poète larmoyant, mais sincère, unit Werther et Ossian dans Ie même culte, et s'en inspire surtout dans son Jagement dernier (1787). En 1777 parait a Leipzig une imitation anonyme de Werther - on sait si elles furent nombreuses - avec ce titre: Extrait du Journal secret d'Edouard Blondheim. Non seulement on y remarque des traces d'influence ossianique, mais 1'auteur n'a pas manqué d'y placer un pastiche, la lamentation d'Ossian au tombeau d'Hidallah. Cet exemple est typique: Ossian doit faire partie d'un roman werthérien, et plutöt que d'aller prendre dans les poèmes un autre passage pour tenir la place de ceux que lit Werther a Charlotte, on fabrique de 1'Ossian. En France, Coupigny versifie d'après Werther la lamentation d'Armin des Chants de Selma, et, par une contamination assez heureuse, la fait précéder du court morceau de Berrathon que Werther lit également a Charlotte. Une autre mode contemporaine du succès d'Ossian est celle de 1'idylle, que Gessner a renouvelée: on sait que son succès a multiplié dans toute 1'Europe les compositions en prose ou en vers du genre pastoral. L'ossianisme n'en est pas absent. Dans les ceuvres de Michel Bruce, mort en 1767, se trouve une Eglogue dans le go&t d'Ossian qu'on a attribuée, ainsi que plusieurs autres pièces, a son éditeur, John Logan. C'est un dialogue en prose entre Salgar et Morna, complètement ossianique de style. C'est un spectacle plaisant que ces images gigantesques, parfois effrayantes, employées dans la conversation de bergers amoureux avec leurs bergères: »0 Salgar! jeune homme a 1'ceil qui roule dans son orbite! ton visage est un soleil.. .; tes pas sont majestueux sur la colline;... tu es semblable a la lune..." En France, Perreau est plus intéressant. Ses Scènes Champêtres (1782) combinent de curieuse facon Gessner et Ossian. Comme je 1'ai indiqué plus en détail ailleurs, le premier lui fournit son cadre, ses tableaux, son dialogue et quelques détails; le second lui inspire une mélancolie plus grave et, de plus, 1'approvisionne de noms propres, parmi lesquels 1'inévitable Selma, de ville devenue jeune fille, comme dans tant d'autres imitateurs. D'ailleurs Laya, en 1799, indique formellement qu'Ossian doit prendre place parmi les «poètes pastoraux du troisiëme age"; ses hymnes »sont autant d'élégies pastorales plus touchantes que tout ce qu'on peut lire en ce genre." J'ai signalé dans la première partie de cette étude la place que tient dans Ossian ce qu'on peut appeler la poésie sidérale, avec les apostrophes au soleil, a la lune, a 1'étoile du soir, et les nombreuses corflparaisons empruntées aux astres. Cet élément des poèmes ossianiques a vivement frappé les imaginations: il a été trés souvent reproduit, et c'est un des principaux thèmes d'imitation. Monti, dans . ses poèmes de jeunesse, évoque la mort des étoiles. La Stockholms Post donne en 1780 une Ode au Soleil, traduite, ou plutöt imitée de la fin de Carthon, et qu'on attribue généralement a Kellgren, quoique d'autres la croient 1'ceuvre de Tengström ou de Clewberg. La poésie suédoise est particulièrement riche en odes ou en hymnes au soleil, souvent imités d'Ossian. LOde au Soleil est le premier morceau de ce genre: quatre strophes lyriques de dix vers. Comme dans tant d'autres imitations poétiques, la mélancolie rêveuse de 1'original y est remplacée par une ampleur éloquente qui est le ton de 1'ode, mais qui n'est pas celui d'Ossian. En 1771 paraissait en Allemagne un hymne en vers Au Soleil, aussi d'après Carthon, signé Opin. En France, un anonyme, puis M. J. Chénier s'exercent sur le même sujet en 1797. Miger, en 1796, donnait 1'une des premières traductions en vers francais de 1'apostrophe a 1'étoile du soir des Chants de Selma, et en 1804 paraissait son hymne au soleil: La nuit a ton aspect a replié ses voiles; Devant toi disparait le peuple des étoiles; Et la lune, sans toi reine du firmament, Plonge son disque pale aux mers de 1'occident. Vers cette époque d'ailleurs, de pareilles traductions partielles ou imitations se multiplient sous la plume de Baour-Lormian, de D'Arbaud-Jouques et autres. En Allemagne, oü 1'on rencontre moins de poésie sidérale, 1'imi. tation d'Ossian s'unit étroitement au genre bardique. Toute poésie d'inspiration germanique et soi-disant nationale emprunte pour s'exprimer, soit la forme de 1'ancienne poésie scandinave, soit, et beaucoup plus souvent, celle d'Ossian. Pour être a peu prés complet sur ce point, il faudrait faire toute 1'histoire du bardisme allemand au XVIIIe siècle i). M. Tombo cite particulièrement comme imitations directes d'Ossian en ce genre les nombreux Chants bardiques qui i) Outre 1'ouvrage de M. Tombo, assez complet et développé surtout sur ce point, on peut consulter Eug. Ehrmann, Die Bardische Lyrüt im 18. Jahrhundert (Diss. Halle, 1892). d'une jeune dame. Thorild, son compatriote, qui fait d'Ossian son livre de chevet, le fait entrer dans son poème Les Passions et 1'imite dans son autre poème Hildur. On trouve, toujours en Suède, une influence visible d'Ossian dans le Jugement dernier de Lidner (1787), et dans un poème en prose sur la mort de Gustave III (1792). Dans le poème de Parny, Isnel et Asléga (commencé dès 1798), une certaine dose d'ossianisme se mêle a d'importants emprunts aux sources scandinaves que 1'auteur a connues par Mallet. On trouve même de véritables poèmes ossianiques, comme Alfonso, poème imité d'Ossian, par Fr. Aug. Muller, qui parait en Allemagne en 1790. Mais ce genre sera beaucoup plus cultivé, particulièrement en France, dans le premier quart du XlXe siècle. Toutes ces imitations n'ont pas laissé de soulever des protestations. Herder, qui n'est pas suspect de tiédeur, réserve son admiration pour Ossian, et refuse de goüter les compositions des bardes modernes qui prétendent 1'imiter. Son sens historique, insuffisamment précis pour nous, mais remarquablement aiguisé pour son temps, 1'empêche d'être dupe de ces prétentions de renouveler la poésie par 1'extérieur. II écrit en 1772 que les Ossians allemands ne peuvent être des Ossians, pas plus que 1'AUemagne moderne n'est la Calédonie ancienne. Le bardisme n'est pour lui qu'un exercice de composition en langue étrangère sur un thème donné. La seule manière d'imiter vraiment les anciens bardes serait de chanter, comme eux, ce qui entoure le poète, ce qu'il voit et ce qu'il a éprouvé. II y a la une indication féconde de ce que devait être la vraie poésie romantique, celle d'un Goethe ou d'un Heine, d'un Lamartine ou d'un Hugo, mais une indication que 1'Europe ne devait appliquer que plus tard. Encore en 1803, le Oiornale de'Letterati de Pise protestera contre des imitations d'Ossian enchassées dans des poésies dont i'inspiration vient de Pétrarque ou de Frugoni. Et en 1806 Foscolo disait que toute imitation d'Ossian ne peut être qu'une «ridicule affectation". Plus que la poésie imitée du Barde, le théatre ossianique présente un intérêt particulier. 11 se tente, sur plusieurs points de 1'Europe, des essais curieux pour renouveler et rafraichir la tragédie usée en la reyêtant de ces couleurs nouvelles. Souvent I'inspiration ossianique s'y mêle plus ou moins heureusement avec I'inspiration scaldique ou scandinave. Les bardes et les héros d'Ossian n'ont point de religion: on leur donne le culte d'Odin. Les poèmes d'Ossian fournissent a souhait des guerriers courageux et tendres, des amantes éplorées, en 1769, Comala, par J. J. Eschenburg, jouée a Brunswick; en 1777, Fingal et Daura, dont 1'auteur signe Ryno; en 1780, Darihula, tragédie par Saam, jouée a Vienne; en 1782 et 1783, Fingal d Lochlin et Inamorulla, drames en cinq actes en prose, avec quelques chants lyriques en vers, par Wachsmuth, deux et trois fois réimprimés; et encore en 1802, Sulmora, cinq actes en prose par Harold. En Italië, on trouve deux tragédies, la Calto de Salvi (1778) et la Clato de Casarini (1804); sans compter qu'une oeuvre plus intéressante, VArminio de Pindemonte (écrit en 1797, publié en 1804), devait beaucoup a Ossian. En France, il faut attendre la tragédie d'Arnault, Oscar, fils d'Ossian (1796); 1'auteur, qui parait tout ignorer des essais faits a 1'étranger, déclare hautement qu'il a voulu créer un genre nouveau. En réalité, sa pièce, qui fut fort bien jouée par Talma et qui eut un certain succès, n'est pas trés ossianique; si 1'on retire les noms et quelques détails de couleur locale, c'est tout a fait une tragédie classique épicée de quelques allusions politiques: Oscar et Dermid ont vu la Révolution francaise. Ossian, au théatre comme ailleurs, est adopté par le classicisme et vient le renforcer au lieu de 1'attaquer. La pièce d'Arnault fut traduite en suédois dans le troisième volume des poèmes d'Ossian (1800), et jouée neuf fois au Théatre Royal de Stockholm, de 1801 a 1804. Ossian y voisinait avec quelques éléments scandinaves; cette fusion parfois artificielle était bien plus notable encore en Angleterre a la même époque: elle succédait a l'ossianisme pur des pièces citées tout a 1'heure. Ce caractère mixte domine dans la plupart des pièces de ce genre écrites vers la fin du siècle. En Angleterre, les Esquisses dramatiques de la mythologie du Nord de Fr. Sayers (1790), que j'ai étudiées plus en détail dans le travail sur le scandinavisme dans la littérature européenne auquei j'ai déja renvoyé, contenaient deux pièces, Moina et Storno, dont les personnages sont ossianiques et qui se passent en Grande-Bretagne. De même le „drame lyrique" de W. Richardson, La Vierge de Lochlin, paru dans ses Poems and Plays (1801). Dans ces cinq actes toute la mythologie est scandinave, mais les noms et 1'action sont tirés d'Ossian: a cóté de Frea, Braga, Balder, on y rencontre Starno, Fingal, Ullin, Agandecca. L'ère de la tragédie ossianique se clót a peu prés avec le Fingal d'Ozérof (1803), dont 1'auteur russe a fait une tragédie voltairienne de plan, de goüt et d'opinions, car on y est déiste: Fingal profeste contre le culte d'Odin, contre les prêtres, et il faut tout son amour pour Moïna pour Ie faire consentir au mariage religieux. Ces tentatives assez nombreuses devraient être étudiées plus complètement et plus en détail: on y verrait un effort intéressant, tenté de divers cötés a la même époque, pour libérer ou renouveler la tragédie. II est aisé d'ailleurs de les répartir en deux groupes. En Angleterre et en Allemagne, la liberté du théatre permet au drame ossianique de rester libre et en prose, au besoin mêle de chants, parfois simple dramatisation du texte des poèmes. En Italië et en France, il est contraint de revêtir la forme traditionnelle de la tragédie classique. Partout, Ossian ne fait guère qu'ouvrir a 1'auteur dramatique un magasin d'accessoires de plus: a la vérité, il n'y avait pas grand'chose a tirer de lui pour les caractères et le jeu des passions. Plus volontiers encore que la tragédie, 1'opéra emprunte quelque temps ses sujets et ses décors au monde ossianique. Celui-ci lui offrait un domaine 4rès fécond avec.ses héros, ses amantes tendres ou passionnées, ses bardes, ses fantömes, ses rochers et ses nuages. 11 ne semble pas qu'on s'en soit avisé avant 1780. A cette date est joué en Italië Comala, opéra de Calsabigi et Morandi, bientót suivi de Calto, opéra de Foppa et Bianchi (1788); et M. Weitnauer, a qui nous devons ce relevé, nous apprend que deux autres opéras du même genre devaient encore être représentés au XlXe siècle, le dernier en 1832. En Allemagne, le philosophe Bouterweck composait Komala, pent opéra en trois scènes (1788); Kunzen, La Harpe d'Ossian (1799), opéra qui fut joué en Danemark; eten 1802 encore B. A. Weber composait Sulmalla, «duodrama" lyrique avec chceurs. Les deux ceuvres francaises correspondantes appartiennent a 1'époque napoléonienne: Ossian ou les Bardes, de Le Sueur, joué a la plus grande satisfaction de 1'Empereur, a 1'Opéra de Paris, en 1804, et repris plusieurs fois jusqu'en 1817; Uthal, de Méhul, en un acte seulement, joué avec moins de succès a 1'Opéra-Comique en 1806. Dans Les Bardes, on remarquait les douze harpes qui figuraient a 1'orchestre; dans Uthal, 1'absence compléte de violons; ils étaient remplacés par des altos. L'influence littéraire d'Ossian devait naturellement gagner a eet élargissement de son domaine, quoique les poèmes fussent en général médiocres. II faut encore signaler, bien qu'il soit difficile et peu utile de les énumérer, les mélodies ou romances ossianiques qui ont joui a cette époque d'une grande vogue, et qui marquent, mieux que d'autres indices, la popularité d'Ossian et le succès d'un certain élément de ses poèmes. En France, ces mélodies ne se rencontrent guère que sous le Consulat et TEmpire, au moment oü Ossian est a la mode; ailleurs elles ne commencent guère plus tót, mais elles se prolongent beaucoup plus longtemps: en Danemark Niels Gade, en Allemagne Mendelssohn et Brahms devaient assez tard s'inspirer d'Ossian. — Une étude totale de l'ossianisme europeen devrait également s'occuper de la peinture ossianique, dont le XVIIIe siècle a vu a peine les débuts. Dès 1769, Angelica Kauffmann peignait pour Klopstock une tête d'Ossian a laquelle le poète tenait autant qu'a un tableau inspiré de son Messie. On sait que la peinture ossianique a surtout brillé en France vers 1802 et jusqu'a 1817, d'abord sous l'influence de Napoléon et par suite de ses commandes a Gérard et a Girodet. Plus curieuse encore a certains égards serait 1'étude des innombrables vignettes et frontispices des éditions d'Ossian dans les divers pays; on y pourrait suivre les variations du goüt moyen et les tendancës esthétiques successives; car, dans 1'absence compléte de documents sur le costume des personnages ossianiques, la fantaisie de 1'artiste peut se donner libre carrière comme nulle part ailleurs. Dans ces vignettes, les guerriers par exemple passent du nu antique, a la David, a 1'armure compléte de plates de nos chevaliers du XVe siècle, et a d'étranges accoutrements vaguement tyroliens, bottes et chapeaux a plumes, d'inspiration nettement romantique. V. Ce n'est pas étudier complètement une influence littéraire que d'en constater par des faits 1'étendue, la durée et le degré: il faut encore 1'expliquer, et pour cela en dissocier les divers éléments qui ont agi ensemble ou séparément sur les esprits, afin de démêler ce que chacun contenait de nouveau, d'intéressant, de séduisant. La tache est d'autant plus nécessaire pour Ossian que son succès est plus loin de nous a tous égards, et nous parait plus difficile a comprendre. On se contente en général d'explications tirées de son paysage, de ses sentiments et de son style, et souvent formulées avec beaucoup de vague. En ce qui concerne Ossian en France, j'ai essayé au cours de mon ouvrage sur ce sujet, et notamment dans la Conclusion, d'apporter un peu plus de précision et de donner leur juste place a des causes toutes différentes, trop négligées jusqu'ici. Je suis revenu sur cette question dans un article plus récent i). On peut appliquer la même méthode avec plus d'ampleur a l'influence d'Ossian sur la littérature européenne dans son ensemble: certains aspectsi et non les moins importants, apparaissent alors en pleine lumière; surtout au XVIIIe siècle, lorsqu'Ossian est encore assez nouveau pour paraitre instructif et intéressant pour la raison en même temps que sympathique au cceur. Pour comprendre quelle impression il a faite le plus souvent sur ses premiers lecteurs, il faut se reporter aux volumes primitifs deMacpherson, aux deux in-quarto de 1762 et 1763 qui contenaient Fingal et Temora. Les 'poèmes y étaient précédés de Iongues et savantes Dissertations, introduits par des sommaires et des indications critiques, complétés par de nombreuses et Iongues notes géographiques et historiques, pleines de rapprochements et de discussions, et dont plusieurs inséraient des morceaux différents et même des poèmes entiers. II n'était presque jamais question la-dedans de littérature et de poésie; on y trouvait quelques vues morales sur les vidssitudes de 1'esprit humain a travers les ages, une vague philosophie de 1'histoire, étroite et dédaigneuse, qui rangeait 1'auteur parmi les partisans déddés de 1'age des lumières, et surtout des vues historiques et géographiques sur les Calédoniens, sur leurs rapports avec les Germains, avec les autres Celtes, avec les Irlandais en particulier, sur leur histoire ancienne et leurs mceurs. Macpherson cherche i établir solidement son Ossian écossais, non irlandais - il se moque longuement et lourdement des poèmes irlandais du moyen age a le situer dans 1'histoire, a le rattacher au plus grand nombre possible de faits authentiques ou plausibles. II s'efforce deson mieux a construire, avec les matériaux plus que médiocres dont il dispose, un édifice ossianique qui soit a 1'épreuve du doute et de la discussion. Dissertations, sommaires, notes, tout cela est destiné a donner 1'impression d'un monument historique inédit, et cependant en rapport avec ce qu'on connait déja, d'une authenticité indiscutable et d'unevaleur, par suite, considérable. La même impression se dégage de la traduction de Denis, en partie de celle de Cesarotti, et surtout de celle de Le Tourneur, dont le Discours Préliminaire et les notes, tout en abrégeant ou en remaniant le texte de Macpherson, vont dans le même sens et produisent le même effet. 