1*1 LETTRES SUR LES D A N G E R S DE CHANGER LA CONSTITUTION PRIMlTIVE D'UN GOUVERNEMENT PUBLIC. Ecrites ct un Patriote Hoïïandois. Nojirum eft, Jl nee ingrati, nee imprudentes ejje volumus, eam Rempublicam conjlanter tueri, quam ratio fuadet, probant experirpenta, eommendat antiquitas, Hugo GroTius de Antiq. Reip. Bat. A L O N D R E S, MDCCLXXXXI1.   A V I S A U L E C T E U R. ^^'allez pas, Ami LeEteur , chercher de Famufement dans la leclure de ces Lettres. Elles n'y font pas propres. J'en ai fait connoüre robjet, dans F annonce que jen ai pübliée. L'Auteur les a écrites U un de fes Amis, Patriote Hollandois, pour le. convaincre, que toute infurre&ion contre une Puisfance fouveraine établie ejl dangereufe; qu'elle attire des maux infinis fur une Nation qui s,y taisfe emporter; que tout changement, fait h la conftitution primitive dfÜn Gouvernement public , bien loin de le rendre meilleur, le détériore inévitablement; <£? que plus ces changemens s'écartent de fa forme originaire, plus ils detruifent les farces & le bien - être d'un Corps politique. Ce n'eft certainement pas la une matière de fimple récréation. Perfuadé que le tableau des faits frappe plus vivement & Vefprit & ïimagination , qtfun affèm* blage de raifonnemens, puifés dans la fimple fpéculation, F Auteur a pris de rhijloire les prcuves qüil croyoit pouvoir fervir a fon deffein. Ce ft en confultant les événemens , les opérations politiques, & les effets qü'elles ent eus, qüil rapelle a fon Ami, les révolutions & les altérations que les Gouyernemens publics ont fubi, ks fuites qui en font refultées , les maux qü elles ont caujés, & Vinfluence qü'elles ont eue fur F Et at civil des Natiom, qui- le  ( *I ) les ont éprouvés. II s'efl iFabord attaché aux Etats de la Gréce, comme les plus dignes de netre contemplation, vü la célébrité qü'ils ont acquije & Véloge qüon a denné a leurs étabtijjemens civils & poliuques. ■ Le Gouvernement dFAthenes & celui de Laoédémone font les prémiers dont il entretient fon Ami. Var courant les événemens, qui en ont fait changer la conftitution primitive, il en indique les funeftes fuites, & les calamités horribles, qui en font dérivées; il en devoile les caufes; & fait connoitre les vices, qui ont remplacé les défauts, les abus & les inconvéniens, que leurs prétendus Reformateurs prétextoient vouloir corriger. A la le&ure de la prémière de ces lettres vous foupconnerezfans doute, queF Auteur n'a pas eu d'abord Fintention de donner une grande étendue a fa correfpondance. II ne fait qüy jetter un coup d'ceil fur les Républiques que je viens de nommer; mais, fok que fon Ami Fait engagé a entrer dans un plus grand détail, comme on peut le préfumer par ce qiFil lui écrit, dans fa feconde lettre (p-55~); foit qüil alt confidéré le fujet, qüil s'étoit chargé detraiter, de plus prés; foit qüil alt été entrainé par les dijférens objets que le 'tableau hiftorique d'un pays fivanté, offroit a fa méditation ; foit que le fpe&acle intéresfant des événemens, qüily voyoit depeints, Fait excité a poujfer fes recherchés plus loin qiFil ne fe Fétoit propofé; foit enfin qü'il aft cru devoir mettre toute Févidence pojfible dans la démonftration de fa Thèfè ; on le voit reprendre Fhiftoire de la République d'Athènes & de celle de Spar^ te dans les démêlés qü elles ont eus enfemble , les guerres qü'elles fe font faites • les alliances qü elles ont contra&ées; les partis dans lesquels elles fe font jettées; les querelles qü elles ont époufées ; & la domi- tiation  C vn ) fiation qü elles ontexercée; enunmot, illesfuit dans toute la conduite qü elles ont tenue ,* & il en tire les . indices de Pinfluence, que les changemens, port és a leur gouvernement, ont eu fur ces événemens, & de celles que ces événemens ont eu reciproquement fur ces changemens. Ces recherches, rélatjv'es particulièrement a Athenes & a Spar te , font la plus grande partie des dix prémières Lettres, qui forment le préfent volume. Argos , Thebes, Corinthe Syracüfb, Corcyre, Samos, Chio, Rhódes, PAchaye, PEtolie, font les objets qui Poccupent enfuïte. II en examine la conflitution politique: les changemens qui y ont étè port és; & les effets qui en font refultés. Partout il trouve, que. ces changemens ont détérioré les gouvernemens, & préparé les prémiers acheminemens a la ruine de . ces fameufes Sö~ ciétés civiles de F Antiquité. Vous concevez, Ami Le&eur, que FAuteur, en parlant des événemens d1 Athenes & de Sparte, rfa pu le faire, fans toucher a la fois ceux qui lós concernoient reeiproquement, & ceux qui avoient raport aux Etats dont il traite enfuite: vous fentirez encore, qüil na pu non plus s1 occuper des événemens de ces dernkrs, fans toucher ceux des autres Etats, auxquels ils avoient raport\ & vous comprendrez par la, qü'il en a dü refulter dans la' compofition de ces lettres , une efpèce de répétition de faits, qui ont amené des réflexiom, ou dé ja faites, oupeu différent es de celles qui F avoient déja été. üAuteur a fenti eet inconvénimt ou ce défaut: ils'eu eft confolé: iln'a pasvouluPéviter, crainte de s,écarter de la marchedidaêïique, & deperdrela force démonftrative ,qüil s'étoit fur -tont propofé de donnera fon ouvrage. 11 a voulu convaincre. Ceft la fon but & c'eft daprès ce but qüon doit apréekr fon travail. Au refle, Ami Letleur, fouvsnez-vous toujours en  C vm ) en Üfant ces Lettres, que cefont des Lettres familières, & qüa ce tttre elles méritent de Vindulgence, tant pour les négligences de ftyle que pour d'autres inexaclitudes qüon pourroit y trouver. J'écris des Lettres, dit V Auteur a fon Ami, & je ne compofe pas un ouvrage. Vous J'erez faché de trouver que Pimpreffion rten a pas étémieuxfoignée. L'Auteur &moi, nous le fommes également. yai mis un errata au revers de la page 401 qui eft la dernière. Pasfez , en lifant, par deffus t out es les autres fautes a corriger, que vous rencontrerez. Je ne crois pas qüil y en ait beaucoup qui vous arrêtent. Par le contenu de la prémière Lettre vous vousapercevrez qü elles ont été écrites toutes en 1791. & non en 1790. comme quelques - unes le portent. Au refte, je fouhaite qü elles faffent en général la fenfation, que F Auteur a défiré qü elles fijfènt fur F esprit & le coeur de celui a qui il les a adreffées. LET,  LETTRES. j^Jous pourrions bien , Monsieur, pouffer' % 1'infini nocre petite altercation amicale, fi nou's ne fixions pas, avant de la continuer, 1'objet qui fait la matière de notre discuffion , & qui doit faire le fujet des Lettres, que je me fuis engagé a vous écrire. Ce ii'efl: pas * Monfieuf , du droit (Jont il s*agk entre nous, mais c'eft de la prudence, dont il eft queftion. Je ne disconviens pas, que, lorsque l'oppreffion & la tyrannie d'un gouvernement font parvenues a leur comble, la Nation n'aït le droit de fe foulever contre fon Souverain & de fe faire raifon. Plufieurs célèbres Philofophes & des Jurisconfultes diftingués ont établi cette vérité. J'en conviens 5 & j'admire, avec vous , 1'excellent discours oratoire de Mr. Noödt, en fon vivant très-célèbre Profeflèur en droit a votre Üniverfué de Leyde. Je fais que ce discours a été traduit & publié en francois, avec quelques autres discours académiques, par Mr. Barbeirac, autrefois Profeiïèur a 1'Univerfité deGroningue, & connu par les traduélions franeoifes , qu'il a faites de 1'ouvrage de Grotius du droit de ia guerre & de la paix; & de celui de Puf en dor f, da droit de la nature <£? des genu A ]ê  i PREMIÈRE LETTRE. Je vous accorde (dis-je) Ie foulévement, ou I'infurrcaion, dans le cas d'une oppreffion tyrannique manifefte; mais c'eft auffi uniquement dans ce fens que je prends Ce mot de Mr. Barbeirac: Le foulévement gén ér al d'une Nation ne mérite pas le nom de revolte. J'irai, fi vous le voulez, plus loin; & je fuppoferai, fans adopter 'cependant ce fentiment, quun peuple a le droit de fe foulever contre fon Souverain, & de le déclarer déchu du pouvoir fuprême, dès qu'il ne rcfpefte pas fes engagemens & les Loix fondamentales de.l'Etar. Je demande maintenant, fi, le cas exiftant, il eft de la prudence de faire valoir ce droit, ou de tenter de le faire, pour changer la conftitution primitive du Gouvernement? Voila proprement la queftion a démêler entre nous. Elle me paroit facile a refoudre. Je n'aurois, (ce me femble,) qua vous dcmander, Mon* lleur ; entammeriez-vous un procés pour un du, lorsque vous fcriez sur d'y mettre plus du doublé, ou du triple pour 1'obtenir? J'en doute: le feriezvous, fi vous courriez risque d'y perdre votre fortune & votre état? le feriez-vous, fi vous hazardiez dëtre debouté de votre demande, & d'être condamné anx fraix & dépens du procés? j'ai peine a me Ie perfuader: il elt des gens (je Ie fais) qui s'y laiflèroient entrainer, pouflcs par quelques motifs particuliers, mais ces perfonnes agiroient- elles fagement? c'eft la cependant le cas d'un foulévement populaire. Nous fommes fous une authorité publique ; pour jouir de notre état & de notre fortune, pour être h 1'abri des injufiices, que 1'on pourroit nous faire foufrir; pour être a couvert de Ia mauvaife volonté de ceux qui auroient Fenvie & le pouvoir de nous nuire : fi cette autorité ne repond pas au but, fi je. fuis continuellement en bu- te  PREMIÈRE LËTTRË. j te a de mauvais procédés, k des avanies, a des Vols , a mille tracaflèries de tout genre : rien de plus naturel que le défir de forcir d'ün état fl facheux. Je 1'accorde: mais accontez moi a votre tour, qu'il ne faut pas tenter la guérifott d'un mal par un plus grand mal, & que le morbum per morbum curare n'eft pas plus de mife en politique qu'en médecine: accordez-moi, que ceux, qui font a la tête d'un gouvernement font des hommes: que tout homme a des défauts^ qu'il efl: de la nature humaihe de broncher, de faillir* de he pas faifir toujours lavéricé, de manqüer fouvent d'intelligence» de lumières fuffifTantes, de pénétration, enfin de ces dons précieux, dont il feroit a fouhaker, que ccuX qui fonta la tête d'un gouvernement, fufient douéSj & que la Divinitc ne leür accorde que rarement. Si ce que je viens d'obferver eil vrai* il fera également vrai, qu'il y aura toujours dans un corps politique quelconque quelque chofe a déflrerdu gou* vernement: qu'on lui trouvera toujours des imperfeélions, qui 1'empêcheront de remplir totalefnertc le but, auquel il eft deffiné. II fera également vrai encore, que toutes les dispofitions, & tous les arrangemens imaginables ne pourront Vous faire obtenir un gouvernement, dans lequel votre état civil fera ce que vous voudriez qu'il fut: il fera également vrai, qu'ett détruifant Un gouvernement, pour en établir un autre, Voits poufrez bien espérer d*obtenir un état civil plus doux> plus agréable, plus conforme a vos inclittations, mais vous ne poürrez jamais vous flatter, que vous parviendrez a ün état civil, libre de tout desagrement, de toute ineommodité, de tout vice. En voulant changer de gouvernement, vous pourfez bien encore aspirer a en obtenir un meilleur; mais vous ne pourrez jamais vous flatter, que vous A 2 par-  4 PREMIÈRE LETTRE. parviendrez a combler vos défirs. Pendant que vous le tentez, & que vous courez le hazard de manquer votre but, vous vous attirez des calamitcs fans nombre: vous vous expofez a vous donner un gouvernement plus vicieux, & plus mauvais, que celui que vous voulez détruire ou reform er. Supofez même la chance égale, quoique la Fable des grenouilles, qui vouloient un Roi, nous enfeigne le contraire, ne fera-t-il pas toujours vrai, que vous en courrez le risque? Or, confidérez, je vous prie, les moyens, que vous devez employer, pour courir ce risque. Quels malheurs, quels dcsaftres , quellcs défolations n'attirez-vous pas fur votre Patrie, fur vous-mé me, fur votre familie, fur vos amis, dès le moment que vous commencez a faire le premier pas. Ce premier pas pourra aufli bien vous conduire a un état moins bon, qua un état moins mal. Voudriez-vous défigurer votre corps , le mutiler, le couvrir de playes, pour remédier a un mal-aife, auquel vous ne favezpas fi ces playes feront du bien ou du mal? Je ne puis le croire. Que diriez-vous d'un homme, qui, pour éviter les incommodités d'un chemin raboteux, iroit le long d'un précipice, ou d'unabïme, au risque d'y tomber ? voila 1'image des infurrections. Jettez, je vous prie, un coup d'ocil fur ce qui s'eft pafle dans votre Patrie, & dans les Pays - bas Autrichiens, pour opérer un changement dans le gouvernement: qu'ont produit ces tentatives? des violences fans nombre; des injuftices acummulées; des calamités de tout genre ; des perfecutions atroces; une infubordination générale j un mépris pour les Loix; une licence effrenée: un epuifement desfinances; un accroisfement de charges & d'impots; une augmentation d'abus, & de vices dans toutes les parties du gouvernement; un esprit de parti dans tous les Colléges, fans en ex-  PREMIÈRE L E TT RE. 5 excepter même les tribunaux ; une dégradation de moeurs; un déperisfement des fentimens religieux; des haines & des animofités; non feulemenc parmï les Particuliers de tout rang, mais dans le fein des families, entre des Perfonhes liées par les relations les plus étroites du fang; entre des amis les plus intimement unis par des fentimens d'une bienveillance réciproque ; une femence de discorde qui peut-être ne fera jamais étouffée; enfin la perte des plus précieux agrémens de la viefociale, & d'une confiance mutuelle , qui en fait la bafe. Voila, mon cher ami, Ie refultat des efFets, qu'a produit & que produit encore la tentative de faire une reforme dans la conftitution du gouvernement de vos Provinces, & de celles des Pays-bas Autrichiens. Et quels font les fruits de celle, qui fe fait aftuellement en France ? nous la voyons battre les mêmes fentiers, tenir la même route, & fouiller fa marche odieufe des mêmes horreurs, des mêmes bar baries, des mêmes atrocités, qui font toujours les compagnes fidèles d'une infurreclion populaire. „ Le Roi retenu captif ( dit Mr. deCalonne p. 4. de fon ouvrage intitulé de F Et at de la France.} „ Le „ Roi retenu captif par fes fujets, le royaume en proie „ au brigandage, la force publique anéantie, la Ju„ fticemuette & tremblante, les crimes les plusatro„ ces impunis; &, ce qui eft le comble de 1'abomi„ nation, 1'innocence juridiquement fuppliciée: ce ,, font des fairs dont 1'impreflion a été trop profonde, „ pour que rien puiflè en affoiblir 1'horreur. N'eft-il „ pas notoire , que dans ces triftes jours , qu'on „ ofe appeller 1'aurore de laprospérité, il n'eft plus „ de droits, qu'on respecte; plus d'anciennes maxi„ mes, qu'on ne dédaigne; plus d'engagemensqu'on „ ne brife; de proprietés qu'on laiflè intaéles; plus M de deyoirs qu'on ne foule aux pieds?Et tandis que A 3 » nos  6 PREMIÈRE LETTRE. „ nos modernes législaccurs femblcnt fe pavaner fur „ des trophées de décombres, tandis que leurs fana„ tiques adhérens & leurs fuppots intérefiés s'entre„ félicitent, fe coalifent, & s'éleétrifent mutuelle„ ment, quel fpectacle offre a 1'Univers la France „ écrafée fous fes propres ruines ? De toute part „ ce ne font que masfacres, qumcendies, qu'atr „ troupemens tumultueux, terminés par des fcenes „ barbares: par tout regne une fombre terreur: une „ discorde inhumaine, & la plus noire defiance; „ les délations calomnieufes, qu'un-faux zèle encouj, rage, font fuspendues fur toutes les têtes: 1'éfpio„ nage , que i'inniguc foudoie, environne tous les „ citoyens: il n'en eftaucun, qui löit aflliré de fes „ poflèilions, de fa vie, de fon honneur." Voila, Monficur, une partie du Tableau que Mr, de Calonne nous fait de Pétat de la France• & malheureufement pour ceRoyaume, les nouvel' les, qui nous en viennem journellement, ne confirment que trop cette affreufe peincure. Ajoutcz-y celle que vous trouverez aux pp. 234 & faiv. du même ouvrage; comparez-en les faics, qui yfont expofés avec ceux qui fe font paffés dans vos ProVinces; & dites-moi, mon cher ami, fi vous n'y trouvez pas, pour le fonds , une parfaite refiemblance? Nous ne voyons point encore la fin des fcènes tragiques , qui vont mettre le comble aux maux de ce beau royaume, fi quelque heureux événement ne le tire de 1'abïme dans lequel il a été précipité: mais pour vous & vos Amis, quels fruita avez-vous retiré du zèle inconfideré & de 1'enthoufiasme aveugle pour une prétendue liberté & une mutation dans la forme conftitutive du gouvernement de votre Patrie? Après tous les efForrs qui y ont été faits, pour bouleverfer 1'Etat, vos Patriotes ont manqué leur des-  PREMIÈRE LETTRE. 7 deflèin, & leurs prouëflès n'ont abouti qu'a affermir une conftitution , qu'ils s'étoient propofé de détruire. Les Brabancons, les Flamands, & les autres peuples, foulevés contre la domination Autrichienne, ont également échoué dans leurs projets; & tous les maux, qui en font refultés, qui affligent & eonünueront encore longtems d'affliger ces Pays, comme le votre, ne leur ont été attirées qu'en pure perte. Confultez 1'Hiftoire, & vous trouverez qu'il en a été de même de la plupart des Infurrections, qui ont été tentées. Peu ont reufli. Eh ! quels biens vos amis en auroient-ils retiré; & quels avantages votre Patrie en auroit-elle recueilli, fi le fuccès avoit repondu aux vues de ceux, qui fe font donnés le nom de patriotes? Pour nous en inftruire & pour pouvoir en juger, c'eft a Fhifloire . qu'il faut recourir: ce miroir fidéle, qui nous montre par le pafte ce que le préfent nous promet pour 1'avenir, pourra nous faire appercevoir d'avance, les efFets qui refulteront de cette affreufe tempête, qui vient de s'élever fur une grande partie de FEurope, & qui la menace d'un cruel ravage: Caufas incrementorum at que interitus civitatium , qui quidem perfcrutantur .non infructuofam tra&ajfe videbuntur hijleriae partem cognofcere defider antibus, quanam hanc illamve rempublicam fata maneant: hos etenim, priorum fecularum experimentis eruditos, at que ex praterkis futura providentes, arte quadam inflruunt ad exercendam divinationem, qua una omnium licita fit, atque innocentiffima. Voila, Monfieur, comment en a parlé Mr. L. C.v Valkenaar, Profcfieur en Langue Grecque a FUniverfité de Leyde, dans le discours oratoire, dont je tire ce pafiage, & qui roule fur les moeurs des anciens Athéniens. Ce Savant diftingué montre A 4 par  g PREMIÈRE LETTRE. par cette reflexion, qu'il avoit etudié 1'hifloire, non pas comme le font la plupart des Lecleurs, pour en connoitre uniquement les faits: mais pour y puifer des lecons de fageflè & de conduite. Suivons cette même tracé & examinons, fi les changemens, portés a la conftitution primitive d'un Etat, n'ont pas ferviplutöta en augmenter les maux, qu'a les diminuer? & fi le foulévement d'une Nation n'a pas le plus fouvent, finon toujours, opéré des changemens pernicieux dans un Etat, au lieu d'en produire de falutaires. Certainement, Monfieur, ni vous ni moi, nous ne nous laiflèrons pas éblouir ni entrainer par le vain fon d'un mot: nous favons a quoi nous en tenir, lorsqu'on nous prêche la liberté: nous en chériflbns 1'un & 1'autre le fens, lorsqu'il eft pris pour défigner la faculté de faire ce que les Loix permettent; mais nous 1'abhorrons, lorsqu'il eft pris pour exprimer la Mcence. L'hiftoire eftl'école de la politique: c'eft elle, qui nous enfeigne quels biens les gouvernemens nous peuvent procurer, & quels maux ils peuvent nous faire éprouver: c'eft elle, qui nous apprend, par quels moyens un^ Etat peut fleurir & rendre un peuple heureux: c'eft elle qui nous fait connoitre les voyes & les routes a fuivre, pour parvenir k la fin qu'on fepropofe, & celles qu'il faut éviter, pour ne pas la manquer & fe perdre. C'eft elle enfin, qui nous apprend a apprécicr cette liberté civile , qui peut nous faire jouir des biens & des douceurs, que nous espérons gouter dans la vie fociale. Revenons donc aux objets qui ont fait une partie des agrémens de notre jeuneflè; maisenles reprenant, envifageonsles d'une facon un peu différente de la maniere dont nous nous en fommes occupés dans un age moins mur que celui que nous avont atteint. Voyons quels ont été les effecs des changemens portés a la conftitution pri-r  PREMIÈRE LETTRE. 9 primitive des Etats, qui ont obtenu la plus grande célébrité : nous y apprendrons, s'il eft de la prudence de les défirer: & plus encore de fomenter une infurreftion, pour fe les procurer. Je crois, Monfieur, ne pouvoir mieux commencer cette récherche, que par la Gréce , ce Pais ft vanté, & qui certainement doit exciter notre curiofo té, lorsque nous entendons Mr, Millot s'ex-. primer en ces termes: „ Au nom de la Gréce (Pag. 122. Hifioire „ grecque Ed. de Leyde~) notre esprit femble fe „ repofer de fes fatigues. Après avoir parcouru „ tant d'espaces ténébreux fans routes certaines, il „ entrevoit le jour brillant de 1'hiftoire: il appercoic „ de vrais Héros ; des Juges célèbres; des génies „-immoreels; des chefs d'oeuvrcs de perfeétion: il „ goute d'avance le plaiflr d'admirer les efforts de „ la liberté, & les reflöurces de la politique. " Ce n'eft pas Mr. Millot feul, qui parle de la Gréce avec eet enthoufiasme : tous les hiftoriens s'expliquent de la même fortc. Le célébre Emmius, autrefois Profeflèur en hiftoire a 1'Univerfité de Groningue , n'exalte pas. avec moins d'admiration la Gréce, & les efforts que la liberté y a faits, dans fon excellent ouvrage, intitulé Vetus Gractailluftrata imprimé en 1626. Cec éblouiflèment, que 1'éclat des événemens, qui ont illuftré 1'ancienne Gréce, fait naitre, eft fi général, que vous en voyez faifis presque tous les hiftoriens. „ De 'tous les pays connus dans FAntiquité, il „ n'y en pas d'aufli célébre que la Gréce. Soit que „ 1'on confidére la gloire qu'elle s'eft acquife par „ les armes ou la fagefle de fes Loix, foit pour 1'é„ tude des fciences & des arts, ou la perfeétion oü ?f elle a porté les fciences & les arts. On peut diA % v r^  io PREMIÈRE LETTRE. „ re, par raport a tous ces objets, qu'elle eft de„ venue en quelque forte Pécoledu Genre Huinain." Tailhié Abregé de Rellin T. II. p. 146. Cependant, Monfieur, quel que foit lejugement, que Fon ak porté des habitans de ces contrées, qiielles quefsyentles idéés, qu'on fe forme encore de leur état & de leur fuperiorité en génie, en talens, en induftrie, 6c quelle que foit la déference, que nous puiffions avoir pour les lumieres & le mérite des Ecrivains , qui: ont pris la peine de nous inftruire de Phiftoirede ces peuples, le jugement de ces Auteurs accrédités ne doit pourtant pas fixer ni déterminer le notre. Ce font les faits mêmes, tirés de Fhiftoire, qui nous doivent faire apprécier ce que nous y trouvons. Ce font les événemens qui nous doivent guider dans le jugement, que nous devons porter fur ces événemens, fur les caufes qui les ont fait naitre, & les fffets qui en font refultés; & ce font en particulier ces fairs, qui doivent nous apprendre, quelle a été cette liberté, qu'on vante avec tant de zêle & de chnleur, & qüelles ont été ces 'reffources de la Politique, qu'on fuppofemerker notre admiration. Rien n'eft plus ordinaire, que de voir les plusgrands gcniebdifférer en fentiment. Rien deplus commun que de voir les hommes, même les plus éclairés, fe méprendre fur le mérite des actions , & fe Iaifler éblouir par un .éclat extérieur de faits, qui, bien confidérés, perdent non feulement toute leur fplendeur, mais fe trouvent reduitsa des procédés blamables & pernicieux, par les fuites qu'ils entrainent» Je viens de vous citer un paflage des Elemens de VHiftoire Grecque de Mr. Millot. Je vous préviens, Monfieur, que je le ferai de tems en tems. Les reflexions judicieufes & le ftile élégant de eet cxellent Hiftorien, m'en fourniront fouvent Focca- fion:'  PREMIÈRE LETTRE. u fion. Ne pouvant repafTer tout ce que j'ai lu, ni fecourir a tous les Ecrivains, il me falloit un abregé qui put me fervir de guide dans les recherches que jai a faire. J'ai cru ne pouvoir mieux faire que de choifir eet élégant Auteur: je lui joins cependant Emmius, Auteur uon moins reputé , & dont je viens de faire mention ci-deftus. Voici comment Mr. Millot nous repréfente 1'AncienneGréce. „ L'Ancienneté des Grecs (dit-il p. 124.): „ eft généralemenr reconnue: on les fait descen„ dre de Javan, fils de Japhet ,• opinion qu'il „ feroit fort inutile de vouloir approfondir, C'é„ toit au commencement de vrais fauvages , qui ,, n'avoient presque rien de 1'homme; ni nifon, ni „ fentimens,ni fociété: leurs premières découvertes „ furent d'apprendre a conftruire des cabanes, a fe ,, nourrir de glands, & a fe couvrir de peaux: bien „ loin d'avoir la moindre idéé de police ils igno„ roient même le mariage: ils vivoient en bêtes,, feroces. Un tel fpeélacle eft humiliant pour le ,, genre humain: mais il nous apprend ce que nous „ devons aux loix & aux arts, fans lesquels nous ferions abrutis dans eet état. " „ Vers 1'an 2000 avant notre ére, une colome, „ peut-être Egyptienne, conquit la Gréce & y re„ pandit vraifemblablement les premières notions du „ culte religieux , 1'un des moyens qui a le plus „ contribué a civilifer les hommes. On croit que les „ fameux Titans , Saturne , Jupiter , adorés de„ puis comme Dieux , étoient les chefs de cette „ colonie. Elle fit peu de progrès: les anciennes „ moeurs fubfiftoient encore , quand de nouveaux „ étrangers s'établirent dans le Pais, raflèmblérent „ les families errantes, leur firent connoitre les „ avantages de la vie fociale , fondérent quelques  m PREMIÈRE LETTRE. „ villes, ou plutöc quelques bourgades , dont les „ noms devoient un jour être célébres. Les Royau„ mes d'Athénes, d'Argos, de Sparee, de Thébesf. „ prirent naiflance au fein de la barbarie. „ Diverfes revolutions phyfiques, déluges, tremblemens de terre, qui femblent avoir detaché du „ Continent quelques ïles de la mer Egée, retarde„ renr beaucoup en Gréce. 1 etablifiement fixe des fociétés, & la culture des moeurs. Les inva„ fions & les brigandages perpétuels y mettoient un „ plus grand obftacle. 1'Attique, patrie des Athé„ niens, étant un pays fterile, éprouva moins ces „ derniers malheurs: aufli les Athéniens fe glorifioient-ils d ctre ifTus de la terre ^ qu'ils habitoient y, {Autoblones'). Cécrops, Egyptien , s'y établit „ 1582 ans avant notre ére. II époufa la fille du ,, Roi Aétée & fucceda au tröne. II fonda la ville „ d'Athénes, connue d'abord fous le nom de Cé„ cropédie. 11 humanifa ces peuples féroccs, foit „ en leur donnant une religion , foit en les foumet„ tant aux loix de 1'union conjugale , tellement „ ignorée jusqu'alors, que les enfans portoient le „ nom de leur mere: d'autres loix furent établies: „ on éleva des tribunaux; 1'Aréopage , deitiné a punir les meurtres, eft le plus fameux monument de Cecrops. Aucun tribunal n'a eu tant de repu„ tation. Les jugemens s'y rendoient de nuic, en „ plein air, fans qu'il fut permis de prêter 1'oreil„ le aT'éloquence. Une fimple expofition du fait „ decidoit les juges, & jamais, felon Demofthene, „ ilsne rendirent un jugement, qui ne fut celui dc „ 1'équité. " Ce tableau, dans lequel on ne peut s'empêcher d'admirer Pélégance & la beauté du pinceau, n'eftüpas pourtant, a le confiderer de prés, plutöt un £hut de .Pimagination, que Pexpreflion de laverité? Les  PREMIÈRE LETTRE. 13 Les opérations de la nature nous prouvettt tous les jours , quelle n'agit qu'imperceptiblement, & non pas par fauts: de la 1'axiome ou le proverbe natura non agit per faltum. Accordons que les premiers habitans de la Gréce, oü de quelqu'une oü de plufieurs parties de cette contrée , ayent été des fauvages, tels que Mr. Millot les dépeint; peut-on fuppofer , que ces hommes fauvages y foyent nés tout d'un coup? & qu'ils ayent rempli d'un feul pas cette étendue de pays, qui a pris enfuite le nom de la Gréce? cela n'eftpas non feulement croyable, mais cela repugne au cours ordinaire de la nature. Versl'An 2000 avant notre ére, une colonie, peutêtre Egyptienne, conquit la Gréce, dit Mr. Millot. Le mot conquérir fuppofc un peuple plus oü moins rcuni en un corps d'Etat. Cette colonie fit peu deprogrès: Les anciennes moeurs fubfistoient enccre, quand de nouveaux itrangers s'établirent dans le pays, ajoute 1'élegant Auteur. En repréientant ainfi, fous un feul point de vuedes événemens diftans les uns des autres de trois oü quatre fiècles, ce n'eft pas certainement le moyen de nous en donner des idéés juftes & claires. Je prefere ici le precis que l'Hiftorien Emmius nous donne de la fituation de 1'ancienne Gréce. Selon eet Hiftorien, les Etats qui ont formé ce corps de peuples, que 1'on nomrae la Gréce, ont été formés fucceffivement par des Perfonnages illuftres, & gouvernés par des Rois oü par des Chefs. En parlant de Sicyone il nous dit, que les Chronologiftes font une longue énumeration des Rois , qui ont gouverné ce pays, fans rien raporter de leurs faits» La Ville d'Argos fut batie par Inachus , & mife fous un gouvernement monarchique. Argiva civitas ( dit eet Auteur d'après les plus accredités des Anciens, dont il a extrait fon abrégé;) a tem-  ï4 PREMIÈRE LETTRE: a temporibus lnachi priml conditoris regio impe^ rio paruit (p. ipo.) Thebes fut batie par Cadmus, fils d'Agenor, Roi des Pheniciens, (p. 7. gr» vet.)- Le gouvernement en füt monarchique^ jusquesa la mort de Xanthie tué par Melanthon, Celui de Corinthe le füt également: de même les Arcades, les MefTeniens, les Achées , les Sparthes: enfin tous les Etats de la Gréce furent établis fous des gouvernemens monarchiques, quel qu'en ait pu avoir été la forme particuliere. On ne lit pas, qu'une peuplade fe foit portée fans chef k un endroit; qu'elle y ait bati une Ville, & établi un gouvernement, foit ariftocratique , foit démocratique , foit mixte: du moins la Gréce n'en fournit aucun exemple. Les Etats, qui Tont compofée, furent formés fucceflivement les uns après les autres. Emmius en fait 1'expofé avec pré' cifion. II n'y a d'ailleurs qu'a faire quelque attention au cours des événemens, qui ont donné Iieu a 1'établiflement des difFérens corps policiques, qui fe font élévés dans 1'Univers, & dont la première origine nous eft en quelque maniere connue, pour ne pas héfiter d'adopter le fentiment presque unanime des Politiques les plus éclairés, qui en ont traité dans leurs ouvrages. Ils pofent en fait, que les fociétés civiles fe font fakes petit-a-petit: d'abord par 1'union de quelques families; par celle de ces families en bourgades, d'oü font nées les Cités, qui s'unisfant ont formé des fociétés civiles plus confidérables, & enfin des Corps politiques, tels qu*on les a vus enfuite, & qu'on les voit de nos jours, fous la domination de Puiflances. Ciceron, entre autres, en parle ainfi. „ Cum fit hoe natura commune ani„ mantium, ut habeant libidinem procreandi, pri„ ma focietas in conjugio eft, proxima in liberis, „ de-  PREMIÈRE LETTRE. iS „ deinde una domus, communia omnia: id autent „ principiumurbis, & quafi feminarium. Sequun„ tur Fr at rum conjunbliones: poft confobrinorum „ fobrinarumque , qui , cum una domo capi non „ poffint, in alias domes tanquam in colonias exeunt: ,, fequuntur connubia, & affinitates; ex quibus C5* „ plures propinqui; quae propogatio & Jbboles ori„ go eft rerum publicarum. de Of. Lib. i.C. 17." Le paflage, que j'ai rapporti ci-deflus de Mr. Millot, attefte même cette vérité , par rapport aux Grecs: mais ce qui la confirme encore d'avantage, ce font les exemples, que nous en avons fous les yeux. Portons la vue fur les Etats d'Allemagne: qu'étoient - ils lorsque Jules Caefar vint attaquer. les Germains? qu'étoient al ors ces Pro vinces, qui conftituent aujourd'hui la République des Provinces Unies? qu'étoient celles, qui font aujourd'hui la Flandres & le Brabant? qu'étoit la Rulfie il y a ua fiècle ? Parcourez , Monfieur , tous les Etats da monde, '& vous y trouverez toujours les traces d'une origine & des commencemens analogues a ceux, que les Auteurs attribuent a la Gréce. La vue de ces Etats modernes nous apprend une feconde vérité , qui mérite notre attention, paree qu'elle peut fervir a nous faire mieux connoitre les caufès des événemens. Elle nous apprend, qu'ainfi que les Etats ne fe font formés que petit-a-petitr leur adminiilration publique a fuivi la même marche. Nous voyons, en lifant 1'hiftoire moderne, que les établiflêmens des différentes magiftratures, ne font furvenus qu'a mefure , que la population s'efl: accrue, & que 1'accroiflement des occupations les a exigés. Les priviléges, que les Brabancons reclament, en portent les marqués, & toutes les Archives 1'indiquent. Si vous voulez prendre la peine de confal- ter  :v6 PREMIÈRE LETTRE. ter celles de votre Patrie, vous y trouverez égale-* ment, qu'a mefure que la population s'y eft accrue« que les occupations y ont été augmentées, que les objets de fubfiftance s'y font multipliés, on y a établi des regiemens, des adminiftrations, des goüvernemens, & tous ces arrangemens fucceffifs, qui forment aujourd'hui 1'organifation civile de votre République, foit dans fon entier, foit dans fes parties. Tous les établiflemens politiques ou civils ont été formés ainfi fuccesfivement & progreflïvement: il en eft refulté cette organifation, qui en fait aétuellement la conftitution, tant dans fes parties eftl-ntielles, que dans celles qui ne le font pas. Faifons cependant attention, que ces établiflemens particuliers & progresfifs ont pu fe faire fans changer la forme primitive & orginaire du gouvernement général. Des Rois ont pü créer fuccefliveinent une cour de juftice ; des chambrcs de finance; des Magiftrats municipaux; des Tribunaux inférieurs; des Colléges de police ; & former une infinité d'autres inftitudons, pour le bien - être de 1'Etat & la prospérité de la Nation. lis ont pü le faire en confultant foit la fociété entiere, foit quelques uns de fes membres, en y faifat intervenir le peuple, ou les grands du Royau- • me, ou bien uniquement de leur propre chef, & de pleine autorité. Ces établiflemens ont également pu prendre naiflance fous un gouvernement ariftocratique , démocratique , mixte ou tel autre qu'on voudra; mais on fe tromperoit vifiblement, fi, en voyant les différentes inftitutions qui ont préfentement lieu dans tel ou tel Etat, on s'avifoit d'en conclure, qu'elles ont été ainfi faites, reglées, & arrêtées dès la première union des Individus, dont les fucceflèurs forment la Nation réunie en un Corps, tel que nous le voyons aujourd'hui.  