II faut dire aussi que les héros de cette nouvelle ne sont pas de simples paysans: Karev avait quitté sa maison et ses champs quand il avait appris que sa femme le trompait. II vit d'abord de la chasse, ensuite il aide au vieux meunier, et devient meunier luimême, quand le vieillard est tué par sa propre meule. Limpiade, 1 heroïne de la nouvelle, vit chez son frère Filip, qui est garde-f orestier; elle est une jeune fille presque sauvage, qui connaït chaque arbre chaque animal. Limpiade et Karev s'aiment, pourtant ils ne peuvent pas s'épouser: Karev est déja marié. II propose a Limpiade de partir avec lui, il ne peut pas quand même rester longtemps au meme endroit, le gout de la vie errante s'étant déja empare de lui. Maïs Limpiade aime trop son pays avec ses forêts, ses plantos, ses animaux, pour pouvoir s'en éloigner; ainsi Karev se decide a partir S0lil« Les parents de Karev, simples paysans d'abord, ne continuent pas non plus de cultiver leur terre, mais quittent leur maison apres le départ de leur fils. Un faux bruit leur a appris que Karev s etait noyé dans la rivière. La mère, résignée, accepte la volonte de Dieu, pourtant elle languit, elle ne mange plus, elle souffre a 1 idee que son fils est mort sans prières; enfin elle se décide a partir, pour aller visiter les monastères et y prier pour 1'ame de son fils. Son mari ne la retient pas: si elle croit que cela soit necessaire, qu elle s'en aille. Tranquillement, il lui prépare ses bagages. La description du départ de la mère est magnifique de s.mplicite: le mari et la belle-fille accompagnent la mère un petit bout de chemin. Elle a un grand baton a la main, la belle-fille porte la besace. Enfin ils se disent adieu. „Toi... tout de même . pour mourir reviens a la maison", lui dit le mari. Elle s'élo.gne, et longtemps encore ils regardent sa silhouette qui disparait et reappara.t tour a tour sur les collines... Quelque temps après le= pere de Karev part a son tour. II ne veut pas gener sa belle-fille dans cas oü elle voudrait se remarier; il s'en va dans un monastere pour se faire moine.... , . Dans „laf' Ésénine ne décrit pas seulement les hommes et ce qui se passé dans leur vie; il y peint aussi la vie, et surtout la mort des animaux, il donne des descriptions de chasse et des des- criptions des animaux dans la nature. Cela commence a la première page, oü il decnt la chasse au loups et la joie qu'on ressent quand on a tue unours-Pu,s'^ua le vieux meunier va a la chasse, son petit neveu doit aller chercher balie. II n'y a pas de résurrection, on enterre Jésus au Champ de Mars a Léningrad. Martin, accablé par la douleur, meurt aussi, tandis qu'au dehors résonne le mot de fer: „République!" De même que 1'a fait Blok dans „les Douze" — mais après Ésénine — celui-ci met donc Jésus du cöté des révolutionnaires, la révolution est ainsi sanctifiée par la part qu'y prend le Christ. Mais en se battant Jésus est devenu humain, il sera tué et ne ressuscitera pas. Quelle a été 1'intention du poète en faisant mourir Jésus? Voulait-il dire que la victoire de la révolution sur le tsarisme marquerait aussi la fin du règne de la religion chrétienne? Si, par ce poème, Ésénine veut en finir avec la foi dogmatique, avec la religion d'après la Bible, il reste néammoins profondément mystique. La révolution n'est pas pour lui un changement de régime, elle n'est pas uniquement une lutte des classes, elle est beaucoup plus. Comparez son„neBymiiH 3ob'Y,,l'Invitation chantante") écrit en avril 1917 x): toute la terre est secouée par la révolution, avec elle la lune et le soleil glorifient Dieu d'avoir fait nattre ce nouveau fils, qui est la révolution. Remarquez que c'est au village qu'il fait naïtre cette révolution, dans les crèches paysannes. En maudissant le monstre anglais, qui ne pourra pas comprendre le miracle qui s'est produit en Russie, ni la vérité du Christ, il maudit aussi toute la civilisation de 1'Europe occidentale, et il lui oppose 1'étoile d'Orient. Le poème se termine par un hymne a la paix, a la fraternité de 1'humanité entière: Tbi He Hy>KeH MHe, öeccTpaniHbift KpOBO>KaSHbIH BHTH3b. Bce Mbl—HÓJIOHH H BHUIHH Tojiyöoro ca«a. ]\o KOHHHHbl BCeM HaM XBaTHT W Teiuia h CBeta! Kto-to yhht Hac h npOCHT rioCTHraTb M MepHTb. He ryÖHTb npmnjiH Mbi b MHpe A JIIOÖHTb M BepHTb! 2) ') Tome II, pp. 24—27. 2) Tome II, pp. 26, 27. („Je n'ai pas besoin de toi, héros intrépide, sanguinaire " „Nous sommes tous des pommiers et des cerisiers dans le jardin bleu " „Jusqu'i la fin il y aura assez de chaleur et de lumière pour nous tous! " „Quelqu'un nous enseigne, et nous demande de comprendre et de mesurer. — Nous ne sommes pas venus au monde pour détruire, mais pour aimer et pour croire!"). II ne faut pas oublier qu'Ésénine écrivait ces vers en avril 1917, alors qu autour de lui une grande partie des milieux bourgeois et intellectuels était remplie d'enthousiasme pour la révolution. II se laisse entrainer par la joie générale et, ne comprenant pas la portée des événements, il transforme la révolution a son idée. La révolution, née dans le village, devra apporter au paysan tout ce qu il peut désirer. Dans„OTHapb"') (,,Père de la Terre russe") Ésénine chante le paysan nouveau a qui tout appartiendra. Cet homme robuste et musclé portera dans ses mains le tendre nouveau-né (Jésus-révolution). Ésénine se sent un avec ce paysan qui est son père a lui aussi et qu'il connait a fond. Le paysan, qui porte la terre sur ses épaules, la jettera au ciel, et alors tous seront heureux, on mangera, on boira, et quand le Judas roux embrassera le Christ, on n'entendra pas tinter 1'argent. Cette vie de paradis qu Ésénine nous décrit ici, c'est I'idéal du petit bourgeois et du paysan individualiste. 3. Poèmes a l'honneur de la révolution écrits en 1918. Dans les poèmes que nous allons traiter maintenant la révolution d octobre n'est pas mentionnée. Ésénine était probablement a Konstantinovo quand la révolution eut lieu, et il ne fut ainsi pas témoin des combats de Moscou ou de Léningrad. Le poème „Oktohx"2) („Octoèque") ne diffère pas essentiellement des poèmes précédents, pourtant Ie poète y exprime une joie plus grande encore, une croyance plus inébranlable dans les bienfaits de la révolution. La révolution par laquelle 1'humanité est libérée de tout ce qui 1'entravait jusqu'alors, lui fait croire que les hommes sont capables de tout. Puisqu'on a renversé le gouvernement, qu on a fait cesser la guerre, on fera des choses beaucoup plus grandes encore. On ne se contentera pas d'agir sur la terre, mais Ie ') Tome II, pp. 34—39. Dans les oeuvres complètes ce poème est daté de 1918. Dans le périodique „CKn$b." 1918, N°. 2, et dans le recueil „Ce^bCKHÜ MacocnoB", Moscou 1918, le poème porte la date de juin 1917. II nous paratt aussi que le poème a été écrit avant la révolution d'octobre. 2) Tome II, pp. 40—45. Cosmos entier devra obéir a la volonté de 1'homme. Cet homme vigoureux, capable de tout, c'est le poète lui-même; au centre de ce Cosmos asservi a la révolution, il y a son pays natal, Konstantinovo et la province de Riazan. Dans „Octoèque" Ésénine chante son pays natal „aux yeux de vache", c'est a lui qu'il „apportera le soleil dans ses mains". Ses épaules secoueront le ciel, ses bras berceront les ténèbres, et 1'herbe des étoiles entrera dans le maigre épi du blé. La foudre éternelle s'est nichée dans la maison de son père, 1'univers entier n'existe que pour servir le pays du poète. Marie, et Dieu lui-même, sont la pour aider et soigner la Russie. Les arbres et les collines font retentir des cantiques sur le paradis; et ce paradis c'est son pays natal, oü son grand-père est assis sous un arbre géant. *) La conception mystique du monde, 1'union de la terre et du ciel exprimée ici par Ésénine, restent encore assez vagues. II n'y a pas de descriptions concrètes, rien que de vagues allusions a un paradis qui existera, quelque jour et quelque part. j Les poèmes qui suivent, „ripHuie CTBHe", „npeoópaweHHe ' et „MopaaHCKaa ro;iy6Hi;a"*),(J'Avènement duMessie", „la Transfiguration de Jésus" et „la Colombe du Jourdain ), reunis dans le recueil „ripeoópa>KeHHe"(Va Transfiguration ), sont moins vagues que les précédents. Ce n'est plus seulement un en d'allégresse a 1'honneur de la révolution, mais c'est une tentative a expliquer les événements. > La révolution et la lutte continuent, le paradis sur terre n est pas encore fondé. Le poète ne jette-t-il pas un ultimatum a Dieu, quand il s'écrie dans ,,1'Avènement du Messie . TocnoflH, a Bepyio! Ho BBe«H b cboh paft /JOHtfleBblMH CTpeJiaMH Moft npoH3eHHbifi Kpafi3). („Mon Dieu, je crois!.... - Mais fais entrer mon pays, percé par les flèches de la pluie, — dans ton paradis")- Le poème entier n'est qu'une explication mystique et symbolique de la révolution: Jésus (la révolution) est descendu sur la terre; de nouveau il porte sa croix, mais il n'a ni apotres, ni disciples aupres ') Tome II, pp. 40, 41, 43, 44. 2) Tome II, pp. 46-52, pp. 53-58, pp. 59-1 3) Tome II, p. 46. de lui. La Russie — la vierge Marie — est née du ciel et des étoiles. La vallée est Ia mère du nouveau Christ, né parmi les brebis. II y aura de nouveau le Calvaire, Jésus sera battu et torturé, car Ia révolution n'est pas encore victorieuse dans Ie pays entier; les forces contre-révolutionnaires se sont rassemblées, et on se bat de toutes parts. La parabole ne peut pas être développée plus loin: il n'y aura pas de crucifixion, car cela représenterait 1'échec de Ia révolution. Le poète veut croire a la victoire, malgré les doutes qui commencent a surgir. si, comme il voudrait Ie croire, Ia révolution doit vraiment faire entrer le peuple russe au paradis, pourquoi ce paradis tarde-t-il tellement a venir? Pourquoi la guerre civile ne prend-elle pas fin? Pourquoi ne peut-on pas encore vivre heureux? Cf. a la page 49. „Lescalier qui mène a Ton jardin — n'a pas de marches Comment puis-je y entrer, comment le monter — Avec le sang de mes parents et de mes frères sur mes mains?" Pourtant, a la fin du poème, il crie de nouveau sa foi et sa confiance dans la venue du paradis terrestre: Xojimm iioiot o nyfle, npo pafi 3BeHHT necoK. O, Bepio, Bepio — 6y.neT TeJIHTbCH tboh boctok! B Mopa OBca h rpeHH OH KHHeT HaM Te-wca Ho floJior cpoK flo BCTpeHH, A nróejib TaK 6jiH3Ka!') („Les collines chantent le miracle - Le sable parle d'une voix résonnante du paradis.- Oh, je crois, je crois - Ton Oriënt vêlera! - Dans les mers e avoine et du blé noir — II nous jettera le veau — Mais Ie terme jusqu & la rencontre est long - Et la ruine est si proche!"). Dans les poèmes qui suivent, le poète reprend et développe les images dont il se sert ici. Si Ia révolution — le Christ est Ie veau, Ie ciel est la vache. Mais la révolution, le paradis a venir, seront les magnifiques et abondantes récoltes. La terre, née du ciel', donnera naissance a la récolte, donc la terre est comme Ia vache. Ésénine se servira a plusieurs reprises de cette trés ancienne image paysanne. L'amour de son pays natal devient 1'amour de la vache. 2) ') Tome II, p. 51. pays natai°Ct°eqUe'' t0me P' 4°' 0" Ü P3r'e d6S yeux de vache de son YBeay TBOH HapoA OT ynoBaHHH, /Jaivi eiwy Bepy h Momb, Hroöbi n^yroM oh b 30pH paHHHe PacnaxHBaji c coJimjeM Homb. Hbme >k 6ypn b0ji0bbhm roJiocoM H KpHMy, ch3b C XpHCTa UlTaHbi: MOHTe pyKH cboh h BOJlOCbl 143 JlOXaHKH BTOpOH JiyHbl. roBopio BaM — Bbi Bce norHÖHeTe, Bcex 3aAyuiHT Bac Bepbi mox ')• ( Avec ma langue je lècherai les icones — Pour faire disparaïtre les visages des" martyrs et des saints. — Je vous promets la ville d'Inonia, — Ou vit la divinité des vivants!" .... „J'emmènerai ton peuple lom de 1 espoir |e lui donnerai la foi et la iorce, - Pourqu'ensemble avec le soleil il défriche la nuit - Dans 1'aurore du matin".... „Maintenant avec la voix de boeuf de la tempête — Je crie, en ötant les culottes au Chnst: Lavez vos mains et vos cheveux - Dans la cuvette du deux.eme quartier de la lune. - Je vous dis-vous périrez tous, - La mousse de lafoivous étouf- fera tous"). Mais la venue d'un nouveau Dieu est proche, le prophéte Ésénine 1'annonce, et la puissance de ce prophéte est illimitée ainsi que le prouvent les vers suivants: rOBOpiO BaM — BeCb B03flyx BbinbK) 14 KOMeTOH BbIT3Hy a3bIK. J\o EranTa pacKopany Hora, PacKyro c Bac noAKOBbi MyK — ") ( Je vous dis — je boirai tout 1'air jusqu'au fond — Et je tirerai la langue comme une comète. — J'écarterai les jambes jusqu en Egypte Je vous óterai les fers a cheval des tourments ")• Le poète s'adresse ensuite a ceux qu'il croit hostiles a la venue du nouveau Dieu, c'est-a-dire a 1'Amérique, avec son industriahsation, ses machines et son électricité. Car: He nocTpoHTb ui^anKaMH rB03flHHbiMH CwsHHe A^JieKHx 3Be3«3). („On ne peut pas construire avec des têtes de clous — L'éclat des étoiles lointaines"). ') Tome II, pp. 66, 67. 2) Tome II, p. 68. 3) Tome II, p. 69. La lutte finale sera donc dirigée contre les Américains. Mais 1'univers entier sera du cöté du prophéte Ésénine et du nouveau Dieu: le soleil et la lune serviront de roues a la terre, le poète prendra les montagnes par les oreilles et les secouera, d'un coup de main il enlèvera toutes les palissades, tous les enclos, comme si c'était de la poussière. D'une beauté presque biblique est la prophétie commen^ant par: M Bcnamy a nopHbie meKH Hhb tbohx hoboh coxoh; 3o;iotom npojieraT copoKoft ypojKaü Ha/j TBoefl CTpaHoö ')• („Et je labourerai les joues noires — De tes champs avec une nouvelle charrue; — Comme une pie dorée — La récolte survolera ton pays"). L'abondance des voyelles „a" et „o" fait résonner les vers, ils semblent être criés par cette voix de tempête dont parle si souvent le poète. Le paradis terrestre sera enfin réalisé: rio TynaM n«y, KaK no HHBe, a, CBeCHCb rOJIOBOfO BHH3. Bw>Ky TeÖH, Mhohhh, C 30JI0THMH ujanKaMH rop 2). („Je marche sur les nuages comme dans un champ, — La tête pendant en bas...— „Je te vois, Inonia, — Avec les bonnets dorés de tes montagnes"). 11 contemple ce pays idéal, oü sa vieille mère, assise devant sa maison, essaie en vain d'attraper un rayon de soleil; Ie soleil, comme un chat, joue avec sa pelotte de laine. Et au loin descend des montagnes le cantique qui Ioue ce Dieu nouveau: Kto-to c hoboh BepoH, Be3 KpecTa h MyK, HaT5my;i Ha Heöe Panyry, KaK JiyK. PaflyHca, CwoHe, IlpO^HBaH CBOH CBeT! HoBblH b HeÖOCKJIOHe Bbi3pe^ Ha3apeT. ') Tome II, p. 70. 2) Tome II, pp. 71, 72. Hobbih Ha KoSbuie EfleT k MHpy Cnac. Harna Bepa — b cwjie. Haiua npaB.ua — b Hac!') („Quelqu'un avec une religion nouvelle, — Sans croix et sans souffrance, — A tendu dans le ciel —Un arc-en-ciel comme un are. — Réjouis-toi, Sion, — Répands ta lumière! — Un nouveau Nazareth — A müri è 1'horizon. — Un nouveau Sauveur — Arrivé dans le monde, assis sur sa jument. — Notre foi — est dans la force. — Notre vérité — est en nous!"). Ces deux derniers vers pourraient facilement donner lieu a des malentendus. Quand on ne tient pas compte du contexte, ils ont 1'air d'être tout a fait révolutionnaires, mais quand ils sont pris dans 1'ensemble, on s'apergoit que la force dont parle le poète, c'esf la force de 1'homme qui écarté ses jambes jusqu'en Egypte, qui enfonce les ongles de ses mains dans les deux pöles de la terre et qui rompra la terre en deux comme un petit pain blanc. 2) Après „InoniaÉsénine écrit encore deux poèmes, exprimant les mêmes idéés et dans une langue aussi saturée d'images que celle d',,Inonia". Ce sont„HeöecHbifi EapaöaHmHK"3) (>Je Tambour céleste") et „naHTO KpaTop"4) („Pantokrator"). Ici encore, il s'exprime avec un enthousiasme qui ignore la réalité autour de lui; ici encore, il se révolte contre la religion traditionnelle, mais sa révolte est toujours mystique, et met une autre religion a la place de 1'ancienne. La révolution bolchéviste, les luttes contre les troupes Contre-révolutionnaires, sont pour lui des détails de cette grande révolution mystique. C'est ainsi que dans le „Tambour céleste" il s'écrie: „Vive la révolution, sur la terre et dans les cieux!" Et: „Nous jetterons des ames comme des bombes..„La salive des icones" ne lui sert plus a rien désormais, et il n'a pas peur des „troupeaux blancs des gorilles", c'est-a-dire des troupes contre-révolutionnaires. Le poète n'a pas peur, paree qu'il est convaincu que le pouvoir de 1'homme révolutionnaire est si grand, qu'il obligera le cosmos entier a lui aider dans sa lutte: ECJIH 3t0 COJIHUe B 3aroBop c hhmh, — Mbi ero Bceü paTbio Ha uiTbiKax noflbiiweM. ') Tome II, pp. 72, 73. 3) Tome II, pp. 74—78. 2) Cf. tome II, p. 68. 4) Tome II, pp. 78-82. Ecjih 9tot Mecai; Apyr hx nepHofl chjim, — Mbi ero c Jia3ypn KaMHHMH b 3aTbUI0K. Pa3MeTeM Bce TynH, Bce Aoporn B3MecnM. byöehuom mm 3eMJiio K pa,nyre npHBecHM. ("Si ce soleil Conspire avec eux, — Nous le soulèverons sur les baïonnettes — De toute notre armée. — Si cette lune — Est liée d'amitié avec leur force noire, — Nous Ia chasserons de 1'azur — En lui jetant des pierres dans la nuque. — Nous balayerons tous les nuages, — Nous pétrirons toutes les routes. — Nous suspendrons la terre — Comme un petit grelot a 1'arc-en-ciel"). Dans Ie poème suivant, „Pantokrator", Ésénine jette de nouveau ses reproches a Dieu et continue de 1'injurier: He MOJiHTbca Teöe, a jiaaTbca Haynmi Tbi mchh, Tocnoflb '). („Ce n est pas k te prier, mais h t'injurier — Que tu m'as appris, mon Seigneur";. Pour le poète, ce n'est pas Dieu qui fait tourner les astres, mais ce sont les morts: BnjKy, flefl moh THHeT Bepuieft Co^Hue c no^flHH Ha 3aKaT2). („Je vois, mon grand-père tire avec une nasse — Le soleil du sud vers 1'ouest"). Ésénine attend la venue du cheval rouge qu'on attèlera a Ia terre et qui la conduira dans une autre ornière, dans un pays heureux. Les morts qui se trouvent déja dans ce pays heureux — qui n est pas le ciel de Ia religion chrétienne! —- „verront de leurs champs que nous allons chez eux en visite". Les citations que nous avons faites semblent nous donner 1'évidence que 1'auteur d'„Inonia", du „Tambour céleste", et de „Pantokrator" n'était ni un athée, ni un communiste. Pourtant il se croit révolutionnaire, il accepte les choses nouvelles sans rien regretter de ce qui a été détruit. Mais comme il ne comprend absolument rien ') Tome II, p. 78. 2) Tome II, p. 79. a 1'économie, ni a la conception marxiste de la lutte des classes, il ne peut pas comprendre non plus la politique des bolchéviks; il s'imagine que le paradis terrestre, le pays Inonia, sera établi en un coup de main. II attend les événements avec impatience, et il sera bientöt dé?u et désillusionné quand il verra que la lutte acharnée continue, et que le paradis n'existe pas encore. 5. Autres poèmes lyriques des années 1917—1918. Avant de parler de cette nouvelle phase de la poésie d'Ésénine, il est nécessaire de dire encore quelques mots des petits poèmes lyriques, écrits en 1917 et 1918, et qui ne parient pas directement de la révolution. II est assez curieux de constater que ces poèmes ne renferment presque rien de ce mysticisme, de cette attente d'une religion nouvelle qui avaient inspiré ses poèmes révolutionnaires. Écrits après les événements de 1917, ils continuent de chanter le village comme si rien n'avait changé; ils différent donc beaucoup des autres poèmes écrits durant les mêmes années. Faudrait-il en conclure, comme le fait Sviatopolk-Mirski i), que le cycle d'„Inonia" et des poèmes annexes est faux et que le poète n'y est pas sincère? En effet, si 1'on compare le cycle d'„Inonia" aux poèmes lyriques dont nous parions, le premier de ces écrits semble avoir quelque chose d'artificiel et d'exagéré. Nous croyons avoir démontré que leur valeur littéraire n'était pas négligeable, pourtant le talent d'Ésénine ressort avec plus de force et plus de sincérité des petits poèmes dans lesquels il chante son pays d'une faKb JIllTb HacOB He3pHMbIH flO>Kflb. Bpeiwa — MejibHHija c KpbuioM. ') Nous retrouvons dans d'autres poèmes encore ce procédé de finir la strophe par le vers qui 1'a commencé. Cette répétition donne quelque chose de vague et d'illimité qui s'accorde trés bien è ce genre de poème lyrique sans contenu fixe. („Le temps — moulin avec son aile — Fait descendre la lune — Derrière le village dans le seigle — Comme une pendule pour verser la pluie invisible des heures. — Le temps — moulin avec son aile'*). II se servira encore une fois de cette image du moulin dans le poème oü il règle son compte avec Kliouev: Te6e o cojiHue He nponeTb B okouiko he ybhfletb paa, Tan MejibHHua, KpbiJioM Maxaa, C 3eMJiH He Mo>KeT yjieTeTb ')• („Tu ne pourras pas chanter le soleil, — Tu ne pourras pas voir le paradis par ta fenêtre, — Ainsi le moulin, battant de son aile, — Ne peut pas s'envoler de la terre")- Si la mélancolie semble avoir quitté Ésénine dans les poèmes révolutionnaires, nous la retrouvons ici, particulièrement dans le poème de la page 146 du tome I, qui révèle un spleen et une lassitude de la vie tels qu'il ne les avait encore jamais exprimés. A cöté de la fatigue de la vie, il y a, exprimé pour la première fois, le sentiment horrible de n'être bon a rien dans la vie, de n'être nécessaire a personne, quand il dit: ripoiurocaji, nponjiaKa;i aowflb BeceHHHH, 3aiwepjia rpo3a. CnyMHO MHe c toöoh, Cepreft EceHHH, IloAbiMaTb r;ia3a... bckojibixhet oh EpiocoBa h EjioKa, BcropMOUiHT «pyrux, Ho Bce Tan we fleHb B3o0aeT c BOdOKa, Tan we bcnbixhet mhi\ He H3MeH3T jihk 3eMjm HaneBbi, He CTpaxHyT jiHCTa2). („La pluie du printemps a fini de danser et de pleurer, — L'orage se tait — Cela m'ennuie, Serge Ésénine, — De lever les yeux avec toi — II3) agitera Briousov et Blok, — II inquiètera d'autres, — Mais toujours le ') Tome I, p. 167. 2) Tome I, p. 146. On se demande pourtant si ce poème n'aurait pas été écrit avant la révolution. Dans les oeuvres complètes ce poème ne porte pas de date; il a paru pour la première fois dans le périodique „Ckh4)ï>i" 1918, N°. 2. 3) Ésénine parle ici de lui-même. jour se lèvera de Ia même fa^on h I'Est, — Et de la même fa^on le moment s'enflammera. — Les chants ne changeront pas le visage de la terre, — lis ne secoueront pas Ia feuille "). A Ia fin du poème, Ésénine s'adresse a Dieu avec les paroles du Christ crucifié: „Eli, eli lamma sabacthani", (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-Tu abandonné!). Le caractère d'Ésénine n'a été stable a aucune période de sa vie; différents états d'ame se succèdent sans que la cause en soit apparente. L idéé du suicide ne le quitte pas, même aux moments les plus heureux de sa vie; nous estimons que dans les poèmes que nous sommes en train de traiter les deux vers suivants, page 139 du tome I, doivent être compris dans ce sens: Mojkct öbiTb, k BpaTaM rocnoflHHM CaM ceöa 3 npHBe,ny. („Peut-être je me conduirai — Moi-même vers les portes du Seigneur"). Mais en dépit de ces quelques poèmes mélancoliques, et malgré cette allusion a une fin tragique, le ton général de 1'oeuvre d'Ésénine, durant les années 1917 et 1918, est gai. Et surtout il a foi en son talent littéraire, il sait qu'il a quelque chose a dire, et il s'imagine être utile au peuple russe en écrivant ses poèmes. CHAPITRE IV. L' „IMAGISME". 1. Les Clefs de Marie. Ce traité en prose, paru en 1920 sous le titre de „Kjiiohh Mapmi" ') („Les Clefs de Marie") 2), a été composé en 1918. Ésénine cherche a y formuler sa conception du monde, a y définir ce qu il entend par poésie, par religion, et a exprimer tout ce qu'il attend des suites de la révolution. II semble avoir voulu exprimer ses idéés personnelles sur le monde dans „les Clefs de Marie"; il veut, lui aussi, se distinguer en créant un système, pendant ces années dans lesquelles les théories révolutionnaires et autres se multiplient au milieu de la bohème de Moscou. „Les Clefs de Marie" peuvent être considérées comme un commentaire aux poèmes révolutionnaires dont nous avons parlé dans le chapitre précédent; les théories formulées ici préparent en même temps 1'adhésion du poète au mouvement de l'„imagisme". Ce petit traité a donc une grande importance dans 1'oeuvre d Ésénine, il nous donne un exposé des idéés et des pensées du poète en 1918, et nous apprend jusqu'a quel point il était alors mystique. C'est pour cela aussi qu'Ésénine a refusé plus tard de faire rééditer „les Clefs de Marie", et qu'il n'a même pas voulu leur donner une place dans 1'édition de ses oeuvres complètes. Lélevitch nous raconte qu'un ami d'Ésénine ne réussit pas a obtenir de lui, en 1924, qu'il lui donnat a lire „les Clefs de Marie"; le poète semblait avoir honte d'avoir écrit cette brochure. Lélevitch demanda lui- ') C. EceHHH: „Kjiiohh Maphm", éd. „Mockobck. TpyAOB. ApT. XyAOMCH. CjioBa", Moscou 1920. 2) Dans une note Ésénine explique que „Marie", dans la langue des chatieurs de la secte de Télapoutinsk, signifie „1'ame". même a Ésénine, en 1925, s'il avait 1'intention de faire réimprimer „les Clefs de Marie" dans ses oeuvres complètes. „Non", lui répondit Ésénine, „il y a trop de mysticisme la-dedans". !) L'édition de 1920 des „Clefs de Marie" étant devenue extrêmement rare, nous donnons ici un bref résumé des idéés et théories exprimées dans ce traité. Ésénine commence son petit livre en donnant une définition de l'ornement, il dit entr'autres: „I'ornement —c'est de la musique". 2) D'après lui, Ia Russie ancienne surtout est étroitement liée a l'ornement; presque chacune des choses qu'elle renferme, rend, par un son spécial, 1'idée que nous ne sommes que passagers, voyageurs sur cette terre, mais, qu'au-dela des événements terrestres, la rive attendue est déja proche. II nous parle de 1'origine de l'ornement, de ses influences orientales; il semble avoir fait des études assez approfondies a ce sujet. II souligne le fait que l'ornement russe existait déja avant les influences byzantines et grecques. Beaucoup de savants ont étudié 1'origine des livres et de 1'art de la miniature, dit-il, mais on n'a pas étudié ce qu'il y a de beaucoup plus intéressant, c'est-a-dire l'ornement tel qu'on le trouve dans les maisons paysannes et dans les objets de ménage. II cite comme exemple les serviettes sur lesquelles se trouve brodé 1'arbre symbolique représentant „la familie"; ceci est une explication mystique de 1'origine de 1'homme, qui provient de 1'arbre. Comme preuve, il cite d'anciennes légendes. II donne ensuite 1'explication des différents ornements qui décorent la maison paysanne, tels que les chevaux en bois qu'on trouve sur les toits, les coqs et les pigeons, les fleurs brodées sur les serviettes et sur les couvertures de lit. „Tout cela ce ne sont pas uniquement des ornements", dit-il, „c'est aussi une grande épopée, expliquant Tissue du monde et Ia destination de 1'homme." Ésénine développe cette idéé: Ie cheval, dans différentes mythologies, est 1'image de I'élan, mais seul le paysan russe a eu 1'idée de mettre un cheval sur le toit de sa maison, et de la rendre ainsi semblable a un char. Le pigeon sur Ie toit est le symbole de 1'hospitalité, il invite a entrer; il est représenté avec les ailes déployées, comme s'il les ') Cf. T. JlejieBHH: „Ceprefi Ecchhh. Ero TBopwecKHÜ nyTb", éd. „roiwejibCKHH Pa6oHHfl", 1926, p. 38. 2) „Kjiiohh Mapna", p. 7. 7 ouvrait pour voler dans 1'ame de celui qui veut pénétrer dans la maison. Nous avons fait vivre et prier tous les objets qui sont autour de nous, dit Ésénine. L'arbre ne se trouve représenté que sur la serviette de toilette. L'arbre, cela veut dire la vie. Le matin, on se débarbouille le visage avec de 1'eau, celle-ci est le symbole de la purification et du baptême a 1'honneur de la journée nouvelle. En s'essuyant le visage avec uneserviette sur laquelle est brodée 1'image de l'arbre, le peuple russe exprime qu'il n'a pas oublié que les ancêtres s'essuyaient avec une feuille. Tout eet exposé sur la valeur des ornements fait 1'effet d'être un peu recherché; Ésénine ne répète pourtant que ce qu'il a lu dans des livres scientifiques; il n'invente pas. Kliouev même, qu il voudrait tant surpasser, avait déja dit: y3HaSTe >Ke Hbme: Ha KpoBJie kohck EcTb 3H3K mojinajihbbih, hto nyrb Ham AajieK. M3Öa — KOJiecHHija, KOJieca — yrjiw, CjieTHT cepaiJ)HMbi H3 oöJiaHHOH Mrjibi, W Pycb móman — HecMeTHbifi 0603! — BcnapHT Ha pacnyTbH B3biBaioiii,HX rpo3 ....') („Sachez maintenant: le petit cheval sur le toit — Est un signe muet que notre chemin est long. — La chaumière est un char, les coins en sont les roues, — Les séraphins descendront du brouillard des nuages, Et la Russie des chaumières, comme un train de chariots infini! — Prendra son essor au carrefour des orages appelant è 1'action"). L'art de la parole, dit Ésénine, a fait son apparition au dixième et au onzième siècle, donc après l'ornement. L écriture nous est arrivée de 1'occident, mais on aurait bien trouvé soi-même une fa^on de s'exprimer, sans avoir besoin de 1'aide du dehors. Dans la vieille Russie, en effet, on se servait déja de signes pour exprimer les choses: dans les maisons de paysans, par exemple, il y avait le coin rouge qui représentait 1'aurore; il y avait le plafond qui était la voute du ciel; et enfin la grosse poutre du plafond, qui représentait la voie lactée. Ésénine, dans le but d'expliquer les métaphores de la langue russe, se perd ensuite dans des étymologies fausses et trés recheichées. En dehors de cette introduction, les pages dans lesquelles il ') Cité d'après FleTpoHHK: „M^ea poahhbi b cobctckoh no93HH", „PyccKaa Mticjib", 1921, I, p. 219. nous parle des images paysannes sont intéressantes, et, ce qui est surtout important, elles nous montrent qu'Ésénine a trouvé dans Ie langage paysan les images cosmiques qu'il emploie dans Ie cycle d'„Inoma". L'homme, être craintif, dit-il, désire vivre en harmonie avec le monde qui I'entoure. Pour cela il cherche a diminuer les distances qui le séparent du monde extérieur en les reconstituant a sa mesure; le soleil, par exemple, lui semble être une roue ou bien une génisse; les nuages pleurent comme des loups; c'est pourquoi les paysans disent quand il pleut: „Les loups ont déchiré Ie soleil". i) Esenine va trop loin en développant cette théorie des images. Selon lui 1'alphabet russe serait né du besoin de rendre en images les secrets cosmiques. 2) La lettre „A" serait Ie signe de homme se penchant sur la terre, dans le „E" il s'est relevé, dans le ,,B'' il a découvert son centre personnel et se penche sur son nombril. Ce n est qu'a la fin de 1'alphabet, avec la lettre „H", que l'homme, joignant les mains sur son nombril — signe de la'connaissance personnelle — marche sur la terre, la tête relevée. II n'a pas encore trouvé son but, il est continuellement en route. 2) Ésénine estime qu'il est nécessaire de rechercher ainsi toutes les images que renferme notre vie sans que nous en soyons encore conscients, si nous voulons comprendre les secrets de notre langue et de notre vie elle-même. Mais ce n'est que dans les villages qu^on comprend encore le sens des images; cette compréhension s'est perdue dans la ville. „Des criards pareils a des bêtes sauvages, une critique absolu- ment illettrée et 1'état idiot de Ia population des villes, ont remplacé cette compréhension par Ie son stupide du fer de 1'Amérique et par la poudre de riz sur les joues vidées des prostituées de la capitale." 3) K Le village, a demi détruit par les différentes branches de 1'industne, est le seul gardien du secret; mais ce village est divisé aussi par les sectes religieuses qui contribuent a sa mort. Mais voila que Ia révolution arrivé, ce tourbillon qui rase Ia barbe au vieux monde, a ce monde d'exploiteurs des forces des masses. La révolution est pour Ésénine ce qu'est 1'ange du salut pour un mourant. C'est elle qui fera revivre 1'art: „L'art de I'avenir s'épa- ') Cf. „K;ik>hh MapHH", p. 20. Tout en se servant dans sa poésie de c images paysannes Ésénine les développe et leur donne une significatie plus profonde que celle qu'elles avaient d'abord. 2) Cf. „Kjihdhh MapHH", p. 23. *) „Kwm Maphh", p. 26. nouira dans toutes ses possibilités, comme un verger universel, oü les hommes, après la danse, se reposeront heureux et sages, sous les rameaux ombrageux d'un arbre géant, dont le nom est „Socialisme", ou bien „Paradis", paree que le paradis, dans la littérature paysanne, est représenté comme un pays oü il n'y a pas de vente des champs labourés, oü il y a des chaumières nouvelles, couvertes de planches de cyprès, oü le temps décrépit, errant a travers les champs, appelle a table toutes les races et tous les peuples, et sert a chacun une boisson d'orge et de millet dans un puisoir en or." i) Mais avant d'atteindre cette vie idéale, 1'homme devra rapprendre les signes oubliés; car, d'après Ésénine, ce socialisme ne sera pas seulement pour notre terre, 1'univers entier devra y prendre part. Lorsque 1'homme comprendra la symbolique de 1'alphabet, il saura que les dernières lettres sont le symbole du mariage de la terre et du ciel. L'espace entier sera vaincu, les routes y seront marquées par des signes, les hommes entreront en contact avec toutes les autres planètes, avec le monde dans toute son immensité. Mais un grand travail intérieur est nécessaire a 1'homme avant qu'il puisse atteindre ce but. Ésénine parle plus directement des problèmes littéraires dans 11 dernier chapitre des „Clefs de Marie". Pour lui, 1 image est la substance même de la création. L'image, de même que la substance de 1'homme, se divise en trois parties: 1'ame, la chair et 1'intelligence. II nomme l'image de la chair „préposée" (sacTaBOMHbifi), l'image de 1'ame „navale" (KopaóeJibHbiS), et l'image de 1'intelligence „angélique" (aHreJiHHecKHH )• L'image „préposée" est, comme la métaphore, la comparaison d'une chose avec une autre, p.e. „le soleil est semblable a une roue", etc. Dans l'image „navale", l'image „préposée" devient mouvante, elle navigue sur 1'eau comme un bateau. L'image „angélique", enfin, est la véritable création: on brise une fenêtre dans une image „préposée" ou „navale", et de nouvelles images se forment, sans être accompagnées d'un „comme". C'est sur cette dernière image, l'image „angélique", que sont batis pres- que tous les mythes. La littérature russe, suivant Ésénine, devrait être construite sur ces trois images. Que trouve-t-on au contraire dans la littérature actuelle? II constate qu'elle ne renferme presque pas d'images, et sa sévère critique a eet égard n'épargne même pas Kliouev. ') „K;ik>hh MapHH", p. 28. Comment Ésénine juge-t-il la nouvelle littérature prolétarienne? „ les ombres des déraisonnables, de ceux qui ne sont pas nés pour le sacrement d'écouter Ie règne du soleil en nous, essaient maintenant d'étouffer chaque voix allant du coeur a 1'intelligence; mais contre eux il faut la lutte aussi impitoyable que contre le monde ancien. Ils veulent nous serrer avec les mains du figuier maudit, qui est né pour être sans fruits. II faut que nous leur arrachions des mains Ie „Proletculte".*) L'ame humaine est trop compliquée pour être rivée dans un cercle défini de sons d'une seule mélodie ou sonate de la vie." 2) Ésénine estime que ceux qui a ce moment dirigent Ie „Proletculte" ne sont donc pas sur la bonne route. II se rend pourtant compte qu'il faudra chercher de nouveaux chemins, et que les vieilles formes de I'art devront disparaitre avec le capitalisme. L'art ancien mourra, mais en même temps il donnera vie a un art nouveau, lequel s'exprimera d'une tout autre manière. Ésénine semble croire que ce procédé s'accomplira au dedans de l'art même, et sans 1'aide du dehors. „Voila pourquoi", dit—il, „les mains de la tutelle marxiste nous semblent tellement dégoütantes quand elles touchent a 1'idéologie de 1'essence de l'art. Cette tutelle, employant les mains des ouvriers, construit une statue pour Marx, mais les paysans veulent faire une statue pour la vache."3) La terre poursuit son voyage; Ésénine la compare a 1'oiseau laché par Noé et qui n'atteignit pas le but. Seul le pigeon apportera le rameau d'olivier, c'est-a-dire „1'image dont les ailes sont soudées par la croyance de 1'homme, non a cause de sa conscience de classe, mais a cause de sa conscience du temple de 1'éternité qui est autour de lui."4) Dans „les Clefs de Marie" Ésénine fait donc ressortir trois choses: il insiste en premier lieu sur 1'importance de l'ornement dans 1 art. Les pages a ce sujet peuvent être considérées comme un commentaire sur les poèmes du cycle „Inonia". II nous parle ensuite de 1'image, et il expose sa conception des trois sortes dont elle se compose; c'est surtout par les idéés qu'il expose ici qu'Ésénine a pris part au mouvement de r,,imagisme". Enfin, et en troisième lieu, ') Organisation semi-officielle qui, d'abord sous la direction d'A. A. Bogdanov, chercha è créer un art prolétarien. 2) „K;ik>hh MapHH", p. 37. 3) „K-jiiomh MapHH", p. 39. 4) „Kjiiohh MapHH", p. 42. „les Clefs de Marie" nous donnent une image trés claire des convictions politiques et religieuses d'Ésénine; ce dernier accepte la révolution avec joie et ne regrette rien de ce qu'elle a détruit, mais ses idéés sur les suites de la révolution sont trés différentes de celles des communistes. II nous dépeint 1'état futur tel qu il se le représente; c'est un paradis pour le paysan, ainsi qu'il 1'avait déja décrit dans son poème „OTHapb" („Père de la Terre"). Si Ésénine parait ignorer les projets des bolchéviks en ce qui concerne la vie paysanne, il voit bien ce qu'ils font dans la littérature, et dans ce domaine il se tourne avec haine contre eux. Même pour un communiste, ce n'était pas grave d'être en désaccord avec le „Proletculte"; il y avait des gens bien plus marxistes qu'Ésénine qui n'avaient pas la même opinion sur la littérature que le „Proletculte". Mais Ésénine se révéla tout a fait contre-révolutionnaire aux yeux des bolchéviks lorsqu'il maudit le „Proletculte", paree que celui-ci élevait une statue a Marx. Le mysticisme exprimé dans ,,les Clefs de Marie" est certainement dü encore au milieu mystique dans lequel Ésénine avait vécu a Pétrograd. Au cours d'une conversation qu'il eut avec Rozanov, Ésénine raconte qu'André Bely 2) et Serge Klytchkov 3) exercèrent une grande influence personnelle sur lui. „Pendant quelque temps , dit-il, „je me suis beaucoup rapproché de Serge Klytchkov, un poète qui m'est trés proche. C'est alors que j'écrivis „les Clefs de Marie". 4) Pourtant Ésénine se détournait déja de ces poètes. 11 espérait beaucoup de 1'avenir, et il n'éprouvait que du dédain pour ceux qui continuaient tranquillement a écrire, sans vouloir créer un art nouveau. II cherche lui-même cette forme nouvelle, apte a exprimer 1'état de choses actuel. Ayant rompu avec Kliouev, il est trés conscient de sa force personnelle; il ne veut plus suivre, mais il veut guider un nouveau mouvement littéraire. ') Cf. Chapitre III, p. 79. 2) André Bely, né en 1880, est un poète lyrique trés mystique, un des chefs du mouvement symboliste dans la littérature russe; plus tard il fut un adhérent fervent de 1'anthroposophe Rudolph Steiner. 3) Serge Klytchkov, né en 1889, est comme Ésénine un élève de Kliouev. C'est un poète paysan qui chante surtout la Russie ancienne avec ses vieilles coutumes. „ 4) m. p03ah0b: „Ecchhh o ce6e u Apyrnx", „Hhkht. Cy66. Moscou 1926, p. 16. Ésénine était rempli de ces idées-la lorsqu'il rencontra, a la fin de 1918, Anatole Marienhof et Cherchénevitch, et qu'ensemble ils fondèrent le mouvement littéraire de l'„imagisme". 2. L' „Imagisme". L'„imagisme", en tant que mouvement littéraire, surgit pour la première fois en Angleterre oti il fut fondé par Ezra Pound et Wyndham Lewis peu avant la guerre mondiale. II y eut aussi un mouvement „imagiste" en Espagne, et 1'école du „fantaisisme" en France offre de même des ressemblances avec le mouvement littéraire russe. i) L'„imagisme" („HMa>KHHH3M", littéralement „imaginisme") russe n'est pourtant pas une imitation de ces écoles étrangères, quoique Ie nom en ait probablement été emprunté au mouvement anglais. 2) L'„imagisme" est né en Russie, comme il était né dans les autres pays, du besoin d'apporter de Ia nouveauté dans Ia poésie, et de trouver un nouveau moyen pour captiver le public et pour exprimer des émotions qu'on croyait être modernes. C'est au commencement de 1919 que les „imagistes" russes publièrent un premier manifeste oti ils exposaient leurs principes dans les journaux „CoBeTCKaa C/rpaHa" („Pays soviétique"), a Moscou, et „CupeHa" („Sirène") a Voronège. Que sont les principes nouveaux qu'ils apportent, et de quel droit s'érigent-ils en novateurs littéraires? Dans leur manifeste, les „imagistes" se tournent contre le symbolisme et contre le futurisme dans la poésie. Pour eux, I'image est le seul principe de la poésie, et c'est ce qu'ils définissent dans lat phrase suivante: „La seule loi de 1'art, sa seule et incomparable méthode, est de faire paraitre la vie au moyen de I'image et par le rythme des images." 3) A la tête du mouvement „imagiste" se trouvait le poète Vadim ') Cf. 3. BeHrepoBa: „AHr^HÜCKHe tJjyTypHCTbi", „CTpe^eu", c6. I, 1915. 2) Cf. une lettre d'Ésénine h Ivanov Razoumnik (citée par £. B^arofi dans: „MaTepnajibi h xapaKTepwcTHKH C. EceHHHa", „KpacHan hobb", 1926 N°. 2), dans laquelle Ésénine dit e. a.: 1'imagisme", que Z. Venguérova a attiré chez nous par son recueil „Strélets" (sur les futuristes anglais) et que nous avons adopté et changé un peu". 3) „AeKJiapaitHH" (huudkhhhctob) 3a noAnHCHMH EceHHHa, HBHeBa, MapHeHroi}>a, UlepuieHeBHHa, B. Sp/wana, r. flKyjiOBa, „CoBeTCKaa CrpaHa", Moscou 10/11 1919. Cherchénevitch, qui avait été un fervent futuriste et un disciple du futuriste italien Marinetti. II avait beaucoup admiré Balmont d'abord, Blok ensuite, et avait eu enfin une grande admiration pour Maïakovski. II se jette maintenant dans l'„imagisme", et c est lui qui conduira les principes de ce mouvement jusqu'a leurs conséquences les plus extrêmes. L'image avait toujours joué un röle prépondérant dans sa poésie, désormais elle devient pour lui la seule chose qui compte. De même que pour le futuriste la parole est la base de la poésie, pour l'„imagiste" c'est l'image. i) Cherchenevitch trouve que l'image a même plus d'importance que le contenu du poème, ce dernier ne doit être qu'une sorte de catalogue d'images. II faut, dit-il, écrire de telle sorte, que le poème puisse être lu aussi bien de la fin au commencement, que du commencement a la fin. 2) L'image en elle-même a donc de 1'importance. La tache du poète est de retrouver l'image qui est a la base de chaque mot, mais qui souvent a été „mangée" par le contenu de la parole, et de la faire ressortir dans son poème. „L'image (ou symbole), pour le symboliste, est un moyen de penser; pour le futuriste, c'est un moyen de renforcer la visibilité de 1'impression, pour l'„imagiste", elle est en elle-même un but". „L'image n'est pas seulement pas subordonnée a la grammaire, mais elle lutte de toute force contre elle et la chasse." Cherchénevitch conclut en disant: „La musique est pour les compositeurs, les idéés pour les philosophes, les questions politiques pour les économes^mais pour les poètes il n'y a que les images et rien que les images." 2) La théorie de l'„imagisme", tout en paraissant trés révolutionnaire, était au fond une théorie réactionnaire en 1919, paree qu'elle détournait les artistes de la réalité qui les entourait. Alors que la guerre civile sévissait, les „imagistes" ne s occupaient qu'a écrire en images et ne voulaient pas mettre leur poésie au service de cette lutte. Cherchénevitch fut pourtant le seul a appliquer avec autant de conséquence les théories „imagistes". Le résultat littéraire de ce qu'il écrivit pendant sa période „imagiste ' est bien faible. 3) Anatole Marienhof fut, a cöté de Cherchénevitch, le plus typique ') Les „imagistes", dans leurs théories, se sont beaucoup servis de la théorie de Potebnia sur les images. 2) Cf. B. UJepuieHeBHH: „2X2 = 5", p. 10 et suiv. ^ 3) Cf. par exemple: B. lUepuieHeBHM: „JIouiaAb, Kan Jioiuaflb , éd. „FI-rceHAa", Moscou 1920. représentant de l'„imagisme". II est plutöt connu du grand public comme 1'ami d'Ésénine, que par ses oeuvres littéraires. II ne va pas aussi Ioin que Cherchénevitch dans son application des théories „imagistes"; pour lui, le contenu du poème a encore une certaine valeur. Comme Cherchénevitch, il est le poète de la grande ville et, comme lui, il sort de 1'école des futuristes. II défend et applique surtout I'un des principes de l'^imagisme", a savoir qu'il faut ajouter 1'image impure a 1'image pure, ce qui donne Ie droit de décrire les choses les plus affreuses et les plus dégoutantes. N'ayant lui-même aucun sens moral et étant trés déséquilibré, il jouit de chanter les excès sanglants de la révolution. II devient de plus en plus maladif dans sa poésie; plus tard il sera atteint de Ia folie des grandeurs, il se croira Ie nouveau Christ, ou le roi Philippe II d'Espagne. i) Nous ne voulons pas parler ici de tous les petits poètes, criards sans talent, qui se sont rattachés a r„imagisme", ni des sculpteurs et des peintres „imagistes". Ce mouvement ne serait pas si connu et on n'en aurait pas autant parlé, si deux véritables poètes, poètes d'un talent bien plus considérable que celui de Cherchénevitch ou de Marienhof, n'y avaient pas attaché leur nom. Ces poètes furent Kousikov et Ésénine. Les différents manifestes étaient signés par eux en même temps que par les autres „imagistes". L'„imagisme" de Kousikov ne va pas beaucoup plus loin que cela, et on peut se demander pourquoi il y adhérait. Pour ce qui est d'Ésénine, nous verrons tout a 1'heure que sa manière d'écrire ne changea pas beaucoup après qu'il fut devenu „imagiste". Lorsque Cherchénevitch fit paraitre son „2 X 2 = 5", en 1920, Ésénine et Kousikov ne se montrèrent pas du tout d'accord avec les théories qu'il y développait, et tous deux protestèrent contre ce livre. 2) Après leur premier manifeste, qui ne fut d'ailleurs publié qu'après de longues discussions, les „imagistes" se firent remarquer par les extravagances qu'ils commettaient. Ésénine et Marienhof attiraient ') Cf. entr'autres: A. MapweHroc}): „ByaH-ocTpoB", éd. „MMawHHHCTbi", Moscou 1920. A. MapneHrocJ): „CTHxaMH HBaHCTByjo", éd. „MMaHCHHHCTbi", Moscou 1920. Apc. ABpaaMOB: „BonjiomeHwe. Ecchhh, MapneHro^", Moscou 1921. B. A. JlbBOB-PoraneBCKHH: „MMa>khhh3m h ero 06pa30H0CUbi", Moscou 1921. 2) Cf. B. Jï. JlbBOB-PoraneBCKHH: „HoBeMmaa pyccKaa jiHTepaTypa" Moscou 1926, p. 293. partout 1'attention du public, par leurs chapeaux hauts de forme plus encore que par leurs oeuvres. Pourtant ils s'érigeaient en grands novateurs littéraires, ils firent tant de bruit autour de l'„imagisme", que le commissaire du peuple, Lounatcharski, crut nécessaire, en 1921, de vouer a cette école un article, dans lequel il dévoilait les „imagistes" au public comme „des charlatans qui cherchaient a le mystifier." i) Les „imagistes" indignés répondirent, dans le numéro suivant du même périodique, par un manifeste signé d'Ésénine, de Marienhof et de Cherchénevitch. Furieux de 1'outrage qui leur a été fait, ils y mettent le commissaire du peuple Lounatcharski en face de deux alternatives: „cesser cette poursuite étourdie de tout un groupe de poètes-novateurs, ou bien, si la phrase employée représente vraiment une solide conviction, les bannir en dehors de la Russie oü leur présence, en qualité de charlatans, est offensante pour eux, dépourvue de nécessité, et peutêtre même nuisible pour 1'état." Ils proposent en outre a Lounatcharski, en tant que critique littéraire, d'organiser „une discussion publique sur l'„imagisme", a laquelle seront invités, comme juges compétents, des professeurs de 1'université et d'autres représentants de Ia science et de 1'art." Ce manifeste est signé par: „Les Maitres du Comité Central de 1'Ordre des „Imagistes", Ésénine, Marienhof, Cherchénevitch." 2) II est évident que ni 1'une ni 1'autre de ces alternatives ne fut suivie, les „imagistes" continuèrent en effet de dire leurs poèmes dans les cafés de Moscou. Lorsqu'Ésénine partit pour 1'étranger en 1922, l'„imagisme" continua une carrière de moins en moins brillante. Différents „Almanachs imagistes" et quelques recueils de poésie furent encore édités, puis, en 1923, parut le périodique „imagiste", „rocTHHHua «jih nyreiuecTByiomHx b IlpeKpacHOM" („l'Hotel pour les Voyageurs dans le Magnifique"). Ce périodique ne parut qu'a quatre reprises, 1'édition cessa en 1924. Les „imagistes" y publièrent encore deux manifestes; dans le premier, qu'ils appellent: „Presqu'une Déclaration" 3), ils donnent une nouvelle définition de leurs théories littéraires. Cette fois pourtant, ils vont moins loin qu'ils ne 1'ont fait auparavant, ils reconnaissent maintenant que la petite image doit ') „rieiaTb h PeBOJK)una", 1921, I. 2) ,rieiaTb h PeBOJiK)uhh", 1921, II- ^ 3) „rocTHHHi;a AJin riyTeuiecTByiomnx b IlpeKpacHOM , Moscou 1923, N°. 2. être subordonnée a Ia grande image qui constitue la composition du poème. Ils sont obligés de constater qu'ils n'ont exécuté qu'une faible partie de leurs projets, ce qui ne les empêche pas de s'écrier: „Maintenant le temps est venu de créer 1'homme et 1'époque". Le deuxième manifeste, paru en 1924 sous le titre de „Huit Points"i), prend la défense des „imagistes" contre les différentes accusations qu'on leur avait jetées. Mais cette défense est faible, assez fantaisiste; elle montre que, malgré leur aspiration a être les artistes de 1'ère moderne, les „imagistes" ne comprennent rien a 1'état actuel des choses. „Oui", répondent-ils au reproche qu'on leur fait d'être des déclassés, „nous sommes des déclassés, et nous sommes fiers d'être déja déclassés, paree que nous avons déja la période des classes et des luttes de classes derrière nous." Aux reproches que leur art serait inutile au prolétariat, ils répondent en disant que ce reproche même est faux au point de vue marxiste, car: „il ne faut pas confondre le prolétariat avec les prolétaires isolés. Ce qui est superflu a un Sidorov ou a un Ivanov, peut être justement nécessaire au prolétariat. Le prolétariat de 1'an 2124 saura seulement alors ce dont avait besoin le prolétariat de 1924..." et ainsi de suite. Ce manifeste est faible et on ne comprend pas pourquoi Ésénine 1'a signé, puisqu'en 1924 il avait déja, dans sa poésie, rompu avec r„imagisme". En dehors des poèmes d'Ésénine et de Kousikov, l'Jmagisme" n'a pas produit des oeuvres littéraires bien importantes en Russie. Lorsque les attaques contre ce mouvement devinrent plus violentes, et qu'Ésénine se détourna de lui, l'„imagisme" cessa peu a peu d'exister. 2) 3. La période „imagiste" dans la poésie d'Ésénine. La période „imagiste" d'Ésénine a presque plus d'importance au point de vue de sa biographie qu'a celui de sa poésie, car sa manière d écrire ne change pas autant que sa manière de vivre après son adhérence a ce mouvement littéraire. Dans le chapitre I (a la page 26), nous avons déja expliqué pourquoi il tenait a jouer un röle dans une nouvelle école littéraire. Avant même qu'il ne fut question de r„imagisme", pendant les ') „TocTHHima ajih riyTeiiiecTByiomHx b IlpeKpacHOM", Moscou 1924, N°. 1. (3). 2) Voir chapitre I, p. 45. années 1917 et 1918 déja, Serge employait d'une manière de plus en plus consciente 1'image dans sa poésie; a cöté de cela il développait, comme nous 1'avons vu dans son traité théorique „les Clcfs de Marie", des théories qui prêtaient une grande importance a 1'image. 