1) P. Van Tieghem, Ossian en France (The French Qaarteriy, Vol. I, Nos. 2 et 3, 1919). Ossian est donc considéré d'abord comme un monument authentique, d'une antiquité précieuse et d'une grande valeur, qui révèle une époque et une race a peu prés complètement inconnues jusqu'alors. Mais ses lecteurs du continent n'ont pas les mêmes raisons que 1'Ecossais Macpherson de s'intéresser aux détails de 1'histoire ancienne de 1'Ecosse, ou de prendre parti entre elle et 1'Irlande au sujet de Fionn-Mac-Comhal ou de Caïrbar, fils de Borbar-Duthul. Par contre, et puisque ces poèmes sont authentiques et anciens, il est loisible d'en tirer d'instructives conséquences sur les mceurs, les lois, les idéés, les sentiments des Calédoniens du Ille siècle. Si les Calédoniens ne sont pas assez intéressants en eux-mêmes, n'oublions pas que ce sont des Celtes, frères des Gaulois, ceux-ci ancêtres des Francais, et que les peuples de 1'Ouest de 1'Europe descendent des Celtes. Ossian offre, dit la Gazette des Deux-Ponts, »un document précieux sur les Gaulois, vrais pères des Francais." Les Calédoniens sont, dit Le Tourneur d'après Macpherson, »Caël-Don, les Gaulois de la montagne." Le titre même de Poésies galliques que Le Tourneur a substitué aux mots Poésies erses, usités jusqu'a lui et qu'il avait d'abord pensé conserver, rappelle que les guerriers de Fingal sont presque nos ancêtres. II y a plus: les Celtes comprenaient les Germains, et ceux-ci les Scandinaves. Mallet ne vient-il pas en 1756 d'intituler son second volume: Monuments de la mythologie et de la poésie des Celtes et particulièrement des anciens Scandinaves? «Ossian était d'origine germanique, puisqu'il était Calédonien" dit le plus tranquillement du monde Klopstock en 1769. Dans une épigramme de 1771, il affirme encore que les Calédoniens étant des Germains, Ossian appartient aux Allemands plus qu'aux Anglais. Aussi les Allemands doivent-ils rendre a ses chants un culte pieux, écrit-il a Denis en 1769, en attendant que dans quelque abbaye on retrouve ceux des bardes germains. En Danemark, en Suède, on s'intéresse a Ossian presque comme a un poète national, puisque les Scandinaves sont des Celtes, et que d'ailleurs Lochlin et ses guerriers tiennent tant de place dans tes poèmes. Avec les quelques textes révélés par Mallet, Ossian est la seule source originale oü 1'on puisse puiser pour connaitre les anciens peuples de 1'Europe non méditerranéenne, puisque les chants des Gaulois et ceux des Germains ont disparu. Pour des lettrés qui ne connaissaient encore ni la Chanson de Roland, ni Beowulf, ni les Niebelungen, ni le Kjalewala, il faut avouer que 1'aubaine était précieuse, et 1'on ne saurait s'étonner qu'ils bon, et que la société et la civilisation ne 1'ont pas encore dépravé. La-dessus tous nos auteurs sont d'accord. Le témoignage d'Ossian est cité par eux avec respect et avec confiance. Ses poèmes enseignent au philosophe a connaitre la nature intime de 1'homme. Un professeur suédois, Boethius, les range en 1785 parmi les documents de premier ordre a eet égard. Herder, en 1769, critique Lessing, qui paraissait réserver a la Grèce la perfection de la bravoure et de la tendresse: Ossian montre au contraire que ces qualités appartiennent, non a un peuple, mais a une époque de 1'esprit humain. On pourrait citer bien d'autres exemples de ces conclusions optimistes, et c'est la un des aspects les plus importants de l'ossianisme européen. Or, Jean-Jacques Rousseau vient justement de proclamer que 1'homme est né bon, que la civilisation seule le déprave. Ossian lui donne pleinement raison, comme il donne tort a Hobbes et a Voltaire. Comment croire avec ce dernier que 1'état naturel de 1'homme est misérable, et qu'il doit au progrès des lumières et de 1'institution sociale d'avoir pu se perfectionner ? Tous ceux, et ils sont nombreux au XVIIIe siècle, qui croient a la bonté foncière de 1'homme, qui regrettent 1'état de nature, aiment Ossian qui leur donne raison. La coïncidence d'Ossian et de Rousseau, 1'un renforcant 1'autre, est trés fortement marquée en Suède, comme le font bien voir MM. Blanck et Hasselqvist. En Suisse d'autre part, les compatriotes de Rousseau sont particulièrement sensibles au spectacle d'un peuple montagnard, pauvre, libre et vertueux: on le voit en lisant les ceuvres du doyen Bridel et par 1'exemple de Bernold, 1'auteur de la Teiliade. Mais une autre conséquence s'impose. On constate, et dans certains pays on constate avec plaisir, qu'Ossian est un poète du Nord, et que si 1'homme est partout né bon, cette vertu primitive s'est mieux conservée dans le Nord qu'ailleurs. Mallet donnait lieu, comme je 1'ai indiqué ailleurs, ,aux mêmes observations; mais la vertu des héros ossianiques est infiniment plus pure et plus parfaite que celle des guerriers qu'on entrevoyait dans YEdda et dans quelques Sagas. C'est dans Ossian que le Suédois Gjörwell retrouve le mieux .les antiques vertus du Nord". D'autres, Adlerbeth en 1783 et BranderSköljebrand en 1797, réunissent Ossian et les poèmes scandinaves pour constituer le livre primitif du Nord. D'Ossian, encore plus que de Mallet, date la croyance a la supériorité morale du Nord: supénorité non pas transitoire et due a un état social plus favorable a la conservation des vertus naturelles, mais permanente et essentielle, due a la conformation physique et morale des individus. Montesquieu, qui ne connaissait pas Ossian, appelait le Nord ,1a fabrique des instruments qui brisent les fers forgés au Midi. C'est la, continuait-il, que se forment ces nations vaillantes qui sortent de leur pays pour détruire les tyrans et les esclaves..." II voyait dans ces nations „la source de la liberté de 1'Europe" et il se chargeait d'expliquer physiologiquement le caractère moral de leurs habitants. Qu'eüt-il dit des Calédoniens? - Mais il faut remarquer ici que dans cette opposition du Nord au Midi, la valeur des termes change peu a peu. Lorsqu'Ossian incarnait 1'esprit celtique, il représentait les Bretons, les Gaulois, les Germains, en face de la Grèce et de 1'Italie anciennes; si 1'on transportait dans les temps modernes la même distinction, les Francais, fils des Gaulois, auraient été les premiers a se ranger sous la bannière de Fingal. Mais bientöt le Nord tire a lui Ossian et ses héros: leur vertu devient le monopole des Anglo-Saxons et des Germains; les affinités de race le cèdent au contraste des langues: tout ce qui est latin ou „welche" est compris dans le „Midi", lequel s'oppose au „Nord". Quand Ossian était le poète des Celtes, il était notre poète; maintenant qu'il est le poète du Nord, le voila passé dans 1'autre camp, qui est celui de nos rivaux, et souvent de nos ennemis. Dès 1768, Denis dresse sa traduction comme une protestation contre 1'hégémonie littéraire de la France: la valeur de Fingal et des siens rappelle celle des héros allemands de la guerre de Sept Ans. Ses frères, les bardes de Göttingen ou d'ailleurs, opposent les vertus des héros ossianiques aux vices des nations du Midi - et particulièrement du Francais envié et détesté. Le Barde de Morven est un des premiers responsaWes du septentrionalisme ou de la septentriomanie qui commence nettement a cette époque même. VI. Plus importantes encore et surtout plus fécondes ont été les idees littéraires qui sont nées de la lecture des poèmes d'Ossian et de celle de ses commentateurs. Ceux-ci, Blair, Cesarotti, Suard, Denis, puis les nombreux critiques qui ont apprécié cette poésie nouvelle a 1'apparition des diverses traductions, sont en somme d'accord pour signaler par quels caractères les poèmes ossianiques différent de tout ce qu'on a vu paraitre en Europe dans Ie domaine de la poésie. Ils ne se montrent pas également enthousiastes de ces nouveautés: surtout ils attribuent des valeurs inégales aux différents éléments qui font 1'intérêt et le succès des poèmes, selon qu'ils lisent ces derniers a travers les lunettes classiques ou dans un esprit déja hardi de préromantiques. Mais pour tous, et pour les hommes de lettres ou les simples lecteurs dont nous avons conservé le témoignage, Ossian n'est pas seulement un document historique, c'est aussi un monument littéraire d'un rare valeur et d'une haute signification, d'autant plus précieux qu'il est a peu prés isolé et presque seul de son espèce. Ce qui frappe d'abord en lui, c'est le style. Cette prose brusque, passionnée, usant de 1'inversion, surchargée de figures, particulièrement de métaphores et de comparaisons, était chose unique et bien hardie en plein XVIIIe siècle. Les premiers lecteurs d'Ossian y retrouvent le .style oriental", celui de la Bible (surtout a vrai dire des Psaumes, des Prophètes, et du Cantique des Cantiques), celui des quelques ouvrages orientaux plus modernes dont ils pouvaient avoir connaissance. Turgot, dès 1760 et dès 1'apparition des premiers Fragments, est frappé de cette ressemblance. Elle démontre pour lui, jusqu'a 1'évidence, que la cause du .style oriental" n'est ni le climat brülant, ni le gouvernement despotique qui contraint 1'écrivain a s'exprimer par images, puisque Tune et 1'autre condition manquent a 1'Ecosse, mais uniquement un certain état social, encore tout proche de la nature. L'homme y est encore toute sensation et tout sentiment; il n'a point d'idées abstraites; son langage est une émotion et une peinture: il est donc figuré et poétique. Dès 1762, le premier article allemand sur Fingal signale ces .comparaisons hardies". De même Gothenius en Suède en 1765. Ce déluge de comparaisons est ce qui frappe le plus tous les premiers lecteurs d'Ossian, soit qu'ils y admirent un génie puissant et original, soit qu'ils protestent et raillent comme le Journal Encyclopédiqae et comme Voltaire. SaintSimon, ossianiste fervent, frappé comme tant d'autres de la ressemblance du style d'Ossian avec celui de la Bible, explique cette ressemblance; par l'influence qu'ont pu exercer sur le Barde les caldées ou solitaires chrétiens retirés dans des grottes et avec lesquels il s'entretenait parfois. Le savant hollandais Van Goens fait remarquer a Cesarotti ce coloris oriental sans se risquer a 1'expliquer. A Abo, Kellgren en 1775 trouve que le style d'Ossian rappelle les runes finnois; et ce rapprochement est encore signalé dans 1'Introduction a la traduction suédoise complete en 1794. Un admirateur allemand des poèmes ossianiques y voit en 1765 .un mélange des Saintes loin: dans un mémoire qui oblint en 1780 le prix de 1'Académie suédoise, il déclare que la vraie poésie ne se trouve pas dans les littératures grecque et latine, mais dans 1'Orient et dans Ossian. Mais c'est surtout Herder qui voit dans les chants du Barde le plus parfait modèle de la poésie primitive et naturelle. Son Extrait d'une Correspondance sur Ossian et les chants des anciens peuples, écrit en 1771, publié en 1773, exposé cette idéé avec sa fougue habituelle. Blair avait dit, pour expliquer les beautés ossianiques dont il dressait laborieusement 1'interminable liste, que les anciens Calédoniens n'étaient pas des barbares; Herder montre que, quoique barbares, ou mieux, paree que barbares, ils ont pu et dü posséder la vraie poésie, la poésie naturelle et toutes ses beautés. L'un était classique, 1'autre est déja romantique, et nulle part ces différences, au sein d'une admiration commune, ne se montrent avec plus d'évidence qu'a propos d'Ossian. La seule époque intéressante dans 1'histoire de la poésie est la plus ancienne, dira encore Bonstetten en 1799, celle oü naissent les Homère, les Ossian, les scaldes islandais. On sait que cette idéé, reprise et développée par le Romantisme allemand a partir de 1795, a été l'un des principes essentiels de 1'école. Dans les pays oü 1'on connait mieux que par Mallet la poésie des scaldes, on aime a voir dans Ossian un barde inspiré comme eux, et comme eux naturel et spontané. Trés nombreux sont les témoignages de ce rapprochement, tels qu'on les trouve dans le remarquable ouvrage de A. Blanck i) et dans celui de Gunhild Bergh % D'autres, comme Porthan, rapprochent Ossian des poètes finnois pour la même raison. Sans doute, cette poésie n'est pas conforme aux régies de la poésie classique; c'est du point de vue des régies qu'elle est fréquemment jugée au XVIIIe siècle, quelquefois condamnée, et plus souvent félicitée de s'en être si bien passée. Ossian incarne pour beaucoup, a qui les régies commencent a peser, les droits de 1'originalité et 1'affranchissement de 1'imagination. Pelloutier avait dit en 1740 que ,1'ignorance et le mépris des lettres sont la véritable origine de la ooésie". L'historien des Celtes, quand il écrivait cette phrase singu/Mièrement hardie, ne connaissait pas Ossian: comme il eüt triomphé 1) Anton Blanck, Den Nordiska Renassansen i sjuttonhundratalets Litterator, Stockholm, 1911. 2) Gunhild Bergh, Litterar Kruik i Sverige, Stockholm, 1916. s'il avait pu le lire! En vain Blair essaie-t-il de démontrer que Fingal et Temora sont, plus même que Ylliade et VOdyssee, conformes aux régies de 1'épopée telles que les entendait Aristote. La plupart ne .suivent pas le théoricien sur ce terrain dangereux. C'est paree qu'il ignore les régies qu'Ossian atteint le beau, le sublime. Régies vaines, dit Dorat, inutile esclavage! Homère ne les connaissait pas non plus, ni Shakespeare. Ossian mérite d'être placé a cöté d'eux. II se constitue avec son concours une liste de trois ou quatre noms glorieux qui revient, avec quelques variantes, sous la plume de beaucoup d'écrivains dans cette seconde moitié du siècle: Ossian et Homère pour Goethe en 1774; Ossian et Shakespeare pour Thorild en 1780; Ossian, Shakespeare, Klopstock et Goethe, pour Kellgren en 1783; Ossian, Homère et Shakespeare pour Herder en 1766; Ossian et la Bible avec ou sans Homère pour plusieurs critiques francais hardis et novateurs entre 1760 et 1780. On trouverait bien d'autres indications de ce genre; mais ce sont toujours les mêmes noms qui reparaissent, et ils sont en petit nombre. Le parallèle Ossian-Homère était particulièrement tentant, et il a été plus souvent traité qu'aucun autre. Aveugles tous deux, tous deux vieillards errants, le chantre de Ylliade et celui de Fingal offrent des ressemblances évidentes. Mais ce thème repris cent fois permet de constater admirablement la différence des goüts et la divergence de6 tendances. Pour les classiques purs, c'est faire un grand honneur a Ossian que de le rapprocher du père immortel de toute poésie. Mais il est des classiques de goüt et, pour ainsi dire, de profession, qui osent mettre le barde au dessus du poète grec: ce sont les ossianistes de la première heure, le docteur Blair, professeur de • Rhétorique et Belles-Lettres" a Edimbourg, 1'abbé Cesarotti, professeur de littérature a 1'Université de Padoue. Blair préfère Ossian a Homère pour les vertus de ses héros et la perfection de ses poèmes; Cesarotti ne veut pas «qu'Homère soit le.pontife de la poésie, qu'il ait le privilège de 1'infaillibilité, qu'il doive être adoré, et non jugé; que ses taches soient celles du soleil," etc... Sans doute Ossian a des défauts, ce sont ceux de son temps; mais si 1'on tient compte de 1'état social des deux cölés, on verra «qu'Ossian a résolu le problème plus heureusement qu'Homère". Je sais bien que ces hardiesses de Cesarotti se rattachent a une tendance a rabaisser Homère, partagée par Brazzolo et d'autres a cette époque; que d'ailleurs elles soulevèrent des protestations en Allemagne, d'oü Mérian écrit au 4* fougueux traducteur qu'en ce pays on continue a préférer Homère (1777). Mais il y a la un signe des temps. Sébastien Mercier, lui, ne dit pas positivement qu'il préfère Ossian a Homère, sauf pour les qualités morales de ses héros; mais nous savons qu'il met tres haut le Barde, et il a prononcé cette parole irrespectueuse: „Le divin Homère nous ennuie." En Suède on oppose Ossian a Homère comme le valant bien; et le parallèle Ossian-Homère donne lieu a trois dissertations académiques d'Upsal de 1792 a 1795. J'en trouve une autre sur le même sujet a Leyde en 1799. Herder met les deux poètes au même rang ou a peu pres: en 1767 il reproche a Lessing son hellénisme trop exclusif, et encore en 1795 il donne sa dissertation Homère et Ossian fils de lear époque. Voss va plus loin: „L'Ecossais Ossian est un plus grand poète que 1'lonien Homère", dit-il en 1772. Klopstock aussi: dans l'ode Notre langue et dans une épigramme de 1774, il se demande si Ossian n'éclipse pas la gloire d'Homère, de manière a laisser prévoir la réponse. 11 est vrai que Voss et lui ont rabattu plus tard de leur enthousiasme. Fontanes, plus timide, disait seulement en 1780: „Le sublime Ossian, comme Homère inégal..." Notons enfin que pour Kellgren a Abo en 1774, et pour plusieurs autres, Ossian réalise aussi bien que le chantre d'Achille 1'idéal grec mis en lumière par Winckelmann, de „simplicitë noble", de „grandeur calme". II résulte de ce genre d'admiration et de ces rapprochements que, contrairement a ce que les historiens de la littérature ont tendance a admettre, Ossian n'a nullement été pour tous le modèle ou le point de départ d'une poésie nouvelle opposée a la poésie classique, plus vague et rêveuse, plus personnelle et irrégulière. C'est bien dans ce sens que le tirent les préromantiques et c'est dans eet esprit que 1'adoptent les iconoclastes; mais beaucoup d'autres, qui sont de sages classiques, louent en lui les qualités même qu'ils estiment essentielies a toute oeuvre qui compte, les qualités classiques. C'est pour cette raison qu'on ne s'est pas querellé sur Ossian aütant qu'on pourrait le croire, et que 1'admiration a été presque unanime: chacun le tirait a soi et lui faisait parler son langage. Aussi, de 1'extrême droite a 1'extrême gauche des idéés littéraires, du docteur Blair a Sébastien Mercier par exemple, il a des partisans enthousiastes. Seulement si, aux alentours de 1775, on avait réuni dans quelque banquet amical les ossianistes européens les plus notables, je doute fort que leur parfait accord eüt duré au dela du premier service. L'auteur de Fingal et de Temora, publié avec notes et sommaires par Macpherson, introduit et düment próné par Blair, abondamment commenté par Cesarotti, traduit en hexamètres allemands par Denis, en alexandrins francais par Lombard, Clermont-Tonnerre et tant d'autres, en hexamètres latins par Denis et par Robert Macfarlane, en hexamètres hollandais par Van de Kasteele, muni par Cesarotti d'un Index des beautés poétiques qui ne compte pas moins de cent pages, est tout a fait un poète classique, et spécialement un poète épique. II prend place a son rang, qui n'est pas le dernier, sur la liste des grands poètes épiques de tous les pays. II satisfait le besoin que 1'on ressentait a cette époque, d'une manière plus ou moins nette, d'un poète épique nouveau, et qui fut du Nord plutöt que du Midi, ancien sans être connu, consacré en naissant. C'est la notamment 1'origine du grand succès de Cesarotti dans la classique Italië. Le même souci de classer les poésies ossianiques dans un genre déterminé invite d'autres critiques a les considérer surtout comme lyriques. Pour Marmontel, ce sont des odes, du moins en partie. Melchior Grimm préfère dans Ossian 1'élément lyrique a tout autre. Pour Diderot, les premiers Fragments ne sont que des «chansons écossaises". C'est ainsi que les chants du Barde sont prèsentés dans la traduction francaise de Carthon publiée a Londres dès 1762; et c'est 1'impression qui se dégage souvent de 1'anthologie ossianique publiée en 1772 sous le nom de Poésies erses. D'ailleurs Ossian n'offre-t-il pas le ton et les accents sublimes de Pindare, de David et d'Isaïe? C'est du moins 1'avis de Suard et celui de L'Année Littéraire. Herder abonde surtout en ce sens, mais en partant d'un point de vue tout opposé. On sait que pour lui, toute vraie poésie est lyrisme. Pour lui, la Genese même doit dériver d'un chant lyrique plus ancien; dans Shakespeare, ce qui 1'intéresse le plus, ce sont les chansons ou morceaux lyriques intercalés dans quelques pièces. Les poésies d'Ossian sont donc pour lui «des chants, les chants du peuple, d'un peuple non civilisé, mais sensible:" II écrit ces mots en 1771; il les portait dans sa pensée dès le jour oü, a Koenigsberg, en 1764, pensant a préparer une histoire du lyrisme des divers pays, il lut les premiers fragments traduits d'Ossian en allemand; il les a répétés toute sa vie, et c'est paree qu'il ne voulait voir dans Ossian qu'un lyrique qu'il était si indigné contre les hexamètres de Denis qui prétendaient 1'habiller de la tête aux pieds en poète épique. C'est assürément dans eet esprit qu'il fallait lire Ossian, et c'est en ce sens qu'il avait, si 1'on peut dire, de 1'avenir. Quelques-uns apercevaient dans ses poèmes 1'indivision des genres, témoignage, disaient-ils, de 1'époque trés ancienne oü ils avaient été composés, antérieure a la séparation de la poésie en genres distincts. C'est 1'avis du Journal des Savanls, et c'est surtout une théorie compléte qui fait le fond de YHistoire de la Poésie du Dr Brown (1768). Ces théoriciens, purs classiques, semblaient prévoir 1'avenir en regardant le passé: car Ossian allait contribuer pour sa part a affranchir la poésie, surtout en France, du compartimentage étroit et de la superstition des genres. Toutes ces vues et toutes ces discussions aboutissent' vers la fin du siècle a considérer Ossian, classique ou non, épique ou lyrique, peu importe, comme le poète par excellence du Nord. C'est a lui qu'on emprunte, nous 1'avons vu, des sujets de poèmes ou de drames, aussi bien qu'a Mallet et a quelques autres sources septentrionales. „Le Nord a dans ton sein concentré le génie!"