La guerre comme instrument de secours ou de punition Apersu des idéés sur le droit des gens et la morale des nations, spécialement en ce qui concerne la guerre comme instrument de secours ou de punition, d'après les auteurs de 1'époque patristique et du moyen &ge et d'après Grotius PAR D. BEAUFORT, O.F.M. LA HAYE MARTINUS NIJHOFF 1933 LA GUERRE COMME INSTRUMENT DE SECOURS OU DE PUNITION La guerre comme instrument de secours ou de punition Apergu des idéés sur le droit des gens et la morale des nations, spécialement en ce qui concerne la guerre comme instrument de secours ou de punition, d'après les auteurs de 1'époque patristique et du moyen age et d'après Grotius ACADEMISCH PROEFSCHRIFT TER VERKRIJGING VAN DEN GRAAD VAN DOCTOR IN DE RECHTSGELEERDHEID, AAN DE UNIVERSITEIT VAN AMSTERDAM, OP GEZAG VAN DEN RECTOR MAGNIFICUS, Mr. I. H. HIJMANS, HOOGLEERAAR IN DE FACULTEIT DER RECHTSGELEERDHEID, IN HET OPENBAAR TE VERDEDIGEN IN DE AULA DER UNIVERSITEIT OP DINSDAG 13 JUNI 1933, DES NAMIDDAGS TE 4 UUR DOOR LEO JOSEPHUS CORNELIS BEAUFORT (PATER FR. DIDYMUS O.F.M.) GEBOREN TE HAARLEM 'S-GRAVENHAGE MARTINUS NIJHOFF 1933 AAN MIJN ZUSTER De gelegenheid, door deze promotie geboden, wordt door mij gaarne benut, om U, Hooggeleerde Leden der Juridische Faculteit oprechten dank te betuigen voor al hetgeen Gij mij geschonken hebt aan inzicht en kennis op juridisch en economisch terrein. Zeer in het bijzonder gaat mijn dank uit naar U, Hooggeleerde Professor Kleintjes, die mij als Promotor met Uw raad en voorlichting steeds geholpen en tot volhouden hebt aangespoord, toen door arbeid van anderen aard de voltooiing dezer studie steeds verder moest worden verschoven. Bijzonderen dank betuig ik voorts aan den Heer E. P. van den Berghe te Brussel, voor zijn zorgvuldigen arbeid bij de vertaling dezer studie in het Fransch. Zijn hulp is mij onontbeerlijk geweest. TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION xi-xv CHAPITRE Ier. — l'époque chrétienne primitive et l'époque patristique 1-30 § 1. — Les trois premiers siècles de notre ère 1 § 2. — Saint Ambroise 9 § 3. — Saint Augustin 14 conclusions 27 CHAPITRE II. — le moyen age du ve au xiie siècle. . 31-55 § 1. — Le haut moyen age (du Ve au Xe siècle) 31 (Isidore de Séville, 32. — Agobard de Lyon, 34. — Raban Maur, 35. — Le pape Nicolas I8r, 35. — Hincmar de Reims, 36. — Ratherus de Vérone, 36). § 2. — Le XIe et le XII® siècle 38 A. Les Recueils de canons 38 (Abbo de Fleury, 38. — Burchard de Worms, 39. — Anselme de Lucques, 40. —Deusdedit,41. — Yves de Chartres, 42). B. Auteurs divers 45 (Pierre Damien, 45. — Lanfranc de Cantorbéry, 45. — Anselme de Cantorbéry, 46. — Le pape Alexandre II, 46. — Rufin, 46). C. Le Decretum Gratiani 49 conclusions 54 CHAPITRE III. — le moyen age (Suite). les grands scolastiques 56-71 § 1. — Saint Thomas d'Aquin 56 § 2. — Alexandre de Halès 63 § 3. — Saint Bonaventure 68 conclusions 70 CHAPITRE IV. — le moyen age (Fin). les „summae casuum" 72-115 § 1. — La Summa Raymundi 73 § 2. — La Summa Astesana 77 § 3. — La Summa Pisana et son „Supplementum" ... 86 § 4. — La Summa Angelica 94 § 5. — La Rosella Casuum 102 § 6. — La Summa Sylvestrina 105 CONCLUSIONS 110 appendice. Auteurs et juristes divers 112 (Honoré Bonet, 112. — Christine de Pisan, 112. — Joannis de Lignano 112. — Joanis Jupus, 114. — Franciscus Arias de Valderas, 114.— Petrinus Belli, 115). CHAPITRE V. — les précurseurs immédiats de grotius 116-155 § 1. — Azpilcueta (Navarrus), Vasquius, Covarruvias . . 116 §2. — Vitoria 121 a. De Indis recenter inventis 122 b. De Indis sive de jure betti Hispanorum in Bar¬ bar os 135 c. Conclusion 145 § 3. — Soto, Gentilis 147 § 4. — Suarez 150 CHAPITRE VI. — l'opinion de Mr c. van vollenhoven au sujet de la doctrine de grotius („Grotius' TheO- rem") 156-177 a. L'esprit et la tendance des conceptions de Grotius sur le droit des gens. Analyse critique 157 b. Le „Théorème de Grotius" sur la guerre considérée comme instrument de punition. Analyse critique . . 165 c. Résumé synthétique 174 CONSIDERATIONS FINALES 178-182 INDEX DES NOMS PROPRES 183-185 INTRODUCTION Le remarquable intérêt que, de nos jours plus qu'autrefois, suscitent les questions relatives au droit des gens, ainsi que les persévérants efforts tentés pour consolider les bases de ce droit et pour 1'étendre dans tous les sens, doivent compter parmi les rares conséquences de la guerre mondiale pouvant être portées a son crédit. Ni eet intérêt ni ces tentatives ne doivent nous étonner. Les événements qui se sont produits a partir de 1914 ne pouvaient manquer d'ouvrir les yeux de tous sur le caractère intenable et foncièrement rudimentaire de 1'ordre juridique en vigueur. Désormais était devenue manifeste 1'insuffisance d'un droit international dont 1'appui se dérobait au moment le plus critique, et qui, malgré les nombreuses normes qu'il prescrivait pour 1'état de guerre, ne présentait qu'un grand vide sur ce point essentiel: le droit de la guerre en elle-même. Si on voulait empêcher le retour du cataclysme de 1914, il fallait que 1'anarchie régnant dans la vie internationale des Ëtats füt condamnée, et que le système consistant a se faire justice soi-même füt abandonné. C'estdecette conception qu'est née la Société des Nations. En théorie, ce n'était la ni plus ni moins que le rejet ou la transformation de tout un monde d'idées qui passaient autrefois pour intangibles, mais qui s'étaient révélées comme inconciliables avec une évolution plus moderne du droit. Tout particulièrement, le concept traditionnel, absolu et outré, du principe de la souveraineté des Etats se trouvait impliqué dans le conflit. Or, une des manières dont se traduit avec le plus d'évidence la limitation tant désirable de ce principe de la souveraineté, c'est 1'extension, pratique et juridique, du droit d'intervention, droit que, d'une fagon générale, nous pouvons définir: 1'ingérence, par voie d'autorité, d'un ou de plusieurs Etats dans les affaires intérieures ou extérieures d'un ou de plusieurs autres Etats. Que ce droit d'intervention, qui a été combattu vivement et depuis longtemps, joue un róle considérable dans la récente évo- lution du droit des gens, cela ne saurait surprendre ceux qui ont quelque notion de 1'importance capitale que présente, dans la sphère juridique internationale, la doctrine de 1'intervention x). C'est a juste titre que la matière du droit d'intervention est appelée par Rolin-Jacquemyns „une des plus graves, sinon la plus grave de tout le droit international, paree qu'elle touche a la fois a ce que 1'on pourrait appeler les deux pölesdelasociétédesnations: d'un cöté 1'indépendance essentielle des Etats, de 1'autre leur solidarité" 2). On comprend donc facilement que la plupart des auteurs qui ont écrit des manuels ou des articles de revue traitant du droit international, aient porté leur attention sur la doctrine et la pratique de 1'intervention. On s'explique aisément que les monographies publiées sur ce sujet s'accumulent en d'imposantes séries 3). Ces efforts n'ont pourtant pas conduit a une unité de vues. Nettement caractéristique a eet égard est le témoignage de Winfield, qui juge que 1'intervention est „une des matières les plus indéterminées" du droit des gens. Tandis que les uns sont d'accord pour 1'appeler un droit, les autres la qualifient de crime; certains 1'envisagent comme la règle, certains autres comme 1'exception; nombreux sont ceux qui estiment qu'elle n'est admissible en aucun cas 4). Cette indétermination et cette incertitude ont d'ailleurs toujours existé. Déja Talleyrand, lorsqu'on lui demandait quelle était la portée du principe de nonintervention, a pu se permettre de répondre, sur le ton sarcastique qui lui était coutumier, que le terme „non-intervention" était mystérieux et a peu prés synonyme d'intervention 5). Quoi qu'il en soit, parmi les nombreuses questions qu'embrasse ce problème si complexe, il y en a une, — celle de la guerre considérée comme instrument de punition, — qui est tout spécialement mise a 1'ordre du jour par la récente évolution du droit international. Cette question peut se formuler ainsi: Dans le cas oü x) H. Strauch, Zur Interventionslehre (De la doctrine de 1'intervention), Heidelberg, 1879, p. 1. 2) G. Rolin-Jacquemyns dans la Revue de droit international et de législation comparée, VIII, Gand (= Bruxelles) etc. 1876, p. 676/677. 8) E. Stowell, Intervention in International Law (L'Intervention dans le droit international), Washington, 1921; eet ouvrage contient une abondante bibliographie. *) „The subject of intervention is one of the vaguest branches of international law. We are told, that intervention is a right; that it is a crime; that it is the rule; that it is the exception; that it is never permissible at all". P. H. Winfield, dans le British YearBook of International Law, Londres 1922-1923, p. 130. 4) Cf. le Politisches Handwörterbuch au mot „Intervention", p. 854. 1'ordre juridique international a été enfreint par 1'un ou 1'autre Etat a la suite d'un acte criminel, — agression d'un voisin faible, violation de la neutralité, refus de se soumettre a un arbitrage, etc., — est-ce uniquement a 1'Ëtat lésé et, le cas échéant, a ses alliés qu'appartient le droit d'exiger une réparation et d'appuyer cette revendication par une action armée ? Ou bien d'autres Êtats, et spécialement une communauté d'Ëtats ont-ils également le droit, peut-être même le devoir, de contraindre, au besoin par la guerre, 1'auteur de 1'injustice a réparer le dommage occasionné ? En un mot, le principe de non-intervention peut-il, en pareil cas, être écarté sans avoir égard a celui de la souveraineté, considéré jadis comme absolument intangible? Parmi ceux qui se sont prononcés sur ces questions, Mr C. van Vollenhoven, professeur de 1'Université de Leyde, a défendu la thèse suivant laquelle Grotius, dans son ouvrage De Jure Belli ac Pacis, aurait énoncé au sujet de la guerre considérée comme instrument de punition, une doctrine parfaitement juste, entièrement nouvelle pour son époque et pour les siècles postérieurs. Le but qu'on s'efforce a présent d'atteindre a Genève par des phases successives, notre célèbre compatriote non seulement 1'aurait mis en pleine lumière il y a déja trois siècles, mais encore il 1'aurait fait d'une manière originale, en abandonnant totalement les théories de ses devanciers du moyen age. La notion de la guerre comme instrument de punition était bien familière a ces derniers, mais, d'après la thèse soutenue par Mr C. van Vollenhoven, ils accordaient le droit de chatier uniquement a la partie lésée et a ses alliés, ou tout au plus a ses amis. Dès lors, la base de la doctrine médiévale serait 1'égoïsme, individualiste et national. D'autre part, suivant la doctrine de Grotius, il serait permis a n'importe qui, individu ou nation, de punir 1'auteur de 1'injustice. Ainsi cette doctrine serait fondée sur 1'altruïsme et la charité x). Cet exposé de M. le professeur van Vollenhoven fut pour nous le point de départ de la présente étude. La théorie de Grotius est digne en elle-même de toute notre attention. II s'agit de savoir si le grand juriste néerlandais, en avance de plusieurs siècles sur son temps, s'est fait 1'avocat d'une des formes les plus importantes du droit d'intervention, sans tou- *) C. van Vollenhoven, Grotius and Geneva. Bibliotheca Visseriana VI (Lugduni Batavorum, 1926), p. 1-81. tefois employer ce terme. En outre, la thèse de Mr van Vollenhoven soulève une question nouvelle concernant les rapports entre Grotius et ses prédécesseurs. L'antithèse établie avec tant de netteté par le professeur de Leyde entre Grotius et ses devanciers répond-elle a la réalité ? Dépeint-il exactement la mentalité des ecrivains antérieurs a Grotius et la mentalité de Grotius luimême lorsqu il les oppose, lorsqu'il les qualifie respectivement d égoïsme et d'altruisme, de nationalisme exalté et d'universalisme ? Ne pourrait-on pas soutenir que Grotius lui-même est, sans doute, le prédicateur magistral, mais seulement le prédicateur de doctrines professées longtemps avant lui? Voila les questions pnncxpales auxquelles nous avons cherché a répondre dans 1'étude que nous publions aujourd'hui. Mais d autres points demandent a être pris en considération. Mr C. van Vollenhoven signale que 1'auteur du De Jure Belli ac Pacis ne fait aucune place a une doublé morale, selon qu'il s'agit de la conduite des individus ou de celle des peuples, et qu'il applique le même étalon aux uns et aux autres; ensuite, qu'un trait caracténstique de sa doctrine est 1'effort pour remédier a 1'absence de légalité, ainsi que la condamnation des situations anarchiques, tant dans la vie des individus que dans la vie collective. C'est pourquoi il nous a paru intéressant d'examiner aussi ce que valent, a ce point de vue, les théories des devanciers de Grotius. Nous désirons présenter, au préalable, quelques remarques concernant la méthode que nous suivrons. Nous consacrerons plusieurs chapitres de notre travail a 1'exposition et a la discussion des opinions émises pendant les premiers siècles chrétiens et pendant le haut et le bas moyen age. Nous examinerons ensuite les idéés des prédécesseurs immédiats, et déja mieux connus, de Grotius. Nous résumerons et nous commenterons la doctrine de celui-ci dans notre dernier chapitre. Pour plus de clarté, il nous a semblé désirable et même nécessaire d'étendre notre examen a un certain nombre de points qui ne sont pas directement compris dans le plan que nous venons d'indiquer. Souvent, en effet, la pensée particuliere d un auteur en matière de guerre répressive ou de droit d'intervention ne devient claire que si on 1'envisage en rapport avec sa conception générale de la guerre et de la paix. Ce genre de recherches oblige a avoir recours a de nombreuses citations, d autant plus que les sources auxquelles nous avons puisé ne sont pas toujours a la portée de tous. Afin de ne pas rendre notre exposé trop laborieux et de ne pas le surcharger de redites qui pourraient rebuter le lecteur, nous avons reproduit en note la plupart des passages auxquels nous nous sommes référé, tandis que notre texte en donne un résumé ou une paraphrase fidéle. Nous dirons enfin que nous nous sommes limité, autant que possible, aux auteurs pouvant être considérés comme des représentants de leur époque; toutefois, nous avons invoqué également le témoignage d'autres écrivains, même s'il n'a qu'un rapport éloigné avec notre sujet principal, lorsque leur mentalité spéciale ou la tendance générale de leurs écrits le justifie. I CHAPITRE PREMIER l'époque chrétienne primitive et l'époque patristique §1. — Les trois premiers siècles de notre ère. L'intérêt qu'éveillent, dans les milieux qui s'occupent des problèmes du droit international, les précurseurs de Grotius, ne date pas seulement de ces derniers temps. Leurs idéés sont, sinon au centre, du moins a la périphérie des débats actuels sur le droit des gens. II nous parait pourtant regrettable que eet intérêt reste limité le plus souvent aux précurseurs immédiats et ne s'étende tout au plus qu'a quelques rares auteurs du moyen age. En réalité, non seulement tous les devanciers de Grotius, sans exception, mais aussi pour une bonne part Grotius lui-même, s'appuient sur les idéés des profonds penseurs de l'époque patristique, surtout sur celles de saint Ambroise et de saint Augustin, dont 1'importance au point de vue de 1'histoire du droit des gens mérite d'être mieux reconnue et appréciée qu'elle ne 1'est généralement. Et encore ne devrait-on pas en rester la; c'est plus avant et plus haut qu'il convient de rechercher les origines; pour les découvrir, il nous faudra, a strictement parler, remonter a l'époque chrétienne primitive, dont 1'activité, déja si intéressante en elle-même, a la fois dans le domaine de la théorie et dans celui de la pratique, nous aidera, en outre, a comprendre les explications patristiques. II suffit, pour s'en rendre compte, de songer a ce problème qui a ému les esprits surtout pendant les premiers siècles de notre ère: le christianisme n'est-il pas, en vertu de son principe fondamental, inconciliable avec toute violence, partant avec tout acte de guerre1)? x) Aujourd'hui encore, un certain nombre de chrétiens convaincus répondent k cette question par une affirmation catégorique. Les hésitations et les incertitudes des premiers siècles sont, k leurs yeux, de beaucoup préférables k 1'attitude assurée de saint Ambroise et de saint Augustin, dont la doctrine a pu obtenir, il est vrai, la sanction de 1'Eglise trop intimement associée a 1'État, mais n'en est pas moins le commencement du „péché du christianisme", comme le soutient le professeur G. J. Heering dans Beaufort La Guerre 1 Nous commencerons donc cette étude en passant rapidement en revue l'époque chrétienne primitive. Un mouvement d'un caractère aussi universel que le christianisme, dont on a pu dire qu'il établissait entre 1'antiquité et 1'ère nouvelle une 'séparation aussi nette que 1'arête d'une ligne de faite1), ne pouvait manquer d'exercer une influence profonde sur les rapports internationaux: la théorie et la pratique ont été marquées du sceau de la conception chrétienne de la vie. Tout naturellement, il n'en fut pas ainsi dès 1'abord. On ne trouverait, parmi les manifestations qui accompagnèrent les premiers progrès de la nouvelle religion, ni une doctrine définie, clairement exprimée, sur la vie internationale et sur le droit des gens, ni même dans la pratique une tracé visible de 1'influence du christianisme sur les relations des peuples entre eux. Pour ce qui concerne la pratique, cela se congoit trés aisément. Ce n'est pas du petit groupe des chrétiens, — méprisés a cause de leur origine et de leur doctrine, et réclamant le rejet de ce qui passait jusqu'alors pour intangible; — ce n'est pas de ce petit groupe dédaigné que pouvait émaner une action importante sur la mentalité brutale de ceux qui détenaient le pouvoir dans 1'empire romain, et sur la politique internationale du puissant peuple qui gouvernait le monde. Pour que cette influence devint efficace dans la pratique, il fallait d'abord que le nombre des adhérents du christianisme s'accrüt dans une mesure telle qu'il ne fut plus possible de 1'ignorer et, surtout, que le cachet chrétien eüt été imprimé a la vie publique et a la vie politique, sous Constantin et ses successeurs; il était, en outre, nécessaire, que pour porter les idéés nouvelles et la civilisation chrétienne, les peuples qui enserraient et pénétraient 1'empire se fussent substituées a la société romaine en décadence. Le christianisme naissant pouvait, moins encore, se glorifier d'exercer une influence théorique, déja par le fait que toute 1'attention était captivée par les nécessités pratiques et par 1'ceuvre son livre intitulé De Zondeval van het Christendom (Axnhem, 1928). D'après cette conception, il ne saurait exister aucune obligation morale d'assister autrui, en cas de besoin, par un acte de violence; toute intervention armée tombe sous 1'interdit; et la guerre ne peut jamais être un moyen de rétablir 1'ordre juridique violé, de sorte que la question du droit pendant 1'état de guerre ne peut même pas se poser. x) G. Kurth, UÉglise aux tournants de Vhistoire. Bruxelles, 1900, p. 3. de la diffusion et de la consolidation de la doctrine chrétienne dans la totalité du monde habité. On ne se livrait a des travaux d'essence plutöt spéculative et théorique que lorsque la pratique elle-même le réclamait. II va de soi qu'a 1'origine ceux-ci se limitaient a 1'exposé de la doctrine proprement dite, c'est-a-dire a 1'exposé de ce qui appartenait incontestablement au dépot de la foi. A cette époque liminaire, tant que la pensée devait se concentrer sur les problèmes fondamentaux, on ne pouvait s'attendre k des sentences et a des jugements concernant des questions plus ou moins douteuses, dans des domaines limitrophes. Ainsi s'explique que nombre de points obscurs restèrent sans solution, que bien des incertitudes continuèrent a planer, et qu'une opinion commune mit longtemps a se former. Et précisément, un des problèmes devant lesquels le christianisme primitif témoignait de 1'hésitation et de 1'incertitude, était celui du service militaire et de la guerre. Pour tout homme non prévenu, 1'esprit et la tendance pacifiques du christianisme étaient indéniables, comme une conséquence nécessaire de son caractère universel et omnivalent1). En effet, la doctrine enseignait formellement que Dieu ne regarde ni a la race, ni a 1'apparence des hommes, mais uniquement a la droiture du coeur, et les nationalistes ne devaient pas se sentir flattés par cette parole de saint Jean Baptiste adressée aux Juifs: Ne dites pas en vous-mêmes que vous avez Abraham pour père, car moi je vous dis que de ces pierres Dieu peut faire naitre des enfants a Abraham; ou par la prédication des apötres qui disaient dans le même esprit: Ce n'est ni par la circoncision ni par la race qu'on est enfant de Dieu ; vous n'êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors, mais vous êtes concitoyens des saints et membres de la familie de Dieu 2). Cet universalisme, cette conception d'une largeur inconnue touchant les rapports des hommes entre eux, considérés comme membres d'une même familie, devait naturellement amener la pensée chrétienne a envisager les relations de peuple a peuple, et faire surgir des questions nouvelles: tout particulièrement, celle de savoir si la guerre était conciliable avec un esprit d'une enver- *) L'antithèse forcée qui a été établie a ce point de vue entre Ie christianisme et le judaïsme (voir par exemple Batiffol, L'Église et le droit des gens, Paris, 1920, p. I et suiv.) est combattue par Olphe-Galliard, La Morale des Nations, Paris, 1920, p. 7—16. ') Cf. Matth. III, 9;Éphés. II, 11—19 et III, 6; Coloss. III, 11; etc. gure aussi large et aussi puissante, et si, par conséquent, le service militaire était chose permise pour le chrétien. Acecis'ajoutait encore que 1'Ëvangile dépeignait incontestablement la guerre comme un fléau, et la paix comme un don de Dieu. Les livres saints ne rapportaient-ils pas que celui qui prend 1'épée périra par 1'épée? Ne devait-on pas aimer ses ennemis? plus encore: renoncer a se défendre, et présenter la joue gauche a celui qui frappe sur la joue droite? D'un autre cöté, il ne paraissait pas aisé d'édifier, avec 1'Ecriture sainte, une interdiction absolue de la guerre et du service militaire. Lorsque des soldats avaient demandé a saint Jean Baptiste comment ils pouvaient être sauvés de la colère du ciel, ils n'avaient pas entendu de sa bouche 1'ordre d'abandonner la profession de guerrier. Le Christ n'avait pas eu une seule parole de désapprobation pour 1'emploi occupé par le centurion de Capernaüm.Et le récit de la conversion miraculeuse du centenier Corneille ne contenait rien indiquant que le nouvel adepte eüt renoncé a sa position. D'ailleurs, et surtout, le plus marquant parmi ceux qui professaient la nouvelle croyance, le principal propagateur de la foi chrétienne, qui ne machait pas ce qu'il avait sur le cceur quand il s'agissait de blamer des abus, n'avait déclaré dans aucun endroit ni en aucune occasion que 1'armée et la guerre fussent condamnables. Tout au contraire, saint Paul s'était montré trés respectueux de 1'ordre établi et des pouvoirs constitués. II paraissait même nourrir une certaine prédilection pour 1'armée, témoin les nombreuses images empruntées a la vie militaire que contenaient ses males épitres. Puisant toujours dans 1'actualité, le grand apötre trouvait la matière de ses comparaisons dans tout ce qui 1'entourait, tant dans les travaux de 1'agriculture que dans 1'athlétisme. Cependant, ce qui abondait le plus sous sa plume, c'étaient des expressions rappelant ou évoquant la vie du soldat. Cela seul justifiait la conclusion que le métier des armes devait lui paraitre légitime et honorable x). Rien ne semblait plus fondé, par conséquent, que le doute et 1'incertitude. Que le problème n'acquit pas, dans les premiers temps, un grand degré d'acuité, cela parait dü a la circonstance que les armées romaines n'étaient pas constituées par des soldats 1) Batiffol, L'Église et le droit des gens, p. 9 et suiv. astreints au service militaire, mais par des volontaires. Dès lors, quoi de plus simple pour les chrétiens, d'ailleurs assez peu nombreux, que de ne pas choisir une profession aussi sujette a la critique x) ? Au surplus, les premiers chrétiens inclinaient, dans la pratique, vers des solutions de ce genre, plus ou moins radicales. C'est dans un esprit analogue qu'un grand nombre d'entre eux avaient résolu d'une manière satisfaisante le dilemme entre la richesse et le renoncement, par la suppression de la propriété privée et 1'institution de la communauté des biens. De cette fagon, pendant la première période du christianisme, la pratique se tirait d'affaire. Pour les rares soldats qui se convertissaient, on semble avoir eu recours a la règle de conduite qui prescrit a chacun de rester dans la profession a laquelle il est appelé 2). Mais a la longue cette solution purement pratique ne pouvait être satisfaisante. Le nombre de chrétiens allait toujours en s'accroissant dans toutes les parties du monde connu, parmi toutes les classes et tous les rangs de la société, tant militaires que civils. C'était un mouvement d'ensemble. Si, en outre, nous nous rappelons qu'on reprochait souvent aux chrétiens de manquer de patriotisme en se soustrayant aux charges de la vie publique et du service militaire, nous nous expliquerons que la pratique se montrat impuissante a répondre aux objections. II fallut que la théorie s'en mêlat. Une seule tendance, celle des rigoristes, donna une réponse claire et nette. Tertullien, tout au moins a 1'époque oü il était devenu montaniste, condamne la classe des guerriers avec toute la rigueur possible. Selon lui, non seulement les emplois supérieurs, entrainant le danger continuel de la participation au culte des idoles, mais aussi les emplois subalternes ne pouvaient être occupés par les chrétiens. II jugeait qu'on ne pouvait en même temps engager sa foi a Dieu et aux hommes, se ranger sous la bannière du Christ et sous celle du démon. A ses yeux, il était impossible qu'une ame se voüat simultanément a Dieu et a César. II récuse 1'argument tiré des exemples de 1'Ancien Testament et du centurion Corneille, et fait observer que le Christ, en désarmant *) Batiffol, ouvr. cité, p. 11, qui renvoie en note k J. Marquardt, L'Organisation militaire chez les Rovnains (trad. Brissaud), 1891, p. 278. 2) Ad. Harnack, Die Mission und die Ausbreitung des Christentums (La Mission et la Diffusion du Christianisme), 4e éd., Leipzig, 1924, II, p. 578. 1'apotre Pierre, a arraché 1'épée des mains de tous les soldats 1). Origène et Lactance se sont ralliés a cette opinion, et le nombre de leurs adhérents était tel que le courant d'idées rigoriste a pu se maintenir pendant plus d'un siècle 2). Outre les écrits des auteurs mentionnés, certaines ordonnances locales sur les églises, telles que, par exemple, les „canones Hippolyti", présentent a ce point de vue beaucoup d'intérêt. La tendance modérée ne s'est pas prononcée d'une manière aussi catégorique, exception faite pour Clément d'Alexandrie. En pratique, elle ne s'est pas laissé influencer par le rigorisme. Aussitöt que le christianisme envahit définitivement la vie romaine, il manifeste aussi son loyalisme. Ses protagonistes prient pour 1'empire et pour César; 1'oraison collective intercède aussi pour 1'armée. Des auteurs tels qu'Ignace et Justin rétablissent 1'usage courant des expressions empruntées aux institutions et a 1'état militaires. Si le rigorisme de Tertullien avait reflété 1'opinion commune des chefs et des écrivains chrétiens, 1'infiltration générale du christianisme dans 1'armée, qui ne s'est point ralentie a son époque ni après sa mort, serait un phénomène inexplicable. Les soldats chrétiens étaient nombreux; la preuve n'en est pas seulement fournie par 1'histoire de la „legio fulminata" et d'autres légions encore 3), mais par le témoignage de Tertullien luimême. En effet, dans son énumération pour attester le grand nombre des adhérents du christianisme, il n'oublie point 1'armée. Et, pour laver les chrétiens du reproche d'être des citoyens inutiles et des ermites, il dit en termes énergiques et concis: autant que vous nous naviguons sur les mers, et nous luttons a vos cótés 4). Que Tertullien, en diplomate, ait ici voilé son vrai sentiment, ainsi que le pense Harnack, ou que, comme le croit Batiffol, le Tertullien catholique de 1'année 197 n'eüt pas encore adopté le point de vue rigoriste du montaniste de 211 ou de 212, il appert en tout cas des textes que le nombre de chrétiens dans 1) Non convenit sacramento divino et humano, signo Christi et signo diaboli, castris lucis et castris tenebrarum; non potest una anima duobus deberi, Deo et Caesari. — Omnem postea militem Dominus in Petro desarmando discinxit. Tertullianus, De Idololatria, c. 19. Migne, Patr. Lat. I, c. 690—91. 2) Cf. Dr. J. Schrijnen, Uit het Leven der Oude Kerk (Faits tirés de la vie de 1'église primitive), Bussum-Utrecht, 1919, p. 248 et suiv. 8) Ad. Harnack, ouvr. cité: Die Mission utid die Ausbreitung etc., II, p. 583 et suiv. 4) vestra omnia implevimus, urbes, insulas, municipia, conciliabula, castra ipsa.... Navigamus et nos vobiscum et militamus. Apolog. 37 et 42. Migne 1, c. 462-63 et 491. 1'armée était considérable, et qu'il s'était accru dans une proportion telle que lui-même devait s'incliner devant les inexorables nécessités de la pratique. Théoriquement, Tertullien soutient toujours que même les simples soldats, dès qu'ils ont re?u le baptême, doivent abandonner la vie militaire. Mais il affaiblit aussitöt cette exigence, en leur laissant cette alternative: ou renoncer au service militaire, ou fournir toute assurance qu'ils ne feront aucune chose qui puisse offenser Dieu 1). Par cette attitude, il se ralliait d'ailleurs a ce qui était devenu de plus en plus 1'opinion commune: a savoir que le service militaire était chose permise, pourvu qu'on ne fit rien qui fut contraire a la foi. Le rigorisme de Tertullien, d'Origène et de Lactance s'est révélé impuissant a modifier cette conviction qui se répandait toujours davantage et qui se manifestait dans une pratique de plus en plus générale. Après 1'édit de Milan, 1'empire ayant officiellement reconnu le christianisme, le seul scrupule qu'on put rationnellement faire valoir contre le métier de soldat, a savoir le danger de l'idolatrie, se trouva levé. Au surplus, les rigoristes n'étaient pas exempts d'un certain illogisme et d'un manque de conséquence. Ils partent de 1'interdiction absolue, pour les chrétiens, de prendre part a la guerre, même a une guerre juste. Dans ce dernier cas les chrétiens prieront pour une issue heureuse; telle est la réponse que donne Origène a Celsus, sans songer a ce qui se produira lorsqu'un royaume sera devenu entièrement chrétien, sans penser au fait que le refus de supporter les charges militaires devait marquer les chrétiens du sceau des tendances antisociales. Lactance admet également la possibilité d'une guerre juste, mais même dans ce cas il estime qu'elle est interdite au sage 2). En résumé nous crastatons, au cours des trois premiers siècles, une évolution ininterrompue pour ce qui regarde la pratique. D'abord 1'abstention du service militaire, a la seule exception des chrétiens qui, au moment de leur conversion, étaient déja soldats ; ensuite, la lente et graduelle pénétration des chrétiens dans 1'armée, a condition que ceux-ci observent, surtout dans les rangs *) aut omnibus modis cavillandum ne quid ad versus Deum committatur, quae nee ex militia permittuntur. De Corona 11. Migne 2, c. 92-93. 2) Origenes contra Cels. 8, 73. Migne, Patrol. Graecae 11, c. 1626 et suiv. Lactantius, Div. Inst. 6, 18. Migne 6, c. 698 et suiv. supérieurs, la réserve indispensable; plus tard, aussitöt que le danger d'apostasie n'est plus si menagant, une plus grande latitude sur ce terrain; finalement, dès que 1'empire lui-même s'est proclamé chrétien, la disparition de toute entrave. La théorie se montra faible dès 1'origine: pour commencer, aucune décision; puis, vers le milieu du deuxième siècle, et ultérieurement, la solution toute négative des rigoristes, contre laquelle la voix de la tendance modérée ne se fait entendre que faiblement. Et cette théorie est toujours insuffisante, quand la conversion de Constantin inaugure un nouvel état de choses. La pratique judicieuse 1'avait devancée. Mais a partir de ce moment la situation se modifie: le génie de saint Augustin, s'appuyant sur son prédécesseur saint Ambroise, s'apprête a tracer, pour tous les siècles a venir, les lignes déterminantes de la doctrine sur la guerre et la paix selon la conception catholique. Ce n'est que dans une mesure limitée qu'il leur est possible, a tous les deux, de continuer a batir sur les bases établies par la pensée théorique des générations précédentes, mais leur tache se trouve facilitée, a un certain point de vue — trés important, il est vrai, — par la doctrine du christianisme, par la prédication de 1'Evangile. A aucune époque antérieure, 1'unité de 1'espèce humaine tout entière, la parenté de toutes les nations, de toutes les tribus et de toutes les races, n'avait été enseignée avec tant d'énergie et de conviction. C'est par la que fut fondée 1'assise la plus solide pour le droit des gens et pour 1'édification de saines relations internationales. Cette prédication de 1'Evangile, qui saisissait 1'homme par les fibres les plus profondes de son être pour le mettre en communion avec Dieu, Harnack ne 1'appelle-t-il pas aussi la prédication de la solidarité et de la fraternité? Ne parle-t-il pas de tendances a 1'association qui sont des éléments essentiels, nullement accidentels, de 1'Evangile? Et ne voyonsnous pas que la conscience d'une unité spirituelle englobant tous les peuples, a fait évanouir chez saint Paul 1'antithèse entre Juifs et Gentils, Barbares et Grecs, grands et petits, riches et pauvres ? Incontestablement, une nouvelle conception de 1'humanité se formait*)! Une nouvelle humanité, dont les parties, au lieu de s'opposer *) Ad. Harnack, ouvr. cité: Die Mission und die Ausbreitung etc., I, p. 17 et suiv. les unes aux autres, seraient comme les membres, associés et solidaires, d'un même organisme, remplissant chacun la fonction qui lui est dévolue, et se servant et s'aidant mutuellement, voila la pensée fondamentale, féconde pour la vie internationale, d'oü procéderont les doctrines de saint Ambroise, de saint Augustin et de leurs successeurs, sur la guerre et la paix. D'ailleurs, on avait dé ja pu reconnaitre précédemment que la pensée chrétienne possédait une portée pratique considérable. Quelque nombreux et véhéments que fussent les reproches encourus par ceux qui pratiquaient une sorte d'abstention par rapport aux choses de ce monde, on se méfiait encore davantage des chrétiens qui n'abandonnaient pas 1'armée. En effet, leur mentalité spéciale, le sentiment de fraternité qui ne s'arrêtait devant aucune frontière et qui faisait palir les inimitiés nationales, ne pouvait manquer de se manifester a 1'égard de tous leurs coreligionnaires, et mena^ait donc de devenir un trés dangereux ferment de dissolution sociale. Evidemment, ces périls n'existaient qu'aux yeux de ceux qui considéraient 1'unité romaine comme la plus élevée et la plus idéale qui püt être atteinte; en réalité, la conception chrétienne de la vie tendait vers une unité plus haute et plus féconde, par la doctrine de la solidarité de la race humaine tout entière. §2. — Saint Ambroise. Le nombre des pages que saint Ambroise a consacrées a 1'exposé de sa doctrine sur la guerre et la paix n'est pas considérable. II n'a pas traité ce sujet ex professo, et il déclare que les problèmes militaires sortent de sa sphère spéciale *). En outre, les idéés qu'il a exprimées ne sont pas originales; elles sont fortement tributaires de la philosophie romaine. Cela se congoit parfaitement chez ce Romain pur sang, qui se glorifiait autant de sa naissance et de sa culture romaines que saint Paul de ses origines judaïques sans mélange. Tout particulièrement, saint Ambroise, en puisant dans Cicéron, a mêlé a son adaptation sa propre philosophie chrétienne, et c'est ainsi que sa morale a pu être caractérisée comme étant „un stoïcisme christianisé" 2). Lorsqu'il traite des vertus cardinales de la justice et du cou- ') bellicarum rerum studium a nostro officio jam alienum videtur.... Ambrosius, De Of ficus Ministrorum, Lib. I, cap 35. Migne 16, c. 74. ') Batiffol, ouvr. cité, p. 35. rage, saint Ambroise est bien obligé, sous peine d'être incomplet, de s'occuper non seulement des aspects individuels, mais aussi des aspects collectifs et nationaux de ces vertus. A ce propos il a rédigé un certain nombre de normes qu'on ne peut, sans en forcer le sens, considérer, avec Batiffol, comme une synthèse du droit naturel tout entier dans cette matière, mais qui n'en sont pas moins, pour la vie internationale et pour les rapports entre les divers peuples et entre les divers Etats, des normes de droit naturel d'une valeur durable. Pour saint Ambroise, 1'ancienne controverse est déja surannée: selon lui, la guerre peut être permise et même être obligatoire. Ceci appert, trés clairement, de 1'énumération qu'il donne d'entreprises militaires justifiées, et, d'un point de vue plus général encore, d'actes d'autorité avec application de la force, qu'il approuve: défense de la patrie contre les barbares, protection des faibles, sauvegarde du prochain contre les ravisseurs. Tout cela, c'est 1'exercice de la vertu de la force, qui, dans les cas de ce genre, est comme saturée de justice x). Ceci ressort, ailleurs encore, de la distinction qu'il établit entre la fortitudo domestica et la fortitudo bellica, et, a propos de cette dernière, de son évocation de luttes glorieuses, comme le sont par exemple celles de Josué et de David 2). Mais, quelle que soit sa disposition a louer la vaillance et la force, on voit par ce qui précède qu'il les veut indissolublement associées a la justice. La force sans la justice engendre la méchanceté, et ce péril est d'autant plus grand que les moyens de puissance deviennent plus considérables. Car, selon 1'enseignement profondément psychologique de ce Père de 1'Êglise, 1'ambition d'opprimer les faibles grandit dans la même proportion que ces moyens. Alors il n'y a plus place pour une guerre juste; or, c'est ce caractère de justice qui doit précisément faire 1'objet d'un examen 3). ') Siquidem et fortitudo quae vel in bello tuetur a barbaris patriam vel domi defendit infirmos vel a latronibus socios, plena sit justitiae. De Off. Min., Lib. I, cap. 27: 129. Migne 16, c. 61. *) De Off. Min., Lib. I, c. 35: 175. Migne 16, c. 74—75. *) Est itaque fortitudo velut excelsior caeteris, sed nunquam incomitata virtus; non enim seipsam committit sibi: alioquin fortitudo sine justitia iniquitatis materia est. Quo enim validior est, eo promptior ut inferiorem opprimat; cum in ipsis rebus bellicis justa bella an injusta sint, spectandum putetur. De Off. Min. Lib. I, cap. 35: 176. Migne 16, c. 75. A 1'occasion de son exposé des différentes formes que doit revêtir la fortitudo, saint Ambroise formule une règle capitale pour la vie personnelle autant que pour la vie sociale et pour la vie des nations. La fortitudo exige tout d'abord qu'on ne commette point d'injustice soi-même, et en outre qu'on défende autrui contre 1'iniquité, car, — et c'est ici que nous rencontrons une des sentences de saint Ambroise qu'on ne s'est pas lassé de citer et qui est devenue célèbre parmi les générations subséquentes: — celui qui est dans la possibilité d'empêcher l'injustice commise contre quelqu'un et qui ne le fait point, est coupable au même titre que l'auteur même de l'injustice v). La règle ainsi énoncée est extrêmement importante pour les rapports entre les nations. Aussi s'est-on continuellement appuyé sur elle dans les siècles qui ont suivi, le plus souvent en la citant textuellement. Grotius s'y réfère également. Envisagée sous 1'angle du droit des gens, elle contient la reconnaissance formelle du droit et du devoir de 1'intervention. Et que cette interprétation n'est pas une extension inadmissible d'un précepte de morale purement personnelle a la morale des nations, cela ressort dé ja du fait que saint Ambroise lui-même, après avoir parlé de la fortitudo domestica et de la fortitudo bellica dans le chapitre précédent, traite ici de la fortitudo considérée en général, c'est-a-dire sous ses deux formes. II est a noter qu'il donne au droit d'intervention une portée universelle, qui n'est point limitée a des compatriotes, a des alliés ou a des amis. II importe d'empêcher l'injustice „a socio", c'est-a-dire que saint Ambroise a en vue le prochain quel qu'il soit; a preuve son plaidoyer, cité plus loin, en faveur du prochain contre les brigands („a latronibus socios"); a preuve, surtout, le fait que saint Ambroise invoque ici Cicéron qui, sans s'être servi du terme „socius", a exprimé la même idéé 2). Or, en se référant a cette autorité, saint Ambroise ne dit nullement que la règle de Cicéron lui paraisse trop absolue ni qu'elle doive s'entendre uniquement des injustices dont souffrent les compatriotes, les alliés ou les amis. Saint Ambroise insiste encore en un autre endroit sur 1'inter- x) Voici le texte complet: „Neque in inferenda sed in depellenda injuria lex virtutis est. Qui enim non repellit a socio injuriam si potest, tam est in vitio quam ille qui facit". De Off. Min., Lib. I, cap. 36: 178. Migne 16, c. 75. 2) Injustitiae genera duo sunt, unum eorum qui inferunt, alterum eorum, qui ab iis quibus infertur, si possunt, non propulsant injuriam. Cicero, De Off. I, 23. vention en vue d'empêcher 1'injustice. C'est dans son traité De Justitia, et cette fois il emploie même le terme „intervenir". On voit clairement que, dans son esprit, le droit aussi bien que le devoir d'intervention est un axiome qui doit tout naturellement prédominer dans les rapports entre nations. Dans ce traité sur la justice, 1'auteur s'occupe d'une manière spéciale de la société et de la communauté des hommes *); il insiste tout particulièrement sur 1'unité et la solidarité de 1'humanité, ainsi que sur les devoirs qui dérivent de eet état de choses. A ce point de vue, la doctrine de saint Ambroise a également une portée internationale considérable. Ce père de 1'église expose que, selon la volonté divine et la parenté naturelle, nous devons venir au secours les uns des autres et nous rendre mutuellement des services comme a 1'envi, mettre la prospérité a la portée de tous, nous assister de nos conseils, de nos personnes, de notre argent, de nos biens et de tous nos moyens. Et cela afin d'augmenter encore 1'action bienfaisante exercée par la société. La crainte des dangers ne doit pas nous empêcher d'accomplir ce que commande le devoir: c'est ce qu'enseigne 1'exemple deMoïse! Lorsque, dans un noble altruisme, chacun sert ainsi la communauté, accorde aux autres son appui et partage même leurs périls, la justice rayonne dans tout son éclat, a condition toutefois qu'aucune intention accessoire égoïste ne vienne amoindrir le mérite. Car si nous fléchissons devant la convoitise de 1'argent ou des possessions matérielies, nos actes seront vides de toute justice et nous ne pourrons plus être en bénédiction a la société 2). *) Justitia igitur ad societatem generis humani, et ad communitatem refertur. De Off. Min. Lib. I, cap. 28: 130. Migne 16, c. 61. 2) Ergo secundum Dei voluntatem vel naturae copulam, invicem nobis esse auxilio debemus, certare officiis, veluti in medio omnes utilitates ponere, et ut verbo Scripturae utar, adjumentum ferre alter alteri, vel studio ,vel officio, vel pecunia, vel operibus, vel quolibet modo; ut inter nos societatis augeatur gratia. Nee quisquam ab officio vel periculi terrore revocetur: sed omnia sua ducat, vel adversa vel prospera. Denique sanctus Moyses pro populo patriae bella suscipere gravia non reformidavit .... sed abjecit salutem suam ut plebi redderet libertatem. Magnus itaque justitiae splendor, quae aliis polius nata quam sibi, communitatem et societatem nostram adjuvat; .... opem aliis ferat, pecuniam conferat, officia non abnuat, pericula suscipiat aliena.... Quis non cuperet hanc virtutis arcem tenere, nisi prima avaritia infirmaret atque inflecteret tantae virtutis vigorem? Etenim dum augere opes, aggregare pecunias, occupare terras possessionibus cupimus, praestare divitiis; justitiae formam exuimus, beneficentiam communem amisimus.... De Off. Min. Lib. I, cap. 28: 125-137. Migne 16, c. 62-63. Cette pensée qu'un violent désir de puissance brise la force de la justice, revient encore sous sa plume, et amène finalement la question qui intéresse plus directement notre sujet et que nous avions en vue tout a 1'heure: Comment quelqu'un pourrait-il intervenir en faveur d'autrui, s'il est possédé a son tour par le désir d'assujettir des tiers? comment quelqu'un aura-t-il 1'audace de protéger des faibles contre des ennemis plus puissants qu'eux, s'il menace a son tour la liberté d'un autre x) ? Dans le cours de 1'histoire, les interventions ont été nombreuses, mais la plupart ne satisfont pas aux exigences de la morale internationale et du droit des gens proclamées par saint Ambroise. Quel est 1'Etat qui, après avoir pris la défense de peuples opprimés ou de nations faibles, n'a pas, quand 1'occasion était favorable, tenté plus d'une fois de s'assujettir d'autres peuples („alios sibi subjicere"), et d'étendre sa propre domination? Quel est 1'Etat qui, se trouvant dans ces conditions, n'est pas devenu, a son tour, conseillé par 1'égoïsme, un grave péril et une menace sérieuse pour la liberté d'autrui ? II est remarquable aussi que saint Ambroise se sert, dans ce passage, du terme moderne „intervention". Gardons-nous toutefois d'exagérer 1'importance de ce fait, car le problème moderne de 1'intervention était inconnu a son époque. L'emploi de ce terme est cependant un nouvel indice que, dans sa généralité, la chose n'était apparemment pas étrangère a sa pensée, et que 1'intervention lui apparaissait, dans des cas donnés, comme une obligation évidente des neutres, comme une norme internationale destinée a régler la conduite des peuples, appartenant au code complet du droit des gens et de la morale des nations. Les endroits cités dans les notes font ressortir également que 1'action d'un tiers, préconisée par saint Ambroise, est toujours motivée par un appel a 1'unité de la familie humaine, et a la solidarité générale dont découle logiquement 1'obligation de s'entr'aider et de se garantir mutuellement contre les actes d'iniquité. II n'est donc point question d'un droit de punition appartenant a tous, mais d'un devoir universel de se porter au secours d'autrui. *) Potentiae quoque cupiditas, formam justitiae virilem effeminat. Quomodo enim potest pro aliis intervenire, qui alios sibi subjicere conatur: et infirmo adversus potentes opem ferre qui ipse gravem libertati affectat potentiam. De Off. Min. Lib. I, cap. 28: 138. Migne 16, c. 63. Ajoutons finalement que saint Ambroise estime que la justice, attendu qu'elle n'admet aucune exception, ni de temps, ni de lieu, ni de personne, est obligatoire pendant la guerre également. Elle doit être observée même a 1'égard de 1'ennemi. II enseigne ailleurs encore que la justice et la bonne foi doivent être pratiquées en temps de guerre 1). §3. — Saint Augustin. Bien qu'on congoive aisément que le plus génial parmi les penseurs et les écrivains de 1'antiquité chrétienne ait consacré son attention aux problèmes internationaux, et notamment a celui de la paix et de la guerre. on ne peut manquer d'être frappé de 1'y voir revenir si souvent. Ces questions revêtent apparemment aux yeux de saint Augustin une importance de tout premier ordre. II est intéressant pour nous de connaitre, a notre tour, la solution qu'il propose aux divers problèmes, ne füt-ce qu'a cause de 1'influence incomparable exercée a ce point de vue par 1'éminent Père de 1'Eglise. On peut concéder que 1'ceuvre de saint Augustin n'est pas en tous points originale, et qu'il a emprunté plusieurs idéés a des auteurs antérieurs, notamment a saint Ambroise; il n'en reste pas moins incontestablement, a bien des égards et surtout pour la rigueur du raisonnement, le pionnier et le guide des générations venues après lui. C'est ainsi que le Decretum Gratiani, par exemple, consacre, a la lettre, son opinion sur ce point, et que la doctrine de saint Augustin semble être parvenue, par 1'intermédiaire de Gratiën, jusqu'a saint Thomas d'Aquin. Et c'est en passant par ces deux auteurs, qui ont fourni les bases de toutes les écoles subséquentes de moralistes, de canonistes et de sommistes, que les idéés de saint Augustin concernant les rapports internationaux, et spécialement la guerre et la paix, se sont transmises a ces diverses écoles. Remarquons, au surplus, que saint Augustin n'a pas développé ces idéés dans un ouvrage spécial. Sur les relations internationales il n'a composé aucun traité systématique ou synthétique. C'est toujours dans des ceuvres écrites accidentellement, — polémiques, épitres ou autres productions similaires, — ou dans des x) Quanta autem justitia sit ex hoe intelligi potest, quod nee locis, nee personis, nee temporibus excipitur, quae etiam hostibus reservatur.... Liquet igitur etiam in bello fidem et justitiam servari oportere, nee illud decorum esse posse, si violetur fides. De Off. Min. Lib. I, cap. 29: 139—140. Migne 16, c. 63—64. traités dogmatiques et philosophiques, que sont exposés certains cötés duproblème. Malgré cela, il est possible d'édifier, au moyen de tous ces fragments, sans trop de labeur et sans le secours d'interprétations forcées ou arbitraires, un ensemble suffisamment compacte et complet, pour que tout au moins les idéés principales que renferme la théorie de saint Augustin apparaissent avec leur physionomie indéniable et définitive. Sans doute, il conviendra de ne pas perdre de vue le caractère accidentel de ses jugements, afin de ne pas être tenté d'accuser 1'auteur d'inconséquence et de contradiction avec lui-même, a cause de leur grande diversité de timbre et d'accent. Les circonstances et les nécessités momentanées ont une influence considérable, parfois prépondérante, sur la forme et la teneur des écrits. Ainsi, pour réfuter le reproche des païens imputant la chute de Rome a la doctrine amollissante du christianisme, le polémiste qui vit en saint Augustin, blessé dans son patriotisme autant que dans sa conviction religieuse, se dresse dans toute son acreté contre les calomniateurs. II fait le dénombrement des intolérables calamités que les incessantes guerres de la Rome païenne ont déversées sur le monde. II flagelle la guerre comme une oeuvre diabolique en des termes d'une véhémence telle, qu'on pourrait lui assigner, de ce chef, un rang éminent parmi les plus outrés des pacifistes sentimentaux de notre époque. Mais on se trouve acculé a une conclusion tout autre quand il expose que 1'application de la force et la mansuétude évangélique ne s'excluent nullement 1'une 1'autre, que les textes communément cités des évangiles ont rapport aux dispositions intérieures du coeur et ne condamnent pas une action extérieure répressive et vengeresse. Car il est évident que la liberté de malfaire ne peut être tolérée, témoin 1'exemple donné par Jésus-Christ lui-même et par saint Paul. Et saint Augustin change encore entièrement de ton, quand au milieu de sa contemplation mystique, il salue dans la paix le terme final et central auquel tend, comme vers un ordre naturel et conforme a la volonté divine, la création tout entière; ou encore, quand il exalte la tache des pacificateurs bien au-dessus de 1'oeuvre des chefs d'armée, ainsi qu'il le fait dans sa lettre de félicitations adressée a Darius, qui venait de conclure une trève avec les barbares prêts a 1'attaquer. En un mot, le but immédiat de 1'auteur et les circonstances du moment doivent toujours être attentivement considérés. Du point de vue systématique, on a raison de faire observer que, dans la doctrine de saint Augustin, deux éléments sont a discerner nettement: „une philosophie de la guerre et un code de la guerre" 1). Le premier élément est celui qui nous importe le plus; le droit pendant la guerre n'intéresse que si le droit de guerre a été établi au préalable. * * * H est certain que saint Augustin a été un pacifiste convaincu; c'est 1'impression principale que laisse la lecture de ses écrits. Non un pacifiste de sentiment qui, dans son horreur de la violence, désire la paix a tout prix, — il se met même en opposition trés vive avec une telle mentalité! — mais un pacifiste en ce sens que la pensée de la paix s'infiltre parmi toutes ses idéés et y est prédominante, qui'1 considère la paix comme le rapport naturel entre les individus et entre les peuples, et qu'il juge que la vie sociale et politique, tant inférieure qu'extérieure, doit être orientée vers ce but. Ceci apparait déja, en passant, quand dans sa polémique contre Faustus il reconnait au prince le droit de déclarer la guerre, en raison de 1'ordre naturel établi en vue de la paix 2). Mais le désir naturel et universel de la paix, qui vit au fond de tous les hommes sans exception, est exposé avec plus d'ampleur et de profondeur dans De Civitate Dei. Même ceux qui cherchent la guerre, ne cherchent au fond la victoire que pour atteindre une paix honorable, en passant par la guerre. Ainsi, la guerre et la paix sont toujours corrélatives comme le moyen et le but; jamais inversement. Et les perturbateurs de la paix n'ont pas une aversion absolue de la paix; ils veulent tout simplement imposer la paix qui leur convient. Les brigands aussi désirent jouir de la paix entre eux. Même un brigand dont la mentalité antisociale est telle qu'il ne peut collaborer avec personne, désire la paix avec ceux qu'il juge invincibles et avec ceux qui appartiennent a sa maison. Après avoir cité d'autres exemples encore, saint Augustin ') P. Monceaux, Saint Augustin et la guerre, dans: L'Église et le Droit des gens, 2mt éd., Paris, 1920, p. 58. 