BMILE EROKMANN ALEXANDBE CHATRIAN 1822—1899 1826—1890 4 une place dans les bureaux des Chemins de fer de 1'Est. Dans la grande capitale ils continuèrent aussitot leur collaboration, mais le succès se laissa encore longtemps attendre. Ce ne fut qu'en 1859 qu'ils réussirent a conquérir la faveur du'public par leur conté L'ittustre doctevr Matheus, publié dans la Revue de Paris, et dès lors leur réputation alla toujours en grandissant. Chatrian, qui s'était marié, s'établit aRaincy prés de Paris; Erckmann, resté celibataire, passait une partie de 1'anneé en Lorraine. La guerre franco-allemande fut une terrible épreuve pour les deux Lorrains que de si fortes attachés liaient a la France ; la paix de Francfort, qui arracha leur pays a la chère patrie, les émut profondément et leur inspira un grand fonds de haine contre les envahisseurs du sol natal. Leur collaboration dura jusqu'en 1889, lorsqu'une querelle mit fin a leur amitié qui avait dure plus de quarante ans. Chatrian ne survécut pas longtemps a cette rupture; il mourut 1'année suivante a Raincy. Erckmann passa les dernières années de sa vie chez des amis en Lorraine et mourut en 1899 a Lunéville. Les nombreux ouvrages que ces deux écrivains nous ont laissés peuvent se diviser en trois groupes: 1°. leurs ceuvres de jeunesse, pour la plupart des contes plus ou moins fantastiques, oü ils se montrent d'excellents narrateurs. Nous en citons : L'ittustre docteur Matheus, Contes de la montagne, Contes populaires, Contes des bords du Rhin, Maitre Daniël Rock, La Maison forestiète • 2°. leurs romans populaires et patriotiques. Ce sont des romans historiques, inspirés par un ardent amour de la patrie et de la liberté et respirant un esprit foncièrement démocratique. Ils y racontent les grands événements de la Révolution francaise et des grandes guerres qui s'y rattachent, mais ils se montrent trés sensibles aux maux qu'entraine la gloire des armes. C'est pourquoi les chauvinistes leur ont reproché quel- 5 quefois d'affaiblir le sentiment national, et le critique Sainte-Beuve leur a mêmé reproché d'avoir donné dans leurs ceuvres une „Iliade de la peur". Mais nous autres, qui avons assisté k la plus terrible des guerres et avons vu de prés les calamités qui en sont la conséquence fatale, nous n'hésiterons pas a louer les deux auteurs d'avoir jeté le discrédit sur Pépoque si vanteé des grandes guerres, et d'avoir tourné les yeux sur le peuple qui en fin de compte doit payer l'impöt. Parmi les romans bistoriques nous citons : L'Invasion, Madame Thérèse, Histoire d'un Consent, Waterloo, le Blocus, Histoire d'un Paysan et Histoire d'un Plébiscite. 3°. leurs romans champêtres, oü ils font revivre les mceurs des habitants des petites villes de 1'Alsace et de la Lorraine ; ils s'y montrent d'excellents observateurs, doués en outre d'une imagination trés vive et d'un don poétique trés remarquable. Tantót ce sont de petites esquisses, des contes dans le genre de leurs ceuvres de jeunesse, tantót des romans, tels que L'Ami Fritz et Les deux Frères. Le plus populaire de ces romans esfc sans doute L'Ami Fritz, une espèce d'idylle champêtre, qu'ils ont adaptée plus tard au théatre, oü elle a eu aussi un assez joh' succès, de même que Les Rantzau, tiré des Deux Frères. Encore un petit mot a propos du livre dont nous offrons ici une édition abrégée. II s'y agit de la résistance hóroïque des habitants des Vosges contre 1'invasion des armées alliées en 1813. Dans son „Histoire du Consulat et de PEmpire", Thiers dit en parlant de ce temps: „Les paysans de la Lorraine, de 1'Alsace et de la Pranche-Comté, trés belliqueux par caractère et par tradition, se seraient volontiers insurgés contre 1'ennemi, s'ils avaient eu des armes pour combattre, et quelques corps de troupes pour les souterdr. Mais les fusils leur manquaient. ... Ils se soumettaient donc a 1'ennemi, le désespoir dans le coeur." ft Ce que le grand historiën prétend ici, est un pen en contradiction avec les événements tels que les romanciers les ont racontés dans leur roman. Mais n'oublions pas que c'est un roman historique, et que o'est la un genre „oü la vérité est mêlee a la fiction, et souvent a tel point qu'on ne sait pas oü la vérité finit et oü la fiction commence". (E. Fagnet). Quoi qu'il en soit, il faudra avouer que les deux auteurs nous ont donné dans ce roman une histoire captivante qui nous charme par sa couleur locale et par les portraits si vivants des principaux personnages tels que Hullin, Mare Divès et lefou Yégoff. Pour rendre au lecteur plus facile de s'orienter nous avons fait insérer dans le livre une petite carte-croquis, qui, bien entendu, n'a aucune prétention a une exactitude rigoureuse. 7 I Une agitation extraordinaire régnait alors aur toute la ligne des Vosges; le bruit de 1'invasion prochaine se répandait de village en village, jusque dans les feimes et les maisons forestières du Hengst et du Nideck * Les colporteurs, les rouliers», les chaudronniers, 8 toute cette population flottante, qui va sans cesse de la montagne a la plaine et de la plaine a larnontagne, apportaient chaque jour, de 1'Alsace et des bords du Rhin, une foule de nouvelles étranges: „Les places, disaient ces gens, se mettent en état de défense; on fait des sorties pour les approvisionner en blé, en viande; les routes de Metz, de Nancy, de Huningue, de Strasbourg, sont sülonnées de convois. * On ne rencontre partout que des caissons de poudre, de boulets et d'obus; de la cavalerie, de 1'infanterie, des artüleurs se rendant a leur poste. Le maréchal Victor,5 avec ses douze mille hommes, tient encore la route de Saveme;6 mais les ponts des places fortes sont déja levés de sept heures du soir a huit heures du matin. Chacun pensait que tout cela n'annoncait rien de bon. Cependant, — si plusieurs éprouvaient une crainte sérieuse de la guerre, si les viéffles femmes levaient les 1 Uengst et Nideók,, deux pointa oulminants dans les Vosees (v. la oarte). 6 l Rogier, voitqrier qui transporte des marchandises. Uuwdronmer, celui qui fait et répare des chaudrons (ketels). Convoi, legertrein. léon'l6"'*' Vict0r' duo de Bellune> 00 des marécliaux de Napo8 Saveme se iroave a 1'entrée du défilé le plus important qui mene a travers les Vosges, sur la grande route de Strasbonrff par JXancy a Paris (v. la carte). 8 L INVASION mains au ciel en criant: „Jésus-Marie-Joseph!" — le plus grand nombre songeait au moyen de se défendre. Jean-Claude Hullin,1 en de telles circonstances, fut bien recu partout. Ce jour même, vers cinq heures du soir, il atteignit la cime du Hengst, et s'arrêta chez le patriarche des chasseurs forestiers, le vieux Materne. C'est la qu'il passa la nuit, car, en temps d'hiver, les journées sont courtes et leschemins difficiles. Materne promit de surveiller le défilé de la Zorn avec ses deux fils Kasper et Frantz, et de répondre au premier signal qui lui serait fait du Falkenstein. Le lendemain, Jean-Claude se renditTde bonne heure a Dagsburg, pour s'entendre avec son ami Labarbe, le bücheron. Ils allètent ensemble visiter les hameaux du voisinage, ranimer dans les cosurs Pamour du pays, et, le jour suivant, Labarbe accompagna Hullin jusque chez 1'anabaptiste2 Christ-Nickel, le fermier de la Painbach, homme respectable et de grand sens, mais qu'ils ne purent entrainer dans leur glorieuse entreprise. Christ-Nickel n'avait qu'une réponse a toutes les observatlons: „C'est bien . . . c'est juste . . . mais 1'Evangile a dit: — Remettez votre baton en son lieu . . . Celui qui se sert de 1'épée périra par 1'épée." D leur promit, cependant, de faire des vceux pour la bonne cause ; c'est tout ce qu'ils en purent obtenir. Ils allèrent de la jusqu'a Walsch, échanger de solides poignées de main avec Daniël Hirsch, ancien canonnier de marine, qui leur promit d'entrainer tous les gens de sa commune. En eet endroit, Labarre laissa Jean-Claude poursuivre seul sa route. Durant huit jours encore, il ne fit que battre la montagne, de Soldatenthal au Léonsberg, aMeienthal,aAbresch- 1 Jean-Clavde-HvMin, le héros de ce livre, est un sabotier du village des Charmes, un ancien volontaire de 1782 et- qui jouit d'une grande considération parmi les montagnards. * Anabaptiate, wederdooper. l'invasion 9 willer, Voyer, Loëttenbach, Cirey, Petit-Mont, SaintSauveur, et le neuvième jour il se rendit chez le cordonnier Jéróme, a Samt-Quirin. Ils visitèrent ensemble le défilé du Blanru, après quoi Hullin, satisfait de sa tournée, reprit enfin le chemin du village. II marchait depuis environ deux heures d'un bon pas, se représentant la vie des camps, le bivac, la fusillade, les marches et les contremarches, toute cette existence du soldat qu'il avait regrettée tant de fois, et qu'il voyait revenir avec enthousiasme, quand, au loin, bien loin encore, dans les ombres du crépuscule, il découvrit le hameau des Charmes aux teintes bleuatres, sa petite cassine1 déroulant sur la nuée blanche un écheveau2 de fumée presque imperceptible, les petits jardins entourés de palissades, les toits de bardeaux,3 et, sur la gauche a mi-cóte, la grande ferme du Bois-de-Chênes, avec la scierie duJValtin au fond, dans le ravin déja sombre. Alors, tout a coup, et sans savoir pourquoi, son ame fut remphe d'une grande tristesse. II ralentit le pas, songeant a la vie calme, paisible, qu'il abandonnait peut-être pourltoujours; a sa petite chambre, si chaude en hiver et si gaie au printêmps, lorsqu'il ouvrait les petites fenêtres a la brise des bois ; au tic-tac monotone de la vieille horloge, et surtout a Louise 4, a sa bonne petite Louise, filant dans le silence, 1 Cassine, petite maison, cabane. 2 Echeveau, petit faisceau de fil (streng); ioi: colonne de fumée qui s'élève en spirale. 8 Bardeau, planchette en forme de tuile (dakspaan). 4 Louise, fille adoptive de Hullin qu'on retrouve souvent dans le livre aveo 1'épithète „heimatslös." H a recueüli cette enfant de ces gens sans feu ni lieu qui vont de village en village étamer les casseroles et raccommoder la vaisselle fêlée. Elle est fiancée a Gaspard Lefèvre, fils de Catherine Lefèvre, la vieille fermière du Bois-de-Chênes et cousine de Hullin; oe garcon a été enlevé en 1813 par la conscription et sa familie attend son retour h, la fin de la campagne. 10 l'invasion les paupiéres baissées, en chantant quelque vieil air de sa voix ptrre et pénétrante, aux heures du soir, oü 1'ennui lesgagnait tous deux. Qu'elle allait répandre de larmes ! qu'elfe aüait le supplier de renoncer a la guerre ! Et comme elle allait se pendre a son cou, lui disant: „Oh ! ne me quittez pas, papa Jean-Claude ! Oh ! je vous aimerai bien ! Oh ! nJést-ce pas que vous ne voulez pas m'abandonner ?" Et le brave homme voyait ses béaux yeux effrayés ; ff sentait ses bras a son cou. II songeait a la tromper, 8 lui faire croire qudqjïé chose, n'importe quoi, pour espfiquer son absence' eti Ia rassurer ; mais de tels moyens n'entraient pa8 dans soff carttetère, et sa tristesse en devenait plus grandte. En passant devant fa ferme du Bois-de-Chênes, il entra pour dire a Catherihe Lef évre que tout allait bien, et que les montagnards n'attentïaient plus que lë signal! tin quart d'heure après, maïtfe Jean-Claude débouchait par le sentier des Houx en face de sa maisonnette. Avant de pousser Ik porte criarde, Tidée lui vint de regarder ce que faiBait Louise* én ce moment. H jeta donc uacotfpcfceiïdans la petite chambre, par la fenêtre : Louise était debout contre les rid'eaux de 1'alcöve; elle semblall! fort animée, arrangeant, pliant et dëpliant des hafbits étendus sur le lit. Sa douce figure rayonnait de bonheur, et ses grands yeux bleus brillaient d'une sorte d*entht)USiasme; elle parlait même tout haut. Hullin prêta Toreille, mais une charrette passait justement dans la rue, il ne put rwa entendw. PrenaMt albrs sa résoltffioir a! deux mains, il entra en disant d'une voix ferme : „Louise, me voiü d& retour." Aussitó* la jeune filie,. toute joyeuse et bondissant comme une biche, accourut 1'embrasser. „Ah ! c'est vous, papa Jean-Claude, je vous attendais. Mon Bieu ! mon Dieu 1 que vous êtes done resté longtemps ! Eafini vous voilèk l'invasion 17 des genoux, les reins couverts d'une sorte de casaque1 en peau de chèvre, le feutre rabattu sur la nuque, n'avaient pas même daigné s'approcher du feu. Tous les chasseurs forestiers du pays, en passant, venaient leur serrer la main, puis se réunissaient autour d'eux, et f ormaient en quelque sorte bande a part. Ces gens-la causaient peu, ayant 1'habitude de se taire des journées et des nuits entières, de peur d'effaroucher le gibier. Mare Divès, debout au milieu d'un autre groupe qu'il dominait de toute la tête, parlait et gesticulait, désignant tantöt un point de la montagne, tantót un autre. En'face de lui, se tenait le vieux patre Lagarmitte, avec sa grande souqueniile a de toile grise, sa longue trompe d'écorce sur 1'épaule, et son chien. H écoutait le contrebandier, la bouche béante, et de temps en temps inclinait la tête. Du reste, toute la bande semblait attentive; elle se composait surtout de bücherons et de flotteurs, avec lesquels le contrebandier se trouvait journeilement en rapport. Entre la scierie et le premier feu, sur la traverse de Pécluse,3 était assis le cordonnier Jéróme de Saint-Quirin, un homme de cinquante a soixante ans, la face longue, brune, les yeux caves, le nez gros, les oreilles couvertes d'un bonnet de peau de loutre *, la barbe jaune descendant en pointe jusqu'a la ceinture. II était vêtu d'une longue capote de bure5; on 1'aurait pris pour un ermite. Chaque fois que des rumeurs s'élevaient quelque part, le père Jéröme tournait lentement la tête, et prêtait 1'oreille en froncant le sourcil. Jean Labarbe, lui, le coude sur le manche de sa hache, 1 Casaque, espèce de veste a manches trés larges. 2 Souqueniile, espèce de surtout en grosse toile. * Ecluse, sluis; la traverse, de dwarsbalk. * Loutre, otter. 5 Bure, grosse étoffe de laine (baai); le mot bureau en est dérivé. 18 E'nrvAsioïïi restait impassible1. Cétaife un homme aux joues pales, au nez aquüin, 8 aux lèvres rninces. II exercait une grande influenee sur ceux de Dagsburg par sa résolution et la netteté de son esprit. Quand on criait auteur de lui: „B faut déhbérer! nous ne .pouvons rester la sans rien faire 9' il se bornait simplement a dire : „Attemdons; Hullin n'est pas encore arrivé, ni Catherine Lefèvre. Rien. ne presse." Tout le monde alors se taisait, regardant avec impatience vers le sentier des Charmes. Le ségare8 Piorette, petit homme see, maigre, énergique, les soureüssnoire joints'sur le front, un bout de pipe aux dents, se tenait sur le seuil de sa hotte, et contemplait, d'un eeil vif et profond a la fois, 1'ensemble de cette scène. Cependant, 1'impatiemce grandissait de minute en minute. Quelques maires de village, en habit carré et chapeau a cornes« se dirigeaient vers^ la scierie, appelant leurs communes a délibérer. Port heureusement, la charrettede Catherine Lefèvre apparut enfin dans le sentier, et mille eris d'enthousiasme s'élevèrent aussitöt de tous cötés : „lm voila! les voila! ils arrivent!" B se fit une grande agitation. Les groupes éloignés se rapprochèrent, chacun accourat. Une sorte de frisson d'impatience dominait 1» foule. A peine vit^o». distinctemea* la vieille fermière, le fouet en main, sur sa botte de paille avee la petite Louise, que de toutes parts retentirent jusqu'au fond des échos les cris de : „Vive la Prance! — Vive la mère Catherine !" Hullin, resté en arrière, son grand chapeau sur la nuque, Ie fusil de munition en bandoulière, traversait alors la prairie de 1'Eichmath, distrihuant des poignées de main énergiques: 1 Impassible, calme, insensible. 3 Nez aquilin, arendsneus. 8 Ségare, ouvrier d'une scierie. * Chapeau a cornes ou tricorne, driekante steek. l'invasion 19 „Bonjour, Daniël! bonjour, Colon ! bonjour, bonjour ! — Hé ! cela va chauffer, Hullin 1 — Oui, oui, nous allons entendre éclater les marrons ** eet hiver. Bonjour, mon vieux Jéróme, nous voila dans les grandes affaires. — Mais oui, Jean-Claude. H faut espérer que nous en sortirons avec la gra.ee de Dieu." Catherine, arrivée devant la scierie, disait alors a Labarbe de déposer a terre une petite tonne d'eau-cle vie qu'elle avait amenée de la ferme, et de cheroher la cruche du ségare dans la butte. Quelque temps après, Hullin, en s'approchant du feu, rencontra Materne et ses deux garcoms. „Vous arrivez tard! lui dit le vieux chasseur. — Hé! oui. Que veux-tu ? il a faflu descendre du Falkenstein, prendre le fusfl, embarquer les femmes. Erifin, nous voila, ne perdons pïus de temps ; Lagarmitte, soufflé dans ta corne, que tout le monde se rémnsse ! Avant tout, il faut s'entendre, il faut nommer des chefs." Lagarmitte soufflait déja dans sa longue trompe, les joues gonflées jusqu'aux oreilles, et les bandes encore dispersées le long des sentiers, sur la lisière des bois, hataient ie pas pour anïver a temps. Bientot tous ces braves gens furent réunis en faoe de la scierie. Hullin, devenu grave, monta sur une pile de tronees,2 et, promenant sur la foule des Tegards profonds, a dit au milieu du plus grand silence: „L'ennemi a passé le Bhin avant-hier soir ; il marche sur la montagne pour enteer en Lorraine : Strasbourg et Huningue sont bloqués. H faut nous attendre è, voir les Allemands et les Russes dans trois qu quatre jours." H y eut un cri général de „Vive la France !" 1 Nous allons entendre éclater les marrons, o. 4. d. nous entendrons les détonations des coups de fusil et de canon, comme le bruit des marrons qui éclatent quand on les met dans le feu. 2 Trance, trono d'arbre non équarri (onbewerkt). 20 l'invasion „Oui, vive la France, reprit Jean-Claude, car si les alliés arrivent a Paris, ils sont maitres de tout; ils peuvent • rétablir les corvees, les dimes,1 les couvents, les privileges et les potences! Si vous voulez ravoir tout 5a, vous n'avez qu'a les laisser passer." On ne saurait peindre la fureur sombre de toutes ces figures en ce moment. „Voila ce que j'avais a vous dire! cria Hullin tout p&le. Puisque vous êtes ici, c'est pour vous battre. — Oui 1 oui ! — C'est bien ; mais écoutez-moi. Je ne veux pas vous prendre en traitre *. H y a parmi vous des pères de familie. Nous serons un contre dix, contre cinquante: il faut nous attendre a périr ! Ainsi, que les hommes qui n'auraient pas réfléchi a la chose, qui ne se sentiraient pas le cceur8 de faire leur devoir jusqu'a la fin, s'en aülent; on ne leur en voudra pas. Chacun est libre." Puis il se tut, regardant autour de lui. Tout le monde restait immobile; c'est pourquoi d'une voix plus ferme il finit ainsi: „Personne ne se retire ! tous, tous, vous êtes d'accord pour vous battre ! Eh bien, cela me réjouit de voir qu'il n'y a pas un seul gueux parmi nous ! Maintenant il faut nommer un chef. Dans les grands dangers, la première chose est 1'ordre, la discipline. Le chef que vous allez nommer aura tous les droits de commander et d'être obéi. Ainsi, réfléchissez bien, car de eet homme va dépendre le sort de chacun." Ayant dit cela, Jean-Claude descendit des tronces, et 1'agitation fut extréme. Chaque village délibérait séparément, chaque maire proposait son homme; cependant 1'heure avancait. Catherine Lefèvre se consumait1 d'impatience. Enfin, n'y tenant plus, 1 Corvee, heerendienst; dime, tiendrecht. " En traitre, par trahison, traitreusement. * Coeur, s'emploie au figuré pour: courage. * Se consumer, s'épuiser, dépérir (verteerd worden door). l'invasion 21 elle se leva sur son siège et fit signe qu'elle voulait parler. Catherine jouissait d'une grande considération. D'abord quelques-uns, puis un grand nombre s'approchèrent pour savoir ce qu'elle voulait leur communiquer. „Mes amis, dit-elle, nous perdons trop de temps. Que vous faut-il? Un homme sür, n'est-ce pas ? un soldat, un homme qui aiu fait la guerre et qui sache profiter de nos positions ? Eh bien ! pourquoi ne choisissez-vous pas Hullin ? En est-il un seul qui puisse trouver mieux ? Qu'il parle tout de suite et Pon décidera. Moi, je propose Jean-Claude Hullin. Hé ! la-bas ! entendez-vous ? Si cela continue, les Autrichiens seront ici avant -qu'on ait un chef. — Oui! oui! Hullin! s'écrièrent Labarbe, Divès, Jéróme et plusieurs autres. Voyons, qu'on vote pour ou contre !" Mare Divès, grimpant alors sur les trances, s'écria d'une voix tonnante : „Que ceux qui ne veulent pas de Jean-Claude Hullin pour chef lèvent la main." Pas une main ne se leva. „Que ceux qui veulent Jean-Claude Hullin pour chef lèvent la main." On ne vit que des mains en Pair. „Jean-Claude, dit le contrebandier, mon te ici, regarde .. c'est toi qu'on veut!" Maitre Jean-Claude étant monté vit qu'il était nommé, et tout aussitót, d'un ton ferme, il dit: „C'est bon ! vous me nommez votre chef : J'accepte ! Que Materne, le vieux, Labarbe de Dagsburg, Jéróme de Saint-Quirin, Mare Divès, Piorette le ségare et Catherine Lefèvre entrent dans la scierie. Nous allons délibérer. Dans un quart d'heure ou vingt minutes, je donnerai les ordres. En attendant, chaque village va fournir deux hommes a Mare Divès, pour chercher de la poudre et des balles au Falkensteitt." 22 l'invasiok ni Tous ceux que Jean-Claude Hullin avait désignés se réunirent dans la hutte du ségare, sous le manteau de rimmense cheminée. Une sorte de bonne humeur rayonnait sur la figure de ces braves gens. — Camarades, dit Hullin, vous connaissez tous le pays, vous avez la montagne sous les yeux, depuis Thann jusqu'a Wissembourg. Vous savez que deux grandes routes, deux routes impériales, traversent 1'Alsace et les Vosges. Elles partent toutes les deux de Bale ; 1'une longe le Rhin jusqu'a Strasbourg, de la elle va remonter la cóte de Saverne et entre en Lorraine. Hüningue, Heuf-Brisadh, Strasbourg et Phalsbourg la défendent! L'autre tourne a gauche et passé a Schlestadt; de Schlestadt eUe entre dans la montagne et gagne Saint-Dié, Raon-l'Êtape, Baccarat et Lunévüle. L'ennemi voudra d'abord forcer ces deux routes, les meüleures pour la cavalerie, rartillerie et les bagages, mais comme elles sont défendues, nous n'avons pas a nous en inquiéter. Si les ailiés font le siège des places fortes, — ce qui trainerait la campagne en longueur, — alors nous n'aurons rien a craindre; mais e'est peu probable. Après avoir sommé Hüningue de se readre, Belfort, Schlestadt, Strasbourg et Phalsbourg de ce cóté des Vosges ; Bitehe, Lutzeistein et Sarrebrüek de l'autre, je orois qu'ils tomberont sur nous. Maintenant, éooutez-moi bien. Entre Phalsbourg et Saiat-Dié, il y a plusieurs défilés pour 1'infanterie; mais il n'y a qu'une route praticable au canon: c'est la route de Strasbourg a Raon-les-Leaux par Urmatt, Mutz%, Lutzelhouse, Phramond, Grandfontaine. Une fois maïtres de ce passage, les alliés pourraient déboucher en Lorraine. Cette route passé au Donon, a deux lieues d'ici, sur notre droite. La première chose a faire est de s'y étabhr eoüdement, dans 1'endroit le plus favorable a la défense, c'est-a-dire sur L'rPFVASION 23 le plateau de la montagne; de la couper, de casser les ponts et de jeter en travers de solides abatis.1 Quelques centaines de gros arbres en travers d'un passage avec toutes leurs branches, valent des remparts.2 Ce sont les meilleures embuscades, on est bien a couvert et 1'on voit venir. Ces gros arbres tiennent en diable I B faut les dépecer3 morceau par morceau; on ne peut jeter des ponts dessus ; enfin, c'est ce qu'il y a de mieux, Tout cela, camarades, sera fait demain soir ou aprèsdemain au plus tard, je m'en charge; mais ce n'est pas tout d'occuper une position et de la mettre en bon état de défense, il faut encore faire en sorte que 1'ennemi ne puisse la tourner. . . 1— Justement j'y pensais, dit Materne ; une fois dans la vallée de la Bruche, les Allemands peuvent entrer avec de 1'infanterie dans les collines de Haslach et tourner notre gauche. Rien ne les empêchera d'essayer la même manoeuvre sur notre droite, s'ils parviennent a gagner Raond'Étape . . . — Oui, mais pour leur öter ces idées-la, nous avons une chose bien simple a faire : c'est d'occuper les défilés de la Zorn et de la Sarre sur notre gauche, et celui du Blanru sur notre droite. On ne garde un défilé qu'en tenant les hauteurs; c'est pourquoi Piorette va se mettre avec cent hommes, du cöté de Raon-les-Leaux; Jéróme, sur le Grosmann, avec un même nombre, pour fermer la vallée de la Sarre; et Labarbe, a la tête du reste, sur la grande cöte pour surveiller les collines de Haslach. Vous choisirez votre monde parmi ceux des villages les plus voisins. II ne faut pas que les femmes aient beaucoup de chemin a faire pour apporter des vivres. Et puis les blessés seront plus prés de chez eux, ce qu'il faut aussi considérer. Voila provisoirement tout ce 1 Abatis, amas de choses abattues, telles que des bois, des arbres. 2 Rempart, wal, bolwerk. 3 Dépecer, mettre en pièces. 