HISTOIRE D'ES TE VANILLE GONZsiLEZ, SURNOMMÉ L E G A R C O N DE BON NE HUMEUR, T I E Ê E de e'esFAGNOEj Pa r L E SAGE. AVEC FlGURES, A AMSTERDAM, ■ & fe irouve a Pa Rl s, &üj|^ET HOTEL SERPENTE, M. Ï)CC, LX XXIII,   CHAPITRE PREMIER. Quels furent les pareus £Eftcv mille, & quella èiucation ils lui donnèr^nt. Ne craignez pas, lefteur mon ami , qu'£ 1'exemple de Stace , ™  gg HlSTOIRE Au bout de deux mois , on m'apprit a manier le rafoir ; & pour mon coup d'effai, le hafard me livra un pauvre mendiant , qui fe préfenta pour être écorché par charité. Mon oncle & fon frater venoient de fortir ; fi bien que j'étois feul dans la boutique. Je fis affeoir le mife'rable fur une vieille efcabelle réfervée a ces fortes de gens ; je lui paffai autour du cou un torchon plus noir que la cheminée : après quoi je lui favonnai fi rudement les joues , le nez, la bouche & les yeux, que je lui fis faire toutes les grimaces dun vieux finge qui fe voit tourmenté par fon maïtre. Ce fut bien une autre affaire , lorfque je vins a me fervir du rafoir, qui, par malheur pour la peau du patiënt, fe trouva fi mauvais, qu'il enlevoit plutöt la chair que la barbe : mon petit feigneur , s'écria le malheureux , ne pouvant plus réfifter au mal que je lui faifois , dites-moi, je vous prie, fi vous me rafez ou fi vous m'écorchez ? Je fais 1'un & 1'autre , mon ami, lui répondis-je ; vous avez la barbe fi épaiffe & fi rude, qu'il n'y a pas moyen de vous rafer fans vous couper. Dans le tems que j'achevois une fi belle befogne , mon parain revint au logis. Dès qu'il appercut la face de ce pauvre chrétien , toute balafrée , il eut •nviè de rire ; ne'anmoins il garda fon férieux  b'EsTEVANir.ï.Ë, _f & lui - donna quelques pïèces de menue monnoie pour le confoler d'avoir paffe par mes mains. Apparemment que ce gueux eut foin d'informer tous fes camarades de ma facon de rafer ; car depuis ce jour - la aucun mendiant ne vint a notre boutique. Cependant mon oncle me gronda, & me défendit de rafer jufqua nouvel ordre , pour me punir de men être fi mal acquitté. Mais comme' on ne m'avoit pas interdit les cifeaux, ainfï que le rafoir, on me permit un matin de faire' les cheveux & les fourcils a certain écolier, qui vint au logis pour eet effet. Cétok le fils dun marchand de drap. Mon parain voulut être préfent , pour avoir 1'ceil fur moi , & m'obliger par fa pre'fence , è faire les chofes avec plus d'attention. Je m'y pris affez biert au commencement; je coupois les cheveux du jeune homme par étages , & tout alloitle mieux du monde, lorfqu'oubliant qu'il avoit des oreilles fous fes cheveux , je lui en emportai la; moitié d'une d'un coup de cifeaux. II fit urt grand cri, & m0n oncle n'en fut pas fitöt la caufe, qu'il me donna vingt gourmades, & pour le moins autant de coups de pieds. Après cette petite corredion, que je méritois bien, il panfa ie bleffé, & Ie mena ïul-même a font père 5 auquel il repréfenta que c'étoit un coup Aj.  8 HlSTOIEï d'étourdi , dont il m'avoit puni de manièrg qu'il m'avoit laifTé k demi-mort dans fa boutique. Le marchand faifant réflexion que le mal étoit fans remède , fe paya de ce que mon oncle lui dit, & me pardonna, Je n'en fus pas quitte pour les coups que maïtre Damien m'avoit donné ; il joignit a la défenfe da rafer, celle de couper les cheveux, & de faire aucun aóte chirurgique, fous peine des étrivières , de forte qu'il fcUut m'en tenir a mes premières fonftions. Mais 1'enchaïnement des caufes fecondes fut tel que je ne pus m'empécher d'y contrevenir. Une aprèsdïnée que j'étois feul avec mon parain, il entra un homme de la hauteur de fix a fept pieds, & qui avoit un air de mauvais garcon ; auffi étoit - ce un valiente. Ce Ferragus étoit déja dans la boutique, que le bout de fa rapière étoit encore dans la rue. II avoit les cheveux nattés, avec un chapeau retapé , & iurmonté d'un vieux plumet feuille morte ; & les deux crocs de fa mouftache s'étendoient des deux cötés jufqu'aux tempes. Je ne pus 1'envifager fans frémir : maïtre Damien, dit - il a mon oncle , redreffez , je vous prie, ma mouftache. Auffitöt mon parain m'ordonna de faire chauffer les fers. Quand ils furent chauds, il fit affeoir le brave dam*  d'Estevanil l-e. j un fauteuil, & lui rajufta une de fes vigotes. II fe difpofoit a en faire autant a 1'autre, qu'il avoit déja abaiffée pour la peigner, lorfqu'entendant du bruit dans la rue, il ouvrit la porte de fa boutique, pour obferver ce que c'étoit. II vit des gens qui fe pre'paroient a fe battre, & reconnut parmi eux un de fes meilleurs amis. A cette vue, il ne fut point maïtre ^de lui. II courut au fecours de fon ami , lahTantle fpadaflïn dans 1'état ou il étoit, c'efta-dire, un croc de mouftache en haut, & 1'autre en bas. La querelle dura fi longtems, que le brave , las d'attendre mon oncle qui ne revenok point, fe tourna de mon cöté, en me difant: petk garcon, mon ami, n'es-tu pas affez habile pour achever ce que ton maïtre a commencé ? Je fus piqué de la queftion, & m'imagïnant que je ne pouvois, fans me déshonorer, répondre que non ; j'eus 1'effronterie de répondre que oui. Je fis plus, pour lui prouver que je ne me vantois pas a faux d'avoir le talent de favoir mettre la dernière maiia a une mouftache , je tirai du feu un nouveau fer qui étoit tout rouge , & Tappliquant fous le nez du fpadaffin je lui brülai la lèvre fupérieure, avec une partie de la vigote que j'avois fi téméraireraent entrepris de redfeffer. II poufTa dans 1© A ^  iS Histoies moment un cri, qui ébranla toute la maifon, & fe levant en fureur : nis de cent boucs , me dit^-il, me prends-tu pour un faint Laurent ? En même tems il tira fon efFroyable épée , pour me la palier au travers du corps ; mais avant qu'il put exécuter fon defTein , le fils de mon père enfila la porte, & détala fi preftement, qu'en moins d'une minute il fe trouva au bout de la ville, tant il eft vrai que fuir eft encore bien autre chofe que courir. Je me fauvai chez un mercier qui étoit mon par ent du cöté de ma mère ; & quand je me vis ia bien en füreté , je dis : aille préfentement le procés comme il lui plaira. Je racontai 1'aventure au coufin , qui penfa crever a force de rire , lorfqu'en regardant le fer dont je m'étois fi adroitement fervi pour faire mon opération, & que j'avois encore a la main, il appercut une poigriée de poils de vigote poilfés deflus, fi longs & fi roides, qu'on en auroit pu faire un goupillon. Je demeurai dans mon afyle jufqu'au lendemain. Mon oncle qui fe doutoit bien que je m'étois refugié chez le mercier, m'y vint chercher lui-même : il me dit que le fpadaflïn, après avoir jeté fon feu & vomi mille imprêcations contre moï , s'étoit enfin laiffe appaifer par les excufes qui lui avoient été faites. Je m'en retournai au io-    b'EsTEVANULE. p gis avec mon parain, qui devint infenfiblement affez content de moi. J'appris a rafer comme un autre, a bien couper les cheveux fans toucher aux oreilles, & a donner le bon air aux mouftaches. Je parvins même a favoir faigner palTablement ; la première fois, è, la vérité , que je voulus m'en mêler, j'eftropïai un foldat. Ayant oui dire qu'Hippocrate dans fon traité de la phlébotomie , recommande aux chirurgiens de faire une large ouverture , j'en fis une qui paroifToit plutöt un coup de lance que de lancette: aufll le grivois en fut-il pour un bras. Je ne pouvois être mieux que chez maïtre Damien Carnicerb, pour apprendre a deveriir un bon boucher, plutöt qu'un bon chirurgien; & je me fuis cent fois étonné qu'il y eüt des malades alfez fous, pour fe mettre entre fes mains. Entêté de 1'ancienne chirurgie , il en pratiquoit trop fcrupuleufement les préceptes. II faut que je vous en raconte quelques traits, pour mieux vous faire connoïtre quel homrne c'étoit que mon oncle. Par exemple, quand il faignoït, il coupoit tranfverfalement les vaiffeaux, & les lioit avec un cordon de foie, ou les cauterifoit avec le fer rouge pour les barrer. Des gouteux avoient-ils recours a lui, il leur piquoit les jointures avec plufieurs aiguilks raficmblées en forme de brofls ; & pour  'ÏO HlSTOIRE mieux piquer les écrouelles, il employoit les pointes qui font a la queue des rayes. Savez-vous bien de quelle forte il arrêtoit le faignement du nez ? Il vous faifoit une incifion tranfverfale d un des angles du front a 1'autre , ou bien deux incifions en croix de faint André, lefquelles occupoient toüte la partie chevelue de Ia tête. Pour la goutte fciatique, il appliquoit plufieurs cautères profondément fur les fefles, & en différens endroits des hanches & des cuifTes. II emportoit une douleur de tête,en mettant un fer rouge aux deux cötés du nez, aux tempes,. aux joues & fous le menton. Enfin, le feu étoit foa fpécifique pour guérir toute forte de maux. II ne 1'épargnoit pas même aux hydropiques ; il leur grilloit le ven^ tre & les cuifTes. II arrivoit quelquefois qu'il avoit affaire a des malades indociles, & qui témoignoient tant de répugnance pour le fer rouge , qu'ils ne pouvoient fe réfoudre a le" fouffrir. Alors mon oncle s'accommodant a leur foibleffe , & comme s'il eüt employé un remède plus anodin que le feu, leur brüloit la chair avec de 1'eau chaude ou de 1'huile bouilIante,s'il n'aimoientmieux Ia mêche fouphrée, 1'efprit de vin, la poudre a canon, le plomb fon du ou le miroir ardent.  ê'Estevanule, ir L'envle qu'avoit mon oncle que j'apprhTe un métier fi agréable étoit caufe qu'il me menoit fouvent avec lui , pour me faire obferver fes opérations, qui fervoient moins a m'inftruire qu a m'effrayer. J'aurois fenti tous les maux du monde, que je n'aurois eu garde de men plaindre, de peur d'éprouver fes remèdes. Maïtre Damien étoit chirurgien major de Fhópital de Murcie, & c'étoit-la que j'allois ordinairement le voir griller fes malades. Un beau matin, me trouvant feul auprès du lit d'un hydropique a qui Ton venoit d'en donner de toutes les facons, & qui me demandoit a cor & a cri quek ques goutes d'eau pour appaifer la foif qui Ie dévoroit, je ne pus réfifter ï fes inftances , quoique j'euiTe du être inexorable ; je lui pi efentai un grand broc a moitié plein, qu'il faifit avec avidité, & qu'il vuida tout net ; mais je ne lui eus pas fitöt procuré ce foulagement, qu'il lui prit une foiblelle qui le guérit radicalement de fon hydropifie : il mourut. Je fus faché d'avoir écouté ma pitié, puifqu'elle lui avoit été fi funefte; & néanmoins la douleur que j'eus de eet accident, ne m'empêcha pas d'en profiter, Le défunt avoit fous fon chevet fa culote , d'ou voyant fortir les cordons d'une bourfe, je me fentis tenté d'y porter la main ; &c la tentatioa fut fi yiolente, que j'y fuggombai. Je xim uni  t2 HrSTOIRE bourfe, qui ne me parut pas vide , & 1 'ayanC promptement ferrée dans ma poche , je fortis de i'höpital, oü je laiffai le mort dont je venois d'hériter, fans qu'il eüt fait de teftament en ma faveur. CHAPITRE II. Efievanille prend la réfolution de quitter la. chirurgie, & d'aller a Salamanque acheverfesétudes. L'rMpatience que j'avois d'apprandre en quoi confiftoit Ia fucceffion imprévue que je venois de recueillir, ne me permit pas d'aller loin fans la fatisfaire. Je m'arrêtai au premier endroit qui me parut commode pour cela. Je de'liai les cordons de la bourfe, dans laquelle je trouvai trente-cinq beaux doublons, auffi luifans que s'ils euiTent été faits la veille, avec un petit papier qui enveloppoit une bague, oü il y avoit un brillant que je jugeai devoir êtr» de prix, quoique je ne me connufTe point en pierredes. Quel tre'for pour un ga^on qui ne s'étoit pas encore vu d'argent ! Je crus ma fortune fake : avec tant de richeffes, dis-je en moi-  d'Estevakille. t| même, je ne puis mieux faire que de me rendre au plutöt a Salamanque, pour y achever mes humanités & faire un cours de philofophie. Je ferai la une flgure de prince ; il eft plus a propos que je prenne ce parti, que de continuer le vilain métier que je fais. Allons, abandonnons la chirurgie tant ancienne que moderne , & déterminons-nous a quitter Murcie dès ce moment. En efFet, fans vouloir dire adieu a mon oncle, qui fe feroit fans doute oppofé a mon départ, je me mis a 1'heure même en chemin pour Salamanque. Je fuivis les bords de la Segura, fans m'en écarter, jufqu'a ce que me fentant fatigué, je m'arrêtai au village de Molina , pour y pafTer la nuit. C'étoit avoir déja fait quatre lieues, ce qui n'étoit pas peu de chofe pour une première journée. Le maïtre de Fhotellerie oüj'allaï loger, voyant arriver chez lui un voyageur a pied , fans barbe, fans épée, & très-modeftement vétu, jugea que je ne ferois pas une grande dépenfe dans fa maifon. Dans cette opinion , il me dit d'un air familier : mon gentilhomme , je ne vous crois pas fort chargé d'argent, & je m'imagine que vous vous contenterez bien ce foir pour votre fouper , d'un morceau de pain avec un peu de fromage. Ce difcours me choqua: monfieur le maïtre, lui répondis-js en le regardant  *4 H I S T O IR É d'un ceil fier, fi je n'ai point d'argent, apprettez que j'ai de 1'or. En achevant ces mots, je tirai de ma poche la bourfe oü étoient mes doublons, & je lui en montrai une poignée* L'höte parut très-furpris de cette exhibitiom Il prit une de ces pièces qu'il examina , & ne pouv. nt douter que ce ne fut ve'ritablernent de 1'or : ah ! petit fripon, s'écria-t-il en pofant Ie doigt fur le hez, vous avez volé votre père ! Je vois bien qu'il vous a pris fantaifie de voyager, & que pour faire plus gracieufement votre équipée, vous avez mis la griffe fur le magot du bonhomme. Vous vous trompez , lui disje , dans vos foupcons ; mon père & ma mère ne vivent plus ; ces doublés piftoles que vous voyez, m'ont été donne'es par des oncles & par des tantes , qui fe font cotife's pour me mettre en état d'aller a Salamanque, oü je vais pourfuivre mes e'tudes que j'ai commence'es a Murcie, oü je fuis né. Sur ce pied-la, reprit l'hóte, vos parens ont bien de 1'imprudenc'e de vous envoyer ainfi tout feul, coufu d'or & fur les mules de faint Francois , .a quatre - vingt lieues de votre pays. Si vous m'en voulez croïre, ajouta-t-il, vous continuerez votre route demain matin le long de la rivière jufqu'a Cruz de Caravaca, oü vous ferez marché avec un muletier, pour qu'il vous conduife a Ciudad-  d'Estevanille. ijr Real, d'ou vous vous rendrez de la même facon a Salamanque en cinq ou fix jours. Je remerciai mon höte du bon cönfeil qu'il me donnoit, & que je me propofai effective^ment de fuivre. Enfuite il fut queftion de fou~ per. Je lui demandai quelles provifions il avoit. Je n'ai que du fromage, me dit-il ; mais j'ai pour voifin un riche villageois qui éleve de la volaille qu'il envoye vendre a Cartagène. Je Vais acheter chez lui deux poulets , dont je vous ferai une excellente fricallee. Avec cela, vous aurez de bon pain, & du meilleur vin de la Manche. Vous promettez beaucoup, lui répliquai-je. Je vous tiendrai parole , repartit-il. Je fais bien que je parle comme tous mes pareils ; mais je veux vous faire voir que du moins il y a dans un village d'Efpagne un hotelier qui traite bien fon monde. II eft vrai que j'eus fujet d'être content de tout ce qu'il me fervit , auffi-bien que de fa converfation. II avoit 1'efprit fort réjouiffant , & contre 1'ordinaire des hoteliers d'Efpagne, ij étoit honnête homme : ce qu'il me donna lieu de penfer par les difcours qu'il me tint pendant notre fouper ; car il fe mit a table avec moi pour m'aider a manger mes deux poulets. II me repréfenta tout en riant les précipices que je rencontrerois a Salamanque ; & fans trancher du  ^ HrsToiRE précepteur de morale, il me confeilla de les éviter foigneufement. Le lendemain, lorfque je pns congé de lui, il me fouhaita toutes fortes de profpérités, & me dit de 1'air du monde le plus férieüx : feigneur écolier, pour prévenir les pénls oü votre grande jeuneiTe peut vous engager, j'ai jugé è propos de vous faire ce préfent. En difant ces paroles, il me préfenta une petite boïte dans laquelle il y avoit un pelotton de fil avec une aiguille qui le traverfoit. Surpns ü'un don fi fingulier, je lui demandaï pourquoi il me le faifoit ? C'eft, me réponditil, pour que vous vous en ferviez dans trois qccafions. Coufez votre bouche, quand vous fercz tenté de parler mal-a-propos. Coufez votre gouffct lorfque par un excès de générofité vous voudrez faire une folie dépenfe. Pour la troifième couture, ajouta-t-il, je vous la laiffe a deviner. Je fis un éclat de rire è cette irnagination badine, & m'y prêtant de bonne giice, j'emportai la boïte, en promettant a 1'höte de la gar•der précieufement toute ma vie, pour me fouvenir toujours de lui & de fes avis judicieux. Je me remis donc en cliemin, & cötoyant la rivière, j'arrivai fur la fin de la journée a Cruz de Caravaca, oü je trouvai un muletier , qui peur une fomme dorit nous convïnmes, me nourrit.  d'Estevanillë, t^f ïïóurrit & me voitura , non - feulement juf-* qua Ciudad-Réal, mais jufqu'a Salamanque mêma CHAPITRE III. Il arrivé heureufement a Salamanque , fe met chei un mahre de penfwn, qui le fait recevoir en troifieme d iuniverfité* 1S/Ï. E voyant enfin dans 1'agréable ville oü j'avois tant fouhaité d'être, je me rendis au quartier de 1'univerfité. La, m'adrefTant a un vieux borgne de libraire , qui attendoit les chalans dans fa boutique , je le 'priai de m'enfeigner la demeure de quelque bon maïtre de penfion. Si vous en cherchez, me dit - il , un qui foit favant, & qui nourrilïe fes penfionnaires a bouche que veux-tu, je vous cortfeille de choifir le docleur Canizarez. C'eft 1'homme qu'il vous faut. II loge la , pourfuivit - il , en me montrant une maifon a deux pas de la fienne. Vous me remercïrez de vous avoir indiqué ce docteur, qui fait fi bonne chère „ que fes moindres repas font des feftins. Je crus pieufement le vieux libraire. J'entrai chez le Seigneur Canizarez qui, me confidérant B  J8 HlSTOIRE comme une nouvelle pratique qui lui venoit, me fit bien des civiütés. C'étoit un grand perfonnage fee, qui avoit la barbe noire, les yeux enfoncés & les joues creufes. Hé bon dieu , dis-je en moi-même, pour le maïtre d'une maifon dont on vante la cuifine, voila un homme bien maigre ! C'eft peut-étre fon tempérament; car je me fouviens d'avoir oui dire a mon oncle qu'il y a des gens qui n'ont que la peau & les os, & qui pourtant ont fi bon appétit, qu'ils mangeroient le diable & fes cornes. Canizarez me demanda qui j'étois , d'oü je venois , ce qui m'amenoit k Salamanque ? Et quand j'eus répondu de la manière qu'il me plut a fes queftions, il me dit : feigneur écolier , ï'efpère que vous ne vous repentirez pas de vous étre mis en penfion chez moi. Après m'avoir parlé de cette forte, il me conduifit k une petite chambre qui étoit tout au haut de fa maifon , & oü il n'y avoit point d'autres meubles qu'une armoire, deux chaifes, une table, & un grabat. Voici, me dit-il, votre appartement. Vous y ferez apporter vos hardes quand il vous plaira. Je n'ai point de hardes, lui répondis-je, mais, grace au ciel, j'ai de quoi en avoir ; & pour vous tranquillifer fefprit fur mon compte, je vais vous payer le premier quartier d'avance. Mon dofteur n'eut rien a repliquer a  d'Estevanille. ip cela ; & il ne m'eüt pas plutöt dit qu'il prenoit par an, quarante piftoles de chaqüe penfionnaire, que tirant de ma bourfe une vingtaine de doublons, que j'eus grand foin de lui faire remarquer, je lui en donnai cinq, qui faifoient la quatrième partie de ma penfion. II examina bien ces doublés piftoles 1'une après 1'autre. Puis m'ayant témoigné qu'il n'épargneroit rien pour contribuer de fa part a me rendre un des plus favans fujets de 1'univerfité, il fut curieux d'apprendre ce qu'on m'avoit enfeigné a Murcie, & de quoi j'étois capable. II m'interrogea fur les humanités, & jugea par mes réponfes que j'étois digne d'occuper une place de chevalier en troifième. Après avoir fi avantageufement apprécié ma capacité, il fe chargea de me faire recevoir fans examen dans cette clafTe, dont il m'aftura que le régent étoit fon intime ami. II voulut enfuite m'exhorter a 1'étude des belles-lettres, mais 1'heure du fouper fonna. Nous defcendïmes auffitót de ma cham-, bre dans une falie, oü il y avoit comme dans un réfe&oire une table étroite & longüe, a laquelle étoient affis dix a douze écoliers a-peuprès de mon age , è 1'exception de deux qui pouvoient bien avoir vingt ans. Je faluai tous ces meflieurs en entrant ; puis m'étant placé parmi eux, je me mis a obferver Ba  30 HlSTÖtRË leurs portions, qui étoient uniformes. C'étok un jour maigre. Chacun avoit devant foi un morceau de pain de trois onces, avec deux plats, dans 1'un defquels on voyoit deux oignons cuits fous la cendre, & dans 1'autre une poignée de noifettes. Je m'étonnai de la frugalité de ce repas., qui ne s'accordoit point du tout avec 1'éloge que le libraire m'avoit fait de la nourriture de cette penfion. Néanmoins venant a penfer qu'on jeünoit peut-être ce foir-la, je me confolai dans 1'efpérance de faire meilleure chère les jours fuivans. On m'apporta auffi mes plats avec mon pain & un demi-feptier d'abondance , c'eft-a-dire, d'un vin fi trempé , que je préferai de 1'eau pure a cette dégoutante boiffon. Quand on a faim, 1'on s'accommode de tout. Je dévorai mon pain & mes oignons, & Croquai mes noifettes, de manière que le docteur put s'appercevoir que j'étois un cadet de haut appétit. Mes camarades firent autant d'honneur que moi a la collation. Tout fut fi bien mangé, grugé, expédié, qu'il ne refta pas fur la table affez de miettes pour contenter un moineau. Le repas fini,les penfionnaires pafsèrent dans une cour pour y prendre 1'air. Je les fuivis & fis connoifTance avec eux. Je m'attachai fur-tout au plus grand qui, m'ayant pris en particulier s  ft'EsTETANULÊ. 2 li me demanda quelle perfonne pouvoit être affez mon ennemie, pour m'avoir confeillé de me mettre en penfion chez le docteur Canizarez. Je répondis que c étoit un vieux libraire qui demeuroit a deux pas du logis. Ah ! le malin borgne, s'écria 1'écolier en éclatant de rire^le bourreau s'eft moqué de vous. II n'ignore pas de quelle facon nous fommes nourris , & tout le voifinage auffi le fait 11 bien, que 1'on ne s'y entretient que de notre fobriété. Je me fuis appercu en foupant, lui dis-je , que je n'étois pas dans une bonne auberge , & je puis vous affurer que dès demain j'en chercherois une meilleure , fi je ne m'étois pas fottement avifé de payer le premier quartier d'avance. II y a longtems , reprit-il, que je, ferois hors de cette penfion, fi les raifons que j'ai pour y demeurer ne prévaloient pas fur 1'envie que j'ai d'en fortir. Hé, quelles raifons, lui répliquai-je, peuvent 1'emporter fur la faim ? Je vais vous les apprendre, me repartit-il. Le docleur Canizarez n'eft pas moins favant qu'il eft avare, II polfede tous les auteurs grecs &; latins^ & je vous protefte que s'il nous fait faire mauvaife chère , en récompenfe il nous enfeigne mille chofes curieufes. Cela me fait paflèr par-deffus fes noifettes & fes oignons. Vous me confoIeZj, dis-je alors a 1'écolier : je fuis homme a m'ac- B j  22 HlSTOlRE coutumer comme vous a la frugalité, pour devenir un virtuofe. Pendant que je m'entretenois de la forte avec ce grand penfionnaire, qui fe nommoit don Rarrtirez de Prado, & qui e'tudioit en philofophie, nous entendïmes fonner la retraite. Nous nous féparames auflitöt, en nous demandant réciproqu«nent notre amitié. Je remontai dans ma chambre oü je me couchai dans un lit plus dur que le marbre, & dont les draps étoient compofés de groffes ferviettes coufues 1'une a 1'autre encore plus groffièrement. Cependant malgré la dureté du grabat, & malgré les coutures qui m'écorchoient les jambes , je dormis comme une marmotte jufqu'a neuf heures du matin. D'abord que je fus réveille', je me levai, & tandis que je m'habillois, mon maïtre de penfion entra dans ma chambre, fuivi d'un homme qu'il me préfenta en me difant : voici le tailleur de mes penfionnaires , qui vïent vous offrir fes fervices. C'eft un habile ouvrier, & de plus fi fcrupuleux dans fa profeffion , qu'il ne voudroit pas prendre un pouce d'étoffe. Comme j'avois befoin d'un habit, j'ordonnai au tailleur de m'en faire un ; & moyennant fix doublés piftoles que je lui donnai, il s'obligea de me fournir dans deux jours un habillement complet. A peine Ie tailleur fut-U hors deraa  p'EsT EVANIL L E. 2$ chambre, qae 1'heure du diner arriva. J« defcendis dans la falie oü j'avois foupé le foir précédent. Tous les penfionnaires s'y rendirent auffi , & chacun fe mit a table. Quoique ]e m'attendiue a un repas t'rès-frugalj les mets qU'on nous fervit furpafsèrc-it mon attente. On nous régala premièrement d'une foupe parei'le a celle qu on a coutume de donner aux chiens de chaffe pour leur conferver le nez. Le bouillon en étoit tout clair , & 1'on y voyoit floter des croutes de pain moifi. Chaque écolier en avoit devant lui une écuellée dont il fe bouroit i'eftomac avec un appétit que j'admirois. Et moi-méme, quoique je n'euffe point encore taté de la vache enragée , je ne laifTai pas de vuider mort écuclle. Je me fentis tellement raffafié de ce bon potage de fanté, que je ne pus achever la portion qui me vint enfuite. C'étoit pourtant un petit plat des plus friands , un hachis de pieds de chèvres oü 1'on avoit, je crois, mh jufqu'a la corne, tant il croquoit fous les dents. Pour les autres penfionnaires, qu'une éternelle faim confumoit, ils fe jettèrent avec tant d'avidité fur la fricalfée, qu'ils la firent difparokre en un clin d'ceil. Après ce repas , qui fans- contredït ne fut pas le plus déteftable qu'on eüt fait chez le docleur Canizarez, je fortis pour aller dans la B4  Ueè HrsToiRE Ville acheter du linge & tous les livres qui m'étoient néceflaires pour étudier en troifième. Si bien que toutes mes dépenfes faites, il ne reftoit plus dans ma bourfe que vingt doublons. Courage, Eftevanille, mon mignon , me dis-je alors a moi-méme, il me femble que vos efpèces vont bon train. Vingt doublés piftoles, ™; réP°ndreï-vous, font encore une fomme aüez confidérable ; & quand je ferai au bout, 1 aurai recours a mon diamant. D'accord, c'eft «ne reiTource. Mais parle* - mpi franchement vous connoiflez-vous en pierres précieufes ? ■ Vous favez bien que non. Avouez que vous vous trouveriez fort fot, fi votre bague que vous eftimez beaucoup, n'étoit qu'un joyau de peu de valeur. Cette dernière réflexion me caufa une inquiétude dont je voulus m'afFranchir fur Ie champ. Je rne rendis a la grande place oü demeurent les plus riches marchands. J'entrai chez un joailher , & lui montrant mon brülant, je le priai de me dire en confcience ce qu'il 'valoit Le marchand , après 1'avoir examiné, Ie prifi? cent piftoles. Enfuite il me demanda s'il étoit k vendre. Je lui répondis que non ; mais que fejon toutes les apparences, il Ie feroit bientöt. He bien , reprit-il, quand vous fouhaiterez de vous en défaire, vous n'aurez qua me 1'appor-  fi'EsTEVANUlE, 2/ *er, & je vous compterai les cent piftoles. Je fortis plein de joie de chez le joaillier, & me regardant comme un petlt Créfus, je regagpaï ma penfion, l'efprit occupé des plus agréables penfées. Seigneur Gonzalez , me dit notre dodeur en me voyant arriver , j'ai parlé au profefleur de troifième, & fur le te'moignage que je lui ai rendu de votre capacité, il veut bien vous recevoir dans fa claffe , fans vous faire compofer. .Vous irez au collége quand il vous plaira. Ce que je fis d'abord que j'eus mon habit neuf fur le corps. Le feigneur Canizarez me mena luimême un matin a 1'univerfité avant la clalTe, & me conduifit a la chambre du licenclé Guttierez Hoftigador , régent de troifième, lequel nous recut avec une orgueilleufe gravité. Je n'ai jamais vu de face de pedant, ou la préfomption fut mieux peinte qu'elle 1'étoit fur le vifage de ce licencié. Vous voyez, lui dit mon maïtre de penfion, le fujet dont je veux augmenter le nombre de vos écoliers. Alors Guttierez pofant une main fur ma tête , m'adrefla ces paroles : mon ami, je n'ai qu'un mot a vous dire, Si vous ctes fage & que vous aimiez 1'é-, tude, nous vivrons tous deux en bonne intelligence; mais fi vous devenez parefleux & liber.  20* HlSTOTRE tin, je vous déclare que vous n'aurez pas beau' jeu avec moi. J'afïurai ce régent que je ferois tous mes efforts pour le contenter. Cela étant, reprit-il, vous pouvez venir dans ma claffe dès ce matin. Tout ce que je vous recommande, c'eft d'être fi attentif que vous ne perdiez pas une fyllabe de tout ce que je dirai, car je ne dis que des chofes admirables. A ces mots , il nous congédia. Le docleur Canizarez fe retira chez lui. Pour moi je me mélai parmi les écoliers qui fe promenoient dans la grande cour oü font les claffes, & j'entrai en troifième lorfqu'il en fut tems. Comme nouveau venu, je m'alTis fur le dernier banc d'un air modefte ; & pour commencer a m'attirer la bienveillance du régent, je me préparai a 1'écouter avec toute 1'attention qu'il m'a' voit recommandé d'avoir. Je n'oublierai jamais le profond filence qui fe fit tout-a-coup dans fa clafle fitöt qu'il y parut ; & quand il fut monté dans fa chaire , fon maintien fuperbe me furprit. Le grand Mogol affis fur fon tröne a moins de fierté que n'en avoit ce pedant, fur qui j'eus toujours les yeux attachés. II tenoit fes écoliers en refpeét. Ils étoient devant lui dans une crainte continuelle, tant il fe montroit févère & rigoureus  d'Estevanille. 27 a leur égard. II ne fe contentoit pas de fe faire craindre & refpeder dans fa claffe ; s'il fe trouvoit dans la cour du collége, & que quelqu'urt de fes difciples, par diftra&ion ou autrement, pafsat prés de lui fans le faluer , il lui crioit d'un ton imp'ératif : hé ! 1'ami, oü eft le chapeau ? Et fi 1'écolier ne lui faifoit pas une réponfe qui fatisfït fa vanité, il ordonnoit a fes lideurs , c'eft-a-dire, aux cürftrès dont il étoit toujours fuivi, de fe faifir de 1 infolent & de 1'entraïner dans fa clafte, oü on lui faifoit voir que fa culotte ne tenoit qu'a un bouton. CHAPITRE IV. Bes progrès quil fit d'aiord dans les helleslettres ; comment fon amour pour l'étude fe rallentit ; & du parti quil prit après avoir abandonnê £univerfité, gré la févérité de ce profefTeur, j'étudiai fous lui pendant fix mois, & je devins un de fes plus forts écoliers. J'employois, a la vérité, fi bien le tems, que je ne pouvois manquer de faire des progrès dans les belles-lettres. Je ne me contentois pas de remplir tous mes devoirs de clafie, je lifois fans cefle les bons  HlSTOIRE auteurs, que le dodeur Canizarez avoit foiti de me faire entendre , par les dodes commetvtaires qu'il me faifoit fur le texte, de manière que je ne profkois pas moins dans ma penfion qu'au college. Tout appliqué que j'étois a 1'étude, je ne laifTois pas pourtant d'aller quelquefois me promener fur les bords de la rivière de Tormes, qui par les agréables détours qu'elles fait, rend les environs de Salamanque charmans. Je prenois ordinairement ce plaifir avec don Ramirez de Prado, ce grand écolier dont j'ai parlé. II avoit une bonne raifon pour préférer ma compagnie a celle des autres étudians : il favoit que j'avois de Fargent. II m'en emprunta même , qu'il me doit encore ; & c'étoit moi qui faifois toujours les frais de nos promenades. Ce don Ramirez étoit un garcon qui avoit déja quelque ufage du monde, quoiqu'il allat encore au collége. II palfoit les jours de congé , fouvent même les jours de claffe, dans certaines maifons oü il apprenoit a vivre. Il avoit fait connoiflance avec quelques jolies dames qui vouloient bien fe donner la peine de le dégourdir, & entr'autres avec la fegnora Dalfa, veuv# d'un dodeur en droit, femme de trente a tre»te-cinq ans, d'une figure aimable, & d'un efprit très-amufant. Qutre que par elle-même  3D' E S T E V A N t L L È. 2g felle n'étoit que trop capable d'attirer des galans , il demeuroit avec elle une nièce de fon mari, appellée Bernardina , qu'on ne pouvoit voir fans 1'aimer. Une après-dïnée don Ramirez me propofa de me mener chez ces dames , en me difant que rien ne polhToit tant un jeune homme que le commerce des femmes raifonnables & fpirituelles. Je me lahTai facilement entrainer par un camarade avec qui je vivois dans une étroite liaifon, & nous nous rendimes tous deux a la maifon de la fegnora Dalfa. On nous y regut d'une manière qui me fit juger que mon conducteur y étoit fur un bon pied. Les dames m'accablèrent d'honnêtetés a caufe que j'étois fon ami, ou plutöt paree qu'ils étoient convenus de cela entr'eux pour m'amorcer. Nous eümes un entretien de trois heures , dans lequel la veuve brilla fort. II lui échappa mille faillies très-divertiffant.es. Pour la nièce, elle paria peu, mais me lanca des ceillades qui me firent encore plus de plaifir que les traits d'efprit de la tante. Enfin, fans favoir ce que c'étoit que 1'amour , je devins amoureux de Bernardina, qui avoit è-peu-près mon age, & qui véritablement pouvoit paffer pour une fort jolie perfonne. J'étois fi occupé de fes charmes en retournant a notre penfion, qu'il ne fut pas difficile  9° ÖISTOUÏ a do„ Ram; d s>appercevoIr tete embarraffee : feigneur Gonzalez, me dit^qui .vive de laveuve ou de la fille ? Pour aquclledes deux étes - vous ? Pour la nièce lui repondzs-je, quoique Ja tante foit toute ai«nable Votre franchife, reprit-il, excite la mien»e. Jadore la fegnora Dalfa. Ainfi nous pou_ vons fuivre 1'un & lW nbtre pencliant fans contrainte, puifque nous ne fommes point rivaux. r Si je n'eufle pas revu ces dames, 1'étude me les auroit bientót fait oublier ; mais quatre jours apres dont Ramirez me dit : j'ai une heureufe nouvelle a vous annoncer. Vous avez plu è Bernardina. Elle 1'a dit elle-méme è fa tante que Je viens de voir & qui m'en a fait confia que deux erfans tres-infirmes. Faites-lui donc bien la cour. Dès demain je vous remenerai chez elle. Tout ce qui me fache, ajouta-t-il, c'eft que je n'ai pas -Ie fou. Si j'avois de 1'argent, je ferois préparer  d'Estevanille. 3$ line petlte collation. Les femmes trouvent bon que les hommes faflent pour elles ces fortes de dépenfes, & il y en a même qui y font li fenfibles, que le bonheur de leurs amans y eft quelquefois attaché. J'interrompis en eet endroit mon camarade avec précipitation : hé, mon ami ! m'écriai-je, 1'argent dont nous avons befoin pour régaler fios maitreftes eft tout prêt. J'ai encore quelques doublés piftoles qui ne doivent rien a perfonne qui vive. En effet, mon hydropique étoit mort. En même tems je tirai de ma bourfe deux doublons que je donnai a don Ramirez en lui demandant li cela fuffiroit. Sans doute, me répondit-il. Allons doucement, je vous prie. Je vois bien, mon petit cadet, que vous étes trop généreux. Je veux mettre un frein a votre humeur prodigue. Laiffez-moi ménager vos efpèces. Je me charge du foin de faire apprêter une collation qui, grace a mon économie, vous coütera peu & vous fera beaucoup d'honneur. J'aurois bien dü dans cette occafion me fervir du fil & de Faiguille dont mon hote de Molina m'avoit fait préfent ; mais bien loin de croire que j'employois mal mes doublons , je fus bon gré a mon camarade d'avoir imaginé cette partie de plaifir. Nous retournames donc chez les dames, qui  £2 ÏIlSTOÏRg me firent encore plus de politefTes que la première fois. Elles affeftèrent une grande furprife, lorfqu'on nous apporta les rafraïchiffemens que don Ramirez avoit fait préparer & qui confiftoient en quelques corbeilles de fruits, accömpagnés de plufieurs fortes de liqueurs tant chaudes qu'a la glacé. Mes enfans, nous dit la fegnora Dalfa, faifant la. fadiée, vous voulez bien que je vous gronde d'avoir fait une pareille dépenfe. Vous étes de jeunes gens. Vous ne devez pas avoir plus d'argent qu'il ne vous en faut ; & je vous confeille de le menager. Madame , lui re'pondit mon ami , ce n'eft pas moi qui vous regale, c'eft le feigneur Gonzalez, qui, dieu merci, eft alTez riche pour donner tous les jours de femblables collations fans s'incommoder. II n'a ni père ni mère. Maïtre de fes a&ions, il jouit de fon bien. II eft dans le cas oü voudroient être prefque tous les enfans de familie. Je pris a mon tour la parole, & dis aux dames que ce qu'il m'en coütoit pour ces fruits & ces liqueurs n'étoit qu'une bagatelle qui ne méritoit pas qu'elles y fiffent la moindre attention. La-defTus le feigneur de Prado fe mit a faire leloge de ma gériérofité d'une facon fi outre'e, qu'il falloit que je fuffe comme je 1'e'tois, fans expérience, pour ne pas remarquer qu'il s'en- tendoit  d'Estevanille. tendoit avec ces deux nimphes, & que leur defTein étoit de me ruiner. Ce qui ne manqua pas d'arriver peu de tems après ; car devenant de jour en jour plus éprïs de Bernardina , je lui fis tant de préfens, & donnai chez elle tant de repas' qu'il y parut a ma bourfe. Mes doublons difparürent les uns après les autres , & ma bague s'en alla chez le joaillier. Je n'avois plus guère d'argent de refte, quand le docleur Canizarez s'appercevant que je me dérangeois furieufement ; & craignant que je ne me mille hors d'état de lui payer a 1'avenir les quartiers de ma penfion, me demanda celui qui couroit, & qui étoit fur le point de finir. Piqué de fa défiance , quoiqu'elle fut tr'èsjufte, je le fatisfis a 1'heure méme fièrement, & fortis de fa maifon dès ce jour-la pour aller demeurer ailleurs, fans attendre la fin du quartier. Je me retirai dans une chambre garnie que je louai dans un endroit de la ville fort éloigné de 1'univerfité. La, voyant qu'il ne me reftoit plus que quatre piftoles de tout le bien que j'avois poffédé, je pris la réfolution vigoureufe d'abandonner mes études & mes galanteries que je ne pouvois plus continuer. L'amour .m'avoit déja détaché du collége, & la pauvreté me guérit de mon amour. Je re voulus plus revoir le traïtre don Ramirez ni les deux fri- C  34 HlSTOIRE ponnes, qui de concert avec lui, m'avoient fait dépenfer mes efpèces. En rompant tout commerce avec eux, je me fentis en quelque forte confolé de n'avoir plus d'argent, comme fi ne les ayant pas pour témoins de ma misère, j'euffe été moins miférable. Un matin en fortant de 1'églife de faint Etienne, mon patron, je rencontrai un laquais qui portoit une afTez belle livrée, & qui me falua. Je ne le remis pas dans le moment; mais après 1'avoir bien confidéré, je Ie reconnus pour un de mes camarades de claffe : comment , lui dis-je, Manfano , vous avez donc, auffi-bien que moi, fait faux-bond a 1'univerfité ? N'auriez-vous point eu par hafard quelque démélé avec le licencié Hoftigador ? Juftement , me répondit-il. C'eft ce tyran de troifième qui eft caufe que j'ai dit adieu aux Mufes. Cet inflexible régent , pour me punir d'avoir fait une feule fois 1'école buiffonnière, après m'en avoir fait demandei: pardon en pleine claffe, a voulu me faire fouetter pour contenter fa paffion dominante. J'ai réfifté. Les miniftres de fa juftice font venus. Nous nous fommes colletés. Mais que pouvoit ma valeur dans un combat fi inégal ? Je leur ai donné des coups de poing fur le vifage & des coups de pied dans les jambes, & il me les §nt rendus avec ufure en coups de fouet,  £>' £ S T E V A N I L 1 £. ^ Bepuis ce jour-la, pourfuivit-il, je n'ai point été au collége , & trouvant une occafion de n'étre plus a charge a mes parens, qui ne font pas riches, j'ai accepté une place de laquais chez 1'évêque de cette ville , qui eft un prélat de grand mérite & de bonne maifon ; auffi vitil en vrai prince de 1'églife. Son palais eft toujours rempii de feigneurs , & 1'on y fait une chère angélique. Les mets qu'on fert fur fa table dans un feul repas fufhroient pour nourrir tout un hópital pendant trois jours. L'heureufe condition que celle de fes domeftiques ! Ils ne font que jouer, boire , manger , dormir ; & quand ils ont pafTé neuf ou dix années dans une fi douce fervitude , monfeigneur les établit & en fait des fouches d'honnêtes gens. Je félicitai Manfano fur fon pofte, & lorfque nous nous fümes féparés , je tombai dans una profonde rêverie. Je me repréfentai le bonheur de ce garcon , & je me repentis de ne lui avoir pas témoigné qu'il me feroit plaifïr , «'il pouvoit me faire entrer fur le même pied que lui au fervice de fon maïtre. Ma vanité eut beau me dire que le hls d'un doóteur en médecine devoit avoir de plus nobles fentimens, ï'indigence inévitable & prochaine dont j'étois menacé, fi je ne me déterminois a fervir, m'en fit former le deffein. J'allai dès le jour fuivant è Ca  36* HlSTOIRE 1'évêché demander Manfano, qui ne fut pas plutöt le motif de ma vifite, quil me dit : notre prélat a tout fon monde ; mais il faut un laquais a fon neveu don Chriftoval de Gaviria, quï demeure avec lui dans ce palais. Je parlerai pour vous au majordome de fa grandeur, & je fuis fur qu'a ma prière , il voudra bien vous placer auprès de ce jeune feigneur. Revenez demain, ajouta-t-il, je vous dirai fi vous devez compter fur ce pofte , qui feroit fort gracieux pour vous, don Chriftoval étant un des plus aimables feigneurs qu'il y ait au monde. Je fouhaite que la chofe réuffiffe. Je ferois bien aife d'être commenfal de 1'évêché avec un homme dont j'ai été camarade au collége. Je ne demeurai point en refte de politeffe avec Manfano. Quoique je n'euffe pas fréquenté longtems la fegnora Delfa & fa ni|ce, j'avois fi bien profité de leurs entretiens, que je favois déja faire des complimens. J'attendis avec ïnquiétude le fuccès de cette négociation , quï fut tel que je le defirois. Mon ami s'y prit de facon, qu'il intéreffa pour moi le majordome ; & celui-ci me préfenta lui-même a don Chriftoval , qui me recut a fon fervice.  D'EsTEVASlfER ^ CHAPITRE V. De quelle manière il fervit don Chrifioval de Gavaria ; & pour quel trait d'indifirétion il fe fit donner fon congé.. Après avoir été prés de deux ans apprentï' chirurgiep, & dix mois auditeur dans une claflV de 1'univerfité , me voici donc devenu valet d'un jeune feigneur. Don Chriftoval, mon maïtre , commencoit alors fon cinquième luftre. C'étoit un cavalier de fi bonne mine , & qus avoit des mceurs fi douces, que je me fentis naïtre d'abord de 1'inclination pour lui. II eft vrai qu'en me voyant il avoit témoigné que ma perfonne lui revenoit, & ce témoignage peutêtre eut encore plus de part que fa figure aux fentimens qu'il m'infpira. L'évêque fon oncle, qui avoit pris plaifir a. 1'élever lui-même, Taimoit tendrement, & venoit de lui öter fon gouverneur. De forte que mon maïtre étoit libre d'aller par-tout oü il lui plaifoit, fans être obligé de rendre a perfonne compte de fes démarches. Cette liberté étoit fort de fon gpüt. Auffi en faifoit-il ua C3  3$ HlSTOIRE" très-bon ufage. II aimoit un peu le beau-fexe, & faififloit volontiers 1'occafion d'ébaucher une galanterie. Je compoJois tout fon domeftique avec un vieux vaïet de chambre grave & dévot, & comme j'étois celui des deux qui paroiifoit le plus propre a lui fervir d'agent dans fes intrigues amoureufes, il m'honora du caducée. II auroit pourtant eu befoin d'un furet plus exercé que moi a déterrer des beautés ; mais apparemment qu'il jugea que j'en vaudrois bientot un autre, puifqu'il me choiltt pour fon confident. Gonzalez, me dit-il un jour, je t'ai pris en afFeöion, & pour t'en donner une marqué certaine, je veux te découvrir mon cceur. A ces mots, je fis une profonde inclination de tcte pour témoigner que j'étois bien fenfible a Fhonneur que me faifoit mon patron, qui pourfuivit de cette forte : apprends , mon ami, que par 1'entremife d'une de ces vieilles qui vont le rofaire a la main , offrir aux jolies dames les hommages des hommes, j'ai fait connoiffance avec une des plus aimables perfonnes de Salamanque. Je ne lui ai parlé qu'une fois, & je meurs d'impatience de la revoir. Va trouver de ma part la Pepita. C'eft ainfi que la vieiüe fe nomme. Voici fon adreffe, ajouta-t-il en me mettant un petit papier entre les mains. Tu lui  d'Estevanili, e. 39 dïras que je languis dans 1'attente d'une fecondé entrevue avec la dame qu'elle m'a fait connoïtre. Je jugeai par ces paroles que mon maïtre devoit être bien amoureux, & pour conformer. •monzèle a la vivacité de fa paffion, je courus, je volai chez la Pepita, qui demeuroit dans un cul-de-fac tout auprès des cordeliers. Pour vous faire une fidele image de cette vieille forcière , vous n'avez qu'a vous repréfenter une femme de foixante-douze ans pour le moins, haute de trois pieds & demi, qui n'a que la peau & les os, avec de^ petits yeux plus rouges que du feu, & une touche dont la lèvre inférieure s'élève de fagon qu'elle couvre celle de deffus. C'eft le portrait de la Pepita. Elle me recut dans une falie baffe, qui toute obfcure & mal propre qu'elle étoit, ne laiffoit pas d'être fouvent 1'afyle des amours & des plaifirs. Lorfque j'eus expofé ma commuTion, 1'obfigeante vieille me dit : mon enfant, vous pouvez affurer le feigneur don Chriftoval qu'il verra ce fair ici la dame qu'il aime, quoique cela ne foït pas fans difficulté , puifqu'il s'agit de tromper un frère qui veille fur la conduite de fa fceur, & dont il n'eft pas. facile. de fiirprendre la vigilance. C'eft ce que mon maïtre a bien prévu , lui répondis-je, en lui préfentant ua& C4  r4ö HlSTOIRÏ bourfe oü 11 y avoit quelques piftoles ; & voiïa ce qu'il m'a chargé de vous remettre pour vous aider a lever les obftacles. Je rejetterois fièrement eet argent, repritelle, fi je favois que votre patron neut pas des vues légitimes ; mais je le crois trop honnêtehomme pour en avoir d'autres, & dans la bonne opinion que j'ai de lui, je veux le fervir. II aura demain un fecond entretien avec fa maitrefle. Allez lui porter cette nouvelle , & me laiffez achever mon rofaire, que je difois quand vous étes entré. Adieu, mon poulet, ajouta-telle, en me paffant une de fes griffes sèches fous le menton, que vous me paroiffez gentil! Si je n'avois que quinze ans, par fainte Agnès, je vous prendrois pour mon mari ! Je n'eus pas fitöt rendu compte de mon ambaffade a don Chriftoval , que pour étourdir fans doute ma vertu fur 1'emploi délicat que fon amour me donnoit, il me fit préfent d'une dixaine de piftoles, en m'afTurant que je ferois mes affaires en fajfant les fiennes. Ce qui fut caufe que je réfolus de préfirer déformais le róle dq confiderjt k celui d'amoureux, puifqu'on fe ruinoit en jouant le dernier, & qu'on pouvoit s'enrichir en faifant 1'autre, Mon maïtre trouva les heures bien longues jufqu'a ce que celle du ber-» ger fut arrivée. Alors nous nous gliffames tou?  jj'EsTEVANItlE, -41 deux a la faveur de la nuk dans la malfon de la Pepita. L'héroïne du rendez-vous y étoit déja. Je ne la vis point lorfque j'entrai ; car au lieu de fuivre mon patron dans Ia falie ou elle fattendok, je demeurai avec la vieille dans une efpèce d'antichambre, qui n'en étoit féparée que par une fimple cloifon de fapin, & d'oü j'entendois plus de la mokié de ce que les amans fe difoient. Je prétai une oreille attentive a leurs difcours, & j'y pris d'abord quelque plaifir ; mais comme il me fembla reconnoitre la voix de la dame, & qu'après 1'avoir affez longtems écoutée, je ne doutai plus que ce ne füt celle de Bernardina, je me troublai, & fentis naïtre des mouvemens de fureur, que la raifon toutefois me fit dévorer. Que la coquette, difois-je, aime don Chriftoval & mille autres encore , que m'importe ? Je fuis détaché d'elle. Ses mceurs ne doivent plus m'intérefTer. Dans le fond de mon ame, j'enrageois de vok qu'une fille qui avoit toujours fait la réfervée avec moi, jouat ainfi le perfonnage d'une miférable aventurière. Dans le dépk que j'en avois, je réfolus de me montrer a elle dans le moment qu'elle fortirok. Je me trouvois foulagé en me repréfentant Ia confufion que je m'imaginois qu'elle auroit de m'avoir pour té-  3- HlSTOlRÉ moïn de fa mauvaife conduite. En un mot j'efpero,s ,ouir de fa honte ; mais je me flattai d'une iauffe efpérance. J'eus beau m'offrlr aux yeux de Bernardina, bien loin d'être déconcertée par ma préfence, elle paya d'audace, & ne faifant pas femblant de me connoïtre, elle fortit avec une effronterie qui me rendit immobile d'étonnement. Quand nous fümes de retour au logis, mon maïtre & moi, ce cavalier fe mit è me vanter fa bonne fortune, & lorfqu'il crut n'avoir rien oublie' de tout ce qu'il en pouvoit dire davanrageux, je pris la parole : je fuis ravi, lui disje, que vous foyiez fi fatisfait de Bernardina. Je vous en félicite. Comment , Bernardina , s'e'cna-t-il. Hé ! qui t'a dit que cette dame fe nomme ainfi ? Eft-ce que tu la connoïtrois ? Parfaitement, lui répondis-je, auffi-bien que la fegnora Delfa fa tante, qui felon toutes les apparences, ne vaut pas mieux qu'elle. Enfin, je fais ce qu'elles font 1'une & 1'autre ; & fi je ne les euiTe jamais vues, je n'aurois pas aujourd'hui 1'honneur d'être votre valet. Gonzalez, repliqua-t-il, parle-moi, je te prie, fans énigme. II n'y a point d'énigme la-dedans, lui répartis-je. Rien n'eft plus clair. J'ai reconnu dans la perfonne que vous venez d'entretenir, Bernardina , nièce d'un vieux jurifconfulte, qui eft  d' este?anhlk. A$ mort, & dont la veuve tlent ménage avec elle. J'ai fréquenté pendant trois mois ces deux priricefTes, qui m'ont fait manger une centaine de piftoles que je deftinois a continuer mes études. Mais ce qu'il y a de plus défagréable pour moi, c'eft que Bernardina, cette mignone qui va fans facon chez la Pepita, s'eft moquée dc moi pour mon argent. Je prononcai ces dernie'-s mots avec une agitation qui fit rire don Chriftoval. Charmé des rigueurs dont je me plaignoïs, il feignoit d'entrer dans ma peine : le pauvre garcon, dïfoitil d'un air railleur ! En vérité, Bernardina auroit dü en ufer mieux avec un hom me qui fi, loit pour elle le parfait amour. La première fois que je la reverrai, je t'afTure , Gonzalez , que je lui en ferai des reproches. Je lahTai mon maïtre , ne pouvant 1'en empêcher, s'égayer tant qu'il lui plut a mes dépens, bien perfuadé qu'il viendroït un tems ou il fe repentïroit a fon tour de s'être attaché a une pareille dame. C'eft un plaifir que j'aurois eu infailliblement , fi j'euue fervi ce jeune feigneur cinq ou fix mois de plus ; mais par 1'ordre immuable des deftinées ou, fi, vous voulez , par mon imprudence, je me fis chaffer de 1'évêché deux jours après, amfi que je vais le raccnter.  *i4 HrSTOlEE U venolt ordinairement diner au palais e'pif«opal des gentilshommes , des comtes & des marquis. Ce qui fuppofe qu'on voyoit-la bien des originaux. II en arriva un dont la folie étoit de cracher, comme on dit, du latin è tout propos. C'e'toit un vieux commandeur, dont on pouvoit appeler la téte une bibliothèque mal rangée. II avoit lu au collége les poëtes Iatins dont il avoit retenu quantité de vers. II cito.it fans cefTe Virgile, Horace, Ovide, Perfe , Tibulle, & Juvenal. Ileftvrai qu'ü confondoit quelquefois ces auteurs ; & ce jour-la entr'autres , pour fon malheur & pour le mien, il s'avifa de rapporter un endroit d'Horace pour un endroit de. Perfe. J'étois préfent. Je fervois avec les laquais de 1'évêque. M'appercevant que Ie commandeur fe trompoit , au lieu de coudre ma bouche , je me lahTai aller a ma vivacité naturelle, & faifant entendre ma voix : monfieur, dis-je a ce feigneur, avec votre perrmffion, les vers que vous venez de citer ne font pas de Perfe , comme vous vous 1'imaginez , ils font d'Horace. Je n'eus pas laché ces paroles, que le commandeur me regardant de travers , me répondit d'un air furieux & méprifant : tais - toi, faquin. II ne convient pas a un laquais de me reprendre. Pour quoi,  d'Estevanille. 4/ lui répliquai-je ? Comme laquais, je vous donne a boire, & comme homme de lettres, je vous reprends. Toute la compagnie, qui n'étoit déja que trop difpofée a rire, ne put s'empêcher d'éclater a cette faillie, qui ne fit qu'irriter la colère du commandeur. Il demanda juftice de mon infolence, & fur le champ don Chriftoval m'ordonna de me retirer. J'obéis, croyant que j'en ferois quitte pour ne . plus paroitre devant ce mauvais rapporteur de paffages ; mais "mon maïtre me dit le foir d'un air affligé : ami Gonzalez, je fuis très-mortifié de la fcène qui s'eft paffee tantöt. Tu aurois beaucoup mieux fait de retenir ta langue, que de montrer fi mal a propos que tu fais ton Horace. Par ce trait d'indifcrétion tu t'es banni toi-même de 1'évêché. Nous ne pouvons plus te garder, après 1'affront que le commandeur s'imagine avoir recu de toi, & que dans le fond il méritoit bien , pour fes continuelles citations latines. C'eft un parent que mon oncle, 1'évêque de Salamanque & moi , nous devons ménager , pour plufieurs raifons. C'eft un mortel d'un caractère fingulier, & fi chatouilleux fur le point d'honneur, que fi je ne me défaifois pas de toi, il ne me le pardonneroit de fa vie. Je fuis donc dans la trifte néceflïté de te congé-  ^ HtSTÓtRÏ dier, quoique je t'aime. Mais pour t'en conib- ler, pourfuivit-il, regois ces trente piftoles que je te donnne. Avec ce petit fecours tu pourras fubfifter jufqu'a ce que tu trouves une nouvelle condition. En pronongant ces derniers mots, il me mit entre les mains une bourfe oü étoient les trente piftoles bien comptées. Je n'eus que des remercimens a faire au feigneur don Chriftoval, & ne pouvant imputer qu'a moi feul ma difgrace, je fortis de 1'e'vêché après y avoir laiffe' mon habit de laquais & repris celui d'écolier. CHAPITRE VI. Ce que devint Ejlevanille après avoir été congédié par don Chrifioval ; & par quel hafard il pajfa au fervice du licencié Salablanca , doyen de la cathédrale de Salamanque. Caraclère Jingulier de eet eccléfiajlique. JE retournai dès ce foir-la même a ma chambre garnie , que je louai fur nouveaux frais , en attendant qu'il s'offrït une occafion de fervir quelque bon maïtie. J'avois pris goüt a la fervitude, paree que je n'en connoiflbis encore que les agrémens, J'allois diner & fouper tous  d'Estevanix.le. 47 les jours dans une auberge qui e'toit dans mon voifinage, & oii je mangeois en bonne compagnie. II venoit la des eccléfiaftiques, & entre autres un chantre de la cathédrale. Je fis connoiffance avec ce dernier, qui fe nommoit Vanegas. C'étoit un gros garcon de vingt-huit a trente ans , un réjoui, dont 1'humeur e'toit fi conforme a la mienne que nous nous plumes 1'un a 1'autre dès la première vue: peut-on vous demander, me dit-il un jour , ce que vous faites a Salamanque ? J'y fuis, lui/épondis-je, fans occupation préfentement. II n'y a pas huit jours que j'étois laquais du feigneur don Chriftoval, neveu de 1'évêque de cette ville; mais deux ou trois vers d'Horace m'ont fait donner mon congé. Cela peut-il être, s'écria le chantre étonné ? Apprenez-moi, je vous prie, cette aventure. Je la lui racontai, & quand je lui dis les paroles qui avoient excité le courroux du commandeur, il fit trembler toutes les tables qui étoient dans la falie, en riant a gorge déployée; car il avoit naturellement la voix fi grolfe, qu'on croyoit entendre une pédale lorfqu'il parloit , rioit ou chantoit. Après s'être bien épanoui la rate, il prit un air férieux, & m'afliira qu'il n'épargneroit rien pour me trouver un bon pofte. II ne le chercha pas inutilement : ami Gon-  '4% HlSTOIRE zalez, me dit-il peu de jours après, je vous aï déterré une condition, que je préfererois a celle que vous venez de quitter. Le licencié Salablanca, doyen de notre chapitre, a befoin d'un domeftique, qui foit tout enfemble, fon laquais & fon fécretaire. Je me fuis imaginé que vous ne vous acquitteriez point mal de ces deux emplois. Je les remplirai, fans doute a merveille, lui répondis-je ; vous n'avez feulement qu'a m'apprendre de quel caraclère eft le doyen. C'eft un homme , repliqua-t-il, d'une pie'té folide, quoiqu'il ne fe pare point de eet extérieur auftère qu'ont ordinairement les dévots. C'eft un prêtre de cinquante-cinq a foixante ans, tout uni, affable & débonnaire. Pour peu qu'il vous voye attaché a lui, il vous donnera fa confiance ; & vous ferez peu a peu vos petites affaires dans fa maifon. Nous irons, pourfuivit-il, le voir a 1'iiTue de notre diner. Je veux dès ce jour vous placer auprès de ce vénérable eccléfiaftique, qui pofsède plus de mille écus de rente en bénéfkes. Vanegas en effet, au fortir de notre auberge, me conduifit a une petite maifon oü demeuroit le licencié Salablanca : feigneur, dit-il a ce doyen , je vous amène le jeune homme dont je vous ai parlé. Eftevanille Gonzalez eft un enfant de familie, un orphelin que la fortune réduit  D4 E S T E V- A N t L L E. 40 féduit a fervir. II a fait fa troifième d'une rrianière briÜante a I'univerfite'. II eft plein d'hotïneur, d'efprit & d'intégrite'. Vous aurez un tréfor dans ce garcón-la. Je fuis fon répondarit. II li'en pouvoit tröuver un meilleür , lui dit le doyen , & comme c'eft un vrai preTent qu'urt bon domeftique , je vöus fuis rédevable de m'offrir celui-ci que je recois d'autant plus voiontiers, que fa phyfionomie me revient. Le chantre fort fatisfait d'avoir réuffi dans fon entreprife , prit congé' du licencié' aVec lequel il me laiffa. Hé bien, mon ami, me dit alors mon nouveau patron, nous allons donc tous deux vivre enfemble ? Le ciel en foit loué ! Je crois que tu n'ignores pas ce que les ferviteurs doivent a leurs maitres. De mon cöté, je fais ce que les maitres doivent è leurs ferviteurs. RemplifTons 1'un & 1'autre fcrupuleufement nos devoirs, c'eft le moyen de nous accórder ; regarde-rnoi comme ton père, & je te regarderai comme mon fils. A ces mots, je me jetai a fes pieds, en kil proteftant que je n'épargnerois rien pour merker fes bontés. Il me fit relever, & changeant de difcours : Gonzalez, me dit-il, tu n'es plus dans un palais épifcopal. Tu as pafle d'une extrémité a 1'autre. Tu ne fers préfentement qu'un prêtre du fecond ordre. Tu ne verras point régner fur ma table la délicatefle & 1'abondatice.»  HlSTOIRE Un potage me fuffit avec un bouilll pour mon diner, & le foir je me contente d'un fimple plat de rót. Le licencié m'ayant ainfi parlé, me dit d'aller chercher mes hardes, èc de les faire apporter chez lui : ce qui fut exécuté en moins de deuxheures de tems. Je trouvai a mon retour le doyen qui foupoit a fon petit couvert dans une falie, en s'entretenant d'un air familier avec deux domeftiques qu'il avoit, & qui fe tenoient debout devant lui. L'un étoit fon cuifinier, petit homme vieux & boffu, & 1'autre fa gouvernante , que fon grand age & fa laideur rendoient trèscanonique. Je me mélai a la converfation. Puis pour commencer a m'acquitter de mes fonclions de laquais , je m'approchai d'un buffet fur lequel il y avoit une bouteille de vin de Portugal, avec un verre & une caraffe d'eau, & toutes les fois que mon maïtre demandoit a boire, je lui portois fur une foucoupe fon verre que je remplilfois en échanfon qui avoit fait fon apprentiffage en très-bon lieu. Le plat de rót dont il fe contenta ce foir - la, fut une épaule de mouton , dont il mangea fort peu. Après quoi il monta dans fa chambre pour nous laiffer dans la falie fouper en liberté, le cuifinier, la gouvernante & moi. J'eus bientót fait connoilfance avec ces deux  D' EsTEVANtLtg, ƒ! tlomeftiques ; & dans 1'entretien que nous eürnes enfemble, je ne manquai pas de leur don* ner occafion de dire ce qu'ils penfoient du doyen : quel bonheur, leur dis-je, mes amis, d'avoir un patron tel que le nötre ! quel air de bonté ! vous parle-t-il toujours avec douceur comme il a fait ce foir ? n'a-t-il jamais de fantaifies, de caprices , de mauvais momens ? Non, répondit le petit boffu. II n'a point d'inégalites. II eft bien vrai que de tems en tems il paroït fombre & rêveur ; mais cela ne dure guère, & fes valets n'en patiffent point. J'ai fervi, continua-t-il , d'autres dévots qui n'étoient pas d'un fi bon cara&ère, & dieu fait ce que j'ai fouffert chez un chanoine de Tolède , quoiqu'il fut homme de bien. II étoit né fi violent , qu'il me jetoit mes fricalfées a la tête , quand il y trouvoit trop de poivre ou de fel. Grace au ciel, dit alors la dame Leonelle , ainfi fe nommoit la gouvernante, le feigneur licencié, notre maïtre, n'a point de défauts. On 1'accufe feulement d'être un peu avare ; mais quoique ce fok un homme d'églife, on peut s'y tromper. Au lieu de théfaurifer, comme on Te 1'imagine, il donne peut - être fon argent en fecret aux pauvres ; & c'eft la bonne manière. II vaut mieux faire du bien en cachette qu'S fon de trompe. Da  S2 HlSTOIKË Ils ajoutèrent a ces difcours plufieurs autres, qui me firent comprendre , que j avois pouc pafron un bon Ifraclite, chez qui je vivrois fort doucement. Lorfque nous eümes foupë, ce quï fut bientöt fait, 1'e'paule de mouton n'ayant pu amufer fort longtems trois perfonnes de bon appétit, je^ montai a la chambre de monfieur le doyen , oü je le trouvai a genoux devant un grand crucifix d'ivoire, qui e'toit dans un cadre d'ébène, fur un fond de velours noir. II fe lèva dès qu'il eut achevé fa prière , & comme je m'appercus qu'il fe difpofoit a fe coucher, je me mis en devoir de 1'aider a fe deshabiller , en le priant de m'excufer, fi n'e'tant pas encore dans 1'habitude de fervir, je ne m'en acquittois pas avec toute 1'adreffe que j'aurois fouhaité d'avoir. Je n'e'tois pourtant pas fi mal-a-droit que je le feignois, puifquedon Chriftoval s'e'toit fort bien accommodé de mon fervice. La-deffus Ie licencié me fit des queftions fur ma'Familie, & jugeant par mes réponfes que je n'e'tois pas né pour être valet, il parut s'attendrir fur mon fort : infortuné Gonzalez, me dit-il, que je vous plains d'avoir perdu de fi bonne heure les auteurs de votre naiflance \ Sans ce malheur, vous ne feriez pas dans un état fervile. Cependant, puifque Ie del Ie veut ainfij mon enfant, il faut vous'foumettre fans  d'EstivaUiue. yj ftmrmure a fes volonte's ; pour moi, continuat-il, je prétends adoucir, autant qu'il me fera poffible, la rigueur de votre fervitude, & vous traiter de facon, qu'a peine fentirez-vous que vous avez un maïtre. Je fus enchanté de ces paroles, qui m'infpirèrent tout-a-coup tant de zèle & dinclination pour le doyen, que je me ferois fait hacher pour lui. Ce qui prouve bien que c'eft la faute des maïtres , quand leurs domeftiques ne les aiment point. Je me fentis fi pénétré, par avance , des bontés qu'il promettoit d'avoir pour moi, que je lui tins des difcours dont le défordre lui fit connoïtre, que fi je manquois d'éloquence, du moins j'avois du fentiment. II me frappa doucement fur 1'épaule , & me dit en fouriant: va, mon ami, va te coucher. J'ai tout Iieu de croire que nous nous accommoderons fort bien 1'un de 1'autre. Ton prédécelfeur, pourfuivit-il, n'avoit que quinze piftoles de gages , je t'en donnerai vingt, pour te marquer avec quelle fatisfadtion je te prends a mon fervice. Je laiffai mon doyen fe mettre au lit. Enfuita je me retirai dans un petit cabinet voifin, dont il faifoit fa garderobe , & oü il y avoit un grabat qui reffembloit affez a celui de ma penfion. C'étoit-la mon gïte.. Je ne dormis guère cette «uit, & pour faire voir que la pareffe n'e'toit B 3  3*4 Histoire pas mon vice, je fus fur pied dès la pointe du jour ; de forte que quand mon maïtre , qui fe levoit ordinairement de grand matin, m'appela, je me pre'fentai tout habillé devant lui, & pret a recevoir fes ordres. A ce que je vois , me dit-il , vous n'ètes pas homme a dormir la grafie matinee. Je vous en eftime davantage. Ecoutez, ajouta-t-il, en me mettant un papier entre les mains, pour commencer a vous montrer que je veux vous faire entrer dans mes affaires fecrettes , voici une quittance de deux eens e'cus que je vous confie. Portez-la toute-a1'heure de ma part au feigneur don Juan de Barros, receveur géne'ral de notre chapitre. II. vous comptera Targent. Je fortis avec la quittance, & fis ma commiHion de manière que le icencié fut trés-content de moi. II me le témoigna, & je lui devios plus cher de jour en jour. II y avoit déja prés d'un mois que je demeurois chez lui, lorfqu'un foir en foupant, il tomba dans une profonde rêverie. Au lieu de s'entretenir, felon fa coutume, & de rire avec fes trois domeftiques, il garda le filence pendant quil fut a tabïe. Nous eümes beau, deux ou trois fois lui adreffer la parole , il ne nous répondit que par des foupirs. Enfin, on eüt dit qu'il étoit la proie de quelque facret déplaifir ,  r>' E S T E V A N I L t E. ' tant 11 paroiffoit accablé de trifteffe. II ne mangea prefque point ce foir-la, & me difpenfant de 1'aller deshabiller, il monta dans fa chambre, oü il s'enferma. Voila , fans doute, dis - je au petit cuifinier, un de ces tems malheureux dont vous m'avez une fois parlé. Oui, me répondit-il. Vous voyez comme notre patron eft quelquefois différent de lui-même. Mais ce font des nuages qui paffent. Dès demain vous le verrez dans fon humeur ordinaire. Perfuadés que cela feroit ainfi, nous demeurames tous trois dans la falie, oü nous foupames gaiement. Après quoi nous gagnames nos grabats. J'étois déja étendu fur le mien, & le fommeil fe préparoit a fermer mes yeux, quand je crus entendre la voix de mon maïtre. J'écoutai avec toute I'attention dont j'étois capable, & je ne pus douter que ce ne fut lui, qui fe promenant a grands pas dans fa chambre , faifoit des monologues fur 1'inquiétude qui le travailloit. Envain je prétai une oreilie attentive pour les ouir plus diftinétement, je ne faifis que quelques paroles, par Iefquelles je jugeai que c'étoit la délicateffe de fa confeience qui troubloit fon repos. J'entendis même le bruit comme de plufieurs coups de difcïpline que fe donna le dévot, non probablement fans connoifïaiice  H i $ t o ' ï k' ï de caufe , & toute Ia nuit il ne cefia de parler* de fe fouetter, de fe tourmenter, . ^ Atiffitöt que le jour parut, il fortit fans rien dire, & s'en alla dans la ville , d'oü il revint trois heures après avec un air de gaieté, qui me furprit d'autant plus , que je mattendois a le Tevoir plus chagrin. II me fit monter avec lui dans fa chambre. II en ferma la porte , & me dit : oh ca, Gonzalez, il faut que je te faffi? part de ma joie. Je veux que tu fois le de'po^ fitaire de mes fecrets. Apprends que j'ai remporté une vidoire importante & glorieufe. Vous •Voulez bien, monfieur, lui re'pondis-je , d'un air auffi gai que le fien , que je men réjouilfe avec vous, quoique je ne fache point encore en quoi elle confifte. J'ai vaincu , reprit-il, j'ai at* terré Ie démon de 1'avarice. J'avois amaffé trois eens ccus. Je les gardois foigneufement dans mon coffre. Mon coeur y étoit attaché ; mais le père célefte a eu pitié de fon ferviteur. II m'a prété fon affiftance. Je viens de jeter tous ces écus dans un tronc de 1'hópital ; & par-la je me fuis délivré d'un pefant fardeau qui m'accabloit. Vous vous imaginez bien que je m fus pas peu étonné d'entendre ce difcours , qui me fit prendre le licencié pour un fou, II s'en apper?  fc* E S T ETANlIlï. icut ; & pöur me faire jugsr de lui plus fainement, il pourfuivit de cette forte : tu fauras, mon ami, que je fuis né avare. J'ai pour 1'argent une paffion que la févérité de ma morale combat fans ceffe fans pouvoir la détruire. Je fuis tranquille quand je ne polfede rien que ce qui m'eft néceffaire pour la nourriture & 1'entretien de mon domeftique. Au contraire, fitöt que je me vois du fuperflu, j'oublie qu'il appartient aux pauvres. Je 1'enferme ,'je le cache, .j'en fais mon idole , ma cupidité fe rallume , j'entaffe pièces fur pièces ; enfin je cède a ma fureur. Néanmoins quoique 1'avarice m'ait vaincu, elle ne jouit pas paiftblement de ma défaite. La charité vient bientót troubler fon triomphe 5 & lui difputer la proie dont elle eft faiiie. C'eft alors que je fens dans mon cceur d'étranges combats qui me piongent dans une affreufe mélancolie , & dont le fuccès pourroit devenir favorable au vice, fi le ciel ne venoit au fecours de la vertu ; mais grace a Ja bonté divine, j'ai jufqu'ici toujours terrafle mon enr nemi. Lorfque le fcrupuleux doyen, charmé de fa vicloire, m'eut parlé de cette facon, il fit échter de nouveaux tranfports de joie de s'être fi heureufement débarraffé de fes trois eens écus. Enfuite fe profternant devant fon crucifix pour  5*8 HrsToiRg remercier dieu de lui avoir donne' la force de faire une aótion fi vigoureufe, ce faint homme , car c'en étoit un véritablement, demeura plus d'un quart-d'heure en prières, & me ravit par fon air édifiant. Je ne pouvois me laffer de 1'admirer. S'étant relevé, il reprit un vifage riant » & m'adreffa la parole dans ces termes : Gonzalez, tu me vois bien content ; mais je le fuis encore plus que je ne le parois. Si tu concevois toute la fatisfaétion intérieure que je fens d'être affranchi de la tyrannie de 1'avarice, je fuis perfuadé que dès ce moment tu fuivrois mon exemple ; & je t'y exhorte , mon fils. Si tu as del'argent dont tu puiffes te paffer, je te confeille , en ami, de le porter a 1'höpital, pour prévenir le goüt que tu pourrois prendre infenfiblement pour les richeffes, Je fouris a ce confeil, qu'il me donna pieufement, & je ne fus nullement tenté de me défaifir de mes piftoles , quoiqu'un bon cafuifte m'eüt fort bien pu chicaner fur leur poffeffion: snonfieur , répondis-je au licencié, fi j'avois un bénéfice qui me fournït au-dela de mon néceffaire, je tacherois de vous imiter, quoique vous me paroiffiez un homme inimitable ; mais confidérez , s'il vous plaït, que je fuis un pauvre gargon fans patrimoine. Je n'ai pour tout bien qu'une vingtaine , peut-être , de piftoles qui me  d'Estevani lle. reftent de ma dernière condition. Puis-je , fans imprudence m'en dépouiller ? Sait-on ce qui peut afriver ? Si par malheur je venois a vousperdre , & que je fufTe longtems fur le pavé a chercher un nouveau maitre , n'auroit - on pas raifon de me reprocher d'avoir été charitable mal-a-propos. Ce que tu dis , repliqua le doyen, feroit de très-bon fens , fi les befoins futurs devoient nous embarraffer; mais il ne faut pas que 1'avenir nous inquiète , ni que la crainte de manquer d'argent nous ferve de prétexte pour fruftrer les pauvres de notre fuperflu. Mon févcre patron me tint vainement tous ces beaux difcours , je les écoutai comme des chanfons j & les chofes en deraeurèrent-la. Deux mois après cette aventure, qu'il me défendit de révéler aux deux autres domeftiques, il me renvoya chez le receveur du chapitre toucher encore deux eens écus que je lui apportai. II les mit dans fon coffre & les garda pendant trois femaines , fans qu'il en parut occupé. II ne laiffoit pas toutefois de 1'être , & peu a peu mon dévot redevint mélancolique. D'abord que je m'en appercus , je lui dis : feigneur licencié, puifque j'ai 1'honneur d'être votrè confident, je ne crois pas devoir attendre pour vous donner du foulagement, que vous m'appreniez le befoin que vous en aYez: je ne fais que trop ce qui fe paf-  fe H i s T o r R E fe aftuellement dans votre cceur : 1'avarice U a chanté y font aux prifes, & 1'évènement de leur combat eft incertain. Permettez qu'un fidéle ierviteur, qui s'intéreffe au repos de vos jours, vous ferve de fil pour fortir du labyrinthe oü vous vous trouvez. Oui, mon cher Eftevanille, me répondit tnftementle doyen, je lutte nuit & jour contre un ennemi puiffant , & qui femble reprendre de nouvelles forces k mefure que les miennes s'affoiblüTent. Aide-moi, fi tu peux, a le terralTer. Trés-volontiers , monfieur , lui répartis-je , & nous allons 1'abattre tout-a-l'heure , fi vous voulez. Hé ! comment pourronsnous en venir k bout, dit le licencié ? Rien n'eft plus aifé, lui répondis-je. Remettez-moi dans ce moment ces redoutables efpèces qui pourroient vous perdre k la fin. Je vais vous en délivrer en les jetant dans ce grand tronc pour les pauvres, qui eft k 1'entrée du monaftère de faint Bernard, Mon maïtre n'applaudit pas tout-d'un-coup a 1'expédient propofé ; mais enfin les réflexions du dévot Temportèrent peu k peu fur les, mouvemens de lavare. J'y confens, mon ami , me dit-il , charge-toi de cette commiffion. Aulïïbien tu m'épargneras quelques peines que j'aufrois k fouffrir en portant moi-même mon ar-  D' E S T E V A N I L L E. 6t gent. A ces mots, il tira de ibn coffre un fac, & me le mettant entre les mains : tiens , me dit-il, voici les viótimes qu'il faut immoler» Va ,mon enfant, cours, vole, & reviens promptement m'annoncer que le facrifice eft fait. Je laiffai le patron dans fa chambre exhaler: quelques foupirs , qu'il ne put refufer ï mort de'part , ou plutöt a 1'éloignement des victïmes, & je pris le chemin du couvent de faint Bernard , dans 1'intention de faire fidèlement 1'emploi dont j'étois chargé. J'y allois de la meilleure foi du monde , & j'aurois indubitablement rempli mon devoir en garcon plein de droiture, fi le démon de 1'avarice ne fut venu me tenter ; mais de rage , fans doute, d'avoir été vaincu par le maïtre , il voulut s'en venger fur le valet. II m'arrêta tout court, comme j'étois prés d'entrer dans 1'églife , & me foufflant aux oreilles : Eftevanille , me dit-il, oü vas-tu, infenfé que tu es ? Tu vas porter de 1'eau a la rivière. T'imagines-tu que les höpitaux manquent de quelque chofe ? Tu te trompes, Gonzalez. Bs font foutenus par les charités de tant de perfonnes aifées, que jamais on ne verra la marmite des pauvres renverfée. Leurs revenus augmentent de jour en jour par les teftamens qui fe font en leur faveur. Outre cela , leurs biens ne font pas pillés comme ceux  .32 HlSTOIRÏ des grands feigneurs , par des intendans frïpons : ils ont pour économes & pour administrateurs d'honnêtes gens qui fe font un plaifïr de fe méler de leurs affaires pour 1'amour de dieu , & d'être défintéreffés dans leur adminiftrariorv Ne jette donc point dans un tronc eet argent que ta bonne fortune te livre aujourd'hui. Garde-le plutöt pour toi. Peut-être'en auras-tu bientöt befoin. D'ailleurs , puifque le doyen le deftine aux pauvres , il y en a une partie qui t'appartient. Cela femble en quelque facon rendre ta faute plus légere. Le diable, en me fuggérant ces mauvaifes réflexions , qu'il avoit 1'art de me faire trouver bonnes, corrompit mon intégrité. Au lieu d'entrer dans 1'églife, je marchai vers la grande place , ou, pour peu de chofe , je convertis chez un .changeur mes écus en doublons & en quadruples, que je ferrai facilement dans ma poche. Je retournai enfuite au logis , oü le licencié m'attendoit impatiemment. Réjouiffez - vous , monfieur, lui dis-je en 1'abordant d'un air gai, 1'affaire en eft faite. Le poiflbn eft dans la naffe de 1'höpital. Que votre confeience reprenne toute fa tranquillité. Je fuis ravi, me réponditr il, que cela foit terminé. Je t'en remercie. De ton cöté , mon enfant, tu dois auffi en être bien-aife ; car tu as part a cette bonne ceuvre,  d'Estevanille. 