11 est donc facile de comprendre qu'il dut s'entendre sur bien des choses avec Cherchénevitch, quand il le rencontra a la fin de 1918. Ésénine n'a pourtant jamais été d'accord avec les théories extrêmes de Cherchénevitch ou de Marienhof, et s'il accepta le nom d „imagiste" et signa avec eux les différents manifestes, ce fut autant pour les raisons que nous avons développées dans le chapitre I, que pour d'autres, d'ordre purement littéraire. En somme, on peut dire qu'Ésénine était déja „imagiste", bien avant la fondation de cette école. En parlant de „Radounitsa", de „Goloubène" et des poèmes a 1'honneur de la révolution, nous avons déja eu 1'occasion de souligner 1'emploi fréquent qu'y fait Ésénine des images. Les deux poèmes qu'il écrivit après „Inonia", le „Tambour céleste" et „Pantocrator", parurent en 1920 dans le recueil „imagiste" „KoHHHi;a Eypb" (,,La Cavalerie des Orages J1), mais ils avaient été écrits déja en 1918, donc avant la fondation de r„imagisme". Les poèmes „imagistes", écrits par Ésénine dans le courant des années 1919—1922, ne sont pas trés nombreux. Au fond, il n'a produit que quelques petits poèmes „imagistes" (tome I, aux pages 168, 170, 172, 177, 180), puis deux poèmes plus longs, „KoöbiJibH KopaóJiH" 2) (,Ms Vaisseaux de jument") et le magnifique „CopoKoycT"3) („Sorokooust" *), et enfin un drame en vers „Pougatchev", 5) que nous traiterons a part. II écrivit a la même époque de petits poèmes lyriques qui ne révèlent presque rien de 1'influence de r„imagisme". L'emploi des images dans la plupart des poèmes de ce temps est pourtant plus fréquent, et surtout plus voulu, que dans les poèmes précédents, ce qui, a notre avis, n'en augmente pas la valeur littéraire. On peut constater en outre d'autres différences avec les ') Éd. „Mock. TpyA. ApT. XyAOWH. OioBa", 1920, I et II. 2) Tome II, pp. 82-87. 3) Tome II, pp. 87—91. , ( 4) „Sorokooust", dans le langage ecclésiastique, signifie les prieres qu on fait pour 1'ame d'un mort pendant quarante jours. 5) Tome III, pp. 7—61. poèmes antérieurs, et ces différences peuvent peut-être nous révéler les causes de I'adhérence d'Ésénine a l'„imagisme". Le ton optimiste et gai des poèmes révolutionnaires a fait place a une sombre mélancolie; tout ce qu'Ésénine avait attendu de la révolution, le paradis paysan qu'il avait chanté, ne s'est pas encore réalisé; il perd courage et, agé de 24 ans, il se sent sans espoir et sans appui dans la vie. La foi mystique qu'il avait célébrée n'avait pas trouvé de disciples, la ville et le village continuaient la lutte, sans s'intéresser au cosmos et sans écouter ce prophéte aux visions mystiques. Ésénine cesse alors de croire lui-même a ses prophéties, et tout mysticisme, toute allusion a un Dieu et a 1'au-dela ont disparu de ses poèmes „imagistes". II est vrai que nulle part il n'exprime son manque de foi; nous croyons même qu'il n'avait pas perdu encore toute croyance, mais il ne sait plus comment formuler sa foi qui reste vague et qui ne 1'inspire plus. Pour échapper a la réalité qui lui est devenue antipathique, Ésénine se plonge dans l'„imagisme" et continue les recherches théoriques qu'il avait commencées dans „les Clefs de Marie". L'homme 1'a dé?u dans ses espoirs, 1'humanité ne mérite donc pas ses chansons, ni sa tendresse. La guerre civile, Ia lutte acharnée d'homme a homme, la faim qui fait souffrir les femmes et les enfants, telles sont les suites visibles de Ia révolution qu'il a chantée! II veut alors reporter toute sa tendresse sur les animaux et sur les bêtes sauvages. Ne comprenant pas d'oti viennent tous les maux qu'il constate et cherchant une cause qui puisse les expliquer, Ésénine invente 1'allégorie suivante: la cruauté des hommes qui coupent les lourds épis du blé — „comme on coupe le cou aux cygnes" — voila la cause de toutes les souffrances de l'homme. Cette explication fantaisiste — „imagiste" dans un certain sens — est développée avec beaucoup de talent dans le„riecHb o Xjieóe"1) („Chant sur le Blé"). Ésénine compare les gerbes de blé couchées dans les champs a des cadavres jaunes. Sur des chars ressemblant a des catafalques on les amène aux séchoirs. Alors: A notom hx óepe>KHO, 6e3 3jiocth, TojioBaMH cTe;iHT no 3eM^e, w uenamh majiehbkhe kocth BbiÖHBaiOT H3 xy^bix tejiec. ') Tome I, pp. 170—172. lui le dernier point d'appui. II voudrait pouvoir croire en 1'avenir glorieux du village patriarcal. II avait déja formulé ses espérances pour 1'avenir du village dans ses „Clefs de Marie"; il croyait que la révolution restaurerait les coutumes et les moeurs anciennes. Maintenant il est forcé de constater que la lutte entre la ville et le village continue avec plus de force encore, et de voir que la ville remportera Ia victoire. Dans „CopoKoycT" („Sorokooust") i), un poème qui restera au nombre des chefs-d'oeuvre de la poésie russe, il prédit la perdition du village patriarcal, tué par la révolution économique et par 1'industrialisation. Les images grossières qui servent d'introduction au poème sont destinées a faire ressortir avec plus de force encore les magnifiques strophes dans lesquelles il décrit le petit poulain roux, qui galope après le cheval de fer — la locomotive a travers la steppe. Dans cette première strophe, typique pour 1 „imagisme de sa poésie, Ésénine se sert p.e. des images suivantes: Bbi, jiio6HTe.iih neceHHbix ójiox, He xOTHte Jib nococaTb y Mepima ? Xoporno, Koraa cyMepKH npa3HHTca M BCbinaiOT HaM b TOJicTbie 3a«HHiibi OKpOBaBJieHHblH BeHHK 3apH. ( Vous, amateurs des puces de chansons, — Ne voulez-vous pas sucer un peu auprès d'un cheval hongre?" - „C'est bon, quand le crépuscule joue avec la lumière — Et quand il nous envoie dans les gros derrières — Le balai de bain ensanglanté par la rougeur du soir"). Le' ton du poème change après ces vers, on trouve ensuite la mélancolie de ce qui disparaït, la crainte des choses nouvelles, maïs il n'y a plus ce besoin de scandaliser le lecteur, si distinct dans la première strophe. Le poète annonce que le malheur — c'est-a-dire KaK 6yat0 6bi Ha koptomkh norpeTbCH npHceJi Ham kjiéh nepeA KocrpoM 3apH. ( Ie suis tendrement malade du souvenir de ma jeunesse, - Je rêye du brouillard et de 1'humidité des soirées d'avril. - C'est comme si notre erable s'était accroupi - Pour se chauffer devant le bucher de 1'aurore ). Mais cette image aurait pu tout aussi bien être donnée par Esénine avant 1'influence de l'„imagisme". ') Tome II, pp. 87-91. n'était au fond qu'un amour tout sensuel — il n'y avait en effet pas de langage commun entre eux, puisque chacun d'eux ignorait la langue de 1'autre, — le dégrade a ses propres yeux. II se révolte contre la vie qu'il mène avec Isadora, il cherche une consolation chez les prostituées, ivres comme lui; il les bat et les insulte, mais tout cela ne sert qu'a le rendre plus malheureux encore, et a la fin du poème, honteux de sa conduite, il sanglote: ^oporaa, a iuiany, IlpocTH ... npocTH ... („Chérie, je pleure, — Pardon ... pardon .. Et dans le poème suivant: noö >Ke, non! Ha npoKJiHTofi rmape Fla^bUbi iummyT tboh b no;iyKpyr. 3ax^eöhytbch 6bi b stom yrape, Mom nocjieflHHH, eflHHCTBeHHbift «pyr. He i\ra,nn Ha ee 3anacTba H c mieneS ee jibFomHiicH iiiojik. 91 MCK3JI B 9t0h JKeHmHHe CHaCTbH. A HenaaHHo raöejib Hamo;i. 51 He 3Ha;i, hto jiio6oBb — 3apa3a, H he 3ha^, hto jiioöoBb — nyma. noAom^a h npniuypeHHbiM rjia30M Xy^HraHa CBe^a c yjwa. („Chante donc, chante! Sur la guitare maudite — Tes doigts dansent en demi-cercle. — Je voudrais me noyer dans cette orgie, — Mon dernier, mon seul ami. — Ne regarde pas ses bracelets — Ni la soie qui lui glisse des épaules. — J'avais cherché Ie bonheur dans cette femme, — Et inopinément j'ai trouvé ma perte. — Je ne savais pas que 1'amour est une maladie contagieuse, — Je ne savais pas que 1'amour est la peste. — Elle est venue, et clignant de 1'oeil — Elle a rendu fou le voyou"). Tout en insultant et injuriant son amie, il constate avec horreur que 1'amour est partout la même chose dégoutante, aussi bien chez les hommes que chez les bêtes. Ce sont ces trois poèmes qui ont choqué et indigné 1'opinion publique. Ésénine aimait les réciter quand il déclamait son oeuvre en public, et Ia force de sa diction, 1'émotion sourde de sa voix, la douleur réelle qu'on sentait sous les paroles grossières, émouvaient même ceux qui avaient le plus protesté contre ces poèmes scandaleux. Dans les autres poèmes de ce cycle il n'y a plus de scandale, on y trouve seulement une grande tristesse, un grand découragement: HeT jiioöbh hh k flepeBHe, hh k ropoay, Kan >Ke cMor a ee flOHecra?') („Je n'ai pas d'amour ni pour le village, ni pour la ville, — Comment aurais-je pu le garder?") Ayant perdu tous ses idéals, il ne se fait pas d'illusions sur sa propre personnalité, pourtant il ne peut pas admettre qu il soit mauvais, et il se demande, sans pouvoir donner de réponse: „Pourquoi ai-je passé pour un charlatan? Pourquoi ai-je passé pour quelqu'un qui cause des scandales?" 2) II sent en lui une grande tendresse, qu'il gardera désormais pour les bêtes puisque les hommes 1'ont dé?u: les chiens des rues de Moscou le connaissent tous, et les chevaux hochent la tête quand ils le rencontrent. /J;ih 3Bepefi npHHTejib a xopoiiiHH, Ka>KflbIH CTHX MOH Aymy 3BepH JieHHT. („Pour les bêtes je suis un bon ami, — Chacun de mes vers soigne 1'ame d'une béte"). Nous citons en entier le poème de la page 188 du tome I, paree que c'est un des meilleurs poèmes de ce cycle, et paree qu'on y trouve un résumé de ce qu'Ésénine pensait et sentait pendant les années 1922, 1923. /Ja! Tenepb pemeHO. Be3 B03Bpaia 51 noKHHyji poAHbie nojia. y>K he öyAyT ;ihctbok) kpbijiatoft haao mhok) 3behetb Tonojw. hh3kmh aom öe3 mehh ccyty^htca, CiapbiH nee moh aabh0 h3aox. Ha mockobckhx H3orHyTbix yjiHuax ymepetb, 3hatb, cyahji mhe 6ot. 51 JHOÖJIK) 3T0T TOpOA BH3eBbIH, nycTb o6pio3r oh h nycrb oap^x, 3o^oTaa ApeMOTHaa A3HH OnoHHJia Ha Kyno^ax. ') Tome I, p. 182. J) Tome I, p. 186. A koraa h0hbi0 cbctht MecHij, Kor^a cBeTHT ... nopT 3HaeT Kan! 51 Hfly, rojioBoio cBecacb, flepey^kom b 3hakombih KaöaK. LLIyM h ram b stom jioroBe >KyrKOM, Ho bck) HOHb HanpO^ët, HO 3apH, h HHTafO cthxh npOCTHTyTK3M M c SaHflHTaMH >Kapio cnwpT. Cep/we óbercH Bce name h name, h y>K h roBopto HeBnona«: — 91 TaKofi >«e, Kan Bbi, nponauj^h, MHe Tenepb He yfira Ha3afl. Hh3khh aom 6e3 mchh ccyTyjiHTcn, CTapbifi nee mom aabho H3flox. Ha mockobckhx H3orHyTbix yjiHuax YMepeTb, 3HaTb, cynmi MHe óor. („Oui! Maintenant c'est décidé. Sans retour — J'ai quitté les champs de ma région natale. — Les trembles, avec leurs ailes de feuilles — Ne tinteront plus au-dessus de moi. — La maison basse se courbera sans moi, — Mon vieux chien est mort depuis longtemps. — Sans doute Dieu a voulu que je meure — Dans les rues tournantes de Moscou. — J'aime cette ville aux rues tortueuses, — Qu'elle soit flasque et qu'elle soit décrépite, — L'Asie dorée et sommeillante — S'est endormie sur ses coupoles. — Et quand, dans la nuit, il fait clair de lune, — Quand il fait clair de lune ... Ie diable sait comment! — Je vais, la tête penchée, — Par la ruelle dans le cabaret qui m'est si familier. — 11 y a du vacarme et du bruit dans ce repaire lugubre, — Mais durant toute la nuit, jusqu'k 1'aube, — Je lis des vers aux prostituées — Et je me soüle avec les bandits. — Le coeur me bat toujours plus vite, — Et je dis déjè mal a-propos: — Je suis perdu comme vous, — II n'y a plus de retour pour moi. — La maison basse se courbera sans moi, — Mon vieux chien est mort depuis longtemps. Sans doute Dieu a voulu que je meure — Dans les rues tournantes de Moscou"). Les souvenirs de son village, que nous trouvons déja dans le poème que nous venons de citer, apparaissent de plus en plus fréquemment dans les poèmes de 1923. A 1'étranger surtout, Ésénine souffre du mal du pays, et tout en jouissant de la vie luxueuse des grands hotels, il se souvient avec mélancolie de la pauvre maison de ses parents. i) II parle du bonheur de la vie au village, tout en sachant bien qu'il lui serait impossible d'y retourner. En effet, même ') Cf. tome I, p. 197. après son retour en Russie, il ne se rend pas tout de suite a Konstantinovo. II sait qu'il a trop changé pour pouvoir être heureux dans le milieu oü s'est passée sa jeunesse. Dans la „Lettre a ma Mère !), il promet de ne pas mourir avant d'avoir revu sa mère et il lui annonce sa visite pour le printemps; il 1'avertit aussi qu'il n'est plus le même qu'autrefois, et il lui dit: He 6yAH Toro, hto oTMeHTajiocb, He bojihyh Toro, hto He cöbuiocb, Cjihiiikom paHHKDio yTpaiy h ycTajiocTb McnbiTaTb MHe b >kh3hh npHBeJiocb. M MOJiHTbca He yHH MeHH. He Haj;o! K CTapoMy B03BpaTa öojibiue HeT. ( N'éveille pas ce que j'ai fini de rêver, — N'agite pas ce qui ne sest pas "réalisé, — J'ai dü éprouver dans ma vie — Une perte et une fatigue trop précoces. — Et ne m'apprends pas & prier. Cela ne sert è nen. II n'y a plus de retour k ce qui a été"). La fatigue de la vie, la mélancolie de se voir vieillir sans avoir atteint les buts qu'il s'était proposés dans la vie, inspirent encore les poèmes des pages 205, 208 et 210 du tome I. Ces poèmes ont été probablement écrits après son retour de 1'étranger, ils respirent en effet une résignation et une fatigue faisant supposer que le pire des scandales était passé. Ésénine semble ne plus lutter contre sa faiblesse, il se résigne a accepter la vie avec tout ce qu'elle a de bon et de mauvais: 91 ycTaji ceóa MyHHTb óecuejibHo M c yJIblÓKOK) CTpaHHOH JIHna noJiioÖHJi a HOCHTb B jierKOM Tejie Thxhh cBeT h noKoii MepTBena.... h Tenepb ^a>Ke CTajio He th>kko kobbmatb h3 npHTOHa b npHTOH. KaK b cmhphtejibhyio pyöauiKy, Mbi npnpoay öepeM b 6etoh 2). ( Ie suis las de me tourmenter sans but — Et avec un sourire étrange au visage — J'aime è porter dans mon corps léger — La lumière silencieuse et la quiétude d'un mort.... — Et maintenant cela m est devenu léger De boiter d'une taverne a une autre, — Comme dans une camisole de force, — Nous serrons la nature dans le béton"). ') Tome I, pp. 202—205. 2) Tome I, p. 206. 51 HHKOMy 3flecb He 3HaKOM, A Te, HTO nOMHHJIH, «3BH0 3a6bIJlH. M TaM, rfle 6biji K0r«a-T0 othhh aom, Tenepb Jie>kht 3o;ia aa cjioh aopo>khoh nbiJiH. A >KH3Hb KHI1HT. BoKpyr MeHa CHyioT M CTapbie h MOüOAbie JiHua. Ho HeKOMy «He uiJianoH nomioHHTbca, Hh b hbhx nia3ax He Haxowy npnioT. m b r0;i0Be Moefi npoxoflflT poeM aywbi: Mto poflHHa? y>KeJIH 3T0 CHbl? Beftb a noMTH A-na Bcex 3Aecb muiHrpHM yrproMbifi Bor BecTb c KaKOH RajieKoft CTopoHbi. M 3TO a! rpa>KRaHHH cejia, KoTopoe jiHiiib TeM h öyaeT 3HaMeHHTo, Mto 3«ecb Korna-To 6a6a poAHJia PoecHHCKoro CKaHAaJibHoro mnrra. Ho rojioc MbioiH cepAUy roBopHT: „OnoMHHCb! Mejvv we Tbi oÖHweH? Be«b 8TO TOJIbKO HOBblH CBeT TOpHT flpyroro nomneHHa y xh>khh. „y>Ke Tbi cTaji HeMHoro oTUBeTaTb. Apyrwe iohoiuh iioiot Apy™e necHH. Ohh, nowa^yiï, óynyr MHTepecHeft — y« he ce;io, a Bca seivuia hm MaTb . Ax, poAHHa! KaKOH a cTa;i ciweiuHOH. Ha meKH Biuuibie jictht cyxoR pyMHHeu. H3biK corpa>KAaH CTa^ MHe Kan nywofi, B CBoefi CTpaHe a cjiobho HHocTpaHeij. C ropbi HAeT KpedbaHCKHH komcomoji, W noa rapMOHHKy, HaapHBaa pbaHO, noK)T arHTKH BeAHoro /leMbaHa, BecejibiM KpHKOM omamaa aoji. Bot Tan CTpaHa! KaKoro >k a po>KHa Opa;i b craxax, mto a c hapoaom «pyweh? Moa no33Ha 3Aecb öojibiue He HywHa J\a h, nowa^yH, caM a Towe 3Aecb He HyweH. Hy hto >k! IlpOCTH, pOAHOM IipHlOT. MeM coc^ywHJi Teóe — h tcm y>K a aobojtch ilyckah MeHa ceroAHa He iioiot, — H neji TorAa, KorAa 6biJi KpaS moh öojieH. ripHeM^io Bce. KaK ecTb Bce npHHHMaio. Totob htth no BbiÖHTbiM c^eAaM. Ota3m BCK) Ayuiy OKTaÖpiO h MaK), Ho TOJlbKO JIHpbl MHJIOH He 0TA3M. 91 He 0ta3m ee b ny>KHe pyKH — Hh MaTepH, hh Apyry, hh weHe JlHLUb TOJIbKO MHe OHa CBOH BBepHJia 3ByKH, H necHH He>KHbie Jimiib TOJibKO nejia MHe. I^BeTHTe, lOHbie! M 3AopoBeÜTe tcjiom! y Bac HHaa >KH3Hb, y Bac Apyroft HaneB. A a noöay oahh k hebeaombim npeaejiam, /fyuioft öyHTyromeii HaBeKH npwcMHpeB. Ho h TorAa, koraa bo Bcefi miaHeTe npoHAeT Bpa>«Aa mieMeH, Mcne3HeT ;io>Kb h rpycTb, — 91 6yny BocneBaTb BceM cymecTBOM b noaTe LHecTyK) nacTb 3eMJiH C Ha3BaHbeM KpaTKHM „Pycb" ')• („Cet ouragan est passé. Peu d'entre nous y ont échappé. — En faisant 1'appel des amis beaucoup n'ont pas paru. — De nouveau je suis revenu dans le pays devenu orphelin, — Ou je n'avais pas été depuis huit ans. — Qui dois-je appeler? Avec qui partager — Cette joie triste, que je suis resté en vie? — lei même le moulin, — comme un oiseau fait de poutres — Qui n'a qu'une seule aile, — a fermé les yeux. — Personne ne me connatt ici, ') Tome II, pp. 100—105. — Et ceux qui m'ont connu, m'ont oublié depuis longtemps. — Et la oü autrefois il y avait la maison de mon père, — 11 y a maintenant de la cendre et une couche de poussière des routes. — Mais la vie bout. — Autour de moi se meuvent — De vieux et de jeunes visages. — Mais il n'y a personne que je pourrais saluer, — Dans les yeux de personne je ne trouve d'abri. — Et dans ma tête passent les pensées comme un essaim d'abeilles: — Qu'est-ce, le pays natal? — Ne sont-ce vraiment que des rêves? — Voila, pourpresque chacun ici je suis un pélerin morose — Venu de Dieu sait quel pays lointain. — Et cela, c'est moi! — Moi, citoyen d'un village, — Qui sera célèbre seulement paree que — Une paysanne a mis au monde ici Un poète russe scandaleux. — Mais la voix de la pensée dit au coeur: „Reprends tes esprits! De quoi es-tu offensé ? — Tu sais bien que ce n est que la nouvelle lumière qui luit — D'une autre génération auprès des chaumières. — Tu as déjè commencé k te faner un peu, — D'autres jeunes gens chantent d'autres chansons. — Peut-être seront-ils plus intéressants Ce n est plus le village, mais la terre entière qui est leur mère". — O patrie! Comme je suis devenu ridicule. — Sur les joues creuses monte une rougeur sèche. — La langue de mes concitoyens m'est devenue comme étrangère, — Dans mon propre pays je suis comme un étranger" „De la montagne descend le „komsomol" ■) paysan, — Et sous 1'accompagnement fougueux de 1'accordéon, — lis chantent des chansons d'agitation de Demian Bedny2), — Faisant retentir la vallée de leurs cris joyeux. — Quel pays! — Au diable! Pourquoi — Ai-je crié dans mes vers que j'aime le peuple? — Ma poésie n'est désormais plus nécessaire ici, — Et peut-être on n'y a même pas besoin de moi. — Eh bien, quoi! — Pardonne, refuge natal. — Les services que j'ai pu te rendre me suffisent déjè. - Soit! qu'ils ne chantent pas mes vers aujourd'hui, — Moi, j'ai chanté alors que mon pays était rnalade. — J'accepte tout. — J'accepte tout comme cela est. — Je suis prêt k suivre les ornières tracées. — Je donnerai toute mon ame k 1'octobre et au mai3), — Mais seulement je ne donnerai pas ma chère lyre. — Je ne la donnerai pas dans des mains étrangères, — Ni a ma mère, ni a un ami, ni & ma femme. — Ce n'est qu'è moi qu'elle a confié ses sons, — Et elle n'a chanté qu'i moi ses chansons tendres. — Fleurissez, jeunes gens! Et devenez plus forts! — Vous avez une autre vie, vous chantez un autre air. Et moi, je vais seul vers des pays inconnus, — Ayant dompté pour toujours mon ame qui se révolte. — Mais même alors, — Quand sur toute la planète — L'inimitié des races ne subsistera plus, — Quand le mensonge et la tristesse auront disparu, — Moi, je célébrerai - Avec toute la quintessence du poète — La sixième partie de la terre — Ayant le nom court de „Rous ) ). Nous voyons qu'Ésénine a fait une terrible découverte: la jeunesse n'a plus besoin de sa poésie. Toute sa vie avait été basée sur 1 idéé qu'il servait son pays comme poète, que malgré toutes ses faibles- ') La „Jeunesse Communiste". 2) Cf. p. 45, note 2. . • , 3) C'est-a-dire a la révolution d'octobre et au prolétariat, pour qui le premier mai est un jour de fête. 4) „Pycb" („Rous"), est un autre mot pour „Pocchh" (Russie). ses, malgré sa vie de cabaret, il avait tout de même un certain but et une certaine utilité. II constate maintenant qu'il s'est trompé, qu'il est devenu superflu. II ne lui reste plus qu'une chose a faire: accepter le nouvel état de choses, servir son pays révolutionnaire. Serge est pret a Ie faire, il est prêt a donner son ame, mais son extréme sentiment individualiste 1'empêche d'être conséquent; il s'effraie a I'idée qu'on pourrait lui prescrire comment il doit écrire, et il refuse de prêter sa lyre a la révolution. Dans „La Russie qui s'en va"%) Ésénine tache d'expliquer pourquoi il lui est si difficile de prendre part a cette vie nouvelle, pourquoi il y a une telle distance entre la jeunesse, entre tous les travailleurs enthousiastes de 1'état bolchéviste et lui. II voudrait être pareil aux autres, il se sent jaloux de la joie de vivre des jeunes: Kanaa rpycTb b khnehhh bece^om! 3hatb, oTToro tak xoneTca h mhe, 3a,npaB uiTaHbi, bewatb 3a komcomojiom. („Quelle tristesse dans le bouillonnement joyeux! — Voila pourquoi moi aussi j'ai tant envie, — De courir après le „komsomol", — Ayant retroussé mon pantalon"). Ésénine ne veut pas se rattacher a la vieille génération qui est destinée a disparaitre, et il se plaint de la position qu'il occupe entre les jeunes et les vieux, position qui, a son avis, 1'a mené au cabaret. II se rend compte maintenant que si le lyrisme de la révolution, l'héroïsme de la lutte, 1'enthousiasme pour la vie nouvelle nel'ontpas inspiré, c'est paree qu'il n'a pas pris part aux combats révolutionnaires. C'est la la raison qui 1'empêche d'être le poète de la jeunesse. Dans sa „Russie qui s'en va", Ésénine dit avec beaucoup de sincérité: cobetckyro a b;iacTb bhhio m riOTOMy a Ha Hee b oönfle, HtO lOHOCTb CBeT^yfO MOK) B öopböe Apyrwx a He yBHfleji. h nejiobek he hobhh! MtO CKpblBaTb? OcTa^ca b npoiimoM a oahoh Horoio, ') Tome II, pp. 110—115. CrpeMHCb aorHaTb cTa^bHyio paTb, CKOJibwy h naaaio «pyroio. („J'accuse le pouvoir soviétique — Et je suis offensé par lui paree que — Je n'ai pas vu ma jeunesse sereine — Dans le combat des autres • • • • • le ne suis pas un homrae nouveau! — Pourquoi le cacher? — Dun pied Je suis resté dans le passé, — Je glisse et je tombe de 1'autre, — En me précipitant pour rattrapper 1'armée d'acier"). Mais, ajoute Ésénine, il y a encore d'autres gens, ceux qui ne veulent pas accepter le nouvel état de choses, ceux qui se tiennent a 1'écart de tous les événements; il lui semble maintenant que tous ceux-la sont encore plus malheureux que lui, et dans sa „Russie qui s'en va" il dit que „leurs yeux sont plus tristes que des yeux de vaches", et que „leur sang est moisi corame un étang". Ces gens-la lui semblent pourris, ils sont déja morts, tout en vivant encore. Mais qui est donc heureux maintenant, en dehors de cette jeunesse révolutionnaire? Les paysans sont-ils contents du bolchévisme qui leur a donné la terre? Ésénine prête 1'oreille a leurs conversations, et il constate qu'ils ne parient pas de 1'héroïsme de la révolution, mais de choses trés prosaïques, comme d'un bout d'étoffe ou de quelques clous qu'ils voudraient acheter. Ésénine est trop éloigné de la vie laborieuse pour pouvoir comprendre que de si simples choses ont quelquefois une grande importance pour les paysans. Le vrai héros révolutionnaire, pour lui, est encore le héros romantjque, si plein de courage et si extrêmement sympathique. Les paysans du village soviétique ne répondent pas a son goüt, pas plus que les contre-révolutionnaires qui lui semblent tristes et découragés. Conscient de 1'élan et de la beauté des sentiments et des actions révolutionnaires, mais ne pouvant pas les constater suffisamment dans la vie actuelle, Ésénine tourne alors son regard vers le passé, et il envie les révolutionnaires pour ce qu'ils ont fait autrefois: TeM 3aBH«yio, KtO >KH3Hb ripoBeji b 6ok>. Kto 3aiu,nmaJi BeüHKyio Hfleio. A H, CryÓHBUIHH MOJIOflOCTb CBOK), BocnoMHHaHHfi flawe He HMeio. KaKofl cKaHflaji! KaKoR 6o;ibiiioH CKaH/iaji! h onyTHJiCH b y3KOM npoMe>KyTKe. 2. „Le Chant de la grande Campagne", „Poème des trente-six", „Ballade des vingt-six". Lorsque, en 1917, Ésénine avait chanté la révolution, il I'avait fait en prophéte, c'étaient les événements futurs qui 1'intéressaient, et il croyait que le don des poètes était de prédire 1'avenir. En 1924, il prend de nouveau Ia plume pour chanter la révolution bolchéviste, mais cette fois-ci son regard se tourne vers le passé; au lieu d'être Ie prophéte, il tache maintenant de décrire les événements en historiën. Nous avons déja vu que la réalité actuelle ne 1 intéresse pas beaucoup, qu'elle ne 1'inspire pas; mais dans son village et a Bakou il a rencontré des hommes qui avaient pris part a la guerre civile; ils lui ont parlé des luttes acharnées, de 1'héroïsme de ceux qui défendaient leur pays contre les troupes contre-révolutionnaires. Ces récits lui ont plu et 1'ont enthousiasmé; maintenant qu il éprouve le besoin d'écrire pour Ia jeune génération qu'il a vue dans son village, il trouve dans tous ces récits la matière nécessaire pour ses poèmes. C est ainsi qu il écrivit, en 1924, Ia „flecHb o bcjmkom noxofle"') („Le Chant de la grande Campagne"), oü il établit un paralléle entre la période de Pierre Ie Grand et celle de la révolution. Ce poème est certainement 1'un des plus curieux de 1'oeuvre d'Ésénine, et il est une contribution importante a 1'art de 1'Union Soviétique. Le ,,Chant de la grande Campagne" est presque entièrement écrit en vers de cinq syllabes; c'est une imitation des contes versifiés des chanteurs populaires; imitant ces derniers, Ésénine interrompt de temps en temps son récit pour demander a boire a ceux qui I'écoutent. Ce même rythme des vers de cinq syllabes se retrouve aussi dansles „MacTyuuKH"2) („tchastouchki"). Ésénine commence son „Chant de la grande Campagne" par un appel au public qu'il exhorte a venir I'écouter. II s'adresse aux gens modestes, aux pauvres, a ceux qui fréquentent les marchés, car il dit: Pycb HenocaHaa, Pycb HeMbiTan. Bbi nocjiyiuaÖTe HoBblH BOJlbHblft CKa3 ') Tome III, pp. 99—124. 2) „Tchastouchka" est le nom donné h de petites chansons, d'un rythme spécial, que les ouvriers et les paysans composent sur les événements du jour. HOBblH BOJIbHblH ck33 npo >KHTbe y Hac. riepBblH CKa3 o tom Hto «aBHo 6biJio. A BTOpOH — npo TO, Hto ceftnac Bcnjibuio. („Russie mal peignée, — Russie mal lavee, — "hez^ous! ^rs - Sur ce qui a apparu maintenant h la surface ). II raconte ensuite 1'histoire d'un pauvre petit secrétaire qui, sous le règne de Pierre le Grand, avait médit du tsar. Un archer 1 arrete et le conduit è Pétersbourg de.ant le tsar. Pierre, osé mal parler de lui, punit le secrétaire en lui assenant un co p de poing qui le tue. Afin de bien faire comprendre a ceux qui 1 ecoutent^ que ceci n est qu'un petit exemple de la brutal.té de P.erre, le poète dit a son public: 3to TOJibKO, peÖHTa, HanaJio. Oh, cypoB Ham uapb, AjieKceHH rieTp. Oh b eflHHbiiï flyx Bejipo nHBa ribeT'). ( Pfia mes enfants, — N'est que le commencement. — Oh, il fut rude „otr'e Sr,- Pierre «exécitcb. - D'trne seule haleine - 11 bod un seaa') de bière"). Pourtant, en dépit de sa force et de son pouvoir, Pierre a souvent peur de la mort; il voit en rêve les squelettes de ceux qui sont morts Sans les marais en construisant la ville de Pétrograd, squelettes qu. sont lt sous les maisons de granit. II a peur de cette armee de morts qui se relèveront un jour et qui lui diront: „Nous sommes tsars de tout!" Ils le haïssent et ils se réjouiront de sa mort. rio6;ia>Kaji th 3hatb Co MHHHCTpaMH, Ha KpOBH A-T13 HHX ') Tome III, p. 103. . 2) En Russie le seau est une mesure pour les boisso . TOPOS BHCTpOHJI. Ho nycKaü 3a to 3HaeT KawAbifi «OM — Mbi npH^eM eme, Mbi npHfleM, npufleM! 3tot ropoA Ham, FIOTOMy H TyT TOJlbKO MO>KeT >KHTb JlHIilb paÖOHHH JlIOfl ')• („Car tu as connivé — Avec les ministres, — Sur le sang tu as pour eux — Construit la ville. — Mais que — Chaque maison le sache Nous reviendrons encore, — Nous viendrons, viendrons! — Cette ville est & nous, — Et c'est pour cela qu'ici — Ne peuvent vivre — Que les ouvriers"). Pendant les deux siècles qui suivirent la mort de Pierre, on put toujours entendre le bruit souterrain de voix qui disaient: „Nous viendrons, viendrons!" Dans la deuxième partie du poème, Ésénine narre divers événements de la guerre civile de 1918. On trouve dans cette partie des strophes entières empruntées aux „tchastouchki", 2) que le poète peut avoir entendus dans son village ou a la ville, p.e. la strophe qui commence ainsi: Becejincb, nyiua Mo-riofleuKaH. HbiHne Haiua BJiacTb, BjiacTb CoBeTCKaa3). („Réjouis-toi, mon ame — Jeune et brave. — Maintenant il y a notre pouvoir, — Le pouvoir soviétique"). Ésénine nous raconte, dans cette partie de son poème, ce que les paysans ont fait pendant la guerre civile; leurs sympathies sont pour les rouges, puisqu'ils leur ont procuré la terre et la paix. Quand les armées de Vranguel, de Dénikine et de Koltchak arrivent pour lutter contre les troupes bolchévistes, beaucoup de paysans se joignent aux troupes rouges. Ésénine expose, en quelques lignes, les raisons qui ont conduit ces paysans au combat: 3a oflHH yae^ EbeTCH aTa paTb — ') Tome III, pp. 105, 106. 2) Cf. note 2 de la page 163. 3) Tome III, pp. 108, 109. Mtoö BJiafleTb 3eMJieft /Ja B^cb BeK naxaTb, Mto6 iuyMe;ia powb M OBec 3BeHeji, MTOÖbl Ka>KflbIH KajiaMH C rmporaiwH eji'). („Pour un seul destin — Se bat cette armée, — Pour posséder la terre — Et pour labourer pendant toute sa vie, — Pour que le seigle bruisse — Et pour que 1'avoine sonne, — Pour que chacun mange des pains blancs Et des patés"). Et, un peu plus loin, nous trouvons encore: Ecjih Kpenne MKMyr, To cmibHeft opëuib. mywhky oaho: He TorrrajiH 6 po>Kb. A Kan nouiJia no Heft Tyr paTb /JeHHKHHa — B cothh BepcT jienrca npHMO B HHKb OHa 2). („Si on te serre plus fort, — Tu cries plus haut. Pour le paysan une seule chose importe: — Qu'on ne lui foule pas le seigle. Et quand a passé sur le seigle — L'armée de Dénikine, — Sur des centaines de verstes — Le seigle s'est couché face è terre"). Les troupes blanches se divertissent avec les femmes et les filles des paysans, raconte le poète; leurs soldats injurient les hommes, et ils veulent se venger sur eux d'avoir été chassés de leurs propriétés. La guerre civile continue avec plus de force encore. Quand l'armée de Ioudénitch menace Pétrograd, Zinoviev s'adresse au peuple et ranime son courage. Boudionny, Vorochilov et Trotski conduisent les troupes rouges dans le sud. Ésénine ne fait nulle part agir des héros individuels dans les descriptions qu'il nous donne des combats entre les rouges et les blancs. C'est la masse qui agit, mais, dans cette masse, ce sont les communistes qui mènent les autres. Ésénine les nomme les „hommes aux vestes de cuir"; ce sont ceux „qui sont prêts a vivre et a mourir pour les pauvres", ils ne dorment pas la nuit, ils gardent le camp, toujours a leur poste et prêts a guider le combat. ') Tome III, pp. 110, 111. 2) Tome III, p. 114. PoTHblH HaiII C Tex CJIOB CanorH pa3yji, TpOMKO KaïlIJTHHyB, „Ha, — cka3a^ oh mhe, — /Jcma HeT canor, riepe»aH >KeHe" ')• („Avec une colère amère, — Essuyant une larme, — Notre commandant, après ces paroles, — A öté ses bottes, — Et en toussant a haute voix, — „Voila, — me dit-il, — Chez moi, k la maison, il n'y a pas de bottes, Donne-les è ma femme"). Ensuite on attaque 1'ennemi, la lutte est dure, mais finalement les troupes rouges gagnent du terrain, les troupes blanches s enfuient et on hisse le drapeau rouge. Alors: yflHBJieHHblH TeM, Hto octajica ue.i, Mojina poTHbift Ham Canora HaAeji. M CKa3aJi: „>KeHe CanorH He Bpa3. 51 hx caM Tenepb M3HOCHTb ropa3fl" 2). ( Étonné de ce qu'il — Est resté intact, — Notre commandant, sans rien tlire, — A remis ses bottes. — Et il dit: — Ces bottes sont trop grandes Pour ma femme. — Je suis capable maintenant — De les user moi-même'). C'est sur cette victoire des rouges que finit le poème; Ésénine ajoute seulement encore un petit épilogue dans lequel il fait apparaïtre 1'ombre de Pierre le Grand errant dans Pétrograd bolché- viste. 3) „ Malgré les grandes qualités du „Chant de la grande Campagne , ce poème ne répond pas au but que s'était proposé Ésénine. II avait voulu chanter la révolution bolchéviste, il n'y réussit pas: a part les quelques noms de bolchéviks qu'il mentionne, toute 1'action aurait aussi bien pu se passer pendant une révolte élémentaire de paysans. La critique bolchéviste reprocha aussi a Ésénine de ne pas avoir fait ') Tome III; p. 121. 2) Tome III, p. 122. w „ 3) Probablement qu'il y a ici 1'influence du „MeAHbiH BcaAHHK de Pouchkine. ressortir le röle du prolétariat dans la révolution. *) Les critiques, qui attachaient moins de valeur a une interprétation exacte de 1'histoire qu'a la valeur purement littéraire d'un poème, admiraient Ie „Chant de la grande Campagne", pourtantils lui préféraienten général les petits poèmes lyriques de I'année 1924, Ie „Moscou des Cabarets", et même les poèmes de „Goloubène". 2) Nous possédons encore le témoignage d'un groupe de gens quf ont préféré Ie „Chant de la grande Campagne" a toute autre oeuvre d'Ésénine. Si Serge avait pu connaïtre ce jugement, il en aurait certainement été trés fier et satisfait, car il s'agit ici d'un groupe de paysans auxquels furent lus ses poèmes. En général, ces paysans n'appréciaient pas 1'oeuvre d'Ésénine, ils ne comprenaient pas son langage entremêlé d'expressions vieillies, ils étaient choqués des mots grossiers dont il se servait. Mais, lorsqu'on leur lut le „Chant de la grande Campagne", 1'admiration fut générale. Après en avoir écouté la lecture, ils dirent entr'autres: „Ésénifie s'était enfoncé dans la boue avec beaucoup de ses poèmes antérieurs, mais maintenant, avec ce poème, il est ressorti de la boue. Par ce poème, il a couvert tous ses mauvais vers." Ou bien: „Je loue le poète pour ses pensées, pour 1'harmonie, et pour tout, tout! Les conversations dans ce poème sont tout a fait justes. Chaque paysan de Riazan, de Koursk, de Tambov ou de Sibérie le comprend en entier." 3) Peut-être que si Ésénine avait connu le succès que remporta son poème auprès de ces paysans, il aurait continué a en écrire dans ce même genre. Mais ce succès ne vint qu'après sa mort, et le „Chant de la grande Campagne" est resté le seul poème dans lequel il ait essayé de chanter la lutte des paysans pendant la révolution bolchéviste. Dans la „Ballade des vingt-six" 4) il nous parle d'un autre événement de I'année 1918: prés de Bakou, les Anglais ont fusillé vingt- ') A. ^HBH^bKOBCKHH: „Ha TpyflHOM noA'eMe" „Hobhh Mnp", 1926, N°. 7, p. 139. B. KpacmibHHKOB: „C. Ecchhh", „rienaTb h Pcbo;ik>uhh", 1925, N°. 7, p. 122. 2) Cf. A. JIe)KHeB: „Bonpocbi jiHTepaTypbi h kphthkh", craTbH „Cepreft Ecchhh", éd. „Kpyr", Moscou 1926. H. E.: „Ceprew Ecchhh", „Hobmh Mnp", 1925, III. 3) Cité d'après A. M. TonopoB: „KpecTaHe o nHcaTejax", roch3^3t, 1930, p. 240. 4) Tome II, pp. 123—131. six communistes. Ésénine nous décrit eet horrible fait dans de petits vers saccadés, mais il parle surtout du paysage, de la mer, du brouillard. En dépit de quelques strophes dans lesquelles il chante le communisme, rien ne nous explique pourquoi ces vingt-six ont été tués. La fin du poème surtout, oü il décrit ce que le bolchévisme a apporté de bien au Caucase, est trés faible. Le „Poème des trente-six" i) est écrit dans le même style, pourtant sa valeur littéraire nous paraït bien supérieure. II s'agit ici de trente-six révolutionnaires qui, après la révolution de 1905, sont envoyés en Sibérie. On sent tout de suite que le sujet de ce poème est tout a fait du goüt d'Ésénine; n'avait-il pas déja chanté en 1915 les exilés qui, enchaïnés 1'un a 1'autre, passaient par les chemins? 2) C'étaient alors des voleurs et des brigands, il s'agit maintenant de révolutionnaires ayant été d'abord emprisonnés dans la forteresse de Schlusselbourg: Ka>kflbih h3 hhx CwAe^ 3a to, hto 6bui ropn M CMeJi, Hto b raeBHOH cBoeö TmeTe K pbiflaiomHM B HHmeTe BoJibiuyio jiioöoBb Hmcji 3). („Chacun d'entr'eux — Etait emprisonné — Paree qu'il avait été fier — Et audacieux, — Paree que dans son impuissance — Courroucée — II avait eu — Un grand amour — Pour ceux qui sanglotent dans la misère"). Un défaut de ce poème est son peu de clarté, on suit difficilement les aventures des trente-six qui, d'abord, sont emprisonnés dans le Schlusselbourg, puis envoyés aux mines d'or de Sibérie. Quelquesuns d'entr'eux s'enfuient, les autres ne sont libérés qu'en 1917. C'est typique pour Ésénine que ces trente-six révolutionnaires soient tous des paysans: Mx öbuio TpnAUaTb LLIecTb. ') Tome III, pp. 127—146. 2) Cf. Tome I, p. 71. 3) Tome III, p. 133. B Ka>KAOM Knne;ia MecTb. Ka>KAbIH OCTaBHJI flOM C hb3mh haft npyflOM '). („Ils furent trente — Six. — Dans chacun bouillait — La vengeance. — Chacun avait Iaissé derrière lui — Une maison — Avec des saules au-dessus de 1'étang"). La description du convoi des exilés est trés belle dans ce poème. Le langage d'Ésénine a bien évolué depuis sa période „imagiste"! Partout dans ses vers on retrouve maintenant cette simplicité ne pouvant être atteinte que par un poète qui connait a fond la technique du vers. Ésénine, lui-même, dit un jour a Voronski que c'était bien plus difficile d'écrire avec un excès de simplicité, que d'appliquer toutes sortes de méthodes techniques compliquées. 2) Pour démontrer ce vers simple et dépourvu d'ornement, nous citons encore les premières strophes de ce poème, celles contenant la description du convoi des exilés: MHoro b Pocchh Tpon. Hto hh Tpona — To rpoö. Hto hh BepcTa — To KpecT. flo ehhcehckhx mect lliectb tbichh oflhh Cyrpoö 3). („En Russie il y a beaucoup — De sentiers. — A chaque sentier — Un tombeau. — A chaque verste — Une croix. — Jusqu'au pays du léniséï — II y a six mille et un — Tas de neige"). Lourdement chargé, le convoi s'avance sur ces sentiers dans la direction de la Sibérie. Les soldats qui surveillent les prisonniers sont prêts a tirer sur celui qui essayera de fuir: CcbijibHbiH coji/iaTy He ópat. ') Tome III, p. 135. 2) Cf. A. BopOHCKHM : „rlaMHTH EceHHHa (n3 B O C n O M H H aH H 0)", „KpacHasi HoBb". 1926, N°. 2. 3) Tome III, p. 127. CyMe;i noTpacTb oh map 3eMHoft? Ho oh noTpac ')• („Génie austère! Ce n'est pas — Par sa figure qu'il m'attire — II ne s'est pas assis sur un cheval — Et il ne s'est pas envolé è la rencontre de la tempête. — II n'a pas sabré des têtes avec élan, — II n'a pas mis en fuite 1'infanterie. — Le seul meurtre qu'il aimait — C'était la chasse aux cailles". — „Et il n'avait pas ces cheveux, — Qui vous donnent du succès auprès des femmes languissantes, — Lui, avec une calvitie comme un plateau, —Avait 1'air on ne peut plus modeste. — Timide, simple et sympathique, — II est comme un sphinx devant moi. — Je ne comprends pas, par quelle force — II a su ébranler le globe terrestre? — Mais il 1'a ébranlé "). Partout dans ce poème, Ésénine révèle qu'il lui est impossible de comprendre la révolution prolétarienne et ses suites. Lénine étant mort, Ie poète peut maintenant admirer sa vie, mais les vers qui expriment cette admiration, sans être dépourvus de sincérité, n'ont plus rien de la force lyrique qui se faisait remarquer dans d'autres poèmes d'Ésénine. II y dit p.e.: OH MOmHblM CJIOBOM Il0Be;i HaC BCeX K HCTOKaM HOBbIM. OH HaM cKa3a;i: htoö KOHHHTb MyKH, BepHTe Bce b paöonbH pyKH. J\j\n Bac cnaceHbH 6o;ibme HeT — Kan Barna BJiacTb h Baui Cobct 2). („Lui, avec un mot puissant — Nous a tous menés vers des sources nouvelles. — II nous a dit: pour donner fin aux souffrances, — Prenez tout dans vos mains ouvrières. — Pour vous il n'y a plus d'autre salut, — Que votre pouvoir et votre Soviet "). Lénine a sauvé la Russie, il a chassé les aristocrates, les banquiers et les industriels, mais maintenant il est mort: Ero y>K HeT, a Te, kto bjkhbc, A Te, Koro ocTaBHJi oh, OrpaHy b öymyiomeM pa3;iHBe /JOJl>KHbI 3aKOBbIBaTb B ÓeTOH. /Jjih hhx He CKaweuib: JleHHH yMep. Hx CMepTb k TocKe He npHBe^a. Eiije cypoBen h yrpiOMeü Ohh TBopHT ero fle^a ') Tome II, p. 159. 2) Tome II, p. 160. („II n'est plus, et ceux qui sont en vie, — Et ceux qu'il a laissés, Doivent, dans le débordement mugissant, — River le pays dans le béton. — Ce n'est pas pour eux qu'on peut dire: — Lénine est mort. — Sa mort ne les a pas menés au désespoir vain. — Mais avec encore plus de rudesse et avec plus d'Spreté — lis font ce qu'il voulait faire... On voit que les essais d'Ésénine a être le poète de la révolution n'ont pas eu les résultats qu'il en attendait. II se rend lui-même compte que la force pour se détacher de son individualisme lui fait défaut, il sait qu'il n'aura jamais assez de patience pour étudier sérieusement le marxisme. Tout en comprenant qu il a manqué une vie belle et pleine en restant en dehors des combats révolutionnaires, il croit qu'il est maintenant trop tard pour réparer cette faute. Peu a peu, il renonce a 1'idée d'être le poète épique de son époque; son désespoir, sa mélancolie d'avoir manqué sa vie, s exprimeront encore dans de petits poèmes lyriques, mais la vie a désormais perdu toute importance pour lui. 3. „Anna Snêguine". Pendant son séjour a Batoum, en janvier 1925, Ésénine écrit le grand poème „Anna Snêguine". i) 11 décrit encore la révolution de 1917, mais il se borne cette fois-ci a la dépeindre d apres ce qu'il en a vu dans son village. Ce n'est pas un poème a 1'honneur de la révolution, il raconte simplement ses souvenirs personnels, authentiques a ce qu'il parait. Aussi la révolution ne figure pas au premier plan de ce poème. Ésénine y parle de son retour au village en 1925" il se souvient alors d'un autre retour, huit ans plus tot, alors qu'il revenait.de la guerre; il raconte sa rencontre avec une jeune femme, la fille des propriétaires du pays, qu'il avait atmee dans sa jeunesse; a coté de 1'histoire de son amour renaissant pour cette jeune femme, il nous décrit les changements qui se sont produits au village par suite de la révolution. Le poème est écrit dans un langage trés simple et trés clair; les vers se suivent facilement, racontant d'une fa9on presque monotone les souvenirs du poète. Mais ces souvenirs sont si pleins d interet, si riches en émotion et en vie, que le poème captive le lecteur d un bout a 1'autre. , . Dans la première partie d'„Anna Snêguine Ésenine decnt son ') Tome 111, pp. 63—97. et que même les paysans de Kriouchi qui avaient été envoyés en Sibérie, sont revenus dans leur village. Parmi eux se trouve Pron Oglobline, un paysan grossier, batailleur et ivrogne. Lorsque le poète apprend de sa grand'mère toutes ces particularités, il se met immédiatement en route pour aller dire bonjour a ces gens qu'il a déja connus dans sa jeunesse. Dans le village de Kriouchi, oü tous les habitants sont extrêmement pauvres, il trouve les paysans réunis prés de la maison de Pron Oglobline. La conversation du poète avec ces paysans, telle que nous la trouvons dans „Anna Snêguine , (écrit en 1925), est trés intéressante; Ésénine s'y fait dire a luimême des paroles qu'il n'aurait probablement pas prononcées en 1917, mais c'est ainsi qu'il voudrait maintenant avoir parlé. Les paysans le re?oivent assez aimablement, mais ils le taquinent un peu et ne le regardent pas tout a fait comme un des leurs: noc-nyuiaft-Ka, tm, öe33aöoTHHK, npo Hailiy KpeCTbHHCKyiO >KHCTb. Hto H0B0r0 b riHTepe cjihiiiho? C MHHHCTpaMH, Haft, Beflb 3H8KOM ? HenapoM, BocnHTaH Tbi 6bin KyJiaKOM1). ( Écoute, toi qui n'as pas de soucis, — Ce que nous disons de notre vie paysanne. — Quoi de nouveau entend-on h Piter?2) — Car tu connais bien les ministres, n'est-ce pas? — Ce n'est pas en vain — Que tu as été éduqué comme un „koulak")3). Ils ne lui en veulent pas d'être différent d'eux, ils lui demandent des conseils, s'informent du moment oü on partagera enfin la terre des propriétaires. Ésénine ne sait que répondre a toutes leurs questions, mais quand ils lui demandent enfin: „Dis, qui est-ce donc, Lénine?", il leur répond: „Lui, c'est vous." Le poète a pris froid en errant dans le pays humide; pendant quatre jours il garde le lit, secoué par une fièvre violente. Son grand-père, inquiet, va chercher quelqu'un pour soigner le malade, mais ce n'est que quand il peut recommencer a se lever que le poète reconnait Anna Snêguine, la jeune femme qu'il avait aimée. II essaie d'abord de ne pas rappeler les ') Tome III, p. 75. 2) Nom populaire pour Pétrograd. 3) Dans 1'Union Soviétique on désigne par „Koulak (pomg), le paysan plus riche qui emploie des ouvriers, et qui est regardé comme un ennemi de classe du prolétariat. tendres souvenirs de sa seizième année, mais quand Anna lui en parle Ia première, son ancien amour se réveille peu a peu; malgré le fait qu'Anna est maintenant la femme d'un jeune officier qu'elle aime tendrement, elle ne quitte le poète qu'au lever du jour. Ésénine décrit cette scène d'une fa?on trés délicate; sans rien dire de précis, il indique en quelques lignes Ie réveil de 1'amour entre Anna et lui. II lui lit ses vers sur la Russie des cabarets1). Elle s'indigne qu'il se soit dépeint si mauvais et elle le plaint d'être tombé si bas. Elle cherche a trouver des raisons a cette conduite et suppose qu'il boit paree qu'il nourrit un amour malheureux. Le poète lui répond en disant qu'il n'aime personne. Alors Anna: Tor«a eme óo;iee crpaHHO ryÖHTb ceöa c arax JieT: flpeA BaMH TaKaa flopora.... Crymajiacb, TyMamuiacb flajib He 3Haio, 3aneM h Tporaji nepnaTKH ee h ma;ib. JlyHa xoxoTajia, KaK KJioyH. H b cepflue xoTb npe>KHero HeT, Ilo-CTpaHHOMy 6biJ\ h no;K)H HanjibiBOM mecTHaAua™ JieT. PaecTajiHCb mh c HeK Ha paccBeTe C 3araflKOH ^BHweHHH h r;ia3 EcTb hto-to npenpacHoe b ;ieTe, A c jieTOM npeKpacHoe b Hac 2). („Alors c'est encore plus étrange — De se ruiner déja & eet age: — Devant vous s'étale une telle voie.... — Le lointain s'épaississait, devenait nébuleux.... — Je ne sais pourquoi j'ai touché — Ses gants et son chale. — La Iune riait aux éclats, comme un clown. — Et quoiqu'il n'y eüt pas dans le coeur ce qui y était autrefois, — J'étais étrangement rempli — De la fougue de mes seize ans. — Nous nous sommes séparés k 1'aube — Avec 1'énigme des mouvements et des yeux — II y a quelque chose de ma- gnifique en été, — Et, grace a 1'été, quelque chose de magnifique en nous"). Mais 1'amour d'Anna et du poète ne se développe pas sans difficultés. Les paysans de Kriouchi veulent voir Ésénine, et quand il arrivé chez eux, Pron Oglobline qui est ivre, 1'invite a se rendre avec ') Ceci est un anachronisme évident: les événements dont parle le poème se passent en 1917, et le „Moscou des Cabarets" n'a été écrit que beaucoup plus tard. 2) Tome III, p. 80. 12 lui chez les propriétaires du pays, les Snêguine, pour leur dire de mettre leur terre a la disposition des paysans. Quand ils arrivent, on leur apprend que quelqu'un vient de mourir; c'est le jeune officier, le mari d'Anna, qui a été tué a la guerre civile. Pron a déja annoncé le but de leur visite quand le poète apprend cette nouvelle. 11 souffre de voir Anna a ce moment-la, il voudrait la soutenir dans son chagrin, mais elle 1'insulte, furieuse qu'il puisse venir, a un pareil moment, leur demander de donner leur terre aux paysans; elle lui crie: „Allez-vous en! Comme vous êtes un petit homme lache, pitoyable et bas! II est mort... Et vous êtes ici.. Ces paroles blessent profondément le poète: HeT, 3t0 y>k óbiJio cjihwkom. He bchkhh po)KfleH nepeHeerb. Kan H3Bbi, CTbiflHCb oruieyxH, H ripoHy otbcthji tan: — CeroflHH ohh He b «yxe noenem-ka, npoh, b kaöak ')• („Non, cela fut trop. — Tout le monde n'est pas né pour le supporter. — Ayant honte des gifies, comme de la peste, — Je répondis ainsi k Pron: — „Aujourd'hui elles sont de mauvaise humeur — Viens, Pron, allons au cabaret " Le poète tache ensuite d'oublier Anna Snêguine, mais le sort les réunit encore une fois. La révolution d'octobre a donné la terre aux paysans, et la plupart des propriétaires s'enfuient de leurs maisons. Le grand-père du poète, le meunier, est alors allé chercher Anna Snêguine et sa mère et il leur offre 1'hospitalité de sa maison. Les Snêguine acceptent, et 1'amour renait entre Anna et le poète; mais cette fois-ci c'est un amour triste qui ne pourra durer. Anna ne veut pas se laisser aller a ce sentiment, elle est convaincue que eet amour la rendra bientöt malheureuse et elle dit: KOHeHHO, J\o 3toh OCeHH 3Ha.na 6 cnacniHByio 6biJib nOTOM Öbl MeHH Bbl ÓpOCH^H, Kan BbinHTyio óyTbiJib .... noaTOMy ÓbUIO He HaflO .... Hh BCTpen .... hh Booóme npojioJDKaTb .... ') Tome III, p. 84. ieM oojiee, c CTapbiMH B3rji*maMn Morjia n oön^eTb MaTb reu8eNatUrellemMel ~ J?qU'* Cet automne ~ J'aurais "nnu une vie heu- vide rv enSU,te.TS auriez ietée' ~ Comme une bouteille ■ j j Cest Pourquoi ïl ne fallait pas — Ni des rencontres ni en général continuer.... - D'autant plus qu'avec ses vieux principes — Je pourrais blesser ma mère ... ."). p pes Mais le poète 1'interrompt, il essaie de parler d'autre chose, puis malgre lui, les souvenirs se réveillent: ' CiWOTpHTe .... y>Ke cBeTaeT? 3apa, KaK no>Kap, Ha CHery.... MHe HTO-TO HanoMHHaeT Ho HTO ? . H noHHTb He Mory.... Ax! a 9tO ÓblJIO B fleTCTBe .... Apyrofi He occhhhh paccBeT Mbl C B3MH CH/jeJIH BMeCTe .... HaM no uiecTHaAuaTb jieT....2). („Regardez. - Il commence déjè a faire jour? - L'aube est comme „;„rr vneiïe- - rce,a me <,»*,,,« «r iizt S Je ne Peux Pas le concevoir.... — Ah I.... Oui — C'était NSn,r.f-eUneSSe--- - ~ Une 3Utre aube-"- - Pas une a"be d'aütomne - Nous étions assis ensemble .... - Nous avions seize ans tous les deux .V»')! Anna et sa mère ne restent que quelques jours chez Ie meunier. les quittent ensuite le village et Ie poète ne sait pas oü elles vont: peu de temps après il se sépare aussi de ses grands-parents et se rend a Petrograd. Dans la dernière partie de son poème, Ésénine nous raconte ce que les paysans ont fait après la révolution; il y a eu des désordres, les troupes blanches ont passé par Ie village et Pron Oglobline a ete tue. Enfin, en 1924 ou 1925, le poète se rend de nouveau au villageson retour, sa rencontre avec le vieux meunier, tout se passé de la même manière qu'en 1917. Ésénine ne nous dit rien du village soviéque de 1924> nen des changements survenus dans la vie des pay- ') Tome III, pp. 88, 89. 2) Tome III, pp. 89, 90. parut son „Anna Snêguine" oü il chante son amour pour une jeune femme bourgeoise, la veuve d'un officier blanc, qui quitte la Russie comme émigrante. Après „Anna Snêguine", Ésénine n'a écrit qu'un seul poème assez long, „Moh nyrt" („MaRoute"), i) Ce poème, par son caractère autobiographique, se rapproche beaucoup d'„Anna Snêguine". Une fois de plus Ésénine y explique la conduite qu'il a tenue pendant Ia révolution. Le commencement de ce poème, dans lequel le poète parle de sa jeunesse, est assez beau; il y raconte qu'il ne pouvait pas encore être révolutionnaire a ce moment, car: Torfla He 3HaJi a MepHbix ae;i Pocchh. He 3Haji, 3aneM H noneMy BOHHa. Pa3aHCKHe no;iH, TAe My>KHKH KOCHJ1H, Tjie ceHJin cboh x;ie6 — Bbuia Moa cTpaHa. („Alors je ne connaissais pas — Les affaires noires de la Russie. — Je ne savais pas dans quel but — Et & cause de quoi il y avait la guerre. — Les champs de Riazan, — Oü fauchaient les paysans, — Oü ils semaient leur blé, — Étaient mon pays"). II se rappelle bien que les paysans murmuraient, qu'ils juraient contre Dieu et contre le tsar, mais la seule réponse a ces jurons étaient les lointains souriants et 1'aube „couleur de citron". Dans „Ma Route", Ésénine change les événements un peu a sa guise; il place, par exemple, son voyage a 1'étranger avant la révolution et, parlant de ses scandales a Moscou, il dit qu'il voulait choquer la noblesse et la bourgeoisie, faisant ainsi sous-entendre qu'il menait sa vie de bohème déja avant la révolution. „Ma route" semble avoir été écrit spécialement en vue du public; le poète s'y montre peu sincère, il écrit pour se justifier et c'est peut-être le caractère un peu forcé de ce poème qui lui enlève sa valeur littéraire. 