co Un grand nombre de feuilles périodiques inftruifent le public curieux de ce qui fe paffe a FAffemblée nationale, & prefque toutes ont un degré d'intérêt; mais nous ne les copierons ni ne les analyferons. Notre plan ne comporte que des faits, des arrêtés, des anecdotes; & ce qui n'eft qu'éloquence ou bel-efpric , n'eit pas de notre reffort. Un article effentiel nous a paru devoir occuper la plume d'un bon citoyen. L'Hötel-de-ville & les différens diftriös ont mis plulïeurs hommes capables a même de dévelcpper leurs talens. Les DéputesdeTAffemblee nationale flxent les regards du public. Nous nous propofons de les détourner fur des citoyens qui, pour opérer le bien avec moins d'éclat, ne 1'affurenr pas avec moins de folidité. AlTez d'autres rendront hommage aur Clermont, aux Mirabeau, aux Tollendal; il faut auffi des voix pour les Bailly, les Chollai, le* Saint-Méry. Nous recevrons avec reconnoiffance les Avis, Anecdotes 8c Evènemens de la province , pourvu que les lettres foient fignées & affranchies. Nous ne nommerons point les perfonnes qui defireroient garder Xincognito. Le même Libraire mettra en vente inceflamment le Supplément aux QLuvres de Voltaire, in-40. II prévtent le Public qu'ayant fait tirer ce Supplément 2 trés petit nombre, il faut fe faire infcrire.  QUESTIONS MÉTAPHYSIQUES.   QUESTIONS MÉTAPHYSIQUES, DONT LA SOLUTION IMPORTE A L'HUMANITË. En vain nous répétera-t-on mille & mille fois que la Ciguë eft un aliment falutaire : elle empoifonnera toujours ceux qui voudront s'en nourrir. Tiré d'un Conté Arabe. A AMSTERDAM. F É V E. I £ R *79 3«   D E L' II O M M E. 1NTR0DUCTI0N. Je pofe la mam fur un Eet brulant; foudain je fens une douleur étendue («) , & foudain cette douleur me repouffe & m'éloigne de ce fer brulant avec une violence invincible. J'apper^ois un objet aimable , fédirifant, qui ravit, ënchante tous mes fens , & foudain ce plaifir m'attire vers eet objet avec une force irréfiftible. (Je fuppofe que 1'une & 1'autre de ces fenfations eft feule, unique dans le moment oii je la fens.) A quelque temps dela , en 1'abfence du fer (rf) Si 1'épithète d'étendue vous clioque , effacez-la: clls eft abfolument indifférente pour 1'objet que j'ai en vue. Cependant lifez la première des differtarions qui fervent d'appendice a ce premier chapitre. A*  ;>' introduction. >f,lant& de ï'objet aimable, /e xe-fcns (,) quoiquep!usfoiblement,cettemême douleur &ce»^plailir.VoiIè des faits que perfoDBe ne contefte. Cependant, ceft d'après ces fait. incomeftables que je vais prouver cette grande vé»té}^efe«tirleScaufesquiagiffentaaUeIIe. «ent fur nous, qi!e re-fentir en 1'abfence de ces mêmes caufes ce qui a été ^ femj ■giffcent f„r nous, & enfin, qu'obéir W ment è ^ d* ces caufes préfentes ou abfentes, eft tout 1'homme. Cette vénte" mife dans tout fon jour, fera voir que de tous les étres foumis a notre connoiflance, 1'homme eft le mieux connu. JJ,\B'/'"""C° P°»'»P™« Wrd. „„„. l7»'"7" fr"!0i*! * " '= «■» P«« p%nifier fcn,ir *—- «~«£5ÏSr j efpere qu'on me le permettra. ' '  chapitre prémier. Arialyje de la ftnfatwri; Üne fenfation eft un fentimenr, une percp«jon i une volonté : ou bien fentir , appercevoir & voulo.r font même chofe: c'eft un effet un; fimp e.indivifible d'une feuie & même cauje quelle qu'elle foit. §; u Par les yeux je fens des couleurs & des %.res et dues(c):parles ^ ^ * fons, des bnuts étendus: par le Ha;s ie fens des goursetendus:parletoucher>dudu; u étendus, du froid, du chaud étendus, du rude du rabotëux, de 1'uni, du doux étendus, &c f.». Maïs i». toute fenfation eft néeeffairement agreable ou défagréable, piaiftr ou déplaifir (dj j (c) Voyez Ia note précédente a. jé) Plalfr ou déplaifir. J'avertis que dans tout cé « Ïk!6 ?"ne 4 "S d6UX m°tS 'a P!us SfantIe «enduc poffible; & que ces deux épith^s a^réabU & dêf^llt leur font refpedlivement fynonymes : que c,luj J p/ * etend a tout ce qui peut être agréable , depuis le ph„ pent pla.fir.le plus mince intérêt, la pfllS petite convei nance jufqu'au plaifir le p,ÜS grandj ^ ^ T.f& le plus prefTantrcomme celui de^^s-éle„d A i  (4) car fentir n'ert aatre chofe qu'avoir un plaifir ou un déplaifir (e). Par les yeux j'ai donc le plaifir ou le. déplaifir de telle cu telle couleur , de telle ou telle figure : par exemple, j'ai le plaifir rofe & le déplaifir noir, le plaifir que procure la beauté & le déplaifir. que fait !a vue d'un crapaud: par les oreilles j'ai le plaifir ou le déplaifir de tels ou tels fons, de tds ou tels bruits : par exemple , j'ai ls pkifird'une voix méiodieufe & le déplaifir d'une lime qui agit Air du fer • par le nez j'ai.... &c. par le palais j'ai.... &c. par !e toucher j'ai,... &c. §. 3. Mais *o. Je plaifir éft ce qui attire,Sc le déplaifir ce qui repouffe. Que feroit-ce en effet qu'un plaifir qui rAttireroit pas'? Et quelle chofe ' ■ depuis le plus perit mal-aife, Ia plus petite déplaifance , jtffq'u'a la douleur la plus aiguë,la plus terrible & le chagrin le plus cuifant. ( e) Si vous penfez qu'il y a des fenfations tellement indifférentes qu'elles ne font jamais plaifir ou déplaifir, je ne vous contredirai pas. Faifons-en une troifième clafie. Seukment je vous averrirai que je ne parle point de ces foims de fenfations , bien convaincu que tout le monde m'accordera que s'il y en a de telles, elles h'infliient en rien fur nós aólions: & je ne vsux pa:ler dans tout le cours de eet ouvrags que de celles qui nous déterminent a agir. Cependant lifez la deuxième differtation qui fuit ce premier chapitre.  C 5 ) attireroit 1'être fenfible fi ce n'étolt Ie plaifir? Que fero.t-ce qu'un déplaifir qui ne repoufieroit pas ? Et queile chofe repoufieroit 1'être fenfible fi ce n'étoit le déplaifir ? Donc fentir de quelque manière que ce foit, c'eft être attiré par un plaifir , ou repouffé par un déplaifir: donc vo'r, ou ce qui eft la même chofe, avoir par les yeux un plaifir actirant ou un depla.fir repouffant, eft un effet un, fimple, iBdiv^Blè d'une feuTe & même caufe, «Ile qui agit fur les ye,.x. Donc entcndre, ou ce qui eft Ia meme chofe, avoir par }es oreilles un plaifir attirant ou un déplaifir repouffant. eft un effet un fimple, ,„d,vifible d'une feule & même caufe, cel.e qui agit für nos oreilles. Donc goüter . &c. doncflairer &c. donc toucher ... &c.' S. 4- Mais 3*. Icsplaifirs ne fe reficmblent nas non plus que les déplaifirs. En tffet, nous diftinguons parfaitement les plaifirs entr'eux ainfi que les déplaifir. Perfonne ne confond le plaifir rofe ( couleur) avec le plaifir ambre (odeur) avec le plaifir pêche ( goüt), ni même avec le' p-aifir verd (couleur). Perfonne ne corffond le déplajfir noir ( couleur ), avec le déplaifir pu. naife (odeur ), aVec le déplaifir manne (gout). §• 5- Ü f"it de tour ce que nous venons de dire,.qu'une fenfafion queile qu'eüe foit, eft un tel plaifir attirant ou un M déplaifir repouffant, A 3  (6 ) & conféquemmeot qu'elle eft une, fimple, indj-' vifiblë; Car un tel plaifir n'eft qu'un plaifir tellcment car*ftérifé qu'pn le diftingue parfaitement de tout aurre : & ce caraöère n'öte fürement rien a fa GmpHcité. Ainfi le plaifir rofe ( odeur ) eft fi nple quoique bicn diftingue du plaifir oeillet (od ur \ Et quant au mot attirant , comme il ne feroit ici que redondant, s'il n'y étoit pour fixer 1'attention fur le prppre du plaifir qui eft d'ótrirer 1'être fenfible, il n'altère pas non plus fa fimplicité, fon indiv'fibilité. Et de même un tel dép'aifir tft un déplaifir tellement cardftérifé qu'on le d:ftingue de tout autre, & le mot de repouffant n'eft Ia que pour fixer 1'attention fur le propre du déplaifir, qui eft de repouffer 1'être fenfible. §. 6. Cependant quoiq ie toute fenfation foit une, fimple , indivifible, nous 1'avons analyfée paree qu'i! nous éroit utile de la confidérer fous trois afpeös différens : & voici les noms que nous avons donnés aux trois parties de notre analyfe. 5" 7- i°. A tous les caraftères diftincT:ifs des pWifirs attirans & des déplaifirs repouffans , nouj avons donné les noms génériques un te, ïivre ( objet fi je livre eft préfent &c idéé s'il efï abfent). —Pourquoi? - Paree qu'il me fait plaifir. ( fentiment). L'explication de eet exemple eft encore bien fimple , bien naturelle : car qu'eft-ce avoir une volonté? Sinon fentir un tel plaifir ou un tel déplaifir : c'elt-è-dire, un plaifir caratférifé ou un déplaifir caraöérifé. Or dans eet exemple ce  < *4 > qui caraftérife le plaifir eft un tel livre, & la plaifir que doit faire fa poffeffion eft volonté de fe la procuren Cette Volonté rt'eft point leparée du plaifir: c'eft le plaifir lui-même, & ce plaifir eft toujours ün fentiment fimple quoique caractétÏÏé : & ces mots, je yeux- , he fervent qu'a faire entendre aux autres, que le plaifir de pofféder ce livre nous follicite affez v:vemem pour être dans ce moment le plaifir dominant, celui qui nous mêut, nous poi.ffe, nöus entraïne. Donc en géncral : avoir une volonté ou un defir n'eft autre chofe que fentir un cel plaifir attirant, ou un tel déplaifir repouffant. Je dis un tel; car quand on veut, on Veut néceffairement quelque chofe : il feroit abfurde de vonloir , quoi ? rien. Je dis encore plaifir attirant ou déplaifir repouffant; cat on ne peut s'approchef que de ce qui plan ou s'éloigner que de ce qui déplaït. Donc dans eet exemple ; volonté ou defir, fentiment, objet ou idéé, ou bien vouloir , fentir , & percevoir font abfolument. même chole : c'eft un effet un, fimp|e, indivifible d'une feule èk même caufe: un tel livre.  ( *5 ) Troisième exemple. Sentiment. « Je fuis dans 1'impatience ». ( fentiment. ) —Et de quoi ?— de voir arriver mon frère chéri. ( idéé puifque le frère eft abfent.) — Vous voudnez donc qu'il arrivat promptement? .— Sans doute je le voudrois. ( volonté). Dans eet exemple: le fentiment eft caraétérifé par le frère & le retard de ce frère; & quoique caraöérifé il n'en eft pas moins fimple: & encor« il n'eft pas moins fimple, quoiqu'il foit pénible. Ainfi 1'odeur d'une rofe eft un fentiment fimple, quoiqu'il foit odeur, odeur de rofe, odeur agréable. Mais ce qu'il j a de pénible dans ce fentiment de eet exemple eft méme chofe qUe volonté de le voir ceffer, c'eft-è-dire, volonté de voir arriver ce frère. Donc fentiment , objet ou idéé , defir ou volonté , ou bien fentir, appercevoir & vouloir font abfolument même chofe ; c'eft un effet un funple, indivifible d'une feule êc même caufe' le retard de 1'arrivée d'un frère chéri. Enfin, car je ne puis quiiter cette vérité fur laquelle feule s'élève tout 1'édifice de Ja connoilfance de 1'homme, fans faire un dernier effort Pour la rendre bien familière, en la rendant  ( i6 ) auffi fenfible, auffi palpable qu'elle me Ie paroït; Qu'on me permette donc une fuppofition, non pour faire une comparaifon, elles clochent toutes, mais uniquement pour faire mieux fentir ce que je fens & comme je le fens, & ce que peut-être, faute de talens, je ne rends pas affez clairemenr. Soit une bille au milieu d'un billard frappée tantöt par 1'une des maffes A, B, C , qui chacune 1'approche plus ou moins de la bande M, & tantot par les maffes X, Y , Z, qui chacune Péloigne plus ou moins de cette même bande M. Suppofons que la bille fente non-feulement le coup de maffe, mais encore qu'elle ait affez de fenfibilité pour diftinguer la maffe qui Pa frappée, & de plus qu'elle ait du plaifir a s'approcher de la bande M , & du déplaifir a s'en éloigner. Ce'a fuppofé : je dis que bien certainement le coup donné par une des maffes ou bien recu par la bille eft un, fimple , indivifible; que cependant ce coup eft fenti, que ce fentiment eft plaifir ou déplaifir , felon que ce coup approche ou éloigne la bille de la bande M : & enfin , que ce plaifir ou déplaifir eft caraétérifé , puifque la bille diftingue Ia maffe qui Pa frappée, & qu'elle connoit que fon plaifir ou déplaifir vient de ce que cette iriaffa 1'éioigne ou 1'approche de la bande "frA. Le  I '7) Le fentiment du coup de maffe eft fimple: perfonne ne peut Ie contefter ; il eft encore fimple quoique pgréable ou défagréable ; c'eft feulement un plaifir ou une peine. il eft encore fimple quoique diftingue, caraftérifé ; c'eft-adire que, quoique par fa nature il faffe connoïtre la maffe qui a frappé, & 1'effet qu'elle produit d'approcher ou d'éloigner de la bande M. Or, Ia bille eft 1'homme, les maffes font les objets ou idéés : avec cette différence, que c'eft —... v.^iai.c id uiue inaependammenc du Plaifir ou du déplaifir que lui donne ce coup felon la fuppofition, & que 1'homme n'eft mu que par le plaifir ou Ie déplaifir j & ce plaifir ou ce déplaifir fenti eft ce que nous avons nommé volonté ou defir; paree qu'un plaifir ne peut être fenti fans le defir ou la volonté de le voir continué , comme le déplaifir ne peut être fenti fans le defir ou la volonté de le voir ceffer. Le but unique de cette fuppofition ou compa-' raifon eft de bien faire comprendre ma penfée, qui eft que objet ou idéé, defir ou volonté, & fentiment; oubien que voir, vouloir & fentir font un, que c'eft un effet un, fimple, indivifible d'une feule & même caufe queile qu'elle foit Ainfi n'y cherchez pas autre chofe. II eft donc inconteftablement démontré dans jee chapitrg, que objet ou idéé, que fentiment, B  ( i8 ) & que defir ou volonté, ou ce qui eft la même chofe, qu'appercevoir, fentir & vouloir font «bfolument même chofe: que c'eft un effet un, fimple, indivifible d'une feule ck même caufe queile qu'elle foit. Nous conclurons de ce premier chapitre, que routes les fois que 1'homme a une fenfation, il a néceffairement connoiffance de quelque chofe, & que néceffairement il a un defir ou une volonté : & par une analogie a laquelle il eft bien tiifficile de nous refufer , nous devons penfer que tout animal, que tout ê;re enfin qui a une fenfation , néceffairement connoït & veut; d'oii il réfulte que 1'homme quanc au moral, doit être rangé dans la clafte des animaux, & même dans celle de tout être fenfible ; mais que par 1'étendue de fa mémoire , par la muUitude & les nuances prodlgieufes de fes fenfations, par 1'activité de fes organes penfans, par le don de la parole , 1 ufagè de fes mains, &c. il eft nonfeulement le premier de tous les êtres fenfibles, mais encore fort au-deffus de tous ceux que nous connoiffons. Quoique les deux differtations qui fuivent ne foient pas abfolument néceffaires pour le but que je me fuis propofé, cependant elles méritenf qu'on les life avec quelqu'attention.  ( H ) Appendicè du premier chapitre: 'Première dijfenation , fur ces exprejfwns plaifr douleur , fnfatians étendues, A. Douleur,plaifir, &c. fenfations étendues; Ici 1'on m'arrête, & 1'on me foutient qu'une couleur, qu'une odeur 3 qu'un fon , qu'une douleur , un plaifir, une fenfation enfin , ne peuvent être étendues. Quoique cecte affertion n'influe point abfolument fur les vérités importantes que je me fuis propofé de traiter dans eet ouvrage , qu'il n'eft point abfolument néceffaire pour mon but de favoir fi nos fenfations font ou ne font point accompagnées de I'idée de Pétendue, je ne puis m'empêcher de dire ce que je penfe fur ce fujet qui me paroit mériter un nouvel examen, & de nouvelles réflexions de Ia part des philofophes. Je dirai donc que comme cette affertion contredit de Ia manière Ia plus abfolue la facon de penfer de ceux qui ont le mieux confidéré ce qui concerne la nature humaine, je ne 1'ai avancée qu'après m'être examiné long-temps avec la plus fcrupuleufe attention , qu'après avoir confulté les enfans, les femmes, les hommes qui n'ayant jamais réfléchi fur ces matières, font k eet égard fans préjugés, & difent tout bonnement ce qu'ils fentent &; comme ils fentent. Ba*  (™) Tous m'ont dit que le bruit des vents, dn tonnerre leur paroit renir un efpace confidérable; qu'une voix forie , fonore, éclatante leur paroït remplir la ehambre oii elle fe fait entendre : que le bruit du canon, d'une cloche fes frappe d'une manière étendue : qu'une couleur, une diftance , une odeur, un goüt, &c. leur paroilTent étendus: que jamais ils n'ont fenti de douleur fans étendue. B. Mais une douleur, un plaifir, une fenfation, une penfée enfin , ne peuvent fe partager en deux. Donc, &c. A. Pour répondre a cette objeöion que la fcience & non Pexpérience a diftée, il faut la développer. Si vous voulez dire qu'une douleur en général, une fenfation en général, &c. ne peuvent fe partager, fe couper en deux , je ferai d'accord avec vous: paree que ce qui n'exifte point, ne peut être partagé, divifé; mais fi vous parlez; d'une telle douleur, d'une telle fenfation , je ne ferai point du même avis que vous. Fai un rhumatifme fur les deux épaules : voila une telle douleur; le temps, la nature & mon régime me guériflent une épaule: puis-je m'empêcher de fentir ma douleur de rhumarifme comme partagée , divifée en deux étenduement, dont il ne me refte que la moitié étenduement,comme je lafentirols diminuée de moitié en intenfité, fi mon rhumaüfme me tenant toujQurs fur les deux épaules  (11) étoit moins douloureux de moitié? J'ai devant les yeux fur un fond bleu, un quarré blanc dont les cötc-j ont quatre pouces : Voilé une telle fenfation de blanc. Si, par une ligne rouge, je coupe ce quarré b'anc en deux reclangies blancs de quatre pouces de bafe fur deux pouces de hauteur; ou je ne verrai rien, ou je verrai le quarré coupé en deux reöangles. Si donc je veis la ligne rouge partageant le quarré . eft-cé que ma fenfation de blanc n'eft pas partagée, cöupëè en deux étenduement ? Si elle n'eft pas coupée en deux étenduement, qui ma appris que le quarré blanc que je voyois a été coupé en deux reöangles blancs ? Je vois une pomme, voilu encore une telle fenfation; on la coupe cn deux- fi ma fenfation de pomme n',eft pas'coupée en deux étenduement, comment Ia verrois-je coupée en deux ? B. Vous éludez Ia quefiion : fans doute cue 1'on voit le quarré coupé en deux reétanglcs , la pomme coupée en deux morceaux : mais ehaque moitié de J'un & Je i'autre donne chacune une nouvelle fenfation, qui, ainfi que Sa première, eft fimple, indivifible. A. Je vous entends k prófent : vous voulez dire que le moi qui fouffre; que le moi qui fent, ne peut être partagé en deux moi fentant chacun une ciouleur, une fenfation moindre de moitié, mais femblabie è la H  (M) douleur, a la fenfation que Ie moi entier fentoit. Et dela, vous concluez qu'une douleur, une fenfation ne peuvent être partagées en deux. C'eft bien ralfonner. Mais concluerez-vous de ce qu'un cheval , un arbre , une pendule ne peuvent être partögés en deux, de faeon que 1'on ait deux petits chevaux, deux petits arbres, deux petites pendules, que le cheval, 1'arbre, la pendule ne font point étendus ? Vous voulez faire un être de ce qu'on appelle dans un animal, dans une machine, le tout, 1'enfemble. Mais ce tout, eet eisfemble d'un animal, d'une machine n'eft autre qu'un réfultat de renchaïnement, de la correfpondance de toures leurs parties, qui toutes agiflent enfemble pour un même but. Mais réfultat d'enchainement , de correfpondance n'exifte point : il n'y a que membres, ou pièces en repos, ou en mouvement qui exiftent. Si vous coupez en deux chaque membre, chaque pièce, ou que vous faffiez ceffer la correfpondance qu'il y a entre ces parties, eet enchaïnement é:ant détruit, ce réfultat, ce qui fait le tout, 1'enfemble eft détruit, anéanti. Or, ce moi qui fent eft 1'enfemble de mon être, c'eft-a-dire, de tous les membres, de toutes les pièces de mon individu, & eer enfemble ne peut être partagé, fans que le moi qui fent ne foit détruit, anéanti. Quant a la penfée ? Reprenons 1'analyfe de la lenfation que nous venons de faire.  ( M 3 Quoique une, fimple , indivifible , la fenfa» ïion eft objet ou idéé, defir ou volonté, & fentiment. Nous venons de le rrouver. Cela pofé : mon ame étant imprégnée d'une telle couleur , d'un tel fon, d'un fel goüt, d'une telle odeur, d'i«n te! Ftrouchement, &c. douSoureux $ ces ©bjets do'.'loureux , j'en ai confcience , & me font néce ffairernent defirer , vouloir un changement d'état. Or , je dis que cettt couleur, ce fon, ce gout , cette odeur, ce attouchcment font fentis étendus ainfi que les f nrimens de douleur qu'ils me font éprouver : & que par confi quent les uns & les autrts font div fibles pour mon ame« Et cue la confcience que j'en ai ainfi que la volonté , font indivifibles comme inétendues , paree que 1'une & 1'autre ne font que le réfultat, 1'efTet de ces fenfations. Mais nous appel'ons penfée la conféquence, 1'etTet ou le réfultat néceflaires d'une fenfation. Le moi penfant, c'eft le moi ayant confcience d'une fenfation : c'eft le moi confidérant, examinant ce qui fe paffe en moi, c'eft-a-dire, mes fenfations : c'eft le moi jugeant, voulant d'après les fentimens de mes fenfations. Or, ce moi eft indivifible, quoiqu'ü ne faffe qu'un avec la fenfation. Ainfi en diftinguant dans la penfée , i°. 1'objet & le fentiment qui font fentis étendus & B4*  i *4) dmüblesj&ao. Ia confcience de Ja & la volonté, effets néceffa.res de la fenfation qui font inétendues & indivifibles, la penfée lelon qu'on la confidère, eft ou n'eft pas étendue, eft ou n'eft pas divifible. Mais enfin, vous qui me faites cette objeöion qu'une douleur, une fenfation, une penfée ne peuvent être partagées, par la raifon, ditesvous, qu'elles ne font point étendues : quand vous avez un mal de tête , un point au cöté, un rhumatifme, &c. ne dites-vous pas ainfi que les cnfans , les femmes & les bonnes gens, qui n'ayant jamais plié leur raifon fous le joug d'une faufTe fcience, dif,nt tout bonnemert ce qu'ils fentent & comme ils le fintent: « ma dou» leur me tient depuis eet endroit jufqu'a ce» lui-ci, elle s'étend depuis cette partie jufqu'i » cette autre ». Si vous ne fentez point votre douleur étendue , pourquoi vous exprimer ainfi ƒ Vous parlez donc coutre votre fentiment. D'aprèi mon expérience , je dis donc que' toutes nos ftnfations nous donnent I'idée de I'étendue; ou plutöt pour parler plus correeïement fe'on ma facon de fentir , je dis que toutes nos fenfations font étendues ; toutes fans en excepter une feu'e, pas même celle de la joie; du chagrin, de 1'cfpoir, de la cra;nte. de 1'aH»"ié , de la haine, de la colère, &c. L'une fe  (25 > fait fentir par un épanouiflement du cceurJ 1'autre par un ferrement de ce même vifcère \ celle-ci par une dilatation du diaphragme, celleIa par une contraöion de eet organe ; eet autre p-ir un feu fubit qui monte a la tcte, eet autre par un froid qui tout-a-coup fe rêpand par tout le corps, &c. Toutes enfin paroiiïent ctendues. Otez tous ces différens fentimens d'étendue, et toutes ces fenfations s'évanouiffem. B. Mais cette étendue qui fe joint a toutes nos fenfitions, n'eft qu'apparente. A. Et c'eft ce que je dis en partie. Je dis que toutes nos fenfations me paroiffent étendues j cela veut bien dire , je crois que je les fens étendues. Comme quand je dis qu'une chofe me paroït rouge , amère, cela veut dire que je la vois rouge, que je ia fens amère. Si cette apparence eft trompeufe, illufoire, ce ne peut être que pour ceux qui affurent que les caufes qui leur donnent des fenfations étendues reftemblent a ces fenfations : qü'ellé's font étendues comme elles, colorées, froides, fonnantes, &C. comme elles. Et c'eft ce que je n'affure point. Mais s'il eft une circonftance dans la vie oü 1'on foit bien fur de ne point fe tromper, c'eft lorfque 1'on dit ce que 1'on fent et comme 1'on fent. Enfin accordez-vous avec vons-même. Vous nevoulez pas que nos fenfations foient étendues,  (M) & cependant vous avancez par-tout dans vos livres doörinaux, que le toucher eft le feul fens qui vous donne I'idée de 1'étendue. N'y a-t-il pas dans ce raifonnement une contradidion & une erreur. Une contradiöion : en ce que vous dites que aucune de nos fenfations n'eft étendue , & que cependant le toucher nous donne I'idée de 1'étendue. Or, comment le toucher peut-il nous donner I'idée de 1'étendue, fi nos fenfations dénvatrices de ce fens ne font pas étendues ? Si le dur, Ie froid, le chaud, &c. ne nous paroiffent pas étendus? Or, une fenfation qui paroït étendue eft bien fürement une fenfation fentie étendue. Une erreur: en ce que vous refufez aux autres fens ce que vous accordez au toucher. Car fans entrer ici dans une autre difcuffion, favoir auquel des deux fens de la vue ou du toucher nous avons le plus d'obligation pour le grand nombre d'idées qu'ils nous donnent, et encore favoir lequel des deux nous donne de 1'étendue une connoiffance plus particuiière , plus intime, plus profonde. Comment ? par queile raifon avons-nous accordé au feul toucher la facuhé de nous faire conneïtre 1'étendue, et en avonsnotis dépouillé tous nos autres fens; tous juf.qu'aux yeux, ces organes admirables que nous favors bien être enrichis par la nature de tous  ( *7 ) les inftrumens propres a nous feire voir des grandeurs , des diftances ? De plus, vous affurez que la couleur prife par exemple, ne peut exifler fans étendue. Donc felon vous , dès que vous voyez de la couleur, vous voyez nécefTairement une étendue cobrée. Si les yeux ne peuvent voir de 1'étendue, a quoi fervent toutes ces régies d'optique , toute cette fcience de rayons divergens,. convergens ? Pourquoi vois-je les objets plus grands d'un ceil que de 1'autre? Si je ne vois point d'étendue, je ne dois rien voir de plus grand ni de plus petit. Eft-ce ma main qui a montré k mon ceil a voir les objets plus grands quand il regarde a travers d'un verre convexe. La main i queile folie 1 Que tous les fens s'aident réciproquement, a la bonne heure. Que par les fecours 1'un de 1'autre, les fens acquièrent de la jïÜiefte, de la précifion, de la fineffe , de 1'étendue même; foit. Mais que fans le nez 1'oreille ne puiffe entendre, que fans 1'oreille le palais ne puiffe gouter , que fans la main 1'cell ne puiffe voir ! car voir de la couleur inétendue eft affurément Ue rien voir ; ce qui n'eft point étendu n'eft point fait pour être faifi par nos fens. L'ceil ou la main apprentirönt k mon oreil'e que tel fon vient d'un flageolet et tel autre d'un cc-r. Mais mon oreil'e ne doit certainement pas k mon ceil  ( l8 ) m a ma main d'entendre ces deux fons er de les trouver fort différens 1'un de 1'autre. Elle leur devra feulement de favoir que le fon doux vient du flageolet, & le bruyant du cor. Autre exemple : il n'appartient qu'au toucher de connoitre la liquidité & 1'a fermeté. iMais il peut apprendre i 1'ceil non pas a voir la liquidité ni la fermeté, la nature ne 1'a point fait pour cela : mais a juger pour ainfi dire par la couleur, par i'apparence , que telle étendue eft liquide ou ferme. Alors rceil eft pour fame caufe efficace de I'idée de la couleur étendue, & en même temps caufe occafionnelle de I'idée de liquidité et de fermeté étendue , comme 1'oreille lorfqu'on profère un mot eft caufe efficace de tel bruit, de tel fon étendu, & caufe occafionnelle de I'idée attachée a ce mof. Mais fi le toucher nous fait fentir 1'étendue pefante, 1'étendue plus ou moins réfifiante, unie ou raboteufe, froide ou chaude , &c. la vue nous la fait fentir diverfement colorée , diverfement figurée; 1'ouie diverfement fonnante, le nez diverfement odorante, &c. Chaque fens enfin nous fait fentir 1'étendue , mais chacun a fa manière : & ces manières font fi diftinaes , fi ciifférentes & fi propres a chaque fens, que nonfeulement jamais un fens ne peut faire fentir comme un autre, mais encore qu'il ne peut jamais  ( *9 ) recQnnoïtre,diftinguerce qu'un autre fens connoït &C diftingue : par la raifon qu'il faudroit qu'il fentit comme eet autre fens. Ainfi jamais 1'ceil ne verra ceque 1'oreille entend, ce que ia main fent, & jamais le toucher ne fentira ce que la vue appercoit, ce que le palais goüte, &c* Ne nous étonnons donc pas de ce que eet aveugle-né, auqucl Chefelden öta les cataraöes a 1'age de 14 ans, ne put au moment oü la vue lui fut donnée, nommer les deux folides que fes mains appelloient globe & cube. Et n'en concluons pas qu'il ne voy.oit par les yeux ni étendue, ni.figures, ni grandeurs, ni diftances, 6c que fes yeux confondoient le globe avec le cube. Difons feuleraent que , pour que fes yeux pufient diftinguer, reednnoitre ce que fa main appel'oit globe & cube, il falloit i°. que eet organe eüt aequis le jeu, 1'exercice néceffaire a une vifion nette et diftinöe ; %°. que la main leur dit : eet objet que je tiensx& qui me fait fentir une étendue foiide , pefante, compofée de plufieurs furfaces planes inclinées les unes aux autres , féparées par des parties ou tranchantes ou piquantes, &c. & qui vraifemblablement paroït une feule furface plane, divifée en plufieurs parallélogrammesinégaux &de teintes difterentes fans aucune dégradation de couleur, eft ce que j'appelle cube ; & 1'autre foiide, eft celui que j'appelle globe,  ( 30 ) Voila ce qu'il falloit, pour que 1'ceil & la main s'accordaffent. Corame il aurört fallu que 1'ceii eüt enfeigné la main, s'il avoit vu longtemps avanr que fa main eüt touché, pour que 1'un & 1'autre reconnuffent Ie même objet entre plufieurs. i Ainfi donc, de ce que 1'ceil ne voit point 1'étendue foiide, vous ri'étes pas en droit de conclure qu'il ne voit poinr 1'étendue colorée ou lumineufe. Comment! Je vois en même temps fur une même ligne une boule bleue, une boule rouge & une boule verte, & ne vois pas de 1'étendue , pas même de la grandeur du plus petit point phyfique ! Cependant je vois bien certainement les trois boules a Ia fois, celle den haiic qui eft bleue, celle du milieu qui eft rouge, &ceiled'en bas qui eft verte. Comment ces trois couleurs ne fe confondent-elles pas en une feule qui ne feroit ni bleue, ni rouge, ni verte, mais qui tienclroit des trois? Si je ne les vois pas étendues, comment vois-je du mouvement ; par exemple, un cheval qui galope, fi ce n'eft paree que je vois que de ma°droite il paffe è ma gauche, & qu'il couvre & découvre alternativement les objets qui font derrière lui? Je ne puis donc voir du mouvement fans voir de 1'étendue? Dites-moi comment je puis diftin,  f 3i ) guer un triangle d'un quarré , fi Je ne vois que dc la couleur fans étendue ? — C'eft a la main k qui votre ceil doit cette connoiffance ; mais fi mon ceil ne voit nulle étendue, ma main ne lui fera jamais diftinguer un triangle d'avec un quarré, non plus qu'un cube d'un globe : cela eft clair. II faut commencer par fuppofer qu'il voit de 1'étendue pour que la main puiffe lui faire diftinguer ce qu'elle appelle cube & triang'e, ce qu'elle appelle globe & quarré. Mais fuppofons pour un moment que la main apprenne a 1'ceil k voir de 1'étendue , ce qui me paroit une abiurdité. Par quel artifice la main feraelle emendre a 1'oreille de 1'étendue? On congoii bien comment la main peut refiifïer 1'or-. gane de la vue, paree que la couleur, la lumière étendue font fenties par 1'ceil & parcourues par la main que 1'ceil peut fuivre dans cous fes mouvemens. Ainfi la main peut dire a 1'ceil: cette étendue colorée de teintes différentes qui vraifemblablement vous paroit une furface plane, n'eft pas plane. Suivez mes mouvemens; ik. confondant votre fentiment avec le mien vous verrez que les points de cette furface qui vous paroiffent d'une couleur plus vive, plus claire, font des angles faillans; que ces points d'une couleur plus obfcure,plus rembrunie font des angles rentrans , ,&c. que cette étendue  (i%) d'une couleur fale, reteinte, revêt un objet plus éloigné de vous, que eet autre revêtu d'une couleur plus vive, plus pure, &c. On concoit cela. Mais il n'en eft pas de même de 1'étendue foniiante , la main ne peut !a parcourir ; & 1'oreille ne pourrcit fuivre les mouvemens de la main qui feroit fuppofée la parcourir: que fi 1'on veut que i'ccil & la main d'intelligence peuveüt enfeigner 1'organe de 1'ouie , on aura tort. La vue d'une cloehe Sc du mouvement du battant qui la frappe, fa forme, fa folidité,&c. ne font pas du fon: ces objets font faits pour 1'ceil Sl ia main , & non pour 1'oreille. L'oreille ne doit donc rien a la main , cependant elie cpnnoit 1'étendue. Tout le monde fent le bruit étendu : le bruit du canon plus encore celui du tonnerre, parelt a tout le monde tenir un efpace confidérable. Une voix pleine, forte, fonore, paroit remplir un plus grand efpace qu'une voix maigre, frêle, chétive. Auffi, ces mots que le fentiment a diclés , volume de voix, filet de voix en font la preuve. Une autre preuve qui paroit décifive que le bruit , le fon pareiflent étendus, eft qu'affez fouvent on eft incertain du cöté d'oii il went. Et une oreille qui ne feroit pas exercée, comme feroit celle d'un fourd de naiffance k qui 1'on rendroit 1'ouie, feroit long-temps dans ce É  ?»} te cas la. Le bruit fe fait donc entendre alors h droite & a gauche , pardevant, pard rrière , enfin de tous les cötés en même temps iil paroit donc alors étendu. Or, je le répè'e; une fenfation qui paroit étendue eft bien fürement une fenfation fentie étendue. Mais fi 1'on eft forcé de reconnoïtre que 1'ouie , ainfi que le toucher, nous font fentir 1'étendue chacun a fa manière, pourquoi s'obftiner a réfifter a ce fentiment de i'étendue que nous donnent tous nos autres fens, Podorat, le goüt & fur tout la vue. IVlais des raifonnemens paffons a des fairs, ils fe feront peut-être mieux fentir. Tous les jours nous voyons un poulet au moment qu'i' fort de fa coque , aller , venir , s'éloigner de fa mère , s'en rapprocher , fans herrter les objets qui peüvent fe trouver entr'elle & lui. Les oifeaux auflitot qu'ils quitfent le nid planent dans l'air , vont fe percher fur la br.mche qui leur plait, retournent a leur n;d, &c. & dans toutes ces courfes ils agiffnt auffi librement, aufii détermmément que nous agiffons lorfque nous avons acqms un parf.it ufage de nos yeux. Nous voyons un poulain, un anon fix heures . prés leur naiffance & quekpiefois plutöt marcher , courir même , quitter leur mère & la venir reirouver. S'i's fe heurtent , c'eft plutöt tn eiourdis qu\n animaux qui ne jugent point des C*  ( 34 ) «Mances , c'eft en animaux qui ne favent pas encore pnr lVxpérience ce qui peut les offenfer. J'ai vu un agneau né dans un pacage vers le milieu du jour , faire d'un pas affez sur plus d'une demi-lieue dans des terres labourées, fuivant fa mère qui alloir, venoic pour chercher fa nourJ-iture, & qui le foir fe rendit au bercail avec le refte du troupeau. Ces animaux, ainfi. que beaucorp d'autres , fans avoir appris è voir , fans sê re aiJés des mains pour acquérir eet ulage , voient donc par les yeux de 1'étendue , jügent donc des diftanees. Et nous quand nos yeux font formés nous ne verrions ni étendue, ni diftance? Dira-r-on que Ia narure a formé de d«.ux efpèces d'yeux , les uns pour voir des diftanees de 1'étendue , & lts autres pour n'en point voir ? Revsnons donc fur nos pas; & avec une attenron dégagée de préjugés , examinons cemme nous fenrons dans toutes les circonfrances rii nous nous trouvons. Et comme les préjugés r.ous offufquent, obfervons les enfans, lts he mmes ignorans, les animaux, & tSchons de démê .r ce qu'ils fentent & comme ils fentent dans les diverfes pofmons c ü ils fe trouvent. Et dans eet examen, ne perdons pas de vue cette grande vériré , que 1'expérience feule peut nous éclairer fur nos fenfations, & que tous les raifonnemens pofiibles ne peuvent nous appren^  ( 35 ) dre ce que nous devons fentir dans telle ou telle occafion, & encore moins nous prouver que nous fentons autrement que nous fentons. Je vois a huif pas de moi un homme a peu prés de la même grandeur que je le voyois lorfqu'il n'étoit qu'a quatre pas. Tous vos raifonnemens ne me perfuaderont jamais que je le vois la moitié plus petit lorfqu'il eft k huit pas, que lorfqu'il n'eft qu'a quatre. Que votre fcience m'apprenne , mais bien clairement, quels font les moyens dont la nature fe fert pour me faire voir ainfi :.foit. Mais ne tentez pas de me perfuader que je vois petit ce que je vois grand. Je vois une couleur étendue , je fens une douleur étendue , &c tous vos raifonnemens ne me feront pas fentir inétendu ce que je fens étendu. Je vois une tour ronde, vous avez beau m'affurer qu'elle eft quarrée, je la verrai toujours ronde. Je regarde a travers un verre a facettes , & je vois vingt chevaux : quand vous me diriez cent & cent fois qu'il n'y a qu'un cheval devant mon verre , vous ne parviendrez jamais ï me faire voir moins de vingt chevaux. Avec le doigt je pouffe le globe de mon ceil, enforte que mon ceil dérangé de fa place me fait loucher , & je vois deux ftambeauxrvous me dites qu'il n'y en a qu'un, & ie vois toujours deux flambeaux. Je roule une  ( 3* ) gobille entre mes doigts index & medius croiies, & le toucher me dit qu'il fent deux gobilles; en vain vous me direz qu'il n'y en a qu'une , en vain mes yeux me tiendront le nvime langage, le fens du toucher me ciira toujours qu'il tent deux gobilles. Enfin fi je croyois cette queftion utile, avantageufe a 1'humanité, & fi je ne la trouvois réfolue par Pexpérience qui, fur pareils fujets , paffe toute fcience, je prouverois a ceux qui s'égarent dans des raifonnemens plus fubtils que juftes } foutiennent que 1'ceil ne peut par luimême dc'nner aucune idéé de figure, de diftance, d'étendne : iu. Que la main ou le tact n'en peuvent don-' ner davanrage; & pour les convaincre, j'em-; ploierois abfolument les mêmes raifonnemens dont ils fe fervent pour refufèr k 1'ceil cette faculté. En deux mots : je dirois ; ainfi que la lumière & les couleurs ne font felon vous que des modifications inétëndues d'un ctre non étendu, de même le dur, le mol, le foiide , le liquide , le froid, le chaud , le mouvement èc les efforts du bras de la main , &c. ne font que des modifications inétëndues d'un être non étendu. 1°. Que quand le ta£t auroit feul le privilège èxclufif k tous les autres fens , de donner a 11'ame des idees de figure , de diftance, d'éten-.  (37) üue , jamais il ne pourroit enfeigner 1'ceil ü'en voir; puifque felon vous, la nature lui auroit refufé cette faoulté. L'oeil' verroit la main, le bras,&c. comme.tous les ainres objets, il les verroit feulement comme couleur, fenfation non étendue ielon vos raifonnemens. De plus, il les verroit toujours immobiles. Car il eft impcffible de voir du mouvement fans voir de 1'étendue. 3°. Que fi la main avoit feule le pouvoir de donncr a l'oeil la faculté de voir des figures, des diftanees , il lui faudroit des fiècies pour nous faire voir, diftinguer cette prodigieufe quamité d'objets fous cette multiïude infinie de formes, d'afpe&s , de pofitions,comme nous les voyons dès que nos yeux ("ont tout-a-fait formes, c'eft-a-dire, a 4 ou 5 ans; & comme les voient certains animaux fitöt après leur naiffance. 40. Enfin, je prouverois que c'eft la croyance hafardée , ou plutöt le préjugé de la fpiritualité de 1'ame qui a fait rejetter 1'cxpérience, infiraier le témoignage des fens, & chercher dans des raifonnemens vains & abfurdes les preuves que nos modincations ne font & ns peuvenr. être celles d'un être étendu : 8c que forcé ce pendant par un penchant invincible a reconnoïtre en foi I'idée de 1'é.endue, c'eft-a-dire, des fenfations étencüvS > Si comj.-o.ant avec foi, on a confenti c3  ( 3») que le ta£t en donnat I'idée en la refufant au* autres fens, fans s'appercevoir de la contra-: diction. Ainfi donc quand vous 'voyez une couleur étendue, que vous entendez un fon étendu, que vous fentez une douleur étendue, Sic. convenez de bonne foi que vous fentez une étendue colorée, fonnante, douloureufe, &c. Sc rejettez avec mépris tout raifonnement qui tenda vous prouver que vous ne fentez point ce que vous fentez; paree qu'il ne peut être que ridicule»' abfurde. Commencez d'abord par bien croire a tout ce que vous fentez, paree que bien certainement c'eft la chofe la plus certaine pour vous: Sc puis aidez-vous de votre raifon & des lumières des autres , pour découvrir les voies que la nature emploie pour vous faire fentir comme vous fentez: a la bonne heure. Difons donc d'après notre expérience: i°. Que la bafe, le foutien de toute fen-i fation eft 1'étendue. 2°. Que la vue Sc le toucher font les feuls fens qui aient quelque chofe de commun. L'un Sc 1'autre, mais chacun a fa manière, nous font conneïtre les formes,les figures. De-ia vient fans doute que l'un 6V 1'autre fens voyant ou fentant 1'étendue circonferite, terminée, 1'étendue a pour ainfi dire plus de réalité pour ces  C 39 ) deux fens que pour les autres. Cts autres fens 1'odorat, 1'ouie, le goüt n'appercevant jamais 1'étendue circonfcrite , mais toujours d'une manière vague, interminée, ne la fentent que comme un point prefqu'indivifible. Car toute grandeur eft relative; & pour la comparer il faut 1'embraffer en fon tout, en voir les limites: autrement e!le peut paroïtre infiniment petite , comme infiniment grande. Mais comme nous fommes bien plus portés a nous croire refiérrés dans des bornes fort étroites qu'autrement, toute fenfation d'étendue non circonfcrite peut nous paroitre infiniment petite quoique fortement fentie. Et dela on a conclu que l'odorat, le gout, 1'ouie ne nous donnent aucune idéé d'étendue. 2°. Que de tous les fens, le toucher eft celui qui nous fait connoitre 1'étendue par un plus grand nombre de qualités. Par le toucher nous la fentons ferme, molle , liquide, unie, rab©teufe, froide, chaude, figurée , sgréable , douloureufe ; vient enfuite la vue qui nous la fait fentir colorée, lumineufe & figurée. Au lieu que les autres fens ne nous font connoitre 1'étendue que par une feule qualité : 1'ouie par les feuls bruits, le nez par les feules odeurs , & le palais par les feuls gouts. 4°. Que la vue nous fait connoitre infi-fimertt C4  (40) plus de figures, de tormes , ou pour mieux dirë d'objets que le toucher : que la vue juge des figures & des /onnes d'une manière infiniment plus rapide que le toucher. 11 faut que le toucher fe traïne lentement fur toutes les parties d'un foiide ou d'une furface , & y revienne a plufieurs reprifes pour donner a 1'efprit I'idée d'une figure ou d'une forme .• la vue au contraire embraffe dans un inftant indivifible une furface ouun foiide, pourvuqu'i's foientproportionnés a fa capacité d'embraffer les objets. A ces remarques qui me fembient convenir a tout le monde, j'en ajouter-ai une qui peut-être m'tft particu1ière. Soit habitude, foit que les figures & les formes foient encore plus du reffort de la vue que. du toucher , je ne puis quelques efforts que je faffe me rappeller une figure, une forme que par la voie de la vue, §£ jamais par celle du toucher. Je veux dire, que fi je veux penfer a une figure ou a une forme, I'idée que la vue m'en a donnée eft toujours ceüe qui fe préfente a mon efprit, & non celle que m'en a donnée la main, quoiqu'auffi fouvent manice que vue: ccmme celle d'une plume a écrire , d'une pièce de jeu d'échecs , &c. Bien plus, ) i pris des folides que je n'avois jamais vusjjelesai maniés les yeux ferméspour me faire une idéé de leur forme; I'idée que j'en  ( 4i J prenois par le toucher me fembloit toujours me venir par les yeux quoique fermés. II me fembloit que mes yeux quoiquefermés fuivolent ma main , pour faire a mon efpric !e rapport de ce que ma main leur apprenoit. Et quand je voulois deffiner ce foiide, c'étoit toujours une idéé comme acquife par les yeux qui conduifoit men crayon. J'igncre fi les autres fentent ainfi que moi. Cette vérité, que toutes nos fenfations font étendues, que le fentiment de 1'étendue ne nous quitte jamais, étant bien reconnue, bien analyfée, bien approfondie, peut-être nous fera-t-e!l« foupconner que cette étendue eft toujours la même , mais modifiée diverfement: tantöt lumineufe ou colorée, tantöt fonnante, tantöt fa. voureufe, tantöt agréable & tamötdouloureufe, &c. Enfin que le moi qui fent eft cette étendue modifïée, tantöt d'une facon & tantöt d'une autre , felon le fens qui lui tranfmet la fenfation , ou qui eft la caufe de fa'modification. Et ce foupcon fortifié par d'autres expériences, confirmé enfuite par le raifonnement, 1'analogie, fe changera-t-il peut-être en certitude.  C ^ ) Seconde dissertation. Sur cette affertion , que toutes nos fenfations font agrèables ou défagréables, plaijirs ou déplaifirs. Il eft une vérité reconnue de tous ceux qui y ont réfléchi, & qui pour les autres fera folidement démontrée dans tout le cours de eet ouvrage, que nous ne fommes mus que par le plaifir & la douieur. D'après cette vérité, il eft bien certain que s'il y a des fenfations tellement ndiiTérente s qu'elles ne foient ni agréables ni défagréables , ni plaifirs ni déplaifirs, elles ne peuvent jamais être le principe, le motif, la caufe de nos déterminations,de nos aflions; & qu'ainfï, par rapport a notre conduite, elles font abfolument nulles. Et cela mefuftit pour la fin que je me fuis propofée, qui eft de traiter du premier principe de toutes nos aöions; de la première caufe de toutes nosdéterminations; de développer tous les erTets qui réfultent de cette première caufe; & de prouver enfin que toutes nos actions, fans en excepter une feule, dérirent de cette première caufe. Mais y a-t-il de telles fenfations ? Y en a-t-il qui ne foient ni plaifir ni déplaifir ? Je ne le crois pas 6c voici mes raifons.  (43 ) 'i\ D'abord tout le monde c-mvient que foute caufe a néceffairement fon effet, quoique fouvent inappercu. Une bille recoit a la fois deux coups diamétralement oppofés, l'un ttès fort, & 1'autre très-foibie. Quoique 1'efFet du coup très-fort foit le feul vifible, paree que feul il déplace la bille & feul lui donne une direclion, cependant !e coup très-foiWe n'a pas moins eu fon effet , ce'ui d'amortir de toute fon intenfité 1'effet du coup très-fort. Aii.fi, dans une infinité de circonftances, quoiqu'une fenfation foit réellement plaifir ou déplaifir iorfqu'die eft fentie feule, elle peut fort bien n'étre pas fentie comme telle, paree qu'un plaifir plus vif ou une douleur d'une intenfité plus grande 1'abforbe totalemenf. Bien certainement , une petite piqüre d'épingle eft dou'oureufe; mais cette douleur n'eft fürement pas fentie par un bom.ne a qui on fait une opération bien plus douloureufe , comme celle de la pierre. Oans eet exemple, non feulement la fenfation de la p'qüte n'eft pas fentie comme douleur, eüe ne 1'eft pas même comme objet; enforte qu'elle eft pour ainfi dire mille. Mais eft-elle nulle dans toute la force du terme? Cette caufe eft-elle abfolument fans eff.'t? Je ne le penfe pas. Et pour juftifier mon opinion , je dis que fi on muhipiioir ces pedtes douleurs C *  (44) dans une partie éloignée de celle oh 1'on opère ; ( puur qu'elles ne puiïent être confondues avec cel.'e de l'opération) que fi par exemple, on faifolt 10, 30 piqüres a la fois a 1'épaule du patiënt, ces 10, 30 petites douieurs devemies grande douleur par la réunion de leur intenfité , fufpendroient pour un moment la douleur terrible qu'éprouve le malheureux qu'on opère , & que certainement il fe plaindroit qu'on le bleffe è l'épaule. Donc, &c. Prefque to>»tes les fenfations que nous donnent les moyens que nous employons pour parvenir a quelque chole de trés intéreffant, nous font ou nous paroifftnt indifFérentes, lorfque ces moyens foni fimples, communs, faciles a trouver. Un jeune adok leent plein de force & de fanté , aux iarrets foup'es & élaftiques, qui bondit plu ót qu'il ne marche , pour qui l'ina&ion eft, pénible & 1'exercice unè jouiffance , apprend dans une de fes promenades que fon père vient de tomber en foibf-ffe. Auffi-töt il court, il vole è fon père : mais alors chaque pas qu'il fait comme moyen pour arriver , n'eft plus peur lui une jouiffance Piein du rrifte objet qui 1'occupe, il ne fent plus ce plaifir que lui donne oidi-iairemtnt i'extrcice de fes jambes : il ne s'appergoit pas neme qu'il court. Cependant Pex^rcice eft un pU fir délicieux pour lui. Ainfi donc, de ce que no:re faculté de fentir  ( 45 ) fcit très-bornée, de ce que nous ne pouvons fentir plufieurs affeótions a la fois, une multitude de fenfations ou nous échappent, ou nous paroiffent indifFérentes, quoique dans le fait elles ne le foient pas par elles - mêmes. Nous entendons un concert charmant: fi dans le moment que nous en fommes le plus délicieufement affectés, une perfonne vient a nous parler, aufli-töt nous fentons notre plaifir diminuer; 8c felon la vivacité, Pintérêt de la converfation , ce plaifir qui étoit fi vif s'afroiblit, & peut même de venir nul. Dira-t-on pour cela que la fenfation que produit ce concert n'eft pas plaifir ? Une converfation, la préfence d'une perfonne qui nous eft chère ou que nous refpeöons ou que nous craignons , fufiit fouvent pour fufpendre une d ou'eur très-aiguë. Donc, &c. 2°. II eft encore d'autres caufes qui rendent une multitude de fenfations indifférentes, qui bien fürement ne le feroient pas fi ces caufes n'exiftoient pas. Telles font celles qui en nous ótant une partie de notre exiftence, ou pour mieux dire, qui en diminuant notre vie émouffent en nous le don précieux du fentiment. Comme les glacés de 1'age, 1'abus de la jouiffance , la langueur des infirmités, Phabitude de fouffrir, raffoibüffement des organes, &c. Dans toutes ces différentes circonftar.ces, il faut pour,  ( 46 ) nous remuer des fenfations plus fortes que lorfque par 1'abfence de ces caufes nous avons plus de vie. Mais cependant ces fenfations qui ne nous font indiffireqtes que par rapport a notre état n'en ont pas moins fait leur effet. Tel un coup de deux degrés de force n'a pu raettre en mouvement un globe de marbre, qui ne peut être déplacé que par un coup de quatre degrés de force, mais qui cependant a toujours fait fon effet fur le globe; puifque dans le même moment ou il a c'té donné, il ne fatlok p; ur remuer le g'obe qu'un autre coup de deux degrés joint au premier. Ainfi donc jepenfe que toutes nes fenfations font accompagnées de plaifirs ou de déplaifirs, quelque foibles qu'ils foient : & que quand nous ne fentons point l'un ou 1'autre de ces fentimens , c'eft ou paree qu'une fenfation nous préoccupe tellement qu'elle abforbe entiérement le plaifir ou le déplaifir que devrcit nous donner une telle fenfation , ou paree qu'un êngourdifïement, unelangueur, une apathie a émouffé en nous la facidté de fentir, nous a rendu plus difficile a émouvoir : car quand il n'y auroit que le plaifir de fentir fon exifleuce en fat fan t ufage de fes fens, il y a bien certainement un petit plaifir attaché a toutes les fenfations qui ne font point pénibles. Suivez un jeune  (47) homme plein de vie, tout eft plaifir ou peine pour lui, rien ne lui eft indifférent j h moins qu'il ne foit fortement occupé : un convalefcent voit les rnoindres chofes avec un plaifir vif: tout ce qui ne remue pas vivement un fibarite eft peine, mal-aife. Enfin, voulez-vous bienjuger fi une fenfation vous eft abfolument indifférente, fuppofez que 1'on vous en privé pour toujours, & voyez fi cette privarion ne vous donneroit pas quelque regret ou quelque fatisfaftion. Quoi qu'il en foit qu'une fenfation nous foit indifférente, ou paree que noüs fommes fortement préoccupés , ou paree que nous n'avons pas afléz de vie pour la fentir agréable ou défagréable ; ou enfin, ce que je ne puis penter, paree que par elle-même elle ne peut être jamais plaifir ou déplaifir, toujours eft-il bien certainque de telles fenfations ne peuvent jamais être Ie principe, le motif, fa caufe d'aucune de nos aclions. Car une fenfation ne peut neus déterminer a agir que pour nous approcher ou nous éloigner de fon objet. Or, pourquoi nous en approcherions-nous s'il ne nous fait aucune forte de plaifir, s'il n'a aucun attrait pour nous? & pourquoi le fuirions-nous s'il ne nous faifoit aucune fortede déplaifir, s'il n'avoit abfolument nen de repouffant pour nous ? L'un & 1'autre «as feroient un effet fans caufe.  ( 4§ ) Cependant qu'un homme ait de fuite cV pendant un certain terops de ces fenfstions dites indifférentes , fon état ne lui fera-t-il pas pénible, ne fera-t-il pas tous fes etTorts pour en fortir? Mais fi ces fenfations étoient réellement indifférc-ntes, il n'en foufTriroit pas# 6c ne chercheroit pas a s'en procurer d'autres. Je le répète : ces deux differtations font de pure curiofité ; il n'eft point abfolument néceffaire pour le but que je me fuis propofé de favoir précifément fi nos fenfations font ou ne font pas étendues , s'il en eft d'abfoluir.ent indifTérentes qui ne foient ni plaiürs ni déplaifirs. Dans la métaphyfique de 1'homme, il n'eft que trois problêmes dont Ia folution foit ncceffaire au bonheur de 1'humanité. i», Y a-t-il ou n'y a-t-il pas d'idées innées? i°. L'homme eft-il ou n'eft-il pas un être néceffaire ? 30. Y a-t-il un Dieu ? Et s'il y en a un , a-t-il quelques rapports avec nous , 6c en avons-nous avec lui ? Voila les feules queflions véritablement importantes; toutes les autres prefque toutes infolubles peuvent bien amufer nos loifirs , mais ne font néceflaires ni utiles. Mais pour parvenir è leur folution ; il faut i°. faire 1'analyfe de la fenfation, ce que nous venons de faire; & *°. faire  ( 49 J faire bien connoitre ce qn'eft objet, idees 8t notions , defir & volonté, & fentiment ; les trois parties de 1'analyfe de la fenfation. Et c'eft è quoi nous allons nous attacher. CHAPITRE IL Des objets. Dans le cbapifre i, §.7, j'ai appellé objet; tout ce qui caraöériie une fenfation première ou reproduite en nous par la même caufe queile qu'elle foit, qui pour Ia première fois i'a reproduite en nous. Et dans la note F du même chapitre, j'ai fait remarquer que ce n'étoit point aux caufes de nos fenfations que je donnois ce nom ó'objet, mais a ce que nous voyons,' ce que nous appercevions, ce que nous fentions enfin; ou , pour mieux m'expliquer , a ce qui caraftérifoit une fenfation ; fans nousembarraffer fi les caufes de nos fenfations reffemblent ou non a ce qui les caraöérife : puifque nous foinmes condamnés a 1'ignorer toujours. Car nous ne pouvons fentir, connoitre que nos propres fenfations. Comment fentirions - roas t*e qui n'eft pas nous ? Si nous fentions autre-  X V ) chofe que nous , nous ferions cette autre chofe; & nous ne ferions plus nous. Or, perfonne ne doute que nos fens ne foient les organes qui feuls nous font fentir, appercevoir les objets. Tout le monde convient qu'un aveugle-né n'a nulle connoiflance des couleursï qu'un fourd ne connoït point les fons, &c. Ainfi il fembleroit alfez inutile de s'arrêier fur ce fujetj puifque c'eft une vérité reconnue, que fi nous étions privés de tous nos fens , nous ne pourrions fentir, connoitre aucun objet. Cependant comme les objets ou leur fouvenir, que nous avons appelles idees, chap. i, §. 