i m p HB , ' 00990 »*> r - IN MEMORIAM. ■Lil 681 Hl PUI MoTICE j^IOGRAPHIQUE PAR p. go0en $tuari, DOCTEUR EN THEOLOGIE. UTRECHT, KEMINK & FILS. 187 6. 11" T IN MEMORIAM. ■lil! Ml W l'IIIWIMII. JSf O TI C E j3 I O G F^A P H I Q_U E PAR M. COHEN STUART, DOCTEUR EN THEOLOGIE. UTRECHT, KEMINK & FILS. BRUXBLLES, BilLE, LEIPSIC, C. MUQUARDT. H. GEORG. T. O. WEIGEL. 1876. »jII a rendu témoignage a la vérité." Jean V, 33. P R E F A C E. Je dois a mes Iccteurs hollandais une explication a propos de cette brochure. Tls pourront maccuser de présomption en abordant un pareil sujet; ils me demander ont probablement pourquoi je F ai traité dans une langue étrangbre. Pour excuser cette doublé téméritè un mot suffira. Je n'ai pas un seul instant eu l'idée de me poser en biographe de Vhomme éminent que Dieu nous a enlevé. Ma seule ambition a été d'honorer sa mèmoire par Une simple et courte necrologie écrite pour un journal francais. La plume en main et la noble Jigure de notre grand compatriote devant les yeux, je me vis entramé au clela des limites assignées. Qu'on ne voie donc dans cette étude qu'un article de journal imprimé sous forme de brochure; qu'on n'y cherche ni Télégance ni le firn quexigerait une véritable biographie! Mais a défaut d'une peinture, reproduction vivante de la physionomie et du caractère, oeuvre d'art et d'étude, dun marbre ciselé d'une main süre et délicate, la photographie, reflet dun rayon lumineux sur le miroir métallique, a bien encore sa petite valeur. Je ne viens que poser une couronne remplacée, je ïespere, bientöt par dautres plus dignes du défunt, sur la tombe dun homme dont le souvenir ne -périra point. Utrecht, ce 4 Juin, 1876. M. C. S. a Hollande vient de faire une perte cruelle et irréparable par la mort d'un de ses citoyens les plus distingués et les meil^eurs, horame de grand talent et de rare mérite, savant et écrivain illustre, histo¬ riën hors ligne, homme d'état éminent, avant tout homme de coeur et de foi, chrétien fervent et zélé, vénéré de tous, même de ceux dont, par sa conviction, il devait être et a toujours été 1'irréconciliable antagoniste. Ce qui caractérise 1'époque et la génération actuelles, c'est sans contredit le manque de caractère. II y a pourtant, même de nos jours, de ces hommes que 1'Américain Emerson appelle des »representative men," de ces personnalités dans lesquelles se résumé 1'esprit d'un siècle ou le génie d un peuple. 'I el fut M. Groen van Prinsterer. C'était une individualité fortement accentuée, aux traits saillants, aux contours délinis. On peut le comparer a plusieurs hommes célèbres, a I >li rké, Guizot, Stahl, Merle d'Aubigné, avec lesquels sa personnalité offre des analogies frappantes, mais après tout, il était soi-même. L'ancien Diogène, a la recherche d'un homine, eüt fait rayonner sur lui la lueur de sa laterne. Toutes ses actions et ses paroles découlaient de la même source, d'une conviction intime et profonde, dominant son esprit et dirigeant tous ses actes. De la un ensemble, une harmonie, comme on n'en trouve guère, formant un frappant contraste avec tout ce qui est commun et conventionnel. Ses qualités, ses défauts même, en faisaient quelqu'un a part. Tout dans eet homme, qu'on eüt dit taillé dans le roe, était comme marqué au coin de son individualité. C'est en lui que se symbolise et se personnifie en quelque sorte 1'histoire de sa patrie, dans ce qu'elle a de plus noble et de plus glorieux. Hollandais et Calviniste de coeur et d'ame, on retrouvait en lui ce qu'il y a de spécifique et d'essentiel dans le caractère de son peuple; il était, pour ainsi dire, une incarnation de la vie nationale. Républicain de vieille souche, mais fortement attaché a la maison d'Orange, dont la grandeur et la gloire sont rivées aux fastes du pays; enfant de sa patrie et plus encore de son Dieu , le patriotisme et la religion s'unissaient et se confondaient en lui dans une parfaite harmonie. Apótre éloquent de la liberté et de la foi, champion vaillant de la loi de Dieu et des droits de la conscience, il fut en même temps un des derniers représentants d'une époque qui s'en va, d une race qui tend a s'éteindre. Comme un autre Brutus, »le dernier des Romains," il vivait de la vie des ancêtres, et 1'on retrouvait en lui 1'ame du passé. Une personnalité tenant par d'aussi profondes racines au sol natal, d'oü elle a tiré sa force et sa sève vitales, aurait été impossible partout ailleurs et ne saurait être düment appréciée que par ses compatriotes. Cependant un homme comme M. Groen ne forme pas seulement une partie intégrante de 1'histoire de sa patrie, il appartient a 1'humanité. Quiconque veut se rendre compte des phénomènes variés se produisant dans 1'histoire du genre humain, doit aimer a connaitre ceux qui sont comme 1'expression vivante et manifeste de telle ou telle phase de la vie, le type le plus pur de certain ordre de faits et d'idées. D ailleurs le nom de M. Groen n'est pas inconnu a letranger et sa renommee a depuis long-temps dépassé les étroites limites de son pays. C'est pour cela que nous désirons dédier ces pages a la mémoire d'un homme qui a droit au respect et au pieux souvenir de la génération actuelle. Quel sujet plus digne d'observation, plus fertile en même temps pour- la pratique, que 1'étude psychologique d'une pure et noble vie? Parmi toutes les oeuvres de Dieu il n'est aucune qui égale un homme de bien. Qu'est-ce qui vaut dans ce pauvre monde une ame d'élite jointe a un esprit