0*5 J'en ai une joie infinie, lui répliquai-je ; & £i vous avez le malheur de vous retrouver dans la peine dont je viens de vous délivrer , je me flatte que vous voudrez bien encore vous fervir de mon petit miniftère pour vous en tirer. Le doyen m'aifura qu'il n'avoit pas une autre intention. Cependant quelques mois après fe revoyant un argent fuperflu alfez confidérable, & fe fentant tourmenté par fes fcrupules , il eut recours a un autre moyen pour s'en affranchir. II acheta une grande quantité de livres folides, des livres de morale & de théologie , croyant par cette emplette fe mettre 1'efprit en repos ; mais après avoir fait une méditation profonde au pied du crucifix , il m'appela. J'accourus a. fa voix , & remarquant qu'il étoit plus troublé, plus agité que jamais : qu'avez-vous", lui dis-je , mon cher maitre ? Auriez-vous encore envie de me faire avoir part a quelque bonne a&ion ? Ah ! Gonzalez, me répondit-il en pouffant un foupir des plus amers, que le démon eft fubtil ! Je m'imaginois 1'avoir trompé, & c'eft lui qui m'a tendu un piége oü j'ai donné. Je penfois en achetant tous ces livres , que la charité n'en pourroit murmurer : quelle illufion ! Ces ouvrages , quoi qu'excellens, me font inutiles. Je ne lis point. J'employe prefque tout mon tems a la prière, Pourquoi donc, mi-  &4 Histoui férable que je fuis, ai-je fait un pareil achat ? Combien aurois-je foulagé de pauvres avec I'argent que m'ont coüté ces livres, qui ne font dans ma chambre qu'un vain ornement. Ce trop charitable doyen fe fentoit fi rhorïifié d'avoir fait une dépenfe qui lui paróiflbic coupable, qu'il ne pouvoit s'en confoler. Les confidens quelquefois donnent de bons confeils : monfieur, lui dis-je , il me femble que votre faute n'eft pas irre'parable. II n'y a, fauf votre meilleur avis , qu a faire porter tous ces livres chez le libraire qui vous les a vendus. Il les reprendra moyennant un honnête profit, & j'irai fur le charhp porter a 1'höpital 1'argent que nous en retirerons. J'approuve ce confeil, s'écria le licencié. C'eft le ciël , Gonzalez , qui vient de te 1'infpirer, & je le veux fuivre touta-l'heure. En même tems, il m'ordonna d'aller chercher deux portefaix ; ce que je fis avec un empreffement dont il n'eft pas befoift de dire la caufe. Ce qui me déplut, c'eft que le patron voulut venir avec nous chez le libraire, qui étoit juftement ce vieux borgne qui favoit fi bien enfeigner les bonnes penfions. Quoique les marchands ne foient pas trop aifes qu'on leur rapporte une marchandife qu'ils out vendue, il reprit la fienne fort obligeamment, & rendit au boa  I)' Ê S Y E V A N I L t E. g;* bon doyen cent cinquante e'cus de deux eens qu'il avoit recus de lui ■ fe contentant du refte, tant pour fe de'dommager d'avoir perdu 1'occafio.n de fe défaire defdits livres que pour 1'intéret des jours qu'ils avoient été hors de fa boutique. Je mis promptement la main fur les efpèces qui nous revenoient. Je les ferrai dans un fac que nous fournit gratuitement le libraire | & quand nous fdmes dans la rue , je dis è mon maïtre qu'il pouvoit s'en retourner au logis, oü je le rejoindrois en peu de tems. II me répondit, qu'il vouloit m'accompagner : comment donc, monfieur , lui repliquai-je : Eft-ce que vous vous defiriez de votre ferviteur > Le ciel m'en préferve , repartit-il : non, mon enfant, je fuis fur de ta fidélité. Je n'avois envie d'aHec avec toi, que pour être témoirt de ma vidoire; mais puifqu'il t'a femblé que je foupgonnois ta bonne-foi , je veux te faire voir que tu as eu tort. Va t'acquitter tout feul d'une commiffion fi agréable a dieu. En achevant ces paroles, il reprit le chemin de fa maifon, & je me rendis chez le changeur, oü je convertis encore mes écus en doublés piftoles. Ma bourfe, comme vous voyez, commencoit a devenir rondelette; & dans 1'efpérance que j'avois de 1'arrondir bien davantage dans E  '66 HlSTOIRÈ la fuite, j'étois le garcon d'Efpagne le pluscorr* tent. Néanmoins un trifte événement trompa mon attente. Le doyen , peu de jours après la fcène des livres, tomba malade. II appela les plus fameux médecins de Salamanque. Ils lui donnèrent des remèdes, & il mourut. A peine eüt - il les yeux fermés que des parens qu'il avoit dans la ville accoururent fort échauffés, He doutant pas que le défunt n'eüt lailfé beaucoup d'argent. Ils furent étrangement furpris de ne trouver que quelques écus qu'il gardoit pour entretenir fon ménage. Comme ils s'en plaignoient, je leur dis qu'ils ne devoient pas s'en étonrier puifque le licencié Salablanca, perfuadé que fon fuperflu appartenoit de droit aux pauvres, le portoit lui-meme exactement aux troncs des hópitaux. Les parens peu fatisfaits de la fucceffion qu'ils avoient a recueillir, en partagèrent entr'eux les effets. Et comme s'ils eufTent deviné que je m'étois payé par mes mains, ils me firent perdre plus de la moitié de mes gages. Ce qui étoit a rabattre fur la part que j'avois eue aux bonnes ceuvres de mon maïtre.  ï>' E S T E V A N I L t É. fff CHAPITRE VIT. Efevanille après la more du doyen va voir Vanegas \ & s'er.gage au fervice d'un chapelain royaL Aussitót que je fus fur le pavé, j'allaï voir Vanegas, chez qui je trouvai un eccléfiaftique italien qui pofTëdoit une chapelle royale « Salamanque. Dès que je parus , le chantre me dit: mon pauvre Gonzalez, ma douleurfe renouvelle a votre vue. Que je fuis fiché que votre bonheur ait duré fi peu. J'avois place ce garcon-la, pourfuivit-il, en adrefTant la parole au chapelain royal, auprès du licencié Salablanca qui viênt de mourir; c'étoit une bonne condition pour ce jeune homme: c'eft dommage qu'il n'en ait pas joui plus long-tems; car c'eft un excellent fuiet, un ferviteur zèlé, fidéle ; & de plus, un enfant de bonne maifon qui a des principes de belles-lettres.. Pendant que Vanegas parloit de la forte, tttalien me confidéroit atjentivement depuis les pieds jufqu'a la tête % é foit qu'il eüt effeftivement befoin d'un laquais, fott que quelqu'autre raifon le déterminat dans le moment a me pren- E3  O'S HlSTOIRE dre, il dit a Vanegas : il me faut un domeftique & il ne tiendra qua ce gargon d'entrer a mon fervice. Le bien que vous venez de me dire de lui & fa pliyfionnomie me font fouhaiter de 1'avoir. II peut compter que par rapport a vous j'aurai pour lui beaucoup de confidération. Je me ferai un plaifir de cultiver fon efprit moi-mème, & d'y faire germer les fcmences de littérature qu'il a déja. Je lui offre les mêmes gages qu'il avoit chez le doyen , & je crois qu'il ne per dra pas au change. Qu'il fe confulte donc la-deffus ; & fi cela lui convient, vous favez oü je demeure, vous me Een-, voyerez. A ces ^nots qu'il prononga d'un ton de voix plein de',douceur, il embraffa Vanegas & fe retira. Hé bien ! me dit le chantre, lorfque nous fjimes feuls: comment vous fentez-vous affefté de la propofition que 1'on vient de vous faire, & du perfonnage qui vous 1'a faite? Cet eccléfiaftique, lui répondis-je, me paroït un homme de bien. Penfez-vous que je filfe mal d'accepter la place qu'il me préfente ? Hé ! mais, reprit-il , mon ami, je ne connoïs ce prétre que depuis quelques jours ; je fais que c'eft un vieux bachelier calabrois, qu'il eft chapelain royal dans cette ville, & qu'il paffe pour un bénéficier fort a fon aife. C'eft tout ce que je  r>' Es TEVANUII, '6% pais vóus en apprendre. Quoiqu'il fok italien & qu'il porte une face équivoque, il peut êtröj un fort honnête homme. Au refte, continuat-il, vous devez , fans balancer , prendre le parti de le fervir. Que rifquez-vous ? Si vous n'êtes pas content de lui, vous le quitterez, Les laquais ne font point des efclaves. Si leurs maitres ont le pouvok de les chaffer lorfqu'il leur en prend fantaifie, ils peuvent , de leur cóté, quand il leur plait , abandonner leurs mpïtres.. Vous raifonnez a merveille , dis-je au feigneur Vanegas, & je fuis pret a me confacrer au fervice de ce chapelain royal. J'ai un preifentiment qu'il me confolera de la perte de mon dernier maïtre. Dès le jour fuivant le chantre me conduifit chez le bachelier, qui me recut d'un air de bonté dont je fus ravi. II me donna de nouvelle? aflurances, qu'il aurok un foin tout particulier de m'enfeigner les belles-lettres. Vanegas qui m'aimoit, fut fenfible aux bons fentimens que le chapelain témoignoit avoir pour moi. II 1'en remercia pour fon compte, & s'en alla , perfuadé que je ferois auffi- bien - la que chez le licencié. Je penfois la même chofe, ou plutöt je trouvois mon nouveau maïtre encore plus digne que 1'autre de mon attachern.ent. Si le doven, difois-je, étoit un prêtre Ei  7° HlSTOIRE vertueux, celui-ci nc le paroït pas moins. Je m'en fie a fon air pale & mortifié. D'ailleurs, je crois qu'il a plus d'efprit & d'érudiüon. Le calabrois en effet en avoit infiniment davantage; auffi pafioit-il la mqitié de la journée, & quelquefois une partie de la nuit dans fa bibliothcque, qui étoit compofëe de toute forte de livres. II avoit été moine dans jc nc fais quel ordre , & régent de pliilofophie. Cc'toit un homme des plus favans. Au refte , fon domeftique , de même que celui du doyen, ne confiftoit qu'en une vieille gouvernante , un cuifinier & moi, & il ne faifoit pas une plus grande dépenfe , quoiqu'il eüt la réputation d'être plus riche. II ne portoit pas fon argent dans les troncs des höpitaux; il fe contentoit, en for.tant d'une églife , de jetter une poignée de maravedis aux pauvres qui fe trouvoient a La porte, Mais ce que je n'approuvois pas, c'eft qu'il diftribuoit fes aumönes avec tant d'éclat qu'il fembloit les vouloir faire a ce que perfonne n'en ignorat. A cela prés on' 1'aurqit pris pour un faint. II marchoit avec gravitê , les yeux attachés a terre, & fon vifage prêchoit'la raortificatibn. II ne manqua pas, ainfi qu'il 1'avoit promis, d'avoir de grands égards pour moi, Sitöt qu'il m'eut interrogé fur les belles-lettres, & qu'il  d'Estevanille. 71 vit que j'en avois les premiers élémens, il en marqua autant de joie que s'il eüt été mon pere j Öc me dit, d'un air affeétueux, qu'il me regardoit comme fon élève : oui, mon enfant, continua-t-il, d'un ton de voix animé, tu as d'heureufes difpofitions. Je me charge de toi. Je te poulferai. Ce feroit un meurtre de laiffer vieillir dans la fervitude un homme né pour. faire du bruit dans le monde par fon génie. II accompagna fes belles promeffes de quelques embraffades, pour me montrer qu'il parloit de 1'abondance du cceur. J'étois fi pénétré de fes bontés exceffives, que je ne pus m'empêcher d'aller tröuver Vanegas, & de lui faire part de ma joie ; mais au lieu d'applaudir au compte fidéle que je lui rendis des témoignages d'amitié que je recevois de mon nouveau maïtre, il devint fombre & rêveur. Qu'avezvous, lui dis-je? II femble que vous foyez affligé du rapport que, je vous faist Eft-ce que vous vous repentiriez d'avoir fait mon bonheur ? Quelle peut être la caufe d'un pareil changement ? Je fuis toujours le. même a votre égard, répondit le chantre, & vous ne ferez jamais aufir heureux que je le fouhaite. Pourquoi donc , lui répliquai-je , gardez-vous un filerice chagrin en appreiHnt les bontés qu'a-  72 HlSTOIRE pour mol lc bachelier? On diroit qu'elles vous font de la pcine. Mon ami Vanegas n'ofoit me découvrir fa penfée , & j'étois fort éloigné de la deviner. Néanmoins je le preffai tant de s'expliquer 13deiTus & de ne me rien céler, qu'il reprit ainii la parole : je ne fais fi je dois me réjouir de yous avoir procuré la condition dont vous ctes fi fatisfait, Hélas ! je crains d'avoir innocemment expofé votre jeunelfe aux attentats d'un homme vicieux. Toutes ces démonftrations d'amitié du cajabrois me paroiffent outrées, & par conféquent me font fufpe&es. Cependant, ajouta-t-il, «omme en fe reprenant, jl fe peut faire que je m'alarme mal k propos, & que ma crainte offenfe la vertu du bachelier. P'ailleurs, tout jeune que vous étes, vous avez aflez de jugement & d'affez bons yeux pour voir 1'hypocrite, fi c'en eft un, au travers de fon mafque. Je n'eus pas befoin que le chantre m'en dft davantage; & rappelant alors dans ma mémoire certams difcours que j'avois entendu tenir dans la penfion de Canizarez, je m'en retournai chez mon italien 1'efprit prévenu contre lui, & plus düpofé k empoifonner fes bonnes aólions qu'i faire giice a fes mauvaifes. Je me óns avec  D'EsTEVANIttE, .7J lui fur mes gardes; & comme dans la préventïon oü 'j'étois, il n'avoit pas en moi un juge favorable, j'interprétois tout a fon défavantage. Les paroles obligeantes qu'il m'adreflbit augmentoient ma défiance, & les regards qu'il jettoit fur moi, quoique dans le fond peut-être purs & défintérefTés, me parohToient coupables. Un jour que j'étois avec lui dans fa bibliothèque, il prit un Virgile qu'il ouvrit , puis me le donnant, il me dit : Eftevanille, voyons un peu fi tu me rendrois bien cette églogue en efpagnol. Par hazard ou autrement, 1'églcgue étoit juftement celle qui commence par ce vers: Formofum paftor Corydon ardebat Aloxim. Je 1'avois entendu expliquer au college; je la favois même par cceur ; je n'eus pas beaucoup de peine a la traduire en caftillan. Mais tandis que j'en faifois la verfion avec le plus d'élégance qu'il m'étoit poffible, le calabrois, pour me témoigner combien il étoit content de moi, me donnoit de petits coups fur 1'épaule , me tiroit doucement les oreilles, & me pingoit les joues. Cela me parut férieux; & me croyant dans un péril oü je n'étois peut-être pas, je m'enfuis, & lanfai-la ce vieux coridon,  74 HlSTOIRE CHAPITRE VIII. Eftevanille part pour Madrid ; de la rencontre quil fit en chcmin , & quelle en fut la fuite. J'avois tant de fois entendu parler de Madrid comme d'une merveille du monde, qu'il me prit envie d'y aller, pour voir fi ce qu'on m'en avoit dit étoit véritable. Je me trouvois en état de faire gracieufement ce voyage, & de paroïtre dans cette fameufe ville fous une forme plus honarable que celle de laquais. Je me flattois qu'un garcon qui favoit paffablement bien écrire, & qui ne manquoit pas d'efprit, feroit infailliblement fa fortune a la cour, foit en s'attachant a quelque grand feigneur, foit en fe gliffant parmi les commis des fecrétaires d'état. Enfin., rempli de la bonne opinion que j'avois de mon mérite, j'achetai un petit mulet pour me rendre plus noblement a, Madrid; & je partis un matin avant le lever du foleil. Je pris le chemin de Penaranda ou j'arrivai heureufement fur la fin de la journée. Mais il n'en fut pas de même le lendemain, A 1'entrée de la Caftille vieille je vis deux routes qui  D1 ESTÏVANILLE. 75" m'embarrafïèrent ; & n'appercevant perfonne qui put m'enfeigner celle que je devois fuivre, je fus obligé de m'en remettre au hazard. L'une conduifoit a la Ville d'Avila, & 1'autre a Segovie, J'enfilai la derniere pour mes péchés, comme vous allez 1'entendre, II me fallut palier entre deux montagnes par un chemin capable d'efFrayer un voyageur , même fans argent, Si j'eulfe connu le pays j'aurois pu éviter, par un détour, ce dangereux paf-. fage, qui ne pouvoit être tenté que par ceux qui en ignoroien, le péril. Outre qu'il étoit coupé de précipices ; on découvroit de diftance en diftance, au pied des montagnes, des öu-i vertures que je ne regardois pas fans effroi. A chaque inftant je m'attendois a voir for-. tir , de ces affreufes cavernes 3 des hommes armés d'épées , de poignards ou d'efcopettes; & ces phantömes de mon efprit troublé, me faifoient trembler de tous mes membres. Je craignois de laiffer , dans ce rédoutable lieu, le bien des pauvres avec ma vie ; & frappé d'une fi jufte crainte, j'implorois 1'afliftance du ciel, fans faire réflexion que je méritois moins d'en être fecouru qu'abandonné. II me le fit bientot connoïtre. Deux hommes, comme vernis par une de ces cavernes, s'offrirent fubifement a mes yeux, & fi rent glacer mon fang  7^ HlSTOlRE dans mes veines par leur air effrayant, auffi bien que par de larges coutelas qu'ils portoient. Ajoutez è leur horrible afped qu'ils étoient « denu-nuds, 3c que la peur qui groffit ordi«airement les objets, me les faifoient paroïtre dune grandeur e'norme. Ces deux nouveaux enfans de la terre vinrent me barrer le paflage en fe préfentant devant mon mulet, & Je chapeau a la mam, me demandèrentl'aumöne d'une maniere qui ne per. mettoit pas de la refufer. L'adion humiüante a Iaquelle ils s'abaiffoient ne leur faifoit rien perdre de leur mine épouvantable. Je leur jettai quelques pieces de menue monnoie que j'avois dans mes pochen , & dont on m'avoit confeillé a Penaranda de me munir, pour n'êtp pas obligé, fur la route, de montrer de lor, a caufe des inconvéniens qui pouvoient en réfulter. Mais les deux mendians, bien loin de fe contenter de fi peu de chofe, faifirent, la bride de mon mulet, & me de'darèrcnt que je n'en ferois pas quitte è fi bon marché. Mon jeune feigneur, me dit I'un des deux, en me faifant vuider nralgré moi les étriers, & tomber afTez rudemcnt; nous allons voir fi votre bourfe eft bien garnie. Ils prirent la peine de me fouiller par-tout, & de m'enlever plus de cent piftoles. Ces voleurs remarquant que je,,  d'Estëvanillë, ff tois plus mort que vif, me proteftèrent, pour me raffurer, qu'ils ne me feroient aucun mal; ce qui ne laifla pas de diffiper une partie de ma frayeur. A peine cette expédition fut-elle achevée , que de la même caverne d'oü j'avois vu venif les fripons qui m'avoient volé, il fortit une foixantaine', pour le moins , d'hommes & de femmes , les uns a pied, les autres fur des mules ou fur des anes ; & tous ces honnêtesgens enfemble compofoient une troupe de bohémiens des plus formidables. Les hommes portoient des collets tailladés, avec des habits qui ne leur couvroient pas la moitlé de la peau, tant ils étoient déchirés. Pour les femmes , les unes affez bien habillées étoient bizarrement parées de médailles, de coliers & de bracelets; &t les autres vêtues d'une fimple chemife de la ceinture en bas, avoient la gorge & les épaules découvertes avec un air d'immodeftie très-convenable aux perfonnes de cette efpèce. Les deux bohémiens qui avoient fi bien nettoyé mes poches, m'ordonnèrent, fous peine de la vie, d'aller avec eux joindre leurs camarades qui défiloient deux a deux. Nous fortïmes des montagnes a trois ou quatre eens pas de-la, pour entrer dans une plaine oü nous tirames vers un bois épais, au milieu duquel  7S HrsTotRE » y avoit une fontaine d'une très-belle eau, Nous flmes alte dans eet endroit, que j'aurois trouvé fort agréable fi j'eufTe été en meil1'eure compagnie. Ces meffieurs commencèrent par étendre fur 1'herbe des morceaux de vian& de pain dont ils étoient pourvus abondamment, auffi-bien que du vin qu'ils portoient dans des callebaffes comme les pélérins de faint Jacques. II me fallut boire & manger avec eux en dépit que j'en eufle ; car fitöt que ie temo.gnois la moindre répugnance a faire ce quns défiroient, ils mettoient la main fur leurs labres, & par-Ia me rendoient plus fouple qu'un gant. Je pouflai la docilité jufqu'è fouffrir qu'on motat mon habit, qui étoit d'un trés-beau drap tout neuf, pour me revétir d'un habilWnt de bohémien. Ils en avoient toujours dans leur bagage quelques-uns qu'ils faifoient endofler par force aux jeunes gens qui avoient le malheur de les rencontrer. Les hommes & les femmes , après un repas fle trois ou quatre heures , fe mirent a former des danfes plus libres que gracieufes. Ils étoient tous en train de fe divertir, & ils fe propofoient de paffer la nuit dans ce bois, quand deux de leurs compagnons, qui s'étoient ecartés vinrent troubler la fete, en leur annongant qu'une brigade d'archers de la fainte  d'Estevanille. 79 Hermandad étoit a trente pas d'eux. Les moins courageux de la troupe ne furent point alarmés de cette nouvelle ; & fe croyant fupérieurs a leurs ennemis, ils fe préparèrent a les bien recevoir. Véritablement une feule brigade de la fainte confrairie eüt été trop foible pour battre tant de bohémiens, qui, pour la plupart , étoient vaillans & vigoureux : mais au moment que ceux-ci, méprifant le petit nombre des archers , marchoient a eux pour les attaquer , une feconde troupe de confrères de la fainte Hermandad arrivant d'un. autre cöté, vint fondre fur ces voleurs & les mettre entre deux feux. Alors les bohémiens perdant 1'envie de faire face a 1'ennemi, ne fongèrent plus qu'a lui échapper par une prompte fuite. Je me fauvai avec euX, fans favoir ce que je faifois & comme fi je n'euffe pas plutöt du me réjouir de n'être plus en leur pouvoir. Les archers nous pourfuivirent fi vivement qu'ils nous arrêtèrent prefque tous. Ils nous Herent avec des cordes qu'ils avoient apportées pour eet effet, & nous ayant partagés en deux bandes , ils en conduifirent une a Ségovie & 1'autre a Avila. II eft bon d'apprendre au lecteur que les corregidors de ces deux villes, informés qu'une troupe nombreufe de bohémiens voloit impunément dans le pays, & mê-  B<3 HiüToin me afllflinoit les voyageurs , avoient envoyé a leurs troufles chacun une brigade d'archers de la fainte confrairie, lefquels avoient fi bien pris leurs mefures qu'ils s'étoient trouvés tous en même tems dans le bois. J'étois de la bande des miférables qu'on menoit a la ville d'Avila. Nous n'y fumes pas plutöt arrivés qu'on nous enferma dans des cachots noirs , en attendant qu'on nous rendit bonne & briève juftice. Le corregidor, juge expéditif, vint dès le jour fuivant nous interroger dans les prifons, & mon heureufe étoile voulut qu'il commencat par moi. II fut d'abord frappé de ma jeuneffe : Malheureux, me dit-il, tu fais de bonne heure un mauvais métier. Monfeigneur, lui répondis-je,.affez froidement, 1'habit ne fait pas le moine. Quoique je porte 1'uniforme des bohémiens , je puis vous afïurer que je ne fuis pas de leur compagnie. A d'auires, repliqua le con egidor; & fans daigner entendre ce que j'avois a dire pour ma défenfe, il palTa aux prifonniers qui étoient avec moi dans le même cachot. II leur cemanda s'ils •étoient du nombre des bohémiens qui avoient été pris dans un bois par les archers de la fainte Hermandad; Us répondirent que oui, jugeant bien qu'il ne leur ferviroit de rien de foutenir le contraire. Le juge borna 1'interro- gatoire  t)' E S T E V A N I L E E, §r gatoire a cette demande , fit écrire leurs noms & le mien par un greffier qui 1'accompagnoit:, & fortit en nous difant: qu'il ne nous laifleroit pas languir dans les fers, & que dans deux heures tout au plus tard, il nous feroit favoir notre fort. Quand je vis que ce miniftre de la juftice alloit prononcer mon arrêt, je lui adrelTai ces paroles a haute voix : monfeigneur, prenez garde , s'il vous plaitj a ce que vous ferez ; ne confondez pas 1'innocence avec le crime : bien éloigné d'être du nombre de ces fripons de bohémiens, je vous déclare qu'ils m'ont volé mon argent, mes hardes & mon mulet, 8c qu'ils m'ont revé|u, en dépit de moi, du maudit habillement que je porte. Le corregidor .fit fi peu d'attention a cette apoftrophe, qu'une heure après le greffier revint dans notre cachot : oü eft le feigneur Eftevanille Gonzalez, dit-il, en entrant d'un air gai ? Le voici, m'écriai-je, m'imaginant qu'il venoit pour me délivrer. Qu'avez-vous a lui apprendre ? Une bonne nouvelle , me répondit-il ; & p0Ur laquelle pourtant je ne lui demande rien , non plus que pour les frais de fon procés qui vient d^être jugé définitivement. II eft condamné, ajouta ce mauvais plaifant, a monter 1'efcalier F  $2 tt i s f o i r É & a donner des bénédictions au peupïe aves les talons. Le ton railleuV du greffier & les exprefTionsf égayées dont il fe fervoit pour m'annoncer qu'on m'alloit pendre, me firent croire d'abord qu'il ne parloit pas férieufement ; mais la lecture qu'il nous fit enfuite de 1'arrêt qui nous condcmnoit a ce fupplice, tous les bohémiens & moi, ne me permit plus de douter de mon malheur, Je m'affligeai alors fans mefure; je fondis en pleurs, & le cachot retentit de mes plaintes & de mes" lamentations. Puis m'adreffant aux bohémiens: pourquoi, leur dis-je» méchans que vous êtes', ne fauvez-vous pas un homme dont vous connöiflez 1'innocence? Vous le pouvez 5 en declarant au corregidor que je ne fuis point de votre troupe. Que gagnerez-vous en fouffrant que je périffe avec vous? En faifant ce reproche a ces fcélérats, je m'imaginois les attendrir & les obliger a porter un témoignage a ma décharge; mais au lieu de me rendre cette juftice , ils fe mirent tous a rire de ma frayeur & a fe moquer de moi. Le greffier, après avoir oui Ie difcours que je venois de tenir, & qu'il ne fit pas femblant d'éeouter, me prit par la main & me mena-  d'Estevanille* è$ dans une falie oü il y avoit un religieux de ï'ordre de faint Francois, qui n'étoit pas venu la pour rien. Tenez , pere, dit-il au moine , comraencez par ce jeune homme ; confeffez.le, & le difpofez a partir pour 1'autre monde. Je me jettai aux pieds du cordelier, en implorant a haute voix fa prote&ion , & je lui fis un rapport fidele de ce qui s'étoit paffé entre les bohémiens & moi. Ce que le greffier ayant entendu , fe retira fans dire un feul mot, & me laiffa dans la falie avec le confeffeur & le bourreau. Mon ami, me dit le religieux, fi 1'aventure que vous venez de me conter eft véritable, je juge par-la que vos iniquités ont attiré fur vous la colère du ciel; car la juftice divine fe fert fouvent de la juftice humaine pour punir les pécheurs. Ainfi, bien loin de murraurer contre le jugement qui vous condamne a mourir, & qui vous paroït injufte, vous devez le regarder comme un chatiment que vous n'avez que trop mérité. Employez donc bien le peu de momens qui vous reftent a vivre; confeffez vos péchés, & demandez - en pardon a dieu. Quelque chofe que put me repréfenter le cordelier, j'avois bien de la peine a me réfoudre a fauter le foffé. Cependant ce faint reli- F a  $4 HlSTOIRE gieux n'épargnok rien pour me procurer une bonne mort. II m'y exhortoit d'une manière pathétique & confolante, en mélant aux larmes que m'arrachoit le regret de périr, cdles que 1'i-ntérét de mon fa] ut lui faifoit répandre. En un mot, il s'y prit de tant de facons qu'il me toucha. Je fentis tout a coup naitre dans mon ame un repentir fincère de mes fautes. Je gémis, je foupirai de douleur en me reffbuvenant des vols que j'avois faits a Murcie & a Salamanque. Enfin je fentls que la nature fe foumettoit peu a peu a 1'humiliation profonde quï la menacoit. Je me trouvai digne du trépas ignominieux qui m'attendoit. J'étois donc abandonné a toute ma mauvaife fortune , & pret a me rendre a la place" publique pour y danfer en 1'air, quand le corregidor entra dans la falie avec le greffier & un des bohémiens prifonniers: pere , dit-il au mofne, laiflez-la le jeune homme que vous exhortez a la mort. II en fera quitte pour la peur. Tous les honnêtes gens avec lefquels il a été pris dépofent qu'il n'eft point du nombre de leurs confrères , quoiquïl en ait 1'habit. II ne feroit pas jufte qu'il perdït la vie pour s'être trouvé involontairement avec eux. Mais, ajouta-t-il, comme les habkans d'Avila fe font une grande fête de voir expédier aujouruhui quel-  d' E s t e v A v i t l E. 8y, qu un de ces voleurs, en voilé un que je vous livre pour répondre a leur attente. Aptvs . vöiE prononcé ces paroles, le corregidor lonii en m'ordonnant de le fuivre. J'obéis , 6C cédaï volontiers ma place au bohémien , qui étoit juftement un des deux fripons qui m'avoient rafflé mes doublés piftoles. II fe mit a genoux devant le religieux, qui le confeffa & le cor*duifit au fupplice. Pour moi, lorfque j'eus fuivi le corregidor dans une autre chambre, ce juge s'appercevant que le paiTage de la crainte a la joie m'avoit troublé les fens, me fit donner du vin, & quand je lui parus un peu revenu de ma frayeur, il me dit que j'étois libre. En memetems on m'ouvrit , par fon ordre , les portes de la prifon , d'ou je fortis fans mon argent, fans mes hardes & fans mon mulet, qui pafsèrent des mains des bohémiens dans celles de la juftice».  Hl STOISI CHAPITRE IX, De la confolation qu il recut au fortir des pri~ fons d Avüa ; & comment étant arrivé d\ Madrid il trouva une nouvelle condüion. D'aboed que je fus dans la rue, 1'habit que je-portois m'attira quelques huées, auxquelles je fis peu d'attention. Je ne fentois que le bonheur d'être délivre' des bohémiens & du corregidor. Pour en rendre k dieu de très-humbfes graces, j'entrai dans une églife & me, retirai dans un coin, oü je me mis en priere. J'étois encore fi occupé du péril que je venols de courir, que je priois de bon cceur. Je promettois au ciel de dranger de vie, & j'étois fi contrit, que j'accompagnois cette promeiTe de grands coups de poings dont je me frappois la poitrine. ' t Je croyois n'être vu de perfonne ; mais un vieux bourgeois d'Avila qui difoit fon rofaire a quelques pas de moi m'obfervoit. II fut tellement édifié de ma ferveur qu'il voulut me parler. Eour eet effet, il alla m'attendre k la porte de 1'églife, & me joignant lorfque je fortis: jeune homme, me dit-il, vous me paroif-  d'Estevakille. 87 fez étranger dans cette- ville; & s'il eft permis de jugerfur les apparences, je ne vous crois pas dans une heureufe fituation. A ces paroles, qui me firent foupirer, j'envifageai lé vieillard d'un air trifte, & commen* cai a pleurer fans pouvoir lui répondre. II fut pénétré de la douleur dont il me voyoit faifi ; & fouhaitant d'en favoir la caufe : mon enfant , continua-t-il, vous êtes dans un état Violent. Apprenez-m'cn le fujet. Ne craignez point de vous ouvrir a moi. J'aime les perfonnes vertueufes. Je vous crois un homme de bien. Je m'intéreffe pour vous. La parole me revint a ce difcours, qui fembloit m'offrirvune refTource dans ma misère : feigneur , lui dis-je, puifque fans me connoïtre vous étes aflez bon pour prendre quelque part a ma deftinée , je dois par reconnoiffance ne vous rien cacher. Quand je vous aurai inftruit de mon infortune > vous conviendrez que je fuis fort a plaïndre. Alors je lui racontai mon hiftoire qui 1'attendrit, & lorfqu'il leut toute entenduea il m'embraffa, en me difant, la larme a 1'ceil , qu'il étoit fenfiblement touché de 1'épreuve a laquelle le ciel réduifoit ma veftü. Après quoi, voyant que je n'avois point d'autre afyle que 1'hópital, ce charitabte F4  8S H r s t o i r e bourgeois rn'emmena chez lui & m'y rtM hul, jours, pendant lefquels il me fit habi]ler( £n_ r^TT™ d^Iné-—Purs d aller. s avec vmgt piftoles dont ilme fit preTent, & une lettre de recommandation pour un or' fejre oe fes arnis , nornrné Lezcano. Ce petit fecours dont ;e ne manquai pas de remercier la proV1dence, iut pour moi une grande confolatjon j & la vue admirable de h capitale acheva de me faïre oublier l^enture des bohémiens Etant arnvé a Madrid, mon premier fob de porter nnlettre a 1 orfevre, qui, 1W lUe ™ ^ntion,me fit mille dvi*?& Fomrt d s> |oyer ^ mo.;ma. , . S ut"V qU01 rUnant j£ m'ét°is bien a«e„du. Heureufement fon ami mavoit mis en état.de vwre quelque tems 4 lauberge, & j>efpéro,s connoV6 /r0iS 4 falre *4*é util conno^ance. Je pafTai près d>un mo? , _ counrcette belle ville, & è voir toutes IeS ' cunofites quon y admire. Je prenois auffi plai-' fir a frequenter le palais denos rois, & I confiderer ce grand nombre de feigneurs quï sy rencontrent ordinairement. Néanmoins er, fatisfaffantmes defirs curieux, je ne laiffois pa,  p' Es TI VANILLE, 8$) de vifiter fouvent Lezcano pour le faire fouvenir de moi. II me recevoit toujour fort bien, & m'alfuroit qu'il ne m'oublioit pas. Encore un peu de patience , me difoit-il, je vous placerai dans quelque maifon oü vous ferez comme le poiffon dans Peau. Cependant les jours s'écouloient, & mon argent, a vue d'ccil, tiroit a fa fin. Mais au lieu de m'en chagrincr 4 je répétois fans celïe ces paroles du licencié Salablanca : les befoins futurs .ne doivent pas nous inquiéter. Je comptois donc trbp fur la providence pour craindre 1'avenir, & j'éprouvai bientót en éffet qu'elle ne m'avoit point abandonné. La première fois que je revis mon orfèvre il me dit .- vous ne pouviez venir ici plu's a propos. Je vous allois chercher pour vous apprendre que je vous ai enfin trouvé une condition telle que je vous 1'ai promifè. Des demain vous aurez pour maïtre don Enrique de Bolagnos , bon gentilhomme , vieux garcön , riche, & chevalier de 1'ordre de faint Jacques, II eft un peu mifantrope, Ce qui fuppofe ua homme drpit & plein de, franchife. Etant fiige & rangé comme vous 1'êtes, vous lui conviendrez a merveille, II ne fait point d'ordinairo chez lui, & n'a qu'un domeftique, auquel il donne cent écus de gages, & fix reaux par  $0 HlSTOIRE jour pour fa nourriture. De plus, il eft trés* ge'néreux. Après quelques anne'es de fervice, vous verrez qu'il vous récompenfera fi bien que vous aurez tout lieu d'être content de fa reconnoiffance. Je fis la-defTus les remerciemens que je devois a Lezcano, qui me mena le lendemain au lever de don Enrique. Ce chevalier qui étoit un homme de quarante ans , de bonne mine, & des mieux faits, demeuroit dans une grande rr/aifon, oü il occupoit un bel appartement bien meublé. Lorfque je fus en fa pre'fence, il me regarda fixement, & dit enfuite a mon condufteur : ce garcon que vous m'amenez a une phifionomie qui s'accorde alïez avec 1 eloge que vous m'avez fait de lui; mais quand il ne 1'auroit point, ajouta-t-il, cela ne m'empêcheroit pas de le reeevoir aveuglé.ment de votre main.  p' E S T E V A N I L L E. 5>ï CHAPITRE X, Gon\ale^ gagne £ atnitié de don Enrique, qui lui rnontre un regijire fecret quil gardoit dans fa bibliothique. Don Enrique de Bolagnos devint donc mon quatrième maftre. Ce chevoiier paffoit la matinee a lire dans fon cabinet, & fortoit fur le midi pour aller diner en ville, d'oü il ne revenoit qu'a dix ou onze heures du foir; de forte que j'étois un domeftique des plus defceuvrés. Nettoyer fes habits & tenir fa chambre propre , c'étoit-la toute mon occupation. II n'attendoit que cela de moi. Auffi j'employois 1'après-dïnée toute entiere a courir, a faire des connoiffan-» ces & a me divertir. J'avois foin feulement de me retirer au logis avant lui; fi bien qu'a fon retour me trouvant prêt a le fervir, il étoit trés - fatisfait de fon nouveau laquais. II *ne le faifoit affez connoïtre par fes adtions. II ne dédaignoit pas de m'entretenir familièrement; & comme je le réjouiffois par le récit qu'il m'obligeoit a lui faire de ce que j'avois vu dans la journée, infenfiblement il prit de 1'amitié pour moi.  f2 HlSTOIRE J'avois remarqué qu'entre les livres qu'il IIfoit brdinairement, il y en avoit un gros quil feuilletoit tous les foirs avant qu'il fe coucMt. II e'crivoit dedans quelques lignes & en effa'. coit d'autres; enfuite il 1'enfermoit jufqu'au Ieademain a la même heure. Cela m'infpira un . violent defir de favoir de quoi ce livre traitoit; & ma curiofité devint fi vive, que ne pouvant y re'frfter, j'ofai demander è don Enrique quel étoit ce gros volume qu'il ne lifok que le foir, & qu'il fembloit affeéter de tenir caché dans fa bibliothèque ? II fourit a cette queftion, bien loin de s'offenfer de la liberté que je prenois, & me répondit: je te pardonne 1'envie que tu as d'apprendre ce que c'eft que ce livre myftérieux, & je veux bien mon ami, te donner cette fatisfadion. C'eft un •manufcrit, continua-t-il, qui eft mon ouvrage. J'ai employé prés de dix années a le compofer pour mon utilité particuliere. A ces mots , il alla ouvrir fa bibliothèque , d'oü il tira le volume ; & me le donnant a feuil leter : tiens, Gonzalez, pourfuivit-il , tu vois la lifte de mes amis. Ce livre, tout gros qu'il eft, ne contient que leurs noms, & les époques de notre amitié. O ciel f m'écriai-je, eft-il poffible,monfieur,que vous ayez le bonheur d'avoir fait tant d'amis ? Mais, a}outai-je un mo-  d'Estevakilli, 9^ ment après , qu'eft-ce que j'appergois ? Tous ces noms, ce me femble , font raye's & biffés. Qu'eft-ce que cela fignifie ? Je vais te 1'expliquer, me repartit mon patron. Ta furprife eft jufte. Tu fauras que j'ai écrit tous ces noms , lorfque je me fuis cru aimé des perfonnes qui les portent, & je les ai effacés, quand j'ai reconnu que je me trompois. Eft-il croyable , lui dis-je, que vous ayez été la dupe de tant de gens ? Vous les aurez mis apparemment a de trop fortes épreuves. Point du tout, répondit-il; tous ces faux amis fe«font eux-mêmes démafqués dans le cours de notre commerce. L'un après m'avoir ébloui par les démonftrations les plus affectueufes, m'a fait connoïtre dans la fuite qu'il n'avoit que des manières, & que fon ame étoit vuide de fentiment : j'ai découvert que 1'autre n'a recherché mon amitié, que dans la vue de m'intérefler a 1'aider par mon crédit a obtenir un pofte qu'il follicitoit : celui-ci m'a enlevé le cceur de ma maitreffe ; & celui - la, fans être retenu par la crainte de m'offenfer, a fait tous fes efforts pour féduire ma fceur. Enfin, je ne reconnois plus pour amis tous ceux dont j'ai effacé les noms , que j'avois enregiftrés fur la foi de leurs perfides démonftrations d'amitié. Je parcourus d^s yeux toutes les feuilles du  94 tïlSTOIRÏf f egiftre, & n y remarquant aucun nom qui ne fut barre , a 1'exception de cinq ou fix qui étoient aux deux dernières pages, je dis a mon maitre : ma foi, monfïeur, j'ai d'abord e'té fort étonné de voir tant d'amis fur votre regiftre , & pre'fentement je m'étonne qu'il y en ait fi peu. II y en aura peut-être encore moins dans quelques jours , me répliqua-t-il. Ceux dont je n'ai point rayé les noms peuvent n'être redevables de cette diftinciion, qua la nouveauté de notre connoiffance. Que de réfléxions, lui disje , me faites-vous faire la-deltus ! Je fuis tenté de croire qu'il n'y a dans le monde que de faux amis. On en trouve de véritables , répondit-il ; mais ils font bien rares, & mille gens fe vantent aujourd'hui d'en avoir plufieurs qui n'en ont pas feulement un. J'avois mis, continua-til, fur mon régiftre tous mes parens , les regardant comme mes premiers amis : croiras-tu bien que j'ai été obligé de les effacer tous. Mon père feul m'eft refté fidéle , malgré tous les chagrins que je lui ai caufés. Trois ou quatre jours après eet entretien , mon maïtre étant revenu de la ville un foir, me dit : Gonzalez , apporte - moi la lifte de mes amis, j'ai deux ratures a y faire. Je veux effacer un auditeur du confeil de Caftille, & un chevalier d'Alcantara ; mais je fuis bien aife au  d'Estevanilee, 95paravant de te confulter la-deffus. Ces deux mefheurs fe trouvèrent avant hier dans une compagnie , oü 1'on tenoit fur mon compte des difcours médifans. -I/auditeur les écouta fans rien dire, au lieu de prendre mon parti, & le chevalier les applaudit. Que penfes-tu de ces amisla ? Je penfe, monfieur, lui répondis-je, que 1'auditeur eft un homme a rayer , & le chevalier a noyer. Je fuis de ton fentiment, reprit don Enrique. En les biffant de mon catalogue, je ne crains pas de paffer pour un ami trop délicat. Je ne connois pas, lui dis-je, les perfonnes dont les noms ne font point encore effacés; mais je crains fort qu'ils ne le foient tot ou tard, puifque fur quatre ou cinq eens pages, il n'en refte pas un qui ne l'ait été. Tu es dans Terreur, me répondit le chevalier. Tu n'as pas bien regardé les feuilles du régiftre. II y a trois noms a la troifième page qui rfont point été rayés, & qui probablement ne le feront jamais. Le premier, eft celui d'un vieux garcon que je connoïs depuis prés de trente ans. J'ai fait avec lui mes études. Nous n'avons point de fecrets 1'un pour 1'autre. Ses intéréts font les miens , & mes affaires font les hennes. Je fuis maïtre de fa bourfe, comme de fon cöté il peut difpofer de tout mon bien. En un mot , nous  '56* HlSTOIEÊ vieilliflöns enfemble dans les nceuds de la piuê étroite amitié, fans que fhabitude de nous voir tous les jours en puiffe diminuer la vivacité. Le fecond nom, eft celui d'un officier allemand qui m'a fervi de fecond dans une affaire d'honneur, & qui s'eft plus d'une fois expofé a fe pcrdre pour moi ; & le troifième , eft celui d'un galant homme a qui je dois de 1'argent depuis longtems, & qui ne me demande rien. En regardant les noms de ces trois vrais amis, je crus en appercevoir encore un autre qui n'étoit pas efface'; mais le patron me fit remarquer qu'il y avoit deffus une rature que fa plume n'avoit pas fi bien marque'e que les autres. Monficur, lui dis-je , permettez-moi de vous deman der pourquoi vous n'avez biffé ce nom qu'a demi. Cela n'eft pas fans myftère. Cet hommela peut-être vous paroït un ami équivoque, & dans 1'incertitude oü vous étes de fes véritables fentimens , vous n'ofez le mettre ni dehors ni Gedans? Non, non , rcpondit mon maïtre , je fais a quoi m'en tenir avec lui. C'eft un vieux licencié Galleien, qui dès fa première jeunefTe a quitté fa patrie , oü il ne feroit jamais devenu prophéte, pour venir chercher forfune a Madrid. Je 1'ai connu dans le tems qu'il avoit a peine de quoi vivre. Nous étions alors bons amis 3  £>' E s t e vani l e e. amis , & nos plus doux momens étoient ceux que nous paffions enfemble. Mais , pourfuivit dón Enrique , depuis quelques années il s'eft donné tant de mouveihens a la cour pour s'en* rlchir:., qu'il eft préfentement dans 1'opulence. II évite tous ceux qui 1'ont connu avant fa profpérité, & felon toutes les apparences nous ne nous reverrons plus. Déplorable effet des biens de ce monde ! Qu'un philofophe a bien raifon de dire , que fi nous voulons cohferver nos .amis / nous devons tous les jours prier dieu de ne pas permettre qu'ils deviennent ncnes. CHAPIfRE XI. Goniale{ change encore de maitre, & devient page du duc d'OJfone. J'avois bien prévu que les noms qui n'étoient pas encore effacés fur notre livre le fe roient infailliblement. Cela ne man.ua pas d'arnver en moins d'un mois. C'en eft fait dit alors don Enrique, je ne veux plus tenir un pareil regiftre ; je ne fais qu'écrire, & qu'effacer. C'eft le travail des Danaïdes. Vous aves G  <;g UïSTOtKÏ? raifon , monfieur, lui répondis-je, & je vdus eonfeille préfentement d'éprouver vos maitreffes , pour voir fi vous les trouverez plus fideles que vos amis. Ah ! parbleu , s'écria-t-il en faifant un éclat de rire , je gagnerois bien ■au change. Va , mon enfant , fi tu eonnoiffois comme moi les dames, tu ne m'aurois pas propofé de faire cette épreuve. Bon, repris-je en riant a mon tour, vous imaginez-vous que j'ignore le peu de fond qu'il faut faire fur 1'amitié du beau-fexe ! Oh que non ! Tout jeune que je fu'13 , je ne le connois que trop. Cettefcience, il elf vrai, m'a eoüté quelques piftoles ^ mais elle s'acquiert rarement pour rien. Mon patron fut allez furpris de m'entendreparler ainfi : eomment donc, Eftevanille, interrompit-il, tu paroi-s bien avancé pour ton age.. Conte-moi, je te prie , de quelle manière tu es devenu fi favant. Je lui raeontai auffitöt 1'hiftoire de Bernardina, & Ie récit que je lui en -fis le divertit infiniment. II reprit enfuite fon férieux, & me recommanda fort d'éviter avec foin toutes les occafions de former de tendres engagemens. J'ai facrifié aufli a 1'amour, ajouta-t-il, & je m'en fuis encsre plus mal trouvë que toi. Mais je fuis a préfent fi bien fur mes> gardes que je verrois impunément les beautés-  b'EsTIVANULÈ, p0 les plus dangereufes : ce qui prouve qu'on ne devient point efclave des femmes, fi Ton ne veut le devenir. Quoique le chevalier fut perfuadé que les hommes qui lui témoignoient de 1'amiiié, n'étoient point pour cela de véritables amis, il ne laifToit pas de vivre avec eux comme s'ils 1'euffent été. II alloit diner chez eux & leur donnoit quelquefois a fouper chez lui. Parmi ceux qui venoient le plus fouvent au logis, il y avoit un cavalier nommé don Jofeph Quivillo, garicon de mérite, & gentilhomme du duc d'Offone. Ce Quivillo prenoit plaifir a m'adreiTer la parol e pour m'obliger a parler ; & je lui répon^dois d'autant plus volontiers, que mon maïtre, bien loin de le trouver mauVais j m'excitoit luimême a tenir des difcours qui réjouilToient la compagnie. Un foir entr'autres , il m'échappa quelques faillies dont les convives furent fi contens, qu'ils fe mirent a faire mon éloge. Chacun me donna des louanges , principalement Quivillo , qui ne put s'empécher de dire que j'étois un vrai préfent a faire au duc d'OlTone. Oui, pourfuivit-il, ce feigneur qui aime les gens gais, feroit ravi d'avoir, parmi fes pages, un jeune homme du caraótère d'Eftevanille. Don Enrique de Bolagnos prit alors la paro*  100 HlSTOIRE le, & dit a don Jofeph : quelque affection que j'aye pour Gonzalez, je confens que vous me 1'enleviez pour en faire un page du duc d'Offone. Cela étant, reprit Quivillo , qu'Eftevanille dès demain matin me vienne trouver au lever de monfieur le duc, & je me charge du xefte. Quoique je fuffe bien - aife au fond de 1'ame de devenir page d'un grand, je fus affez politique pour cacher ma joie. J'affeclai même une fi grande indifférence la-deffus , que don Enrique me demanda fi je fentois quelque répugnance a remplir la place qu'on me propofoit. Je lui répondis froidement que non ; mais qu'étant auffi attaché a lui que je 1'étois, je ne pouvois fans peine le quitter. Tous les convives applaudirent a ma réponfe , qui me fit paffer dans leur efprit pour une bonne pate de garcon. Mon maïtre en fut la dupe comme les autres: Gonzalez, me répondit-il, je croirois abufer de ton zèle, fi je te détournoïs d'entrer au fervice du duc d'Offone. Ce feigneur ne manquera pas de te faire une brillante fortune. Je ne fuis point encore chez lui, monfieur, interrompis-je. Que fait-on ? Peut-être n'aurai-je pas le bonheur de lui plaire. C'étoit effectivement tout ce que j'appréhendois. Malgré mon air gaillard & un peu fripon , je craignois qu'il ne me trouvat pas affez éveillé pour être un de fes pages.  d' Es nvAurtLE. roir Je me rendis donc le jour fuivarit, avec Ia permiflïon de mon maïtre, a 1'hótel du duc d'Ofione. J'y rencontrai, Quivillo , quï m'attendok avec toute 1'impatience d'un homme chargé d'une agréable nouvelle : Gonzalez , me ók\ il-, vous êtes de cette maifon. Sur le portrait que j'ai fait de vous a monfeigneur , il vous regok au nombre de fes pages ; & il m'a ordonné de vous faire promptement donner fa livrée. A ces mots, don Jofeph me conduifit au majordome , qui fur le champ envoya chercher lè tailleur du logis , & lui fit prendre ma rnefure; Si bien- que deux jours après je fus en état dê me préfenter devant le duc, qui me dit en me voyant : mon ami , feras-tu bien ie métier ds page ? Pourquoi non, lui répondis-je, monfeigneur, j'ai bien fait celui de laquais. Il me femble que 1'un n'eft pas plus difficile que lJautre. Tu as raifon, reprk-il en fouriant. Enfuite il fe tourna vers Quivillo : j'ai bonne opiuiors de ce gargon-la, lui dit-il; je crois qu'il ne fera pas le plus fot de mes pages. Trois ou quatre feigneurs ficiliens quf arrivé* rent dans eet inftant, furent.caufe que je n'eus pas avec mon maïtre une plus longue converfation. Je le Jaiffai avec eux, & j'allai.mejoindre. è mes nouveaux camaradas* « 3  HlSTOïRÏ CHAPITRE XII. Le duc £ Offone ejl nommè d la vice-royautè deSicile ; il part de Madrid pour aller s'emlarquer a Barcelone , d'oü il fe rend d Gènes % & de-la d Naples. Il n'y avoit pas longtems que le duc d'Ofla-. ne étoit de retour de Flandres , oü il avoiê rendu de grands fervices a 1'état. II venoit d'ê-. tre fait gentilhomme de la chambre, & même un des quatre confeillers du confeil de Portugal , mais ces deux places ne pouvoient remplir fon ambition. II couchoit en joue le gouvernement de la Sicile , lequel étoit fur le point de vaquer, le tems du duc de Thaurifano, alors gouverneur de cëtte ïle, étant pres de finir. Le duc d'OfTone afpiroit a cette vice-royautê pour deux raifons ; la première , pour avoir occafion de former de grandes entreprifes contre le turc : & la feconde, paree que Pon devenoit vice-roi de Naples au fortir du gouvernement de Sicile. Ses vceux furent enfin exaucés ; le duc d'Uzède , fon ami & favori de Philippe III, lui fit donner Ia préférence fur tous fes concurrens, & obtenir ce pofte, qui  d'Estevanille. 103 certainement lui convenoit mieux qu'a tout autre qu'on eüt pu choifir. On permit a ce feigneur , fur les remontrances qu'il fit au confeil, de tenir toujours dans les ports de Sicile une petite flotte bien équipée, pour donner lar chafle aux turcs , & d'employer a eet ufage une partie des revenus de l'ile. On doubla même fes appointemens, pour le mettre plus en état d'exécuter les delTeins qu'il méditoit. Ayant donc recu fa patente de vice-roi , il ne fongea plus qu'aux préparatifs de fon départ. Dès qu'ils furent aclievés, il prit le chemin de Barcelone avec le prince Philibert de Savoye, qui venoit d'être nornmé général des forces maritimes d'Efpagne, & qui avoit ordre de s'y embarquer avec lui. Mais comme ils n'auroient pu tous deux , avec tout leur monde , faire ce voyage fans de grandes incommodités-, les hötelleries étant très-rares fur la route , & les vivres en petite quantité, ils partagèrent en deux corps les perfonnes de leur fuite. Le prince , le duc & la ducheffe fon époufe, & don Juan Tellés Giron leur fils, accompagnés de vingt-cinq domeftiques feulement, fe rendirent a Barcelone , pendant que tout le refte de leurs gens avec le bagage gagnèrent un port voifin d'Alicante, & s'y embaiquèrent pour les aller joindre. G 4  I04 HlSTOlKE Je me trouvai du nombre de ceux qui n'étoient pas avec le duc, & j'eus ma bonne par£ de Ia peur que nous fit un maudit corfaire de J-Jarbarie , que nous rencontrames en fortant du golfe d'Alicante. Quoiqu'il fut le plus fort nous ne laifTlmes pas de vouloir lui réfifter • mais après un quart d'heure de combat il fe rendit maitre de notre vaitfeau & nous chargea de chaïnes. Quel malheur pour des gens qui s'en alloient comme en triomphe a Barcelone, & qui s'étoient flattés de faire fortune en Sicile. Adieu toutes les belles efpérances que nous avions congues. Les barbares nous emmenoient efclaves dans leur pays, infultant a notre douleur & fe moquant de notre attente trompée, lorfqu'a la hauteur de Cartagène ils rombèrent k leur tour entre les mains de don Antonio de Terracufo, qui amenoit de Cadix a Barcelone dix galères d'Efpagne pour I'embarquement du Prince & du nouveau vice-ror. Notre vaifTeau fut repris , de même que tous les effets qui étoient defius ; & Terracufo victorieux, nous conduifit è Barcelone avec deux galiotes enlevées au pirate & remplies d'efclaves & de butin. Nous ne féjournames que peu de jours a Barcelorre. Nous nous embarquames pour Gênes, ou nous ne fümes pas plutót arrivés qua  D'EsTEVANtLIE, lOj* Ie prlnce Philibert nous quitta pour alter a Turin voir le duc de Savoie , fon pere', qui 1'attendoit. Tous les nobles genois qui avoient des terres en Sicile firent des'honneurs extraordinaires au duc, qui recut des préfens confidérables, tant du fénat que des marchands qui commercoient avec les ficiliéfjs. Tandis que nous étions a Gênes, le comte de Lemos qui étoit alors viee-roi de Naples , envoya deux de fes gentilshommes prier de fa part le duc d'Offone de paffer par Naples pour jouir, pendant quelques jours , des délices d'une fi belle ville , & p0ur eonférer enfemble fur les intéréts communs des deux royaumes. Mon maïtre qui ne demandoit pas mieux , accepta la propofition. Nous nous remïmes en mer, & après avoir cótoyé 1'état eccléfiaftique, nous arrivames heureufement a Naples. Le comte de Lemos fit au duc & a la dueheffe fa parente, la plus magnifiqne réception. II leur donna un appartement au palais royal , & les régalant chaque jour de quelque nouvelle fète , ce ne fut, pendant que nous RU mes a Naples, qu'une fücceffion continuelle de feftins, de bals & de concerts. La nobleffij & le peuple, fecondant Hntention du comte, n'épargnèrent rien pour témoigner au duc d'Offone que fa préfence leur étoit agréable, quoi-  ÏOÓ" HlSTOTRJ qu'ils duffent pourtant encore fe fouvenir du rigoureux gouvernement de don Pedro Giron fon grand père, & ci-devant leur vice-roi. Tout occupé que paroiüoit mon maïtre des plaifirs qu'on lui procuroit, il n oublia pas de fe ménager de fecrets entretiens avec le comte de Lemos, & il tira de ces conférences des lumières qui ne lui furent pas inutïles dans la fuite. II fallut enfin quitter Naples. Le comte nous fit efcorter par les galères de ce royaume jufqu'a Palerme, attendu que celles de Sicile étoient alors occupées a conduire le duc de Thaurifano qui s'en retournoit en Efpagne , s'e'tant embarqué fans vouloir attendre 1'arrivée de fon fuccefTeur. CHAPITRE XIII. De tarrivie du duc d'Offone en Sicile. De fon entree dans Palerme, & des prémiees de fon gouvernement. IjE duc d'Offone étant arrivé a Palerme, & voulant y faire fon entrée avec moins de pompe que de diligence, ne demeura que trois jours incognito. Le quatrième, ce feigneur, monté fur un très-beau cheval, & accompagné d'un grand  d'E.stevanilee. 107 pombre de cavaliers , entra par la porte de la marine.. II étoit précédé & fuivi de pages 8c d'eftafiers qui éblouifloient la vue par 1'éclat d'une riche & fuperbe livrée qu'il avoit fait faire a Gênes. Après lui, venoit la ducheffe fon époufe , dans un magnifique carrolfe a fix chevaux, avec une vingtaine de gardes devant & derrière , fuivie d'une file de carroffes remplis des premières dames de la ville, & envn ronnés de plufieurs gentilshommes a cheval. On jeta, pendant la marche, beaucoup d'argent au peuple, & durant trois jours on fit de grandes réjouuTances. II régnoit alors en Sicile une licence effré-* née. Chacun y vivoit a fa fantaifie, & 1'on y craignoit auffi peu la juftice des hommes que celle de dieu. Les magiftrats , chargés du chatiment des coupables, y faifoient fi mal leur devoir, que les malfaiteurs commettoient toutes fortes de crimes impunément. On n'enten-. doit parler que de vols, que de coups de pik tolets ou de bayonnettes donnés par derrière, pour la plupart, füivant 1'ufage du pays. Le nouveau vice-roi, pour arrêter le cours de ces défördres & rétablir la tranquillité dans la fociété civile, fit afficher, au coin des rues, une pancarte, qui portoit en fubftance que S. M. Q, informée des. yiolences qui s'exercoient dan§  ï08 HlSTOIRE fon royaume de Sicile, au mépris des Ibix, vouloit y mettre ordre : qu'elle défendoit , pour eet effet, qua 1'avenir le fanctuaire du feigneur fervit d'afyle aux méchans qui s'y refugioient après avoir fait des adions le plus fouvent dignes de mort: quen ötant ce'privilège aux églifes elle prétendoit, a plus forte raifon , que les" barons & autres nobles qu* foutenoient les malfaiteurs , cefTafTent de les protéger, & fur-tout de les cacher dans leurs maifons pour les dérober aux rigueurs de la juftice: enfin que fa dite majefté catholique avoit donné un pouvoir particulier a don Pedro Giron, troifième duc d'Offone, fecond marquis de Pennafiel, feptième comte d'Urenna, gentilhomme de fa chambre , chevalier de la toifon d'or, vice-roi & capitaine général de la Sicile, d'examiner & revifer toutes les affaires, tant civiles que criminelles, jugées ou non jugées, fous les deux derniers gouvernemens. Je ne dois pas oublier de dire que par eet édit il étoit encore déclaré que tous ceux qui viendroient découvrir au vice-roi des crimes ignorés, ou qui ne pouvoient étre prouvés, quoiqu'on en connut bien les auteurs, devoient étre affurés qu'on leur garderoit le fecret, & qu'on les récompenferoit aux dépens des accu fés ou des deniers du roi fi les ?.ccufés maa-  d'Estevani li. e. lap quoient de bien : que fi , au contraire, on apprenoit que quelqu'un ne voulüt pas révéler quelque forfait dont il eut connoiffance, il feroit févèrement puni: qu'on payeroit doublément les délateurs qui feroient connoitre les injuftices commifes par les juges ou par les gouverneurs des villes : on défendoit aufli de porter des armes courtes, comme ftilets, piftolets de poche & couteaux a deux tranchans; & la pancarte finilfoit par une exhortation que 1'on faifoit aux coupables , de fe conftituer d'eux-mêmes prifonniers, & de mériter, par un aveu fincère de leurs crimes , le pardon qu'on leur offroit, ou du moins une grande modération des peines ordonnées par les loix. On leur prefcrivoit un tems pour venir fe repréfenter, après lequel on menacoit de procéder avec la dernière rigueur contre ceux qui n'auroient pas obéi, & de ne rien épargner pour fe faifir de leurs perfonnes. Cette déclaration fit beaucoup de bruit a Palerme, auffi-bien que dans toutes les autres villes du royaume oü elle fut envoyée. Les gens de bien s'en réjouirent, les feuls crimiminels & les nobles qui les retiroient chez eux en furent affligés. Le duc, qui jugea bien que les coupables ne quitteroient pas leurs retraites pour venir fe livrer d'eux- mêmes a fa juf- ■  tice, donna de fi bons ordres pour les deterrer & les tirer de leurs afyles, qu'en moins de trois mois il en fit par-tout remplir les prifonsj Croyant devoir fe montrer févère la première année de fon gouvernement, il réfolut de débuter par une action de vigueur. II fit exécuter juridiquement & décapiter deux nobles, pour avoir donné retraite a des affafTins; fit pendre fept voleurs, & en condamna douze aux galères, fans parler de plufieurs autres qu'il fit punir plus le'gèrement. Cette exécution fake en un jour a Palerme, oü depuis trois ou quatre années on en avoit a peine fait autant, répandit la terreur dans les autres villes, & fié regarder le duc d'Offone comme un vice - roi envoyé du ciel pour le bonhear des ficiliensi Ce feigneur, immédiatement après cette opéfation, qui marquoit fi bien fa fermeté, fortit de Palerme pour aller vifiter les places du royaume , & juger les coupabies qui avoient été arrêtés par fes ordres. II commenca par la petite ville de Mont-Réal; de-la il fe rendit a Céfalu, dontayant trouvé le chateau dépourvu de tout ce qui étoit néceffaire pour le défendre, il fit mettre en arrét le gouverneur, de même que celui de Catania. II les chaffa tous deux pour avoir négligé de demander des muukions au précédent vice-roi. II en u& tout  B'EsTEVANItLE. ttï d'une autre manière avec le gouverneur du chateau de Patti; il augmenta fes appointemens s pour le re'compenfer du foin' qu'il avoit de tenir fa eitadelle bien munie de tout. Son principal objet étant de pourvoir a la süreté des fortereffes maritimes les plus expofées, pour öter aux turcs 1'envie d'y faire des defcentes, il les fit toutes fortifier. Meffine fut 1'endroit oü il féjourna le plus long-tems. II y fit exe'cuter un affez grand nombre de prifonniers. Les ficiliens en le voyant entièrement occupé a faire faire des poudresdes balles, des boulets & d'autres munitions de guerre pour en remplir les magafins & les arfenaux qui en avoient befoin , s'appercurent qu'il méditoit des projets d'importance. Ils ert furent encore plus perfuadés lorfqu'ils remarquèrent qu'il faifoit en diligence conftruire a grands frais de nouveaux galions & de nouvelles galères. Ils jugèrent qu'il ne fe propofoit pas feulement de rendre la Sicile inacceffible aux turcs, mais même d'aller chercher ces barbares jufques dans leurs ports, & de leur faire craindre les armes de Philippe. Enfin le duc termina fa vifite par Siracufe f oü il vuida les prifons des malfaiteurs qui s'y trouvèrent; après quoi il retourna a Palerme , oü il fut recu par les habitans avec plus d'ac-  **2 HrsxöiRÉ clamations qu'a fon arrivée, les peuples tte fa^ chant quèls honneurs lui faire pour lui témoigner jufqu'a quel point ils étoient fatisfaits de fon bon gouvernement. Ils avoient, en effet, fujet de Têtre, puifqu'en moins de fix mois les fcélérats furent punis, les tribunaux de la juftice reprirent leur autorité, & tout devint tranquille dans le royaume. Le vice-roi, après avoir rétabli 1'ordre au dedans , tourfia toutes fes penfées du cóté des turcs, qui, defcendant a bon compte dans 1'ile, enlevoient fouvent des habitans, brüloient des villages, & faifoient, fur les cótes, des ravages effroyables. II ordonna au général des galères de Sicile, don Ottavio d'Arragon, de faire équiper fix galères & deux galions; & pendant qu'on y travailloit il -fit propofer au grand duc Cöme de joindre fes galères aux fiennes. Ce prince répondit qu'il mettroit ea mer fon efcadre dans un certain tems pour aller tenter quelque entreprife vers la Caramanie ; que le duc d'Offone n'avoit qua fe régler la-dciTus, & prendre fi bien fes mefures que les galères de Sicile pulfent agir de leur cöté , & attaquer en méme tems leur ennemi commun. Cette réponfe de Cöme plut fort au vice-roi, qui fit tous les préparatifs convenables a un armement fi nouveau dans un pays oü 1'on aimoit mieux  D'EsTEVANll.tE, ijj kiïeux fouffrir lachement les infultes des turcs i que de fonger k s'en garantir. Ses vaiffeaux, fur lefquels il y avoit un grand nombre de nobles, étoient prêts k quitter le rivage , foüs les ordres de don Ottaviö, quand on apprit que ceux du grand duc commande's par fon amiral e'toient fortis du port de Livourne. Les deux efcadres cherchant* comme a 1'envi, les turcs pour les combattre , prireht des routes diffe'rentes, & agirent fépare'ment avec un bonheur e'gal. L'amiral de Tofcane alla affie'ger le chateau d'Agnmano , qu'il emporta de force, quoiqu'il y eüt dedans une affez forte garnifon; & il y mit Ie feu après avoir fait un butin confidérable. D'un autre cöté, don Ottavio d'Arragon furprit, dans le port de Scio, douze galères turques & plufieurs autres navires qui fe rendirent fans réfiftancei & qu'il pilla. Quand ce ge'néral viéèorieux revint a Palerme, on lui rendit tous les honneurs imaginables par ordre du vice-roi, quï voulut qu'on étalat, aux yeux des ficïliens, les dépouilles remportées fur les turcs. On eftima la prife fix eens mille e'cus ; & ce qui fut un fpeclacle encore plus agre'able aux peuples de Sicile, c'eft qu'ils virent fortir des vaiffeaux plus de fept eens efclaves chFétiens délivre's, & prés de trois mille turcs faits prifonniers. yoici de quelle faSon le vice-roi difpofa des H  ÏJ4 HlSTOÏRE efFets: il en fit quatre parts; Tune pour 1'envoyer a la cour d'Efpagne, 1'autre pour être diftribuée aux cinq principales villes de Sicile, la troifième pour fervir de re'compenfe aux officiers , aux foldats & aux matelots de Pefcadre , & il garda pour lui Ia quatrième , qui n'e'toit pas la plus petite; mais il eft certain qu'il en employa une grande partie a faire des aumönes & c autres a&ions qui furent applaudies de teug Ie monde. r* Je m'arrêfe en eet endroit, ami leöeur. Je commence 'a m'appercevoir que je tranche ïcï de Thiftorien. On diroit que j'ai entrepris d'écrire tout ce qui s'eft paffe en Sicile fous Ie gouvernement du duc d'Offone , au lieu que ma feule intention eft de vous raconter mon hiftoire. Ainfi, laiffant a de meilleurs écrivains que moi le foin de publier les exploits de ce héros , je ne vous en parlerai déformais qu'a 1'occafion des chofes oii j'ai eu quelque part. Je ne dois pas oublier que c'eft de mes aventures que j'ai a vous entretenir.  