2) ordo tarnen ille naturalis mortalium paci accommodatus hoe poscit, ut suscipiendi belli auctoritas atque consilium penes Principem sit .... Contra Faustum, lib. 22, cap. 75. Migne 42, c. 448. conclut ainsi: A combien plus forte raison l'homme est-il naturellement poussé a entretenir un commerce pacifique, s'il est possible, avec tout le monde *)! Ailleurs encore, dans ses épitres, saint Augustin signale cette différence fondamentale, que la paix n'est jamais recherchée en vue de la guerre, mais que, bien au contraire, la guerre est faite, toujours et partout, pour assurer la paix. Voila pourquoi, d'un point de vue subjectif, la volonté, la disposition d'ame doit être orientée vers la paix, et pourquoi la nécessité peut seule justifier la guerre. C'est également pour ce motif que, dans les opérations mêmes de la guerre, 1'intention de la paix doit être prédominante afin que, après la victoire remportée sur 1'ennemi, ce dernier soit amené a participer aux bienfaits de la paix 2). Un auteur qui fait ainsi de la paix le point central de la communauté internationale et qui la considère comme le rapport naturel entre les diverses nations, ne peut s'abstenir d'imposer a la guerre des conditions de justification trés sévères et des limites trés étroites. La suite de notre étude montrera qu'il en est effectivement ainsi, et qu'il arrivé bien rarement que la guerre puisse trouver grace devant les normes rigoureuses de saint Augustin 3). * * * *) Nemo est, qui pacem habere nolit. Quandoquidem et ipsi qui bella volunt, nihil aliud quam vincere volunt: ad gloriosam ergo pacem bellando cupiunt pervenire.... Omnis enim homo etiam belligerando pacem requirit: nemo autem bellum pacificando. Nam et illi qui pacem, in qua sunt perturbari volunt, non pacem oderunt, sed eam pro arbitrio suo cupiunt commutari. Non ergo ut pax sit nolunt, sed ut ea sit quam volunt.... Proinde latrones ipsi, ut vehementius et tutius infesti sint paci caeterorum, pacem volunt habere sociorum. Sed etsi unus sit tam praepollens viribus, et conscios ita cavens, ut nulli socio se committat.... cum eis certe quos occidere non potest, et quos vult latere quod facit, qualemcunque umbram pacis tenet. In domo autem sua cum uxore et cum filiis, et si quos alios illic habet, studet profecto esse pacatus.... Quanto magis homo fertur quodammodo naturae suae legibus ad ineundam societatem pacemque cum hominibus quantum in ipso est, omnibus obtinendam.... De Civ. Dei, Lib. 19, cap. 12: 1, 3. Migne 41, c. 637, 638, 639. 2) Pacem habere debet voluntas, bellum necessitas .... Non enim pax quaeritur ut bellum excitetur, sed bellum geritur ut pax acquiratur. Esto ergo etiam bellando pacificus, ut eos quos expugnas, ad pacis utilitatem vincendo perducas .... Ep. i8g, 6. Migne 33, c. 856. 3) „Saint Augustin fait époque dans la manière de considérer la paix. Nul parmi les philosophes en qui s'est exprimée la culture de l'antiquité n'a compris et exposé la valeur et les bienfaits de la paix avec une rigueur et une lucidité comparables k celles de saint Augustin. 'Le droit des gens k 1'époque antique se différencie de celui des temps modernes en ce que, d'après la conception moderne, le rapport normal entre les peuples est la paix, tandis que, suivant le point de vue de l'antiquité, c'est la guerre'. (Cité d'après Neumann par Pauly-Wissowa R. E. i. v. foedus VI, 2818). Saint Augustin a vaincu ce dernier point de vue et 1'a rendu suranné en fait, en révélant la valeur cul- Beaufort La Guerre 2 Comment dès lors le pacifiste saint Augustin envisage-t-il la guerre et quel est son jugement sur la perturbation de la paix ? I. — D'une manière générale, attendu que le fond de sa conception est son acceptation de la conduite providentielle des événements, il considère la guerre comme une réaction de la justice vengeresse de Dieu contre les mauvaises actions antérieures des hommes. L'iniquité de 1'homme ne peut rester impunie. Or il est inique que 1'ordre de choses naturel soit troublé par les désirs déréglés de 1'homme, et que celui-ci s'empare de ce qui n'est qu'un moyen pour en faire un but. Une pareille conduite provoque une réaction de la loi éternelle de Dieu, et rend inéluctable la restauration, par une voie pénible, de eet ordre 1). La guerre apparait ainsi, dans le plan divin, comme „une mesure de police et d'hygiène, prise par le Juge souverain, pour rétablir 1'ordre dans le monde et ramener les peuples a 1'observation de la loi" 2). A la différence de ce que nous remarquons dans d'autres passages de saint Augustin, oü les rapports entre peuples et nations sont plutöt envisagés en eux-mêmes, ce qui prédomine entièrement dans les parties de son oeuvre que nous venons d'examiner, ce sont ses conceptions chrétiennes de la vie et du monde. La Providence divine gouverne et dirige la totalité des événements. Elle atteint son but par tous les moyens, que ces moyens nous paraissent élevés ou non. Suivant cette catégorie d idéés saint Augustin en arrivé a poser cette question: Y a-t-il quelqu un, qui, dans un cas concret, puisse savoir laquelle de ces deux choses vaut mieux pour un peuple: la paix ou la guerre 3) ? turelle inappréciable de la paix. C'est par la qu'il est un esprit moderne". Ainsi s'exprime H. Scholz dans Glaube und Wissen in der Weltgeschichte (La Foi et la Science dans 1'histoire universelle). Fuchs, qui cite ce passage, fait observer que sur ce point saint Augustin n'est pas original, sauf pour la forme. Quoi qu'il en soit, ces deux auteurs accordent également que saint Augustin fait de la paix le point de départ de ses considérations sur le droit des gens. Signalons au surplus que Fuchs n examine que le De Civilate Dei, alors que saint Augustin se place déj4 au même point de vue dans sa polémique contre Faustus, antérieure de quinze années. Cf. H. Fuchs, Augustin und der antike Friedensgedanke (Augustin et la conception antique de la paix), dans la série: Jaeger's Neue philologische Untersuchungen, livr. iii, Berlin, 1926, page 16, note 1. i) inordinatam vero cupiditatem divinae legis ordine coerceri; .... ita sane ut non impune possit quod injuste voluerit Fit autem homo iniquus, cum propter sepsas diligit res propter aliud assumendas, et propter aliud appetit res propter seipsas diligendas. Sic autem, quantum in ipso est, perturbat in se ordinem naturalem, quem lex aeterna conservari jubet. Contra Fauslum, Lib. 22, cap. 78. Migne 42, c. 450 51. ») G. Combès, La Doctrine politique de saint Augustin, Paris, 1927 p. 269-70. ') Quis hominum novit cui prosit aut obsit in pace regnare vel servire, vel vacare vel mori; in bello autem vel imperare, vel pugnare, vel vincere vel occidi? Contra Faustum, Lib. 22, cap. 78. Migne 42, c. 451. Ce n'est pas 1'unique fois qu'il se place a ce point de vue absolu. Ainsi, lorsque surgit ce problème: doit-on réprouver la guerre d'une manière catégorique et en n'importe quelle circonstance ? réminent Père de 1'Eglise, coupant court a tout pacifisme sentimental, demande a son tour s'il faut la condamner paree qu'elle occasionne la mort de personnes qui, en toute hypothèse, sont destinées a mourir un jour 1). II. — Toutefois, saint Augustin ne se contente pas de considérations de ce genre. C'est un moraliste, et il est courant que ses contemporains sollicitent son avis, qui fait autorité. Comme il se rend compte que ceux-ci ont besoin de conseils pratiques et d'une direction pour leurs idéés, il s'applique de tout son génie a tracer une fois pour toutes des lignes directrices, a établir des normes pour la vie internationale. Ces normes ont été acceptées par 1'époque immédiatement postérieure a saint Augustin, négligées ensuite, finalement reprises et, de notre temps, estimées comme un précieux héritage. A. Cas oü la guerre est justifiée. Pour toute guerre, la question primordiale est le caractère qu'elle présente du point de vue de la justice, car c'est ce qui la rend acceptable ou non. Que la guerre puisse être justifiée, il ne saurait exister aucun doute a ce sujet: II suf fit de se rappeler les guerres entreprises sur 1'ordre formel de Dieu. C'est un cas oü 1'on est certain de ne pas encourir de reproche, puisque quiconque sert Dieu sait que Dieu ne peut point commander ce qui est mal. Plus encore: partir en guerre de son propre mouvement, sans ordre ni motif, serait moins coupable que de refuser de lutter quand Dieu 1'ordonne 2). Saint Augustin revient a cette pensée en plusieurs occasions, soit pour affirmer que le commandement „Tu ne tueras point" n'est pas enfreint par ceux qui partent en guerre x) Quid enim culpatur in bello? An quia moriuntur quandoque morituri? ut domentur [dominentur] in pace victuri. Hoe reprehendere timidorum est, non religiosorum. Contra Faustutn, Lib. 22, cap. 74. Migne 42, c. 447. 2) Bellum autem quod gerendum Deo auctore suscipitur, recte suscipi, dubitare fas non est .... quanto magis in administratione bellorum innocentissime diversatur, qui Deo jubente belligerat, quem male aliquid jubere non posse, nemo qui ei servit ignorat. Contra Faustum, Lib. 22, cap. 75. Migne 42, c. 448. Calumniosa ergo imperitia Moyses reprehenditur quod bella gesserit, qui minus reprehendi debuit, si sua sponte gereret, quam si Deo jubente non gereret. Ibid. cap. 78. Migne 42, c. 450. sur 1'ordre de Dieu 1), soit pour insister sur la justification non douteuse d'une guerre ordonnée par Dieu, dans laquelle le chef d'armée et même le peuple tout entier doivent, d'après lui, être considérés comme des mandataires 2). II est a remarquer incidemment, a ce propos, que les textes invoqués montrent que saint Augustin emboite le pas derrière saint Ambroise pour liquider définitivement 1'ancienne controverse. Désormais il ne subsiste plus d'incertitude: la guerre n'est pas, en elle-même, en contradiction avec la conception chrétienne de la vie; elle peut être justifiée et autorisée, et c'est assurément le cas des guerres ordonnées par Dieu lui-inême. Toutefois, ces circonstances ne se présentent que rarement. Et lorsque ce critère formel de l'intervention directe de Dieu vient a manquer, comment établira-t-on que la guerre est juste ou non? La réponse a cette question est donnée par saint Augustin dans une brève et célèbre définition, que ses successeurs ne se lasseront pas de reprendre pour leur compte, et dans laquelle il proclame que le chÉitiment de 1'injustice est le critère de la guerre juste. Pour plus de clarté, il recourt a un exemple: le cas oü un peuple ou un Êtat omet de punir des délits graves commis par ses citoyens, ou se refuse a restituer ce qui a été capturé par une voie injustifiée 3). Outre cette forme indirecte d'une injustice commise par 1'Etat, a savoir le refus de faire réparation, nous trouvons encore, dans le même écrit de saint Augustin, un spécimen caractéristique d'un crime d'Etat de forme plus directe. C'est 1'acte des Amoréens tenant leurs frontières fermées et refusant aux Israélites 1'autorisation de traverser paisiblement leur pays. Cette violation de ce qui pouvait être considéré, même a cette époque reculée, comme une règle internationale, ce refus de consentir au passage inoffensif a travers un territoire, alors que, d'après le droit commun, ce passage devait être permis, donnait a la guerre des Israélites le caractère d'une guerre juste 4). *) Et ideo nequaquam contra hoe praeceptum fecerunt, quo dictum est: Non occideSy qui Deo auctore bella gesserunt.... De Civ. Dei, Lib. I. cap. 21. Migne 41, c. 35. *) Sed etiam hoe genus belli sine dubitatione justum est, quod Deus imperat.... In quo bello ductor exercitus vel ipse populus, non tam auctor belli, quam minister judicandus est. Quaest. in Heptat. Lib. VI, q. 10. Migne 34, c. 781. s) Justa (intern bella definiri solent, quae ulciscuntur injurias, si qua gens vel civitas, quae bello petenda est, vel vindicare neglexerit quod a suis improbe factum est, vel reddere quod per injurias ablatum est. Quaestiones in Heptat. VI, 10. Migne 34, c. 781. 4) Notandum est sane quemadmodum justa bella gerebantur. Innoxius enim transitus negebatur, qui jure humanae societatis aequissimo patere debebat. Quaest. in Heptat. IV, 44. Migne 34, c. 739. Cette pensée, centrale et prédominante, que la guerre peut uniquement être motivée par 1'injustice d'un autre, est aussi exprimée dans le De Civitate Dei. Les extensions de territoire réalisées par Rome y sont attribuées aux guerres nombreuses que les Romains se sont vu imposer par suite des actions blamables d'autres peuples. L'exposé par lequel saint Augustin continue sa démonstration, est tout a fait remarquable, et il caractérise sa mentalité en ce qui concerne les rapports de droit international. Si les peuples environnants s'étaient montrés paisibles et justes, si leurs actions injustes n'avaient pas provoqué de guerres, 1'empire romain serait resté de faible étendue. II en serait d'ailleurs ainsi de tous les Etats, au grand profit de Fhumanité, puisque dans ce cas tous se réjouiraient des relations de bon voisinage. II existerait dans le monde un grand nombre de royaumes et de peuples, de la même manière qu'une ville est composée d'un grand nombre de maisons, de families et de citoyens. Voila pourquoi, bien que la guerre entraine la soumission d'autres peuples et 1'accroissement du pouvoir, il n'y a que les méchants qui puissent y trouver leur bonheur, tandis que pour les hommes bienveillants elle n'est qu'une dure nécessité. Sans doute, on peut reconnaitre a cette nécessité un bon cöté, attendu que la suprématie des fauteurs d'iniquité serait un mal encore pire, mais on ne doit pas oublier que c'est un plus grand bonheur de vivre en bonne harmonie avec un bon voisin que de triompher d'un mauvais voisin dans une guerre l). Dans d'autres endroits du De Civitate Dei, au Livre XIX, 1'auteur insiste encore sur le fait que c'est le crime des autres qui constitue le motif justificatif de la guerre 2). Cette même pensée forme encore la base d'une thèse que saint Augustin a soutenue a plusieurs reprises, a savoir qu'il est utile et que c'est même une obligation de restreindre la liberté qu'ont les autres de faire le mal. Ainsi, dans sa lettre a Marcellin, après avoir *) Iniquitas enim eorum, cum quibus justa bella gesta sunt, regnum adjuvit ut cresceret: quod utique parvum esset, si quies et justitia finitimorum contra se bellum geri nulla provocaret injuria: ac si felicioribus rebus humanis omnia regna parva essent concordi vicinitate laetantia; et ita essent in mundo regna plurima gentium, ut sunt in urbe domus plurimae civium. Proinde belligerare et perdomitis gentibus dilatare regnum, malis videtur felicitas, bonis necessitas. Sed quia pejus esset, ut injuriosi justioribus dominarentur, ideo non incongrue dicitur etiam ista felicitas. Sed procul dubio felicitas major est, vicinum bonum habere concordem, quam vicinum malum subjugare bellantem. De Civitate Dei, IV. 15. Migne 41, c. 124. *) Iniquitas enim partis adversae justa bella ingerit gerenda sapienti. De Civ. Dei, XIX, 7. Migne 41, c. 634. recommandé de conduire la guerre avec humanité, attendu que la conception chrétienne de la vie le commande et que c'est le moyen d'amener plus facilement les vaincus a vivre dans une société oü règne la paix, saint Augustin expose qu'il est salutaire et utile que la liberté de malfaire soit supprimée, paree que rien n'est plus néfaste que la fortune et la prospérité des méchants x). Ici également, 1'injustice ou le crime commis par un autre est considéré comme étant, d'une manière indirecte mais indiscutable, un motif justifiant une guerre. II est, au surplus, digne de remarque que saint Augustin s'exprime ici d'une manière générale, et visiblement sans qu'il sous-entende que le droit de priver le malfaiteur de sa liberté doive être réservé uniquement a ceux qui sont les victimes ou qui éprouvent le contre-coup ou la menace de 1'action injuste. Cette idéé est encore développée dans la suite de la même lettre, avec une nuance nouvelle toutefois, qui exige un commentaire spécial. Saint Augustin y expose que lorsque 1'action répressive de Dieu tarde a se produire, la situation qui en résulte est épouvantable, attendu que c'est précisément dans le chatiment que se manifeste la miséricorde divine. Faisant ensuite la comparaison avec 1'action répressive de la guerre, il déclare que, dans ce cas également, c'est un effet de la miséricorde si les bons éléments parviennent a dominer les convoitises effrénées et a s'opposer efficacement a des crimes, tout comme doivent le faire, dans 1'intérieur des Etats, les gouvernants animés d'une pensée de justice 2). Dans ce passage encore, la punition des méfaits est la raison justificative générale de la guerre; mais, ce qui donne ici une nuance spéciale, c'est le parallèle tracé entre la situation intérieure du pays et la vie internationale. L'une comme 1'autre exige que 1'ordre du droit soit respecté et que la criminalité soit domptée. Dans la sphère nationale cette fonction est dévolue aux gouvernants, mais dans les rapports entre les peuples 1'organe chargé du maintien du droit fait défaut. II y a donc la une lacune, puisqu'il n'existe point d'instance au- x) Ac per hoe si terrena ista respublica praecepta christiana custodiat, et ipsa bella sine benevolentia nou gerentur, ut ad pietatis justitiaeque pacatem societatem victus facilius consulatur. Nam cui licentia iniquitatis eripitur, utiliter vincitur; quoniam nihil est infelicius felicitate peccantium Ad Marcell. Ep. 138, 14. Migne 33, c. 531. 2) Misericorditer enim, si fieri potest, etiam bella gererentur a bonis, ut licentiosis cupiditatibus domitis, haec vitia perderentur, quae justo imperio vel exstirpari vel premi debuerunt. Ad Marcell. Ep. 138, 14. Migne 33, c. 531. dessus de 1'autorité souveraine intérieure. Pourtant, dans la vie internationale pas plus que dans la vie nationale, il n'est admissible que 1'iniquité se trouve a 1'aise. Saint Augustin ne peut s'y résigner, et il est tout naturel, d'après lui, que dans ce cas les bons éléments se coalisent (serait-ce déja 1'idée d'une intervention collective?), afin que, par une guerre, incontestablement juste en cette occurrence, le crime soit réprimé, et 1'ordre du droit maintenu dans la sphère internationale. Finalement, il y a lieu de signaler un passage du De Civitate Dei, qui enseigne que le devoir des bons (le texte les appelle les „innocents") consiste non seulement a s'abstenir personnellement de commettre des actions mauvaises, mais encore a empêcher les autres de malfaire, et même a punir le mal afin d'amender les méchants ou de les effrayer par des exemples x). B. Cas oü la guerre n'est pas justifiée. En plus de ces textes oü la guerre juste est considérée a un point de vue positif, nous en trouvons un grand nombre oü la question est abordée du cöté négatif, c'est-a-dire par 1'examen et la condamnation des diverses formes de la guerre injuste. La réprobation y est prononcée dans des termes d'une sévérité telle qu'il est hors de doute que saint Augustin entend appliquer a la conduite des peuples et a la vie internationale les régies d'une morale rigoureuse. Ainsi, par exemple, il fustige la guerre entreprise, uniquement pour des motifs impérialistes, contre un état voisin ou, d'une manière plus générale, contre des peuples pacifiques, et il n'hésite pas a qualifier les guerres de ce genre de brigandages sur une grande échelle2). En réalité, sans 1'application de la justice, les Etatset les royaumes ne sont pas autre chose que des repaires de voleurs! On congoit toute la complaisance qu'éprouve saint Augustin a raconter 1'histoire d'un pirate captif, qui fit sentir a Alexandre le Grand qu'il n'existait entre i ux aucune différence essentielle, et que c'était uniquement la disproportion entre leurs moyens d'ac- *) .... pertinet ergo ad innocentis officium non solum nemini malum inferre, verum etiam cohibere a peccato vel punire peccatum ut aut ipse qui plectitur corrigatur experimento, aut alii terreantur exemplo. De Civ. Dei, XIX. 16. Migne 41, c. 644. 2) Inferre autem bella finitimis, .... ac populos sibi non molestos sola regni cupiditate conterere et subdere, quid aliud quam grande latrocinium nominandum est? De Civ. Dei, IV, 6. Migne 41, c. 116—17. tion, — d'une part une embarcation légère, d'autre part une flotte puissante, — qui conférait a 1'un le titre de bandit des mers et a 1'autre celui d'empereur x). Ailleurs, saint Augustin décrit 1'insatiable soif de gloire des Romains, qui les poussait a vouloir pour leur patrie, d'abord la liberté, et ensuite la prééminence. II montre que l'ambition des Romains avait grandi dans la même proportion que leur empire; et, tout en reconnaissant que cette ambition a réalisé des choses d'une grandeur merveilleuse, il ne laisse subsister aucun doute au sujet de son jugement définitif, puisqu'il ajoute, d'une manière toute prosaïque: aux yeux des hommes, bien entendu 2). II juge tout aussi sévèrement la guerre destinée a servir de dérivatif aux difficultés politiques intérieures. Je n'userai pas, dit saint Augustin, des termes de gloire et de victoire, je mettrai de cöté les opinions morbides, pour montrer, peser et condamner les méfaits dans leur nudité. Dans le cas qu'il cite, il n'existait pas un seul motif fondé en droit pour faire la guerre. Le seul mobile était le désir de rallumer 1'ardeur combative des hommes devenus paresseux et ayant perdu 1'habitude de la victoire: voila, dit-il, la raison de 1'entreprise odieusement criminelle d'une guerre inique contre une nation avec laquelle existe un lien de parenté. Aussitöt après, il flagelle la soif de domination qui engendre de grandes misères et qui conduit 1'humanité a la ruine. Et qu'on ne vienne pas soutenir, continue-t-il, que quelqu'un est grand rien que par la lutte et le triomphe! Lutter et vaincre, c'est ce que font tout aussi bien les gladiateurs dans leur cruel métier. S'imagine-t-on que la guerre ne puisse pas être comparée au métier de gladiateur ? Suppose-t-on qu'il y a une différence essentielle entre le combat de deux gladiateurs et celui de deux peuples, selon que les cadavres jonchent une simple arène ou des champs de ba- *) Remota itaque justitia, quid sunt regna, nisi magna latrocinia .... Eleganter enim et veraciter Alexandro illi Magno quidam comprehensus pirata respondit. Nam cum idem rex hominem interrogasset, quid ei videretur, ut mare haberet infestum: ille libere contumacia, Quod tibi, inquit, ut orbem terrarum: sed quia id ego exiguo navigio fado, latro vocor, quia tu magna classe, imperator. De Civ. Dei, IV. 4. Migne 41, c. 115. 2) Ipsam denique patriam suam, quoniam servire videbatur inglorium, prius omni studio liberam, deinde dominam esse concupierunt quod civitas .... adepta libertate quantum brevi creverit, tanta cupido gloriae incèsserat .... Ista ergo laudis aviditas et cupido gloriae multa illa miranda fecit, laudabilia scilicet atque gloriosa secundum hominum existimationem. De Civ. Dei, V. 12, 1. Migne 41, c. 154—55. taille étendus, selon que la scène de la lutte est l'amphithéatre ou le monde ?x) On ne saurait concevoir une opposition plus radicale contre les guerres iniques. On remarquera 1'acerbité avec laquelle saint Augustin signale les motifs qui les provoquent: Fimpérialisme, le nationalisme exalté, la soif insatiable de la gloire, la dérivation donnée aux luttes intestines. Les motifs politiques habituels des guerres se trouvent ainsi indiqués. Saint Augustin se rend parfaitement compte que les considérations d'ordre économique jouent également un röle important2), mais il découvre le tréfond de tous les conflits économiques dans les convoitises déréglées des biens terrestres. Ces biens ne peuvent, par leur nature même, exempter ceux qui les recherchent ardemment de toute sorte d'ennuis, et voila pourquoi le monde est déchiré par les compétitions et les guerres. En tant que présents de Dieu, les biens terrestres ne sont pas a rej eter, mais si a cause d'eux on négligé les dons supérieurs de Dieu, c'est-a-dire si on recherche les biens terrestres comme s'il n'en existait point d'autres ou seulement plus que les autres, la survenance de nouvelles calamités ou la recrudescen- ce des misères existantes est immanquable 3). * * * On ne s'étonnera pas qu'un auteur qui subordonne le droit de guerre a des régies morales aussi strictes, se prononce de la même *) Quid mihi obtenditur nomen laudis nomenque victoriae? Remotis obstaculis insanae opinionis facinora nuda cernantur, nuda pensantur, nuda judicentur. Causa dicatur Albae, sicut Trojae adulterium dicebatur. Nulla talis, nulla similis invenitur: tantum ut resides moveret Tullus in arma viros, et jam desueta triumphis agmina. Illo itaque vitio tantum scelus perpetratum est socialis belli atque cognati .... Libido ista dominandi magnis malis agitat et conterit humanum genus .... Nemo mihi dicat. Magnus ille atque ille, quia cum illo et illo pugnavit, et vicit: Pugnant enim gladiatores, vincunt et ipsi: habet praemia laudis et illa crudelitas .... An ideo diversum fuit, quod arena illa non fuit, et latiores campi non duorum gladiatorum, sed in duobus populis multorum funeribus implebantur; nee amphitheatro cingebantur illa certamina, sed universo orbe, et tune vivis, et posteris, quousque ista fama porrigitur, impium spectaculum praebebatur? De Civ. Dei, III, 14, 2. Migne 41, c. 90—91. 2) Comp. Combès, ouvr. cité, p. 278 et suiv. s) Terrena porro civitas .... hic habet bonum suum, cujus societate laetatur, qualis esse de talibus rebus laetitia potest. Et quoniam non est tale bonum, ut nullas angustias faciet amatoribus suis, ideo civitas ipsa adversus seipsam plerumque dividitur litigando, bellando atque pugnando .... Haec bona sunt et sine dubio Dei dona sunt. Sed si neglectis melioribus quae ad supernam pertinent civitatem .... bona ista sic concupiscuntur, ut vel sola esse credantur vel his quae meliora creduntur, amplius diligantur; necesse est miseria consequatur et quae inerat augeatur. De Civ. Dei, XV, 4. Migne 41, c. 440—441. fa9on au sujet du droit pendant la guerre. II est conséquent avec lui-même lorsqu'il juge que la parole donnée a un ennemi doit être respectée, ou qu'il recommande de conduire les opérations de la guerre avec une sage modération, afin que le but de la guerre, qui est la paix, soit atteint d'autant plus rapidement1). Cette idéé est exprimée également dans sa lettre a Boniface, par laquelle il insiste a nouveau sur le devoir d'être fidéle a la parole donnée et de montrer des dispositions favorables a la paix 2). II est assez naturel que, d'après lui, a condition que la guerre soit justifiée par elle-même, il importe peu qu'on recoure ou non a des ruses stratégiques 3). * * * Pour terminer, 1'internationalisme de saint Augustin, qui devrait plutot s'appeler un supra-nationalisme, mérite d'arrêter notre attention. Pour lui, la question de savoir sous quelle autorité on vit est tout a fait secondaire, pourvu que les gouvernants n'imposent pas des choses impies et iniques. Le fait que les Romains imposaient bon nombre de lois aux peuples soumis, n'était pas en lui-même un désavantage pour ceux-ci, d'autant moins que les Romains observaient eux-mêmes ces lois. La seule chose blamable, c'est que 1'établissement de 1'autorité était généralement le résultat de la violence et de la guerre. H en aurait été autrement si la même situation avait été le fruit d'une entente réciproque et de 1'application directe d'une méthode comme celle qu'on s'est décidé a adopter plus tard, et qui consiste a accorder le droit de cité a tous ceux qui appartiennent a 1'empire romain 4). x) Fides enim quando promittitur etiam hosti servanda est contra quem bellum geritur .... Esto ergo etiam bellando pacificus, ut eos quos expugnas, ad pacis utilitatem vincendo perducas. Epist. 189, 6. Migne 43, c. 856. 2) .... ut in ipsis bellis, si adhuc in eis te versari opus est, fidem teneas, pacem quaeras .... Epist. 220, 12. Migne 33, c. 997. *) Cum autem justum bellum susceperit, utrum apertapugna, utrum insidiis vincat, nihil ad justitiam interest. Quaest in Hept. VI, 10. Migne 34, c. 781. 4) Quantum enim pertinet ad hanc vitam mortalium, quae paucis diebus ducitur et finitur, quid interest sub cujus imperio vivat homo moriturus, si illi qui imperant, ad impia et iniqua non cogant ? Aut vero aliquid nocuerunt Romani gentibus, quibus subjugatis imposuerunt leges suas, nisi quia id factum est ingenti strage bellorum? Quodsi concorditer fieret, idipsum fieret meliore succesu: sed nulla esset gloria triumphantium. Neque enim et Romani non vivebant sub legibus suis, quas caeteris imponebant. Hoe si fieret sine Marte et Bellona, ut nee victoria locum haberet, nemine vincente ubi nemo pugnaverat, nonne Romanis et caeteris gentibus una esset eadem- Un nationalisme exalté ne pourra guère voir dans ces considérations que des hérésies, et même un nationalisme rationnel les jugera trop prosaïques et trop simplistes. On ne peut méconnaitre la valeur d'une vie nationale autonome et indépendante; d'autre part, il est certain que la réalisation de 1'idée de saint Augustin, la formation d'un „Super-Etat" reposant sur une base fédérative, aurait épargné a l'humanité un grand nombre de guerres amenées par des compétitions entre les Etats et entre les nations. CONCLUSIONS Si nous considérons 1'ensemble, nous sommes tout d'abord frappés par le fait que saint Ambroise et saint Augustin déclarent que la vie internationale et les rapports entre les Etats et entre les nations doivent être subordonnés a une morale rigoureuse 1). Hs n'admettent aucunement une souveraineté absolue qui prétend se faire sa propre loi, ni une doublé morale, stricte a 1'égard de la conduite individuelle, indulgente et relachée a 1'égard des actes collectifs. II suffit de se rappeler les normes de la guerre juste, 1'obligation, non seulement de s'abstenir personnellement de 1'iniquité, mais encore d'en préserver autrui, et la condamnation absolue, pour ce qui concerne saint Augustin, de tous les motifs sans valeur, tant d'ordre impérialiste ou dynastique que d'ordre égoïstement économique, qui, dans d'innombrables cas, ont provoqué des luttes armées; il suffit de se remettre en mémoire les lois a observer au cours même de la guerre. C'est cette subordination a une morale rigoureuse qui, dans les rapports internationaux, exclut toute anarchie et toute illégalité. On peut admettre que la communauté des Etats ou des peuples ne soit pas encore arrivée a un stade de développement tel que des organes juridiques, établis au-dessus des parties adverses, que conditio? praesertim si mox fieret, quod postea gratissime atque humanissime factum est, ut omnes ad Romanum imperium pertinentes societatem acciperent civitatis et Romani cives essent .... De Civ. Dei, V. 17, 1. Migne 41, c. 160-61. x) Qu'il s'agit ici d'un lien moral, c'est ce qui se manifeste avec une parfaite évidence chez saint Ambroise, car sa doctrine sur la guerre et la paix tout entière est une partie constituante d'un traité des vertus morales et cardinales de la justice et de la force. A ce point de vue saint Augustin marche de pair avec lui, puisque, dans toutes ses considérations, nous retrouvons cette condition nécessaire de la justice. Le droit des gens tel que le con9oivent ces deux Pères de 1'Église est en même temps une morale des nations. D'ailleurs, la conception d'un droit international positif n'existait pour ainsi%dire pas encore k cette époque. soient a même de trancher, par voie d'autorité, des litiges de droit ou des conflits d'intérêts. Mais il n'en est pas moins certain que même si une action coactive est éventuellement nécessaire, celle-ci ne pourra porter en aucun cas le cachet de 1'arbitraire. Force n'est pas synonyme de droit, et il n'est pas douteux qu'en 1'absence d'un droit positif, les Etats et les peuples ne soient liés par des normes d'un ordre supérieur. Ce qui attire encore notre attention, c'est que les considérations développées possèdent manifestement un caractère général et sont universellement applicables. Ceci découle forcément du principe de la solidarité, de la conception chrétienne de 1'unité qui englobe toute 1'humanité, et qui fait de chaque homme le „prochain" de tous les autres 1). II s'ensuit naturellement 1'obligation de s'entr'aider et de se soutenir, surtout quand il est nécessaire de combattre 1'iniquité. Pour la vie internationale, cela revient a reconnaitre que 1'intervention est une obligation morale. C'est plus spécialement saint Augustin qui voit dans cette communauté universelle et panhumanitaire une communauté pacifique par essence, dont le maintien a pour condition indispensable 1'existence de situations bien ordonnées. Cependant, la guerre, bien qu'elle soit incontestablement une infraction a la communauté pacifique, est parfois inévitable et justifiée, notamment dans le cas oü les situations bien ordonnées sont déja compromises par une injustice. La guerre est alors une restauration de 1'ordre et de la paix; tout en étant par elle-même une perturbation de 1'ordre, elle a pour but de parer a une perturbation plus grande, comme le serait la prédominance de 1'injustice. Sur ce point, c'est-a-dire sur la manière d'envisager la guerre, les deux grands écrivains se complètent 1'un 1'autre. La guerre juste, pour saint Ambroise, c'est surtout la guerre défensive et le secours armé contre 1'injustice menagant autrui. Saint Augustin a des visées d'ensemble plus larges: L'injustice constitue, a 1'égard de la communauté pacifique et juridique, une menace ou un dommage. En réalité la paix cesse d'exister par ce fait; dès lors, le but de la guerre doit être de rétablir la paix, de venger 1'injustice, de punir les coupables, de maintenir le règne du droit. ') .... Proximum tuum debes putare omnem hominem, et antequam sit Christianus .... Augustinus, Enarrat. in Ps. 25; enarr. 2:2. Migne 36, c. 189. Suivant cette conception, la guerre purement défensive n'occupe donc plus que 1'arrière-plan, tout 1'accent tombe sur 1'action répressive et vengeresse. II importe cependant de bien se rendre compte (et cette observation s'applique aussi aux auteurs qui suivront) que, dans 1'esprit de saint Augustin, la guerre juste ne possède ce caractère punitif qu'au point de vue général, pour autant qu'elle est une manifestation de la justice vengeresse. Nous ne connaissons aucune parole de saint Augustin, dont on puisse inférer qu'il se fait 1'avocat d'un droit de punir existant par la nature des choses et appartenant a chaque individu ou a chaque communauté en particulier. Cette question est d'ailleurs d'ordre secondaire. Car la compétence naturelle pour punir, si on 1'invoque, n'a d'autre portée que de fournir une base justificative théorique a 1'intervention de ceux qui ne sont pas directement impliqués dans un conflit. Voila. ce qui importe, et voila ce qu'on ne contestera pas que saint Augustin admette. En effet, il suffit de se rappeler sa notion de la solidarité et de 1'unité, avec laquelle s'harmonise parfaitement 1'assistance mutuelle contre 1'injustice, et qui se concilierait même avec une compétence et une obligation universelles en matière de chatiment. II suffit surtout de songer a sa condamnation sévère de toute guerre arbitraire. II n'y a de guerre juste que celle qui chatie 1'iniquité et maintient la souveraineté du droit. Or, tout homme pour qui c'est la le point cardinal et la condition nécessaire et suffisante, considérera comme secondaire que cette guerre juste soit soutenue exclusivement par ceux qui sont directement impliqués dans le litige ou qu'elle soit en outre appuyée par des tiers; mieux encore, il estimera que 1'intervention de ces derniers est tout indiquée. Voila une conclusion qui peut même invoquer a son appui certaines expressions de saint Augustin. Ainsi, dans la lettre a Marcellin notamment, il est dit que, par analogie avec la tache du Gouvernement en faveur de la paix a 1'intérieur du pays, les convoitises sans frein doivent, en cas de besoin, être refrénées par la guerre „a bonis". De même, le De Civitate Dei enseigne que c'est un devoir pour les hommes vertueux („innocentis officium"), d'une part, d'empêcher les autres de malfaire, d'autre part, de punir les mauvaises actions qui ont été commises. Or, ces affirmations ne sont atténuées par aucune limitation aux ayants-cause immédiats, ou a leurs amis et alliés, et la question de la compétence juridique n'est même pas soulevée un seul moment. De quelque manière qu'on envisage le système théorique de saint Augustin relatif a la guerre juste; qu'on veuille y voir, soit uniquement un mode de punition de rinjustice, soit aussi un moyen de secourir les innocents ou de servir la justice, toujours est-il que sa doctrine répond aux exigences raisonnables de la vie juridique internationale et qu'elle rend possibles des rapports convenablement ordonnés entre les Ëtats et entre les peuples. En effet, elle ne laisse aucune latitude aux injustices des Etats, sous quelque forme que ce soit, qu'elles s'abritent derrière les devises sonores et trompeuses des nécessités économiques, des vocations nationales, ou du maintien de 1'équilibre. Guerres impérialistes servant la puissance et la gloire, guerres dynastiques pour les intéréts personnels, guerres commerciales et coloniales dont le mobile est 1'égoïsme, les unes comme les autres, aux yeux de saint Augustin, sont au même degré des rapines („magna latrocinia"), des brigandages sur une grande échelle. Seule une catégorie de guerres trouve grace; une seule sorte de guerre peut et même doit être entreprise, c'est celle qui venge 1'injustice, restaure 1'ordre troublé, bannit par la même 1'anarchie de la communauté des Etats, et édifie de cette manière la vie de ceux-ci sur la force morale du droit. Tel est, sinon le seul but a atteindre, du moins a coup sur le plus important. C'est 1'unique base qui puisse fournir un appui a un droit des gens robuste et durable, et qui permette a notre droit international moderne, affiné et entrant dans les détails, d'être autre chose qu'une légère et fragile charpente. C est pour saint Augustin un impérissable mérite que d'avoir créé cette base pour son époque et pour les siècles a venir. CHAPITRE II LE MOYEN AGE DU VE AU XIIE SIÈCLE § 1. — Le haut moyen & g e (du Ve au Xe siècle). La période qui réclame actuellement notre attention n'est assurément pas riche en monuments scientifiques. A eet égard elle forme un frappant contraste avec 1'époque ambroisienne et augustinienne, qui la précède. Cette infécondité scientifique n'a rien qui doive nous étonner1). Nous nous trouvons ici en présence d'une époque de germination, de fixation d'abord, de consolidation ensuite. Ce processus exigera un temps considérable et ne pourra être considéré comme terminé qu'a 1'expiration du premier millésime de notre ère. Alors seulement 1'Europe „se sera constituée, au point de vue politique, suivant les grands traits qui marquent encore de nos jours ses subdivisions" 2). II est bien clair qu'une période de migrations générales, de constitution denations, de croissance et de consolidation, n'est pas extrêmement favorable a 1'éclosion de productions scientifiques. Les énergies disponibles sont absorbées par la poursuite de buts tout différents. Olphe-Galliard en indique encore une autre cause: „La pensée philosophique de la première partie du Moyen Age a laissé peu de monuments C'est que le travail intense et pénible de 1'agri- culture est peu favorable a celui de 1'esprit. Surtout lorsqu'il s'exerce dans les domaines isolés oü les échanges intellectuels sont aussi rares que les échanges commerciaux: les cultures intellectuelles ne peuvent se développer que dans une société oü la ri- •) C'est k tort qu'on attribue souvent cette infécondité au fait que le haut moyen age serait une période de guerres incessantes, de barbarie et d'indiscipline. Cf. H. de Tourville, Histoire de la formation particulariste. L'Origine des grands peuples actuels, Paris. 2) G. Görris, S. J., De Denkbeelden over Oorlog en de Bemoeiingen voor Vrede in de Elfde Eeuw (Les Idéés concernant la guerre et les Efforts en faveur de la paix pendant le onzième siècle), Nimègue, 1912, p. 2. chesse permet a une catégorie d'individus d'y consacrer leur activité, et fournit a une autre les loisirs nécessaires pour jouïr des ceuvres enfantées par les premiers. Aussi la production, tant poétique que philosophique, du Moyen Age ne commence-t-elle è. fleurir qu'a partir du moment oü les progrès de la richesse, engendrés par 1'accroissement des villes, par les expéditions de la chevalerie et par 1'extension du pouvoir royal, lui offrent un terrain plus favorable que ne 1'était le domaine rural isolé" 1). Le même auteur dit excellement dans un autre passage, oü il développe la même idéé: „De la le préjugé si répandu au sujet de ce qu'on a appelé la nuit du Moyen Age. En réalité ce fut une époque d'organisation puissante et de réalisation intense de 1'idée morale dans les rapports internationnaux" 2). Nous n'examinerons pas jusqu'a quel point cette affirmation est exacte, mais ce qui est incontestable, c'est que la discussion théorique des questions relatives au droit des gens et a la morale des nations ne se rencontre que chez un petit nombre d'auteurs de ce temps. Encore cette discussion n'a-t-elle rien de systématique; ce sont plutöt des considérations présentées a propos de circonstances déterminées, et on ne doit donc pas être surpris qu'elles n'intéressent notre sujet qu'a un point de vue tout a fait général. Nous croyons toutefois utile de signaler un certain nombre de ces auteurs, d'abord paree qu'ils mettent en pleine lumière le lien avec le passé, ensuite paree qu'ils sont des représentants caractéristiques de la mentalité de leur époque, spécialement en ce qui concerne les normes morales qui, dans la vie internationale comme ailleurs, étaient admises par tous comme des facteurs indispensables. II convient de mentionner en premier lieu Isidore de Séville (né vers 570, mort en 636), qui, bien qu'il appartienne chronologiquement au haut moyen age, se rattache encore, par ses tendances, a 1'époque des Pères de 1'Eglise. Son autorité et son importance sont incontestables. Vanderpol salue en lui „la principale lumière de son temps", et ajoute: „Les Pères du VIIIe concile de Tolède lui décernèrent publiquement les plus grands éloges, 1'appelant le plus savant homme qui eüt paru pour éclairer les der- ') Olphe-Galliard, ouvr. cité, p. 76. •) Olphe-Galliard, ouvr. cité, p. 68 niers siècles, et dont on ne doit prononcer le nom qu'avec respect" 1). Kosters, de son cöté, jugeant qu' „il est important pour nous d'examiner comment peu a peu 1'enseignement des Pères de 1'Eglise et celui des philosophes et des jurisconsultes classiques se sont fondus en un seul corps de doctrine", affirme a ce propos: „Deux auteurs de renom se placent ici au premier rang. C'est d'abord Isidore de Séville" 2). Son ouvrage Etymologiarum Libri XX est une véritable encyclopédie de ce que le VIIe siècle connaissait en fait d'idées scientifiques. Le livre XVIII contient 1'exposé des opinions d'Isidore sur la guerre juste et la guerre injuste; pour qu'une guerre mérite la qualification de juste, il exige qu'il y ait eu une déclaration de guerre préalable et que le motif soit, ou la revendicati°n de ce qui a été ravi, ou la défense contre des ennemis. Un motif raisonnable manque-t-il, le désir de la vengeance est-il le mobile, Isidore déclare que la guerre est injuste. II insiste a nouveau sur ce point que, en dehors des guerres répressives ou défensives, il ne saurait y avoir de guerre juste 3). C'est le seul endroit oü eet auteur traite directement de la guerre 4). On peut toutefois tenir pour certain qu'il aura exprimé dans ces courts passages ce qui lui paraissait le plus essentiel et le plus important, c'est-a-dire la question de la justice de la guerre, 1'indication des motifs qui peuvent justifier tant la guerre offensive que la guerre défensive. II convient de remarquer qu'Isidore ajoute un élément nouveau: 1'exigence d'une déclaration de guerre préalable. Les vues précédentes restent néanmoins les plus importantes. Notre auteur y revient en appuyant, sous une forme qui met davantage en évidence la conception de la guerre répressive, entreprise pour venger 1'ordre du droit outragé. On voit qu'Isidore de Séville reprend pour son propre compte la pensée fondamentale de ses prédécesseurs, a savoir que la vie in- ) A. Vanderpol, La Doctrine scolastique du droit de guerre, Paris, 1925, p. 7. ) J. Kosters. Les Fondements du droit des gens. Bibliotheca Visseriana T IV Lueduni Batavorum, 1925, p. 11. *) Justum bellum est quod ex praedicto geritur de rebus repetitis, aut propulsanoruin hostium causa. Injustum bellum est quod de furore, non de legitima ratione mitur .. Nam extra ulciscendi aut propulsandorum hostium causa, bellum justum gen nullum potest.S.Isidori Hispalensis .... Etymologiarum Libri XX L XVIII c 1: 2, 3. Migne 82, c. 639. «) Au sujet des considérations intéressantes que donne Isidore sur le „jus naturae" le „jus gentium" et le „jus militare", on pourra consulter Kosters, ouvr. cité, p. 11 et Beaufort, La Guerre 3 ternationale elle-même est liée a des régies de morale et de droit, que 1'arbitraire et 1'anarchie ne peuvent y être tolérés, et que toute guerre qui prétend être juste doit avoir un caractère défensif ou répressif. Si 1'on se rappelle en outre la grande autorité attachée au nom de 1'auteur, il sera permis de conclure que dans ces quelques lignes se fait entendre la voix de la conviction juridique de son époque. Pour achever de caractériser la mentalité de ces temps, nous ne pouvons négliger de mentionner 1'évêque de Lyon Agobard (779—840), qui, dans un mémoire adressé a Louis le Débonnaire, s'est appliqué a réfuter la théorie d'après laquelle, dans tout combat engagé par ordre judiciaire, ainsi que dans toute guerre, la Providence divine assurerait la victoire a la cause juste. II cite, a ce propos, la réponse donnée par 1'évêque de Vienne Avitus a Gondebaud, qui demandait pourquoi, dans un conflit entre peuples ou royaumes, on ne se référerait pas au jugement de Dieu, puisqu'on doit admettre que Dieu accordera la victoire au parti défendant une cause équitable. Si 1'on s'inquiétait vraiment du jugement de Dieu, — telle fut la reponse de 1 éveque, on craindrait la parole du psalmiste: „Disperse les peuples qui sont belliqueux", et on témoignerait plus de respect a cette autreparole: „C'est a Moi qu'appartient la vengeance." Croit-on donc que la Providence ait besoin de dards et de glaives pour exercer sa justice? Et ne voyons-nous pas bien souvent que c'est le parti de 1'équité qui succombe contre la force du nombre, contre la ruse ou contre 1'habileté 1) ? La possibilité de guerres justes se trouve reconnue ici implicitement, mais cette réponse n'en témoigne pas moins indéniablement d'une tournure d'esprit nettement pacifique. D'un autre cöté, la réparation de 1'outrage fait a 1'ordre juridique est visiblement, pour eet auteur, une chose bonne et indispensable. Maïs la guerre n'est pas 1'unique moyen de la realiser, surtout pas pour la Providence divine. i) Si divinum, inquam, judicium regna ve! gentes expeterent., illud prius quod scribitur formidarent, dicente Psalmista: Dissipa gentes quae bella volunt, et illud diligerent quod perinde dicitur: Mihi vindicta, ego retribuam, dicit Dominus. An forte sine telis et gladiis causarum motus aequitas superna non judicat? Cum saepe, ut cernimus, pars aut justa tenens, aut justa deposcens, laboret in praelns, et praevaleat ini- quae partis vel superior fortitudo vel furtiva supreptio. S. Agobardi hb. adv. Le %em Gundobadi XIII. Migne 104. c. 126. Au point de vue de la formation de la conscience individuelle, il est intéressant de relever que le célèbre abbé Raban Maur (776—856), dans une lettre adressée a 1'évêque Heribald, conteste qu'un soldat qui tue des ennemis pendant la guerre, ne puisse point être astreint a une pénitence, attendu que, en obéissant aux commandements de son prince, il exécute, d'une manière indirecte, le jugement divin. Raban Maur oppose a cette thèse que les jugements divins sont impénétrables, de sorte que ceux qui cherchent une justification a toutes les horreurs imaginables devraient tout au moins réfléchir en présence de la question suivante: est-il possible de plaider, devant la face de la Divinité, 1'innocence de ceux qui ont assassiné par égoïsme ou pour complaire a leurs maitres *) ? Nous répétons qu'il s'agit ici uniquement de la conscience personnelle; ü résulte pourtant d'une manière péremptoire de ce passage, que même 1'autorité suprème dans 1'Êtat est liée par des normes supérieures, que 1'anarchie dans la vie des nations et la conduite arbitraire des belligérants ne peuvent être admises, que la pureté des intentions est absolument requise dans les rapports internationaux, et que, par conséquent, ceux-ci doivent être régis par le droit et la morale. Tout ceci découle avec une égale netteté de la réponse que fit le pape Nicolas Premier a une série de questions posées par les Bulgares, et qui nous est connue par la Responsa ad consulta Bulgarorum, datant de 866. Vous désirez savoir, leur écrit le pape, si quand vous recevez un appel au combat, votre devoir est de partir en guerre sur-le-champ, ou s'il y a des jours auxquels il n'est pas convenable de faire la guerre. Nous répondons a cela que pour savoir si une chose doit être entreprise ou non, le jour importe peu, a moins que ce ne soit un jour de fête, et encore sauf le cas de nécessité. Non qu il soit défendu d'accomplir telle ou telle action aux jours de fête, mais paree que, a moins que la nécessité ne commande de faire autrement, c'est un devoir de consacrer en ces jours plus de temps a la prière et aux pratiques religieuses. ) q^od jussu pnncipum nostrorum peractum sit, et Dei judicio ita finitum Nemo Dei judicia penetrare potest .... oportet eos considerare, qui hanc necem nefariam defendere cupiunt: utrum illos coram oculis Dei quasi innoxios excusare possint qui propter avantiam, quae omnium malorum radix est, et idolorum servituti comparatur, atque propter favorem dominorum suorum temporalium, aeternum Dominum compempserunt, et mandata illius spernentes non casu, sed industria homicidiuru perfecerunt. B. Rabani Mauri .... Poenitentiale, cap. IV. Migne 110, c. 471—72 LE MOYEN AGE Quant a la question de savoir si 1'on peut faire la guerre, que celleci soit nécessaire ou non, pendant le carême, le pape fait observer qu'une réponse est inutile, car, dit-il, — et voici bien une sentence trés radicale, — les guerres sont des ceuvres diaboliques, recherchées et affectionnées uniquement par ceux qui aspirent a agrandir leur royaume ou qui sont gouvernés par la colère, 1 envie et autres vices de ce genre. La réponse est donc tout indiquée: du moment qu'il n'y a pas nécessité, on ne peut jamais faire la guerre, ni pendant le carême ni en dehors. S'il est toutefois démontré qu'elle est inévitable pour la sauvegarde ou pour la défense de la patrie et de ses institutions basées sur le droit, le fait qu'on se trouve en période de carême ne doit pas former un obstacle aux armements pour la guerre 1). Les synodes et les conciles font entendre également leurs avertissements. Ainsi, les différents concües de Mayence (813,. 847, 851 ou 852, 883) consacrent chacun un canon ou un chapitre („capitulum") a exhorter les chrétiens a considérer comme un devoir de faire régner la paix et la concorde parmi eux, et spécialement parmi leurs conducteurs spirituels et temporels ). ^ La question de la conduite a tenir pendant la guerre n est pas perdue de vue non plus a cette époque. Ainsi, 1'évêque de Reims Hincmar (né vers 806, mort en 882) a écrit un traité intitulé De coercendis militum rapinis (859), adressé a Charles le Chauve, dans lequel il signale a ce roi la conduite brutale de ses soldats, en 1'engageant a renvoyer dans leurs foyers ceux qui ne lui sont pas indispensables et a réprimer les excès et les pillages des autres. L'évêque de Vérone Ratherus (890—974), s'adressant directement aux soldats, témoigne du même esprit. Sa Praeloquia 3) con- i) Bellorum quippe ac praeliorum certamina, necnon omnium jurgiorum initia diabolicae fraude sunt artis profecto reperta.et dilatandi regm cupidus, vel irae, vel rnvi d^fvel aUus cujuspiam vitii dilector tantum his intendere, seu delectan convincitur Et ideo si nulla urgeat necessitas, non solum quadragesimali tempore, sed oimi est nraèliis'abstinendum. Si autem inevitabilis urget opportunitas, nee quadragesimali Lt tempore pro defensione tam sua, quam patriae, seu legum paternarum bellorum rrocXdubio Praeparationi parcendum. Nieolai Papae I. Epistolae et D^reta XCVU Responsa Nieolai ad consulta Bulgarorum 44. Migne 119, c. 998. Voir aussi. Mans , Sacrorum Conciliorum .. coUectio. 15. 