supérieur, un caractère droit et intègre mü par une grande et généreuse idéé, par une foi sincère et ardente ? Je me propose de déerire a grands traits la vie féconde de l'homme sur lequel je viens d'attirer 1'attention de mes lecteurs, laissant a d'autres, mieux en état de s'acquitter de cette tache, le soin de lui ériger un monument digne de lui. Ce travail, fruit d'une étude sérieuse et approfondie, la Hollande a le droit de 1'attendre d'un homme compétent. Dans les pages suivantes, 1'on ne trouvera qu'une simple ébauche, oü je tacherai de mettre en relief les lignes les pius saillantes du portrait de M. Groen, en retragant en quelques traits le cours de sa vie, pour en résumer en qaelque sorte 1'ensemble et en apprécier la valeur et la portée. Guillaume Groen van Prinsterer naquit le 21 aoiït 1801 a Voorburg, village prés de la Haye, oü son père était médecin. Gomme étudiant a 1'université de Leyde, il se distingua bientöt par son application aux études classiques, formant en même temps des liens d'amitié qui eurent la plus grande influence sur son avenir. II se trouvait au premier rang dans un cercle choisi et restreint de jeunes gens, parmi lesquels nous aimons a citer les noms de da Gosta, x) Mackay2) et Elout3), réunis autour du célèbre poëte Bilderdijk. Gelui-ci, homme remarquable, trèsdiversement jugé, mais dont personne n'oserait contester le rare génie, la vaste érudition, 1'esprit profond et fécond a la fois, sut former de ce cercle de jeunes gens enthousiastes de son mérite, une école qui plus tard porta son nom. II faut remarquer cependant que 1'étudiant Groen ne subit pas autant que d'autres 1'ascendant du génie tant soit peut excentrique et exalté du grand poëte. Alors déja il fit preuve de cette indépendance d'esprit qui 1'a distingué depuis. Imbu des idéés de Platon, son auteur de prédilection, il s'était approprié sa méthode strictement logique et scientifique, et n'eut garde, comme il 1'a témoigné luimême, de se laisser entrainer même par 1'autorité d'un ■1) Is. da Costa, un des meilleurs poëtes de la Hollande, né 1798, mort 1860. '2) Le baron Mackay, vice-président du Conseil d'Etat, mort il y a peu de mois. 3) M. Elout van Soeterwoude, ancien membre des Etats-Généraux. maitre vénéré. Cependant il ne vécut pas dans eet entourage sans en recevoir une impulsion qui le porta dans la voie que dés lors il devait suivre, et les amis de ce temps formèrent le noyau du parti futur, dont lui-même était destiné a être un jour 1'organe et le chef. En 1823, M. Groen, ayant terminé sa carrière universitaire, retjut en même temps les titres de docteur és lettres et de docteur en droit, après avoir soutenu deux thèses académiques. Geile pour la littérature était une analyse du jugement de Platon sur les personnes dont le philosophe fait mention dans ses oeuvres '); 1'autre pour la jurisprudence, un exposé du droit Justinien 2). Le premier ouvrage surtout accusait déja un écrivain d'une érudition peu commune et d'un talent supérieur, dont le goüt et le jugement s'étaient formés au contact des plus grands modéles. Ces deux écrits attirèrent 1'attention, même a 1'étranger. La Revue Encyclopédique, entre autres, ayant alors a peu prés la même autorité dont jouit de nos jours la Revue des deux Mondes, en fit le plus grand éloge. M. Groen, rompu aux études classiques et pénétré de 1'esprit des anciens, avait su acquérir cette précision, cette remarquable finesse d'expression, qui forment a la fois le mérite et le charme de son style concis et lapidaire, poli et affilé comme 1'acier, d'une pureté et d'une élégance vraiment classiques. De retour a la Haye, le jeune docteur s'adonna sans 1) Disputatio litteraria inauguralis, qua continetur Platonica prosopographia. 2) Dissertatio juridica inauguralis de juris Justinianei praestantia, ex rationibus ejus manifestd. réserve aux études littéraires, et il ne tarda pas a y être remarque. L'Institut Nèerlandais, Corporation analogue a 1'Institut de France, lui conféra le titre de »membre correspondant," et le Gouvernement ayant mis au concours une étude historique, Groen remporta le prix. Plus d'une fois on avait été sur le point de le nommer professeur a 1'Université de Leyde, mais son père, craignant pour la santé de son fils, qui se ressentait de son in cessant travail, les efforts auxquels il serait appelé par un professorat, il n'en fut plus question. La constitution de M. Groen fut toujours trés-délicate. Bien qu'il soit parvenu a un age que peu de personnes atteignent, grace surtout a une vie réguliere et extérieurement calrne, il avait un physique naturellement débile. II fut, avec Calvin, Pascal, Vinet et bien d'autres grands hommes, du nombre de ceux qu'un brutal Darwinisme, selon sa théorie de sélection, serait bien enclin a éliminer, un de ceux dont 1'esprit, a force de volonté, a su dompter une constitution rebelle et a vérifié dans la vie intellectuelle aussi le paradoxe que dans la faiblesse la force s'accomplit. Bientöt M. Groen se vit appelé a un poste oü cette force de caractère allait être mise a 1'épreuve et durcie au feu, et qui, en lui ouvrant une nouvelle carrière, décida en outre de son avenir. Le roi Guillaume I, qui savait apprécier le vrai mérite, 1'avait remarqué et désira se 1'attacher. II en tit, en 1827, son secrétaire de cabinet, position plus que délicate, hèrissée de difficultés auprés d'un monarque ambitieux et obstiné; nullement »Roi fainéant", gouvernant autant que possible lui-même