fo'ËSTEVANILLE. lij VOIMEROlIHHn chapitre xiv. De tutile comincijjance que fit Eftevanille , & par quel cas fortuit il devient nécejfaire au vice-roi. C^) u o i q u E j'eufle Phorirïeur d'être uh dg meflïeurs les pages du vice-roi, je n'en étois pas plus riche. Le pofte que j'occupois n'eft pas fi lucratif dans les grandes maifons que celui de maïtre d'hötel ou d'intendant. Nous faifions, mes confrères & moi, une chère excellente ; nous étions parfaitemént bien entf etenus j maïs nous n'avions pas une obole. Les charités que mon maïtre faifoit aux dépens des turcs tie paflbient pas par nos mainsi D'autres que nous avoient part a ces bonnes ceuvres. Cela me faifoit regretter mon doyen & même don Enrique de Bolagnos. Les cent écus de gages que ce dernier me donnoit, avec fix reaux par jour pour ma nourriture, me paroiffoient pre'fe'rables au vain honneur d'être au fervice d'un grand. C'eft de quoi je me plaignois un jour au feigneur Quivillo, qui, plus heureux que moi, faifoit fon chemin a vue d'ceil, puifque de fimple gentilhomme du vice-  *I Ó* H I S T O I R E rol il étoit déja devenu lieutenant de fes gafdes. Seigneur don Jofeph, lui difois-je, vous avez cru faire ma fortune en m'introduifant auprès de fon excellence, & je vous en fuis aufïï redevable que fi elle m'eüt comblé de bienfaits; mais, entre nous, n'étes-vous pas étonné d'une chofe ? Depuis que je fuis page de monfeigneur, il n'a pas encore daigné m'entretenir en particulier. Cependant vous lui avez vansé mon humeur gaie, & vous favez que rien ne lui fait plus de plaifir que d'entendre des difcours réjouiffans. Je ne fuis pas moins furpris que vous de ce que vous me dites, répondit Quivillo. J'y ai penfé plus d'une fois, & même avec douleurj car ne vous imaginez pas que je puilfe être content quand vous ne le ferez point. C'eft moi qui vous ai fait fortir d'une maifon oü vous étiez bien : je dois prendre part a ce qui vous touche. Auffi fuis-je autant occupé de vos affaires que des miennes. Pour vous le prouver, ajouta-t-il, je vous dirai que je médite un deffein très-important pour vous, & dont je tiens le fuccès infaillible. Je fuis un des meilleurs amis de Thomas, premier valet de chambre de fon excellence , & c'eft a lui que j'ai obligation de ma lieutenance. Vous n'ignorez pas que ce domeftique eft le favori de fon maitre & le de'-  n'EsTEVANmi, n7 pofitaire de fes fecrets. C'eft a Thomas que Ie. duc lauTe voir fes foibleffes. C'eft Thomas quf le gouverne. Je n'e'pargneral rien, pourfuivit-il, pour vous faire aimer de ce valet de chambre, dont 1'amitié vous fera fort utile. II pourra vous rendre de bons offices auprès de fon excellence , vous mettre bien dans fon efprit, & vous procurer. de fre'quentes occafions de lui parler. Voila quel eft mon deiTein, & je vous protefte qu'il fera bientót exécuté. Je veux que dans hult jours au plus tard vous me difiez que vous étes des amis de Thomas. Don Jofeph e'toit fi fik de fon fait, qu'il neut befoin que d'une converfation particulière avec le valet de chambre, pour 1'engager a me vouloir du bien. Au refte, Thomas étoit un homme de mérite; né, pour ainfi dire, dans la maifon de Giron, après avoir fervi fucceffivement les deux derniers ducs d'Offone, il avoit étevé notre vice-roi, & gagné fes bonnes graces en s'accommodant a fon génie & a fes inclinations qu'il connoiffok mieux qu'ün autre. Je m'attachai donc a ce domeftique favori, & je lui fis fi bien ma cour, qu'en peu de tems il concut une véritable afFeótion pour moi. If eft vrai que je le pris par fon foible. II fe piquok d'écrïre en efpagnol avec beaucoup d'é- H5,  ii§ HisTeiRÊ légance & de pure té. II fe plaifoït a lire fes produéfions a fes amis. Je crois qu'il auroit volontiers , comme le Drufon d'Horace , donné du tems a fes débiteurs , pourvu qu'ils euffent eu la complaifance d'entendre fes ouvrages. D'abord que je m'appercus qu'il avoit cette fureur fi ordinaire aux auteurs, je ne manquai pas de le preffer de me lire quelque chofe de fon journal ; car il en avoit fait un des campagnes de fon maïtre en Flandres, & de fon féjour a la cour de 1'archiduc ; & il écrivoit tous les jours ce qui fe paf- foit alors en Sicile. Je trouvai dans Thomas un JÉ auteur trés - difpofé a m'ennuyer. Quoiqu'il ne fut pas un mauvais écrivain, il me faifoit quelquefois des leciures fi longues , qu'il m'en coütoit beaucoup pour y tenir. Je ne lailfois pas pourtant de lui témoigner que j'y prenois un extreme plaifir. J'imitois même les débiteurs de Drufon ; j'étendois le cou pour paroïtre. youloir mieux écouter. Le journalifte , charmé de ma complaifance , me choifit pour fon confident: Eftevanille, me dit-il un jour, vous ne devez pas être préfentement a remarquer que j'ai de 1'inclination pour vous. Je yeux déformais époufer vos intéréts , & conduite la barquc de votre petite fortune. Repofez-vous fur moi du foin de vous rendre  D' E S T I V A N H I, I, 11^ néceÜaire a fon excellence, & comptez que je faifirai la première occafion qui fe préfentera de vous avancer. Je portai cette bonne nouvelle avec empreffement a don Jofeph, quï s'enréjouit avec moi : grace au ciel, me dit-il, vos affaires changent de face. Vous ne me cauferez plus d'inquiétude. Thomas peut tout, & vous devez cohcevoir les plus douces efpérances. Quivillo avoit bien raifon de me féliciter fuc Pacquifition de Pamitié de Thomas, & j'éprouvai bientöt que je n'avois pas tort de faire fonds fur ce nouvel ami, qui fe voyant attaqué de la goute, & obligé de garder la chambre, m'envoya chercher un jour , & me dit : écoutez , Gonzalez , je vous ai promis d'embraifer la première occafion que je trouverois de vous fervir, il s'en offre une que je ne veux pas Iaiffer échapper. Voici de quoi il s'agit : prêtez une oreïlle attentive au difcours que je vais vous tenir ; vous y avez un très-grand intérét. Le viceroi notre maïtre, malgré fon air grave, n'eft pas ennemi de Pamour. Quoiqu'il affecle de vivre d'une facon a faire croire que la vicc-reine n'a point de rivale , il eft rarement fans maitreffe. II aime préfentement la barone de Conca qui n'a pas dix-huit ans, & qui. peut paffer fans contredit pour la femme de Sicile & plus piquante.. H4  J2£ HlSTOtRfi Cette jeune dame a depuis peu perdu Ion mari, dont le moindre défaut étoit d'avoir cinquante ansf C'étoit un jaloux, un capricieux , Un extravagant, qui tenoit fa femme enfermée & la traftoit en efclave. Elle demeure a 1'heure qu'il eft chez fa mère, oü le duc va fouvent la voir , mais fi fecretement que la duchefle n'en fait rien. C'eft moi qui accompagne monfeigneur dans ces vifites galantes & noóturnes; qu'il ne lui convient pas de faire tout feul; & comme dans 1'état oü je me trouve il m'eft impoftible de lui tenir compagnie, je vous ai choifi pour mon fubftitut. J'ai parlé & répondu de vous a fon excellence, qui confent que vous rempliffiez ma place jufqu'a ce que je puifle la reprendre. J'interrompis Thomas dans eet endroit, pour le remercier de la préférence qu'il me donnoit fur tant de domeftiques qui auroient été ravis d'être honorés d'un fi bel emploi. Je voulus enfuite m'informer de ce qurl falloit que je fiffe pour m'en bien acquitter. C'eft de quoi, me. dit-il, j'aurai foin de vous inftruire. Commencez par aller vous préfenter de ma part a monfeigneur. Demandez-lui fes ordres, & revenez me trouver. pour reeevoir vos inftru&io.ns.  e'Estevaniils, l2t CHAPITRE XV, De rentretien particulier qu'EJlevanille eut aveo le duc, & de quelle forte il fit le perfonnage de Thomas, Je ne perdis pas un moment. Je courus vers mon maitre qui e'toit feul dans fon cabinet. J'y entrai hardiment, perfuadé qu'il ne pouvoit faire qu'un accueil gracieux a un homme que lui envoyoit fon fidéle Thomas. Véritablement dès que ce feigneur m'appergut, il me dit d'un air iiant: approche, Eftevanille. C'eft donc fur toi„ mon ami, que Thomas a jeté les yeux pour le remplacer, Cela fait ton éloge. C'eft une marqué certaine que tu as de 1'efprit ; car il fe connoit bien en fujets. II pouvoit faire un meilleur choix, lui répondis-je ; mais ce qui doit confoler votre excellence, c'eft que ce grand homme fera peutêtre avant huit jours en état de continuer fes fondions. Quand il le feroit dès demain, reprit le duc , puifqu'il t'a mis dans ma confidence , tu y demeureras. Auffi-bien le pauvre garcon commence a devenir vieux & infirme. II a beföin 4'un coadjuteur, Peimettez-moi, lui dis-je, A%  HlSTOIIÏ jouter a cela , qu'un feigneur chargé comme vous du poids d'un pénible gouvernement, n'a pas trop de deux perfonnes qui s'occupent a le délaffer de fes fatigües : le vice-roi, loin de s'offenfer de ma liberté, fe prêta de bonne giice a la raülerie , & me repartit qu'il prétendoit bien nous employer 1'un & 1'autre. Après cela, pour m'entendre parler , & pour mieux juger de mon efpnt, il me demanda quels maitres j'avois fervis. Je pris aujïitót la parole pour lui obéir , & quoïqu'on ne brille jamais moins que lorfqu'on veut briller beaucoup, j'eus le bonheur de lui faire un détail de mes conditions avecun enjouement dont il fut fort fatisfait. II me le témoigna:je fuis très-content de toi, me dit-il, Tu m'accompagneras cette nuit. Va rejoindre Thomas , & dis-lui, qu'il nous tienne ps éts deux habits de religieux. Je retournai vers ce valet-de-chambre, qui fur le rapport que je lui fis de mon entretien avec le duc, jugea que j'avois plu a fon excellence : voila qui eft fait, me dit-il, monfeigneur a goüté votre efprit, votre fortune eft afiurée. J'en ai autant de joie que vous en devez avoir vous-même. II s'agit préfentement de vous apprendre ce que vous avez a faire. Trouvezvous ici ce foir après le fouper du vice-roi. II y viendra pour fe traveftir en moine. C'eft fous.  d'Estevanille, £3| icet habillement qu'il a coutume d'aller chez fa barone. Vous vous déguiferez de. la même fa* con pour fortir avec lui de fon palais, oü vous aurez foin de le ramener avant le jour, Je n'ai pas d'autres inftraótions a vous donner, Vous voyez, pourfuivit Thomas en fouriant, qu'on n'exige de vous dans cette occafion , que la complaifance de fervir de compagnon a un religieux. Si le duc après fon fouper fut fort exact 4 fe rendre chez Thomas, je ne le fus pas moins, Nous y primes tous deux le froc fans cérémonie ; 8£ quand nous fümes équipés de manière que nous pouvions aifément palfer pour des moines qui vont la nuit confeffer des malades , nous nous échapames du palais par une petite porte, dont mon maitre feul avoit la clef. Ce feigneur me fit bien voir qu'il'favoit le chemin de la maifon de fa veuve ; nous y arrivames bientót. On nous y recut fans lumière & d'un air fi myftérieux, qu'on eüt dit que nous entrions chez une fille a qui fe laffant de 1'être „ recevoit fon amant a 1'infcu de fa familie. Quoique la barone, naturellement coquette & trèsambitieufe, s'applaudït d'avoir fait la conquête du vice-roi, cependant elle vouloit en dérober la connpuTance au public ; mais c'étoit moins  *24 HlSTOIRE pour ménager fa réputation, que de peur d*é% -prouver le reffentiment de la vice-reine. Quelque portrait avantageux que Thomas m'eüt fait de la barone de Conca, je la trouvai au-deffus de I'idée que je m'en e'tois forme'e. Je n'avois point encore vu de femme fi belle. II eft vrai qu'elle étoit fort parée, & que Part eut tout au moins autant de part que Ia nature au plaifir que je pris a la regarder. Néanmoins toute brillante que la rendoient fa parure & fa beauté, elle n'attira pas tous mes regards. Elle ne fit que les partager avec dona Blanche Sorba , fa mère , qui bien que déja fortie de fon fixième luftre, pouvoit a jufte titre les lui difputer. Blanche étoit veuve d'un maïtre des comptes du patrimoine royal, & vivoit a Palerme noblement avec fa fille. Je croyois n'être chez ces dames que pour y garder le filence, comme un petit frère qui accompagne un religieux dans une vifite : je ne m'attendois qua jouer un perfonnage , & il me fallut en faire deux. Pendant que le due s'entretenoit dans une chambre avec la barone, Blanche me fit palTer dans un cabinet, en rne difant , qu'elle vouloit faire connohTance avec moi. C'étoit une femme plus vive , plus fpirituelle encore que la fegnora Deïfa, & qui  d'Estevanille. la/ avoit des manières plus nobles* Elle fe mlt fur un fopha, & me fit alfeoir auprès d'elle. Nous; auiïons eu une affez plalfante converfation, fi la dame n'eut pas mieux fu la langue caftillane, que je favois 1'itaÜenne. Nous ne nous ferions point entendus. Mais par bonheur Blanche parloit pafTablement bien efpagnol. Elle commen?a par plaindre 1'iiifortuné Thomas tourmenté de la goutte , & fe montra aufïï fenfible aux douleurs qu'il fouffroit, que fi elle en eüt été la caufe. Enfuite changeant de ton & de difcours , elle me dit d'un air enjoué : mon beau gargon, faites-moi votre confidente. Combien avez-vous fait de conquêtes, depuis que vous étes a Palerme ? Madame , lui répondis-je , avec de grandes démonftrations de modeftie, vous vous moquez de votre ferviteur. Je crois les dames de Sicile de trop bon gout pour être capables de jeter les yeux fur un fujet fi peu digne de leurs regards. "Vous devez avoir meilleure opinion de vous, reprit la mère de la barone ; vous étes fort bien fait ; 011 le voit au travers de votre déguifement ; & de. plus, vous étes dans 1'age heureux oü les hommes n'ont qua paroïtre pour sattirer I'attention des femmes. Peut-être, fans lefavoir, avez-vous déja charmé quelqu'aimable Sicilienne, que la pudeur empêche de fe  Ht i s t ö i r f déclarer. Suppofé que cela foit, lui répliquaije en riant, je fupplie trés - humblement cette dame de me pardonner fi je paye d'ingratitude un bonheur qu'elle me lahTe ignorer. Oh ! vous le faurez bientöt , repartit Blanche : elle fe laffera ce fe contraindre, voüs apprendra votre" Victoire , & il ne tiendra qu'a vous den profiter. La mère de la barone prononga ces paroles d'un air a me faire voir clairement qu'elle étoit' frappée de ma jeunelle, & quil ne dépendroit que de moi de jouer auprès d'elle le même róle que mon maitre jouoit auprès de fa fille. Je m'en appergus bien , malgré mon peu d'expérierxe ; & je mé fentis tenté de pouiTer ma pointe ; mais la hardieffe me manqua ; & la dame de fon cöté n'ofant ce foir-Ia me donher plus beau jeu , rcmit la partie a une autre fois. Les momens délicieux que monfeigneur & fa jeune veuve paffoient enfemble, s'écouloient pendant ce ?(ms-ia, & le lever de faurore n'étoït pas éloigné, quand j'allai avértlr fon excellence qu'il falloit fonger a la retraite. Ces deux amans fe fép?rèrent auffitöt, fans regret de fe quitter, quoiqu'jls duflent être alfez contens de leur foirée. En prenant congé de Blanche , je baifai avec trar.fport une de fes belles  d'Es TEVAKillï, izf xnains pour réparer 1'affront que ma timidité avoit fait a fes appas. Puis fortant fans bruit avec le duc de chez nos veuves, nous retournames au palais. CHAPITR.E XVI. De la converfation qu Eftevanille & Thomas eutent enfemble le lendemain matïn ;'du Jugement ingénieux que le duc d'Offone rendit, & des fachfufes fuites que ce jugement eut pour Geniale^ N ous allames d'abord nous défroquer che2 Thomas ; après quoi mon maïtre fe retira dans fon appartement pour fe repofer. De mon cötê je regagnai ma chambre dans le même deffein^ quoique je n'eulTe pas fi grand befoin que lui de repos. Le jour fuivarrt, mon premier foin fut dé me rendre auprès de mon ami Thomas, qui fit éclater a mon arrivée une vive impatience d'apprencre ce qui s'e'toit paffe la nuit chez les dames. II m'en demanda un détail, & je lui en fis un des plus circonftanciés, Je lui avois trop d'obligation pour faire le difcret avec lui, outre que je ne 1'étois guère naturellement. Comme  HlSTOXRE il parut fur-tout fort curieux de favoir d© quelle manière jsavois été recu de Blanche , je lui racontai fans fagon lentretien que j'avois eu avec elle, & je m'étendis la-deffus beaucoup plus que je n'aurois fait fi j'euffe fu 1'intérêt particulier qu'il y prenoit. J'ajoutai même a mon récit quelques faulTetés un peu vives, ne trouvant pas dans la vérité urie matière affez riche pour faire honneur a mon mérite. J'ignorois donc que Thomas fut amoureux de cette dame ; & 1'on peut juger par-la du déplaifir qu'il avoit a m'entendre. Tous les termes dont je me fervois pour exprimer les marqués de tendreiTe que je lui dïfois qu'elle m avoit données, étoient autant de coups de poignard que je portois a ce pauvre homme. II faifoit quelquefois en m'écoutant d'étranges grimaces, que j'attribuois bonnement a fa goutte, & qui n'étoient pourtant que des effets de fa jaloufie. Mais plus il fouffroit de mon récit , & plus il affeétpit d'en paroïtre content. Je vous félicite, Gonzalez, me dit-il avec un ris forcé, je vous félicite d'avoir infpiré ce 1'amour a une dame fi charmante. Blanche , quoique déja un peu furannée , eft toute aimable. Je fuis ravi que vous foyez de fon goüt. Je vous exhorte a ceffer d'être timide avec elle la première fois que vous la reverrez. Les dames ne font pas fachées  e'Estevanihe, 12f faehées que les hommes qu'elles che'riflent brufquent un peu 1'occafion d'être heureux. Le jaloux Thomas, en me donnant ce coqfeil, fe promettoit bien de m'empêeher de le fuivre ; & quelques jours après il me fit conïioïtre que j'avois en lui un rival. Le duc eut fcnvie de retourner chez fa baronne, & Thomas , quoiqu'il ne fut pas encore bien rétabli, eut 1'honneur d'accompagner fon eXcellence. Je vis alors la faute que j'avois faite, & j'en tirai tin mauvais augure. Ah ! miférable, me difoisje, qu'as-tu fait ? Quel démon, ennemi de ta fortune, t'a pouffé a te perdre toi-même ? Ne t'imagine point que Thomas te pardonne le crime d'avoir plu a fa maitrefie, Ne compte plus fur fon amitié ; tu n'as plus en lui un Mecène. S'il eft trop généreux pour chercher a te nuire, il ne le fera point afl'ez pour continuer l te fervir. C'eft ainfi que je me reprochois món indifcrétion. Mon rival,le lendemain de fon entrevue avec Blanche, fut plus difcret que moi U ne me paria point de cette dame ; il ne m'en dit pas un mot ; mais il ne change-a nullement de mamère a mon égard. II me recevoit toupurs fort bien quand j'alfois le voir. II me faifoit des amitiés comme a fon ordinaire II af~ feöoit même de me laiiTer quelquefois accom- I  ï%ö II i s t oir?: pagner pour lui monfeigneur, lorfque fon ceüence fe déroboit la nuit de fon palais pout entendre les difcours qui fe tenoient dansP algrme fur fon gouvernement ; car la baronne de Conca n'étoit pas toujours la caufe de fes forties nocturnes. Mon maïtre, ce que jamais aucun vice - roi n'avoit fait avant lui , fe déguifoit fouvent en foldat , en gueux ou en matelot. II couroit les rues fous ces habillemens , s'entretenoit avec la populace , & donnoit lui-mème occafion de dire tout le mal ou le bien qu'on penfoit de lui. Je. ne fais fi 1'on doit louer, ou blamer cette: conduite ; mais je fais bien qu'une nuit j'aurois volontiers cédé ma place a Thomas : le due ayant joint un peloton de faquins qui s'étoient attrouppés pour fe réjouir, s'avifa de cenfurer lui-méme quelques-unes de fes actions pour voir ce qu'ils diroient. Aulfitöt deux ou trois d'entr'eux , qui le reconnurent peut-être , fe jetèrent fur lui & fur moi qui 1'accompagnoit, &r, nous battirent dos & ventre comme deux enmis du gouvernement. Nous eumes affez de peine a. nous tirer de leurs mains, & le viceroi ne fe vanta point de cette aventure. J'étois donc de ces dernières équipées. II n'y avoit que" la maifon de Blanche qui me fut interdite. Thomas, que la jaloufie fembloit avoir  »'ÉsTEVANïI.Li guéri de fa goutte, avoit grand foin de m'empêcher d'y retourner. Heureufement je m'en fouciois fort peu. J'avois plus d'envie de conferver 1'amitié de ce valet-de-chambre, que de me'nager les bonnes graces de fa maitrelTe. Aufli je m'attachai a lui plus que jamais ; & fi je ne pus, en lui faifant ma cour, effacer de fa mémoire la malheureufe confidence que je lui avois Faite, je 1'obligeai. du moins a le feindre. II parut m'aimer plus qu'auparavant. J'en fus charmé. Je crus que fatisfait de m'avoir éloigné de Blanche, il n'avoit plus, rien fur le cceur contre moi. J'étois donc fans inquiétude du cöté de Thomas, lorfqu'un jeune bourgeois de Palerme m'a-* bordant un jour dans la rue, me dit d'un air trifte : que votre feigneurie me pardonne fi je prends la liberté de 1'arrêter. Je vois a votre habit que vous étes page du vice-roi, & je voudrois bien avoir avec vous un quart-d'heure de converfation, pour vous communiquer une affaire tres-importante. Si vous étes bien-aife de trouver 1'occafion d'obliger uh honnête-homme, je vous prie de prendre la peine de-me fuivre. Je lui répondis, qu'il ne pouvoit s'adreffer a une perfonne plus difpofée que je 1'étois a faire plaifir au proehain. La-defius i! me conduifit a fa maifon , qui me parut celle d'un I 2  HlSTOIRE homme aifé. II m'introduifit dans une chambre oii il y avoit un vieillard alité : feigneur page, ïne dit-il en me le montrant, vous voyez mon père dans un état digne de votre compaflïon. U eft tombé mal,de de chagrin d'avoir été trompé par un marchand qui lui a enlevé un dépot de dix milleécus. Nous fommes minés de fond en comble, fi nbus ne trouvons quelqu'un qui ait le crédit d'engager le vice-roi a vouloir connoitre de cette affaire. Vous favez bien, lui répondis-je, que monfeigneur eft d'un accès facile , qu'il eft doux , affable, & qu'il écoute patiemment les plaintes qu'on lui fait. Cependant qucique vous n'ayiez pas befoin de recommandation auprès de lui, Je vous offre mes bons offices. Je fuis peutêtre celui de fes pages qu'il aime le plus. Inftruifez - moi bien de votre affaire , & je vous ferai rendre juftice par fon excellence. A ces mots , le père & le fils me remercièrent de ma bonne volonté , & finirent leurs complimens par une prom^fle de deux eens piftoles. Doucement, meffieurs, leur dis-je alors, apprenez qu'il eft défendu a tous les domeftiques du viceroi de recevoir le moindre préfent des perfonnes qui leur auront quelque obligation ; & cela fous peine d'être chaffés de fon palais après avoir été chatiés févèrement. Ce qui n'é-  u'EsTEVAKlttE. 135 tolt que trop véritable , le duc 1'ayant déclaré en termes formels k tous fes gens. Cette défenfe eft trop rigoureufe, s'écriale vieillard. Comment donc pourrai-je vous marquer que je ne fuis point un ingrat ? II eft mortifiant de ne ' pouvoir reconnoïtre que par le femiment les fervices qu'on nous a rendus. Un bienfaiteur efpagnol n'en demande pas davantage , lui répliquai-je fièrement. Laifions-la, je vous prie , les difcours fuperflus , & racontez - moi Ia tromperie qui vous a été faite. En même. tems le vieux bourgeois me. la détailk de cette manière. Je m'appelle Giannetino. Je fuis gis d'un avocat qui mourut plus pauvre que riche après avoir bien travaillé toute fa vie. Ce qu'il faut attribuer au défintérefTement exceflif & k Ia fcrupuleufe intégrité dont il fe piquoit. Après fa mort, j'eus le bonheur d'époufer une veuve qui m'apporta douze mille écus en mariage. De forte qu'ayant joint ma petite fortune k la fienne, je me mis en état d'être compté parmi les aifés de Palerme. J'ai encore la réputation de. n'être pas mal dans mes affaires ; mais on va. me regarder comme un des plus miférables citoyens , & je le ferai en effet, fi je perds le procés qu'on m'intente aujourd'hui , & dont voici la matière,. 13  Ï34 HlSTOIKE II y a fix mois que Charles Azarini, Pierre. Scannati, & Jéröme Avellino, tous trois mar chands, & mes amis, vinrent ici avec un notaire, & chargés d'une fomme de dix mille écus en or : nous vous avons choifi , me dirent-ils, pour dépofitaire de eet argent que nous voulons mettre fur un vaiffeau, quand nous en trouverons 1'occafion. En attendant, nous vous prions de le garder, & de nous promettre par. écrit que vous ne le délivrerez a aucun de nous. trois qu'en préfence des deux autres. Je m'y engageai par un aöe que le notaire drefla, 8f que nous fignames tous. Je confervois foigneufement Je dépot pour le rendre aux trois affociés, lorfqu'ils me le demanderoient ; mais ces jours palTés , Jéröme Avellino vint la nuit frapper a ma porte. On lui ouvrit. II entra dans ma chambre d'un air agité : feigneur Giannetino , me dit-il, fi je trouble votre repos, vous devez pardonner cette liberté a fimportance du defiein qui m'y oblige. Nous avons appris mes deux alïbciés & moi, qu'il doit incefiamment. arriver a Meffine un bitiment génois chargé de rares marchandifes fur lefquelles il y a pour nous un beau coup a faire, fi nous ufons d'une grande diligence, Nous avons réfolu d'y employer les dix mille écus que vous avez a nous. Ha4ez-vo.us, s'il vous plaït, de me les remettre.  1)' EsTEVANILiE. Mon cheval eft a la porte. Je b.rüle d'impatience d'être a Meffine. Seigneur Avellino, lui répondis-je, vous avez apparemment oublié que je ne puis ma défaifir Hé non! non! interrompit - il, je me fouviens fort bien qu'il eft marqué dans l'acle que vous ne rendrez 1'argent qu'aux trois aftbciés préfens; mais Azarini & Scannati font malades : ils n'ont pu venir avec moi chez vous ; ils vous conjurent avec moi de n'avoir point d'égard a cette condition,& de me livrer 1'efpèce fur le champ, les momens étant précieux. Vous n'avez rien a craindre; je fuis honnête homme: je ne erois pas que vous vouliez ,. par une défiance qui blefleroit notre amitié , nous faire perdre une fi bonne occafion: dc'pêchez-vous donc, ajouta-t-il, je meurs de peur d'arriver trop tard a Meffine. Le ciel qui, fans doute, m'infpiroit fecrètement, me fit longtems balancer; mais Avellino, le fripon d'Avellino , me fupplia, me prefta, me tourmenta; de forte qu'il fatigua ma réfiftance. J'eus la foibleCe de. lui lacher le dépot, qu'il emporta» Le vieillard, en achevarit ces paroles, quï lui rappelloit fon imprudence, ne put s'empêcher de répandre quelques larmes. J'eh fus attendri. Ne vous affligez pas, lui dis-je, pour k confoler: monfieur le duc a les bras longs a.  'x3^ Histoire Avellino aura bien de la peine k lui échapper. Avellino, dit alois le fils du vieux bourgeois, eft bien loin d'ici préfentement ; & ce qu'il y de plus facheux, c'eft qu'Azarini & Scannati n'ont pas plutót fu la friponnerie de leur affocié commun qu'ils font venus fondre fur mon père auquel ils demandent 1'argent qu'ils lui ont confié. Cette affaire fera jugée dans deux jours, & felon toutes les apparences, les juges le condamneront a payer dix mille écus aux demandeurs. Cela n'eft pas encore décidé, m'écriaije; & je ne doute pas que le vice-roi, étant mformé, comme il le fera dès ce jour, de toutes les circonftances de ce procés, ne veuille le juger lui-méme. Je fis effeéfivement un fidéle rapport de tout a fon excellence , qui me dit, après m'avoir écouté avec beaucoup d'attention, & riant de fa penfée: je rendrai la-deffus un jugement qui fera du bruit dans le monde. Dès le lendemain il manda les parties, qui parurent devant lui. II ordonna aux demandeurs de parler les premiers ; & quand ils eurent plaidé leur caufe , il s'adreffa au défendeur: Giannetino, lui ditil, quelle réponfe avez-vous a faire a vos parties adverfes? Augune, monfeigneur, lui répondit Giannetino , en levant les épaules, & baiffint le menton fur fa poitjine. II a raifou?  r>' Esiivanilie. 137 mefiïeurs, reprit le duc, en regardant Azarinï & Scannati ; il n'a point de réponfe a. vous faire : il demeure d'accord de tout ce que vous dites; & il eft pret a vous rendre les dix mille écus dont il eft dépofitaire : mais comme il ne peut, fuivant 1'acte paffe entre vous , les délivrer qu'aux trois affociés préfens, faites revenir Avellino a Palerme, & vous les toucherez. Ce jugement du duc d'Offone fit rire toutes les perfonnes qui 1'entendirent prononcer; & devint le fujet de tous les entretiens d'Italie. Giannetino & fon fils , qui avoient cru leur ruine affurée, ravis de fe voir hors d'un fi grand embarras , m'invitèrent, par reconnoiffance , a diner chez eux. Sur la fin du repas ils étalèrent, a mes yeux, les deux eens piftoles qu'ils m'avoient offertes, & que j'avois refufées. Quel fpeétacle pour moi! Ils commencèrent a me preffer de les accepter, en me proteftant que perfonne n'en fauroit rien. L'homme eft bien foible ! Ils me les préfentèrent tant de fois, ils me firent tant d'inftances, & s'y prirent de tant de fagons, qu'il me fut impoffible de me défendre de les recevoir. Elles étoient dans une belle bourfe que je mis dans ma poche ; & nous fümes tous d'accord après cela,  138 HlSTOIRE Cependant je n'e'tois pas tout-a-fait fans; inquiétude, quand je me repréfentois que mon maïtre ne vouloit pas qu'on fit, dans fa maifon , un hónteux trafic de fes graces : mais je m'imaginois que ce petit coup de filet ne parviendroit point a fa connoiffance, & véritablement les deux Giannetino n'en auroient jamais parlé, fi fon excellence n'eüt envoyé chercher le père trois jours après, pour lui demander, en ma préfence, s'il m'avoit fait quelque préfent. Le vieillard , ennemi du menfonge, & n'ofant dire la vérité , de peur de me nuire, fe troubla tout-a-coup a cette queftion ; & moi je fentis le mineur gratter fous mes pieds. Ne me de'guifez rien , lui dit le duc d'un air fier & menacant. Je vous ordonne , fous peine de mon indignation , de m'apprendre quel témoignage de reconnohTance Gonzalez a regu de vous. Le bourgeois , qui connoilfoit le viceroi pour un homme devant lequel il étoit dangereux de mentir , avoua qu'il m'avoit donné deux eens piftoles; ajóutant enfuite, pour m'excufer, que fon fils & lui m'avoient forcé, pour ainfi dire, de les accepter. Je ne vous blame point, vous reprit le duc, de lui avoir offert de 1'argent; mais il ne devoit pas le prendre „ fachant ma délicateffe la-defius , & méme ma défenfe. C'eft ce que je ne puis lui pardonnes  d'Estevanille. ï 39 " Lorfqu'il eut parlé de cette forte, ïl fe tourna de mon cöté , & me demanda oü étoient les deux eens piftoles en queftion : elles font dans ma chambre , lui répondis-je , telles qu'on me les a données. Hé bien ! répliqua-t-il, ya me les chercher tout-a-Pheure. J'obéis ; & quand je lui eus apporté ma bourfe, il la mit entre les mains d'un de fes gentilshpmmes, en lui difant: allez diftribuer eet argent aux pauvres; ils doivent feuls profker de 1'imprudence de Giannetino. Pour toi, Gonzalez, pourfuivit-il, tu peux te retirer ou il te plaira : tu n'es plus a mon fervice ; & je te défends de remettre jamais les pieds dans mon palais. Je me jettai aufiitót aux genoux du duc, croyant exciter fa compalfton. Baff/elfe inutile ! il me lanca un regard furieux , & me tourna le dos. Je courus dans le moment chez Thomas, & le vifage baigné de pleurs , je lui racontai ma difgrace. II en parut touché, & me promit de faire une tentative pour appaifer fon excellence. Perfonne , fans doute, ne le pouvoit mieux que lui, & il en féroit venu a bout s'il 1'eüt entrepris : mais plus jaloux que généreux il eut une fecrète joie de mon malheur, & fe garda bien d'intercéder pour moi. II ne laiffa pas pourtant de vouloir me perfuader qu'il avoit fait tous fes offorts pour obtenir mon pardon*  *4ö H I S T O I R E J'ai, me dit-il, repréfenté a monfeigneur tout ce qui pouvoit vous rendre excufable : je lui ai témoigne' que je m'intérefiois pour vous au5ant5 (lue fi vo"s étiez mon fi s : en un mot , je n'ai rien épargné pour vous rétablir dans fes bonnes graces : il n'y a pas eu un moyen de le fléchir: il s'eft montré inexorable ; il m'a dit même qu'il y avoit un excès d'indulgence a vous chaffer de chez lui purement & fimplement; & que vous méritiez d'être traité avec plus de rigueur. Mon cher Gonzalez , ajouta le perfide Thomas, en m'embrafTant, vous ne faunez croire jufqu'a quel point je fuis affligé faites-lui connoïtre par votre conduite a fon égard, que vous entrez dans les fentimens qué j'ai pour lui. Engracie, pour plaire a fon époux , le lui promit & tint parole. Elle ne perdöit aucune occafion de me dire des chofes obligeantes, & de me donner des marqués de bienveillance ; mais tout cela n'étoit point naturel. Jaloufe de la cónfiance que fon époux avoit en moi, elle me ha'ftfoit fecrètement; & fon averfion s'acrut a un point, qu'elle réfolut de m'écarter de Pife a quelque prix que ce fut. L'expédient qu'elle mit en ufage pour en Venir a bout, eft trop fingulier pour n'être pas rapporté. Seigneur Gonzalez , me dit Engracie un jour que nous étions tous deux feuls, il faut que je L  162 HlSTQIRE vous fafle une confidence qui vous intéreffe, & d'oü dépend le repos de ma vie. Je me fens une difpofition prochaine a vous aimer qui m'alarme. J'ai beau combattre mes fentimens, vous trjomphez des efForts que mon devoir & ma vertu leur oppofent. C'eft de vous feul que j'attends du fecours. Eloignez-vous promptement d'une maifon dont vous troublez la tranquillité. Je vous en conjure par les droits de 1'hofpitalité, & plus encore par 1'amitié qu'a pour vous mon mari. Fuyez-moi, 1'aveu que je vous fais de ma foiblelTe vous y oblige ; vous êtes je crois trop honnête homme pour vouloir deshonorer votre ami. Je fus la dupe de ce difcours artifkieux. Je m'imaginai bonnement que la dame étoit éprife de mon mérite, & que pour prévenir les fuites d'un penchant trop tendre , elle avoit cru devoir me prier elle-même de me retirer. Si j'eufte moins aimé fon époux, j'aurois eu peutêtre envie de fuivre 1'exemple de Paris ; mais au lieu d'enlever ma belle hótefte, je lui dis un éternel adieu. Je m'échappai fecrettement de chez elle un beau matin , lui lauTant le foin d'inventer tout ce qu'elle jugeroit a propos de dire a Ferrari au fujet de mon départ. J'ai fu depuis , que pour 1'en confoler, elle lui dit que j'étois devenu amoureux d'elle, que je lui avois  d'Es tevani l l e. ï6*3 déclaré ma paffion, & que fur le refus qu'elle avoit fait d'y répondre, j'avois difparu de dépit d'avoir inutilement tenté fa fidélité. CHAPITRE XX. Eftevanille rencontre d trois milles de Pife deux genevois qui vont d Florence. II fe met de leur compagnie, & par curiojzté va voir avec eux un fameux Négromancien. JE pris la route de Florence monté fur un mauvais cheval de louage , & fort content de ma perfonne , quand je faifois réflexion que les femmes me chaffoient de chez elles de peur de m'aimer. Je n'eus pas fait trois milles , que je rencontrai deux cavaliers mieux montés que moi. Après les avoir falués , je leur demandai s'ils alloient a Florence. Ils répondirent qu'oui: meffieurs, leur dis - je , j'aurai 1'honneur de vous tenir compagnie, fi vous 1'avez pour agréable. Ils me firent la-delfus les complimens qu'ils' devoient a ma politeffe, & nous. devinmes tous trois compagnons de voyage. Nous allames coucher a fan - Miniato , dans une hötellerie pourvue de toute forte de provifions. L'höte qui étoit un habile cuifinier , La  10*4 HlSTOIRE ayant fervi longtems a Rome dans les offices d'un cardinal allemand, nous prépara un excellent fouper. La gaieté regna dans le repas. Si je fis connoitre a ces meffieurs que j'étois un vivant de bonne humeur, ils me firent bien voir auffi qu'ils aimoient la joie. Ils m'apprirent qu'ils étoient tous deux de Genève. Je fuis marchand joaillier, me dit 1'un, & j'ai, pour mon malheur, une femme qui me donne tous les fujets du monde de me plaindre d'elle. J'ai le bonheur d'être garcon, me dit 1'autre ; mais mon père, qui eft un vieux gentilhomme très-riche & très-avare , ne meurt point. II jouit même d'une fanté fi parfaite , que lorfqu'il mourra , je n'aurai fans doute befoin d'argent que pour acheter des lunettes & des béquilles. L'hóte qui étoit préfent, dit alors aux genevois : fi vos feigneuries font curieufes de favoir fi elles feront bientöt débarraiTées," 1'un de fon père, & 1'autre de fa femme, il y a dans ce pays-ci un favant Négromancien qui vous le dira. Je fis un éclat de rire aux dépens de l'hóte , qui nous affura fort férieufemcnt , que le magicien dont il nous parloit, avoit la réputation d'être un grand cabalifte. Je pourrois , ajouta-t-il , vous citer vingt perfonnes qui 1'ont été confulter, & a qui toutes les chofes qu'il leur a prédites font arrivées. II y a dix mois 3  d'Estevanille. i6? par exemple , qu'un vieux bourgeois qui a une jeune femme qu'il croyoit ftérile, alla demander a eet habile homme , s'il mourroit fans avoir le plaifir de fe voir père. Le Négromancien lui répondit, que dans 1'année fon époufe lui donneroit un enfant. Comme en effet elle eft accouchée depuis huit jours. Cet oracle dont faccomplilTement pouvoit être l'ouvrage de quelque ami du vieux bourgeois, nous réjouit. Cependant un des.genevois qui aimoit le merveilleux , fut tenté d'entretenir le cabalifte , & demanda dans quel lieu il faifoit fa réfidence. A deux milles d'ici , répondit 1'höte. II habite une caveme au bas. d'une montagne du cöté de Caftellina. MelTieurs, reprit le genevois, quoique. j'ajoute peu de foi a la négromancie, je vous. avoue que je ferois bien aife de voir ce magicien.. Je me fens preffe du même. defir, dit 1'autre genevois. Qui nous empêche de le fatisfaire ? Je fuis de la partie , m'écriai-je. Ne penfez pas que j'ai moins d'envie que vous de parler a un fi rare perfonnage. Nous réfolümes donc de partir le lendemain y & de nous faire conduire par un guide a la demeure du magicien.. Ce qui ne. manqua pas. d'être exécuté. Nous. arrivames au pied d'une montagne efcarpée, ou nous appereümes une caverne que Li  HlSTOlRB fermoit une porte fort épaine. Nous frappames en criant qu'on nous ouvrït. On fut quelque tems fans nous répondre ; mais enfin nous entendimes en dedans une voix fépulcrale , qui nous demanda ce que nous fouhaitions. Nous dïmes que nous venions pour confulter 1'oracle , & la porte s'ouvrit a 1'inftant. Le premier objet qui s'offi-it a nos yeux fut la figure du négromancien. Imaginez-vous un homme haut de fix pieds pour le moins, & vêtu d'une robe blanche, fur laquelle étoient peints en rouge tous les fignes du zodiaque. II portoit un gros bonnet fourré d'une peau de loup, furmonté d'une tcte de tigre, & au lieu de cheveux quelques couleuvres artificielles qui flottoient fur les épaules. Tout fon habillement lui donnoit un air effroyable. Les deux gènevois lui dirent, que fur la réputation qu'il avoit d'être un grand cabalifte, ils venoient de fort loin le confulter fur des affaires de la dernière eonféquence pour eux. II leur répondit d'abord, qu'il n'étoit pas ce qu'ils croyoient. Mais ces' meffieurs, a force de prières entremêlées de louanges, 1'obligèrent a leur avouer, qu'effectivement il étoit initié dans les myftères de k eabale. Les genevois n'en étoient pas plus avancés pour cela. 1 leur fallut protefter qu'ils n'étoient point attirés-la par une frivole curiofité;  d'Estevanille. 167 car il difoit qu'il n'eraployoit le pouVoir de fori art que pour les nerfonnes qui en avoient be~ foin. Ils firent, fans héfiter , la proteitatipn qu'il exigeoit d'eux; après quoi ils n'eurent plus de contradiöion a elfuyer de fa part. Alors il leur vanta fon favoir faire, & leur montra plufieurs bijoux dont il les alfura que des feigneurs étrangers lui avoient fait préfent pour leur avoir dévoilé 1'avenir. Tan dis que mes camarades & lui s'entretenoient enfemble, j'examinois, avec une extreme attention, le dedans de la caverne, laquellë étoit pleine de chofes qu'on ne pouvoit regarder fans effroi. On voyoit un lion qui avoit des yeux étincelans, & préfentoit une gueule béante. Ici c'étoit un tigre furieux qui étendoit fes griffes comme pour nous déchirer ; & la c'étoit un dragon aïlé qui fembloit vouloir s'élancer fur nous. Toutes ces figures, quoique d'ofier, revêtues de carton peint, étoient faites avec tant d'art, que fi ces animaux eufient été animés , ils n'auroient pas infpiré plus de frayeur. Ces objets, que je confidérois en frémiffant, contribuoient a faire croire que le maïtre de la caverne devoit étre un grand magicien. Mes camarades, dont il avoit excité Padmiration par le récit des chofes étonnantes qu'il leur avoit racontées, n'eurent plus d'autre opi- L4  I dans eette occafion, Ik-  ïp§ HlSTOïRE vorifer la bonne caufe, permit que mon maitfe donnat un coup décifif a fon ennemi, qui tomba roide mort a fes pieds : telle fut la fin du combat. Après quoi le vainqueur remonta fur fon cheval, & regagna Saragofle; laiflant, fur le champ de bataille, 1'infortuné gentilhomme, qui avoit ofé lui faire un appel. Lorfque don Chriftoval, de retour chez le gouverneur, eut fait le détail de cette aventure a fon beau-père & a fon oncle, ces feigneurs fcinrent confeil la deftus, & réfolurent, attendu que la familie de don Melchior ne manquoit pas de crédit a U cour, que mon maïtre demeurerolt caché dans quelque afyle fur, jufqu'a ce que fon affiire fut accommodée. Ils furent ior°-. tems a convenir du lieu qu'ils choifiroient pour fa retr?be, qai fut enfin fixée au chateau de Rodenrs, appartenant a 1'évêque d'Albarazin, jnjgne apü du comte. Mon patron palfa la journée a fe préparer a fon dipart, & a concerter avec fon oncle & fon beau-père les moyens de fe donner rtciproquement de leurs nouvelles. Enfuite s'étant retiré dans 1'appartement de (m époufe, il employa les deux tiers de la nuit a s'affliger avec elle de la fiparation qui venoit fitöt troubler les douceurs de leur hymenée. II partit quelques momens avant le jour avec fon valet-de^  D' E S T E V A N I L I. E. 100 chambre, un laquais & moi; & tous quatre montés fur les meilleurs chevaux des écuries du gouverneur, nous gagnames en trois jours le bourg de Longarès; d'oü, continuant notre traite du méme train, nous allarnes coucher a la ville de Daroca, CHAPITRE XXIV. Don Chriftoval & Gonialei fe rendent au chdteau de Rodenas : de quelle facon l'évêqus d'Alèaraiin les y reguu £jE jour fuivant , de grand matin, nous nous remimes en marche, & par une route frayée entre des montagnes, nous arrivames au bourg de Villafranca, oü nous nous arretames. La, nous étant enquis du chateau de Rodenas, nous eümes la joie d'apprendre que nous n'en étions qu'a une petite lieue , & même que 1'évêque d'Albarazin y étoit aauellement. Auffitöt don Chriftoval me détacha pour aller parler a ce prélat, & lui remettre en main-propre une lettre que le comte de Villamediana écrivoit a fa grandeur pour la prier d'accorder une retraite a fon gendre. Je me rendis en diligence au chateau, qui N4  20Q HlSTOïRE me parut magnifique & bien entretenu. Je neus pas fitót dit que je venois de la part du gouverneur de Saragofte , que je fus conduit devant monfeigneur, qui, grand amateur de mufique, faifoit exécuter, dans une falie, un concert de voix & d'inftrumens. II fe feva d'abord qu'on m'eut annonce', & vint au-devant de moi. Je lui préfentai la lettre du comte; il 1'ouvrit, & après 1'avoir lue il m'emmena dans fon cabmet, oü il me dit : le comte de Villamediana me fait trop d'honneur de préférer ce chateau a. tous les autres afyles qu'il auroit pu procurer » fon gendre. Je fuis fi fenfible a cette nouvelle marqué qu'il me donne de fon amitie', que je ne manquerai pas de faire tout ce qui dépendra de moi pour la reconnoïtre. Retournez a Saragofte, pourfuivit-il, & afturez monfieur le gouverneur que j'attends don Chriftoval avec irnpatience. Vous ne 1'attendrez pas longtems monfeigneur, lui répqndis-je; il n'eft pas loin dici ; je l'-ai laiffé a Villafranca, dans une hótellerie, Tant-mieux, reprit le prélat; ailez prpmptement le rejoindre., & 1'amenez dans ce chateau, ou vous pouvez lui dire qu'il fera recu par le, meilleur ami de fon beau-père. Je fus bientót de retour auprès de mon maïtre , qui, fur le rapport que je lui fis de la difpofition oü 1'évêque d'Albarazin étoit k fon  T>" EsTEVANILLE. 3.OÏ Ügard , partit a 1'heure même de Villafranca pour fe rendre au chateau de Rodenas, oü ja le conduifis. Ce prélat ne démentit point, par fes aetions, le difcours qu'il m'avoit tenu. II fit la réception la plus obligeante a don Chriftoval : il eut d'abord avec lui une affez longue converfation fur fon affaire d'honneur; enfuite il le régala d'un fouper accompagné de mufique : après quoi il le mena lui-même au plus bel appartement du chateau, & 1'y laiffa repofer jufqu'au lendemain. Pour rendre juftice a eet évêque, c'étoit un de ceux qui faifoient alors le plus d'honneur a 1'épifeopat: il étoit de Ia maifon d'Ozorio, 8c joignoit, a la nobleffe de fa race, un revenu qui le mettoit en état de faire une ehère délicate , d'avoir de fuperbes équipages., & d'ejntretenir, pour fon plaifir, plufieurs mufi.cie.ns. Au refte , c'étoit un homme de bien, & qui donnoit aux pauvres fon fuperflu; mais par malheur pour eux il étendoit un peu trop loin fon néceffaire. Monfeigneur, le jour fuivant, fit voir a fon höte tous les jardins du chateau, qui, fans doute, méritoient bien d'être vus; des parterres ornés de mille fortes de fleurs, & des al-. léés bordées- de beaux ai'bres, y attiroient agréablemeri^ les fegards:, ici, des. jets. d'eau entre-  202 HlSTOIRE tenus par la rivière de Xiloa, qui en eft voifine , s'élevoient orgueilleufement en Pair & tomboient avec bruit dans des baflins de marbre : la, de vaftes volières de 61 de leton offroient aux yeux les plus rares efpèces d'oifeaux. En un mot, ces jardins fembloient être un ouvrage des fées. Aufti le prélat , qui les faifoit cultiver avec autant de foin que de dépenfe, étoit-il plus fouvent a Rodenas qu'au palais épifcopal d'Albarazin, qui n'en eft éloigné que de fix lieues. CHAPITRE XXV. Gon^ale^ part du chateau de Rodenas pour re~ tourner d Saragojfe : il ségare en chemin, & couche dans un hermitage, D eux jours après notre arrivée a Rodenas, don Chriftoval me dit: Gonzalez, nous voici, comme tu vois , dans üne charmante folitude; & ce qui me fait encore plus de plaifir, chez un feigneur qui fait mieux qu'un autre remplir les devoirs de 1'hofpitalité. C'eft de quoi nous devons promptement informer Ie comte de Villamediana mon beau-père. II fera charmé quand il apprendra toutes les attentions qu'on a ici  d'Estevaniilï. 205 pour moi. ïl faut que tu partes dès demain pour aller lui en rendre compte. Je me djfpofai donc a retourner a Saragoffe; & j'en repris en effet le chemin avec une longue lettre dont il me chargea pour le gouverneur, & une autre encore plus longue pour dona Anna : j'en avois aulïï* une du prélat, qui mandoit obligeamment au comte qu'il lui étoit bien redevable de lui avoir donné un hóte auffi aimable que don Ghriltoval, Je p.flai par Villafranca, d'oü, pourfuivant ma route gntre les montagnes, je pouffai jufqu'aux fources de la Guerva. Je m'égirai dans eet endroit; au lieu de cotoyer cette petite rivière du cöté de Daroca, je fuivis 1'autre bord, & je me trouvai devant une efpèce d'hermitage après quelques heures de chemin. II y avoit, a la porte, un vieillard, que fon air vénérable me fit regarder avec refpect. II portoit une longue robe de bure, & fa tête étoit couverte d'un fimple bonnet de réfeuil; une barbe grife lui defcendoit fur Ia poitrine, & il tenoit un rofaire a la main. Mon père, lui dis-je, apprenez-moi de grace OÜ je fuis , & s'il n'y a pas quelque hótellerie prés d'ici. Vous êtes, me répondit-il, a deux lieues de Belchite, & a trois de Romana. Vous ne trquverez point de gite avan? que d'arrivei! k 1'un de ces bourgs, & il ne vous refte pas  HlSTOIRE aflez de jour pour vous y rendre avant la nuit: fi vous voulez, ajouta-t-il, accepter un logement dans mon hermitage, je vous 1'ofFre de tout mon cceur. Vous pourrez, demain matin, continuer votre voyage. La défiance , dit un auteur caftillan, eft la garde de la vie : je demeurai quelques momens incertain de ce que je ferois. Le bon folitaire devina ma penfée, & me dit en fouriant: feigneur cavalier, que mon habit d'hermite ceffe de vous être fufpeö;; il eft quelquefois porté par d'honnêtes-gens. Ces mots diffipèrent ma crainte: je mis pied a terre, en rendant grace au ciel d'une fi heureufe rencontre. Le vieillard m'introduifit d'abord dans une cour, oü il appela un valet, qui étoit aulft vètu en hermite, & il lui ordonna d'avoir foin de mon cheval; puis il me fit entrer avec lui dans une falie oü régnoient, tout au tour, des bancs pour s'affeoir, & fur les murs étoient des tableaux qui repréfentoient faint Antoine, faint Pacóme & quelques autres Anachorètes. De-la m'ayant fait paffer dans une petite chambre oü il y avoit deux grabats: vous voyez, me ditil, mon lit & celui de tout cavalier que fon mauvais fort obüge a coucher dans cette retraite. Nous allames après cela dans une chapeile oü le faint homme faifoit ordinairement  d'Estevanïlle. 205* fes méditations; & de-la il me conduifit dans un jardin vafte & rempli de toutes fortes d'arbres fruitiers. II me les fit confidérer en me difant: regardez bien ces arbres, ils me fervent de bouchers & de boulangers; ce font mes pères nourriciers: nous vivons, mon valet & moi, pendant toute 1'année , des fruits qu'ils produifent; nous n'avons pas befoin d'autres provifions : nous laiffons païtre, fur les montagnes ou dans les plaines, les moutons & les autres animaux que les hommes égorgent pour fatisfaire leur fenfualité; & bien loin de tendre des pièges aux oifeaux, nous prenons plaifir a les voir dans les airs jouir de toute leur liberté. Nous ne mangeons donc que du fruit, & nous ne buvons que de Peau. Notre cave eft dans ce jardin ; c'eft une fontaine dont Peau pure & légere vauC incomparablement mieux que les meilleurs vins. Vous en conviendrez, pourfuivit-il, fi, pendant trois mois feulement vous aviez mené ici une vie d'anachorète. Je fouris a ces paroles ; ce qui donna lieu au folitaire de me dire que j'avois le goüt gaté. Oh! très-gaté, mon père, lui répondis-je. Certains vins d'Efpagne & ceux que j'ai bus en Italië me paroiffent préférables a votre boiflbn, quelque éloge que vous m'en puiffiez faire. Cela étant, répliqua-t-il, je vous plains 3 car je n'ai  ±Ó6 &ISTOIRÉ que de 1'eau a vous offrir avec mes fruits. Ceffez de me plaindre, lui rcpartis - je; j'aime le fruit, & d'ailleurs une nuit eft bientöt p Jfée. Nous fimes le tour du jardin; apiès quoi mon höte me mena dans fon réfcctoire : c'étoit une petite f:1 e ou on lifoit fur les murailles des fentences fur la fobriété. Nous nous alïirnes a une table fur laquelle il n'y avoit ni nape ni ferviètes; rnais feulement deux afliètes de terre^ un plat rempli de diverfes fortes de fruits, avec une grande cruche & deux gobelets; le tout de la même matière. Si je bus & mangeai peu, en récompenfe t ce repas frugal fut aftaifonné de difcours agréables 6c folides que le folitaire me tint fur le mépris des chofes du monde. Je fus charmé de fon entretien: mon père, lui dis-je , a vous entendre, je juge que vous avez joué de beaux róles dans la vie civile ; & fi j'ofois prendre cette liberté, je vous prierois de me raconter par quel enchaïnement d'aventures vous étes venu habiter eet hermitage. Je veux bien, mon fils, fatisfaire votre curiofité, me repondit-il; aufti-bien j'efpère que vous tirerez quelque pront du récit que vous exigez ce moi. En même-tems il commen.ja de cette Lcon.  C'ESTEVANILLE, 207 CHAPITRE XXVI. Hifioire du folicaire. 3L/a ncienne & fameufe ville de Pampelune, capitale de la Navarre, elt Ie féjour quï m'a vu naïtre; & je fuïs de la maifon des Peralte, dont quelques rois de ce royaume n'ont pas dédaigné 1'alliance. Don Francois de Peralte mon père , ne me vit pas lïtöt en état de porter les armes, qu'il m'envoya fervir en Italië , oü je palfai le tems de ma puberté. J'allaï enfuite en Flandres, d'oü la paix, après quelques années de guerre, me ramena dans mon pays. J'y menois une vie oifive avec d'autres cavaliers de mon age : la chaffe, le jeu, les cavalcades & la galanterie faifoient tous nos amufemens. Cependant j'avois beau voir de belles dames , aucune ne pouvoit m'enflammer : je tournois, pour ainfi dire, impunément autour du flambeau de 1'amour; mais enfin je m'y laiffai brüler. On préparoit a Pampelune des joutes pour célébrer la naiffance d'un infant; & tous les jeunes gentilshommes fe difpofoient a s'en difputer les prix. La curiofité de voir cette fête  so8 HlSTOIRÉ attira dans cette ville un grand nombre de perfonnes, tant de Navarre que de Caftille, de Eifcaye & d'Arragon. II y vint entr'autres, de Burgos, un vieux cavalier, nommé don Gafpard d'Honis , accompagné de dona Inës fa fille. II alla loger chez dona Juanna Ximenès fa fceur, riche veuve , établie a Pampelune. J'avois une fceur' appellée Léonore , qui vivoit dans une étroite liaifon avec dona Juanna ; & comme ces deux dames fe voyoient tous les jours, Léonore fit d'abord connoiffance avec dona Inès, qui gagna fon amitié en lui don< nant la fienne* Ma fceur, charmée de Pacquifitiöri d'une pareille amie, me parloit fans ceffe de la belle caftillane; elle appelloit ainfi la fille de don Gafpard. Mon frère, me difoit-elle, qu'Inès eft aimable! Son efprit égale fa beauté ! C'eft une perfonne accomplie ! Heureux le cavalier quï deviendra fon époux 1 Ces paroles que Léonore me répétoit a tout moment avec enthoufiafme , ne faifoient aucune imprefiion fur moi; bien loin de m'infpirer un violent défir de voir une dame fi louée d'une autre dame, je riois de 1'éloge, & répondois a ma fceur , que cette fille qu'elle vantoit tant avoit peut-ctre encore plus de mauvaifes que de bonnes qualités. En un mot, plus on me difoit de bien de la belle caftillane.  d'Estevanille. 20(? caftillane, & moins j'avois d'envie de la voir. Je jouhTois donc alors d'une heureufe indifférence, quoique je connufle plufieurs dames fort propres a me la faire perdre; mais le jour des joutes arriva, jour le plus infortuné de ma vie, & dont je ne puis me reflbuvenir fans rappeller les jours qui lont fuivi. J'étois a rentree de la carrière, attendant, la lance en arrêt, le moment de combattre, lorfqu'en jetant les yeux fur un balcon oü ma fceur étoit, j'appercus une jeune perfonne qui s'entretenoit avec elle , & dont la vue m'enchanta. C'eft dona Inès, dis-je aufÏÏtöt en moi-même ; je la reconnois au défordre oü je me trouve en eet inftant: je fens que 1'amour la venge du peu dattention que j'ai fait aux difcours que . Léonore m'a tenus d'elle. L'envie que j'avois de prévenir en ma faveur, par quelque bel exploit, une dame que je commencois d'aimer, me fit faire de fi grands efforts, que je fus un des cavaliers qui s'acquirent le plus d'honneur dans cette journée. Ma fceur, auffi fenfible que moi aux applaudiifemens que je recevois des fpectateurs, avoit foin de me faire remarquer a fon amie, & de lui apprendre 1 qui j'étois. La belle caftillane, par politefle , partageoit fa joie, & la félicitoit, de m'avoir pour frère, Après les joutes, dès que je revis O  dho HlSTOIRE Léonore, je lui demandai avec empreftement qui étoit la dame que j'avois appercue avec elle dans un b.Jcon. C'eft dona Inès, me répondit ma fceur. Hé bien ! don Felix, qu'en dites-vous? Pour peu que vous 1'ayez confidérée vous devez en avoir été frappé. Je ne Pai «jue trop vue, lui répliquai-je; fa beauté m'a ébloui, ou plutót j'en ai éprouvé tout le pouyoir. Tan dis qu'on me regardoit dans la carrière comme un vainqueur, hélas! je me confeftbis vaincu par la fille de don Gafpard. Mon frère, reprit Léonore, je ne fuis point étonnée que dona Inès vous ait donné de 1'amour ; & j'en fuis d'autant plus ravie, que je pourrai vous fervir. L'amitié qui nous lie , cette dame & moi, m'en fait concevoir 1'efpérance. Je profitai de la difpofition favorable oü je ,vis ma fceur; & je fis fi bien, qu'elle fe chargea d'un billet par lequel je déclarois mes fentimens a la belle caftillane dans les termes les plus paffionnés. Le fonds que je faifois fur la médiatrice & la bonne opinion que les jeunes gens ont naturellement de leur mérite, ne me permirent pas de craindre que mon billet fut mal recu: & véritablement le fuccès ne trompa point ma confiance. Mon frère, me dit Léonore, quelques jours après , j'ai une heureufe nouvelle a vou* annoncer ; on a fait d'abord quelque  d'Estevanille. 211 difficulté de recevoir votre lettre; mais enfin j'ai parle', & 1'on m'a écoutée. Dona Inès vous eftime, & confent que vous la demandiez en mariage a fon père, lorfqu'il fera revenu de Bifcaye , oü il eft allé pour des affaires qui pourront 1'y retenir deux ou trois mois. En attendant, elle veut bien que vous lui rendiez des foins, pourvu que ce foit fecrètement; 1'intérét de fa réputation 1'obligeant, dit - elle , a garder des mefures pendant 1'abfence de don Gafpard : elle vous défend de faire chanter des vers la nuit fous fes fenêtres, & de faire entcndre le fon des flütes & des guittares; en un mot, elle vous interdit toutes les galanteries bruyantes. Cette défenfe, je 1'avoue, eft affez trifte pour un efpagnol; mais en récompenfe, il vous eft permis d'écrire, & de vous flatter même qu'on vous honorera d'une réponfe. Léonore connut toute la violence de mes feux, par les tranfports de joie que je fis éclater a ce difcours ; & je rie fais, tant elle avoit de tendreffe pour moi, fi le plaifir qu'elle prit a me voir fi content, n'égala point celui qu'elle me caufa. L'entremife d'une fceur a qui mes intéréts étoient fi chers, me fut d'un grand fêcours. J'eus, pendant deux mois, avec la belle caftillane, non-feulement un commerce de lettres , mais même quelques entretiens nocturnes O 2  *2Ï2 HlSTOIRE! au travers d'ane petite fenêtre grillée qui donnoit fur une ruelle derrière la maifon de fa tante.' Jufques-la tout alloit le mieux du monde, tout tournoit au gré de mes defirs ; &c néanmoins , tandis que 1'amour me faifoit des jours li heureux , la fortune jaloufe m'en préparoit de miférables. . Don Gafpard revint de Bifcaye, & réfolut de retourner a Burgos,avec fa fille. Je fentis toutes les alarmes d'un amant qui craint de fe voir féparer de ce qu'il aime, & dona Inès me parut les partager. Par bonheur pour moi, dona Juanna, qui chériffoit fa nièce, ne voulut pas confentir qu'on la lui enlevat; fi bien que don Gafpard n'ofant déplaire .en cela a une riche fceur dont fes enfans devoient hériter, eut la complaifance de la lui laiffer. Je fus a peine affranchi de la peur de perdre Inès , que j'eus un plus jufte fujet encore d'être faifi de la même crainte. Un jour que Léonore étoit avec plufieurs autres dames chez dona Juanna , il arriva un courier dans la chambre oü étoit la compagnie. II remit une lettre a la belle caftillane, qui fe retira vers 1'eftrade, & ouvrit le paquet. Comme elle en faifoit la lecture, ma fceur qui 1'obfervoit, remarqua qu'elle avoit un air gai, & que felon toutes les apparences, ie papier qu'elle lifoit contenoit des chofes qui  d' E s t ï v x n i t r e. 213 lui faifoient plaifir. De plus , Léonore prit garde qu'Inès, après avoir lu la lettre , appela une fervante, lui dit quelques mots a 1'oreille'; & qu'enfuite la foubrette lui répondit, d'un ton affez haut pour être entendue, qu'elle lui confeilloit de fuivre fon inclination. Quand ma fceur m'eut rapporté ces paroles , & fait part de fes remarques, nous nous mïmes a faire des commentaires peu réjouiffans pour moi. Nous jugeames que j'avois un rival qui n'étoit pas malheureux. Toutes nos conjeftures aboutirent-la; & il ne fut plus queftion que de favoir quel' étoit le cavalier qui me dit— putoit la fille de don Gafpard. Pour en être inftruits, nous gagnames, par despréfens,,Théo* dora, la fuivante de cette dame, & nous la fitnes parler. Elle nous apprit que fa maitreffe étoit aimée de don Martin de Trévigno, gentilhomme des plus riches de Bifcaye, & qu'ils s'écrivoient tous deux affez fouvent. Je vous promets, ajöuta la foubrette, que je vous ferai voir la réponfe qu'elle doit faire a la dernière lettre qu'elle a regue de votre rival; car toutes fes dépêches paffent par mes mains., c'eft moi qui les remets au courier. Je priai Théodora de tenir fa promeffe; ce qu'elle ne manqua pas de faire: & volei ce que dona Inès mandoit a. fon bifcayen : - 03  214 HlSTOIKE Je fuis ravie que vous aye^ enfin obtenu ce titre de chevalier de faint Jacques, que vous dèfiriei tant, & qui me privé, depuis fi longtems, du plaifir de voir l'unique objet de met tendreffe. Je ferai charmée , n'en doute^ pas, du prompt retour dont vous me flatte^: mais fouvcnei-vous que je vous defends de venir d Pampelune ; j'ai mes raifons. Alle^ d Burgos , & faites-y tous vos efforts pour déterminer mon père d me rappeler auprès de lui, quelque répugnance qu ait ma tante d fouffrir que je la quitte. 11 faut avouer qu'elle me fait bien acheter fa fucceffion. Adieu, puiffai-je vous retrouver auffi amoureux que je fuis tendre & fidéle. D. INÈS. Je ne puis vous dire ce que je devins lorfque j'eus lu cette lettre , qui m'apprenoit dans quels termes la perfide Inès en étoit avec don Martin : j'eus befoin des fages confeils de ma fceur pour ne pas perdre le jugement; mais cette prudente fille fut fi bien me remettre 1'efprit, qu'au lieu de m'abandonner a ma fureur, & d'aller accabler de reproches la coquette, je pris le parti-de diffimuler. Léonore fuivit mon exemple; & de fon cöté, la fille de don Gaf-  fi' ESTEVANlIIE. 2l£ pard s'imaginant que nous ignorions ce qui fe paffoit, en ufoit toujours avec nous de la même facon. C'étoit a qui cacheroit le mieux fes fen~< timens. Je me trahiflbis jufqu'a lui écrire des lettres paflionnées comme auparavant; & elle me faifoit des réponfes qui enchérifToient fur mes bülets. Tandis que nous vivions fi cordialement enfemble , don G:.fpard arriva k Pampelune: il y venoit chercher fa fille pour 1'emmener k Burgos, oü don Martin s'étoit déja rendu. Mais dona Juanna s'oppofa encore au départ d'Inès; & quelques raifons que fon frère put lui dire, elle n'y voulut jamais confentir. Don Gafpard, n'ofant aller contre la volonté d'une fceur qui auroit été femme a s'en venger par un teftament, ceffa de la contredire. II fit plus, il quitta le féjour de Burgos pour demeurer avec elle k Pampelune. Dona Inès auroit volontiers difpenfé fa tante d'avoir tant- d'amitié pour elle ; & ne doutant point de la procliaine arrivée de fon bifcayen, elle prévoyoit quelque embarras k nous tromper tous deux. Quelque artificieux que fut fon efprit, elle n'étoit pas la-deffus fans inquiétude; & je crois qu'elle auroit encore été plus en peine, fi elle eut fu que je n'ignorois pas fa manoeuvre. Don Martin de Trévigno parut bientöt ït O4  HlSTOIRE Pampelune en bon équipage; il avoit plufieurs laquais qui portoient une riche livrée, & il faifoit une figure convenable a un chevalier de fon ordre. Je le vis, pour la première fois dans une églife oü la fille de don Gafpard entendoit la mefTe. Sitót que je 1'appercus, je frémis, fans favoir pourquoi; ou, pour mieux dire, j'eus un prefTentiment qu'il étoit ce rival redoutable dont Théodora m'avoit parlé. II ne tarda guère a me le faire connoïtre. II aborda dona Inès, la falua d'un air galant; & la dame, quoiqu'elle vit bien que je 1'obfervois, le recut d'une manière a me faire mourir de jaloufie. Au heu de fe contraindre, pour m'épargner la douleur d'être témoin de fes bontés pour un autre , elle lui prodigua les plus doux regards, Sc me perga le cceur par les marqués d'amoui; qu'elle lui donna. Lorfqu'elle fortit de 1'églife, il 1'accompagna jufques chez fa tante , oü il entra avec elle comme un homme qui avoit I'aveu de don Gafpard; pendant que, plein de rage & de dépit, je me retirai chez moi, oü je me livrai aux plus cruels mouvemens quï puiffent agiter un jaloux. Cependant dona Inès ayant apparemment fait réflexion que je pouvois n'avoir pas remarqué tranquillement 1'accueil gracieux qu'elle avoit fait a fon chevalier de faint Jacques, prit la  !>' EsTEVANlLLE. 217 peine de m'écrire, fur la fin de la journee, un billet, par lequel elle me mandoit que le' cavalier que j'avois pu voir a 1'églife ne devoit point m'allarmer, que c'étoit un intime ami de fon père , Cc que comme tel, elle n'avoit pu honnêtement fe difpenfer de répondre a. fes politelfes; mais que tout cela n'étoit que pure oïvilité , que des devoks de bienféance , oü le cceur ne mett(4t rien du fien: enfin qu'il n'y avoit au monde qu'un feul homme qu'elle fut capable d'aimer, & que ce bienheureux mortel étoit moi. Ce billet importeur me piqua, & me fit prendre la réfoiution de me vanger. Je me déguifai dès la nuit même, & j'aÜai m'embufquer aux environs de la maifon d'Inès, dans 1'intention d'attaquer mon rival, fi je le ren« controis. Je fus a peine arrivé a la porte, qu'il fortit un petit page, qui, s'approchant dd moi, me demanda tout bas fi j'étois le feigneur don Martin. Oui, mon enfant, lui répondis-je fur le même ton. Auflïtót le page me mit entre les mains un papier, en me difant que dona Inès , fa maitrelfe, me prioit de faire ce qui étoit marqué dans cette lettre. Je 1'aifurai que je n'y manquerois pas; & je lui donnai une double-pifto'le, avec quoi 1'étourdi fe retira auffi content que s'il fe fut bien acquitté de fa commifïion. Je retournai prompteraent chez moi, très-im-  2l8 HlSTOIRE patiënt de favoir ce qui étoit contenu dans I» billet. Je 1'ouvris, & j'y trouvai ces paroles: O UI, don Martin, je tiendrai la parole que je vous ai donnée aujourd'hui; je ferai demain d minuit d la petite porte du jardin. Ces mots redoublèrent ma fureur; & vous vous imaginez bien que ne refpirant que vengeance, je paflai une affreufe nuit. Que 1'aurore me parut lente a fe lever, & que le jour qui la fuivit fut long pour moi. Que vous dirai-je? Ma patience étoit a bout, quand 1'heure que j'attendois arriva. Sitöt qu'elle fut venue, je me rendis en diligence a la petite porte du jardin, & mon rival s'y trouva un inftant après. II s'aVance pour entrer ; mais m'approchant de lui: arrêtez , don Martin, lui dis-je ; connoiffez don Felix de Peralte, & fachez qu'il vient ici troubler vos plaifirs. La perfide fille de don Gafpard m'a écouté dans votre abfence : elle m'a écrit plufieurs lettres qui peuvent en faire foi. Pour me venger de fa trahifon, je veux priver cette dame du tendre entretien qu'elle fe promet, d'avoir avec vous cette nuit. Le bifcayen fut choqué de ce difcours: don Felix, me répondit-il, vous êtes bien audacieux &. bien injufte en mcme-tems, de vouloir mem-  d'Estevaniele. 210 pêcher de parler a une dame que j'aime depuis prés de fix ans, & dont je vous apprends que je fuis favorifé. Si c'eft pour fe divertir a vos dépens qu'elle a feint d'être fenfible a vos foins, je défaprouve fa conduite; un cavalier de votre naiftance mérite plus de ménagement; mais vous me permettrez de douter qu'elle ait pouffé la feinte jufqu'a vous écrire: on connoït les cavaliers navarrois ; ces meffieurs fe vantent volontiers d'être fort bien avec des dames dont ils ne font pas même connus le plus fouvent. C'en eft trop , don Martin, lui répliquai - je ; puifque vous ofez douter que j'aie recu des lettres d'Inès , ce doute injurieux fera la caufe du combat que nous allons avoir enfemble. Apprenez que les gentilshommes de Navarre font auffi véridiques que ceux de Bifcaye. En achevant ces paroles, je mis 1'épée a Ia main, & le chevalier eut bientót tiré la fienne. Nous nous battïmes courageufement de part & d'autre ; mais don Martin, pour fon malheur, en voulant parer de fon bouclier un coup que je lui portai, s'en acquitta fi mal, que mon épée lui entra fort avant dans la gorge, & lui óta la vie. Je le laiffai éten du par terre, & m'introduifant dans le jardin, dont je trouvai la porte entre-ouverte, j'y rencontrai dona Inès qui fe promenok avec Théodora en attendantfon che-  '220 HlSTOIRE valier. Ah! parjure ! lui dis-je, en 1'abordant brufquement! ame doublé & fans foi! vous ne me tromperez plus. Je fais vos perfidies ! & je viens de m'en venger en tuant mon rival. Je voudrois , dans ce moment, q&e vous 1'aimaffiez mille fois encore plus que vous ne faites, pour vous caufer plus de douleur en vous apprenant fa mort, & pour vous punir de vous être jouée de moi. Ce qui me confole de la néceffité oü je fuis de quitter ma familie & ma patrie, c'eft que je vais auffi m'éloigner de vous pour jamais. Après avoir dit ces mots avec toute la fermeté d'un homme qui n'étoit capable alors d'écouter que fa colère, je fortis du jardin, oü je laiiTai dona Inès évanouie entre les bras de fa fuivante. Je regagnai vïte la maifon paternelle, oü je fus obligé de réveiller mon père, pour Pinformer du trifte accident qui venoit d'arriver. II en fut d'autant- plus furpris, qu'il avoit ignoré jufques-la mon amour pour la fille de don Gafpard; & il en eut d'autant plus dé chagrin , qu'il me voyoit réduit a prendre la fuite de peur de tomber entre les mains de la juftice. Confidérant toutefois que le mal étoit fans remède, il me donna une bourfe pleine de pièces d'or avec quelques pierreries, & me fit fortir de chez lui avant 1'aurore, monté fur le  B'EsTEVAKïLtE. Ï22Ï mellleur de fes chevaux Je traverfai la Navarre, & m'avangai a grandes journées dans la principauté de Catalogne : je neus point de repos que je ne fufle a Barcelone ; encore m'embarquai-je dans cette ville avec précipitation fur un yailfeau génois qui s'en retournoit a Gènes. D'abord que je me vis en Italië, je devins tranquille ; & me trouvant en état de voyagec dans un li beau pays , je formai le deffein de le parcourir. Ainfi , après avoir vu ce qu'il y a de plus curieux a Gènes, je louai un cheval, ayant vendu le mien avant mon embarquement, & tirant vers la Lombardie, je me rendis a la ville de Milan oü je demeurai fix mois. En difant adieu a mon père, nous étions convenus que je lui écrirois des lieux oü je ferois quelque féjour, & que j'adrefferois mes lettres a un religieux de Pampelune de fes amis, quï les lui remettroit en main propre. Nous nous fervimes de cette voie pour nous donner réciproquement de nos nouvelles. Un jour mon père me manda que la fille de don Gafpard avoit été fi touchée de la mort de Trévigno, qu'elle s'étoit retirée dans un couvent. II m'avertit en même tems que le bruit couroit en Navarre , qu'un frère de don Martin, voulant venger le défunt, étoit parti de Bifcaye & me cherchoit de ville en ville, Quoique eet avis me caufat  222 HlSTOIRE peu d'inquiétude , je crus devoir prendre des précautions pour prévenir les furprifes ; je cachai mon nom , je ne dis a perfonne de quel endroit d'Efpagne j'étois. M'ennuyant a Milan, j'achetai un bon cheval, dans 1'intention de m'en fervir pour faire le tour de PItalie, & je partis pour aller a Parme. Sur la fin de la feconde journée, je quittai en rêvant une route qui m'auroit mené a une hótellerie, pour fuivre un fentier qui m'engagea dans un pays coupé de halliers & de buhTons. Je voulus retourner fur mes pas & regagner le chemin dont je m'étois écarté ; autre imprudence ; au lieu de réparer par-la ma faute , je m'enfoncai dans un détroit d'oü la nuit, qui fur« vint, ne me permit pas de fortir. II me fallut prendre le parti d'attendre le jour dans eet endroit. Je mis donc pied a terre, & après avoir débridé mon cheval pour le lailfer païtre a difcrétion, je m'étendis fur 1'herbe, efpérant qu'un long fommeil fuppléeroit au défaut de nourriture. Mes yeux en effet commengoient a fe fermer, lorfque j'entendis quelques cris funèbres d'oifeaux de mauvaife augure, qu'une voix plaintive accompagnoit par intervalles. Je me levai pour découvrir la caufe du bruit qui frappoit mon oreille ; je marchai vers le lieu d'oü il  ±>' EsTEVANXLLE. 22$ fembloït partir ; & a la faveur de la foible clarté d'une lune couverte de nuages , j'appercus un édifïce , qui me parut une chapelle tombée en ruine & devenue la demeure des chouettes & des hiboux. Je m'avancai pour 1'examiner de plus pres; & a mefure que j'en approchois , j'entendois plus diftinctement le brult qui fe faifoit en dedans. Tantöt tout fédïfice retenthToit de cris d'oifeaux finiftres, & tantót je démélois des plaintes & des gémilTemens comme d'une femme qui, par un outrage de la fortune, fe trouvoit malgré elle dans ce lieu plein d'horreur. L'envie que j'avois d'apprendre ce que j'en devois penfer, me fit entrer dans la mafure, non fans frayeur ; car 1'homme le plus intrépide a ma place n'en auroit pas été exempt, mais avec affez de courage pour pouvoir contenter ma curiofité. Je marche 1'épée nue a la main parmi les débris de Ia chapelle, & j'arrive a une efpèce de tombeau, d'oü fortit tout-a-coup une voix qui prononca ces paroles accompagnées de foupirs & de fanglots : 6 malheureufe femme ! pour* quoi faut-il que tu fois condamnée a fouffrir un fi cruel tourment. J'avouerai qu'a ces mots, je fentis un effroi mortel ; mon efprit fe troubla. Je m'imaginai que c'étoit une ame en peine : néanmoins tout  '22% HlSTOIRE tremblant & tout agité que j'étois, je ne laiffai pas de parler a la voix que je venois d'entendre : mais je lui adreflai un difcours qui marquoit bien le défordre oü étoient mes fens. Efprit immortel, lui dis-je, vous qui, dégagé des liens du corps, expiez dans ce monument les fautes que vous avez commifes pendant que vous étiez enveloppé dans la matière , dites-moi fi je puis vous être utile ; je fuis prêt a faire ce que vous m'ordonnerez. Ah ! traïtre, me répon* dit la voix, tu nes pas content de m'avoir enfermée dans un tombeau ; tu veux ajouter la raillerie a la cruauté: la mort lente & inhumaine quim'attend dans eet horrible fépulcre, devroit cependantte fatisfaire. A cette réponfe , qui me fit connoïtre que j'avois affaire a une perfonne vivante, la raifon reprit fur moi fon empire, je perdis ma frayeur & dis a la femme affligée : qui que vous foyez , fachez que je ne fuis pas 1'auteur de votre infortune ; vous parlez a un voyageur qui, s'élant égaré , fe difpofoit a paffer la nuit fur 1'herbe a deux pas d'ici : j'ai oui du bruit ; je fuis entré dans cette mafure pour en favoir la caufe ; les premières paroles que j'ai entendues m'ont troublé le jugement ; j'ai cru que vous étiez un efprit ; dans cette imagination, je vous ai conjurée, & la réponfe que vous m'avez faite m'a  D1 E S T £ V A N I L I, E. 2.2$ défabufé. Je me confolerai de m'étre écarté de ma route , fi je vous fuis bon a quelque chofe. Ne perdons point de tems ; fortez de 1'endrok aftreux oü vous êtes, & me fuivez : j'ai un cheval a la porte de cette chapelle , & je vous Conduirai oü vous jugerez a propos que je vous mène. ■ Seigneur , me réporidit la dame, je ne puis me tirer de ce tombeau , fi vous ne m'aidez. J'y fuis liée avec des eordes, & je n'ai rien de libre que la langue , que j'employerai le refte de ma vie l remercier Ie ciel de vous avoir fait paffer par ici. Je m'approchai auffitót du monu, ment , & j'y trouvai en effet une femme quï avoit les mains & les pieds garrotés : mais ce qui me fit le plus d'horreur, c'eft que fon corps étoit étroitement lié.a celui d'un homme mort, Cette efrröyable accolade me remplit de terreur. Je reculai, Généreux inconnu, me dit la dame, féparez la vie de la mort; défaites-moi promptement du cadavre auquel je fuis attachée; détruifez 1'ouvrage d'un jalöux furieux. Je jügeai par ces derniers mots , que; 1'état déplorable oü 1'on avoit réduit cette malheüreüfe femme, devoit être une nouvelle facon italienne de punir une époufe infidelle. Un'gaJanthomme ne balance point è fecou-ir une perfonne gui a befoin de fecours, Je joignis la dame, £5  ^26 HlSTOIRE me fervant de mon épée pour rompre fes Hens , je la débarralfai du cadavre qui rincommodoit. Enfuite 1'ayant tirée du tombeau & de la mafure, je la menai a 1'endroit oü paüïoit mon cheval. Comme le jour parut quelques momens après , je la fis monter derrière moi ; puis fuivant un fentier, fans favoir oü il nous conduiroit, nous arrivames en peu de tems a Betola. Je me reconnois, dit alors la dame, qui avoit jufques-la gardé le filence, le lieu oè J* veux me retirer n'eft qu'a deux milles de ce village. Seigneur , ajouta-t-elle en me montrant du doigt une route peu frayée, allons par-la, s'il vous plait, & nous gagnerons en moins d'une heure une ferme oü vous ferez recu par des perfonnes fenfibles au fervice que vous m'avez rendu. C'eft entre les mains de mon père & de ma mère que vous allez me remettre. O Anfelme ! ó Dorothée ! pourfuivit-elle en s'attendi iftant, malheureux auteurs de ma /ïffance, quel fera -votre affliaion, quand vous apprendrez 1'injufte & cruel traitement qu'on a fait a votre fille! .Cette apoftrophe fut fuivie de tant de foupirs de larmes, que je ne pus me défendre de -plaindre la dame, quoique je doutaffe fort qu'en 4a délivrant, j'euffe arraché a la mort une vicjtime tout-a-fait innocente. Nous trouvames a la porte de la ferme un  ©'EsTEVANItLE. 22Tf vieux homme & une vieiiie femme. C'étoient Anfelme & Dorothée. Ils ne reconnurent-pas fitöt leur fille, qu'ils firent paroïtre une extreme furprife. Jufte ciel ! s'écria le père , c'eft Lucrèce ! Vous ici fans votre mari ! Pourquoi n'eft-il point aVec vous ? Lucrèce pour toute réponfe fondit en pleurs , & s'arfligea fans mefure. Je vois bien, dit alors la mère, qu'Aurélio mon gendre a fait quelque extravagance'. Les fanglots de la jeune dame redoublèrent a ces paroles qui renouvelloient fa douleur ; fi bien qu'Anfelme & Dorothée voyant qu'ils ne pouvoient tirer d'elle le récit qu'ils en atcendoient s'adrefsèrent a moi pour me prier de les inftruire du fujet de fes peines, fi je le favois. Je leur contai dans quel état & dans quel endroit j'avois rencontré leur fille ; mais je leur dis que j'ignorois pourquoi fon époux en avoit ufé fi cruellement avec elle. Pendant que je leur faifois ce détail, qu'ils écoutoient avec horreur, Lucrèce fe remit un peu, & reprenant 1'ufage de fa voix, elle nous fit une hiftoire, ou peutêtre un roman, pour fa juftification. Aurelio mon mari, nous dit-elle, eft 1'homrne d'Italie le plusjaloux, &le plus capable, dans fes accès, de fe porter aux extrémités les plus violentes. II m'a foupgonnée, je ne fais fur quelles appaxences, d'avoir fait une attention cou- Pa  HlSTOIRE pable i Ia jeunefTe & a la beauté dun de fes domeftiques. Dans cette imagination, après avoir poignardé le malheureux qu'il croyoit digne de ce chatiment, il nous a Hés tous deux avec des cordes, & a 1'aide d'un de fes gens dévoué a fes fureurs , il nous a tranfportés dans eet état au lieu ou ce cavalier généreuX m'a trouvée. Anfelme & Dorothée qui n'étoient pas a fe repentir d'avoir livré leur fille au feigneur Aurelio , dont ils connoiilbient le caradère , furent pénétrés de la plus vive douleur a ce récit. ïls joignirent leurs pleurs aux nouvelles larmes que répandit Lucrèce, qui acheva de leur perfuader qu'elle étoit innocente , en leur difant : vous jugez bien que fi j'avois quelque chofe a me reprocher , je n'aurois pas 1'infolence de venir me préfenter devant vous : bien loin d'ofer me jeter dans vos bras, je fuirois la maifon paternelle 5 j'irois au bout du monde cacher la honte d'avoir démenti 1'éducation que vous m'avez donnée. Le père & la mère crurent leur fille fur fa parole, fe reprochèrent de 1'avoir fi mal mariée , & la regurent enfin avec toute la tendreffe qu'elle pouvoit attendre d'eux. Enfuite ils me firent mille remereïmens de 1'avoir fauvée. par jrta généreufe affiftance d'un infaillible trépa^  E'EsTEVANILLE. 