24 IiIHVASION que j'avais a vous dire. Les chefs de postes auront soin de m'envoyer chaque jour au Donon, oü je vais établir ce soir notre quartier général, un bon marcheur pour m'avertir de ce qui se passé et recevoir le mot d'ordre. Nous organiserons aussi une réserve; mais, comme il faut aller au plus pressé,1 nous parierons de cela quand vous serez tous en position, et qu'il n'y aura plus de surprise a craindre de la part de 1'ennemi. —- Et moi, s'écria Mare Divès, je n'aurai donc rien a faire ? Je resterai les bras croisés a regarder les autres se battre ? — Toi, tu surveilleras le transport des munitions; aucun de nous ne saurait traiter la poudre comme toi, la préserver du feu et de Phumidité, fondre des balles, faire des cartouches. — Mais c'est un ouvrage de femme, cela, s'écria le contrebandier; Hexe-Baizel le ferait aussi bien que moi. Comment! je ne tirerai pas un coup de fusil! — Sofe tranquille, Mare, répondit Hullin en riant, les occasions ne te manqueront pas. D'abord le Falkenstein est le centre de notre hgne, c'est notre arsenal et notre point de retraite en cas de malheur. L'ennemi saura par ses espions que nos convois partent de la; il essayera probablement de les enlever: les balles et les coups de baïonnette ne te manqueront pas. D'ailleurs, quand tu serais a couvert, cela n'en vaudrait que mieux, car on ne peut confier tes caves au premier venu. Cependant, si tu voulais absolument.. . — Non, dit le contrebandier, que la réflexion de Hullin sur ces caves avait touché, non, tout bien considéré, je crois que tu as raison, Jean-Claude; j'ai mes hommes, ils sont bien armés, nous défendrons le Falkenstein, et si 1'occasion de placer une balie se présente, je serai plus libre. — Voila donc une affaire entendue et bien comprise ? demanda Hullin. 1 Aüer au plus pressé, faire d'abord les choses les plus pressantes, les plus urgentes. LIHVASION 25 — Oui, oui, c'est, entendu. — Eh bien, camarades, s'écria le brave homme d'un accent joyeux, allons nous réchauffer le coeur avec quelques bons verres de vin. II est dix heures, que chacun retourne a son village et fasse ses provisions. Demain matin au plus tard, il faut que tous les défilés soient occupés solidement." Es sortirent alors de la hutte, et Hullin, en présence de tout le monde, nomma Labarbe, Jéróme, Piorette, chefs des défilés; puis il dit a tous ceux de la Sarre de se réunir le plus tót possible pres de la ferme du Bois-deChênes avec des haches, des pioches et des fusils. „Nous partirons a deux heures, leur dit-il, et nous camperons sur le Donon, en travers de la route. Demain au petit jour, nous commencerons les abatis." II retint le vieux Materne et ses deux garcons Prantz et Kasper, leur annoncant que la bataüle commencerait sans doute au Donon, et qu'il fallait de ce cóté de bons tireurs, ce qui leur fit plaisir. La mère Lefèvre n'avait jamais para plus heureuse; en remontant sur sa charrette elle embrassa Louise et lui dit a 1'oreille : „Tout va bien . .. Jean-Claude est un homme ... il voit tout. . . il entraine tout le monde. .. Moi, qui le connais depuis quarante ans, il m'étonne." Puis se tournant: „Jean-Claude, s'écria-t-elle, nous avons la-bas un jambon qui nous attend, et quelques vieilles bouteilles, que les Allemands ne boiront pas. M— Non, Catherine, ils ne les boiront pas. Allez toujours; j'arrive." Mais au moment de donner le coup de fouet, et comme déja bon nombre de montagnards grimpaient la cóte pour regagner leurs villages, voila que tout au loin on vit poindre1 dans le sentier des Trois-Fontaines, un homme U,1 Poindre (verbe qui ne s'emploie guère qu'è. 1'infinitif), oommencer a paraitre; on dit p. e. le jour commence a poindre (le point ou la pointe du jour). 26 LTNTASION grand, maigre, enfourché sur une longue bique1 rousse, la casquette de peau de Kèvre, a large visière plate' enfoncée jusqu'au cou, le nez en l'air. Un grand chien de berger a Jongs poils noirs bondissait prés de lui, et les pans de son immense redingote flottaient comme des ailes. Tout le monde s'écria : „C'est le docteur Lorquin de la plaine, celui qui sciigne les pauvres gens gratis; il arrivé avec son chien Piuton : c'est un brave homme !" En effet, c'était bien lui; il galopait en criant : „Halte!... arrêtez ! .. halte !.. ." Et sa face rouge, ses gros yeux vifs, sa barbe d'un brun roussatre, ses larges épaules voütées,2 son grand cheval et son chien ; tout cela fendait l'air et grandissait è, vue d'ceil. En deux minutes, il eut atteint le pied de la montagne, traversé la prairie, et il déboucha8 du pont en face de la hutte. Aussitót d'une voix essoufflée il se prit a dire : „Ah ! les sournois*, qui veulent entrer en campagne sans moi ! Ils me le payeront!" Et frappant sur un petit coffre qu'il portait en croupe :8 „Attendez, mes gaillards, attendez: j'ai la-dedans quelque chose dont vous me donnerez des nouvelles; fai la-dedans de petits couteaux et des grands, des ronds et des pointus, pour vous repêcher les balles les biscaïens,8 les mitraüles de toute sorte dont on va vous Tégaler.'" 1 Bigue, s'emploiei pqpulairement pour chèvre, et familièrement pour cheval hareielle (knol). Enfourcher, se mettre a califourchon sur, o. a. d. jambe de5a, jambe dela (formé du subst. fourche hooivork, a donne Je duninutif fourcheUe). 2 Voüté (formé du subst. voute, gewelf), courbé. 8 Déboucher, sortir d'un endroit reeserré. «* Sournois, orfoi qui agit en cachette et eherehe a tromner les gens (geniepigerd). ^ 5 Croupt, jpartie ^stérieure 4'un animal; en croupe, derrière la personae qui est en selle, ' Biscaïen, espèce de boulet. l invasioït 27 Alors il partit d'un grand éclat de rire, et tous les assistants eurent la chair de poule. Ayant fait cette plaisanterie agréable, le docteur Lorquin reprit d'un ton plus grave: „Hullin, il faut que je vous tire les oreilles. Comment, lorsqu'il s'agit de défendre le pays, vous m'oubliez 1 il faut que d'autres m'avertissent. II me semble pourtant qu'un médecin n'est pas de trop ici. Je vous en veux ! — Pardonnez-moi, docteur, j'ai tort, dit Hullin en lui serrant la main. Depuis buit jours il s'est passé tant de choses! On ne pense pas toujours a tout. Et, d'ailleurs, un homme comme vous n'a pas besoin d'être prévenu pour remplir son devoir." Le docteur se radoucit: „Tout cela est bel et bon, s'écria-t-il, mais cela n'empêche pas que, par votre faute, j'arrivé trop tard; les bonnes places sont prises, les croix distribuées. Voyons, oü est le général, que je me plaigne! — C'est moi. — Oh ! oh ! vraiment ? — Oui, docteur, c'est moi, et je'vous nomme notre chirurgien en chef. — Chirurgien en chef des partisans des Vosges! Eh bien, cela me va. Sans rancune *, Jean-Claude." S'approchant alors de la voiture, le brave homme dit a Catherine qu'il comptait sur elle pour 1'organisation des ambulances. „Soyez tranquille, docteur, répondit la fermière, tout sera prêt. Louise et moi, nous allons nous en occuper dès ce soir; n'est-ce pas, Louise ? — Oh! oui, maman Lefèvre, s'écria la jeune fille, ravie de voir qu'on entrait décidément en campagne, nous allons bien travailler, nous passer ons la nuit, s'il le faut. M. Lorquin sera content. — Eh bien donc! en route ! Vous dinez avec nous, docteur." 1 Rancune, ressentiment (w ok). 28 li DTVASION IV Tout ce que Hullin avait ordonné s'était accompli: les défilés de la Zorne, de la Sarre, étaient gardés solidement; celui du Blanru, point extréme de la position, avait été mis en état de défense par Jean-Claude lui-même ét les trois cents hommes qui formaient sa force principale. C'est la, sur le versant1 oriental du Donon, a deux kilomètres de Grandfontaine, qu'il faut nous porter pour attendre les événements ultérieurs.1 Au-dessus de la grande route, qui longe la cóte en écharpe 3 jusqu'aux deux tiers de la cime on remarquait alors une ferme entourée de quelques arpents • de terre cultivée, la métairie 6 de Pelsly 1'anabaptiste, une large construction a toiture plate, telle qu'il la fallait pour ne pas être enlevée par les grands courants d'air. Les étables et les réduits a porcs s'étendaient derrière, vers le sommet de la montagne. Les partisans bivouaquaient aux alentours; a leurs pieds se découvraient Grandfontaine et Framont, serrés dans une gorge étroite; plus loin, au tournant de la vallée, Schirmeck et son vieux pan de ruines féodales«; enfin, dans les ondulations de la chaine, la Bruche s'éloignant en zigzag, sous les brumes grisatres de 1'Alsace. A leur gauche montait la cime aride du Donon, semée e rochers et de quelques sapins rabougris.7 Devant 1 Versant, pente, cóte d'une montagne. ' Ultérieur, ce qui viendra après; synonyme de postérieur, maïs ce mot se dit des actions futures dans le passé. * En écharpe, overdwars, schuins. * Arpent, ancienne mesure d'environ Va H.A. (morgen). H a, donné le verbe ar penter, mesurer un terrain et au fig. marcher meter) ^ (arpenter la chambre) e* Ie subst. arpenteur (land- 5 Métairie, petite ferme. « Pan de ruines féodales, un grand fragment de ruines du temps du regime féodal (leenstelsel). 7 Babougri, verschrompeld, misvormd. l'invasion 29 eux se trouvait la route effondrée1: les talus écroulés sur la neige, de grands arbres jetés a la traverse avec toutes leurs branches. La neige fondante laissait paraitre la glèbe1 jaune de loin en loin; ailleurs elle formait de grosses vagues gercées3 par la bise. C'était un coup d'oeil sévère et grandiose. Pas un piéton, pas une voiture n'apparaissait le long du chemin de la vallée, qui serpente sous les taillis a perte de vue: on aurait dit un désert. Les quelques feux éparpillés autour de la métairie, envoyant au ciel leurs bouffées de fumée humide, indiquaient seuls remplacement du bivouac. Les montagnards, assis autour de leurs marmites, le feutre rabattu sur la nuque, le fusil en bandoulière, étaient tout mélancoüques : depuis trois jours ils attendaient l'ennemi. Dans un de ces groupes, les jambes repliées, le dos arrondi, la pipe aux lèvres, se trouvaient le vieux Materne et ses deux garcons. De temps en temps, Louise apparaissait sur le seuil de la ferme, puis elle rentrait bien vite se remettre a 1'ouvrage. Un grand coq grattait le fümier de la patte, chantant d'une voix enrouée ; deux ou trois poules se promenaient le long des broussaüles. Tout cela réjouissait la vue, mais la grande consolation des partisans était de contempler les magnifiques quartiers de lard, aux oótes blanches et rouges, embrochés dans des piquets4 de bois vert, fondant leur graisse goutte a goutte sur la braise,6 et d'aller remplir leurs cruches a une petite 1 Effondré, enfoncé, plein de trous. " Glèbe, mótte de terre et, par extension, terre. Les serfs (lijfeigenen) étaient attachés a la glèbe. * Oercer, faire de petites fentes ou orevasses (des mains gercées, springende handen). 1 Embrochés dans des piquets, gestoken aan stokken (la broche = het braadspit).. 6 Braise, charbons ardents. Un brasier = un feu de charbons ardents; embraser = mettre en feu. 30 L-'nïVASION tonne d'eau-de-vie posée sur la oharrette de Catherine Lefèvre. Vers huit heures de matin, un homme se montra subitement entre le grand et le petit Donon: les sentinelles le découvrirent aussitót; ü descendait en agitant son feutre. Au bout de quelques rninutes, on reconnut Nickel Bentz, 1'ancien garde foreetier de la Houpe. Tout le camp fut en éveil; on courut avertir Hullin, qui dormait depuis une heure dans la métairie, sur une grande paillasse, cóte a cóte avec le docteur Lorquin et son chien Pluton. Hs sortirent tous les trois, accompagnés du vieux patre Lagarmitte, qu'on avait nommé trompette, et de 1'anabaptiste Pelsly, homme grave, les bras enfoncés jusqu'aux coudes dans les larges poches de sa tunique de laine grise garnie d'agrafes de laiton,1 un large collier de barbe autour des machoires, et la houppe * de son bonnet de coton au milieu du dos. Jean-Claude semblait joyeux. „En bien, Nickel, que se passe-t-il la-bas ? s'écria-t-il. — Jusqu'a présent, rien de nouveau, maitre JeanClaude ; seulement du cóté de Phalsbourg, on entend gronder comme un orage. Labarbe dit que c'est le canon, car toute la nuit on voyait passer des éclairs sur la forêt de Hiklehouse, et, depuis ce matin, des nuages gris s'étendent sur la plaine. — La ville est attaquée, dit Hullin} mais du cóte de Lutzelstein ? — On n'entend rien, répondit Bentz. — Alors, c'est que l'ennemi essaye de tourner la place. Dans tous les cas, les alliés sont la-bas: il doit y avoir terriblement de monde en Alsace." Puis se tournant vers Materne, debout derrière lui: „Nous ne pouvons plus rester dans rineertitude, dit-fl, 1 Agrafes de laiton, haken van geel koper. 2 Houppe, kwast. 34 l'invasion Le vieux chasseur fit halte a la lisière du bois, et dit a ses fils: „Je vais descendre au village, chez Dubreuil, 1'aubergiste de la Pomme de pin." H leur désignait de son baton une longue batisse blanche, les fenêtres et la porte entourées d'une bordure jaune, et une branche de pin suspendue a la muraille en guise1 d' enseigne. „Vous m'attendrez ici; s'il n'y a pas de danger, je sortirai sur le pas de la porte et je lèverai mon chapeau, vous pourrez alors venir prendre un verre de vin avec moi." H descendit aussitöt la cóte neigeuse, ce qui dura bien dix minütes, puis il prit entre deux sillons, gagna la prairie, traversa la place du village, et ses deux garcons, 1'arme au pied, le virent entrer a 1'auberge. Quelques instants après, il reparut sur le seuil et leva son chapeau, ce qui leur fit plaisir. Au bout d'un quart d'heure, ils avaient rejoint leur père dans la grande salie de la Pomme de pin! Sauf 1'aubergiste Dubreuil, le plus gros et le plus apoplectique* des cabaretiers des Vosges, assis dans un grand fauteuil de cuir prés du fourneau, Materne se trouvait seul. II venait de remplir les verres; la vieille hbrloge sonnait neuf heures, et son coq de bois battait de 1'aile avec un grincement bizarre. „Salut, père Dubreuil, dirent les deux garcons d'une voix rude. — Bonjour, mes braves, bonjour,'' répondit 1'aubergiste en grimacant un sourire. Puis, d'une voix grasse, il demanda : „Rien de neuf ? — Ma foi, non! répondit Kasper, voici 1'hiver, le temps du sanglier." 1 En guise de, par manière de. Vivre a sa guise, vivre a sa manière, a son gré. * Apoplectique, qui est sujet a 1'apoplexie (beroerte). l'dtvasion 37. — En êtes-vous bien sür ? demanda Materne, faisant effort pour se dominer. — Si j'en suis sür! Vous n'avez qu'a regarder par la fenêtre, et vous les verrez sur la route du Donon. Hs ont surpris 1'anabaptiste Pelsly; ils 1'ont attaché au pied de son Ut; ils pülent, ils volent, ils défoncent les routes, mais gare, gare! D'ici quelques jours ils vont en voir de dróles. Ce n'est pas avec des mille hommes qu'on va les attaquer, pas avec des dix mille, mais avec des milUards de milliasses . . .1 Hs seront tous pendus !" Materne se leva. „II est temps de se remettre en route, dit-il d'un ton bref. A deux heures il faut être au bois, et nous sommes la tranquillement a causer comme des pies. Au revoir, père Dubreuil." Ils sortirent précipitamment, n'y tenant plus de rage. „Réfléchissez bien a ce que je vous ai dit i" leur cria 1'aubergiste de son fauteuil. Une fois dehors, Materne se retournant les lèvres frémissantes, s'écria: „Si je ne m'étais pas retenu, j'allais lui casser la bouteüle sur la tête. — Et moi, dit Frantz, je lui passais ma baïonnette dans le ventre." Kasper, un pied sur la marche, semblait vouloir rentrer; il serrait le manche de son couteau de chasse, sa figure avait une expression terrible. Mais le vieux le prit par le bras, et 1'entraina en disant: „Allons . .. aUons . .. nous retrouverons 9a plus tard! Me conseiller, a moi, de trahir le pays ! Hullin nous avait bien dit d'être sur nos gardes; il avait raison." Ils descendirent alors la rue, jetant a droite et a 1 Milliasse, se disait autrefois pour trillion; maintenant: un fort grand nombre (traduisez: met milliarden en nog eens müliarden). 42 l'invasion Puis, haussant les épaules avec une expression de dégoüt: „La peur est une vilaine chose, dit-il; nous n'avons pourtant qu'une pauvre vie a perdre! Allons-nous-en." Ils sortirent de 1'auberge, et le vieux ayant pris le chemin de la vallée, pour gravir en face la cime du Hirschberg, ses nis le suivirent. Bientót ils eurent atteint la lisière du bois. Materne dit alors qu'il fallait monter le plus haut possible, afin de découvrir la plaine, et de rapporter des nouvelles positives au bivouac ; que tous les propos1 de ces fuyards ne valaient pas un simple coup d'oail sur le terrain. Kasper et Prantz en demeurèrent d'accord, et tous trois se mirent a grimper la cóte, qui forme une sorte de promontoire avancé sur la plaine. Lorsqu'ils en eurent atteint le sommet, ils virent distinctement la position de l'ennemi, a trois lieues de la, entre Urmatt et Lutzelhouse ; c'étaient de grandes lignes noires sur la neige;. plus loin, quelques masses sombres, sans doute 1'artillerie et les bagages. D'autres masses tournaient autour des villages, et, malgré la distance, le scintillement des baïonnettes annoncait qu'une colonne venait de se mettre en marche pour Wisch. Après avoir longtemps contemplé ce tableau d'un oeil rêveur, le vieux dit: „Nous avons bien la trente mille hommes sous les yeux. Ds s'avancent de notre cóté; nous serons attaqués demain ou après-demain au plus tard. Ce ne sera pas une petite affaire, mes garcons; mais, s'ils sont beaucoup, nous avons la bonne place, et puis c'est toujours agréable de tirer dans des tas : il n'y a pas de . balles perdues." Ayant fait ces réflexions judicieuses», il regarda la hauteur du soleil, et ajouta .: 1 Propos, discours, (praatjes). * Judicieux, schrander. 44 L INVASION de gibier inconnu, curieux, bizarre, que les trois chasseurs roux se prirent a contempler d'abord avec une curiosité singuHère. Mais, cela fait, au bout de cinq niinutes, Kasper et Frank mirent leurs longues baïonnettes au bout de leurs carabines, puis reculèrent d'environ vingt pas dans le fourré. Hs atteignirent une roche haute de quinze a vingt pieds, oü Materne monta, n'ayant pas d'arme, puis, après quelques paroles échangées a voix basse, Kasper examina son amorce1 et épaula lentement, tandis que son frère se tenait prêt. Un des Cosaques, se trouvait environ a deux cents pas. Le coup partit, retentissant dans les échos profonds de la gorge, et le Cosaque, filant • par-dessus la tête de sa monture, disparut sous la glacé de la mare. Impossible de rendre la stupeur de la halte * a cette détonation. Les regards de ces gens se portaient en tous sens, et 1'écho répondait toujours comme au bruit de la fusillade, tandis qu'un large flocon de fumée montait au-dessus du bouquet d'arbres oü se tenaient les chasseurs. Kasper, en moins d'un quart de minute, avait rechargé son arme, mais, dans le même espace de temps, les cosaques a terre avaient bondi sur leurs chevaux et tous partaient sur la pente du Hartz, se suivant a la file, comme des chevreuils, et criant d'une voix sauvage : „Hourah! hourah!" Cette fuite ne fut qu'une vision; au moment oü Kasper épaulait pour la seconde fois, la queue du dernier cheval disparaissait dans le taiüis. Le cheval du Cosaque mort restait seul prés de 1'eau, fetenu par une circonstance bizarre : son maitre, la tête dans la vase jusqu'a mi-corps, avait encore le pied a 1'étrier. Materne sur son rocher écouta, puis il dit d'un ton joyeux: 1 Amorce, v. p. 32 1 Füer, aller trés vite. 3 Halte, joi pour: une troupe qui fait halte. l'invasion 45 „Ils sont partis ! eh bien .. . allons voir . .. Prantz, reste ici. . . s'il en revenait quelques-uns ..." Malgré cette recommandation, tous trois descendirent prés du cheval; Materne saisit aussitöt la bride en disant: „Eh ! vieux, nous allons t'apprendre a parler francais. — Allons-nous-en ! s'écria Kasper. — Non, il faut voir ce que nous avons tiré, voyezvous, 9a fera du bien aux camarades; les chiens qui n'ont pas senti la peau de la béte ne sont jamais bien dressés. Alors ils repêchèrent le Cosaque dans la vase, et 1'ayant posé en travers du cheval, ils se mirent a grimper la cóte du Donon par un sentier tellement rapide, que Materne répéta plus de cent fois: „Le cheval ne peut passer la." Mais le cheval, avec sa longue échine de chèvre, passait plus facilement qu'eux ; c'est pourquoi le vieux chasseur finit par dire : „Ces cosaques ont de fameux chevaux. Si je deviens tout a fait vieux, je garderai celui-ei pour aller au chevreuil. Nous avons un fameux cheval, gabons; avec son air de vache, il vaut un cheval de roulier." De temps en temps il faisait aussi ses réflexions sur le cosaque : „Quelle dróle de figure, hein ? un nez rond et un front comme une boité a fromage, il y a pour tant de dróles d'hommes dans le monde ! Tu Pas bien pris, Kasper : juste au milieu de la poitrine ; et regarde, la balie est sortie par le dos. De la fameuse poudre ! Divès a toujours de la bonne marchandise." Vers six heures, ils entendirent le premier cri de leurs sentinelles: „Qui vive ? — Prance 1" répondit Materne en s'avan9ant. Tout le monde accourut a leur rencontre: „Voici Materne !" Hullin lui-même, aussi curieux que les autres, ne 50 i/nrvAsioN t ~L C bieD' Marc' 130X15 auroiis besoin de tout cela L& bataille approche. — Oui, oui, je m'en doute; nous sommes arrivés a fond de tram *. Oü faut-ü mettre la poudr* ? — La-bas, sous le hangar, derrière la ferme Hé» c est vous Catherine ? — Mais oui, Jean-Claude; il fait joliment froid ce matin. — Vous serez donc toujours la même; vous n'avez peur de rien ? — Tiens ! est-ce que je serais femme, si je n'étais pas cuneuse ? H faut que je fourre mon nez partout. — Oui, vous avez toujours des excuses pour ce que vous faites de beau et de bien. — Hullin, vous êtes un rabacheur»j laissez-moi tranqmlle avec vos compliments. Est-ce qu'il ne faut pas que ces gens-la mangent ? Est-ce qu'ils peuvent vivre de 1 air du temps8 ? Avec 9a< qu'il est nourrissant, 1 air du bon Dieu, par un froid pareil; des aiguüles et des rasoirs ! Aussi, j'ai pris mes mesures; hier nous avons abattu un bceuf, — vous savez, ce pauvre Schwartz — il pesait bien neuf cents ; j'en apporte le quartier de derrière, pour la soupe de ce matin. — Catherine, j'ai beau vous connaitre, s'écria JeanOiaude attendn, vous m'étonnez toujours. Rien ne vous coüte, rien: ni 1'argent, ni les soins, ni les peines. — Ah! répondit la vieüle fermière en se levant et sautant de sa voiture, tenez, vous m'ennuvez, Hullin Je vais me chauffer". Elle remit les rênes de ses chevaux a Dubouro nuis se retournant: 1 A fond de tmin, a toute vitesse. qn'ü^déSMdit°elUi ^ ^ 8°UTOnt 6t •« - 8 Vivre de Vair du temps, van de lucht leven. Avec ja que, expression populaire pour: et ioienez a cela que (en daarbij komt nog dat). joignez a cela L'nrvAsioN 51 „C'est égal, Jean-Claude, ces feux-la font plaisir a Yoir ! Mais Louise, oü est-eile ? Louise a passé la nuit a découper et a coudre des bandages avec les deux fUles de Pelsly. Elle est a 1'ambulance ; voyez, la-bas, oü brille ma lumière. Pauvre enfant, dit Catherine, je cours 1'aider. Ca me réchauffera." Hullin, la regardant s'éloigner, fit un geste comme pour dire : „Quelle femme !" En ce moment, Divès et ses gens conduisaientlapoudre au hangar, et comme Jean-Claude se rapprochait du feu le plus voisin, quelle ne fut pas sa surpiise de voir, au nombre des partisans, le fou Yégof S la, couronne en tête, gravemeot assis sur une pierre, les pieds a la braise >, et drapé de ses guenilles comme d'un manteau royal. Rien d'étrange comme cette figure a la lueur du foyer ; Yégof était le seul éveillé de la troupe ; on 1'eüt réellement pris pour quelque roi barbare rêvant au milieu de sa horde endormie. HuUin, lui, n'y vit qu'un fou, et lui posant doucement la main sur 1'épaule : „Salut, Yégof ! dit-il d'un ton ironique ; tu viens donc nous prê'ter le secours de ton bras invincible et de tes innombrables armées t" Le fou, sans montrer la momdre surprise, répondit: „Cela dépend de toi, Hullin ; ton sort, et celui de tout ce'monde, est entre tes mains. J'ai suspendu ma colère, et je te laisserai prononcer 1'arrêt. 1 Yégof, le fou qui va jouer un rdle important dans la suite de cette histoire; il souffre de megalomanie (grootheidswaanzin) et s'imagine être empereur d'Austrasie, de Polynésie et autres lieux. Le pauvre homme parle de ses éouries, de ses chasses, de ses chateaux et de ses ministres ; il porte sur la tête une couronne qui n'est qu'un oercle de fer blanc et il a toujours aupres de'lui un grand corbeau. Les gamins se moquent de lui et 1'appellent „Roi de Carreau". Déja deux fois il a demandé a Htüfin la main de sa fille adoptive Louise, et au refus de celui-ci il 1'a menacé des pires vengeances. 