418. . Tuitur si in- ut pax et concordia sit atque unammitas in populo Chnstiano .... g teromne's fideles pax et coneordia habenda sit .... multo -^-f^^^rta ion' mites esse debet .... Les conciles suivants reviennent encore s.ur cette exhortat'° ' Concüium Moguntiacum .... Anno Christi S13, can. 5, Mansi 14, col. 66 et Conc. Mnpunlinum I .. A.C. 847, can 4. Mansi 14, col. 904. ») Hincmari Rhem. Archiep. Opuscula varia IV. De coercendis militum rapims, ad Carolum Calvum Regent. Migne 125, c. 954 S.S. tient des conseils pour toutes les classes sociales; le deuxième chapitre du Premier Livre est spécialement consacré aux soldats. A 1'aide de nombreux passages de 1'Ecriture, 1'évêque leur expose ce qu'il y a de criminel dans les iniquités commises a 1'égard des veuves et des orphelins, dans les pillages et les massacres, et il termine en les exhortant a remplir leur service militaire dans ce monde terrestre de telle fagon qu'ils ne perdent pas leur ame qui est destinée a 1'éternité 1). II n'est pas douteux, d'après 1'avis du docteur Görris 2), que des recherches attentives ne puissent faire découvrir encore un grand nombre d'autres témoignages appartenant a ces mêmes siècles, mais force nous est de nous limiter a ceux que nous avons reproduits plus haut. Au point de vue de la quantité, 1'appoint n'est pas considérable. Ainsi que nous le disions, ce sont pour la plupart des considérations émises a 1'occasion d'une circonstance déterminée, qui tantöt ont une portée générale, tantöt présentent uniquement de 1'importance pour la formation de la conscience individuelle. Ce qui les caractérise le plus, c'est la mentalité pacifique trés accentuée, évidente, qui perce partout. La guerre (la question de savoir si elle inflige un démenti a la conception chrétienne n'apparait plus comme un problème) est déclarée admissible, mais seulement dans les étroites limites déja tracées par 1'époque antérieure: la défense contre 1'injustice, la restauration de 1'ordre juridique offensé. Les motifs de 1'assistance et de lapunition s'entrelacent. En outre, 1'attention se porte sur le droit pendant la guerre. II faut se garder d'exagérer 1'importance de ces faits. Toutefois, il s'en dégage 1'impression finale qu'aucun de ces auteurs ne reconnait dans la guerre un moyen dont les princes et les nations aient le droit de disposer arbitrairement. Des normes supérieures, éthiques, régissent les Etats et les peuples; le lien moral règne partout, jusque dans les rapports internationaux. Voila comment nous pouvons résumer la pensée dominante de toutes les opinions exprimées. C'est ce qui nous autorise a conclure que même cette „ère des ténèbres" a accepté la pensée fondamentale de saint Au- x) .... sic exerce temporaliter militiam ut aeternaliter viventem nequaquam perdas animam. Ratherii Episc. Veron. Opp. Pars I, Praeloquiorum Libri 6. Lib. 1. Migne 136, c. 150. 2) G. Görris, ouvr. cité: De Denkbeelden etc., p. 11. gustin, a donc connu et sauvegardé le fondement indispensable au sain épanouissement des rapports internationaux. § 2. — L e XIe et 1 e XIIe siècle. A. Les Recueils de canons. Dans son ouvrage que nous avons déja cité a plusieurs reprises, le docteur Görris fait observer avec raison que la plupart des auteurs qui s'occupent du droit en rapport avec la guerre, sont fort loin d'accorder au moyen age 1'attention qu'il mérite. Ceux-la même qui se sont appliqués a combler, tout au moins dans une certaine mesure, cette lacune, ont rarement remonté au dela du XIIIe siècle, c'est-a-dire plus haut que le moment a partir duquel 1'étude du droit appliqué a la guerre commence a se détacher du droit canon et de la théologie morale, pour devenir une branche indépendante x). Pourtant, ainsi que nous venons de le voir, il existait bien avant cette époque, dès le premier millésime de notre ère, au sujet de la guerre et des problèmes qui y sont connexes, une conviction juridique déja bien établie. Si nous passons a 1'examen des deux siècles formant la transition, nous constaterons que pendant eet intervalle, pas plus que pendant la période antérieure, cette conviction juridique ne s'est cristallisée dans des traités spéciaux. Nous sommes donc obligés d'en chercher 1'expression ailleurs, et nous la découvrons uniquement, réduite a ses grandes lignes, dans les ouvrages généraux traitant du droit et de la morale, ainsi que dans un petit nombre d'écrits nés de circonstances spéciales. Nous croyons opportun de nous conformer, dans nos recherches, è. la classification adoptée par Görris. Nous examinerons donc d'abord les recueils de droit canon, en raison de la plus grande autorité qui s'y attaché en vertu de leur nature, et nous n'étudierons qu'ensuite les rares auteurs isolés qui se sont prononcés, plus ou moins incidemment, sur les problèmes qui nous occupent. Au point de vue chronologique, la priorité revient a 1'abbé Abbo de Fleury (945—1004), de 1'ordre des bénédictins. Dans son ouvrage Collectio Cunonum eet auteur traite, entre autres sujets, des devoirs des princes, et il insiste trés fortement sur ce point, i) G. Görris, ouvr. cité: De Denkbeelden etc., p. 7 et suiv. Nous témoignons ici notre reconnaissance des services que nous a rendus, pour la rédaction du présent paragraphe ainsi que du précédent, eet ouvrage excellent, fruit de minutieuses recherches. que la justice doit présider a tous leurs actes. Ne pas commettre d'actions iniques et violentes a 1'égard de qui que ce soit, et, pour ce qui regarde la politique extérieure, défendre énergiquement et loyalement le pays contre ses ennemis, voila en quoi consiste, d'après lui, la justice particulière qu'on doit exiger dun monarque x). II est intéressant de remarquer, ensuite, qu'Abbo de Fleury exige également que la majesté du droit soit respectée dans la conduite suivie a 1'égard des ennemis; il estime que, même vis-avis de ces derniers, une parole donnée engage réellement2). II reconnait d'ailleurs expressément la possibilité de guerres justes, mais sous la condition impérieuse que 1'intention soit pure, et il reprend a ce propos la formule classique de saint Augustin, a savoir que la guerre en elle-même n'est pas criminelle, mais que celle qui a pour but de s'emparer des possessions d'autrui est un péché 3). La grande importance qu'il attaché a la pureté de 1'intention ressort encore d'un passage qui figure dans un autre chapitre, oü il flétrit la rapacité des soldats. Ceux qui ne se contentent pas de la solde convenue, Abbo de Fleury les déclare coupables de méfaits et d'actes de violence, et il leur applique, pour les condamner, les paroles du Baptiste 4). Bien qu'on soit d'accord pour reconnaitre, comme canoniste, une valeur plus grande a Burchard de Worms (vers 1025), on ne trouve dans 1'ouvrage de eet auteur, intitulé Decretorum Libri XX, qu'un seul chapitre relatif a la guerre, a savoir le chapitre 23 du Livre VI, intitulé „De illis qui in publico bello homicidia committunt". II contient une sérieuse exhortation a 1'adresse de tous ceux qui comptent pour peu de chose le fait de tuer pendant la guerre et qui ne se croient astreints a aucune pénitence, pour avoir agi sur 1'ordre de leur prince et en confirmation du jugement divin, paree qu'ils admettent que celui-ci est toujours juste et 1) Justitia regis est, neminem in juste per potentiam opprimere .... patriam fortiter et juste contra adversarios defendere. S. Abbonis Abbatis Floriacensis Collectio Canonutn, Capitulum 3. De Ministerio Regis. Migne 139, c. 477. 2) Hostibus quippe fides pacti datur, nee violatur, id est, si bello fides valet ib. cap. 4. De Fidelitate Regis. Migne ibid. c. 479. 8) Militare non est delictum, sed propter praedam militare peccatum est. ib. cap. 50. De Militantibus. Migne ibid. c. 506. 4) Quicumque enim stipendia sibi publice decreta consequitur, si amplius quaerit, tamquam calumniator et concussor Joannis sententia condemnatur. ib. cap. 51. De Stipendiis Militum. Migne ibid. c. 506. ne mérite jamais de blame. Burchard laisse indécise la question de savoir a quel point cela est exact, mais il demande a son tour si 1'on peut s'imaginer réellement qu'on est innocent aux yeux de Dieu, dans le cas oü le véritable mobile d'un attentat a la vie est la convoitise, ou le désir servile de complaire a des chefs temporels, au mépris du Maitre éternelx). Bien que les passages mentionnés ne présentent une grande importance, ni par leur étendue, ni par leur originalité, il en ressort de toute évidence que Burchard de Worms enseigne, autant que ses précédesseurs, la nécessité d'une sévère règle morale régissant la vie internationale. Si nous passons actuellement a un autre recueil, a savoir a la Collectio Canonum d'Anselme, évêque de Lucques (1036—1086), nous nous voyons obligés, puisque le texte n'en a pas été imprimé au complet, de consulter d'abord les intitulés des chapitres, tels que les donne le Spicilegium Romanum de Mai, et tels que Migne les a également reproduits. Ces intitulés sont trés intéressants, *) Oportet autem diligentius eos admonere qui homicidia in bello perpetrata pro nihilo ducunt, excusantes nou ideo necesse habere de singulis facere poenitentiam, eo quod jussu principum peractum sit et Dei judicio ita finitum. Scimus enim quod Dei judicium semper justum est et nulla reprehensione dignum. Sed tarnen oportet eos considerare, qui hanc necem nefariam cupiunt utrum se coram oculis Dei quasi innoxios excusare possint, qui prop ter avaritiam, quae omnium malorum radix est et idolorum servituti comparatur, atque propter favorem dominorum suorum temporalium, aeternum Dominum contempserunt et mandata illius spernentes, non casu sed per industriam homicidium fecerunt. Burchardi Wormaciensis Episcopi. Decretorum Libri XX, Lib. VI, c. 23. Migne 140, 770-1. La remarque faite par Görris, que Burchard exprime ici des idéés personnelles et que, suivant les habitudes de son temps, il tache d'en rehausser 1'autorité en invoquant 1'avis de quelque ancien synode (comp. Görris, p. 15), ne nous parait pas fondée. Görris constate que, bien que Burchard se réfère au canon 2 d'un concile de Mayence, on ne peut trouver, en réalité, dans les décrets des divers conciles de Mayence aucun chapitre qui contienne plus qu'une trés courte phrase è 1'appui de ce qu'avance Burchard. Mais en fait, ce que Burchard dit è ce propos n'est pas de son cru, car il 1'emprunte presque mot a mot è Raban Maur (comp. plus haut, p. 35). On s'explique pourtant assez bien qu'il se réfère a un concile de Mayence, si 1'on sait que Raban Maur en avait présidé deux, k savoir celui de 847 et celui de 848 (c'est-è-dire ceux qui sont désignés dans Mansi comme Concilium Moguntinum I et II); et que les canons 22 et 23 du premier de ces conciles, qui traitent respectivement de la pénitence en cas d'homicide volontaire et en cas de mort occasionnée par une faute, sont empruntés au concile d'Ancyre de 314, lequel y est d'ailleurs invoqué comme précédent. (Le fait que le texte de Burchard renvoie au canon 2 peut être dü a une erreur de plume de 1'auteur ou d'un copiste). Raban Maur lui-même s'était référé au concile d'Ancyre dans son Poenitentiale, au commencement du passage que lui emprunte Burchard. La question se présente donc comme suit: Raban Maur renvoie, pour une' partie subsidiaire de son exposé, au concile d'Ancyre. Les décisions de ce concile sur le point en discussion ont été ratifiées par le concile I de Mayence, présidé par Raban Maur. Burchard, qui reprend 1'exposé de Raban Maur, ne se réfère plus, comme celui-ci, au concile d'Ancyre, mais k celui de Mayence, qui avait confirmé les décrets du premier concernant le sujet dont il s'agit. surtout ceux des différents chapitres du Livre XIII, qui traite de la guerre juste et de la punition des criminels; on peut en conclure que, aux yeux d'Anselme, ces deux problèmes sont connexes. L'intitulé du chapitre III se rapporte a la manière de faire la guerre; il y est dit que celle-ci doit être conduite avec un certain degré de bienveillance. Le titre du chapitre IV admet la possibilité qu'une guerre soit juste, mais uniquement si on y est acculé par la nécessité. Le chapitre XXV insiste a nouveau sur la pureté de 1'intention; la guerre ne peut être dictée par la cruauté. L'intitulé du chapitre XVIII mérite une attention spéciale, non seulement paree qu'on y retrouve la pensée de saint Ambroise sur le devoir de s'opposer autant que possible au mal si 1'on ne veut s'en rendre complice, mais aussi paree que 1'expression „a socio" n'y figure pas, de sorte que 1'universalité de ce devoir se trouve reconnue sans ambages 1). Quoique Anselme accorde la possibilité que la guerre soit nécessaire, et par conséquent juste, son ouvrage de polémique Contra Guibertum anti-papam montre toute son horreur personnelle de la guerre et son désir de la paix. On peut y voir, en outre, combien eet auteur est préoccupé du danger que des intentions impures ne viennent gater une cause juste. C'est pourquoi 1'autorité seule peut punir et il est interdit de se faire justice soimême. A ce propos, Anselme fait une remarque qui témoigne d'une judicieuse psychologie: il est d'avis qu'un homme dont la cause personnelle est en jeu, ne doit point s'ériger en défenseur des veuves et des orphelins ou en protecteur de 1'Eglise 2). En ce qui concerne le recueil que nos devons a Deusdedit (mort en 1099), nous nous bornerons a relever que son auteur estime que 1'accomplissement du service militaire est, dans certains cas, un devoir, notamment lorsqu'il est imposé par 1'autorité légale. Celui qui refuse de s'en acquitter dans ces conditions, trahit et méprise sa patrie. D'autre part, celui qui fait la guerre de son *) quod bella cum benevolentia sunt agenda, quod militantes etiam possunt esse justi et quod hostem deprimere necessitas non voluntas debet, de .... bello non appetendo desiderio fundendi sanguinis. quod qui potest perturbare perversos et non facit, eorum impietati consentit. S. Anselmi Lucensis Episropi. Collectio Canonum. Capitula Libri XIII. 3, 4, 25, 18. Migne 149, r. 533—34. ') Utinam non esset colluctatio Catholicis adversus carnem et sanguinem ut quieti viverent. Defendere pupillum et viduam armis, etiam rarnalibus, tueri sanctam Ecclesiam, non eos, qui in causa sunt .... cupimus. S. Anselmi, Contra Guibertum Lib. I. Cf. Mon. Germ. Hist. Libelli de Lite I, 525. Migne 149, c. 453. propre chef est coupable de 1'effusion du sang. Ainsi, 1'accomplissement d'un acte d'une manière arbitraire et le refus d'accomplir ce même acte lorsqu'il est ordonné sont déclarés punissables au même degré 1). Le dernier canoniste de mérite du XIe siècle qui réclame notre attention, est Yves de Chartres (1040—1115 ou 1116). Parmi ses ouvrages imprimés, nous devons surtout prendre en considération la Panormia, qui, d'après Görris, „est certainement de sa main", et le Decretum, „qui a été composé sous son influence, et peut-être sur son ordre" 2). Ces deux écrits datent de la fin du XIe siècle et contiennent, entre autres choses, les idéés d'Yves sur la paix et la guerre. Ce sont, pour la plupart, des échos. On peut constater qu'Yves de Chartres a puisé dans les oeuvres de saint Ambroise et de saint Augustin, dans la réponse du pape Nicolas, dans Isidore, Burchard, et autres auteurs. Dans la dixième partie du Decretum, intitulée De Homicidiis, il est reconnu d'abord que 1'action de tuer quelqu'un, bien que, d'une manière générale, elle soit interdite, est cependant permise au soldat ou a celui qui accomplit un mandat officiel. Dans un autre passage, 1'auteur se rallie a 1'opinion du pape Nicolas, que nous avons reproduite, comportant la réprobation de toute guerre qui n'est pas imposée par une nécessité absolue. Mais, a son avis, lorsque la guerre est inévitable, le moment oü on la fait ne peut jamais être un obstacle, et la défense doit être assumée a n'importe quel instant. Car agir autrement reviendrait a tenter Dieu. Ailleurs encore, il fait siennes les propres paroles de saint Ambroise, contenant 1'éloge de la défense de la patrie, de la protection des faibles et de la sauvegarde contre 1'iniquité, triple activité dans laquelle ce Père de 1'Eglise salue une force pleine de justice. Dans plusieurs endroits il prend la défense des soldats qui tuent par ordre de leurs capitaines, et il réfute la théorie proclamant que la profession du guerrier est, d'une manière générale, incompatible avec une vie chrétienne. Nous rencontrons a nouveau chez eet auteur 1'opinion, qu'on attribue a tort a saint Augustin, d'après laquelle les guerres elles-mêmes sont, entre les mains des ') Nisi fecerit reus est imperii deserti atque contempti. Quod si sua sponte atque actoritate fecisset, in crimen effusi humani sanguinis incidisset. Itaque unde punitur, si fecit injussus, inde punietur, nisi fecerit jussus. Deusdedit. Collectio Canonum. Ed. Glanvel. Lib. IV, c. 219. Cf. Görris, ouvr. cité, p. 19, note 2. *) Görris, ouvr. cité, p. 19. vrais serviteurs de Dieu, des instruments de paix, attendu qu'elles sont entreprises, non par esprit de convoitise ou par cruauté, mais a 1'intention de la paix, et aux fins de réprimer les mauvais éléments et de secourir les bons. Comme exemple de guerre juste il cite celle que les Israélites entreprirent contre les Amoréens, a la suite du refus opposé par ces derniers au passage inoffensif a travers leur pays. Et le devoir de secourir, sans excepter qui que ce soit, tous ceux qui souffrent de 1'iniquité, est affirmé par la sentence déja connue a cette époque, a savoir qu'en cas d'abstention on est coupable autant que les auteurs de 1'iniquité eux-mêmes. En somme c'est encore la terminologie de saint Augustin, qui condamne, non pas toute guerre, mais toute guerre dictée par 1'égoïsme 2). Les mêmes principes se retrouvent dans la Panormia, oü est énoncée, en outre, la condition d'une déclaration de guerre préalable, déja exigée par Isidore de Séville 2). La valeur des opinions d'Yves ne doit évidemment pas semesurer a leur originalité; presque tout ce que nous venons de relever, il 1'a emprunté a des devanciers. Mais il saute d'autant plus aux yeux qu'une seule et même ligne directrice, ferme et immuable, se poursuit a travers 1'époque chrétienne primitive et le moyen age, et que 1'accord est parfait, jusque dans les détails, entre les auteurs du Ve siècle et celui qu'on peut appeler une des figures les plus représentatives du XIe. Pour Yves de Chartres *) nisi forte sit miles aut publica functione teneatur. Si nulla urget necessitas, non solum quadragesimali, sed omni tempore est a praeliis abstinendum. Si autem inevitabilis urget opportunitas, nee quadragesimali est tempore pro defensione tam sua quam patriae, seu legum paternarum bellorum proeul dubio praeparationi parcendum, ne videlicet Deum videatur homo tentare, si habet quod faciat et suae ac aliorum saluti consulere non procurat, et sanctae religionis detrimenta non praecavet. — Fortitudo quae vel in bello tuetur a barbaris patriam, vel domi defendit infirmos, vel a latronibus socios, plena justitiae est. — Miles cum oboediens potestati sub qua legitime constitutus est, hominem occidit, nulla civitatis suae lege reus est homicidii. Imo nisi fecerit, reus est imperii deserti atque contempti. — Noli existimare neminem Deo placere posse, qui armis bellicis militat. — Apud veros Dei cultores etiam ipsa bella pacata sunt quae non cupiditate aut crudeliate, sed pacis studio geruntur, ut mali coerceantur, et boni subleventur. — Notandum est sanc quemodmodum justa bella gerebantur a filiis Israël contra Amorrhaeos: innoxius enim transitus negabatur, qui jure humanae societatis aequissimo patere debebat. — Non in inferenda, sed in depellenda injuria lex virtutis est. Qui enim non repellit a socio injuriam, si potest, tam est invitio quam ille qui facit. — Militare non est delictum, sed prater praedam militare peccatum est. — D. Ivonis Carnotensis Episcopi Decreti Pars X. De Hovnicidiis cap. 1, 93, 97, 98 et 126, 105, 119, 120, 125. Cf. Migne 161, c. 689-91, 721, 722, 724, 727, 728, 729. 2) Justum bellum est quod ex edicto geritur de rebus repetendis, aut propulsandorum hostium causa. Panormia Lib. VIII. De Homicidiis cap. 54. Migne 161, c. 1315. également, la paix est a la fois le point de départ et le but auquel tout doit être rapporté. Autant que les autres auteurs que nous avons mentionnés, il voit dans la guerre un mal, qu'on ne peut admettre que comme un moyen extréme mis en oeuvre au profit de la paix. Réduite a ces étroites limites, la manière de faire la guerre se trouve subordonnée a des régies strictes, et la pureté de 1'intention est exigée d'une manière constante. Ce qui est préconisé, c'est le règne moral du droit, non seulement pour une partie de ce monde, les nations chrétiennes ou européennes, mais pour la société humaine tout entière. L'oeuvre d'Yves de Chartres acquiert ainsi une grande valeur en raison de son contenu et de son lien avec le passé. Est-il permis d'y voir, en outre, la manifestation d'une conviction morale et juridique de son époque? Voici comment Görris apprécie, a ce point de vue, le travail d'Yves et les autres recueils analogues: „II convient de noter, a ce sujet, un point trés important; c est la grande diffusion qu'ont eue ces ouvrages, et a laquelle nous pouvons en quelque sorte mesurer 1'influence qu'ils ont exercée. II est notoire que Burchard a joui, durant tout le XIe siècle, d une trés grande autorité, qui n'a pêli quelque peu que devant celle d'Yves. Fournier qualifie d"innombrables' les exemplaires manuscrits de son recueil qui existent encore aujourd hui, et il énumère environ cinquante collections originaires du XIe siècle et des vingt premières années du XIIe, qui ont subi son influence. Le même historiën ne mentionne pas moins de vingt manuscrits des ceuvres d'Anselme de Lucques qui lui sont connus; il en énumère six seulement du Decretum d'Yves, et s'il n'en cite aucun de la Panormia, c'est tout bonnement, dit-il, paree qu'il serait... impossible d'en dresser la liste. 'Hs sont extrêmement nombreux', témoigne-t-il, 'on en compte plus de vingt a la Bibliothèque Nationale; il y en a sept au moins a la Bibliothèque du Vatican', et on en rencontre dans les catalogues de presque toutes les grandes bibliothèques. Ceci prouve, toujours d après Fournier, qu'Yves a été, pour la première moitié du XIIe siècle, ce que Gratiën allait devenir pour 1'époque ultérieure. Si nous notons, en outre, qu'Yves, quiétait Frangais, a emprunté beaucoup a Burchard, qui était Allemand, ainsi qu'a plusieurs auteurs italiens, nous pourrons, sans crainte d'erreur, nous tenir pour convaincus du caractère international de ce genre d'ou- vrages. C'est dire que les idéés qu'ils contiennent peuvent être considérées comme 1'expression des convictions juridiques presque générales de la chrétienté dans 1'Europe occidentale, a condition de ne pas perdre de vue que la pratique restait bien souvent inférieure a ces beaux principes" 1). B. Auteurs divers. Qu'une pareille appréciation ne présente rien d'exagéré et que les recueils canoniques traduisent effectivement la conviction juridique de cette époque, c'est ce qui ressort, a nouveau, d'un grand nombre d'écrits de circonstance, mentionnés par Görris. II suffira d'en citer ici quelques-uns, et avant tout autre, une lettre de Pierre Damien (988—1072). Ce docteur de 1'Êglise, partisan passionné de la paix, s'est laissé entrainer plus d'une fois par son enthousiasme a des expressions outrées. C'est lui qui, au moment oü la grande oeuvre de la réforme de 1'Eglise risquait d'être compromise par 1'avènement d'un antipape, adressa un ardent appel au roi Henri IV afin qu'il dispersat par la force des armées ceux qui menagaient de troubler 1'entente entre 1'Ëglise et 1'Etat2). On pourra porter des jugements différents sur le motif invoqué ici pour déchainer une guerre, dans laquelle étaient impliqués, au surplus, de grands intéréts politiques. II n'en ressort pas moins des termes de eet appel qu'un pacifiste quasi absolu comme Damien accepte non seulement in abstracto les guerres lorsqu'elles sont justes, mais s'emploie de toute son énergie a les encourager dans des cas déterminés. L'opinion que certaines guerres sont justifiées, etmêmequ'elles sont une obligation, se retrouve aussi sous la plume d'autres pacifistes de cette époque. L'archevêque de Cantorbéry Lanfranc (1005—1089), dans une lettre adressée a 1'évêque de Durham, Walcher, donne cours a sa joie paree que la paix règne partout en x) Görris, ouvr. cité, p. 23 et suiv. f) Rex enim praecingitur gladio, ut hostibus Ecclesiae munitus occurat. Sacerdos orationum vacat excubiis, ut regi cum populo Deum placabilera reddat. Ille sub lance justitiae negotia debet terrena dirimere; iste fluenta coelestis eloquii debet sitientibus propinare. Ille constitutus est, ut nocentes atque scelestos legalium sanctionum censura coerceat .... Audi Paulum de regibus disputantem .... Non enim sine causa gladium portat. Dei enim minister est, vindex in iram ei qui male agit. Si ergo tu es minister Dei, quare non defendis Ecclesiam Dei? Cur armaris, si non praeliaris? .... et sicut ille (David) latrunculos subegit, sic et tu hostes Ecclesiae vibrato justitiae mucrone transfige. S. Petri Damiani Epistolarum Lib. VII, Epistola 3. Migne 144, c. 440. Angleterre, mais en même temps il recommande vivement de s'occuper des préparatifs de la guerre afin de repousser 1'attaque a laquelle on devait s'attendre de la part des Danois 1). Et Anselme de Cantorbéry (1033—1109), son successeur, que ses nombreuses épitres font connaitre comme un apologiste de la paix ayant la guerre en horreur, déclare qu'il ne se rendra pas a une convocation du légat du pape, paree qu'il a pour devoir de veiller a la sécurité de la cöte sud de 1'Angleterre pendant 1'absence du roi. II se pourrait, argue-t-il, que 1'ennemi survint pendant sa visite au légat2). Un autre document trés intéressant de 1'époque est une lettre du pape Alexandre II (1061—1073), portant défense de faire la guerre a des non-catholiques pour des motifs religieux; ainsi ce pape prend les Juifs sous sa protection, mais il déclare néanmoins que la guerre contre les Sarrasins est justifiée, paree que ceux-ci persécutent les chrétiens et les obligent a évacuer leurs maisons et leurs villes. Nous trouvons donc ici un exemple caractéristique d'une intervention armée reconnue comme légitime 3). Pour terminer, il y a lieu de mentionner d'une manière toute spéciale 1'évêque Rufin, qui vivait dans le Sud de 1'Italië, et qui, dans son traité intitulé De Bono Pacis, datant d'environ 1056, a développé certaines idéés extrêmement remarquables au point de vue international. Dans le deuxième livre de ce traité sur la paix, il décrit la „pax hominum ad homines", et il expose qu'une des formes de celleci est la „pax Babylonica", c'est-a-dire la paix internationale, ou la paix des nations, fondée sur la communauté d'origine, sur 1'égalité foncière de tous les hommes, et maintenue par la justice naturelle et divine. Pour le démontrer, Rufin évoque plus particulièrement le sentiment de solidarité générale, qui répond aux besoins de 1'humanité et qui entretient la diversité des groupes x) Dani .... revera veniunt; castrum itaque vestrum hominibus et armis, et alimentis vigilanti cura muniri facite. Lanfranci Epistolae, 25. Migne 150, c. 528. 2) .... dominus meus rex .... mihi mandavit .... ut Cantuarberiam custodiam, et semper paratus sim, ut quacumque hora nuntium eorum qui littora maris ob hoe ipsum custodiunt, audiero, undique convocari jubeam equites et pedites, qui accurentes violentiae hostium obsistant. Et idcirco de Cantuaria exire non audeo, nisi in illam partem ex qua hostium expectamus adventum. Anselmi Cantuariensis Epistolarum Lib. III, ep. 35. Migne 159, c. 66. 8) Dispar nimirum est Judeorum et Saracenorum causa; in illos enim qui Christianos persequuntur et ex urbibus et propiis sedibus pellunt, juste pugnatur. Mansi, Sacrorum Conciliorum .... collectio XIX, 964. sociaux par des services réciproques ou par des échanges commerciaux. En effet, c'est ce qui a lieu de la manière suivante: les soldats protègent les laboureurs par leurs armes, et ceux-ci a leur tour procurent par leur travail la nourriture aux soldats. De la même fagon, attendu que tel royaume a besoin de blé et tel autre d'aromates, que telle province est pauvre en métaux et telle autre en tissus, que telle contrée manque de bois et telle autre de marbre, et que les hommes ne sauraient se dispenser de se prêter mutuellement assistance dans une foule d'autres cas trop nombreux pour être énumérés, un sentiment de solidarité a pris naissance et s'est développé, rétablissant, gr&ce a un échange de services, 1'équilibre entre la pénurie chez les uns et la surabondance chez les autres. C'est ainsi que la calamité d'une rupture de la paix peut être évitée, absolument comme se maintient un batiment dont les pierres se soutiennent les unes les autres par leur enchevêtrement. Si eet agencement se trouve compromis, par exemple lorsque les murs se fendent, 1'édifice tout entier ne tardera pas a s'écrouler *). Une condition indispensable pour que le sentiment conscient de la solidarité produise son effet, c'est, d'après Rufin, la connaissance des langues, paree que, sans ce moyen, la fraternisation des peuples ne pourra aboutir a grand chose. En effet, comment serat-il possible de s'entr'aider par des services mutuels et par des échanges utiles, tant que chacun ne sera pas en état de faire connaitre aux autres, d'une manière claire, les besoins qu'il ressent2) ? Dans un des chapitres subséquents du même ouvrage, nous rencontrons un passage qui traduit plus lumineusement encore la *) Humanitas autem, qua haec Babyloniae pax alitur, quaedam humanarum necessitatum collativa subventio est, qua diversa mortalium conditio vel mutuis adjuta suffragiis, vel alternis sustentata commerciis retinetur. Quod autem tale est. Milites armis tuentur rusticos, rustici operibus agrariis cibos student militibus providere. Item cum regnum illud frugibus, hoe odoramentis indigeat; cum provincia illa metallis, haec texturis; cum regio illa lignis haec marmoribus egeat, sicque per alia millena genera rerum humana mortalitas vicissim sibi opus habeat subvenire, processit humanitas, qua jam in pace Babyloniae foederis alternam penuriam alterna copia his permutationibus sustentaret, sine quibus pax ista neglecta decideret, quemadmodum connexio lapidum in aedificio formato, in quo vicario complexi lapides innituntur, si muris hiantibus se complecti desierint, universa structura citius subruetur. Rufini Episcopi De Bono Pacis, Lib. II, cap. 9. Migne 150, c. 1616-17. 2) Ut autem huic humanitati locus fiat, ante omnia opus est linguae inire notitiam, sine qua parum prodest ad sociandos homines haec subventio collativa. Quomodo enim vel mutuis sublevare officiis, vel utilia mutuare commercia poterunt, qui aliis necessitates suas verborum nequeunt significationibus explicare? De Bono Pacis, L. II, c. 9. Migne 150, c. 1617. pensée internationale de Rufin. La paix qu'il appelle „égyptienne", dénomination qui, dans sa terminologie, désigne la paix que le mal entretient avec le mal et ses serviteurs, est toujours a repousser, mais la paix entre les peuples doit, en général, être recherchée, non seulement avec ceux qui sont nos proches par le sang ou par la foi, mais aussi avec les étrangers, les barbares et les païens *). II est bien vrai que Rufin accorde qu'on ne saurait et même qu'on ne pourrait toujours vivre en paix avec tous les hommes, mais dans ces cas exceptionnels la guerre elle-même contribue, par la voie répressive ou préventive, a la paix, laquelle sera donc sauvegardée plus complètement et plus sürement pour les autres 2). A ceci se limite strictement la latitude accordée par Rufin pour faire la guerre, car il se sert d'un passage de saint Augustin, qu'il cite textuellement, pour prendre nettement position contre ceux qui attaquent des peuples voisins et qui, mus uniquement par le désir de la domination, usent de violence a 1'égard de gens innocents. De pareilles entreprises, dit-il, sont des brigandages, rien de plus 3). Pour se résumer, Rufin expose a nouveau que la paix sur la terre se manifeste sous trois formes différentes: d'abord la paix internationale, ensuite la paix nationale, et enfin la paix domestique. La première enveloppe tous les hommes, y compris les étrangers, la deuxième ceux qui sont du même pays, la troisième ceux qui sont de la même maison. Et puisque la paix universelle, ainsi qu'il est dit plus haut, implique 1'usage en commun d'un certain nombre de choses, il s'ensuit que, pour chacune des formes de paix indiquées, la mise en commun d'une catégorie d'objets est une condition indispensable a son maintien. La paix interna- 1) Magna differentia pax haec ab Aegypti pace discriminatoir, cum, sicut dictura est, respuenda illa semper sit, haec appetenda saepius et colenda, non tantum cum domesticis et fidelibus, sed etiam cum extraneis, cum barbaris et paganis. Ibid. c. 11. Migne 150, c. 1618. 2) Ecce igitur qualiter cum illis tribus generibus hominum pax habenda non est, sed bellum potius ipsis indicendum, quod videlicet ad ipsius pacis bonum proficere nemo sapiens ignorabit. Ad hoe enim istos paucos severitatis vigor persequitur, ut in caeteris pax integrior et tutior conservetur .... Ad hoe igitur hujusmodi homines impugnandi sunt, ut vel cum ipsis poenarum experimento coercitis, vel saltem cum aliis, eorum exemplo eruditis, pax servetur incolumis. Ad hoe enim solumnodo bellum publicum geritur, ob hoe tractantur arma, ob hoe leges dictant supplicia, ut bonum pacis per omnia maneat illibatum. Ibid. c. 14. Migne c. 1620—21. s) Inferre ergo bella finitimis, et in castera inde procedere, ac populos sibi non molestos sola regni cupiditate conterere, nihil aliud est nisi latrocinium nominandum. Ibid. c. 13. Migne 150, c. 1620. tionale entre les royaumes et les provinces, par exemple, entraine une sorte de communauté des marchés et des langues, et la paix nationale produit un effet analogue en ce qui concerne les places publiques, les temples, les lois et certaines coutumes 1). Ces extraits pourront suffire pour prouver d'une manière incontestable les tendances pacifiques de Rufin et sa compréhension large et judicieuse de la nature de la vie internationale. Görris a donc pu dire avec raison que „la Bono Pacis occupe une place d'honneur parmi les ouvrages qui ont contribué a 1'évolution de la doctrine basée sur 1'idée de la paix pendant le onzième siècle" 2). C. Le Decretum Gratiani. A leur époque, les collections d'Abbo et d'Anselme, de Burchard et d'Yves ont eu assurément une grande importance pour le droit canonique, mais elles sont de beaucoup surpassées par 1'ceuvre du célèbre moine de 1'ordre des Camaldules, qui fait 1'objet du présent paragraphe. Gratiën, en effet, composa la Concordantia discordantium canonum, plus généralement connue sous le nom de Decretum Gratiani. Ainsi que 1'indique son titre, Gratiën s'était proposé de mettre plus d'ordre et plus d'unité dans la masse confuse et presque inextricable des canons et des décrets des papes, des conciles et des Pères de 1'Eglise, qui ne concordaient pas toujours entre eux paree qu'ils visaient des situations locales et des époques différentes. Son magistral ouvrage répond parfaitement a ce but. Toutefois, Gratiën n'emprunte pas ses textes aux sources originales, mais aux compilations souvent inexactes qui étaient en usage a son époque. Une édition revue et corrigée du Decretum parut au XVIe siècle par ordre des papes Pie V et Grégoire XIII. Malgré ses défauts, 1'ouvrage de Gratiën acquit rapidement une vogue trés étendue; il jouit bientöt d'une grande autorité dans la juridiction ecclésiastique et plus encore dans 1'enseignement du *) Tribus autem gradibus pax ista mundana procedit. Primo enim est pax orbis, postea pax urbis, deinde pax domus. Illa generalis, ista civilis, haec domestica. Pax ergo orbis habenda est etiam cum peregrinis, pax urbis cum civibus, pax domestica cum propinquis. Et quoniam supra dictum est, Babyloniae pacem communionem rerum exigere, idcirco scire licet, quod in quolibet horum graduum rerum communicationem pax flagitat. Pax generalis, ut puta inter regna et provincias nundinas communes facit et linguas; pax civilis forum, fanum, leges et quasdam consuetudines .... Ibid. cap. 15. Migne 150, c. 1621. 2) Görris, ouvr. cité, p. 246. Beaufort, La Guerre 4 droit canonique *). Le Decretum Gratiani n'a cependant jamais été élevé au rang d'un code authentique; même après sa révision, il est resté une compilation privée. Pour le sujet qui nous occupe, la deuxième partie du Decretum 2), et plus spécialement la „Causa XXIII", intitulée „de re militari et bello", est d'un grand intérêt. Ce n'est pas qu'on y trouve une foule d'idées nouvelles concernant la paix ou la guerre. Les réponses aux diverses questions sont empruntées, sans exception, a des ouvrages antérieurs; tout au plus Gratiën y ajoutet-il parfois un court résumé de sa main. L'ouvrage ne doit donc pas sa valeur a une conception originale, mais a ce doublé fait. d'une part, il constitue une des sources les plus pures oü 1'on puisse puiser la connaissance des conceptions du droit au XIIe siècle, d'autre part, il atteste, d'une manière irréfutable, grace précisément a la méthode suivie, 1'unité de doctrine entre ce siècle et ses devanciers, entre saint Augustin et Gratiën. Si 1 on considere, en outre, 1'influence prépondérante que l'ouvrage de Gratiën a exercée sur les auteurs des époques postérieures, on comprendra que nous ayons a cceur de reproduire ici un certain nombre d extraits se rapportant a 1'objet de notre étude. Si nous ne respectons pas toujours, dans nos citations, 1'ordre observé par Gratiën lui-même, c'est que, visant a un exposé plus méthodique de sa doctrine, nous sommes parfois amené a nous en écarter. Comme on pouvait s'y attendre, Gratiën reconnait également d'une manière trés nette que toute guerre n'est pas condamnable du point de vue moral. II suffit de se rappeler les cas oü des hommes sont partis en guerre pour obéir a un ordre de Dieu, auxquels on ne saurait donc reprocher d'avoir transgressé le commandement „tu ne tueras point" 3). Au surplus, ce n'est pas sans raison que le pouvoir est accordé au monarque et le soldat porte les armes du roi4). Et quant a 1'esprit de paix apporté par 1'Evangile, Gratiën consacre les trois premiers chapitres de son traité a i) tanquam manuale juris in foro adhiberi et in scholis explicari coeptum est. A. Vermeersch S. J. Epitowie Juris Canonici, Mechlinae etc., 1927, T. I, p. 18. *) L'ouvrage entier se compose de trois parties. La deuxième comprend 36 »ca^ sae", subdivisées en „quaestiones", auxquelles Gratiën répond par des „dicta", qu il appuie par des canons et des citations de toute espèce. 8) Qui Deo Auctore bella gesserunt, praecepta occidendi nequaquam transgressi sunt. Sed etiam hoe genus belli sine dubitatione justum est, quod Deus imperat, apud quem non est iniquitas .... c. 9, Causa XXIII, q. 5; c. 2. Causa XIII, q. 2. *) Non frustra sunt instituta potestas Regis arma militis. c. 18, ibid. q. 5. administrer la preuve que les actes des belligérants ne sont pas nécessairement en contradiction avec eet esprit. L'Evangile, en prêchant la patience, vise les dispositions du cceur et cette prédication ne signifie nullement qu'en toute circonstance les belligérants aient perdu la faveur de Dieu1). Dans la suite de son exposé, Gratiën examine plus en détail en quels cas la guerre est moralement justifiée, mais il ressort de toute sa démonstration, d'abord, que la paix est, pour lui également, 1'objectif principal, la relation naturelle entre les peuples; ensuite, que la guerre ne peut être tolérée que dans les limites étroites de la dure nécessité, et encore avec cette réserve que le véritable et unique but soit 1'obtention et la consolidation de la paix. Pour lui, 1'ordre juste est celui qui se concilie avec la relation naturelle entre les hommes, laquelle est la paix 2). On ne recherche pas la paix, dit-il encore, afin de pouvoir pousser a une nouvelle guerre; c'est, tout au contraire, la guerre qui a pour but la paix 3). De la son exhortation constante a témoigner, même au cours de la guerre, de dispositions pacifiques, et a conduire les opérations militairesavec une sage modération ;le tout, aux fins d'amener les vaincus a conclure une paix durable, et a leur faire comprendre la grande utilité de rapports internationaux pacifiques basés sur le droit et la charité 4). Dans le passage oü Gratiën signaIe le devoir de la miséricorde a 1'égard de 1'ennemi vaincu ou captif, il ajoute, pour marquer la portée cardinale qu'il entend accorder a la paix, ces quelques paroles: „lorsqu'il n'y a plus lieu de redouter aucune perturbation de la paix de la part de ce vaincu ou de ce captif" 6). II est clair que, dans eet ordre d'idées, la guerre ne peut être x) .... ista praecepta magis ad praeparationem cordis, quae intus est, pertinere, quam ad opus quod in aperto sit .... — et: Noli existimare neminem Deo placere posse, qui in armis bellicis militat. c. 2-3, ibid., q. 1. *) Ordo tarnen ille naturalis mortalium paci accommodatus. c. 4. ib. q. 1. 8) Non enim pax quaeritur ut bellum excitetur, sed bellum geritur ut pax acquiratur. c. 3, ibid. q. 1. 4) Esto ergo etiam bellando pacificus: ut eos, quos expugnas, ad pacis utilitatem vincendo perducas .... et ipsa bella sine benevolentia non gererentur; ut ad pietatis justitiaeque pacatam societatem victis facilius consulatur. Apud veros Dei cultores ipsa bella pacata simt, quae non cupiditate aut crudelitate, sed pacis studio geruntur ut mali coerceantur et boni subleventur. c. 3-2-6, Causa XXIII, q. 1. C'est k tort que Gratiën, comme d'autres auteurs, attribue ce passage è saint Augustin. 5) victo vel capto misericordia jam debetur, maxime in quo pacis perturbatio non timetur. c. 3. ibid. q. 1. justifiée que par une dure nécessité 1). Mais quand cette nécessité se présente-t-elle ? Quel est, d'une maniere génerale, le caractere d'une guerre licite ? et quel est le but qu elle doit poursuivre ? C'est de s'élever contre 1'injustice et de la punir. L'injustice de la part de 1'une des parties, c'est la condition indispensable pour qu'une guerre entreprise par 1'autre partie soit licite. Aussi une défaite dont le résultat est de supprimer la liberté de commettre 1'iniquité, est-elle qualifiée de salutaire 2). Et a 1'occasion de 1 énumération des motifs illicites de guerre, tels que le désir de vengeance ou de pillage, les dispositions irréconciliables, un esprit belliqueux et brutal, la soif de domination, etc., Gratiën répète que les bons éléments recourent précisément a la guerre pour punir des iniquités de ce genre 3). L'effort pour se défendre ou pour punir doit-il être uniquement dirigé contre l'injustice dont on patit ou dont on est menacé soimême? Nuüement. Cet effort mérite 1'approbation quelle que soit l'injustice commise, et il est important de remarquer que les cas oü Gratiën préconise 1'intervention, non seulement comme un droit, mais encore comme un impérieux devoir, sont multiples et nombreux. S'opposer aux fauteurs de 1'iniquité, sans établir de différence d'après les victimes qui en souffrent, et assister ces victimes si elles sont innocentes, voila le véritable but des guerres justes. Poursuivre les méfaits afin de garantir a nos semblables la jouissance de la liberté n'est rien moins que criminel; c'est, tout au contraire, un acte authentique d'humanité. Le pouvoir royal aussi bien que les armements militaires trouvent leur but et leur justification dans la nécessité de brider les méchants et d assurer aux bons une vie sans trouble. Aussi n'est-ce pas une cruauté que de punir le crime, mais une vertu. Et négliger un devoir aussi impérieux que celui de 1'assistance et du chatiment, ce serait se rendre complice du mal4). ') Pacem habere debet voluntas, bellum necessitas .... itaque hostem pugnantem necessitas perimat, non voluntas. c. 3. ib. q. 1. Si nulla urget necessitas non solum m quadragesimali tempore sed omni est a praelns abstmendum. c. 1S. lbl q. . «) Justa autem bella definiri solent, quae ulciscuntur injurias. c. 2, ib. q. Z. cm centia iniquitatis eripitur, utiliter vincitur. c. 2, ïbid. q. 1. ») nocendi cupiditas, ulciscendi crudelitas, impacatus atque implacabilis animus, feritas rebeUand?, libid'o dominandi, et si qua similia .... jure puniantur, adversus violentiam resistentium .... gerenda ipsa bella suscip un tur a bonis .... c. 4. Causa XXIII, (J. 1. «j-j. * •) Apud veros Dei cultores etiam ipsa bella pacata sunt, quae non cupid.ta£>, ■aut crudelitate, sed pacis studio geruntur, ut mali coerceantur et bom subleventur c. 6, A différentes reprises, le Decretum Gratiani insiste sur ce devoir et sur les conséquences qu'entraine son non-accomplissement. Quiconque se retranche dans 1'abstention favorise en réalité le crime d'un autre et en devient en quelque sorte 1'auteur x). La seule condition exigée par Gratiën, c'est qu'on ait les mains pures, en d'autres termes, qu'on ne commette pas d'injustice soimême 2). II se con9oit que, dans un traité aussi détaillé, une formule de la guerre juste ne fasse pas défaut. Cette formule exige une déclaration de guerre. Elle stipule encore que le but poursuivi doit être de recouvrer ce dont on a été dépossédé ou de refouler 1'ennemi. Gratiën cite de nombreux exemples a 1'appui de sa définition de la guerre juste, entre autres le refus opposé par les Amoréens aux Israélites qui demandaient un passage inoffensif a travers leur pays, refus qui, aux yeux de notre auteur, constituait une violation d'un droit humain et international ayant un caractère universel3). En cas de guerre licite de ce genre, il importe peu que la lutte ait lieu ouvertement ou qu'on recoure a des stratagèmes. II n'en faudrait toutefois pas conclure que la porte soit ouverte a 1'arbitraire, et que tous les moyens soient déclarés permis. Pour s'en convaincre, il suffit de se rapporter aux passages oü Gratiën recommande une sage modération dans les opérations de guerre et réprouve comme des iniquités la cruauté, le pillage et la soif de vengeance. Signalons encore que, de 1'avis formel de 1'auteur, la parole donnée a 1'ennemi doit être tenue 4). ibid. q. 1. Non est iniquitatis sed potius humanitatis societate devinctus, qui propterea est criminis presecutor ut sit hominis liberator c. 17, ib. q. 5. haec cum timentur, et mali coercentur, et quietius inter malos vivunt boni. c. 18, ib. q. 5. Non est crudelitas, crimina pro Deo punire, sed pietas. c. 13. ib. q. 8. Qui enim non repellit a socio injuriam, si potest, tam est in vitio, quam ille, qui facit. c. 7. ibid. q. 3. 1) Non sunt immunes a scelere, qui non liberant eos, quos possunt a facto liberare. c. 11, Causa XXIII. q. 3. Qui potest obviare, et perturbare perversos, et non facit, nihil aliud est quam favere eorum impietati. c. 8, ib. q. 3. Qui crimina, quae potest emendare, non corripit, ipse committit. c. 12. ibid. q. 8. a) Pertinet ergo ad innocentis officium, non solum nemini malum inferre, verum etiam cohibere a peccato, vel punire peccatum. c. 37, ibid. q. 5. #) Justum bellum quod ex edicto geritur de rebus repetendis aut propulsandorum hostium causa. Justa autem bella definiri solent, quae ulciscuntur injurias, si qua gens vel civitas, quae bello petenda est, vel vindicare neglexerit quod a suis improbe factum est, vel reddere quod per injurias ablatum est. c. 1-2, ib. q. 2. Innocens enim transitus denegabatur, qui jure humanae societatis aequissimo patere debebat. c. 3, ibid. q. 2. 4) Cum autem justum bellum susceperit, utrum aperta pugna, utrum insidiis vincat, nihil ad justitiam interest, c. 2, ib. q. 2. Fides enim quando promittitur, etiam hosti servanda est, contra quem bellum geritur. c. 3 ibid. q. 1. Dans l'aper9U que nous venons de donner ci-dessus, nous n avons pas reproduit les références aux sources oü a puisé Gratiën, et que lui-même n'omet jamais d'indiquer. Ce sont, pour la plupart, des ouvrages que nous avons déja rencontrés. L'impression d'ensemble qui se dégage de 1'étude du Decretum Gratiani est la suivante: Ce recueil ne renferme pas de théories nouvelles; la doctrine sur la guerre et la paix qui avait prévalu a partir du Ve siècle, qui avait été enseignée par saint Ambroise et saint Augustin, qui avait été adoptée par leurs successeurs, est suivie au XIIe siècle par Gratiën dans ses parties essentielies et même dans ses détails. Pour lui comme pour ses devanciers, la paix est la seule relation normale entre les peuples. II est possible et, dans certains cas, il est même nécessaire que cette relation morale soit rompue; toutefois, cela n'est admissible que si, en dernière analyse, la guerre sert la paix. D'après le Decretum, la guerre doit avoir un caractère de justice; c'est la une condition sine qua non pour qu'elle soit licite. La guerre ne peut avoir ce caractere que si ceux qui la font se maintiennent dans les étroites limites de la nécessité. Cette nécessité, a son tour, ne peut se fonder sur autre chose que sur le respect de la souveraineté du droit, la lutte contre 1'iniquité, la répression d'agressions criminelles et le devoir d'assistance envers ceux qui souffrent indüment. CONCLUSIONS. Au moment de clore le présent chapitre, nous croyons pouvoir nous borner a quelques brèves considérations. Nous constatons d'abord que la mentalité de tous les auteurs que nous avons passés en revue, sans négliger ceux qui se sont prononcés plutöt incidemment, ou a propos de questions secondaires, sur le sujet qui nous occupe, est nettement opposée a la doctrine identifiant la force avec le droit. üs n admettent ni arbitraire ni anarchie. C'est un fait indéniable qu ils reconnaissent des normes morales, applicables partout et a tous, obligatoires pour les princes et les sujets; en d'autres termes, qu ils acceptent la loi éthique, même dans la vie internationale. Nous constatons en second lieu, au sujet de la guerre juste, qu'une certaine diversité d'opinion se manifeste, mais en ce sens seulement que les uns appuient davantage sur le caractere défensif, les autres sur le caractère répressif et vengeur. Cependant tous les auteurs déclarent que 1'injustice contre laquelle la guerre juste, soit défensive, soit répressive, est appelée a réagir, n'est pas exclusivement 1'injustice dont on patit soi-même. Les innocents doivent être secourus, le maintien des rapports pacifiques entre les peuples doit être assuré en obligeant les perturbateurs de la paix a se soumettre. Si, d'une part, le droit et le devoir de 1'intervention, au besoin par un recours a la force, sont établis d'une manière non équivoque, d'autre part un certain doute continue a planer sur le point de savoir quelle doit être la base justificative de cette intervention. La majorité des textes invoquent 1'obligation universelle d'assister et de soutenir autrui, afin de prévenir les méfaits et d'empêcher 1'iniquité. En tout état de cause, il reste acquis que les auteurs que nous avons analysés dans ce chapitre, accordent toute 1'attention qu'elles méritent aux normes qui doivent régir la vie internationale, c'est-a-dire aux rapports entre Etats et entre nations, tout au moins en ce qui concerne 1'essentiel: la souveraineté universelle du droit. CHAPITRE III LE MOYEN AGE (suite) LES GRANDS SCOLASTIQUES Les philosophes et les théologiens scolastiques ont exercé sur la vie spirituelle et culturelle, au moyen age, une influence qui, pour 1'étendue et la profondeur, n'a point d'égale. II n'existe aucune question, ni d'ordre naturel, ni d'ordre surnaturel, qui ait échappé a leur attention. II va donc de soi que le problème de la guerre et de la paix, qui avait été discuté par un si grand nombre d'auteurs antérieurs, suscita vivement leur intérêt. Le cadre de notre travail ne nous permettant pas d'étudier toutes les grandes figures de cette période, nous nous bornerons a parler de ses représentants les plus éminents et les plus influents, c'est-a-dire de saint Thomas d'Aquin, d'Alexandre de Halès et de saint Bonaventure. * § 1. — Saint Thomas d'A q u i n. Ainsi qu'on devait s'y attendre, saint Thomas d'Aquin est de ceux qui s'occupent avant tout des aspeets moraux de ce problème: La guerre peut-elle être justifiée? quelles sont les conditions a exiger pour qu'il en soit ainsi, et quelles sont les choses qu'on peut considérer dans ce cas comme permises ? Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est que saint Thomas suit une ligne qui prolonge celle qu'avaient tracée ses devanciers: il est visible qu'il puise dans Gratiën, et, par 1'intermédiaire de ce dernier, dans saint Augustin, tout en montrant sa géniale originalité par sa méthode d'exposition et la rigueur de ses formules. Mais ce domaine assez restreint des régies du droit de guerre ne renferme pas la totalité de sa doctrine. Comme théologien, il a sondé le problème jusque dans ses profondeurs, d'une manière plus compléte qu aucun de ses prédécesseurs, — a 1'exception peut-être de saint Augustin, et sa théorie ne saurait être parfaitement comprise que si on la considère sous 1'angle de sa conception de la vie et du monde. Nous voulons essayer d'esquisser a grands traits sa théologie de la paix 1). Pour le docteur d'Aquin, Dieu seul est la paix absolue, existant en elle-même, réalité suprème dans la vie de la Sainte Trinité. Dès lors, plus un être se rapproche de Dieu et plus il participe a la vie divine, plus il a le désir de réaliser la paix parfaite, d'abord au dedans de lui-même, ensuite, par un röle de pacificateur, en dehors de lui. Mais cette participation a la vie divine n'est pas possible sans la grace, d'oü il résulte que celle-ci est indispensable pour 1'établissement de la paix. Sans la grace, il ne peut y avoir de paix véritable, mais seulement une paix apparente2). Pourtant tout tend, déja en vertu de sa nature, vers la paix, soit par propension inconsciente, soit par inclination volontaire 3); telle est, de la création tout entière, la loi universelle, et tel en est, dans un certain sens, le but final4). Mais, s'il en est ainsi, comment expliquer que le monde actuel soit privé de paix ? La solution de ce problème, qui apporte en même temps 1'éclaircissement de toute 1'histoire de 1'humanité et du monde, se rattache, pour saint Thomas d'Aquin, au Paradis. Le péché originel est cause de la rupture de 1'alliance de paix entre Dieu et 1'homme, et ceci a entrainé la perturbation de 1'ordre dans la vie naturelle et juridique des individus et des peuples. Mais la restauration est annoncée par la promesse messianique de la paix. Les temps révolus, la paix divine, se faisant homme, apparait. Cette paix divine c'est le Christ, car son évangile est un „Evangelium pacis", un message de paix. Cet Evangile de paix est respectueusement gardé comme doctrine et continuellement annoncé au monde dans toute sa plénitude par 1'autorité enseignante infaillible de 1'Eglise. Pour saint Thomas, 1'Eglise seule est „le Royaume de Dieu, fondé par le Christ, entrevu par les prophètes comme le règne universel ') On pourra en trouver un exposé détaillé et parfaitement documenté dans G. de Langen Wendels O. P., De Christelijke V redes gedachte. Rede .... ter viering van den eersten dies natalis der R. K. Universiteit (La Pensée chrétienne de la Paix. Discours a 1'occasion du premier anniversaire de la fondation de 1'Université catholique de Nimègue, 1925). 