PREMIÈRE LETTRE. lf Mi. Millot, après avoir donné dans le pas* fage que je viens de transcrire, une idéé générale de 1'origine de la Gréce., continue p. 126 en ces mots: ainfi des étrangers jetterent en Gréce les fondemens de la vie civile. Cela eft vrai dans un fens; mais a parler exaétë* ment, ce furent des Perfonnages illuftres qui en firent 1'opération. L'Egyptien Danaus, maitre du Royaume d'Argos, y introduifit 1'agriculture, & les arts d'Egypte. Le Phenicien Cadmus, établi dans laBeotie, peupla Thebes, fit connoitre 1'art de cültiver la vigne, Part de fondre & de travailler les métaux. Lelex fonda Lacedemone. Le fit-il fans y ajouter des inftitutions & des régiemens foit pouf lapolice, foit pour le gouvernement public? ,-, Ce„ crops, Egyptien, s'établic dans 1'Attique 1582 ans „ avant notre ére: il époufa (dit Mr. Millot) „ la fille du Roi Aftée, & fuccéda au tröne" — qu'étoit ce tröne & qu'étoit ce RoiAótée? fi Ce* crops jetta les premiers fondemens de la vie civile en Attique ? L'Hiftoire ne nous inftnüt que trés imparfaitement des inftitutions particuliéres , qui déterminerent la forme du gouvernement général de chaque Etat de la Gréce. Quelle qu'ait pü être la combinaifon prir mitive de leurs fociétés civiles, il eft pourtant naturel de penfer, qu'elles ont eu quelque forme d'adminiftration publique, approchante plus ou moins de celle d une familie: on ne peut pas douter non plus, qué ces families, devenaht plus nombreüfes* & que les petits Etats qüi en naquirent, prenant dés accroiflemens , & des forces , ou s'uniflant entre eux, cela n'aït donné lieu a de nouveaux régiemens * & a de nouvelles inftitutions. De-la nous pöüvons, ce me femble, inferer, au défaut dsindice plus für, & confultant la nature dans fa mar eng. or* b aj.  t8 PREMIÈRE LETTRE. dinaire, que les Etats de Ia Gréce fe fontforméspeu apeu, fur un plan quelconque, introduit ou établi, foit par le fait, foit par un confentement tacite, ou par un arrangement préalable: nous pouvons encore en inferer, que les circonftances paiticuliéres de chacun de ces Etats y ont fait aporter des diverfités; & qu'ils font venus progreffivement a une certaine confiftence , & a une certaine forme de focialité civile, a laquelle les fituations particuliéres de chacun d'eux ont pü & dü donner lieu, en confervant néanmoins 1'inlHtution primitive pour le fonds & 1'eflèntiel. Tous les hiftoriens s'accordent fur la forme primitive des Etats de la Gréce: ils en font des Royaumes & leur donnent des Rois. „Cependant f dit Mr. Millot p. 127) „ les Grecs divifés fous une foule „ de petits Rois" &c. Rien n'empêche qu'on n'adopte 1'idée, que ces Rois n'ont pas eu un pouvoir arbitraire; que la Souveraineté dont ils furent revétus, oü qu'ils s'arrogerent par le fait, a été limitée. Leur pouvoir a pu être borné de mille manières, fans que le gouvernement perdït par la fa forme monarchique: d'ailleurs les Etats de la Gréce, ayant eu chacun en leur particulier une origine trés différente, la forme de leur établiflèmcnt n'ayant pas êoé la même dans fon inflitution primirive, les modifications qui lui font furvenues enfuüe, doivent les avoir rendus encore plus diflèmbJables Ie BXU dei autres. On doit encore faire attention, que mille circonflances , telles que font par exenmle le plus ou moins de capacité d'un Roi, fon caraéterc particulier, le plus ou moins d'ambition d grahds, infinité d'autres de différente nature, ont pd avoir augmenté ou diminué, foit raucorité royale, ibic le concours des grands a l'adminiftration publique; & a-  PRÉ MIE RÉ LETTRE. tp & avoir rendu mixte un gouvernement dans fon origine fimplement monarchique. Ces gouvernemens mixtes ont pü fe former de facon, que foit lé chef, foit les grands, foit le peuple, y ayent eti li principale part; de maniere qu'on pourroit dire avec" Mr. ADAMSj que'les „ Républiques Grecque^ „ ont toujours été mixtes > & que ce n'eft qu'a me„ fure que le Roi, les grands, ou le peuple, yont „ eu la prépondérance, qü'on peut les nommerMo* „-narchiques, Ariftocratiques, ou DémocratiquesJ „ n'ayant jamais é'tê purement & fimplement foic „ Monarchiques , foit Ariftocratiques, foit Démo„ cratiques." II n'entre pas dans le plan de ces lettres, de vous entretenir fur les différentes formes des adminiftrations publiques, ni fur les avantages ou les desavantages des unes fur les autres; n'ayant d'autre buC que celui d'examiner, s'il eft prudent de fe foulever contre un gouvernement établi, & d'en changeF Ia conftitution primitive, je n'entrerai pas, Mon* fieur, dans une recherche fur le plus ou le moins d'étendue du pouvoir, que les Rois> ou les chefsi des peuples de la Gréce, peüvent avoir eu. K peu? avoir été trés different:. il n'eft pas même probable* qu'il ait été égal par tout: j'aimerois mieux croire, que dans les premiers tems ces Rois'ont feul poflèdé la fuprème puiffance: ce que 1'hiftorien Emmius en raporte d'après les anciens Auteurs femble m'y authorifer. Je me borne a ce coup d'oeil général fur la Gré* ce : il m'a paru nécelTaire pour entrer en matiere; & vous le trouverez fans doute fuffifant. Je pafte a ce que les Etats particuliers les plus célébres qui Font fof* mée, me font voir dans leürs révolutions politiques, Athénes füt fondéé par Cecrops 1582 ans avan. Hocre ére. La maniere dont Mr. Mil-lot en B i par=  PREMIÈRE LETTRE. parle ne peut nous faire douter, que ce Fondateur ne füt revctu du pouvoir fuprême, de quelque facon qu'on le veuille fuppofer. Lautorité royale devoit néceflairement comprendre toutes les parties de la fouveraine puilfance, fans que le peuple y eut aucune part. Aufli ne trouvons-nous pas pendant 1'espace de trois cent & dix ans, que ce gouvernement fubfifta, aucune tracé d'un concours du peuple a l'adminiftration des affaires pubhques. Les Rois gouvernerent le peuple, le peuple etoit gouverné.. „ L'Attique- (dit Mr. Millot p. 158) füt „ longtems divifëe en douze bourgades indépendan„ tes. Vers le tems de la guerre de Troye , Thefée ,, les réunit en un corps de peuple, & forma une „ espéce de République , dont la capitale étoit „ Athenes". Cet elegant Hiftorien garde le filence fur le tems ,écouIé depuis Cecrops jusques a Thefée. II importe a notre fujet de nous y arrêter un moment. Emmius (p. 3.) parle du changement arrivé dans 1'Attique & que Mr. Millot attribue a Thefée: il le fait d'une facon trés propre k nous donner une idéé de la première forme du gouvernement de ce peuple. „ Athenae Qut ab his ordiamur) a Cecrops, „ yiro JEgyptio, in regione attica, prirnum conditae funt; ubi poft fumma urbs & urbis arx fuit, „ juxta anmem Idijjiim, non procul quidem mari „ nee tarnen ad mare fitae: novi regni caput & „ regia fedes : totaque regio attica in varios po„ pulos & vicos haclenus fparfa, in oppida prae^ cipua XII abeodem contra&a, quorum fmgula, „ fub regibus fequentibus fuas curias fuosque ma„ giftratus & ordinem civilem habuere: membra „ tarnen regni unius, & uni regi parentia: fed ,, poteftas Regum minime herilis , & indefinita „fuit; at qukquid ipfis libuerit id vim juris in r> po-  PREMIÈRE LETTRE. *r „ populo & parendi necefjltatem haberet. Argüunt „ haec vetuftiffima judicia, pene cum regno nata, ,, quaedam priscorum regum tempor e inftituta , „ non aliorum folum , fe d ipforum queque regum „ caufas cognofcere foüta; quemadmodum & ca, „ quae de Thefeo paulo poft dicemus. Erat enim „ jam turn populi illius ingenium exjcelfum, aequi „ juris amans , fervilis fubjeclionis impatiens. Ita„ que, quamvis hereditarium regnum effet, tarnen „ fine voluntate populi nemo in pojfefionem ejus ve„ niebat; fed haec futurae libertatis, quam divi„ na providentia deftinabat, velut nobilis ac illu„ ftris ftru&urae, informia quaedam & indigefta „ figna, folummodo fuere, a quibus deinde politis, „ & a ftrucloribus operi aptatis, opus ipfum, fy„ ftema fcilicet libertatis fenfim q? per gradus di- verjdque incrementa ad perfe&ionem, hoe eft ad ,, maturitatem fuam pervenit; ftruSlurae Jnitium faclum a Thefeo, Rege decimo" Ce paflage d'Emmius nous fait voir : i°. que 1'Attique étoit, du tems que Cecrops y jetta les fondemens d'Athenes, une région , compofée de villes, villages & de bourgades: 20. que ces villes eurent fous le régne des Succeflèurs de Cecrops chacune leur chef ou Roi, leurs IVlagiitrats,leurs Trh bunaux, & leurs inftitutions civiles ou police. 30. que cependant ces villes , villages & bourgades étoient membres d'un feul Etat, & fournis a 1'empire ou a 1'autorité fuprême d'un chef unique, defigné par le nom de Roi; 40. que la puiftance royale n'étoit pas arbitraire, ni illimitée, 50. que les actions des Rois étoient foumifes a des jugemens ; 6. que quoique la royauté fut héréditaire , perfonne cependant ne pouvoit en prendre pofleftion, fans la volonté du peuple. De Ia il paroit, qne, quelles qu'aient pu être eti B 3 At-  ii PREMIÈRE LETTRE. Attiquè les formes particuliéres de gouvernement de chaque cité, en fon particulier , & du corps général de la Nation, Ie peuple doit avoir joui d'une police, avant que Cecrops jetrit les fondemens d'Athénes ; & que ce peuple doit toujours avoir eu des chefs a la tête de leur adminiflration publique. Cecrops, dit Mr. Millot, fonda la ville drAthénes, connue fous le nom de Cécrope'die, il humanifa ces peuples féroces. J'arrete ici Mr. Millot: je demande , qui furent ces peuples féroces ? & qui furent ces étr&ngers, qui jetterent en Gréce les fondemens de la vie civile ? Ces derniers étoient - ils des Egyptiens, compatriottes de Cecrops? Étoient-ce des habitans de 1'Attique, dont il fe fervit pour fonder la ville d'Athénes? d'oa avoit-il pris les hommes & les familjes, qui devoient les premiers habiter la ville qu'il fonda? il falloit fans doute des bras pour former eet établiflèment, pour batir une cité; & la multitude, qui y étoit employée, ne pouvoit certainement pas s'en occuper, fans qu'il y eut quelque ordre , quelque direction dans leurs travaux. Une ville, quelque peu d'étendue qu'on veuille lui donner, ne fe jette pas dans un moule; ne fe batit pas fans qu'il y ait des Artiftes, des Architecles, qui en donnent les plans, qui en dirigent les opérations, & qui font obéis par ceux qui y prétent uniquement ïeurs bras: & ceux - ci même ne doivent - ils pas avoir eu des connohTances, quelque habileté dans les différentes parties de leur metier, pour pouvoir fervir aux differents travaux , qu'exigeoit une entreprife de cette nature? il eft non feulement vraifemblable, que Cecrops s'eft concerté avec des amis fur un projet de cette importance, qu'il a confulté des perfonnes propres a le feconder , qu'il a engagé des hommes a talens & capables de remplir fes vues, & enfin une multitude propre a y concöurir par fes  PREMIÈRE LETTRE. 2$ travaux; mais il eft encore tres vraifemblable, que Cecrops n'a pas commencé une pareille entreprife, lans s'être muni d'avance/de tout ce qu'il falloit pour exécuter fon projet, & fans avoir concu & medité un plan d'adminittration publique. Eft-il apparent, que ce Prince, en jettant les premiers fondemens de la ville d'Athenes, & en lui donnant une forme de gouvernement, 1'ait fait fans confulter le local, le génie dif peuple, qui devoit s'y fixer, les moyens de fubfiftance, qu'il devoit y trouver, & eeux qui pouvoient aflurer leur état & celui de la République ? cela eft non feulement peu probable, mais la nature de 1'objet doit feule nous convaincré, que les fondemens de cette Cité n'ont pu être jettés fans ces précautions & ces dispofitions préalables, dont je viens de parler; & fans que Cecrops ait commencé par des régiemens & une certaine adminiftration, propres a tenir la multitude, qu'il employoit, dans un état plus ou moins policé: il devoit commencer par faire de cette multitude une fociété reglée. Et comment y parvenir , fans faire d'avance des regiemens, des ordonnances, des arrangemens , & des inftitutions enfin , qui, publiées pour fervir de régie a la conduite des individus, forment ce que nous nommons Loix. Jettez, je vous prie, les yeux fur les fociétés particuliéres qui fe forment entre des perfonnes privées. Ne fe fontelles pas toujours fous de certaines conditions, & ftipulations, arrêtées d'avance? Nous n'avons qu'a recourir aux notions les plus fimples, pour nous faire une idéé aflèz jufte de la maniere, dont les fociétés civiles ont pris naiftance, & pour être convaincus , que les premières inftitutions en ont du être différentes, fuivant le génie du peuple, les circonftances du lieu , & des tems , & 1'ordre a y écablir. B 4 Ain-  U PREMIÈRE LETTRE, • Ainfi, Monfieur, pour en revenir aux premières opérations, qui ont donné naüTance a la ville d'Athenes, il me paroit aiTez évident, que Cecrops a dut néceflairement être-porté, par la nature de 1'objet, qui 1'occupoit, a établir des régiemens & des loix fur le lak du gouvernement & de la police de cette Ville , a mefure que les circonftances paroiflbient Vexiger; & il me paroit non moins évident, que la. conftitution primitive du gouvernement d'Athenes a été monarehique; c'eft-a-dire ayant a fa tête un Chef, en qui refidoit le fouverain pouvoir, foit ab-. folu, foit limité de facon ou autre, A en croire les Hiftoriens, Thefée, Roid'Athenes, fut le premier, qui aportaune altération a cette conftitution, a la prendre comme les Auteurs en parient ?flèz généralement. II auroit eu de grands deiTeins & des vues falutaires: mais, s'il nous eft permis d'en juger par levénement, nous croirions plutöt, qu'en ce cas il n'auroit pas aflez pefé les moyens, dont il fit choix. Voulant faire de la Ville d'Athenes la ca* jpitale du pays de ce nom, il chercha a en aygmen-. ter le nombre des babitans: il y attira plufieurs families, établies au plat-pays, 11 y érigea une cour de juftice; abolit les chambres, ou les confeils, Chargés de Tadminiftration extérieure, & donna au peuple, ou plutöt a quelques uns d'entre le peuple une part, ou un concours, a Texercice de plufieurs parties de la fouveraine puifiance. Par la il rendit le Gouvernement de 1'Etat mixte: favoir, en partie Monarehique, en partie Ariftocratique, & en par-. |ie. Pémocratique: a en juger par cette opération de Thefée, 1'on ne pourroit gueres douter, que lui &• fes Predecefièurs n'euftènt été fouverains abl'olus d^ns le véritable lens que ce mot emporte. La conftitution que Thefée établit dura peu. Tant iï eft vrai que les habitudes.'une fois contraftées, ne fi?  PREMIÈRE LETTRE. 45 fe prétent que tres difficilement kdes inovations, qui lui font contraires, quel que foit l'avantage,qu'elles peuvent procurer. L'altération que Thefée porta au gouvernement d'Athenes jetta, ce me femble, la femence de eet esprit inquiet & turbulent, qui caraétérife les Athéniens dans les tems poftérieurs, & qui les porta a ces foulévemenscontinuels, quilesonta la fin abimés., Thefée ayant eu le chagrin de manquer dans fon opération, de voir que fes vues & fes projets furent mal acceuillis , eut encore a fupporter 1'affliction d'un exil, pendant le refte de fa vie. En vous parlant ainfi de l'adminiftration publique, que Thefée introduifit a Athenes, je me fuis conformé a 1'idée des Auteurs, qui le font envifager comme un changement, que Thefée porta au fyftême de gouvernement, qui y fubfiiloit lors de fon avénement au tröne. Cependant, je crois avoir lieu d'en douter. En confidérant de pres 1'opération de ce Prince, je la prendrois plutöt pour un arrangement de régence, pendant le tems qu'il feroit abfent, que pour une inftitution definitive, par laquelle il auroit aboli la royauté, & établi un Gouvernement Arifio-démocratique. Voici mes raifons. Thefée avoit naturellement le corps extrêmement robutte , 1'ame forte , le coeur courageux, 1'esprk penetrant; il en donna des marqués dans fon enfance; & ces dons de la nature fe manifefterent a mefure qu'il avanca en age. Vix feptennis, animum intrepidum aflendit, caenante apud Pittheum Hermie. — Poft quam vero adolevit & praeter corporis robur eluxit in ea fortitado, animusque folidus, cum prudentia & fapientia conjunèlus. II avoit recu une bonne éducation: fes talens avoient été cultivés par différens exercices, dirigés par des maitres, que fon Pere Egée eut foin de lui donner. Li renQmmée d'Hercule l'enflamma du défir d'imiter E § os  %6 PREMIÈRE LETTRE. ce Heros: il fit fes premiers exploits contre des Brigands, qui infeftoient les. chemins publiés. II délivra 1'Attique de fes ennemis: Thefeus autem Graecice totius hoftes folus delevit, patriaque multo ampliore reddita, etiam nunc in admiratione exiftit: il s'adonna a des combats finguliers: tua plufieurs perfonnages reputés pour leur force & leur courage: il en fit autant de quelques bêtes féroces. Après ces exploits il vint a Athenes: il y fut declaré fucceflèur de fon Père Egée: cela excita une confpiraration , qu'il reprima en faifant mourir ceux, qui I'avoient tramée. Après plufieurs courfes fakes en pays étrangers, après avoir fubjugué la Crete & fait des liaifons avec d'autrespeuples, il revint a Athenes, & y occupa le trone, que la mort de fon Pere venoit de rendre vacant. Si vous étes curieux de lire un precis, un peu plus étendu, de ce que je viens d'extraire de 1'ouvrage de Meursius, intitulé Thefeus, fïve de ejus vita rebusque gefiis > vous pouvez, Monfieur, vous y fatisfaire. Dès que Thefée eut pris les rénes du gouvernement, il en changea Ia forme, & y ajouta d'autres inftitutions. II quitta enfuite cette ville, & alla joindre Hercule, pour combattre les Amazones; & fe livra a d'autres expéditions. Celle qu'il fit avec Pirithoüs lui fut trés funefte: il tomba en captivité, & ne recouvrit fa liberté qu'anx inftances d'Hercule. C'eft durant fa captivité que Mnefthée rechangea le Gouvernement: ce Prince s'empara de 1'authorké fouveraine. Après quatre ans de captivité Thefée revint a Athenes: il voulut fe remettre a lal tête de l'adminiftration publiqué: il en fut empêché par des mouvemens populaires, que fes ennemis exciterent. Quelques hiftoriens difent, qu'il s'exila lui-même: d'autres prétendent, qu'il le fut par 1'oftracisme, que lui - même avoit inftkué. The-  PREMIÈRE LETTRE. z? thefée s'étant rendu auprès de Lycomede, Roi de Sciros, y perdic bientöt la vie. Lycomede ayanc pris des foupcons a fon fujet, faifit 1'occafion d'une promenade pour fe defaire de fon höte: il le fit tomber dans un précipice; d'autres difent, que Thefée s'y jetta lui-même. Quoiqu'il en foit, je conclus du caraclère de Thefée, & de la réfolution qu'il prie, de quiter fa Patrie, pourfatisfaire fa paffion dominante, & fon défir violent de marcher fur les traces d'Hercüle, que ce Prince n'cut d'autre vue, en changeant Ia forme du gouvernement d'Athenes, que d'y faire un arrangement pour Ie tems qu'il feroit abfent, & non pas pour donner a 1'Attique une nouvelle conftitution permanente. Thefée ne pouvoit manquer de reflêchir, que fon abfence exigeoit 1'établiffement d'une Régence; qu'il devoit y pourvoir avant fon départ: il ne pouvoit manquer non plus de prévoir, que s'il remertoit 1'autorité fuprême entre les mains de quelque perfonnage diftïnguée, il en refulteroic ce que Ia Fontaine nous enfeigne par Ia fable de la Lice & de fa compagne. Par conléquent, youlant confereer fa dignité royale, il duc donner a radminiftration publique un réglement, propre k prévenir 1'inconvénient, qu'il avoit intérét d'éviter. Vraifemblablement il a cru le trouver dans 1'ordre qu'il établit ; il vit après fon retour a Athenes qu'il s'étoit trompé. Plutarque nous apprend, que Thefée, de retour a Athenes , & voulant fe remettre a la tête des affaires, vit le peuplo fe fouléver contre lui, fuscité par Mnesthée, & d'autres, qui lui portoient envie. Je vous laiffe le maitre, Monfieur, d'aprécier ma conj'eéture, qui ne change rien d'ailleurs a 1'objet des réflexions, que j ai faites fur 1'opération de ce Prince, quant a la rorme du gouvernement qu'il établit. Mneftée, qui après avoir-expulfé Thefée, con- ferva  s8 PREMIÈRE LETTRE. ferva la,dignité royale, rétablit le gouvernement fur 1'ancien pied. La Monarchie fubfifta, depuis eet événement cent & deux ans: preuve bien claire, que le peuple, accoutumé k cette forme, s'y plioit. Remarquons encore , que 1'altération, que Thefée fit, fournit une preuve de ce que j'ai obfervé cidefllis. Elle fait voir, que le gouvernement d'Atbenes, quoique monarehique, avoit pris avec le tems une certaine confiftence , & que les Rois y avoient formé plufieurs écablüTemens & départemens pour 1'adminiftration des différentes parties de 'la chofe publique. Cela paroit évidemment par la fuppreflion, que Thefée fit des chambres ou des Confeils, prépofés a 1'adminiftration des affaires étrangères. Les abérations, que ce Prince y porta d'ailleurs, montrent auffi, quec'étoient les Rois, qui régloient les différens départemens du gouvernement Public. Codrus fut le dernier Roi d'Athenes: il fe voua (dit-on) a la mort pour le falut de fa patrie vers 1'an 1005 avant J. C. Après fon décès 1'autorité Royale füt altérée, mife dans des borncs plus étroites, mais confervée cependant. On fupprima le titre de Roi, & on donna a Medon, fils de Codrus, le nom de Chef (Archome). Cette forme de gouvernement dura trois cent & quinze ans; & il eft tres apparent, que, quoique le nom de Roi eut été changé en celui dArchontc, & le pouvoir royal mis en certaines bornes, ce pouvoir cependant eut aftez ce force, pour conferver a 1'Etat fa forme monarehique. C'eft dans eet intervalle de trois cent & quinze ans, que furent établies les colonies Athéniennes. Le dernier de ces Archontes, ou Rois d'Athenes , füt Alcmajon: il mourut, après avoir regné deux ans. Sa mort donna lieu a une innovation, qui changea totalement la nature du gouvernement.  P.REMIE RE LETTRE. 29 ment. Vous allez voir, Monfieur, quelles furent les fuites de cette pérmière altération. Le peuple (dit Emmius) las d'un monarque a vie, paree que ces monarques commencoient a abufer de cette durée, pour étendre leur puiflance, fixa le règne des Archontes a dix ans. ( nam pertaefusprincipatus perpetui, quo freti liberius principes agere occipiebant, eum in decennalem commutavit. ') Ce changement en fit naitre bientöt un autre, non moins mauvais. Après fept régnes d'un Archonte, établi pour dix ans, le peuple (dit Emmius) defireux de jouïr d'une plus grande liberté, fupprima tout-afait le gouvernement monarehique; & en établit un de neuf Archontes annuels. Que refulta -1 - il de cette innovation ? Elle fut la principale fource de tous les maux, dont les Athéniens furent affligés dans les tems poftérieurs. L'unité , principe de tout bon gotivernement, füt enlevé par la a celui d'Athenes. Ces neufs Archontes étoient annuellement choifis par le peuple, a la plaralité des fuffrages, & pris d'entre les plus diftingués des Citoyens. Leur pouvoir fut d'abord trés ample , & leur adminiftration divifée en départemens : ils étoient diftingués par des noms & des titres particuliers: , il reïulta de 1'organifation, qui füt donnée par cette nouvelle conftruétion au gouvernement d'Athenes', un melange d'Ariftocratie, & de Démocratie repréfentative, c'eft-a-dire, un gouvernenement, auquel le peuple n'a d'autre part, que celle de choifir fes fupérieurs & fes maitres. Cette rjouvelle inftitution ne dura que cinquante-trois ans. Les Athéniens apprirent par un accroiflèment de desordres , qui s'introduifirent dans 1'Etat, qu'ils avoient manqué leur büt. Ils fe virent trompés dans leur attente. Mecontens Jdes Archontes, ils fe „ porterent de nouveau a uqe prétendue reforme. Au- lieu  3o PREMIÈRE LETTRE, lieu de revenir fur leurs pas, & de recourir a leur conftitution primitive, ils chercherent d'autres fources de remèdes. Ils s'adrefièrent a Dracon, un de leurs Citoyens, & lui demanderent un nouveau plan d'adminiftratiou publique , & des loix civiles. Dra* con y fatisfit: fes inftitutions n'eurent pas les avantages, que les Athéniens en avoient esperé. • Athenes füt agitée plus que jamais. Les divn fions & les. foulévemens la defolerent fans cefte. Après trente .ans de fouffrances, ils fongerent de nouveau a quelque moyen, qui püt delivrer 1'Etat des dérangemcns, qui le minoient; mais foit préjugé, foit entêtement, foit jaloufie, foit averfton, foit cabale, ils ne penferent pas a chercher le remède dans un retour a leur conftituiion originaire. Ils s'adreflerent a Solon, un de leurs Archontes, lui demanderent, comme a Dracon, un plan d'adminiftration publique, & des loix. Solon s'en acquita. II fit adopter un:-gouvernement, dans lequel il paroit avoir voulu réunir la Démocratie & 1'Ariftocratie, fans y faire intervenir un Chef: défaut, que Solon n'a pu manquer de connoitre, mais que vraifemblablement il a dü laifièr fubfifter, pour ne pas cboquer la prévencion & les préjugés de fes concitoyens, ou lutter contre les obftacles, qu'il avoit a craindre de la.part de ceux, qui ne vouloient abfolument point rde .chef, ou qui aspiroient a avoir part au gouvernement. De tout tems la foif de régner a fait un des plus grands vices des corps politiques. Solon avoit donc beaucoup a ménager: il fit une inftitution, qui jusques a nos jeurs, a été régardée comme, un 6hef d'oeuvre de légiflation. Cependant la forme du gouvernement d'Athenes, établied'après fon plan ne fe foutint pas longtems. Pififtrate s'empara du pouvoir fuprême, & le rendit de nouveau ma"  PREMIÈRE LETTRE. 3t monarehique. Óbligé de s'expatrier k deux différentesreprifes, il revint, reprit & tint feul les rênes du gouvernement jusques a ia fin de fes jours. Hyppias, 1'un de fes fils - lui lüccédaa 1'empire. Hyparchus, frere d'Hippias fut aflafliné peu après la mort de fon peTe, pour une injure commife contre Armodius , & la foeur de celui - ci. Cet aflaifinat excita un esprit de vengeance en Hyppias, qui le fit regner avec dureté. Déja ceux d'entre les Citoyens, que fon pere avoit exclus ou dén-,is du gouvernement , avoient commencé a fe remuer dès le decès de ce Prince,' la conduite peu mefurée d' lyppias les porta a une confpiration. Les Exilés, révénus a Athenes s'y réunirent. Hyppias fut forcé de quitter 1'Attique , avec les Principaux de fes, adhérens.' Bientöt cependant la ligue formée contre lui fe divifa en deux partis: 1'un avoit a fa tête un Chef, nommé Clifthenes: 1'autre étoit dirigé par Ifagore. Ces deux chefs ambitionnant tout deux d'oecuper la première place dans la République, ne viferent qu'aux moyens de fe débusquer & de fe fupplanter mutuellement. Clifthenes fut gagner le peuple, & forca Ifagore de vuider le païs. Ifagore fe mit fous la proteftion de Cleomenes, Chef des Lacédémoniens. Cette proteclion fit naitre une guerre inteftine entre les Athéniens eux-mêmes, 6c une autre entre Athenes & Sparte. Cleomenes rétablit Ifagore, 6c obligea Cllfthenes d'abandonner 1'Attique; bientót Ifagore fut contraint une feconde fois de s'expatrier. Clifthenes fut rapellé. 11 retablit le Gouvernement populaire. Le précis que je viens de vous donner des révolutions, qui doivent avoir miférablement fecoué cette fameufe République, depuis la première altération, portée a fon adminiltration publique, jusques a l'origine de fes mefintelligences avec ceüe de Lace\ de-  3* PREMIÈRE LETTRE. dèmone, ftiffit, Monfieur, (du moins je le crois) pour vous rappeller les changemens furvenus dans le Gouvernement d'Athenes, les événemens qui les ontaccompagnés, & les particularités qui y ont eu lieu. Je ne penfe pas devoir entrer avec vous dans un détail hiftorique de tous les faits, qui ont eu lieu dans ces difFérentes révolutions: vous en étes fi bien inftruit, qu'il y auroit de 1'indifcrétion a les narrer ki; mais eu égard au fujet, dont j'ai 1'honneur de vous entretenir, permettez que j'ajoute a ce courc expofé quelques réflexions. Le Gouvernement d'Athenes fut (comme je 1'ai indiqué) d'abord monarehique. C'étoit un chef, en qui refidoït le pouvoir fuprême dans toute fa plénitude. Cette "forme fubfifta, comme je 1'ai rémarqué ci - defllis, trois cent & dix ans. En faut - il d'avantage pour prouver, que ce Gouvernement doit avoir été bon ? du moins exempt de défauts confidérables ? Qu'on dispute tant qu'on voudra fur les formes d'un Gouvernement, pour fixer quelle eft la meilleure: a mon avis la meilleure en tout fens eft inconteftablement celle, qui fait fleurir un Etat, qui donne aux habitans une vie aifée & douce. Thefée changea la conftitution d'Athenes: il n'ufa pas de contrainte: il le fit fans foulévement, fans que le peuple y intervint. II fubftitua a la forme monarehique une forme mixte. II fit participer a 1'adminiftration publique le peuple & les grands ou les principaux de 1'Etat: il leur en confera certaines parties. Cette repartition fufcita des jaloufies; produifit des divifions & des cabales: il en refulta des troubles. Thefée futexilé: & la monarchie rétablie. Que conclure de cette fubite révolution ? Naturellement on doit en inferer, que le peuple, accoutumé a fes ufages, a fes habitudes, ne put s'accommoder de la nouvelle forme: car, quoiqu'il n'y ait aucun lieu de dou-  PREMIÈRE LETTRE, 33 döutër, que pour détruire 1'ouvrage de Thefée, ié peuple n'ait été mis en mouvement par des ennemis de ce Prince, ceux - ci neanmoins n'auroientvraifem^ blablement pas pu réuffir * fi la pente générale de lè nation n'y avoit été dispofée. La forme monarehique fubfifta de nouveau au' de-la de trois fiecles. Après la mort de Mnefthée on la conferva encore pendant un fiecle; on limita bien enfuite la puitfance du Monarque, mais on la conferva pourtant. Elle fe foutirtt 'trois cent & quinze ans, & s'il eft vrai , comme le remarque Mr. AdAms, que 1'augmentation de la population prouve, plus que toute autre chofe, la bonté d'un Gouvernement, celui d'Athenes, tel qu'il fuc reglé après la mort de Codrus, doit avoir été excellent^ puisque c'eft durant cette periode, qu'A'the. nes établit tant de colonies, ainfi que je 1'ai remarqué ci-deflus. Convenez avec moi, Monfieur, qu'il feroit trés inutile d'examiner ici, fi la royauté des monarques Athéniens a été dans fon origine, ou dans les tems donc je vieos de parler, abfolue, arbitraire, ou limitée: quand on parle des corps politiques, on le fait pouf' Fordinaire, comme fi leurs établiflemens avoient étë faits tout d'un coup & pour ainfi dire d'emblée: on ne réflèchitpas aflèz, ce me femble, k la marche dé la Nature dans ces fortes d'inftitutions, & c'eft avec raifon que Mr. de Calonne a dit: (F Etat de la France 6e. Ed. p. n) M comment eft - on i, aflèz inconfideré, pour vouloir changer de fond i, en comble la conftitution , fous laquefte un empireavieilli avec gloire? comment eft-on aflèz i, peu verfé dans la fcience politique, pour igno„ rer que les gouvernemens fe font avec le tems; ;, mais qu'on ne les fait pas: c'eft- a-diretels, qu'ils 5, font au moment qu'on veut entreprendre d'y por' ^ „ ter  $4 P RE MI ERE LETTRE. „ ter du changement : car toute Société s'étabïit „ fur un arrangement primitif quelconque, c'eft isl }, aufli le cas de la monarchie francoife. " J'ajouterai a cette obfervation, que Mr. Millot me paroit avoir mis un peu trop d'imagination, dans le tableau qu'il a fait des Peuples qui ont occupé la Gréce, dans le paflage de fon Hiftoire, fur lequel j'ai déja fait ci-deftus quelques reflexions. C'eft un défaut aflèz commun, fur tout aux Francois, (foit dit fans blefler Feftime que nous devons au génie de cette Nation) de porter des jugemens précipités & de decider fur des objets, fans avoir pris la peine de les examiner a fonds. II n'y a que peu d'années, que 1'Abbé Raynal paria de votre République a peu prés comme Mr, Millot parle d'Athenes. AT'en croire, on diroit, que du tems de Philippe II. Roi d'Efpagne, vos Ancêtres étoient a peu prés fauvages; & que vos Provinces n'avoient aucune confideration. J'ai été moi-même dans cette erreur. Les grandes aétions & les événemens, qui fe font pafles dans Ja guerre contre votre dernier Comte, font une fi grande impreflion & éblouiflènt fi fort , qu'on ne penfe pas feulement a jetter un coup d'oeil fur des fituations anterieures. On n'imagine pas, que c'eft fous le gouvernement des Comtes, que le Peuple Batave avoit acquis ce fonds de richefles & de puiflance, qui les mirent en état de refifler a celles de leur Souverain; que c'eft fous le régne des Comtes, que vos belles villes font forties des marais, qui, a en croire les Ecrivains Francois, faifoient feuls tout le fol de vos Provinces; & que c'eft fous le gouvernement de ces Princes, que la Navigation & le Commerce y ont pris origine non feulement, mais y étoient déja montés dans le tems, que vos Ancêtres fe fouleverent, au point, qu'ils avoient acquis a eet égard la fuperiorité fur les vil- i les  PREMIÈRE LETTRE. 35 les Anféatiques. A la vericé, jusques a cette époque 1'hiftoire ne nous apprend rien de fort intérefTant de votre Pais, & des peuples, qui 1'ont habité avant la révolution. S'enfuit-il qu'il a été fans police, barbare? que les peuples, qui 1'ont habité , étoieiiÉ fans moeurs, fans religiön, fans loix? qu'ils ayeht méné une vie fauvage? qu'ils n'ont joui d'aucune fêïicité fociale? Bien s'en faut. Cette conclufion feroit fondée uniquement fur 1'ignorance, fur un de* faut de connoifTances relatives a ces peuples; Ils ne fé font pas diftingués dans les anciens tems par des exploits guerriers, par des operations militaires, paf tous ces faits brillants, qui affeétent les fens & 1% maginadon ; qui exaltent 1'esprit; & offusquent le jugement: mais s'enfuit-il de la* que leur vie fociale fut moins bohne * moins heureufe^ moins convenable a 1'état, auquel le gertre humain eft appelIe? jugez-en, Monfieur * après vous être rapellé* que c'eft précifement dans les tems, que vos Ancêtres ont fait moins parler d'eux, que vos villes dé Dorth, de Rotterdam h de Leyde , Delft, Haarlem, & plufieurs autres fe font infènfiblement élévées de petits paflages & trajets, qu'elles étoient* a 1'état, oü elles fe trouvoient, lorsque ChArle V. accorda a celle d'Amfterdam d'orner fes armoiries de la couronne impériale. Aurois-je toré d'appliquer ces reflexions a la République d'Athe-; nes, quand je trouve dans le discours Academique dé Mr. Valckenaer fur les moeurs des Athéniens + CP* 8.) que 1'hiftoire grecque nous décrit des événemens trés analogues a ceux, qui fe font paftës danS les Pais-bas, & fur-tout dans les Provinces, qui compofent aujourd'hui votre République. En volei un paflage, qui pourra un peu adoücir Tidée peu faVorable que Mn Millot nous donne des habitans d'Athehes, daas les premiers tems après la C 3 fon-  %6 PREMIÈRE LETTRE. fondation de cette ville & de 1'état civil, dans lequel ilsfe font trouvés. Ce Savant en parle ainfi: „ Mine tarnen aeftimare Heet, Regum imperium fuiffe ple„ rorumque moderatum, atque una omnium exel- lentijfimd virtutum jufiitia Gommendabile ; qua „ fuum cuique tribuentes, turn vivi valde placuere „ muttitudini, turn poft obitum in ifta temporum fim„ plicitate digni nonnulli fuerunt a civibus judica- ti, qui honoribus fempiternïs , yelut in huma„ num genus heroës colerentur benefici. " „ Poftquam paucas accepiJJ'ent leges, easque ex „ amore daêias humanitatis,aTripiolemo,Buzyge, „ Regibusque primis, ad re&ae rationis ufum, ad „ nuptias legitimas, ad jus aequabile manjuefa&os „ Atticos , occupatos plerosque in [oio fterili dili„ gent er excolendo mores habuijje conftat, ut in „ agris viventes, fimplices, adparfimoniam, tempe„• rantiam, juftitiam ,laudabiliter compofitos. Cum~ „ queviri Principes, imperiiproferendi nulla con„ citati cupiditate, benae moratae multitudinis „ fibi faelle benevolentiam veris virtutibus abfiinen„ tia par ar ent & continentia ; rarifimis interea „ motibus ac feditionibus Rempublicam deprehende- tis agitatam; & fi qua lis, ut funt humana, de „ regno inter adfines oriretur, ab aequis illam mox m arbitris fuijje confopitam. " „ Atque iftis jam temporibus amore patriae fia„ grantiffimos, pro qua communis commodi cau„ fa, non labores tantum quosvis excipiendos exifti„ marunt, fed duraturae praeterea laudis percufli „ cupiditate ne mori quidem recufarunt, certis conftat rerum documentis , vet ere s Atticos illis libenter opitulatos, qui alibi terrarum opprime„ rentur, aut aliorum injuria pulfi yelut in portum ,1 fe tutiffimum Athenas reciperent." Le même Savant, en parlant de 1'état civil des Athéniens fous le  PREMIÈRE LETTRE. 2? k régne de Pilülrate (p. 15.) s'exprime ainfi. Hts legibus C il parle des Loix de Solon que Pififtrate conferva) ad prifiinos mores revocati9 pub imperia Principis optimi, fuerunt in univerfum fortunatisfimi; &, fi verum fateri velimus, diverfis etiam aevo recemiori temporibus, res bonorum civium Athenis fuere meliores, quibus modum tenere nescia populi quae dicitur libertas a viris fuit egregia virtute praeftantibus imminuta.. Tout ce qui peut nous intérefièr ici & fixer notre attention , c'eft que les malheurs d'Athenes commencerent, dèsle moment que eet Etat manqua d'un chef; & que ces malheurs allerent toujours en augmentant, quelle que fut la forme, qu'on lui donna enfuite. II y a tout lieu de croire, que Pififtrate gouverna arbitrairement, & tint par la les Athéniens en bride. De nouveaux foulevemens après fa mort. Le fils de Pififtrate, comme je viens de le dire, contraint de ceder aux ennnemis de fon Père, alla fe refugier dans 1'Etranger» Les deux chefs de fes ennemis, Clifthenes & Ifagore, chercherent 1'un & 1'autre a s'approprier 1'autorité publique, Le premier ( ie 1'ai obfervé ci - deffiis) fut dispofer le peuple en fa faveur, & debusqua fon rival protégé par les grands. Ne voila-t-il pas un confM entre les grands óf le peuple ? vice pernicieux pour tout corps politique, quelle qu'en foit 1'organifation. Ifagore alla chercher a Sparte une protection que Cleomenes Chef de eet Etat lui accorda: autre fource de malheurs. C'eft ainfi qu'un mal en entraine toujours d'autres. Si après avoir parcouru 1'hiftoire d'Athénes jusques a cette derniere révolution , nous repaftons maintenant les événemens de eet Etat qui 1'ont fuiyje» vous y trouverez de grands hommes, fruit C 3 d>  & PREMIÈRE LETTRE. d'une éducation nationale, que Solon avoit fait adopter; mais vous y verrez en même tems un peuple, cruellement agité par de violentes fecouMès, tourmenté par une demangeaifon continuelle de changer Ia conftitution de fon gouvernement, toujours mécontent, toujours dechiré par des diflenfions inteftines, courant aux excès les plus horribles, fuivanc que 1'influence de quelque perfonnage audacieux le portoit d'un cóté ou d'autre. Je vous ai dit un mot des différentes parties principales qui font 1'objet d'un gouvernement public; Vous ne ferez fans - doute pas difficulté de convenir avec moi, que pour juger fainement de la bonté d'une conftitution politique, il faut commencer par en confidérer les différentes parties effer tielles, celJes fur-tout qui ont rapport foit a fa pofition relative aux étrangers, foit a fa pofition relativement k fon état intérieur, La derniere comprend un doublé objet : 1'adminiftration publique de 1'Etat, & 1'adminiftration civile. 1'Adminiftration relative aux affaires étrangeres peut être ou trés bonne, ou trés vicieufe, tandis que celle, qui a raport a 1'état intérieur fera de même , ou bonne ou vicieufe; Elles peuvent être 1'une & 1'autre plus ou moins bonhes ou mauvaifes en même tems: mais outre cetté diftinétion, il faut encore diftinguer pour 1'intérieur d'un Etat, la partie publique de celle qu'on nomme civile, ou privée. La première a pour objet la conduite a tenir par rapport a 1'Etat confideré en corps; 1'autre celle qu'il faut obferver par rapport aux individus , qui forment ce corps. II peut y avoir d'excellentes inftitutions pour le gouvernement des affaires publiques, tandis que* celles ; qui ont rapport a la partie civile feront trés vicieufes, & vice ver/a. C'eft en combinant ces différens objets, ainfi que les inftitutions & les regiemens établis pour leur admini-  PREMIÈRE LETTRE. 39 ftration, que nous pouvons juger de la bonté ou du vice d'un gouvernement, pris en fon entier. Méritera-t-il le nom de bon, s'il ne pourvoit pas a la fureté de 1'Etat, relativement aux Puiflances étrangeres ? s'il refte toujours expofé a fuccomber au prémier coup qu'on lui portera? ou s'il eft toujours dans la néceffité de condescendre aux volontés de fes voifins ? ou de fe plier a leur gré & a leurs fantaifies, ou de récourir a des alliés? Pourra-t-il mériter ce nom, fi la police & la juftice ne mettent pas les habïtans a 1'abri de la fraude & de 1'oppresfion ? s'il ne lui procure pas les moyens de fubfifter, de mener une vie douce & tranquile? fi 1'ordre eft continuellement troublé, & fi les diflènfions ne cesfent de 1'agiter? fi un Gouvernement n'atteint pas k la fois les deux grands objets que je viens d'indiquer, il manquera de bonté dans fes parties les plus eflèntielles, & il fera bon ou vicieux, a proportion que ces deux objets feront remplis , a proportion qu'il pourra fatisfaire au büt général de toute fociété civile : le falut du Peuple eft la Lot fuprême. En lifant 1'hiftoire Grecque & Romaine nous nous laiflbns éblouïr, (fur-tout dans 1'age de 1'adolescence, dans lequel la raifon a moins d'empire fur nous , que la fenfibilité de 1'ame ) par le brillant des expéditions guerrières: nous admirons le génie & les talens des grands hommes, qui en ont dirigé les operations; & notre imagination en eft fi frappée , que nous manquons de refléchir au véritable bien ou mal, qui en eft refulté pour le corps de FEtat, & pour les individus qui Font compofé: car il ne faut pas manquer d'obferver, que fi le bien commun de 1'Etat ne fe répand & ne s'étend pas individuellement a ceux, qui en font les membres, comme une rofée qui rafraichit & engraiftè égale ment chaque portion de la terre, fur laquelle elle C 4 tooi'  'jjd PREMIÈRE LETTRE. tombe, ce bien n'eft plus un bien, parceque le büt du bien général doit être une reverfion au bien particulier de chaque individu. Tandis qu'Athenes fe rendit fameufe par les grands hommes , qu'clle produifit, elle fe rendit odieufe par fon ingratitude, & s'abima par la perte de fes mceurst La Bataille de Marathon couvrit Miltiade de gloire. Un homme, nommé Xantippe, foulève cependant le peuple contre lui. Miltiade eft condamr né a une amande & meurt en prifon: il en refulta une haine implacable entre les families de Xantippe & de Miltiade: les divifions inteftines, qu'elle produifit, allerent toujours en augmentant, & prépazerent la ruïne de cette célébre Cité. Voila, Monfieur, autant que j'y vois, des indices bien evidents d?une corruption de moeurs, & d'un vice radical dans le gouvernement de cette République. Xerxcs ayant fuccédé a Darius, Roi de Perfe, voulut vanger P-affront, que les Perfes avoient efluïé a Mar fathon; ilvintfondre fur la Gréce, fubjugua Athenes; mais battu a Salamine, il fut contraint d'abandonner fes püojets& de retourner dans fes Etats. Larenommée des_Athéniens s'accrut par ces exploits; mais, ditesmoi, mon cher ami, cette renommée augmenta-t-elle leurbonheur & la félicité publique? au contraire, elle ne fervit qu'a leur donner plus de confidératioti au dehors , a enfler leur orgueil, & a accumuler les desordres de 1'Etat. Et quels furent encore les fuitqs de ces vicloires fi fort exaltées dans 1'hiftoire? yecut - on plus paifiblement, plus amicalement a Athenes, après avoir évité de tomber fous le joug des Perfes ? y jouït - on d'une vie plus douce, plus tranquile , plus aifée ? Non. Le peuple fiottant au gré des impulfions , que des Perfonnages illuftres favoient lui donner, n'étoit gue le facheux inftrumenc dont les ambideux  PREMIÈRE LETTRE. 