres, le bonnet de police crasseux sur 1'oreille, le nez rouge, se retroussaient les moustaches en racontant d'un air majestueux leurs batailles, leurs marches et leurs duels. Cela se prolongea jusqu'au 25 janvier. Depuis quelques jours, un grand nombre de conscrits italiens, des Piémontais et des Génois, étaient arrivés en ville. On les exergait sur la place tous les jours a marcher au pas; ils allaient remplir les cadres du 6e léger i a Mayence, et se reposaient un peu dans la caserne d'infanterie. Le capitaine des recrues, qui s'appelait Vidal, logeait au-dessus de notre chambre. C'était un homme carré, solide, trés ferme, et pourtant aussi trés bon et trés honnête. II vint faire 52 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. que je commence a me faire vieux, mon plus grand bonheur aurait été de te conserver comme un fils, car j'ai trouvé dans toi le bon coeur et le bon esprit d'un honnête homme; je t'aurais cédé mon fondsi... nous aurions été bien ensemble... Catherine et toi vous auriez été mes enfants... Mais puisqu'il en est ainsi, résignons-nous. Tout cela n'est que pour un peu de temps; tu seras réformé, j'en suis sur: on verra bientöt que tu ne peux pas faire de longues marches." Tandis qu'il parlait, moi, la tête sur les genoux, je sanglotais tout bas. A la fin, il se leva et sortit de Parmoire un sac de soldat en peau de vache, qu'il posa sur la table. Je le regardais tout abattu, ne songeant a rien qu'au malheur de partir. „Voici ton sac, dit-il, j'ai mis la-dedans tout ce qu'il te faut: deux chemises de toile, deux gilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux chemises a Mayence, c'est tout ce qu'il te faudra; mais je t'ai fait faire des souliers, car rien n'est plus mauvais que les souliers des fournisseurs; c'est presque toujours du cuir de cheval, qui vous échauffe terriblement les pieds. Tu n'es pas déja trop solide sur tes jambes, mon pauvre enfant, au moins que tu n'aies pas cette douleur de plus. Enfin voila... c'est tout." II posa le sac sur la table et se rassit. Dehors on entendait les allées et les venues des Italiens qui se préparaient a partir. Audessus de nous, le capitaine Vidal donnait des ordres. II avait son cheval a la caserne de gen- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 59 „Bon voyage! disait la ménagère éveillée de grand matin. — Merci," répondait le conscrit. Et 1'on partait. Oui... oui... bon voyage! On ne te reverra plus, pauvre diable... Combien d'autres ont suivi le même chemin! Je n'oublierai jamais qu'a Kaiserslautern, le deuxième jour de notre départ, ayant débouclé mon sac pour mettre une chemise blanche, je découvris, sous les chemises, un petit paquet assez lourd, et que, 1'ayant ouvert, j'y trouvai cinquante-quatre francs en pièces de six livres *, et sur le papier ces mots de M. Goulden: „Sois „toujours bon, honnête, a la guerre. Songe a tes „parents, a tous ceux pour lesquels tu donnerais „ta vie et traite humainement les étrangers, „afin qu'ils agissent de même a 1'égard des „nêtres. Et que le ciel te condüise... qu'il te „saüve des périls! Voici quelque argent, Joseph. „II est bon, loin des siens, d'avoir toujours un „peu d'argent. Ecris-nous le plus souvent que „tu pour ras. Je t'embrasse, mon enfant, je te „serre sur mon coeur." En lisant cela, je répandis des larmes, et je pensai: „Tu n'es pas entièrement abandonné sur la terre... De braves gens songent a toi! Tu n'oublieras jamais leurs bons conseils." Enfin le cinquième jour, vers dix heures du soir, nous entrames a Mayence, a travers des * livre, verouderd woord voor franc. 60 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. bastions * de terra en zigzag. Alors on nous fit serrer les rangs et nous continuames mieux au pas, comme il arrivé en approchant d'une place forte. On se taisait. Au coin d'une espèce de demi-lune1 nous vimes le fossé de la ville plein de glacé, et en face de nous, une vieille porte sombre, le pont levé. En haut, une sentinelle, Parme prête, nous cria: „Qui vive!" Le capitaine, seul en avant, répondit: „France! — Quel régiment? — Recrues du 6e léger." II se fit un grand silence. Le pont-levis s'abaissa; les hommes de garde vinrent nous reconnaltre. L'un d'eux portait un grand falot2. Le capitaine Vidal alla, quelques pas en avant, causer avec le chef de poste, puis on nous cria: „Quand il vous plaira." Nos tambours commencaient a battre; mais le capitaine leur fit remettre la caisse sur 1'épaule, et nous entrames traversant un grand pont et une seconde porte semblable a la première. Alors nous fümes dans la ville, pavée de gros cailloux brisants. Nous tournames cinq ou six coins de rue, et bientöt nous arrivames sur une petite place, de- * Aarden wallen met gebroken lijnen uitgebogen en bestemd om het terrein tusschen en vóór die werken gelegen te bestrijken en de nadering van den vijand te beletten. Zij vervangen de ronde torens waarmee vroeger de muren der steden versterkt werden. 62 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. coin a droite, tu trouveras la Capuzigner Strasse. Bonsoir, conscrit". Elle riait. Le grand Furst et Zébédé avaient aussi leur billet pour la Capuzigner Strasse; nous partimes, encore bien heureux de boiter et de trainer la semelle ensemble * dans cette ville étrangère. Furst trouva le premier sa maison, mais elle était fermée, et comme il frappait a la porte, je trouvai aussi la mienne, dont les deux fenêtres brillaient a gauche. Je poussai la porte, elle s'ouvrit, et j'entrai dans une allée sombre, oü 1'on sentait le pain frais, ce qui me réjouit intérieurement. Zébédé alla plus loin. Moi, je criais dans 1'allée: „II n'y a personne?" Et presque aussitöt une vieille femme parut la main devant sa chandelle, au haut d'un esca lier en bois. „Qu'est-ce que vous voulez?" fit-elle. Je lui dis que j'avais un billet de logement pour chez eux. Elle descendit et regarda mon billet, puis elle me dit en allemand: „Venez." Je montai donc 1'escalier. En passant, j'apergus, par une porte ouverte, deux hommes qui brassaient la paté devant deux pétrins **. J'étais chez un boulanger et voila pourquoi cette vieille ne dormait pas encore, ayant sans doute aussi de 1'ouvrage. En haut, elle me conduisit dans une' chambre assez grande, avec un bon f ourneau de faïence et un lit au fond. * samen rond te slenteren. ** die deeg stonden te kneden in twee troggen. 68 HISTOffiE D'UN CONSCRIT DE 1813. Tout le bataillon descendit au Rhin, que nous traversames. En arrivant sur 1'autre rive, on nous fit prendre un chemin tournant entre deux petites oötes. Nous continuames a marcher ainsi durant cinq heures. Tantot a droite, tantot a gauche, nous découvrions des villages, et Zébédé, qui marchait prés de moi, me disait: „Puisqu'il a fallu partir, j'aime autant que ce soit pour la guerre. Au moins, nous voyons tous les jours du nouveau. Si nous avons le bonheur de revenir, nous pourrons en raconter de toutes sortes. — Oui, mais j'aimerais beaucoup mieux en savoir moins, lui disais-je; j'aimerais mieux yivre pour mon propre compte que pour le compte des autres, qui sont tranquillement chez eux, pendant que nous grimpons ici dans la neige. — Toi, tu ne regardes pas la gloire, faisait-il; c'est pourtant quelque chose, la gloire." En raisonnant de ces choses et de beaucoup d'autres, nous finimes par découvrir une grande rivière, que le sergent nous dit être le Main, et, prés de cette rivière, un village, sur la route. Nous ne savions pas le nom de ce village, mais c'est la que nous fïmes halte. On entra dans les maisons, et chacun put " s'acheter de 1'eau-de-vie, du vin et de la viande. Ceux qui n'avaient pas d'argent cassèrent leur croute de pain bis * en regardant les autres. * aten hun stuk roggnbrood uit de vuist. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. 73 „Plutöt que de faire des excuses, dit-il, j'aimeI rais mieux aller me pendre tout de suite. Je me f moque de tous les hussards ensemble. S'il a des f coups, moi j'ai le bras long, et j'en ai aussi des | coups au bout de mon sabre, des coups qui | entreront aussi bien dans ses os que les siens [ dans ma chair." II était encore indigné de ses soufflets. Presque aussitöt le maitre d'armes Chazy, le caporal Fleury, Klipfel, Furst, Léger arrivèrent; Hls donnaient tous raison a Zébédé, et le maitre d'armes dit qu'il fallait du sang pour laver les soufflets, que c'était 1'honneur des nouvelles I recrues de se battre. Zébédé répondit que les Phalsbourgeois n'avaijent jamais eu peur d'une saignée *, et qu'il était prêt. Alors le maitre d'armes alla voir le capitaine de la compagnie, nommé Florentin, un homme le plus magnifique qu'on puisse s'imaginer, | grand, sec, large des épaules, le nez droit, et qui avait recu la décoration des mains de 1'Empereur a la bataille d'Eylau. Le capitaine trouva que c'était tout simple de se battre pour un soufflet; il dit même que cela donnerait un bel kxemple aux conscrits, et que si Zébédé ne se battait pas, il serait indigne de rester au 3e bataillon du 6e. | Toute cette nuit-la je ne pus fermer l'oeil; j'entendais mon camarade ronfler et je pensais: LPauvre Zébédé, demain soir tu ne ronfleras blus!" Je frissonnais d'être couché prés d'un * om het mes te trekken (saignée-aderlating.) 6 74 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. homme pareil. Enfin, je venais de m'endormir vers le petit jour, quand tout a coup je sens un air trés froid; j'ouvre les yeux, et qu'est-ce que je vois? le vieux hussard roux qui avait enlevé la couverture de notre lit et qui disait: „Allons, debout, fainéant, je vais f apprendre de quel bois je me chauffe *." Zébédé se leva tranquillement et répondit: „Je dormais, vétéran, je dormais." L'autre, en s'entendant appeler vétéran, voulut tomber sur mon camarade; mais deux grands gaillards qui lui servaient de témoins Parrêtèrent, et d'ailleurs tous les Phalsbourgeois étaient aussi la. „Voyons... voyons... dépêchons!..." criait le vieux. Mais Zébédé s'habillait sans se presser. Au bout d'un instant, il dit: „Est-ce que nous i aurons la permission de sortir du quartier, les anciens? — Derrière le violon il y a de la place pour s'aligner 2," répondit un des hussards. C'était un endroit plein d'orties 3, et de nos fenêtres on le voyait trés bien; il se trouvait juste au-dessous, du eoté de la rivière. Zébédé mit sa capote, et dit en se tournant de mon coté: „Joseph, et toi, Klipfel, je vous choisis pour mes témoins." Mais je secouai la tête. „Eh bien, Furst, arrivé!" dit-il. * He zal jou eens toonen met wien je te doen hebt. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 75 Et tous ensemble descendirent 1'escalier. Je croyais Zébédé perdu; cela me faisait beaucoup de peine, et je pensais: „Voila que non seulement les Russes et les Prussiens nous exterminent, il faut encore que lesnötress'enmêlent" Toute la chambrée était aux fenêtres; moi seul, derrière, je restai assis sur mon lit. Au bout de cinq mjnutes, le bruit des sabres en bas me rendit tout blanc; je n'avais plus une goutte de sang dans les veines. Mais cela ne dura pas longtemps, car tout a coup Klipfel s'écria: „Touché!" Alors je ne sais comment j'arrivai prés d'une fenêtre, et, regardant par-dessus les autres, je vis le hussard appuyé contre le mur, et Zébédé qui se relevait, le sabre tout rouge de sang. II avait glissé sur les genoux pendant la bataille; le sabre du vieux, qui se fendait % avait passé sur son épaule, et lui, sans perdre une seconde, avait enfoncé le sien dans le ventre du hussard. S'il n'avait pas eu le bonheur de glisser, le vieux lui percait le coeur. Voila ce que je vis en bas d'un coup d'ceil. Le hussard s'affaissait contre le mur, ses témoins le soutenaient aux bras, et Zébédé, pale comme un mort, regardait son sabre, tandis que Klipfel lui tendait sa capote. Presque aussitêt on battit la diane 2, et nous descendlmes a l'appel du matin. Cela se passait le 18 février. Le même jour nous recümes 1'ordre de faire notre sac, et nous partimes de Francfort pour Séligenstadt, oü nous restames jusqu'au 8 mars. Alors toutes les recrues connaissaient le 76 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. maniement1 du fusil et 1'école2 de peloton. De Séligenstadt, nous partimes le 9 mars pour Schweinheim, et le 24 mars 1813, le bataillon se réunit a la division a Aschaf f enbourg, oü le maréchal Ney nous passa la revue. Le capitaine de la compagnie s'appelaitfFlorentin; le lieutenant Bretonville, le commandant du bataillon Gémeau, le capitaine adjudant-major Vidal, le colonel du régiment Zapf el, le général de la brigade Ladoucette, et le général de la division Souham: — tout soldat doit savoir cela, s'il ne veut pas marcher comme un aveugle. XI. La fonte des neiges avait commencé le 18 ou le 19 mars. Je me rappelle que pendant la grande revue d'Aschaffenbourg, sur un large plateau d'oü 1'on découvre le Main a perte