5, font, ainfi que je le prouverai dans les deux chapitres fuivans , les matériaux de toutes nos penfées , de toutes nos connoiffances , ainfi que les caufes de toutes nos déferminations & aétions ; il nous importe beaucoup de faire une récapitulation exacte de tous les objets foumis a notre connoiflance, pour détruire bien des chimères que les préjugés, Pinacïion nous font prendre pour des réalités. Mais comme il feroit très-long & très difficile de faire paffer en revue tous les objets qui font a la portée de notre connoiflance, nous ferons feulement 1'énumération de toutes les efpèces d'objets que chacun de nos fens ou de nos autres organes du fentiment peuvent  taous faire connoïtrê. Èt fi cette énumération eft exacle, c mp'ette, no^.s aurons, pour ainfi dire, parcouru tous ies objets que nous connoiffons, ou que nouspouvons connoitre p*r nos fèns & nos autres organes du fentiment. Commencons* Par les yeux du corps je vois de "la 'um'ère & des couteurs étendues & figurées, en repos Ou en mouvement. Figurées: car nous ne voyons aucune lümière, aucune couleur qui ne foient circonfcrites; 1'immenfe océan nous paroit un eerde, & la vafte étendue des cieux une calotte. Etendues.-Qat feroit une figure non étendue ? En fcpos. Quand ces figures ou colorées ou lumineufes gardent entr'elles toutes &C les mêmes diftanees & les mêmes afpeóts. En mouvement. Lorfqu'elles changent leur diftance Ou leur afpe£h Ceci eft clair & n'a nul befoih dVxplication. Voila tout ce que nous pouvons voir ou fentir par les yeux. Mais ces figures ou lumineufes ou colorées font caraftériféesoupar lacouleur ou par la forme; enforte qu'on les diftingue les umsdes autres. Ainfi fiousdiftinguons un homme d'un the val, un chevaï d'un bttuf, &c. & par leur forme öt pa* leur cou* leur. Ces caraöères diftinöifs des figures col 0. tées öu lumineufes ferment les divers objets  (-SO- que nous pouvons fentir par les yeux. Mais rémarquons : i°. Que nous ne pouvons famais voir que tel ou tels objets particuliers & jamais un objet général. Nous Voyons un tel homme, une telle armée , &c. & jamais un" homme , une armée en général. Car un homme , une armée en général ne peuvent exifter; paria raifon qu'un homme ne peut être tous les hommes, ne peut être celui-ci, celui-Ia , eet autre, &c, il faut qu'il foit un tel homme, &C de même une armée, &c. Enfin comme il n'exifte que des individus^ nous ne pouvons voir que des individus. Cette remarque s'appliquera h toutes nos autres -manières de fentir fans nulle exception. 2°. Nous pouvons bien vbir un tel objet feul, deux tels objets a la fois ou l'un après 1'autre, trois tels objets a la fois ou l'un après 1'autre, quatre, cinq, fix , dix, cent, mille, &c.' tels objets a la fois ou l'un après 1'autre : mais nous ne pouvons voir un, deux, trois, quatre, fix, dix, cent, mille, &c. Nous voyons un mcuton , ce tel mouton exifte ; mais un n'exifte pas. Nous voyons deux moutons, ce tel mouton & eet autre tel mouton exiftent; mais deux n'exiftent pas , Sie, paree que les nombres ne fOnt que des fons ou des caractères écrits: paree qu'ils n'exiftent pas plus que les prépoficions j  C 53 1 fïiors inventés pour exprimer les différentes vues de notre efprit, les différens rapports qui font entre les objets. Dans cette expreffion deux, trois, &c. moutons, ces mots deux, trois, fervent a faire emendre ce que je vois de mouton , ce que mon efprit en embraffe; comme ces expreflions dansjur, fervent & exprimer le 'rapport d'une chofe a une autre que mon efprit appercoit. Cette remarque eft applicable, fans mille exception ,,atoutes nos-autres manières de fentir. 3°. Que le fimple ne peut pas plus être t'objef de notre vue que I'infihi: puifque tout objet appereu par les yeux, quelque grand ou petit qu'il foit, peut être augmenté ou diminué. Cette remarque peut être appliquée è toutes nos autres manières de fentir, fans mille exception. Par les oreilles nous ne pouvons entendre, c'ëft-a-dire,. fentir que tel.ou tel bruit retendu, tel ou tel fon étendu. (Encore une fois que 1'on fente ou non étendus les bruits & les fons , peu importe pour le butoü jetends. Pour moi, comme je les fens étendus, je ne puis me réfoudre a m'exprimer autrement.) Mais ces bruits, ces fons font cara£térifés, enforte qu'on les diftingue parfaitement les uns des autres. On diftingue la voix d'un homme de celle d'une femme, d'un enfant :.le fon du violon. de celui d'une cloche*  c 5.4j d'une flute, du bruit du tonnerre, de celui d'une? charrette. On diftingue un fon grave d'un fon aigu, un mot d'un autre mot, &c. Ces caractères diftinctifs des fons, des bruits, torment les divers objets que nous pouvons fentir par es oreilles. Le fens de 1'ouie eft fans contredit celui de tous nos fens dont il faut Ie plus fe métier. Sans cefle il faut être en g^rde contre lui. C'eft lui qui nous trompe le plus fouvent, & dont les erreurs ont le plus de iuite & le plus d'importance. Des malheurs fans nonbre ont défolé la terre pour des erreurs entrées par les oreilles. Pour que 1'on ne me taxe pas de négligence ; j'avertu que pour ne point me répéter , pour ne point partager en deux artirles ce que j'ai a dire furies erreurs cü nous enttainent les mots, &C l^s abus du langage; je range dans. 'a clalTe des fenfations qui appartiennent a 1'ouie , toutes celles qui nous vknnent par la lecture muette foit des livres., foit des geftes, Quoique .alTurément les fenfations que les fcurds de naifLnce acquiqrent par la leöure, ou par les geiles, doivent être claffées avec toutes les autres fenfations qu'ils ont par les yeux. Pour éyiter ces erreu s, il faut fans ceffe fe rdfouvenir d'une chofe que perfonne n'ignore, & qui cependant faute de 1'avoi.r toujours pré-  (11) fente a Fefpri't, n'a pas empêché mille erreurS' funeftes de fe produire, de fe propager au loih & de régner pendant des fiéc'es. Tout le monde fait que tous les mots der quelque langue qu'ils foiènt, ne font pour nos oreilles que du bruit & jamais autre chofe. Que s'ils réveilfent en nous des idéés, c'eft-a-dire, dés copies, des images, des reiTouvenirs d'öbjets, e'eft toujours comme caufe occafionnelle, &c jamais comme caufe efficiënte. Si comme caufe efficiënte les mots réveilloienr en nous des idéés, nous n'amions pas befoin d'apprendre lés langues , ou plutót- la fgnification des motSi Aux mots d'éléphant , de rhinocéroS, de tigre , pris pour exemple , fans avoir jamais vu ces animaux, rotts appercevrions auffi néceffaire-ment I'idée de ces animaux, que néceffairement nous voyons ces animaux par les yeux da corps, quand ils font dans une' pofition a être vus de nous-. Les mots ne réveillenrdonc en nous des idéés que par la liaifon que 1'habitude a mife entre lésaiots & la vue, la perception des objets. Comme fellé batterie de tambour ne réveille dans le fbldat, la penfée d'un iel devoir a remplir , que paria liaifon qu'il amife entre cette batterie Sc ae devoir. Cette batterie n'eft réellement que diu br«it pour ce foldat, somrne pour tout-atttrai D 4,  ( 5' ) Cependant , comme il y a joinr la penfce d'urt tel devoir, k ce bruit cette penfée fe réveille en lui. Et de même k force de nous répéter comment on étoit convenu de noromer les objets que nous appercevions par les fens, les befoins que nous éprouvions, les affeöions que nous reffentions , &c. ces mots fe font liés fi fortement avec la vue ou le fentiment de ces chofes, qu'ils nous les rappellen: en idéé auffi-töt que nous les entendons proférer. De cette vérité reconnue de tout le monde découle naiurellement cette conféquence, qu'il faut néceffairement qu'un mot, pour qu'il puiffe rappeller une idéé , ait été créé pour nommer ou qualifier ou un objet vu, ou un befoin éprouvé, ou une affecHon fentie : autrement il ne pourroit remettre aucune idéé fous les yeux de 1'efprit; il ne feroit alors qu'un vain bruit & rien de plus. En effet, comment un mot pourroit-il fignifier quelque chofe , s'il ne rappelloit un objet vu ou fenti ? Criez tant que vous voudrez k 1'oreille d'un aveugle né ; rouge, bleu, jaune, &c.' Fait.es tous vos efforts pour lui donner les idéés que ces mots. rappellent , k vous qui avez vu des couleurs, ce fera en vain. Un aveugle-né qui ne manquoit pas d'efprit, qui avoit des ?onnQiffa.nces,prétendoitj dit«on, avoir une idee  ( 57 ) jufte des couleurs : il difoit que le rouge étoit éclatant, comme le fon d'une trompette ; le verd doux comme du lait; & Ie noir qu'il étoit amer comme de 1'abfinthe. D'oü. il faut conclure que tout mot qui ne réveille point I'idée d'une ihofe vue & fentie , ou qui peut l'ê;re par quelqu'un de nos fens , n'eft abfolument que du bruit qui ne peut rien figmfier , qui ne peut ni ne doit fixer la vue fur rien. Cette vérité qui fera plus développée dans Ia fuité de eet ouvrage, eft très-importante. Sans ceffe il faut l'avoir fous les yeux de Pefprit, fi i'on veut éviter de tomber dans beaucoup d'erreur». Dans toutes les langues, i! y a beaucoup de mots qui ne fignifient rien , & qui cependant font dans la bouche de tout le monde : comme les mots de loup-garou , forcier, enfer paradis , purgatoire , grace fuffifante , efficace , verfati'e, & tous les mots de théologie. Des charlatans en abufent, ils égarent les efprits inattentifs, & les précipitent dans des march.s inconfidérées ou funefles. , Faites-vous donc définir les mots qui ne réveillent point en vous des idees d'objets vus ou fentis par vous: & fi 1'on veut vous perfuader que ces mots fignifient autre chofe que ce qui peut tomber fous les fens, & que cette chofe a  ( 5* ) une réalité, a une exifience, regardez votre caufeur comme un imbéciüe, ou comme un importeur qui veut vous tromper & abufer de votre crédulité. Les autres erreurs dan» lefauelles ce fens nous fait tomber, font peu danger ufes. Par le nez nous ne pouvons odorer, fentir que telle ou te'les odeurs étendues. Mais ces odeurs nous les diftinguons les unes des autrês. Nous diftinguons 1'odeur de rofe de Podeur d'ceillet, de celle de pfmin, Sec. Ces caraftères diftin&ifs des odeurs font les différens objets que nous pouvons fentir par le nez. Les erreurs dans lefquelles ce lens peut nous faire tomber, font les moim dangereufes de toutes. Il femble qu'il nous ait été particuliérement donné par la nature , peur nous averfr par le plaifir ou la déplaifance, de la fahibrité ou de 1'infalubrité de l'air que nous refpirons : & il s'acquitte affez fidélement de cette fonftion. Par le palais , la langue, &c. enfin par l'crgane du geut, nous ne pouvons goüter, c'eft-a-dire, fent'r que tel ou tels goirs étendus. Mais ces goüts nous les diftinguons les uns des autres. Nous diftinguons le goüt de pêche de celui de poire, le geut de pain de celui de noix, &c. Ces caractères diftin&ifs des goüts font les  C 59 )' $ifierens objets que nous pouvons fentir pat té palais, !a langue,&c. Les erreurs dans lefquelles ce fens nous fait tombei; font en petit nombre. Ce fens nous avertit par la douleur ou par Ie plaifir, de la nuifibiiité ou de la bonté des alimens que nous fommes forcés de prendre pour notre confervaticm : Sc rarement il nous trompe ; les poifons étant pref-, que toujours tous. d'ün très-mauvais goüt. Cependant ne vous y fiez pas entiérement: au goüt joignez 1'expérience des autres fens. Du toucher. Ce fens eft fans contredit celui qui nous offre 1'étendue fous le plus d'afpe&s divers, & qui coniequemment nous fait éprouver le plus de fenfations d'efpèces différentesi Par ce fens nous appercevons 1'étendue figurée en repos, en mouvement; & cette étendue figurée nous paroit pefante ou légere, dure, ferme oumplle,/ouple,humide ou sèche, cbaude, tiède, brülante ou froide, fraiche , douce unie ou, rude, raboteufe, piquante ou moufle, fluide , liquide, &c. Mais toutes ces diffirentes. fenfations font tellement caractérifées entre elles, que nous les diftinguons parfaitement les unes, des autres. Par exemple x nous diftinguons. un morceau de bois, d'un morceau de pierre , quoique par le touqher nous fentions également l'un & 1'autre de ces objets étendus > figurés.^  ( 6o ) pefans; durs, chauds ou froids. Et tous ces caraétères diftindifs de toutes ces différente* fenfations, font autant d'objets que nous appercevons par Ie fens du toucher. Les erreurs dans lefqueltes ce fens nous fait tomber ne font pas dangereufes. \ °lltre tous Ies obj«s appercus, fentis par nos cinq fens, nous avons encore connoiffance d'une multitude d'autres objets. Nous avons un grand nombre de fenfations qui ne nous viennent ni par les yeux, ni par les oreilles, ni par le nez, m par le palais, ni par le toucher: & ces fenfa ïons font, ainfi que toutes les autres fenfations, fi bien caraöérifées qu'il eft impofiible de jamais les confondre, de jamais en prendre une pour une autre. Ce qui caraétérife ces fenfations, ce qui les diftingue les unes des autres eft donc ur* objet; comme ce qui caraöérife les fenfations qui nous viennent par les cinq fens. Par exemple, perfonne ne confond la goutte avec la migraine ou le chatouillement, un mal de dent avec Ia colique ou 1'afthme : une démangeaifon avec un rhumatifme : un friffon avec une douce chaleur : la laflitude de 1'exercice avec la laffitude d'une longue inaétion : Ia joie que donne une bonne nouvelle avec celle qui nait fur la fin d'un repas agréable : le plaifir que donne une fanté pleine &z entière avec Ie malt  m ( 61 ) ölfe d'un ctat languiflant: la gaieté de Partie aveé 1'affoupiffement, 1'ennui: le dégout de la vie avec le plaifir que donnent des occupations agréables & 1'ordre dans fa fortune : Ie repos d'une bonne confeience avec le trouble de 1'ame qui vient d'une conduite déréglée. Perfonne ne confond aucun de fes befoins, de fes affeclions; lafaim,la foif, le befoin de fe réchauffer, de fe rafraichir,&c. fes defirs, fes volontés, fespaflions, comme 1'ambition , 1'amour, la vengeance , 1'amitié, &c. Toutes ces fenfations, ainfi que toutes celles de cette claffe qui né nous viennent j oint par le canal de nos cinq fens, ne peuvent bien certainement être prifes 1'une pour 1'autre : toutes ont un caraöère bien diftincf, & tous ces caraöères dift in flits de ces fenfations font autant d'objets. Enfin, pour rendre nótre énumération. aufli complette qu'il eft néceffaire pour nous faire comprendre, nous remarqüerons que nos fens nous donnent encore les ïdées dë privations, d'abfence & même du rien, & pour ainfi dire du néant, & encore de fuccefiion de durée. Qu'un homme pafle d'un lieu fort éclairé dans un lieu très-obfcur ; bien certainement fa dernière fenfation fera bien différente de la pre-; mière, & bien certainement il aura une confeience irès-vive de ces deux fenfarions, Mais  (êi) t'öute fenfation eft taraótérifée diftirguable dè toute autre , & les car<.ctèie$ de ces deux fenfations font la lurhière & !es ténèbres , le jour & la nuit. Quoique la nuit & les ténèbres né foient dit-on qu'une privation , une abfenév. de la lumière. Dit~on, Mais 1'aveugle-né a qui ort rendroir la vue ne pourroit-il pas dire que la lumière eft la privation de 1'oblcurité, des té-» flèbres ? Qu'un homme foit a une repréfentation théatrale , que fon ame foit fortement ébranlée par la vue d'une multitude de combartans, par le bruit aff eux de fartillerie , dé la moufquete ie, des tambours, des trorhpettes , du cliquetis des ai mes, &c. & que tout - a - coup tout dkparoiffe, & qu'un fi!enee profond fuccède è ce fracas terrible, affoufdilTant; les deux jfénfations qui le fuctèdent en eet homme font fürement bien différentes. II voyoit une multitude d'objits agiffans, il enrendoit uh bruit effroyable, & tout-a-coup il ne voit plus rien * il n'entend plus rien. II a une fenfation du filence , il a une ieifation de 1'abfence de tout objet, & pour ainfi dire du neant. Paree que fon ame violemmeht émue par les objets cmi étoient fur le théatre , ne voyoit qu'eux, & n'appercevoic pas les autres. Et c°s objets qui Ceuls rempliffeient toute la capacité de fentir d«f  (6j) eet homme , venant a difparoïtre tout4-coup ^ laiffenUin vuide dans 1'ame de eet homme que lui donne I'idée du néant. Tous les vafes qu'on empht & défempiit nous donnent encore les idéés du plein, du vuide ou néant. Un gros baament occupoit un grand efpace dans une cour entourée de corps-de-logis, & offufquoit ceux qui les habitoient. On vient a 1'abatrre, on en enlève les matériaux; il eft certain que 1'efpace que ce batiment occupoit paroit vuide è tous ceux qui en étoient incommodés. Remarquons que fans favoir ce qu'eft 1'air , l'eau,le feu, &c. nos fens nous en donnent I'idée, & qu'ils nous donnent de même les idéés du vuide , du plein , de la matière , du filence, des ténèbres, du rien, du néant, fans pouvoir dire ce que c'eft. Enfin il n'eft aucune fenfation qui puiffe être prife pour uné autre. S'il en étoit une, elle feroit pour celui qui la fent, la même que cette autre.; Toute fenfation a donc un caraclère diftinöif. Or, nous avons appelle objet chacun de ces caraftères. Remarquons encore que tout ce qui peut être embraffé d'un coup-d'ceil; que tout ce qui, quoique très-compofé, peut être confidéré comme un tout fimple non compofé, peut être regardé cornme un objet. Par exemple, une  1*1.) fourmiliière, une armée, un effaim d^abeiÜes, quoique compofées d'une multitude d'êtres, peuvent être vues comme he faifant qu'un , Sc par conféquent peuvent être regardées comme un objet. Ainfi un arbre , quoique compofé de tronc, de branches , de feuilles, de fleurs Sc de fruit, eft vu comme un objet. Et de même je vois un jeune homme d'une taille élevée, d'une mine fiére Sc haute ; qui, le fer k la main , couvert de flammes & de fumée, entouré de mille morts, fonce fur un grouppe d'ennemis qui 1'entourent, le preffent , 1'affaillent de toute part; il fe fait jour, il triomphe , monte fur la brèche Sc y plante un drapeau. Tout Ie phyfique de eet aüe de haute valeur que j'embralle d'un coup-d'eeil, que j'envifage comme ne faifant qu'un tout, eft un objet pour moi. Ainfi felon la manière d'envifager une aöion, il en eft beaucoup qui peuvent être confidérées comme des objets. Après avoir fait paffer fous les yeux de I'efpnt toutes les efpèces d'objets dont nous pouvons avoir connoiffance, faifons a leur fujet quelques remarques importantes. Remarquons i°. que les objets, c'eft-a-dire ce qui caraöérife une fenfation première , font diftinös ou confus. J'appercois un animal affez diftinétement pour le difiinguer, pour voir que P'cft  X 6"5 ) ceftun cheval & non un autre animal. Cet objetj ce caratïère diftinöif de ma fenfation eft clair èc diftinö: mais fi cet animal que j'apperfois-eft dans un tel éloignement, que je ne puiffe diftin-, guer fi c'eft un cheval^ un ane, un. chèvre, un cochon, un chien, un loup, &c. ou tout autre animal, ce caradère diftindif de ma fenfation eft un objet confus. Je vois bien un animal, mais je ne puis dire de queile efpèce. C'eft un individu du règne animal qui dans mon efprit n'appartient particuliérementaaucune efpèce d'animaux; il convient a beaucoup & même pour moi a toutes les efpèces,fi je ne connois que les animaux dont je viens de parler. Cet objet eft donc pour moi réel, individuel, quoique exemplaire du genre animal. Or, ce qui eft réel,; individuel , exiftant, eft bien loin d'être ce qu'on appelle abftradion , qui n'eft une chofe •réelle, ni individuelle ni exiftante. Ne peut-on pas inférer dela que quand j'entends proférer le mot animal, ce mot réveille en mon entendement I'idée confufe d'animal : idéé qui eft la copie , 1'image intelleduelL- de 1'objet confus dont je viens de parler: idéé qui n'eft pas une abftradion, mais 1'image intellect tuelle d'un être réel , individuel, exiftant, mais non difiind? Et fi je vois ainfi, pourquoi les autres ne verroient-ils pas de même? Voyez le E  fchapitre fuivant des idéés darts lequel on traité des abftraöions. Remarquons a". que cette muitirude d'objets qui caraétérifent chacune de nos fenfations , ne s'offrent jamais ou prefque jamais k nos fens ^uepar grouppes plus ou moins riches : grouppes dont le lien eft un fupport commun qui, de ious ces objets qui n'exifteroient pas fans lui , forme des êtres exiftans par foi, je veux dire indépendamment de tout autre être. Quand vous ■voyez , tenez , flairez , goütez une pêche prife pour exemple, quoi caracf érife chacune de vos fenfations } Rien que couleur étendue , forme ou figure érendues, odeur , faveur étendues, fermeté , fluidité , fraicheur, pefanteur étendues , &c. tous objets réunis grouppés fur un fupport commun. Et vous ne fsntez & ne pouvez fentir que ces objets ou d'autres pareils. Ouvrez cette pêche , divifez-la en mille morceaux , détruifez - la même pour en faire 1'analyfe , jamais ne s'offriront k vos fens des objets d'une autre efpèce que celles dont nous venons de faire Pénumération. Mais quoique nous ne voyons & ne puiflïons jamais voir ou fentir que les fortes d'objets dont nous venons de parler , cependant nous fommes conduits par une pente invincible k juger fous tous ces divers objets un fupport  '( *7 ) foeceffaire , & tellement néceffaire que nous jugeons que fans lui aucun n'exifteroit. Cette pêche, par exemp'e: nous fommes invinciblement pouffés a penfer que fa couleur, fa formè étendues difparoitroient avec fon fupport: que fans lui fa faveur, fon odeur étendues ne feroient pas : que fa fermeté, fon humidité, fa fraicheur , fa pefanteur étendues n'exifteroient plus. Et de plus , nous fommes forcés k penfer que ce fupport pourroit exjfter, & ces objets n'être pas les mêmes. Il femble qu'il pourroir être toujours lui même, & Ia pêche avoir une autre couleur , une autre faveur , une autre odeur, une autre ferme, &c. comme il arrivé lorfqu'on ia garde, & qu'infenfiblement. elle 'avance vers la corruption. Qu'eft donc ce fupport qui femble donner la réalité , 1'exiftence aux objets ? C'eft ce què nous ignorons, & ce que nous ignorerons toujours. II nous manqüe vraifemblablement un fens pour 1'appercevoir. Ce fupport k jamais invifible, inconnu pour nous, nous 1'avons nommé fubflance, de deux jmets latiris fiarc fub , qui veulent dire être deffous, & qui darts le fait ne peuvent fignifier autre chofe pour nous qui ne faifons que foupconner ce fupport. Un fupport orné des objets qui le foumet- fi i  ( <8 ) tent a nos fens, nous Tappellons êtrt phyjïque'y c'eft tout ce qui exifte par foi: tel un homme , un ai bre, une pierre , &c. Et les objets qui le revêtent, ainfi que les effers qu'il peut produire, nous les appellonsv relativement a cet être phyfique, qualitès , propriet és, Mais quoique nous foyons condsmnés a ne jamais connoitre les divers fupports des différens grouppes d'objets que nous connoiflons , & que nous pouvons découvrir par un examen ultérieur ; cependant ils fe laiffent entrevoir par un cöté commun ii tous, & qui femble faire partie de leur effence : je veux parler de 1'étendue. Car non-feulement fans étendue i!s ne pourroient être les fupports ou fujets des objets que neus fentons tous étendus, mais encore i's n'exif. teroient pas eux-mêmes. Car être inétendu &C exifter , font pour nous deux chofes contradiöoires. Mais cette étendue eft néceffairement impénctrable , autrement tous les êtres phyfiques pourroient n'occuper que le même lieu. Enforte que le même fupport ou la même fubftance pourroit être a la fois or, diamant , bois, terre , eau, huile , feu os, chair, homme, cheval , êVc. ce que 1'expérience & la raifon nous montrent ne pouvoir être. Cette étendue eft encore div ifible &l mobile : 1'expérience nous kgpprend. Cette expérience femble encore nous  (h ) aifurer qu'elle eft douée de la gravifa'ion.Efvoila. tout ce que nous connoiffcns de commun atous ees fupports ou fubftances. Mais ces foibles connokTances font bien éloignées de- nous apprendre queile eft leur naiure. Peut-être qu'avec un fens de plus & approprié a ce but, nous la découvririons cette-naturede ces di vers fupports; & peut-être alors pourrions-nous , d'un? vue "intuitive, découvrir toutes leurs propriétés Sc qualités. Mais ne 1'ayant pas, nous fommes condamnés a devoir au hafiird , ou a. un tn>vail long & opiniarre, la découverte d'une partie de ces propriétés que nous n'épuiferons jamais. Soumettons-nous-donc tk travaillons, Ces êtres. phyfiques nous les. appellons aufïï cèjets, paree que cbacun.de ces êtres frappe nos fens comme ne faifant qu'un tout indivifible,: quoique dans la réalité ils foient, même pour nos fens, plufieurs-objets grouppes .enfemble fur ira fupport commun. Ainfi homme , cheval, arbre , pierre, &c font des objetscomme les couleurs, les figures , les fons, les odeurs., &cf Remarquons. fecondement que tous lesobjets qui tombsnt fous nos fens, ainfi que ceura que nous fentons par nos autres organes du fentiment , nous ne pouvons les confidérer, fens appercevoir qu'ils font _dW telle ou celle  ( 70 ) manière qui leur eft propre ou accidenrelle, St encore fans les voir entre eux, fous telle ou. telle relation ou rapport. Je vois une orange & une cerife fur une;. fable : je ne puis.voir ces deux fruits fans appercevoir , fentir : Que le premier eft jaune & rude , & le feconi rouge & liffe. Vues d'un rapport phyfique de co-exiftence. Je veux dire epie j'appercois que les objets jaune & rude co-exiftent avec 1'objet orange , & que les objets rouge & liffe coexiftent avec 1'objet cerife. Que l'un eft plus gros que 1'autre. Vue d'uti; rapport phyfique de comparaifon. Que tous les deux font fur la table & non, deffous; l'un prés du bord, 1'autre vers le milieu,. Yue d'un rapport phyfique de lieu , de pofition. Je vois un aimant attirer du fer: je vois Fonr_ dre un morceau de cire mis dans un poë'on furie feu. Vue d'un rapport phyfique de caufe SCd'effet. Je vois un homme donnant un écu a un autre. homme qui lui tend la main. Rapport phyfique. de lieu, de pofition, de mouvement, & enec^e. rapport moral de caufe 8c d'effet: commiférationn foulageant la pauvreté. Ainfi donc les qualités, les propriétés de%  < ?i ) objets quelles qu'elles foient, ainfi que leg différentes relations qui font entre eux relations que nous avons nommées rapports, font aufli bien fentis, vus que les objets mêmes. Et peut-: il en être autrement? Une qualité, une propriété d'un cbjet eft une de. fes manières d'être. Or, on ne peut voir un objet fans voir en même temps-ce qui le fait être ce qu'il eft, ou du moins unepartie de ce qui le fait être ce qu'il eft. Et les autres rapports ou relations n'étant que la manière d'être d'un objet, relativement a un ou plufieurs objets que 1'on appercoit en même temps, on ne peut voir plufieurs objets k la fois ,' fans appercevoir quefques-unes de leur manière d'être refpecfive; fans quoi on les confondroir. ToKsparottroient être le même objet, être tous dans le même lieu : & du moment qu'on les diftingue, qu'on appercoit que lHm n'eft pas 1'autre, on appergoitdu moins quelques rapports entr'eux-. Mais dans toutes ces perceptions que nous venons de donner pour exemple. , tout ce qui n'eft point objet, tout ce qui n'eft que rapport foit de.co-exiftence, foit de comparaifon, foit de rapport de lieu, de temps, foit de caufe &: d'effet j n'eft que de.fimples vues deTefprit (a)^ (jj) li.eft évident., fenfible:, que 1'oa-ne peut vosa» .' M  (70 Je vois les objets jaune, rude , pefant, coexifter avec 1'objet orange. Orange , jaune r rude, petant, font quatre objets exiftans pour mes fens , chacun peur aftecter mes fens: mais cette co-exiftence n'eft point un objet, feule elie ne peut affc&er aucun de mes fens : il me faut li fenfation de deux objets au moins , pour me faire avoir cette vue. £l,e peut convenir a mille & mille autre. objets différens de ceux-ci. Cette co-exiftence eft donc une fimple vue de Fi iprit, une manière d'appercevoir que ces mille & mille objets pris deux a deux ou trois a trois,&c» peuvent également donner. Et de méme , je vois une pomme fur une table: pomme & table font deux < biets exifians, qui feuls peuvent être appercus. Mais le rapport de lieu, de pofition fur, n'tfl point un objet» Si ul il ne peut affeöer aucun de mes fens; il me faut la fenfation de deux objets au moins pour me faire avoir cette vue. que des objets. Mais comme la tangue manque de mots pour exprimer bien des chofes , & pour éviter les circonlocutions, favertis que je fuivrai 1'ufage qui fe fett des mots voir, appercevoir, pour exprimer la manière dont l'efprit confidère comment font entr'eux, deux ou plufieurs objets, & même encore conx» tr;ent ils ne font pas»  '( 7* ) II en efi 4e röêïhé des autres rapports. Seuls, ils ne peuvent affecter aucuns de mes fer.s; il faut au moins Ia perception de deux objets pour nous les faire appercevoir: ils font donc tous de limp'es vues de Tefprif.. II me femble que 1'énumération que nous venons de faire dans ce chapitre de toutes les efpcces d'objets qui parviennent ou peuvent parvenir a notre connoiffance eft cornplettei" Car je ne penfe pas que jamais perfonne ait irnaginé qu'on puiffe fentir des objets autrement ■que par l'un de nos cinq fens, ou un de nos autres organes du fentiment quel qu'il foit. Si donc je démontre que nous ne pouvons avoir d'autres idéés que celles que j'ai défLnes , chapitre i , §. 5 , qu'elles font & ne peuvent être que des copies , des images, des fouvenirs d'objets vus , fentis, on en condura néceffairement que les objets , avec leurs q alités & kurs rapports, font la feule fource de toutes nos connoitTances, de toures nos déterminations & aftions. D'oii 1'on tirera cette conlcqitence naturelle , que plus. on connoitra d'objets, que plus on connoitra en eux de qualités & de rapports , & plus on aura de materiaux' pour penier, & de motifs pour fe déterminer. Dans le chnpitre fuivant je vais traiter des idéés & des notions j tk je démontrerai dans le  (74) même cbspitre, qu'il n'y a aucune idee innëe $ qu'elles font toutes des copies, des images intellettuelles, des fouvenirs enfin d'objets vus , fentis; & que conféquemment toutes les idees nous viennent par les fens,& les. autres organes du fentiment. Mais auparavant définiflöns cequ'eft la penfée^ Ie jugement & le raifonnement, La penfée eft une vue de 1'efpdt, qui appercoit que deux ou plufieurs objets font entre eux, fous tel ou tel rapport. La penfée eft donc une perc.eption. Elle eft pafiive comme la per» ception d'un objet ou d'une idéé fimple. Le jugement eft une penfée exprimée, ou mentalement ou verbaleinent, Le jugement eft donc une penfée aöive. Le raifonnement eft une. vue de Pefprit quï, appergoit la convenance ou la difconvenance qu'il y a entre deux penfées ou jugement, ou qui. appercpit que deux penfées ou jugement font, fous tel ou iel rapport..  ( 75 > CH.APITRE III. Des idéés,, des notions. & des abjlraclions^ Première partie. Des idéésf Ij es idéés font, ainfi'que nous les avons dé'-' finies, chap. i,§. 5 , ce qui caraöérife une fenfation re-fentie en 1'abfence de la caufe queile qu'elle foit qui 1'a produite en n-ous la première fois. Les idéés ne font donc que des copies , des images intelleétuelles., des fouvenirs enfin de ce que nous avons vu, fenti. Les idéés par cónféquent n'ont, qu'une feule fource , les. fens. Or , 1'expcrience nous apprendque nous avons 4e telles., fenfations. Elle nous apprend que 1'homme eft doué de mémoire, qu'il fe rappelle ce qu'il a vu, ce qu'il a fenti : un homme, une armée, un arbre, une forêt, tel, plaifir, tel déplaifir , &;c. Perfonne ne contredit ce fair. Ce n'eft pas tout 1'expérience nous apprend encore que 1'homme peut a fon gré rapprocher plufieurs idéés éparfes pour, en compofer un tput idéal; comme il peut a fon gré divifer, analyfer une idee. & confidérer chacune de fes  parties comme un tour. C'eft encore un faïf dont toutle monde convient. Tout le monde, par exemple , peut fe faire I'idée d'une mon-' tagne d'cr ccuverte d'arbres dont les tiges fe» roient de topaze, les feuiües d'émeraudes & les fruits des rubis. Tout le monde peut fe faire* I'idée d'une tête d'homme portée fur une patte de dindon. Enfin il n'eft point de chimères dont 1'homme ne puiffe fe former I'idée. JVIai's remarquez que tous les clémens qui ccmpoferont votre chimère, quelque bizarre , quelqu'extravagante qu'elle föit, ne feront jamais que des idéés telles que je les ai définies* Paree que toutes nos idéés font acquifes par les fens , qu'aucune n'eft innée, comme je lè prouverai dans la troifième partie de ce chap. & qu'il n'eft pas donné a 1'homme de rien créer, C'eft uae chofe fans exemple qu'un homme ait imaginé, créé quelque chofe de fimple, qui n'ait point de modè'.e dans la nature. Nous fentons tous notre impuiffance a cet égard. Voyez comment tous les peuples de Tunivers repréfentent leur-Dieu, leurs génies, Feurs démons. Quelques efforts qu'iis faffent, c'eft avec des élémens dont ils ont connoiffance, comme ayant été objets fentis par eux. C'eft avec un corps* une tête , des bras, &c. C'eft en cumulant toutes les quaütés, tous les attributs, toutes les paf-  ( 77 ) fions dont ils peuvent avoir connoiftance,incohérens ou non, peu importe. On donne le nom de chimère a ces affemblages d'idées , a ces êcres fantaftiques ainfi formés de la compofuion & décompofition d'idées & qui ne peuvent exifter que dans 1'entendement. A la différence des plans & projets auxquels ou peut donner au dehors une rédité , une exiftence. Quant aux idéés dites intelieétuelles, c'eft adire , de chofes qui n'ont été ni vues, ni fenties, c'eft, du moins pour moi fi ce n'eft pour tous ceux qui y réfléchiront, du galimatias tout pur. Et dans ce fiècle de lumières, il ne dcit être permis qu'a la logique & a la théologie de galimatialifer. Voila tout ce que j'ai k dire fur les idéés. Je me garderai bien d'en faire aucune divifion. Ce font aurant d'inutilicés, qui ne font que retarder le progrès de la fcience. Qn'eft-ce que idéés complexes (a) , incomplexe ■, claires , confufes, adéquates , &c Eft-il un homme qui commencant a raifonner & qui fachant la lignification des mots, idéés, adéquates, ( & purs pourquoi ce terme fcientifique adéquates? Pourquoi pas entières, parfaires ? .) ne fe dife: j'ai (a) Toute idéé eft fimple, même celle d'arbre , de" •foui miliière , d'armée , &c. E!le eft 'fimple comme idéé; batce qne ces objet ont été confidérés comme faifao  ( 7§ ) une idee pleine & entière du cercle, pris pout exemple ; lorfqu'il faura qu'un cercle eft un efpace renfermé par une ligne courbe, dont tous les points font également éloignés d'un autre point appelle centre? Quel eft Fignorant qui ne finte qü'il a uns idee confufe d'un animal qu'il n'aura apperguqu'enpafiant, fans aucun examen; ou qu'il aura vu dans un fi grand éloignement, qu'il n'aura pu diftinguer fon efpèce. N'eft-ce pas comme fi 1'on vouloit définir urt arbre grand, un arbre petit; puis une maifon grande, une maifon petite, &c? Ne fuffit-il pas que 1'on fache la fignification de grand; dê-peiitj pour joindre ces adjeöifs a toutes les idees Ou objets qu'on voit leur convenir? Ces puérilités m I ■ un feul tout, fimple , non compofé. Mais du moment que 1'efprit confidère ces objets comme compofés , la collefHon des idéés fimples qui entrent dans leur compofé efl une notion , & non une idéé complexe. II ne faut jamais confondre les chofes , c'eft fe rendre inintelligible. Les géomètres ne nomment jamais un triangle un quarré ni un ovale. Et jufqu'a préfeat on a trop fouvent confondu idéé, penfée , & notion. La métaphyfique, cetie bafe de toutes nos connoiffances, exige dans les exprtflions une précifion aufli rigoureufe que la géoaiétrie. Sl I'idée d'une armée étoit une idéé complexe , paree qu'une armée eft une collection d'inclividus, toute idéé feroit complexe, paree que rien n'eft fimple dans la nature.  X n) & cent autres pareilles paroiffent néceffaires I 1'élève qui veut s'inftruke ; paree qu'il les voit traitées magifiralement par ceux qui fe donnent pour maïtres. II veut en charger fa mémoire, il s'épuife , s'arrête, perd un temps précieux, & finit par fe dégofiter de 1'étude & du travaü. J'en juge par moi : malgré mon amour pour 1'étude, je n'ai jamais pu lire de fuite cent pages d'aucune lcgique. Jamais je n'ai pu aller è ce terme. Locke lui-même è qui je dois prefciue tout, ainfi qu'a Colins , je n'ai pu que le parcourir ; prenant tantöt ici, tantöt 11, ce que je trouvois a ma convenance. Mais puifque nous en fommes fur la logique, qu'eftdonccet art ? C'eft, nous dit-on, un art qui apprend a raifonner. Mais comment apprendon a raifonner fans raifonner fur quelque chofe? Cet art apprend-il 1'analyfe, la geometrie, la métaphyfique, la phyfique, la morale, &c. ? S'il apprend ces fciences, pourquoi lui donner un autre.nom que le nom de ces fciences; & le revêrird'unappareilénorme, eifrayant & inutile k chacune de ces fciences ? La logique eft la géotnétrieii êlle apprend la géométrie : elle eft la métaphyfique, la phyfique, la morale, &c. fi elle apprend ces fciences : alors elle n'a pas befoin d'un autre nom ni d'un autre langage gue celui propre a chacune de ces fciences.  ( 8o ) Non, vous dit-on; la logique ne donne aucune" connoiffance, elle n'apprend que 1'art du raifonnement. J'avoue que, quelques tfforts que je faffe , je n'y puis rien comprendre; que je trouve que c'efl faire comme un charL.tan qui, pour préparer fon élève aux exercices du corps, commenceroit par lui lier les bras & les jambes, £k lui diroii : « écoutez bien , tout git en prin« cipes; retenez bien ceux que je vais vous Si donner, & vous faurez 1'équitation, 1'exercice, « la danfe, &c. » Comment! un homme fait Panalyfe , la geometrie , la grammaire , la métaphyfique , la phyfique, la chimie, 1'anatomie, 1'aftronomie, la morale , la pclitique , & il ne fait pas raifonner s'il n'a appris la logique ? Non , dit la logique, je fuis la clef des fciences fans être aucune fcience. J'apprends a raifonner, & le raifonner doit précéder les. choles oii il faut du raifonnement. Sans mon fecours vous ne diftingueriez jamais avec certitude le vrai du faux. Par exemple , dites-moi queile eft votre opinion fur cette propofition : La tin meut-elle felon fon être réel ou felon fon être inrentionnel ? Dites-moi fi fur ces deux autres propofitions, vous êtes pour 1'affirmative ou la négative ?  (*I) Une chimère, en fe balancant dans le vuide, peut-elle avaler les fecondes incentions ? Adam a-t-il eu la philofophie jhabituelle ? Voyons comment vous vous tirerez de cet argument. Un rat eft une fyllabe. Or, un rat ronge du .fromage. Donc, une fyllabe ronge du fromage. £t de celui-ci: Vous avez ce que vous n'avez pas perdu. Or, vous n'avez pas perdu de cornes. Donc, vous avez des cornes f b), Vous voyez que je n'empiète fur aucune fcience; c'eft du raifonner tout pur. Vous ne répondez rien! Vous êtes pétrifie! je Ie crois bien. Voilé ce que c'eft que d'ignorer qu'il y a des argumens en barbara, en celarent, en darii enferio, en baraüpton, en cclanics, en dabieis, en fapifmo, enfrifefonorum , en cefarit en camefircs, en feftno, en baroco, en darapti, en fe. lapton, en difamir, en datiji, en brocardo , en /erifon: puis 'des dilemmes , des enthymêmes &c mille autres chofes de cette importance , fans lefquelles vous ne verrez jamais d'une vue adé- (b) Ces deux fyllogifm.es font pris de 1'Art de penfer dc Port-Boyal, F  (I-) quate que deux 6c deux font quatre, & qu'il faut préférer votre père a votre petit chien. Apprenez enfin, car je veux être refpeöé, que c'eft dans mon fein que la théologie a pris naifiance. Je fuis fa mère, elle me doittout: fans moi elle n'exifteroit pas. Au petit échantillon que je viens de vous montrer, vous devez la reconnoitre pour ma rille. Sachez qu'autrefois que la métaphyfique me feftoyoit, qu'elle ne faifoit pas un pas fans mes avis; deux volumes in-folio ne fuffifoient pour coatenir les fublimes vérités qu'elle enfeignoit. Aujourd'hui qu'elle commence a me dcdaigner, 100 pages lui fuffifent \ & fi elle me méprife tout-a-fait, je la réduis a fix. La morale même, que 1'on pourtoit croire n'avoir pas befoin de moi, pendant plus de 20 fièdes, je 1'ai tenue dans un embonpoint, a ne pouvoir démêler fes traits. Elle me careffoit alors. Aujourd'hui elle me délaifl'e , & vous la voyez d'une maigreur k faire piüé ; réduite a lept ou huit principes d'oü elj tire, comme elle peut, quclques conféquences. M^is -pafions aux notions. Seconde partie. Des notions. Notion Sc colle&icn d'idées fur un même  (' 83 ) fujet \ font même chofe : c'eft la collection I'eafemble de toutes les idéés d'une définition ou peinture quelconq'ie. Une notion phyfique, eft celle dans laquelle 1'efprit n'a apperxu que des objets & des rapports phyfiques. Une notion morale, eft ceïïé dans laquelle, outre lés objets & les rapports phyfiques , 1'elprit a non-feulement découvert ou prélumé unmotif, une volonté dans le fujet de la notion, mais encore a appcrcu des rapports moraux; c'eft-a-dire, un bien ou un mal relatif. Nous le 'répétons: route fenfation eft accompagnée de plaifirs ou de déplaifirs quelque légers qu'ils foient: (voyez le fecond appendice du premier chapicre ) d'oü toute notion produit en nous un fentiment quelcoaque. Dans hs notions phyfiques , ce font les ©bjets & les rapports'^phyfiques qui neus 1'infpirent, puifque i'efpiit n'y voit autre chofe. Mais dans les notions rr.orales , ce font psrriculiérement les motifs & la volonté préfumés dans le fujet de la notion , ainfi que les rapports moraux que nous y découvrons. Aucun des objets qui tombent fous nos fens n'eft fimple. Analyfez, divifez unt que vous Voudrezun objet, chacune de fes parties, quelque petite qu'elle foit, fera encore un objet F i  "( ?4 > compofé\ Le fimple ne peut p3spfu<; être 1'o^et de nos fens que 1'infini, & par conféquent nous ne pcuvons avoir d'idée ni de l'un ni de 1'aufre. En vain m'ob;e£tera-t-on que les fenfat ions de couleurs font fimp'.es. Comment dira-r-on, décomprfer ce'le qa'occafionne la b;ancheur de la neige? Ydiftinguera t-on plufieurs couleurs dont lie eft form ée? Je répondrai que je ne vois & ne puis voir que des corps cclorés, foit de blanc, foit de rouge, &c. Sc jamais de la blancheur, de la rcugeur feules, pc ree que feules elles ne peuvent exifter ; & qu'un corps colcré n'eft point un être fimple, & cela doit fuffire. Mais j'ajcuterai que la neige ne peut être regardée comme ayant une couleur homogene , puifque fa furface paroit imi-gale, qu'elle n'eft pas liffe, unie comme une giace. Que fi vous confultez un peintre, il vous dira qu'il voit dans la neige plufieurs blancheurs: que pour la peindre, i! iVra forcé d'employer plufieurs couleurs, 1'une pour la couleur dominante, les auii es pour les ombres, les points lumineux, les rtflets, &c. I' vous dira que jamais il n'a vu de couleurs pures, & que du premier coup-d'ceil il voit 1'aflortiment des cou'eurs néceftaires pour peindre un objet d r ia couleu» paronroit'fimple a des yeux inattentifs.  («*/) Or , ce que je viens de dire au fujet des fenfations des Couleurs , je Ie dirai de celles des fous, des odeurs, des goüts, Sic. Mais quoique tras les objets qui tombent fous nos fens foient compofés,qu'aucun nefoit fimpie. Cependant felon les différentes vues de notre efprit, je veux dire felon la manière de confidérer les objets , ils nous paroiftent ou iimples ou compofés.Si on les confidère comme fimpk-s, alors ils font obje's , & leur fouvenir font autant d'idées. Si, au contraire , on les confidère comme compofés, alors 1'enfemble de toutes leurs parties connues forme dans 1'entendement une notion. Je vois un arbre. Surpris de fa beauté, de fort port majeftueux, de la fraicheur de fon feuillage, jene confidère que 1'enfemble, I'unité de cet être; Sc peur ce moment cet objet eft un, fimple a mes yeux , c'eft un arbre : c'eft un objet , & fon fouvenir fi ra une idée. Mais fi je veux l'examiner en raturalifle , cet objet que je confidérois comme fimple me paroit alors très-compofé. D'abcrd j'y découvre des racines, un trónc, des branches , des feuilies, des fleurs 8c des friuts. Et dans cette première divifion, je confidère premiérement chacune de ces parties comme une , fimple : mats bientot IW.tyfe me les fera voir autrement. Je vois le trcri'd eompofé  ( 86 ) de moelle, de bois , d'écorce. Et dans cette fub-. divifion , chacune de ces trois parties que j'ai d'abord confidérée comme une , fimple, me paroitra très-compofée quand j'en ferai 1'examen; Dans 1'écorce j'y verrai 1'épiderme, Penveloppe celiulaires, les couches corticales, &c. & ainfi de fubdivifion en fubdivifion, chaque partie peut être confidérée comme un tout fimple & par conféquent ccmme objet , puis comme compofée & par conféquent comme notion. Cet exemple peut facilement s'appliquer % tous les objets qui tombent fous nos fens. Un homme , une armée, un arbre , une forêt, un atome, un grain de fable, une montagne, 1'univers enfin : tons ces objets peuvent, felon les différentes vues de notre efprit, nous paroitre uns, fimples ou compofés, &le fouvenir de tous ces objets font autant d'idées ou de notions. Or , la colleélicn de toutes les idéés que nous acquércns peur avcir la connoiflance d'un objet, que nous avons d'abord confidéré & que nous pouvons sneore confidérer comme un tout fimple , s'appelle, ainfi que je 1'ai déja dit, notion. Ainfi tcutes les idees que j'ai acquifes fur les racines , le trene , les branches, les feuilles , les fleurs, & les fruits, &c. me donKent la notion d'arb'e. Celles que j'ai acquifes fur 1'écorce , le bois , la moè'lle me donnent la  (t7) notion du tronc & des branches des arbres:-& celles que j'ai acqwifes fur 1'épiderme , Penveloppe cellulaires , les couches corticales me donnent la notion de 1'écorce, &C» & toutes ces notions réunies me donnent la notion d'arbre, D'ou 1'on voit i°. qu'une notion eft fouvent compofée d'autres notions. a°. Que lorfque nous envifageons les chofes qui tombent fous nos fens comme fimples., comme formant feulement un tout quotque très-compofées dans la réaüté ; que nous les embraflons d'une feule vue de 1'efprit fans aucun travail, fans donner une attention particulière aux parties dont elles font compofces, alors toute chofe eft pour notre efprit un objet & fon fouvenir une idée. Mais lorfque voulant connoitre un objet, favoir ce qu'il eft, nous portons fucceflivement notre attention aux divers élémens dont il eft cómpofc ; alors le fouvenir de la colleöion de toutes les idéés, acquifes par notre analyfe eft une notion ; c'eft-. a-dire, la connoiflance détaillée de ce qu'eft un objet. D'oü prefque toute chofe peut être dans 1'efprit ou idée ou notion. Encore une fois, cela dépend de la manière dont 1'cfpnt les eavifage. Prenons un exemple dans Uquel il entre du moral. J'éiudie les hommes dans les livrss E4  ( 88 ) 'd'hiftoire.dans ceux de morale, de métaphy.fiqué. d'anatomie, de chirurgie, de médecine & fux-tout dans le grand livre du mende. A cette etude je joins mes réflexiom, & je dis avoir «ne notion de 1'homme tant au moral qu'au phyfique. Cette notion de 1'homme tant au moral qu'au phyfique eft donc une collega d idees. Ces idees ainfi acquifes fur 1'homme par mes fens & ma réflexion, font pour moi un traité fur 1'homme que j'ai mis en dépot dans ma mémoire. Et comme par le même moyen, je veux dire par 1'obfervation & mes réflexions, je puis acquérir une colleclion d'idées fur toutes fortes de fu;ets, è chacune de ces colleftions d'idées je donne un nom qui en eft Ie titre. A celles ramaffées fur 1'homme je donne le nom d'humanité. Ce mot me fera utlle pour me rappeller en tout ou en partie, felon 1'occafion & 1'étendue de ma mémoire, les idéés que j'ai acquifes fur l'homme. Idéés dont le nombre & Ia farte font relatifs a mon caraöète, a 1'étendue de ma capacité, aux circonftances oii j'ai vu; enfin, a ma facon de voir, laquelle encore (ce qu'il faut bien remarquer ) varie fuivant les circonftances oii je me trouve. Car tantöt je pourrai penfer que l'homme eft né bon , que la fomme He fes plaifirs 1'emporte fur celle de fes maux,  ( h ) que, &c. & tantöt qu'il eft né frès-mauvais, & que la fomme de fes peines furpafle celle de fes plaifirs, que, &c. D'oü il fuit que prefque toutes les notions que nous nous faifons fur les fujets dans lefquels il entre du moral, doivent être verfatiles : autant de têtes, autant de notions différentes fur le même fujet; & bien fouvent autant de momens, autant de notions dnTérentes pour la même tête. Malheur attaché a 1'humanité mal é'evée. L'homme fans aucun principe hxe , arrêté, penfe au gré des circonftances. Chaque inftant amène une opinion nouvelle fur le même fujet: & chacun croyant bien voir, penfe que les autres onr tort de ne pas voir de même. Dela les difputes interminables paree que perfonne ne s'entend. D'oü 1'on doit conclure qu'il eft facile de s'accorder fur les notions phyfiques, & trèsdifficile d'être d'accord fur les notions morales ou dans lefquelles il entre de la moralité. Les premières ne font compofées que d'idées, Sc les fecondes d'idées & de fentiment. Pour s'accorder fur les notions phyfiques, il ne ƒ agit que de faire voir, fentir ce qu'on a vu, fenti. Or, comme on ne doit abfolument compofer les notions phyfiques que des idéés puiféès par la voie des fens dans la fubf- - F *  ( 90 ) tance qui fait le fujet de la notion, Sc jamais d'aucune autre idée ou chimère, il eft facile de faire l'énumération de ces idéés, de rattacher pour ainfi dire chaque idée fur 1'objet qui 1'a fournie \ enfin de faire voir , fentir comme on a vu, fenti toutes les idéés intégrantes de la notion. Par exemple, tout le monde doit s'entendre lorfqu'on parle de 1'or; paree que tout le monde a ou peut acquérir par la voie des fens toutes les idéés qui compofent cette notion. Couleur , pefanteur, dureté, inalléabilité, duétilité, f'ufibilité, diflolubilité par 1'eau régale, Sic. & qu'il n'eft ici queftion que d'idée Si nullement de fentiment, tel que je 1'ai défini, chap. i. §. 9. Mais il n'en eft pas de même des notions morales. 11 faudroit pour s'accorder , non-feulement voir de même, mais encore fentir de même. Puifque dans ces notions on confidère autant le moral que le phyfique, & que c'eft le fentiment que ce moral nous infpire qui prefque toujours détermine nos jugemens, nous pouffe a Paftion. II eft telle aöion qui ne bleffe pas dans un enfant de 4 ans , & qui offenfe dans un homme fait. L'homicide même peut être une aétion trèsinnocente ou un crime affreux. Le phyfique des  (9 ) feftions du conquérant & du hércs qui défend fa patrie eft a-peu-près le même. Mais combien le moral de lejurs aöions ne differs-t-il pas ! Et combien le ftntiment que l'un &c 1'autre nous infplrent ne doit-il pas .être différent! Tous deux tuent & font tuer des milliers d'hcmmes. Mais le conquérant commet to«s ces maux horribles de propos dciibéré, fans néccffité , fans regrets', uniquement pour affouvir fa cupidite, voler le bien d'autrui 6c affervir fes femblables. Et comme il attaque des hommei paifibles qui fouvent même ignoroient qu'il exiftat, cnaque meurtre qu'il commet eft un affaftinat. II doit dcnc être exécrable k tout le monde, L: heros au contraire, s'il répand le fang , c'eft forGément, c'eft i regret : c'eft pour la caufe la plus jufte., le drcit le plus facré, celui de fauver ï'horneur 9 la liberté , la vie & les biens de fes compatrictcs y de fes co affociés. S'il tue, ce ne font que des bêtes féroces e:-.ciiêes p?r la rage de tout devorer. II doit donc être clier & ref;ectable. Les notions morales font peut-être plus le mobile de nos aclions, la caufe de nos déterminations, la règ'e de notre conduite que les objets & leurs idéés. Elles font dn moins lè moteur de toutes les grandes aélïons. Lbiftpire,  ( 9* ) ce cours de morale expérimentsle, nous monrre 1'opinion comme la reine du mende (c). Elle nous fait voir combien dans rous les fiècles, la gloire vraie ou fauffe, ainfi qne les différéntes fortes de fanatifme ont eu de puiiümce fur le cceur de l'homme. E'le nous apprend que la paffion des grandts ames eft 1'amour de la prééminence d.r.s les cceurs ; qu'el!es en fout violemment tourmtntées. Sachons donc ce que nous devons aimer, chérir, honorer, glorifier, & ce q e nous devons haïr, méprifer, abhorrer & flétfir. Faute de notions juftes, nor s fommes encore comme des enfans qui fe laifTent prendre aux preftiges des grandes mades, des grands eftets , & dont Timagiration d'autantplus aöive qu'elle n'a poinr de règle & d'appui, ajoute encore du merveilleux a tout ce qui leur paroit extraordinaire, gigar.tefque , éclatant. Un homme commet des ravages affreux , fait trembler la terre en furmontant des obftades que peut-étre aucun autre n'auroit pu vaincre; il eft donc un être d'une nature plus qu'humaine, un dieu devant lequel il faut fe profterner, que 1'on ( c) Opinion, manière de voir , de fentir les notions phyfiques & morales.  (93 > f ikvt adorer, & auquel on doit l'cffrande des ccen.rs pour tout le mal qu'il n'a point fi-it. Naguère Ia gloire des conquêtes étoit la plus balbote jufqu'1 nos jours; plus on maffacroit, plas on dévaftoit de provinces, pfus on mertolt de peuples aux fers , plus enfin on faifoit de malheureux, & plus on b il'oit d'un éclat qui offufquoit tout. L'encens de l'amour & des refpeös bruloit pour les feids conqué: rans. Aujourd'hui ce te gloire commence a s'obfcurcir; & biemöt mieux inftruits elle fera ii place a la haine, k 1'opprobre. II eft donc de la dernière importance d'avoir des notions moraies, juftes & approfondies fur tous les états & profeffions, fur toutes les | adions & devoirs de l'homme, afin de n'accori der notre amour, notre eftime, nos hommages i qu'k ce qui en eft véritablement digne : & que | ces ames fortes & fublimes qui brulent d'obi tenir cet amour & ces refpeds, ne fe trompent i pas fur les moyens. Mais comment nous y prendrons-nous pour t «ons former ces notions ? Oü prendrons nous i les élémens qui doivent les compofer ? Dans ! notre imagination,ainfi que 1'a penfé un auteur? s Non : mais dans la nature ; d'après les modcles ! exiftans, comme Molière cet homme fublime | compofoit fes caraftères. C'eft d'après tous les  < 54 ) caftards, tous les hypocrites de fon temps qu'il apeintfonTartufe.il a pris d'eux tous les grands traits vraiment caraöérifliques tant au moral qu'au phyfique de 1 'hypocrifie , pour la peindre : & perfonne ne s'y méprend. Perfonne ne voit ce cara&ère exécrable faas fe fentir 1'ame brifée de la plus violente indignation , de la plus jufle horreur. Et ccmme cette peinture rappelle, réveille cette longue fuite de forfaits 6c de maffacres que 1'hypocriue religieufe a commis 6c fait commettre pendant plus de quatorze flexies, il n'y a perfonne qui ne s'offrït a être le bourreau d'un être auffi abpminable. Voila 1'exemple qu'il faut fmvre. S'agit-il , par exemple , d'urie action ? Commencez par détaillerle plus éxaSement pofiible, toutle pbyfique;de cetteafti- n,demanière alabien , - • i U K'tAn rat-aft.?rifer. PafTtZ enmitè oepeiuuic , « »" ^.v... ~- — au détail de tous les èïffets de cette aöion fur les hommes & fur les choies. Examinez fi les hommes en föuffrent, s'ils en "font plus heureux ; fi les chofes en font détériorées ou fi etjes' en profpèrent; fi celui qui la commet en doit être honoré ou avili. pétermïhêz autant que vous le pourrez le degré de toutes ces choies. Peignez la grandeur des facrificés volontaires fi cette aaion en a exigés: enfin, tachez de démêler les vrais motifs qui la font commettre.'  