22Q- Ils me proposèrent de m'arrêtêr quelque tems dans leur ferme ; mais je n'y voulus demeurer qu'un jour ; après- quoi, m'étant fait enfeigner le chemin de Parme, je me rendis a cette ville fi célèbre par le fe'jour qu'y fait ordinairement le prince qui en eft le fouverain-. II n'y avoit pas trois jours que j'y étois , qu'il m'y arriva une aventure qui penfa étre la dernière de ma vie. Un après-foupé je fortis de mon hótellerie pour me promener dans la ville,, fort curieux de favoir fi les galans de Parme, pendant la nuit, ne chantoient pas leurs peines & leurs plaifirs fous les balcons de leurs-maitreffes. II étoit déja plus d'onze heures qu'aucun fon de guittare navoit encore frappé mon oreille ; mais a minuit j'entendis de toutes partsdes inftrumens; Je m'avangai vers un carrefour ou fe donnoit un concert, qui me parut dans le goüt efpagnol ; ce qui me fit juger que c'étoit quelque cavalier de-ma nation qui régaloit d'une férénade une dame qu'il aimoit. J'écoutois avec plaifir ce concert, lorfque la mufique ceffa touta-coup; un bruit d'épées fuccéda au fon des violons ; & un moment après, j'appergus un homme qui fe battoit en reeulant, contre trois autres qui le pouftbient tous enfemble avec beaucoup, de vigueur. L'inégalité de ce combat me choqua ; je tirai mon épée, & courant me raa-  2jO HlSTOIRE ger auprès du cavalier qui ne pouvoit inanquer a la fin de tomber fous les coups de fes ennemis, je le fecondai fi bien, que nous les obligeames a fe retirer avec quelques bleffures qu'ils n'auroient peut-être point recues, fi je ne me fuffe pas mis de la partie. Le cavalier que je venois de fecourir fe montra fort fenfible a ce fervice. II ne pouvoit fe laffer de m'en rerflercier : feigneur, lui dis-je en langue caftillane , ce que je viens de faire pour vous ne mérite pas tant de remercimens. Pouvois-je Voir de fang-froid dans le péril un de mes compatriotes ? car je vous crois efpagnol. Vous ne vous trompez pas, me répondit-il, je fuis-de Bifcaye, & don Gregorio de Trévigno eft mon nom. Et vous , ajouta-t-il, dans queiïe province d'Efpagne avez - vous pris naiftance ? Apprenez-moi de grace qui vous êtes ; que je fache a qui je fuis fi redevable. Difpenfez-moi, lui répliquai-jc, de fatisfaire votre curiofité. Si je la contentois, vous feriez peut-être faché de m'avoir obligation. O ciel ! s'écria le bifcayen, feriez-vous don Felix de Peralte ? Oui, !ui dis-je, c'eft moi qui ai tué votre frère a Pampelune; c'eft moi que vous êtes venu chercher en Italië, & que le hafard vous fait rencontrer en ce moment, Le fecours que vous a prêté mon bras eft un piége  d'Estevanulï. x$i que Ia fortune vous a tendu pour me dérober a votre vengeance ; mais je ne veux pas vous échapper. N'ayez point d'égard a un fervice que j'aurois ren du a un autre comme | vous , & ne regardez que 1'öffenfe recue. Vengez la mort d'un frère Le feriez - vous a ma place , interrompit don Grégorio ? Parlez , je me règlerai la-deffus. Vous m'embarraffez , lui répliquai-je. Si vous aviez tué mon frère, & que je vous duffe la vie , je m'imagine que ma reconnoiffance m'empecheroit d'écouter mon reffentiment. Hé pourquoirepartit-il, voulez-vous que j'en ufe d'une autre manière ? Penfez-vous que j' aie moins de déllcateffe que vous fur les procédés ? Non , don Felix, je fais ce que 1'bonneur exige de moi dans cette conjoncmre :. le. fang a beau en murmurer, je ne vous mets plus au nombre de mes ennemis. Vous avez réparé vous-même l'injure que vous. avez faite a ma, familie, puifque la même épée qui a tranché les jours de don Martin , a confervé ceux de dort Grégorio. Je fais plus, je vous offre mon amitié ; accordez-moi la vótre.. Croiriez-vous bien que dès ce moment ce cavalier & moi nous formames la plus étroite liaifon? il m'apprit fa demeure, je lui enfeignai la mienne; & nous ne nous féparames point fans nous promettre réciproquement de nous ror 1-^  ?32 Histoire voir le lendemain matiri. En effet, le jour fub vant nous étant tous deux levés de bonne heure, dans Tintention de nous prévenir 1'un 1'autre, rous nous rencontrlmes en chemin. Après les premiers complimens, il me dit qu'il vouloit me donner la connoiffance d'un feigneur de la cour avec lequel il étoit fort bien. En même-tems il me mena chez le comte Guadagni, favori du duc, & premier gentilhomme de fa chambre, auquel il me préfenta, en lui difant; vous voyez don'Eelix cle Peralte, eet ennemi mortel que je cherchois par-tout pour me couper la gorge avec lui: c'eft préfentement un de mes meilleurs amis. Par quel miracle , répondit le comte, ce grand changement s'eft-il fait ? Alors don Grégorio lui raconta notre aventure, avouant que fans mon affiftance il auroit perdu la vie. Le comte, après avoir écouté ce détail avec beaucoup d'attention , nous félicita fur un événement qui nous réconcilioit tous deux, & terminoit fi heureufément une affaire d'honneur, qui ne fmit ordinairement que par la mort d'une des parties. Guadagni trouva eet incident fi finguller , qu'il ne put s'empêcher d'en parler au duc fon maïtre, qui voulut, par curiofité, me voir & m'entretenir. J'eus le bonheur de plaire a ce prince , quï , pour m'arréter a fa cour, me.  E»' EsTEVANILLE. 233 fit lléutenant de fes gardes. Son favori, d'un autre cóté, me prit en affecnon : de iorte que je pouvois me flatter de faire un jour Ia plus brilknte fortune. J'eus de quoi charmer mon père , en lui faifant favoir comment j'étois devenu 1'ami de don Grégorio, & en lui mandant la fituation favorable oü j'étois a la cour de Parme. Auffï m'aflura-t-il dans fa réponfe qu'il n'avoit jamais recu de lettre qui lui eut fait tant de plaifir que celle-la. Je m'attachai donc a me rendre agréabïe au duc; & je fis des progrès fi rapides dans les bonnes grüces de ce pi^nce , qu'en moins de deux années je parvins a remplir la place du comte Guadagni, qui la laifla vacante par fa mort. Vous jugez bien qu'on ne vit pas fans peine a la cour un étranger occuper un pofte de cette importance. L'envie arma contre moi tous les feigneurs qui croyoient le mériter. I!s fe liguèrent enfemble pour me perdre dans 1'efprit du maïtre : ils y employcrcnt tous leurs foins & tous les artifices dont les courtifans font capables; mais leurs efforts furent inutiles : je dirai méme que plus ils firent jouer de reftbrts pour ébranler ma fortune, plus ils tfavaillèrent a 1'affefmir. II eft vrai qu'il n'étoit pas fiicile de m'óter la confiance d'un prince dont je conpoiflois les vices Sr les vertus. Guadagni, avec  HlSTOIRE cette connoiflance, avoit toujours confervé fon cre'ciit; & fefpérois que je ne ferois pas plus mal-adroit que lui. Effe&ivement je trouvai le, fecret de me rendre fi néceffaire au duc, qu'il ne voyoit plus que par mes yeux. Jamais favori n'a eu plus d'afcendant fur fon maïtre. On m'appeloit le co-adjuteur des états de Parme. Tous les courtifans cédoient donc a mon étoile; mais mon pouvoir étoit balancé par une dame pour qui le duc avoit une paffion aveugle. La marquife Origo, femme de fon premier écuyer, étoit cette dangereufe perfonne. Quoiqu'elle ne fut plus dans fa première jeuneffe, elle ne laiffoit pas d'être la plus piquante beauté de la cour, comme elle en étoit la plus artificieufe. D'abord qu'elle vit le prince dans fes filets, elle forma le deffein de m'écarter de lui, pour le pofTéder toute feule ; comme de mon cöté je me préparai a le détacher d'elle, ainfi que cela fe pratique entre les maitrefles tc les favoris des grands. Pour en venir a bout de part & d'autre , nous commencames a nous rendre mutuellement de mauvais offices. Quand j'étois avec le duc, je faiflffois toutes les occafions de parler d'elle malignement; & lorfqu'elle étoit avec lui, elle me ménageoit encore moins. Ce prince, quin'avoit que le défaut d'être trop bon, tantót écoutoit la marquife , &  b'Estevakule. 235tantöt ajoutoit foi a ce que je lui difois. Imaginez-vous un vaiffeau qu'agitent deux vents contraires , &c qui cède tour a tour a 1'un & a 1'autre. Ma redoutable ennemie ne 1'étoit point des plaifirs de ce monde : elle avoit la réputation de n'être pas plus fidele au duc fon amant qu'au marquis fon époux. Je dreflai mes batteries de ce cóté-la: j e la fis obferver par des efpions que je payois bien, & qui me fervirent de menie. Ils m'apprirent que la dame s'étoit entêtée depuis peu du comédien Oöave, premier acteur de la troupe du prince : que non contente de le faire venir prefque tous les jours a fa toilette, elle fe donnoit quelquefois la peine d'allcr chez lui le matin dans un carrofie de louage, & déguifée en femme du commun; enfin, que je ne devois pas douter qu'ils ne fuffent en commerce de galanterie. Ce rapport me caufa beaucoup de joie ; mais avant que d'en tirer 1'avantage que j'en attendois, je voulus m'affurer de la vérité, Pour eet effet, j'envoyai chercher Ociave, & 1'engageai a fouper tête-a-téte avec moi, en lui difant que j'avois une affaire de la dernière conféquence a lui communiquef, Qctave, lui dis-je, fur la fin du repas, j'ai une affez facheufe nouvelle a vous annonccr. Le duc fait que la marquife Origo a  25$ Histoirs pris du goüt pour vous, & que vous avez fou^ vent avec elle de fecrets entretiens. Le comédien palit a ce difcours & fe troubla: tout bon acteur qu'il étoit, il en fut déconcerté. Je ne fis pas femblant de remarquer fon défordre, & je continuai de cette forte : vous favez que je fuis de vos amis; je vous 1'ai témoigné plus d'une fois, & je prétends vous le prouver dans cette occafion , en vous donnant un bon confeil. Savez-vous ce que je ferois a votre place ? j'irois me jetter aux pieds du prince, g-; je lui avouerois tout: vous connoiffez fa bonté ; un aveu franc & fincère caimera fon courroux. Je fuis fur qu'il vous pardonnera de n'avoir pu réfifter aux avances d'une fi belle dame. Je m'offre a vous préfenter a fon altefTe, & méme a lui parler en votre faveur. Ocrave avoit trop d'efprit pour ne pas fe défier d'un femblable confeil, donné par un homme qu'il favoit bien étre 1'ennemï mortel de Ia marquife ; peut-être même pénétra-t-il ma mahce, & jugea-t-il que je ne lui eonfeillois de faire une démarche fi délicate, que pour avoir la preuve d'une chofe dont je n'avois que des foupcons. Auffi prit-il lc parti de nier qu'il eut jamais été affez téméraïre pour ofer élever fa penfée jufqu'a la marquife. Cependant rien n'é-  D1 E S T I V A N II I ï, 237 toït plus véritable, & j'en fus pleinement convaincu deux jours après. Un de mes efpions vint me dire a mon lever que la marquife Origo, en carroffe de louage, & fous fon de'guifsment ordinaire, venoit d'entrer chez Oclave, & qu'il ne tiendroit qu'a moi de la voir fortir. Je m'habillai a. la hatè, & fuivis 1'efpion avec lequel je me cachai a quelques pas de la maifon du comédien. Nous appercümes bientót la dame, que je reconnus a fon allure , malgré fon traveftiffement. Pour étre encore plus fur de mon fait, je la joignis, & lui levai le voile qui lui couvroit le vifage. Elle pouffa un cri d'étonnement a ma vue. Je voulus lui faire des excufes, feignant de 1'avoir prife pour une autre 5 mais elle s'éloigna de mol fans prononcer une parole, regagna le carrofle qui 1'attendoit, & difparut en un clin d'ceil. Charmé de pouvoir affurer moi-méme qu'elle avoit été chez O&ave; je courus au palais d'un air de triomphe, pour raconter au duc ce que j'avois vu. Malheureufement il venoit de fortir , & il ne re vint que deux heures après. En arrivant il remarqua de 1'émotion fur mon vifage : qu'avez-vous , me dit-il, vous paroiiTez. agité ? Seigneur , lui répondis-je, votre altefle m'eil trop chère pour n'étre pas fenfible a 1'indigne trahifon qu'on lui fait. Parlez-moi plus clai«  238 HlSTOlRE rement, reprit-il; qui me trahit, & qu'elle perfidie m'a-t-on faite ? La marquife, lui répliquaije, eft une infidèle que vous devez abandonner. L'mgrate, oubliant ce qu'elle doit a votre amour qui 1'honore Peralte, interrompit le prince , en me regardant d'un ceil irrité , prenez garde a ce que vous dites. Voila comme vous étes. Votre haine empoifonne toutes les aclions de la marquife, & vous la condamnez fur la moindre apparence. Quel nouveau crime a-telle donc commis, pour mériter que vous lui donniez les noms d'ingrate & d'bfidèle ? Je pourrois, lui dis-je, 1'appelcr d'un nom encore plus odieux ! Elle a, ce matin, été chez le comédien Octave, en carrofie de louage, & déguifée en femme du commun : je 1'ai vue fortir de la maifon de eet hiftrion , ou 1'amour la conduit affez fouvent. Quelle calomnie ! s'écria le duc : peut - on ïmputer a la marquife des fentimens fi bas ! Heureufement pour elle, je connois fon innocence & la fauffeté de votre accufation. Je viens touta-l'heure de chez cette dame, qui eft malade, & qui même s'eft fait faigner ce matin. On lui a tiré trois palètes de fang, qui font encore fur une table dans fon appartement. Que diriezvous, fi je vous les faifois voir? Je dirois, lui répondis-je, que ce fang n'eft pas le fieh, Sc  C'ES TIVANILLE. 2^0 que c'eft un artifice dont elle fe fert pour confondre mon accufation, Le prince me traita d'opiniatre; & quelque chofe que je pufte lui dire contre 1'accufée, il donna le tort a 1'accufateur. Pour favoir ce que je devois penfer des palètes de fang, je chargeai mes efpions de découvrir le chirurgien de la maifon de la marquife , & de me 1'amener: ce qui fut bientöt fait. Mon ami, lui dis-je, pour 1'intimider, le duc vous ordonne, fous peine de prifon perpétuelle, de m'apprendre fi vous avez, ce matin, faigné la marquife Origo. Le chirurgien palit a ces paroles, & me répondit d'un air effrayé: il n'eft pas befoin qu'on me menace pour me faire obéir aux ordres de mon fouverain; & pour répondre a votre queftion, je vous dirai que ce matin 1'on m'eft venu chercher de chez la marquife Origo pour aller faigner une de fes femmes. J'y ai été : j'ai tiré trois palèces de fang a la foubrette , & je me fuis retiré. Ce n'eft donc pas, lui répliquai - je , la marquife que vous avez faignée ? Non vraiment, répartit-il; je n'ai pas même vu cette dame. . Sur le rapport de ce chirurgien,. j'aflurai Ie duc que les trois palètes de fang n'avoient point été tirées des veines de fa maitrefte, qui ne difoit avoir été faignée, & ne faifoit la rnalade qua pour faire croire qu'il n'étoit pas poffible. qu'elle  H i s f o i i ï cut été Ie matin chez Octave dans 1'état oü elle fe trouvoit. Le prince, que fon amour aveugloii, ne pouvoit s'imaginer qu'elle fut capable d'un pareil manége. II faudroit, s'écria-1-il, que la marquife fut une grande friponne, pour avoir recours a eet artifice; C'eft ce que j'approfondirai tantöt, pourfuivit-il; je verrai fon bras; s'il n'y a point de piquüre de lancète je croirai tout ce que vous m'avez dit, & je romprai pour toujours avec la coquette. Mais, Peralte, ajouta-t-il, d'un air menacant, s'il y en a, comptez que je vengerai la dame de vos jugemens téméraires. Je me foumis a toute forte de chatimens, fi elle avoit le bras nouvellemcnt piqué, tant j'étois perfuadé qu'elle s'étoit contentée de dire au duc qu'elle avoit été faignée. II retourna donc le foir chez elle, fous prétexte de vo.uloir s'informer par lui - même de 1'état de fa fanté. Je ne vous dirai point quelle converfation ils eürent enfemble , ni ce qui fe paffa entre eux; mais quand je me préfentai le lendemain devant le prince, il me fit un accueil glacé. Peralte , me dit-il, la marquife a été faignée ; c'eft un fait certain. J'ai öté la comprelfe qu'elle a au bras, & j'ai vu la piquüre. Je ne veux plus que vous troubliez mon repos par des accufations pleines de témérité; & j'aime mieux qu'une maitrelfe me tronape, que de devoir  d'Estevanille. 241 devoir fa fidélité au foin de veiller fur elie. A ce difcours, qui me rendit muet & confus, je jugeai que le chirurgien a qui j'avois parlé n'avoit pas été fincère, ou que la marquife s'étoit fait ouvrir la veine par un autrei Le duc expliqua mal mon filence, & me regardant comme un faux délateur, qui fe voyoit confondu, il me tourna le dos, & me fit dire „ par le capitaine de fes "gardes, de ne plus paroitre a la cour. Je fentis d'abord, je 1'avoue, vivement ma difgrace » & j'eus un dépit mortel d'avoir été la dupe d'une femme que je m'étois flatté de perdre : mais j'appelai a mon fecours la philofophie, qui me fit voir d'un autre ceil la place que je venois d'occuper. Le ciel même s'en mêla, en m'infpirant des fentimens qui me détachèrent peu a peu du monde. Je m'éloignai donc de la cour de Parme, & gagnai la ville de Gènes, oü je n'attendis pas longtems 1'occafion de repaffer en Efpagne. Je m'embarquai fur un vaiffeau frêté pour Alicante, oü, étant heureufement arrivé, j'achetai un cheyal, & pris le chemin de Pampelune. Je paffai comme vous un foir auprès de eet hermitage, & demandai k y loger, ne connoiiTant pas le pays : on m'ouvrit la porte , & je fus recu par un hermite de quatre-vingt ans, qui marchoit encore fans baton, & jouiffoit d'une  H\% HlSTOIRE fanté parfaite. II me fit le même traitement que je vous fais, & me tint des difcours qui achevèrent de me déterminer a renoncer au monde. Pour vous dire le refte en deux mots, je priai le vieillard de me permettre de vivre avec lui éans cette folitude. II y confentit. J'y demeurai; & dès ce moment, ne voulant plus m'occuper que de mon falut, je m'enterrai dans eet hermitage : je n'allai pa3 même a Pampelune. Le plaifir de revoir mon père & ma fceur fut le premier facrifice que je fis a dieu. J'ai paffe ïci vingt années avec ce bon hermite, & il y en a dix qu'il eft mort. Le folitaire, en eet endroit, finit fon récit. Je le remerciai de fa complaifance, & lui dis en fouriant que je me fentois tenté de fuivre fon exemple. Vous étes encore trop jeune, me répondit-il, pour embraffer un genre de vie qui demande un homme revenu des amufemens du fiècle. II faut bien connoitre Ie monde quand on veut le quitter ; c'eft le défaut de cette connoiffance qui remplit les cloitres de mauvais religieux.  D'EsTEVANilLï, »4J CHAPITRE XXVII. Eftevanille prend congé de thermite, & fe rend d Saragofe, d'ou il retourne d Rodenas chargé d'une heureufe nouvelle pour don Chriftoval, Suites de cette nouvelle. Je fus debout le lenderoain dès la pointe du jour. Je dis adieu a mon höte, après 1'avoir remereié de la bonne réception qu'il m'avoit faite; je remontai a eheval, & piquai vers SaragoiTe, oü j'arrivai avant midi. Je trouvai monfieur le gouverneur & fa fille qui s'entretenoient dans une falie avec 1'évêque de Salamanque. Sitöt qu'ils m'appergurent, ils commencèrent a me faire des queftions tous a la fois. Comment fe porte mon gendre? Dismoi des nouvelles de mon neveu ? Dans quel état as-tu laüfé mon mari? Mes feigneurs, madame, leur répondis-je, mon maïtre jouit d'une fanté parfaite, & quant è la manière dont monfeigneur d'Albarazin en ufe avec lui, voici des lettres qui vous en inftruiront amplement. A ces mots, je tïraï de ma poche mes papiers, & délivrai a chacun fa dépêche. Je m'imaginois qu'ils fe sontenteroient d'un Q2  244 H I S T O I R Ê affez long détail que don Chriftoval leur faifoit des confidérations & des égards qu'on avoit pour lui a Rodenas; mais point du tout, ils fe remirent a m'interroger : ils m'obligèrent a leur raconter jufqu'aux moindres particularrtés de notre voyage, & méme a leur faire une exacte defcription du chateau de 1'évêque d'Albarazin. Encore n'en fus-je pas quitte pour cela; car 1'après-dïné dona Anna voulant avoir avec moi un entretien particulier, me fit appeler. Hé bien! Gonzalez, me dit-elle, fi vous nous avez fait, comme je n'en doute pas, un fidéle rapport, votre maïtre doit étre fort fatisfait de fe voir dans un féjour plein de charmes, & oü 1'on ne fonge qu'a le divertir. Je fuis perfuadée qu'avec le fecours des plaifirs qu'on lui procure a Rodenas, il foutiendra facilement mon abfence. Ah! madame, lui répondis-je, jugez mieux du pouvoir de vos appas, & rendez plus de juftice a un époux qui vous adore ! ne penfez pas qu'aucun amufement foit capable de lui faire oublier une époufe telle que vous. II n'eft occupé que de fa chère dona Anna; vous êtes toujours préfente a fon efprit. Eftevanille, m'at-il dit, a mon départ, j'envie ton bonheur! tu vas revoir dona Anna, dont le ciel en colère veut que je fois féparé. La dame fourit en m'entendant parler de cette  d'EsTEVANILLE. 24£ forte. Enfuite prenant un air tendre : ne me trompez-vous point, Gonzalez ? me dit - elle.' Eft-il bien vrai que don Chriftoval compte les jours de notre éioignement? Les jours ! madame, m'écriai-je; ah! dites plutöt les inftans. II fuccombera fous le poids de 1'abfence, il Dieujne lui fait la grace d'y réfifter. VéritabLement je dorois un peu la pilule; car enfin, quoique mon maitre fut fort amoureux de fa femme, il n'étoit pas homme a fe laifter mourir de chagrin de ne la voir pas. Don-Chriftoval, reprit la dame,, fera bientöt a Saragoffe ; du moins je me flatte de cette efpérance. Mon père a déja eu deux conférences avec les. principaux parens de don Melchior de Rida. Ils conviennent tous que ce cavalier s'eft juftement attiré fon malheur, & paroiffent difpofés a s'accommoder. Effectivement le comte de Villamediana & 1'évêque de Salamanque firent fi bien , qu'ils termïnèrent promptemenü cette affaire, & me renvoyèrent porter cette bonne nouvelle a Rodenas. Don Chriftoval y, fut trop fenfible pour pouvoir faire un plus long féjour dans ce chateau: il prit congé de 1'évêque d'Albarazin, en lui témoignant toute la reconnoiffance qu'il lui devoit, & s'en retournagaiement a Saragoffe, ou 1'attendoit une époulei qu'il aimoit autant qu'il en étoit aimé.. q 3  3.^6 HlSTOIRE Son retour ramena la joie chez le, gouverneur ; on fit de nouvelles fétes ; & les jeunes époux goutèrent a loifir les douceurs de Punion conjugale. Après deux mois de réjouiflances, 1'évêque de Salamanque reprit le chemin de fon diocèfe avec fa nièce & fon neveu. Nous traverfames, a petites journées, la Caftille vieille, & nous nous arrêtames au chateau de Rodeliana, qui eft a 1'entrée de la province de Léon, & qui appartenoit a notre prélat. Nous y deé meurames trois femaines, pendant lefquelles toute la nobleffe des environs nous tint bonne compagnie. Comme on eonnoiftbit monfeigneur pour un homme qui aimoit a voir grand monde a fa table, les plus petits Hidalgos venoient tous les jours diner au chateau avec le plumet au chapeau & la longue rapière au cóté. Ils fe prér fentoient fièrement devant fa grandeur, qui les recevoit avec une politefte qui flattoit infiniment leur vanité. Enfin, nous nous rendïmes a Salamanque , & nous allames tous loger au palais épifcopal.  d'Estevanille. 24.7 CHAPITRE XXVIII. De ce que fit Efievanille kant de retour de Salamanque ; du fervice important quil rendit d fon ami Vanegas ; & par quel liafard il apprit des nouvelles de la fegaora Dalfa & de la coquette Bernardina. C^uand je quittai le féjour de Salamanque, fi quelqu'un m'eut prédit qu'on m'y verrok revenu en meilleure pofture au bout de fix a fept ans, je me ferois moqué de lui & de fa prédiction, & pourtant il ne m'auroit dit que la vé • rité. J'étois fecrétaire d'un feigneur qui m'aimoit, & commenfal de 1'évêché, fur un autre pied qu'auparavant; car je ne mangeois plus avec la livrée ; j'avois, comme les aumöniers, les écuyers , les gentilshommes & les valets-dechambre, mon couvert a la table du majordome, laquelle étoit aulS-bien fervie que celle de. monfeigneur. Vanegas füt la première perfonne que j'allaï voir. Je le retrouvai dans le même état oü je 1'avois laiffé, c'eft-a-dire, chantre de la cathédrale. Après nous être tous deux cordialement $mbrafles, il confldéra mon habill'ement, q-ul .Qi  24S Histoisi étoit des plus propres, & remarquant que j'avois une affez belle épée au coté, des bas de foye, du linge fin, & un chapeau de caftor, il ouvrit de grands yeux; & faifant paroitre une extréme furprife, il me demanda fi j'avois fait fortune depuis notre féparation. La-deifus je lui rendis compte de mon voyage d'Italie, &c 1'inftruifis de ma fituation préfente. II m'en fit compliment de 1'abondance du cceur: courage , mon ami, me dit-il, je vous vois en train de vous avancer. Vous avez attaché votre fort au fervice de don Chriftoval de Gaviria, qui eft un feigneuï iccompli. Un établiftement folide ne peut manquer d'être le prix de votre atta^chement. Je fuis charmé que la fortune vous foit fi favorable. Et vous, lui dis-je, feigneur Vanegas, étesvous toujours chantre ? II me femble qu'un eccléfiaftique de votre mérite eft en droit de prétendre aux dignitss; ne vous êtes-vous donné aucun mouvement pour parvenir dans votre églife a une place plus élevée ? Non, me répondit-il; je ne reftemble point a la plupart des prêtres, qui paffent leur vie a courir des bénéfices, fans qu'ils foient jamais contens de ce qu'ils ont. Je ne fuis, grace au ciel, ni avare ni ambitieux; fatisfait de mon pofte, tout mauvais qu'il eft, je ne fais pas Ia moindre démarcha  d'Est e vanille. 249 pour en avoir un meilleur. Je vous dirai plus : il vaque adüellement, dans notre chapitre, par la mort du licencié Baptifte Léon, une prébende a la nomination de 1'évêque, & a laquellc je pourrois afpirer ; mais comme il faudroit, pour 1'obtenir, me donner la peine de chercher des amis auprès du prélat, & faire des pas qui ne conviennent point a mon humeur, j'aime mieux y renoncer de bonne grace. Après tout, ajouta-t-il, j'ai de quoi vivre fobrement, Sc cela doit fuffire a un eccléfiaftique. J'admirai la modération & le bon caraftère de Vanegas, & j'applaudis a fes fentimens, fans lui témoigner le moindre defir de m'employer pour lui, ne comptant guère moi-même fur mon crédit. Je ne lahTai pas néanmoins d'en vouloir faire un eiTai en faveur d'un ami qui m'étoit fi cher. Je m'adreflai a don Chriftoval; je lui parlai du canonicat vacant, & je le priai de le demander a fon oncle pour Vanegas, a qui j'avois, lui difois-je, les plus grandes obligations. Je fuis ravi, me répondit mon maïtre, que vous foyiez homme a vous fouvenir ainh de vos amis dans 1'occafion. Voiia comme tout le monde devroit être. Hé bien! pourfuivit-il, je ferai volontiers ce que vous fouhaitez, ou plutöt allez demander vous-même ce benefice a mon oncle; je fuis fur qu'il fe fera «n plaifir de vous  H i s t o i r e I'accorder. Je fais qu'il vous airae , vous n'aver pas befoin de moi dans cette affaire. Effeótivement j'étóis tout au mieux avec le prélat, qui, toutes les fois qu'il me rencontroit, s'arrêtoit pour me parler, paree .que je lui faifois toujours quelque réponfe qui le réjouilToit. Le bonhomme, a la vérité, n'étoit pas de ces feigneurs difficiles qu'on ne peut divertir que par des traits fins & remplis de fel. Une mau. vaife plaifanterie valoit mieux, pour le faire ri* re, qu'une éprigramme de Martial. Je pris la ïiberté d'entrer tout feul un matin dans 1'appartement de fa grandeur, & je lui demandai la prébende quï vaquoit. Comment donc, Eftevanille, s'écria 1'évêque en riant; eft-ce que vous voulez devenir un membre du clergé? Ferez-vous bien le pénibJe métier de chanoine ? Pourquoi non, lui répondis-je, monfeigneur: je dirai mon bréviaire tout comme un autre , & ferai fort bien mes quaire repas par jour. Et vous êtes apparemment, réphqua-t-il, auffi cliafte que fobre ? A. peu prés, lui repartis-je, & favant a proportion. Votre grandeur voit que je mérite une place dans fon Chapitre. Oui vraïment, s'écria le prélat, en redoublant fes ris, je ne puis vous la refufer fans injuftice. Enfuite, reprenant foa férieux: pour qui, continua-t-il, voulez-vous obtenir  E5 E S T E V A N 1 L L E. 2JI ïe eanordcat en quefticn ? Eft-ce pour un homme véritablement digne de le polfüder? Prenez-y garde au moins: fongez qu'en demanaant un benefice pour un homme, c'eft, en quelque facon, fe rendre refponfable de fa vertu. Oh! monfeigneur, lui dis-je, 1'eccléfiaftique pour qui je m'intérefle n'a pas befoin de caution. Qui donc eft ce yirtuofe, djt 1'évêque; car il y en a peu de ce caraóïère-la. Mais je n'eus pas fitót nommé le chantre Vanegas, que le prélat reprit d'un air fatisfait: ah ! bon pour celui-la; c'eft un excellent fujer, Vous ne pouviez m'en propofer un qui me fut plus agréable. Vanegas eft un honnête garcon; il a de bonnes mceurs: je voudrois que mes chanoines fuflent tous auili. fages que lui. Je rendis de trés-humbles graces a 1'évêque de m'avoir accordé la prébende; & j'allai fur ls champ en porter la nouvelle k mon ami, qui, me voyant arriver chez lui tout ému, me dit d'un air alarmé : qu'avez-vous ? que m'annonce votre agitation ? Elle vous apprend, lui répon-? dis-je, que vous êtes le fuccelfeur du licencié Baptifte Léon. Monfeigneur vient de m'accorder, pour vous, fon canonicat. J'ai faifi, avec ravifiement, 1'occafion de vous témoigner que je n'ai pomt: oublié les feons Qffiges que vou.s  2T* HlSTOIRE m'avez rendus. Vanegas, moins charmé d'être pourvu dun bénéfice qui le mettoit a fon aife, que de me voir fi reconnoiffant, pleura de joie en me ferrant entre fes bras, & me tint des difcpurs qui me firent fentir qu'il n'y a point de plaifir comparable a celui d'obliger un ami. En fortant de chez ce nouveau chanoine, je rencontrai don Ramirez de Prado , ce grand écoher avec qui j'avois été en penfion chez le doéleur Canizarez, & qui m'avoit déniaifépour mon argent. Nous nous reconnümes 1'un 1'autre, & nous nous embrafïames. Quelle joie pour moi, s'écria-t-il, de revoir, après fix ans, pour le moins, le feigneur Eftevanille Gonzalez, mon ancien camarade & mon ami. Eh ! de quel pays venez-vous, pourfuivit-il ? Qu'avez-vous fait depuis le jour que vous difparütes comme un éclair du quartier de 1'univerfité ? J'ai pafte , lui dis-je, quelques années en Italië. Et moi, reprit-il, a Madrid, oü je ferois encore, fi la mort de mon père, & le foin de recueillir fa fucceflion , ne m'euffent rappelé dans ce paysci, oü vous favez que j'ai pris naiflance; comme en effet, c'étoit un Hidalgo de Corita, gros bourg aux environs de Salamanque. Je demandai a ce cavalier des nouvelles de la SegnoraDalfa, & de Bernardina. II y a long*  d'Estevanille. 253 tems, répondit-il, que je ne les ai vues; mais je n'ignore pas 1'état préfent de leurs affaires. La tante aöuellement a Tolède, aide au commandeur de Caftille a manger le revenu de fa commanderie ; & la nièce eft a Madrid, oü le comte de Medellin fait pour elle une dépenfe prodigieufe. Ces bonnes dames, lui dis-je, n'avoient pas des amans de cette importance dans le tems que je prodiguois pour elles mes piftoles. Les femmes galantes finiffent fouvent par oü elles auroient dü commencer. II faüt que les feigneurs aiment mieux le fon que la farine. Après eet entretien, don Ramirez me dit qu'il devoit inceffamment retourner a Madrid, mais qu'il ne partiroit point fans me revoir. II me le promit, & cette promeffe fut vaine, foit qu'il 1'oubliat, foit qu'il ne fe fouciat guère dela tenir.  25"4 Ji t 5 T O i R' E CHAPITRE XXIX. Z?k funefte accident qui arriva trois mois après au palais épifcopal; du changement q-Jil y produifit; & du parti que prie Eftevanille par le confeil de Vanegas. L\ öus memons, a 1'évêché, la vie du monde la plus heureufe. Aucune divinon parmi les domefïiques, ce qui eft bien extraordinaire dans les grandes maifons oü règne ordinairement 1'ennui. Nos jours enfin, s'écouloient dans Ia joie, lorfquun trifte e've'nement y vint répandre la confternation. Monfeigneur tomba malade. Nous efpe'rames d'abord, malgré fon grand age, que fa maladie n'auroit point de fuites facheufes, & les médecins nous I'affurèrent. Cependant, fïezVóus aux pronoftks de ces dodeurs; ils expédièrent le prélat, même avec tant de prompt!tude, qu'ils ne lui laifsèrent pas le tems de faire fon teftament. Ce qui mit au défefpoir les domeftiques, & particulièrement ceux qui étoient -'e plus en droit d'.ttendre des récernpenfes. Leurs Iarmes furent effoyéeS par don Chriftoval, qui, fe trouvant unique héritier de I'évêque , eut la générofité de leur promettrc des  d'Estetanulé, 2 y y penfions; mais, maiheureufement pour eux, il neut pas le tems de tenir fa promelfe; car peu de jours après les funérailles de fon oncle, étant allé k la chaiTe, il eut le malheur de tomber de cheval, & il fe bleffa de facon qu'il ne vécut pas deux heures après fa chüte. La veuve de ce jeune feigneur reconnut, k la vérité, leurs fervices, mais ce fut par des préfens qui les difpenfoient d'avoir beaucoup de reconnoiffance , tant ils étoient modiques. Pour moi, je fus fi fenfible ala perte de rrion cher maïtre, que, dans Pexcès de ma douleur, je fus tenté de me jeter dans le grand couvent de f ordre de faint Francois, & d'y prendre 1'habit. Heureufement Vanegas , que je confultai fur ce beau defTein, m'en détourna fans peine, en me repréfentant que Ie cloïtre n'étoit pas mon élément. Je vous connoïs, me dit-il, vous étes naturellement volage & léger, vous ne ferez pas fitöt novice, que vous vous dégoüterez de la vie monacale , fans que le bon exemple des moines foit affez puiflant pour tourner votre ennui en vocation. Je vous confeillerois plutót, ajouta-t-il, d'aller k Murcie, pour voir dans quel état font vos parens, & fur-tout votre oncle, maïtre Damien Carnicero, qui a élevé votre enfance. Suivant ce que vous m'aveï dit de lui, il doit avoir amaffé de grands biens  SyÓ" HlSTOXRE depuis que vous l*avez quitté, & vous ne tarderez peut-étre pas a recueillir fa fucceffidn. Mettons les chofes au pis-aller; fuppofé qu'il foit mort, étant, comme vous 1'avez affuré, fon héritier, vous ferez rendre compte a ceux de fes parens qui fe feront emparés de fes biens. J'approuvai le confeil du chanoine, & je me difpofai k le fuivre. Je partis de Salamanque après lui avoir dit adieu, & je me rendis k Madrid par la voie des muletiers. De Madrid, je pris le chemin de Cuenca de la même fagon, & j'arrivai, huit ou dix jours après, a la ville de Murcie, que je ne revis pas fans plaifir. Je ne voulus point aller chez mon oncle, fans avoir auparavant demandé de fes nouvelles; & pour eet effet je defcendis a la première hótellerie, oü, fans me faire connoitre, j'eus un long entretien avec 1'hóte, qui étoit 1'homme qu'il me falloit, pour étre parfaitement informé de töut ce qu'il m'importoit de favoir. Apprenezmoi, lui dis-je, fi maüre Damien Carnicero eft encore au monde, & s'il eft toujours chirurgienmajor de 1'hópital de cette ville. II eft encore err-vie, me répondit 1'hóte, fi 1'on doit regarder comme un homme vivant un vieillard paralitique de Ia moitié du corps. II ne travaille plus, & il eft réduit a paffer fes derniers jours fur fon lit, ou dans un fauteuil. Eft-il riche, repris-je? Comme    D'EsTEVANIELE. 25-7 Comme un juift repartit-il; & véritableraent il eft impoftlble qu'il ne le foit pas après avoir exercé fi longtems la chirurgie, qui eft un métier fort lucratif aujóurd'hui, pour peu qu'un chirurgien fache le faire valoir, ce que Carnicero entend mieux qu'un autre 3 étant «vare & charlatan. Mais, ajouta-t-il, je plains ce pauvre diable de s'être donné tant de peine pour amaffer du bien: il n'a point d'enfans; il n'a pour héritiers qu'un neveu & une nièce, qui font hors de Murcie depuis douze ou quinze ans, & dont il n'apprend aucune nouvelle. L'hópital pourra bién profiter de leur abfence. Je jugeai, par ce difcours, que je n'avois pas mal fait de revenir a Murcie, & me hatant de pre'venir l'hópital, je me rendis le lendemakv matin chez mon oncle, que je trouvai alité. Il y avoit, auprès de lui, un vénérable religieux de 1'ordre de faint Dominique, avec un docteur en médecine, qui, tous deux étoient venus , 1'un, pour groflir le nombre de fes vifites, & 1'autre, pour rendre la fienne utile a fon Couvent. Maïtre Damien n'eut pas fitót jeté les yeux fur moi, qu'il me reconnüt. Par faint Cóme & par faint Damien, s'écria -1 - il, voici mon neveu Eftevanille, que je croyoisvavoir perdu. A ces mots, je m'approchai de lui & je 1'embraftai avec un tranfport mêlé de te^drefte & d'intépét, R  Z$% HtS TOI.RE moitié figue , moitié raifin. Je voulus enfuit® lui témoigner que j'avois une extréme douleur de le trouver dans le trifte état ou je le voyois; mais il me coupa la parole en difant d'un ton ftoïque : ne parions point de cela, mon neveu, ne faut-il pas que nous finiffions tous tot ou tard ? II y a foixante-douze ans que les parques s'occupent a filer mes jours, n'eft-il pas tems que leur cifeau en tranche le fil? Après avoir prononcé ces paroles, il dit qu'il fouhaito.it de m'entretenir en particulier. Sur quoi le moine & le médecin fe retirèrent: le premier, a ce qu'il me fembla, un peu mortifié de 1'arrivée imprévue d'un héritier. CHAPITRE XXX. De la converjation particuliere que maitre DaF mien eut avec fon neveu. IVÏo N oncle fe voyant feul avec moi, me dit: hé bien ! Eftevanille, tu te revois enfin dans la maifon ou tu as été éle^é. Dis-moi, mon ami, d'oü viens-tu? Rends-moi compte de ce que tu as fait depuis que tu m'as quitté. Je n'ai point oublié que tu haïlTois la chirurgie, & je ne doute pas que tu n'ayes embraffé une autre profeffion.  D' E S T E V A N I L L E. ' 2 j"p Ce qui me fait plaifir, continua-t-il, c'eft que tu ne reviens pas dans ta familie dans 1'équipage de 1'enfant prodigue ; & s'il faut en croire les apparences , tu n'es pas mal avec la fortune. Non, dieu merci, lui répondis-je: elle m'a toujours favorifé , je fuis content de ma fituation; & c'eft la feule envie de vous revoir qui m'araène ici. La force du fang & la reconnoiffance m'ont fait abandonner ia cour du duc d'Offone*. vice-roi de Naples, pour venir vivre a Murcie avec un oncle k qui je fuis fi redevable. Eh ! quel emploi, re'pliqua maïtre Damien, avois-tu chez Ie duc d'Offone? J'ai d'abord été page de ce feigneur, lui repartis-je, & je fuis préfentement un de fes écuvers; je lui ai demandé la permiffion de revenir en Efpagne pour vous voir; & fon excellence, fe prêtant k mon bon naturel, a bien voulu me 1'accorder. Je laiffe k juger, par ce menfonge, de ceux qui m'échappèrent enfuite dans le récit que je fis de mon hiftoire au bonhomme; je les entaffois les uns fur les autres, & je ne difois la vérité que lorfqu'elle pouvoit me faire honneur : ce qui fuppofe que je ne la difois que très-rarement. En un mot, voulant paffer pour horfTme de probité dans 1'efprit de maïtre Damien, ou plutót pour mieux m'affurer fa fucceffion, je ne me fis pas un fcrupule de mentir, ce qui pro-  aÓO HlSTOÏRE duifit un effet admirable. Sois le bien revenu, Gonzalez, me dit mon oncle, quand j'eus achevé mon roman; je vois, par la manière naïve & pleine d'ingénuité dont tu viens de me détailIer ton voyage d'Italie, que tu as de la morale. Je fuis d'autant plus ravi de ton arrivée, que , ne fachant ce que tu étois devenu, j'alloisdonner, par un teftament, tout mon bien aux pères de faint Dominique & a l'hópital. Oui, mon enfant, j'étois prés a te faire pieufëment cette ïnjuftice: mais, grace a dieu, qui t'a fans doute envoyé ici pour m'empécher de la commettre , te voila de retour dans ta familie, & des mains étrangères ne t'enleveront pas des richeffes qui t'appartiennent de droit. A ce difcours, qui m'apprenoit que je I'avois échappé belle, je faifis une main de mon oncle; & la baifant d'un air tendre & reconnoiifant, je le remerciai de fes bonnes intentions. De quelque défiance qu'un teftateur foit armé contre fon héritier, fi 1'héritier fait bien fe mafquer , le teftateur en eft toujours la dupe. Ma fenfibilité ne fut point fufpeóte au bonhomme; il en parut même touché. Gonzalez, pourfuivit - il , j'ai donc deffein de te laiffer tous les biens que j'ai gagnés fur le pavé de Murcie ; mais tu en profiteras tout feul, je ne veux pas donner un mdravedis a ta fceur Inéfille; a peine avoit-elle  b'Estevanille. 26*1 quatorze ans, lorfqu'elle fe laifta enlever par un petit officier d'infanterie, qui 1'emmena en Catalognc; je n'ai poin*. t ntendu parler d'elle depuis ce tems-la, & je ne doute point qu'elle ne vive encore acluellement dans un libertinage qui déshonore la familie, & par conféquent elle n'aura aucune part a ma fucceffion. Elle ne mérite pas que je me fouvienne d'elle. Ainfi paria maïtre Damien. J'avouerai qu'en bon frère, loin de prendre le parti de ma fceur, j'aifectai de paroïtre indigné de fa conduite ; fi bien que le vieillard ayant tefté peu de jours après, ne fit aucune mention de cette pauvre fille dans fon teftament, & me nomma fon légataire univerfel. II ne reftoit plus, a mon trèscher oncle, qu'a mourir pour mettre le comble a fes bontés: & c'eft ce qui arriva bientöt. II partit pour 1'autre monde, & je pris auftitöt, dans celui-ei, pofleftion de tous fes eftets, qui pouvoient bien valoir vingt mille ducats: biens qu'il avoit légitimement acquis a force de griller des malades; car le ledeur doit fe relfouvenir de la méthode de eet habile chirurgien , & de quelle manière anodine il favoit guérir la migrabe & 1'hydropifie. Dès que je me vis fi baen en fonds, j'éprouvai 1'effet ordinaire des richelfes; je devins aulE fier qu'un contador - naayor; & femblable au R3  302 HlSTOIRE Gripus de Plaute, qui, pour avoir trouvé un tréfor, renonce ala philofophie, & ne veut fon-* ger qu'a fe divertir: Gonzalez, me dis-je a moi-^ même, te voila donc enfin dans 1'opulence, & devenu ce qu'on appelle un heureux du fiècle?' •Tu peux préfentement trancher du petit feigneur. Heureux trois & quatre fois les jeunes gens de ton humeur, qui ont des oncles ou des pères qui fuent fang & eau toute leur vie pour leur laiffer de quoi fe réjouir ! Parlez-moi de ces oncles & de ces pères-la, plutöt que de ceux qui dévorent leur patrimonie , pour prévenir leurs héritiers, Puifque tu as du bien, il ne te convient plus d'avoir des maitres. Secoue le joug de la fervitude, & fais , dans le monde , une figure brillante. Je ne crois pas, ami lefieur, qu'il foit né-r ceffaire de te dire que c'eft a quoi je me déterminai. Je vendis tous mes immeubles, & les ayant convertis en belles piftoles & en doublons, je quittai le féjour de Murcie. Si tu es curieux de favoir dans quel équipage, apprends que ma fuite étoit compofée d'un valet monté comme moi fiir une bonne mule, & d'un moco de mu-r fas, qui en conduifoit une troifième chargée d'une grofle malle , oü étoit enfermé mon héritage., Je pris la route de Madrid, cette ville m.e paroiffant la plus convenable è un héiïtier  d'Estevanille. iG?) de mon efpèce, je veux dire a un jeune homme difpofé a fe ruin er. CHAPITRE XXXI. JDe l'arrivée de Gon^tl'e^ d Madrid.. Quelle perfonne il rencontra dans thótellerïe ou il alla loger, & de tentteticn qu 'ils eurent enfemble. Etant arrivé a cette capitale de notre monarchie, j'alhi loger auprès de la porte du foleil, dans une hótellerie, oü la première perfonneque je-rencontrai fut don Ramirez de Prado. Nous nous embraffames avec vivacité a plufieurs reprifes, & nous nous témoignames de part & d'autre plus de joie que nous n'en avions de nous retrouver enfemble. Qui vous amène a Madrid? me dit don Ramirez: y venez-vous demeurer pour toujours ? C'eft mon deftein, lui répondis-je, toutes les autres villes, du monde, même les capitales, ne me paroiffent que des villes de province en comparaifon de Madrid, qui eft le féjour oü tout honnêtehomrne doit vivre & mourir. Ma réponfe fit rire Prado. II faut bien aimer Madrid, s'écriat-il, pour en parler dans ces termes. Je conviens que c'eft une ville charmante ; mais soa- Rl  2<*4 HlSTOIRE venez auffi que pour en goüter tous les délices, il faut être dans 1'opulence, car les plaifirs y coütent plus cher qu'ailleurs, Etes-vous en e'tat de les acheter au poids de 1'or ? Non, ma foi, lui dis-je. Ni moi non plus, reprit-il ; il n'y a pourtant pas longterm que j'ai été a Salamanque recueillir une fucceffion. Mon père m'a laiffé un sflcz riche héritage pour pouvoir vivre a Madrid en enfant de bonne maifon ; mais, entre nous, j'en ai déja diffipé Ia roeilleure partie; & j'étois en train de jouer de mon refte, lorfque, par le plus grand bonheur du monde, je fuis tout-d'un-coup devenu fage. Je fis k mon tour un éclat de rire a ces paroles, & je priaï don Ramirez de m'apprendre comment un jeune fibertin pouvoit fübitement ceffer de 1'etre, les vieux 1'étant ordinairement toute leur vie. Si vous voulez favoir, reprit-il, de quelle manière ce changement s'eft fait en moi , donnezvous la peine de monter a mon appartement , car je loge dans cette hótellerie, je vous conterai 1'hiftoire de ma réfipifcence. Curieux de 1'entendre, je le fuivis jufqu'a fon cabinet , o^ nous entrames; &la , nous étant affis tous deux, ïl commenca de cette forte.  5)' EsTEVAïJILtE. 2.6$ HISTOIRE De don Ramirez de Prado. J'étois encore écolier-penfionnaire chez le docleur Canizarez, quand je commencai a me livrer au penchant que j'ai naturellement pour les femmes. La fegnora Dalfa, qu'on appeloit alors par exceilence dans la ville la belle veuve, s'attira mes premiers regards, moins par fa beauté, que par un talent tout particulier qu'elle avoit pour féduire les jeunes gens ; talent qu'elle avoit bien exercé du vivant du doóteur en droit , fon mari. Elle m'infpira beaucoup d'amour, & fi, je 1'ofe dire, elle en prit un peu pour moi, toute coquette qu'elle étoit. J'allois chez elle quand il me plaifoit, & 1'on m'y recevoit toujours bien. J'avois, a la vérité, cela de commun avec plufieurs autres grands écoliers ; car 1'entrée de fa maifon n'étoit pas défendue aux hommes comme celle du temple de Cérès. Mais il faut obferver que la fegnora la-» voit choifir fon monde. Tous fes galans, fi vous m'en exceptez , avoient le gouflet bien garnï, C'étoient, pour la plupart, des garcons d'honrnêtes families qui voloient leurs pères, pour fe mettre en état de donner des collations a la  HlSTÖIRE belle veuve, & | la jeune Bernardina fa nièce, dont les appas naiffans commencoient a fe faire remarquer. Cette jeune fille fit bientöt des conquêtes. Quelques feigneurs , du caractère de ceux qui envoyent a la découverte des mineufes gentilles, fur le bru.it de fa beauté, tentèrent fa vertu, & les plus généreux furent écoutes. Pour moi, quoique prefque fans argent, je ne laifiois pas d'être fouffert chez ces dames. II eft vrai que pour fuppléer a ma difctte d'efpèces, je leur menois de grands écoliers qui avoient de quoi rjayer leur écot, & j'engageois ces apprentis galans a faire chez elle de la dépenfe. Jinterrompis, en riant, don Ramirez en eet endroit : c'eft ce que je n'ignore pas, lui disje , vous m'avez fait employer bien des doublons a régaler ces deux nimphes. Permettczmoi de vous dire que c'étoit faire un róle peu convenable a un gentilhomnse. C'eft ce que vous devez pardonner a un écolier que fa paffion rendoit capable de tout, répondit Prado. D'ailleurs, entre nous, qui peut fe rappeler les actions de fa vie paffee, fans fentir une fecrette confufion d'en avoir commis quelqu'une de mauvaife. II n'y a point d'homme , dit un auteur efpagnol , qui s'examinant avec une attention fcrupuleufe, ne convienne qu'il a fait plus d'une  r>' ESTETANILIE. 267 a&ion honteufc & digne d'une peine afflidive. Je rougis en entendant ces derniers mots de don Ramirez ; & je dis en moi-même : il a ma foi raifon. Quel mortel a été toute fa vie, integer vitte fcelerifquepurus ? Eft-ce vous, monfieur Eftevanille ? Si vous croyez 1'avoir été , vous avez donc oublié de quelle manière vous vous acquittiez a Salamanque des pieufes commiffions dont vous chargeoit le licencié Salablanca. Souvenez-vous de votre hydropique de l'hópital de Murcie. C'eft de lui que vous étoient venues , & vous favez bien commeut , ces belles piftoles que don Ramirez vous a fait dépenfer Vous avez bonne grace, vrai- ment, de lui en faire un crime. N'êtes-vous pas mille fois plus coupable que lui. Je fis ces réflexions , fans interrompre Prado, qui continua de cette facon : Le dodeur Canizarez s'appercevant que je me dérangeois , & n'en ignorant pas la caufe , me fit en particulier une exhortation fenfée & pathétique, pour m'engager a rompre tout commerce avec la fegnora Dalfa, & fa nièce ; mais quel en fut le fruit ? Je paffai trois jours fans aller chez elle, & j'y courus dès le quatrième. J'y retournai encore en dépit du dodeur, qui, piqué du peu d'effet de fes remontrances, me menaca d'infprmer mon père de ma conduite.  2^8 HlSTOlRE II poufla les chofes plus loin 11 effectua cette menace, & peu de tems après, je recus une lettre de Corita, par laquelle don Baltazar de Prado mon père, m'ordonnoit de me rendre incellamment auprès de lui ; c'étoit tout ce qu'ü me mandoit. II n'y avoit pas un mot dans fa depêche qui marqué un père mécontent. Je lm obéis fans balancer. D'abord que je fus arrivé chez lui, il me dit avec douceur : mon hls, je ne vous ai point rappelé pour vous faire des réprimandes fur le mauvais ufage que vous avez fait des lecons du docleur Canizarez ; vous n'êtes plus enfant, & vous favez alTez de latin pour répondre aux vues que j'ai fur vous. J'ai deffein de vous faire entrer dans les bureaux du miniftère : ce qui ne me fera pas difficile , ayant pour ami don Rodrigue de Calderone , premier fecrétaire, ou pour mieux dire, collègue du duc de Lerme; je lui ai déja fait favoir que je me propofois de vous envoyer a Madrid fous fes aufpices, & il m'a fait réponfe qu'il vous rccevroit comme le nis de fon meilleur ami. Au refte, don Ramirez , ajouta mon père, je ne prétends pas forcer votre inclination : fi vous avez de la répugnance a rempiir un pofte de commis, fi vous aimez mieux une place dans la garde allemande , don Rodrigue qui en eft le capitaine pourra  d'Estevani l l e. 2<%> vous en faire obtepir une ; mais confultez-vous bien avant que vous embraffiez 1'un de ces états. Deux mois après que mon père m'eut parlé de cette forte, je partis pour Madrid, ou mon premier foin fut de m'aller préfenter au feigneur don Rodrigue de Calderone , qui n'eut pas fitót lu une lettre que je lui remis de la part de don Baltazar , qu'il me fit un accueil gracieux, quoique ce foit un homme froid & plein de fierté. Mon enfant, me dit-il, a quoi vous deftinezvous ? Que voulez-vous devenir ? Je lui répondis que je n'avois pas encore pris de réfolution la-deffus. Hé bien , répliqua-t-il, venez me revoir lorfque vous vous ferez déterminé a quelque chofe , & foyez perfuadé que vous me trouverez difpofé a vous prêter la main ; c'eft ce que vous pouvez mander au feigneur don Baltazar , mon ancien ami. Charmé d'avoir été fi bien recu d'un homme qui pouvoit tout , pour ainfi parler , je m'attachai a obferver les commis des bureaux de la cour, & les officiers de la garde allemande , pour voir de quel cöté mon cceur pencheroit. Les airs différens de ces meftfeurs flattèreut également ma vanité. En voyant les uns faire les petits miniftres , je me fentois tenté d'être commis ; & quand je voyois les autres trancher des officiers généraux, je me dé-  $1° H I S T O ! R I clarois pour eux. Je' demeurai affez longtems irréfolu ; mais enfin 1'état militaire prévalut. Lorfque j'eus pris mon parti, j'en informai don Rodrigue, qui me promit une enfeigne, & qui me la fit donner deux mois après. Je ne me regardai plus alors comme un éeolier, quoique je ne fuffe pas plus raifonnable. Je recherchai 1'amitié de nos officiers, qui pour la plupart fe prctèrent aux démarches que je fis pour me faufiler avec eux. Je fréquentois entr'autres un lieutenant nommé Steinboc, & la conformité de nos inclinations nous lia peu a peu fi étroitement, que nous devïnmes inféparables. Steinboc étoit un garcon de vingt k vingthuit ans, fort bien fait de fa perfonne, & qui joignoit k beaucoup d'efprit, de la valeur & de la probité. Comme je n'avois pas encore acheve mon quatrième luftre, un pareil ami auroit été pour moi une efpèce^de Mentor, s'il n'eüt pas eu lui-même befcin'd'un gouverneur ; mais il avoit au,ffi-bien que. moi des paffions vives ; & s'il fe fut melé de me conduire, j'aurois été un aveugle mené par un autre. Nous aimions tous deu£ les plaifirs, & nos pères nous envoyoient affez d'argent pour y fournir ; Steinboc fur■ tout recevoit fouvent d'Allemagne, fon pays , des lettres-de-change qui le meitoient en état de donner des fétes aux dames.  d'Esthvanilie, 271 Don Ramirez , me dit-il un jour , j'ai décou* vert un tréfor, je veux vous introduire dans une maifon oü vous verrez deux genoifes jeunes & jolies ; ce font deux fceurs qui vivent fous la conduite d'une tante, qui s'eft venue établir depuis peu a Madrid avec elle. A peine eut-il achevé ces derniers mots , que je le preftai de me mener chez ces genoifes. II ne put s'empêcher de rire de mon impatience, & cédant volontiers a mon empreffement, il m'y conduifit. Dès que la tante s'offrit a mes yeux, je crus vdir la fegnora Dalfa, tant elle lui reffemblok. Elle me parut aimable , je la regardois avec plaifir, quand dona Theodora & dona Inès , fes nièces, fe montrèrent avec tous leurs charmes. Moment malheureux pour la tante , qui perdit auffitöt le droit d'attirer mon attention. Je n'eus plus d'yeux que pour ces deux jeunes beautés, dont 1'éclat m'éblouit. Elles firent 1'une & 1'autre une vive impreffion fur moi. Dona Théodora/qui eft 1'ainée , me frappa par un extérieur fage & modefte , & je fus enchanté de la vivajfité de la cadette. Nous les quittames après un aftez long entretien ; & lorfque nous fumes dans la rue, Steinboc me dit : a laquelle de ces fceurs donneriez - vous la préférence ? Mon ami, lui répondis-je, vous me fakes une queftion qui m'embarjafle. Je trouve ces dames  272 HlSTOISS fi aimables, que s'il me falloit prononcer entre elles, je ne fais pour laquelle je me déclarerois. Cependant fi j'étois abfolument obligé de faire un choix, ce feroit a Théodora que je rendrois les armes. Et moi, s'écria Pallemand, j'adrelferois mes vceux a dona Inès ; non que je Ia croie plus digne d'être aimée que fa fceur, mais un certain je ne fais quoi m'incline pour elle. II me vient une idéé folie, ajouta-t-il en riant de toute fa force ; voulez-vous que nous la fuivions pour nous divertir ? Faites votre cour a dona Théodora , & moi je vais m'attacher a dona Inès. Confacrons-nous au fervice de ces belles génoifes, faifons les amans paffionnés, & n'épargnons rien pour leur faire agréer nos foins; elles méritent bien que nous les mettions au nombre de nos conquêtes. Je donnai tête baiffée dans ce projet extravagant , & nous en commencames 1'exécution dès le lendemain 1'après-midi. Nous débutames en entrant chez les génoifes, par adreffer poliment a la tante des difcours flatteurs ; enfuite, affiégeant nos princeffes, nous nous mlmes auprès d'elles a faire les doucereux röles, que nous jouames parfaitement 1'un & 1'autre : Steinboc étant aceoutumé a fr quenter des filles de théatre , & moi tout fraichement forti de 1'école de la fegnora Dalfa. Nous fïmes fuccéder aux lieux communs  D.' E S T E V A N I L L E. 273 eommuns une collation compofée de fruits & de liqueurs, qu'elles n'acceptèrent qu'après bien des fagons. Enfin, nous pafsames 1'après-dïné a faire les agréables, puis nous nous retirames. En retournant au logis, mon ami & moi , nous nous demandames réciproquement fi nous nous flattions d'avoir fait fur nos maitreffes une tendre impreffion : pour moi, dit.Steinboc, j'ai eu a faire a une rieufe qui n'a fait que fe moquer de tout ce que je lui ai pu dire. II ne m'a pas été poffible d'obliger cette jeune folie a m'écouter férieufement. Et moi, lui dis-je , avec toute ma réthörique, je ne fuis pas plus avancé que vous. Théodora, pendant notre entretien , a paru ne faire aucune attention a mes difcours; elle a gardé un filence glacé, ce n'eft peut-être qu'une feinte ; mais je n'en puis tirer un bon augure ; & fi vous m'en croyez, nous en demeurerons la; nous avous entrepris un fiège de trop longue durée. II ne faut pas fitöt nous décourager, reprit 1'allemand. La manoeuvre ordinaire des femmes qui veulent enflammer les hommes eft de paroïtre infenfibles a leurs premiers empreffemens. Continuons, & fiez-vous a la parole que je vous donne, que nous verrons bientót nos petites génoifes changer de note. Cela ne manqua pas d'arriver. De jour en jour elles fe montrèrent plus traitables. Dona Inès s  274 HlSTOIRS prêta peu a peu une oreille attentive aux Heil rettes de Steinboc, & la froide Théodora devint fenfible aux miennes. Quoique ce change ment put être attribué a la dépenfe que nous commencames a faire pour elles, &. aux préfens que nous leur envoyames , nous fümes affez vains pour en faire honneur a notre mérite. Mais ce qu'il y eut de malheureux pour nous dans cette affaire, c'eft qu'en voulant infpirer de 1'amour a nos génoifes, nous en concümes pour elles un véritable. Cela devint férieux. Dona Inès prit infenfiblement tant d'empire fur Steinboc, qu'il ne put fe défendre de lui promettre de 1'époufer ; & dona Théodora voulant m'obliger a faire avec elle la même fottife, ne ceffa de me tourmenter. Je tins bon pendant quelques jours ; mais elle m'y détermina par les pleurs que ma réfiftance lui fit verfer. Je lui fis donc la même promeffe que mon ami avoit faite a fa fceur. Après quoi les deux maris futurs demeurèrent maitres du logis. Comme nous nous mimes fur le pied de faire toute la dépenfe de cette maifon, nous voulümes aufti en faire tous les plaifirs. Nous priames la tante de congédier deux hommes qui nous étoient fufpests, un alcade de cour & un vieux commandeur, qui, fous prétexte de rendre vifite a la tante, venoient cajoler les nièces.  t>' Este va £ ï l i. e. 275" lis n'étoient pas, a. la vérité, par leur figure > de redoutables rivaux; mais nous avions appris qu'ils avoient la réputation d'être coufus de piftoles, & de les prodiguer quand ils étoient amoureux. La bonne tante, qui favoit bien ee qu'elle faifoit, nous accorda ce facrifice. Nous lui en tinmes un fort grand compte. Vous verrez bientbt fi nous n'avions pas raifon d'être fi reconnoiffans. Sur ces entrefaites, je recus une lettre de Cprita , par laquelle on me mandoit que mon père étoit fi dangereufement malade, que les médecins en défefpéroient. J'allai auffitót montrer ma lettre au feigneur de Calderone: quï parut touché de cette nouvelle, & qui me dit: quoique le fervice du roi ne vous permette pas de quitter votre pofte, vous pouvez vous rendre auprès de votre père; je prends cela fur mon compte. Partez tout-a-l'heure ; & puifle le plaïfir qu'aura don Baltazar de vous voir , lui fait-» ver la vie. De chez don Rodrigue j'allai prendre congé de dona Théodora, qui fut faifie d'une fi vive douleur de mon départ, qu'elle tomba évanouie, quand je le lui anhoncai. Nous n'eümes pas peu de peine, fa tante, fa fceur, Steinboc & moi, a lui faire reprendre fes efprits; & quand nous en fürm*s venus a bout, elle poufla des cris, & répandit tant de larmes, Sa  276 HlSTOIRE que cela ne paroïffoit pas naturel. Cependant, me fentant trop attendrir par ces marqués d'affiiction feintes ou véritables, je m'y arrachai. Je montai promptement a cheval, & me rendis en diligence a Corita. Je trouvai don Baltazar a 1'extrêmité, ou , pour mieux dire, a demimort. II ne parloit plus, il ne connoifïbit plus perfonne ; & comme s'il n'eut attendu que mon arrivée pour pafier, il expira dans mes bras. Je le pleurai amcrement: j'aurois été un fils bien dénaturé, fi je n'euffe pas fenti vivement la perte d'un père fi digne d'être regretté. Après lui avoir rendu les derniers devoirs j j'entrai en poffeffion de fon bien, qui étoit clair, net & affranchi de toutes dettes. Je me trouvai tout-d'un-coup maïtre de Ia valeur de cinquante mille écus en bons cffets. Vous allez voir 1'ufage que j'en fis. Je donnai a ferme une terre de mille écus de rente, & je fis de 1'argent comptant du refte, dans le deffein de retourner au plutót a Madrid pour revoir Théodora, dont je commencai a ne pouvoïr plus foutenir 1'abfence, J'avois tant d'impatience de Ia rejoindre, que je m'éloignai de Salamanque fans me fouvenir que je vous avois promis de vous aller dire adieu. Pardonnez - moi, de grace , cette diftraction. En arrivant a, Madrid, continua don Ramirez,  »' E S T E V A N I t t E. 277 avant que d'aller chez nos génoifes, je courus chez mon ami Steinboc pour favoir comment dona Théodora s'étoit comportée pendant mon abfence. Avec beaucoup de fageffe, me répondit-il, quand je lui fis cette queftion. Je n'ai pas vu un homme entrer dans fa maifon; & ce qui dok vous faire bien du plaifir , c'eft qu'elle n'a pas eu un moment de joie depuis votre départ. Du moins puis-je vous afturer que toutes les fois que je 1'ai vue, elle m'a paru plongée dans la plus profonde mélancolie. C'eft un témoignage que je dois rendre a fa fidélké, Vous* me charmez, mon ami, m'écriai-je, en m'apprenant une nouvelle fi agréable. Qu'il eft doux pour un amant, qui fe fent fortement attaché a fa maitreffe, d'être afturé qu'elle eft digne de fon attachement! Puifque vous étes fi content de dona Théodora, reprit mon ami, vous al]ez apparemment vous difpofer a la prendre pour femme? Sans doute, lui répartis-je; & vous, Steinboc, n'êtes-vous plus dans la réfolution d'époufer dona Inès? Pardonnez-moi, dit-il, je prétends lui garder la foi jurée, c'eft ma plus chère envie. Lorfque je me préfentai devant. ma génoife, bien loin de démentir le rapport que Steinboc m'avoit fait de fa conduite , elle me donna mille marqués .de tendrefte. Autant elle avoit pa- S3  27§ HlSTOÏRE ru affligée dans nos adieux, autant fe montrat-elle joyeufe de mon retour. Pour faire éclater Ia fatisfaction que j'avois de me voir fi chéri, j'entamai mon héritage, en faifant des pre'fens non-feulement k Théodora, mais encore k fa fceur, & je n'oubliai pas la tante. Par ces libéralités fi bien placées, de même qu'en feftins, en concerts, & en mille autres folies dépenfes, je diiïïpai en peu de tems plus de Ia moitié de mon patrimoine. Je ne mettois aucun frein k mon humeur prodigue , & j'allois indubitablement m'achever de peindre & me ruiner de fond err combi e, fi par un coup du ciel nous n'euffions pas appris, Steinboc &z moi, ce qui fe paifoit k notre infu chez nos génoifes. La bonne tante, qui nous avoit tant fait valoir le facrjfice de 1'alcade de cour & du commandeur dont j'ai fait mention, avoit fi bien pris fes mefures avec ces feigneurs, qu'elle les introduifoit fouvent la nuit dans fa maifon . fitot que nous en étions fortis pour nous retirer k notre hótellerie, Nous approfondimes ce rapport, qui ne fe trouva que trop véritable, & nous tïnmes confeil pour délibérer fiar la vengeance qu'il pous convenoit de faire de ces femmes. Dans le premier mouvement nous ne voulions pas moins que brüler leur maifon, & paffer nos rivaux au  35' E S T E V A N I t E E. 270fil de 1'épée; mais notre colère s'appaifa peu-apeu; & devenus plus raifonnables, nous jugeames qu'il falloit éviter 1'éclat, qui ne ferviroit qu'a nous donner un ridicule dans notre compagnie , & la faire rire a nos dépens. Nous primes donc fagement le parti de ne nous pas vanter de cette aventure, & de punir, par le mépris, la perfidie de ces fripoanes. Don Ramirez de Prado acheva fon récit dans eet endroit, & me dit enfuite que les. femmes font difficiles a connoïtre. Qui auroit cru ces génoifes capables de nous jouer un pareil tour? Ah! les friponnes ! Encore fuis-je trop heureux d'avoir fauvé ma terre de mille écus de rente; car fi leur fourberie n eüt pas été déeouverte , elles ne m'auroient pas laiffe une piftole, Cette aventure, pourfuivit - il, ine fit faire bien des réflexions, & fut caufe que je réfolus de renoncer a la galanterie, Depuis ce tems-la je mène une vie reglée, & ma bourfe s'en trouve bien.. Et votre ami Steinboc, lui dis-je, eft-il aufti devenu fage? Je n'en fais rien, répondit Prado : il y a trois femaines qu'il eft parti pour 1'AUemagne. Je n'ai point encore recu de fes. nouvelles ; mais' il m'a juré cent fois • qu'il fera toute fa vie en garde conti e i'amour, qui lui paroit un gouffre de. malheurs. Je vous eonfeilie9 ajouta-t-il, de fuivre notte exemple, fi voua &4  280 Histoike avez du bien. II vaut mieux ménager fon ar- gent que de le jeter dans ce gouffre-la. CHAPITRE XXXII. rAvec quels cavaliers Gonialeifoupa ce foir-ld, & du démclé quil eut avec un des convives. jNTo u s allions, don Ramirez & moi, continuer notre converfation, fi 1'hóte ne fut pas venu nous interrompre, pour nous avertir que les cavaliers qui foupoient ordinairement chez lui e'toient déja dafts la falie, & qu'on ferviroit dans un inftant. Prado lui demanda fi don Gafpard de Meffagna y étoit. II vient d'arriver touta-l'heure, lui répondit 1'hóte. Tant-mieux, reprit mon ami, nous fouperons avec un original qui nous réjouira. Gonzalez, ajouta-t-il, en m'adreffant la parole, préparez-vous a voir un fat enflé d'orgueil; c'eft un petit Hidalgo des environs d'Alcala, qui n'a pour tout bien que fa chaumière , & trois arpens de terre tout au plus. Fier de la pofteflion d'un fi beau domaine, il fe croit auffi riche qu'un grand; & fi par hazard en fe promenant autour de fa mafure, qu'il appèle effrontement fon chateau, il rencontre des chafteurs, il leur dit: meffieurs, pre-  D'EsTEVANILLE. zSl Bez garde au moins de chafTer fur mes terres. Ce fat, pourfuivit Prado, ne parle que de fa nobleffe; il fe dit defcendu du roi Pelage, & fe vante d'être parent ou allié des plus grands feigneurs de ia monarchie. Ce difcours me donna quelque envie de voir don Gafpard de Meffagna. Nous defcendïmes, don Ramirez &: moi , dans la falie, oü nous trouvames dix a douze cavaliers affemblés. Nous nous faluames les uns les autres, & nous nous rnimes a table auflitót qu'on eut fervi. Je m'affis auprès de Prado , & je commencai a parcourir des yeux la compagnie , qui me parut de la marchandife bien mélée; ge qui ne m'étonna point dans le lieu oü nous étions. Un petit homme d'affez mauvaife mine s'étant attiré mon attention par quelque chofe de grotefque & de ridicule que,, je trouvai dans fa perfonne, me fit foupconner que c'étoit don Gafpard; & fitöt qu'il ouvrit la bouche pour parler, il tourna mon doute en certitude. Meffieurs, nous dit-il, en nous apoftrophant tous, je crois que vous ne ferez pas fachés que je vous apprenne ce que j'ai entendu dire ce matin au lever du roi. Un grand de la première claffe, mon parent & mon ami, eft venu m'aborder , en me difant d'un air myftérieux: coufin, je fuis bien aife de vous rencontrer ici, pour vous faire part d'une nou-  2$2 HlSTOIKE veile qu'on nc débite point encore. A ces mots, il m'a tiré a 1'e'cart, m'a dit a 1'oreille : d'Offone eft rappelé de fon gouvernement de Naples ; il a ordre de fe rendre inceffamment a la cour pour fe juftifier des fautes qui lui font imputées; il eft accufé d'avoir diverti les deniers royaux, & de je ne fais combien d'autres crimes, dont le moindre fuffit pour le perdre; je doute qu'il fe tire d'affaire avec honneur. Voila mot pour mot ce que m'a dit mon parent, & je vous avouerai que je penfe comme lui; je ne crois pas que d'Offone en foit quitte pour la perte de fon emploi; il a commis certaines actions dont on pourra bien lui demander raifon dans ce monde , en attendant qu'il en rende, compte dans 1'autre. Si 1'on vient a lui faire fon procés, je ne réponds pas de fa vie. Je ne fais pourquoi je ne pus entendre pari er du duc d'Offone dans ces termes, fans me fentir enflammé de colère; car enfin ce vice-roi me devoit être fort indifférent après ce qui s'étoit paffe entre nous deux a Palerme. J'aurois même été trés - excufable fi je 1'euffe haï. Cependant je ne pus m'empêcher de prendre feu pour lui, comme fi les grands avoient le privilège d'être toujours cbers a leurs anciens ferviteurs , quelque fujet de mécontentement qu'ils puiflent leur avoir donné, J'interrorrtpïs brufque-  d'Estiïanille. 283 ment Meffagna. Monfieur, monfieur, lui dis-je, mefurez mieux vos paroles: fachez que le duc d'Offone eft un des plus grands hommes du fiècle: demandez aux ficiliens qu'il a gouvernés avant les napolitains, quelle opinion ils ont de ce feigneur ? Ils vous diront tous que c'eft un héros qu'ils regrettent encore tous les jours. Don Gafpard a ces mots, me regardant d'un air fier & méprifant, me répondit: je ne m'attendois pas a trouver ici un défenfeur d'Offone, Vous êtes apparemment, 1'ami, payé pour dire du bien de ce héros? Et vous, lui repartis-je, vous n'avez pas befoin de 1'être pour en dire du mal, Qui que vous foyez, reprit VHidalgo, vous êtes bien hardi d'ofer rne contredire. Vous Pêtes bien davantage, vous, lui dis-je, de tenir de pareils difcours d'un vice-roi, qu'un petit noble a chau-r mière doit refpecter. Vous êtes un infolent, s'écria don Gafpard, d'un air fanfaron : fi la con^fidération que j'ai pour la compagnie ne me retenoit pas, je vous afiprendrois a vous jouer a un homme de ma qualité. Qui ? vous, m'écriaïje a mon tour, en me levant avec fureur: je vous mets au pis. Sortez tout-a-l'heure, fi vous 1'ofez. Meffagna fit mine d'accepter mon défi, & de vouloir fortir; mais toute la compagnie s'entremettant de notre querelle, nous ubligea 4f reprendre nos places,  2§4 HlSTOlRE Mes Ie&eurs peut-être feront étonne's de me voir montrer tant de courage a Madrid, après en avoir fait paroitre fi peu a Florence dans Taffaire de Roger Matadori. Mais difons tout: outre que je me fentois appuyé d'un officier de la garde allemande, je ne croyois pas don Gafpard plut brave que moi: je me connoïs en poltrons; je voyois, k fa contenance, que je lui faifois peur. Lorfque nous fümes remis a table, mon ennemi & moi, nous affedames de nous lancer réciproquement dcsregards furieux, ainfi que deux combattans qu'on a féparés malgré eux, & qui ne demandent qua fe réjoindre. Enfin, après le fouper, toute la compagnie fe leva pour s'en aller. Don Gafpard fortit de la falie en me menacant du doigt, & je répondis a fes menaces de la même facon. Ce qui fut caufe que quelques convives, craignant que je ne le fuiviffe , le conduifirent jufques chez lui pour prévenir tout accident; & don Ramirez, frappé de la même crainte, ne voulut pas me quitter que je ne fufle retiré dans mon appartement. Une aótion équivoque donne fouvent de la réputation. Ce différend me fit paffer pour un homme de cceur dans 1'efprit de Prado & de tous ceux qui en avoient été témoins. Mais comment n'y auroientils pas été trompés? Je crus bien moi-même  D'ESTEVANIL LE. 2%$ être devenu courageux. Je ne reconnus mon erreur que quelques heures après que je fus couché, & que ne pouvant dormir je m'occupai de cette aventure. Ne faut-il pas que je fois fou, difois-je, pour avoir pris fi chaudement le parti d'un feigneur dont je n'ai pas fujet de me louer? Je pourrai peut-étre bien m'en repentir. M'effagna qui me paroit lache, ne 1'eft peut-être pas. Qui m'afïïirera que dans ce moment il ne fe propofe point de me faire un appel? Peut-être a-t-il formé ce deffein. Ah ! fi je le favois, je me leverois tout-a-l'heure & m'éloignerois de Madrid; auffi-bien je ne me fuis pas encore défait de tout mon équipage ; il me refte une bonne mule. Je pafFai la nuit dans une étrange inquiétude; mais Prado vint m'en tirer le lendemain matin, & *rendit mon efprit plus tranquille, en m'apprenant une nouvelle qui me caufa plus de joie que je n'en fis paroïtre. Don Gafpard, me ditil, a regagné fa chaumière dès la pointe du jour, fans s'embarraffer de ce qu'on pourra dire de fon départ. Avouez qu'il y a de grands laches? Vous 1'effrayates hier au foir, ajouta don Ramirez, par 1'échantillon de valeur que vous lui donnates. II n'a pas demandé fon refte. Vive dieu ! il a promptement repris le chemin de fes terres. En achevant ces paroles, mon ami fit  HïSTOIRE des e'clats de rire, qu'il auroit fans doute fedoublés a mes dépens, s'il eut fu que mon ennemi, en prenant'la fuite, n'avoit fait que me prévenir. C'eft ce que ma vanité fe garda bien Ce lui apprendre. Au-contraire, jaftedai de rire avec lui, mais a dire vrai, ce ne fut que d'un ris forcé; car je ne pouvois en confcience me moquer de Meffagna, fans me moquer aufti de moi-même. CHAPITRE XXXIII. Gon[aki vent aller au lever du roi ; mais il rencontre don Enrique de Bolagnos fon ancien maitre, qui femmene clie^ lui. De la récepception que ce cavalier lui ft, & du nouveau regijire quil lui montra. i3o n Ramirez étant de garde ce joür-la, me quitta pour aller s'acquitter de fes fonctions, & moi je fortis de 1'hötellerie peu de tems après, dans 1'intention de repaitre mes yeux du plaifir de voir le nombreux concours de feigneurs qui vont tous les matins au lever du roi. J'étois fort proprement vétu, & je pouvois me vanter d'avoir aftèz bonne mine pour éviter les brocards que les plates figures ont coutume de s'attirer.  