- s'écriait Ducis au début du siècle suivant. Beaucoup le pensaient comme lui depuis quelque temps. Nous avons vu Ossian devenir, faute d'un Homère national, le poète favori de nombreux Scandinaves, qui tantöt le rapprochent de leurs scaldes, tantöt des poètes finnois. En Allemagne, la tendance est constante, depuis 1770 surtout, a 1'adopter comme barde national, a défaut d'un Germain plus incontestable. Aug. Schlegel, Villers, d'autres encore peut-être, ont préparé ou inspiré la fameuse théorie de Mme de Staël qui fait d'Ossian „1'Homère du Nord". L'auteur du livre De la 'Littérature parait ne pas connaitre trés bien les poèmes ossianiques; elle les a sans doute parcourus avec sa vivacité coutumière, en a reten u certains caractères, les a quelque peu transformés dans son souvenir, en a ajouté beaucoup d'autres, a probablement beaucoup causé d'Ossian et parlé son système avant de 1'écrire. C'est ce qui explique qu'elle tire ainsi le Barde de Morven a la ressemblance des poètes et des romanciers de 1'AUemagne et de 1'Angleterre modernes et protestantes, qui ont toutes ses sympathies. Les historiens de Mme de Staël, faute sans doute d'avoir lu Ossian eux-mêmes, passent sans la remarquer devant cette étonnante déformation, bien significative cependant. En tout cas, cette théorie, a laquelle aboutit tout le mouvement européen que nous venons d'étudier, affirme plus nettement qu'on ne 1'avait fait jusque-la le contraste de deux mondes, l'un méditerranéen, 1'autre septentrional, indépendants l'un de 1'autre, ayant chacun ses modèles et son genre de beautés, de manière que 1'écrivain du Nord n'a pas a s'inspirer de ceux du Midi. Cette grave révolution dans les idéés littéraires s'appuie sur Ossian, qui est la clef de voute du système. Quand 1'opposition du Nord au Midi, peut-être trop hasardée et difficilement conciliable avec les faits les plus avérés de 1'histoire littéraire, deviendra entre les mains d'Auguste Schlegel 1'opposition de la littérature romantique a la littérature classique, Ossian, déja suspect, se verra tout doucement éliminé: c'est la différence entre les idéés des Romantiques allemands et celles de leurs prédécesseurs. L'Össian de Mme de Staël était un point d'arrivée; celui de Chateaubriand est un point de départ. Une nouvelle période commence avec lui, période qui correspond en France, a eet égard comme a tant d'autres, avec celle qui s'ouvre en Angleterre avec les Ballades Lyriques et en Allemagne avec la première école romantique. Chateaubriand, en 1800, est désabusé complètement en ce qui touche 1'authenticité; il n'en persistera pas moins a considérer Ossian comme une pure et noble source de poésie. Mais son Essai sur les Révolutions, oü le Barde joue un róle important, oü la foi de 1'auteur est compléte, se rattache a eet égard comme a tant d'autres au mouvement des idéés du XVIIIe siècle. Ossian est encore pour le jeune Chateaubriand, en 1797, le vrai et sublime poète du Nord, le fils des déserts et des montagnes, Tun des grands noms de la poésie universelle. VII. Les sentiments qu'éveilla ou que développa la lecture des poèmes ossianiques sont assurément 1'élément encore aujourd'hui le plus connu de leur influence. C'est par la en effet que leur succès a été le plus visible et le plus populaire; c'est par la aussi qu'il a été le plus fécond, puisqu'il a aidé une nouvelle littérature a prendre conscience d'elle-même et a se développer. Même après qu'Ossian était tombé dans le discrédit ou dans 1'oubli, les sentiments qu'on peut appeler ossianiques vivaient encore et animaient la poésie. Ces sentiments n'avaient pas, pour naitre et se développer, un absolu besoin de 1'authenticité compléte des poèmes, tandis que la plupart des idéés morales et littéraires examinées tout a 1'heure s'écroulaient si Ossian n'était plus Ossian. Ces sentiments ont donc pour la plupart été déja signalés: je me contenterai de les caractéfiser nettement, en notamment en France avec Suard et d'autres. Herder en 1782 traduit quatre morceaux de ce genre dans son Esprit de la Poésie hébraïque. Un curieux volume publié en Allemagne et qui montre combien Ossian était devenu classique, les Récits tirés d'Ossian - livre de lecture pour les débutants dans la langue anglaise (1784 et plusieurs fois réédité), contient en appendice 1'invocation au soleil de Carthon, celle a la lune de Dar-thula et celle a 1'étoile du soir des Chants de Selma, Tout cela constitue un paysage sentimental, dans lequel on se plaït a rêver plutöt qu'on n'aime a le décrire, une toile de fond pour les amours inquiètes et mélancoliques, pour les tristesses vagues, pour tes aspirations inassouvies, pour tous ces sentiments si fréquents a la fin du XVIIIe siècle et au'début du suivant, pour le Weltschmerz et pour le mal du siècle. Au reste, le paysage ossianique est assez vague pour s'adapter aux impressions particulières de chacun dans -le pays qu'il parcourt ou qui lui est cher. Aux Suisses, comme le doyen Bridel, il est spécialement sympathique par ses montagnes et ses lacs. Thorild, en 1781, voit les ombres d'Ossian passer sur 1'horizon de montagnes boisées de la Suède: le paysage ossianique lui est cher paree qu'il est presque national. Vers la même époque, Alfieri est absolument du même avis. II nous raconte qu'il n'avait jamais lu Ossian lorsqu'en Suède, devant la nature majestueuse et sombre du Nord, des sentiments tout ossianiques remplirent son ame: il les retrouva plus tard quand il fit la connaissance des poèmes dans Cesarotti. Le Polonais Brodzinski voit sur les Carpathes monter dans des nuages ossianiques les ombres des ancêtres: il y entend retentir les accents du barde Bojan qui chante 1'ancienne Pologne. Ducis retrouve Ossian dans les plaines de la Sologne, et Trouvé dans les montagnes du Forez. D'autres fois, c'est un aspect de la température, une saison, qui s'harmonisent bien avec les souvenirs que laisse Ossian. Goethe écrit dans son journal le 18 septembre 1788, a Schaffhouse, par un temps brumeux: »Je pense a Ossian". On trouve d'autres exemples de cette association d'idées. Ce paysage n'est pas toujours calme et mélancolique: Ossian peint aussi la tempête et 1'orage. On y trouve de sombres invocations aux vents, aux tempêtes, qui conviennent aux grands désespoirs devant les affreux coups du sort. Goethe a traduit dans Werther le désèspoir d'Armin: „ Levez-vous, vents d'automne, soufflez sur 1'obscure bruyère! écumez, torrents de la forêt! grondez, ouragans, dans la cime des chênes!..." Cela est déja nettement romantique. aussi en France, notamment sous le Directoire. Dès 1760, la Monthly Review donnait un épisode traduit en stances élégiaques oü 1'on voyait Ossian tiré a la ressemblance de \'Elégie de Gray: Dark o'er the mountains low'rs the autumn sky, The grey mist falls, in show'rs of drizzling rain; O'er the black heath the whirl-wind's voice is high; The stream rolls troubled o'er the narrow plain. The lonely tree, on yonder rising ground Marks the sad spot where Connal's corse is laid: Beneath the green turf, strewn with leaves around The Warriour sleeps, to -wake but with the dead. Herder, féru de 1'idée que toutes les poésies primitives et naturelles ont été lyriques et seulement lyriques, donne nettement ce caractère" aux morceaux ossianiques qu'il introduit dans ses Chants Populaires. En France, des traductions en vers lyriques ou en stances prennent souvent le style et 1'allure de la cantate: elles n'attendent que la musique, et on les mettra en musique sous Ie Consulat et 1'Empire. Ce qui réussit le mieux a Ossian en francais, ce sont les stances élégiaques, dans Baour-Lormian par exemple: Ah! que n'ai-je vécu comme la fleur des champs Qui sur le roe désert nait et meurt inconnue! A peine seize fois des volages printemps Mon oeil sur nos forêts vit la robe étendue... De même, 1'auteur anonyme d'un Betrathon espagnol revêt d'une harmonie musicale le dernier passage que Werther lit a Charlotte: iPorqué, di, me despiertas, aura placida? Dice la flor; Agora ufana brillo en mi purpüreo Almo colór; Manana en su furor violento el Abrego Me agostara, Y de mis hojas los matices róseos Marchitara. Et Cesarotti, dont les hendécasyllabes s'interrompent quelquefois pour céder la place a des mètres lyriques, fait chanter mélodieusement les bardes sur la tombe de Dar-thula: Quando sorgerai tu nella tua grazia, O tra le vergini Prima d'Erin? Lungo è il tuo sonno nella tomba, lungo, E lontano il mattin. Non verra il Sol presso il tuo letto a dirti: Svegliati, o bella! ^ Un troisième groupe est formé de ceux qui ne visent qu'a donner a leur nation le corps complet des poèmes ossianiques, traduits en prose aussi exactement que leurs idéés littéraires le permettent, a titre de monument d'une littérature nouvellement découverte. C'est le cas de Harold et surtout de Le Tourneur. Celui-ci reclasse les poèmes dans un ordre soi-disant historique, traduit jusqu'aux notes de Macpherson, résumé ses Dissertations et celle de Blair dans son Discours préliminaire, et, a 1'inverse de ses prédécesseurs francais et de la plupart de ses successeurs, accentue ainsi le caractère historique de la révélation ossianique. De même le marquis de Saint-Simon, traducteur de Temora. Ceux,la seront lus surtout des curieux et des " érudits, des historiens, des philosophes et des critiques littéraires, de tous ceux qui cherchent a s'instruire et pour qui Ossian offrira un texte a réflexions et a commentaires. Enfin, et cette tendance trés répandue est peut-être la plus curieuse, puisqu'Ossian a composé des épopées, puisqu'il a élé 1'Homère de 1'ancienne Ecosse, il faut le traduire en poète épique et comme on traduit Homère. L'exemple de 1'Angleterre est a eet égard particulièrement curieux. Dès 1'apparition des Fragments, on avait commencé a les versifier en couplets héroïques: deux essais en ce genre paraissaient dans YAnnual Register en 1760. Les Chants de Selma revêtaient la même forme en 1762, et 1'invocation a 1'étoile du soir prenait ainsi une allure majestueuse et compassée qui la transformait singulièrement: * Fair light, that breaking through the cloud of day Dartest along the west thy silver ray; Whose radiant locks around their glory spread, V/*s> As o'er the hills thou rear'st thy glittering head; Bright Evening Star! what sees thy sparkling eye?... A la suite de Klopstock, les poètes bardisants se paraient volontiers de noms ossianiques: Dusch s'appelait Ryno et Haschka s'appelait Cronnan. On trouvait dans leurs vers le matériel ossianique de rigueur: chênes antiques, grottes, harpe et son écho, vieux bardes, chceurs et fantömes des guerriers morts. Même Gerstenberg, qui ne croit pas a 1'authenticité d'Ossian, lui emprunte le réveil du scalde qui se léve de son tombeau après un sommeil séculaire. Les termes qu'il emploie sont nettement ossianiques: .Wo ruht Mein schwebender Geist auf luftiger Höh?" Rien d'analogue dans YEdda. De même Yatil rouge du guerrier, les soupirs qui accompagnent les vents, et les fantömes qui murmurent dans les airs. Parmi les genres poétiques qui s'inspirent le plus des poèmes ossianiques, il faut citer d'abord 1'ode et 1'élégie. L'une et 1'autre ne prendront guère en France le ton ossianique que tout a fait a la fin du siècle et au début du siècle suivant. L'ode chantera sur le mode ossianique la gloire de Napoléon; la cantate, dans les cérémonies officielles, amplifiera d'une manière superbe ou pathétique les quelques notes un peu grêles de la harpe de Morven. Cet ossianisme-la est un peu artificiel: il sent 1'adulation et 1'espoir de gagner les bonnes eraces du maitre en flattant ses goüts littéraires, sa préférence pour Ossian hautement proclamée. Plus intéressants* sont des essais isoles pour ossianiser dans la poésie lyrique, que 1'on observe ca et la en Europe a la fin du siècle. La cantate Ariane d Naxos de Gerstenberg en dépit du sujet toutgrec, laisse deviner 1'admirateur d'Ossian. Une autre cantate, Colma, par C. E. K- Schmidt (1777), est plus nettement ossianique. L'ode proprement dite se teinte volontiers d'ossianisme avec Dérjavine dans son Ode pour la prise deVarsovte f1794) S'il peint d'autre part la nuit du 4 septembre 1791 ou Potemkine expira seul dans la steppe, c'est avec des couleurs empruntées a la Nalt d'octobre de Macpherson, que celui-ci avait ajoutee discrete., ment en note a Fingal; il attribuait ce poème a un barde posteneur de plusieurs siècles a Ossian, et Dérjavine ne 1'a connu probablement oue par Le Tourneur, car il ne se retrouve pas dans les autres éditions du texte anglais. - Quant a 1'élégie ossianique ellé:au*.ne se développera en France que sous 1'Empire et meme la Restauration. Ce qui en tient lieu au XVHIe siècle, ce sont les traductions ou imitations déja signalées, comme celles de Léonard, de Fontanes, et autres. Ici et la, on rencontre en Europe quelques essais mdependants, comme les vers suédois oü Kellgren en 1776 déplore la mort des bardes inspirés. La littérature anglaise entre la première dans cette voie et dès la publication des poèmes; mais ce sont des Ecossais qui 1'y font entrer. Déja avant 1'apparition d'Ossian sur la scène littéraire, le Doaglas de John Home (1757) et le Caraclacus de Mason (1759) avaient frayé le chemin a une tragédie septentnonale d'une couleur nouvelle: Ossian venait lui offrir des personnages, un cadre, une action. Dès 1763, David Erskine Baker donne La Muse dOssian, poème dramatique en trois actes, tiré de divers poèmes ossianiques: il n'a fait que coudre bout a bout les principaux épisodes, et il laisse aux personnages le langage meme que Macpherson leur prêtait. L'ouvrage fut joué a Edimbourg. John Cunningham le fit précéder d'un prologue oü se marqué un vif enthousiasme pour les chants d'Ossian: les poètes grecs s'y avouent vaincus par le Barde du Nord. En 1768 on trouve OUhona poeme dramatique anonyme, et Sethona, tragédie en cinq actes par Alexandre Dow qui, jouée par Garrick en 1774, obtint neuf representahons. En 1769, Zingis, autre tragédie du même Dow, jouée a Drury Lane, était plus ossianique qu'orientale. Après cette première curiosité, il semble que la veine se tant en Grande-Bretagne. Èlle était plus riche en Allemagne. Le premier qui v tira parti d'Ossian pour la scène fut Gerstenberg. Deja dans son Ugolino (1767), tragédie en prose sur 1'histoire d'Ugolin et de ses fils qui n'est certes pas bonne mais qui eut du succès et exerca de l'influence, puis dans son Waldjangling (1770), on pouvait reconnaitre 1'accent et la couleur ossianiques. Ce caractère est beaucoup plus marqué dans Minona oa les Anglo-Saxons, quatre actes en Lse oeuvre favorite de Gerstenberg, qui date de 1783, mais qu .1 refit avec amour pour 1'édition de 1813-1816. Sans doute les éléments calédoniens y voisinent avec des éléments tires du Nord scandinave, mais Ossian y domine, et de beaucoup. CesUui qu. fournit les noms, les détails, les allusions, le style meme: tel discours de Ryno offre un bel exemple de pathos ossianique dégénérant en jargon Les types de Ryno et Minona, le barde et la yierge, sont tout a fait ossianiques. L'auteur risque même une innovation hard.e: des chceurs d'esprits invisibles qui prédisent 1'avenir. Les contemporains se plaignirent de ne plus rien comflpndre, et i y avait de quoi. Minona est peut-être la pièce la plus complètement oss.an.que que 1'on ait écrite en Europe. Mais M. Tombo a releve pour 1-Allemagne bien d'autres exemplaires de cette espèce nouvelle: ossianiques qu'il ajoute a ceux de Macpherson, car, dit-il, „tout lecteur devra se réjouir de voir Ossian acquitté de 1'imputatiqn d'athéisme". En tout cas, Fingal et les siens présentent les modèles des plus pures vertus. Cette vaillance et cette pureté de mceurs ont permis aux Calédoniens de tenir tête aux Romains, puis de les repousser. Un grave historiën comme Gibbon cite Ossian pour opposer a la décadence romaine les vertus de Fingal et d'Ossian, qu'il compare a Sévère et a Caracalla. Les Gelehrte Anzeigen remarquent en 1767 que „les héros d'Ossian sont infiniment plus généreux; plus modestes et plus doux que les brigands d'Homère, qui n'ont de sublime que leur force physique ... ils sont plus tendres en amour et ont plus d'égards pour les femmes." Supérieurs en courage et en loyauté aux Grecs et aux Romains corrompus, ils l'emportent infiniment sur eux pour la pureté et la délicatesse de 1'amour. Ils offrent déja, et singulièrement parfaites, les vertus par lesquelles les modernes se flattent de surpasser les anciens. C'est en effet la vertu des héros ossianiques qui intéresse le plus 1'opinion et fait naitre le plus de commentaires. Suard, Blair et Cesarotti tout au début,' plus tard Dorat, la Harpe, Saint-Simon, Thomas, Mérian, Henry Home, Herder, J. G. Adlerbeth, Tengström, ne tarissent pas sur les mérites des guerriers fingaliens et de leurs tendres épouses. J'allais entreprendre d'énumérer leurs qualités; c'est inutile: ils les possédent toutes. En peignant avec complaisance ce tableau dont ils empruntent les couleurs aux poèmes ossianiques, Cesarotti, Saint-Simon, s'émeuvent et sont sur le point de pleurer de tendresse. „La nature gravait dans chaque coeur les vertus de chaque état." Bien peu de critiques semblent avoir jugé que cette perfection morale est invraisemblable et suspecte, que ces guerriers qu'on nous représente comme si braves, vrais émules des bergers de Gessner, n'ont qu'une vertu fade et a la longue écoeurante, qu'il n'y a pas assez de loups dans cette bergerie, en un mot qu'il n'y a dans cette vertu et cette tendresse ni humanité ni variété. Non: ils admettent cette perfection comme prouvée; ils s'empressent d'en tirer des conséquences, et ces conséquences sont de deux sortes. D'abord, les poèmes ossianiques représentent 1'homme primitif, 1'homme „a 1'état de nature" ou „sortant des mains de la nature". C'est ce qui explique la perfection de ces personnages: car 1'homme primitif est vertueux. II 1'est sans lutte et sans effort, paree qu'il est naturellement NÈOPHILOLÖGIESE BIBLIOTHEEK Onder iCe^aktié Wö Prof. Dr. J. J. A. A. FRANTZEN, Prof. Dr. J. J. SAI.VERÜA DE GEAVE, Prof, Dr. D. C HES, SELING, Prof. J. H. SCHOLTE, Prof: Dr. JOS. SCHRIJNEN, Prof Dr. K. SNEYDERS DE VOGEL, Prof. Dr. A, E.JL SWAEN. Sekretaris ^er Redajctïe K. R. GALLAS.: DANS. LA LITTÉRATURK KUROPÉENNE P., VAN TIEGHEM docteur es lettres, p&ofesseufc au i.ycee oondorcet . (paris) ■ . BIJ J, By WOLTERS — GRONINGEN, DEN HA AG, T920. 