2) sine gratia non potest esse vera pax, sed solum apparens. S. Thomae Aqui- natis Summa Theologica (ed. Taurini 1917). 2-2, q. 29, a. 3 ad 1. •) omnia pacem appetunt. 2-2. q. 29, a. 2. sed contra. *) pax est quodammodo finis ultimus. 2-2, q. 29, a. 4. sed contra. de la paix qui, par son ample épanouissement, couvrira toute la terre. La gloire de ce „Royaume de Dieu sera réalisee, apres la consommation des siécles, par 1'union de toutes les ames avec le Christ..L'Ëglise elle-même, avec tous les croyants, 1'appelle de ses supplications en priant pour qu'il „vienne" chaque jour pour toutes les nations" 1). Le chef de ce royaume de la paix, qui est 1'Eglise, est le Christ, mais son autorité est excercée, dans toute sa majesté, par le souverain pontife de Rome. C'est donc a celui-ci que sont soumis, a ce titre, tous les rois du peuple chrétien, comme a Notre Seigneur Jésus-Christ en personne 2). On a vu dans ceci un défi et une menace de „tyrannie papale , en réalité c'est, chez saint Thomas d Aquin, le couronnement logique de sa théologie de la paix, édifiée sur le fondement de sa conception catholique de la vie. Pour lui, il existe un pouvoir unique, universel, central et visible. Le but de ce pouvoir n est pas d'apposer, conjointement avec d'autres, ses égaux, son parafe sur un protocole ou sur un pacte international qui est une ceuvre humaine. Mais son but est d'accomplir, au-dessus des nations et néanmoins dans leur sein, sa mission pacifique surnaturelle, afin d'amener, comme premier serviteur du Christ, tous les hommes, et surtout les „souverains", a servir la Paix 3). Nombreux sont ceux qui ne pourront adhérer a cette doctrine théologique de saint Thomas sur la paix, paree qu ils ne partagent pas sa conception de la vie. Seulement, le docteur d Aquin ne s'est pas limité a ce genre de spéculations. II a également formulé des régies sur la guerre, qui concernent d une manière plus directe les rapports entre les Etats et entre les peuples, et qui, par leur clarté et leur forme rigoureuse, ont conservé leur valeur pour notre époque. Quelles que soient son insistance sur la propension naturelle vers la paix, innée chez tous les hommes, et son empressement a reconnaitre et a proclamer 1'esprit de paix selon 1 Êvangile, il ne s'ensuit pas qu'aux yeux de saint Thomas la guerre soit toujours en contradiction avec les tendances pacifiques. Le chatiment de 1) De Langen Wendels, ouvr. cité, p. 36. ... ... i) Romano Pontifici, cui omnes reges populi Christiani oportet esse subditos, sicut 'ipsi Domino Jesu Christo. Divi Thomae Aquinatis. De Regimine Principum, Lib. I, c. 14. (ed. Taurini 1924). ») De Langen Wendels, ouvr. cité, p. 37-38. 1'injustice est, pour 1'autorité, un devoir. „S'opposer a 1'iniquité criminelle qui ne respecte rien, qui attaque dans son existence et dans sa civilisation le vivant organisme de la communauté établie sur un ordre juridique stable et éprouvé, c'est, pour cette communauté et les dépositaires de son pouvoir, un devoir sacré de défense et de conservation La dure nécessité, issue de 1'ordre du droit, peut transformer une guerre en une oeuvre de paix chrétienne" x). Mais, même dans ce cas, la disposition pacifique intérieure doit habiter dans le coeur, „in praeparatione animi", et la restauration de la paix, violée et troublée par 1'injustice, doit être le seul but de la lutte 2). Dès lors, quelles sont les conditions auxquelles la guerre devra satisfaire pour être qualifiée de juste, de „bellum justum"? Thomas d'Aquin, dans sa Summa Theologica, en formule trois. En premier lieu l'„auctoritas principis", par quoi il entend 1'autorité qui possède le pouvoir suprème, c'est-a-dire la souveraineté; c'est, en effet, ce qui ressort de 1'argument qu'il allègue, a savoir que les personnes privées ont la faculté d'obtenir la réparation d'une injustice en s'adressant a un juge placé au-dessus d'elles 3). On peut inférer aussi de ce raisonnement de saint Thomas d'Aquin que la guerre, en tant que moyen de restauration du droit, n'est justifiée qu'aussi longtemps qu'une juridiction supérieure (judicium superioris) pour les Ëtats fait défaut. Dès lors, au moment oü 1'organisation juridique du monde sera suffisamment avancée pour que soit reconnue 1'existence d'un pouvoir judiciaire établi au-dessus des Etats, ce seul fait suffira pour réprouver le recours a la guerre comme moyen de se faire justice soi— même. Cette conclusion est implicitement contenue dans la doctrine de saint Thomas d'Aquin. Le saint docteur expose ensuite que la tache de veiller sur le bien-être de la communauté est dévolue au souverain. A cette occasion, il établit un parallèle entre les perturbateurs de la paix a x) De Langen Wendels, ouvr. cité, p. 16—17. 2) quod etiam illi, qui juste bellum gerunt, pacem intendunt. 2-2, q. 40, a, 1 ad 3, oü saint Thomas cite également le passage bien connu de saint Augustin: „Non quaeritur pax ut bellum exerceatur, sed bellum geritur, ut pax acquiratur. Esto ergo bellando pacificus, ut eos quos expugnas ad pacis utilitatem vincendo perducas." #) non enim pertinet ad personam privatam bellum movere, quia potest jus suum in judicio superioris prosequi. 2-2, q. 40, a. 1, c. 1'intérieur du pays, et les ennemis menagant 1'Etat a 1'extérieur x). La deuxième condition formulee par saint Thomas est relative a la raison déterminante de la guerre. II faut que cette raison soit juste et qu'elle implique la culpabilité de 1'adversaire. Sur se point, le docteur d'Aquin reprend textuellement la définition et les exemples donnés par saint Augustin *). En troisième lieu, il exige que 1'intention de la guerre soit pure, c'est-a-dire qu'elle vise a favoriser le bien ou a combattre le mal. II reprend ensuite cette maxime fort connue, souvent attribuée a tort a saint Augustin, qu'aux mains des véritables serviteurs de Dieu les guerres sont en réalité des ceuvres de paix. La condition nécessaire de la pureté de 1'intention est accentuée encore davantage, quand saint Thomas ajoute qu une guerre, füt-elle ordonnée par 1'autorité souveraine et parfaitement justifiée dans sa cause, peut néanmoins être criminelle. En effet, il suffit de se rappeler les motifs impurs déja indiqués par saint Augustin: le désir de vengeance, la haine, les dispositions irréconciliables, la soif de puissance, etc.1). Tout ce qui précède se trouve exposé dans le premier article de la 40e „question", laquelle est entièrement consacrée a la guerre. Les articles suivants traitent, entre autres points, celui de savoir si les membres du clergé et les évêques peuvent prendre part a des actions militaires. II nous parait intéressant de relever qu'a ce propos 1'auteur émet a nouveau 1'opinion que les guerres sont permises et justifiées pour autant qu'elles protègent les personnes menacées et la communauté tout entière contre 1'injustice de a) Et sicut licite defendunt eam (rem publicam) materiali gladio contra mteriores perturbatores, dum malefactores puniunt .... ita etiam gladio bellico ad eos pertmet rem publicam tueri ab exterioribus hostibus. 2-2, q. 40, a. 1. c. ') Secundo requiritur causa justa: ut scilicet illi qui impugnantur propter aliquam culpam impugnationem mereantur. Unde Augustinus dicit ....: Justa bella solent definiri quae ulciscuntur injurias, si gens, vel civitas plectenda est, quae ve VI° neglexerit quod a suis improbe factum est, vel reddere quod per injuriam ablatum eSM tertio requiritu/üt sit intentio bellantium recta; qua scilicet intenditur vel ut bonum promoveatur, vel ut malum vitetur. Unde Augustinus: Apud veros Dei cultores etiam illa bella pacata sunt, quae non cupiditate, aut crudelitate, sed pacis studio geruntur, ut mali coerceantur, et boni subleventur. Potest autem contingere ut si legitima auctoritas indicentis bellum, et justa causa, mhilominus P™Pter ?rava™ tentionem bellum reddatur illicitum. Dicit enim Augustinus .. . ^ Nocendi cup.d'tas, ulciscendi crudelitas; inpacatus, et implacabilis animus, fentas rebellandi l.bida do minandi, et si qua sunt similia, haec sunt quae in bellis jure culpantur. 2 2, q. U, a. 1. c. leurs ennemis 1). Un second point, qui est également soulevé, est celui du recours aux ruses de guerre. Saint Thomas déclare cellesci permises du moment que la guerre elle-même est justifiée, a condition qu'on évite le mensonge et qu'on ne viole aucune promesse faite 2). Saint Thomas termine ici son exposé sur la guerre, mais il revient incidemment sur le sujet dans de nombreux passages de sa Somme et de ses autres écrits. Nous avons dé ja pu nous convaincre, toutefois, qu'aussi bien que ses devanciers, il considère la paix comme 1'ordre désiré par Dieu dans les rapports entre les peuples. Une particularité a noter, c'est qu'il s'élève déja a cette époque contre 1'objection que 1'état de paix produirait sur les hommes un effet amollissant, alors que 1'état de guerre serait, en quelque sorte, pour les peuples un bain fortifiant. Saint Thomas répond a cela que, d'une part, une chose bonne en soi ne devient point mauvaise par le mauvais usage que quelques-uns en font et que, d'autre part, beaucoup de personnes font de la paix un bon usage. II fait observer, en outre, que par la paix se trouve précisément évité un mal bien autrement grave que celui qui peut survenir accidentellement en temps de paix 3). La paix est donc 1'état naturel. Ce n'est que quand eet état de paix est déja troublé ou menace d'être compromis, que la restauration du droit et de la justice peut ou doit avoir lieu, au besoin par des moyens violents, dans 1'intérêt même de la paix et suivant une voie qui soit autorisée. Ce qui est préconisé par saint Thomas d'Aquin, c'est le règne universel du droit; 1'existence de situations anarchiques dans les relations entre les divers Etats est inconciliable avec sa doctrine. En ce qui concerne le caractère de la guerre juste, il est indubitable que saint Thomas y voit une manifestation de la justice vengeresse, et que dans eet ordre d'idées la guerre juste peut être *) Bella enim in tantum sunt licita et justa .... inquantum tuentur et pauperes et totam rem publicam ab hostium injuriis. 2—2, q. 40, a, 2, 1. *) istud semper est illicitum; et hoe modo nullus debet hostes fallere; sunt enira quaeda jura bellorum, et foedera etiam inter ipsos hostes servanda, ut Ambrosius dicit. 2-2, q. 40, a. 3, c. 8) Cette objection est formulée dans les termes suivants: cum talis pax (temporalis reipublicae) sit multarum lasciviarum occasio. La réponse est: quod pax reipublicae est secundum se bona: nee redditur mala ex hoe quod aliqui male ea utuntur. nam et multi alii sunt qui bene ea utuntur; et multa pejora mala per eam probibentur, scilicet homicidia et sacrilegia, quam ex ea occasionentur. 2-2, q. 123, a. 5, ad 3. considérée comme instrument de punition, tout au moins dans 1'acception générale de ce terme. En effet, il exige comme condition formelle qu'il y ait culpabilité de 1'adversaire, et il en appelle a saint Augustin qui s'est servi de 1'expression: „venger 1'injustice" x). Saint Thomas établit également un parallèle entre le chatiment des fauteurs criminels d'une perturbation de la paix intérieure de 1'Etat et la lutte contre les ennemis étrangers. Mais il est dans la nature des choses que, dans 1'un comme dans 1'autre cas, 1'action vengeresse revête en même temps un caractère défensif. Car celui qui punit un malfaiteur est par cela même le défenseur de 1'ordre du droit et de la communauté, peu importe qu'il s'agisse d'un agresseur intérieur ou d'un ennemi extérieur. Aussi saint Thomas associé intimement ces deux idéés: „punire" et „defendere, tueri" 2). Cependant, comment devra-t-on se comporter lorsqu'on n'est pas impliqué directement dans le conflit, c'est-a-dire lorsque les droits qui ont été violés ne sont, ni les nötres, ni ceux de nos amis ou alliés? L'abstention s'impose-t-elle ? Le devoir est-il dans ce cas de ne pas intervenir ? La réponse est absolument catégorique, et elle est négative. Protéger le prochain contre 1 iniquité est une obligation évidente aux yeux de saint Thomas; telle est la conclusion qui se dégage de la manière dont il apprécie la conduite de Moïse, qui, ayant vu un Egyptien frapper un Hébreu d'entre ses frères, le tua. Saint Thomas cite a ce propos la parole bien connue de saint Ambroise 3). Ailleurs encore, il proclame que nous devons, par amour du prochain, considérer une injustice commise a 1'égard de Dieu ou d'autrui comme si elle nous touchait nous-mêmes, et la venger comme telle4). Gardons-nous de croire, dit-il, que le terme „amour du prochain" implique une certaine restriction; il n en *) ut .... qui impugnantur, propter aliquam cuipam impugnationen mereantur. Unde Augustinus dicit: Justa bella solent definiri, quae ulciscuntur injurias. 2-2, q. 40, a. 1, c. 2) Et sicut licite defendunt (principes) eam (rem publicam) contra intenores perturbatores, dum malefactores puniunt, .... ita etiam gladio bellico ad eos pertinet rem publicam tueri ab exterioribus hostibus. 2-2, q. 40, a. 1, c. *) Vel potest dici quod Moyses occidit Aegyptium, defendendo eum, qui injuriam patiebatur, cum moderamine inculpatae tutelae. Unde Ambrosius dicit, quod qui non repellit injuriam a socio, cum potest, tam est in vitio quam ille qui facit .... 2—2, q. 60, a. 6, ad 2. 4) prout aliquis vindicat injurias Dei vel proximorum quas ex charitate reputat quasi suas. 2—2, q. 108, a. 2, ad 2. est rien, car par „prochain" (proximus) on doit entendre tous les hommes, puisque tous nous sont proches (proximi) par le sang et la destinée commune 1). N'oublions pas non plus que saint Thomas prêche le devoir universel de bien faire 2) et qu'il affirme que chacun a le droit d'empêcher qui que ce soit de commettre 1'iniquité, en recourant au besoin a la force 3). Si ensuite nous nous enquérons de la base théorique sur laquelle reposent en pareil cas le droit et 1'obligation d'intervenir, nous ne tarderons par a nous apercevoir que c'est encore 1'idée de défense, et non 1'idée de punition, qui occupe la première place dans 1'esprit de saint Thomas. Le devoir d'assister les innocents et d'empêcher 1'iniquité, c'est la le point de départ. Et bien qu'il soit exact que la pratique de ce devoir entraine, par la force des choses, la punition des coupables, il est tout aussi certain que le fondement du droit et de 1'obligation en question ne saurait être une compétence naturelle, reconnue a chacun, pour infliger des punitions 4). Quoi qu'il en soit, il s'agit la d'un raisonnement théorique qui n'a qu'une importance secondaire. Ce qui importe avant tout, c'est que, dans la vie internationale, 1'injustice ne puisse pas se donner libre carrière, et qu'au contraire la majesté du droit soit sauvegardée. On ne pourra raisonnablement contester que la doctrine de saint Thomas d'Aquin ne réponde complètement a ce but. §2. — Alexandre de Halès. Nous avons donné la priorité au docteur d'Aquin comme étant, parmi les écrivains scolastiques, le plus éminent de tous et celui dont 1'influence a été la plus puissante. Au point de vue chronolo- *) nomen proximi importat quandam propinquitatem, quae non videtur haberi ad omneshomines ...; ce que S. Thomas réfute: ... quia sunt nobis proximi et secundum naturalem Dei imaginationem et secundum capacitatem gloriae. 2-2, q. 44, a. 7, 1 et c. *) etiam beneficentia se debet extendere ad omnes .... 2—2, q. 31, a. 2, c. 8) nullus coercendes est nisi ab opere malo a quo quilibet potest alium licite impedire. 2—2, q. 65, a. 3, 3. 4) II est k noter que saint Thomas exige formellement que celui qui punit ait un pouvoir juridictionnel sur 1'auteur du délit: „Nullus autem juste punit aliquem, nisi sit ejus jurisdictioni subjectus", 2—2, q. 65, a. 2, c. II expose encore dans un autre passage que nul n'est compétent pour exercer un pouvoir judiciaire, si ce n'est k 1'égard de celui qui est son „sujet" (subditus) en quelque manière, mais il admet aussi que celui qui commet un délit devient par ce fait, en un certain sens, „sujet": „ratione delicti". „Quod nullus potest judicare aliquem, nisi sit aliquo modo subditus ejus". 2-2, q. 67, a. 1, c et ad. 3. gique pourtant, le franciscain Alexandre de Halès (1170—1245) devrait avoir le pas sur lui. Par opposition avec la tendance aristotélicienne qui caractérise la pensee de saint Thomas, on peut saluer en Alexandre de Halès un représentant de la tradition augustino-arabique. II a développé ses idéés sur la guerre et la paix dans la troisième partie de sa Summa Theologiae. Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est que eet exposé fait partie d'un traité plus étendu, intitulé De Legibus Punitionis. Alexandre de Halès envisage donc la guerre comme une mesure pénale 1). L'auteur commence par établir, dans le premier paragraphe de la 47e „question", qu'il est nécessaire que les criminels soient amenés a s'amender, et que même les mesures de punition, quand elles s'inspirent d'un sentiment de miséricorde et de 1'amour du prochain, doivent contribuer a ce but. Dans le deuxième paragraphe, il atteste que, a la différence des personnes privées, les personnes investies d'une charge publique ont le droit d'appliquer des punitions et des représailles, a condition que leurs mobiles soient 1'amour du prochain et le zèle pour la justice 2). Le troisième paragraphe s'occupe ensuite spécialement des lois de la guerre et du recours a la force („de lege belli etimpugnatione"). II comprend trois articles; le premier discute la question de savoir si la guerre est permise, le deuxième examine les circonstances qui accompagnent les opérations militaires, et le troisième est consacré aux préparatifs des entreprises guerrières. Eu égard au but que nous nous sommes assigné, c'est le premier de ces trois articles qui doit nous intéresser le plus, puisqu'il donne 1'énumération des conditions requises pour qu'une guerre soit juste. II débute par 1'indication d'un certain nombre de raisons empruntées textuellement a saint Augustin et a saint Ambroise, qui sont autant d'arguments pour admettre 1'existence de guerres justes. Alexandre de Halès résumé son opinion personnelle sous la forme *) Alexandri Alensis Angli, Summae Theologiae, Pars Tertia Q. XLVII (Coloniae Agrippinae 1622). De la nouvelle édition de cette Somme n'ont paru jusqu'4 ce moment que le „liber primus" et le „liber secundus" (Ad Claras Aquas( Quaracchi) prope Florentiam. Ex typographia Collegii S. Bonaventurae 1924—1930). Quoi qu'il en soit, la troisième partie, qui nous occupe ici, est sans aucun doute d'Alexandre. *) mali etiam per flagella ad bonum agendi sunt, quia misericordiae et charitatis est eorum saluti etiam sic providere .... Personae publicae (ex charitate tarnen et justitiae zelo) licet (sc. expetere vindictam): personae autem privatae non licet. Q. 47. membrum 1 et 2 (p. 330-31). d'une conclusion énongant une série de conditions auxquelles doivent satisfaire tous ceux qui sont, a un titre quelconque, impliqués dans la guerre. Discutant ensuite en détail, une par une, ces diverses conditions, il exige, en tout premier lieu, que celui qui déclare la guerre ait la mentalité qui convient et soit revêtu d'une autorité suffisante. Cette mentalité qu'il importe de posséder se révèle, d'une part, par ce caractère positif: une disposition d'ime favorable a la paix, qui doit rester prédominante même pendant les hostilités; d'autre part, par ce caractère négatif: 1'absence de tout sentiment et de tout facteur appartenant a la catégorie des causes qui, bien souvent, provoquent ou amènent des guerres illicites. Tels sont, par exemple, les dispositions irréconciliables, 1'humeur vindicative, la soif de puissance et tout ce qui suit dans 1'énumération bien connue qu'avait faite saint Augustin. La condition de 1'autorité suffisante implique que la guerre ne peut être déclarée que sur 1'ordre de Dieu ou par la décision de personnes possédant un pouvoir souverain. La pureté de 1'intention est exigée chez tous ceux qui prennent une part effective a la guerre. En d'autres termes, le mobile des belligérants doit être, non 1'égoïsme, mais le bien-être collectif. A ceci s'ajoute encore, comme „condition due" („debita conditio"), la réserve que les combattants ne peuvent appartenir a 1'état ecclésiastique. En troisième lieu, pour ce qui est de la conduite a suivre a 1'égard de 1'ennemi, il n'est permis de lui livrer bataille que dans le cas oü il ne mérite réellement rien de mieux que d'être combattu ou pourchassé. La quatrième et dernière condition est relative a la cause essentielle du conflit. Celle-ci doit avoir pour facteurs 1'assistance accordée aux bons et le refrènement des méchants; en résumé, 1'objectif doit être la paix pour tous 1). *) Licitum est bellare modo ex parte indicentis bellum sit justus affectus, justaque auctoritas, ex parte peragentis debita intentio et debita conditio: ex parte sustinentis dignum meritum; ex parte demum ejus, pro quo bellum sit, legitima causa .... Esto bellando pacificus: ut eos, quos expugnas, ad pacis utilitatem vincendo perducas .... nocendi cupiditas, ulciscendi crudelitas, implacabilis animus, feritas bellandi, libido dominandi haec sunt et si quae similia, quae in bellis jure culpantur .... Deo sive aliquo legitimo imperio jubente, gerenda ipsa bella suscipiuntur a bonis, .... Orde ille naturalis mortalium paci accommodatus hoe poscit; ut suscipiendi belli auctoritas atque consilium penes Principes sit .... Debita intentio exponitur ab Augus- Beaufort, La Guerre 5 C'est surtout a propos de cette dernière condition, déja exigée en fait par tous les auteurs antérieurs, qu'apparait une nuance particulière trés digne de notre attention. En effet, quand Alexandre emploie le terme „cause légitime", il se place au point de vue deceux a qui la guerre vient en aide: „ex parte demum ejus, pro quo bellum sit, legitima causa". On voit que la guerre entreprise au profit d'autrui rencontre chez lui une approbation plus nette que ce n'était le cas chez ses devanciers, et même qu'il la considère, a un certain égard, comme la guerre juste par excellence. D'un autre cöté, il s'en faut de beaucoup qu'aux yeux d'Alexandre toute guerre entreprise dans 1'intérêt d'autrui soit justifiée au point de vue moral. La simple existence d une alliance, sans plus, n'est pas un motif suffisant pour une intervention. La condition nécessaire est une cause juste („justa causa ); d autre part, cette condition est suffisante. II n'est nullement prescrit que 1'assistance doive être accordée uniquement a des amis ou a des alliés; 1'approbation vise, d'une manière générale et sans aucune restriction, les guerres entreprises pour secourir ceux qui sont 1'objet d'une agression injuste. Alexandre développe a nouveau cette pensée altruiste quand il rencontre 1'objection présentée par ceux qui considèrent au fond toute guerre comme illicite, paree qu'il est interdit de punir, de rendre le mal pour le mal et de réagir contre 1'injustice. La réponse qu'il y a lieu d'opposer a cette critique résulte directement, écrit 1'auteur, de son exposé précédent: ces choses sont effectivement interdites lorsqu'il s'agit de personnes privées, ou quand elles sont dictées par un désir de vengeance, mais pour ceux qui ont a remplir un mandat judiciaire, elles sont au contraire un devoir de justice. Au même titre, ajoute-t-il, — et voici oü Alexandre manifeste sa mentalité altruiste, — celui qui est en mesure d'empêcher une iniquité qui menace son semblable, a pour obligation de le faire 1). Des passages empruntés a saint Ambroise tino- militare non est delictum, sed militare propter praedam peccatum est: nee rem publicam agere criminosum est, sed ut divitias augeas, damnabile est .... Debita autem conditio, ut non sit persona clericalis Item in persona contra quam agitur bellum, considerandum est meritum justum, ut sc. juste meruerit impugnari vel per- secutionem pati Item in persona illius, pro quo pugnatur, attendenda est jus a causa:quae est sublevatio bonorum, coercitio malorum, pax omnium. P. III, q. , m. 3, art. 1, resolutio (p. 332). ») Ad primum vero quod objiciebatur: quod omnis causa belli prohibita est. quia prohibita est vindicta inferenda et injuria propulsanda. Jam ex supenonbus patet et a saint Augustin, que nous connaissons déja, corroborent sa thèse. Au surplus, dans un autre endroit de son ouvrage, oü il établit la responsabilité morale de ceux qui furent les spectateurs passifs du supplice infligé au Christ par les autorités juives, il déclare carrément et résolument que c'est un devoir de protéger autrui contre 1'iniquité 1). Parmi les considérations auxquelles se livre ensuite Alexandre, nous nous bornerons a relever qu'il adopte également comme point de départ la paix. Lui aussi, il n'admet la guerre qu'en cas de nécessité, et toujours sous la réserve que la paix en soit le but: „imo finet habet pacem". II estime que des embüches et des ruses de guerre sont autorisées, pourvu qu'aucune promesse faite a 1'ennemi ne soit violée 1). Ce que nous avons reproduit suffit assurément pour montrer qu'il existe une continuité évidente entre les conceptions traditionnelles, depuis saint Augustin jusqu'a Alexandre de Halès. II en ressort que la paix est considérée comme constituant, dans la société humaine, 1'élément essentiel et 1'état normal, et que la guerre est confinée dans les limites de la nécessité. Les guerres de rapines, de domination et de diversion trouvent en elles-mêmes leur condamnation. C'est uniquement afin de sauvegarder un bien supérieur, en d'autres termes afin d'assurer lemaintiende 1'ordre fondé sur le droit, que la guerre est admissible dans certains cas, et qu'elle peut même être obligatoire. Le fait que, dans ces cas, les normes supérieures conservent leur autorité aux yeux d'Alexandre, est une nouvelle preuve que le règne universel du droit, enveloppant tous les rapports entre les hommes, trouve en responsio: nam vindicta inferenda non est probitita, nisi privatae personae, et ex libidine vindictae; sed judici praecipitur inferenda ex zelo justitiae. Unde Augustinus dicit: si ea quibus Deus vehementer offenditur, insequi vel ulcisci differimus, ad irascendum divinitatis provocamus patientiam .... Simili modo injuria propulsanda in praecepto est ei qui utiliter potest eam propellere ab alio. Unde B. Ambrosius. Qui non repellit a socio injuriam si potest, tam est in vitio quam ille qui facit .... Pertinet ergo ad innocentis officium, non solum nemini malum inferre: verum etiam cohibere a peccato vel punire peccatum: ut delinquens corrigatur aut alii terreantur. P. III. q. 47, m. 3, art. 1, ad 1 et ad 8. (p. 333). x) Item dicit auctoritas: non sunt immunes a scelere qui Christum permiserunt principibus interficere. Ergo injuriam tenebantur a Christo repellere: injuria ergo repellanda est ab alio. P. III, q. 59, m. 2, art. 1, contra (p. 436). a) An insidiae stratagemataque militaria licita sunt? .... Resol. Quam maxime: modo non sint contra fidem hosti praestitam .... Ad secundum vero dicendum: quod fides hosti servanda est, quando promittitur. Et hoe est quod dicit Augustinus: Unde omnis fraus contra promissionem factam hosti illicita est. P. III. q. 47. m. 3, art. 2, § 4 (p. 334). lui un avocat et un défenseur. Le droit et le devoir de tous est de coopérer au maintien de ce règne, non que chaque homme, considéré a part, soit qualifié pour punir n'importe quel criminel, mais bien plu tot paree que quiconque est accablé par 1'injustice a droit a 1'assistance et au soutien d'autrui. Quel que soit l'homme contre qui elle est dirigée, 1'iniquité, füt-elle commise par un Etat, doit obligatoirement être combattue par tous ceux qui en ont le moyen. §3. — Saint Bonaventure. „Sans aucun doute, le franciscain saint Bonaventure peut être considéré comme le plus grand penseur, non seulement de 1'école franciscaine du XIIIe siècle, mais encore de tout le groupe d écrivains qui représente la tendance augustino-arabique dans la haute scolastique" 1). Sa vie s'encadre entre les dates 1221 et 1274. Dans ses nombreux écrits, il a exposé, d'une facjon plus ou moins incidente, il est vrai, et sans trop les détailler, ses opinions sur la paix et la guerre. Autant que son célèbre contemporain saint Thomas d'Aquin, il estime que la paix est le bien suprème, dont la réalisation parfaite ne se trouve cependant que dans la Divinité, et auquel notre communion avec Dieu et avec le Christ peut seule nous permettre de participer 2). Pourtant, tout tend déja vers la paix par propension naturelle 3); ceux-la même qui font la guerre, se montrent, a vrai dire, les adversaires d'une certaine paix établie, mais non de la paix Hans son acception générale 4). Cette aversion pour une paix déterminée et eet état d'esprit inapaisé, de même que la guerre qui *) Dr. Ferd. Sassen, Geschiedenis der Patristische en Middeleeuwsche Wijsbegeerte (Histoire de la philosophie 4 1'époque patristique et au moyen age), Anvers, Nimègue, etc. 1928, p. 161. 2) Cum in eo (sc. Deo) sit summa pax et quies. Sententiarum lib. 2, dist. 1, P. 1, art. 2, q. 2 (II, p. 26). Le chiffre romain entre parenthèses désigne le tome de 1'édition critique des ceuvres de saint Bonaventure: S. Bonaventurae .... Opera omnia .... (Quaracchi 1882—1901). Beatitudo autem nostra est per bonorum congregatorum tranquillam possesionem quia sine pace beatitudo esse non potest. Cum igitur in nullo sit perfecta tranquillitas nisi in Deo, non possumus ergo pacificari nee beatificari nisi in Deo. Proaemium Commentarii in Eccl. 4 (VI, p. 4). 3) tantum bonum est, sicut dicit Augustinus, ut cuncta pacem appetant. Sentent. lib. 3, dist. 37, art. 1, q. 1, a (III, p. 814). *) Etsi etiam pacem in universali nullus recuset, tamen hunc modum pacis vel ulum multi refugiunt et ideo confugiunt ad bellum. Sentent. lib. 2, dist. 22, dub. 3 (II, p. 528). en est la conséquence, ne cesseront cependant jamais d'exister. Tel est 1'avis de saint Bonaventure qui invoque, pour justifier son pessimisme, 1'empire de la concupiscence x). Qu'on partage cette opinion ou qu'on la taxe d'exagération, il est certain que saint Bonaventure voit dans la guerre une conséquence de la cupidité et de la convoitise des hommes, c'est-adire une iniquité a laquelle il est a tous égards permis de s'opposer. II va donc de soi qu'il admet la possibilité de guerres justes, mais, tout comme ses devanciers, il formule a ce propos des régies sévères, et il déclare notamment que, pour qu'il soit question de les appliquer, il faut d'abord que 1'ennemi ait fait preuve d'une brutalité telle que son refrénement par la guerre soit nécessaire 2). II reconnait comme des motifs valables la défense de la patrie, de la paix et de la religion. Si toutes ces conditions sont satisfaites, la guerre est permise, mais dés qu'il en manque une seule, — par exemple si le mobile est le désir de gloire ou de vengeance, — le caractère licite de la guerre se trouve entièrement annihilé3). Nous avons a peine besoin d'ajouter que saint Bonaventure n'omet pas d'invoquer des témoignages a 1'appui de ses dires, et qu'il cite surtout saint Ambroise et saint Augustin. Autant qu'il nous a été possible de le constater, saint Bonaventure ne se prononce pas, tout au moins d'une manière explicite, au sujet de la guerre entreprise au profit d'autrui. En conclurat-on qu'il ne considère la guerre comme licite que si elle sert a réprimer ou a prévenir 1'injure dont on est soi-même 1'objet, et que eet auteur du moyen-age, tranchant sur la mentalité que nous avons constatée chez les autres, se place a un point de vue égoïste? A notre avis pareille conclusion ne serait pas justifiée, attendu que nous trouvons chez lui de nombreux passages d'une *) Quamdiu enim regnat concupiscentia, oportet quod sint lites et bella. Comment. in Evang. Luc. c. 21, v. 9 (VII, p. 526). 2) Et ideo nota, quod usus militiae potest esse licitus et illicitus; ad licitum autera oportet quod concurrat conveniens persona et causa; persona scilicet indicentis bellum, in qua requiritur, quod habeat potestatem; item persona agentis bellum, quae debet esse laicus vel saecularis, non clericus vel religiosus; item persona patientis, quae talis sit insolentiae, ut per bellum sit conpescenda. — Causa autem conveniens est, cum est pro tutela patriae, vel pacis vel fidei. Quando ergo haec concurrunt, tune licitum est militare; sed quando deficit aliquid horum, utpote quia defectus est ex par te personae vel causae: utpote cum clericus vel vir religiosus, qui debet esse perfectus, vult bellum gerere, vel quando prop ter gloriam hominum vel vindictam; tune est illicitum. Comment. in Evang. Luc. c. 3, v. 14 (VII, p. 77). ■) Voir la note précédente. portée plus générale, dont nous pourrions plutöt inférer le contraire. C'est ainsi qu'il déclare que 1'application de mesures de punition et de représailles, quand elle est inspirée par un zèle pour la justice et par 1'amour du prochain, est digne d'éloge 1). D'autre part, il ne se lasse pas de répéter que le fait de tolérer 1'impunité du mal est une perturbation de 1'ordre universel et une atteinte a la justice 2). Voici, d'ailleurs, une série d'affirmations qui se rencontrent également sous sa plume: pour les hommes, le devoir de s'entr'aider et de se soutenir ne comporte pas d'exception3); chacun de nous est le prochain de tous les autres 4); nous avons 1'obligation de nous assister en toutes choses paree que nous espérons, a notre tour, obtenir du secours chaque fois que nous sommes dans la détresse 8); c'est pécher que de refuser notre aide, si nous sommes a même de 1'accorder 6). Or, si nous pesons ces diverses déclarations en ayant égard a tout ce qui a été dit plus haut, nous nous croirons fondés a en induire, non seulement que saint Bonaventure enseigne une doctrine en général largement altruiste, mais encore qu'il entend la voir appliquer aux relations qui existent entre les groupes humains et entre les nations. C'est dire que, pour eet auteur, un peuple qui souffre d'une injustice ou qui se trouve dans une détresse particulière, doit pouvoir compter sur 1'assistance de ceux qui sont en état de la lui fournir. CONCLUSIONS. Que la discussion du problème de la guerre et de la paix, par les scolastiques, se traduise par un progrès tangible, nous croyons *) Si autem aliquis appetat (vindictam) solum zelo justitiae, sicut Deus, et ex cantate, tune dicerem eum habere voluntatem justam. Sentent. lib. 1, dist. 48, a. 1, q. 2 (I, p. 854, 4). 2) eum dimittere malun impunitum sit relinquere universum inorditatum, sit etiam facere contra justitiam. Sentent. lib. 4, dist. 4, p. 1, art. 1, q. 2, contra 2 (IV, p. 97), cf. aussi IV, p. 364, f. 3 et IV, p. 517 f. 4. *) hoe mandatum beneficentiae se extendit ad omnes sine exceptione. Comment. tn Evang. Luc. c. VI, 74 (VII, p. 155). 4) nomen proximi intelligitur omnis homo .... proximi nomen non solum extenditur ad propinquos, verum etiam ad extraneos. Ibid. c. X, 51 et 60 (VII, p. 269-70). 5) Ad perfectionem etiam benevolentiae exigitur quod homo benefaciat in omnibus; unde et subditur: Et prout vultis, ut vobis facient homines, et vos facite illis simliter prout vultis, quia quilibet vult sibi in omni necessitate revelari. Ibid. c. VI, 76 (VII p. 156). . 6) sed non benefacere cum est locus et opportunitas, est negligere bonum et hoe est male facere. Ibid. c. VI, 16 (VII. p. 138). que cela ressort, d'une manière évidente, de notre exposé. Nous disons progrès, mais non transformation radicale. Le lien avec le passé, et tout particulièrement avec 1'époque chrétienne primitive, se manifeste partout. Mais voici en quoi s'affirme le progrès: les questions sont examinées d'une fa$on plus systématique, dans des traités spéciaux; les conditions exigées pour qu'une guerre puisse être qualifiée de juste, sont formulées avec plus de rigueur et exposées d'une manière plus compléte. Ce serait nous répéter que de nous appesantir sur les détails; nous croyons plutöt opportun de résumer en quelques mots notre impression générale. Comment ne serions nous pas frappés tout d'abord par 1'importance qu'attachent les scolastiques a 1'empire absolu de la moralité, tant dans la vie individuelle que dans la vie collective? Aucune anarchie, aucune absence de légalité ne leur parait tolérable dans les rapports entre les Etats et entre les peuples. Ils affirment la nécessité d'un lien moral dans ce domaine, même en des temps oü les relations normales, conformes au droit, sont rompues. Nous constatons ensuite ce fait intéressant, que tous ces auteurs voient dans la guerre un acte de justice vengeresse et de punition. Lespreuves en sont: chez saint Thomas d'Aquin, 1 exigence du facteur de la culpabilité préalable; chez Alexandre de Halès, la doctrine sur le caractère pénal de la guerre; chez saint Bonaventure, 1'affirmation que 1'impunité des méfaits équivaut, si elle est tolérée, a la perturbation de 1'ordre universel. Dès qu'une injustice est commise, füt-ce envers un autre que nousmêmes, les trois grands scolastiques n'hésitent point a déclarer que notre intervention est un droit et un devoir. Seulement ce droit et ce devoir ne sont pas basés sur une certaine compétence pour infliger des punitions, mais sur le titre que possède la victime a 1'assistance et au soutien. En de nombreuses occasions, et avec des nuances variées, ils énoncent ce grave devoir de 1'amour du prochain. II n'y a aucune exagération a soutenir que la doctrine scolastique sur la guerre et la paix est caractérisée, non seulement par les normes d'une stricte moralité s'étendant même a la vie internationale, mais encore par un altruisme largement con00 A„t 8) Utrum tenente aliquo rem meam liceat mihi violenter auferre. K. Fan. .... in continent! recuperare vult: et licet quia vim vi repellere licet .... Aut non statjm et sic debet per judicem eam recuperare si potest quod si non potest: sic in e- fectum judicis potest dominus rem suam etiam violenter si aliter non potest tacere recuperari. Quod si aliter non possum rem meam habere: licet furto eam tollere .....Non tamen licet per mendacium: quia non licet mentiri pro alterius vita. Ibid. fol. 16 a 1. Le même souci de suivre en toutes choses la voie légale et de bannir partout 1'anarchie, même de la vie internationale, apparait encore quand 1'auteur discute finalement le problème des représailles. II admet la notion de la responsabilité collective, en ce sens que si quelqu'un a été lésé dans ses droits par un étranger et que sa revendication soit restée vaine, il est permis de mettre 1'embargo sur les biens des concitoyens de celui-ci. Seulement, 1'exercice de ce droit de représailles est subordonné a une série de conditions. Ainsi, il faut qu'il soit düment constaté que, malgré 1'introduction d'une demande en réparation du dommage, les autorités en cause ont négligé de faire justice a la partie lésée. Cette constatation doit être faite par 1'autorité judiciaire dont dépend le requérant, laquelle doit ensuite donner le mandat d'appliquer des mesures de représailles. II est stipulé en outre que les gens d'église jouissent en tout état de cause de 1'immunité, et que les représailles ne peuvent s'exercer sur les personnes des concitoyens du coupable, attendu qu'il serait inique de faire expier corporellement par un homme un acte commis par un autre homme *). H est a peine besoin de dire qu'un auteur qui entend maintenir d'une manière aussi stricte le règne du droit, n'admet point qu'on commette le moindre acte arbitraire, même a 1'égard de 1'ennemi. Aussi, dans les paragraphes intitulés „juramentum" et „hostis", il affirme d'une fagon catégorique que la parole donnée a un ennemi engage formellement2). Pour terminer notre apergu, nous relèverons encore que nous trouvons également dans cette „Somme" une sorte de reconnaissance du droit d'intervention, ou tout au moins la base de ce droit. En effet, nous y lisons que chacun est admis, sans encourir aucun reproche, a défendre contre 1'injustice son prochain quel- *) Represalia dicitur rerum aliarum generalis retentio auctoritate principis vel civitatis pro recompensatione damni dati indulta .... et est quando unus de uno dominio non valens consequi jus contra aliquem de alio dominio retinet res omnium qui sunt sub tali dominio pro satisfactione. Utrum sint licitae. R. quod sic: quando ista interveniunt. Primum quod dominus vel civitas requiratur ut emendet quod a suis improbe factum est .Secundum quod constet de negligentia justitiae administrandae Tertium quod judex proprius det sententiam super negligentia et justitiae de- fectu; et concedat auctoritatem represaliarum. Limita hoe verum quando nullus invenitur superior: qui de civitate vel domino negligente faciat justitiam .... Quartum quod non excedant damnum. Quintum quod non extendatur ad clericos vel ecclesiasticas personas .... Sextum .... quod non fiant in personis. quia istud est iniquum quod in persona alius pro alio gravetur Ibid. fol. 201 b 1. a) hosti servanda est fides promissa Ibid. fol. 105 b 1; 137 b 2. qu'il soit. En présence de ce témoignage, nous ne pouvons attacher qu'une importance très secondaire au fait que 1'auteur invoque ici un conseil assez oiseux de Bartolus; d apres ce dernier, avant de se porter au secours d'un homme qui patit de 1'iniquité, il conviendrait, afin de se mettre a 1 abri de toute critique d importunité, qu'on se fit en quelque sorte octroyer par celui-ci un mandat, qui pourrait consister éventuellement dans cette simple parole: aidez-moi*)! §5. — La Rosella Casuum. Vers 1'époque oü Angelus de Clavasio fit paraïtre la Somme que nous venons d'analyser, son compatriote et confrere en religion Baptiste de Salis, encore appelé, d'après son nom de famüle, Baptiste Trovamala, s'occupait de la composition d'un ouvrage analogue, connu sous le nom de Summa Baptistiniana. II le remania plus tard et en donna une édition nouvelle en 1483, sous le titre de Rosella Casuum. II est singulier que les auteurs de ces deux Sommes, bien que franciscains et italiens 1'un et 1 autre, semblent s'ignorer, car aucun ne fait la moindre allusion a 1 ouvrage de son émule 2). Dans la Rosella Casuum, ou Summa Rosella 3) comme on dit encore, on trouve également le classement alphabétique des matières, au grand avantage des recherches. On ne tarde donc pas & reconnaitre que les emprunts aux ouvrages antérieurs, et notamment a la Summa Raymundi et a la Pisana cum Supplemento, sont très nombreux; plusieurs longs passages sont reproduits presque mot a mot. Mais ici encore ü nous importe moins de découvrir des idéés nouvelles et originales que de nous convaincre, par un examen et une analyse de la Rosella, de 1 existence de rapports de continuité avec la doctrine rigoureuse sur la guerre éla- borée par des auteurs antérieurs. C'est ce que nous constatons pour 1'ouvrage de Baptiste de Salis. Toute sa doctrine est subordonnée a la question du caractère M Utrum quilibet de populo possit quemlibet defendere impune. R .... quod sic Consuluit tarnen Bar .... ad tollendum omne dubium: quod faciat sibi mandan ut ipsum defendat clamando deiendite vel currite: vel similia. IM. fol. 49 b 1. ') Comp. Dietterle, Zeitschr. f. Kirchengeschichte, Tome XXVII, 3 livr., p. 296, 4' livr.. p. 431 et suiv. (1906). . _ 3) Nous nous sommes servi de 1'édition de 1495, Venise, Arnvabene, dont un exemplaire se trouve è la bibliothèque du couvent des franciscains, & Woerden. de justice ou d'injustice que possède la guerre, et ce caractère dépend a son tour des cinq conditions dé ja formulées par Raymond, se rapportant respectivement a la personne, a Fob jet, k la cause, a la mentalité et au degré de 1'autorité (persona, res, causa, animus, auctoritas). En traitant de ce dernier point, notre auteur exige que ce soit 1'autorité suprème qui déclare la guerre, et il invoque a ce propos un décret impérial trés intéressant 1). On saisit d'emblée toute 1'importance que Baptiste de Salis attaché a la distinction entre guerres justes et guerres injustes, quand il aborde la question du droit de butin. II estime que le butin est acquis définitivement s'il s'agit d'une guerre juste; il va même jusqu'a admettre cette conclusion dans des cas oü il n'est pas satisfait rigoureusement a toutes les conditions stipulées, pourvu que 1'enjeu de la lutte soit la récupération d'un bien dont on a été dépossédé. Dans cette hypothèse, le butin pris peut être conservé jusqu'a concurrence du total des préjudices causés abusivement par 1'ennemi2). Mais Baptiste de Salis déclare, exactement comme ses devanciers, que tous les sujets de 1'adversaire ne peuvent pas être traités sur le même pied, et qu'il n'y a de responsables que ceux qui, craignant moins Dieu que les hommes, se sont engagés dans une guerre injuste a la suite de leur maitre 3). Dans les cas douteux le devoir d'obéissance prime toute autre considération, a condition que le doute subsiste même après que des personnes expertes ont été consultées. La crainte d'un préjudice d'ordre matériel, qui dans 1'espèce peut être la perte d'un domaine détenu comme fief, ne peut en aucun cas servir d'excuse; c'est ce qui est corroboré par une sentence d'Hostiensis, lequel, tout en admettant que le dommage causé a un innocent doit *) Auctoritas superioris. Dicit enim imperator: nulli prorsus nobis insciis atque inconsultis: quorumlibet armorum moliendorum copia tribuatur .... Rosella Casuum, fol. 47 b 2; 48 a 1. s) Utrum capta in bello subjiciantur restitutioni. R. Monal. quod non tenentur principes nee milites si bellum est justum .... item secundum eum non tenentur restituere quando bellant pro rebus repetendis usque quo satisfactum fuerit eis de omni damno et interesse quod injuste ab hostibus illatum est eis. Plus loin: Si tarnen res subsit sc. quod pro rebus repetendis factum est, non tenetur qui movit bellum restituere quod ibi accepit nisi ceperit vel damnificaverit adversarium suum ultra quae habuit ille de suo injuste aut damnificaverit eum. Ibid. fol 47 b 2; 48 la. 8) Illos autem intelligas suos qui plus hominem quam Deum timentes, sequuntur dominum suum in bello illicito, alios autem qui ei non praestant auxilium consilium vel favorem: non credimus puniendos .... Ibid. fol. 48 a 2. être réparé, refuse de reconnaitre comme tel quiconque accorde un appui personnel ou matériel a une guerre injuste 1). La sollicitude de ménager le droit de chacun marche également de pair ici avec la préoccupation de bannir les situations anarchiques. En cas de nécessité, chacun est autorisé a reprendre un bien dont il a été arbitrairement spolié, — le droit naturel admet que 1'on oppose la force a la force, — mais uniquement quand il est question de parer sur le champ a une violence flagrante; en dehors de ce cas, on n'est pas autorisé a se faire justice soi-même, mais on doit faire appel au juge. Le problème est le même que celui qui est énoncé dans la Pisana et la solution en est formulée dans des termes presque identiques 2). Le règlement du droit de représailles est étroitement lié a ce qui précède. La Rosella, tout en reconnaissant ce droit, n'admet 1'application de mesures de représailles que moyennant certaines conditions. L'auteur déclare nettement que des mesures de ce genre ne sont jamais justifiées quand il s'agit de futilités, et qu'on ne peut y recourir qu'en présence d'un déni de justice, ou tout au moins d'une impossibilité bien établie d'obtenir le redressement des torts 3). On reconnait a quel degré cette nouvelle Somme s'appuie sur la s) Secundo quaero quod si probabiliter dubitat utrum justum sit vel injustum. R. idem Mon. quod adhuc propter bonum obedientiae excusatur .... Sec. Rai hoe verum est si inquisivit quantum potuit et peritiores consuluit et dubium semper remansit: alioquin affectator ignorantiae sicut expers scientiae puniretur nee excusatur propter timorem amittendi feudum vel incurrendi damnum .... Idern Ho dicens quod qui in guerris scientur inferunt damna Innocentibus tenentur illis ad restitutionem illi autem in guerris innocentes non sunt qui habenti injustum bellum favent directe vel indirecte de personis vel rebus .... Ibid. fol. 48 a 2, b 1. *) Sexto utrum per bellum vel violentiam liceat propria auctoritate rem jam abla- tam vel invasam recuperare. R si hoe fiat incontinenti certe licet, nam de jure naturali cuilibet licet vim si repellere dum tarnen incontinenti et cum moderamine inculpatae tutelae Si autem ex intervallo fiat: non licet imo tune debet adiri judex raptoris et ejus auctoritate recuperari. Nam si aliquis propria auctoritateetiam rem suam accipit: cadit a jure suo et perdit eam nisi forte non posset per judicem eam recuperare .... Ibid. fol. 48 b 2. ») Represaliae dicuntur quando unus oriundus de una terra: spoliatur vel damnificatur ab oriundo de alia terra: vel etiam si debitum non solvitur ei: tune datur potestas illi spoliato (le texte porte: spoliatio!) quod satisfaciat sibi contra quemlibet de terra illa unde est spoliator vel debitur Utrum sint licitae? R quod ad hoe quod sunt licitae in foro conscientiae requiruntur tria. Primo auctoritas superioris. Secunda causa justa concedendi: quia denegatur justitia. Tertio quod intentio ejus qui habet represalias sit justa et recta his concurrentibus licitae sunt .... ubi Aug. dicit justa bella solent diffiniri quae ulciscuntur injurias si gens vel civitas plectenda est quae vindicare neglexerit quod a suis improbe factum est .... non debent esse circa modicum Si vero non potest haberi recursus ad superiorem tune sunt licitae. Ibid. fol. 416 b 2, 417 a 1. Pisana, surtout quand on porte son attention sur la manière dont une foule d'autres problèmes y sont définis et résolus. Telle la question de savoir par exemple si, dans le cas oü le caractère juste de la guerre parait douteux, les amis, les parents et les mercenaires des belligérants sont excusables de prêter leur concours, au même titre que de simples sujets. L'exposé et la conclusion de 1'auteur de la Rosella concorde textuellement avec ce que nous lisons sur ce point dans la Pisana; nous retrouvons même le parallèle que Nicolas ab Ausmo avait établi avec la situation de 1'avocat. Des concordances tout aussi frappantes sont a signaler en ce qui concerne les dommages de guerre et les dégats causés, la balance, a établir par les gouvernements entre les préjudices occasionnés de part et d'autre, et finalement 1'immunité des églises et la capture des biens ecclésiastiques 1). Pour terminer, nous signalerons que la Rosella reconnait également le caractère juste des guerres entreprises pour secourir ceux qui patissent d'une injustice. C'est ce qui est implicitement contenu dans cette maxime, qui est alléguée ici a nouveau: celui qui, se désintéressant du danger qui menace la vie d'un autre, ne lui accorde pas d'assistance, se rend par la coupable d'homicide 2). Mais cela résulte aussi, d'une manière explicite, du passage oü 1'auteur déclare que 1'exemple typique de la guerre juste est la lutte pour la défense de la patrie ou pour la sauvegarde d'autrui3). Le fait que Baptiste de Salis ne relève ce dernier point qu'en passant, et sans appuyer aucunement sur son importance, mérite d'attirer notre attention; il prouve que la question est de celles qu'on ne songe plus a contester, tant elles paraissent évidentes. §6. — La Summa Sylvestrina. Nous croyons pouvoir clore notre aperc^u des Summae Casuum en analysant la plus importante des Sommes du XVIe siècle, nous voulons dire celle de Sylvestre de Prierias, mort en 1523. Le Kirchenlexicon voit en elle le couronnement de la casuistique „sommiste". La Somme de Sylvestre donne un résumé des con- ') Ibid. fol. 49 a 1; 50 a 1,2. *) .... ille qui hominem a morte liberate potuit; sed noluit non est immunis a culpa homicidii .... Ibid. fol. 240 b 2. *) Si in bello justo: puta pro defensione patriae vel aliorum Ibid. fol. 241 b 2. clusions de ses devancières. Ses nombreuses réimpressions, se succédant jusqu'a 1'époque moderne, témoignent de 1'esprit vivace et de la valeur considérable de la casuistique médiévale. Ditterle termine également par 1'analyse de cette oeuvre 1'étude qu'il a consacrée aux diverses Sommes. D'après lui, elle forme la clef de voute de cette série d'ouvrages. Son importance lui a valu au XVIe siècle une autorité dominante x). Son caractère est avant tout polémique, car Sylvestre prend une attitude indépendante a 1'égard des trois dernières grandes Sommes franciscaines, du Supplementum Summae Pisanae, de la Rosella, et tout spécialement de la Summa Angelica. La première édition de la Sylvestrina parut en 1514 2). L'article consacré au sujet „Bellum" est trés étendu. A la lecture, on s'aperc^oit bientöt que 1'auteur s'emploie a compulser tout ce qui a été enseigné par ses devanciers. Afin de donner une idéé de 1'esprit dans lequel il s'acquitte de cette tache, il suffira, après tout ce que nous avons exposé plus haut, de reproduire en note, sans plus amples commentaires, le passage par lequel il débute 3). Dans sa définition du caractère de la guerre juste (bellum justum), Sylvestre emboite le pas derrière saint Thomas, mais de J) Kirchenlexicon i.v. Casuistik, II, col. 2039 (Fribourg 1883} et Dietterle, Zeitschr. f. Kirchengeschichte, Tome XXVIII, 4e livr., p. 416 {Gotha 1907). ') Nous nous sommes servi de 1'édition parue en 1569 & Anvers: Summa Sylvestrina, „Quae Summa Summorum merito nuncupatur". Un exemplaire se trouve & la bibliothèque du couvent des franciscains, k Woerden. ') Bellum duplex est. Primum est publicum sive sit justum sive injustum, quod proprie dicitur bellum et est illud quod inducitur auctoritate principis Superiorem non recognoscentis: cujusmodi est, secundum Host. Papa et Imperator, sc. in dominis temporalibus cujusmodi etiam est is qui superiorem non recognoscit de facto, ut rex Franciae, Hispaniae et hujusmodi quia habent jura principis. Hujusmodi bel- li natura si justum sit est prima quod capti efficiuntur servi: licet hodie inter Christianos non serventur jura captivitatis aut postliminii quo ad servitutem ex consuetu- dine cui standum est Et secundo bona eorum efficiuntur capientium, licet debe- ant poni ad commune et assignari capitaneo ut cuique secundum merita distribuat alias est rapina .... quod limita, nisi consuetudo haberet quod quisque sibi retineret quod cepit: quia tune non tenentur assignare: cum illud intelligatur actum quod est consuetum .... Et tertio sequitur jus postliminii quod est jus amissae rei recipiendae ab extraneo in statum pristinum restituendae moribus legibusque constitutum .... quod quidem jus quantum ad res, servandum est: ut sc is qui aliqua perdidit in bello quantum ad eum justum, integre restituantur illi, si recapiantur. Unde bestiae ab hostibus ablatae et a nostris stipendiariis recuperatae, restitui debent his, quorum primo erant Aliud est bellum particulare quod improprie dicitur bellum et est multiplex scil. duellum .... et repraesaliae. Et omne bellum motum vel acceptatum auctoritate non publica sed alicujus inferioris principis recognoscentis superiorem .... Summa Sylvestrina, p. 89 c 2, 90 c 1. manière a entrelacer les trois conditions indiquées par le docteur d'Aquin, les opinions exprimées par plusieurs auteurs et quelques pensées personnelles. II faut que 1'acte émane d'une autorité souveraine („auctoritas principis"), paree que les personnes privées ont la possibilité de soumettre leurs différends au juge et qu'elles manquent de la compétence nécessaire pour recruter une armée. L'auteur examine ensuite longuement quelles sont les personnes qui possèdent cette autorité suprème. Quoique ses conceptions sur ce point soient assez larges, il déclare que les guerres entreprises journellement par des villes contre d'autres villes doivent être mises au même rang que les brigandages 1). Lui non plus, il ne consent point a admettre d'autre cause juste (causa justa) que la culpabilité de 1'adversaire, sans perdre de vue que 1'intention doit être orientée vers 1'augmentation et la progression du bien et vers la réduction ou l'empêchement du mal. II concède toutefois que le caractère imparfait de la pureté de 1'intention est sans effet sur le droit au butin et sur 1'obligation de restituer les biens capturés. Pour la justification des guerres privées, Sylvestre, a 1'opposé d'Angelus de Clavasio, n'impose d'autre condition que la nécessité de défendre les personnes et les biens. On voit toutefois clairement qu'il a en vue le cas d'une agression soudaine, puisqu'il invoque ce principe, commun au droit naturel et au droit positif, suivant lequel il est permis de repousser la force par la force 2). Dans d'autres passages l'auteur reprend la même idéé en la détaillant et en lui donnant une portée plus large. II y soulève la question de savoir si le droit de légitime défense, appartenant è. chacun, peut être invoqué quand il s'agit de la protection des tiers. Sa réponse est affirmative; elle est étayée de 1'énumération d'un certain nombre de groupes de personnes qui ont des titres incontestables a notre protection, et Sylvestre finit par reconnaitre le droit de protéger autrui, sans même exclure les étrangers, car il ne fait aucune restriction 3). *) .... quod in bellis quae quotidie ab una civitate indicuntur alteri sine principis auctoritate, dicuntur latrunculi .... Ibid. p. 90 c. 2. l) Unde dico ad justitiam hujus belli unum solum requiri et sufficere, sc. quod sit ad resistendum injusto invasori personae vel bonorum: et hujus justitiam fundari in regula juris naturalis et positivi .... sc. quod vim vi repelleri licet. Ibid. p. 90. c. 2. 