P5E ST EVANILLE. 287 Comme j'étois prés d'entrer dans le palais, je rencontrai un cavalier qui en fortoit, & que je reconnus pour don Enrique de Bolagnos , mon ancien maitre. II y a des ex-laquais glorieux qui rougiffent, & ne revoient qu'avec peine les perfonnes qu'ils ont fervies. Pour moi, loin de reffembler a ceux-la, je m'avancai vers don Enrique que je faluai d'un air aifé, rrtais refpeöaieux. II me remit d'abord, tout changé que j'étois, en une autre figure, & m'adreffant la parole enfouriant: Eftevanille ïci, me ditil. Hé! depuis quand es-tu a Madrid? Depuis hier, lui répondis-je. Vous vous imaginiez que j'étois encore au fervice du duc d'Offone, n'eftce pas? Non, reprit-il. Dans le tems que tu abandonnas la Sicile, mon ami Quivillo me manda comment & pourquoi tu avois eu le malheur d'encourir la difgrace de ce vice-roi. Mais, ou les apparences font bien trompeufes, ou tu es aujourd'hui dans une agréable fituation. Les apparences, repartis-je, ne vous trompent point: Ma fortune n'a jamais été dans un fi bon état, grace a feu mon oncle le chirurgien, qui m'a laiffé, par un bon teftament, de quoi pouvoir ' me pafler de maïtre le refte de mes jours. A ces mots, le feigneur de Bolagnos changeant de ton, me dit d'un air férieux: monfieur Gonzalez, ce que vous m'apprenez me comble  288 HlSTOUE de joie. Je vous félicite d'un fi heureux changement ; & ce qui me fait autant de plaifir que la fucceflion de votre oncle, c'eft que vous confervez toujours, ce me femble, cette précieufe gayeté, dont la nature vous a avantagé. Mais, mon cher Eftevanille, continua-t-il, d'une manière affeémeufe, nous ne fommes pas bien dans ce lieu-ci pour contenter la curiofité que j'ai de vous entretenir. Venez au logis avec moi. Nous dinerons enfemble : le voulez-vous bien ? J'avois trop de confidération pour le feigneur de Bolagnos, & je me fentois trop fenfible a 1'honneur qu'il me vouloit faire pour m'y refufer. II me fit monter dans un carroffe qui 1'attendoit a quatre pas de nous, & il m'emmena chez lui. Quand nous y fümes, il me dit: ca, Gonzalez, bannifions les facons: vous n'êtes plus mon domeftique : je n'ai plus d'autorité fur vous: vivons enfemble familièrement: oublions le pafte. Pourquoi 1'oublier, monfieur? lui répondis-je: s'il eft beau a vous d'en vouloir perdre la mémoire, je ne ferois qu'un ingrat, moi, de ne m'en plus fouvenir. Ma condition m'a toujours été très-douce chez vous. Pouvoit-elle ne 1'être pas, me dit-il? vous me ferviez avec affeétion. Va, mon enfant, ajouta-t-il, je ne veux garder des droits de ma fupériorité paffee que celui de te tutoyer par amitié, Tels  B1 EsTEVANIItï. 28p Tels furent nos difcours avant le diner. Lorfque nous fumes a table, il me fit cent qaeftions fur la Sicile, & m'obligea, de fil en aiguille, a lui faire un détail circonftancié de mon voyage dïtalie; ce que je fis contre ma coutume, fans altérer la vérité. Quand, dans ma relation, je vins a parler de don Jofeph Quivillo, je m'étendis avec fentiment fur le mérite de ce gentilhomme. Je me fouviendrai toute ma vie, disje avec tranfport, de la douleur qu'il fit paroïtre dans le tems que je pris congé de lui. II fut véritablement affligé de mon départ; au lieu que le perfide Thomas, premier valet-de-chambre du vice-roi, en eut une fecrète joie que je pénétrai, quoiqu'il affeótat de m'accabler de careffes & de marqués d'afredtion. Auffi puis-je vous afiurer que j'ai rayé & biffé ce traïtre du regiftre de mes amis. A ce mot de regiftre , don Enrique fit un éclat de rire, & s'écria: comment donc, Gonzalez, tu n'as point encore, a ce que je vois, oublié mon regiftre? II eft toujours préfegt a ma penfée, lui dis-je, & il me préferve d'être la dupe des faux amis. Sur ce pied-la, reprit Bolagnos, j'ai donc fait encore un autre préfervatif: quand je te montrai ce regiftre, tu me confeillas, s'il t'en fouvient , o'éprouver aufll mes maitreftes, & c'eft ce que j'ai fait. J'en fuis X  20O HlSTOlR» charmé, monfieur, lui répliquai - je : voila ce qui s'appelle faire des livres utiles au public, Sfi travaillcr pour le bien de la fociété. J'efpère que vous voudrez bien en faire part k vos amis; pardonnez-moi, s'il vous plait, cette expreflion. II ne fit que fourire de ma familiarité. Puis fe levant de table, il me fit figne de le fiivre, & il me conduifit a fa bibliothèque. La, prenant un regiftre de la même forrne, mais moins gros que cclc'i de fes amis, il me le mit entre les mains, en me cifant: voici la lifte des dames que j'ai fervies depuis Ia première jufqu'a la dernière. Il y en a, comme vous voyez, un affez grand nombre. Ce qui fuppofe que j'ai commencé de bonne heure a me confacrer au fervice du beau-fexe. Véritablement avant que j'euffe atteint 1'age de puberté, j'avois déja fait plus d'un facrifice a 1'amour. J'ouvris !e regiftre, & m'arrêtant au frontifpice, j'y vis en gros caraétère le nom de dona C/ara de Cefpedei. Cette dame, dis-je a don Enrique , eft apparemment 1'étrenne de votre cceur : oui, répondit-ril, c'eft ma première paffion. Je n'avois pas treize ans accomplis, lorfque je fis connoiffance avec dona Clara, quï étoit a-peu-près de mon ?ge : comme nos parens étoient voifins & bons amis, j'entrois tous les jours librement chez elle, & 1'on nous laif-  foit jouer ênfemblè fans facon. Nous ieur paroiffions dés enfans, fur lefquels il n^toit pas encore tems d'avoir 1'ceil; & cependant nous eöMmencioös a mérite* qu'on prir garde a nous, La nature, qui nous rendok déja capables de fentn- de i'amouf, nous apprk bientöt a 1'exprijtler5 mais dona Clara ne fut pas plutöt parler le langage des amans que la volage écouta un autre que moi. Ce qui fait bien voir qu'il y a dans les femmes un germe d'inconftance & d'infidébté qui fe produit tót ou tard. C'eft donc, ui dis-je, cette döna Clara qui vous a trompé Ia première? Voyons urie autre trompeufe. En difant cela, je tourriai le feüillet, & le nom d'Efi. telle, furnommée Boquüa, s'ofïrk k mes yeux, Cette Eftelle, me dit don Enrique, a été ma feconde inclination. Une taille majeftueufe, un port de reine, des yeux plus étincelans que les étoiles, avec üne petite bouche qui reffembloit a un bouton de rofe, & qui lui fit donner le farnom de Boquita, me mirent au nombre de fes foupirans. Je lui déclarai ma paffion: j'eus le bonheur de lui plaire: elle me I'avoua. Nous Voila d'accord: je m'apprête k 1'époufer; il furVient un bourgeois miUïonhaire qui lui propofe de 1'affocier a fes richelTes, Elle Ie pik au mot, & me devinf infidèle. * La darne que j'ai aimie immédlatement aprèi .ï »  2$2 HlSTOIRfi Eftelle, continua Bolagnos, n'a pas mieux payé ma tendreffe : c'eft dona Eugenia d'Alvarade : j'adorois celle-ci: elle m'avoit enchanté par une figure toute gracieufe, & par un efprit fupérieur. Comme je n'étois pas un parti a dédaigner pour elle, Veusle plaifir de lui faire agréer més foins. Nous nous promïmes une foi mutuelle; mais, a la veille du jour fixé pour notre hymenée, un grand feigneur 1'enleva ; & ce qui fut un coup de foudrepour moi, j'apprisqu'Eugénie, éblouie de la qualité de fon ravilfeur, avoit confenti a 1'enlevement. C'eft ainfi qu'Eftelle & Eugénie me facrifièrent; 1'une a fon avarice, & 1'autre a fon ambition. Je fus fi vivement piqué de la trahifon de ces deux dames, pourfuivit - il, que je jurai de ne plus aimer. Je gardai mon ferment pendant fix mois, fans être tenté de le violer. Je m'applaudiffois de la tranquillité dont mon cceur jouiflbit, ou plutót je croyois que trois paffions confécutives avoient épuifé fa fenfibilité. Quelle erreur! Je ne vis pas fitót dona Helena Pacheco que je me fentis embrafer d'un feu plus ardent que ceux dont j'avois brulé auparavant. Je forme le deffein de plaire a ma belle Helène : je la difpute a vingt rivaux: elle me les facrifie tous: nous convenons de nos faits, & les préparatifs de nos noces fe font. Mais pendant ce tems-la, ma fu-  r>' E S T E V A:N ï L L E, SiQj ture rêve, en dorraant une.nuit, qu'elle me vok aux pieds d'une jolie dame qui me laifle prendre des libertés. Elle fe réveille .en furfaut, & demeure frappée de ce fonge chimérique, qu'elle regarde comme un avis fecret que le ciel luü donne de ne pas lier fa deftinée a la mienne». iVous voüs imaginez fans doute qu'elle revint enfin de ce déreglement d'efprit? Point du tout; ni fes amies, ni moi, nous ne pümes jamais détruire fa prévention capricieufe & ridicule; & notre mariage fe rompit. Je ne pus m'empêcher de rire de ce trait de femme fantafque, & je m'attendois a me réjouir des manières dirférentes dont les autres maitreffes de don Enrique lui avoient manqué de foi; mais il arriva deux cavaliers de fes amis , ce qtiï 1'obligea de remettre le regiftre a fa place, n'étant pas homme a montrer, comme un auteur s fes ouvrages a tout le monde,  3p4 H I J T O I R J CHAPITRE XXXIV. Qui étoient ces deux cavaliers , & ce qui let amenoit cke^ le feigneur de Bolagnos. C e s cavaliers étoient tous deux chevaliers de 1'ordre de faint Jacques, & grands nouvelliftes. Ne voulant pas apparemment parler a Bolagnos devant un homme qu'ils ne connoiiToiqnt point» ils 'e tirèrent a part, & lui dirent quelque chofe a 1'oreiHe. Alors me croyant de trop dans la compagnie, je pris congé de don Enrique, qui ne me laifla pas forür fans m'inviter a retourner au plutót chez lui. ^ Quand je fus dans la rue, je fis une obfervation qui me parut importante. Je m'appercus que les bourgeois, affemblés par pelotons, s'entretenoient tout bas d'un air échauffé & myftérieux. Cela me fit juger que quelque grand événement venoit, ou étoit prés d'arriver. Etant de retour a mon hótellerie, je detmndai a mon hóte s'il favoit pourquoi le peuple fembloit s'émouvoir: c'eft, répondit - il froidement, qu'il vient de fe répandre dans la ville un bruit qui intérefle tous ceux qui aiment la nouveauté. On dit que le duc de Lerme va perdre fa place: les uns font  t»' EsTEVANItLJf. 25 f fichés, & les autreg s'en réjouiffent. Pour moi, je fouhaite que ce ne foit qu'un faux bruit; car j'entends dire plus de bien que de mal de ce premier miniftre; mais quand on en diroit plus de mal que de bien, il faut s'en tenir a ce qu'on a, de crainte de pis. Pendant que mon höte parloit de cette forte, je difois en moi-même, voila donc la caufe de Ia vifite des chevaliers de faint Jacques: ils font venus pour dire cette nouvelle a don Enrique, & pour faire enfuite . vee lui la-defius des raifonnemens politiques. L'arrivée de don Ramirez me confirma dans mon opinion. Cet officier revenoit de la ville: il avoit l'air fombre & rêveur. Vous avez quelque chofe, lui dis je, on vous a mis en mauvaife humeur. Au lieu de me répordre, il m'emmena dans fon appartement, oü m'ayant fait affeoir, il prit un fiège & fe mit auprès de moi en pouflant un profond foupir. Qu'avez-vous donc, lui dis-je encore? Vous malarmez : on diroit que vous avez appris quelque nouvelle défagréable. On diroit la vérité, me répondit Prado: on vient de m'en dire une qui m'a donné la plus rude atteinte. J'ai été chez don Rodrigue de Calderone, & j'y ai trouvé tous fes domeftiques dans la confternation: pour en favoir la caufe, je me fuis adreffé a un T4  «H J .) I ,1 'ƒ 2$6 HlSTOIRS vieux valet-de-chambre, qui eft le confident de fon maitre, & dont j'ai gagné Pamitié. Mon ami, lui ai-je dit, peu.t-on vous demander le fujet de la trifteffeque je vois regner dans cette maifon ? Vous favez 1'intérét que je prends a tout ce qui la regarde. Ah! feigneur don Ramirez, m'a-t-il répondu d'un ton qui rendoit témoignage de 1'affliction dont il étoit faifi, tout eft perdu ! Le duc de Lerme ne tient plus le timon de la monarchie. O ciel! me fuis-je écrié a ces parol es, que m'apprenez-vous? Se peutil qu'il n'ait plus la faveur, du prince? Cela n'eft que trop véritable, a repris le valet-de-chambre;. & ce qui étonnera la poftérité, c'eft que fa difgrace eft 1'ouvrage de fon propre fils. Le duc d Uzede, que la haine & fenvie arme contre fon père, & qui, depuis long-tems, ne fonge qu'a le détruire dans 1'efprit du roi dont il eft fayori, a trouvé moyen d'en venir a bout, puifque ie monarque, par un billet écrit de fa propre main, ordonne au duc de fe retirer dans tel endroit d'Efpagne qu'il lui plaira, pour y jouir en repos des bienfaits qu'il a recus.de fa main libérale. Voila ce qui nous confterns tous dans cette maifon; car vous n'ignorez pas que la chüte du feigneur don Rodrigue de Calderone eft, attachée a celle du duc de Lerme.  b'Estevanilie, 207 Pour confoler le valet-de-chambre, pourfuivit don Ramirez, & pour le flatter de quelque efpérance, je lui ai dit: mon ami, malgré tout ce que vous venez de me dire, je doute encore du malheur du premier miniftre : 1'afcendant qu'il a fur le roi rend fa difgrace incertaine. C'eft un efprit plein de reftburces: s'il eft menacé de quelque orage, il eft affez habile pour le détourner: peut-être même qu'en ce moment il eft mieux que jamais avec fon maitre. Lorfque don Ramirez eut ceflé de parler, il redevint rêveur. Je devinai bien ce qui le faifoit rêver ; & entrant dans fes fentimens: vos intéréts , lui dis-je, me font trop chers, pour vous avoir écouté avec indifférence. Mais fuivant ce que vous venez de me dire, la difgrace du premier miniftre n'eft pas encore certaine : attendons, pour nous en affliger, qu'elle foit afturée: peut-être, comme vous l'avez dit au valet-dechambre de don Rodrigue, le duc de Lerme a-t-il déja regagné les bonnes graces du roi. Je le fouhaite, reprit notre officier , moins paree que je perdrois, dans le feigneur de Calderone, un protecteur qui peut faire ma fortune , que par reconnoiffance de ce qu'il a fait pour moi. Après eet entretien, Prado changeant de difcours, me dit: Gonzalez, voulez-vous bien  SpS HlSTOlRE avoir pour moi une complaifance dont je vous tiendrai compte? Faifons-nous fervir ce foir dans mon appartement. Je fuis bien aife, dans 1'état ou je me trouve , de ne pas fouper dans la falie ; car on ne manquera pas de parler du duc de Lerme & de fon fecrétaire. Je pourrois entendre des chofes qui me feroient moins de plaiCr que deTeine. Je loue votre prudence, lui dis-je: c'eft fort bi.n fait de prévenir le mal qui peut arriver: peut-être, ajoutai-je en fouriant, quelque nouveau Meffagna donneroit-il occafion de faire pour don Rodrigue plus que je n'ai fait pour le duc d'Offone. CHAPITRE XXXV. Du grand événement qui arriva peu de tems apres d la cour; des changemens dont il fut fuiyi ; & de la fiparation d'Eftevanille & de don Ramirer. H/A difgiace prochaine dont tout le monde vouloit que le duc de Lerme fut menacé , fit 1'entretien de Madrid pendant quinze jours, au bout defquels infenfiblement on difcontinua d'en parler. On ne douta pas méme que ce ne fut lin bruit fans fondement, quand on fut que ce  O'ESTEVANILLE. 2£Q miniftre affiftoit -comme a 1'ordinaire au confeil tous les jours , & donnoit audience. Mais envïron deux mois après, le bon roi Philippe lil, dontlafanté depuis longtems étoit très-mauvaife, tomba malade & mourut. Et 1'on apprit que le prince fon fils en prenant fa place, avoit cnoifi pour fon premier miniftre don Gafpard Ue Gufman, comte d'Olivarès , fon fkvori. Le peuple, ami des chofes nouvelles, fe réjouit de ce changement ; mais tous les partifans de la maifon de Sandoval en furent bien mortifiés, de même que ceux qui, comme don Ramirez , s'intéreffoient pour don Rodrigue de Calderone. Pour moi, qui ne perdois ni ne gagnois rien a tout cela, je voyois de fung-fioid toutes ces révolutions. II m'étoit indifférent que ce fut le duc de Lerme ou le comte d'Olivarès qui gouvernat la monarchie. J'étois faclié feulement que mon ami Prado ne pouvant plus cornpter fur don Rodrigue, perdit la meilléure corcie de fon are. Le nouveau premier miniftre , de la facon dont on en parloit, fit juger qu'il établiroit bientöt fon mlniftère fur les ruines du précédent. II commenca par écarter de la cour les perfonnes qui lui donnoient de 1'ombrage, & a mettre dans les poftes importans celles qu'il croyoit vérita-!  300 HlSTOISH 'blement dans fes intéréts. Calderone fut un des premiers qui furent déplacés. On Ie dépouilla de tous fes emplois, & on le congédia. Vous ■ me direz qu'ayant autant de bien qu'il én poffédoit, il avoit de quoi fe confoler de fa difgrace. Auffi fe retira-t-il affez fatisfait a Valladollid , lieu de fa naiffance, s'imaginant qu'on 1'y laifferoit jouir tranquillement des richeffes immenfes qu'il avoit, difoit-on , amaffées par les plus mauvaifes voies. Mais a peine y fut-il arrivé, que la cour nomma des commiffaires pour connoïtre des crimes dont il étoit accufé; & fes juges, après un long examen, lui firent trancher la tête fur un échaffaut. Le comte d'Olivarès ne fe contenta pas d'avoir fait périr le fidéle agent de fon prédéceffeur , il rechercrra les perfonnes qui tenoient d'eux quelques poftes pour les leur öter ; & cette recherche fe fit avec tant d'exaétitude & de foin , que don Ramirez perdit fon enfeigne, paree qu'on fut que c'étoit don Rodrigue qui Ia lui avoit fait donner. Que d'honnêtes-gens eurent Ie même fort! II ne demeura pas en place un partifan du dernier miniftère. Prado ('je dois cette juftice a fon bon cceur, ) fut infirriment fenfible a la fin tragique de fon bienfaiteur. Quand il auroit été fon fils, U ne 1'auroit pas  Tj'EsTEVANILLE. 30Ï plus vivement fenti. II paffa méme les bornes de la reconnoiffance , puifqu'il en eut tant de, chagrin, qu'il réfolut d'abandonner Madrid „ comme fi. 1'infamie dufupplice eut rejaillifur lui., Mon eher Eftevanille, me dit-il un jour, nous allons encore une fois nous féparer tous deux. Je retourne a Corita. Je vais vivre dans ma terre en bon gentilhomme de - campagne avec les mille écus de ; rente qui me reftent de mesdiflipations. Je voulus combattre fon deftein ; mais fon parti étoit pris. Nous nous embraflames, & il me dit un éternel adieu. CHAPITRE XXXVI. De la nouvelle connoijfance que ft Eftevanille, Hiftoire de don Marcos de Girafa. Le départ de don Ramirez m'attrifta pendant cinq ou fix jours. J'avois déja mis fon nom fur le regiftre de mes amis ; & n'ayant aucun fujet de 1'effacer , je fentois fon éloignement. Mais comme le chagrin eft incompatible avec mon humeur, il fe diffipa peu a peu , & je devins plus gai que jamais. II eft vrai que je fis bientót une nouvelle connoiftance t qui m'aida fort  3°2 Hmtoiu a I'oubHer. C'étoit un cavalier fowÜfafit gentilhomme des Afturies, & qui fe faifoit appeler don Marcos de Glrafa. Voici de quelle facon nous nous liames enfemble eet afturien & moi, I! y avoit dans le quartier de la cour un café bien acbalandé. C'étoit le rendez-vous ordinaire des honnêtes-gens oififs. Ty allois tous les jours. Un matin, pendant que je prenois mon chocolat , il entra un homme de trés-bonna mine qui vint par hafard fe placer auprès de moi. Nous liames d'abord converfation , & je fus bien affeété de fes difcours. II parloit avec beaucoup de grace, de juftelTe & de précifion. II avoit 1'efprit enjoué, un peu railleur j mais il railloit agréablement, fans emporter la pièce. Comme nous avions tous deux les qualités fimpathiques, nous nous attachlmes 1'un a 1'autre, de manière qu'en moins de huit jours il fe forma entre nous une parfaite union. Nous nous fimes des confidences réciproques. Je lui contai mes aventures, & il me fit le récit des fiennes dans ces termes.  d'Estivakillï. 305 H1STOIRE De don Marcos de Giraf a. D o n Vincent de Girafa, mon père , après avoir employé les deux tiers de fa vie & de fon patrimoine au fervice du roi, fe retira dans la ville d'Orviédo, oü il époufa ma mère, dont il n'eut point d'autre enfant que moi. Quoiqu'ils fuftent peu riches, ils ne laifsèrent pas de m'élever affez bien. Ils me donnèrent plufieurs maitres, & entr'autres un excellent joueur de guittare, comme s'ils eulfent .cru que le talent de jouer de eet inftrument , me feroit un jour d'un grand fecours. j'appris auffi la mufique ; & fi vous ajoutez a cela, une légère teinture des belles-lettres : voila de quoi tout mon mérite étoit compofé. Un jour, pourfuivit-il, mon père m'ayant fait entrer dans fon cabinet, me dit : Marcos, tu commences ta dix-feptième année. II eft tems que tu prennes un parti ; car je ne crois pas , mon fils, que tu veuilles vivre, comme un fibarite, dans la moleffe & dans 1'oifiveté. j'ai réfolu de t'envoyer chercher fortune a la cour, Tu ne manques pas d'efprit, tu n'es point mal fait, & tu es gentiihomme. Quand on a ces trois  5O4 HlSTOIRE cordes a fon are, on doit s'avancer. Fais ce qu'il te fera poflible pour devenir page de quelque grand feigneur. Cela peut te mener loin. Je t'équiperai proprement, & te donnerai une cinquantaine de piftoles, pour te mettre en état d'attendre fans impatience que tu fois placé. Hé bien, mon ami, ajouta-t-il, mon deftein eft-il de ton gout ? Óui, mon père, lui répondis-je avec une joie dont il tira un bon augure, je partirai pour Madrid quand il vous plaira. Le cceur me dit que je n'y ferai pas longtems, fans trouver quelque grand feigneur qui agrée mon attachement. } Ma réponfe plüt fort a mon père, qui me fit faire un bel habit, & préparer toutes les autres chofes qu'il jugea néceflaires pour mon voyage ; & quand le jour de mon départ fut arrivé, Marcos, me dit-il, en m'embraffant en père affeétionné, va, mon enfant, que le ciel te conduife a la cour, & béniffe tes bonnes intentions. Mais j'ai un confeil a te donner, un confeil dont tu as befoin, & que je te recommande fur-tout de ne pas négliger : fois toujours en garde contre ton humeur enjouée ; car tu es gai naturellement. Tu fais bien que tu as ce défaut-la. Quelquefois même tu ris & fais rire les autres, fans fonger que tu es efpagnol & noble. Défaistoi donc de cette mauvaife habitude. Sois toujours  d' EsTEVANI l t £. 30^ jours férieux, toujours grave, quelque plaifantes chofes qu'on dife ou qu'on faffe devant toi. Enfin, ne perds jamais cette gravité qui nous diftingue d'une manière fi h^orable des autres nations. Après que mon père m'eut donné eet avis important, il eut la bonté de me compter cinquante piftoles, & de me faire préfent de fa bénédithon. Je pris enfuite le chemin de Madrid avec des muletiers, qui m'y rendirent en huit jours fort heureufement. J'aliai loger dans la grande rue de Tolède , dans une hótellerie dont le maïtre étoit un homme de la hauteur de Sifyphe , le nain de Marc-Antoine , ce qui lui avoit fait donner le furnom de Monïllo, c'eft-a-dire petit Singe. Au refte , ce Monillo avoit 1'efpr.t fi réjouiffant , que la gravité efpagnole couroit grand rifque de s'oub'ier avec lui. Pour moi, je ne pus tenir mon férieux en voyant fa figure , & encore moins quand je 1'entendis parler, tant il penfoit & s'exprimoit comiquement. Avec tout cela il ne laiffoit pas d'être homme de bon confeil. Sitót que je lui dis pourquoi j'étois venu a Madrid, il me prit en particulier & me tint ce difcours : mon jeune feigneur, fi vous avez envie d'être page dans une grande maifon , je veux vous rendre fervice en vous faiftnt cmnoïtre un vieux bourgeois, qui ne fait point d'autre, V.  i°6 HlSTOIRS métier que de placer des domeftiques qui cherchent condition, moyennant un honnéte profit. Vous me ferez plaifir, lui répondis-je , de me procurer cette connoiftance. Mais cela ne preffe point encore. Je vous entends, reprit Monillo, vous voulez auparavant battre un peu le pavé de Madrid, & dépenfer des écus qui vous pefent dans les poches. Prenez y garde au moins; il y a dans cette ville des gaillardes qui flairent le goufTet des nouveaux débarqüés. Véritablement dès la première fois que j'allai me promener au Prado, j'y rencontrai une mignone qu'une vieille accompagnoit. Elles m'agacèrent de facon que je ne pus me défendre de les fuivre„& qui pis eft, elles m'enjolèrent fi bien, que ie fus obligé, peu de jours après, de prier Moniilo de me mener promptement chez Ie vieux bourgeois dont il m'avoit parlé. Nous y aüames, & neus le trouvames avec deux hommes , auxquels il faüut attendre qu'il eut donné fucceftivement audience. Après qu'il les eut congédiés, mon petit höte lui adrefta Ia parole : feigneur Cortés, lui ditil , vous voyez dans ce jeune cavalier que je vous préfente, le fils unique d'un des plus anciens nobles des Afturies. Le muletier qui 1'a amené d'Oviedo a Madrid, me 1'a dit, & c'eft favoir les chofes de la bouche de la vérité. Ce  h'eft pas un de ces mife'rables cadets de nobleffe, qui ne pouvant fubfifter dans leurs chaumières | s'eftiment trop heureux d'être pages dans des rnaifons a peines forties de la roture. C'eft un bon gentilhomme , que fon père envoye 3 la cour pour e'tudier le grand monde , pour s'attacher a quelque grand de la première claffe , & s'en faire un protedeur qui 1'aide a s'avancer. Seigneur Monillo , lui répondit le vieux bourgeois , il fuffit que vous vous intéreffiez pour ce jeune cavalier, je lui rendrai fervice. Je fais Ce qui lui convient, & j'ai fon affaire en main. II faut un page au marquis d'Aftorga, qui, fans contredit, eft le feigneur de la cour le plus de'bonnaire. Voulez-vous cette place, ajouta-t-il, en s'adreffant a moi ? Très-volontiers, lui répondis-je, & vous n'avez qua me dire ce que vous exigez de ma reconnoiffance. Fort peu de chofe , reprit Cortes 5 outre que vous m'êtes préfente' par le feigneur Monillo , mon ami, le pofte de page n'eft pas fort lucratif. Ce feroit confcience de vous le faire payer bien cher, & deux doublons me fufnront. II n'en eft pas de même , pourfuivit-il, des officiers qui ont de gros gages avec le tour du baton. Avez-vous remarqué, par exemple , les deux perfonrtes qui viennent de fortir ? Ce gro$ homme que vous avez vu, eft un maïtre d'hóh  £o8 HlSTOIRE tel qui étoit hors de condition ; ]e 1'ai placé chez un duc de cent mille écus de rente, & qui aime a faire bonne chère, & j'ai fait 1'autre , intendant d'une maifon riche & chargée de dettes. Eh ! combien, s'écria Monillo, avezvous tiré de 1'efcarcelle de ces meffieurs-la ? II en a coüté, repartit le bourgeois , deux mille écus au maïtre d'hötel, & mille piftoles a finten dant. Par faint Matthieu , dit le nain, c'eft obliger le prochain gratuitement. Tout autre que vous les auroit traités comme ils vont trailer leurs maitres. Sur ï'aflurance que le vieux bourgeois me donna que dès le lendemain matin il me feroit recevoir parmi les pages du marquis d'Aftorga, je lui lachai mes deux doublons qui faifoient prefque le refte de tout mon argent, & je retournai a 1'hótellerie avec mon hóte, qui me dit, chemin faifant : vous ferez a merveille chez le marquis d'Aftorga. J'ai fouvent entendu parler de ce feigneur, comme du plus aimable de tous les grands. C'eft a vous, lui dis-je , feigneur Monillo ; que j'en ferai redevable, & je ne faurois aflez vous en remercier. Je me rendis donc le jour fuivant chez le vieux bourgeois a 1'heure qu'il m'avoit marquée, & fur ie champ il me conduifit a 1 hotel d'Aftorga , qui m'éblouit d'abord par la magnifi.-  D'EsTEVANir.LlS. 30$ cence que j'y vis briller, & qui me parut plutót la demeure d'un roi que la maifon d'un particulier. Mon conduóteur me mena droit a 1'appartement du majordome , & paria quelque tems tout bas a eet officier. Je ne fais ce qu'il lui difoit; mais le majordome en lui prêtant l'oreille, jetoit de moment en moment les yeux fur moi, d'une facon a me faire croire qu'il n'étoit pas mal affxelé de ma figure. Ce qui acheva de me le perfuader , c'eft qu'après avoir écouté ce que le vieux bourgeois lui voulut dire, il m'adreffa la parole dans ces termes ; mon enfant, fur le bon témoignage que le feigneur Cortes vient de me rendre de vous, je vous recois au nombre de nos pages, en attendant que vous en ayez 1'habit ; & dès aujourd'hui vous avez dans eet hotel droit de bouche a cour. Me voila donc arrêté pour faire les nobles, fon&ions des pages. Mais ce qu'il y a d'enchanteur dans le fervice des grands, c'eft qu'on n'y fent point le joug de la fervitude. Je n'eus pas fitót fur le corps la livrée d'un grand feigneur, que je me crus un homme d'importance. Je pris 1'efprit de mes confrères, & je devins fier de me voir occupé de 1'honneur humiliant de donnet a boire. Je ne m'étonne plus, fi la tête tourna è des perfonnes du commun qui parviennent  3*0 HlSTOTRE brufquement a des poftes élevés , puifqu'urie place de page infpiroit de 1'orgueil a un gentilhomme, II eft vrai que mon maitre étoit d'un caractère fi doux & fi bon , que tous fes domefti < ques fembloient moins le fervir par devoir que par inclination, tant il avoit foin d'adoucir la rigueur de leur condition feryile par fa douceur , & par fa bonté. Au lieu de les punir quand ils avoient fait des fautes a il prenoit leur défenfe , &z cherchoit a les excufer. Je me fouviens qu'un jour un père de familie bourgeoife vint fe plain-r dre a lui : monfeigneur, lui dit-il, je vous de-r mande juftice. Votre fecrétaire a fuborné ma fille. Que voulez-vous que je lui fafie ? répondit mon maitre. Mon fecrétaire eft francois de nation; vous connoiftez les frangois, vous favez qu'ils font galans, & accoutumés a féduire les filles, II faut leur paffer cela ; mais fi mon portier, qui eft allemand & fujet au vin , eut commis le crime dont vous accufez mon fecrétaire , je le ferqis pendre, Enfin , le marquis d'Aftorga n'étoit pas de.. ces feigneurs qui font différens d'eux-mêmes d'un moment a 1'autre, & avec lefquels on eft pbhgé de bien prendre fon tems pour les engager k p'romettre leurs bons ofiices ; c'étoit un homme exempt de caprices, & d'une humeur  d' estevanii le, 31J toujours égale. II recevoit polirnent les perfonnes qui venoient lui faire quelque prière, & ii leur promettoit d'un air affedueux de s'intéreffer pour elles. Mais, a la vérité, dès qu'il ne les voyoit plus, il oublioit fes promeffes, & n'en tenoit aucunes. J'y fus attrapé mol-même. Un homme qui avoit envie d'entrer dans les bu~ reaux du miniftère, m'orrVit cent piftoles pour lui faire obtenir un pofte de commis, par le crédit du marquis d'Aftorga. J'entrepris cette affaire. J'eus la hardieffe de prier mon maitre de s'employer pour 1'homme que je lui nommai. Avec plaifir , mon ami, me vdit ce feigneur , d'un air obligeant. Je fuis bien aife que tu faffes ufage de la bonne volonté que j'ai pour toi. Tu peux affurer ton homme qu'il aura une place de commis inceffamment. Je la demanderai pour lui au premier miniftre. Je laiffai écouler plus d'un mois avant que d'ofer retourner a Ia charge, de peur de paffer pour un importun. Je me contentois de me préfenter tous les jours dix fois devant monfieur le marquis, m'imaginant que mon vifage & mes fervices parloient affez pour moi, & devoien't lui rafraichir la mémoire de ce qu'il m'avoi?: pro» mjs; mais voyant qu'il ne m'en difoit pas le moindre petit mot, & que le tems fe paffoit toujours a bon compte, je m'avifai un folie dsr  312 HlSTOIRE lui préfenter la perfonne a qui je voulois rendre fervice pour fon argent, dans la penfée que cela pourroit produire un bon effet. Monfeigneur, lui dis-je , voici le fujet pour qui votre excellence a bien voulu fe charger de demander au miniftre une place de commis. A ces paroles, mon maitre, comme fi je lui euffe rappelé un fonge efface' de fon fouvenir, me dit avec une feinte furprife que je lui remettois en mémoire une chofe qu'il avoit oublie'e ; mais qu'il repareroit fa faute la première fois qu'il verroic le duc de Lerme ou don Rodrigue de Calderone, qui étoient alors les maitres du gouvernement. Cette nouvelle promeffe me donna une nouvelle patience: j'attendis encore un mois, après quoi ne me voyant pas plus avancé qu'au premier jour, je me dégoütai du fervice du marquis, & pris la réfolution de m'attacher a un autre maïtre, fur la parole duquel il y eut plus de fonds a fttire. Je communiquai mon deftein au vieux trafiquant de places de domeftiques, qui, pour deux autres doublons, me fit entrer chez le comte d'Orgas, en m'affurant que ce feigneur avoit la réputation d'être efclave de fa foi, & d'aimer a faire plaifir; mais je crois devoir vous avertir en même-tems, ajouta-t-il, que c'eft un homme un peu fingulier: il eft fi  -p'Estevanille. 313 vif, fi brufque, fi emporté, qu'il recoit ordinairement fort mal ceux qui vont le prier d'employer pour eux fon crédit. II commence par leur öter tout efpoir d'obter.ir ce qu'ils demandent, & cependant il ne laiffe pas de les fervir. II oblige de mauvaife grace. Qu'importe, m'écriai-je! il oblige; & fur ce pied-la vaut mieux que le marquis d'Aftorga, qui promet a tout le monde, & ne tient parole a perfbnne. Véritablement peu de jours après que j'eus changé de condition, je m'appercus que mon nouveau maïtre étoit affez extraordinaire & d'un cara&ère bien différent de 1'autre: le marquis ne fe plaignoit jamais de fes gens ; qu'ils fiffent bien ou mal leur devoir, il paroiffoit toujours fatisfait d'eux; au lieu que le comte reprenoit les fiens quand ils méritoient de 1'étre, & les apoftrophoit quelquefois durement. Quelqu'un venoit - il humblement implorer fa protection , & le fupplier de parler pour lui au roi, mon maïtre fe mettoit auflïtót en colère contre le fuppliant, le grondoit, refufoit de le fervir, & faifoit pourtant ce qu'il fouhaitoit. Je n'oublierai jamais, continua don Marcos, une fcène dont j'ai été témoin. Une femme en deuil entra un matin dans la chambre du comte!, & lui dit: monfeigneur, comme je fais que votre excellence eft trcs-charitable, j'ofe me flat-  5*4 HlSTOIHE ter que vous ferez touché de mon fort. Je fuis veuve d'un officier de la garde efpagnole quï m'a laiffé quatre enfans & peu de bien. Si voüs vouliez avoir la bonté de demander au roi ure penfion pour m'aider a les Mon maïtre ne lui donna pas le tems d'achever, & 1'interrompant avec impétuofité: demander, oui, demander, lui dit-il d'un ton brufque, il n'y a qu'a demander comme cela au roi des penfions pour les obtenir. Vous imaginez-vous qu'il prodigue ainfi fes graces ? Vraiment, vraiment, il a bien d'autres perfonnes que vous a récompenfer. S'il faifoit des penfions a tous ceux qui Ie fervent, tous fes revenus n'y fuffiroient pas. Elle voulut répliquer; mais il 1'interrompit encore, & lui dit avec emportement: retirez-vous , madame: je ne me mélerai point de cela, je n'akne point a me charger de mauvaifes commiffions. En parlant de cette forte, il acheva de s'habiller, & montant en carroffe, il fortit pour aller au lever du roi,' laiffant la veuve fort étourdie de 1'accueil gracieux dont il venoit de la régaler. Cependant, foit que cette dame ne fut pas facile a rebuter, foit que quelqu'un 1'eut inftruite du cara&ère de mon maïtre, elle le fuivit, dans 1'efpérance de le rejoindre & de lui parler encore une fois. Elle eut la patience de  e'Estevanille. 31 ƒ fattendre trois heures a une porte du palais, 'par laquelle il falloit qu'il pafsat pour s'en re^lourner au logis; & s'approchant de lui comme il alloit remonter dans fon carroffe : eh! monfeigneur , s'écria-t-elle, ayez pitié de ma familie. Allez, allez, lui répondit-il brufquement, le roi vous accorde une penfion de cent piftoles. Au refte, le comte d'Orgas étoit un aimable brutal, & le feigneur de la cour peut-être le 'plus généreux. II avoit entr'autres une bonns qualité qui eft affez rare, c'eft qu'il ne manquoit pas de faire du bien a fes domeftiques au bout de quelques années de fervices. II m'avoit pris en affection, & j'aurois fait fans doute ma fortune chez lui fi je n'euffe pas eu le malheur de me battre contre un de fes gentilshommes pour une jeune foubrète de madame d'Orgas. Nous aimions tous deux la petite perfonne fans favoit que nous fuffions rivaux, & je ne fais lequel de lui ou de moi étoit 1'amant chcri; car elle nous traitoit 1'un & 1'autre de facon que chacun en particulier pouvoit fe flatter de 1'etre : mais quelque fecrète que foit une intrigue amoureuie, elle ne 1'eft pas toujours. Mon rival apprit, )o ne vous dirai pas comment, qu'on entendoit la nuit le fon de ma guittare, & que je cherchois k plaire a In?s. La-deffus il me fait un appel:  916" HlSTOIRS je vole au rendez-vous: nous mettons Tépée a la main; enfin, nous nous difpofions a commencer un rude combat, lorfque mon gentilhomme , fufpendant tout-a-coup fa fureur, me dit: page, écoutez-moi; je fais une réflexion qui m'arrête, & que je crois devoir vous communiquer avant que nous en venions aux voies de fait. Qu'allons - nous faire? En nous détruifant nous-mêmes nous perdrons Inès de réputation. Eft-ce-la le procédé de deux efpagnols? L'honneur d'une maitrefTe, fut-elle infidèle, ne doitil pas leur étre cher ? Mais que dis-je, infidèle? Je n'ai point de preuve de fa trahifon. Faut-il que fur un fimple foupcon je me livre a une jaloufe rage ? Non, fans doute, lui répondisje, cela n'eft pas raifonnable; & fi vous vous repentez d'avoir été trop vif, je veux bien que nous ne pouffions pas les. chofes plus loin: je n'ai pas une fi grande envie de me couper Ia gorge avec vous, que je ne veuille la-deflus écouter aucune raifon , & c'eft affez pour mei que je vous fafle voir, en répondant a votre appel, que je fuis homme a vous prêter le collet. A ce difcours, mon rival prenant un vifage d'ami, me dit en m'embraflant: don Marcos, oublions le pafte : je vous demande votre amitié en vous offrant la mienne. C'eft ainfi que deux fiers ennemis, prêts a  d'Estevanillê. 317 s'égorger réciproquement, fe réconcilièrent de bonne foi. Cependant la caufe de leur brouillerie fubfiftant toujours, la guerre pouvoit entr'eux fe ralumer a tout moment. Mais le comte d'Orgas y mit bon ordre. Un valet-de-chambre du logis, qui étoit un de ces domeftiques curieux qui favent tout ce qui fe palTe dans une maifon; & qui d'ailleurs nous hahToit, le gentilhomme & moi, ne manqua point d'informer ce feigneur de notre différend, & du fujet quï 1'avoit fait naïtre. Sur quoi notre patron, naturellement fort févère, nous mit a la porte tous deux, comme des perturbateurs de la tranquillité de fa maifon. Je me retirai chez mon bon ami Monillo, qui, connoiffant le majordome du duc de Pegnaranda, eut le crédit de me faire recevoir page de ce feigneur, qui étok un homme de foixante & quelques années. II n'avoit pas moins de douceur & de bonté que le marquis d'Aftorga, fans avoir le défaut de ne pas tenir fa' parole; mais s'il étoit exempt de celui-la, il en avoit un autre qui lui donnoit un ridicule dans le monde. Ayant toujours.été galant, il ne vouloit point ceffer de 1'être. Amoureux d'une coquette dont il faifoit fon idole, il pafloit les jours entiers a lui tenir des difcours merveilleux, admirant tout ce qu'elle difoit, & fouvent mé-  5l8 Histoïrs me ce qu'elle avoit de plus défectueux dans fa perfonne. II reffembloit a ce Balbinus d'Horace, qui louoit jufqu'au polipe de fa maitrefle. Vous vous imaginez bien qu'un pareil adulateur étoit fort mal payé de fes flatteries. La came qu'il aimoit lui vendoit bien cher la eomplaifance de les entendre. Outre qu'elle lui faifoit faire une dépenfe prodigieufe, elle ne lui étoit pas fcrupuleufement fidéle: ie bruit méme couroit qu'elle lui donnoit plus d'un fubftitut, & ce bruit n'étoit pas fans fondement* mais il ne trouvoit aucune créance dans 1'efprit de mon Vieux maitre, qui, fe piquant de faire 1'amour en chevalier errant, auroit cru commettre un crime s'il eutfoupconné la vertu de fa maitreffe. Belle lecon pour les amans qui, fur des apparences Ie plus fouvent faufTes, font en proie è la jaloufie. Le duc ce Pegnaranda étoit donc ainfi la dupe ce fa princeffe lorfqu'il me rectit a fon fervice. Je ne tardai guère a m'attirer fon afFection. Page, me dit-il, dés le premier jour, votre perfonne me revient, & je fais choix de vous pour faire les commiffions fecrètes dont je vous chargerai. En mcme-tems il me mit entre les mains un billet pour 1'alier porter de fa part a fa nimphe, nommc'e dona Hortenfia, qui demeuroit dans le voifintge de notre hotel. Je m'ac-  d'Est evanil l t. 319 quittai de eet honorabie emploi aulïi-bien que ceux qui 1'exercent le mieux. Je préfentai ma lettre de bonne grace ala dame, qui, ne m'ayant point encore vu, me confidéra long-tems avec attention : puis elle ouvrit le billet, & je remarquaï qu'en le lifant elle prenoit ou affeétoit de paroïtre y prendre un extreme plaïfir. On eut dit que c'étoit la tendre Florifbelle qui lifoit une lettre de fon cher don Belianis. Elle tomba deux ou trois fois comme en défaillance, dans 1'excès de fon raviffement. Si je n'euffe pas été mis au fait par Monillo , j'aurois cru dona Hortenfia folie de mon maitre, tant elle favoit bien-fe contrefaire. Après avoir joué ce róle, elle en fit un autre. Page, me dit-elle, vous êtes donc au duc de Pegnaranda ? ■ Je vous en félicite, mon ami: vous ne pouviez entrer au fervice d'un feigneur plus aimable. M.adame, lui répondis-je, quoique je n'aie 1'honneur de le fervir que depuis vingt-quatre heures, je me fuis applaudi déja plus d'une fois d'avoir trouvé une fi bonne condition. II m'a témoigné que j'avois le bonheur de lui plaire. Je fouhaite qu'il ne fe repente pas de s'être laiffé prévenir en ma faveur. Je ferai tout mon poffible pour cela, madame, ainfi que pour me rendre digne de votre protection. Je vous 1'accorde dès ce moment, reprit-elle; vous  320 HlSTOIRE me paroiffez la merker. Allez, ajóuta-t-elle, je vous promets de lui parler pour vous. & il ne tiendra pas a moi que vous ne faffiez chez lui votre fortune. Je jugeai bien que c'étoit pour me mettre dans fes intéréts qu'elle me tenoit de femblables difcours; mais feignant de les attribuer a fa feule bonté, je lui rendis mille graces , & me retirai a notre hötel, oir je fus a peine arrivé que le duc me fit appeler. Hé b'ien ! page, me dit-il, tu as vu Hortenfe ? Que te femble de cette divine perfonne ? N'eft-il pas vrai qu'elle juftifie bien toute la tendrtfle que j'ai pour elle? Monfeigneur, lui répondis je, (n'ignorant pas de quels contes il falloit le bercer ) , dona Hortenfia eft une dame parfaite, & digne de 1'attachement d'une perfonne de votre mérite: mais quelque charmante qu'elle foit, vous devez moins étre enchanté de fes appas que de 1'ardeur dont elle brüle pour vous. Je 1'obfervois pendant qu'elle lifoit votre lettre, & je m'appercevois que, malgré fa retenue, elle ne pouvoit fe rendre makreffe du plaifir qu'elle refientok. Elle le laiffok éclater, tantót par des tranfports, par des élans de tendreffe, & tantót en fuccombant a fa langueur. Tout autre que ce fade amant fe feroit défié d'un rapport fi outré; mais il n'y avoit rien a riüquer avec lui, tant il étoit la-deffus fufcepti- ble  d'Estëvanille. 321 bïe de crédulité. Je fuis ravi, me répliqua-t-il, que tu aies fait ces obfervations: tu vois par-la 1'injuftice que font a dona Hortenfia ceux qui croient qu'elle ne répond point a mon amour 1 Oh ! pour cela oui, lui répartisq'e, monfeigneur: je m'en fie a mes yeux: après ce que j'aï vu, je ne puis douter que. vous ne foyez tendrement aimé. Je le crois de même, dit le duc; & ftir du cceur de ma martreffe, comme elle 1'eft du mien, je goüte les douceurs d'une heureufe intelligence, fans m'inquièter des caquets. Ceft le moyen, repris-je, d'e'viter les pemes de 1'amour. Vous fiites bien de vous repofer fur Ia bonne-foi de votre dame. J'aurois grand tort de m'en défier, s'e'cria-t-il: Hortenfe a lame & les fentimens éleve's: jufques dans le fommeil, ii ne s'offre a fon efprit que de nobles images-. Hier, par exemple, je 1'allai voir 1'après-dïné, elle faifoit la fiefte fur un llt de repos. Je m'approchai d'elle fans la réveiller, s: je me mis a la contempler a mon aife. Je ne fais a quoi elle rêvoit; mais en rêvant elle prononca deux fois ce mot: page. Une autre femme qu'elle auroit dit laquais; au lieu qu'Hortenfe, qui n'a que des idees de grandeur, appeloit un page. A ces dernières paroles, je ne fus pas peu tenté de rire aux dépens de mon maitre; cependant j'eüs la force de reufter a la tentation. J'applaudis  322 HlSTOIRE méme a Textravagante penfée de ce bon feigneur , a qui je dis, pour le natter, que je ne doutois point qu'il ne fut intérelfé dans le fonge que la dame avoit fait. Tu Tas deviné, me répondit-il en riant., d'un air vain & fat; elle m'en a fait confidence. Deux jours après cette converfation, Ie duc me renvoya chez Hortenfe chargé d'un nouveau billet, qu'elle lut avec les mêmes démonftrations de joie que la première fois. Enfuite nous eümes enfemble un fecond entretien, dans lequel elle me fit mille queftions. Elle me demanda dans quel pays j'avois pris naiffance, & quels étoient mes parens. Lorfque j'eus fur cela contenté fa curiofité, elle voulut favoir pourquoi j'avois quitté ma patrie, & dans quel deffein j'étois venu a Madrid. Je lui dis que c'étoit pour m'attacher a quelque grand, & me mettre fous fa protection. Je fuis bien aife, me dit-elle ladeffus, que le hazard vous ait placé chez le duc de Pegnaranda; je pourrai vous rendre de bons offices auprès de lui: je vous dirai même que je Tai déja difpofé a vous faire du bien, & que vous ne tarderez guère a vous en appercevoir. A ces mots, je me répandis en remercïmens dans des termes qui marquoient une vive reconnoiffance de ma part. Comme ces difcours pbligeans faifoient voir de la fienne qu'ils figri-  b'Estevakihe, fioient quelque chofe, aufll eus-je la vanite' de me lïmaginer; & Ia première fois que je retour, nai chez elle, je fus a quoi m'en tenir. Hortenfe, ce jour-la, ne jugea point a propos de me parler. Celie, fa vieille fuivante & la dépofitaire de fes fecrets, me recut en me difant: fi vous avez un billet pour ma maitreffe donnez-le moi. Je le lui remettrai quand elle aura pris un peu de repos, car elle eft indifpol. fe'e : elle a, depuis vingt-quatre heures, un mal de tête qui ne la quitte point. Maudit foit mib le fois 1'amour! Que dites-vous, Celie? m'e'cnai-je avec étonnement: pourquoi cette impre'cation? Mon maitre auroit-il chagrine' madame? lui qui en fait fa divinite'! Auroit-il, par quelque trait de jaloufie, troublé.... Fi donc! interrompit la foubrète, ce feigneur fait trop bien aimer pour être capable de laiffer échapper quelque faillie jaloufe. Ce n'eft point cela quï lui caufe Ia migraine; mais, ajouta-t-elle par réticence, je me tais... Si vous n'aviez pas la barbe fi jeune, on pourroit vous en dire davantage. Oh ! parbleu! mademoifelle Celie, interrompis-je a mon tour, vous infultez a ma jeuneffe. Apprenez que je fuis homme a garder un fecret important: quoique page, je fuis fort difcret. Si vous en doutez, mettez ma difcre'tion a 1'épreuve. Ceft, reprit la fuivante, ce qu'il  324 HlSTOIRÏ me prend envie de faire. Vous allez apprendre une nouvelle qui vous furprendra fort. Ma maitreffe, depuis le dernier entretien que vous avez eu enfemble, ne fait que réver, que foupirer, que gémir & que parler de vous. Devinez ce que cela fignifie ? Je vais vous le dire, lui répondis-je; vous voulez vous égayera mes dépens, votre maitreffe & vous, en me faifant croire que madame n'a pas dédaigné de jeter les yeux fur moi, & qu'enfin j'ai fait fur elle Une tendre imprefTIon. Vous êtes curieufes toutes deux de voir fi je ferai affez fat pour donner la-dedans. Avouez, Celie, que vous avez concerté cette pièce pour réjouir monfeigneur, & vous moquer tous trois de moi? Mais, quoïque je n'aie pas encore beaucoup d'expérience, je vois bien que c'eft un piège que vous tendez a mon efprit & non a mon cceur. Je fuis ravie, reprit la vieille foubrète, que vous ayez affez peu de préfomption pour prendre les chofes comme vous les prenez. Tous les jeunes gens ne font pas fi modeftes, & mille autres a votre place auroient affez bonne opinion d'eux-mêmes pour penfer autrement que vous. Mais, ajouta-t-elle, ne ferois-je pas dans Terreur ? Eft-ce en effet par modeftie que vous re fufez de croire que madame vous aime? Non, pon, fojez franc & fingère, Vous ne trouveï  D'EsTEVASlItR 32$, fzs apparemment que fa conquête ait de quoi vous tenter? Pardonnez-moi, m'écriai-je: de toutes les femmes du monde c'eft celie a quï j'aimerois le mieux m'attacher. Eft-il vrai, page, répliqua-t-elle avec émotion? Parlez-vous> fmcèrement? Ma maitreffe vous plairoit - elle > Je 1'adorerois, lui répartis-je avec tranfport: j'en ferois plus fou que mon maïtre. Celie treffaillit de joie a ces derniers mots, ccmme fi la cfiofe 1'eut regardée, & me dit, en me donnant un petit coup fur 1'éraule: allez, fripon, allez, vous êtes plus heureux qu'un honnête-homme. Revenez ici demain a la même heure, ajouta-telle , dona Hortenfia n'aura pas la migraine , 5i vous aurez avec elle un entretien décifif. Quoique cela fut clair & net, & que j'eufle tout lieu de me flatter de la plus douce efpérance, néanmoins je n'ofois m'y abandonner: je craignois que la maitreffe & la fuivante n'cuffent envie de fe jouer de moi, & que 1'aventure ne finit a Ia confufion du page ; car je ne pouvois me perfuader que la maitreffe d'un grand daignat laiffer tomber fur moi fes regards. L'ef prit fatigué des réflexions différentes qui m'agitoient, je retournai a 1'hötel; & le jour fuïvant je me rendis chez ces dames avec autaat de défiance que d'amour. Je ne doute pas, poui-fujvit don Mar cos, eus effedivement. Je Va* vous la détaiüer. Je trouvai cette dame dans fon appartement affife fur un fopha. Elle etoit dans un négligé fi galant, & qui la rendoit fi pxquante, que je ferois devenu amoureux d'elle fi 1'afFaire n'en eut pas déja été faite. Madame, lui dis-je en entrant, je viens me livrer de bonne grace a vos plaifanteries; car je ne doute pas que vous n'ayiez réfolu, vous & Celie, de vous réjouir a mes dépens, en me faifant accroire que je me fuis attiré votre attention; mais je ne fuis point la dupe de cette fupercherie: je me connoïs trop bien pour ofer me flatter d'un bonheur fi.... Ecoutez, don Marcos, interrompit Hortenfe, d'un air fort férieux, vous vous trompez ; il n'y a point ici de finefle, & il n'en faut pas. Parions de bonne £bi. M: aimez - vous ? Je fus un peu furpris d'une pareille queftion faite fi brufquement. Madame, lui répondis-je, quel mortel pourroit défendre fon cceur contre tant de charmes .. ? Un feul de vos regards fuf- fit pour Répondez précifément a ce que je vous demande, interrompit-elle, encore avec précipitation : point de fubterfuge ; point de ïaux-fuyant. Vous fentez-vous du goiit pour  d'Estevakillï. 327 moi? Pour vous, madame! lui repartis-je avec tranfport, au hazard de tout ce qu'il en pourroit arriver. O ciel! jamais amant n'a brülé d'une fiame plus vive ! Je me croirois le plus heureux des hommes fi je voyois mon fort lié au vötre. Pardonnez-moi, divine Hortenfe, ce téméraire aveu qui vient de m'échapper ! Mais après tout, je ne fais que répondre a votre queftion. Je fuis contente de votre réponfe, reprit la dame ; & pour rendre ma franchife égale a la votre, je veux vous découvrir auftï mes fentimens. Dès le premier moment que vous parütes a mes yeux, je me fentis naïtre de 1'inclination pour vous; & depuis ce tems-la, cette inclination s'eft tellement accrue, que j'ai pris Ia réfolution de vous propofer, avec ma main, trente mille piftoles que je pofféde, tant en or qu'en pierreries. Sortons de Madrid avec ces effets, & nous retirons dans quelque contrée de Ia terre que vous voudrez choifir. La, nous vivrons tous deux Ie refte de nos jours dans, une union charmante, & d'autant plus folide,, que le ciel n'en fera point offenfé, Je crois, feigneur Gonzalez, continua don Marcos, que vous auriez été ébloui comme je Ie fus, de cette propofition. H eft vrai qu'elleavoit deux faces, qui n'étoient pas également riantes, Quand je ne regardois que ia perföan©  HrsxoiRE d'Hortenfe & fes brillans effets, 1'agréable perfpedive pour un page auflï peu riche que je 1'é*. tois! Mais lorfque je venois k faire réflexion qu'il s'agüToit en même tems d'époufer une femme d'une réputation équivoque, la facheufe pilule pour un gentilhomme. Que penferat-on de moi, difois-je? Mon père Sc mon grandpère, préférant 1'honneur au bien, n'ont voulu prendre que de chaftes époufes! & moi, dégénérant de leur délicatere, je veux déshonorer xna race par un hymen infame! C'eft ainfi que, pendant quelques momens; j'écoutai J'orguei! de ma naiftance: mais c'eft tout ce que je pus faire pour mes ayeux. J'acceptai Ia propofition avec toutes les marqués d'amour & de reconnoiffance imaginables, & me jetant aux genoux de la dame: belle Hortenfe, lui dis-je, il m'eft donc permis de penfer que vous ne dédaignez pas de joindre votre deftinée a la mienne. Il n'eft point de bonheur comparable k celui que vous me préfentez. En achevant ces paroles, je baifai, avec un doux emportement, une de fes mains qu'elle m'abandonna, & je lus dans fes regards qu'en. m'accordant cette faveur, elle partageoit Ie plaifir que je prenois k la recevoir. Après un entretien des plus tendres, il fut queftion de nous déterminer fur le pays que nous devions choifir  jj' EsTHVANIILI- 32^, pour notre retraite. Je propofai les Afturies. Allons, dis-je aHortenfe, allons, fi vous voulez, demeurer avec mon père dans fon chateau prés d'Oviedo, entre Pegnaflor & Manferet. C'eft un endroit fort agréable, & nous n'épargnerons rien, don Vincent & moi, pour vous y faire trouver de 1'agrément. Tout féjour ne fauroit manquer de me plaire avec vous, dit la dame. Ne perdons point de tems. Ecrivez a votre père pour lui demander fon aveu; car c'eft par-la qu'il faut commencer 1'exécution de notre pro jet. Je ne puis m'empécher de trembler ici pour vous, m'écriai-je, en interrompant don Marcos dans eet endroit; je crains fort que le feigneur don Vincent de Girafa ne refufe de confentir è ce manage, meffieurs les Hidilgos étant ordinairement roides en fait d'alliance, & gens a obferver les longues & les brèves. Cela eft vrai en général, répondit 1'afturien; mais mon père eft pauvre & avare: ces deux qualités me répondoient de fon confentement; auffi me 1'accorda-t-il fans peine, tant cette affaire lui parut avantageufe pour lui & pour moi. D'ailleurs il connoiffoit plufieurs nobles, qui, pour réparer leurs chateaux qu'ils voyoient tomber en ruine, n avoient pas fait difficulté de fe méfallier, la richefte ayant de tout tems étayé la no-  35° HisTorss blefle indigente. En un mot, les trente mille piftoles jeterent de la poudre aux yeux de mon pere, qui, n'écoutant que 1'intérêt, fe hita de me mander de ne pas laiflér échapper une ft beHe occafion de me mettre a mon aife. Ladeflus nous fïmes toutes les démarches néceflaires pour parvenir è la conclufion d'un hymen egalement défiré de part & d'autre ; & nous nous manlmes fans éclat. Et Ie duc de Pegnaranda, dis-je alors è don Marcos, que dit-il a tout cela? Je fuis en peine de le favoir. Vous aHez 1'apprendre, me répartit Girafa, & c'eft aflurément ce qu'il y a de plus curieux dans cette aventure. Ce bon feigneur toujours infatué de I'opinion qu Hortenfe 1'aimoit a Ia folie, quoiqu'il ne fut ion amant quW honorcs, vivoit tranquille & content dans cette douce erreur. Mais nous nous laftames, Ia dame & moi, de 1'y entretenir, & nous nous préparames è partir pour les Afturies. Néanmoins, pour garder quelques mefures avec un feigneur de cette importance, mon époufe, avant notre départ, lui écrivit dans 'ces termes: Duc, il nous faut fi■pareu Tai fait unfionge que je regarde comme un avis fe cret du^ ciel, & qui m'a détachée du monde. Je vais m'enfiévelir dans une retraite cohfacrée d la pénitence; & je vous dis un éteruel adieu.  d'Esteyanille. 33* Je portai moi-même ce billet au duc, qui me dit, après 1'avoir lu: page, eft-il croyable qu'un rêve punTe faire une impreffion fi forte? Oui, fur une femme, monfeigneur, lui répondis-je. Bien des femmes ont la foibleffe de donner dans les fonges, & vous favez que récemment une actrice du théatre du prince a, fur. la foi d'un rêve, quitté la comédie pour fe retirer dans un monaftère, oü elle mène aótuellement une vie édifiante. Le duc de Pegnaranda parut d'abord très-mortifié de fe voir enlever fon idole; mais ce vertueux feigneur s'imaginant que le ciel 1'ordonnoit ainfi, la laiffa maitreffe de fes actidns. Voila de quelle manière Hortenfe fe défit de fon vieux galant; & voicï ce que je fis de mon cöté pour me féparer de lui, fans qu'il put fe défier de moi. J'affectai de faire une action défagréable a notre majordome, qui me donna fur-le-champ mon congé. Après cela nous fortimes de Madrid un beau matin avant le jour, & nous primes la route des Afturies, Hortenfe & fa fuivante dans une chaife, & moi a cheval, fuivi de quatre ou cinq valets qui conduifoient fix mules chargées de bagages. Nous eümes le bonheur de ne faire aucune mauvaife rencontre, ni dans la Caftillevieille, ni dans la province de Léon, & d'arriver bagues fauves au chateau de mon père,  53* Histoike Le bonhomme ne vit pas fans plaifir parohrö nos mules chargées de balots, qui lui femblèrent autant de tréfors, & c'eft ce qui d'abord attira fon attention. Je lui préfentai fa bellede, qu'il re9ut le plus gracieufement du monde. II fut fort content de fa figure, & fur-tout il admira fon air modefte, qu'il ne pouvoit concffier avec 1'idée qu'il s'en étoit faite. S'étant attendu a voir une perfonne ardente & vive, d m'en fit compliment en fa préfence. Mon fils,' me dit-il, j'applaudis a ton choix, & je t'avertis que tu n'auras plus toute ma tendreffe, tu n'en auras déformais que la moitié. Si don Vincent trouva mon époufe aimable, il fut encore plus charmé de fa dot que je lui montrai. II y a, lui dis-je, dans ces facs, vingt mille piftoles. Comment, vingt mille ! interrompit avec précipitation mon père. Ne m'as-tu pas mandé que ta femme devoit t'apporter en mariage trente mille piftoles , tant en or qu'en pierreries ? Pardonnez - moi, lui répondis - je , auffi j'en fuis en pofleffion. J'ai dix mille piftoles en diamans, autant en or, &; j'ai mis dix mille autres piftoles entre les mains d'Abel Zacharie, fameux banquier de Madrid. Mon père frémit a ces derniers mots. Ah! miférable ! me dit-il: qu'as-tu fait ? Tu as confié ton argent... II eft en fureté, lui répliquai-je brufquement:  d'E s t e r a n i r. i. e. 333 Zacharie eft bon: il ne peut manquer. II ne peut manquer, s'écria don Vincent., avec emportement! Quelle conhance indifcrète ! Je ne me fierois pas au Encore une fois, mon père, lui dis-je, Zacharie eft fur. Je lui ai donné mon argent a gros intérêt, après avoir pris des affurances de lui. A gros intérêt, dis-tu, reprit don Vincent 5 c'eft ce qui me le rendroit fufpeót. II faut promptément retirer tes efpèces; je crains même qu'il n'ait déja fait banqueroute. J'eus beau vouloir raflurer mon père, je ne pus en venir a bout qu'en lui promettant de retourner inceffamment a Madrid pour retirer mes dix mille piftoles des mains de Zacharie. Encore fallut-il, pour tranquillifer 1'efprit du bonhomme, que je me hatafle de partir, quelque répugnance que j'euffe a m'éloigner d'une femme pour qui je me fentois de jour en jour plus de tendrefle. De fon cöté, Hortenfe, quoique très-mortifiée de mon voyage, y confentit pour plaire a fon beau - père, qui fut extrêmement fiatté de cette complaifance. Quinze jours après mon arrivée aux Afturies , je remontai donc a cheval; & fuivi d'un valet auffi-bien monté que moi, je pris le chemin de Madrid a grandes journées, moins pour conjenter don Vincent que pour être plutot de re-  234 Histoisï tour auprès de ma chère Hortenfe. Je n'y fo, Fs plutot renduquej'allai voir le feigneur Ld Z cW,qui me dernandace qu'il/avoit pour m^n Wee. Je lui re'pondis que je venois le pner de me rembourfer ce qu>y me ^ banqme paIlt * ces ^ ^ gent? Eft cé que VQUS yous f-teur? Feroit-on courir dans Madrid qu ! que mauvais bruit d'Abel Zacharie ? Non fei gneur Abel, m'écriai-je, vous entretenez'tot ours trop bien votre réputation pour pouvoir aperdre^maisjevousdiraiquejeveuxache! ter une belle terre dans mon pays, & que 1 ai ef de argenf> *Y , q e pL l ZaCha"e' >6 "e d—de p s mieux que de vous faire p,ai„r;&pour coura dTUVer' ^ V°US remettr3i' dcourant de ce mois, vos dix mille piftoles quoique nous foyions convenus mmI «- / v-unvenus, comme vous lavez, que quand vous voudriez les retirer vous men avertiriez trois mois d'avance. Je remercia! le feigneur Abel de fon procédé obligeant, & ,'en informai mon père par une lettre, croyant que je mettrois par-la fon efprit en repos; mais urne fit connoïtre, par une réponfe vive, que rien ne peut raiTurer un hor* me mquiet, avare & défiant.  ü' E S T E V A N I L L E. 33^ Don Marcos de Girafa finit dans eet endroit le récit de fes aventures. Après quoi, prenant la parole: vous n'attendez donc plus a préfent, lui dis-je, que le rembourfement de votre argent pour reprendre le chemin des Afturies ? Sitót que vous faurez recu, adieu Madrid & tous fes charmes ! Oui, feigneur Gonzalez, me répondit-il, je partirai le lendemain pour aller rejoindre ma chère Hortenfe, a qui je dois le bonheur de ma vie. Vous devez me pardonner Timpatience que j'ai de la revoir. Je la trouve trop jufte, repris-je, pour ne 1'approuver pas, quelque peine que votre départ me faffe. Nous nous vïmes encore cinq ou fix fois, & enfin le jour du rembourfement arriva. Nous nous embrafsames tous deux la larme a 1'ceil. Adieu, Gonzalez, me dit Girafa, peut-être nous retrouverons - nous dans la fuite. Le fort pourra nous raffembler; mais s'il nous condamne a ne nous plus revoir, du moins confervons toujours 1'un de 1'autre un tendre fouvenir. Voila comme finiffent prefque toujours les amitiés de cafés: on fe quitte a regret, & 1'on s'oublie fort facilement.  336" CHAPITRE XXXVII. Quels étoient les amufemens ordinaire* d'EJlevanille d Madrid. JE ne fus pas plus longtems afïligé de la perte de don Marcos, que je 1'avois été de celie de don Rarmrez, & je fis bientót de nouvelles connoiflances. Comme je n'avois rien ï faire qu'è me divertir, j'allois tantót au lever du roi & tantót je fréquentois les cafés, oü je me plai la valoit bien, vint  Ï^ËsTEVANILtf* 34$ ïtfoüvrir la pórte de la rue , & m'introduifit dans une falie fort propre, oü je fus recu pat Bernardina, qui parut ravïe de notre heureufe rencontre, & me fit toutes les amitiés du monde , comme fi elle m'eüt toujoürs été fidéle* Hé bien, Gonzalez , me dit-èlle, le hafard nous raffemble donc aujourd'hui après fept ans de féparation? Je ne puis vous exprimer toute la joie que j'en reïfens. Mais dites-moi, mon ami, que faïtes-vous a Madrid ? Y avez-vöus quelque bon emploi ? En un mot} êtes-vous content de Votre fcóndition ? Je ne jugeai point a propos de faire "une fincère déclaratïon de mes biens a une pareille commère, de peur de m'en repentir. Au contraire, j'affectai de paroïtre fort mal dans mes affaires, & je lui répondis que je tirois toujours ïe dïable par la queue. Eft-il poffible , s'écria-t-elle ! Le pauvre gar§ón \ Quel dommage que vous ne foyez pas "dans 1'opulence ! Car vous êtes naturellement très-généfeux. Je me fouviens encore de la facilité avec laquelle vous dépenfiez vos efpèces a Salamanque. Je m'en fouviens bien auffi b lui dis-je en fouriant, & je n'ai pas oublié non plus les petits tours de paffe-pafle que voüs me faifiez pour mon argent. Ne parions point de cela , Gonzalez , reprit - elle d'un air férieux ■, tïrons le rideau fur la conduite que vous m'avet  34°" HlSTOIRE vu tenir. J'ai purge' mes mceurs. Je n'ai plus qu'un amant. Le comte de Medellin m'adore ; & bornée a lui plaire, je paye fon attachèment dune inviolable fidélité. Mais entre nous, pourfuivit-elle, il la mérite bien. Outre que c'eft un feigneur tout aimable de fa perfonne, il a des manières charmantes. Au lieu d'imiter ceux de fes pareils qui tiennent leurs maitreffes enfermées & invifibles aux hommes, il me laiffe jouir d'une entière liberte'. II me permet de recevoir chez moi fes amis, qui font des comtes, des marquis ou des ducs. J'ai méme, fous fon bon plaifn- & fous fa fauve-garde , établi une petite académie de jeu dans ma maifon, ou plufeurs de ces feigneurs s'affemblent trois fois la femaine pour jouer ; & après le jeu , je leur donne k fouper. Expliquons-nous., s'il vous plaït, fur eet article, interrompis-je avec précipitation. Si vous régalez ces feigneurs k vos dépens , cela doit vous coüter beaucoup ; car enfin ces fortes de repas ne font point des foupers d'anachorète. Non, vraiment, reprit Bernardina ; mais aufli je n'en fais pas les frais, & je vais vous apprendre de quelle facon j'engage des perfonnes de cette importance k les payer. S'il y a , par 'exemple, chez moi un duc & un marquis , je les tire k part finement 1'un après 1'autre , Sc  d'Estevanilxe. 347 leur dis a 1'oreille : monfieur le duc, monfieur le marquis foupe-t-il ici ? Ces feigneurs qui entendent ce que cela v^ut dire, répondent oui, & accompagnent ce monofyllabe de trois ou quatre doublons. J'en ufe de même enfuite avec les autres feigneurs, s'il y en a , fi bien que chacun d'eux s'imagine avoir feul payé le fouper. II faut convenir, dis-je alors en faifant un. éclat de rire, que voila une nouvelle facon de friponner bien ingénieufe. C'eft apparemment votre bonne tante qui vous 1'a montrée. Juftement, répondit Bernardina. Je fuis cette méthode , & j'en tire un grand profit. Mais, a propos de ma tante, ajouta-t-elle, vous ne me demandez pas de fes nouvelles. Hé ! qu'eft-elle devenue cette chère tante ? repris-je avec autant de vivacité que fi j'y euffe pris beaucoup d'intérêt. Apprenez-moi, de grace, óü elle eft actuellement ? A Tolède, me dit Bernardina, II y a trois ans qu'elle vit dans cette ville avec le commandeur de Caftille ; mais le bail eft fini. Elle va venir inceffamment me joindre a Madrid. J'en fuis ravi, lui dis-je, le revenu de vos foupers grolïira ; car il ne faut pas demander fi la fegnora Dalfa eft toujours charmante. Elle eft encore aimable , répondit Bernardina ; néanmoins je vous dirai confidemment qu'elle eft un  54s Hr iTöïKi peu changée. Je m'en fie a fes dernlères lettrés Elle me mande que tóus les matins a fa toiïettë , elle fe trouve qüelqué agremént de moins, qu'elle n'a pas ce vif éclat que donne la première jeuneiTe, & que fa peau comrhence a devenir brune & a bourgeonnen Ce n'eft pas un mal fans remède, dis-je a Bernardina. II y a des fecrets pour conferver le teint, & je connoïs un apoticaire, qui eft Ie premier homme du monde pour métamorphofer la face noiré & rlde'e d'une vieille, en uit Vifage de tendron. Vous plaifantez ! me dit-elle. Point du tout, lui répondis-je, jamais je n'aï parlé plus férieufement. Ah ! mon cher Gonzalez , répliqua-t-elle avec tranfport, fi cela eft ainfi, faites-moi connoitre, je vous prie , ce premier homme du monde. II ne vous eft pas ïnconnu , repris-je ; ouvrez les yeux, vous le voyez devant vous. Qu'entends - je ! s'écria-telle, avec une extreme furprife. Quoi ! vous pofféderiez un fi beau fecret ? Je ne puis vous croire. Si vpus 1'aviez , vous feriez plus riche que tous les contadors enfemble. Pour trouver quelque créance dans 1'efprit de Bernardina, je fus obligé de lui faire une relation de mon voyage d'Italie, & de lui détailler comment & pourquoi je m'étois fait garcon apoticahe. Je m etendis fur les effets fur-  D' EsTÏVANItlI, 349 prenans de la pommade & de Teau que le grand chymifte Potofchi, mon maïtre, avoit inventées, & dont il m'avoit appris la compofition, Bernardina m'écoutoit avec une grande attention. Elle admiroit principalement ce que je difois de la barone de Conca, & de dona Blanche de Sorba fa mère, & elle ne pouvoit comprendre comment ces deux dames, telles que je les dépeignois noires & pleines de puftules^ paroiffoient plus belles que le jour, quand elles s'étoient fervies de la pommade & de 1'eau de Potofchi, Gonzalez, mon amï, me dit-elle , je ne vous regarde plus que comme un homme divin. J'implore votre fecours pour ma tante, & j'en aurai bientöt befoin moi-même. Enfeignez-moï votre fecret en faveur de notre ancienne amitié. Ma chère Bernardina, lui répondis-je, vous ferez contente. Dès demain j'acheterai toutes les drogues néceiTajres pour la compofition de la pommade & de 1'eau de Potofchi, & nous en ferons 1'épreuve aulTitöt que votre tante fera jci. Je vais, reprit-elle , lui écrire tout-a-l'heure , pour 1'informer de 1'entretien que je viens d'avoir avec vous. Je ne doute pas que ma lettre ne précipite fon départ. Telle fut notre converfation ; après quoi je fris congé de la dame, en 1'aflurant que dans  '3S° HlSTOTKB trois jours je viendrois la revoir, & je me retïrai a mon hótellerie. Le jour fuivant, je me pourvus des ingrédiens qu'il me falloit pour .compofer ma pommade & mon eau. Je travaillai toute la journée , ainfi que le lendemain , dans ma chambre, dont je fis une boutique d'apoticaire ; Sc le troifième jour , ayant achevé mon ouvrage, je le portaifur le foir chez Bernardina, qui fe mit a rire en me revoyant. Ma tante eft a Madrid, me dit-elle. Une heure après avoir recu ma lettre , elle eft partie par la voie des muletiers, Sc elle vient d'arriver. Comme elle eft fatiguée , je 1'ai fait mettre au fit. Laiffonsla repofer un moment. Je vous 1'avois bien dit, continua-t-elle en redoublant fes ris, que ma dépêche hateroit fon départ. II faut avouer que , Tintérét de la beauté eft bien cher a notre fexe. II n'y a point de femme qui ne fit volontiers cinq eens lieues pour devenir plus jolie. Nous nous égayames un peu la-deiTus. Enfuite je demandai a Bernardina fi fa tante étoit effectivement enlaidie. Vous en jugerez par vousmême, répondit-e!le ; mais pour vous dire ce que je penfe , fes appas m'ont paru bieq flétris , Sc je crois, entre r.ojs , que c'eft ce qui aura fait réfilier fon bail avec le commandeur de Caftille. Heareufement pour elle le ciel lui envoye un reftaurateur des charmes effacés par le,  d'Estevanule. 35T tems. En palfant par vos mains , elle va, pour ainfi dire, renaitre. Vous allez la rendre plug aimable qu'elle ne le fut jamais.