4. Petits poèmes lyriques des années 1924 et 1925. Durant les dernières années de sa vie 1'oeuvre d'Ésénine fut trés abondante. C'est comme s'il s'était haté d'écrire autant que possible avant de quitter volontairement la vie. ') Tome II, pp. 175-183. Nous avons fait remarquer a plusieurs reprises dans les chapitres précédents qu'Ésénine avait été hanté depuis sa première jeunesse par 1'idée du suicide et de la mort. Le thème de la mort se retrouve de plus en plus fréquemment dans ses poésies lyriques. II parle d'une mort prochaine dans neuf poèmes des années 1924 et 1925*), et quatorze poèmes2) témoignent d'une telle fatigue de la vie et d'un tel sentiment de vieillesse, qu'ils donnent 1'impression que 1'auteur n'aura pas le courage de continuer longtemps encore une vie qui semble lui peser toujours plus lourdement. C'est ainsi qu'en quittant Bakou, au mois de mai 1925, il est convaincu qu'il ne reverra plus cette ville, et il écrit un poème dont les trois strophes commencent de la manière suivante: npomaw, Eany! Teöa a He yBHwy. Tenepb b flyiue nena;ib, Tenepb b nyiue Hcnyr. ripomaft, Bany! CHHb TtopKCKaa, npomafi! xjiaaeet KpoBb, oc;ia6eBaK)t chjiw. npomaö, Bany! ripomaH, KaK necHb npociaa! B noc;ieflHHH pa3 a flpyra oÖHHMy 3). („Adieu, Bakou! Je ne te verrai plus. — Maintenant il y a de la tristesse dans mon 3me, maintenant il y a de 1'effroi dans mon ame „Adieu, Bakou! Bleu de Turquie, adieu! — Le sang se refroidit, les forces s'affaiblissent" „Adieu, Bakou! Adieu, comme une simple chanson! — Pour la dernière fois j'embrasse mon ami "). Pourtant le poète ne se laisse pas encore tout a fait aller au découragement, il veut se prouver a lui-mème que sa fatigue n est que passagère, que le sentiment de vieillesse qu'il éprouve ne lui a pas errcore öté toute force créatrice; voila pourquoi il continue a écrire presque sans arrêt. II aimerait qu'on le contredise quand il se plaint de sa vieillesse, quand il dit que son talent commence a tarir; mais a part ses amis intimes, personne ne proteste, et la critique est sévère pour lui. La vérité est aussi que son talent ne se développe plus: le poète n'a pas su s'adapter a la vie actuelle; son horizon devient de plus en plus étroit, il se replie sur lui-même, ') Tome I, pp. 200, 226, 252, 254, 263, 316, 322. Tome IV, pp. 118, 142' 2) Tome I, pp. 208, 235, 241, 243, 249, 265, 302, 306, 312, 313, 315. Tome IV, pp. 126, 131, 133. 3) Tome I, p. 149. L'influence de Pouchkine est évidente dans ce poème. sur ses sensations, ses amours et ses souvenirs; il répète et remache les choses qu'il avait déja dites autrefois, presque avec les mêmes mots. Mais ses plaintes avaient alors intéressé le lecteur qui croyait que ce désespoir n'était que passager, qu'il ne souffrait que de se détacher de la vie ancienne, et que 1'acceptation du nouvel état de choses lui inspirerait de nouveaux poèmes témoignant d'une force nouvelle et d'une attitude positive devant la vie. Maintenant on est forcé de constater que ce développement ne s'est pas produit: Ésénine n'a pas réussi a se détacher du passé, ses plaintes deviennent continuelles, et les effusions lyriques de 1'artiste qui ne s'élève pas au-dessus des sensations purement individuelies, n'intéressent plus le grand public. Cela ne veut pourtant pas dire qu'Ésénine n'ait pas écrit de beaux poèmes pendant les dernières années de sa vie; il s'en trouve au contraire quelques-uns de magnifiques parmi ses poèmes lyriques, mais sa poésie manquait alors de perspective. Les meilleurs poèmes de ce genre datent de 1924. Celui surtout dédié a la mémoire de Chiriaevitch, poète qu'il estimait beaucoup, est un document humain de première importance, autant par la force de 1'émotion que par la maitrise du vers.*) Ésénine y décrit ses propres sensations a 1'idée de la mort. L'idée que lui aussi, il pourrait mourir bientöt, le rend tout a coup conscient de tout ce que la vie a de bon; il redoute de quitter les choses dont il peut jouir encore: MHoro AyM a b raiuHHe npo.nyMa.ii, Mhoi-o neceH npo ceóa c^o>khji m ha 3toh ha 3emjie yrpK)Moft CnacTJiHB TeM, hto a abimaji « >kh;i. CnacTjiHB TeM, hto ue^oBaji a wchihhh, MHJI uBeTM, Ba;iH;icH Ha TpaBe W 3Bepbë, KaK SpaTbeB HaiiiHX MeHbuiHx, HMKor.ua he öhji no ro^obe. 3haio a, hto he qbetyt tam nainn, He 3BeHHT ^eöajKbefi meeft po>Kb OTToro npefl cohmom yxoflamHx. H Bcerfla HcnbiTbiBaio Apo>Kb. ') Tome I, pp. 226, 227. 3Haio a, HTO b TOH cTpaHe He öy«eT 8THX HHB, 3JiaTaunHXCfl BO Mme. OTToro h floporH MHe jnOflH, Mto >khbyt co mhok) Ha 3eMJie. („J'ai ruminé beaucoup de pensées dans le silence, J ai composé beaucoup de chants sur moi-même, — Et je suis heureux d'avoir respiré et vécu Sur cette terre morose. — Je suis heureux d'avoir embrassé des femmes, — D'avoir foulé des fleurs, de m'être roulé dans 1'herbe, — Et de n'avoir jamais frappé — Les animaux, nos frères plus jeunes. — Je sais que li-bas les forêts ne fleurissent pas, — Que le seigle n'y sonne pas avec son cou de cygne. — C'est pourquoi j'éprouve toujours un frisson — Devant la foule de ceux qui s'en vont. — Je sais que dans ce pays-lè il n'y aura pas — Ces champs qui semblent dorés dans le brouillard. — C'est pourquoi les gens me sont chers, — Qui vivent avec moi sur la terre"). La pensée mélancolique de devoir bientöt quitter la vie inspire aussi plusieurs autres des poèmes composés par Ésénine durant ces années, il y fait des réflexions sur tout ce que cette vie contient de bon.1) Écoutez par exemple le commencement du magnifique poème de la page 235 du tome I: ChroBopHJia poma 30Ji0Taa Eepe30BbiM, BecejibiM 33biK0M, W wypaBJiH, nenajibHO npojieTaa, y>k He wajieioT óojibiue hh o kom. CtOK) OflHH CpeAH paBHHHbl rOJIOH, A >KypaB^eü OTHOCHT BeTep BAajib. 51 nojioH nyM o iohocth Becejioft, Ho HHnero b npoiuefliiieM MHe He >Kajib. („La forêt dorée a cessé de parler — Avec son langage joyeux des bouleaux, — Et les grues, en passant tristement, — Ne regrettent déja plus personne" „Je suis seul au milieu de la plaine nue, — Et le vent emporte au loin les grues. — Je suis plein de pensées sur la jeunesse joyeuse, — Mais je ne regrette rien du passé"). Ce poème renferme encore une de ces belles images qui ont presqu'entièrement disparu de la poésie d'Ésénine: KaK flepeBO poHaeT thxo jiHCTba, TaK a poHHio rpycTHbie c^OBa. („Comme 1'arbre laisse tomber silencieusement ses feuilles, — Ainsi je laisse tomber des paroles tristes"). ') Tome I, pp. 226, 235, 237, 252, 257, 259, 265, 304, 306, 308, 318. Nous avons parlé plus haut d'autres poèmes d'Ésénine, écrits en 1924, et remplis d'enthousiasme pour la vie nouvelle, ainsi le „Chant de la grande Campagne", etc. i) Nous avons parlé de ses voyages a Bakou, oü il écrivit ses poèmes les plus révolutionnaires. Mais ce courage et eet enthousiasme faisaient souvent place a une grande fatigue et a un désintéressement complet des événements qui se passaient autour de lui; il écrivait alors ces poèmes purement lyriques dans lesquels il ne mentionne même pas la révolution. Son cycle de poèmes „nepcn,nckhe Mothbm" 2) (,,Motijs de la Perse"), écrit a Bakou, doit avoir été composé dans un tel état d'ame. II ressort clairement de ces poèmes que le talent d'Ésénine commence déja a diminuer; ni leur contenu — 1'amour pour une jeune fille persane — ni leur versification ne peuvent arrêter longtemps 1'attention du lecteur. Certes, les poèmes des „Motifs de la Perse" sont bien écrits comme tous ceux de cette époque, 1'auteur s'y pose même quelquefois des difficultés techniques dont il se tire avec honneur, mais ce sont justement ces recherches stylistiques qui déplaisent et qui sonnent mal dans des poèmes qui sont déja faux par leur contenu. Ésénine nous y parle en effet de la Perse, il cherche a rendre Ia couleur locale de ce pays, ce qui ne lui réussit pas, puisqu'il ne 1'a jamais visité. Les jeunes filles persanes figurant dans ces poèmes sont, malgré Ieurs noms exotiques, exactement les mêmes que celles de Riazan; a part quelques lieux communs il ne nous raconte rien de la vie ou des moeurs persanes. Comme exemple de ces poèmes, mélodieux, mais sans grand intérêt, nous citons deux strophes d'un de ceux des „Motifs de la Perse", page 292 du tome I: B XopoccaHe ecTb Tarae flBepH, Tfle oöcbinaH po3aMH nopor. TaM >KHBeT 3aflyMHHBaa nepw. B XopoccaHe ecTb Tarae flBepw, Ho OTKpblTb Te RBepH a He Mor. y MeHH B pynax «OBOJIbHO CHJIbl, B Bo;iocax ecTb sojioto h Meflb. ro;ioc nepw hokhmh h KpacHBbifi. y MeHH B pyxax flOBOJIbHO CHJIbl, Ho flBepefi He CMOr H omepeTb. ') Cf. pp. 163-169. 2) Tome I, pp. 276-296. („A Khorosan il y a de telles portes, — Dont le seuil est couvert de roses. — C'est 1& que vit la „Peri"') rêveuse. — A Khorosan il y a de telles portes, — Mais je n'ai pas pu ouvrir ces portes. — J'ai assez de force dans les mains, — Dans mes cheveux il y a de 1'or et du cuivre. — La voix de la „Peri" est tendre et belle. — J'ai assez de force dans les mains, — Mais je n'ai pas pu ouvrir ces portes"). L'amour qui a inspiré presque tous les poèmes des „Motijs de la Perse", devient une source d'inspiration toujours plus abondante dans la poésle d'Ésénine. II s'agit le plus souvent d'un amour qui le tourmente, qui le rend malheureux et peu sur de lui-même. II s'adresse a une femme qu'il aime, mais qu'il n'aime pas suffisamment, ou bien qu'il aime moins qu'une autre femme qui ne le paie pas de retour. L'influence d'Alexandre Blok est évidente dans quelques poèmes, ainsi dans celui de la page 251 du tome I, oü Ésénine, pour désigner la femme aimée, emploie toutes les expressions vagues et demimystiques qu'on peut retrouver dans les „Poèmes sur la très-belle Dame" de Blok: CBeT T3K0H TaHHCTBeHHblH, cjlobho jyih EflHHCTBeHHOH — Tom, B KOTOpOH TOT >Ke CBeT W KOTOpOH B MHpe HeT. („La lumière est si mystérieuse — Comme si c'était pour 1'Unique, — Pour celle, dans laquelle il y a la même lumière — Et qui n'existe pas dans ce monde"). Mais la femme a qui s'adresse Ésénine est en général réelle, et l'amour dont il s'agit est un amour terrestre, dépourvu de mysticisme et de sentiments religieux. Tous ces poèmes parlant d'amour ont été écrits en 1925, de juillet jusqu'en octobre, alors qu il aimait Sofia Andréevna Tolstaïa. Ces poèmes, aussi mélodieux que ceux des „Motijs de la Perse", sont pour la plupart moins vagues, ce qui augmente, a notre avis, leur valeur littéraire. On est frappé du manque d'élan, du manque de fraicheur et de confiance en soi dont témoignent ces poèmes d amour, Ésénine semble ne pas savoir s'il aime ou non, il craint que 1 on ne se moque de lui; puis il cherche de nouveau a insulter son amie, ce qui lui réussit a peine; il lui manque déja la force d être grossier ainsi qu'il 1'avait été dans le „Moscou des Cabarets . Avec 1 accompagne- ') „Peri", dans la mythologie perse, est une fée d'une trés grande beauté. ment de 1'accordéon, il se plaint, mélancolique et triste, de ce que sa jeunesse 1'ait quitté pour toujours, et parlant de celle qu'il aime, il dit avec amertume: IlycTb oHa yc;ibiiunT, nycTb oHa nonjianeT. ES nywaa roHOCTb HHHero He 3H3hht. Hy, a ec;m 3H3HHT — npo>KHBeT He Mynacb. t^e Tbi, moh paflocTb ? r^e Tbi, moh ynacTb?1) („Qu'elle 1'entende, qu'elle pleure. — Pour elle Ia jeunesse d'un autre ne signifie rien. — Et même si cela signifie quelque chose pour elle, elle vivra sans se tourmenter. — Oü es-tu, ma gafté? Oii es-tu, ma destinée?"). Citons encore ce poème qui montre la puissance mélodieuse des vers d'Ésénine: njiaweT MeTe^b, KaK uuraHCKan CKpnriKa, Mnjiaa «eByuiKa, 3Jian yjibiÓKa, 91 Jib He poöeio ot CHHero B3rjia/ia? MHoro MHe Hy>KHO h MHoro He Haflo. Tan mm aajiekh h tan he cxo>kh, — Tbi Mo;io,nafl, a n Bce npo>KHJi. K>HouiaM cnacTbe, a MHe ^Hiiib naMATb CHe>khok) HOHbK) b ^hxyio 3aMHTb. 91 He 3a^acKaH — 6ypa MHe CKpnnKa. cepwe metejiht tboh y.ibiÖKa2). („La tourmente de neige pleure comme un violon tsigane, — Chère fille, au sourire mauvais, — Ne deviens-je pas timide sous ton regard bleu? J'ai besoin de beaucoup, et il ne me faut pas beaucoup de choses. — Nous sommes si loin 1'un de 1'autre et si peu ressemblants, — Toi, tu es jeune, et moi, toute ma vie est passée. — Le bonheur appartient aux jeunes gens, mais pour moi il n'y a que le souvenir — Comme pendant une nuit d'hiver dans un terrible tourbillon de neige. — Je ne suis pas g&té, la tempête est pour moi un violon. — Ton sourire est comme un chasse-neige dans mon coeur"). Les poèmes lyriques datant de 1'année 1925 sont presque trop mélodieux et émeuvent trop facilement, ils sont comme des chants tsiganes. L'originalité du style disparait de plus en plus, de même que les images qui donnaient un caractère si spécial aux poèmes d'Ésénine. On retrouve partout 1'influence de Pouchkine, de Blok, ou même celle d'anciens poèmes du poète lui-même. ') Tome I, p. 267. 2) Tome IV, p. 128. Ésénine est-il conscient du fait que son talent diminue? Nous croyons qu'il le fut a la fin de sa vie, mais en 1924 il ne 1'est certainement pas encore. Dans un poème „A Pouchkine" *) il nous raconte les impressions qu'il a ressenties en regardant la statue de Pouchkine a Moscou. Pourquoi dit-il alors que Pouchkine était blond? II sait trés bien au contraire que le grand poète avait les cheveux noirs, mais peut-être qu'en contemplant cette statue de bronze il se voit lui-même a cette place; peut-être aussi n'est-ce qu'un jeu d'imagination et veut-il se représenter un Pouchkine blond comme lui. 2) Devant le poète en bronze qui, orgueilleux, semble le regarder de haut, Ésénine se dit: A a ctok), Kan npefl npunacTbeM, M roBopio b oTBeT Teöe — yiwep 6bi cefinac ot cnacrbH, CnoAoö^eHHbiü TaKoii cy«b6e. Ho, oöpeneHHbiH Ha roHeHbe, Eme h «ojiro 6y«y neTb Hto6 h Moe CTenHoe neHbe CyMe^o 6poH3o8 npo3BeHeTb. („Et moi je me trouve comme devant la communion, — Et je te réponds3) — — Je mourrais tout de suite de bonheur, — Si j'étais jugé digne d'un tel sort. — Mais condamné h lapersécution, — Je chanterai encore longtemps .. .. — Pour que mes chants des steppes aussi — Puissent résonner en bronze"). Ésénine continue d'écrire des poèmes a la Pouchkine, mais le vingtième siècle exige d'autres sujets, et la critique lui reproche de répéter toujours la même chose. Malgré cette critique a laquelle il ne reste pas indifférent, Ésénine continue, pendant toute 1'année 1925, a se plaindre et a s'apitoyer sur lui-même: BeHepoiw chhhm, BenepoM jiyHHbiM BblJl 3 KOrfla-TO KpaCHBblM M K)HbIM. Heyaep>khmo, hen0bt0phm0 Bce nponete^o aajieve .... mhmo .... Cepjme ocTbiJio, h BbiuBejin ohh .... CHHee cnacTbe! JlyHHbie hohh !4) ') Tome 1, p. 228. ... 2) 11 est possible aussi qu'Ésénine se représente Pouchkine jeune, alors qu'il était plus blond que plus tard. 3) Le poète s'adresse k la statue de Pouchkine. 4) Tome I, p. 313. („Dans la soirée bleue, dans la soirée au clair de lune — J'étais une fois beau et jeune. — Irrésistiblement, irrévocablement — Tout s'est enfui tout a passé.... au loin — Le coeur s'est refroidi, et les yeux ont perdu leur éclat.... — Bonheur bleu! Nuits au clair de lune!"). Tel encore le poème de la page 302 du tome I, dont nous citons la première strophe: Diynoe cep/me, He öeHca! Bce Mbi oÓMaHyTbi cnacTbeM, HnmHÖ Jimub npocHT ynacTbH.... Hiynoe cepwe, He öeifca! („Coeur stupide, ne bats pas! — Nous sommes tous trompés par le bonheur, — Seul le pauvre demande pitié — Coeur stupide, ne bats pas!"). Les poèmes inspirés par les paysages de sa contrée natale, par les souvenirs de sa vie au village, qui figurent dans chaque recueil de poèmes d'Ésénine, ne manquent pas non plus parmi ses dernières oeuvres. *) La aussi se retrouvent ce ton triste et plaintif et cette répétition de choses déja dites autrefois. Combien souvent Ésénine n'a-t-il pas dit que c'est la dernière fois qu'il revoit son village natal? Cette répétition finit par fatiguer, pourtant quand on lit les derniers poèmes sansconnaïtrel'oeuvreantérieure du poète, onne peut qu'être charmé par la beauté des vers et du rythme; les strophes suivantes tirées d'un poème qu'il écrivit en octobre 1925, prés de deux mois avant sa mort, en sont un exemple: Chob3 Bepnyjica a b Kpafi poflHMbift. Kto mehh iiomhht? Kto no3a6bui? TpyCTHO CTOK) H, K8K CTpaHHHK TOHHMblH — CrapblH X03HHH CBOeft H3ÖbI. Mo.™ H K0MK3K) HOByiO uianKy, He no Ayuie MHe coöo^hh Mex. BcnoMHHJi a «eflyuiKy, bcüomhhji a óaÖKy, BcnOMHHJI KJiaflÖHmeHCKHH pbIXJIblH CHer. Bce ycnoKOH^HCb, Bce TaM öyAeM, Kan b 9toh >kh3hh paflefi hh pa^eh, — Bot noneitty tan THHycb h k Bot noneMy tan ^k)6jiio jhoach. ') Cf. tome I, pp. 232, 245, 268, 270, 272, 274, 308, 316. Bot oTnero n Hyrb-nyrb He 3an.iaKaji M, yjibiöaacb, «yiuoit norac, — 8iy H3Óy Ha Kpbi.ibue c coóaKoü Cjiobho h bh>Ky b noc^eflhhh pa3 ')• („De nouveau je suis retourné dans ma région natale. — Qui se souvient de moi? Qui m'a oublié? — Je me trouve la, triste, comme un pélerin poursuivi, — Vieux mattre de ma chaumière. — Sans rien dire je froisse mon bonnet neuf, — La fourrure de zibeline m'irrite. — Je me souviens de mon grand-père, je me souviens de ma grand'mère, — Je me souviens de la neige poreuse du cimetière. — Tous se sont apaisés, nous serons tous lk-bas, — Combien nous ne nous donnions de peine dans cette vie, — Voila pourquoi je me 'sens tant attiré vers les gens, — Voila pourquoi j'aime tellement les gens. — Voila pourquoi j'étais sur le point de pleurer — Et, en souriant, mon ame s'est éteinte, — C'est comme si je voyais pour la dernière fois — Cette chaumière avec le chien devant la porte") Un poème de 1925, exubérant de joie de vivre et de santé, témoigne d'un tout autre état d'ame. C'est le poème de la page 124 du tome IV, dont le rythme même est différent de celui des autres poèmes d'Ésénine; les vers en sont alternativement de douze et de onze syllabes, la césure tombe après la sixième syllabe de chaque vers. Ce rythme un peu lent rend a merveille 1'atmosphère d'une belle journée d'été, la joie du travail en plein soleil. Ésénine décrit un retour dans son village; insouciant, jouissant de la belle nature qui 1'entoure, il se promène: 51 Hfly flOJiHHOH. Ha 3aTbLiKe Kan». B jiaiiKOBOH nepHaTKe cMyrviaH pyna. /Ja-ieKO CH5HOT p030Bbie cTenw, LÜHpoKO cHHeeT THxaa pena. 51 — öecneMHbifi napeHb. HHnero He Haao. To;ibKo 6 cjiymaTb necHH — cepjiueM noaneBaib, T0jibK0 6bi CTpyH.iacb jiernaa npox.iaaa, To^bKO 6 He crHÓaJiacb Mo^oaaa ciaib. BbiÜAy 3a flopory, BbiHjiy no« otkocu, — CKOJIbKO TaM HapaflHblX My>KHKOB h 6a6! Mto-to uiennyT rpaönH, hto-to cbhu^t koch. — 9h, noaT, noc-iyuiaH, c^a6 th H.ib He c-iaö? ') Tome I, pp. 316, 317. Ha 3eMJie MHJiee. no;mo ruiabatb b Heöo. KaK Tbi Jifoómiib AOJibi, TaK 6bi Tpya jik>6h;i. TbI jih flepeBeHCKHH, Tbi Jlb KpeCTbaHCKHM He 6bIJl? Pa3MaxHHCb kocok), noKa>Kn cboh nbiii. („Je vais par Ia vallée, la casquette sur la nuque, — La main brune dans le gant glacé. — Au loin luisent les steppes roses, — La rivière calme bleuit largement. — Moi, je suis un gargon insouciant. Je n'ai besoin de rien. — Seulement écouter les chansons, les accompagner du coeur, — Que seulement la fratcheur légère se répande, — Que seulement ma taille jeune ne soit pas pliée. — Je quitte la route, je vais vers la pente, — Combien depaysanset de paysannes parés y a-t-il! — Les rateaux chuchotent quelque chose, les faux sifflent quelque chose. — „Eh poète, écoute, es-tu faible ou ne 1'es-tu pas? — C'est plus agréable d'être sur la terre. Assez navigué dans le ciel. — Ainsi que tu aimes les vallées, ainsi il te faudrait aimer le travail. — N'étais-tu pas du village, n'étais-tu pas paysan? — Brandis ta faux, montre ta fougue"). Alors, au lieu de la plume, le poète prend la faux; il montre aux paysans qu'il n'a pas oublié leur labeur; il travaiile au milieu d'eux dans Ia fratcheur du matin, et il tracé dans 1'herbe des „lignes, pour que le cheval et Ie mouton les lisent". Ainsi que nous 1'avons fait remarquer, ce poème représente une exception dans 1'oeuvre d'Ésénine. La guérison au moyen du travail paysan n'est déja plus possible pour lui; 1'alcool a trop rongé sa constitution, et le travail qui 1'amuse pour un instant ne peut pas 1'occuper pendant longtemps. L'alcoolisme s'empare de plus en plus du poète. Les poèmes de novembre et de décembre 1925 révèlent un état d'ame maladif et un grand découragement. Ésénine a quitté sa femme, sa poésie ne lui semble plus être nécessaire a personne, il a donc perdu tout ce qui le rattachait encore a Ia vie. II cherche une consolation auprès des femmes, mais il n'en devient que plus malheureux encore: Hto ciiyHHJiocb? Hto co mhoio crajiocb? KawflbiH ,nehb h y «pyrnx kojich. Kawflbift .nehb k ceöe Tepaio wajioctb, He CMHpaacb c ropenbio H3MeH '). („Qu'est-ce qui est arrivé? Que suis-je devenu? — Chaque jour je suis a d'autres genoux. — Chaque jour je perds la pitié envers moi-même, — Sans pouvoir me réconcilier avec 1'amertume des trahisons"). ') Tome IV, p. 138. Ayant enfin quitté ses amis de Moscou, il se rend a Léningrad, dernier effort pour trouver ailleurs un remède a son désespoir. Mais il ne s'y sent pas mieux; le courage lui manque pour continuer une vie qui n'a plus rien a lui offrir. L'idée du suicide ne quitte plus Ésénine; vingt-quatre heures avant de se tuer, il écrit avec son sang son dernier poème, témoignage poignant de la résignation qu'il éprouve maintenant que sa décision est prise. Seul dans sa chambre d'hötel, voulant écrire et ne trouvant pas d'encre, il s'ouvre une veine du poignet et il écrit le poème suivant, dans lequel il y a un curieux retour a la foi religieuse: J\0 CBHAaHbH, «pyr MOH, «O CBHAaHbfl, Mhjihh moh, tbi y mehh b rpyAH. npeAHa3HaneHHoe paccraBaHbe OöemaeT BCTpeny BnepeAH. J\o cBHAaHbH, Apyr moh, 6e3 pyKH h cjioBa, He rpyc™ h He nenajib öpoBen, — B 9T0H )KH3HH yMHpaTb He HOBO, Ho H >KHTb, KOHeHHO, He HOBCH ')• („Au revoir, mon ami, au revoir, — Mon cher, tu es dans mon coeur. La séparation prédestinée — Promet une rencontre dans 1'avenir. — Au revoir, mon ami, sans serrement de main et sans paroles, Ne t afflige pas et ne t'attriste pas en fron$ant les sourcils, — Dans cette vie ce n'est pas nouveau de mourir, — Mais vivre, il va sans dire, n'est pas nouveau non plus")2). ') Tome IV, p. 142. 2) Nous n'avons pas parlé dans ce livre d'un poème „rioaiaHHe k EBaHrejiHcry AeMbany" („Épitre h 1'Évangeliste Demian") ayant circulé en manuscrit sous le nom d'Ésénine. Ce poème a été imprimé dans un recueil de poèmes d'Ésénine, paru a Paris en 1927 (éd. „Kojiocba"). A Moscou on nous a donné 1'assurance que ce poème n'était pas d'Ésénine, et que celui qui 1'a fait circuler avait avoué 1'avoir écrit lui-même. CONCLUSION. Dans les chapitres précédents nous avons cherché a analyser 1'oeuvre d'Ésénine en suivant, a travers ses poèmes, le développement du poète lui-même. 11 est possible qu'en faisant surtout ressortir les changements de style et de conception qui marquent chaque nouvelle étape de la poésie d'Ésénine, nous ayons donné 1'impression que son oeuvre manque d'unité et de caractère personnel. Tel n'est pourtant pas le cas: de ses premiers poèmes a ses dernières oeuvres, Ésénine reste le poète du village, le poète de la province de Riazan. Même quand il ne parle pas directement de sa contrée natale, on retrouve dans ses poèmes une réminiscence des grandes plaines, des couchers de soleil, des champs de blé qu'il a vus dans sa jeunesse; 1'or deSj épis murs, le bleu des cieux limpides, le vert feuillage des forêts lui servent d'épithètes qu'il emploie même dans les poèmes oü il nous parle de la Perse. Une des raisons qui rendent la poésie d'Ésénine si attrayante, est que ce poète a su nous parler avec tant de fraicheur et avec tant de charme de la nature, des animaux et de la beauté de son pays. Le commencement de sa tragédie date du moment oü cette paisible vie de village, qui lui avait inspiré de si beaux poèmes, ne lui suffit plus. II désirait une autre gloire et une autre activité que celles que pouvaient lui procurer le village; pourtant il regretta sa vie d'autrefois pendant presque tout son séjour a la ville, et ce regret se fait sentir dans toute son oeuvre. Ésénine n'a jamais réussi a être le poète de la ville, il n'a pas pu y prendre racine, ne connaissant de la ville que les cabarets et la vie de bohème. II s'y trouvait encore plus éloigné de la vie sociale et productive qu'il ne Pétait au village, la il avait été au moins tout prés du travail des paysans. Durant toute sa vie le poète a été conscient de la position qu'il occupait entre la ville et le 13 village; il éprouvait le besoin d'avoir un point fixe, un endroit oü il pourrait se sentir vraiment chez lui, mais ce point fixe ne pouvait pas être la ville qu'il haïssait, tout en continuant a y vivre. Et lorsque, pour ne plus penser aux choses qu'il ne comprenait pas, surtout après la déception que lui avait causée la révolution, Ésénine se livre a la boisson, il croit la ville coupable de cette déchéance. Ce n'est que pendant sa période „imagiste" qu'Ésénine semble vouloir se détacher de ce qu'il y a de paysan en lui; il s'habille en dandy, il cherche a être grossier et cynique et a ne plus rien laisser voir de 1'influence des poétes-paysans qui avaient été ses mattres. Pourtant, intérieurement, il ne change pas. Quand la ville apparaït dans ses poèmes, c'est en ennemie du village („Sorokooust"); le héros de son grand poème „Pougatchev" est un paysan, et 1'action se passé a la campagne. Donc, même quand il voulait être un véritable citoyen de la ville, Ésénine trouve sa source d'inspiration au village. Lorsque le poète rentre de son voyage a 1'étranger, en 1923, et que, peu a peu, les changements qui se sont faits dans sa conception du monde le forcent a regarder la révolution avec d'autres yeux, c'est au village qu'il devra aller pour s'apercevoir de la nouvelle vie soviétique qu'il n'avait pas su remarquer a la ville. Le fait de n'être qu'a demi cultivé 1'empêche de comprendre les grands problèmes dont il veut s'occuper. Ayant beaucoup lu, mais sans système, il ne comprend que vaguement les problèmes de la révolution, et il les juge avec sa sensibilité plutöt qu'avec son cerveau. Durant toute sa vie il reste le romantique, le fantaste qui se représente les choses comme il voudrait qu'elles soient. Quand enfin il lui est impossible de ne pas voir la réalité, son désenchantement est immense; 1'oeuvre d'Ésénine renferme un grand nombre de poèmes dans lesquels ce désespoir est exprimé par des vers magnifiques. Ésénine continuera pourtant jusqu'a la fin de sa vie a être inspiré par ses souvenirs du village, par la nature du gouvernement de Riazan, par les aurores et les couchers de soleils de sa région natale. Les poèmes traitant ces sujets peuvent être classés parmi les plus réussis de son oeuvre. Voila pourquoi, dans la littérature russe, Ésénine restera le poètepaysan, ou pour mieux dire le poète du paysage paysan; ainsi que nous 1'avons déja fait remarquer, ce n'est en effet ni du travail ni de la véritable vie paysanne qu'il nous a parlé. II célébrait un village dont il ne voyait que les cótés extérieurs. Ce ne fut qu'a son retour d'Amérique qu'il constata tout a coup que le vrai village était tout différent de celui qu'il avait toujours vu; il comprit alors que ses poèmes lyriques sur Ia beauté de la nature n'avaient plus le même intérêt, et que les changements de la vie du village, les aventures des paysans pendant la guerre civile, avaient beaucoup plus d'importance. Ce n'est pas, comme on 1'a souvent dit, dans le choc de la ville et du village qu'il faut chercher I'origine de la tragédie d'Ésénine; celui-ci ayant toujours vécu dans un monde a part, convaincu comme i! I'était que ce monde était aussi important pour les autres que pour lui, s'aper^ut en 1924 qu'il s'était trompé, et que la vie réelle était ailleurs que Ia oü il I'avait cherchée. N'ayant pas une grande force de volonté, se trouvant malade par suite de tout I'alcool qu'il avait consommé, il ne lui était plus possible de faire évoluer son art pour 1'accorder a sa nouvelle conception des choses. II continua a écrire, mais il savait que sa poésie ne servait plus a personne. La littérature soviétique a perdu avec Serge Ésénine un poète d'une trés grande force lyrique, possédant une grande maïtrise technique et une remarquable harmonie du vers. II est mort paree qu'il n'est pas arrivé a comprendre Ia grandeur de I'époque dans laquelle il vivait. II avait aimé et chanté la vieille Russie, mais il était trop intelligent pour désirer Ie retour de ce qui était passé. Tout en désirant accepter la vie nouvelle, il était trop individualiste pour pouvoir la comprendre, ayant toujours vécu en dehors de Ia vie sociale et productive. C'est ainsi qu'il est mort, victime du choc entre deux périodes. II a eu le courage de mettre fin a une vie qui lui semolait n'avoir plus de valeur, ni pour lui, ni pour son oeuvre, ni pour son pays. BIBLIOGRAPHIE des livres et des articles sur Serge Ésénine qui ont une certaine importance, et qui ne se trouvent pas dans la bibliographie du tome IV des „Oeuvres complètes". 1915. POMAH'b APEHCKIM (3HHAHM THnniYCb): „3eMJiH h KaïweHb", „Iojiocb >kh3hh", N°. 17. » Jl. KJIEMHBOPTb: „nenaTHiie opraHbi h h t e ji jih re h u h m h3 HapoAa", „CtBepHbiH 3anHCKH", N°.6. 1920. MBAHOB-PA3YMHHK: „PyccKaa jiHTepaTypa XX beka", éd. „Kojioc", Léningrad. 1921. C.rPHrOPbEB: „IlpopoKH h npeATeHH nocaeflHero saBeTa. HMawHHMCTbi", éd. „CaaB", Moscou. 1922. C. rOPOAEUKHH: „O nyraieBe", „Tpya". MBAHOB-PA3YMHHK: „Tpn SoraTbipfl", „JleTonHCb AOMa jiHTe- paTypbi", 23/111. A. JIE^KHEB: „riyraneB EceHHHa", „BecTHHK HCKyccTB", N°. 3-4. 1925. AJl.TYPEHUEB: „no33HH coBpeM. Pocchh",„Cbohmh nyTbRMw", N°. 6—7, Prague. IliHnOB (H. P03AH0B): „O EceHHHe", „HapoAHbifi YHHTejib , N°. 2. 1926. B. BOHMEBCKHH : „H0B0-KpecTbHHCKaH no33nii", éd. „HoBaa MocKBa". B. BELUHEB: „ÜHTepaTypa nanaTH C. 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MANNING: „The Tragedy of Esenin", „The Slavonic Review", vol. VII, N°. 21, Jonathan Cape Ltd. London. A. MAPHEHrO®: „Pombh 6e3 BpaHba", éd. „rieTponojiHc", Berlin. B. nOJIOHCKMH : „OnepKH JiHTepaTypHoro ABHMceHHH pe" BOJIfOUHOHHOH 3 n O X H", „T OCH3AaT". V. POZNER: „Littérature russe", éd. Kra, Paris, p. 290—295. H. P03AH0B: „PyccKHe jihphkh", éd. „Hhkhthhckh6 cy66oT- hhkh", Moscou. H. CTEFIHOM: „Mojoioe", éd. „BOKIT'. 1930. T. riOKPOBCKMH: „Ecchhh. EceHHHipHa. PejiHrHfl", éd. „Atchct", Moscou. A. M. TOnOPOB: „KpeCTbHHe o nHcaTejiHx", „rocn3AaT". B. 3PJIHX: „FIpaBO Ha necHb", éd. „nucaTeJiH b JleHHHrpaAe", Léningrad. Préface dans 1'édition fran^aise de „Requiem" de Serge Ésénine, éd. „Nouvelle Revue Frangaise", Paris. 1931. M. M. nELUHTi: ,,Ceprnje Jeceh>hh. O JeceitHHy. JeceibHH o ce6n. npeboah h3 JeceH.HHa", lÜTaMnapcKH 3aboa „Opao", Belgrade. K. T. TAPAHOBCKH: „H3 JeceibHHOBe jimpnke. H3Öop necaMa.y npeBOAy h ca CTyAH joM o J eceibHHy". éd. „CKepjiHk", Belgrade. 1933. MAPK CJIOHHM: „IlopTpeTbi cobctckiix nHcaTejieö", éd. „Ilapaóojia", Paris. STELLINGEN STELLINGEN i. Het alcoholisme van Serge Jesenin is geen voldoende verklaring voor zijn zelfmoord. (Verg. H. B. Ta;iaHT: „O AymeBHOÜ 6o;ie3HH C. EceHHHa", „KjIHHHMeCKHH apXIIB OAapeHHOCTH H reHHaAbHOCTH", TOM 2, Bbin. II, Léningrad 1926, p. 116). II. Evenals de tragedie van Jesenin kan men de melancolie van Jules Laforgue verklaren uit het feit dat hij geen sociale basis bezat. III. Ten onrechte zegt Clarence A. Manning dat de liefde tot het beschrijven en tot de natuur Jesenin er toe gebracht hebben zich bij de groep der „imaginisten" aan te sluiten. (Clarence A. Manning: „The Tragedy of Esenin", „The Slavonic Review", Vol. VII, N°. 21, March 1929 p. 682). IV. In tegenstelling met de gebruikelijke passief-esthetische opvatting is de marxistische opvatting van litteratuur en litteratuurgeschiedenis actief, omdat zij revolutionnair en klassebewust is. V. In de huidige periode is de leuze „1'art pour 1'art" een reactionnaire leuze geworden. VI. Hoe meer het door de feiten bevestigd wordt dat het Marxisme de eenige zakelijk juiste maatschappijleer is, des te minder zal in de wetenschappen des geestes, met name ook in de litteratuurgeschiedenis, een eenigszins juist inzicht mogelijk blijken indien men zich niet baseert op de leer van Karl Marx. VII. In Dauzat's explicatie van de „temps surcomposés" in de Fransche taal is het tweede gedeelte onjuist. (A. Dauzat: „Histoire de la Langue fran^aise", éd. Payot, Paris 1930, § 347, p. 304). VIII. De invloed van „L'Homme de Cour" van Baltasar Qracian op de „Maximes" van La Rochefoucauld is grooter dan men tot nog toe heeft opgemerkt. IX. Ten onrechte zegt Faguet dat het „vers libre" van de Fransche symbolisten slechts rythmisch proza was. (E. Faguet: „Sur le Symbolisme", „Revue des deux Mondes", 53^me année, 6ième période, 15 janvier 1913, pp. 405, 407). X. Er bestaat een aanwijsbaar verband tusschen aHe kunstrichtingen en cultuurverschijnselen (zooals filosofie, religie, recht, enz.) van een bepaalde historische periode; dit verband kan alleen verklaard worden door aan te nemen dat eenzelfde oorzaak aan deze verschijnselen ten grondslag ligt. SERGE ÉSÉNINE (1895-1925) SA VIE ET SON OEUVRE FRANCISCA DE GRAAFF KONINKLIJKE BIBLIOTHEEK 0950 SERGE ÉSÉNINE (1895-1925) SA VIE ET SON OEUVRE SERGE ÉSÉNINE EN 1922. SERGE ÉSÉNINE (1895—1925) SA VIE ET SON OEUVRE PROEFSCHRIFT TER VERKRIJGING VAN DEN GRAAD VAN DOCTOR IN DE LETTEREN EN WIJSBEGEERTE AAN DE RIJKSUNIVERSITEIT TE LEIDEN, OP GEZAG VAN DEN RECTOR MAGNIFICUS DR. J. HUIZINGA, HOOGLEERAAR IN DE FACULTEIT DER LETTEREN EN WIJSBEGEERTE, VOOR DE FACULTEIT DER LETTEREN EN WIJSBEGEERTE TE VERDEDIGEN OP WOENSDAG 5 JULI 1933, DES NAMIDDAGS TE 4 UUR DOOR FRANCISCA DE GRAAFF GEBOREN TE LEIDEN □ □ □ n.v. boekhandel en drukkerij voorheen E. J. BRILL, Leiden 1933 IMPRIMERIE E. J. BRILL, S. A., LEYDE AAN DE NAGEDACHTENIS VAN MIJN ZUSTER. TABLE DES MATIÈRES. Pages Préface xi Chapitre i. La Vie de Serge Ésénine. 1. Jeunesse . 1 2. A Moscou. 1912—1915 8 3. A Pétrograd. 1915-1916 11 4. Février et octobre 1917 21 5. L'année 1918 24 6. 1919-1921 26 7. 1921—1923 34 8. Dernières années 1923—1925 43 9. La fin tragique d'Ésénine 54 Chapitre II. Poèmes paysans et religieux datant d'avant 1917. 1. Premières poésies 59 2. Poèmes écrits avant 1915 61 3. La prose d'Ésénine 66 4. Influences de Blok et de Kliouev. Poèmes d'avant 1917 .... 70 Chapitre III. La Révolution dans l'Oeuvre d'Ésénine. 1. A la veille de la révolution 76 2. Poèmes k 1'honneur de la révolution de février 77 3. Poèmes k 1'honneur de la révolution écrits en 1918 79 4. „Inonia" 85 5. Autres poèmes lyriques des années 1917—1918 92 Chapitre IV. L'„Imagisme". 1. „Les Clefs de Marie" 96 2. L'„Imagisme" 103 3. La période „imagiste" dans la poésie d'Ésénine 107 4. „Pougatchev" 120 Chapitre V. L'Influence, dans l'Oeuvre d'Ésénine, de son Mariage avec Isadora Duncan et de son Voyage a l'Ëtranger. 1. Le „Moscou des Cabarets" 132 2. „L'Homme noir" 139 3. „Le Pays des Vauriens" 142 Chapitre VI. Les Années 1924—1925. 1. Un tournant dans la poésie d'Ésénine • .... 148 2. „Le Chant de la grande Campagne", „Poème des trente-six", „Ballade des vingt-six" • 163 3. „Anna Snêguine" 174 4. Petits poèmes lyriques des années 1924 et 1925 181 CONCLUSION 193 Bibliographie 196 Bij het verschijnen van dit proefschrift wil ik allereerst mijn dank uitspreken aan Mejuffrouw Dr. C. Serrurier, Professor Dr. C. de Boer, Professor Dr. J. M. Buffin en Professor Dr. W. Martin voor hun belangwekkende en levendige colleges, die ik gedurende vele jaren gevolgd heb. Vooral de colleges van Professor Dr. C. de Boer hebben er zeer toe bijgedragen om mijn belangstelling in de wetenschap te ontwikkelen, en veel heb ik te danken aan zijn pedagogische aanwijzingen voor het eigen werk en voor het raadplegen der bronnen. U, Hooggeleerde Van Wijk, Hooggeachte Promotor, ben ik zeer dankbaar voor Uwe interessante colleges en voor de buitengewoon welwillende wijze waarop Gij mij bij het totstandkomen van dit proefschrift met Uwe steun en raadgevingen steeds ter zijde hebt gestaan. Terwijl ik mij zelfs met de kleinste moeilijkheden tot U kon wenden, hebt Gij mij in de groote lijnen van mijn proefschrift en bij het uitwerken van mijn opvattingen, die vaak van de Uwe verschilden, een zeer groote vrijheid gelaten. Sta mij toe U hier openlijk mijn innig gemeende dank uit te spreken voor de vriendelijke en ruime wijze waarop Gij Uwe taak hebt opgevat. Aan de Akademie van Wetenschappen der USSR, die mij een stipendium uit het Croiset van der Kopfonds verleende, betuig ik hierbij mijn dank, evenals aan de Nederlandsche Commissie van Beheer voor haar advies aan de Akademie gegeven. Deze toelage stelde mij in staat zoowel te Parijs als te Moskou het materiaal voor het schrijven van mijn proefschrift te verzamelen. In beide steden mocht ik veel steun en raadgevingen ontvangen en ik dank allen die mij daar behulpzaam geweest zijn. Een bijzonder woord van dank aan Sofia Andréevna Jesenin, die mij niet alleen het materiaal der bibliotheek Jesenin ter beschikking stelde, maar die mij in vele persoonlijke gesprekken zeer geholpen heeft om het leven en het karakter van den dichter beter te begrijpen. Mevrouw C. Smit-Guisan te Heumen ben ik zeer erkentelijk voor haar hulp bij het redigeeren van dit proefschrift; haar hulp is zeker aan dit boekje in hooge mate ten goede gekomen. Tenslotte mijn oprechten dank aan allen, die mij direct of indirect bij het schrijven van dit proefschrift behulpzaam geweest zijn. PRÉFACE. On pourrait se demander si la vie et 1'oeuvre de Serge Ésénine ont été assez importantes pour y vouer une thèse de doctorat. A notre avis, la vie de ce paysan-poète incarnant dans sa personnalité tragique toutes les contradictions de la période de la révolution d'octobre, valait bien la peine d'être étudiée de prés. Nous avons essayé, dans la première partie de ce livre, de donner une description aussi objective que possible de la vie du poète et des causes qui ont amené sa fin tragique. II nous a été quelquefois difficile de faire un choix entre les faits rapportés par les livres ou articles que nous avons consultés et ceux que nous ont racontés des personnes ayant connu intimement le poète, et qui contredisaient parfois les biographies imprimés. Dans ces cas nous avons choisi la version qui nous paraissait le plus probable; la oü cela nous semblait désirable nous avons donné dans une note 1'opinion contraire. Dans la deuxième partie de ce livre nous avons parlé de 1'oeuvre du poète. Nous avons cherché a suivre chronologiquement les différentes phases de 1'oeuvre d'Ésénine, et a expliquer les raisons intimes ou extérieures de son changement de conception de la vie et de 1'art. Du moment que nous estimions la vie et 1'oeuvre du poète dignes d'intérêt pour des personnes ne connaissant pas la langue russe, nous avons cru nécessaire aussi de traduire en francais les citations de son oeuvre. 11 nous a paru impossible de donner une traduction rendant toute la beauté littéraire et musicale du vers d'Ésénine. C'est pourquoi nous nous sommes le plus souvent borné a ne donner qu'une traduction aussi littérale que possible du texte russe. La pourtant oü une traduction trop littérale aurait donné lieu a un malentendu, ou lorsque la langue fran^aise n'offrait pas d'équivalent a quelque expression russe, nous avons donné une traduction plus libre, tout en essayant de ne pas trahir 1'intention du poète. Dans la bibliographie se trouvant a la fin de ce livre, nous n'avons mentionné que les livres et articles sur Serge Ésénine qui ont une certaine importance, et qui ne se trouvent pas dans la bibliographie du tome IV des Oeuvres Complètes du poète. Nous n'avons par contre pas nommé les histoires de la littérature ou de la poésie russe qui ne font mention que des faits déja connus de la vie et de 1'oeuvre d'Ésénine. Nous nous estimerions heureux si ce livre pouvait contribuer, si peu soit-il, a faire comprendre a travers la personnalité du poète, le temps dans lequel il a vécu. CHAPITRE I. LA VIE DE SERGE ÉSÉNINE. 1. Jeunesse. Serge Alexandrovitch Ésénine naquit le 4 Octobre 1895*) a Konstantinovo, petit village du gouvernement de Riazan. Ses parents étaient de pauvres paysans, qui ne réussissaient qu'avec beaucoup de peine a subsister. Pour gagner de 1'argent le père quitta sa familie et alla a Moscou oü il travailla comme boucher. Sa femme, restée au village, cultivait la terre. Elle s'était mariée contre la volonté de ses parents qui auraient voulu pour elle un mari plus riche. Ils refusèrent d'abord de lui venir en aide; mais quand le père de Serge cessa d'envoyer 1'argent si nécessaire aux besoins du ménage, et que sa mère fut forcée, pour gagner sa vie et celle de ses enfants, d'aller a Riazan oü elle avait trouvé une place de bonne dans une familie, ses parents eurent pitié d'elle. lis offrirent de prendre le jeune Serge chez eux. C'est donc chez ses grands-parents, les Titov, que Serge fut élevé a partir de sa deuxième année. Fédor Andréevitch Titov était un homme remarquable, et il a joué un röle important dans la formation du jeune Serge. II était assez riche, meunier du village, et était doué d'un caractère indépendant et original. Vieux-croyant, bon connaisseur de la Bible, il savait par coeur un grand nombre de poèmes populaires et religieux qu'il aimait réciter devant le jeune Serge. C'était un homme vigoureux, qui aimait assez la boisson, faisait ce qui lui plaisait, mais sans jamais aller trop loin. II désirait voir son petitfils devenir fort comme lui, aussi cela 1'amusait de Ie voir rentrer a la maison le visage en sang, les genoux éraflés, après des batailles avec ses camarades du village. II se fachait contre sa femme quand ') Nouveau style. D'après le style ancien le 21 septembre. 1 elle plaignait le petit. „Laisse-le donc", lui disait-il, „comme cela il deviendra plus fort". La grand'mère était une femme trés croyante, qui adorait son petit-fils. Elle 1'emmenait avec elle quand elle allait visiter les monastères des environs de Konstantinovo; elle aussi lui racontait des légendes populaires et des contes de fée. Elle recevait chez elle tous les moines pauvres, et les mendiants voyageurs qui parcouraient les routes. Elle leur donnait a manger, puis on chantait ensemble; Serge aimait écouter quand ils racontaient leurs voyages, quand ils parlaient des monastères oü ils avaient été et des choses qu'ils avaient vues. Les trois fils Titov, célibataires, vivaient chez leurs parents; c'étaient des hommes grossiers et batailleurs. lis s'amusaient aux dépens du jeune Serge: pour lui apprendre a monter a cheval ils le mirent, a 1'age de trois ans et demi, sans selle sur un grand cheval et firent partir tout de suite celui-ci au grand galop. Le petit se cramponna, mais il ne tomba pas. Ils lui apprirent aussi a nager en le jetant a 1'eau, et plus tard Serge leur servit souvent de chien de chasse, en cherchant dans 1'eau les canards tués qui y étaient tombés. Dans une de ses autobiographies, Ésénine parle encore d'un oncle épileptique (était-ce 1'un de ces trois oncles?) qui 1'aimait beaucoup. 11 allait souvent avec lui aux bords de 1'Oka pour abreuver les chevaux.*) C'est donc dans ce milieu plein de contrastes que Serge a re?u sa première éducation, c'est la que son caractère s est formé. Et, déja dans le petit gar?on, on peut trouver tous les traits de ce caractère plein de charme, mais déséquilibré et difficile, qui le conduisit plus tard a la boisson et au suicide. ') Nous avons tiré les détails sur la jeunesse d'Ésénine des quatre autobiographies qui existent de lui. On peut trouver les trois premières autobiographies dans „riaMHTKa o Cepree EceHHHe", éd. „CeroAHH Moscou, 1926. La première a été écrite k Berlin en 1922, elle a été impnmée dans „HoBaa PyccKan KHHra", Berlin, 1922, N . 5. . II a écrit la deuxième après son retour d'Europe, elle est impnmée dans 1'article de C.Eophcob: „K6norpa4>hh C.EceHHHa", „KpacHan > 1926 N° 2 La troisième, „O ce6e", a été publiée pour la première fois dans le „riaMHTKa o Cepree EceHHHe". La dernière enfin, écrite en 1924, est inédite; elle se trouve en man user. t au musée Ésénine dans la „Maison de Herzen" k Moscou. C est dans cette dernière autobiographie seulement qu'il parle de son oncle epileptique. Chez ses grands-parents la vie était bonne et facile pour Serge, dans son jeune age déja, tout Ie monde 1'aimait, 1'adorait, lé gatait. II était un beau gar?on aux yeux bleu clair, aux cheveux bouclés couleur de paille. II n'était pas trés grand pour son age, plutöt même frêle et finement bati, mais bien proportionné. Seul enfant dans ce milieu de grandes personnes, il se sentait important et aimé. Pourtant on ne s'occupait pas spécialement de lui, et en général on Ie laissait faire ce qu'il voulait; il errait dans les champs, grimpait sur les arbres, jouait et se battait avec les autres gar^ons. II se sentait supérieur a ses camarades; son grand-père menait une vie aisée, et socialement Serge était au-dessus des autres. C'était toujours lui qui menait la bande, il voulait diriger, être Ie chef. L'école du village ne lui procura pas de difficultés non plus, il apprenait facilement, quoique sans application. Lorsqu en 1907 (ou en 1908 ou 1909) x) il a fini ses classes a l'école du village, son père veut qu'il vienne a Moscou pour y devenir boucher comme lui, mais son grand-père s'y oppose. Ce dernier veut faire de lui un instituteur de village, et Serge continue donc ses études. On 1'envoie dans une école particulière a Spas-Klépikovski, a plus de 60 kilométres de Konstantinovo. Tout d'abord la vie d'internat ne platt pas a Serge; il a horreur de la discipline, et sa grand'mère lui manque. Quelques jours après son départ, il revient chez ses grands-parents; c'est a pied qu'il a parcouru la longue distance qui le séparait de son village. Mais cette fois-ci on est sévère pour lui, après de bonnes réprimandes on Ie ramène a 1'internat. On peut se représenter que cette escapade de Serge lui ait valu 1 admiration de ses camarades, qui le regardaient comme particulièrement courageux, comme étant au-dessus d'eux. Sa fuite 1'avait en outre fait remarquer de ses professeurs, qui s'occupèrent de lui et 1'observèrent. Un des professeurs de cette école nous a donné une caractéristique de eet élève, dont on ne soup?onnait pas encore le rare 0 II nous a été impossible de savoir si c'est en 1907, 1908 ou en 1909 qu Esénine a quitté 1 école du village. Dans sa dernière autobiographie (inédite) il dit que c'est h 1'age de douze ans (donc en 1907 ou en 1908) qu'il a changé d'école, mais dans le manuscrit d'un professeur de l'école de Spas-Klépikovski nous lisons qu'Ésénine fut élève de cette école de 1909 h 1912. On pourrait donc en conclure qu'il a quitté l'école dans 1'hiver de 1908, et qu il est entré & Spas-Klépikovski au commencement de 1909. talent. *) C'était un gar?on pas trop différent des autres, nous dit-il. II était gai, trés bruyant en classe, mais correct avec les professeurs, gentil et trés sensible quand on était aimable avec lui. 11 attachait beaucoup d'importance a sa tenue, était toujours bien et proprement vêtu. Chaque fois qu'on lui rasait la tête il en souffrait horriblement, se sentant laid et humilié sans ses beaux cheveux bouclés. Quand il jouait, il était turbulent et sauvage, oubliait ses vetements et revenait sale et déchiré. Mais avant d'aller a l'église ou en ville il se soignait longuement, mettait ses plus beaux vêtements et brossait ses cheveux récalcitrants. L'église jouait un röle important dans la vie monotone de 1 école. Serge était présent a toutes les cérémonies et y prenait une part active. C'est d'ailleurs a l'église qu'on faisait la connaissance deb jeunes filles de la ville. Pendant sa dernière année d'école surtout, il aime patiner en hiver, c'était le seul moyen de mener plus loin les connaissances qu'on avait faites a l'église. . Avant son entrée a 1'école déja, Serge avait commence a eenre. D'abord il changeait a sa guise, quand elles finissaient mal, les légendes que lui avait racontées sa grand'mère. Puis il avait ecrit des poèmes, surtout des poèmes religieux. Ce sont ses camarades d'école qui lui conseillèrent d'essayer autre chose, et a lage de quatorze ans il écrivit les „MaKOBfeie rioóacKH , „MHKOjia ) (,,les Contes de pavot," „Mikola"). En 1912, Serge n'est pas le seul poète de 1'école, pourtant il y est considéré comme le premier d'entr'eux. II se plonge dans les livres et est trés assidu aux cours de littérature. II a surtout une grande admiration pour Pouchkine. On peut trouver quelques poèmes, datant de cette époque, en rnanuscrit a la Bibliothèque Ésénine; ils sont encore tres faibles; Serge imite les différents auteurs qu'il lit, il travaille vite, sans s'arreter longtemps a une chose, et sans approfondir. Mais extérieurement ses vers étaient toujours assez bien écrits et faciles a lire. ^ Les élèves, les professeurs, les inspecteurs, tous lisent les poemes d'Ésénine. On le loue, on 1'admire. Serge a besoin de cette admi- ■) Cf. un manuscrit inédit qui se trouve h la Bibliothèque Ésénine dans la „Maison de Herzen" a Moscou. 2) Cf. Chapitre II. ration; il est de nouveau le premier, il est le chef. II a de plus en plus une haute opinion de lui-même et devient en même temps de plus en plus insupportable envers ses camarades. Trés doué, il ne travaillait presque pas, se contentant de parcourir ses le?ons entre les cours. II ne tenait pas a obtenir de bonnes notes, et il méprisait et taquinait tous ceux qui se donnaient de la peine dans ce but. A cöté de ceux qui 1'admiraient, il y avait beaucoup d'élèves qui le haïssaient; il y avait continuellement des batailles, et le directeur recevait sans cesse des plaintes au sujet d'Ésénine. Dans ses autobiographies Serge ne parle que trés peu de ces années a 1'école de Spas-Klépikovski. Dans les trois premières il constate seulement le fait qu'il y a été, et dans 1'une d'elles il raconte sa fuite. Dans la quatrième (non éditée) il dit qu'il ne rapporta de 1'école qu'une bonne connaissance de Ia langue vieuxslave, et que pour Ie reste il s'instruisit lui-même sous la direction d'un certain Klemenov. Ce dernier lui fit connaïtre la littérature nouvelle et lui expliqua pourquoi il faut, a certains égards, se méfier des classiques. Après avoir fini 1'école, Ésénine devait aller a Moscou a une école normale pour instituteurs. Dans son autobiographie de 1922 il écrit: „Heureusement cela n'arriva pas. La méthodique et la didactique m'énervaient tellement que je ne voulais même pas écouter les lefons". Quand donc en 1912, a seize ans, il a terminé les cours de 1'école de Spas-Klépikovski, Serge revient dans son village. II a refusé de continuer ses études; il a la ferme intention de devenir poète, il veut être connu et célèbre dans toute la Russie. Ses grands-parents le laissent libre: — qu'il fasse ce qu'il voudra, on verra bien ce que cela donnera. Serge continua donc a lire et a écrire. II jouit de sa liberté, röda dans Ia campagne; il eut tout le loisir de se coucher dans 1'herbe, de rêver, de réfléchir. La vie des paysans au milieu desquels il vivait 1'intéresse, mais il n'en voit que le beau et agréable cöté. II ne sait pas, lui, ce que c'est que d'être pauvre, d'avoir faim, d'être forcé de travailler. II aide au travail quand cela lui plait, il sait manier la faux et rentrer Ie foin, mais il travaille rarement plus de deux heures de suite. Pourquoi continuer quand le travail vous ennuie et que personne ne vous y force? Le soir, on se rassemblait dans le village, on chantait en choeur, on dansait, quelqu'un jouait de 1'accordéon, puis on se promenait avec les jeunes filles. Serge profite de tout ce que la vie paysanne lui offre de facile et d'agréable: il est la quand, pour rentrer les foins au bord de 1'Oka, on campe dans des tentes prés de la rivière; avec les autres gar?ons il garde les chevaux la nuit, quand on s'endort prés du feu sous les étoiles. Le soir, souvent il se promène seul a travers les champs abandonnés. 