8) Sexto utrum licita sit dicta defensio etiam pro alio? Et dico quod est licita pro filio, pro uxoro, imo pro sponsa et pro aliis personis conjunctis: quia si licita est pro rebus, licita est etiam pro conjunctis et amicis invasis cum etiam homo homini officium II est vrai que cette doctrine altruiste touchant 1'intervention ne concerne en 1'espèce que les guerres privées, mais il nous parait d'autant moins téméraire de 1'étendre au cas des guerres publiques (bellum publicum), que cette interprétation peut s'appuyer sur plusieurs autres textes de la Summa. Ainsi, dans le paragraphe intitulé „homicidium", 1'auteur, traitant d'abord de 1'assistance a accorder a titre privé, affirme qu'on est autorisé a tuer un malfaiteur pour défendre sa propre vie ou celle d'autrui. II déclare que c'est même notre devoir de sauver notre prochain lorsque son existence est en péril par suite d une attaque injuste. Mais plus loin, quand il aborde la question des mutilations et des massacres pendant la guerre, il retombe sur la these deja ancienne, évoquée et reprise ici comme incidemment, que 1'exemple typique d'une guerre juste est celle qu'on entreprend pour venir en aideaautrui1). Cette thèse est aussi contenue implicitement dans les considérations développées a 1'article „patientia". Nous y lisons, en effet, que si nous avons le devoir de conserver toujours 1'esprit de patience comme disposition intérieure, il n'en est pas de même en ce qui concerne notre conduite extérieure, et qu'il n'en résulte certainement pas que nous devions tolérer, sans protestation aucune, une injustice commise contre Dieu ou contre notre prochain 2). La doctrine exposée dans la Summa Sylvestrina au sujet de la revanche (vindicta) témoigne d'une tendance analogue: la revanche est interdite, si 1'unique mobile est le désir de nuire au prochain, car alors c'est de haine qu'il s'agit. Mais si 1 on poursuit un but louable, par exemple 1'amendement du criminel, la sauvegarde de la paix publique,le respect de 1'ordre du droit, 1 honneur de Dieu on un autre objet analogue, la revanche est chose permise ). debeat.... imo etiam extraneum defendere debet si potest quilibet sine periculo sui quilibet de populo potest quemlibet impune defendere sed verius est quod de Bar. dictum est quod quilibet quemlibet possit defendere Ibtd. p. 96. c. 2. • 97 c. 1. ") Privatus authoritate legis occidere potest sine peccato. Primo defendendo per- sonam suam vel alterius utrum quilibet teneatur alium ab injusta morte libe- rare si potest. Et dico quod sic ex debito charitatis .... permissione committitur homi cidium, non prohibendo cum prohiberi potest Si vero in bello justo, puta pro de- fensione patriae vel aliorum .... Ibid. p. 487 c. 1; 488 c. 1.; 489 c. 2.; 497, c. . a) ad extra vero in Dei vel proximorum injuriis non sic est servanda ut tolerentur, sed sunt refellendae secundum quod oportet. Ibid. II p. 270 c. 2. ') Si vero, inquit, intentio vindicantis feratur ad aliquod bonum, ad quod vemtur per poenam peccantis: puta ejus emendationem, vel cohibitionem et aliorum quietem, et conservationem justitiae et honorem Dei, potest esse licita, observatis alus debitis circumstantiis .... Ibid. II p. 470 c. 1. Ce qui précède nous autorise, semble-t-il, a conclure que, tout comme les Sommes antérieures, la Sylvestrina reconnait dans une certaine mesure le droit et même le devoir d'intervention, a condition qu'on entende par la le droit et le devoir de secourir et de protéger ceux qui patissent de 1'iniquité. Nous ne pouvons manquer, au surplus, d'être frappés par la constatation que cette Somme se préoccupe constamment de faire en sorte que tous les actes, tant ceux des individus que ceux des nations, soient gouvernés par la justice et la morale. Les devoirs incombant aux vassaux, aux soldats et aux sujets dans la préparation et dans la conduite de la guerre, sont analysés avec soin et déterminés minutieusement. A deux reprises, la parole donnée a 1'ennemi est déclarée sacrée. Les embuscades, ainsi que les combats aux jours de fête et pendant le Carême et la Trève de Dieu, ne sont déclarés admissibles que dans certaines limites. En cas de guerre injuste, le butin conquis doit être restitué. S'il surgit, sur le caractère „juste" de la guerre, un doute qui subsiste même après un examen consciencieux, les sujets proprement dits („subditi") du belligérant sont dispensés de 1'obligation de la restitution du butin, mais il n'en est point ainsi de ses amis, de ses parents et de ses mercenaires. L'opinion de 1'auteur sur les mercenaires mérite particulièrement notre attention. II déclare que ceux qui se montrent disposés a participer a une guerre sans se soucier de savoir si elle est juste ou injuste, sont dans un état d'ame qui mérite la réprobation et ne peuvent recevoir 1'absolution de leurs péchés x). Dans le cas d'une guerre injuste, le belligérant est tenu de réparer tous les dommages causés. Une pareille obligation peut lui être imposée même dans 1'éventualité d'une guerre juste, s'il s'agit de dommages occasionnés par malveillance et sans nécessité. Les personnes qui n'ont assisté d'aucune manière leur maitre dans une guerre injuste, ne peuvent être ni molestées ni punies. Le problème de la compensation des dommages est examiné et discuté par 1'auteur de la Sylvestrina, en partant du principe que personne ne peut être lésé dans ses droits ni dans ses intéréts. Cette nouvelle Somme s'évertue également a combattre autant *) Stipendiarius autera paratus cum quocumque militare non cogitans de justitia ve. injustitia belli, sed tantum de stipendio, est in malo statu: nee debet absolvi .... Ibid. p. 94 c. 1. que possible le système consistant a se faire justice soi-même. Ainsi, si mon bien m'est enlevé par un agresseur, je ne suis autorisé a le reprendre en recourant a mes propres moyens que pendant que la spoliation a lieu; dans tout autre cas je dois déférer ma cause a 1'autorité judiciaire, et ce n'est que lorsque celle-cimanque que je puis, au besoin, recourir a la force pour recuperer mon droit. Le problème des représailles est intimement lié a 1'action personnelle pour se faire justice soi-même. Sylvestre ne juge admissible une action en représailles que moyennant une série de conditions, et pour autant qu'elle trouve sa justification dans un déni de justice ou dans un refus d'intervenir de la part du juge compétent1). CONCLUSIONS. II peut sembler étonnant que la doctrine des Sommistes n'ait pas, jusqu'ici, attiré davantage 1'attention de ceux qui s'occupent de 1'histoire du droit des gens. Sans doute, les auteurs des „Sommes" mettent toujours au premier plan et considèrent comme leur but immédiat 1'appréciation morale d'actes individuels, accomplis, soit par des souverains et des vassaux, soit par des sujets et des mercenaires. S'ils visent avant tout a donner des preceptes de morale individuelle, il n'en est pas moins incontestable que, vu la nature des actes sur lesquels porte la discussion, ces préceptes sont en même temps des régies de morale internationale, de la plus haute importance pour le droit des gens, lequel est inséparable a son tour de la morale des nations. Chez aucun des Sommistes il n'y a place pour une doublé morale, pour une morale différente selon qu'il s'agit d'individus ou de nations. En effet, le nceud du problème, pour tous ces auteurs, est la justice de la guerre elle-même; les conditions requises a ce point de vue sont caractérisées par une grande rigueur. Le motif général, universel, en vue duquel la guerre est, en dernière analyse, déclarée tolérable, c'est précisément le bannissement de 1'injustice, la répression de 1'iniquité, le respect de 1 ordre du droit dans la vie internationale. La même conclusion se dégage aussi de 1'examen des diverses questions de détail, telles que le droit de butin, les ménagements a 1'égard des innocents, les dégats ré- ») Ibid. p. 97 c. 2.; II 350 c. 1, 2. duits au minimum strictement inévitable, la fidélité a la parole engagée envers 1'ennemi, etc. Ces auteurs sont tout aussi unanimes et catégoriques pour condamner 1'anarchie et 1'absence de légalité. Pour le redressement des torts, on doit s'adresser tout d'abord a une instance judiciaire; ce n'est qu'en cas d'agression soudaine qu'il est admissible qu'on se défende par ses propres moyens et qu'on se rende justice soimême. Le droit de représailles n'est reconnu qu'en présence d'un déni de justice. Même les souverains qui ne relèvent d'aucun juge terrestre supérieur, ne sont pas justifiés de recourir a la guerre en vertu de leur seule décision personnelle arbitraire, notamment dans le cas oü 1'auteur de 1'injustice offre de réparer le préjudice commis. En ce qui concerne 1'idée de punition, il est a remarquer que, pour les Sommistes comme pour leurs devanciers, la guerre juste est en même temps un instrument de punition, tout au moins dans le sens général de manifestation de la justice vengeresse, non dans un autre sens. Pour eux, la base de 1'intervention des tiers, c'est-a-dire de ceux qui ne sont pas directement atteints par 1'injustice commise, est tout autre chose que la compétence, qui appartiendrait a chacun, d'exercer une action pénale. Elle est le droit et le devoir, qui revient et qui incombe a tout homme, de combattre en n'importe quelle occasion 1'iniquité, et d'en préserver le prochain quel qu'il soit. Pour plusieurs auteurs de cette période, la guerre entreprise avec un pareil but est, au fond, Ie type par excellence d'une guerre juste. C'est dire que la doctrine des Sommistes est caractérisée par un esprit panhumanitaire et par des tendances altruistes. D'autre part, nous ne nous dissimulons pas que 1'exposé de leur doctrine est d'un assez médiocre intérêt. Bien des fois, leurs solutions sont de simples redites, et ils ne manquent jamais, quelle que soit la question qu'ils abordent, de se référer aux opinions de saint Augustin ou de saint Thomas d'Aquin. C'est le meilleur argument que 1'on puisse donner pour prouver que la doctrine des Sommistes est la continuation de 1'ancienne doctrine patristique et scolastique. Elle en conserve le caractère universel et altruiste, et, de cette manière, elle offre une base rationnelle et solide pour 1'élaboration d'un droit des gens répondant complètement a son but. APPENDICE AUTEURS ET JURISTES DIVERS Avant d'aborder le groupe des grands moralistes et canonistes espagnols, dont 1'importance au point de vue de 1'évolution du droit des gens est de plus en plus reconnue, il convient de passer en revue un certain nombre de traités consacrés ex professo au droit de guerre. Quelques-uns de ces ouvrages ont été cités nominativement par Grotius; ce sont, entre autres, ceux de Jean de Lignano, de Jean Lupus et de Frangois Arias 1). Leur contenu n'offre pas toujours un intérêt de premier ordre, mais leur tendance générale corrobore les conclusions que nous avons tirées des ouvrages analysés jusqu'ici. Honoré Bonet, auteur d'un écrit intitulé L'Arbre des Batailles, composé vers la fin du XIVe siècle, déclare expressément qu'une guerre juste n'a d'autre but que la réparation de 1'injustice et la consolidation de la paix, „car il est en vérité que bataille n'est une male chose aingois est bonne et vertueuse, car bataille ne regarde autre chose selon sa droite nature que retourner tort a droit et faire retourner dissension a paix selon le contenu de 1'Escripture" 2). Dans le même ordre d'idées, Christine de Pisan expose en son Livre des faits d'armes et de chevalerie, daté de 1405 ou de 1407, que la guerre doit être considérée comme une application de la justice en vue de la répression des égoïstes et des criminels: „Et n'est autre chose guerre et bataille qui est faicte a juste querelle ne mais que la droite exécution de justice pour rendre le droit la oü il appartient et ce accorde mesmement le droit divin et semblablement les lois ordonnées des gens pour conquester et contrester aux arrögans et malfaiteurs" 3). Jean de Lignano, dans son Tractatus de Bello, écrit vers 1360, se livre a diverses spéculations astrologiques dont nous n'avons que faire et que nous passerons sous silence. Ce qui nous intéresse l) Cf. J B P. Prolegomena 37, p. 14. ') L'Arbre des Batailles d'Honoré Bonet, publié par Ernest Nijs (Bruxelles 1883) p. 83. 3) Christine de Pisan et ses principales ceuvres, par Ernest Nijs (La Haye 1914), p. 39. davantage, ce sont ses nombreuses références a saint Augustin, prouvant que les opinions de ce Père de 1'Êglise sont dun grand poids aux yeux de notre écrivain juriste. Jean de Lignano discute les problèmes primordiaux du droit de la guerre et du droit pendant la guerre. E proclame que le règne de la justice doit être maintenu et respecté. Nous nous contenterons de reproduire en note quelques passages qui témoignent du point de vue altruiste auquel se place eet auteur pour apprécier les questions relatives au droit des gens, et qui montre qu'a ses yeux 1'octroi de secours a ceux qui sont sous le coup d'une injustice, constitue en luimême un argument suffisant pour qualifier de „juste" une guerre entreprise a cette fin. L'esprit de sa doctrine se révèle par 1'énoncé de sa thèse, proclamant que nous sommes tenus de secourir notre prochain si sa vie est en danger, ne füt-ce que pour des raisons d'humanité. Ailleurs, il déclare dans le même esprit, qu'en présence d'un refus de réparer une injustice, 1'autorité souveraine est autorisée a recourir a la guerre pour défendre ses sujets qui sont victimes de 1'iniquité, et qu'il en est de même de la collectivité politique, c'est-a-dire de 1'Etat, a 1'égard de ses citoyens. Sans doute, ses affirmations n'ont d'abord qu'une portée limitée; plus loin, cependant, nous voyons que Jean de Lignano encourage et approuve, gans y mettre aucune restriction, les guerres entreprises pour 1 assistance d'autrui. S'il est vrai que 1'auteur énumère d'abord certaines catégories déterminées de personnes, il finit par admettre que c'est paree qu'on est homme qu'on est obligé d aider les autres, et tout spécialement de les protéger contre les injustices, et que cette raison-la suf fit par elle-même x). L ouvrage de Jean Lupus, intitulé De Bello et Bellatoribus et ') .... quis videt quendam occidi, si non juvet ipsum, an tenetur ipsum juvare? Videtur quod sic .... Confirmatur hoe ex offieio debet homo homini . ... An liceat praelato pro injuria subditi sui, de quo non fit justitia, bellum indicere Et die. quod sic. Bellum autem particulare justum est duplex: nam quoddam fit propter tutelam veri corporis. Aliud fit propter tutelam corporis mistici .... Si igitur universitas propter defensam civissuiab extraneo oppressi deficiente justitia judicis opprimentis bellum indicat, hoe appellatur particulare .... Bellum hoe particulare pro quibus personis indicere liceat .... Patri pro filio marito pro uxore, etiam pro fratre, sorore et aliis conjunctis personis .... Alii volunt dicere pro omnibus conjunctis .... nam si quis injuriatur uni conjuncto, omnibus injuriari videtur .... Haec opinio confirmari videtur nam homo homini officium debet .... ergo ex illo offieio juvare licet .... cum liceat cuilibet suo vicino vel proximo pro repellenda ipsius injuria suum impartire auxilium. Joannis de Lignano Tractatus de Bello, Tractatus Universi juris (Venetiis 1584) T. 16 fol. 380 a 2, cap. 76, fol 378 b 2; cap. 82 fol. 379 a 1; cap 106 fol. 381 a. 2; cap. 109 fol. 381 a 2, b 1. Beaufort, La Guerre 8 datant de la seconde moitié du XVe siècle, ne donne pour ainsi dire qu'une récapitulation des opinions exprimées par des écrivains antérieuxs. L'auteur se plait surtout a invoquer le témoignage de saint Augustin. Les nombreuses questions et discussions relatives a la justice et au droit pendant la guerre, au droit de butin, etc., n'apportent aucune considération nouvelle; nous les passerons donc sous silence. Nous nous bornerons a relever que Jean Lupus établit un parallèle entre la tache incombant a 1'autorité dans le maintien de la paix a 1'intérieur du pays par la punition des criminels, et la défense du pays contre des assaillants étrangers, ainsi que le fait qu'il considere un droit d intervention, dans des circonstances déterminées, comme une chose qui ne peut être contestée 1). La première moitié du XV Ie siècle vit paraitre le traité de Franciscus Arias de Valderas intitulé De Bello et e)us Justitia. Cet ouvrage s'appuie aussi trés fortement sur les opinions d auteurs plus anciens. II se réfère fréquemment a Isidore de Séville, a saint Ambroise et a saint Augustin, et contient plusieurs passages oü la guerre entreprise pour la cause d'autrui, voire pour la défense de personnes complètement étrangères, est déclarée légitime et même obligatoire. II va de soi que la sentence devenue classique de saint Ambroise est reprise par Arias de Valderas. Celui-ci ajoute, pour, mieux en faire ressortir le vrai sens, que si 1'on ne s'y conformait on serait a juste titre soupgonné de faire cause commune avec les criminels et que, d'ailleurs, cette ligne de conduite est dictée par 1'intérêt bien compris des éléments criminels eux-mêmes. On retrouve aussi chez cet auteur les préceptes concernant la parole engagée envers 1'ennemi et le ménagement auquel ont droit les sujets innocents 2). 1) ... . cum autem cura rei publicae commissa sit principalibus, ad eos pertinet rem publicam civitatis, vel regni sive provinciae sibi subditae tuen et sicut licite defendunt eam materiali gladio contra interiores quidem turbatores dum malefactores puniunt . . . . ita etiam gladio bellico ad eos pertinet rempublicam tuen ab exterionbus host'ibus .... Quartum licitum quandoque hoe fit auctontate juns .... et etiam proximi et vicini injuria repellenda. Joannis Lupi De Bello et Bellatoribus, Trad. Untv. Juris T. 16, fol. 320 b. 2. i 2) potest quis et pro rebus suis et sibi depositis et commodatis et pro rebus amicorum, propinquorum, vicinorum et proximorum, et pro repellenda eorum injuria impartiri suura auxilium, imo si potest et negligit, videtur injuriantem vov«e .•■■■ homo homini officium debeat, si potest sine periculo sui . . .. quilibet de populo potest quemlibet impune defendere et percutere .... neque caret scrupulo sodetahs occultae qui manifesto facinori desinit obviare .... Ecce quod nonnumquam injuria C'est d'environ la même époque que date le traité de Petrinus Belli connu sous le nom de De Re Militari et de Bello. Cet auteur, qui voit également la source de toute guerre dans 1'injustice, en arrivé a classer les guerres sous trois rubriques: guerres d'invasion, de défense, et de récupération („invasionis, defensionis et recuperationis"). Mais il reconnait le caractère de guerre juste par excellence („justiora bella") a celles qui ont pour but de repousser ou de venger 1'iniquité, et dans ce cas il est indifférent que 1'injustice nous atteigne directement ou qu'elle accable un autre1). II nous parait intéressant de signaler que Petrinus Belli soutient expressément la thèse d'après laquelle les armements et la préparation de la guerre constituent une garantie de paix 2). sociorum armis est propulsanda, ut malis sit adempta facultas delinquendi fides quanda promittitur, etiam hosti servanda est, contra quem bellum geritur. Subditi vero domini injuste bellantis directe vel indirecte non praestantes auxilium vel favorem, non sunt spoliandi neque in aliquo puniendi. Francisci Arias de Valderas De Bello et ejus Justitia, Tr. U. J. T. 16, fol. 327 a 1, b 1, 326 b. 1., 333 b. 2 — 334 a 1. ) Originem ipsam bellorum in ter hommes ab injuria processisse credendum est sive inferenda sive propulsanda .... Exoriuntur justiora bella propellendae injuriae gratia, sive etiam ulciscendae .... sive quis propriam prosequatur offensam, sive alineam socii, amici vel federati. Petrini Belli De Re Militari et de Bello Tr U T T 16 fol. 335 b. 1,342 a. 1. ' ' 2) Custoditur autem Pax et conservatur si sit Princeps paratus ad bellum .... Estque in ore omnium, si vis Pacem, para bellum. Ibid. fol. 364 a. CHAPITRE V LES PRÉCURSEURS IMMÉDIATS DE GROTIUS Nous passerons en revue dans ce chapitre quelques auteurs espagnols, juristes et théologiens pour la plupart. On se montre de nos jours assez unanime, avec quelque variété toutefois dans les nuances, pour juger que 1'importance de ces auteurs au pornt de vue de 1'évolution du droit des gens est considérable. Grotius en mentionne plusieurs, et dans ses deux principaux ouvrages traitant de ce droit il cite a plus d'une reprise quelques-uns de leurs écrits. A notre tour, nous croyons devoir consacrer quelques paragraphes aux plus remarquables d'entre eux. § 1. — Azpilcueta (Navarrus), Vasquius, C o- Azpilcueta (1493—1586), qui est aussi appelé Navarrus, expose longuement, en s'appuyant sur saint Augustin, que les actes de guerre ne sont pas toujours des péchés. II cite, a titre d exemples, la lutte contre un envahisseur, la reconquête d'un bien dont on a été dépossédé, et le cas oü une demande de passage moffensif a rencontré un refus 1). , Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, Navarrus enseigne egalement que commet un péché 1'homme qui, se trouvant dans la possibilite de préserver son prochain d'une injustice, omet de le faire. En outre, il fait remarquer que, par son attitude passive, eet homme sanctionne et encourage 1'iniquité. A propos du cmquieme commandement du Décalogue, notre auteur entreprend meme d eta- •) Justum enim bellum fit, cum homines invasores propulsanlur vel^cum res abla^ Doctors'l^vairi' juriscons^torum^ortraT" etatis 'clarissimi et u^e^enfplairé cation: L. fol. 660. T. 1, Dist. 5, cap. 3 (p. 528 col. 1). blir que la défense du prochain contre un agresseur est un motif valable pour tuer ce dernier *). Nous rencontrons chez Navarrus un autre trait dénotant une remarquable mentalité internationale, dont le caractère radical paraitra extraordinaire même a notre époque imbue de modernité: il déclare qu'en cas de nécessité, par exemple si 1'ennemi devient a ce point menagant que 1'invasion de ses armées met la chrétienté entière en péril, le pape est qualifié pour prescrire a tous les peuples chrétiens d'élire un chef commun qui puisse organiser la guerre et prendre sur lui le commandement suprème des forces alliées 2). Dans la série des auteurs espagnols qui s'ouvre avec Navarrus, nous rencontrons en deuxième lieu, en suivant 1'ordre chronologique, Fernandus Vasquius (1509—1566). Parmi ses écrits, il nous faut surtout mentionner ses controverses comme présentant un grand intérêt au point de vue du droit naturel et du droit des gens. Aussi Grotius appelle Vasquius „eet honneur de 1'Espagne, dont la perspicacité n'est jamais en défaut quand il s'agit de sonder le droit, et dont la doctrine ne connait pas d'hésitation" 3). On pourra se former une idéé de 1'esprit qui 1'anime, si nous disons que la règle primordiale sur laquelle sont fondées toutes ses conceptions, consiste a faire reposer toute puissance, toute souveraineté, toute autorité des lois et même des individus uniquement sur le bien-être commun des citoyens, non sur 1'intérêt des gouvernants 4). *) .... peccare eum, qui a proximo injuriam non propulsat .... Qui propellere in- juriam potest et non propellit, eidem consentit Et Papa item Eleutherius et alii dixerunt quod non solum consentit sed quod etiam favet qui injuriam non depellit .... quod saepe quis licite alterum occidit .... Quinto propter defensionem proximi. Ibid. T. 2. Relectio Cap. Ita, de Judaeis (p. 249 c. 1); T. 3, Cap. 15 (p. 88 c. 1). a) .... Christianos omnes cogi Posse a Romano Pontifice summo Christi Vicario ad deligendum unum aliquem communis belli et totius exercitus ducem, quando hostis aliquis nominis Christiani ita urgeret ut verisimile esset non posse aliter defendi Rempublicam Christianam: quoniam, summa Christi summi Vicarii potestas extenditur ad temporalia illa quae per alium nequeunt fieri ubi salus animarum Christia- norum id exigit At tale esset hujusmodi ducis constituo. Ibid. T. 2. Rel. Cap. Novit, de Judiciis Tertium (p. 116. c. 2.) 8) Cf. De Jure Praedae, cap XII (Hagae Comitum 1868), p. 236. 4) .... veluti fundamentum proponemus regulam quandam quasi elementarem .... Omnes omnino principatus, regna, imperia, potentatus legitimos legum et hominum ob publicam ipsorum civium utilitatem, non etiam ob regentium commoda, inventos, creatos, receptos, admissosque fuisse, communi .... sententia proditum et testatum est .... Fernandus Vasquius, Controversiarum illustrium aliarumque usu frequentium libri tres.... Ed. Francofurtiad Moenum 1572 (Bibl.de 1'Univ. d'Utrecht Signalons encore que dans la question, ê.prement débattue, des péchés contre nature considérés comme une raison suffisante pour motiver une guerre, Vasquius opine pour la négative. II justifie sa fagon de voir en faisant observer que, si 1'avis contraire devait prévaloir, il existerait une cause permanente de guerre, attendu que tout péché est, a un certain égard, attentatoire a la nature humaine. Cette considération suffit d'après lui pour montrer que 1'opinion qu'il combat est „sujette a caution". A plus forte raison se refuse-t-il a admettre la manière de voir d'Hostientis, qui prétend qu'a cause de leur état de péché, il est permis de priver les mécréants du droit de propriété sur leurs biens 1). En raison du but que nous nous proposons, nous attachons plus d'importance encore a ce que Vasquius enseigne au sujet des rapports existant entre les hommes, de leur obligation de s'entr'aider et même de se protéger mutuellement contre 1'iniquité. H ne se lasse pas d'insister sur ce devoir de la solidarité dans la défense, et nous sommes persuadé que la mise en pratique de sa théorie, sur le terrain du droit des gens, ferait naitre des situations internationales saines et désirables. Que chacun de nous soit autorisé a prendre la défense de son prochain, c'est la, pour Vasquius, une chose basée tout d'abord sur le droit divin et sur le commandement chrétien de la charité, ensuite sur la morale naturelle, enfin sur le droit ecclésiastique positif. Mais la défense du prochain n'est pas seulement permise, elle est nécessaire et obligatoire; elle n'est ni plus ni moins qu'un devoir qui, du moment que les premiers appelés s'en détournent, incombe en définitive a tous 2). L. fol. 191), Lib. 1, cap. 1: 9—10 (fol. 16 a 1). Kohier (Archiv für Rechts- und Wirtschaft 'sphilosophie, X, 1916—17, p. 242-43) fait erreur en attribuant les Controversiae 4 Gabriel Vasquez S. J. Celui-ci a vécu un demi-siècle plus tard que Fernandus Vasquius. i) Hinc apparebit, an verum sit quod Innocentius .... scriptum reliquit, dum ai , quod infideles, si peccant contra naturam, eis bellum indici poterit, ld quod suspectum est nullum etenim peccatum est, quod non videatur esse contra naturam; sicque semper posset hac ratione inspecta bellum eis indici, et quod amplius est, firmat idem Hostiensis, quod eadem ex causa rerum suarum dominio privari poterunt: quod eadem ratione etiam magis suspectum est, quam superius. Ibid. lib. 1. cap. 24: 1. (fol. 6b ') Quod autem etiam privatis hominibus talis tuitio competat in vim naturalis de- fensionis, procedit primum de jure divino juxta divum Joannem Evangelistam dum ait: Qui non diligit fratrem suum, quem videt, quomodo diliget Deum, quem non videt? Et quia per secundum praeceptum Decalogi jubemur proximum amare, u nosmetipsos; sicque ut nos naturaliter tueremur ita et proximum tuere debe- mus sicque ut tibi periclitanti, aut injuriam patienti subventum ab alio velis, ita et aliis subvenire juberis .... Secundo intellige quod ad talem defensionem tene- Dans un autre passage, Vasquius insiste encore sur cette vérité, qu'abandonner a eux-mêmes ceux qui sont sous la menace ou sous le coup d'une injustice, c'est malfaire. L'homme qui refuse de se porter au secours de son prochain lorsque celui-ci est dans la détresse ou dans une situation périlleuse, ou opprimé par la violence et 1'iniquité, méconnait a tel point son devoir d'humanité qu'il doit en quelque sorte être mis au ban de la société. L'assistance en de pareils cas est, aux yeux de notre auteur, un devoir tellement catégorique qu'il peut même légitimer 1'attentat a la vie de 1'agresseur, si 1'on est contraint par la nécessité de recourir a ce moyen extréme, c'est-a-dire si tous les autres moyens dont on dispose pour protéger le prochain contre 1'injustice, sont inefficaces1). Un autre juriste espagnol de grand renom est le disciple de Navarrus, appelé Covarruvias (1511—1566) et fréquemment cité comme auteur. Bien qu'il dise expressément qu'il ne traitera pas ex professo du droit de guerre, il déclare qu'il se propose d'examiner le droit de la guerre en elle-même et d'en faire 1'objet d'une courte discussion 2). Dans un exposé succint d'une clarté remarquable, Covarruvias fait d'abord ressortir les raisons pour lesquelles il n'est pas permis aux personnes privées d'entreprendre une guerre; il proclame ensuite la nécessité qu'il y ait une autorité souveraine, un motif valable et une intention pure, si 1'on veut que la guerre puisse être qualifiée de juste 3). mur etiam de jure naturali .... Tertio intellige, idem esse de jure positivo canonico .... Septimo intellige, quod non solum licitum, sed etiam debitum et necessarium est .... Secundum quae, si patior injuriam a concive meo ,magistratibus competit defensio: quibus absentibus vel impeditis, vel si sit periculum in mora, cuilibet de populo competit defensio: et multo justius si ab ipso magistratu injuria fiat, et vis inferatur Ibid. lib. 1. cap. 41: 22. (fol. 108 a 1,2). *) ita cuicumque homini periplicanti, vim aut injuriam patienti, non auxiliari nefas quoque erat .... sicque quasi a coetu reliquorum hominum segregandus qui egenti, periclitanti, vim injuriamve patienti cum posset, desiit auxiliari. Et cum cognationem quamdam inter homines natura constituert hominem homini non auxiliari nefas est .... Quinimo debita defensio est, ut non solum proximum vim patientem defendere liceat et expediat .... sed etiam tertius potest occidere aggressorem proximi sui, si aliter eum ab injuria tueri non potest .... Ibid. lib. 1. cap. 41 : 34 (fol. 109 a 2); cap 49: 6, 8 (fol. 126 b. 1, 2). *) Nee tarnen hic de bello ita longe tractabimus ut videamur ex professo rem istam tractandam et examinandam assumpsisse: sed obiter quae ad justitiam belli attinent compendio quodam expedienus. Didaci Covarruvias A Leyva .... Opera omnia. Ed. Antverpiae 1614. I. Rel. c. Pecc. de reg. jur. in 6 P. 2 Par. 9 (p. 499 c. 2). 8) Igitur praecipue ad belli justitiam primo necessaria est auctoritas principis qui bellum indicere possit. Privatus etenim qui superiorem habet apud quem possit inju- L'auteur s'attache a montrer que les causes des guerres justes se ramènent toujours a 1'injustice, sous une forme ou sous une autre. De même, il confirme le caractère de la guerre comme instrument de justice, et il condamne tout acte arbitraire ainsi que toute prétention a se faire justice soi-même. Quant aux représailles, on ne peut, d'après lui, y recourir que si le rétablissement du droit par toute autre voie est reconnu impossible, par exemple si les autorités compétentes refusent d'intervenir. Même dans ces cas, 1'action doit néanmoins être subordonnée au droit; toutes les conditions exigées pour qu'une guerre soit qualifiée de juste, sont de rigueur quand on applique des mesures de représailles 1). Dans un paragraphe consacré spécialement aux guerres contre les mécréants, Covarruvias déclare que celles-ci ne peuvent être justifiées par le seul fait que les ennemis sont des infidèles. Au cours de sa réfutation de 1'opinion contraire, un des arguments qu'il rencontre, — c'est le troisième de la série, — lui fournit 1'occasion de démontrer que la sauvegarde du prochain peut motiver et justifier une guerre. Ce faisant, il ne fait qu'appuyer sur une idéé qu'il a déja émise 2). Nous signalerons, pour terminer, que eet auteur, en établissant une distinction entre guerres défensives, vengeresses, et de riamm agere, resque proprias ab alio captas exigere, bellum gerere nequit, praesertim quod principi, cujus imperio subditus est, injuriam facit, si eo invito ,vel absque ejus auctoritate bellum alteri indixerit ad justitiam belli non tantum est necessaria auctoritas ejus qui potest bellum indicere sed et justa indicendi belli causa et praeterea recta bellantium et indicentium bellum intentio, ut sane fiat et bellum geratur animo propulsandi injuriam a Republica, eidemque irrogatam vindicandi. Ibid I, P. 2 par. 9 (p. 499 c. 2.). *) Ad hunc etenim modum repraesaliae quotidie permittuntur, ut si qua ex gente latrones, aut pyratae, vel quicumque alii homicidia, rapinas, aliave scelera perpetraverint, nee injuriam damnumve passi potuerint ejus obtinere vindictam aut justitiam consequi apud eam rempublicam, cui scelerum auctores subjiciuntur, etquaeeossusceperit, tune liceat injuriam passis pignorationibus uti adversus illius reipublicae homines, cujus moris justitia communi omnium consensu deducitur ab auctoritate Augustini .... quem Gratianus retulit .... et nos paulo ante meminerimus is enim inquit, sic gens vel civitas plectenda est quae vindicare neglexerit quod a suis im- probe factum est ego censeo non aliter represalias licitas fore quam eo modo quo bellum licitum jure naturali et divino atque humano censetur. Ibid. I, P. 2. par. 9 (p. 500 c. 1,2). *) .... bellum adversus infideles ex eo solo quod infideles sunt, etiam auctoritate Imperatoris et Papae juste indici non potest sed ratione avertendae injuriae et proximis possumus bellum juste gerere, ne ipsi opprimantur a tyrannis Nam etsi possimus et quandoque teneamur injuriam a proximo propulsare et repellere atque cum lege charitatis ab injuria defendere: quia ipse proximus alioquin non poterit se defendere et ideo ab inimicis et tyrannis opprimetur .... licet teneatur quis alterum ab offensa et injuria defendere, lege quidem justitiae vel charitatis praecepto. Ibid. I, P. 2. par. 10 (p. 505 c, 2, 506 c, 1); I, P. 2. par 3, n. 4 (p. 480 c, 2). ch&timent, stipule que personne ne peut entreprendre une guerre de la dernière catégorie, s'il n'est revêtu d'un pouvoir juridictionnel sur ceux qu'il prétend avoir le droit de punir 1). §2. — Vitoria. Les traités sur des questions internationales que nous a légués le célèbre écrivain espagnol Franijois de Vitoria (1480—1546), sont d'une ampleur relativement modeste. Leur ensemble forme une synthèse des doctrines professées, en matière de droit des gens, par les générations antérieures, et en même temps un épanouissement de ces doctrines, grace a des études de détail amenées par les problèmes qui étaient a 1'ordre du jour a 1'époque oü vivait 1'auteur. La dénomination de „traités sur des questions internationales" ne donne pas de ces écrits une idéé tout a fait exacte. Le fait que Vitoria a enseigné la théologie a 1'université de Salamanque depuis 1521 jusqu'a la fin de sa vie, explique que ses Relectiones, publiées pour la première fois en 1577 comme son oeuvre posthume, présentent un caractère théologique. Les deux „relectiones" qui sont intéressantes au point de vue du droit international ne font pas exception. Ce sont la „relectio V": De Indis recenter inventis, et la „relectio VI": De Indis sive de Jure Belli Hispanorum in Barbaros. Les problèmes internationaux y sont étudiés comme des cas de conscience individuels, tout particulièrement pour les princes, mais cela n'empêche pas que ces écrits aient une grande valeur pour le droit des gens 2). Aussi est-ce a bon droit que les deux „relectiones" susmentionnées ont été recueillies dans la série intitulée The Classics of the International Law, dirigée par James Brown Scott. Celui-ci, dans la préface qu'il a rédigée pour le vo- *) Ceterum ut rationem justi belli in summo habeamus observandum est bellum esse vel defensivum vel vindicativum vel punitivum. Defensivum autem etiam privatis licet vindicativum non licet alias quam publica auctoritate. Punitivum vero proprie bellum non est; cum id ad executionem jurisdictionis et Imperii pertinet contra subditos. Sic et defensivum bellum proprie dici non potent, saltem publicum, nisi fiat authoritate publica et tandem ad belli punitivi rationem oportet praemitti jurisdictionem indicentis bellum in eum cui indicitur: siquidem nemo possit punire eum qui ei subditus non sit. Ibid. I, P. 2. par. 9 (p. 506 c. 2). *) L'importance de 1'oeuvre de Vitoria vient de recevoir un nouveau témoignage par la publication du texte de la Relectio V, accompagné d'une traduction néerlandaise, due è 1'initiative de la „Studenten-missie-beweging" (Mouvement parmi les étudiants en faveur des missions) et parue sous le titre: Koloniale Problemen. Relectio De Indis van P. Mag. Francisco de Vitoria O. P., Vertaling en Tekst, chez les éditeurs N. V. Dekker en van der Vegt et van Leeuwen, Utrecht, 1932. lume contenant ces traités de Vitoria, en fait ressortir les mérites et déclare qu'il ne saurait se dispenser de rendre hommage k „1'esprit large et au coeur généreux de ce dominicain, qui est regardé a juste titre comme un des fondateurs du droit international, et dont les deux ouvrages en question, malgré leur forme sommaire, montrent suffisamment que le droit des gens n'est ni un produit de notre époque ou de notre génération, ni un fruit des conférences de La Haye, ni même une création du génie de Grotius, mais qu'il est presque aussi ancien que la découverte du Nouveau Monde" 1). Dans la première de ces deux „relectiones les problèmes internationaux ne sont pas considérés en eux-mêmes. L auteur les étudie uniquement en rapport avec le caractère de légitimité de la suprématie exercée par les Espagnols sur les Indiens d Amérique. Dans la seconde, au contraire, le droit international, et tout spécialerrient le problème de la guerre, font 1'objet d un examen a un point de vue plus abstrait et tout a fait général2). a. De Indis recenter inventis. Ce qui nous frappe tout d'abord a la lecture de la „Relectio V , c'est le fait que Vitoria, quoique étant Espagnol, défend résolument et énergiquement, a 1'encontre d'un grand nombre de ses compatriotes, les titres et les droits que possèdent les Indiens d'Amérique, relativement a la propriété du sol et a 1'indépendance politique. II est donc bien évident que chez eet auteur le sentiment prédominant n'est pas 1'intérêt national, mais un large et généreux altruisme. Vis-a-vis de ses propres concitoyens, Vitoria affirme que chacun doit s'incliner devant la souveraineté du Dans la première section de la „Relectio V", Vitoria examine quelle était la situation des Indiens d'Amérique antérieurement a droit. 1) Without a tribute in passing to the broad-minded and generous-hearted Dominican, justly regarded as one of the fonnders of International Law, and whose two tractates here reproduced are, as Thucydides would say, a perpe'ualP°f^'on the international lawyer. Victoria's claim as a founder of the Law of Nationsmus. unfortunately be based upon these two readings taken down by a pupil and Publ^ed after his death, without the professor's revision and in a very summary form. Ihey are sufficiënt, however, to show that International Law is not a thmg of our day and generation or of the Hague Conferences, nor indeed the creation of Grotius but that the system is almost as old as the New World. The Classics of International Law. Victoria (Washington 1917). Préface, p. 5. ») Comp. Barthélémy, Les Fondateurs du Droit international, Paris 1904, p. 22. 1'arrivée des Espagnols dans cette partie du monde. II ne sert de rien de prétendre, déclare-t-il, que les Indiens n'avaient aucun titre a la possession du sol; on ne peut trouver, pour soutenir une pareille opinion, d'autre fondement que le fait que ce sont des pécheurs, des infidèles ou des hommes sans responsabilité consciente x). II réfute ensuite, un par un, tous les arguments de ses adversaires. Dans le dernier paragraphe de la première section il arrivé a une conclusion générale, établissant qu'il n'y a aucun doute que les Indiens n'aient été, dans toute la force du terme, propriétaires de leur pays et qu'ils n'y aient exercé la souveraineté politique. II ajoute, en manière d'avertissement, que 1'on commettrait une action extrêmement grave en contestant aux Indiens, qui ne nous ont fait aucun tort, ce que nous accordons a ces éternels ennemis de la foi chrétienne que sont les Sarrasins et les Juifs2). Vitoria passé maintenant a la discussion des titres sur lesquels on prétend baser la légitimité de la souveraineté de 1'Espagne dans le Nouveau Monde. La deuxième section du De Indis recenter inventis est consacrée a 1'examen des titres qui sont au fond sans valeur. H est réconfortant de constater ici a nouveau la lucidité des conceptions juridiques de Vitoria ainsi que le caractère désintéressé et impartial de toute son attitude, même vis-a-vis du pouvoir impérial et du pouvoir papal. L'opinion selon laquelle 1'empereur serait le maitre de toute la terre („Imperator dominus totius orbis") est qualifiée par lui de prétention sans fondement sérieux („opinio sine aliquo fundamento"), qui ne peut trouver appui ni dans le droit naturel, ni dans le droit divin, ni dans le droit humain. De même, le pape n'est pas le maitre de toute la terre dans le domaine civil et temporel („dominus civilis aut temporalis totius orbis"), pour ce qui concerne le droit de propriété et 1'autorité civile. Le pape ne possède un pouvoir temporel que dans la mesure oü ce pouvoir est *) non videtur quod posset praetendi alia causa, nisi vel quia sunt peccatores, vel quia infideles vel quia amentes vel insensati. De Indis, Sectio I, 4 (p. 223). 2) Restat ergo ex omnibus dictis quod sine dubio barbari erant et publice et privatim ita veri domini, sicut Christiani, nee hoe titulo potuerunt spoliari aut principes aut privati rebus suis, quod non essent veri domini. Et grave esset negare illis, qui nihil injuriae umquam fecerunt, quod concedimus Saracenis et Judaeis, perpetuis hostibus religionis Christianae, quos non negamus habere vera dominia rerum suarum. Ibid., Sectio I, 24 (p. 232). indispensable a son gouvernement spirituel, ou, pour le dire en d'autres termes, est une conséquence de sa mission spirituelle. Un exemple, que 1'auteur emprunte a la sphère du droit des gens, vient ensuite élucider cette théorie. H observe qu'en cas de conflit international entre princes chrétiens, le pape est qualifié, dans 1'intérêt de 1'accomplissement de sa mission spirituelle, pour s'interposer entre les adversaires et pour formuler une sentence qui doit être acceptée par eux. Et si le pape s'abstient le plus souvent de le faire, ce n'est nullement paree que la compétence lui manque, mais paree qu'il craint que son action ne soit interprétée défavorablement comme étant inspirée par une soif de puissance, ou paree qu'il appréhende de provoquer un mouvement d'opposition contre le Saint-Siège x). Nous voyons par la que, sur ce terrain comme sur tant d'autres, il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Vitoria déduit directement des considérations précédentes que le pape ne possède aucune espèce de pouvoir temporel sur les Indiens d'Amérique. En effet, son pouvoir temporel découle uniquement de son pouvoir spirituel. Or, il n'exerce aucune autorité spirituelle sur les Indiens; par conséquent, 1'Espagne ne saurait emprunter aucun titre a la souveraineté, en Amérique, au fait que le pape aurait accordé aux Espagnols la possession de ces territoires, ni découvrir une cause légitime de guerre dans le refus, de la part des Indiens, de reconnaitre le pouvoir temporel du pape. Aussi Vitoria conclut sans ambages que les Espagnols, lors de leur première expédition au pays des Indiens, n avaient pas le droit de s'approprier leurs terres en se basant sur le titre indiqué plus haut2). i) papa habet potestatem temporalem in ordine ad spiritualia, i.e. quantum necesse est ad administrationem rerum spiritualium Cum ergo ex commissione Christi Papa sit pastor spiritualis et hoe officium impediri possit per potestatem civilem, cum Deus et natura non deficiant in necessariis, non est dubitandum quin fuerit ei relicta potestas in temporalibus, quantum necesse est ad gubernationem spiritualium .... Et hac etiam ratione discordantibus principibus de jure alicujus principatus et in belio ruentibus, potest esse judex et cognoscere de jure partium et sententiam ferre, quam tenentur recipere principes, ne scilicet eveniant tot mala spiritualia, quot ex bello in- ter principes Christianorum necesse est oriri Et licet hoe vel non faciat Papa vel non saepe faciat, hoe non est quia non potest sed quia timet scandalum, ne principes putent hoe facere per ambitionem, vel veritus rebeUionem prmcipum a Sede Apostolica. Ibid., S. II, 1, 2, 3 (p. 235, 240, 242). ») Papa nullam potestatem temporalem habet in barbaros istos .... Nam non nabet potestatem temporalem nisi in ordine ad spiritualia. Sed non habet potestatem spiritualem in illos. Ergo nee temporalem Ex quo patet quod nee ïste titulus est doneus contra barbaros, vel quia Papa dederit provincias illas tanquam dominus ab- Toutefois ses contemporains, pour justifier la souveraineté de 1'Espagne, invoquaient encore d'autres titres, dont quelques-uns paraissaient être d'un grand poids et d'un caractère religieux. Les Indiens, disait-on, refusent de se soumettre a la foi chrétienne qu'on leur prêche. Vitoria répond qu'ils ne sont pas obligés d'a dopter le christianisme sans aucun examen, avant d'en avoir vu des preuves convaincantes. On n'est donc pas plus autorisé a entrer en guerre avec les Indiens pour ce nouveau motif, attendu que, par leur conduite sur ce point, ils ne commettent aucune injustice a 1'égard des Espagnols, et que, d'après saint Augustin et saint Thomas, la guerre ne peut être motivée que par une injustice 1). D'ailleurs, quand même les articles de foi seraient expliqués aux Indiens d'une manière lucide et absolument persuasive, le refus de les accepter ne constituerait pas encore un titre valable pour leur faire la guerre ou pour mettre la main sur leurs biens. Ne savonsnous pas que saint Thomas d'Aquin déclare nettement qu'on ne peut contraindre personne a croire, précisément paree que croire est un acte de la volonté libre ? Plus loin, Vitoria ajoute sur un ton ironique que la guerre n'est pas, après tout, un argument a 1'appui de la vérité du christianisme, et que cette méthode encourage la feinte et la simulation religieuse 2). Les péchés graves et contre nature, tels que le cannibalisme et solute, vel quia non recognoscunt dominium Papae, habent Christiani causam justi belli contra illos .... Ex dictis patet quod Hispani, cum primum navigavenint ad terras barbarorum, nullum jus secum adferebant occupandi provincias illorum. Ibid., S. II, 6, 7 (p. 243—244). *) Ex qua propositione sequitur quod si solum illo modo (sine signis et sine motivis) proponatur fides barbaris et non recipiant, non hac ratione possunt Hispani inferre illis bellum neque jure belli contra eos agere. Patet quia sunt innocentes quantum ad hoe, nee fecerunt aliquam injuriam Hispanis. Et confirmatur hoe corollarium, quia ut S. Thomas tradit .... ad bellum justum requiritur causa justa ut sc. illi qui impugnantur prop ter aliquam culpam, impugnationem mereantur. Unde Aug. dicit: Justa bella solent diffiniri, quae ulciscuntur injurias, si gens vel civitas plectenda est, quae vel vindicare neglexerit quod a suis improbe factum est, vel reddere quod per injuriam ablatum est Si ergo nulla praecessit a barbaris injuria, nulla est causa justa belli .... Unde hic non esset legitimus titulus ad occupandas provincias barbarorum et spoliandos priores dominos. Ibid., S. II (p. 249). *) Quantumcumque fides annuntiata sit barbaris probabiliter et sufficienter et noluerunt eam recipere, non tamen hac ratione licet eos bello persequi et spoliare bonis suis. Haec conclusio est expressa S. Thomae .... ubi dicit quod infideles qui numquam susceperunt fidem, .... nullo modo sunt compellendi ad fidem .... Et probatur quia credere est voluntatis .... Item bellum nullum argumentum est pro veritate fidei Christianae. Ergo per bellum barbari non possunt moveri ad credendum sed ad fingendum se credere et recipere fidem Christianam, quod immane et sacrilegum est. Ibid., S. II, 15 (p. 250-51). 