de vue, la pluie ne cessa point de tomber depuis dix heures du matin jusqu'a trois heures de l'après-midi. Nous avions a notre gauche un chateau, dont les gens regardaient par de hautes fenêtres, bien a leur aise, pendant que 1'eau nous coulait dans les souliers. A droite bouillonnait la rivière, que 1'on voyait comme a travers un brouillard. Pour nous rafraichir encore les idéés, a chaque instant on nous criait: „Portez arme! Arme bras!" * Le maréchal s'avangait lentement, au milieu de son état-major. Ce qui consolait Zébédé, * Presenteert geweer! Aan den schouder ... geweer! HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 77 c'était que nous allions voir le brave des braves. Moi, je pensais: „Si je pouvais le voir au coin du feu, ca me ferait plus de plaisir." Enfin il arriva devant nous, et je le vois encore, avec son grand chapeau trempé de pluie, son habit bleu couvert de broderies et ses grandes bottes. C'était un bel homme, et qui paraissait terriblement solide. II n'était pas fier, car, comme il passait devant la compagnie, et que le* capitaine lui présentait les armes, tout a coup il se retourna sur son grand cheval et dit tout haut: „Tiens, c'est Florentin!" Alors le capitaine se redressa sans sa voir que répondre. II parait que le maréchal et lui avaient été simples soldats ensemble du temps de la République. Le capitaine a la fin répondit: „Oui, maréchal, c'est Sébastien Florentin. — Ma foi, Florentin, dit le maréchal en étendant le bras du coté de la Russie, je suis content de te revoir; je te croyais couché la-bas." Toute notre compagnie était contente, et Zébédé me dit: „Voila ce qui s'appelle un homme; je me ferais casser la tête pour lui!" Je ne voyais pas pourquoi Zébédé voulait se faire casser la tête, paree que le maréchal avait dit bonjour a son vieux camarade. C'est tout ce qui me revient d'Aschaffenbourg. Le soir nous rentrames manger la soupe a Schweinheim, un endroit riche en vins, en chanvrei, en blé, oü presque tout le monde nous regardait de travers *. 78 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Nous logions a trois ou quatre dans lesmaisons, comme des garnisaires \ et nous avions tous les jours de la viande, soit du bceuf, soit du lard ou du mouton. Le pain de ménage était trés bon, et le vin aussi. Enfin pour ma part, j'étais bien content d'être gobergé 2 de cette fagon, et j'aurais voulu voir durer cela toute la campagne. Deux conscrits de Saint-Dié étaient avec moi chez le maitre de poste du village, dont presque tous les chevaux avaient été mis en réquisition3 pour notre cavalerie. Cela ne devait pas le rendre de bonne humeur, mais il ne disait rien et fumait sa pipe derrière le fourneau, du matin au soir. Le soir du quatrième jour, comme nous finissions de souper, arriva vers sept heures un vieillard, la tête blanche et la figure tout a fait repectable. II nous salua, puis il dit en allemand au maitre de poste: „Ce sont de nou veil es recrues? — Oui, monsieur Stenger, répondit 1'autre, nous ne serons jamais débarrassés de ces gensla. Si je pouvais les empoisonner tous, ce serait bientót fait." Je me retournai tranquillement et je lui dis: „Je connais 1'allemand . . . ne dites pas de pareilles choses." A peine le maitre de poste m'eut-il entendu, que sa grande pipe lui tomba presque de la main. „Vous êtes bien imprudent en paroles, monsieur Kalkreuth! dit le vieillard; si d'autres que ce jeune homme vous avaient entendu, songez a ce qui vous arriverait. HISTOIRE D'UN CONSCBIT DB 1813. 79 — C'est une manière de parler, répondit le gros homme. Que voulez-vous? quand on vous dépouille pendant des années, a la fin on ne sait plus ce qu'il faut dire, et 1'on parle a tort et a travers." Le vieillard,-qui n'était autre que le pasteur de Schweinheim, vint alors me saluer et me dit: „Monsieur, votre manière d'agir est celle d'un honnête homme; croyez que M. Kalkreuth est incapable de faire du mal, même a nos ennemis. — Je le pense bien, monsieur, lui répondis-je, sans cela je ne mangerais pas de ses saucisses d'aussi bon coeur." Le maitre de poste, en entendant ces mots, se mit a rire, ses deux grosses mains sur son ventre comme un enfant, et s'écria: „Je n'aurais jamais cru qu'un Fransais me ferait rire." Mes deux camarades étaient de garde, ils sortirent, je restai seul. Alors le maitre de poste alla chercher une bouteille de vieux vin; il s'assit a la table et voulut trinquer avec moi, ce que je fis volontiers. Et depuis ce jour jusqu'a notre départ, ces gens eurent beaucoup de confiance en moi. Chaque soir nous causions au coin du feu; le pasteur arrivait, et les jeunes filles elles-mêmes descendaient pour écouter. Le maitre de poste se plaignait amèrement des Francais. Le pasteur disait que c'était une nation vaniteuse, que toute TAllemagne allait se lever contre nous; qu'on était las des mauvaises mceurs de nos soldats et de 1'avidité de nos généraux, et 80 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. qu'on avait formé le Tugend-Bund * pour nous combattre. „Dans les premiers temps, me disait-il, vous nous parliez de liberté: nous aimions a entendre cela, et nos vceux étaient plutot pour vos armées que pour celles du roi de Prusse et de 1'empereur d'Autriche; vous faisiez la guerre a nos soldats et non pas a nous; vous souteniez des idéés que tout le monde trouvait justes et grandes, et voila pourquoi vous n'aviez pas affaire aux peuples, mais a leurs maitres. Aujourd'hui, c'est bien différent; toute rAUemagne va marcher, toute la jeunesse va se lever, et c'est nous qui parierons de Liberté, de Vertu, de Justice a la France." Pendant que nous étions a causer ainsi, tout a coup, le 27 mars au matin, Pordre de partir arriva. Le bataillon alla coucher a Lauterbach, puis le lendemain a New-Kirchen, et nous ne fimes plus que marcher, marcher toujours. Nous n'étions pas les seuls en mouvement: tout marchait, partout on rencontrait des régiments en route, des détachements de cavalerie, des lignes de canons, des convois de poudre et de boulets, et tout cela s'avangait vers Erfurt, * Onder dezen naam is bekend eene „zedelijk-wetenschappelijke vereeniging," in 1808 te Koningsbergen gesticht door eenige vaderlandlievende mannen, ten einde, in den benarden toestand, waarin Pruisen ten gevolge van den vrede van Tikrit verkeerde, den vaderlandschen geest op te wekken, de algemeene ellende te lenigen, de opvoeding van jongelingen, ook met het oog op den krijgsdienst, ter harte te nemen enz. Die vereeniging bracht veel bij tot de geestdrift, met welke in 1812 de Pruisische natie de wapenen opnam. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 81 comme, après une grande averse, des milliers de ruisseaux vont par tous les chemins a la rivière. Nos sergents se disaient entre eux: „Nous approchons... 5a va chauffer *!" Et nous pensions: „Tant mieux! Ces gueux de Prussiens et de Russes sont cause qu'on nous a pris, s'ils étaient restés tranquilles, nous serions encore en France!" Cette idéé nous donnait de 1'aigreur. Et puis partout on trouve des gens qui n'aiment qu'a se battre: Klipfel et Zébédé ne parlaient que de tomber sur les Prussiens, et moi, pour n'avoir pas 1'air moins courageux que les autres je disais aussi que cela me réjouissait. Le 8 avril, le bataillon entra dans la citadelle d'Erfurt, une place trés forte et trés riche. Je me souviendrai toujours qu'au moment oü 1'on faisait rompre les rangs sur la place, devant la caserne, le vaguemestre 1 remit un paquet de lettres au sergent de la compagnie. Dans le nombre, il s'en trouvait une pour moi. Je reconnus tout de suite 1'écriture de Catherine, ce qui me produisit un si grand effet que mes genoux en tremblaient! Zébédé prit mon fusil en disant: „Arrivé!" II était aussi bien content d'avoir des nouvelles de Phalsbourg. J'avais caché ma lettre au fond de ma poche, et tous ceux du pays me suivaient pour 1'entendre lire. Mais je voulus être assis sur mon * 'tZal er warmpjes toegaan! 82 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. lit, bien tranquille avant de Pouvrir, et seulement lorsqu'on nous eut caserriés dans un coin de la Finckmatt et que mon fusil fut au ratelier, je commengai. Tous les autres étaient penchés sur mon dos. Les larmes me coulaient le long des joues, paree que Catherine me racontait qu'elle priait pour moi. Et les camarades, en entendant cela, disaient: „Nous sommes sürs qu'on prie aussi pour nous!" A la fin, M. Goulden avait écrit que toute la ville se portait bien, que je devais prendre courage, que ces misères n'auraient qu'un temps. II me chargeait surtout de prévenir les camarades qu'on pensait a eux, et que leurs parents se plaignaient de ne pas recevoir un seul mot de leurs nouvelles. Cette lettre fut une grande consolation pour nous tous. Et quand je songe que nous étions alors le 8 avril et que bientöt allaient commencer les batailles, je la regarde comme un dernier adieu du pays pour la moitié d'entre nous: — plusieurs ne devaient plus entendre parler de leurs parents, de leurs amis, de ceux qui les aimaient en ce monde. XII. Tout cela, comme disait le sergent Pinto, n'était encore que le commencement de la fête, car la danse allait venir. Le 18, en revenant de monter la garde a la HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 83 porte de Warthau, le sergent qui m'avait pris en amitié me dit: „Fusilier Berthe, PEmpereur est arrivé." Personne n'avait encore entendu parler de cela et je lui répondais: „Sauf votre respect *, sergent, je viens de prendre un petit verre avec le sapeur Merlin, en planton2 la nuit demière a la porte du général, il ne m'a rien raconté de ces choses." Alors, lui, clignant de 1'ceil, dit: „Tout se remue, tout est en 1'air . . . Tu ne comprends pas encore ca, conscrit, mais il est la, je le sens jusqu'a la pointe des pieds. Quand il n'est pas arrivé, tout ne va que d'une aile *; et maintenant, tiens, la-bas, regarde ces estafettes qui galopent sur les routes, tout commence a revivre. Attends la première danse, attends, et tu verras: les Kaiserliks ** et les Cosaques n'ont pas besoin de leurs lunettes pour voir s'il est avec nous; ils le sentent tout de suite." En parlant ainsi, le sergent riait dans ses longues moustaches. Le sergent ne se trompait pas, car ce même jour, vers trois heures de 1'après-midi, toutes les troupes cantonnées autour de la ville se mirent en mouvement, et, sur les cinq heures, on nous fit prendre les armes: le maréchal prince de la Moskowa entrait en ville, au milieu d'une grande quantité d'officiers et de généraux qui formaient * dan is 't maar half werk! ** de soldaten van den keizer van Oostenrijk (vóór de Revolutie: les Impériaux). HISTOIBE D'UN CONSCRIT DE 1813. 85 Suiza et de Warthau. C'est alors que nous visies 1'ennemi: des Cosaques qui se retiraient toujours hors de portee de fusil, et plus ces gens se retiraient, plus nous prenions de courage. Ce qui m'ennuyait, c'était d'entendre Zébédé dire d'un air de mauvaise humeur: „Ils ne s'arrêteront donc jamais? ils ne s'arrêteront donc jamais?" Je pensais: „S'ils s'en vont, qu'est-ce que nous pouvons souhaiter de mieux? Nous aurons gagné sans avoir eu de mal." Mais, a la fin, ils firent halte de 1'autre coté d'une rivière assez large et prof onde; et nous en vimes une quantité qui nous attendaient pour nous hacher1, si nous avions le malheur de passer cette rivière. C'était le 29 avril, il commencait a se faire tard; on ne pouvait voir de plus beau soleil couchant. De 1'autre cöté de 1'eau s'étendait une plaine a perte de vue, et, sur le bandeau rouge du ciel, fourmillaient des cavaliers, avec des shakos recourbés en avant, des vestes vertes, une petite giberne sous le bras et des pantalons bleu de ciel; il y avait aussi derrière des quantités de lances; le sergent Pinto les reconnut pour être des chasseurs russes a cheval et des Cosaques. II reconnut aussi la rivière et dit que c'était la Saaie. On s'approcha le plus prés qu'on put de l'eau, pour tirer des coups de fusil aux cavaliers, qui se retirèrent plus loin, et disparurent même au fond du ciel rouge. On établit alors le bivac prés de la "rivière, on placa des sentinelles. Nous avions 86 HISTOIRE D'TJN CONSCRIT DE 1813. laissé sur notre gauche un grand village; un détachement s'y rendit, pour tacher d'avoir de la viande en la payant, car depuis l'arrivée de 1'Empereur on avait 1'ordre de tout payer. Dans la nuit, comme nous faisions la soupe, d'autres régiments de la division arrivérent; ils établirent aussi leurs bivacs le long de la rive, et c'était quelque chose de magnif ique que ces trainees de feu tremblotant sur Peau. Personne n'avait envie de dormir; Zébédé, Klipfel, Furst et moi, nous étions a la même gamelle 1, et nous disions en nous regardant: „C'est demain que ga va chauffer, si nous voulons passer la rivière! Tous les camarades de Phalsbourg, qui prennent leur chopea la brasserie de YHomme Sauvage, ne se doutent pas que nous sommes assis a eet endroit, au pas d'une rivière, a manger un morceau de vache, et que nous allons coucher sur la terre, attraper des rhumatismes pour nos vieux jours sans parler des coups de sabre et de fusil qui nous sont réservés, peutêtre plus tót que nous ne pensons. „Bah! disait Klipfel, ca, c'est la vie. Je me moque bien de dormir dans du coton et de passer un jour comme 1'autre! Pour vivre, il faut être bien aujourd'hui, mal demain; de cette f acon, le changement est agréable. Et quant aux coups de fusil, de sabre et de baïonnette, Dieu merci! nous en rendrons autant qu'on nous en donnera. — Oui, faisait Zébédé en allumant sa pipe," pour mon compte, j'espère bien que, si je passé 1'arme a gauche *, ce ne sera pas faute d'avoir * als ik om zeep ga. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 87 rendu les coups qu'on m'aura portés." Nous causions ainsi depuis deux ou trois heures; Léger s'était étendu dans sa capote, les pieds a la f lamme et dormait, lorsque la sentinelle cria: „Qui vive!" a deux cents pas de nous. „France! — Quel régiment? — 6e léger." C'était le maréchal Ney avec des officiers de pontonniers et des canons. Nous les vimes passer a cheval, avec le général Souham et cinq ou six autres officiers supérieurs, et malgré la nuit, nous les reconnümes trés bien; le ciel était tout blanc d'étoiles, la lune montait, on y voyait presque comme en plein jour. Ils s'arrêtèrent dans un coude de la rivière, oü 1'on placa six canons, et presque aussitöt après, les pontonniers arrivèrent avec une longue file de voitures chargées de madriersl, de pieux et de tout ce qu'il fallait pour jeter deux ponts. Nos hussards couraient le long de la rive ramasser les bateaux, les canonniers étaient a leurs pièces pour balayer ceux qui voudraient empêcher 1'ouvrage. Longtemps nous regardames avancer ce travail. De tous cotés on entendait crier: „Qui vive! — Qui vive!" C'étaient les régiments du 3e corps qui arrivaient. A la pointe du jour, je finis par m'endormir; il fallüt que Klipfel me secouat pour m'éveiller. On battait le rappel dans toutes les directions; les ponts étaient finis; on allait traverser la Saaie. Un boulet cassa la hache du sapeur Merlin en lui faisant sauter la tête. Pag. 92. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 89 les sapeurs, les tambours a 1'intérieur, les canons dans 1'intervalle, et les caissons derrière le dernier rang. Tout le monde se défiait de ce creux, d'autant plus que nous avions vu, la veille, une masse de cavalerie qui ne pouvait pas s'être sauvée jusqu'au bout de la grande plaine que nous découvrions en tout sens. C'était impossible; aussi je n'ai jamais eu plus de défiance qu'en ce moment: je m'attendais a quelque chose. J'étais au second rang, derrière Zébédé, sur le front, et 1'on peut se figurer si j'ouvrais les yeux. De temps en temps, je regardais un peu de cöté 1'autre carré qui s'avancait sur la même ligne, et je voyais le maréchal au milieu avec son étatmajor. Tous levaient la tête, leurs grands chapeaux de travers, pour voir de loin ce qui se passait. Au moment oü nos tirailleurs s'approchaient des bruyères, un éclair brilla juste en face de nous et le canon tónna. Ces Russes avaient des canons; ils venaient de tirer sur nous, et je ne sais quel bruit m'ayant fait tourner la tête, je vis que dans les rangs, a gauche, se trouvait un vide. En même temps j'entendis le colonel Zapfel qui disait tranquillement: „Serrez les rangs *!" Et le capitaine Florentin qui répétait: „Serrez les rangs!" Cela s'était fait si vite que je n'eus pas le temps de réfléchir, Mais cinquante pas plus loin * Sluit de gelederen. 7 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 90 il y eut encore un éclair et un bruit pareil dans les rangs, et je vis encore un trou, cette fois a droite. Et comme, après chaque coup de canon des Russes, le colonel disait toujours: „Serrez les rangs!" je compris que chaque fois il y avait un vide. Cette idéé me troubla tout a fait, mais il fallait bien marcher. Je n'osais penser a cela, j'en détournais mon esprit, quand le général Chemineau, qui venait d'entrer dans notre carré, cria d'une voix terrible: „Halte!" Alors je regardai et je vis que les Russes arrivaient en masse. „Premier rang, genou terre . . . croisez1 la baïonnette! cria le général. Apprêtez armes!" Comme Zébédé avait mis le genou a terre, j'étais en quelque sorte au premier rang. II me semble encore voir avancer en ligne toute cette masse de chevaux et de Russes courbés en avant, le sabre a la main, et entendre le général dire tranquillement derrière nous, commeal'exercice: „Attention au commandement de feu. — Joue ... * Feu!" Nous avions tiré, les quatre carrés ensemble. A peine la fumée était-elle un peu montée, que nous vimes les Russes qui repartaient ventre a terre; mais nos canons tonnaient, et nos boulets allaient plus vite que leurs chevaux. „Chargez!" cria le général. Je ne crois pas avoir eu dans ma vie un plaisir pareil. * Leg aan! (coucher en joue = mikken). HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 91 „Tiens, tiens, ils s'en vont!" me disais-je en moi-même. Et de tous les cêtés on entendait crier: Vive 1'Empereur! Dans ma joie, je me mis a crier comme les autres. Cela dura bien une minute. Les carrés s'étaient remis en marche, on croyait déja que tout était fini; mais a deux ou trois cents pas du ravin, il se fit une grande rumeur, et pour la seconde fois le général cria: „Halte!... Genou terre!... Croisez la baïonnette!" Les Russes sortaient du creux comme le vent pour tomber sur nous. Ils arrivaient tous ensemble: la terre en tremblait. On n'entendait plus les commandements; mais le bon sens naturel des soldats frangais les avertissait qu'il fallait tirer dans le tas, et les feux de file i se mirent a rouler comme le bourdonnement des tambours aux grandes revues. Ceux qui n'ont pas entendu cela ne pourront jamais s'en faire une idée. Quelques-uns de ces Russes arrivaient jusque sur nous; on les voyait se dresser dans la fumée, puis, aussitöt après, on ne voyait plus rien. Au bout de quelques instants, comme on ne faisait plus que charger et tirer, la voix terrible du général Chemineau s'éleva, criant: „Cessez le feu!" On n'osait presque pas obéir; chacun se depêchait de lacher encore un coup; mais la fumée s'étant dissipée, on vit cette grande masse de cavaliers qui remontaient de 1'autre c6té du ravin. 92 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Aussitöt on déploya les carrés pour marcher en colonnes. Les tambours battaient la charge, nos canons tonnaient. „En avant! en avant! . . . Vive 1'Empereur!" Nous descendimes dans le ravin par-dessus des tas de chevaux et de Russes qui remuaient encore a terre, et nous remontames au pas accéléré i du eöté de Weissenfels. Tous ces Cosaques et ces chasseurs, la giberne sur les reins et le dos plié, galopaient devant nous aussi vite qu'ils pouvaient: la bataille était gagnée! Mais, au moment oü nous approchions des jardins de la ville, leurs canons, qu'ils avaient emmenés, s'arrêtèrent derrière une espèce de verger et nous envoyèrent des boulets, dont Pun cassa la hache du sapeur Merlin en lui faisant sauter la tête. Le caporal des sapeurs, Thomé, eut même le bras droit fracassé par un morceau de la hache; il fallut lui couper le bras le soir a Weissenfels. C'est alors qu'on se mit a courir, car, plus on arrivé vite, moins les autres ont le temps de tirer: chacun comprenait cela. Nous arrivames en ville par trois endroits: en traversant les haies, les jardins, les perches a houblon8 et sautant par-dessus les murs. Le maréchal et les généraux couraient après nous. Notre régiment entra par une avenue bordée de peupliers qui longe le cimetière; comme nous débouchions sur la place, une autre colonne, arrivait par la grande rue. La nous fimes halte, et le maréchal, sans perdre une minute, détacha le 27e pour aller prendre un pont et tacher de couper la retraite HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 103 monte. Aussitöt les trois premiers cótés de notre carré, celui de face, et les deux autres en obliquant a droite et a gauche*, firent feu. Dieu sait combien de Prussiens restèrent dans ce creux! Mais, au lieu de s'arrêter, leurs camarades continuèrent a monter, en criant comme des loups: Saterland! Faterland!" et nous déchargeant tous leurs feux de bataillon a cent pas, pour ainsi dire dans le ventre. Après cela commencèrent les coups de baïonnette et de crosse, car ils voulaient nous enf oneer; ils étaient en quelque sorte furieux. Toute ma vie je me rappellerai qu'un bataillon de ces Prussiens arriva juste de coté sur nous, en nous lancant des coups de baïonnette que nous rendions sans sortir des rangs, et qu'ils furent tous balayés par deux pièces qui se trouvaient en position a cinquante pas derrière le carré. Aucune autre troupe ne voulut alors entrer entre les carrés. Ils redescendaient la colline, et nous chargions nos fusils pour les exterminer jusqu'au dernier, lorsque leurs pièces recommencèrent a tirer, et que nous entendimes un grand bruit a droite: c'était leur cavalerie qui venait pour prof iter des trous que faisaient leurs canons! Je ne vis rien de cette attaque, car elle arrivait sur 1'autre face de la division; mais, en attendant, les boulets nous raflaient1 par douzaines. Le général Chemineau venait d'avoir la cuisse cassée, et cela ne pouvait durer plus longtemps de cette manière, * Schuinsrechts en schuinslinks. 106 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. II pouvait être midi lorsque les six colonnes se mirent en marche, et que, sur les deux cótés de Gross-Gorschen, se déployèrent des masses de hussards et de chasseurs a cheval. Notre artillerie, placée en arrière des carrés, au haut de la cote, avait ouvert un feu terrible contre les canonniers prussiens, qui lui répondaient sur toute la ligne. Nos tambours comimencaient a battre dans les carrés, pour avertir que Pennemi s'approchait; et dans le fond du vallon les Prussiens criaient tous ensemble: Saterland! Faterland!" Leurs f eux de bataillon nous couvraient de fumée, paree que le vent soufflait de notre cöté, ce qui nous empêchait de les voir. Malgré cela, nous avions commencé nos feux de file. * On ne s'entendait et 1'on ne se voyait plus depuis au moins un quart d'heure, quand tout a coup les hussards prussiens furent dans notre carré. Je ne sais pas comment cela s'était fait, mais ils étaient dedans, et tourbillonnaient a droite et a gauche en se penchant sur leurs petits chevaux, pour nous hacher sans miséricorde. Nous leur donnions des coups de baïonnette, nous criions, ils nous lachaient des coups de piatolet; enfin c'était terrible. — Zébédé, le sergent Pinto et une vingtaine d'autres de la compagnie, nous tenions ensemble. Je n'ai jamais pu me figurer comment nous_ sortimes de Ui; nous marchions au hasard dans la fumée, nous tourbillonnions au milieu des * gelederenvuur. fflSTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. 107 coups de fusil et des coups de sabre. Tout ce que je me rappelle, c'est que Zébédé me criait a chaque instant: „Arrivé! arrivé!" et que finalement nous f ümes dans un champ en pente, derrière un carré qui tenait encore, avec le sergent Pinto et sept ou huit autres de la compagnie. Nous étions faits i comme des bouchers! „Rechargez!" nous dit le sergent. Et alors, en rechargeant, je vis qu'il y avait du sang et des cheveux au bout de ma baïonnette, ce qui montre que, dans ma fureur, j'avais donné des coups terribles. Au bout d'une minute, le vieux Pinto reprit: „Le régiment est en déroute ... ces gueux de Prussiens en ont sabré la moitié . . . Nous le retrouverons plus tard . . . Pour le moment il faut empêcher 1'ennemi d'entrer dans le village. — Par file a gauche *, en avant, marche!" Nous descendimes un petit escalier qui menait dans un jardin de Klein-Gorschen et nous entrames dans une maison, dont le sergent barricada la porte du coté des champs avec une grande table de cuisine; ensuite il dit, en nous mon trant la porte de la rue: „Voici notre retraite." Après cela, nous montames au premier, dans une assez grande chambre qui formait le coin au pied de la cote. Le sergent venait d'ouvrir une fenêtre, et tirait déja dans la rue, oü s'avancaient deux ou trois hussards prussiens, parmi des tas de charrettes * Links uit de flank. 