4* fe fervoient , pour remplir leurs vuës particuliéres. Une déclamadon également violente & flatteufe, prononcée avec chaleur par Pericles a 1'alTemblée du peuple, porta ce peuple volage a rompre la paix avec les Lacédémoniens, Souvent reduits aux dernières extrémités par de femblables effets d'une imprelïïon momentanée , mis dans la néceflité d'avoir recours k quelqu'un de reurs citoyens, pour être fauvés, comment ces Athéniens fe conduifirent-ils après leur délivrance ? k peine tirés de 1'abime, on les rétrouve aufli - tot prêts k écouter les discours, repandus contre leurs bienfaiteurs, par des envieux & des jaloux , qui, ne pouvant fouffrir la renommée des Heros, auxquels la République écoit redevable de fon falut, St cherchant leur élevation dans la chüte de ceux, auxquels ils portoient envie, n'avoient rien de plus preflé,que de lescalomnier & de les noircir. Le peuple, fans cefle dispofé par caractére a fu.ivre les premiers mouvemens d'une paflion aveugle , pretanc avec avidité 1'oreille k tout faux difcours, fe laisfant aifément gagner & furprendre par des induótions infidieufes, forcoit fouvent leurs Libérateurs a s'expatrier, & a augmenter par la le nombre de fes ennemis. Themiftocle , ce grand Capitaine, ne put voir ni fouffrir le vertueux Ariftide; jl n'eut pas honte de fe prévaloir des mérites & des qualités refpectables de> ce concitoyen, pour indipofer le peuple contre lui, .& pour le faire bannir d'Athenes. Et Themiftocle lui-même, quoique abfent, ne fut-il pas condamné a mort, fur une fimple accufation, portée devant le peuple,. qui, animé par les fuggeftions de fes envieux (ab aemulis ejus agitatos , dit Emmius), ne voulut pas feulemf nt 1'admettre k une juftification, C 5 Que  # PREMIÈRE LETTRE. Que juger du concours du peuple a 1'adminiftratiori; publique, quand on voic de pareilles fcènes fe renouveller fans ceflè? & quand on refléchit aux refibrts, qu'on a dü faire jouèr, pour porter le peuple a des injuftices fi criantes? Athenes, menacée peu de tems après par les Perfes, fut abandonnée. Les Perfes y entrerent, saccagerent la ville, la pillerent, & y mirent le feu. Quel événement! il ne donne certainement pas 1'idée d'un peuple heureux: il ne peut aflurément pas nous infpirer du goüt pour un gouvernement, qui manque de remplir le premier but de toute aflbciation civile, celui de 1'aflurer contre toute violence de la part des étrangers, & de lui procurer une fureté convenable dans le lieu qu'il habite. De pareils événemens ne portent pas non plus, ce mé femble, 1'empreinte d'une législation fage, & d'une opération heureufe dans la révolution, qui donna au peuple part au gouvernement. Et a quoi encore aboutirent tous ces triomphes, & tous ces trophées, que les Athéniens rapportérent de leurs vicloires, & dont ils eurent lieu de fe glorifier? Après la retraite des Perfes Athenes füt rebatie. füt-elle mife fur un meilleur pied, quant a fon gouvernement? Le peuple pafla-t-il a un état plus tranquile? on moins orageux? au contraire: il conferva fes vices, & fes défauts. Toujours des emules pour le commandement; toujours les grands aux prifes les uns avec les autres: toujours en oppofition avec le Peuple. L'Etat füt defolé plus que jamais par les troubles domefiiques, & par 1'aveuglement infenfé du peuple; qui, croyant gouverner, 1'étoit lui - même par les plus habiles ou les plus audacieux de fes concitoyens. Pericles exerca dans la guerre de Pelopon- nefe  P.RE MIERE LETTRE. 43 nefe un pouvoir abfolu, laiflant au peuple 1'exercice de fes aflemblées, oü il faifoic mou/oir fes reflbrts, & prendre les réfolutions, qu'il avoit méditées, & dont il avoit préparé les décrcts. 11 pouila même fon autorité fi loin, qu'il fit fes dispofitions pour la défence d'Athenes, affiégée & reduite aux abois par les Spartiates, fans aflembler & fans confulter le Peuple. 11 laifla a ces afiemblées 1'image de la fouveraineté , & 1'exerca feul. Cette conduite cependant füt le falut de 1'Etat. La néceflité y portaPericles peutêtre autant que fon ambition: il düt s'affranchir de la gêne, qui 1'incommodoit, & de 1'incertitude des événemens, a laquelleles convocations populaires Fexpofoient. 11 fauva Athenes, & prouva par le fait, non-feulement la néceflké d'un chef dans un corps politique , & les dangers du concours du peuple au gouvernement ; «mais il fit voir encore, qu'il n'y avoit qu'a ramencr Athenes a fa conftitution primitive, pour lui rendre fa force & fa vigueur. Pericles fe faifant maitre des déliberations du Peuple, laiflant iubfifter en apparence la part qu'il avoit au gouvernement, & exercant en effet lui - même le pouvoir d'un monarque, nous a laifle dans fa conduite une preuve manifefte, que fi Athenes a obtenu un rang fi diftingué parmi les Républiques; fi elle s'éléva a un fi haut degré de fplendeur; elle ne düt pas ces avantages a la nature de fon gouvernement populaire ; mais a 1'influence d'un feul homme' de mérite, qui, par fa capacité & fes talens, füt pré-fcrver 1'Etat de celle d'une multitude egarée. Souffrez, Monfieur, que je faflè ici uneremarque, qui me paroit affez importante pour m'y arrêter un moment. Quand un Etat a, cn vertu de fa conftitution , un chef, Fautorité de ce chef eft plus ou moins réglée; & Fordre de FEtat eft adapté au pouvoir  44 PREMIÈRE LETTRE. voir dont il eft révêtu. Cela produit une liaifon entre les différentes parties du corps politique, & y apporte une harmonie, qui fait Feflènce & la force du gouvernement: mais lorsque la conftitution met le pouvoir fouverain entre les mains du peuple, fans lui donner un chef, il en réfulte néceffairement, que Fadminiftration publique , ne pouvant fe faire par le peuple en corps, doit manquer de liaifon & cette harmonie néceffaire , pour donner a FEtat cette unité dans fon organifation, & dans fes opérations, qui doit lefoutenir& lui procurerfon bien-être. Si dans les cas d'une extréme néceflité, on fe porte par des voyes turbulentes a mettre un chef a la tête de Fadminiftration publique, cette adminiftration ne peut manquer de devenir arbitraire, parceque fa marche n'a pas été reglée d'avance, & qu'il n'a pas été pourvu a la liaifon & a Fharmonie, qui doivent tenir les reflbrts dans m concours mutuel & reciproque a une même fin: il en refulte encore, que le défir naturel de dominer, d'être Ie premier entre fes égaux, d'occuper le premier rang, que Fambition enfin, fi naturelle a 1'homme, quelque peu de mérites ou de talens qu'il ait, incite les uns & les autres a avoir quelque part a la direftion: on cherche les moyens, n'importe quels, de remplir ce défir; de la des intrigues, des cabales; de la les jaloufies, les inimitiés , & les discordes ; de Ja une aftivité permanente a fe fupplanter les uns les autres; a porter le peuple a donner fa voix a celui-ci plutöt qua celui-la: de la encore une envieufe animofité entre ceux qui ont été fruftrés de leurs espérances, ceux a qai la fortune a été favorable, & des efforts de la part des premiers, pour fe rétablir, & faire tomber leurs rivaux. Ainfi les haines, les discordes & un conflict continuel entre les différens partis fe perpétuent, & la fin de ces mouvemens eft con- ftam?  PREMIÈRE LETTRE. 45 ft'imment, qu'un feul s'emparedu gouvernement, & s'arroge un pouvoir abfolu & arbitraire. Ce que j'ai eu 1'honneur de vous rappeller des événemens de la République d'Athenes en fait foi, Pericles fur - tout en fournit un exemple frappant. Les Athéniens auroient été heureux, fi leurs Asfemblées euflènt toujours été dirigées par une mfluence aufll falutaire que celle que ce grand homme fut fe procurer: mais emportés par les cris d'un hableur autant & même plus que par les fages discours d'un orateur , ils adopterent la pluspart du tems les avis & les propofidons les moins fages & les plus pernicieux, énoncés avec audace & prononcés avec une apparence feduifante de zele pour le bien public, par des perfonnages aufli peu habiles, qu'expérimentés. Peut-on lire fans indignadon, qu'un discours deCleon, homme vain, fans lumieres comme fans talens. d'un caractere turbulent & brusque, porta les Athéniens a faire maflacrer plus de mille Mytéliens, prifonniers de guerre, & a condamner les autres, avec leurs femmes & leur enfans, a 1'esclavavage le plus dur ? Ne fut-ce pas encore ce même Cleon, qui fit rejetter la paix avec Sparte? Plus on avance dans 1'hiftoire d'Athenes, plus les exemples du pernicieux efFet de Finfluence du peuple fur le gouvernement fe trouvent fous nos pas. Voyez Alcibiade. Ayant fu déterminer le peuple a la guerre de Syracufe, il part pour la Sicile, afin d'y prendre le commandement de 1'armée: aufiitót des envieux, profitant de fon abfence & de -la légéreté du peuple , le font rapeller. Cet illuftre guerrier, voyant le danger qui le menacoit, alla chercher un azyle a Sparte, & 1'y trouva. II n'en falut pas davantage pour mettre le peuple d'Athenes en fureur. Animé par des irritations trompeufes, il n'héfita pas de prononcer contre Alcibiade  46 PREMIÈRE LETTRE. de Ia peine de mort. Cet imprudent exercice de» fon pouvoir lui couta chèr. Après plufieurs batailles navales perdues contre les Syracufains, la flotte des Arhéniens fut entierement detruite, Une partie düc fe rendre a 1'ennemi; ceux qui avoient cru fe fauver par la fuite , & qui avoient gagné terre , furent pourfuivis, harcelés, atteints, & obligés de fe rendre a discretion. Les deux Généraux furent mis a mort; les aurres, au nombre de plus de fept mille, reduits d:.ns une fervitude dont 1'hiftoire ne nous a corfervé que ce feul exemple. ■ Avouez, mon Ami, que ces fortes d'événemens ne font pas bien engageans, pour nous faire fouhaiter de vivre fous un gouvernement, qui en fait naitre de pareils. LTIiftoire nous rapporte des excès hombles, commis pas des despotes; mais elle n'en depeint pas de fi permanens, de fi opiniatres, de fi fort médités, que ceux que le despotisme populaire lui fournit: du moins 1'hiftoire d'Athenes ne nous en èxpofe point de femblables, durant le régne de fes Rois : & cela ne fuffit-il pas pour juftifier Ia théfe que je defends: favoir, que la prudence ne permet pas, qu'on fe porte a une altération dans la conftitution or'ginaire & primitive d'un Etat; que ces altérations rendent toujours la conftitution plus vici'ufe, detruifent la tranquilité publique , ötent k 1'Ftat fa vieueur & fa force, font perdre aux indiviVus les aorcmens de la vie fociale. La France n'ons c-> préféntê nu'ourd'hui un tableau effrayant: on ne peut pas même en 'iipporter la vue. Sont- ce la cis attraffs , qui doivent nous engager a prendre part a des enrreprifès. contre la forme d'un gouvernen ert fiibfiftant, & fous laquelle on jouit d'un certain de^ré d'aifance & de commodités fociales? Eh, mon cher ami, que nous importe le nom deschofes, fi le mot liberté doit défigner un combat éternel entre  PREMIÈRE LETTRE. 47 tre les habitans d'un même pays, d'une même Cité? s'il exprime la fituation de compatriottes, toujours divifés, toujours agités par des troubles & des divifions, toujours prêts a fe perfécuter, a s'égorger? cette fituation fera-t-elle, un attrait pour uri homme fenfé. Et fera-1-elle le bonheur de notre vie? fera-ce la la fatisfaction que nous emporterons au tombeau ? fera-ce la 1'agréable perfpective & les douces éipérances que nous laifièrons k notre familie & a notre poftérité? Pour moi, mon cherami, je ne veux point de cette liberté; je préfère un gouvernement , qui me donne la faculté de jouïr dans le fein de ma familie de mon induftrie, & de mon labeur. Je laiflè a ceux, qui ne peuvent s'accommoder de cette aifance, le plaifir de la nommer efclavage. Pour nous, mon cher ami, ne foyons point dupes des fons, qui frappent nos oreilles, & qui ne tendent qu'a nous faire prendre 1'ombre pour la déëfle. Fixons encore pour un moment nos regards fur cette célébre République , & voyons a quoi aboutirent les continuellesaltercations, qui 1'occuperent fans interruption. Le Peuple apprit enfin par expérience, que fon concours au gouvernement ne fervoit dans le fonds qu'a donner aux ambitieux des moyens pour fe prévaloir de fa voix, afin de s'éléver a 1'empire; que ce concours ne faifoit qu'accroitre de plus en plus les divifions & les troubles inteftins: il fentit le mal, & la néceflité d'y remedier. II tenta de le faire', mais de quelle facon? Non pas par un retour k la conftitution primitive; mais en remettant les rênes de Fadminiftration publique entre les mains d'un cerrain nombre de Perfonnes. Le gouvernement devint par Ik ariftocratique: la révolutibn fe fit, non fans qu'il y eut beaucoup de lang repandu, de citoyens mis en prifon, exilés : per?  48 PREMIÈRE LETTRÊ. perfecutés, egorgés. La nouvelle forme politique ne tint pas longtems, tant il eft vrai, que les voyes odieufes ne conduifent jamais a quelque ehofe de ftable. Mais ce qu'il importe encore plus de remarquer, c'eft que cette nouvelle reforme rendit la conftitutiou, toute defectueufe qu'elle étoit, encore plus mauvaife. Les Athéniens, piongés de nouveau dans 1'abime* qu'ils s'étoient creufés , prefles par les dangers, qu'ils venoient de s'attirer, deplorant leur état bien plus que leurs erreurs, fe virent encore néceflités de recourrir au feul rémède, dont ils avoient eprouvé les elfets falutaires. Ils follicitérent ce même Alcibiade , qu'ils avoient fi indignement condamné a mort, de revenir. Ce Heros propofe des conditionss les déliberations fur ces conditions font naitre des conteftations: tandis qu'on pafte le tems a les discuter, & qu'on s'occupe a des debats fur la forme du • gouvernement, qu'on adopteroit, un combat fe donné entre la flotte des Athéniens & celle des Peloponefiens, qui füt des plus fatales pour les premiers. Cette cataftrophe fit 1'effet que tous les desaftres produifent fur des efprits, qui ne fe reveillent, & ne reviennent que par la fenlation de quelques coups douloureux. Elle fit resoudre les Athéniens a changer de nouveau la forme de leur gouvernement. Ils en choifirent une , que Thucidide regarde comme la plus propre k produire un pouvoir temperé: favoir Je partage du fouverain pouvoir entre le peuple entier, & quelques uns des plus diftingués de 1'Etat. Ce remède adoueiflant, bien loin cependant de produire 1'effet, qu'on s'en étoit promis, fit prendre la fuite aux partifans de 1'Oligarchie; Ceux - ci paflèrent chez les ennemis. Alcibiade, mis alors a la tête de 1'état militaire, revint, füt declaré chef de 1'Etat, & rcvêta de la puiflance fuprême. Nou- Veas  P R £ MI Ë R È LÈTTRÊ. & Yeau changement. La néceflité porta .les Athénietts" k cette^ demarche, maïs ne les corrigea pas. Ce Peuple habitué aux révolutions, ne poüvant plus fouten ir aucune forme d'adminiflïation publique, toujours enclin a changer d'idéesj de fentiment, & de méfures, changeant également fon enthoüfiasme poüf ce qui }e frappoit, d*un moment k 1'autre, revint bientöt de celui, qui 1'avoit engagé a élever Alcibiade a la dignité qu'il lui avoit conferée. Ce fameux Capitaine fuccomba une feconde fois aux intrigues de fes ennemis: fort inévitable dë tous ceux * qui fe diftinguoient a Athenes par leurs talens , & leur mérite. N'ayant pas réüfli au gré des Athéniens dans 1'expédition, qui lui avoit été confiéé* on s'en prevalnt pour Ie rendre füfpeft. Alcibiadë* prevoyaht qu'il alloit devenir la viétime de la malignité de fes adverfaires & de la légéreté du peuple» s'expatria & fe retira a Cherfonte. Les Athéniens * battus & fubjugués par Lyfandre, fubil'ent la loi du Vainqueur. Sparte leur impofa des loix, & chafigea leur conftitution. Trente chefs furent établis pour les gouverner* Chargés de faire un reglement, des nouveaux Ariftocrates ne prirentpas feulement la pëi* ne d'en former un projet. Le trente - virat gouverna despotiquement.. 11 établit des magiftrats , & des" officiers a fon gré : fit condamner fur de fauflès adcufations les plus honnêtes des Citoyens. Voulant fe faire craindre, & remplis eux - mêmes de terreur, ils prierentles.Lacédémoniensde leur donner une gar^ nifon. Ils 1'obcinrent. Cependant toujours inquietSj toujours dans des angoifiès mortelles, & ne fe croyant pas encore en fureté, ils s'aflbciercnt mille Bour» geois, pour affermir leur autorité , & Ia partager avec eux. Cela encore ne put les tranquillifer: 6é comment une troupe de Tyrans peut * elle être cal» tnée? Ils allcrent plus loin: ils desarraerent ceux* D qu'Ü8  5© PREMIÈRE LETTRE, qu'ils foupconnoient ne pas favorifer leur despotisme: entiérement maitres de Fadminiftration, ces despotes prirent enfin le chemin ordinaire des Tyrans les plus cruels. Ils firent maflacrer tous ceux, dont ils croyoient, que la mort pouvoit leur être de quelque Htilité: & fe permirent les indignités les plus horribles. Ayant voulu engager Tehrasmene a préter la .main a leurs abominables defleins, & celui -ci Fayant refufé , ils le firent citer devant un tribunal qu'ils avoient commis, pour lui faire fon procés: ils y firent porter contre lui une plainte mal fondée. Pour être fürs cependant de leur fait, ils eurent foin de pofter dans la fale d'audience des gens armés, prêts a fe jetter fur Faccufé, & a Ie maflacrer fur le premier figne, qui feroit donné Cet exécrable complot füt exécuté. La rage de ces trente tyrans n'en füt cependant pas aflbuvie. Ils uferent de leur despotisme avec tant de fureur, qu'en huit mois de tems, ils firent perir par les mains du boureau, plus de Citoyens, qu'Athenes n'en avoit vu perir dans la guerre de Peloponefe, & dans toutes celles, qu'elle avoit eues a foutenir. J'admire avec vous les productions littéraires, que la Gréce a produites. J'admire le génie, qui les a fait nattre. Je chérisla liberté, c'eft-k-dire la faculté de faire ce que les loix tant morales que civiles ne défendent pas; mais j'ai en horreur des gouvernemens publics, qui ménent a descalamités fi affreufes. Thrafybule, voyant les Athéniens fi cruellement Éourmentés, prit la genereufe réfolution de venir au fecour3 de fes compatriottes. II eut le bonheur de chaflèr les Tyrans de la Ville d'Athenes. Ceux-ci allerent chercher de 1'appui & de la proteftion chez les Spartes; & ces derniers n'eurent pas honte de la kur accotder, tant les moeurs étoient dénaturées chez ce  PREMIÈRE LETTRÉS " §* ce peuple ambitieux. Athenes, de nouveau fubjü> guée par les Lacédémoniens, fut dérechef forcéé de plier: il en refulta un traité entre ces deux peuples, par lequel le gouvernement d'Athenes füt rè* tabli, mais quel gouvernement* Le populaire. Celui auquel ils durent toutes leurs aïfliétions. Permettez, Monfieur,, que j'ajoute a ce court expofé de faits, quelque reflexions fur les événement que je viens de fuivre , & qui vous auront rap^ pellé fans doute ce que vous en avez lü autrefoist elles pourront fervir k développer les idéés, qué nous devons, ce me femble, nous faire de la nature, de Ia bonté, & des vices des goüvernemens, qui ont fubfifté fucceflivement dans la célébre République, dont je parcours l'hiftbire» La première reflexion qui fe préfente naturellement a notre efprit» en comparant les différentes epoques de 1'exiftencedê eet Etat, c'eft, que durant Ie régne des Rois, lorsque le gouvernement étoit ou purement monarehique), ou plus monarehique qu'ariftocratique & populaire * cc gouvernement s'eft foutenu pendant plufieurs fiécles » tandis que les fuivants n'ent fubfifté que peu d'années: or la durée d'une conftitution politique eri prouve a ce qu'il me paroit, la bonté , comme de tout autre corps orgahifé» C'eft une remarque, que fait Ariftote, pour faire ï'eloge de la conftitution de Carthage; dont j'aurai Phonneur de vous entretenir ci - après. Nous ne pouvons manquer d'obferver enfuite, qüé nous ne trouvons pas dans 1'hiftoire d'Athenes, pendant le cours du gouvernement monarchiqüe, eefc desaftreSj ces horreurs, ces crimes * qui fe font commis depuis qu'on eut changé fa forme primitive, cüê qu*ort eut donné au Peuple un concours a 1'adminiftration publique. Au contraire, je vous ai raporté (p. 35.) tan pasfage du discours dej Mr. Valckenaer, par leD 2 que!  5» PREMIÈRE LETTRE. quel il paroit que les Athéniens ont joui d'une vie deuce èk agréable' fous le régne de leurs Rois. Ils fe font occupés des travaux de la terre, & vraifemblablement de la navigation & du comraerce; comme vos Ancêtres 1'ont fait fous le gouvernement de vos Comtes. Qu'en inférer? que les changemens portés a la conftitution, avec laquelle Athenes avoit pris naiflance, bien loin de remedier aux maux, dont le peuple pouvoit avoir eu a fe plaindre, les ont augmentés fucceflïvement, au point, que la vie des habitans y devint des plus malheureufes, & des plus infuportables. Le gouvernement monarehique a fubfifté, comme je 1'ai remarqué ci - deflus, (p. 20 & 28.) prés de huit fiécles. Pofons en fait, que pendant ce grand intervalle de tems le peuple n'aït pas joui de tous les biens , qu'il avoit pu en attendre, & qu'il eut droit même d'en éxiger; admettons encore qu'il y aït été expofé a des vexations , a des injuftices , a des cruautés: fuppofons enfin, que les monarques, oubliant leurs devoirs, & leur deftination, ayent donné droit a la Nation de fe foulever , & d'écablir une autre forme d'adminiftration publique: je reviens a la demande par laquelle j'ai commencé ma disculfion. La prudence permettoit-elle de s'y porter? Quand je faïs un voyage dans une voiture, oü je ne me trouve pas tout-a-fait a mon aife, en changerai-je, & me mettrai-je en route, au risque de me trouver plus mal? Changerai-je continuellement de cocher & de chevaux, dés que je croirai m'apercevoir, que je pourrois être mieux mené, fans en être für cependant? y aura-t-il beaucoup a redire au parallele, fi je compare les Athéniens a des voyageurs, qui, toujours mécontens, ont fucceiïivement changé & de voiture , & de cocher & de chevaux jusques a ce qu'a la fin ils ont eu la folie de s'imaginer , qu'ils ne voya-  PREMIÈRE LETTRE. 5$ voyageroient ni furement ni commodément, h moins de choifir & de conduire eux-mêmes la voiture, qui leur conviendroit: a des infenfés, qui, s'écant abandonnés a cette préfomption inconfidérée, fe font mis temérairernent en route, fans connoitre ni les chemins, qu'ils feroient obligés de palier, ni les dangers auxquels ils y feroient expofés; & qui, après différentes chutes , font tombés dans un précipice d'oü a peine ils ont pu être retirés, & dont ils ne 1'ont été , qu'avec un corps abimé de meurtrisfures, de contufions & de playes , dont ils n'ont jamais pu être gueris? vous me diree que ma comparaifon clocbe: elle manque a quelques égards, je 1'avoue: mais a d'autres égards, vous la trouverez, je penfe, affez jufte. Quoiqu'il en foit, les Athéniens , toujours fenfibles aux defauts & aux vices de leur gouvernement, fe font laiffés aller alapente naturelle, qui les portoit a changer de fituation, fans reflêchir aux inconvéniens , qui en refulteroient: de la leurs divifions, leurs diflènfions, les troubles qui les ont défolés, les malheurs qui s'en fontfuivis, & enfin les horreurs, par lesquels ils ont été termincs. Obfervons encore, que ce n'eft pas fj'en ai dit un mot ci-defius) ï la forme de leur conftitution démocratique, que nous devons attribuer la célébrité de leur République. C'eft aux grands hommes, qui de tems a autre font nés dans leur fein, & qui, élévés fuivant les inftitutions anciennes, avoient acquis des talens fupérieurs. C'eft aux perfonnages, auxquels ils ont eu recours dans leur detreflè, ou qui par leur fagacité ont eu 1'art de les remuer a leur gré, auxquels ils ont du leur gloire, leur bien-être, & leur falut. Je pourrois ici continuer ma comparaifon, & dire, qu'a mefure, que leur voiture a été aaenée par un cocher plus ou moins habile, ils ont D 3 fenti  04 PREMIÈRE LETTRE. fenti plus ons moins les inconvéniens du voyage, & qu'ils ne fe font pas fi - tot retrouvés fur des routes unies & peu dangereufes, qu'ils ont payé cPingratitude celui, qui les avoit tirés d'ambaras & bien conduit, fans refiechir, que c'étoit a fon habileté & a fon attention, qu'ils étoient redevables de Faifance, dons ils avoient joui fous fa conduite. Je finis ici ma Lettre: ne regardez pas de fort prés a mon flyle , & paflèz-moi les inéxactitudes , que vous pourriezrencontrer d'ailleurs. Vousfavez, Monfieur, que je n'ai pas coutume de m'arrêter beaucoup %. la forme , quand elle ne fait pas le fonds. Agréez les fentimens d'eftime & de confidération avec les^uels j'ai Fhonneur d'être, MONSIEUR, Votre trés humble & trés obéiflant Serviteur * * * Janv. Ï790. SE-  SECONDE LETTRE. M O N S ï E U R, M a précédente contient un précis des événemens de la République d'Athenes, relatifs aux changemens furvenus dans fa conftitution politique, Sta la forme de fon gouvernement, jusques a 1'époque, que Thra* fybule vint la délivrer des trente Tyrans, qui la defoloient, & retablir le peuple dans la part, qu'il avoit eu a 1'adminiftration publique. Vous auriez voulu, mon cher Monfieur,' que je me fufleun peu plus étendu, & que je n'euftè pas couru fi rapidement fur les événemens, que je n'ai fait qu'éfleurer. Je vous dirai naturellement, Monfieur, que mon loifir eft fi peu de chofe, que , je ne puis guères m'étendre fur un objet, qui exigeroit beaucoup plus de tems, qu'il ne m'en refte, pour m'en occuper; d'ailleurs, 1'invafion des Perfes en Gréce & les dérnelés, que les Athéniens ont eu avec les Lacédémoniens, & avec quelques autres peuples de ces Pais, me rappelleront fouvent a ces mêmes événemens: je ne les ai touché que tres légèrement, parceque je croyois que cela fuftiroit pour le but, auquel mes lettres font deftinées, favoir, de vous convaincre, qu'il n'eft pas prudent de changer la forme primitive d'un Etat. Confidérez encore, que je ne fais pas un ouvrage hiftorique, & que mon plan eft uniD 4 que-  $6 SECONDE LETTRE. quement de tirer de 1'hiftoife les. faits, qui prouvent la vérité de la théfe, fur laquelle je vcudrois qu'il ne vous reftat aucun doute. Vous avez vü, que les progrès des changemens faits fucceflivement au Gouvernement primitif d'Athenes, avoient conduit les Athéniens a être gouvernés par les trente Tyrans, dpnt Thrafibuie les delivra, „ Le fage Liberateur (dit Mr. Millot après „ avoir parlé de cette déljvrance) comprit ftTcile„ ment, qu'en puniflant, on rouvriroit les playes „ de 1'Etat: il propofa un acle célébre d'amniftie, „ par lequel fut aboli le fouvenir du palTé." Ne prer>ez pas, mon cher lVJonfieur, ces dernieres paro' les. dans leur fignification propre: elles avanceroienr, ce me femble, une abfurdité. Aboïïr le Jouvenir eft, a confidérer la nature humaine, un aéle imposfible, Et comment Thrafybule auroit-il pu faire dans 1'esprit de 1'homme une ft finguliere opération ? Comment auroit-il pu faire perdre le fouvenir de tous ces horribles excès, de toutes ces barbaries,de ces infames perfécutions,, de ces attentats affreux COntre 1'honneur, & la probité; de toutes ces atroc.Ués enfin , que les Tyrans & leurs adhérens s'étoient permis envers ceux, qui n'avoient pas voukj fe ranger fous leur drapeau ? contre Therasmene, par exemple? II faut favoir oublier, & pardonner eft une trés, bonne lecon de morale; mais elle fignifie uniquement, qu'on ne doit pas s'abandonner a Ia vengeance. Bien loin même de devoir oublicr les excès commis, il faut au contraire fe les rappeller, & en conferver Ia mémoire, quand ce ne feroit que pour apprendre a connoitre les hommes, a s'inftruire de leurs égarcmens, & a fe convaincre du degré de mechanceté, auquel ils peuvent fe porter, fi des principes de religion, d'humanité, & de vertus, ne les, reuennent pas; s'ils fe laiflènt aller a la fougue des,  SECONDE LETTRE. s? des pafïlons déreglées, & s'ils ne repriment pas cette fougue dans fa naiflance, ou fes premiers emportemens. Ce n'eft, Monfieur, que parceque la multitude ignore les révolutions qui ont boulevcrfé les Etats, & les maux que les foulévemens populaires ont produits , qu'elle fe laiffe fi facilement entrainer a fuivre la pente funefteades innovations. Si ros Compatriotes avoient eu préfens a leur esprit les malheurs & les desordres, qu'entrainent toujours après eux les mouvemens populaires, fur-tout ceux qui tendent a changer la forme d'un Etat; li les Brabancons y avoient refléchi; & fi aujourd'hui les Francois, pouvoient y faire attention , ils auroient peut-être frémi, & frémiroient encore , a la vue de Tabimequi s'offre a leurs regards & s'ouvre fous leurs pas. Et vous-même, mon cher Monfieur, vous auriez eu horreur de vous joinire a la bande infenfée, qui, fans caufe quelconque, a ménacé votre République d'une déftruétion totale. Je ne parle pas de ces ambitieux, qui, plus ou moins inftruits, voyent les dangers & les malheurs, fans s'en embarasfer, pourvü qu'ils y trouvent leur compte; ni de ceux qui s'éloignent du précipice, & qui, évitant le danger, y font choirles moins prévoyans, aveuglés par leurs flatteufes incitations. Peu importe a ceux-ciquela Patrie devienne un théatre de crimes, de débordemens, & de décombres, pourvü qu'ls puifiènt ameuter le penple, faifir les rènes du gouvernement, & exercer une domination fans frein. D'ailleurs, Monfieur , quand je veux qu'on conferve la mémoire des deréglemens qui ont affligé un Etat, je parle relativement a la multitude. Je prétends, qu'on ne peut affez lui conferver le fouvenir des caufes, qui ont produit les maux dans les fociétés civiles: afin qu'elle fe tienpe en garde contre des infligaD 5 tiong  58 SECONDE LETTRE. tions envenimées; qu'elle ne fe Iaiflè pas furprendre par des dehors également éblouüTans & trompeurs; & afin de faire tarir par la les fources des malheurs publics. Je reviens aux paroles de Mr. Millot, employées dans le paflage dont je parle. Elles ne peuvent , prifes dans leur veritable fens, défigner ici qu'une abolition de la peine méritée; qu'un filence ïmpofé aux Citoyens fur la coupable conduite de ceux qui, felonles loix, auroientdü avoir été punis; & une fuspenfion ou dérogation de ces mêmes loix, par rapport a cette conduite. Au rede eet acre de Thrafybule fut-il un aéte de prudence? Mr. Millot ï'emble Finfinuer, mais les effets, qui en refulterent, confirment - ils cette opinion ? „ Malheureu„ fement (ajoute Mr. Millot) les discordes „ civiles laiflènt un levain, qu'une falutaire douceur „ ne détruit point, fi les paflions confervent leur „ empire". Mais les paflions ne confervent - elles pas toujours leur empire ? Thrafybule devoit - il, ou pouvoit-il 1'ignorer? Pouvoit-il fe flatter, qu'il feroit cefler eet empire paria douceur, dont il ufa? La nation, ou cette partie de la nation, envers laquelle il employa cette douceur, étoit - elle d'un caraélére a y être fenfible ? a revenir de fes erreurs & de fes égarémens ? Thrafybule peut - être fe Peft imaginé, mais il a eu lieu de fe convaincre, par les évé* nemens, qui ont fuccedé a fa douceur, que, n'ayant pu détruire Fempire des paflions, ce levain, que les discordes civiles avoient laifle fubfifter, a agi encore avec plus de véhémence dans la fuite. La clémence eft une des plus nobles vertus, la prudence mêmel'appelle fouventafon fecours. Augufte 1'employa envers Cinna avec une grandeur d'ame , qu'on ne ceflè d'admirer : mais cette même vertu, & tous egards fi louable, devient unfoible terrible, lors qu'el-  SECONDE LETTRE. 59 Qu'elle tend a faire méconnoïtre la moralité des actions humaines; lors qu'elle met les méchans au niveau des bons; & que, pour épargner une troupe de coupables, elle expofe les Citoyens honnêtes au brigandage & a la malveillance des fcélérats? Seneque, dans fon Traité de la Clémence, obferve, qu'on ne doit pas pardonner indiftinctement: (fed „ non tarnen vulgo ignofcere decet): car, ( ajoute„ t-il) la, oü la diftinclion entre les bons & les „ méchans eft enlévée, il en refulte une confufion, „ & un debordement de vices.... car (dit-il en„ core ) c'eft aufli bien une cruauté de pardonner a „ tous, que de nepas le faire a aucun". Un Auteur Francois, enconfidérantla clémence, d'après les principes d'une moraleplus épurée, s'en explique ainfi, après avoir nommé quelques crimes relatifs aux devoirs du culte divin, „ A ces crimes, fur lesquels „ la bonté du Prince n'a point de droit, & qui font ,, hors de Fétendue de fa clémence, j'ajoute les „ confpirations, les trahifons, les révoltes, les en„ treprifes qui vont au renverlement de 1'Etat, & a „ la ruine de la Patrie. Le Prince qui pardonne „ de femblables crimes, donne plus qu'il ne peut, „ & plus qu'il ne doit : il eft prodigue du bien „ d'autrui: & fon indulgence en*cela eft femblable „ a celle d'un Pafteur, qui pardonneroit au Loup „ le maflacre des Brebis, & le faccagement de la „ Bergerie, qui lui auroit été commife". {Art de regner p. 418.). Si j'avois a faire un commentaire fur les deux paflages que je viens de citer , je dirois entre autres, qu'il n'y a rien de fi pernicieux pour un Etat, que la confiance de pouvoir le troubler impunément: rien qui enhardiflè plus au crime, que de lui öter 1'infamie , après lui avoir accordé 1'impunité: rien de plus nuifible pour la Société humaine, qu'une preuve fenfible, qu'on ferme les yeux fur  6o SECONDE LETTRE. lur la tache infarnante, qui tient au crime même. II y a plus encore: Une amnistie générale fait injuftice a ceux, qui font moins coupables: car, fi la néceflicé exige un pardon, en heurtant le principe d'équilibre. qu'Ariftote veut que 1'on conferve dans Ia fociécé civile, elle ne doit pas opérer fans régies, & confondre tous les coupables , comme 1'étant tous également: on peut leur remettre les peines capitales, mais eft-il jufte & prudent de les abfoudre entièrement? Ces fortes d'amnifties générales ont encore ce défaut eflèntiel, c'eft qu'au lieu de calmer les efprits, elle les échauffe d'avantage. Quand une nation outragée voit que ceux qui 1'ont défolée & tyrannifée, en font quittes a fi bon raarché, qu'on fait taire les loix a leur fujet, & qu'on leur accorde non feulement l'impunité, mais qu'on poufie même Ja clémence au point de les lattier dans les charges & dans les emplois, dont ils fe font rendus indignes, alors cette nation eft faifie d'un accroiftèment de douleur & de dépit, mêlé de defefpoir, qui lui fait naïtre 1'envie de fe rendre juftice a foi - même. II n'eft pas pofiible , qu'un homme , injuftement traité, vo^e fans aucune fenfibilité, qu'on accorde l'impunité a celui qui 1'aura offenfé, & que par raport a lui on le laiflè expofé a de nouvelles infultes. Par les principes du droit naturel, tout individu a celui de punir un agrefieur. La fociécé civile ne permet pas 1'ufage de ce droit: elle le lui óte, paree que c'eft elle, qui s'eft chargée de cette punition; mais ft elle manque de fatisfaire a cette obligation, chaque individu rentre dans fes droits. L'homme fent ces vérités; les fentimens qu'il éprouve, & qu'on ne peut pas plus lui faire perdre, que le fouvenir des torts , qu'il a foufferts, doivent néceiTairement produire de 1'animofité & de la haine : une gmniftie, telle que fut celle de Thrafybule, doit par  SECONDE LETTRE. 61 par confequent augmenter immanquablement les playes de 1'Etat au lieu de les guérir: 1'événement Fa prouvé. U me paroit encore que, dans 1'ufage des amnifties, il faut diftinguer les excès commis dans des mouvemens excités par un zèle en foi louable, & ceux qui fe commettent pour parvenir a des fins criminelles. Je ne fais, Monfieur, fi dans votre pays, on a fait attention a cette diftinétion, fi naturelle & fi équitable. Ceux qui, par attachement pour , une conftitution établie, paftènt les bornes de la modération, ne 'peuvent pas être mis de niveau avec ceux, qui péchent par un defaut' de modération, dans leurs entreprifes contre une conftitution établie. Le zèle des premiers eft louable: 1'autre eft blamab!e. Les pefer a la même balance & au même poids, c'eft confondre le vice avec la vertu. L'événement juftifie ces reflexions. „ Les paflions ( continue Mr. „ Millot) regnerent toujours a Athenes. Le „ procés de Socrate deshonnora bientöt cette ville, „ plus que ne Favoit pu faire la fervitude"! Rien de plus conftaté par 1'expérience , que la remarque que 1'auteur fait fur la permanence des discordes civiles. Elle refulte de la nature humaine. Vouloir détruire les paflions, c'eft prétendre Fimpoflible. La Providence les a placées dans 1'homme: fans elles il eut été un être froid. 11 ne faut donc pas fonger a öter aux paflions Fempire, qui leur eft propre: encore moins faut-il fe flatter d'y réuflir. L'art de régner eft celui de diriger les paflions des individus vers le but de la fociété civile: celles des Athéniens, une fois excitées par de fauflès idéés fur la liberté & fur une conftitution politique, il n'étoit pas poflible de leur faire perdre tout d'un coup le cours qu'elles avoient pris. Après la première opération, qui avoit donné au peuple part a la fouveraine puiflance, il étoit non feulement a prévoir, que les paflions ré-  6ü SECONDE LETTRE. régneroient toujours a Athenes, mais il étoit également a prévoir, que les notion's erronées, qui avoient commencé a égarer les Athéniens , en engendreroient d'autres; que le cours des paflions fe preteroit de plus en plus aux mauvaifes impreflions, qui lui feroient données. Les paflions continuerent de régner; ou plutót les mauvaifes dispofitions de 1'ame augn.enterent progreflivement a chaque nouvelle révolution : cela ne pouvoit être autrement, paree qu'un levain , qui refte, continue non feulement de fubfirter & de fermenter, mais a mefure qu'il fermente il fait naitre de nouvelles fémences de discordes: ces femences prennent racine, & augmentent celles qui exiflent déja. Nous n'avons qua fuivre le fil des événemens, qui fe font pafles a Athenes, depuis que Thrafybule Feut tirée du miférable état, dans lequel elle fe trouvoit plongée, pour voir confirmer ces triftes vérités. Avant que de le reprendre cependant, j'abandonnerai pour quelque tems les Athéniens, pour porter la vue fur Lacédémone. Elle pourra vous faire juger, Monfieur, fi les révolutions, arrivées dans cette République , n'atteftent pas également, qu'il eft. trés dangereux d'altérer la conflitution primitive d'un Etat: elle pourra contribuer a vous convaincre que les changemens eflentiels, qu'on y fait, font ordinairement la fource des maux, qui le defolent enfuite, & le perdent a la fin. Lacédémone, ace que nous apprennent les Hiftoriens, fut fondée par Lelex. Ce Prince batit la ville de ce nom, également nommée Sparte, environ tems, que Stenelus IX., le dernier defcendant d'Inachus,fonda le Royaume d'Argos 2570. ans après la création dn monde. Les defcendans de Lelex ont tenu confécutivement Fempire de eet Etat pendant cent quatre-vingt-un ans, fous le titre de Roi?»  