et tenant a ses propres vues, sous bien des rapports tout opposées a celles de son se- erétaire; position d'autant plus difficile que ee fut a cette époque que 1'esprit de résistance et de révolution contre le régime tant soit peu arbitraire du roi Guillaume commengait a se faire jour. Celui-ci, glorifié comrae le »Roimodèle", le »Père de ses sujets", le »Solomon du dixneuvième siècle", avait 1'ambition de se poser en coryphée du libéralisme moderne, libéralisme qui, avec les meilleures intentions sans doute, prétend fagonner tout d'après ses vues et veut rendre les hommes heureux non a leur guise, mais a la sienne, concordant ainsi parfaitement avec ce qu'il y avait d'opiniatre dans le caractère du roi. Pourtant la combinaison était étrange. Au rebours d'un roi coiffé du bonnet de Jacobin, on vit un libéralisme ceint du diadéme d'autocrate et se parant de la pourpre royale. D'un cöté ne sachant pas se défaire des tendances réactionnaires de la Restauration, de 1'autre s'efforgant de combiner, dans une association impossible, un régime frisant le despotisme avec les opinions avancées issues de le Révolution, ce libéralisme royal engendra une politique incertaine et ambigue, tour a tour relachée et sévère, toujours vacillante, manquant ou dépassant son but, mais ne 1 atteignant jamais. Pour les libéraux Ie roi était trop conservateur, pour le clergé et les hommes de la Restauration il était trop libéral. M. Groen ne se fit nulle illusion sur Tissue de cette politique; il vit bientöt qu'elle ferait fausse route et devait fatalement échouer. D'ailleurs il commengait a avoir des convictions très-arrêtées, auxquelles 1 avaient conduit des principes tout opposés. Enfant non de la Restauration, mais de la Réformation, issu de Calvin, non de Rousseau, il ne fut pas le sectateur d'un libéralisme humanitaire, mais de la liberté fondée sur les droits inaliénables de la conscience individuelle. Ce fut a ces principes, dérivés du christianisme de la Réforme et forti fiés par ses etudes et son expérience, qu'il devait vouer sa vie et ses talents. Déja il en était le disciple, il ne tarda pas a en devenir 1'apötre. II le fut dés lors, croyant devoir communiquer au roi ses objections. II faut dire a 1'honneur du roi, qu'il ne lui retira ni son estime ni sa confiance. Curieux et intéressant spectacle! Un jeune homme distingué par la faveur royale, secrétaire privé d'un monarque presque absolu, employant, dans le palais même de son souverain, ses heures de loisir a rédiger une feuille d'opposition — les »Idees Néerlandaises" —, ne cachant nullement ses convictions a son maitre, qui, de son cóté, tout en tenant a ses propres idéés, savait estimer d'autant plus son serviteur pour sa droiture, qu'il sentait qu'on ne peut s'appuyer que sur ce qui résiste, — voila bien une scène de la vie de la cour, qui ne se rencontre pas souvent! II y eut même un instant oü il sembla que les idéés de M. Groen prévaudraient. Ce fut vers la lin de 1829, quand, au sujet des licences de la presse, le roi publia un manifeste qui excita une vive sensation, document non seulement rédigé, mais aussi congu par le secrétaire du roi, exprimant en termes non équivoques la politique qu'il n'avait cessé de conseiller. Mais ce ne fut qu'une lueur. Bientót 1'esprit d'indécision reprit le dessus et le x Gouvernement s'écarta de nouveau de la route indiquée. Malgré tout cela les relations entre le roi Guillaume et son secrétaire n'en restèrent pas moins intimes, et la di vergen ce de vues ne porta nulle atteinte a 1'attachement dévoué que le futur historiën de la Maison d'Orange portait a cette dynastie illustre et a son auguste souverain. Partageant les soucis et les peines de son roi, il souffrit lui-méme des évènements qui se succédèrent depuis 1830 avec une effrayante rapidité. La révolution avait éclaté en Belgique. Ni la fermeté tardive du roi, ni 1'enthousiasme patriotique de ses fidèles sujets, ne purent sauver le royaume. L'union de la Hollande et de la Belgique n'avait jamais été bien cimentée, et 1'édifice éphémère du congrès de Vienne croula et tomba en ruines. Quoiqu'il eüt prévu cette catastrophe, M. Groen en ressentit le contre-coup. Sa santé, ébranlée par un travail excessif, avait besoin de repos. II fit un voyage a 1'étranger, pour tacher de la raffermir. A son retour, il pensa reprendre ses fonctions antérieures, quand une nouvelle perspective lui fut ouverte, répondant mieux a ses goüts. Gertes, le passé n'avait pas été perdu. Initié aux secrets de la diplomatie, le jeune secrétaire avait acquis une expérience, qui avait puissamment contribué a former son caractére, a fixer son jugement et a développer sa sagacité naturelle. Gette position pourtant ne lui souriait point. Bien que se sentant a 1'aise dans la meilleure société, Groen n'était pas né courtisan. II préférait le cabinet d'étude au cabinet d'un roi, et voila qu'un poste merveilleusement d'accord avec ses penchants et ses talents lui fut offert. Le roi Guillaume le nomma Conseiller d'Etat extraordinaire et Archiviste de la Maison royale. Le premier titre ne conférait qu'une distinction honorifique; le second ne fut pas pour lui une sinécure. Une commission avait été chargée autrefois de la garde des archives royales. Elle avait fait ce 2 que font d'ordinaire les commissions, c'est-a-dire — fort peu de chose. Prenant son mandat a la lettre, elle avait soigneusement gardé les manuscrits, restés intacts mais cachés. L'arehiviste