11 recherche ces moments qui appellent une douce mélancolie, alors que toutes les sensations deviennent plus fortes; il les cultive, car c'est alors' aussi que 1'inspiration vient, et que les poésies se précisent intérieurement. II réfléchissait sur sa vie, sur lui-même, et ces réflexions ne le disposaient pas a être gai. II vivait parmi des gens qui avaient leur travail, qui avaient un certain but dans la vie. Ses camarades de jeunesse, ses amis d'école, tous avaient trouvé leur chemin, lui seul cherchait encore, hésitait, ne faisait en somme que s'amuser. Certes, il voulait être poète, devenir quelque chose d'extraordinaire, mais tout cela était loin, et la gloire se faisait attendre. II hésitait aussi quand il pensait a sa croyance en Dieu; il ne possédait pas une foi ferme et inébranlable. Dans une conversation avec Rozanov, Serge dit entr'autres: „De bonne heure je fus en proie a des doutes religieux. Dans mon enfance j'avais des transitions brusques: des périodes de prières assidues faisaient suite a des périodes oü j'étais d'une impiété extraordinaire, allant jusqu'a railler les choses saintes et a blasphémer". x) L'influence du milieu patriarchal dans lequel il vécut joua un grand röle dans les sentiments religieux d'Ésénine. C'est son grandpère qui 1'initia a la vieille culture religieuse des vieux-croyants. La symbolique des choses, les vieux usages attiraient Serge. Mais a cöté de cette foi conservatrice et réactionnaire, il y a le mouvement des sectes, l'influence des recherches d'une forme religieuse nouvelle. Les sectaires se libèrent des vieilles coutumes, leur religion est plus prés de la terre, ils osent même toucher a la Bible et la critiquer. Serge lui-même ne choisit pas, il n'appartient a aucune secte, il n'est pas vieux-croyant, mais il a une foi vague, indéfinie. Ici encore c'est 1'esthétique de la religion qui 1 attire. Quand il participe si activement a toutes les cérémonies religieuses a Spas- ') M. PcmHOB: „EceHHH o ceöe h Apymx", éd. „Hhkhthhckhc Cy6öothhkh", Moscou 1926, p. 18. Klépikovski, est-ce paree qu'il est poussé par une vraie foi religieuse, ou bien plutöt parcequ'il aime cette atmosphère solennelle, qu'il jouit de voir tout Ie monde bien vêtu, et les jeunes filles qui le regardent? II croit, paree que tout le monde croit, paree que ce n'est pas 1'usage, dans le milieu oü il vit, de discuter la croyance en Dieu; mais quelquefois il se révolte contre tout, il blasphème pour blesser Dieu et les Saints, sans cesser pourtant de croire en leur existence. 11 n'y a pas de dogmatique dans sa foi; pour lui, Jésus et les Saints sont des paysans comme les autres, seulement ils sont meilleurs, d'une bonté et d'une simplicité extraordinaires. II accepte cette croyance vague paree que c'est beau et agréable, sans jamais vérifier intellectuellement ce en quoi il croit. L'influence de ses grands-parents, le souvenir des pauvres que sa grand'mère re^oit et qui chantent leurs chansons religieuses, des légendes racontées, des cloïtres qu'il visitait avec sa grand'mère, tout cela a laissé en lui des traces ineffa?ables. Voronski, dans son article sur Ésénine1), se demande comment il est possible que ce poète, si sensible a la mélancolie de 1'automne, n'ait pas vu le village réel, celui qui souffre et se révolte; il faut, nous dit-il, chercher la solution de cette question dans la religiosité d'Ésénine. 11 nous semble pourtant que la religiosité ne forme qu'un des aspects du caractère d'Ésénine, et qu'elle est elle-même le résultat des circonstances et du milieu dans lesquels il vécut. Sa religiosité et le fait qu'il ne voit pas la vie réelle du village nous semblent tous deux être la conséquence naturelle d'une même cause: a seize ans déja Serge n'a pas de base sociale, il est en dehors de la vie des autres; il se sent seul, cherche des appuis et croit les trouver dans ses rêves d'un autre monde; il vit dans ses fantaisies, elles lui font oublier la réalité de tous les jours, réalité qui ne 1'intéresse pas, parcequ'il n'y prend pas part. 11 est certain que les années passées au village ont été d'une trés grande importance pour la formation poétique d'Ésénine. Sa vie changera, il verra des villes, il fréquentera des gens d'un caractère tout différent que ceux qu'il a connus, mais jusqu'a sa mort ses vers chanteront le village. ') A. BopoHCKHÜ: „Ceprefi EceHiiH", dans le tome II des „Coöpamie CTHXOTBOpeHHH C. EceHHHa", rOCH3A3T 1926, p. IX. 2. A Moscou. 1912—1915. La vie tranquille et agréable du village ne peut pas durer toujours; il faut bien que Serge commence a gagner sa vie. Son père lui trouve une place d'employé a la boucherie oii il travaille lui-même, et Serge, heureux malgré tout de quitter son village et de connaitre la grande ville, part plein de grands espoirs. Une fois a Moscou, se dit-il, il me sera plus facile de me faire connaitre, la gloire viendra. La place d'employé ne sera que pour commencer, je trouverai mieux ensuite. En effet, Serge ne reste que trois jours dans son nouvel emploi; prétendant que la propriétaire de la boucherie ne lui plait pas, il refuse de retourner a la boutique. La vérité est qu'il ne voulait pas obéir a quelqu'un qu'il n'estimait pas, et que le travail monotone 1'ennuyait. Son père lui ayant trouvé une place dans une librairie, il y travaille avec plus d'enthousiasme. 11 aime a se trouver parmi les livres, a lire ce qui lui tombe sous la main. Mais le destin ne lui est pas favorable: six mois après son arrivée, on ferme la librairie et le voila de nouveau sans emploi. 11 retourne dans son village pour y attendre une nouvelle chance. La vie du village ne lui suffit plus; maintenant qu il connaït la ville il veut y retourner, se retrouver parmi les amis qu'il s'y est faits. C'est a Moscou qu'il s'est trouvé pour la première fois dans un milieu de littérateurs. 11 a fait la connaissance d'un cercle d'écrivains, s'appelant Sourikovski; c'était en 1912 une assez grande organisation d'écrivains prolétaires et paysans. La plupart d'entr'eux étaient des révolutionnaires plus ou moins actifs. Le cercle se rapprochait du parti socialiste-révolutionnaire; il y avait également parmi eux quelques social-démocrates. On ne s y occupait pas seulement de littérature, mais on y déployait aussi une certaine activité politique. En été, le dimanche, on faisait des excursions a Kountsevo, prés de Moscou. C'est dans ce cercle que Serge Ésénine fit connaissance avec la vie sociale et politique; c'est la aussi qu'il fit ses débuts littéraires. On remarqua bientöt son talent, et il trouva enfin parmi ces littérateurs 1'encouragement et 1'appréciation dont il avait si besoin. Lorsque, la librairie étant fermée, il rentra dans son village, ses amis cherchèrent pour lui une autre occupation. On finit par réussir a lui trouver une place de correcteur dans la typografie de Sytine k Moscou. C'est en Mars 1913 que Serge commence son nouvel emploi. D'abord il travaille avec beaucoup d'enthousiasme; il est trés intéressé et impressionné par cette vie d'usine, par toute cette atmosphère nouvelle. De plus en plus rapproché du milieu socialisterévolutionnaire, il fait du travail politique. II devient un des membres les plus actifs du cercle, propage de la littérature prohibée, monte a la tribune dans des assemblées ouvrières, et finit par devenir secrétaire du cercle. II exécute consciencieusement tout ce dont on le charge, souvent en courant d'assez grands risques personnels.*) Qu'est-ce qui attire Ésénine dans ce milieu? Pourquoi prend-il part a ce travail, lui qui ne comprend au fond que trés peu de chose a la politique? II nous semble que Serge fut attiré d'abord par une certaine similitude de position: dans le cercle, il y avait en effet beaucoup de jeunes poètes paysans qui, comme lui, avaient perdu leur base sociale. Pas plus que lui ils ne connaissaient le village réel, mais ils étaient fiers de leur origine et se croyaient les chefs futurs de la classe paysanne. Ensuite il y avait le romantisme et 1'aventurisme du travail illégal. Serge était rusé et habile. Cela 1'amusait d'aller contre les lois, de se mettre, de sa propre volonté, en dehors de la société des gens obéissants et comme il faut. II est assez curieux que dans les poésies d'Ésénine datant de ce temps-la, on ne trouve aucune tracé de ce contact avec Ia vie sociale et politique. L'usine, le travail politique n'éveillaient pas d'émotion poétique en lui. Ce qui est encore plus étonnant, c'est que, dans aucun de ses poèmes de cette époque, nous ne trouvons une allusion a 1'amour qu'il avait pour une jeune ouvrière de l'usine Sytine. Pourtant il a vécu avec elle jusqu'a son départ de Moscou. Dan9 les souvenirs de Dêev-Khomiakovski*) nous lisons que Serge était tellement absorbé par son travail politique, qu'il voulait même cesser complétement son travail poétique. Mais tous ses camarades 1'encouragèrent si fort, que de temps en temps il put leur apporter de nouvelles choses. C'étaient toujours les mêmes petits poèmes lyriques sur la vie de village. Ses tentatives d'écrire ') Cf. T. 4eeB-X0MflK0BCKHM: „IlpaBAa o EceHHHe", „HajiHTepaiypHOM nocry", 1926, N°. 4, pp. 33, 34. de petits contes d'enfant — influence de sa vie avec 1'ouvrière? — et des nouvelles en prose sont restées assez isolées. *) Ses relations avec d'autres littérateurs, son séjour dans la grande ville aussi, font bientöt sentir a Serge son manque de culture intellectuelle. Pour y remédier, il s'inscrit aux cours du soir de 1'université populaire Chaniavski, cours qu'il a suivis assidüment pendant 18 mois, a partir de 1913. 11 apprend ainsi a connaïtre les écrivains de 1'antiquité et les grands hommes de tous les siècles; il lit et étudie beaucoup pendant ces années-la. Toutefois, ainsi que nous 1'avons constaté, cette vie d'études, ce travail social et politique ne paraït toucher Ésénine qu'extérieurement. Tout cela 1'amusait, 1'intéressait, mais ne pénétrait pas sa vie intime et personnelle. La facilité avec laquelle il a délaissé son travail politique et avec laquelle il a, plus tard, presque oublié cette période de sa vie, en est une preuve évidente. II fut révolutionnaire tant que cela 1'amusa. Lorsque les difficultés surgirent, la volonté et la fermeté d'esprit nécessaires lui manquèrent. Et ces difficultés ne tardèrent pas a venir; d'abord et avant tout des difficultés d'argent. On essaya d'éditer les oeuvres des membres du cercle, mais sans que cela réussït. Serge commen?a a s'impatienter et, brusquement, en mai 1914, il eut assez de cette vie a Moscou, le travail de la typografie 1'ennuyait, il possédait un peu d'argent, il prit le train pour le sud et partit. Un mois après il demanda déja a son père de lui envoyer 1'argent nécessaire pour pouvoir revenir.2) De retour a Moscou il a naturellement perdu sa place. En attendant de trouver autre chose, il retourne dans son village, et c est la qu'il habite encore au moment de la déclaration de guerre. Serge craint beaucoup d'être appelé sous les armes, mais on le libère pour une année. De temps en temps il se rend a Moscou, oü il voit ses amis et oü il travaille. Lorsque, en aöut 1914, un groupe social-démocrate veut faire un appel contre la guerre, Serge \ collabore par un petit poème „ra^KH" („les Choucas") dans lequel il parle des soldats russes qui s'enfuient de la Prusse, et des femmes qui pleurent les morts. On voulait éditer un nouveau journal, „flpyr HapOfla" („1'Ami du Peuple"); Serge était secrétaire de la rédaction. Chaque membre ') Cf. Chapitre II. . . 2) Nous avons trouvé eet épisode mentionné dans des souvenirs inedits qui se trouvent k la Bibliothèque Ésénine. contribuait par quelques roubles a couvrir les frais; on voulait essayer d'attirer tous les adversaires de la guerre. Mais il arriva que le poème d'Ésénine, „les Choucasqui était déja sous presse, fut censuré et confisqué. Serge s'énervait de plus en plus, les difficultés le décourageaient. Le premier numéro du journal parut quand même, contenant d'autres poémes d'Ésénine „y3opbi" („Dessins"). Serge re?ut de Pétrograd des lettres pleines de louanges. A la fin de décembre 1914, Serge rencontra a Moscou quelques écrivains de Pétrograd, il se rendit alors compte que Pétrograd était le vrai centre littéraire et que c'était la le milieu dans lequel il serait apprécié; le cercle Sourikovski n'est rien a cöté du milieu littéraire de Pétrograd. II se décide a quitter ses anciens amis, son travail politique, a rompre sa liaison avec la jeune ouvrière, et a aller tenter fortune a Pétrograd. 3. A Pétrograd. 1915—1916. Ce fut pendant la première année de la guerre, en mars 1915, que Serge arriva a Pétrograd. Le milieu littéraire du Pétrograd de cette époque comptait des poètes tels qu' Alexandre Blok, Zinaïde Hippius, Gorodetski, Sologoub, Viatcheslav Ivanov1), et des prosateurs tels que Mérej- ') On ne peut pas parler d'une école poétique h. laquelle appartiendraient ces poètes. C'étaient tous des individualités trés différentes, et ils réprésentaient différents courants littéraires. Alexandre Blok (1880—1921) compte parmi les plus grands poètes de la Russie. C'est, avant tout, un poète lyrique, trés mystique, pour qui 1'irrationnel et 1'autre monde ont un plus grand intérêt que la réalité dans laquelle il vit. Devenu surtout célèbre par son poème, „Les Douze", sur la révolution de 1917, il avait déjè fait preuve d'un trés grand talent dans plusieurs cycles de poémes, e. a. les „Poémes sur la trés belle Dame", dans lesquels il chante une femme idéale, qui n'est pas de ce monde. A cöté d'Alexandre Blok, les autres poètes nommés ici ne sont que de second ordre: V. Ivanov, né en 1866, est un homme de trés grande culture; il est convaincu de la mission prophétique du poète. Une grande partie de ses poémes est écrite dans une langue difficile & comprendre, mêlée de mots ecclésiastiques. Plus tard il écrivit plus simplement. Zinaïde Hippius, née en 1868, est la femme de Mérejkovski. On la connatt par des poémes lyriques religieux, oü elle se plaint de la solitude de 1'ame. Sologoub, poète pessimiste, et Gorodetski, que nous avons nommé ici surtout paree qu'il a été 1'ami et le protecteur d'Ésénine, n'ont pas une grande importance pour la poésie russe. kovski, Bounine, Kouprine etc. C'était un milieu d'artistes trés raffinés, un peu décadents. Issus de la bourgeoisie intellectuelle, pour la plupart assez riches, ils ne connaissaient pas la vie active et travailleuse. N'étant pas obligés de travailler, ils avaient tous les loisirs de réfléchir, de philosopher, de raffiner leurs sentiments artistiques. Sans base sociale, ne possédant pas une foi dogmatique, ils cherchaient des appuis dans un vague mysticisme. La plupart d'entr'eux ne s'intéressaient d'abord pas beaucoup a la vie sociale, lis vivaient dans un monde a part, oü il est possible de cultiver son individualité, et oü 1'on est bien au-dessus de la réalité vulgaire. Quand la guerre éclate, ils ne leur est plus possible d'exclure cette réalité de leur horizon, lis se voient forcés de prendre position. Quelques-uns d'entr'eux deviennent extrêmement patriotiques; ils se mettent a chanter la guerre, 1'empereur et la patrie. D'autres voient distinctement la laideur et 1'horreur de la guerre, ils haïssent la réalité, mais sans la comprendre. Ils ne se tournent pas contre cette réalité actuelle, mais ils restent individualistes et se retirent dans leur tour d'ivoire. Alexandre Blok est un des plus parfaits représentants de ce milieu littéraire.*) Ésénine, en arrivant a Pétrograd, alla-t-il immédiatement chez Blok, ainsi qu'il le prétend dans ses autobiographies? Ou bien se trouvait-il déja depuis quelque temps dans la ville? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il devait connaitre ce milieu déja assez pous savoir le role qu'il devait y jouer. II savait que dans ce milieu-la on appréciait „le peuple", „le paysan", comme une chose exotique. Ésénine ne se gêna pas de se servir de ce snobisme pour se faire connaitre et entrer dans le monde des littérateurs. Dans le livre de Marienhof2), 1'auteur nous raconte comment Serge lui a narré ses débuts a Pétrograd. Nous avons cru pouvoir citer Ie fragment suivant de ce livre, trés exagéré en genéral, paree que nous avons d'autres témoignages confirmant ce que Serge a raconté lui-même a Marienhof. 3) ') Sur 1'influence de Blok sur Ésénine voir Chapitre II. 2) A. MapneHro<}): „Pomah 6e3 BpaHba", éd. „rieTponojmc", Berlin 1929, pp. 16, 17. 3) Cf. 3. THnnnyc: „CyAböa EceHHHa", „nocfleflHHH Hobocth", 28-1-26. C. TopoAeuKHH: „O C. EceHHHe. BocnoMHHaHHfl", „Hobmm Mhp", 1926, kh. 2, p. 138. „Sais-tu comment je suis arrivé au Parnasse", demande-t-il h Marienhof. „La, mon frère, il fallait savoir s'y prendre. Je me dis, je ferai croire a chacun que c'est grace a lui que je suis entré dans Ia littérature russe. Pour eux c'est une chose agréable, et moi je m en fiche. Qorodetski m'a introduit? — Bon. Kliouev m'a introduit? — Bon. Sologoub et Tchébotarevskaïa m'ont introduit? — Bon. En un mot: et Mérejkovski avec Hippius, et Blok, et Rurik Ivnev c'est lui le premier des poètes chez qui je suis allé d'ailleurs.... Je me rappelle comment il fixa sur moi sa lorgnette, et je n avais pas pu lui dire douze vers qu'il dit déja d'une voix toute grêle: „Ah, comme c'est remarquable, comme c'est génial, ah..." et, m2 prenant sous le bras, il me traina d'une célébrité a une autre. Quant a moi, personne n'est plus modeste. Je rougis comme une jeune fille a chaque louange, et par timidité je ne regarde personne dans les yeux. Comme je me suis amusé! Et tu sais, jamais de ma vie je n'avais porté de bottes si usées, ni de chemise si déchirée que celles que je portais a cette époque. Je leur ai dit que je me rendais a Riga pour charrier des tonneaux. Que je n'avais rien a manger. Que j étais a Pétrograd pour un ou deux jours en attendant mon groupe de débardeurs. Et de quels tonneaux parlais-je? J'étais venu a Pétrograd pour la gloire mondiale, pour un monument en bronze .... Eh bien, ils m'ont trainé pendant trois semaines dans les salons pour chanter des obscénités. D'abord pour la forme ils demandent des poèmes. J'en lis deux ou trois — ils cachent leurs baillements dans Ia main, et voila qu'ils veulent des obscénités pendant toute la nuit... Ah! comme j'ai horreur de tous ces Sologoub et Hippius!" Zinaïde Hippius (dans 1'article cité) nous décrit Ésénine tel qu'il est venu chez elle un dimanche, jour oü elle recevait ses amis ainsi que des littérateurs. Elle nous parle de soncostume paysan, de ses hautes bottes. Gorodetski nous raconte que c'est Blok qui a envoyé Ésénine chez lui; Serge arriva en lui apportant ses poèmes noués dans un mouchoir paysan. On comprend maintenant pourquoi tant de biographes d'Ésénine ont ignoré les années qu'il avait passées a Moscou. Partout, pendant cette époque, on parle du jeune paysan, charmant et timide, arrivé tout droit de son village. Plus tard il dit pourtant lui-même dans ses autobiographies qu'il a visité 1'université Chaniavski a Moscou; mais il ne parle pas de son travail a 1'usine ni de son activité politique. Admettons qu'Ésénine, en arrivant a Pétrograd, se soit rendu tout d'abord chez Blok. C'est la version qu'il donne dans ses trois autobiographies. „Quand je vis Blok", dit-il, „la sueur inondait mon visage, c'était la première fois que je voyais un poète". Blok lui donna une introduction pour Gorodetski, et c'est chez ce dernier qu'Ésénine vécut au début de son séjour a Pétrograd. Gorodetski, qui avait écrit dans le temps des poèmes inspirés par la poésie populaire, re?ut le jeune poète avec joie. 11 1'introduisit dans les milieux littéraires, oü Serge eut immédiatement un énorme succès. VI. Ch-ski!) nous décrit 1'impression que fit sur lui Ésénine, en mars 1915, a une soirée poétique donnée dans la salie de 1'Armée et de la Flotte. Gorodetski 1'avait présenté a Ésénine: „Les quelques personnes qui 1'entouraient (Ésénine)", nous dit Ch-ski, „écoutaient avec un enthousiasme toujours croissant ce qu'il disait. II parlait — avec quelque fierté timide semblait-il, et avec un fort accent provincial — de sa vie au village; il sentait en nous, a vrai dire ce n'était pas pour la première fois, 1'intérêt que nous prenions a cette vie; il nous racontait comment il était arrivé a écrire des poèmes — „tu pars pour pêcher, et voila que tu ne retournes pas chez toi pendant deux mois! L'argent suffit seulement pour acheter du papier". Ceux qui 1'entouraient étaient ravis. C'est que, dès la première minute, et ne connaissant même pas ses poésies, ces „intellectuels" sentaient en lui cette fraicheur ravissante... une santé de premier-né, sans grossièreté, une jeunesse mi-timide et mi-insolente, 1'odeur du village lointain qui leur paraissait presque salutaire". Tout en haïssant ce milieu raffiné et pourri, Serge s'y plaisait. Le fait d'être admiré comme poète le rendait heureux. La gloire, tant attendue, arrivait enfin. Ses poèmes sur la vie idyllique et calme du village étaient justement ce que ces intellectuels plus ou moins déséquilibrés désiraient. On peut se demander si Ésénine quitta son travail politique sans aucun regret. Déev-Khomiakovski 2), le seul qui nous ait parlé de cette action politique, nous dit qu'a son arrivée a Pétrograd Serge était tiraillé entre les salons et les social-démocrates, les critiques ') Bji. M-ckhh: „nepBbie uiarH", „3Be3Aa", 1926, kh. 4, p. 214. 2) T. ,ZJeeB-x0mhk0bckhh: „IlpaBAa o EceHHHe", „Ha jiHTepaiypHOM nocTy", 1926, N°. 4, p. 35. Kleinbort, Arski et les poétes prolétariens. Kleinbort, qui fut un des premiers a parler d'Ésénine dans la presse i), le nomme secrétaire du journal littéraire et politique „Severnye Zapiski". En même temps Serge sympathise aussi avec le parti socialiste-révolutionnaire. Dans ses lettres de cette époque, nous dit Déev-Khomiakovski, on sentait en lui une division intérieure. Quand il faisait visite a son amie de Moscou et quand il venait alors nous voir, il nous disait que la vie 1'ennuyait, qu'il désirait s'empoisonner. Mais fortifié par 1'atmosphère de Moscou, il retournait a Pétrograd, capable, nous semblait-t-il, de faire du travail social et politique. Pourtant Serge ne se remit pas a 1'action politique, il cessa même d'être secrétaire de „Severnye Zapiski" peu de temps après son retour. II s'éloigna des mouvements plus ou moins prolétariens pour se rapprocher des milieux purement paysans. La cause directe de ce rapprochement fut son amitié pour Kliouev, dont il fit la connaissance peu après son arrivée a Pétrograd. Nikolaï Kliouev, né en 1887, était plus agé qu'Ésénine. S'il faut en croire le livre de Marienhof, il était arrivé a Pétrograd dans les mêmes conditions qu'Ésénine. 11 se fit peintre en batiments et, un jour qu'il travaillait dans la cuisine de Gorodetski, ses poèmes tombèrent entre les mains de celui-ci. Gorodetski fut tout étonné qu'un petit peintre-paysan put écrire de telles choses. En tout cas Kliouev avait, lui aussi, joué le röle du paysan venu directement de son village. II se faisait remarquer partout: vêtu d'une chemise paysanne, le pantalon fourré dans de grandes bottes grossières, il dinait dans les restaurants les plus élégants de Pétrograd. Beaucoup moins vague dans ses idéés que ne 1'était Ésénine, il avait élaboré toute une théorie politique glorifiant le paysan comme celui a qui appartiendrait 1'avenir. Ses théories revenaient a ceci: la Russie est un pays paysan. Ce qui n'est pas pour Ie paysan doit disparaitre. Le paysan est le porteur de Ia véritable idéé religieuse et sociale. Actuellement il est opprimé et exploité par des personnes appartenant a toutes les classes et a toutes les professions. Celles-ci doivent disparaitre, Ie paysan fondera alors une Russie nouvelle et lui donnera une nouvelle vérité et un nouveau droit, paree qu'il est lui-même la seule source de ces deux choses. II remplacera les lois inventées par les employés de Saint- ') JI. KjieÖHÖopT: „[IeiaTHbie op r ah ti HHreAjBreHUHH H3 Hapofla", „CeBepHbie 3anHCKH", 1915, N°. 6, p. 118. II parle d'Ésénine sans le nommer. Pétersbourg, par ses lois coutumières. II modifiera la foi, a la place de 1'église synode il construira une nouvelle église verte et forestière, une église de la terre. Alors, au lieu d'être Ivan 1'lmbécile, i! sera Ivan Tsarévitch. !) Mais pour en arriver a cela il faut encore attendre, 1'ennemi est fort. Quand il y aura une rupture chez 1'ennemi, le paysan pourra dire son mot décisif. II faut encore patienter: le paysan se joindra a celui qui le premier mettra le feu a ce monde. Peu importe que cela vienne de droite ou de gauche, de dessus ou* de dessous, pourvu que cela brüle. 2) On comprend facilement que de telles théories devaient être du goüt d'Ésénine. Ce n'était pas au paysan tout court qu'appartiendrait 1'avenir, mais au paysan qui connaissait toutes les vieilles coutumes, les vieilles légendes, a celui qui connaissait la Bible, qui conservait les valeurs revues de ses ancêtres. C'était le paysan lettré comme le grand-père d'Ésénine, comme Serge se sentait luimême. C'était sa classe, c'était lui-même qui était glorifié. Voila qu'il se trouvait avoir une tache, que sa vie avait un but précis. Pourtant la mélancolie dont témoignent souvent ses poèmes de cette époque, la division inférieure dont nous parle Déev-Khomiakovski, nous montrent que Serge n'a pas encore définitivement trouvé sa voie. Son admiration pour Kliouev est réelle, il apprend beaucoup de lui au point de vue poétique, mais n'accepte-t-il pas ses théories politiques dans le but de se donner enfin une attitude? Enthousiasmé, il réfléchit peu, il n'approfondit pas, il sait maintenant que ce n'est plus seulement pour s'introduire dans les cercles des littérateurs qu'il est „le paysan", mais qu'il a une raison plus haute, plus détachée, pour souligner son origine. Sa fierté avait beaucoup souffert de ces soirées oü on le forfait a chanter des chansons obscènes, oü 1'on s'amusait de lui comme d'une béte curieuse. Dans d'autres milieux, oü 1'on appréciait vraiment son talent poétique, il souffrait de se sentir inférieur en culture aux autres, et il n'avait pas 1'énergie nécessaire pour acquérir ce qui lui manquait. La théorie de Kliouev venait lui rendre le droit d'être fier et satisfait de lui-même: lui, le paysan, avait beaucoup plus d'importance que tous ces bourgeois hyper-cultivés. La culture paysanne, la symbolique des usages journaliers, la connaissance des légendes popu- ') Allusion h un conté populaire. 2) Cf. B. XoAaceBHH: „Ecchhh", „CoBpeMeHHbie 3anHCKH", Paris 1926, KH. XXVII, p. 298. laires, c'était cela qui avait de la valeur, et c'est la qu'était son domaine. Quelquefois pourtant, par exemple quand il revoit ses anciens amis a Moscou, et aux moments oü il est absolument sincère vis-avis de lui-même, Ésénine doit avoir compris que cette nouvelle foi, cette croyance dans le grand avenir du paysan, est plus ou moins factice; qu'il n'y croit que pour lui-même, égocentriquement, pour être le poète-prophète. Et c'est alors que la mélancolie s'empare de lui; il juge sa vie manquée. On 1'admire, on 1'applaudit, c'est vrai, mais on applaudit 1'Ésénine qu'il montre, il trompe tout le monde en jouant un röle; le véritable Ésénine, on ne le connait pas. A ces moments-la il voudrait en finir avec la vie, il est découragé, dégoüté de lui-même. Pourtant ces moments de clairvoyance sont encore rares; le plus souvent, Serge croit lui-même ce qu'il dit, il ne joue plus la comédie, il est devenu vraiment le paysan-prophète qu'il voudrait être. Les milieux dépravés qu'il fréquente n'ont pas encore eu Ie temps de beaucoup le toucher. Arrivé a Pétrograd au mois de mars 1915, il retourna dans son village Ie 29 avril. II passa 1'été de 1915 a Konstantinovo, exempté a nouveau du service militaire. Pendant tout eet été il écrivit beaucoup. Au mois d'octobre 1915 il revint a Pétrograd, plus paysan que jamais. Les poètes paysans fondèrent alors un groupe appelé „Krasa", auquel prirent part entr'autres Gorodetski, Kliouev, Klytchkov, Chiriaïevets. Des soirées étaient organisées, dans lesquelles les poètes disaient leurs vers. C'est dans ce groupe que Serge imita Kliouev en portant de magnifiques bottes de maroquin, une chemise de soie bleue avec une ceinture d'or a Iaquelle était attaché un petit peigne, destiné a peigner les cheveux qui tombaient en boucles sur ses épaules. i) Ce groupe „Krasa" n'eut pas une longue existence. Gorodetski nous dit que Kliouev, dont 1'influence sur Serge était croissante, 1'éloigna de plus en plus de Gorodetski et Ie rapprocha probablement de Mérejkovski. 2) ') Cf. le portrait d'Ésénine avec Gorodetski qui se trouve h la bibliothèque Ésénine, et 1'article cité ci-dessus de Khodasévitch. 2) Cf. C. TopoAeijKHH: „O C. EceHHHe. BocnoMHHaHHH", „Hobwh Mnp", 1926, kh. 2, p. 138. 2 L'influence de Kliouev sur Ésénine fut importante.*) Pourtant la grande amitié qui unissait ces deux hommes ne dura pas. Serge sentait toute 1'importance du poète, mais il ne pouvait pas supporter d'en être le disciple. Les critiques, qui commen^aient a parler de lui, surtout après son premier cycle de poèmes „Radounitsa" (paru en 1916), joignaient toujours son nom a celui de Kliouev; c'était Kliouev qu'on mentionnait d'abord. 2) Serge se révoltait de plus en plus contre 1'autorité de Kliouev, tout en subissant son influence. Sa soif d'indépendance et de liberté 1 ont rendu plus tard souvent injuste envers lui. Ésénine paraït avoir rompu tout a fait avec ses amis socialistes, ou avec ceux sympatisaient avec le parti socialiste-révolutionnaire, il ne fréquente que les salons littéraires et se laisse admirer. Faut-il voir ici l'influence de Kliouev et de Gorodetski qui deviennent de plus en plus réactionnaires? Ou bien la crainte d être appelé sous les armes joue-t-elle ici un certain röle? En 1916 Serge fut tout de même forcé de faire son service militaire. Pour ce jeune homme gaté et indiscipliné, le service était quelque chose d'horrible.s) Dans la caserne Serge souffrit constamment, il déplora spécialement de voir tomber ses beaux cheveux bouclés; puis la caserne était sale, pleine de vermine. Les officiers s'amusaient aux dépens du jeune poète. Un ami de Serge, Mourachov, se déguisant en officier haut-placé, pénétra par ruse dans la caserne et donna 1'ordre de libérer Ésénine Serge put donc quitter cette vie insupportable. Mourachov s'arrangea a jrouver pour lui un emploi dans la „Commission des Trophées", oü 1'on envoyait les soldats écrivains, peintres, musiciens etc. Serge recommence a vivre, et il reprend son travail littéraire. II travaille quelques heures par jour seulement dans la Commission, et après quelques jours il n'y va plus du tout. Nous ignorons ce qui arriva exactement ensuite. Ésénine fut-u appelé a Tsarskoie-Sêlo, oü résidait la Cour? Avait-il demande lui- ') Voir Chapitre II. 2) Cf. n. H. CaKyjiHH: „HapOAHbiB s^toubct , „BecTHHK EBponw 1916 N°. 5. K3-h: „ri03T h3 HapoAH", „HoBoe BpeMfl" 1916, N°. 14539, p. 11. 3) Sur Ésénine soldat cf. T. Ycthhob: Joflti BOCXOfla " 3aKaTa ! c6. „FlaMHTH EceHHHa", éd. BcepoccHKcKHH C0103 n03T0B1926, p..85 et surtout: m. MypaweB: „EceHHH b üeTporpaAe , c6. „C. A. tceHH , 1926, p. 52. même d'y être envoyé? Le fait est que Serge s'y trouve quelque temps après en qualité de soldat de la Croix Rouge. II vit dans une chambre froide et sombre et travaille quelques heures par jour dans le lazaret. Le colonel Loman, aide-de-camp de 1'impératrice, le protégé, lui procure toutes sortes d'allègements. II le présente a 1 impératrice. Serge nous en parle dans sa deuxième autobiographie „Une fois", dit-il, „a la demande de Loman, j'ai lu mes poèmes a 1'impératrice. Après les avoir écoutés, elle m'a dit que mes vers étaient beaux, mais trés tristes. Je lui ai réoondu que toute la Russie était comme cela. J'en appelais a la pauvreté, au climat, etc." i) Cette période de Ia vie d'Ésénine est restée trés peu connue. Plus tard il n'aime pas a parler de ces jours passés a TsarskoeSêlo, il en a honte. Ce n'est que dans sa deuxième auto-biographie, ecrite après son retour d'Europe, qu'il y fait allusion. Est-ce paree qu on lui reprochait alors, plus ou moins ouvertement, ses anciennes relations avec la Cour? Quand il écrit: „Je vivais a Tsarskoe, non loin de Razoumnik-Ivanov", 2) on peut voir dans ces mots une justification de son séjour prés de la familie impériale. Serge a-t-il beaucoup fréquenté Razoumnik pendant qu'il était a Tsarskoe? Cela nous semble peu probable. Serge avait de la sympathie pour Razoumnik paree que celui-ci semblait apprécier ses poèmes; mais il sentait aussi en lui un homme d'une culture bien supérieure a la sienne, et pour cela justement il n'aimait guère le fréquenter. Ésénine n'a jamais pu souffrir les hommes plus cultivés que lui. II les appréciait de loin, mais il se sentait mal assuré en leur présence, il commen?ait a douter alors de sa propre valeur; et le jour ou Ésénine perdrait la foi en sa propre supériorité, tout serait perdu pour lui. Sa vie entière tient dans cette idéé de sa supériorité; il n'a pas d'autre base; il n'a pas d'autre but dans la vie que lui-méme. II se sent justifié de s'occuper tant de lui-même par le fait qu'il est quelqu'un de trés spécial, de supérieur, il est le poète- ') „naMHTKa o C. EceHHHe", Moscou 1926, p. 21. 2) Ivanov-Razoumnik (pseudonyme de Razoumnik Vasiliévitch Ivanov) était un des philosophes et critiques littéraires les plus en vue & cette époque. II était extrêmement cultivé, avec des sympathies pour Ie peuple dans le sens oü 1 entend Ésénine. Après la révolution, il est devenu socialiste-révolutionnaire de gauche. Quant k la philosophie, il défendait la théorie du subjectivisme immanent. prophéte, il formera une école nouvelle de jeunes poètes, et le monde entier le connaïtra. De sa jeunesse a sa fin tragique Ésénine est resté le même. Extrêmement égocentrique, ne vivant que pour lui-même et pour sa poésie, il est au fond trés peu sür de son importance personnelle. II cherche des appuis, qu'il trouve auprès de certains amis, mais cela ne lui suffit pas. 11 veut 1'appui de toute la Russie, 1'appui du peuple entier; cela seulement lui prouvera qu'il a eu raison de ne vivre que pour la poésie. Lorsqu'a certains moments il doute de son talent, il doute aussi de tout; la vie n'a plus de valeur pour lui, il se met alors a boire pour oublier ses pensées insupportables. Serge commen?a déja a trop boire pendant son séjour a Tsarskoe-Sêlo. La vie y était ennuyeuse, sombre. II n'était en outre pas certain d'avoir bien fait en acceptant la protection de Loman. II n'avait presque jamais la permission d'aller a Pétrograd; 1'atmos- phére était lourde autour de lui. II avait été certainement flatté de lire ses poèmes devant 1'imperatrice, il paraït même qu'il lui avait dédié un cycle de vers. i) Mais il voyait trés bien qu'il était infidèle a 1'idéal révolutionnaire pour lequel il avait travaillé a Moscou. Quand on prend cela en considération, la version qu'Ésénine nous donne lui-même de ce qui suit nous parait trés probable. Dans sa deuxième autobiographie il écrit: „La révolution me trouva au front, dans un des bataillons disciplinaires oü 1'on m'avait envoyé paree que j'avais refusé d'écrire des vers en 1 honneur de 1'empereur. J'avais refusé en prenant des conseils et en cherchant un appui auprès d'Ivanov-Razoumnik . 2) Bien qu'ignorant les détails de cette histoire, nous ne croyons pas, comme le fait Khodasévitch, improbable qu'Ésénine ait refusé d'écrire des vers en 1'honneur de 1'empereur, alors qu'il a dédié de sa propre volonté, des poèmes a 1'impératrice.3) Nous estimons que c'était pour lui tout différent de dédier des poemes a une femme, fut-elle 1'impératrice, ou d'écrire, sur commande, des poèmes pour un homme qu'il n'estimait aucunement. D'ailleurs, ') Cf B. XoAaceBHM: „Ecchhh", „CoBpeiweHHbie 3anncKM", 1926, XXVII, p. 302. Khodasévitch parle d'un exemplaire du recueil »r°y 6eH>; a vu en état d'épreuve d'imprimerie. Plus tard Serge a laissé tomber dédicace. 2) „riaMHTKa o C. EceHHHe", Moscou 1926, p. 21. 3) Cf. B. XoAaceBHM, article cité, p. 302. pendant toute sa vie, Ésénine a été enclin a des impulsions subites, et son attitude devant la cour peut trés bien' avoir changé brusquenrent sans cause apparente. Enfin, avant de parler de cette histoire dans sa deuxième autobiographie (écrite en 1923), Serge avait déja mentionné sa disgrace et le bataillon disciplinaire dans une conversation avec Oustinov en 1919.1) 11 ne peut donc pas avoir inventé cette histoire en 1923, alors que, d'après Khodasévitch, il voulait se défendre des soup?ons d'avoir été patriotique pendant Ia guerre. 4. Février et Octobre 1917. Comment Ésénine a-t-il accepté la révolution, oü se trouvait-il en février 1917 et quelle influence eut sur lui le changement de régime? Dans ses trois autobiographies il parle d'une manière différente de cette époque. Dans la première il dit: „Pendant les années de la guerre et de la révolution le sort m'a jeté d'un cöté de la Russie a 1'autre ..2) Dans la deuxième il dit: „Quand la révolution éclata j'étais au front, dans un des bataillons disciplinaires Pendant la révolution j'ai quitté sans autorisation 1'armée de Kérenski, et j'ai vécu comme déserteur, travaillant avec le parti socialiste-révolutionnaire, non comme membre du parti, mais comme poète. Quand eut lieu la scission du parti, je suis allé avec le groupe de gauche, et en octobre j'étais dans leur milice. Avec le pouvoir soviétique j'ai quitté Pétrograd." 3) Enfin dans la troisième autobiographie nous ne trouvons que: „Pendant les annéea de la révolution j'étais entièrement du cöté d'octobre, mais j'acceptais tout a ma fagon, au point de vue paysan".4) On voit que dans la deuxième autobiographie Ésénine semble vouloir se justifier: moi aussi, j'ai pris part a la révolution, dit-il, j'ai déserté, je n'étais pas du cöté de Kérenski. — Mais il a écrit cela six ans après les événements. En 1917, 1'idéologie d'Ésénine était encore trés influencée par ') Cf. T. Ycthhob: „roAfei Bocxoaa h 3aKaTa", c6. „FlaMHTH EceHHHa", Moscou 1926, p. 85. 2) „IlaMHTKa o C. EceHHHe", éd. „CeroAHH", Moscou 1926, p. 13. 3) „riaMHTKa o C. EceHHHe", éd. „CeroAHH", Moscou 1926, p. 21. 4) „O ce6e", „CoöpaHne Cthxotbopchhh C. EceHHHa", tome 1, p. XL. Kliouev. La chute de 1'empereur, la constitution du gouvernement provisoire, il dut saluer tous ces événements avec joie, croyant que le siècle d'or des paysans allait commencer. II n'y avait rien d'extraordinaire a être déserteur a cette époque, beaucoup de paysans en faisaient autant et retournaient dans leur village, dans la crainte qu'on ne partageat la terre sans eux. Serge ne fit donc que ce que 1'on faisait autour de lui. Revenu dans son village, il dut s'y tenir plus ou moins caché. Encore une fois, il regarde ce qui arrivé autour de lui sans y prendre part; c'est ainsi que la révolution passé a cöté de lui. Ellë 1'enthousiasme, lui donne de 1'inspiration pour de nouveaux poèmes, mais il reste contemplateur. La révolution a pour Ésénine une signification mystique et religieuse: le règne de Dieu sur la terre va arriver, tous les hommes seront frères, on chantera ensemble. Première déception, quand les choses ne se passent pas comme il les attendait. Les grands propriétaires ne sont' pas chassés, la guerre continue. Le parti pour lequel Ésénine a le plus de sympathie, le parti socialiste-révolutionnaire, se tourne de plus en plus vers la droite. Kérenski et les autres ministres du parti socialisterévolutionnaire oublient les programmes révolutionnaires, oublient les promesses faites aux paysans. Serge sent autour de lui la haine contre le gouvernement provisoire, il est, lui aussi, indigné; il ne voit aucune raison a la continuation d'une guerre qu'il a toujours haïe. Déja pendant la guerre, il y avait dans le parti socialisterévolutionnaire un petit groupe pacifiste, vraiment international. Après la révolution de février ce groupe constitua le flanc gauche du parti et prit le titre de socialiste-révolutionnaire de gauche; il était opposé a la politique de compromis du parti socialiste-révolutionnaire et se rapprochait des mots d'ordre bolchévistes. Ce groupe, qui sortit bientót du parti et en forma un nouveau, le parti socialiste-révolutionnaire de gauche, représentait une partie de la petite bourgeoisie, des intellectuels, et surtout les paysans plus riches. Instables, sans fondement théorique bien développé, les membres de ce parti socialiste-révolutionnaire de gauche participèrent pourtant a la révolution d'octobre; ils formèrent une entente avec les bolchéviks après la chute du gouvernement provisoire. Cette entente ne dura pas. N'approuvant aucunement la paix de Brest-Litovsk, ils voulurent 1'anéantir par une révolte contre le pouvoir soviétique. C'est a ce groupe socialiste-révolutionnaire de gauche que vont les sympathies d'Ésénine. II lui est impossible de comprendre les bolchéviks, car il ne veut pas accepter le prolétariat comme classe révolutionnaire par excellence. Pour lui, comme pour le parti socialiste-révolutionnaire, c'est le paysan qui est le point central; le prolétariat de la ville peut aider a faire la révolution, mais ne doit jouer qu'un röle secondaire. Serge ne s'intéresse guère a la théorie du marxisme. La politique, les projets et les tactiques des différents partis ne le touchent que pour autant qu'ils touchent aux intéréts des paysans parmi lesquels il vit, c'est-a-dire des paysans moyens ou riches. Après la révolution d'octobre il est du cöté des bolchéviks, paree qu'ils ont partagé la terre et paree qu'ils ont conclu la paix. Ésénine regarde ce qui se passé, et sa sensibilité de poète lui fait sentir toute la grandeur des événements. 11 accepte la révolution et la transpose en images mystiques, sans en comprendre encore la portée réelle et matérielle. Toujours sous 1'influence des images et de la symbolique vieuxrusse de Kliouev, il veut maintenant s'en libérer. Au point de vue politique, Kliouev s'est tourné de plus en plus vers la droite; 1'amitié de Serge pour son maïtre se refroidit. Révolutionnaire luimême, il ne veut pas être nommë d'un trait avec Kliouev, qui n'a pas compris la grandeur lyrique des révolutions. Serge s'éloigne de lui et développe son talent d'une manière plus personnelle. (Cf. chapitre III). En 1917 Serge a fait la connaissance de Zinaïde Raïkh, qui sera plus tard la célébre actrice, femme de Meyerhold. Lorsque Serge fit sa connaissance, elle était une simple jeune fille et travaillait a la rédaction d'un journal. *) Sa liaison avec la jeune ouvrière de Léningrad étant finie depuis quelques années, il épousa Zinaïde Raïkh et sembla heureux et tranquille. II était devenu plus courageux, sincère et assez sérieux. II n'y avait plus rien qui 1'obligea encore a se servir de ruses; il avait conquis sa place parmi les poètes, il n'était plus le petit gar^on de village, intéressant pour les bourgeois blasés; il avait cessé d'épier le regard des gens pour savoir ce que 1'on pensait de lui. Le courant d'air de la révolution et les changements de sa vie personnelle lui avaient ') Nous avons trouvé ces détails de sa vie avec Zinaïde Raïkh dans Ie manuscrit inédit (non-catalogué) d'un ami d'Ésénine, & la bibliothèque Ésénine h Moscou. donné une énergie nouvelle. 11 avait foi en sa popularité, il croyait a 1'importance de sa voix dans le coup de tonnerre des événements. II était gai, plein de confiance en lui-même. Son habitation se composait de deux chambres, bien, mais simplement meublées; enfin il avait un chez-soi. Durant cette période il but trés peu, travailla assidüment, et tous ses poèmes impies et cosmiques (Cf. chapitre 111) furent écrits alors 1'un après 1'autre. Les livres qu'il lisait constamment étaient la Bible et le „SIovo o polkou Igorevê". *) Sa soif d'être lui-même et d'être le premier devient toujours plus grande. II s'éloigne de Blok, redoutant sa concurrence, car Blok, lui aussi, a senti la grandeur de la révolution et 1'a exprimée dans „Scythes" et „les Douze". Serge ne semble pas apprécier ces poèmes. II reproche a Blok de ne pas être russe, de ne pas avoir compris la langue slave, de ne pas s'en être servi comme il le fallait. Au fond nous croyons qu'il ne faut voir ici que de la jalousie: Serge n'admet pas qu'un autre que lui puisse rendre en vers les événements qui secouent la Russie. Son amitié pour Ivanov-Razoumnik s'accentue au contraire, car ce dernier a 'écrit un article dans lequel il parle de lui, Ésénine, comme d'un grand poète de la révolution. 2) 5. Vannée 1918. Comme il 1'a dit dans sa deuxième autobiographie, Ésénine quitta Pétrograd en mars 1918 avec le gouvernement soviétique. Nous doutons fort que sa loyauté envers le gouvernement ait été le motif de son départ. Peut-être se sentait-il plus a 1'abri des événements a Moscou; le courage a toujours été un des points faibles du caractère d'Ésénine. Ou bien croyait-il que le centre artistique suivrait le gouvernement de Pétrograd a Moscou? Peutêtre enfin désirait-il simplement quitter sa femme et préférait-il ne pas vivre dans la même ville qu'elle. A Moscou il continue de fréquenter le milieu socialiste-révolutionnaire de gauche, mais sans prendre part a aucune action ') La „Chanson de la Campagne d'Igor" est le seul poème épique datant de 1'époque de Kiev, du \2™e siècle. Elle chante la campagne du prince Igor, de Novgorod Severski, contre le peuple des Polovtsy en 1185. 2) Cf. P. B. HBaH0B-Pa3yMHHK: „rioaTbi h peBO^rouHH", c6. „KpacHtm 3boh", Pétrograd 1918. politique. La poésie reste pour lui la chose principale et le seul but de sa vie. Khodasévitch, qui a connu Ésénine au printemps de 1918, nous donne de lui la description suivante: „Ésénine avait un physique agréable. L'harmonie de son corps plaisait; il se mouvait doucement, mais avec assurance; le visage n'était pas beau, mais gracieux. Mais le meilleur de tout c'était sa gaité, une gaïté Iégére, vive, ni bruyante ni aigre. 11 était trés rythmique. II donnait l'impression d'être un homme au caractère droit, probablement un camarade excellent. II fréquentait alors une mauvaise société, pour Ia plupart des jeunes gens, socialiste-révolutionnaires de gauche ou bolchéviks, assez ignorants, mais d'une disposition définitive a reconstruire Ie monde. Ils philosophaient continuellement et étaient extrémistes en toutes choses. Ils mangeaient peu, mais buvaient beaucoup ...*) Ésénine essaie de comprendre les événements; certains cötés de la révolution lui plaisent et 1'enthousiasment, pourtant la crude réalité Ie révolte. Le sang versé, la souffrance qu'il voit autour de lui, semblent avoir une signification mystique; 'ses rêves d'un monde différent, d'un paradis paysan sur la terre, le font s'évader de la vie réelle; sa fantaisie transforme la réalité repoussante et dont il ne peut pas comprendre le sens — car il n'admet toujours pas le röle dirigeant du prolétariat — en une chose belle et esthétique. Beaucoup de mysticisme, de symboles sont nécessaires pour cela, car il faut s'élever au-dessus de la vie matérielle. Serge se sert continuellement de cette méthode dans ses poèmes de 1918 (voir chapitre III). II comprend que pour exprimer les puissants événements, le bouleversement universel qui secoue la Russie, il faut une langue spéciale, un art poétique nouveau. Durant 1'année 1918 il cherche cette forme nouvelle, et il découvre 1'image comme base et centre de Ia poésie (voir chapitre IV). Serge lit et étudie sérieusement pendant ce temps. A Ia fin de 1918, a une soirée poétique du musée politechnique, il fait la connaissance de Cherchénevitch et de Marienhof. Ensemble ils se rendent tout a coup compte que leur conception de la poésie a quelque chose de commun; tous trois accordent une signification prépondérante a 1'image dans la poésie. Après de longues discus- ') B. XcyiaceBHH: „Ece h h h", „CoBpeMeHHbie 3anHCKH", XXVII, 1926, p. 311. sions ils fondèrent le mouvement poétique connu sous le nom d'„Imagisme". !) 6. 1919—1921. On peut expliquer de différentes manières le désir qu'éprouvait a ce moment Ésénine de se fixer dans une école littéraire, de grouper autour de lui des poètes, dont il n'admirait d'ailleurs pas outre mesure le talent. Serge avait, a cette époque, une trés grande confiance en son talent. II aspirait a mieux qu'a être le poète du village, un second Kliouev. 11 voulait être le premier poète de la Russie, il se croyait capable de donner la direction, tandis qu'il continuait a être considéré comme 1'élève de Kliouev; la critique était bienveillante, mais elle ne lui accordait pas toute 1'attention qu'il désirait. Pour lui, l'„imagisme" était un moyen de se débarrasser des influences antérieures; il pouvait ainsi souligner son originalité, son indépendance. L'„imagisme", né a la ville, devait effacer le poète de village que Serge avait été. II accentua ce changement, il cessa de s'habiller comme un paysan; un chapeau haut de forme, des gants, des souliers vernis firent de lui un magnifique dandy. L'„imagisme" d'Ésénine reposait aussi sur une autre cause, non moins importante: il fallait, en 1919, avoir 1'aide d'un groupe, d'une école quelconque, pour se faire écouter du public. Quel était en effet 1'état de choses en 1919? La guerre civile sévissait, tout le pays était en désordre; les imprimeries ne travaillaient presque pas; les seuls papiers qui fussent imprimés étaient des journaux, des livres de propagande, des livres d'école. II était devenu extrêmement difficile de faire imprimer un cycle de poèmes. La bohème littéraire et artistique règnait a Moscou. On y organisait des soirées poétiques oü les poètes disaient leurs nouveaux vers; chaque groupe de poètes avait également son café comme lieu de réunion, de discussion et de diffusion des nouvelles créations. Ces poètes, et ceux qui les écoutaient a Moscou en 1919, n'étaient pas contre-révolutionnaires. Ils avaient toujours été bohémiens et anti-bourgeois. La révolution leur ouvrait des possibilités nouvelles. Ils acceptaient le nouvel état de choses, mais ils se désintéressaient trop de la politique pour prendre part a la guerre civile. Ils s'inté- ') Pour les détails cf. Chapitre IV. En russe ce mouvement littéraire s'appelle „MMaJKHHH3M" („Imaginisme"). ressaient a toute manifestation nouvelle, et ils accouraient quand une, nouvelle école littéraire donnait une soirée. De toutes parts on réclamait un art révolutionnaire qui n'était pas encore né. Les poètes et les écrivains faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour créer eet art révolutionnaire. Les écoles littéraires se formaient comme sortent de terre des champignons après la pluie. 11 y avait alors des „biokosmistes", des „formlibristes", des „fouïstes", des „émotionalistes", des „expressionistes", des „luministes", des „nitchevoistes", etc. L'école des „imagistes" fut presque la seule de ces nouvelles écoles qui subsista pendant quelque temps. L'„imagisme" servait donc a Ésénine de plateforme d'oü il pouvait se faire entendre. En quelle mesure Ésénine croyait-il a r„imagisme"? Y adhérait-il entièrement? Croyait-il avoir trouvé sa voie dans ce mouvement? Dés le début, Serge s'était rendu compte des services que pourrait lui rendre l'„imagisme". II savait que dans ce mouvement il ne serait plus 1'élève, mais bien le maitre. L'„imagisme" ne vivait que pour lui et par lui; il était déja „imagiste" au fond avant que l'école ne fut fondée. Seul a Moscou, il cherchait un appui, il le trouva chez ces poètes qui avaient a peu prés les mêmes idéés que lui sur la poésie. Ésénine ne changea pas beaucoup après la fondation de l'„imagisme"; il continua son chemin et resta trés différent des autres imagistes. II les acceptait comme camarades, mais il n'apprécia jamais beaucoup leur talent littéraire. Dans une conversation avec Rozanov, avec qui il parlait trés sérieusement et sincèrement, Serge exprima ainsi ses pensées a ce sujet: „Beaucoup de gens pensent que je ne suis pas du tout „imagiste", mais cela n'est pas exact: dès mes premiers pas indépendants je me suis dirigé instinctivement vers ce que j'ai trouvé de plus ou moins fondé dans I'„imagisme". Mais malheureusement mes amis ont eu trop foi en l'„imagisme"; moi, je n'ai jamais oublié que ce n'est qu'un des cötés de la chose, que ce n'est que 1'extérieur. Ce qui est beaucoup plus important, c'est Ia sensation poétique du monde".