930 NEOPHILOLOGIESE BIBLIOTHEEK Onder Redaktie van Prof. Dr. J. J. A. A. FRANTZEN, Prof. Dr. J. J. SALVERDA DE GRAVE, Prof. Dr. D. C. HESSELING, Prof. J. H. SCHOLTE, Prof. Dr. JOS. SCHRIJNEN, Dr. K. SNEYDERS DE VOGEL, Prof. Dr. A. E. H. SWAEN. Sekretaris der redaktie K. R. GALLAS. OSSIAN ET L'OSSIANISME DANS LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XVIIIE SIÈCLE P. VAN TIEGHEM DOCTEUR ÉS LETTRES, PROFESSEUR AU LYCÉE CONDORCET (PARIS) Prijs . . . . f 2,40 Voorinteekenaren op Neophilologus f2,10 BIJ J. B. WOLTERS' U. M. — GRONINGEN, DEN HAAG, 1920. PAR BOEKDRUKKERIJ VAN J. B. WOLTERS. TABLE DES MATIÈRES. Pages. L Avant- propos et bibliographie. La poésie gaélique et Fe cycle ossianique. Macpherson et ses imitateurs. Les poèmes ossianiques; leurs caractères généraux; les principaux poèmes et leurs morceaux les plus célèbres" t II. Accueil que recoivent les poèmes a leur apparition. Question de 1'authenticité. Succès d'Ossian en Europe . . & III. Traductions en diverses langues. Leurs différents caractères et leur manière de présenter Ossian 17 IV. Imitations. lnfluence de Werther; de Gessner; poésie sidérale; le bardisme allemand. Ossian et les principaux genres poétiques. Le théatre ossianique. Musique et peinture . . 2& V. Explication du succès d'Ossian. Idéés historiques, sodales et morales sur les Celtes, les habitants du Nord, 1'homme primitif et ses vertus, la supériorité morale du Nord . . 39 VI. Idéés littéraires. Le »style orienlal". Le vraj poète, la vraie poésie, la poésie de nature. Ossian et Homère. Ossian classique et épique; lyrique; considéré comme le grand poète du Nord 45 VII. Sentiments inspirés par Ossian. Le paysage. L'amour; la sensibilité; la mélancolie. Résumé et conclusion .... 55 OSSIAN ET L'OSSIANISME dans la littérature européenne au XVIIIe siècle I. L'ossianisme i) appartient aux éléments du préromantisme européen qui dérivent de sources extérieures, de révélations plus ou moins authentiques et bien comprises: II est de beaucoup le plus important de cette categorie: ni les Reliques d'ancienne poésie anglaise de Percy, ni les Monuments de la poésie scandinave publiés par Mallet, ne peuvent rivaliser avec Ossian d'influence et de popularité. Cette importance s'explique par le caractère composite et artificiel de 1'Ossian de Macpherson et de Smith: s'il est ancien par quelques traits, il a été Tepensé et complètement refait par des modernes; s'il offre quelquesuns des caractères d'une révélation, il est en harmonie avec les idéés et les sentiments du temps, il se prête admirablement a leur servir d'expression; aussi est-il accepté d'emblée par la plupart, et souvent avec enthousiasme. Etant la révélauon d'une société inconnue, Ossian instruit comme Mallet, et plus que lui, 1'historien et le philosophe;. 1) II n'existe aucun travail d'ensemble sur la question. Les ouvrages suivants exposent, parfois trés incomplètement, la fortune d'Ossian dans quelques pays: Schnabel (Bruno), Ossian in der schonen LUeratur Englands bis 1832. I. Teil, mit Ausschluss der englischen Romantiker (Diss. Municb, 18%). — II faut y joindre Saunders (Bailey), The Life and Letters of James Macpherson (Londres, 1894) pour les débuts du succès en Angleterre. Van Tieghem (P.), Ossian en France (Paris, 1917, 2 vol.). — Avant eet ouvrage avait paru 1'étude moins compléte de Tedeschi (A.), Ossian, „l'Momère du Nord" en France (Milan, 1911). Tombo (Rudolf), Ossian in Qermany (Columbia University Germanic Studies', 1,2. New-York, 1901). Weitnauer (Karl), Ossian in der italienischen LUeratur bis eiwa auf 1832, vorwiegend bei Monti (Diss. Munich, 1905). - On le compléte par: Hazard (Paul), La Révolution francaise et les lettres ttaUennes (Paris, 1910); et Graf (Arturo), JJAnglomanla e tinflusso inglese in Italia nel secoio XVIII (Turin, 1911). Hasselqvist (Th.), Ossian i den svenska digten och litteraturen (Diss. Lund; Malmö, 1895). - On consulte également Blanck (Anton), Den nordiska Renassansen i sjuttonhundratalets litteratur . . . (Stockholm, 1911). van tieghem, Ossian et l'Ossianisme. étant la révélation d'une poésie inconnue, Ossian intéresse le critique, inspire le poète, touche le simple lecteur par ses images et ses sentiments. Ces divers aspects de l'ossianisme se manifestent nettement dans les quarante dernières années du XVIIle siècle, et ne se manifestent tous que pendant cette période. L'époque suivante est trés intéressante encore et même plus riche a certains égards, mais elle est moins originale, moins abondante en idéés, et présente le plus souvent le caractère d'une continuation. ^ J'ai exposé ailleursi) avec quelque détail ce qu'il est nécessaire de [ savoir pour comprendre de quoi il s'agit quand on parle d'Ossian, des poèmes ossianiques, de l'ossianisme en Europe. J'ai résumé la légende ossianique écrite et orale, 1'histoire de Macpherson et de ses travaux, la-genèse probable de son Ossian, le contenu de ses poèmes et de ceux de Smith, son imitateur, leurs caractères, la controverse ossianique et ses principaux aspects. Je me contenterai ici de rappeler trés* brièvement les faits, et de caractériser rapidement les poèmes dont je vais étudier la fortune et 1'influence en Europe. Les peuples de langue gaélique de 1'Irlande et des montagnes de 1'Ecosse ont eu de temps immémorial des bardes qui chantaient sur leur petite harpe les légendes divines ou les exploits des guerriers. Leurs chants, d'un caractère épique, avaient pour sujet notamment ce qu'on appelle le cycle ossianique, c'est-a-dire les aventures de Finn, chef irlandais qui aurait vécu au 111e siècle de notre ère, de son fils Oisin ou Ossian, et de beaucoup d'autres du même groupe, Dermid, Gaul, Oscar, etc.... Quantité de manuscrits du Xlle au XVIe siècle nous ont conservé de cinquante a cent mille vers appartenant a ce cycle. Finn, Ossian et les autres chefs y sont représentés comme bons et vertueux, joignant les talents du barde a ceux du guerrier. Finn et les siens ayant tous péri dans une même défaite, Ossian survrt seul de tous ces héros: vieux et aveugle, il va chantant les exploits passés et les malheurs de sa race; d'oü une teinte générale de mélancolie. II s'y joint fréquemment une notation de paysage assez fraiche et sincère; des éléments romanesques (enlèvements de princesses), surnaturels (magie, monstres), et chrétiens: Ossian a avec saint Patrick, apötre de 1'Irlande, un fameux dialogue oü il refuse de se laisser convertir. Ces textes étaient tombés en partie dans 1'oubli, et restaient complètement inconnus du public lettré; en Ecosse, , 1) P. Van Tieghem, Ossian en France, Introduction (tome I, pages 7 a 99). a la veille du succès de Macpherson, quelques efforts avaient été tentés pour les faire connaitre, mais sans grand succès. Si la légende ossianique était familière a la plupart des Irlandais et des habitants des Hautes-Terres, elle restait pour eux a 1'état de tradition orale et n'offrait pas une forme littéraire précise. James Macpherson (1736-1796), Ecossais des Hautes-Terres, après avoir fait imprimer sans grand succès quelques courts poèmes anglais écrits dans le style classique qui régnait alors, mais déja remarquables par un certain sentiment du paysage, rencontra en 1759 un littérateur des Basses-Terres, 1'auteur de Ia tragédie nationale de Douglas (1757), John Home, qui s'intéressait a la poésie gaélique et pour qui il se chargea d'en traduire quelques échantillons. Ces premiers morceaux plurent a Home et aux hommes de Iettres d'Edimbourg; Macpherson, sur leur demande, en donna d'autres, avec lesquels il composa un mince volume, sarts nom d'auteur ni de traducteur: Fragments d'ancienne poésie recueitlis dans les HautesTerres de l'Ecosse, et traduits de la longue gaélique ou erse (1760): seize morceaux ou courts poèmes. Ils étaient précédés d'une Préface du Dr. Blair, théologien et professeur de Rhétorique et Belles-Lettres a Edimbourg, celui qui avait le plus insisté auprès de Macpherson pour le décider a révéler ce genre de poésie jusqu'alors inconnu. Le succès des Fragments, et surtout 1'insistance de ses protecteurs, décidèrent Macpherson a continuer malgré ses répugnances; il fit deux voyages dans les Hautes-Terres et les ïles, y recueillit des textes, et publia a la fin de 1761 Fingal, ancien poème épique, en six livres, avec plusieurs autres poèmes, composés par Ossian, fils de Fingal; traduits de la langue gaélique par James Macpherson. Cette fois il signait sa traduction, donnait une épopée accompagnée de seize petits poèmes presque tous du genre épique, et attribuait le tout a Ossian. De savantes Dissertations accompagnaient les poèmes et fondaient solidement leur authenticité sur les antiquités de 1'Ecosse. 11 continuait en ce sens en 1763 avec Temora, ancien poème épique, en huit livres, avec plusieurs autres poèmes... (Ia suite comme pour Fingal). L'ensemble des poèmes ossianiques reparaissait en 1765 avec les Dissertations de Macpherson et une du Dr. Blair, oü les caractères et les mérites de cette nouvelle poésie étaient longuement exposés, oü Ossian était mis enjarallèle avec Homère et lui était souvent préféré. L'édition de 1773 donnait le texte et 1'ordre définitifs des 22-poèmes et constituait la vulgate de 1'Ossian de Macpherson. H Le succès de ce dernier lui suscita des imitateurs: deux surtout intéressent notre sujet. Edmond de Harold^ officier irlandais au service de 1'électeur palatin, ajoutrërTl775 a sa traduction allemande de Macpherson trois poèmes „nouvelletnent découverts", puis successivement en publie plusieurs autres, au nombre de 14 en 1787, et en ajoute encore deux en 1801 et 1802. Le Rév. John Smith donne en 1780 la traduction anglaise, en 1787 le texte gaélique de 14 poèmes recueillis, dit-il, dans les Hautes-Terres, et se donne complètement pour le continuateur de Macpherson. Deux autres „Ossianides" ont moins d'importance. John Clark publie en 1778 une sorte de contre-épreuve d'Ossian sous le titre de CEuvres des Bordes Calédoniens: 12 poèmes pastiches de Macpherson, qui n'eurent guère de retentissement dans la plupart des pays, mais qui furent traduits dèi 1779 en allemand. Arthur Young, évêque de Clonfert en Irlande, donne en 1787 des poèmes ossianiques puisés en partie dans la véritable tradition irlandaise, qui furent traduits en allemand par Pfaff en 1792. Ces Ossianides eurent une fortune bien inégale, et d'autint plus favorable en général qu'ils offraient moins d'éléments authentiques. Les poèmes de Harold ont été appréciés en Allemagne, en Scandinavië, et traduits en russe en 1803; ceux de Smith ont été traduits en allemand, en italien, et incorporés en France a 1'Ossian de Macpherson, dont ils ont au XlXe siècle parkgé ^ destinée. Tous ces poèmes ossianiques, inégaux en longueur, en clarté, en ^^Tntérêt, tantöt purement épiques, tantöt dialogués, élégiaques ou lyriques, se ressemblaient d'ailleurs entièrement. Ils contenaient un nombre incroyable d'histoires romanesques, trés compliquées, et de ce fait assez fatigantes a suivre, par la' trépidation peu harmonieuse du récit et la multiplicité des épisodes; trés monotones aussi, n'offrant aucune couleur locale bien nette, donnanttrès peu de détails matériels, accumulant les épisodes de guerre ou d'amour. La guerrej^aitte fond de ces poèmes; si les récits de bataille restaient singulièrement vides, vagues et artificiels, et ne pouvaient, même aux yeux les plus prévenus, rivaliser avec ceux d'Homère ou de Virgile, ils offraient du moins 1'occasion de mettre en tout leur lustre les vertus des guerriers: la magnanimité de Fingal, la vaillance chevaleresque de Gaul ou d'Oscar, et la délicatesse, la fleur d'héroïsme que respirent ces poèmes d'un bout a 1'autre. Jajnais_on_n'avait vu_de guerrierpi vertueux. D'autre part, 1'amour joue un grand role dans Ossian. Les poèmes courts, et force épisodes introduits dans les poèmes plus longs, comme récit d'un héros par exemple ou comme chant d'un barde, font du recueil une enfilade de, nouvelles, dans chacune desquelles un ou plusieurs couples d'amants ou d'époux rencontrent de fatales aventures, le plus souvent terminées par unemort déplorabte. Une sentimentalité pleurarde et un peu niaise colore uniformément ces couples vertueux et infortunés. Ils sont poursuivis par des tyrans cruels, de laches ravisseurs; engloutis par des tempêtes; déchirés a la chasse par des sangliers. L'un des deux amants se tue pour ne pas (survivre a 1'autre; ou bien la jeune fille s'étant travestie en guerrier pour partager les périls de son amant, est tuée par celui-ci qui Ia prend pour son ennemi; c'est la un thème souvent repris. Cet 1 élément sentimental et un peu vulgaire a contribué pour une part a la vogue d'Ossian auprès du grand public, surtout quand on le mit en élégies et en romances. Mais un plus vif intérêt s'attachait au paysage et aux sentiments. Le premier était tout nouveau en Europe, avec sa mer verte ou vsómbre, ses lacs, ses landes désertes, ses montagnes, ses bruyères nues, ses chênes ou ses sapins, le tout couvert de nuages gris et bas, que perce a peine un soleil mélancolique, ou noyé dans un éternel f brouillard; parfois un chevreuil qui fuit ou écoute, immobile; un chasseur solitaire et pensif, escorté de ses chiens; partout des arbres fracassés, dés tombeaux sans nom, des murs en ruine, les restes désolés de quelque cité jadis florissante. On y sentait vivement la fin tragique des amours, le néant des espoirs et des rêves, la mélancolie dê la destinée humainé, 1'émotion des souvenirs du passé, la poésie des ruines, 1'infinie vanité de tout: on y vivait avec les morts. Le barde Ossian, dernier survivant de la race de Fingal, vieillard aveugle et inspiré, assis sur la pierre moussue au pied des chênes, entendait dans leurs branches dépouillées souffler Tes vents d'automne et passer les ames des héros. S'accompagnant de la harpe, il chantait les exploits des guerriers, les amours des vierges, ou interprétait avec une noblesse austère et lugubre des sentiments émouvants et désenchantés. Souvent il invoquait les astres: le soleil glorieux qui peut-être un jour se couchera a 1'occident pour ne plus se réveiller; la Iune pale et froide, triste amie des coeurs solitaires et désespérés; 1'étoile du soir et son regard mélancolique et doux. Tout cela se présentait sous une forme neuve: une prose rythmée, souple, brève et passionnée, trés simple de vocabulaire et de syntaxe, colorée par quelques tours curieux, empruntés au gaélique, riche en mots composés, en métaphores, en comparaisons surtout, trés émue et trés pathétique, infiniment plus poétique que toute la poésie en vers qui s'écrivait en Europe vers 1760. La nouveauté de la forme accentuait encore la nouveauté du fond. Ceux de ces poèmes qui ont eu le plus de succès en Europe et que nous rencontrerons le plus souvent sont k peu prés les suivants. D'abord Fingal et Tentara, les deux épopées. La première a pour héros Fingal, roi de Morven en Ecosse, et pour thé&tre la cóte irlandaise: Fingal repousse victorieusement des envahisseurs venus du pays de Lochlin, c'est-a-dire scandinaves. Quelques récits de combats sans grand intérêt sont coupés de nombreux épisodes, soit placés directement dans le récit, soit mis dans la bouche des bardes de Fingal, qui les racontent entre deux batailles ou après la victoire. Ces épisodes sont toujours des histoires romanesques oü deux amants traversent les aventures les plus invraisemblables. Temora est tout a fait dans le même genre; il contient^moins d'épisodes et plus de morceaux lyriques, comme 1'apostrophe au soleil: «Combien de temps te lèveras-tu sur les champs de bataille, et rouleras-tu, bouclier sanglant, k travers les cieux?" Viennent ensuite les poèmes plus courts, et souvent plus intéressants, plus propres en tout cas a fournir des sujets de romance, d'élégie et de cantate. Au premier rang, Carthon, oü un père et son fils se combattent sans se reconnaitre. Ce poème est surtout célèbre par 1'apostrophe au soleil qui le termine; aucun morceau ossianique n'a excité plus d'enthousiasme ni fait naitre plus d'imitations: ,0 toi qui roules la-haut, rond comme le bouclier de mes pères! d'oü viennent tes rayons, ö Soleil, d'oü vient ta lumière éternelle? Tu t'avances dans ton imposante beauté; les étoiles se cachent dans le ciel; la lune, froide et pale, se plonge dans les ondes occidentales; mais toi, tu te meus par toi-même: qui peut accompagner ta course ? Les chênes des montagnes tombent; les montagnes elles-mêmes s'écroulent avec les années; 1'océan s'élève et s'abaisse tour a tour; la lune elle-même se perd dans le firmament; mais toi, tu es toujours le même, tu te réjouis dans 1'éclat de ta course. Lorsque le monde est obscurci par les orages, lorsque le tonnerre roule et que ledair vole, dans ta beauté tu regardes du sein des nuages, et tu te ris de la tempête. Mais pour Ossian tu brilles en vain, car il ne contemple plus tes rayons: soit que ta blonde chevelure flotte sur les nuages de 1'orient, soit que tu frémisses aux portes de 1'occident. Mais peut-êlre comme moi tu n'as qu'une saison: tes années auront une fin. Tu dormiras dans tes nuages, et tu n'entendras plus la voix du matin." Lathmon, nettement épique, rappelle 1'épisode de Nisus et Euryale dans YEnéide; mais un point d'honneur raffiné empêche les deux héros fingaliens de massacrer, comme le font les jeunes Troyens, leurs ennemis endormis. Oithona, plus romanesque, conté la cruelle aventure d'une jeune fille a qui un affreux ravisseur enlève 1'honneur, et que tue par mégarde son fiancé en accourant pour la sauver. Dar-thula s'ouvre par une apostrophe a la lune qui a eu presque autant de succès que 1'hymne au soleil de Carthon: »... Les étoiles, honteuses en ta présence, détournent leurs yeux étincelants . . . Oü te retires.