t 95 > Et fi vous avez 1'efprit jufie & éclairé, un cceuf droit & calme, je veux dire, exempt de paffions, cet enfemble vous donnera tant au moral qu'au phyfique , une notion fidelle de cette aéfion : 6c le fentiment qui 1'accompagnera étant felon 1'ordre , la juftice &C la vérité, fera un guide fidéle dans les jugemens que vous en portetez, en même temps qu'il fera pour vous un aiguillon ou un trein , felon que l'a£tion fera eftimable ou blamable, bonne ou mauvaife» Car, comme je le prouverai par la fuite, c'eft le fentiment partie intégrante de la fenfation , ©u pour mieux dire cette troifième partie de 1'analyfe de toute fenfation, ( Voye^ chapitre premier , §. 9.) qui feul dans tous les inftans de notre vie détermine nos penfées, nos jugemens , nos actions. S'agit-il d'un état , d'une profeffion ? Recueillez antant qu'il fera poffible toutes les actions qui néceflairement en lont la fuite, celles qui-font propres a cet état, a cette profeffion. Analyfez chacune de ces actions comme nous venons de le dire, 6c 1'enfemble de toutes les notions de ces aótions vous donnera une notion générale, jufte & équicable de eer état ou de cette profeffion, ainfi que le fentiment que yous devez en avoir. II en eft de même des. talens, des caraftères  (s>0 es devoirs dp l'homme. Je viens de dire « 8z » fi vous avez un elprit jufte & éclairé, un » cceur droit, ékc. » Mais comment obtenir ces excellentes quttlités? Par Ia Iecture réfléchie^ xnéditée des $>lus renommés auteurs qui ont traité de la morale; par la fréquentation des hommes réputés fages, inftruits & modérés , & en s'sppnoprisnt les penfées des uns & des ê Par 'eur fecours vous apprendrez, vous v. .s conv^inerez , vous fentirez qu'il n'y a de bonnes, de juftes, de louables que les actions uiiles, profitables aux hommes ou qui hórtorent ton auteur j&que toure action qui nuit a ies femblable* om qoi avilit celui qui la commet sfi ir.auvaife, ciigne de haine & de mépris. "Vous apprendrez jufqu'a quel point il faut fe facrifier pour les £utres, fi vous voulez vous rendr? digne de leur amitié & de leur efiime, & obtenir cette paix inférieure, cette douce fatisfacticn .'ie lV.me premier de tous lesbiens. Enfin, vo l z /ous avoir une notion de la vertu ? Rafft mbl.z un grand nombre de notions, d'aciions diverles grandes, généreufes, utiles aux horonaws, ho erables a ceux qui les commettent; prencz ce qu'ij y ade commun dans toutes ces actions, & vous aurez une notion a laquelle votis donnerez le titre de vertu. Mais remarquez que quand vous parlez de Ia vem»,  < 97 1 vmu, de la gloire , &c. du crime, de 'PinFarriië | de quelque notion. morale que ce foit: ou votrë efprit ne voit rien , ou il fe rcpréfente un homme comraettant une aétion vertueufe eu criminelle : comme Molière voyoit en fon Tartufe toutes les fortes d'hypocrifie religieufe. Remarque: comme lés notions ne font qu'uh'é colleaion d'idées fur Ie même fujet, chaque notion peut & doit être confidérée comme une idee. De même que quoique un objet foit trèscompofé , nous ne 1'envifageons très-fouvent que comme un , fimple, indivifible. Ainfi tout ce que nous avons dit & tout ce que nous dirons de I'idée, convient également k la notion. Ainfi la fenfation s'analyfe donc en objet oit idée ou notion, en defir ou volonté & en feivtiment: appercevoir, vouloir & fentir. Remarque fur les idees & les notions.' Tout le monde fait que nous avons la faculté de retenir nos idéés, nos notions, & que nous les retrouvons au befcin. Mais comment & par quel artifice, entre une multittide d'idées & de notions ainfi mifes en réferve, celles feules reiadves au befoindu moment fe préfentent-elles^ 6c que les. autres reftent fi profondément enfeve.ies dans ce dépot de nos conaoiffances que G.  (S>3) 1'on appelle mémoire, que nous ne foupeon» nons pas même les avoir ? Qui le fait ? II faudroit que nous connufllons la nature de notre ame ; & il ne nous eft pas donné de pénétrer juiques-la. Mais qu'impone : fans connoitre la nature du premier principe, nous en connoiffons les effets , Sc cela doit nous fuffire. Mais ce qu'il nous importe de favoir , c'eft fi nous fommes les maitres de nous rappeller nos idéés : fi elles font a nos ordres : fi nous pouvons commander a celle-ci de difparoitre, & a telle autre de prendre fa place: enfin fi nous pouvons les chaffer toutes Sc refter fans idéés ? Non. Nous ne fommes pas plus les maitres de rappeller nos idéés que d'en créer, Sc de les chaffer que de ne pas voir ce qui eft fous nos yeux. Qui les rappelle donc fi a propos? Les circonftances feules. Voila ce qu'une expérience a'tentive nous ppprend. Cette expérience nous enfeigne que 'es idées font pour ainfi dire aux ordres des circonftances. Elles feules font fortir du téncbreux dépot oii elles font enfermées toutes celles qui font de fon cortège. Elles les appellent pour ainfi dire, Sc auffi tot eües fe préfententen foule, avec uneobéiflanced'autant plus prompte, que 1'être fur lequel agit cette circonftance eft bien organifé, bien difpofé pour  ( 99 ) cet effet, & qtie les idees relatives a cette circonftance lui font plus familières. Quiconque réfléchira fans préjugés fur cet effec des circonftances, ne trouvera point ces expreffions trop fortes , toutes métaphoriques qu'elles font. Rien n'eft plus digae de notre admiration ! Un homme eft occupé de telle ou telle chofe , n'importe. Bien fürement dans ce moment cet homme n'a que les idéés relatives a fon affaire, & peut-être encore quelques autres relatives a fes occupations journalières, celles qui font pour ainfi dire la bafe de fon exiftence morale. .Pour toutes les autres idéés elles font dans ce moment comme perdues pour lui: ou du moins, il en eft bien certainement une multitude tellement éloignées de Ia penfée , qu'il lui feroit impoflible defe les rappeller dans ce moment. Hé bien, une circonftance arrive-t-eile ? Les voila qu'elles fe préfentent toutes a-la-fois a fon efprit, avec une rapidité & une fidélité qui étonne. Par exemple , des macons fe préfentent, I'idée du befoin qu'il en a fe réveille, & en même temps toutes les idéés relatives a l'art de la magonneriej celles de plan, de nivellement, d'alignement, de fouilie, de déblais , de pierres & de telles pierres, de chaux, de fable & de tel fable, d'équerre, de règle, de cordean , de plomb, d'échafaud, de tutte , d'ardoife , &c. G z  ( 100 ) Enfin une multïtude d'idées qui le moment d'aupsravant étoient pour lui dans le néant, paree' qu'il n'éroit pas d..ns une circonflance k les avoir. J'étois au théatre francois, & tout plein de la tragédie qui m'intérefioit yiyement, je n'avois d'idées que celles relatives k la pièce & a 1'enfemble du fpeftacle. Toutes mes autres idéés & notions étoient dans ce moment perdues pour moi. Un ami vient & me propofe un voyage en Suiffe. II me tente, je 1'accepte. AufTi-töt toutes les idéés qui m'occupoient rentrent dans le nc'ant & font place a celles qui ent rapport k ce voyage. Déja je vois les glacieps, le MontBlanc , les fourecs du Rhin , du Rhöne, du Danube. Je vois , j'entends ces terrens qui fe précipitent avec fracas, ces monts fourcilleux qui preffent les enfers tk qui fendent les cieux. Je confidère avec un plaifir tendre & rcfpeclueux les mceurs firn pies , la vie frugale, & fur-tout cet amour de la liberté qui caraclérife les bons Suifies. Et pour retirer de mon voyage tout le fruit poflible , je forme le projet de meubier ma mémoire de tout ce que les meilleurs hiftoriens tk voyageu'rs ont dit de la Suifie. Je penfe en même temps k une voiture, k des vêtemens pour me garantir & du plus grand froid & de la plus grande chaleur, tkc.  C ioi ) Peut-on croire que je fufle le maitre de penfer a toutes ces chofes le moment d'avant la propofition de ce voyage, quand j'étois tout ÖCcüp'ë du fpeétacle oü j'étois ? Non certainement. I! eft trop factie de fentir qu'il n'eft pas pofiible de fe rappelier une idée que 1'on n'a pas , que 1'on n'entrevoit pas , qui n'a nullê liaifon avec les idéés qui oceupent dans le moment. 11 faut donc une caufe étrangère a nous pour nous les rappeller. Car, encore un coup , comment rappelier une idée a laquelle on ne penfe pas? Il faut une occafiön pour la préfenter aux yeux de 1'efprit :& cette occafiön, ce ne peut ctre nous qui la ferons naitre. Car , pour choifir celle propre a rappeller I'idée, il faudroit connoitre I'idée. Or, il eft fuppcfé que neus ne la connoiffons pas. Donc, &c. Cependant, quoique ces idees ne föieii pas affez familières: foit que i'ame fbrtemènf occupée des objets ou idees qireÜe avoit aunaravaht ne les perde pas de vue, & qu'elles abforbent toute fon attention: foit que Ia circonfiance grande, terrible, jetïe dans I'ame un tel trouble qu'elle foit incapable de rien voir, Nle rien fentir: foit enfin que dans ces momens les organes n'aync pas tous le jeu néceffairè a leurs' fondions , les circonftaaces ne rappellént pas toujours toutes les idéés qu'elles devroient G3  ( roi ) rappeller. Et au contraire, il arrivé quelquefois qu'une idée fe préfente fans aucune caufe connue, auparente. Elle apparoit fouciainement comme une vagabonde , fans qu'on puiffe fe douter de la caufe qui la préfente a 1'efprir. Mais que les idéés foient rappellées par des circor.ftances connues ou par une caufe inconnue , toujours eft il vrai que nous ne fommes p.^s les maitres de les faire p'ircitre ou difparoitre a notre gré. Elles fe préfentent k nous indépendamment de nous , & fouvent malgré nous, & s'en vont de même. Qui de nous ne regarderoit pjs comme unegrar.de faveur de la nature, le ,ppuvóir de chaffer une idée importune, affligeante . & d'appeller & de fixer les idéés les plus riantes, les plus agréables. Mais il n'cn eft pas ainfi. Pour chaffer une idée, il faut une idée plu's.yive , plus intéreffante. Plcngé dans une grande douleur, rien ne nous afi\éte; nous ne voyons que I'idée qui nous tourmente. Mais le temps arToiblit tout fentiment douloureux & autres. Alcrs quelques idéés commencent k fixer notre attention : infenfiblement elles neus touchent plus vivement, & font enfin dilparcitre I'idée qui nous harceloit malgré nous. Mais pourquoi & comment les circonflances rappellent-elles ainfi les idéés? Nous n'en favons rien. L'expérience fealement nous fait entrevoir  ( ) qu'il fe forme une liaifon entre les idees, telle qu'une idée en amène une autre a fa fuite. Et les circonftances faifant fortir une ou plufieurs idéés, toutes celles qui font liées avec elles fortent a leur.fuite. Voici les caufes qui m'ont paru les plus apparentes Si les plus ordinaires de ces liaifons. Première, celle de caufe Sc d'effet: une caufe rappelle fon effet, comme un effet rappelle fa caufe. Je mets dans cette claffe les moyens, la fin, les corrélatifs, &c. Seconde, celle de contiguité de temps. L'idée d'un fiége, d'une bataille, &c. rappelle ce qu'on a fait avant & après. Troifième, celle de contiguité de lieu. C'eft ainfi qu'on retrouve fon chemin. Quatrième, celle de fimultanéitc.Voila pourquoi un mot rappelle une idée. Cinquième , celle de même lieu. Une idée rappeile bien fouvent celles qu'on a eues dans le même lieu. S'xième , celle de reffemblance. Un arbre rappelle un autre arbre, un portrait rappelle 1'original. Septième, celle d'énumération. Une énurnération commencée, toutes les idéés co.npiifes dans l'énumération fe préfentent plus ou mrdns promptement, felon qu'elles font plus ou moins G4  ( io4 ) familières. Je fais entrer dans cette clafle les colledtions d'idées qui compofent les arts, les fciences, les métiers, &c. Comparalfon des objtts avec les idees. Les idéés font des fouvenirs , des images intellectuelles des objets. L'objet agit fi puiffamment, avec une telle énergie fur notre ame, que notre fentiment plus fort que notre raifon lui donne une exil-' tence hors de nous. II n'en eft pas de même de I'idée, nous fentons que la.caufe de 1'original eft abfente,que nous devons a une autre caufe d'en fentir 1* copie. Les objets &t les idees deviennent également des motifs, & des motifs également pniffans. L'un & 1'autre cnr befoin de caufe pour être fentis. Mass il n'y a qu'une caufe pour faire fentir le même objet, & il y en a mille pour réveiller la même idée. Les caufes de l'un & de 1'autre font également étrangèrss a 1'être qui les fent. Ainfi nos idéés ne dépendent pas plus de nous que les objets. II faut des caufes ctrangères a 1'homme * indépendantes de lui pour ies mi faire fentir. Nous avons dit que les idéés deviennent mo~ £ fis comme les objets. Mais quoique nous les  ( I05 ) portions avec nous, quoiqu'elles faflent parties de nous-memes, ces motifs ne font pas plus a notre difpofition que les motifs qui nous viennent des objets. lis n'agiffent plus fouvent fur nous qu'en raifon da nombre des caufes qui les céyeillent , & pour ainfi dire de leur proximité. L'être intelligent eft aufli bien paffif k 1'égard 'des idéés qua 1'égard des objets. Comparaifon des objets ou idéés avee les notions. L'objet ou I'idée eft fimple : & la notion compofée. L'objet ou I'idée eft direclement appercu par les fens comme formant un tout fimple, indivifible, non compofé: comme un homme, un ftrbrc, un caidou. La notion au contraire eft toujours la ccnfiaération de plufieurs objets formant ou t:n être phyfique, comme homme, cheval, arbre , &c. ou un enfemble non donné par la rieture, comme armée, peuple, huinanité, vertu, bonté, ckc. L'objet ou I'idée eft appercu, fenti fans aucun travail d'efprit. L enfant , le ftupide , cornrha l'homme le plus éclairé, voyent également bien & d'un coup d;oei! un arbre, uit caiüou , du rouge , &c. La notion au contraire ne i'aequiert «me par un travail de 1'efprit. Pour connoitre  ( i©6 ) ce qu'un objet eft en lui-même, il faut I'analyfer , 1'examiner, reconnoitre tous fes élémens l'un après 1'autre, Sc les rapports qu'ils peuvent avoir entr'eux & avec d'autres êtres, Sec. Prefque tout ce qui tombe fous nos fens peut, felon les difFérentes vues de notre efprit, être confidère comme objet ou idée, ou comme notion. Si on fe livre a 1'examen des parties qui compofent l'objet que 1'on a lous les yeux, la eolketion des idees acquifes par cet examen eft une noiion. Si fans examen on 1'envifage comme ne faifant qu'un tout, qu'un enfemble fimple, indivifible, c'eft un objet. Mais remarquons bien & n'oublions jamais, qu'une notion queile qu'elle foit, n'eft & ne peut être jamais compofée que d'objets & de rapports , foit phyfiques, foit moraux : qu'il n'eft point d'autres objets que ceux dont nous avons donné 1'énumération au chapitre II des objets, 8c qu'il n'eft point pour nous d'autres rapports que ceux qui font entre ces objets. Si notre efprit n'éioit pas fi limité, toute notion feroit pour nous un objet. Nous embrafferiens d'un coup-c'ceil toutes les parties qui ia con.pofent, comme nous le faifons des notions dont tous les élémens font fimilaires ; comme les notions d'armée, de fourmillière , de peuple , de fociété, tkc. Tandis que nous ne  ( io7 ) pouvons embraffer d'un coup-d'ceil la notion d'arbre, de Tor \ paree que les élémens qui compolent ces notions font trop diffemblables. Les bornes au contraire de notre efprit font fi étroites , que bien fouvent ne pouvant embraffer l'objet le plus fimple d'un coup-d'ceil, nous fommes forcés a le confidérer parties par parties, en faifant abftraclion des autres , c'efta-dire , en les écarrant de 1'examen qu'on fe propofe. Mais ce n'eft point la ce qu'on appelle abftraction. Chaque partie qu'on examine eft un objet réel, individuel. Par exemple, pour bien connoitre un triangle qu'on a fous les yeux, on eft forcé a examiner féparément les angles & les cötés ; mais chacune de ces chofes eft claire, individuelle , & non une abftraction. Troisième partie. Vhomme doué feulcment par la nature , cTune fenjlbiütè plus ou moins grande, d'une mémoire plus ou moins étendue, napporte en naijfant aucune connoijjance , aucune idée , aucune inclination. Ou l'homme acquiert tcutes fes idéés., tcutes fes connoiffances tant particulières que générales , a mefure que les organes dont la nature  ( io8 ) 1'a pourvu a cet effet fe développent en lui, & il fe conduit en conféquence de ces feules idéés, de ces feules connoiffances; ou la nature a gravé dans fon germe, quel qu'il foit, des principes de fpécuiation & de pratique pour être fa règle de conduite dans tous les inftans de fa vie. Voyons laquelle de ces deux opinions nous devons embraiTer. ,Si Ia nature a gravé en nous quelques-uns de ces premiers principes, néceffairement ils portent les caraftères fuivans. i°. Ils doiyent être ineffacables, indélébiles. Tel eft le caraöère de tous les traits que la nature imprime a tous les êtres qu'elle renferme en fon fein. z°. Ils doivent être lumineux : c'eft-a-dire', brillans d'une clarté qui empêche delesconfondre avec les principes acquis , lefqueis étant fouvent faux & trompéurs, nous font tomber dans mille erreurs ciangereufes. 3°. De töusles principes qui fervent de règle de conduite a l'homme, ils doivent être les plus iftiportans, les plus hééeffaires. S'ils étoient Futiles ou indifterens , a quoi ferviroient-üs ? II feroit inutile d'y faire attention, ils auroient été donnés en vain. 4°. Toutes les conféquences de ces principes pour toutes les cii'conftances de notre  ( ) vie feroient innées avec ces principes. Urt principe général n'eft rien , ne peut être d'aucunè utilité , s'il n'eft le réfultat d'obfervations apphquable a des circonftances prévues explicitement ou impticitement. 5°. lis font tels qu'ils ne .peuvent être acquis par notre travail, notre expérience. Cela n'eft pas douteux : car ils conftitueroient notre être. Or, tout le monde fait que quelques efforts que nous faffions , jamais nous ne pouvons ajouter ou retrancher Ja moindrè chofe è ce qui conftitue un être quel qu'il foit, a ce qui fait fa nature. 6°. Enfin ils doivent avoir fur l'homme cet empire abfolu , cette force irréfiilible qui foumet tout , & que la nature feule peut avoir. i°. Us (ces principes) feroient imffaqabks, indéléèiüs. Tel eft en effet le caracière de tous les traits que la nature imprime a tous les êtres qu'elle renferme dans fon fein. Elle a donné au p!omb,a 1'or, &c. une rendance vers un autre rrien ne peut effacer -cu même'affoiblir cette tendance que nous nommons gravitatiort. Toujours ces métaux, lorfque nous voudrons les eloigner de ce centre , nous réfifieront en raifon de leur maffe; toujours ils feront effort pour s'approcher de ce centre paria voie la plus  ( "O ) cource. Dans chaque germe de plan:e , cetïe nature a marqué le fruit qu'elle doit porter, 8c rien ne peut altérer cet ordre. Jamais 1'oranger ne produira de 1'avoine ou de 1'orge. La nature a donné k tous les germes des êtres fenfibles, de 1'horreur pour ce qui peut les bieffer, les détruire; du plaifir, de 1'amour pour ce qui tend a les conferver , Sc un attrait invincible pour leur reproduclion. Ces caraftères s'affoibliffent ils jamais ? Jamais ont-ils charogés ? Qui jamais préférala douleur au plaifir ( )e parle en • général des plaifirs Sc des maux réels, comme des plaifirs 6c des maux de 1'imagination préfens Sc a venir , 6c fans entrer a cet égard dans un plus grand detail) Sc eut en horreur ce qui le conferveSc le reproduit? Jettons les yeux fur tous les êtres qui nous environnent; 6c fans peine, a la première vue, nous reconnoitrons ce qu'ils tiennent de la nature. Toujours le feu fera en mouvement, toujours il divifera en partie impalpabie le bois, il réduira 1'eau en vapeurs, rendra les métaux fufibles: toujours 1'or , Pargent , le cuivre fe faifiront du mercure , Sc non le fer. Toujours 1'eau s'écoulera par la pente qui lui fera offerte. Les oifeaux planeront dans l'air, les poiffons ne quitteront point les eaux ; l'air diffoudra Peau qu'il tiendra fufpendue en vapeur, comme 1'eau  (I") tientle fucre qu'elle a divifé & élevé jufqu'a & furface. Toujours 1'être fenfible fuira la douleur & accourra au plaifir. Reconnoiffons donc que ce qui eft donné par Ia nature eft ineffacable, indélébile: & que fi elle avoit imprimé dans notre germe des principes, foit de fpéculation, foit de pratique , rien ne pourroit les altérer: ni i education, ni 1'age, ni les circonftances , ni la fucceffion des fiècles. Et nous verrons dans un moment s'il en eft de tels. ; 2°- lls fer°1'™ lumimux , c'efi-A-dire , brïllaas d'une clartéqui empêcheroit de Us confondre avec les principes acquis. En effet, fi ces principes innés étoient méconnoiffables-, fi on ne pouvóit les diftinguer de ceux que nous tenons d'une mauvaife éducation, de ceux qui pourroient êtrè oppofés è ces premiers principes, & qUi étant le plus fouvent faux & trompeurs , nous font tomber dans mille erreurs dangereufes, a quoi ces premiers principes ferviroient - ils ? Sur quel fondement afFurer qi e la nature en a gravés, fi on ne peut fes diftinguer, les recon* noitre de ceux qui font acquis ? Ce feroit donc en vam que la nature auroit gravé en nous ces principes ? Mais la nature fait-elle quelque chofe en vain? Ce qui conferve cet ordre admirable par lequel cet univers fubfifte tel qu'il tft, Ce  (III) forit ces traits primitifs, ces qualités qu'elle a donnéesè chaque efpèce d'êtres differens,!efquels font immuables. S'ils font faciles a diftinguer, tout le monde doit donc les reconnoitre en foi: tous les hommes doivent en convenir. Mais oü fönf les principes de fpécination ou de pratique dont tous conviennent, depuis les enfans jufqu'aux hommes faits de tous les étars ? Que ceux qui foutiennent qu'il y a de tels principes nous difent donc quels ils font, & a quoi on les reconnoit? Je demande aux enfans, a ces hommes en qui la nature ne peut avoir été altérée par 1'éducation , par les préjugés , Sc qui n'ont ajouté que peu d'idées k celles que la nature leurauroit données; aucun ne fait ce que je veux leur dire, ce dont je leur parle. A toutes leurs réponfes , je vois clairement qu'ils n'ont d'autres idéés que celles relatives a leurs befoins corporels, qu'a ce qu'ils font tous les jours. Des enfans , des ignorans je vais k ces penfeurs qui, par la force de leurs méditations, leur travail continuel, affurent qu'ils ont démêlé en eüx ce qu'ils tiennent des mains de la nature, d'avec ce qu'ils doivent k leurs peines, k leur travail. Après bien des recherches & bien des efforts, ( recherches Sc efforts qui devroient être inutiles ) voici les deux principes que ces graves penfeurs affurent  affurent que la nature a gravésdans notre germê; celui de ipéculation, ce qui eft, eft. Et celui de pratique, ne fakes point a autrui Ce que vous ne voulei pas que 1'on vous fajje. Sans entrer dans la diïcuffion de favoir fi on peur avoir I'idée de tels principes, & les comprendre avant d'avoir acquis I'idée d'exiftence, avant d'avoir fenti la douleur, & avant de connoitre tout ce qui peut nous bief:er, nous offenfer• qu'on me dife a quoi peut fervir ce premier principe: ce qui eft, eft? Da queile ut'rlité il peut être? Ou routes les conféquences ( fuppofez encore qu'on en puiffe tirer de néceffaires & d'uriles ) qu'on en peut tirer fontinnées avec lui, c'eft-a-dire, Ia partie des fciences Ia plus utiie, Ia plus neceffaire; ou il H?èft bon a rien. Et ofera-t-on dire que ffaomme vieiine au monde avec Ia connoiflance des ma«hcmatiqües, de 1'aftronomie, des méchaniques , &c? Je ne le penfe pas. Puifque cela n'eft'pas' que 1'on me dife donc queile avance cette' idéeinnée donneroit pour étudier les fciences fur celui qui ne 1'auroit pas ? Ce principe d'aÜleurs eft fi frivole, fi Futile, fi dlgne de rifée, au'il n'eft pas poffible de s'arrêter plus lcng-temps k prouver qu'il n'eft pas inné. Comment! ce qui éx-tfte certainement, trés-certainement , exifte certamement très-certainement. Le beau principe ! Qu'en peut-on conclure ? Ceci: je vois H  ( x«4 ) un arbre, donc je vois un arbre. Je fens de la douleur, donc je fens de la douleur. Pofez en fait que bien certainement voitè un cheval. Hé bien! qu'en conclurai-je ? que bien certainement voila un cheval. Ce principe ne peut mener plus loin. En bonne foi, n'eft-ce pas battre 'l'air inutilement que de foutenir pareilles inepties r Voyons donc cet autre principe de morale, de conduite que ces penfeurs affurent être inné. jV« fakes pas a autrui ce que vous ne vouh{ pas que Pon vous fajfe. Mais ce principe, s'il n'eft accompagné d'une multitude d'idées , fuites &C conféquences néceffaires de ce principe, il devient tout-k-fait inutile. Pour que la nature ne L'ait pas gravé inutilement en nous, il faut encore qu'elle ait imprimé en nous les idéés du jufte & de 1'injufte. Car un voleur , unaffaffin , un furieux, un perturbateur du repos public , doivent fans contredit être traités autrement qu'ils le defirent; autrement que nous voudrions être traités fi nous étions affez malheureux , affez pervers, pour avoir commis les crimes qui demandent un chatiment exemplaire. Donc il eft néceffaire pour mettre en pratique ce principe foi-difant inné, & obéir en cela aux ordres de la nature, que nous apportions en naiffant les idéés du jufte &c de 1'injufte,  | Mais de queile foule d'idées celles du jufte & de 1'injufte ne font-elles pas le réfultat ! Bira-ron qae nous naiffons avec une connoiffance parfaite de la morale & des loix, fur Iefquelles on a fait plus de vingt mille traités tous différens, qui tous fe contredifent, paree que jufqu'a ce moment il y a eu fur le jufte & fur Knjufte autant de fentimens que de têtes. Et ce n'eft pas tout :il faut de plus connoitre ce qui peut nous bkffer, pour fa voir ce quipeut bieffer les autres , & 1'expérience feule nous 1'apprend. Voyez les enfans; ils frappent, ils blefient fans favoir ce qu'ils font, fans méchanceté. Quant a l'homme, il voit prefque toujours les autres dans une autre pofition que lui; Sc en conféquence, il croit pouvoir lui faire avec jufiice ce qu'il feroit bien fiché qu'on lui fit. C'eft bien différent , dit-il ; cet homme eft dans une telle circonftance & moi je n'y &« pas. Je puis donc fans être injufte lui faire tel'e chofe qu*il ne feroit pas jufte qu'il me fit. Celui-ei eft riche , dit le pauvre , & moi je n'ai rien. Pourquoi cette différence ? Tous les biens doivent être en commun. Donc, &c. Cet homme , dit le riche & le noble, né dans un état abject, eft fait pour fouffrir; accoutumé k la mifère, k la fatigue, aux coups, il ne les fent pas. Donc, &c. Celui - cl ne penfe pas comme moi, c'eft un Hz  (II*) trionftre. Donc, &c. C elui-cieft noir, & mol je fuïs blanc. Donc, &c Le defpote dit:ce principe qu'il ne faut pas faire aux autres ce qu'on ne voudroit pas qu'on nous fit, eft ridicule & extravagant; il n'eft bon que pour les foibles , que pour ceux qui ne font point battant de peur d'être battus. Mais pour moi qui n'ai rien a craindre,aqui tout eft foumis, moi qui peux tout faire impunément, je ferois bien imbécille de traiter les autres comme je veux être traité. Pillons, volous , détruifons par le fer & par le feu tout ce qui s'oppofé k nos defirs voluptueux. Vojla ma loi, celle que la nature a fürement gravée dans mon germe , car je fens qu'elie m'eft douce. Et d'ailleurs mes fujets , les étrangers que je détruis , que j'opprime , que je vole , que je pille en cent manieres, ne juftifient-ils pas ma conduite? Tous applaudiffent a mes exploits, amesrapines, a mes dcbordernens; je fiiis nommé le grand , le viétorieux, 1'invincible, ie bien-aimé. Enfin feroit-ce I'idée de Dieu, de vertu qui feroit innée? Mais fi I'idée de Dieu eft innée, fes préceptes doivent 1'être aufii ? Car a quoi me ferviroit cette idéeiècbe, abftraite, fi je ne fais pas.ce que je lui dois ; ce que je dois faire pour lui être agréabie ? Ce que je dois faire dans toutes les circonitances de ma vie eft donc  ( M7 ) inné, routes mes aéhons doivent donc m'êtré prefcrites dès le ventre de ma mère, a moi tk, a tous les hommes; & néceffairement, invinciblement nous ferions tous envers Dieu les mêmes actions , nous aurions tous la même religion , & cous nous 1'obferverions néceffairement. En eft-il ainff ? Secondementfi cette idée eft innée , tous les êtres penfans doivent donc s'accorder fur fon effence , fur fes attributs, &c. car apparemment que 1'on ne veut pas dire que c'eft le mot feul Dieu , Deus, Thees , Jehova, &c. qui eft gravé, mais I'idée de cet êti e, ce qu'il eft, ce qu'il defire, & comme il agit. Je puis dire que j'ai I'idée d'un cheval, paree que je fais & puis dépeindreaux autres fa figure, fon caractère, fes mceurs, fes allures, la manière dont il fe conferve & fe reproduit. Mais s'accordet-on fur cette prétendue idée innée de Dieu , fur fon effence , fur fes attributs, &c. ? Les enfan's & les ignorans n'en connoiffenr que le nom. Les favans fe difputënt fur fa nature depuis qu'on a imaginé cet être, tous lui donnent des qualités abfurdes , incohérentes , contiadiétoires. D'autres nient abfolument . fon exiftence , & prétendent qu'un tel être eft non feulement chimérique, mais impoftible : done cette idée n'eft point innée. Mais I'idée de la vertu ? Hélas ! ce n'eft que depuis quelques inftans que H3  ( uS ) i'on commence a convenir que la vertu n'eft autre chofe, que les actions utiles aux autres: & que le vertueux eft celui-Ia feul qui eft dans rhabitude de commettre de telles actions.Encore n'y a-t^il que le petit nombre de ceux qui ont fecoué les préjugés avec lefquels nos inftituteurs imbécilles, ou charlatans, ou pufillanimes abrutiffent les hommes. Et le refte des hommes ne s'accordent nullement fur fa définition. Chaque contrée, chaque gouvernement, chaque religion, chaque fecte , chaque profeffion la dérlnir d'une facon qui lui eft particulière. N'a-t-on pas vu pendant prés de 15 00 ans, ö ^fouvenir plein d'horreur ! des hommes fe difant minifires de paix, croire faire une bonne acfion, une aétion vertuenfe de perfécuter, de charger de chaines, de précipiter dans des cachots, de torturer, de brüier enfin des milüers de leurs femblables ! Les uns pour n'avoir pu croire qu'un peu de pain fouillé du fouffle infect d'un fale débauché ou d'un fcélérat atroce , ou tout au moins d'un fourbe ou d'un imbécille, fut un Dieu: c'eft-adire, felon eux, le créateur, le confervateur, Ie maltre & le feul agent de cet univers. Les autres, pour n'avoir pas réfolu felon leur defir cette queftion, ou telle autre toute auffi impertinente, uirum ch'umra in vacuo bombinans, pofltt comcdcri fccundas intentionts : favoir fi une chimère en fe  ( "9 ) balancant dans le vuide peut avaler les fecondes intentions. Exemple terrible & déplorable, qui ne prouveque trop bien que ni I'idée d'un Dieu, ni I'idée de la vertu foieut innées. 30. De tous les principes qui fervent de règle de conduite a l'homme, ils doivent être les plus im~ portans , les plus nèceffaires. En effet, s'üs étoient futiles ou indifférens k l'homme, k quoi ferviroient-ils? II feroit inutile d'y faire attention. Ainfi dans ce qu'on appelle le phyfique, la nature nous auroit inculqué les premiers principes de méchanique, les plus nèceffaires fans contredit; puifque pour conferver fon être,rhomme eft forcé k chaque inftant de remuer des fardeaux au deffus de fes forces. Elle nous auroit enfeigné a faire du feu, élément fi néceffaire k nos befoins, &c. Dans ce qu'on appelle le moral, elle auroit fürement gravé en nous des régies infaillibles pour nous conduire avec nos femblabies, pour nous en faire aimer, pour étabür entr'eux une concorde inaltérable , & les forcer k s'èntrefecourir fans ceffe mutuellement, &c. L'a-t-elle fait? Les hommes favent-ils feulement les premiers élémens de la méchanique, avant de les avoir appris? Combien de p^uples ont été des fiècles fans favoir faire du feu! Et les hommes ne fe dévorent-ils pas les uns les autres, bien H4  (11°) loin de s'entr'aider a porter Ie fardeau de ceitè vie. Donc, &c. 4°. 01 la nature avoit gravé en nous quelques principes, touus les conféqucnccs de ces principes pour toutes les circonfances de notre vie feroient innées avec ces principes. Car s'il falloit de la méditation, une fuite de réflexions pour aller de propofition en propofnion , pour fuivre une longue chaïne de raifonnemens , afin de faire ufage de ces principes, l'homme qui eft né pour le travail, qui a tous les inftans eft forcé de jetter les yeux fur ce qui 1'environne pour fe parer de la douleur & de la defiruétion , qui ne peut s'occuper que du moment préfent, ne pourroit faire ufage de ces principes. Si donc les conféquences de ces principes ne font point innées, queile faveur Ia nature nous auroit-elle fait en imprimant ces principes dans notre germe ? Ces principes fuppofés ainfi innés ne donneroient pas un quart-d'heure d'avance fur ceux qui ne les ayant pas innés , voudroient étudier les fciences & la règle de leur conduite. Car quel eft 1'homme qui fachant bien la valeur de ces mots: cc qui eft, eft, r.e donne pas fur-le-champ fon aflèntïment a cette propofition ; & qui cn général n'adopte cette maxime de morale , (fens cependant la mettre en pratiqwe, ce qu'il faut bien rerrjarcuer) ne fakes point a autrui ce que  ( 121 ) vous ne vouleit pas que 1'on vous faffe ; aufli-tót qu'il rentend proférer, aufli-töt que par 1'expérience il a appris qu'un coup donné eft auftïtöt rendu? Mais perfonne n'a encore ofé dire que ces principes fuflent innés avec toutes leurs conféquences. Donc, &c. 5°. Ces principes feroient tels a ne pouvoir e.re acquis par notre travail , notre expérience: cela n'eft pas douteux. Car ils ccnftitueroient notre être , & perfonne n'ignore que quelque's efforts que nous faffions, jamais nous ne pourrons rien ajouter ou retrancher k ce qui conftitue un être quel qu'il foit, k ce qui fait fa nature. Or, que 1'on nous cite une feule idés , un feul principe , une feufle maxime que nous ne puiffions acquérir par nos fens, par notre travail , par notre expérience : & nous ccnvïendrons qu'il eft des principes , des maximes innées. Mais c'eft une chofe impoftihle. Donc, &c. 6°. Ces principes, s'il y en avoit de reis, auroient fur l'homme cet empire , cette force a laquelle il eft impojfible de réftfter. Q(li peut douter de cette vérité? Cette obéiftance perfévérante & univerfelle de tous les êtres aux lolx que la nature leur a prefcrités , n'eft-elle Pas une preuve éclatante & cmaine de cette grande vérité? L'homme le plus parfait fans contredit de tous les êtres que nous connoiffons, puifque  (lil) par la fupériorilé de fon efprit il les affujettit tous , n'eft-il pas comme le refte des êtres foumis a Ia nature, en ce que la nature lui a prefcrit? Forcément ne conferve-t il pas fon exiftence? Forcément ne fe reproduit-il pas? Et fi la nature lui avoit tracé quelques principes de morale, pourroit-il un feul inftant s'enécarter? Et s'il en exiftoit, fans doute ce feroit celui qui établiroit entre les hommes une fraternité, une concorde inaltérable , & l'homme a tous les inftans obéiroit forcément k cet ordre. Dira-ton que cette concorde, cette fraternité fubfifte entre les hommes ? Un des premiers faits que rapporte 1'hiftoire , eft celui d'un frère qui affaffine fon frère. Par-tout oii de bonnes & fages loix ne font point en vigtieur & ne contiennent pas les hommes, nous les voyons acharnés les uns contre les autres, comme des tigres afFames qui fe difputent une proie, & cela prefque toujours pour des fujets frivoles. Que les loix fe taifent un moment, comme dans la guerre , le vol, lemeurtre, Ie viol, les brigandages de toute efpèce couvrent la terre. Mais la preuve la plus éclatante, fans contredit, qu'il n'y a pas d'idées morales innées, fe trouve fur les trönes. C'eft la qu'on voit ordinairement l'homme dans toute fon horreur. Ces hommes devant lefquels tous les autres font  ( m ) profternés, devant lefquels tout fe tak & obéit quand ils commandent , que rien enfin ne contredit, ne feroient-ils pas les plus juftes , les meilleurs des hommes, fi la nature avoit gravé en eux quelques principes de morale? Puifque tout les flatte, que rien ne les trouble, que rien ne les gêne , la voix de la nature ne feroit-eile pas plus impérieufe chezeux que chez les autres hommes? Et cependant üs font prefque tous'les p'us grands fléaux de 1'humanité. On les voit fouler aux pieds tous les principes de morale, & s'en enorgueillir. Sans foi , fans moeurs, ils immolent des milliers d'hommes è leurs débauches honteufes. Leurs infatiables miniftres qui ufurpent leur autorité, pour fatisfaire leurs fales defirs, ne vendent-ils pas la confidération, les rangs & Ie malheur? Pour plaire aleurs indignes maitreffes qui les gouvernent defpofiquement, comme ils gouvernent leurs defpotes , ils vendent également une lettre de cachet qui plonge dans un cachot 1'honneur & la probité, nos fens feuls , c'eft-a-dire, par nos différentes manières de fentir, jointes a notre mémoire, ainfi que Locke 1'aprouvé. Si rhomme vient au monde fans aucune idée, fans aucune connoiflance , il naït donc fans aucune inclination : car qu'aimeroit-ii , que haïroit• il lorfqu'il ne connoit encore tien ? II veut invinciblement être heureux , il tenl fans ceffe vers fon bo.jheur; en général voila la feule inclination que la nature lui a donnée. Mais cette morale uniforme , univerfelle, la même dans tous les temps, dans tous les lieux, qui la créée dans nos ames ? Qui ? Le même qui a appris aux hommes de tous les fiècles, de tous les pays, de toutes les couleurs, k fe détourner des ronces, a éviter un précipice , a fe nourrir d'abord d'herbes, puis de gland, puis de bied, & enfin de pain. C'eft la fenfibilité, & la réflexion fuite de la fenfibilité & de 1'expérience. La fenfibilité & la réflexion nous font tels, que nous devons néceffairement (a la longue quand la maturité fera venue) produire par-tout une même morale; comme par-tout i'oranger quand il a pris affez d'accroiffement, doit pro • duire des oranges. On s'étonne de 1'uniformité de la morale: mais l'homme étant par-tout pêtri du même limon , ayant par-tout les mêmes befcins, les mêmes mi fères & les mêmes plaifirs  ( «7) étant par-tout nis, frère, oncle, neveu, coufin, mari, père , voifïn , propriétaire, vendeur, acheteur , endoftriné, endocfrinant , commandant, commandé, ami, ennemi, aimanr, aimé, &c. enfin , ayant par-tout & la même confiitution & les mêmes rapports, comment ne s'enfuivroit-il pas par-tout une même morale, qui ne peut être qu'une fuite néceffaire & de la conftitution de l'homme & de fes rapports. II faut bien qu'enfin , après une longue fuite d'erreurs, de difcordes, de troubles , chaque être prenne fa place & y refte; comme après une fermentation plus ou moins longue , plufieurs liqueurs mê-lées enfemble 'fe calment & prennent néceffairement la place que la nature leur a aflignée. Comment! 1'expérience fera connoitre aux hommes tout ce qui dans le phyfique leur ett utile ou nuifible, & elle ne leur apprendra pas ce qui dans le moral leur eft propice oü funefte ! Mais eft il bien vrai que cette morale foit actuellement & ait toujours été par-tout la même ? Je ne le vois pas. Et pourquoi ne 1'a-t-elle pas été ? C'eft que la réflexion a été tardive, & que cependant elle a encore devancé la connoiffance de l'homme 8c des êtres qui 1'environnent. Ce qui a été caufe que les premiers qui ont réfléchi,  ( 1*8 ) ont ajouté aux rapports de 1'homme , des rapports chimériques, que des audacieux ont rendu d'autant plus recommandables, que ces rapports imaginaires leur attiroient argent, hommages, refpecfs & foumiffions. Aufli voyons-nous dans 1'hiftoire, que partout les hommes ont commencé par être des tigres , n'ayant pour toute exiftence qu'une ftupidité groffière, pour tout fentiment qu'une férocité atroce; & qu'a mefure qu'ils fe font éclairés, c'eft-a-dire, qu'ils ont plus ou moins connu les véritables rapports de l'homme, ils font devenus plus ou moins hommes. La morale ne fera réellement uniforme, univerfelle , que quand le plus grand nombre connoitra bien l'homme & fes rapports réels, Sc qu'a ces rapports il fe gardera bien d'en joindre d'imsginaires. Ce temps eft peut-être encore bien éloigné. C'eft k la philofophie, cette rille du ciel, k en diminuer 1'intervalle. C'eft k elle a bien faire fentir k l'homme toute fa dignité, a lui donner un amour violent pour ce fentiment, & k lui infpirer une haine vigoureufe confre toute efpèce de tyrannie; avec ces deux refforts le refte fera facile. C'eft alors que le méchant repouffé dans toutes fes entreprifes téméraires &c injuftes, trouvant - >res goüts dépravés , a fes paflions effrénées, des obftacles cuifans & in- furmontables,  { 12.'9 ) ftiimontables , fe repliera néceffairement lur ïui-niêrne : il verra , lui qui court après le bonheur comme tous les êtres fenfibles, qu'il né fetrouve que dans je fein de fa familie,'dans 1'amitié, dans 1'eftime de fes proches, de fes voifins, de fes compatriotes, de fes femhlables enfin. II fentira que s'il veut fortir de cette feule route du bonheur, il ne trouvera que trcuble, contradiétion , chagr'ns , douleuis. Et une fois ■cela bien fenti , toute la mcrale fe développera a fes yeux. II fera forcé, paree qu'il veut invinciblement être heureux, & qu'il ne connoïtra qu'un moyen, d'être bon mari, bon père, bon fi's, bon voifin, bon fujet.... fujet des loix de l'état qu'il aura choifi, &c. cV a'ors la morale deviendraréellement uniforme, univerfelle. Quatrième partie. Digrefiorz fur Les abfiracllons. Comme les objets & les idéés font le fondement de ce qu'on appelle abftracfions, c'eft ici- le lieu de traiter ce fujet iatéreffant. Principes. i*. Il n'exifte dans la nature que des individus. Nous ne pouvons donc voir que des individus. Tous les rnatériaux de nos connoiffances,; I  ( ijo ) de nos raifonnemens ne font donc &ne peuvent donc être que des objets individuels ou leurs idees. 20. Notre efprit pour être éclairé a befoin de voir un objet ou une idée , ( rappellez-vous la définition d'objct cu d'idée donnée au chap. i , §. ) fans quoi il eft dans les ténèbres. S'il entend des mots qui ne lui offrent ni objets ni idéés, ces mots ne font pour lui qu'un vain bruit &c rien de plus. I. r efprit ne fait point d'alft-actions pour fe formet des idees foit defpéce, foit de genre d;s êtres phyfiques. Qu'un homme qui n'a jamais vu de moutons voie un troupeau de mille de ces animaux, bien certainement tous les mille moutons de ce troupeau lui paroïtront abfolument iembldbles. II lui faudra même quel-jue temps pour en bien diftinguer un. Dans ces premiers momens, chacun de ces moutons n'eft donc pour lui qu'un mouton qu'il diftingue très-bien d'un cheval, d'une chèvre , d'uo chien, mais non d'un autre mouton. Ce mouton tout individuel qu'il eft a fes yeux n'eft point encore pour lui un mouton particulier, un tel mouton, qu'un autre mouton ne peut repréfenter.  ( Ml ) Chaque mouton de ce troupeau eft donc pour cet homme d'abord l'objet exemplaire ,. puis I'idée exemplaire de 1'efpèce; uniquement paree qu'a fes yeux tous ces moutons font parfaitement femb'ables , & non par aucune abftraction. Notre efprit ne fait point un travail fi pénible , il ne le connoit pas même; & d'ailleurs pourroit il faifir ce qu'on appelle idée abftraite, êtres abftra'ts ? Qu'eft en effet un être abftrait ? Le mot être veut dire ce qui exifte par foi, celui d'abftralt veut dire coupi , tranche. C'elt donc un être ou mutilé , ou fait de pièces & de morceaux. Soit: mon efprit peut faifir cette penfée. Mais on ajoute que cet être mutilé ou fait de pièces de rapports, ne peut exifter.ni phyfiquement ni idéalement; paree que ,v dit - on, il eft fans fupport; qu'il ne peut en avoir un commun h toutes les parties de 1'être abftrait. Alors mon efprit étonné ne tenant plus rienrefte confondu. Encore une fois, il faut a nctre efprit pour 1'éclairer dans fes opérations, foit de raifonnemens , foit de détermination, un objet ou une idée , autrement il eft dans une obfcur.té profonde , il ne voit rien. Auffi ai-je toujours vu que ces expreffions, êtres abjlra'us, idas ahjkahës , portent dans 1'efprit de ceux qui fincérement cherchent la vérité, un trouble qui ks tour-  ( *3* ) •mente. Eh! comment ne voit - on pas que c'eft ramener fous d'autres exprefiions les forrnes fubjlantieües, ks vertus plajiiques fi juftement banrdes de la faine philofophie ! On a beau faire, nous ne pourrons jamais voir que ce qui eft dans la nature , c'eft-a-dire, des objets individuels. Et quand a force d'illufions , d'entaffer paroles fur paroles on parvient a ce point de déraifon , dedonmrde la réalité au néant, de parler fur rien ou de raifonner fur des abftraftions , je veux dire fur autre chofe que des objets individuels , vus, fentis ou fur leurs idéés; c'eft alors qu'on voit 1'infini en étendue, Pinfini.en fageife, 1'infini en puifiance : c'eft alors que 1'on voit ou croit voir des êtres inétendus, des êtres qui font par-tour t\c par-rout tout emieis , & cent autres chimères auffi abfurdes. Toutes nos fenfations font diftinguées, caractérifées ou par un cbjet ou par une idée individuels. '(voyez chap. i. ) Mais un objet quoique nettement apper^u, peut n'être pas affez diftingué, affez caraöérifé par nous , pour en faire pour nous, un objet particulier, reconnoiffable entre tous ceux de fon efpèce. Alors il eft feulement pour nous un objet exemplaire d'elpèce, & non un objet particulier. Cela me paroit clair. Je yois clairement, diftincf ement une  ( ijf ) fourrni, un ceuf, un hanneton,nne chataigne, un grainde fable : ces objets fontréels, individuels, ils n'ont rien de fantaftique, ils font diftincfs, point confus : mais en même temps je fens bien que ne pcuvant trouver dans ces objets un caraöère telïement diftinöif, qu'ils deviennent pour moi des objets particuliers , ils fönt pour moi des objets exemplaires de genre ou d'efpeces. Et ils le feront jufqu'a ce que j'aie trouvé en eux ce caraflère diftinöif. Et le fouvenir ou 1'image intellecluelle de cet objet fera une idée exemplaire individuele , & non une idée abftraire. Pour les enfans & même pour beaucoup d'hommes faits, tout arbre eft pour eux un arbre feulement. Un arbre quekonque eft done pour eux l'objet exemplaire du genre arbre. A force de voir, d'examiner, d'être montré, nn enfant parvient a diftinguer les poiriers entre tous les arbres. Mais tout poirier n'eft encore pour lui qu'un poirier, l'objet exemplaire de i'efpèce des poiriers. En continuant fes recherches, il parvient a diftinguer les beurrés. Mals jufqu'a ce qu'il ait remarqué dans un beurré un caraöère qui le fafTe diftinguer des autres beurrés, tout beurré ne fera encore pour lui que l'objet exemplaire de la claffe de ces fortes de poiriers. Enfin il a un beurré qu'il 1 l '  ( '34) sffeflionne, qu'il préfèri tux autres & qu'il cultive Uti-même. A force de le voir, de 1'exatniner., il lui trouve da::s fon port, clans la forme & la couleur de fon bois, &c. un caradère qui le lui tait diftinguer de tous les béurrés, & par conféquent & en remontant, de tuus les poiriers, puis de tous les arbds, enfin de tous les êtres. Cet arbre eft alors pour lui un objet particulier. Remarquez, & remarquez bien que dans cet exemple, l'objet exemplaire du genre, de 1'efpèce , de la daffe, eft pour cet enfant auffi clair, auffi diftincY, auffi individuel que l'objet particulier. Qu'il lui auroit fuffi de faire une légère marqué a l'objet exemplaire du genre , pour en f ire pour lui un objet particulier; pour en faire le portrait d'un feul du portrait de tous qu'il éto't. D'rii 1'cn conclura , que 1'efprit remarque feülement plus de caraöère diftinöif dans l'objet particulier que dans 1'cbjf t pxemp'a're de la clafTe, plus dans celui de la claffe cue dans celui de 1'efpèce, & plus dans ce dernier que dans cc'ii du penre: mais que reus ces objets éiant individuels pour lui, font b en loin d'ê;re des abflraftions , c'eft-adire , des chlmèns qui ne peu\ent éclaircr **e!pi i*. j'uppelle donc objet exemplaire tout indi-  (;I3J) vidu qu'ort ne peut diftinguer de ceux de ;» clafle , de fon efpèce, de fon genre. Enforte que l'objet exemplaire eft le portrait de tous ceux de fa jsfaffe', de fon efpèce ou de fon genre. Et j'appelle idée exemplaire le fouvenir , 1'image intelleÖuelle de cet objet. Ainfi quand on me dit: un homme , l'homme, ou Alexandre, Titus, &c. a fait, &c. jat réellement fous les yeux de 1'efprit I'idée exemplaire de l'homme faifant, &c. C'eft fon portrait vaguê a la vérité ,'mais individuel; portrait qui n'ayant point- un caraöère particulier convient a tous les hommes. "Tel, par exemple , feroit pour moi tous les foldats d'une armée qui défileroient rrpidcmefit fous mes yeux. Je verrois chaque foldat comme homme, mais non comme un tel homme. Mais .ce portrait malgré fa vaguité eft ciair, diftinö, réel, individuel & non ' fantaftique , inL fiÜable comme les êtres abfiraits. II n'eft perfonne, je crois, qui lorfqu'on.lui parle fouvent d'une perfonne célèbre ,. ou qui peut lui.avoir quelque rapport , ne s'en fafie un portrait pour" pouvoir y attacher les idees qu'on veut lui en dpnner. Qu'avec cet enthoaüafcne d'un cceur fenfible a'tout ce qi.i élève & honore 1'human é, on difcoure iouvect les anciens fages de la u  ( i3« ) Grèce, en préfence d'un jeune homme hen* reu Temt nt né; bientöt, fans' aucun déffein & felon f; manière dé voir & de fentir, il fe formera inte'!- c ttellement le portrait exemp'aire d'un philó^öpWe. I! f rèprefentëiïa un homme ajant un grand front oü fiégera la fcrénité , des yeux ; ércans mais pleins de douceur, une démarche rofée, une contenance affurée mais modefte ; enfin une phyfionomia noble, ouverte & refpirant la paix, le bonheur &c la bienveillance. Tant notre efprit a tefein d'avoir la vue arrêtéé fur un objet ou une idée ffxè , individueik; & tant il lui efl pénible de 1'avoir ég <.rée far des objets vagues , mcertains, infaififiabks ou nuls; des abftractions enfin. Ce fujet efl bien p|üs important qu'on ne Ie penfe peut - être. En perfuadant aux hommes, que 1'on peut raifonner fur autre chofe que fur des objets aétuel'ement fentis ou fur des idrrs d'cbjets vus & fentis, qu'il fufïït d'abftraclims, on peut fes mener loin. D'abfiraclions en abflrdétions, on p uirrqit facilement les perdre dans la région des chimères. Les erreurs de la métaphyfiqüé , de Ia théologie, de la morale rnême n'o t pas d autre tource. Mais q>-and l'pomme fera bien convaincu qu il ne peut &C ne dpit raifonner que fur des objets fixes, in-  (M7) dlviduels y vus & fentis ou fur leurs idees, alors il fera difficile de le tromper & de le féduire. Si dans la géométrie on ne s'égare jamais , fi tout le monde y voit de même, ee n'efi pas feutement paree que les dénnitions font claires, précifes & qu'on ne les ahère jamais (d). C'eft encore paree que cette fcience met toujours fous les yeux du corps ou de 1'efprit des objets fixes, arrêtés, individuels quoique exemplaires du raifonnement. Un des charmes de Ia poéfie, c'eft qu'elle parle toujours aux fens , que toujours elle fait image, que toujours elle montre a 1'efprit des idéés individuelies, exemplaires ou particulières, & jamais d'abftraftions. C'eft 1'amour avec fes ailes, fon bandeau , fes flêches & fon carquois: c'eft la renommée déployant fes ailes rapides, & fa trompette k la bouche ayant déja inftruic 1'univers d'un événement qui vient de fe pafTer: c'eft ï'envié a l'oeil timide & louche: c'eft Ie bruit des combattans, les cris des vaincus&ê les chants de la viöoire, &c. Les auteurs cjui n'ont pas ce talent de mettre fans ceffe fous (d) Condillac n'a défini ex:&;ment nulle pan le mot idée. Auffi il 1'empioie tantót en un fens & tantót dans un autre; ce qui rend fouvent fort obfeur ce qu'il dit fur les idéés,  dis) les yeux de leurs lecteurs tous les objets dé leurs difcours, fatiguent, rebutent, ck très*« fouvent ne fe font pas comprendre. I! n'y a point c'e fcience, même la morale, même la métap yfic; c ÓV rnême la grammaire, qui ne puiffe être uaitée ainfi. Paree qu'il n'y a de fciences vcritables qne celles qui traitent dei objets vus tx' fentis , &t de leurs rapports. It que quintl Biême une fcience ne traiteroit que des fetifc rapports, il faut toujours que T : ril VOM Ils objets individuels qui en font] les termes. j Enfin 1'on conviendra que la meilleure définition ne vaut pas la vue de la chofe définie.1 Que toute définition qui ne fait pas voir ouj fentir la chofe défi nie manque fon but : & enfinj que tout mot ne peut être que le nom d'unej chofe individuelie vue & fentie , ou le titre d'une définition d'une chofe individuelie vue &,i fentie, finon qu'il n'eft que du bruit qui ne peut rien figniner. Ainfi quand on entend proférer le mot aniA mal pris pour exemple; je dis que fi 1'efprit nei voit au moins confufément quelques animauxl individuels, ( confufément, voyez chap. des objetsl §■) il ne peut rien entendre a ce qu'on lui dit : le mot animal étant alers pour lui fan*, aucune fignificc.t'on.  ( »39 ) Je veux que la définition è? animal foit un être ayant la faculté de fentir , de fe reproduire & de fe mouvoir fpontanément. J'accorde que cette définition ait été faite par abftraction , le naturahfte ayant remarqué ce qui convient a tous les animaux & ne convient a nul autre êrre. Mais ce n'eft furement ni cette opération de 1'entendement, ni fon réfultat que 1'efprit appercoit quand on entend proférer le nom d'animal. Encore une fois, fi 1'efprit ne voit l'objet défini ou dénommé , le nom ou la définition manque fon but. Paffons aux qualités & propriétés des êtres phyfiques qui tombent fous nos fens : & nous verrons que pour s'en former ou s'en rappeller I'idée, 1'efprit ne fait aucune abftraétion. Nous avons dit, chapitre II, pag. 68 & fuivantes , qu'un être phyfique étoit tout ce qui dans la nature exifte par foi, comme homme , arbre, caillou, &C que c'étoit un fupport ayant des qualités nèceffaires & accidentelles, propres & communes : qu'il ne pouvoit y avoir d'autres êtres , que leurs qualités ou leurs propriétés que.ll -s qu'elles fuffent n'en étoient point , puifqu'elles ne pouvoient exifter fans fupport. Voi a la réahié. Voila ce que notre efprit dégagé des illufio'ns des fens nous montre clair-ement. Mais nous vivons dans un monde  ( MO ) enchanté oü nous ne voyons & ne pouvons voir que des apparences, nUe les qualités des êtres, fans les voir en eux-mêmes. Ce n'eft que par le railonnem-nt que nous atteignons Sz encore bien légérement ces fupports, qui pour jamais fe dérobent a nos fens & dont par conféquent nous ne devrions jamais parler. Les qualités des êtres phyfiques appercues direftement p;r nos fens , comme rouge , dur , froid , aigre, &c. ont donc pour nos fens autant d'ex fience de réalité que les êrres mêmes qu'elles revêtent, qu'elles fpécifient ou différencient. Que dis-je? Elles font dans la réalité les fèüls objets qui s'ofTrent k nos fens , tandis que leurs fupports fe tiennent tellement cachés fous leur enveloppe qu'il eft impoflible de les appercevoir. Ces qualités ou plutöt ces objets font donc fi clairement, fi diftinétement appercus, m'k leur nóm 1'efprit fe les rappelle tk les voit comme préfens. Puifqu'il en eft ainfi, a quoi ferviroient ici les abftractions ? A ces mots rouge , dur, froid, aigre, amer, &c. les enfans, les ignorans, les plus imbécilles comme les plus dcétes ne voientiJs pas, ne fentent-ils pas ces qualités ou ces objets comme s'ils les avoient fous les yeux: tous ne voient-ils pas un cerps quelconque in-  ( 141 ) dtviduel, rouge, froid, dur,aigre, amer, & non des abftraöions qui ne leur feroient rien - o r? Tout ceci me paroit ii clair, fi fenfible que je e m'étend ni pa!s davautage fur ce paragraphe. Paft* s none aux ncH">r.' , & prouvons que 1'efprit ne f it aucune abftraction lorfqu'il fe rappelle les idé.s qi.i compofent une notion. Nous venons de d;:e que les notions étoient la colleöion de toutes les idéés qui peignent, carailérifenr un objet vu dans tous fes détails: qu'elles renfermoienr toutes les idé;:s d'une définition. Et nous difons que leur nom n'eft ni une abftraöioo , ni ie réfultat d aucune abftraction ; mais feulement le titre de chacune d'ellcs: titre qui par la liaifon des .idéés, réveille en nous lorfqu'il eft proféré, & felon 1'étendue de notre mémoire & la rapïd'.é de ïwre penfée, un nombre qielconque d'idées ; mais a-pendant en qoantité fuffii'ante pour nous faire connoitre , nous mettre fous les yeux de 1'efprit le fujet dont on parle. Mais une idée n'eft que le fouvenir, 1'image intefecluelle d'un objet individuel, & il n'eft d'autre objet. que ce qui tombe fous les fens. D'oü il fuir, que toute la fequelle des prétendus êtres moraux , tels que prudence, va.leur, hypocrifie , &c, ne font que des notions & non des êtres abftraits. C'eft-a-dire, des colieótions  ( 14» ) d'idées, d'atVions propres a peindre, a caractérifer ces vertus & ces vices: acYtons que nous avons vu faire, & qui ont attiré notre attention ; ou que la peinture ou des difcours dénués d'abftraétions auront mis fous nos yeux. Et tous ces móts prudence , valeur, hypocrifie font fëulement les titres de chacune de ces notions, & non des abftraflions. Ai je un élève > Et veux-je lui apprendre ce qu eft la prudence ? je me garderai bien de lui parler d'abftraaions, & d'employer les forces de fon efprit a effayer de lui en faire faire ; paree que je croirois obftruer fon entendement & le rendre infenfible, oudu moins bien froid fur une qualité cependant bien effentielie & bien defirable. Mais je lui ferai remarquer comme agiffent les perfonnes douées da cette excellente vertu. Je lui dirai donc : avez-vous fait attention comme un tel s'eft comporté dans cette circonftance épiheufe , cü tout autre que lui auroit été emporté par 1'événement , & fe feroit pet du par légéreté, par trop de précipitation ? Celui-ci toujours calme , toujours tranquille au milieu de la plus grande agitation , prefié de toutes parts , aiguillonné par les propos les plus vifs, les plus infidieux & même les plus piquans, pouflé enfin par tous ceux qui 1'environnoient a  ( 143 ) manifefter fon 'fentiment, fa manière de penfer,; a cependant temporifé, & tenu par fon adreffe & fa prudence tous les elprits en fufpens, jufqu'a ce que 1'événement qu'il attendóit, 6c qui feul devo'.E uft.fi fa conduite 8c lui donner le fceau de la bonté 6c de la fiïreté fut arrivé. Alors il s'eft montré , a pris un parti 6c 1'a fuivi avec fermeté & vigueur. Je lui ferai voir combien de perfonnes honnêtes, même vertueufes, fe perdent par imprudence : & a force de lui montrer des actions prudentes, couronr.ées de fuccès , de paix & de profpérité, 8c d'a&ions imprudentes fuivies de malheur 6c de repentir, je lui donnerai la notion de prudence, 6c ferai naïtre dans fon ame 1'eftime & 1'amour de cette ' vertu. Alors au mot de prudence , titre de la collection de toutes les idéés d'adtions prudentes qu'il aura mis en dépot dans fa mémoire; toutes ces idéés ou du moins une partie de ces idéés s'ofFriront a bn efprit. II verra un homme exemplaire ou un homme a lui connu , comme: tant telles ou telles aétions exemplaires de prnden-e, 6c le fentiment dont j'aurai jetté le germe dans fon ame a la vue des aétions de prudence auxquelles je lui aurai fait faire attention, pourra le développer en lui Sc le poufler a de pareilles actions.  ( *44 ) Voudrai-je faire connoitre a mon élève ce qu'eft 1'hypGcrifie r je le mène a une repréfentaticn du Tartufe ; je lui fais lire 1'hiftoire eccléfiaftique, cele de la lipue, des papes, &c. Et jé fuis bien fur qi.e de toutes les aclions du Tartufe, & da toutes c< lies des prêlres que lui aiiront mifes fous les yeux toutes ces hiftoires, mon élève fe fermera une notion jufte de cet abomirable vice, dont Ie titre fera hypocrifït, laquelle n'aura rien d'abftrait. Je fuis encore bien fur qu'a ce mot hypocrifie qui n'aura rien d'abftrait pour lui, les idéés d'un grand nombre de ces aftions s'offriront a fon efprit, & que fon cceur fera foulevé d'indignation & d'horreur, &c. Quant aux propriétés des êtres phyfiques qui ne fe font connoitre que par leurs effets, comme Pattraöion, la fufibilité des métaux , &c. je fais voir h mon élève comment 1'aimant agit fur le fer : je lui fais remarquer les effets des tuyaux capillaires fur les liqueurs. Je lui fais voir du fer , du plomb en fufion. Et de tous ces objets mis fous fes yeux, il fe forme des notions, comme il s'en eft formé des prétendus êtres moraux. Au mot d'attraflion il verra I'idée de deux corps individuels, l'un •attirant 1'autre ou s'attirant réciproquement. Je lui dirai que ces mots blancheur, duretés froid ure  ( '45 ) froidure &2 autres pareils, ne mettent fous les yeux de 1'efprit aucune abftraöion. Que b'ancheur ou couleur blanche ou le blanc font des mots qui réveillent les mêmes idees, qu'ils ne différent que pour les grammairiens & que 1'on a invenrés pour 1'élégance du difcours. En effet lorfqu'on entend dire Ia blancheur, 1'incarnat, les rofes de fon teint font, &c. qui ne fe repréfente un vifage individuel de Iys & de rofes ? Et de même de la dureté, de la froidure & autres mots femblables. Défaifons-nous donc de cette opinion que tous ces mots prudence, valeur, blancheur, dureté , humanité , mort, &c. font autant dabftraclions de notre entendement, qui confidérant ce que plufieurs êtres ont de commun , en forme autant de concepts qui deviennent autant d'idees pour notre ejprit , & que 1'on nomme êtres ideavx moraux , &c. Mais ces concepts, ces êtres idéaux moraux ne font-ils pas abfolument la même chofe que les formes fubftantielles des anciens ? formes qi i ont engendré tant d'erreurs. Je fais que les philofophes modernes qui ont avancé cette opinion y mettent des reftriöions, y donnent des explications. Mais leurs commentaires, leurs explications ne prouvent-ils K  () pas par leur lorfgueur, leur pro-ixi'é (e) * que cette manière d'envilager ce fujet eft très-vicieufe , quVle eft une fource d'erreurs. Mais en difant que tous ces mots prudence, humamté, mort, blmcheür ne font que des titres de notions qui rappellent des idees individuelles, mais exemplaires , on tuit la marche de 1'efprit humain, on 1'éclaire & on ne lui fournit aucun moyen d'errer. La parole (ƒ) eft fans doute d'une grande utilité, d'un fecours évident pour le développement de 1'entendement, 1'accroiffement de nos connoiffances. Sans le fecours des mots, notre mémoire auroit beaucoup moins d'étendue & nous ne mettrions pas tant d'ordre dans nos connoiffances. Mais auffi il ne faut pas croire qu'on ne puiffe penfer & réfléchir fans i'aide des mots. La rapidité de notre penfée eft une preuve du contraire. Lorfque nous nous re- (e) Lifez dans 1'Encyclopédie mérhodique les mots ^bjlratlion, abjlrait, idxs abjlraius. Et vous verrez les efforts que font les Dumarfais, les Condillac pour prévenir les erreurs oü peut faire tomber cette manière de nommer & d'envifager ce qui s'appelle notion Sc titre de notion. Efforts qui font loin d'être victorieux. (ƒ) Et fur-tout la parole ccrirc, dont les avaniages pour le développement de 1'entendement font infiniment fupérieurs a ceux de la parole parlée.  t '47 ) cueiLons, l'öuvrage te plus étendu eft comme un point dans notre entendement. Nous' le voyons, nous 1'embraflbns d'un coup d'ced. Totisfts développeriTens font sppercus de même, ainfi que toutes les parties de chaque dévéló'ppement ; fans qu'aucun mot fe faffe entendre a notre efprit. Eh ! combien ne feroit pas lente & pénible la marche de notre efprit, s'il hg fe trainoit qu'a 1'aide des mots i Et dans quelles épaiiTes ténèbres n'agiroif-il pas, s'il ne réfléehiffoit que lur des fons qui ne mettroient point fous les yeux de 1'efprit des idéés individuelies, feit exemplaires, foit particulières: mais feulement des abftraaions ; c'eft- k - dire, des illufions. des chofes fugitives, infalfifiablesi J'ai inventé plufieurs machines , j'en ai déent plufieurs. Pendant mon travail fongeois - je a des mots ? non. Voyois-je des abfiraöions?-encore moins ; car je n'aurois rien vu. Mais je voyois, j'embraffois d'un coup-d'ceil toute la machine dont j'étoisoccupé en eipritje voyoisindi' viduellement les roues,!es pignons; je voyois leur engrenage, les refforts, les détentes, les moteurs &.leurs effets les plus éloignés comme les plus prochains, fans jamais penfer au nom des chofes: voyant toujours lesidées individuelies des chofes c'eft-a-dire, les images intelïe£tuelles des objets qui devoient compofer ia machine dont mon efprit étoit occupé. K x  ( '4? ) J'ai travaillé fur les légiflations. Je voyois de même les idéés d'un grand peuple , des grands corps adminifiratifs, des tribunaux, &c. Je voyois les agens du pouvoir exécutif & tous les effets de ces agens. Dans une démocratie je voyois un peuple fier de fa liberté vivant en paix, paree que je le voyois contenu par la furveülance d'une police aclive, ferme &c éclairée; je voyois chaque individu travaillant librement & avec gaieté a tout ce que fon inclination , fes forces & fa fortune le portoient. Et jamais le nom d'aucune de ces chofes ne s'offroit a mon efprir. Enfin j'ai travaillé fur la morale. Quelquefois il eft vrai , le titre de ce a quoi je devois travailler fe faifoit entendre a men efprir. Mais après m'avoir rappellé le fujet de mon travail, toutes les idéés, toute la fuite des penfées renfermées dans ce fujet fe préfentoient a mon efprit fans le fecours des mots. Par exemple , après que le mot liberté s'étoit fait entendre £ mon efprit en même temps ou avant la penfée de travailler fur ce fujet, fe préfentoit a mon efprit un homme exemplaire mais individuel repréfenrant la foule des humains. Je fuivois cet homme dans toutes les circonftances de fa vie , & Je voyois toujours forcé a tout ce qu'il faifoit par tout ce qui Penvironnoit»  C '49 ) & par toutes les idees, penfées > opinions Sé fentimens qu'il avoit acquis. Voila raa facon d'être. Dans les difcours j c'eft toujours on prefque toujours les penfées qui arnènent les mots. Dans mes réflexions % mes méditations, c'eft toujours d'après des idéés» des objets individuels, exemplaires ou particuliers que mon entendement fait toutes fes opérations , & prefque toujours c'eft la penfée qui réveille les mots & non les mots qui arnènent les penfées. Quelquefois je me .fuis laiffé aller a la féduction d'un mot que n'appelloit point la fuite de mes penfées, mais propre k jetter quelqu'éclat. Mais en reiïfant mon ouvrage, je me fuis toujours appercu que ce mot qui avoit devancé ma penfée, mettoit dans ma compofition de Pincohérence ou une redondance vicieufe. D'oii j'ai conclu que tous ces ouvrages oii fourmillent ces défauts étoient faits par des, auteurs qui n'abondant point en penfées attendoient les mots. Je ne puis dire comme penfent mes femblables;; mais comme ris ne font point formés d'un autre limon que moi, qu'ils ont les mêmes organes que moi, je crois que ce qui fe paffe en moi fe paffe de même en eux y les circonftances lesmêmes. Un homme reyient d'un voyage d*butre-mer;. KJ  C 1)0 \ Dars fa cov.rfe il a vu de; animaux , des végéraux , des fofliles qui lui étoient inconnus; Cet homme qui a de la mémoire ck qui a vu avec attention , a cependant toutes ces chofes préfentcs a 1'efprit quoiqu'il ne leur ait pas donné de nom. 11 vous en parle , les peint, cherchanr, pour vous faire voir & fentir comme il voit & fent, les mots les plus propres de la langue , fe dépitant de ce que ces mots font infuflifans a ce qu'il veut peindre. Nous fcrons ici une remarque qui vient a 1'appui de notre opinion. S'agit-il de peindre ces nuances délicates, foit de fentimens, foit de pofition oude convenancc? c'eft alors que les auteurs , même les plus élevés & qui poffèdent le mieux la langue, fentent l'infuffilance des langiiés. Ils voient, ils fentent parfaitement ce qu'ils ne peuvent exprimer, paree que la langue s'y refufe. Ce ne font donc pas les mots qui réveillentcesidécs ou penfées. Le mot ckofe , un des plus étendus de notre langue, ne met pas même fous les yeux de 1'efprit une abffraétion ; mais felon ce dont il eft queftion, I'idée d'un objet individuel. Si ce mot n'offroit a 1'efprit I'idée d'un objet individuel vu & fenti, il ne diroic pas plus a 1'efprit qu'un mot arabe dont on ne fauroit pas la iignification. Si par exemple, une perfonne venoit dire:  ( '51 ) j'ai une chofe, je viens de voir une chofe, Qui 1'entendroit ? Mais fi elle difoit : je viens d'examiner la cfeofe que vous m'avez envoyée ce rnatin; alors 1'efprit voyant une chofe individuelie vue& fentie, on 1'entendroit, Toutes chofes font en bon état chez vous* me dit a cent lieues de chez moi un homme qui ,en vient: aucun de ces mois n'eft pour moi une abftradtion. Ils mettent fur-le-champ fous les yeux de mon efprit & felon la vélocité de ma penfée, mon habitation & fes meubles , mon potager, ma baffe-cour , &c. je vois mesappartemens propres , les meubles bien foignes ^ couverts & a leur place , le potager bien tenu , plein de légumes & de fruirs; mes vaches graffes, les étables nettes, la laiterie propre, &c. & jamais d'abftracfions. II nous refte encore a prouver que les nombres ne font nides êtres abftraits,ni desabftraciions de 1'efprit. Le ridicule des abftraöions fe fait encore mieux fentir au fujet des nombres, qu'a tout autre. En..effet, que veut-op dire par ces mots nombres abftraus, les nombres font des abpacjions? Doü les nombres font-ils abftraits? Quel eft Ten:mal, la chofe qui .eft un, dix, cent, &ic. f Qie 1'on dife que blancheur, longueur, mou- K 4  ( M* ) vement, Sic. font des chofes abftraites: k toute force on peut en donner quelques raifons & fe faire entendre. Comme il y a des corps blancs , longs, en mouvement, on peut dire que blancheur, longueur, mouvement font chofes confidérées comme féparées , exfraites de leur ioutien; Sc cela peut en quelque manière fatisfaire : quoique dans la réalité , 1'efprit ne puiffe voir autre chofe, a 1'ouie de ces mots, que des idéés individuelies, mais exemplaires de corps blanc, de corps long, de corps en mouvement. Mais les nombres! de quels êtres a t-on pu les extraire? Les nombres ne font donc que des mots qui, par eux-mêmes, ne portent è 1'efprit aucune idée. L'ordre feul felon lequel ils ont été difpofés nous les rend utiles. Et cet ordre pouvoit être tout autre qu'il eft Sc n'a rien d'abfïrait. Je vois trois hommes: les hommes font des objets, mais trois n'elt qu'une vue de 1'efprit; & ce mot dont je me fers pour exprimer cette vue , n'eft pas plus une abftraöion de mon efprit , que les prépofitions loin , prés, dans, fur, &c. qui de même, expriment des rapports, c'eft-a-dire, des vues de 1'efprit. Si n'ayant aucune c mnoiffance de cette fuite de mots qu'on appelle nombres, je vouloisconnoitre ce que je poffède de moutons, je pour-  ( '53 ) rois , entre plufieurs manières d'y parvenir,; adopter celle-ci. Je fais des vers dont toutes les fyllabes fonnent différemment, comme: Quand 1'arrêt des deftins eut, durant quelques jours, A tanr de crtiautés permis un libre cours , Et que des aflaffins fatigués, &c. Je ferois défiler mon troupeau devant moi, & k chaque mouton j'appliquerois une fyllabe de ces vers, en commencant par la première. Au premier mouton je dirois donc quand, au fecond Car, au troifième rêt, Sc ainfi de fuite: 8c je verrois, par exemple, que j'ai des moutons jufqu'a la fyllabe gués. Tous les jours , lorfque mes moutons reviendroient au bercail, je m'y prendrois de même pour voir fi j'ai mon compte; Sc fi un foir je n'en irouvois que jufqu'a la fyllabe fins, dans le moment je verrois 8c fans avoir aucunè connoiflance des nombres, qu'il m'en manqueroit pour les fyllabes fa-tigucs. Si cette manière de fe rendre compte & aux autres étoit ufuelle dans ma peuplade , elle pourroit fervir a bien des ufages. Pdr exemple, voudroit-on taire 1'échange de moutons contre une, deux ou trois vaches? Le taux'du pays, la qualité des vaches qu'on auroit en vue , celle des mowtons a donner pourroieat être tels  ( '54) qu'il fauclroit donner pour une vache des moutons jufqu'a la fyllabe jours. Pour chaque vache que je ferois paffer de mon cöté, je donnerois donc des moutons juf u'a la fyllabe jours. Et fi j'ai eu quatre vaches, j'aurai réellement fait Péquivalent d'une multipiicatiors fans m'être fervi des nombres. Je conviens qu'on ne retireroit pas de grands avantages d'une pareille méthode, mais enfin elle pourroit rem place-, jufqu'a un certain point, noire fyftéme des nombres. Et ofera-t-on dire que ces vers,* ces fyllabes foient des abftractions ? La machine de Pafcal avec laquelle on fait des additions , des fouftracïions, des multiplications, &c. eft-elle une abftraaion? Et les a les b les x les y les x les — les x &c. & tous les autres fignes dont fe fervent les algébriftes &£ avec lefqueis ils font bien d'autres calculs que les arithméticiens avec leurs chiffres , font-ce des abftraólions? Non; ce font des fignes comme les chirfres, & rien de plus. On ballotteles uns & les autres, on en joue felon une certaine methode, mais fans plus voir ce que 1'on fait, que ï'ouvrier qui tiffe un fatin broché de rofes ck de [das. Cet ouvner , felon un certain arrangement, tire cercaines cordes, puis fait courir Ia navette fan, connoitre la fleur qu'il defline fur le  I 155) fatin qu'il fabriquè. Et cependant l'un & 1'autre, 1'urithméticien & 1'ouvrier, font fürs de trouver les réfultats qu'ils attendent. Cependant, vous dic-on , quand on penfe aux nombres, 1'efprit voit, fent quelque chofe de plus que I'idée du fon du mot. Je dis qu'on ne voit que des rapports d'ordre. Quand , par exemple, on profère le mot trente-deux , 1'efprit voit que ce mot eft en tre le mottrente &unèl le mot treme-trois, qu'il fuit le premier & qu'il précède le fecond; il ne voit pas autre chofe. Et le mot ordre n'eft que le titre d'une notion qui rappelle des idees de chofes individuelies, mais exemplaires quelles qu'elles foient arrangées d'une manière quelconque. Enfin, font-ce les mots des nombres qui font des abftraétions? Non. Sont-ee les caradtères qui en font? Non.. Comment dit-on donc que les nombres font des abftradtions, fi ces motsni ces caraétères n'en font point; puifque ni les uns ni les autres ne mettent fous les yeux de 1'efprit aucune autre idée que celles de fon & de cataCtere? ai as <*'u "" si Les notes de la mufique devroient bien plutöt que les nombres être regardées comme des'abftméhors, puifqu'elles rappellen! k 1'efprit, outre le fon du mot, des fons muficafe fentis, Elles font entendre a 1'efprit des tiercés, des quintes ,  ( i<6 ) des oQaveSj &c. Cependant je ne vois nulleparl qu'on les ait regardces comme des abftraftions. Ainfi donc généraliler une idée, de particulière la rendre univerfelle , c'eft d'une idée parriculicre en faire une idée exemplaire fans qu'elle ceffe d'être individuelie. Cette expreffion eft facile a entendre, elle éclairé 1'efprit & non celle d'idée générale ; paree que 1'efprit ne pouvant voir que des individus , a de la peine a eoncevoir qu'une idée puiffe en même temps être générale 6c individuelie. Quand Duhamel compofant fon traité des arbres fruitiers, faifoit deffiner d'après nature un beurré, undoyenné,&c. qu'a-t-il fait? Sur cent, deux cents ou trois cents beurrés oudoyennés, il choififfoit ceux qui raffembloient en eux le plus de caraclères communs a ceux de fon efpèce, écartant avec foin ceux qui en avoient de particuliers: 6c il faifoit deffiner d'après ces objets exemplaires. Mais ces objets, quoiqu'exemplaires, étoient individuels 6c non des abftracf ions ni des objets généraux : 6c leur deffin offre a 1'efprit I'idée exemplaire des fruits. Idée individuelie 6c non générale ni abffraite. - Voila bien des mots fur ce fujet; mais il en faut bien davantage pour détruire une erreur que pour étal^ir une vérité. Concluons cependant. Puifque ce qu'on ap-  ( 157) pelle êtres idéaux , moraux , abflraits , font autant de chimères infaififfables a 1'efprit, & qu'il eft dangereux que l'homme raifonne fur des chimères qu'il prend pour des réalités , il eft de la plus grande importance que les inftituteurs s'attachent finguliérement a mettre fous les yeux de 1'efprit de leurs élèves tous les fujets de leurs difcours, de leurs lecons quelles qu'elles foient; & que les idéés de ces fujets foient toujours individuelles. A cet effet parlez toujours a leur imagination ; peignez, rendez individuel tout ce que vous leur direz. Et les fujets de tous leurs raifonnemens étant clairs , diftincts , faciles a faifir puifqu'ils feront individuels quoique fouvent exemplaires, les rapports qu'ils y appercevront auront les mêmes qualités de clarté, de précifion, &c. Alors vos élèves feront bons logiciens ; & dans leurs difcours , ils feront peintres, poëtes, éloquens ; & leurs erreurs, car tout homme y eft fujet, feront bien moins fréquentes que s'ils raifonnoient fur des abftraétions, & elles feront plus faciles a reconnoitre & a corriger.  ( i5« ) CHAPITRE IV. Du defir & de la volonté (a). J3aNS le chap. I , §• nous avons dit qu'un defir étoit 1'attirant du p^ifir , ou le repouffant du déplaifir (b) d'une fenfation , lequel agit fur nous avec plus ou moins de force, fans en avoir affez pour nous déterminer. Et nous avons dit qu'une volonté étoit 1'attirant du plaifir ou le repouffant du déplaifir d'une fenfation , lequel nous entraïne , nous détermine; paree (a) Dans tout ce chapitre il faut avoir bien préfent a 1'efprit 1'analyfe que nous avons' faite de la fenfation, chapitre premier; bien fe fouvenir que objet ou idée, defir ou volonté, & fentiment font même chofe; que ce n'eft qu'une fenfation envifagée fous trois points de vue différens. Enfin il faut bien fe rappeller les définiiions que nous avons données de ces trois manières d'envifager la fenfation. (è) J'ai déja prévenu que je fentois bien que dans ces exprefïions, attirant du plaifir, repouffant du déplaifir , il y avoit pléonafme , redondance. Mais comme je les trouve nèceffaires pour fixer 1'attention fur le propre du plaifir & du déplaifir , & faire fentir co.nme je fens, je fupplie les ledeurs de me les permettre.  C M9 ) que dans Ie moment cü il agit, aucun autre n'a autant de force que lui. En effet Se defir , Ia vo'.onté peuvent-ils être autre chofe qu'un plaifir ou un déplaifir? Que feroit-ce qu'un defir , une volonté qui ne feroit ni plaifir ni déplaifir ? Et avec le plaifir ou le déplaifir, qu'avons-ncus befoin d'autre chofe pour nous détcrminer. Cependant, quoique 1'on foit affez porté a croire qu'un defir n'eft qu'un plaifir ou un déplaifir qui nous folücite plus ou moins vivement: que le mot defir n'eft qu'un fon pour exprimer cet état de I'ame follicitée feulement, mais non déterminée, & que la chofe eft 1'aiguillon même du plaifir cu du déplaifir , on penfe affez généralementque la volonté eft quelque cnofe de plus qu'un plaifir ou un déplaifir dominant (c), On croit communément que la volonté eft un ie ne fais quoi , une puiffance, une faculté de I'ame qui la rend maitreffe, indépendante de tout ce qui la folücite , plaifirs ( c ) Plaifir ou déplaifir dominant c'eft celui qui. de tous ceux qu'on éprouve dans le même temps, a le plus de force foit par lui-même corome fentiment (chapitre premier , g. ) foit par le concours de toutes les idéés 6c penfées acquifes par 1'expérience, Sc que 1'objst ou I'idée ou la penfée du moment réveille.  C '60 ) ou déplaifirs. En forte que, maTgré tout ce qui peut la toucher, c'eft cette feule puiffance inhérente a I'ame qui la détermine. En deux mors, on croit que I'ame ne veut que paree qu'elle veut. Mais c'eft une erreur qu'il eft trèsimportant dedétruire : la volonté ne ditférant du defir, qu'en ce que le plaifir ou Ie déplaifir qui eft volonté, eft fupérieur en force aux autres plaifirs ou déplaifirs qui peuvent fe faire fentir en même temps : & que le plaifir ou déplaifir qui eft defir ne 1'eft pas. 11 s'agit donc de prouver que la volonté n'eft» ainfi que nous 1'avons déja dit, que 1'attirant d'un plaifir dominant, ou le repouffant d'un déplaifir dominant : que le mot volonté n'eft qu'un fon , qui ne fert uniquement qu'a exprimer cette fituation de I'ame, lorfqu'elle eft entraïnée, dominéé par un plaifir ou un déplaifir qui la détermine. Quand par exemple, je vois une toife & un pied, j'ai une perception , & quoique je voye la toife plus grande que le pied , ce n'eft point encore un jugement, ce n'eft qu'une fimple perception appellée penfée. Cette perception ou cette penfée ne prend Ie nom de jugement, que quand je me rends compte ou aux autres de la différence que je remarque entre les deux objets de ma perception. Et de même , quand par un  ( iSi ) ^n plaifir dominant je fuis pöufTé vers un tel objet, ce n'eft en moi qu'une impulfion caufée par un plaifir dominant, & cette impulfion ne prend le nom de volonté, que quand je me rends compte ou aux autres de ma manière d'être* La volonté 6c les jugemens ne font donc que dans les mots ou prononcés ou menralement dits. Car dans le fait la volonté n'eft qu'un plaifir ou un déplaifir dominant, comme les jugemens ne font que des perceptions : tellement que 1'être fenfible n'a d'autre motenr que Ie plaifir ou la douleur. Et comme ceux qui nient cette vérité , qui foutiennent au contraire que la volonté eft une puiffance indépendante des plaifirs 6c des déplaifirs , en appellent avec raifon a 1'expérience j c'eft par 1'expérience , ce mairre de l'homme, qu'il faut les convaincre & de leur erreur 6c de la vérité que /"avance. Commencons par les aétions les plus fimples; 6c en même temps les plus intérefiantes : & fucceffivement nous pafferons aux autres. J'avertis que j'appelle actions fimples, celles qui n'ont pour moteur qu'une feule caufe : c'eft-a-dire, ou un feul objet, ou une feule idée, ou une feule penfée : & que j'appelle compofées, les aétions qui font le produit du concours de plufieurs caisfes, objets,idéés ou penfées. L J  (t6i) Exemp1e premier. Un homme pofe la maitë fur un fer brülant, foudain il fent une douleur cu'fante , & foudain il retire la main. Quet autre moteur de cette adion que la douleur ^ Cet homme a-t il befoin pour retirer la main, d'ajouter a la douleur qui la repoaffe avec une ■violence irréfiftible , un affentiment de I'ame ? Penfe-t-il a autre chofe qu'a fa douleur ? A-t-il confcience d'aucun confentement, d'aucune déclfion, d'aucun aöe de I'ame ? D'ai'leurs a quoi ferviroit cet affentiment de I'ame l Cette douleur que cet homme reffent, n'cft-elle pas auffi puiflante , auffi foudainement & efdicacement a&ive fur la main de cet homme , que 1'eft fuF une bille un coup de maffe ? L'une & 1'autre font inévitab'ement leur eff.t, celui de déplacer. L'une ( la douleur ) dép'ace néceffairement 1'être fenfible , comme 1'autre (le choc ) dêplace néceffairement 1'être que nous difons infenfible. En fuppofant toutefois, que 1'être fenfible n'eft pas contenu par un autre fentiment fupérieur a la douleur, & que la bille ne foit pas retenue par une force plus puiflante que le choc. Je ne fais fi je me trompe , mais cet exemple me paroit trop fimple , & en même temps trop frappant pour trouver des contradiöeurs. Exemple fecond. Mais paree que pour le biert de cet homme, on retient fa main fur ce fer brülant, & que vaincu par la douleur cet homme  () Miserie « laiffez-moi, je veux retirer la main, ja » ne veux pas être brülé ». Eft-ce que ces mots je veux, je ne veux pas fignifient & peuvent li* gnifier autre chofe , finon; je fouffre horriblement, je ne puis fupporter cette douleur 3 rendez-moi le pouvoir de m'éloigner de la caufe de ma douleur, laiflez-moi obéir a 1'impulfion qu'elle me donne ? &c. Les mots peignent autant qu'il eft poffibie Pétat des chofes, mais ne les changent pas. Or, ces mots je veux , je ne veux pas , ne font donc qu'une manière abrégée Sc recue de faire comprendre ce qui fe paffe dans 1'intérieu.r de cet homme. Et que s'y paffe-t-il ? C'eft d'être vaincu par une douleur qui chaffe fa main avec une force irréfiftible dé defius l'objet qui la lui caufe, d'être en même temps retenu par une force encore fupérieure, & encore d'être forcé par la douleur a peindre par des mots fon état affreux, & a fuppiier qu'on lui rende le pouvoir de le faire ceffer. Je n'y vois & ne puis y veir autre chofe. Dans toutes ces circonftances, le mot vouloir doit fignifier je fuis poufé vers , Sic. comme celui de non vouloir doit toujours fignifier je fuis repoujjé de, Sic. fi infenfiblement on a fait fignifier autre chofe k ces mots. Si d'oubüsen altérarions, on eft parvenu a lui faire fignifier 1'aétion d'une puiffance inhérente k I'ame indépendante des J» 58,  (i64) plaifirs & des déplaifirs , c'eft uniquement Tal fuite d'une métaphyfique faufié Sc chimérique. Car cette puiffance de i'ame n'exifte pas. Dans cet exemple, je n'y vois pas plus d'affentiment, de confentement, d'aéfce de I'ame que dans le premier. Dans celui-ci comme dans 1'autre, c'eft le repouffant feul de la douleur qui fait, ou qui eft ce qu'on appelle volonté. II eft le feul principe, la feule caufe de 1'aöion. Qu'on fe fuppofe un moment a la place de cet homme , qu'on fe fonie bien, 5c fur-tout qu'on écarté toute idée de langue, puifque le fentiment a précédé 1'invention des mots, qu'ils ne changent rien aux chofes, 6c qu'on prononce: 8c bien fürementon conviendra de la vérité de ce que je viens d'avancer. Exemple troifième. Un homme eft chez lui fans aucune affaire» La penfée lui vient d'acheter un tel livre. L'attirant de ce plaifir étant pour le moment, celui qui domine :1e voila entraïné. Le libraire demeure a 1'autre bout de Paris, il faut y aller. Auffi-töt toutes les idéés qui mènent a ce but fe préfentent. Cet homme voit la rue, la maifon du libraire 8c toutes les mes par ou il doit paffer.il penfe auprix du livre, il fe lève,&fe fournit de l\.gent néceffaire , prend fa canne, fon chapeau , ouvre la porte, fort, ferme la porte, defcend 1'efcalier, 6c le voila danslarue^  T ) fi marche vite regardant oii il pofe le pied. II entend du bruit, léve les yeux, & voit une voiture prête a 1'écrafer , & d'un faut le voila a dix pas. A chaque inflant même danger, & a chaque inftant les mêmes craintes le jettent tantöt d'un cöté tk tantöt d'un autre , & d'autres fois 1'arrêtent tout court ou le font reculer: & cela avec une prefteffe pareille a celle dün reffortqui fe détend tout a-Ia-fois. II continue cependant fa coiufe, tournant a droite , a gauche felon le chemin qu'il doit prendre. Il voit de loin un homme de connoiffance qui le falue, & auffitot de porter la main au chapeau & le corps de s'incliner. Arrêté par un embarras , il part de derrière lui un éclat de rirequi, en chatouillant fon ame, excitefa curiofité; il tournela tête & voit une jeune perfonne belle comme Vénus, fraiche comme Hébé; a cette vue fes fens font émus. Elle parle, & fon émotion redouble: fon maintien,fa taille, fon air le raviffent , 1'enflamment; mais fes graces achèvent de le fubjuguer. L'embarras diffipé, cette jeune beauté continue fon chemin , & cet homme oubliant l'objet de fa courfe, refte immobile, les yeux fixés fur cette beauté qui s'éloigne. Au doux plaifir qui remuoit fi voluptueufement fon ame, fuccède d'abord une froide privation de tout fentiment, puis une rêverie fombre & pénible, L3  ( 166 ) puis une douleur qui s'accroït a chaque pas qué fait la belle inconnue, Sc qui enfin devient fi violente, qu'elle 1'entraine malgré lui fur fes pas jufqu'a fa maifon. Cet homme content de connoitre fa demeure, remet a un temps favo* rable a faire connoiflance avec elle, Sc reprend fon chemin. A peine a-t-il fait cent pas que, plein de fon objet & ne voyant que lui , il coudoie rudement un homme. Cet homme violent Sc empoité , ripoite par un foufflet. L'explofion que fait la poudre qui s'eriflamme, n'eft ni plus forte ni plus rapide que celle qui fe fait dans tous les fens de cet homme fi outrageufement ofténfé. Recevoir le foufflet Sc de fa canne fendre la tête de celui qui 1'a donné, eft 1'inftant dün éclair. Effrayé d'un meurtre il fe met è fuir, évitant comme il peut les embarras, prenant les détours qui s'offrent a fa vue. Enfin il arrivé chez.lui hors d'haleine, 1'efprit troublé» le cceur ému d'horreurdu meurtre qu'il a commis, & oubliant qu'il eft forti pour aeheter un fi vre. Je le demande a tous ceux qui aiment fincérement la vérité , qui favent rentrer en euxmêmes Sc faire taire les préjugés : dans toutes les aftions de cet exemple qui font fimples, y en a-t-il une feule qui foit la fuite d'un affentiment, d'un ordre de I'ame? N'eft-ce pas le  ( ïS7 ) feul objet, onla feule idée ou penfée de 1'inftant qui pouffe, qui fait agir ? Dans tous les embarras que rencontre cet homme, n'eft-ce pas la crainte feule d'être froifle ou écrafé , qui le chaffe tantöt a droite & tantör a gauche , fans qu'il y ait jamais aucun affentiment, aucun afte de I'ame ? Ne font-ee pas les attraits puiffans de la beauté qu'il a vue, qui feuls Pont entraïne? N'eft-ce pas un mouvement impétueux &z fubit, & peut-êtreconvulfif, qui a pouffécet hommeau meurtre? Enfoyte que dans ce mouvement il n'y a peut-être pas eu même de moralité. Jufqu'au moment de la rencontre de 1'inconnue, n'étoitce pas la feule idée de la maifon du libraire qui le guidoit dans fa courfe, comme c'étoit le feul defir de pofféder un tel livre qui 1'y pouffoit ? Dans fa fuite, n'eft ce pas la feule crainte d'être arrêfé qui le chaffe ? Enfin, avec un peu de réflexion, il eft fürement facüe d'aflimiler toutes lesa&icns de cet exemple, les plus indifférentes comme les plus intéreffantes, a celles du premier ' exemple. Chaque objet , idée ou penfée a fait feul fon effet , ( une aftion ) comme le fer brülant a fait leliën fans le fecours d'aucun acle, d'aucun affentiment de I'ame. C'eft le feul attirant ou le feul repouffant de Pobjet', ou idée, ou penfée qui a été le mobile de chaque aftion, &Z qui a été ce qu'on appelle volonté. L 4  ( i'  t '75 ) $r,ez de perdre ce bonheur qui accompagne 1'ordre, qui fort 1'accompl iflTemsnt des devoirs, qui nart de 1'eflime des honnctes ger.s. Otez ces craintes par 1'adyemie d'une rIche fucceffion , & ce defir deviendra tout aufii-töt voloméi c'eft-a-dire., un plaifir dominant qui vous entrainera. Et de même quand vous êtes indécis, que vous héfïtez , que vous cherchez a faire un choix, que vous délibérez; enfin quand votre ame eft en fufpens, examinez-voiis, & Vous verrez que dans ces inftans , vous êtes toujours folhcité par deux ou plufieurs fentimens oppofés & égaux en force, dont fouvent la méfiance en eft un : que quand l'un entraïne pour un moment votre ame, 1'autre la ramène avec ' une force fuffifante pour la remettre en équilibre^; & que malgré votre prétendue puiffance de I'ame, qui devroic vous tirer de cet état pénible , votre ame refte ainfi en fufpens, jufqu'a ce qu'enfin quelque degré de force étant ajouté ou öté a l'un des fentimens, l'un devienne volonté; c'eft-a-dire, le p'aifir dominant par fa force, & les autres fimples defirs. II eft de ces momens terribles, oit Pame affaillie par deux fentimens viclens , oppofés & égaux en force, en eft tourmentée, tiraillée ou comprimée en cout fens. Pourquoi dans ces momens  ( «74 ) ctuels ne pas ufer de ce pouvoir d'affentimenf i qui tout d'un coup tireroit I'ame de cet état de fouffrance, &. la ramèneroit a un état de calme heureux? C'eft qu'il n'exifte pas. C'eft qu'il faut néceffairement pour faire cefllr cette lutte fi douloureufe, que l'un ou 1'autre de ces fentimens oppofés s'affolblifie , ou augmente d'intenfité. Tant qu'ils feront égaux en force, croyez que cette lutte , fuite néceffaire de cette égalité, fubfiftera. Exemple. J"aime une jeune perfonne, non d'amour,mais de 1'amitié la plus vive, la plus tendre. Je la crois honnête, douce, économe. Son efprit me paroit jufte & naturel, fon cceur droit &C fenfible capable d'amitié & de reconnoiffance. Iffue de parens nobles, elle eft dans la plus grande mifère ; &C je fuis dans une honnête aifance. Depuis dix ans que je Ia fréquente, je me fuis fait une douce & même néceffaire habitude de la voir. Sans que jamais je lui en parle, toutes les fois que je la vois , elle me follicite vivemeatf a 1'époufer. La peinture qu'elle me fait de fon état eft fi touchante ! Elle me parle de la reconnoiffance avec une fenfibilité fi vive, des expreffions fi vraies, fi naturelles! Les foins qu'elle apporteroit dans un ménage feroient fi foutenus , fi éclairés que je fors toujours de chez elle avec le defir le plus vif de faire fon  K «75) bonheur & te mien. Mais malheureufement ou h: urtuitmenr j'ai de 1'expérience & je fuis poaé aux 1 fl x'cns. La conn is je b;.n? Ne ie dégtile t-tl>e pa ? FiHe a tharib h'.cft jamais bien Connuë. E' d'ailtéur* urie fois répandue dans le nr u le u'en nrendteit-ede pas les mceurs ? Tant dVxempUs j.fhfient cette crainte! Et je fens que je ferois d'autant p'us malheuren» que 1'ingratitude feroit jointe a l'mfLiélité. Comment! j'aurois facrifié pour elle tont mon être , ma liberté & mon aifance , & je ferois tram ! Cette penfée ne peut fe foutenir, Pingratitude feule me fait horreur. E', puis les enfans ? Leurs mcindres défauts maintenant eft d'être diffipateurs & inappliqués : & ces défauts par leurs fuites funeftes me font fremir. Mais li elle étoit tel'e que je la crois , quel feroit mon bonheur ! Mon cceur né pour aimer fatisferoit enfin fon premier befoin, celui d'avoir un objet de culte & de facrifice. J'aurois ce borheurfi d#ux (Favoir, dans un objet que j'aime , rendu 1'innocence & la vertu heureufes. Mais fi je me trompois! Quels regrets! Je më ferois pour la vie précipité dans 1'abime du malheur. Toutes \;es penfées qui font en moi, mal-* gré moifecombattent dans mon ccour, y jettent un trouble qui le déchire. Que faire ? Laifferai-je dans 1'infortune un objet que j'aime,  i ) digne d'un fort heureux ? Cette idée m'accable; Hafarderai - je le bonheur de ma vie ? Cette penfée me fait trembler. Quand je Ia vois, que je 1'entends, mon cceur s'épanouit, s'ouvre, fe difïout: je veux, oui, je veux faire fon bonheur. Rendu a moi-même, mes réflexions ramènent mes craintes auffi puiflantes que ce defir de la rendre heureufe, flétrifTent mon ame & la brifent, en rejetiant la penfée de fon bonheur. Depuis deux ans je fuis dans cette douloureufe perplexité : ck ce qu'il y a de cruel, je fens que je ne puis en fortir, a moins que quelqu'événementque le temps feul peut amener, & que mon cceur craint ou defire , ne juftifie ou la bonne opinion que j'ai de cette jeune perfonne, ou mes craintes. Dans tous ces mouvemens, ces combats qui agitent mon cceur & le pouffent en fens contraire , vous ne voyez aucun acte de I'ame. Dans ce défordre , dans ce trouble ou elle eft, elle eit toujours paffive. Vous ne voyez ou ne fentez que deux fentimens égaux en force & oppofés, un plaifir & une crainte (d), dont l'un pouffe violemment mon ame a une adtion , &c 1'autre la retient avec une force égale. Cet (  r 1S1 > propas, adrefle que la feule conaoUTan.ee de 1 homme peut donner. Veux-je tranfporter furement une de ces marionnertes chaffeufes a deux lieues de fa demeure, dans tel lieu, a tèl jour, è telle heure. Je commence par écarter, s'il eft néceffaire , les autres plaifirs qui pour le moment pourroient 1'attirer aüleurs, ou les craintes qui pourroient la retenir ; & alors je lui propofe une partie de chafie brillante. Et fi j'ai préparé les chofes a lui faire trouver ce plaifir le plus vif pour le moment, inyinciïblement elle obéira è 1'impulfioa que je lui donne. Et fi au moment oh ma marionnette a fait deux lieues a 1'oueft pour fe trouver au rendez vous de chaffe, je Teux la renvqyer incontinent chez elle , je lui fais dire que les flammes dévorent fa maifon: paree que je fuis fur que cette penfée fera celle qui I'affeaera le plus vivementpour le moment, & que par conféquent elle obéira fans balancer k fon impulfion. En effet, a 1'ouie de cette nouvelle , elle part incontinent & tfole chez elle , «è elle ne trouve de confurnée qu'une petite baraque voifine de fa maifon. Ce n'eft pas encoreaffez; cette marionnette a déjè fait quatre lieues, je veux fans qu'elle repofe lui en faire faire deux autres. Pour cela, je fais trouver «hez elle un billet preffant de fa maitreffe, qui M |  ( 18! ) lui mande qu'une affaire des plus importante» 1'appelie prés d'elle , qu'il faut abfolument qu'elle la viennè trouver fur le champ , qu'il n'y a . pas Un moment a perdre. L'ordre d'une f»H' treffe eft une des fenfations qui affeöent le plus vivement: & ma marionnette n'en ayant | .pour le moment^ aucune de bien vive, elle part comme im trait pour fe rendre a fes ordres. j L'amour lui donne des ailes pour faire ces deux j l lieues. La voilA donc aux pieds de fa bien-aimée, | paroifiant oublkr peur elle 1'univers, & lui | • jurant bien fmcérement de ne plus s'éloigner j d'elle. Elle ne mént.point, mais elle ne dit pas | la vérité. Cara peine a t-elle fini fon ferment, que je fais arriver un courier qui lui apprend L 'que fon père vient de tomber en apoplexie. A cette nouvelle, l'amour fait place dths fon l cceur a la tendreffe filiale; & remplie du trifte' J objet qui 1'cccupe, elle part en toute diligence | pour venir au fecours de 1'auteur de fes jours. I En arriv..i>t elle . apprend avec les plus vifejl ttranfports de la joie que c'eft une' méprife-, I que fon père fe porte bien. En effet elle le trouve j| -a table très-gai, lifant une letire du miniftre : de la gutrre, qui lui mande qu'il faut abfolu- ■ fa leure/rè^ie, pour fe rendre a la cour s'il 1 yeut avoir un tel régiment ; paree que lm feüU  ( i8? ) peut lever une difEculté qui arrête. A Ia lec« ture de cette letrre, Pambition, ce feu dévorant, s'empare du cceur de ma marionnette , Sc confume toutes fes autres paflions. Maitreffe de tous fes mouvemens, Pambition Ia force, malgré fa laffitude, malgré un rbumatifme, a monter fur le champ un bidet, Sc la voila fur le chemin qui conduit a la cour. Mais comme il ne me plaït pas que ma marionnette aille par le chemin le plus court s j'apcfte des gens qui lui donnent le faux avis qu'une bande de brigands armés jufqu'aux dents. eft a un tel paffage, Sc y met tout a feu Sc a fang. L'ambifmn la preffe, fon courage bouillant 1'aiguillonr.e; 1'imprudence de la jeunefTe cherche les aöicns , mais que ferat-e!ie ? lis font plus de 50 bien armés, bien réfolus. La crainte fait taire Pambition , le courage & 1'imprudence ;, elle fe détourne a fon grand regret de dix lieues Ainfi les circonftances, ainfi les hommes qui ont en main la force Sc 1'adreffe, nous ballottent fans ceffe les uns Sc les autres, nous font aller a droite , a gauche, ou refter en place, Sc toi joürs avec ces deux feuls moyens., les defirs ou-les craintes,. les plaifirs ou les douleurs, fans s\mbc.rraffer en aucune manière de 1'affentiment de nos ames. Tous les objets , toutes les idees ou pen'ées jpous affc&ent comme biens ou comme maux, M4  ( iU ) ou fe font fentir comme vérhês. Comme praifir* ou déplaifirs, ils nous meuventpaffivement, nous venons de ledémontrer ; & comme vérités ilsfe font fentir paliivement auffi. C'eft ce qu'en deux mots nous allons prouver. L'homme voit par exemple, que les trois angles de tont triangle recliligne font égaux a deux droits. U n'y a dans cette vue, ainfi que dans celle de toute autre vérité , ni volonté , ni affentiment, ni enfin aucun aéte de I'ame s ce feroit chofe inutile & fuperflue 5 il n'y a que perception. En effet peut-on clans le même temps voir & ne pas voir une vérité ? Peut-on fe mentir, fe perfuader qu'on ne la voit pas dans le temps même qu'on la voit ? On peut bien mentir aux autres, leur dire qu'on ne voit pas une vérité, leur dire qu'on n'appercoit pas une vérité dans le temps même qu'on la voit avec clarté, avec évidence. Mais a foi? Cela ne fe peut. Donner fon affentiment a une vérité, c'eft donc feulement fe dire a foi-même ou aux autres qu'on la voit, qu'on la fent. Cet afléntiment ne peut être autre chofe, il ne peut précéder la conviction qui eft entiérement paffive (ƒ). (f) La lumière feule , ou plutót les vérités fpéculatives lorfqu'alles n'ont abfolument aucun rapport a  Mais quand l'homme eft-il donc a£tif? quand il agit: quand il produit une action. Le choc produit néceffairement du mouvement dans nos. organes du fentiment ; ces organes ébranlc's produifent néceffairement dans notre partie morale (g), le plaifir ou le déplaifir, qui eft defir ou volonté. Tont cela eft paffif a notre égard, & l'homme jufques-Ia n'eft que patiënt. Mais les plaifirs & les déplaifirs produifent néceffairement a leur tour du mou-i norre bieri-être, meuvent rarement les hommes. II n'efl: que quelques ames privilégiées pour qui elles aient cet attrait défintérefle & puiffant qui les poufle a 1'étude , aux méditations , & leur fait trouver dans la recherche de la vérité, toute pénible qu'elle eft qiielquefois '•■£ une déleclaticn au deffus de toures les jouiflances. Pour tous les autres qui confument leur temps k la pour-fuite de la vérité, croyea que cet attrait n'eft que fe» condaire, & que 1'intérêt eft leur premier moteur. IrH térêt quelquefois noble, comme celui de la gloire , de la confidération , & quelquefois moins élevé & cepen^ cVant toujours louable , comme celui de la fortune. Car quel moyen plus louable d'acquérir du bien que le travail, qui augmente le nombre des vérités toujours «tiles aux humains. Ainfi quelque forme que prenne le plaifir , c'eft toujours lui qui nous attire , nous meut, & toujours paffivement comme les déplaifirs. (g) Partie morale : voyez 1'appendice qui eft k li fin de ce chapitre. '*  ( 186 ) frem?nt dans nos organes du mouvement, 5c alcrs par cela feul 1'hcmme eft aöif. 11 eft pour lors un agent néceffaire (h ). Un objet frappe & ébranle. mon nerf optique , Ou fi 1'cn aime mieux ma rétine, qui n'eft qu'un épanouiffement du nerf optique. Cet effet efl; conftant & connu.. Mais remarquez que nous ne connoiflons pas & que jamais nous ne connoïcrons la liaifon de cette caufe & de cet effer. Ce nerf ébranlé produit dans ma partie morale du plaifir ou du déplaifir , autre effet auffi conftanr, aufïï connu & dont nous ne connoiflbns pas davantage le comment. Enfin ce plaifir ou ce déplaifir produit une adlion, effet encore conftant & connu, & dont nous ne connoiflons ni plus ni moins la liaifon avec fa caufe, que celle xle la première caufe avec fon effet. Mais puifque nous voyons toujours ces caufes & ces effets aufïï intimement liés , fe fuivre auffi conftamment que toutes les autres caufes Sc (^) II y a des perionnes & entr'autres Clarke qui |rréienden: que dans ces mots agent néceffaire, il y a contradiction. Je ne le vois pas. Une bille en mouvement en deplace une autre , elle eft agent bien fürement & de plus agent néctflaire, car elle eft néceffitée dans 1'eftet qu'elle produit par fon mouvement acquis paflïvement par le choc. Tout eft néceffité dans la nature j & tous les êtres agiflent les uns fur les autres. Donc, &c*  ( i§7 ) •effets de la'nature, pourquoi ne fèrions-nous pas autant autorifés a croire a la néceffité de la liaifon d? ces caufes avec leurs effets, qu'a croire £ la néceffité de la liaifon de toutes les autres caufes & effets que nous voyons? Eft-il donc plusfaeile de concevoir que le choc déplace une bille, qu'une pierre retombe quand elle eft jettée en l'air, que le bois eft réduit en cendres par 1'aöion du feu, &c. que de concevoir que les .ébranlemens de nos organes du fentiment produifent le plaifir ou te déplaifir dans une portion de maiière préparée a cet effet par la nature: & que le pta'ifir- & le déplaifir produifent a leur tour le mouvement dans une portion de matière difpofée , organifée par la nature a cetufage? Quoi qu'il en foit , qu'eft-ce qui caufe cette douleur cuifante & foudaine k cet homme ? ■ ce fer brülant fur lequel il pofe la main.—Qu'eftce qui chaffe fi foudainement la main de cet homme de deffns ce fer brülant? — la douleur.—' Et qu'eft-ce qui meut cette .bille ? — le choc. ;Voila des faUs toujours également conftans, toujours égalémentiinvariables depuis qu'il exifte des hommes, du mouvement & de la matière: & ni plus ni moins mcompréhenfibles les uns que les autrgs... Pourfuivons. Tout plaifir ou déplaifir dominant a un but, «ne fcfc.:m sJiiidiftoqmi in-'b sidAoanti bta ' n : j  ( i8S ) La fin pft poffible ou impoffible: fi elle eft pc ffible, c'eft pour le rnomenr préfent ou pour le moment a venir. Ce qui fait trois cas. Premier cas. Si 1'aöion eft poftible pour Ie moment, 1'aöion efl fubite. Quoi la retarderoit? Second cas. Si la fin eft impoftlble , ( & ce ne peut j- mais ê;re que d'une impoffibilité phyfique ) le plaifir ou diplaifir dominant ne produit pas d'aöion , mfis n'eft pas moins volonté. Car fi ï'impofnbiiité phyfique étoit levée , 1'aöion fe fercir. J'appelle impoffibilité morale, celle qui vient d'un plaifir ou déplaifir dominant, qui réduircit celui dont il eft queftion a n'être, ainfi que nous 1'avons déja dit, qu'un fimple defir. Ainfi il ne peut être queftion ici de cette efpèce d'impoffibilité , puifqu'il s'agir dans 1'énoncé, d'un plaifir ou déplaifir dominant, & non d'un fimple defir. Et j'appelle impoffibilité phyfique ( i ), toutes les autres caufes quelles qu'elles foient, füt-ce même I'idée ou la penfée d'un autre, qui s'oppofent a 1'aöion que produiroit fa: s elle un plaifir ou un déplaifir dominant: d'oii 1'on voit que 1'impoffibilité phyfique n'empêche pas qu'il y ait volonté : puifqu'encore un ( i ) Une volonté impoflible d'une impoffibilité phyfique peut s'appeller fouhait, comme j'ai appelle defir line volonté impoffible d'une impoffibilité morale.  ( 1*9 ) coup, le plaifir ou le déplaifir qui folücite éfant le dominant, 1'aöion fe feroit fi on levoit cetre impoffibilité. Ainfi, fi Ja fin cn étoit criminelle, le crime feroit commis dans le cceur. Au lieu que riflipoflibilité morale empêchant que le plaifir ou déplaifir quipeut avoir une fin crimine'le, ne devienne le dominant, on n'eft point criminel pour l'avoir. L'homme le plus jufte a de coupables penfées, paree que l'homme n'eft pas le maitre ni d'appdler ni de re/etter a fon gré fes idéés ou fes penfées. Mais fon amour pour Pordre, pour la vertu qui lui eft inhérent, qui fait partie de fon être, eft un obftacle invincible a ce qu'une penfée criminelle devienne jamais le plaifir dominant ou volonté.... Mais, dira-t-on, peut-être fi par des moyens inconnus è cet homme vertueux, ou par une force fupérieureaux fiennes, on levoit en lui ce-fe impoffibilité morale , fon defir criminel deviendroit volonté. Je réponds que fi cela étoit poffible, rien ne feroit plus injufte , plus cruel, plus barbare , puifque cette impoffibilité mora'e eft 1'être de cet homme vertueux. Ce feroit détruire, anéantir la manière d'être de cet homme ( k ). (k) Je me fuis fait cette objection a laquelle je réponds très-fuccinétement, comme 1'on voit, pour prévenir toutes celles qu'on pourroit me faire ou du moins faire voir que je puis y répondre.  ( -co ) Trolfihne cas. Enfin fi la fin eft poffible; tnais pour un moment a venir, qu'eft-ce autre chofe ? qu'elle eft impoffible pour le moment, £kce cas rentte dans le fecond, & poffible pour le moment k venir : Sc ce moment venu, ce cas rentre dans le premier ou 1'aöion eft fubite: fuppofé toutefois que lê fentiment fubfifte de manière a être alors le dominant comme ü étoit ( L ). Avant de quitter ce chapitre intéreffartt; revenons encore k cette préicndue puiffance inherente a i'ame, qui indépendante des plaifirs Sc des déplaifirs fait, dit-on , la volonté. En a-t-on confeience (*)'< Diftingv.e-t-on fon aöion de cel'es des plaifirs Sc des déplaifirs? A quoi la reconnoit-on ? Jamais on ne répondra k ces queftions, paree que cette puiffance n'exifte pas. Mais fuppofons qu'elle exifte , Sc voyons ce qu'elle pourroit ètre. Bien fürement elle ne (/) Une volonté dent laffer eft remis a un temps a venir peut s'appeller réfolution. (m) Avoir confeience d'une fenfation, c'eft, fi 1'on pei;t s'exprimer ainfi, fentir une fenfation , c'eft remarquer & ce que nous fentons & que c'eft nous qui fentons. Tl eft beaucoup de fenfations dont nous n'avorss pas confeience , ou dont la confeience eft fi fugitive , fi lépere, que 1'inftant d'après,nous n'en avens nul fou-. venir. .. . •  ( *9- ) pourroit être que force ou lumière. 