1 Braise, v. p. 29 52 l'dtvasiok — Quel arrêt %" demanda Jean-Claude. L'autre, sans répondre, poursuivit d'une voix basse et solennelle: „Nous voici tous les deux comme il y a seize cents ans, a la veille d'une grande bataille. Alors, moi, le chef de tant de peuples, j'étais venu dans ton klan 1 te demander le passage . .. — Dy» seize cents ans ! dit Hullin; diable, Yégof, ca nous fait terriblement vieux! Enfin n'importe, chacun son idée. — Oui, reprit le fou, mais avec ton obstination ordinaire, tu ne voulus rien entendre. Mais je ne t'en yeux pas : tu es brave, les enfants de te race peuvent se confondre avec ceux de la mienne. J'ambitionne ton alliance, tu le sais ... — Allons, le voila qui revient a Louise," pensa JeanClaude. Et prévoyant une demande en forme: „Yégof, dit-il, j'en suis faché, mais il faut que je te quitte ; j'ai tant de choses a voir..." Le fou n'attendit pas la fin de ce congé, et se levant la face bouleversée d'indignation : „Tu me refuses te fille! s'écria-t-il en levant le dohrt d'un air solennel. — Nous causerons de cela plus tard. — Tu me refuses ! — Voyons, Yégof, tes cris vont éveiller tout le monde — Tu me refuses !. .. Et c'est pour la troisième fois !. .. Prends garde !. . . Prends garde !.. ." ^ Hullin, désespérant de lui faire entendre raison, s'éloignait a grands pas, mais le fou, d'un accent furieux,' le poursuivit de ces étranges paroles: „Malheur a toi! Ta dernière heure est proche; les 1 Klan ou chn, mot écossais qui désigne une tribu formée de plusieurs families. 56 l'invasion Après ces réflexions judicieuses \ il voulut encore visiter son monde. „Arrivé !" dit-il au patre. Tous deux s'avancant alors derrière les abatis, suivirent une tranchée pratiquée dans les neiges deux jours auparavant. Ces neiges, durcies par la gelee, étaient deyenues de la glacé. Les arbres, tombés au-devant et tout couverts de grésil, formaient une barrière infrancnissable, qui s'étendait environ a six cents mètres L& route effondrée passait au-dessous. En approchant, Jean-Claude vit les montagnards du Dagsberg accroupis de vingt pas en vingt pas, dans des especes de mds ronds qu'ils s'étaient creusés. Tous ces braves gens se tenaient assis sur leur havresac », la gourde a droite, le feutre ou le bonnet de peau de renard enfoncé sur la nuque, le fusü entre les genoux Ls n avaient qu'A se lever, pour voir la route a cinquante pas au-dessous d'eux, au bas d'une rampe" glissante L amvée de Hidlin leur fit plaisir. „Hé ! maitre Jean-Claude, va-t-on bientót commencer ? i. ~ ,^mes S^otiB, ne vous ennuyez pas, avant une neure 1 affaire sera en train. — Ah ! tant mieux ! — Oui, mais surtout visez bien, a hauteur de poitrine ne vous pressez pas, et ne montrez pas plus de oha* quil ne faut. — Soyez tranquille, maitre Jean-Claude " ^Ia^-Plu8 loÜl; partout oa Ie recevait de même. „N oubhez pas, disait-il, de cesser le feu, quand Lagarmitte sonnera de la corne, ce seraient des balles perdues. Arrivés prés du vieux Materne, qui commandait tous ces hommes, au nombred'environdeuxcentcinquante, u trouva le vieux chasseur en train de fumer une 1 Judicieux, v. p. 42 2 Havresac, ransel. * Rampe, pente d'une colline. l nrvAsiON 57 pipe, le nez rouge comme une braisel, et la barbehérissée2 de froid comme un sanglier. Hé ! c'est toi, Jean-Claude. — Oui, je viens te serrer la main. — A la bonne heure. Mais dis donc, ils ne se pressent guère de venir; s'ils allaient passer aüleurs. — Ne crains rien, il leur faut la route pour Partillerie et les bagages. Regarde, on sonne le boute-selle.8 — Oui, j'ai déja regardé; ils se préparent." Puis, riant tout bas : „Tu ne sais pas, Jean-Claude, tout a 1'heure, comme je regardais du cóté de Grandfontaine, j'ai vu quelque chose de dröle. — Quoi, mon vieux! — J'ai vu quatre Allemands empoigner le gros Dubreuil, 1'ami des alliés; ils 1'ont couché sur Ie banc de pierre, a sa porte, et un grand maigre lui a donné je ne sais combien de coups de trique4 sur les reins. Hé! hé! hé! devait-il crier, le vieux gueux ! Je parie qu'il aura refusé- quelque chose a ses bons amis; par exemple, son vin de 1'an XI." Hullin n'écoutait plus, car, jetant par hasard un coup d'ceil dans la vallée, il venait de voir un régiment d'infanterie déboucher sur la route. Plus loin, dans la rue, s'avan9ait de la cavalerie, et cinq ou six officiers galopaient en avant. „Ah ! ah ! les voila qui viennent 1 s'écria le vieux soldat, dont la figure prit tout a coup une expression d'énergie et d'enthousiasme étrange. Enfin, ils se décident 1" Puis il s'élanca de la tranchée en criant: „Mes enfants, attention!" En passant, il vit encore Riffi, le petit tailleur des 1 Braise, v. p. 29 8 Hérissé, v. p. 48 3 Boute-seUe, signal militaire pour avertor de seller les chevaux (de 1'ancien verbe bouler = mettre, qui a donné aussi les mots boute-feu, lont et boute-en-train, vreugdebrenger, vroolijkmaker) * Trique, matraque, gros baton. 62 l'otvasion noble animal prit sa course ventre a terre du cóté des Allemands. Le petit tailleur levait les mains au oiel, implorant Dieu et les saints. Materne eut envie de tirer, mais il ne 1'osa pas, le cheval allait trop vite. A peine au milieu des baïonnettes ennemies Riffi disparut. Tout le monde crut qu'il avait été massacré; seulement une heure plus tard, on le vit passer dans la grand'rue de Grandfontaine, les mains liées sur le dos, et le caporal schlague derrière lui, la baguette1 en l'air. Pauvre Riffi ! seul il ne jouit pas du triomphe et ses camarades finirent même par rire de son triste sort, comme s'il se fut agi d'un kaiserlick. Tel est le caractère des hommes ; pourvu qu'ils soient contents, la misère des autres les touche peu. VIII Les montagnards ne se connaissaient plus d'enthousiasme ; ils levaient les mains, se gloriflant les Uns les autres, et se regardant comme les héros des héros. Catherine, Louise, le docteur Lorquin, tout le monde était sorti de la ferme, criant, se félicitant, regardant les traces des balies, les talus noircis par la poudre; puis, Joseph Lamette, la tête fracassée, étendu dans son trou; Baumgarten, le bras pendant, qui se rendait a Pambulanee tout pale, et Daniël Spitz qui, malgré son coup de sabre, voulait rester et se battre; mais le docteur n'entendit pas de cette oreille, et le forca d'entrer a la ferme. Louise, arrivée avec la petite charrette, versait de 1'eau-de-vie aux combattants, et Catherine Lefèvre, debout au bord de la rampe, regardait les morts, et les blessés épars sur la route, au bout de longues trainées 1 Baguette, baton. l'invasion 63 de sang. Hullin, qui venait d'arriver avec Lagarmitte, criait d'un ton joyeux : „Eh bien, mes garcons, vous avez vu le feu, mille tonnerres ! 9a marche ! — Les Allemands ne se vanteront pas de cette journée." Puis il embrassait Louise, et courait a la mère Lefèvre : „Êtes-vous oontente, Catherine ? voila nos affaires en bon état! Mais, qu'avez-vous donc ? vous ne riez pas. — Oui, Jean-Claude, tout va bien ... je suis contente ; mais regardez un peu sur la route. .. quel massacre ! — C'est la guerre! répondit gravement Hullin. Ils s'approchèrent de la ferme, et Jean-Claude vit en passant la réserve, et Mare Divès a cheval au milieu de ses hommes. Le contrebandier se plaignait amèrement de rester les bras croisés. H se regardait comme déshonoré de n'avoir rien a faire. „Bah! lui dit Hullin, tant mieux ! D'ailleurs tu surveilles notre droite. Regarde ce plateau la-bas. Si 1'on nous attaque de ce cóté, tu marcheras 1" Divès ne dit rien ; il avait une figure a la fois triste et indignée, et ses grands contrebandiers, enveloppés de leurs manteaux, leurs longues brettes1 pendant audessous, ne semblaieat pas non plus de bonne humeur : on aurait dit qu'ils méditaient une vengeance. Hullin, ne pouvant les consoler, entra dans la métairie. Le docteur Lorquin était en train d'extraire la balie de la blessure de Baumgarten, qui jetait des cris terribles. Pelsly, sur le seuil de sa maison, temblait de tous ses membres. Jean-Claude lui demanda du papier et de 1'encre, pour expédier ses ordres dans la montagne ; c'est a peihe si le pauvre anabaptiste put les lui donuer, tant il était troublé. Cependant, il y parvint, et les piétons partirent tout fiers d'être chargés d'annoncer la première bataille et la victoire. Quelques montagnards, entrés dans la grande salie, 1 Brette, épée longue et étroite (rapier). Un brettew = een vechtersbaas. 64 L'mVASION se réchauffaient au fourneau et causaient avec animation. Daniël Spitz avait déja subi Pamputation de ses deux doigts, et se tenait assis derrière le poêle, la main enveloppee de linge. Ceux qui avaient été postés derrière les abatis avant le jour, n'ayant pas déjeuné, cassaient alors une croüte1 et vidaient un verre de vin, tout en criant, gesticulant, et se glorifiant la bouche pleine. Puis on sortait, on allait jeter un coup d'oeil dans la tranchée, on revenait se chauffer, et tout le monde, en parlant de Riffi, de ses lamentations a cheval, et de ses cris plaintifs, riait a se tordre les cötes. II était onze heures. Ces allées et ces venues durèrent jusqu'a midi, moment ou Mare Divès entra tout a coup dans la salie, en criant: „Hullin ! oü est Hullin ? — Me voila 1 • — Eh bien, arrivé!" L'accent du contrebandier avait quelque chose de bizarre; tout a 1'heure, furieux de n'avoir pas pris part au combat, il semblait triomphant. Jean-Claude le suivitfort inquiet, et la grande salie fut évacuee' sur-lechamp, tout le monde étant convaincu, d'après 1'animation de Mare, qu'il s'agissait d'une affaire grave. A droite du Donon s'étend le ravin des Minières, oü bouillonne un torrent a la fonte des neiges; i} descend de la cime de la montagne jusqu'au fond de la vallée. Juste en face du plateau défendu par les partisans, et de l'autre cóté de ce ravin, a cinq ou six cents mètres, s'avance une sorte de terrasse découverte a pente escarpée, que Hullin n'avait pas jugé nécessaire d'occuper provisoirement, ne voulant pas diviser ses forces, et voyant, du reste, qu'il lui serait facile de tourner cette position par les sapinières et de s'y établir, si l'ennemi faisait mine de vouloir s'en emparer. 1 Casser une croüte, manger un morceau de pain (croüte = korst). * Evacuer, vider, sortir de. 70 i/tNVASION feu; tont se passait en silence! le froissement1 des baïonnettes et le bruit des crosses, traversés de loin en lom par un coup de fusil, des cris de rage, des trépignements, du tumulte: on n'entendait pas autre chose Les contrebandiers, le cou tendu, le sabre au poing flairaient le carnage «, attendant le signal de leur chef' avec rmpatience. „Maintenant, c'est notre tour, dit enfin Mare. A nous les pieces!" Et de 1'épaisseur du fourré, leurs grands manteaux llottant comme des aües, les reins penchés et la brette en avant, ils partirent. „Ne sabrez pas, pointez" », dit encore Mare. Ce fut tout. Les douze vautours en une seconde furent sur les pieces. II y avait parmi eux quatre vieux dragons d Aspagne et deux ancietts cuirassiers de la garde que le goüt du péril attachait a Mare. Je vous laisse a p'enser ce qu'ils firent. Mare Divès recut a bout portant deux coups de pistolet, dont 1 un lui noircit la joue gauche et l'autre enleva son leutre. Lm, courbé sur sa selle, son long bras en avant w T * mêmö temps le &aild officier a moustaches wondes sur une de ses pièces ; puis se relevant lentement et regardant autour de lui, les sourcils froncés : „Les voila tous nettoyés, dit-ü d'un ton sentehcieux : les canons sont a nous !" ^lors, sautant de son cheval, ü s'allongea sur la pre miere pièoe encore chargée, saisit les leviets de 1'affüt pour en changer la direction, pointa * au pied des échelles et ramassant une mèche5 qui fumait a terre, ü fit feu Alors, au loin, s'élevètent des clameurs étranges, et 1 Froissement, le ohoc, le heurt. FMraient U carnage, zagen m-t ongeduld het bloedbad tegemoet 'flatrer = ruiken, d?lueht krijgen van). d Sabrer, houwen; pointer, steken. « »^Witer', braquer» diriger vers un pomt. Mèche, lont (la mèche d'une chandellö, pit van een kaars). Ii'lNVASION 71 le contrebandier, regardant a travers la fumée, vit une trouée sanglante dans les rangs de l'ennemi. H agita les deux mains en signe de tiiomphe, et les montagnards, debout sur les abatis, lui répondirent par un hourra général. „Allons, pied a terre, dit-il a ses hommes, il ne faut pas s'endormir. Une gargousse1 par ici, un boulet, du gazon. C'est nous qui allons balayer la route. — Gare !" Les contrebandiers se mirent en position, et le feu continua sur les habits blancs avec enthousiasme. Les boulets bondissaient dans leurs rangs en enfilade. A la dixième décharge, ce fut un sauve-qui-peut général. „Feu ! feu !" criait Mare. Et les partisans, enfin appuyés par la troupe de Frantz, et dirigés par Hullin, reprenaient les positions qu'ils avaient un instant perdues. Tout le long de la cóte ce ne furent bientót que fuyards, morts et blessés. II était alors quatre heures du soir; la nuit venait. Le dernier boulet torn ba dans la rue de Grandfontaine, et, rebondissant sur 1'aDgle du guévoir,» il alla renverser la cheminée du Bceuf-Bouge. Environ six cents hommes périrent en ce jour. II y eut des montagnards, il y eut des kaiserlicks en bien plus grand nombre. Mais, sans la canonnade de Divès, tout était perdu, car les partisans n'étaient pas un contre dix, et rennemi commencait a se rendre maitre de la tranchée. IX Les Allemands, entassés dans Grandfontaine, s'enfuyaient par bandes du cóté de Framont, a pied, a cheval, allongeant le pas, trainant leurs caissons, 3 jetant leurs 1 Gargousse (corruption de cartouche), sac oontenant la charge de poudre d'un canon (kardoes). 2 Guévoir (provincialisme), en Alsaee et en Lorraine nom qu'on donne k 1'abreuvoir (drenkplaats voor 't vee). * Caisson, munitiewagen. 76 l'invasion „Hé ! c'est toi, mon vieux, je te cherche depuis une heure. Oü diable étais-tu ? — Nous avons porté le pauvre Rochart a 1'ambulance, Jean-Claude. — Ah ! c'est triste, n'est-ce pas ? — Oui, c'est triste !" H y eut un instant de silence; puis la satisfaction du brave homme reprenant le dessus : „Ca n'est pas gai, fit-il, mais que voulez-vous? quand on fait la guerre ! Vous n'avez rien, vous autres ? — Non, nous sommes tous les trois sains et saufs. — Tant mieux, tant mieux. Ceux qui rostent peuvent se vanter d'avoir de la chance. — Oui, s'écria Mare Divès, en riant, j'ai vu le moment oü Materne allait battre la chamade *'; sans les coups de canon de la fin, ma foi, 9a prenait une vilaine tournure." Materne rougit, et langant au contrebandier un regard oblique: * „C'est possible, fit-il d'un ton sec, mais sans les coups de canon du commencement, nous n'aurions pas eu besoin de ceux de la fin ; le vieux Rochart, et cinquante autres braves gens auraient encore bras et jambes, ce qui ne gaterait pas notre victoire. — Bah! interrompit Hullin, qui voyait poindre la dispute entre deux gaillards peu conciliants3 de leur nature, laissons cela; tout le monde a fait son devoir voila le principal." Puis, s'adressant a Materne : „Je viens d'envoyer un parlementaire a Framont, dit-il, pour avertir les Allemands de faire enlever leurs blessés. Dans une heure ils arriveront sans doute; il faut prévenir nos avant-postes de les laisser approcher' mais sans armes et avec des flambeaux ; s'ils arrivaient' autrement, qu'on les regoive a coups de fusil. 1 BaPre la chamade, donner un signal pour demander a oapituler (de 1'italien ohiamata = appel). 2 Oblique, de biaïs (schuin). * Conciliant, disposé a se mettre d'accord, a céder. l'invasion 79 partout Wetterhexe, tandis que la petite Kateline passait pour être le bon génie de Tiefenbach et des environs. De cette facon, Berbel vivait tranquillement a se croiser les bras et l'autre a glousser sur les quatre chemins. Malheureusement pour les deux sceurs, Yégof avait établi, depuis nombre d'années, sa résidence d'biver dans la caverne de Luitprandt. C'est de la qu'il partait au printemps, pour visiter ses chateaux innombrables et passer en revue ses leudes1 jusqu'a Geierstein, dans le Hundsrück. Tous les ans donc, vers la fin de novembre, après les premières neiges, il arrivait avec son corbeau, ce qui faisait toujours jeter des cris d'aigle è, Wetterhexe. „De quoi te plains-tu, disait-il en s'installant tranquillement a la meilleure place; ne vivez-vous pas sur mes domaines ? Je suis encore bien bon de souffrir deux valkiries 2 inutiles dans le Valhalla de mes pères!" Alors Berbel, furieuse, 1'accablait d'injures ; Kateline gloussait d'un air faché; mais lui, sans y prendre garde, allumait sa pipe de vieux buis8, et se mettait a raconter ses pérégrinations4 lointaines aux ames des guerriers germains enterrés dans la caverne depuis seize siècles, les appelant par leur nom et leur parlant comme a des personnes vivantes. On peut se figurer si Berbel et Kateline voyaient arriver le fou avec plaisir: c'était pour elles une véritable calamitéOr, cette année-la, Yégof n'étant pas venu, les deux sceurs le croyaient mort et se réjouissaient a 1'idée de ne plus le revoir. Cependant, depuis quelques jours, Wetterhexe avait remarqué 1 Leude (mot d'origine germanique; en allemand moderne : Leute), guerrier germain qui s'attachait a un roi (kroonvazal). 2 Valkirie (allem. Walkure), déesses dans la mythologie soandinave qui avaient pour nrssion de verser la bière et 1'hydromel aux héros morts en combattant. 3 Buis, buksboom (le buis bénit, gewijde palmtakjes op Palmzondag). * Pérégrination, omzwerving (du latin peregrinus, étranger, voyageur, qui a donné aussi pèlerin). 5 Calamité, désastre (ramp). 80 ii'rarvAsioN de 1'agitation dans les gorges voisines, les gens parenten foule, le fusü sur 1'épaule, du cótédu Falkenstein et du Donon. Evidemment quelque chose d'éxtraordinarre se passait. La sorcière, se rappelant qae, 1'année précédente, Yégof avait raconté aux ames des guerners que ses armées innombrables allaient bientöt envahir le pays, éprouvait une vague inqaiétude. Elle aurait bien voulu savoir d'oü provenait eette agitation ; mais personne ne montait a la roche, et Kateline, ayant fait sa tournée le dimanche précédent, n'aurait pas bougé pour un empire. Dans eet état, Wetterhexe allait et venait sur la cóte, toujours plus inquiète et plus irritée. Durant cette journée du samedi, ce fut bien autre chose encore. Dés neuf heures du matin, de sourdes et profondes détonations roulèrent comme un bruit d'orage dans les müle echos de la montagne, et tout au loin, vers le Donon des éclairs rapides sülonnèrent le ciel entre les pies; pms, vers la nuit, des coups plus graves, plus formidables encore, retentirent au fond des gorges silencieuses. A chaque détonation, on entendait les cimes du Hengst de la Gantzlée, du Giromani, du Grosmann, répondré jusque dans les profondeurs de 1'abime. „Qu'est-ce que cela ? se demandait Berbel, est-ce la fin du monde ?" Alors, rentrant sous la roche et voyant Kateline accroupie dans son coin, qui grignotait une pomme de terre, elle la secoua rudement, en criant d'une voix sifflante: „Idiote, tu n'entends donc rien ? Tu n'as peur de rien, toi ! Tu manges, tu bois, tu glousses ! Oh ! le monstre !" Tout a coup un bruit lointain de pas.mêlé de clameurs discordantes i, se fit entendre sur la cóte. Berbel ecouta; elle reconnut des cris humains. Alors, se levant toute tremblante et armee de son grand chardon, elle se ghssa jusqu'a 1'entrée de la roche, écarta les broussaiUes 1 Ditcordant, wanluidend (pour elameur, y. p. «). l'invasion 81 et vit, a cinquante pas, le fou Yégof qui s'avancait au clair de lune; il était seul et se débattait, frappant 1'air de son sceptre, comme si des rnilliers d'êtres invisibles 1'eussent entouré. „A moi, Roug, Bléd, Adelrik1! hurlait-il d'une voix éclatante, la barbe hérissée, sa grande chevelure rousse éparse * et sa peau de chien autour du bras comme un bouchers. A moi! hé ! m'entendez-vous a la fin ? Ne voyez-vous pas qu'ils arrivent ? Les voila qui fondent du ciel comme des vautours. A moi, les hommes roux ! a moi! Que cette race de chiens soit anéantie! Ah ! ah! c'est toi, Minau, c'est toi, Rochart.. . Tiens! tiens!" ' Et tous les morts du Donon, il les nommait avec un ricanement4 féroce, les défiant comme s'ils eussent été la ; puis il reculait pas a pas, frappant toujours l'air, lancant des imprécations6, appelant les siens et se débattant comme dans une mêlée Cette lutte épouvantable contre des êtres invisibles saisit Berbel d'une frayeur superstitieuse : elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque", et voulut se cacher; mais, au même instant, un vague bourdonnement la fit se retourner, et qu'on juge de son effroi, lorsqu'elle vit la source chaude bouülonner plus que d'habitude, et des flots de vapeur s'en élever, s'en détacher et s'avancer vers la porte. Et tandis que, pareils a des fantömes, ces nuages épais s'avancaient lentement, tout a coup Yégof parut, criant d'une voix brève : „Enfin, vous voila ! Vous m'avez entendu !" Puis il entra brusquement sous la voüte et s'accroupit prés de la source, sa grosse tête entre les mains, les coudes aux genoux, regardant d'un ceil hagard bouülonner 1'eau. Kateline venait de s'éveüler, et gloussait comme on 1 Roug, etc., noms de guerriers de Parmée de Luitprandt * Bpare, dispersé, en désordre. 3 Bottelier, schild. 4 Ricanement, rire malicieux (grijnslach). * Imprécation, malédiction. 82 l'invasion sanglote; Wetterhexe, plus morte que vive, observait le tou du com le plus obseur de 1'antre1 „Hs sont tous sortis de la terre ! s'écria tout a coup Yegof; tous tous ! II n'en reste plus. Hs vont ranitner le courage de mes jeunes hommes, et leur inspirer le mepns de la mort!" Et relevant sa face p&le, empreinte d'une douleur poignante *: „O femme dit-il, en fixant sur Wetterhexe ses yeux de loup descendante des valkiriea, toi qui n'as pas recueilli dans ton sein le soufflé des guerriers pour leur rendre la vie, toi qui nas jamais rempli leurs coupes profondes ö. Ia table du festin, ni posé devant eux la chair fumante du sanglier Sérimar 8, a quoi donc es-tu bonne! A filer des hnceulsM Eh bien! prends ta quenouüle • et file jour et nuit, car des müliers de hardis jeunes hommes sont couches dans la neige !.. Ils ont vaillamment combattu . . Om, ds ont fait leur devoir; mais 1'heure n etait pas venue !. . . Maintenant les corbeaux se disputent leur chair !" Puis, d'un accent de rage épouvantable, arrachant sa «mronne a deux mains avec des poignées de cheveux : „Oh! race maudite ! hurla-t-il, tu seras donc toujours sur notre passage ! Sans toi, nous aurions déja conquis l üurope ; les hommes roux seraient les maitres de 1'univers . . . Et je me suis humüié devant le chef de cette race de chiens!... Je lui ai demandé sa fille, au lieu breMs]T9^e ^ ^ remp0rter' comme le louP de la curité^nlS6 (aVe° :'idée *a"eW de Pr0f0ndeUr' d'0bs^Po^ni, navrant, déchirant (du vieux fran5ais poindre = 8 Sérimar nom du sanglier dont on mangeait la chair aux repas des dieux dans le Walhalla * Linceul,, linge dans lequel on enveloppe un mort 6 Quenomlle partie d'un rouet (spinnewiel), sorte de netit baton entouré de chanvre (hennep), & lin (vlas) etc p^urfiter l'invasion 83 Et s'iiiterrompant: „Ècoute, écoute, valkirie !" fit-il a voix basse. II levait le doigt d'un air solennel. Wetterhexe écouta: un grand coup de vent venait de s'élever dans la nuit, secouant les vieilles forêts chargées de givre. Combien de fois la sorcière avait-elle entendu la bise gémir, durant les nuits d'hiver, sans même y prendre garde ; mais alors elle eut peur! Et comme elle était la, toute tremblante, voila qu'un cri rauque se fit entendre au dehors, et, presque aussitót, le corbeau Hans, plongeant sous la roche, se mit a décrire de grands cercles a la voüte, agitant ses ailes d'un air effaré et poussant des croassements lugubres. Yégof devint pale comme un mort. „Vöd, Vöd1, s'écria-t-il d'une voix déchirante, que t'a fait ton fils Luitprand 1 Pourquoi le choisir plutót qu'un autre Y' Et, durant quelques secondes, il resta comme anéanti; mais, tout a coup, transporté d'un sauvage enthousiasme et brandissant son sceptre, il s'élanca hors de la caverne. Deux minutes après, Wetterhexe, debout a 1'entrée de la roche, le suivait d'un regard anxieux. H allait droit devant lui, le cou tendu, le pas allongé ; on aurait dit une béte fauve marchant a la découverte. Hans le précédait, voltigeant de place en place. Ils 'disparurent bientót dans la gorge du Blutfeld. XI Cette nuit-la, vers deux heures, la neige se mit a tomber ; a la naissance du jour il fallut se secouer8 et battre de la semelle8. Les Allemands avaient quitté Grandfontaine, Fra- 1 V6d, o.-a..-d. Wodan. 8 Se secouer, remuer ses membres pour se dégourdir. 8 Battre (de) la semelle, frapper des pieds contre terre pour se les chauffer (semelle, zool). 