-tu a la fin de ta course, quand 1'obscurité vient couvrir de plus en plus ton visage ? As-tu ta demeure comme Ossian ? Habites-tu dans 1'ombre de la tristesse? Tes sceurs sont-elles tombées du ciel? Celles qui se réjouissaient avec toi dans la nuit, ne sont-elles plus? Ah! sans doute elles sont tombées, lumière charmante, et tu te retires souvent pour les pleurer . . . Mais une nuit viendra oü tu tomberas toi-même, et oü tu quitteras tes sentiers azurés dans le ciel. Les étoiles élèveront alors leurs têtes brillantes: celles qui étaient honteuses en ta présence, se réjouiront . . ." Le plus classique peut-être de tous les poèmes ossianiques a été Les Chants de Selma, moins épique que lyrique et élégiaque. Dans le palais de Selma, résidence de Fingal, les bardes se disputent le prix du chant. Minona redit les plaintes de Colma qui, après une nuit d'angoisse sur des rochers déserts, retrouve morts son frère et son amant: type d'élégie ossianique qui a eu beaucoup de succès: «II est nuit; je suis seule, perdue sur la colline des tempêtes. J'entends le vent sur la montagne. Le torrent se précipite des rochers. Pas une cabane pour m'abriter de la pluie: perdue sur la colline des tempêtes. - Lève-toi, ö Lune, de derrière tes nuages. Étoiles de la nuit, levez-vous! Que quelque clarté me conduise a 1'endroit oü mon amour se repose seul des fatigues de la chasse . . . Mais il faut que je reste ici, seule, auprès du rocher du torrent écumeux. Le torrent et le vent mugissent avec fracas. Je n'enlends pas la voix de mon amour." Puis Ossian et Ullin redisent le dialogue de Ryno et d'Alpin oü celui-ci pleure son fils Morar. A son tour, Armin rappelle en gémissant la mort de son fils Arindal et de sa fille Daura. Partout dans ce poème planait la mort; nulle part les accents du vieux barde ne se faisaient plus lugubrement mélancoliques. «Que ton habitation est maintenant étroite! Que ton séjour est ténébreux! Avec trois pas je mesure ta fosse, ö toi qui étais autrefois si grand . . . Que le sommeil des morts est profond! que leur lit de poussière est bas! ... Oh! quand sera-t-il matin dans le tombeau pour avertir celui qui dort, de s'éveiller ?" Mais Les Chants de Selma ont été encore plus célèbres par 1'apostrophe a 1'étoile du soir, qui ouvre le poème: tout le monde en France la connait par le début du Saaie de Musset, dont les douze premiers vers en offrent une traduction a peu prés exacte, mais bien supérieure en beauté a l'original. Le morceau, tant de fois repris en tant de langues, en vers et en prose, contient au moins en germe une belle idéé poétique: «Etoile de la nuit qui tombe! que ta lumière est belle a 1'pccident! tu élèves ta tête aux longs cheveux hors de ton nuage; tes pas sont majestueux sur la colline. Que regardes-tu dans la plaine? Les vents de la tempête se sont calmés. Le murmure du torrent vient de loin. Les flots mugissants escaladent le rocher éloigné. Les mouches du soir volent sur leurs faibles ailes; le bourdonnement de leur course est sur la campagne. Que regardes-tu, belle lumière? Mais tu souris et tu fuis. Les vagues accourent avec joie autour de toi: elles baignent ta chevelure charmante. Adieu, rayon silencieux! Laisse se lever la lumière de 1'ame d'Ossian!" Et partout dans ces poèmes, mais surtout dans ceux qui offrent uh caractère élégiaque et lyrique, deux figures dominaient, toujours les mêmes, bientöt classiques elles aussi: Ossian, le vieux barde inspiré, et la jeune et tendre Malvina, veuve d'Oscar, qui dirige les pas errants du vieillard aveugle et accompagne ses chants sur la harpe. II. La publication des Fragments fit sensation dans la république des lettres; Fingal et Temora éveillèrent bien davantage encore 1'intérêt, presque partout 1'admiration, et souvent 1'enthousiasme. L'accueil que recut Ossian en Europe pendant les premières années de la révélation fut presque unanime. Le grave Hume, Ecossais il est vrai, 1'admirait; Ie délicat Gray convenait que Macpherson «était le vrai génie de la poésie, ou qu il avait mis la main sur un trésor." Parlant des Fragments: »J'en suis fou, écrivait-il; j'ai été frappé, extasié de leur infinie beauté." Horace Walpole, qui les avait lus en manuscrit dès février 1760, partageait pour un temps eet enthousiasme. II comparait déja Fingal aux poèmes homériques, tandis que Gray se montrait particulièrement touché de la Nuit dOctabre ou chant des six Bardes, que Macpherson a plus tard reprise, mais en note seulement, et qu'on ne trouve plus dans 1'édition courante. Boswell écrivait a Erskine: i/Vous sentirez en lisant Ossian que vous avez une ame." Shenstone disait a Percy qu'il y avait la un trésor a exploiter pour la poésie moderne, et y voyait" la quintessence mème de la poésie." Percy, plus défiant, 1'accueille toutefois avec intérêt et s'en inspirera bientöt. Mason et Mrs. Montagu étaient du même avis. Les Fragments, vite épuisés, durent être bientót réédités. Plusieurs revues en donnèrent des extraits qui les firent connaitre d'un public beaucoup plus étendu et pénétrer plus aisément en France et en Allemagne. D'autres revues donnaient des articles enthousiastes: YAnnual Registerde Burke et la Critieal Review de Smollett. Turgot, qui le premier faisait connaitre en France quelques fragments erses dès septembre 1760, saluait en eux une poésie nouvelle, oü il retrouvait les qualités les plus remarquables du style oriental. Suard y reconnait »une naïveté, une douceur de sentiments, un désordre et une vivacité dans les mouvements, une énergie dans les images, une vérité dans les tableaux, qui affectent 1'ame et 1'imagination d'une manière trés agréable." Diderot s'écrie: »Ce qui me confond, c'est le goüt qui règne la, avec une simplicité, une force et un pathétique incroyables." Grimm, après avoir enregistré le grand succès qu'ont obtenu les Poésies erses du Journal Etranger, ajoute: „Cela est,- en effet, beau comme Homère." Revenant a la charge plus énergiquement encore après avoir lu Fingal, Suard déclare qu'on y trouve «1'élévation de Pindare et 1'enthousiasme des Prophètes" et dit de 1'hymne au soleil de Carthon: »Homère et Milton n'ont point de traits plus sublimes." Le Journal Encyclopédique s'étant permis de ne reconnaitre a Fingal d'autre mérite que la nouveauté, et d'affirmer qu'une traduction francaise compléte n'aurait aucune chance de succès, Lessing réplique avec indignation: «Tant pis pour les Francais!" Herder jeune, et dans toute 1'ardeur de la découverte, compare Ossian a Moïse et a Job. Klopstock lui voue un culte. Denis, dès 1763, 1'admire a travers Cesarotti et attend avec impatience 1'édition anglaise: »A peine avais-je lu ses poèmes que je 1'associai dans ma pensée a Homère et a Virgile." Cesarotti écrit a Macpherson son admiration: «Votre Ossian m'a tout a fait enthousiasmé. Morven est devenu mon Parnasse et Lora mon Hippocrène. Je rêve toujours a vos héros . . ." II le préfère a Homère, et il ajoute: „L'Ecosse nous a montré un Homère qui ne sommeille ni ne babille, qui n'est jamais ni grossier ni trainant, toujours grand, toujours simple, rapide, précis, égal et varié." On voit qu'il prête a Ossian des qualités qui ne sont guère les siennes. Rares sont les notes discordantes. Patriarchi traitait Fingal de «livre tres indigne, plein de malice et d'artifice." Horace Walpole, d'abord favorable a Ossian, s'en dégoüte bientót et le jugera trés sévèrement Samuel Johnson, dès le début, refuse tout intérêt et toute valeur aux poèmes ossianiques. Le Journal Encyclopédique renouvelle en 1763 ses attaques, et fait une charge a fond contre le style ossianique, ses métaphores ou ses comparaisons et sa monotonie. En somme, 1'accueil des premières années fut extrêmement favorable: tous les témoignages cités se placent de 1760 a 1764. Encore faut-il tenir compte de la difficulté qu'ón éprouvait sur le continent a se procurer les textes: on en trouve a Göteborg, port de mer, a Hanovre, ville a demi-anglaise; mais Denis, a Vienne, n'en peut trouver jusqu'a ce qu'il en ait découvert un a Prague. Après 1'enthousiasme presque unanime de la première heure, Ossian avait a passer par une redoutable épreuve, oü de moins heureux que lui auraient succombé: il lui fallait justifier son authenticité. Le cas était trés différent suivant les pays. En Angleterre, soit critique plus avisée et plus voisine des sources, soit surtout préjugé contre tout ce qui était écossais, des doutes trés sérieux s'étaient élevés dès 1'aube de la révélation ossianique. Gray flottait entre 1'admiration et 1'incrédulité; Horace Walpole, Percy, Beattie étaient le plus souvent sceptiques; 1'historien Hume, quoique Ecossais, voudrait bien voir les originaux; Johnson assomme dès 1'abord Macpherson d'une négation radicale, qui donnera lieu plus tard a une violente colère et a une célèbre querelle. Sauf ce dernier incident, on peut dire que, de 1770 a la fin du siècle, s'il y a toujours des incrédules, le plus grand nombre des lecteurs goüte Ossian sans se préoccuper de savoir jusqu'a quel point il est authentique. En France, le grave Journal des Savants, après avoir fait remarquer dès 1762 que des sentiments trop modernes et des ressemblances littéraires trop frappantes invitent a de sérieux doutes, ouvre ses colonnes a deux Communications intéressantes: en 1763, la lettrrd'un Irlandais qui revendiquait pour sa patrie Ossian et ses poèmes, et surtout en 1764 un trés long et trés savant Mémoire anonyme qui allait beaucoup plus loin dans le même sens et accusait Macpherson d'avoir librement composé ses poèmes écossais en se servant de noms et de légendes irlandais. Ce Mémoire n'eut pas beaucoup de retentissement en France: on crut généralement a 1'authenticité jusqu'a la fin du siècle et même au-dela. En Italië, la question ne parait pas avoir été discutée avec beaucoup d'ardeur. Camillo Zampieri et Giambattista Roberti niaient 1'authenticité dès 1764; Angiolini 1'affirme encore en 1788, et la masse des lecteurs de Cesarotti n'en doute pas. En Hollande et dans ( les pays scandinaves, les doutes ne s'accumulent qu'a la fin du siècle, quand le bruit se répand que Macpherson persiste dans son refus ' de montrer les originaux ou n'aboutit pas a les publier. Le Mémoire du Journal des Savants, réimprimé a Amsterdam en 1764-1765 avec la collection du Journal, est réédité a part a Cologne en 1765; il est analysé en 1766 dans les Entretiens de Hambourg, et la même année dans les Lettres sur les Curiosités de la Littérature, publiées a Slesvig par Gerstenberg. Celui-ci est a cette époque presque le seul incrédule qu'offre la littérature allemande: s'il se prononce nettement contre 1'authenticité d'après le Mémoire, ses doutes sont antérieurs et ont jailli dès la première lecture des poèmes ossianiques. D'autres ont des doutes secrets: Klotz, en faisant part des siens a Denis (1769), ajoute «qu'il ne peut pas, qu'il n'ose pas les exprimer^ en public." D'ailleurs, H. P. Sturz a été sur place en 1768 se convaincre de 1'authenticité d'Ossian; Macpherson lui en a montré les originaux et lui en a déclamé plusieurs passages. Mme de Berlepsch fera plus tard le même voyage pour arriver au même résultat: elle s'entretient en Ecosse avec un Macdonald qu'elle a connu a Weimar, et, comme elle est grande amie de Herder, elle achève de 1'ancrer dans sa foi ossianique. Herder polémique contre Fr. Aug. Wolf, a qui Ossian est suspect, et qui en 1795 méditait un grand ouvrage sur les poésies prirrjitives et les épopées en général, dans lequel il aurait consacré un chapitre »a 1'ensemble des carmina celtica". Mais nous sommes a la fin du siècle, moment oü 1'on voit partout renaitre ou se fortifier les doutes, que des ossianistes fervents comme un Schundenius a Göttingen tentent méthodiquement de renverser en s'appuyant tantöt sur les „arguments internes" (1799), tantót et plus difficilement sur les raisons extérieures. Plusieurs s'en tirent en transportant leur admiration d'Ossian a Macpherson. Ainsi fait Cesarotti en 1790, avec des éloges de Macpherson qui seraient en partie mérités si 1'on admêttait la thèse, insoutenable aujourd'hui, de la fabrication totale et sans modèles d'Ossian. Herder passé par un stade intermédiaire: quoique Harold, lui-même imitateur de Macpherson, lui ait donné (1775-1776) des renseignements trés précis qui 1'invitent a douter de 1'authenticité absolue, il ne peut se détacher du rêve de jadis, et ses sentiments a ce moment offrent quelque ressemblance avec ceux de Chateaubriand plus tard. Ses deux dissertations de 1780, 1'une Sur l'influence de la poésie, 1'autre Sur l'influence de la constitution (politique) sur la poésie, continuent a s'appuyer sur une vague authenticité. En 1795, dans son article Homère et Ossian paru dans les Horen, il fait un pas de plus et adopte a peu pres 1'attitude de Cesarotti: si Macpherson s'est borné a rassembler et a refondre, il a été le Solon et 1'Hipparque de eet Homère; s'il a créé de toutes i pièces, il faut lui savoir gré d'avoir ranimé la poésie languissante. En cette fin du siècle, plusieurs voient partout des contrefacpns: les Prolégomènes de Wolf sont de 1795, et quand 1'ancienne épopée russe, le Dit de la Bande cTIgor, fut découverte en cette même année 1795, elle fut considérée par plusieurs comme une supercherie littéraire due a un moderne. Mais la plupart croyaient toujours a | Ossian. Bilderdijk, qui en 1809 n'était pas encore détrompé sur le ' moine Rowley de Chatterton, explique les doutes des Anglais sur Ossian par. leur manie de voir partout des faux, qu'il s'agisse de testaments ou de papiers d'affaires, manie dont il a, dit-il, souffert personnellement en Angleterre. En som me, entre 1770 et 1790, la majeure partie de 1'Europe lettrée croit tranquillement a 1'authenticité absolue de 1'Ossian de Macpherson. ; Ainsi s'explique son succès croissant. Moins discuté que dans les trois ou quatre premières années de la révélation, il peut librement attacher et retenir ses lecteurs. II n'excite pas seulement leur intérêt, leur sympathie, mais leur enthousiasme: il semble que 1'on ne soit guère ossianiste a demi. Par contre, eet enthousiasme est souvent peu durable: c'est fréquemment une crise par laquelle on passé, un engouement passager. Non seulement Ossian a pour lui le nombre, mais encore la qualité: a peu d'exceptions prés, ce sont les esprits les plus remarquables, les écrivains les plus célèbres qui le goütent et 1'admirent. Tels sont les principaux caractères généraux du succès d'Ossian en Europe pendant le dernier tiers du XVIIIe siècle. Nous ne connaitrons jamais ce succès avec une parfaite précision: nous n'en pourrons déterminer avec exactitude ni 1'étendue et les limites, ni la nature intime. Nous ne savons que ce que la littérature nous a conservé: aucun recensement méthodique n'a été tenté, sauf pour le France. Outre les témoignages trop rares recueillis par les biographes et les historiens des littératurés, on en rencontre bien d'autres en parcourant en tous sens la littérature européenne de cette époque; mais, je le répète, une enquête systématique reste a faire pour la plupart des pays. Je me bornerai ici a noter ce qui me parait être le caractère et comme la couleur particulière de l'ossianisme dans quelques grands pays. Macpherson avait peut-être raison de signaler avec quelque aigreur, en 1773, le contraste qu'il apercevait entre le succès de son Ossian sur le continent et 1'accueil infiniment plus réservé qu'il recevait en Angleterre. Dans ce pays en effet, après la curiosité et les discussions des premières années, Ossian, même pour ceux qui le.croient authentiqHe, éveille plutót un intérêt documentaire qu'un enthousiasme poétique. Certes, il a des lecteurs nombreux et fidèles: le nombre et la variété des réimpressions en font foi. Les émigrés francais rencontrent dans les coins les plus reculés 'de la Grande-Bretagne des adeptes d'Ossian avec qui, comme Mme de Genlis, ils communient dans une admiration et des émotions communes. En Amérique même, M. de Chastellux, vers 1782, s'apercoit avec ravissement que Jefferson connait a fond Ossian. La nuit, ils se récitent autour d'un bol de punch des passages de ces «sublimes poésies". Mais enfin, jusqu'a la fin du siècle, aucun poète anglais de quelque éclat ne se déclare nettement son disciple, ni parmi les derniers classiques purs ou de transition, ni dans le camp des novateurs. Cowper, Crabbe, ne lui doivent probablement rien; Blake, isolé et peu connu, 1'aime et s'inspire de lui, mais a 1'écart et comme dans 1'ombre; 1'Ecossais Burns a lu le barde des Hautes-Terres, mais son génie vivant et ardent se tourne d'un tout autre cóté. D'autre part, si Coleridge lui doit une inspiration de jeunesse, il est certain qu'Ossian, auquel il parait être resté fidéle, n'a pas tenu une grande place dans ses idéés littéraires; quant a Wordsworth, il est nettement hostile aux poèmes et au genre ossianiques. Jusqu'a Byron, Ossian ne joue pas un róle éminent dans les inspirations de la poésie anglaise. Parmi les critiques, 1'opposition absolue et brutale de Johnson fait grand tort au Barde: car le docteur, qui ignorait 1'art des nuances, ne se contentait pas de lui refuser toute authenticité, il lui refusait tout mérite. Au XlXe siècle seulement, Hazlitt saura montrer ce que 1'homme moderne peut trouver dans les poèmes ossianiques de conforme a ses sentiments nouveaux et de sympathique a son ame. II en était tout autrement sur le continent au XVIIIe siècle. Une protestation comme celle de Voltaire dejneure une exception. Dans ses Questions sur [Encyclopédie (1770), a Partiele Anciens et Modernes, il cite dans une traduction de son cru le début de Fingal, en montre le ressemWance avec les versets les plus hardis et les plus figurés des Prophètes, et fait censurer par un Florentin ce style oriental, ampoulé et vide, si facile d'ailleurs a imiter. Pour prouver ce dernier point, le Florentin pastiche (assez peu fidèlement d'ailleurs) le style ossianique. La critique de Voltaire ne portait que sur le style; mais on protesta, en France et a 1'étranger, contre ce jugement irrévérencieux. Dès 1771, les Qöttingische Qelehrte Anzeigen inséraient une vive réplique. Beaucoup d'admirateurs de Voltaire sont chagrinés et choqués de le voir ainsi parodier et railler leur cher Ossian: David de Saint-Georges et Griffet-Labaume en 1795, Laya en 1799, et ce sera encore 1'avis d'Edmond Géraud sous 1'Empire. Toute 1'autorité de Voltaire n'a pas suffi a* convaincre les ossianistes francais. Ceux-ci sont nombreux et fidèles. Aux enthousiastes de la première heure, aux Suard, aux Diderot, ont succédé des adeptes non moins convaincus: le marquis de Saint-Simon, Le Tourneur, Dorat, Fontanes, M.