'Car nous ne connoiffons que ces deux agens qui puiffent produire des effets fur 1'être moral. Mais aufli nous ne connoiffons i°.que le fentiment, ( /oyez chap. t, §.) c'eft-a-dire, que le plaifir ou la douleur proprement dits qui puiffent avoir cétte force qui contraint; & z&. nous ne connoiffons que les lumières de 1'expérience qui puiffent déterminer par conviclion fur notre plus grand intérêt. Ainfi, dire que la volonté eft une puiffance de Tarne qui eft force & lumière, c'eft dire en termes obfeurs & vagues, ce que j'ai dit en termes clairs & précis en difant que la volonté eft le plaifir ou le déplaifir dominant par luimême, ou par le concours de toures les idees ÖU penfées acquifes par l'expëriericè aue l'objet, Tidée ou la penfée du mom.nt réveilient: c'eftü-dire, que lorfque le plaifir ou la douleur ont affez d'énerg;e comme fentiment , pour entrainer feul, c'eft la force qui fait ou qui eft volonté comme dans ie premier, 'e fecond& le trolfième exemple. Que quand 1'évidence feule entraïne, c'eft la lumière feule qui fait ou qui eft volonté (a ). Enfin, que lorfque le plaifir ou Ia douleur réuni a 1'évidence déterminent, c'eft («) Nous avons dit a la remarque 6 de ce chapitre , que ce cas oü la lumière feuleifans aucune efpèce d'intérèt fait mouyoir étoit trés-rare.  ( *9* ) la forca Jointe a la lumière qui eft volonté. Mais cette énergie des plaifirs ou de la douleur qui contraint, ainfi que cette lumière ou évidence qui entraïne, font indépendantes de l'homme. Donc, &c. Enfin, 1'on dira peut-être que cette puiffance eft la raifon. Et 1'on dira emphatiquement de cette raifon, qu'elle eft cette vue de la juftice 5c de la règle naturelle a I'ame, & d'après laquelle elle prononce fes arrê's : arrêts toujours conformes a 1'ordre, paree que cette vue étant innée avec I'ame, ne peut jamais être troublée par le charme des plaifirs, ni par les atteintes de la douleur, vue qui conféquemment, rendant I'ame indépendante de tout ce qui la touche, la fait commander en fouveraine. C'eft bien dit : mais qui ne fent que toutes ces déclamations ne prouventrien : que la raifon ainfi infufe, ainfi perfonnifiée, eft une chimère qui ne peut avoir d'exiftence que dans des cerveaux égarés par de vaines iilufions ? Et d'ailleurs qui n'a jamais éprouvé 8c n'eft pas convaincu que Cette fiére raifon dont on fait tant de bruit, Contre les pafïïons n'eft pas un fur remède. Un peu de vin la trouble , un enfant la féduit: Et déchirer un cceur qui 1'appelle a fon aide , Eft tout 1'effet qu'elle produit. Mais  ( «9-3 ) "Mais laiffons les métaphores 8c voyons ce tju'eft la raifon.' La raifon eft un mot qui ne fignifie , dans chaque circonftance de notre vie, que ce plaifir ou ce déplaifir qui, a l'a:de de 1'expérience, devient pour nctre avantage vrai ou préfumé, le plaifir ou le déplaifir dominant entre plufieurs autres qui nous follicitent a la fois: ou bien n'eft que 1'expérience qui pour nctre avant ge vrai ou préfumé , a jou te a un fentiment de plaifir ou de déplaifir préfent, un degré de force qui le rend fupérieur en intenfité aux autres fentimens de plaifirs ou de déplaifirs que nous avons en même temps. Ainfi Avoir de la raifon, ou être raifonnMt, c'eft être parvenu a ce point de maturité, oü chaoue plaifir £c chaque déplaifir eft pour notre avantage fortifié ou affoibü par les lumières que donne Fexpérience. Avoir de Vexpérience, c'eft avo'r acquis un trés-grand nombre d'idées ou penfées juftes Sc vra:es. C'eft par conféquent, avoir éprouvé une très-grande variété de plaifirs ou de déplaifirs, i°. comme effets de caufes connues. 20. Comme caufes d'autres plaifirs ou déplaifirs fentis 011 préjugés. 3°. Enfin , c'eft avoir retenu dars fa mémoire Sc fans aucune cenfufion, toutes ces liailbns de caufes 8c d'cffrts: enforte que jamais, N  ( 194 ) un objet, une idée ou penfée ne fe préfente S 1'efprit, fans re-fentir les plaifirs ou déplaifirs dont cet objet, idée ou penfée efl caufe, & ceux que ces plaifirs ou déplaifirs engendrem ou dont ils font caufe a leur tour. II eft donc démontré dans ce chapitre, que la volonté n'eft Sc ne peut être dans tous les inffans de none vie que le plaifir ou le déplaifir qui agit fur nous avec Ic plus de force, & qu'ainfï fentiment dominant & volonié font fynonymes.' En effet, une volonté ne peut exifter fans motif; C'eft une vérité dont tout le monde convient. Mais un motif qui détermine efl lui-même le moteur de 1'aöion. Ainfi les motifs font les différentes chofes mêmes, agréables ou défagréables qui r.ous meuvent, & lemotde volonté n'eft que le nom générique de tous ces différens principes ou moteurs de nos aöions. Donc, &c.De plus, tous les motifs qui déterminent l'homme lui font néceffairement étrangers, il ne peut en créer un feul , tous lui viennent de dehors ■> comme il fera ouvé dans le chapitre fuivant qui n'eft qu'une conféquence de celui-ci. Donc , ia voljontc n'eft point une puiffance de I'ame, puiffance indépendante des plaifirs , des déplaifirs , &C de tout ce qui eft étranger a I'ame. Un morceau de fer efl attiré ou repouflepar im aimant, felon le pole de 1'aimant que Voor  c m) préfente h ce morceau de fer. Cet effet d'ttnë caufe quelconque eft conftant, inévitable , tout le monde le connoit. Si cette caufe étoit le plaifir ou le déplaifir , comme bien certainement il y en a une autre fi ce n'eft pas celle-ci, il n'y auroit a cet égard nulle différence entre nous Sc ce morceau de fer, & certainement il feroit bieninutile, bien fupeiflu poür cet effet fur ce morceau de fer comme fur nous, ( celui d'être at:iré ou repouffé ) que cette caufe queile qu'elle foit fit encore un autre effet , celui de faire vouloir. Le plaifir & Ia douleur fuffifent pour nous remuer, nous le fentons fuffifamment: & certainement nous n'avons pas befoin d'une autre caufe pour produire cet effet. Une volonté fans plaifir ou déplaifir ne peut exifter. Et avec le plaifir ou le déplaifir elle eft entiérement inutile & fuperflue. A P P E N D I C E. Comme dans cc chapitre nous avons parlé de moralïté, d'être moral , fixons un fens a ces mots. Nous divifons les êtres que nous connoiffons, en êtres moraux & en êtres phyfiques. Nous appeilons êtres moraux , les fubftances quelles qu'elles foient douées du fentiment, & nous nommons êtres phyfiques toutes les autres fubf- N x  iances quelles qu'elles foient en qui nous- nè reconnoilTons aucun fentiment. Ainfi teut animal eft compofé de deux fubftances (o); d'une fubflance morale & d'une fubftance phyfique : l'une douée de fentiment , & 1'aurre préfumée en être privée. Une aöion eft morale, lorfque fa caufe immédiate, prochaineeft dans la fubftance morale de 1'être qui la commet. Ainfi toutes les actions des animaux font tnorales lorfqu'elles partent de leur fubftance ïnorale. Selon que 1'aflion morale eft conforme ou non a la règle, a la juftice, & que 1'être qui la commet doit & peut connoitre cette juftice, cette règle, la morale de i'aöion eft bonne ou mauvaife. Mais de tous les animaux que nous con- ( 0) Que ces deux fubftances foient différentes ou femblabks , mais feulement appropriées par la nature felon leur objet, c'eft ce que je ne dirai pas : comme je ne puis dire fi 1'eau & le feu font ou ne font pas de Oiême fubftance. Mais je dirai que je ne puis concevoir d'autres fubftances que celles qui font étendues : & qu'il me parohxa toujours d'une contradiftion abfurde & manifefte, que ce qvsi eft inétendu , c'eft-a-dire, que ce qui, felon nous , n'a nulle exiftence , puiffe avoir des propriétés.  ( i97 ) ftolilbns ^ nous préfumons qu'il n'y a que l'homme qui pukTe & doive avoir connoiffance de 1'ordre & de la juftice. D'oii nous inférons que les actions de l'homme font feules fufceptibles d'une bonté ou d'une méchanceté morale. Les aélions des enfans , des infenfés , des délireux, des animaux ont bien une moralité; mais cette raoralité ne peut avoir ni bonté ni mcchanceté, paree qu'ils ne peuvent avoir connoiffance de 1'ordre & de la juftice. L'aclion d'un homme dont la caufe immédiate ou prochaine n'eft pas dans fa partie morale, eft fans moralité. Ou c'eft un mouvement convulfif comme dans les agacemens de nerfs , ou Ia caufe eft dans un être étranger comme quand un homme remue le. bras d'un autre homme, ou enfin lorfqu'on commet une aétion pour une autre. Exemple : un homme eft a la chaffe, il vife un fanglier , & tue un homme qu'il ne pouvoir pas même foupconner être devant lui. Le meurtre de cet homme eft fans moralité. La moralité de l'aclion de cet homme tombe fur Ia mort defirée du fanglier, & non fur celle de l'homme tué. Quand on dit les mceurs d'un tel, d'un peup 1 &c. on entend 1'enfemble de toute la conduite et', d'un individu, ou d'une familie, d'un peuple? • N3  C ) ou même d'une efpèce ou d'un genre d'animsd: Et comme eer enfemble peut être qualifié, on dit : les mceHrs d'un tel , d'une telle familie, nation, &c. font bonnes ou mauvaifes, pures ou corrompues, douces ou groffières, polies ou fauvages, molles, efféminées ou fières & vigoureufes, &c. J'ai dit 1'enfemble de toute la conduite fans ajouter du car2Öère , des opinions, &c. paree que les aftions érant toujours les elfets vifibles du caraftère & des opinions, il eft •facile de juger de la caufe par les effets; & que même on ne peut juger fainement du caraclère & des opiniors des individus, comme de ceux des families &c des peuples , que par leurs actions.  ï99) CHAPITRE V. De la liberté. Première partie. L'homme eft-il ou n'eft-il pas libre ? Bien certainement voila le problême concernant 1'humanïté le plus important a réfoudre : puifque de fa folution doit fortir la règle de la conduite ce tous les hommes dans quelque pcfnion qu'ils fe trouvent. Donnons-y donc toute notre attention. Du premier chapitre oü il eft prouvé que fentir, connoitre & vouloir font même chofe: que c'eft un effet un, fimple , indivifible d'une feule & même caufe queile qu'elle foit : & encore par-tout ce que nous venons de dire au chapitre du defir & de la vclonté, il fint: i°. Que fi un feul objet ou une feule idée agit fur nous, nous cédons néceffairement a fon impu'fion. a°. Que fi plufieurs objets ou idéés d'une inégale intenfité de plaifir ou de déplaifir agiffent k la fois fur nous, nous obéiffons néceffairement a 1'impulfion de celui ou de celle qui a le plus de force. N4  ( lOO ) 3°. Enfin que fi deux ou plufieurs objets oti idéés agiffenc en même temps fur nous avec une égale force, néceffairement nous reftons en fufpens fans pouvoir nous déterminer. Et comme il eft prouvé au chapitre 3 , que tou.es nos idéés, toutes nos notions, toutes 1 os connoiffances enfin nous viennent de dehors, ainfi que les objets : qu'il n'eft aucune idée ou notion qui foit innée ou créée avec nous : & qu'il eft encore prouvé clans Ie même chapitre, que nous ne fommes pas les maitres de rappeller ou de chaffer è notie gré nos idéés , qu'elles fe préfentent a nous indépendamnient de nous , malgré nous , & qu'elles s'éloigncnt de même; il eft rigoureufement démontré que l'homme eft un être néceffaire dans tous les inftans de fa vie, c'eft-a-dire , néceffité dans töut ce qu'il fait, dépendant abfolument de to;:t ce qui le touche. Enforte que la liberté n'eft & ne peut êrre que le pouvoir d'agir , que Ie pouvoir de fuivre Pimpulfion de l'objet ou de I'idée qui agit avec le plus de fora.- fur neus. • En deux mots il eft démontré que dans tous les inftans de netre vie, c'eft l'objet ou I'idée la plus puiflante en intc'nfité de plaifir ou de déplaifir qui nous meut néceffairement. U eft encore démontré que les circonftances feules  C.aoij nous préfentent les objets ou nous rapp'ellenf les idéés que d'autres circonftances nous ont fait acquérir. Or il eft für que nous ne fcmmes pas les maitres des circonftances: Donc l'homme eft un être néceffaire. Mais dira-r-on, l'homme bien fouvent prépare de loin & fait naïtre des évenemens., Sans doute il en prépare; mals c'eft toujours en être néceffaire qu'il agit dans le temps même qu'il a l'air de commander a la namre. Car c'eft toujours pour obéir h des circonftances futures, agiffantes comme préfémes, & dont il n'eft pas le maitre-, que fon aclivité qui le pouffe fans ceffe &: invinciblemect vers le bonheur , afrange & prépare néceffairement les chofes de manière a ce. que tel événement arrivé dans un temps donné pour ton plus grand avantage. Exemp'e: un homme a 'un enfant de i4 ans, il fent que clans deux ans il faudra lid donner un état,; il travaillé donc dès ce moment a préparer les choies pour qua point nommé fon rils ebtienne gerriploi aiiquel il led-eftine. Cette circor.ftar.ee future de .6 ans , celle d'un état è donner alors a fon fils, travaillent donc dès a préfent cet hcnvne & le pouffent néceffairement a toutes les démarches qu'il fait pöfi'r préparer 1'événement qu'il deftre. Ce que je vkns de dire'des évécemens, je  ( 202, ) ïe dis des objets. 11 eft bien vrai que l'homme va fouvent chercher les objets qui lui plaifent le plus. Mais ces mêmes objets s'il ne les avoit jamais vus fortuitement,ou ft fortuitement il n'en avoit entendu parler comme chofes agréables, s'il ne les voyoit déja en idéés, ft dé;a il n'en étoit attiré, i! n'iroitpzs les chercher. Il a donc commencé a les connoitre par hafard, tz comme ils lui font agréables forcément il va les chercher pour en jouir. C'eft donc fortuitement que nous prenons connoiflance des objets. C'eft fortuitement que nous acquérons des idéés, des notions. C'eft fortuitement que les idéés fe préfentent & s'échappent. Et cependant ce font les objets ou les idéés qui feuls nous meuvent. Enforte qu'a chaque inftant nous obéiffons forcément a 1'objet ou a I'idée qui agit fur nous le plus puiffamment par le plaifir ou par la douleur. Donc fans cefie nou., fommes dans la dépendance de cas fortuits. Donc l'homme eft un être néceffaire dans toute la rigueur du terme. Cev.x qui ont eu bien préfent a 1'efprit ce qui précède ce chapitre , doivent avoir trouve dans ce que nous venons de dire , la preuve la plus compiette de cette grande & utile vérité  ( *°3 ) que l'homme eft néceffité dans toutes fes aflions. Mais comme cette vérité eft, ainfi qu'il fera prouvé dans ce chapitre & dans tont le cours de eet ouvrage , de la plus haute importance dans la pratique, qu'elle répand le plus grand jour fur tout ce qui concerne i'humanité, je vais joindre cl'autres preuves aux preuves que je viens d'en donner , quoique ces dernières foient auffi convaincantes, auffi lumineufes qu'on peut le defirer : par la raifon que bien fouvent telle démonftration , toute évidente qu'elle eft, touche peu; tandis qu'une autre qui ne 1'eft pas davantage , frappe & entraïne uniquement paree qu'elle eft mieux afibrtie aux idéés que 1'on a. Nul effet fans caufe. Donc 1'être intelligent ne peut fe déterminer fans motif. En effet, pour fe déterminer il faut vouloir , c'eft-i-dire , être mu par un tel plaifir ou un tel déplaifir. Par le même principe tout motif a une caufe. En effet, tout motif qui furvient a un être intelligent eftun changement dans cet être. Or, tout changement dans quelqu'être que ce foit 3 une caufe. Donc , &c. Avant d'aller plus loin, fakes attemion qu'un motif eft une fénfation qui détermine, que ce qui produit cette fenfation eft la caufe du ïPotif: tk fouvenez-vous de l'analyfe de lafen-  ( i04 ) iation , chap. i. Exemple : qui vous fait verfetf des larmes? ma douleur. (motif)— Queile eft la caufe de votre douleur? la perte de mon ami. (caufe du motif). Autre exemple : Qui vous fait partir fi promptement ?—1'efpérance d'un régiment, (motif) —Sur quoi fcndée cette efpérance ? — fur la promeffe du miniftre. (caufe du mctif). Reprenons : l'homme ne peut fe déterminer fans motif 8c tout motif a une caufe. Cela pofé. Ou l'homme eft le créateur des caufes de fes motifs ou il ne 1'eft pas : point de milieu. Mais par la raifon que l'homme ne peut fe déterminer fans motif il ne peut être le créateur des caufes de fes motifs. Car qui le détermineroit k créer la-caufe du motif qui va le déterminer? Un autre motif? Soit: mais a ce fecond motif ii faut une caufe produclrice, 5c" a cette denjière caufe fi l'homme cn eft le créateur il faut un motif produéteur. Ainfi, de caufes en motifs & de motifs en caufes on iroit k 1'infini. E: ft 1'on s'arrête a un teime quelconque de cette férie, on trouvera ou un motif fans caufe , ou une déterminaticm fans motif, ce qui feroit abfurde,ou enfin une caufe étrangère k 1'être détermine. Or, dans ce dernier cas qui eft le feul qui puitTe arriver, ce fera. cette dernière caufe , cette caufe étran-  ( 205 ) gère qui aura produit toute cetre chaïne de caufes & de motifs, & conféquemment la dernière détermination qui réfulte du motif ie plus prochain. Donc 1'homme ne peut être le créateur des caufes de fes motifs. Donc les caufes de tous les motifs qui dc'terminent 1'homme font étrangères k lui. Arrêtons-nous ici un moment pour déterminer la jufte vaieur , la véritabie %nincation qu'a 1'épithète ^étrangère dans cette expreffiön caufe étrangère k l'homme. J'appelle donc & 1'on doit appelier caufe étrangère toute caufe de motif que n'a pas créé ce qui fent & veut dans 1'être que ce motif détermine. Ainfi une douleur d'entrailles, un mal de tête, &c. qui dérerminent font autant de motifs qui ont une caufe étrangère k 1'être déterminé : paree que ce n'eft pas ce qui dans lui fent & veut qui les a creés. Exemple : il fe fait une obArufloD dans mes vifcères: & cette obftrucftion eft la caufe d'une douleur qui me force k agir. Or, bien certainement cette obftruöion caufe de ma douleur ou de mon motif eft auffi bien une caufe étrangère k moi que la maladie d'un frère chéri. Ainfi toute idée, toute notion, tout objet qui déterminent font des caufes étrangères a 1'être qu'ils dérerminent: paree qu'encore ure fois ce n'eft pas ce qui dans lui fent & veut qui a créé ces  ( zoé ) caufes. Rappellez-vous les définitions des objets1 & des idéés, chapitre premier. Rappellez-vous encore les preuves que nors avons données, chapitre IV,qu5iln'y a pas d'idées innées, & enfin ce que nous avons dit des objets, des idéés & des notions , chapitres 11 & III. Et fur- tout que les idéés n'étoient point a nos ordres, que les circonftances feules, toujours indépendantes dé hous, lés offroiert a notre efprit. Mamtenant reprenons. Nous avons prouvé plus haut que l'homme ne peut fe déterminer fans motif & que tout motif a une caufe : & nous venons de démontrer que les caufes dé tous les motifs ded'homme lui font étrangères. Donc l'homme n'eft jamais mu que par des caufes étrangères a lui. 11 fuit de c.tte dernière vérité que l'homme eft néceflité dans tout ce qu'il fait, s'il n'a pas la puiffance de commander aux caufes étrangères a lui ou de leur réfifter; Mais en quoi pourroit coafifter cette puiffance ï le voici : il faudroit, Q ie l'homme put a fon gré fe laiffer ou ne pas fe laiffer toucher par les caufes qui peuvent agir fur lui : c'eft-i-dire, qu'il put a fon gré échter de lui les unes & attirer a lui les'autres; & s'il n'a pas ce pouvoir il faudroit, Qu'il put a fon gré changer les effets desj caufes qui agiffent fur lui malgré lui, de plaiö^  ( 207 ) fcn douleur & de douleur en plaifir, ou dut moins fe réndre a fon gré fenfible ou infenfible a leurs effets. Car il eft une vérité dont il eft. abfolument impoffible de s 'écarter, favoir qu'invinciblement l'homme veut être heureux; que ce qui Ie rend heureux eft le plaifir , que ce qui le rend malheureux eft la douleur : d'oü il fuic que néceffairement il court après l'un Sc fuit 1'autre. Examinons donc ces deux fuppofuicns. Première , l'homme peut- il a fon gré fe laiffer ou ne pas fe laiffer toucher par les caufes oui peuvent agir fur lui : c'eft a-dire, peut-il a fon gré attirer a lui les unes & écarter de lui les autres ? Non fans doute : jamais il n'a ce pouvoir : Sc dans le .temps même oii l'homme dompte une caufe, foit peur 1'écarter de lui foit pour 1'attirer a lui, il en eft lui-même maitrifé. Car ce n'eft jamais que par une réaöion forcée qu'il dompte une caufe. Exemple : un torrenr porte fes ravages fur le bien d'un homme; cet homme travaillé a le détourner Sc y réuffit. Voila donc une caufe de malheur que dompte cet homme. Mais qui le pouffe a cette aaion? c'eft Ie torrent même. Ainfi cet homme efi d'abord maïtrifé par le torrent: le torrent agit d'abord fur lui, & lui réagit a fon tour & forcément fur le torsent. Secoud exemple: mi  ( 208 ) homme defire vivement v.n pofte comme rjaufe d'un bonheur fa tuf. Après bien des peines , des courfes , des foins Sc des follickations, il 1'obtient. Voila donc une caufe de bonheur que cet homme a atfiré k lui. Mais qui 1'a porté k toutes les démarches qu'il a fakes pour y parvenir ? il eft evident que c'eft le pofte même qu'il defiroit. L'idée cu la vue de ce pafte a d'abord maitrifé cet homme, il a d'abord agi fur lui, Sc lui k fon tour a réagi 5c forcément vers ce pofte , s'en approchant de plus en plus, 5c enfin prertant tous les moyens poftibles pour le pofféder. Il en eft ainfi de toutes les caufes que l'homme dompte. S'il n'en étoit d'abord fubjugué i! ne les dompteroit pas; paree que ce ne peut être que par une rcaction forcée qu'il peut parvenir a dompter une caufe. En effet, l'homme ne peut écarter de lui une caufe fi cette caufe n'a pas déjir agi fur lui par la douleur ou du moins par la crainte de la douleur. L'homme ne peut attirer k lui une caufe fi cette caufe ne s'eft déja pas fait fentir h--hü par le plaifir ou du moins par 1'efpérance du plaifir. Car pour attirer a foi ou écarter de foi une caufe quelconque, il faut la connoitre ; ne la connoiffant pas on ne peut agir en confêqr.ence de ce qu'elle eft. Mais comment connoitre une cauie autrement que par fon eftet; c'eft-a-dire, autrement,  C *°9 5 ^erit que par la fenfation qu'elle fait éprouverV Donc, puifque vous écartez de vous une caufe, il faut néceffairement qu'elle fe foit déja fait connoitre a vous par une fenfation douloureufe: c'eft a-dire , par la douleur même ou par la crainte de la douleur. Donc, puifque vous attirez a vous une caufe, il faut néceffairement qu'elle fe foit déja fait connoitre a vous par une fenfation agréable : c'eft-a-dire , par le plaifir même ou par 1'efpérancè du plaifir. Car il eft inconleftable que les deux feuls mobiles de l'homme font le plaifir & la douleur. Que l'un le force d'attirer & lui ce qui le flatte ou le fiattera, &3 que 1'autre le force d'écarter de lui ce qui le bleffe ou le blefferoit. Donc, toutes les caufes qui affecfent & meuvent l'homme agiflent fur lui malgré lui. Donc, il eft auffi dépendant des caufes qu'il paroit foumeftre que des caufes reconnues pour ne lui être pas foumifes. Et remarquez que les dernières font en bien p!-s grand nombre que les premières. La foule drs maux qui nous affligent ne nous prouvé que Irop cette vériré. Donc, l'homme n'étant jamais mu , conduit que par des caufes étrangères qui agiffent fur lui toujours malgré lui , eft dans tous les inftans de fa v:e 1'efc'ave de tout ce qui 1'enXoure, de tout ce qui agit fur lui: donc, j] eftd> O  { 21° ) h dernière évidence que l'homme eft un ëtfë néceffaire dans toute la rigueur du terme, c'efta-dire , qu'il eft néceffité dans tout ce qu'il fait. Car quant è la feconde fuppofition : qu'il faudroit pour que l'homme ne fut pas un être néceffaire qu'il put a fon gré changer les effets des caufes qui agiffent fur lui malgré lui de plaifir en douleur & de douleur en plaifir, ou du moins fe rendre a fon 'gré fenfible ou infenfible a leurs effets ; ce feroit abufer de la patience de mes lecfeurs que d'en dire deux mots. Jamais la brülure , une fimple piqüre d'épingle,un mépris, une in fuite, la perte de fon bien, de fa fanté, de fa réputation, &c. ne feront de plaifir: comme jamais la puiffance, 1'autorité, la gloire, les richeffes, la fanté & toutes les autres jouiffances offertes des mains pures & libérales de la nature ne feront de chagrins, de déplaifirs. Mais l'homme ne peut-il pas gratuitement fe foumettre a des douleurs ou re jetter des plaifirs? Non : jamais l'homme ne fupportera volontairement le moindre déplaifir , s'il ne prévoit que cette fouffrance eft un moyen indifpenfable pour éviter une plus grande peine ou pour arriver a un plaifir qu'il aime encore plus cp'ü ne hait le déplaifir auquel il fe foumet  («1) Volontairement: comme jamais Thomme ne fe ïefufera a un plaifir quelque mince qu'il foit, s'il ne feat que cette privation eft un moyt n abfolument néceffaire pour arriver a un bonheur plus grand ou pour échapper a un mal qu'il craint encore plus qu'il n'aime le plaifir dont il fe privé volontairement. D'oü il faut conclure que qui réfifte a un plaifir quelque mince qu'il foit, que qui fe foumet a une peine quelque légère qu'elle foif, a néceffairement au moins deux fenfations qui le foll'citent a la fois. Farce qu'invinciblement 1'homme veut être heureux : invinciblement, paree que c'eft de la nature qu'il tient ce penchant néceffaire a fa confervotion. Ainfi, dans tous les inftans de fa vie, cc /«ra le fentiment le plus puiffantde plaifir ou de douleur qui mouvra l'homme fans que jamais il puiffe y réfifter. II eft vrai que 1'on a vu des imbécilles , dei furieux fuir & même regarder avec horreur les biens, les plaifirs innocens de cette courte vie, reehercher même avec avidité le martyre. Mais c'eft que leur imagination fafcinée par le fantöme impófant de la religion leur promettoit pour de fi grands facririces des biens infinis en jntenfité & en durée. Leur cerveau malade leur faifoit regarder cette vie, qui eft une réalité, comme un paffage a une autre vie chimérique s O *  (ï«5 'maïs qui felon eux devoit être une éternité 64 bonheur. Et ces imbécilles follicités en mêms temps par deux biens dont l'un leur paroiffoit foible &c périffable , & 1'autre puiffant & éternellement durable, fe déterminoient forcément pour le dernier. Tous les jours nous voyons des hommes fages fe déterminer a fouffrir une opération très-douloufeufe. Mais c'eft que forcément ils préfèrent une grande douleur»le quelques inftans a une douleur bien moins vive, mais qui empoifonne leurs jours j & il faut qu'ils choififfent. Hen eft ainfi. de toutes les aétions des hommes. Toutes ont pour feul & unique moteur , le plus grand avantage vrai ou préfumé de celui qui la commet: deux parcisjfe préfentent Sc il faut faire un choix. L'homme , toutes chofes égales, prendra-t-il le. moins avantageux , felon fa manière aftuelle d'envifager l'un &c 1'autre de ces partis ? Non: cela n'eft pas dans la nature, Et s'il s'y détermine, c'eft que quelque confidération , quelqu'avantage fupérieur a 1'avantage qu'il abandonne 1'y contraint; comme dans les deux exemples que je viens de citer. Que l'homme fe trompe ou non fur fon plus grand avantage, (terme générique quis'étend aux plaifirsauxagrémens, arhomieur, k la confi-  ( ü3 ) tlération, aux biens, a la fortune, a la privation des peines de 1'efprit & du corps, &c.) il n'importe. Ce que ;e viens de dire n'en eft pas moins vrai. 11 fuffit que 1'avantage foit vu, fenti comme le plus grand: puifque 1'homme ne peut fe dé« terminer que fur ce qu'il voit & fent. On veut que nous foyons libres. Mais environnés d'objets qui agiffent continuellement fur nous; pouffés a chaque inftant par les devoirs de notre état, par ceux de 1'amitié , de la parente, des bienféances; excitésfans ceffe par nos goüts , nos paffions, par 1'état a£tuel de notre corps , par les idees que nous avons acquifes, par nos craintes, nos méfiances , &c. pouvons-nous être un feul inftant fans être forcés a prendre une détermination quelconque ? Et cette détcrmination n'eft-elle pas néceffitée par notre plus grand avantage réel ou apparent ? Nous ne fommes donc pas libres. De plus, cette multitude d'objets au milieu defquels nous fommes jettés , ils agiffent fans-ceffe fur nous malgré neus : les idéés de même. L'objet qui a frappé fait fon effet dès qu'il a été appercu. L'idée qui détermine étoit inattendue : nos goüts, nos penchans,nos pafïiens qui fans ceffe nous aiguillonnent font donnés par la nattire :nos devoirs, qui fans cefle nous forcent d'agir, font prefcrits, non par nous, mais par nos relations avec ce qui O}  ( "4 ) nous entoure, &C. Toutes ces chofes agiffent donc fans ceffe fur nous malgré nous. Maïs comment agiffent-ellcs ? En neus donnant des fenfatiors agréables ou défagréables. Mais l'homme fuit néceffairement la douleur tk recherche néceffairement le plaifir. Donc l'homme eft néceffité dans toutes fes aétions. Car il ne peut faire qu'une fenfation douloureufe devienne agréable, & qu'une fenfation agrcable devienne indifférente. Et chacune de ces chofes qui meuvent l'homme, agiffant comme caufe, elle ne peut avoir deux effets oppofés, celui de donner une fenfation agrcable , ouune fenfation défagréable. Donc, &c. Pour que l'homme ne fut pasun être néceffaire, pour qu'il fut libre de cette liberté d'indifférence fi chère a ceux qui ne réfléchiffent pas , & qui feroit le don le plus funefie que Ia nature eüt pu faire a I'humanité fi ce don eüt été poffible, il faudroit que l'homme, malgré les circonftances oü il fe trouve, malgré 1'impulfion de fes goüts, de fes penchans, de fes paffions toutes données par la nature, malgré fes idéés toutes acquifes &C réveillées par des caufes étrangères a lui; enfin 3 malgré 1'univers toujours en aétion , put indifféremment agir ou ne pas agir: & quand il agit, qu'il püt indifféremment faire l'une ou 1'aucre de deux aöions qui feroient oppofées \  ( H5 ) éntr'elles : ce qui eft impoffible : une même caufe ne pouvant étre indifférente a produire l'un de deux effets oppofés entr'eux, celui de donner une fenfation agréable & celui d'en donner une défagréable: Sc l'homme étant néceffité a fuir l'objet de fa douleur Sc k s'approcher de celui de fon bonheur. C'eft donc une vérité inconteftable que l'homme eft un être néceffaire , néceffité dans toutce qu'il fait, dans toutes fes déterminations, fes mouvemens , fes penfées , &c. foumis, obéiffant par la force irréfiftible qui réfide dans la nature k 1'impulfion de tout ce qui excite fa fenfibilité , ainfi que tous les autres êtres obéiffent invinciblement k 1'impulfion de tout ce qui les frappe. Je dis plus: non-feulement l'homme eft tel, mais encore il eft impoffible qu'il foit autrement, par cette raifon qu'il eft impoffible qu'il y ait jamais & nulle part une première caufe. Et fi l'homme n'étoit pas un être néceffaire, il feroit fouvent première caufe,' laquelle ne peut exifter. Tout changement qui arrivé k quelqu'être que ce foit ne peut être qu'un effet d'une caufe quelconquedequel tievicnt k fon tour caufe d'un autre effet. Tel eft 1 jenchainement néceffaire & réellement infini de tout ce qui compote ce vafte univers , qui n'eft qu'un grand cercle de caufes & d'effl'ïs qui O 4  ( n6 ) deviennent caufes a leur tour. Une première caufe feroit un effet fans caufe, ce qui ne peut fe concevoir. Comme tous les êtres exiffans ou poffibies , l'homme efl un être paffif & S&'if. Paffif, en ce que toutes fes déterminations, fes aöions, fes penfées font des effets nèceffaires de caufes étrangères a lui: aftif, en ce que chacuri de ces effets devient a fon tour caufe d'autres effets. D'oit il fuit que le mot de Ltbep.tÉ ne peut avoir d'autre fignification que celle que lui a donnée le fage Locke. Elle n'eft & ne peut être que le pouvoir d'agir, que le pouvoir de fuivre l'impulfion de l'objet ou de I'idée qui agit fur nous avec la plus grande intenfi.é de plaifir ou de déplaifir. S'il eft une vérité métaphyfique, évidente ; inconteflable, c'eff fans contredit celle que nous venons de traiter. Les preuves qui 1'apjraient fe préfentent en foule: la feule peine elt de les choifir & de s'arrêter. Objections et réponses. Mais dira-t-on : pourquoi donner de Ia publieke a cette trifte &crueife vérité ? N'eft-elle pas afnigeante pour fhumanité ? En le faifant defcendre au rang , non-feulement des bêtes les plus brutes, mais encore des fubftances inani-, wéés les plus viles, n'avilit-elle pas l'homme?  Des qu'il fera reconnu que l'homme n'eft pas un' etre libre, tous les liens de la fociété, les plus coè'rcitifs comme les plus doux, feront rompus. Comment lui faura-t-on gré de fon amour, de fon eftime , de fes bienfaits ? De quel droit lui reprochera-t-on fes offenfes , fes mépris, fes méfaits? Plus de reconnoiffance, plus de confeience , plus de remords : & l'homme reconnu pour ne pouvoir être vertueux ni coupable, il fera in jufte de lepunir, indifférent de le récompenfer. II faut répondre a ces objeétions. Nulle erreur neft utile. i°. Aucune erreur ne peut être avantageufe. Si elle a rapport a la conduite de l'homme, il eft évident qu'elle ne peut lui être que plus ou moins funefle felon fon imporrance. Si elle n'y a aucun rapport, elle peut bien lui être indifférente , mais jamais utile. Eerreur eft fouvent très-dangereufe. 2°. L'opmion des hommes ne change point la nature. On aura beau croire la ciguë une nourriture falutaire , eile empoifonnera toujours celui qui en mangera. En vain 1'on fe perfuadera que l'homme fans frein eft un agneau dociie  ( zi8 ) h la voix de la raifon & de 1'humanité, celui qui fur cette croyance s'y fiera, le trouvera prefque toujours le plus barbare & même le plus atroce des animaux. II eft donc très-important de connoitre Ia nature telle qu'elle eft sfin de ne point tomber dans des méprifes funeftes, & pour mettre a pront ce qu'elle a de falutaire & d'agréable. Importance de cette vérité que l'homme efl un être néceffaire : elle dolt être connue. y. Cette vérité que l'homme eft un être néceffaire n'eft point de ces vérités fpéculatives & ftériles qui ne fervent qu'a amufer nctre vöine curiofité. Il n'en eft point de plus importante pour régler notre conduite dans quelque pofition que nous foyons. De tous les êtres qui nous environnènt, l'homme eft celui avec lequel nous avons le plus de rapport. 11 nous import* donc extrêmement de connoitre cet être qui nous touche en tant demanières, de cet être qui fait prefque tous nos maux & nos plaifirs. Or , cette vérité bien approfondie , en portant la lumière fur le principe de toutes les penfées, de toutes les actions de l'homme, chaffe 1'obfcurité défefpérante qui le couvroif. Elle nous éclairé fur les vraies caufes de toutes fes affections : de fes haines comme de fes amours. En nous décou-  ( "9 ) Vrant les vrais refforts qui Ie font penfer & mouvoir, elle nous montre que rhomrne eft, ainfi que le refte de Ia nature, toujours femblable a lui-même, 6c par conféquent elle fait difparoïtre ces contrariétés , ces oppofitions, ces contraftes apparens dans fa facon de penfer &c d'agir qui Ie font paroitre aux yeux qui ne font pas aidés de cette lumière, inconféquent, bizarre, infaififfab'e & même incompréhenfible. Tourquoi ce ruiflèau deftiné dès fa fource k porter fes eaux a 1'Océan, ne vous femble-t-il ni léger, ni inconflant > Dans fon cours cependant irrégulier en apparence, il vous paroit errer a 1'aventure. Vous Ie voyez s'écarter tantóc a draite, tantöt k gauche , 6c, retournanten arrière, s'éloigner même du but que lui a marqué la nature. C'eft que vous connoiffez le principe de fon mouvement. C'eft. que vous favez que , fidéle a la loi de la gravité, ce n'eft qu'en fuivant conftamment les diverfes pentes qui lui font offertes, qu'il doit & peut rempür fa déftinée. Mais connoitre les vraies caufes de toutes les affeftions & de toutes les adions de l'homme, c'eft connoitre les vrais moyens de Ie conduire , de fe le rendre propice ou enfin le moins défavorable qu'il eft poffible. De même que la connoiflance du principe moteur de ce ruiffeau vous fait-elle maitrifér fes eaux, Peuvent elles  ( 12.0 ) vous être bienfaifantes ? Par des pentes ménagéesi avec art vous les attirez k vous. Vous deviennent-» elles nuifibles ? Par d'autres pentes vous les éloignez de vous. Enfin, fans la connoiflance de cette vérité, Ie légifiateut, le négociateur, 1'infiltuteur, le père, 1'ami même ne peuvent que s'égarer. L'homme ne peut être un jufte appré" ciateur des aftions de fes femblables, ni avoir une règle füre pour bien fe conduire au milieu de cette multitude d'êtres fenfibles qui 1'environnent. II n'eft donc pas permis de s'en tenir fur cette vérité fi utile, fi importante, aux conjedfures, aux probabilités, aux hypothèfes , aux femi-preuves : il faut la voir avec une entière évidence, & fans ceffe l'avoir préfente a 1'efprit. Continuons. L'homme n'ejl point avili par la connoijfance de cette - vérité. 4°. Pourquoi l'homme feroit-ü avili d'être, comme tous les êtres quels qu'ils foient, foumis a la fatalité? Il a déja tant de chofes communes avec eux fans en être dégradé! Si, comme tous les êtres exiftans ou po'flibles, il eft néceffité dans tous fes mouvemens, danstoutes fesaétions, i! a par deffus les êtres inanimés cet avantage d'avoir confeience de fes actions & d'en connoïtte les motifs: & fur les êtres animés il a cet  fcutre avantage d'avoir , en général, pouf chaque détermination une foule de motifs eui le follicitent k la fois, d'en avoir d'autant plus que plus il eft éclairé, ou ce qui eft la même chofe, que plus il eft homme, & encore par fon expérience due a fa mémoire infiniment plus étendue que celle de tous les autres êtres animés, de connoitre, de fentir entre tous ces motifs qui le follicitent k la fois celui qui doit faire fon plus grand bien. Ces avantages mettenc dans toute la conduite de l'homme une telle dignité que , non-feulement ils 1'élèvent beaucoup au deffus de tous les êtres connus, mais encore qu'ils en font une claffe k part & très-diftinguée. Mais ne feroit-il pas plus grand , plus noble d'être libre? Ne feroit-ce pas une perfedion que pouvoir choifir? i°. Lanécefiité tient k 1'exiftence. Ce qui exifte eft dès Ik néceffaire. Or, il vaut mieux exifter que n'exifter pas. Donc, &c. a°. Ne fe fait-on pas illufion en croyant que ce feroic un avantage , une perfedion que de pouvoir choifir entre plufieurs motifs qui nous follicitent en même temps? Car d'abord ce pouvoir ne pourroit s'exercer fur les'perceptions: il eft évident que nous n'en fommes pas les maLres II feroit contradiftoire qu'on put voir rouge ce* qu'on voit blanc, petit ce qu'on voit grand, fomme un mal ce qu'cn voit comme unbien \  t lil ) & comme un bien ce qu'on voit comme un ma!, &c. Ce pouvoir ne pourroit tomber non plus fur les jugemens que nous portons de nos perceptions. On ne peut fe mentir a foi-même. 11 feroit abfurde de penfer qu'on put fe dire & fe perfuader que ce qu'on voit blanc eft noir, qu'une chofe eft bonne qu'on voit mauvaife, qu'une chofe a unteldegré de probabilité tandis qu'on voit qu'elle ne 1'a pas, &c. Ce pouvoir de choifir ne pourroit donc s'exercer que fur nos acTions. Or, comment pourroit-on regarder comme une perfetlion, comme un avantage, le pouvoir de prendre le pire de deux ou de plufieurs partis qui fe préfenteroient a la fois: de pouvoir choifir entre ces partis celui qui doit rendre malheureux, Sc de rejetter avec indifférence celui qui rendroit heureux ? Car enfin voila a quoi fe réduiroit ce pouvoir fi defiré; Sc afïurémentce pouvoir, s'il étoit poffible, feroitlaplus grande de toutes les imperfections. Je dis s'il étoit poffible: car il faudroit öter £ l'homme fa fenfibilité ; puifqu'il ne fe conduit que par Ie fenrimem du bien Sc du mal, du vrai Sc du faux : c'eft a-dire, qu'il faudroit changer fa naiure» ce qui ne fe peut. De la reconnoiffance, ' 5*. La reconnoifTance eft un tendre retour  tpu naït d'un bienfait recu. Ce fentiment fi honoJ'able, fi doux, nous attaché fortement a celui qui fait ou afait notre bonheur, & nous donne un vif defir de pouvoir faire encore plus pour lui qu'il n'a fait pour nous. Mais comment ? Ce fentiment doit-il Être étouffé paree qae le bienfait aura été fait avec connoiffance de caufe ? Car fi l'homme n'éioit pas néceffité k aimer ce qu'il trouve aimable, a eftimer ce qu'il croit eftimable, a rrpandre fes bienfai's plutöt fur ceux qui lui en paroiffent dignes que fur les autres; fi enfin il n'étoit pas forcé k fe conduire par les motifs qui lui paroiffent les plus raifonnables, les plus appropriés k fon bonheur, ce ne feroit qu'au hafard, qu'en fuivant un caprice aveugle & ftupide qu'il aimeroit , eftimeroit & denneroit. Et aflurément il n'y auroit pas de quoi être flatté ; puifqu'd pourroit également aimer ce qui lui paroïtroit haïffable, eftimer ce qu'il trouveroit méprifable & répandre fes bienfaits fvir les moins dignes comme fur les autres. Qu'y auroit-il de flatteur a n'être aimé ( fi cela fe pouvoit) que par un caprice aveugle, fans raifon , fans motif? N'eft-il pas mille fois plus doux de penfer que Ja douceur, la trarschife, la gaïte de notre caraÊtère , les charmes de none converfation, la füreté de notre fociété ont tellement féduit la perfonne  ( «4 ) quï nous préfère a tout autre, que nous fomme* nèceffaires k fon bonheur? d'être fur que leiil bonnes, belles qualités qu'il découvre en nous, font des Hens qui nous 1'attachent forcément oC fur lefquels nous pouvons compter tant que nous n'aurons pas la mal-adreffe de les affoiblir? Une femme pourroit-elle fe glorifier d'être trouvée belle par ces ruftres groffiers pour qui toute femme eft une femme ? De plus , l'homme étant un être néceffaire , eft forcé a aimer, k chérir l'objet qui le rend heureux : il eft donc néceffité a la reconnoiffance, foit qu'elle foit un tendre retour, foit qu'elle naiflé d'un bienfait recu. Par la néceffité qui régit tout, le bienfaiteur & Pobligé font deux êtres qui s'attachent l'un a 1'autre par les fentimens les plus doux : l'un par Ie plaifir du bienfait , 1'autre par Ia douceur de la reconnoiffance. Ce lien du bonheur les unit auffi étroitement '& auffi néceffairement que la vertu magcétique unitle fer & 1'aimant. Mais fi l'homme n'etoit point un être néceffaire, s'il étoit affez malheureux pour être libre de cette liberté chimérique &C incompréhenfïble qui le rendroit fupérieur ou plutöt indifférent a tous motifs , nulle raifon n'obligeroit a la reconnoiffance : le bienfait tombant au hafard, la reconnoiffance feroit accordée ou refufée felon Ie caprice. .Cependant  (ii'i) ^-Cependant il eft des ingrats: & fi 1'horrirhö êtoït tel que vous le dites, ilne devroit jamai* 7 en avoir. Sarts doute qu'il exifte de ces ames pérverfes, la honte de 1'humanité. Mais c'eft qu'en général l'homme eft ignorant; que 1'ignorance rend prelque toujours frivole, & que 1'a frivolité fait qu'on ne s'attache qu'a ce quï rend acfuellement heureux & fait oubiier le refte. L'homme frivole eft un enfant qui voit peu, qui voit mal le peu qu'il voit, qui s'amufè aujourd'hui d'un joujou & qui demain I'oublie pour un autre.—Ce n'eft pas affez : il y a eit des hommes d'une telle perverfité qu'ils ont haï, perfécuté même leur bienfaiceur ; hé bien, qu'en pouvez-vous conclure ? finon qu'il eft des monftres au moral comme au phyfique. Maïs hëureufement ces écarts de la nature font rares. De La confeience. 6°. Vous dites : fi l'homme eft néceffité dani tout ce qu'il fait, &c fur-cout s'il le fait, ik confeience (a) ce moniteur fidéle , ou fera muette, ou fera méfécoutée. Mais l'homme eh fera-t-il moins un être éclairé, connoiflant ( " ) La confeience & le remords font deux fentimens différens. La confcience précède la faute & le xemords la fuit. F  ( 2Z& ) les torts qu'il peur faire k fes femblables ott a lui-même? En fera-t-il moins un être fenfible néceffairement heureux par la fanté , par la confervation & la jouiffance de fa formne , par 1'amitié , 1'efiime de fes femblables , & far-tout par cette douce & précieufe tranquillité qui vienr du contentement de foimême, Stc. & néceffairement malheureux paria perte de tous ces biens ? Or , qu'eft la confeience ? finon la vue des torts que va caufer a autrui ou a foi Mon a laquelle nous fommes vivement follicités, enfemble la vue des déplaifirs, des fouffrances,desembarras,desfoucis,&c. que 1'expérience nous a appris devoir fuivre néceffairement ces torts. Toutes ces penfées étant liées avec celle qui nous pouffe k agir, fe réveillent néceffairement avec elle & la combattent avec plus ou moins de force. De toutes ces penfées iUéfulte un fentiment commun l toutes. qui eft ce qu'on appelle le cri de I» confeience qui s'élève avec plus ou moins de force centre 1'attrait des plaifirs dangereux. Si Ce cri de la confeience nous effraie plus que ne nous flatte la paffion qui nous tourmente, nous y réfiftons, finon forcément nous fuccombons. Que faire donc pour être toujours docil® ^.ux avis de la confeience? s'accoutumer de  ( "7 ) bonne heure a être malheureux par ie vice & h h'être heureux que par la vertin Mais quels moyens prendre ? ne fréquenter jamais que des perfonnes honnêtes , ne lire jamais que de bons hvres, ne s'arrêter jamais qu'aux réflexions fenfées & fruétueufes, fe refpeöer fans ceffe; & enfin avoiruneapplicationconttantea fes devoirs. Voia les vrais, les furs moyens de fortiher de plus en plus fon ame contre iesamorces dangereufes des paffions. Et alors la voix de la confeience étant plus douce, plus flatteufe pour nous que celle des paffions, elle nous foutiendra conffamment dans le chemin de no;re bonheur & par conféquent de la vertu. Mais fi au contraire nous fréquentons des perfonnes frivcles ou peu délicates, fi nos penfées n'ont pour objet que des chofes futiles ou dangereufes, £ Ia molïeffe nous accoutume a 1'oubli de nos devoirs, &c. alors fourds a la voix de la confeience, nous nous dégraderons infenfiblement, & de chütes légères en chütes plus graves nous tornberons enfin dans les plus grandes fautes & peut-être même nous précipiterons-nous dans des crimes. Des remords. 7°. Les remords ou les reproches intérieurs naiflent de la crainte qui pourfuit un coupable , ou de la déplaifance oü laiiïe une faute gom- P 2  ( * ï8 ) mife. Or, ce crime, cette faute ne peuvent être commifes que paree que le motif ou le fentiment qui pouffe a les commettre eft le fentiment dominant qui eft fitpérieur a la crainte des chatimens que 1'on fait devoir fuivre le crime, ou a la répugnance que tout être ihftruit &C qui fe refpecte a a commettre une faute. Mais fitöt que le crime ou la faute font commis, ce fentiment ne fubfiftant plus ou étant extrêmement affoibli, c'eft alors que le remords ou cette déplaifance reftent feuls, &-fe font fentir avec d'autant plus de force que le crime ou la faute font grands &c doivent avoir des fuites plus funeftes. Et ces effets font nèceffaires. ;<— Mais fi lorfque le coupable a commis fon crime il étoit feul, fi c'étoit dansles ténèbres, que peut-il craindre ?—il craindra toujours que fon crime ne foit révélé. 11 fait par mille 8c mille exemples que prefque tous les crimes fortent lot ou tard de 1'ombre du fecret, & qu'alors non-feulement il perdra 1'eftime qu'il avoit ufurpée, le bien-être dont il jouit, mais encore qu'il fera méprifé, en horreur, ou féparé des vivans par le glaive de la juftice. Plus le crime eft grand, plus il a a craindre, & plus grands font les remords. Cette crain e tourmente fans ceffe : fon imagination troubice lui fait voir dans tous ceux qui rapprochent, un accufateur^  I 219 ) Un juge, un bourreau. II fe méprife, il fe regardö avec horreur. — Mais fi Ie coupable eft moralement fur que fon crime ne fera jamais découvert, ou ne fera jamais puni même par la méfeftime,—alors il n'aura point de remords. Voyez les rois. Cependant il eft des hommes dont le caraöère fait pour la vertu, comme un arbre pour porterde bons fruits, quiauroient le remords de ne pcint fe fentir purs ; de ne pouvoir parler de la vertu fans avoir a rougir a leurs propres yeux des fautes cu la fragiiité humaine pouffée par les circonftances a pu les faire tomber. Je viens de faire une faute , je le fens, j'en fuis défolé. D'oü vient ? c'eft que je vois mieux a préfent que je ne voyois quand je 1'ai commife : cette lumière m'humilie, me défefpère. Peut-être me corrigera-t-elle, je le defire fincérement. Mais d'oii vient vois-je mieux après la faute commife ? c'eft que j'ai paffe d'un état a un autre : c'eft que le motif qui m'a pouffé a commettre cette faute ne lübfifte plus , me laifie en proie a d'autres fentimens qui fout mon tourment. L''amour & tejïime, Ia haine & le mépris auiïi juftemtnt mérités & accordés. S°. Pourquoi donc l'homme doux, honnête, éclairé, modefte, bienfaifant , attaché a fes P3  ( *30 devoirs,&c. n'obtiendroit-il pas juftemertt notre amour tk notre eftime ? Et pourquoi ne ferionsnous pas en droit de couvrir de mépris, d'opprobre & de haine celui qui auroit les vices contraires a ces vertus ? Eft-ce que la connoiffance de cette vérité, que l'homme eftun être néceffaire changera la nature de l'homme? Non s l'homme toujours pouffé invinciblement vers le bonheur continuera toujours a aimer, a eftimer forcément ce qui le rendra heureux : &a hair & méprifer forcément ce qui le rendra malheureux. 11 faura , il eft vrai, qu'aucun être n'eft bon ni méchant qwe relacivement, & non d'une manière abfolue. Qu'un loup , une ronce pris pour exemple , ne font pas méchans , mauvais abfoiument, mais qu'ils le font feulement relativement a nous, relativement aux bêtes qu'ils dévorent ou qu'ils déchirent. Mais qu'importe. L'hcm i e fentira toujours quê 1'être qui fait fon bonheur eft un être- bon pour lui, & ce fentiment le forcera a 1'aimer, a le conferver, a fe 1'attacher : il fentif>-toujours que 1'être qui fait fon malheur eft un être mauvais pour lui, & dès-lors forcément il le haïra & fera fes efforts ou pour 1'éloigner ou pour le dc'truire. Ainfi la connoiffance de cette vérité n'affoiblira ni l'amour, ni 1'eftime, ni la haine, ni le mépris. Ces fentimens auront donc toujours  (1,1) une égale force, & feront toujours également juftes. Elle n'eft donc pas nuifible cette connoilfance. Au contraire, en nous éclairant fur 3a nature humaine , elle fera ce bien de nous rendre plus induigens. En nous montrant l'homme bien plus fouvent foible que coupable, plus digne de commifération que de haine, elle rapprochera l'homme de l'homme. Des fuppüces & des récompenfes. 9°. C'eft juftement paree que l'homme eft un être néceffaire redoutant néceffairement Ia douleur & 1'infamie , chériffant néceffairement la vie, que les peines & les fupplices font nèceffaires & utiles. Si l'homme étoit libre, s'il n'étoit pas néceftairemest modifïable par la crainte des tourmens & de la mort, les fupplices feroient ce qu'il y a de plus atroce. Dans cette folie fuppofition on n'auroit que le droit d'éloigner-ou de contenir les malfaiteurs. II ne feroit permis de détruire fon femblable que dans le feul cas cü 1'on ne pourroit autrement fauver fa vie. Cependant n'eft-il pas abfurde de chatier, de punirpour leurs fautesdes êtres néceftités dans toutes leurs actions? Qui jamais a décerné des punitions,des chatimenscontre une tuüe, une ronce pour avoir tué ou bleffé quelqu'un ?—perfonne, fans doute. Auffi n'eft- P4  Ce pas fous ce point de vue qu'il faut énvlfager" Jes peines & les fupplices. Ils fent faits non pour chatier, non pour punir; mais pour réprimer, contenir , corriger des êtres dont la nature eft d'être néceffairement modifiés par la crainte & la terreur, lis font faits enfin pour détruire exemplairement ceux de ces êtres qui ont tellement altéré & corrompu leur nature , qu'ils ne peuvent plus être corrigés ou contenus par ces exemples effrayans. Pourquoi ne punit-on pas pour leurs fautes les infenfés, les délireux, & c. > c'eft que ces êtres ne font point modifiables par la crainte. On le fait & on les contient feuleroent de facon a ce qu'ils ne puiffent faire aucun mal. Puifque l'homme eft un être néceffaire qui tend fans ceffe & invinciblement vers le bonheur , que fa deftruótion lui eft en horreur, il eft dans fa nature d'éleigner , de repouffer , de contenir , & même de tuer quiconque en veut a fon bien, a fa vie, a fon honneur. Qr» une fociété n'eft que la réunion des volontés & des forces de ceux qui la corapofenr. La nature a donc donné a toute fociété le droit d'enchainer & même de détmire tout être qui attente ou veut attenter aux biens, a la vie k i'honneur de fes membres. Cette vérité eft  ( 233 ) évidente , elle découle néceffairement de Ia na4 ture d'un être fenfible & néceffaire. Secondement, les peines & les fupplices doivent par leur publieité faire ce bien fur des êtres nèceffaires, de modirler, de changer la volonté d'un homme dont I'idée dominante le portoit a un crime. A la vue de fon femblable qui expire dans .1'ignominie & les fouffrances, il doit fe faire dans fa ücon d'être une telle révolution , que fon état précédent doit le frapper d'étonnement & de terreur. Et s'il eft un être qui fe foit affez dégradé, qui ait affez perverti fa nature pour être infenfible a de pareils exemples, fa nature n'étant plus celle de l'homme, c'eft un monftre qu'il faut vite étouffer. Ainh donc pour leur sürêté, leur tranquillité, leur confervation , la nature a donné aux êtres fenfibles le droit d'enchainer & même de détruire les êtres malfaifans. Et les fupplices par leur publieité font utiles en ce qu'ils répriment les mauvais deffeins & préviennent les crimes. Cependant il faut 1'avouer : dans nos gouvernemens infenfés & cruels , dont toute la fcience, toutes les follicitudes fe bornent a trouver des formes pour arracher k la veuve , k 1'orphelin, aux pères de familie le pe-i de nourriture qu'ils ont gagné k la fueur de leur  C*34 ) front 5il eft des malheureux& il en eftbeavtcoup qui mourant de faim malgré leur travail ©piniatre, tombent forcément dans un défefpoir qui les poulfe invinciblement au crime. Ces malheureux tourmentés par les befoins fans ceffe renaiffans de la nature, réduits a cet état de 1'efclavage qui ne connoït.ni 1'honneur ni 1'infamie, font dans 1'atfreufe néceffité de choifir entre le fupplice & une mort moins douloureufe , il eft vrai; mais dont 1'agonie eft cent fois plus terrible par fa longue durée , & encore ont-ils pour eux 1'efpérance de n'être point découverts. II ne faut donc pas s'étonner fi dans nos gouvernemens pervers , les fupplices n'ont pas tout i'effët qu'ils devroient avoir ; la néceffité y fait les criminels : la néceffité les y fupplicie. De même que les fupplices exemplaires préviennenr néceffairement les crimes dans un état biea ordonné, ainfi les récompenfes publiques bien appliquées excitent néceffairement a la vertu & aux grandes actions. L'homme veut être heureux, Sc il 1'eft par l'amour , Teftime, la vénération de fes femblables j il 1'eft par les moyens de fatisfaire avec facilité a tous les befoins & è tous les agrémens de la vie. Des récompenfes juftemeat décernées font donc un aiguiilon puiffant qui pouffe néceffairement aux actions qui font obtenir ces objets de nas defirs.  ( *35') ï o°.Er;fin fi 1'hcmme avoit cette libetté d'incIifFéfence que je ne puis comprendre quelques efforts que je faffe, dont je ne puis me former la moindre idée,je me veis tout-a-coup jettéfans aucun guide» fans aucune bouffole dans un h.byrinte efFrayant, inextricable. Je me vois environné d'êtres dont j'ignore la nature, dont je ne pourrai jamais prévoir les actions, les déterminations, paree que jamais je ne pourrai en connoitre le principe , le motif. Peut-il y avoir une fituation plus capable d'imprimer la terreur? Ces êtres libres^ indépendans de tout ce qui les environné; déterminés, mus par des refibrts invifibles; ifolés, ne tenant a rien de tout ce que nous connoiffons, peuvent a chaque inftant fans que je puiffe le prévoir , le foupconner, devenir pour moi des tigres furieux &C m'arracher & mon bien & ma vie. Ma vie dans cette pofition ne peut être que douloureufe: & le parti le plus fage feroit de fuir tous les hnmains. Mais en admetrant la néceffité & Ia néceffité Ia plus abfolue, je vis tranquille au milieu de 20 millions d'hommes policés. Je vois les uns enchainés par l'amour de 1'eftime, de la gloire : les autres par 1'appat des dignités, des diftinctions , des ricbeffes : ceux - ei par la terreur des fupplices, ceux-la par Ia crainte de I'infairue : j'en vois d'autres enchainés par une dou-  t *36) cèut- qu'ils tiennent de la nature ou de 1'heu-i reux pli que leur a fait contraéter une bonne éducation , Sec. Ces chaines je les vois, & plus elles font fortes, plus elles font apparentes, Sc plus je vis tranquille. Ce prêtre tout féroce qu'il eft, eft peu a craindre pour moi. II lui manque une chaine, il eft vrai; mais je la connois. Je fais qu'il a Ia liberté de perfécuter , de briiler quiconque attaque fon Dieu, c'eft-adire , fa confidération ufurpée, fon bien enlevé a la veuve, a 1'orphelin par Ie prettige de fes impoftures : je me tairai donc fur fon Dieu. Ce financier. ...Hé bien! je fais qu'il eft vorace , fans entrailles, au deffus de 1'infamiej mais il porte les mêmes chaines que moi hors une feule. Cette chaïne qui lui manque lui laiffe la liberté de torturer fon femblable fans pitié, pour cinq fous de tabac ou de fel. Payons-lui donc fcrupuleufement & fon fel & fon tabac, & nous ne le craindrons plus. Les rois ! . .. Quand ce nom funefte a la terre fera-t-il effacé de la mémoire des hommes, Sc remplacé par le nom refpectable de l'homme de la nation?Quiditun roi, ditun homme fans chaine r&parcourezlesannales du monde, par - tout vous verrez les rois plus terribles, plus a craindre que les panthères Sc les tigres affamés. Fuyez-les fi vous ne voulez être leur victime ou fans ceffe occupés du foin  ( *37 ) ti affouvir leur infatiable voracité. II faut que leurs entrailles regorgent fans ceffe le fang humain : tout ce qu'ils peuvent atteindre ils le dévorent. Vous leur fites, feigneur, en les croquant, beaucoup d'honneur, dit le courtifan. Les Titus, les Trajanfont, dans 1'hiftoire des rois, auffi rares que dans 1'hiftoire des lions celui qui dans 1'arène lécha les pieds de fon bienfaiteur au lieu de le dévorer. Pourquoi les rois d'Angleterre font-ils moins a craindre qu'un roi de*** ? C'eft que le premier eft garrotté en grande partie par Ia nation, & que Ie fecond n'eft lié que par oette foible chaine que le peuple pouffé a bout peut enfin le renverfer du tróne. Si k 1'égard de ce qui eft inévitable, néceffaire, on pouvoit dire: il eft heureux ou malheureux qu'une telle chofe foit: que de motifs n'aur©it-on pas pour dire que le plus grand malheur qui put arriver a l:homme feroit d'être libre de cette indépendance qui romproit tous les liens qui I'attachent a tout ce qui l'environne? Quels moyens les légiflateurs auroient-ils pour conduire les hommes, fi la crainte des fupplices 011 de 1'infamie, fi l'amour de 1'efiime ou 1'appat des dignités, des diftinétions, des richefTes n'avoient pas un empire abfolu, inévitable fur le cceur de l'homme? Jettez les yeux f.ir les temps oh ces chaines ont été relachées, & vous  ( 138 ) Verfez la corruption des mccurs former des muttitudes de brigands & amener les plus grands crimes. Tant que les prêtres ont pu être cruels impunément, combien de Tang n'ont-ils pas fait ruineier'. Cet Hildebrand ne devint redoutable aux empereurs, qu'en brifant les chaines qui affujettiffoient les peuples k leurs loix. _Cependant malgré ces chaines dont vous vantez tant les effets inévitable*, le vice eft commun & la vertu trés - rare. — Sans; doute : mais que prouve cette trifte vérité? Que les hommes font néceffairement ce que les fait leur légiflation. Dans nos adminiftrations vicieufes, corrompues, prefque toutes les chaines font ou relachées , ou affoiblies, ou brifées. Le vice, ou du moins 1'inutiiité & la fainéantife y font careffés, le mérite & la vertu y font dédaignés; 1'opprobre , le déshonneur n'y font plus connus, le chatiment n'y tombe que fur le malheureux en guenilles; & la confidération, les graces, les prééminences vont chercher fous les lambris dorés la baffeffe & 1'infolence, la fainéantife Sc 1'ignorance , la diflipation Sd la rapine. Nous avons beaucoup de loix, mais deux feules nous régiffent en effet , & les voici i procurez des plaifirs aux grands, ayez de vieux parchemins, & vous pouvez tout efpérer comme toutfaires n'avez-Y0us rien de cela? tremblez, même en  (^39) faifant le bien. Avec de pareilles loix, qui ne voit que Ia plupart des hommes font néceflïtés aux vices ? Après avoir prouvé aptiori que l'homme eft un être néceffaire, & avoir détruit toutes les objeclions qu'on peut faire contre cette importante vérité , délaffons-nous un moment aux vers harmonieux de Greffet & de Voltaire fur Ia liberté: puis nous entrerons dans quelques détails pour confirmer par les faits ce que nous avons prouvé par le raifonnement. En promenant vos rêveries Dans le filence des prairies , Vous voyez un foible rameau Qui, par les jeux du vague Eole, Enlevé de quelqu'arbriffeau , Quitte fa tige, tombe, role Sur la furface d'un ruiiTeau. La , par une invincible pente Forcé d'errer & de changer, II flotte au gr* de 1'onde errante : Et d'un mouvement étranger Souvent il paroit, il flirnage, Souvent il eft au fond des eaux. ïl rencontre fur fon paffage Tous les jours des pr.ys nouveaux: Tantöt de fertües rivages Bordes de cöteaux foitunés, Et tantot des rives fauva*es Et des déferts abandonnés.  ( i4d ) Parmi ces erreurs continues, II fuit, il vogue jufqu'au jour Qui 1'enfevelit a fon tour, Au fein de ces mers inconnues Oü tout s'abime fans retour. Gresset, Chartreufé. On voit la liberté , cette efclave fi fiére, Par d'invifibles noeuds en ces lieux prifonnière. Sons un joug inconnu , que rien ne peut brifer, Dieu fait l*aflujettir fans la tyrannifer; A fes fuprémes loix d'autant mieux attachée , Que fa chaine a fes yeux pour jamais eft cachée > Qu'en obéiffant même elle agit par fon choix, Et fouvent aux deftins penfe donner des loix. VoltAIRE , Henriade, chant j'* SECONDE PARUS.  C *4« ) SECONDE PARTIE. ÏLeprenons maintenant ce fujet fi mé* reffantde la liberté. Dans ce qui précède, c'eft par le raifonnement que nous avons démontré que l'homme eft un être néceffaire i dans ce qui, fuit, ce fera par les faits que nous prouverons la même vérité. En joignant ainfi la lumière de rexpérience a celle du raifonnement , je me flatte que j'aurai répandu un fi grand jour fur cette vérité qu'il importe fi fort de connoitre , qu'elle fera dorénavant hors de toute atteintei II s'agit donc ici de faire pafter en revue les aöions de l'homme pour en faire Panalyfe , & prouver qu'elles font toutes foumifes a la néceffité. Et comme il feroit difficilede ne pass'égarer dans cette immenfité de faits, li , fans aucun ordre, on s'engageoit dans cette recherche, je Vais claffer ces aöiorstj'en analyferai quelquesUnes de chaque clafle; & je ferai voir que ; les autres s'ailimilant a celles analyfées de leur clafle refpeöive, ce que j'aurai prouvé de ces dernières convient k toutes. Je divife donc les aétiors de l'homme en. volontaires & en aöions que j'appellerai fpcn- Q  ( *4* ) tanées faute d'un autre terme : & de plu«-\ l'homme eft foumis a des mouvemens purement phyfiques. Définiffons ces expreffions. Je ne parle point ici de ces mouvemens conVulfifs qui mait-iferh I'ame & auxquels tout homme eft plus ou moins expofé, tels ceux .qui ont pour cauf* un sgacement de nerfs, un cours irrégüder d'efprits animaux, &c. paree que tout le monde reconncit trop bien que ces mouvemens font abfolument indépendans de notre volonté: mais je veux parler de ces mouvemens purement phyfiques qui n'ont pour caufe que la préfence d'un objet, d'une idée, d'une penfée, qui ne font la fuite d'aucun fentiment & qui fouvent même font produits contre notre volonté. Le fentiment peut bien fuivre , peut-être même accompagncr ces mouvemens ;' mais il n'en eft point la caufe. Souvenez-vous que dans tout le cours de cet ouvrage, volonté & fentiment dominant font fynonymes. Les acfions que j'appelle fpontanées ont bien pour caufe un fentiment : mais 1'aöion eft fi ïnftamanée,fi fimultanée avec le fentiment qui la produit, qu'il eft impoffible que 1'être qui agit puiffe avoir un autre fentiment entre fon aöion & le fentiment qui enfceft le moteur. Enforte que &i*3ente", s'écoule en un torrent de vohiptés. tin homme qui eft enlevé de terre contre fa Volonté par un contrepoids, n'eft pas plus maitrifé que 1'eft ce jeune homme dans tous ces mouvemens. L'objet qui agit fur fes fens en eft Ja feule caufe. II eft même affez puiffant dans cette circonftance, & pour les produire & pour triompher des obfiacles que ce jeune adolefcent y apporte. Tel feroit le contrepoids qui enlèveroit & l'homme & le poids dont il fe feroit muni pour fe défendre de fon aéticn. 11 eft des circonftances oii il nous eft abfolument impoffible de foutenir les regards de Ia perfonne qui nous parle. Malgré nous notre vue incertaine, égarée ne fait oii fe fixer. Nos paupières tremblottantes femblent chargées d'un poids que nous ne pouvons foulever. Et fi par un ti èsgrand effort nous parvenons a fixer un moment la perfonne a qui nous parions : fon regard qui nous maïtrife, nous rabaiffe forcément la vue comme avec la main, & nous force a la porter ailleurs. Et cette contrainte , cet embarras, cette gêne, cette timidité qui quelquefois s'emparentdenous, troublent nos idéés , deffèchent & lient nctre langue, éteignent notre voix.... Et ces larmes qui coulentinvolontairement, ce nceud qui nous ferre la gorge & qui décèle le troublê de notre ame Enfin tous ces différens-caracfères de Q4  ( 14« ) diverfes paffions que notre vifage revèt a la prei fence des objets, &c. eft - il aucun de tous ces mouvemens qui ait une autre caufe que la préfence des objets ? Tous font phyfiques, tous fonr, inachinaux. Tous les mouvemens fuite d'une grandehabitude ne font-ils pas encore tout phyfiques, tout machinau'x? Ils le font tellement que ia réflexion les troubleroit. Voyez avec queile adrefte, queile précifion & en même temps queile prefteffe , ce 'joueur de violon parcourt le manche de fon inftrument. Si dans les grandes vïtefTes il ne placoit fes doigts que d'après fa réflexion, il n'y feroit plus. Le mouvement de fes doigts eft cent fois plus prefle que fa réflexion. D'un coup-d'ceil il voit a la fois i z , 16, 3 2 & même plug de notes; a cette vue, fans aucune réflexion fes doigts fe porrent jufte & a l'inftan* précis cii ils doivent fe pofer. Tous les taxateurs de la grande pofte ont acquis une telle habitude d'additionner la taxe des 'Iettres, qu'ils font cette addition avec une rapidité qui étonne, addilionnant k la fois & les livres & les fous, leurs dixaines avec leurs unités, &Z fans jamais fe tromper & cela tout en caufant. Ces meffieurs conviennent que c'eft machinale«lent qu'ils agiffent; que & ia réflïxion s'en  i 149) mêloit elle retarderoit & même troubleroit leuf calcul. Enfin il eft une infinité de mouvemens que nousfaifons machinalement fans nous en appercevoir. Un fort preneur de tabac fe mouche & prend cent prifes de tabac par jourfans s'en appercevoir, fur-tout fi c'eft un homme appliqué. Un homme fortementoccupé traverfe tout Paris, évite tous les embarras, tourne a droite, a gauche pour fuivre jufte la route que lui a tracée avant de partirfon imagination, & arrivé toutétonnéde fe trouver tranfporté oh il eft. II eft donc prouvé par tous ces exemples, ainfi que par beaucoup d'autres que je pourrois préfenter, que l'homme eft foumis k des mouvemens purement phyfiques; car il paroït bien clair que tous les mouvemens que nous venons de citer en preuves de cette vérité, font bien fürement la fuite de Pimpulfion feule des objets préfens fur les organes du mouvement de l'homme & non la fuite d'aucun fentiment. L'homme eft donc a leur égard une vraie machine. Car ce qui diftingue 1'animal d'une machine proprementdite, eft que 1'animal a pour moteur de fes aétions un fentiment; & que le moteur d'une machine proprement dite , eft ou 1'impuHion , ou 1'attraction, ou tout autre moteur phyfique. Mais cette machine formée par la nature eft  Tm*; H'une délicateffe fi admirable, les élémens 3ê fes organes du mouvement font fi déliés, fi mobiles, que la plus légere impulfion détermine au rrouvement & fouvent a de grands mouvemens ; Sc enfin qu'il eft tellement impoffible de fujvre 1'aöion phyfique des objets fur eux> que nous n'en pouvons juger que par les effets conftans que nous voyons. Paffons aux aöions fpontaneés de l'homme &C faifons voir que l'homme eft encore a leur égard une vraie machine , mais une machine dont le moteur eft le fentiment. ï°. Toutes les aöions qui ont pour caufe une douleur fubite , imprévue Sc forte, doivent être rangées dans cette claffe. Si l'homme pofe la main fur une épine , fi une béte le piqué vivement, s'il recoit un coup violent, Sec. toutes les aöions qui réfuiteront de ces caufes Sc d'autres pareilles feront machinales , paree que le fentiment moteur Sc 1'aöion font fi inftantanés, fi fimultanés qu'il eft impoffible a 1'être mu d'avoir entre le fentiment moteur Sc 1'aöion un autre fentiment: enforte qu'il lui feroit impoffible d'agir autrement: tellement que quelque fuite qu'ait cette aöion, elle ne peut être criminelle. Exemple: un homme a un couteau a la main Sc il eft devant fon père. Par hafard un fer rouge eft appliqué fur fon coude, Sc fon bra*  §£ fa main font fitués de manière que par ïè mouvement violent que la douleur fubite imprévueck invincibleluifait faire,il porte lecouteau dans le fein de fon père. Cet homme eft-ilcriminel par ce:te aöion qui fait frémir ? non fansdoute^ par la raifon que la douleur caufe motrice &C 1'aöion ont étéfiinfiantanées, qu'il a été impoffible a cet homme d'avoir aucune idée, aucun fentiment entre 1'aöion & la douleur motrice néceffaire de cette acfioni Enforte que cette aöion eft auffi machinale que fi elle eüt été la fuite d'un coup violent &c fubit qui eüt pouffé en avant le bras Sc la main de cet homme. Le moteur eüt été feulement différent. Et fi 1'expérience ne nous apprenoit que des membres fains d'ailleurs, mais privés de fentiment ne font point mus par des caufes pareilles, on pourroit croire que la brülure feule feroit mouvoir le membre qui en eft affeöé avant que la douleur fut fentie. 2,0. Toutes nos aöions qui ont pour caufe une furprife doivent encore être rangêes dans la claffe des aöions que j'ai nommées fpontanées. Exemple : un homme fe promène , rêvant profondément a une affaire trés - intéreffante pour lui; on vient par derrière lui donner un coup fur 1'épaule .• certainement 1'aöion de fe retourner eft abfolument machinale. Auffi tót que le coup eft fenti, 1'aöion s'enfuit 6c elle eft  d'autant plus prompte que Je coup efl plus rude; Sc de plus 1'aöion fuit la direöion du choc ; fi le coup eft fenti du cöté droit, l'homme fe retourne du cöté droit, & cs mouvement n'eft précédé d'aucune réflexion. Autre exemple. Un homme eft tranquille dans fon appartement; un indifcret vient, entre & lui crie tout en pleurs, votre fils eft tué : a cette nouvelle cet homme meurt. Dans cet exemple terrible, ofera-t-on dire que ce prétendu petit être étranger au phyfique de l'homme ait agi de quelque manière? La douleur ,1a feule douleur a rompu, brifé les organes de la vie de ce père infortuné. Des faits bien avérés pareils a celui de cet exemple prouvent affez que l'homme eft une vraie machine qu'une douletir exceffive peut détnüre en un inftant. On dit , & je le crois , qu'une joie exceffive & inefpérée a été fuivie d'erfets auffi funeftes. 3°. Dans les grandes paffions telles que la colère , 1'ambition, la peur, Peffroi, l'amour, &c. & fur-tout dans ces momens oü elles fe font fentir avec le plus d'empire, nous commettons beaucoup de ces actions qui n'ont pour caufe qu'un fentiment dont on n'a pas le temps d'avoir confeience , & dont par conféquent la moralité n'eft ni bonne ni mauvaife. Exemple : un homme recoit un fouftlet, &c il  ( *53 ) ö une arme a Ia main. Le fentiment de 1'injure peut être <ï tumultueux -qu'il peut bou'ieverfer tous les fens de- 1'ofrtnfé , &c que dans ce défordre extréme il peut tuer fon agreffeur, fans même s'en douter. Exemple. Un père entend jetter le cri d'une grande douleur k- fon nis chéri. Auffi-tör il fe léve,-court, va droit au lieu d'oii le cri efi .parti, 6e voit un lourdaud' qui a bleflé fon fils. Ce père ému parle fortement k cet homme qui lui répond par une brutalité. Ce père déja .animé s'irrite & menace cet infolent. Cet homme groffier a un baton è la main, il en frappe ce père. A ce coup fes fens fe troublent, furieux il tire fon épée & fond fur ce brutal qui fe met k fuir. C'eft alors qu'il faut voir comme cette"machine montée a lafureiir, k la rage 5 pourfuit, les yeux étincelans, fon objet, Elle ne voit que lui, elle court tournant a droite, k gauche, faifant les mêmes crochets que lui. II femble que de fes yeux foient fortis deux cables qu'elle a accrochés a cet homme qui l'entraiiie par-tout fur fes pas. Enfin, elle ne fe poftède plus, rien ne 1'arrête que 1'épuifement total de fes forces. Dans tous ces mouvemens qui fe font fuccédés avec rapidité, y en a-t-il un feul qui foit la fuite d'une réflexion, d'une volonté, d'un  ( M4) affentiment de I'ame? non : la fureur, la' rdgé ont été les feuls mobiles de ces actions. ElleS ont fuivi fi inftantanément ces fentimens , qu'aucun autre n'a eu le temps de les combattre. Enfin, avec de la réflexion, tout le monde peut fe convaincre que toutes les aöions , tous les mouvemens de cette claffe que nous avons nommée fpontanée, ne font précédés d'aucune réflexion , que I'ame n'a pas le temps de délibérer , que le fentiment en eft le feul moteur, & que fon aófcion fur le corps eft tellement inftantanée avec celle de l'objet, de I'idée ou de la penfée fur I'ame, qu'il fembleroir que c'eft l'objet même, I'idée ou la penfée qui eft caufe immédiate de 1'aöion, comme dans les aöions que j'ai nomméés phyfiqies',&c. &c. &c Pourprouver par les faits que l'homme eft un être néceffaire en toutes fes déterminations Sc aöions , il ne nous refte plus a examiner que les aöions que nous avons nommées volontaires. Or, nous avons déja dit que les aöions volontaires étoient la fuite d'un fentiment dominant. Ce fentiment fuppofe donc ordinairement d'autres fentimens qui nous follicitent, mais moins vivement, a faire autre chofe que ce a quoi nous entraïne le fentiment dominant. Mais qu'il foit feul ou qu'il foit combattu oufortifié par d'autres fentimens moins fcnsj dès qu'il triomphe, dé«  ( M5 ) cide , entraïne, il eft le fentiment dominante (Voyez chapitre premier, §.) Ces aclions nous diftinguent plus particuliérement de Ia brute, en ce qu'elles ïemblèrit être la fuite d'un choix libre entre pHifieurs motifs d'agir. Dans ces fortes d'aclions il femble que l'homme foit au-deffus des circonftances, qu'il les maitrife, que malgré leurs atteintes il foit libre de fe déterminer a fon gré. Mais toutes ces apparences font vaines, illufoires: & l'homme eft auffi néceffité dans- toutes ces fortes d'aétions que dans les mouvemens que nous avons nommés phyfiques. Le moteur feul en eft différent. Or, ce moteur moral (le plaifir ou déplaifir dominant) eft toujours le réfultat de Paddition ou de la fouftraftion de tous les plaifirs ou dé-, plaifirs des fenfations qui modifient a la fois I'ame. Et ces modifications dépendent du caraöère , des habitudes autant que de l'aclion des objets, des idéés ou des penfées. Mais de quelque manière que nous ibyons affectés par les objets , idéés ou penfées, que ce foit d'une manière illufoire ou non, toujours eft—il vrai que c'eft Ie fentiment dominant qui nous décide & entraïne a i'acf ion. Par la raifon dite cent fois qu'il eft impoffible qu'il n'eft pas dans la nature que l'homme de propos délibéré premie le pire jr|e deux partis qui fe préfentent dans une affane»  111*) Et fi aux yeux d'un fpeöateur il a Papparence dê !e prendre, c'eft que celui qui le juge ne voit pas, ne fent pas comme lui. On prend a un homme jeune, actif, intelligent , foigneux de fes affaires & en pleine fanté, un vafte champ très-précieux par fon produit. Le Iaiffera -1 - il prendre ? On peut affurer que non. Et de plus, fi on connoït fon procureur , fon avocat, fon rapporteur & fes juges , fi 1'on eft inftruit de tous les incidens que les reflources de la chicane feront naitre, on peut avec affurance prédire toutes fes démarches, toutes fes courfes, même au jour & a 1'heure, &c a-peuprès tous fes propos. On fent qu'il eft impoffible que cet homme refte dans l'inaöion; on fent que la crainte de perdre un bien qui fait une grande partie de fa fortune, de fon aifance, le force a produire fes titres, a expofer dans le plus grand détail Sc fous le jour le plus avantageux, fes moyens; enfin a ne rien négliger pour conferver cet héritage auquel eft attaché une partie de fon bonheur. Si au contraire cet homme eft indolent , livré a la pareffe, négligeant toutes fes affaires & abandonné aux voluptés , on peut hardiment prévoir qu'il manquera toutes les occafions de faire valoir fes moyens de défenfe, fur-tout li les courfes a faire font pénibles, fi elles doivent prendre  'pf endre fur fes jouiflances du moment. L'amoüf des voluptés , 1'attrait des JouhTances acïuelles 1'emporteront invineiblement fur la crainte de fe voir enlever un bien qui cependant contribue a fes plaifirs, mais dont la perte ne fe fait pas encore fentir, & qui pour lui, qui ne voit | qua travers les preftiges des plaifirs aétuellement fentis, eft encore dans un avenir obfcur & incertain. Tel eft l'homme dans tcutes fes aöions volontaires qui font celles ou il a !e temps da la réflexion. C'eft toujours ie plaifir ou le déplaifir le plus poignant pour le moment, qui Ie détermine , 1'entraïne & le pouflé a 1'aöion. Prefque tous les exempfes que nous avons donnés dans le chapitre précédent, pour prouver que les plaifirs ou les déplaifirs étoient ies feu!s mobiles des déterminations & aöions des hommes, peuvent également fervir de preuves a ce que nous avancons ici. Ainfi nous n'en donnerons pas d'autre; • ils feroient fuperflus ; puifqu'avec de l'atremion & en ccartant tout préjugé on peut, en anaïyfanr toutes les actions des hommes dites volontaires, ( fouvenez-vous que cette ép;thère volontaire ne figffifie & ne peut fignifier qUe föifë avec plaifir, en fe laiffant al'er a ce qui paroït le plus conforme a notre nature) & en recfaer-  ( ) chant leurs motifs, fe convaincre que le feul Si unique moteur de ces aöions eft le plus grand avantage vrai ou préfumé de celui qui les commet. L'homme peut fe tromper, fouvent même il fe trompe. L'ignorance, la pareffe, la précipitation, la préfomption qui eft Poppofé de la méfiance, fentiment fi faiutaire a l'homme quand elle n'eft pas pouflée trop loin, enfin le défaut de ne pas rapprocher affez fouvent 1'avenir du préfent, font caufe de fes erreurs. Auffi combien d'infortunés qui ne peuvent imputer qu'a euxmêmes leurs malheurs ! Des ames fans force engourdies par la molleffe qui veulent que tous leurs inftans foient fêtés par les plaifirs , qui regardent comme un tourment de remettre au lendemain a être heureufes, pourroient-elles fe réfoudre a de petites privations préfentes pour de grands avantages, mais éioignés ? non : leur état eft fi déplorable qu'elles facrineront 1'avenir Ie plus heureux a des plaifirs même légers, mais préfens. Quoi qu'il en foit, l'homme foible Sc énervé, l'homme imbécille, par le défaut d'idées acquifes, ainfi que l'homme fort Sc fage, font également foumis a la néceffité. Les uns Sc les autres veulent également Sc invinciblement être heureuxj 6w tous ne peuvent 1'être que par la jouiffance  ( *?9 ). 'ics plaifirs & par la privation de la dotttêüft Mais combien font différens les moyens que les uns & les autres prennent pour arriver au bonheur ! & cependant a caufe de la différence de leur caraöère, ces routes font néceffitées pour chacun d'eux. LeSibarite énervé par la mollcffe, parvenu a ce point de ne pouvoir voir que le moment préfent, le plus foibie aiguillon du plaifir le chatouille & 1'entraine néceffairement, comme néceffairement la plus légère atteinte du mal-aife 1'accable & triompbe de lui. Et fi quelquefois cet infenfé entrevoit dans 1'avenir les maux dont fa conduite préfente eft le germe , fa foibleffe ne lui permet pas d'en foutenir la vue. 11 en tlétourne auffi-töt les yeux comme de deffus un objet défagréable, fatigant & étranger a lui ; laiflant vaguement & imbécillement au temps -a prévenir ou a corriger ces malheurs. L'homme fort & lage au ccntr;:ire , l'homme inftruit par 1'expérience n'agit jamais qu'après avoir preffenti les effets que doivent avoir clans 1'avenir fes aöions préfentes. Et d'après fon eftimation , il fe conduit néceffairement pour fon avantage le plus foiide, le plus durable. II facrifiera néceffairement cent plaifirs préfens, mais frivoles, a un avenir heureux & permanent.  ( i6o ) 'Ainfi l'un & 1'autre font foumis également a la fatalité. Mais l'un fans force & fans prévoyance efl néceffairement le jouet des objets préfens quelque futiles qu'ils foient, & le fera toujours a moins que quelque cireonftance favorable ne lui faffe fentir d'une manière fi effrayante les malheurs que fa conduite méprifable va faire fondre fur fa tête, qu'il les craigne plus encore qu'il n'aime les jouiflances auxquelles il fe livrolt fans réflexion. L'autre au contraire calculant néceffairement fon bonheur ne peut être déterminé que par des objets puiffans. Les plaifirs foibles ou paffagers, les peines légcres ou de peu de durée ne peuvent avoir de prife fur fon ame , s'il prévoit qu'ils peuvent altérer le bonheur durable dont il veut jouir. Ce bonheur durable eft dans celui-cile mobile permanent & néceffaire de toutes fes actions , comme les plaifirs futiles & les peincs légères dn moment le font pour l'autre & le feront jufqu'a ce cu'une lumière bienfaifante & independente de lui faffe en lui un heureux changement qui le force a trouver plus d'attraits dans un bonheur foiide , durable , que dans des plaifirs momentanés, fuivis d'amertumes & de remords. Qu'on réfume tout ce que nous avons dit dans ce chapitre & dans le chapitre précédent, qu'on y réfléchiffe fans prévention, dans le filence des  ( 161 ) fens & des opinions ; enfin dans le defir fincèrê de s'éclairer fur une des plus importantes queftions concernant rhumanité, puifqu'eüe doit nous indiquer les moyens de nous rendre heureux &c de nous bien conduire avec nos femblables, & je penfe qu'il ne reftera plus de doute fur cette grande & utile ve'rité que les hommes font néceffités dans tout ce qu'ils font. Je penfe que non-feulement on verra avec une entière évidence que 1'homme eft un être néceffaire; mais encore que rien ne feroit plus funefte que cette liberté d'indifférence dont voudroient le douer des hommes irréfléchis ; liberté qui permettroit a l'homme de choifir le moins bon de deux partis qu'il auroit a prendre; liberté qui le rendroit infaififfable &C pour qui toutes loix feroient inutiles , toute prévoyance fuperflue, fur lequel enfin on ne pourroit jamais compter. Cependant pour achever de répandre toute la lumière poffible fur cette grande vérité, je vais parler des deux principes fecondaires de la conduite des hommes. Principes lumineux qui feront difparoïtre les nuages qui peuvent encore 1'obfcurcir &C qui ferviront de flambeau pour éclairer dans les obfervatiens qu'on voudra faire fur toutes les aöions des hommes; je veux parler de la mÉfiance & de la crainte. ( le defir d'être heureux eft le premier principe de la conr  { 26-2 ) duite des hommes : la ménance & la crainte font les deux autres'. } Un objet, une idée ou une penfée s'offrentilsa 1'efprit? oubien, ce qui eft même chofe, un vouloir aiguillonne-t-il I'ame? Ou Pacfion qui doit s'emüivre eft nouvesie pour celui qui a cette volonté, ou elle ne 1'eft pas. Si elle eft nouvelle : alors la méfiance s'éveille;' réf:(te a la volonté, & la tietrt en fufpens jufqu'a ce qu'une lumière bienfaifante vienne porter le calme clans Pefprit de celui qui doit agir, en' lui mcntrantla voie qu'il doit fuivre avec affuranee pour avoir été fréquentée par d'autres fins aucun rifque. Ne Peff e'le pas? c'eft-a-dire, celui qui eft «xcité a faire une telle aeïion 1'a-t-il déja fvite ? Alors la mémoire, ce dépot précieux, mais ïn-j concevable de toutes nos idéés, penfées cV fentimens, offre, préfente a Pefprit toutes les fttitcs qti'eile a eu'es. Et ii elles fóntdouces, agréables,^ non fut vies d'aucun fepenrir, la volonté n'étantj point comba'tne, étant même fortifiée par desj fouvenirsuttrayans, a tout fon effet. Si au con-'J traire les fuites en ont été facheufes, cuifantesJ Ia crairite alors combat la volonté & fouvent] même en triomphe. Or la crainte eft une peine, funé'doüleur a venir qui féfait fentir comme pré- , lente»  ( 2.63 ) Exemple : un objet attrayant frappe Ia vue id'un jeune homme inconfidéré ayant peu d'expérience. Auffi - tot fon ame fubjuguée s'unit k lui. Mais bientöt les peines les plus crueltes fe font fentir & le repentir fuit de prés 1'action. Or ce même objet ou un objet pareil ne s'offrira plus a lui fans les idees ou le fouvenir de toutes les fouffrances dont il a été caufe. Et ces idéés peuvent agir avec une telle puiffance fur fon ame, c'eft-a-dire, lui donner une figran le crainte des douleurs éprouvées, que ce fentiment 1 peut triampher de; celui qui le pouffe k s'unir k l'objet qui le féduit, & par conféquent devënif en lui le fentiment dominant entre celui qui 1'attire & celui qui le repouüe. Voila le fentiment que j?appelle crainte; Sentiment éclairé & faiutaire qui nait de 1'expérience , qui contribue k notre bonheur en modérant avec connoiffance de caufes le fentiment impétueux & aveugle qui nouspouffe vers tout ce qui a 1'apparence de nous rendre heureux. \ Sentiment bien différent de la ^««r , de Yejfroi , de la terreur qui n'attaquent que les ames foibles k la vue d'objets nouveaux, inconnus , fouvent frivoles óu fantaftiques, ou a Ia préfence d'un danger qu'il faut affronter, ou qu'on ne peut éviter. Ces craintes qui ne. font autre chofe que les R 4  ( ) panes paffées qui fe font re-femir de nouveau &que les circonftances feules réveillent, font Jouvent la caufe de cette indécifion, de ce baJancement de I'ame entre une fenfation préfente & une fenfation paffee qui va ou qui peut fe rehöu, veller. Indécifion nommée réflexion. Remarquons que la crainte quoique fentiment acquis eft, felon fon degré de force, auffi efficace, aufti invincibleque le defir d'être heureux quoique donne pat la nature & qu'il tient toute fon efiicacité de ce dernier. ; (5uant k la mcfiance, il faut favoir que He* vidence.morale n'eft que ce qui eft abfolument corforme,abfolumentfemblableèceque l'homme a déja fenti, éprouvé, les circonftances les mêmes. L'homme Inftruit par 1'expérience, par 1'expénence l'homme rendu circonfpeö & même timjde d'inconfidéré, de préfomptueux qu'il étoit , ne marche d'un pas affuré qu'au flambeau de 1'évidence; le doute 1'effraie. Comme il ne peut ctre'un inftant fans agir, Ie doute ainfi que lei ténèbres portent le trouble dans fon ame. L'évidence feuie le raffure : feule elle lui donne le repos & Ia paix. ' Un enfant croit marcher fur un terrein ferme & uni, il avance hardiment, rencontre une foffe, y tombe & fe bleffe griévement : lecon ' pour Uu de ne plus marcher que fur un cerrein.  ( ^5 ) è lui connu ou parfaitement femblable a ceux: qu'il connoït; Sc la crainte 1'accompagnera dorénavant lorfqu'il marchera fur un terrein qui ne fera pas femblable a ceux qu'il connoït. II touche inconfidérément tout ce qu'il voit, & il s'enfonce une épine dans la main : avertiffement pour lui de ne toucher que les objets femblables a ceux qu'il connoït; Sc la crainte fe fera fentir en lui lorfqu'il aura a toucher un objet nouveau. II fait une action qu'il ne.doit pas faire, & fon gouverneur Pen chatie : avis pour lui de ne faire que. des aöions femblables a celles qu'il a déja faites Sc qui n'ont point été fuivies de correchons, de douleurs; Sc la crainte précédera fes acfions lorfque les circonftances le mettront dans une pofition a en faire de nouvelles. II injurie 911 il bleffe quelqu'un & il eft battu : le9on pour lui de ne point troubler le repos des autres, foit par des paroles, foit par des aöions ;& quand il aura a faire a des hommes, la crainte de les oifenfer, de leur déplaire précédera fes aöions. Son inexpérience le livre a des frippons, a des courtifanes , a desgens fans frein & fans pudeur, & il dérange fa fortune & fa fanté ; le chagrin, les douleurs le tourmentent : legon pour lui de ne plus fe fier qu'aux perfonnes qu'il connoït pour être fage.s & réglées dans ieur conduite ; Sc la crainte 911 la méfiance  ( >6S 5 fera fentir en lui a 1'approche de toute perfonne qu'il ne connoïtra pas, &c. &c. &c. De tous ces avis ou le£ons mille & mille fois répétés, il réfulte en lui une circcnfpcchon, une timidité, une crainte que j'appelle MKKIANCE, qui précédera & accompagnera Kmi I s BSO vemens; qui fe réveillera avec toutes U-s k'n« fations qu'il aura fur-tout lor! :; velles pour lui. Et il n'agira avec p'eitte afiürancc que lorfque 1'évidence précédera fcsaclions: c'eft. a-dire, lorfque 1'acfion qu'il va faire' lera parfaitement femblable a celles qa'il a $ê$ föiteS dans des circonflances parfaitement pareilles a celle ©ii il fe trouve, & que ces actions n'auront été fuivies d'aucun déplaifir. On doit conclure de ce que je viens de dire , que l'homme policé, l'homme vivant dans une grande fociété, doit être, & eft en effet plus circonfpeét, plus timide que l'homme fauvage, ou moins policé que lui. Par la raifon que l'homme policé ayant avec les autres hammes' plus de rapport que le fauvage, il a effuyé un bien plus grand nombre de traverfes, de contradicfions, de peines, de chagrins , de chatimens. Enforte que Thomme devient timide en raifon de ce qu'il eft policé. Un événement fe préfente & il faut prendre un parti. Une , deux tk même trois penfées  ( 1*7 ) s'offrent a 1'efprit; mais comme aucune d'elles n'eft accompagnée de 1'évidence, je veux dire comme 1'aöion qui en feroit la fuire feroit nouvelle pour celui qui doit agir eu égard a la circonftance nouvelle pour lui, la méfiance que réveille tout événement nouveau qui demande de 1'aöion , tierit en fufpens 1'efprit de cet homme : il ne peut fe déterminer , il attend qu'une nouvelle penfée fe préfente: il remet au lendemain, au fur-Iendemaih ï fe décider, attendant qu'une penfée accompagnée de 1'évidence s'offre a fon efprit. Ef li aucune de ces idéés nefe préfente, & qu'il foit forcé a fe décider fans pouvoir recourir a un confeil, ce n'eft qu'avec timidité, crainte, inquiétude .qu'il le fait. Mais fi cet homme a le pouvoir de confulter, cette méfiance le conduit chez la perfonne en qui elle a le plus de confiance pour fes lumières & pour fon ho'nnêteté. Et il ne fuit 1'avis qu'elle hu donne, que paree qu'il eft intimement per- fuadé que cette perfonne ne lui confeille telle aöion que d'après fon expérience qui lui a appris que cette aöion , bien loin d'avoir aucune fuite facheufe,nepeutqu'êtreavantageufe pour lui. Tels font ces deux fentimens, Ia crainte Sc'  'C 268 ) Ia méfiance, ces filles de 1'expérience & du defir invincible d'être heureux, qui, bien dirigés dans les deux premiers ages , l'enfance & 1'adolefcence, deviennent le palladium de notre bonheur ou du moins 1'égide qui nous garantit de bien des maux. Ainfi la méfiance, la crainte & le defir d'être heureux font les trois refforrs qui font tout le jeu de cette machine appel'ée homme Sc qui concourent è faire fon bonheur. L'un, le defir invincible & inné d'être heureux, lui donne le mouvement: la crainte, fentiment auffi fort quoique acquis, le retient a propos : & la méfiance, autre fentiment invincible & acquis, le fait agir avec retenue, avec poids & mefure. Le premier le pouffe vers tout cequi luiparoir bon &C beau, ou 1'éloigne de tout ce qui, pour lui, a 1'apparence du laid & du mauvais ; la crainte lui fait démêler dans ces apparences, ce qu'il ya de vrai, ce qu'il y a de faux; Sc la méfiance lui donne dans toutes les démarches nouvelies, cette circonfpeclion, cette timiditc falutaire qui 1'empêche de fe précipiter dans le malheur, Sc lui fait attendtedu temps la lumière qui doit le conduire. Remarquons qu'au moral, l'homme dans toutes fes adtions fint en tout les loix du mouve-  ( *69 ) ment des corps phyfiques. Si un feul motéuf moral (une fenfation) agit fur l'homme, il eft mu aufli-tot en raifon de la force du moteur, & felon fa direétion. Telles font les aöions les plus ordinaires de la vie. Si deux moteurs agiffent en même temps futlui avec une force égale, & dans des direétions oppofées, l'homme n'eft point mu. Et cet état pénible oh l'homme eft également tiraillé en fens contraire, ou comprimé par deux forces égales & oppofées , s'appelle indécifion, irréfolution , délibération, &c. Si deux moteurs agiffent en même temps fur lui avec des forces inégales & dans des direflions contraires , l'homme eft mu dans la direétion du moteur le plus puilfant& feulement avec le degré de force qu'il a de plus que l'autre. Te l eft 1'état d'un homme qui réfifte aunepaffion ou qui y fuccombe par une foiblefie telle qu'elle n'étouffe point en Jui je remords. Tel & encore plus fenfible eft 1'état d'un homme qui fe réfout a une opération trèsdouloureufe ou qui marche a ia mort. Enfin , fi deux moteurs agiffent en même temps avec des forces égales ou inégales, mais dans des direéhons qui ne foient pas diamétralement oppofées, l'homme prend une direöion moyenne avec le degre de force qui refte aux deux mo-  ( *7° > teurs. Telle eft la fituation oü fe trouvent fouvent les négociateurs. II eft donc inconteflablement prouvé, & par le raifonnement 6c par les faits, que 1'hornme eft un être néceffaire , foumis a la fatalité comme tous les autres êtres de la nature, mu invinciblement comme eux par tout ce qui le touche 6c en raifon de la force & felon la direflion des moteurs. II eft prouvé qu'il ne jouit pas plus qu'eux de cette liberté d'indifférence qui ne pourroit exifter fans bouleverfer la nature , fans détruire toute vérité, fans faire rimpoffible : que s'il en a 1'apparence, il ne la doit qu'au jeu de ces trois refforts invifibies 6c invincibles dont nous venons de parler , le defir d'être heureux, la crainte & la méfiance: refforts qui concourent fi merveilleufement è fon bonheur qui le fait paroïtre réfléchir, délibérer, choifir le plus avantageux de plufieurs partis qui font a prendre. Mais combien cet être he diffère-t-il pas des autres! II diftére des êtres dits infenfibles par la nature des moteurs , par la connoiflance qu'il en a, par la confeience de fes aétions. II diffère des êtres fenfibles par 1'extrême délicateffe de fes organes, par 1'étendue de fa mémoire qui, felon le nombre de fes idéés acquifes, lui offre  t ( *7* ) póur chaque événement toutes les voies a' 'prendre, & lui fait fentir entre ces voies offertes la plus avantageufe. D'011 1'on doit conclure que plus le nombre des idéés ou penfées acquifes eft grand & plus on eft homme, plus on diffère de 1'animal & plus on a de moyens de fe bien conduire & par conféquent d'être heureux.  ( m i CHAPITRE VI. Du fentiment t confidère comme faifant partie dé tanalyfe de la fenfation. Nons avons prouvé , chapitre premier, quei quoique toute fenfation fut indivifible, elle étoit une perception, une volonté & un fentiment. Ou bien, qu'appercevoir , vouloir & fentir étoient même chofe: que c'étoit un effet un, fimple , indivifible d'une feule & même caufe queile qu'elle füt. Dans les chapitres fuivans & qui précédent celui-ci, nous avons traité les deux premières parties de cette analyfe des fenfations : c'eft-adire , pour la première partie, des objets, des idéés , des notions : & pour la feconde , du defir &c de la volonté. II ne nous fefte donc plus qu'a examiner la troifième que nous avons nommée fentiment. Cette troifième partie de l'analyfe de Ia fenfation fait prefque toute notre exiftence morale. C'eft le fentiment qui fait nos plaifirs & nos peines : c'eft lui qui embellit tous les objets qui nous charment & qui nous attirent , & qui couvre des traits de la laideur ceux qui nous déplaifent  .... < l'73 > I tieplaiïent & qüi nous repouffent. Ét commé lé I plaifir & le déplaifir font les deux feuls mobiles 1 «des êtres fenfibles , le fentiment eft donc le 1 ïhotif unique de toutes nos déterminations, le j| moteur de toutes nos aöions. Nous avons dit au chapitre III, feconde 1 partie, que dans toute notibn morale, oh confiI déroit autant la moralité de 1'aöion que fon I phyfique : & que prefque toujours c'étoit le fentiment que cette moralité nous infpiroit, qui déterminoit nos jugemens & nos aöions. En effet, c'eft bien plus le fentiment qui nöus mène que la vue du bon & du beau. Je vois le bien & fais ie mal. Vérité trifte , mais applicable a prefque tous les hommes. D'oii vient cela? C'eft que les moteurs de l'homme font le plaifir & la douleur; & que les hommes en général , par la fuite d'une éducation vicieufe M Voient avec indifférence, infenfibiiité, Ie bien & le mal: ou queleur ame n'a que des fentimens dépravés a la vue de l'un & de l'autre : ou qu'ils ne favent les diftinguer ni les apprécier : & furtout c'eft paree qu'ils n'ont point été accoututnés de bonne heure a föutenir patiemment le poids de la contrariété, & aréprimer, dompter Ces mouvemens aveugles, irrétléchis, fouvent S  ( *74 ) impétueux, & prefque toujours prcjudiciablc-3 & funeftes qu'excite dans I'ame la première vue d'un objet féduifant ou pénible. On enfeigne a la plus tendre enfance le rudiment, le catéchifme , le latin, le grec, &c. toutes chofes faites pour, a eet age, ftupéfier 1'entendement. A voir la manière dont on élève la jeuneffe, il femble que les enfans foient deftinés a être un jour des pédans de collége. On oublie que devenus hommes, ils doivent être jettés au milieu de leurs femblables, devant avoir avec eux une infinité de rapports que les affaires, les j différentes profeflions &i les divers événemens 1 de la vie font naitre : & que leur bonheur dépend de la manière dont ils fe conduiront avec eux dans toutes les circonftances de leur vie. Et fi de temps a autres , on leur donne quelques préceptes de conduite, ils font ordinairement tels qu'il faut qu'ils les oublient en entrant dans le monde , pour s'en approprier d'abfolument oppofés : ou ils font donnés fi féchement, ! qu'on ne doit pas être étcnné s'ils ne frucf ifient point, Je le répète , rarce que c'eft de la plus haute importance; le cceur feul nous conduif. Tous les j morahites en lont daccord. ioutes les perfonnes éclairées , tous ceux qui ont exïminé ;  (*7? ) èvec le plus d'aUention lés démarches des hommes, conviennenr que Pefprit fert peu a nous conduire : que le plus fage n'eft ni le plus favanf. ni le plus fpintuel: mais celui qui a le cceur le plus droit. Par queile fatalité donc , une vérité fi uniVerfellement reconnue & en même temps fi importante, eft-elle par-tout ft méprifée? Comment fe jfait-il que prefque [par-tout, les ir:fiituteurs nég'igent le cceur de leurs élèves pour ne s'occuper que de leur efprit: & encore, commer.: s'en occupent-ils ? Ils penfent qu'en rempliüant la tête de leurs élèves de mots vuidcs de fens, qu'en torturan: leur efprit en mille manières , i's ont beaucoup fait. Ce n'eft pas affurément que Je prétende qu'il ne taille s'occuper que du cceur. Je penfe, au contraire, que quand le cceur eft bien réglé, plus Pefprit eft éclairé & étendu , & plus le cceur a de moyens de développer fes bonnes qualités , & de réprimer les penfées & les mouvemens involontaires qui feroient contre Porcire. II faut donc que ces deux objets maicrunc d'un pas égal. Mais ii faut que malgré la diverfité des études gropres a fermer Pefprit , les foins donnés au cceur foient continués, & qu'ils comniencent dès le plus bas-age. II faut qu'ils S 2  !2^} commencent a cet Sgeoii, I'ame e«cofe neuve & pure n'a encore aucune affeöion particuliere » oü elle n'eft encore pouflee que vers le bien général. C'eft de ce moment qu'il faut penfer a lui faire emboire l'amour & 1'eftime de tout ce qui eft bon & honnête, & la haine & le mépris de tout ce qui doit êrre réprouvé. Tous les jours il fe voit dans le monde des perfonnes rrès - inftruites ayant un jugement fain, ayant même le cceur bien né, & qui cependant font pleins de défauts & même de vices. Ils ont un abord rude, ils font violens, colères, vindicatifs,&c.Pourquoi ces perfonnesqui fentent leurs défauts , qui a chaque faux pas roug'ffent de leur foibIeffe,re fe corrigent-elles pas? C'eft que cette pattie de leur éducation qui regarde Ie cceur , a été négligée. C'eft qu'on a laifle germer, grandir Sc fortifier tous ces vices dans leur ame: & qu'il eft bien difficile, pour ne pas dire impoffible, de fe refondre. Avec une application foutenue Sc une volonté ferme, on redreffe fon efprir, on en corrige les erreurs. Mais pour le cceur; il en coüte trop pour le repêcrir de nouveau. C'eft une feconde nature a changer, Sc la nature ne fe change pas facilement. Ce ne peut être que par une furveilbnce conftante, Sc outenue pendant untrès-lcng-tcmps,qu'on peuten  fcehïr a bout: encore faut-il que les circonftances foient favorables, ou du moins ne contrarient point les efforts que 1'on fait. Que les inftituteurs s'occupent donc de bonne heure a former le cceur de leurs élèves. A cet effet, ils obferveront trois chofes. La première, de leur donner, & proportionnellement aux forces de leur efprit, de leur entendement , des notions juftes & bien développées de toutes les aöions, profeftions, états, talens , caraöère des hommes, tant au moral qu'au phyfique. Et nous avons vu au chapitre 3, feconde partie, comment on y parvient. La feconde, eft d'imprimer tellement dans leur ame le fentiment d'amour ou de haine, d'eftime ou de mépris qui convient a tous ces objets, qu'elle paroiffe le tenir de la nature. Deforte qu'a la'vue de toute söion, de tout talent, de tout caraöère, de toute profeffion, &c. ce fentiment fe réveille en leur ame, auffi néceffairement que les diverfes odeurs fe font fentir a 1'aöion immédiate des corps odorans fur les organes de 1'odorat. C'eft fur-tout a ce fecond objet que doit s'attacher tout inftituteur : c'eft le but oü doivent tendre tous fes foins, tout fon favoir. C'eft a lui a créer le moral de fes élèves. La nature  IWW -.. n'a dcnné a 1'an.e que la fenfibilité, c'eft a lui \ faire le refte. C'eft a lui a la décorer de tous les fentimens nobles, grands, généreux, utiles aux humains, honorables a fon auteur. C'eft a lui a lui donner ce brülant amour, cette eflime ptofonde qu'on doita tout ce qui efl bon & beau, Sc cette baine yigoureufe que mérite tout ce qui eft vil, bas ou criminel. Enfin, connoitre l'homme de tous les états. de toutes les profeffions , favoir ce ciont il eft ' capable dans touces les pofitions, eft fans contreelit la première Sc la plus néceffaire de toutes les connoiffances; comme la première de toutes les fciences , eft celle qui apprend a mettre a profit cette connoiflance pour notre plus grand avantage, Que i'inftituteur ait donc 1'éioquence du cceur. Elle eft deuce 8c perfuafive : mais pourl'avoir, il faut qu'il foit lui-même pénétré de tous les fentimens qu'il veut infpirer. Alors il pariera toujours avec onction, enthoufiafme des actions vertueufes, héroïques, & avec horreur de toute aöion baffe ou criminelle. Qu'il revienne cent Sc cent fois fur le même fentiment: qu'il ait la tête remplie d'une multitude de faits propres a fon but : qu'il peigne en trairs cle flamme ces grands caraÖères des fiècles paffes  < *79 3 ïjui ont fait Ie bonheur & la gloire de 1'huma-, nité. Et fur-tout qu'avec adreffe il mette a profit töuies les actions , tous les événemens qui fe pafléronr fous les yeux de fon élève. La. troifième enfin , eft d'être k 1'affüt des premiers élans du coeur de fon élève , pour réprimer ceux qui ne feroient pas louables, & fortifier ceux qui tendent au bien. S4  CHAPITRE VII. Oh 1'on prouvé ce qui a été avancé dans l'intro^ duclion , que fentir les caufes qui agiffent ac-. tuellement fur nous, que re-fentir en 1'abfence de ces mêmes caufes ce qui a été fenti lorfqii'elles agiffoient fur nous , & enfin, qu'obèir forcément a Pimpulfion Je ces caufes préfentes ou abfentes , efl tout l'homme. Nous avons dit au commencement de cet ouvrage , que fentir les objets préfens & refentir ces mêmes objets abfens , étoit tont l'homme. Cette vérité nous fera facile a démontrer après tout ce que nous avons dit. I. Nous avons prouvé que la fenfation s'analyfoit en objets ou idees, en defir ou volonté, & en fentiment: ou bien que voir, vouloir Sc fentir étoient même chofe. Que c'étoit un effet un, fimple, indivifible d'une même caufe queile qu'elle fut. II. Nous avons dit que l'homme entouré d'objets qui agiffent fans ceffe fur lui, ayanï des devoirs de toutes efpèces a remplir, une fortune a conferver ou a améliorer, des maux a  eviter, des plaifirs k rechercher, ou des befoins1 k fatisfaire, &c. n'étoit jamais ou prefque jamais fans avoir plufieurs fenfations a la fois. Or, parmi ces fenfations il en eft qui par leur vivacifé , leur nouveauté, 1'intenfité du plaifir ou de Ia peine qui les accompagnent néceffairement, &c. fe font plus remarquer, fe font fentir plus longuement que les autres. Ces fenfafions s'appellent attemion. L'attention eft donc une fenfation prolongée, foutenue , & qui . rendue remarquable ou par fa nouveauté, ou par fa vivacité, ou enfin par le degré du plaifir ou de la peine qui accompagnent toute fenfation, occupe la totalité ou la prefque totalité de la faculté de fentir. L'attention qui examine, difcerne, & la mémoire qui fixe dans 1'entendement ce que l'attention y dépofe, étant l'une & l'autre le germe de toute fcience, font les deux plus précieufés facultés de l'homme. Mais l'homme ne peut avoir une ou plufieurs fenfations attenuvesk ia fois; ou, ce qui eft même chofe , il ne peut donner fon attemion k un ou plufieurs objets ou Idees fans examiner, comparer, difcerner, juger, i°. Si fon attemion eft donnée a deux objets i la fois; ou, ce qui eft même chofe, s'il a deux  C 2§2 J fenfations attentives a la fois , néceffairement il appercoit , fent qu'elles différent, que l'une n'eft pas l'autre; il appercoit que l'un des deux objets eft ou plus grand ou plus gros, ou d'une autre couleur, ou dans, un aurre lieu, ou enfin que l'un lui plaït plus, lui convient mieux que l'autre, &c. Or , fentir la convenance ou la difconvenance entre deux objets eft une penfée. Et fi la penfée eft exprimée mentalement ou verbalement, elle prend le nom de jugement. Penfer, c'eft donc fentir des rapports entre deux ou plufieurs fenfations. Juger, eft exprimer, affirmer une penfée; dire a foi ou aux autres que telle penfée eft vraie, jufte ; que les rapports appercus fentis font vrais , juftes. Ainfi la penfée & ie jugement fuppofent un examen , une comparaifon antérieures. En effet ces deux opérations de I'ame , ( opérations : car il faut bienfe faire entendre) précédent toujours la penfée & le jugement, & ne font que la fenfation attentive fous oifférentes vues, qu'on appelle comparaifon , examen , difcernement, penfée, jugement. i°. Si la fenfation attentive; ou , ce qui eft même chofe , fi l'attention n'eft donnée qu'a urw feul objet, 1'efprit diftingue néceffairement ded:  "(lhJ parties dans cet objet: paree que dans la natnrej rien n'eft fimple. Et alors cette luppofition rent re dans la première ou 1'efprit donne fon attention a deux objets a la fois. II voit que ces panies différent, que l'une n'eft pas l'autre, &c. Je donne mon atrenrion d la neige, & je vois oü fens que la blancheur convient, eft propre k la neige : neige & blancheur font les deux objets que mon efprit a comparés, & qu'il juge avoir entr'eux un rapport de co-exiftence. Je donne mon attention k une pêche, & je fens qu'elle me convient. Cet objet & moi font les deux objets que je compare, & je fens le rapport de convenance de l'un k l'autre. Je crois inutile de faire remarquer que ce que nous venons de dire de l'attention donnée a deux ou plufieurs objets, convient de même a l'attention donnée k deux ou plufieurs idéés, ou donnée a la fois a des idéés & a des objets. Quant k ces deiix facultes de l'homme, l'une appellée mémoire qui conferve, retient les idéés des objets ; & 1'aütfe appellée imagination qui les combine, les difpofe, les analyfe, ou qui fe les repréfente avec une telle vivacité, une telle force qu'elles paroiffent être des objets préfens; qui n'eft convaincu que l'homme en eft doué? & ïe plus ignorant en fait autant fur ce fujet que  12841 l'homme le plus inftruk. 11 feroit donc fuperfhl d'en parler. A cette faculté de fentir des objets, d'avoir des idees & de les retenir , de les fixer, de les examiner, de les ccmparer , de les difcerner, de les analyfer, ou de les affembler pour en faire un tout idéal, d'en juger, Sec. on a donné le nom d'entendement , 6c le nom d'ame a ce qui en eft le fuppoit. L'entendement eft donc i°. la fenfation attentive , examinante , comparant? , difcernante , analyfante, compofante , jugeante , &c.