84 i/nrvASioN mond et même Schirmeck. Au loin, bien loin, dans les plaines de 1 Alsace, on remarquait des points noirs indiquant leurs bataillons en retraite. HuUin, éveülé de bonne heure, fit le tour du bivouac: il s arreta quelques instants a regarder sur le plateau les canons braqués vers la gorge, les partisans étendus autour du feu, la sentinelle 1'arme au bras ; puis, satisf ait de son inspectiën, il entra dans la ferme oü Louise et Oatnenne dormaient encore. Le jour grisatre se répandait dans la chambre. Quelques Messes, dans la salie voisine, commencaient a ressentir les ardeurs de la fièvre; on les entendait appeler leurs femmes et leurs enfants. Bientót le bomdonnement des voix, les allées et les venues rompirent le silence de la nuit. Catherine et Louise s'éyeülèrent; elles virent Jean-Claude, assis dans un coin de la fenêtre, qui les regardait avec tendresse, et, honteuses d'être moins matmaif ,?ue Im> eIles se levèrent pour aller 1'embrasser „fin bien ? demanda Catherine. — Eh bien, ils sont partis; nous restons maitres de la route, comme je Pavais prévu." Cette assurance ne parut pas tranquüliser la vieille fermière ; ü lui fallut regarder a travers les vitres et voute retraite des Allemands jusqu'au fond de 1'Alsace. iincore, toutle reste du joursa figure sévère conserva-t-elle 1 empreinte d'une inquiétude indéfinissable. Vers quatre heures, Catherine et Hullin se trouvaient ' seuls dans la grande salie; Louise était allee préparer le souper. Au dehors, de gros flocons de neige continuaient a descendre du ciel, et se posaient au rebord des fenetres, et d instant en instant on voyait un traïneau partir en sdence avec son malade enterré dans de la pailletantot une femme, tantdt un homme conduisant le cheval par Ia bnde. Catherine, assise prés de la table, pÜait des bandages d'un air préoccupé. „Qu'avez-vous donc, Catherine? demanda Hullin. Uepuis ce matm je vous vois toute soucieuse. Pourtant nos aöau-es marchent bien." l'invasion 85 La vieille fermière alors, d'un geste lent repoussant le litige, répondit: „C'est vrai, Jean-Claude, je suis inquiète. Et comme Hullin la regardait d'un air interrogatif : „Vous allez encore rire de moi, dit-elle; j'ai fait un rêve. — Un rêve ? Oui, le même qu'a la ferme du Bois-de-Chênes."* Puis s'animant, et d'une voix presque irritée: „Vous direz ce que vous voudrez, Jean-Claude; mais un grand danger nous menace. .. Oui, oui, tout cela pour vous n'a pas 1'ombre de bon sens.. . D'ailleurs, ce n'était pas un rêve, c'était comme une vieille histoire qui vous revient, une chose qu'on revoit dans le sommeil et qu'on reconnait! Tenez, nous étions comme aujourd'hui, après une grande victoire, quelque part... je ne sais oü.. . dans une sorte de grande baraque en bois traversée de grosses poutres, avec des palissades autour. Nous ne pensions a rien ; toutes les figures que je voyais, je les connaissais; c'était vous, Mare Divès, le vieux Duchêne et beaucoup d'autres, des anciens déja morts : mon père et le vieux Hugues Rochart du Harberg, Tonele de celui qui vient de mourir, tous en sarrau1 de grosse toile grise, la barbe longue, le cou nu. Nous avions remporté la même victoire et nous buvions dans de gros pots de terre rouge, quand voila qu'un cri s'élève : „L'ennemi revient!" Et Yégof, a cheval, avec sa longue barbe, sa couronne garnie de pointes, une hache a la main, les yeux luisants comme un loup, parait devant moi dans la nuit. Je cours sur lui avec un pieu', il m'attend ... et, depuis ce moment, je ne vois plus rien ! . . Seulement je sens une grande douleur au cou, un vent froid me passé sur la figure, il me semble que ma tête ballotte au bout d'une corde: c'est ce gueux de Yégof qui avait pendu ma tête a sa selle et qui galopait!" 1 Sarrau, v. p. 32 2 Pieu, pièoe de bois pointue (staak). 86 L'lKVASION SlL^ftelT^d,un tel de con™tio> *» se ^éleüLnt HqUeS d" 8ÜenCe' Puis Jean-Claude, se reveillant de sa stupeur, répondit • „C'est un rêve II m'arrive aussi de faire des rêves Hier vous avez ete tourmentée, Catherine, tout ce bruit' ' ces cns ... u • ■ nn7 S°n,'fit;eUe ^ feme en reP^nant sa besogne, nelfw . Pf8 TIa- Et' P0ur vo™ ^ la vérité clnnTÏ -f bataÜle' et même au moment k canon tonnait contre nous, je n'ai pas eu peur ■ j'étais iWkTT6 ^ rS ™ P°Uvions P-3 ^tre battus 'pSÏT ^ ?a dans le temps !.. . maintenant j'ai la wtJevAlleman.dS,?t évaCué 1 Sc^ck ; toute ^ ügne des Vosges est défendue; nous avons plus de e7ntu> " n0U8 ^ Ü M Gn ardve de ^ — N'importe!" Hullin haussa les épaules : „Allons allons vous avez ia fièvre, Catherine ; t&chez de vous calmer, de penser a des choses plus gai Tous l*rand-Turc avec sa pipe et ses bas bleus. Le principal est de se bien garder, d'avoir des munitions, desh"mmeS ZlZTZè.9& vaut encore -*« ^ *■ ™ — Vous riez, Jean-Claude ? — Non, mais a entendre une femme de bon sens de centTans ^ " ^ **™ vécu ö 7 ^ — Qui sait ? dit la vieille d'un ton obstiné: s'il se rappe le, lm, ce que les autres ont oublié.» Hulhn allait lui raconter sa conversation de la veüle au bivouac, avec Ie fou, pensant renverser ainsi de Snd 1 Avacuer, v. p. 64 l'invasion 87 en comble1 toutes ses visions lugubres, mads la voyant d'accord avec Yégof sur le chapitre des seize cents ans, le brave homme ne dit plus rien, et reprit sa promenade silencieuse, la tête basse, le front soucieux. „Elle est folie, pensait-il; encore une petite secousse, et c'est fini.'' Catherine, au bout d'un instant de rêverie, allait dire quelque chose, quand Louise entra comme une hirondelle, en criant de sa plus douce voix : „Maman Lefèvre, maman Lefèvre, une lettre de Gaspard !" Alors la vieille fermière, dont le nez crochu s'était recourbé jusque sur ses lèvres, tant elle s'indignait de voir Hullin tourner son rêve en ridicule, releva la tète, et les grandes rides de ses joues se détendirent. Elle prit la lettre, en regarda le cachet rouge, et dit a la jeune fille: „Embrasse-moi, Louise; c'est une bonne lettre." Ce que Louise fit avec enthousiasme. La vieille mit ses besicles 2, ouvrit la lettre avec une sorte de recueillemént8, sous les yeux impatients de Jean-Claude et de Louise, et lut tout haut: „Celle-ci, ma bonne mère, est a cette fin de* vous prévenir que tout va bien, et que je suis arrivé le mardi soir a Phalsbourg, juste comme on fermait les portes. Les Cosaques étaient déja sur la cóte de Saverne ; il a fallu tirailler toute la nuit contre leur avant-garde. Le lendemain, un parlementaire est venu nous sommer de rendre la place. Le commandant Meunier lui a répondu d'aller se faire pendre ailleurs, et, trois jours après, les 1 De fond en comble, complètement, entièrement (le comble. étant la partie supérieure d'un bat'ment, le sens est donc littéralement: de bas en haut). 2 Besicles (du latin bis + oculus = osil), mot vieJlli pour: lunettes. * Recueillemént, v. p. 64 4 A cette fin de, expression populaire pour: dans le but de, pour. L'riïVASION 91 pit lj ajoutaient a 1'horreur du combat; la fumée montait dans la masure 8. En arrivant sur 1'escalier, Hullin cria: „Les vóioi, grace au ciel!" Et tous les braves gens qui se trouvaient la, levant la tête, crièrent: „Courage ! mère Lefèvre !" Alors Ia pauvre vieille, brisée par ces émotions, se prit a pleurer. Elle s'appuya sur 1'épaule de Jean-Claude; mais celui-ci 1'enleva comme une plume et sortit en courant le long du mur a droite. Louise suivait en sanglotant. Au dehors, on n'entendait que des sifïlements, des coups mats3 contre le mur; le crépi1 se détachait, les tuiles roulaient, et tout en face, du cóté des abatis, a trois cents pas, on voyait les uniformes blancs, en ligne, éclairés par leur propre feu dans la nuit noire, puis sur leur gauche, de l'autre cóté du ravin des Minières, les montagnards qui les prenaient en écharpe. ■ Hullin disparut a 1'angle de la ferme ; la tout était sombre : c'est a peine si 1'on voyait le docteur Lorquin, a cheval devant un traineau, un grand sabre de cavalerie au poing, deux pistolets d'arcon 6 passés a la ceinture, et Frantz Materne, avec une douzaine d'hommes, le fusil au pied, frémissant de rage. Hullin assit Catherine dans le traineau sur une botte de paille, puis Louise k cóté d'elle. „Vous voila ! s'écria le docteur, c'est bien heureux !" Et Frantz Materne ajouta : 1 Décrépit, trés vieux et cassé. 8 Masure, maison caduque (mot de la même familie que maison ; le radical mas s'emploie encore pour: maison de campagne dans le midi de la France; il a donné le nom propre • Dumas). * Coup mat (pr. avec t), coup qui donne un son sourd. * Crépi. platre (pleister). 5 En écharpe, v. p. '28 8 Pistolet d'arcon, zadelpistool (arcon, pièce de bois formant le corps de la selle; désarconner un cavalier, le jeter a terre). 92 l'invasion „Si ce n'était pas pour vous, mère Lefèvre, vous pouvez croire que pas un ne quitterait le plateau ce soir ; mais pour vous il n'y a rien a dire. — Non, crièrent les autres, il n'y a rien a dire." Au même moment, un grand gaillard, aux jambes longues comme celles d'un héron1 et le dos voüté, passa derrière le mur en courant et criant; „Ils arrivent. . . sauve qui peut!" Hullin palit. „C'est le grand rémouleur» du Harberg," fit-il, en grincant des dents. Frantz, lui, ne dit rien : il épaula sa carabine, ajusta1 et fit feu. Louise vit le rémouleur, a trente pas dans 1'ombre, étendre ses deux grands bras et tomber la face contre terre. Frantz rechargeait son arme en souriant d'un air bizarre. Hullin dit: „Camarades, voici notre mère, celle qui nous a donné de Ia poudre et qui nous a nourris pour la défense du pays, et voici mon enfant; sauvez-les!" Tous répondirent: „Nous les sauverons, ou nous mourrons avec elles. Et n'oubliez pas d'avertir Divès qu'il reste au Falkenstein jusqu'a nouvel ordre ! — Soyez tranquüle, maitre Jean-Claude. — Alors en route.^docteur^'en^route !£s'écria le brave homme. — Et vous, Hullin ? fit Catherine. — Moi, ma place est ici; il s'agit de défendre notre 'position jusqu'a la mort! Papa Jean-Claude !" cria Louise en lui tendant les bras.' Mais il toumait déja le coin, le docteur frappait son 1 Héron, reiger. ' Rémouleur (du verbe rémoudre, slijpen), scharenslijper. L INVASION 93 cheval, le traineau filait sur la neige, et derrière, Frantz Materne et ses* hommes, la carabine sur l'épaule,allongeaient le pas, tandis que le roulement de la fusillade continuait^autour?de la ferme.!ï;,Voila^ce que Catherine Lef èvreXet^'Louise^virent'Fdansprespace^de^* quelques minutes. II s'était sans doute passé quelque chose d'étrange et de terrible dans cette nuit. La vieille fermière, se rappelant son rêve, devint silencieuse. Louise essuyait ses larmes et jetait un long regard vers le plateau, éclairé comme'fpar un incendie. Le cheval bondissait sous les coups du docteur; les montagnards de 1'escorte avaient peine a suivre. Longtemps encore le tumulte, les clameurs du combat, les détonations et le sifnement des balles, hachant les broussailles, s'entendirent, mais tout cela s'affaiblit de plus en plus, et bientót, a la descente du sentier, tout disparut comme en rêve. Le traineau venait d'atteindre l'autre versant de la montagne et filait comme une flèche dans les ténèbres. Le galop du cheval, la respiration haletante de 1'escorte, de temps en temps le cri du docteur: „Rue, Bruno! hue donc!" troublaient seuls le silence, Une grande nappe d'air froid, remontant des vallées de la Sarre, apportait de bien loin, comme un soupir, les rumeurs éternelles des torrents et des bois. La lune écartait un nuage, et regardait en face les sombres forêts du Blanru, avec leurs grands sapins chargés de neige. Dix minutes après, le traineau arrivait au coin de ces bois, et le docteur Lorquin, se retournant sur sa selle, s'écriait: „Maintenant, Frantz, qu'allons-nous faire ? Voici le sentier qui tourne vers les collines de Samt-Quirin, et voici l'autre qui descend au Blanru: lequel prendre?" Frantz et les hommes de 1'escorte s'étaient rapprochés. Comme ils se trouvaient alors sur le versant occidental du Donon, ils commencaient a revoir de l'autre cóté, a la cime des airs*, la fusillade des Allemands, qui venaient 1 A kt cime des airs, bien haut dans l'air. L'nrvAsioN 95 quoi on nous entraine dè force ? Jean-Claude est venu me prendre, il m'a jetée sur cette botte de paille ... et me voila! — Hue, Bruno!" fit le docteur. Puis il répondit gravement: „Cette nuit, mère Catherine, il nous est arrivé le plus grand des malheurs. II ne faut pas en vouloir a JeanClaude, car, par la faute d'un autre, nous perdons le fruit de tous nos sacrifices ? — Par le faute de qui ? — De ce malheureux Labarbe, qui n'a pas gardé le défilé du Blutfeld1! II est mort ensuite en faisant son devoir ; mais cela ne répare pas le désastre, et, si Piorette n'arrive pas a temps pour soutenir Hullin, tout est perdu ; il faudra quitter la route et battre en retraite. — Comment! le Blutfeld a été pris ? — Oui, mère Catherine. Qui diable aurait jamais pensé que les Allemands entreraient par la ? Un défilé presque impraticable pour les piétons, encaissé entre des rochers a pic 8 oü les patres eux-mêmes ont de la peine a descendre avec leurs troupeaux de chèvres. Eh bien! ils ont passé la, deux a deux; ils ont tourné la Roche-Creuse, ils ont écrasé Labarbe, et puis ils sont tombés sur Jéróme, qui s'est défendu comme un lion Jusqu'a neuf heures du soir ; mais, a la fin, il a bien fallu •e jeter dans les sapinières et laisser le passage aux kaiserlicks. Voilé, le fond de 1'histoire. C'est épouvantable. B faut qu'il y ait eu dans le pays un homme assez lache, assez misérable pour guider l'ennemi sur nos derrières, et nous livrer pieds et poings hés. — Oh ! le brigand ! s'écria Lorquin d'une voix frémissante, je ne suis pas méchant, mais s'ilmetombait sous la patte, comme je vous le disséquerais * ! . . . — Hue, Bruno ! hue donc !" Les partisans marchaient toujours sur le talus, sans rien dire, comme des ombres. 1 Blutfeld, v. p. 77 1 A pic, vertioal. 3 Dissêquer, couper (proprement: faire 1'anatomie d'un oadavre.) 96 L'lNVASION Le traineau se reprit a galoper, puis sa marchê se ralentit; le cheval soufflait. La vieille fermière restait silencieuse, pour classer ses nouvelles idéés dans sa tête. „Je commence a compreDdre, dit-elle au bout de quelques instants ; nous avons été attaqués cette nuit de front et de cóté. — Justement, Catherine; par bonheur, dix minutes avant Pattaque, un homme de Mare Divès, — un contrebandier, Zimmer, 1'ancien dragon, — était arrivé ventre a terre nous prévenir. Sans cela nous étions perdus. II est tombé dans nos avant-postes, après avoir traversé un détachement de Cosaques sur le plateau du Grosmann. Le pauvre diable avait recu un coup de sabre terrible, ses entrailles pendaient sur la selle ; n'est-c? pas, Frantz ? — Oui, répondit le chasseur d'une voix sourde. — Et qu'a-t-il dit ? demanda la vieille fermière. — II n'a eu que le temps de crier: „Aux armes !.. . Nous sommes tournés . . . Jéróme m'envoie . . . Labarbe est mort. . . Les Allemands ont passé au Blutfeld." — C'était un brave homme ! fit Catherine. — Oui, c'était un brave homme !" répondit Frantz la tête inclinée. Alors, tout rédevint silencieux, et longtemps, le traineau s'avanca dans la vallée tortueuse l, Par instants, il fallait s'arrêter, tant la neige était profonde ; trois ou quatre montagnards descendaient alors prendre le cheval par la bride, et 1'on continuait. A deux ou trois cents pas plus loin, ils entrèrent dans le défilé des Roches. La neige avait cessé de tomber, la lune brillait entre deux grands nuages blancs et noirs. La gorge étroite, bordée de rochers a pic, se déroulait au loin, et sur les cótés les hautes sapinières s'élevaient a perte de vue. La, rien ne troublait le calme des grands bois ; on se serait cru bien loin de toute agitation humaine. 1 Tortueuz, qui fait phisieurs tours et détours. 108 L'nrvASiON • — Alors vous croyez que Hullin sera f orcé d'abandonner la route ? — Si Piorette ne vient pas a son secours, c'est possible !" Les partisans s'étaient rapprochés du feu. Mare Divès se penchait sur la braise1 pour allumer sa pipe ; en se relevant, il s'écria : „Moi, Jéróme, je ne te demande qu'une chose; je sais d'avance qu'on s'est bien battu oü tu commandais .. . — On a fait son devoir, répondit le cordonnier ; il y a soixante hommes étendus sur la pente du Grosmann, qui pourront le dire au dernier jugement. — Oui; mais qui donc a conduit les Allemands ? ils n'ont pu trouver d'eux-mêmes le passage du Blutfeld. — C'est Yégof, le fou Yégof, dit Jéróme, dont les yeux gris, entourés de grosses rides et couverts d'épais sourcils blancs parurent s'illuminer dans les ténèbres. — Ah !... tu en es bien sür 1 — Les hommes de Labarbe 1'ont vu monter; il conduisait les autres." Les partisans se regardèrent avec indignation. En ce moment, le docteur Lorquin, resté dehors pour dételer le cheval, ouvrit la porte en criant: „La bataille est perdue ! Voici nos hommes du Donon ; je viens d'entendre la corne de Lagarmitte." H est facile de s'imaginer Pémotion des assistants a cette nouvelle. Chacun se prit a songer aux parents, aux amis, qu'on ne reverrait peut-être jamais, et tous, ceux de la cuisine et de la grange, se précipitèrent a la fois sur le plateau. Dans le même instant, Robin et Dubourg, placés en sentinelle au haut du Bois-deChênes, crièrent: „Qui vive! — France!" répondit une voix. Et, malgré la distance, Louise, croyant reconnaitre la voix de son père, fut saisie d'une émotion telle, que Catherine dut la soutenir. 1 Braise, v. p. 29. LmVASION 109 Presque aussitöt un grand nombre de pas retentirent sur la neige durcie, et Louise, n'y pouvant tenir, cria d'une voix frémissante: „Papa Jean Claude !... — J'arrive, répondit Hullin, j'arrive ! — Mon père ? s'écria Frantz Materne en courant audevant de Jean-Claude. — II est avec nous, Frantz. — Et Kasper ? — II a recu un petit atout1, mais ce n'est rien; tu vas les voir tous les deux." Catherine sè jetait au même instant dans les bras de Hullin. „Oh! Jean-Claude, quel bonheur de vous revoir ! — Oui, fit le brave homme d'une voix sourde, il y en a beaucoup qui ne verront plus les leurs ! — Frantz, criait alors le vieux Materne, hé ! par ici!" Et, de tous cótés, dans 1'ombre, on ne voyait que des gens se chercher, se serrer la main et s'embrasser. Louise était dans les bras de Hullin, et pleurait a chaudes larmes. „Ah ! Jean Claude, disait la mère Lefèvre, vous en apprendrez sur cette enfant-la. Maintenant je ne vous dirai rien, mais nous avons été attaqués . . . — Oui.. . nous causerons de cela plus tard... le temps presse, dit Hullin ; la route du Donon est perdue, les Cosaques peuvent être ici au petit jour, et nous avons encore bien des choses a faire." II tourna le coin et entra dans la ferme ; tout le monde le suivit; Duchêne venait de jeter un fagot sur le feu. Toutes ces figures noires de poudre, encore animées par Ie combat, les habits déchirés de coups de baïonnette, quelques-unes sanglantes, s'avancant des ténèbres en pleine lumière, offraient un spectacle étrange. Kasper, Ie front bandé de son mouchoir, avait recu un coup de 1 Atout, terme du jeu de cartes (troefkaart). S'emploie au figuré et familièrement pour: un coup, un soufflet. 110 i/wvasion sabre; sa baïonnette, ses buffleteries * et ses hautes guêtres1 de toile bleue étaient tachées de sang. Le vieux Materne, lui, grace a sa présence d'esprit imperturbable3, revenait sain et sauf de la bagarre 4. Les débris des deux troupes de Jéróme et de Hullin se trouvaient ainsi réunis. Catherine dressait la table avec Louise. Bientöt Duchêne, remontant de la cave une tonne de vin sur 1'épaule, la déposa sur le buffet; il en fit sauter la bonde», et chaque partisan vint présenter son verre, son pot ou sa cruche, a la gerbe • pourpre qui miroitait aux reflets du foyer. „Mangez et buvez f leur criait la vieille fermière; tout n'est pas fini, vous aurez encore besoin de force. Hé! Frantz, décroehe-moi donc ces jambons! Voici le pain, les couteaux. Asseyez-vous, mes enfants." Frantz, avec sa baïonnette, embrochait' les jambons dans la cheminée. Pendant que les partisans réparaient ainsi leurs force», les chefs s'étaient réunis dans la salie voisine, pour prendre les dernières résolutions de la défense. Ils étaient assis autour de la table, éclairée par une lampe de fer-blanc, le docteur Lorquin, son grand chien Pluton Ie nez en l'air prés de lui, Jéróme dans 1'angle d'une fenêtre a droite, Hullin a gauche, tout pale. Mare Divès, le coude sur la table, la joue dans la main, tournait ses larges épaules a la porte ; il ne montrait que son profil bron et 1'un des coins de sa longue moustache. Materne seul restait debout, selon son habitude, contre le mur, derrière ta chaise de Lorquin, la carabine au pied. Dans kt cuisine bourdonnait le tumulte. 1 Buffleterie, v. p. 68. 2 Guêtres, v. p. 16. * Imperturbable, que rien ne peut troubler, émouvoir. 4 Bagarre* v. p. 102. 5 Bonde, spon. 6 Gerbe en parlant de liquides : jet d eau (v. aussi p. M.) 7 Embrocher, mettre a la broche (spit). töTVASION 111 Lorsque Catherine, mandée par Jean-Claude, entra, elle entendit une sorte de gémissement qui la fit tressaillir; c'était Hullin qui parlait. „Tous ces braves enfants, tous ces pères de familie qui tomfoaient les uns après les autres, criait-il d'une voix déchirante, croyez-vous que cela ne me prenait pas au cceur ? Croyez-vous que je n'aurais pas mieux aimé mille fois être massacré moi-même ? Ah 1 dans cette nuit, vous ne savez pas ce que j'ai souffert! Perdre la vie, ce n'est rien ; mais porter seul une responsabilitó pareille! ... II se tut; le frémissement de ses lèvres, une larme qui coulait lentement sur sa joue, son attitude, tout montrait les scrupules1 de 1'honnête homme, en face d'une de ces situations oü la eonscience elle-même hésite et cherche de nouveaux appuis. Catherine alla tout doucement s'asseoir dans le grand fauteuil a gauche. Au bout de quelques secondes, Hullin ajouta d'un ton plus calme: „Entre onze heures et minuit, Zimmer arrivé en criant: „Nous sommes tournés ! Les Allemands descendent du Grosmann; Labarbe est écrasé ; Jéróme ne peut plus 'tenir 1" Et puis il ne dit plus rien. Que faire ?... Est-ce que je pouvais battre en retraite ? est-ce que je pouvais abandonner une position qui nous avait coüté tant de sang, la route du Donon, le chemin de Paris ? Si je 1'avais fait, est-ce que je n'aurais pas été un misérable ? Mais je n'avais que trois cents hommes contre quatre mille a Grandfontaine, et je ne sais combien qui descendaient de la montagne! Eh bien coüte que coüte, je me décide a tenir; c'était notre devoir. Je me dis : „La vie n'est rien sans 1'honneur. .. nous mourrons tous ; mais on ne dira pas que nous avons livré le chemin de la Prance. Non, non, on ne le dira pas 1" En ce moment, la voix de Hullin reprit son timbre frémissant; ses yeux se gonflèrent de larmes, et il ajouta : 1 Scrupule, gewetensbezwaar. l'invasïon 119 ou six Cosaques caracolaient1. Le contrebandier ne put y tenir davantage ; il prit Hullin k part. „Regarde, lui dit-il, cette longue file de shakos qui se glissent le long de la Sarre, et, de ce cdté-ci, les autres qui remontent la vallée comme des lièvres, en allongeant les jambes : ce sont des kaiserlicks, n'est-ce pas ? Et bien ! que vont-ik faire la, Jean-Claude ? — Ils vont entourer la montagne. — C'est trés clair. Combien crois-tu qu'il y ait la de monde ? — De trois a quatre mille hommes. — Sans compter ceux qui se promènent dans la campagne. Eh bien 1 que veux-tu que Piorette fasse contre ce tas de vagabonds, avec tes trois cents hommes ? Je te le demande franchement,' Hullin. — II ne pourra rien faire, répondit le brave homme simplement. Les Allemands savent que nos munitions sont au Falkenstein; ils craignent un soulèvement2 après leur entrée en Lorraine, et veulent assurer leurs derrières. Le général ennemi a reconnu qu'on ne peut nous prendre de vive force * ; il se décide a nous réduire par la famine. Tout cela, Mare, est positif, mais nous sommes des hommes, nous ferons notre devoir : nous mourrons ici I" II y eut un instant de silence; Mare Divès froncait le sourcil, et ne paraissait pas du tout convaincu. „Nous mourrons ! reprit-il en se grattant la nuque ; moi, je ne vois pas du tout pourquoi nous devons mourir ; cela n'entre pas dans nos idéés de mourir : il y a trop de gens qui seraient contents ! — Que veux-tu faire ? dit Hullin d'un ton sec; tu veux te rendre ? — Me rendre! cria le contrebandier. Me prends-tu pour un lache ? 1 Caracoler, v. p. 106. 1 Soulèvement, révolte. 3 De vive force, d'assaut, avec violenoe. 