-J. Chénier. Ces noms ne sont pas de grands noms; mais oü étaient nos grands poètes entre 1760 et 1800, a 1'exception d'André Chénier, que les poèmes ossianiques ont d'ailleurs intéressé sans toutefois le pénétrer bien profondément? Ossian est goüté par beaucoup d'autres, mais discrètement et comme dans 1'ombre; avant Chateaubriand, aucun de ses admirateurs n'est de taille a 1'impóser a 1'opinion. II faut faire une place a part a .la Suisse romande, oü le doyen Bridel voyait dans le barde des montagnes de 1'Ecosse le type du poète vrai, sincère et naturel, tel qu'il le fallait a un peuple libre, fier de son indépendance et des souvenirs de ses aïeux héroïques, tel que le nourrissent les montagnes de la Suisse. L'Italie paraissait offrir un terrain moins propice a 1'admiration et au culte d'Ossian. Grace a Cesarotti, il y recrute cependant des [ prbsélytes. L'excellent abbé avait formé autour de lui a Padoue un I cercle d'ossianistes. II se faisait appeler par eux padre Ossian et donnait le nom d'Oscar a Giuseppe Barbieri, son disciple préféré. II se considérait tout a fait comme le représentant d'Ossian: aimer le Barde, c'était 1'aimer. S'il se rendait a Venise, il y trouvait un cercle de dames ossianistes parmi lesquelles il reprenait le nom d'Ossian; et sa préférée recevait celui de Malvina. Cest ainsi qu'il adresse ses lettres et qu'il les signe. Son Ossian en vers italiens porte la renommée du Barde non seulement a Bologne, ou «ce phénomène littéraire attire tous les curieux" en 1765, mais a Vienne, oü il fait fureur en 1773, et même a Varsovie: le roi Stanislas en est enthousiaste, et une belle jeune fille de dix-sept ans en sait des pages entières par cceur. Ce prestige d'Ossian, dü en grande partie aux mérites de son traducteur, persiste en Italië pendant toute la fin du siècle et au début du siècle suivant. MM. Graf et Hazard nous en donnent des témoignages intéressants. Entre 1766 et 1795, c'est 1'admiration de Daniele Floris, de Mattei, de Fantoni, de Monti, de Galeani Napione, parmi d'autres peu connus. En 1784, c'est 1'entrée triomphale d'Ossian dans 1'Académie des Arcades de Rome, lorsque la réception de Cesarotti fut accompagnée d'une fête pastorale dans laquelie le président célébra en vers les mérites du Barde: «Avec toi je m'avance tremblant dans les forêfs de Morven; j'entends le torrent gronder, j'entends rugir les bêtes fauves..." quoiqu'il n'y ait guère de bêtes fauves dans la Calédonie ossianique. Angelo Mazza écrit des Stances a Cesarotti oü le Barde est comblé de louanges; G. Barbieri une épitre non moins enthousiaste. Vers 1796, Foscolo, a dix-huit ans, admire le patetico cantor dl Selma. Ambrogio Viale, le «solitaire des Alpes", se nourrit d'Ossian dans sa retraite sauvage. Pindemonte ossianise volontiers a la fin du siècle. Les improvisateurs se donnent hbre carrière sur les thèmes faciles que leur offrent les poèmes. En 1792, Fortunata Fantastici, improvisatrice arcadienne, compose des pièces de vers sur Agandecca et Fainasilla. En 1797, le fameux Gianni improvise en style ossianique 1'éloge de Desaix a la table de Berthier. En 1796, Ubaldo Primavera publie des Exemples de beau style tirés des poèmes d'Ossian et distribués par ordre alphabétique. II n'est pas jusqu'a un perruquier de Bologne qui, en 1772, ne se pame d'aise en lisant Ossian. L'enthousiame est bien plus. prononcé encore en Allemagne. La surtout, l'ossianisme règne dans les groupes de poètes bardisants: il se. fond, comme nous le verrons, avec le culte de 1'ancienne Germanie, et en général de Tanden Nord. On forme des projets de voyage en Calédonie: le pays d'Ossian devient pour quelques enthousiastes ce qu'est pour 1'artiste ou 1'humaniste la Grèce ou 1'Italie: la terre dassique du beau et le berceau de la poésie. En 1768, Klopstock, avec 1'appui du comte Bernstorff, devait organiser une mission du poète danois Ewald en Ecosse, dans les Orcades, etc.., pour y \ recueillir les mélodies des poèmes ossianiques ou d'autres analogues. En 1770, Herder entretient Goethe d'un projet assez vague de voyage fabuleux (Fabelreisé) en Calédonie, oü il pourrait saisir sur place la poésie naturelle. On sait 1'importance qu'attribuait a Ossian et a ses poèmes le groupe poétique de Göttingen vers 1772: dans ce Hainbund qui veut faire revivre, assez puérilement, les anciennes coutumes germaniques, on s'inspire d'Ossian, faute de mieux, et de 1'Edda, mais surtout d'Ossian. Les ossianistes allemands se recrutent d'ailleurs parmi les écrivains les plus distingués et les plus grands poètes. II suffit de nommer Halier, Klopstock, Herder, Bürger, Goethe, Schiller. Herder est peut-être le plus profondément pénétré d'Ossian. II lit Fingal durant le trajet par mer d'Anvers a Amsterdam, a minuit, pendant que le navire est échoué sur des bancs de sable, dans un isolement qui a quelque chose de sinistre. A Nantes, il découvre la Dissertation de Blair, et son enthousiasme pour le Barde a désormais de quoi s'appuyer et s'autoriser. Mais c'est surtout dans son exil de Bückeburg (1771—1773), dans ses promenades solitaires par champs et par bois, qu'il se délecte de la lecture des poèmes ossianiques, en même temps que du recueil de Percy et de Shakespeare. II se fait lire Ossian a son lit de mort, suprème privilège que le Barde ne partage qu'avec Klopstock et la Bible. Goethe a probablement été initié a Ossian par Herder a Strasbourg en 1770-1771, et a son tour il 1'a fait connaitre a Jung-Stilling. A cette époque de sa jeunesse; les grands poètes sont pour lui, et sur une même ligne, Ossian, Klopstock, Shakespeare et Milton. Herder et Goethe ont traduit Ossian, 1'un en vers, 1'autre en prose, d'une manière que nous apprécierons tout a 1'heure. Mme de Berlepsch les appelle en 1777 .les deux rochers d'Ossian". Quant a Schiller, ossianiste moins fervent, il est clair cependant que pour lui Ossian est le type de la poésie naïve ou primitive, opposée a la poésie sentimentale plus tardive. Tieck sera le dernier représentant des grands ossianistes allemands du XVIIIe siècle. Le succès d'Ossian a donc été presque universel dans les principales nations littéraires de 1'Europe. II semble s'être répandu partout, quoique a des dates un peu différentes: en Espagne, en Hollande oü Feith appelle le Barde 1'ami des heures tristes, le poète du cceur; en Suède oü il se développe beaucoup vers la fin du siècle. Le manque de travaux particuliers et approfondis sur l'ossianisme dans chaque pays empêche d'apporter ici les précisions désirables. Nous ne saurons jamais d'ailleurs combien d'esprits en Europe se sont intéressés a Ossian, combien d'ames 1'ont goüté. Un certain nombre de lecteurs ont pu le lire, en anglais, malgré la difficulté de la circulation des livres entre les différents pays. Mais enfin la plupart ne 1'ont connu que par les traductions, et nous nous trouvons la sur un terrain un peu plus stable. III. II est tres inexact de dire, comme on 1'a fait si souvent, que dès son apparition Ossian fut traduit dans toutes les langues de 1'Europe. Dans la plupart des nations au contraire, il dut attendre vingt, trente années et davantage, avant de trouver une traduction compléte. Presque partout, on passé par une première période de traductions fragmentaires et décousues. La France est le premier pays qui ait traduit de 1'Ossian. Dès septembre 1760, Turgot publiait dans le Journal Elranger deux morceaux de poésie erse qu'il avait trouvés dans le London Chronicle du 21 juin, et qui étaient extraits des •premiers Fragments de Macpherson: cinq pages extrêmement ossianiques de sentiments et d'expression. Mis en goüt par cette révélation, le même Journal donnait, en janvier et décembre 1761, deux autres morceaux traduits par Suard sur le volume des Fragments. Diderot, enthousiaste de cette poésie nouvelle, traduit pour Grimm et peutêtre pour Suard d'autres morceaux du même recueil. En 1762, le Journal Etranger faisait faire a ses lecteurs plus ample connaissance avec Ossian: il donnait cinq des petits poèmes que contenait le volume de Fingal. En 1764 et 1765, la Oazette Littéraire de l'Europe, qui avait repris avec les mêmes directeurs la succession du Journal Etranger, continuait sa tache en donnant, toujours par la plume de Suard, plusieurs poèmes ou morceaux nouveaux. Une collection intéressante et qui eut du succès, les Variétés Litiéraires d'Arnaud et Suard (1768 et 1770), rééditait les traductions jusque-la publiées de morceaux ossianiques. En 1772, un Choix de Contes et de Poésies Erses donnait quatorze morceaux découpés trés librement dans douze poèmes, sorte d'anthologie ossianique dont quelques pages étaient heureusement choisies. En 1774 seulement, une des deux épopées, van tieghem, Ossian et r Ossianisme. 2 Temora, était traduite pour la première fois, et 1'autre, Fingal, attendait encore un traducteur. L'Allemagne .passé par la même période d'essais préliminaires, mais chez elle cette période est plus courte. En 1762 seulemént paraissent deux fragments traduits par le Bremisches Magazin d'après le Genlleman's Magazine; en 1763 Raspe donne des extraits de Fingal dans le Hannoverisches Magazin. Les Fragments de 1760 sont traduits a peu pres en entier par Engelbrecht en 1764; ils devaient reparaitre dans le Neues Bremisches Magazin en 1766. Wittenberg traduit Fingal en 1764. Ces noms ne disent rien au lecteur: en effet c'étaient des inconnus, le premier un marchand, le second un petit littérateur médiocre. En Allemagne Ossian n'a pas, tout au début, été présenté par des hommes de la valeur de Turgot ou de Diderot. Ce premier travail s'accomplit dans la région du ' Nord, dans les villes hanséatiques ou dans le Hanovre, pays qui était en plus intimes rapports avec 1'Angleterre. D'autres morceaux étaient cités dans la Theorie de la Poésie de Chr. H. Schmid (1767) et repris dans ses Zusatze (1769). Toutes ces traductions étaient naturellement en prose, en prose plus ou moins rythmée comme 1'original. Mais déja en 1767 on trouve une traduction en vers du chant de Colma et de la lamentation d'Armin par Crome, dans les Unterhaltangen de Hambourg. La même période se prolonge plus longtemps même ailleurs. En Hollande Van Lelyveld traduit dès 1763 Les Chants de Selma, mais s'en tient la. En Suède Ossian est présenté dans un journal de Göteborg par Gjörwell et Gothenius en 1765 et 1766. Göteborg, comme les villes hanséatiques, est un port ouvert aux importations anglaises. On en reste la pendant plusieurs années; ce n'est que de 1775 a 1780 que Kellgren, dans la Revue dune société d'Abo, fait réellement connaitre Ossian au public suédois. L'Italie n'a pas connu cette période intermédiaire ni eet Ossian fragmentaire. Un hasard heureux faisait vivre sous 1'azur vénitien 1'admirateur le plus enthousiaste èt le traducteur le plus habüe du barde des brouillards. L'abbé Melchior Cesarotti était en 1760 précepteur a Venise; il y fit la connaissance d'un jeune Anglais, Charles Sackville, qui lui révéla les Fragments erses, puis Fingal. II ignorait complètement 1'anglais: son admiration naquit du mot a mot italien que lui donnait son jeune ami, et c'est sur cette sorte de version littérale qu'il commenca a traduire Ossian; puis il apprit la langue en traduisant. Cesarotti adopta immédiatement, pour rendre la prose de Macpherson, 1'hendécasyllabe non rimé (sciolto), vers dans le maniement duquel il se révéla un maitre: et la gloire du versificateur a survécu en Italië a celle du poète et de son modèle. Avec leurs épithètes, leurs mots composés, hardis néologismes en italien, leurs tours calqués sur ceux du texte anglais, avec leur allure souvent brusque et saccadée, leurs coupes savamment variées, leurs continuels enjambements, les scioltidt Cesarotti, sans rendre exactement 1'effet de la prose de Macpherson, donnaient une impression assez voisine, plus frappante peut-être; au point que 1'ceuvre a été longtemps considérée, non seulement en Italië, mais un peu partout, comme supérieure a 1'original. Dès la fin de 1762 paraissait Fingal, dès la fin de 1763 Temora et d'autres poèmes. L'Ossian de Cesarotti se réédite, successivèment complété et amélioré, huit fois au moins de 1763 a 1795; il devait avoir encore au moins treize éditions de 1801 ' a 1829. Ce fut un immense succès, dü, je le répète, au moins autant aux talents du traducteur qu'aux mérites de 1'original. Les Italiens ont donc possédé dès le premier jour leur traduction d'Ossian, et dont le succès excluait toute autre entreprise rivale; Michel Leoni, au XlXe siècle, n'aura qu'a compléter Cesarotti en lui adjoignant les poèmes de Smith. Comme Cesarotti en Italië, et a son exemple, Denis en Allemagne tentait d'élever a Ossian un monument digne de lui. Le Bavarois Michel Denis, devenu jésuite autrichien, professeur de belles-lettres comme Cesarotti, avait appris dans 1'Ossian italien a admirer le barde de Morven. Quand il connut le texte anglais, il Ie traduisit tout entier en hexamètres, sous l'influence sans doute de Klopstock et du succès de sa Messiade. Cette traduction compléte parut, magnifiquement imprimée, en 1768 et 1769. Une grande curiosité, un grand intérêt furent éveillés par ce monument imposant, mais massif; on le constate au nombre des articles qui furent consacrés a la traduction de Denis. L'Allemagne possédait au bout de peu d'années un Ossian complet en vers, et c'est dans Denis que le plus souvent on citera Ossian, au moins au XVIIk siècle. Goethe 1'a lu «avec beaucoup de plaisir" et estime que de pareilles tentatives raffermiront le bon goüt (1773). Mais tout le monde n'approuve pas le majestueux"^ hexamètre substitué a la souple prose rythmée de 1'original. Herder profeste avec énergie contre cette trahison dans ses fragments Sur Ossian et les Chants des anciens peuples (1773). II estime que tout 2* I le parfum de poésie primitive qui se dégage des poèmes ossianiques ' disparait dans la traduction de Denis. II avait déja, dans ses Fragments de 1766, conseillé d'adopter Ie vers libre des odes de Klopstock, le plus proche d'après lui de la poésie primitive, pour traduire Ossian comme Young et Ia Bible. La grande traduction de Denis rie pouvait donc satisfaire complètement les ossianistes allemands, nombreux et fervents plus que partout ailleurs. Ils reprennent et recommencent son oeuvre, soit en détail, soit d'ensemble. En aucun pays Ossian n'a été plus traduit. De 1762 a 1800, on signale quatre traductions complètes et 34 partielles; et le XlXe siècle ne devait pas voir ce beau zèle se ralentir: de 1800 a 1868, neuf traductions complètes et 22 partielles. Tel est en résumé le bilan d'un siècle d'ossianisme allemand; je crois qu'Ossian a été traduit en langue allemande autant que dans toutes les autres langues ensemble. Après Denis, le besoin d'une traduction en prose plus exacte et plus souple se faisait surtout sentir: Harold et Petersen donnent Ossian en prose rythmée, 1'un en 1775, 1'autre en 1782. Rhode devait encore renouveler cette tentative, en accentuant le rythme et la fidélité a 1'original, en 1800. Et surtout les traductions partielles se multipliaient. On trouve dans les Revues ou dans divers volumes des morceaux d'Ossian traduits en prose en 1773, en 1775 par Lenz, en 1778, en 1779 par Bürger, par Stolberg, en 1781 par von Hoven, en 1782 et en 1797 par Herder, en 1798 et 1799 par Schubart. Quelques-unes de ces traductions contiennent des poèmes entiers, comme le Fingal de Schröder en 1800. Je mets a part, pour son importance, le róle de Goethe. On sait que Werther (1774) contient, après une remarquable esquisse du monde ossianique, la traduction des Chants de Selma presque entiers, et enfin celle d'un passage de Berrathon i). La traduction de Goethe était remarquablement exacte; sa prose l'emportait de bien loin sur celle de ses émules ossianistes; l'immense succès de son roman assurait la diffusion de ces pages, même dans des milieux qui jusque-la avaient ignoré Ossian. Aussi n'est-il pas étonnant qu'on cite désormais de ptéférence Les Chants de Selma dans la traduction de Goethe: Petersen 1'incorpore purement et simplement a son Ossian complet en prose de 1782. On admet généralement que ces traductions, ainsi introduites 1) Pour 1'analyse et 1'étude détaillée de ces morceaux, je renvoie a mon Ossian en France, I, p. 277—283. dans Werther, remontent en réalité a une époque plus ancienne, a 1'année 1770-1771, oü Herder a Strasbourg révélait Ossian au jeune Goethe. Les essais de traduction en prose de Herder, dont plusieurs ont été retrouvés dans ses manuscrits, remontent en partie a la même époque; c'est probablement le cas pour les quatre morceaux de poésie sidérale empruntés a Ossian qui figurent dans son ouvrage Sar t Esprit de la Poésie hébraïque (1782), et pour les trois morceaux sur la vie et la mort qu'il cite dans son article Hades and Elysium de la même année l). Une nouvelle traduction compléte en vers ne devait paraitre qu'en 1806, celle de Frédéric de Stolberg; encore est-elle en vers simplement rythmés, trés proches de la prose. Mais un grand nombre d'essais avaient été faits depuis Denis pour rendre en vers élégiaques ou lyriques tel ou tel morceau particulièrement poétique: en 1777, en 1778, en 1780 par Kretschmann, en 1784 par Elwert, en 1786, en 1794 par Reiner, en 1799, en 1800 par Lilienfeld; et le mouvement devait continuer longtemps au XlXe siècle. Aux poèmes de . Macpherson s'ajoutaient ceux de Smith mis en vers par Chr. F. Weisse (1781), par F. L. W. Meyer (1792) et plus tard par Kosegarten (1801); ceux de A. Young, traduits par Pfaff (1792). Parmi' ces traductions partielles en vers, il en est qui offrent une importance particulière: ce sont celles de Herder qui figurent dans ses Chants populaires (1779). On sait quel est le but et le plan de 1'ouvrage: les poèmes ossianiques doivent figurer, pour Herder, parmi les monuments authentiques de la poésie naturelle, primitive, opposée a la poésie savante, a la poésie d'art. A ce titre, Herder insérait dans le second livre de Ia seconde partie, parue en 1779, trois morceaux: Ie Chant funèbre de Dar-thula, court fragment que peut-être Goethe lui avait fourni; Souvenir des chants d'autrefois; et un morceau beaucoup plus important, Apparition de Fillan, tous deux tirés du livre VII de Temora. Ces traductions sont en strophes de diverses longueurs et de divers mètres, rythmées et sans rime. J'ai dit ailleurs*) combien Herder élargit ambitieusement la notion de poésie populaire en appelant de ce nom des textes comme ceux-ci (même en supposant 1) Pour tout ce qui concerne l'ossianisme de Herder, la dissertation de R. Tombo doit être complétée par les nombreux détails épars dans le grand ouvrage de R. Haym, Herder nach seinem Leben und seinen Werken, Berlin, 1880-1885, 2 vol. 2) La mythologie et l'ancienne poésie scandinaves dans la littérature européenne au XVUle siècle, dans VEdda, Kristiania, années 1919 et 1920. Ossian authentique) et comme les poèmes dé YEdda qui figurent aussi dans ce recueil. En tout cas, il aurait pu mieux choisir: il connaissait tres bien Ossian et en avait traduit pour lui-même, pour sa fiancée, quantité de morceaux; on s'étonne qu'il ait été prendie ceux-la pour les mettre en vers et les insérer dans ses Chants populaire*. Mais pour deux du moins, le choix s'explique, paree qu'il nous dit lui-même en note qu'ils font partie d'une traduction, qu'il est en train d'exécuter, du poème entier de Temora. Dans le dernier quart du siècle, la plupart des autres nations littéraires entrent également en possession d'une traduction compléte d'Ossian. En France, Le Tourneur donnait en 1777 sa traduction en prose, moins exacte sans doute que les essais antérieurs, mais qui fit autorité, fut trés lue, souvent réimprimée, et servit de base a la plupart des traductions en vers et des imitations de la fin du siècle et du siècle suivant. Quand en 1795 Griffet-Labaume et David de Saint-Georges eurent, sous le pseudonyme de Hill, traduit les quatorze poèmes de Smith, ce second Ossian fut joint au premier dès 1798, et lui fut intimement mêlé, au point de rendre la distinction impossible, dans la grande édition Dentu de 1810, publiée au moment de la plus grande vogue d'Ossian en France. En Espagne, Ossian est entièrement traduit a partir de 1788 par Ortez, puis par Montengón qüi donne en 1800 Fingal et Temora d'après Cesarotti, par Marchena et Gallego, sans compter une traduction anonyme de Berrathon en vers. En Hollande, on ne rencontre guère qu'une traduction en prose des Chants de Selma (1793) au même moment que la traduction compléte en vers des Poésits dOssian par Van de Kasteele (1793), bientót suivie de celle de Bilderdijk, ossianiste convaincu et attitré, qui publie ses poèmes traduits d'Ossian en alexandrins de 1795 a 1805. En Danemark, la première traduction compléte est celle de Alstrup (1790-1791), puis vient Blicher (1807). En Suède, après les essais de Kellgren et d'autres, il faut attendre la traduction compléte publiée par Knös de 1794 a 1800. En Pologne c'est 1'évêque Ignace Krasiski qui entreprend la même tache; il est vrai que son Ossian polonais en prose devait être relégué dans 1'ombre par la traduction en vers de Kniasnin. En Hongrie Baczanyi joue le même role; quelques poèmes furent aussi traduits par Kazinczy. Quant aux Russes, ils se contentaient au XVlIIe siècle de lire les traductions allemandes ou Le Tourneur; au XlXe siècle ils lurent Ossian dans Baour-Lormian. La traduction compléte de Le Tourneur n'avait pas absolument fait cesser les essais isolés de rendre en vers ou même en prose tel ou tel morceau favori d'Ossian. Le doyen Bridel en 1782, Le Prévost d'Exmes en 1784, Restif de la Bretonne en 1785, la Nouvelle Bibliothèque des Romans en 1786, donnent des fragments ou des poèmes indépendamment de Le Tourneur. Quant aux traductions en vers, la plupart méritent plutót le nom d'imitations et nous les mentionnerons tout a 1'heure comme telles. Le comte de Clermont-Tonnerre traduit le premier chant de Fingal en 1786; Jean Lombard, a Berlin, traduit Carthon en 1789; le doyen Bridel, a Montreux, traduit Les Chants de Selma en 1782. Coupigny et Amaury Duval en 1794, M. J. Chénier en 1797, Miger en 1798, nous conduisent a Baour-Lormian, d'Arbaud-Jouques et Despinoy en 1801, Taillasson en 1802, Lebrun des Charmettes en 1803. Quoique ces versions nouvelles ne dérivent pas directement de celle de Le Tourneur, on peut admettre, et les dates paraissent prouver, que c'est Le Tourneur qui par le succès de sa traduction a donné le signal, puisqu'elles sont toutes postérieures a 1780. Quatre tendances distinctes se font jour a travers cette masse énorme de traductions, si diverses d'étendue, de langue, de forme, de siyle et d'intentions.