108 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. et de fumier; Zébédé et les autres, debout derrière lui, observaient, 1'arme prête. Je regardai sur la cote, pour voir si le carré tenait toujours, et je 1'apercus a cinq ou six cents pas, reculant en bon ordre, et faisant feu des quatre cötés sur la masse de cavaliers qui 1'entouraient. A travers la fumée, je voyais le colonel a cheval au milieu, le sabre a la main, et, tout prés de lui, le drapeau tellement déchiré, que ce n'était plus qu'une loque pendant le long de la hampe i. Plus loin, a gauche, une colonne ennemie débouchait au tournant de la route et marchait sur Klein-Gorschen. Cette colonne voulait se mettre en travers de notre retraite dans le village ; mais des centaines de soldats débandés * étaient arrivés comme nous, il en arrivait même encore de tous les cötés, les uns se retournant tous les cinquante pas pour lacher leur coup de fusil, les autres blessés, se traïnant pour arriver quelque part. Ils entraient dans les maisons, et comme la colonne s'approchait toujours, un feu roulant commenca sur elle de toutes les fenêtres. Cela 1'arrêta; d'autant plus qu'au même instant,- sur la cote a droite, commencaient a se déployer les divisions Brenier et Marchand, que le prince de la Moskowa ** envoyait a notre secours. Les Prussiens f irent donc halte en eet endroit; le feu cessa des deux cötés. Nos carrés et nos colonnes remontèrent la cote ne face de Starsiedel et tout le monde, au village, se dépêcha * in "t wild dooreenloopend. • • d.i. Maarschalk Ney. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 109 d'évacuer les maisons pour raillier chacun son régiment. Le notre était mêlé dans deux ou trois autres; et quand les divisions mirent 1'arme au pied en avant de Kaya, nous eümes de la peine a nous reconnaitre. On fit l'appel de notre compagnie, ilrestaitquarante-deux hommes, le grand Furst et Léger n'y étaient plus; mais Zébédé, Klipfel et moi nous avions retiré notre peau de 1'affaire. Malheureusement ce n'était pas encore fini, car ces Prussiens, remplis d'insolence a cause dé notre retraite, faisaient déja de nouvelles dispositions pour venir nous attaquer a Kaya; il leur arrivait des masses de renforts; et, voyant cela, je pensai que, pour un si grand général, 1'Empe^ reur avait eu pourtant une bien mauvaise idéé de s'étendre sur Leipzig* et de nous laisser surprendre par une armee de plus de cent mille hommes. Comme nous étions en train de nous reformer derrière la division Brenier, dix-huit mille vieux soldats de la garde prussienne montaient la cote au pas de charge **, portant les shakos de nos morts au bout de leurs baïonnettes en signe de victoire. En même temps le combat se prolongeait a gauche, entre Klein-Gorschen et Starsiedel. La masse de cavalerie russe que nous avions vue reluire au soleil le matin, derrière la Gruna-Bach, voulait nous tourner; mais le 6e * door zijn troepenmacht over een zeer grooten afstond in de richting van Leipzig te verspreiden, in den stormpas. 110 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. corps était arrivé nous couvrir et les régiments de marine tenaient la comme des murs. Toute la plaine ne formait qu'un nuage, oü 1'on voyait étinceler les casques, les cuirasses et les lances par milliers. De notre cóté, nous reculions toujours, quand tout a coup quelque chose passa devant nous comme le tonnerre: c'était le maréchal Ney! II arrivait au grand galop, suivi de son état-major. Je n'ai jamais vu de figure pareille; ses yeux étincelaient, ses joues tremblaient de colère! En une seconde il eut parcouru toute la ligne dans sa profondeur, et se trouva sur le front de nos colonnes. Tout le monde le suivait comme entrainé par une force extraordinaire; au lieu de reculer, on marchait a la rencontre des Prussiens, et dix minutes après tout était en feu. Mais 1'ennemi tenait solidement; il se croyait déja le maitre et ne voulait pas lacher la victoire; d'autant plus qu'il recevait toujours du renfort, et que nous autres nous étions épuisés par cinq heures de combat. Notre bataillon, cette fois, se trouvait en seconde ligne, les boulets passaient au-dessus; mais un bruit bien pire et qui me traversait les nerf s, c'était le grelottement de la mitraille dans les baïonnettes: cela sifflait comme une espèce demusiqueterribleetqui s'entendait de bien loin. Au milieu des cris, des commandements et de la fusillade, nous recommencions tout de même a redescendre sur un tas de morts. Nos premières divisions rentraient a Klein-Gorschen; on s'y battait corps a corps; on ne voyait dans la 112 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. crier: Vive 1'Empereur! de toutes mes forces; puis j'entrai dans la grande rue de Kaya par une allee entre deux vieilles maisons. J'étais 1'un des premiers, et j 'apercus encore des gens du village, hommes, femmes, enfants, qui se dépêchaient d'entrer dans leurs caves. Klipfel, Zébédé, le sergent Pinto, tous ceux que je connaissais a la compagnie étaient encore dehors, et j'entendais un bruit tellement épouvantable qu'on ne peut s'en faire une idée. Des masses de fumée passaient par-dessus les toits, les tuiles roulaient et tombaient dans la rue, et les boulets enfoncaient les murs ou cassaient les poutres avec un fracas horrible. En même temps, de tous cötés, par les ruelles, par-dessus les haies et les palissades des jardins entraient nos soldats en se retournant pour faire feu. H y en avait de tous les régiments, sans shakos, les unif ormes déchirés, couverts de sang, 1'air furieux, et, maintenant que j'y pense après tant d'années, c'étaient tous des enfants, de véritables enfants: sur quinze ou vingt, pas un n'avait de moustaches! Et comme les Prussiens, — conduits par de vieux officiers qui criaient; ^orwertz! Forwertz!" — arrivaient, nous, au coin d'une grange, a vingt ou trente, en face d'un jardin oü se trouvaient un petit rucher1 et de grands cerisiers en fleur, nous commencames un feu. roulant sur ces gueux qui voulaient escalader un petit mur au-dessous et prendre le village. Combien d'entre eux, en arrivant sur ce mur, retombèrent dans la masse, jen'ensaisrien;mais HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 117 leurs pièces, pointer et tirer, en les maudissant au fond de mon ame; et j'écoutais avec ravissement les cris de Vive 1'Empereur! qui commenSaient a monter de la vallée, et qu'on entendait dans 1'intervalle des détonations de 1'artillerie. Enfin, au bout de vingt minutes, les Prussiens et les Russes se mirent a reculer; ils repassaient en foule par la ruelle oü nous étions pour se jeter sur la cote; les cris de Vive 1'Empereur! se rapprochaient, les canonniers, devant nous, se dépêchaient comme des forcenés I, quand trois ou quatre boulets arrivèrent cassant une roue et les couvrant de terre. Une pièce tomba sur le coté; deux artilleurs étaient tués et deux blessés. Alors je sentis une main me prendre par le bras; je me retournai et je vis le vieux sergent, a demi mort, qui me regardait en riant d'un air farouche. Le toit de notre baraque s'affaissait, le mur penchait, mais nous n'y prenions pas garde: nous ne voyions que la défaite des ennemis, et nous n'entendions, au milieu de tout ce fracas épouvantable, que les cris toujours plus proches de nos soldats. Tout a coup le sergent tout pale dit: „Le voila!" Et penché en avant, sur les genoux, une main a terre et 1'autre levée, il cria d'une voix éclatante: Vive 1'Empereur! Puis il tomba la face a terre et ne remua plus. Et moi, me penchant aussi pour voir, je vis Napoléon qui montait dans la fusillade, son chapeau enfoncé dans sa grosse tête, sa capote 118 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. grise ouverte, un large ruban rouge en travers de son gilet blanc, calme, froid, comme éclairé par le reflet des baïonnettes. Depuis ce moment je ne me rappelle plus rien de la bataille, car, dans 1'espérance de notre victoire, j'avais perdu le sentiment, et j'étais comme un mort au milieu de tous ces morts. XIV. Je me réveillai dans la nuit, au milieu du silence. Je ne pouvais plus bouger et je souffrais beaucoup; mon bras droit seul remuait encore. Pourtant je parvins a me dresser sur le coude, et je vis les morts entassés jusqu'au fond de Ia ruelle. La lune donnait dessus; ils étaient blancs comme de la neige: les uns la bouche et les yeux tout grands ouverts; les autres la face contre terre, la giberne et le sac au dos, la main cramponnée au fusil. Je voyais cela d'une facon eff rayante, mes dents en claquaient d'épouvante. Je voulus appeler au se cours; j'entendis comme un faible cri d'enfant qui sanglote, et jem'affaissai de désespoir. Mais ce faible cri que j'avais poussé dans le silence en éveillait d'autres de proche en proche, cela gagnait * de tous les cötés: tous les blessés croyaient entendre arriver du secours, et ceux qui pouvaient encore se plaindre appelaient. Ces cris durèrent quelques instants, puis tout se tut, et je n'entendis plus qu'un cheval souffler lentement prés de moi, * dat werkte aanstekelijk. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 119 derrière la haie. II voulait se lever, je voyais sa tête se dresser au bout de son long cou, puis il retombait. Moi, par 1'effort que je venais de faire, ma blessure s'était rouverte, et je sentais de nouveau le sang couler sous mon bras. Je fermai les yeux pour me laisser mourir, lorsque je crus entendre un bruit de paroles. Oh! comme j'écoutai ... et comme je me levai sur mon bras pour crier: „Au secours!" II faisait encore nuit, et pourtant un peu de jour palissait déja le ciel; tout au loin, a travers la pluie qui rayait 1'air, une lumière marchait au milieu des champs, elle allait au hasard, s'arrêtant ici . . . la ... et je voyais alors des formes noires se pencher autour; ce n'étaient que des ombres confuses, mais d'autres que moi voyaient aussi cette lumière, car de tous cötés des soupirs s'élevaient dans la nuit ... des cris plaintifs, des voix si faibles, qu'on aurait dit des petits enfants qui appellent leur mère! Moi, dans mon ardeur de vivre, je regardais cette lueur, comme un malheureux qui se noie regarde le rivage ... je me cramponnais pour la voir, et mon coeur grelottait d'espérance. Je voulais crier, ma voix n'allait pas plus loin que mes lèvres; le bruissement de la pluie dans les arbres et sur les toits couvrait tout, et malgré cela je me disais: „Ils m'entendent... ils viennent!"... II me semblait voir la lanterne remonter le sentier du jardin, et la lumière grossir a chaque pas; mais après avoir erré quelques instants sur le champ de bataille, elle entra 120 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. lentement dans un pli de terrain et disparut. Alors je retombai sans connaissance. XV. C'est au fond d'un grand hangar que je revins a moi; quelqu'un me donnait a boire du vin et de 1'eau, et je trouvais cela trés bon. En ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat a moustaches grises, qui me relevait la tête et me tenait le gobelet aux lèvres. „Eh bien! me dit-il d'un air de bonne humeur, eh bien! qa va mieux?" Et je ne pus m'empêcher de lui sourire en songeant que j'étais encore vivant. J'avais la poitrine et 1'épaule gauche solidement emmaillotées*: je sentais la comme une bruiure, mais cela m'était bien égal: — je vivais! Tout autour de moi, sur des matelas et des bottes de paille, étaient rangés une foule de blessés, et vers le milieu, sur une grande table de cuisine,unchirurgien-major**et ses deux aides, les manches de chemise retroussées, coupaient une jambe a quelqu'un; le blessé poussait des gémissements. Derrière eux se trouvait un tas de bras et de jambes, et chacun peut s'imaginer les idéés qui me passèrent par la tête. Cinq ou six soldats d'infanterie donnaient a boire aux blessés; ils avaient des cruches et des gobelets. * ingebakerd; in een stevig verband gelegd. ** chirurgien-major — dirigeerend officier van gezondheid; aide-major = officier van gezondheid. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 121 Maïs ce qui me fit le plus d'impression, ce fut ce chirurgien en manches de chemise, qui coupait sans rien entendre; il avait un grand nez, les joues creuses, et se fachait a chaque minute contre ses aides, qui ne lui donnaient pas assez vite les couteaux, les pinces, la charpie i le linge, ou qui n'enlevaient pas tout de suité Ie sang avec 1'éponge. Cela n'allait pourtant pas mal, car en moins d'un quart d'heure ils avaient deja coupé deux jambes. Dehors stationnait une grande voiture pleine de paille. Comme on venait d'étendre sur la table une espece de carabinier russe de six pieds au moins e cou percé d'une balie prés de 1'oreille, et que Ie chirurgien demandait les petits couteaux pour lui faire quelque chose, un autre chirurgien passa devant le hangar, et s'arrêta prés de la voiture. „Hé! Forel! cria-t-il d'un ton joyeux. — Tiens, c'est vous, Duchêne? répondit le notre en se retournant. Combien de blessés? — Dix-sept a dix-huit mille. — Diable! Eh bien! ca va-t-il ce matin? — Mais oui; je suis en train de chercher un bouchon 2." Notre chirurgien sortit du hangar pour serrer la main a son camarade; ils se mirent a causer tranquillement, pendant que les aides buvaient un coup de vin, et que le Russe roulait les yeux d un air désespéré. „Tenez, Duchêne, vous n'avez qu'a descendre la rue ... en face de ce puits ... vous voyez? — Trés bien. 9 122 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. — Juste en face, vous trouverez la cantine. — Ah! bon . . . merci! Je me sauve!" L'autre alors partit, et le nötre lui cria: „Bon appétit, Duchêne!" Puis il revint du cöté de son Russe, qui 1'attendait, et commenca par lui ouvrir le cou depuis la nuque jusqu'a 1'épaule. II travaillait d'un air de mauvaise humeur, en disant aux aides: „Allons donc, messieurs, allons donc!" Le Russe soupirait comme on peut s'imaginer: mais il n'y faisait pas attention, et, finalement, jetant une balie a terre, il lui mit un bandage et dit: „Enleyez!" On enleva le Russe de la table, les soldats 1'étendirent sur une paillasse a la file des autres, et 1'on apporta le voisin. A cinq ou six paillasses de la mienne était assis un vieux caporal, la jambe emmaillotée; il clignait de 1'ceil et disait a son voisin, dont on venait de couper le bras: „Conscrit, regarde un peu dans ce tas; je parie que tu ne reconnais pas ton bras." L'autre, tout pale, mais qui pourtant avait montré le plus grand courage, regarda, et presque aussitöt il perdit connaissance. Alors le caporal se mit a rire et dit: „II a fini par le reconnaitre ... C'est celui d'en bas, avec la petite fleur bleue. Ca produit toujours le même effet." II s'admirait lui-même d'avoir découvert cela, mais personne ne riait avec lui. A chaque minute les blessés criaient: HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 123 „A boire!" Quand 1'un commencait, tous suivaient. Le vieux soldat m'avait pris sans doute en amitié, car, en passant, il me présentait toujours son gobelet. Je ne restai pas la-dedans plus d'une heure; une dizaine d'autres voitures a larges echelles étaient venues se ranger derrière la première. Des paysans du pays, en veste de velours et large feutre noir, le fouet sur 1'épaule, attendaient, tenant leurs chevaux par la bride. Un piquet» de hussards arriva bientöt, le maréchal des logis 2 mit pied a terre et, entrant sous le hangar, il dit: „Faites excuse, major, mais voici un ordre pour escorter douze voitures de blessés jusqu'a Lutzen; est-ce que c'est ici qu'on les charge? — Oui, c'est ici," répondit le chirurgien. Et tout de suite on se mit a charger la première file. Les paysans et les hommes de 1'ambulance, avant de nous enlever, nous faisaient boire encore un bon coup. JDès qu'une voiture était pleine, elle partait en avant, et une autre s'avancait. J'étais sur la troisième, assis dans la paille, au premier rang, a cêté d'un conscrit du 27e qui n'avait plus dé main droite; derrière, un autre manquait d'une jambe, un autre avait la tête fendue, un autre la machoire cassée, ainsi de suite jusqu'au fond. On nous avait rendu nos grandes capotes, et nous avions tellement froid, malgré le soleil, qu'on ne voyait que notre nez, notre bonnet dé HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 125 une jambe, — le bras autour des reins, — et m'emportaient en traversant une place sombre Le ciel fourmillait d'étoiles, et, sur la facade d'un grand édifice, qui se détachait en noir au milieu de la nuit, brillaient des lumières innombrablesc etait 1'höpital du faubourg de Hall, a Leipzig. Les deux hommes montèrent un escalier tournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une salie immense, — oü des lits è la file se touchaient presque d'un bout a l'autre sur trois rangs, — et 1'on me coucha dans un de ces lits. Ce n'est que le lendemain, vers huit heures, au premier pansement i, que je vis mieux la salie Alors aussi je sus que j'avais 1'os de 1'épaule gauche cassé. Lorsque je m'éveillai, j'étais au milieu d'une douzaine de chirurgiens: 1'un deux, un gros homme brun, qu'on appelait M. le baron, ouvrait mon bandage; un aide tenait, au pied du lit, une cuvette d'eau chaude. Le major examina ma blessure; il lava lui-même la plaie et remit le bandage en deux tours de main *; de sorte que mon epaule ne pouvait plus remuer et que tout se trouvait en ordre. Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutes après, un infirmier 2 vint me mettre une chemisé sans me faire mal, a force d'habitude. Le chirurgien s'était arrêté prés de l'autre lit et disait: „Hé! te voilé donc encore, Pancien! — Oui, monsieur le baron, c'est encore moi, * In een ommezien. 126 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. répondit un canonnier, tout fier de voir qu'il le reconnaisait; la première fois, c'était a Austerlitz, pour un coup de mitraille, ensuite a Iéna, ensuite a Smolensk, pour deux coups de lance. — Oui, oui, dit le chirurgien comme attendri; et maintenant qu'est-ce que nous avons? — Trois coups de sabre sur le bras gauche, en défendant ma pièce contre les hussards prussiens." Le chirurgien s'approcha, déf it le bandage, et je 1'entendis qui demandait au canonnier: „Tu as la croix? * — Non, monsieur le baron. — Tu t'appelles? — Christian Zimmer, maréchal des logis au 2e d'artillerie a cheval. — Bon', bon!" II pansait alors les blessures et f init par dire en se levant: „Tout ira bien!" II se retourna, causant avec les autres, et sortit après avoir fini son tour et donné quelques ordres aux infirmiers. Le vieux cannonnier paraissait tout joyeux; comme je venais d'entendre a son nom qu'il devait être de 1'Alsace, je me mis a lui parler dans notre langue, de sorte qu'il en fut encore plus réjoui. C'était un gaillard de six pieds, dur comme un roe, mais brave homme tout de même, Ses yeux se plissaient** quand on lui parlait * La croix de la Légion d'Honneur (ridderorde door Napoleon ingesteld in 1802). ** Hij kneep de oogen toe. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 127 alsacien, ses oreilles se dressaient, j'aurais pu tout lui demander en alsacien, il m'aurait tout donné s'il avait eu quelque chose; mais il n'avait que des poignées de main qui vous faisaient craquer les os. II m'appelait Joséphel, comme au pays, et me disait: , Joséphel, prends garde d'avaler les remèdes qu'on te donne ... II ne faut avaler que ce qu'on connait. . . Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut rien." Quand j'avais peur a cause de la fièvre et de ce que je voyais, il prenait des airs fachés et me regardait avec ses grands yeux gris, en disant: ,Joséphel, est-ce que tu es fou d'avoir peur? Est-ce que des gaillards comme nous autres peuvent mourir dans un hopital? Non... non... óte-toi cette idéé de la tête *." Mais il avait beau dire, tous les matins les médecins, en faisant leur ronde, en trouvaient sept ou huit de morts. Zimmer me disait: „Tout cela, Joséphel, vient des mauvaises drogues que les médecins inventent. Vois-tu ce grand maigre? II peut se vanter d'avoir tué plus d'hommes que pas une pièce de campagne; il est en quelque sorte toujours chargé a mitraille, et la mèche i allumée. Et ce petit bnin? a la place de 1'Empereur, je Penverrais aux Prussiens et aux Russes; il leur tuerait plus de monde qu'un corps d'armée." Au bout de trois semaines, 1'os de mon épaule * Zet die gedachten op zij! 136 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. de Saxe, et nous lui avons aussi donné un bon morceau de la Pologne." Tout a coup Zimmer s'arrêta devant une petite porte basse en s'écriant: „Tiens, c'est la brasserie1 du Mouton-d'Or! La faca.de est sur l'autre rue, mais nous pouvons entrer par ici. Arrivé!" En même temps il poussa la porte, et nous entrames dans une haute salie pleine de fumée. II me fallut un instant pour voir, a travers ce nuage gris, une longue file de tables entourées de buveurs, la plupart en redingote courte et petite casquette, et les autres en uniforme saxon. C'étaient des étudiants, des jeunes gens de familie * qui viennent a Leipzig étudier le droit, la médecine, et tout ce qu'on peut apprendre en vidant des chopes et menant une vie joyeuse qu'ils appellent dans leur langue le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entre eux avec des espèces de lattes rondes par le bout, et seulement aiguisées de quelques lignes; de sorte qu'ils se font des balafres 2 a la figure, comme me 1'a raconté Zimmer, mais il n'y a jamais de danger pour leur vie. Zimmer riait en me racontant ces choses; il disait qu'on ferait aussi bien de charger les canons avec des pommes cuites que de se battre avec ces lattes rondes au bout. Enfin nous entrames dans la salie, et nous vimes le plus vieux d'entre ces étudiants, debout sur une table, et lisant tout haut une gazette * Jongelui van goeden huize. 138 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Vous ne savez peut-être pas que la grande salie est sur la rue de Tilly? — Si, nous le savons bien, répondit Zimmer; mais j'aime mieux cette petité salie. C'est ici que nous venions dans le temps, deux vieux camarades et moi, vider quelques chopes en llionneur d'Iéna et d'Auerstaedt. Cette salie me rappelle de bons souvenirs. — Ah! .. . comme vous voudrez, comme vous voudrez, dit le brasseur. C'est de la bière de mars que vous demandez? — Oui, deux chopes et la gazette. — Bon! bon!" II nous servit les deux chopes, et Zimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les étudiants, qui s'excusaient en s'en allant les uns après les autres. Je sentais que tous ces gens-la nous portaient une haine d'autant plus terrible, qu'ils n'osaient la montrer tout de suite. Dans la gazette, qui venait de France, on ne parlaitque d'un armistice i, après deux nouvelles victoires a Bautzen et a Wurtschen. Nous apprimes alors que eet armistice avait commencé le 6 juin, et qu'on tenait des conférences a Prague, en Bohème, pour arranger la paix. Naturellement cela me faisait plaisir; j'espérais qu'on renverrait au moins les estropiés chez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de parler haut, remplissait toute la salie de ses réflexions; il m'interrompait a chaque ligne et disait: „Un armistice! . . . Est-ce que nous avions besoin d'un armistice, nous? Est-ce qu'après avoir écrasé ces Prussiens et ces Russes a Lut- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 139 zen, a Bautzen et a Wurtschen, nous ne devions pas les détruire de fond en comble? Est-ce que, s'ils nous avaient battus, ils nous donneraient un armistice, eux? Ca, — vois-tu, Joseph, c'est le caractère de 1'Empereur, il est trop bon ... il est trop bon! C'est son seul défaut. II a fait la même chose après Austerlitz, et nous avons été obligés de recommencer la partie. Je te dis qu'il est trop bon. Ah! s'il n'était pas si bon, nous serions maitres de toute 1'Europe." En même temps il regardait a droite et a gauche, pour demander 1'avis des autres. Mais on nous faisait des mines du diable *, et personne ne voulait répondre. Finalement Zimmer se leva. „Partons, Joseph dit-il. Moi, je ne me connais pas en politique; mais je soutiens que nous ne devions pas accorder d'armistice a ces gueux; puisqu'ils sont a terre, il fallait leur passer sur le ventre **." Après avoir payé, nous sortimes, et Zimmer me dit: „Je ne sais pas ce que ces gens ont aujourd'hui; nous les avons dérangés dans quelque chose. — C'est bien possible, lui répondis-je. Ils n'avaient pas 1'air aussi bons garcons *** que tu le racontais. * Men zag ons zeer onvriendelijk aan. ** Daar ze weerloos waren, hadden wjj ze moeten verpletteren. *** Ze zagen er niet zoo gemoedelijk uit. 140 fflSTOIBE D'UN CONSCRIT DE 1813. — Non, fit-il. Ces jeunes gens-la, vois-tu, sont bien au-dessous des anciens étudiants qua j'ai vus. Ceux-la passaient en quelque sorte leur existence a la brasserie. Ils buvaient des vingt et même des trente chopes dans leur journée; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas lutter contre des gaillards pareils. Cinq ou six d'entre eux qu'on appelait senior, avaient la barbe grise et 1'air vénérable. Nous chantions ensemble Fanfan-la-Tvlipe et le Hoi Dagobert, qui ne sont pas des chansons politiques: mais ceux-ci ne valent pas les anciens." J'ai souvent pensé depuis a ce que nous avions vu ce jour-la, et je suis sur que ces étudiants faisaient partie du Tugend-Bund. En rentrant a 1'höpital, après avoir bien diné et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc a 1'auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly, nous apprimes, Zimmer et moi, que nous irions coucher le soir même a la caserne de Rosenthal. C'était une espèce de dépot des blessés de Lutzen, lorsqu'ils commengaient a se remettre. On y vivait a 1'ordinaire * comme en garnison; il fallait répondre a l'appel du matin et du soir. Le reste du temps on était libre. Tous les trois jours, le chirurgien venait passer la visite, et quand vous étiez remis, vous receviez une feuille de route pour aller rejoindre votre corps. Durant les six semaines que nous restames a Rosenthal, Zimmer et moi, nous fimes souvent le tour de la ville pour nous désennuyer. Nous sortions par le faubourg de Randstatt, et nous * Men kreeg er den gewonen kost. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1818. 141 poussions jusqu'a Lindenau, sur la route de Lutzen. Ce n'étaient que ponts, marais, petites iles boisées a perte de vue. La-bas, nous mangions une omelette au lard, au bouchon de la Carpe, et nous 1'arrosions d'une bouteille de vin blanc. On ne nous donnait plus rien a crédit, comme après Iéna; je crois qu'au contraire 1'aubergiste nous aurait fait payer doublé et triple, en 1'honneur de la patrie allemande, si mon camarade n'avait connu le prix des ceufs, du lard et du vin, comme le premier Saxon venu. Le soir, quand le soleil se couche derrière les roseauxdel'Elsteretde la Pleisse, nous rentrions en ville au chant mélancolique des grenouüies, qui vivent dans ces marais par milliards. D'autres fois nous remontions la rive de la Pleisse jusqu'a Mark-Kléeberg. Cela faisait plus d'une lieue, et partout la plaine était couverte de moissons que 1'on se dépêchait de rentrer. Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient ne pas nous voir; quand nous leur demandions un renseignement, ils avaient 1'air de ne pas nous comprendre. Zimmer voulait toujours se facher; je le retenais en lui disant que ces gueux ne cherchaient qu'un prétexte pour nous tomber dessus, et que d'ailleurs nous avions 1'ordre de ménager les populations. „C'est bon! f aisait-il; si la guerre se promène par ici*... gare! Nous les avons comblés de biens... et voila comme ils nous recoivent." Mais ce qui montre encore mieux la malveil- * als de oorlog hierheen verplaatst wordt. 142 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. lance du monde a notre égard, c'est ce qui nous arriva le lendemain du jour oü finit 1'armistice. Ce jour-la, vers onze heures, nous voülions nous baigner dans PElster. Nous avions deja jeté nos habits, lorsque Zimmer, voyant approcher un paysan sur la route de Connewitz, lui cria: „Hé! camarade, il n'y a pas de danger ici? — Non, non, entrez hardiment, répondit eet homme; c'est un bon endroit." Et Zimmer, étant entré sans défiance, descendit de quinze pieds. II nageait bien, mais son bras gauche était encore faible; la force du courant 1'entraina, sans lui donner le temps de s'accrocher aux branches des saules qui pendaient dans 1'eau. Si par bonheur une espèce de gué 1 ne s'était pas rencontré plus loin, qui lui permit de prendre pied, il entrait entre deux iles de vase, d'oü jamais il n'aurait pu sortir. Le paysan s'était arrêté sur la route pour voir ce qui se passerait. La colère me saisit et je me rhabillai bien vite, en lui montrant le poing; mais il se mit a rire et gagna le village d'un bon pas. Zimmer ne se possédait plus d'indignation; il voulait courir a Connewitz et tacherdedécouvrir ce gueux; malheureusement c'était impossible. allez donc trouver un homme qui se cache dans trois ou quatre cents baraques! Et d'ailleurs, quand on Paurait trouvé, qu'est-ce que nouspouvions faire? Enfin nous descendimes a 1'endroit oü 1'on avait pied *, et la fraicheur de l'eau nous calma. * waar men grond onder de voeten voelde. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 143 En rentrant a Leipzig, nous vïmes la joie peinte sur la figure des habitants; elle n'éclatait pas ouvertement, mais les bourgeois, en se rencontrant dans la rue, s'arrêtaient et se donnaient la main; les femmes allaient se rendre visite Tune a l'autre; une espèce de satisfaction intérieure brillait jusque dans les yeux des servantes, des domestiques et des plus misérables ouvriers. Zimmer me dit: „On croirait que les Allemands sont joyeux; ils ont tous 1'air de bonne humeur. — Oui, lui répondis-je, cela vient du beau temps et de la rentrée des récoltes." C'était vrai, le temps était trés beau; mais en arrivant a la caserne de Rosenthal, nous aperQümes nos officiers sous la grande porte, causant entre eux avec vivacité. Les hommes de garde écoutaient, et les passants s'approchaient pour entendre. On nous dit que les conférences de Prague étaient rompues, et que les Autrichiens venaient aussi de nous déclarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommes de plus sur les bras. Le lendemain de cette grande nouvelle, il y eut visite générale, et douze cents blessés de Lutzen, a peu prés remis, recurent 1'ordre de rejoindre leurs corps. Ils s'en allaient par compagnies, avec armes et bagages, en suivant les uns la route d'Altenbourg, qui remonte 1'Elster, les autres celle de Wurtzen, plus a gauche. Zimmer était du nombre, ayant lui-même demandé a partir. Je 1'accompagnai jusque hors des portes, et puis 144 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. nous nous embrassames tout attendris. Moi je restai, mon bras était encore trop faible. Le temps s'était mis a la pluie a la fin d'aoüt; 1'eau tombait a verse. Je ne sortais plus de la caserne. Souvent, assis sur mon lit, — regardant par la fenêtre 1'Elster bouillonner sous 1'ondée *, et les arbres des petites iles se pencher sous les grands coups de vent, — je pensais: „Pauvres soldats!... pauvres camarades!... que faites-vous a cette heure?... oü êtes-vous? Sur la grande route peut-être, au milieu des champs!" Et malgré mon chagrin de vivre la, je me trouvais moins a plaindre qu'eux. Mais un jour le vieux chirurgien Tardieu fit son tour et me dit: „Votre bras est solide . . . Voyons, levez-moï cela . . . Bon . . . bon!" Le lendemain, a l'appel, on me fit passer dans une salie oü se trouvaient des effets d'habillement, des sacs, des gibernes et des souliers en abondance. Je recus un fusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le 6e, a Gauernitz, sur 1'Elbe. C'était le Ier octobre. Nous nous mimes en marche douze ou quinze ensemble; un fourrier du 27e nommé Poitevin nous conduisait. En route, tantot 1'un, tantót l'autre changeait de directioh pour rejoindre son corps; mais Poitevin, quatre soldats d'infanterie et moi, nous continuames notre chemin jusqu'au village de Gauernitz. mSTOIRE d'un conscrit de 1813. 145 XVII. Nous allions donc, suivant la grande route de Wurtzen, le fusil en bandoulière la capote retroussée 2, le dos arrondi sous le sac, et 1'oreille basse, comme on peut croire. La pluie tombait, 1'eau nous coulait du shako dans la nuque. Personne ne disait mot, sauf le fourrier Poitevin. C'était un vieux soldat, jaune, ridé, les joues creuses, le nez rouge, les moustaches longues d'une aune comme tous les buveurs d'eau-de-vie. II avait un langage relevé *, qu'il entremêlait d'expressions de caserne; et quand la pluie redoublait, il s'écriait, avec un éclat de rire bizarre: „Oui . . . Poitevin . . . oui . . . cela t'apprendra a siffler! ..." Ce vieil ivrogne s'était apercu que j'avais quelques sous au fond de ma poche; il se tenait prés de moi, disant: „Jeune homme, si votre sac vous gêne, passezmoi ca." Mais je le remerciais de son honnêteté. Malgré mon ennui d'être avec un homme qui regardait toujours les enseignes d'auberge, lorsque nous traversions un village, et qui disait: „Un petit verre ferait joliment de bien par le temps qui court. . ." je n'avais pu m'empêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte qu'il ne me quittait plus. Nous approchions de Wurtzen et la pluie tombait a verse, lorsque le fourrier s'écria pour la vingtième fois: „Oui, Poitevin. . . voila 1'existence . . . cela t'apprendra a siffler! * een beschaafde taal. 146 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. — Quel diable de proverbe avez-vous la, fourrier? lui dis-je ... Je voudrais bien savoir comment la pluie vous apprend a siffler. — Ce n'est pas un proverbe, jeune homme, c'est une idéé qui me revient quand je m'amuse." Puis, au bout d'un instant: „Vous saurez, dit-il qu'en 1806, époque oü je faisais mes études a Rouen, il m'arriva de siffler une pièce de théatre, avec bien d'autres jeunes gens comme moi. Les uns sifflaient, les autres applaudissaient; il en résulta des coups de poing, et la police nous mit au violon 1 par douzaines. L'Empereur, ayant appris la chose, dit: „Puisqu'ils aiment tant a se battre, qu'on les incorpore dans mes armées! Ils pourront satisfaire leur goüt!" Et naturellement la chose fut faite, personne n'osa souffler dans le pays, pas même les pères et mères! — Vous étiez donc conscrit? lui dis-je. — Non, mon père venait de m'acheter un remplacant. C'est une plaisanterie de 1'Empereur... une de ces plaisanteries dont on se souvient longtemps: vingt ou trente d'entre nous sont morts de misère ... Quelques autres, au lieu de remplir une place honorable dans leur pays, soit comme médecin, juge, avocat, sont devenus de vieux ivrognes. Voila ce qui s'appelle une bonne farce!" Alors il se mit a rire en me regardant du comde l'oeil. — J'étais devenu tout pensif, et deux ou trois encore, avant d'arriver a Gauernitz, je payai des petits verres a ce pauvre diable. Enfin, vers dix heures du soir, nous découvrimes des f eux de bivac sur une cote sombre, a HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. 147 droite du village de Gauernitz et d'un vieux chateau, oü brillaient aussi quelques lumières. Plus loin, dans la plaine, tremblotaient d'autres feux en plus grand nombre. La nuit était claire. Les grandes pluies avaient essuyé le ciel. Comme nous approchions du bivac, on nous cria: „Qui vive! — France!" répondit le fourrier. Mon coeur battait avec force, en pensant que dans quelque minutes j'allais re voir mes vieux camarades, s'ils étaient encore de ce monde. Des hommes de garde s'avancaient déja d'une espèce de hangar, k demi portee de fusil du village pour venir nous reconnaitre. Ils arrivèrent prés de nous. Le chef du poste, un vieux souslieutenant tout gris, le bras en écharpe sous son manteau, nous demanda d'oü nous venions, oü nous allions, si nous avions rencontré quelque parti de Cosaques en route. Le fourrier répondit pour nous tous. L'Officier nous prévint alors que la division Souham avait quitté les environs de Gauernitz le matin et nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de route, ce que nous fimes en silence, passant autour des feux de bivac, oü les hommes, couverts de boue séche, dormaient par vingtaines: pas un ne remuait. Nous arrivames au hangar. Un vieux soldat, sec et brun, veillait seul; il était assis sur ses jambes croisées, tenant entre ses genoux un soulier qu'il raccommodait avec une alêne1 et de la ficelle. 148 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. C'est a moi que 1'officier rendit le premier sa feuille en disant: „Vous rejoindrez demain votre bataillon a deux lieues d'ici prés de Torgau." Alors le vieux soldat, qui me regardait, posa la main a terre pour me montrer qu'il y avait de la place, et j'allai m'asseoir prés de lui. J'ouvris mon sac, et je mis d'autres chaussettes et des souliers neufs que j'avais recus a Leipzig; cela me fit du bien. Le vieux me demanda: „Tu vas rejoindre? — Oui, le 6e, a Torgau. — Et tu viens? — De 1'hópital de Leipzig. — Ca se voit, fit-il; tu es gras comme un chanoine. On t'a nourri de cuisses de poulet la-bas, pendant que nous mangions de la vache enragée." * Le vieux, au bout dun instant, reprit: „Tu as été blessé? — Oui, Pancien, a Lutzen. — Quatre mois d'hopital, fit-il en allongeant la lèvre, quelle chance! Moi j'arrivé d'Espagne. Je m'étais flatté de retrouver les Kaiserlicks de 1807 ... des moutons ... de vrais moutons. Ah I oui, ils sont devenus pires que les guérillas. Ca se gate, ga se gate!" II se parlait ainsi tout bas, sans faire attention a moi, et tirait les deux ficelles comme un cordonnier, en serrant les lèvres. De temps en temps * terwijl wij armoe moesten lijden. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 153 ce qui s'était passé depuis Lutzen: les grandes victoires de Bautzen et de Wurtschen, la joie qu'on avait de pousser sur Berlin, 1'armistice, pendant lequel on était cantonné1 dans les bourgades. Malheureusement, a la fin de 1'armistice, tout le monde s'était mis contre nous; les gens nous avaient pris en horreur; on coupait les ponts sur nos derrières, on avertissait les Prussiens, les Russes et les autres de nos moindres mouvements, et chaque fois qu'il nous arrivait une débacle, au lieu de nous secourir, on tachait de nous enfoncer encore plus dans la bourbe. „Enfin, me dit Zébédé, nous avons tout contre nous: le pays, les pluies continuelles et nos propres généraux, las de tout cela. Les uns sont ducs, princes, et s'ennuient d'être toujours dans la boue, au lieu de s'asseoir dans de bons fauteuils; et les autres, veulent se dépêcher de devenir maréchal, en faisant un grand coup. Nous autres, pauvres diables, qui n'avons rien a gagner que d'être estropiés pour le restant de nos jours, et qui sommes les fils des paysans et des ouvriers qui se sont battus pour abolir la noblesse, il faut que nous périssions pour en faire une nouvelle!" Nous étions alors entre trois armées, qui voulaient se réunir pour nous écraser d'un coup: celle du Nord commandée par Bernadotte, celle de Silésie commandée par Blücher, et 1'armée de Bohème commandée par Schwartzenberg. On croyait, tantöt que nous allions passer 1'Elbe, pour tomber sur les Prussiens et les Suédois, u 154 fflSTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. tan tót que nous allions courirsurlesAutrichiens, du cóté des montagnes, comme nous avions fait cinquante fois en Italië et ailleurs. Mais les autres avaient fini par comprendre ce mouvement, et quand nous avions 1'air d'approcher, ils s'en allaient plus loin. Ils se défiaient surtout de 1'Empereur, qui ne pouvait être a la fois en Bohème et en Silésie, et cela faisait des marches et des contre-marches abominables. Tout ce que demandaient les soldats, c'était de se battre, car, a f orce de marcher et de dormir dans la boue, a force d'être a la demi-ration et rongés par la vermine ils avaient pris la vie en horreur. Chacun pensait: „Pourvu que cela f inisse d'une f acon ou d'une autre ... C'est trop fort. . . cela ne peut pas durer!" Tous les soirs il fallait faire faction, a cause d'un gueux nommé Thielmann, qui soulevait les paysans contre nous; il nous suivait comme notre ombre, il nous observait de village en village, sur les hauteurs, sur les routes, dans le creux des vallons : son armee, c'était tous ceux'qui nous en voulaient; il avait toujours assez de monde. C'est aussi vers ce temps que les Bavarois, les Badois et les Wurtembergeois se déclarèrent contre nous, de sorte que toute 1'Europe était sur notre dos. Enfin nous eümes la consolation de voir que 1'armée se ramassait * comme pour une grande bataille. Le 13 octobre, nous passions la Mulda, et nous * bijeentrok. fflSTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 155 voyions défiler sur le pont la vieille garde. On annonca.it le passage de 1'Empereur, mais nous partimes avec la division Dombrowski et le corps de Souham. Dans les moments oü la pluie cessait de tomber, et quand un rayon de soleil d'automne brillait entre les nuages, on voyait toute 1'armée en marche: la cavalerie et 1'infanterie s'avancaient de partout sur Leipzig. De l'autre coté de la Mulda brillaient aussi les baïonnettes des Prussiens; mais on ne découvrait pas encore les Autrichiens ni les Russes; ils arrivaient sans doute d'ailleurs. Le 14, notre bataillon fut encore une fois détaché pour aller en reconnaissance dans la ville d'Aaken; 1'ennemi s'y trouvait; il nous recut a coups de canon, et nous restames toute la nuit dehors, sans pouvoir allumer un seul feu, a cause de la pluie. Le lendemain nous partimes de la, pour rejoindre la division a marches forcées. Je ne sais pas pourquoi chacun disait: „La bataille approche! ... la bataille approche! . . ." Le sergent Pinto prétendait que 1'Empereur était dans 1'air. — Moi, je ne sentais rien, mais je voyais que nous marchions sur Leipzig, et je pensais: „Si nous avons une bataille, pourvu qu'il ne t'arrive pas d'attraper un mauvais coup comme a Lutzen, et que tu puisses encore revoir Catherine!" Le lendemain, vers dix heures, prés d'un petit village dont je ne me rappelle pas le nom, on venait de crier: „Halte!" pour respirer, lorsque 156 HISTOÏRE D'UN CONSCRIT DE 1813. nous entendimes tous ensemble comme un grand bourdonnement dans 1'air. Le colonel, encore a cheval, écoutait, et le sergent Pinto dit: „La bataille est commencée." Presque au même instant le colonel, levant son épée, cria: „En avant!" Alors on se mit a courir: les sacs, les gibernes, les fusils, la boue, tout sautait; on ne faisait attention a rien. A travers champs, des régiments entiers arrivaient au pas de course. Tout au bout de la route, on voyait les deux clochers de Saint-Nicolas et de Saint-Thomas de Leipzig dans le ciel, tandis qu'a droite et a gauche des deux cötés de la ville, s'élevaient de grands nuages de fumée oü passaient des éclairs. Le bourdonnement augmentait toujours; nous étions encore a plus d'une lieue de la ville qu'on était forcé de parler haut pour s'entendre, et 1'on se regardait tout pales comme pour dire: „Voila ce qui s'appelle une bataille!" Le sergent Pinto criait: „C'est plus fort qu'a Eylau!" II ne riait pas, ni Zébédé, ni moi, ni les autres; mais nous galopions tout de même, et les officiers répétaient sans cesse: „En avant! en avant! Sur les onze heures, nous découvrimes lé champ de bataille, a une lieue en avant de Leipzig. En face de nous, a 1,200 ou 1,500 mètres, étaient rangés deux régiments de lanciersroüges, et un peu a gauche, deux ou trois régiments de chasseurs a cheval, dans les prairies de la HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 157 Partha. Plus loin, le long d'une petite cote, étaient échelonnées les divisions Ricard, Dombrowski, Souham et plusieurs autres. Elles tournaient le dos a la ville. C'était 1'armée de réserve, commandée par le maréchal Ney; son aile gauche communiquait avec Marmont, posté sur la route de Hall, et son aile droite avec la grande armée, commandée par 1'Empereur en personne; de sorte que nos troupes formaient pour ainsi dire un grand cercle autour de Leipzig, et que les ennemis, arrivant de tous les cötés a la fois, cherchaient a se donner la main pour faire un cercle encore plus grand autour de nous et nous enfermer dans la ville comme dans une souricière. En attendant, trois terribles batailles se livraient en même temps: 1'une contre les Autrichiens et les Russes a Wachau; l'autre contre les Prussiens, a Mockern, sur la route de Hall, et la troisième sur la route de Lutzen, pour défendre le pont de Lindenau, attaqué par Ie général Giulay. XVIII. Le bataillon commengait a descendre la colline en face de Leipzig, pour rejoindre notre division, lorsque nous vimes un officier d'état-major traverser la grande prairie au-dessous et venir de notre coté ventre a terre. En deux minutes il fut prés de nous; le colonel Lorain cour ut a sa rencontre, ils échangèrent quelques mots, puis 1'off icier repartit. Des centaines d'autres allaient ainsi dans la plaine porter des ordres. 158 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. „Par file a droite!" cria le colonel, — et nous primes la direction d'un bois en arrière qui longe la route de Duben environ une demi-lieue. Une fois sur la lisière *, on nous fit renouveler 1'amorce de nos fusils, et le bataillon fut déployé dans le bois en tirailleurs. Nous étions échelonnés2 a vingt-cinq pas 1'un de l'autre, et nous avancions en ouvrant les yeux, comme on peut s'imaginer. Le sergent Pinto disait a chaque minute: „Mettez-vous a couvert!" Mais il n'avait pas besoin de tant nous prévenir; chacun dressait 1'oreille et se dépêchait d'attraper un gros arbre pour regarder a son aise avant d'aller plus loin. Enfin nous marchions ainsi depuis dix minutes, et comme on ne voyait rien, cela commencait a nous rendre de la confiance; lorsqu'un coup de feu part. . . puis encore un, puis deux, trois, six, de tous les cötés, le long de notre ligne, et dans le même instant je vois mon camarade de gauche qui tombe en cherchant a se retenir contre un arbre. Cela me réveille ... Je regarde de l'autre coté, et qu'est-ce que je découvre a cinquante ou soixante pas? un vieux soldat prussien, qui m'ajuste en clignant de 1'ceil. Je me baisse comme le vent. A la même seconde j'entends Ia détonation, et quelque chose craque sur ma tête; j'avais mon fourniment s, la brosse, le peigne et le mouchoir dans mon shako; la balie de ce gueux avait tout cassé. Je me sentais tout froid. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 159 „Tu viens d'en échapper d'une belle *!" me cria le sergent en se mettant a courir; et moi qui ne voulais pas rester seul dans un pareil endroit, je le suivis bien vite. Le lieutenant Bretonville, son sabre sous le bras, répétait: „En avant! en avant! . . . Plus loin sur la droite, on tirait toujours. Mais voilé que nous arrivons au bord d'une clairière1 oü se trouvaient cinq ou six gros troncs de chênes abattus, une petite mare pleine de hautes herbes, et pas un seul arbre pour nous couvrir. Malgré cela, plusieurs s'avangaient hardiment, quand le sergent nous dit: „Halte! ... les Prussiens sont, bien sür, en embuscade aux environs; ouvrons 1'ceil." II avait a peine dit cela, qu'une dizaine de balles sifflaient dans les branches et que les coups retentissaient; en même temps, un tas de Prussiens allongeaient les jambes et entraient plus loin dans le fourré 2. „Les voila partis. En route!" dit Pinto. Mais le coup de fusil de mon shako m'avait rendu bien attentif, je voyais en quelque sorte a travers les arbres; et comme le sergent voulait traverser la clairière, je le retins par le bras en lui montrant le bout d'un fusil qui dépassait une grosse broussaille, de l'autre coté de la mare, a cent pas devant nous. Les camarades, s'étant approchés, le virent * Je bent er goed afgekomen. De gewone uitdrukking luidt: tu viens de 1'échapper belle. 160 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. aussi; c'est pourquoi le sergent dit a voix basse. „Toi, Bertha, reste ici . . . ne le perds pas de vue. Nous autres, nous allons tourner la position *. Aussitöt ils s'éloignèrent a droite et a gauche, et moi, la crosse a 1'épaule, derrière mon arbre, j'attendis' comme un chasseur a Paf fut i. Au bout - de deux ou trois minutes, le Prussien, qui n'entendait plus rien, se leva doucement. J'aurais pu 1'abattre pour sür; mais cela me fit une telle impression de tuer eet homme ainsi découvert, que j'en tremblais. Tout a coup il m'apergut et sauta de coté; alors je lachai mon coup, et je respirai de bon coeur en voyant qu'il se sauvait a travers le taillis comme un cerf. En même temps, cinq ou six coups de fusil partirent a droite et a gauche, le sergent Pinto, Zébédé, Klipfel et les autres passèrent d'un trait2, et cent pas plus loin, nous trouvames ce jeune Prussien par terre, la bouche pleine de sang. II nous regardait tout effrayé, en levant le bras comme pour parer les coups de baïonnette. Le sergent lui dit d'un air joyeux: „Va, ne crains rien, tu as ton compte!" Personne n'avait envie de Pachever; seulement Klipfel prit une belle pipe qui sortait de sa poche de derrière, en disant: „Depuis longtemps je voulais avoir une pipe, en voila pourtant une! — Fusilier Klipfel, s'écria Pinto vraiment indigné, voulez-vous bien remettre cette pipe! * Wjj zullen de stelling omtrekken en den vijand in den rug aanvallen. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 161 C'est bon pour les Cosaques de dépouiller les blessés! Le soldat f rangais ne connait que 1'honneur!" Klipfel jeta la pipe, et finalement nous repartirmes de la sans tourner la tête. Nous arrivames au bout de cette petite forêt, qui s'arrêtait aux trois quarts de la cote; des broussailles assez touffues s'étendaient encore a deux cents pas jusqu'au haut. Les Prussiens que nous avions poursuivis se trouvaient cachés la-dedans. On les voyait se relever de tous les cötés pour tirer sur nous, puis aussitöt après ils se baissaient. Nous aurions bien pu rester la tranquillement; puis nous avions 1'ordre d'occuper le bois, ces broussailles ne nous regardaient pas; * derrière les arbres oü nous étions, les coups de fusil des Prussiens ne nous auraient pas fait de mal. Nous entendions de l'autre coté de la cöte une bataille terrible, les coups de canon se suivaient a la file et tonnaient quelquefois ensemble comme un orage: c'était une raison de plus pour rester. Mais nos officiers, s'étant réunis, décidèrent, que les broussailles faisaient partie de la forêt et qu'il fallait chasser les Prussiens jusque sur la cöte. Cela fut cause que bien des gens perdirent la vie en eet endroit. Nous regümes donc 1'ordre de chasser les tirailleurs ennemis, etcommeilstiraientamesure que nous approchions, et qu'ils se cachaient ensuite, tout le monde se mit a courir sur eux * Met dat struikgewas hadden wjj ons niet te bemoeien. 162 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. pour les empêcher de recharger. Nos officiers couraient aussi, pleins d'ardeur. Nous pensions qu'au haut de la colline les broussailles finiraient, et qu'alors nous fusillerions les Prussiens par douzaines. Mais dans le moment oü nous arrivions en haut, tout essoufflés, voila que le vieux Pinto s'écrie: „Les hussards!" Je léve la tête, et je vois des colbacks1 qui montent et qui grandissent derrière cette espèce de dos d'ane *: ils arrivaient sur nous comme le vent. A peine avais-je vu cela, que sans réfléchir je me retourne et je commence a redescendre, en faisant des bonds de quinze pieds, malgré la fatigue, malgré mon sac et malgré tout. Je voyais devant moi le sergent Pinto, Zébédé et les autres, qui se dépêchaient et qui sautaient en allongeant les jambes tant qu'ils pouvaient. Derrière, les hussards en masse faisaient un tel bruit, que cela vous donnait la chair de poule: les officiers commandaient en allemand, les chevaux soufflaient, les fourreaux2 de sabre sonnaient contre les bottes, et la terre tremblait. J'avais pris le chemin le plus court pour arriver au bois; je croyais presque y être, quand, tout prés de la lisière, je rencontre un de ces grands fossés oü les paysans vont chercher de la terre glaise 8 pour batir. II avait plus de vingt pieds de large et quarante ou cinquante de long; la pluie qui tombait depuis quelques jours en rendait les bords trés glissants; mais comme * Colline en dos d'ane =a zadelvormige heuvel. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 163 j'entendais les chevaux souffler de plus en plus, et que les cheveux m'en dressaient sur la nuque, sans faire attention a rien, je prends un élan et je tombe dans ce trou sur les reins, la giberne et la capote retroussées presque par-dessus la tête; un autre fusilier de ma compagnie était déja la qui se relevait; il avait aussi voulusauter. Dans la même seconde, deux hussards, lancés a fond de train glissaient le long de cette pente grasse sur la croupe de leurs chevaux. Le premier de ces hussards, la figure toute rouge, allongea d'abord un coup de sabre sur 1'oreille de mon pauvre camarade, en jurant comme un possédé; et comme il relevait le bras pour 1'achever, je lui enfoncai ma baïonnette dans le coté de toutes mes forces. Mais en même temps, l'autre hussard me donnait sur 1'épaule un coup qui m'aurait fendu en deux sans 1'épaulette; il allait me percer, si, par bonheur, un coup de fusil d'en haut ne lui avait cassé la tête. Je regardai, et je vis un de nos soldats enfoncé dans la terre glaise jusqu'a mi-jambes. II avait entendu les hennissements des chevaux et les jurements des hussards, et s'était avancé jusqu'au bord du trou pour voir ce qui se passait. „Eh bien! camarade, me dit-il en riant, il était temps!" Je n'avais pas la force de lui répondre; je tremblais comme une feuille. II óta sa baïonnette, et me tendit le bout de son fusil pour m'aider a remonter. Alors je pris la main de ce soldat, et je lui dis: 164 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Vous m'avez sauvé! . . . Comment vous appelez-vous ?" II me dit que son nom était Jean-Pierre Vincent. J'ai souvent pensé depuis que, s'il m'arrivait de rencontrer eet homme, je serais heureux de lui rendre service; mais le surlendemain eut lieu la seconde bataille de Leipzig, et je ne 1'ai jamais revu. Le sergent Pinto et Zébédé vinrent un instant plus tard. Zébédé me dit: „Nous avons encore eu de la chance cette fois, nous deux, Joseph; nous sommes les derniers Phalsbourgeois au bataillon a cette heure . . . Klipfel vient d'être haché 1 par les hussards! — Tu Pas vu? lui dis-je tout pale. — Oui, il a recu plus de vingt coups de sabre; il criait: „Zébédé! Zébédé!" Un instant après, il ajouta: „C'est terrible tout de même d'entendre appeler au secours un vieux camarade d'enfance sans pouvoir 1'aider ... Mais ils étaient trop ... ils 1'entouraient!" II faisait nuit lorsque nous sortimes de la forêt, et, sur le bord de Ia Partha, — parmi les caissons, les convois de toute sorte, les corps d'armée en retraite, les detachements.'les voitures de blessés qui défilaient sur deux ponts, — il ■ nous fallut attendre plus de deux heures pour arriver a notre tour. Le ciel était sombre, la canonnade grondait encore de loin en loin, mais les trois batailles étaient finies. On entendait bien dire que nous avions battu les Autrichiens et les Russes a Wachau, de l'autre coté de Leip- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 165 zig; mais ceux qui revenaient de Mockern étaient sombres, personne ne criait: Vive 1'Empereur! comme après une victoire. Une fois sur l'autre rive, le bataillon descendit la Partha d'une bonne demi-lieue, jusqu'au village de Schoenfeld; la nuit était humide; nous marchions d'un pas lourd, le fusil sur 1'épaule, les yeux fermés par le sommeil, la tête penchée et nous arrivames enfin prés d'un cimetière, oü 1'on nous fit rompre les rangs et mettre les fusils en faisceau. Alors seulement je relevai la tête et je reconnus Schoenfeld au clair de lune. On placa les sentinelles; quelques hommes entrèrent au village chercher du bois et des vivres. Je m'assis contre le mur du cimetière et je m'endormis. Vers trois heures du matin, je fus éveillé. „Joseph, me disait Zébédé, viens donc te chauffer; si tu restes la, tu risques d'attraper les fièvres." Je me levai comme ivre de fatigue et de souffrance. Mon camarade m'entraina prés du feu qui fumait sous la pluie. Ce feu n'était que pour la vue, il ne donnait point de chaleur; mais Zébédé m'ayant fait boire une goutte d'eau-devie, je me sentis un peu moins froid et je regardai les feux de bivac qui brillaient de l'autre coté de la Partha. „Les Prussiens se chauffent, me dit Zébédé; ils sont maintenant dans notre bois. — Oui, lui répondis-je et le pauvre Klipfel est aussi la-bas; il n'a plus froid, lui!" HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 169 eu qu'un seul véritable avantage en ce jour, c'était d'avoir conservé notre point de retraite sur Erfurt; car Giulay n'avait pu s'emparer des ponts de PElster et de la Pleisse. Toute 1'armée, depuis le simple soldat jusqu'au maréchal, pensait qu'il fallait battre en retraite le plus tot possible, et que notre position était trés mauvaise. Malheureusement 1'Empereur pensait le contraire: il fallait rester! Tout ce jour du 17, nous demeurames en position sans tirer un coup de fusil. — Quelquesuns parlaient de 1'arrivée du général Reynier avec seize mille Saxons; mais la déf ection * des Bavarois nous avait appris quelle confiance on pouvait avoir dans nos alliés. Vers le soir, on annonca que 1'on commencait a découvrir 1'armée du nord sur le plateau de Breitenfeld: c'étaient soixante mille hommes de plus pour 1'ennemi. Je crois entendre encore les malédictions qui s'élevaient contre Bernadotte *, les cris d'indignation de tous ceux qui 1'avaient connu simple officier du temps de la République et qui disaient: „II nous doit tout; nous 1'avons fait roi de notre propre sang, et maintenant il vient nous donner le coup de grace!" La nuit, il se fit un mouvement général en arrière; notre armée se resserra de plus en plus * Bernadotte, Fransch maarschalk, die zich als bevelhebber in Denemarken en Hannover aangenaam had weten te maken bij de aristocratie, werd in 1810 door Karei XIII, koning van Zweden, als zoon en troonopvolger aangenomen. Hij regeerde onder den naam Karei XTV Johan van 1818 tot 1844. 12 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 171 Sur les collines, en avant de la rivière, deux ou trois divisions, leurs batteries dans les intervalles et la cavalerie sur les flancs, attendaient 1'ennemi; plus loin, par-dessus les pointes des baïonnettes, nous voyions les Prussiens, les Suédois et les Russes s'avancer en masses prof ondes de tous les cötés; cela n'en f inissait plus. Vingt minutes après, nous arrivions en ligne, entre deux collines, et nous apercevions devant nous cinq ou six mille Prussiens qui traversaient la rivière en criant tous ensemble: „Faterland! Faterland!" Dans le même moment, la fusillade s'engagea d'une rive a l'autre, et le canon se mit a gronder. Le ravin oü coule la Partha se remplit de fumée; les Prussiens étaient déja sur nous, que nous les voyions a peine avec leurs yeux furieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes sauvages. Alors nous ne poussames qu'un cri jusqu'au ciel: „Vive 1'Empereur!" et nous courümes sur eux. La mêlee devint épouvantable; en deux secondes nos baïonnettes se croisèrent par milliers: on se poussait, on se lachait des coups de fusil a bout portant, on s'assommait a coups de crosse, tous les rangs se confondaient . . . Nous, c'était le désespoir qui nous poussait, la rage de nous venger avant de mourir; les Prussiens, c'était 1'orgueil de se dire: „Nous allons vaincre Napoléon cette fois!" Leurs officiers, 1'épée en 1'air entre les baïonnettes serrées, répétaient cent fois: ,J?orwertz! Forwertz!" et tous s'avancaient comme un mur, avec grand courage, on ne peut pas dire le con- 190 fflSTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. „Courage, Joseph, courage! nous reviendrons tout de même au pays." Ces paroles me ranimaient; je sentais comme un feu me monter a la figure. „Oui, oui, nous reviendrons au pays, disais-je; il faut que je revoie le pays! . . ." Et je pleurais. Zébédé portait mon sac; quand j'étais'trop fatigué, il me disait: „Soutiens-toi sur mon bras... Nous approchons chaque jour maintenant, Joseph... Unequinzaine d'étapes, qu'est-ce que c'est?" II me remontait le coeur*; mais je n'avais plus la force de porter mon fusil, il me paraissait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus manger, et mes genoux tremblaient; malgré cela, je ne désespérais pas encore, je me disais en moi-même: „Ce n'est rien... Quand tu verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres passeront. Tu auras un bon air, Catherine te soignera . . . Tout ira bien ... vous vous marierez ensemble." J'en voyais d'autres comme moi qui restaient en route, mais j'étais bien loin de me trou ver aussi malade qu'eux. J'avais toujours bonne confiance, lorsqu'è trois lieues de Fulde, sur la route de Salmunster, pendant une halte, on apprit que cinquante mille Bavarois venaient se mettre en travers .*de notre retraite, et qu'ils étaient postés dans de grandes f orêts oü nous devions passer. Cette nouvelle me porta le dernier coup, paree que je * hij wakkerde mijn moed weer aan. * ons den terugtocht kwamen versperren. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 193 „Christian! . . . Christian! . . ." Et malgré le bruit des canons il s'arrêta, se retourna, et m'apercut au pied d'un arbre; il ouvrait de grands yeux. „Christian, m'écriai-je, aie pitié de moi!" Alors il revint, me regarda et palit: „Comment, c'est toi, mon bon Joseph!" fit-il en sautant a bas de son cheval. II me prit dans ses bras comme un enfant, en criant aux hommes qui menaient le dernier fourgon: „Halte! . . . arrêtez!" Et, m'embrassant, il me placa dans ce fourgon, la tête sur un sac. Je vis aussi qu'il étendait un gros manteau de cavalerie sur mes jambes et sur mes pieds, en disant: „Allons ... en route . . . Ca chauffe la-bas!" C'est tout ce que je me rappelle, car, aussitöt après, je perdis tout sentiment. II me semble bien avoir entendu depuis comme un roulement d'orage, des cris, des commandements, et même avoir vu défiler dans le ciel la cime de grands sapins au milieu de la nuit; mais tout cela pour moi n'est qu'un rêve. Ce qu'il y a de sör, c'est que derrière Salmunster, dans les bois de Hanau, fut livrée ce jour-la une grande bataille contre les Bavarois, et qu'on leur passa sur le ventre *. * dat de Franschen zich er dwars doorheen sloegen. 60.000 Oostenrijkers en Beieren hadden getracht Napoleon den terugtocht af te snijden, doch zfl werden bij Hanau verslagen, en de Franschen konden nu ongehinderd over den Rijn trekken. 6 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Page 123, n. 1. piquet = kleine afdeeling. n. 2. maréchal des logis = wachtmeester. Page 124, n. 1. bonffées de chaleur = opstijgingen van bloed. Page 125, n. 1. pansement = verbinden van de wond. O. 2. infirmier = ziekenverpleger. Page 127, n. 1. mèche = lont. Page 128, n. 1. reprendre = vergroeien. Page 132, n. 1. amadou = tonder, zwam. n. 2. moisir = verschimmelen (stilzitten). Page 135, n. 1. porte cochère = inrijpoort. Page 136, n. 1. brasserie = bierhuis, n. 2. balafres = sneden. Page 137, n. 1. tavernier = kastelein. Page 138, n. 1. armistice = wapenstilstand. Page 142, n. 1. gué = doorwaadbare plaats. Page 144, n. 1. ondée = slagregen. Page 145, n. 1. le fusil en bandoulière = 't geweer aan den riem. n. 2. la capote retroussée = de kapotjas opgeschort. Page 146, n. 1. violon = nor. Page 147, n. 1. alêne = els. Page 150, n. 1. le renfoncemant des joues = de holle wangen. Page 151, n. 1. fond = aard. n. 2. charcutier — spekslager. n. 3. cervelas = cervelaatworst. Page 153, n. 1. cantonné = ingekwartierd. Page 154, n. 1. vermine t= ongedierte. Page 158, n. 1. lisière as zoom van het bosch. n. 2. échelonnés = trapsgewijze opgesteld. n. 3. fourniment = „bullen". Page 159, n. 1. clairière = open plek in het bosch. n. 2. fourré = dichtbegroeide plaats. 8 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813. Page 187, n. 1. trainards sa achterblijvers, n. 2. rapé = kaal. n. 3. bique = oude knol. n. 4. en guise d'étrier = bij wijze van stijgbeugel. n. 5. flandrin = lange slungel. Page 188, n. 1. & la piste — op 't spoor, op den voet. n. 2. engendrée = veroorzaakt. Page 189, n. 1. débandées = uiteengedreven. n. 2. marauder = rooven. Page 191, n. 1. ajuster = mikken. Page 194, n. 1. gerbes = schooven (bier: bloemen). Page 196, n. 1. convoi funèbre = sombere stoet (eig. lijkstoet). Page 197, n. 1. gagné = vrijgeloot.