120 L'rNVASION — Alors explique-toi. — Ce soir, je pars pour Phalsbourg. Je risque ma peau en traversant les lignes de l'ennemi, mais j'aime encore mieux cela que de me croiser les bras ici et de périr par la famine. J'entrerai dans la place a Ia première sortie1, ou je tacherai de gagner une poterne ». Le commandant Meunier me connait; je lui vends du tabac depuis trois ans. L a fait comme toi les campagnes d'Italie et d'Êgypte. Eh bien je lui exposerai la chose. Je verrai Gaspard Lefèvre. Je ferai tant, qu'on nous donnera peut-être une compagnie. Rien que runiforme, vois-tu, Jean-Claude, et nous sommes sauvés; tout ce qui reste de braves gens se réurit a Piorette, et dans tous les cas, on peut nous délivrer. Enfin, voila mon idéé ; qu'en penses-tu ? II regardait Hullin, dont rceilfixeetsombrerinquiétait. „Voyons est-ce que ce n'est pas une chance! — C'est une idéé, dit enfin Jean-Claude. Je ne m'y oppose pas." Et iegardant le contrebandier a son tour dans le blanc des yeux : „Tumejuresdefairetonpossiblepourentrerdanslaplace? — Je ne jure rien du tout, répondit Mare, dont les joues brunes se couvrirent d'une rougeur subite; je laisse ici tout ce que j'ai: mon bien, ma femme, mes camarades, Catherine Lefèvre, et toi, mon plus vieil ami!... Si je ne reviens pas, je serai un traitre; mais si je reviens, Jean-Claude, tu m'expliqueras un peu ce que tu viens de me demander: nous éclaircirons ce petit compte entre nous! — Mare, dit Hullin, pardonne-moi, ces jours-cij'ai trop souffert! j'ai eu tort; le malheur rend défiant... Donne-moi la main... Va, sauve-nous, sauve Catherine, sauve mon enfant! Je te le dis maintenant: nous n'avons plus de ressource qu'en toi." 1 Sortie, action des assiégés qui sortent pour repousser les assiégeants. " Poterne, porte seorète des fortifications (sluippoort). l'ihvasion 121 La voix de Hullin [tremblait. Divès se laissa fléchir ; seulement il ajouta: „C'est égal, Jean-Claude, tu n'aurais pas dü me dire cela dans un pareil moment; n'en parions plus jamais!... Je laisserai ma peau en route, ou bien je reviendrai vous délivrer. Ce soir, a la nuit, je partirai. Lesleaiserlicks cement déja la montagne; n'importe, j'ai un bon cheval, et puis j'ai toujours eu de la chance." Catherine Lefèvre sortit de 1'antique masure1 vers sept heures du matin ; Louise et Hexe-Baizel dormaient encore ; mais le grand jour, le jour splendide des hautes régions, remplissait déja les abimes. Au fond, a travers 1'azur, se dessinaient les bois, les vallons, les rochers, comme les mousses et les cailloux d'un lac sous le cristal bleuatre. Pas un soufflé ne troublait l'air ; et Catherine, en face de ce spectacle immense, se sentit plus calme, plus tranquüle que dans le sommeil même. Et comme elle était la depuis quelques instants, tout a coup un bourdonnement de voix vint frapper ses oreilles; elle se retourna, et vit Hullin avec les trois contrebandiers, qui causaient gravement entre eux, de l'autre cóté du plateau. Ils ne 1'avaient pas apercue, et semblaient engagés dans une discussion sérieuse. Le vieux Brenn, au bord de la roche, un bout de pipe noire entre les dents, regardait différents points que lui montrait Hullin dans la montagne; et les deux autres, enveloppés de leurs longs manteaux gris, s'avancaient, reculaient, levaient la main au-dessus du sourcil, et paraissaient absorbés par une attention profonde. Catherine s'était rapprochée ; bientót elle entendit: „Alors vous ne croyez pas qu'il soit possible de descendre d'aucun cóté ? — Non, Jean-Claude, il n'y a pas moyen, répondit Brenn; ces brigands-la connaissent le pays a fond: tous les sentiers sont gardés : il faut que le diable leur ait montré. tous les défilés. 1 Masure, v. p. 91. 122 l'envasiok — Chri, s'écria le grand Toubac, et si ce n'est pas le diable qui s'en mêle, c'est au moias Yégof! —- Mais, reprit H*Uin, il me semble que trois ou quatre hommes solides, décidés, pourraient enlever un de ces postes. — Non, Us s'appufent 1'un sur l'autre; au premier coup de fusil, on aorait un régiment sur le dos, répondit Brenn. D'affleurs supposons qu'on ait la chance de passer, comment revenir avec des vivres ? Moi, voila mon avis : c'est impossible I" Hullin se retourna en ce moment et vit la mère Lefèvre, qui se tenait a quelques pas, 1'oreille attentive. „TieDS ! vous étiez la, Catherine ? dit-il. Nos affaires prennent une vilaine tournure. — J'611*611^8 : u B'y a Pas moyen de renouveler nos provisions. — Nos provisions ! dit Brenn avec un sourire étrange ; savez-vous, mère Lefèvre, pour combien de temps nous' en avons 1 — Mais pour une quinzaine, répondit la brave femme. — Nous en avons pour hui* jours, fit le contrebandier, en vidant les cendres de sa pipe sur son ongle. — C'est Ia vérité, dit Hullin. Mare Divès et moi, nous croyions a une attaque du Falkenstein; nous né pensions jamais que l'ennemi songerait a le bloquer eomme une plaeefbrte. Nous nous sommes trompés !. — Et qu'allons-nous faire ? demanda Catherine toute pale. — Nous aDoBs léduire la ration de chaoun a la moitié. Si, dans quinze jours, Mare n'arrive pas, nous n'aurons pras rien'... alors nous verrons !" Ce disant, Hullin, Catherine et les contrebandiers, la tête melmée, reprirent le chemin de la brèche. Bs mettaient le pied sur la pente, lorsqtt'A trente pas audessous d'eux apparut Materne, qui gi>impart tout essoufflé dans les dócombres, et s'accrochait aux broussaillcs pour aller plus vite. h nrvAsioN 123 „Eh bien, lui cria Jean-Claude, que se passe-t-iJ, mon vieux ? — Ah! te voila... J'allais te trouver; un omeier ennemi s'avance sur le mur du vieux burg, avec un petit drapeau blanc ; il a l'air de vouloir nous parler." Hullin, se dirigeant aussitöt vers la pente de la roche, vit, en effet, un officier allemand debout sur le mur, et qui semblait attendre qu'on lui fit signe de monter. H était a deux portées de carabine ; plus loin stationnaient cinq ou six soldats 1'arme au pied. Après avoir inspecté ce groupe, Jean-Claude se retourna et dit: „C'est un parlementaire qui vient sans doute nous sommer de rendre la place. — Qu'on lui tire un coup de fusil! s'écria Catherine ; c'est tout ce que nous avons de mieux a lui répondre." Tous les autres paraissaient du même avis, excepté Hullin, qui, sans faire aucune observation, descendit a la terrasse, oü se trouvait le reste des partisans. „Mes enfants, dit-il, l'ennemi nous envoie un parlementaire. Nous ne savons pas ce qu'il nous veut. Je suppose que c'est une sommation de mettre bas les armes, mais il est possible que ce soit autre chose. Frantz et Kasper vont aller a sa rencontre; ils lui banderont les yeux au pied de la roche et 1'amèneront ici." Personne n'ayant d'objection a faire, les fils de Materne passèrent leur carabine en sautoir1 et s'éloignèrent sous la voüte en spirale. Au bout de dix minutes environ, les deux grands chasseurs roux arrivèrent prés de 1'officier; il y eut une rapide conférence entre eux, après quoi tous- les trois se mirent a grimper au Falkenstein. Au bas de la roche, Frantz et Kasper lui bandèrent les yeux, et bientöt on entendit leurs pas sous la voüte. Jean-Claude, allant a leur rencontre, dénoua lui-même le mouchoir en disant: „Vous désirez me communiquer quelque chose, monsieur : je vous écoute." 1 En sautoir, c.-a.-d. la bandoulière passée sur 1'épaule, de sorte que le fusü pend sur la poitrine. 124 l'invasioïï . „C'est au commandant Hullin que j'ai 1'honneur de m'adresser ? — Oui, monsieur," répondit Jean-Claude. Et comme l'autre promenait un regard indécis autour du cercle : „Parlez haut, monsieur, s'écria-t-il, que tout le monde vous entende! Lorsqu'il s'agit d'honneur et de patrie, personne n'est de trop en Franee, les femmes s'y entendent aussi bien que nous. Vous avez des propositions a me faire ? Et d'abord de quelle part 1 — De la part du général commandant en chef. Voici ma commission. — Bon! nous vous éooutons, monsieur." Alors 1'omcier, élevant la voix, dit d'un ton ferme: „Permettez-moi d'abord, commandant, de vous dire que vous avez magnifiquement rempli votre devoir: vous avez forcé Pestime de'vos ennemis. — En matière de devoir, répondit Hullin, il n'y a pas de plus ou de moins; nous avons fait notre possible. — Oui, ajouta Catherine d'un ton sec, et puisque nos ennemis nous estiment a cause de cela, eh bien, ils nous estimeront encore plus dans huit ou quinze jours, car nous ne sommes pas au bout de la guerre. On en verra d'autres." L'officier tourna la tête, et resta comme stupéfait de 1'énergie sauvage empreinte1 dans le regard de la vieille. „Ce sont de nobles sentiments, reprit-il après un instant de silence ; mais 1'humanité a ses droits, et répandre le sang inutilement, c'est faire le mal pour le mal. — Alors, pourquoi venez-vous dans notre pays ? cria Catherine d'une voix d'aigle. Allez-voüs-en, et nous vous laisserons tranquilles P' Puis elle ajouta: „Vous faites la guerre comme des brigands: vous volez, vous pillez, vous brülez 1 Vous méritez tous 1 Empreindre (verbe qui ne s'emploie guère qu'i 1'Infinitif et au Partic. passé), imprimer, marquer. II a donné le subst. empreinte, p. e. eet ouvrage porte r empreinte (stempel) du génie. L INVASION 125 d'être pendus. On devrait vous précipiter de cette roche pour le bon exemple." Le parlementaire comprit, a 1'accent de la vieille, qu'il ne pourrait lui faire entendre raison, et qu'il était même dangereux de lui donner la réplique. II se retourna donc vers Hullin et lui dit: „Je suis chargé, commandant, de vous offrir les honneurs de la guerre, si vous consentez a rendre cette position. Vous n'avez point de vivres, nous le savons. D'ici a quelques jours, vous seriez forcés de mettre bas les armes. L'estime que vous porte le général en chef 1'a seule décidé a vous faire ces conditions honorables. Une plus longue résistance n'aboutirait a rien. Nous sommes maitres du Donon, notre corps d'armée passé en Lorraine ; ce n'est pas ici que se dócidera la campagne, vous n'avez donc aucun intérêt a défendre un point inutile. Nous voulons vous épargner les horreurs de la famine sur cette roche. Voyons, commandant, décidez." Hullin se tourna vers les partisans et leur dit simplement: „Vous avez entendu . . . ? Moi, je refuse ; mais je me soumettraj, si tout le monde accepte les propositions de l'ennemi. — Nous refusons tous! dit Jéróme. — Oui, oui, tous!" répétèrent les autres. Catherine Lefèvre, jusqu'alors inflexible, regardant par hasard Louise, parut attendrie; elle la prit par le bras, et, se tournant vers le parlementaire, elle lui dit: „Nous avons une enfant avec nous ; est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de 1'envoyer chez un de nos parente a Saverne ?" A peine Louise eut-elle entendu ces mots, que, se précipitant dans les bras de Hullin avec une sorte d'effroi, elle s'écria: „Non, non ! Je veux rester avec vous, papa JeanClaude, je veux mourir avec vous ! . .. — C'est bien, monsieur, dit Hullin tout pale; allez, dites a votre général ce que vous avez vu; dites-lui 126 L INVASION que le Falkenstein nous restera jusqu'a la mort! i— Kasper, Frantz, reconduisez le parlementaire." L'officier semblait hésiter, mais, comme ü ouvrait la bouche pour faire une observation, Catherine, toute verte de colère, s'écria : „Allez . . . allez . . . vous n'êtes pas encore oü vous pensez. C'est ce brigand de Yégof qui vous a dit que nous n'avions pas de vivres, mais nous en avons pour deux mokt, et dans deux mok) notre armee vous aura tous exterminés.1 Les traïtres n'auront pas toujours beau jeu : malheur a vous !" Et comme elle s'animait de plus en plus, le parlementaire jugea prudent de s'en aller; il se retourna vers ses guides, qui lui remirent le bandeau et le conduisirent jusqu'au pied du Falkenstein. XV Depuis trois jours les vivres manquaient complètement au Falkenstein, et Divès n'avait pas donné signe de vie. Combien de fois, durant ces longues journées d'agonie s, les montagnards avaient-ils tourné les yeux vers Phalsbourg! combien de fois avaient-ils prêté 1'oreille, croyant entendre les pas du contrebandier, tandis que le vague murmure de l'air remplissait seul 1'espace! C'est au milieu des tortures de la faim que s'écoula tout entière la dix-neuvième joumée depuis rarrivée des partisans au Falkenstein. Hs ne parlaient plus; accroupis3 a terre, la face amaigrie, ils restaient perdus dans une rêverie sans fin. Parfois, ils se regardaient les uns les autres d'un csil étincelant, comme prêts a se dévorer ; puis ils redevenaient calmes et mornes. Et, comme si ï'épuisement de la faim n'eüt pas suffi pour combler 1 Exterminer, v. p. 55. 1 Agonie, lutte d'un malade contre la mort; au fig.: souffrance, inquiétude extréme. * S'acoroupir, neerhurken (formé de croupe, v. p. 86). l invasion 127 la mesure de tant de misère, les malheureux n'ouvraient la bouche que pour s'accuser et se menacer les uns les autres. „Ne me touchez pas, criait Hexe-Baizel d'une voix de fouine1, a ceux qui la regardaient; ne me regardez pas, ou je vous mords !" Louise délirait2, ses grand yeux bleus, au lieu d'objets réels, ne voyaient plus que des ombres voltiger sur le plateau, raser la cime des buissons et se poser sur la vieille tour. „Voici des vivres!" disait-elle. Alors les autres s'emportaient contre la pauvre enfant, criant avec fureur qu'elle voulait se moquer d'eux, et qu'elle prit garde ! Les garcons de Materne, accroupis dans les broussaiiles, la carabine a 1'épaule, semblaient attendre le passage d'un gibier qui n'arrivait jamais; 1'idée de 1'affüt3 éternel soutenait leurs forces expirantes. Quelques-uns, replies sur eux-mêmes4, grelottaient et se sentaient dévorés par la fièvre ; ils accusaient Jean-Claude de les avoir conduits au Falkenstein. Hullin, avec une force de caractère surhumaine, allait et venait encore, observant ce qui se passait dans les vallées d'alentour, sans rien dire. Parfois il s'avancait jusqu'au bord de la roche, et ses larges maohoires serrées, 1'ceil étincelant, il regardait Yégof assis devant un grand feu, sur le plateau du Bois-de-Chênes, au milieu d'une bande de Cosaques. Depuis 1'arrivée des Allemands dans la vallée des Charmes, le fou n'avait pas quitté ce poste : U semblait de la surveiller 1'agonie de ses victimes. 1 Fouine, steenmarter. Voix de fouine, voix grêle, pergante. 2 Délirer, extravaguer, dire des choses bizarres, par suite d'un égarement 4b 1'esprit. 3 Affüt, endroit oü 1'on se poste pour guetter le gibier (se mettre a 1'affüt, op de loer gaan staan). 4 Se replier sur soi-même, s'occuper seulement de ses propres réflexions, s'abimer dans ses pensees. 128 l'ikvasion Tel était 1'aspect de ces malheureux sous le ciel immense. Or, a la fin de ce dix-neuvième jour, entre quatre et cinq heures du soir, le temps s'était assombri ; de grandes nuées grises s'élevaient derrière la cime nuageuse du Grosmann ; le soleil, rouge comme un boulet qui sort de la fournaise1, jetait quelques derniers éclairs dans 1'horizon brumeux. Le silence sur la roche était profond. Louise ne donnait plus signe de vie; Kasper et Frantz conservaient leur immobilité dans les broussailles comme des pierres. Catherine Lefèvre, accroupie a terre, ses genoux pointus entre ses bras décharnés, les traits rigides2 et durs, les cheveux pendant sur ses joues verdatres, 1'oeil hagard3 et le menton serré comme un étau *, ressemblait a quelque vieille sibylle5 assise au milieu des bruyères. Elle ne parlait plus. Ce soirla, Hullin, Jéróme, le vieux Materne et le docteur Lorquin s'étaient réunis autour de la vieille fermière pour mourir ensemble. Ils étaient tous silencieux, et les derniers rayons du crépuscule éclairaient leur groupe noir. A droite, derrière une saillie du roe, brillaient dans 1'abime quelques feux des Allemands. Et comme ils étaient la, tout a coup la vieille, sortant de son immense rêverie, murmura d'abord quelques mots inintelligibles. „Divès arrivé! dit-elle ensuite a voix basse ; je le vois ... il sort de la poterne, a droite de 1'arsenal... Gaspard le suit, et. . ." Alors elle compta lentement: „Deux cent cinquante hommes . . . fit-elle ; des gardes nationaux et des soldats . . . Ils traversent le fossé... Ils montent derrière la demi-luno . .. Gaspard parle avec Mare . .. Que lui dit-il ?" 1 Fournaise, sorte de grand four (smeltoven). 2 Rigide, stijf, strak. Son doublet est raide ; tous les deux viennent du même mot latin: rigidus. 3 Hagard, v. p. 38. 4 Etau, bankschroef. • Sibylle, chez les anciens, femme qui prédisait ravenir j par extension: prophétesse, devineresse (waarzegster). i/invasion 129 Eile parut écouter: „Dépêchons-nous!" — Oui, dépêchez-vous... le temps presse ... Les voila, sur le glacis !"1 II y eut un long silence; puis, tout a coup, HexeBaizel se prit a dire d'une voix aigre: „Elle est folie ! elle n'a rien vu .. . — Mare, je le connais... il se moque bien de nóus. Qu'est-ce que ca lui fait, si ïious dépérissons *! Pourvu qu'il ait sa bouteille de vin et des andouilles8, et qu'il puisse fumer tranquillement sa pipe au coin du feu, le reste lui est bien .égal. Ah ! le brigand I" Alörs tout rentra dans le silence, et les malheureux, un instant ranimés par Pespoir d'une délivrance prochaine, retombèrent dans le découragement. '„C'est un rêve, pensaient-ils ; Hexe-Baizel a raison ; nous sommes condamnés a- mourir de faim 1" Sur ces entrefaites, la nuit était venue. Quand la lune se leva derrière les hautes sapinières, éclairant les groupes mornes des assiégés, Hullin seul veillait encore au milieu des ardeurs de la fièvre. B entendait au loin, bien loin dans les gorges, la voix des' sehtinelles allemandes criant: „Wer. da ! wer da!" les rondes du bivouac allant par les bois, le hennissement grêle 4 des chevaux aü piquet, leurs ruades/ et les cris de leurs gardiens. Vers' minuit, le brave homme finit cependant par s'endormir comme les autres. Lorsqu'il sé réveilla, 1'horloge du village des Charmes sonnait quatre heures. Hullin, a ces vibrations lointaines, sortit de son engourdissement, il ouvrit les paupières, et, comme il regardait sans conscience6 de lui-même, cherchant a recueülir 1 Glacis, pente douoe. 2 Dépérir, s'affaiblir, s'approcher de sa mort (formé du verbe périr avec le préfixe dé, qui a ici un sens augmentatif, comme dans délaisser, se dévouer). 3 Andouille, worst. 4 Grêle, long et mince; en parlant de la voix: aigu (schril). . s Euade, v. p. 47. . • Conscience, connaissance, notion (bewustzijn). Led. Class. n«. 14, 5« éd. 5 WSÊi ■ l'invasion 131 „O est Piorette ! c'est Mare ! criaient des voix cassées, sèches, des voix de squelettes ; on vient a notre secburs !" Et tous les misérables cherohaient a se relever ; quelques-uns sanglotaient, mais ils n'avaient plus de larmes. Une seconde détonation les mit debout. „Ce sont des feux de peloton, s'écria Hullin, les nötres tirent aussi par peloton, nous avons des soldats en ligne : — vive la France ! — Oui, répondit Jéróme, la mère Catherine avait raison; les Phalsbourgeois viennent a notre secours : ils descendent les collines de la Sarre; et voila maintenant Piorette qui attaque par le Blanru."- ■ Cependant le jour commencait a poindre; le pale crépuscule montait derrière les cimes noires ; quelques rayons descendaient dans les vallées ténébreuses; une demi-beure après, ils argentaient les brumes de 1'abime. Hullin, jetant un regard a travers les crevasses1 de ces nuages, reconnut enfin la position. Les Allemands avaient perdu les hauteurs du Valtin et le plateau du Bois-de-Chênes. lis s'étalent massés dans la vallée des' Charmes, au pied du Falkenstein, au tiers de la cóte, pour n'être pas dominés par le feu de leurs adversaires! En face dë la roche, Piorette, maitre du Bois-de-Chênes, ordonnait des abatis« du cóté de la descente des Charmes. B allait et venait, son bout de pipe aux dents, le feutre sur 1'oreüle, la carabine en bandoulièfe. Les haches bleues des bücherons scintillaient au soleil levant. A gauche du village, sur la cóte du Valtin, au .milieu, des bruyères, Mare Divès, sur un petit cheval noir a longue queue trainante, la latte pendue au poignet, indiquait les ruines, et le chemin de schlitte.8 Un officier d'infanterie et quelques gardes nationaux en habits bleus Pécoutaient. Gaspard Lefèvre, seul, en avant de ce groupe, -appuyé sur son fusil* semblait méditatif». 1 Crevasae (du verbe crever), fente (scheur). • 8 Abatis, v. p. 23. . 8 Schlitte Eventrer, ouvrir le ventre. l'dtvasion 53 loups vont se repaitre 1 de ta chair. Tout est fini: je déchaine les tempêtes de ma colère; qu'il n'y ait pour toi et pour les tiens, ni grace, ni pitié, ni mercia. Tu 1'as voulu!" Et, jetant sur son épaule gauche un pan de ses guenilles, le malheureux s'éloigna rapidement vers la cime du Donon. Plusieurs des partisans, a demi éveillés par ses cris, le regardèrent d'un ceil terne3 s'enf oneer dans les ténèbres. Hs entendirent un battement .d'ailes autour du feu; puis, comme dans la vision d'un rêve, ils se retournèrent et se rendormirent. Environ une heure après, la corne de Lagarmitte sonnait le réveil. En quelques secondes, tout le monde fut debout. Les chefs d'embuscade réunissaient leur monde; les uns se dirigeaient vers le hangar, oü 1'on distribuait des cartouches; les autres emplissaient leur gourde * d'eau-de-vie a la tonne: tout cela se faisait avec ordre, le chef "en tête, puis chaque peloton s'éloignait dans le demi-jour, vers les abatis aux flancs de Ia cóte. Quand le soleil parut, le plateau était désert, et, sauf cinq ou six feux qui fumaient encore, rien n'annoncait que les partisans occupaient tous les points de la montagne et qu'ils avaient passé la nuit dans eet endroit. Hullin mangeait alors un morceau sur le pouce6 et buvait un verre de vin avec ses amis, le docteur Lorquin et 1'anabaptiste Pelsly. Lagarmitte était avec eux, car il ne devait pas quitter maitre Jean-Claude tout le jour, et transmettre ses ordres en cas de besoin. 1 Se repaitre de, se rassasier de (zich verzadigen aan), et au fig.: jouir de (zich verlustigen in). 1 Merci, synonyme des deux mots précédent» (être a la merc% de, aan de willekeur overgeleverd zijn van). 8 Terne, sans éclat (dof). 4 Gourde, v. p. 16 5 Manger sur le pouce, manger en toute hate. 54 Ii'wvasion VII A sept heures, aucun mouvement n'apparaissait encore aans la vallée. De temps en tempi, le docteur Lorquin ouvrait le chassis d'une fenêtre de Ia grande salie et regardait • rien ne bougeait; les feux étaient ^teints, tout restait calme. En face de la ferme, a cent pas, sur un talus, on voyait le Cosaque tué la veille par Kasper; U était blanc de givre et dur comme un caillou. A rintérieur, on avait fait du feu dans le grand poêle de fonte1. r Louise, assise prés de son père, le regardait avec une douceur mexprimable; on aurait dit qu'elle avait peur de ne plus le revoir; ses yeux rouges annoncaient queJJe venait de répandre des larmes. Hullin, quoique ferme, paraissait ému. Le docteur et 1'anabaptiste, tous deux graves et solennels, causaient des affaires présentes, et Lagarmitte derrière le fourneau, les écoutait avec recueillement * Au même instant la portè s'ouvrit, et 1'une des sentinelles restees en observation sur le bord du plateau, cria • „Maitre Jean-Claude, venez voir, je crois qu'ils veulent monter. — C'est bien, Simon, j'arrivé, dit Hullin en se levant Louise, embrasse-moi; du courage, mon enfant • n'aie pas peur, tout ira bien!" II la pressait sur sa poitrine les yeux gonflés de larmes. JLlle semblait plus morte que vive. „Et surtout, dit le brave homme, en s'adressant a Oatnerine, que personne ne sorte ; qu'on n'approche pas des fenetres !" " 2 f0"*6'«egoten ijzer (tók, geslagen ijzer). Mecueillement, attention soutenue, religieuse (du verbe se recueilhr. concentrer ses pensees sur). Tj'htvasion 55 Puis il s'élanca dans Pallée. Tous les assistants étaient devenus pales. Lorsque maitre Jean-Claude eut atteint le bord de la terrasse, plongeant les yeux sur Grandiontaine et Framont a trois mille mètres au-dessous de lui, voici ce qu'il vit: Les Allemands arrivés la veille au soir, quelques heures après les Cosaques, ayant passé la nuit, au nombre de cinq ou six mille dans les granges, les écuriea, les hangars, s'agitaient alors comme une vraie fourmilière. Ils sortaient de toutes les portes par files de dix, quinze, vingt, se hatant de boucler leurs sacs, d'accrocher leurs sabres, de mettre leurs baïonnettes. Quelques paysans, penchés a leurs fenêtres, regardaient cela ; les femmes se montraient aux lucarnes des greniers. Les aubergistes remplissaient les gourdes, le caporal schlague1 debout a cóté d'eux. Hullin avait 1'obü percant, rien ne lui échappait; d'ailleurs il connaissait toutes ces choses depuis de longues années ; mais Lagarmitte, qui n'avait jamais rien vu de pareil, était stupéfait: „Ils sont beaucoup! faisait-il en hochant la tête. — Bah! qu'est-ce que 9a prouve ? dit Hullin. De mon temps, nous en avons exterminé» trois armées de cinquante mille de la même race, en six mois; nous n'étions pas un contre quatre. Tout ce que tu vois la n'aurait pas fait notre déjeuner3. Et puis, sois tranquille, nous n'aurons pas besoin de les tuer tous ; ils vont se sauver comme des lièvres. J'ai vu ca!" 1 Caporal schlague, nom sous lequel on désigne souvent le sous-officier allemand qui se servait souvent du baton (allem. schlagen = battre). a Exterminer, détruire, faire périr. 8 Cela n'aurait pas fait notre déjeuner, littéralement: cela n'aurait pas suffi pour notre déjeuner, c.a.d- c'était une bagatelle pour nous. De la même manière on dit d'une étoffe qui déteint faoilement: c'est un déjeuner de soleil. 