*) Serge se sentait heureux dans ce groupe oü il était considéré comme le maïtre, et oü il n'avait a craindre aucune concurrence. Dans sa deuxième autobiographie il dit: „Le temps le plus heureux ') H. P03aH0B: „EceHHH o ce6e HApyrnx", éd. „Hhkhthhckhc Cy66oThhkh", Moscou 1926, p. 5. de ma vie fut pour moi 1'année 1919. Alors, pendant 1'hiver, nous vécümes dans une température de chambre de cinq degrés audessous de zéro. Nous n'avions pas un seul morceau de bois".*) Dans le livre de Marienhof: „Pom3h 6e3 BpaHbfl" on peut trouver tous les détails sur la vie des „imagistes" a cette époque. Marienhof et Ésénine ont été presque continuellement ensemble pendant les années 1919—1922. Serge avait besoin de partager avec quelqu'un les difficultés de la vie quotidienne. Marienhof lui plaisait, probablement a cause du contraste extréme qu'offrait ce dandy aux cheveux plaqués, représentant élégant d'une classe décadente, avec le gar?on de village, timide et maladroit qu'il avait été lui-même. 11 parait qu'au commencement de 1919 Ésénine adressa une demande d'adhésion au parti communistes), mais il ne fut pas accepté. Après ce refus, Serge n'eut plus aucun scrupule a s occupei uniquement de la poésie. 11 croyait avoir fait son devoir en offrant ses services; on n'en voulait pas, eh bien, il servirait son pays exclusivement comme poète. 11 travailla beaucoup pendant ces années, et grace a sa diction extraordinaire, il savait toujours charmer et toucher son public. Serge avait un grand talent pour se faire aimer des personnes dont il avait besoin. C'est ainsi qu'il rendit souvent de grands services a r„imagisme". En 1919 et 1920, alors qu'il était presque impossible de faire imprimer de la poésie, les „imagistes" réussirent a éditer des almanachs, des cycles de poèmes, et même des articles sur 1 „imagisme". lis faisaient imprimer sans en avoir 1'autorisation et avaient partout des amis qui les y aidaient. 3) Peu a peu pourtant on devint plus sévère, et il devint absolument impossible de se faire imprimer. 11 fallut donc chercher un autre moyen de se faire connaitre au grand public. „Allons écrire nos vers sur les murs de Moscou", proposa Ésénine. C'est ainsi qu'un beau matin on put voir les murs du monastère Strastnoï couverts de poèmes „imagistes"; quelques heures plus tard les moines en avaient déja effacé les dernières traces. Les jeunes poètes proposèrent alors au Soviet de Moscou de changer les noms des rues, et de leur donner les noms des ') „naMHTKa o C. EceHHHe", éd. „CeroAHa", Moscou J926.P- ƒ3. 2) Cf. B. XoAaceBHH: „E c e h m h", „CoBpeMeHHbie 3anHCKH , XXVll, 19^0, P 3) Pour les détails cf.: B. IJLIepiiieHeBHM: „O Apyre", c6. „Ecchhh, WM3Hb, JIHHHOCTb, TBOpHeCTBO", MOSCOU 1926, p. 57. „imagistes". Le Soviet n'ayant pas accepté leur proposition, ils ötèrent eux-mêmes, pendant la nuit, les plaques indicatives des rues et les remplacèrent par des plaquettes portant les noms d'Ésénine, de Cherchénevitch, de Marienhof, etc. Toutes ces extravagances leur procurèrent la publicité qu'ils désiraient. Les „imagistes" étaient connus de tout Moscou, et la police même avait 1'ordre de ne pas traiter trop sévèrement ces jeunes poètes. 11 fallait pourtant aussi gagner son pain, et cela n'était pas possible avec la poésie seule. Les „imagistes" obtinrent alors 1'autorisation d'ouvrir deux librairies. Cherchénevitch et Kousikov travaillaient dans 1'une, Ésénine et Marienhof dans 1'autre, qui se trouvait dans la rue Nikitskaïa. Nous ne croyons pas que le bénéfice monétaire fut bien grand dans la librairie d'Ésénine et de Marienhof. Beaucoup de poètes et de critiques littéraires venaient les voir, mais c'était plutöt pour discuter, lire des poèmes, s'amuser aussi, que pour acheter des livres. Serge travailla beaucoup pendant ces années, il lisait aussi les livres qui se trouvaient dans la librairie. Pour ce qui est des difficultés matérielles, il faut dire qu'Ésénine n'a pas trop souffert des années de famine. Habile comme il 1'était, il savait toujours trouver des endroits oü 1'on pouvait relativement bien manger. D'abord dans les petits restaurants littéraires, souvent dans un sous-sol sur la Tverskaïa; le „Stoïlo Pegasa", le „Domino", étaient entr'autres devenus célèbres comme rendez-vous des poètes. Ils avaient en outre trouvé 1'adresse d'une certaine Zoïa Pétrovna, chez laquelle on mangeait vraiment trés bien. Malheureusement, c'était aussi un rendez-vous d'éléments contrerévolutionnaires. Un jour la police arrêta tous ceux qui se trouvaient chez elle; Ésénine en était, mais on le libéra après trois jours de prison. Ce fut vers la fin de 1919 que Serge commen^a a boire beaucoup; mais ses périodes d'ivresse alternaient avec de longues périodes pendant lesquelles il travaillait assidüment et sérieusement. On a prétendu qu'Ésénine avait été poussé vers la boisson par r„imagisme", ou plutöt par ses amis „imagistes"; cela est en partie vrai. Vivre au milieu de gens qui passaient leur vie dans les cafés, et pour qui 1'ivresse était une chose ordinaire, nullement honteuse, ne pouvait manquer d'influencer Ésénine. L'exemple de son ami Marien- hof, cynique a 1'extrême, qui se poudrait et se servait de toutes sortes de cosmétiques, contribua aussi a le déséquilibrer. Pourtant Serge n'aurait pas cédé a 1'influence du milieu „imagiste" s'il n'y avait pas eu des raisons plus profondes. II nous semble que, déja a la fin de 1919, Ésénine commen^a a être intérieurement dégu de lui-même. Cela est extrêmement grave pour lui, paree qu'il a mis tout, mais absolument tout, sur la même carte: sa poésie. Et quand il commence a douter de ce que vaut cette poésie, la vie n'a plus aucune valeur pour lui. II ne lui suffit pas de savoir qu'il est un grand poète, il veut agir, interpréter le monde, être a la hauteur des événements. Et, peu a peu, il commence a se rendre compte que les événements passent a coté de lui, passent a cöté de toute cette société bohémienne dans laquelle il vit. Serge ne peut pas comprendre la révolution. II 1'avait chantée, il avait parlé d'amour universel, de paix et de joie, tandis que la réalité est dure et laide. Les gens continuent a se battre, les prisons sont pleines. II lui est impossible de se retirer dans une tour d'ivoire, d'ignorer les événements et de continuer a faire des vers. Toujours a nouveau il essaie d'être le poète de toute la Russie; ses amis 1'admirent, on 1'applaudit, on 1'encourage. II voyage, lit ses poèmes a Charkov, a Rostov, a Batoum; les salles sont pleines et partout il remporte du succès. Mais le public est toujours le même, composé de gens qui vivent, comme lui, en dehors de la réalité. II voudrait être admiré par le peuple même, mais le peuple fait la guerre civile et a des choses plus urgentes a faire que d'écouter les poètes. Durant ces années-la, Ésénine semble s'être libéré presque entièrement des influences religieuses. Sa conception mystique de Ia révolution change au fur et a mesure que ses prédictions ne se réalisent pas. II voit tout le cöté négatif de la révolution, sans comprendre dans quelle direction les choses vont se développer. II ne comprend toujours rien au communisme: il avait attendu pour le paysan un paradis, oii tout le monde aurait assez a manger, oü 1'on vivrait dans de bonnes maisons, heureux de voir la récolte magnifique (voir: „Inonia" chapitre III). Et eet idéal, bien petitbourgeois, ne se réalise pas. Les paysans avaient bien re?u la terre en partage, mais la lutte de classe continuait dans le village. Serge ne la comprend pas paree qu'il appartient lui-même a la classe des paysans riches, et comme tel il ne peut pas comprendre que le prolétariat de la ville doive aider aux paysans a construire le socia- lisme. Pour lui, le prolétariat, la population de la ville, est dans une certaine mesure 1'ennemi de la classe paysanne; ou plutöt c'est la ville elle-même, avec ses chaussées en asphalte, ses machines, son électricité, qui est 1'ennemie du village. II avait cru que la révolution ramènerait le village a ses vieilles coutumes, a sa vie paisible d'autrefois. Les rares visites qu'il fait a son village, ses voyages a travers la Russie, sa vie a Moscou, tout doit le convaincre de la vanité de son attente. 11 voit que la machine, le télégraphe, le chemin de fer s'approchent de plus en plus du village, et peu a peu il comprend que c'est la la suite inévitable et nécessaire de la révolution. S'avouer cela signifiait qu'il serait désormais contre la révolution. Si Ésénine avait été parfaitement honnête et conséquent dans ses idéés, probablement qu'il aurait été contre-révolutionnaire durant les années 1920—1923. Mais il ne sait que trop bien que c'est trés dangereux d'être contre-révolutionnaire en Russie, et il aime trop son pays pour penser sérieusement a le quitter. En outre, Ia révolution en elle-même et les révolutionnaires lui sont sympathiques, il a horreur des blancs. Découragé par ses idéés troublantes, Serge se met a boire pour ne plus voir la réalité. II sait que Ia ville et le milieu bohémien dans lequel il vit sont néfastes pour lui. II ne connait de Ia ville que la bohème et les misérables; il s'imagine que la ville est coupable de toute la misère et de la décadence qu'il voit. II se sent dégradé par la fa?on dont il est habillé, et il souffre de sa chute. Retourner a la vie de village lui est impossible; il 1'a essayé' a plusieurs reprises, mais il est trop nerveux, il a trop peur de ses pensées troublantes pour pouvoir y rester plus de quelques jours. N'ayant plus foi ni en Dieu ni en la révolution, Serge n'a plus de frein moral. Pourquoi ne pas s'enivrer si Ia boisson facilite 1'oubli des pensées torturantes et vous rend gai avec ceux qui sont aussi déclassés et incrédules que vous. II y a pourtant encore une chose en laquelle il croit fermement: c'est sa poésie. 11 sait que son talent continue a se développer et qu'il n'a pas encore donné tout ce qui est en son pouvoir. Pendant 1'année 1921 surtout, il travaille beaucoup a un grand poème „Pougatchev", dont il attend beaucoup de succès. Jamais Serge n'écrit quand il est sous 1'influence de la boisson. Quand il travaille, quand il crée ses poèmes, il est heureux et tranquille. II est certain de sa force, c'est par ses poèmes qu'il justitie son existence. Mais dès qu'il met sa plume de cöté, ïinquiétude le ressaisit; il a besoin alors d'amis, de scandales et d'alcool pour noyer ses pensées. II devient de plus en plus sensible aux remarques faites sur sa poésie. Partout il voit des ennemis, il croit toujours qu'on veut 1'insulter ou le déprécier; il ne pardonne pas a ceux qui ont critiqué sa poésie. Cette sensibilité exagérée provient-elle de ce qu'il doute de luimême? x) Jamais il ne se 1'avouera, car il sait que si cette dernière attaché, essentielle pour lui, lui échappe, la vie n'aura plus aucune valeur pour lui. II crie a tous ceux qui veulent 1'entendre qu'il est le premier poète de la Russie, et il n'aime que ceux qui le fortifient dans cette opinion. Dans eet état d'esprit, il lui est impossible d admettre qu'un autre que lui puisse chanter la révolution d'une fa?on nouvelle et originale. II se tourne surtout contre les futuristes, et ne peut souffrir Maïakovski. L'épithète „khouligan" 2) commence a être appliquée a Ésénine. D'après Marienhof c'est d'abord la critique, puis le public ensuite qui se sont servis de ce mot en parlant du poète. Ésénine a dit dans un de ses poèmes: IljiioHca, BeTep, oxanKaMH jiHCTbeB — 9i TaKOH >Ke, KaK tm, xyjinraH3)(„Crache, 6 vent, des brassées de feuilles — Je suis „khouligan" comme toi ). Lorsqu'Ésénine lut ce poème en public il eut un succès énorme. La foule cria: „Khouligan! Khouligan!" „Alors", dit Marienhof, „en froide raison Serge décida que c'était la sa voie". 4) lei, comme presque partout dans son livre, Marienhof n'attribue a Ésénine que les motifs les plus bas dans sa conduite. Tout de même il y a du vrai dans ce qu'il dit. Après avoir joué le röle du paysan venu tout droit de son village, Serge avait essayé de jouer au dandy. II savait qu'en cela il ne faisait qu'imiter les autres, tandis qu'il voulait être, qu'il se sentait ') On peut peut-être voir ici un commencement du délire de la persécution dont Ésénine a souffert plus tard. 2) „Khouligan" (dérivé du mot anglais hooligan) est presque intraduisible. C'est quelque chose comme voyou en frangais. 3) „CoöpaHHe coHHHeHHÜ", tome I, p. 172. 4) „Pomah 6e3 BpaHbfl" p. 64. quelque chose d'exceptionnel. II cherchait une attitude a se donner. Quand la critique et le public lui donnent le nom de „khouligan", il 1'accepte. 11 est possible qu'il y voie un avantage direct, qu'il croie que ce nom augmentera son succès. Mais ce fut aussi pour des raisons plus intimes qu'il accepta ce nom. Le „khouligan", comme type, est extrêmement sympathique a Ésénine. 11 veut volontiers être ce personnage romantique, qui se place en dehors des lois humaines, il accepte ce titre comme un honneur. Le caractère „khouligan" d'Ésénine, c'est la synthèse de l'„imagiste", du dandy extravagant et du paysan un peu grossier et lyrique qu'il est resté. Tout est permis au „khouligan": il peut être tendre, aimer les animaux et la nature, mais en même temps il est orgueilleux et sans peur; il tuera ses ennemis sans hésitation et restera toujours en dehors des lois, et en dehors de la société. Le „khouligan", c'est le type que Serge a aimé depuis son enfance, c'est 1'homme qu'il aurait voulu être. Pourtant Serge ne va jamais plus loin que de jouer le röle de „khouligan". Ce n'est pas lui qui agira, qui tuera ses ennemis; il n'a pas assez de courage pour cela. II se contente d'admirer les révoltés anarchiques qui ne peuvent souffrir les régies, et il est fier que 1'on croie qu'il est comme eux. Seulement, la révolte avait été facile tant qu'il y avait eu la société bourgeoise. Maintenant, durant les années 1920, 1921, ce n'était plus la même chose. Se révolter contre les restes de la société bourgeoise ne suffit pas a Ésénine, et Ia révolte contre les bolchéviks lui est impossible. D'un cöté c'est trop dangereux, et de 1'autre il ne peut pas se révolter contre une idéé qui lui a toujours été sympathique. Même maintenant que la réalisation de cette idéé le dégoit, il ne peut pas entrer dans le camp des ennemis de la révolution. Ne sachant plus vers qui se tourner pour éviter la vie disciplinée, il recherche les êtres qui sont en dehors de la société comme lui, il va boire avec les ivrognes et les prostituées dans les cabarets les plus misérables de Moscou. C'est avec une certaine volupté qu'il se sent tombé si bas. Que dirait-on de lui au village si 1'on savait la vie qu'il mène? Mais le village est en train d'être englouti par la ville; le parti n'a pas accepté ses services; c'est pourquoi il lira ses poèmes aux misérables, aux voleurs et aux ivrognes. La boisson va jouer un röle de plus en plus grand dans la vie d'Ésénine. C'est a la fin de 1919 qu'il a commencé a boire beaucoup, 3 mais ce n'est qu'a la fin de 1920, et surtout en 1921, que ses périodes d'ivresse deviennent plus fréquentes. Pourtant, et malgré la boisson, sa poésie reste la seule chose qui compte dans sa vie, son seul point de repère. 11 n'oublie pas un instant qu'il veut être le premier poète de la Russie, et il cherche les moyens de fortifier sa gloire. II croit avoir trouvé ce moyen quand il fait la connaissance d'Isadora Duncan. 7. 1921—1923. En automne 1921, Serge assiste a une petite soirée donnée dans le studio de son ami Iakoulov. Isadora Duncan est invitée aussi; elle arrivé assez tard. Après avoir regardé tous ces gens qui lui sont pour la plupart inconnus, elle sourit a Ésénine. II lui plait avec ses cheveux dorés, ses yeux bleu-clair et son corps svelte et harmonieux. Elle s'allonge sur le divan, Serge a ses pieds. Bientot elle 1'embrasse, lui caresse les cheveux en disant: „Zolotaia go ova (tête d'or) Tout le monde fut étonné que parmi les dix mots qu elle savait tout au plus en russe, Isadora sut justement dire ceux-la. Serge ne savait pas un mot d'anglais, mais malgré cela la sympathie qu'ils éprouvaient 1'un peur 1'autre devint trés grande, et vers quatre heures du matin Serge et Isadora quittèrent ensemble le studio; Serge s'installa ensuite chez elle.i) Qui pourra dire jusqu'a quel point 1'amour de Serge pour Isadora fut sincère? Ce qu'il y a de certain, c'est que le grand desir d etre célèbre et connu dans le monde entier n'était pas étranger a ses sentiments. Dès le moment oü il avait entendu parler d'Isadora i voulut la connaitre. Et il ne se sentit pas peu flatte lorsqu elle le préféra aux autres, et qu'il eut entrée libre dans la maison de la Pretchistenka, qu'on avait mise a la disposition de 1'art.ste america.ne Isadora, de son cöté, adorait le jeune Russe qui savait chanter si bien les chansons populaires, qui dansait et jouait ^ e 1'accordéon. Elle voulait connaitre 1'amour d'un Russe pendant qu elle était en Russie. Qui aurait-elle pu trouver de mieux que ce jeune paysan au type slave, habillé avec la nettete d'un dan y. Les journées chez Isadora étaient une fête continuelle On dansait, on chantait, et surtout on buvait. Le champagne coulait a flots 1'argent ne jouait aucun röle. Serge, qui en son for interieur restait ') Cf. A. MapHeHrot}): »Pom3H 6e3 BpaHba', p. 125. le paysan pour qui chaque kopéke compte, était ébahi devant ces richesses. Lui, qui est jaloux de chaque homme qui vaut plus que lui, il n'éprouve pas ce sentiment devant une femme célèbre, paree qu'il lui reste toujours le sentiment de sa supériorité masculine. Avec Isadora, il jouit spécialement de pouvoir commander, de montrer a ses amis comme elle lui obéit. Elle, qui a presque vingt ans de plus que Serge, et qui commence déja a s'alourdir, est de son cöté prête a tout faire pour 1'amour de ce jeune poète russe qu'elle adore. Les amis de Serge prévoyaient 1'influence néfaste que le milieu d Isadora devait avoir sur lui. Ils lui proposèrent uni voyage en Perse; Serge accepta, mais a Rostov il changea ses projets et revint a Moscou. La vie avec Isadora continua. Ésénine était loin de se sentir parfaitement heureux avec elle. Certes, son orgueil était flatté, il admirait toutes les belles choses dont Isadora était entourée, il n'était pas insensible au bien-être matériel dans lequel il vivait auprès d'elle; et surtout, et principalement, il y avait Ie charme extraordinaire d'Isadora, ce charme qui fascinait toujours autant, malgré les quarante ans qu'elle avait. Pendant ses moments de sobriété pourtant, Serge comprenait que sa vie chez Isadora était néfaste pour lui et pour sa poésie. II lui était impossible de travailler quand il était chez elle. Aussi, malgré Ie grand charme d'Isadora, malgré ses richesses et son entourage, il plia bagages un beau jour et retourna chez lui. Ses amis 1'accueillirent avec joie. Quelques heures plus tard a peine, Serge re^ut une lettre d'Isadora, Ie priant de revenir. II répondit froidement en refusant. Schneider, le secrétaire d'Isadora, vint le voir, mais Serge resta ferme. Enfin, vers le soir, Isadora vint elle-même; presqu'en pleurs elle se jeta aux pieds de Serge, Ie supplia de revenir, lui embrassa les mains. Et Serge finit par remballer ses quelques possessions et par changer a nouveau de domicile. i) Ceci se produisit a plusieurs reprises. Désespéré d'être retombé sous le charme d'Isadora, Serge se remet a boire pour tout oublier. II se sent infidèle a sa poésie, et il a Ie sentiment de trahir, par sa vie de luxe avec Isadora, tout ce qui lui restait de sentiments paysans ') Cf. A. MapHem-oc}): „Pomah 6e3 BpaHba", p. 131—133. Dans le livre d'Irma Duncan: „Isadora Duncan's Russian Days", celle-ci nous parle aussi de eet épisode. ou révolutionnaires. Pourtant c'est sa trahison envers la poésie qui lui pèse le plus. La révolution lui devient de moins en moins sympatnique. La nouvelle politique économique, suivie depuis mars 1921, était une déception, même pour quelques bolchéviks plus convaincus que ne 1'avait été Ésénine, qui n'en comprenait pas 1'utilité. La bourgeoisie croyait pouvoir reprendre ses anciens droits, la bohème fleurissait. Serge ne comprend pas les nouvelles mesures, et il n'essaie même pas de les comprendre. II continue sa vie chez Isadora et de temps a autre, plein de dégout pour lui-même, il va visiter les petits cabarets pauvres, oü il boit avec les misérables et les ivrognes. Le village reste pour lui une image lointaine et pure: la vie est paisible la-bas, il y a des gens qui 1'aiment simplement pour luimême. Pour le moment il ne veut pas y retourner. Peut-être craint-il de devoir constater 1'influence grandissante de la ville sur le village, peut-être aussi a-t-il peur de trop réaliser sa déchéance en se retrouvant dans 1'entourage de sa jeunesse. II préfère pouvoir continuer a rêver de la tranquille et paisible vie paysanne, sans savoir ce qu'elle est devenue en réalité. Au mois de février 1922, Serge part avec Isadora pour Léningrad. Ils logent a 1'hötel d'Angleterre, et les orgies et les scandales continuent. Au bout de quelques semaines ils reviennent a Moscou, oü eut lieu, le 2 mai 1922, le mariage d'Isadora Duncan avec Serge Ésénine. x) La tournée d'Isadora en Russie n'avait pas eu tout le succes, surtout financier, qu'elle en avait attendu. Elle avait fondé une école de danse a Moscou, mais le gouvernement soviétique ne voulait pas dépenser trop d'argent pour cette école, dont il reconnaissait pourtant 1'importance. Afin d'obtenir les fonds nécessaires, Isadora décida d'aller entreprendre une tournée en Europe et en Amérique. Elle voulait emmener Ésénine avec elle; mais en Amérique, il était impossible de vivre avec Serge sans qu'il soit officiellement son mari; il aurait même été difficile d'y entrer, les hotels ne les auraient pas acceptés. Telle fut la raison pour laquelle Ésénine devint le seul et légitime mari d'Isadora Duncan. Serge était fier d'être le mari de la célèbre danseuse, et il ne Ie cachait pas. Lorsqu'un de ses amis, George Oustinov, qui n'approu- ') Le mariage d'Ésénine avec Zinaïde Raïkh avait été dissolu quelques années auparavant. vait pas eet étrange mariage, lui demanda: „Pourquoi?", Serge se troubla d'abord, puis il dit d'un air défiant et un peu irrité: „Tu n'y comprends rien! Elle a eu plus de mille maris, et moi je suis le dernier!" *) II est évident qu'il ne faut pas considérer cette réponse comme la seule explication de ce mariage. Irrité de se sentir mal jugé par ses camarades, Serge voulut se défendre et se servit de eet argument qui peut-être — a ce moment — comptait pour lui. L'idée d'aller faire un voyage en Europe et en Amérique lui souriait fort. Ce n était pas qu'il eut si grande envie de voir ces pays étrangers, mais il désirait avant tout s'y montrer, s'y faire connaitre. II aurait ainsi I occasion de faire voir a 1'Europe occidentale ce que c'est qu'un poète russe. C'est de cette manière qu'il s'exprimait en parlant a Cherchénevitch avant son départ. 2) Ésénine était alors a 1'apogée de sa gloire. Les salles étaient combles quand il y disait ses vers, ses oeuvres étaient vendues dans toutes les librairies. Tout Moscou le connaissait. Pourtant, ainsi que nous 1'avons déja dit, il n'était pas satisfait. II se rendait compte des difficultés qu il y avait a élargir Ie cercle de ses admirateurs dans 1'Union Soviétique. II n'y avait que les pays étrangers qu'il pourrait conquérir encore. Ne connaissant ces pays que par les Iivres qu'il avait lus et les quelques étrangers qu'il avait rencontrés, il se représentait que la culture devait y être bien plus élevée qu'en Russie Soviétique. II croyait qu'une bien plus grande partie de la population s'y intéressait a la littérature et qu'on saurait y apprécier comme il le méritait le premier poète de la Russie. II devait être bientöt profondément dé£u. Ce fut le 10 mai 1922 qu'Isadora Duncan et Ésénine quittèrent Moscou en avion pour se rendre a Berlin. Ce départ et cette arrivée en avion ravirent Serge. A Berlin les voyageurs descendirent a 1 hotel Adlon; le luxe et Ia vie mondaine étaient nouveaux pour Ésénine et 1'intéressaient extrêmement. On re^ut trés bien Serge a Berlin, il y fut fêté; beaucoup de Russes le connaissaient encore. On s'étonna seulement de le voir si bien vêtu. Lui ne pouvait souffrir ces émigrants qui avaient été en état de quitter leur patrie; en leur présence, il se sentait de nou- ') T. Ycthhob: „roefel Bocxoaa h 3aicaTa", c6. „FlaMHTH EceHHHa" éd. „Bcep. C0103. ricoTOB", Moscou 1926, p. 83. 2) Cf. B. lilepLueHeBHH: „O Apyre", c6. „Ecchhh, >KH3Hb, jihhhoctb, TBopnecTBo", Moscou 1926, p. 58. veau révolutionnaire et paysan. II provoqua des scandales, chanta 1'Internationale et s'enivra presque continuellement. Gorki, qui se trouva avec Ésénine et Isadora chez A. N. Tolstoï a Berlin, nous donne ses impressions de cette rencontre: il avait déja connu Serge a Pétrograd en 1914, mais il ne reconnnaït de lui que ses yeux clairs, encore ceux-ci semblent-ils un peu éteints. Son regard inquiet se porte d'un visage; a 1 autre d un air défiant et dédaigneux, puis tout a coup il devient incertain, troublé et méfiant. Nerveux, il donne 1'impression d'un homme qui boit beaucoup. i) Gorki nous dépeint aussi 1'attitude de Serge envers sa femme: tous deux se parlaient par des gestes et par des coups de genoux et de coudes. Lorsqu'Isadora dansait, Serge la regardait en fron<^ant les sourcilsj peut-être pensait-il a des vers de son „Aioscou des Cabarets". On aurait pu croire que sa femme était devenue pour lui un cauchemar, cauchemar déja si habituel qu'il ne 1'effrayait plus, mais ne lui pesait pas moins. A plusieurs reprises il secoua la tête comme quelqu'un qui veut éloigner un voile de devant ses yeux, et quand Duncan, épuisée, tomba a genoux et regarda le poète en face tout en souriant d'un sourire fatigué et comme un peu enivré, Ésénine lui mit la main sur 1'épaule, mais se détourna vivement. 2) On peut dire que 1'impression générale que Serge emporta de Berlin ne fut pas trop bonne. Mais la vie qu'il mena dans les autres villes allemandes et beiges qu'il visita ensuite fut encore bien pire. Nous possédons des lettres d'Ésénine, lettres écrites d'Ostende, de Paris et de Düsseldorf a ses amis Marienhof et Sakharov. Ces missives montrent un Ésénine méconnaissable. Jamais on ne 1'avait connu en proie a cette mélancolie et a ce désespoir. D Ostende, par exemple, il écrit a Marienhof: „Comme je voudrais quitter cette Europe de cauchemar et retourner en Russie, a mes jeunes extravagances et a toute notre ardeur. Ici il y a un tel spleen, une telle fadeur sans aucun talent! Pour le moment je suis a Ostende. Une mer galeuse, et les insipides têtes de cochon des Européens. Grace a 1'abondance de vin dans ces pays, j'ai cessé de boire et ne prends plus que de 1'eau minérale. La-bas, a Moscou, il nous semblait que 1'Europe était le terrain le plus étendu pour répandre nos idéés et notre poésie, mais d ici je ') Cf. M. ropbKHH: „O nHcaTejiHx", éd. „(DeAepauHH", Moscou, p. 97. 2) M. TopfaKHH: „O nncaTeJiax", p. 100. vois: mon Dieu, a quel point la Russie est riche et magnifique a eet égard! II me semble qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais un tel pays. Quant a mes impressions extérieures depuis notre séparation, ici tout est mis en ordre et bien repassé. Au premier moment cela te plairait peut-être, puis je crois que, toi aussi, tu commencerais a frapper du pied et a montrer les dents comme un chien. C'est un cimetière sans fin. Tous ces gens qui se meuvent plus vite que des lézards, ce ne sont pas des hommes, mais des vers qui mangent les morts; leurs maisons sont des cercueils et le continent est le sépulcre. Celui qui a vécu ici est mort depuis longtemps, et il n'y a que nous qui nous souvenons de lui. Car les vers n'ont pas de mémoire... A Berlin j'ai naturellement fait beaucoup de scandales et de bruit. Mon chapeau haut de forme et le manteau fait par un tailleur de Berlin ont mis tout le monde en colère. lis pensent tous que je suis venu aux frais des bolchéviks comme tchékiste ou comme agitateur. Tout cela me rend gai et m'amuse..i) Dans sa deuxième lettre a Marienhof nous trouvons e.a.: „Non. Vous ne connaissez pas 1'Europe. Mon Dieu, quelle impression, comme le coeur me bat... Oh non, vous ne connaissez pas 1'Europe. D'abord, mon Dieu, une telle saleté, une telle incurie de 1'ame qu'on a envie de vomir..."2) Et a Sakharov, de Düsseldorf: „Que puis-je vous dire de ce règne affreux de la petite-bourgeoisie qui confine a 1'idiotie? Sauf le foxtrot, il n'y a presque rien ici, ils mangent et boivent et le foxtrot recommence. Jusqu'ici je n'ai pas encore rencontré un homme et je ne sais pas oü le trouver. Monsieur Dollar est extrêmement a la mode, mais ils se fichent de 1'art; ce qu'il y a de plus haut, c'est le music-hall. Je n'ai même pas voulu éditer des livres ici, malgré le fait que le papier et les traductions soient trés bon-marché. Mais personne n'a besoin de livres. Si le marché des livres est 1'Europe et le critique LvovRogatchevski, alors c'est béte d'écrire des vers pour leur faire plaisir, et a leur goüt. Ici tout est bien repassé, bien Iéché et bien peigné comme la tête de Marienhof. Les oiseaux sont assis oü on le leur permet. Alors oü nous faut-il aller avec une poésie si inconvenable? Vous savez, cela est aussi impoli que le communisme. ') A. MapHeHrotJi: „P o m a h 6e3 BpaHba", pp. 135,136. Aussi: „rocTHmma A.ia nyTemecTByiomnx b npeicpacHOM", Moscou 1922, N°. 1. 2) A. MapMeHrocf): „PoiwaH 6e3 BpaHta", p. 137. Aussi: „roer. pjw. ny-r. b npeKpacHOM", 1922, N°. 1. Quelquefois j'ai envie d'envoyer tout cela au diable, et de me sauver en Russie ventre a terre. Nous sommes pauvres, il y a la famine, le froid, on a mangé des hommes, soit, mais nous avons une ame qu'on a donnée ici a ferme paree qu'elle était inutile. Naturellement, quelque part on nous connait, quelque part il y a mes vers et ceux d'Anatole traduits, mais pourquoi tout cela puisque personne ne les lit? En ce moment, il y a sur ma table un journal anglais avec les poèmes d'Anatole que je ne veux même pas lui envoyer. C'est une trés bonne édition, mais sur la couverture on lit: tirage a 500 exemplaires. C'est ici le plus grand tirage".1) On se rend ainsi compte de 1'impression affreuse que fit 1 Europe sur Ésénine. D'Ostende, les voyageurs partirent pour Paris, de Paris ils allèrent a Venise, puis ils revinrent a Paris. Partout Ésénine ne vit que le mauvais cöté de la vie d'Europe: les grands hötels luxueux avec leur clientèle de bourgeois riches. Ou bien il fréquentait la bohème, buvait et s'enivrait avec des gens qui haïssaient comme lui 1'Europe bourgeoise. Son antipathie pour les milieux d'émigrants russes ne diminue pas. Dans les cafés de Paris, il s amuse follement en donnant des ordres, lui, le petit paysan, a des comtes et a des princes russes gagnant leur vie comme gar^ons de cafés. Durant tout son séjour en Europe, Serge n'a pas visité un musée, une église ou quoi que ce soit de la vieille culture européenne. Pourquoi s'y refusa-t-il? Craignait-il d'apprécier ou d'admirer quelque chose dans ces pays haïs? Avait-il peur de devoir constater son ignorance et son manque de culture devant les objets d'art européen? Ou ne faut-il voir ici qu'un trait de caractère commun a beaucoup de Russes voyageant a 1'étranger? La seule chose dont Ésénine s'occupa sér'ieusement a Paris fut une traduction de ses oeuvres en francais. L'écrivain Franz Hellens et sa femme y travaillaient. A la fin de septembre 1922 Isadora et Serge partent pour 1'Amérique a bord du „Paris". Serge est vivement impressionné par la magnifique cabine de luxe qu'ils habitent et par le nombre de malles qu'ils emportent. Nulle part il n'a parlé de 1'impression que fit sur lui la mer, ou la vie de bateau en général. 11 passait ses jours a boire et vivait dans 1'espoir de trouver en Amérique le grand succès qu'il attendait depuis si longtemps. ') A. MapHeHrocjK „Pomah 6e3 BpaHba", p. 138, et: „rocTHHHua ajih nyTeuiecTByiomHx b npeKpacHOM", 1922, N°. 1. L'arrivée fut une agréable surprise pour lui. Les reporters américains se précipitèrent sur Ésénine et sa femme, on les interviewa, les appareils photographiques travaillèrent. Au commencement on ne leur permit pas d'entrer a New-York. lis furent mis en quarantaine a Ellis Island comme des étrangers indésirables. On croyait que les bolchéviks les avaient envoyés pour espionner, ou pour faire de la propagande communiste. Mais ils furent bientöt libérés, grace a 1'influence des amis d'Isadora. Ils se rendirent alors a New-York et descendirent a 1'hötel Waldorf-Astoria. Toute cette histoire leur fit une publicité énorme. L'Amérique, avide de sensations, voulut voir ce couple, arrivé du pays sauvage des soviets. Tout le monde voulut faire la connaissance du jeune poète paysan qu'Isadora ramenait de ce pays. Serge fut d'abord trés fier d'être le centre de la publicité, mais bientöt les déceptions se suivirent rapidement. Ainsi, il fut ravi quand il re?ut une revue américaine illustrée, avec son portrait reproduit en première page. Mais sa déception fut amère quand on lui traduisit le texte: „Serge Ésénine, poète russe, le mari de la célèbre danseuse Isadora Duncan". II se rendit compte qu'on ne le considérait qu'en second lieu, qu'on ne s'intéressait pas a lui comme au premier poète de la Russie, mais comme au mari d'Isadora Duncan. II dut bientöt constater que les Américains s'intéressaient encore bien moins a 1'art et a la poésie que les habitants de 1'Europe. Quand on lui demandait ce qu'il faisait dans la vie, et qu'il répondait: „Je suis poète", on s'étonnait, on prenait sa réponse pour une blague. „Mais ce n'est pas un métier", lui disait-on, „qu'est-ce que vous faïtes a cöté?" Serge alors, ne s'occupa même plus de I'édition en Amérique de ses oeuvres et de celles de ses amis. Pour qui les aurait-il fait éditer? N'ayant pas d'autre occupation que celle de suivre sa femme et de la regarder danser, Serge boit en Amérique plus encore qu'il ne 1'avait fait en Europe. La seule différence venait du fait, qu'a cause de la prohibition, on ne pouvait pas ouvertement acheter des boissons alcooliques. On était obligé d'user de détours, d'introductions; il fallait entrer par des portes de service, etc. Boire était devenu un sport en Amérique, s'enivrer presqu'une chose dont on pouvait être fier. II paraït que Serge se lia d'amitié avec un jeune nègre, avec lequel il buvait et se promenait. Fut-ce par pure envie de choquer les Américains qu'il haïssait, ou éprouvait-il vraiment de la sympathie pour un homme de cette race opprimée et méprisée? II est certain que 1'influence américaine a été funeste pour Ésénine. Le luxe incroyable, le manque de sens artistique ou de véritable culture, la boisson trés souvent malsaine et même dangereuse, tout cela le déséquilibra entièrement. Isadora, de son cöté, rencontra de grandes difficultés dans sa tournée, toujours on lui reprochait d'être bolchéviste. Avant de commencer a danser elle faisait des „speeches" au public, ce qui finit de gater les choses pour elle. Elle dansait enveloppée dans son chale rouge, et ceia fut pris pour de la propagande. Elle résolut enfin de quitter sa patrie méconnaissante et de rentrer en Europe. Elle se rendait compte aussi qu'il était nécessaire pour la santé de Serge de quitter 1'Amérique. Plusieurs fois déja il avait eu des crises de nerfs qui touchaient a la folie, suites du mauvais alcool qu'il avait bu. Au commencement de 1923 ils quittèrent 1'Amérique et ils revinrent habiter Paris. Serge, malade encore des suites de 1'alcool empoisonné de 1'Amérique, était devenu extrêmement nerveux et irascible. Les scandales se firent suite. Pour choquer les bourgeois, ou peut-être dans un accès de véritable folie, il se promena un jour tout nu dans 1'hötel Crillon. II faisait des scènes terribles a Isadora, on prétendait même qu'il la battait, il brisait tous les meubles de la chambre. La direction de 1'hötel fit appeler la police; Serge fut emmené au poste, puis, après de longs pourparlers, on le libéra a la demande d'Isadora. Mais ils durent quitter 1'hötel Crillon et allèrent habiter une maison particulière. La maladie d'Ésénine ne se manifestait qu'a certains moments. Dans les intervalles il était sombre, mais il voyait des gens, il travaillait, et en tout cas il se sentait moins malheureux qu'en Amérique. Seulement sa haine contre les émigrants et contre les amis d'Isadora aussi — il en était souvent jaloux — grandit et devint même dangereuse. On conseilla a Isadora de le faire soigner dans une maison de santé. Elle en fit la proposition a Serge qui y consentit; il fut re?u dans une des meilleures maisons de santé, a Neuilly. Tous les bruits qui ont couru dans les journaux francais et américains et qui racontaient qu'Isadora avait fait enfermer son mari paree qu'il la battait etc. ne sont donc pas conformes a la vérité. *) ') Cf. Irma Duncan: „Isadora Duncan's Russian Days", Victor Gellancy, Londen, 1929. Serge ne resta pas assez longtemps dans cette maison de santé pour se remettre complètement. II était devenu plus tranquille, mais Isadora savait bien que la seule possibilité de guérison compléte pour Serge serait son retour en Russie. lis se décidèrent donc a quitter la France. Serge devait rentrer directement a Moscou, tandis qu'lsadora le suivrait quelques semaines plus tard. 8. Dernières années. 1923—1925. Ésénine avait tellement changé lorsqu'il revint en Union Soviétique que ses amis ne le reconnurent presque pas. II avait 1'air malade: la paleur de ses joues était cachée par une couche de poudre, ses yeux avaient perdu leur éclat, sa voix était continuellement enrouée. II n'avait plus rien du jeune homme gai et crane qu'il avait été. Sombre et nerveux, il semblait avoir peur de la moindre chose. Habillé avec élégance, il rapportait de son voyage un grand nombre de malles remplies de costumes et de chemises, de cravates, de chaussettes, de lingerie en soie, de différentes sortes de poudre, de flacons d'odeur, etc. Serge ne répond presque pas aux amis curieux de savoir quelles étaient ses impressions des pays étrangers. Heureux de se retrouver dans son pays, il ne veut plus penser a ses voyages; d'ailleurs il connait si peu les pays qu'il a visités. Pourtant, et malgré lui, 1'influence que ses voyages ont eue sur lui se manifeste. ,11 avait beau ne pas vouloir voir la culture de 1'Europe occidentale, il ne lui était pas possible d'ignorer tout le luxe et Ie comfort dont il avait joui et que ces pays, ainsi que l'Amérique, offrent a ceux qui possèdent de 1'argent. II était forcé de constater que 1'industrialisation, qu'il avait détestée en Russie, avait des résultats assez agréables, ainsi 1'électricité, 1'eau courante, la propreté des hotels Iuxueux, les paquebots magnifiques, enfin tant de petits objets de luxe, tout cela choses communes dans 1 Europe occidentale et en Amérique, mais presque inconnues en Union Soviétique. Dans sa dernière autobiographie (inédite) il parle du changement survenu en lui après son voyage: „Après mon voyage a 1'étranger c'est d'un autre oeil que je regarde mon pays et les événements qui ont eu lieu ici. Notre vie de nomades a peine figée ne me plait pas, c'est Ia civilisation qui me plaït. Pourtant je n'aime point 1'Amérique, il y règne une affreuse puanteur oü périt non seulement 1'art, mais en général tous les meilleurs élans de 1'humanité." Revenu en Union Soviétique, Serge se sentit plus perdu que jamais. Devait-il croire ou ne pas croire en la révolution? II commen?ait a se rendre compte que la révolution prolétarienne avait été nécessaire, qu'il était devenu impossible de voir encore dans le village patriarchal 1'idéal de la société. Déja a Berlin, il avait dit au cours d'une conversation avec Kousikov: „J'aime la Russie. Elle ne reconnait pas d'autre pouvoir que le pouvoir soviétique. A 1'étranger seulement, j'ai compris combien le mérite de la révolution russe est grand, qui a sauvé le monde d un horrible esprit petit-bourgeois (MemaHCTBo). " x) „Mais", disait-il, „si aujourd'hui on veut suivre 1'exemple de 1'Amérique, je suis prêt a lui préférer notre ciel gris et notre pay- sage aux vieilles izba's "2) Citons encore les paroles d'Ésénine rapportées par Voronski. Ce dernier revit Serge dans les bureaux de la „Krasnaia Nov a Moscou, en automne 1923. Serge paria trés peu, mais, sui le point de s'en aller, il dit: „Nous travaillerons ensemble et nous serons amis. Mais prenez garde: je sais que vous êtes communiste. Moi, je suis aussi pour le pouvoir soviétique, mais j'aime la Russie. Je fais tout a ma fa^on. Je ne permettrai pas qu on me mette une muselière, et je chanterai ce que voudrai". II dit ceci en souriant, mi-blagueur, mi-sérieux. 3) On voit qu'Ésénine était plus que jamais préoccupé par les problèmes de son attitude envers 1'état soviétique; mais plus que jamais aussi il se sentait perdu, sans base et sans but dans la vie. Serge fut forcé de constater qu'il rentrait dans un pays qui avait beaucoup changé. Tout était devenu plus tranquille dans 1'Union Soviétique; la période de la reconstruction par un travail sérieux et continu avait commencé. A Moscou, la bohème ne jouait plus lt même röle qu'auparavant. L'„imagisme", comme école littéraire, n'avait plus la même autorité. Déja en 1922, Kousikov était parti pour Berlin, Cherchénevitch avait délaissé la poésie pour s'occuper ') A. B.: „y C. A. EceHHHa" „HaKaHyHe", N°. 47, Berlin, 1922. 2) Autobiographie inédite qui se trouve a la Bibliothèque Esénine. 3) A. BopoHCKHH : „JlHTepaTypHbie nopTpeTbi. H3 bocüomhhah h fi o EceHHHe. Ceprefi Ecehhh. III'. éd., „OeAepauHH , Moscou 1928. du théatre. Marienhof avait déja dit en 1922, que r„imagisme", comme école littéraire, n'existait plus.*) Ses relations avec Ésénine s'étaient refroidies depuis le retour de celui-ci. Ésénine ne se détourna pas encore officiellement de l'„imagisme" après son retour de 1'étranger, mais il n'attachait plus grande valeur a des théories qu'il avait dépassées depuis longtemps. Pendant ses voyages, il s'était rendu compte combien il aimait sa patrie; a son retour il avait embrassé la terre russe, son amour s'était exalté. Maintenant il éprouvait une certaine déception et se sentait plus perdu que jamais. Moscou avait beaucoup changé. La jeunesse qui retournait a la ville après la guerre civile, réclamait un art vigoureux et révolutionnaire. Ésénine se savait incapable d'écrire pour eux. Sa gloire n'était pas encore diminuée; mais ne pouvant vivre qu'en se croyant un grand poète et nécessaire a sa patrie, il souffrait de se sentir comme superflu devant cette nouvelle génération. Dé?u et inquiet, il veut essayer de retourner encore une fois dans le viilage de sa jeunesse pour y chercher un appui. Espère-t-il y retrouver Ia base sociale qui lui manque? S'imagine-t-il être encore le poète paysan qui chante pour les siens? Ou pense-t-il simplement trouver dans le viilage un refuge en face des problèmes et des difficultés de la vie? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il attendait beaucoup de sa visite, sa profonde déception en est la preuve. Le viilage aussi a changé depuis son absence et n'a plus le même aspect. Dans un de ses poèmes 2) Ésénine décrit ses impressions a son retour au viilage: il se sent comme un étranger dans son propre viilage, dans sa propre maison. Ses soeurs lisent le „Capital" de Marx et parient avec lui de choses dont il ne sait rien; le grandpère se plaint qu'on ait öté les croix de 1'église. Mais Ia chose Ia plus grave pour Serge, la chose qui le blesse le plus, c'est Ie fait que la jeunesse ne le connaït pas; la jeunesse du viilage a changé, elle est devenue moderne, bolchéviste. Les jeunes gens chantent les chansons de Demian Bedny3) et d'autres chants révolutionnaires, mais ils n'ont aucun besoin des poèmes lyriques et souvent mélancoliques d'un Ésénine. ') Cf. B. JI. JlbBOB-PoraMeBCKHÜ: „HoBefiiuafl pyccKaa ;iHTepaTypa", 5'ème éd., „Mwp", 1926, p. 292. 2) Cf. chapitre VI, p. 149. 3) Poète satirique, qui chante les événements du jour dans des poèmes qui font de la propagande pour le bolchévisme. Au fond, sa visite au viilage confirme ce qu'il avait déja constaté a Moscou et a Léningrad: une vie nouvelle se léve dans 1'Union Soviétique; les gens parmi lesquels il a vécu, ceux qui ont écouté et admiré ses poèmes, commencent a vieillir et n'ont plus la même autorité qu'autrefois. Pour être écouté le poète ne peut pas continuer a écrire des poèmes lyriques, contemplatifs; il faut rendre la force et la grandeur des choses nouvelles pour être compris par la Russie d'aujourd'hui. La conception mystique de la révolution doit faire place a une compréhension réelle et logique. On doit admirer Ésénine d'avoir compris cela, il faut 1'admirer d'avoir senti la grandeur des choses nouvelles, même en ne les comprenant pas encore entièrement. Nous avons déja dit que son attitude vis-a-vis du bolchévisme avait changé: moins de révolutionnisme vague et exalté, mais une sérieuse volonté de comprendre et de rendre 1'esprit moderne. Y réussit-il? Hélas non, et ce fut la, nous le croyons, la cause principale de sa fin tragique. Les poèmes qu'il écrivit sur des thèmes révolutionnaires n'ont pas la même valeur artistique que ses poèmes sur d'autres sujets. (Voir chapitre VI). Ils sont loin d'être mauvais, mais le public, accoutumé au „Moscou des Cabarets", aux poèmes paysans d'Ésénine, n'appréciait pas ces essais de poèmes révolutionnaires. Serge comprenait en outre trop peu le marxisme, il avait pris une trop petite part a la révolution, pour que ses poèmes pussent entièrement satisfaire les critiques marxistes. Ésénine comprit alors que 1'avenir était pour les jeunes, qu'il était lui-même en déclin et qu'il avait manqué sa vie en passant a cóté des événements. II chercha a oublier tous ces problèmes en continuant a boire plus désespérément que jamais. Nous ne parierons pas ici de tous les scandales dans lesquels Ésénine joua un röle pendant les dernières années de sa vie. Si on en désire une description exacte, on n'a qu'a lire un des nombreux „Souvenirs sur Serge Ésénine" qui ont paru après sa mort. II y a pourtant une affaire dont il est nécessaire de parler, grace au grand retentissement qu'elle eut dans la presse soviétique. Au cours d'une soirée dans un cabaret, on dit que Serge frappa un artiste juif en 1'insultant. L'affaire resta assez embrouillée, la plupart des témoins étant plus ou moins en état d'ébriété. On ne sait pas si ce fut Ésénine ou le Juif qui commen^a; mais il paraït que le lendemain, dans une conversation téléphonique avec Demian Bedny, Serge exprima encore son anti-sémitisme. L'affaire fut menée devant le tribunal du Bureau Central des Ouvriers de la Presse. Ésénine et ses amis Orêchine, Klytchkov et Ganine furent accusés de manifestations anti-sémitiques. Les inculpés s'en tirèrent avec une sérieuse admonestation. Mais les articles de presse, disant que le tribunal avait été beaucoup trop clément, montrèrent a Ésénine que 1'on ne regardait plus d'un oeil bienveillant les scandales des poètes bohémiens. !) II dut constater qu'il risquait de perdre Ia sympathie du public plus sérieux. Pourtant il sait encore charmer le public quand il dit des vers, même dans des circonstances assez difficiles. Souvent Serge arrivé ivre a une soirée oü il doit réciter ses poèmes; il commence par parler de lui-même, disant des choses incohérentes et dépourvues d'interêt. Le public s'impatiente, siffle, exige qu'on lui rende son argent. Serge alors commence a dire son „Moscou des Cabarets"; immédiatement le silence se fait, le public écoute attentivement; puis des applaudissements sans fin éclatent, et Ésénine est porté en triomphe. Toutefois ces succès ne lui procurent pas de satisfaction; il sent qu'il devra évoluer s'il veut rester le premier poète de la Russie. II sait que ses poèmes tragiques et désespérés sont sur le point de vieillir, mais quelle attitude doit-il prendre? Faut-il quitter l',.imagisme" et retourner aux poètes paysans? Serge 1'a essayé. Sans rompre entièrement avec l'„imagisme" (il continue a écrire dans le périodique „TocTHHUija «jih nyTemecTByiomHx b npeKpacHOM" [,,l'Hotel pour les voyageurs dans le très-beau")], il se rapproche de nouveau d'Orêchine, de Klytchkov et de Chiriaevetch. II fait venir Kliouev a Moscou, et ils ont ensemble de longues discussions sur Ia poésie. 2) Pourtant, depuis son voyage a Konstantinovo, Ésénine n'avait plus beaucoup a attendre de cette poésie paysanne. II s'était bien rendu compte que Ie village et les paysans n'étaient plus les mêmes qu'autrefois, qu'il pouvait difficilement être leur poète. Avec son manteau a pélerine et son chapeau haut de forme, il n'est plus luimême le paysan qu'il était jadis. Mais pour qui donc écrira-t-il? Le problème devient de plus en ') Cf. sur cette affaire: BcwihcJ) 3p;mx: „üpaBO Ha necHt", éd. „rincaTe;iH b JleHHHrpaAe", p. 23. „IIpaBAa". 30—XI, 1923. „PaSonaH MocKBa", 18—XII, 1923. 2) Cf. A. MapneHroc{): „Pomah 6e3 BpaHta", p. 148. plus difficile. A cette époque, il dit souvent a ses amis: „II me semble que j'écris tous mes poèmes pour mes amis seulement. Je ferais mieux de ne pas écrire et de ne pas faire imprimer du tout." *) Mais vivre sans écrire était une impossibilité pour Serge. II se mit a voyager dans 1'Union Soviétique, a la recherche d un public qui le comprenne, et surtout pour tacher de trouver une inspiration dans la vie réelle et moderne. C'est en automme 1924 qu'Ésénine visita le Caucase. II y avait déja été avant son voyage a 1'étranger, mais ce pays n'avait alors pas fait grande impression sur lui. Cette fois-ci le Caucase sera plus fertile pour la poésie d'Ésénine. Durant son séjour a Batoum et a Tiflis il écrivit beaucoup et les meilleures choses de sa dernière période. II était en quête de nouvelles voies, le Caucase lui donna 1'inspiration qu'il cherchait. II est vrai qu'il y avait aussi des bohémiens parmi les amis qu'il avait a Tiflis, et qu'on n'y buvait pas beaucoup moins qu'a Moscou. Cependant 1'atmosphère y était toute différente. Serge avait, dans le Caucase, des amis communistes qui essayèrent de lui expliquer le marxisme et le système soviétique. II se donna de la peine pour comprendre; il étudia Marx, fit des lectures sérieuses. II dit plus tard que eet hiver de 1924—1925, a Tiflis, restait parmi ses souvenirs les plus heureux. Mais Marx ne 1'enthousiasma pas; après quelques essais il laissa tomber la lecture. II sentait aussi que cette conception du monde ne pouvait pas être pour lui une inspiration poétique. Pourtant il essaya, comme nous. 1'avons dit, d'écrire des poèmes révolutionnaires;2) en même temps, il continuait d'écrire ses petits poèmes lyriques, individualistes, sachant bien que la était son vrai talent. Quand il revient a Moscou, au printemps de 1925, il va habiter chez ses soeurs et une certaine Galia Bénislavskaia; cette dernière a été une des meilleures amies d'Ésénine. II avait rompu entièrement avec Isadora Duncan, et c'était un grand soulagement pour lui. Certes il 1'avait aimée, mais il s'était bientöt rendu compte que 1'influence d'Isadora était mauvaise pour lui et pour sa poésie. II avait senti de plus en plus la distance qui existait entre cette Américaine et lui; il savait qu'elle ne pouvait pas le comprendre, et ') B. lilepmeHeBHH: „O Apyre", c6. „EcerniH", Moscou, 1926, p. 61. 