SECONDE LETTRE. 63 Rois. -Ils le furent non pas feulement de nom, mais de fait: (nomine & re, dit Emmius). Les derniers de ces Rois furent Menelaus, Ore/Ie (kTifamene; qui, au raport d'EMMiu s, tiroient leur origine^ des Pelopides. Tifamene fut Ie dernier de la lignée de Lelex. Le gouvernement de Sparte fut donc dans Ton origine, ainfi que celui d'Athenes, monarehique: fimple, abfolu, limité, ou non limité, comme vous voudrez, n'importe. 11 eft uniquement queftion ici de rechercher 1'effet qu'ont produit les altérations, portées a cette conftitution primitive & les fuites qui en refulterent. La première altération qui fe fit au gouvernement primitif de Sparte fut, de conférer le fouverain pouvoir, qui avoit toujours été entre les mains d'un feul & unique chef, a deux chefs d'une autorité égale. Vous favez, Monfieur, ce qui donna lieu a cette innovation. Dans le tems que Tifamene, fils d'Orefte, petit fils d'Agamemnon, occupoit le tröne de Lacédémone, Thémène, & Chresphonte , fils d'Ariftomache, revinrent avec leurs deux neveux, Euryfthenes & Procles, fils d'Ariftodème, leur frère, & une fuite de doriens en Peloponéfe ; & s'en emparerent, cent ans après 1'avoir abandonné, & quatre-vingt ans après la déftruftion de Troye, fous le régne de Melanthus, penultiéme Roi d'Athenes. Le Peloponéfe fut partagé entre fes conquerans: Themène eut le Royaume des Argives, dont les Rois de Macedoine tirent leur origine! Mesfenium tomba a Cresphonte en partage. Lacédémone fut laiflee aux deux fils d'Ariftodème. La capitale du Royaume de Lacédémone étoit Sparte. Les Rois y avoient fixé leur réfidence. Euryfthènes & Procles furent tous deux créés Rois, & mis en posfeffion du fouverain pouvoir, avec une autorité éga-  64 SECONDE LETTRE. égale, de part & d'autre. La conftitution porroit, que la dignité royale feroit toujours poffédée par deux Rois, 1'un defcendant d'Euryfthenes, 1'autre de Procles; & que ces -deux Rois régneroient avec un pouvoir égal. QFuit vero tune fic comparatum, ut duo fratres, Euryfihenes & Procles, Ariftodemi fi'Ui, pari'ter regnarent Lacedaemone, aequalipotefiate praediti; ut que ex his defcendentes duo, alter ex Eyryfthene, ex Procle alter, ecdem modo regnum in* divifum tener ent, adjecfa certa fuccedendi lege in loco defunclorum. Emmius p.y.) Cette conftitution fut maintenue, & fubfifta pendant plufieurs lièclcs, jusques a la mort de"Cleomène, le dernier des Rois, 880 ans après 1'écabliflement de cette conftitution. C'eft ainfi (dit Emmius) que le gouvernement de Lacédémone, qui jusques alors avoit été monarehique, fut changé avec le cotnmencement des Héraclides, en Duarchie, ou doublé Royauté : ce qui (ajoute- t-il) tempéra la puiflance royale, d'autant plus, que les deux collégues Rois ne pouvoient manquer d'ètrc rivaux. A juger par la durée de certe conftitution, elle nous doit paroitre avoir été excellente; du moins, li nous adoptons le principe, dont j'ai parlé ci-devant: favoir qu'une longue durée eft une des principales marqués de la bonté d'un corps organifé: & quant amoi, je ne fais aucune difficulté de croire, qu'effeétivement la conftitution politique de Lacédémone n'ait été trés bonne; mais en même tems & par la même raifon, je fuis bien éloigné d'attribuer fa bonté a cette partie de la conftitution, qui fubftitua une monarchie individuelle entre deux Monarques a celle d'une Monarchie fimple; j'attribuerois plu• tot cette bonté a fa conftitution primitive, & aux arrangemens primitifs, que nous nommons loix fonda-  SÉCONDE LETTRË. 6$ damentales d'un Etat, II n'efl: pas de la nature d'uti défaut, d'un vice, de produire un bon effet. L'infti* tution de deux chefs Rois avec un pouvoir égal tempera, au jugement d'E mmi us * la puilïïmce Royale: mais cette puiflance n'étoit-elle pas déja temperée par d'autres rémèdes? Si elle ne 1'étoit pas, n'eri pouvoit-on pas choifir d'autres? L'établ idem ent d'une royauté commune & indivife entre deux chefs étoit-il lefeul, auquel on püt & düt recourir? je ïie puis me le figuren Je crois même , que dans cette inftitution on a plus fon gé a donner un établisfement aux deux fils d'Ariftodème & a leur pofterité, qu'on n'a penfé au bien-être des Lacédénoniens,& a remédier aux défauts de leur gouvernement. Peutêtre ce changement fut-il occafioné parceque les deux fils d'Ariftodème étoient jumaux, comme quelques Hiftorien.s le prétendent. Quoiqu'il en foit * fH'ori adopte comme vraye 1'idée, que la durée d'un Etat fous une certaine forme de gouvernement, peilt être regardée comme ün indice de fa bonté, il faut également admettre que cette bonté ne peut cependant être actiibuée a une feüïe des parties de fa conftitution; fur-tout, lorsque cette partie eft en foi & par elle-même radicalement vicieufe. La bonté d*une conftitution refulte néceflairement de 1'enfemble & du concours de toutes les parties, qui lui don* nent fa forme: fi toutes ces parties font tellement arrangées, qu'elles tendent & concourent a la même fin, c'eft - a-dire, a donner h la forme un dégré de perfeftion, qui faftè jouïr 1'Ëtat de ce a quoi il eft deftiné, il eii refultera un bien, qui atteftera fa bonté & la caufe de fa durée. De la je cohcluS, que Lacédémone, dès fa fondation par Lelex* ou par quelque autre, a été fórmée fous un gouvernement monarehique ,■ li bien organifé, dans toutes fes parties, que c'eft plutöt a cecte organifation priE miti-  66 SECONDE LETTRE. mitive, qu'on doit attribuer fa durée fous deux Rois Corégens, pendant plufieurs fiécles, qu'a 1'établisfement de deux Rois au lieu d'un. 11 en eft a eet égard comme de la fanté d'un homme robufte: elle eft ordinairement, plutöt Ia fuite d'une éducation dans la tendre junefle, que 1'effet des alimens, ou des médicamens, qu'on lui fait prendre dans la fuite, foit pour fa coniervation, foit pour le retablisfemenf de fa fanté. Jettons un moment les yeux fur notre vie privée: quand on ne fe trouve pas parfaitement bien , & que 1'on fent des incommodités, il eft rare, que nous faffions attention a notre maniere de vivre, & au regime que nous tenons, pour voir fi nos incommodités n'en proviennent pas: on a recours aux médicamens ; & ces médicamens, bien loin de remédier aux mefaifes, dont nous voudrions être debaraffés, les augmentent, ou portent dans le corps d'autres dérangemens, qui font accroïtre les maux, au lieu de les guérir. 11 en eft d'un corps politique, comme d'un corps phyfique, vous 1'allez voir. Au raport d'Herodote & de Paufanias, cités par Emmius, Euryfthenes & Procles, les deux premiers Duarques, furent animés de jaloufie 1'un contre 1'autre, durant tout le tems de leur régne. Ils exciterent des intrigues & des dilTenfions dans 1'Etat: leurs fuccesfeurs fe laiflèrent entrainer par les mêmes paflions, & tomberent dans les mêmes vices. Emmius donne une idéé des agitations continuelles, auxquelles le gouvernement de la duarchie fut conftamment expofé: ces agitations couterent la vie au [pere de Lycurgue, le Legiflateur, & étoient de fon tems montées au point, que la vie étoit devenue infupportable a Lacédémone. Avouez, Monfieur , qu'en ' lifant ce temoignage de la fituation de Lacédémone, fous radminiftration publique de deux Rois, il eft bien  SE CO ND £ LETTRÈ* bien difficile de fe perfuader, que c'eft k cette Con> ftitution, que Fon doive attribuer la durée de eet 1 Etat, 'pendant plufieurs fiécles, fous un pareil gou| vernement. N'eft-il pas beaucoup plus naturel d'eri inferer, que la conftitution, telle qu'elle avoit été 1 établie dans fon origine, avoit été fi bien adaptée aux circonftances & aux néceflités de la multitude, qui, a la fuite des tems, pourroit y former un corps focial, que le vice de la doublé Royauté n*a pü Pempêcher de fe foutenir, & d'avoir une fi longue durée, malgré les maux qui y prirent racine, & qui augmenterent fucceflivement au point que la vie y étoit devenue un fardeau. Je me croirois même plus autorifé a dire: „ mais 1'éxpérience prouva, „ que fi le gouvernement ne fut pas renverfé paf „ Finftitution de deux Rois Collégues, c'eft que Lelex d, avoit trés folidenlent cimenté fon ouvrage, " que Mr. Millot ne Fa été a employer ces paroles, pour fauver les défauts de la légiflation de Lycurgue. Le partage de la Royauté entre deux Rois égaux eut Feffet qu'il düt produire: il déteriora le gouvernement de Lacédémone: & fi, au tems de Tifamene, la Nation eut lieu de fe plaindre de quelques abus & de quelques vices dans fadminiftration publique, comme cela eft trés pofllble , & même probable, paree que les inftitutions humaines n'atteignent jamais a la perfeétion , la corégence de deux Rois bien loin d'y porter remede> düt néceffaifement les augmenter. La raifon en eft fimple & claire. Lorsque fes Etats fe font formés, on a confulté 1e génie du Peuple, le local, & toutes fes circonftances qüi pouvoient & devoient determiner le choix d'üne inftitution civile. Ce choix fait, FEtat formé, il prend en s'accroisfant une confiftence, a laquelle toutes les parties fe conforment & s'adaptent. Le peuple fe fait des haE a bitu-  8 SECONDE LETTRE. bitudes, qui y repondent: il prend un-pli, tel qné le corps humain, qui, dans 1'enfance, en contraéte fui vant 1'éducation qu'on lui donne, & le genre de Vie auquel on 1'accoutume: pli, qu'on ne peut lui faire perdre , fans porter atteinte a fon bien-être. Ainfi un Etat, fondé fur certains principes politiques , & nyant par la une certaine organifation, ne peut manquer de fe refièntir de toute innovation, qui 1'altere. Je viens, comme vous voyez, de repren-' dre la reflexion que j'ai faite, en parlant de la conItitution primitive d'Athenes; elle eft applicable a tous les Etats fans aucune exception; parcequ'elle tient a la nature. J'en ferai encore ufage dans la fuite. Lacédémone a fubfifté longtems fous deux chefs également Rois, mais comment ? toujours défolée par des divifions inteftines, que la jaloufie des deux Rois, qui avoient chacun leurs adhérens, fufcitoit , fomentoit & entretenoit. Rappellez-vous, Monfieur, ces événemens qu' E mmi u s prend pour autant^ de marqués de la propenfion des Lacédémoniens a la liberté civile, lors qu'il dit: „ Quod ar„ guunt etiam motus frequentes , qui fiatim a regni „ conditu in eo fuijje a magnis autoribus produntur. „ Adde quod Plutarchus, in vita IJcurgi, fcribit, „ Eurypontem regem, Proclis ex filio fuo nepotem^ „ quem ipfe Eurytionem nominat, adpopulum de„ merendum poteftatis regiae faftum multum mi„ nuiffe, eaque re ocafionem populo dediffe, fero„ ciendi ac tumultuandi contra reges proxime fe, cutos, fi quid violentius pro imperio viderentur „ agere; & turbulentos quoque motus inter fefe „ ciendi excujfa legum & imperii reyerentia." Je vous en fais juge, Monfieur, les Citoyens avoientils gagné ou perdu au changement, qui avoit mis deux têtes a leur gouvernement, au-lieu d'une? Leur  SECONDE LETTRE. 69 Leur fituation en devint elle plus agréable & mieux aflurée? L'Etat en fut-il mieux gouverné ? non 1 aflurément: des mouvemens tumultueux du Peuple, f] fubftitués a 1'autorité d'un chef unique, ne pou refTet, que leurs tentatives devoient produire fur Fadminiftration générale. En Ia privant du Stadhouderat, ou en circonfcrivant cette dignité dans des bornes fi étroites, qu'il ne lui feroit refié que ce que Lycurgue voulut bien larflèr aux Rois de Lacédémone, le commandement des armées , & le refpeél attaché au Stadhouderat, elle la depravdft néceflairetnent; parcequ'elle lui ötoit le feul reflbrt, que la République a pour faire tendre fes différentes parties au bien commun. Eh ! mon cher ami, dites-moi, je vous prie, de quelle nature eft le refpect attaché a une dignité avilie? un peuple peutil en avoir pour un fimulacre ? Un de vos Hiftoriens modernes, le plus en vogue, a fait parade de cette faufie idéé relativement a vos Stadhouders. En vérité les notions confufes des objets moraux font mirre dans notre efprit des opinions bien extravagantes. Paffez-moi, Monfieur, la petite digreffion, que je viens de faire. Je ne compofe pas un ouvrage. J'écris des Lettres: elles me permettent quelque Jicence, & vous ne vous arrêtez pas a de petits écarts. Je re viens a la Gréce, & je vous prie de faire attention, que ni les Athéniens ni les Lacédémoniens, non plus qiie les autres peuplades , qui vinrent y chercher une demeure, & y établir des fociétés civiles , ne firent pas cette demarche comme une troupe de gens , qui , après avoir occupé un efpace de terre a la debandade , fe font enfuite aftêmblés & ont formé par contraB une République , a laquelle ils auroient donné après cela une conftitution Monarehique , en y prépofant un chef, a peu prés dans le goüt, dont Pufendorf parle de 1'origine des Sociétés civiles. Non, ce furent des Perfonnages illuftres, des defcendans de Rois, plus ou moins puiffans, qui formerent en Gréce les premiers établiflemens des Sociétés civiles. Ce furent des Ga , hom-  ioo SECONDE LETTRE. hommes distingués & habiles, qui y firent conftruire des vilies & desjcités plus ou moins confidérables pour ce tems-la; qui donnèrent a la multitude, qui les fuivoit, les régiemens nécesfaires pour la Société. Lelex, le fondateur de Sparte , étoit d'une naisfance illuftre. Les Heraclides, tiroient leur origine des premières families de 1'antiquité: ils s'emparerent du Peloponéfe, dont ils avoient été expulfés. Deux Princes de cette Maifon furent établis Rois de Lacédémone; & le tröne fut fuccelfivement occupé par une fuite de leurs defcendans pendant plufieurs fiécles. Naturellement ces deux families Royales durent affeéh'onner cet Etat, en defirer le bien-être, & la confervation ; & par conféquent, quelque intérêt particulier, qu'elles puifient avoireu d'aillerrs, 1'intérêt général ne pouvoit manquer d'y entrer du moins pour quelque chofe. La grandeur, la confidéradon , 1'honnenr de ces families avoient plus ou moins d'éclat, a proportion que 1'Etat s'élevoit, acqueroit de la confidéradon, augmentoit en puiflance, ou tomboit en declin. Ces families durent donc être fenfibles a la perte de cet avantage. D'après ces idéés , je ne puis m'empccher de trouver un défaut de fagefle dans 1'opération , que Lycurgue fit, en depouillant les deux Rois de 1'autorité dont ils avoient conftamment joui en vertu de leur inftitution primitive. Ne düt - elle pas aflbiblir & amortir la pente naturelle, qui avoit dü les animer autrefois pour le bien commun? Ne dut-elle pas chafler de leur coeur tout penchant pour le bien commun ? y faire fuccéder une certaine aigreur contre la Nation ; & dès lors toutes i les paflions ne durent-elles pas fe detourner du concours au bien général pour fe prêter uniquement aux impreflions d'un intérêt propre ? Reduire ■ la  SECONDE LETTRE. ior. la dignité royale au commandement des armées, & au refpect attaché au tröne , c'étoit, ce me femble, öter a 1'Etat tout principe, tout motif, toute influence, fi néceflaire pour 1'intérêt général: c'étoit y fubftituer un motif d'un intérêt particulier, ^contraire au repos & au bien-être de la Nation ; c'étoit y introduire un conflict d'intérêts particuliers entre les Rois, le Sénat, & le Peuple, mécontenter les families royales, & les porter a épier les occafions, a faifir la première, qui fe prefenteroit, pour s'atfranchir de Faviliflèment dans lequel elles fe trouvoient mifes, pour fe rétablir dans la confidéradon dont elles venoient d'être dépouillées. Ces dispofitions de 1'ame, fi naturelles a 1'homme, & d'une force fi fupérieure , qu'on travailleroit en vain a les faire taire, & a les détruire, durent néceflairement augmenter les haines , les jaloufies, les animofités, enfin tous les maux, que 1'envie traine a fa fuite, & qui déja dechiroient cruellement 1'Etat. Si 1'organifation, que Lycurgue donna au gouvernement de Lacédémone, lui eut été donnée dans fon origine, & que toutes les parties y eufient été adaptées, elle n'auroit pas été fujette aux inconvéniens, que je viens de toucher. Lycurgue voulut faire un gouvernement tour a fait nouveau: mais ne peut-on pas a cet égard lui reprocher, qu'il^ n'a point aflèz reflêchi, que dans la conftruclion d'une machine, il faut foigneufement faire attention a la nature des matériaux, qu'on veut & qu'on doit y employer ? Une multitude d'hommes , fans liaifon quelconque, efl: un tout autre être moral, qu'une multitude liée par de certains arrangemens, par un certain ordre, qui lui donne fon exiftence comme corps, & tient a fon eflènce de facon a n'en pouvoir être öté que le corps même n'en foit détruit. Lycurgue a voulu, non pas reformer le gouverneG 3 ment  loï SECONDE LETTRE. ment de Sparte , mais lui donner une forme , entiè-rement nouvelle: il 1'a fait; mais en le faifant, il a tenu pour abolie celle qui exiftoit. PalTant a la conftruction de celle qu'il vouloit lui donner, il a (uppofé la multitude hors de toute liaifon, & comme un aflèmblage d'êtres , qui n'avoient jamais encore compofé d'Etat civil. Procédant d'après cette fuppofuion & cette idéé, il a dü néteifairement faire une faulTe opération, paree qu'en abolifrant le gouvernement tel qu'il étoit, iln'avoit pü abolirni les relations ni les diftinctions, qui fubfiftoient dans 1'Etat, en vertu de ce même gouvernement, qu'il venoit de fupprimèr. II ne pouvoit pas détruire la propagation des fuccesfeurs d'Euryfthenes & de Pericles, qui les faifoit defcendre du fang Royal: toutes les idéés d'égalité, que Lycurgue put fe former, ne purent déraciner celles de diftinétion, foit vraies foit fauflês, que les hommes en tout tems & eu tout lieu ont attaché a la nahTance & aux rangs. Elles ne purent détruire 1'ordre, que 1'Auteur de la nature a établi, pour la plus grande perfection de la Société, ordre incompatible avec une parfaite égalité entre les individus de 1'efpèce humaine. Sa légiflation n'auroitelle pas dü avoir été calculée fur les deftinations, les relations, les üs & coutumes, en un mot fur la fituation combinée de toutes les parties, qui formoient le corps de 1'Etat & y avoir été conformée ? Vos amis les Patriottes fe font auffi forgé un plan de conftruction politique, qu'ils ont annoncée comme devant ramener le gouvernement de votre République a fes premiers principes : Vous vous êtes laifles bercer par cette chin ère. On s'eft occupé férieufement de la folie idéé de donner au Peuple une influence fur le gouvernement, qui masquoit le deslèin d'élever au pouvoir fouverain un petit nombre de Tyrans, qui certainement auroient été fous la tu-  SECONDE LETTRE. 103, tutelle de quelqu'un des leurs. Comme vous m'avez paru ne pas faifir ce but, envelopc dans un appareil impofant, permettez que je vous demande, fi vos prétendus Réformateurs , qui ne vifoient a rien moins, qn'a une opération , telle que 1'Afiemblée nationale de France eft en train d'exécuter, auroient pu détruire les relations & les raports fubfiftans dans votre République; foit pour le corps entier de 1'Etat, foit pour fes différentes parties ? 1! n'y a , mon cber Monfieur, permettez moi de vousledire, puisque vous aimez a entendre la vérité , que des ignorans & des écervelés, qui puiflènt donner dans de pareils travers. , Lycurgue pouvoit fe tromper a cet égard, & être d'ailleurs un grand homme, paree que le Royaume de Sparte ne préfentoit pas cette immenfité de complications & de combinaifons , qui font nées dans votre Pays , & qui y ont pris une confiftance indeftruélible: mais ce que Lycurgue pouvoit regarder comme pofiible, par raport a Lacédémone, ne Pé« toit certainement pas par raport aux Provinces - Unies des Pays-Bas. Cependant Lycurgue s'eft trompé dans le plan de fon opération. Pour vous en convatnere, je vai reprendre les événemens , qui ont eu lieu depuis fa légiflation, & vous verrez, Monfieur, s'ils ne vérifient pas les reflexions, que je viens de vous préfenter. Depuis longtems les Lacédémoniens & les Meflêniens avoient pris de 1'humeur les uns contre les autres, Ils en vinrent enfin h une rupture, Lacédémone commenca les hoftilités par Fattaque d'Amphée, ville fituée pres de leurs confins. Ils s'en emparerent, & en maffacrerent tous les habitans. Cet exploit & la manière dont les Lacédémoniens s'y conduifrrent, ne leur font certainement pas plus G 4 d'hon-  5o+ SECONDE LETTRE. d'honncur, que la caufe de la guerre , qui fut tra deni de juftice de leur part. Leur conduite decéle un ccractère feroce & fourbe : & prouve que leur amour du devoir étoit bien éloigné de celui de 1'humanité. Cette guerre au refte n'aboutit, les quatrepremières années , qu'a des déprédations. La cinquième année , les Lacédémoniens & les Meflèniens fe livrerent un combat, dont la viftoire demeura indécife. Les Meflèniens ayant abandonné leurs villes, allerent fe fixer fur la Montagne d'Ithome: après huit ans de fejour dans cet endroit, il fe livra un fecond combat entre les Meflèniens & leurs Alliés d'une part, & les Lacédémoniens avec leurs Alliés d'autre part. La viAoire refta encore indécife. Quelques années ayant été employees a fe faire la petite guerre, on fe livra une nouvelle bataille, dans laquelle ïes Lacédémoniens eurent le defibus-, & lacherent ie pied. L'amour du devoir ne fut pas aflèz fors pour lesengager a tenir ferme. Enfin, voyant qu'ils ne pourroient vaincre leurs ennemis par la force , ils changerent de plan. Ils bloquerent 1'azyle des Meflèniens, & les reduifirent par la famine a fe rendre a discrétion. Les Lacédémoniens impoferent a leurs ennemis vaincus. un joug des plus humilians & des plus durs; & c'eft la tout ce que 1'hiftoire nous apprend d'eflèntiel de cette guerre. Elle avoit duré vifigt ans: on n'y voit rien, qui puiflè nous faire reconnoitre la bonté du gouvernement de Lacédémone ou du oaraftère de la Nation : au contraire, la manièrc dont les Lacédémoniens en uférent envers les Meflèniens, bien loin de porter aucun trait desvertus morales, qu'il eft fi eflèntiel d'intro.duire & de conferver dans tout Etat civil, decéle des coeurs foncièrement vicieux. , Trente neuf ans après les Meflèniens fe revolterent contre leurs. dominateurs; las non feulement. du.  SECONDE LETTRE. 105 du joug qu'ils portoient, mais encore plus indignés des injures dont on 1'agravoit; (Mejfeni praeter conditiones duras & fervituti proximas , contumeliis infuper varüs ab infokntibus Spartanis diu preffi Emmius, L.i. ex Her. p. 16.) ils furent tentés par ccpenchant fi naturel a 1'homme de s'afFranchir d'un efclavage fi accablant. Quelle idéé pouvez - vous vous fbrmer du caractère des Lacédémoniens, lorsque vous faites attention, qu'ils ajoutoient a la fervitude des indignités de toute efpèce ? contumeliis varüs ab infokntibus Spart anis ? d'oü ces infolens Spartiates avoient-ils pris ce caraétére inhumain ? d'ott avoient-ils appris a méconnoitre leurs fembiables, reduits en fervitude? Ce caractère oppreflif & dédaigneux fut- ü un effet de la légifiation de Lycurgue ? Je juge du caraétère d'une nation par les faits, & non pas fur le jugement qu'en portent les Hiftoriens. Si les Lacédémonienne avoient ce caraótère, lorsque Lycurgue donna fes loix, fa légifiation auroit dü y remédier: ne 1'ayant pas fait, elle eft imparfaite a cet égard: fi c'eft a fon plan de légifiation qu'il le faut attribuer, elle pêche par un défaut eflentiel de moralité. Outre les continuelles irruptions & les déprédations , qui furent la principale occupation de ces deux peuples dans cette feconde guerre , comme dans la première, ils fe livrerent quatrebatailles: dans la première la viftoire refta indécife: les deux fuivantes furent fatales aux Lacédémoniens; dans la quatrième ils remporterent la victoire, non pas par les avantages de 1'art mtlitaire , du courage, ou de la valeur ; non pas paree que la légifiation de Lycurgue en avoit fait un peuple éminemment guerrier, mais par le fuccès des intrigues, qu'ils employerent pour dispofer Ariftocrate, chef des Arcadiens, a abandonner les Meflèniens au commencement du. G 5 cpm-  io6* SECONDE LETTRE. combat. Ainfi trahi & battu, ce généreux Peuple , qui n'avoit pris les arraes, que pour fe fouftraire a un traitement cruel & infuportable, ne vit d'autre reflburce, que d'abandonner les places maritimes de leur Province, de fordfier Pylo & Methone , fituées a 1'embouchre de la mer ; de fe refugier fur le mont Ira, & d'y occuper la ville batie fur le cime de la montagne. De la ils continuerent la pedte guerre avec les Lacédémoniens, faifant des forties, des excurfions, &des déprédations. Enfin le malheur leur en voulut. Les Lacédémoniens, informés que. quelques endroits de la montagne étoient mal gardés, fe prevalent de 1'occafion, viennent furprendre les Meflèniens, donnent aflaut a. la ville & la prennent. Ariftodeme, Chef des Meflèniens, étoit alors abfent. Cette abfence fut caufe du desastre, & peut encore fervir a prouver a quels dangers font expofés ceux qui manquent de chefs pour les allier & conduire. Ariftodeme étoit un de ces hommes rares , qui ont montré leurs talens , leur génie, & leur conftance dans 1'adverfité. Ce fut lui, qui porta les Meflèniens au foulévement: il avoit commencé par former des liaifons avec plufieurs peuples de la Gréce, qui, apprehendant 1'accroiflèment de la puiflance de Lacédémone, étoient dispofés a fe joindre aux Meflèniens. Ceux-ci avoient élu Ariftodeme pour leur Roi. La conduite de la guerre fut laiflee a ce Prince ; & ce fut fous fon commendement, que les Meflèniens avoient tenu tête aux forces de Lacédémone. Ils fucomberent enfin. Invité, par ceux qui, échappés au fer des ennemis, alloient s'expatrier, de les accompagner, Ariftodeme le refufe, fe jette a corps perdu ftir les Lacédémoniens , & perit. La Meflènie fut reduite en Province de Lacédémone: ceux des habitans, qui n'avoient pu fe refoudre a quitter la Patrie, furent  SECONDE LETTRE. ic? afliijettis au plus dur efclavage, non inférieur a celui des Helotes. La première guerre dura xxi. ans. xxxix. années de paix fuccederent ; la feconde guerre en dura xvi. le fiége de la montagne onze. La Meflënie reiïa deux cent ans fous le joug des Lacédémoniens. Je vous ai déja allegué le paflage de Mr. Millot dans lequel il s'exprime ainfi: „ L'hiftoire de Sparte „ depuis Lycurgue jusques a 1'invafion des Perfes, „ offre peu d'objets avérés & intéreflans, fi nous „ nous bornons a ceux, que la guerre contre les „ Meflèniens nous en ont fait connoitre." Le précis , que je viens d'en tirer de l'hiftoire, ne paroit pas fort avantageux pour les Spartiates, „ Les „ paflions (ajoute Mr. Millot ) parurent dès „ lors violer les Loix de Lycurgue, & ce ne furent „ (felon Mr. l'Abbé de Mably) que des mo„ ments de diftraclion reparés par un long exercice „ de vertu l" Avouez, Monfieur, que des moments de diftra&ions , qui durent foixante & dix ans de fuite, font un peu longs; & que, fi les paflions avoient a Sparte aflèz de force, pour pouvoir violer les loix de Lycurgue , fa légiflation doit avoir été .extrêmement foible, ou peu propre a la nation, pour laqueile il 1'avoit concuë. Les projets les plus magnifiques perdent leur prix, s'ils font faits pour des objets, qui n'en fouffrent pas 1'application: c'ell la, vous le favez, la raifon de ce diéton vulgaire, cela eft bon en Théorie, mais non pas dans la Pratique, C'eft un défaut aflèz commun dans les adtniniltrations publiques de ne pas aflèz confidérer, fi les méfures, qu'on croit utiles , & qui le font eflèétivement dans la fpéculation, peuvent convenir a une nation , & fi le caraétère , le génie & les inclinations particuliéres d'un peuple, conlidéré foit en corps, foit individuelleraent, peuvent  ioS SECONDE LETTRE. vent s'y prêter & s'y plier. Lycurgue avoit voyagé, & étudié les inftitutions , les moeurs & les ufages des peuples , auprès desquels il avoit fait quelque féjour; il en avoit remarqué peut-être d'excellens effets: mais cela ne fuffifoit pas, pour les introduire dans fa Patrie. Antiquis moribus res flat Romana viresque: maxime vraye, & que les Etats de Frife ont alleguée avec beaucoup de fondement, lorsqu'après la mort de Guillaume IL* on commenca chez vous a fonger a fuprimer le Stadhouderat. Jettez les yeux fut votre Patrie, & jugez, li en s'écaftant de fes inftitutions primitives, & en adoptant des loix & des ufages étrangers , elle n'y a pas plütot perdu que gagné. Au refte, je ne vois rien dans l'hiftoire de Lacédémone, qui juftifie 1'affèrtion de M a b l y, que les momens dediftraclion furent reparés par un long exercice de vertu. Je n'y vois nulle part la vertu , telle que la faine morale nous la fait connoitre. Mr. Millot nous dit, que Lycurgue voulutformer une république guerrière. Eft - ce donc dans les horreurs du carnage & de la défolation, qu'il faut chercher le bonheur de la vie fociale, & celui des membres qui la compofent? Faut-il élever les Citoyens dans la férocité pour former une fociété civile, qui dans le fonds ne peut & ne doit avoir d'autre but, que celui de jouïr d'une vie paifible, & de fe la rendre mutuellementagréable ? j'aime bien mieux le fyfthème de votre fage République, qui ne tend a fa confervation & a fa prosperité que par des voyes douces: celles , qu'une liaifon amicale avec les nations étrangères lui oflre par le moyen du commerce & de la navigation; & qui fournit a tous les individus 1'occafion de pourvoir a leurs befoins par une infinité de profeflions, qui s'entr'aident, fe fecourent, & dont le réfultat fait la force de 1'Etat. J'admire 1'intrépi- dité.  SECONDE LETTRE. 109 dicé & le devouement de Leonidas , & des trois cent Citoyens, qui I'accompagnerent aux Jhermopyles ; mais 1'Angleterre , 1'AUemagne , la France, les Pays - Bas , la Suiflë, toutes ces nations n'ontelles pas eu leurs héros, fans avoir été flétries par un caraclère de hauteur, d'oppreflion, & d'ingratitude? Et votre Patrie, mon cher Monfieur, combien d'exemples d'attachement'pour fon falut & pour la véritable liberté , n'a -1 elle pas donné dans fon foulévement contre 1'Efpagne, fans les avoir vüs fouillés de crimes ? On n'a qu'a fe rappeller les fiéges d'Alkmaar , de Harlem , & de Leyde , pour fe convaincre , que ce n'eft pas uniquement dans la Gréce, qu'il faut chercher les traits d'héroisme, de conftance, de fermeté, cet amour enfin de la Patrie & de la liberté , dont on fait honneur aux nations de 1'ancienne Gréce. Et ce Héros Suiflè, qui fe voua a une mort certaine , lorsqu'a la tête d'une poignée de fes Compatriottes, il fondit fur 1'armée de Charles le Hardi, & la mit en deroute : ce Héros fe montra-t-il moins grand, moins habile, moins zèlé, pour le falut de fa Patrie, que ne le fit Leonidas ? Ariftodeme , Roi ou chef des Meflèniens, ne s'eft-il pas montré a tous ces égards, fupérieur même a Leonidas ? Eh, mon cher Monfieur, contemplons un peu ce qui dans 1'homme fait la véritable grandeur. Ce font, fi je ne me trompe, ces modifications & ces dispon« tions de 1'ame, qui le portent au bien-être de fes femblables, dans les différentes relations, dans lesquelles la Providence 1'a placé. En fuivant ces idéés, trouverez- vous, Monfieur, un Négociant, qui, dans fon comptoir, règle fes opérations de commerce,qui embraflè d'un coup d'oeil cette immenfe étenduë de terre, que le monde préfente a fes fpéculations , qui en examine les produftions , qui s'étudie a connoitre les  iio SECONDE LETTRE. befoins & le fupperflu des différentes nacions, qui en débaraffe les unes , pour en pourvoir les autres ; qui tient les peuples dans une continuelle activité , & qui leur fait trouver dans leur induftrie une augmentation d'aifance & d'agrémens; trouverez-vous ce^Négociant moins grand qu'un guerrier , paree qu'il ne s'enrichit pas des dépouilles d'un peuple , fubjugué par les armes ? Si vous voulez aprécier les hommes par les vertus morales, & les talens du génie, vous trouverez , je n'en doute pas , la grandeur, qui ne fe fait connoitre que par les horreurs de la guerre, bien inférieure a celle, qui fe manifefte par des opérations amicales & paiflbles. Le conflict d'émulation pour fe furpaflèr dans le commerce ne demande pas moins de talens , de génie, delumières & d'aétivité , que celui des armées. Un monarque en a plus befoin pour faire fleurir 1'Etat, dont il eft le chef, & pour procurer a fesfujets une fubfiftance honnête, que pour commander une armée & conquérir des provinces. Vous voyez, mon cher Monfieur, que je nefuis pas grand admirateur de ces Héros, auxquels les historiens prodiguent leurs éloges, & dont ils exaltent les vertus martiales. Un Prince, qni méprife cette vaine gloire , & qui n'en ambitionne d'autre que celle de fatisfaire aux befoins de 1'Etat , par les charges les moins onéreufes; qui donne fes foins a prévenir toute foule & opprefllon ; a pourvoir a la füreté extérieure & intérieure de 1'Etat, & a la tranquilité publique , par les moyens les plus convénables; qui prend a tache, d'en écarter toute dépenfe inutile, de faire adminiftrer bonne juftice, de la faire obtenir a quiconque la demande ; voila, Monfieur, les dispofitions, les marqués, & les caraclères, auxquels je reconnois 1'ame d'un Héros proprement dit, paroequ'il eft plus difficile de remplir  SECONDE LETTRE. ut plir ces vues, que d'ernporter une ville d'aflaut, ou de vaincre un ennemi en bataille rangée. Un Henri IV, qui vouloit que le moindre de fes fujets dans fon Royaume , put avoir la poule au pot, vaut bien a mon avis un Louïs XIV. fenfible aux éloges outrés de Boileau. Je confidére les hommes par les fentimens de bonté & de bienveillance, de probité & de candeur. J'eftime leurs talens fur le bien qu'ils font a 1'humanité. Les fentimens , qui animent les paflions, & qui portent les hommes a des actions éclatantes, ne les rendent pas a mes yeux dignes de grands éloges, a moins que ces fentimens ne tendent au bonheur & au bien - être de leurs femblables. L'Heroïsme éblouit, & fait naitre 1'admiration ; mais ce font uniquement les fentimens , dont il eft le fruit, qui le rendent ou louable ou odieux. L'idée d'une nation guerrière m'a fait naitre ces reflexions. Permettez, Monfieur, que j'y ajoiue un paflage de la Préface que Mr. Ro llin a mife a la tête de fon Hiftoire ancienne: Voici comme il s'énonce , après avoir dépeint un gouvernement civil bien ordonné. „ A ce gouvernement fi aimable, & fi falutaire, „ oppofons l'idée, que la même écriture nous don„ nede ces empires, & de ces cpnquérans, fi van„ tés dans 1'antiquité ; qui, au lieu de ne fe pro„ pofer pour fin que le bien public, n'ont fuivi que „ les vuës particuliéres de leur intérêt, & de leur „ ambition. Le St. Efprit les repréfente fous les „ fymboles de monftres, nés de 1'agitation de la „ mer, du trouble, de la confufion , du choc des „ vagues, & fous 1'image de bêtes cruelles & fero„ ces, qui repandent par tout la terreur & la dé„ folation, & qui ne fe nourriflènt que de meur„ tres & de carnages, Ours, Lions, Tigres, Leo- pards. Quel tableau! quelle peinture. „ C'eft  SECONDE LETTRE. „ C'eft néanmoins de ces modèles funeftes, que „ 1'on emprunte fouvent les régies de 1'éducation, „ qu'on donne aux enfans des grands; c'eft a ces ra- vageurs de Provinces, a ces fléaux du genre hu- main, qu'on fe propofe de les faire reflembler, ,, en excicant en eux les fentimens d'une ambition „ déméfurée, & 1'amour d'une faufie gloire: on en forme, felon 1'expreflion del'Ecriture, de jeunes „ Lionceaux, que 1'on accoutume de bonne heure, „ & que 1'on drefle de loin , a piller, a devorer „ les hommes , a faire des veuves & de malheu„ reux, a depeupler les villes. Mater Leaena in „ medio leunculorum enutrivit catulos fuos. Didicit „ praedam capere & homines devorare. Didicit vi„ duas facere & civitates in defertum aducere." ( Ez. 9. v. 7.) ■>■> & quand avec 1'age, ce Lionceau „ eft devenu Lion, Dieu nous avertit, que le bruit „ de fes exploits & la rénommée de fes viéïoires, „ n'eft qu'un affreux rugiftement, qui porte par - tout „ 1'effroi & la défolation. Et leo fa&i/s eft, defolata ,, eft terra &plenitudo ejus a voce rugitus ittius." — Ne trouvez-vous pas, Monfieur, dans ce tableau des traits fort refièmblans a celui que l'idée d'une nation guerrière doit naturellement vous repréfenter? Cette idéé excitera-t-elle en vous des fentimens agréables ? Comparez les expéditions, faites aux Indes par les Efpagnols &les Portugais,a celles qu'y firent vos Ancêtres dans leur foulévement contre la tyranie de leur Souverain. Les Efpagnols & les Portugais prof!terent de leurs avantages dans 1'art militaire , pour conquérir & fubjuguer des nations, dont ils n'avoient recu aucun tort. lis aflbuvirent leur ambition , & leurs paflions de dominer par toutes fortes d'infamies, & d'borreurs. lis fe firent despotes de pays, fur lesquels Us n'avoiect pas le droit de pré> ten-  SECONDE LETTRÈ. iig rendre urt pouce de terre. Votre République prit une marche tout-a-fait oppofée. Vos Compatriottes vinrent fe montrer dans les Indes commé des amis qui ne cherchoient qu'a former des liailbns de commerce avec les peuples, qu'ils venoient vifiter: ils leur offroient leur afliftence contre des ennemis furieux & barbares: ils fe montroient dispöfés a les délivrer de 1'oppresflon. Je me dilecté •> Monfieur, en lifant les traités , que vos Ancêtres firent avec les Princes Indiens. Courts , fimples , & naïfs , ils exprimoient en peu de mots leurs èngagemens mutuels. „ Nous ferons amis : nous vous achéterons vos marchandifes : vous „ prendrez les nötres, fi vous les voulez: donnez„ nous libre acces ; accordez - nöus quelque ter- rein, pour former des magazins, & nous-vöus }, aiïifterons contre vos opprefleurs: nous ne nous „ inquieterons mutuellement pas, pour différencö „ de culte divin. " Voila ce qoe portoient ces traités * préférables par leur fimplicité , & par la fincérité qui les faifoit faire, a toutes ces tirades , qui embrouillent ordinairement ceux , qui fe font avec plus d'étenduë. C'eft: d'après ces principes d'humanité , & fur le fyftème d'une utilité mutuelle* que votre République a donné 1'exemple uniquej & jusques alors inconnu , d'une Puiftance fondée fur des intéréts de commerce : Puiftance qui a fait & fera a jamais 1'admiftraiion & 1'étonnement de ceux, qui aiment a voir les effets du génie & de 1'induftrie, lorsqu'ils font produits par de bons motifs, dirigés par des moyens honnêtes, & portés vers un but innocent , agréable , ou utile. Puisfance , qui a fait une fi grande impreflion fur les Nations de 1'Europe, que depuis Cette époque, tous les Souverains de cette partie de notre globe , fe H fonÉ  H4 SECONDE LETTRE. font attachés k fuivre la même route: de facon que c'eft aujourd'hui le plus ou moins de commerce , qui décide de la puiftance d'une Nation. Quoi deplus merveilleux, (ne vous étonnez pas que je revienne a un tableau, qui me ravit, & m'étonne) quoi de plus merveilleux, que les établiflemens de vos deux compagnies des Indes? Athenes & Sparte en ont-elles fait, qui puiflènt y être comparés ? Les fept merveilles du monde, fi fort célébrées dans l'hiftoire, n'y font-elles pas inférieures? & votre Pays , mon cher Monfieur, n'offre-t-il pas a notre contemplation des motifs d'admiration ? je dirois voloroiers d'enchantement ? Un peuple , qui a eu 1'art de changer des marais en belles villes , en terres fertiles , en habitations commodes; qui a eu Part de fe procurer toutes les aifances de la vie, & cela uniquement par une grande mduftrie, une aétivité toujours laborieufe, & une économie reflêchie, n'eft-ce pas le tableau le plus attrayant, que 1'on puifle expofer a la vuë du Sage"? Quoi de .plus intéreflant, que de voir des Particuliers, de fimples Négocians , faifir l'idée & exécuter le plan d'une conquête, non pas de terres, maig de liaifons propres a les mettre en état de remplir le befoin de toutes les Nations, & de les inviter a s'en pourvoir a leurs marchés? Quoi de plus étonnant que la puiflance, a laquelle vos deux Compagnies des Indes fontmontées par cette opération induftrieufe ? de plus admirable, que la combinaifon , qui leur a donné 1'être ? Ces prodiges de 1'induftrie humaine ne valent-ils pas tout ce que 1'Antiquiré préfente de plus glorieux dans les événemens qui ont illuftré les nations anciennes ? L'idée de former une nation guerrière , d'agir toujours par la force, d'infpirer du goüt pour le carnage , eft - elle plus fublime, que celle d'obtenjr fon bieu-être, &  SECONDE LETTRE. 