agit d'une autre fa?on. Le trésor qu'on lui confiait, n'était pas pour lui un amas de paperasses curieuses. En approchant de ces précieux documents, son instinct d'historien s'éveilla. II comprit qu'il ne serait point un dépositaire fidéle des richesses mises entre ses mains, s'il les laissait ensevelies dant 1'obscurité. C'est alors qu'il forma le plan d'écrire son grand ouvage: y>Archives ou Correspondance Inédite de la Maison d'Orange-Nassau, dont 13 volumes ont paru successivement; recueil précieux de lettres authentiques, précédé de Prolégomènes, introduction écrite en langue frangaise, que 1'on a nommée avec raison un péristyle digne du sanctuaire dont il ouvre 1'accès, propylées valant cette acropole. C'est une oeuvre de grand mérite, appréciée par les grands historiens de notre époque, preuve éclatante de discernement et de patience. D'abord 1'auteur ne manqua pas d'être en butte aux attaques de la critique. La publication de ces lettres lui fut imputée comme une dangereuse indiscrétion. Quant a lui, il savait que la maison d'Orange, cette race de héros et de princes illustres, ne saurait que gagner a être vue de prés, a la pleine lumière d'une correspondance intime et personnelle. D'ailleurs il était trop historiën pour ne pas préférer la vérité historique a la vérité officielle ou traditionelle, trop patriote pour ne pas sentir que ces manuscrits constituaient un bien public, faisant partie de 1'histoire nationale et des annales de son pays. II fouilla avec une infatigable ardeur dans les plus obscurs recoins de ces mi- nes cachées et y introduisit une turaière rejaillissant sur toute 1'histoire nationale. Un nouveau soufflé de vie pénétra dans la vallée des osséments et ranima les cadavres inanimés. En produisant au grand jour ces restes enfouis du passé, Groen a été un des premiers a ouvrir le chemin suivi depuis par Gachard, Prescott, Macaulay et Motley, et si 1'histoire de nos jours, consciente de sa grande et noble voeation, tend a vérifier ses annales d'après les documents authentiques et ne cesse pas ses explorations avant d'être remontée aux sources primitives, c'est entre autres au travail de M. Groen que nous le devons. Une fois lancé dans les recherches historiques, 1'éditeur des Archives ne se contenta pas de ce röle. II eonput le dessein d'écrire 1'histoire de son pays. Son „Manuel de Vhistoire de la patrie", en deux gros volumes, est une autre oeuvre herculéenne, produit d'un travail et d'une étude incroyables. Ges mille pages renferment un véritable trésor de science. Certaines parties surtout, traitées avec une prédilection marquée, sont d'un achevé admirable. Ghaque ligne, chaque mot, semble le fruit müri de 1'étude et de la réflexion. Une étonnante abondance de détails et d'observations se trouve condensée dans ce résumé. G'est une oeuvre d art et de science tout a la fois, oü une main de rnaitre a tracé au burin, d'un style sobre et sévère, sur des tables de bronze, les grands contours des fastes de son pays. Mais il est temps d'observer une autre phase non moins intéressante de la personnalité et de la vie de M. Groen. Semblable en cela a Guillaume Guizot, Guillaume Groen van Prinsterer a été homme d'état aussi bien qu'historien, orateur parlementaire non moins qu'écrivain. G'est comme tel surtout que nous devons le considérer. Gardons-nous toutefois, en nous représentant 1'image de M. Groen, d'isoler 1'homme politique de son entière personnalité. Vu la plénitude du sujet, on serait enclin a traiter séparément le savant, 1'historiographe, le publiciste, 1'orateur, 1'homme d'Etat, le chrétien. Mais ce serait tout bonnement absurde. Une telle divison me parait une vivisection. L'individualité dont nous nous. occupons était bien réellement indivisible. G'était, comme les Allemands disent, »jKin Mann aus einem Gusse," un caractère de marbre, un homme monolythe. II n'avait pas, comme tant d'autres, une conscience politique a part, et sa vie publique ne le montra jamais autre que sa vie privée et intime. vSemper idem" (toujours et partout le même), fut la devise a laquelle il resta iïdèle jusqu'a la fin. Mü par des principes qu'il croyait inébranlables, fort de convictions qui s'étaient identifiées avec sa nature et son caractère, ses idéés mêmes ne se sont pas sensiblement modifiées dans les cinquante années environ, témoins de tant de changements et de péripéties, pendant lesquelles il a soutenu, sans jamais se démentir, les thèses stéréotypées de son dogme politique. Ge fut sa force et sa faiblesse. Mais quel que soit le jugement que nous ayons a porter sur cette politique, nous aurons a honorer en lui le vJustum ac tenacem propositi virum..d'Horace. Ce fut en 1840 que M. Groen, nommé député lors de la révision de la constitution néerlandaise, se vit ouvrir la carrière parlementaire; il fut réélu en 1849, 1850 et 1855 comme membre de la seconde chambre des EtatsGénéraux, et aussi longtemps qu'il y siégea, il y a toujours occupé une place prééminente. D'emblée il se montra ora- teur de premier ordre, jouteur a nul autre égal dans cette arène d'éloquence. De plus, la fermeté de son caractère, 1'autorité de sa personne, 1'éminence de ses talents, 1'inébranlable rigidité même de ses principes, le désignaient d'avance comme chef de parti. II fut plus, car il fut nonseulement le chef, mais le créateur du parti auquel il donna lui-même le nom de parti chrétien et historique ou antirévolutionnaire. II n'est pas difficile de se former