1'inceste, dont on accuse les Indiens, ne sauraient pas davantage fournir un motif valable de guerre, malgré tout ce que certains auteurs peuvent dire, et alors même que les princes s'appuieraient sur 1'autorité du pape *). La stricte impartialité de Vitoria et son sentiment trés affiné du droit s'affirment d'une manière plus frappante encore dans la suite de son exposé. On a également invoqué, dit-il, le libre choix des Indiens. Mais nous savons ce qu'il faut penser de ce procédé. Les Espagnols parient ainsi aux Indiens: c'est uniquement pour votre bien que le roi d'Espagne nous a envoyés ici, acceptez-le donc comme votre roi et votre maitre. Et les Indiens de répondre qu'ils y consentent de tout coeur. Pourtant, continue Vitoria, je prends sur moi de soutenir la thèse que ce titre n'a aucune valeur. Car un pareil choix devrait se faire en connaissance de cause et a 1'abri de toute crainte. Or, ni 1'une ni 1'autre de ces conditions ne se trouve remplie. II est douteux que les Indiens aient seulement la notion de ce que demandent les Espagnols; en outre, ceux-ci sont armés, tandis que les Indiens a qui ils s'adressent ne forment qu'une masse dominéé par la crainte et n'ayant rien de martial2). Dans la section suivante de son ouvrage, Vitoria s'occupe de rechercher les bases sur lesquelles la souveraineté pourrait s'établir d'une manière légitime. Ce qui rend eet examen particulièrement intéressant pour nous, c'est que Vitoria, indépendamment du but qu'il poursuit directement, trouve ici 1'occasion de développer des vues et des principes concernant le droit des gens, qui ont conservé toute leur valeur pour notre époque et que trop de nos contemporains sont tentés de prendre pour des théories récentes et pour des produits de la pensée moderne. II ressort d'emblée du premier des titres cités par Vitoria comme légitimes, que notre auteur admet, non pas 1'indépendance des ') Sed pono conclusionem: Principes Christiani, etiam auctoritate Papae non possunt coercere barbaros a peccatis contra legem naturae nee ratione illorum eos punire Ibid., S. II, 16 (p. 252). !) Hispani enim cum ad barbaros perveniunt, significant eis quemadmodum rex Hispaniae mittit eos pro commodo eorum, et adraonent eos ut illum pro domino et rege recipiant et acceptent, et illi retulerunt placere sibi .... Sed ego pono conclusionem, quod nee iste titulus est idoneus. Patet primo quia deberent abesse metus et ignorantia, quae vitiant omnem electionem. Sed haec intervenit in illis electionibus et acceptationibus; nesciunt enim barbari quid faciunt, imo forte non intelligunt quid petunt Hispani. Item hoe petunt circumstantes armati ab imbelli turba et meticulosa. Ibid., S. II Sextus Titulus (p. 254). nations, mais leur interdépendance. En effet, il allègue a ce propos que la société humaine et les communications qu'elle entraine sont d'ordre naturel („naturalis societatis et communicationis"), et il en déduit que les Espagnols ont le droit de se rendre au pays des Indiens et d'y séjourner, a condition de ne commettre aucun préjudice 1). L'auteur accumule jusqu'a quatorze arguments pour démontrer cette thèse; le plus intéressant pour nous, eu égard a sa portée universelle, est celui qu'il invoque en dernier lieu, a savoir que les Espagnols sont „le prochain" des Indiens, et que nul ne peut fermer 1'accès de son pays a son prochain. En effet, il y a lieu de bien se représenter que le commandement de 1'amour du prochain n'admet aucune restriction et embrasse tous les hommes, sans exception 2). En vertu de ce premier titre, c'est-a-dire de la solidarité naturelle existant entre les hommes et entre les peuples, les Espagnols ont aussi le droit de trafiquer avec les Indiens. C'est ce que l'auteur établit également a 1'aide d'une argumentation abondante. Arrivé a son cinquième argument, il apporte a 1'appui de son raisonnement un exemple qui atteste la lucidité de ses conceptions en matière de politique commerciale: Les Indiens, dit Vitoria, n'ont pas plus le droit d'exclure les Espagnols des opérations du trafic et des avantages résultant des communications, que ne peuvent le faire des chrétiens a 1'égard d'autres chrétiens. Ainsi, 1'Espagne ne pourrait pas se permettre de créer des entraves au commerce avec la France, uniquement dans 1'intention de priver les Frangais de certaines choses utiles 3). Ceci nous montre a nouveau que Vitoria est loin d'admettre la souveraineté absolue des Etats. L'auteur tire encore d'autres conclusions et est finalement *) Hispani habent jus peregrinandi in illas provincias et illic degendi, sine aliquo tarnen nocumento barbarorum nee possunt ab illis prohiberi. Ibid.,S. III, 1,2 (p.257). *) Hispani sunt proximi barbarorum, ut patet ex Evangelio .... de Samaritano. Sed tenentur diligere proximos sicut seipsos. Ergo non licet prohibere illos a patria sua sine causa .... Cum dicitur Diliges proximum tuum, manifestum est omnem hominem proximum esse. Ibid., S. III, 2, prob. 14 (p. 258). 8) Licet Hispanis negotiari apud illos sine patriae tarnen damno, puta importantes illue merces, quibus illi carent et adducentes illinc vel aurum, vel argentum, vel alia quibus illi abundant. Et in summa certum est quod non plus possunt barbari prohibere Hispanos a commercio suo quam Christiani possunt prohibere alios Christianos. Clarum est autem, quod si Hispani prohiberent Gallos a commercio Hispanorum, non propter bonum Hispaniae, sed ne Galli participent aliquam utilitatem, lex esset iniqua et contra caritatem. Ibid., S. III, (p. 258); prob. 5 (p. 259). amené a énoncer la thèse suivante: S'il arrivé que les Indiens d'Amérique enfreignent, a 1'égard des Espagnols, les obligations qui, d'après ce qui vient d'être démontré, dérivent du droit des gens, les Espagnols auront le droit, — a condition qu'ils aient montré d'une manière pertinente, et non uniquement par de belles paroles, qu'ils n'avaient aucune intention malveillante, — de faire éventuellement usage de la force pour se défendre contre les actes de violence que se permettent les Indiens. Si la nécessité en est établie, ils sont autorisés a exécuter des travaux de fortification pour garantir leur sécurité, et a recourir finalement a la guerre pour combattre 1'injustice commise a leur égard. Car le refus de faire une chose que le droit des gens commande, constitue une injustice 1). Vitoria se montre excellent psychologue lorsqu'ilajoute qu'on a affaire, en 1'occurrence, a des hommes craintifs sans aucune culture qui, malgré toutes les assurances que les Espagnols pourront leur donner concernant leurs intentions pacifiques, seront anxieux devant ces individus d'une mentalité étrangère a la leur, parfaitement armés et beaucoup plus forts qu'eux. Dès lors, s ils en viennent, mus par la crainte, a combattre et même a menacer de mort les Espagnols, ceux-ci ont assurément le droit de se défendre, mais ils ne sont pourtant pas autorisés a agir en toutes choses a 1'égard des Indiens comme on est admis a le faire dans une guerre ordinaire, par exemple pour ce qui concerne la capture du butin et 1'occupation des villes. La raison en est que les Indiens, a les juger de leur propre point de vue, sont en réalité des innocents. Ce n'est qu'en cas d'absolue nécessité, ayant tout tenté en vain, et n'étant pas parvenus a sauvegarder leur sécurité parmi les Indiens, que les Espagnols peuvent assujettir ceux-ci complètement et annexer leurs territoires 2). *) Si Barbari velint prohibere Hispanos in supradictis ajure gentium, puta vel commercio vel aliis, quae dicta sunt, Hispani primo debent ratione et suasionibus tollere scandalum et ostendere omni ratione se non venire ad nocendum illis sed pacifice veile hospitari et peregrinari sine aliquo incommodo illorum et non solum verbis sed etiam ratione ostendere .... Quod si reddita ratione, barbari nolint acquiescere, sed velint vi agere, Hispani possunt se defendere et omnia agere ad securitatem suam convenientia, quia vim vi repellere licet. Nee solum hoe, sedsialiter tuti esse non possunt, artes et munitiones aedificare et, si acceperint injuriam, illam auctoritate principis bello prosequi et alia belli jura agere. Probatur quia causa belli justi est ad propulsandam et vindicandam injuriam .... Sed barbari prohibentes a jure gentium Hispanos faciunt eis injuriam. Ibid., S. III, 6 (p. 260). ') Sed est notandum quod, cum barbari isti sint meticulosi et alias stolidi et stulti, quantumcumque Hispani velint eos demere a timore et reddere eos securos de pacifica Tel est donc, déclare Vitoria a l'issue de cette partie de son exposé, le premier titre légitime en vertu duquel les Espagnols peuvent s'attribuer la suprematie politique sur les Indiens. A condition toutefois, s'empresse-t-il d'ajouter, que tout se soit passé sans ruse ni tromperie, et qu'on n'ait pas cherché des prétextes pour faire la guerre. Et il répète avec insistance, a ce propos, que dans 1'éventualité oü toute latitude pour exercer paisiblement le commerce serait laissée aux Espagnols, ces derniers n'auraient, par suite de eet état de choses, aucun motif valable pour s'emparer des biens des Indiens, pas plus que s'il s'agissait de biens appartenant a des chrétiens 1). La propagation de la foi chrétienne peut, dans certaines circonstances, fournir un nouveau titre légitime a la souveraineté de 1'Espagne. 11 est indubitable que les chrétiens ont le droit, — il suffit de se rappeler la parole: prêchez 1'Evangile a toutes les créatures, — de propager leur foi dans le pays des Indiens. D'ailleurs, si les Espagnols ont le droit d'y voyager et d'y trafiquer, ils ont a plus forte raison le droit d'y prêcher la vérité a ceux qui veulent 1'écouter, et ce d'autant plus qu'il y va du salut des ames 2). Bien qu'en principe le droit d'annoncer 1'Evangile revienne a tout le monde, il est admissible que le pape confère cette tache aux Espagnols a 1'exclusion de toutes les autres nations, afin de mieux assurer le succès de 1'oeuvre des missions. II peut, au besoin, aller jusqu'a interdire aux autres peuples d'exercer le com- conversatione, possunt adhuc merito timere, videntes homines cultu extraneos et armatos et multo potentiores se. Et ideo, si commoti hoe timore, concurrunt ad exigendos vel occidendos Hispanos, liceret quidem Hispanis se defendere, servato moderamine inculpatatae tutelae nee alia jura belli liceret exercere in illos, puta, vel parta victoria et securitate, occidere illos vel spoliare vel occupare civitates eorum, quia in illo casu sunt innocentes et merito timent, ut supponimus. Si omnibus tentatis, Hispani non possunt consequi securitatem cum barbaris nisi occupando civitates et subjiciendo illos, licite possunt hoe etiam facere. Probatur quia finis belli est pax et securitas, ut dicit Augustinus ad Bonifacium. Ibid., Sectio III, 6, Notandum; 7 (p. 26). *) Iste ergo est primus titulus, quo Hispani potuerunt occupare provincias et principatum barbarorum, modo fiat sine dolo et fraude et non quaerant fictas causas belli. Si enim barbari permitterent Hispanos pacifice negotiari apud illos, nullam possunt Hispani ex hac parte praetendere justam causam occupandi bona illorum non plus quam Christianorum. Ibid., S. III, 9, Confirm. (p. 262). a) Alius titulus potest esse, scilicet causa religionis Christianae propagandae .... Christiani habent jus praedicandi et annuntiandi Evangelium in provinciis barbarorum. Haec conclusio nota est ex illo: Praedicate Evangelium omni creaturae .... Secundo patet ex praedictis, quia si habent jus peregrinandi et negotiandi apud illos, ergo possunt docere veritatem volentes audire, maxime de spectantibus ad salutem et felicitatem multo magis quam de spectantibus ad aliquam humanam disciplinam. Ibid., S. III, 9 (p. 262). Beaufort, La Guerre 9 merce dans ces parages, si la cause de 1'évangélisation risque d'être compromise par la concurrence et par des conflits entre trafiquants de nationalités différentes. D'ailleurs, ce sont les Espagnols qui ont découvert le Nouveau Monde et qui ont entrepris, avant tous les autres et au prix de grands sacrifices financiers, les expéditions maritimes vers ces régions. Vitoria accorde qu'il est donc, équitable que la navigation vers 1'Amérique soit fermée aux autres nations, afin que les Espagnols profitent seuls des avantages qu'on en peut retirer 1). D'après les conceptions modernes, une pareille argumentation en faveur du monopole commercial de 1 Espagne parait singuliere, mais il y a lieu de remarquer qu'ici ce monopole est désiré et préconisé pour un motif religieux, dans 1 intérêt de la propagation de la foi, tout au moins comme but principal. Un second argument, basé sur 1'équité, est le travail de pionniers effectué par les Espagnols. Au surplus, outre qu'un pareil exclusivisme commercial ne présentait rien de bien extraordinaire a cette époque, on peut se demander si la politique suivie actuellement par plusieurs Etats contemporains n'aboutit pas a créer une situation qui, en fait, ne diffère guère d'un monopole. II suffit de se remémorer les conséquences pratiques de la théorie dite des „sphères d'influence". Si, malgré toutes les admonestations, les Indiens, individuellement ou sous la conduite de leurs princes, persistent a entraver la prédication de 1'Êvangile, les Espagnols sont justifiés de s'assurer, par 1'application de la force et au besoin par une guerre, la liberté de prêcher. Et Vitoria est d'avis qu ils peuvent également recourir a des mesures de ce genre si, tout en tolérant la prédication, les Indiens cherchent a empêcher la conversion, par J) Licet hoe sit commune et lieeat omnibus tamen Papa potuit hoe negotium mandare Hispanis et interdicere omnibus aliis cum spectat ad Papam specialiter curare promotionem Evangelii in totum orbem, si ad praedicationem Evangeln in Ulis provinciis commodius possent principes Hispani dare operam, potest eis committere et interdicere omnibus aliis et non solum interdicere praedicationem sed etiam commercium si hoe ita expediret ad religionis Christianae propagationem .... Sed omnino videtur ita expedire eo quod, si indiscriminatim ex aliis provinciis Chnstianorum concurrerent ad illas provincias, possent se invicem facile impedire et excitare seditiones; unde et tranquillitas impediretur et turbaretur negotium fidei et conversio barbarorum .... Praeterea cum principes Hispani suis auspiciis et sumptibus primi omnium eam navigationem susceperint et tam feliciter Novum Orbem invenerint justum est ut ea peregrinatio aliis interdicatur, et ipsi solum fruantur inventis. Ibtd., Si III, 9, 10 (p. 262-63). exemple en mettant a mort ou en punissant les convertis. Les guerres de cette catégorie sont légitimes, d'abord paree qu'elles sont motivées par une injustice commise a 1'égard des Espagnols, et ensuite paree que les intéréts des Indiens eux-mêmes sont lésés. Et voici qu'apparait, en eet endroit, une règle trés importante : les Espagnols sont autorisés a entreprendre une guerre au profit d'hommes opprimés, victimes d'un traitement injuste *). Nous trouvons donc ici une apologie nette et non équivoque du principe d'intervention, quand c'est le seul moyen de s'opposer a une injustice dont souffrent les membres d'une collectivité politique étrangère. C'est peut-être une exagération de dire avec Barthélémy: „Pour Vitoria, chaque Etat est chargé d'une police mondiale; soldat du droit, il doit en poursuivre toutes les violations, même sur le territoire des autres Etats: il est difficile d'être plus loin que Vitoria du principe de non-intervention" 2). Mais il est certain que ce qui se manifeste ici chez Vitoria ne peut s'appeler un nationalisme étroit et égoiste; au contraire, le sentiment prédominant est celui de la collectivité internationale basée sur le droit. Tout cela amène Vitoria a conclure que 1'occupation d'un territoire et 1'établissement d'un gouvernement nouveau sont permis en cas de nécessité, dans 1'intérêt de la prédication de la foi, pourvu que la juste mesure soit observée en toutes choses, et a condition que 1'immixtion ne s'étende pas plus loin que ne 1'exigent les circonstances et qu'elle vise constamment le bien-être des Indiens, non le propre intérêt des occupants. Mais, — et voici bien un exemple caractéristique du sens des réalités chez Vitoria, — 1'auteur observe que ce mode de concevoir les choses est essentiellement d'ordre abstrait. Si dans un cas concret, contrairement a ce qu'on serait d'abord tenté d'admettre, la guerre et 1'occupa- *) Si barbari sive ipsi domini sive etiam multitudo impediant Hispanos quominus libere annuntient Evangelium Hispani reddita prius ratione ad tollendum scandalum, possunt, illis invitis, praedicare et dare operam ad conversionem gentis illius et, si sit opus, propter hoe bellum suscipere vel inferre, quousque pariant opportunitatem et securitatem praedicandi Evangelium. Et idem est judicium, si etiam permittentes praedicationem, impediant conversionem occidentes vel aliter punientes conversos ad Christum vel minis ant terroribus alios deterrentes. Haec patet, quia faciunt in hoe barbari injuriam Hispanis .... Secundo etiam quia impediretur commodum ipsorum barbarorum, quod principes eorum non possunt impedire juste. Ergo in favorem illorum qui opprimuntur et patiuntur injuriam, possunt Hispani movere bellum, maxime cum res sit tanti momenti Ibid., S. III, 12 (p. 263). 2) Barthélémy, Les Fondateurs du Droit international, p. 12. tion se trouvent être un obstacle a la conversion des Indiens, on ne peut pas s'engager plus avant dans cette voie et il y a lieu de rechercher d'autres moyens J). La protection des innocents, et notamment le besoin de parer a des tentatives éventuelles visant a ramener aux pratiques de 1'idolatrie des Indiens convertis, sont invoqués par Vitoria comme des motifs justifiant en eux-mêmes une guerre, bien que cette conclusion découle déja de 1'argumentation précédente sur la guerre légitime et la suprématie politique en cas de nécessité. Et la portée de toutes ces raisons devient plus générale encore quand 1'auteur ajoute qu'on a affaire ici non seulement a des motifs d'ordre religieux, mais encore a des sentiments de charité et de solidarité humaine 2). Vitoria passé ensuite a 1'examen d'un troisième titre légitime que peut invoquer 1'Espagne. Pas plus que le précédent on ne saurait 1'envisager comme complètement indépendant des con- sidérations qu'il a déja émises. Cette partie de son traité est trés intéressante au point de vue du droit d'intervention. L'argumentation de Vitoria est la suivante: Admettons 1'hypothèse de 1'existence, chez les Indiens, d'un gouvernement ou d'une législation tyrannique causant un tort a des innocents, consistant par exemple en ce que des personnes inoffensives sont mises a mort sans raison, ou sacrifiées pour satisfaire a des appétits de cannibales. Dans des cas de ce genre, puisqu'ils sont en mesure de délivrer des innocents d'un péril qui menace leur vie contrairement a toute justice, les Espa- i) Ex qua etiam conclusione patet quod etiam hac ratione, si aliter negotium religionis procurari non potest, licet Hispanis occupare terras et provincias illorum et novos dominos creare et antiquos deponere .... servato semper modo et ratione ne ultra procedatur quam opus sit .... et semper omma dirigendo magis ad commodum barbarorum quam ad proprium quaestum. Sed considerandum valde est quod Paulus dicit Omnia mihi licent, sed non omnia expediunt". Haec emm omnia, quae dicta sunt, 'intelliguntur per se loquendo. Fieri enim potest ut per haec bella, caedes et spolia potius impediretur conversio barbarorum quam quaereretur et propagetur. Et ideo hoe in primis cavendum est, ne offendiculum ponatur Evangelio; si emm ponatur, cessandum esset ab hac ratione evangelizandi et alia quaerenda esset Ibid., S. III, 12, Notandum (p. 264). . ') Alius titulus potuit esse qui derivatur ex isto et est: Si qui ex barbaris convers sunt ad Christum et principes eorum vi aut metu volunt eos revocare ad idololatriam Hispani hac ratione etiam possunt, si alias fieri non potest, movere bellum et cogere barbaros ut desistant ab illa injuria et contra pertinentes jura belli persequi, et per consequens aliquando dominos deponere, sicut in aliis bellis justis: .... Et IstePot° poni tertius titulus et non solum titulus religionis, sed amicitiae et societatis huma nae .... Ibid., S. III, 13 (p. 264). gnols ont le droit, même sans avoir re$u aucun mandat du pape, d'empêcher les Indiens de s'adonner a ces pratiques abominables. En effet, Dieu a commis a chacun le soin de veiller sur son prochain, et il est certain que ces malheureux sont notre prochain. Au besoin une guerre peut être entreprise pour ce motif, et dans des cas extrêmes, si ces abus ne peuvent être supprimés autrement, on peut même destituer les princes coupables et établir a leur place un nouveau gouvernement. Et, si 1'on ne sort pas de ces limites, Vitoria déclare qu'Innocent et 1'archevêque ont raison de dire qu'une punition peut être infligée pour des péchés contre nature x). II semble d'abord qu'il y ait contradiction entre le long passage invoqué ici et le titre 5 de la section II, reproduit en note page 126, oü il est établi formellement que les princes chrétiens, alors même qu'ils seraient en possession d'un mandat du pape, n'ont point le droit de punir les Indiens pour cause de péchés contre nature. Mais un examen plus attentif fait voir qu'en réalité il n'existe aucun désaccord. Le raisonnement de Vitoria est le suivant: les péchés contre nature ne sont point par eux-mêmes un motif justificatif de guerre. Ce n'est que pour autant que des tiers en sont victimes qu'on peut recourir a la guerre, s'il y a nécessité, précisément pour sauver ces innocents, et qu'on peut même procéder a 1'établissement d'un nouveau gouvernement. En pareil cas la destitution des chefs indigènes est en réalité une punition, et c'est dans ce sens qu'Innocent et d'autres avec lui sont fondés a soutenir que les péchés contre nature méritent d'être punis. Ce qui rend ces considérations de Vitoria particulièrement intéressantes pour nous, c'est qu'elles nous permettent de conclure qu'il admet, a n'en pas douter, qu'une guerre soit entreprise pour *) Alius titulus potest esse propter tyrannidem vel ipsorum dominorum apud barbaros vel etiam propter leges tyrannicas in injuriam innocentium, puta quia sacrificent homines innoceotes vel alias occidunt indemnatos ad vescendum carnibus eorum. Dico etiam quod sine auctoritate Pontificis possunt Hispani prohibere barbaros ab omni nefaria consuetudine et ritu, quia possunt defendere innocentes a morte injusta. Hoe probatur quia unicuique mandavit Deus de proximo suo et illi omnes sunt proximi. Ergo quilibet potest defendere illos a tali tyrannide et oppressione et hoe maxime spectat ad principes .... Nee hoe solum intelligitur cum actu ducuntur ad mortem, sed etiam possunt cogere barbaros ut cessent a tali ritu. Et si nolunt hac ratione possunt eis bellum inferre et jura belli in eos persequi, et si aliter tolli non potest sacrilegus ritus, possunt mutare dominos et novum principatum inducere. Et quantum ad hoe habet verum illa opinio Innocentii et Archiepiscopi, quod pro peccatis contra naturam possunt puniri. Ibid., Sectio III, 15 (p. 265). secourir qui que ce soit, pourvu qu'il s'agisse d'innocents. Or, ceci implique en fait la punition des coupables. Dans cette acception, les expéditions de secours sontenmêmetempsdesinstruments de punition; toutefois, la base justificative d'une action de ce genre n'est nullement une compétence universelle, que le premier venu pourrait revendiquer, pour administrer des punitions, mais le droit et le devoir d'assister le prochain. Quoi qu'il en soit, nous pouvons ranger Vitoria parmi les auteurs qui professent une doctrine s'opposant pratiquement, d'une fa$on effective, aux crimes commis par des Ëtats, et qui enseignent et défendent le respect de la majesté du droit dans les rapports entre les nations. Continuant la série, Vitoria signale encore un titre légitime justifiant que les Indiens, avec leurs territoires, aient été réduits a la soumission, sous la suprématie de 1'Espagne. II consiste a alléguer que les Espagnols se sont portes au secours de tribus „amies", dans les luttes que celles-ci avaient a soutenir contre leurs propres ennemis. Si ces ennemis ont commis des injustices, le droit de guerre peut leur être appliqué dans toute sa rigueur; on peut aller, le cas échéant, jusqu'a leur assujettissement complet. Vitoria ne le dit pas en termes formels, mais cela résulte de son argumentation, et notamment de ce qu il en appelle a 1 exemple des Romains, qui ont donné une extension énorme a leurs domaines en procédant de cette manière L). Avant de clöturer cette section de son traité, Vitoria examine enfin un dernier titre, qu'il qualifie lui-même d'incertain; il a rapport a 1'hypothèse dans laquelle les Indiens ne seraient pas capables de bien administrer leur pays. En ce cas, 1'amour du prochain, — car les Indiens sont notre prochain, — nous commanderait de veiller sur eux et sur leurs biens. Toutefois, Vitoria ajoute qu'il n'ose se prononcer d'une manière catégorique sur ce ») Alius titulus potest esse causa sociorum et amicorum. Cum enim ipsi barbari inter se gerant aliquando legitima bella, et pars, quae injuriam passa est habet jus bellum inferendi, potest accersere Hispanos in auxilium et praemia victoriae illis communi- care Quod enim haec sit causa justi .belli pro sociis et amicis, non est dubium quia aeque potest Respublica advocare extraneos ad vindicandum immicos contra extraneos malefactores. Et confirmatur, quia profecto hac maxime ratione Romani dilataverunt imperium suum, dum scilicet sociis atque amicis auxilia praestabant et ea occasione justa bella suscipientes jure belli in possessionem novarum provinciarum veniebant Et iste videtur septimus et ultimus titulus quo potue- runt aut possunt venire barbari eorumque provinciae in possessionem et dominium Hispanorum. Ibid., S. III, 17 (p. 266/67). point, et qu'en tout état de cause c'est le bien-être des Indiens et non 1'intérêt des Espagnols qui doit emporter la décision 1). b. De Indis sive de jure belli Hispanorum in Barbaros. Quelle que soit 1'importance de ces condidérations, il convient de se rappeler que dans la première des deux „relectiones" de Vitoria intéressant notre sujet, et que nous venons de parcourir, les grands problèmes du droit international sont discutés uniquement afin d'en tirer des arguments pour ou contre la légitimité de la suprématie de 1'Espagne en Amérique. II en est tout autrement de la „relectio" suivante, qui est intitulée, il est vrai, De Indis sive de jure belli Hispanorum in Barbaros, mais qui comporte 1'examen du droit de la guerre envisagé en lui-même et a un point de vue plus général. Vitoria annonce qu'il y traitera de quatre points principaux, è. savoir: 1° Est-il jamais permis a des chrétiens de faire la guerre? 2° Qui possède 1'autorité, c'est-a-dire la compétence nécessaire pour déclarer ou pour conduire une guerre ? 3° Quels peuvent et quels doivent être les motifs d'une guerre juste? 4° Par quelles mesures peut-on combattre Fennemi dans une guerre juste, et dans quelles limites peut-on appliquer ces mesures ? En termes nets et concis, notre auteur affirme que, d'une manière générale, la guerre est une chose permise. II étaye cette thèse de nombreux arguments, que viennent renforcer encore ses appels a des témoignages de saint Augustin et de saint Thomas d'Aquin 2). Nous nous contenterons de relever qu'il ressort d'un des arguments employés, — c'est, dans 1'ordre oü Vitoria les présente, le sixième, — que même une action offensive peut être parfaitement justifiée, attendu que, s'il n'en était pas ainsi, les vrais buts que poursuit la guerre, c'est-a-dire 1'ordre et la sécurité, ne seraient pas suffisamment garantis. Car si un Êtat qui subit une agression injuste, n'avait strictement que le droit de repousser 1'ennemi, et qu'il ne lui füt pas permis de recourir a des mesures plus efficaces, il se trouverait placé, contre la plus *) Et certe hoe posset fundari in praecepto caritatis, cum illi sint proximi nostri et teneamur bona illorum curare. Et hoe (ut dixi) sit sine assertione propositum, et etiam cum illa limitatione, ut fieret propter bona et utilitatem eorum, et non tantum ad quaestum Hispanorum. Ibid., S. III, 18 (p. 267). ") Licet Christianis militare et bella gerere. De Jure Belli, 1 (p. 272). élémentaire justice, dans une situation trés défavorable au point de vue stratégique 1). L'argument qui se présente le septième dans 1'ordre suivi par 1'auteur, et qui se rapporte a la destinée et a la prospérité de 1'humanité entière, mérite d'attirer spécialement notre attention. Si des ennemis, des brigands et des pillards (c'est par ces noms que Vitoria stigmatise les Etats coupables de méfaits ou „Êtatscriminels") pouvaient commettre inpunément leurs mauvaises actions, et opprimer les innocents sans que ceux-ci pussent a leur tour exercer des représailles, nous serions trés éloignés d'un régime social heureux. Ce serait, tout au contraire, le règne de 1'extrême misère 2). Le deuxième point qu'examine Vitoria, c'est-a-dire la question de savoir qui est compétent pour déclancher une guerre, est résolu par notre auteur de la manière suivante: Tout homme, füt-il un simple particulier, a le droit de faire une guerre défensive, car il est permis, même sans 1'autorisation expresse d'un pouvoir supérieur, de s'opposer a la violence par la violence, non seulement pour la défense de nos personnes, mais encore pour celle de nos biens et de nos possessions 3). II y a toutefois lieu d'observer, a ce point de vue, une distinction entre un Etat et une personne privée. Une personne privée n'est pas compétente pour venger une injure. Ce témoignage de Vitoria montre qu'il n'admet point que le droit de punir appartienne, par la nature des choses, a tout homme, De plus, une action armée, spontanée et indépendante, est interdite a 1'homme privé, dès qu'il ne s'agit plus de combattre une injustice flagrante, c'est-a-dire aussitöt qu'il s'est écoulé un certain temps depuis que la violation du droit a eu lieu. Mais 1'Etat n'est pas sous 1'empire ») Probatur sexto quia finis belli est pax et securitas reipublicae ut Aug. inquit.... Sed non potest esse securitas in Republica nisi hostes coerceantur metu belli ab ïnjuria. Esset enim omnino iniqua condicio belli, si, hostibus invadentibus injuste Rempublicam, solum liceret Reipublicae avertere hostes nee possunt ulterius prosequi. Ibid., 1, prob. 6 (p. 274). a) Probatur septimo ex fine et bono totius orbis. Prorsus enim orbis consistere in felici statu non posset, immo esset rerum omnium pessima condicio, si tyranni quidem et latrones et raptores possent impune injurias facere et opprimere bonos et innocentes, nee liceret vicissim innocentibus animadvertere in nocentes. Ibid., 1, prob. 7 (p.275). 3') Bellum defensivum quilibet potest suscipere et gerere, etiam privatus. Haec patet nam vim vi repellere licet .... Unde hoe bellum quilibet potest gerere sine auctoritate cujuscumque alterius, non solum pro defensione personae, sed etiam rerum et bonorum. Ibid., 3 (p. 275). de cette restriction; il est autorisé a prendre sa revanche et a punir 1'iniquité, soit en son nom, soit au nom des citoyens, attendu que, sans cela, la prospérité publique et la stabilité de 1'Etat ne seraient pas suffisamment assurées x). La manière dont Vitoria traite la troisième question, qui concerne les motifs justificatifs d'une guerre juste, est plus significative encore. L'auteur n'admet point les guerres de religion, ni celles qu'inspire rimpérialisme, ayant par exemple pour but 1'extension du territoire de 1'Etat. Leur caractère inique est d'une évidence telle qu'il se passé de preuve. En effet, de pareils motifs pourraient être allégués avec un égal a-propos par les deux parties adverses; chacune d'elles pourrait dès lors se prétendre innocente. II est d'ailleurs universellement admis que ni 1'ambition personnelle ni 1'intérêt du prince régnant ne sont acceptables comme mobiles légitimes d'une guerre. Le devoir du monarque est de subordonner aussi bien la guerre que la paix au bien-être général. II ne peut utiliser les fonds publics ni au service de sa gloire, ni au service de ses intéréts personnels, et il peut moins encore exposer ses sujets a des dangers pour de pareils buts 2). Le seul et unique motif suffisant d'une guerre juste est le fait d'une injustice préalable. C'est ce que Vitoria met en lumière en invoquant les témoignages de saint Paul, de saint Augustin et de saint Thomas d'Aquin. II va de soi qu'une simple vétille, abusivement qualifiée d'injustice, ne peut excuser une guerre, pas plus qu'on ne pourrait appliquer arbitrairement a des citoyens, pour le moindre délit, des punitions sévères telles que la peine de mort, le bannissement, ou la confiscation des biens. On ne doit pas perdre de vue que les calamités d'une guerre, telles que les tueries, *) .... notandum quod differentia est quantum ad hoe inter privatam personam et Rempublieam, quia privata persona habet quidem jus defendere se et sua .... sed non habet jus vindicandi injuriam, imo nee repetendi ex intervallo temporis res ablatas .... Sed Respublica habet auctoritatem non solum defensionis sed etiam vindicandi se et suos et persequendi injurias .... non posset sufficienter conservare bonum publicum et statum Reipublicae, si non posset vindicare injuriam et animadvertere in hostes .... Ibid., 5 (p. 275). *) .... Causa justa belli non est diversitas religionis. Haec fuit prolixe in priori relectione .... Non est justa causa belli amplificatio imperii. Haec notior est quam ut probatione indigeat, alias esset aeque justa causa ex utraque parte belligerentium et sic essent omnes innocentes .... Nee est justa causa belli aut gloria propria aut aliud commodum principis. Haec etiam nota est. Nam princeps debet et bellum et pacem ordinare ad bonum commune Reipublicae nee publicos redditus pro propria gloria aut commodo erogare et multo minus cives suos periculis exponere .... Ibid., 10, 11, 12 (P. 278). les incendies et les dévastations, ont toujours un caractère exceptionnel de gravité et d'horreur, et que toute punition doit être proportionnée au méfait1). II nous reste a rendre compte de la manière dont Vitoria traite le quatrième point: quels sont, au cours d'une guerre juste, les actes autorisés, et dans quelle mesure le sont-ils? La réponse è. cette question est bien simple: Sont autorisés tous les actes nécessaires, et dans la mesure oü ils sont nécessaires, pour défendre le bien-être général. La raison en est que la guerre a précisément pour but la défense et le maintien de 1'Etat. D'ailleurs, c'est ce qui est déja permis aux personnes privées; a plus forte raison 1'Etat et le prince ont-ils le droit d'agir conformément a cette règle 2). Après cette remarque d'une portée générale, Vitoria entre dans la spécification des détails. Ainsi, il est permis de reprendre ce dont on a été spolié et d'en reconquérir une partie quelconque; en effet, c'est la raison même pour laquelle on a déclaré ou entamé la guerre. En outre, on est admis a récupérer sur 1'ennemi les frais de la guerre et a se dédommager de tout préjudice occasionné par lui d'une manière injuste. Parmi les preuves apportées k 1'appui de cette thèse, en voici une qui fait nettement ressortir le caractère de la guerre comme instrument de justice: S'il existait une instance judiciaire placée au-dessus des deux belligérants, elle devrait condamner les assaillants injustes non seulement k la restitution des biens enlevés, mais encore au payement de tous les frais de la guerre et de tous les dommages. Or, le prince qui soutient une guerre juste est en quelque sorte le vrai juge pendant la guerre. Et quand la nécessité en est démontrée afin que soient garanties la paix et la sécurité, il est même permis de dépasser ces limites. Dans ce cas on est autorisé a détruire les for- x) Unica est et sola causa justa inferendi bellum, injuria accepta .... Non quaelibet et quantavis injuria sufficit ad bellum inferendum. Haec probatur, quia nee etiam in populares et naturales licet pro quacumque culpa poenas atroces exsequi, ut mortem aut exsilium aut confiscationem bonorum. Cum ergo quae in bello geruntur, omnia sunt gravia et atrocia, ut caedes, incendia, vastationes, non licet pro levibus injuriis bello persequi auctores injuriarum, quia juxta mensuram delicti debet esse plagarum modus. Ibid., 13, 14 (p. 279). a) Quarta quaestio est de jure belli, quid sc et quantum liceat in bello justo. De qua sit prima propositio. In bello licet omnia facere quae necessaria sunt ad defensionem boni publici. Haec nota est, cum ille sit finis belli, Rempublicam defendere et conservare. Item hoe licet privato in defensionem sui, ut probatum est. Ergo multo magis licet Reipublicae et principi. Ibid., 15 (p. 279). tifications de 1'ennemi, voire a en établir de nouvelles sur son territoire pour le combattre, si c'est la le seul moyen de parer a une attaque dangereuse. Car le but de la guerre,—Vitoria ne se lasse pas d'y revenir, — est la paix et la sécurité 1). Qui plus est, les princes sont autorisés, après avoir remporté la victoire, c'est-a-dire lorsque la paix et la sécurité sont rétablies, k ven gerl'inj ure subie et apunir 1'ennemi2). Car les princes, qui exercent la juridiction sur leurs sujets, 1'exercent aussi sur les étrangers dans la mesure oü c'est nécessaire pour les tenir en bride et pour les empêcher de commetre des injustices. C'est une chose qui a lieu conformément au droit des gens, en vertu d'un mandat qu'on suppose être donné par 1'humanité entière, et même, peuton dire, en harmonie avec le droit naturel, puisque la société humaine, pour subsister, ne peut se passer d'un groupe de personnes ayant le pouvoir et 1'autorité nécessaires pour refréner les méchants. La compétence de 1'Êtat pour punir les citoyens qui se rendent coupables de méfaits, repose en réalité sur cette base. Or, tout comme 1'Etat possède cette compétence a 1'égard de ses propres citoyens, la collectivité humaine universelle peut la revendiquer a 1'égard des criminels quels qu'ils soient, et cette der- *) Licet recuperare omnes res perditas et illarum partem. Haec enim est notior qiiam ut indigeat probatione. Ad hoe enim vel infertur vel suscipitur bellum .... Licet occupare ex bonis hostium impensam belli et omnia damna ab hostibus injuste illata. Haec patet quia ad omnia illa tenentur hostes qui fecerunt injuriam. Ergo princeps potest omnia illa repetere et bello exigere. Item, si quis esset legitimus judex utriusque partis gerentis bellum, deberet condemnare injustos aggressores et auctores injuriae non solum ad restituendas res ablatas sed etiam ad resarciendam inpensam belli et omnia damna. Sed princeps qui gerit justum bellum, habet se in causa belli tanquam judex. Nee solum haec licent sed ulterius etiam progredi potest princeps justi belli, quantum scilicet necesse est ad pariendam pacem et securitatem ab hostibus puta si hoe necesse sit ad vitandum periculum ab hostibus. Probatur, quia .... finis belli est pax et securitas. Ibid., 16, 17, 18 (p. 280). a) Nee etiam hoe licet, sed etiam, parta victoria, recuperatis rebus, et pace etiam et securitate habita, licet vindicare injuriam ab hostibus acceptam et animadvertere in hostes et punire illos pro injuriis ablatis. Pro cujus probatione notandum, quod principes non solum habent auctoritatem in suos sed etiam in extraneos, ad coercendum illos, ut abstineant ab injuriis et hoe jure gentium et orbis totius auctoritate. Immo videtur quod jure naturali, quia aliter orbis stare non potest, nisi esset penes aliquot vis et auctoritats deterrendi improbos et coercendi ne bonis et innocentibus noceant. Ea autem quae necessaria sunt ad gubernationem et conservationem orbis, sunt de jure naturali, nee alia ratione probari potest quod Respublica jure naturali habet auctoritatem afficiendi supplicio et poenis cives suos, qui Reipublicae sunt perniciosi. Quodsi Respublica hoe potest in suos, hand dubium quin orbis possit in quoscumque perniciosos et nequam homines, et hoe non nisi per principes. Ergo procerto principes possunt punire hostes, qui injuriam fecerunt Reipublice et omnino postquam bellum rite et juste susceptum est, hostes obnoxii sunt principi tamquam judici proprio. Ibid., 19 (p. 280—81). nière compétence s'exerce par l'intermédiaire des princes. II est donc certain que les princes peuvent infliger des punitions aux ennemis de 1'Etat, et, pourvu que la déclaration de la guerre ait eu lieu dans des conditions qui la rendent légitime, les ennemis de 1'Etat sont soumis a la juridiction du prince, absolument comme si le prince était leur juge. Quelques-uns ont cru voir dans ce passage de Vitoria une application trés large du droit d'intervention. Olphe-Galliard, par exemple, écrit que „Vitoria admet le droit d'intervention en faveur du maintien de 1'ordre social" 1). Cette conclusion depasse, d'après nous, la pensée de notre auteur. Le texte est quelque peu ambigu, mais 1'entrée en matière et la partie finale montrent bien que Vitoria a uniquement en vue 1'application d'une punition par un Etat qui a subi un préjudice direct. L'auteur allégue, pour établir théoriquement cette compétence pénale, que dans de pareils cas les princes sont les mandataires de 1'humanité, c'est-a-dire du monde entier. On ne peut contester a la collectivité humaine le droit de punir ceux de ses membres qui se comportent en criminels. Vitoria reconnait que toutes ces considérations font surgir de nombreux cas douteux, tant pour les princes que pour leurssuj ets. Les princes ont pour devoir d'examiner trés consciencieusement les causes et les caractères de chaque guerre au point de vue de la justice, et d'écouter également les arguments de la partie adverse, si celle-ci se montre disposée a entamer des négociations raisonnables. En ce qui concerne les sujets, s'il est établi qu'il s'agit d'une guerre injuste, ils ne peuvent prendre part aux hostilités, même si le prince le leur ordonne 2). Une vigilance spéciale est exigée des membres de la cour et des sénateurs, et en général de tous ceux qui sont appelés a assister le roi de leurs avis; il leur appartient de scruter attentivement les causes du conflit. En effet, quiconque est a même de préserver le prochain d'un danger ou d'un dommage, est tenu de le faire, tout particulièrement s'il s'agit d'un péril vital et des grandes calamités d'une guerre. II s'ensuit que les conseillers du prince sont appelés, puisqu'ils en ont les moyens, a écarter le danger d'une guerre injuste. S'ils *) Olphe-Galliard, La Morale des Nations, p. 132. a) Oportet ad bellum justum magna diligentia examinare justitiam et causas belli et audire etiam rationes adversariorum si velint ex aequo et bono disceptare .... Si subdito constat de injustitia belli, non licet militare, etiam ad imperium principis. Jbid., 21,22 (p. 282). omettent de le faire, ils sont coupables. Un prince ne possède pas, a lui seul, les moyens nécessaires pour procéder a un examen approfondi; il peut aisément se fourvoyer, au grand préjudice de la multitude. C'est pourquoi une décision dont dépend la guerre ou la paix ne peut incomber uniquement au prince ni a un groupe trés restreint de personnes. Une pareille décision doit être déférée a un corps suffisamment nombreux de conseillers avisés 1). Après avoir établi ensuite qu'il est inadmissible qu'une guerre soit qualifiée de juste de part et d'autre, tout au moins d'un point de vue objectif (en fait, ce sera bien souvent le cas a un point de vue subjectif, c'est-a-dire aux yeux des sujets respectifs de chacun des Etats belligérants), Vitoria argue que la guerre est en tout état de cause un moyen et non un but, et que par conséquent, même si elle est légitime au sens abstrait, elle peut, a un certain moment, devenir injustifiée par suite de circonstances spéciales. Alors même qu'un Etat aurait, par exemple, le droit de revendiquer une certaine ville ou une certaine province, il ne peut pas toujours se croire autorisé a entreprendre une guerre a cette fin. En effet, le but doit être invariablement le bien-être général; si donc la guerre devait entrainer pour le pays des calamités plus grandes, telles que des dévastations et des massacres sur une grande échelle, des animosités entre les princes, des prétextes a de nouvelles guerres pour le malheur de 1'Êglise, ou une occasion pour les infidèles d'imposer leur joug a des peuples chrétiens, il est indubitable que le souverain ne pourrait déclarer la guerre et qu'il devrait plutöt renoncer a son droit2). *) Senatores et reguli et universaliter qui admittuntur vel vocati vel etiam ultro venientes, ad consilium publicum vel principis, debent et tenentur examinare causam injusti belli. Patet quia quicumque potest impedire pericula et damna proximorum, tenetur, maxime ubi agitur de periculo mortis et majorum malorum, quale est in bello. Sed tales possunt, consilio suo et auctoritate causas belli examinantes, avertere bellum si forte injustum est. Ergo tenentur. Item si negligentia istorum bellum injustum gereretur, isti videntur consentire; imputatur enim alicui quod potest et debet impedire, si non impedit. Item quia solus rex non sufficit ad examinandas causas belli; et verisimile est quod potest errare, immo quod errabit magno cum malo et pernicie multorum. Ergo non ex sola sententia regis, immo nee ex sententia paucorum, sed multorum et sapientium et proborum debet geri bellum. Ibid., 24 (p. 282-83). a) stat enim quod quis habeat jus ad recuperandam civitatem aut provinciam et tamen ratione scandali fiat prorsus illicuum. Cum enim .... bella geri debeant pro bono communi, si ad recuperandam unam civitatem, necesse est quod sequantur majora bella in Republica, ut vastatio multarum civitatum, caedes magna mortalium, irritatio principum, occasiones novorum bellorum in perniciem Ecclesiae, item quod paganis detur opportunitas invadendi et occupandi terras Christianorum, indubitatum est, quin teneatur princeps potius cedere juri suo et abstinere a bello. Ibid., 33, Notandum (p. 287). Finalement, il reste a examiner jusqu'oü on peut se laisser entrainer dans une guerre. Par exemple: est-il admissible qu'on tue des innocents? Cette question étant considérée en elle-même, on devra répondre qu'il n'est jamais permis de le faire intentionnellement. En effet, puisqu'il s'agit d'innocents, ils n'ont pas commis d'injustice; or, 1'injustice est le seul motif valable d'une guerre juste. On ne peut donc tuer les enfants, même quand on fait la guerre aux Turcs. On n'a pas le droit de mettre a mort les femmes des païens. Pour la même raison, on doit respecter les personnes des neutres, des étrangers et des hötes séjournant dans le pays des adversaires. Mais quand le fait se presente accidentellement, dans des circonstances spéciales, la question doit être jugée autrement. Supposons qu'on mette le siège devant un chateau fort ou une ville; il est permis, dans ce cas, de faire usage de canons et d'autres engins de guerre et de communiquer le feu aux batiments, même si des innocents doivent partager le sort des coupables et périr avec eux. Sinon la guerre serait impossible et le droit ne saurait être défendu. Toutefois il y a lieu, même dans cette éventualité, d'avoir égard aux situations. Si la prise d'un chateau fort ou d'une ville importe peu au point de vue de la victoire finale et que la proportion des innocents mêlés a la garnison ennemie soit considérable, il n'est pas permis de vouer a la mort les nombreux innocents a cause du petit nombre de coupables1). La notion de la contrebande n'était pas inconnue a Vitoria. II admet dans certains cas qu'un belligérant a le droit de s'emparer des biens des innocents dont il est a prévoir que 1'ennemi fera usage pour la lutte, tels que les armes, les navires, les canons. Cette règle s'applique même a 1'argent. Vitoria va jusqu a déclarer qu'on peut tuer les chevaux et incendier le blé appartenant aux innocents, si c'est indispensable pour affaiblir les forces ennemies. Mais la nécessité seule peut justifier de pareils procédés. Au surplus, il est a noter qu'il est question ici d'innocents faisant ') Per accidens autem, etiam scienter, aliquando licet interficere innocentes, puta cum oppugnatur arx aut civitas juste, in qua tarnen constat muitos esse innocentes, nee possunt machinae solvi et alia tela vel ignis subjici aedificiis, quin etiam opprimantur innocentes sicut nocentes. Probatur, quia alias non posset geri bellum contra ipsos nocentes et frustraretur justitia bellantium .... Sed tarnen est considerandum .... quod oportet cavere ne ex ipso bello sequantur majora mala quam vitentur per ipsum bellum. Si enim ad summam belli victoriam parum confert expugnare arcem aut oppidum, ubi est praesidium hostium et sunt multi innocentes, non videtur quod liceat ad expugnandum paucos nocentes occidere muitos innocentes .... Ibid., 37 (p. 288). partie de la nation ennemie. Les neutres, même s'ils résident en pays ennemi, ne peuvent être privés de leurs biens, a moins qu'ils ne se soient rendus complices d'actes hostiles 1). Que faut-il penser des représailles ? Vitoria estime qu'elles sont permises dans certaines limites, par exemple si 1'ennemi refuse la restitution de ce qu'il a pris injustement et qu'on ne dispose d'aucun autre moyen pour se dédommager; dans ce cas il importe peu que des innocents viennent a être atteints dans leurs intéréts. Ainsi, 1'octroi de lettres de marqué, de commissions a des corsaires n'est pas en lui-même une injustice, bien qu'il crée des dangers et qu'il occasionne souvent des actes de piraterie 2). Le caractère de la guerre comme instrument de justice ressort encore nettement a propos de la punition a infliger aux coupables. Même après que la victoire a été remportée et que tout danger est conjuré, on peut leur appliquer la peine de mort, tout comme a des criminels privés, car, en vertu du droit de la guerre, le prince est en quelque sorte investi d'un pouvoir juridictionnel sur 1'ennemi 3). Le droit de butin est également réglementé par Vitoria. D'une manière générale, on est autorisé a garder ce qui sert a compenser les biens enlevés et les frais encourus. En dehors de ce cas, les objets mobiliers deviennent la propriété du conquérant, tandis que les possessions immobilières (notamment les provinces, les chateaux forts et les villes) peuvent être occupées et même conservées a titre de dédommagement, comme garantie delasécurité, ou J) Certum est quod licet spoliare innocentes bonis et rebus, quibus hostes adversum nos usuri sunt, ut armis, navibus, machinis .... Immo etiam licet accipere pecunias innocentium et occidere equos, si ita opus est ad debilitandum hostium vires ... Si bellum satis commode geri potest non spoliando agricolas aut alios innocentes, videtur quod non liceat eos spoliare .... Spoliare autem peregrinos et hospites qui sunt apud hostes, nisi constet de culpa illorum, nullo modo licet Ibid., 39, 40 (p. 289-90). *) Si hostes nolunt restituere res injuria ablatas, et non possit qui laesus est, aliunde commode recuperare, potest undecumque satisfactionem capere sive a nocentibus sive ab innocentibus .... Unde litterae marcharum aut repraesaliarum .... non sunt per se injustae, quia per negligentiam et injuriam alterius principis concedit laeso suus princeps, ut possit recuperare bona sua, etiam ab innocentibus; sunt autem periculosae et praebent occasionem rapinarum. Ibid., 41 (p. 290). s) Parta victoria et rebus jam extra periculum positis, licet interficere nocentes. Probatur quia .... non solum ordinatur bellum ad recuperandas res, sed etiam ad vindicandam injuriam. Ergo pro injuria praeterita licet interficere auctores injuriae. Item hoe licet in proprios cives malefactores. Ergo etiam in extraneos, quia .... belli princeps jure belli auctoritatem habet in hostes, sciut legitimus judex et princeps. Ibid., 46 (p. 291-92). en guise de punition. II convient toutefois d'user de modération; on ne peut pas étendre 1'occupation aussi loin que le permettrait la force des armes x). A ceci se rattache tout naturellement 1'opinion de 1'auteur concernant une indemnité de guerre. II considère celle-ci comme légitime si elle est imposée pour compenser un préjudice et a titre de punition 2). Vitoria ne se lasse pas d'insister pour qu'on se montre modéré dans 1'application des punitions. Ainsi, il peut arriver qu'il existe un motif suffisant pour recourir a la guerre, mais non pour mettre untermeala souveraineté de 1'ennemi, ni pour destituer ses princes légitimes. Des mesures aussi impitoyables seraient alors intolérables et inhumaines. On ne peut recourir a la destitution des princes et procéder a 1'annexion de leurs territoires que si la fréquence et la gravité des dommages occasionnés le justifient, et surtout si la paix et la justice ne peuvent être réalisées autrement3). En terminant 1'exposé de ses idéés relatives au droit des gens, Vitoria énonce un certain nombre de régies régissant les entreprises de guerre. La première régie fait ressortir que, pour ce théo- i) Non est dubitandum quin omnia capta in bello usque ad sufficientem satisfactionem rerum ablatarum per injuriam et etiam expensarum, quod fiant occupantium .... Sed seclusa consideratione et restitutionis et satisfactionis et stando in jure belli, distinguendum videtur Mobilia quidem jure gentium omnia fiunt occupantis, etiamsi excedant compensationem damnorum Sed de bonis et rebus ïmmobilibus major difficultas est Non est dubium, quin liceat occupare et tenere agrum et arces et oppida hostium, quantum necessarium est ad compensationem damnorum Etiam ad parandam securitatem et vitandum periculum ab hostibus, licet occupare et tenere arcem aliquam aut civitatem hostium necessariam ad defensionem nos- tram aut tollendam hostibus occasionem, unde possunt nocere Etiam pro mju- ria illata et nomine poenae, h.e. in vindictam Sed hoe debet fien cum mode- ramine et non quantum viribus et potentia armorum occupan et expugnan potest. Ibid., 50, 51, 54, 55, 56 (p. 293, 295). . a) Utrum liceat imponere victis hostibus tributa. Respondetur quod sine dubio licet, non solum ad compensanda damna sed etiam ratione poenae et in vmdictam. Ibid, 57 (p. 296). , ... •) An liceat deponere principes hostium et novos ponere et constituere vel sibi retinere principatum. Hoe non passim et ex quacumque causa belli justi licet facere .... Nam poena