- Elle peut compter fur cela, lui dis-je ; après ma barone & fa mère , il ne faut défefpérer d'aucun vifage. C'étoient deux monftres in puris naturalibus , & j'en faifois des beautés céleftes. Ah ! Gonzalez, s'écria Bernardina emportée par le plaifir qu'elle prenoit a m'entendre , vous êtes un mortel prodigieux. Que je fuis heureufe de vous avoir rencontré ! Quand vous aurez rendu a ma tante toutes les graces qu'elle a perdues, vous m'enfeignerez 1'art d'éternifer ma jeunefle. Ah ! frïponne, lui dis-je , vous n'aurez pas befoin fitöt de mon favoir-faire. Je puis m'en palTer encore quelque tems, répartit Bernardina ; mais les années s'écoulent fi rapidement , qu'on ne peut trop tót prévenir leur ravage. Tandis que nous nous entretenions de cette forte la nièce & moi, la tante après avoir pris quelque repos, fe réveilla. Elle ne fut pas plutót avertie que j'étois dans la maifon, que fe couvrant avec précipitation d'une robe-de-chambre, elle fe leva brufquement, & defcendit dans la falie oü nous étions. Dès qu'elle m'appercut, elle vint a moi d'un air empreffé ; & m'honorant d'une accolade : feigneur Gonzalez, me dit-elle, je partage avec ma nièce le plaifir  35* H i s t o n i qu'elle a de vous revoir ; mais parlez-moi fin* cèrement, dois-je ajouter foi a la lettre étqnriante qu'elle m'a e'crite ? Oui, madame, lui re'pondis-je, vous le devez. EHe ne vous a rien mandé qui ne foit véritable, & demain vous n'en douterez plus, Quelque confiance que j'aie en vous, reprit-elle, j'ai de la peine a croire que vous puiffiez me rendre telle que vous m'avez vue a Salamanque. II faudroit pour cela que vous euiïïez le pouvoir des fées. Regardez-moi bien, ajouta-t-elle , ne me trouvezvous pas effroyable ? Vous ne fauriez 1'être, lui rép..rtis-je. La nature vousa donnétant d'attraits en partage, qu'un fiècle entier ne pourroit vous les öter tous. Mais il eft conftant que vous n'êtes plus fi piquante que vous 1'étiez, lorfque vous enIe viez tous les cceurs de 1'univerfité. Cependant, madame, pourfuivis-je, ce qu'il y a d'heureu* pour vous, c'eft que je puis par une compofition chymique, rappeler eet air de jeunefte & ces graces qui bnlloient en vous dans ce tems-la, En achevant ces paroles, je tirai de mes po. dies un petit pot de fayance & une phiole, &c les lui préfentant ; voila, lui dis-je, la pom-, jnade & 1'eau du célèbre Potofchi mon maitre. Vous n'avez qua vou? en faire frotter ce fokte gorge & le vifage pendant une heure entiè-* re ? & vous m'en dfrez des nouvelles demain au matig  D'EsTEVA VILLE. gyj matin. La fegnora Dalfa recut ma compofition avec une joie mélée de crainte ; quelque chofe que je pufte lui dire, elle confervoit toujours une fecrcte défiance qui 1'empéchoit de fe livrer au plaifir que je lui promettois. Ne'anmoins elle avoit tant d'impatience d'éprouver. la pommade & 1'eau , qu'elle n'attendit pas la nuit pour s'enfermer dans fa chambre , oü elle fe fit frotter par fa foubrète durant trois ou quatre heures. Après quoi s'étant couchée, ainfi que je le lui avois recommandé, elle eut toutes les peines du monde a s'endormir. Cependant le fommeil 1'exaucant enfin, lui ferma la paupière, &«luj fit goüter fa douceur jufqu'au point du jour. Alors s'éveillant en furfaut, elle cède a Ia curiofité qui 1'arrache de fon lit. Elle vole u fa toilette pour fe voir ; & fe regardant dans fon rniroir, peu s'en faut qu'elle ne fe méconnoilTe & ne fe croye transformée en une autre perfonne. Elle appelle auffitót fa fuivante ï Beatrix, lui dit-elle , accours ici promptement, iViens contempler une mineure adorable. La foubrète, pour faire plus de diligence, fe rendit prefque nue auprès de fa maitreiTe ; & 1'ayanf envifagée, s'écria : vive dieu ! Qu'eft-ce que je vois ? Vous avez le vifage d'une fille de quinze ans ! Il faut que le feigneur Gonzalez foit un peu plus que forcier, pour vo^s avo^ Z  3^4 Histoire ainfi rajeunie. Je vais vite porter cette nouvelle a madame votre nièce. O ui, Beatrix , reprit la fegnora Dalfa, va lui annoncer ce prodige. Elle n'en doit pas étre moins charmée que moi. La fuivante alla réveiller Bernardina ; venez voir, lui dit-elle avec vivacité, venez voir madame votre tante. Par fainte Apolline , elle n'f ft pas reconnoiiTable. Elle eft a préfent belle comme un aftre. A ces mots, Bernardina ne fut pas pareiTeufe a fe lever ; & s'étant habillée a la hate, elle courut a 1'appartement de la fegnora Dalfa, oü celle-ci a fa toilette, joignoit a la vertu de ma compofition, tous les agrémens que 1'art des coquettes y pouvoit ajouter : ah ! ma tante, lui dit-elle, en reculant de furprife, eft-ce vous qui vous offrez a mes yeux ? Que de charmes ! Peu s'en faut que je ne fois jaloufe de votre métamorphofe. Je ne pourrai plus partager avec vous les regards des hommes. Ne badinons point, ma nièce, répondit la fegnora Dalfa férieufement, comment me trouvez-vous ? Toute raviftante, répartit Bernardina. Vous avez repris votre air enfantin. Gonzalez vous a óté quinze bonnes années pour le moins. J'arrivai chez ces dames dans eet endroit de leur converfation. J'avois trop d'impatience de favoir le fuccès de ma pommade 6c de mon eau  D'EsTEVA KILLE. 3^ pour tarder a m'y rendre. Incomparable chymifte , s'e'cria la tante , en me voyant entrer dans fon appartement, je vous attendois pour vous faire les remercimens que je vous dois. Je ne puis trop vous donner de marqués de reconnoiiTance. En même tems, pour me montrer jufqu'a quel point elle e'toit fenfible au fervice que je lui avois rendu, elle m'embrafTa plus étroitement qu'elle n'avoit jamais fait, & fa nièce fuivit fon exempJe en me difant: ma tante vous rend grkes de ce que vous avez fait pouc elle, & je vous remercie par avance de ce que vous ferez pour moi. Souvenez-vous que vous m'avez promis votre fecret. Je vous en renouveile Ia promeiTe, lui re'pondis-je. Vous ferez bientöt aufli favante que moi dans mon art. Mais, feigneur Gonzalez, dit la belle veuve, vous ne connoiffez pas tout le prix du tre'for. que vous polfédez. Savez-vous bien que vous pouvez gagner des richefTes immenfes en débitant fecrètement votre pommade & votre eau. LaiiTez-nous le foin de vous chercher des pra~ tiques. Nous vous en fournirons tant & plus. Puifque vous avez un fi beau talent, pourquoi voulez-vous 1'enfouir ? Ne vaut-il pas mieux la faire valoir ? • Ma tante a raifon, dit Bernardina. II faut étre bien ennemi de foi-même pour refufer de,  $|6* Histoiïi s'enrichir , quand on le peut facilement. II ne tiendra qu'a vous d'être en peu de tems en état de faire 1'homme de qualité, Vous n'avez befoin que de quelques vifages de condition pour vous mettre en re'putation ; & fitöt que vous ferez e» vogue , vous verrez pleuvoir 1'or de tous cótés chez vous. Outre les vieilles dont vous ferez accablé, que de galans furannés viendronE ïa bourfe a la main, vous prier de faire difparoïtre leurs rides ! En un mot, vous ferez brufquement une grande fortune, que vous ne devrez qu'a vous-même. Enfin, ces dames m'en dirent tant, qu'elles aftumèrent ma cupidité. Je me fentis naitre touta-coup de 1'affeétion pour les richeffes. Jufquesla je ne les avois aimées que par rapport al'utilité dont elles font ; mais je commencai a m'y attacher a caufe d'elles - mêmes. J'éprouvai le charme que les avares trouvent dans leur poffeffion ; & fi j'eulTe été feul dans ce moment la enfermé dans mon cabinet, je crois que j'aurois baifé mes ducats 1'un après 1'autre par pure tendrefle pour leur forme &leur matière. Dans la difpofition oü ces deux femmes mirent mon efprit par leurs difcours, je me réfolus a fuivre leur confeil. C'en eft fait , mefda- : mes, leur dis-je, vous me déterminez. Je vais de ce pas me retirer chez moi, pour faire un©  E S T E V A H T L L E. 35"^ Cöpleufe provifion de pommade & d'eau ; & Vous, pendant ce tems-la, déterrez-moi de xU ches douairières qui en ayent befoin. Allez $ allez, dit Bernardina, laiflez-nous faire. Nous vous en trouverons. L'envie que nous avons d'être toujours belles, doit vous en répondre. chapitre xxxix. Efevanille fe met d débiter- fa pommade & fon eau. Il gagne beaucoup, & devient avare a. mefure quil senrichit^ JTe commengai par faire un Iaboratoire de mon cabinet, & a me munir de- fioles & de petits pots. Après quoi je paffai trois jours & trois nuits a diftiller a 1'alambic , les fucs des plan • tes propres k faire mes opérations. Au bout do ce tems-la, ma compofition fe trouvant aehevée., j-'allai chez mes deux dames, pour les avertir que j'avois de quoi faire vingt métamorphofes pour le moins ; il ne me faut plus , leur dis-je, que des pratiques. Vous n'en manquerez pas, me répondit Ia tante. Nous avons déja deux fujets a mettre entre vos mains ; 1'un , eft une comteffe qui aime le monde, & que le monde quitte ; & 1'autre , eft une femme d'un Z3.  HlSTOUH alcade de cour, une devote qui veut fixer le cceur de fon volage époux. Allez voir ces deux dames, pourfuivit-elle, en me donnant un papier fur lequel leur demeure étoit écrite. Demandez | parler a leurs. femmes - de - chambre , qui ont ordre de vous introduire fecrètement dans les appartemens de leurs maitrefTes. Dans 1'impatience ou j'étois de mettre des Vieilles a contribution, je me rendis fur-le-champ chez Ia comteffe, a qui fa fuivante dit, en me préfentant: madame, voici eet habile chimifte qui répare 1'outrage des ans. Hélas ! dit la con> tefle en foupirant, je ne fais fi malgré toute fa fcience il pourra me faire un vifage qui ne blefle pas la. vue des hommes. Hé! madame, dis-je alors dun ton de charlatan, permettez-moi de vous dire que vous outrez la juftice que vous vous rendez: vous n'avez pas fi grand fujet que vous vous Timaginez, de vous plaindre du tems ; il n'a fait que flétrir votre teint & faner votre beauté. II n'y a qu'a les remettre a la teinture pour les faire refleurir; & c'eft a quoi mon eau eft principalement bonne. Je vous dirai même que ce qu'elle a de plus admirable, c'eft qu'elle produit fon effet du foir au lendemain. Une vieille fe couche avec fes rides, & fe léve avec un vifage plus uni qu'une glacé. Ah! que me dites-vous? interrompit avec précipitation la  b'Estevaniele. 5j- Ces paroles m'étonnèrent. Je n'avois point encore vu de femme tourner en ridicule fa propre perfonne. II eft vrai que la marquife étoit encore plus laide que vieille , quoiqu'elle eut foixante bonnes années fur la tête. J'aurois applaudi volontiers a fes plaifanteries ; mais outre que j'étois trop poli pour prendre cette liberté, elle m'en auroit peut-être fu trés mauvais gré!  d'Estetanule. $6f Madame, lui répondis - je, il eft conftarrc que dans 1'état oü vous êtes , je ne vous confeillerois pas de vouloir difputer la pomme aux trois déefles. Cependant, fans emprunter le pouvoit des fées, ni les filtres les plus puilTans , vous pouvez devenir telle , que le feigneur votre époux aura lieu de fe vanter d'avoir une femme aimable. La dame, a ces paroles, fit un éclat de rire, & me dit, toujours en badinant a fes dépens : mon pauvre docteur , je vous crois fort habile, mais non pas affez pour me prêter une figure qui puifle plaire aux yeux. Je ferai plus que contente de vous, fi vous rendez ma vue fupportable dans la fociété. Je ferai plus, madame , repris-je en homme fur de fon fait, je veux que dès demain matin a votre toilette, en vous regardant dans votre miroir, vous foyiez, comme Narcifle , enchantée de votre image. II échappa la-deftus de nouveaux ris a la marquife , qui me répliqua dans ces termes : vous êtes bien téméraire d'entreprendre cela ! Je vous défie, avec toutes vos drogues chimiques , d'en venir a bout. Néanmoins , pourfuivit - elle , je ne refufe point d'éprouver votre fecret; mais j y confens plutöt pour vous défabufer , que dans 1'efpérance de devenir une femme agréafole, & j'y mets une conditiën au moins : j'exi-  3** H I S T O I R E ge de vous que vous me donniez votre parole dhonneur que vous ne direz è perfonne que J«cte allez folie püUr me mettre entre vos 17' r< V°US me rend^ belle en depxt de la nature. Je lui fis cette promeiTe apres quoi je lui lailfai une fiole & un ^ r retn'ai en bi ^^mandant furtout de fe faire bien frotter. Je ne laiflai pas, je 1'avoue, de trembler pour ma compofition , malgré les heureufes épreuves qui en avoient été faite, Je craignis qu'elle Te ratat un pareil fujet, qui véritablement ne juf. tmoit que trop ma crainte. J'eus lè-defius quelque inquiétude, jufqu'a ce qu'étant retourné chez la marquife le jour fuivant, j'eus le plaifir de la trouver rajeunie d'une vingtaine d'années pour le moins, & embellie de facon, que peu *en fajlut qu'a 1'exemple de Pigmalion, je ne devinlTe amoureux de mon ouvrage. Docteur, me dit-elle, toute tranfportée de joie, je vous fais reparation d'honneur. Je vous ai cru , je 1'avoue, un charlatan ; mais vous m'avez bien agréablement détrompée , &'je vous reconnois maintenant pour un doóteur fans pareil. Madame, lui répondis-je fur le méme ton , pour vous parler avec une franchhe égale a la votre, je vous pardonne d'avoir douté du fuccès de  ü'ESTEVANlLLE, de ma Compofition , puifque je n'en attendois pas moi-même un fi heureux. Dans le raviffement oü cette vieille étoit de fe revoir en état de briller encore dans lescer-^ cles, elle me donna une bourfe oü il y avoit cent doublés piftoles, a condition qUe je ne la laiiTerois pas manquer de fioles & de pots. Je promis de lui en fournir une ample provifion. Après céla je la quittai pour aller eilfermer mes cent doublons dans la malle oü étoient les efpèces de la comtefle & mes ducats. Ce que je ne pus faire, fans donner a mon argent de nouvelles marqués d'idolatrie» CHAPITRE XL. Ou 1'on verra un étrange rivèrs de fortune, & un déplordble trait de la malice humaine* - ]P lus un hydropique boit, plus il veut boire ; & plus un avare amafTe de richefles , plus il en veut amafler. La fegnora Dalfa & fa nièce me firent gagner encore beaucoup d'argent; & cela, dans 1'efpérance que je leur apprendrois la compofition de ma pommade & de mon eau. Je le leur avois promis, & j'étois toujours dans la réfolution de leur tenir parole 5 mais un revers Aa  37° HlSTOIRE de fortune que j'e'prouvai tout-a-coup & que je vais détailier, ne me le permit point. Un matin, dans le tems que je faifois le mieux mes affaires, je fus affez furpris de voir entrer dans ma chambre une manière d'alguazil. Je lui demandai a qui il en vouloit : a vous, me répondit il fièrement, en me faifant remarquer une médaille dor qu'il portoit fur fon eftomac, entre la peau & la chemife, & fur laquelle étoient gravées les redoutables armes de 1'inquifition. J'ai fhonneur d'étre huiffier du faint office, & j'ai ordre de mes fupérieurs de vous arréter; fuivez-moi. Je vais vous conduire a nos prifons. Je fus fi troublé de ces paroles, que ne fachant ce que je faifois, je voulus me jeter fur 1'huilfier & me colleter avec lui : mais il fe mit a rire en me difant : feigneur cavalier, vous prenez Ie mauvais parti. Vous ignorez apparemment le refpect qu'on doit a la fainte inquifition. Toutes les perfonnes qu'elle fait arréter , de quelque condition & qualité qu'elles foient, fe laiffent emprifonner fans réfiftance ; & fi quelqu'un , ce qui eft trés - rare, par ignorance ou par indocilité, s'avife de faire Ie rétif, tout le peuple eft obligé de prcter main-forte pour I'exécution des ordres du grand inquifiteur. Venez donc, ajouta-t-il, docilement avec moi, fi mieux n'aimez vous laifler indignement trainer  d'Estevanille. 371 de force. Voyant qu'il ne me ferviroit de riea de vouloir défobéir, jie fuivis 1'huiffier, qui me mena droit aux prifons du faint office. Auflïtöt que f y fus arrivé, le geolier accompagné de plufieurs gardes, m'enterma dans un cachot en me difant : le commiffaire de la fainte inquifition va fe rendre ici dans un moment. Songez a faire a fes queftions des répönfes précifes & fincères. A ces mots, il fe retira, & me laiffa dans un accablement, dans une ftupidité dont je n'étois pas encore bien revenu, quand le commiffaire parut. Celui-ci me demanda premièrement mon nom & ma profeffion ; enfuite il m'exhorta pour mon propre intérêt, a faire une déclaration fidele de tous mes biens , en me difant, pour mieux m'y engager, que fi j'étois innocent, comme il le croyoit, tous les effets que je déclarerois me feroient exactement rendus ; au lieu que fi j'en voulois fouftraire la moindre partie a la connoifTance de mes juges , tous mes biens , meubles & immeubies, feroient perdus pour moi. Vous ne devea pas douter, pourfuivit eet honnête-homme , de 1'intégrité du faint office ; & fi vous nêtes pas coupable a foyez bien affuré que tout vous fera fcrupuleufement remis entre les mains. Je fus la dupe de cette perfide affurance ; & m'imaginant avoir affaire a des faints , je fus Aa a  512 HlSTOIRE aflez fimple pour avouer que j'avois a 1'hötellerie de 1'argent dans ma malle, quelle fomme y e'toit & dans quelles efpèces. La - deflus le commiffaire, prompt a faifir, fe tranfporta dans mon hótellerie , ordonna de la part du faint office a 1'hóte de lui ouvrir ma chambre , 5c fit enlever fans facon ma malle avec toutes mes hardes, que je n'ai jamais revues depuis. Pendant que le commiffaire faifoit cette expédition, j'étois dans mon cachot étendu fur un grabat , fort étourdi de mon emprifonnement. J'avois beau en chercher la caufe dans ma téte , je ne la trouvois point. Quel crime, difois-je , puis-je avoir commis, pour m'être attiré une pareille difgrace ? Ma confcience ne m'en reproche aucun de ceux dont connoït ordinairement le faint office. II faut abfolument qu'on m'ait pris pour un autre. Ne fachant donc a qui m'en prendre, je me laiffai peu-a-peu aller au chagrin , & du chagrin au défefpoir. Je pouiTai des plaintes, & fis retentir mon cachot de lamentations. Au bruit que je faifois en déplorant mon trifte fort, un des gardes qui veillent fans eeife fur les prifonniers, & qui font nuit & jour dans les galeries, ouvrit la porte de ma loge , vint a moi, & me donna fur les épaules cinq ou fix coups de houffine bien appliqués, en me difant d'une voix baffe : taifez - vous , Tami.  Tj'EsTEVANILLE. 373 'Apprenez que dans les faintes prifons ou vous êtes, on garde un profond filence quil neft pas permis de troubler. ouvenez-vous qu'il y eft. même défendu de fe plaindre, &i fur-tout de la fainte inquifition , qui n'étant pas capable de commettre la moindre injuftice , s'offenfe juftement des plaintes des malheureux qui ofent murmurer contre fa rigueur. C'eft de quoi je vous avertis une fois pour toutes ; car s'il vous arrivé encore de vous lamenter jufqu'a vous faire entendre, je vous traiterai plus rudement que je n'ai fait. Que cela demeure gravé dans votre mémoire..A ces paroles, qu'il prononca d'un air froid, il fortit& me laiffa faire \kr deffus mes réflexions. Je n'en fis qu'une. Je vis bien qu'il falloit m'armer de patience, & faire de néceffité vertu ; ce qui n'eft pas une cbofe aifée , quand or eft en fouffrance, a moins que le ciel ne s'en méle» comme je crois-qu'il eut la bonté de faire dans cette conjon&ure ; car infenfiblement dévorant mes peines, & les regardant comme una punition de mesfautes paftées, je.redevinstranquille. Gonzalez, me difois-je a moi-même, au, lieu d© te défefpérgr s fais un faint ufage de ton, amidion, Penfe que le feigneur veut tléprouven une feconde fois. Rappele-toi le pérü oü tu te tsouvas dans, les prifons d'Avila, Peu, s.'en fallut Aa 3,  374 Histoire que le corregidor ne te trahit comme les frfpons avec qui tu étois. Le ciel te délivra de ce danger , & tu dois efpérer qu'il ne t'abandonnera pas dans celui-ci. Tu as affaire a des juges éclairés, è de faints perfonnages , qui te remettront incefïamment en liberté, & qui te rendront ton argent jufqu'au dernier fou. Dans cette efpérance, je fouhaitois donc ardemment d'être interrogé. Ce qui arriva le troifième jour de ma de'tention. Le geolier vint avec vin garde me prendre dans mon cachot pour me conduire a 1'audience du grand inquifiteur. Je trouvai ce juge dans une vafte falie, tapilTée de tanetas vert, au bout de laquelle il y avoit un grand crucifix de marbre blanc en reliëf, qui s'élevoit jufqu'au plafond. Le grand inquifiteur qui étoit un religieux de 1'ordre de faint Dominique , aflïs dans un fauteuil , au bout d'une longue table, tenoit fa morgue , & fon fecrétaire , qui étoit un petit prétre plus noir qu'une taupe, fe tenoit a 1'autre bout affis fur un placet, D'abord que j'appercus ce redoutable Minos , je courus me jeter a fes pieds, croyant, par cette a&ion, Pattendrir & le toucher. BaffelTe perdue. Jl m'ordonna de me relever : après quoi il me demanda pour quel fujet j'avois été arrété, Je répondis que je 1'ignorois, & que je  d'Estevanille. 37J fuppliois trèsrhufflblement fon illuftriffime révérence d'avoir la bonté de me 1'apprendre : mort ami, répliqua 1'inquiuteur d'un air plein de douceur , cela ne fe fait pas de la forte. Vous n'êtes point ici dans une jurididion féculière. C'eft a vous a dfclarer pour quoi vous avez été mis dans nos prifons ; & je vous exhorte a le faire au plutöt, puifque vous ne pouvez recouvrer la liberté que par ce moyen. A ces mots, qui me causèrent une extréme furprife , je me jetai une feconde fois aux pieds de mon juge, & pleurant a chaudes larmes : hé ! comment, m'écriai-je , mon père, voulez-vous que je vous dife une chofe que je ne fais point du tout ! Paroles inutiles , répartit le moine , fans s'émouvoir. Accufez-vous dans ce moment, ou taifez-vous. Je voulus parler encore & repréfenter que ce qu'on exigeoitde moi n'étoit pas poffible, le grand inquifiteur, toujours de fang-froid, perfiftoit a. Texiger. Ce qu'il fit jufqu'a ce que piqué de mon opiniatreté, il m'impofa filencc en prenant une fonnette d'argent qui étoit devant lui fur la table, & dont il fe fervit pour appeler du monde. Alors je vis entrer dans la falie un objet que je ne pus regarder fans une grande mortifkation. C'étoit ma malle que deux gardes, apportoient avec mes hardes, & que précédoit k commiffaire qui les avoit foifies,. Aa %  57» H r s T o r B e A la vue de mes cbères dépouüles, il coula ^ mes yeux un torrent de larmes que je ne P- retemr, comme fi j'eufle eu un pj 17 . uw preience, & mventoner ce au'i'1 v ™"^ *nco e a „a.rendre paS p,us lo„gtems a déc.a, Kr Ia caufe de ma prifon. II fe retira enfu; commiffaire. Quand ds foren, forris de la falie kgeolier & fe garde me «menèrent i moó «chot)oujepa,raiferefledlljourri,nsboire0 m manger, ^ tó h ^ »»r Je rappelois fans celTe dans ma mémoire 1» . ,!, ' Dlen ! nous declarerez^ Uien, ( Commem votre révérence veut-elle ou,  d'Estevaniile. 377 je la devine ? lui répondis-je. Ne voyez-vous pas bien , mon père , que vous me demandez une chofe impoffible ? Je ne fais point qui m'a dénoneé au faint office , & je 1'ignorerai toujours , fi vous n'avez la bonté de me 1'apprendre. Si j'ai des accufateurs, que ne les confrontet-on avec moi ? C'eft le moyen le plus fur & le plus court de favoir fi je fuis innocent ou coupable. L'inquifiteur en eet endroit branlant la téte , reprit ainfi la parole : mon ami, je vois bien que vous n'avez pas envie de fortir fitot de prifon. Nous avons fept témoins contre vous , de bons bourgeois , tous gens d'honneur & de probité. Vous favez fans doute ce qu'ils ont pu dire en vous déférant a nous. Reglez-vous ladeffus. Confeffez de bonne-foi que vous êtes coupable du crime qu'ils vous imputent. Ce n'eft que par eet aveu que vous pouvez prévenir la fentence rigoureufe que le faint office prononce contre les prifonniers qui s'obftinent a nier les crimes dont ils font accufés. En parlant ainfi ce juge fortit de la falie avec fa fequelle» c'eft-a-dire, avec fon fecrétaire & le commiffaire , & je retournai dans ma loge, encore plus mécontent de cette feconde audience que de la première. II faut;, difois-je, que je m'accufe Hé ds  37s Hïstoire quoi ? Du Crime que mes accufateurs ont dépofé que j'ai commis. Mais quel eft-il ce crime ? Cela me confond ! Ce n'eft pas qu'en examinant fcrupuleufement ma confcience , je n'y trouvafie des fujets de reproches. Les doublons de 1'hydropique de Murcie, & ceux du licencié Salablanca venoient s'offrir a ma penfe'e, & j'étois aft/ez fimple pour m'imaginer que c'étoit peut-être pour ces faits la que j'avois été arrêté. Néanmoins faifant réflexion qu'ils n'étoient pas de la nature de ceux dont le faint office a droit de connoitre, je me ralTurois fur eet article. Je n'étois en peine que de favoir quels pouvoient étre mes accufateurs, & le crime dont ils m'accufoient. Ce que j'appris enfin dans ma troifième audience, ainfi que je vais le rapporter. Le grand inquifiteur me demanda d'abord , comme dans les deux audiences précédentes, fi j'ignorois encore Ie fujet de ma détention ; & fur la réponfe que je lui fis, que je n'avois encore pu le deviner, le fecrétaire ouvrit un regiftre qui étoit devant lui, & fur lequel étoient ccrites les dépofitions faites contre moi. On va vous lire , me dit 1'inquifiteur, tous les chefs d'accufations formés contre vous. Ecoutez - les attentivement , & vous verrez que le faint om-  ü'EsTEVANHLI. 370' ce, toujours lent a punir, eft bien informé de la conduite d'un coupable , avant qu'il le fafte arréter. II neut pas plutöt achevé ces paroles, que Je fecrétaire fit la ledure des témoignages portés par mes délateurs, qui s'accordoient enfemble a m'accufer de fortilége , aflurant tous qu'un quidam , appelé Gonzalez , foi - difant chimifte , s'ingéroit, fans la permiflion du corregidor, de vendre fecrètement aux femmes une certaine pommade & une certaine eau, qui par le fecours & 1'opération du diable, rajeuniftbient les vieilles les plus décrépites. En entendant cette accufation , je ne pus m'empêcher de faire un éclat de rire, qui dans 1'endroit & dans la conjondure oü nous étions, étoit afiurément très-déplacé. Auflï le fecrétaire fufpendit fa ledure , tant il parut indigné de cette irrévérence, & 1'inquifiteur me regardant de travers , me dit : 1'ami, hic ridere nefas. Ces trois mots me firent rentrer en moi-même ; & me mettant a genoux devant ce juge, je lui demandai très-humblement pardon de ce manque de refped, en lui difant que je n'avois pu retenir ce ris qui m'étoit indifcrètement échappé en entendant cette dépofition. Qu'a-t-elle donc de ridicule, me dit-il gravement ? Savez-vous bien qu'elle aft trcs-férieufe ? Hé non, monfieur 1'in-  380 Hut oirï quifiteur, répondis-je avec un peu de vivacke'. Permettez-moi de faire voir a votre révérence que cette accufation eft frivole. Je poffede 1 la vérité, le talent de compofer une pommade & une eau, qui confervent le teint & embeïliflent le vifage ; mais il n'y a rien la-dedans que de naturel , & le démon n'y a point de part. C'eft de quoi ils ne conviennent pas, rePnt le juge. Ils difent que vous faites une bel' le perfonne d'une fille laide ; & que vous rendez aux vieilles les charmes qu'elles ont perdus. Ils prétendent enfin, que vous étes plutot un forcier qu'un chimifte. O ciel ! m'écriai-je. Quels délateurs fufcitez - vous contre moi ? Je fuis tenté de croire que ce font des apoticaires ou des parfumeurs, que 1'envie arme contre un homme qui a des fecrets qu'il n'ont point. Je xemarquai qu'a ce difcours le grand inquifiteur, tout accoutumé qu'il étoit a diffimuler, me Iaiffa lire dans fes regards que je devinois mes accufateurs, & lui faifois connoitre mon innocence. Mais pour 1'honneur du faint office, il fe garda bien de 1'avouer, paree qu'en faifant eet aveu, il auroit été obligé de m'élargir comms un innocent fauffiement accufé, & de me reftituer mes effets en m'élargiiT/ant. C'eft pourquoj Tompant tout-a-coup 1'entretien : nous approfondirons celas me dit-il^ la matière eft déli-  D'EsTKVANItLK. 381 cate. S'il n'y a point de magie dans votre compofition , il eft jufte que vous foyez inceffamment remis en liberté. Telle fut ma troifième audience, d'oü je revins dans ma loge avec autant de gaieté, que fi monfieur 1'inquifiteur m'eüt abfous de tout ce que mes délateurs m'imputoient. Cependant ma joie ne fut pas de longue durée ; puifque mon juge m'ayant fait revenir devant lui huit jours après , me dit: j'ai une mauvaife nouvelle a vous annoncer, Votre affaire va mal, Vos accufateurs ont fait des informations récentes. Ils foutiennent que vous méritez d'être brülé comme un enchanteur. Vous faites , difent-ils , des métamorphofes ; ils citent entr'autres dames , qui ont éprouvé votre fecret, certaine marquife , qui paroifToit dans la décrépitude il n'y a que quinze jours, & qu'on prendroit a préfent pour une mineure. Cela ne va pas , comme vous voyez, a votre décharge. La chimie ne fait pas de fi grands prodiges, & 1'on peut croire avec fondement que le démon s'en méle. Je vous dirai même qu'il y a deux témoins quï dépofent vous avoir entendu conjurer des efprits malins , en faifant votre compofition. Ah! les fcélérats ! m'écriai-je a ces derniers mots. Qui peut être affez méchant pour inventer de pareilles fables ? Qu'ai-je fait a ces deux mal-  382 HrsTotRE heureux pour m'ofer calomnier ainfi > Puiflè Ia foucire tomber fur Point d'imprécations, mterrompit 1'inquifiteur, point d'invectives. Retournez è votre loge, & demeurez-y tranquillement, jufqu'a ce qu'il ait été décidé, fi vous étes un forcier ou un chimifte. CHAPITRE XLI. De la confolation qu Eflevanille reent dans fon cachot. Ces dernières paroles du grand inquifiteur, ne me parurent pas fort confoiantes. Vive dieu! difois-je en rentrant dans ma celluie, quelle fera la fin de tout ceci ? Mes juges, par ignorance ou autrement, n'ont qu'a trouver que ma pommade fent un peu la cabale, & voila monfieur le chimifie abandonné aux flammes. Comment diable ! malgré mon innocence, je pourrois bien étre brulé au premier acle de foi. Cette réflexion m'attrifta & me fit tomber dans une mélancolie noire qui m'auroit peut-être rendu fou , fi Ie ciel ne m'eüt préfervé de ce malheur, en'm'envoyant dès le lendemain une confolation a laquelle je ne me ferois jamais attendu. Un des gardes qui m'apportoient ordinaire-  d' Estevanille. 383 ment a manger, étant entre' dans ma loge, s'avifa , contre fa coutume , de me parler : feigneur prifonnier, me dit-il tout bas, ne vous appelez vous point Eftevanille Gonzalez ? Oui, mon ami, lui répondis-je, c'eft mon nom. Cela étant, reprit-il, je vais m'acquitter d'une commifiïon dont je me fuis chargé a quelque péril que je m'expofe en me mélant de vos affaires. Apprenez que deux dames font aótuellement en mouvement, & remuent ciel & terre pour vous tirer des griffes de 1'inquifition. Elles ont déja mis dans vos intéréts quelques grands feigneurs, qui ont promis d'intercéder pour vous, & je puis vous affurer que le crédit de ces interceffeurs eft tel , que vous avez tout lieu d'efpéret que vous fortirez bientót d'ici. Cette nouvelle fut un doux lénitif a mon affhótion. Mon enfant, dis-je au garde, il eft bien mortifiant pour moi de ne pouvoir que par des paroles reconnoïtre le plaifir que vous me faites, mais le faint office m'a mis hors d'état de Je le fais bien, interrompit - il avec précipitation. II ne vous a laiffé que ce quil n'a pu vous öter. Je n'attends de votre part, ajouta-t-il, que de fimples remercimens. Si je mérite quelque chofe de plus, les dames qui s'intérelTent fi vivement pour vous, auront foin de vous acquitter envers moi.  3^4 H i s t o i k e Hé ! qui font, dis-je au garde, ces charitables dames qui tentent 1'entreprife de ma délivrance? Pardonnez, feigneur Gonzalez, fi je ne puis fatisfaire votre curiofité la-deiTus, me répondit-ü. Elles m ont expreflément défendu de vous les nommer. Mais elles m'ont en même tems ordonné de vous alfurer qu'elles n'épargneront rien pour vous arracher a 1'inquifition. En achevant de, parler de la forte, il fe retira promptement de peur de fe rendre fufped par un plus long féjour dans ma loge. Lorfqu'il fut forti?, je dis en moi - même: j'aurois pourtant fouhaité que ce garde m'eüt appns Ie nom de ces dames , que je foupcortne étre la comtefie & la femme de 1'alcade, oula marquife. Ces perfonnes apparemment informées de mon malheur par la renommée, veulent me tirer de prifon par reconnoiiTance. Ne me trompai-je point auffi ? Et ces généreufes dames, qui font tant de démarches en ma faveur, ne feroient-ce pas plutöt la fegnora Dalfa & fa nièce? Je m'arrcte a cette penfée. Oui, ce font elles affurément. Je n'en doute plus. Le bruit de mon emprifonnement fera parvenu aux oreilles de ces dames, & Bernardina furie champ aura été prier le comte de Medellin d'employer fon crédit pour moi. Une autre chofe encore me  d'Estevanille. 385* me confirme dans cette opinion, c'eft que n'ayant pas mon fecret que j'ai promis ds L ur communiquer, la crainte de le perdre les oblige a folliciter vivement ma liberté, C'étoient en effet ces deux dames qui avoient gagné le garde. II me 1'avoua le jour fuivant. li eft vrai, feigneur Gonzalez, me dit-il, que c'eft a dona Bernardina & a la fegnora Dalfa , fa tante, que vous êtes redevable du petit fer» vice que je vous rends. Elles m'ont engagé a vous parler, pour vous faire favóir , qu'ayant été informées que vous étiez dans les prifons du faint office, elles vous avoient trouvé des protecteurs. Le comte de Medellin Sc le prieur de Caftille, a leurs prières', obfédent monfieur le grand inquifiteur dont ils font amis particuliers, & je crois qu'ils obtiendront votre élargiffement. Ce n'eft pas, ajouta-t-il, que cela foit fans difficulté. Car ce juge a' dit a ces feigneurs. que vous étiez accufé de forcellerie, & vous favez que 1'inquifition, fur cette matière, eft fans miféricorde. Cependant vous pouvez tout attendre de deux folliciteurs de cette importance. Ce difcours du garde me caufa une nouvelle inquiétude : fi monfieur 1'inquifiteur, difois-je, s'obftine a vouloir que je paroiffe coupable, U Bb  $26 HlSTOIRE n'aura aueun égard aux follicitations de ces feigneurs , qui de leur cöté, piqués de lui avoir en vain demandé la liberté d'un prifonnier , fe brouilleront avec lui, & je ferai la viótime de leur brouillerie. Effeétivement, le lendemain au foir, le garde en m'apportant a fouper, me dit, j'ai vu les dames que vous favez , & voici ce que j'ai a vous dire de leur part. Le comte de Medellin & le commandeur de Caftille peu fatisfaits du grand inquifiteur, fe font adreffés au comte d'Olivarès , premier miniftre , & l'ont prié de s'entremettre de votre affaire par charité, & d'arracher aux flammes un innocent. Ils l'ont mis au fait des métamorphofes que votre pommade fait faire ; & fon excellence après en avoir ri, a promis de ne vous point abandonner a la fainte fureur de 1'inquifition. Voila ce que ces dames m'ont chargé de vous apprendre. Dans peu de jours je vous informerai de ce que le comte d'Olivarès aura fait pour vous.  u' EsTEVANILIEi 387. Chapitre xlii. Comment & dans quel état Gon^alei fortit des prifons de Cinquijïtion, d>e rapport me raffura un peu. Je favois que ce comte, moins miniftre que roi , pouvoit tout ; & j'étois perfuadé qu'a fa prière le grand inquifiteur m'élargiroit volontiers, & je ne me trompois point dans ma conje&ure , comme vous 1'allez entendre. Le premier miniftre en allant, felon fa coutume, au lever du roi, rencontra le grand inquifiteur dans 1'antichambre. II 1'aborda d'un air riant, & 1'ayant tiré a part: monfieur 1'inquifiteur, lui dit-il, j'ai une prière a faire a votre révérence. Une prière, lui répondit le moine en baiffant les yeux humblement : commandez. Vous avez , reprit le comte, dans vos prifons un certain chimifte appelé Gonzalez , vous me ferez plaifir de Ie remettre en liberté. Quoiqu'il y ait de fortes preuves qu'il fe méle de magie, répartit 1'inquifiteur, je ne puis rien refufer a votre excellence. Dès demain il fera libre. Mais., ajouta-t-il4 trouvez bon, s'il vous plaït, que fon élargiffement fe faffe d'une facon qui ne déshonore pas ' Bb«  3§8 Histoire le faint office. C'eft ainfi que je 1'entends , dit le miniftre : a dieu ne plaife que je veuille donner la moindre atteinte a 1'autorité de irotre tribunal. Je ferai content, pourvu que cciprifonnier forte fain & fauf de vos prifons. L'inquifïteur le lui promit, & tint exactement fa promeffe ; mais il me fallut auparavant effuyer des formalités que le faint office obferve fcrupuleufement, & que je puis rapporter a préfent que je ne le crains plus. Le lendemain du jour que le premier miniftre avoit parlé au grand inquifiteur, je fus conduit dans une falie oü ce deraier m'attendoit , pour me donner mon audience de congé ; Gonzalez , me dit-il, votre procés eft fmi, & vous allez fortir de prifon tout-a-l'heure ; mais il faut auparavant, pour vous conformer a nos ufages, que vous confelTiez que vous êtes coupable. Qui ? moi ? interrompis-je affez brufquement. Je n'avouerai jamais cela. Ecoutez - moi avec attention , interrompit le moine a fon tour. N'allez pas faire une mauvaife affaire d'une bonne ; comme la fainte inquifition , continuat-il, ne fait jamais arréter perfonne injuftement, lorfqu'elle veut relacher un prifonnier, elle exige de lui, füt-il innocent, qu'il fe confeffe coupable, afin de lui faire grace comme a un criminel. Je me laiffai étourdir de ce raifonnement  T> ESTEVANILLE. métaphyfique. i'avouai tout ce que voulut monfieur 1'inquifiteur. Après quoi il me dit : il ne vous refle plus qu'une chofe a faire pour éprouver la miféricorde du faint office. En même tems ouvrant un miffel qui étoit fur la table, il me fit pofer la main deffus, en me difant : promettez & jurez que vous garderez un éternel filence fur tout ce vous avez vu a 1'inquifition , & fur le féjour que vous y avez fait; que vous ne parlerez jamais- de ce tribunal ni de fes miniftres, qu'avec un refpect infini. Auffi bien s'il' vous échappoit quelques traits Tailleurscontre la fainte inquifition , vous- pourriez vous en repentir. Dans quelque ville, dans quelque bourgade, dans quelque endroit d'Efpagne oü vous puiffiez aller, elle a par-tout des officiers qui veillent fans ceffe a fes intéréts , & qui arrêtent fans diftinótion les petfonnnes qui ofent parler d'elle avec irrévérence. Prenez-y donc bien garde, mon ami, pourfuivit le moine, car fi par malheur il vous arrivoit de retomher entre nos mains , vous feriez.' puni comme relaps, & par conféquent brülé , fans que le puiffant protecteur a qui vous devez aujourd'hui votre. élargilTement, put vous fiiuver. Faites donc , ajouta-t-il , le ferment que j'exige de vous, & retirez-vous enfuite oü bon vous femblera, Mais , mon très-révérend père-, Bb 3.  39° Histoire lui dis-je, ayez , s'il vous plaït, la bonté de me faire rendre mes hardes & ma malle : ah ! mon enfant, me répondit fa révérence, comme Ci elle eut eu compaffion de mon malheur, je vous plains , c'eft tout ce que je puis faire pour vous. Sitöt qu'un accufé entre dans les prifons du faint office , s'il eft foupgonné de magie, dès ce moment tous fes effets font confifqués au profit du roi. C'eft la regie. Cela eft malheurenx pour vous. Mais il faut vous en confoler , en faifant réflexion que bien des prifonniers n'en font pas quittes, comme vous, pour la perte de leurs biens. A ce difcours qui ne me faifoit que trop connoitre que monfieur le grand inquifiteur n'avoit pas envie de lacher ma malle qu'il tenoit dans fes ferres , je foufcrivis de bonne grace a la confifcation ; & après avoir juré fur le miffel que je ne dirois jamais que du bien de meffieurs les officiers du faint office, je fortis de fes prifons prefque nud, les gardes de eet enfer, pour avoir quelque part a mes dépouilïes, m'ayant óté en fortant un bon habit que j'avois, pour me revëtir d'une vieille vefte noire & fans manches. Encore faut-il obferver qu'il y avoit fur cette vefte des flammes peintes, qui marquoient bien que c'étoit le refte d'un habilïement de brulé,  r>' ESTEVANILLE. 35>ï CHAPITRE XLIH. 11 va voir la fegnora Dalfa & Bernardina pour leur rendre grdces de fa d-Jivrance. De taccueil eonfolant que ces dames lui firenu U leur communiqué fon fecret. J'avois tant de honte de paroïtre dans 1'état miférable oü je me trouvois, qu'au fortir des prifons de ï'inquifition je me refugiai d irs la première e'glife que je rencontrai, & oü, grace au ciel, il n'y avoit perfonne. Je me cachai derrière un tombeau; & la j'attendis la nuit quï n'étoit pas éloignée. Sitót qu'elle fut venue, j'allai chez mes libératrices, qui ne me remirent pas d'abord que je me préfentai chez elles. Ma figure même leur fit peur. Mais lorfqu'elles m'eurent reconnu, elles fe mkent a rire comme deux folies, en me voyant ajufté comme je. 1'e'tois.. Mefdames, leur dis-je, 1'uniforme des prifonniers du faint office vous réjouit, ce me femble? Oui, vraiment, me répondit Bernardina, qui étoit une rieufe, nous fommes for-toutenchantées de votre vefte; elle vous donne un air galant: c'eft dommage qu'elle fente un peu Vacle de fou C'eft, repris-je, un préfcnt que,: Bb4  £P2 HrsTorRE les gardes deJinquifition m'ont fat en échange Les dames, après avoir bien ri, reprirent leur leneux, pour me témoigner le déplaifir que leur avoit caufe mon emprifonnement. Nous en avons eu, duent-elles, d'autant plus de chagrin, que nous en fommes la première 'caufe; car c'eft «ous qui vous avons confeillé de débiter votre pommade & votre eau. Mefdames, leur répond^-je,. fi vous m'avez innocemment jeté dans un peril affreux, en récompenfe vous m'en avez heureufement tiré. II m'en coute, a la vérité tout ce que je poffédois de bien; mais par bonheur, je fuis accoutumé aux alternatives de la iortune.. Nous voudrions bien, ma nièce & moi, dit a orsla tante, étre allez riches pour vous offrir plus que vousn'avezperdu; mais ouelque bornees que foient nos facultés, du moins nous pouvons vous remettre au méme état oü vous etiez avant que vous euffiez fait connoiiTance avec le grand inquifiteur. Quand la fegnora Dalfa parloit ainfi, c'eft qu'elle croyoit que ce juge ne m'avoit rafié que 1'argent des dames que j'avois embellies; car je ne lui avois pas dit un mot,, non plus qua fa nièce, des ducats de =mon oncle. Madame, lui répondis-je, c'eft  . d'Estevanilli, 593' pouffer la générofité trop loin; & je croirois en abufer, fi j'acceptois Fi donc! Gon¬ zalez, interrompit Bernardina, d'un air brufque qui marquoit fon bon cceur; vous fied-t-il bien de faire des facons avec vos amies ? Vous demeurerez avec nous. Vous , aurez ici un petit appartement oü vous ne ferez point mal, & nous vous offrons notre table & notre bourfe. J'acceptai cette propofition, qui m'e'toit faite de trop bonne grace pour être rejctée,' outre quil ne convenoit point a un homme, qui portoit une vefte de brülé, de refufer un pareil fecours. Je devins donc commenfal de ces dames , avec qui je foupai fait comme j'étois. Mon habiïlement burlefque, au lieu de leur bleffer la vue, les faifoit rire de tems en tems, & leur infpiroit des plaifanteries qui rendoient le repas charmant. Elles n'épargnerent pas le faint office; & moi-même, oubliant le ferment que j'avois fait fur le miffel, je leur fis part de quelques obfervations plaifantes fur les formalités de ce tribunal. Mais ce qui divertit infiniment mes hóteffes, c'eft qu'après m'étre laché contre le grand inquifiteur, & 1'avoir acommodé de toutes pieces, je m'arrêtai tout court; & m'itnpofant filence : paix, Gonzalez, me dis-je a moi-même, taifez - vous : fongez que vous ne devez dire que du bien de ces meffieurs, quel-  '394 HlSTOIKE que fujet que vous ayez de vous plaindre d'eux, & de les regarder comme des corfaires de Barbarie. Je fus de fi belle humeur pendant le foupe', qu'on eut dit que la perte de ma chère malle metoit indifférente. Cependant elle me tenoit toujours au cceur, & je n'y pouvois penfer fans donner au diable toutes les inquifitions du monde. Après nous être égayés tous trois a table, chacun fe retira dans fon appartement. Je trouvai dans le mien un bon lit, au lieu d'un grabat comme celui de ma prifon, & la richeffe des meubles répondoit a la bonté du lit. Tout dans eet appartement faifoit honneur au goüt du comte de Medellin. Après avoir confidéré chaque chofe avec plaifir, je me déshabillai, ce qui fut bientot fait, & je me couchai dans 1'efpérance de faire la nuit tout d'une pièce. Néanmoins, contre mon attente, & comme fi le lit n'eut point été fait pour dormir, le fommeil ne put s'emparer de mes fens qu'un quart-d'heure avant le jour. Alors m'étant endormi profondément, je ne me réveillai que longtems après le lever du foleil. Sur les neuf heures du matin, Ia porte de ma chambre s'ouvrit, & je vis entrer la fegnora Dalfa fuivie de trois hommes, dont deux portoient des paquets de hardes, Seigneur Gonza-  to'EsTEVANlLLE. lez, me dit cette dame, voici le meilleur fripier de Madrid que je vous amène. II vous apporte plufieurs habits que je vous laifle effayer. En achevant ces mots, elle fe retira pour que je fiffe ces effais avec plus de liberté. Je demeurai donc avec le fripier & fes gargons, qui, fans perdre de tems, défirent leurs paquets & préfentèrent a mes yeux cinq ou fix habits complets, tous plus propres les uns que les autres. II y en eut un principalement qui me plut fort, & que je choifis moins pour fa magnificence, tout riche qu'il étoit, que paree qu'il paroiffoit avoir été fait expres pour moi, tant il étoit convenable a ma taille. Le fripier me fournit avec eet habitune épée, un chapeau de caftor, des bas de foie, des fouliers, des chemifes de toile d'Hollande, & tout cela par ordre & aux dépens de mes belles höteffes, qui ajoutèrent a cette dépenfe une bourfe de cinquante doublons qu'elles me forcèrent d'accepter malgré tout ce que je pus faire pour m'en défendre. Je leur dis que , fatisfait de leur table & du logement que j'avois chez elles, je les priois d'en demeurer la, & de fe repofer fur mon induftrie du foin de m'entretenir. Hé ! vraiment, dit Bernardina, il ne tient qu'a vous de regagner vingt fois plus que vous n'avez perdu. II ne faut pour cela que continuer a débiter votre pom«?  made & votre eau. C'eft de quoi je me gardera! ben, m'écriai-je. Les envieux qui m'ont ete déférer au faint office, ne manqueroient pas de me faire retomber entre fes mains, & vous iavez de quelle maniere il en ufe avec les Relaps accufes de fortilège. Votre crainte eft jufte, dit alors la tante, re«oncez a ce métier-li. Nous le ferons pour vous, ma nièce & moi, avec tant d'adreffe & öe leem que nous le pourrons faire impunément. Enfe,gnez-nous a compofer votre pommade & votre eau^& fans que vous vous en meliez, vous aurez le tiers du profit. Je ne balanca, point è faire avec elles une convention i avantageufe pour moi ; & fans différer, je leur donnai un mémoire oü étoient fpécifiées toutes les drogues qui entroient dans la compofition de ma pommade & de mon eau, & je leur montrai è la faire, ce qu'elles apprirent avec une facilité merveilleufe, tant ellesavoient le cceur a l'o ivrage. J'employai cinq oü fix jours è les inftruire, fans fortir de leur maifon; & quand je les eus bien endoctrinées, elles me dirent que je n'avois déformais qu'a les laiiTer faire toutes deux. C'eft a' nous, dit Ia fegnora Dalfa, c'eft a nous préfentement a travailler pour le bien de notre petite fociété. C'eft de quoi nous nous char-  d'EsTEVANILLE, 307 geons, ajouta la nièce. Nous débiterons la marchandife fans que vous paroilTiez'la-dedans, 8C nous vous en rendrons un compte fidéle. Vous, pendant ce tems la, vïvez le plus agréablement qu'il vous fera poffible. Voyez vos amis. Allez avec eux faire le galant dans les prairies de faint Jéróme, & aux fpectacles fifler les pièces nouvelles. DivertiiTez-vous bien. Je vous dirai même que nous ne voulons pas vous gêner en vous obligeant a loger avec nous. Si vous aimez mieux demeurer dans votre hótellerie, vous n'avez qua y retourner. Mefdames, leur dis-je alors, parions a cceur ouvert. II me femble qu'il eft a propos que nous ayons des demeures féparées. II eft bon même que nous paroiffions n'avoir aucun commerce enfemble. Je viendrai feulement chez vous de tems en tems pendant la nuit; avec cette précaution, nous tromperons la vigilance & les foins de mes ennemis, qui vont fans doute m'obferver, & nous débiterons notre marchandife fans inquiétude. Mes affociées approavèrenl eet avis; & tous trois d'accord enfemble nous nous fe'parames; elles dans la re'folution d'embéllil bien des vifages gate's par le tems; & moi charmé d'avoir du revenant-bon dans notre trimc fans m'en méler.  $o8 HlSTOIRE CHAPITRE XLIV. II retourne d fon hótellerie. De l'entretien quil eut avec fon hóte, & de la joie quil eut de revoir fon ancien ami Ferrari. Suite de leur reconnoiffance. Je pris le chemin de mon ancienne demeure, je veux dire de mon hótellerie ; & quand je parus devant mon hóte, il crut voir un fantóme. Eft-ce vous, feigneur Gonzalez, s'écria-t-il, dans 1'excès de fon étonnement ? Eft - ce vous que je vois en effet? C'eft moi-même, mon cher Andrefillo, lui répondis-je en 1'embraiTant. Vous ne vous attendiez pas a un fi prompt retour, n'eft-ce pas ? Non, ma foi, me répartit - il. La fainte inquifition, que je tiens pour la plus méchante des trois mauvaifes faintes qui font en Efpagne, ne lache pas facilement fa proie. Je dirai plus; je vous ai cru perdu. Hé ! pourquoï donc, repris-je? Les juges du faint office ne font-ils pas auftï juftes qu'éclairés ? Ils ont connu mon innocence; ils m'ont remis en liberté: oui* Mais, répliqua-t-il, vous ont-ils reftitué tous vos effets? C'eft-la le hic. Taifez-vous, mon ami, lui repartis-je, en mettant Y index fur ma  d'Estevanille. .jpp bouche. Ne me faites pas, je vous prie, de queftions qui m'induifent a rompre un filence que je veux garder toute ma vie. Ce n'eft pas, ajoutai-je, que je ne fois perfuadé qu'avec vous je puis m'épancher fans contrainte. Oh! pour cela oui, reprit-il; vous le pouvez hardiment. Je fuis difcret, & de plus votre ami: d'ailleurs, quelque mal que vous me puiffiez dire de ces meffieurs-la, j'en penfe encore davantage. J'ai connu , pourfuivit - il, ( car le feigneur Andrefillo étoit un peu babillard), j'ai connu un fort honnéte homme, qui a été trois ans dans leurs prifons, fans favoir pourquoi. Comme il foutenoit toujours qu'il étoit innocent, il fut condamné au feu; mais la veille de facie de foi, effrayé de 1'appareil de fon fupplice, il s'avoue coupable contre le témoignage de fa confcience, pour fauver fa vie. Néanmoins cela n'empêcha pas que tous fes biens ne fuffent confifqués, & lui, envoyé aux galères pour cinq ans. Mon hóte étoit trop en train de parler contre le faint office, pour en demeurer-Ia. II me fallut encore efluyer le récit de cinq ou fix autres hiftoires a la louange de ce tribunal. Je fus obligé de 1'interrompre, pour lui demander s'il ne favoit pas ce que mon valet étoit devenu. C'eft ce que j'ignore, me répondit-il.  400 HlSTOIRE Je fais feulement qu'épouvanté de votfe dérention, il a pris la fuite, & que, pour aller plus vite, il a emmené votre mule. Au refte, il n'a fait en cela que prévenir 1'inquifition ; paree qua peine eut-il difparu, qu'il vint chez moi un Familiar, la gueule enfarine'e, demander votre mule. Vous voyez par ia que ces officiers font bien leftes, & qu'ils veulent que rien ne leur échappe. Je fuis furpris, ajouta-t-il, qu'ils vous ayent laifle fortir de prifon avec le bon habit que je vous vois. Ils n'en ufent pas toujours fi honnêtement avec leurs prifonniers. Mon ami, dis-je a mon hóte, j'ai achete' eet habit depuis ma fortie. J'en avois un auffi bon lorfque j'ai e'te' arrete'; mais les gardes du faint office fe le font approprié avant que de me lacher. A ces paroles, Andrefillo en eut pour un quart-d'heure a rire. Pour moi qui ne trouvois pas cela fort plaifant, je lui dis: parions d'autres chofes, & que déformais la fainte inquifition ne fafte plus la matiere de nos entretiens. J'ai de grandes mefures a garder avec cette fainte-la. Je reviens loger chez vous, pourfuivis-je. Mon appartement eft il vuide? Oui, répondit 1'hóte, & vous le trouverez tel que vous 1'avez Iaifté. Vient-il toujours bien du monde fouper chez vous, lui répliquai-je ? Plus que jamais, repartit Andrefillo,  D'ESTIVANHli. ijöj te Vous y verrez de nouveaux vifagès. C'eft ce que je demande, lui dis-je. Cela me fera plaifir. J'aime les tableaux changeans. Véritablement dès ce foir méme, je foupal avec plufieurs cavaliers qui m'étoient ificonnus & avec un que je connoiffois fort; mais que je' ne rerms pas d'abord. C'étoit Ferrari, ce gen tilhomme itafien que j'accompagnai par amitié depuis Livourne jufqu'a Pife fa patrie • chez qui je demeurai quelque tems; & qu'énfin je quittai, quand je m'appercus que j'étois de trop dans fa maifon. Ferrari, en me revoyant, fut frappe de mes traits comme je 1'avois été des hens, & venant è moi après le foupé les bra* ouverts : le feigneur Gonzalez, me dit-il, veut bien que je 1'embrafle, après une fi longue féa paration. Je ne me refufai point a fes embrafiV mens, & nous nous fitnes mille politefies de part & d'autre. Enfuite changeant de ton : j'ai bien des chofes è vous apprendre, me dit-il; maïs comme nous ne fornmes point ici dans urt endroit propre a nous entretenir d'affaires fe-crètes, permettez que je vous dönne rendezvous au Prado demain matin fur les neuf heu-rcs Je m'y trouverai, lui fépondis je; fi vous' louhaitez que nous ayons enfemble une converfation particulière, je n'en ai pas moins d'en- C*  402 HlSTOIKE vie que vous. Nous nous retirames la-deffus . ^ui dans un hotel garni qui étoit dans le voifinage, & moi dans mon appartement. Le lendemain, avec quelque empreffement que je me rendifle au Prado, je n'y arrivai pas le premier. Ferrari m'y attendoit. Nous nous donnames de nouvelles accolades, après quoi rkalien prenant la parole : feigneur Gonzalez, me dit-il, je fais bien pourquoi vous difparütes tout a coup de chez moi a Pife. Engracie m'en a fait coniidence en mourant. Comment! interrompis-je, avec autant de furprife que de précipitation , vous avez perdu votre époufe ? II y a deux ans, reprit-il, qu'elle mourut en accouchant d'une fille qui la fuivit de prés. Cher époux, me dit-elle, en m'embraffant pour la dernière fois, ce que je vous prie entr'autres chofes de me pardonner, c'eft de vous avoir fait accroire que votre ami Gonzalez a voulu tenter ma fidélité. Cela eft faux. Jamais fa tendreffe pour vous ne s'eft démentie; mais j'ai eu recours a ce menfonge pour me défaire d'un homme qui poffédoit votre confiance. Jaloufe de 1'amitié parfaite qui vous uniffoit 1'un & 1'autre , j'en ai voulu rompre les nceuds. Je me repens , ajouta-t-elle, de lui avoir fait cette injuftice; & fi le hafard vous le fait rencontrer  quelque jour, je vous charge de lui en demander pardon pour moi. Oh ! je la lui pardonne de bon cceur, m'é"ctm-jem fouriant. Un pareil trait de jaloufïe eft excufable dans une femme. Je fuis fkhé feulement qu'il m'ait fait perdre votre amitié pour un tems. II eft vrai, dit Ferrari, que fur le faux rapport que ma femme me fit de votre perndie , ,e me fentis vivement irrité contre vous; maïs fitót qu'elle m'eut défabufé je pleufcu notre féparation , & j'en ai toujours été occupé depuis ce tems-la. Voila ce que j'étois bien-aife de vous apprendre. Je ne 1'ignorois pas, lm ais-je. Deux mois après mon départ de '6 rendontrai a Florence Spinette, confidente de votre époufe. Cette fille me dit qu'elle venoit de quitter le fervice d'Engracie, & m'appnt en meme-tems la'rufe dont cette dame s% toit fervie pour m'éloigner de vous. Mais en core une fois, je la lui pardonne. Elle n'en a ete que trop punie, puifqu'elle ne vit plus. Je demanda! eüfmte a Ferrari 1'état préfem de fa lörtune, sil étoit veuf ou remarié Remarié! s'éCria-t-il d'un air d'indignation. Ah ! le ciel men préferve! Vive le veuvage. II eft preferable a 1'union conjugale la plus parate. Quand ma femme mourut, je jurai de nen avoir jamais d'autres; & grace au ciel, je Ccz  404 HlSTOlRE ne me fens aucune tentation de violer mon ferment. Vous m'étonnez , lui dis - je ; pourquoi tenez-vous ce langage? Qui peut vous révolter ainfi contre 1'hymenée? Eft-ce que vous croyez la perte d'Engracie irréparable ? Non , me répondit-il ; je fais parfaitement que fi je voulois convoler en fecondes noces, je trouverois fans peine une dame auffi aimable qu'Engracie. Mais entre nous, dans 1'état du mariage un époux a tant de devoirs a remplir, que cela devient incommode a un homme qui aime fa liberté. J'aimois ma femme, j'en étois aimé ; cependant je fentois qu'il me manquoit quelque chofe pour ctre heureux; & préfentement que je fuis veuf, je jouis d'un parfait bonheur. II eft vrai que je fuis plutöt né pour vivre librement avec mes amis, & me réjouir avec eux, que pour m'attacher a une femme & me rendre fon efclave, en confacrant tous mes momens au foin de lui plaire. Peut-étre, continua-t-il, penfez-vous autrement que moi. Peut-être même que je parle a un homme qui eft actuellement dans les liens du mariage, & qui a une époufe qu'il idolatre. Non, lui dis-je, dieu merci, je fuis toujours gargon. H m'a pris fantaifie une fois de vouloir me marier; mais mon heureufe étoile m'a empcché d'en faire la folie. Depuis ce tems-la je  d'EsTEVANILLE. 40/ n'ai plus été tenté de quïtter le célibat. Fernr £ me parut bien-aife de m'entendre parler de cette forte. Je fuis ravi, me dit-il • de vous voir dans des fentimens conformes aux miens. Il ne tiendra pas a moi que nous ne vivions encore enfemble. Voulez-vous joindre de nouveau votre deftinée k la mienne ? Venez habiter avec moï un affez beau chateau que j'ai aux portes de Burgos, que ma tante de Montréal, dont je fuis unique héritier, m'a laiffé par fa mort. II y a prés de quinze mois que j'en ai pris poffeflïon, & que j'y fais mon féjour. J'ai abandonné Pife & tout le refte de 1'Italie, pour venir demeurer en Efpagne, oü je paffe le tems fort agréablement avec trois ou quatre amis de mon humeur; & ma félicité fera parfaite, fi je puis vous engager a partager nos plaifirs. Je n'aurois point accepté le parti que ce gentilhomme me propofoit, fi j'euffe encore poffédé ma chère malle ; mais dans 1'état oü le faint office m'avoit réduit, je regardai 1'offre de Ferrari comme un avantage dont je devoïs profiter; outre qu'après mon aventure je n'étois pas faché de m'éloigner de Madrid, du moins pour quelque tems. Je promis donc a 1'italien d'aller viyre k Burgos avec lui. Tout ce que je crains, lui dis-je, mon ami, c'eft que la fantaifieda Ces  '406* Histoire vous remarier ne vienne a vous prendre, & que votre feconde femme ne foit auffi funefte que la première a notre amitié. Ah ! c'eft ce que vous ne devez nullement appréhender, me répondit-il. Je fuis revenu des femmes. Dans la prévention oü je fuis contre elles, aucune jamais ne deviendra la mienne. Quelques belles qualite's que je voie briller dans une fille, je ne m'en laijTe point éblouir jufqu'a m'imaginer que c'eft une perfonne fans défaut. II n'y a point de femme qui n'en ait. Oü en trouverez-vous une qui foit fans caprices ou fans tempérament. II faut fe défier des plus belles apparences qui mafquent fouvent de grands vices. Engracie, par exemple, ma chère époufe Engracie, quand je 1'époufai, faifoit paroïtre une douceur angélique. J'en étois charmé; mais bientót ceffanÈ de fe contraindre, elle me fit voir qu'elle étoit naturellement violente & emportée. Sur-tout quand on la contredifoit, c'étoit une petite énergurnène, Enfin, c'eft elle qui m'a révolté contre fon fexe ; & vous pouvez hardiment vous fier a 1'affurance que je vous donne, que le dieu de 1'hymenée jamais ne rallumera pour moi fon flarnbeau, Vous me raflurez par ce difcours, dis-je a ce gentilhomme, rien ne m'arrête plus. Je fuis  d'Estevanille. 407 pret a partir ; & moi de méme, répondit-il. Je ne fuis venu a Madrid que pour voir la cour du roi catholique. Je 1'ai vue & j'en ai admiré la magnificence; ma curiofité eft fatisfaite. J'ai dans rhótel garni oü je fuis logé une chaife & trois bonnes mules. Nous prendrons, fi vous voulez, dès demain, le chemin de Burgos. J'y confens, repris-je, pourvu que vous n'ayiez point de répugnance a choifir pour compagnon de voyage un échappé des prifons du faint office. Ferrari ne put s'empêcher de frémir d'horreur en m'entendant parler dans ces termes: que dites-vous ? O ciel! s'écria-t-il; expliquez-vous ? Eft-ce que vous auriez eu le malheur de voir les horribles cachots de la fainte inquifition? Je n'y ai pas été longtems, lui dis-je; mais je m'en fouviendrai toute ma vie. Et quel fujet, répliqua-t-il, pouvez-vous avoir*donné a ce tribunal de vous faire arréter? Contez-moi, de grace, cette aventure. Je lui en fis un récit fidéle, qu'il écouta fort attentivement, tantöt ne pouvant fe défendre de rire, & tantöt laiffant échapper des. marqués de pitié & d'indignation. Quand je 1'eus achevé: je trouverois, rne dit-il, cette hiftoire aflez plaifante, fi votre malle vous eut été rendue ; mais que voulez-vous? Confifquer eft un ufage recu dans toutes les inquifitions. Celfe d'Italie. Cc 4  40§ HlSTOIRË ne vous auroit pas mieux traite'. II faut donc vous confoler de cette difgrace, après laquelle vous ne devez pas heTiter a difparoitre de Madrid. Je n'héfite point du tout, lui dis-je, a vous accompagner. Je voudrois déja étre a Burgos, qu, n'étant connu de perfonne, je ne courrai pas rifque de rencontrer quelqu'un qui me montre au doigt. CHAPITRE XLV. II va voir fes deux affociées pour leur dir$ adieu, & pan avec Ferrari, pour fe rendre. d Burgos, 3e neus garde, comme vous pouvez croire, de partir fans dire *adieu a mes affociées. J'allai chez elles a 1'entrée de la nuit. Je leur dis qu'ayant rencontré par hafard un gentilhomme de mes anciens amis qui voulpit m'emmener a Burgos avec lui, j'y avois confenti, & que dès le jour fuivant nous devions tous deux nous mettre en chemin. Je vois bien, me répondit la fegnpra Dalfa, que vous êtes toujours agité de crainte & d'inquiétude. Rien ne vous oblige a quitter Madrid, oü vous pouvez vivre tranquillement en ne vousmèiant d'aucun commerce.  d'Esteyanilee. 400 Mais vous écoutez une terreur panique, & nous nous oppoferions vainement a votre deflein. II faut donc vous fatisfaire. Partez pour Burgos; & foyez sur, dans quelque endroit du monde que vous vous trouviez, que nous vous rendrons bon compte des profits de notre fociété, 'Bernardina me fit la même promefTe; &c ces deux dames, en attendant qu'il y eut des fonds dans notre caiffe, m'obligèrent d'accepter cent piftoles qu'elles me donnèrent d'avance. Nous nous fimes de part & d'autre mille proteftations d'amitié, Après quoi je pris congé d'elles & regagnai mon hótellerie, oü je foupai avec Fer" rari, qui me dit: je viendrai vous prendre demain , tenez-vous prêt a partir. II n'y manqua pas. A peine étoit-il jour que je vis arriver dans la cour une chaife fort propre , tirée par deux bonnes mules, fur 1'une defquelles étoit un poftillon , & que pre'cédoit un valet monté fur une troifième mule. Notre bagage, compofé d'une groffe valife qui contenoit les habits de Ferrari, Si d'une petite oü étoit le linge dont les dames m'avoient fait préfent, fut attaché derrière la chaife. Voila dans quel équipage nous primes la route de Burgos, Nous allames le premier jour coucher a Paular, le fecond a Aranda de Duero, & le troifième  410 HlSTOIEE a Valladolid, oü nous féjournames pour voir une ville qui a fouvent eu 1'honneur d'être la demeure de nos rois; le cinquième jour enfin, nous arrivames heureufement au chateau de Ferrari, fitué a un quart de lieue de Burgos, du cóté de la plaine de Hontoria. Si ce chateau n'offroit rien de fuperbe a la vue, du moins n'avoit-il pas 1'air d'un chateau en de'cret. II paroiffoit bien entretenu; & ce qui m'en plaifoit davantage , c'eft qu'il étoit d'un bon rapport, puifque fon maitre en tiroit tous les ans fix mille ducats. Le dedans répondoit au dehors ; on n'y voyoit point d'ameublemens magnifiques; mais rien n'y fentoit 1'épargne, & tout y étoit bien étoffé. Outre des fardins parfaitement beaux, il y avoit un vafte pare oü 1'on pouvoit prendre le plaifir de la promenade, & même le divertiftement de la chaffe. Je ne pouvois être dans un féjour plus convenable a la difpofition oü mon efprit fe trouvoit alors. Quoique ie ne duffe plus craindre 1'inquifition, je fentois de tems en tems, malgré moi, s'élever dans mon ame des mouvemens de frayeur, comme fi j'euffe vu des ƒ2mi/iares a mes troufles. Enfin, je menois une vie de lièvre ; mais bien loin de buffer voir ce  d'Estevanille. 41^ qui fe paffoit en moi, je prenois un air réfolu, & me montrois toujours gai. Par-la, je me rendis agréable aux perfonnes a qui Ferrari voulut me préfenter, & tous fes amis devinrent bientót ies miens. II y en eut deux principalement pour qui je me fentis naïtre d'abord de 1'inclination , & qui me plurent également 1'un & 1'autre, quoiquils euffent des caraftères bien différens, L'un fe nommoit don Sébaftien de Rodillas, & 1'autre, don Mathias de Grajal. Ces gentilshommes étoient des environs de Burgos, tous deux a-peu-près du même age, c'eft-adire , de trente - cinq a quarante ans, riches d'honneur, & pauvres de biens. Ils vivoient de leur chaife dans leurs chaumières, & par une fage économie ils foutenoient fort bien leur nobleffe. S'ils n'étoient point en état de régaler magnifiquement leurs amis, ils les recevoient d'une facon qui fuppléoit a la dépenfe qu'ils ne pouvoient faire. Au refte, ils étoient tous deux gens d'efprit, & d'un agréable commerce. Don Sébaftien poffédoit le talent de compofer des romances qu'il mettoit lui - même en mufique, & don Mathias avoit 1'art de faire des récits d'une manière toute réjouiftante, de forte qu'il étoit impoffible de s'ennuyer avec de pareils convives. Nous paftions le tems tous quatre joyeufe-  '4iz HlSTOIRE ment enfemble chez Ferrari , qui fe trouvoit fort heureux d'avoir pour voifins ces deux cavaliers. Nous allions auffi quelquefois chez eux. Un jour que don Sébaftien nous donnoit a diner , il entra tout-a-coup dans la falie oü nous étions, un jeune homme qui avoit a la main un grand baton, un habit tout déchiré, avec une barbe noire & fort épaifte. Sa vue me fit reftou. venir de ma fortie de 1'inquifition & de ma vefte de brülé. Cependant malgré fon miférable habillement & fon air affreux, don Sébaftien ne 1'eut pas fitöt envifagé, que le reconnoiffant, il s'écria : vive dieu ! voici mon frère don Joachim. Je me le remets au travers de fes guenilles & de fa barbe. Oui, mon frère, lui répondit le jeune homme , c'eft moi qui m'offre a vos yeux. Vous ne devez point être étonné de me voir dans 1'état oü je fuis. Un pauvré diable qui revient de Barbarie après cinq années d'efclavage, ne peut avoir un équipage plus galant. Dans quelque déplorable fituation que vous vous trouviez, répliqua don Sébaftien , je bénis mille & mille fois le ciel de vous avoir enfin rendu a mes fouhaits. En achevant ces paroles, il fe Ieva de table avec tranfport pour aller embraffer ce cher frère, qui de fon cöté, fit affez connoitre la joie dont il étoit pénetré,  t)!EsTSVANltLE. 4ï*jf Après qu'ils fe furent donnés mutuelleraertt vingt accolades, don Sébaftien nous préfenta don Joacliim que nous embrafsames aufli, Ferrari , don Mathias & moi» Nous le félicitames fur fon retour a Burgos, & nous eümes lieu de juger , a la facon dont il répondit a nos complimens, qu'il ne manquoit pas d'efprit. II fe mit a table avec nous. Nous nous attendions a voir en lui un famélique voyageur ; mais au lieu de fe jeter avidement fur les mets, dont la table étoit couverte t il garda une grande tempérance , & ne mangea que deux ou trois morceaux. Ferrari étonné de fa fobriété, lui dit : pour un homme qui paroït avoir fait dü chemin, vous n'avez guère d'appétit. II eft vrai, dit don Sébaftien, & cela me furprend, Mon frère, lui répondit don Joachim, prenez-vous en a la joie que j'ai de vous revoir en ce moment. Moment fi longtems defiré ! Je ne t'ai pas moins fouhaité que vous, reprit don Sébaftien. II y a fept ans que vous partïtes d'ici pour aller a faint Jacques de Compoftelle, dans fintention de vous acquitter d'un vceu que vous aviez fait dans une maladie. Je n'ai point recu de vos nouvelles depuis notre féparation. Qui vous a empêché de revenir au logis après votre vceu accompli ? Qu'avez-vous fait pendaat le  4*4 Histoire cours de fept années ? D'oü venez-vous éfifid préfentement ? D'AIger, lui répartit don Joa - chim, de cette ville li funefte aux Chre'tiens , & qu'on peut appeler le fcjour de 1'inhuma- nité. J'y ai pourtant, pourfuivit-il, mangé moins qu'un autre de la vache enragée, comme vous le verrez par la relation que je vous ferai de mon voyage. Vous la pouvez faire devant ces meffieurs, dit don Sébaftien ; ils ne font point de trop. Non vraiment, feigneur don Joachim, s'écria don Mathias, vous êtes ici avec vos amis. Faites-nous le récit de vos aventures. Vous ne fauriez avoir d'auditeurs qui y prennent plus de part que nous. Je vais donc , feigneurs cavaliers , reprit notre captif, vous raconter 1'hiftoire de mon efclavage. Elle eft affez fingulière. En même tems il la commenca de cette facon.  d'Estevanille. 41* CHAPITRE XLVI, II 1 S T O I R E De don Joachim de Rodulaï. En allant a faint Jacques pour y accomplir. mon vceu, je rencontrai fur la frontière de Gahce un pélerin aulfi jeune que moi, qui alloita Compoftelle dans la même intention. Nous nous faluames de part & d'autre fort poliment, & nous Jiames d'abord converfation avec toute la franchife de deux adolefcens. Je lui dis que j'étois de Burgos , & il m'apprit qu'il e'toit de 1'Afturie de Santillana. Nous nous fïmes mutuellement confidence du fujet de notre voyage , que nous réfolümes d'achever enfemble. Nous nous rendimes donc a faipt Jacques, oü nous nous acquittames de nos vceux. Après cela nous nous remimes en chemin pour retourner chez nous. Mais quand nous fümes a Pontferrada, & qu'il fut queftion de nous fe'parer, 1'un pour prendre la route des Afturies, & 1'autre celie de Burgos, nous nous fentimes tous deux tant de répugnance a nous quit-  "4ï^ HtsföïÈË ter, que nous ne pümes nous y réfoudre. Jé rie fais, me dit ie pélerin , fi vous êtes fiché dé notre féparation ; pour moi j'en fuis fi mortifié, fi afflige , que j'aural bien de la peine a m'en confoler. Je puis vous dire la méme chofe, lui i-épondis-je ; vos mceurs douces & vos maniéres agréables, m'ont infpire' tant d'amitié pour vous , que je ne puis vous exprimer jufqu'a quel point je fuis touché de votre perte. Cela étant, fépliqua-t-il, pöurquoi nous dire un éternel adieu ? Uniffbns-nous plutöt. Lions rios fortunes & voyageons par toute 1'Efpagne. Faïfons cette petite échappée. Elle eft pardonnable a deux enfans de familie. Je ne me révoltai point contre une pareille propofitiori : mon ami, dis-je a 1'afturien , car nous vivions déja très-familièrement enfemble, je vous prendróis volontiers au mot, fi j'étois mieux que je ne fuis en efpèces ; mais je dépenas d'un frère, qui, paree qu'il eft né quatre ou cinq aneées avant moi, eft le maïtre du logis. II ne m'a donné qu'une fomme fort modique pour faire mon voyage, & il ne me refte enfin que trois piftoles pour me rendre a Burgos. Je ne ferois pas plus en fonds que vous , reprit-il, fi je m'en fulfe tenu a ce que j'ai regu de mon père, qui eft un vieiüard avare ; mais je vous avouerai que de peur de manquer d'argent  b'Estevanuli. 417 gent fur la route, je me fuis rnuni, par précaution, d'une bourfe de cinquanté doublons que j'ai trouvé moyen de m'approprier furtivement au logis. Avec ce petit tréfor, continua-t-il, gagnons la ville de Salamanque ; & lè , nous aviferons au parti qui nous fera le plus convenable. Je ne manquai pas d'applaudir a la précaution de 1'afturien , toute condamnable qu'elle étoit ; & fur le champ nous determinant a partir , nous tournames nos pas vers Salamanque. Je ne vous dirai pas pourquoi nous réfolümes d'aller a cette ville plutöt qua une autre, fi ce n'eft a caufe de fon univerfité que nous avions fouvent entendu vanter, & que nous étions bienaifes devoir. Etant donc arrivés a Salamanque, nous allames loger dans une bonne hótellerie, oü d'abord mon compagnon de voyage fit venir un fripier qui lui óta fon habit de pélerin , & luien fournitun de cavalier dans le gout du mien. Nous achetames en même tems du llnge & d'autres chofes qui nous étoient abfolument néceffaires. Ce qui fit faire a notre caifte une terrible évacuation ; mais en récompenfe, nous nous mïmes de manière que nous avions Fair de deux petits feigneurs. Nous eümes bientöt vu ce qu'il y a a Vo'r de cuneux dans la ville de Salamanque j 84 Dd  4is HlSTOIRE notre deflein n'étant pas de nous y arréter long-» tems, nous n'y demeurames que quatre ou cinq jours, au bout defquels il nous prit fantaifie d'cnhler la route de Madrid , pour jugjr-par nous-mémes, fi la magnificence de la cour d'Efpagne répcndoit a la fupeibe idee que nous en avions. Nous partimes donc de grand matin de Salamanque par la voiture des capucins , portent tour a tour fur nos épaules un fac oü étpit notre linge ; mais a peine fümes nous arrivés au village d'Alda-Luenga, que nous entendimes derrière nous un bruit de. fonnettes caufé par trois mules qu'un muletier conduifoit , & dont il y en avoit deux a vuide. Nous 1'arrètames quand il fut prés de nous, pour lui demander oü il ailoit. A Madrid, nous réponditil. Et de combien , lui dis-je , vous contenteriez-vous pour voiturer jufque-Ia deux jeunes gaiilards qui font un peu courts d'efpèces ? Meffieurs , répartit le muletier, vous me donnerez ce qu'il vous plaira. 