une idéé de ce système oü tout se tient avec une conséquence logique. Deux courants bien distincts s'aperfoivent dans le mouvement de la vie intellectuelle, morale et religieuse de I'humanité, dans 1'esprit de 1'Europe moderne, depuis le 15e siècle: 1'un de ces courants sortant de la Renaissance, plutót payenne que chrétienne d'origine, alimenté plus tard par la philosophie sceptique et le naturalisme du 18e siècle, aboutit au »Contrat social" et a la démagogie; 1'autre issu de la Rèforme religieuse, ne reconnaissant d'autre progrès désirable ou possible que celui qui est conforme a la loi immuable de Dieu. Inutile de dire vers laquelle de ces tendances se tourna M. Groen. Disons plu tot que pour lui, il n'y avait pas de choix. Selon lui le christianisme de 1 Evangile et de la Réforme contient plus qu'une morale élevée, qu'une croyance religieuse ou un principe de vie; il comporte tout un système politique, qu'une déduction logique tire de ses prémisses qui en contiennent les germes. La souveraineté de Dieu, base du système dogmatique de Calvin, forme aussi la pierre angulaire de 1'édifice politique de Groen, fondé sur la conviction que le souverain-maitre de 1'umvers, qui Vest révélé dans sa Parole, gouverne le monde entier, se manifeste aussi dans l'histoire du genre humain, en tant que cette histoire est identique avec 1'accomplissement graduel du conseil divin. Pourtant, il n'y a pas de progrés réel qui ne soit conforme aux décrets immuables du Tout-Puissant, et ne soit en même temps un développement sain et normal des conditions historiques antérieures. Ge n'est que le fruit müri du temps passé qui peut devenir semence de vie. Ainsi une nation, méritant ce norri, n'est pas une agglomération d'individus isolês, vivant sur le même sol, mais un être collectif, vivant, organique, personnel. Ses lois, pour avoir de la vitalité, doivent être en même temps lê produit de sa propre histoire, et 1'expression de sa fidélité a la volonté de Dieu. Voila en peu de mots le fondement d'un systéme oii tout se tient, se suit, se serre de prés, et dont tous les détails ne sont que les déductions inévitables d'une seule idéé dominante. M. Groen lui donna le nom de politi/fue antirévolutionnaire, opposée en principe a ce qu'il nommait la Révolution. La Révolution pour lui était moins un événement historique qu'une notion philosophique, plutöt une idéé qu'un fait, ou mieux encore — elle était aux yeux de M. Groen tout un ordre d'idées et de faits, résultant d'un principe diamétralement opposé a celui dont il se fit le chaleureux et intrépide défenseur. Selon lui, révolution veut dire cette tendance d'esprit, eet ensemble de vues, cette direction de la vie qui, méconnaissant les droits inviolables de Dieu, se trouve sciemment en révolte contre ses lois, prend pour point de départ le droit supposé de 1'homme au lieu de son devoir, pour guide la raison naturelle au lieu de la révélation divine, 1'arbitraire au lieu de la conscience, et a pour but la satisfaction de 1'égoïsme au lieu du dévouement de 1'amour. Que eet humanisme irreligieux s'affuble des plus décevants atours, Satan, déguisé en ange de lumiére, n'en reste pas moins Satan, et en devient d'autant plus dangereux. Découlant de 1'incrédulité d'un coeur non régénéré, cette tendance aboutira toujours a 1 absolutisme ou a la démagogie, étant sous ces deux formes également contraire a 1'idée de 1'autorité divine, qui seule peut fondre en une parfaite harmonie la liberté et 1'ordre, 1'obéissance et 1'indépendance. La révolution, en un mot, c'est 1'esprit humanitaire, 1'Esprit malin en révolte contre 1'Esprit de Dieu. Le mot de révolution étant pris dans ce sens abstrait et philosophique et non dans son sens historique, il en résulte que les révolutions dont 1'histoire a été témoin, ne sont pas toutes des manifestations de la révolution proprement dite. L'insurrection par exemple des Provinces-Unies, s'alïranchissant du joug de la tyrannie espagnole, et celle de 1'Angleterre chassant les Stuarts, ne sont point issues de 1'esprit révolutionnaire. Dans ces deux cas, le pouvoir établi était révolutionnaire; l'insurrection, en prenant les armes pour re ven diquer les droits de la conscience opprimée, ne 1'était pas. La révolution fran^aise de 89 au contraire, la Terreur et la Commune, arborant le drapeau de la souveraineté du peuple au lieu de la souveraineté de Dieu, sont des manifestations non équivoques de eet esprit incrédule et pervers. C'est eet esprit qu'une politique vraiment chrétienne doit combattre a 1'orce de vérité. En prenant le nom d'antirévolutionnaire, elle ne veut pas qu'on la soupgonne de la moindre affinité avec la contre-réuolution, qui, comme on le voit dans le »coup-d'état", n'est qu'une autre forme de révolution. Pour vaincre celle-ci, il n'y a d'autre force que celle de la foi. Ces principes, dont M. Groen s'est fait 1'organe et le champion, sont exposés dans son programme politique: Incrédulité et Révolution, et il n'a jamais cessé de les prêcher par sa parole et ses écrits. II ne tarissait pas sur ce sujet. «Frapper fort, frapper juste, frapper souvent," — c'était bien sa méthode, répétant toujours et a tout propos les mèmes choses, »prêchant la parole" comme dit 1'apötre, »en insistant en toutes occasions", jamais ne se lassant de battre 1'enclume pour forger le fer le plus dur aux coups réitirés de son marteau. II ne sortait pas de la — disaient ses détracteurs. C'est que, selon lui, tout sortait