2) Cf. Chap. VI, p. e. „Chanson sur la grande Campagne", „Poème sur les 36", etc. il commen?ait a la haïr, elle, aussi bien que son cercle d'amis décadents et dissipateurs. Mais d'un autre cöté, il restait attiré par le luxe dans lequel il avait vécu auprès d'elle, et par la publicité qu'elle lui avait procurée. Plusieurs fois déja il 1'avait quittée, mais était retourné chez elle quelques jours plus tard. Le fait d'avoir enfin rompu définitivement, signifiait qu'il était libre de commencer une vie nouvelle, meilleure. L'espoir de devenir un travailleur sérieux et utile ne 1'a pas encore quitté. A son retour du Caucase tout semblait propice a ce changement. II s'était libéré d'Isadora, il vivait au milieu de personnes qui 1'aimaient, il possédait un grand nombre de nouveaux poèmes, et physiquement il se trouvait en assez bon état. Mais son inquiétude et sa nervosité étaient trop enracinées pour que Serge put travailler aussi sérieusement qu'il Feut fallu. Du reste, les causes de cette inquiétude subsistaient toujours: il savait que ses poèmes ne rendaient pas la vie actuelle, il savait qu'il restait en dehors de la réalité et que ses essais de transposer en vers 1'enthousiasme de la révolution n'avaient pas le succès qu'il avait espéré. Et de nouveau Serge cherche 1'oubli dans la boisson. A la fin de mars il retourne a Bakou, espérant y retrouver a la fois 1'inspiration et une certaine tranquillité. Mais cette fois-ci le Caucase ne lui est pas salutaire; scandales, orgies, mélancolie et désespoir ne font que se succéder. Un soir, il va se promener dans les montagnes, tête nue et la chemise ouverte au cou. II attrape un rhume assez grave. Avait-il fait cette promenade dans un état d'ébriété plus ou moins grande? Ou fut-ce un premier essai de suicide? Au mois de mai 1925 il est de retour a Moscou.*) II a beaucoup maigri et a perdu complètement Ia voix. Le bruit court qu'Ésénine est atteint d'une phtisie laryngée. Plus tard on a su que ce bruit était faux, mais Serge lui-même ne se donna pas beaucoup de peine pour le démentir. Voulait-il préparer ses amis a une mort prochaine? L'idée de la mort se retrouve dans presque tous ses poèmes de cette époque (voir chapitre VI); pourtant Serge n'est pas encore ') On trouvera tous ces détails dans: B. HaceaKHH: „rioc;ieAHnii toa EceHHHa", éd. „Hhkhthhckhc CySóoTHwoi", Moscou 1927. Nasedkine, qui a épousé la soeur d'Ésénine, 1'a connu de prés pendant toute la dernière année de sa vie. 4 entièrement découragé, il espère encore, il veut toujours commencer une vie nouvelle, ne plus boire. Chez Galia Bénislavskaïa il a fait la connaissance de Sofia Andréevna Tolstaïa, la petite-fille du grand Leo Tolstoï. 11 se fian?a avec elle, et le mariage eut lieu en juin 1925. Une dernièrel fois il tente d'arranger sa vie personnelle, de trouver le bonheur dans un cercle de familie, parmi des gens qui 1'aiment. Croit-il a ce bonheur? Erlikh nous rapporte une conversation qu'il eut avec Ésénine avant son mariage. Serge lui dit: „Eh bien, voila, me marier! Mais pourquoi me marierais-je? Qu'est-ce qui m'est resté dans cette vie? La gloire? Bon Dieu! Je ne suis pas un enfant! La poésie? Crois-tu que... Mais non! Elle aussi s'éloigne de moi". „Mais ta vie personnelle? Le bonheur?" „Le bonheur — c'est de la saleté! Cela n'existe pas. Et ma vie personnelle... Mais je 1'ai donnée justement pour ce que je n'ai pas en ce moment! Oü est ma vie? Oü sont mes enfants?" „Écoute Serge! Pour ce qui est de ton mariage, on dit que tu as de la phtisie laryngée?" II fait un geste de la main. „Ce n'est pas vrai. Je me suis simplement ruiné la voix par la boisson. Au Caucase, j'ai couru dans la neige, la chemise ouverte. Je voulais attraper un rhume, je n y ai pas réussi". Et après un moment de silence: „Mais quant a mourir, je mourrai tout de même. Et trés prochainement!" i) II faut admirer le courage de Sofia Andréevna d'avoir épousè eet homme qui était déja presque décidé a mourir. Après la mort d'Ésénine, il y eut des personnes pour accuser les amis de Serge de 1'avoir laissé seul dans les moments les plus difficiles de sa vie. Cette accusation est fausse. Non seulement Sofia Andréevna, m.ais tous les amis d'Ésénine ont fait tout ce qu'ils ont pu pour le sauver. La tache était difficile, car il ne voulait obéir a personne. Partóut il trouvait des „amis", d'obscurs petits poètes ou littérateurs, qui n'étaient que trop fiers d'être vus avec Ésénine, qui buvaient avec lui et lui aidaient ainsi a oublier toutes les bonnes intentions qu'il avait eues. A plusieurs reprises, ne pouvant plus supporter cette vie a Moscou, Serge s'enfuit dans son village pour y chercher le repos. Maij ') B. 3pmx: „ripaBO Ha necHb", Léningrad 1930, p. 76. il en revient quelques jours plus tard, plus désespéré et plus malheureux que jamais. Pour fêter Ie mariage d'un de ses camarades, Serge se rendit une fois a Konstantinovo, avec toute une bande de bohémiens. Ils s amusaient, buvaient et ce fut un scandale tel que le village n'en avait pas encore vu; surtout le fait qu'il y avait des femmes parmi eux avait choqué et indigné les paysans de Konstantinovo. Quelque temps après Serge s'en veut horriblement a lui-même; Konstantinovo ne pourra plus avoir de respect pour lui; maintenant qu'il s'est montré dans un tel état a son village, on n'aura que du mépris pour lui. Voila tout ce qui reste de son rêve de rendre célèbre le village oü il est né! Tous les soins de Sofia Andréevna, le bien-être familial dans lequel il vit maintenant, rien ne peut lui rendre la force et la santé. Nerveux et inquiet, il écrit beaucoup, mais son travail ne lui procure pas de soulagement. Erlikh nous donne Ia description suivante de sa fagon de travailler: „Quand il n'écrit pas pendant une semaine, il devient presque fou de peur. Ésénine, qui autrefois n'écrivait rien durant deux années, a peur d'un silence de trois jours. Ésénine, qui possédait presque le don d'improvisation, perd des heures pour écrire seize vers dont on peut retrouver le tiers dans ses vieux poèmes. Ésénine, qui sait par coeur tout ce qu'il a écrit durant dix années de travail, ne peut dire ses derniers vers qu'en regardant Ie manuscrit. II n'aime pas ces poèmes. II regarde tous ces vers. avec des yeux pleins d'une souffrance sans borne, car il n'y a personne qui ait m.eux compris que lui oü finit la poésie et oü commence la versification." i) Peu de temps après leur mariage, les Ésénine partent pour Bakou. 2) Serge croit toujours qu'il se sentira mieux ailleurs, qu'il trouvera autre part 1'auditoire dont il a besoin, que 1'inspiration sera plus fertile. Ses poèmes ont été traduits en géorgien, il a la de bons amis qui lui rendent un peu de courage. Mais en septembre déja, Ésénine et sa femme doivent retourner a Moscou pour préparer ') ES. 3pmx: „npaeo na necnb", p. 79. Des personnes, ayant connu Ésémne intimement pendant cette période de sa vie, nous ont assuré que la vér»? °" 6St trèS subjective et 9u'elle ne correspond pas a 1926, pf'208. EBAOKHMOB: "C A" EceHHH"- c6- »C- A. ECCHHH", TocHSAar la publication de 1'édition des oeuvres complètes d'Ésénine aux éditions de 1'État. Pendant tout 1'automne de 1925, Serge est occupé a faire un choix définitif parmi ses oeuvres. Sofia Andréevna 1'assiste dans ce travail, et c'est surtout grace a elle que les volumes se composent. Les honoraires des éditions de 1'État sont assez élevés, Serge en reeoit des avances, et ne cesse pas de boire et de s'enivrer. Les articles sévères qui paraissent au sujet de ses dernières oeuvres le font horriblement souffrir. Et ce qui est encore pire, on passé sous silence des poèmes desquels il attendait beaucoup de succès, ainsi son „Anna Snêguine". Inquiet, soup?onnant tout le monde de lui vouloir du mal, Serge boit de plus en plus. Au mois d'octobre il commence a avoir des hallucinations, il souffre du délire de la persécution. Depuis longtemps déja il avait peur de la milice, qui pourtant le traitait avec une clémence extraordinaire. Depuis longtemps aussi il craignait de rester seul la nuit. 11 s'accroche a sa femme, a ses ƒ mis, maïs en même temps il ne peut supporter la moindre atteinte a sa liberte, il a horreur de toute marqué de pitié. Un jour, il le dit a Erlikh. „Écoute ... je suis un homme fini... Je suis trés malade... Surtout je souffre d'être lache. Je te dis cela, mon gar^on... autrefois je n'aurais pas dit cela a un homme de deux fois mon age. Je suis trés malheureux. Je n'ai rien dans la vie. Je suis trahi par tout. Tu comprends? Par tout. Mais il ne s'agit pas de cela.. . Écoute ... Ne me plains jamais! Ne me plains jamais! Si jamais je m'en aper?ois... je te tuerai! Tu comprends?"1) Ceux qui vivaient auprés d'Ésénine se sont trés bien rendu compte qu'il pensait au suicide. Une fois déja il avait essaye de se jeter par la fenêtre; plusieurs fois il avait fallu se battre avec lui pour 1'empêcher de se tuer. On le savait malade, maïs Serge n'acceptait aucun conseil et refusait de se faire soigner. II disait qu'il voulait d'abord finir son travail eri vue de 1'édition de ses oeuvres complètes, après quoi il aurait le temps de penser a sa sante Un soir de novembre, il dit k son ami Grouzinov: „Écris-moi un nécrologe". „Un nécrologe?" „Oui. Je vais me cacher. Des personnes qui me sont devouees ') B. 3pjmx: „ripaBO Ha necHb", pp. 80, 81. organiseront mes funérailles. Des articles paraitront sur moi dans les journaux et périodiques. Puis je réapparattrai. Je me cacherai pendant une ou deux semaines pour que les périodiques aient le temps d'écrire des articles sur moi. On verra qui est un ami et qui est un ennemi!" ' ) Pour Serge, tous ceux qui n'apprécient pas sa poésie sont des ennemis personnels, décidés a lui faire du mal. Sa nervosité, sa crainte devant la vie, devenaient toujours plus grandes. On n'osait plus le laisser sortir seul. Sa femme, ou bien un de ses amis, 1'accompagnait toujours. La vie devenait insupportable pour ceux qui 1'entouraient. C'est en vain qu'on le suppliait d'aller se faire soigner dans une maison de santé, Serge s'y refusait toujours. Pourtant un soir, aux environs du 20 novembre, Serge arrivé chez ses soeurs: il paraït trés agité. II a injurié quelqu'un qui veut le citer en justice et il en a extrêmement peur. Sa soeur lui conseille alors d'aller a 1'höpital pour échapper ainsi a la justice. Quelques jours plus tard Serge entre dans une clinique. 2) Le repos, 1'absence d'alcool lui font du bien, mais sa nervosité ne disparait pas. II a des soucis d'argent, il a peur de perdre son temps, il veut se remettre au travail, faire quelque chose. L'idée du suicide ne le quitte pas un instant. Quand Marienhof, avec lequel il s'est réconcilié peu auparavant, vient le voir, il lui raconte la crainte qu'ont les médecins de le voir se suicider, il dit qu'on laisse les portes ouvertes et qu'on a fait disparaïtre tous les objets tranchants ou pointus, toutes les ficelles, etc. Après avoir passé environ un mois a la clinique, Serge veut Ia quitter. Les médecins lui assurent que ce serait nécessaire de rester encore pour se guérir, Serge s'y refuse. II se sent de la force, il veut agir, arranger ses affaires financières. II ne veut pas retourner chez sa femme, car il redoute maintenant toute tutelle, tout manque de liberté. II veut partir pour Léningrad, une dernière fois il espère se faire ailleurs une vie meilleure. II fera du travail journalistique, on éditera un journal, Ia vie aura encore des possibilités pour lui. Mais lorsqu'il se voit forcé de rester encore quelques jours a Moscou pour y toucher 1'argent que lui doivent les éditions de 1'État, il ne peut résister au désir de boire. Une fois de plus il n'a pas pu réaliser ses bonnes intentions. ') H. rpy3HHOB: „EceHHH", c6. „C. A. EceHHH", ToaraAaT 1926, p. 146. 2) Cf. B. HaceflKHH: „IlocieHHH roA EceHHHa". 9. La fin tragique d'Ésénine. Serge arriva a Léningrad le 24 décembre 1925. Ses amis, les Oustinov, habitaient 1'hötel d'Angleterre en face de la Cathédrale Izaakievski. Serge va habiter le même hotel qu'eux. II va donc passer ses derniers jours dans 1'hötel oü il a vécu avec Isadora Duncan quand ils étaient a Léningrad; ceci nous parait être un hasard auquel il ne faut pas attacher une signification spéciale. 11 désirait simplement être auprès de ses amis Oustinov, et ceux-ci avaient probablement fait retenir une chambre pour lui. Serge faisait 1'impression d'être venu pour travailler sérieusement; il paraissait assez gai et tranquille. Dans une conversation qu'il eut avec Erlikh, il dit qu'a son age il fallait commencer a rédiger un journal, corame 1'avait fait Nékrasov. i) Croyait-il lui-même a ce travail, ou bien voulait-il cacher ses intentions a ses amis? 11 paraït qu'il n'était pas trés sur de ses projets d'avenir, car il avait télégraphié a Erlikh pour lui demander de lui chercher une chambre a Léningrad oü il voulait vivre et travailler, en même temps qu'il disait a ses amis de Moscou qu'il ne passerait qu'une semaine a Léningrad et qu'il reviendrait travailler a Moscou. 2) Le matin du 25 décembre, Serge fut tout a coup pris du désir d'aller voir Kliouev; il 1'aime toujours, dit-il, car eest lui qui a été son maitre en poésie. C'est encore trés tot mais, accompagné d'Erlikh, Serge se rend a la maison de Kliouev. Celui-ci n'est pas encore levé et ils doivent 1'attendre. Pour le taquiner, Serge éteint la petite lampe qui brüle devant les icones. Ainsi qu il 1'avait prédit, Kliouev ne s'aper?oit même pas de cette gaminerie d'assez mauvais goüt. Kliouev s'intéresse au travail de Serge, et quand celui-ci lui eut lu ses derniers poèmes et voulut connaïtre 1'opinion de son maïtre, il lui dit: „Je pense, mon petit Serge, que si on assemblait ces poèmes dans un petit livre, ce recueil serait le livre de chevet de toutes les jeunes filles et de tous les jeunes gens sensibles qui vivent en Russie". x) Serge fut profondément blessé par ce jugement sévère. Si Kliouev ne croyait plus en sa poésie, tout était perdu. Les paroles de Kliouev n'ont pas été la cause directe du suicide de Serge, mais ils ont fortifié une décision déja prise. ') Cf. B. 3p;mx: „IlpaBO Ha neern.", p. 93. 2) Cf. B. LLlepuieHeBHH: „O Apyre", p. 63. En présence de ses amis Serge parle encore de travail, d'un appartement oü ils vivront tous ensemble. ,,Ce n'est que ces jours-ci que nous ne faisons rien", dit—il, „a cause des fêtes, mais après on se mettra au travail"!') Pourtant, dans ses conversations intimes avec Erlikh, il lui dit qu il ne comprend pas le monde dans lequel il vit. II parle aussi de sa main dont il ne pourra plus se servir dans cinq ou six ans, d après ce que lui a dit le médecin.*) Probablement que ceci est le résultat d'une tentative de suicide commise a Moscou, oü il avait essayé de se couper 1'artère du poignet. Quand on pense a 1'horreur qu inspiraient a Ésénine la maladie et Ia vieillesse, on peut comprendre son désespoir devant ces signes d'une déchéance prochaine. La journée du 26 décembre se passa sans rien d'extraordinaire. Dans la nuit du 26 au 27 Serge écrivit son poème d'adieux. N'ayant pas d encre dans sa chambre, il se fit une entaille au bras et écrivit le poème avec son sang. Le lendemain matin il paraït nerveux, il parle beaucoup, mais il ne Iaisse rien voir de ses intentions. II mène un grand tapage quand le gar?on d'hötel, qui devait préparer son bain, oublie de faire couler 1'eau; il dit qu'on veut Ie faire sauter. Tous ses amis essayent de 1'apaiser, mais il ne peut pas oubiier la peur qu'il a eue. Un peu plus tard il dit a Ia femme d'Oustinov, qu'il appelle tante Lise: „Oui, écoute, tante Lise! Voila du scandale! Qu'il n'y ait même pas d'encre dans ma chambre! Tu comprends? Je veux écrire des vers et il n'y a pas d'encre. J'ai cherché, cherché, mais je n'en ai pas trouvé. Regarde ce que j'ai fait!" Et il montre la blessure qu'il a au bras. Oustinova se fache sérieusement, mais Serge ne répond pas; il prend un feuillet dans son bloc-note et Ie donne a Erlikh, en lui disant de ne pas Ie lire tout de suite. Erlikh mit le poème dans sa poche et 1'y oublia; ce ne fut qu'après la mort d'Ésénine qu'il s'en souvint. II lut alors les quelques vers d'adieu que Serge avait écrits vingt-quatre heures a peu prés avant de se suicider. Durant la journée du 27 décembre personne ne se rend compte de quelque chose d'inusité. On mange ensemble, mais on ne boit pas beaucoup, car les boutiques sont fermées a 1'occasion des fêtes, et on ne peut pas acheter d'alcool. Quelques amis seulement restent auprès d'Ésénine pendant la ') B. 3p;inx: „npabo Ha necHb", pp. 93, 99. soirée; puis, 1'un après 1'autre, ils rentrent chez eux. Quand Oustinov le quitte vers neuf heures du soir, il promet de revenir. „Reviens, reviens en tout cas, le plus tot possible!" lui dit Esénine. „Dis qu on me laisse entrer dans ta chambre vers le matin!" Plusieurs fois déja Serge était entré dans la chambre d'Oustinov au milieu de la nuit, quand il avait trop peur de rester seul. Les circonstances empêchèrent Oustinov de tenir sa promesse il ne revint pas. Mais Erlikh, qui avait oublié un portefeuille, revient un peu plus tard chez Ésénine. 11 le trouve assis devant sa table, tranquillement occupé a lire de vieux poèmes. II est sans veston avec une pelisse jetée sur les épaules, un grand carton ouvert devan lui Erlikh lui dit une seconde fois adieu, Serge ne le retient pas. Vers dix heures du soir il donne 1'ordre au portier de ne laisser entrer personne dans sa chambre, puis il reste pendant longtemps assis dans le vestibule de 1'hötel. II semble avoir peur de retourner dans sa chambre. Enfin, quand il y est rentré, Serge doit avoir hesite avant d ac- complir ce qu'il méditait depuis longtemps. Attendait-il encore quelque chose? Se disait-il que Ton avait peut-être lu son poeme d'adieu et que ses amis allaient revenir et 1'empêcher de se tuer? Mais personne ne vient. Alors il essaie de s'ouvrir 1'artere du poi- gnet. Cela ne lui réussissant pas, il prend la corde d une de ses ma es, s'en entoure deux fois le cou, et se pend a la conduite du chauffage ^Lelendemain matin, le 28 décembre, vers dix heures et demie, la femme d'Oustinov frappe a la porte de la chambre d Esenine. Elle ne recoit pas de réponse. Finalement on force la porte avec 1'aide du gérant de 1'hÖtel et on est en face de 1'hornble spectacle. Oustinov se demande si Serge a vraiment voulu la mort, s il n a pas voulu jouer avec elle. II n'avait même pas fait de noeud a la corde, sa mort aurait été causée par la chute, et contre son gre. Nous croyons trés probable que Serge ait longtemps hesite au momen décisif; que si ses amis étaient venus, si Erlikh avait lu plus tot le poème d'adieux, Serge ne serait peut-être pas mort ce jour- a. Mais la vie ne lui offrait plus de possibihtés, il ne voyait qu une «) Pour la description des derniers jours d'Ésénine nous nous> sommes servis du livre de B. 3p.™x: „npaeo Ha neem , PP-9^103' * E. YcTHHOBa: „MeTbipe ahh C. A. EceHHHa , c . ■ Fcehhhe" et de 1'article de T. Ycthhob: „Moh b0cn0mhhahh8 06 c6. „C. A. EceHHH", p. 167. issue, la mort. Si ce n'avait pas été ce jour-la, il se serait tué quelques jours plus tard. Nous savons d'ailleurs que ce n'était pas sa première tentative de suicide. Les formalités nécessaires remplies, le corps d'Ésénine fut conduit a 1'höpital Netchaev pour 1'autopsie. On constata qu'il était mort vers cinq heures du matin par suite de suffocation; le cerveau ne montra pas d'anormalités. Vers six heures du soir le corps fut mené a la section de 1'Union des Écrivains russes de Léningrad (Fontanka 50), oü ses amis et lecteurs purent lui faire leurs derniers adieux, et oü un sculpteur prit le masqué du mort. La femme1 du poète et son beau-frère Nasedkine arrivèrent au matin du 29 décembre. Ils avaient tout arrangé pour le transport du corps a Moscou, oü devaient avoir lieu les funérailles. A huit heures trente du soir, le cortège funèbre quitta le batiment de 1'Union des Écrivains; par la Fontanka, le prospekt du 25 Octobre on arriva a la gare d'Octobre. Beaucoup de monde s'y était rassemblé. II y eut des discours, quelques poètes dirent des vers, et a onze heures quinze le train quitta la gare. C'est le 30 décembre, a trois heures de 1'après-midi, que le train entra lentement en gare de Moscou. La station était bondée d'amis et d'admirateurs du poète. Le wagon contenant le cercueil d'Ésénine était orné de verdure. La musique jouait des airs solennels. On entendait des sanglots hystériques, beaucoup de gens pleuraient, tous avaient les larmes aux yeux. On descendit le cercueil du train, et porté /sur les épaules de B. Pilniak, I. Babel, P. Orèchine, A. Sobol, V. Meyerhold, Vs. Ivanov, V. Nasedkine, A. Efros et I. Savkine il fut amené a la „Maison de la Presse" au boulevard Nikitski. Sur la grille du jardin on avait fixé une grande toile portant ces mots: „Le corps du grand poète national russe, Serge Ésénine, repose ici". Des amis d'Ésénine montèrent la garde auprès du cerceuil. Le public circula sans arrêt devant le mort; ce ne fut que pendant une heure, dans la nuit, qu'on arrêta la foule pour ne laisser entrer que la familie et les amis les plus intimes. Ensuite, et jusqu'au matin, la foule de ceux qui voulaient dire un dernier adieu au poète continua a défiler. Les funérailles ont lieu le 31 décembre. A neuf heures du matin une petite fille, 1'enfant même du poète, lit des vers de Pouchkine. Puis on ferme le cercueil et,tandis que la musique joue des marches funèbres, on le transporte dehors. Une procession de plusieurs milliers de personnes se met en mouvement et suit la dépouille funèbre, tandis que des drapeaux rouges flottent au-dessus de la foule. On s'arrête d'abord prés de la statue de Pouchkine, le corps du poète est porté deux fois autour du monument. On s'arrête ensuite devant la „Maison de Herzen" au boulevard Tverskoï, oü Kirilov, le président de 1'Union des Écrivains, prononce un petit discours. Lorsque le cortège passé devant le théatre Kamerny, 1'orchestre du théatre joue la marche funèbre. C'est aux environs de deux heures qu'on arrivé au cimetière Vagankovski. Ésénine est enterré a cöté de Nevêrov, de Chiriaevetch et de Netchaev. II ne devait pas y avoir de discours au cimetière, mais un écrivain francais, qui n'avait probablement pas compris la consigne, prit la parole prés de la tombe. On Iut encore des vers d'Ésénine ainsi que d'autres poèmes écrits a sa mémoire, puis la foule se dispersa. x) ') On peut trouver une description plus détaillée des derniers honneurs rendus h Ésénine dans: „namhtka o C. EceHHHe', éd. „CeroAHH , Moscou 1926, pp. 32—49. CHAPITRE II. POÈMES PAYSANS ET RELIGIEUX DATANT D'AVANT 1917. 1. Premières poésies. Les premiers poèmes d'Ésénine, écrits avant 1914, et se trouvant dans 1'édition de ses oeuvres complètes1), révèlent déja toutes les particularités qui donneront un caractère spécial a son oeuvre: mélancolie, spleen de ce qui a été et ne revient pas, usage de comparaisons avec des animaux, images religieuses, révolte contre les conventions, sympathie pour ceux qui sont en dehors de la loi; toutes ces idéés, bien qu'a peine développées, et exprimées encore sans grande perfection technique, se retrouvent dans ces poèmes. Les tout premiers poèmes, écrits en 19102), ne sont que de simples descriptions de paysage: le soir tombe, la lune éclaire le toit de la maison et les bouleaux qui ont 1'air de grands cierges. Ou bien c'est le lever du soleil qui est décrit en quatre Iignes; c'est 1'image du petit érable qui suce la tette verte de sa mère. Le troisième poème, enfin, exprime la pitié du jeune poète pour les oiseaux durant les rigueurs de 1'hiver. Nous mentionnons ces trois premiers poèmes, paree qu'ils nous montrent déja qu'Ésénine ne sera que jusqu'a un certain point Ie poète du village; par leur contenu, ces vers auraient tout aussi bien pu être écrits par quelqu'un ne connaissant le village que pour y avoir fait un séjour de quelques semaines. La poésie d'Ésénine est d'un lyrisme calme et contemplatif, elle donne une description de la nature, mais pas des hommes ou du travail humain. Le poète lui-même, son émotion et sa sensibilité se retrouvent au centre de chaque poème. Ce n'est que dans Ia forme, dans le choix des mots et des comparaisons qu'on reconnaït ') Tome I, pp. 3, 5, 6, 8, 10, 12, 18, 19, 21, 22, 28, 30. 2) Tome I, pp. 3, 5, 6, 30. le gargon de village, avec son langage plein d'images paysannes, et sachant par coeur les légendes populaires. Serge paratt avoir eu son premier grand amour a 1'age de quinze ou seize ans. 11 en parle dans des poèmes gais, saturés d'une éclatante joie de vivre.*) Puis son amie semble 1'avoir quitté, et il exhale son désespoir de seize ans. II importe peu de savoir si les événements sont vrais ou rêvés; le désespoir, même s'il est imaginé, est senti réellement par ce gargon qui peut dire: /Jorajia;icfl h nohsji h >kh3hh o6m3h, He ponmy na cbokj He3aBHAHyio aojiio, He CTpaaaeT Ayuia ot tockh h ot paH, He n0m0>ket hhkto hh CTpaAaHbHM, hh ropio 2). ( I'ai deviné et j'ai compris la tromperie de la vie, — Je ne murmure pas contre mon sort misérable, — Mon ame ne souffre pas de 1'angoisse et des blessures, — Personne ne peut venir en aide ni aux souffrances, ni au cnagrin ). Et, dans le poème suivant, il dit: Hto npoiu.no — He BepHyrb HHKorAa3). („Ce qui est passé ne reviendra jamais")- Ces deux poèmes, écrits dans un cahier d'école a Spas-Klépikovski, contiennent déja quelques-uns des éléments de la tragédie d'Ésénine: solitude au milieu des autres, mélancolie de ce qui est passé et ne reviendra pas. Le poème de la page 12 du tome I, écrit en 1911, révèle déja les traits de ce caractère fier et violent, traits qui, développés par les circonstances, le conduiront aux cabarets et finalement au suicide. Nous suivrons, a travers les poésies paysannes d Ésénine, le développement des thèmes principaux déja indiqués ici: vie du village, religion, mélancolie et révolte. Nous parierons d'abord des poèmes écrits avant son départ pour Pétersbourg en 1915, sans toutefois établir de distinction bien nette entre les poèmes écrits avant et ceux écrits après ce départ. Cette distinction est même impossible, les poèmes n'étant pas tous datés, et s'ils le sont, on ne sait souvent pas si la date donnée est celle du moment de la création, ou celle de la publication. ') Tome I, p. 21. 2) Tome IV, p. 18. 3) Tome IV, p. 20. 2. Poèmes écrits avant 1915. Le premier volume des poèmes de Serge Ésénine parut en 1916, sous le titre de „PaflyHHija"x) („Radounitsa"). Ce recueil de poèmes rendit déja Ésénine célèbre comme poète paysan, comme poète de la vie de village. Nous avons déja fait remarquer que cette épithète ne correspond pas tout a fait a la vérité: ces poèmes ne sont que des chants sur la vie de campagne, écrits par quelqu'un qui connait a fond cette vie, mais qui ignore en même temps le travail dur et monotone, la lutte continue des paysans pour 1'existence. II décrit surtout le paysage et tout ce que la vie de village offre de pittoresque et de romantique. A 1'école, chez ses grands-parents, et plus tard a Moscou, Serge lit beaucoup. De plus en plus il se met a considérer le village et la vie paysanne comme s'il en était détaché. Ses lectures lui ont fait voir combien 1'intellectuel se sent charmé par le primitif du village, par les vieilles coutumes, les symboles et la religion simple des paysans. Ésénine n'écrit pas pour les paysans. II écrit, peut-être d'une manière inconsciente, pour les intellectuels, pour les habitants des villes. Et c'est la le secret de son succès: les intellectuels qui lisent ses poèmes paysans en sont charmés; voila en effet un poète qui regarde le village comme ils le regarderaient eux-mêmes, mais qui le comprend plus profondément paree qu'il en connaït les moindres particularités. Voila — se disent-ils — un véritable paysan qui décrit le village patriarcal et idyllique, tel qu'on se le représente d'après la littérature. Avec cela ces poèmes ont un tel accent de fraicheur, de réalité et de vie, qu'il est impossible de douter de la vérité de ce qu'ils décrivent. Considérons un peu les poèmes parus dans „Radounitsa" en 1916. La plus grande partie d'entr'eux sont descriptifs; le poète reste passif, il contemple et décrit la nature et les paysages du gouvernement de Riazan.2) Mais il le fait d'une fa?on si vivante, ses descriptions sont si fraiches et si pleines d'émotion, qu'on sent ') „Radounitsa", comme Ésénine 1'explique lui-même, est le nom d un jour de fête du printemps, oü on rencontre les ames de ses ancêtres. Une deuxième édition de „Radounitsa" parut en 1918, avec beaucoup de changements: une grande partie des mots purement paysans et régionaux avaient été remplacés par des mots plus connus. Les „Oeuvres Complètes" d'Ésénine, que nous citons, donnent les poèmes dans le texte de la deuxième édition. s) Cf. Tome I, pp. 21, 27, 28, 30, 36, 37, 39, 45, 49, 51, 53, 61, 65, 67. partout le grand amour du poète pour son pays natal. Quelquefois même eet amour devient si grand pour lui qu'il s'écrie: Ecjih KpHKHeT paTb CBflTaa: — KHHb TbI Pycb, JKHBH B paK>! H cKa>Ky: He Haflo paa, J\ante poflhhy moio ')• („Si 1'armée sainte crie: — quitte la Russie, viens vivre dans le paradis! — Je dis: je n'ai pas besoin du paradis, — Donnez-moi mon pays natal"). Ou bien: MopHaa, n0T0M nponaxuiaa BbiTb, Kan MHe Teöa He jiacKaTb, He jnoÖHTb 2). („Terre noire, imprégnëe de 1'odeur de la sueur, — Est-ce possible de ne pas te caresser, et de ne pas t'aimer"). L'amour de la terre est 1'inspiration principale d'Ésénine. Les sensations qu'éveille en lui la nature sont le plus souvent gaies; il est content de vivre et de contempler, heureux d'être jeune. 11 peut même être heureux quand la nature pleure: njianeT r^e-TO HBOJira, cxopoHacb b Ayn.no. tojibko MHe He rnianeTCH — Ha «yme cbctjio 3). („Quelque-part un loriot pleure, se cachant dans le creux d'un arbre. — II n'y a que moi qui ne pleure pas, mon coeur est joyeux"). II écrit cela en 1910, alors qu'il aime et se sait aimé. 4) Sa joie prend plus tard un caractère plus intime, c'est le bonheur causé par la beauté de Ia nature, par la tranquillité d'une magnifique journée d'été; c'est la joie de celui qui n'a qu'a contempler et qu'a jouir de ce qu'il voit. Les thèmes mélancoliques, le désespoir, la mort, plus tard si fréquents dans la poésie d'Ésénine, sont encore assez rares dans le recueil „Radounitsa". Pourtant on y retrouve la mélancolie du soir qui tombe, p.e., dans: Jlec 3acTbUi óe3 neHa;w h uiyMa, Bhchct temb, Kan ruiaTOK, 3a cochoh, CepAue rjioweT njiaKynaa flyiwa... Oh, He Beceji Tbi, Kpafi moh poflHofi 5). („La forêt s'est figée sans tristesse et sans bruit, — L'obscurité pend, comme un chale, derrière le pin. — La pensée pleureuse ronge le coeur... — Oh, tu n'es pas joyeux, mon pays natal"). ') Tome I, p. 50. 2) Tome I, p. 65. 3) Tome I, p. 21. 4) Cf. de même le poème k la page 30 du tome I. 5) Tome I, p. 27. Ou encore: Tfle-ro Bfla.™, Ha KyKaHe peKH ^peMHyio necHio noroT pbiöaKH. OjIOBOM CBeTHTCH Jiy>KH3H TOJIb . . . TpycTHaa necHH, Tbi — pyccKaa 6oj\b '). („Quelque-part au loin, 2) — Les 'pêcheurs chantent une chanson somnolente. — Les mares nues luisent comme si c'était de 1'étain ... — Chanson triste, tu es la souffrance russe"). Les vers suivants sont aussi trés importants pour Ie développement ultérieur d'Ésénine: Bce BCTpenaio, Bce npneM;no, Pafl h CM3CTJIHB aymy BbiHyTb. 91 npHrne^ Ha 8Ty 3eMJiio, Mtoö CKopefi ee nokhhytb 3). („J'accueille tout, j'accepte tout, — Je serais content et heureux de me séparer de mon ime. — Je suis venu sur cette terre, — Pour la quitter le plus tot possible"). D'oü lui viennent ces paroles, presque prophétiques? D'oü cette résignation si rare a son age? Nous nous demandons si 1'on ne pourrait pas constater ici une première influence d'Alexandre Blok. II est fort probable que Serge avait lu les poèmes de Blok Iorsqu'il était a Moscou, ou même avant. Le choix des mots (cf. C thxoh TaiiHOH jyia koto-to 4). („Avec un secret calme pour quelqu'un"), et la pensée que la vie sur terre n'est que passagère, n'avaient pas encore paru dans la poésie d'Ésénine. Le mysticisme d'Ésénine n'est pas encore développé avant son séjour a Pétrograd; pourtant il croit fermement, mais sa foi a quelque chose de mi-payen, c'est une foi cosmique, a peine chrétienne: rio3a6biB ^lo^cKoe rope, Cn;no Ha BbipyöJiHx cynbH. H Mojiiocb Ha a^bi 3opu, ripMnamaiocb y pynba 5). ') Tome I, p. 66. 2) Nous n'avons pas traduit „Ha KyKaHe peKH" paree que la signification n'en est pas tout a fait claire, même aux Russes auxquels nous nous sommes adressés. L'un d'eux nous a donné pourtant comme certaine la traduction: „attachés & la rivière, esclaves de la rivière". 3) Tome I, p. 38. 4) Tome I, p. 37. 5) Tome I, p. 52. („Oubliant le chagrin humain, — Je dors sur des branches coupées. Je prie h 1'aube rouge, — Je communie auprès du ruisseau"). Chez Ésénine le christianisme est extérieur, il réside dans les formes du culte, dans les mots et expressions. II parle de la prière, mais c'est la prière adressée a un Dieu pauvre et misérable qui se trouve au milieu des paysans, c'est le Dieu des légendes, i) Le paradis existe, mais il est sur la terre, et le Christ vit la, parmi les humains, tout prés peut-être; le poète a peur de passer sans e reconnaïtre, il regarde chaque sapin pour voir si peut-etre le petit Christ n'est pas caché dessous. 2) Dans un autre poème, Ésénine décrit la venue du Christ, vetu cl une chemise paysanne couleur de soleil, et assis sur un petit ane roux, les arbres s'inclinent devant lui et crient: „Hosannah! 3) L'influence des vieilles légendes populaires est encore trés évidente dans le poème „Mikola". *) Ainsi que Jésus dans les poèmes que nous venons de citer, le saint Mikola n'est qu'un homme tel qu on en voit passer dans le village, le sac au dos, le baton a la main c'est tout a fait le moine errant du gouvernement de Riazan. 11 est tout gentillesse et simplicité; il se lave le matin dans un petit ruisseau et 1'écorce du bouleau lui sert de serviette. Tout en se promenant il parle avec Dieu, et Dieu, pour lui répondre, ouvre la petite fenêtre qui donne sur le ciel. Dans ce poème, Dieu est represente comme un bon père de familie; la Mère-Dieu, devant sa fenetre, appelle les pigeons pour leur donner des grams a manger; ces images familières n'ont pas été inventées par Ésénine; il les a pnses dans de vieilles légendes, mais son art a su leur donner une nouvelle vie, une nouvelle fraicheur. La foi d'Ésénine est réaliste et toujours en relation avec la nature, même dans le poème oü toute la religion de „Radounitsa" est concentrée et oü elle est exprimée avec le plus de force, c'est-a-dire dans „Hyio pajiyHuuy Borcbio" *) („Je sens le Radounitsa de Dieu"). II est conscient de la présence de Dieu, et il est tout heureux de le sentir si prés de lui. Jésus 1'invite a entrer dans la foret; la forêt entourée de nuages, c'est 1'église dans laquelle il prie et remer- cie Dieu. ') Cf. tome I, p. 41. 3) Cf. tome I, p. 55. 5) Tome 1, p. 57. 2) Cf. tome I, p. 44. *) Tome II, pp. 9—14. Dans les autres poèmes semblant être d'inspiration religieuse, c'est surtout Ia terminologie qui saute aux yeux, le sentiment religieux n'y est pas toujours bien profond. *) Nulle part Ésénine n'a formulé sa foi, nulle part dans „Radounitsa" il n'a exprimé des idéés ou des pensées abstraites. Son réalisme reste subjectif et contemplatif; il est un rêveur, le monde extérieur n'existe que pour lui, et il ne voit la vie des autres que pour autant qu'elle le touche lui-même. Ce qu'il décrit de la vie paysanne, c'est p.e. le marché qui le frappe par son pittoresque 2), c'est le passage des pélerins 3) et des invalides4) a travers le village, c'est une maison paysanne5), un matin de Pentecöte6). Le recrutement des soldats est même dépeint comme une chose idyllique et charmante 7). Ces poèmes sur la vie de village sont comme autant de tableaux de genre, charmant par leur fraicheur et par Ia beauté des couleurs. Mais Ie travail agricole qui est la base réelle de la vie paysanne, n'est même pas mentionné dans ,,Radounitsa". Ce recueil de poèmes, presque entièrement écrit par un jeune homme d'a peine 20 ans, n'offre rien de trés original comme style et comme versification; Ésénine se contente de suivre 1'exemple des poètes qu'il admire. L'influence de Nékrasov se fait surtout sentir dans ,,Radounitsa". Comparez p.e. Ie „Mikola" 8) d'Ésénine avec „Vlas" de Nékrasov9). Le sujet même de ,,Mikola" semble être emprunté a Nékrasov, et les vers de ce dernier: XoflHT oh CTonoft HecneuiHOK) no ceJieHbHM, ropo^aM. („II va d'un pas lent — Par les villages et par les villes"), ne différent pas beaucoup de ceux d'Ésénine: XoflHT mhjiocthhk MüKOJia Mhmo ceji h AepeBeHb. („Le miséricordieux Mikola va — Par les villages et les hameaux"). ') Cf. tome I, pp. 26, 39, 53, 59, 61. 2) Tome I, p. 32. 3) Tome I, p. 59. 4) Tome I, p. 34. 5) Tome I, p. 45. 6) Tome I, p. 26. 7) Tome I, p. 47. 8) Tome II, pp. 9-14. 9) H. A. HeKpacoBt: „lloiHoe coSpaHie c-rnxoTBopeHift", C.rieTepSypn., Tnn. A. C. CyBopMHa, 1899, tome I, pp. 93—96. 5 De même, le rythme du poème d'Ésénine, a la page 65 du tome I, fait penser a „Sacha" de Nékrasov.x) L'originalité et le charme de „Radounitsa" ne résident donc pas dans le rythme ou dans la versification — bien que, déja dans ce premier recueil, Ésénine fasse preuve de bien savoir son métier, mais dans la fraïcheur naïve et dans le grand amour du poète pour la nature de sa province. 3. La prose d'Ésénine. Ésénine n'a écrit que deux nouvelles en prose pendant toute sa carrière littéraire; elles datent environ de la même époque que „Radounitsa". La critique n'a presque pas fait mention de ces nouvelles, dont 1'une surtout est pourtant importante pour le développe- ment du poète. /t Ces deux nouvelles sont: „Bobyl et Droujok 2) et „lar ). „Bobyl et Droujok" est un charmant petit conté d'enfants, triste sans être sentimental. II raconte 1'amitié qui rattache le vieux rnendiant Bobyl, complètement seul au monde, a son chien Droujok. Lorsque le vieillard est mort, son chien ne le quitte pas, et il meurt lui-même sur le cercueil de son maitre. Le charme de ce petit conté provient de la simplicité du langage, mais celui-ci est tiré de vieilles légendes populaires; c'est pourquoi ce récit n'a pas une grande importance pour faire connaïtre le poète Ésénine. La nouvelle „lar", au contraire, est extrêmement intéressante; le sujet lui-même, et les descriptions faites, nous révèlent tant de choses du caractère et des conceptions du jeune auteur, qu'on ne peut que s'étonner que cette nouvelle ait été si peu mentionnée. Un ami d'Ésénine, Mourachov, 4) nous raconte qu'Ésénine lisait beaucoup en 1915, entr'autres tous les livres de Jack London. 11 est probable que „lar" a été écrit sous 1'influence des romans de ce dernier. Karev, p.e., grand chausseur intrépide, pour qui la liberté absolue est ce qu'il y a de plus important dans la vie, même plus que 1'amour, fait penser aux héros de 1'auteur américain. Comparez aussi la fa?on dont Ésénine cherche a décrire ici la réahte souvent ') Cf. oeuvre citée, tome I, pp- 103—124. 2) Cf. tome IV, pp. 313—317. 3) Cf. tome IV, pp. 145—312. ( 4) Cf. M. MypaiueB: „Ecchhh b rieTporpaae , co. „C. A. tceHHH , rOCH3A3T 1926, p. 49. grossière de Ia vie paysanne, les luttes dans le village, les scènes d'ivrognerie, etc. Pourtant si 1'on peut parler d'une influence, nulle part on ne peut constater une imitation de Jack London. La nouvelle „lar" a même quelque chose de trés. original; elle semble être 1'ébauche d'une épopée de la vie paysanne. Des souvenirs personnels servent de cadre a des événements un peu trop fortuits et trop gonflés. Dans cette nouvelle de 167 petites pages, il y a sept personnes qui meurent, soit par suite de meurtre, soit par suicide. La nouvelle est construite de manière trés faible, ce n'est qu'une suite de tableaux tirés de la vie paysanne; les événements décrits sont irrationnels, tout arrivé sans qu'on sache pourquoi. Cela ne semble d'ailleurs pas intéresser I'auteur qui ne fait que décrire les événements, sans les créer a sa guise et sans les coordonner. C'est la Ie grand point faible de cette nouvelle; elle a été écrite apparemment par un auteur trés jeune et est, de toute évidence, un de ses premiers essais en prose. Mais, a cöté de ces faiblesses, il y a, dans „lar", certains passages qui offrent presque autant de charme que les meilleures poésies d'Ésénine. L action se passé au village, dans Ia forêt, sur la rivière et les lacs, ce sont tous des paysages de Konstantinovo. Les personnages jouant un röle ont tous vécu; ce sont des amis de jeunesse, des paysans et des jeunes filles du gouvernement de Riazan. Les'personnages, et surtout la nature, que nous décrit Ésénine, sont tous vivants de réalité. Ce qu'il y a de typique pour Ésénine, c'est que Ie travail de la terre n est presque pas mentionné, tandis qu'il énumère consciencieusement tous les objets nécessaires pour Ia chasse, tous les objets de la maison paysanne, tous les arbres et les animaux qu'il observe dans la nature. Si, 9a et la, I'auteur parle du travail paysan, il n'en donne jamais une description détaillée; pour lui Ie travail n'est pas la base, Ie fonds sur Iequel se passent les événements, mais quelque chose qui reste a 1'arrière-plan, quelque chose de fortuit et servant seulement a renforcer la couleur locale. Dans „lar , Ie travail paysan est indiqué uniquement par Ia description du moulage du blé, celle du fanage au bord de Ia rivière et enfin par une courte description du battage de blé en grange' Ésénine avait connu ces travaux de prés, Ie premier chez son granV Père Ie meunier, et les autres paree que c'étaient ceux auxquels il aimait prendre part. a Ia nage Ie tétras blessé qui, de toutes forces, tache de s'enfuir. i) II y a I'histoire de 1'élan, blessé par le petit gar^on qui va pour la première fois a la chasse; 1'enfant Ie croit mort, s'approche, et 1'élan le tue en lui enfongant ses cornes pointues dans Ia tête; puis, incapable de se délivrer, 1'animal meurt aussi. On trouve encore Ie charmant tableau de deux cerfs qui broutent tranquillement dans une petite tle au milieu de la rivière. Mais un homme les voit, il va chercher son fusil et les tue. Le sang ne cesse presque pas de couler dans tout le cours de cette nouvelle. Si les hommes ne se tuent pas, ils tuent les animaux, et les animaux eux-mêmes se tuent encore entr'eux. 2) Pourquoi Ésénine décrit-il tant de meurtres, tant de tueries et de blessures? Nous ne croyons pas qu'on puisse parler ici d'une certaine perversité, d'une certaine jouissance a décrire 1'horreur. Ne faudrait-il pas plutöt voir ici 1'influence des livres de Jack London, et, comme suite de cette influence, Ia volonté de vaincre une certaine sentimentalité qu'il sent en lui? Partout dans la poésie d'Ésénine ressort 1'amour qu'il porte aux animaux. Cet amour est bien réel aussi dans cette nouvelle; sans lui, il lui serait impossible de donner les magnifiques descriptions d'animaux que nous y trouvons. Ésénine a souvent pris part a la chasse, il a vu des animaux blessés, il en a tué lui-même. Et chaque fois il a eu pitié de 1'animal, il a horreur du sang et de la souffrance. Pour vaincre ce sentiment-la, qu'il trouve maintenant enfantin et indigne, il veut décrire en détail toutes ces choses qu'il abhorre. Mais il ne réussit pas a vaincre sa pitié, et son amour presque sentimental pour les animaux restera une des caractéristiques de son oeuvre. Malgré ses grands défauts, la nouvelle „Iar" est un document littéraire dont Ia valeur artistique n'est pas inférieure a celle des poèmes de „Radounitsa". Ce récit est même de première importance pour connaïtre et comprendre le poète tel qu'il a été a 1'age de 18 a 20 ans, et pour suivre son développement ultérieur. La conception religieuse du monde est, dans „Iar", Ia même que celle que nous trouvons dans „Radounitsa". Peu de mysticisme, ') Ici les souvenirs de sa propre jeunesse sont trés évidents. Cf. Chaoitre I, P- 2. 2) Pour ce qui concerne les principaux personnages: Limpiade et Karev meurent tous deux de mort violente. Limpiade s'empoisonne quand elle se sait enceinte, et Karev est tué par un paysan qui faisait Ia cour a Limpiade, et qui le croit coupable du suicide de celle-ci. mais une foi ferme et simple en un Dieu qui est un avec la nature, une foi qui prêche la résignation et la bonté. Les idéés d'Ésénine sur la construction économique du monde dans lequel il vit, commencent ici a prendre des formes plus ou moins déterminées. Mais sa conception est encore simpliste: il décrit 1'indignation des paysans contre le propriétaire du pays qui veut disposer d'une parcelle de terre que les paysans regardent avec droit comme la leur. II dépeint leur révolte et comment ils tuent le propriétaire. La classe paysanne est pour lui une unité, il ne fait pas de différences entre les paysans pauvres et les paysans plus riches. L'indignation des paysans trouve sa cause dans une véritable injustice du propriétaire; ce n'est pas une révolte contre le système. La nouvelle ,,Iar" nous donne la synthèse des pensées et sentiments d'Ésénine avant son départ de Moscou. A Pétrograd, il subira bientöt 1'influence du milieu littéraire, et plus spécialement celle de Blok et de Kliouev. 4. Influences de Blok et de Kliouev. Poèmes d' avant 1917. Nous avons déja remarqué dans „Radounitsa 1 influence d'Alexandre Blok; cette influence ressort d'une manière beaucoup plus évidente encore dans le recueil de poèmes„ro;iy6eHb"1) („Goloubène"), 2) qui parut en 1918. Elle n'est pas seulement sensible dans les poèmes oü Ésénine emploie directement les expressions vagues si familières a Blok, comme „quelqu un , „quelquepart", „pas de ce monde", etc., mais elle s'exhale aussi dans toute 1'atmosphère que respirent ses poèmes. Plus de la moitié des poèmes de „Goloubène" sont plus ou moins religieux 3), les poésies exprimant la joie de vivre deviennent de plus en plus rares 4). Dans le premier chapitre, aux pages 11—15, nous avons déja donné une caractéristique du milieu dans lequel Ésénine fit son entrée a son arrivée a Pétrograd. Tous ces poètes et littérateurs, ne comprenant rien a la réalité qui leur était antipathique et qu ils ne voulaient pas comprendre non plus, sentant peut-être inconsciem- ') „ro^yöeHb", éd. „PeBOJHOUHOHHbiii CoiuiajiH3M" („Ckh4>i>i ), Pétro- g 2) „Goloubène" est un mot qui n'existe pas en russe. C'est un néologisme d'Ésénine, probablement pour „rojiy6H3Ha": „le Bleu . 3) Cf. tome I, pp. 79, 86, 87, 93, 103, 107, 109, 111, 113, 116, 119, 123, 125. *) Cf. tome I, pp. 86, 89, 95, 97, 99. ment qu'elle leur ferait voir la fin prochaine de leur règne, se construisaient un monde a part, rempli de mysticisme, lis n'en savaient pas moins trés bien que la vilaine réalité existait tout de même, et telle était la cause de leur mélancolie et de leur découragement. Ésénine qui connaissait déja assez bien les produits Iittéraires de ce milieu — I'émotion qu'il ressentit lorsqu'il rencontra Blok pour la première fois montre qu'il 1'admirait déja beaucoup — est trés apte a en être influencé quand il arrivé a Pétrograd. II se sent dépaysé, il a laissé derrière lui ses idéals plus ou moins révolutionnaires. La guerre n'a pas éveillé en lui de sentiments patriotiques; pendant son séjour a Tsarskoie-Sêlo en particulier, il souffre de ne pas savoir quelle attitude il lui faut prendre. II s'accroche a tous ceux qui lui donnent un appui. C'est d'abord dans le mysticisme qu'il trouve eet appui. Lui qui disait dans „Radounitsa": „Je n'ai pas besoin du ciel. Donnez-moi mon pays natal", i) — dira dans „Goloubène": Tojh>ko rocTb a, rocTb cJiynaHHbiH Ha ropax tbohx, 3em;ih2). („Je ne suis qu'un höte, qu'un hóte fortuit — O terre, sur tes montagnes"). Tout ce qu'il y a de mysticisme vague dans „Goloubène" a été écrit sous 1'influence des poètes parmi lesquels Ésénine vivait a cette époque. Le poème de la page 109 du tome I, p.e., offre un curieux mélange de ce mysticisme de Pétrograd et du sentiment réaliste du jeune poète. Des phrases telles que:/jjia bchhoh npaBflbi Ha3BaHba He-r. („II n'y a pas de nom pour Ia vérité éternelle"), les „He3pnMbie BpaTa", („les portes invisibles"), font pour la première fois partie du vocabulaire d'Ésénine. L'influence de Blok est évidente encore dans le poème de Ia page 75 du tome I; Ésénine y chante la femme de ses rêves; elle est pour lui, comme pour Blok, un être idéal et irréel, peut-être un peu moins indéfini qu'elle ne 1'est pour Blok, mais pourtant d'une irréalité qui ne s'accorde pas avec Ia poésie d'Ésénine. La mélancolie, qu'on trouve si souvent dans les poèmes de Blok, ne manque pas de s'emparer aussi d'Ésénine: quand il retourne dans son village il n'y retrouve pas ses amis d'autrefois; cela le remplit d'une douce mélancolie, et il prie pour ses camarades dispersés ') Tome I, p. 50. 2) Tome I, p. 113. dans le monde. ') Cette mélancolie est plus fortement exprimée encore dans le poème de la page 154: le poète, fatigué de vivre dans son pays natal, erre dans le monde. Son meilleur ami tache de le tuer, son amie le chasse de sa maison. II revient enfin chez lui, il se console de la joie des autres, mais: B 3eJieHbift Benep non okhom Ha pynaBe CBoeM noBeiuycb. („Dans la soirée verte, sous la fenêtre — Je me pendrai a la manche de ma chemise"). Cette mélancolie de ce qui n'est plus est typique quand il s agit d'un jeune homme détaché de la vie laborieuse et active. Sa contemplation passive de la nature le dispose a être triste, et le milieu de Pétrograd ne fait que renforcer cette disposition. Les accents de révolte a 1'égard des lois, les traits de ce caractere de voyou que nous avons déja remarqués dans les premières poésies d'Ésénine, continuent a se développer, et s'harmonisent tres bien avec la mélancolie. Faible lui-même, n'ayant rien qui le lie, Esenine admire tous ceux qui possèdent la force, ceux qui n'acceptent pa» les traditions, et surtout ceux qui ont le courage du suïcide. Nous trouvons ces lignes dans un poème écrit en 1916: He CHJieH tot, kto paaocTH npocHT: To;ibKO ropRbie b enne >KHByr 2). („Celui qui demande des joies n'est pas fort: - Seuls ceux qui sont fiers vivent dans la force.") Nous citons dans son entier le poème suivant; il a été écrit en 1916, mais ne parut qu'en 1926. II exprime clairement cette revolte et móntre combien Ésénine était déja las de la vie a 1'age de 21 ans: CjiymaH, noraHoe cepAUe, Cepaue coóanbe Moe. Ha TeÖH, KaK Ha Bopa, CnpaTa^ b pynax ^e3bhe. PaHo jih, no3AHo Bcawy a B peópa xo^oAHyio CTajib. HeT, He Mory a cTpeMHTbca B BeMHyio crHHBUiyio Aa^b. ') Tome I, p. 73. 