(voir: première partie de l'dnalyfe de la fenfation ) 20. la fenfation defirante ou voulante: d'oii les déterminations , les indécifions, les balancemens de I'ame , &c. ( defir ou volonté : feconde partie de 1'analyfe de la fenfation ) 30. la fenfation fentante : d'oü tous les divers fentimens d'amour , d'admiration , d'eftime , Sec. ou de haine, d'indifférence, de mépris, Sec. (fentir : troifième partie de 1'analyfe de la fenfation) 40. enfin, toutes lefquelles chofes jointes a la mémoire 6c k I'imagination , forment Pentier développtment de cette faculté de I'ame qu'en nomme entendement. III. Enfin comme nous avons invinciblement  ( iS5 ) prouvé aux chap. IV & V, que l'homme eft uri etre néceffaire, nous pouvons donc affurer que fentir les objets préfens , que re-fentir ces mêmes cbjets abfens, & qu'être mus invinciblemen£ par ces objets préfens ou abfens, étoit tout l'homme moral. C. Q. F. D. Voila donc en peu de mots toutes les faculiés de 1'entendenaent dont il fufrit de favoir les définitions pour les bien connoitre; & fur lefquelles cependant certains auteurs ont écrit avec importance maints volumes , croyant répandre une grande lumière fur la nature de l'homme. Encore une fois, dans la métaphyfique de l'homme, il n'eft que trois objets importans k bien connoitre; tout le refte n'eft que de fimple curiolité. Premier. II n'y a point d'idées innées. Vérité qui empêche de prendre des chimères pour des réalités, & qui fait reconnoitre les piéges que des charlatans ou des frippons tendent k la fimplicité ignorante & erédule. Second. L'homme eft néceffité en tout ce qu'il fait, foumis a la fatalité en toutes fes déterminations, ea toutes fes aétions, comme tous les êtres ayant une exiftence réelle. Vérité de la plus haute importance pour la conduite de tous  ( 286 ) |es hommes, & fur-tout des Iégiflateurs, de3 fouverains, & de tous ceux qui tiennent les rênes du gouvernement. Troifième. II n'y a point de Dieu j ou s'il y en a , il ne peut y avoir aucun rapport, aucune relation entre lui & les hommes, ni même entre les chofes d'ici-bas. Vérité qui porte le calme & la paix dans les confciences timorées , en diffipant ces fantömes eftrayans , ces fonges lugubres & funeftes qui tourmentent fans ceffe les ames les pHts juftes. Vérité qui rend a l'homme toute fa force &l toute fa grandeur, en le délivrant d'un jong erroné , inutiie , ( inutiie: car jamais la feligion n'a contenu le peuple. Les tyrans s'en fervent pour 1'abrutir & legarrotter; mais le fouverain éclairé .qui ne veut: commander qu'a des hommes libres., ne doit compter que lur une police .farrë ce'ffe vigilante,, ferme & vigouteufe ) honteux & accabiant:: & qui en lui 'rendant tous fes moyens tant phyfiques que moraux, lui permet de les tcurner: tout entiers & fans aucune diftrafiion.,. vers la; ten e oü font, èk.non dans lexiel, les.remèdes X fes maux. Mais pour parvenir a une parfaite.connoiffance de ces vérkés, ü eft abfolument néceffaire .de bien comprendre, de bien .faifir'Uanalyfe de  (i87) la fenfation, & cle bien connoitre les trois parties de cette analyfe : & encore, a caufe des préjugés de certains philofophes, d'être bien convaincu que 1'efprit ne peut voir que des objets, des idéés individuelles, particulières ou exemplaires. Or, nous ofons nous flatter avoir répandu une grande lumière fur tous ces fujets. Cependant, il eft une quatrième vérité qu'il ïmporte encore beaucoup a l'homme de connoitre. Savoir: qu'en tout temps , en tous lieux la nature eft toujours femblable k elle-même, qu'elle ne fe dément jamais : telle on 1'a vue, mais bien vue, telle on la verra toujours. Mais cette vérité n'étant. point comprife dans la.métaphyfique de l'homme, ce n'eft pas ici le lieu de la prouver.  ( *8S ) CHAPITRE VIII. Dialogue fur Dieu. On prévient que l'un des interlocüteurs de ce dialogue n'y efl introduit que pour amener les penfées , varier & animer le difcours, & non pour de vairs com l mens. Le Penfur. L'univers exifté : donc il a toujours exilté. Le Docleur. Queile raifon ! Mais, dites-moi , n'eft-il pas plus plaufible de dire cette chofe exifte aujourd'hui, donc elle exiftoit hier, avant-hier, il y a un an, quatre ans, un fiècle, enfin toute 1'éternité : que dire cette chofe eft, donc elle n'a pas toujours été ? Vous concevez fans peine qu'une chofe qui eft aétuellement fous vos yeux, aitexiftéhier, ik vous répugnerieza croire qu'elle ait exifté avant-hier? Et fi votre imagination n'eft pas effrayée de la croire exiftante avant-hier, pourquoi le leroit-eile de la croire exiftante il y a quatre jours, un mois , un an , un fiècle, mille Si mille fiècles, enfin, 1'éternité ? Nous vcyons un papilion & nous difons: donc il y a eu une chryfalide. Nous voyons la chryfalide  (*g9) chryfaüde &l nous difons: donc il y a eu une chepille. Nous voyons la chenille & nous difons : donc il y a eu un cèu£ Nous voyons 1'ceuf & nous difons : donc il y a eu un papillon & auparavant une chryfalide , avant la chryfaüde une chenille, un ceuf, un papilion: & ainfi de. fuite en parcourant continuellenient ce cercle. Or, il eft fans contredit plus fenfé, plus felon la raifon , de remonter ainfi du papillon a Ia chryfalide , de la chryfalide a la:.chenille, &c. que. s'arrêter aun degré quelconque de cette échelle & dire : la il n'y avoit rien , & Pceuf ou la chryfalide ou le papillon que je vois a été créé , c'efi-a-dire, fcrmé de rien. Car enfin, vous, moi & tous les hommes avons vu mille tk. mille fois cette fucceffion, & jamais perfonne n'a vu de création : acre qui de rien fait quelque chofe: acte qui paroit impoffible a tout être penfant. Et vous, vous trouyezplus raifonnable de croire que cet ceuf que vous voyez a été créé, que-croire qu'il eft venu d'un papillon ? Mais fi 1'éternité de cet univers vous répugne, qui donc 1'a créé ? Le Docleur. Un autre être. Le Penfeur. Et qui a créé cet autre être ? Le DoBeur. II n'a pas été créé ; il eft éternel. Ie Penfeur. Bon ! vous convenez qu'un être quelconque peut être éternel, incréé, c'eft-a-dire , txifter par lui-même; c'eft déja quelque chofe; I  ( 29° ) fouvenez-vous-en. Et vous ne voulez pas que ce foit celui que vous avez fans ceffe fous les yeux ? Et quel eft donc cet être ? — C'eft un être qui n'a point de corps , qui n'eft point maténel qui n'eft point étendu , qui n'eft — Qui n'eft point, qui n'a poinr; cela ne dit rien. Dites-moi ce qu'il eü? — Cela eft impoffible A mer- veille. Mais fi vous ne favez pas ce qu'il eft, du moins vous êtesbien fur de fon exiftence ?—Oh ! trés-fur C'eft a-dire qu'il s'eft montré a toute la terre? — Non, il eft invifible. — Comment 1 perfonne ne 1'a vu ni ne le verra jamais ? 14 s'eft donc rnafiifefté par des prodiges éclatans faits k la face de toute la terre? Une voix fans doute s'eft fait enrendre & a dit: « c'eft moi qui fuis 1'éternel, ie créateur, le maïtre, le confervateur de tout ce qui exifie ». Et cette voix n retenti au ciel & fur la terre? car je ne parle point de ces révélations fecrettes qui n'ont été faites qu'a des gueux & a des irabécilles dans les recoins les plus cachés de la terre; Vous favez que ces fortes de révélations font paffées de mode, que la canaille de chaque pays a les fiennes auffi extravagantes les unes que les autres, qu'il n'y a que les vieilles qui y croient, & que quelques charlatans qui les prêchent. — Non , il ne s'eft manifefté par aucun prodige. —Au défaut de tous ces témoignages vous avez donc des preuves de raifon-  ( >9* ) nement auffi claires que le jour, d'une évldence a être appercue, fentie par tout homme?—II faut vous 1'avouer: jufqu'a préfent les plus grancls génies ont fait dans tous les fiècles les plus grands efforis pour prouver cette exiftence, tous y ont travaillé, aucun n'y a réuffi, Leurs efforts même n'ont abouti le plus fouvent qu'a les faire paffer pour athées, — Bien ! Cependant s'il exiftoitunDieu créateur , confervateur de toutes chofes, puniffeur & rémunérateur des actions des hommes ; fi enfin il exiffoit un être avec lequel l'homme eüt tant & de fi grands rapports, fon exiftence ne feroit-elle pas la vérité la plusfacile a prouver; ne feroit-elle pas vue, fentie parle plus imbécille comme par l'homme du génie le plus tranfcendant & du plus profond favoir? Mais du moins vous vous imaginez comme eft fait cet être, fa nature, fa manière d'agir? &c. .— Non, il ne peut être faifi par 1'imaginatioru — Ce que vous me dites me confond. Vous prétcnde^ croire a un 'être que nul mortel n'a vu ni ne verra jamais, qui ne s'eft jamais annoncé ni manifefté en aucune manière, dont on ne peut prouver 1'cxiftence, qu'on ne peut fe repréfenter fous aucun trait, dont on ne peut imaginer la nature ni la manière d'opérer, dont enfin vous n'avez ni notions ni idéés. Cette prétenticn me paroïc bien étonnante. Et remarquez i9, que.  ( ) 1'eternité d'un être ne clioque point votre raifon.] 2.°. Que vcus Sa refufez au feul être que vous: connoifléz, que vous pöüvez connoitre, dontaJ chaque inftant vous fentez 1'exiftence & 1'énergie. 3°. Que vous 1'accordez a un être dont vous n'avez aucune connoiflance. 40. Que vous lui accordez 1'éternité pour lui faire créer dans le: iemps, 1'ünivers; acte qu'on n'a jamais vu faire: & qui même paroit impofnble. Mais enfin vous avez bien quelques raifons: pour croire a 1'exiftence de cet être? Quelles; fónt-elles? — Le confentement unanime de: tous les hommes, les merveilles de la narure., .— Voila donc tous vos motifs de croyance ? 1 Car après les aveux que vous venez de faire,, je ne vois pas que vous puifliez en avoir d'autres. — Ne font-ils donc pas fufEfans? — C'eft ce que nous allons voir. I. Le. confentement unanime de tous les hommes vous porte , ditts-vous , a croire a 1'exiftence d'un Dieu. Mais ignore-r-on qu'en général l'homme n'eft qu'un finge & un perroquet: que fans aucune réflexion il imite tout ce qu'il voit faire: que fans aucun examen il répète & croit tout ce qu'il a entendu direct fa nourrice, a fa bonne, a fon précepteur, &c? A un homme borné joignez-en un , joignez-en deux, quatre , mille, cent mille, cent mille  ; (;*93 ) ïmlüons; rous diront les mêmes fottifes. De cette multitude immenfe qui n'a que 1'inftinct pour guide, il ne fortira pas une étincelle d'eforit. Demandez a cette tombe immenfe la folution d'un de ces problêmes que réfoudra en fe jouant un homme de génie : que ces cent mille millions d'imbécilles réuniffent leurs efforts, qu'ils s'ani, ment, s'évertuent,s'cntre-aident de leur gros bon | fens; hélas I les pauvres gens refteront muets; leur réunion n'ajoutera rien k 1'intelligence de .chaque tête. Ainfi, mille bceufs réunis ne formeront jamais qu'un troupeau de bceufs. Quant k Ia claffe des perfonnes capables de prononcer fur ce fujet, combien peu nombreufe n'efl-elle pas ? Et fi de cette claffe on retranche ceux dont Ie fentiment efl fufpecf , pour avoir parlé ou écrit dans des Iieux & des temps oü il eüt été dangereux de montrer une opinion contraire k celle du peuple, des prétres & du fouverain, on comptera bien peu de vrais théiftes. Qu'importe que cette fonle innombrable d'être s non penfans, qui dans tous les temps ont couvert la terre, aient eu ou non une telle croyance? Ce qu'il imperte de favoir,c'eft fi ce qu'ils ont cru eft erreur ou vérité. Et i! y a cent a parier contre un que c'eft erreur. Foxpopuli vox erroris , Baile 1'a prouvé. En effet, les voyageurs, les hiftoriens nous apprennent que T3  ( *94 ) par- tout 1'homme ignorant & fiupide (Sc combien peu même a cette heure , même dans lesnations les plus civilifées , en eft - sl de véritablement éclairés! ) eft porté k croire k toutes les inepties. lis nous montrentdes erreurs abfurdes, ridiculcs, honteufes k croire, atroces a mettre cn pratique, qui ont été chères & facrées aux hommes de tous les temps, de tous les lieux. Toutes les nations ont cru que des paroles, des geftes, des fimagrées , des pratiques pouvcient fufoendre les loix de la nature Sc même changerla moralité des aöions. Toutes ont cru que le vol des oifeaux, les entrailles de viöimes, ou autres puérilités pareilles pouvoient dévoiler 1'avenir, c'eft-a-; dire, faire voir ce qui n'exifte pas encore. Toutes ont cru que pour faire ceffer des calamités, il falloitimmoler des animaux & même affsffiner en cérémonie des hommes. Toutes croient que la terre tourne autpur du foleil,que les éclipfes de fol:il, de lune préfagent des malheurs, &c. Tous les peuples, dites-vous , ont cru a un Dieu , mais tous ont cru de même k un diable, a une hiërarchie cclefte, a une hiërarchie infernale. Et ce qui eft bien remarquable, c'eft que' tous ont fait le diable plus puiffant ou plus rufé que Dieu , qu'ils regardent cependant ( ceux qui font dits civilifés) comme le créateur, 1'ordonnateur, le maïtre Sc le confervateur de tou-  ( a95 ) tes chofes, même du diable & de fa hiërarchie. Ouvrez les livres des chrétiens (a); leur Dieu a mis tous fes foins a faconner l'homme, il 1'a fait a fon image ,^toutes chofes il les a créées pour lui; il lui eft donc Ia plus chère de fes créatures , celle qu'ii eft le plus ja1oux de pofféder. Cependant dans cette douce religion, vingt millions de damnés pour un cie f::uvé! En vain ce Dieu bouleverfe cent & een: fojs la nature, fait, dcfait, agit & fe repent. En vain il envoie le tiers & même le tout de lui-même fe faire bafouer, fouetter, crucifïer, pour lacher d'enleyer au diable fon antagonifle, qu'il peut cependant anéantir d'une feule de fes penfées , & attirer a lui cette créature en qui i! a mis tout fon amour. En vain il menace de tourmens inhnis & éternels les déferteurs de fon parti, & promet des joies inexprimablcs $C d'une éternelle durée a ceux qui lui r'eüeront üdèles: Ie diable tout en fe jouant, fans tant de vacarme , fans rr.ertaces , fans promeffes , fur vingt millions de créatures il laiffe k ce prétendu maïtre de 1'univers un imbécille, & tous ( On a de la peine a foumettre fon efprit h cette opinion Et ma,s la lumière elle-même, ce corps qui paroit fi ^mple na-t-elle pas été de nos jours reconnue être compofee de au moins fept élémens ou ptochains'ou pnmmfs , élémens ayant chacun deux propriétés reconrn.es très-diftinaes & différentes dans tous-: celles de .te refranger plus ou moins, & d'affefler la vue d'un ' fentiment de' couleur particuliere. Et fi l'0n ne reconnoït pas d'autres propriétés a chacun de ces élé' mens conftitutife de la lumière , c'eft qu'on ne les a pas foumis a un examen- ul.érièur. Sait-on par exemple fiau verre ardent ils produifent tous les mêmes effets ' lamèmeintenfitédecha!eur?Connoit-on les effets de' fhacun deux fur les plantes? &c,  < 301 )a que le feu brüle par lui-même, qu'une pierre tombe par fa propre pefanteur, &c. croyons-les donc , puifque 1'expérience de tous les fiècles nous apprend que i'on ne peut que s'égarer en rejettant leur témoignage, pour écouter 1'imagination qui n'a jamais enfa.ué que de vaines chimères. Ou fi vous 1'aimez mieux , fi vous craignez encore de vous égarer en fuivant vos fens qui cependant font les feuls maitres que vous puiffiez avoir , ne croyons rien fur ce fujet, ne formons a cet égard aucune hypothèfe. Contentons-nous d'étudier la nature, de lui dérober fes fecrets & d'en faire notre prefit, fans admettre inconfidérément , fans raifons, fans motifs , d'autres êtres que ceux que nous voyons, que nous touchons& qui agiffent fur nous. Vous devez fentir que fans aucune bafe, fans aucune donnée, puifque nous ne connoiffons de la nature ni fa puié$ fance, ni fes reffourcts , toute hypothèfe fur ces cbjets ne peut être qu'abfurde, ridicule, indigne d'un homme fage. Le raifonnement que vous faitès au fujet des merveilles de la nature peut fervir de preuve a ce que je vous dis. Peut-être n'y avezvous jamais réfléchi: je vais vous le préfenter dans toute fa fimplicité. Faites-y attention, Sc fouvenez-vous que vous le faites.fans connoif-i  ( 303 ) fan-ce de caufe, fur un fimple apper'cu de la na^ ïure', fur la feule vue pour ainfi dire de 1'enveloppe de la grande machine qui étonne votre imsgination, & vous porie a croire un Dieu • cfeft-è-dire, un être diftingue d'elle qui I'acréée^ formée, & qui la fait mouvoir. Le voici : ; L'énergie qui anime Ia nature que je vois , que je touche & qui agit flIr moi en ^ ^ mille manières, 1'ordre qui me paroit régner entre toutes les parties font fort au detfus de mon «Heiligeneer dcnc la nature n'eft pas de toute étemité , donc elle (1'univers) a éié formée de rien : donc un autre être cme je ne connois point, qui ne s'eft jamais fait connoitre, teil* ment inconcevable qu'aucune imagination ne peur le faifir fous quelque face que ce puiffe être, infiniment plus au deffus de mon intelligence que cette nature , eft lui-même éternel & a donné 1'être a 1'univers, en faifant un aöe tellement incompréhenfible, qu'il paroït impoffible. Ou bien en deux mots : paree que cet tmivers eft trop merveilieux, trop au deffus de mon intelligence ,il faut qu'un être encore plus merveilieux, encore plus au deffus de mon intelhgenee l'ait créé. Ou bien encore: 1'univers que je vois eft bien difficile-a comprendre: donc «n être tout 4-fait incompréhenfible ,&.qu'on n*  ( 3^4 ) jamais vu, 1'a créé. Et c'eft fur cet argument que vous crcyez k cet être ! Jugez-vous. II me femble que fi queiqu'un formoit ce raifonnement contraire : 1'univers eft trop bien ordonné,tropétonnant, trop admirable pour avoir éié fait, pour avoir été formé de rien : donc il exifté de toute éternité. II me femble , dis - je, que fon raifonnement choqueroit bien moins la railon. Car if. dans fon raifonnement comme danste votre, il y auroit un être éternel agiffant par fes propres for eïrs, avec cette différence trèsavantageufe pour le raifonnement de votre adverfaire que 1'être dont il parle efl connu , Sc que le votre ne 1'eft: pas Sc ne peut 1'être. 2°. Dans fon railonnement il y auroit de moins que dans le vótre deux fuppofitions. Et quelles fuppofitions ? Cellè d'un être plus inconcevable. que la nature Sc dont rien ne donne I'idée, Sc celle d'une création , acte qui paroit impoffible Sc qui peuf-être eft impoffible même a une puiffance qu'on fuppoferoit infinie. ■ Or puifque vous ne pouvez yous décider que d'après un argument, il me femble qu'argument pour argument, celui de votre adverfaire doit, plutöt que le votre, emporter 1'affentiment de votre raifon. Réfléchiflez-" y. Et peut-êiré appercevrez-vous que 1'amour-propre contribue beau- COUg  ( 3ö5 ) fcöüp a fortifïer'Ie préjugé de 1'exiftence d'utt Dieu. Par eüe, lapareffe fe jufiïfie, & Pignorance des caufes n'eft plus honte. Avec ces auatre mots Dieu 1'a voulu : Pignorance répond a tout.' De plus, fi vous êtes conféquent, votre créateur de 1'univers doit avoir été créé lui-même. Car une des raifons qui vous portent a croire Punivers créé, eft qu'il eft au deffus de votre conception. Or vous avouez que votre Dieu eft encore plus inconcevable que lanature. Donc, &c. Ainfi donc, non-feulement vous n'avez aucune preuve , vous n'avez pas même de motif fenfé , raifonnable, pour croire a cet être invifible, incompréhenfible. Et comment croire a une chofe fans motif plaufible ? Ce n'eft pas tout. Ofez avec mói fixer d'un ceil attentif ces merveilles de ia nature, & furtout cet ordre que le défaut de lumières & l'amour du merveilleux vous font paroïire fi admirable. Et peut-être fe.rez-vous étonné de ne trouver nulle part 1'empreinte d'un être intelli-. gent, fage' & tout-puiffant. En fixant avec 'attention le globe que nous habitons, Vous voyez des miliiers d'êtres jettés ca & la au hafard (e), ( hfez cette note avant ( c) Hafard. Ce mot n'eft pas toujours vuide de fens: Quant au comment une c{jofe eft faite, il n'y a point S$  ( 36 ) d'aller plus loin ) tous ifolés, n'étant nullemem? ordonnés entr'eux , chacun agitTant a fa manière, il ne peut y avoir de hafard : puifque tout effet eft néceffaire , que fa caufe eft néceffaire, érant elle-même vn effet néceffaire d'une autre caufe également néceffaire. Et ainfi en remontant toujours. Mais quant au pourquoi , quant a la fin prefque tout eft 1'eftet du hafard. Une tempête emporte des graines aüées de hêttes fort loin de 1'arbre qui les a produites, &. les unes tombent fur des rochers , dans des marais oü elles périffent, & d'autres dans de bonnes terres oü elles fruéfiflent: n'eft-il pas évident que ces graines ont été placées au hafard , fans acception , fans prédileflion pour aucune ?• Ne feroit-il pas contre toute raifon , contre toute vérité de dire que c'eft avec deffein , par choix , par une préférenee favorable aux unes, défavorable aux autres , que ce vent a porté les unes en bonne terre pour qu'elles puiffent y profpsrer, & les autres dan? des lieux ou, elles ne pouvoient que périr ? C'eft donc le hafard qui a bien placé les unes & mal placé les/autres. Ainfi dans cc monde ii y a donc hafard , heur & malheur. II faut dans la nature diftinguer avec foin deux chofes. Les individus, & 1'ordre qji cèzas entr'eux. Les i«dividus tels que les végétaux, les animaux, font, nous dit-on, parfaits dans ce qu'üs fout, quoique 1'on n'ait pas les données poar en bien juger : ils font ce qu'ils font j & 1'on convient que chaque animal, chaque végétal fait un tout bien digne de la plus vive admiration : qu'il jrègne entre toutes leurs parties, quelque nerobreutes &  C 3°? ) fe tirant d'affaire comme i! peut felon ?eS cir* confiances, fes propriétés, fes moyens, fort r!i ver fes qu'elles foient, nn tel ordre, une telle harmonie,' une cerrefpondance fi intime que toutes tendent a urt même but. Mais dans le grand tout, dans la grande machine du monde c'eft bien différent. Nul ordre , nul enfemble , nulle harmonie entre tous les êtres qu'elle contient: nulie follicitude marquée pour aucun d'eux ; nulle marqué enfin d'une intelligence co-ordonnatrice qui eil règle la marche & les mouvemens , qui établiffe entr'eux une correfpondance a les faire concourira une ou plufieurs fins quelconques, enforte que tout s'y place , s'y arrange au hafard. Par-tout les êtres font jettés ca & la fans deffein , fans prévoyance ou providence marquée comme nous venons de le dire des graines du hêrre difperfées par un grand vent ; ck chaque être fe tire d'affaire a fa manière, felon fes propriétés, fes forces &L les circonftances. Ceux qui ont été affez heureux pour être bien placés réuffiffent & les autres périffent. Ce n'eft donc point fur 1'ordre qui règne dans Ia nature, c'eft-a-dire, dans 1'ersfemble de tous les êtres, que 1'on peut juftement s'extafier, püifqu'il n'en exifte point a des yeux éclairés , attentifs. Mais bien fur celui qui exifte réellement dans chaque végétal & dans chaque animal. Mais dira-t-on fürement, püifqu'il règne un ordre fi admirable dans 1'organifation des animaux & des végétaux, une intelligence a donc préfidé a leur formation? Et queile eft cette intelligence ? V z  ( 3o8 ) energie, fon degré d'intelligence. La difette 5£ le manque de rout fe trouvent le plus fouvent Pour répondre a cette «bjeélion que doivent former, peur foutenir leur opinion , les fauteurs de la divinité, Je ne dirai point que tous ces êtres animaux , végétaux ont été formés par la rencontre fortuite des atomes : paree que je croirois dire une fottife. Je ne dirai pas que ne connoiffant point les forces & les reffources de la nature, nous ne pouvons affurer qu'ils ne foient une de fes produélions : pnrce que ne voyant entre tous les êtres qu'elle renferme, aucun ordre, aucun accord, aucune intelligence commune, il me paroit impoffible que des êtres qui agiffent en aveugles, fans but, fans plan concerté, d'une manière toujours tellement ifolée que jamais l'aclion d'un être ne concourt avec aucun autre a une même fin , puiffent produire des êtres auffi admirables que les végétaux & les animaux. Je ne dirai point que les végétaux , les animaux ainfi que tous les êtres exiftans ont été créés , paree que rien ne peut autorifer cette fuppofition gratuite d'un acte qu'on n'a jamais vu faire , & qui paroit impoffible même a 1'infinie puiffance fi elle exiftoit. Je ne dirai pas que la matière a étè fagonnée, ordonnée par un être hors de la nature & diftingué d'elle : paree qu'il y a cent objeéfions infolubles, & de la plus grande force a faire contre cette autre fuppofition gratuite. i°. Oü eft cet être? Quel eft-il? Comment agit-il ? L'a-ton jamais vu former quelqu'être ? i°. On me demandera qui a faconué cet être merveilleux qui a ordonaé ainfj  ( 309 ) h. oü font la faim & les befoins. Vous voyez tous les êtres avoir une tendance inaltérable tout être ? Que fi je dis qu'il eft éternel, on me répondra: pourquoi fuppofer un être ordonné de toute éternité, pour en ordonner d'autres? Puifque, felon cette fuppofition la matière eft fuppofée éternelle; puifque les divers élémens font fuppofés éternels eux & leurs propriétés, pourquoi les végétaux & les animaux ne feroientils pas éternels , ordonnés de toute éternité ? Dans cette opinion il n'y a qu'une fuppofition , & dans la votre il y en a deux : unêtre fuppofé ordonné, & cet être or-, donnant les autres êtres. 30. Ne paroit-il pas démontré impoffible qu'un être quelconque, ayant même 1'infinie puiffance, puiffe donner ou öter une propriétéeffentielle a un être, a une molécule qu'il n'a pas créé? Pour öter a une pierre fa gravitation vers le centre de la terre, ou pour lui donner la propriété d'attirer le cuivre , il faudroit anéantir cette pierre, & recréer un autre corps. Mais la création & la annihilation font deux aftes impoffibles comme il fera démontré par la fuite. Cependant puif' qu'il y a des végétaux & des animaux qui fe fuccèdent, fe reproduifent, il y a fürement dans la nature un ou plufieurs élémens premiers, propres a former tous les individus de toutes les efpèces de végétaux & d'animaux. Cela admis, pourquoi feroit - il au - deffus des forces de ces élémens premiers , de co-ordonner autour d'eux la matière qui lear convient quand elle fe trouve dans la fphère de ieur aéfivité; de les coordonner, dis-je, de manière a perpétuer 1'être dont les élémens feroient le germe? Tout nous porte a penft*  ( 3'°) peur certains objets , & ces objets être prefqué toujours loin d'eux, & n'en être rapprochés que que cela fe fait ainfi. L'eftomac & les vifcères qui en dépendent ne co-ordonn;nt-ils pas le pain, la viande, 1'eau , &C qui leur font donnés, en chile , fang , chair , os , &c. ? Les racines & auires organes des plantes ne co-otdonnent-ils pas les fucs de !a terre en moëlle, bois, feuilles , fleurs 8c frnits ? Les parties de la génération ne cc-ordonnent-elles pas le fang en matière piolifique ? Ne voyons-nous pas les embrions des animaux & des végétaux co-ordonner avec leurs linéamens premiers le chile qu'ils ont élaborè dans leurs vifcères deftinés a cette fin , & augmenter de jour en jour par ce moyetl leur volume & leur vie , &c? Enfin la reproduétion , l'accroiffement, la nutrition, &c. tout enfin nous invite a penfer ainfi. Pourquoi donc recourir a un être dont rien ne donne i'idée? 4Q. Comment cet être affez intelligent , affez puifTant pour ordonner, faconner les animaux & les végétaux , n'a-t-il pas pour leur avantage co-ordonné avec eux les autres êtres ? Comment a- t-il abandonné aux circonftances fortuites les oeuvres de fes mains, après leur avoir donné mille befoins ? Pourquoi ji'a-t-ü pas donné a l'homme la connoiflance du Liïn & du mal, de ce qui lui eft avantageux , de ce qui lui eft nuifible ? Pourquoi cette intelligence toute-puiffante n'a-t-elle pas fait croitre a cöté de chaque animal tout ce qui lui eft néceffaire : nourriture, vêtetnens, couvert ? Auffi-töt formés les eüt-eile abandonnés a eux-mêmes , foibles , fans connoiflance , au milieu d'écueils , de précipices, de la difette Sf du manque de  (3") fortuitement, par le mouvement aveugle quï fans ceffe agite, place & déplace tout ce qui tout ? Cet abandon, cette imprévoyance ne prouvent-ils pas évidemment que ces êtres ne font pas 1'ouvrage d'une intelligence puiffante & fage ? jQ. A quel deffein un être fi fupérieur eüt il formé des végétaux , des animaux ? Pour voir pendant 1'éternité la même chofe naitre, croitre, fouffrir & mourir. Car voila a quoi fe réduit cette fucceffion éterne'le d'étres qui paroiflent &c difparoiffent. 6°. Comment cet être fi puiffant, fi intelligent, livre-t-il a la douleur la vertu & 1'innocence ? Queftion qui conduit k cette autre queftion infoluble de Forigine du bien & du mal, &c. &c. &c. Je me garderai donc bien d'avancer aucune de ces chofes, paree que je croirois dire des chofes ridicules ou extravagantes. Mais je dirai ; puifque les animaux, les végétaux n'ont point été formés par la rencontre fortuite des atomes , ni produits par les forces de la nature , ni créés, ni fagonnés par un être étranger a la nature, ils font donc éternels comme le font tous les élémens primitifs. Car enfin puifque la création eft démontrée impoffible, 1'imagination ne doit pas avoir plus de peine a admettre 1'éternité d'un végétal & d'un, animal, que 1'éternité d'un élément primitif orné de toutes fes propriétés. Quant a la reproduéVion de ces êtres, c'eft alors que leur germe donné, on peut facilement concevoir que les forces & le» reffources de la nature fufHient a cet effet. Et pour ce qui eft des autres êtres dé la nature , tels que les fofiiles, les pierres, les bitümes , les mé- V_4  ( J« ) éft dans 1'univers, Nulle part vous ne verrez d'ordre, de prévoyance, de providence , de préviiion rnarquées pour aucun être. Ici le gland tombe ou fur la pierre oü il fe deffèche, ou dans la fange oü il pourrit. La, jetté par les vents dans des ronces il y gcrme, prend un certain degré d'accroiffement, mais bientötil y eft étouffé. Plus loin il tombe dans de mauvaife terre ou il languit, devient difforme, tortueux & périt avant d'avoir atteint la trentième partie de la hauteur qu'il devroit avoir. Ailleurs, plufieurs tombent en bonne terre; mais les uns avant même de germer feivent de pature aux animaux , les autres font détruits par la grêle, la gelee, ou frappés par la foudre, ou déraclnés par les vents. Enfin il eft rare que fur mille glands un feul réufTiflé & vienne h bien. Ce que je dis du gland, je le dis de tous les êtres,& même de l'homme fauvage tel que la nature le jette fur cette terre, Vous ne verrez nulle part de plan, de fyftéme , d'ordre. L'univers ou la nature n'eft rien qu'un afTernblage d'une multitude infinie d'êtres différens , tous ifolés, tous agiffant fans cefié les uns fur taux, 6kc. il eft vifible qu'ils font formés par la rencontre fomiite des élémens propres a les former, foit par;'a#/i pofition, foit par conibinaifons, &c,  ( jij ) !es aufres d'une manière„toujours déterminée 3 toujours néceffitée par leur nature propre, individuelie , Sc par conféquent fans aucun égard aux effets que leurs aaions peuvent produire fur les êtres qui en font l'objet ou le terme f/). Dans la nature, nulle autre loi que cette néceffité qui force tout être , foit fimple foit compofé, a agir toujours felon ce qu'il eft: nul autre lien entre tous ces êtres ifolés & toujours nouveaux par leur compofition & leur décompofition continuelle , que leurs aaions mutuelles & réciproques toujours néceffitées par la nature de chacun d'eux : nulle autre uniformité ou régularité que celles des aétions individuelies de chaque être agiffant toujours felon ce qu'il efi\ Et 1'enfemble des effets de toutes ces aétions forme feul la diverfité, la variété & même la régularité qui règnent dans toute la nature: nul autre ordre enfin que celui qui réfulte de toutes ces aaions réciproques. Et la fucceffion néceffaire de tous ces êtres & de leurs effets nèceffaires , eft ce qui produit tous les phénomènes ( dans les angoiffes de la faim : & pour que » tu fois k ton tour viéiime d'autres bourreaux, » tu périras dans des douleurs inexprimables » fous ladent d'un animal, comme tous les jours * de ta vie tu en as fait périr». On eft émerveiilé du retour périodique des jours & des faifons. Mais quand on en connoit la caufe , ces phénomènes ne doivent pas plus étonner que voir la meule d'un moulin tourner quand 1'arbre qui entre quarrément dedans tourne. Mais fi ces phénomènes excitent une jufte admiration, pourquoi cette terre culmine-t-elle aurour du foleil inclinée k fonorbite? Cette imperfeclion ne prouve-t-elle pas évidemment, qu'une caufe aveugle & non intelligente & fage a placé la terre oü elle eft & comme elle eft? A moins que les fauteurs de la divinité ofent avancer qu'elle a placé ainfi la terre pour lui faire éprouver toutes fortes de calamités. En effet, cette pofition eft la fource de cesaffreufes tempêtes, decesouragans défaftreux qui femblent annoncer la fin du monde. Elle eft la fource de ces cruelles viciftitudes de froid & de chaud qui défolent & détruifent tout, Sec.  ( 3i« ) Quel ordre trouvez-vous, dites-moi, dans ces contagions, ces pefles , ces famines qui en peu d'heures moiffonnent une partie des habitans de la terre : dans ces tremblemens de terre, ces volcans, ces incendies, ces ouragans, ces grêles, ces foudres qui frappent également les lieux cultivés comme les plus arides déferts, l'homme innocent & vertueux, comme le pervers & le criminel ? Les élémens ne femblent que trop fouvent conjurer la defiruétion de tout ce qui exifte; & 1'ambition, la jaloufie , 1'envie & la faim en allumant ie flambeau de la difcorde , mettent le comble aux défolations. L'homme ne feroit-il pas en droit d'accufer Fauteur de fon exiftence, fi cet aureur avoit Ia toute-puiffance & l'infinie fageffe , de I'avoir placé fur une terre qui paioit fi peu lui convenir? Ne pourroit-il pas lui faire ce reproche terrible : les mille & une maladies auxquelles l'homme le plus fage eft fujet, ne femblent-ellcs pas prouver que l'air qu'il refpire, 1'eau dont il s'abreuve , les alimens dont il fe nourrit ne lui conviennent point, & ne lui font donnés par vous que pour lui faire refrentir toutes les douleurs ? Accoutumez-vous donc ?. voir la nature telle qu'elle eft, fans préjugés, fans préventions,& fut-teut après avoir iropofé ftlence a l'amour du  ( 3J7 ) mervexlleux qui vous entraïne Sc vouségarefi fouvent. Examinez-la dans les lieux non faconnés pat la main des hommes, Sc vous verrez combien la nature brute, qui ne doit rien k 1'mduflrie humaine, eft hideufe tant au moral qu'au phyfique. Et peut-être conviendrez-vous alors qu'il étoit bien inutiie, qu'il étoit même extravagant de recourir i 1'intervenrion d'un Dieu pour arranger fi mal les chofes. Ainfi donc, votre fecond motif de croyance a un Dieu fondé fur les merveilles de ia nature, fur 1'ordre que vous croyez y voir , eft auffi vain, auffi Hlufoire que le premier, établi furie confentement unanime de tous les hommes. Quoi qu'il en foit, vous avez füremenr'raifonné fur cet être. Voyons donc les notions qu'on s'en eft formé. Je vous demande celles, non de la populace de tous les payS, eUes nofez toujours ce qui eft en queftion, favoir ; qi e votre Dieu eft le créateur de toutes chofes, fi la matière pour être mue a befoin de 1'aöicn de votre Dieu , votre Dieu fans ceffe occupé & remuer tous les aiomes de 1'univers, & a faire mouvoir' des ■irtarionnettts, eft donc 1'auteur de tont, durfal cornrne du bien? C'eft donc votre Dieu'qui commet tous les crimes, qui répand téus les maux, toutes les horreurs qui föuillent &'' cpntriftent ia terre ? C'eft lui qui enfonce'le poignard dans le fcin de celui qu'on affaffrnc? C'eft lui qui pronoace 1'arrêt inique qui -envoie un innccent au bucher ? C'eft lui qui • ftibmergé 'les vaiffeaux: qui, fous la terre qu'il entr'ouvre.,'eng!outit des nations enticres? C'eft lui qui , par la grêle , les inondations, les tempêtes enlève cruellement & injuftement au cuitivateür Iabórieifx fa récompenfe, fon falaire , fa nourriture? C'eft lui qui fomente ces guerres cruelles & infenfées qui trainer, t a leur fuite la famine > ia péfte , toutes les iniquités , toutes les défblatïons? Sourd aux cris des penples opprimés, c'eft lui qui place furie tró'nelesNéron , les Domitien, les Caracajla, &: tous ces monftres fléaux de Funjvers ,&c? Et vous prétendez adorer cet être fa.ntaftique plus d'amour que de crainte? —• CaImez-vous? écoutezce que les iliéolo-  X 3*7 ) glens & même de grands philofophes (ƒ) ont iniaginé pour difculper Dieu de ces rcproches, St vous aurez des penfées plus juftes & plus refpefl:ueufes de la Divinité. (ƒ") Un philofophe faire le théologien ! Quand 1'homme s'avifit, fe ravale jufqu'a ce dernier degré de 1'abrutiffement, peut-il dire autre chofe que des fottifes? Voyez Newton, ce foleil des intelligences humaines, il commente 1'apoca'ypfe; il dit férieufement, affirmativement ce qu'eft Dieu, quels font fes attributs, &c. Ecoutez ce Voltaire , ce génie fi facile, fi vafle , fi fublime , deftiné a inftruire & a confoler la terre; qu'il eft petit quand il parle de Dieu, de la liberté, de 1'origine du bien & du mal, &c.! Cela prouve bien évidemment que la notion de la Divinité eft h notre entendement ce qu'eft a nos fens phyfiques un cloaque qu'on ne peut remuer fans qu'il ne s'en exhale des vapeurs infecfes , peftilentielles qui portent a la tête , embarraffent & défordonnent les organes de la raifon. Le principal argument de Voltaire pour prouver 1'exiftence d'un Dieu , argument auquel il revient fouvent , eft que tout eft un dans la nature , que tous les corps, les aftres & autres fe meuvent toujours felon les loix d'une profosde mathèmnüque (i). Et c'eft juftement paree que tous ces corps obferveront ces loix dans leur mouvement, fans qu'aucun ne s'en écarté jamais, (l) Que font les maihémaciques ? lïnon une fuice, un enchalBernenE de preuves ncceffaites , iiiévitables, au-deflus méme de l'infinie puiffance ü slis pouYoif. exifter, x4  ( 3*8 ) Au moment de la création , Dieu donna a. chaque molecule de la matière, la forme & la configuraiion qu'il voulut, établit les loix de la communication du mouvement qu'il lui plut, puis il imprima a chacune de ces molécules, le degré de mouvement ou de yïteife & Ia direclion qu'il eft démontré en rigueur que tout eft néceffaire, & qu'aucun être n'eft mu , dirigé par un être étranger a lui. Si on montroit un feul atome s'écartsr un feul inftant de ces loix, c'eft alors qu'il feroit prouvé qu'il a été mu par un être fupérieur a ces loix. Mais toujours un même corps, les circonftances les mêmes, fe mouvra plus vite, frappé avec quatre degrés de force qu'ave.c deux. Toujours le corps mu fuivra la ligne droite fans jsmais s'en écarter, a moins qu'un autre corps ne le contraigne a quitter cette première droite pour en prendre une autre. Si jamais en me fait voir un poids de deux livres mis dans un des baffins d'une balance , emporter un poids de quatre livres mis dans 1'autre baftin, alors je foutiendrai gu'im être étranger a ces deux poids les fait mouvoir : paree que je prouverai «iu'il eft impoffible que cet effet arrivé fans 1'intervention d'un être étranger k ces deux poids, & d'une puiffance fnpérieure aux loix,'felon lefquelles ils fe mouvroient néceffairement fans 1'intervention de cet être. Prouvez-moi un feul miracle, c'eft-a-dire, un fait oppofè aux loix mathématiques ou contraires aux propriétés des corps, comme que le feu n'a point brulé Ja raain qui y aura été expofée; alors je crohai a Dieu. •. -  (3*9 X nèceffaires, pour qu'en obéiffant a tout-jamais aux loix du mouvement qu'il venoit d'établir, la matière ainfi ordonnée & mue dans toutes fes parties , produisit tous les êtres & tous les événemens qui, felon fon vouloir, devoient remplir tous les inftans de tous les fiècles a venir. Cette première impulfion donnée , ou Dieu en douant la matière du mouvement, 1'abandonna k elle-même en la foumettant aux loix du mouvement qu'il venoit d'établir, ou la matière reftant toujours inerte,, k chaque choc de chaque molécule de la matière, Dieu tranfmit lui-raême aux molécules choquées, ls degré de force & la direüion qu'exigent les loix du ^mouvement qu'il a établies. Ainfi, foit que Dieu fuive l'une ou l'autre de ces voies, il gouverne 1e, monde par des loix générales & non par des volontés particulières : ce qui le juftifie pleinement des maux & des défordres qui font fur la terre. Il eft bien la caufe première de toutes chofes, mais les réfultats de fes loix générales en font les caufes fecondes. Or, les caufes fecondesfont les caufes jmmédiates , celles qui agiffent direétement, celles qui font tout. Une tuile, par exemple, tombe-t-elle fur ia tête d'un homme : ce n'eft point par une volonté particuliere de Dieu que cet événement arrivé, Cette chüte eft le dernier  ( 33® ) effet de cette longue chaine de caufes & d'effets, qui commence a la première impulfion donnée a la matière par fon créateur, & que fes loix -générales ourdiffent a mefure que les temps fe iuccèdent. Effet que Dieu ne peut fufpendreque parun miracle , c'tft-a-dire, en interrompant le cours des loix générales par lefquelles il a voulu que le morde fut cónfervé & gouverné. N'êtes-vous pas fatisfait ? N'êtes-vous pas frappé de la grandeur & de la fublimité de ces vues ou plutöt de ces vérités ? Et oferez-vous encore inculper la Divinité des défordres & des Calamités qui déparent notre féjour ? — Raillez-vous ? Et croyez-vous que ce petit roman de ce qui s'eft paffé au moment de la prétendue création entre votre Dieu tk la matière , que tout cet échafaudage de loix générales puiffent en impofcr a. des hommes qui penfent ? Si vous le croyez, il faut vous défabufer. 11 faut vous prouver que ces futiles rêveries de vos théologiens, car vous convenez que votre Dieu n'a pas plus parle qu'il ne s'eft manifefté, foiu vainés &z abfurdes, & que même elles dégradent plutöt cet être que vous vous efforcez de rendre parfait, qu'elles ne le juftifient d.es maux Sc des défordres qui cquvrent la terre. A :et effet réfumons'en peu de mets ce que vous avez dit fur cet être.  (331) \ Dieu, dites-vous, a une puiffance, une liberté , une prefciepce infinies & fans bornes. Tout eft fans ceffe fous fes yeux, le paffe , le préfent, 1'avenir Sc même tous les poffibles. Lui feul a la vie & le mouvement. II a créé toutes chofes ; & pour que la matière fut fans ceffe en fa dépendance , il 1'a créée morte , inerte , fans vie, pouvant recevoir de lui Sc a fon gré ledondefemouvoir, felon toutefois les loix qu'il lui impoferoit. N'eft-ce pas cela? —A merveille; on ne peut mieux dire. ■— Avant donc la création du monde Sc de toute éternité, cet être voyoit tous les mondes poffibles : il voyoit dans chacun de ces mondes tous les êtres, tous les événemens qui devoient fe fuccéder dans les temps. Aucun d'eux n'a pu échapper a fa prefcience infaie. —- Dis-je bien ? — Parfaitement. Si donc entre tous les mondes poffibles, votre Dieu s'eft détermine pour ce!ui-ci, c'eft que bien fürement tous les êtres , tous les événemens que les temps devoient amener dans la fuite des fiècles lui étoient agréables, étoient tous felon fa volonté. Bien plus: parfaitement libre de créer ou de ne pas créer, puifque votre Dieu fe fuffit parfaitement a lui-même, il ne s'eft déterminé k créer ce monde,, que paree qu'il a defiré, voulu , décidément voulti, defiré que  ( 33* ) tous ccs êtres & tous ces événemens arrivaffent précifc'ment comme ils arrivent. Si dans cette fucceflion d'êtres & d'événemens, un feul de ces êtres ou de ccs événemens ne lui eut pas été agréable , il eft évident que lui , fe fuffifant pleinement a lui-même , n'eüt pas créé cet univers; ou, lui tout-puiffant, eüt au moment de la création difpofé la matière de facon qu'en obéiffant aux loix du mouvement a elle impofées, eet être ou cet événement n'advint pas. Qu'en dires-vous ? — Je vous admire. Ainfi donc vous cOnvenez de ce que je viens de dire ? Sans doute. — En effet, remarquez qu'en difconvenir feroit renier votre Dieu; feroit lui refufer ou la toute-puiffance, ou la liberté, ou une prefcience infinie, ce qui 1'anéantiroit, Mais comment fe peut-il que, forcé de convenir de tout ce qui vient d'être dit, vous n'en concluïez pas que votre Dieu efl non-feulement le feul auteur de toutes chofes, mais encore qu'il eft le feul acteur dans 1'univers ? Qui peut vous 'aveugler au point de ne pas fentir la vérité, la néceffité de cette conféquence ? Lui tout-puiffant, lui fe fuffifant pleinement a lui-même , ne s'eft déterminé a créer cet univers que paree qu'il a voulu , décidément youlu que tous les êtres, tous les événemens qui  ( 333 ) doivent remplir la fuccefiion de toutes les heures de tous les fiècles , arrivaffent précifément comme ils arrivent. II eft donc auteur de tour. Cela eft évident. Deplus il eft encore évident qu'il eft le feul aöeur dans 1'univers : püifqu'il a créé la matière fource de tous les êtres & de tous les événemens, morte, inerte, fans vie , pour qu'elle fut fans ceffe dans fa ^dépendance; la matière & tous les êtres qu'elle enfante rte peuvent doac fe mouvoir par eux-mêmes, lui feul peut donc les faire agir. Mais il les fait mouvoir, ditesvous, felon des loix générales. Hé bien! je vous foutiens que c'eft un vrai Brioché, cacbé dans les nues de fon vafte théatre, d'oü, par des fils invifibles il fait agir , mouvoir Polichinellè, dame Gigogne & les autres marionnettes. Pour ce maïtre Brioché , ces fils font la forme, la confi'guration , le degré de viteffe & Ia direétion qu'il a donnés, dites-vous, a chaque molécule de Ia matière au moment de la création, enfemble les loix générales du mouvement qu'il leur a impofées, pour que ces molécules ou marionnettes produififfent dans la fucceftion des fiècles tout ce qu'il vouloit 6c rien que ce qu'il vouloit. Votre Dieu ayant réfolu dans fa fageffe, que tels 6c tels êtres 6c événemens arrivaffent  ( 334 ) dans les temps, s'eft détermine a créer cet univers tel qu'il eft, pour que fes décrets étetnels s'accompliffent. Voilé a quoi fe réduit tout votre échafaudage de forme, de configuration données aux molécules de !a matière , de vos loix générales du mouvement, &c. Hé ! qu'importe aux hommes, a tous les êtres de 1'univers que votre Dieu pour les régir, fuive des loix ou générales ou particulières : dès que les uns ni les autres ne peuvent apporter de tempéramens , de modifi-. cations k fes décrets éternels comme lui, il faut qu'ils s'accompliflent iuévitablement. Tout être a fa ligne tracée dans fa prévifion éternelle & infinie dont il ne peut s'écarter en aucune manière. Et 1'on n'imputera pas a maitre Brioché toi tes les fottiles, toutes les fautes, toutes les chütes de fes marionnettes ? II faudroit être bien inconféquent. De plus, je vais vous prouver qu'il eft impoffible que votre Dieu agiffe autrement que pai des volomés particulières. Selon vos docteurs, Dieu eft immuable: felon eux, il ne feroit ni décent ni convenable qu'il fut tantót d'une fa^on &c tantöt d'une autre: felon eux, toutes fes volontés, toutes fes aöions quoique fucceffivespour les créatures, ne font pour lui & en lui qu'un feul & même aöe éternel comme lui. Ainfi, puifque votre Dieu He peut avoir qu'une  ( 3 3 5 ) feule & même volonté éternelle comme lui: puifque tous les inftans de la durée ne font pour lui qu'un feul & même inftant co-étcrnel k lui: puifqu'enfin tous les événemens preduits dans la fuccefiïon des fiècles ne font pour lui qu'un feul &C même événement éternel comme lui , n'eft-il pas de la dernière évidence que votre Dieu ne peut avoir qu'une volonté particuliere, puitqu'en Dieu il n'y a qu'une penfée, qu'une volonté, qu'un acte, qu'un inftant, qu'un événement. Exemple. Dans un moment quelconque de la durée, un fils atroce affaffine le père le plus tendre afin de jouir plutot: un tyran'jaloux Sc foupconneux fait périr dans des fupplices cruels & longs la vertu la plus pure. Or, felon vous &c vos doöeurs, ce moment, quelqu'éloigr.é de celui de la création , étoit auffi préfent, aufïï fous les yeux de votre Dieu que celui oü il créoic le monde, oü il ordonnoit, arrangeoit la matière pour que tous les événemens, ces deuxci eompris, arrivaffent dans les temps. Ces deux .inftans donc, celui de la création & celui de ces atrocités, quelque diftans qu'ils fufTent l'un de l'autre, n'étoient pour votre Dieu qu'un feul & même inftant: donc, c'eft votre Dieu qui eft 1'affaffin, le fils atroce, le tyran exécrable. Enfin, après avoir élevé votre Dieu jufqu'è ï ■ '  ( 336 ) dire de cet être qu'en lui il n'eft point de fucceffion de penfées , de volontés; que par un feu1 acte éternei comme lui, il connoït tout 8c Veut tout ce qu'i! veut, dire qu'il fe fait des loix pour régir le monde , n'eft-ce pas le rabaiffer au niveau des êtres les plus bornés , qui ne pouvant en.braffer k la fois que peu d'idées, fe font une régie de conduite crainte de s'egarer, d'oublier, de fe trouver en contradiction avec euxmêmes ? C'eft une bien folie penfée que croire qu'un être qui n'a qu'un pas a faire, qu'un feul & même pas a répéter pendant 1'éternité, fe faffe & s'impofe pour ce pas unique des loix & des loix générales! Aifurément cette penfée n'eft pas fublime. Que de folies! Que d'extravagances! Que de monftruofités pour le bon fens! Chaque mot qu'on dit fur cetj être fait frémir. Dès que 1'on en parle, 1'on ne fait oü 1'on exifte. Toutes les idéés , toutes les penfées font bouleverfées, confondues. PIhs de règle de conduite , on eft en délire. Oui, je le répète j la notion de la Divinité eft k 1'entendement humain ce qu'eft k nos fens phyfiques un cloaque qu'on ne peut remuerj qu'il ne s'en exhale des vapeurs infectes & meurtrières qui portent k la tête & qui embarraffent & détruifent les organes de la raifon. C'eft  '(337) G'eft une bien étrange rêverie que cêlle quï dépouille la nature de fon énergie, de fon aöivité, de fes propriétés pour en revêtir un. être invifible, inconnu, qui ne s'eft jamais manifefté , enfin un être imaginaire / Que le vulgaire ignorant & fiupide qui ne voit pas les montagnes aller, venir; les pierres fe déplacer & bondir , ne puiffe fe perfuader que la matière foit capable de fe mouvoir par eüe-même ; qu'en conféquence il croie fur parole qu'un efprit, c'efta-dire, qu'un mot vuide de fens ait feul le don de fe mouvoir & encore de mouvoir la matière on n'en eft pas étonné. Mais que des penfeurs qui voient la matière continuellement en aétion, prendre mille Sc mille formes différentes , s'obftineni a ne la regarder que comme une matière morte qui, pour êtremue jufques dans fes moindres atomes, a befoha de 1'action d'un êire fantaftique, d'un être qui ne peut exifter, c'eft ce qu'on a peine a concevoir. Homme, fonge que tu es père, Sc que pour le devenirtu n'as eu befoin que de fatisfaire tes defirs avec la beauté que ton cceur adore. Ce bloc de marbre que tu touches, effaie de le déplacer , Sc bientöt tu fentiras combien fa force eft au-deffus de la tienne. Re^rjrde ce foleil ; vois comme avec le fecours des eaux, il fait germer , croitre &ïRj|rir les fesnenses que, tu as  (338) cortfié s k la terre. Entends-tu la foudre qut roule & gronde fur nos têtes, ces vents impétueux qut foulèvent les flots , déracinent les chênes, & qui promènent de contrces en contrées ces mers fufpendues dans les airs, d'cü partent ces flèches de feu dont !a rapidité étonne tes regards, & d'oii fortent ces torrc-ns défaftreux, ou ces arrofemens falutaires qui font la défolafion ou la joie du cultivateur. Suis de ï'ceil ces eaux qui de la cime des mentagnes defcendent avec fracas dans la plaine, oü elles forment ces fleuves majeflueux qui arrofenr & fertilifent les campagnes qu'ils parcourent en fe rendant dans ces réfervoirs immenfes, d'oii leurs eaux réduites en vapeurs par l'air & la- chaleur font reportées par les vents fur le fommet de ces monts , pour recommencer le même cours. Refuferas-tu de 1'aclivité au feu ?i Vois comme il divife & décompofe tout ce qui lui fert d'alimens. Queile rapidité, queile force dans fes effets fur la poudre! Vois cet embrion nouvellcment forti du fein qui 1'a formé ; vois comme il fe développe , comme tous les jours il ajoute a fa maffe. Examine la circulation de tous ks fluides contenus dans fes vaiffcaux portalt par-tout la nourriture & 1'accroiffemenr. Ext enfin tes regaids fin: ce jnufcle qui, quoique  ( 339-) féparé de fon tout, conferye encöfe fcn irrhabilité. Tu veis tous ces phénomènes èc cent mille autres' pareifs qui tous te diffnt que la matièr-e eft animée & darb-un móirvèment-ronlrmuel : & tu feras affez fou , affez-ingra't pour faire taire le témoigriage'de tes fensfdê'l&f ftfns- qui' feuls t'ont inftruit , qui feuls 'péuvent t'iiïftruire encore & fournir tous les" rriatéfiaux de tes penfées; pour refufer la vie, la féeondité Sc le * mouvement aux êtres qui t'ehvïrohnent & dont Ia nature eft compofée.' Plutöt que reconnoitre que-la-natw-re-poffède le principe de tous (es mouvemens qui tr?ppent tes fens, tu aimes mieux, dans tpn cléii^e, créer. fans motifs, fans raifons ,• un être abfurde,; formé d'impoftibles pour remuer &£ co~cïóqïï*ner tous les atomes de ce vafte univers. Tu conviéns que puifque ie .monde exifte jf il faut uri être éternel ayant.en luide principe du mouvement: & tu en connois, un,..qui fe m;ut , qui prend fucceffivement mi-Ie & mille ftsrmes diiférentes , dont jamais- on nVvu la moindre parcelle s'ané.intlr , pourquoi 'hé'feroit-ce pas cet être qui feroit éternel, ayant én lui Ie principe de la vie & du mouvement ? Póürquoï plutöt un autre être chimérique , que. tu ne, connois pas? dont tu n'as nulle idée ,. dont 02$ J2  ( 340 ) nepeut parler fans que le bon fens ne frécmfle & ne fe foulèye/ Pourquoi enfin deux êtres, un pour remuer 6c l'autre pour être mu, quand un feul fuffit 6c que cet un eft connu ? Donne une raifon, une feule raifon plaufib'.e, 6c je ferai I'impoflible pour croire è ton Dieu, pour avaler ce poifon dégoutant de mon intelligence. Diras-tu que pour co-ordonner entr'eux des êtres fans intelligence, il faut une intelligence commune a tous? Mais s'il n'exifte aucun ordre entre les êtres divers qui competent la nature, a quoi te fervira ton inteiligence (g) ? Examine (g) Un chêne plantê en bonne terre croit k la faveur' tles bénignes influences du foleil & des eaux. Dans ce phénomène, des perfonnes inattentives & preventies s'imaginent appercevoir les marqués d'une intelligence dirigeant les ètres qui ont concouru * le produire. « Voyez, difent elles , quel accord merveilleux entre » la terre , le foleil, les eaux, les vents qui les ont » portées & la graine de ce chêne. Si un être ordonna» teurn'eut difpofé tous ces êtres , fe fufient-ils jamais » arrangés ainfi pour concourir a une même fin» ? Mais en fuivant avec attention la marche de la nature , on voit évidemment que ce phénomène n'eft dü qu'a un concours fortuit de circonftances favorabies a ce chêne , & nullenieut a une intelligence. Cc fait prouve feulement que la terre qui a recu dans fon fein le gland eft fa vraie matrice, que 1'eau eft le propre véhicules de fa, Rourritgre, 8c que le foleil eft 1'agent USCeffairj,  'donc la nature fans préventlon; iuis-la dans fes de fes organes deflinés a attirer a eux fa nourriture, & a la changer en fa fubftance : & voila tout. Qui ne voit que ce gland pouvoit tomber fur la pierre oü il eüt été defleché, dans 1'eau ou il eüt pourri : qüe tombé en bonne terre, il pouvoit être mangé par les animaux : que germé , il pouvoit encore être brülê par les ardeurs du foleil, ou gelé par une longue abfence de cet aftre ? S'il a profpéré, c'eft donc que le hafard 1'a fervi mieux que cent mille autres qui ont péri. Ce que 1'on dit ici au fujet du chêne peut s'appliquer a tous les exemples apporrés en preuve d'une providence qui régit, difpofe & arrange avec fageffe tous les êtres de 1'univers. II n'en exifte aucune a des yeux ■attentifs. La création étant un a&e impoffible, ( cette vérité fera démontrée plus bas ) la matière exifte de toute éternité. Mais que peut être la matière , finon de la terre , de 1'eau, de l'air , du feu , des huiles, des fels , des germes de toutes efpèces , &c. ou d'autres êtres ayant d'autres propriétés ? En effet, que feroit-ca qu'une matière morte , inerte, fans aucune propriéré, finon un être abftrait, idéal, dénué de tont ce qui fait un êtrë j finon une chimère, le rien, le néant? Dè;-la qu'une chofe exifte elle a néceffairement des propriétés; & néceffairement il y a entr'elle & les autres êtres uh ordre quel qu'il foit qui la fait ou laiffe fubfifter, fans quoi elle n'exifteroit pas : cela eft évident. Quoi qu'il en foit, cette matière qui exifte de toute éternité eft maintenant eau, feu, terre , hüile, fel, air, germe des animaux & plantes connus, &c. Cela étant, Y3  ( 34* ) procédés, Hans fa rnarehe, & fu ne verras qifun 1'eaa a ia préfence du foleil doit fe réduire en vapeurs , cette vapeur diffoute par l'air doit fe lever dans 1'atbmofphère , y caufer du trouble, de 1'agitation , foit par la fermentation des matières hétérogènes que ces vapeurs élèvent avec elles, foit parle vuide caufé par 1 abforption des difterens airs qui fe confondent enfemble. L'équilibre de 1'athmofphère étant rompu par tcutes fes cab&Ji & ruines , il s'enfuit ces courans d'air, ces vents, ,ces tempêfes qui chaflent devant eux ces vapeurs, ces nuages qui, réfous en pluic , fernlifent les camprgr.es & empliflent ces réfervoirs d'pii fortent ces fources, ces ruifteaux, ces fleuves qui reportent k la mer ces eaux pour recqmmencer le même cours par les inêmes caufes. Vit-on jamais une feule goutte d'eau s'écarter d'un pied feulement de la pente qui- 1'entraine , & violer ainfi les loix de la gravitation Sc des méca-riques peu:- aller au fecours d'une plsnte qui meurt de fécherefte? Je fais qu'on cbjecterales loix générales: vaine.s reffources ! fyftéme ridicule ! dont on prouvera ci-après Pabfuulité. Encore une fois , nulle marqué d'une providence dans la nature. L'homme feul (i) a le pouvoir de coerdonner des êtres, & il eft le terme & ia fin de cet ordre. Plus il eft éclairé, laborieux & fort, & plus il ca difpofe pour fon bonheur. Mais ni la nature, ni aucune intelligence n'ont rien fait pour lui, ui pour aucun autte ( i ) II fe peut cependant qu'il y ait d'aurres êtres, coaame le cafior, iet abcüles ijui jiout leurs avantages cö-ordeiwent its êtres.  