115, fa ptdfance par Findufirie, Féconomie , & le travail? Mr. AoAMsa donné une apologie de la conftitution du gouvernement des Etats - Unis de 1'Amérique: il jette, dans cet ouvrage, un coup d'oeil fur les Républiques , qui ont fubfifté en Gréce & en Italië: il indique la forme de leurs gouvernemens , & les défauts , qu'il croit y remarquer. En parlant du changement, que Lycurque aporta a celle de Sparte, il obferve, que ce Légiflateur ne conferva le pouvoir des Rois qu'en apparence ; qu'avant d'exécuter fon plan, il prit Favis des grands £ qu'il les confirma dans les dignités, dont ils avoient joui; qu'il étendit leur autorité ; qu'a la vérité il donna au Peuple le droit de choifir les membres da Sénat, mais que ceux - ci obtenant cette dignité pour la vie, les moyens de faire tombér ce choix fur quelques-uns de leurs families ne pouvoient leur manquer: de facon, que la dignité deSénateür, qni fembioit être éledtive, étoit dans le fonds héréditaire. Après un expofé de la nature du gouvernement que Lycurgue établit, Mr. Adams s'en explique ainfi: „ La nature humaine périt fous ce „ froid Syftème de national & family pride. La ,-, population, Findication la plus fure de la félicité „ nationale , dechut au point , qu'il ne refta a „ Sparte, que mille anciennes families , pendant que neuf mille étrangères s'y introduifirent, en „ dépit de toutes les Loix prohibitives de 1'Etat. „ L'inftitution de Lycurgue (dit il un peu plus bas) „ étoit bien calculée pour conferver 1'indépendance „ de fa Patrie, mais n'avoit pas en vuë fon bonheur, „ & fort peu fa libeaté .La liberté civile „ n'étoit pas beaucoup meilleure , que celle d'un „ homme enchainé dans un donjon : dire que ce „ peuple étoit heureux, c'eft contredire toute qua- lité fondée dans la nature humaine, excepté FamH 2 „ bi-  'u6 SECONDE LETTRE. „ bition. ..... Le plan de Lycurgue étoit pro- „ fond: les moyens pris & adaptés avec beaucoup „ d'habilité , pour le but; mais a le confidérer „ comme un fyflème de légifiation , qui ne doit „ jamais tendre a d'autre fin , qu'a celle de procu,, rer 1'avantage & le bonheur du plus grand nom„ bre, de conferver a tous leurs droits , cette lé„ giflation étoit non feulement la moins refpeétable, „ mais la plus déteflable de toute la Gréce. " Cette cenfure de Mr. Adams pourra peut-être vous paroitre un peu fevère. L'idée que le favant Emmius (p. 78.) donne du plan de la légifiation de Lycurgue femble bien plus raifonnable. Selon cet Auteur, Lycurgue eut principalement pour but de mettre la Royauté dans les bornes d'un pouvoir moderé ; d'Introduire une égalité entre les Citoyens, comme la fource la plus pure de laconcorde, qui fait la force de toute föciété, & fur • tout des fociétés civiles; d'accoutumer le peuple de Lacédémone a obéïr aux Loix, & au gouvernement légitime," a mener une Vie réglée & fobre; a reprimer les cupidités; a. fuporter les travaux ; a fouffrir les incommodités & les peines; a affronter pour le falut de 1'Etat tous les dangers; a fe donner plutöt la mort, que de commettre quelque aétion repréhenfible. Ce plan renferme différentes parties, qui, pour la plupart, n'ont du raport qu'a la police & auxarrangemens de la vie privée. Je ne m'y arrêterai pas. L'organifation du gouvernement eft le feul objet qui doit nous occuper ici , puisque nous ne jettons les yeux fur le travail de Lycurgue, que pour voir, fi le changement qu'il introduifit dans radminiftration» publique rendit la conftitution de cette République meilleure qu'elle ne 1'avoit été ci-devant. Or, a cet égard, je crois devoir tenir la négative , malgré sous les avantages, que la légifiation de cet homroe . céla-  SECONDE LETTRE. n7 célébre peut avoir eu (Tailleurs. Pour juger avec fondement de la bonté d'une légifiation, il ne faut pas, j'en ai déja fait la remarque, uniquement jetter la vuë fur ce qu'on trouve de louable ou de blamable dans telles ou telles parties prifes féparément, mais on doit prendre le tout dans fa combinaifon, & confidérer fur-tout les effets, que Torganifation du corps politique produit ou qu'elle a produit. C'eft--Ik , je 1'ai déja infinué , la règle générale, pour juger de la ftrucTure d'une machine, & c'eft aufli celle, qui peut & qui doit nous guider dans le jugement, que nous pouvons porter fur la bonté d'une conftitution politique. Si une montre marche bien , indique exactement les heures, je puis décider, que fa ftruclure eft bonne: fi elle ne le fait pas, je fuis autorifé a en déclarer la ftructure vicieufe, de quelque part que puiftè venir le défaut de fa marche. Quand je vois aller un navire dans la pofition qu'il faut, & que je vois faire des manoeuvres, qui le tiennent dans le cours nécefiaire, pour arriver a fa deftination, je juge que la ftruclure de ce navire eft bonne, & que la direftion , qui le fait aller, 1'eft également. Les eflèts font toujours analogues a leurs caufes, comme les fruits le font aux arbres qui les portent. Par la même raifon , & d'après le même principe , je crois , que pour juger de 1'opération, que Lycurgue fit, pour réformer le gouvernement de fon pays , il faut fuivre les événemens, qui y ont eu lieu après cette nouvelle inftitution. J'aurai 1'honneur de vous en entretenir è mon premier loifir. En attendant, fai celui de vous renouveller mes aflurances d'une eftime parfaite, & d'être , Monsieur, T. a V. Le 2oe. Janv. 1790. H 3 TROI-  TROISIEME LETTRE, Monsieur, M a petite excurfion ne vous a pas para déplacée. j'en luis bien aife, Monfieur. Je vais reprendre le fil de mes obfervations fur le fyftème de gouvernement, que Lycurgue fit adopter a Lacédémone. II y placa, comme j'ai eu 1'honneur de vous le faire remarquer, un Confeil ou Sénat, inconnu jusques alors dans le gouvernement de cette célébre République : il öta aux Rois 1'autorité , qu'ils avoient exercée jusques alors , & conféra au Sénat une part fi ample a Fadminiftration publique, que le pouvoir fuprême fut mis presqu'entièrement a fa discrétion. Nous avons vu , que le célébre Législateur fit cette nouvelle inftitution , pour mettre un équilibre entre les Rois & le peuple: nous avons vu également, qu'elle eut des fuites trés - désavantageufes pour le peuple; & que pour remédier aux inconvéniens, que Fexpérience fit appercevoir, on établit une nouvelle Magiftrature, fous le nom d'Epbores , compofée de cinq Membres, choifis annuellement par le peuple , & a laquelle on donna le droit de caflèr, d'emprifonner les Sénateurs , & même de les punir de mort. Que produifit cette nouvelle inftitution, cette autorité conférée a une nouvelle Magiftrature ? ■" - Les  TROISIEMÈ LETTRE. nr> Les Ephores fe prévalurent de leur influence fur le peuple. Annuellemenc choifis, ils furent fi bien en profiter, qu'établis uniquement pour empêcher, que les droits du peuple ne fuflènt léfés, ils ne furent pas longtems fans avoir atteint le plus haut dégré d'un pouvoir abfolu& arbitraire. Ils s'approprièrent le droit de convoquer les aflemblées du peuple; d'y propofer les objets de délibération; d'exercer les fonétions de juges ; de dispofer du tréfor public a volonté; de faire décidér par le peuple de Ia guerre ou de la paix; de contraóter des alliances; d'appeller a leur tribunal pour rendre compte de leur adminiftration tous ceux, qui avoient eu quelque emploi, ou qui en étoient pourvus aftuellement; les depofant, leur infligeant des peines, prononcant leur fentences & leurs décifions, non pas fur la dispofition de quelque loi pofitive, mais fuivant leurs caprices: en un mot, ils ufurperent toutes les parties de la fouveraine puiftance. Enfin 1'établiflèment de ces Ephores, qui avoit été imaginé pour élever un boulevard contre le despotisme, devint la fource d'une adminiftration fi dure & fi oppreflive, que Platon & Ariftote 1'ont mife au nombre des plus tyranniques. Et quelle en fut la caufe ? une continuelle jaloufie entre les families , parmi lesquelles on avoit choifi les Rois; une continuelle jaloufie entre celles qui avoient donné des Membres au Sénat , ou dont on avoit tiré les Ephores. Quelles en furent les fuites ? des manéges , & des intrigues continuels , pour s'aflurer de la pluralité des voix dans les Aflemblées du Peuple ; des moyeus de contrainte exercés par ceux , qui prévaloient fur leurs concurrens vaincus; la perte de 1'honneur, de la probité & de la vertu; enfin un gouvernement dirigé par la tromperie, exercé par la fraude , confervé par la basei 4 feflè,  ï2o TROISIEMÈ LETTRE, feftè, & foutenu par la violence. Ce furent la les fuites des changemens fucceffifs, portés au gouvernement de Sparte. Ce furent ces fuites, qui lui oterent fa force , & qui firent tomber la réputation des Lacédémoniens avec leur grandeur Sc leur prospérité. Permettez moi, Monfieur, de vous en rappeller '' quelques traits, pris de l'hiftoire de cette République célébre, après que Lycurgue eut changé la forme de fon gouvernement. Cette opération eut lieu neuf fiécles avant notre ére , & eut pour but principal, de réprimer, ou plutöt d'anéantir 1'autorité royale. Bien loin d'y atteindre , elle enfimta ce qu'elle étoit deltinée a. prévenir, 1'exercice d'un pouvoir entre les mains d'un feul perfonnage, d'autant plus arbitraire, qu'il, étoit ufurpé ; & d'autant plus dur, qu'il ne pouvoit fe foutenir que par la violence. Portez la vue} fur les événemens de Sparte dans le tems que Cleomene fut un de fes deux Rois. Quels ne furent pas les moyens abpminables , dont il fe fervit contre fop Collégue Demerate, pour fe rendre feul maitre abfolu de Fadminiftration publique ? a quoi attribuer cette grande jaloufie, & ces inimitiés continuelles entre les Spartiates & les Athéniens, fi ce n'eft a Forgueil , a 1'ambition, a. la démangeaifon de dominer, dont eeux , qui étoient a la tête de leur gouvernement, étoient emportés? Qui furent les moteurs de la guerre du Pélopoiiefe, guerre fi pernicieufe pour la Gréce, qui la divifa, qui la déchira, qui lui öta fes forces, qui finit par 1'abais.fement d'Athénes , & par 1'affoiblifTement général de cette Puiftance réunie, qui ci-devant avoit acquis tant de confidéradon fous la dénomination d'Amphiclions? „ Ainfi fut terminée cette terrible „ guerre, (dit Mr, Millot p. 242.) de vingt;-,  TROISIEMÈ LETTRE. ui fept ans , que 1'ambition fit naitre, que la haine „ rendit atroce, & qui fut aulfi funefte aux Grecs, „ que la confédération leur avoit été avantageufe. " Et a qui encore attribuer que cette guerre ne fut pas terminée plutöt ? a deux méchants perfonnages, 1'un Lacédémonien, 1'autre Athénien, depeints dans l'hiftoire des couleurs les plus flétriflantes, & qui par leur influence fur le peuple parvinrent a la faire continuer. Ne fut-ce pas encore un changement d'Ephores a Lacédémone, & 1'ambition d'Alcibiade, Citoyen d'Athenes, qui la firent renouveller, après la conclufion d'une trève pour cinquante années ? L'hiftoire de Sparte nous fait connoitre un fecond Cleomenes, qui, parvenu a la Magiftrature, cherche la guerre, pour fomenter des divifions inteftines , changer la forme du gouvernement, & s'en emparer; & qui, pour y réuflir, ne fe fait aucun fcrupule de violer également les loix de 1'Etat, & celles de la nature & de 1'humanité. Ayant fu dispofer le frère du Roi Agis, fous prétexte de le prendre pour fon collégue, de venir a Sparte, il profite lachement de la crédulité de ce Prince, pour s'en débarafler, & le fait tuër. Voila, mon cher Monfieur, de ces horribles attentats, auxquels 1'abaifiement de la dignité Royale düt néceflairement provoquer ceux, qui en étoient révêtus. Lycurgue, ce me femble, auroit dü le pré voir , & reflêchir, que le coeur humain ne fe prête pas aux freins, qu'on s'efforce de mettre par Ja violence a fes penchans naturels. II auroit dü réflêchir, que ces penchans fe debordent avec d'autant plus de force, qu'on a ufé deplus d'excès, pour les réprimer. L'homme, tel qu'un fleuve, qui franchit les obftacles mis a fon courant, delivré des entraves, qui le génoient, fe deborde, porte fa fureur par - tout, écarté tout ce qu'il trouve en fon H 5 che-  iai TROISIEMÈ LETTR& chemin, & détruïc jusques nux moindres empêchemens, qu'il croit pouvóir 1'arrêcer. La Nation francoife, k laquelle des faits femblables peuvent fervir de miroir & d'inftrucu'on , ne feroit pas mal, je penfe, d'y prêter attention ; & de pefer un peu murement les fuites funeftes , que fes procédés contra la Maifon royale, le Clergé , & la NoblefTe peuvent avoir. Ce même Cleomenes cependant, feul maitte du gouvernement , & s'étant debaraffë du concours du Peuple, & fur-tout des intrigues de ceux, qui le mettoient en effervefcence , retablit enfuite plufieurs bonnes inftitutions de Lycurgne, en introduifit de nouvelles trés fages, & fe conduifit enfuite d'une manière fi mefurée , qu'il fit oublier au Peuple les crimes, qu'il avoit commis, & les horreurs qu'il avoit exercées. II ramena 1'Etat a fa conftitution primitive. II fe comporta même avec tant de fagefte, qu'on le cite comme un modèle a fuivre par les Monarques. II fut encore gagner 1'affeétion du peuple au point, qu'étant allé en Egypte, & fes ennemis ayant profité de fon fabfenfe, pour rétablir les Ephores , & fe rendre maitre du gouvernement, le peuple ne voulut pourtant pas fouffrir, qu'on procédat a l'éleétion d'un Roi, pour le remplacer, tant qu'il feroit en vie. A ce trait vous pouvez en quelque facon juger de 1'inclination du peuple pour 1'autorité royale : il pourra vous faire juger, fi Cleomenes, en commettant les horribles excès , qu'il fe permit pour fe rendre despote, n'eüt pas plutöt en vuë de réprimer les infolences des grands, que d'accabler le peuple par la tyrannie: du moins, on peut Ie préfumer , fi on reflêchit aux opérations, qu'il fit après avoir furmonté tous les obftacles, qui étoient en fon chemin. On ne fe tromperoit peut-être pas,' fi, confidérant toute la conduite de ce Prince, on en infcroit, qu'il s'é- toit  TROISIEMÈ LETTRE. 125 toit fait le plan de ramener la forme du gouvernement a fa conftitution primitive, & de ne rien ménager , pour. le remplir. Le voeu du peuple ne paroit pas y avoir été contraire. Les Partifans de Cleomenes s'en prévalurent. Les nouveaux Ephor res furent indignement maflacrés: on chaiïa du Confeil ceux, qui penchoient du cöté des Macédoniens, & des Athénens: on y fubftitua d'autres. Déja on ne connoilfoit plus a Sparte, pour opérer des révolutions de ce genre, que les perfécutions, & le masfacre de ceux d'un parti contraire. Le triomphe de celui de Cleomenes ne fit cependant ancun bien a la République. Ce Prince mourut en Egypte, après trois années d'ablënce. Tout de fuite on vit les ambitieux en mouvement. Un fecond Lycurgue gagne les Ephores , & fe fait élire Roi. Cette éleétion indispofe Chilon , illu d'une familie royale; il ne put fouffrir, qu'on eut donné la préférence a un homme, qui n'avoit pas cet avantage ,• il crut pouvoir imiter la conduite de Cleomene; furprit les Ephores a table, & les masfacra: mais Lycurgue lui étant échapé , il manqua fon coup. Se voyant fruflré dans fon attente, ils'évada, & alla fe réfugier chez les Achéens, oü Ageiinopolis , Collégue de Lycurgue , quoiqu'encore enfant, & que Lycurgue & les Ephores y avoient envoyè en exil, fe trouvoit avec d'autres Lacédémoniens exilés. L'autorité de Cleomenes avoit contenu les ambitieux : delivrés de ce frein par fa mort, ils s'abandonnerent a leurs paffions avec d'autant moins de rétenuë , que Ie reffentiment de n'avoir pu les fatisfaire, devoit les animer davantage : effet , comme je 1'ai déja remarqué , inévitable de la contrainte , lorsqu'elle veut forcer la nature humaine; le germe s'en trouvoit dans le changement, que Lycurgue fit a la conftitution primitive de fa Pa-  j2+ TROISIEMÈ LETTRE. Patrie. Chilon avoit le fentiment de fa naiflance; il ne put fouffrir, qu'on lui eut préferé un perfonnage d'une condition inférieure. II eft vifible que Lycurgue a manqué de faifir 1'inconvénient de cette dispofition du coeur humain. Je viens de vous parler de la maniere indigne dont Cleomenes fe défit d'Agis. Rappellez - vous le fort d'un autre Agis, Roi de Lacédémone. Défirant de faire revivre la conftitution de Lycurgue, il fut la victime de fes bonnes intentions. Jusques a quel point les Ephores ne pouflerent - ils pas leurs vioIences & leurs atrocités a cette occafion ? Croyez-vous, mon cher Monfieur, que Ie peuple, que les habitans de Lacédémone fe foyent bien trouvés de ces tracaflêries politiques ? qu'ils jouïrent d'une vie agréable & douce, dans le tems que ces fléaux publiés défoloient 1'Etat ? Jugez^ en par ce qui fe pafte dans toutes les parties de la Monarchie francoife : - par ce qui s'eft pafte depuis peu dans le Brabant & en Flandres; & par ce que vous avez vu vous-même dans votre Patrie: car il ne faut pas oublier de remarquer, que ces excès fe commettoient par 1'entremife du peuple, mis en agitation par des factieux, qui, a proprement parler, excitoient plutöt des émutes populaires, qu'ils ne convoquoient des aflemblées du peuple. En reflêchiflant aux révolutions, dont je viens de Vous entretenir, vous ne pourrez plus, je penfe, vous empêcher d'en voir la fource, & de reconnoitre i que la première altération , qui fe fit dans le gouvernement de Sparte, le détériora au lieu de Pal méliorer: que Fétabliflèment de deux Rois y porta d'abord les fémences des divifions inteftines; que ces divifions allerent toujours en augmentant; qu'elles durent non feulement diminuer les douceurs & les agrémens de la vie privée des Citoyens, mais encore la  TROISIEMÈ LETTRE. 125 la rendre trés trifte & trés amère, jusques au point, que la vie y devint infuporcable. Je n'ai pas befoin de vous dire, que dés qu'une fois 1'efprit de parti a pris racine, il perpétuë la haine & 1'animofité dans les différentes dalles des habitans, dans les families mêmes; qu'il bannit le repos; fait taire la juftice^ entraine la partialité dans les tribunaux; qu'on y donne gain de caufe a ceux, qai font du parti auquel on tient foi - même; qu'on fait déchoir les autres de leur droit; qu'on rend les premiers audacieux; & qu'on trouve toujours les autres coupables. Peut - être avez - vous eu occafion, Monfieur, de vous aflurer par expérience des vérités, que je viens d'exprimer & auxquelles je pourrois en ajoutec de plus triftes encore. Or eft - ce la une vie fociale, a laquelle on puifle aspirer? un état que le Sage defirera. Otez-vous des rayons du Soleil, dit, •courbé dans fon tonneau , Diogène a Alexandre. Et nepourrions-nous pas dire a tous ces ambitieux Réformateurs de gouvernement, ötez-vous de la place que vous occupez, & laiiïèz-noüs jouïr des rayons, qui échauffent le fonds de notre induftrie, & qui font naitre les produélions néceffaires a notre bien - être ? vous n'avez aucun droit de nous en fruftrer. Le Sénat de Sparte avoit été établi, pour former un équilibre entre les deux Rois & le peuple: produifit-il cet effet ? Sparte fut-elle guérie de fes .maux par cette inftitution ? bien loin de la: les fources de divifions & les fouffrances du Peuple en furent encore augmentées. Les maux firent défirer un nouveau reméde. Comme c'étoit le peuple qui s'en refientoit le plus, on prit, de tous les moyens h choifir, le plus mauvais; celui de faire participer le peuple au gouvernement. Etpourquoi, le fit-on? nous ne fomme.s pas aux tems de ces événemens; nous  ia6 TROISIEMÈ LETTRE. nous ne voyons pas les reflbrts , qui ont été mis en mouvement, pour opérer ces révolutions; mais ce qui nous en a été transmis dans l'hiftoire fuffit, pour nous convaincre, que ce n'ont été que des Perfonnages puiflans, intriguans , & ambitieux, qui r pour flatter le peuple, lui ont fait donner en apparence un concours a la direction des affaires publiques, afin de remplir, au moyen de ce concours, leurs vuës particuliéres, & d'occuper les premières places dans le gouvernement. Les événemens le prouvent vifiblement. Lacédémone fut troublée plus que jamais. La tyrannie y parvint a fon comble. Le peuple, quant a la forme extérieure, avoit part h fadminiftration publique, mais dans le fonds, il étoit uniquement Finftrument, que les plus Iiabiles de fes faux amis emploioient pour parvenir a leurs fins. Aucun moyen, de quelque nature qu'il put être, n'étoit omis ou négligé dans ces aflemblées orageufès , agitées par les paflions, dirigées par 1'animofité & combinécs par les plus vils manéges pour 1'cmporter fur des concurrans. Penfez-vous, Monfieur, que cette infiuence du Peuple fur le gouvernement ait pu guérir Sparte des maux qu'elle fouffroit V Croycz-vous que 1'aifance, le bien-être , la prospérité de 1'Etat & des Citoyens en ayent été les fruits ? Tenons-nous a l'hiftoire, a 1'image fidéle des objets , qui nous attachent. Nous y trouverons conlfomment, que le concours du peuple au gouvernement n'a jamais produit que des maux. Toujours agité & pouflé par des infligations infidieufes & des ménéesfourdes, le Peuple n'a jamais été, jele repete, que le jouët malheureux de quelques Citoyens avides de tenir les rênes du gouvernement. Les Aflemblées du Peuple ne formoient dans le fonds qu'une arène •de cabaleurs, ou ceux qui y jouoient les premiers Per-  TROISIEMÈ LETTRE. I2? Perfonnages , luttoient les uns contre les autres. ■ Fakes-y attention, Monfieur, & vous vérrez, que Lycurgue ayant voulu détruire la puiftance royale dela duarchie , jetta les fondemens de ces ufurpations eontinucllcs du pouvoir fuprême. Un feul s'en rcndoit le maitre ou le dépofitaire ablblu , & les inftitutions de Lycurgue ne fe confervoient qu'en apparcncc. Les Lacédémoniens (me dira-t-on) ont été mal gouvernés par leurs Rois, foit: ils en ont été opprirtiés: foit encore. Les Rois ont manqué k leurs engagemens, abufé de leur pouvoir, violé leurs fermens , & enfreint les loix de 1'Etat. *U Je le vcux. Les, Lacédémoniens, ajoutera -1 - on, rentre-< rent par la dans le droit impreseriptible de fonger a leur falut; de pourvoir a leur bien-être; &'de prévenir ces abus pour la fuite ; d'établir un nouveau gouvernement, & d'y faire intervenir le Peuple. C'eft la le langage qu'on tient dans rAfternbléc Nationale de la France; que les-Infurgens du Brabant ont tenue* & que les Patriottes de votre Pays ont employé avec tant de chaleur & de coufiance. Je vcux encore pour un moment vous accorder le droit impreseriptible, fur lequel tous ces réformateurs modernes fe font fondés : s'enfuh>il, qu'ils en ont agi, ou qu'ils en agiflènt encore prudemment, eu employant ce prétendu droit? c'eft laproprement de quoi il eft queftion entre nous ? Les Lacédémoniens & les Athéniens font-ils venus $ un état plus heureux, par les changemens fuccésfifs qu'ils ont fait a leur conftitution politique? ^uelsmaux en attendantces changemens n'ont-ils pas caufc? ont-ils produit quelque état fixe, ftable, & reglé ? ne voyons-nous pas qu'ils ont fait aller les Lacédémoniens ainfi que les Athéniens de mal en pis; & qu'ils fe font multipliés a chaque nouvelle '» ; re-  128 TROISIEMÈ LETTRE. reforme, qui s'éloignoit de la première & originairë inftitution ? On pourroit, a mon avis, appliquer k ces changemens le prefens eft gravidum futuri i axiome de métaphyfique, qui doit nous convaincre, que la première altération du gouvernement de Lacédémone portoit en foi, comme dans celui d'Athenes, & généralement dans tous les corps phyfiques & moraux , les germes de toutes celles, qui ont eu lieu enfuite. Les faits, que j'ai puifés dans l'hiftoire , 1'atteftent, & n'en laiflent aucun doute. La première inftitution de Sparte en avoit fait un gouvernement Monarehique. En y ajoutant un Confeil , on le rendit mixte, Monarehique & Ariftocratique: on le rendit plus mixte, & en partie Démocratique, en y mêlant le Peuple. En y ajoutant les Ephores, on augmenta la complication d'autorités & on multiplia les fources des maux par les remèdes qu'on y appliquoit. Voila quel a été le fort de Sparte. Permettez que je finiflè la préfente: on vient m'interrompre. Vous aurez de mes nouvelles, dès que letems me le permettra: je vous faluë très-cordialement, & fuis fans referve, Monsieur, T. a V. * * * Lo 3e fevr. 1790, QUA?  QUATRIEME LETTRE. Monsieur, *\^"ous avez trouvé ma précédente bien eourtês Elle 1'ccoic effectivement. Je n'avois pas le tems de la rendre plus longue. Prévoyant que je ne pourrois vous écrire defitöt, j'ai préféré de vous 1'expédier, que d'attendre le tems que je pourrois m'y remettre. Je rentre en matière. J'ai eu 1'honneur de vous entretenir des événemens , qui ont fait changer la forme primitive du gouvernement d'Athenes & de Sparte. J'ai rappellé a votre mémoire les fuites , que ces changemens ont eu & les malheurs , qui en font réfultés pour les deux Républiques. Le plan que je me fuis propofé pour vous convaincre des dangers, auxquels une nation s'expofe, en portant atteinte a. la conftitution primitive de fon adminiftration publique , exige que j'y revienne , & que je continue ce coup d'oeil fur les révolutions , qui onE troublé ces deux Etats fi célébres. Je vous ai prévenu, Monfieur, que j'y ferois de tems en tems obligé: la liaifon & la combinaifon des événemens, qui fe font paffes dans les deux Républiques que je viens de nommer, offrent entre eux des rapports fi immédiats qu'on ne peut fedispenfer, en parlant des uns, de faire mention des autres. Vous I m^  13° QUATRIE3IE LETTRE. me demandez d'ailleurs des éclaircifiemens qui exigent quelque repétition; & vous defirez que je m'étende un peu plus fur les faits. J'ai pris, Monfieur, la liberté de vous faire obferver dans ma première lettre, que le changement, que Solon fit dans le fyflème politique du gouvernement d'Athenes ne répondit pas a 1'attente de ceux , qui 1'avoient defiré; que la nouvelle forme jetta au contraire une nouvelle fémence de divifion dans 1'Etat : que Pififtrate s'en prévalut pour fe faifir des rênes du gouvernement & rétablir la monarchie. Je vous ai rappellé aufiï les révolutions, que la mort de ce Prince occafionna. Les Spartiates ayant manqué leur but, aigris contre les Athéniens , pour avoir follicité la protcétion des Perfans contre eux, fouléverent a leur tour quelques Etats de la Gréce, & firent avec eux une ligue, qui auroit abimé les Athéniens, fi les confédérés ne fuftènt révenus de leur condefcendance pour Lacédémone. D'ailleurs Demarate , s'étant déclaré contre les vues de Cleomenes , dont il étoit le Collégue, le projet formé par celui-ci s'évanouit, & par la 1'orage, qui ménacoit d'écrafer Athenes, fe diffrpa. Je vai reprendre, Monfieur, le fil de mes obfervations fur la fituation d'Athenes & de Lacédémone dans les différentes circonftances dont je vous ai parlé , tant par rapport a elles-mêmes, chacune cn fon particulier, que relativement 1'une k 1'autre, & nous verrons les fuites, qui en réfulterent. Sparte commencant a être jaloufe de la puiftance d'Athenes , & voulant préfider aux affaires de la Gréce , ne crut point fe deshonnorer en ufant du moyen vil & bas de cimenter les haines & les animofités inteftines , qui déchiroient fa rivale. Elle aima mieux s'expofer elle-même a la fenfibilité provoquée des Athéniens , que de laiflèr échaper 1'oc-  QUJTRIÈMË LËTTRË. i3i Poccafion de leur nuire par 1'endroit le plus foible de leur Erat, la discorde. Les Spartiates prirent Hispias fous leur protecttion: ils en firent autant d'Ifagore: ils allerent plus loin: ils s'éri^erent en vengeurs de faquerelle, & allerent le rétablir, en éxercant fur les Athéniens une domination de conquerans. 'Quelle imprelfion cette marqué de partialité, de fupériorité, & dehauteur, düt-elle faire fuf le parti dominant en Athenes. Je n'irai pas discuter ici, fi les Puisfances étrangères peuvent s'immifcer dans les affaires , ou dans les démélés domefiiques d*une nation fur laquelle elles n'ont point d'empire; fi elles font autorifées a favorifer 1'un ou 1'autre des dilférens partis, qui divifent un Etat. La réflexion toute fimple, que, fans y étre invité des deux cötés, on ne doit pas intervenir dans les tracafièries de fon voifin avec üi femme, fes enfans, & fes domefiiques, me paroit fuffire, pour refoudre cette queftion, & pour nous convaincre, qu'on n'a pas le droit de s'entremettre dans les querelles domestiques des Nations étrangères, encore moins celui d'en proteger 1'un oü 1'autre parti. Je touche ce point uniquement a caufe des fuites, que les demarches des Spartiates durent néceftairement avoir. II en refulta une malveillance des plus amères entre les deux plus puiftants Etats de la Gréce. Cette fatale indispofition de 1'un contre 1'autre fe manifefta depuis ce tems en toüre oceanen. Quelle en fut la fource ? fi vous prenez li peine d'y penfer , vous la trouverez dans les changemens faits au gouvernement primitif, tant d'Athenes que de Lacédémone. Ces changemens avoient non feulement détruit intérieurement la dispofition amicale de ces deux peuples, 1'un envers 1'autre, mais avoit aufli alteré leur dispofition rélative. Ils n'avoient plus ces idéés de ménagemens & d'honnêteté , qui portent les Nations a fe vouï 2 loir  132 OU AT RIE ME LETTRE. loir du bien mutuellement, a conferver les liens d'u¬ ne amitié, qui tend a une utilité commune. Cette fraternité, qui avoit donné naisfance a 1'aflbciation des Amphyclions ne fubfiftoit plus. Athenes, toujours déchirée par les divifions intefh'nes, ne pouvoit être pour Lacédémone , ni pour les autres Etats de la Gréce, ce qu'elle avoit été autrefois ; ni Lacédémone pour Athenes & ces autres Etats ce qu'elle avoit été ci - devant. La deftruftion du gouvernement primitif de ces deux premiers membres de 1'union des fociétés civiles de la Gréce ne pouvoit manquer d'ailleurs d'avoir quelque influence fur la confédération générale elle - même. Formée par descorps politiques , organifés comme 1'étoient a fa naifiance & Lacédémone & Athenes, cette confédération dut fe reflentir & fe refientit en elfet des altérations , qu'avoient fubi les gouvernemens de ces deux puiflans Afibciés. On ne fait pas, ce me femble, aflez attention a ces fortes de variations, lorsqu'on juge des eftets d'un collége , ou d'un corps compofé de différents membres, d'ailleurs ifolés: on ne reflêchit pas aflez, qu'en le formant, les arrangemens ont été pris, calculés, fondés, & adoptés d'après les qualités, les dispofitions, le caractère, & 1'état aftuel de chaque AfTocié en fon particulier, & qu'avant d'y avoir admis tel ou tel membre, on a commencé par s'inflruire , s'il avoit les qualités requifes, pour pouvoir entrer dans la communauté. Vous concevez aifément, Monfieur, qu'une fociété, établie fur des qualités & des attributs préfuppofés dans ceux qui la compofent, ne peut fe foutenir & doit crculer par un défaut de confiflence , dès que ces qualités & ces attributs n'ont plus lieu, s'afibibliflènt, ou ceflent d'y porter leurs fecours. De même, dès qu'Athenes & Sparte eurent perdu leur gouvernement primitif, que des dis-  QJJ ARTIEME LETTRE. 133 dïscordes & des cabales s'y furent glisfées, & que continuellement agitées par des troubles inteftms , le flux & le réflux des agitations continuelles de 1'efprit de parti fit a chaque moment changer les vuës & les mefures de 1'Etat , la fociété Amphyctionne düt néceflairement perdre faforce, & manquer le but auquel elle étoit deftinée, favoir la concorde entre les membres, qui la compofoient, & la réunion de leurs forces contre toute attaque d'ennemis étrangers. Rien ne me paroit plus clair que la vérité que je viens de vous expofer;je crois qu'on ne peut trop y refléchir: & je la trouve fi importante , que je ne puis me refufer a la tentation , de m'y arrcter encore. Dès que les membres d'une fociété quelconque perdent avec le tems les qualités eflentielles, qu'exigeoit leur admiflion, il doit immanquablement en réfulter, que 1'aflbciation ne peut plus remplir le but, pour lequel elle a été formée : il en eft d'une confédération comme d'une fociété de commerce, formée par des négocians, dont quelques-uns perdroient les qualités ou les facultés, qui les y avoient fait agréer. Aufli ne lifons-nous pas , que les Athéniens ayent remis leurs querelles domeftiques a 1'Aflemblée des Amphyélions. Lacédémone ne Fa pas fait non plus; & ces deux Républiques n'y ont pas eu recours non plus, pour aflbupir & finir leurs démélés. Voyez, Monfieur, fi ces réflexions ne contiennent pas quelques traits qui caraétérifent vos Aflemblées fouveraines. En lifant les débats de 1'Aflemblée nationale de vos Provinces en 1651. j'y ai trouvé un mémoire, fourni par celle de Frife. Cette piéce contient une remarque aflez analogue ia celles que je viens de faire. Les Etats de cette Province prétendoient, que les fcpt Provinces-Unies ne pouvoient fe dispenfer de conferver le Stadhou* I 3 derat,  134 QJJ ATKIEM E LETTRE. derat; paree qu'en le fupprimant, elles sotoient la qualité effentielle, rcquilè pour concourir a 1'union. Un Etat (difent-ils) expolë a des discordes intefïines, ne peut pas être membre d'un corps, dont les membres doivent s'entr'aider , fe foutenir , & former une Puifïïmce. Vous aurez fans-doute lu cette pièce: vous ne regretterez pas, Monfieur, le tems, qui vous mettrez a la relire & a en méditer le contenu. Revenons a Sparte & a Athenes. Darius , ayant pris les armes pour dompter les Ioniens , qui s'étoient révoltés contre lui, ceux-ci réclamerent le féconrs des Grecs de 1'Europe. Sparte le refufa. Athenes le donna. Voila ces deux Républiques en oppofition, la oü elles auroient dü aller de concert. Darius, après avoir fouffert quelques échecs, dompte les Ioniens , & fait des conqüêtes dans 1'Attique, Athenes en péril demande du fecours aux confédérés, Sparte promet des foldats , & les autres gardent le filence. Platée feule envoit un milier de combattans. La confédération avoit perdu fon feu. On n'avoit plus pour elle que des fentimens froids. La liberté de la Gréce, cette vraye liberté, qui avoit fait 1'objet & le but principal de cette confédération, ne touchoit plus les coeurs: on n'étoit plus animé de cet intérêt commun , qui avoit fait former 1'union amphyclionique ; ou du moins, on ne paroiflbit pas en être touché. Athenes , abandonnée a elle-même, düt feule fe défendre contre Porage qui la menacoir. Elle le fit,vainquit Darius dans Ja famcufe bataille de Marathon. Les Perfes y prirent honteufement la fuite , vuiderent 1'Attique, & laifferent les Athéniens couverts de gloire. Je fuis trés éloigné , Monfieur , de refufer mon admiration aux exploits glorieux, oü le génie , le courage, la bravoure, & la valeur fe font déployés avec  Q U AT RIE ME LETTRE. i35 avec tant d'énergie & ont eu des fuccés fi brillans. Je ne refufe pas mon admiration a 1'ardeur & au zèle d'une nation , qui ofe venir braver un ennemi, prêt a l'aflaillir avec des forces, qui femblent devoir 1 'écrafer; qui va attaquer cet Ennemi, & remporte fur lui une viftoire fignalée. Mais les vertus militaires font - elles les feiiles , qui méricent notre attention & notre eftime? font-elles les feules, qui font le bonheur d'un Etat ? En lifant les ouvrages hiftoriques, on le croiroit. Athenes échappa a une fujettion, qui la menacoit, & a laquelle elle devoit craindre ne pouvoir fe fouflraire. Fut-elle guérie de fes vices , & des maux qui en étoient les fuites funeftes ? Point du tout. Autant que les Grecs s'étoient couverts de gloire par leurs favantes manoeuvres, & leurs vertus militaires; autant fe couvrirent - ils d'opprobre par Pingratitude , avec laquelle Miltiade füt traité; je vous en ai parlé, Monfieur. Je vous ai rapellé dans ma première leur conduite envers Ariftide, lorsque Xerxes , fils de Darius , réfolu de vanger 1'affront, que fon père avoit efiuié, vint fondre fur une nation, qu'il croioit pouvoir méprifer. Athenes arma une flotte. Sparte, Porgueilleufe & jaloufe Sparte , craignant alors le danger, qui la ménacoit également , fe reveille & fent la néceflité de ne pas laiflèr fuccomber fa rivale. Le fentiment de la jaloufie céda alors a celui du danger. Sparte joignit ün flotte a celle des Athéniens , moins forte d'un tiers : & cependant telle fut 1'ambition des Lacédémoniens , qu'ils voulurent qu'un Spartiate eut le commandement de 1'armée navale. Les Athéniens, preffés par les circonftances , céderent; mais en conferverent un vif reftèntiment. „ Imperium in cïajjem fuperbe fibi pete* „ bant Lacedemonii. Athenienfes, qui rerum es* „ fent navalium peritiffimi, qui ducem haberem I 4 cum  136" OJJ AT RIEME LETTRE. j, cum Spartano Rege non comparandum, qui aU „ terum tantum navium in claffem dediffent, quan„ turn ceteri Graeci jimul omnes, Athcnienfes ta„ men honorem fibi principatiis ereptumpajfi tem,, port fe fapienter accommodarunt. (Valcke„ n a er 1. c. p. 19.) Remarquez en paffant, quele Lacédémonien, auquel le commandement de 1'armée fut donné, n'avoit pas la capacité d'en remplir les devoirs; qu'on futobligé de fe fervit d'un paffe-droit pour lui en faire manquer les fonétions; que la Gréce auroit été perduë , fi on n'avoit pris un biais pour en détourner la caufe; & que, malgré que les Lacédémoniens euffent été élevés pour former un peuple guerrier, ils ne furpafferent cependant pas les Athéniens , ni en bravoure, ni pour le génie militaire. Je ne repeterai pas ici ce que j'ai dit de 1'entrée des Perfes en Gréce, & du devouëment de Leonidas au falut de fa Patrie: mais je dois vous faire obferver , Monfieur , que , malgré tous les avantages remportés fur les Perfes, Xcrxes s'avanci néanmoins, mit tout a feu & a fang ; fe rendit maïtre d'Athenes, abandonnée de fes Alliés. Themiftocles gagne la bataille de Salamine. Xerxes s'enfuit en Afie: mais un furcroit de malheurs attendoit Athenes, Mardonius, un des généraux Perfans , s'en empare & acheve de la détruire. Les Spartiates virent d'un oeil tranquile les desaftres & la ruine d'Athenes , peut - être même avec cette fatisfaétion, que la jaloufie infpire: du moins 1'avoient - ils laiffée fans fecours, la oü 1'intérêt commun de la Gréce auroit; dü les engager a lui en porter. Enfin, excités par les reproches de leurs Alliés , qui firent plus d'impresfion fur leur efprit, que les fentimens naturels qu'on devoit leur fuppofer, ils envoyerent a 1'armée combinée des Grecs cinq mille Citoyens, accompagnés chacun de fept Hélotes. - Les Grecs, commandés. paf-  QJJATKÏEME LETTRE. 