2) Tome IV, p. 62. flycTb nomynee öoJiTaioT, Hto hx 3arpbi3,ia memta, Ecjih h ecTb hto ha cBeTe, 8to oflHa nycTOTa ')• („Écoute, coeur impur, — Mon coeur de chien. — Pour toi, comme pour un voleur, — J'ai caché dans ma main le tranchant. — Tót ou tard j'enfoncerai — L'acier froid entre les cötes. — Non, je ne peux pas me précipiter — Dans le lointain éternel et pourri. — Que ceux qui sont plus bêtes bavardent — Que le rêve les a déchirés; — S'il y a quelque chose dans le monde, — Ce n'est que le vide"). En dépit de ce poème et de quelques autres se faisant remarquer par la beauté de leur rythme et de leur langage, il nous semble que 1'influence du milieu mystique de Pétrograd n'a guère été favorable a la valeur littéraire des poèmes de „Goloubène". L'intluence se fait sentir ici d'une manière encore trop extérieure, on dirait presque d'une fa?on inorganique. Quelques années plus tard 1'influence de Blok se fera encore sentir dans les poèmes lyriques d'Ésénine, mais sera alors plus intime, et se retrouvera plutot dans le rythme et dans 1'état d'ame du poème que dans les mots et expressions. Pourtant, même pendant les années 1915—1916, Serge n'a pas imité Blok. II lui empruntait certains mots, idéés ou expressions, qu'il mélait a son propre style. C'est ainsi que dans „Goloubène" il parle fréquemment de „Steppes", de „troupeaux de chevaux", qu'on ne connaissait pas a Riazan, mais qui sont mentionnés dans plusieurs poèmes de Blok. L'influence de Blok se heurte constamment chez Ésénine a son sentiment de réalisme, surtout en ce qui touche sa conception de Dieu. Ce réalisme, que l'influence de Blok ne peut pas anéantir, est au contraire fortifié et se développe grace a une autre influence, celle de Nikolaï Kliouev. Nous avons déja dit2) pourquoi Ésénine se sentait attiré par les théories de Kliouev sur 1'importance des paysans et de toute leur vieille culture. Le succès de Kliouev lui fait voir combien le lecteur s'intéresse aux descriptions de Ia vie paysanne patriarcale, aux images des vieilles légendes, ressuscitées par Kliouev. Voila pourquoi Serge va développer plus consciemment dans „Goloubène" les images religieuses dont il s'était servi déja dans „Radounitsa". C'est dans ce sens surtout que Kliouev exer?a de l'influence sur Ia poésie ') Tome IV, p. 63. 2) Chapitre I, p. 16. d'Ésénine. Ce dernier se sent justifié maintenant de puiser dans les vieilles légendes paysannes; il va développer les images mi-payennes qu'elles renferment de Dieu, de la terre et de la récolte qui y sont présentées comme le Père, la Mère et le Fils. C'est dans Ia littérature et dans le langage des paysans qu'il trouvera ces comparaisons avec des animaux, comparaisons dont il se servira si souvent. Le ciel surtout est peuplé d'animaux dans ses poèmes: la lune y est une jeune brebis qui frappe le lac de ses cornes, qui gambade dans 1'herbe. i) L'aurore, sur le toit, s'essuie la bouche de sa patte, comme un chat. 2) Le soir, penché sur la petite rivière, lave dans 1'eau blanche les doigts de ses pieds bleus. 3) Et dans un poème, tout empreint de mysticisme, il dépeint le coucher du soleil; regardant le ciel enflammé, il trouve 1'image suivante: OTe;iHBmeecH Heóo JltDKeT KpacHoro Te^Ka4). („Le ciel qui vient de veler — Lèche son veau rouge"). Dans le poème de la page 93 du tome I, le vieillard Dieu, assis sur un nuage, jette des étoiles sur la terre a travers les arbres ce sont les semailles d'automne. L'herbe pousse, et les grains les ames humaines — tombent dans la forêt. Cette dernière image, destinée a expliquer 1'origine de 1'ame, est foncièrement paysanne. Ésénine ne 1'a pas inventée, mais il la développe et lui donne une vie nouvelle. Par analogie avec ces images religieuses, il en crée de nouvelles: il y a p.e. la chaumière vieille femme qui, avec les machoires de son seuil, mache la mie odorante du silence.5) Dans le chapitre suivant nous aurons 1'occasion de traiter plus en détail les images d'Ésénine; nous n'avons voulu que souligner ici le fait que ces images paysannes, qui devaient déja lui être familières a Moscou, ne figurent presque pas dans son recueil „Radounitsa". II ne les emploie que sous 1'influence de la poésie ou des théories de Kliouev, pour faire ressortir le caractère paysan de sa poésie. Ésénine était a Pétrograd ou a Tsarskoie-Sêlo lorsqu'il écrivit ') Cf. tome I, p. 69. 2) Cf. tome 1, p. 76. 3) Cf. tome I, p. 83. 4) Cf. tome 1, p. 90. 5) Cf. tome I, p. 77. „Goloubène". La guerre suivait son cours et occupait les pensées du monde entier. Pourtant les poésies d'Ésénine ne contiennent pas Ia moindre allusion a Ia vie de Pétrograd, et presque pas a la guerre mondiale. Seuls quelques poèmes datant de 1914 nous font voir la répercussion de la guerre dans Ie village, p.e. les poèmes „Rous" i) et „Ous" 2). Dans „Rous" le poète chante son amour de la patrie; il décrit, d'une fa?on toute idyllique, le départ des jeunes gens appelés sous les armes: les femmes et les mères pleurent, mais les hommes sont décidés et calmes. Et il s'écrie: „Voila, Russie, tes bons jeunes gens, ton appui dans une année de malheurs." La guerre n'est pas directement mentionnée dans le poème ,,Ous", mais elle a évidemment inspiré le poète. „Ous" est le nom d'un cosaque du Don, qui part pour la guerre et n'en revient pas. Sa vieille mère se console quand elle croit retrouver les traits de son fils dans le visage d'une vieille icone représentant Jésus. Ce poème est écrit dans le style des vieilles chansons populaires; 1'auteur place ainsi les événements dans un passé lointain, ce qui donne quelque chose d'irréel, et en même temps d'héroïque, a la guerre des nations. II n était pas possible a Ésénine de chanter la guerre de 1914 comme I'aurait peut-être voulu le tsar. Quand elle éclata il se trouvait dans son village, et il ne peut pas être aveugle a 1'affliction qu'apporte la mobilisation dans beaucoup de families. Plus tard, a Pétrograd, lorsque beaucoup d'autres poètes, tels que Kliouev, Qorodetski etc. deviennent de plus en plus patriotiques, Serge trouve le moyen de ne pas prendre ouvertement parti: son mysticisme lui cache Ia réalité. Après 1'année 1914 Ésénine ne fait plus mention de la guerre. Ce n est qu en février 1917 qu'il tiendra de nouveau compte des événements du monde extérieur. ') Tome II, pp. 15—19. 2) Tome II, pp. 20—23. Le même sujet est traité dans „Radounitsa", tome I, p. 47. La guerre est mentionnée indirectement encore dans „La Prière d'une Mère", tome IV, p. 26, dans „Marfa Posadnitsa", tome II, pp. 3—8, et dans „Les Dessins", tome IV, p. 37. CHAPITRE III. LA RÉVOLUTION DANS L'OEUVRE D' ÉSÉNINE. 1. A la veille de la révolution. Les événements de la révolution de 1917 s annoncent déja, quoique indistinctement, dans un poème du recueil „Goloubène", date de 1916, mais on se demande si ce poème n'aurait pas été écrit plus tard. II s'agit ici du poème dans lequel Ésénine expose sa hiërarchie littéraire, i) II y fait entendre des sons nouveaux, 1'attente de choses a venir, un besoin d'agir et de prendre les choses en main. L'espoir d'un grand changement se fait entendre dans: O, PyCb, B3M3XHH KpblJiaMH, IlocTaBb HHyio Kpenb! C HHbIMH HMeH3MH BcTaeT HHaa CTenb. (O Russie, déploie tes ailes, — Érige une autre force! — Avec dautres noms — S'élève une autre steppe). Alexis Koltsov 2), qu'Ésénine regarde comme son précurseur dans la poésie paysanne, se promène dans une vallée bleue. Derrière lui marche, sage et aimable, son frère Kliouev, sorti des portes d'un monastère. Et après eux, comme un plus jeune frère, vient Ésénine lui-même, 1'air gai, les cheveux en boucles, ayant quelque chose d'un brigand. II n'est pas, lui, le croyant soumis et humble, il n'a rien du moine obéissant; il est le voyou qui ose même disputer a Dieu son secret. II abattra la lune d'un coup de pierre, et, suspendu dans le ciel, il jettera son couteau dans le frisson muet Ésénine a voulu, par ce poème, répondre a la critique qui joignait toujours son nom a celui de Kliouev. Oui, répond-il ici, je n en fais pas mystère, Koltsov et Kliouev ont été mes mattres, ils sont mes ') Tome I, pp. 119—122. 2) A. V. Koltsov (1808—1842), poète d'un trés grand talent: son oeuvre prend sa source dans la chanson populaire, il a écrit ses poèmes dans le style de ce genre de poésie. frères aïnés, mais tout de même je suis différent. Le temps dans lequel il vit, la Russie qu'il chante ne sont pas non plus les mêmes que les leurs, car: /JOBOJlbHO THHTb H HOHTb, 1/1 CJiaBHTb B3JieTOM raycb — y>K CMbLia, CTepjia «eroTb BocnpHHyBiuaa Pycb '). („Assez de pourrir et de se plaindre — Et de glorifier avec élan Ie hideux — La Russie, se réveillant en sursaut — A déjè enlevé, a déjè effacé le goudron"). Le poète qui a pu écrire cela acceptera la révolution comme une délivrance. II a perdu son attitude passive devant la vie, il n'est plus le „passant fortuit", il veut agir, déployer toute la force qu'il sent en lui. 2. Poèmes a l'honneur de la révolution de février. Nous avons déja exposé (cf. Chapitre I, pp. 21—24) comment et pourquoi Ésénine avait accepté la révolution. Remémorons encore le fait que Serge avait été atteint par la censure en 1914, quand il avait voulu chanter 1'horreur de la guerre, et que son poème avait été confisqué (cf. Chapitre I, p. 11). Depuis il n'avait écrit que ce qu'il était permis d'écrire. Lorsque la révolution éclata, il se sentit tout a coup libéré de 1'entrave de la censure, libre de chanter a nouveau les événements. La révolution de février fit sur lui une trés grande impression, il se rendit compte de 1'importance énorme de eet événement attendu par lui, et se mit immédiatement a écrire des poèmes a son honneur. C'est en mars 1917 qu'il écrivit d'abord le curieux poème „ToBapHm" 2) („Camarade"). Le poète introduit pour la première fois ici des ouvriers dans son oeuvre, mais les personnages restent indistincts et ne donnent pas 1'idée de vrais prolétaires. Voici 1'assez curieux contenu de ce poème qui n'a pas grande valeur littéraire: le héros est un jeune gargon ouvrier, appelé Martin. Son père se bat pour la révolution et tombe dans un combat dans la rue. Martin qui ne possède que deux amis, Jésus et le chat, veut prendre Ia place de son père dans la lutte. Et Jésus sort alors de 1'icone, descend a terre et va se battre a cöté de Martin; il est tué par une ') Tome I, p. 121. 2) Tome II, pp. 28—33. Daté de 1917. Dans les éditions de „CKmjjbi", 1918 et de „CejibCKHM HacocaoB", 1918, ce poème est daté de mars 1917. Quand dans „npeoöpaweHHe" („La Transfiguration ) le poète dit: rioK) h B3biBaio: — TocnoAH, 0Te;iHCb!" („Je chante et j'implore: mon Seigneur, véle!"). ceci n'est pas un blasphème, mais le développement de son image allégorique. Khodasévitch, dans son article sur Ésénine, dit que le veau d'Ésénine est sans doute une parodie de 1'agneau du Seigneur. L'agneau est immolé, le veau au contraire est heureux, roux, rassasié, et il promet le bonheur et le rassasiement. i) II est fort possible que le poète ait en effet pensé a l'agneau en parlant du veau, mais nous ne croyons pas que la parodie soit voulue ou même consciente. Le veau, et tout ce qui 1 entoure, 1 abondance de lait, etc., est simplement le symbole du bonheur paysan. Le poète croit encore, dans ce poème, que le bonheur naitra de 1'union du ciel et de la terre; mais cela se produira grace a 1'action et a la volonté du poète lui-même, c'est-a-dire par la volonté de 1'homme. Le veau nouveau-né sera emmailloté dans les étoiles; le poète frappera aux portes du paradis, et la tempête chantera dans ses vers. II exhorte ses compatriotes: Eh, pOCCHHHe! JIoBi;bi BceJieHHOH, HeBOflOM 3apn 3anepnHyBmHe Heöo — Tpyöme b Tpyöbi2). („Eh, gens de la Russie! — Pêcheurs de 1'univers, Qui avec le filet de 1'aurore avez puisé dans le ciel, — Jouez de la trompette"). C'est alors que la Transfiguration du Seigneur aura lieu: „l'höte lumineux" descendra sur la terre, il remplira nos journées de lait comme si c'étaient des seaux. Le poème se termine par les belles mais énigmatiques strophes. A Korfla Hafl Bojiroö Mecai\ ClUIOHHT JIHK HCnHTb BOflbl, — Oh, b jiaAbio 3JiaTyio cBecacb, YiuibiBeT b cboh caftbi ') Cf. B. XoAaceBHH: „Ecchhh", „CoBpeMeHHbie 3anMCKn" XXVII, Paris 1926, p. 308. 2) Tome II, p. 55. M M3 JiOHa rojjyöoro, IÜHpOKO B3M3XHyB BeCJIOM, KaK afiqo, HaM cópocHT c^obo C npoKJieBaBLUHMCH üTemjoM '). („Mais quand Ia lune au-dessus de la Volga — Penchera son visage pour boire de 1'eau - Lui, descendant dans le bateau doré - S'en ira dans ses jardins. — Alors du giron bleu, — Élevant la rame — Comme un oeuf il nous jettera la parole — Avec le petit oiseau qui en a percé la coque")' Que veut dire Ie poète par cette image? Annoncerait-il par la la venue d'une nouvelle religion après I'avènement du Messie, quand le paradis paysan existera, quand tout le monde vivra heureux? Dans tous les poèmes que nous sommes en train de traiter, le poète semble attendre ce paradis terrestre, comme résultat d'une révolution mystique. Nous ne trouvons nulle part quelque indice qui nous montre que le poète avait compris le sens économique ou politique de la révolution bolchéviste. C'est pourquoi, quand il dit dans le poème „HopaaHCKaH T o.ny6ima"2) (,,la Colombe du Jourdain"): ,,Moi, je suis bolchévik", — on est étonné que ces mots aient pu être cités comme preuve des sympathies communistes d'Ésénine. II suffit de lire les vers qui précédent et ceux qui suivent cette affirmation, pour comprendre pourquoi le parti communiste ne voulut pas accepter un tel bolchévik dans ses rangs. Nous citons ici dans son entier la deuxième partie de „la Colombe du Jourdain", ce n'est qu en lisant Ie contexte qu'on peut comprendre ce qu'Ésénine entendait par ce mot bolchévik: He6o — KaK kojiokoji, Mecau — H3biK, MaTb MOH — pojiHHa, H — ÓOJIblIieBHK. PaflH Bce^ieHCKoro BpaTCTBa ^lOAeS Pa/iyiocb necHefl h CMepra TBOefi. KpenKHH H CHJIbHblH, Ha móejih tboio, B KOJIOKOJI CHHHH 51 MecaijeM 6bio. ') Tomé II, p. 58. 2) Tomé II, pp. 59—63. BpaTbH — MHpaHe, Bajw Mem necHb. Cjibimy b TyMaHe a CBeTJiyio BecTb ')• ( Le ciel est comme une cloche, — La lune en est le battant, — Mon pays natal est ma mère, — Moi, je suis bolchévik. — Pour la iratermte mondiale des hommes — Je me réjouis de ta mort dans une chanson. Vigoureux et fort, — Je sonne avec la lune — La cloche bleue, A casion de ta ruine. - Mes frères, habitants du monde, - Je chante pour vous. - J'entends dans le brouillard une nouvelle lumineuse ). Le reste de ce poème est plus mystique encore, mais les couplets cités suffisent a faire constater qu'Ésénine donnait au mot „bolchévik" une toute autre signification que les membres du parti communiste; il ne comprend rien a 1'hégémonie du prolétariat ni a la nécessité de 1'industrialisation du pays. Pourtant et malgré tout, ces mots: „Je suis bolchévik , ne sont pas sans importance. Ésénine lui-même croit être du cóté de la révolution, il se sent révolutionnaire et accepte les choses qui se produisent autour de lui. Son mysticisme lui cache 1'importance réelle de la révolution, il ne voit pas les relations de la vie actuelle, n'ayant jamais pris part a la vie productive, pourtant il en a senti le pathos et le lyrisme, et c'est sincèrement qu'il croit se mettre ouvertement du cöté des communistes. II cherche a associer eet enthousiasme révolutionnaire a sa foi mystique, d'oü il résulte une contradiction toujours plus evidente entre cette foi en un Dieu, un paradis, un monde en dehors et audessus de nous, et la confiance dans un pouvoir purement humain. Ésénine croit au socialisme, il croit que les hommes seront capables de créer eux-mêmes une meilleure vie sur la terre, maïs étant croyant il a besoin de Dieu et du ciel pour aider a fonder cette societe nouvelle. ... Dans les poèmes antérieurs a „Inonia", il tache de concilier sa conception de 1'homme fort et indépendant avec sa foi rehgieuse. II le fait en rehaussant 1'homme et en humanisant la religion. Cela n'est pas trop difficile pour lui, car la foi paysanne avait déja humanisé Dieu et 1'hiérarchie céleste. Le poète n'a qu'a chercher dans les légendes populaires les motifs dont il a besoin. Ces images, qui nous rendent familières les choses du ciel et qui les rapprochent de nous, abondent dans tous les poèmes dont nous venons de parler. ') Tome II, p. 60. Et ce sont ces images, quelquefois des trouvailles d'une beauté exquise, qui donnent de la valeur a ces poèmes mystiques souvent mal équilibrés. Le moment viendra pourtant oü la confiance qu'Ésénine a dans le pouvoir humain égalera et dépassera même la confiance qu'il a en Dieu. L'homme sera alors élevé au-dessus de la religion; le poète, pour qui Dieu sera devenu inférieur a l'homme, blasphèmera les choses saintes et reniera ce Dieu, dont il n'a plus rien a attendre. C'est ce qui arrivé dans Ie poème „Inonia". 4. „Inonia". „Inonia" i) est un des poèmes les plus importants de 1'oeuvre d'Ésénine, surtout pour faire connaïtre 1'idéologie du poète; sa valeur littéraire n'est pas négligeable non plus. „Inonia", dérivé du mot „hhoh" (autre), est le nom donné au pays a venir, au pays qui sera vraiment „autre". Le poète nous donne pour la première fois une description plus ou moins détaillée du paradis paysan qu'il attend. Mais Ia renommée immédiate de ce poème fut causée par ce qui semblent être d'énormes blasphèmes, le sans-gêne absolu avec lequel le poète parle des choses saintes. Nous avons déja fait remarquer plus haut que nous considérons cela comme le développement logique des idéés exprimées dans les poèmes antérieurs. Le ressentiment du poète envers Dieu, qui n'a pas encore exaucé ses voeux, est certainement aussi une des causes du blasphème, mais elle n'en est pas la seule explication. A 1'époque oü Ésénine écrivit „Inonia", il fréquentait a Moscou des milieux politiques, socialiste-révolutionnaires de gauche et communistes. 2) n admirait leur courage, leur activité et 1'assurance avec Iaquelle ils agissaient. Sa confiance dans Ie pouvoir de l'homme grandit de plus en plus, tandis qu'il se rend compte que la foi en Dieu, la résignation surtout, sont les obstacles les plus sérieux a 1'organisation d'une vie nouvelle. Durant une visite a son village, il constate le contraste qui existe entre ses amis de Moscou et les vieux paysans croyants, soumis et résignés, qui n'ont presque pas réagi aux secousses de la révolution. Persuadé comme il 1'est que la révolution est née au village, et que c'est elle qui amènera le paradis ') Tome II, pp. 64—73. 2) Cf. B. xoaacebhh: „Ecchhh", „cobpememimh 3anhckn" XXVII, Paris 1926, p. 311. paysan, il sent qu'il est avant tout nécessaire de réveiller ces paysans-la; il ne faut pas qu'ils aient peur, il faut qu'ils comprennent tout ce dont 1'homme est capable lorsqu'il a confiance en soi. Ésénine, le poète-prophète, le leur annoncera: He ycTpauiyca möejiH, Hh koiihh, hh CTpeJi AOHCAeS, TaK roBopHT no Ehöjihh ripopoK EceHHH Cepreft ')• („Je n'aurai pas peur de la perdition, — Ni des piqués, ni des pluies de flèches, — — C'est ainsi que suivant la Bible — Parle le prophéte Serge Ésénine")- Dans une préface a „Inonia", Ivanov-Razoumnik nous donne le commentaire suivant de ces lignes: „Lorsqu'Ésénine dit „moi", il ne parle pas de lui-même, maïs de cette parole nouvelle, mondiale, dont il sent l'avènetrient dans le monde... Le poète est toujours un prophéte. Car, je le répète, un prophéte est un poète authentique, et un poète authentique est un prophéte." 2) Ce n'est pas la première fois que Razoumnik développe cette idéé du poète-prophète, et Ésénine n'était pas ignorant de cette conception lorsqu'il écrivit „Inonia". II admirait Razoumnik et il subissait son influence, certainement aussi paree qu'il était flatté du röle important que celui-ci accordait aux poètes, et on pourrait presque dire que les vers d'„Inonia" que nous venons de citer sont un commentaire sur les idéés de Razoumnik. Mais Ésénine continue: BpeMH Moe npwcnejio, He cTpameH MHe JiH3r KHyTa. Tejio, XpHCTOBO Te^o BbiruieBbiBaio H30 pTa. He xony BocnpHHTb cnacemia Hepe3 MyKH ero h KpecT: 51 HHoe nocTHr yneHHe npOÖOflaiOmHX BeHHOCTb 3Be3A- H HHoe y3peji npmuecTBHe — Tfle He njiameT Ha« npaBflofi CMepTb 3). ') Tome 11, p. 64. >( 2) Cf. mbahob-pa3ymhhk: „Pocchü h Hhohhh", „Haui ilyTb , N . 5 Moscou 1918, p. 20. 3) Tome II, p. 64. („Mon temps est venu, — Je n'ai pas peur du sifflement du fouet. — Je crache de ma bouche — Le corps, le corps du Christ. — Je ne veux pas accepter le salut — Par ses supplices et par sa croix: — J'ai atteint une autre doctrine — Des étoiles qui percent 1'éternité. — J'ai apergu un autre avènement du Messie Oti la mort ne danse pas sur la vérité"). Nous ne croyons pas que le poète, en écrivant ce poème, ait eu 1'intention de choquer ses lecteurs ou de blasphémer. Dans une conversation qu'il eut avec Alexandre Blok, Ésénine lui dit: „Je recrache 1'eucharistie, non pas pour railier les choses saintes, mais paree que je ne veux pas de souffrance, pas d'humilité ni de crucifiement." i) Le poète veut rompre avec la religion ancienne, mais il est loin d'être athée ou d'avoir perdu sa foi mystique. Ivre de la conscience de la force humaine, se croyant le prophéte d'une religion nouvelle, il veut détruire tout ce qui 1'a entravé jusqu'alors. La religion ancienne doit périr, 1'homme étant devenu plus puissant que Dieu: nulle part, et a aucun moment, le poète ne se représente une vie sans Dieu: on osera toucher a Dieu, mais seulement pour le transformer, non pas pour le détruire: awe Eory h BbiiyHruuo öopofly. OcKajIOM mohx 3yÖOB. yxBany ero 3a rpHBy óejiyio, w CKawy eMy to^ocom Bbior: 51 HHbiM TeÓH, TocnoflH, QuejiaK), Htoöm 3peJi mom oioBecHbift Jiyr!2) („De mes dents découvertes — J'arracherai Ia barbe même h Dieu. — Je le saisirai par sa crinière blanche, — Et je lui dirai avec la voix des tourbillons de neige: — Je te ferai autre, Seigneur, — Pour que le champ de ma parole mürisse!"). Puis il maudit les villes saintes, Kitège, ville des légendes et Radonège, centre religieux de la vieille Russie; il raille les symboles de la religion chrétienne et insulte le Christ, mais tout cela c'est pour ériger une foi nouvelle qui apportera enfin le bonheur et 1'abondance: 5Ï3bIKOM BblJIIÜKy Ha HKOHax a jihkh mynehhkob h cbhthx. Oöemaio bam rpaa Hhohhio, Tfle whbet Ö0>KecTB0 jkhbmx! ') Cf. Aji. B^ok: he bh mk" 1917—1921, éd. „IlHcaTejiH b JleHKHrpa^e", 1928, p. 91. D'après Blok cette conversation est datée du 4 janvier 1918, et se rapporte donc & Ia période précédant la création d'„Inonia". 2) Tome II, p. 66. („Et alors, soigneusement, sans malice — lis les couchent sur la terre, les "têtes en bas, — Et avec des fléaux, en frappant, — lis font sortir les petits os des corps maigres"). Puis le moulin, comme un mangeur d'hommes, met ces os dans sa bouche pour les moudre. Lorsque les hommes mangeront le pain fait de cette farine, ce poison pondra des oeufs de méchanceté dans leurs ventres: m cbhct3t no Beeft cTpaHe, KaK oceHb, LilapjiaTaH, yÖHfiua h 3Jiofleft — Orroro, hto peweT cepn Kojiocba, KaK noA ropjio pewyT .rceöeAeH. („Et partout dans le pays, — Le charlatan, 1'assassin et le scélérat sifflent comme 1'automne... - Paree que la faucille coupe les épis, - Comme on coupe le cou aux cygnes")- Un autre poème, datant de la période „imagiste d Ésénine, témoigne d'un état d'ame encore plus désespéré et plus sombre; c'est le poème intitulé „KoóbiJibH KopaÓJin"1) („Les Vaisseaux de Jument"), écrit en 1919. Ésénine y exprime avec une grande force sa déception au sujet du cours qu'a pris la révolution; on a même cité ce poème pour démontrer qu'il avait été contre-révolutionnaire. Cherchénevitch nous raconte la genèse de ce poème: il se promenait un jour avec Ésénine dans la rue Miasnitskaia a Moscou, c était pendant les années de famine, alors que les chevaux mouraient de faim dans les rues. Tout a coup ils trouvèrent sur leur chemin le cadavre d'un cheval blanc, sur lequel des corbeaux noirs, aux ailes déployées comme des voiles, s'étaient installés. 2) Ésénine rend dans ce poème d'une fa?on „imagiste 1 impression horrible que fit sur lui le spectacle de ce cheval mort. La révolution lui apparait tout a coup comme une chose sanglante et hideuse; il est possible aussi que sa description de cette horreur se ressente de 1'influence de Marienhof qui aimait a chanter de pareilles choses. Nous citons de ce poème les lignes suivantes, qui peuvent être rangées parmi les vers les plus „imagistes d Ésénine. ') Tome 11, pp. 82—87. 2) Cf. B. UlepuieHeBHi: „O Apyre", c6. „EceHHH, >KH3Hb, jiHMHOCTb, TBopnecTBo", Moscou 1926, p. 57. Ecjih bojik ha 3Be3,ny 3aBbiJi, 3HaMHT Heöo TynaMH H3ivi0flaH0. PBaHbie >KHBOTbI KO6bIJI, MopHbie napyca bopohob. He npocyHeT Korren Jia3ypb H3 nyproBoro Kaïiuia-CMpafla; OöjieTaeT iioa pwaHbe 6ypb HepenoB 3JiaToxBoiiHbiH cafl. CjIblIlIHTe Jlb ? CjIblUIHTe 3BOHKHH CTyK ? 3to rpaö^H 3apu no nymaM. BecjiaMH OTpyö.ieHHbix pyn Bbi rpeöeTecb b CTpaHy rpaflymero. („Si le loup s est mis k hurler k une étoile, — Cela veut dire que le ciel est rongé par les nuages. Les ventres déchirés des juments, — Les voiles noires des corbeaux. — L'azur ne passé pas ses ongles — Hors de la puanteur toussante de la tourmente de neige; — Le jardin des entnes avec des feuilles aciculaires en or — S'envole sous Ie hennissement des tempêtes1)- — Entendez-vous? Entendez-vous le bruit sonore? — Ce sont les rateaux de 1'aurore dans les forêts épaisses. — Avec les rames des bras coupés — Vous ramez vers les pays de 1'avenir"). II ne reconnaït plus son pays: „Qui est-ce? Ma Russie, qui es-tu? Qui? Et: „les chiens, avec des bouches affamées, sucent sur les routes le bord de 1'aurore." 11 ne comprend plus comment il a pu espérer un paradis après la révolution, et c'est avec amertume qu'fl dit: „Je vois, pour rire de moi-même j'ai chanté la chanson de 1'höte merveilleux." Pourtant, même dans ce poème désespéré, il est impossible a Ésénine de ne chanter que des choses horribles. Puisque les hommes sont mauvais, il va se consoler auprès des animaux qui, eux, n'ont pas fait de mal. II appelle a lui tous les animaux et il leur dit: CecTpbi-cyKH h 6paTba-Ko6ejiH, 51, KaK Bbi, y juofleft b 3aroHe. He Hy>KHbI MHe KOÖbUI KOpaÖ^H M napyca BopoHbn. ') Par cette image extrêmement „imagiste" Ésénine veut dire que Ie bleu du ciel n'est pas visible è cause des nuages et de la neige; ses cheveux dorés lui sont presque arrachés de la tête par la force de la tempête. Trés souvent Ésénine compare sa tête k un jardin, k un arbre ou a un arbuste. Les cheveux sont alors comparés a des feuilles. Ecjih ro-nofl c pa3pyiueHHbix ctch BijenHTca b moh Bojioca, — riojiobhhy hoth MoeS caM CbeM riOJIOBHHy OTflaM BaM BbICaCblBaTb. („Mes soeurs les chiennes et mes frères les chiens, — Comme vous, je suis persécuté par les hommes. — Je n'ai pas besoin des vaisseaux de jument — Ni des voiles de corbeau. — Si la faim des murs détruits S'accroche dans mes cheveux, — Je mangerai moi-même la moitié de ma jambe, — Et je vous donnerai h sucer 1'autre moitié"). A la fin du poème il reprend courage et se réconcilie de nouveau avec la vie; même si 1'humanité et la révolution 1'ont dé?u, même s'il ne peut plus être le poète-prophète, la vie est encore belle; il veut vivre maintenant avec les animaux, loin de la méchanceté des hommes: Eyay ne-rb, 6yay neTb, 6y«y neTb! He OÓH>Ky HH K03bl, hh 3aHija. Ec^h mo>kho o HeM CKOpÖeTb, 3HanHT mo>kho neiviy y^biöaTbca. Bce Mbi h6;ioko paaocth hochm, M pa30OHHbIM HaM 0J1H3OK cbhct. CpeweT MyApbiH caflOBHHK-oceHb rO^OBbl Moeü >KeJlTbIH JIHCT ')• („Je chanterai, je chanterai, je chanterai! — Je n'offenserai ni la chèvre, ni le lièvre. — Si on peut être affligé par quelque chose, — Cela veut dire, qu'on peut sourire k quelque chose. — Nous portons tous une pomme de joie, — Et le sifflement des brigands nous est proche. — Le sage jardinierautomne, — Coupera la feuille jaune de ma tête"). Et dans le même poème il dit encore: Bce no3HaTb, HHMero He B3HTb npHUieJI B 8TOT MHp II03T. („Le poète est venu dans ce monde — Pour tout connaitre, mais pour ne rien prendre"). L'une des causes de la tragédie d'Ésénine est qu'il n'a pas pu vivre de cette manière, loin du monde, seul avec la nature et avec les animaux. S'il avait vécu un siècle plus tot, cela lui aurait peutêtre été possible, mais en 1919, au milieu de la révolution bolchéviste qui avait secoué jusqu'aux coins les plus lointains de son pays, ') Tome II, p. 85. il lui était impossible de fermer les yeux et de ne pas voir ce qui se passait autour de lui. Sa vie dans la grande ville le rend nerveux et inquiet, mais après avoir gouté a la gloire littéraire, il ne lui est plus possible de quitter cette ville, dans laquelle vivent d'ailleurs tous ses amis, et oü se trouvent les cabarets qui lui permettent d'oublier pour quelque temps les problèmes qu'il ne peut résoudre. Le village reste pour lui un souvenir trés cher, mais il est conscient de 1'énorme contraste qui existe entre sa vie de dandy et la pauvre vie de ses parents. Dans son „McnoBeAb XyjinraHa" („Confession d'un Voyou") i) il rappelle ses souvenirs de la vie au village, alors qu'il se sent persécuté et injurié par de sévères critiques. Orgueilleux comme un vrai héros romantique, il relève la tête sous les injures qu'on lui adresse, et il crie k ceux qui veulent lui faire des reproches: H HapoHHo wy HenocaHbiM, C rojioBoft, KaK KepocHHOBaa ;iaMna, Ha njienax. BauiHx flyiu 6e3;iHCTBeHHyK) oceHb mhe HpaBHTca b noïeMKax ocbematb. Müe HpaBHTca, Korfla KaMeHbH öpaHH jletht b mehh, kan rpa/j pbiraromeft rpo3bi. („C'est k dessin que je vais mal peigné, — Avec Ia tête, comme une Iampe & pétrole, sur les épaules. — J'aime & éclairer dans 1'obscurité — L'automne sans feuilles de vos ames. — J'aime, quand les pierres des injures — Volent vers moi, comme la grêle de 1'orage rugissant"). C'est a ces moments-la qu'il se rappelle avec joie que quelque part il y a un village, oü vivent ses parents qui 1'aiment et qui ne savent même pas que leur fils est le poète le plus connu de la Russie. Mais en même temps, il est conscient de tout ce qui le sépare de son village; la vache est devenue pour lui la vache de 1'enseigne de la boucherie, le cheval, duquel il voudrait porter la queue, „comme on porte la queue tramante d'une robe nuptiale", c'est Ie cheval des fiacres de Moscou. 2) Pourtant et malgré tout, le village reste pour ') Tome II, pp. 91—95. 2) Tome II, p. 93. La „Confession d'un Voyou" est écrite dans un Iangage simple, on y trouve assez peu de traces de l'„imagisme". En dehors des images contenues dans les vers que nous avons cités, on trouve encore la trés belle image suivante: H hokho 6ojieti BcnoMH HaHbeM AeTCTBa, Anpejibciaix BenepoB MHe chhtch xiwapb h cwpb. 8 la ville, la machine et I'électricité — est proche, et il s'écrie plein de désespoir: huky^a bam he ckpbitbca ot móejm, HHKyfla He yiiTH ot Bpara. („Nulle part vous ne pouvez vous cacher de la perdition, — Nulle nart vous ne pouvez éviter 1'ennemi"). Et: Le taureau, ermite qui a fait voeu de silence,... frottant sa Iangue sur la palissade, a flairé le malheur sur les champs." Le village est effrayé a 1'approche de 1'ennemi: Ce h3ö apebehhatbift >khbot TpaceT CTa;ibHaH JiHxopaflKa! (»Le ventre en bois de ces maisons paysannes — Est secoué par la fièvre d'acierl") II y a ensuite la description du poulain qui court a cöté du train, et Ie poète s'écrie: „Ne sait-il donc pas que les chevaux d'acier ont vaincu les chevaux vivants?... Ne sait-il donc pas que dans les champs sombres sa course ne peut pas faire revenir les temps oü le pétchénègue donnait deux belles filles russes pour un cheval?" La victoire du cheval de fer, de eet höte abominable, est certaine, et Ésénine regrette „qu'on ne 1'ait pas noyé dans son enfance, comme un seau dans Ie puits".... „Voila pourquoi 1'accordeon sonore résonne souvent si tristement, et voila pourquoi Ie paysan... s'est enivré avec du mauvais alcool." i) Dans une lettre écrite a une amie, et citée par Marienhof dans son livre2), Ésénine dépeint Ie petit épisode qui lui a inspiré son poème „Sorokooust". Nous citons dans son entier cette lettre qui démontre, plus clairement encore que ne le fait son poème, quel était 1 état d ame du poète et tout ce qui occupait ses pensées a ce moment: „Chère, chère Jénia. Pour 1'amour de Dieu, ne croyez pas que je veuille quelque chose de vous, je ne sais pas moi-même pourquoi je vous rappelle encore une fois mon existence. Naturellement il existe toutes sortes de maladies, mais elles passent toutes. Je crois ') Traduction libre. ■ MapneHrocj): „P o m a h 6e3 BpaHta", „rieTponojinc", Berlin 1929, PP» y«3j y4t que celle-ci passera aussi. Ce matin nous avons quitté Kislovodsk pour aller a Bakou, et en regardant par les fenêtres du wagon ces paysages caucasiens, je me sentais mal a mon aise et mon coeur se serrait. Je suis pour la deuxième fois ici dans ces lieux, et je ne comprends absolument pas en quoi ils ont pu frapper ceux qui ont créé pour nous les images du Térek, du Darial, etc. II faut le dire, dans le gouvernement de Riazan j'étais plus riche du Caucase qu'ici. Tout a 1'heure la pensée me vint, que les voyages sont trés nuisibles pour moi. Je ne sais pas ce que je deviendrais, si par hasard je devais faire le tour du monde. Évidemment, si ce n'était pas le pistolet du Seigneur Schmidt, il y aurait en tout cas quelque chose pour détruire le sentiment du diapason de la terre. C est jusqu a ce point qu'il fait déja ennuyeux et serré sur cette terre. Évidemment il y a des sauts pour 1'homme, comme p.e. la transition du cheval au chemin de fer, mais tout cela n'est qu'accélération ou convexité. Tout cela se fait connaïtre beaucoup plus vite et d'une fa?on beaucoup plus riche par des allusions. Dans ces choses je suis touche seulement de mélancolie pour ce qui s'éloigne, pour ce qui est cher, proche et sauvage, et par la force inébranlable de la chose morte et mécanique. . Je vous en donnerai un simple exemple. Nous voyagions de Tikhoretski a Piatigorsk, tout a coup nous entendons des cris, nous regardons par la fenêtre, et qu'est-ce que nous voyons: derrière la locomotive un petit poulain galope de toutes ses forces, il galope de telle fa?on que nous comprenons immédiatement qu'il s'était mis en tête de dépasser la locomotive. 11 courut trés longtemps, mais a la fin il commenga a se fatiguer et dans une petite gare on 1'a captivé. Ce fut un épisode, insignifiant pour un autre, mais a moi, il me dit beaucoup. Le cheval d'acier a vaincu le cheval vivant, et ce petit poulain fut pour moi 1'image simple, chère et mourante du village, ce fut comme la personne de Makhno. *) Et 1'un et 1'autre ont, dans notre révolution, beaucoup de ressemblance avec ce poulain, paree qu'il y a, la aussi, rivalité entre la force vivante et la force de fer. Pardonnez-moi encore une fois, ma chère, de vous déranger. Je suis trés triste en ce moment, car 1'histoire traverse une époque difficile du meurtre de la personnalité, pour autant que celle-ci est vivante. Car ce n'est pas du tout le socialisme que j'avais attendu ') Makhno était un paysan russe qui durant les années 1918 1921 fut & la tête de bandes de paysans. qui arrivé, mais un socialisme déterminé et considérable, pareil a quelqu'ile de Sainte-Hélène, sans gloire et sans rêveries. Dans ce socialisme le vivant se sent serré, celui qui construit un pont sous les pieds des générations futures se sent a 1'étroit. Naturellement, celui a qui tout sera révélé, celui-la verra alors ces ponts déja recouverts de moisissure, mais c'est toujours dommage quand la maison est construite et qu'on n'y habite pas, quand Ie canot est creusé et qu'on ne navigue pas avec." Dans un petit poème lyrique, a la page 177 du tome I, ce même regret de tout ce qui est perdu et cette même haine de la ville sont exprimés avec autant de force et avec autant d'émotion lyrique que dans „Sorokooust" et que dans Ia lettre que nous venons de citer. Ce poème commence par le couplet suivant: Mnp TaHHCTBeHHblH, MHp MOH flpeBHHH, Tbi, Kan BeTep, 3arax h npiiceji. Bot caabhjm 3a ineio «epeBHio KajweHHbie pynn iuocce. („Monde mystérieux, mon monde ancien, — Tu es devenu silencieux, tu t'es abattu comme le vent. — Voila que les mains de pierre des chaussées — Ont serré le cou au village"). Les champs gelés sont écrasés par les poteaux télégraphiques. „Mais qu'est-ce que cela fait? Ce n'est pas Ia première fois qu'on nous ébranle et que nous périssons". Ésénine cite ensuite 1'exemple du loup, cerné par les chasseurs et par les chiens. II ne peut plus se sauver, mais avant de mourir, il se jette d'un bond sur un des chasseurs et le déchire. Ésénine se sent semblable ace loup: „partout chassé, je vais au milieu de mes ennemis de fer". Et comme le loup, il veut gouter le sang de ses ennemis avant de mourir. En Iisant ce poème et „Sorokooust", on se demande quelles ont été les raisons de la haine illimitée qu'éprouvait Ésénine a 1'égard de Ia révolution et de Ia ville. Pourquoi ne peut-il pas rester passif et indifférent aux choses de la politique? II nous semble que le motif de la haine exprimée dans ces poèmes doit être cherché tout autant en Ésénine lui-mêine que dans les suites de la révolution. Ésénine, par cette haine, exprime sa déception de s'être trompé, de ne plus pouvoir jouer le röle de prophéte. II ne sait plus pour qui il chante; il avait rêvé d'avoir pour public I'humanité entière et doit se contenter d'être écouté de quelques centaines de bohémiens, des déracinés comme lui, fréquentant les cafés littéraires de Moscou. Ésénine doit s'avouer qu'il a manqué les buts qu'il voulait atteindre; découragé, il se met a boire avec les autres, mais sans oublier un instant 1'échec qu'il a éprouvé. II cherche sur qui il pourrait rejeter la faute de sa déchéance; il s'imagine que c'est la ville qui est coupable de toutes ses déceptions. II se sent rempli de haine pour cette ville et pour la civilisation moderne, paree qu'elles 1'ont conduit a la boisson. Un autre thème se fait de plus en plus fréquemment entendre dans la poésie d'Ésénine, celui de la vieillesse qu'il sent approcher; agé de vingt-cinq ans seulement, il parle déja de ses cheveux qui commencent a devenir plus clairsemés, il croit le moment proche, oü sa poésie sera considérée comme vieillie, et oü personne ne 1'écoutera plus: CKOpO MHe Be3 JIHCTBbI XO-JIOflCTb Be3 MeHa öyayt iohouih neTb, He MeHa öyayT ciapubi cjiyuiaTb ')• („Bientöt j'aurai froid sans feuilles — Les jeunes chan- teront sans moi, — Ce n'est pas moi qu'écouteront les vieillards"). La mélancolie semble ne plus quitter Ésénine; même pendant ses moments de révolte, lorsqu'il se sent de nouveau le voyou sans peur dont parle le poème „XyjinraH" („Voyou") 2), il s'écrie avec désespoir: Ocy>KReH a Ha KaTopre nyBCTB BepTeTb >KepHOBa noaM. („Je suis condamné k tourner les meules des poèmes — Dans le travail forcé des sentiments"). La vie, dont le sens lui échappe, est devenue un lourd fardeau pour Ésénine. Tout commence a lui faire peur, les moindres choses 1'effrayent, p.e. les lanternes des rues lui font 1'effet d'affreuses têtes sans lévres. II essaie de ne pas les regarder, les yeux presque fermés il tache de voir autre chose. La vie lui paraït alors un peu meilleure: TaK HeMHoro Tenjieft n 6e36o;ibHeH. nocMOTpn: Me>k cke^ietob aomob, CjIOBHO MeJlbHHK, HeCeT KOJIOKOJIbHa MeflHbie MeuiKH kojiokojiob 3). ') Tome I, p. 168. 2) Tome I, p. 172. 3) Tome I, p. 180. („Ainsi il fait un peu plus chaud et cela fait moins mal. — Regarde: parmi les squelettes des maisons, — Le clocher, comme un meunier, — Porte les sacs en cuivre de ses cloches"). Pourtant ni 1'image du clocher, ni les paroles de la Bible: „Si tu as faim, tu seras rassasié, — Si tu es malheureux, tu seras joyeux et content", ne réussissent a le tranquilliser. La lanterne continue a cligner de 1'oeil et a rire avec sa tête sans lèvres; la mort seule pourra lui cacher ces choses horribles, et c'est ainsi que son coeur lui chuchote: apyr moh, flpyr moh, npo3peBiune bokam 3aKpbiBaeT oflHa jimiib CMepTb. („Mon ami, mon ami, seule la mort — Ferme les yeux devenus voyants"). Ces périodes de désespoir alternent pourtant avec des périodes pendant lesquelles Ésénine accepte la vie avec résignation; il est décidé a accepter la vieillesse sans révolte et comme une chose naturelle. Dans un poème, écrit en 1921 *), et commen^ant par le vers si mélodieux: He HKAb TaK He cMor 6bi TpaBy HJib co^oMy Bbicenb, Kan ocbinajin caójiamh tojiobh Harnn ohh. Mto 8T0? Kan 9to ? Kyna mm óokhm? CKOJibKO 3flecb Hac b >khbmx ocTajiocb? Ot ropamnx «epebehb óbiomhh jianamh b Heöo «mm PaccraJiaeT no 3eMJie Ham n030p h ycTaJiocTb. Jlynme 6 óbiJio norhöhytb ham tam h Jienb, rAe KpywHT BopoHbe óecnoKoimbiM, 3^0BemHM cBaAbÖHmeM, mem CTpyHTb 9th najibHbi naTepKaMH nbwaiomHX CBen, MeM HecTH 9to Te^o c rpoóaMH Ha«e>kfl, KaK KJiajiÖHine! ') ( Des morts, des morts, regardez, partout des cadavres, — Voila, ils rient aux" éclats, crachant leurs dents pourries. — Quarante mille nous étions, quarante mille, — Et tous ces quarante mille sont couchés derrière la Volga, comme un seul. — Même la pluie ne pourrait pas ainsi fouetter 1'herbe ou la paille — Comme ils ont accablé de coups de sabres nos têtes .— Qu'est ce ? Comment donc? Oü courons-nous? — Combien d'entre nous sont-ils restes ici en vie? — La fumée des villages brülants qui monte dans le ciel avec ses pattes — Répand sur la terre notre opprobre et notre fatigue. — II aurait mieux valu pour nous de périr et de nous coucher la, — Oü tournent les choucas comme pendant un mariage inquiet et sinistre, — Que de répandre ces doigts comme deux fois cinq chandelles brülantes2), — Que de porter ce corps avec les cercueils des espoirs, comme un cimetière! ) Mais en entendant ces paroles, Boubnov, un des cosaques qui 1'écoutent, se sent tout a coup pris d'un désir effréné de vivre; il voit passer devant ses yeux sa vie entière, sa jeunesse et toutes ses ■) Tome III, p. 48. . 2) Cette image ne nous est pas tout a fait claire; probablement il veut exprimer la vie, par 1'image des dix doigts qui répandent la lumière, comme si c'étaient des cierges. imaginations d'enfant, alors qu'il croyait que 1'allumeur de réverbères a Tambov allumait aussi la lune comme une lampe, et que les étoiles étaient des papillons jaunes qui s'envolaient vers la flamme de la lune. Lorsque Tchoumakov lui fait remarquer les signes de mauvais augure — les oiseaux qui crient dans Ie ciel, et dont les ailes ressemblent a des croix noires — il exhale son amour de la vie dans un monologue, oü Ésénine, avec un art admirable, lui fait exprimer toute la beauté de la vie a la campagne: HeT, HeT, hct! H coBceM He xony yMepeTb! 8tH IITHIJbl HanpaCHO Ha# H3MH BblOTCH, 91 xony CHOB3 OTPOKOM, oTpaxaa c ocHHHHKa MeAb, iloactab^HTb j13a0hh, KaK ÖeJIbie CK0Jlb3KHe ö^ioaua. KaK we cMepTb? Pa3Be Mbicjib aTa b cepAije noMecTHTca, koraa b rieh3ehck0h ryöepHHH y mchh ecTb cboh aom? >KajiKo cojiHbiiiiKo MHe, wa^Ko Mec^Ui >KanKO Tonojib ma hh3khm okhom. ToJibKO A-ÜH >KHBMX BeAb ö.iarocjioBenHbi Pomn, n0T0KH, cTenw h 3e;ieHH. Giymaft, njieBaTb MHe Ha BCIO BcejieHHyio, ECJIH 3aBTpa He 6yAeT MeHa! H XOHy }KHTb, >KHTb, >KHTb, >KHTb AO CTpaxa H ÓOJIH! XoTb KapM3HHHK0M, XOTb 30JI0T0p0TqeM, Jlnmb óbi BHAeTb, KaK MbiiiiH OT paAOCTH npbiraioT B none, Jlimib 6bi cJibiiuaTb, KaK .raryiiiKH OT BOCTOpra noroT B KOJiOAUe. 5I6ji0H0BbiM qBeTOM ópbi3>KeTCH Ayiua moh óejian, B cHHee nnam BeTep nia3a pa3AyJi. PaAH Bora, HayMHTe mchh, HaynHTe MeHa, H n HTO yroAHO CAenaio, CAeJiaio MTO yr0AH0, HTOÖ 3BeHeTb B nejiOBenbeM caAy! ') („Non, non, non! Je ne veux pas mourir du tout! — Ces oiseaux volent en vain au-dessus de nous. — Je veux de nouveau, comme dans mon enfance, secouer le cuivre de la tremblaie, — Et tendre les paumes de mes mains, comme des soucoupes blanches et glissantes. — Comment donc, mourir? — Est-ce que cette pensée peut donc se loger dans le coeur, — Lorsque, dans le gouvernement de Penza, j'ai ma maison h. moi? — Quel dommage du soleil, quel dommage de la lune, — Quel dommage du peuplier au-dessus de la fenêtre basse. — Car seulement pour les vivants sont bénis — Les ') Totne III, p. 50. forêts, les torrents, les steppes, et les blés d'hiver. — Écoute, je crache sur 1'univers entier, — Si demain je ne suis plus sur cette terre! — Je veux vivre, vivre, vivre, — Vivre jusqu'è 1'effroi et jusqu'a la douleur! Que ce soit comme détrousseur de poche, que ce soit comme voyou, Mais seulement voir comment les souris sautent de joie dans les champs, — Seulement écouter comment les grenouilles chantent d'extase dans le puits. — Mon ame blanche s'éclabousse avec des fleurs de pommier, — Le vent a tant soufflé dans mes yeux qu'ils sont devenus une flamme bleue. — Pour 1'amour de Dieu, instruisez-moi, — Instruisez-moi, et je ferai tout ce que vous voudrez, — Je ferai tout, pour sonner dans le jardin des hommes!"). Tvogorov, qui est un des meilleurs amis de Pougatchev, mais qui est aussi le premier a le trahir quand la situation devient plus dangereuse, sait tirer parti de eet état d'esprit de Boubnov. Dans un monologue magnifique il lui dépeint la mort, qui est certaine si 1 on reste fidéle a Pougatchev. „Nous ne vivons qu'une seule fois", lui répète-t-il. Pourquoi aurions-nous pitié de Pougatchev, si notre vie a nous est en jeu? „La tête d'Émélian est pour nous comme le canot pour celui qui se noie dans une rivière sauvage." *) Dans la dernière scène de son drame, Ésénine nous décrit le moment tragique oü Pougatchev cherche en vain a rendre du courage aux paysans qui le suivent. II sait que la révolte a échoué, il ne peut que proposer encore la fuite en Asie; mais c'est déja trop tard, les cosaques sont las de la guerre, ils veulent retourner dans leur village. D'abord Pougatchev ne comprend pas tout de suite ce qui arrivé; il commence par commander, puis, quand il ne se voit pas obéi, il tue un de ceux qui lui refusent 1'obéissance. Tous les autres se jettent alors sur lui, ils lui lient les mains et se moquent de leur chef, maintenant en leur pouvoir. Mais Pougatchev, ce grand révolté, trahi par les hommes pour qui il se battait, ne peut toujours pas comprendre pourquoi les choses ont si mal tourné pour lui: Tfle >k Tbi? Tfle >k th, öbuiaa momfc? Xoneiiib BCTaTb — h pynoio He MOJKeuib flBHHyTbca! KDHocTb, K>HOCTb! Kan MaficKaa HOHb, OT3BeHeJia Tbi nepeMyxofi b CTeimoH npoBHHijHH Bot BcnjibiBaeT, BcmibiBaeT CHHb HOHHas Ha# /Johom, Thhct MarKoio rapbio c cyxnx nepejiecmj, 3o;iOTOIO H3BCCTKOH Hajj HH3eHbKHM flOMOM BpbI3>KeT IUHpOKHH H TeiLUblH MeCflUffle-TO xpnnjio h HexoTa KyKapeKHeT neTyx, ') Tome III, p. 60. B pbahbie h03flph nbuibro hhxhct okojihi^. H Bce aajibiiie, Bce aajibiue, BcrpeBO>khbiiih coHHbiö ;iyr, Bokht k0ji0k0jibhhk, noKa 3a ropoii he pacKOJieTca. Bo>Ke moh! HeywejiH npmiuia nopa? Heywe.™ no« Aymoö TaK >Ke na/iaeuib, KaK nofl Hoiueft? A Ka3anocb Ka3a.rcocb eme Biepa ... /Joporne moh ... .noponie ... xop-pomne ...') (Oü es-tu donc? Oti es-tu donc, force passée? — On veut se lever — et on ne peut pas remuer la main! — Jeunesse, jeunesse! Comme une nuit de mai> Tu as cessé de sonner comme le merisier dans la province des steppes. — Voilé, le bleu de la nuit se léve, se léve sur le Don, — Une odeur de brülé sort des clairières sèches, — La lune large et chaude éclabousse — De la chaux dorée sur la maison basse. — Quelque part un coq chante d'une voix enrouée et a contre-cceur, — Dans les narines déchirées les environs éternuent de poussière. — Et toujours plus loin, toujours plus loin, alarmant la prairie endormie, — S'enfuit la clochette, jusqu'è ce qu'elle se casse derrière la montagne. — Mon Dieu! — Est-ce que le moment est vraiment venu? — Est-ce qu'on succombe tout ainsi sous 1'ame, comme on succombe sous un fardeau? — Et il me semblait ... il me semblait encore hier ... — Mes chers ... mes chers ... mes amis ..."). Le poème d'Ésénine se termine sur cette plainte émouvante. Le poète attachait lui-même une trés grande importance a son „Pougatchev , il le regardait comme 1'une de ses meilleures oeuvres et il attendait avec impatience le jugement du public et des critiques. Ses amis, et en particulier Marienhof a qui Ésénine avait dédié son drame, le fortifiaient dans sa confiance et admiraient avec lui son oeuvre. Mais la critique soviétique fut d'un autre avis; beaucoup de ces critiques condamnèrent eet essai d'un drame historique, d'après eux, tout a fait manqué. 2) lakoubovski nous donne un des meilleurs exposés de ce que 1'on reprochait a Ésénine, il écrit e.a.: „Ésénine n'est qu'un poète lyrique voila pourquoi son „Pougatchev" n'a pas eu de succès. On comprend que, représenté d'une fa?on purement lyrique, le poème „Pougatchev" ne donne pas la moindre image de cette époque, rien du mouvement des masses, ni des ressorts intérieurs de ce mouvement, et il faut en convenir, ces choses étaient étrangères au poète qui ne les comprenait pas et ne ') Tome III, p. 60. 2) Cf. B. JlbBOB-PoraneBCKHH: „HoBeftmaH pyccKaa JiHTepaTypa" éd. „UeHTpocoKm", Moscou 1922. A.JIe>KHeB: „riyraneB EceHHHa", „BecraHK HcKyccTB", 1922, N°. III, IV; et la critique de Hc. Coöo^eB dans 1'Almanach „Bo3powAeHHe", Moscou 1923! pouvait pas les sentir. Le thème historique, sans sujet et sans action dramatique, est rempli d'un lyrisme poussé jusqu'a 1'extreme. 11 y a dans „Pougatchev" manque complet de conformité entre le thème et sa 'rédaction artistique. L'énergie de la forme lyrique se perd par le fait que 1'essence artistique du poème parait ne pas être 1'action historique, mais bien 1'état d'ame du poète, ses sentiments, joints a la contemplation du paysage russe. Cela ne veut pas dire que le poème n'ait pas des fragments d'une valeur artistique. Maïs Ésénine a con?u Pougatchev d'une manière individualiste, au lieu de le faire d'une manière marxiste." *) II y a beaucoup de vrai dans ce que dit Iakoubovski: Ésénine ne s'intéressait pas a la portée historique de la révolte de Pougatchev, ni a ses causes économiques. II ne cherche même pas a nous reporter au temps du dix-huitième siècle par le langage de ses person nages Tous les héros de son drame parient le langage des „imagistes" du vingtième siècle. S'il n'y avait eu encore que Pougatchev qui s'exprimat dans cette langue pleine d'images, Ésénine aurait pu se justifier, car Pouchkine dit que Pougatchev avait 1'habitude de s'exprimer en métaphores. 2) Mais cette excuse n'est pas valable pour les autres personnages. L'emploi des images est quelquefo.s presque comique, p.e. quand le brigand Khlopouchka dit que le gouverneur Reinsdorp entra dans sa prison „comme une feuille detachée". On pourrait ainsi multiplier les exemples dans lesquels 1'image choque dans la bouche de cosaques en révolte. 3) Pourtant, prises séparément, les belles images abondent dans ') T. flKyöoBCKHfi: „noaT BejiHKoro pacKOJia", „OKTH6pb'\ 1926, II, p. 132. *) A. C. riyuiKHHi»: „CoHHHema", éd. C. A. BeHrepoea, Brockhaus-Efron, K0JI06 Bhchct c uiew tboh r0Ji0Ba? ( Pourquoi ta tête pend-elle & ton cou - Comme une pomme lourde? ). Dans la scène V, a la page 35, Zaroubine, rencontrant Khlopoucha, lui dit: OTHero rjia3a tboh, KaK ARa uenHbix KoSeJia, Becn0K0HH0 bopoharotcfl b co^ehoii b^are? r„trlmp hplly („Pourquoi tes yeux s'agitent-ils d'une fa?on inquiete, - Comme deux chiens d'attaché, — Dans 1'humidité salée?") Et Khlopoucha, & la même page: Ta>Kejiee, neM KaMHH, h Hec moio xyuiy. (wj'ai porté mon ame, plus lourde que des pierres ). „Pougatchev", en même temps qu'il s'y trouve aussi des fragments lyriques d'une trés grande beauté littéraire. Presque toutes les images sont tirées de la nature; il y a de trés fréquentes comparaisons avec des animaux, il y a beaucoup d'images de 1'automne, et enfin les images, typiques pour Ésénine, des étoïles et de la lune. i) L'effet lyrique est souvent rehaussé par la répétition des mêmes mots, ou de la même phrase, dans une strophe; cela donne 1'impression que 1'émotion qui 1'étouffe fait haleter et balbutier la personne qui parle. Si ces répétitions sont quelquefois trop fréquentes, elles contribuent pourtant a donner une grande tension lyrique au poème. C'est ainsi que, malgré les longs monologues et le manque d'action, la Iecture de ce poème n'est pas ennuyeuse. En dépit de 1'admiration de ses amis „imagistes", Ésénine fut trés dé?u que son „Pougatchev" n'eut pas le succès qu'il en avait attendu. Cette déception fut une des causes pour lesquelles il se retira de plus en plus du mouvement „imagiste". En 1922 il a tiré de r„imagisme" tout ce que celui-ci pouvait lui donner; il a perfectionné sa technique, il s'est débarrassé de I'influence des poètes paysans. Alors, sans se détourner encore officiellement des „imagistes" — il continue en effet de faire imprimer ses poèmes dans leurs périodiques — il ne se sert désormais plus des procédés „imagistes ' dans sa poésie. Son style devient de plus en plus simple et se rapproche du vers classique de Pouchkine. ') Cf. p. e. k la page 10: M TeweT 3apa Haa nojieiw C ropjia He6a nepepe3aHHoro. („Et de la gorge coupée du ciel — L'aurore coule sur les champs"). Et, h la page 12, Pougatchev trouve 1'image suivante pour désigner 1'aube du jour: lOiemti paccBeTa b neSecax M3 naCTH TeMHOTbl btiaeprhbaiot 3Be3Ati, cjiobho 3y6w. („Les tenailles de 1'aube dans les cieux — Arrachent les étoiles comme des dents — De la gueule des ténèbres".) CHAP1TRE V. L'INFLUENCE, DANS L'OEUVRE D'ÉSÉNINE, DE SON MARIAGE AVEC ISADORA DUNCAN ET DE SON VOYAGE A L'ÉTRANGER. 