I 543 J ëternel mouvement inteftin de mille mlUiers, d'êtres agiffant les uns fur les auires par leurs propriétés, leur tendance individuelles, combinées avec les loix de la méchanique ( h) , fans motifs, fans deffeins, fans aucun égard k ce que font les autres êtres, même ceux qui les aVoifinent ie plus. Mouvement aveugle, pareil k celui de plufieurs liqueurs qu'on mêle enfemble, lefquelles pour fatisfaire leur tendance fe précipicent l'une fur l'autre , emportant dans le tour- (A) Les loix mécaniques ne font jamais troublées que par les propriétés des corps, comme les propriétés des corps ont toujours tout leur effet quand les loix mécaniques ne s'y oppofent point. Ou plutot dans la nature tout mouvement n'eft qu'un réfultat de combi* naifons des loix éternelles & nèceffaires des mécaniques, & des propriétés éternelles & nèceffaires des corps. Exemple: deux poids dont un de fer , font en équilibre dans les baflïns d'une balance; le hafard approche un aimant du poids de fer, & voila 1'équilibre rompu, les loix mécaniques violées. Tout corps frappé felon les conditions requifes doit fe mouvoir en ligne droite ; mais la gravitation fait décrire une parabole au boulet tiré horifontalement. Tout fluide doit fuivre ia pente qui luï eft préfentée. Mais parmi les fluïdes divers qui coulent dans nn même canal , il en eft qui peuvent rencontrer des corps avec lefquels ils aient aftinité ; alors ces fluides s'arrêtent & s'identifient avéc eux , & réfiftent a I3 pén te qui leur efl offerte. Y4  ( 344 ) feillon de leur mouvement les atomes étrangers qui s'y trouvent, & abandonnant les matières avec lefquelles elles n'ont aucune affinité. Mais fi tu ne peux te paffer d'un Dieu, je veux dire d'un être devant lequel tu puiffes fatisfaire le befoin qui te tourmente de t'humilier, de faire le facrifice de ta raifon , de foumettre toutes tes penfées, tous tes fentimens, ton exiftence ; regarde ce foleil. Quel éclat, queile maj'eftc ! A fa préfence tout naït, tout fe réjouit. L'amour qu'il infpire aux êtres fenfibles eft inaltéiable, univerfel. Nul ne 1'a jamais haï. II eft le père , 1'ami, le bienfaiteur de toute la nature. Compare ton Dieu oifif, invifible, avec cet aftre bienfaifant& refplendiffant de Iumières.Tqn Dieu & tout ce qu'on en dit eft chimérique, abfurde, extravagant, impoffible. Qui 1'a vu , Va entendu ? Qui jamais a prouvé' fon exiftence ? Qui jamais 1'a défini autrement que par des incohérences, des cortradiflions, des abfurdités ? Qui jamais a reffenti les effets de fa provider.ee tant vantée ? Hélas I l'homme innocent, l'homme venueux font écrafés , même en 1'invoquant par les méchans qui s'en moquent, qui abufent de fon nom & a qui tout profpère. Mais ce foleil! qui ne Ie voit avec admiration & refpeét, & ne reffent avec reconnoiffance les effets falutaires de fa puiffance ? Qu'as n tu befoin de  '( 345 ) chercher un autre objet de culte, puifque tóf; moi, & tous les êtres fenfibles 1'adorons en efprit & en vérité ? Sans ceffe nous le béniffons. S'il fe caclie, Ia nature en deuil, languiffante, inféconde lui rémoigne fa douleur. Reparoït-il ? a fa préfence tout renaïr, tout s'anime , tout s'agïte. La joie ce doux élément des êtres fenfibles pénètre tousle:» cceurs , & l'amour rallumant fon flambeau multiplie les adorateurs oe cet aftre vivifiant. Quel culte plus beau , plus vrai.' Culte d'autant plus fmcère qu'il n'a été inventé ni prêché, ni foutenu par la crainte. II eft gravé dans nos cceurs par la main de la nature, du plaifir Sc du bonheur : Sc püifqu'il te faut un Dieu, adore celui -la & n'en cherche point d'autre. L'Egyptien adorant un oignon Sc dont tu ris, étoit cent fois plus raifonnable que tc'u L'objet de fon culte étoit réel. 11 Ie voyoit, le touchoit; Sc comme aliment ou remède , il reffentoit fes bénignes influences. Mais ton Dieu eft le néant, 1'impofiible. C'eft le Dieu des fous & des délireux. Eh bien ? —Ce que vous me dites me confond & me réduit au filence, mais ne me convainc nullement. Vous me faites feulement fentir mon infuffifance. Voue me faites voir que, dans ce moment, je fuis le très-mauvais avocat de la meilleure des caufes. Car je fuis bien perluadé q«e fm ce  naires, ils les ont nommées Dieu.-Voila les deux fources d'oü efl forti cette croyance fi fatale au monde d'un être créateur, feigneur & maïtre ■dej toutes chofes. I. Tout atteflë oire le globe que neus habicens -a,dans des temps trè's - reculés-, éprouvé de graHSés & de terribles révolutions. II n'ofrre pr.r-t.-uit cpe débris, que ruines. Les élémeri's "corijürés önta plufieurs reprifes ébrahljla terre, 1'ont bculeverfêe & ot:t détruit une grande partie de fes habirars. La mer fortie de fon' fein ' a'couvert des régions'immenfi-s,-des déluges ?ont fubmergé • de vaftes centinerts, : der, fcux fouterrains ont ouvert des abunes; & des villes, ' des nations entières ont été eönlïimées ou englouties , &c. Tant-& de fi énou vantables cataftrophes durent frapóer d'une prefende & longue •terreur ceux qai échappèrep.t a hur-furie.' Les ■ hommes-'dans lci.ir cffrö'P ignorant les cautèswh'yfiques ou naturelles de ces événemens terrikles, : rrïoriftrueux 8c fehV&es * "Tic pouvant.croire que * fa-'nature eut awél';'d'ënèrgie pour de fi-grands ?'efFèts,"cHerchè«nr S> 'a-caufe ou l'au- - teuf de- lenrs rr-aux , pour i& k-r de 1'appaifer ~W dé fe la rendre pre piet; Sz ïVè! vw.mi ühioiu' d'eux-'rien qui püt.p.rVêter'le»r penfée, & êt/e l'objet de leurs prièr-is & de leurs ofedes-,' Z  C 354 ) ik imagtnèrent une caufe quelconque diftinguée de la nature, hors de la nature , affez puiflante pouragiter la terre jufqu'en fes fondemens.Cette caufe, ils l'appellèrent Dieu:, fans que ce mot portat aleur imagination troublce d'autre notion que celle d'un être vague, indéterminé , malfaifant qui étoit a redouter Sc qu'on pouvoit calmer. Et comme par-tout les hommes furent frappés de ces effroyables revers, par-tout la divinité fut un êne ïcmbre, farouche, implacab'e; L'épouvante devenue dans le cceur de l'homme un fentiment habituel pafla des pères aux enfans,.& travailla de ftècies en fiècles la notion de la divinité. Elle Torna de toutes les qualités qu'elle put imaginer; fans rechercher fi dies étoient incohérentes, contradicloires, impoflibles, Elle eüt cru s'attirer de nouveaux malheurs que lui en refuferune feule. Et a mefure que ce fantome né de la crainte s'agrandiffoit, plus il troubloit les cerveaux & augmentoit la crainte. L'ambition foutf nue de 1'artifice & de 1'audace fLc bientut mettre a profil ce fruit de la terreur. Elle fe dit la favorite & la confidente da cet être iavifible & redoutable. Elle ofa parler, ordonner même en fon ncm , & le ftupide vulgaire fut auffi-töt a fes pieds, le front profterné contre terre, Qtiï alors que par 1'prdre  'des tyrans cette notion eft tranfm-ife des, pères aux enfans. L'anathöme eft,prononcé contre quiconque n'y croit point. Et 1'incrédul'té quoique , armée de raifons invincibles deyient 4a, yiélime de 1'ambitiom Ainfi , 1'arr.bition d'un cöté , la pufulanimiré&..l'ignprance de l'autre,.nourriffent,étcadent & 'prop.agcnt.ee que l'i.gnorance & la-crainte ent enfanté, Mais. l'une 5c l'autre rai- fonnent mal Sê leurs décinonsne font rien moins que vérité.. . . . , .. ' II. Les merveilles de la nature, le cours réglé des aftres, le retour pérjodieme. des faifons Sc des jours ont pu conduire les cohtemplati-fs k foqpcqnner qu'un être quelcQngue^rcglftoi.t le monde comme un père gouyerftne fa t'-mvAle, comme un monarque gouverne fes états. Et 1'éclat de cette, penfée, les attraits qu elle avoit pom" la parefle 1'ignorance lui donnè.r«nt de la^yogue & p.urent la rendre commune. Tout 'ce.la fe peut 'ft 1'on, s'en étoit term a ce fimple. foupcon 3 on fe feroit épargné bien des fottifes Sf bien des, m;Jheur.s? ,..Ma.i,s,ireyêur„de telles,-& tc'le^ qualités cet être qu'on ne cb.nnoiftpit en Ttiucune manière , en-fa're le créateur de .tcutes chofes, affurer qu en lui feul eft la vie &c le mouvement, dire queile eft fon effence, fa volonté, quellesfont /es penfées j Sic. c'eft le comb'e de Textrava- Z z  gar.cë. Car puifque ce prétendu être n'eft jamais tombé fous les fens, puifque jamais on ne i*a" vil procuire üné' feule aclion qui ait pu faire connoitre fa" manière 'd'opérer / il eft certain qü'ori ne peut dire cle lui ii fur lui que 'des fottifes; & quechacün a également'droit oütort défoutenir les fiennes. Qu'un homme" foupconne des animaux dans la lune ,'on le lui pa'ffe. Mais s'il s'avife dé donner la 'defcripfion de leur forme ,'" ■ deleurs mceurs , de leurs habkudes, on fe moaue';' dè lui.';.'"' v 1 : Ai f Fven 'n'eft' plus rifible cué' h manière dorfr " ce'rt'ains auteurs parient 'de 'cet etre imaginaire c* inonfirüeüx'. 'A les entendre ,'ll femble qrt'ils" ont xèïiï avec lui. lis' en parient comme 'dèi'a' perfonne, qu'ils cor.noiffent le mieux. cc Ce qui 'nous rend les idees génerales' 'fi' » Véceffa¥rés';, :dit''ConduiaeJ c'ett 'l'affimilaticn ! » ;de noTfé'ëip'fït? Dieu 'n'en' a hiï 'bcfrin; fa-coh-~ » 'noijfih'ie'irjlhiè comprejtd tous les ïnu>vidus\ » 'il ne tui e'/l-'pas plus difjicile de penfer a tous «n » même temps , qut de penfer 'a ün 'feul ». D'bfi " CondiUac'ïai^il'ice'a? 'NV{f- il'pfls du défriieY \ riciicule 'de paEUeRxle cet être imaginaire comme on paHeroit'd'une connoiffance inti'me.  r 357 > Principe. On accorde que rien de ce qui eft poffible; que rien de ce qui rt'Impliqiie contradiclion, ne pourroit réfifter a une infinie puiffance fi elle exiftoit : qu elle pourroit bouleyéffer les cieux , déplacer les étoiles , Ie foleil, la iune & toutes les planètes, changer tout 1'ordre de la nature fi toutefbis ces chofes n'implicpient contradiétion; paree que cela eft évident. Mais on foutient qu'il eft tout auffi évident que cette même puiffance ne pourroit faire ce qui eft démontré impoffible, ce qui évidemment implique contradicfion. Paree que ce qui eft impoffible, eft ce qui abfolument ne peut être. Par exemple : il eftdémontré impoffible qu'une chofe ait été Sc qu'elle n'ait pas. été ; qu'elle foit Sc qu'elle ne foit pas ; que ce foit bien fait de maffacrer fon père, fa mère, de fe nourri* de fes enfans vivans, &c. D'oü il faut néceffairement conclure qu'un être d'une infinie puiffance ne pourroit faire ces chofes. Convenez-vous de ce principe fi fimple , aiais fi fécondengrandes vérités.15—11 eft trop évident pour le con'.efter. Le nier, ou croire que ce qui eft démontré impofuble.foit poffible a quelque Z3  (hs') être que ce foit, feroit ancantir toute raifon J rcnverfer toute m diffirentes a■ produiré'des effets contraircs; ce qui eft abfurde, Sic, Cette vérité , que ds deux choses oppo- sées,. ceue. QVl est , est de' toute né> cessité , eft identique avec cate fuite de propofnions. . Telle chofe eft , donc il étoit impoffible que fod contraire ou fon oppofé fut. "" Telle  ( 5<% ) Telle chofe exifte aditellemeat, donc fa nonexiftence aftuelle eft im poffible. Telle chofe exifte aöuellement, donc fon exiftence BÓtuelle eft néceffaire, Telle chofe exifte aöuellement d'une telle manière, donc cette telle exifience aftuelle eft néceffaire. Et en fautant les propofitions intérmédiaires faciles a fuppléer, donc 1'univers eft néceffairement ce qu'il eft aftuellement. Convenes-vous de ces vérités? —Je conviens que de deux chofes oppofées celle quï eft, eft néceffaire. Car c'eft un axiome reconnu , indubitable , qu'il eft néceffaire que de deux chofes oppofées, l'une foit. Mais dire qu'il eft néceffaire que de deux chofes oppofées l'une foit , n'eft-ce pas dire qu'il eft néceffaire que l'une ou l'autre foit , que Tune ou l'autre eft ' néceffaire ? Mais fi l'une ou l'autre eft néceffaire, il eft évident que c'eft celle qui eft, tk non pas celle qui n'eft pas. Je ne puis donc difconvenir de cette vérité, elle eft trop évidente. Mais j'ai de la peine a en conclure que 1'univers eft néceffaire, & que néceffairement il eft tel qu'il exifte aftueilenient. Cette appiication d'une vérité fpéculative a un fi grand objet me paroit bien hardie, même téméraire. Ef que fait la grandeur de l'objet ? Si le principe eft vrai , A a  ( J7° ) <ï 1'appUcation n'ayant ni plus-ni moins d'étendue, eft identique* -fiu principe. S'il n'y a que les termes de •différens , 1'appücation efr jufté Sc la conféquence eft aufii vraie que le principe: puifque c'eft le principe hfirmême en d'autres -t ; , Celui-la : fes voies font impénëtrabïes, elksine font pas les nötres. Ce qui felon nous efl injufte & mauvais, eft bon & jufte felon lui : ce qui pour nous eft erreur eft vérité pour lui , & ce qui eft vérité pour nous eft erreur pour lui; & on le crut On les crut!.... Mais.du moment que cet épouvantable amas & d'abfurclités > % d'horreurs, & de monftruofités ne foulève pas le bon fens, toutes les facultés de 1'entendement font perverties. Notre efprit égaré, confondu n'a plus de moyens de diftinguer le jufte de Tinjufte, la vérité de 1'erreur. Alors le fage eft méprifé, maudit, perfécuté,& l'imbécüle comme 1'impofteur eft chéri, honorc , confuité comme un oracle. Alors tout ce qui eft fimple, naturel , fait pour être cru & fuivi,eft rejêtté; & 1'incroya■ble, 1'abfurde, 1'impoflible oat feuls des attraitsAlors 1'atrocité eft vertu, & le bienfait & ia reconnoiffance font des crimes. Combien de forfaits, de meurtres, de parricides, de perfldies atroces pour avoir cru, fur la foi de monftres intéreffés, que, pour plaire a cet être fantaftique, il falloit ïenoncer aux lumières de la raifon , aux fentimens de la nature! Les mosiftres ont fait égorger de fang-froid père, mère > frères & bienfaiteurs. Que la raifon cultivée foit donc votre feul guide. Elle feule peut nous faire diftinguer la Aa4  (376) vérité de 1'erreur • ce qui nous eft utile de ce qui nous eft rrarfibte. Elie feule peut bien réglér nos penfées, nos a&ions, bien co-ordonner toutes nos démarches. Sans doute que ce qui eft fort au deffus des puiffances d'un être peut être irès-facile pour un autre. Mais croyons fermement que ce qui implique coniradiclion ne peut être :• que 1'impoftible démontré eft impoftible pour tout être, même pour celui qui auroit 1'infinie puiffance , fi 1'infini quel'qu'il foit pouvoit convenir a un être exiitant. Car qui dit un être exiftant , dit une chofe néceffairement incréé, néeeflairernent borné en'tout, néceffairement étendu, matériel, néceffairement foumis a !a fatalité. Tellement que c'eft une abfurdité, une contradi&ion dans les termes que dire, un être créé, un être libre, un être fpirituel ou immatériel, un être infini de quelque facon que ce foit. Enfin , ou il faut abjurer toute raifon, fe vouer a f imbécillité, defcenclre au dernier rangdes dernières brutes, tk dès lors fe réfoudre a être le jouet de tout frippon, 1'efclave de tont arnbitieux & la viclime de tous les fléaux; ou croire avec une égale affürÉricé, & dire avec une égale fermeté que 1 &c z font 4, que rien ne peut produire rien, que ce qui eft inérendu eft le néant, qu'il eft injufte & m'ême atroce de  ( 377 ) faire fouffrir avec connoiflance de caufe la moindre peine a l'homme innocent, &c. &c. Tout adouciffement , tout tempérament fur ces vérités évidentes &c autres pareilles, font cdieux & révoltans. Ils décèlent un efprit aveugle , incertain , une ame foible , un caraclère nul. Mais revenons aux grandes vérités que nous venons d'expofer & voyons ce que néceffairement on peut en conclure fur votre être fantaftique que vous appellez Dieu- Je dis que ne pouvant pfouver direékment que 1'être auquel vous prétendez croire n'exifte pas, (car comment prouver la non-exiftenca d'un être qui n'eft que dans 1'imaginatisn des hommes.-5 N'y a-t-il pas même injuftice & folie a exiger cet:é preuve ? ) je pourrai du moins affurer avec certitude , d'après les vérités que je viens d'établir, que fi cet être exifte, il eft matériel, qu'il eft borné en tout, qu'en tout il eft foumis a la fatalité, foumis néceffairement a 1'action de tous les êtres qui 1'entourent ou dont 1'aétion s'étend jufqu'a lui , qu'il ne peut rien créer , rien anéantir, rien découvrir de 1'avenir, puifque 1'avenir n'exifte pas; enfin, qu'il ne peut agir fur les êtres a portée de fon aclion , que comme être matériel : pouvant cependant avoir des qualités fupérieures aux  ( 378 ) nótres , & méme qui peuvent nous être Inconrsues: mais que dans i'ufage de fes propriétés ou facultés , il ne peut s'écarter des loix de la géométrie & des méchaniques combinéesavec les propriétés des êtres exiftans. Qu'il y a loin de cet être quelque puiffant qu'il puiffe être, de quelques propriétés dont il foit orné, i votre Dieu ! Et tl ce n'eft pas pYouver la non-exiftence de cet être , vous m'avouerez que c'eft le réduire a bien peu de chofe. Et ft a toutes ces vérités, vous ajoutez que cet être ne s'eft jamais annoncé de quelque manière que ce foit, que jamais on n'a pu donner de preuves de fen exiftence , que jamais il n'a produit dans 1'univers entier une feule action qui puiffe Le faire foupconner; car dans aucun temps , dans aucun lieu , perfonne n'a vu la nature s'écarter un moment des loix réfuhantes des propriétés de chaque corps, 6c des loix de la méchanique & de la géométrie: natura fibl femper confona. Vous conviendrez qu'en cumulant toutes ces raifons & toutes ces preuves, la non-exiftence de votre Dieu eft auffi bien prouvée qu'il eft poffible de prouver la nonexiftence d'une chimère; & encore qu'il eft peu de chimères qui prêtent le flanc autant que la.  ( 579 ) votre h tous les coups qu'on veut lui pott&'.T.iU "Eh bien! qu'avez-vous a répondre ? — Je fuccombe fous le poids de vos raifons qui rne paroiffent victorieufes. Elles ëtonnent, elles éclairert même mon efprit : mais elles portent le trouble dans mem ame , elles la déchirent. Et dans ce moment je fuis mal avec moi* même. Un je ne fais quoi me ramène violemment a la créance d'un Dieu, & veut que mon efpriï rejette vos raifons qu'il ne peut cependant s'empêcher d'admettre. Je ne le vois que trop , il eft bien plus facii'e d'éclairer 1'efprit que de purger 1'sme dfs fentimens dont on 1'a pêtrie dans 1'enfance , qu'ön n'a ceffé de fortifier par les difcours & les exemples mul-tipliés, & qu'on a environnés de la'terreur. Laiffez-moi refpirtr. Ceffez de 'combattre 1'exiftence de Dieu. J'y crois: je veux'y croire. II eft fi doux, li confolant de trouver dans un être tout-puiffant a qui rien n'éft caché un protefteur, un appui, un père qui veille fans cefie fur fes enfans. Hélas! que dites-vous? Sans doute que ce feroit une chofe bien defirable qu'un être rempli de fageffe, inftruit de tout, encore plus au deffus des rois que ceux-ci le font de leurs fujets, daignat s'occuper des chofes d'ici-bas. Que, fans accepticn de perfonne, du puiffant &  diifoibk; éa Hche & du pauvre, il protégéêe 1'mnocence &. cor.tint la perverfité. Croyez que ce fouhait efl dans Ie cceur de tour homme honnête. Mais parlez vrai. En efbil ainfi de votre Dieu?. Ce Dieu fourd , aveugle, oifif, infoucieux , a-t-ii jamais accouru au. fecours oe Ia vertu opprimée par Ie crime ou 1'ignorance f Voyez .les Langlade , les Calas , les Sirven, les chevaüer de la Barre, les.JeanHus, les Jeröme de Prague, les Bameveld, heette multitude innombrable de viöimes innocentes qui, pour leur croyanee, expirent dans des tourmens inexprimables ou ianguiffent dans des cachots ténébreux. Ils implorent en vain ce Dieu infenfible & fourd k leurs cris douloureux. D'un autre cöté, voyez ces fcélérats , ces brigands cöuronnés; voyez ces harpies voraces & cruelles, en tiare , en micre , en foutane, monflres auffi funeftes, pafter des jours heureux & tranquiiles, quoiqn'abreuvés & nottrris du fang & de la chair des hutr.ains.- II n'eft que trop vrai. Mais après leur mort....—Ah .' je vous entends. Pour que votre Dieu foit de quelque utihté, pour qu'il paroiffe bon k quelque chofe, il faut encore fans preuves, fans motifs & contre toute raifon , admettre cent autres chimères non moins extravagantes : fans quoi votre  ( 38» ) Bieu, ce père des abfurdités , n'eft bon \ rien, devient a rien. Quand on y crcit, il faut dé toute néceffité •.croire a une ame inétendue, fpirituelle, agiffant fur des êtres 'étendus , &' affeciée par eux, Btofcut croire i tin libre arbitre',''* une origine .du.bier Ju mal, a une prefciencc, è une -providence , k un paradis, iun -erifer , k des diables , è des anges , tkc. Toutes abfurditós •cöntraciiétoires ie combattant, s'entre-détruifant ,1'une l'autre, heurtant le bon fens', & qui, a'la honte de-1'efprit humain, bnt occupé pendant ■des- -ftècles Hts têtës les plus- penfantes, fans ■ qü'il en /an réftuté pour l'bumanité qu'un plus grand abrutiffemem & plus de moyens de Ia tourmenter. Cent fyftêmés -"aifm^Tmbles, auffi iimp.ertinens les uffs qiPe le-, autres'ont été imaginés pour lésconcilier ouTè^éfoudre, Et ro ites ces monftriïofirés:, nées de fa feide croyance d'un Dieu,.s'évanouiffent a la fejeöion de certé chimère. • j q ■ ' En effet , de- Ia croyance d'un Dieu , découlent néceffairement ces queftións auffi ab* furdes qu'ihfolubles. Pourquoi le mal .eft-il fur ia terre ? Comment la providence , attribut néceffaire d'un être infiai en lum'ières , en fageffe , eri''bonté ,"en puiffance, peuï«elle s'accorder avec 1'opprefiion  _ ( 3§* ) de 1'innocence , ie iriomphe & la félicité des pervers , & tous les défprdres phyfiques tk. moraux qui défolent & contriflent la terre ? Qu'eft la prefcicnce ? autre attribut néceffaire d'un Diei . Vcit-elle ce qui n'eft pss encore, 1'avenir > voh-elle les futurs contingens > Comment la concilier avec le libre arbitré, certe liberté.d'indiffjrence inexplicable , en oppofition avec toute la nature, démentie a chaque inftant par les faits & qu'il faut néceffairement acccrclcr a l'hcmme, pour qu'il y ait quelque relation entre ce Dieu & lui, &c. &c. &c? Toutes queftions, qui couvrent la nature d'un voile fombre & épais , & empêchent d'en démêler les traits. Queftions, qui égarent les efprits & jettent dans i'ame un trouble qui la tourmente. Atimes immer/es ü'ahfurdités , ou depuis cu'pn. a commencé a raifonner & è crozre un Dieu, .tous les penfeurs, mêineceux du plus grand génie, ont perdu leur bon fcjrife, Queftions enfin, auffi abfurdes par toutes les contradiöions qu'triles renferment , que cel'e qui exigirok cetre folution: comment i & 2, ou plutöt ccmment 4 peuvent-ils'faire 5 ? & qui feules suroient du dcfabufer de la croyance d'ui-; Dieu. j$jgfl ■ Mais fitöt que cette chimère d'un Dicj eft rejettéc, la natute jfr mQhtre a découvr' > 'a  c m) cal me renaït darts 'es ames, & la raifon reprend fes droits. Elle nous dit cette raifon, que tout étant néceffdre, tout eft, a été & fera.ce qu'il doit être.-' que chacve être agjg & patir r.éceftaic rement fe'on fa nature: qu'il n'y a ni ordre.ni défordre ahfola, que tout eft ce qu'il doit être:: qu'étant homme , il faut fubir le lort- attaché a 1'hurtianité , qui ne peut avoir les ailes des colombes, la longevisé du chêne, ni l'infeufibilité du roe. Qae fe plaindre de fes maux , c'eft fe plaindre d'être homme. Quï- fi nos maux deviennent infupportables &;incurab!es, Ia nature ■indulgente nous oftfe au moment defi-ré ,1'impaftibif té dans un fommeil deux, tranqui'de Sc éternel : préfent précieux qu'elle n'a fait qu-è 1'homme & qui ne peut effrayer que'ceux dont le cervesu eft attaqué de la divinité, de ia fpiritualité de I'ame, de f ;n immortalité, de diables & d'enfer, & de cent autres maladies vpareilles. fy% L'homme enfin, défabufé des erreurs oii l'avoit plongé la croyance d'un Dieu., connoitfant fa nature éphémère Sc foible, fachant qu'il n'y peut rien changer, que comme tous les autres êtres il eft foumis a la fatalité, entrainé comme eux Sc avec eux dans ce flux éternel du temps Sc 'des événemens qui froiffent, briferit Sc détrui'fent tout, fe réfigne k fa deftinée; il s'srrange,  fe co-ordonne a fon plus grand avantage avec ■les êtres qui l'environnent; il cherche , non clans le ciel oü il ne trouva jamais que chimères, que vifions fantaftiques , impuiffances défordonnées & fouvent défefpérantes , mais dans la nature , un appui a fa foiblelfe & des remèdes ou des' confolations k fes maux, & le plus fouvent il lesy tfouve. Je fais que le fage rit de toutes ces queftions ; mais commeot ne feroit-il pas indigné lorfqu'il entend parler de providence & qu'il voit les "Galas'es chevalier de la Barre, cVc. expirer dans des tortures inexprimables; & ce Louis XV, le plus vil des humains, entouré de flatteürs, de maitreffes, buvant k longs traits dans un lorg règne & fous les jours de fa vie , Ia coupe enchantereffe des pUffirs , fans être tmu un feul infant de ces crimes juridiques & "atrcces qui! connöiuoit , & qu'il pouvoit tc devoitprévenir ou réparer/ Pour'mon repos, pour mon bonheur, vous voulez que-jè-croiea votre Dieu. Mais qui m'afiüreraquecét être invifïble&tout-puiffant,donton ;ne connoït ni les qualités', ni les vertus, m les mceurs,nefeplaira pasame tourmenter,moiquia fes yeux doit être d'un prix infiniment moindre que ne 1'eft , par rapport a moi , le,plus chctif «des infecfes que j'écrafe fanspitié ? Qui me raflurera ?  . (3h ) ■wffurera'? vos raifonnemens, vos bypotbèfes? hélas ƒ ils ne peuvent que m'effrayer: puifque vous convcnez que vous n'avez nulle idée de fon effence , de fes attributs , de fes motifs & de fes moyens d'agir; que vous foutenez que fes voies font impénétrables , qu'elles ne font point les nötres, que nctre juftice n'eft point la fienne. Auffi vos dévots les plus vertueux tremblentr ils lans ceffe en fa prétendue préfence. Ils ignorenc jufqu'a leur dernier moment s'ils font innocens ou criminels a lés yeux. Queile sffreufe exiftence pour ceux dont 1'efprit eft perverti par la croyance d'un Dieu! II eft bien doux, croyez moi, bien fatisfaifant de connoitre les êtres avec lefquels on a quelques rapports: d'être perfuadé que ceux-la feuls que nous voyons, que nous touchons, que nous connoiffons peuvent agir fur nous. Sürs que ces êtres font foumis a la fatalité, qu'ils ne s'écarteront jamais des loix de leur nature , qu'ils feront toujours ceque toujours on les avu être; en étudiant leurs p-opnétés, leurs mceurs, leur difpofition, on fait a quoi s'en tenir. L'océan en courroux n'a plus rien d'effrayant, même fur fes bords. On fait que ces mers, quetque menacantes qu'elles foient, bien loin de s'élever a la hauteur de 20 coudees , ne dépdlèrort pas •d'un pouce les limites qu'on leur connoït; pub .. Bb  ( ?86 ) ■ paree qu'on eft certain qu'elles font inévita^ bleme.it foumifes aux loix de la gravitation. Le feu, cet élément qui dévore tout, on eft fur qu'en le conduifimt feion les loix de fa nature & qu'on lui cornoit, il fera toujours utile & jam, is ftu.tfte, &C. Enfin on fait ce qu'on doit efpéier & ce qu'on doit ciaindre des êtres qui nous environnent. Et ftlon les circonftances &C avec de la prudence on s'arrange, on fe place, on fe co-ordonne avec eux de la manière la plus avantageufe ou la mcins défavorab!e. On apprivoife ou Ton écarté avec foin ceux qui peuvent nuire , on s'entoure de ceux qui peuvent être utiles ou agréables. Et s'il en eft, comme les tigres tk les tyrans , d'aflfez féroces pour ne pouvoir" être adoucis , on les enchaine ft on le peut ou 1'on fe met hors de leurs atteintes. Mais être en tous lieux, en tous temps fous la main d'un être invifible , dont on ne connoït ni le ca-aöère ni les mceurs, dont la juftice n'eft pas la rótre, qui peut mettre fon p!»ifir a tourmenter & qui eft tout-puiflant / il y a de quoi faire frémir tous les inftans de la vie , de quoi faire détefter fon exiftence. —Enfin fi telle eft votre manière de voir & de penfer, je vcus plains. Mais du moins vous conviendrez qu'il feroit bien dangereux de donner de la publieité a cette opinion. —Qu'appellez-vous, opinion? c'eft votre croyance d'un  ( 3§7 ) Dieu qui en eft une : puifque vous ne pouvefc prouver fon exiftence, & que vous n'avez aucun motif fondé pour y croire. Mais moi qui prouve fa non - exiftence autant qu'il eft poffible de prouver celle d'une chimère, je me rends a une vérité démontrée , & ne foumes pas comme vous mon efprit a une folie. Mais fans difputer fur les tennes, je foutiens que cette vérité , qu'il n'eft point de Dieu, ne fauroit être trop répandue, ne fauroit être trop commune. Je foutiens que le plus grand fervice qu'on puiffe rendre k 1'humanité eft de la gu.érir de cette fauffe opinion , fource principale de prefque tous les maux qui font de cette terre une vallée de larmes. —Vous pouvez penfer ainfi ? —- Affurément. —Mais qu'? gagnerez - vous ? Quel fruit en retirerez - vous? Tes enfans k ta voix feront-ils plus dociles ? Tes amis au befoin plus sürs & plus utiles? Ta femme plus honnête ? & ton nouveau fermier Pour ne pas croire en Dieu va-t-il mieux te payer? VOLTAIRE, épitre a V auteur des trois importeurs. —Laiffons ces petits détails ; ils prêtent a la difpute, éclairent peu, & le plus fages'y tromp?. Mais voyons les chofes en grand. Que nos afft-rtions foient tirées de la nature humaine & puifées dans 1'expérience de plus de vingt fiècles. Bb i  ( 388 ) Je dis donc avec affurance : i°. Que ] homme auraun mafque de moins: Sc vous con iendrez qu'il eft toujours avantageux de connoitre ceux a qui on a k faire. 1°. Que l'homme aura de moins k porter un jong bien pefant 6i qu'il n'en a déja que trop. Remarquez que je ne dis pas que ce joug accaMant eft fans utilité. C'eft la queftion que nous réfoudrons dans un moment. Mais toujours eftil vrai qu'il aura de moins un joug qui 1'accab'e & qui abforbe prefque toutes fes facultés. 3°. Plus d'hommes de génie s'occuperont aux chofes utiles, & auront plus de temps peur s'en occuper.Voyez combien les plus grands hommes, les Newton, les Clarke, lesLeibnitz, les Defcartes, les Mallcbranche, les d'Arnaud , lesBoffuet, les Voltaire, &c. &c. &c. ont perdu de temps a raifonner fur cette ridicule & funefte chimère , & combien cl'abfurdités elle leur a fait cbre.Mallebranche, ce génie fi élevé & fi confcquent dans fes principes erronés, ne s'eft égaré que par fa religion. 4°. Je vous accorde que les méchans n'en deviendront pas meilleurs; mais la perverfité aura moins de moyens de tourmenter: & les bons qui refteront toujours bons, (paree que la bonté eft bien moins 1'effet du dogme de la divinité que d'un naturel heureux &d'une éduca.  ( 3§9) don fondée uit une morale univerfelle, puifée dans la nature humaine, la feule utile & profit ble a l'hommeferont moins fouvent dupes &c moins foüvént pcrfécu és. Ces avantages font ineftimables: ils ne peuvent être conteftés : & ceux qu'on nous promet de la croyance d'un Dieu, ne font que de vaines ' déclamations que 1'on n'a jamais vu réalifer. Les légiflateurs ne feront point trompés dans leurs moyens de conduire les hommes. Or, pour que ces moyens foient bons, il n'eft pas douteux qu'ils ne doivent être géncraux, les mêmes pour tous, & que leurs effets doivent 'être apparenf. M.is le frein de 'a religion eft un frein fecret, invifib'e , qui n'agit que fur les cceurs. 11 ne fera donc jamais général cchime celui d'une bonne police ; & fes effets ne feront 'jamais appercus clai' ement; La p'upart des hommes , ou paree qu'ils font trop éclairés pour croire a des ineptie?, ou paree que leur croyance prefque toujours foible , incertaine Sc morte eft fans efet, fe conduiront rarerrïent d'après les préceptes de leur religion. L'exemple de tous les fiècles juftifie ce que 1'on avance. —Mais le légiflareur ne pourra t-il pas forcer a fuivre telles &c telles pn-tiques extér eur s de rf'ig;on ?—Sans doute il le peut : & s'il i'ordonné , ces pratiques feront obfervées; mais ce Bb3  ( 39° ) fera comme loi de police , & non comme précepte de religion; 8c alors le cceur n'y ayar t aucune part, ces petites pratiques bien loin de procurer nn bien a la chofe commune, ne feront par leur obfervance que des hypocrites qui en impoleront aleur conducteur &quiaccoutumes a fe jouer des chofes les plus faintes felon l'opinion de leur légiflateur, fe permettront de faire dans le fecret 8ca 1'infu des loix tout le mal qu'ils pourront. Car enfin quel bien peut - il réfultcr de confeffions fans repentir, de cominunions fans foi, & de mefles fans que 1'efprit 8c le cceur y aient part; 8c enfin dejeünes, d'abfti* nences, de macerations qui ne font que fimagrées ? — Et qui contiendra le peuple 1 — De bonnes loix tenues toujours en vigueur, des furveillars civils ck mu'tipliés armés d'une autorité iufhfante , 8c une inftruclion foutenue Sc bien dirigée. Soyez bien fur qu'il n'eft que ce feul moyen. Vainement vous multipderez les préuicateurs, les miftionnaires, les confeffeurs, Sec, fi i'inftruétion eft négligée Sc fur-t..ut fi vous laifftz dormir les loix, fi vous fufpendez les magiftrats de leurs fonttions; bientöt .les prêcheurs &c les prêchés couvriront la terre de vols, de rapines, de brigandages,de meurtres &d'atrocités de toutes e^èces. Je connois , Ie  ( w ) peuple pour l'avoir étudié long-temps. Par-tout je 1'ai vu menteur , parjure , ivroghe, voleu% agiffant toujours fourdement & par des voies obliqdes t rampant quand il demande grace , infolant & atrocé dès qu'il a quelqu'avantage ; commettant enfin tous les maux, tous les crimes qu'il p'éut commettre a 1'infu des loix. Par-iout vous le verrei ardent è foutenir fes fairtts, fon Dieu, dont il ne connoït que le mot; attaché: avec paflion aux fêtes, aux cérémonies de l'éghfe, fe co?fefler , comm'unier réguliere ment, tk dévorer fon biénfaictur dès qu'il le peut. Voila le peüpie: Ce n'eft point dans les grim des villes qu'on apprend a le connoitre (/>,- c'eft dans (l ) Ce n'eft pas non plus au théatte ou les poëtes en parient & le peignent , comme les théologiens leur Dieu qu'ils ne connoiffent point. Les fautTes opinions qu'en donnent les auteurs n'ont que trop fouvent égaré la juftice, Prévemis par ces fauffes peintures , trompés par les impoftures, les calomnies , les larmes feintes de leurs ellens , les juges n'ont que troD fouvent par c< mmifération, dépouillé injuftement ühomme a:fé & riche pour donner air peuple. Celui qui a dit qu'on ne devoit au peuple ni tort ni grace, ipais juftice, leconnoiffoit mieux & adit une bien grande vérité. D'aiUeurs, la juftice ne doit faire acception de perfonne. Ce n'eft que dans le doute inv ncible , & quand abfolument il faut prononcer, qu'il faut faire pencher la balance du cöté qui a le moins. Bb4  C 392 ) f«s campagnes, «lêlé , confondu avec lui , ayanc; avec lui de fréquens rapports. Et vous prétendez que la religion le contient ? Pour le peuple, la religion efl feulement un moyen de plus d'exercer fa férocité, quand le fanatifme allumant fes lorches & déployant fes fureurs a brifé le frein qui le contenoit. J'ayoue que ces mceurs effroyables font dues a nos gouvernemens infenfés 6c barbares, qu'ils font juflement ce qu'ils doivent être pour les produire, & que fous une législation fage, éclairée, appropriée a la nature humaine, ces mceurs fen ient bien difFérentes. Mais enfin elles font telles aöueileihent & la religion" ne les amende poinr. —Mais les rois ? vous conviendrez que de&, le feul frein qu'ils aient ? que s'il leur eft öcé, il ne fera plus rien qu'ils ne fe permettent r —La religie n fervir de fre n aux rois! vous voulez dire de prétexte ? Ah ! croyez que rien ne hs retient que la crainte de foulever leurs peupfesj de les poufler au défefpoir qui en a arraehé plus d'ur, du tröne. Mais combien en coraptez - vous qui penfe nt a Dieu,, qui le prennent pour téthÓfoiët pr a* juge dë leiirs aftions , qui ne1 feconduiienf que d'après lt s préceptes de leur re-: ligi< n ? II o*en eft peui -être pas un fur cinquante; & ctt un i.it plus de mal alon état, afes peuples  ( 393 ) par fa dévotion , que ceux quï fans être dévöts, font ambitieux & portés aux voluptés. Cet un fe foumet a un prêtre, a un jongleur qui pour tirer parti de fon royal penitent y commence par achever de le betifier, Cette oeuvre faite, il lui-fait employer toute fa puiffance a abrutir f n peuple , a lui öter. tour reffort, toute aclivité , route émulation, tout, jufqu'& da faculté de penfer. Les fciences & les arts rendus fufpeéts font exilés, Et comme les prêtres n'ont que les voies de l'impofture & de la perfécution pour aller a la domination , pour attirer a eux 1'or & les hommages dont ils font jaloux, & non de leur religion dont ils font peu de casj le confeffeur , le.dire&eur.fe font donner & a leurs affiïiés par fon imbéciile penitent, Ie funefte pouvoir d'interpréter les paroles , les penfées , de fcruter les cceurs.,de rechercher les confciences , & enfin de contraindre la penfée & le fentiment. Alors le trouble, la difcorde , Ia défiance, la crainte, la défolation font pa^tout. La divifion eft dans les families: le fils s'arme contre le père, ie frère contre le frère. Les têtes en dé'ire abandonnent les affaires de 1'état , & ne font plus occupées que de queftions de,théologie;. & bientöt la nation iaprès avoir été la rifée & le mépris des nations étrangères en deyient laproie..  ( 394 ) Voyez Louis XIV ; tant que fa grande ame ne fut ag'tée que par l'amour des triomphes tc des voluptés, il ne fut que diffipateur. Grand défaut fa? s doute , puiiqu'il traïne è fa fuite une fould de maux qui a la fin peuvent renverfer un Etat, ma's que cependant une fage économie & une conduite ferme peuvent réparer. Mais quand il devint dévot, il fut cent fois pis, cent fois p'us funefte a 1'Etat, a fes fujets. Du moins dans fes d.ffipations qui toutes portoient un air de grandeur , &c qui fouvent avoient un but très-utile, fes peuples étoient heureux par lopmion & c'eft beaucoup.. Ils partageoient la gloire du prince : ils en jouifloient. Le commerce floriffant au dedans & au dehcrs réparoit en partie les maux de la diffipation. L'Etat étoit refpecfé, la nation étoit pleine d'énergie. Les örts , les fciences en honneur furent cultivés ; & par lerr maturité prrparèrent le fiècle de lumières qui a f iivi. Mais quand les prêtres par la peur du d able euient. dégradé le mcnarque > qup le morarque Let;fié eut abjuré la raifon, qu'il eut foumis tou.es fis penfées, fes fentimens, tout fon être a ets farceurs de 1'auttl • efpè:e fi dangercufe, & plus nuifible , plus méprifi.be cue ces farceurs de la foire qui, fans nuire au peup'e , fufpendent au moins quekiues inftuns le fentimtnt de la mifère; alors il de-  ( 195 .virrt le fléau 1e plus défaftreux de fon empire ; qu'il couvrit du voile fombre de la défiance Sc de la crainte. II dtvint le perfécuteür c!e fes propres fujets, de fes fujets les plus fidèles , qu'il livra a toutes les fureurs kc a toutes les paffions de la prêiraille, ennemie-née de tout merite , de toute vertu, de tout favoir, de toist courage , de toute grandeur d'ame. Les ténèbres fuccédèrent a la lumière, la ftupeur a l'oötvite, les défaites aux triompbes, & la trifleffe 8c 1'ennui k la joie & aux plaifirs. Enfin it fit a fort empire des plaies profondes, cruelles & irréparables. Et cet hotnme qui avoit été chéri & refpeété, mourut haï & méprifé pour avoir été dévot. Voyez Louis IX, dit le faint; tant qu'il ne confultoit qi'e la raifon il étoit un grand homme, un bon roi. Sitöt qu'il devenoit dévot il plongeoit le royaume dans toutes les calamités, &c... —Je conviens avec vous que toutes les religions font abfirdes, infenfées, qu'elles font la honte de i'hurnanité. Je conviens encore que prefque toutes s & fur-tout les reügions juive & chrétienne ont été fi atroces & fi funefles au genre humain, qu'elles doivent être exécrtfbles k tout homme éclairé, jufte, fenfible & voyant bien: puifque les crimes les p'.us noirs & les plus multipliés ont été ccmmis par elles.  Maïs de que' inconvé.'.ier.t pourroit être fu'vie Ia croyance d'un Dieu ? II me par< ft au contraire bien évident que cette grande vérité ou opinion, comme v ous voudrtz -l\,ppe-ler, qu'il exifte un être ere. t.ur & confervateur de 1'univers, toutpuiffant & voyant tout, rémurérateurdes bonnes a£h. >ns & puniffeur des mauvaifes, ne peut être que très-avantag ufe, annoncée pure & fans aucun mélange d'inventions humaines. Je fuis fi convaincu de cette vérité, que je penfe avec un grand homme que ; Si Dieu rftxifioit pas il faudroit ïinventcr. Voltaire. Examinez cette queftion intércffante fans préVention, & avec toute l'attention dont vous êtes capable : & je ne doute point que vous ne 'foyez de mon avis. — Nulle erreur ne peut être utile, tót oti 'tard elle eft funefte, & bientötreconnue elleexcite la rife ou l'indigr.ïtion. Abrs fi 'on s'obftine a vouloir qu'on la refpeefe, il faut des chatimens. Des charïrhèns pour fr utéiiir une erreur recoririuê J queile aftrcufe politique! Elle prouve b;en que le fouverain, le prê re qui 1'émpfoiÉt font des imbécilles, ou que leur but eft bien plus leurs intéréts particidiefs que 1'utilbé publique, que c'eft pour dominer, opprimer tk nou  t 397 ) pour maintenir 1'ordre & Ia paix. D'aïlleurs, faites bien pour être agréabie a Dieu & mériter fon fainr p-radis , fiyez Ie mal pour éviter fon courroux & les flammes ce 1'enfer, propos qui tcuchent peu ; paree que cet être ne tombant point fous les fens , n'étant que très-vaguement dans i'imagination, n'agiffant jamais , foit pour venir au fecours de la vertu opprimée , foit pour chatier ou contenir la perverfité, ne peut affeöer I'ame en aucune manière; & les récompenfes & les chaiimens n'étant vus que dans un avenir très-éloigné , pour une autre vie,-& tenant toujours un peu,quoiqu'on en dife, del'incer^tudenefontaucuneifet.Maisfaitesbienpour être heureux en ce monde , pour être efiimé, chéri, fecouru de vos femblables; abftenez- vous du mal paree que vous ne pourriez être que malheureux en excitant le mépris Sc Ia haine de ceux qui vous enrotirent; cette morale bien développée fe fera toujours écoutcr, patce que ttntérêt reconnu, fenti eft le feul mobile de nes aétions. II eft bien vrai que cette morale quoique fondée fur des motifs vrais, apparens & fenfibles, n'aura pas tout fon effet fous une légulaticn oii le vice mène aux grandeurs , aux richefles , k la confidération, Sc oü il eft accueilli, mieux, ou du moins aufli b;en que la vsrtu; maïs elle en aura encore j.1 efl ce qa>ik w .« importe encore aux prêtres que l'homme foit pufillanime , fans force , fans courage, afin qu i\ leur foit foumis , obéiffant en tout IIS tiendront donc fans ceffe fon ame abattue par Ia crainte. A cet effet ils occuperont fans ceffe for. imagination de I'idée d'un fpeétre hideux effroyable, toujours furieux, toujours prêt l frapper, qu'ils diront tout-puiffant, fcrutateur nes cceurs préfent par-tout quoiqu'invifible. Ils parleront fans ceffe d'un enfer prêt a engloutir pour 1'éternité quiconque dans Ia plus longue carrière aura une feule penfée, un feilt  ( 409 ) «3efir contraire a ce qu'ils ordonneront: & c'eft ce qu'ils font. II importe encare aux prêtres de tenir fans relache les hommes occupés matériellement de chofes qui puiffent les empêcher de réfléchir, de regarder autour d'eux. En conféquence , aux idees lugubres, défefpérantes dont ils rempliront & occuperont 1'entendement, ijsajouteront la néceffité de la pénitence, de la prière , du jeune , des macérations, des rieuvaines, &c. Ils inventeront des offices de toutes efpèces, des confrairies, des rofaires , des chapelets, des faluts , des miffions, &c. Ils attiferont dans nos cceurs les hainesles plus vives, les plus durables contre tous ceux qui leur déplaironr. Ils diront, répéteront que cette vie n'eft qu'un paffage, qu'elle n'eft donnée de Dieu que pour faire fon falut: & qu'on ne le fait que par les prêtres. II faudra donc fans ceffe confulter fon dire&eur ; être fans ceffe aux pieds de fon confeffeur; recevoir humblement, aveuglément tout ce qu'ils ordonneront; enfin, ne voir , ne penfer, n'agir que par eux; & renoncer a toutes les affaires de ce monde: & c'eft ce qu'ils font, &c. &c. Ainfi ne point connoitre ce monde, avoir la tête remplie de chimères, de fantömes effrayans , nourrir dans fon cceur des haines  ( 4"> 5 ïmplacables dirigées contre Ie mérife & la vertu/ être fans ceffe tourmenté par la crainte, fe croire vü, méprifable , fait pour les outrages , fubir tcutes fortes de jougs & bénir fes fers, chanter fa hente, fa fervitude : voila l'homme formé par les prêtres. Et cet homme eft celui de tout 1'univers, depuis lepatre jufqu'au monarque, quand la violence des paffions données par la nature ne 1 'emporte pas hors du cercle étroit que lui ont tracé les prêtres. Et fi nous ne nousappercevons pas de cette lèpre honteufe de nos ames , c'eft que nous en fommes tous également couverts, & qu'en la fucant avec le lait de notre nourrice, nous penfons que la nature nous a fait tels que nous neus voyons. Suivez cês fiers potentats qui font gémir les peuples fous Ie poids de leur oppreffion, ils ne font pas une démarche vers une nouveauté qu' Is ne f/ fiatent d'annoncer avec affeétation qu'i's reSpeêleront les droits du clergé qu'i's favcr.t être pas des droits (s), qu'ils favent bien être è s ufurpatiens ; tandis qu'ils violent indt'c mnnnt ceux qui fon; les plus facrés: qu 'ils ne tcucherom point aux biens de 1'églife ,qu'ils favent ufir.pés; tar.dis qu'ils dévorent la ( s ) N'eft point dro't ce qui eft acquis par la force , la fraude, les tours de g becières, &c.  fubfifiance des peuples : qu'ils fe trouvent heureux , qu'ils fe glorifient d'être nés fous une religion fainte qu'ils ne fuivent point & que fouvent ils méprifent. Langage d'un efclave qui craint. La crainte leur fait donner une grande partie de leur temps aux offices de 1'egWe, meffes,vêpres,fermons, faluts , pnères, &c. oii ils s'ennuient, oü ils penfent k toute autre chofe , & oü felon la religion qui les y appelle ils fe damnent. Ne feroient-ils pas bien mieux pour eux & pour leur peuple, de donner ce temps aux affaires de leur empire (t) Mais peut-être dira-t-on : les rois ne font toutes ces fimagrées que pour en impofer a« peuple , & avoir ml moyen très-efficace de le conteni» Je réponds : fi ce monarque veut gouverner en tyran , il peut avoir raifon ; mais s'il veut gouverner en père, il a tiès-grand tort. Si c'eft un tyran , il eft bien vrai que par le moyen des prêtres il pourra porter plus loin fes vexations. Mais ce moyen même peut & doit avancer fa ruine. Püifqu'il eft un tyran, il opprime: & les oppreffions du clergé jointes aux fiennes deviendront k la fin u» faix fi accablant, que le défefpoir fera les p'us grands efforts pour s'en débarraffer; non que le peuple abruti par les prêtres regarde 1'argent énorme qu'ils prennent de toutes mains comme une oppreffion. Mais enfin s\l ne le leur donnoit pas, il 1'auroir, il en jouiroit: Sc cette jovüffance lui feroit fupportcr plus  4 • N'eft-ce donc pas un trés-grand mal d'accoutumer l'homme a fe proftermr, a ramper , atrembler devant un être quel qu'il fo« ? La crainte eft un poifon funefte qui dégrade & rend «üMerrequ, en eft atreint. Héias / hes ténèbres «e hgnorance dans lefquelles nous naiflons tous «e nous y portent que trop; & Jes prêtreSj cette e^geance toujours funefte , bien loin de les diffiper les épaiffifll-ntencore. Pour leur intérêt, feul mobile de toutes leurs démarches, ils redoublent les frayeurs qu'elles nous caufent par SnT™ & P'US l0ngUement lefa'deau ennn il n auro.t qu lIn oppreffeur. Mais fi le monarque ven, bien gouverner fon peuple • le pere rég,«,„ affivemem (i ^ veut être chén, adoré , il feroit infenfé de « coTS ab:olumen; inutiie pour le bien, fou,ce de b--Oup de maux & tre,pefam , ^ Ainfi q"' an'mé dun ard«» defir de faire le bonheur de fes fn^rc brs'& a^ués fans nes «Kan es de ce monde.  X 4i3 5 les fanfömss hideux & terr bles dont Ils frappent .fans ceflé notre imagination. Ainfi i'hcmme qui , s'ii étoit éc'airé & bien gouverné, feroit fier, fuperbe & généreux , a maintenant une telle difpofition a la crainte , qu'il eft docile è toute forte de joug. Mais queile honte pour lui que l'objet de fes prcfternemens & de fon efclavage foit un être fantafiique , n'ayant pas phis de réaüté que le loup-garou dont on elfraie les enfans! L'homme doit brülcr d'amour pour la patrie qu'il a adoptte , être plein de foumifiion &c d'obéiffance aux loix qu'il s'eft données, avoir un refptét tendre pour toure vertu, tout mérite, tout talent utile, un refpecf de manière pour les magiftrats qui ne méritent pas ceux du cceur, une reconnoiffance aöive pour fes bienfaiteurs , un cceur companffant & fecourable pour 1'infortuné , s'eftimer afièz pour chérir la liberté plus que Ia vie, pour préférer la mort k 1'ignominie & k l'efclavage. Voilé les fentimens" qui doivent 1'animer en tout temps. Enfin, l'homme doit favoir qu'il eft le premier des êtres, qu'il n'en a aucun au deffus de lui, & fans ceffe il doit fe glorifier de cette prêéminence dont il porte 1'empreinte fur fon front, & qui lui impofe 1'obhgation d'être le plus parfait comme le plus libre de tous les êtres. Quand doncil efl  f* ( 4M ) contraint a s'humilier , a ramper devant fon femblable, car enfin la force peut rendre vain tout effort , il doit frémir, rugir de colère & d'indignation de fon opprobre; épier, faire naitre le moment favorable d'enchainer le tyran qui le force a ces facrifices humilians Sc douloureux. Et quiconque par des efforts généreux peut brifer les indignes liens qui rafferviffent Sc ne le fait pas, qu'il foit regardé comme la brute qui fait partie d'un troupeau. 5°. N'eft-ce donc pas un très-grand mal que perfuader aux hommes qu'il eft une providence, qu'il eft une autre vie, que celle-ci n'eft qu'un paffage è un état qui doit durer toujours? Ces fauffes 8c pernicieufes opinions qui ne contiennent que les ignorans 8c les foibles, qui par leur caraftère timide ne feroient jamais de grandes fauté, endorment cependant les hommes fur leurs intéréts les plus preffans 6c les feuls vrais : les détournent de leurs affaires pour les occuper de vaines chimères, mafquent a leurs yeux les vrates caufes de leurs maux, leur font tourner vers le ciel toutes leurs efpérances tandis que les remèdes a leur infornme font fur la terre. Au lieu donc de travailler fans relache a perfeaionner leurs loix , leur légifiation d'oü dépend leur bonheur, ils tendent en  gémiffant leurs bras vers des fan:omes unpuxf* fans qu'ils implorent en vain , tandis «pe leur tyran , au deffus de ces préjugés & fe riant de leur imbécillité, continue de les accabler du poids de toutes lés paffions. II faut au contraire que 1'homrre foit bien :perfuadé que le peu de temps qu'il a | refter fur la terre, eft le feul inftanc qui lui eft donné .dans 1'éternité , qu'il eft livré a fes propres .forces, qu'il ne doit rien attend>e que de lui. II faut qu'il foit biegi conveincu qu'il ne peut être pour lui d'autre Dieu qu'i ne bcnne légiflation bien appropriée a fa nature ; paree qu'elle feule peut écarter tout tyran , tout oppreffeur: paree que fous fon égide tutélaire il tr.ouvera réellement ce qu'il attend toujours m*isen vain de fes Dieux de métal, de platre-ou.de farine, le repos, le bonheur, toute la félicité dont il peut jouir. Cette divinité (une bonne légiflation) toujours acfive, toujours remplie de lollicitude pour fes vrais adorateurs, a la différence de ces Dieux fourds , aveugles , immobiles,'fera en tout temps 1'appui du foible, le protecfeur de 1'innocent, la terreur & le frein du pervers, Ie rémunérateur du mérite &c le confervateur des biens , des droits, de la liberté & de la préétninence de l'homme.  ( 4i6 ) Enfin, fous cette divinité vifible, furveillantéj I homme trouvera 1'accompliffement de tous les v