de la. Les prémisses une fois concédées, les conséquences devaient suivre. Toute 1'activité qu'il a déployée comme orateur et publiciste, se resume, pour ainsi dire, dans 1'application toujours renouvelée de ses principes aux circonstances variées de 1'actualité. On le nomme homme d'une seule idéé, monomane. Soit! Concédons du moins que ce sont les hommes remplis et pénétrés d'une idee dominante, dont 1'exemple et 1'influence sont le plus efficaces. La rivière, comprimée entre des rives étroites, a plus de courant et enlève plus vivement les obstacles que le fleuve coulant dans le lit élargi des plaines. Les hommes des grands efforts et des grandes idéés sont toujours un peu monomanes. Avec la faiblesse et 1'imperfection inhérentes a la nature humaine, ce n'est qu'a force d'intensité, qu'on est jamais quelqu'un ou quelque chose. Tel était Groen. Comme tous les prophètes de 1'avenir, qui ont prêché leur idee — le monde dirait a tort et a travers, — notre Caton moderne avait son: vPraeterea censeo Carthaginem delendam," sur lequel 11 revenait toujours. y>Non pas homme d'état, maïs Chrétien" fut et resta sa devise, et il n'eut d'autre politique que 1'Evangile, tel qu'il 1'entendait. En faire accepter la vérité avec toutes ses conséquences, ce fut la sa seule ambition. Les questions simplement pratiques ou matérielles ne 1'intéressaient que médiocrement, et sans y rester complètement indifférent, il ne sy mêla que rarement; mais s'agissait-il d'une question de principes ou de haute politique, des droits de la conscience, des devoirs envers les minorités, d'autonomie des communes, de la liberté d'éducation ou des prérogatives de la couronne, ou bien la discussion au sujet du budget ofVrait-elle comme 1'habitude parlementaire en Hollande le comporte, 1'occasion de donner libre carrière a un exposé de principes; alors il fallait entendre M. Groen plaider sa grande cause avec le saint zèle d'un prophéte et jeter son vaillant défi, adresser sa mordante philippique a 1'inanité, a 1'incohérence et aux funestes tendances du libéralisme moderne! Bien longtemps il ne se vit soutenu que par deux ou trois amis fidéles, ou bien il se trouvait seul de son parti dans la Ghambre. II ne s'en découragea POint, car il savait que la vérité ne se vote pas dans une assemblée a la majorité de voix. II avait le sentiment de son devoir, le courage de son opinion, et — c'était assez. II croyait, c'est pourquoi il paria. »Et s'il n'en reste quun, je serai celui-la," ce mot du poéte francais, il le lit sien, et bien souvent il a dit lui-même, en parlant de son parti: «Dans notre isolement réside notre force." Même 3 quand sa voix semblait se perdre dans le désert, dans la bouche de eet ascète parlementaire, de ce Jean-Baptiste politique, elle retentit corame un cri de la conscience, dont 1'accent de vérité convaincue se fbrca un chemin pour éveiller un écho, sinon sympathique, du moins sérieux et puissant. Fort de sa conviction, M. Groen trouva d'ailleurs un appui moral dans le sentiment qu'il était »l'élu du peuple" comme pas un de ses collégues. Des milliers d'électeurs lui donnaient leur voix, et même quand parfois il ne se voyait pas élu, n'ayant obtenu la majorité dans aucun district, le nombre total des suffrages réunis sur lui excédait de beaucoup celui dont tout autre eut pu se glorifier. II se sentait, bien réellement le réprésentant du peuple, du vrai peuple, parmi lequel peut-être ne se trouvent »pas beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles," du vrai peuple protestant, industrieux, honnête, patriote, chrétien, bien différent de la plèbe ignorante et prolétaire, très-distinct du cercle restreint des électeurs de y>la nation légale". II se savait le représentant de cette partie de la nation qui en forme le vrai noyau, et dans laquelle le type national avec ses besoins et ses aspirations, sa foi et sa vie, est resté le plus pur et le plus intact. Si M. Groen, bien que se sentant appuyé par toute une phalange d'adhérents, dont il portait la bannière, trouva dans la Ghambre même bien peu departisans, les antagonistes certes ne lui manquèrent pas. Parmi ceux-la il y en avait un surtout, que son caractére et ses talents rendaient digne d'être son adversaire. G'était M. Thorbecke, long- temps député et trois fois premier ministre, sous beaucoup de rapports le contraire de Groen van Prinsterer, son antipode politique. Gombien de fois se sont-ils rencontrés en combat singulier dans 1'arène parlementaire, ces deux chamPions redoutables! Quand ils entraient en lice pour croiser leurs épées, la Ghambre entière contemplait ce duel d'éloquence avec un intérêt excité non seulement par le sérieux de la lutte, maïs aussi par 1'adresse des combattants. L'un semblait un gladiateur romain, saisissant d'une main ferme son ^laive court et tranchant, pour en frapper son adversaire; lautre, un gymnaste grec, maniant avec dextérité" sa lame affilée, et en portant, d'un coup d'oeil vif et sur, la pointe aux défauts presque imperceptibles de la cuirasse de son adversaire. Quelle joute entre ces deux maitres d'armes, poursuivie avec une courtoisie qui, chez M. Groen du moins, ne se démentit jamais, même lorsqu'il blessait de sa sani>lante ironie. Son épée était acérée, mais il combattait la visiére levée, et jamais son rival n'eut lieu de se plaindre de ses assauts. Pourtant la lutte corps a corps de ces deux athlètes parlementaires était bien autre chose qu'un jeu d'escrime; c était