—Les uns, fidèles a 1'esprit qui animait les premiers Fragments erses de 1760, ne donnent que des morceaux détachés pu de courts poèmes, emploient une prose volontiers rythmée qui rend assez bien celle de Macpherson, et produisent ainsi, par le style abrupt et entrecoupé, par le ton passionné, par le caractère elliptique et souvent obscur de ces évocations mélancoliques, de ces invocations émues, de ces scènes rapides, de ces dialogues pathétiques, un effet lyrique ou élégiaque ou dramatique, mais surtout lyrique. Ainsi faisaient Turgot, Suard et Diderot, les premiers traducteurs allemands et suédois, 1'auteur des Contes et poésies erses de 1772, Goethe dans Werther. Ce fut la première manière de traduire Ossian, et c'était certainement la meilleure: on jouissait de toutes ses qualités et on évitait presque tous ses défauts. En effet, comme Grimm le disait et comme on 1'a répété depuis, c'est le poète lyrique en lui qui surtout méritait son succès. Chansons ecossaises, disait Diderot a MUe Volland. Une esquisse de paysage, un sentiment passionné, une plainte émue, le retour du poète sur lui-même, des réflexions mélancoliques sur la destinée humaine, voila des éléments essentiels du lyrisme, et voila ce qu'Ossian donnait, ainsi présenté, sans mélange ennuyeux d'érudition historique ou de prétentions littéraires. «C'est ici, c'est sur cette colline que la terre renferme ce couple aimable. L'herbe croit entre les pierres de leur tombeau. Je m'assieds sous 1'ombre funèbre qui le couvre; j'entends le murmure des vents qui agitent le 'gazon, et le souvenir de ces amants se réveille dans mon ame. Vous dormez ensemble d'un sommeil paisible. Hélas! sur cette montagne il n'y a de repos que pour vous." Voila la fin du premier fragment par lequel la poésie erse fut connue en France, telle que Turgot la traduisait. „Je m'asseoirai sur la mousse qui borde la fontaine, au sommet de la colline des vents. Lorsque le silence du midi se répandra sur tous les environs, viens converser avec moi, mon amante! viens sur les ailes du vent! viens sur le soufflé de la montagne! fais-moi entendre ta voix en passant, lorsque le midi répandra le silence autour de nous." Voila un autre passage traduit par Suard en 1761. - „Levez-vous, vents de 1'automne! soufflez sur 1'obscure bruyère! Ecumez, torrents de la forêt! grondez, ouragans, sur la cime des chênes! Voyage a travers des nuages déchirés, 6 lune! montre par intervalles ton pale visage! rappelle-moi la nuit terrible oü mes enfants périrent, oü Arindal le fort tomba, oü s'éteignit ma chère Daura!" Voila ce que lit Werther a Charlotte, et voici ce qu'il lui lit encore a 1'instant tragique qui va amener leur éternelleséparation: „Pourquoi m'éveilles-tu, soufflé du printemps? Tu me caresses et tu dis: Je te baigne d'une rosée céleste. Mais le temps est proche oü je dois me flétrir, il est proche, 1'orage qui m'arrachera mes feuilles. Demain le voyageur viendra: il viendra, celui qui m'a vu dans ma beauté; son oeil me cherchera autour de lui dans la campagne, et ne me trouvera plus." • D'autres veulent garder un Ossian lyrique, mais ils estiment que le vêtement du vers est nécessaire a cette poésie, et habillent en odes, en élégies, en lieder les morceaux qui leur paraissent le mieux venu's De la cette quantité prodigieuse de strophes libres ou irrégulières, de stances, de quatrains, qui de 1770 a 1830, dans toutes les langues, traduisent ou prétendent traduire certains passages, et généralement les mêmes passages, le chant de Colma, par exemple, ou Darthula, ou Connal et Crimora, ou Sulmalla, ou Nina de Berrathon; sur ceux-la et quelques autres on peut dire qu'il s'est ouvert en Europe un véritable concours de poésie qui a duré un demi-siècle. Cette manière de récrire les poèmes ossianiques a été. assez cultivée en Angleterre, extrêmement en Allemagne, et beaucoup De même, sous la plume de John Logan, 1'apostrophe au soleil de Carthon: If from the opening clouds thy form appears, Her wonted charms the face of nature wears; Thy beauteous orb restores departed day, Looks from the sky and laughs the storm away. C'est plus qu'un déguisement, c'est une caricature: on dirait un mauvais pastiche de Pope mis sous le nom d'Ossian. Et les essais en ce genre se multiplient: on cite Derrick (1763), John Wodrow (1769 et 1771), John Hoole (1772), Ewen Cameron (1776), Sir" Egerton Brydges (1784); et d'autres poèmes anonymes. Ces élèves de Pope, Ecossais d'ailleurs pour la plupart, s'escriment a habiller le vieux barde, insuffisamment original et barbare pour notre goüt, mais qui 1'était beaucoup trop pour le leur, du vêtement traditionnel et décent du grand vers classique. Rien de plus curieux que cette manie d'homériser Ossian. C'est 1'époque oü W. Hamilton versifiait Shakespeare, c'est a dire le récrivait en couplets héroïques, de manière que le monologue d'Hamlet avait 1'air d'appartenir a YEssai sur l'Homme de Pope. Les alexandrins néerlandais lourds et mono-r tones de Van de Kasteele et de Bilderdijk, les hexamètres allemands de Denis, les alexandrins francais de Clermont-Tonnerre, de Lombard, des frères Bridel, de M. J. Chénier, de Baour-Lormian, même les hendécasyllabes italiens de Cesarotti, si habile que soit la facture de ces derniers, idrapent Ossian dans la même dignité correcte et froide, majestueuse et compassée, le sacrent poète épique, mais le dépouillent du coup de toute sa grace élégiaque et de toute son émotion lyrique. Et c'est comme poète épique qu'on le présente au lecteur: Lombard remplace le bref appel qui ouvre Carthon: „A tale of the times of old! The deeds of days of other years!" par 1'invocation classique et solennelle: Je chante ma jeunesse et les temps révolus . . .* Et c'est comme poète épique qu'on 1'étudie: Ramler, en 1777, donne lecture des hexamètres de Denis a ses élèves de 1'Ecole des Cadets, a Berlin, au milieu de 1'enthousiasme de ses auditeurs. Denis lui-même, ne croyant pas avoir assez fait pour rapprocher Ossian de Virgile, traduisait en vers latins sa propre tradudion: Mors Oscaris, filü Caruihi; et eet essai était signalé avec approbation et plusieurs fois réimprimé. Ossian ainsi traduit ou travesti s'incorpore, semble-t-il, davantage a la poésie anglaise, allemande ou francaise de 1'époque: il prend rang non loin de Pope, de Klopstock ou de Delille. Et cela d'autant mieux que si le Fingal d'EvraTCameron a 1'air d'un pastiche de Pope, Denis imite de prés Klopstock, et tous les versificateurs francais, de Clermont-Tonnerre a Baour-Lormian, démarquent sans pudeur non pas Delille, mais Racine et Voltaire; teurs alexandrins sont farcis d'expressions et même d'hémistiches classiques; ils auraient, pour employer un mot de Baour-Lormian lui-même qui était malin quelquefois, ils auraient usé le chapeau de Piron. IV. On ne se contente pas de traduire Ossian, on 1'imite et on s'en inspire. 41 y a imitation lorsqu'un écrivain, qui peut-être avait commencé pat traduire avec une exactitude au moins approchée, ennuyé de ce travail ou difficile ou ingrat, s'écarte de son texte, supprime, ajoute, transpose, embellit, et se trouve avoir écrit un conté, un poème ou une romance „en marge d'Ossian". A eet égard, la limite est malaisée a tracer entre certaines traductions en vers et certaines imitations. Parfois celles-ci se font plus libres et, délibérément, 1'écrivain raconte une histoire de son invention oü tout a peu prés est ossianique, noms, couleur locale, paysage, style surtout. On imite le style de Macpherson: rien n'est plus aisé. On raconte dans ce style des aventures héroïques et sentimentales, sentimentales surtout, semblables a celles qui remplissent les poèmes ossianiques, soit qu'on invente, soit qu'on démarque; et 1'on obtient par ce facile travail la nouvelle, 1'élégie, la romance, la cantate ossianique. Le théatre suit: et on joue ou on lit des tragédies dont le sujet est tiré d'Ossian, ou qui empruntent a Ossian leurs personnages et leurs décors. Dans 1'opéra ossianique, 1'imitation musicale vient s'y ajouter; des mélodies et des morceaux de concert expriment ou transposent les sentiments ou les situations les plus pathétiques des poèmes. Enfin le dessin, la peinture, reproduisent des épisodes tirés des poèmes ou simplement interprètent les figures caractéristiques, Ossian et Malvina par exemple. Au dela de ces imitations formelles et évidentes foisonnent les inspirations moins directes. Le poète, le romancier, 1'auteur dramatique, le compositeur, le peintre, ont lu Ossian, 1'ont goüté, et s'en souviennent. lis lui empruntent des noms, ou des situations, ou des impressions, ou des couleurs. Ils fondent et dissolvent des éléments ossianiques dans leur propre substance. Celui qui est familier avec les poèmes en retrouve 1'inspiration dans telle apostrophe lyrique, dans telle stance mélancolique, dans tel ciel nuageux, dans telle partie de harpes. C'est surtout au commencement du XlXe siècle que se multiplient ces inspirations générales dont, pour ne parler que de la littérature, Monti, Chateaubriand, Senancour, Byron et Lamartine offrent tant d'exemples. Mais on peut aussi s'inspirer d'Ossian en 1'évoquant, comme Werther et Jocelyn, en le raillant, comme Voltaire, en le citant comme Chateaubriand. Dans ce champ immense, et même en ne dépassant pas le XVIIIe siècle, je dois me borner a signaler les imitations proprement dites et quelques inspirations importantes; nous en rencontrerons d'autres en examinant lés idéés et les sentiments qu'Ossian a contribué a faire naitre ou a développer. Les pièces qui imitent directement Ossian se trouvent rarement en prose; ce sont alors de véritables nouvelles ou contes ossianiques. Je n'en rencontre guère en Angleterre, etpourcause: la ressemblance serait trop directe; ni en France. En Allemagne, on trouve quelques morceaux de ce genre a partir de 1775; et en 1790, Tieck prélude a son romantisme en composant cinq imitations ossianiques en prose, Iwona, Longal, Ryno, le Chant WUllin, le Chant d'UUin et de Linulf, dont il insérera les deux dernières dans Le Masqué de fer, histoire écossaise, par Ottokar Sturm (1792). Ce roman, dont le véritable auteur est Rambach, se termine par un chapitre dü a la plume de Tieck: c'est la qu'il placa ses deux récits ossianiques. En vers, les imitations du même genre se multiplient, en Angleterre peu après la révélation, sur le continent un peu plus tard. Avant 1770, miss Catherine Talbot donnait des Imitations d'Ossian, sans doute les premières de leur espèce. En Allemagne, la plus ancienne parait être le Hellebeck de Fr. de Stolberg, épisode ossianique (1775), bientöt suivi d'un Comala, «histoire celtique" en vers, dans le Teutscher Merkur (1777), de trois nouvelles ossianiques de Harold, Evirallin, Sulmora, Malvina (1778), du Bouclier et du Fingal et filoda de Kretschmann (1779, 1780), des Chants de Tara, de Harold, réplique des Chants de Selma (1781), du Repos funèbre d Caracthuna de Sternfeld (1788), de la Plainte de Chelim de Meissner, prose et vers (1786), de la Minvane de Nöldeke (1789), et d'autres morceaux analogues publiés de 1780 a 1800, et qu'a exhumés 1'érudite sagacité de M. Tombo. En France, le type du genre est offert par deux poèmes analogues et publiés a la même époque, le Chant d'un Barde de Léonard (1782) et le Chant du Barde de Fontanes (1783). Tous deux ont pour base la traduction de Le Tourneur; tous deux développent librement un poème ou un épisode; tous deux cherchent a plonger le lecteur dans le milieu ossianique, en lui contant, dit Léonard, une histoire d'amour Telle qu'environné de ses Bardes antiques, Ossian la chantait dans les rochers galliques. Cubières-Palmezeaux, Ducis, donnent des romances; Le Gay versifie d'un peu plus prés. Les Chants de Selma (1788). D'ailleurs certaines pages de Baour-Lormian lui-même ne méritent guère que le nom d'imitations, et ce genre, dont Coupigny se donnera comme 1'inventeur vers 1800, se développera beaucoup pendant 1'apogée d'Ossian sous le Consulat et 1'Empire. L'imitation proprement dite se retrouve en Angleterre a la fin du siècle avec Coleridge, dans la Plainte de Nlnathoma (1793). On voit par eet exemple et celui de Tieck, a peu prés contemporain, que les futurs romantiques se laissent tenter d'abord par ce qu'Ossian offre a leurs rêves de nouveauté dans les sentiments et dans leur expression. 11 en sera de même pour Byron un peu plus tard. Blake, plus mystique, offre un cas plus intéressant. D'après M. P. Berger, .tout ce qu'il y avait d'instincts celtiques dormant en lui fut réveillé par la poésie de ce Celte." 11 ossianise tres nettement dans deux pièces en prose rythmée, Contemplation et La Couche de la Mort, dont le style est calqué sur celui de Macpherson, mais oü se mêle assez curieusement a 1'inspiration d'Ossian celle de 1'Evangile. Surtout il emprunte au Barde des noms, ou il en forge d'autres qui ont 1'air ossianique; il imite son merveilleux, ses comparaisons, et, d'une manière frappante, son style, enfin sa prose rythmée. Quelques-unes de ces imitations sont particulièrement intéressantes, paree que 1'on y percoit comme un écho des principales modes littéraires du temps. II en est ainsi pour Werther, dont 1'immense succès en Europe coïncide en partie avec le succès des poèmes ossianiques, que le roman de Goethe contribuait d'ailleurs a faire connaitre. Lidner, a Stockholm, nature enthousiaste et sentimentele, ont paru dans les Literarische Monate de Vienne en 1776 et 1777, sous l'influence de Denis; une élégie germanique anonyme de 1779, oü 1'on voit Teuthardt pleurer Minna; une Theudelinde, par Halem, en 1780; Le Barde Ryno sur la colline de Fora, par Cramer, en 1800. Tous ces essais avaient recu 1'impulsion de Denis, qui a partir de 1772 imite constamment Ossian. II prétend être, dans une génération nouvelle, le successeur légitime du barde de Morven: «dein Folger bei kommenden Altern zu heissen!" Dans ses poésies patriotiques et officielies, on voit avec étonnement les ancêtres de Marie-Thérèse admirer les exploits de leur descendante en se penchant, non du sein des nuages, ce qui serait ossianique, mais des fenêtres du Valhalla. Tout pénétré d'Ossian par le long travail de sa traduction, Denis habille de ses couleurs tous les personnages et tous les évènements contemporains: c'est le plus considérable a eet égard des imitateurs d'Ossian, mais dans un genre voué d'avance au ridicule, et démodé en naissant. Kretschmann, dans son Rhingulph le Barde (1769) n'emprunte guère a Ossian que des éléments matériels. Ces écrivains dérivent tous de Klopstock et de Gerstenberg. Klopstock est le premier patron de l'ossianisme allemand. La révélation des chants du barde calédonien venait fort a propos appuyer d'arguments qu'il cróyait irréfutables ses idéés ou ses rêveries sur le passé de la race germanique et les caractères d'une poésie nationale allemande. II ossianise de 1764 a 1774 environ, dans ses bardits (La Bataille d'Hermann, Hermaan et les Princes, La Mort d'Hermaan) et dans ses odes de cette période. Plus tard il effacera de ses odes, en les revoyant pour une nouvelle édition, la plupart des traits ossianiques. Ce qu'il imite surtout d'Ossian, ce sont les comparaisons «empruntées aux grands objets de la nature" comme on disait chez nous a cette époque, c'est-a-dire aux astres, aux nuages, aux tempêtes, aux montagnes, aux torrents, etc...; c'est Ie développement par périodes composées de courtes phrases juxtaposées; ce sont aussi les couples d'amants, si tendres et si infortunés. En retouchant son ode Daphnis et Daphne' de 1748, il la rebaptise Selmar et Selma; et il en écrit une autre, Selma et Selmar, en 1766. Ces noms ont eu en Allemagne et dans les pays du Nord un grand succès: c'est Selma et Selmar de Kosegarten en 1778; c'est Selmar et Selma de Frédéric de Stolberg en 1782. Selma, qui est une ville ou un palais dans Ossian, devient décidément une jeune fille, et Ton sait que ce norn est encore donné de nos jours dans les pays scandinaves. van tieohem, Ossian et l'Ossianisme. 