non debet excedere quantitatem et rationem injunae .... Ergo dato quod iniuria illata ab hostibus sit sufficiens causa belli, non semper ent sufficiens ad exterminationem principatus hostis et ad depositionem legitimorum et naturalium pnnci- pum; hoe enim esset prorsus saevum et inhumanum Non est negandum quin ali- quando possint contingere suffientes et legitimae causae vel ad mutandos prmcipes vel ad occupandum principatum, et hoe vel pro multitudine et atrocitate damnorum et iniuriarum, vel maxime quando aliter securitas et pax ab hostibus obtineri non potest, et immineret grande periculum Reipublicae ab illis nisi hoe fieret » 58, 59, (p. 296). logien comme pour d'autres penseurs, la paix constitue le bien essentiel, sur lequel il importe de concentrer toute 1'attention, au lieu de rechercher les occasions et les motifs de guerroyer. Car ceci serait le comble de 1'inhumanité. Qu'on ne s'empresse donc jamais de conclure qu'une guerre est inévitable, a moins que ce ne soit a contre-cceur et paree qu'on y est contraint. La seconde règle enseigne que la guerre ne vise pas la ruine de la nation ennemie, mais la défense et la restauration du droit, afin de sauvegarder la paix par ce moyen. La troisième règle proclame que la victoire doit être exploitée avec une modération toute chrétienne. II faut que le vainqueur siège comme un juge au-dessus de deux Etats, aussi bien au-dessus de 1'Êtat qui est 1'auteur du préjudice que de celui qui en est la victime. Le verdict doit accorder satisfaction a 1'Êtat qui a été lésé, mais en occasionnant le moins de tort possible a 1'Êtat qui a failli, tout en appliquant, dans une mesure admissible, des punitions aux coupables. Cette sage modération est d'autant plus nécessaire que, dans les guerres entre chrétiens, la faute est, la plupart du temps, entièrement imputable aux princes, et non aux peuples 1). CONCLUSION. L'exposé que nous venons de faire de sa doctrine, montre que c'est a juste titre que Vitoria est appelé par Brown Scott le „dominicain a 1'esprit large et au cceur généreux, considéré avec raison comme un des fondateurs du droit international", et que ses traités succints sur le droit des gens sont a bon droit qualifiés par l) Ex his omnibus possunt componi pauci canones et regulae belligerandi. Primus canon: Supposito quod princeps habet auctoritatem gerendi bellum, primum omnium debet non quaerere occasiones et causas belli, sed si fieri potest, cum omnibus hominibus pacem habere ut Paulus praecepit .... Debet autem recogitare quod alii sunt proximi quos tenemur diligere sicut nos ipsos et quod habemus omnes unum commimem Dominum, ante cujus tribunal tenemur rationem reddere. Est enim ultimae immanitatis causas quaerere et gaudere quod sint ad interficiendum et perdendum homines, quos Deus creavit et pro quibus Christus mortuus est. Sed coactum et invitum venire oportet ad necessitatem belli. Secundus canon: Conflato jam ex justis causis bello, oportet illud gerere non ad peraicien gentis, contra quam bellandum est, sed ad consecutionem juns sui et defensionem patriae et Reipublicae suae et ut ex illo bello pax aliquando et securitas consequatur. Tertius canon: Parta Victoria et confecto bello: oportet moderate et cum modestia Christiana victoria uti et oportet victorem existimare se judicem sedere in ter duas Respublicas alteram quae laesa est, alteram quae injuriam fecit — et non tamquam accusator sed tamquam judex sententiam ferat, qua satisfieri quidem possit Reipublicae laesae, sed quantum fieri poterit, cum minima calamitate et malo Reipublicae nocentis, castigatis nocentibus, quantum licuerit; et maxime quia ut plunmum inter Christianos, tota culpa est penes principes, nam subditi bona fide pro principibus pugnant. Ibid., 60 (p. 297). Beaufort, La Guerre 10 ce même commentateur de „possession perpétuelle du juriste international". Nous voudrions faire ressortir encore quelques points principaux de la doctrine de Vitoria, dans une sorte de synthèse. Tout d'abord, la note dominante est 1'application conséquente et logique, a la vie internationale et dans la sphere du droit des gens, des enseignements et des exigences de la morale. Assurément, les guerres sont quelquefois permises; elles sont meme parfois obligatoires, mais uniquement dans 1'intérêt d'une vie commune bien réglée et pour la sauvegarde de la paix. Par conséquent, point de guerres impérialistes ni religieuses, et point de guerres pour la gloire personnelle ni pour le profit personnel du prince. L unique motif de guerre qui soit valable est 1'injustice, a savoir une injustice grave commise par la partie adverse et dont la réparation ne peut être obtenue par une autre voie. Et dans ce cas même il y a lieu de tenir compte de 1'ensemble des circonstances: si une guerre, juste en elle-même, doit entrainer un dommage supérieur, on est obligé de la réprouver dans ce cas concret. Au cours d'une guerre, si légitime soit-elle dans son principe, il s'en faut de beaucoup qu'on puisse croire que tout est permis. Les innocents et les neutres doivent être ménagés, le droit de butin ne peut être exercé sans restriction et ne peut être étendu aussi loin que la force réelle des armes en offre la possibilité. En toute chose la modération doit guider les belligérants. L'examen du caractère juste de la guerre doit également se faire scrupuleusement. De graves devoirs de conscience s'imposent ici aux membres des cours et des sénats, ainsi qu'a tous ceux qui remplissent un office de conseiller. Peut-être la stricte moralité de Vitoria se révèle-t-elle mieux encore par son re jet catégorique de tous ces titres vains sur lesquels on prétend établir la suprématie des Espagnols sur les Indiens, tels que l'hégémonie universelle du pape et de 1'empereur, les crimes graves et contre nature, le choix prétendu libre des peuples soumis. Ce qui mérite en deuxième lieu d'être attentivement noté, c est la conception judicieuse de Vitoria concernant la communauté naturelle et la solidarité de 1'humanité entière. Ici, nulle restriction empruntée a la civüisation ou a la religion; tous les hommes et tous les peuples, sans distinction, tombent sous la règle de la société humaine naturelle et des rapports de communication qu'elle comporte („naturalis societas et communicatio"). C'est pourquoi il est permis a chacun de voyager et de trafiquer paisiblement. Si quelqu'un essaye de s'opposer a 1'exercice de ces droits naturels, on peut 1'empêcher, au besoin par la guerre, de commettre cette injustice. Mais Vitoria impose des restrictions morales même en de pareilles circonstances: il se pourrait, en effet, que 1'adversaire se soit opposé par crainte ou par ignorance. Dans ce cas on peut, sans doute aucun, soutenir son droit, mais, en raison de la bonne foi de 1'adversaire, on ne peut pas se permettre a son égard tout ce qui serait généralement reconnu comme admissible dans une guerre juste. Est-il besoin de mettre en relief, d'une manière spéciale, le caractère altruiste des opinions de Vitoria en matière de droit des gens? H nous parait suffisant d'avoir signalé les nombreux passages de ses écrits oü 1'intervention aux fins de porter secours a des innocents, ainsi que la guerre pour la défense des opprimés, sont sans ambages déclarées légitimes et sont même appelées un devoir, non seulement par motif religieux, mais encore a titre de charité générale et au nom de la solidarité humaine. II va de soi que pour Vitoria la guerre juste est, dans son acception générale, un instrument de punition, puisqu'elle a pour but de venger une injure. Mais, pas plus que ses prédécesseurs, eet auteur ne parait admettre une compétence pénale appartenant a chacun. L homme privé n'a d'autre droit que celui de pourvoir a sa défense; il ne lui est point permis, comme a 1'Etat, de se venger et de punir. En tout état de cause, il reste acquis que les théories de Vitoria, dans le domaine du droit des gens, sont d'une portée panhumanitaire et d'un caractère profondément moral et altruiste. C'est par la que ce penseur continue 1'oeuvre de ses devanciers et en prolonge les lignes, de telle sorte que sa doctrine est une contribution précieuse a 1 élaboration d'une charpente solide en vue de la formation d'un droit des gens stable et durable. §3. — Soto, Gentilis. Après Vitoria, il convient de citer son disciple Dominique Soto (1494—1560). Cet auteur insiste particulièrement sur la condition généralement exigée de la compétence („autoritas"). Pour lui, ceux-la seuls qui exercent un pouvoir souverain dans toute la force du terme, sont compétents pour entreprendre une guerre. Les autres personnes chargées d'un gouvernement ne peuvent faire usage de la force que vis-a-vis de leurs subordonnés. Dirigé contre des étrangers, leur recours a la violence devrait etre qualifie de brigandage, alors meme qu il y aurait un motif plausible ). Pour qu'une guerre soit juste, eet auteur impose ensuite la condition qu'elle ait une cause importante. II ne suffit pas d'invoquer le premier motif venu; la cause doit avoir un caractere de gravité suffisant pour justifier tous les dangers et toutes les souffrances d'une guerre. Soto montre qu'il possède le sens exact des réalités, en faisant remarquer qu'en temps de guerre ce ne sont pas seulement les biens temporels qui se trouvent exposés a des dangers, mais que de graves périls menacent aussi les biens spirituels, ainsi que tout ce qui est d'ordre sacré, même la foi2). En troisième lieu, Soto estime qu'il est nécessaire d observer les formes juridiques; ainsi, il faut que tous les moyens pacifiques aient d'abord été tentés et épuisés, et encore ne peut-on faire appel a la force que pour des buts conciliables avec les exigences de la justice 3). Nous relevons tout particulièrement eet argument, invoqué par Soto a 1'appui de sa thèse, qu'on peut exposer sa vie pour prendre la défense d'un ami. La nature nous a tous fait membres d'un même corps; tout comme un des membres du corps s expose a un danger pour les besoins d'un autre membre, afin d'assurer la protection réciproque, 1'assistance mutuelle est chose permise entre êtres humains 4). Le principe de la solidarité panhumanitaire, ») Bellum autem injustum .... ex triplici capite contingit. Primum ex auctoritatis defectu: nam soli principes habentes merum imperium jus habent bellum aut indicendi aut gerendi; reliqui vero magnates, et potentatus regibus subditi, non etiam. sed tantum violentia possunt uti in malefactores sibi subditos. Quare si extraneos a morum vi impetant, ceu privatae personae censendae sunt, et rapinam committunt. quamvis alioquin justam haberent caussam. R. P. F. Domimci Soto Segobie s Ord. Praed. Theologi praeclarissimi De Justitia, et Jure, libri decem .... e 1594 (Bibl. royale, La Haye, 561 H. 1). Lib. 5, q. 3 (p. 443 c. 2, 44 , c. ). a) Mox ad belli aequitatem requiritur causa non qualiscumque, sed digna pro qua tam ingentia pericula subeantur, tamque calamitosae atque exitiosae reipubhcae perturbationes concitentur. Bellorum namque tumultibus non solum profana omnia, verum et spiritualis reipublicae salus, et sacra omnia et fides ïpsa penclitantur. Ibt. Tertio requiritur forma juris, eademque tanta exactius, quam m privatis ju ciis. quanto periculosius de summa boni publici agitur: nempe ut nisi cunctis pacis rationibus prius ablatis, non indicatur, neque ulterius proferatur quam fert aequitas *)' Ib>.. Utrum liceat vitam pro defensione amici exponere Tertl° argul* tur: in re naturae omnes mortales sumus ejusdem corporis membra: ergo sicuti mem- comme base des expéditions de secours et de 1'intervention, se retrouve donc encore chez eet auteur. L'ordre chronologique nous amène a faire mention a présent de Gentilis (1552—1608). Cet auteur affirme qu'en dehors des cas de nécessité, aucune guerre ne peut être qualifiée de juste. La guerre ne peut d'ailleurs être motivée par des futilités. De plus, puisqu'il existe entre les hommes une parenté naturelle, il est contraire a la nature qu'ils se battent entre eux, hormis le cas de défense contre une attaque. Cette défense est également légitime et justifiée lorsque nous faisons la guerre, non en raison du péril dont nous sommes nousmêmes menacés, ni pour nos propres intéréts ou nos propres besoins, mais uniquement pour la cause d'autrui. La base juridique est alors la suivante: les liens de parenté, les sentiments charitables et les dispositions secourables existent naturellement entre les hommes; le droit des gens est fondé sur la communauté d'origine de 1'espèce humaine *). Nous avons donc affaire ici a cette large conception altruiste, suivant laquelle, en considération de la solidarité naturelle de 1'humanité, il est permis de se prêter mutuellement assistance, de repousser 1'injustice, d'intervenir dans 1'intérêt des autres. Le sentiment de cette solidarité constitue donc un motif légitime de guerre, même en 1 absence d'une entente amicale spéciale ou d une alliance formelle entre la victime d'une agression et son défenseur. L'auteur donne un plus grand développement a cette pensée a 1'aide d'une comparaison. Dans le corps humain, observe-t-il, 1 assistance mutuelle que s'accordent les divers membres et qui a pour résultat leur conservation, agit dans 1'intérêt de la totalité, voire même du membre nocif. Pareillement, les brum ejudem corporis unum pro alio exponitur, ut invicem se custodiant: sic licitum est inter homines. Ibid., L. 5, q. 1, art. 6 (p. 410 c. 1). ) Itaque concludo, quod si necessitas non subsit, bellum esse justum nee possit • • ■ Sintigitur causae belli et sint nee leves .... natura sumus cognati omnes. — Et itaque hominibus cum hominibus non est repugnantia per naturam . .. Quamquam autem dico, causam a natura nullam belli existere: sunt caussae tarnen propter quas natura duce bella suscipimus. Ut est causa defensionis Superest de honesta de- fensione, quae citra motum ullum periculi nostri, nulla indigentia nostra, nulla utilitate quaesita, tantum in gratiam aliorum suscipitur. Et fundamento illi innititur, quod cognationem, et amorem .... inter homines natura constituerit et quod gentium jus situm est in generis humani societate. Alberici Gentilis De Jure Belli Libri Tres — edidit Thomas Erskine Holland. Oxonii ... 1877. Lib. 1, c. 3, 7, 12 13 15 (n 19 32 52, 55,63). ' ' hommes se doivent de se soutenir les uns les autres. Car la société humaine ne peut subsister que grace a la charité mutuelle et k la vigilance des élémentsqui la constituent1). §4. — Suarez. Ceux qui ont quelque idéé de la fécondité littéraire du célèbre jésuite espagnol Suarez et de 1'étendue imposante de son ceuvre, ne s'étonneront pas que parmi les sujets auxquels il a consacré son attention, le problème du droit des gens occupe une place importante. Ses opinions sur le „jus naturae et gentium", les points sur lesquels il se distingue des autres auteurs ou s'en éloigne, ne peuvent nous arrêter ici, malgré tout leur intérêt. Pour ne pas sortir des limites que nous nous sommes assignées, nous nous bornerons k reproduire les considérations que Suarez a émises au sujet du problème de la guerre. II en a donné un exposé méthodique dans son ouvrage De Triplici Virtute, notamment dans la 13® et dernière „disputatio", intitulée De Bello, a la fin du „troisième traité" appelé De Charitate. H n'hésite pas a affirmer que la „guerre en général", considéree intrinsèquement, n'est pas un mal; que la guerre défensive, non seulement n'est pas interdite, mais peut constituer une obligation; et que même la guerre offensive, si elle a pour but de tenir en bride les auteurs d'iniquités et de sauvegarder la paix, est parfois une chose opportune et nécessaire 2). \ Abordant, dans la section suivante de son traité, la question de savoir a qui appartient la compétence pour déclarer la guerre, Suarez observe que cette question ne se pose que pour une guerre offensive, attendu que tout le monde a le droit de se défendre contre une attaque injustifiée. Particularité intéressante a noter: >) Atque quia unum sumus corpus, si membrum nocere membro veilt, ut alia> ad juvarunt laesum, quoniam singula servari, totius interest, etiam l^dent.s .ta hormnes hominibus aderunt auxilio, nam adservari societas, msi amore et custodia partmm, nequit. Ibid.^L.^ 'simpliciter nee est intrinsece malum bellum defensivum non solum est licitum sed interdum etiam praeceptum .... Bellum etaam' ag^s.vumnon est per se malum. sed potest esse honestum et necessanum .... Ratio est, quia tale bellum saepe est reipublicae neeessarium ad propulsandas mjunas hostes neque aliter possent reipublicae in pace conservari .... R. P Francisci buarez e Sociétate Jesu Opera Omma, ï. 12 (Parisiis 1858). Tractatus Ter lus, D, CkarUaU. Disputatio 13 et ultima, De Bello, Sectio I, 2, 4, 5 (p. 737 c. 2. 738 c. 1, 2). pour Suarez également, une guerre offensive, si elle est légitime, est une guerre de répression dans 1'acception générale de ce terme; il la met au même rang que 1'action de punir des citoyens qui sont reconnus coupables a 1'égard de leur propre pays 1). Suarez attribue au pape une compétence d'arbitre, en vertu de son pouvoir indirect („potestas indirecta"), tout au moins dans les litiges qui se produisent entre princes chrétiens, II arrivé cependant que le pape ne fasse pas usage de sa compétence afin d'éviter un plus grand mal2). Une autre section de ce même traité est consacrée a la recherche du fondement juridique de la guerre. A cette occasion, 1'auteur condamne l'erreur des païens consistant a croire que les droits des Etats sont fondés sur la force des armes, en d'autres termes sur le droit du plus fort, et que les guerres dictées par 1'ambition et 1'égoïsme sont légitimes 3). Suarez indique, comme raison positive et suffisante d'une guerre juste, le fait d'une injustice grave dont il n'est pas possible d'obtenir la réparation par une autre voie. Le caractère punitif de la guerre juste s'affirme ici d'une manière nette, attendu que la culpabilité de 1'adversaire est la condition exigée pour qu'il soit appelé „punissable" („digni poena") 4). Suarez établit ensuite des distinctions entre divers genres d'injustices et diverses catégories de victimes de 1'iniquité. A ce propos, il déclare que la guerre entreprise par un prince est légitime, ') Apud quem sit legitima potestas indicendi bellum Quaestio est de bello ag- gressivo: nam potestas se defendendi ab injusto invasore penes onines datur .... quia potestas indicendi bellum est quaedam potestas jurisdictionis, cujus actus pertinet ad justitiam vindicativam, quae maxime necessaria est in republica ad coercendos malefactores; unde sicut supremus princeps potest punire sibi subditos quando aliis nocent, ita potest se vindicare de alio principe, vel republica, quae ratione delicti ei subditur Ibid., S. II, 1 (p. 739 c. 1, 2). *) Sed pro christianis principibus est .... notandum, Summum Pontificem, quamvis non habeat directam potestatem in temporalibus extra suum dominium, habet in- directam Hoe ergo titulo habet jus avocandi sibi causam belli, et potestatem fe- rendi sententiam, qui partes tenentur obedire, nisi manifestam faciant injustitiam; .... Sed nihilominus interdum Pontifex non interponit auctoritatem, ne fortasse se- quantur majora mala Ibid., S. II. 5 (p. 740 c. 2). a) Fuit error Gentilium, qui putarunt regnorum jura esse posita in armis, licereque bella indicere solum ad nomen ac divitias comparandas, quod etiam in ratione naturali est absurdissimum. Ibid. S. IV (p. 743 c. 2). 4) nullum potest esse justum bellum, nisi subsit causa legitima et necessaria .... Rursus, causa haec justa et sufficiens, est gravis injuria illata, quae alia ratione vindicari aut reparari nequit .... unde necesse est ut intercedat eorum culpa, ratione cujus efficiantur subditi; alioquin quo titulo essent digni poena. Ibid. S. IV, 1 (p. 743 c. 2, 744 c. 1). même si elle a pour cause une injustice dont ne patissent pas ses propres sujets, mais dont souffrent des allies ou des amis, a condition toutefois que ceux-ci aient des motifs suffisants pour être justifiés de recourir eux-mêmes a une guerre, et qu'en outre ils soient disposés a affronter la lutte. Dans le cas oü la partie lésee nesemontre pas disposée a soutenir une guerre, 1'intervention de 1'ami ou de 1'allié ne saurait être approuvée. Car la thèse que certains soutiennent, d'après laquelle un prince souverain serait qualifié pour venger les injures en quelque endroit que ce soit au monde, ne tient pas debout. Ce serait la perturbation de tout ordre et de tout pouvoir judiciaire établi; une compétence semblable n'a été accordée par Dieu a personne et n'est d'ailleurs pas une nécessité rationnelle 1). C'est tout particulièrement cette dernière thèse qui a valu a Suarez, de la part de certains commentateurs, le reproche d'égoïsme individualiste et national. Ainsi, paree que Suarez refuse aux princes une compétence pénale universelle, Mr C. van Vollenhoven soutient que eet auteur est d'avis que les Etats ont seulement a s'occuper de leurs intéréts directs, et qu'ils n'ont pas è. s'immiscer dans toutes sortes de conflits compliqués, en d'autres termes qu'üs ne sont pas „les gardiens de leurs frères" 2). A y bien regarder pourtant, la thèse de Suarez ne serait une apologie de 1'égoïsme d'Ëtat, que si 1'auteur s'en tenait a la négation d'une compétence pénale universelle pour les princes, que s'il n indiquait aucune voie pour venir en aide aux victimes de 1'injustice, que s'il avait ainsi laissé une grave lacune dans sa théorie sur le droit des gens. Or, c'est ce qu'on ne saurait prétendre, attendu que dans un autre passage du De Bello, apres avoir pesé et rejeté ia advertendum est varia esse injuriarum genera pro justi belh causa Addendumque sufficere hujusmodi aliquam injuriam fieri vel contra ipsum pnncipem, vel contra sibi subditos sufficere praeterea fieri contra eum, qui protectioni principis se commisit, atque adeo contra federatos, sive amicos .... Hoe vero ïntelligendum, dummodo amicus jus habeat ad tale bellum, adsitque ejus voluntas exp 1 cita vel implicita. Ratio est, quia injuria alteri facta non confert mihi jus ad vindicandum illum, nisi cum ipse se potest juste vindicare, idque de facto intendit. At vero, seclusa tali voluntate, quivis alius non potest se intromittere, cum is qui fecit injuriam, non cuicumque factus sit subditus, sed tantum offenso. Unde quod quidam aiunt, supremos reges habere potestatem ad vindicandas injurias totius orbis, est ommno falsum, et confundit omnem ordinem, et^distinctionem jurisdictionum. talis emm potestas neque a Deo data est, neque ex ratione colligitur. Ibid., S. IV, 3 (p. 744 c. ). ') Cf. C. Van Vollenhoven, Grotius and Geneva. Bibl. Visseriana T 6 (Lugduni tavorum 1926) p. 23. comme insuffisants un grand nombre de motifs de guerre, Suarez déclare justifiées les guerres entreprises pour défendre les innocents 1). Pour nous convaincre que, dans son esprit, ce dernier motif n'a pas une portée limitée, il nous suffira de lire, dans son Tractatus de Fide, son plaidoyer en faveur d'une intervention aux fins de contraindre des princes mal disposés a 1'égard du christianisme a autoriser la prédication de 1'Ëvangile, quand tel est le désir de leurs nationaux. En effet, une immixtion se commande dans ce cas aux yeux de Suarez par cette considération, d'ordre tout a fait général, que le prince commet, s'il interdit cette prédication, une injustice envers ses sujets 2). Par une conséquence logique, 1'auteur reconnait également le droit d'intervention aux princes non chrétiens, puisque ce droit est basé sur un argument d'un caractère universel, a savoir que le but poursuivi est cette chose juste: la protection des innocents 3). Une interprétation conduisant a imputer a eet auteur une doctrine égoïste, se congoit d'autant moins que 1'exposé de sa théorie sur la guerre et la paix forme une partie intégrante de son traité général sur la Charité, De Charitate. Suarez y déclare formellement que 1'assistance du prochain dans sa détresse, indépendamment de ce que peuvent commander des relations d'amitié particulières, est une chose moralement bonne et conforme a la nature humaine 4). Ailleurs, a propos du commandement de 1 amour du prochain, qu'il appelle une loi naturelle, il enseigne que rien n'est plus indispensable a la conservation de 1'espèce humaine et a la sauvegarde de la paix et de la justice 5). Nous signalerons encore un passage qui est en rapport avec ce- x) .... quare eos titulo defensionis innocentium licuisse debellare. De Bello. S. V, 2 (p. 747 c. 1). *) Nihilominus existimo, moraliter loquendo, tune esse licitam aliquam coactionem, et imprimis si respublica infidelis velit habere praedicatores, et rex infidelis impediat, potest respublica illi resistere, et in hoe potest juvari a principibus Christianis, ut rex invitus fidei praedicationem permittat, quia in hoe injuriam facit subditis .... Tom. 12, Tractatus de Fide, Disp. 18, S. II, 8 (p. 443 c. 2, 444 c. 1). 8) .... orietur .... alteri principi justus titulus belli, etiamsi non sit fidelis, sed s°la ratione naturali ducatur, quia illa erit justa defensio innocentum. Tract. de Charit. Disp. 13, De Bello, S. V, 8 (p. 748 c. 2). 4) .... tarnen, seclusa amicitiae ratione, hoe ipsum, quod est subvenire rationali naturae indigenti, est per se honestum, et consentaneum rationi. Ibid., Disp. 4, S. II, 4 (p. 662 c. 2). 6) Praeceptum (de proximi dilectione) hoe et naturale est .... satis constat et quia id dictat ratio naturalis, et quia nihil est magis necessarium ad generis humani conservationem, pacem et justitiam tutandam. Ibid. Disp. 5, S. IV, 2 (p. 668 c. 1, 2). lui que nous venons d'examiner. Après avoir reconnu, non sans témoigner quelque hésitation, que la répression, chez certains peuples sauvages, de coutumes barbares présentant un caractère bestial, peut justifier une guerre, Suarez fait remarquer que ce motif ne se présente que trés rarement, pour ainsi dire jamais, è. moins que ces peuples ne se rendent en même temps coupables d'attentats a la vie des innocents, ou d'autres injustices de cette nature. II ajoute judicieusement que dés lors il s'agit d'une guerre défensive plutöt que d'une guerre offensive. De telles paroles mettent hors de doute que eet auteur, qui s'attache a donner satisfaction aux aspirations rationnelles de la vie internationale et qui n'admet aucun passe-droit pour 1'injustice, accepte comme base de son système, non un prétendu droit d'attaquer et de punir dont pourrait se réclamer le premier venu, mais le droit de défense et de protection revenant a chacun 1). Afin de ne pas surcharger notre exposé, nous passerons sous silence ce que Suarez enseigne concernant 1'arbitrage dans les cas douteux, le devoir qu'ont les mercenaires de ne pas offrir leurs services sans avoir examiné la justice de la cause qu'ils se proposent de servir, la réparation des préjudices et les indemnités de guerre, la distinction a établir entre les coupables et les innocents, etc. Nous constatons que, comme les auteurs précédents, Suarez subordonne consciencieusement toutes ces questions aux préceptes de la justice et de la charité chrétienne ainsi qu'aux normes de la morale 2). Pour terminer, nous reproduirons en note un passage célèbre du traité De Legibus, oü Suarez, tout en reconnaissant la diversité des nations et des Ëtats, ainsi que leur caractère autonome et souverain, déclare que la base du droit des gens est néanmoins 1'unité et la solidarité de 1'espèce humaine tout entière. II est certain qu'un auteur qui accepte cette base, qui se fait 1'avocat passionné du principe de la solidarité, et qui enveloppe ainsi dans les liens de la charité et de la miséricorde tous les êtres humains, a quelque nationalité qu'ils appartiennent, ne saurait, sans entrer *) .... Raro tarnen aut nunquam admittendus est talis titulus, nisi ubi intercedunt occisiones hominum innocentum, et similes injuriae: quare potius titulus hic revocatur ad bellum defensivum quam aggressivum. Ibid. Disp. 13, S. V. 5 (p. 747 c. 2). *) Cf. Ibid. Disp. 13, S. VI, VII (p. 748 etsuiv.). en flagrante contradiction avec lui-même, enseigner une autre doctrine que celle d'une altruisme universel régissant les relations internationales 1). 1) .... quia humanum genus quamtumvis in varios populos et regna divisum, semper habet aliquam unitatem non solum specificam, sed etiam quasi politicam et moralem, quam indicat naturale praeceptum mutui amoris et misericordiae, quod ad omnes extenditur, etiam extraneos, et cujuscumque nationis. Quapropter licet unaquaeque civitas perfecta, respublica aut regnum, sit in se communitas perfecta, et suis membris constans, nihilominus quaelibet illarum est etiam membrum aliquo modo hujus universi, prout ad genus humanum spectat; nunquam enim illae communitates adeo sunt sibi sufficientes singillatim, quin indigeant aliquo mutuo juvamine, et societate ac communicatione, interdum ad melius esse majoremque utilitatem, interdum vero etiam ob moralem necessitatem et indigentiam, ut ex ipso usu constat. Hac ergo ratione indigent aliquo jure, quo dirigantur, et recte ordinentur in hoe genere communicationis et societatis. Tractatus De Legibus ac Deo Legislatore, Pars Prima (Neapoli 1872) Lib. II, cap. 19, 5 (p. 155 c. 2, 156 c. 1). CHAPITRE VI L'OPINION DU PROFESSEUR C. VAN VOLLENHOVEN AU SUJET DE LA DOCTRINE DE GROTIUS („Grotius' Theorem") II semble que ce soit le sort d'un grand nombre d'écrivains renommés d'avoir plus d'apologistes que de lecteurs. C'est tout particulièrement le cas de Grotius; il en résulte qu'on fait bien souvent son éloge en termes conventionnels et vagues. Mais le grand jurisconsulte néerlandais a également des admirateurs dont la compétence ne peut être contestée, parmi lesquels on doit compter, sans aucun doute, le professeur de 1'Université de Leyde Mr C. van Vollenhoven. Celui-ci est non seulement un des fervents de Grotius; il est en même temps un des spécialistes les mieux versés dans la connaissance de ses ceuvres. Les études qu'il a publiées sur notre célèbre compatriote et sur sa doctrine, ont une grande valeur et sont marquées au coin de 1'orginalité. II a fait paraitre en 1918 De Drie Treden van het Volkenrecht (Les Trois Phases du droit des gens) et en 1926 Grotius and Geneva {Grotius et Genève), ouvrage richement documenté, remarquable comme le précédent par son style et par son caractère suggestif. En 1932 encore, il a donné, sous le titre The Frame-Work of Grotius' Book De Jure Belli ac Pacis, c'est-a-dire: 1'Ossature du livre de Grotius appelé De Jure Belli ac Pacis, une savante analyse de cette oeuvre maitresse sur le droit de guerre et de paix 1). Le deuxième chapitre de Grotius and Geneva, intitulé Grotius' x) C. van Vollenhoven, De Drie Treden van het Volkenrecht (La Haye 1918). Le même, Grotius and Geneva, Bibliotheca Visseriana VI (Lugdinu Batavorum 1926) pp. 1-81. Le même, The Frame-work of Grotius' Book De Jure Belli ac Pacis, dans les Publications de 1'Académie royale des sciences, d'Amsterdam, Classe des lettres, Nouvelle série, Tome XXX, n° 4 (Amsterdam 1932). Ce dernier ouvrage contient, outre des considérations et des remarques sous forme succcinte, un grand nombre de citations. Sur le sujet principal qui nous occupe, 1'auteur confirme simplement 1'opinion qu il avait déjè exposée dans Grotius and Geneva. Theorem, présente, pour 1'étude que nous avons entreprise, une importance toute spéciale. Avant d'en aborder 1'examen, il importe toutefois que nous nous rendions exactement compte de la tendance dominante du De Jure Betti ac Pacis. C'est a quoi peut nous aider la lecture du premier chapitre de Grotius and Geneva (intitulé Grotius' Book), oü nous trouvons un exposé général de 1'esprit et du caractère des conceptions de Grotius en matière de droit des gens. a. L'esprit et le tendance des conceptions de Grotius sur le droit des gens. Analyse critique. Groupant les traits caractéristiques de l'esprit et des tendances de Grotius, Mr van Vollenhoven a résumé la doctrine de celui-ci sous forme de quatre thèses fondées sur de nombreux passages du De Jure Betti ac Pacis. Ces thèses sont les suivantes: 1 ° La morale est unique et invariable, qu'il s'agisse des individus ou des nations; 2° Toute anarchie et tout arbitraire doivent être proscrits; 3° Les normes sont valables toujours et partout; 4° L'altruisme et la charité sont obligatoires, même pour les Etats et les peuples. Nous constatons dès 1'abord que, d'après la thèse figurant en tête de la série, la „doublé morale" est déclarée inadmissible. En conséquence, il ne peut exister qu'une seule et commune mesure pour juger la conduite des individus et la conduite des nations. Le meurtre et le brigandage ne peuvent pas être qualifiés autrement paree que le malfaiteur est une nation ou un Ëtat, car ils n'en sont pas moins des actions méchantes. A ce propos, Grotius enseigne qu'il n'est pas permis a un Etat de conclure avec un autre Etat une alliance offensive et défensive pour tous les cas de guerre possibles J). II s'emploie, a plus d'une reprise, a mettre en parallèle 1'application de la peine de mort a des citoyens criminels et 1'entreprise d'une guerre de punition contre un peuple coupable de méfaits 2). La théorie et la pratique courantes, suivant Mr *) sicut autem societates bellicas eo initas animo ut in quodvis bellum nullo causae discrimine promittantur auxilia illicitas diximus .... Hugo Grotius, De Jure Belli ac Pacis (ed. P. C. Molhuysen, Lugduni Batavorum 1919), p. 464 (II, 25, 9: 1). a) Si tollatur jus capitalium suppliciorum et armis cives tuendi ad versus latrones ac praedones .... Sunt enim qui existimant cum tali dilectione et beneficentia adversus inimicos et infestos pugnare tum judicia capitalia tum bella. J B P.p. 47 (I, 2, 7: 6), p. 53 (I, 2, 8: 9). Nous relèverons dès maintenant que dans le premier passage cité il n'est pas question de 1'application d'une punition è un individu ou k un État re- van Vollenhoven, étaient équivoques et déconcertantes a cause des divergences entre les normes morales, selon qu'il était questionde politique intérieure ou de politique extérieure, ou selon qu'on avait en vue les devoirs des individus ou les devoirs des nations. Contrairement a cette tradition, Grotius veut la logique: qu'on soit en présence d'un individu ou d'une collectivité, cela est sans importance a ses yeux; on doit appliquer aux actes des individus et a ceux des collectivités le même étalon moral. En deuxième lieu, Grotius combat tout arbitraire et toute anarchie. II les déclare intolérables, non seulement dans les rapports entre nations, entre adeptes de religions différentes, entre races humaines, mais même entre pirates, ou encore quand on a affaire a ceux-ci. Nous tombons immédiatement d'accord pour reconnaitre que la tendance tout entière du De Jure Belli ac Pacis est inconciliable avec 1'anarchie et 1'arbitraire. II est d'ailleurs a remarquer que dans d'autres écrits, notamment dans sa lettre a Du Maurier, datée du 14 mai 1621, Grotius exige que la licence de commettre 1'injustice soit refrénée1). Nous estimons cependant que, parmi les passages invoqués par Mr van Vollenhoven a 1'appui de ce qu'il avance, plusieurs sont peu probants et d'un choix peu heureux. Ainsi, 1'antinomie que Mr van Vollenhoven établit entre Cicéron, Ayala et Gentilis d'une part, et Grotius d'autre part, il la base sur la considération que les serments, la bonne foi et les régies du droit de guerre doivent, selon Grotius, être observés a 1'égard des pirates, bien que les pirates soient des criminels et qu'ils méritent donc d'être punis. C'est la une prémisse dont la valeur nous parait trés discutable pour arriver a conclure que Grotius est 1'avocat de la souveraineté universelle et illimitée du connu coupable d'un méfait. Grotius examine dans le chapitre indiqué une question déji ancienne, èi savoir s'il y a ou s'il n'y a pas des circonstances dans lesquelles la guerre est permlse: „An bellare unquam justum sit". II la discute au point de vue du „jus naturae", du „jus gentium" et du „jus Evangelicum". Que toute guerre ne doive pas être condamnée comme contraire k 1'Évangile, cela résulte de diverses considérations, notamment de celle-ci: s'il en était ainsi, le crime pourrait se donner libre carrière et le mal se répandrait sur la terre comme un déluge. A strictement parler, il s'agit donc ici d'empêcher 1'injustice, non de la venger; c'est de protection plutót que de punition qu'il est question. Aussi le texte porte: „Si tollatur jus et armis cives tuendi ".Eu égard a ce qui sera exposé plus loin, nous croyons opportun d'attirer dès maintenant 1'attention sur 1'importance de cette distinction. *) dematur injuriae licentia, Epistolae quotquot, 1687, n. 145. Cf. Grotius and Geneva, p. 14. droit dans le monde entier. En réalité, le texte emprunté au chapitre De Jurejurando, auquel a recours Mr van Vollenhoven, dit simplement que la parole donnée a un pirate ou a un tyran et confirmée par serment, doit être tenue. Grotius insiste précisément sur le caractère religieux d'un engagement contracté dans ces conditions. C'est un point qui ressort plus clairement encore au paragraphe suivant. La, en effet, les pirates sont traités plus ou moins comme des proscrits placés hors de la loi, et Grotius fait remarquer que si une chose leur a été promise sous serment, ils profitent en quelque sorte, par le fait de ce serment, de ce que 1'obligation a été contractée envers Dieu, bien que personnellement ils soient privés de tout droitJ). L'argumentation de Mr van Vollenhoven nous paraxt plus péremptoire en ce qui concerne la troisième des quatre thèses énoncées, celle qui pose 1'universalité des normes. Grotius n'admet pas que, dans la vie judiciaire internationale, on fasse aucune distinction entre nations orientales et nations occidentales, entre blancs et noirs, entre hommes civilisés et hommes primitifs, entre Européens et non-Européens. Les régies qu'il enseigne s'appliquent a tous les peuples et a toutes les races, sur 1'étendue de la terre tout entière. Ainsi, dans son traité De Jure Praedae, Grotius avait dé ja soutenu, en se basant sur des considérations panhumanitaires, que les Hollandais avaient pour devoir d'accorder des secours au royaume de Johore attaqué injustement par les Portugais, et qu'ils auraient mérité des reproches s'ils avaient gardé une attitude passive dans les cas oü il leur était aisé de prêter assistance. Qu'on n'objecte point, continue Grotius, que les intéréts de leurs propres concitoyens devaient seuls guider la conduite des Hollandais, et que ceux-ci n'avaient pas a s'occuper des intéréts des étrangers, car cela équivaudrait a démembrer la société humaine et a se mettre en opposition avec Dieu 2). Grotius, dans De Jure Belli ac Pacis, condamne 1'exclusivisme na- ') non enim persona sola respicitur, cui juratur, sed is qui juratur Deus, qui ad obligationem pariendam sufficit. — Atqui sicut in jure Gentium constituto differre hostem a pirata verum est et a nobis infra ostendetur; ita hic ea differentia Iocum habere non potest, ubi, etsi personae jus deficiat, cum Deo negotium est. J B P. p. 285, 6 (II, 13, 15: 1,2). ') .... civium habendam rationem, externorum negare .... dirimere communem humani generis societatem, quam qui tollunt etiam adversus Deum, ejus societatis auctorem, impii judicandi sunt. Hugonis Grotii De Jure Praedae (ed. Hamaker Hagae Comitum 1868) p. 297. tional des Grecs 1). Dans les Prolégomènes de eet ouvrage, il invoque également la communauté d'origine de 1'espèce humaine, d'oü dérive une parenté naturelle entre tous les hommes, laquelle comporte la réprobation des sentiments d'inimitié mutuelle 2). II en appelle au témoignage de Thémistius, qui décerne 1'éloge de la sagesse a un prince dont la sollicitude, loin de rester limitée a son propre peuple, s'étend a 1'humanité entière 3). Finalement, il établit que 1'obligation entre Israélites de se prêter de 1'argent sans exiger de rente, doit aujourd'hui lier également les chrétiens, attendu que toutes les distinctions entre les peuples ont été effacées par l'Evangile 4). C'est surtout le quatrième point de la doctrine de Grotius qui est d'une importance capitale pour le droit des gens. A 1'impassible égoïsme, a la froide rivalité, a la concurrence effrénée, 1'auteur du De Jure Belli ac Pacis oppose le devoir, pour les Êtats, de l'altruisme et de la charité. Pour traduire sa pensée en langage plus moderne, nous dirons avec Mr van Vollenhoven que Grotius se fait 1'avocat de 1'esprit de Genève. Les textes qui en témoignent sont nombreux. La souveraineté du droit est placée au premier rang; elle est indispensable. Sans elle, aucune collectivité ne saurait subsister; a fortiori serait condamnée a périr une collectivité embrassant 1'espèce humaine tout entière ou un ensemble de nations 5). Mais pour que la souveraineté du droit puisse s'exercer réellement, une seconde chose est indispensable: 1 altruïsme des Etats. C'est pour cela que Grotius appelle 1'assistance mutuelle une force morale salutaire. Au surplus, combien ne pourrait-on pas invoquer de motifs de solidarité qui tous commandent cette assistance: la parenté du sang, la contiguïté d'habitation, le devoir de citoyen! Ne savons-nous pas que Solon estimait que c'est pour 1'Etat une garantie de bonheur, si 1'injustice dont souf- l) Male ergo Graeci Barbaros ob morum diversitatem, forte et quod ingenio cedere viderentur, hostes sibi quasi naturaliter dicebant. J B P. p. 434 (II, 22, 10: 2).^ >) cognationem in ter nos a natura constitutam; cui consequens sit, hominem homini insidiari nefas esse. J B P. p. 78 (Prolegomena 14). ') Thémistius .... facunde disserit, reges quales exigit sapientiae regula, non umus sibi creditae gentis habere rationem, sed totius humani generis J B P.p. 11 (Prolegomena 24). ... _ 4) ea nunc praestanda sunt homini cuivis, omni populorum discrimine per Evaugelium sublato. J B P. p. 272 (II, 12, 20: 3). s) Si nulla est communitas quae sine jure conservari possit, certe et illa, quae genus humanum aut populos complures inter se colligat, jure indiget. J B P. p. 10 (Prolegomena 23). frent les autres est jugée aussi grave que 1'injustice qu'on subit soi-même. D'ailleurs, Grotius soutient que, même en 1'absence de tout autre lien, la communauté de la nature humaine serait a elle seule une raison suffisante 1), et il invoque de nombreux témoignages qui confirment sa thèse. Le principe de la solidarité est également défendu et propagé par Grotius dans le chapitre intitulé De Federibus, bien qu'ici il borne son horizon aux seuls peuples chrétiens. Les nations chrétiennes doivent comprendre qu'elles sont les membres d'un même corps, que chacune d'elles a le devoir de compatir aux douleurs des autres, et que toutes doivent se soutenir mutuellement dans la lutte contre 1'ennemi commun du christianisme2). Nous voyons que, si 1'auteur consent ici a une certaine limitation, puisqu'il oppose 1'humanité chrétienne a 1'humanité non chrétienne, alors qu'ailleurs il plaide pour 1'universalisme, il n'en prêche pas moins 1'unité et la solidarité dans le monde chrétien, et il n'en combat pas moins énergiquement 1'égoïsme impitoyable qui se laisse uniquement émouvoir par ce qui peut mettre en péril les intéréts immédiats. Le plaidoyer devient encore plus ardent et sa portée s'étend davantage, quand Grotius aborde la question de la répression des crimes inhumains commis contre la nature ou contre le droit des gens. Les princes sont qualifiés pour réprimer et pour punir 1'injustice, même si les victimes ne sont pas leurs sujets. Grotius fait remarquer en outre, — et cette réflexion témoigne d'une judicieuse psychologie, — que dans ce dernier cas le danger d'un abus ou d'une mentalité viciée est d'autant moins a craindre 3). l) Et Solon docuerat beatas fore respublicas in quibus alienas injurias, quisque suas existimaret .... Sed ut caetera desint vincula, sufficit humanae naturae communio. J B P. p. 123—4 (I, 5, 2: 1, 2). Le texte du J B P., p. 136 'II, 1, 13: 2), invoqué plus loin, n'a selon nous aucune force probante dans cette question. On y lit que Grotius observe que les juristes et les théologiens de son époque sont k peu prés unanimes pour déclarer qu'il est permis de tuer un agresseur quand on défend contre lui ses biens matériels, même en dehors des cas oü on y est expressément autorisé par la loi mosaïque ou par la loi romaine. Grotius oppose k cette opinion sa propre manière de voir qu'il juge conforme k la doctrine chrétienne primitive. *) Illud hic addam, cum omnes Christiani unius corporis membra sint, quae jubentur alia aliorum dolores ac mala persentiscere, sicut id ad singulos pertinet, ita et ad populos qua populi sunt et ad reges qua reges pertinere. Neque enim pro se quisque tantum sed et pro mandata sibi potestate servire Christo debet. Hoe autem praestare reges et populi non possunt, grassante armis hoste impio, nisi alii aliis auxilio sint ... Debent ergo Christiani omnes ad causam hanc communem pro virium modo viros aut pecunias conferre. J B P. p. 309 (II, 15, 12). 3) Sciendum quoque est reges, et qui par regibus jus obtinent, jus habere poenas Beaufort, La Guerre 11 A quel degré Grotius entend que la charité chrétienne doit régner dans les rapports internationaux, cela ressort d'une de ses „monita", a savoir de sa recommandation de ne pas entreprendre une guerre d'un coeur léger, alors même que la cause en serait légitime. Dans des circonstances déterminées il peut même se faire que 1'abandon d'un droit devienne un devoir, s'il est commandé par le sentiment de charité qui doit nous animer a 1'égard de 1'ennemi lui-même 1). Nous rencontrons déja ici cette mentalité généreuse et véritablement chrétienne qui s'exprime avec une si chaleureuse éloquence dans le chapitre final de son livre, oü Grotius exhorte a la paix et a la bonne foi, et enseigne que, si elle peut être rendue süre et durable, la paix ne s'achète pas trop cher en accordant aux malfaiteurs le pardon et en renon5ant a la compensation exigée de 1'adversaire pour tous les préjudices et dommages subis 2). Ces considérations expliquent que Mr van Vollenhoven loue Grotius d'avoir été par anticipation le défenseur de 1'esprit de Genève, sans qu'on puisse en aucune fa$on regarder le célèbre jurisconsulte néerlandais comme un idéaliste se complaisant dans des rêves chimériques. Grotius se montre jusqu'au bout un connaisseur des réalités positives, car il se rend compte que les hommes prêtent plus volontiers 1'oreille a des considérations utilitaires qu'a des préceptes de morale. C'est pourquoi il plaide le respect du droit des gens également pour des motifs empruntés a une saine conception des intéréts directs. N'oubliez pas, écrit-il dans ses Prolégomènes, que tout comme le citoyen qui enfreint le droit pour se procurer un profit momentané, saj/e par cela même la base de son bien-être et de celui de sa postérité, une nation qui viole le droit naturel et le droit des gens compromet les poscendi non tantum ob injurias in se aut subditos suos commissas, sed et ob eas quae ipsos peculiariter non tangunt, sed in quibusvis personis jus naturae aut gentium immaniter violant Imo tanto honestius est alienas injurias quam suas vindicare, quanto in suis magis metuendum est ne quis doloris sui sensu aut modum excedat aut certe animum inficiat. J B P. p. 394 (II, 20 ,40: 1). i) Interdum eae sunt rerum circumstantiae ut jure suo abstinere non laudabile tantum sit, sed et debitum ratione ejus quam hominibus etiam inimicis debemus dilectionis, sive in se spectatae sive qualiter eam exigit sanctissima lex Evangelii. J B P.p. 451 (II, 24, 2: 3). *) Pax ergo tuta satis haberi si potest, et malefactorum, et damnorum et sumptuum condonatione non male constat: praecipue inter Christianos, quibus pacem suam Dominus legavit. J B P. p. 691 (III, 25, 3). fondements de sa propre sécurité dans 1'avenir x). Vers la fin de son ouvrage, les préoccupations utilitaires se font encore jour sous la forme d'une apostrophe a la Vertu. L'auteur, s'adressant a la vertu personnifiée, lui demande pardon de ce qu'il a 1'air de la ravaler par sa manière de plaider pour elle, puisqu'il met en lumière les avantages qu'elle procure a ceux qui la servent, comme s'il ne 1'estimait pas assez pour elle-même 2). On se rend parfaitement compte qu'un commentateur qui, du volumineux ouvrage de Grotius, extrait, pour en faire une sorte de florilège, un certain nombre de passages trés importants pour la plupart, s'enthousiasme au sujet de la composition logique de 1'oeuvre et de la généreuse mentalité qui s'y révèle. Ne nous étonnons donc pas que M. Ie professeur van Vollenhoven soit amené a conclure que ni 1'antiquité orientale, ni 1'antiquité grecque et romaine, ni le moyen age, ni 1'ère des grandes découvertes n'ont produit de telles doctrines, dans un enchainement aussi parfait. II estime que même 1 Êglise du XIe siècle n'a pas été, a beaucoup prés, aussi loin que Grotius 3). ) nam sicut civis qui jus civile perrumpit utilitatis praesentis causa, id convellit quo ipsius posteritatisque suae perpetuae utilitates continentur; sic et populus jura naturae gentiumque violans suae quoque tranquillitatis in posterum rescindit munimenta. J B P. p. 9 (Prolegomena 18). ') tarnen ipsa virtus, vilis hoe saeculo, ignoscere mihi debet, si, quando per se contemnitur, ex utilitatibus ipsi pretium facio. J B P. p. 608 (III, 12, 8). ") Grotius and Geneva, p. 16. Nous comprenons moins qu'on puisse être d'avis que la vitalité de 1'ouvrage de Grotius se trouve augmentée par ce qui est, a nos yeux, un défaut propre è son siècle. L'abus des citations dépassant toute mesure, les incessants recours aux sources les plus disparates en rendent la lecture indigeste plutöt qu'ils n'en rehaussent la valeur scientifique. Voici comment M' van Vollenhoven croit pouvoir les justifier: „Grotius composa son imposant ouvrage non seulement aux fins de convaincre et de satisfaire ses émules parmi les juristes, les philosophes et les philologues et de toucher profondément les politiciens intransigeants, mais encore pour apaiser 1 esprit et le cceur humains. C'est donc pour mieux atteindre son but qu'il a recueilli tous ces soupirs, toutes ces lamentations, tous ces accents d'allégresse, qu'il trouvait chez les poètes de 1'antiquité biblique et classique, chez les prophètes, les Pères de 1'Église, les philosophes, les orateurs, les hommes d'État, bref chez tous ceux qui se sont fait les échos de la félicité et de la désespérance humaines, en exprimant dans le plus sublime langage de la poésie et de la prose les aspirations des hommes en matière de guerre et de paix" (p. 16). Nous sommes fort loin de partager, sur ce Pomt, 1'opinion de Mr van Vollenhoven, tout au moins telle qu'il 1'a exprimée en 1926. II est a noter pourtant qu'en 1918 il écrivait dans Les Trois Phases du Dro t des Gens: „Ilfaut avouer de suite et sans restriction que 1'ouvrage de Vattel a de nombreux avantages sur celui de Grotius. II est écrit en francais, et en un francais facile et coulant; la forme en est moderne; il y a peu de notes et nul fatras de citations classiques, bibliques ou ecclésiastiques; .... Si dans 1'antichambre d'un médecin on ne trouvait que ces deux livres, on fermerait Grotius aussitöt après 1'avoir ouvert et on se plongerait dans la lecture du livre de Vattel "(p. 27). Nous nous rallions 41'opinion de 1918 pl utöt qu'4 celle de 1927. Cette opinion est-elle en tous points justifiée? C'est ce que nos lecteurs se sentiront peut-être appelés a rechercher eux-mêmes, en méditant ce que nous avons exposé dans les chapitres précédents. Une chosetoutefoisestcertaine: la doctrine enseignée par Grotius est en contradiction manifeste avec les mceurs politiques de son époque et des siècles qui 1'ont suivie. Dans la sphère de la politique internationale, son livre n'avait aucune chance de succès. II re^ut un meilleur accueil parmi les penseurs, les théoriciens, quoiqu'il rencontrat dans ces milieux également des antagonistes. Témoin Hobbes, qui proclame le principe de la souveraineté absolue des Etats et qui, en conséquence, se refuse a reconnaitre, pour la vie internationale, une règle de conduite basée sur la distinction entre la justice et 1'injustice. Dès lors, obligations internationals et crimes d'Êtats sont pour lui des expressions vides de sens. L'ouvrage de Hobbes est en opposition flagrante avec la doctrine de Grotius. Par conséquent, — et c'est ce que reconnait Mr van Vollenhoven, — le XVIIe siècle s'est trouvé devant le même problème que le XV Ie: le contraste violent entre Machiavel et Vitoria reparait entre Hobbes et Grotius. Notre propre époque, a son tour, ne 1'ignore point. C'est le dilemme devant lequel on a été placé en 1919 a Paris et a Versailles; il continue d'être a 1'ordre du jour, d'année en année, pendant les assemblées de la Société des Nations, a Genève. Dans son essence, la question est de savoir si un Etat peut être ou ne peut pas être coupable, si des guerres dictées par 1'égoïsme doivent être stigmatisées comme des crimes ou non, si c'est un devoir de proscrire les guerres criminelles et même de les punir. Ce problème occupe le centre de la politique internationale contemporaine, aussi bien que de la doctrine professée par Grotius il y a trois siecles. Une des voies qui peuvent conduire a 1'élucider consiste a nous rendre compte de la manière dont il a été énoncé par Grotius, ainsi que des raisons pour lesquelles la solution proposée par 1'auteur du De Jure Belli ac Pacis a conservé sa valeur même après trois cents ans 1). >) Grotius and Geneva, p. 20. Pour ce qui est dit plus loin, cf. également 1 article publié par Mr van Vollenhoven dans le Tijdschrift voor Strafrecht (Revue du droit penal), Tome 36 (1926), p. 22-31, sous le titre Het Theorema van Grotius (Le Theorème de Grotius). b. Le „Théorème de Grotius" sur la guerre con- sidérée comme instrument de punition. Analyse critique. M. le professeur van Vollenhoven a consacré le deuxième chapitre de son étude Grotius and Geneva, qui sous le nom de Grotius' Theorem en forme la partie principale, a 1'examen détaillé de ces divers points. Nous nous proposons de résumer 1'exposé qu'il en a donné et de présenter ensuite quelques observations critiques. L'auteur constate tout d'abord qu'a notre époque, bien qu'on se soit familiarisé, surtout depuis 1918, avec cette pensée qu'une guerre agressive est un crime d'Etat, on se confine dans un mutisme absolu au sujet de la question connexe, qui consiste a se demander si, dans le cas oü un Etat a commis un crime, les autres Etats sont compétents pour lui appliquer une punition x). A eet égard, 1'attitude de nos contemporains présente un remarquable contraste avec celle des juristes et des théologiens du moyen age, ainsi qu'avec celle de Grotius, de ses précurseurs immédiats et des auteurs venus après lui2). *) S'il publiait une nouvelle édition de son livre, Mr van Vollenhoven signalerait sans aucun doute une exception, car Mr V. H. Rutgers, en 1928, a prononcé un discours inaugural intitulé Strafbaarstelling van Aanvalsoorlog (Le caractère punissable de la guerre offensive). Ce discours est édité par Pimprimeur du quotidien De Standaard, k Amsterdam. Mr Rutgers admet 1'interprétation que donne du texte de Grotius le professeur de Leyde, mais quant au fond, il ne partage pas 1'admiration de celui-ci pour la théorie de Grotius. En effet, voici ce que nous lisons chez Rutgers: „La conception d'après laquelle le droit pénal international ne saurait avoir qu'une base conventionnelle, est k 1'antipode de la doctrine de Grotius, telle qu'elle a été exposée d'une manière trés persuasive par M. le professeur van Vollenhoven ...