58 l'invasion Charmes, penché sur un grand fusil de munitdon; Ie petit homme s'était fait une marche dans la neige pour ajuster. Plus haut. il reconnut aussi le vieux bücheron Bochart, avec ses gros sabots garnis de peau de mouton : il buvait un bon coup a sa gourde, et se dressait lentement, la carabine sous le bras et le bonnet de coton sur 1'oréille. Ce fut tout; car pour dominer l'ensemble de 1'action, il lui fallait grimper jusqu'a la cime du Donon, oü se trouve un rocher. Lagarmitte suivait, allongeant ses grandes jambes comme des échasses.1 Dix minutes après, lorsqu'ils atteignirent le haut de la roche tout haletants, ils apér9urent a quinze cents mètres au-dessous d'eux la colonne ennemie, forte d'environ trois mille hommes, avec les grands habits blancs, les bumeteries«, les guêtres3 de toile, les shakos évasés«, les moustacbes rousses; les jeunes officiers a casquette plate, dans Pintervalle des compagnies, se dandinant6 a cheval 1'épée au poing, et se retournant pour crier d'une voix grêle : Forvertz ! forvertz ! " Tout cela hérissé de baïonnettes scintillantes, et montant au pas de charge vers les abatis. Le vieux Materne, son grand nez d'épervier8 relevé au-dessus d'une brmdüle de genévrier' et le sourcil haut, observait aussi l'arrivée des Allemands. Et comme il avait la vue tres nette, il distmguait même les figures de cette foule, et choisissait 1'homme qu'il voulait abattre. Au milieu de la colonne, sur un grand cheval bai,8 1 Echasse, stelt (la cigogne est un échaasier). * Buffleterie, pièces de 1'équipement en buffle, en cuk. 3 Guêtres, v. p. 15 * Evasé, a large ouverture, s'élargissant d'un cóté. 8 Se dandiner, se mouvoir en balan9ant son corps gauchement (1 ours se dandine). * Epervier, sperwer (nez d'épervier, haviksneus). ' Genévrier, jeneverbesstruik. 8 Bai, rouge brun. L'nrvAsioN 59 s'avancait tout droit un vieil officier a perruque blanche, le chapeau a cornes galonné d'or, la taille enveloppée d'une écharpe jaune, et la poitrine décorée de rubans. Lorsque ce personnage relevait la tête, la corne de son chapeau, surmonté d'une touffe de plumes noires, formait visière. II avait de grandes rides le long des joues, et ne semblait pas tendre. „Voila mon homme \" se dit le vieux chasseur en épaulant lentement. H ajusta, fit feu, et quand il regarda, le vieil officier avait disparu. Aussi tot la cóte se mit a pétiller de coups de fusil tout le long des retranchemonts ; mais les Allemands, sans répondre, continuèrent d'avancer vers les abatis, lefusil sur 1'épaule, et les rangs bien alignés comme a la parade. Pour dire la vérité, plus d'un brave montagnard, père de familie, voyant monter cette forêt de baïonnettes, malgré la fusillade, pensa qu'il aurait peut-être mieux fait de rester au village, que de se fourrer dans une pareille affaire. Mais, comme dit le proverbe : „Le vin était tiré, il fallait le boire1!" Riffi, le petit tailleur, se rappela les paroles judicieuses de sa femme Sapience : „Riffi, vous vous ferez estropier, et ce sera bien fait!" H promit un ex-voto 2 superbe a la chapelle de SaintLéon, s'il revenait de la guerre; mais en même temps, il résolut de faire bon usage de son grand fusil de munition. A deux cents pas des abatis, les Allemands firent halte et commencèrent un feu roulant8 tel qu'on n'en avait jamais entendu dans la montagne: c'était un véritable bourdonnement de coups de fusil; les balles, par centaines, hachaient les branches, faisaient sauter des morceaux 1 Le vin est tiré, il faut le boire, wie a zegt moet ook b zeggen. 2 Ex-voto (du latin ex = d'après, et votum = voeu), objet qu'on suspend dans une chapelle pour s'aequitter d'un voeu fait dans un grand danger (geloftegeschenk). * Feu roulant, snelvuur. 60 l'invasioïï de glacé, s'écrasaient sur les rochers, a droite, a gauche, en avant, par derrière. Elles ricochaient1 avec des sifflements bizarres, et passaient parfois comme des volées de pigeons. Cela n'empêchait pas les montagnards de continuer leur feu, mais on ne 1'entendait plus. Toute la cóte s'enveloppait d'une fumée bleuatre qui empêchait d'ajuster. Au bout d'environ dix minutes, il y eutunroulementde tambour, et toute cette masse d'hommes se prit a courir sur les abatis, leurs officiers comme les autres, criant: „Forvertz !" La terre en tremblait. Materne, se dressant de toute sa hauteur, a cóté de la tranchée, les joues frémissantes, la voix terrible, s'écria: „Debout!... Debout!. . . H était temps, car bon nombre de ces Allemands, presque tous des étudiants en philosophie, en droit, en médecine, balafrés 2 dans les brasseries8 de Munich, d'Iéna et d'ailleurs, et qui se battaient contre nous, paree qu'on avait promis de leur accorder des libertés après la chute de Napoléon, tous ces gaillards intrépides grimpaient des pieds et des mains le long des glacés, et voulaient sauter dans les retranchements. Mais a mesure- qu'ils grimpaient, on les assommait4 a coups de crosse, et ils retombaient dans leurs rangs comme la grêle. C'est en ce moment qu'on vit la belle conduite du vieux bücheron Rochart. A lui seul, il renversa plus de dix de ces enfants de la vieille Germanie. II les 1 Ricocher se dit d'un projectile qui avant d'arriver au but, frappe d'abord le sol (faire des ricochete, keilen,. 8 Bolafré, qui a une longue blessure au visage ou bien la cicatrice qui en reste, ordinairement par suite d'un duel. 8 Braiserie. établissement oü 1'on fait de la bière, et ensuite : taverne oü 1'on débite cette boisson. * Assommer, tuer en frappant avec un corps pesant. L'rNVASION 61 saisissait sous les bras et les lancait sur la route. Le vieux Materne avait sa baïonnette toute gluante1 de sang. Et le petit Riffi ne cessait pas de charger son grand fusil, et de tirer dans le tas avec enthousiasme; et Joseph Larnette, qui recut malheureusement un coup de fusil dans l'osil; Hans Baumgarten qui eut 1'épaule fracassée; Daniël Spitz qui perdit deux doigts d'un coup de sabre, et une foule d'autres, dont les noms devront être honorés et vénérés de siècle en siècle, ne cessèrent pas une seconde, de charger et décharger leurs fusils. Cela dura bien un bon quart d'heure. On ne savait ce que les Allemands voulaient faire, puisqu'il n'y avait pas de passage. Mais, tout a coup, ils se décidèrent a s'en aller. Ils commencèrent par battre lentement en retraite, puis plus vite. Materne, debout sur le talus avec cinquante autres, brandissait sa carabine en riant de bon coeur. Au bas de la rampe se trainaient a terre des masses de blessés. La neige trépignée était rouge de sang. Au milieu des morts entassés, on voyait deux jeunes officiers encore vivants engagés sous les cadavres de leurs chevaux. C'était horrible! Mais les hommes sont vraiment féroces : il n'y en avait pas un parmi les montagnards qui plaignit ces malheureux; au contraire, plus ils en voyaient, plus ils étaient réjouis. Le petit Riffi, en ce moment, transporté d'un noble enthousiasme, se laissa glisser le long du talus. II yenait d'apercevoir, un peu a gauche, au-dessous des abatis, un superbe cheval, celui du colonel tué par Materne, et qui s'était retiré dans eet angle sain et sauf. „Tu seras a moi, se disait-il; c'est Sapience qui va être étonnée !" Tous les autres 1'enviaient. 11 saisit le cheval par la bride et monta dessus. Mais qu'on juge de la stupéfaction générale, et surtout de celle de Riffi, lorsque ce 1 Oluant, kleverig (la glu, vogellijm). l'invasion 65 Maintenant, qu'on se figure la consternation du brave homme, lorsqu'arrivé sur le seuil de la métairie, il vit deux compagnies d'Allemands grimper a cette cöte, au mülieu des jardins de Grandfontaine, avec deux pièces de campagne, enlevées par de forts attelages, et comme suspendues au précipice. Tout le monde poussait aux roues, et dans quelques instants les canons allaient atteindre le plateau. Ce fut un coup de foudre pour Jean-Claude ; il palit, puis il entra dans une fureur épouvantable contre Divès. „Ne pouvais-tu m'avertir plus tót ? hurla-t-il. Est-ce que je ne t'avais pas recommandé de surveiller le ravin ? Nous sommes tournés ! Ils vont nous prendre en écharpe,1 couper la route plus loin ! tout est au diabh !" Les assistants et le vieux Materne lui-même, qui venait d'accourir en toute hate, frémirent du coup d'ceil qu'il lanca au contrebandier. Celui-ci,malgré son audace ordinaire, resta tout interdit, ne sachant que répondre. „Allons, allons, Jean-Claude, dit-il enfin, calme-toi; ce n'est pas aussi grave que tu le dis. Nous n'avons pas encore donné *, nous autres. Et puis, il nous manque des canons, 9a fera juste notre affaire. — Oui, notre affaire, grand imbécile ! L'amour-propre t'a fait attendre jusqu'a la dernière minute, n'est-ce pas ? Tu voulais te battre, pouvoir te vanter, te glorifier. Et, pour cela, tu risques notre peau a tous ! Tiens, regarde, voila déja les autres qui se préparent a Framont." En effet, une nouvelle colonne, beaucoup plus forte que la première, sortait alors de Framont au pas de charge et montait vers les abatis. Divès ne disait mot. Hullin, dominant sa colère, se calma subitement en face du danger. „ Allez reprendre vos postes, dit-il aux assistants d'une 1 En écharpe, v. p. 28 1 Donnar, attaquer. Leef. Olass. n». 68. 3 66 l'invasiok voix brève ; que tout le monde soit prêt pour 1'attaque qui s avanee. Materne, attention ! Le vieux chasseur inclina la tête. Cependant, Mare Divès avait repris son aplomb.1 „Au lieu de crier comme une femme, dit-il, tu ferais mieux de me donner 1'ordre d'attaquer la-bas, en tournant le ravm par les sapinières. — II le faut bien, mille tonnerres!'' répliqua JeanClaude. Et d'un ton plus calme : „Êcoute, Mare, je t'en veux k mort! Nous étions vainqueurs, et, par ta furie, tout est remis en question bi tu manques ton coup, nous nous couperons la gorge ensemble! e 8 — Bon, bon, 1'affaireest dans le sac », j'en réponds !" Puis, sautant a cheval, et rejetant le pan de son manteau sur 1'épaule, Ü tira sa grande latte8 d'un air superbe. Ses hommes en firent autant. Alors Divès, se tournant vers la réserve, composée de cmquante montagnards, leur montra le plateau de la pointe de son sabre, et dit: ■ „Vous voyez cela, garcons ; il nous faut cette position Leux de Dagsburg ne diront pas qu'ils ont plus de cceur que ceux de la Sarre. En avant!" Et la troupe, pleine d'ardeur, se mit en marche cótoyant le ravin. Hiülin, tout pale, cria: „A la baïonnette !" Au même instant les Allemands, avec leurs pièces de nurt,* atteignaient le plateau et se mettaient en batterie tandis que la colonne de Framont escaladait la cóte' Tout se trouvait donc dans le même état qu'avant la bataille: avec cette différence que les boulets ennemis ™!+w?&T6'+^SUrfnoe' ^k*86 (* la looution: a plomb = vertical tout droit, p. e: mettre un mur a plomb). L affaire est dans le sac, de zaak is beklonken, marcheert. Jjatte, sabre droit des cuirassiers et des drasons * fiece de huit, achtponder. t'lNVASION 67 allaient être de la partie, et prendre les montagnards a revers. On voyait distinctement les deux pièces, les artilleurs et rofficier, un grand maigre, large des épaules, les longues moustaches blondes flottantes. Les couches d'azur de la vallée rapprochant les distances, ou aurait cru pouvoir porter la main ; mais Hullin et Materne ne s'y trompaient pas : il y avait bien six cents mètres ; aucun fusil ne portait jusque-la. Néanmoins le vieux chasseur, avant de retourner aux abatis, voulut en avoir la conscience nette1. II s'avanca donc aussi prés que possible du ravin, Buivi de son fils Kasper et de quelques montagnards, et, s'appuyant contre un arbre, il ajusta lentement le grand officier aux moustaches blondes. Tous les assistants retenaient leur haleine, dans la crainte de troubler cette expérience. La coup partit, et lorsque Materne posa sa crosse a terre pour voir, rien n'avait bougé. „C'est étonnant comme 1'age trouble la vue, dit-il. — Vous, la vue trouble ! s'écria Kasper; il n'y en a pas un, des Vosges a la Suisse, qui puisse se vanter de placer une balie a deux cents mètres aussi bien que vous !" Le vieux forestier le savait bien, mais il ne voulait pas décourager les autres. „C'est bon, reprit-il, nous n'avons pas le temps de disputer. Voila les ennemis qui montent; que chacun fasse son devoir." Malgré ces paroles, simples et calmes en apparence, Materne éprouvait un grand trouble intérieur. En entrant dans la tranchée, de vagues rumeurs frappèrent son oreille : le frémissement des armes, le bruit régulier d'une foule de pas ; il regarda par-dessus la rampe et vit les Allemands qui arrivaient cette fois avec de longues échelles garnies de crampons. 1 En avoir le coeur net, 'a eonscievce nette, s'assurer entièrement de la vérité. 3 68 L'nrvASTrvw Ce fut pour le brave homme un coup d'ceil désagréable j il üt signe a son garcon d'approcher, et lui dit tout bas • „Kasper, ca va mal, ca va trés mal; les gueux arrivent avec des echelles; donne-moi la main. Je voüdrais bien t avoir prés de moi, et Frantz aussi! mais nous allons défendre notre peau solidement." En ce moment, un choc terrible ébranla tous les abatis jusqu a la base; on entendit une voix rauque crier ■ „Ah ! mon Dieu !" Puis un bruit sourd a cent pas; un sapin se pencha lentement et tomba dans 1'abnne. C'était le premier coup de canon : il avait coupé les jambes du vieux Roenart. te coup fut suivi presque au même instant dun autre, qm couvrit tous les montagnards de glacé broyee, avec un ronflement terrible. Le vieux Materna Im-meme s était courbé sous ce ronflement, mais aussitöt se relevant, il s'écria: „Vengeons-nous, mes enfants ! Les voici. . . Vaincre' ou mourir!" Heureusement 1'épouvante des montagnards ne dura qnune seconde; tous comprirent qu'a la moindre hésitation ils étexent perdus. Deux échelles se dressaient déjè dans les airs malgré la fusillade, et s'abatteient avec leurs crampons sur la rampe. Cette vue fit bondir tous es partisans de la tranchée, et le combat recommenca plus terrible, plus désespéré que la première fois. Mullrn avait remarqué les échelles avant Materne, et son mdignation contre Divès s'éteit encore accrue • mais, comme en pareil cas l'indignation n'est bonnê ft nen, il avait envoyé Lagarmitte dire a Frantz Materne qm se trouvait posté de l'autre cóté du Donon, d'arriver en toute h&te avec la moitié de ses hommes. On peut simagmer si le brave gar5on, prévenu du danger que courait son père, perdit une seconde. Déja 1'on voyait les larges feutres noirs grimper la cóte a travers les neiges, la carabine en bandouhère. Ils accouraient aussi vite quils pouvaient, et pourtant Jean-Claude l'invasion 69 descendant a leur rencontre, la sueur au front, l'ceil hagard *, leur criait d'une voix vibrante: „Allons donc ... plus vite !.. . de ce train-la vous n'arriverez jamais! II frémissait de rage, attribuant tout le malheur au contrebandier. Cependant Mare Divès, au bout d'une demi-heure environ, avait fait le tour du ravin, et, du haut de son grand roussin», il commencait a découvrir les deux compagnies d'Allemands, 1'arme au pied, a cent pas derrière les pièces qui faisaient feu sur les retranchements. Alors, s'approchant des montagnards, il leur dit en étouffant sa voix, tandis que les détonations se répercutaient8 coup sur coup dans la gorge, et qu'au loin s'entendaient les clameurs * de 1'assaut: „Camarades, vous allez tomber sur l'infanterie a la baïonnette; moi et mes hommes nous nous chargeons du reste. — Est-ce entendu ? Oui, c'est entendu. — Eh bien donc, en route!" Toute la troupe en bon ordre s'avanga vers la lisière du bois, le grand Piercy de Soldatenthal en tête. Presque au même instant, il y eut le „verda!" d'une sentinelle ; puis deux coups de fusil; puis un grand cri: „Vive la France !" et le bruit sourd d'une foule de pas qui s'élancent ensemble: les braves montagnards fondaient sur rennemi comme une bande de loups! Divès, debout sur ses étriers, son grand nez en l'air et les moustaches hérissées, les regardait en riant: „Cb'j va bien," disait-il. La mêlee5 était épouvantable, la terre en tremblait. Les Allemands, pas plus que les partisans, ne faisaient 1 Hagard, v. p. 38 2 Rotissin, cheval de forte taille (karrepaard). 8 8e répercuter, être renvoyé en parlant du son. 4 Clameur, v. p. 41 8 MêVe, oombat corps a corps. 72 l'invasion sacs au revers de la route, et regardant derrière eux comme s'ils eussent craint de voir les partisans a leurs trousses.1 Dans Grandfontaine, ils brisaient tout par esprit de vengeance, ils défoncaient les fenêtres et les portes brutalisaient les gens, demandaient a manger, a boire tout de suite. Sur la cóte, on ne voyait que des armes, des shakos des morts, erifin tous les signes d'une grande déroute' En face apparaissaient les canons de Mare Divès, braqués sur la vallée et prêts a faire feu en cas d'une nouvelle attaque. Tout était donc fini, bien fini. Et pourtant pas un cri de tnomphe ne s'élevait des retranchements • les pertes des montagnards avaient été trop cruelles dans ce demier assaut. Le süence, succédant au tumulte avait quelque chose de solennel, et tous ces hommes' echappés d'un carnage, se regardaient 1'un l'autre d'un au grave, comme étonnés de se voir. Quelques-uns appelaient un ami, d'autres un frère qui ne répondaient pas. Alors Us se mettaient a leur recherche dans la tranchee, le long des abatis, ou sur la rampe, criant : „He ! Jacob, Philippe, est-ce toi!" Et puis la nuit venait; ses teintes grises s'étendaient sur les retranchements et sur 1'abime, ajoutant le mystère a ce que ces scènes avaient d'effrayant. Les gens aüaient et venaient a travers les débris sans se reconnaïtre. Materne, après avoir essuyé sa baïonnette, appela ses garcons d'un accent rauque: „Hé ! Kasper ! Frantz !" Et les voyant approcher dans 1'ombre, il se prit a leur demander: „Est-ce vous ? 1 Trousses (oomp. 1'anglais irousers), espèce de culotte bouf- l„„LoUe-tP° nt ."F*"6» les Pages- Avoir quelqu'un a ses trousses, etre poursuivi. L INVASION 73 — Oui, c'est nous. — Vous n'avez rien ? — Non." La voix du vieux chasseur de sourde qu'elle était devint tremblante : „Nous voila donc encore tous les trois réunis !" fit-il d'un ton bas. Et lui, qu'on ne pouvait pas accuser d'être tendre, il embrassa fortement ses fils, ce qui les surprit. Ils entendirent quelque chose bouillonner dans sa poitrine, comme des sanglots intérieurs; tous deux en furent émus, et ils se disaient: „Comme il nous aime ! Nous n'aurions jamais cru cela !" Eux-mêmes ils se sentirent remués jusqu'aux entrailles. Mais bientót, le vieux revenant a lui, s'écria: „C'est égal, voila une rude journée, mes garcons. Allons boire un coup; j'ai soif." Alors, lancant un dernier regard sur le talus sombre, et voyant de trente pas en trente pas les sentinelles que Hullin venait de poser en passant, ils se dirigèrent ensemble du cóté de la vieille métairie. ' Hs traversaient la tranchée encombrée de morts, levant les pieds lorsqu'ils sentaient quelque chose de mou, quand une voix étouffée leur dit: „C'est toi, Materne ?" — Ah ! mon pauvre vieux Rochart, pardon, répondit le vieux chasseur en se courbant, je t'ai touché ! Comment, tu es encore la ? — „Oui... je ne peux pas m'en aller . . . puisque je n'ai plus de jambes." Tous trois restèrent silencieux, et le vieux bücheron reprit: „Tu diras a ma femme qu'il y a derrière 1'armoire, dans un bas, cinq écus de six livres K J'avais ménagé cela ... si nous tombions malades 1'un ou l'autre .. . Moi, je n'en ai plus besoin . .. 1 Ecu de six livres, v. p. 40 74 L'mVASION — C est-a-dire, c'est-a-dire .. . on en Téchappe tout de meme, mon pauvre vieux ! Nous allons t'emporter. — Non, ca n'en vaut pas la peine, je n'en ai plus pour une heure ; on me ferait trainer." Materne, sans répondre, fit signe a Kasper de mettre sa carabme en brancard avec la sienne, et a Frantz, de placer le vieux bücheron dessus, malgré ses plaintes, ce qui fut fait aussitót. C'est ainsi qu'ils arrivèrent ensemble a la ferme. Tous les blessés, qui pendant le combat avaient eu la farce de se trainer a 1'ambulance, s'y étaient rendus, Le docteur Lorquin et son confrère Despois, arrivé pendant la journée, avaient eu de 1'ouvrage par-dessus Ia tete, et tout n'était pas encore fini de ce cóté, tant s en faut. Comme Materne, ses garcons et Rochart traversaient 1 allee sombre sous la lanterne, ils entendirent a gauche un on qui leur donna froid dans les os, et le vieux bóchenn, a moitié mort, s'écria s „Pourquoi m'amenez-vous lét ? Je ne veux pas, moi Je ne me laisserai rien faire! — Ouvre la porte, Frantz, dit Materne, la face couverte d'une sueur froide, ouvre, dépêche-toi!" Et Frantz ayant poussé la porte, ils virent sur une grande table de cuisine, au milieu de la salie basse, aux larges poutres brunes, entre six chandelles, le fils Colard etendu tout de son long, un homme a chaque bras, un baquet dessous. Le docteur Lorquin, les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, une scie courte et large de trois doigts au poing, était en train de couper une jambe au pauvre diable, tandis que Despois tenait une grosse éponge. Le sang clapotait dans le baquet, Colard etait plus pale que la mort. Catherine Lefèvre, debout a cóté, un rouleau de charpie1 sur les bras, semblait ferme; mais deux grosses rides sülonnaient ses* 1 Charpie, pluksel. l'invasion 75 joues le long de son nez croehu, tant elle serrait les dents. Elle regardait a terre sans rien voir. „C'est fini!" dit le docteur en se retournant. Et jetant un coup d'oeil sur les nouveaux venus: „Hé! c'est vous, père Rochart i fit-il. —■ Oui, c'est moi; mais je ne veux pas qu'on me touche. J'aime mieux finjr comme 9a 1" Le docteur levant une chandelle, regarda et fit une grimace. „II est temps, mon pauvre vieux ; vous avez perdu beaucoup de sang, et si nous attendons encore, il sera trop tard. — Tant mieux ! j'ai assez souffert dans ma viê. — Comme vous voudrez. Passons a un autre!" Chaque fois qu'il disait: „Passons a un autre !" tous les blessés se remuaient de frayeur, a cause des cris qu'ils avaient entendus, et des couteaux qu'ils voyaient reluire; mais que faire ? Toutes les chambres de la ferme, la grange, les deux pièces d'en haut, tout était encombré.1 II ne restait de libre que la grande salie pour les gens dè la métairie. II f allait donc bien opérer sous les yeux de ceux qui, un peu plus tót, un peu plus tard, devaient avoir leur tour. Materne ne put en voir davantage. „Allons-nous-en," dit-il. Une fois dehors, Materne respirant l'air froid a pleine poitrine, s'écria: „Et quand je pense qu'il aurait pu nous en arriver autant 1 En ce moment un bourdonnement de voix s'éleva sur leur droite. „C'est Mare Divès et Hullin, dit Kasper en prêtant 1'oreille. Ils arrivaient a la porte, et Hullin, apercevant Materne, ne put retenir un cri d'enthousiasme. 1 Encombré, v. p. 41 L'nrvAsioN 77 — J'y vais tout de suite, répondit le vieux chasseur. — Hé ! Materne, tu viendras ensuite souper a la ferme avec tes garcons. — C'est entendu, Jean-Claude." II s'éloigna. Hullin dit encore a Frantz et a Kasper de faire allumer de grands feux de bivouac pour la nuit; — a Mare, de donner de Pavoine a ses chevaux, pour aller, sans retard, chercher des munitions, — et, les voyant s'éloigner, il entra dans la métairie. X Durant toute la bataille, jusqu'a la nuit closel, les gens de Grandfontaine avaient vu le fou Yégof debout a la cime du Petit Donon, la couronne en tête, le sceptre levé, transmettre, commè un roi mérovingien, des ordies a ses armées imaginaires. Ce qui se passa dans 1'ame de ce malheureux quand il vit les Allemands en pleine déroute, nul ne le sait. Au dernier coup de canon il avait desparu. Oü s'était-il sauvé ? Voici ce que racontent a ce sujet les gens de Tiefenbach : Dans ce temps-la, vivaient sur le Bocksberg deux créatures singuhères, deux soeurs, 1'une appelée la petite Kateline, et l'autre la grande Berbel. Ces deux êtres déguenillés« s'étaient établis dans la taverne de Luitprandt *, ainsi nommée, disent les vieüles chroniques, paree que le roi des Germains, avant de descendre en Alsace, fit enterrer sous cette voute immense de grès1 rouge les chefs barbares tombés dans la bataille du Blutfeld6. La source chaude, qui fume toujours au milieu de la caveme, protégeait les deux sceurs contre 1 Nuit close, nuit compléte (du verbe clore, fermer, terminer). 1 Déguenillé, couvert de guenilles (lompen). * Luitprandt. roi légendaire des anciens Germains. * Grès, zandsteen. 5 Blutfeld, une vallée entre le Schneeberg et le Grossmann (v. la carte). 78 ii'nrvAsioN tes froid*' ^oureux de 1'hiver, et le bücheron Daniël Horn de Tiefenbach avait eu la charité de fermer 1'entrée principale de la roche, avec de grands tas de genéts> et de bruyeres. A cóté de la source chaude se trouve une autre source, froide comme la glacé et limpide comme Ie cnstal. La petite Kateline, qui buvait a cette source navait pas quatre pieds de haut; elle était grasse' bouffie » et sa figure étonnée, ses yeux ronds, son goitre8 énorme, lui donnaient la physionomie singuliere d une grosse dinde en méditation. Tous les dimanches elle tramait jusqu'au village de Tiefenbach un panier dosier, que les braves gens remplissaient de pommes de terre cuites, de croütes de pain, et quelquefois — les jours de f ête — de galettes * et d'autres débris de leurs festins Alors le pauvre être, tout essoufflé, remontait ft la roche, gloussant, riant, se dandinant8 et picorant • La grande Berbel se gardait bien de boire a la source froide ; elle était maigre, borgne \ décharnée comme une chauve-souris; elle avait le nez plat, les oreüles larges 1 eed scmtülant, et vivait du butin de sa sceur. Jamais elle ne descendait du Bocksberg; mais en juület au temps des grandes chaleurs, elle secouait, du haut de Ia cóte, un chardon8 sec sur les moissons de ceux qui n avaient pas rempli réguüèrement le panier de Kateline ce qm leur attirait des orages épouvantables, de la grêle' des rats et des mulots • en abondance. Aussi craignait' on les sorts" de Berbel comme la peste; on I'appelait 1 Genét, brem. * Bouffl, plein, gonflé (opgeblazen). * Goitre, kropgezwel, krop. * Galette gateau plat fait de farine, de beurre et d'ceufe * Se dandiner, v. p. 58 « Picorer, ohereher sa nomriture, son butin, en parlant des oiseanx (picorant, k traduire iei par : hier en daar wat oppikkend) ' Borgne, qui ne voit que d'un ceil. ^eu«;. 