un combat a outrance de principes opposés et hostiles, qui s'étaient comme incarnés dans chacun d'eux. Malgré l estime qu'ils se portaient mutuellement, ils se sentaient diamétralement opposés. »Votre croyance n'est pas la mienne, avait écrit Thorbecke dans sa jeunesse déja, a son ami de collége. Ge fut la la vraie clef de leur antagonisme. II y avait plus que divergence d'opinions; il y avait différence de nature. Thorbecke, tenant peu de compte dans ses théories des situations historiques, cosmopolite plutöt que patriote, était 1'homme du moment actuel, non celui de son peuple; Groen, tout au contraire, fut 1'homme de son peuple, mais très-peu celui de son temps; 1'un était né dictateur, 1'autre tribun. Si le premier avait la bosse de 1'administration et du gouvernement, le second savait. que sa force était non dans le Gouvernement, mais dans 1'opposition. Plus d'une fois, quand, selon les us et coutumes de la vie constitutionnelle, — disons plus: selon les lois de la logique, — il eut été, après la chute d'un ministère miné par son opposition, 1'homme désigné pour remplacer le pouvoir tombé, il se retirait; un peu faute d'ambition personnelle, plus encore sans doute paree qu'un tact instinctif lui faisait sentir que ce n'était pas la sa vocation. On le d'isait impossible comme ministre; il le crut peut-être lui-même. Ce qui est certain, c'est qu'il ne brigua jamais le succès. II ne fit jamais le moindre cas de la vaine popularité que le poëte latin n'appelle qu'un »souffle" (aura popularis). II ne se souciait que du but auquel il aspirait, ou mieux encore, il se demandait a peine si le but pourrait être atteint, póurvu qu'il suivit le bon chemin. Tout alors était pour le mieux. Bien peu de personnes sont restées comme lui tidèles a cette belle et noble devise: »Fais ce que dois, advienne que pourra!" prenant pour lui la responsabilité de ses devoirs, laissant a Dieu avec une aveugle confiance — qui est en vérité la vraie clairvoyance, — le soin des consëquences. Je ne veux pas dire que M. Groen fut indilférent aux reproches et aux censures. Loin de la. On n'avait qu'a observer la douce bonhomie répandue sur cette physionomie délicate, la mobilité nerveuse de ces traits fins et spirituels, la vivacité et 1'éclat de eet oeil a demi-clos, mais pergant, pour y distinguer les signes d'une nature excessivement sensible. L'homme aux opinions tranchées, aux principes inllexibles, a la logique impitoyable, avait un coeur tendre et sympathique. G'était bien réellement la force de la volonté et 1'esprit de renonceraent qui avaient plié cette nature , plutót faible que courageuse, au rigorisme du devoir. Parfois s'échappait de son coeur comme un cri douloureux. Dans sa correspondance intime surtoutr il trouvait de ces accents, qui sont comme la »voix humaine" (la vox humana) de 1'orgue de 1'ame. II les a bien connus ces moments, oü le sentiment dompté et refoulé se venge des austères principes. Qui s'en étonnera? Depuis le grand martyr qui a portë la couronne d'épines, isolé dans ce monde de pêché et de malheur, la vie de chacun de ses vrais disciples est en quelque sorte un supplice. Le chrétien, témoin de la vérité et par cela même martyr, — il n'y a qu'un mot dans 1'Evangile pour les deux notions, — a son Calvaire; il a en outre son Gethsemané, ses tristesses et ses angoisses. \ ivant d'une nouvelle vie et avec une nouvelle intensité de sentiment, il est heureux, mais souffre cependant; car vivre, c'est sentir, et sentir c'est souffrir. Heureux, oui, il 1'est comme nul autre, heureux malgré tout, heureux de cette paix, de ce »con ten temen t d'esprit" que le monde ne saurait ni donner ni óter, heureux de sa confiance, de son espérance, heureux encore sous le fardeau de sa croix; mais il ne 1'est pas a la fagon du Stoïcien insensible et implacable. Son humilité, sa sympathie, son amour, sont autant de sources de tristesse et de souffrance. Sa vie est toujours plus ou moins tragique. Celle de l'homme dont nous nous occupons, 1'a été a un bien haut degré et bien plus qu'on ne s'en serait douté, a en juger d'après le calme habituel de sa résignation. II lui en a coüté de refter toujours soi-même et de braver 1'impopularité. Car enfm — pourquoi en disconvenir? — M. Groen a été souverainement impopulaire, non seulement parmi ses ennemis et ses détracteurs, qui jamais ne lui firent défaut, mais jusqu'a un certain point parmi ses amis et ses adhérents. Sa personnalité était une de celles qui imposent bien plus qu'elles n'attirent. La cime des Alpes, eeinte de sa couronne de neige, étincelant d'une auréole pourprée, et trönant avec une placide majesté au-dessus des pays environnants, éblouit les regards du voyageur, mais celui-ci se sent bien éloigné du sommet élevé. Tel est souvent celui qui, par son caractère, plane au-dessus du niveau des hommes. II excite 1'admiration plus que la sympathie, 1'étonnement plus que la confiance. Semblable au phénix de la fable, il se trouve isolé. Je ne dis pas que M. Groen fit valoir lui-même sa supériorité. Bien au contraire, car il était d'une humilité simple et naturelle, sans la moindre ombre de fausse modestie, un peu exagérée peut-être, mais jamais forcée. Gependant cette humilité même — je rends compte ici d'un sentiment personnel, que d'autres auront probablement éprouvé comme moi. — était humiliante pour nous autres pygmées, en face de ce colosse moral qui s'imposait a nous. Je crois que l'homme le moins égoïste et le plus apte