137 par Paufanias , livrerênt bataille aux Perfes , les battirent & les chaffèrent de la Gréce. „ Si les Grecs (dit Mr. Millot) avoient été „ aufïï fages, que courageux, ils n'auroient penfé „ qu'a s'unir plus étroitement. Leur force depen„ doit de cette ligue, dont ils devoient fentir la né„ ceflité. Qu'une émulation mutuelle les portat a „ fe furpaflèr les uns les autres, c'étoit un bien , „ pourvü qu'elle ne degenenk point en odieufe ja„ loufie : mais 1'ambition, ordinairement funefte „ aux grands empires, eft la ruine des petits Etats. „ Enfiées de leurs viéloires, les deux Républiques „ rivales devinrent ennemies : elles fe firent infini„ ment plus de mal, qu'elles n'en avoient recu des „ Perfes. " Ainfi parle Mr. Millot p. 200* & dit vrai: mais quelle fut la fource, l'origine, & la caufe de cette inimitié ? le défaut de ces vertus morales , qui font connoitre le vrai bien , le véritable bonheur , & la liberté proprement dite. Sparte, qui déja avoit donné de juftes fujets de plainte aux Athéniens, les augmenta en s'oppofant au rétabliftèment d'Athenes. En faifant mention de cet événement, je me rapelle , Monfieur , qu'après que Louïs XIV. eut abandonné les Provinces de votre République, qu'il avoit conquifes , on mit en délibération fi on les admettroit de nouveau a 1'union, qui fait la bafe de votre Etat; quoique celles qui auroient dü les fecourir euffent manqué de remplir ce devoir , & paffent être regardées comme ayant contribué a leur defection involontaire. Les hommes ne fe démentent jamais : ils font par-tout les mêmes: & en tout tems & en tous lieux les voyez-vous peu délicats fur 1'honneur & la probité, lorsque de fauffes idéés de grandeur & d'un intérêt particulier, les dominent & les entrainent. Tel fut le cas de l $ Spar-  i38 QJJ AT RIEME LETTRE. Sparte , dans fon oppofidon au rétabliflèment d'Athenes. Themiftocle ne trouva pas d'autre reflburce, pour éluder une oppofition, fruit d'une ambideufe jaloufie, que de fe fervir d'un artifice: il amufa les Lacédémoniens par des lenteurs ; rébatit en attendant la ville , & allégua enfuite , pour juftifier fa conduite , les droits que 1'homme a a fa confervation. C'eft ainfi que des génies adroits, mais peu intégres, favent fe jouër des principes les plus inconteftables du droit de la nature. La confervation de foi-même eft fans contredit la première loi, que la nature a gravée dans le coeur de 1'homme: mais elle n'y a pas mis le droit de 1'alléguer, pour colorer ün artifice. Lacédémone dut diftimuler: mais, fenfible a des procédés , qu'on pouvoit également lui reprocher , elle en conferva le fouvenir , pour s'en vanger. Avouez, mon ami, qu'on eft tombé bien bas, lorsqu'on eft reduit a la néceflité d'ufer de fubterfuges, pour joüïr de fes droits. Ces rufes, ces petites furprifes, a quoi aboutiflent-elles? a fomenter de plus en plus les haines, les inimitiés & les discordes ? Eft-il poflible que des Nations, qui doivent toujours être fur le qui vive les unes contre les autres , toujours avoir 1'oeil au guet , pour fuprendre & n'étre pas furprifes, & qui font continuellemenr prêtes a fe porter quelque coup , puiflènt entretenir enfemble des liaifons d'une vraie & folide amitié? La fituation relative de Sparte & d'Athenes n'étoit plus , depuis les changemens faits a leur gouvernement, ce qu'elle avoit été & dü être. Les traces de ces vertus fociales, qui doivent faire la gloire & la félicité des corps politiques, ne s'y manifeftoient plus dans leur conduite. Themiftocle, non content de s'oppofera 1'ambition démélurée de Lacédémone, voulut encore faire de la Ville d'Athenes la première cité de la Gréce, & lui aflu-  QUAT RIEME LETTRE. 139, aiïurer le commandement, dont Sparte fe montroie trop jaloufe. On n'auroit pu lui faire un crime d'avoin'medité ce plan, fi en même tems il fe fut fait une loi de ne 1'exécuter, que par des moyens légitimes: mais déja les Athéniens & les Spartiates s'étoient accoutumés a trouver légitime tout ce qui pouvoit fervir a la réuffite de leurs projets. Themiftocle , pour être fur de ne pas échouer dans 1'exécution du deftèin qu'il s'étoit formé, prit l'idée de brüler la flotte des Alliés, comme un moyen infaillible de rendre Athenes 1'arbitre de toute la Gréce : a ce trait feul on peut apprécier le caraétère moral de ce héros. ,, Si la politique (dit Mr. Mil„ lot) a pour but le bonheur des Nations, elle „ n'y atteindra, qu'en fuivant les régies de la mo„ rale; car toute injuftice expofe au malheur, ne „ fut - ce que par 1'infamie , qui 1'accompagne. " Mais, fi jamais les Lacédémoniens & les Athéniens ont été animés de ces fages maximes, ils ne 1'étoient certainement pas dans les tems , dont j'ai le plaifir de vous entretenir aétuellement. Les Spartiates , pour augmenter leur influence dans 1'aflèmblée Amphyctionique, voulurent en exclure tous ceux, qui n'avoient pas pris les armes contre Xerxes. Que dites-vous de cette démarche? C'étoit bien aux Spartiates a faire une pareilles propofition : a eux, qui avoient été fi tardifs a remplir les devoirs de la confédération, lorsque Xerxes vint fondre fur Athenes. Themiftocle, de fon cöté , s'oppofa a cette exclufion , parceque 1'intérêt d'Athenes en auroit fouffert. Obfervez que 1'intérêt commun de la Gréce n'entra pour rien dans cette diffenfion \ que 1'ambition des deux Républiques, de Lacédémone, & d'Athenes , en fut 1'unique motif. Obfervez , que Ia guerre des Perfes , depuis leur première inyafion jusques a leur retraite , après la bataille de Pla-  r4o QJJ AT RIEME LETTRE. Platée, ne dura que vingt-deux ans ; que c'eft dans ce court efpace de tems, que les Grecs firent ces grands exploits , qui nous rempliftènt d'étonnement & d'admiration: mais obfervez auffi, que les Grecs eurent a faire a une nation efféminée & lache, a des troupes mal disciplinées , qu'ils eurent en tête des officiers fans mérite , & fans expérience. En comparant les forces des deux partis, & fi 1'on confidere, que le grand nombre d'une armée lui eft plus onéreux qu'utile, fi les reflbrts, qui doivent le mouvoir, font mal conftitués & mal dirigés, nous trouverons les défaites des Perfes, & les vicloires des Grecs, moins furprenantes. Si vous y comparez les expéditions des Efpagnols & des Portugais dans les Indes, celles qu'y firent les Anglois & les Hollandois, les différentes guerres que les Nations Européënnes ont faites aux puiffances Indiennes, celle que les Anglois foutiennent aftuellement au Bengale; vous y verrez des petits corps de troupes attaquer, battre , & mettre en fuite des armées nombreufes. Je ne fais au refte cette remarque, que paree que je la crois néceflaire , afin de faire voir, qu'il faut examiner toutes les circonftances d'un fait pour s'asfurer, que les éloges, donnés a dés exploits guerriers, ne font pas outrés. II en eft a cet égard, comme du blame. II eft rare , que 1'exagération ■n'y ait part. Obfervez deplus, que, pendant tout Pefpace de tems , qui s'écoula depuis 1'invafion de la Gréce par les Perfes , jusques ia leur retraite , ce furent toujours deux hommes, 1'un a Sparte 1'autre ia Athenes, qui dispofoient chacun dans leur Patrie de 1'adminiftration publique & de tout ce qui la concernoit", que s'il y eut des aflemblées du peuple, elles furent plutöt convoquées pour conferver 1 ex térieur de la forme démocratique , que pour le but au-  QJJATKIEME LETTRE. 141 auquel elles devoient répondre. Ce fut, paree que ces génies fupérieurs rapprochoient le gouvernement , par des voyes indireftes, de fa conftitution primitive , qu'ils mirent les Républiques en état de déployer tant de vigneur & de force. Nous ne devons donc pas nous étonner, fi le Peuple d'Athenes, réprit fon humeur inquiéte, toutes les fois que le danger étoit pafte & la ville rétablie : qu'il s'y forma de nouvelles prétenfions, pour diminuer 1'autorité des Ariftocrates. „ Ariftide (dit Mr. Millot) crut devoir céder a la fougue populaire. II règla „ par un décrêt, que le gouvernement feroit com„ mun a toutes les claflès des Citoyens & que le „ Archontes pourroient être choifis indifféremment „ parmi le peuple. " Que juger d'une conftitution, oü une fougue populaire néceflité un Ariftide d'y céder ? Cette fougue étoit le fruit du germe, que Solon avoit mis : elle enfanta une nouvelle altération dans la forme du gouvernement d'Athenes , dont les inconvéniens fe firent bientöt fentir. // ne refloit pres que plus de frein a la licence, ajoute le judicieux hiftorien, dont je viens d'emprunter les paroles. Nötez qu'il n'y avoit alors qu'un peu plus d'un fiécle, que Solon avoit donné fa légifiation. Paufanias, qui, tuteur d'un jeune Roi, exercoit Ia puiftance royale a Sparte , & avoit eu le commandement des troupes envoyées au fecours des Athéniens , commanda enfuite 1'armée combinée des Grecs \ la bataille de Platée. Devenu infolent & voluptueux après la viétoire , qu'il y avoit remportée, il y ajouta encore la trahifon. II entretint des intelligences avec 1'Ennemi: elles furent découvertes, & il les expia par une mort cruelle. Les Ephores le laiflerent moarir de faim dans 1'afyle , oü il s'étoit réfugié. Les Spartiates n'en demeurerent pas la. Ils  Ha QJJ AT RIEME LETTRE. Ils accuferent Themiftocle d'avoir été complice des trames de Paufanias: plus fans doute par un motif de haine perfonnelle contre cet illuftre guerrier, & pour tirer vengeance du tour qu'il leur avoit fait, que par zéle pour le bien de la Gréce. Car fi 1'on fait attention au peu de délicatefle , que les Spartiates aufli bien que les Athéniens montrerent dans le choix des moyens, qu'ils employoient pour perdre leurs ennemis, fefera-t-on un fcrupule de penfer, que les Lacédémoniens faifirent cette occafion pour priver les Athéniens d'un homme tel que Themiftocle, & pour payer celui-ci des fentimens, qu'il avoit manifeftés a leur égard? un mal en entraine un au•tre , & il fera toujours vrai , en politique comme dans la vie privée , que les mauvais procédés font naitre des rancunes & des fentimens , qui ne s'étouffent jamais. Les divifions inteftines d'un Etat ne fe bornent pas d'ailleurs uniquement aux malheurs qu'elles produifent dans fon intérieur; elles étendent leurs funeftes effets beaucoup au-dela. Dès que deux partis fe font élevés dans un Etat, vous voyez d'abord le plus foible , & enfuite tous les deux également, chercher du fecours & de 1'apui auprès de quelque Puiftance étrangère. L'hiftoire ancienne en fournit des exemples , aufli bien que l'hiftoire moderne. Athenes, craignant de fuccomber aux forces de Lacédémone, rechercha le fecours de cette mcme'Puiflance, qui avoit envahi la Gréce pour la fubjuguer, &qui 1'avoit faccagée & dévaftée; de cette même Puiflance dont peu d'années auparavant elle s'étoit déclarée 1'ennemie irréconciliable ; „ Quid ? cum Perfa Mardonius per Alexandrum „ iftius aevi Macedona fplendidas Athenienfibus pa* „ cis oftentaret conditiones ? — Fruflra Lacedae„ moniis quid eyeniret metuentibus, nunquam fe n cum Perfis focietatem inituros refponderunt,  QJJ AT RIEME LETTRE. ï43 „ pacem a Rege oblatam feryitutem interpretati, „ periculofam libertatem tali quieti praeoptantes. „ (Valckenaer p. 19.) Quelle différence* Athenes auroit cru alors s'avilir en acceptant des conditions honorables des Perfes, & nous Ia voyons ici mandier leur apui.. Heureufement pour elle, fes follicitations n'eurent aucun fuccès. Un autre événement la fauva. J'en ai parlé , un peu plus •haut. Cependant une pareille démarche ne manque jamais de produire des efFets trés - nuifibles. II en rcfulte toujours, que les protégés tombent par lk dans la dépendance de celui, qui leur accorde fa protection. Une nation, qui en vient a cette extrérnité, & qui avouë paria fa foibleflè, risque nonfeulcment la perte de fa liberté, mais encore celle de la confidéradon, qu'elle pouvoit avoir auprès des Nations étrangères. Permettez moi encore quelques reflexions fur la conduite que Sparte tint envers les Athéniens, lorsque Pififtrate fe fut emparé de la Souveraineté. Elle profite de la discorde des Athéniens , & foutient le parti des ennemis de Pififtrate. Dès le mo, ment que Sparte commenca a s'ingérer dans les démêlés domeftiques des Athéniens, & qu'elle fe déclara pour un des Partis, Athenes perdit fa liberté, comme corps politique. Sparte, en appuyant le parti oppofé a celui de Pififtrate, ne le fit pas certainement dans la vuë de conferver Athenes, & d'y rétablir la concorde : c'étoit pour y fomenter & augmenter les cabales. Après avoir foutenu le parti populaire contre les Pififtradides, elle prit peu après les armes , pour donner de nouveaux maitres a fa rivale, & même pour rétablir Hippias. „ Une pa„ reile conduite (dit Mr. Millot) ne peut fe „ concilier avec cette vertu , qu'on célébre tant; ' „ mais 1'ambition de préfider aux affaires de la Gréce „ étoit  144 QJJ AT RIE ME LETTRE. „ étoit le foible des Spartiates; ils commencoient & ,, être jaloux de la puiiTance d'Athenes : ils crai„ gnoient que la liberté n'accrut fa reputation & „ fes forces ; ils ne vouloient point de rivaux. " Soyons de bonne foi, mon ami. Qu'eft cette vertu des Sparriates , qu'au dire de Mr. Millot on célébre tant, & a laquelle leur conduite en cette occafion ne pouvoit fe concilier. Je n'en trouve aucune tracé dans tous les événemens , qui caractérifent leur naturel. Un peuple dur, orgueilleux, cruel , ignorant les aménités de la vie fociale: c'eft ainfi que je les vois dépeints dans les faits, que l'hiftoire nous a transmis a leur fujet. Mr. Millot donne ia leur ambition 1'épithète de foible: expreflion bien foible elle-rfiême , pour dénoter une pasfion telle que 1'étoit 1'ambition de préfider aux affaires de la Gréce , & le peu de fcrupule fur les moyens qui pouvoient y conduire. Quoiqu'il en foit , 1'établiffement du gouvernement populaire avoit produit les discordes dans 1'Attique : ces \ discordes s'étoient toujours accruës : elles donncrent lieu aux Lacédémoniens de fe mêler dans les affaires d'Athenes , & de travailler par la a fa ruine; & c'eft ce a quoi il importe de faire une attention particuliere. Obfervez, que cette même discorde fut également la caufedel'irruption de Darius dans laGréce,dont je viens de parler. Les Athéniens étoient irrités contre les Perfes, paree que ceux-ci avoient recu Hippias, & qu'ils avoient témoigné vouloir le rétablir. Ce fut le motif, qui porta Athenes a donner du fecours aux Ioniens, attaqués par Darius. Cléomene, Roi de Sparte, Protedteur d'Hippias, avoit de fon cöté refufé le fecours. Je rétouche ici cet événement, pour en indiquer les caufes, dans leur cours progreffif ; & pour en faire remarquer 1'enchainement. Darius, pi-  QU AT KI E ME LETTRE. 145 piqué contre les Athéniens , fe livre iï la vengeance, & vient envahir la Gréce. Si le hazard n'avoit pas fait tomber le commandement de 1'armée Athénienne entre les mains de Mildade, a la jounée de Marathon , & remédié par la a un partage de généraux, qui devoient fe fucceder alternativernent chaque jour, c'en étoit probablement fait d'Athenes, & les Athéniens auroient déja dès-lors appris par le fait, que le gouvernement populaire les avoit perdus. Remarquez ici, mon cher Monfieur, comment les elfets de fakérationporcée au gouvernement d'Athenes fe dévelopent. Un parti s'y étoit formé contre celle que Solon y avait faite Pififtrate s'étoit mis a la tête de ce parti, & emparé du fouverain pouvoir. Après fon décès Hypias , qui lui avoit fuccedé , fut chaftè. II trouve de la protection auprès des Perfes. Cela irrite le parti oppofé aux Pififtratides, & lui fait donner aux Ioniens du fecours contre Darius. Ce Prince s'en trouve offenfé & jure d'en prendre vengeance : de la la guerre des Perfes contre la Gréce: & de ces mêmes diftenfions les animofités entre les Athéniens, & les Spartiates, qui, comme je viens de le dire, avoient d'abord favorifé le parti des Pififtratides, enfuite le parti qui leur étoit oppofé, & qui n'avoient pu manquer par la de fe rendre également odieux aux deux partis. Après Pexpulfion des Perfes hors de la Gréce , & 1'exil de Themiftocle, Ariftide tint feul les rênes du gouvernement d'Athenes. Loin de courir après une vaine gloire, il s'en acquit une autre, bien plus précieufe: il s'appliqua , au raport de Platon, a remplir fa Patrie de vertus. Themiftocle, qui en avoit été banni, alla fugitif d'un endroit a 1'autre; fe redra auprès d'Artaxerxes, & finit fes jours dans cette retraite. Ariftide étoit mort quelque tems auK pa-  i46 QJJ AT R 1 E ME LETTRE. paravant: fa mort priva Athenes d'un des plus grands hommes, dont 1'Antiquité ait confervé la mémoire. C'eft a ce tems, qu'on peut, je crois , rapporter Fobfervation de Mr. Valckenaer , lorsqu'il parle des Athéniens en ces mots : ,, obla„ turn in Mud usque tempus retinuerunt impe„ rium, dum folis hoftibus infefli , clementes in „ viclos, fociisque auxilia ferentes , pZdem datam „ fan&e colerent , dandisque beneficiis omnium „ fibi amicitiam conciliarent. Maris dominos „ turn temporis navibus opibusque ex vaga prae„ fertim mercatura comparatis, quique agros ha„ berent natura fteriles & infrugiferos , frumen„ to, vino, rerumque omnium ad vitam jucunde „ tranfigendam affluentia tarnen abundaJJ'e, om- nium minime batavi certe mirabuntur. ,, Sic pacis his temporibus in eam Attica Res„ publica potentiam fuit prove&a , quae paucis fa„ pientioribus jam turn nimia videretur, atque eo „ effet fujpecla. — Intelligebant Mi, liberam Remr „ publicam, quae tantis au&ibus celerrime crevis,, [et, diu quiescere non pofte, quod Hannibalis „ fuit in fenatu Cgrthaginenfium judicium: fi „ hoftem externum non haberent, domi repertu„ ram. (Valckenaer, p. 21.) " Ce fut la aufli 1'opinion de Cimon, fils de Miltiade, fuccesfeur d'Ariftide , qui n'avoit pu refroidir 1'humeur inquiéte & turbulente de fes Concitoyens : il crut que le feul moyen d'en prévenir les effets, c'étoit de la tourner vers 1'étranger, & de lui donner de Foccupation contre leurs ennemis du dehors. Quoique cette politique puifle n'être pas blamable, quand les circonftances d'une nation font parvenuës au point, qu'on défespère de furmontcr les discordes, qui 1'agitent, fans ufer de ce remède, elle decouvre cependant un vice radical dans Fadminiftration pu- bli-  QUA TRI E ME LETTRE. ,4? blique. En effet le plus grand vice d'une fociété, quelle qu'elle foit, c'eft la discorde; & tout gouvernement public, qui n'y peut ni prévenir ni corriger ce vice, lorsqu'il s'y eft gliffé, eft radicalement mauvais, imparfait, & déftructif de 1'Etat même. Etre obligé de chercher de 1'occupation dans 1'étranger , pour éviter les tumultes au-dedans, ce n'eft pas la tendre au but primitif, naturel & eftèntiel de 1'établiffement des fociétés civiles : c'eft les changer en corps de brigands; c'eft chercher la gué' rifon d'un mal dans un plus grand mal: ou plutöt , c'eft une preuve. qu'on doit recourir a un palliatif, pour un mal incurable. On peut douter que Cimon ait eu les vues qu'on lui prête , paree qu'il n'eft pas vraifemblable qu'il n'eut pas connu & fa nation, & la pente qu'elle avoit a changer d'opinion a 1'égard de fes chefs. II ne pouvoit certainement pas ignorer, que les Athéniens, malgré leurs occupations contre un ennemi étranger , n'en conferveroient pas moins leurs occupations favorites audedans de leurs murs. II ne pouvoit fedfliimuler qu'ils feroient toujours agités & mis en mouvement par des envieux, occupés, & travaillant fans relache k faire deftituer de leurs émplois & de leurs dignités ceux, qui s'en trouvoient révêtus, afin de les remplacer: car c'eft proprement a cette opération, que fe reduifit enfin le concours du peuple au fouverain pouvoir. Quoi qu'il en foit, Cimon porta les Athéniens k donner du fecours a Lacédémone, reduite a 1'extrémité , par différentes calamités. Le croiriezvous ? Cette fiére République', néceffitée d'implorer 1'aftiftence d'un peuple, auquel elle avoit donné de fi grands fujets de mécontentement, s'en montra, après 1'avoir recu , encore indigne par un procédé infultant. L'ayant demandé une feconde fois, & K 2 Ci-  i48 QJJ AT RIEME LETTRE. Cimon le leur ayant amené , les Lacédémoniens eurent 1'infolence de le renvoyer avec mépris. En vérité, mon ami, on fe lalfe & on s'indigne de lire ces extravagances contiauelles d'une nation, dont les hiftoriens font de fi pompeux éloges. Les Athéniens, de leur cöté, donnerent a cette occafion une nouvelle preuve de leur caractère injulte & vindicatif. Mis en fureur par 1'infulte qu'ils venoient d'eftuier, de la part des Spartiates , ils s'en prennent a Cimon. La faftion de Pericles le fait bannir, comme s'il eut favorifé Sparte contre les intéréts de fa Patrie. Les faétions, comme vous voyez, fubfiitoient toujours a Athenes, s'y multiplioient & continuoientd'y donner ces odieufes fcènes, qui ne. pouvoient manquer de défoler la partie la plus faine de la nation. La forme démocratique n'étoit plus qu'un voile , pour couvrir les indignes relforts, qui faifoient jouër la machine. Le peuple eft un être moral, qui fent fon malaife , fes infirmités, fes befoins: tel qu'un homme maladif, qui fent un manque de fanté, fans favoir s'il doit Pattribuer a la conftitution de fon corps , a Pair qu'il refpire , aux changemens du tems 5 aux alimens dont il fe nourrit, oü a la vie qu'il mène : toujours enclin a fe faire illufion, 6c fort peu dispofé a fuivre des avis falutaires, changeant de médeein, aufli-tot qu'il n'aperijoit point les indices d'une prompte guérifon, écoutant les avis de tous ceux , qui s'émancipent de lui en donner; & fe livrant aveuglement au premier beau parleur, qui aflure de le guérir,- telle eft 1'irnage du Peuple. Vantez-moi le génie de Miltiade , les grands talens de Themiftocle , les vertus de Cimon; ajoutez -y un étalage pompeux des viéloires remportées a Marathon, aux Thermopyles, a Salamine, a Platée  QUATRIEME LETTRE. 149 & autres triomphes, fi fort célébrés par les Hiftoriens, j'en reviendrai toujours la; le peuple d'Athenes pafla -1 - ü, lorsqu'on le fit participer a 1'adminiftration publique, a une condition plus douce, plus tranquile, plus paifible,'plus heureufe, en un mot , que celle dont il jouifibit auparavant ? Les victoires , qui ont éternifé fa mémoire, lui procurerent - elles quelque état ftable, quelque bien reël? diminuerent - elles les fléaux qui le tourmentoient fans ceffe ? Bien loin de la: elles ne fervirent qu'a les augmenter. Convenez, mon cher ami, que la fuprême puisfance ,, décernée au peuple, ne la lui donne qu'en apparence, & que de fait elle fe trouva toujours entre les mains d'un feul perfonnage: convenez que le .droit du peuple ne fervit que d'inftrument a quelqu'un de fes concitoyens, pour s'en emparer? Quand un gouvernement eft monarehique par fa conftitution, le monarque peut abufer de fon pouvoir; mais du moins il n'eft pas néceflité a ameuter le peuple , pour fe faire obéïr ; d'en inciter la fougue pour faire adopter fes vues & fes deffèins: il ne fe voit pas obligé de recourir a des divifions & a des cabales: il ne fe trouve pas reduit a la néceflité de les fomenter , & d'exciter des troubles dans 1'Etat: il commande , & on obéït. Lorsque le gouvernement eft populaire, comme le peuple en corps ne peut agir par lui-même , il faut abfolument qu'il confie la geftion des affaires publiques a quelqu'un, ou ia plufieurs de ces Concitoyens. Si la forme n'en eft pas réglée fur un pié folide, il en refulte une domination arbitraire; & pour 1'ordinaire, quelque grand que foit le nombre des Repréfentans , 'c'eft im feul qui parvient au timon, & qui méne la bande. Votre grand Penfionnaire de Witt en eft une preuva, li 3 La  t$o Q U ATR TE ME LETTRE. La demarche inconfidérée des Lacédémoniens occafionna une guerre entre les deux Républiques. Cimon, rappellé après cinq ans d'exil, fait conclure une trève avec les Spartiates. „ 11 reprit enfuite „ (dit Millot p. Sn.) fon excellent fyftème „ d'occuper les Athéniens contre 1'ennemi étran„ ger, foit pour augmenter leur puiftance par des „ moyens légitimes & glorieux , foit pour fixer „ leur inquiécude & prévenir les effets de leurs ca,, bales. " Cimon cependant fut rappellé après des viftoires remportées , & des conquêtes faites fur les Perfes. Les Grecs fe prêterent a la paix qu'Artaxerxes defiroit. Cimon mourut quelque tems après. On compte que cette guerre des Perfes contre la Gréce , & a laquelle , on donne le nom de Médique, a duré cinquante un ans, depuis la prife & Pincendie de Sardes: c'eft-a-dire, 500. ans avant v notre ére. Parcourons encore , mon cher Monfieur, cet efpace de tems; & voyez fi vous trouvez , foit a Sparte , foit a Athenes, des veftiges d'une félicité publique, d'un peuple heureux, jouïflant des agrérnens de la vie fociale. Je vous ai fait obferver a différentes reprifes que ces deux Etats, s'étant écartés de la forme monarehique , qui avoit été leur conftitution primitive ,1 dórent s'en rapprocher continuellement, pour ne pas périr ; & que ce raprochement ne fe faifant quau moyen de voyes paffagéres, vicieufes, & momentanées, la vie privée düt tóujours être abforbée par de continuelles cabales, excitées par les prétendans au fouverain pouvoir. L'abfence de Cimon en ouvrit le chemin a Pericles , qui y alpiroit. J'en ai dit un mot dans ma première Lettre, p. 42. Je dois maintenant y revenir. Con-  QJJ AT R IE ME LETTRE, 151 Connoiftant le caractère des Athéniens, Pericles ne fe rendit que rarement aux AfTemblées du peuple : fes amis & fes agens y paroiiToient pour lui. • Cependant il en dirigeoit les mouvemens, & par ce moyen , il fut attirer a lui feul toutes les parties du gouvernement. „ Athenes ( dit Mr. Millot) ,, oublia fes Loix. Le gouvernement changea au ,, gré d'un feul homme. " Mais Athenes avoitelle jamais connu fes loix ? Les avoit-elle jamais refpeélées ? N'avoit-elle pas toujours été le jouet d'un feul homme, depuis que Solon lui eut fait une légifiation ; recue, mais jamais mife en pratique. Pericles avoit le don de la parole & les fuffrages du peuple. II n'en falloit pas d'avantage auprès de ce peuple volage & leger, pour monter au despotisme. Athenes manquoit de loix fondamentales, depuis qu'on avóit mis le peuple en droit de dispofer arbitrairement de 1'adminifiration de la République, le chemin a 1'autorité fuprême étoit ouvert a quiconque favoit le tourner. Cette voye cependant étoit toujours gliftante. Pericles dominoit par le parti démocratique , qu'il dirigeoit a fa fantaifie. Les riches lui fufciterent un adverfaire puiflant. (C'eft ainfi que les faétions fe foutenoient, s'engendroient pour ainfi dire , & Thucydide, beau-frère de Cimon , fut cet adverfaire.) Pericles 1'emporta néanmoins fur lui, & fe conduifit en Prince fouverain. 11 le fit avec fi peu de ménagemens, que fes envieux, ayant épié 1'occafion de le perdre, la trouverent & s'en prévalurent. Quelles cruautés & quelles infamics les ennemis de Pericles ne mirent-ils pas en oeuvre pour aflbuvir leur rage. Elles nous font connoitre IV charnement des partis les ans contre les autres. Phidias trainé en prifon ,:oii il meurt :, Afpafie de Milet, accufée d'impiété & de débauches, a peine jusK 4 tifiée:  i5i QJJ AT RIEME LETTRE. tifiée: le decret odieux contre ceux qui expliquoient les phénomènes de la nature d'une manière oppofée a la Réligion du Pays ; Paccufation d'impiété portée contre An axagore ; cette accufation étendue a tous les grands hommes , disciples de ce Philofophe, fopt autant de 'faits auxquels certainement on elt bien éloigné de reconnoitre un bon gouvernement & un peuple eftin.able ? de pareilles indignités au rcfte commifes par les perfonnages les plus diftingués de 1'Etat, depeignent mieux la fituation du peuple Athénien, que 1'éloge pompeux dont l'hiftoire célébre fa gloire & fa grandeur. Quels fentimens en effet, quelles moeurs, quel caraétére, düt avoir une nation, dont les plus illuftres perfonnages fe pertnet toient de fi laches atrocités? Et quel effet un pareil fyftcme de gouvernement public düt-il faire fur 1'efprit du peuple, fur les idéés du jufte & de 1'injufte , voyant fubftituer lesintrigues &les cabales aux voyes de la juftice & de 1'équité ? & des aflemblées tumultueufes a la marche paiiible des tribunaux ? quels principes de vertus pouvoit conferver une nation , accoutumée a les voir tous les jours méprifer & abandonner? le peuple ne devoit- il pas être entrainé a fuivre dans la vie privée ce qu'il voyoit non-feulement, mais ce qu'on 1'engageoit de pratiquer , lorsqu'il étoit appc-iié a ren p!;r 1'offke de. Souverain ? ne devoit il pas êtr entrainé a fe croire tour permis, pourvü qu'il püt atteindre fon but? la bonne- foi pouvoitell fubfifter avec de pareils fentimens dans la lociécé civile. Lorsque Solon établit la Démocratie, cV qu'il rendit les particuliers juftiuables par Ie peuple, convoqué en aflèmbjLées, n';üt - il pas dü prévoir, que c'é-oit ëxpoler la fqrjune & la vie de chacun d'eux a la fougue ce têtes tctrvelees, fouveht préucupées, con-  QJJ ATRIEME LETTRE. 153 continuellement mifes en effervefcence par les pasfions ; toujours exaltées, & fans ceflè portées a la violence ? II n'y a donc pas lieu de s'étonner , fi nous voyons le peuple Athénien conftamment prêt a paycr d'ingratitude.ceux, auxquels il avoit le plus d'obligations ; a méconnoitre le mérite & a don.ner la confiance a des intriguans , & a des fourbes , qui employoient 1'ardfice, plutöt qu'a des hommes généreux & vertueux , qui dedaignoient ces vils moyens. Tous ces desordres devoient réceflairement refulter de la forme démocratique, donnée au gouvernement d'Athenes: forme dont cette République, vix la légéreté des Athéniens , étoit moins fufceptible que toute autre. La maxime, Regis ad exemphtm totus componitur erbis; (la conduite des fujets fe régie fur celle du Souverain, ) n'efi; pas moins applicable aux Etats populaires, qu'aux monarchies. En vain prêchera-1 - on la vertu , la morale , la probité a une nation , fi ceux, qui la gouvernent, ou qui dirigent les affaires d'Etat, ne leur en donnent pas 1'exemple dans -leur conduite. Prêchcr d'excmple , c'eft un des premiers devoirs de ceux, qui font a la tête d'un empire, quelle qu'en foit la forme & 1'organifation. Quelle eftime d'ailleurs & quelle cbnfidér.ation les Nations étrangères pouvoient-elles avoir pour des , Républicains de cette trempe. La démocratie auroit-elle le fingulier avantage de pouvoir s'écarter des devoirs que 1'honneur & la probité prefcrivent, de commettre toutes fortes d'horreurs, fans pouvoir en être blamée ? Eft-elle au-deftus des loix humaines & divines ? on le diroit a voir la conduite , que les démocrates tiennent conftamment. yVvouons - le , mon cher ami; fi nous confidérqns bien le cours des événémens , arrivés a Athenes, après que Solon y eut changé le gouvernement, nous n;y trouvons K 5 qu'une  154 QJJ ATRIEME LETTRE. qu'une Nation , dont les moeurs s'avilliflènt, qui dépéritpar un défaut d'unité & de concorde, & a laquelle il ne refte qu'une vertu militaire, dont les hommes a talens favent fe prévaloir, pour lui infpirer 1'amour de la gloire, J'attachement a la patrie, 6c le courage d'affronter les dangers: car c'eft la proprement ce que manifeftent les faits les plus mémorables de l'hiftoire de la Gréce. Cimon avoit fait continuer la guerre contre les Perfes, pour tourner 1'efprit inquiet des Athéniens hors de leurs murs; mais il n'avoit pas reflêchi peutêtre aux fuites, qui devoient en refulter naturellement ; ou s'il y avoit penfé, la nécesiité d'occuper fes Compatriottes au - dehors les lui avoit fait confidérer comme un moindre mal. Et pourquoi ne pouroit-on pas préfumer qu'un penchant pour 1'héroïsme a eu part aux projets de cet illuftre Athénien? Ses exploits, & fes conquêtes donnerent bientét de 1'ombrage aux différens Etats de la Gréce. Athenes avoit ruiné les Samiens , aflujetti les Eginetes, interdit aux Mégariens 1'entrée de fes ports & de fes marchés ; elle avoit aliené les Corinthiens; foumis au tribut, & enfuite fait revolter par fa tyrannie , Potidée en Macedoine , Colonie de Corinthe : elle preffbit vivement le fiége de cette •place; enfin Athenes, devenuë puifiante, ne devint pas moins orgueilleufe & oppreffive : elle exerca, ainfi que le font toujours les gouvernemens populailes, une domination infuportable fur les peuples, qu'elle avoit reduits fous fon obéiftance. Ces peuples eurent recours aux Spartiates & a leurs alliés: ils fe plaignirent des injuftices , qu'ils fouffroient. Les Etats de la Gréce époufent la querelle des Plaignans. On fait faire des propofitions d'accommodement aux Athéniens. Pericles , qui, après la mort de Cimon , avoit le peuple a fon devouement, les leur  QUATRIEME LETTRE. 155 leur fait refufer, & voila la guerre du Peloponéfe; guerre a jamais mémorable, par les grandes aétions qui s'y firent & qui finit par la chüte des deux Républiques les plus célébres de 1'antiquité. Aurois-je tort d'attribuer cette cataftrophe au fyftème d'occuper les Athéniens au dehors ? & en retrogradant a leurs discordes domeftiques ? feroit-ce fans fondement fi je prenois le changement porté a la conftitution primitive de leur gouvernement pour la première fource de toutes ces viciftitudes ? Solon établit la démocratie: la démocratie enfantaladiscorde : la discorde fit naïtre la néceflité d'occuper les Athéniens par des guerres. II en refulta des conquêtes. Ces conquêtes donnerent lieu aux Athéniens d'opprimer des peuples moins puiflans qu'eux. Cette oppreflion fit foulever ces peuples contre eux. Ce foulévement fut fuivi d'une ligue fatale pour les Athéniens. Contemplez & examinez cette chaine de caufes & d'effets, qui ont produit les événemens, dont j'ai parlé jusques ïci, & voyez fi elle ne confirme pas la théfe que je foutiens. ■ II fallut aux Athéniens un grand homme pour les foutenir contre une ligue d'autant plus formidable, qu'elle étoit formée de peuples bien différens des Perfes. — Ces peuples pouvoient le disputer aux Athéniens, tant pour le courage & Ia valeur, que pour les connoiflances militaires. Les Spartiates , a la tête de cette ligue, avoient, outre plufieurs petits Etats, presque tout le Péloponefe a leur devotion. Leur armée montoit a foixante-mille hommes: celle des Athéniens a environ quinze-mille, outre feize-mille habitans, de tout age, armés pour la défenfedela ville.- Pericles cependant, avec des forces fi iné.^ales tint tête aux ennemis. L'Attique fut devaftée , mais le Peloponéfe ne le fut pas moins. Une pefte affreufe augmenta les maux de la guerre. Les Athéniens  156* QJJ ATRIEME LETTRE. niens s'en prennent a Pericles, qui, deployant fon éloquence ordinaire, & repetant les noms de gloire & de liberté, ne peut cependant calmer le chagrin d'un peuple, également injufte & inconftant. II füt condamné a une amande , & depouillé du commandement. Le repentir fuivit de prés cet aéte de despotisme. On lui demande pardon, & on le determine a reprendre les rênes de 1'Etat. Jamais, quoique Pon en dife, les Athéniens eurent-ils des fentimens de repentir? Les dangers, dans lesquels ils fe voyoient piongés, furent toujours les véritables & uniques motifs , qui les contraignirent a avoir recours aux citoyens de mérite, 6c a fe raprocher de la conftitution primitive de leur Etat; les dangers pafles, ils ne profiterent de leur falut , que pour reprendre leur hauteur, fe deshonorer par de nouveavx excès 6c fe flétrir en accumulant le nombre de leurs ingratitudes. Ils ne jouïrent pas longtems de 1'apui 6c de la force, que Pericles donna a leur Etat: la pefte le leur enleva: fa mort entraina leur ruine. Je ne m'arrêterai pas, Monfieur, a toutes les parties de la.guerre du Peloponéfe, dans laquelle la corruption fucceffive de 1'efprit 6c du coeur des Spartiates 6c des Athéniens fe manifefte fi évidemment. Elles vous font connuës: mais je ne puis m'empêcher, quoique je vous en aye déja. entretenu, d'en toucher les plus frapantcs. La guerre duroit depuis dix ans, avec la même fureur 6c a peu prés les mêmes fuccès, de part 6c d'uutre. On commenca a s'en laflèr, 6c a défirer la paix. Le déclamateur Cleon a Athenes 6c Brafidas, général des Lacédémoniens, en écartoient les propofitions. Ainfi deux hommes, entièrement maitres de 1'Etat, 1'un a Athenes, 1'autre a Lacédémone , font continuer une guerre des plus desas- treu-  QJJ ATRIEME LETTRE. i5? treufes: & pour quel objet ? 