'Puifque je m'en rctourne a vuide, je veux bien que vous profitiez de 1'occafion. Nous montames auffitöt , 1'afturien & moi, chacun fur une mule , & nous aliames coucher a Villaflor, a 1'entrée ds Ia Caftille-vieille. Notre premier foin en arrivant a riiötellerie, fut d'crdonner qu'on nous préparat un bon fou-  d'Estevanixle. 41c. pé. Ce que 1'hóte fit volontiers , nous jugeant, en état de le bien payer. Lorfqu'il fut tems de fouper, nous obligeames le,muletier de fe met-j tre | table avec nous, tant nous étions contens de lui. On nous fervit un levreau en ragout^" Je fis d'abord quelque difficulté d'en goüter rf craignant que ce ne fut un autre animal; mai^ ie muletier nous répondit de 1'intégrité de I'hÓte ; & fur fa garantie , nous en mangeame» comme des affamés impunément. Le lendemain »ous en agïmes avecjui de la méme manière 3 & le jour fuivant, lorfque nous fÜmes arrivé* a Madrid, 1'afturien lui préfenta une doublé piftole pour nous avoir voiturés ; mais il Ia refufc genéreufement , tout muletier qu'il étoit , en nous difant qu'il ne vouloit point prendre d'argent de deux cavaliers qui 1'avoient fi bien régalé fur la route. ^ Quand nous eümes quitté ce voiturier défintérelfé * nous demandames le quartier de la cour. On nous I'enfeigna. Nous nous y rendimes & la, nous entiimes dans une hótellerie de fort belle apparence, & dont le maïtre nous mena Iui-même a 1'appartement qu'il nous deftmoit. Vous jugez bien que nous vovant fans luite & fans équipage, il ne nous donna pas le plus beau de fa maifon ; mais il nous en fit préparer un qui étoit affez propre, & oü il y avoit Dd2  42G> HlSTOÏSL2 deux fits, dont des perfonnes plus délicates que nous, fe feroient fort bien accommodées. L'hóte, curieux de favoir qui nous étions, nous-detnanda ce qui nous amenoit a Madrid, en nous priant de 1'excufer, s'il ofoit prendre cette liberté. Nous ne lui eümes pas plutöt répondu, que nous y venions feulement pour fatisfairè 1'envie que nous avions depuis longtems de voirIa première ville du monde, qu'il s'écria: vive dieu ! mes petits feigneurs, vous avez bien raifon de 1'appeler ainfi, puifque rien n'eft comparable a Madrid. Aufli les rois catholiques y font-ils ordinairement leur demeure. Oui, pourfuivit-il comme par enthoufiafme, le feul pahis du roi , & les chofes merveüleufes qu'il contient, mentent qu'on vienne les admirer des extrémités de la terre. Vous ferez charmés, par exemple, lorfque vous verrez 1'arfenal, qui a Cent pas de longueur , & les garderobes de Charles-Quint & des trois Phiüppes, fes fucceffeurs. Vous ne vous laflerez point de confidérer la quantité d'armes d'or & d'argent qui y font, de méme que des piftolets , des dards & des harnois de chevaux de toutes les facons. Mais fur-tout vous ferez enchantés des fix hommes a cheval, tout couverts d'éméraudes , dont Emmanuel, duc de Savoye, fit préfent a Philippe II. N'y eüt-il que cela de curieux a voir  B'ESTEVANILt'E. 42Ï a Madrid, vousne devez pas vous repentir d'y étre venus. L'hóte, qui aimoit a parler, nous auroit détaillé toates les raretés de cette ville, fi voyant qu'il étoit tems de fouper, nous ne 1'euflions prié de faire mettre a la broche une perdrix & un lapreau, & de nous fervir promptement. Ce qu'il fit a la vérité ; mais il revint pendant le repas, & ii nous fallut effuyer une pefante defcription des beautés, de Madrid & de fon territoire. Néanmoins quoiqu'il n'eüt pas le talent d'embellir les objets qu'il peignoir, il ne laiffa pas d'irriter 1'impatience que. nous avions de les obferver. A peine étoit-il jour le lendemain quand nous nous levames; & nous étant habillés a la hate , comme fi nous n'euflions pas eu un moment a perdre, nous fortimes de fhótellerie avec empreffement. Nous aliames d'abord entendre la melTe a Notre-Dame £Almudcna , qui paffe pour une image apportée de Ia Terre-Sainte , par faint Jacques de Compoftelle. Nous nous rendimes enfuite a la grande place du marché, fi fameufe par les courfes de taureaux qui s'y font. Nous fümes frappés de k magnificence des palais qui 1'environnent, & nous nous arrêtames fur-tout a regarder avec attention celui qu'occupe ie roi, quand il va voir les .courfes, & Dd 3  4-22 HrSTOTRE qu'on appelle Confijlorio. Ces palais & quelques autres e'difices que nous remarquames , nous pre'vinrent tellement en faveur de la capitale de la monarchie, que tout ce qui s'offroit a nos yeux, nous paroiffoit admirable : quels fuperbes hotels" ! difois-je a mon camarade en 1'arrêtant a chaque grande maifon. Je m'appergois bien que nous ne fommes pas ici dans une ville de province. Confide'rez ces bouriques. Que de richeffes elles contiennent ! Obfervez les marchands & leur gravité. Ne leur trouvez - vous pas un air de nobleffe que leurs pareils n'ont point ailleurs ? Un air de citoyens romains ? Nous ne fïmes pendant quinze jours que parcourir la ville & contenter notre curiofité. Tantöt nous vifitions les églifes, pour y voir ce que chacune en particulier renferme de curieux, tantöt nous allions nous promener dans le pare du Buen-Reiiro, qui eft rempli d'autruches, de caméléons, d'ours, & d'autres animaux tant vohtils que terreftres ; & tous les matins, nous nc manquions pas d'être au lever du roi , oü notre prévention prêtoit a plufieurs grands une mine refpeöable que la nature leur avoit refufée. Tandis ;que nous paffions ainfi le tems , notre bourfe fe vuidoit a vue d'ceil. II nous refta fi peu d'argent au bout d'un mois , que nous commencames a nows inquiéter ; mais notre in-  d'Estevaüiiiï. 423 quiétude ne fut pas de longue durée, car ayant appris qu'on étoit fur le point d'envoyer des recrues en Lombardie, nous formames fur le champ le courageux deffein e fervir le roi. L'afhirien aimarit mieux prendre ce parti, que de retourner aux Afturies, pour y effuyer des reproches de fon père, p^ut-être même un mauvais traitement ; & moi ne voulant pas me féparer d'un garcon qui m'étoit devenu cher. Nous étant donc diterminfs tous deux a groftir le nombre ces guerriers efpagnol s, nous nous informames du nom & de la demeure de 1'officier qui faifoit les recrues, & nous allames nous préfenter a lui. II fe nommoit don Pomr peyo Torbellino, & 1'on jugeoit a fa mine martiale, que c'étoit un homme qui avoit battu Ie fer. II nous fit un trés - bon accueil ; & fitót qu'il fut que nous étions dans la réfolution de nous confacrer au fervice de 1'état, il fit échter autant de joie, que fi nous euflions été deux guerriers de grande efpérance : mes enfans , nous dit-il, je fuis ravi que vous ayiez ces fentimens héroïques. Vous. me paroiffez des enfans de familie. C'eft a vous principalement que la carrière de la gloire eft ouverte , & c'eft fur vous que la monarchie compte le plus. Vous ne pouvez de trop bonne heure commencerle noble métier des armes» Dd^  424 HlSTOIRE Après noys avoir parlé de cette forte, il nous compta dix.piftoles a chacun, & nous fit figner notre engagement. Il nousavertit enfuite de nous tenir préts a partir dans trois jours pour Barcelone , oü deux galères nous attendoient pour nous conduire en Italië avec les autres foldats qu'il avoit nouvellement levés. Bien loin de nous repentir de nous étre enrölés, nous nous en applaudiflions; & le jour de notre départ étant venu, nous primes la route de Barcelone , au nombre de cent cinquante, tous jeunes gens bien difpofés a foutenir l'honnaur de la nation, couchant.toutes les nuits dans des granges fur de la pailla fraiche, & vivant le jour de notre pain de munition. Malgré notre frugalité, nous nous rendïmes gaiement a Barcelone, oü trouvant nos galères prétes a nous paffer en Italië, nous nous embarquames, en menagant, par des cris de joie 9 les ennemis de 1'Efpagne, auxquels nous marchions. Le tems nous fut toujours favorable, & Gènes nous recut bientöt dans fon port, Nous n'y demeur&mes pas longtems, Dès que nous eümes pris terre, on nous envoya dans le Milanez joindre nos troupes que commandoit le comte de Monterey. On nous donna 1'uniforme d'un régiment ; & ce qui fit autant de plaifir a fafturien qu'a moi, nous fümes incorporés dans  ï'E S T EVANIÏ.EE. 42^ ïa même compagnie. Je ne doute pas, meffieurs , continua don Joachim, que vous n'attendiez de moi la relation de quelque victoire remportée fur nos ennemis 5 mais je n'en ai point a vous faire. Car outre que je fervois fous un général dont la prudence dégénéroit en titnidité, ou , pour mieux dire, qui fembloit avoir ordre de fa cour d'éviter toutes les occafions de fe battre, il arriva un incident qui changea la face de mes affaires. Mon camarade qui aimoit la difpute, en eut une un jour avec un foldat de notre régiment, & la fin de la querelle fut > qu'ils réfolurent de vuider leur différend a la pointe de 1'épée, & deux contre deux. L'afturien me prit pour fon fecond, & fon adverfaire choifit pour le fien un grivois de fes amis. Nous nous trouvames tous quatre a 1'endroit écarté ou nous nous étions donné rendez-vous. La » je voulus reconcilier les deux difputeurs ; mais au lieu d'en venir a bout, je ne fis que les enflammer davantage 1'un contre 1'autre ; fi bien, qu'il fallut en venir aux prifes. Je vis bientöt tomber 1'afturien d'un coup mortel qui lui fut porté. Ce qui me mit dans une telle fureur , qu'après avoir tué mon homme , j'eus le bonheur de venger la mort de mon ami, en pergant fon vainqueur. Notre combat fut a peine fini qu'il arriva fur  42' E S T E V-A N I L L E. 427* tutoyer: je fuis ravi de vous avoir pénétré, me dit-il. Je veux m'intéreffer a votre fortune. Je vous prends fous ma protection. Je voulus Jui témoigner ma reconnoiifance; mais il ne m'en donna pas le tems. Oui, reprit-il avec précipitatiojj, comptez que je vous avancerai dès que j'en trouverai 1'occafion. Ce colonel étoit de la maifon de Ponce de Léon, & par conféquent un homme de la première qualité. Je me fus bon gré de m'être fait un pareil protedeur^e continuai donc a fervir fur le même pied, en attendant 1'honneur d'être ofhcier fubalterne. Ayant perdu mon ami 1'afturien , je m'en fis bientót un autre, qui s'attira mon affeéfion par les talens agréables qu'il poffédoit, & principalement par celui de jouer de la guittare. II en jouoit fi parfaitement, que tout le monde prenoit un extréme plaifir a 1'entendre, fur-tout quand il accompagnoit de fa voix eet inftrument. Auffi fut - il furnommé dans 1'armée le nouvel Orphle. Nous nous attachames fi fortement 3'un a 1'autre, ce camarade & moi, que nous étions prefque toujours enfemble. Comme il me trouvoit de la voix, & que je lui paroiffois trèsdifciplinable, il m'apprit la mufique & a jouer de la guittare; de facon qu'au bout de fix mois je devins un autre lui-même, Je commencai a  HïSTOIRE me faire écouter des foldats, & k partager avec lui leurs applaudiffemens. J'ai déja dit que le comte de Monterey , notre général, ne prodiguoit pas notre fang. Après nous avoir laiffé dans 1'inaftion pendant dix mois, il recut un ordre de la cour, par lequel il lui étoit enjoint de renvoyer en Efpagne quinze eens hommes de fes troupes, pour groffir 1'armée que le marquis de Los-Velés afembloit dans 1'Arragon, & qu'on deftinoit k prévenir la révolte que les catalans méditoient. J'eus le bonheur d'être du nombre de ceux qui furent détachés. pour retourner en Efpagne. Nous arrivames dans le Rouflillon, & nous joignïmes auprès de Tortofe 1'armée des efpagnois, compofée de quinze mille hommes. Nous trouvames la Catalogne déja foulevée. Le marquis de Los-Velés attaqua brufquement & mit enfuite un gros de rebelles, qui, poftés dans un lieu très-avantageux, s'étoient fiattésde réfifter a nos premiers efforts; enfuite pénétrant dans Ie pays, il réiblut d'emporter Cambriel, petite ville que les catalans avoient fortifiée a Ia hate, pour en faire une place d'armes. Les affiégés répondirent avec tant de fermeté a la première fommation qui leur fut faite de fe rendre, qu'il nous fallut faire un fiège  d'Estevanille. 420 dans les formes. Nous drefsames donc une batterie de canons, qui foudroya pendant cinq jours les murs de Cambriel; & néanmoins malgré ce grand feu, les rebelles s'obftinèrent a vouloir encore fe défendre; mais les principaux d'entr'eux les engagèrent a fe foumettre fans prendre la précaution de capituler avec nous : négligence dont nous profitames un peu trop inhumainement, puifque nous entrames dans la ville comme des furieux, pillant & mettant tout a feu & a fang. Les femmes même, les vieillards & les enfans ne purent nous infpirer aucun fentiment de pitié. Ce qui ne devint pas moins funefte aux affie'geans qu'aux affiégés, paree que ces derniers outrés de notre barbarie, & jugeant qu'ils ne devoient point attendre de quartier, commencèrent a fe battre en défefpérés, pour vendre du moins leurs vies a d'impitoyables ennemis, qui fe montroient fi altérés de leur fang. Pour moi, j'aurois été touché de ce fpectacle, fi la néceffité de me défendre ne m'en eut dérobé 1'horreur. Je combattois fous les yeux de mon colonel, dont la vue irritant ma fureur , m'excitoit au meurtre, & me rendoit aufli barbare que les autres. Je fus trop longtems dans la mélée, pour en pouvoir fortir fain & fauf. Je recus plufieurs coups d'épée, dont un entr'autres me porta par terre, oü je demeurai parmi  430 Htsïot ke les morts & les blefles, jufqu'a ce que les vainqueurs ayant alfouvi leur rage, & détruit jufqu'au dernier habitant, fe mirent a crier: vive le roi. Autfitót, tout bleffé que j'e'tois & noyé dans mon fang, je ne pus entendre ce cri fans faire chorus, en difant d'une voix foible & mourante : vive le roi. * Quelques heures après Ie combat, on vint enlever les bleffés pour les tranfporter a Solfone, qui, ne s'étant pas jointe aux rebelles de Barcelone, nous ouvrit les portes de fes hópitaux. J'eus le bonheur de tomber entre les mains d'un habile chirurgien, qui, ne trouvant aucune de mes bleffures mortelle, me tira d'affaire en peu de tems. D'abord que je me vis en état de regagner notre camp, je m'y rendis. IA me voir fi prompt a me ranger fous nos drapeaux, pourfuivit don Joachim, vous vous imaginez peut-être que je brülois d'impatience de faire quelqu'aétion d'éclat pour m'avancer dans Ie fervice ? Si vous le croyez, vous étes dans Terreur. Apprenez la terrible impreffion que fit fur moi le fiège de Cambriel: au lieu de me donner du goüt pour la guerre, il m'en dégoüta pour toujours. Aulfi pris-je la réfolution d'aller demander mon congé a mon colonel. B fut aifez furpris de ma demande, après ni'avoir vu combattre avec une valeur qu'il avoit  d'Estïvanilie. 431 admirée, & il fit tout fon poflïble pour difiiper la terreur dont mon efprit e'toit frappé. Jeune homme, difoit-il, c'eft a votre peu d'expérience qu'ü faut attribuer la foiblefle que vous faites paroïtre. Quand vous aurez fait deux ou trois campagnes, vous verrez de fang-froid les plus fanglantes batailles, ou plutöt vous trouverez des charmes dans le carnage. Ne me quittcz point, & je vous promets le premier drapeau qui manquera dans mon régiment. Seigneur, lui réponcis-je, vous ave.z trop de bonté. Honorez de eet emploi quelque cavalier plus capable que moi de s'accoutumer aux horreurs de la guerre, & fouffrez que je retourne dans mon pays pour y mener dans ma familie une vie plus douce. Je vous le permets, répliqua mon colonel. Je ne prétends pas vous retenir malgré vous. Le roi n'aime pas qu'on Je ferve par force. Allez, je vous licencié. Ayant été congédié de cette forte, je me retirai vers la frontière d'Arragon, non fans craïnte de rencontrer, avar.t que d'y arriver, quelque troupe de rebelles, qui, me voyant fous un habit de fo-ldat efpagnol, n'auroient pas manqué de me faire un mauvais parti. Mais par bonheur je paffai impunément 1'Ebre, & gagnaï la ville de Calanda, oü je m'arrêtai deux jours pour me repofer, Le troifième, je me remis en  4?2 HlSTOIRE chemin, & pris la route de Calatayud ; mais je m'égarai; & la nuit m'ayant furpris dans un endroit oü il n'y avoit aucune habitation , il fallut me réfoudre a coucher a la belle étoile. Ce qui ne devoit pas étre fort mortifiant pour un homme qui avoit fouvent été au bivouac. Je m'étendis fur 1'herbe auprès d'un buiffon; Sc ne pouvant dormir, mon eftomac n'étant pas dans un état a me procurer un fommeil facile, je m'avifai de chanter pour m'ennuyer moins; mais je n'eus pas achevé 1'air que je chantois, que mon oreille fut frappée du fon d'une guittare qui accompagnoit ma voix. Je m'arrêtai auflitót pour mieux écouter; Sc n'entendant plus rien, je crus m'être trompé. Je recommence a chanter Ie méme air, Sc en même-tems I'inllrument fe fait encore ouir. A ce prociige étonnant, je me leve avec précipitatlon; & apoftrophant le joueur de guittare, tout troublé que j'étois, je m'écrie avec tranfport: ou tu es Ie nouvel Orphée, mon camarade , oü tu es le diable. Je ne fuis pas le diable, ine répondit-il, en fe levant a fon tour, car il étoit aflis de 1'autre cóté du buiffon, & venant m'embrafTer avec viv^cité: je rends grace au ciel, me dit-il, de retrouver mon cher éïève* Par quel hafard nous rencontrons-nous ici ? Je vous croyois mort, ou dans 1'armée d'Efpagne. Je  D'ËSTEVANILLÈ. 43 ji Je lui contai en peu de mots ce qui m'étoit arrivé; & comme fa franchife égaloit la mienne t ü m'avoua que ie jour de la prife de Cambriel a ayant trouvé moyen de s'échapper, il avoit déferté fans facon, aimant mieux faire tout autre métier que celui de la guerre. J'ai quitté * ajouta-t-il, mon habit de foidat h Balvaftro, pour m'öter 1'air d'un déferteur, & je voyage en Efpagne fort agréablement. Cela m'étonne, lui dis-je. II me femble que pour voyager avec agrément, il.faut être bien en efpèees, & je doute que vous le foyez. Voila comme on juge taal des hommes;, me répondit il. Apprenez que ma guittare m'eft d'une grande reffource. J'en vais jouer de ville en ville, & il n'y eh a pas une, d'oü je ne forte avec de belles & bonnes pièces d'argent. Je ne couche pas ordinairement au clair de la lune; & fi cela m'arrive ce foir, c'eft ma faute. Je me fuis un peu trop amufé a la dïnée; & le jour m'ayant manqué ici, j'ai jugé a propos d'y pafter la nuit. Je fuis ravi de cette aventure, puifqu'elle nous raftemble 3 & fi vous êtes encore curieux de parcourlr J'Efpagne,vousn'avez qua vous joindre a moL Je m'oftre a vous mener dans toutes fes pröVinces, & nos guittares en ferorit les frais. VouS jouez bien de eet inftrument, Sc vous n'avg§ E @  454 Histoire plus befoin que de quelques-unes de mes lecons pour être ég-al a moi. Vous le dirai-je, meffieurs? continua le cadet Rodillas, je me laiflai débaucher. Le lendemain dès la pointe du jour nous quittames notre gïte, fans être obligés de compter avec notre hóte, & nous nous rendimes dans la matinee a Calatayud, oü d'abord nous nous informames s'il y avoit un luthier dans la ville. II nous fut répondu qu'oui, & 1'on nous apprit oü il demeuroit. Nous allames auffitót chez lui, nous lui demandames s'il avoit des guittares a vendre. II nous en montra plufieurs. Mon camarade en fit 1'eflai, & en ayant trouvé une bonne, il Pacheta. II me mena de-la chez un fripier, oü i! me fit laiffer mon habit de foldat pour en prendre un autre, quoique je n'euffe pas taht a rifquer que lui, n'étant pas un déferteur. Après cela, mourant de faim, nous entrames dans une hótellerie, oü nous dinames comme des voyageurs qui n'avoient ni bu ni mangé depuis vingtquatre heures. A la fin du repas, 1'hötefle, femme gail— larde, jeune encore, & veuve depuis un an d'un vieux mari qu'elle paroiffoit avoir parfaitement oublié, entra dans la falie oü nous étions, en nous "difant d'un air poli: feigneurs cavaliers,  ü'EsTE VANILLE. A^t êtes-vous contens du ragout de veau & de Tépaule de mouton qu'on vous a fervis? Trèscontens, madame, lui répondit mon camarade fort civilement, de même qüe du vin. Pour le vin, reprit l'hóteffe , il eft du meilleur cru de la Manche, & j'ofe dire que le roi n'en boit point de plus delicat. Je n'en doute pas, répartit-il, d'un ton railleur, & je fus bon gré 3 notre étoile de nous avoir amené dans cette hótellerie, oü je ferois volontiers un long féjour, fi 1'on goütoit nos talens a Calatayud. Et quels font vos talens, meffieurs ? nous dit-elle. Nous fommes deux muficiens, répondit mon compagnon. Nous chantons affez bien, & nous jouons encore mieux de la guittare. Nous allons de ville en ville montrer notre favoir faire, & nous en vivons graffement. Mais, ajouta-t-il, comme vous n'êtes pas obligée de nous en croire fur notre parole, il faut que nous vous faffions voir un échantillon de notre mérite. En même-tems prenant nos guittares, & les ayant accordées, nous commencames a jouer tous deux, & a chanter alternativement. Quand nous eümes chanté & joué deux ou trois airs, nous nous arrêtames. Nous n'eümes pas befoin de demander a 1'höteffe fi elle étoit bien affedée de ce qu'elle venoit d'entendre. Par fainte Cécile, secria-t-elle, voila qui eft Ee 2  3,36* HïSTOIRE raviffant. Je ne fuis plus en peine de favoir fi vous faites bien vos affaires avec vos voix & vos inftrumens. Vous devez gagner des millions. Je fuis süre que vous tirerez beaucoup d'argent de Calatayud; car c'eft une ville ou 1'on aime fort les nouveautés. Lorfqu'il y vient des favoyards montrer la curiofité, ces dróles-la retournent dans leurs montagnes chargés de maravedis. Madame, dit fièrement mon camarade, les maravedis font faits pour ces fortes de genslè, qui ne divertiffent que la populace. Pour nous qui, confacrés aux plaifirs de la noblcffe, ne nous préfentons que dans les grandes maifons, nous ne recevons que des piftoles* Impatiens de voir s'il y avoit lieu d'efpérer que nous ferions une bonne récolte a Calatayud, nous allames fur le foir chez une des premières perfonnes de la ville. Nous nous fimes annoncer comme deux muficiens qui couroient le pays, & qui fe donnoient pour de grands joueurs de guittares. II y avoit la grande compagnie. Tout le monde témoigna une vive curiofité de nous entendre; & la-deffus on nous fit entrer. Nous nous préfentames d'une facon qui fit connoïtre que nous n'étions pas des miférables. Meffieurs, nous dit le maitre du logis, voyons un peu ce que vous favez faire. Je vous avertis que vous avez pour juges de fins connoif-  b'Este vASit tE. 437 feurs. Tant-mieuxj m'écriai-je, c'eft ce que nous demandons. A ces mots je pris ma guittare, & jouai un air que j'accompagnai de ma voix. Auffitöt- toute Paffemblée m'applaudit unanimement;Ies uns louant ta douceur de ma voix,. & les autres les fons que je tirois de mon, inftrument. Mes feigneurs, dis-je alors, vous êtes contens de moi ? vous allez 1'être bien davantage de mon compagnon. Vous n'avez entendu. que 1'écolier 5 écoutez a préfent le maïtre. Véritablement le nouvel Orphée n'eut pas plutöt touché fa guittare, qu'il fut interrompu par un battement de mains général. II eft vrai qu'il fe furpaffa dans cette occafion, & qu'il juftifia fon furnom parfaitement. Enfin, toute la compagnie fut enchantée de nous, Après 1'avoir amufée pendant trois heures pour le moins, nous remïmes nos guittares fur nos épaulès, & nous primes congé d'elle. Mais le maïtre du logis ne nous laiffa pas fortir fans nous donner des mar-* ques du plaifir que nous lui avions fait. II nous fit préfent d'une petite bourfe , en nous accablant de louanges^ Nous retournames a l'hötellerie, oü notre premier foin fut de voir ce qu'il y avoit dana cette bourfe, & nous fümes bien agréablementfurpris d'y trouver vingt piftoles. Hé bien, mon Eej  43^ Histoire ami, me dit mon camarade , vous repentez-vous de vous être aflbcié avec moi? I! ne faut pas nous attendre a être fi bien payés dans toutes les maifons oü nous irons. Nous deviendrions trop riches; mais du moins pouvons-nous juftement nous flatter que nous ne manquerons point d'efpèces dans nos voyages ; nos talens ■nous en -répondent. Un fiiheureux effai nous fit prendre la réfoïution de demeurer deux ou trois jours a Calatayud , perfuadés que nous ferions encore d'autres bons coups de filet ; comme en effet, le lendemain & le jour fuivant, nous ne fümes pas plus mal récompenfés dans deux ou trois grandes maifons oü nous allames. De forte que nous emportames de Calatayud plus d'argent qu'il ne nous en eut fallu pour acheter des mules, fi nous euffions voulu en avoir; mais outre que nous regardions comme un embarras de prendre foin de nos montures, nous aimions beaucoup mieux, ayant nos jambes de quinze ans, aller a pied qu'autrement. Nous voyagions a petites journées, nous arrêtant dans tous les bourgs pour offrir nos fervices aux principaux habitans, & même dans les villagss, aux riches laboureurs. jLes~)uns, ainfi que les autres, étoient charmés d'enteridre nos voix & nos inftrumens; & s'ils nc nous lachoient pas des doublons, du moins  D'Es TEVANILLE. 439 tirions-nous d'eux des écus ; fi bien que recevant vingt fois plus que nous ne dépenfions dans les hötelleries, nous groffiffions de jour en jour notre tréfor. Je palferai fous filence, pourfuivit don Joa~ chim, les villes, bourgs & bourgades oü nous fïmes valoir le talent, pour en venir tout d'un coup a Séville, le théatre de nos exploits. C'eft principalement dans cette capitale de 1'Andaloufie qu'on fait honneur aux étrangers qui fe diftinguent par des talens utiles ou agréables. Dès qu'on apprit dans la ville qu'il y étoit arrivé deux grands joueurs de guittare , nous fümes accablés de curieux, qui, voulant favoir fi la renommée avoit tort ou raifon de vanter notre habileté, venoient nous preffer de contenter 1'envie qu'ils avoient de nous entendre, & furtout les cavaliers qui fe piquoient de bien jouer de eet inftrument. Ils paroiffoient plus charmés les uns que les autres de notre facon de jouer, qui leur fembloit, difoient-ils, rafiner le goüt. Ils ne pouvoient fe laffer de nous admirer. II y en eut même plufieurs qui, pour apprendre nos rafinemens, voulurent devenir nos écoliers, & qui payèrent bien les le£ons que nous leur donnames. II y avoit déja deux mois que nous étions a Séville, & nous y avions gagné beaucoup d'ar- Ee 4  44* HlSTOlEï gent, lorfque la difcorde vint fecouer fur nous fon flambeau. J'ignore ce qui déplut en moi a mon camarade; mais je commencai a découvrir en lm des défauts que je n'avois point remarques. Nous avions eu jufqu'afors affez de complaifance 1'un pour 1'autre. Nous eefsames d'en avoir: chacun de nous ne voulant faire que fa volonté, nous devinmes contredifans, & nous nous brouiMmes enfin. Camarade, dis-je au déferteur, je vois bien que nous ne fommes pas nes pour vivre enfemble. II faut nous féparer a I amiable. C'eft ce que j'allois vous propofer, mterrompit-i! avec précipitation; vous me prévenez, Partageons les effets de notre fociété qui confiftent en quatre eens piftoles, & que chacun de nous faffe de fon cöté ce que bon lui femblera. Je lé pris au mot brufquement, & nous nous dimes un éternel adieu. Je m'applaudis de me voir défait d une fi mauvaife compagnie, qui, dans le fond, ne me convenoit point du tout. Je m'étois fouvent repenti de m'ctre affocié avec un déferteur, & de mener une vie fi peu digne de ma naiffancei mais }e m'étois toujours contenté de me faire ces reproches, fans avoir le courage d'aban«Jonner un pareil compagnon. £nfin notre féparation s'étant faite de gré k «re, je m'occupai 1'efprit du parti que j'avois  d'Estevanïlle. 44t a prendre. A quoi vais-je me réfoudre? difoisje en moi-même. Faut-il retourner è. la guerre? Non, j'y ai renonce pour jamais. J'aime mieux regagner Burgos pour aller rejoindre mon frère, qui, ne fachant ce que je fuis devenu, doit être fort en peine de moi. C'eft a quoi je me déterminai. Pour arriver plutót a cette ville, qui eft fort éloignée de Se'ville, je re'folus de m'y rendre par mer, fi je trouvois quelque vahTeau qui fut prêt a mettre a la voile pour la cóte de Bifcaye. J'appris qu'il y en avoit un qui devoit partir le lendemain avant 1'aurore, pour faint Andero. Je ne manquai pas de profiter d'une occafion qui ne pouvoit être plus favorable, puifque de faint Andero a Burgos il n'y a pas vingt lieues. Je m'embarquai donc fur ce batiment avec une douzaine de paffagers, tant bifcayens que naVarrois, qui retournoient dans ieur'pays. Nous avions déja doublé le cap de faint Vincent , & nous nous attendions a faire une heureufe & courte navigation, lorfqu'un gros vaiffeau de Barbarie vint fondre fur nous, fans que nous puftions 1'éviter. Le cprfaire, qui en étoit le maïtre, nous fomma de nous rendre fans faire la moindre réfiftance , nous menacant, en cas de refus, de nous couler a fond; ce que nous jugeames a propos de prévenir, en nous  442 Histoir! laüTant prendre & charger de fers docilement. Vous jugez bien qu'on n'oublia pas de nous fouiller depuis la téte jufqu'aux pieds; & ce ne fut pas une petite fatjsfaécion pour le pirate de trouver dans mes poches une bourfe de cent doublons. II en parut tout réjoui; & jugeant par-la que j etois homme a payer une grofie rangon, il affecta de me diftinguer des compagnons de mon infortune, dont il n'avoit pas trouvé le goufiet fi bien garni que le mien. II m'adreffoit la parole plutót qua eux, & je m'appercevois que, fatisfait de mes réponfes, il fe 'laiflbit agréablement pre'venir en ma faveur. Remarquant que j'avois une guittare attachée aux épaules, il me demanda fi je favois jouer de eet inftrument. Patron, lui dis-je, vous en pourrez juger vous-même quand il vous plaira. He' bien , reprit - il , contente ma curiofité. Voyons ce que tu fais faire. Auffitót-accordant ma guittare, j'en jouai»& je 1'accompagnai de ma voix, quoique je ne fuffe guère en humeur de chanter. Le corfaire me parut trés - content de moi. Captif, me dit-il, rends grace au ciel des talens que tu as recus de lui. Ta condition n'en fera pas plus mauvaife. Quand nous ferons a Alger, je t'apprendrai a quoi je veux t'employer dans 'ma maifon. Ce pirate, qui avoit pris le turban & le nom  d'Estevaniiie. 443» de Pegelin, étoit un renégat efpagnol de la province de Navarre. II avoit été armateur a faint Sébaftien, & mécontent du fervice d'Efpagne , il s'étpit attaché a. celui de la république d'Alger. J'étois bien en peine de favoir quel pouvoit être 1'emploi qu'il me deftinoit; mais j'en fus inftruit fitót que nous fümes arrivés chez lui. Captif, me dit-il; tu as le bonheur de me plaire. Pour t'en donner une marqué certaine, je veux te mettre entre les mains Targut , mon fils, qui commence fa dixième année. Enfeigne-lui la langue caftillane; mais montre-lui en même-tems a chanter & a jouer de la guittare. Voila ce que j'exige de toi; & quand tu lui auras appris ces trois chofes, fois alfuré que ma reconnoiffance furpaffera ton attente. Je dis a Pegelin que je me trouvois trop honoré d'une pareille commiftion , & que je n'épargnerois rien pour m'en acquitter au gré de fes defirs. Le navarrois voulant que je viffe fon fils, le fit appeler, & me le préfenta. Je ne fus point mal affeóté de la figure de ce jeune turc. Comme il parloit un peu efpagnol, je lui adreffai la parole, & il me répondit de facon que je jugeai qu'il avoit du bon fens & de 1'efprit. Néanmoins j'eus beau m'aftujettir a paffer tous les matins dans fon appartement deux ou trois heures & autant 1'après-diné, Targut ne  444 Histqire fit d'abord que des progrès très-Ients; maïs comme ma liberté dêpendoit de réuffir dans mon entreprife, je ne. me rebutai point; au contraire, je me donnai tant de peine, qua force de lui rebatre la même chofe, je parvins ïnfenfiblement a lui rendre mes lecons utiles. Je lui appris a chanter méthodiquement, & a jouer affez bien de la guittare. Ce qui ne laiffa pas d'être 1'ouvrage de quatre années entières, encore ne pus-je pas faire de lui un élève parfait. Heureufement fon père, qui n'étoit pas un fin connoiifeur , s'imaginant que j'en avois fait un habile muficien, m'en félicitoit tous les jours, fans pourtant me parler de me remettre en liberté. Mes jours, a bon compte, s'écouloient dans 1'efclavage; & je crois que j'y aurois paffé bien du tems encore, s'il ne fut point arrivé dans la maifon du corfaire un événement que vous n'entendrez pas fans plaifir. Pegelin avoit chez lui une jeune captive grenadine , appelée Zeinabi, qu'il avoit enlevée dans une de fes courfes, & dont il étoit idohbtre. II la tenoit enfermée dans un appartement oü perfonne que lui n'entroit. Ilpalfoit les jours entiers a lui donner des marqués de fa paffion, lorfqu'elle tomba malade. On fit aulïitöt venir les plus habiles médecins de la ville, qui, n'ayant feit pour la guérir qu'épuifer- inutilement.  d'EsTevaniljce. ïeur fcience, déclarèrent que Zeinabi étoit attaquée de la confomption. Le corfaire demanda aux médecins ce que c'étoit que ce mal. C'eft un mal, lui répondit le plus ancien de ces Hyppocrates, caufé par un fuc corrofif, qui, fe mêlant dans la mafte du fang, deffëche infenli » blement toutes les parties du corps jufqu'a la mort. Cette maladie , ajouta-t-il, eft commune en Angleterre, & beaucoup de perfonnes de 1'un & 1'autre fexe en rneurent ; cela eft particulier a cette nation ; & je nc me fouviens pas d'avoir oui dire que la confomption fe foit jamais introduite ni en Efpagne, ni en Afrique. Mais, meffieurs les doóteurs, s'écria 1'amoureux navarrois , effrayé de ce difcours , n'y a-t-il donc point de remède contre une ft dangereufe maladie ? Nous n'en favons aucun, reprirent-ils, & la mort en eft la fin ordinaire. A ces mots, les médecins fe retirèrent, abandonnant Zeinabi, & laifi'ant Pegelin dans la dernière confternation. Le voyant dans un accablement mortel, j'en eus pitié. Je m'approchai de lui refpeëiueufement: patron, lui dis-je, 1'état affreux oü vous êtes perce votre efclave de la plus vive douleur. Puifque les médecins qui devroient avoir des remèdes propres a guérir toutes fortes de maux n'en ont point pour Zeinabi, permettez  44^ Histoisï que mes talens lui en fourniffent. Le mal de cette dame ne me paroit rien autre chofe qu'une mélancolie noire qui fe peut diffiper, en excitant tout a coup en elle une émotion qui lui caufe une dilatation de cceur. Pour eet eftec, fouffrez que je mette en ufage un moyen quï me vient dans 1'efprit. Qu'il me foit permis d'entrer dans 1'appartement de Zeinabi, & d'effayer fi, par les fons les plus extraordinaires de ma guittare, je ne lui cauferai pas quelque révolution fubite & falutaire. Je veux bien , dit le corfaire, que vous falfiez cette épreuve, quoique je n'en attende pas un grand effet. Si elle ne produit aucun bien, cl!c ne peut faire aucun mal. D'ailleurs, ajouta-t-il, dans les maladies auxquelles on nc connoit rien, il eft bon de donner un peu au liafard. Je me prcp.irai donc a fidrc le perfonnage d'un médecin dc nouvelle efptcc. Je pris ma guittare, Ik fuivis mon patron jufqu'a la chambre oü étoit couehce Zeinabi. Captif, me ditil , en me montrant cette dame, étendue tout de fon long dans un lit de taffetas de la Chine , confidère attentivement cette jeune dame. Ne feroit-ce pas le plus grand des malheurs pour moi fi la mort me la ravilfoit. Seigneur, lui répondis-je, vous auriez raifon d'en être inconfolable. Mais le ciel qui veille a la confervation  JcVE STEVAS IELE. Ytl de fes plus bcaux ouvragcs, permettra pas que Zeinabi difparoiffe au cbmmencement de fes plus beaux jours. Véritablement je n'ai jamais rien VU de plus piquant. que le vifage de cette grenadine. Si j'étois impatient de favoir quel fuccès auroit mon. eflju, Pegelin qui 1'étoit encore davantage, me fit figne de le commencer. Alors je fis entendre ma voix; je chantai un air tendre que j'accompagnai des plus doux fons de ma guittare; mais remarquant qu'un air de ce cara&ère, au lieu de diminuer, augmentok la langueur de la malade, je pris fubitement le parti de chanter des chanfons badines; & comme rien n'eft tel que d'être e'mu foi - même pour émouvoir les autres, je fis, en jouant de mon inftrument, les contorfions les plus outrées, & les grimaces les plus ridicules. Ce que je n'eus pas continué une demi-heure que Zeinabi tout d'un coup fe mit a faire de grands. éclats de rire. A eet effet prodigieux de ma guittare, ou fi vous voulez de mes geftes extravagans, 1'amoureux renégat fentit une joie extréme; enfuite voyant qu'elle rioit toujours, comme fi elle n'eüt pu s'en empêcher, il en fut alarm.'. II craignit que notre épreuve n'eüt tröublé fubitement 1'efprit de fa belle grenadine. Je ne favois pas bien moi-même ce que j'en devois  '44^ Histoire penfer. Heureufement Zeinabi nous raffura biefi-» tot; elle ceffa de rite, & dit a Pegelin: mort cher ami, ne tremblez plus pour moi. Cc captif vient de me guérir. Ma mélancolie n'a pu tenir contre fa facon de chanter, & de jouer: de la guittare. 'Je me fens toute autre que je n e'tois il y a un moment. Je n'en puis trop remercier ce grand médecin, qui a fu mieux: que les autres trouver le remède qu'il me fal-' loit. Je crois que Vous voudrez bien, a ma prière, lui accorder fa liberté'. Ah ! madame, lui re'pondit le pirate, c'eft Ie moïndre prix qu'il doit attendre de ma reconnoiffance. Laiffez-moi le foin de vous acquitter envers lui, & fiezvous-en au compte que je lui tiens d'avoir: fauvé ce que j'aime. Effeftivement je n'eus point affaire a un ingrat. Chrétien , me dit-il en particulier, dès le méme jour, tu ne ferois point affez payé de ce que tu as fait pour ma maitreffe & pour mon fils, fi je me contentois de brifer tes fers, & de te renvoyer dans ton pays , quoiqu'entre nous je pufte tirer une groffe rangon d'un efclave tel que toi. Tiens, ajouta-t-il, en me préfentant une bourfe: je te rends, avec la liberté , cette bourfe, qui eft la méme que je te pris le jour que tu tombas entre mes mains* Tu verras donc les cötes d'Efpagne inceffam- ïnent,  u'EsTEVANILEE. ^ iment; & ce qui me fait plaifir, tu n'auras pas, en rejoignant tes parens, une hiftoirefort Iamentable a leur conter de ton efclavage. Quand je n'aurois remporté d'Alger que ma "bourfe & ma perfonne, j'aurois été très-fatisfait de mon fort; mais il étoit décidé que j'en partirois avec un plus grand fujet de contentement. Le lendemain, 1'efclave favorite de Zeinabi ayant trouvé moyen de me parler fans témoins, me dit, en me mettant une petite boïte entre les mains: tenez, jeune caftillan, ma maitreffe craignant que le feigneur Pegelin ne vous ait pas recompenfé comme vous le méritez, vous prie de recevoir de fa part eet écrin, qu'elle vous recommande feulement^ d'avoir foin de cacher. Cette recommandation me caufa beaucoup d'inquiétude. Je jugeai que la grenadine m'avoit fait ce préfent al'infcu du patron, & j'eus peur que fi ce corfaire venoit a découvrir cela avant mon départ, mes affaires ne priffent une mauvaife face. Ce qui, par bonheur, n'arriva point; car m'étant bientöt embarqué fur un vaiffeau léger, qui gagna le détroit en peu de tems , j'allai prendre terre a Tariffa. Je fus a peine dans ce viliage / qu'impatient, comme Pandore, d'ouvrir ma petite boïte, je fatisfis ma curiofité dès que je le pus, fans étre vu de perfonne. J'y trouvai dix pierres pr4- Ff  '4 7° HlSTOIRI «cieuïes de toutes fortes. Quoique je ne mó connufle point en pierreries, celles-la me parurent fi belles que je n'héfitai point a les croire» d'un grand prix. Je regardai d'abord ces brillans etfets avec raviffement; mais la crainte vint bientöt modérer ma joie. Par quels chemins, difois-je, pourrai-je me rendre fürement a Burgos ? D'y aller- par mer jufqu'a faint Andero, ce feroit m'expofer a tomber au pouvoir d'un autre pirate. Si j'y vais par Ia voie des muletiers, & que ces dróles me fentent en fonds, j» fuis un homme volé. Que dois - je faire dans 1'embarras que mon tréfor me caufe? Faifons ce que le ciel fans doute m'infpire en ce moment. Prenons ia route de Burgos fous ce miférable habillement dont je fuis revêtu. C'eft un moyen fur de tromper les voleurs. Je m'arrétai a cette idee ; & cachant mes richeftes avec plus de foin que jamais, je me mis en chemin du cöté de Sé ville, comme un pauvre captif qui revenoit de Barbarie après cinq ans d'efclavage. Pour mieux faire le gueux, je demandois dans les hótelleries a coucher fur la paille, après avoir foupé d'un morceau de pain & de fromage. Je mendiois même quelquefois fur les grands chemins , lorfque je rencontrois des gens dont la mauvaife mine me faifoit trem|>ler pour mes diamans. Ce qui me eaufa nfiö*  d'Estevanihï, JD frayeurs, car je trouvai fur ma route je ne fais combien de ces perfönnes-la. Póur n'abufer pas plus longtems de votre attention, meffieurs , continua don Joachim , je vous - dirai qu'er» voyageant de cette manière ingénieufe \ je fuis venu jufqu'ici, fans qu'il me foit arrivé le moindre accident. Voila mon hiftoire. Je ne doute pas, ajouta-t-il, que vous n'ayez envie de voir le préfent que m'a fait Zeinabi. Je vais vous le montrer. En même tems tirant du fond de fa poche un petit écrin qü'il ouvrit, il étala devant nous trois diamans, deux turquoifes, deux rubis & trois émeraudes. Nous les confidérames pièce a pièce, & nous fümes charmés de leur beauté. Combien, dit Ferrari, tout cela peutil valoir ? Don Mathias de Grajal va nous lé dire j s'écria dön Sébaftien , car il fe connoit comme un jeaillier ert pierreries. Grajal, après les avoir attentivement examinées, eftima le tout enfemble dix mille ducats. Sur quö-i nous félïcitames a 1'envi don Joachim , que nous furnommaimes theureux efclave: Nous nelaifsames pas, tout en badinant , de lui reproeher d'avoir quitté 1'armée du roi en Catalogne, & de s^être faufilé avec un déferteur. Véritablement mon frère , lui dit dön Sébaftien, nous ne pouvons conciiier la valeur qüe vous fites paroïtre au JTiège dé Cambriel, avec Ia foiblefleou plutêt Ffa  atf2 Histoirj? l'indigne terreur qui vous dégouta du fervice. Mon frère, lui re'pondit don Joachim, prenezvous-en è la nature qui nous forme tels qu'il lui plait. Au refte, j'ai paye' de ma perfonne dans 1'occafion j qu'un autre remplhTe ma place aufli-bien que moi. CHAPITRE XL VII. Bes nouvelles que Goniale^apprit, & quifurenS . caufe qu'il quitta le chateau de Ferrari pour retourner d Madrid. Dans quel état il retrouva fes affociées , & du nouveau malheur qui lui arriva. D on Joachim de Rodillas ne fut point de trop dans notre fociéte'. On peut dire même qu'il en augmenta les charmes par Ia gentillefie de fon efprit & par fes talens. II y avoit déja . quatre mois que nous vivions enfemble dans les plaifirs innocens qu'on peut prendre a la campagne , quand nous apprïmes que le duc d'Offone , revenu depuis peu de fon gouvernement de Naples, avoit été arrêté par ordre du roi4 & conduit au chateau d'Almeda. Quoique cette nouvelle ne dut pas fort m'inte'reffer, pour les raifons que j'ai déja dites, je  D' E 'S T ï V A N ï L L ff, fte laiffai pas d'y être très-fenfible. J'aimois d'inclination le duc d'Offone, bien que je connuffe fes défauts. Je les trouvois compenfe's par; tant de belles qualités, que je lui pardonnois volontiers le chagrin qu'il m'avoit caufë. Je fu» fi touché de fon malheur, que je priai Ferrari de me permettre d'aller faire un tour a Madrid, pour favoir par moi-même 1'état préfent des affaires de ce feigneur. Ferrari me le permit, a condition qu'après cela je viendrois'le rejoindre. Je le lui promis ; enfuite, fans perdre de tems, je me rendis a Madrid avec un muletier de Burgos. Néanmoins quelque impatience que j'euffe d'apprendre la fituation des affaires du duc d'Offone, je commengai par m'occuper de mes propres intéréts. J'allai voir mes dames affociées, quï d'abord me firent des reproches de ne leur avoir pas donné de mes nouvelles depuis mon départ de Madrid. Quelle négligence! me dit la fegnora Dalfa. Quand vous ne prendriez aucune part a notre fociété, vous n'en paroitriez pas plus détaehé. Cependant, ajouta-t-elle, notre petit commerce ne va pas mal, & nous le faifons aller de mieux en mieux tous les jours, ma nièce & moi, par la facon dont nous nous y prenons. Savez-vous bien que nous avons actuellement «n caiffe douze eens piftoles ? Que dites-vous J FfS  %f4 Hisïoirx m'écriai-je la-deffus. II faut que vous ayeïi bien rajeuni de vieux vifages, pour avoir amaffé une fomme fi co.nfidérable. Oh ! pour cela, je vous en réponds, dit en riant Bernardina; il nous a paffe par les mains bien des faces décrér pites ; & ce qu'il y a d'étonnant, c'eft que les plus vieilles paroiffent au - deffous de quarante ans. Après une affez longue converfation, je voulus prendre congé des dames ; mais la tante me retint. Attendez , Gonzalez, me dit-elle, j'ai dans un fac quatre eens piftoles , qui font le tiers du fonds de notre caiffe, & que nous avons mifes a part pour vous être délivrées a la première vue. En même tems elle alla chercher le fac, & me le remit, en m'affurant qu'il me feioit toujours tenu un compte fidéle de 1'argenü qui entreroit dans notre caiffe. Je fus charmé du bon procédé de mes affociées, & je leur fis fur cela mille complimens. Je ne pouvois affez admirer leur bonne foi, quoiqu'elle fut peut-être moins admirable que je ne penfois. Que fais-je en effet, fi mes quatre eens piftoles faifoient le tiers du fonds de la caiffe ? Mais j'aurois eu tort de n'être pas content de mon partage, Pour des femmes qui pouvoient me traiter plus mal, c'é-» $oit en ufer noblement avec moi, Après avoir quitté ces dames, je retournai  s'ErTETASIllf. 4^ promptement chez Andrefillo, oü j'étois toujours logé, pour ferrer mon fac dans ma valife. Enfuite je pris le chemin de 1'hötel d'Olfone, dans 1'efpérance de rencontrer aux environs, quelque domeftique de ma connoiffance. Je ne fus pas trompé dans mon attente ; je vis fortir de chez le duc un grand garcon que je reconnus pour 1'avoir vu en Sicile petit page de fon excellence. Je le faluai civiiement, & 1'abordant d'un air honnête : feigneur Cylindro , lui dis-je, vous ne me remettez point, n'eft-ce pas ? Pardonnez-moi, me répondit-il, vous êtes le feigneur Eftevanille Gonzalez. Je vous débrouille aifément, quoique vous foyiez un peu, ehangé. Et moi de même, repris-je, mon cher camarade, je vous ai démêlé d'abord, bien que vous ayiez cru de trois coudées^de haut pour le moins depuis notre féparation. Hé bien, donnez - moi de grace, des nouvelles de mon ancien maitre , que j'aime toujours autant que je 1'aimois lorfque j'étois a fon fervice. Nous ne fommes pas ici , répartit Cylindro , dans un endroit propre a nous entretenir des affaires d'un feigneur qui npus eft fi cher ; mais entrons dans le premier cabaret, & en buvant une bouteille de. vin de Lucène , je vous ap-*. prendrai dans quel embanas notre vice-roi s'eft} *f4  \S6 H I ï T O I » E plongé de gaité de cceur. Je n'eus garde de laiffer échapper une occafion fi favorable d'être inftruit de ce que je voulois favoir. Nous al linies dans une hótellerie, oü Cylindro , après avoir bu un coup, prit la parole dans ces termes. Etiez-vous a Madrid lorfque le duc d'Offone y fit fon entree ? Non , lui répondis-je, j'étois dans le chateau qu'un gentilhomme de mes amis a aux portes de Burgos. Je vivois lè dans les plaifirs d'une agréable fociété , fans prendre aucune part aux évènemens de la cour. J'ignorois même que fon excellence fut de retour de fon gouvernement de Naples. Je ne favois que fa prifon , que j'ai apprife depuis deux jours. Vous auriez vu, reprit Cylindro, la plus fuperbe»entrée de vice-roi, que vous puifficz vous imaginer. Jamais gouverneur de? la nouvelle Efpagne n'en a fait une fi faftueu^ fe , ni, entre nous, une plus imprudente. Aufli tous les efpagnols fenfés qui en ont été témoins, 1'ont-ils cenfurée en 1'admirant. Les ennemis de mon maïtre, qui font en grand nornbre & fort puiffans , n'ont pas manqué de lui faire un crime du pompeux appareil de fa fuite,, «de la magnificence des préfens qu'il a faits a la -familie royale, & des richeffes qu'il a apportées  D'ESTEVANIttS. 45*7 dTtaUe, difant qu'on pouvoit juger par-la de fon défintéreffement, & de la fidélité de fort adminiftration. Ce qu'il y a de plus malheureux, pourfuivit Ie page, c'eft que le roi fans doute s'eft laifle prévenir contre lui, puifqu'après 1'avoir parfaïtement bien recu. „ il Ta envoyé au chateau d'Almeda. S'il Ton en veut croire les amis & les partifans de la maifon de Giron , ce n'eft qu'un orage qui paffera. Ils difent que ce viceroi , en faveur des fervices importans quil a rendus a Tétat , & des belles actions qu'il a faites en Sicile oü il eft adoré, triomphera de tous fes envieux, & retournera bientót a Naples. Je le fouhaite, mais je ne le crois pas ; & je tremble pour lui, quand je penfe qu'il a pour ennemis, le comte de Bénévent, don Baltazar de Zuniga & le comte duc d'Olivarès , quï font les trois plus puiffans feigneurs de la cour; fur-tout les deux derniers , qui partagent entre eux le gouvernement de la monarchie. Je crains que ces redoutables adverfaires, qui ont eu le pouvoir de perdre le duc de Lerme &c fon filss n'accablent aufti mon maïtre. Oh ! que non, dis-je a Cylindro, il faut efpérer qu'ils ne viendront point a bout d'engager le roi a payer de la plus noire iogratitude, les fervices d'un homme, qui, fans contredit ,  45$ Histoirï fait le plus d'honneur a la nation efpagnole. Ja n'en fais rien , répliqua le page. Malgré tant d'entreprifes qui ont tourné a la gloire de la couronne , & qui parient pour lui , on ne le trouvera point innocent. Que dis-je ! on lui en fera des crimes, au lieu de les louer. Je ne vois que trop le fort que fes trois ennemis lui préparent. Ils ne fe contentent pas de travailler avec chaleur a fa perte ; en attendant, ils lui font garder une étroite & rigoureufe prifon. Je n'y puis penfer, fans me fentir pénétré d'une vive douleur. Enfermé dans le chateau d'Almeda, tf, n'a pour tous ferviteurs que deux de fes domeftiques, qui n'ont pas la liberté de fortir, & pour toute compagnie, le gouverneur du chateau , avec fix archers de la garde, Encore ce gouverneur eft-il fon ennemi offenfé. Grand dieu ! eft-ce la le traitement qu'on doit faire a un vice-roi qui n'a jamais eu fon pareil au monde ? Cylindro s'attendrit a eet endroit, & répandit quelques larmes. Je ne pus me défendre de fuivre fon exemple. Après quoi je lui demandai des nouvelles de Thomas & de Quivillo. Pour ■ Thomas, me dit-il, la göutte le tient cloué dans un fauteuil a 1'hótel. A 1'égard de Quivillo, il fe porte a merveille , & il attend, comme moi, la fin de faffaire de monfeigneur, pour fe réglsjr la-deffus.  fi' E S T E V A NI 1 l ï« 45"* 'Après avoir eu eet entretien, nous nous quitt&mes, le page & moi. H alla s'acquitter d'une commiffion dont la ducheffe 1'avoit chargé, Sc moi je me rendis a l'hötel d'OfTone pour voir Thomas & Quivillo. D'abord je me fis conduite a [1'appartement de ce dernier, qui me regut aufii gracieufement que le pouvoit faire un homme. accablé de chagrin. Seigneur, lui dis-je, j'arrive de Burgos a Madrid ; & fur la nouvelle affligeante que j'ai apprife , je viens vous témoigner que perfonne n'en eft plus vivement touché que moi , malgré le fujet que fon excellence m'a donné de me plaindre d'elle. Oh ! monfeigneur n'eft plus dans les fentimens oü vous 1'avez vu, me répondit Quivillo ; il a reconnu fon injuftice a votre égard , & je lui ai entendu dire plus d'une fois qu'il s'en repentoit. En me difant cela, lui répliquai-je, vous me rendez fon malheur plus fenfible. Je- fuis ravi, reprit-il, de vous voir toujours affectionné a ca feigneur, qui vous tiendra compte, peut-être plutöt qu'on ne perie, de 1'intérêt que vous prenez a fon fort ; car il faut efpérer que tous Jes chefs d'accufations intentées contre lui, paroitront a fes juges autant de témoignages rendus en fa faveur. Ils trouveront qu'on lui fait des crimes de fes exploits les plus glorieux & les plus avantageux a 1'état. En un mot, pour  peu d'attention que le roi veuille faire au meWre que madame la ducheffe d'Offone lui a préfentepour la déKvrance de fon éPoux, il fera perfuade qu'üny aque la haine, la vengeance & I e™ qm pmffent s'armer contre un vice-roi^ donc, ami Gonzalez, ajouta-t-il , confoW «ous en nou» flattant de 1'efpérance qu'il for. tira bxentot de fa prifon comblé d'honneurs , & a Ja honte de fes ennemis. Comme nous allions continuer la converfa' ff ]** * Quivillo que madame af d f aUprès d'dIe 5 & mi -ant que de fortir de 1'hötel, je voulus vifiter Thomas. Je le trouvai dans fa chambre affis fur un lit repos , ayant devant lui une petite table fur Jaquelle il écrivoit, quoiqu'il eut la goutte aux mams comme aux pieds. I] me reconnut dans le -oment , & ma vue fembIa M cauf d ple :mon cher Eftevanille, me dit-il, je fuis fkhé de ne vous avoir pas plutöt retrouvé , pour vous apprendre que j'ai fait votre paix avec mor, nmtre I n'eft Plus irrité contre vous. A force öe lari,r des momens favorables pour 1'appaifer, ]I ai tait fuccéder è fa colère un véritabJe regret de vous avoir puni trop févèrement. Je vous ™ aurois donné avis, fi j'euffe fu oü vous étiez.  b'Estevanille. '4' ESTEVANILLÏ, chapitre xlviii. Pour quoi Gon^ale^fortit de prifon quinze jours après, & comment il fut choijz pour aller au chateau d'Almeda, tenir compagnie au duc d'Offone. U"n horhme qui avoit vu les terribles cachots du faint office, pouvoit voir fans effroi le lieu oü je fus enfermé. C'étoit une vafte falie, appelée la chambre royale, fort obfcure, & tout autour de laquelle regnoient fix lits , eompofés chacun d'une paillaffe & d'un matelas de 1'épaiffeur de trois doigts. Mais fi 1'on étoit mal couché dans cette prifon, enrécompenfe on y étoit fort bien nourri, le premier miniftre ayant un foin particulier que les prifonniers d'état le fuffent. Nous aurions été trop heureux fi les lits euffent répondu a la nourriture. Nous étions fix dans la chambrë royale, tous fix arrêtés par précaution , c'eft - a - dire, pour prévenir ce que nous aurions pu tenter pour tirer le duc d'Offone du chateau d'Almeda. Lorfque nous nous connümes les uns les autres; pour partifans de eet illuftre prifonnier, nous aous confolames enfemble de notre commun  4^4 Histoire malheur. Outre cela, notre conciërge, qui étoiC homme d'efprit , & fecrètement attaché a ce feigneur, s'informoit exactement de ce qui fe paffoit a la cour concernant 1'affaire de fon excellence, & nous en rendoit compte. Meffieurs, nous dit-il un jour, j'ai une nouvelle importante a vous apprendre. II a été agité ce matin dans le confeil du roi s'il falloit juger le prifonnier a la rigueur, ou le remettre en liberté, ou bien le retenir en prifon pour toujours. Les confeillers ont été partagés fur cela. Les uns, quï font les ennemis du duc, ont dit qu'on devoit lui faire fon procés comme a un criminel de leze-majefté. Les autres, d'un fentiment contraire , ont été d'avis qu'on lui fït grace, & qu'on le relachat. Ils ont repréfenté qu'a la vérité le vice-roi a commis des fautes d'imprudence, mais que ces fautes étant noyées dans mille actions glorieufes, & dans des fervices utiles a toute la chrétienté, il étoit plus jufte que le roi écoutat fa clémence que fa juftice. Ceux qui ont opiné les premiers fe font échauffés la-deflus, difant qu'il n'y avoit qu'un partï a prendre, qu'il falloit procéder juridiquement contre 1'accufé; le condamner, s'il fe trouvoit coupable, ou 1'abfoudre, s'il étoit innocent. De forte qu'il a été décidé qu'on le jugera fur les informations qu'on attend de Sicile & de Naples 5  d'Estevanille, ïj,6*f Naples; car les vice-rois de ces deux röyaumes ont ordre de la'cour de s'informer exaétement de la conduite que le duc, d'Offone y a tenue pendant qu'il en a été le gouverneur, Ce rapport me cauia d'autant plus d'inquiétude, que je favois par moi-même que ce feigneur n'étoit pas irrépréhenfible. Néanmoins je ne laiflois pas de croire que le fort emporteroit Ie foible j & qu'en faveur de tant de vi&oires qu'il avoit remportées fur les turcs, il ne pouvoit trouver que des juges favorables. Peu de tems après le conciërge nous apprit que les informations étoient arrivées, & qu'on les avoit portées au confeil, qui avoit déja nommé deux; commiffaires pour les examiner & en faire leur rapport; que ces commiffaires étoient don Gafpard de Vallejo , & don Francais d'Alarcon, deux feigneurs connus pour des fujets pleins* d'intégrité. Ce qui nous fit efpérer que notre cher prifonnier feroit bientót hors d'affaire. Nous crumes avoir encore plus de raifon de nous flatter de cette efpérance, lorfqu'on nous dit, au bout de quinze jours, que les informations de Sicile alloient a la décharge de 1'aecufé, ou, pour mieux dire, qu'elles faifoient fon éloge au lieu de blamer fon adminiftration, & que la nobleffe & le peuple unanimement le yedemandoient pour les gouverner; qua la vé- Gg  '$66 HlSTOIRE rité les informations de Naples ne lui étoient pas favorables , & qu elles lui imputoient un grand nombre de crimes ; mais que les commiffaires trouvoient que tous les chefs d'accufation étoient vagues & fans folidité. Cependant quoique les juges 1'eftimaffent plus innocent que coupable, ils ne purent fe réfoudre a 1'élargir , de peur qu'après une fi rude prifon un homme auflï entreprenant, & qui avoit autant d'amis & de partifans que lui, n'excitat, pour fe venger, des brouilleries dans 1'état. On jugea donc a propos ce le retenir au chateau d'Almeda, oü, pour adoucir la rigueur de fa prifon , il lui fut permis de recevoir les vifites de fes parens & de fes amis. On remit auflï en liberté les perfonnes qui avoient été emprifonnées pour 1'amour de lui, & 1'on fouffrit méme qu'il fut fervi par tous fes domeftiques. Je quittai volontiers la chambre royale pour retourner chez Andrefillo, oü je retrouvai ma valife telle que je 1'y avois laiffée, mon hóte étant un homme incapable de faire la moindre friponnerie. Impatient d'apprendre des nouvelles de mon ami Quivillo , j'allai le chercher a 1'hótel, ne doutant pas qu'il n'eüt été mis auffï hors des prifons. Effectivement on me dit qu'il étoit dans 1'appartement de Thomas. J'y courus.  ö'Esïevanille. qSy k ï'inftant; & ce valet-de-chambre ne me vit pas plutót entrer qu'il me dit: vous ne pouviez arriver ici plus k propos. Je vous attendois im* patiemment pour vous faire une propofition que je vous confeille d'accepter. Hier ma goutte m'ayant permis de faire le voyage d'Almeda, je vis monfeigneur, & je lui parlai de vous. II ne put s'empêcher de rire loifque je lui dis que vous aviez été emprifonné comme un homme qui avoit été fon domeftique. Ah! le pauvre garcon , s'écria-t-il, je ne lui ai jamais caufé que des peines, pour prix de tous les fervices qu'il m'a rendus. Votre excellence , lui dis-je , devroit bien le reprendre auprès d'elle. Un ferviteur d'un caractère tel que le fien vous feroit ici de quelque agrément. Très-volontiers, reprit le duc; s'il veut venir s'enfermer avec moi dans ma prifon, il me fera plaifir. Comment! s'il le veut, lui répartis-je, n'en doutez nullement» II fera charmé de vous facrifier fa liberté jufqu'a ce que vous ayez recouvré la vótre. Voila, pourfuivit Thomas, ce que j'avois a Vous dire. Confuïtez - vous la-deffus. Voyez ; aimez-vous affez le duc d'Offone pour Vouloir aller partager fes ennuis au chateau d'Almeda? Vous vous imaginez bien, ajouta-t-il, qu'il ne fera pas la toute fi vie. Le roi a maintenant les yeux de 1'efprit fermés fur le mérite de ce Gg 2  r$6S HlSTOIRE feigneur; mais le tems les lui défiliera, & vous" Verrez alors que vous aurez pris un bon parti, en vous enfermant avec eet illuftre prifonnier. Je répondis a cela que je ne demandois pas mieux que de me dévouer encore au fervice de fon excellence, & vivre avec elle dans les fers, y duiTai-je être le refte de mes jours. Avec de pareils fentimens, reprit le valet-dechambre, vous ferez d'autant plus agréable a monfieur le duc, qu'il n'ignore pas que vous êtes en état de vous paffer d'un maïtre. Gonzalez, me dit alors Quivillo, vous ferez bien, Allez lui tenir compagnie. Vous ne contribuerez pas peu, par votre humeur gaie, a diminuer fon ennui. J'y fuis déterminé, lui répondis - je , & je voudrois déja être au chateau d'Almeda. Je crois que j'y ferai plus agréablement que dans la chambre royale oü j'étois. Cela étant arrêté entre nous, j'allai promptement faire mon paquet a 1'hótellerie, avec le~ quel je revins joindre Quivillo, qui m'attendoït pour me conduire a ma nouvelle prifon, dans un carroffe du duc. Lorfque nous y fümes arrivés, nous trouvames a la porte un garde quï nous laiffa paffer fans nous rien dire , dans une vafte cour, au fond de laquelle nous montames par un efcalier de marbre a 1'appartement du prifonnier.  ïi' E s t ï v a » i £ l s, 46*9; chapitre xlix. Dans quel état Eftevanille trouva le duc d'Offone ; de quelle manière il fut regu de ce feigneur ; de Hentretien qv'ils eurent enfemble, & par quelles perfonnes ils fur ent interrompus. Le vice-roi, (car j'appellerai toujours ainfi par excellence le duc d'Oflbne ) quoiqu'il ne dut point étre étonné de me voir, après ce que Thomas lui avoit dit, ne laiffa pas de faire paroïtre quelque furprife en m'appercevant. Quoi! Gonzalez, me dit-il, croirai-je que, par amitié pour ton ancien maitre, tu viens t'affocier a fes chagrins ? Se peut-il que tu préferes aux plaifirs de Madrid la vie trifte que tu dois t'attendre a mener ici ? Oui, monfeigneur , lui répondis-je, 1'honneur d'être auprès de votre excellence & de la fervir, a plus de charmes pour moi que la liberté; la part que je prends 3 votre prifon eft telle que je reftens vos peines comme vous les fentez vous-même. Eft-il po£fible, s'écria le duc,. que malgré les mauvaïs traitemens\ que je t'ai faits en Sicile', tu aies tou* Gg3  '47ö Histoirb jours confervé le zèle & 1'affeftion que tu avois pour moi? Tu me fais rougir de mon ir.juftice; & pour la réparer, je te choifis pour confident, Thomas n'étant plus en état de remplir cette place. Vous, ajouta-t-il, en adreffant la parole a Quivillo, retournez a Madrid, & dites a dcna Catherina que vous m'avez amené un homme dont la compagnie pourra fufpendr© quelquefois mes ennuis. Quivillo fe retira fort content de la bonne réception qu'on me faifoit, & je demeurai feul avec le duc, qui, étu a la hongroife & affis dans un fauteuil, s'occupoit Pefprit affez défiw gréablement en révant a fes affaires. Eftevanille, me dit-il, prends un fiège, & me raconte tout ce que tu as fait depuis ton départ dé Sicüe. Je ne doute pas qu'il ne te foit arrivé de plaifantes aventures. La plus piaifante de toutes, lui répondis-je, e'eft que j'ai couru rifque d'être brülé pour fortilège dans la dernière proceffion du faint office. Ah ! Gonzalez, s'écria fon excellence, que dis - tu, mon ami ? Tu ne parles pas férieufement ? Pardonnez - moi, lui repartis-je} dans le dernier acte de foi, j'étois un des malheureux deftinés a porter la famarra de toile, fur laquelle font peints des flammes & des démons, & ma tête étoit menacée d'être ornée d'un carochas. Enfin, je 1'ai échappé belle.  E>'EsTE VANILLE. 471 :Je ne fuis pas peu curieux, dit le duc, de favoir comment tu as pu faire pour te tirer des mains de la fainte inquifition, dont je regards les cachots comme une efpèce d'enfer d'oü 1'on ne peut fortir. De peur d'ennuyer le vice-roi, je me préparois a lui faire fuccinélement le récit de cette aventure; mais il en exigea de moi un détail très-circonftancié. Ce qui m'obligeant a m'étendre dans ma narration, je lui fis, pour ainfi dire , un journal de mon retour d'Italie en Efpagne. Je commencai par lui détailler de quelle manière, étant devenu apothicaire , je m'étois attaché a Violette , fille de Potofchi mon maitre, & comment, fur le point de 1'époufer, m'étant appercu qu'elle avoit un amant plus favorifé que moi, je m'étois éloigné de Palerme, & embarqué pour Livourne. Notre vice-roi fourit a ce début; & ne dou~ tant point que je n'euffe bien des chofes réjouiffantes a lui raconter, il m'ordonna de continuer mon récit. Ce que je fis avec tant de gaieté que fon excellence, toute grave qu'elle étoit, ne pouvant retenir fes ris , les laiffoit éclater de tems en tems. II y eut dans mon journal plufieurs endroits qui la divertirent: entr'autres, lorfque je vins a parler de ma pommade & de mon eau, & des eftets merveilleux qu'elles Gg4  472 Histoiké avoient produits. Mais le duc croyant que js Jui contois une fable pour le faire rire; m'interrompit. Gonzalez, me dit-il, tu exagères la vertu de ta compofition. Elle peut bien enlever les taches de roufTeurs, embellir le teint & blanchir la peau: c'eft tout ce qu'elle peut faire. Eüe ne fauroit donner un air de jeunefte aux vifages flétris par un grand nombre d'anne'es. Pardonnez-moi, monfeigneur, lui répondis-je, elle reproduit les charmes qu'on a perdus; elle fait des métamorphofes. Vous n'en douterez plus, ajoutai-je en fouriant, quand je vous aurai dit que votre baronne de Conca s'en fervoit, auffi-bien que dona Blanche fa mère, que .Thomas trouvoit fi ragoutante. Comment peux* tu favoir cela, me répliqua le vice-roi ? Potofchi, lui repartis-je, 1'invenieur de cette pommade & de cette eau, en fourniftoit a ces deux dames; & il m'a dit plus d'une fois que la baronne, toute jeune qu'elle étoit, devoit moins è. la nature qu'a cette compofition Ia conquéte de votre excellence. Ces dernièrcs paroles firent- un peu rougir ce feigneur, qui eut honte apparemment d'appren^ dre qu'il n'avoit aimé dans la baronne qu'une beauté fauffe. II en fentit fa vanité bleftée ; mais comme il n'avoit que moi pour témoin de cette petite mortification, il affecta den rire le.  d'EsTEVANILEE. 47} 'premier, comme fi la chofe ne Feut point regardé. Puis reprenant fon férieux : Gonzalez , me dit-il, fi tu pofsèdes effeöivement un fi beau fecret, tu feras bientót riche. Je le ferois déja, lui répondis-je, fi 1'inquifition m'eüt laiifé faire. Malheureufement pour moi, des envieux me déférèrent a ce faint tribunal comme un chymifte qui avoit recours a la magie pour faire fes opérations; & fur cette dénonciation, je fus arrété par ordre du faint office. Je ne me contentai point de dire cela au viceroi , je lui fis un fidéle rapport de toute cette affaire jufqu'aux moihdres circonftances, & vous jugez bien que je n'oubliai pas la confifcation de mes effets. Sur quoi le duc fe mit a faire de longs éclats de rire, qui duroient encore quand la ducheffe d'Offone & don Juan Tellés fon fils, qui avoient coutume de venir prefque tous les jours au chateau d'Almeda, parurent tout a coup devant nous. Madame, dit fon excellence a dona Catherina, vous êtes fans doute étonnée de me trouver dans les ris, quoiqu'il ne foit arrivé dans mes affaires aucun changement qui doive me rendre gai; mais je n'ai pu tenir contre le ridicule d'une aventure qu'Eftevanille vient de me conter. Je fuis ravie; lui répondit la ducheffe, que ce garcon foit auprès de vous, puifqu'il a 1'art de vous amufer. J'en  474 HlSTOIRB ai d'autant plus de joie, que Thomas & Quivillo m'ont allure qu'il a toujours eu pour vous un véritable attachement. Je le fais bien, reprit le vice-roi; auffi lui tiendrai-je compte de fon zèle & de fon affection. J'aime fon humeur qui convient fort a la mienne; & je prévois que la gaieté de fon efprit m'empêchera de m'abandonner a bien des réflexions chagrinantes. Dona Catherina qui avoit quelque chofe de particulier a dire a fon mari, Pattira pres d'une fenétre; & pendant qu'ils s'entretenoient, don Juan ne ceffa de m'exhorter a égayer fon père , & a diminuer fon ennui autant que je le pourrois, en m'affurant que le prifonnier reconnoitroit bien ce fervice' lorfqu'il feroit hors de prifon , ce qui, felon tcutes les apparences , ne pouvoit, difoit-il, manquer d'arriver dans peu de tems. La ducheffe, avant que de remonter en carroffe pour s'en retourner, me dit la même chofe; de forte que j'eus tout lieu de me favoir bon gré de m'être enfermé dans ce chateau, & de me flatter que ma complaifance feroit bientöt peut-être graffement paye'e.  c'Estiv a k I t t e. 475* CHAPITRE L. Du moyen qil'Eftevanille employa pour divertir le duc d'Offone, & quel en fut le fruit. A PRÈs Ia retraite de la ducheffe & du feigneur don Juan, le vice-roi fe remit dans fon. fauteuil , en me difant: pourfuis, Gonzalez , reprends le fil .de ton hiftoire. Dis-moi par quel bonheur tu as pu te tirer des griffes du faint office. Cela me paroït une efpèce de miracle. Je lui répondis que je devois ma délivrance au comte duc d'Olivarès. Enfuite je lui appris de quelle facon ce premier miniftre avoit été engagé a prendre ma défenfe. Le duc d'Offone en eet endroit pouffa un profond foupir , & me dit d'un air trifte: tu parles-la d'un homme qui joue le premier róle fur le théatre de la monarchie d'Efpagne. II a trouvé le fecret d'enchaïner le roi a fes volontés, Jamais le duc de Lerme n'a eu un fi grand .