3 aient fait grand cas de la révélation ossianique. Pour la première fois, Ossian avec Mallet, mais infiniment mieux et avec plus de détail que Mallet, faisait connaitre directement 1'état social et moral des anciens peuples de 1'Europe, que jusque-la on ne connaissait que par les renseignements trés insuffisants qu'on glanait dans les ecrivains grecs et Iatins, dans Strabon, César, Tacite ou Ammien Marcellin. Sur quelque pays que 1'on porte les regards, on voit Ossian considéré d'abord et surtout comme un document propre a instruire 1'historien et le philosophe. C'est ainsi que le considèrent Blair et Gibbon, Turgot et Suard, Porthan et Tengström, Herder et Schiller. Tidgren, professeur a Abo, fonde 1'histoire ancienne de la Vestrogothie sur la seconde Dissertation de Macpherson. On cite Ossian, et copieusement, qu'il s'agisse d'histoire des religions, d'esthétique, ou de connaissance de 1'homme moral: Marmontel, Sulzer, Henry Home en offrent de nombreux exemples. „Ceux qui joignent a une ame sensible un esprit philosophique" tiennent ses poèmes pour .des monuments curieux"; et ceux même qui n'aiment les chants du Barde ni pour les sentiments ni pour le style, leur reconnaissent du moins 1'intérêt documentaire. Or on trouve dans ces poèmes le tableau d'un état social et moral qui est fait pour séduire et pour attacher. Point d'agriculture ni de métiers, point de villes, point de civilisation matérielle; et cependant ces chasseurs, ces guerriers ne sont pas des sauvages, encore moins des barbares. Leurs mceurs sont douces: ils professent le respect du faible, la clémence envers le vaincu; ils ne versent le sang que pour réparer 1'injustice. Surtout ils ont pour les femmes le plus profond respect; et 1'on est assez d'accord au XVIIIe siècle pour admettre que c'est de ces peuples et des autres peuples du Nord, leurs congénères et leurs contemporains, qu'est venue a 1'Europe 1'institution de la chevalerie. Ils n'ont aucune notion précise de la divinité: ni culte, ni prêtres; et leur religion se borne a croire que les ames des héros planent dans les nuages, d'oü elles protègent et encouragent les guerriers, tandis que les laches sont piongés dans les eaux infectes du Lego. A vrai'dire, cette absence de religion étonne, et souvent scandalise. Melchior Grimm la trouvait „singulière", sans plus; le marquis de Saint-Simon parait en féliciter Ossian; Cesarotti 1'explique en admettant que les idéés religieuses contemporaines du Barde étaient si grossières que celui-ci avait préféré les passer sous silence; Harold, qui la déplore, rend a la divinité sa place dans les poèmes Ecritures, d'Homère, et des discours des Iroquois". Quelques autres constatent comme lui que ce style rappelle ce que les voyageurs nous rapportent du langage des sauvages; et la théorie de Turgot s'en trouve confirmée. Ceux qui ne goütent guère la Bible ni son style, et c'est surtout en France qu'on les rencontre, reprochent a Ossian son „enflure de mauvais goüt" et »ces images orientales qui disent plus qu'on ne doit dire". Ceux qui en sont nourris, surtout en Angleterre et en Allemagne, entrent de plain-pied dans le style ossianique: c'est le cas de Klopstock entre tous. C'est paree qu'Ossian rappelle la Bible qu'il est poète, dit Kellgren en 1787. L'analogie extraordinaire entre certaines expressions du païen Ossian et certaines expressions de la Bible, particulièrement du Contigue des Canüques, a été plusieurs fois signalée et a servi d'argument contre 1'authenticité. La question du «style oriental" était d'ailleurs ouverte avant 1'apparition d'Ossian. Le livre de Lowth sur la poésie sacrée des" Hébreux, publié en 1753, a été trés lu en Europe: et 1'étude de la Bible considérée comme ouvrage littéraire et du style oriental au XVIIIe siècle mériterait d'être faite dans le détail. Mais 1'attention se porte surtout avec intérêt sur la personne même du Barde. A partir du volume de Fingal, cette personne, encore peü distincte dans les Fragments, se dessine avec netteté. Le vieux barde aveugle qui chante en s'accompagnant de sa harpe, ou dont la jeune et belle Malvina accompagne les chants, forme un tableau qui touche également des poètes aussi différents que Klopstock et André Chénier. Le type du barde était déja indiqué brièvement dans Le Barde de Gray, antérieur de peu d'années a 1'Ossian de Macpherson, et dont le succès en Europe fut assez considérable. Celui-la était solennel et majestueux, rnais courroucé: son ceil terrible et sa voix prophétique le rendaient semblable a un prophéte d'Israël qui menace et maudit. Ossian est mélancolique et résigné: il erre, dernier témoin des temps qui ne sont plus; il inspire le respect, mais aussi 1'affection et la pitié. On salue en lui le vrai poète, celui qui hante les déserts, qui se plait, disait Diderot, «dans leur horreur secrète", et qui loin des hommes n'a que le ciel pour source et confident de son génie. Un tel poète est grand et sublime: c'est un génie original, tel que Klopstock, Diderot, les Warton et Herder le rêvent et le cherchent dans Moïse, dans Homère et dans Shakespeare. Sa personne sacrée communiqué a ses chants la noblesse austère dont elle est empreinte. Or ceci est fort important pour le röle social du poète moderne. Celui-ci n'est trop souvent qu'un littérateur, pédant ou bel esprit, artiste qui cultive un art inutile entre tous. L'estime qu'on fait de lui est médiocre, et a juste titre. Chez les anciens Grecs, au contraire, les poètes étaient des Orphée, des Amphion, fils des dieux ou rois, des Homère, objet de 1'admiration, de la reconnaissance infinie, et d'un véritable culte. Chez les Hébreux, Dieu même inspirait leur langage: c'était Moïse, c'étaient les rois David et Salomon, c'étaient les Prophètes dont un charbon brülant avait purifié la bouche. Voici que Mallet et les poèmes ossianiques nous apprennent que les poètes ont joui dans le Nord de 1'Europe d'une aussi haute . estime. Les scaldes scandinaves et les bardes calédoniens étaient entourés d'égards: leur fonction avait quelque chose de divin; ils disposaient a leur gré de la gloire des rois. Un tel exemple est utile a considérer. M. Tombo a fait remarquer tres justement qu'un des services rendus par Ossian a la littérature européenne a été de conférer plus de noblesse et plus de dignité a la poésie et au poète. La notion du vates, du poète sublime et vraiment inspiré, écho et prophéte de son peuple, avait reparu en France avec Ronsard, mais s'était obscurcie de nouveau avec 1'école classique. On sait 1'opinion de Malherbe sur les poètes »non plus utiles aux Etats que des joueurs de quilles". Pas beaucoup plus d'ambiiion en Allemagne avant Klopstock, ni ailleurs. Cette conception reparaitra un peu partout au XlXe siècle avec le Romantisme, notamment chez Victor Hugo, mais ceux-la n'ont fait que recueillir les fruits d'un mouvement d'opinion commencé surtout au contact d'Ossian. D'un tel poète on peut attendre une poésie vraiment digne de ce nom. Ce qu'on appelle poésie au XVIIIe siècle en Europe n'est souvent qu'un art ingénieux, oü, quoi qu'en disent les poètes, I'inspiration n'a point de 'part. Partout on s'en apercoit vers le milieu du siècle; partout, en France, en Italië, mais surtout en Angleterre et en Allemagne, on aspire a une poésie qui soit de la poésie. J'aL rassemblé ailleurs i) quelques textes significatifs de ce mouvement d'idées: on pourrait les compléter par beaucoup d'autres non moins probants. On se plaint de n'avoir sous les yeux que les ouvrages de gens de lettres et de gens du monde, habiles a mettre en vers des idéés, des observations, a peindre Ia société et les mceurs des hommes vivant^n société. Les genres qu'on peut appeler didactiques 1) P. Van Tieghem, Le Mouvement Romantiqat, Paris, 1912. et sociaux, 1'épitre, la satire, la fable, 1'épigramme, le poème moral ou descriptif, y tiennent trop de place; 1'épopée, 1'élégie, l'ode même y sont artificielles ou froidement machinées. On demande que le cceur de 1'homme s'y fasse mieux voir, directement et a nu; on veut une poésie qui soit celle du jeune homme, du rêveur, du solitaire. C'est un des principaux traits du préromantisme européen. Les Suisses contre Gottsched, Joseph Warton contre Pope, Klopstock, Diderot, expriment la même tendance dans des langages différents. On cherche donc une poésie naturelle, non artificielle. On la trouvera dans les premiers ages de 1'humanité, lorsque la nature première de 1'homme n'est pas encore altérée par la civilisation et la société. La noble simplicité d'Homère, la sublimité de la Bible, la rudesse farouche des fragments scandinaves révélés par Mallet, la naïveté des ballades publiées par Percy, tels en sont les modèles les plus parfaits. Ossian en offre un type accompli. Sa poésie est une poésie de nature, et non d'art. Le Barde „n'a point lu, 1'écriture lui est inconnue, ses chants sont 1'expression directe de ses émotions. En les méditant, les lecteurs découvriront avec admiration ce que c'est que la vraie poésie; en les étudiant, les poètes devront chercher a être naturels, simples, spontanés comme lui. C'est avec lui qu'on apprendra to know the Poet from the man of rhyme: ce vers de Pope est 1'épigraphe de la traduction d'Ossian publiée dans la Stockholm Post en 1781. 11 représente, disent Suard et le Journal des Savants en 1762- 1763, la vraie poésie des peuples primitifs. De la cette force et ce goüt incomparables qu'admire Diderot dans les premières chansons écossaises en 1761. „Ce chantre de la nature épanchait son coeur" s'écrie en 1796 le critique Andrieux. „Ossian, dit Cesarotti, est le génie de la nature sauvage; ses poèmes ressemblent aux forêts sacrées de ses anciens Celtes: elles respirent 1'horreur, mais on y sent a chaque pas la divinité qui les habite". Pour Schiller, Ossian réunit les avantages de Ia poésie naïve et de la poésie sentimentale: car il appartient encore a un monde naturel, et il réfléchit cependant sur les spectacles qu'il peint. La traduction hollandaise de la Nuit dOctobre par Bilderdijk commence par un vers caractéristique qui, bien entendu, n'est pas dans le texte: „Cinq Bardes, pauvres d'art, mais poètes de nature . . ." Quand Svedelius, dernier professeur de poésie a UpsaI, tracé le portrait du poète de nature, c'est Ossian qu'il a surtout devant les yeux, et dont son latin cicéronien fait le plus magnifique éloge (1779). Son compatriote Tengström va plus van tieohem, Ossian et l'Ossianisme. 4 insistant seulement sur ceux qui n'ont pas -jusqu'ici attiré 1'attention. On comprend d'ailleurs qu'ils aient été, moins que les idéés morales et littéraires inspirées par Ossian, 1'objet de dissertations et de commentaires: les contemporains, même les écrivains, les faisaient passer dans leurs ouvrages plutót qu'ils ne les notaient séparément J'ai déja indiqué au commencement de cette étude la nouveauté et les caractères du paysage ossianique. Or les poèmes paraissent juste au moment oü dans toute 1'Europe les yeux s'ouvrent enfin a la beauté des paysages et 1'ame aux émotions qu'ils inspirent. Après les descriptions encore conventionnelles et idylliques de Thomson, de Klopstock et de tant d'autres, voici qu'avec les lettres de voyage de Gray, avec Rousseau surtout et Bernardin de Saint-Pierre, avec Goethe, avec Förster, la vraie nature apparait. Ossian apporte une note tout a fait nouvelle et trés différente de celle de Rousseau. Son paysage est grand, monotone et stérile. On quitte les sites riants et les aspects familiers pour rêver a de vastes contrées nues et austères, peuplées de brouillards et de nuages. Ni Laprade ni Biese, qui ont écrit 1'histoire du sentiment de la nature chez les modernes, ni personne, je crois, n'a remarqué que pour plusieurs des plus grands poètes ou écrivains européens, le paysage ossianique a été le premier asile de leurs rêves, et 1'Italie le second. Ainsi Herder, Goethe, Chateaubriand, Byron et Lamartine. Tous les cinq ont d'abord habité Morven en pensée, puis le séjour en Italië leur a offert des tableaux tout différents qui ont remplacé les premiers. Le ciel et les astres prennent dans le paysage ossianique une place prépondérante. Nous avons vu combien des morceaux les plus célèbres sont consacrés au soleil, a la lune et aux étoiles. Cette poésie sidérale a été 1'une des grandes nouveautés d'Ossian. On avait déja chanté en vers le soleil et ses bienfaits; mais il suffit de comparer le fameux début du livre III du Paradis Perda et l'hjmuie_au_jQl£il qui se trouve dans YEte' de Thomson avec les morceaux analogues . d'Ossian pour apercevoir combien celui-ci prêtait davantage au sentiment et a la rêverie. Quant a la lune, Ossian parait avoir été soii véritable introducteur dans la poésie moderne, oü elle devait jouer un si grand róle. De même pour les étoiles, et surtout pour 1'étoile du soir ou du berger, dont le début des Chants de Selma exprimait le charme poétique d'une manière si heureuse que les plus grands poètes n'ont pu que le répéter. Dès 1'apparition d'Ossian, ces morceaux excitèrent la plus vive, la plus débordante admiration. Des sentiments plus précis se déploient volontiers dans ce cadre quileur convient a merveille. C'est d'abord 1'amour: 1'amourpur, délicat, chevaleresque, comme ces hardis guerriers le ressentaient pour leurs tendres amantes, 1'amour fait de tendresse, de pitié, de désir de protéger, qui rend plus cher tout ce que 1'on a eu de la peine a défendre et a sauver. Ossian est un des livres préférés des amoureux de ce temps-la) le livre qu'ils lisent en pensant l'un a 1'autre. Werther le traduit pour Charlotte: en réalité, Goethe a vingt-deux ans 1'avait traduit pour les jeunes filles de Francfort ou d'ailleurs. Herder, cette même année 1771, écrit a sa fiancée qu'il trouve beaucoup a redire maintenant a Klopstock ët a Gessner, surtout comme peintres de 1'amour. „Mais 1'amour dans les chants des bardes écossais! Ce n'est qu'en eux qu'on trouve toute la tendresse, la douceur, la grace, la noblesse, la force et la délicate pureté morale qui nous séduit complètement et cependant nous laisse hommes!" Et il cite comme exemple le poème d'Oïthona. La perfection de 1'amour dans Ossian est un des traits qui ont le plus frappé ses jeunes admirateurs. En général, c'est un poète sensible: dans ses chants règne une „douce sensibilité". II exprime a un haut degré cette réaction contre les droits exclusifs de 1'intelligence et du bon sens qui marqué la seconde moitié, a peu pres, du XVIIIe siècle, et qui est un des principaux traits du préromantisme européen. Ce caractère frappe déja ses premiers lecteurs. On ne réfléchit pas, on ne discute pas, on se laisse aller au courant de ces émotions vagues et monotones, on se laisse noyer dans cette sensibilité molle et passive. Cette intime et puissante séduction qu'exercaient dans toute 1'Europe certaines pages de Jean-Jacques, on la retrouvait dans Ossian, plus continue et plus compléte. La sensibilité y était plus molle et plus mièvre, plus rêveuse et plus alanguie. Jamais poète n'avait offert une telle suite de tableaux et d'impressions, oü la raison tint si peu de place, oü 1'émotion fut si constamment sollicitée et a tout propos. Ossian est aussitöt et partout appelé „le poète du cceur". C'est surtout le poète de la mélancolie. Si 1'on aime les lectures 'qui attristent, qui font verser des larmes, on trouve en lui le poète idéal. II a célébré le plaisir de la douleur, les charmes de la mélancolie. Or celle-ci est a 1'ordre du jour a la fin du siècle. C'est quelquefois une mélancolie lugubre, celle de Werther lorsqu' „Ossian a remplacé Homère dans son coeur"; on trouve dans les chants du Barde, dit Dorat, „cette mélancolie sombre qui est peut-être une des sources du sublime." Plus souvent c'est une mélancolie qui n'est pas sans douceur et sans charmes, celle a laquelle la traduction de Le Tourneur a converti Fontanes, celle que chantera Ducis a propos du tableau d'Ossian peint par son ami Gérard: «Long tourment, mais si cher, si plein de volupté ..."; l'.élégante mélancolie" de Ugo Foscolo; la languida tristezza de G. Barbieri, qui est la source oü puise, dit-il, le chantre de Malvina et de Fingal. Ossian, «1'ami de celui qui est triste", dit Feith, en est le meilleur interprète. A la fin de cette période, Chateaubriand raillera, a propos de Mme de Staël, «la grande fontaine du Nord, oü tous les bardes se sont enivrés de mélancolie". Tels sont les principaux points qui se dégagent d'un examen général de la question. Quand on étudie Ossian en Angleterre, on rencontre a chaque instant les rivalités ou les jalousies entre Anglais, Ecossais et Irlandais, et les soupcons ou les discussions touchant 1'authenticité, plus suspecte la que partout ailleurs. En France, les regards sont surtout attirés vers 1'époque de la gloire et de la vogue d'Ossian, poète préféré de Napoléon, barde officiel de son règne. En Allemagne, il faut surtout s'occuper du röle d'Ossian dans la poésie bardique et de son utilisation pour des fins patriötiques. Un tableau d'ensemble comme celui que j'ai essayé d'esquisser, malgré ses graves lacunes en ce qui touche certaines littératures secondaires qui n'ont presque pas été étudiées de ce point de vue, offre au moins 1'avantage de faire ressorttr les caractères commuhs de l'ossianisme européen. Celui-ci a pour matière, parfois le texte anglais de Macpherson et, a la fin du siècle, de Smith, beaucoup plus souvent des traductions dont la plupart transforment le texte, tantöt dans un sens, tantöt dans un autre, ici plus élégantes, la plus poétiques, rarement littérales, et influent par suite grandement sur 1'impression que recoivent d'Ossian ses lecteurs des diverses nations. II se manifeste d'abord par des imitations de tout genre: la poésie européenne, souvent usée et qui aspirait a se rafraichir et a se renouveler, s'empare d'Ossian pour tailler librement dans cette étoffe nouvelle. D'autres, qui ne sont pas poètes, et qu'intéresse peu ce renouvellement littéraire, trouvent dans Ossian un document authentique et inappréciable sur les peuples celtiques et en général sur 1'Europe du Nord, et en tirent d'importantes conséquences historiques et morales. Enfin, hommes de lettres ou non, beaucoup de lecteurs sont gagnés par le charme d'Ossian, par 1'originale grandeur de son paysage, par la pureté idéale de ses sentiments, par la sensibilité et la mélancolie que ses poèmes respirent. Tels sont les principaux éléments constants et généraux de son succès, et les principaux effets qu'il a produits sur la littérature européenne. Tout cela était absolument nouveau, au moins sous cette forme, dans la seconde •moitié du XVIIIe siècle. Young venait de faire entendre dans ses Nuits une note plaintive et lugubre, toujours la même, mais puissante par sa monotonie même; il restait un peu philosophique et austère. Gessner jouait ses airs champêtres, et 1'on se sentait transporté dans 1'innocence première du monde; ses bergeries étaient aimables, mais un peu fades. Plus récemment encore, Rousseau, par 1'originalité de son attitude, par 1'ardeur de sa prédication, par la hardiesse de ses idéés, par la pureté de ses sentiments, par le charme de ses peintures, avait profondément ému toute 1'Europe. Ossian, sans nuire a leur succès, contenait quelques-uns de leurs éléments les plus appréciés et en offrait plusieurs autres. II était tendre, gracieux, pathétique, funèbre, éloquent, émouvant; il contait, il évoquait, il philosophait. Cette variété entrait certainement pour beaucoup dans son succès. II a donné une voix a beaucoup d'aspirations encore vagues, et qui se sont précisées en s'exprimant. II a autorisé une poésie plus /sentimentale, plus passionnée, plus hardie. 11 a élargi 1'horizon littéraire en donnant pour pöle a la poésie un Nord conventionnel et vague, mais nouveau du moins; en ouvrant au rêve des horizons inconnus; en attirant 1'attention sur les éléments instinctifs, primitifs de toute poésie. A tous ces égards son influence a été essentielle. De ces mondes nouveaux Ossian n'offrait qu'une fausse clef, dit fort bien Haym dans son livre sur Herder, mais cette fausse clef ouvrait tout de même. A la fin du XVIIIe siècle son röle n'était pas terminé, tant s'en faut; mais sa tache principale était accomplie. Alors se forme dans plusieurs pays une nouvelle poésie, qui a assimilé quelques éléments ossianiques et rejeté les autres. Ossian a contribué a renouveler les idéés littéraires; sur le chemin nouveau qu'il leur a' indiqué, elles continuent leur marche en avant et le laissent loin derrière elles. Dans le riche concert de la sensibilité moderne, la harpe du Barde ne fait plus entendre qu'une note grêle et fausse, bientöt dédaignée, et qui enfin se tait.