1'ambition d'avoir le deffus fur les égaux? & pour quels hommes? Je vous en ai fait en deux mots le portrait dans ma première. Voici, comme Mr. Valckenaer. parle de Cleon dans laharangue, que j'ai citée ci-deffus: (p. a8.) Jaepius „ oblatam a Lacedemoniis honejlijfimam pacem, bo- nis civibus adeo defderatam, ut conftanter & » fuperbe rejicerent, dum fuit, unus femper effecit Cleon, homo plebejus , audax, criminofus, tur„ bulentus, improbus; fed difertus, fed au&oritate „ fua ferox , fed populo gratiffimus adulator. Cleon & Brafidas, ces deux boutefeux des animofi tés populaires , moururent. Leur mort füt fuivie d'une trêve pour cinquante ans : mais Alcibiade parut: il avoit du génie, des talens, & de 1'ambition: il poflèdoit Tart de manier 1'efprit du peuple : il faifit 1'occafion d'engager celui d'Athenes a rompre la trêve. II trompa les ambafladeurs de Sparte , les ayant portés a manquer a la vérité: lache fupercherie que le moindre des peuples que 1'on nomme barbares ne fe permettroit pas , & qui dans certains efprits, orgueilleux d'une éducation disciplinée & polie, pafle pour une rufe adroite. Alcibiade renvoya enfuite les Ambafladeurs comme des fourbes. A ce trait, quelle idéé fe former du caracTère de deux peuples , dont de pareils perfonnages font les Agens, & les conducteurs. Alcibiade avec des vices, avoit du mérite. Mais quel mérite ? le plus funefle pour fa Patrie. Les talens d'un grand Capitaine , & ceux d'un intrigant. -La discorde ne ceffoit de régner a Athenes: deux factions principales y remuoient fans ceffe. Alcibiade en profke , comme d'autres 1'avoient fait, avec plus ou moins d'art, & plus ou moins de fuccès. Faites encore ici attention aux motifs , qui dans ces tems-la faifoient agir les deux Républiques.! vous  158 QJJ ATRIEME LETTRE. vous y demêlerez fans difficuké 1'efprit de domination, & 1'amour de la gloire, c'eft-ü-dire, 1'amour de ces faits brillans, qui tiennent le vulgaire en extafe, & qui attriftent lè Sage. Ce n'étoit pas 1'intérêt de la Patrie , c'étoit la renommée , que ces grands perfonnages cherchoient. Ariftide füt le feul, qui eüt le coeur mieux placé & des fentimens plus nobles. Alcibiade engagea les Athéniens a porter la guerre en Sicile. Pour les y déterminer il n'en falut pas d'avantage qu'une harangue , ou un discours, dans le goüt du memoire, prefenté a votre Stadhouder, & dans lequel on repréfentoit votre République trés fort en état d'écrafer 1'Angleterre. Car ces impostures de la charlatanerie politique font de tous les tems, & de mife par tout. Alcibiade füt fafciner 1'efprit des Athéniens: il füt chargé de Pexpédition avec Nicias & Lamachus. A peine arrivé en Sicile, il recoit ordre de revenir a Athenes, pour fubir le jugement fur une accufation d'impiété, qu'on venoit de porter contre lui. Que dites-vous de ce trait ? un Etat civil, dans lequel de pareils moyens peuvent être employés pour faire revenir des chefs d'une armée, ne merite-t-il pas notre admiration ? n'y voyons-nous pas les fruits agréables de la précieufe liberté, a laquelle les Grecs aspirerent fi ardemment, qu'on nous prêche fi fortement, comme le plus grand bien dont nous puisfions jouïr dans ce bas monde. Les Athéniens furent punis: 1'expedition en Sicile füt des plus fatales pour eux; ils s'en prirent au premier, qui vint aporter a Athenes la trifte nouvelle de leur defaite,&lecondamnerent ala mort. Le peuple faifoit par forme de jugement ce que le Sultan exécute par un fimple commandement. Le grand Seigneur ne fe fouille du moins pas par une faufle apparence de juftice. Quoi de plus honteux en effet & de plus in-  QU ATRIEME LETTRE. i59 infame que de commettre les plus criantes injuftices fous le dehors rrompeur d'une marche judiciaire? cependant c'étoit la le grand pivot fur lequel rouloic toute 1'aétivité de la démocratie Athénienne. Alcibiade, qui certainement n'avoit pas tortde fe méfier d'un jugement, qui n'auroit été que le refultat des intrigues employées pour le perdre , fe rendit a Sparte. II fouleva plufieurs peuples contre fa patrie: leur fit embrafièr le parti des Lacédémoniens, & risqua de perdre la vie dans fes efforts de vengeance. „ Sparte (dit Mr. Millot) ne con„ fervoit plus qu'une ombre de 1'ancienne équité. „ Les cabales étoufferent la reconnoiflance. " Je demanderai encore ici , comme ailleurs , en quel tems Lacédémone donna-t-elle des marqués d'un efprit ou d'un coeur équitable & reconnoiffant ? Fut•cedansle tems, qu'elle fubjugua les Helotes? fütce dans les traitemens inhumains, dont elle accabla ce peuple, reduit en fervitude? füt-ce dans leurs guerres contre les Meflèniens? dans fes démélés avec Athenes ? Je paflè aux hiftoriens Grecs, a leurs orateurs, a leurs poëtes , de nous avoir depeint les nations Grecques, avec les couleurs les plus flatteufes, en dépit des faits, qui percent a travers ce faux coloris, & qui nous les font connoitre d'une maniere bien différente: mais je ne puis paflèr a nos hiftoriens modernes d'en faire tout autant, & de nous citer ces nations, comme des modèles a fuivre. Eh ! quelle füt la caufe, que les cabales étoufferent a Sparte les fentimens de reconnoiffanee ? il y avoit prés de cinq fiécles & demi que Lycurgue leur avoit donné fes loix , & qu'avoient - elles produit ? de la fageflè ? des humeurs douces ? des coeurs honnêtes ? des hommes juftes ? une nation aimable &eftimable ? non: mais une nationaltiére & fourbe, envieufe, ne cherchant & ne trouvant fa fa-  i6*o QJJ ATRIEME LETTRE. fatisfaction, que dans une fupériorité vindicative & hautaine: une nation endurcie pour le corps, lache pour 1'efprit : fans honneur & fans probité. Alcibiade avoit foulevé des peuples en fa faveur. Pour ' le recompenfer , elle expédie un ordre en lonie, pour le faire périr: il le füt, & fe retira en Perfe. Ce feul trait encore donne un dementi a tous les éloges , qu'on nous fait des Spartiates : car on ne peut s'empêcher de remarquer , que ce n'eft pas ici une ldcheté de particulier, k particulier; c'en eft une d'une nation a 1'égard d'un particulier, qui decéle le caraclére de cette nation. Philippe II. mit la tête de Guillaume I, Prince d'Orange, a prix: il fe fit abhorer ; fi la nation Efpagnole Peut fait , elle fe feroit rendue odieufe a tous les peuples de la terre, comme elle le devint par fes expeditions dans les Indes. Athenes éprouva tout de fuite le préjudice qu'elle venoit de fe faire par fon jugement contre Alcibiade. Toujours en proye a fes discordes intcftines , toujours flottante au gré du caprice, ou de 1'opinion de la multitude , elle ne connut d'autre remède , que celui de changer continuellement un mauvais gouvernement en un plus mauvais. A la fin, devenue fenfible aux maux, que la démocratie lui attiroit , elle s'avifa d'une nouvelle réforme. Quatre cent Citoyens furent choifis , pour remplacer le peuple, & pour exercer une autorité abfolue. Ce furent autant de Tyrans. lis cafièrent le Sénat : foulerent aux piés toutes les loix , & gouvernerent despotiquement. Je demande au judicieux Ecrivain , dont j'employe ici les paroles, fi les aflemblées du Peuple , n'en avoient pas fait autant? les Athéniens ne fentirent jamais le vice de leur gouvernement populaire , que par les desaftres & les malheurs, qui leur en vinrent; ou, s'ils en eurent le fen-  QUATRIEME LETTRE. 16't fentiment, leur imagination étoit trop frappêe de la folie grandeur d'un pouvoir, qu'ils croyoient exercer a 1'appui d'une liberté, qui n'en avoit pas même le moindre caraclère, pour y aporter le véritable remède Ils fermoient les yeux fur la néceffité d'un chef, & ne les ouvroient, que lorsque leurs maux leur faifoient fentir les fuites de leur aveuglement volontaire. Encore cette néceffité ne fe faifoit-elle fentir que dans les dangers les plus éminens; Pour cette fois-ci, ce fut 1'armée Athénienne, qui dispofa de 1'état de la République. Elle refufe de fé foumettre au decret du Peuple: rappellé Alcibiade; le nomme généralisfime: le preffe d'exterminer les tyrans. Alcibiade repond a 1'empreiTement de 1'armée: fe remet a fa tête : attaque & detruit les flotteS de Lacédémone: reprend 1'empire de la mer. L'Hellespont, Byzance, plufieürs villes importantes, pasfènt fous la domination d'Athenes : Alcibiade y vient après ces exploits glorieux. II y eft tequ. avec transport: il redevient 1'idole du peuple : quel revers ! Remarquez encore ici, que c'eft derechef a un feul homme , auquel les Athéniens en furent redevables; mais cette nation n'étoit pas fufccptible de retour. , La fauftè idéé de liberté la tenoit fi fort enchainée a fes préventions, qu'elle n'écouta jamais la raifon , ni ne déféra aux falutaires impreflions , que fes malheurs ne pouvoient manquer de faire de tems en tems fur fon efprit. Alcibiade , maltre du gouvernement , plus que monarque, auroit pu vraifemblablement dispofér lei Athéniens a faire la paix avec les Spartiates. Lacédémone effrayée la demandoit. La bonne politique le diftoit. Jamais les Romalns vainqüeurs refuferent-ils la paix aux vaincus ? F rëdër ic le grand a , fi je ne me trompe , cönftammcnt fuivi cette même maxime. S'il a fait des avances { ce L n'a'  t6z QUATRIEME LETTRE. n'a été qu'après des triomphes. Les Hollandois , fiers de leurs avantages, comme les Athéniens, ne fuivirenc pas cette fage politique dans les conférences de Gertruidenberg, & eurent lieu de s'en repentir. ; Athenes y manqua , & fe perdit. Les déclamations d'un vil harangueur ayant prévalu fur le fentiment du bien public , toute efpérance de paix s'évanouit. Les hostilités recommencerent; & les Athéniens eurent du fuccès, mais ces fuccès mêmes acheverent de les perdre. Les Spartiates, reduits aux abois, contierent le commandement de leurs armées a Lyfandre. Leur choix prouve encore dans cette occafion, que le mérite & les talens d'un feul homme décident ordinairement du fort des armécs, comme de celui de toutes les entreprifes humaines. Lyfandre battit Antilochus, qui commendoit en 1'abfence d'Alcibiade. Les Athéniens, au lieu de faire des inftances a celui - ci pour qu'il retournat le plütot poflible a 1'armée, afin d'en reprendre le commandement, eurent la folie de lui imputer 1'imprudente conduite d'Antilochus : ils lui ótent le commandement, & mettent a fa place dix généraux: autre démarche infenfée , fruit d'une préfomption populaire , qui croit pouvoir discerner tout , juger de tout, dispofer de tout, jusques a changer 1'ordre, que la providence a établi dans 1'Univers. On voit presque toujours, „ (dit Mr. Millot) „ la gloire d'Athenes ternie par la fureur populaire: „ mais il n'y en eut jamais d'exemple aufli revol„ tant, que celui des fix généraux, accufés , con„ damnés, & exécutés, pour un crime imaginaire. „ Socrate feul, (ajoute Mr. Millot) dans le „ Sénat, dont il étoit membre , s'oppofa con„ ftamment a 1'injuftice. " La voix d'un Sage unique eft bien foible vis-a-vis du cri de quelques têtes égarées. D'ailleurs cette condamnation ne  QU ATRÏE M E LÈ TT RE. it% hë prouve-t-elle pas, que Ia corruption avoic gagné tous les ordres de 1'Etat ? foit préjugé ; foit préocupation , foit animofité , foit fuperftition, foit ignorance; foit aveuglement, foit enfitt tel vice ou défaut, qu'on voudra pour motif ou pour raifon de cette condamnation , elle denótera toujours dans le peuple Athénien un défaüt de lumières & de vertus; deftructif de toute fociété civile; „ avec tout fon efprit le peuple d'Athenes fê •„ deshonora fans celfe faute de raifon." Cette remarque de Mr. Millot, p. 240. eft trés jufte: mais n'étoit-ce pas ce peuple , qui, faute de raifon ; fe deshonora fans ceflè, que Solon mit lé premier dans le cas de pouvoir fe deshonorèr ? Comment Mr. Millót, ce judicieux Auteur; a". t-il pu fi fort exalter le penchant des Grecs a unè liberté, qui devoit néceflairement avoir de fi triftes fins. Alcibiade d'un 'cóté exilé pour la fecondé fois , & Lyfandre d'un autre cóté remis une fecondè ^ fois a la tête des armées Lacédémoniennes; le fort * d'Athenes füt bientót décidé. Cette ville qui peii auparavant avöit fait .trembler Sparte ; qui avoit dompté fes ennemis, h'eüt pas feulement Ie cöuragé de foutenir uh fiége. Elle foufcrivit aux conditions, que les Spartiates lui impoferent : „ ainfi (dit Mr; Millot (dans tin endroit que je crois déa „ avoir cité) füt terminée cette terrible guerre de j, vingt-fept ans, que 1'ambition. fit naitre, qüe la „ haine rendit atroce , & qui füt aufli funefte auX „ Grecs, que la confédération leur avoit été avan„ tageufe. " J'ajouterois volóntiers , & dont la fource doit être cherchée dans la dépravatiort du Gouvernement. Si Athenes füt corrompüe, Sparte le füt également. La frénéfie populaire n'y produifit pas de moindres convulfions , que les jaloufies ariftocratiL 2 ques;  1*4 QJJ ATRIEME LETTRE. ques. Lyfandre, homme airier, augmenta encore les vices, qui minoient 1'Etat. Fier de fes fuccès & de _ 1'autorité qu'il avoit acquife, il ne menagea plus rien. 11 abolit dans plufieurs villes la démocratie, les foumettant a des Magiftrats, dont il pouvoit dispofer a volonté. A de pareils coups arbitraires, on reconnoit le caraflère d'un despote , mais ne pourroit-on pas, pour en diminuer le blame, demander , s'il lui étoit bien relié un autre frein a mettre a 1'infolente impéritie de la multitude, qui vouloit tout gérer, & qui géroit mal? 11 changea le gouvernement d'Athenes, & y mit trente chefs, fous le nom d'Archontes, J'ai parlé dans ma précédente des fuites qu'eüt ce changement. Quant aux Spartiates, viftorieux , triomphans , maitres de la Gréce , qu'ils avoient domptée , ils ne fe croioient cependant pas entièrement affermis. Un feul homme leur donnoit de 1'inquiétude. Alcibiade vivoit, II pouvoit trouver des refiburces. Cc Héros avoit delivré fa Patrie dans un moment, oü elle fembloit n'avoir plus rien a efpérer : il avoit retabli fes affaires: il lui avoit même donné une fupériorité fur fes ennemis^: il pouvoit une feconde fois réuffir a la tirer de ranéantiiïèment, dans lequel elle fe trouvoit plongée. Que fïtent les Spartiates pour écarter cette douloureufe crainte ? ils engagent un Satrape Perfan a le faire mourir: perfidie, qui prouve jusques h quel dégré les Lacédémoniens avoient Je coeur corrompu. On les voit enfuite donner du,fecours au jeune Cyrus, qui vouloit enlever la couronne a fon Frère. Ce fecours eüt pour fuite la fameufe retraite des dix-mille, dontil eft parlé dans l'hiftoire, & qui vous eft connue. Vous vous rapellerez fans doute, Monfieur, que cette retraite fit naitre un gout général pour ces fortes d'expéditions militairfes. Con-  QJJ ATRIEME LETTRE. 165 Continuons cependant de porter h vuë fur les événemens, qui après cette époque , fe palferent dans la Gréce: ils vous convaincront , lVJonficur, que le vice radical du gouvernement public de fes différents Etats, ne ceffa d'augmenter les écarts & les malheurs des nations , qui la compofoient. Sparte dégagée de fes ennemis , & ayant acquis la plus grande influence dans 1'ancienne confédération, qui n'étoit plus ce qu'elle avoit été autrefois, crüt 1'oc cafion favorable , pour attaquer les Perfes & les humilier. 11 ne fut pas queftion de rechercher fi Lacédémone avoit des griefs fondés, contre la Perfe,- il fuffit que Sparte fe crüt autorifée a prétexter le droit d'affranchir fes Colonies afiatiques de la domination perfanne , quoiqu'elle en eüt fait la cesfion par un traite formel. Agelilas, Roi de Sparte, füt chargé de la guerre. II la commenca avec de fi grands fuccès, qu'il "fit trembler le Roi de Perfe. II 1'auroit affujetti , s'il n'eüt été rappellé pour defendre fa Patrie. Vous voyez, Monfieur, que ce n'eft pas Athenes feule, qui faifoit de fi folies incartades. Les Généraux abfens avoient toujours a Sparte comme a Athenes des rivaux , qui, jaloux de leur mérite , & de leurs fuccès, travailloient a les mettre mal dans 1'efprit du peuple ; a les deftituer de leur place, & a fe faire revêtir eux-mêmes de leur dignité. C'étoit la la voie ordinaire , employée pour parvenir a la fuperiorité. Vous vous rappellerez fans - doute , Monfieur , que les Grecs avoient pour la plus part perdu cette grande délicatefle , qui les avoit tenus éloignés de toute liaifon avec les Perfes ; que Sparte même ne s'étoit pas fait un fcrupule de rechercher leur appui dans fes démelés avec Athenes. Elle en füt payée. Thebcs, Argos, & Corinthe, lasfes de la domination de Sparte , trouverent de leur cóté dans L 3 l«  %€6 QJJ ATRIEME LETTRE. la guerre de Lacédémone avec la Perfe , Poccafion favorable, pour fe délivrer du joug, que cette République altière lepr avoit impofé. Us fe foulevent: Athenes ne manque pas de fuivre leur exemple. Avant le retour d'Agefilas a Sparte, Conon, un des généraux Athéniens , defaits par Lyfandre a la journée d'Aegos - Potamos , ayant le commandement d'une flotte Perfanne , attaqua celle des ennemis, prés de Cnide , la battit, & fic revolter presque tous les alliés de Lacédémone. Agefilas cependant eut de fon cóté un avantage fur les Thebains; mais Conon , ayant ravagé les cótes de la. Laconie, revint a Athenes, & en réieva les murs. Ces événemens n'ont rien d'extraordinaire. Quand ! on foule aux piés toutes les loix de Phumanité ;; quand on régit avec un fceptre de fer , & qu'on I exerce une domination infupportable, tót ou tard on en devient foi-même la viélime. La dureté des i Lacédémoniens envers les peuples qu'ils avoient asfervis devoit néceflairement leur attirer ces revers., Laches dans les adverfités , caraftère commun a" tous ceux , qui ont le coeur enflé dorgueil, n'ayant I plus rien de ces fentimens, qui ci-devant leur' avoient donné une grande confidéradon , & qui les avoient fait refpeéïer, ne fe repofant plus, eni dépit de leur éducation guerrière, fur leur valeur, leur courage, & leur discipline militaire, ils chercherent leur falut dans les moyens les plus bas & les plus abjets. Lifez, mon cher Monfieur , le tableau qu'en fait Mr. Millo t. ( Je me fais un de voir d'en tracer ici quelques traits.) „ Une lache en„ vie,ditcejudicieuxEcrivain,leur fait trahir 1'hon„ neur&lajustice. Us envoyent Antalcide au Sa„ trape de Lydie, non feulement pour diffamer Co„ non, mais pour offrir des conditions de paix, les « Plus capables de deshonorer la Gréce. "  ATRIEME LETTRE. i6> Ajoutez le deni de juftice a Leuétrus , & a Scedafus, donc les dépucés des Lacédémoniens avoient violé les filles. „ Sparte (dit encore Mr. Millot) ayant re„ couvré fon empire fur la Gréce , n'en ufa pas „ mieux qu'autre fois. Elle 1'exerca tyrannique„ ment, fans prévoir après tant d'expériences, que ,, cette tyrannie cauferoit fa perte. " Un peuple, qui fe croit fouverain , eft un animal aveugle, aufli opiniatre que fougueux. Le moment préfent l'affefte: il fe croit tout permis: les plus grandes énormités ne font pas. fur lui la plus légére impreflion , lorsque fon delire 1'entraine: honneur, probité, bonne foi, tout doit céder au cours impétueux de fes paflions favorites. On ne doit donc pas s'étonner , que les Spartiates condamnerent Agefilas a une amende, pour s'être aproprié, ace qu'ils difoient, les Citoyens, qui appartenoient a la République ; accufation aufli ridicule que malicieufement imaginée. 11 ne faut pas s'étonner, qu'ils tyrannifoient des alliés ; qu'ils s'humilioient devant les Perfes , pour faire perdre la vie a un général Athénien. Encore moins peut-on s'étonner, que ces mêmes Spartiates trouverent des raifons, pour fe maintenir en poflèflion de la citadelle de Thebes, occupée par furprife par un de leurs généraux , en pleine paix. Ces fortes de procédés n'avoient plus rien de révoltant aux yeux d'une nation, qui ne connoiflbit d'autres vertus, ni d'autres mérites , que ceux , qui pouvoient la conduire a la domination. Vous pouvez , Monfieur , vous rappeller , que , lorsqu'on porta a Sparte des plaintes de la violenee contre Thebes, dont je viens de parler, Agefilas ne rougit pas de dire froidemeut, qu'il falloit examiner , fi la chofe étoit utile: qu'on pouvoit & qu'on devoit même faire de fon propre mouvement tout ce qui conveL 4 nok  QJJ ATRIEME LETTRE. noit aux intéréts de la patrie. Voila, mon chef. ami, de ces expreffions ambiguës, qui décèlent un efprit faux, ou corrompu: voila comme on fe jouè des termes, lorsqu?on veut commettre des iniquitcs. Si 1'utile n'eft pas fondé fur le jufte , oü ira-t-on, chercher la folide utilité ? Etoit - il plus utile a Sparte de s'attirer la haine des Thebains, que de leur rendre Cadmée ? Valoit • il mieux s'attirer le mépris . les affaires de la Gréce méritent peu d'attention: „ c'eft, pour ainfi dire , une machine , dont les ,, reflbrts ufés & mal unis, doivent fe rompre au „ premier choc. Par-tout Pefprit de parti, 1'in^ „ térêt particulier forment des cabales , & anéan„ tiflènt les grandes idéés. Chaque ville voudroit „ dominer fur les autres, fans pouvoir maintenir „ 1'ordre parmi fes Citoyens. Sparte languit, The„ bes n'eft plus rien , Athenes s^affoiblit tous les „ jours. Chio, Cos, Rhodes, Byzance, fe revol„ tent contre elle. Trois habiles Capitaines , qui „ lui reftent, Chabrias, Iphicrate, & Thimothée, „ disparoiflènt en peu de tems. Le premier eft tué >, devant 1'Ifle de Chio;'les deux autres font accu„ fés par la faétion de Charès, leur collégue , „ homme vain , . & indifférent pour le bien pu„ blic. Timothée quitte fa Patrie , ne pouvant „ payer une amende, qu'il ne méritoit pas. Iphicrate „ ié  QU ATRIEME LETTRE. J?5 „ fe fait abfoudre en armant une troupe de jeunes „ gens, dont les poignards intimident fes juges. „ Je ferois bien fou , difoic-il enfuite, de faire la „ guerre pour les Athéniens, & de ne la pas faire „ pour moi - même. (Ce mot eft d'un rebelle , „ qui infulte aux loix.) Athenes échoue dans fes „ entreprifes, paree qu'elle n'a plus d'autres guides „ que les Orateurs: & les peuples, qui s'étoient „ foulevés contre fon empire, font maintenus par „ la paix en poftèflion de leur liberté. " Je finis ici ma Lettre, pour reprendre la plume a mon premier loifir. Agréez en attendant les fentimens d'eftitne avec lesquels j'ai 1'honneur d'être, Monsieur, Votre trés humble & trés obéiüant Serviteur * * * Le 2ie fevr. 1791, CIN-  CINQUIÈME LETTRE* Monsieur* J_ja tache dont je me fuis chargé, c'eft de voüè prouver , qu'il eft toujours dangereux de s'écarter de la forme primitive d'un gouvernement. Je crois que les événemens , tirés de l'hiftoire de 1'ancienne Gréce , dont j'ai pris la liberté de vous entretenir; vousauront déja fait voir, que mon fentiment n'eft pas un paradoxe , mais une vérité fufceptible de preuve: je fuis bien aife que ma methode ne vous deplaife pas, quoiqu'elle m'oblige.h revenir fur des faits, déja touchés. Vous concevez que je nepuism'en dispenfer , dès que je me propofe de donner a ma démonftration 1'évidence qu'elle demande. — Vous fentez que mes Letttes ne font pas deftinées a vous faire de fimples recits, mais a tirer de ces reeks les preuves, qui atteftent & juftifient la propofition que je foutiens, & que cela même exige certaines repetitions, fur-tout par raport aux faits. Qu'il me foit permis de vous faire remarquer encore, queles même faits fe prefentant fous différentes faces; & que c'eft fuivant qu'on les confidére, fous telle ou telle face, qu'on varie dans le jugement qu'on en porte & dans les conclufions qu'on en tire. 11 eft donc néceffaire de lesenvifager de tout cóté, comme on reprend un objet, déja vü, pour 1'examiner de plus prés & de tous  | CIDTQ UIEME LETTRE. l?? ks cótés afin de ne pas fe tromper dans Ia recherche qu'on s'eft propofé de faire: il y a plus: il ne me paroit pas inmile de fe rapeller de tems en tems des vérités , qu'on a reconnues , pour n'en pas perdre la liaifon avec celles qui pourront fe manifefter dans la fuite. Je le crois même néceflaire dans une correfpondance épiftolaire. Ainfi, Monfieur, vous voudrez bien permettre que je commencé cette lettre-ci, par une recapiculation abregée des faits hiftoriques, dont je vous ai entretenu jusques a préfent , & que j'ajoute encore quelques obfervations a celles qu'ils m'ont fait faire & que je vous ai déja communiquées. Athenes füt fondée 1582. avant 1'êre chrétienne: fon gouvernement fut monarehique. Thefée y pc na la première altération: foit qu'il n'eüt en vuë que de former une Régenee pour ia conduite de FEtat , pendant fon abfence ; foit qu'il fe füt propofé d'en changer pofitivement la conftitution politique. II. en fit un gouvernement mixte : qui, a me fervir de la divifion adoptée par les Savans , fut Monarehique, Ariftocratique, & Démocratique. Cet événement eüt lieu vers Fan 1259. de notre ére. Ainfi Athenes, depuis fa fondation , avoit pris pendant le cours d'un peu au-de-la de-trois fiécles, une certaine confiftence, & une certaine élévation, qui la rendirent aflez confidérable, pour faire naitre a Thefée l'idée d'une opération politique, telle qu'il la fit. La conftitution , établie par Thefée , ne dura que peu d'années. Mneftée retablit le gouvernement fur Panden pié , & ce gouvernement fubfifta ainfi cent & deux ans, jusques vers Fan 1095. avant nótre êre. Voila cinq fiécles d'accroisfemens progreflifs de la fociété civile d'Athenes. Après la mort de Codrus, qui füt le dernier Roi, On fupprima ce titre , & on donna au chef de 1'Etat M celui  I/S CINQ^UIEME ZE TT RE. celui d'Archon. Athenes conferva cette forme pendant troïs cent & quinze ans : voila donc huit fiécles d'écoulés fous un gouvernement monarehique , & ce füt pendant le cours des derniers , que fe firent les établiflemens de fes colonies; preuve inconteftable de 1'accroiflèment de fa population; &, je 1'ai déja remarqué, de 1'état floriflant, dans lequel elle doit s'être trouvée, pendant ce grand efpace de tems. JS'ai-je pas droit d'en conclure, que cette célébre République jouït de même, pendant ces huit fiécles , d'un accroiflement progreflif de forces, & de vigucur ? A la vérité, l'hiftoire ne nous parle pas des guerres, qu'elle a foutenues dans cet intervalle de tems, des viétoires qu'elle a remportées , des conquêtes qu'elle a faites, ni des grands hommes, qui s'y font illuftrés: mais (je 1'ai fait voir, dans ma première ) cc filence ne nous autorife pas a en conclure, que ce peuple n'ait pas cultivé fes dons naturels , pendant les premiers fiécles de fon exiftence ? Outre ce que j'en ai dit, nous devons préfumer le contraire , fi nous adoptons que les Athéniens ont été un peuple commeicant , qu'il s'eft également attaché a 1'agriculture, & a la navigation; circonftance , par laquelle on peut encore lui comparer les habitans de vos Provinces, fous le régne des Comtes: je me croirois aflez autorifé (en lifant comment vos villes fe font formées , & en particulier comment la Haye, qui autrefois n'étoit qu'un fimple lieu de refidence de vos anciens Comtes, a pris infenfiblement des accroiflemens fi confidérables , & s'eft fi fort embellie , qu'elle eft aujourd'hui une des plus agréables cités de 1'Europe,) je me croirois , dis-je, autorifé a en inférer, qu'Athenes s'eft élevée par des voies femblables. Car s'il eft vrai, que l'hiftoire nous indique par les évéaemens qu'elle nous retrace , ceux que nous devons nous  CINQUIEME LETTRE. 179 tfious même attendre de notre conduite aétuelle, il eft également vrai, que des événemens poftérieurs' fervent a indiquer les caufes de ceux , qui ont précédé & la conduite qui les a fait éclorre. Athenes fut, pendant qu'elle füt gouvernée par des Rois, un modèle de tempérence , de douceur & d'équité, & fon Etat ne füt pas fouïllé de ces horreurs, qui la rendirent plus que méprifable , après que 1'efprit democratique s'y füt introduit. „ Pleraque feri,, tatis & crudelitatis exempla Tragicis alias pre„ buere Graeciae Civitates nobiliores ; ne unicum „ quiden cpinor recordabimini Tragoediae talis „ argumenlum. quod Athenarum dederit fub regum „ imperio civitas, ifiis temporibus exemplar tem„ perantiae , manfuetudinis , atque ae qui tatis , „ (Valck. fc c. p. 13.) Remarquez encore, Monfieur, que ce füt Amphyftion, troifieme Roi d'Athenes, qui, parvenu au tröne 1'an del'ere attique cinquante-ncuf, jetta les premiers fondemens de cettefameufe confédération, connue fous le nom a'Amphy&ionique. Aflurément l'idée d'une pareille aftbciation fuppofe une tête, non pas vuide de cervelles, commé le Bufte que le Renard vit au Theatre , mais un homme d'un génie fupérieur & profond. L'exécution d'une fi grande entreprife n'arinonee-t-elle pas des talens & une habiletéextraordinaires? II en eft a cet égard comme d'une belle ftatuö,d'un magnifique tableau ou de tout autre ouvrage achevé : a l'exécution on reconnoit le grand Aftiftc. Le génie , les talens, & 1'habileté de 1'Artifte ne fuffiffent pourtant pas: • II faut que les moyens & les matériaux dont il doit fe fervir foient propres a 1'ouvrage qu'il médite. Un plan tel qu"é toit celui d'Ambhyótion exigeoit certainement qufi les peuples , dont la confédération devoit être eompofée , y fufient déja propres & pour ainfi dire préM * d»s  ï8o CINQU IE ME LETTRE. dispofés, comme parient les Médecins: il falloit quë les différens Etats de la Gréce qu'Amphyction fe propofoit de réunir pour un bien commun , & une fureté mutuellje, fuffent déja dans une fociabilité civile qui permettoit une opération de cette force: il falloit fur-tout, que le peuple attique format déja, dans ce tems-la, un corps politique affez folide,pour que fon Chef put s'être laiiTé fnifir par une idéé, vraiment fublime & admirable. Comment comprendre qu'un projet fi vafte ak pu être concu par le Roi d'un Peuple, quin'auroit pas eu des liens, des loix, des régiemens, des inllitutions pour la conduite civile. Comment s'imaginer, qu'un Chef de Barbares, ou[ bien d'une troupe non disciplinée , vivant fans loix, fans ordre , fans inftituts, auroit pu concevoir le plan de les unir d'une facon fi intime. L'idée d'une aflbciation de cette nature fuppofe vifiblement des corps politiques deja aflez civilifés & affermis pour pouvoir comporter une pareille union. Faites-y attention, Monfieur, & vous trouverez qu'il ne falloit pas moins de talens & de dexterité pour faire gouter une femblable inftitution aux Etats, dont Amphyction fe propofoit de faire des confédérés. Si vous en dourez, Monfieur, rappellez - vous combien il en a couté au Prince d'Orange Guil•laume I.;pour faire réuflir 1'Union de vos Sept Provinces ; & combien de foins vos Stadhouders doivent fe donner a la continue pour 1'entretenir. En vérité, Monfieur, quand je reflêchis a tout cela je fuis fort tenté de mettre Amphyélion k la tête des grands hommes,' dont les faftes du monde nous ont transmis la memoire. Le projet d'Amphyélion eft donc, ce me femble, une preuve fenfible, que de fon tems , le peuple Athénien formoit déja un corps d'Etat civilifé; gou^rerné par des loix & des régiemens fous 1'autorité d'ua  CINQUIEME LETTRE. 1S1 d un chef. L'exécution du plan le prouve encore davantage , non pas uniquemenr par raporr a la nation Attique ; mais encore relativement a celles, qui concoururent a former la confédération. L'exécution du plan prouve, que tous ces difFérens peuples de la Gréce, qui furent admis a la confédération , vivoient déja alors en corps d'Etat, tous plus ou moins civilifés, & formés, d'une facon ou d'autre , mais toujours alTez policés pour pouvoir être membres d'une liaifon fake , pour conferver 1'indépendance des peuples Grecs de toute domination étrangère, entretenir la fraternité. entre les peuples, qui la compofoient, & vuider leurs différends par des yoyes douces , païfibles & équitables. Projer fublime, bien au-delfus de ceux de conquêtes, & dans lesquels on ne confuite que les forces qu'on peut employer & celles qn'on aura a combattre. Je tire de 1'établifiement de cette Confédération une autre eonféquence: favoir, que les habitans de la Gréce doivent avoir formé un peuple fort éloigné d'étre fauvage & barbare, longtems avant que Cecrops fonda la ville d'Athenes. Natura non agit per faltum. Si au tems d'Amphyction le peuple Grec füt dans le cas de pouvoir fe prêter a une Confédération telle que l'Amphyótionique nous eft décrite dans l'hiftoire, il faut afturément que ce peuple ait eu bien longtems avant cette Epoque une fociabilité , qui pouvoit aifément donner lieu k la fondation d'une Cité ou d'une Ville. Ce ne font pas aflurément les murs , qui renferment une multitude , qui la civilifent. Une multitude aux champs eft également propre a vivre en fociété, k fe laifier conduire par des loix , & a recevoir des régiemens. Vit - on chez vous moins bien, moins amicalement, moins honnêtemem , moins vertueufement , k la campagne , que dans les villes ? Les M 3 moeurs  ï8a CLN&UIEME LETTRE, moeurs y font-elles plus corrompues, & la probité moins refpeétée.. Un peu plus de rufticité peuc-être ï c'eft cela uniquement en quoi les habitans des villes peuvent prétendre quelque avantage fur le villageois: avantage helas! bien foible, fi c'en eft un. La Confédération Amphyctionique n'eft pourtant pas le feul monument, dont je erois pouvoir inferer, que les Athéniens étoient déja du tems d'Amphyétion une nation civilifée, bien réglée & heureufement gouvernée, jouïfiant avec aifahce des agrémens & des commodités d'une vie fociale. Les ports d'Athénes me paroiftent encore pouvoir fervir de preuve, ainfi que les forces navales que les Athéniens deployeient, dès que les Perfes vinrent fondre fur eux. C'eft principalement par la marine que vos Pro-, virices fe font foutenues contre les forces de 1'Efpagne ,& qu'elles ont pris le deflus; c'eft principalement par la marine que Themiftocle a cru devoir lauver Athenes, & qu'elle Ha été. Si au tems de la revolution vos Provinces n'euflent pas eu , depuis longtems , un fonds de forces navales, pour compofer une marine , les lettres de marqué du Prince Guillaüme I. y auroient peu contribué. Les Athéniens ont dü , a ce qu'il me paroit, avoir eu une marine très-confidérable avant 1'invafion des Perfes. Le Pirée füt entouré d'une muraille du tems de Themiftocles, qui y fit transporter PArfcnal de la marine, les Athéniens s'étant fervi , jusques a fon tems, de Phalere, autre port de la ville d'Athenes. Or, lorsque 1'on trouve chez un Peuple une marine , il faut lui attribuer un commerce aflez floriflant pour la créer: car le commerce produit les richeflès ck, 1'aifance. Ainfi tout concourc a nous perfuader, que fi Cecrops a été le premier a réunir une multitude plus ou moins éparfe, ou divifée en bourgades, en une cité, les habitans cependant- qu?' y  CINQ^UIEME LETTRE. 183 y vïnrenc fixer leur domicile, doivent avoir été aflèzi civilifés, pour lui faire coneevoir le projet de le* réunir en corps municipal. J'en appelle encore a 1'état de vos Provinces. Asfurénlent ,■ Monfieur , les habitans qut occupoienü le terrein autour des villes aétuelles , avant qu'elles euffent été confiruites, n'étoient pas des fauvages, quoique vi'vant peut-être Un peu plus rustïquement que ceux qui font logés dans des lieux entourés de raars,-& garnis de portes. Vous avez des villages en Nord - Hollande. Si on leur accordoit des murailles & les droits de municipalité , aurions-nous droit de dater leur civilifation du tems de ce chan^ gement? Avons-nous, je vous prie, plus de droit de dater la civilifation des peuples, qui ont formé les Etats de la Gréce, du tems qu'ils fe font arrangés en forme municipale? Vos Golonies de Suriname, de Berbice , de Demerary , d'Effequebo ne font - elles pas autant d'exemplcs, qui nous aprennent, qu'on peut mener une vie trés civilifée fans être enclos dans des murailles. Ainfi, Monfieur, pour revenir au point dont j'étois parti , je crois que 1'on fe tromperoit beaucoup , fi 1'on prenoit au pié de la lettre ce que Mr. M-ii,ëo;t nous dit de la Gréce en ces mots (p. 125.)' Les Royaumcs d'Athenes, d'Argos, de Sparte, de Thebes prire-nt naijjance aii fbin de la barbarie. Une Confédération. Amphyctioniquc ne s'imagine & ne s'exécute pas au fêi'n de la barbarie. ■ Jj vous ai communiqué , Monfieur, dans la première Lettre que j'ai eu 1'honneur de vous écrire , quelques rcflexions fur la' peinture dcsavantageufe que Mr. Millot fait d:s anciens habitans de la Gréce, óra cette occafion'je me luis fervr(p. 36.) •d'un paflage, tiré d'un discours oratoii'e de Mjr. Valckenaer. Vous aurez peut-êtr-e fait attenM 4 dan  184 CINQUIEME' LETTRE. tion au caraélere qu'il y attribue aux Rois d'Athenes en ces mots, imperii proferendi nulla concitati cupiditate. En effet, 1'efprit ou la foif des conquêtes ne paroit pas avoir animé 1'ambition des grands, qui ont été a la tête des jinciens Etats. Leur plus grande ambition paroit avoir été de former de nouveaux établiffemens nationaux , de fonder des villes , & d'établir des corps politiques. Cadmée fils d'Agenor , Roi de Phenicie, fut le fondateur de Thebes. Carthage füt fondée par Didon, foeur de Pigmalion, Roi de Phenicie: Mycene le füt par Perfée, fils de Danaë. Archias natif de Corinthe, alla avec une troupe de Peloponefiens former une colonie en Sicile , dont Siracufe füt la capitale. Quelques tems après ces Corinthiens envoyerent Charicrates du fang des Heraclides , pour former un établiffement dans 1'lfle de Phaaacée. Cette Colonie prit le nom de Corcyre. Androcle fils de Codrus füt le fondateur de 1'lonie. En voila aflèz", ce me femble, pour fervir d'exemples. Je reviens a mon principal fujet. Le gouvernement d'un feul chef a vie cefla a Athenes a la mort d'Alcmeon. On établit 1'Archonat decennal, & peu après celui de neuf archons, au lieu d'un; de forte que la forme Monarehique füt changée en une Ariftocratie, mêlée de Démocratie. Cette forme dura, ainfi que celle que Thefée lui donna, peu de tems; mais la durée en füt aflèz longue , pour faire naitre ou augmenter la discorde dans 1'Etat. En général , (j'en ai déja fait la remarque, mais je ne puis ce me femble aflèz le repeter , pour indiquer les véritables fources des continuelles inconduites d'un Peuple, que 1'on devroit fuppofer ne pouvoir s'y laiflèr aller;) en général 1'homme a le défaut d'attribuer fon malaife a des caufes étrangères. 11 paroit avoir une averfion innée  CINQIUIEME LETTRE. 185 irrnée & infurmontable d'en faire la recherche en lui - même. II détourne la vuë de tous les indices, qui pourroient lui faire découvrir la fource de fes maux.