8 Chardon distel. 9 Mulot, veldmuis. f Sort, epchantenuw-t, maiéfioe (betooveriug). Jeter un sort sur un troupeau, een kudde betooveren (un sorcier, een toovenaar). 88 l'invasion grandes gibouléeg- de bombes et d'obus ont commencé A pleuyoir sur Ia. ville. Les femmes et les enfants ne sortent pas des blockhaus ; les bourgeois restent avec nous sur les remparts : ce sont de braves gens ; il y a dans Ie nombre quelques anciens de Sambre-et-Meuse d Itane et d Egypte qui n'ont pas oublié le service des Pièces. Je vous réponds8 qu'il n'y a pas de mitraUle perdue avec eux C'est égal, quand on a fait trembler te monde, e est dur tout de même d'être forcé, dans ses Vieux jours, de defendre sa baraque et son dernier morceau de pain. — „Oui, c'est dur, fit la mère Catherine én essuyant ses yeux, rien que d'y penser, 5a vous remue le cceur.''_ J*uis elle poursuivit: a ~ fujOUTf'hui. J'e vous écris des Baraques du Boisde-Lhênes, oü nous sommes en tournée pour approvisionner la place. Tout cela peut durer des mois. Je me suis laissé dire que les alliés remontent la vallée de Dosenheiin jusqu'a Weschem, et qu'ils gagnent par milhers la route de Paris4... Ah ! si le bon Difu voufatt que 1 empereur eüt le dessus en lorraine ouenChampagne |J n en réchapperait pasunseul! Enfin, qui vivra verra ' Voici quon sonne la retraite sur Phalsbourg; nous avons recolté pas mal de boeufs, de vaches et de chèvres dans les envrrons On va se battre pour les faire entrer sams et sainV Au revoir, ma bonne mère, ma chère Louise, papa Jean-Claude ; je vous embrasse longtemps comme si je vous tenais sur mon cceur " En finissant, Catherine Lefèvre s'attendrit „Quel brave garoon! fit-eUe; ca ne connaït que son r^^i?^ °U ^eboulée de H«l,K"è""d"li,deS 8?,date I™ ont eombattu dans 1'armée de Sambre-et-Meuse (une des 3 armé»s "ormées en 1792? dans 1 armee d'Italie ou dans celle d'Egypte (1798). 8 Répondr? que, garantir, affirmer, assurer. l'invasion 89 devoir. Enfin. . . voila .. . Tu entends, Louise, il t'embrasse longtemps !" Louise alors se jetant dans ses bras, elles s'embrassèrent, et la mère Catherine, malgré la fermeté de son caractère, ne put retenir deux grosses larmes, qui suivirent les sillons1 de ses joues. XII Vers dix heures du soir, Catherine Lefèvre et Louise, après avoir souhaité le bonsoir a Hullin, montèrent dans la chambre au-dessus de la grande salie, pour aller se coucher. II y avait la deux grands hts de plume a duvet *, de toile bleue rayée de rouge, qui s'élevaient jusqu'au plafond. „Allons, s'écria la vieUle fermière en grimpant sur sa chaise, allons, dors bien, mon enfant, moi, je n'en puis plus ; je vais m'en donner8!" Elle tira la couverture, et cinq minutes après elle dormait profondément. Louise ne tarda point a suivre son exemple. Or, cela durait depuis environ deux heures, lorsque la vieille fut éveillée en sursaut par un tumulte épouvantable : „Aux armes ! criait-on ; aux armes ! — Hé ! par ici, mille tonnerres ! ils arrivent!" Cinq ou six coups de feu se suivirent, illuminant les vitres noires. „Aux armes ! aux armes !" Les coups de fusil retentirent de nouveau. On allait, on venait, on courait. La voix de Hullin, sèche, vibrante, s'entendait donnant des ordres. 1 Sillon tracé que fait Ia charrue dans la terre qu'on laboure ; au fig: les rides du visage. 1 Duvet, dons. 8 S'en donner ou aussi: s'en donner a coeur joie, se satisfaire (zich te goed doen) 90 l'invasion JPuis, a gauche de la ferme, bien loin, il y eut comme un pétülement sourd, profond, dans les gorges du Grosmann. „Louise ! Louise.! cria la vieille fermière, tu entends ? Oui!. .. Oh ! mon Dieu, c'est terrible !" Catherine sauta de son lit. Lève-toi, mon enfant, dit-ehe ; habillons-nous " Les coups de fusü redoublaient, passant sur les vitres „Attention!" cria Materne. On entendait aussi les hennissements d'un cheval au dehors, et le trépignement d'une foule de monde dans 1 allee dans la cour et devant la ferme : la maison semblait ebranlee jusque dans ses fondements. Tout & coup les coups de fusü partirent par les fenêtres da la sahe du rez-de-chaussée. Les deux femmes s'habillaient a la hate. En ce moment un pas lourd fit — * , ia, porte souvnt, et Hullin parut avec une lanterne, pale, les cheveux ébourifïés, les joues frémissantes. „Dépêchez-vous! s'écria-t-U; nous n'avons pas une minute a perdre. — Que se passe-t-ü donc ? „demanda tatherine. La fusillade se rapprochait. „Eh ! hurla Jean-Claude les bras en l'air, est-ce que J ai le temps de vous 1'expliquer V' La fermière comprit qu'ü n'y avait qu'a obéir. EUe pnt sa capuche et descendit 1'escalier avec Louise A la, lueur tremblotante des coups de feu, Catherine vit Materne, le cou nu, et son fils Kasper, tirant du seuü de I allee sur les abatis, et dix autres derrière eux qui leur passaient les fusüs, de sorte qu'Us n'avaient qu'a épaiüer et a faue feu. Toutes ces figures entassées, chargeant armant, avan5ant le bras, avaient un aspect terrible Trois ou quatre cadavres, affaissés1 coniare le mur décré- 1 S'affaisser, ineenzakken. 94 L'tHVASION par le Grosmann. On n'apercevait que le feu, et quelques instants après on entendait Ia détonation rouler dans les abimes. „Le sentier des collines de Samt-Quirin, dit Frantz, est le plus court pour aller a la ferme du Bois-de-Chênes • nous gagnerons au moins trois bons quarts d'heure' — Oui, s'écria le docteur, mais nous risquons d'être arrêtés par les kaiserlicks, qui tiennent maintenant le défilé de la Sarre. Voyez, ils sont déja maitres des hauteurs; ils ont sans doute envoyé des détachements sür la Sarre-Rouge pour tourner le Donon. — Prenons le sentier du Blanru, dit Frantz, c'est plus long, mais c'est plus sür." Le traineau descendit a gauche le long des bois. Les partisans a la file, le fusil en arrêt \ marchaient sur le haut du talus, et le docteur, a cheval dans le chemin creux, fendait les flots de neige. Au-dessus pendaient les branches des sapins en demi-voute, couvrant de leur ombre noire le sentier profond, tandis que la rune éclairait les alentours. Ce passage avait quelque chose de si pittoresque et de si majestueux, qu'en toute autre circonstance Catherine en eót été émerveülée, et Louise n'aurait pas manqué d'admirer ces longues gerbes de givre8, ces festons8 scintillant comme le cristal aux rayons de la pale lumière; mais alors leur ame était pleine d'inquiétude, et d'ailleurs, lorsque le traineau fut entré dans la gorge, toute clarté disparut, et les cimes des hautes montagnes d'alentour restèrent seules éclairées. Comme ils marchaient ainsi depuis un quart d'heure, en silence, Catherine, après avoir longtemps retourné sa langue, ne pouvant y tenir davantage, s'écria: „Docteur Lorquin, maintenant que vous nous tenez dans le fond du Blanru, et que vous pouvez faire de nous tout ce qu'il vous plait, m'expliquerez-vous enfin pour- 1 En arrêt, prêt a partir. * Gerbes de givre, bundels van rijp (gerbe, schoof, garve). 8 Feston, guirlande de branches et de fleurs. L'nnrASiON 97 Le silence était si profond, qu'on entendait chaque pas du cheval dans la neige, et, de temps en temps, sa respiration brusque. Frantz Materne s'arrêtait parfois, promenant un coup d'ceil sur les cötes sombres, puis allongeant le pas pour rattraper les autres. Et les vallées succédaient aux vallées; le traineau montait, descendait, tournait a droite, puis a gauche, et les partisans, la baïonnette bleuatre au bout du fusil, suivaient sans relache. Ils venaient d'atteiadre ainsi, vers trois heures du matin, la prairie des Brimbelles, oü 1'on voit encore de nos jours un grand chêne qui s'avance au tournant de la vallée. De l'autre cóté, sur la gauche, au milieu des bruyères toutes blanches de neige, derrière son petit mur de pierres sèches1 et les palissades de son petit jardin, commencait a- poindre la vieille maison forestière du garde Cuny, avec ses trois ruches posées sur une planche, son vieux cep * de vigne noueux8, grimpant jusque sous le toit en auvent4, et sa petite cime de sapin suspendue a la gouttière en guise d'enseigne6, car Cuny faisait aussi le métier de cabaretier dans cette solitude. En eet endroit, comme le chemin longe le haut du mur de la prairie, qui se trouve a quatre ou cinq pieds en contre-bas, et qu'un gros nuage voilait la lune, le docteur, craignant de verser, s'arrêta sous le chêne. „Nous n'avons plus qu'une heure de chemin, mère Lefèvre, cria-t-il, ainsi bon courage, rien ne nous presse. — Oui, dit Frantz, le plus gros est fait. et nous pouvons laisser souffler le cheval." Toute la troupe se réunit autour du traineau ; le docteur 1 Pierres sèches, pierres posées les unes sur les autres sans mortier. > Cep (en parlant d'une vigne), stam. * Noueux, qui a beauooup de noeuds (knoestig). 4 Auvent, luifel. 6 En guise d'enseigne, v. p. 34. Leet. Clas*. n°. 68. 4 98 l'invasion mit pied a terre. Quelques-uns battirent le briquet1 \ pour allumer leur pipe; mais on ne disait rien, chacun songeait au Donon. Que se passai*-il la-bas ? JeanClaude parviendrait-il a se maintenir sur le plateau jusqu'a rarrivée de Piorette ? Tant de choses pénibles, tant de réflexions désolantes se pressaient dans Pame de ces braves gens, que pas un n'avait envie de parler. Comme ils étaient Ia depuis cinq minutes sous te vieux chêne, au moment oü le nuage se retirait lentement, et que Ia pale lumière s'avancait du fond de la gorge' tout a coup, a deux cents pas en face d'eux, une figure noire a cheval parut dans le sentier entre les sapins. Cette figure, haute, sombre, né tarda point 4 recevoir un rayon de la lune; alors on vit distinctement un' Cosaque avec son bonnet de peau d'agneau, et sa grande lance suspendue sous le bras, la pointe en arrière. II s'avancait a petits pas ; déja Franta l'ajustait,qu and, derrière lui, on vit apparaitre une autre lance, puis un autre Cosaque, puis un autre... Et, dans toute la profondeur de la futaie», sur te fond pale du ciel, on ne vit plus alors que s'agiter des banderoles en queue d'hirondellescintiller des lances et s'avancer des Cosaques a la file, directement vers le traineau, mais sans se presser, comme des gens qui oherehent, les uns le nez en Pair, les autres penchés sur la selle, pour voir sous tes broussaütes: il y en avait plus de trente. Tout a coup, un des Cosaques fit entendre une exclamation gutturale4 qui parcourut toute la ligne. „Nous sommes découverts !" cria le docteur Lorquin en tirant son sabre. . A peine avait-il jeté oe cri, que douze coups do fusil éclairaient le sentier d'un bout a l'autre, et qu'un véritabte hurlement de sauvages répondait a la détonation: 1 Briquet, v. p. 36. - 2 Futaie, hoog opgaand geboomte (te /idf ==fe tronc d'un arbre). Banderoles en queue d'hirondelle, ah zwaluwstaarten uitgesneden vaantjes (aan de lansen). 4 Outtural, produit par la gcge. l'invasion 99 les Cosaques débouchaient du sentier dans la prairie en face, lancant leurs chevaux a toute bride, et filant vers la maison forestière comme des cerfs. „Hé! les voila qui se sauvent au diable I" cria le docteur. Mais le brave homme s'était trop haté de parler : a deux ou trois cents pas dans la vallée, tout a coup, les Cosaques se massèrent comme une bande d'étourneaux en décrivant un cercle; puis la lance en arrêt \ le nez entre les oreilles de leurs chevaux, ils arrivèrent ventre a terre droit sur les partisans, en criant d'une voix rauque : „Hourra ! hourra !" Ce fut un moment terrible. Frantz et les autres se jetèrent sur le mur, pour couvrir le traineau. Louise, toute pale, et la vieille fermière, ses grands cheveux gris épars 2, se tenaient debout dans la paille. Le docteur Lorquin, devant elles, parait les coups avec son sabre, et, tout en ferraillant', leur criait: „Couchez-vous, morbleu ! .. . couchez-vous donc !..." Mais elles ne 1'entendaient pas. Louise, au milieu de ce tumulte, de ces hurlements féroces, ne songeait qu'a couvrir Catherine, et la vieille fermière, — qu'on juge de sa terreur, — venait de reconnaïtre Yégof sur un grand cheval maigre, Yégof,. la couronne de fer-blanc en tête, la barbe hérissée, la lance au poing, et sa longue peau de chien flottant sur les épaules. Elle le voyait la comme en plein jour: c'était lui, dont le sombre profil s'élevait a dix pas, les yeux étincelants, dardant4 sa longue flèche5 bleue dans les ténèbres, et oherchant a 1'atteindre. Que faire ?. .. 1 En arrêt, geveld. 1 Epars, v. p. 81. * Ferrailler, se battre a 1'épée on au sabre. 4 Dorder (formé de dard, werpspies), lancer (on dit p. e. aussi: le soleil darde ses rayons). 6 Flèche, pijl. S'emploie aussi pour un ofejet qui a 1» forme d'une flèche, p. e. la flèche d'un clocher (ici pour la lance). 100 Ii'lNVASION se soumettre, subir son sort!.. . Ainsi les plus fermes earactères se sentent brisés pao- un destin inflexible : la vieille se croyait marquée d'avanoe1; elle regardait tous ces gens bondir comme des loups, se porter des coups, les parer au clair de lune. Elle en voyait quelquesuns s'affaisser ; des chevaux, la bride sur le cou, s'échapper dans la prairie... Elle voyait la plus haute lucarne de la maison forestière s'ouvrir a gauche, et le vieux Cuny, en manches de chemise, mettre son fusil en joue, sans oser tirer dans la bagarre .. . Elle voyait toutes ces choses avec une lucidité • singulière et se disait: „Le fou est revenu . . . Quoi qu'on fasse, il pendra ma tête a sa selle. H faut que 9a finisse comme dans mon rêve!" ' Et tout en effet semblait justifier ses craintes : les montagnards, trop inférieurs en nombre, reculaient. Bientót il y eut un tourbillon8 les Cosaques, franchissant Je mur, arrivaient sur le sentier; un coup de lance, mieux dirigé, fila jusque dans le chignon 4 de la vieille, qui sentit ce fer froid glisser sur sa nuque. „Oh ! les misérables !" cria-t-elle en tombant et se retenant des deux mains aux rênes. Le docteur Lorquin lui-même venait d'être renversé contre le traineau. Frantz et les autres, cernés 8 par vingt Cosaques, ne pouvaient accourir. Louise sentit une main se poser sur son épaule: la main du fou, du haut de son grand cheval. A eet instant suprème, la pauvre enfant, folie d'épouvante, fit entendre un cri de détresse; puis elle vit quelque chose reluire dans les ténèbres, les pistolets de Lorquin, et, rapide comme 1'éclair, les arrachant de la ceinture du docteur, elle fit feu des deux coups a la fois, brülant la barbe de Yégof, dont la face rouge fut • Marquée $ avance, c.-a.-d. destinée a mourir. 2 Lucidité, clairvoyanoe (helderziendheid). * Tourbiüon, wervelwind. 4 Chignon, haarvlecht. 8 Cerner, environner (avoir les yeux ,ernés, blauwe kringen om de oogen hebben; les cernee d'un arbre, jaarkringen)! ■ I/IHVASION 101 illuminée, et brisant la tête d'un Cosaque qui se penchait vers elle. Ensuite, elle saisit le fouet de Catherine, et debout, pale comme une morte, elle cingla les flancs du cheval, qui partit en bondissant. Le traineau volait dans les broussailles; il se penchait a droite, a gauche. Tout a coup il y eut un choc : Catherine, Louise, la paille, tout roula dans la neige sur la pente du ravin; Le cheval s'arrêta.tout court, ren versé sur les jarrets1, la bouche plein e d'écume sang] ante : il venait de heurter un chêne. Si rapide qu'eüt été cette chute, Louise avait vu quelques ombres passer comme le vent derrière le taillis. Elle avait entendu une voix terrible, celle de Divès, crier : „En avant! pointez PSI Ce n'était qu'une vision, une de ces apparitions confuses, telles qu'il nous en passé devant les yeux a la dernière heure; mais, en se relevant, la pauvre jeune fille ne conserva plus aucun doute : on ferraillait a vingt pas de la, derrière un rideau d'arbres, et Mare criait: „Hardi, mes vieux ! .. . pas de quartier !" Puis elle vit une douzaine de Cosaques grimper la cóte en face, au milieu des bruyères, comme des lièvres, et au-dessous, par une éclaircie, Yégof traversant Ia vallée au clair de lune, comme un oiseau effaré. Et toute cette vision disparut comme un rêve. Alors Louise se retourna; Catherine était debout a cóté d'elle, non moins stupéfaite, non moins attentive. Elles se regardèrent un instant, puis elles s'embrassèrent avec un sentiment de bonheur inexprimable. „Nous sommes sauvées !" murmura Catherine. Et toutes deux se mirent a pleurer. „Tu t'es bravement comportée, disait la fermière ; c'est beau, c'est bien. Jean-Claude, Gaspard et moi, nous pouvons être fiers de toi!" 1 Jarret, partie qui est derrière le genou (il a donné les mots iarre'.elle et jarretUre) J Pointer, v. p. 70. 102 1,'lNVASION Louise était agitée d'un© émotion si profonde qu'elle en tremblait des pieds a la tête, Le danger passé, sa douce nature repfenait le dessus ; ©He ne pouvait comprendre son courage de tout a 1'heure. Au bout d'un instant, se trouvant un peu remises, elles s'apprêtaient a remonter dans le chemin, lorsqu'elles virent cinq ou six partisans et le docteur qui venaient 4 leur rencontre. „Ah ! vous avez beau pienter, Louise, dit Lorquin, vous êtes un dragon, un vrai diable. Maintenant vous faites la bouche en cceur %; mais nous vous avons tous vu© a 1'ouvrage. Et, a propos, mes pistolets, oü sont-ils ? En ce moment, les broussailles s'écartèrent, et le grand Mare Divès, sa latte pendue au poing, apparut en criant: „Hé I mère Catherine, en voila des seoousses ! Mille tottnerres ! quelle chance que je me sois trouvé la. Ces gueux vous dévalisaient * de fond en comble ! — Oui, dit ia vieille fermière en fourrant ses cheveux gris sous son bonnet, c'est un grand bonheur. — Si c'est un bonheur! je le crois bien: il n'y a pas plus de dix minutes, j'arrivé avec mon fourgon8 chez le père Cuny. „N'allez pas au Donon, qu'il me dit, depuis une heure, le ciel est tout rouge de ce cóté..! on se bat pour sür la-haut. — Vous croyez ? — Ma foi oui. — Alors Joson va partir en éclaireur, et voir un peu, et nous autres nous viderons un verre en attendant! „Bon ! a peine Joson sorti, j'entends des cris de cinq oents diables: „Qu'est-ce que c'est, Cuny ? Je n'en sais rien. „News poussons la porte et nous voyons la bagarre*. „Hé! s'écria le grand contrebandier, c'est nous qui ne faisons pas long feu5." Je saute sur mon Fox, et en avant. Quelle chance! Faire la bouche en coeur, doener a sa bouche, a son visaee une forme mignarde, afiectée. 8 Dévaliser, voler a quelqu'un ses effets, son argent. Fourgon, charriot pour le transport de bagages. 4 Bagarre, tmnu'te. 5 Ne pas faire long feu, ne pas tarder, ne pas hésiter. l'envasion 103 — Ah ! dit Catherine, si nous étions surs que nos affaires vont aussi bien sur le Donon, nous pourrions nous réjouir. — Oui, oui, Frantz m'a raconté cela, c'est le diable, il faut toujours que quelque chose cloche1, répondit Mare. Enfin . .. enfin ... , nous restons la, les pieds dans la neige. Espérons que Piorette ne laissera pas écrasér ses camarades, et allons vider nos verres, encore ó> moitié pleins." Quatre autres contrebandiers venaient d'arriver, disant que ce gueux de Yégof pourrait bien revenir avec un tas de brigands de son espèce. „C'est juste, répondit Divès. Nous allons retourner au Falkenstein, puisque c'est 1'ordre de Jean-Claude; mais nous ne pouvons pas emmener notre fourgon, il nous empêcherait de prendre la traverse, et, dans une heure, tous ces bandits nous tomberaient sur lecasaquin». Montons toujours chea Cuny; Catherine et Louise ne seront pas fachées de boire un coup ni les autres non plus; $a leur remettra le cceur a la bonne place. Hue, Bruno!" E prit le cheval par la bride. On venait de charger deux hommes blessés sur le traineau. Deux autres ayant été tués, avec sept ou huit Cosaques étendus sur la neige, leurs grandes bottes écartées, tout cela fat abandonné, et 1'on se dirigea .vers la maison du vieux forestier. Frantz se consolait de n'étre pas au Donon. II avait éventré 8 d«ux Cosaques, et la vue de 1'auberge le mit d'assez bonne humeur. Devant la porte stationaait le fourgon de cartouches. Cuny sortit en criant: „Soyez les bienvenus, mère Lefèvre, quelle nuit * Clochtf, boiter, et au flg.: être défectueux. H1 y a quelque chose qui cloche, er hapert Iets aan. 8 Casaquin, antrefois espèce de par-dessus oourt (diminutif de casaque, v. p. 17). Tomber sur le casaquin a q. n. = iemand «p rijn wambuis geven, afrossen. 8 Éventrer, ouvrir le ventre. 104 LINVASION pour les femmes! Asseyez-vous. Que se passe-t-il la-haut ?" Tandis qu'on vidait la bouteille a la hate, il fallut encore une fois tout expliquer. Le bon vieux, vêtu d'une simple casaque et d'une culotte verte, la face ridée, la tête chauve, écoutait, les yeux arrondis, joignant les mains et criant: „Bon Dieu ! bon Dieu ! dans quel temps vivons-nous ! On ne peut plus suivre les grands chemin s sans risquer d'être attaqué. C'est pire que les vieilles histoires des Suédoisl." Et il hochait la tête. „Allons, s'écria Divès, le temps presse, en route, ■ en route!". Tout le monde étant sorti, les contrebandiers oonduisirent le fourgon, qui renfermait quelques milliers de cartouches et deux petites tonnes d'eau-de-vie, a trois cents pas de la, au milieu de la vallée, puis ils dételèrent les chevaux. „Allez toujours en avant! cria Mare ; dans quelques minutes nous vous rejoindrons. — Mais que veux-tu faire de cetté voiture-la ? disait Frantz. Puisque nous n'avons pas le temps de l'emmener au Falkenstein, mieux vaudrait la laisser sous le hangar de Cuny, que de 1'abandonner au milieu du chemin. — Oui, pour faire pendre le pauvre vieux, lorsque les cosaques arriveront, car ils seront ici avant une heure. Ne t'inquiéte de rien, j'ai mon idée." Frantz rejoignit le traineau, qui s'éloignait. Bientót on dépassa la scierie du Marquis, et 1'on coupa directement a droite, pour gagner la ferme du Bois-de-Chênes, dont la haute cheminée se découvrait sur le plateau, a trois quarts de üeue. Comme on était a mi-cöte, Mare Divès et ses hommes arrivèrent, criant: „Halte! arrêtez un peu. Regardez la-bas." 1 Allusion a la manière barbare dont les armées suédoises se sont conduites en Allemagne pendant la guerre de Trente ans l'invasion 105 Et tous, ayant tourné les yeux vers le fond de la gorge, virent les Cosaques caracoler1 autour de la charrette, au nombre de deux ou trois cents. „Ils arrivent, sauvons-nous! cria Louise. Attendez un peu, dit le contrebandier, nous n'avons rien a craindre." II parlait encore, qu'une nappe * de flamme immense étendait ses deux ailes pourpres d'une montagne a l'autre, éclairant les bois jusqu'au faite8, les rochers, la petite maison forestière, a quinze cents mètres audessous ; puis il y eut une détonation telle que la terre en trembla. Et, comme tous les assistants éblouis se regardaient les uns les autres, muets d'épouvante, les éclats de rire de Mare se mêlèrent aux bourdonnements de leurs oreilles. „Ha! ha! ha! s'écriait-il, j'étais sür que lesgueuxs'arrêteraient autour du fourgon, pour boire mon eau-de-vie, et que la mèche * aurait le temps de gagner les poudres !. . Croyez-vous qu'ils vont nous suivre ? Leurs bras et leurs jambes pendent maintenant aux branches des sapins !. . . Allons, hue !.. . Et fasse le ciel qu'il en arrivé autant a tous ceux qui vienneht de passer le Rhin !. . ." Toute 1'escorte, les partisans, le docteur, tout le monde, était devenu silencieux. Tant d'émotions terribles inspiraient a chacun des pensees sans fin, telles que la vie ordinaire n'en a jamais. Et chacun se disait: „Qu'estce que les hommes, pour se détruire ainsi, pour se tourmenter, se déchirer, se ruiner ? Que se sont-ils fait pour se haïr ? Et quel est 1'esprit, 1'ame féroce qui les excite, si ce n'est le démon lui-même ? 1 Caracoler, exécuter des mouvement» circulaires (zwenken). 2 Nappe, linge dont on couvre la table a manger; au fig. : surfaee, grande étendue. 8 Faite, sommet d'un édifioe, d'un arbre; au fig. le point le plus élevé: être au faite de sa grandeur. 