(p. 29). „II s'ensuit que je ne puis conclure en faveur d'une sanction pénale contre la guerre offensive" (p. 29). „On ne peut attendre rien de bon d'une sanction pénale k établir sur la guerre offensive ...." (p. 31). a) Mr van Vollenhoven dit plus loin que Grotius, dans chacun des trois livres du De Jure Belli ac Pacis, prend comme point de départ les actions criminelles des États, principalement les guerres criminelles. Nous reconnaissons volontiers que dans 1'examen de la vraie nature et des causes de la guerre, ainsi que des procédés k admettre en temps de guerre, Grotius a en vue la guerre juste, c'est-è-dire la guerre qui, considérée k un point de vue général, s'oppose k 1'injustice des États, ou, si 1'on aime mieux, aux crimes commis par les États. C'est dans ce sens que 1'on peut dire que c'est effectivement lè son point de départ. Cependant Grotius ne le dit pas lui-même d'une manière explicite. Ainsi, dans le premier livre, il s'exprime comme suit, sans préciser davantage: „ut sit Bellum status per vim certantium qua tales sunt: quae generaliter omnia illa bellorum genera comprehendit de quibus agendum deinceps erit", J B P. P 22(1, 1,2: 1). Mr van Vollenhoven dit encore que Grotius, paree qu'ils'occupe avant tout de la guerre punitive, perd trop souvent de vue les autres catégories de guerres justes, telles que les guerres entreprises pour récupérer un bien injustement enlevé, pour obtenir le payement d'une dette ou d'une indemnité en réparation d'un dommage subi. Cette objection n'est certainement pas applicable au début du deuxième livre, oü nous lisons: „Plerique bellorum tres statuunt causas justas, defensionem, recuperationem rerum et punitionem .... in qua enumeratione nisi vox recuperandi Sans doute, quand il s'agit d'indiquer la solution, tous ne répondent pas de la même manière. Ainsi Hobbes, dans son noir pessimisme, compare les rapports existant entre les Êtats a ceux d'une bande de loups qui s'entre-déchirent1). Dès lors, il conteste non seulement que les Etats souverains soient liés entre eux par des obligations légales et que, dans cette sphère, la notion de crime puisse trouver place, mais encore qu'un ou plusieurs Etats soient compétents pour punir un autre Etat. La conception des auteurs du moyen age était tout autre; toutefois, elle était trop simpliste. Chez eux, la compétence pénale était toujours subordonnée a une compétence de juridiction. Or, pour qu'un pouvoir judiciaire appartenant a un Etat püt prétendre a s'exercer en dehors des limites de eet Etat, il fallait savoir alléguer que le malfaiteur s'était placé lui-même, par 1'accomplissement de son crime, sous la juridiction établie. Une guerre de punition ne pouvait donc être entreprise que par un Etat qui avait lui-même souffert; ou dont les membres, les alliés ou les vassaux avaient souffert de 1'injustice commise par 1'adversaire. Tel était, au moyen age, 1'avis de la plupart des théologiens et des juristes. Telle était aussi la théorie des précurseurs et des contemporains célèbres de Grotius: Vitoria, Vasquez, Molina, Suarez. Telle était la tendance dominante de 1'opuscule de jeunesse de Grotius intitulé De Jure Praedae, encore que Mr Van Vollenhoven y découvre déja les indices d'une conception plus large du problème 2). Quoi qu'il en soit, la re- sumatur laxius, omissa est persecutio ejus quod nobis debetur ",JBP. P-'28 (II, 1,2:2). II est vrai que le numéro précédent (II, 1, 1:4) porte: „Causa justa belli suscipiendi nulla esse alia potest, nisi injuria", mais le texte continue par la celèbre phrase de saint Augustin que Grotius reprend pour son compte: „Iniquitas partis adversae justa bella ingerit". Si 1'on peut donc dire, dans un certain sens, que les crimes commis par les États constituent le point de départ du raisonnement de Grotius, c est lèt encore un trait que 1'on rencontre aussi chez saint Augustin et saint Ambroise, chez les canonistes et les théologiens, ainsi que nous 1'avons montré. i) homo homini deus, et homo homini lupus. Illud, si concives inter se; hoe, si civitates comparemus. Hobbes, De Cive. (Nous citons d'après Grotius and Geneva, Appendix O, p. 67). a) II est visible que quand il écrivait son De Jure Praedae Grotius n avait pas encore trouvé la solution du problème, de sorte qu'on ne peut découvrir dans eet ouvrage que des indices de la conception précise qu'il aura plus tard. Mais s'il en est ainsi, il nous parait que le passage suivant, que Mr van Vollenhoven écrivait en 1918, est en désaccord avec les faits: „Mais la théorie que le tout jeune Grotius ose soutenir en 1604 est celle-ci: un délit commis par un Etat est tout aussi grave qu'un délit commis par un citoyen; un droit criminel pour Etats est tout aussi naturel et tout aussi ïndispensable qu'un droit criminel pour citoyens; chaque pays peut procéder d la punition du coupable, aucun autre pays ne doit 1'en empêcher; les pays neutres sont tenus de faire une distinction entre celui qui chatie et celui qui est chatie; lis peuvent conceder au premier ce qu'ils doivent refuser au second " Les Trots Phases du Droit des Gens, p. 12. connaissance aux Etats d'un droit de punir, refusée par Hobbes, est acceptée par la doctrine scolastique sous la réserve, selon Mr Van Vollenhoven, que 1'exercice en soit permis uniquement a ceux qui ont réellement pati de 1'injustice. Pour 1'auteur de Grotius and Geneva, cette réserve même prouve que ceux qui la font partent d'un principe individualiste, 1'égoïsme national. Mais puisque ce principe est a la base de leur doctrine, — telle est la déduction que fait Mr Van Vollenhoven, — il s'ensuit que chaque Etat doit s'occuper exclusivement de ses propres affaires, et que son ingérence dans les affaires des autres Etats ne peut qu'engendrer des difficultés et des complications. Un Etat n'a donc a se considérer d'aucune manière comme le gardien de ses frères. Seulement, les défenseurs eux-mêmes de cette doctrine, Vitoria, Vasquez, Molina, Suarez, n'en ont pas tiré ces conclusions décevantes. Mr Van Vollenhoven admet qu'ils ont été amenés a apporter, dans la pratique, des tempéraments a leur principe égoïste, en acceptant parmi les motifs légitimes de guerre „la défense des innocents", et en autorisant la guerre punitive aussi dans le cas oü les victimes de 1'agression n'appartiennent pas aux catégories des serviteurs, des concitoyens, des vassaux ou des alliés, mais sont simplement des „amis". En ce qui concerne un troisième adoucissement de leur principe égoïste, a 1'effet de légitimer 1'application de punitions pour cause de coutumes inspirant 1'horreur, comme le cannibalisme, ou pour cause d'hostilité a la religion chrétienne, il a fait 1'objet de longues discussions. Cependant, il s'était accompli, sur ces entrefaites, une véritable révolution dans le monde des idéés politiques. Les écrivains que nous venons de citer en étaient, pour leur part, des représentants. La conception médiévale, désormais surannée, d'une communauté chrétienne unique placée sous 1'autorité du Pape et de 1'Empereur, s'était effacée devant celle d'une communauté humaine universelle dont les membres, étant, tout bien considéré, des alliés, ne pouvaient se traiter en ennemis. Suarez s'était prononcé nettement sur la question de 1'unité morale et politique de 1'espèce humaine et sur ce qu'il appelle le „précepte naturel" de la charité et de la miséricorde mutuelles embrassant, sans distinction de nationalité, tous ceux qui portent le nom d'hommes. II en résulte, d'après Suarez, que les Etats, tout en étant euxmêmes des communautés parfaitement constituées, sont en même temps les membres de cette communauté universelle, de laquelle ils restent, a bien des egards, fatalement dependants. C est pour cette raison qu'un droit régissant les rapports entre les Êtats, dans le sein de cette communauté, lui parait une nécessité 1). Or, Mr Van Vollenhoven déclare que, tandis que Vitoria, Suarez, etc. n'avaient pas compris que cette base nouvelle nécessitait une théorie nouvelle de la guerre considérée comme instrument pénal, Grotius apporta, dans cette situation difficile, le message de salut. D'après cette hypothèse, Grotius, entièrement pénétré de 1'idée d'une communauté universelle, — c'est-a-dire du concept de 1'unité morale et juridique de 1 espece humaine, ne pouvait s'accommoder de la théorie suivant laquelle la tache de venger une injustice ou un crime commis par un Êtat, incombe uniquement a 1'Êtat qui en a ressenti 1 atteinte. Selon 1 éminent professeur de Leyde, a une date qu on ne peut preciser mais qui doit être comprise entre 1604 et 1625 2), Grotius se serait aper?u du désaccord entre les deux principes; il aurait apporté ensuite a ces conceptions les modifications que lui paraissait exiger la logique; il les aurait combinées de manière a former un système d'une unité et d'un agencement parfaits. Pour donner de cette transformation une idéé concrète, nous pourrions dire, par exemple, que selon la théorie ancienne, les Êtats-Unis méritent la désapprobation pour leur participation a la guerre mondiale en 1917, alors que d'après le nouveau „théorème de Grotius", il y a lieu de leur décerner de chaleureux éloges. Ce théorème peut s'énoncer comme il suit: La compétence pénale n'a pas pour condition nécessaire que 1'auteur du crime soit d'avance soumis a la juridiction. En effet, par le fait même de sa i) quia humanum genus quantumvis in varios populos et regna divisum, semper habet aliquara unitatem non solum specificam, sed etiam quasi politicam et moralem, quam indicat naturale praeceptum mutui amoris et misencordiae quod ad omnes extenditur, etiam extraneos et cujuscumque natioms. Quapropter licet una- quaeque civitas perfecta sit in se communitas perfecta et suis membris constans, nihilominus quaelibet illarum est etiam membrum aliquo modo hujus umversi, prout ad genus humanum spectat; nunquam enim illae communitates adeo sunt sibi sufticientes singillatim, quin indigeant aliquo mutuo juvamine, et societate, ac communicatione .... Hac ergo ratione indigent aliquo jure, quo dirigantur et recte ordmentur in hoe genere communicationis et societatis. Suarez, Tractatus de Legibus, Pars Prima, Lib. II, c. 19, 5 (Neapoli 1872), p. 155-56. ») Grotius and Geneva, p. 26. Comp. ce que nous avons dit è la page 166, note conduite criminelle il s'est placé sous le jugement, non seulement de la partie offensée ou de la nation qui patit de son forfait, mais encore de tout homme ou de toute communauté. En réalité, tout homme ou toute communauté devient, en qualité de représentant de la collectivité humaine, le supérieur du malfaiteur, par la constatation même du crime commis par ce dernier. Mr Van Vollenhoven tend a démontrer, a grand renfort de citations *), que telle est effectivement la pensée fondamentale et dominante du De Jure Belli ac Pacis. Le choix du premier des textes qu'il invoque ne nous parait pas judicieux: „Aequalibus in aequales (puniendi jus) est a natura, superioribus in subditos etiam ex lege". Le texte de Grotius contient simplement „id jus"; c'est a tort que Mr Van Vollenhoven donne 1'interprétation „puniendi jus". Grotius parle en eet endroit des promesses, engagements et serments contractés par ceux qui sont revêtus d'un pouvoir souverain. Ces promesses et ces engagements donnent lieu, enseigne-t-il, a une obligation d'oü nait un droit; en conséquence, les lois civiles seront, dans ce cas, appliquées a ces personnes revêtues d'un pouvoir souverain, a condition qu'elles aient agi en leur qualité privée. Mais si elles ont agi uniquement en qualité de souverain, les lois civiles sont inopérantes a leur égard. Cependant, dans ce cas comme dans 1'autre, les faits donnent ouverture a une action judiciaire, celle-ci ne düt-elle aboutir qu'a une sentence déclaratoire; ce qui manque, c'est la possibilité de rendre cette sentence exécutoire 2). Dans ce passage de Grotius il n'est donc pas question de compétence pénale, malgré ce qu'affirme Mr Van Vollenhoven en concordance avec 1'interprétation qu'il donne du texte. II s'agit ici d'un droit d'exécution, en d'autres termes de la possibilité de rendre un jugement exécutoire, droit dont chacun peut user vis-a-vis de ses *) Mr van Vollenhoven reproduit en appendice (N. p. 65, 66) un assez grand nombre des passages du De Jure Belli ac Pacis auxquels il renvoie. Nous les discuterons, autant qu'il nous sera possible, un par un. *) .... Dicimus ergo ex proraisso et contractu Regis, quem cum subditis iniit, nasci veram ac propriam obligationem, quae jus det ipsis subditis: ea enim est et promissorum et contractuum natura .... etiam inter Deum et hominem. Quod si tales sint actus qui a rege, sed ut a quovis alio fiant, etiam civiles leges in eo valebunt: sin actus sint regis, qua regis, ad eum civiles leges non pertinent .... neque tarnen eo minus ex utrovis actu nascetur actio, nempe ut declaretur jus creditoris, sed coactio sequi non poterit ob statum eorum quibuscum negotium est. Nam subditis cogere eum cui sunt subditi non licet, sed aequalibus in aequales id jus est a natura, superioribus in subditos etiam ex lege .... J B P. p. 294-95 (II, 14, 6: 2). égaux, mais dont un sujet ne peut se prévaloir a 1'égard de son souverain. Toutefois, parmi les autres textes cités par Mr Van Vollenhoven, plusieurs ont une portée considérable. Ils apportent la preuve certaine que Grotius était d'avis que la compétence juridictionnelle n'est pas une condition indispensable a 1'exercice de la compétence pénale. Cela résulte notamment de ce que Grotius, tout en estimant que 1'application d'une punition par le supérieur du coupable est 1'ordre le plus conforme a la nature, affirme que ce rapport de supériorité n'est pas d'une nécessité absolue 1). En d'autres endroits encore 2), Grotius déclare nettement que le droit de punir appartient naturellement a tout homme, pourvu qu'on ne puisse pas lui reprocher un méfait analogue a celui qu'il prétend réprimer 3), et sous la réserve que 1'exercice de la compétence pénale privée ne doit être admis que dans des milieux primitifs („initio"), c'est-a-dire tant que les rapports judiciaires entre les individus et les pouvoirs établis ne sont pas convenablement et légalement ordonnés. Mais aussitót que la communauté est parfaitement constituée et que des instances judiciaires ont été créées, la compétence pénale appartient a la communauté elle-même ou è. ses chefs. C'est uniquement en 1'absence d'un juge supérieur que chacun est autorisé a punir un coupable, a condition d'être lui-même innocent. Cette compétence pénale naturelle est encore examinée et discutée dans plusieurs autres passages du livre de Grotius 4). On y *) natura convenientissimum esse ut id fiat (puniatur) ab eo qui superior est. non tarnen ut omnino hoe demonstrat esse necessarium, nisi vox superior eo sumatur sensu, ut is qui male egit, ei ipso se quovis alio inferiorem censeatur fecisse .... J B P. p. 360 (II, 20, 3: 1). ') Nam libertas humanae societati per poenas consulendi, quae initio ut diximus penes singulos fuerat, civitatibus ac judiciis institutis, penes summas potestates rese- dit Poenas ut ante diximus naturaliter cuivis cui nihil simile objici potest exi- gere licet institutis civitatibus id quidem convenit, ut singulorum delicta quae ipsorum coetum proprie spectant ipsis ipsarumque rectoribus pro arbitrio punienda aut dissimulanda relinquerentur .... J B P. p. 394 (I, 20, 40: 1), p. 414 (II, 21, 3. 1). •) Cette restriction se rencontre k plusieurs reprises chez Grotius: Ab aeque nocente aeque nocens puniri non (debet). J B P. p. 361. (Punitio) natura cuivis (est li- cita) cui ejusmodi generis aut paribus vitiis non teneantur. Ibid. p. 365. (Exigitur poena) licite ab eo qui paria non dereliquerit. Ibid. p. 256. (Punitio) natura cuivis (est licita) qui judicio valeat. Ibid. p. 365. «) Par exemple dans le titre du § 40 du chapitre De Poenis: rejecta sententia statuente naturaliter ad poenam exigendam requiri jurisdictionem. J B P. p. 357 (II, 20, 40), alors que le texte qui s'y rapporte est le suivant: Ponunt emm ïlli (Vitoria, Vasquez, Azorius, Molina) puniendi potestatem esse effectum proprium junsdictiónis civilis, cum nos eam sentiamus venire etiam ex jure naturali Ibid. p. voit également que 1'auteur est d'avis que la compétence pénale ne doit pas nécessairement être basée sur un pouvoir juridictionnel appartenant a la personne qui inflige la punition. Mais a strictement parler, on ne peut y lire autre chose; on ne saurait en inférer, par exemple, que le droit de punir revient aussi a des tiers qui n'ont pas pati de 1'injustice. Néanmoins, cette dernière thèse a trouvé en Grotius un défenseur, puisqu'il déclare que 1'exercice d'une compétence pénale privée, en vertu du droit naturel, — c'est-a-dire abstraction faite des lois humaines et divines, — ne doit pas être réprouvé, et que des tiers, n'ayant pas été lésés, peuvent y prendre part, en tant qu'il est conforme a 1'ordre naturel que les hommes s'entr'aident1). On voit que, s'il est exact que Grotius reconnait ici a tout homme, sans exception, une compétence générale de punir, il résulte du contexte que 1'auteur la fonde sur le devoir de 1'assistance mutuelle. II importe au plus haut point de ne pas perdre de vue cette particularité dans les considérations qui vont suivre. Nous devons a présent aborder une question d'une importance capitale: Toutes ces considérations au sujet de la compétence pénale sont-elles applicables, sans réserve aucune, a un droit pénal international que 1'on suppose exister entre les Etats? II est vrai que Mr van Vollenhoven est d'avis que 1'auteur d'un crime, qu'il se nomme individu ou nation („either a criminal individual or a criminal nation") devient par ce fait même justiciable des autres individus ou nations („either individual or nation....") 2). Mais cette extension peut-elle s'appuyer sur des textes de Grotius ? A coup sür tous les textes invoqués ne s'y prêtent pas, tout au moins pas directement. La plupart traitent en réalité de la compétence pénale appartenant aux individus, non de celle qu'exercent les Etats et les nations. Quant a affirmer que Grotius attribue aux Etats ou aux nations un droit naturel de punir, on ne peut y arriver que moyennant une extension de sa 396 (II, 20, 40: 4). Et plus loin, oü il est dit: quam non tutum sit Christiano homini privato sive sui sive publici boni causa poenam sumere de improbo quoquam praesertim capitalem, quamquam id jure gentium nonnunquam permitti diximus. Ibid. p. 379 (II, 20, 14). Et ailleurs: hujus quoque juris (poenalis) potestas naturaliter penes unumquemque est. Ibid. p. 370 (II, 20, 9: 2). *) .... vindicatio, etiam privata, si jus nudum naturae, id est abductum a legibus divinis humanisque .... respicimus, non est illicita: sive fiat ab ipso qui laesus est, sive ab alio, quando hominem ab homine adjuvari naturae est consentaneum. J B P p. 366 (11,20, 8:2). *) Grotius and Geneva, p. 26. théorie, par analogie avec ce qu'il enseigne directement au sujet de la compétence pénale privée. En effet, Grotius accorde cette compétence aux individus, tant que des rapports judiciaires bien ordonnés ne sont pas établis. Or, dans la vie internationale des Etats, une organisation judiciaire faisait entierement défaut a 1'époque de Grotius. (Et pas seulement a son époque!) L'anarchie, dans ce domaine, était compléte. On peut donc arguer de ce fait pour soutenir que 1'hypothèse a laquelle Grotius subordonne 1'exercice du droit de punir, quand il s agit d individus, se trouvait pleinement réalisée dans la vie internationale des Etats. Quoi qu'il en soit de ce développement qu'il donne a la théorie de Grotius, Mr Van Vollenhoven invoque également plusieurs textes visant directement 1'action collective et la guerre de punition. II cite notamment des passages qui reconnaissent aux prmces la compétence d'entreprendre une telle guerre contre quiconque a violé avec cruauté et brutalité le „jus naturae ou le „jus gentium". A la fin du paragraphe traitant de cette question, Grotius résumé a nouveau son opinion en une formule claire et nette, qu'il oppose a la théorie de Vitoria, de Vasquez et de leurs disciples, en faisant ressortir que d'après eux le recours aux armes a titre de chatiment doit nécessairement s'appuyer sur un pouvoir juridictionnel, excepté quand ü s'agit de venger une injure subie personnellementx). Dans 1'esprit de Grotius, il est donc bien question des guerres entreprises contre ceux qui enfreignent gravement et avec brutalité le droit naturel ou le droit des gens. On se rappelle que Mr Van Vollenhoven avait déja abordé ce point précédemment, après avoir exposé que la doctrine prétendue égoïste des auteurs du moyen age se trouvait, en pratique, adoucie et assouplie du fait de leur reconnaissance du droit d'intervention en faveur des innocents et des nations amies. II signale, a ce propos, que parmi ces atténuations qui ont donné a leur théorie une nouvelle ampleur, il en est une qui a été trés longuement i) Sciendum quoque est reges et qui par regibus jus obtinent, jus habere poenas poscendi non tantum ob injurias in se aut subditos suos commissas, sed et ob eas quae ipsos peculianter non tangunt, sed in quibusvis persoms jus naturae aut gentium immaniter violant. — Et eatenus sententiam sequimur Innocentn et aliorum qui bello aiunt peti posse eos qui in naturam delinquunt: contra quam sentiumt Victoria, Vasquius, Azorius, Molina, alii, qui ad justitiam belli requirere videntur, ut qui suscipit aut laesus sit in se aut republica sua, aut in eum qui bello impetitur, junsdictio nem habeat. J B P. p. 394-5-6. (II, 20, 40: 1, 4). Vitoria étabht encore une autre distinction se rapportant & ce point. Comp. plus haut, p. 133. débattue et qui est restée controversée. Elle concerne le droit d'infliger des punitions a des nations étrangères pour cause de coutumes abominables, telles que le cannibalisme, 1'inceste, etc. 1). Mais puisqu'il en est ainsi, nous nous demandons, dans 1'état actuel du débat, si 1'intention de Grotius n'a pas été uniquement de se prononcer personnellement sur ce point si vivement discuté, en se ralliant a une des opinions en présence, et si 1'allusion qu'il fait a sa propre théorie, déja connue de ses lecteurs, concernant un droit de punir indépendant de tout pouvoir juridictionnel préalablement établi, n'a pas simplement pour but de justifier son choix. Cela nous parait d'autant plus probable qu'il voit dans 1'opinion contraire, soutenue par Vitoria et son groupe, un corollaire de leur théorie exigeant la priorité du pouvoir juridictionnel. Si notre interprétation est exacte, il s'ensuit que Grotius ne prétendait nullement formuler ici une doctrine nouvelle, de grande envergure. Son intention n'était pas de rompre avec les conceptions traditionnelles, au sujet de la véritable nature et de la sphère d'application de la guerre considérée comme un instrument de punition. Nous croyons que la lecture du paragraphe en entier doit conduire a cette conclusion. Parmi les autres extraits donnés par Mr Van Vollenhoven, il en est surtout deux qui méritent de retenir notre attention. Nous voulons parler des passages empruntés au Livre II, au chapitre 25 intitulé „De Causis belli pro aliis suscipiendi". Après avoir établi, dans le paragraphe 4, que la guerre entreprise pour la défense d'un allié est légitime, Grotius s'occupe, dans le paragraphe 5, de la guerre qui a pour but de procurer a une nation amie, envers laquelle on n'a contracté aucun engagement, un appui auquel elle est néanmoins en droit de s'attendre en vertu des rapports amicaux existants, du moment qu'on est en mesure de 1'aider sans s'exposer a des périls excessifs 2). II est donc question ici, non d'une guerre de punition, mais d'une expédition de secours, et seulement d'une expédition de secours en faveur d'une nation „amie". Loin que ce texte puisse fournir un *) As to a third right, a right to punish foreign peoples on account of shocking customs — cannibalism, incest — of even unbelief, there were great doubts and lengthy discussions. Grotius and Geneva, p. 24—25. Comp. plus haut, p. 167. 2) Tertia causa est amicorum, quibus auxilium promissum quidem non est, sed tarnen amicitiae quadam ratione debetur, si facile et sine incommodo exiberi possit. J B P.p. 462 (II, 25, 5). appui a la thèse soutenue par Mr Van Vollenhoven, il nous remet en mémoire ce que ce dernier a écrit lui-même au sujet d'un tempérament de la doctrine prétendue „égoïste" du moyen age, grace auquel une guerre entreprise dans 1'intérêt d'une nation „amie" devenait une guerre juste x). Mais dans les paragraphes suivants Grotius manifeste son universalisme, car il déclare que 1'obligation de se porter au secours d'autrui est basée sur des motifs panhumanitaires, en d'autres termes sur 1'unité de 1'espèce humaine: „Postrema latissimeque patens est hominum inter se conjunctio, quae vel sola ad opem {erendam sufficit" 2). Les mots ad opem ferendam (c'est nous qui soulignons) sont a retenir; ce qui prédomine, c'est le caractère d'assistance, et non de punition, que prend une telle guerre. On comprend fort bien que, dans eet ordre d'idées, Grotius se plaise a citer la parole célèbre de saint Ambroise: „fortitudo quae defendit infirmos, plena justitia est" 3). Mr Van Vollenhoven invoque finalement le paragraphe 8 de ce même chapitre II. A notre sens, il n'a rien a voir dans la question qui nous occupe, attendu qu'il vise le cas d'une intervention dans les affaires internes d'une nation, notamment la défense des sujets contre le traitement injuste qu'ils subissent de la part de leur propre prince 4). D'ailleurs, du moment que les sujets patissent innocemment, Grotius considère qu'une guerre entreprise en vue de leur protection est parfaitement justifiée. c. Résumé synthétique. Pour nous résumer, nous croyons pouvoir formuler nos conclusions de la manière suivante: 1° Grotius admet effectivement une compétence pénale appartenant naturellement a tout homme, sans exception, mais qui ne peut être exercée qu'en 1'absence de rapports judiciaires bien ordonnés. Etant donné que de semblables rapports n existent assurément pas dans la vie politique internationale, on est peut être fondé a conclure de ce qui précède que Grotius reconnait égale- ') Grotius and Geneva, p. 24. Comp. plus haut, p. 167. «) J B P. p. 462 (II, 25, 6). ') Le texte porte exactement: fortitudo quae vel in bello tuetur a barbans patriam vel domi defendit infirmos vel a latronibus socios, plena sit justitiae Ambrosius, De Off. Min. I, c. 27. n. 129. Migne Patr. 16, c. 66. ») Est et illud controversum, an justa sit belli causa pro subditis alienis, ut ab eis arceatur imperantis injuria. J B P. p. 463-4 (II, 25, 8). ment, dans les relations entre nations, 1'existence, basée sur 1'ordre naturel, d'une compétence pénale revenant aux peuples et aux Ëtats. 2° Les textes dont on voudrait déduire directement cette compétence pénale des Etats, n'ont pas la portée que leur attribue Mr Van Vollenhoven. Le premier de ces textes est relatif a la question, fameuse a force d'être débattue, de savoir si des méfaits graves contre nature constituent un motif de guerre universellement valable. Les autres sont relatifs a des actions militaires destinées, non a punir, mais a prêter assistance; a 1'exception d'un seul, ils ne sont pas d'application générale. 3° II est trés important de noter que le chapitre consacré ex professo a la question que Grotius appelle „De Causis Belli pro aliis suscipiendis", traite uniquement d'une assistance a accorder, non d'une punition a infliger. 4° On doit reconnaitre sans ambages que Grotius a enseigné une doctrine altruiste, oü la charité tient une large place. Mais qu'il ait été le premier a tirer les conséquences logiques de la doctrine, soi-disant nouvelle, sur la solidarité des nations et des Etats, et qu'il ait proclamé une théorie, nouvelle aussi et de grand style, sur les guerres de punition, ainsi que 1'affirme le professeur de Leyde, c'est ce dont nous n'avons pu trouver la preuve, ni dans les textes invoqués, ni dans d'autres passages du De Jure Belli ac Pacis. D'ailleurs, si Grotius avait eu réellement 1'intention de frayer des chemins nouveaux et de propager une doctrine originale, saine, logiquement composée, se détachant des théories traditionnelles et incohérentes de ses devanciers, on se demande pourquoi il ne 1'aurait pas formellement exposée et développée dans toute son ampleur, en 1'étayant de nombreux arguments et en réfutant toutes les objections qu'il pouvait prévoir. Le fait que Mr Van Vollenhoven, pour recueillir les témoignages dont il a besoin, se voit obligé de les glaner avec soin a travers les différentes parties du livre de Grotius, nous met sur nos gardes et nous rend sceptique a 1'égard de la thèse qu'il soutient avec autant d'ardeur que de talent. 5° La „guerre juste" („bellum justum"), telle que la congoit Grotius, est, dans 1'acception générale du terme, une guerre punitive en ce sens qu'elle combat 1'injustice et venge 1'injure faite au droit. Mais la paternité de cette conception de la guerre puni- tive ne peut être attribuée a Grotius, ainsi que nous pensons 1 avoir établi clairement a 1'aide de la documentation que nous avons fournie. Par ce qui précède on peut aussi voir nettement pour quelle raison Mr Van Vollenhoven s'étonne qu'on ait si constamment perdu de vue la prétendue conception de Grotius sur la guerre criminelle et la compétence pour la punir, alors que Grotius luimême, selon le professeur de Leyde, avait attiré 1 attention sur cette conception dans un paragraphe oü il se livre a une polémique contre Vitoria, Vasquez et consorts 1). II nous parait que tout s'explique aisément, du moment qu'on se rend compte que Grotius n'a eu ni 1'intention ni la prétention de proclamer une théorie nouvelle apportant des modifications profondes aux doctrines traditionnelles, et que par conséquent elle n'a pu être perdue de vue. Pour ce qui est de la polémique par laquelle Grotius aurait censément appelé 1'attention sur sa propre théorie, au cours de son argumentation contre les défenseurs de 1 opinion contraire, il s'agit en réalité de la discussion, déja rappelée a plus d une reprise, au sujet des méfaits graves contre le droit naturel pouvant ou ne pouvant pas fournir a tous les peuples un motif légitime de guerre. Dans le paragraphe considéré Grotius se prononce pour 1'affirmative, c'est-a-dire qu'il prend parti dans une question qui avait déja été longuement débattue. Pour nous convaincre qu il n'entendait pas innover en le faisant, nous pourrons lire utilement le début de ce paragraphe même, oü Grotius déclare se rallier a l'opinion d'Innocent et d'autres auteurs 2). Dès lors, si Mr Van Vollenhoven trouve étrange que Vitoria re9oive les honneurs d'une théorie qui n'était pas la sienne, mais dont au contraire Grotius se serait fait 1'avocat contre lui3), eet étonnement est i) H is difficult to understand that this view of Grotius on criminal war and lts punishment, to which he himself callled the attention by a polemic paragraph, attacking „Vitoria, Vasquez, Azor, Molina and others" has been constantly over- looked. Grotius and Geneva, p. 29. . ') Et eatenus sententiam sequimur Innocentii et aliorum qui bello amnt peti posse eos, qui in naturam delinquunt. J B P. p. 395-6 (II, 20, 40. 4) 3) It is still more difficult to explain that Vitoria has been praised for p pounding a theorem, which was not his, but which, in contradistinction to his was Grotius' .... Grotius and Geneva, p. 29. L'opinion k laquelle Mr van Vollenhoven ne peut se rallier est la suivante pour Victoria, chaque État est charge d une po- lice mondiale; soldat du droit, il doit en poursuivre toutes les violations, meme surl. territoire des autres États: il est difficile d'être plus loin que Victoria du principes e non-intervention". Cf. Barthélemy dans Les Fondateurs du droit international, Paris 1904, p. 12. Pour la doctrine de Vitoria, voir plus haut, p. 131 et suiv. explicable chez Mr Van Vollenhoven, étant donné sa fagon d'exposer les faits, mais il ne saurait être partagé par ceux pour qui le „théorème de Grotius" est tout au plus le résultat d'un raisonnement déductif, d'un élargissement de la conception de Grotius sur la compétence pénale individuelle. Encore ne s'ensuit-il pas pour eux que Grotius ait été le promoteur d'une théorie originale, ouvrant des horizons nouveaux touchant les rapports internationaux. Beaufort L& Guerre 12* CONSIDERATIONS FINALES II parait inopportun et même superflu de récapituler en détail les différentes questions que nous avons soulevées dans le cours de notre étude. Ceci prendrait trop de place, et le travail serait d'autant plus superfétatoire que la nature du sujet traité, aussi bien que les méthodes suivies par les auteurs que nous avons compulsés, nous ont déja obligé a de fréquentes redites. Nous croyons cependant devoir relever une dernière fois quelques-uns des traits dominants et caractéristiques de toute la période s'étendant depuis le Ve jusqu'au XVIIe siècle, qui nous ont frappé chez les principaux de ces auteurs. Tout d'abord, personne ne le contestera après la lecture des extraits que nous donnons, — nous constatons chez ces penseurs, au milieu de la diversité des considérations qu'ils émettent, la préoccupation constante et inlassable de tout subordonner aux lois de la morale, même la vie collective des Etats et des nations. Pour eux, le grand problème est la détermination du caractere juste de la guerre, et les conditions en sont recherchées avec minutie. En dernière analyse, il n'y a qu'un seul type de guerre qui trouve grace a leurs yeux; c'est la guerre pour combattre 1 injustice dont nous-mêmes ou nos semblables sommes menaces, pour chatier 1'iniquité ou maintenir la souveraineté du droit. Quant a toutes les autres catégories de guerres, ils sont d accord avec saint Augustin pour les stigmatiser et les condamner comme des brigandages sur une grande échelle („magna latrocinia ). Outre le caractère de justice, la question de la moralité au cours des hostilités est 1'objet constant de leurs préoccupations. Les innocents doivent être épargnés, les neutres sauvegardés. Le droit de butin n'est pas illimité, et il est intéressant d'observer combien les „Sommistes" surtout s'attachent a déterminer soigneusement les obligations en matière de réparation des préjudices subis et de restitution des biens capturés. Aucun de ces auteurs n'admet une morale a deux faces, selon qu'il s'agit des individus ou des nations. Le second caractère commun, également typique, qui frappe chez ces auteurs, est la défense de la souveraineté du droit, de manière a bannir tout arbitraire et toute anarchie. Seuls les souverains, c'est-a-dire ceux qui ne sont subordonnés a aucun pouvoir supérieur, sont compétents pour déclarer la guerre. Mais souveraineté n'est pas synonyme de liberté absolue; ce n'est qu'après 1'épuisement de tous les moyens pacifiques qu'une guerre peut être envisagée comme absolument nécessaire. Quant a ceux qui ne sont pas revêtus d'un pouvoir souverain, il leur est interdit de se faire justice eux-mêmes. Les nécessités de la défense peuvent seules justifier, de leur part, une action spontanée, a condition que cette action soit strictement défensive. Dans toutes les autres éventualités, la voie a suivre consiste a faire appel aux instances judiciaires établies, et ce n'est qu'en cas de déni de justice que des représailles peuvent être considérées comme permises. En troisième lieu, il nous a été possible de suivre, a travers toutes les discussions, la tracé continue d'un désintéressement nettement marqué, d'un altruisme basé sur le fait que tous les hommes sont naturellement parents et solidaires, autant que sur le devoir catégorique de la charité chrétienne universelle. Chacun a pour obligation de veiller, d'abord pour lui-même, ensuite pour autrui, a la tranquilité et a la sécurité, même en 1'absence de relations d'amitié ou d'alliance. Les innocents, quels qu'ils soient, ont des titres a notre assistance. Les victimes d'une agression injuste doivent pouvoir compter sur notre protection. Une guerre dont tel est le but, est, pour qui peut 1'entreprendre, autant un devoir qu'un droit. C'est dire que le droit d'intervention, bien que ce terme soit ignoré de presque tous les auteurs, est non seulement reconnu, mais regardé comme une chose évidente par ellemême, comme une résultante nécessaire de la solidarité naturelle et de la charité chrétienne. H n'y a place ni pour une souveraineté absolue des Ëtats ni pour une indépendance intégrale des nations. C'est leur interdépendance qui est la loi naturelle. Mises en parallèle avec le droit des gens d'un caractère purement positiviste et individualiste, qui a été professé ultérieürement et qui a régi pendant des siècles la vie internationale, les idéés préconisées par les théoriciens de ces époques trop peu connues et trop décriées méritent certainement que nous leur accordions notre préférence. Beaufort, La Guerre 12 Comment convient-il de les juger, si on les compare au droit des gens C0115U par Grotius? Pour répondre a cette question, nous commencerons par déclarer que, a notre sens, il n'y a pas lieu d'établir ici une opposition nette. Nous ne pouvons ni accepter la thèse que nous présente Mr Van Vollenhoven dans son „Théorème", ni reconnaitre qu'il existe une antinomie entre 1'altruisme universel de Grotius et le prétendu égoïsme national de ses devanciers. Car ceux-ci admettent, autant que Grotius lui-meme, que la guerre entreprise dans 1'intérêt d autrui peut être juste et obligatoire. Si 1'on peut signaler une différence entre les prédécesseurs de Grotius et Grotius lui-même, elle concerne tout au plus la construction théorique des systèmes. Les devanciers de 1'auteur du De Jure Belli ac Pacis ont mis en lumière le droit et le devoir d'accorder assistance et protection dans une lutte contre 1'injustice. Chez Grotius on trouve peut-être, en plus, un droit de punir revenant, en vertu d'une loi naturelle, aux individus et aux nations. Pratiquement, si 1'on a égard au résultat, il n existe, selon nous, aucune différence. Si cette manière de voir est exacte, il faut necessairement conclure que la doctrine proclamée par Grotius est, sur les points capitaux, la même que celle de ses devanciers. Comme eux, il enseigne que la morale est le facteur qui doit tout dominer dans la vie des nations. Comme eux, il considère que le grand problème est la détermination du caractère, juste ou injuste, de la guerre. Comme eux, il a en horreur toute guerre qui vise autre chose que l'empêchement de 1'injustice, le chatiment de 1 iniquité, le maintien de la souveraineté du droit. Que Grotius condamne tout arbitraire, toute application de la violence par décision privée, toute anarchie, et qu'il se soit fait 1'avocat d une doctrine largement altruiste, c'est ce que Mr Van Vollenhoven a démontré d'une manière péremptoire et c'est ce que nous reconnaissons sans réserves, comme nous 1'avons declaré dans notre dernier chapitre. Sans doute, Grotius va plus loin; il approfondit davantage toutes sortes de questions de détail. Cela s'explique parfaitement, et déja par cette seule circonstance que 1'étude de la science du droit international était devenue de plus en plus indépendante. Au reste, nous pouvons déja constater une évolution notable, dans ce sens, chez les „Sommistes". Nous ne devons pas non plus perdre de vue le nombre énorme de passages que Grotius extrait des auteurs qui 1'ont précédé, et sur lesquels il s'appuie. II importe de relever aussi que le De Jure Belli ac Pacis examine et discute quantité de sujets qui n'ont avec le droit de guerre et de paix que des rapports trés éloignés. On peut encore signaler des différences touchant certaines constructions théoriques, certaines conceptions sur le droit naturel, mais cela n'empêche pas que sur le sujet principal, a savoir le droit de la guerre en elle-même et le droit pendant la guerre, les idéés de Grotius suivent un cours parallèle aux idéés de saint Ambroise, de saint Augustin et de leurs disciples. C'est dire que Grotius est le continuateur magistral de la doctrine patristique, canonique, scolastique et „sommiste" sur la guerre et la paix. Cette thése n'entraine, a y bien regarder, aucune diminution des mérites de Grotius. Loin de la! Abstraction faite de certains points accessoires et de certains besoins spéciaux qui sont ceux de notre époque, abstraction faite également de la proscription de toute guerre offensive quelconque, — ce qui est le fruit d'une évolution trés récente dans le domaine du droit de gens, — tout concourt a prouver que, de nos jours, le monde revient au droit international, ou, si 1'on préfère, a la morale internationale, tels qu'on les entendait jadis. La dépendance mutuelle des Etats, la solidarité des peuples, 1'existence d'une communauté mondiale, et 1'interdépendance universelle sont de plus en plus reconnues et acceptées, tandis que le principe de la souveraineté absolue est de plus en plus condamné et abandonné. L'iniquité commise par 1'Etat ne peut être tolérée; les innocents doivent être soutenus, 1'action des éléments criminels doit être réprimée. Le refus d'intervenir, dans ces cas, équivaut a la méconnaissance d'un devoir impérieux. Imprimer a ces idéés, qui constituent le fondement même de la Société des Nations, un cachet juridique, et les faire entrer dans un système achevé de droit international, telle est la tache, particulièrement délicate et ardue, devant laquelle se voient placés aujourd'hui les hommes d'Êtat et les professeurs de droit international. Ce retour final, après que 1'humanité a fait fausse route bien longtemps, — cette tardive adhésion, après les amères expériences de la guerre mondiale, — a la conception ancienne du droit des gens, que prouvent-ils, sinon la haute valeur, tant au point de vue de la morale que du droit positif, des théories proclamées par saint Ambroise et saint Augustin, maintenues et complétées par le moyen age tout entier, élucidées et élargies par des propagateurs de génies tels que Vitoria et Grotius ? U est incontestable que, pour leurs défenseurs, ces hautes conceptions sont et resteront a travers les siècles un monumentum aere perennius. FIN INDEX DES NOMS PROPRES Abbo (de Fleury) 38 s., 49. Abraham 3. Agobard 34. Alexandre II 46. Alexandre (le Grand) 23, 24. Alexandre (de Halès) 56, 63 s.s., 71. Alexandrie 6. Allemand 44. Ambro v. Ambroise. Ambroise (Saint) 1, 8, 9 s.s., 14, 20, 27, 28, 41, 42, 54, 62, 64, 66, 67, 68, 83, 89, 114, 166, 174, 181, 182. Amérique 124, 130, 135. . Amoréens 20, 43, 53, 74. Ancyre (Concile d') 40. Angelica (Summa) 73, 94 s.s., 106. Angelus de Clavasio v. Clavasio Angleterre 46. Anselme (de Cantorbéry) 46. Anselme (évêque de Lucques) 40 s., 44, 49. Aquin v. Thomas. Arias (Franciscus — de Valderas) 112, 114 s. Astesana (Summa) 73, 77 s.s., 86, 93. Astesanus (de Ast) 77. Asti 77. Aug. v. Augustin. Augustin (Saint) 1, 8, 9, 14 s.s., 27, 28, 29, 30, 37, 42, 43, 48, 50, 51, 54, 56, 59, 60, 62, 64, 65, 67, 69, 74, 75, 80, 81, 82, 83, 85, 87, 104, 111, 113, 114, 116, 120, 125, 129, 135, 136, 137, 165, 166, 178, 181, 182. Ausmo (Nicolaus ab) 86, 88, 91, 105. Avitus (évêque de Vienne) 34. Ayala 158. Azorius 170, 172, 176. Azpilcueta (Martinus) 116 s., 119. Baptiste (de Salis) 102. Baptiste Trovamala v. Baptiste de Salis. Baptistiniana (Summa) v. Rosella Casuum. Barhtélemy 122, 131, 176. Bartholomaeus (a Sancto Concordio Pi- sanus) 86. Bar. v. Bartolus. Bartolus 102, 108. Batiffol 3, 4, 5, 6, 9, 10. Belli (Petrinus) 115. Bonaventure (Saint) 56, 68 s.s., 71. Bonet (Honoré) 112. Boniface 26, 129. BrownScott (James) 121, 145. Bulgares 35, 36. Burchard (de Worms) 39 s., 42, 44, 49. Camaldules 49. Cantorbéry 45, 46. Capernaüm 4. Celsus 7. César 5, 6. Charles (le Chauve) 36. Chartres v. Yves. Christine de Pisan v. Pisan. Cicéron 9, 11, 158. Clavasio (Angelus de) 95, 96, 102, 107. Clément (d'Alexandrie) 6. Combès (G.) 18, 25. Constantin 2, 8. Corneille (Centenier) 4, 5. Covarruvias (Didacus — a Leyva) 116, 119 s.s. Damien (Pierre) 45. Danois 46. Darius 15. David 10. Decretum (Gratiani) 14, 49 s.s., 56. Deusdedit 41 s. Dietterle (J.) 72, 73, 78, 86, 95, 102. 106. Durham v. Walcher. Egyptien 62. Espagne 117, 123, 124, 125, 126, 127, 130, 132, 134, 135. Espagnols 122 s.s., 146. Etats-Unis (Les) 168. Europe (L') 31. Européens 159. Faustus 16, 18, 19, 74. Fleury v. Abbo Fournier 44. Frangais 44, 127. France (La) 127. Fuchs (H.) 18. Galli 127. Genève XIII, 156, 160, 162, 164, 167, 171, 174, 176. Gentilis (Albericus) 147, 149 s., 158. Glanvel 42. Gondebaud 34. Görris (G. — S.J.) 31, 37, 38, 40, 42, 44, 45, 49. Gratiën 14, 44, 49 s.s., 56, 120. Grecs 160. Grégoire XIII 49. Grotius (H.) XIII, XIV, 1, 11, 72, 112, 116, 117, 122, 156 s.s., 180, 182. Guibertus 41. Hain 95. Halès v. Alexandre. Harnack (Ad.) 5, 6, 8. Haye (La) 78, 86, 122, 148. Hebreu 62. Heering (G. J.) 1. Henri IV 45. Héribald 35. Hincmar (évéque de Reiras) 36. Hippolyti (canones) 6. Hispani 122 s.s. Hobbes 164, 166. Hollandais 159. Ho. Host. v. Hostiensis. Hostiensis 79, 90, 103, 104, 106, 118. Huissen 74. Ignace 6. Indiens (d'Amérique) 122 s.s., 146. Inno. v. Innocentius. Innocent(ius) 90, 99, 118, 133, 172. Isidore (de Séville) 32, 33, 42, 43, 74, 114. Israélites 20, 53, 74, 160. Italië 46. Jean (Saint—Baptiste) 3, 4, 39. Johore 159. Josué 10. Juifs 3, 46, 123. Justin 6. Kohier 118. Kosters (J.) 33. Kurth (G.) 2. Lactance 6, 7. Lanfranc (évêque de Cantorbérv) 45 s. Langen Wendels (G. de — O.P.) 57, 58, 59. Leyde XIII, XIV, 156, 165, 168, 175, 176. Leyva v. Covarruvias. Lignano (Jean de) 112 s. Louis (le Débonnaire) 34. Lucques v. Anselme. Lupus (Jean) 112, 114. Luther 95. Lyon 34. Machiavel 164. Magistrutia v. Pisana. Mai 40. Mansi 40, 46. Marcellin 21, 22, 29. Marquardt (J.) 5. Matthieu (Saint) 3, 82. Maur v. Raban. Maurier (Du) 158. Mayence (Conciles de) 36, 40. Migne 6 s.s. Milan (Edit de) 7. Moïse 12, 19, 62. Molhuysen (P. C.) 157. Molina 166, 167, 170, 172, 176. Mo. Mon. (Monaldus) 100, 103, 104. Monceaux (P.) 16. Navarrus v. Azpilcueta. Neumann 17. Nicolas (Premier) 35 s., 42. Nicolaus (ab Ausmo) v. Ausmo. Nouveau Monde 122, 123, 130. Nys (Ernest) 112. Olphe-Galliard 3, 31, 32, 140. Origène 6, 7. Panor. (Panormitanus) 97, 98, 99, 100. Paris 164. Paul (Saint) 4, 8, 9, 15, 137, 145. Pauly-Wissowa 17. Pennaforte (Raymond de) v. Raymundi Summa. Pie V 49. Piémont 77. Pierre (Saint) 6. Pierre Damien v. Damien. Pisan (Christine de) 112, Pisana (Summa) 73, 86 s.s., 94, 95, 102, 104, 105, 106. Pisanella cum Supplemento v. Pisana. Portugais 159. Prierias (Sylvestre de) 105, 106, 107. Raban Maur 35, 40. Ratherus (évêque de Vérone) 36 s. Rai. Ray. Raymond v. Raymundi Summa. Raymundi (Summa) 73 s.s., 80, 82, 86, 92, 93, 99, 102, 103, 104. Reims 36. Rolin-Jacquemyns (G.) XII. Romains 21, 24, 26, 27, 134. Rome 15, 21, 58. Rosella Casuum (Summa Rosella) 73, 93, 94, 102 s.s., 106. Rufin (évêque) 46 s.s. Rutgers (Mr. V. H.) 165. Saint-Siège 124. Salamanque 121. Salis v. Baptiste. Sarrasins 46, 76, 123. Sassen (Dr. Ferd.) 68. Schol tz 18. A Schrijnen (Dr. J.) 6. Séville v. Isidore. Société des Nations XI, XII, 164, 181. Solon 160, 161. Soto (Dominicus — Segobiensis) 147 s.s. Stowell (E.) XII. Strauch (H.) XII. Suarez (Franciscus — e Societate Jesu) 150 s.s., 166, 167, 168. Summae Casuum 72. Summae Confessorum 72. Sylvestre de Prierias v. Prierias. Sylvestrina (Summa) 73, 105 s.s. Talleyrand XII. Tertullien 5, 6, 7. Thémistius 160. Tho. v. Thomas. Thomas (d'Aquin) 14, 56 s.s., 64, 68, 71, 87,93, 97, 106, 107, UI, 125, 135, 137. Tourville (H. de) 31. Turcs 142. Utrecht 116, 117. Vanderpol (A.) 32, 33. Vasquez (Gabriel — S.J.) 118. Vasquius (Fernandus) 116, 117 s. s., 166, 167, 170, 172, 176. Vattel 163. Vermeersch (A. — S.J.) 50. Vérone v. Ratherus. Versailles 76, 164. Vienne 34. Vitoria (Mag. Franc, de — O.P.) 121 s.s., 166, 167, 168, 170, 172, 173, 176, 182. Vollenhoven (C. van) XIII, XIV, 152, 156 s. s., 180. Walcher (évêque de Durham) 45. Wilh. (Wilhelmus) 92, 93. Winfield (P. H.) XII. Woerden 95, 102, 106. Worms v. Burchard. Yves (de Chartres) 42 s.s., 49. ERRATA. Page 16, ligne 13, au lieu de: qui'1, lire: qu'il. 43, note 1, ligne 13, „ sanc, lire: sane. 43, „ 1, „ 17, „ prater, lire: propter. 48, „ 3, „ 1, „ castera, lire: caetera. 60, ligne 6—18, „ '). ') lire: *)» *)• 60, notes, ligne 1-4-9, „ *), *), ') lire: '), '), '). 70, note 2, ligne 1, „ malun, lire: malum. 70, „ 5, „ 2—3, „ simliter, lire: similiter. 76, „ 2, „ 1, „ hahens, lire: habens. 77, „ 1, „ 2, „ honimun, lire: hominum. 82, „ 2, „ 4, „ sine, lire: sive. 89, „ 1, „ 1—2, „ quilibit, lire: quilibet. 91, „ 1, „ 3, „ donce, lire: donec. 91, „ 3, „ 4, „ praejudicum, lire: prae- judicium. 93, „ 1, „ 4, „ homnibus, Ure: hominibus 100, „ 1, „ 4, „ bellem, lire: bellum. „ 100, „ 1, „ 6, „ gurassandi, lire: gras- sandi. „ 100, „ 1, „ 14, „ restitutionen, lire: resti- tutionem. „ 100, „ 1, „ 14, „ restitituonem, lire: resti- tutionem. 104, „ 2, „ 3, „ si, lire: vi. „ 104, „ 3, „ 4, „ debitur, lire: debitor. „ 119, „ 1, „ 1, „ periplicanti, lire: peri- clitanti. „ 119, „ 2, „ 3, „ expedienus, lire: expedie- mus. 122, „ 2, „ Barthélémy, lire: Barthé- lemy. 131, ligne 12, et note 2, „ Barthélémy, lire: Barthé¬ lémy. „ 139, note 2, ligne 7, „ auctoritats, lire: aucto- ritas. „ 139, „ 2, „ 11, „ hand, lire: haud. „ 139, „ 2, „ 13, „ Reipublice, lire: Reipu- blicae. „ 141, „ 2, „ 2, „ illicuum, lire: illicitum. „ 143, „ 3, „ 5, „ sciut, lire: sicut. „ 170, „ 1, „ 3, „ ei ipso, lire: eo ipso. STELLINGEN I Het begrip straf oorlog in den zin als door Van Vollenhoven verdedigd is door De Groot niet ontwikkeld als grondslag eener nieuwe, altruïstische leer tegenover de z.g. egoïstische doctrien van de Middeleeuwen. II Voor de verdere, gezonde ontwikkeling van het volkenrecht is de poenale sanctie tegen den aanvalsoorlog geen onmisbaar vereischte. " III Non-interventie tot beginsel proclameeren is strijdig met de volkenmoraal. IV Het is onjuist te beweren, dat protectionistische maatregelen in een bepaald land geen andere economische gevolgen hebben dan de enkele verplaatsing van kapitaal en arbeid van den eenen bedrijfstak naar den anderen. V Vastkoppeling van de geldloonen aan de indexcijfers van de kosten van levensonderhoud verdient afkeuring. VI Afgezien van talrijke, voor het algemeen welzijn noodzakelijke uitzonderingen, moet de privaateigendom van grond en productiemiddelen op natuurwettelijke gronden behouden blijven. De regel, die dit uitspreekt, is echter geen absolute natuurwet. VII Voor de inhoudsbepaling van het rechtsbegrip biedt Beysens' onderscheiding: recht in ethischen zin, recht in juridischen zin (positief recht) en recht in metaphysieken of rechtsphilosofihischen zin (natuurrecht) een goeden grondslag. VIII De stelling, dat rechtsplicht, die indirect tevens gewetensplicht is, slechts een betrekkelijk karakter draagt, zou ten onrechte staatsgevaarlijk genoemd worden. IX Ter vaststelling van wie partij is bij een overeenkomst, m.a.w. om vast te stellen, voor welken persoon de formeele vereischten en voor welken de materieele gevolgen van een overeenkomst zullen gelden, — zal het onderscheid tusschen de overeenkomst als rechtshandeling en de overeenkomst als rechtsband meermalen goede diensten bewijzen. X De vergelijking, dat het gezin zich verhoudt tot den staat als de cel tot het organisme verdient afkeuring, wijl zij de misleiding in de hand werkt, dat het staatsorganisme als zoodanig uit de familie zou zijn gegroeid. XI Naar katholieke opvatting is geen enkele staatsvorm als de eenig-juiste te beschouwen. Op practische gronden echter, speciaal ter wering van machtsmisbruik en ter bescherming van de vrijheden des volks, verdient de democratische staatsvorm de voorkeur. XII Overmacht in den zin van art. 40 Sr. is de toestand, waarin naar redelijk oordeel de norm niet toepasselijk is.