1. Le „Moscou des Cabarets". C'est pendant sa vie a Moscou avec Isadora Duncan, et ensuite durant son voyage a 1'étranger, qu'Ésénine écrivit son cycle de poèmes „Le Moscou des Cabarets" i), dans lequel il parle des milieux les plus dépravés et de la bohème la plus basse de Moscou. Lorsqu'il rentra en Union Soviétique après son voyage a 1'étranger, il rapporta ces poèmes qui eurent immédiatement un immense succès. L'opinion publique reprochait pourtant a Ésénine d'avoir chante des choses répugnantes: les cabarets louches, 1'ivresse, en un mot tous les cötés négatifs et décadents de la vie de 1922. Les bolchéviks, qui voulaient fonder une nouvelle société, s'indignèrent de ce qu'un des meilleurs poètes püt choisir comme sujet de ses poèmes justement les choses qu'ils espéraient abolir bientöt; ils furent indignés de voir ce poète chanter ce qu'on avait hérité de plus maladif du régime précédent. En 1926 surtout, après le suicide d'Ésénine, beaucoup de voix s'élevèrent pour reprocher au poète d'avoir écrit ce „Moscou des Cabarets", dans lequel on voyait un grand danger pour la jeunesse. Presque tous ces critiques reconnaissaient la grande valeur littéraire du „Moscou des Cabarets", mais c'était justement cette beauté littéraire qui rendait si dangereuse la lecture de ces poèmes. Les vers d'Ésénine pouvaient facilement renforcer le dégout de la vie d'un lecteur déja plus ou moins enclin au découragement. On ne peut nier le fait que quelques jeunes gens s'étant suicidés en 1926, 1'avaient fait après une lecture assidue des poèmes d'Ésénine. 11 n'est donc pas étonnant que la critique bolchéviste ait jugé sévèrement le poète, et particulièrement 1 état d ame ') Tome I, pp. 180—184, 186—200, 205 208, 210 226. qui lui avait inspiré ces poèmes. i) La vie était encore difficile pendant les années 1926 et 1927; la reconstruction économique du pays réclamait toute 1'énergie de Ia population. La grande majorité de la jeunesse ouvrière et intellectuelle travaillait durement et avec ténacité, ayant encore tout 1'enthousiasme des premières années de Ia révolution. On voulait aider cette jeunesse dans son travail par tous les moyens possibles, on voulait lui procurer une Iecture saine et vigoureuse, en état de soutenir son entrain. II est évident que le „Moscou des Cabarets" d'Ésénine ne répondait pas a ces exigences. ; Les amis du Poète ont toujours fait ressortir le fait que celui-ci n a jamais exalté le cabaret ou la boisson, et qu'au contraire, dans chaque vers du „Moscou des Cabarets", il exprime le dégout de lui-même; que ce cycle est plutöt Ia confession d'un homme s'érigeant en exemple repoussant, et qu'on ne peut y trouver que 1'horreur de la vie de bohème. II y a du vrai dans cela; pourtant si Ésénine n'a pas exalté Ie cabaret, il ne I'en a pas moins chanté comme le seul refuge pour celui qui ne comprend pas Ie sens de Ia vie. II a horreur de la boisson et de 1 ivresse, mais pourtant il continue a boire, paree qu'il ne voit pas d'autre issue. Dans le chapitre I, a la page 36, nous avons décrit I'état d'ame d'Ésénine pendant les années 1922, 1923, état que nous résumons ici en quelques mots: dé9u par la révolution qui n'a pas eu les suites magnifiques qu'il en avait attendues, dé?u paree que ses poemes n'ont pas joué un röle bien important dans le cours des evenements, dé9u plus spécialement encore par I'insuccès de son " ouSatchev", Ésénine fait la connaissance d'Isadora Duncan. Sa vie avec elle lui fait voir combien il s'est éloigné des idéals de sa jeunesse, de sa vie de village. II veut quitter Isadora, mais chaque fois 11 revient chez elIe> méprisant sa propre faiblesse. Le luxe, les ') Toute une Iittérature parut sur ce sujet en 1926 et 1927. Des hommes tels que Lounatcharski, Radek, Boukharine, écrivirent des articles sur Ia mort d Esenine et sur I influence de sa poésie sur la jeunesse Mosfouï'S""" •V"J0""" »P««" "O'O- Moscou 2"vi Ï&. TepM0"eTP .KoMcoMojibCKad IIpW, H. ByxapwH: „3^bie 3 am etk h", éd. „npHÖoö". (s. d.). Aar 192P7MHJIOB: "np°™B MeutaHCTBa " yna^OHHHHecTBa", Tocrn- bons vins et le champagne dont il jouit chez Isadora, lui plaisent et le dégoütent en même temps. C'est alors qu'il recherche, dans les cabarets les plus bas de Moscou, les gens aussi désesperes que lui, les découragés misérables et déclassés; il trouve parmi eux une sorte de triste volupté en s'apitoyant sur son propre sort. En examinant maintenant de plus prés les poèmes du „Moscou des Cabarets", nous constatons qu'il n'y en a que trois qui aient pu choquer par leur description de la vie des cabarets et par eur crudité de langage. II s'agit des poèmes se trouvant aux pages 190, 192 et 194 du tome I. Dans le premier de ces poèmes Ésenine nous révèle la déception des bohémiens au sujet du cours qu'a pris la révolution. II y dit entr'autres: CHOBa nbioT 3«ecb, «epyTca h mianyT rioA rapMOHHKH woJiTyio rpycTb. ripOKJIHHaiOT cboh HeyjiaHH, BcnoMHHaioT MOCKOBCKyK) Pycb. W ft cm, onycTacb r0Ji0B0K), 3ajiMBaio nia3a bhhom, Mto6 he bhfletb b jihuo p0K0B0e, Mtoö noAywaTb xoTb mhr oö hhom. Hto-to BceMH HaBeK yTpaneHO. Maw moh chhhh ! miohb roJiyóoft '• („De nouveau ils boivent ici, ils se battent et pleurent - Sous la tnstesse iaune de 1'accordéon. - lis maudissent leurs échecs, Ils se sou^ + hp ia Rnssie moscovite — Et moi-même, baissant la tete, viennent de la Russu: ^sc0V1Te' reKarder la fatalité en face, - 1'éteins mes yeux avec du vin, — rour ne pab regaiuc n»Pinnp Pour penser a autre chose, ne fut-ce que pour un moment. Que^qu chose a été perdu par tous pour toujours. - Mon ma. bleu! ju.n dazur. ) Plus loin, dans ce même poème, il dit qu'ils déplorent que des jeunes gens aient perdu la vie dans 1'entrainement, qu ils regretten que 1'octobre austère les ait trompés. Ésénine ne pouvait pas eenre autrement, puisqu'il croyait lui-même les ideals de lai revölu trahis, et que la nouvelle politique economique achevait de d6Dans"les deux autres poèmes (aux pages 192 et 194 du tome I) un thème nouveau apparatt dans la poésie d'Esenine: celui de 1'amour. Nous ne savons pas si Isadora Duncan est la femme a qu il s'adresse dans ces poèmes, mais Ésénine y expnme ^er^'"em sa lutte intérieure contre 1'amour qu'il a pour elle. Cet amour, qui Malgré Ia résignation exprimée dans ce poème, toutes sortes de pensées continuent a tourmenter Ésénine. II constate que tout en lui se contredit; ce qu'il y a de bon et de tendre dans son caractère est en lutte continuelle avec ses mauvais penchants et son besoin de choquer les autres; voila pourquoi il dit: Po3y öejiyio c nopHoio waóoü xoTe^ Ha 3eMJie noBeHnaTb ')• („J'ai voulu marier sur la terre — La rosé blanche avec le crapaud noir"). Et dans le même poème: Ho Ko;ib nepTH b ayine rhe3flhjmcb — 3HanHT aHre^bi >kh;ih b Hefi. („Mais puisque les diables se sont nichés dans mon ame — Cela veut dire que les anges ont vécu en elle"). Dans ses moments de désespoir, alors qu'il ne sait plus a quoi se cramponner, Ésénine voudrait pouvoir retrouver la foi de son enfance. Maintenant il ne croit plus, il ne va plus a 1'église, il n'attend plus 1'avènement d'une religion nouvelle; cette attitude envers la religion est exprimée dans les deux vers suivants: Cthaho MHe, hto 3 b 6ora BepHJI. TopbKo MHe, hto He Bepio Tenepb2). („J'ai honte d'avoir cru en Dieu, — Cela m'est amer, de ne plus y croire"). Mais a la fin du même poème il demande pourtant a ses amis de le „mettre dans une chemise russe, pour mourir sous les icones", quand sa dernière heure sera venue. On trouve dans le „Moscou des Cabarets" un cycle de sept poèmes, tous datés de 1923 et dédiés a une certaine Augusta Miklachevskaïa. Les biographies d'Ésénine ne mentionnent pas ce nom, nous ignorons donc de qui il est question ici, et quel fut le röle de cette femme dans sa vie. II est possible qu'il ne 1'ait aimée que pour un court espace de temps. Pourtant les poèmes qu'il lui a dédiés font constater qu'elle lui inspira un amour tout différent de celui qu'il eut pour Isadora Duncan. Ce sentiment nouveau élève Ésénine, le rend meilleur au lieu de 1'abaisser; il lui aide a retrouver son amour de la vie, a reprendre courage: ') Tome 1, p. 211. Ésénine fait ici probablement allusion au conté de Garchine: „Cica3Ka o waöe h po3e". 2) Tome 1, p. 210. B nepBbiH pa3 a 3aneji npo ;iK)6oBb, B nepBbiH pa3 OTpeKarocb CKaHjiajiHTb ')• („Pour la première fois j'ai chanté i'amour, — Pour la première fois je renonce aux scandales"). II semble qu'Ésénine ait vraiment alors essayé de se guérir de son alcoolisme. Un des poèmes de ce cycle (celui de la page 224 du tome I) est écrit dans un höpital oü il était en traitement pour ce qui était presque devenu une maladie nerveuse. Bien qu'étant moins émouvants que les autres poèmes du „Moscou des Cabarets", les poèmes dédiés a Augusta Miklachevskaïa révèlent pourtant la même maitrise de la langue et de la technique du vers. Après son „PougatchevÉsénine a définitivement rompu avec les procédés „imagistes". Jamais encore il n'avait écrit d'une fa?on si simple, n'employant aucune image superflue, que pendant les années 1922, 1923. La simplicité et le rythme des vers du „Moscou des Cabarets" se rapprochent de plus en plus des vers de Pouchkine, pour qui Ésénine éprouve d'ailleurs une admiration toujours croissante. 2) Dans le „Moscou des Cabarets" on retrouve aussi 1'influence d'un autre poète, celle d'Alexandre Blok. II y a la même harmonie des sons, la même musique du vers, et les idéés mêmes exprimées par Ésénine font penser a des vers de Blok; il n'est pas impossible qu'Ésénine ait trouvé dans 1'oeuvre de Blok 1'inspiration pour son „Moscou des Cabarets". La strophe suivante de Blok est par exemple tout a fait dans 1'esprit du recueil d'Ésénine: T OCTb ÖeCCOHHblH, nO-ïï CKpHIiyHHH ? Ax, He Bce jm MHe paBHO! BHOBb capy>«ycb c kaöaukoü ckphiikoh, Mohotohhoh h neBynefi! BHOBb H Öyfly IIHTb BHHO ! 3) ') Tome I, p. 212. 2) Erlikh (dans son livre „IlpaBO Ha necHb", p. 38) nous rapporte qu'Ésénine lui avait dit avoir écrit le „Moscou des Cabarets" sous 1'influence du poème de Pouchkine, dans lequel celui-ci dit: Ha öojibuiofl MHe 3HaTb Aopore yiwepeTb rocnoAb cyAHJi- („Sans doute, Dieu m'a condamné a mourir sur la grande route"). Pouchkine, tome III, p. 66, éd. Venguerov. 3) A. Baok: „CthxotBopehhh", éd. „Cjiobo", Berlin 1923, p. 47. („Höte sans sommeil, parquet qui crie? — Ah, tout ne m'est-il pas égal! — De nouveau je me lie d'amitié avec le violon des cabarets, — Monotone et chantant! — De nouveau je boirai du vin!"). L'influence de Pouchkine et de Blok deviendra de plus en plus évidente dans la poésie d'Ésénine pendant les dernières années de sa vie. Nous aurons 1'occasion d'y revenir encore dans le chapitre suivant. 2. „L'Homme noir". Si Ia lecture du „Moscou des Cabarets" nous fait constater que leur auteur est évidemment un alcoolique, le„WepHbiH ne^oBeK" ') („l'Homme noir") d'Ésénine semble avoir été écrit par quelqu'un touchant a la folie. Le poète nous raconte, dans ce poème, une hallucination qu'il a eue: ceci est un symptöme typique chez les alcooliques dont la constitution a été minée par la boisson. 2) Dans les „Oeuvres Complètes" (tome III, pp. 223—229) ce poeme est daté du 14 novembre 1925. II semble pourtant qu'Ésénine 1'ait déja con^u lorsqu'il était a 1'étranger, car, en rentrant en Union Soviétique, il a déclamé ce poème a Marienhof. „Ésénine", dit Marienhof dans son livre, 3) „n'a pas fait imprimer son „Homme noir", et, jusqu'aux derniers jours de sa vie, il ne 1'a montré a personne." II est trés probable qu'Ésénine a fait ce poème en rentrant de son séjour en Amérique, oü il avait bu beaucoup de mauvais alcool. II souffrait alors de crises de nerfs touchant a la folie. On peut supposer que c'est après une de ces crises qu'il a écrit ce poème, mais que, de retour a Moscou, il n'a pas voulu le publier, par honte de faire connaïtre ainsi son état maladif au grand public. L'allusion faite par Ésénine, dans ce poème, a une femme de plus de quarante ans qu'il appelle „mauvaise fille" et „ma chère", semble se rapporter a Isadora Duncan; ceci est encore une des raisons qui nous font croire que ce poème a été con?u avant 1925. II est peu probable qu'Ésénine aurait de nouveau parlé d'elle dans les mêmes termes que dans le „Moscou des Cabarets" en 1925, alors qu'il y avait déja plus de deux ans qu'il I'avait quittée. L',,Homme noir" est un assez long poème, écrit entièrement en vers libres. Ésénine fait preuve d'une trés grande maitrise technique ') Tome III, pp. 223—230. 2) II y a une analogie frappante entre „l'Homme noir" d'Ésénine et la conversation d'Ivan Karamazov avec le diable dans le roman de Dostoïevski, qui a probablement inspiré ce poème k Ésénine. dans 1'emploi de ce rythme difficile; les petits vers de quatre syllabes, au milieu des vers plus longs, rehaussent encore la tension émotive de eet émouvant poème. Ce poème est extrêmement poignant, surtout pour ceux qui connaissent la vie tragique d'Ésénine; on y voit en effet jusqu'a quel point le poète était conscient de sa déchéance et combien il en souffrait. La première strophe déja est la plainte désespérée d'un malheureux, inquiet du pouvoir qu'a pris sur lui 1'alcool, mais ne sachant plus comment s'en délivrer: /Jpyr moh, flpyr moh, oneHb h oneHb öojieH! CaM He 3Haio, oTKy^a B3HJiacb 3Ta öojib. To J1H BeTep cbhctht Ha« nycTbiM h 6e3^ioAHbiM noJieM, To Jib, Kan pomy b ceHTflópb, OcbinaeT M03ra a^Korojib. MopHbrn HeJIOBeK, MopHblH, HOpHblH, MopHblH HeJIOBeK Ha kpobatb ko mhe caflhtca, MopHbiü neJiOBeK CnaTb he «aet mhe bchd hohb ')• („Mon ami, mon ami, — Je suis trés, trés malade! Moi-même je ne sais pas d'oü ce mal est venu. — Est-ce le vent qui siffle Sur le champ désert et dépeuplé, — Ou est-ce que 1'alcool accable le cerveau — Comme le vent les bois en septembre" — „L'homme noir, noir, noir, — S'assied auprès de moi sur mon lit, — L'homme noir Ne me laisse pas dormir pendant toute la nuit"). L'homme noir s'est emparé d'un livre et il lit au poète le récit de la vie d'un misérable débauché. Cette vie, c'est celle d'Ésénine lui-même; dans un moment de parfaite sincérité envers lui-même, Serge voit par les yeux de l'homme noir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il a manqué de faire dans sa vie; dégoüté de lui-même, il se rend compte surtout de ce qu'il y a de mauvais et de médiocre dans cette vie. Nous savons qu'Ésénine était rusé, qu'il savait comment s'y prendre pour influencer les gens dont il avait besoin, et dans ce poème l'homme noir lui dit cyniquement: ') Tome III, pp. 223, 224. CnacTbe, — roBopmi oh, — EcTb ji0BK0CTb yMa h pyK. Bce HejioBKHe «yiiiH 3a HecnacTHbix Bcer«a n3BecTHbi'). („Le bonheur, — disait-il, C'est 1'adresse de 1'esprit et des mains. — Toutes les ames maladroites — Sont toujours connues pour être des malheureux"). L'homme noir 1'insulte, il parle sans s'arrêter et 1'empêche de dormir; il devient hideux et effrayant aux yeux du poète: WopHbift nejiOBeK Tjihaht ha mehh b ynop. II nia3a noKpbiBaioTca rOJiyÖOH ÖJieBOTOH, — Cjiobho xoneT cka3atb MHe, HtO H «yjlHK H BOp, TaK öeccTbiAHO h Haivio OÖOKpaBUJHH KOrO-TO 2). („L'homme noir — Me regarde fixement. — Et ses yeux se couvrent — De vomissements bleus, — — C'est comme s'il voulait me dire — Que je suis un escroc et un voleur, — Qui a volé quelqu'un — Tout effrontément et sans honte"). Rendu furieux par eet horrible tourmenteur, le poète léve sa canne et frappe l'homme noir en plein visage: .... Mecau yMep. CnHeeT b okoluko paccBeT. Ax, TbI, HOHb! Hto Tbi, hohb, hakobepnajia ? H B IJHJlHHflpe CTOK). HflKOrO CO MHOH HeT. 91 oahh M pa3ÖHToe 3epKa^o 3) („La lune est morte. — L'aube bleuit dans la fenêtre. — Oh, toi, nuit! — Nuit, qu'est-ce que tu as gaché? — Je suis debout, le chapeau haut de forme sur la tête. — 11 n'y a personne auprès de moi. — Je suis seul — Et le miroir brisé "). C'est par ces vers poignants que se termine ce poème d'Ésénine, poème qui est un saissisant témoignage de son désespoir. ') Tome III, p. 225. 2) Tome III, p. 226. 3) Tome III, p. 229. 3. „Le Pays des Vauriens" ')• Après „Pougatchev", Ésénine essaya encore d'écrire un grand poème dramatique; mais cette fois-ci ce fut 1'époque actuelle qui lui servit de cadre. Le héros de la pièce est ici encore un paysan qui se révolte, mais qui se révolte contre les bolchéviks: c'est le brigand Makhno qui pendant la guerre civile fut, durant quelques années, le chef de bandes contre-révolutionnaires. Ésénine écrivit ce poème dans le courant des années 1922—1923, donc certainement en partie a 1'étranger, en partie immédiatement après son retour en Union Soviétique. Ce poème est presque dépourvu d'importance littéraire; Ésénine ne 1'a du reste même pas entièrement terminé, et n'en a publié que de petits fragments 2). Le contraste est frappant entre les vers de „Pougatchev", nourris d'images et de lyrisme, et les vers du „Pays des Vauriens"; il n'y a presque aucune image dans ce dernier poème, le style en est froid et peu raffiné; le lyrisme n'apparait qu'a de trés rares moments, et comme malgré la volonté de 1'auteur. Le „Pays des Vauriens" n'a d'importance que pour ceux qui veulent connaitre les opinions d'Ésénine sur la politique des bolchéviks et sur 1'état soviétique. Le poète fait semblant de ne pas prendre parti; il met en scène des bolchéviks qui exposent leurs théories avec beaucoup de conviction; pourtant il est clair que ses sympathies sont pour le brigand qui ne veut pas se soumettre aux lois bolchévistes, et qui échappera, a la fin, a ceux qui veulent 1'emprisonner. La trame de la pièce est assez simple: la première partie se passé dans une petite gare du chemin de fer de 1'Oural. Des gardes rouges, que la famine et le froid ont amenés aux bornes du désespoir, protègent la ligne du chemin de fer contre les attaques de la bande de Machno (qui s'appelle Nomakh dans le poème). Un des gardes rouges, Tchékistov, est un juif allemand qui souffre du manque de culture en Russie. Ésénine est maintenant en état de créer un tel personnage et de le faire injurier la vieille Russie; a 1 étranger il est en effet devenu lui-même conscient du manque d'hygiène et de culture de sa patrie, et il comprend maintenant que cette vieille Russie, qu'il avait toujours chantée et idyllisée, a aussi ses cötés négatifs. ') Tome III, pp. 149—221. 2) Cf. tome III, p. 148. L'autre garde rouge, Zamarachkine, qui vient monter Ia garde après Tchékistov, est un ami de jeunesse du brigand Nomakh. Lorsque Tchékistov est parti, Nomakh s'approche de Zamarachkine et engage une conversation avec lui. C'est ici que nous retrouvons un peu du lyrisme de „Pougatchev": Nomakh explique pourquoi il est devenu un brigand; il 1'a fait par fierté, par amour de Ia haine, paree que la vie régulière 1'ennuyait, et paree qu'il croyait que Ie régime des bolchéviks ne différait pas beaucoup de celui qu'il y avait auparavant. Dans cette effusion lyrique Nomakh parle même d Hamlet, il cherche a justifier Ia vie qu'il mène en disant qu'Hamlet lui-même aurait été un brigand s'il avait vécu a cette époque: H ec;m npecTynHO 3«ecb öbiTb CaHflHTOM, To He 6o;iee npecTynHO, HeM öbiTb KopojieM.... 91 c;ibiina.n, kak stot npoxBocT ToBopH^ Teöe o rajvuieTe. HtO OH b HeM CMbICJIHT? TaMJieT BoccTa.i npoTHB nmu, B KOTOpOH BapHJICH KOpOJieBCKHH flBOp. Ho eom 6 Tenepb oh >kh;i, To 6bIJI Öbl ÖaHflHT H Bop. noTOMy HTO HejioBenecKaH >KH3Hb 8T0 to)Ke flBOp — EcJIH He KOpOJieBCKHH, TO CKOTHblH '). („Et si c'est criminel ici d'être un bandit, - Ce n'est pourtant pas plus criminel que d etre un roi....— J'ai entendu comme ce Wou2) t'a parlé de Hamlet. — Qu est-ce qu'il en comprend? — Hamlet s'est élevé contre le mensonge — Dans lequel se roulait la cour royale. — Mais s'il avait vecu maintenant, — 11 serait un bandit et un voleur. - Paree que la vie un^bas'se-cour? a"SSi U"C C°Ur ~ S* " "'eSt P3S U"e C0Ur royale' c'est Pourtant Nomakh redevient bientöt concis et expose ses projets a Zamarachkine: un train doit passer dans Ia nuit avec un transport d or des bolchéviks. Nomakh veut arrêter ce train et s'emparer de 1 or; pour cela il a besoin de la lanterne rouge de Zamarachkine; celui-ci refuse de Ia lui céder, Nomakh le menace, I'insulte, et Ie force enfin a lui donner Ia lanterne. ') Tome III, pp. 158, 159. 2) Nomakh parle de Tchékistov. La deuxième partie de ce poème se passé dans le train qui sera attaqué par Nomakh. Des commissaires des mines d'or, qui accompagnent le transport, s'entretiennent dans un compartiment du train. L'un de ces commissaires, Rasviétov, a été en Amérique, et fait a ses compagnons le récit des aventures qu'il a eues quand il cherchait de 1'or. Son langage n'a rien de poétique, toutes ses phrases sont sèches et précises; il décrit les ruses par lesquelles on s'enrichit en Amérique aux dépens des petits rentiers; il s'est lui-même serv. aussi de ces ruses, ce dont il s'excuse en disant qu'il hait les petits rentiers tout autant que les grands, et que finalement il devait vivre. Ce n'est que dans le „Pays des Vauriens", dans ce long monologue de Rasviétov, qu'Ésénine a essayé de rendre en vers ses ïmpressions d'Amérique: Rasviétov raconte que les villes y sont baties en béton et en fer, que le pays est couvert d'un réseau de lignes de chemin de fer, qu'il y a de grandes routes oü les trams rapides et les automobiles, pour qui chaque seconde vaut un dollar, circulent sans bruit et sans poussière. Et il continue: MecTa HeT 3aecb MeHTaM h xmviepaM, OmiyMejia Tex ;ieT nopa. Bce Kypbepbi, Kypbepw, Kypbepbi, MaKJiepa, MaKJiepa, MaKJiepa.... Ot ebpea h ao KHTaftua, ripoxoflhmeu h fl>KeHTJIbMeH, Bce b eAHHofi rpa(J)e cHHTaioTca 0flHHaK0B0 — business men. Ha uMJiHHApbi, uiano h Kenn jHo>KAHK aKUHM CBHCTHT H JlbeT. Bot r^e BaM MnpoBbie uenw, Bot rfle BaM MHpoBoe wyjibe. Ec^h xoneuib 3Aecb Ayuiy BbipwaTb, To coHTyT: h^h rjiyn hjih nbhh. Bot oHa — MHpoBaa BHp>«a! Bot ohh — noa-rieubi Bcex ctpah ')• ( Li il n'y a pas de place pour des rêveries et pour des chimères, L'époquè de ces années est finie. - Tout n'est que courners, courners, courriers, - Agents de change, agents de change, agente de change .... Depuis le Juif jusqu'au Chinois, - Le fripon et le gentleman, - Tous_s°"J comptés dans un seul registre — Tous de même — business men. ') Tome III, pp. 174, 175. le chapeau haut de forme, sur le chapeau et sur la casquette — La pluie des actions siffle et se verse. — Voilé les chalnes mondiales, — Voila les escrocs mondiaux. — Si tu veux lé-bas crier ton ame, — lis croient que tu es béte ou ivre. — Voilé, la Bourse mondiale! — Voilé, les infames de tous les pays"). Quand un des camarades qui 1'écoutent répond a Rasviétov qu'en Russie soviétique les agents de change ont aussi relevé la tête, que les impöts imposés aux paysans font naitre la haine contre le gouvernement soviétique, tandis que la sympathie des paysans pour des bandits comme Machno s'accroit de jour en jour, Rasviétov lui dit que la Russie n'a besoin que d'une chose: d'un réseau de chaussées et de chemins de fer. La conversation est interrompue par la nouvelle que les brigands ont attaqué le train; grace a une ruse ils ont réussi a détacher le wagon contenant 1'or, et ils se sont enfuis avec leur précieux butin. La troisième partie du poème nous fait retrouver Nomakh dans un petit cabaret oü se fait un commerce d'alcool et de cocaïne. Ce cabaret est tenu par une femme qui, avant la révolution, appartenait a la meilleure société; maintenant elle pleure avec ses amis d'autrefois les temps passés. Nomakh fréquente ce cabaret oü il se sent a son aise, mais quand il apprend qu'on le cherche partout, a cause du vol de 1'or, et qu'on a promis 10.000 roubles a celui qui s'emparerait de lui, il trouve plus prudent de s'enfuir a Kiev et d'emporter une partie de 1'or avec lui. Un Chinois ayant 1'air d'être un marchand de cocaïne est entré dans le cabaret, c'est un agent des bolchéviks; quand il apprend que Nomakh part pour Kiev, il se décide a le suivre. Dans cette scène du cabaret, Ésénine a voulu faire ressortir le contraste entre la noblesse en décadence, ne sachant pas faire autre chose que boire, prendre de la cocaïne et se plaindre, et les brigands, pleins d'activité et de haine, prêts a renverser le gouvernement soviétique. Ces brigands n'ont pas même le désir de gouverner; Ésénine veut nous faire croire que le tout n'est qu'un jeu pour eux, et Nomakh dit entr'autres: He ue;uocb HrpaTb Kopo;iH m b npabhtejm Towe he ;ie3y, Ho MHe xoneTCfl noryjiHTb M nofl nopoxoM h nofl we;ie30M. MHe xoneTca Bbi3BaTb Tex, Hto ha Mapnce wnpeiOT, kan hhkh. 10 Mbl IlOCMOTpHM HX XpaÖpOCTb H CMeX, Kor^a abhhytca HauiH t3hkh '). ( Je n'ai pas 1'intention de jouer au roi - Et je ne prétends pas non plus" a gouverner, - Mais j'ai envie de me divertir - Sous la poudre et sous le fer. - Je veux défier ceux-lé, - Qui s'engraissent sur Marx, comme des „Yankees". — Nous verrons leur courage et leurs rires, — Quand nos tanks approcheront"). La dernière partie du „Pays des Vauriens" nous montre comment Nomakh sait 1'emporter en ruse sur ses persécuteurs: lorsque le Chinois entre dans sa maison pour 1'arrêter, il 1'attaque soudamement, il le lie, puis il revêt les vêtements du Chmois, et ainsi deguise il échappe aux gardes qui entourent la maison. Avant de fuir, Nomakh a encore une conversation avec un de ses amis. Dans un long monologue il lui explique ce qui 1'a amene a devenir un brigand: autrefois, dit-il, il croyait a 1'amour a l'héroïsme, a la joie, mais plus tard il a compris que tout cela n etait que vilenie. II ajoute que son coeur était, dans le temps, remph de bons sentiments: 51 Bepmi a ropeji 51 uioji c pebojuouhefi, $1 ayMaJi, mto ópaTCTBO He MenTa h He coh, Mto Bce bo e«HHoe Mope co^bioTca, Bce coHMbi HapoflOB M pac h iuieMeH2). I lp crovais ie brülais.... — J'allais avec la révolution, - Je croyais a„e la fraterniVé" n était pas «ne illusion ni nn r(.e, - Qu<: tous se ]«KT»! ensSledans une seule mer. - Toutes .«s f.ules peupte Des races et des tribus"). Mais maintenant, désillusionné, il n'est plus que „sang, cerveau et haine", il ne lui reste plus qu'a créer des scandales. II est évident qu'Ésénine met, ici encore, ses propres sentiments et pensées dans la bouche de Nomakh, pourtant il n'atteint nul e part la beauté lyrique des vers analogues de „Pougatchev , ou de ses petits poèmes lyriques. . Le „Pays des Vauriens" peut être considéré comme un curieux poème'de transition entre 1'Ésénine, poète de la Russie paysanne et sommeillante, et 1'Ésénine qui essaiera de célébrer 1 Union Sovieti- ') Tome 111, p. 199. 2) Tome III, p. 214. que. Ses sympathies vont bien encore au brigand Nomakh, pourtant les arguments du bolchévik Rasviétov ne sont pas rendus sans objectivité. En Amérique, Ésénine s'est rendu compte de ce que les routes et les chemins de fer peuvent avoir de bon pour un pays. II ne les désire pas encore, maïs il comprend qu'ils sont nécessaires et inévitables en Russie. Toute sa sympathie pour les brigands ne 1 empêche pas de voir que ceux-ci sont destinés a disparattre d'un pays qui commence a se civiliser. Nous verrons pourtant que les essais d'Ésénine a chanter 1'Union Soviétique n'ont pas eu beaucoup de succès. II était lui-même trop individualiste, trop détaché de la vie sociale, pour pouvoir trouver dans Ie bolchévisme une source d'inspiration féconde a sa poésie. CHAP1TRE VI. LES ANNÉES 1924-1925. 1. Un tournant dans la poésie d Ésénine. Le poème „Bo3BpameHHe Ha ponnHy x) (»Le Retour au P } natal") marqué le commencement d'une nouvelle etape dans la po s e d'ÉsénL. Dans le cycle de poèmes dédiés a Augusta M.klanous avons dé,a ren,a,qué e„ lui une nouvefle rfe,gn^on une nouvelle acceptation de la vie. Ces poemes ava,ent 1923 En 1924 Ésénine se décide enfin a s arracher a influence de la ville et a retourner encore une fois dans son vi lage Dans son „Retour au Pays natal", il raconte l^mpressmn que fit sur lui ce village qu'il n'avait pas revu depu.s son depart pour réCeTerst pas seulement le contenu, mais Cest aussi le ton de ce poème qui diffère de celui des poèmes du „Moscou des Cabarets ou de l'Homme noir"; il est trés différent aussi de celui des poemes paysans qu'Ésénine avait écrits avant son depart pour etra"gei"e Ésénine rentre dans son village comme quelqu un qui vient de se remettre d'une grave maladie. A Moscou, il avait vecu dans le Tate des cabarets; replié sur lui-méme, il n'avait nen vu, de qui se passait autour de lui; il n'avait fait que pleurer ses ^iblesses et maudire la ville qui le perdait. Une fois de retour dans le village rie^a ieunesse ses yeux s'ouvrent tout a coup: le développement du village le fr'appe pour la première fois comme quelque chose de — ne sonï plus seulement la nature et les vieilles traditions Tui , intéressen,, il s apercoi, de «OU. oe que la rfvoMon a apporte de nouveau au village. Certes, il n'en est pas a aPPr, u , S , changements, mais il ne s'y oppose plus; ,1 sa.t ma,nt®nf"' '°s événements se développent suivant leurs propres lo.s, et non pas ') Tome II, pp. 95—100. comme il le désirait, et que, bon gré mal gré, il devra accepter ce village changé. Le ,,Retour au Pays natal" n'est pas un poème gai: Ésénine y raconte qu'au premier abord il ne sait presque plus s'orienter dans son village; il ne retrouve plus la maison de son père, et quand il s'adresse a un vieillard pour lui demander le chemin, il découvre que celui-ci est son grand-père qu'il n'avait pas reconnu. Le grandpère, symbole de la vieille Russie, se plaint de tout ce qui a changé au village: les soeurs d'Ésénine sont devenues des „komsomolki" *) et elles ont enlevé les icones de la maison; on a même fait disparaïtre la croix a 1'église. Accompagné de son grand-père qui continue de se plaindre, Ésénine se dirige vers la maison de ses parents. 11 est tout heureux de se retrouver dans son pays: 51 y^biöaiocb nauiHHM h jiecaM, A fle« C TOCKOH rJIHflHT Ha KOJIOKOJIbHIO. („Je souris aux champs et aux forêts, — Mais grand-père regarde avec chagrin le clocher"). Arrivé a la maison, il ne peut retenir ses larmes: Tyr pa3pbiflaTbca MoweT h KopoBa, Dihah ha 3tot öeflhbiii yrojiOK. („Ici même une vache pourrait éclater en sanglots, — En regardant ce petit coin pauvre"). La maison a changé elle aussi, il ne retrouve plus les icones au mur, a leur place il y a un grand portrait de Lénine: 3flecb >KH3Hb cecïep, CecTep, a He moh, — Ho Bce >k roTOB ynacrb a ha kojichh, yBHfleB Bac, jnoÖHMbie Kpaa. Ax, MHJIblH Kpaft! He tot Tbi CTaji, He tot. /la y>K h a, KOHeHHO, CTa^ He npe>khhh. MeM MaTb h fle« rpycTHefi h 6e3HaAe>KHeH, TeM Bece^eS cecTpbi CMeeTCH poT. ') Membres de Ia „Jeunesse Communiste". („lei c'est la vie de mes soeurs, — De mes soeurs, mais pas la mienne, Mais pourtant je suis prêt a tomber a genoux, — En te voyant, mon pays chéri" „Oh, mon cher pays! — Tu n'es plus le même, — Plus le même. — Et moi aussi, naturellement, je ne suis plus comme autrefois. — Plus mère et grand-père sont tristes et désespérés, — Plus la bouche de ma soeur rit joyeusement"). Bien qu'il ne soit plus croyant, le poète s'incline involontairement avant de s'asseoir sur le banc devant les icones, comme il le faisait autrefois. Ses soeurs lui parient de Marx et d'Engels: Hh npn KaKoft noroAe H 8THX KHHr, KOHeHHO, He HHTaJl. M MHe cMeuiHO, KaK mycTpaa «eBHOHKa MeHa bo BceM 3a uiHBopoT öepeT („Jamais de ma vie — Naturellement je n'ai lu ces livres. — Et cela m'amuse, — Comme cette petite fille délurée — Me prend au collet en toutes choses ")• Dans ce „Retour au Pays natal" Ésénine nous dépeint d'une fa?on toute simple ses premières impressions du village soviétique. II ne développe pas encore ses idéés, il ne dit presque rien de ses réactions aux choses qu'il voit, mais on peut constater pourtant que le poète se sent encore plus proche de sa mère et de son grand-père, que de cette soeur, si pleine de force et de confiance en elle-même. La forme de ce poème est simple: pas d'images, un langage clair et réaliste. Le rythme du vers, et par endroits le texte même, rappellent un peu trop littéralement des vers de Pouchkine. C'est ainsi qu'Ésénine commence son poème par les vers: 51 noceTHJi poflHMbie MecTa, Ty cejibmwHy, r^e >KHJI MaJIbHHUIKOH („J'ai visité les lieux oü je suis né, — Ce petit village, — Oü j'ai vécu, étant petit gargon "). Et, dans un poème de Pouchkine, nous trouvons: BHOBb a noceTmi Tot yro;ioK 3eMJin, nje h npoBeji OTiueJibHHKOM «Ba roAa He3aMeTHbix y>K flecflT ;ieT yuiJio c Tex nop, h MHoro FIepeMeHH;iocb b >kh3hh ajih MeHa, H caM, noKopHbiH oömeiwy 3aKOHy, IlepeMeHH^ca a; ')• („De nouveau j'ai visité — Ce coin de terre, oü j'ai passé — Comme un ermite deux années imperceptibles. — II y a déjè dix ans de cela, et beaucoup — A changé pour moi dans la vie, — Et moi-même, soumis a la loi générale, — J'ai changé; "). Après le „Retour au Pays natal", Ésénine développe ses impressions du viilage dans trois poèmes: „Pycb CoBeTCKaa" 2) („la Russie soviétique"), „Pycb BecnpnfOTHaa"3) („la Russie sans Asile"), et „Pycb yxoflamaa"4) („la Russie qui s'en va"). Dans ces trois poèmes, Ésénine tache de définir son attitude vis-a-vis de la vie soviétique. Le plus important de ces poèmes est certainement „La Russie soviétique"; il peut être rangé parmi les meilleurs poèmes d'Ésénine. L'influence de 1'oeuvre de Pouchkine 5) s'y fait fortement sentir, mais les vers d'Ésénine en ont aussi toute la beauté. Ce qu'il veut exprimer est si important pour lui, qu'il ne trouve pas de forme meilleure que ce vers grave et simple; son rythme tranquille et soutenu fait entendre la fatigue et la mélancolie de celui qui se rend compte de sa vieillesse et voit devant lui la vie des jeunes. Serge est en effet convaincu que c'est pour lui trop tard pour changer encore, et pour prendre une part active a Ia vie nouvelle. Jamais il n'a formulé avec autant de sincérité et avec autant de précision son attitude devant 1'état soviétique, que dans sa „Russie soviétique"; la simplicité du langage ne rend que plus poignante la tragédie intérieure d'Ésénine. Nous ne pouvons mieux faire que de laisser le poète parler lui-même: Tot yparaH npoiueji. Hac Majio yijejiejio. Ha nepeK^HHKe flpywöbi MHonix HeT. 91 BHOBb BepHy;iCH B Kpaft OCHpOTeJlblH, B kotopom He 6biji BoceMb jieT. Koro no3BaTb MHe ? C KeM MHe noaejiHTbCH Tom rpycTHOH paflocTbio, hto h ocTajica >khb? 3«ecb flawe MeJibHima — öpeBeHHaiaa nraua C KpblJIOM eAHHCTBeHHblM — CTOHT, I7ia3a cmokhb. ') nyuiKHHT,: „CoHHHeHia", éd. Benreporn,, Brockhaus-Efron, S. Petersburg 1910, tome IV, p. 38. 2) Tome II, pp. 100—105. 3) Tome II, pp. 105—110. 4) Tome II, pp. 110—115. 5) Cf. nyuiKHHT.: „CoHHHeHisi", tome IV, p. 44. Beflfe a Mor flaTb He to, hto naji, Mto MHe flaBajioct paAH iiiyTKH. („J'envie ceux-lè, — Qui ont passé leur vie dans le combat, — Qui ont défendu une grande idée. — Et moi, ayant ruiné ma jeunesse, — Je n'ai même pas de souvenirs. — Quel scandale! — Quel grand scandale! — Je me suis trouvé dans un étroit interstice. — Car j'aurais pu donner — Autre chose que ce que j'ai donné, — Ce qui m'est réussi en plaisantant"). Nous voyons donc qu'Ésénine éprouve a ce moment le besoin de sortir de son coin personnel et de prendre position devant la vie soviétique. Mais c'est évident qu'il y cherche les sujets qui parient le plus a sa sensibilité. C'est ainsi que dans „Pycb öecnpnioTHaa" („La Russie sans Asyle") il nous parle des enfants abandonnés. De même qu'il avait chanté autrefois les animaux et les bêtes sauvages, il s'apitoie maintenant sur les petits gar?ons de sept ou huit ans qui errent dans le pays, comme un sérieux reproche a 1'égard de ceux qui sont rassasiés et qui ont un toit au-dessus de leur tête. x) Ésénine voyagea beaucoup en 1924, il alla plusieurs fois au Caucase, 011 il avait des amis bolchévistes qui tachaient de lui aider a s'orienter dans la vie nouvelle. 2) L'ambition d'Ésénine a devenir le poète de la Russie soviétique prend des formes plus précises durant son séjour a Bakou et a Tiflis. Dans son poème „Ha KaBKa3e"3) („Au Caucase"), il se compare aux autres poètes ayant chanté le Caucase, tels que Pouchkine, Lermontov, Griboiédov; ceux-ci sont venus au Caucase pour fuir des amis ou des ennemis, dit Ésénine; lui, il a fui le malheur, et il est venu, se séparant pour toujours de la bohème, paree que „en lui est devenu mur le poète d'un grand sujet épique". II n'exprime que du dédain en parlant des poètes soviétiques, entr'autres de Maïakovski, „qui chante les bouchons qu'on vend dans les boutiques soviétiques." Kliouev, lui aussi, est jugé sévèrement: Ésénine dit qu'il est un „sacristain du lac de Ladoga", et, ajoute-t-il, „lorsque hier je lisais ses poèmes a haute voix, mon canari est tombé mort dans sa cage." Avant de parler des poèmes épiques qu'Ésénine essaiera d'écrire, cherchons d'abord a définir avec plus de précision 1'attitude qu'il avait prise vis-a-vis du bolchévisme pendant 1'année 1924. ') Cf. tome II, p. 107. 2) Cf. chapitre I, p. 48. 3) Tome II, pp. 115—119. Dans son poème „CTaHCbi"1) („Stances"), Ésénine exprime avec presque trop d'insistance, et dans une forme assez faible, sa sympathie pour 1'Union soviétique. II ressort clairement de ce poème que cette sympathie reste tout extérieure et qu'elle se heurte constamment a son caractère individualiste. Ésénine est certainement sincère quand il déclare dans ce poème qu'il veut écrire autre chose que des vers sur les jeunes filles, sur les étoiles et sur la lune et quand il dit qu'il veut être un vrai fils de 1'URSS. II est encore sincère en disant: /JaBaiï, Cepreft, 3a Mapnca thxo caaem, HTO6 pa3raflaTb ripeMyapocTb CKyHHbix crpoK. („Allons, Serge, — Mettons-nous tranquillement a étudier Marx, — Devinons la grande sagesse — Des lignes ennuyeuses"). Mais il est impossible de croire Ésénine quand il déclare qu'il trouve les lanternes, a Bakou, plus belles que les étoiles, et que 1'industrialisation 1'intéresse plus que toute autre chose. Voronski a critiqué sévèrement les „Stances" d'Ésénine 2); il lui reproche de vouloir être trop marxiste. II est vrai, qu'au point de vue littéraire, ce poème compte parmi les plus faibles de 1'oeuvre d'Ésénine. Les poèmes: „IlHCbMO KweHmwHe"3) („Lettre a une Femme ), „ÜHCbMO ot MaTepn"4) („Lettre de ma Mère"), „OTBeT"5) („Réponse"), et „ÜHCbMO fleAy"6) („Lettre a mon Grand-père ), sont beaucoup plus intéressants et beaucoup plus beaux. Dans la „Lettre a une Femme", Ésénine éprouve une fois encore le besoin de trouver des excuses a la vie de bohème qu'il menait pendant que les bolchéviks étaient aux prises avec la contre-révolution. II raconte que la femme Ta quitté paree qu'elle s'attendait a le voir tomber toujours plus bas, a le voir continuer a boire et a causer des scandales. Ésénine lui reproche, dans sa lettre, de ne pas 1'avoir compris: il buvait paree qu'il ne comprenait pas ce qui se passait autour de lui. II compare la Russie a un vaisseau au milieu de la tempête: tout a coup quelqu'un survient qui sait gouverner ce ') Tome II, pp. 146-151. 2) Cf. A. BopoHCKHfi: „Ha pa3Hbie tcmu, 11. O MapKCH3Me h iijioxhx cTHxax", „Haum Ahh", 1925, N°. 5. 3) Tome II, pp. 131-136. ") Tome II, pp. 136-141. s) Tome II, pp. 141-146. 6) Tome II, pp. 151-156. vaisseau; le poète s'excuse de ne pas avoir reconnu immédiatement ce bon pilote, et il dit: Hy, kto >k h3 Hac Ha na^yöe öojibiuofi He na,naji, He ó;ieBa.ii h He pyrajica? Mx Majio, c onbiTHoS flyiuofi, Kto kpenkhm b kanke octabajica. („Eh bien, qui d'entre nous n'est pas tombé, qui n'a pas vomi, — Qui n'a pas invectivé sur le grand pont du bateau? — II y en avait peu, qui avec une Sme expérimentée, — Sont restés fermes dans le roulis"). Alors lui aussi, il est descendu dans la cale du bateau, pour ne pas voir, dit-il, les vomissements des autres: Tot tpiom öbiJi — PyCCKHM KaÓaKOM. H H CKJIOHHJICH Hafl CTaKaHOM, Mtoö, he ctpaaaa hh o kom, Ceöa cryÖHTb B yrape nbHHOM. („Cette cale c était Un cabaret russe. — Et je me suis penché sur mon verre, — Pour, en ne souffrant a cause de personne d'autre, — Me perdre — Dans la vapeur ivre"). Pourtant le moment est enfin venu oü il a reconnu que celui qui gouverne le bateau est un grand homme; le poète quitte alors la vie bohémienne, il commence a penser et a sentir différemment, et c'est avec fierté qu'il peut dire a Ia femme qui le croyait perdu: JIioÖHMaa! CKa3aTb npHHTHO MHe: 91 H3Öe>Kaji na^eHbH c Kpynw. Tenepb b cobctckoh CTopoHe H CaMblH HpOCTHblH IlOnyTHHK. („Chérie! — II m'est agréable de te le dire: — J'ai échappé & la chute sur la pente. — Maintenant, dans le pays des Soviets — Je suis le plus furieux „compagnon de route")'). Dans ce poème, Ésénine ne va pas plus loin que d'exprimer ses bonnes intentions, il ne fait presque pas mention de la vie actuelle, 'car au fond, malgré sa bonne volonté, il ne voit presque rien de la vie soviétique. II ne retourne pas souvent a son village et les lettres qu'il en re?oit ne parient que de difficultés, de soucis, de manque d'argent. ') Par le mot „nonyTHHK" („compagnon de route") on désigne en Union Soviétique les artistes qui, sans être communistes, acceptent le nouveau régime. Nous ne savons pas si Ésénine recevait alors beaucoup de lettres de sa mère, nous ne croyons pas qu'il les prenait toujours tant k coeur, pourtant il est certain qu'une plainte re?ue d'elle la touché, une fois du moins, jusqu'au fond du coeur. Comment aurait-il pu autrement écrire le magnifique poème „Lettre de ma Mere . Ce poème a un tel accent de vérité que nous ne croyons pas le poete capable d'avoir inventé ces plaintes naïves. La „Lettre de ma Mère" a, avec les poèmes du „Moscou des Cabarets", le plus contribué a la gloire d'Ésénine. La magnifique simplicité de la langue, le réalisme des sentiments expnmés, ont réussi a toucher les lecteurs les plus raffinés aussi bien que le public même presque illettré. Le poète ne se laisse pas emporter par une sentimentalité facile, nulle part il n'exagère les sentiments; il a gardé toute la candeur du langage de cette simple paysanne qui triste, mais résignée, se plaint d'avoir un fils ayant quitte ses parents pour devenir poète; de mauvais bruits courent a son sujet et il n'apporte ni n'envoie de 1'argent a ses parents. La mère est viei le maintenant, si son fils était resté a la maison, elle aurait une bellefille, des petits-enfants: MHe CTpax He HpaBmca, HtO TbI II09T, HtO TbI CApy>KHJlCH C CJiaBOK) IUIOXOK). Topa3«o .nyHiije 6 C Ma/ibix JieT XoflHJi th b nojie 3a coxoio '). ( Cela ne me platt absolument pas, - Que tu sois un poète, - Que tu tesois uni -Avec une mauvaise gloire.-Cela aurait été beaucoup m.eux Si depuis ta jeunesse - Tu étais allé dans les champs derrière la charrue ). Dans le poème „O tb er" („Reponse"), Ésemne repond assez faiblement aux reproches de sa mère. „Le temps viendra , lui di - , „oü tout ira mieux". 2) . Même quand il a confiance en 1'avenir, même quand .1 a fo. dans le bolchévisme, Ésénine n'est pas libéré de sa crainte de la mort et de sa nervosité inférieure. Dans cette „Réponse" il deent 1 hiver au village: il raconte combien il a peur quand le chasse-neige passé en soufflant; il lui semble alors que des milliers de sacnstains chanten ') Tome II, p. 139. 2) Tome II, p- 143. un cantique de mort et que son lit est devenu un cercueil étroit. Dans Ia „Lettre au Grand-père" il reparle encore de sa crainte d'une mort prochaine, et il demande a son grand-père si celui-ci oserait prendre Ie train dans le cas oü son petit-fils mourrait loin de Riazan. Le poème „MeTeJib" ') („Chasse-neige" ), écrit aussi en 1924, ne révèle plus ni courage ni optimisme. Le poète est au contraire en proie a un profond découragement, il n'a plus foi en un meilleur avenir, et il semble avoir perdu tout espoir de changer encore et de devenir Ie poète de 1'Union Soviétique: npHflHTe, flhh, cbok) öbuiyto npawy, >Khboh «yiiiH He nepecrpoHTb b BeK, Hei-! HuKorfla c coöoh h he no;ia>Ky — Ceöe, JHOÖHMOiwy, My>koft 3 nejiobek. „Filez, journées, votre fil du passé, — On ne peut jamais reconstruire 1'ame vivante, — Non! — Jamais je ne m'entendrai avec moi-même, — Pour moi, pour celui que j'aime, — Je suis un étranger"). Toutes les choses qu'il voit éveillent en lui 1'idée de la mort ou du suicide. 11 accorde aux autres le droit de le pendre, car, dit-il, par mes poèmes j'ai empêché mon pays de dormir. II a crié luimême comme ces coqs qu'il hait tellement, paree qu'ils ne le laissent pas dormir. Dans ce „Chasse-neige" on retrouve, exprimée peut-être avec moins de force, la même angoisse que celle exhalée dans „L'Homme noir". Comme dans ce dernier poème, les visions du poète ont quelque chose de maladif; il a peur de tout, même du chat qui semble lui faire des signes, et de sa mère qui lui paraït être une vieille sorcière; il se demande s'il n'est pas malade: He 3HaK), öojieH a VIjih He óojieH, Ho TOJIbKO MbICJIH BpoflHT HeBnonaj;. B ymax MornjibHbifi C/ryK JionaT C pbi/jaHbeM flajibHHx Ko^oKo^eH. ') Tome II, pp. 162—171. 11 („Je ne sais pas, suis-je malade — Ou ne le suis-je pas, Maïs seulemen mes pensées - Errent mal k propos. - Dans les oreilles il y a Le bruit sépulcral des pelles — Avec les sanglots des — Clochers lointains ). Le poète se voit déja mort, il voit son enterrement et le fossoyeur qui, 1'ayant enterré, dit de lui: — BOT Hyaan! Oh b >kh3hh ByftcTBOBaji HeMajio.... Ho oflo^etb he Mor hhk3k naTH CTpaHHU M3 „KanHTajia". („Voila un dröle d'homme! - Dans la vie - » a commis bien des excès... — Mais il n'a pas pu venir a bout — De cinq pages Du „Capital ). Le découragement d'Ésénine ne parait être que passager cette fois-ci; le poème suivant „BecHa" („Printemps"), est une réponse a 1'aveu de faiblesse exprimé dans „Chasse-neige"; il a retrouve sa gaité et son courage, il se remet a étudier le „Capital" de Marx, et tout a coup il croit le comprendre, car il est de tout son coeur de 1'avis de Marx quand celui-ci dit qu'il y a une loi a part pour les poètes. . , n . La comparaison entre ces deux poèmes, „Chasse-neige et „Printemps", démontre une fois de plus que le talent d'Ésénine s'exprime justement avec le plus de force quand il se sent découragé et maladif, quand il se juge et se condamne lui-même. Nous ne croyons pas que cela veuille dire qu'Ésénine a été moins sincère dans ses poemes moins réussis; nous estimons qu'il était tout aussi sincère lorsqu .1 voulait exprimer son courage et sa foi dans le nouveau systeme que lorsqu'il se plaignait de sa faiblesse. Maïs son etat d'ame quanc il était plein de courage n'était pas propice a 1'inspiration poetique. Ésénine doit 1'avoir compris lui-même; il se rendait compte, plus ou moins consciemment, qu'en devenant bolchéviste il perdra.t son don poétique. Nous croyons que ce fut la une des raisons pour lesquelles il ne voulut ni ne put mettre sa poésie au service du bolchevisme. Avant de renoncer a 1'idée de chanter la Russie nouvelle, Esenine a encore essayé d'écrire quelques grands poèmes révolutionna.res dont nous allons parler. Ce fut seulement quand ces poemes n eurent pas un grand succès, qu'il en revint pour de bon aux poemes lyriques et individualistes, plus appropriés a son talent. Ésénine nous parle des batailles acharnées livrées prés de Pétrograd, des combats qui durèrent dix jours; enfin les troupes blanches purent être repoussées, alors que 1'on commengait a craindre Ia défaite. Les „gens aux vestes de cuir" s'en vont alors prêter leur aide aux paysans qui se battent prés du Don. Les troupes blanches sont déja cernées; pour oublier leur découragement, les soldats s'amusent dans les cabarets de la ville. Le poète fait ressortir le contraste entre leur vie de plaisir et celle qu'on mène dans le camp des rouges, oü I'on se repose afin de pouvoir mieux se battre Ie lendemain: B KpacHOM CTaHe xpan, B KpacHOM CTaHe CMpafl, BoHb nopTHHOHHaa Ot canor coji/jaT. 3aBTpa, ejie cbct. Hy>KHO CHOBa b 6oh ')• („Dans Ie camp des rouges, 5a ronfle, — Dans le camp des rouges, 5a pue, — C'est la puanteur des bandes de toile — Des bottes des soldats. — Demain, a peine fera-t-il jour — II faudra aller de nouveau au combat"). Le poète continue son récit comme s'il avait lui-même participé a la bataille: le matin, dit-il, quand les soldats sont réveillés, 1'homme a la veste de cuir leur fait une petite allocution: BpaTbH, ecjiH 3,necb Oflo.neK>t Hac, To OKTHÖpbCKHH CBeT HaBcer.ua norac. By«eT KpbiTb Hac KHyT, By^eT KpbiTb Hac njieib, BceM Becb BeK Tor.ua B HHmeTe KopneTb 2). („Frères, si — On nous vainc ici, — Alors la lumière d'octobre — Sera éteinte pour toujours. Le knout sera sur nous, — Le fouet sera sur nous, II nous faudra tous alors — Rester toute notre vie dans la misère"). Le poète donne ensuite ce magnifique petit détail réaliste: C TOpbKHM THeBOM pyK, YTepeB c^e3y, ') Tome III, p. 120. 2) Tome III, pp. 120, 121. CaM no«HeBo;ieH cojiAaT. EcJIH He b3hji Ha npHue.ii, — 3aBTpa ero noa paccTpeji'). („L'exilé n'est pas un frère - Pour le soldat. - Le soldat est lui-même sous le pouvoir d'un autre. - S'il ne tire pas, - Demain on le fusillera ). II faut dire que, comme poème bolchéviste, ce „Poème des trentesix" a encore moins de valeur que le „Chant de la grande Campagne". Les révolutionnaires, chez Ésénine, sont des héros romantiques, un peu sentimentaux. Ils sont révolutionnaires par sentiment, non par conviction. Ils souffrent de la misère des autres, ils se révoltent contre 1'iniquité qui règne sur la terre, mais 1'auteur ne nous montre nulle part que nous avons affaire a des marxistes se soule- vant contre le système capitaliste. Ce même défaut ressort aussi trés distinctement du poème voue par Ésénine a la mémoire de Lénine. Dans ce poème „Lénine , 2) qui n'est qu'un fragment d'un plus grand poème probablement machevé, le poète montre naïvement combien il lui est difficile de comprend're et d'admirer ce révolutionnaire qui ne ressemble en rien a 1'image qu'il se fait d'un grand chef: CypoBbiH rehhh! Oh mchh BjieneT He no CBoefi (jpnrype. Oh he caahjica ha kohh M He JieTe.n HaBCTpeny óype. C nJiena ro;ioB oh he pyÖHJi, He o6patu,aJi b noóer nexoiy. Oaho b yóhhctbe oh ;hoóh.ïi nepene^HHyro oxoTy. w He hochji oh Tex bojioc, Hto jibk)t ycnex ha }kehmhh tomhhx, — Oh c jihchhok), kak noahoe, rJlSA^Ji CKpOMHeÖ h3 C3MbIX CKpOMHbIX. 3aCTeHHHBbIH, npOCTOH H MHJlblH, Oh BpoAe c(J)HHKca npeAo mhoh. 51 he noHMy, KaKoio chjioh ') Tome III, pp. 128, 129. 2) Tome II, pp. 157—162. retour au village en 1917. Le voiturier qui est venu le chercher a la gare lui raconte ce qui s'est passé au village depuis son dernier départ, il lui parle surtout du grand événement, de la bataille entre les paysans de Radovo (c'est le village oü se rend le poète) et ceux de Kriouchi. Les habitants de ce dernier village avaient tué un homme de Radovo, et dix d'entr'eux avaient été envoyés en Sibérie. Arrivé enfin chez lui, a Radovo, le poète est tout heureux de se retrouver au milieu des siens, de revoir ses grands-parents qui se réjouissent tant de son retour, de revoir le vieux moulin et le jardin si plein de souvenirs de sa jeunesse: Kor«a-to y toh boh k3jihtkh MHe öbiJio uiecTHafluaTb jieT, M aebyuika b öejioft HaKHflKe Ci