a ressentir de 1'admiration, aura de ces moments, dans lesquels il comprendra le sentiment du peuple athénien frappant d'ostracisme Aristide »le juste", pour nulle autre raison que paree que eet homme juste et irréprochable lui pesait. Soyons pourtant justes nous-mêmes! L'éminence exceptionnelle de M. Groen ne fut ni la seule, ni la principale cause de son impopularité. Je n'ai pas pris pour tache d'être le panégyriste de celui dont je voudrais tra eer le portrait, et dans un portrait, les traits caractéristiques, les dilïormités même, ne sauraient manquer. Ge sont bien plutöt ' celles-ci qui en font ressortir la physionomie. Si j'ai comparé mon héros a une montagne, c'est une montagne aux lignes hardies, aux parois escarpées et rocheuses, que j'avais en vue. II y avait quelque chose d'escarpé, de roide, de rigide, non dans le coeur, mais dans les idéés, les convictions, le système de M. Groen, dans tout ce qui s'était identifié avec sa personne, paree qu'il était luimême sincère et convaincu. Cette conviction était inébranlable, comme les déductions qu'il en tira étaient fixées et arrêtées. II était dans toutes ses idéés conséquent quand même, logique a outrance. Cependant la vie n'est pas logique a ce point; la réalité, avec ses nuances multiples et variées, est autre chose qu'un syllogisme, et la vérité elle-même est parfois paradoxale; les faits bien souvent se moquent de raisonnements auxquels la logique la plus sévére ne saurait rien reprocher. Voila ce qui semblait échapper au regard d'ailleurs si pénétrant de M. Groen. Son génie transcendant, planant dans les pures et hautes sphères de la raison abstraite, perdait un peu de vue les régions terrestres. II contempla les choses de ce monde d distance, avec le coup-d'oeil d'un prophéte. II les vit a vol d'oiseau, mais tenant de sa nature plus de 1'aigle que du faucon, son oeil sut mieux regarder le soleil de la vérité en face que saisir les petits détails de la vie d'ici-bas. Ce n'est pas qu'un faux orgueil, qui n'était pas dans son caractère, les lui fit dédaigner; il ne les voyait point. Sa manière de vivre contribua encore a développer ce penchant de sa nature et tendit a 1'isoler davantage de ce monde, dans lequel trop souvent la vie de la grande majorité se perd. Gomme 1'a fort bien remarqué M. Ie docteur Beynen de la Haye, c'est plutöt a Groen van Prinsterer qu'a Chateaubriand que peut s'appliquer le mot de celui-ci que sa vie était partagée entre le forum et la solitude. Sa vie publique et parlementaire même ne le tirait guère de son isolement, et la part du lion de cette existence laborieuse appartint a la solitude. Sans autre familie que sa digne compagne qui s'associait a ses idéés et a ses travaux, sans soucis matériels, sans ambition personnelle, sans autre passion que son travail, son devoir et son Dieu, il ne se mêla point au monde qui 1'entourait, et il vécut un peu en savant hermite dans sa maison princière de la Haye, passant ses jours calmes et studieux dans sa bibliothèque, conversant avec les esprits de ses écrivains favoris. Une pareille existence ne pouvait qu'affermir et fortifier ce qu'il y avait en lui de rigide et de tenace. Ge qu'il était, il 1'était non seulement de bonne foi, il 1'était toutentier. Tout chez lui se tenait: sa théologie, sa politique, son caractère, son système; on aurait presque pu dire qu'il était lui-même un système incarné. Sa religion, source d'amour et de vie jaillissant dans la profondeur de son ame, se manifesta principalement a 1'extérieur comme une conviction inébranlable. Sa théologie était celle de Calvin, système compacte et solide, exprimé dans les symboles des églises de la Réformation, notamment dans les livres sym- boliques de 1'Eglise néerlandaise, éprouvés par un siècle de luttes et sanctionnés par le sang des martyrs. L'Evangile poui' lui n'était pas moins la loi sainte et immuable du Dieu souverain que la »bonne nouvelle" de 1'amour du Père céleste. L'Eglise chrétienne était a ses yeux une sorte de théocratie de la Nouvelle-Alliance, et 1'Etat, la société, la politique devaient selon lui porter une empreinte spécifiquement chrétienne. Pour eet esprit sincère et dévoué au devoir, tout, dans la morale et la religion, dans la vie publique et privée, dépendait de 1'idée de la souveraineté, de 1'autorité de Dieu et de 1'obéissance implicite aux décrets du Seigneur. Avec ses idéés sur le »droit divin," pris dans son sens le plus large, on le nommerait presque prophéte israëlite pour son esprit et sa confession, quoiqu'il fut chrétien évangélique de coeur et de foi. C'était une ame noble et pure, semblable a un diamant de la plus belle eau, solide, brillant, radieux, mais cristallisé. Ce ne furent pas la a beaucoup prés les idees de la plupart des chrétiens les plus éminents de nos jours, qui d ailleurs sentirent pour M. Groen le plus profond respect et ne cessèrent de 1'honorer, bien qu'ils ne pussent se conformer tout-a-fait a ses vues. Selon eux, le Christianisme est un principe et une source de vie bien plus qu'une doctrine ou un systéme; 1'Eglise, une communauté de fidéles dans laquelle 1'Esprit de Dieu continue a se manifester, plus qu une corporation »de droit public," fondée sur un code de décrets. Le vrai orthodoxe est a leurs yeux, celui qui, s étant approprié, pour ainsi dire, le développement graduel de 1 église chrétienne, ne tourne pas les regards vers un i temps passé, mais cherche son idéal dansl'avenir, sachant que le règne