1 Mèche, v. p. 70 106 Ii'lNVASIOlT Divès seul et ses gens ne s'émouvaient pas deceschoses, et, tout en galopant, riant, et s'applaudissant: „Moi, criait le grand contrebandier, je n'ai jamais vu de farce pareille ... Ha ! ba ! ha ! dans mille ans j'en rirais encore." Puis il devenait sombre et criait: „C'est égal, tout oela doit venir de Yégof. H faudrait être aveugle pour ne pas reconnaitre que c'est lui qui a conduit les Allemands au Blutfeld. Je serais faché qu'il eut été éclaboussé1 par un morceau de ma charrette; je lui garde quelque chose de mieux que ca, Tout ce que je désire, c'est qu'il continue a bien se porter, jusqu'a ce que nous nous rencontrions quelque part, au coin d'un bois. Que ce soit dans un an, dix ans, vingt ans, n'importe, pourvu que la chose arrivé ! Plus j'aurai attendu, plus j'aurai d'appétit: les bons morceauX se mangent froids, comme la hure» dé sanglier au rinblanc." H disait cela d'un air bonhomme, mais ceux qui le connaissaient devinaient la-dessous quelque chose de très-dangereux pour Yégof. Une demi-heure après, tout le monde arrivait sur le plateau de la ferme du Bois-de-Chênes. XIII Jéróme de Saint-Quirin avait opéré sa retraite sur la ferme. Depuis minuit, il en ocoupait le plateau. „Qui vive' crièrent ses sentinelles a 1'approche de I'esfeórte. — C'est nous, ceux du village des Charmes," répondit Mare Divès de sa voix tonnante. On vint les reconnaitre, puis üs passèrent. La ferme était silencieuse; une sentinelle, 1'arme au 1 Echbousser, faire jaillir de la boue sur (bespatten); ici: atteindre. * Hure, tête coupée de quelques animaux, comme du sanglier, du saumon, du brochet. l'invasion 107 bras, se promenait devant la grange oü dormaient sur la paille une trentaine de partisans. Catherine, a la vue de ces grands toits sombres, de ces vieux hangars, de ces etables, de toute cette antique demeure oü s'était passée sa jeunesse, oü son père, son grand-père avaient écoulé tranquillement leur paisible et laborieuse existence, et qu'elle allait abandonner peut-être pour toujours, Catherine éprouva un serrement de cceur terrible; mais elle n'en dit rien, et, sautant du traineau, comme autrefois au retour du marché : „Allons, Louise, dit-elle, nous voila chez nous, grace a Dieu." Le vieux Duchêne avait poussé la porte en criant: „C'est vous, madame Lefèvre ? — Oui, c'est nous ! ... Pas de nouvelles de JeanClaude ? — Non, madame." Alors tout le monde entra dans la grande cuisine. Quelques charbons brillaient encore sur 1'atre, et sous rimmense manteau de la eheminée était assis dans 1'ombre Jéróme de Saint-Quirin, avec sa grande capote de bure *, sa longue barbe fauve 2 en pointe, le gros baton de cormier* entre les genoux et la carabine appuyée au mur. „Hé, bonj our, JeTóme ! lui cria la vieille fermière. — Bonjour, Catherine, répondit le chef grave et solennel du Grosmann. Vous arrivez du Donon ? — Oui., . Ca va mal, mon pauvre Jéróme ! Les kaiserlicks attaquaient la ferme quand nous avons quitté le plateau. On ne voyait que des habits bhvBos de tous les cótés. Bs commencaient a franchir les abatis . . . 1 Bure, v. p. 17. a Fauve, couleur qui tire sur le roux. Une bete fauve, up fauve: animal dont le pelage a cette couleur, p. e. un lion, un tigre etc. " Oormier, nom vulgaire du sorbier, lijsterbes. 112 l'dtvasion „Nous avons tenu, mes braves enfants ont tenu jusqu'a deux heures. Je les voyais tomber. Ils tombaient en criant: „Vive la France !! I" Dès Ie commencement de 1'action, j'avais fait prévenir Piorette. II arriva au pas de course, avec une cinquantaine d'hommes sohdes. II était déja trop tard ! L'ennemi nous débordait a droite et a gauche ; il tenait les trois quarts du plateau, et nous avait refoulés dans les sapinières du cóté du Blanru; son feu plongeait sur nous. Tout ce que je pus faire, ce fut de réunir mes blessés, ceux qui se trainaient encore, et de les mettre sous 1'escorte de Piorette; une centaine de mes hommes se joignirent a lui. Moi, je n'en gardai que cinquante pour aller occuper le Falkenstein. Nous avons passé sur le ventre des Allemands qui voulaient nous couper la retraite. Heureusement, la nuit était noire; sans cela, pas un seul d'entre nous n'aurait réchappé. Voila donc oü nous en sommes ; tout est perdu ! Le Falkenstein seul nous reste, et nous sommes réduits a trois cents hommes. Maintenant il s'agit de savoir si nous voulons aller jusqu'au bout. Moi, je vous 1'ai dit, je souffre de porter seul une responsabiüté si grande. Tant qu'il a été question de défendre la route du Donon, il ne pouvait y avoir aucun doute : chacun se doit a la patrie ; mais cette route est perdue ; il nous faudrait dix mille hommes pour la reprendre' et, dans ce moment, rennend entre en Lorraine Voyons, que faut il faire ? — II faut aller jusqu'au bout, dit Jéróme. — Oui, oui! crièrent les autres. — Est-ce votre avis, Catherine ? — Certainement!" s'écria Ia vieille fermière, dont les traits exprimaient une ténacité1 inflexible. Alors Hullin, d'un ton plus ferme, exposa son plan: „Le Falkenstein est notre point de retraite. C'est notre arsenal, c'est la que nous avons nos munitions; l'ennemi le sait, il va tenter un coup de main' de ce 1 Ténacité, obstination, entêtement a Coup de main, attaque hardie et inattendue (overrompeling). LTtTVASION 113 cóté. II faut que nous tous, ici présents, nous y allions pour le défendre; il faut que tout le pays nous voie, qu'on se dise: „Catherine Lefèvre, Jéróme, Materne et ses garcons, Hullin. le docteur Lorquin sont la. Ils ne veulent pas déposer les armes !" Cette idéé ranimera le courage de tous les gens de coeur. En outre, "Piorette tiendra dans les bois; sa troupe se grossira de jour en jour. Le pays va se couvrir de Cosaques, de pillards de toute espèce; lorsque 1'armée ennemie sera entrée en Lorraine, je ferai un signe a Piorette ; il se jettera entre le Donon et la route, et tous les trainards1 éparpillés dans la montagne seront pris comme dans un épervier2. Nous pourrons aussi profiter des chances favorables, pour enlever les convois des Allemands, inquiéter leurs réserves, et, si le bonheur veut, comme il faut Pespérer, que tous ces kaiserlicks soient battus en Lorraine par notre armee, alors nous leurs couperons la retraite." Tout le monde se leva, et Hullin, entrant dans la cuisine, fit aux montagnards cette simple allocution :3 „Mes amis, nous venons de décider que 1'on pousserait la résistance jusqu'au bout. Cependant chacun est libre de faire ce qu'il voudra, de déposer les armes, de retourner a son village ; mais que ceux qui veulent se venger se réunissent è, nous ! ils partageront notre dender morceau de pain et notre dernière cartouche." Le vieux flotteur 4 Colon se leva et dit: „Hullin, nous sommes tous avec toi; ïous avons commencé a nous battre tous ensemble, nous finirons tous ensemble. — Oui, oui! s'écrièrent les autres. — Vous êtes tous décidés? Eh bien ! écoutez-moi. Le frère de Jéróme va prendre le commandement. — Mon frère est mort, irterrompit Jéróme ; il est ïesté sur la cóte du Grosmann." 1 Trainard, celui qui reste en andere. a Epervier, werpnet. • Allocution, courte harangue, petit discours. 4 Flotteur, v. p. 16. 114 l'invasion H y eut un instant de silence ; puis, d'une voix forte, Hullin poursuivit: „<"Won, tu vas prendre le commandement de tous eeux qui rostent, a I'exception des hommes qui formaient resoorte de Catherine Lefèvre, et que je retiens avec moi. Tu iras rejoindre Piorette dans. la vallée du Blanru, en passant par les Deux-Bivièrea. — Et les munitions ? s'écria Mare Divès. — J'ai ramené mon fourgon, dit Jéróme; Colon pourra s'en servir. — Qu'on attelle aussi le traineau, s'écria Catherine; les Cosaques arrivent, ils pilleront tout. II ne faut pas que nos gens partent les mains vides ; qu'ils emmènent les boeufs,les vaches et les chèvres; qu'ilsemportent tout: c'est autant de gagné sur l'ennemi." Cinq infantes après, la ferme était au pillage; on chargeait le traineau de jambons, de viandes fumées, de pain ; on faisait sortir le bétail des écuries, on attelait les chevaux a la grande voiture, et bientót le convoi se mit en marehe, Robin en tête, souf flant dans sa grande trompe d'éooroe, et les partisans derrière poussant aux roues. Lorsqu'il eut dispara dans le bois, et que le silence succéda Bubitement a tout ce fauit, Catherine, en se retournant, vit Hullin derrière elle pale comme un mort. „Eh bien, Catherine, lui dit-il, toutjest fini! . . . Nous allons monter la haut !" Frantz, Kasper et ceux de 1'escorte, Mare Divès, Materne, tous 1'arme au pied dans la cuisine, attendaient. „Duchêne, dit la brave femme, descendez au village ; il ne faut pas que l'ennemi vous maltraité a cause dé moi." Le vieux serviteur, secouant alors sa tête blanche, les yeux pleins de larmes, répondit: „Autant que1 je meure ici, madame Lefèvre. Voila 1 Autant que, employé ellipidquement pour: il vaut autant l'invasion 115 bientót cinquante ans que je suis arrivé a la ferme.. . Ne me forcez pas de m'en aller: ce serait ma mort. — Comme vous voudrez, mon pauvre Duchêne, répondit Catherine attendrie; voici les clefs de la maison." Et le pauvre vieux alla s'asseoir au fond de 1'atre, sur un escabeau *, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte, comme perdu dans une immense et douloureuse rêverie. On se mit en route pour le Falkenstein. Mare Divès, a cheval, sa grande latte * pendue au poing, formait 1'arrière-garde. Frantz et Hullin, a gaucbe, observaient le plateau ; Kasper et Jéróme, a droite, la vallée ; Materne et les hommes de 1'escorte entouraient les femmes. Aux approches du rocher rougeatre, Louise et Catherine s'arrêtèrent en extase. Au-dessus, le ciel leur paraissait encore plus profond, le sentier creusé en volute * dans le roe plus étroit. Les vallées a perte de vue, les bois infinis, les étangs lointains de la Lorraine, le ruban bleu du Rhin sur leur droite, tout ce grand spectacle les émut, et la vieille fermière dit avec une sorte de recueillemént4: „Jean-Claude, celui qui a taillé ce roe dans le ciel, qui a creusé ces vallées, qui a semé sur tout cela les forêts, les bruyères et les mousses, celui-la peut nous rendre la justice que nous méritons." Comme ils regardaient ainsi sur la première assise8 du rocher, Mare conduisit son cheval dans une caverne assez proche, puis il revint, et, se mettant a grimper devant eux, il leur dit: „Prenez garde, on peut glisser 1" En même temps il leur montrait a droite le précipice tout bleu, avec des cimes de sapins au fond. Tout le 1 Escabeau, pièoe de bois sans bras ni dossier (holl. schabel). » Latte, v. p. 66. • En volute, en spirale. 4 Recueillemént, v. p. 64. 6 Assise, couche (laag). 116 l'invasion monde devint silencieux jusqu'a la terrasse, oü commencait la voóte. La, chacun respira plus librementOn vit, au milieu du passage, les contrebandiers Brenn, Pfeifer, et Toubac, avec leurs grands manteaux gris et leurs feutres noirs, assis autour d'un feu qui s'étendait le long de la roche. Mare Divès leur dit : „Nous voila! Les kaiserlicks sont les maitres Zimmer a été tué cette nuit... Hexe-Baizel est-elle la-haut ? — Oui, répondit Brenn, elle fait des cartouches. — Cela peut encore servir, dit Mare. Ayez l'ceil ouvert, et si quelqu'un monte, tirez dessus." Les Materne "s'étaient arrêtés au bord de la roche et ces trois grands gaillards roux, le feutre retroussé! la corne a poudre sur la hanche, la carabine sur Pépaule^ les jambes sèches1, musculeuses, solidement établis k la pointe du roe, ofïraient un groupe étrange sur le fond bleuatre de 1'abime. Le vieux Materne, Ia main étendue, désignait au loin, bien loin, un point blanc presqué imperceptiblë au milieu des sapinières, en disant: „Reconnaissez-vous cela, mes garcons ?" Et tous trois regardaient, les yeux a demi fermés. „C'est notre maison, répondait Kasper. „Pauvre Magrédel! reprit le vieux chasseur après un instant de silence; doit-elle être inquiète depuis huit jours! doit-elle faire des vceux pour nous a sainte Odile! n En ce moment, Mare Divès, qui marchait le premier, poussa un cri de surprise. „Mère Lefèvre, dit-il en s'arrêtant, les Cosaques ont mis le feu a votre ferme !" Catherine recut cette nouvelle avec le plus grand calme, et s'avanca jusqu'au bord de la terrasse; Louise 1 Sec, au fig.: maigre, décharné. . * Sainte Odile, patronne de 1'Alsace, fille d'un duo d'Alsace abbesse d'Hohenbourg, vivait vers 700. Sa fête est célébréé Ie 13 deeembre. l'invasioï" 117 et Jean-Claude la suivirent. Au fond de 1'abime s'étendait un grand nuage blanc ; on voyait, a travers ce nuage, une étincelle sur la cóte du Bois-de-Chênes, c'était tout; mais, par instants, lorsque soufflait la bise, 1'incendie apparaissait: les deux hauts pignons1 noirs, le grenier a foin embrasé, les petites écuries flamboyantes; puis tout disparaissait de nouveau. „C'est déja presque fini, dit Hullin a voix basse. — Oui, répondit la vieille fermière, voila quarante ans de travail et de peines qui s'envolent en fumée ; mais c'est égal, ils ne peuvent hriiler mes bonnes terres, la grande prairie de 1'Eichmath. Nous recommencerons a travailler. Gaspard et Louise referont tout cela. Moi, je ne me repens de rien." Au bout d'un quart d'heure, des milliers d'étincelles s'élevèrent, et tout s'écroula. Les pignons noirs restèrent seuls debout. Alors on se remit a grimper le sentier. Au moment d'atteindre la terrasse supérieure, on entendit la voix aigre de Hexe-Baizel: „C'est toi, Catherine ? criait-elle. Ah! je ne pensais jamais que tu viendrais me voir dans mon pauvre trou." Baizel et Catherine Lefèvre avaient été jadis a 1'école ensemble, et elles se tutoyaient. „Ni moi non plus, répondit la vieille fermière; c'est égal, Baizel, dans le malheur, on est contente de retrouver une vieille camarade d'enfance." Baizel semblait touchée. „Tout ce qui est ici, Catherine, est a toi, s'écria-t-elle, tout..." Elle montrait son pauvre escabeau, son balai de genéts 2 verts et les cinq ou six bóches de son atre. Catherine regarda tout cela quelques instants en silence et dit: „Ce n'est pas grand, mais c'est solide; on ne brulera pas ta maison, a toi! Les partisans, après tant de fatigues, sentaient le 1 Pignon, v. p. 33. 1 Genét, v. p. 78. 118 l'invasion besoin du repos; chacun se hatait d'appuyer son fusil au mur et de s'étendre sur le sol. Mare Divès leur ottvrit la seconde caverne, oü ils étaient du moins a 1'abri • puis ü sortit avec Hullin pour exanüner la position' XIV Sur Ia roche du Falkenstein, a la cime des airs, s'élève une tour ronde, effondrée1 a sa base. Cette tour, couverte de ronces, d'épines blanches et de myrtilles * est vieille comme la montagne; ni les Francais, ni les Allemands, ni les Suédois ne 1'ont détraite. La pierre et le ciment sont reliés avec une telle sohdité, qu'on m peut en détacher le moindre fragment. FJle a un air sombre et mystérieux qui vous reporte a des temps reeulés, oü la mémoire de 1'homme ne peut atteindre A la fin de ce jour, les partisans, places en observation comme les locataires d'un vaste hótel, a tous les étages de la foöhe, virent les uniformes blancs apparaitre dans les gorges d'alentour. Ils débouchaient en masses profondes de tous les cötés a la fois, ce qui démontrait clairemeat leur intention de bloquer le Falkenstein Mare Divès, voyant cela, devint plus rêveur. S'ils bom entourent, pensait-ii, nous ne pourrons plus nous -pKxmrer de vivres ; U faudra nous rendre ou mourir de faim." On distinguait parfaitement 1'état-roajor ennemi stationnant a cheval autour de la fontaine du village' des Charmes. La se trouvait un grand chef a large panse \ qm contemplait la roche avec une longue hinette • derrière lol se tenait Yégof, et ü se retournait de temps en temps pour 1'interroger. Les femmes et les enfants formaient eerde plus loin, d'un air d'extase, et cinq 1 Effondré, écroulé. 1 Myrtille, blauwbes. * Panse, mot populaire pour: ventre (comp. le bell. pens). 190 L INVASION ses souvenirs, une vague lueur de torche passa devant ses yeux ; il en eut peur, et se. dit: „Est-ce que je de. viens fou ? La nuit est toute noire, et je vois des torebes...!" Pourtant la flamrne reparut; il la regarda mieux, puis se leva brusquement, appuyant. durant quelques secondes la main sur sa face contractée. Enfin, hasardant encore un regard, il vit distinctement un feu sur le Giromani, de l'autre cóté du Blanru, un feu qui balayait le ciel de son aile pourpre, et faisait tourbillonner1 1'ombre des sapins sur la neige. Et, se rappelant que ce signal avait été convenu entre lui et Piorette pour annoncer une attaque, il se prit a trembler des pieds a la tête, sa figure se couvrit de sueur, et, marchant dans les ténèbres a tatons comme un aveugle, les mains étendues, il bégaya: „Catherine ... Louise . .. Jéróme !" Mais personne ne lui répondit, et, après avoir tatonné de la sorte, croyant marcher tandis qu'il ne faisait pas ,un pas, le malheureux tomba en criant: - „Mes enfants !.. .. Catherine !... on vient!. .. nous sommes' saüvés!" Aussitót il se fit un vague murmure ; on aurait dit que les morts se réveillaient, il y eut un éclat de rire sec : c'était Hexe-Baizel devenue folie de souffrance. Puis Catherine s'écria: „Hullin .. . Hullin ... qui a parlé ? Jean-Claude, revenu de son émotion, s'écria d'un accent plus ferme: „Jéróme, Catherine, Materne, et vous tous, êtes-vous morts ? Ne voyez-vous pas ce feu, la-bas, du cóté du Blanru ? C'est Piorette qui viest a notre secours." Et, dans le même instant, une détonation profönde roula dans les gorges du Jsegerthal avec un bruit d'orage. La trompette du jugeinent dernier n'aurait pas produit plus d'effet sur les assiégés; ils se réveillèrent tout a coup : 1 Tourbillonner, v. tourbilkm, p. 100, L'nrvASioN 133 „Materne, cria. Jeaü-Claude, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'envoyer. une balie au fou V' Le vieux chasseur hocha la tête. „Non, dit-il, c'est .impossible ; il est hors de portee." En ce moment, Catherine fit entendre un cri sauvage, un cri d'épervier :1 „Êcrasöns-les ! . . . Ecrasons-les"comme au Blutfeld!" Et cette vieille, tout a Theure si faible, aha se jeter sur un quartier de roe, qu'elle enleva des deux mains ; puis, ses longs. chevëux gris épars a, son nez crochu recourbé sur ses lèvres serréès, les joues tendiies,. les reins pliés3, elle s'avanca d'un pas ferme jusqu'au bord de Pabïmé, et la roche partit dans les airs, tracant une courbe" immense. On entendit un^fracas horrible au-dessous, des éclats de sapin jaillirent de tous cötés, puis qn vit 1'énorme pierre rebondir a cent pas d'un nouvel élan, descendre la pente rapide,' et, par un dernier bond, arriver sur Yégof et 1'écraser - aux pieds du général ennemi. Tout cela s'était accompli en quelques secondes. Catherine, debout au bord dé la roche, riait d'un rirè de crécelle4 qui n'en finissait plus. Et tous les autres. toim ces fantómes, comme animés d'ime vie nouvelle, se précipitaient sur les décombres" du vieux burg en criant: „A mort! a mort!.. . . Ecrasonsles comme au Blutfeld !" :,( k On n'avait 'jamais vu de scène plus terrible. Ces êtres-, aux portes de la tombe, maigres et décharnés comme des squelettes, retrouyaient leur force pour lecarnage. Bs ne 'trébuchaient plus, ils ne chancelaient plus ; ils enlevaient chacun sa pierre et couraient la jeter au précipicè, puis revenaient-en prendre une autre, sans même regardêr ce qui se passait au-dessous. 1 Epervier, mot de la même origine que le hollandais sperwer. 2 Epars, v. p. 81. ' *$>&4 3 Les reins pliés, met gebogen lendenen: ■ 4 Crécelle, ratel. ' • _ • 134 l'invasion Mamtenant qu'on se figure la stupeur des kaiserlicks k ce deluge1 de décombres et de roehes. Tous s'étaient retournés au bruit des pierres bondissant a la file pardessus les broussailles et les bouquets d'arbres, et d'abord ils étaient restés comme pétrifiés«, mais lévant les yeux plus haut et voyant d'autres pierres descendre et descendre toujours, et pardessus tout cela les spectres aller et venir, lever les bras, se décharger et repartir encore ; voyant leurs camarades broyés, — des files de quinze a vingt hommes renversées d'un seul coup, — un cri immense avait retenti de la vallée des Charmes jusqu'au Falkenstein, et, malgré la voix des chefs, malgré la fusillade qui recommeneait a droite et i gauche, tous les Allemands s'étaient débandés* pour echapper a cette mort horrible. XVI A peine le combat terminé, vers huit heures, Mare Divès, Gaspard et une trentaine de montagnards, avec des hottes 1 de vivres, montèrent au Falkenstein. Quel spectacle les attendait la-haut1 Tous les assiégés, étendus a terre, semblaient morts. On avait beau les secouer leur ener dans les oreilles : „Jean-Claude ! . . . Cathe' rme !. . . Jéróme !" ils ne répondaient pas. Gaspard Lefèvre, voyant sa mère et Louise immobiles et les dents senées, dit a Mare que si elles ne revenaient pas, il se 1 -D^e, proprement: grande inondation; au fig.: grande quantite. Un déluge de décombres, een stortvloed van puin tSlx ,nfier (du Iatin Petra' Perre; comp. le mot pétrole); httéralement: changer en pierre; au fig.: rendre immobile d etonnemêBto, 1: * Se débander, s'enfuir en désordre, se disperser. De la la loeution : a la débandade, p. e. : les troupes s'en vont a la débandade, laisser tout a la débandade (den boel in 't honderd laten loopen), vivre a la débandade (ongeregeld leven). 4 Hotte, panier' que 1'on porte sur Ie dos. 'j-!#v l'invasioiï 135 ferait sauter la tête avec son fusil. Mare répon&it que chacun était libre, mais que, pour sa part, il ne sebrülerait pas la cervelle1 a cause de Hexe-Baizel. Enfin, Kasper Materne renifla 8 tout a coup, ouvrit les yeux, et, voyant les vivres, se mit a claquer des dents comme un renard a la chasse. Alors on comprit ce que cela voulait dire, et Mare Divès, allant de 1'un a l'autre; leur passa simplement sa gourde8 sous le hez, ce qui suffisait pour les ressusciter". Ils voulaient tout avaler a la fois: mais le docteur Lorquin, malgré sa fringale5, eut encore le bon sens de prévenir Mare de ne pas les écouter, et que Ie moindre étouffement les ferait périr. C'est jxrorquoi chacun ne recut qu'un peu de pain, un ceuf et un verre de vin, ce qui ranima singulièrement leur moral6 puis on chargea Catherine, Louise et les autres sur les achlittes et 1'on redescendit au village. Quant a peindre maintenant 1'enthousiasme et 1'attendrissement de leurs amis, lorsqu'on les vit revenir, plus maigres que Lazarus debout dans la fosse, c'est chose impossible. On se regardait,, on s'embrassait, et éi chaque nouveau venu d'Abreschwiller, de Dagsbourg, de Samt-Quirin ou d'ailleurs, c'était a recommencer. Mare Divès fut obligé de raconter plus de vingt fois' 1'histoire de son voyage a Phalsbourg. Le brave contrebandier n'avait pas eu de chance : — après avoir échappé par miracle aux balles des kaiserlicks, il était allé tomber, dans la vallée de Spartzprod, au milieu d'une bande de Cosaques, qui 1'avaient dévalisé' de fond en comble. II lui avait fallu röder ensuite durant deux semaines 1 Se brüler la cervelle, se tuer par un coup de pistolet, de fusil dans la tête. 2 Renifler, aspirer fortement l'air du nez. 8 Gourde, v. p. 16. 4 Ressusciter, faire re vivre. 6 Fringale, faim violente. 8 Remonter le moral a q. n., lui rendre le courage, Pénergie. 7 Dévaliser, v. p. 102. 136 li'rNVASION autour des postes russes qui cernaierit la ville, essuyant1 le feu de leurs sentinelles, et risquant vingt fois d'êtrë arrêté comme espion, avant de pouvoir pénétrer dans la place. Enfin, le commandant Meuniér, alléguant2 la faiblessé de la garnison, avait d'abord refusé tout secours, et ce n'est qu'a la sollicitation pressante des bourgeois dé la ville, qu'il avait firn par consentir a détacher deux compagnies. ■• Les montagnards, écoutant ce récit, admiraient le courage de Mare, sa persévérance au milieu des dangers.-'. „Eh ! répondait le grand contrebandier d'un air de bonne humeur a ceux qui le. félicitaient, je n'ai fait que mon devoir : est ce que je pouvais laisser périr les camaradés ? Je sais bien que ce n'était pas facile ; ces gueux de Cosaques sont, plus fins que les douaniers : ils vous flairent3 d'une lieue comme des corbeaux ; mais c'est égal, nous les avons dépistés4 tout de même." Au bout de cinq ou six jours, tout le monde fut sur pied. Le capitaine Vidal, de Phalsbourg, avait laissé. vingt-cinq hommes au Falkenstein, pour garder les poudres ; Gaspard Lefèvre était du nombre, et le gaillard descendait tous les matins au village. Les 'alliés avaient tous passé en Lorraine : on n'en voyait plus en Alsacequ'autour des places fprtes.. Bientêt on apprit les victoires de Champ-Aubert et de. Montmirail: mais les temps étaient venus d'un grand malheur; les alliés, . malgré 1'héroïsme de notre armée"et le génie de 1'empereur, entrèrent a. Paris. Ce fut un coup' terrible "pour Jean-Claude, Catherine, Materne, Jéróme ét toute la montagne ; mais le récit 'de ces événements n'ehtre pas dans notre histoire, d'autres ont raconté ces chosës. 1 Easuyer, au fig. : supporter, subir, sou tenir. 2 Allêguer, citer, prétendre (aanvoeren). 3 Fïairer, v. p. 70. 7 '. > 4 Dépiater (formé du subst. piste = tracé), décpuvrir la tracé de q. n. Le même verbe signifie aussi: faire perdre la tracé, p. e. : dépister les recherches, dé nasporingen verijdelen.