-afcendant fur Philippe III. J'ai le malheur, ajouta-t-il, de 1'avoir pour ennemi, aufii-bien que le comte de Bénévent. Ces deux feigneurs font a la tête de ceux qui travaiilenf a ma perte» §ans ces deux efprits envieux-, il y a longtems  47°* His'toire que je ferois libre, ou plutöt je n'aurois point ceffé de 1'ctre. Au lieu de me faire mon procés, on m'auroit élevé une ftatue pour reconnoïtre les fervices que j'ai rendus a la couron■ ïie ; mais ce font deux jaloux que le mérites blelfe. Ils n'ont rien épargné pour me faire condamner a mort; & craignant 1'ufage que je pourrois faire de ma 'liberté, ils fe font unis enfemble pour éternifer ma détention. Comme je jugeai par ce difcours que monfeigneur commengoit a s'aigrir, & qu'il alloit peut-être devenir de mauvaifé humeur, je fis promptement 'retomber la converfation fur le faint office; & par quelques heureufes faillies qui m'échappèrent, je remis 1'efprit de fon excellence en train de s'égayer. Je demandai a ce feigneur s'il ne trouvoit pas plaifant qu'on m'eut pris pour un forcier, paree que je favois compofer de la pommade pour les dames. Oui, me répondit-il; mais après tout , ajouta-t-il, d'un air railleur, peut-être 1'es-tuun peu. Je t'avouerai même que je le crois, s'il eft vrai que ma baronne d'Italie eut befoin du fecours de Potofchi pour être telle qu'elle paroiffoit a mes yeux. Car enfin c'étoit la femme du monde dont le teint me fembloit'le plus naturel. Ainfi, continua-t-il en fouriant, je te trouve bien heureux de n'avoir point été brülé, II eft vrai, lui  d'Estevaniele. qjj répliquai-je en me prêtant a la plaifanterie, j'aurois autant mérité d'éprouver ce fupplice a Pinquifition, que je mérite-is de le fouffrir a Palerme , lorfqu'on m'accufa d'être un empoifonneur. Pardonnez-moi, s'il vous plaït, ce petit reproche; Ah ! mon cher Eftevanille, s'écria le duc la-deffus , oublie , de grace , mon injuftice. Excufe un amant que troubloient fes foupcons & fa douleur. Que ce funefte événement demeure pour jamais dans 1'oubli. Ce bon feigneur prononca ces paroles avec tant de fentiment, que j'en fus pénétré. Qu'il eft facile a un homme de qualité de faire perdre le fouvenir d'une offenfe qu'il a faite a un homme du commun. Je fus fi charmé de voir que fon excellence fe repentoit d'en avoir mal ufé en Sicile envers moi, que je me fentis attacher a lui plus fortement que je ne Pavois été jufques-la. Enfin, fes bontés me touchèrent a. tel point, que les larmes m'en vim-ent aux yeux. 11 s'en appercut, & s'attendrit a fon tour, tant il eft naturel d'être fenfible au plaifir de fe voir aimé. Va, Gonzalez, me dit-il, 1'avenir réparera le pafte. Si je t'ai donné fujet de te plaindre de moi, je veux en récompenfe te traiter déformais de facon que tu ne puiftes que t'en louer. Ces mots affectueux achevèrent de me [fier au duc d'Oflane, qui me parut dans ce  47^ Histoire moment le plus aimable de tous les feigneurs paffés, préfens & futurs. Je ne pus m'empêcher de faire éclater ma joie; & cédant aux tranfports qui m'agitoient, je me jetai aux genoux de fon excellence , qui me les laiffa bonnement erabraffer, fans s'offenfer de ma hardieffe indecente. | Pendant ce tems-la une petite cloche qui annoncoit 1'heure du dïné , fe fit entendre, & quelques inftans après le majordome du duc vint I'avertir qu'on avoit fervi. Son excellence quitta auffitöt fon fauteuil, & paffa dans une autre chambre oü il fe mit a table tout feul. A peine s'y fut-il aflis, que je vis entrer huit a dix perfonnes. C'étoit une partie de fes écuyers & de fes gentilshommes. Ces meffieurs, durant le dïné, fe tinrent debout & tête nue autour de leur maïtre, attendant, dans un refpeótueux filence, les ordres qu'il auroit a leur donner; mais il n'adreffa la parole qu'a moi; & les réponfes que je fis a. tout ce qu'il me dit, eurent le bonheur de lui plaire: ce qui ne fut pas remarqué fans jaloufie de ces officiers, qui me regardèrent comme un homme qui alloit indubitablement devenir favori du vice-roi. f| Après le repas fon excellence rentra dans fa chambre pour y faire fa fiefte; & moi, me mêlantparmi fes gentilshommes, je defcendis avec  d'Estevanille. eux dans une falie balfe , oü nous attendoit un grand repas. Nous n'aurions pas fait fi bonne chère, fi nous eufTions dïné aux dépens du roi; mais quoique les prifonniers d'état foient ordinairement nourris & entretenus par fa majefté, elle ne défrayoit point le duc d'Offone. Et c'étoit encore un trait de la malice des ennemis de ce feigneur, lefquels avoient fait décider dans le confeil qu'on le laifferoit, par une maligne diftinclion , faire toute la dépenfe qu'il voudroit dans fa prifon, étant jufte qu'un viceroi , riche & naturellement magnifique, eut la liberté de vivre d'une manière convenable a fa fomptuofité. Lorfque nous eümes dïné, il prit envïe au majordome d'avoir un entretien avec moi. II m'entraïna dans une galerie en me difant: feigneur Gonzalez , vous voulez bien que nous renouvellions connoiffance ? Vous ne me remettez pas, a ce que je vois ? J'étois pourtant en Sicile & au fervice de monfeigneur , dans le tems que vous étiez un de fes pages. II eft vrai que je ne faifois pas alors une figure fort brillante dans fa maifon. L'obfcurité du pofte due j'y occupois, étoit peu propre a conferver mon idéé dans votre mémoire, puifque je n'ai vois encore dans les offices qu'un des derniers emplois; je parvins bientöt a une place plus  4S0 HlSTOIRS élevée; & m'avancant d'année en année par U crédit de ma fceur, qui eft femme-de-chambre de madame la ducheffe, & qui pofsède fa confiance, je fuis devenu majordome. Ainfi va le monde , lui dis-je. Je vous félicite d'être parvenu a un fi bon pofte , & je vous demande votre amitié. C'eft moi qui vous prie de m'accorder la votre , me répondit-il. Je vois bien que vous allez être bientöt, fi vous ne 1'êtes déja, PEpheftion de notre maitre. Hé ! mais , lui répliquai-je, entre nous, j'ai le bonheur d'en étre regardé favorablement; & fi vous avez jamais befoin de mes bons offices auprès de lui, je vous les offre de tout mon cceur. Comptez fur moi. Je prononcai ces paroles d'un petit air important, qui me fit peut-être paffer pour un fat dans 1'efprit du majordome ; mais loin de me le témoigner, il me parut ravi de me voir fi bien intentionné pour lui. Ce qui forma dès le premier jour, entre lui & moi, une efpèce de liaifon, qui , quoique vuide de fentimens, ne laifibit pas d'avoir 1'apparence d'une étroite amitié. Au refte, ce domeftique avoit une bonne qualité; il étoit fort attaché a fon maitre. Il ne demandoit pas mieux que de contribuer a le divertirj mais fe fentant 1'efprit trop borné pour inventeif  D'ËSTE VANILLE. 481 ïnventer des amufemens , il me dit : feigneur Gonzalez, quel diVertiffemerit pourrïons - nous bien donner a monfeigneur pour le défennuyer? Vous avez pius d'imagination que moi ; révez-y. Que jageriêz-vous a propos que nous fiffions pour le diftraire de fes triftes penfées? Je n'en fais rien , lui répondisqe. Cependant il ne faut pas 1'abandonner a fa mélancolie. Faifons tous nos efforts pour le divertir. Attendez, ajoutaije en rêvant; il me vient une idéé la-deftus qui n'eft point a rejeter. II aime ,1a comédie ; faifons-en rëpre'fenter une devant lui. Le majordome m'entendant pariet de la forte, fe mit a rire, & me dit : j'approuverois fort votre penfe'e, fi nous avions des fujets qui fufTent capables de jouer des pièces de théatre ; mais de trente domeftiques du duc qui font dans ca chateau, je n'en connois pas un qui me paroilfe avoir du talent pour cela. Tant mieux, reprisje, voila les acteurs qu'il nous faut. Si nous eiï avions de bons, ils pourroient faire baitler fon excellence , au lieu que de parfaitement mau-vais la divcrtiront infailliblement; car plus 1'exécution d'un pareil fpe&acle eft ridicule, plus je la trouve réjouiftante. Voulez-vous que'nous en faffions 1'efiai? Volontiers, répondit le majordome. Je me charge de faire apporter ici de Madrid, dès demain , un tome d'excelleotes Hh  482 HiSToilÈ comédies , & nous choifirons celie que nous jugerons la plus propre a donner du plaifir a monfeigneur. Dans eet endroit de rtotre coriverfation, je m'entendis appeler par un page, qui me cherchoit pour m'avertir que fon excellence avoit fait la fiette, & qu'elle me demandoit. Je volai auilitöt a fon appartement pour recevoir fes or* dres. Gonzalez, me dit-elle, j'ai befoin de toi pour diffiper la mauvaife humeur oii vient de me mettre un fonge défagréable, ou plutót funefte que j'ai fait, Tu me diras que les réves ne font que des jeux du fommeil auxquels on ne doit nullement s'arrêter. Je le fiiis bien, & cependant je t'avouerai ma foibleffe ; je m'imagine que les miens font myftérieux, & autant de fecrets avis d'une célefte intelligence. Hé ! feigneur, lui dis-je , quel fonge a pu faire une fi forte impreifion fur un efprit de la trempe du votre? Cela m'étonne. Tu vas 1'entendre, me répondit-il : le voici. J'ai fongé que j'étois dans une falie, oü Bénévent & d'Olivarès fe font tout a coup offerts a ma vue. Ils fe font approchés de moi d'un air doux & riant, & ils m'ont embraffé comme a 1'envi 1'un de 1'autre, Après quoi ils m'ont fait entrer dans un jardin rempli de chardons, d'orties, de ronces & d'épines. Je n'y ai pas plutót été introduit, que  D'ÈsTEVANItlE. 483 ïnes deux ennemis ont fubitement difparu , ft bien que je m'y fuis trouvé feul. J'ai vainement cherché une iiïue pour fortir de ce lieu plein d'horreur, & je me fuis réveille dans eet embarras. Hé bien, món ami, pourfuivit le vicè-róïj que penfes-tu de ce fonge ? Pour moi, jé crois qu'il në fignifie rien de bon. Veux-tu favoir de quelle facon je 1'interprète? Les baifers que mes ennemis m'ont donnés marqüént qu'ils 'mé préparent quelque nouveau chagrin; & les eff'orts ïnutiles que j'ai faits pour fortir du jardin affreux oü je me fuis vu enfermé, me préfagent une prifon fans fin-. Ah ! tóonfeigrieur, m'écriai-je 1'a-deffus, quellé interprétation 1 Pourquöii trop ingénieux a. vous tourmep.ter ^ous-méme, expliquer, Èi votre dcfavantagè 3 des penfées confufes qu'enfante 1'irhagination pendant le fommeil ? Vous êtes a - peu - prés comme ün prifonnier d'état, qui étoit, il n'y a pas longtems , dans la tour dè Ségóvié, & qui, fé fiant trop a fa pénétratioiï, en a été la victime. Je vous conterai cette aventure, li vous le fouhaitez. Tü me feras plaifir, répliqua ië duc. Je n'en douté pas, repris-je, car èlle eft fingulière. Don Güillérh de Medina del Campo i gentilhomme de la provincie de Léöri j ayant été aegufé d'avoir des ïnteiUgëhcês m Hh 3  4% Hut oikï Catalogne avec les rebelles, fut arrété par ordre de la cour, & conduit a la tour de Ségovie, ou il fut mis au fecret, Pendant qu'on inftruifoit fon procés, fa femme & fa fille. alloient tous les jours aux environs du chateau fe préfenter devant la fenêtre c'un donjon oü couchoit le prifonnier, qui pouvoit facilemcnt les voir dans la campagne. Elles lui faifoient des mines, & tachoient, par leurs geftes, de lui faire efpérer un prompt & favorable jugement. Enfin, le procés fe jugea, & le gentilhomme fut abfous du crime dont on 1'avoit accufé. Sa femme & fa fille en étant informées , ne manquèrent pas d'aller avec tous leurs domeffiques fe montrer devant le donjon. Les valets portoient, lesuns, des corbeilles remplies de viam des froide's & de pain, & les autres, des broes pleins de vin. Les dames croyoient que 1'aopareil d'un feftin feroit deviner au prifonnier, qui les pbfervoit, que fon affaire devoit avoir été jugée en fa faveur; mais les domeffiques eurent a peine étendu fur Phefbe une nappe blanche pour mettre leurs mets deffus, que 1'imagination trop vive de ce gentilhomme fe troubla fubitement. Au lieu d'expliquer a fon avantage les démonftrations de joie que fa familie laiffoit éclater, il en concut un préfage funefte. La nappe lui parut un drap dont on enfevelit les,  d'Estevan.ille. 48-? morts ; & s'imaginant qu'il étoit cöndamné n mort, il fat faifi duns efainte qui lui coüta la vie. Lorfque j'eus achevé ce récit, le duc d'Offone me dit en fouriant: ce don Guillem avoit en effet 1'imagination bien vive. Celie de votre excellence ne 1'eft pas moins, lui repartis-je, & je ne vous choifirois pas pour 1'interprète de mes fonges. Ces deux feigneurs que vous croyez toujours vos ennemis, ne le font peut-être plus. Au lieu de fonger encore a vous nuire, ils fe repentent peut-être, en ce moment, de vous avoir rendu tant de mauvais offices. Que tu connois mal les courtifans, répliqua le vice-roi. Apprends qu'ils haïffent conftamment, tant qu'exifte 1'objet de leur haine. Je t'avouerai pourtant, ajouta-t-il, que je puis avoir mal expliqué mon fonge; c'eft ce que nous faurons dans la fuite. Comme je m'étois appercu avant le diner que mon entretien avoit eu le bonheur de ne pas déplaire au duc , cela me rendit plus hardi a lui parler. Je paffai le refte de la journée a lui conter quelques-unes de mes averitures, le plus gaiement qu'il me fut poftible , n'ayant pas oublié que fon excellence aimoit les récits plaifans. Le foir, ce feigneur, dans le tems qu'il achevoit de fouper, recut Une lettre de dona Ca* Hh3  4^ HlSTOIKE rherina. II fe leva de table auffitót, & fe retira pour la lire dans. la chambre oü il co.uchöit. 'Alors nous defcendïmes tous dans la falie ou nous avions diné ; & après avoir bien foupé, nous primes le parti de nous aller repofer dans des lits qui refTembloient un peu a. ceux de la chambre royale, dont j'ai fait mention. Le jour fuivant, dès le matin, le majordome Vint mapporter un volume da comédies qu'il .venoit de regevoir de Madrid 3 & qui étoient de la compofition du grand Lope de Vega. Nous feuilletames le livre, 8z nous choisimes la famofa comedia del ambaxador de fi-mifmo, 1'ambaffadeur de foi-même. Voici le fujst de cette pièce en deux mots. Un jeune roi de Léon vaulant époufer Ia princefle de Caftüle, dont il a entendu vanter les charmes, forme Ie deflein de 1'aller voir incognito., Pour eet effet, il va la demander en mariage fous le nom de fon ambafladeur, &l'obtient enfin, malgré tousles obftacles qui s'oppofent a eet hymen. Voila qui eft bien, dis-j-e au majordome ; il s'agit a prér fent de faire copier les róles, enfuite nous les diftribuerons aux fujets que nous choifirons pour les repréfenter. A propos de fujets 2 reprit-il, j en ai deux entr'autres qui font tels que vous les voulez. Puifque vous n'avez delfein que de faire rire monfeigneur, vous aurez en eux deux  d'Estevanille, 487 ©riginaux incomparables pour cela. L'un eft Gafpard Mocillero, notre cuifmier, & Tautre Jofeph de Magoz, furnommé dans nos offices El graciofo de let Co7inci, paree qu'il a 1'efprit bourfon, Sc qu'il fait mille folies pour divertir les autres. Bon, m'écriai-je, il fera le comique. Voila déja deux róles de remplis; mais oü prendrons-nous des actrices, & fur-tout une qui puiffe repréfenter la princeffè de Caftille ? Elle eft toute trouvée, me repartit-il. C'eft un de nos pages, un grand garcon qui a 1'air fade, une figure efflanquée, & dont, jufqu'a la prononciation, tout eft efféminé: aufli fe nommet-il don Seraphin Floxo. On diroit que la nature a pris plaihr a le former fur fon nom. Pour abréger ce chapitre, qui n'eft déja que trop long, je vous dirai que nous fitnes promptement copier les róles de la pièce, & que nous les diftribuames aux acteurs dont nous jugeimes a propos de faire choix, en leur recommandant de les apprendre par cceur le plutót qu'ils pourroient. Ce qu'ils firent en moins de huit jours, quoiqu'ils n'euflent pas la-deffus une mémoire exercée. J'étois d'avis que nous fiflions un myftère au duc du beau divertiffement que nous lui préparions pour lui laiffer le plaifir de la furprife ; mais mon collegue ne fut pas de mon fentiment. II me dit même qu'il craignoit Hh4  4S& HlSTOTRE que fon excellence ne voulut pas confentir que nous fiftïons repréfenter devant elle une comédie pendant fa prifon. C'eft ce qu'il eft bon de favoir, lui dis-je, avant que d'aller plus loin. Je vais le demander a monfeigneur même. A ces mots, je me rendis a 1'apparcement de fon excellence, qui ne me vit pas fitöt paroïtre que prenant un vifage riant: Gonzalez, me ditelle, parle-moi naturellement, ne t'ennuyes-tu pas dans, ce chateau? Non vraiment, lui répondis-je, & je puis vous afturer que je ne m'y ennuirai jamais avec un maïtre tel que vous. II ne tiendra pas a moi, non plus qu'a don Gabriel votre majordome, que nous ne fufpendions quelquefois vos ennuis par les petits divertiffemens dont nous nous propofons de vous regalen Par exemple, nous fommes fur le point de vous en donner un qui fera, je penfe, de votre gout. Nous voulons faire jouer une comédie devant votre excellence. Gardez-vous-en bien, me répondit le duc. Pour recevoir dans ce chateau une troupe de comédiens de campagne, il faudroit en demander la permiffion au gouverneur, qui n'eft pas de mes amis, & qui me la refuferoit peut-être. Ah! m'écriai-je, ce n'eft point une troupe de comédiens de profeffion qui doit jouer la pièce dont il s'agit. Elle fera reprcfentée par des acteurs tirés de votre dq~  d'Estevanille. '489 meftique. Oh! c'eft une autre affaire , me répliqua-t-il. Je crois que je puis voir une pareilie repréfentation fans que perfonne y trouwe a redire; mais, ajouta-t-il, en branlant la tête d'un air d.daigneux, je me défie un peu de vos hifr trions. Vous avez tort, monfeigneur , lui repartis-je , ils font excellens pour la plupart; il y a des aéleurs fur le théatre du prince qui ne valent pas mieux. En un mot, je fuis sur que fexécution de notre comédie vous fera plaifir. Sur cette affurance, reprit-il, je ne m'oppofe plus a votre deftein. Vous ferez repréfenter la pièce quand il vous plaira. Je fuis pret a 1'entendre. J'allai porter cette réponfe au majordome, avec qui je concertai ce qu'il y avoit a faire. Nous partageames les foins. ïl fe chargea d'habüler les acleurs a fa fantaifie, & moi de les faire répéter a la mienne. C'étoit une chofe a voir que ces répétitions. Quand un aéieur, ce qui arrivoit a tout moment, déclamoit parfaitement mal, ou faifoit un gefte ridicule , je 1'applaudiffois. Bon, lui difois-je, retenez bien ce ton - la, n'oubliez pas ce beau gefte, vous charmerez monfeigneur. Outre que la pièce étoit mauvaife, fauf le refpect que je dois a la mémoire du grand Lope, elle étoit fi mal fue, qu'on entendoit a chaque vers la voix du fouf-  49° Histoire fleur. Cependant, quoiqu'on ne la fut point encore le jour qu'on avoit pris pour la jouer, or» ne laiffa pas, a tout hafard, de fe difpofer a la repréfenter. Une heure avant qu'on commencat, la ducheffe d'Offone & don Juan fon fils arrivèrent au chateau, accompagnés de quelques parens que le duc avoit fait inviter de fi part a venir voir ce fpecfacle, perfuadé que Fexécution en feroit très-réjouiffante. Ce qu'il y a de plaifant, c'eft que don Gabriel avoit été lui même a Madrid louer des habits de friperie pour les acteurs, & qu'il les avoit choifis non-feulementfort bizarres, mais encore peu convenables aux perfonnages; aufïi firent-ils leur effet a mefure qu'ils parurent. Je me fouviens entr'autres que le cuilïnier Gafpard Mocillero, repréfentant le roi de Léon, ne fe montra pas plutót fur la fcène, qu'il excita une rifée générale par la facon dont il étoit habillé. Le vice-roi même en perdit fa gravité. Mais fi fon excellence ne put tenir fon férieux contre la figure grotefque de Gafpard, elle trouva encore un plus grand fujet de rire dans fes geftes & dans toute fon aclion. Ce feigneur ne put fe défendre d'éclater; & les fpectateurs le voyant de fi bon cceur défopiler fa rate, fuivirent fon exemple. Jofeph de Magoz, le graciofo de la caiinati  b'Estevaniilï. 49f faifoit le róle de confident du roi ; il ne réjouit pas moins la compagnie que fon maitre» II eft vrai que ce garcon n'avoit befoin, pour faire rjre, que de fe préfenter. C'éeoit une efpèce de nain tout contrefait. II renouvella les ris de 1'aflernhlée , &c le grand benêt de page, qui fit le perfonnage de la princefle de Caftille, acheva de les épuifer par des minauderies qui lui étoient naturelles, par certains airs de vifage qu'il fe donnoit, & dont fon amour-propre 1'empêchoit de voir le ridicule, On fifHa fa vanité de la manière la plus cruelle, je veux dire en Fapplaudiffant par des battemens de mains humilians, comme cela fe pratique quelquefois au théatre du prince, lorfqu'on n'y eft pas content d'un comédien ou d'un auteur. Les affiftans étoient las de fe moquer des, acteurs, & 1'ennui commencoit a les gagner, lorfque la pièce finit. II faut avouer, monfieur s dit la ducheffe a fon époux , que vous avez bien ri. Madame, répondit-il, je me fuis en effet diverti parfaitement, grace a Gonzalez, qui, jugeant en homme d'e^rit qu'une comédie repréfentée par de femblablèfeacteurs, ne manqueroit pas de me réjouir, m'a voulu régaler de ce divertiffement. Je fuis ravie, reprit dona Catherina, que Gonzalez ait le talent d'imagiïier des chofes qui vous égayent, §c je le prie  '492 HrsToiKE de redoubler fes foins pour écarter de votre efprit les triftes penfées qui 1'affiégent. II n'a pas mal commencé, dit le duc, & quoiqu'il ne foit auprès de moi que depuis peu de tems, je fe-ns déja qu'il adoucit mon ennui, s'il ne peut m'en délivrer entièrement. Le vice-roi, par ces paroles, fit bien ma cour a la ducheffe & a don Juan, qui, par les nouvelles amitiés qu'ils me firent, me confirmèrent dans 1'efpérance d'être bien récompenfé. CHAPITRE LI. Comment, malgfé tous les foins d'Eftevanille, le duc tomba dans une mdancolie que rien ne put diffiper, & du malheureux événement qui la fuivit de prés. T' e u s le bonheur d'amufer fon excellence pendant trois femaines, a 1'aide des principaux domeftiques. Nous effayames tous les moyens qu'il nous fut polh^ie d'employer pour charmer fon ennui, & nó# eumes d'abord le plaifir de pouvoir juftement nous applaudir de nos effais; mais bientöt la chance tourna. La goutte, dont le duc étoit tourmenté de tems en tems, le prit avec tant de violence, que ceffant de fe prêter  t>' ËsTEVANILLE. aux foins que nous prenions de 1'égayer, il s'abandonna tout entier a la plus noire mélancolie. Tout ce que nous pümes dire & faire alors pour difliper fon chagrin , fut inutile. Quand je vis que nous nous épuifions en vains efforts: monfeigneur, lui dis je, nous ne favons plus a quel faint nous vouer pour tirer votre excellence de la langueur mortelle ou je la vois. Faut-il donc que le courage vous manque a la veille peut-être de fortir de prifon? Ranimez-vous. Songez qu'il ne fied point aux héros de fupporter foiblement les malheurs. Si vous fuccombez fous le poids de votre infortune, vous donnerez a vos ennemis le plaifir de vous avoir accablé. Voulez-vous accorder ce triomphe a leur fierté ? Que veux-tu que je faffe? me répondit le duc. Tant que j'ai efpéré de fortir de ce chateau, je me fuis armé de patience; mais j'ai perdu eet efpoir , & je vois bien que 1'intention de la cour eft de 'm'y retenir prifonnier le refte de ma vie. Non, non, lui répliquai-je, monfeigneur, ne vous mettez point cela dans 1'efprit. S'il plait au ciel, vous en ferez quitte a meilleur marché. J'ailois me répandre en difcours les plus confolans que ma rhétorique & mon zèle m'auroient pu fournir, lorfque don Juan Telles parut dans la chambre. Ah ! fei-  4P4 HisfoiRÊ gneur, m'écriai-je en 1'appercevant, vous hë pouviez arriver ici plus a propos. Venez m'aider a difliper la crainte dont mon cher maitre a 1'imagination frappée. A ces mots , què je prononcai avec attendriflernent, car j'avois un véritable attachement pour le vice-roi, don Juan me demanda quelle frayeur avoit faifi fon pèrei II croit, lui répondis^-je, qu'on lui a pour jamais öté la liberté. Alors le jeune Tellés adreffant la parole aU düc, lui dit z n'écoutez pas la crainte vaine qui vous agite. La nouvelle que j'ai a vous apprendre aujourd'hui doit vous la faire perdre. Le comte duc a dit ce matin au lever du roi qu'il ne concevöit pas pourquoi on pouvoit encore vous retenir prifonnier, après les réponfes que vous avez faites dans votre interrogatoire j & qui font autant de preuves de votre irinocence , que des fervices importarts que vous avez rendus a la couronne d'Efpagne. Difcours d'un ennemi couvert, interrompit impatiemmerit le duc d'Offone. Si ce premier miniftre ne me haïffoit point, ne prendroit-il pas ma défenfe, puifque je lui parois étre injuftement dans les fers ? Mais non , mon fils, jugez mieux du caraófère du comte duc, & croyez que dans le tems qu'il me plaint, le traïtre eft faché que mes juges ne m'aient pas trouvé digne de port, En un  E>' EsTEVAMILLE. $t)f swt, je fuis sur de fa haine. Je m'en fie aux nceuds qui m'attachent a la maifon de Sandoval. L'ami du duc de Lerme ne fauroit devenir le fiem . Dès que notre vice-roi s'étoit mis une opiniöri dans la tête, c'étoit en quelque facon battre 1'eau, que de vouloir la lui öter. Auftï dórt Juan, qui le connohToit, fe garda bien de le contredire; II fe contenta feulement de lui repréfenter que le premier miniftre, dans la faveur oü il fe trouvoit auprès du roi, ne voyant perfonne qui dut lui faire ombrage, s'étoit peutêtre adouci a fon égard. Pardonnez-moi, répliqua le duc; il m'a quelquefois, ert préfence du roi même, lancé des traits railleurs, & je lui ai fait de vives reparties qu'il n'oubiiera jamais. Quoi qu'il en foit, reprit le jeune Telles, de grace, mon père, ne vous laiffez point aller au chagrin. Au lieu de vous décourager & de vous abandonner foiblement a une mélancolie quï nous aiarme tous., rappelez votre raifon. Que 1'intérét de votre familie vous remette 1'efprit, Ces paroles prononcées d'une maniere pathétïque par un tendre fils, parurent faire, a la vérité, quelque impreffion fur le vice-roi ; mais toujours perfuadé que fes ennemis ne vouloient pas qu'il reparüt a la cour, il retomboit dans  4S?5 HlSTOIRE le défefpoif un moment après avoir fembïé re?' prendre Courage. | . Ce fut encore pis le lendemain. Son excellence, bien loin de s'être tranquillifée fefprit par fes réflexionsy parut plus agitée que Ie jour précédent. Four furcroit de malheur, fa goutte Ie reprit vivement, & il ne fit plus que languir pendant trois femaines; au bout defquelles, en fs promenant un foir dans fa chambre, s'appuyant ti'une main fur moi, & de 1'autre fur ufi baton, il tomba en apoplexie. J'appelai du monde auffitót; & a 1'aide de deux domeftiques qui accoururent a ma voix, je le portai fur fon lit, oü il demeura prés de trois heures fans fentiment. Pendant qu'il étoit dans ce pitoyable état, un de fes domeftiques courut a toute bride a Madrid, pour en avertir dona Catherina & fon fils , qui vinrent en diligence au chateau d'Almeda , accompagnés de deux docleurs en médecine , qu'ils amenèrent plutöt pour étre témoins de la mort du duc, que pour lui fauver la vie. Ils ne laifsèrent pourtant pas de faire les empreffes a le fecoarir , & même d'ordonner quelques remèdes qui ne fervirent qu'a précipiter fa fin. II mourut deux jours après dans les bras de fa femme & de fon fils. CHAPITRE  b'E STEVANILLÉ. CHAPITRE Lil. Des fuites qu'eut la mort du duc d'O.ffoné^ & de quelle manier e le roi en ufa envers fa veuve & fon fils , pour les confoler. Goniale^ fe met au fervice de don Juan Telles, Axtssitót quele gouverneur du chateaü d'Almeda fut informé de la mort de fon prifonnier , il porta eette nouvelle au premier minif* tre, qui, fur le champ, alla lui-mêrhe 1'annoncer au roi. On dit que fa majefté en parut uri peu touchée, auffi-bien que le premier miniftre; mais je n'avance pas cela 'comme un fait conftant. Quoiqu'il en foit, Ie monarque envoya ün grand de la première claffe a la ducheffe d'Offone, pour lui faire de fa part un eompli-. ment de condole'ance , avec ordre de lui dire qu'il donriöit la vice-royauté de Sicile a dort Juan Telle's, poür reconnoitré en lui les fervices 'de fon père. Si cela ne confola pas entièrement ïa mèré & le fils, ce fut du moins un döux léhitif a leur douleur. Le duc fut enterré fans pompé, & dé la rriahière dont il avoit fouvént témoigné a la ducheffe qu'il fouhaitoit qü'on 1'enterrat; je vëllSf dire fous 1'ljabit d un père Auguftin; On vèr$ Si  4pB HlSTOIRB bien des pleurs a fes funérailles. Tous fes domeftiques s'imaginant qu'il étoit mort intejiat, le pleurèrent amèrement. Moi-même, quoique je répandiffe des larmes véritables par amitié pour un ft bon maitre, je ne laiftbis pas quelquefois de me repentir de m'être renfermé avec lui dans fa prifon. L'on t'a fait, difois-je, de magnifiques promeffes; mais autant en emporte le vent. Enfin, nous ne nous attendions les uns & les autres qu'a un trifte falaire, lorfque nous apprimes que le duc, un mois avant fa mort, avoit fait un codicille, comme s'il eut eu un preftentiment qu'il mourroit au chateau d'Almeda , & que bien loin d'oublier quelqu'un de fes domeftiques, il leur laiflbit a tous des récompenfes honnétes, & proportionnées aux différens poftes qu'ils occupoient dans fa maifon. {^Véritablement, quelques jours après les obféques de ce feigneur, dona Catherina nous fit affembler; & après nous avoir fait lire le codicille par le fecrétaire de fes commandemens, jelle nous dit: quand vous voudrez toucher vos egs, mon tréforier vous les délivrera. Ce n'eft pas tout, mes enfans, ajouta-t-elle, fi vous avez envie de retourner en Sicile avec le nouveau gouverneur, il vous donnera les mêmes gages que fon père vous donnoit. La ducheffe n'eut pas achevé ces paroles, que la plupart des do-  b'Esté vanille. nieftiques témoignèrent qu'ils ne derriandoient pas mieux que de s'attacher au feigneur don Juan. Les autres préférant le féjour de leur pays a ITtalie t prirent le parti de demeurer en Efpagne. Comrrie j'étois du riombré de ceux qüi n'avoient marqué aucun defir de revöir Palerme ± dona Catherina en parut furprife. GorizaleZj me dit-elle en particulier, j'avois Compté que vous ne refuferiez pas de vouer a mon fils le même attachement que vous avez éu pour fon père; mais vous rrie paroiffez détaché de nous, & peü difpofé a faire le voyage de Sicile. Madame, lui répondis-je, la Sicile eft un pays quï doit m'être ödieux après les chagrins que j'y aï eüs; cependant quelque fujet que j'aie de le haïr, j'y retournerois volontiers, fi j'étois perfuadé que mes fervices fuffent aufti agréables au nouveau vice-roi, qu'ils 1'étoient a fon prédéeeffeur. C'eft de quoi vous ne devez riullemené douter reprit la dame; Mon fiis vous aime; il vous regarde comme un ferviteur né de notre maifon } & vous ferez parmi fes premieïs domeftiques, celui qui aura le plus de-part a fa cónfiance. La ducheffe n'eut pas befoin de m'en dire davantage pour m'engager a faire ce qu'elle fouhaitoit; & don Juan qui arriva la-deflus sêi tant mélé a notre entretien, me confirma eê li»  yoo HlSTOIRÉ que fa mère m'avoit dit. II ajouta même qu'il vouloit que je fuiTe fori premier valet-de-chambre , fon confïdent, fon Thomas ; ce qui me parut un fi bon pofte chez un vice-roi jeune Sc galant, que je n'héfitai point a 1'accepter. CHAPITRE Lilt Du dipart du nouveau gouverneur, & de l'acci* dent qui fut caufe que Gon7jilei ne taccompagna point en Sicile. Suites de eet accident. T i A haine & 1'envie que le mérite du duc d'Offone avoient fait naitre, finirent avec fa vie* II n'eut plus d'ennemis. La cour & la ville applaudirent aux marqués d'eftime & d'amitié qu'il plut au roi de donner a don Juan, qui devint d'abord duc d'Offone, & fut mis en poffeffion de tous les biens de fa maifon qui avoient été faifis de la part dü rob Notre nouveau vice-roi avoit tant d'impatience de fe rendre a Palerme, qu'il prit congé de fa majefté dès qu'il eut avis que fix galères d'Efpagne 1'attendoient a Barcelone pour le tranfporter en Sicile. II partit de Madrid avec dona Ifabella fon époufe, après avoir tendrement erabraffé dona Catherina fa rncre* qui ne jugeant  d'Estivanille. roj point a propos de s'éloigncr de la cour, y demcura pour veiller aux intéréts de ce cher fils, Elle retint auprès d'elle le vieux Thomas, qu'elle connoifïbit pour un homme de bon confeil, & que fa goutte ne rendoit guère propre a fuivre le nouveau gouverneur. Pour moi, j'aurois été ravi de faire ce voyage avec mon ami Quw villo; mais mon ctpile ne me permit pas d'a-7 voir ce plaifir. Je tombai malade la veille du jour arrêté pour notre départ. Il me prit fubitement une groffe fièvre avec des redoublemens fi violens, qu'on crut qu'elle m'aüoit emporter. On fit venir auflïtöt un médecin, qui, bien qu'il n'eüt pas encore trenta ans-, avoit peut-être déja tyé autant de malades qu'Hyppocrate. Ce doeteur , après m'avoir obfervé longtems, dit qu'il falloit me donner de la poudre de fiel de grenouille avec de la fromentée, affurant que felon Pline, c'étoit un rernède infailfible pour, oter- toute forte de. fièvre. Quoique je ne fufle pas perfuadé de 1'infaillibilité de ce fpécifique, je ne lailfai pas de 1'avaler, fur la garantie de Pline. Mais je n'eus pas fitót ce breuvage dans reftomac, qu'il me caufa des mouvemens con^ vulfifs, qui firent juger au médecin qu'il n'auroit pas befoin de m'en faire prendre une feconde fois. Effedivement je perdis toute conEoiffance, & pendant trois jours que je fus dans Ü3  ƒ03 HïSTOIRE eet état, le docteur, 1'apothicaire & le chirurgien m'en donnèrent de toutes les facons, corah me s'ils n'euffent pas voulu en avoir le démenti4 Cependant je leur échappai par le plus grand bonheur du monde, Dona Catherina, pendant ma maladie, avoit la bonté de demander de mes nouvelles tous les jours. Elle me fit méme i'honneur de me venir voir une fois ; &c quand je fus convalefcent, Thomas m'apporta de fa part cent doublons. ■Voila, me dit-il, ce que madame vous envoie pour vous faire faire plus gracieufement le voyage de Sicile, car elle vous croit toujours dans le deflein de demeurer attaché a fon fils, & d'aller le rejoindre a Palerme. C'eft ma plus chère envie, lui répondis-je ; mais dites-moi, monfieur Thomas, ajoutai-je en fouriant, le nouveau yice-roi de Sicile eft-il auffi galant que fon prédécefteur? Pour le moins, me repartit Thomas; c'eft le fort des Giron de facrifier a 1'amour, & de voler de belle en belle. Quelque charmante que foit dona Ifabella fon époufe s elle ne fixera pas fpn cceur volage. Allez, allez,' continua-t-il en riant a fon tour , vous aurez, fur ma parole, de 1'occupation, D'abord que je me crus affez bien rétabli pour pouvoir me mettre er> chemin, je partis pour Barcelone avec un muletier de cette ville  d'Estevanille. roj qui s'en retournoit a vide. Nous allames fi bon train , que nous y arrivames fur la fin de la huitième journée. Mon voiturier me mena par la porte faint Antoine a la ville neuve, oü il me fit defcendre a 1'enfeigne du Phénix, quï me parut une hótellerie de fort belle apparence. Je vous amène ici, me dit-il, préférablement a tout autre endroit, pour deux raifons. Vous y aurez une chambre propre , un bon lit, vous y ferez bonne chere; & ce qui ne doit pas être compte pour rien, vous verrez dans votre höteffe une jeune veuve charmante, de belle humeur, & qui plus eft, très-fage. Tantpis, lui répondis-je en badinant. Sa fagefte eft de trop pour un voyageur qui pafte, & quï n'a pas le tems de s'arrêter a faire 1'amour; car fi dès demain je trouve une occafion de m'embarquer pour l'Italie, je ne manquerai pas d'en profiter. Comme j'achevois de parler ainfi , 1'hóteffe vint fe préfenter devant moi. Vous la voyez, s'écria le muletier. Ne mérite-t-elle pas bien de pofteder un hóte de votre importance ? Confidérez attentivement cette figure-la. Je fus frappé de fa beauté, je 1'avoue, & plus encore de la manière aifée & naturelle dont elle parlok. Elle me conduifit elle-même a la chambre qu'elle me deftinoit, en me faifant les plus gran- Ü4  ƒ04 Histoiri des politeiïes. Ce que j'attribuai au foin que fe muletier avoit pris en entrant dans 1'hötellerie de dire que j'étois un des. principaux officiers du duc d'Offone, nouveau vice-roi de Sicile. De mpn cpté , pour payer le tribut que tout galant-homme doit a une jolie femme, je lui dis mille chofes obligeantes, a quoi elle fit des réponfes fpirituelles de 1'air du monde le plus modefte. Nous nous engageames infenfiblement dans un entretien qui me fit connoïtre que, toute aimable qu'elle étoit de fa perfonne, elle avoit un efprit fupérieur encore a fes appas. Elle fe retira après cette converfation, & me laiffa avec le muletier, qui me demanda ce que je penfois d'une pareille veuve. J'en fuis on ne peut pas mieux affecté, lui répondis-je. Dans quel endroit d'Efpagne eft-elle née ? Elle fait honneur a fa patrie. Je fuis perfuadé qu'elle eft de bonne familie. J'ignore quels font fes parens, me dit le muletier. Je fais feulement qu'elle eft native de la ville de Murcie, capitale de la province de ce nom. A ces paroles, je fentis treffaillir mon cceur, & je me troublai fans fa voir pourquoi. Parbleu, dis-je en moi-même, fi cette jeune veuve étoit ma fceur Inéfille, 1'aventure feroit affez plaifante. Cela pourroit bien étre; mais je ne le crois pas. Cependant, c'eft ce que je veux approfondir dès ce foir même ,  ü'EsTEVANILLS, IfQf s'il eft poiïible. Mon ami, dis-je au muletier, comme la ville de Murcie m'a vu naïtre, je ferois curieux d'entretenir l'hötefle en particulier, & de lui faire quelques queftions fur fa familie que je dois connoïtre, a moins qu'elle ne foit de la plus bafïe extraction, ce que je ne pui$ penfer. Allez, je vous prie, la retrouver de ma part. Dites-lui que je fuis un de fes compatriotes, &c que je voudrois bien avoir avec e^e une petite converfation fur notre commune patrie. Le muletier alla fur le champ rejojndre la Veuve , & revint un moment après. Seigneur cavalier, me dit-il, vous aurez dans le moment la fatisfaótion que vous fouhaitez. Votre höteffe va venir vous la donner tout-a-l'heure. Je ne lui ai pas fitöt dit que vous étiez de fon pays, & que vous aviez envie de 1'entretenir, qu'elle en a paru toute réjouie. Elle marche fur mes pas. Je vous laifle enfemble fans témoins, afin que vous puiffiez plus librement contenter votre curiofité. A ces mots, il fortit de ma chambre, & 1'höteffe qui le fuivoit de prés y entta,  5*0(5 Histoiri CHAPITRE LIV. De Centrctien qu'il eut avec la veuve, & de l'élonnement ou ils furent 1'un & 1'autre lorf* qu'ils fe reconnurent pour ce qu'ils étoient. M adamEj dis-je a la veuve, je viens d'apprendre que vous avez pris naiffance dans la même ville ou j'ai recu le jour. Vous voulez bien que nous parlions un peu de notre pays, & que je prenne la liberté de vous demander qui vous étes. Ce n'eft point un defir curieux; c'eft une raifon fecrète qui m'oblige a vous faire cette queftion. Apprenez-moi, de giace, quels font vos parens. Seigneur cavalier, me répondit-elle, je ne fuis point d'une familie noble de Murcie; mais je ne fuis pas non plus de la lie du peuple. Mon père, que j'ai perdu dans ma plus tendre enfance, étoit un docteur en médecine de 1'univerfité d'Alcala. Hé comment fe nommoit-il? interrompis-je avec précipitation & tout ému, II s'appeloit le doéteur Eftevanille Gonzalez, repartit la veuve; mais, ajouta-t-elle en remarquant mon agitation, pourquoi vous troublez-vous ? On diroit que vous prenez quelque intérêt a ce que je vous dis»  d'Estevanillï. ƒ07 Eft-ce que vous auriez connu mon père? Parfaitement, lui répondis-je, auffi-bien que fon fils, car il me femble qu'il en avoit un nommé, fi je ne me trompe, Eftevanille. Vous ne vous trompez point, me dit-elle, Eftevanille eft le nom de mon frère ; mais hélas! le pauvre garcon, je ne fais ce qu'il eft devenu. Ij fortit un matin fecrctement de Murcie, & depuis ce tems-la je n'ai point entendu parler de lui. En achevant ces paroles, elle s'attendrit, Sc fes yeux fe couvrirent de larmes; ce que je ne vis pas d'un ceil fee. Charmé d'un fi bon naturel de fille, je ne pus me défendre de fuivre fon exemple. Etonnée de me voir fi fenfible a la douleur qu'elle faifoit paroïtre , vous pleurez, s'écria- t- elle ! Ah ! feigneur, vous êtes mon frère. Votre fenfibilité , vous découvre ; c'eft Eftevanille qui s'offre a ma vue. De grace , avouez-le-moi tout-a-l'heure. Chaque moment que vous différez a faire eet aveu eft un inftant qui retarde le bonheur de ma vie. Hé bien, ma fceur, lui dis-je, touché des marqués d'affection qu'elle me donnoit, oui, votre frère Eftevanille eft devant vous. En pronongant ces derniers mots, je lui tendis les bras, & nous nous embrafsames pendant un quart - d'heure s fans pouvoir nous exprimer autrement la joig  'S<& HlSTOIEE mutuelle que nous avions de nous rencontrer. Après avoir accordé aux droits du fang un moment de filence fi tendre, nous commengatnes a nous demander 1'un a 1'autre un compte fidéle de ce qui nous étoit arrivé depuis que nous avions quitté notre patrie. Je le veux bien, ma chère Inéfille, dis-je a ma fceur, je vais vous conter de bonne foi mes bonnes & mauvaifes aventures, a condition que vous me raconterefc les vötres avec la méme fincérité. J'y confens, répondit-elle; mais comme nous avons de part & d'autre beaucoup de chofes a nous dire, je fuis d'avis que nous remettions a demain cette confidence réciproque , aufïi - bien 1'heure du fouper approche, & d'ailleurs vous devez avoir befoin de repos. Véritablement j'étois fi fatigué du voyage, que je ne fus point faché qu'elle remit la partie au jour fuivant. Je foupai donc; & m'étant couché un moment après, je dormis d'un profond fommeil jufqu'a neuf heures du matin. Alors m'étant réveillé, je me levai frais & gaillard , & m'habiflai a la hate pour aller rejoindre ma fceur, dont j'étois fort impatient d'entendre fhiftoire , & qui ne 1'étoit pas moins d'entendre la mienne. Nous étions également curieux, elle, de favoir 1'état de mes affaires, & moi, les circonftances de fon enlévement, dont mon oncle ne m'avoit point fait le détail.  d'Estevanille. jop Comme je fortois de ma chambre, Inéfille fe préfenta pour y entrer, en me difant: je vous préviens, mon frère, & je vous fomme de me tenir parole. C'eft a quoi je fuis difpofé , lui répondis-je; prenez un fiège, ma fceur, & m'écoutez. Nous nous afsïmes tous deux, & fans perdre de tems, je racontai mes exploits, non fans farder quelquefois la vérité. Ce que je fis avec d'autant moins de fcrupule , que j'étois perfuadé que ma très-chère fceur ne^manqueroit pas, a fon tour, d'en faire autant, quoique nous nous fuffions promis 1'un a 1'autre d'être fincères. Dans une hiftóire telle que la mienne, il y a toujours des endroits qui demandent des adouciflemens, & oü le héros eft obligé de mentir pour fon honneur. J'imitai donc les peintres* qui, pour tempérer la dureté des couleurs, leur donnent une teinte plus douce. Lorfqu'il me fallut, par exemple, faire mention du teftament de mon oncle en ma faveur, le leóteur s'imagine-t-il que je fuffe affez fot pour avouer ingénument a ma fceur que je ne m'étois nullement oppofé a 1'injuftice qui lui avoit été faite? Oh ! que non. Je maniai adroïtement un endroit fi délicat: ma chère fceur, lui dis-je, d'un air affedtueux, vous ne fauriez croire jufqu'a quel point je fus mortifié, quand je vis que vous n'aviez aucune part au teftament. Tout unique  ƒ10 HlSTOiS! héritier que j'e'tois de maïtre Damien, je repröchai a fa mémoire de vous y avoir oubliée; & pour vous en venger, je re'folus de partager avee vous fa fucceffion. Ma fceur m'interrompit dans eet endroit. O cceur trop généreux ! s'écria-t-e!!e en m'embraffant; Quel bonheur pour moi d'avoir uri frère tel que vous! Inéfille, lui dis-je en 1'interrompaht auffi, au lieu de vous réjouirde m'aVoir pour fnère, plaignez - vous - en plutöt au ciel. Hélas ! les biens dont j'ai hérité, defquefs je vous deftinois la moitié, ne font plus entre mes mains. Si vous voulez me laiffer achever mon hiftoire, vous apprendrez ce qu'ils font devenus. Ces paroles étourdirent un peu ma eo-hérrtière , qui, jugeant que la fucceffion de mori oncle m'avoit été foufHée, s'en afHigeoit nientalement, a ce qu'il me fembloitj a eaufe de fa part & portion. Mais je ne connouTois pas ma foeur. Sitötque j'eus fini mon récit, elle me tint ce difcours: mon frère, je fuis fachée que vous ayez eu un démélé avec 1'inquifition, puifqu'il Vous a fait perdre un bien confidéf able. Ne vous ïmaginez pas que j'en fois mortifiée par rapport a moi. Vous ne me rendriez pas juftice. C'eft votre intérêt feul qui me rend fenfible a Ce malheur , car je fuis, grace au eiel, affez bien dans  d'EsTEVANiLLE. j"ïl mes affaires, & même en état de vous faire une propofition que je vous conjure de ne pas rejeter. Demeurez avec moi. Joignons nos fortunes. Renoncez a votre nouveau voyage d'Italie, aufli-bien pourroit-il n'être pas plus heureux que le premier. Qu'a fait pour vous le vieux duc d'Offone ? Rien; & peut-être que fon fils n'en ufera pas mieux envers vous, II faut toujours fe défier des grands feigneurs. Pour un qui récompenfera bien fes domeftiques, il y en aura trente qui les payeront d'ingratitude. Enfin , mon frère, puifque la providence nous raffemble ici, ne nous quittons point. Barcelone eft un féjpur ou peut vivre agréablement un honnête homme, & j'ofe vous affurer que 1'argent ne vous y manquera pas. Comment donc ! ma fceur, m'écriai-je en riant, a ces derniers mots, vous me donnez une grande idee de votre coffre-fort, & vous irtïtez 1'envie que j'ai d'apprendre de quelle facon vous vous êtes enrichie. Votre curiofité eft jufte, répondit Inéfille, & je vais la contenter tout-a-l'heure ,£ainfi que je vous 1'ai promis, je veux dire avec toute la fincérité que vous fouhaitez. Ma fceur ayant parlé de cette forte, accomplit tout de fuite fa promeffe en ces termes.  jri2 HlSTÖÏRE CHAPITRE LV. H 1 S T O 1 R E DTnÉSILLE, sceur d'EsTEVANÏLLE. ous favez que peu de terns après la mort du doéteur Gonzalez notre père , nous fïïmes féparés vous & moi; Maitre Damien notre oncle vous prit chez lui pour vous enfeigner le grand art de la chirurgie qu'il poffédoit a fond ; 8i moi, quin'avois encore que fix ans, je fus portee au chateau de Cantarilla , pour y étre élevée par mon parrain qui en étoit le feigneur , & par ma marraine, qui depuis dix ans, vivoit avec lui dans une union qui avoit tout 1'air d'un vieux mariage» Ils fe chargèrent tous deux de mon éducation; & prirent d'autant plus de foin de leur filleule, qu'ils crurent remarquef en elle de la difpofition a répondre a leurs bontés. Don Ifidore de Cantarilla, mon parain, n'eut pas le plaifir de me voir fortir de mirtorité. II mourut, & nous lahTa orphelines, ma maraine & moi. Nous le pleurames toutes deux : 1'une fans fentiment, & 1'autre par intérêt. A peine eut-il rendu 1'efprit, que fes héritiers affamés v inren  n'EsTEVANILLK. yi^ vïnrcr t tea p fer c!u chateau, & d'abord en firent fortii tt^fficïvilement fa mignone, fans parot:: : touchés des pleurs qu'elle répandoit. Mais lts eurcint quelque pitié de moi. Mon age & ma petite figure qui embelliffoit de jour en jour, les attendrirent un peu. Ils tinrent même confeil fur ce qu'ils devoient faire de moi, & je me fouviens qu'entr'autres une tante du défunt, une vieille devote, fut d'avis que les héritiers fe cotifaffent tous pour achever de m'élever, jufqu'a ce que je füffe capable de fervir; ce qui fut rejeté tout d'une voix, les co-héritiers n'e'tant pas d'humeur a m'entretenir aux dépens de la fucceffion. Ils aimèrent mieux m'abandonner a ma marraine, qui, te'moignant une tendrefle de mère pour fa filleule, s'offrit a fe charger de moi. La vieille tante eut beau leur repréfenter le péril qu'il y avoit a me remettre entre les mains d'une perfonne du caradère de ma marraine, ils ne firent aucune attention a fa remontrance ; & fans s'embarraffer de ce qu'il enpourroit arriver, ils me confièrent a ma bonne marraine, qui m'emmena prés d'Alieante , dans une ferme oü elle fe retira, & dont le fermier étoit un vieux laboureur de fes parens. Ce villageois, nommé Talego , la recut a merveille. C'étoit un de ces humains débonnaL Kk  3*14 HlSTOIKE res qui aiment tous ceux a qui le fang les lie, & il avoit toujours particulièrement affectionné la fegnora Barberina ma marraine , qui devint bientót maitreffe du logis. Talego avoit pour elle une aveugle complaifance , & vivoit fans femme & fans enfans; ma marraine n'avoit aucune contradicïion a effuyer. Comme la ferme étoit aux portes d'Alicante, elle alloit tous les jours dans cette ville. Elle y fit bientót des connoiffances. Elle lia commerce entr'autres avec la veuve d'un alguazil, & i! fe trouva tant de fympathie entr'elles, qu'en moins de buit jours leur union eut toute la force d'une amitié bien cimentée. Cette veuve, qui fe nommoit Alzine, pouvoit avoir quarante ans. Elle avoit été belle, & elle confervoit encore des reftes de beauté capables d'infpirer une pafïion paffagère. Cependant je grandiffois a vue d'ceil dans la ferme, & déja je commengois a prendre la figure d'une fille nubile. PVla marraine, qui n'avoit pas deffein de me fouftraire aux yeux des hommes , jugeant qu'il étoit tems de m'accoutumer a voir le monde, commenca a me mener avec elle dans la ville. Dès Ia première fois que j'y parus, je m'attirai les regards de plus d'un cavalier, & je remarquai, quoique fans expérience, qu'ils me regardèrent avec quelque forte  d'Est e vanille. yij de plaifir. Vous vous imaginez bien que fi ie fis cette obfervation a I'age que j'avois, ma marraine , qui étoit grecque fur ce chapitre-la , ne manqua pas de la faire auïïi de fon cöté. Je m'appercüs même qu'elle en eut une fecrète joie. Notre borine amie Alzine venoit queiquefois nous voir a la ferme de Talego; mais pour une vifite qu'elle nous faifoit, nous lui en rendions quatre, paree qu'elle avoit toujours bonne corhpagnié, ce que cherchoif ma marraine. Toutes les fois que nous allions chez la veuve de 1 aigüazil , nous étiohs süres d'y trouver deux ou trois officiers de marine, de même qu^un jeune lieutenant d'infanterie , qui n'attendoit , difoit-il, qü'une occafion favorable de paffer a Gènes pour aller joindre fon régiment dans le Milanez, & qui pourtarit he partoit point. Croirez-vous bien que j'étois la caufe de ee retardemeht? Ce militaire, qui fe nommoit don Gabriel de Gineftar, plus frappé fans doute du vif éclat de ma jeunefle que de ma beauté, devinÊ amourcux de moi; mais au lieu de me déclarar fapaffion comme un étourdi, il eut la prudence de la cacher fous un deliors trompeur , dont tout le monde eut été la dupe. Pour moi j'adimrois ce gargon-la. J'étois étonnée de voir un adolefcent de fa profeffion, fi fage & fi pofé. Kk 2  Si6 HlSTOIRE Cependant il n'étoit rien moins que ce qu'il paroiffoit; & le petit traïtre levant bientót le mafque, nous fit voir que nousjugeons quelquefois fort mal des hommes que nous croyons vertueux. Don Gabriel forma le deffein de m'enlever, & prit fi bien fon tems & fes mefures, qu'il 1'exécuta fans peine un foir que je m'en retournois toute feule a la ferme, ce qui m'arrivoit rarement; mais ce qui, pour mon malheur, djvoit m'arriver ce foir-la. Trois ou quatre hommes vinrent a 1'improvifte me prendre entre leurs bras, & me portèrent en un inftant a bord d'un batiment qui attendoit mes raviffeurs fur la rive du Golfe, & qui mit auffitót a la voile. Je m'étois évanouie de frayeur dès que ces hommes s'étoient faifis de moi, & mon évanouhTement fut de longue durée. Je repris pourtant mes efprits; & parcourant alors des yeux tous les vifages qui m'environnoient, je démêlai cejui de don Gabriel de Gineftar, qui, pour prévenir mes reproches, ou du moins les rendre un peu moins aigres, me dit d'un air foumis & refpedueux: charmante Inéfille, vous avez fujet, je 1'avoue, de vous plaindre de moi, ou plutöt de me regarder comme un monftre; mais fi , fufpendant votre jufre colère , vous voulez m'écouter de fang - froid un moment, vous ne trouverez pas mon crime indigne de  d'Estevanille. fiy pardon. Faites, s'il vous plait, réflexion que je ne vous arrache point au père & a la mère dont vous tenez le jour; mais a une marraine qui n'eft qu'une étrangère dans votre familie, a une femme qui auroit vendu votre honneur; car je la connois mieux que vous, & je fuis affuré qu'elle ne vous élevoit que dans cette infame vue. Ainfi, belle Inéfille, ajöüta-t-il, bien loin de ne voir en moi qu'un raviffeur, fongez que je fuis un homme envoyé du ciel pour fiuver votre innocence du péril qui la menagoit. Je fuis un gentilhomme affez riche. Je vous adore. Souffrez que je vous conduife a mon chateau, oü, pour vous faire voir la pureté de mes intentions, je commencerai par vous époufer, fi ma perfonne vous eft agréable. Tel fut le difcours que me tint don Gabriel avec un air de perfuafion qui n;e jeta de la poudre aux yeux. Au lieu de me répandre en inveólives & en imprécations contre lui, je ne lui répondis que par des pleurs & des gémiffemens. II me laiffa donner un Kbr'e cours a mes plaintes; & tandis que je m'aflligeois avec affez de modérat'on, le fatal vaiffeau qui me portoit arriva prés de Tortofe, dans un endroit oü mon Paris me fit mettre a terre. Enfuite, m'ayant fait monter avec lui dans une chaife roulante, Kk 3  riS Histoire ' préparée par fes foins, il me mena au chateau de Gineftar. Vous vous imaginez bien, mon fiere, que je ne me voyois pas fans trembler, au pouvoir d'un raviffeur ; mais ce raviiTeur parpiftoit fj refpeöueux & fi poli, qu'il m'ótoit la moitié de ma frayeur. Je vous avouerai même , puifque je vous ai promis de ne vqus rien céler, que je m'accoutumai peu a peu a le regarder fans frémir, J'intcrrompis en eet endroit ma fceur. Ma chère Inéfille, lui dis je, il n'eft pas difficile de dgviner le refte. Vpus trouvates le cavalier aimable, vous répondites a fon amour, & vous. demeurates fa maitrefte fans devenir fa femme, Fardonnez-moi, repartit Inéfille, il m'époufa, comme il me 1'avoit promis, & me fit connoïtre que j'étois mariée a un trés - honnête homme. II avpit pour moi toutes les complaifances qu'on peut attendre d'un époux; & mon cceur fenfi^ ble a fa tendrefle, ne le payoit pas d'ingratitude, Nous vivions dans 1'union Ja plus parfaite ; mais a peine eumes-nous goüté les douceurs d'un heureux hymenée, qu'il fallut nous féparer. Don Gabriel fut oblige de partir pom 1'Italie, oü il n'eut pas plutót joint fon régiment, qu'il perpit la vie dans la première bataille oü il ie trquva,  e' E s t r.' v a n i l l e. po Pour furcroït de malheur , pourfuivit ïnéfille', avec la trifte nouvelle de fa mort, jappris une chofe que j'ignorois; car men mari ne m'avoit jamais dit fes affaires. Je fus qu'ii n'avoit pour tout héritage de fes pères qu'un beau nom, que fon chateau de Gineftar étoit engagé pour des fommes qui aïloient fort au-dela de fa valeur; en un mot, que je ferois bien heureufe fi 1'on ne me chicanoit point fur le petit douaire que don Gabriel m'avoit affigné on m'époufant.. Me voila donc devenue une veuve noble & indigente ; mais une douairière de quinze ans eft rarement abandonnée de tout le monde. Don Cofme de Tivifa, gentilhomme, qui avoit une terre auprès du chateau de Gineftar, & qui étoit onele de feu mon époux, vint bientót m'offrir fes fervices. C'étoit un homme de cinquante & quelques années, une figure de philofophe, un Sénéque, qui ne parloit que par fentences. II1 venoit me voir fouvent, & fur-tout depuis que j'étois veuve. Ma nièce, me dit-il, dès la première vifite qu'il me fit après la mort de don Gabriel, fi je ne puis guérir votre douleur, je puis du moins vous donner une confolation capable de 1'adoucir, en vous ofirant ma bourfe avec mes confeils. II aceompagna. une offre fi généreufe de tant Kk*  S2P H i s x o r r e de difcours affeöueux, & il me parut fi touché de mon fort, que je rendis grlce au ciel d'avoir rencontré un homme fi compatiftant a mes malheurs. II gagna d'abord ma confiance par i'aif de fincérité qu'il affectoit, & de plus par fon êge, car je croyois les vieillards affranchis de la tyrannie de 1'amour; mais je fus bientót défabufée. Le philofophe don Cofme, dès fa feconde vifite, me fit connoïtre que , malgré fa philofophie, il avoit congu pour moi une pafiïon violente. II avoit beau la vouloir couvrir du voile de 1'amitié, elle pergoit a travers fes difcours. Dans notre entretien il me propofa d'abondance de cceur d'aller demeurer avec lui, en me difant : les créanciers de don Gabriel vont inceffamment s'emparer du chateau de Gineftar. Vous ne devez point attendre qu'ils vous en chaffent. Venez chez moi, ajouta-t-il d'un air doucereux, venez a ma terre. Vous favez que c'eft un féjour agréable. D'ailleurs , j'ai pour voifines quelques dames de mérite avec qui vous pafterez gracieufement le tems, & vous vivrez enfin avec un oncle qui fera fon bonheur , de vous poffeder chez lui. A ces paroles, je dis en moi-même: oh ! oh ! voila un oncle bien affeaionné. Je crains fort qu'il n'ait envie de me faire payer bien cher  d'Estevanille. 5-21 rhofpitalité qu'il me veut donner. Je prefTens qu'il me propofera fa main, & que 1'état de mes affaires ne me permettra point de la refufer. Mon preffentiment ne fut pas faux. Don Cofme me déclara bientót en termes formels , qu'il étoit fortement ép is de mes charmes & pret a m'époufer; ajoutant a cela, pour dorer la pilule, & me la faire avaler avec moins de répugnance, qu'il m'avantageroit d'une inanière qui fuppléeroit a la jeuneffe qu'il n'avoit plus. Si je n'euffe confulté que mon goüt, il eft certain que j'aurois congédié poliment un oncle, dont la figure étoit peu propre a prévenir en fa faveur une jeune nièce; mais je penfois déja folidement, & je confentis enfin, quoiqu'avec averfion , que ce vieux gentilhomme devint mon fecond mari. Un homme qui fe marie dans fon arrière faifon a une perfonne dont ilpourroit être le grand-père, s'y attaché ordinairement un peu trop. Auffi le malheureux don Cofme ne jouit-il pas d'une longue vie. Je redevins veuve au bout de fix mois, avec cette différence que mon fecond mariage m'avoit mife un peu plus a mon aife, fans me faire perdre aucun de mes agrémens; car mes deux époux n'avoient fait que paffer comme deux ombres. A ces- paroles, qui me firent rire, je dis a ma fceur: je crois que vous ne demeura-  $22 HlSTOIKS tes pas en fi beau chemin. Venons a votre troifième mariage. Oh ! s'il Vous plait, mon fiére, me répondit-elle, ne tournez point en raillerie les chofes férieufes que je vous dis. Je ne vous raconte rien, ce me femble, qui doive vous pré venir contre ma vertu. Au contraire, lui repartis-je, bien loin de déiapprouver votre fecond hymenée, il me paroit faire 1'éloge de votre fageflfc & de votre prudence. Mais fi vous continuez de voler de nouvelles en nouvelles nöces, je crains qu'on ne vous accufe d'avoir trop donné dans le légitime. A ce que je vois, mon frère, dit alors Inéfille en fouriant & rougiffant tout enfemble, vous aimez la plaifanterie. II eft conftant que fi j'avois encore eu plufieurs autres époux, je ferois une franche fiancée du roi de Garbe; mais je n'ai donné qu'un fucceffeur a don Cofme. Paffez-moi, de grace, mon troifième mari; c'eft celui de tous que j'ai le plus aimé. Je vais vous apprendre quel homme c'étoit , comment, après d'affez courtes amours, 1'hymen nous unit de les plus doux nceuds, tk par quel accident la mort me le ravit au commencement de fes plus beaux jours. Trois mois après la mort de don Cofme, je quittai la campagne pour aller occuper a Tortofe une maifon que j'y avois louée. La, jouif-  b'Estevanihe. 52% fant du privilege des veuves, je recevois compagnie chez moi , ou bien je 1'allois chercher en ville chez des dames de mes amies. Un jour que j'étois dans une maifon ou il y avoit une belle affemblée, il y entra un jeune cavalier, qui s'y fit d'abord diftinguer par une figure que tout le monde admira. Je m'appergus fur-tout que les dames le regardèrent de bon ceil; & pour vous parler de bonne-foi, je fus charmés de fa bonne mine; mais fi je pris plaifir a le confidérer, j'en eus bien davantage en remarquant qu'il neut plus d'attention que pour moi, dès qu'il m'eut appercue. Cette obfervation flatta fort ma vanité, & me fit ardemment (ouhaiter, defavoir ie nom & la qualité de l'inconnu. Je. ne fórtirai point de cette maifon , difois - je , que je n'aie pleinement fatisfait ma curiofité, Qui eft ce jeune gentilhomme? fe demandoiton tout bas les uris aux autres dans 1'affemblée. Comment 1'appelle-t-on ? Ceux qui ne 1'ignoroient pas le difoient aux autres a 1'oreille; ft bien que j'appris enfin que ce dangereux mortel fe nommoit Saloni, & qu'il étoit fils d'un riche marchand de la ville de Barcelone, Quand je fus que ce n'étoit pas un homme de qualité, comme je 1'avois cru fur fa mine, je pris fièrement mon parti en digne veuve de  S24t H IS T OIR! deux Hidalgos. Je ceffai de m'occuper 1'efprlr de ce jeune bourgeois; mais ifn'en fut pas de méme de lui. Dès le lendemain je le vis paffer & repaflèr devant mes fenétres , en leur langant de vives ceillades ; ce qui me fit juger que Ie petit téméraire ofoit clever fa penfée jufqu'a moi. II ne fe contento't pas d'affi'ger ma maifon pendant le jour, il ve^o:t paffer fous mon balcon une partie de la nuit a jouer de la guitare & a chanter; czr il avoit Ia vo'x fort agréable. II ne s'en tint pas a fes chanfons; il gagna, par fes préfens, Laure ma fuivante, quï lui promit, pour fon argent, de lui procurer un entretien avec moi. Elle favoit bien que j'avois trouvé Saloni fort aimable. Je !e lui avois avoué confidemment, & e'le ne doutoit nullement que je ne confentiffe a Ie voir. Néanmoins lorfqu'elle m'en fit la propofition, je fis la difficultueufe ; mais ma foubrète , a 1'aide de I'amour, leva mes difficultés, de manière qu'une belle nuit elle introduifit Safofïi dans mon appartement comme un galant favorifé. II commenca par fe jeter a mes genoux, en me difant avec tranfport: Ah! ma reine, j'ai donc enfin le bonheur de pouvoir vous confirmer de vive voix ce que mes yeux vous ont déja dit. Je n'ignore pas qu'un homme qui n'eft  d'Estevanuie, $2$ point d'une illuftre naiftance ne peut, fans témérité, vous offrir fa foi; mais la paflion que vous m'avez infpirée me domine & me force a rompre le filence. A ces mots, il s'arrëta pour entendre ma re'ponfe, qui fut telle qu'il ne tint qu'a lui de s'appercevoir que je lui pardonnois fon audace. Au lieu d'affecter du moins un peu de fierté pour rendre honneur a la mémoire de mes deux époux, je n'eus pas même la force de me trahir jufqu'a lui caeher le fond de mon cceur. Ii y lut fa vicloire ; & pour en profiter, il me tint tant de difcours tendres & paffionnés, que j'en fus troublée. II eft vrai que je ne 1'étois pas moins de fa figure, qui me paroiffoit raviffante. Outre cela, j'avois affaire a un garcon vif & preffant. Voila bien des chofes embarraffantes, comme vous voyez. Cependant malgré la foibleffe que je fentois pour lui, j'eas affez de fermeté pour le faire fortir de chez moi avant le jour, fans avoir fait péricliter mon honneur dans une converfation fi dangereufe. Cela eft heureux, ma fceur, m'écriai-je en eet endroit de fon récit, & vous me faites trembler pour la feconde entrevue. Raiïurez-vous, mon frère, me répondit Inéfille. Pour difliper promptement vos alarmes & abréger mon hiftoire, je vous dirai que Saloni m'écrivit le jour fuivant une lettre, par laquelle il me raarquoit  ƒ26* HlSTOIRE tant d'impatience de m'époufer, qu'il alloif, difoit-il, partir fur le champ pour fe rendre auprès de fon père & lui demander fon agrémenf. Je lui fis dire par Laura que j'appröuvois fon deiTein, & que mon confentement étoit attaché a celui de fon père. La-delTus le galant volc a Barcelone, & revient au bout de huit jours. Madame, me dit-il, j'ai 1'aveu de mon père. Vous m'avez promis le vötre. Daignez hater mon bonheur» Vous vous imaginez bien qu'après cela nous ne tardames guère a nous marier. Quinze jours après nos nóces, mon mari me conduifit a Barcelone. Je nefais, pourfuivit Inéfille, fi dans ce moment vous rte me reprochez pas en vous-même d'avoir donné ma main a un bourgeois, après avoir époufé deux gentilshommes. Je voUs parois peut-être avoir dérogé. ... Fi donc ! ma fceur, interrompis-je en riantj me croyez-vous affez fot pour trouver mauvais que la fille d'un médecin s'allie dans la familie d'un marchand de vin ? Fuifiez-vous fille d'Hyppocrate même, je ne vous biamerois pas. Je crois comme vous, reprit ma fceur, que'je n'ai point mal fait, Auili vous avouerai-je franchement, avec tout le refpect que je dois a Ia mémoire de mes premiers époux & a celie de mon père, que je me foucie fort peu que leurs ma nes röug'üTent de mon  D'ESTEVASlttE, $2f troifième hymenée. Je neus pas fujet de me repentir de 1'avoir contrafté. Le père de mon époux me fit 1'accueil le plus gracieux; & concut pour moi la plus tendre amitié. II ne favoit quelles careffes me faire, tant il étoit fatisfait de m'avoir pour belle-fille. Je fuis ravi, difoitil a fon fils a tout moment, que tu m'ayes choifi une bru fi digne de ton amour & de mon affection. Si ce bon vieillard me prit en amitié, je répondis bientót a fes fentimens, ou, pour parler plus jufte, je m'attachai fi fortement a lui, que quand il auroit été mon propre père, je ne 1'aurois pas aimé davantage. J'étois donc chérie de mon beau-père, & adorée de mon époux. Jugez fi je menois une vie heureufe. Mais comme dans ce monde tout eft fujet a changer, ma félicité s'évanouit, ainfi que je vais vous le rapporter. Dans le tems que nous nagions encore au logis dans la joie, la confternation fuccéda tout-a- coup a notre alégreffe. Un Cholera-morbus , vulgairement appelé un TrouiTe - galant, emporta mon époux en moins de deux jours, fans que les plus habiles médecins de Barcelone puffen t le fauver. Mon beau-père & moi nous fümes fi vivement touchés de la mort de mon mari, que  J28 HlSTOIRE nous en tombames malades de chagrin. Cependant le ciel nous fit la grace de réfifter a notre douleur, & nous nous rétablimes peu a peu. Alors le vieux Saloni me dit: ma fille, n'abandonnez-pas, de grace, un père qui a befoin de vous pour fe confoler. Tenez-moi lieu du fils que j'ai perdu. Ne vous remariez point... Ah ! que me dites-vous ? m'écriai-je en 1'interrompant avec précipitation. Je ne veux jamais entendre parler ni d'époux ni d'amans. Je ne veux plus rien aimer après mon cher Saloni, quand la fortune me préfenteroit un prince .... Le bon homme ne me donna pas le tems d'achever; & m'embraffant avec tranfport: ma fille, s'écria-t-il, vos fentimens me charment, & vous méritez bien les avantages que j'ai deiTein de vous faire. Je prétends vous laiffer tous mes biens, & dès aujourd'hui je vous rends maitreffe de cette hótellerie. II ne fe contenta pas de parler de cette forte; il appela tous les domeftiques pour leur déclarer qu'il me donnoit un empire abfolu fur eux. Quoique ce petit pouvoir flattat peu ma vanité, je 1'acceptai volontiers, puifque cela faifoit plaifir a mon beaupère. Dès qu'on fut dans Barcelone que la veuve du jeune Saloni tenoit 1'hótellerie du phénix, les  ü'ESTK VANÏÏ.IE, les jeunes gens y vinrent en foule; & lorfqu'ils vïrent qu'au lieu de me prêter a leur badinagg je leur parlois avee une retenue que toutes le* hóteffes n'ont pas ordinairement, ils m'en eftimèrent davantage; de forte que je gagnai a cela une bonne réputation. II y avoit déja prés de trois ans que j'avois radminïftration de cette hótellerie, quand mort beau-père paya le tribut que nous devons tous a la nature , & me laiffa par teftament des biens confidérables. Je le pleurai de bon cceur, mais après avoir eü la force de me Confoler de la perte de fon fils, je ne fus point affez foïble pour devenir inconfolable de Ia fïenne. J'eftuyaï donc mes larmes, & continuai mon cömmerce, flui a toujours profpéré depuis ce tems-la. IA  $30 HlSTO'IRE CHAPITRE LVI. Can7ale.[fe prépare a. quitterfa fceur,pour aller, joindre le nouveau vice-roi de Sicile ; mais il apprend une nouvelle qui l'empiche de partir, & qui lui fait prendre la réfolution de refter d Barcelone. ^lprès qu'Inéfille eut conté fon hiftoire , elle me paria en fceur affectionnée. Je vous ai déja téraoigné, mon frère, me dit-elle d'un air qui répondoit de fa lincérité , que il vous vou'iez fixer, votre féjour a Barcelone , vous y feriez avec une fceur qui a du bien de refte pour elle & pour vous. Demeurons enfemble. Vous m'aiderez de vos confeils dans les occafions oü j'en aurai befoin. Ma fceur, lui répondis-je, j'attefte ici le ciel que je préférerois la douceur de vivre avec vous a tous les partis qu'on me pourroit propofer, fi je le pouvois avec honneur ; mais, vous le favez, j'ai des engagemens qui me lient. Je ne puis me difpenfer d'aller a Palerme. Tout ce qu'il m'eft permis d'accorder au plaifir de revoir une fceur fi digne de ma tendreffe , c'eft de faire quelque féjour dans cette ville.  d'Est evanïë Le, jf^jf Inéfille jugeant qu'elle voudroit en: vain me détourner de rna réfolution, ceiTa de la combattre. II eft vrai que pour la faire cönfentir a mon départ avec moins de regret, je lui promis de revenir dans deux ans tout au plus tard Ia rejoindre a Barcelone, pour ne me plus féparer d'elle. Après avoir pafte quatre mois fort agréablement avec ma fceur, je me difpofois enfin a m'embarquer póur 1'Italie, lórfqu'on ap« prit a Barcelone la mort de don Juan Telles? nouveau vice-roi de Sicile. Je doutai d'abord de cette nouvelle , quoiqu'il n'y en eut point de plus vraifemblable que celie-la, & je ne ïaiftai pas pourtant dem attertdre la confirmation avec beaucoup d'inquiétude. Mais ce bruit fe ïépandit bientót de facon qu'il . ne me fut plus permis de n'y point ajoiiter foi. On fut avec certitude, que don Juan , nouveau duc d'Ofr Fone , quelques mois après avoir été recu des ficiliens avec une joie incroyable: en mémoire de fon père, étoit mort d'une maladie que les médecins de Palerme n'avoient pu guérir» Quand ma fceur vit que je ne doutois plus de cette nouvelle, la joie qu'elle en eut éclata. Ho Ca, mon frère, me dit-elle, la face de vos affaires eft' changée. Vous n'avez plus d'engagemens qui vous empêckent de lier votre fort au mien. Mais je crains qu'il ne vous prenne en-*- LU  HlSTöIRE core envie de vous attacher a la nobleiTe;, qüoique les grands feigneurs a qui vous vous étes dévoué jufqu'ici n'ayent pas trop bien payé votre zèle & vos fervices. Banniflcz cette crainte* ma chère fceur, lui répondis-je. Comptez que je fuis bien revenu du fervice des grands. II eft plus doux de vivre dans 1'indépendance que d'avoir de: maitres. J'aime mieux étre chez vous votre premier garcon qu'ofncier d'un duc ou d'un marquis. Qui, je me fais un plaifir charmant de partager avec vous les foins & les attentions que demande votre hótellerie, & de vous aider a remplir vos devoirs. Enrin, je fuis perfuadé que je jouirai chez vous d'une felicité parfaite , pourvu que vous ne me donniez pas de beau-frère. Je ne fuis pas , je 1'avoue , fans appréhcnfion la-deflus. Oh! s'écria ma fceur, avez fur cela 1'efprit en repos. On ne me reverra jamais au pouvoir d'un mari. Je dois ce me femble, ajouta-1-elle en riant, être contente d'èn avoir eu trois ; quoique les trois enfemble n'en ayent pas valu un bon. II eft vrai, lui dis-je, que vos mariages ont duré fi peu, qu'on ne doit point vous les re-' procher; mais reftez-en la. Pour rendre notre union inaltérable, que le temple de 1'hymen foit toujours fermé pour nous deux. Point de beaufrère., point de belle-f Chap. XXIV. Don Chriftoval & Gon\ale{ fe rendent au chateau de Rodenas : de quelle faqon 1'évêque d' AlbaraTin les y re gut. IQQ Chap. XXV. Geniale? part du chateau de Rodenas pour retourner d Saragoffe: ils'égare en chemin, & couche dans un hermitage, 202 Chap. XXVI. Hifioire du folitaire. 207 Chap. XXVII. Eftevanille prend congé de thermite, & fe rend d Saragoffe, d'ou il retourne d Rodenas chargé d'une heureufe nouvelle pour don Chriftoval. Suites de cette nouvelle. 243 Chap. XXVIII. De ce que fit Eftevanille étant de retour de Salamanque ; du fervice important qu'il rendit d fon ami Vanegas; & par quel hafiard il apprit des nouvelles de la fe~ gnora Dalfa & de la coquette Bernardina. 247 Chap. XXIX. Du funefte accident qui arriva trois mois après au palais épifcopal; du changement qu'il y produifit; & du parti que prit Eftevanille par le confeil de Vanegas,. 2j"4  DES CHAFITRES. r Chap. XXX. De la converfation particuliere que maitre Damien eut avec fon neveu. 2f8 Chap. XXXI. De l'arrivée de Gon7_alei * Ma~ drid. Quelle perfonne il rencontra dans thótellerie ou il alla loger, & de fentretien qu'ils eurent enfemble. 26% Chap. XXXII. Avec quels cavaliers Gon^alei foupa ce foir-ld , & du démilè quil eut avec tin des convives. • 280 Chap. XXXIII. Gonialei veut aller au lever du roi ; mais il rencontre don Enrique de Bolagnos fon ancien maitre, qui l'emmène che^ lui. De la réception que ce cavalier lui fit, <5* du nouveau regiftre qu'il lui montra. 286 Chap. XXXIV. Qui étoient ces deux cavaliers, & ce qui les amenoit che^ le feigneur de Bolagnos. 2^ Chap. XXXV. Du grand événement qui arriva peu de tems après d la cour; des ckangemens dont ilfutfiuivi ; & de la feparation d'Eftevanille & de don Ramirei. 2p8 Chap. XXXVI. De la nouvelle connoiffance que fit Eftevanille. Hiftoire de don Marcos de Girafa. 50r Chap. XXXVII. Quels étoient les amufiemens ordinaircs d'Eftevanille a Madrid. ' 3^6 Chap. XXXVIII, Par quel hafard & dans  Siö T A B L K quel état Eftevanille retrouva Bernardina. D'€ la converfation qu'ils eurent enjèmble^, £f quelles■ fur ent les fuites de eet entretien. 344 Chap. XXXIX. Eftevanille fe /rut d d^biter fa pommade & fon eau. 11 gagne beaucoup , & devient avare d mefure qu'il s'enrichit. 3Jf Chap. XL. Ou 1'on verra un étrange revers de fortune , & un déplorahle trait de la malice humaine. 360 Chap. XLI. De la confolation qu'Eftevanille regut dans fon cachot. 382 Chap. XLII. Comment & dans quel état Gon^alei fortit des prifons de ^inquifition. 387 Chap. XLIII. 11 va voir la fegnora Dalfa & Bernardina pour leur rendre grdces de fa délivrance. De taccueil confolant que ces dames lui firent. II leur communiqué fon fecret. 3pi Chap. XLIV. 11 retourne d fon hótellerie. De tentretien qu il eut avec fon hóte , & de ta joie quil eut de revoir fon ancien ami Ferrari. Suite de leur reconnoiffance. 3?^ Chap. X LV. // va voir fes deux affociées pour leur dire adieu , & part avec Ferrari, pour fe rendre d Burgos. 4^ Chap. XLVI. Bijïoire de don Joachim de Rodillas. 41 ƒ Chap. XLVII. Des nouvelles que Gonialeiappritt.& qui furent caufe qu'il quitta le chateau  DES CHATITEtSi J4Ï *U Ferrari pour rctourner a Madrid. Dans quel état il retrouva fes affociées, & du nouveau malheur qui lui arriva. 452 Chap. XLVIII» Pourquoi GonTale^ fortit -de prifon quinze jours après, & comment il fut