^ 11 ne fent pas, ou ne veut pas reconnoïtre, que c eft al'altération, portée a fon propre regime & a fa propre conduite, qu'il doit ceux, qui 1'accablent. De même vous trouverez les peuples enclins a chercher les caufes de leur décadence, non pas dans les vices intérieurs de leur propre état & dans la corruption de leurs moeurs, mais dans la forme de leur gouvernement, dont les abus femblenc les affecter uniquement. Les Athéniens ont toujours pêché par cet endroit: ils ont attribué a un manque de loix les déréglemens, qui s'étoient gliftes dans leur état civil: c'eft par cette raifon, & par ce motif , qu'ils furent portés a s'adreftèr a Dracon, pour en être pourvus. Ce füt vers Fan 614. avant notre ere, qu'ils firent cette demarche. Suivez Ie cours des événemens de cette République après cette époque, & vous trouverez un déclin perpetuel de bonnes moeurs, & de félicité civile. Le Syfteme de Dracon ne fe foutint qu'une trentaine d'années. Celui de Solon, qui y füt fubftituée, vers Fan 594, avant notre ére, ne fe conferva pas non plus. Après une trentaine d'années Pififtrate s'empara de Fautonté fuprême. Depuis Solon jusques a la chüte d'Athenes , ce ne furent que des changemens continuels, qui depraverent de plus en plus 1'Etat. Tel .que le corps humain, auquel on ppplique des remèdes, qui augmentent le vice, dont il eft attaqué, & qui yen ajoutent d'autres, qui PaffoiblnTenc a la fin au point, qu'il ne lui refte que la force de donner de tems en tems dans fes convulfions quelques lignes de Fétat robufte , & de la bonne conftitution, qu'il eut en naiflant: telle füt Athenes dans ies demier» tems. Elle perdit tout fon luftre dans M 5 Fe-  i86 CINQUIEME LETTRE. Pefpace de 150, années. Una de iftis nunc nobis dïcendi fubminiftrabit argumentum , omnium nobilijjima civitas Athenienfium ; quae poft tempora perfica ad [ummum eve&a gloriae faftigium , brevi centum & quinquaginta annorum /patio , decus omne priftinum ami fit. ( V a l c k e n a e r dans le discours cité p. 10.) II en füc de même de Sparte. je vous ai rapellé , Monfieur, qu'on fixe la fondation de cet Etat vers Fan du monde 2570. & 1445- avant notre êre, un fiécle plus tard, que celle d'Athenes. Tout ce que Fhifioire nous apprend des premiers tems de cet Etat, aboutit a la part que les Lacédémoniens prirent au fiége de Troye. Nulle guerre , nul triomphe , aucuns exploits brillans n'ont immortalifé le peuple Lacédémonien,_ jusques au tems de Lycurgue; a moins que vous necomptiez comme tels 1'asfervifiement des Helotes, & 1'invafion des Heraclides, par laquelle ceux-ci fe rendirent maitres du Peloponéfe. L'hiftoire ne nous en donne pas des détails fort intérefians ni fort fürs: fera - ce donc, Monfieur, une fuppofition extravagante , fi j'en infere , que les premiers Rois , qui ont regné d'abord feuls , '& ceux qui ont regné enfuite a deux , fe font uniquement attachés a- confolider ce corps politique , dont ils étoient les chefs , a lui donner de Faccroisfement, & des forces ? Cette fituation peu brillante, mais préférable a celle d'une confidéradon recherchée par les armes , dura jusques vers 1'année 898. avant notre êre , ainfi pendant le cours d'environ cinq fiécles & demi. Les Spartiates avoient cependant des efclaves , un peuple, fubjugué , qu'ils avoient reduit en fervitude, nommés Helotes. Ces Helotes formoient une partie de la nation du tems de Lycurgue. 11 n'eft pas poffible de lire fans horreur les traitemens inhumains , dont les Spar-  GINQUIE ME LETTRE. 187 Spartiates accabloiènt ces m'alheureux efclaves. Les barbaries qu'ils fe permirent a Fégard de ces infortunés objets I de leur cruauté , nous font déja connoitre un peuple dur , inhumain, & d'un caractère trés-vicieux. La fimple idéé qu'un homme - tel que Lycurgue, n'ait rien fait pour adoucir le fort affreux de ces triftes victimes d'une domination inhumaine doit cfüiger toute perfonne , qui a le coeur tant foit peu fenfible. Après que Lycurgue eut donné fes loix , & que le Gouvernement eut été ren du mixte , le caractère orgueilleux des Spartiates iè manifefia & fe déploya avec plus de hauteur. Voulant faire de Sparte une République guerriere , il fortifia ce caractère. On trouve les Lacédémoniens toujours également fiers dans la prosperité, toujours pufillanimes dans 1'adverfité. Je vous ai déja affèz parlé des événemens qui en font foi. Je fuis perfuadé , qu'en y reflèchiflant vous trouverez dans Sparte un accroiflement progreflif de vices, qui a la fin 1'ont rendue aufli méprifable & odieufe, que les exploits guerriers 1'ont rendue célébre. Je me perfuadé encore, qu'après ce coup d'oeil, vous n'hefiterez pas a tomber d'accord avec moi, que la première altération, faite a la conftitution du gouvernement de Sparte , la détériora, dé même que celle qui füt portée au gouvernement d'Athenes augmenta les vices de celui - ci: je ne doute pas même , que vous ne conveniez, qUe tous les changemens, qui fe firent enfuite fucceflivement a celui de Sparte, le depraverent de plus en plus. Tous ces changemens avoient pour but de reprendre, d'affermir, ou.d'aflurer la lïbsrté. C'étoit par un zele louable pour la liberté qu'on y füt induit & excité. Tel eft le langage que nous tiennent tous les Auteurs, qui en parient. Mais eft - il exact,  i83 CINQUIE ME LETTRE. exaél, clair & diftinct? le mot liberté admet ici une doublé fignification : cependant, lorsque les hiftoriens nous parient de la liberté, ils le font fans aucune diftinétion ; confondant fur-tout 1'indépendance de toute domination extérieure, avec 1'indépendance d'un peuple de tout autre fouverain, que de lui-même. Le mot liberté dans fa fignification naturelle, relativemeht a la conduice de la vie, dénote 1'indépendance de toute influence ou domination : independentia ab alterius yoluntate, fuivant 1'expreflion d'un favant diftingué. Or , en confultant l'hiftoire, nous ne voyons pas, que Lacédémone & qu'Athenes , dans leurs premiers ages, durant plufieurs fiécles, ayent été foumifes a une Puisfance étrangere, ou qu'elles ayenr eu des guerres a foutenir contre dautres nations, de forte qu'a cet égard elles ont jouï'1 d'une'pleine & entière liberté: elles ont été indépendantes d'une volonté étrangere; & par conféquent libres. Nous ne voyons pas qu'elles ayent été tracaffées par des divifions inteftines, des discordes , des factions, des intrigues, des cabales. Nous devons naturellement en conclure que pendant tout ce tems elles ont joui dans 1'interieur de leur Etat d'une liberté civile raifonnable ; favoir de la faculté d'exercer leurs droits, fuivant des loix & des réglemeus établis. Elles ont été indépendantes de la volonté d'un autre, & par conféquent libres. Tous les maux, qui leur font furvenus, n'ont commencé a les affliger , qu'après avoir öté a la forme du gouvernement 1'influence d'un chef. Or, comme c'eft de cette privation, que toutes les autres dèpravations du gouvernement tant d'Athenes que de Sparte font refultées, il doit paroitre aflez fingulier, que des Savans du premier ordre, des Ecrivains célébres & judicieux, ayent pü vanter cette privation, comme fi c'eüt été un grand bien. Car, quoique Lycurgue eut  CIN&UIEME LETTRE. 189 eüt confervé, par fa légifiation, deux Rois a Ia République, on ne peut pas dire, qu'elle eut confervé deux chefs par conftitution, puisque ces deux Rois furent déftitués de tout pouvoir , & qu'ils n'en eurent dans Ia fuite, qu'autant qu'ils furent s'en aproprier par ufurpation, comme le firent Clifthenes , Agefilas, & d'autres. Sparte, en fupprimant la royauté fimple, en établiflant deux Rois d'un pouvoir égal, & qui n'en devoient point avoir, y jetta la fémence de la domination & de la tyrannie. Notez, Monfieur, que dans les tems les plus recülés, les Grecs n'ont jamais employé le mot en* liberté , pour defigner la privation d'un chef dans le gouvernement. Us ont indiqué par ce mot Pindépendance de toute puiflance étrangère: c'eft 1'amour de cette indépendance , qui les a animés , qui les a portés a 1'union, & a une confédération. Ce n'eft qu'après que des demagogues ont eu 1'art d'irnbuer le peuple de la fauflè idéé, que la liberté civile confifte dans un arrangement politique, qui n'admet d'autre fouverain dans 1'Etat, que le peuple lui même , (l'idée de repréfentans du peuple me paroit plus recente) que le mot liberté & été pris dans ce fens ; cependant avec fi peu de précifion, &de discernement, que, lorsque 1'on rencontre ce mot dans les écrits , fans e» excepter même des auteurs du premier rang, on ne fait quelle forte de liberté ils ont en vuë. Si c'eft 1'indépendance de toute puiflance étrangère, qu'ils ont en vuë lorsqu'ils exaltent 1'amour des Grecs pour la liberté , je me range de leur cóté ; mais fi ce mot défigne dans les endroits, oü ils en parient avec enthoufiasme , une indépendance de toute autorité civile, hors celle du peuple, je ne fuis pas des leurs, & je les abandonne, comme j'ai eu déja 1'honneur de vous le dire. Mr,  i9o CINQUIÈME LETTRE. Mr. Valckenaer, favant judicieux, ainfi que vous avez pü le remarquer aux paflages que je Vous ai cité de fon excellent discours oratoire , n'a pas évité le défaut dont je parle ici. „ Dans tous les „ Etats du monde (c'eft ainfi qu'il parle dans fon discours fur le cara&ére de Philippe de Macedoine , & des caufes extérieur es, qui ont concouru a faire perdre aux Grecs leur liberté, p. 47.) „ la liberté „ native (nativa libertas), a d'abord fouffert des „ altératiohs principalement en Oriënt plus qu'ail„ leurs ; elle dégénera fous la domination étenduë „ des Rois, & fous un empire le plus fouvent ty„ rannique: mais parmis les Grecs , toujours atta„ chés a leur ancienne liberté, & quoique la forme „ de leurs Républiques füt fouvent changée , fui„ vant 1'efprit inquiet des peuples, la liberté refta „ longtems fi intacte , que de tous les Etats du „ monde, 1'ancienne Gréce ne reconnut aucune „ domination étrangère, jusques au tems de Phi„ lippe. Monument pour les mortels, de ce que „ peut une vertu cultivée. " L'expreflion de nativa libertas ne peut gueres s'entendre , que de la liberté naturelle, que 1'homme acquiert par fa naisfance, & que 1'on met ordinairement au nombre des jura connata, qui ne peuvent lui être ótés : la libetté de confcienee par exemple; mais lorsque l'orateur y fait fuccéder mox iminuta, il defigne une autre liberté , celle de la fubordination dans un état civil: & quand il y ajoute, degeneravit in amplkrem Regum dominationem, nous ne pouvonsprendre ce paflage, que pour marquer une fijjettion civile h un empire étranger. II paroit que c'en eft la le véritable fens, puisque Mr. Valgkenaer ajoute, que les Grecs confervérent longtems leur liberté , & que la liberté fe maintint fi bien parmis eux, que jusques au tems de Philippe, ils ne re- COE»  CINQUIEME LETTRE. 191 connurent aucun fouverain étranger. Le palTage cependant n'eft pas tout - a - fait clair. Av la fin de fon discours fur le caraftere de Philippe de Macedoine, il depeint la liberté des Grecs par ces traits „ Et quid tandem erat ijla decantata „ libertas ? excellentium illa quidem ingeniorum , \, Poëtarum diviniorum & Oratorum nutrix atque „ educatrix', ceterum, fi vera Heet fat en, nomen „ inane atque immoderata popularis licentia. „ Regi debent, qui regere nesciunt; quam art ent haud fane facillimam ignorabant Athenienfes." Ici le mot liberté ne defigne pas une indépendance de toute puiftance étrangere comme dans le paflage précédent, mais une foif de gouverner foi-meme 1 Mr. T a 1 l h 1É, dans fon Abrégé de fhiftoire ancienne Tom. II. p. 159- ï6°- donne un legére idéé de la forme des gouvernemens de la Gréce en ces mots. „ Ce que nous venons de dire des divers éta„ bliflemens de la Gréce, nous a fait fentir, que le " gouvernement, établi chez tous ces peuples, étoit le monarehique, qui eft aflurétnent le plus " ancien & le plus propre a entretenir la paix & la " concorde, étant formé fur le modèle de 1'autorité " paternelle, & de cet empire doux & modéré , '„ que les péres exercoient dans leur familie. Mats „ la dureté des maïtres légitimes, 1'efprit inquiet & „ remuant du peuple, fit naïtre un goüt tout con„ traire": alluma par toute la Gréce un defir via„ lent 'de la liberté, & y introduifit par-tout, '„ excepté en Macedoine, un gouvernement repu„ blicain, mais varié, felon le caradtère & le génie „ de chacun des peuples. " Le défir violent de la liberté ne peut défigner dans ce paiTage, que le défir den'avoir ooint de chef; de gouverner foimême 1'Etat; la démocratie enfin. Dans un autre ea-  i9* CINQUIEME LETTRE. 1 endroit (193.) Monfr. Tailhié en parle ainfi. „ Enfin ce qui caraftérife les Grecs, & ce qui fe montre dans toutes leur actions & dans toutes „ leurs entreprifes, c eft Vamour & le zéle pour „*la liberté. Quel beau jour pour Athenes, que „ celui , 011 , par la bouche d'Ariftide , tout le „ peuple repondit aux Ambafladeurs du Roi de „ Perfe , que tout 1'or & 1'argent du monde n'é„ toit pas capable de lc tenter , & de le porter i „ vendre fa liberté, ni celle de la Gréce. " 11 eft vifible, que le mot liberté défigne dans ce paffage une indépendance abfoluë de toute domination étrangère, du moins le fens de ces paroles femble 1'indiquer ; mais il n'en paroit pas moins évidemment, que les Auteurs fe fervent du mot liberté dans des fignifications fi différentes, qu'il n'en peut refter que des impreflions confufes : & ce font la précifément les caufes qui font égarer la multitude qui, bouche béante & oreilles drefiees , fe laiflè aller a taton, la oü on 1'attire. Si l'hiftoire ne nous a point confervé la marche, qu'Athenes & Sparte ont tenue dans les premiers commencemens de la formation de leur Etat, hi des moyens, dont elles fe font fervis pour s'éléver ace dégré de puiflance , oü la première de ces deux Républiques fe trouvoit au tems de Thefée, & la feconde au tems des Heraclides , ce filence même ne prouve-t-if pas a cet égard , comme il 1'attefte a d'autres , ainfi que je 1'ai remarqué ci-deflus, que le peuple d'Athenes & celui de Lacédémone doivent avoir été gouvernés dans leurs premiers Sges, d'une maniere convenable a leur génie, par des voyes douces, qui leur faifoient jouïr d'une vie privée, telle que le demande le but de toute fociété civile. Peut-être auroit-il mieux valu , que les hiftoriens fe fuffent fait un mérite de nous inftruire de tous les dé»  CINOUIEME LETTRE. 193 détails domeftiques, qui ont fait fleurir ces deux nations ., & qui les ont rendues fi puilfantes, plutöt que de nous entretenir avec pompe de tous ces faits glorieux , qui, au bout du compte, fe reduifenc üniquement a des mafïacres , & a des tueries faiteS avec art & génie. Les opérations d'un PaySj dans lequel on voit un laboureur aller tranquillement derrière fa charue, joüiflant, dans le fein de fa familie, d'un état commode & aifé; des navigateurs faire des courfes & revenir avec des vaifiaux chargés de produiftions étrangères; des NégocianS occupés h fournir aux befoins & a 1'aifance dé la multitude; enfin un Etat, oü 1'on ne fonge qu'a fe communiquer réciproquement & amicalement les fruits de fon traVail, valent bien plus , ce me femble, Fattentiori d'un efprit curieux, que tons les exploits, & toutes les cosiquêtes, qui , a les bien prendre, n'ont dans le fonds d'autre mérite, que de nous apprendre , comment on afflige & défole les humains; Ces fortes d'enchantemens n'ont pas fait 1'amorce; auquel les premiers habitans de la Gréce fe font laiflès prendre; ' L'inftitution de 1'iAfTemblée des différents peiiples de cette Region 0 connuë fous le bom d'Ampftyétion ; & dont je viens de témoigner mon admiration , donne mé ine l'idée de peuples. j ,qui cherchent leur bien -être dans une vie paifible & douce; & qui en éloignent tout ce qui peut donner neu a des actes de violence. Si telle a été la fituation d'Athentes, au tems que les Archontes decennaux •furent établis; & de celle de Sparte, lorsque Lycurgue changea la forme de fon gouvernement, vous1 m'avouereZj Monfieur, qu'elle étoit bien préférablé a celles, qui y ont fuccédé. Le célébre Emmius (p. 3. de Rep. Ath.) parle' „cépendartt avec enthoufiasme du changement, qui fé ik dans le gouvernement d'Athenes) lorsque les M Ar-  i94 CINQUIEME LETTRE. Archontes y furent introduits : c'eft de ce tems, qu'il date la naiffance de la jiberté Athénienne. Après avoir parlé de 1'état d'Athenes fous le règne de fes : Rois, & avoir obfervé , que le pouvoir royal n'étoit pas arbitraire, il continue en ces termcs : „ Sed haec futurae libertatis, quant divina pro„ videntia deflinabat, yelut nobilis ac illuftris ftru„ Burae, informia qnaedam & indigefta figna [o~ „ lummodo fuere, a quibus deinde politis a firu„ Boribus cperi aptatis opus ipjum, fyftema fcilicet „ libertatis, fen/im & per gradus diverfaque incre- menta ad perfeBionem, hoe eft , ad maturita,, temfuam , pervenit. Stru&urae initium fa&um „ a Thefeo rege decimo. Hic enim magni & ex„ celfï vèraeque gloriae cupidi animi heros, & fa,, pientia nulli fecundus, cum nuper redux e Creta, „ re Mie bene gefla, & patria intolerabili onere li,, berata , adhuc opido juvenis mortuo patre reg„ num iniijfet, de eo quam optime formando fimul' ,, & firmando cogitationes fufcepit. Ad eam vero 1 ,, rem nihilpotius ac re&ius reperit, quam fi prae- ■ „ cipuos regni vires per oppida & vicos dijïra&as, „ cum iis , penes quos publicum conpdium atqve \ „ aubloritas erat, in Jedem unam , urbem nimi- rum regiam, contraheret. ld enim roborandis yi- ■ „ ribus ob disjun&ionem inftrmis , & expediendis r „ celerius rerum gerendarum con/iliis, & urbi re„ giae augendae nobilitandaeque futurum cenj'ebat, , „ quin etiam cid alendam regni ordinum concor- ■ „ diam, ac avertendam cuivis ciyili focietati exi- ■ "„ tiofam discordiam-, quam nor at aliquando apud' „ major es fuos in bellet inttftina eritpijfe, denique „ ad regni decus , & nominis fui gloriam 'idem hoe non parum faBurum judicabat. " En parlant de la fuppreftion de la dignité Royale, après la mort de Codrus, il s'exprime ainfi „ A morte „ enim\  CÏNÖÜtÈÈfÈ LETTRE. i9S M enim ejus (p. 8.) nomen regium, quod id lïbertati i, grave videretur , abrogatum. Succejfori filió i, ejusdem Madonti, principis feu praetoris nomen „ datum, f Archonta , Graeci dicebant) , ut effet dedan' h dis rdtionibus obnoxia. " Voila, Monfieur, des paflages, par iesqüels vöué voyez, que le favant Emmius y perd entièrement de vuë cetté partie efientielle & principale de la liberté publique, qui confifte dans une indépendance abfolue de toute domination ou influence étrangère; C'eft pburtant'celle - ci, qui avoit été 1'unique fin* a laquelle les Grecs s'étoient attachés ,& pour le maintien de laquelle la Confédération d'Amphyction avoit •été principalement établie, avant que la manie de fè gouverner foi même eüc gagné 1'efprit des peuples* qui compofoient la Gréce. Tous les Auteurs, qui ont écrit l'hiftoire de la Gréce, celle de Rome 5 & en général du monde même les Auteurs qui nous ont communiqué leurs idéés fur les gouvernemens civils, & qui a cette occafion ont parlé de la liberté; font tombés dans Jé même défaut: & ceux qui encore atijourd hui employent leurs talens a ces fórtes de produótions , dans lesquelles 1'utile eft joint a 1'agréable , ne 1'évitent pas. Mr. Millot j Hiftorien dont on admire le génie & les talens, commet par-tout la même fauté , & fe laiffê entrainer par l'idée confufe qu'excite un mot vulgaire , qui n'a point de fens , qui n'exprime qu'un miférable • phantome, fi on ne le réduit pas a une notion diftinéte. K juger de la maniere dont les Auteurs en parlcnt, la liberté n'eft autre chofe , que 1'empiré fouverain entre les mains du Peuple, dü moins mi partage dü fouverain pouvoir avec le peüple , qui «n rend celui-ci maitre en dernier refïbrt; C'eft: N 2 ce  196 CINQUIEME LETTRE. ce que vos Patriotes on nommé Yinfiuence du Peuple fur le Gouvernement. Vous avez fans doute lu , Monfieur , 1'ouvrage de Monfr. Mably, intitulé de la Légifiation Principe des Loix : mais je doute que vous ayez fait attention au fens ambigu ou peu déterminé dans lequel le mot liberté y eft employé: Vexil de Tarqtlin (dit-il p. 104. de cetouvrage, Ed. de Lyon) avoit infpiré aux Romains Vamour le plus extreme pour la liberté p. 122. en parlant de Lycurgue: comment ce Legifiateur s'y feroit pris pour obtenir de fes Citoyens qu'ils préférafftnt leur liberté , leur patrie .&c. p. 14 3. En parlant des Commercans: leur liberté, leurs peines, leurs fervices, nos faataifies, nos vices & nos caprices font, pour ainfi dire, autant de denrées, dont ils trafiquent. Voila trois endroits, dans lesquels il eft parlé de Liberté, fans qu'on puifte comprcndre avec quelque exaétitude dans quel fens ce mot y eft employé. Au refte, Monfieur, les paflages que je viens de vous mettre fous les yeux relativement a la Gréce prouvent que c'étoit plus le nom que 1'autorité qui avoit déplu aux Athéniens. Les Magiftrats qui fuccederent aux Rois, ne furent pas moins Rois en effet que ceux qui en avoient porté le nom. II n'y avoit que cette feule différence, que ceux-la le devinrent par ufurpation , & ceux-ci par un ordre précédemment établi. „ Athenienfium Reges , & „ nomine ferme tantum ab his diver/i, qui in illo„ rum locum fuccejfere, magtflratus perpetui, bcllo \, duces, domi publicae religionis erant. moderato„ res, Senatus Principes, Populi Re&ores. Valc„ kenaer de Athen. moribus &c. p. 11." Emmius parle du changement, qui fe fit après Pabolition des Archontes decennaux, en ces termes: Popalus enim pleniorts libertatis defiderio ir. arde s-  CINQUIEME LETTRE. 197 descens, imperio unius prorfus dbrogato , ra archontes creavit. Enfuite il depeint cette nouvelle conftitution, qu'il nomme un état de liberté: verum flatus hic libertatis ex fundamento , quoi jecerat jam olim Thefeus, magis adhuc ad fohrum nobilium ac divitum potèntiam quam ad ratior.em p pularem erat dire'ctus , cj? potius confuetudine inflitutisque majorum , arbitriove magijlratuum ac judicum quam legibus fcriptis regebatur : quod peccandi licentiae ac varüs vitiis , cF discordiae odiisque mutuis ferendis cF fovendis occafionem da* bat. Ces paroles nous font voir : re que les Athéniens , avides de liberté , la chercherent & ne la trouverent pas. ae. Qu'au lieu d'un chef, donc 1'autorité leur avoic déplu, ils s'en donnerenc plufieurs, donc 1'autorité leur devinc plus onéreufe encore. 3e. Que cette derniere conftitution avoit introduit dans 1'Etat une fource de maux : 4e. que le gouvernement des Archontes fe tourna plütöt a 1'avantage des grands & des riches, qu'au bien-être du peuple : 5e. qu'on y regloit les affaires publiques & qu'on décidoit celles de la juftice plutöt d'après des ufages , & des jugemens arbicraires , que d'après des Loix écrites ; 6e. que les changemens portés a la conftitution primitive 1'avoient déja alors furie^fement depravée , & lui avoient fait contracter des vices , qui devoient la miner & 1'abimer ; enfin je. que le celebre Emmius nous laifie dans I'ignorance fur le fens propre que nous devons attacher au mot liberté dans les endroits oü il en fait inention: ce n'eft affurément pas 1'indépendance da tout empire étranger qu'il y indique: ce n'eft pas non plus une indépendance de tout pouvoir arbitraire: c'eft , autant que j'y vois , la faculté ou le pouvoir de fe gouverner foi-même; comme il enfe->. N a {<&  l9n CINQÜ-IEMÊ LETTRE. rok de quelques voyageurs en roer, qui voudroieni ordonner eux-mêmes comment mettre les voiles , diriger le gouvernail, & marquer le cours a tenir.. Vous voyez, Monfieur, que le défir de fe procufer la liberté, c2e(t - a - dire, un fi muiacre de liberté, une indépendance , une diflblution des liens, qui font d'une multitude un corps politique, fut la caufe que les Athéniens y gagnerent une adminiftration beaucoup plus arbitraire , & oppreflive , que celle , dont ils croyoient s'être debaraftës. La raifon en étoit fimple. .La Royauté pouvoit & devoit naturellement les proteger, contre 1'oppreflion des. grands. Le pouvoir royal étoit utte barrière contre les vexations, auxquelles le peuple pouvoit être expofé. Cette barrière ótée, les grands mis en posfeillon de toutes les parties de 1'adminiftration publique , n'avoient plus de frein , & pouvoient imjmnément fe livrer a leurs paflions dominatrices. La ïégiflation de Dracon ne fit pas ceflèr les maux, dont les Athéniens étoient accablés. Voici encore comment Emmius en parle (p. 12.). Verum cum eb feveritatem nimiam .... cum progrejfu temporis, le'ges hae inciperent displicere, cumque primorum tumesceret ambitio, avaritia atque iniquitate locupletum premeretur 'mops plebs, cresceretque fupra geufes. „ L'autorité, que les Lacédémoniens avoient: „ ufur--  r SIXIEME LETTRE. ast ufurpée fur toute la Gréce, rendoit Agefilas abfo„ lu dans cette affemblée. Le refpeft & la crainte „ faifoient de fes volontés autant de loix, qu'on re„ cevoit aveuglement: il y auroit eu plus de danger „ encore que de hardieflè a lecontredire: le zèle d'un „ bon Citoyen, joint ala fermeté d'une philofophie intrepide, mirent Epaminondas au-defliis de cette „ complaifance fervile : il fe leva avec une noble „ afiurance, lorsque tous les membres de 1'aflemblée étoient prêts a foufcrire aux propofitions de 1'ambitieux Agefilas. II prononca fur le champ, avec tout le feu de la plus male éloquence, une ha„ rangue pleine de force, non feulment pour les „ Thebains, mais en faveur de toutes les villes de „ la Gréce: il fit voir que les différentes guerres, „ qu'on avoit efiuyées jusqu'alors, n'avoient fervi „ qu'a augmenter Ia puiflance de Lacédémone, que „ la fupériorité de fes forces, & 1'acroiflèment de „ fon territoire, qu'on avoit imprudemment toleré, ,, avoient mis tous fes voifins hors d'état de lui „ pouvoir refifter; que les Lacédémoniens, dont la „ puiflance augmentoit chaque jour, n'avoient qu'a „ fe montrer, pour vaincre des peuples affoiblis par „ leurs attaques fucceflives : qu'il reftoit cependant „ un moyen d'aflurer a la Gréce une paix inaltéra„ bie, & que ce moyen étoit d'y rétablir 1'équilibre „ entre toutes les puiffances; que fans cela c'étoit „ plutöt un engagement de fervitude qu'un traité de „ paix, que les deputés alloient figner ( i)." » Tou- (i) Xenophon , qui raporte ce traité comme tous les autres Hiftoriens, ne fait aucune mention ni d'Epaminondas bi de la fermeté avec laquelle il s'oppofa a Agefilas en pleine Affemblée. „ Pour embellir le portrait de ce Roi, fon w disciple ( dit un celebre Academicien) il charge finement n «elui d'Epaminwjdas, dont il peint de profil les plus hau»  252 SIXIEME LETTRE. ,, Toute 1'Aflèmblée aplaudit en fécret a la pro„ pofition d'hpaminondas, & au courage qu'il „ avoit eu de la faire. Le feul Agefilas , qui fen„ toit le coup qu'elle portoit a fes defleins, en pa,, rut indigné. Pour terminer le discours du gene„ reux Thebain, il lui demanda s'il croyoit qu'il fut „ jufle & raifonnable de laiflèr les villes de la Béotie „ libres & indépendantes. Sous le voile fpécieux de la „ liberté de la Béotie, le Roi propofoit la ruine to„ tale de la puiflance des Thebains: elle auroit été ,, d'autant plus furement anéantie par cette indé,, pendance des villes, dont elle tiroit fes forces, „ qu'Agefilas, en la reduifant ainfi a une foiblefle „ extréme, comptoit fe referver un empire abfolu „ fur les villes de la Laconie. Elles auroient du „ rentrer dans leur liberté originaire par la même „ raifon , fi 1'intention d'Agefilas eut été de reta„ blir 1'égalité entre les peuples de la Gréce. „ Epaminondas, ayant penetré fon deffein, lui „ demanda s'il ne croyoit pas aufli jufle & aufli rai,, fonnable de remettre les villes de la Laconie dans „ 1'indépendance, qu'il propofoit pour celle de la „ Béotie. i „ Agefilas n'étoit pas accoutumé aux contra„ diétions: la hardieflè d'Epaminondas 1'ayant jetté „ dans une espécede fureur, il fe leve & lui déman„ de une feconde fois, d'un ton de maitre irrité, s'il ne confentoit pas a laiflèr la Béotie libre. „ Epaminondas, avecl'afliiranGjed'unPhilofophe que „ rien „ hautes vertus, & de face les plus legers défauts. Quelque „ mérite qu'on attribue d'ailleurs a 1'auteur Grec, cette partialité eft inexcufable dans un hiftorien: elle nous a „ peut - être faitperdre les plus beaux traits de la vie d'Epa. „ minondas, dont Xenophon, qui étoit fon contemporain, „ facrifie dans toutes les occafions la gloire a celle d'Age= „ filas.  SIXIEME LETTRE. i5$ i, rien ne déconcerte, lui demanda avec le même „ fang-froid, qu'il avoit déja laic, s'il ne confen„ toit pas de fon cóté a faire la même chofe pour la „ Laconie? la fierté d'Agefilas ne put foutenir une „ replique , qui lui paroiflbit fi offenfante. II ne „ s'en confola que paree qu'elle fournit a fon ani„ mofité contre les Thebains un prétexte d'éclater „ avec une espéce de fondement» „ Le traité, qui devoit renouveller 1'alliance des „ Grecs, étoit preparé; il en raya fur le champ, „ avec une joie & une fureur egales, le nom des „ Thebains: il les mit au nombre des ennemis de la „ Gréce , & il leur declara la guerre au nom de „ toute la nation. „ Ce füt par cette injuftice qu'il termina I'As„ femblée. 11 congédia les Deputés, les exhorta a .„ figner le traité avant leur depart, & a terminer .„ amiablement leurs différends: il leur fit entendre „ en finiffant, que fi les confeils n'étoient pas aflez ,, forts pour obtenir 1'obéiüance, les armes feroient „ peut-être plus heureufes." Tel eft le narré de Mr. Seran de- la Tour; & voici mes ohfervations. II paroit a ce recit: ie que, malgré les inftitutions de Lycurgue, & Paboliflèraent de 1'autorité royale, cette autorité s'étoit confervée a Lacédémone par ufurpation. ae Qu'au lieu d'une Duarchie, que les Heraclides avoient établie dans le Royaume de Sparte , & a laquelle Lycurgue n'avoit laifle que le commandement des armées & le refpect attaché a la dignité royale, il s'y étoit introduit par ufurpation un pouvoir arbitraire, dont s'emparoit celui des deux Rois, qui avoit 1'art de furpafler fon collégue en intrigues, & de gagner foit la multitude, foit les principaux de 1'Etat. 3e Que ces Chefs de k République Lacédémonienne ne dominoient pas uni-  a?4 SIXIEME LETTRE. uniquement Sparte & toute Ia Laconie, mais encore une grande partie des autres Etats de Ia Gréce, qu'ils tenoient dans leur dépendance par Ia crainte d'exeiterla colèrede leurs oppreffeurs, de fuccomber fous leurs forces, & d'être reduits en fervitude, comme ceux de Meflène. ^ Qu'ils s'arrogeoient une autorité abfolue dans les Aflemblées de la confédération. 5e Enfin, que cette ufurpation étoit montée, au tems d'Agifilas, au point , qu'on lui voit tenir la conduite la plus abfolue & la plus arbitraire; celle en un mot d'un Defpote qui ne connoit d'autre règle que fa volonté. J'ajoute une fixième obfervation, que je tire de la remarque que Mr. Tour e i l fait fur Ia manière , dont Xenophon parle d'Agefilas & d'Epaminondas: favoir, que les célébres Hiftoriens Grecs doivent être lus avec circonfpeétion; & que pour aprécier leurs recits, & juger des événemens avec fondement, il faut plütöt s'en raporter aux faits mêmes dont ils parient, qu'a 1'expofé qu'ils en font; Thebes fut abandonnée de tous les Etats de Ia Gréce & laiffëe a fes propres forces. Tel étoit 1'aviIiflèment, dans lequel ces nations, fi vantées, étoient tombées. Athenes même fe deshonora comme les autres. Elle rapella les troupes qu'elle avoit envoyées au fecours de Thebes, & vuida toutes les places, qu'elle avoit prifes pendant la guerre. Je ne vous repeterai pas, Monfieur, ce que vous avez fans - doute lu plus d'une fois. La guerre que les Lacédémoniens firent aux Thebains,, après le traité que les Etats de Ia Gréce avoient fait', dans 1'aflèmblée convoquée par Agefilas , & dont je viens de vous parler, vous eft connue. Après des avantages & des victoires remportés, Epaminondas fe porta fur Lacédémone, y entra, y livra un combat contre Agefilas , abandonna la ville, devasta fa La-  SIXIEME LETTRE. z5$ Laconie, rapella les Meflèniens, les remit en posfeflion des terres de leurs ancêtres , & fit rebatir Meflène, après trois fiécles ecoulés depuis fa deihruétion. Vous favez qu'il employa a cette nouvelle fondation les depouilles & les richeflès qu'il avoit enlevées aux Spartiates, Enfin après tant d'exploits, de combats livrés, de victoires remportés, Epaminondas & Pelopidas revjnrent a Thebes. Comment y furent - ils recus ? Menecles & fes partifans avoient trouvé moy#n d'envenimer Pesprit du Peuple contre eux. Les vengeurs & les liberateurs de Thebes furent regardés a leur retour comme les ufurpateurs de 1'autorité publique; pourquoi? parcequ'ils avoient eu la hardieflè de fe continuer, malgré les loix, dans Ie commandement de 1'armée. Le peuple n'entend pas raillerie,lorsqu'il eft queftion de fa fouveraineté lezée. Ces deux illuftres Perfonnages alloient être condamnés k mort par 1'Aflemblée. Epaminondas ramene les esprits par un discours également noble & touchant, & les accufés furent abfous. La guerre s'étant rallumée en Gréce quelques années après, Thebes s'y intérefla pour les Theflaliens , opprimés par Alexandre, qui les gouvernoit tyranniquement. Epaminondas n'eut point de part au commandement de fon armée. Pelopidas la commandoit, il eut le malheur d'être fait prifonnier dans une rencontre avec les troupes d'Alexandre. Les Thebains fouffrirent d'autres échecs, & c'en eut été fait de leur armée, fi les Soldats n avoient pas infifté d'être coramandés par Epaminondas. Cet homme admirable retablit les affaires. Les Polemarques, qui après Pelopidas avoient été a la tête de 1'armée , & qui ne s'y étoient faits connoitre que par leur incapacité & leur inexpérience, furent démis. Epaminondas, élu Polemarque, & char-  i$6 SIXIEME LETTRE. chargé du gouvernement tant politique que militaire* fe porte en Theflaiie , fait plier tout ce qui s'oppofé' a fon paflage; force Alexandre a rendre la liberté a Pelopidas , & 1'oblige a convenir d'une trève. Pendant que ceci fe pasfoit, les Spartiates fe preparoient a la guerre, 6c épioient 1'occafion d'aflaillir les Thebains. Vous voyez les Lacédémoniens 6c les Athéniens, égalèment jaloux de la puiflance 6c de la confidéradon que Thebes avoit acquifes, faire des efforts auprès d'Artaxerxes Roi de Perfe, pour 1'indispofer contre les Thebains. Pelopidas füt envoyé a la Cour de Perfe pour en prévenir les effets. 11 réuslit. Le Monarque Perfan accueillit avec diftinction un Thebain, qui avoit eu une fi grande part a 1'affoibliflèment de deux Républiques, qui, quelques années auparavant, avoient ebranlé fon empire. Les villes de la Laconie furent declarées indépendantes. Meflène confirmée dans les privileges de fa liberté ordinaire: les Thebains déclarés amis 6c alliés d'Artaxerxes 6c de fes descendans a perpetuité. Tel fut le fruit des moyens vils 6c bas qu'employerent Sparte 6t Athenes auprès d'un Roi, qu'ils avoient ci-devant meprifé, 6c cela uniquement dans la vue de perdre une rivale. Agefilas man qua fon coup, 6c Lpaminondas profita de la paix pour donner plus de lüftre 6c de force a fa patrie , en cherchant les moyens d'y établir une marine. Les nouveaux démelés en Theflaiie .yrapellerent les Thebains, invités a venir au fecours du peuple que le Tyran Alexandie continuoit d'opprimer. Pelopidas y eft envoyé a la tête d'une Armée; y perd la vie dans une bataille, oü les Thebains cependant remportent la victoire. Une confpiration tramée contre ce Tyran de la Thefialie parThébé, fon Epoufe, le fit périr, 6c mit fin aux troubles de la Theflalie. Vousfavez, Monfieur, que Thébes füt entrainée i  SIXIEME LETTRE. n57 dans d'autres démélés. Le Roi de Perfe avoit envoyé un Ambaftadeur pour recevoir des différens peuples de la Gréce le ferment du renouvellement de Palliance avec lui: je vous en parle pour vous faire obferver les inclinations des peuples Grecs les uns pour les autres dans ce tems. Les Villes Grecques refuferent d'y admettre Thebes dans le même rang que Sparte. Epaminondas forca les Achéens de fe ranger de fon cóté, & parvint a faire réuffir un Traité de Paix entre Thebes & Corinthe. Une inflexible opiniatreté des Mancinéens entraina ce peuple dans une guerre contre les Tégéates.. Ceux - ci recoururent aux Thebains: les premiers aux Lacédémoniens. II n'en fallut pas davantage pour faire reprendre a ces deux Républiques les armes 1'une contre 1'autre, & il ne fallut aux Athéniens que 1'ombrage de la puifTance, a laquelle Thebes étoit montée, pour les déterminer a foutenir les Mantinéens. La fameufe bataille de Mantinée, dans laquelle Epaminondas perdit la vie, fut le terme de la grandeur, de la gloire & de la puiflance de Thebes: avec la perte de ce grand homme elle perdit tout & ne fut plus rien. Oter Ie chef a un Etat, c'eft lui öter 1'ame. ,, La mort d'Ëpaminondas (dit Mr. Seran de la „ Tour p. 282.) laiffa la Gréce plongée dans les trou„bles & dans la confufion, qui la déchiroient depuis „ fi long - tems. En perdant fon Général, la Répu„ blique de Thebes perdit bientöt & (a réputation, & „ la valeur par laquelle elle fe 1'étoit acquifë. Epami„ nondas, dit Juftin , étoit a fon égard ce qu'eft la „ pointe au fer d'un javelot: lorsqu'elle eft ou émousfée ou rompuë, il n'a plus aucune force, & devienc „incapable de fervir & de nuire. En effet, a voir la „ conduite desThébains après fa mort, on n'auroit pas rjugé qu'ils n'euffenc perdu qu'un grand Capitaine, R „ü  £53 SIXIEME LETTRE. „il fembioitqu'ils euffent tous expiré avec lui. Avanï „ qu'il eüt été chargé du gouvernement, lesThébains „ n'avoient foutenu aucune guerre confidérable; après „lui, la honte de leurs défaites fit feule reffouvenir „ des beaux jours de leur gloire & de leur vertu mili„ taire, on la vit naitre & mourir avec lui, preuve „ manifefte qu'elle n'étoit düë qu'a fes feuls talens." Non feulement Thebes perdit en la perfonne d'Epaminondas le Chef de fes forces militaires, mais le moderateur de fes Confeils & de fes Réfolutions , de même qae de la fougue du peuple. Par la mort de ce grand homme 1'influence du peuple reprit fon eflbr; & toute fa fplendeur s'evanouk comme 1'ombre qui nous attaché un moment, un petit éclat qui nous éblouit. Le peuple de Thebes, non moins entiché que celui des autres Etats de la Gréce de la gloire d'exercer lui-même le fouverain pouvoir, en fut également, comme eux, la viftime. Après avoir perdu les grands hommes , qui les avoient fauvés du naufrage , relevés de leurs desafires, & pour ainfi dire régénerés, ils retomberent aufiitöt dans leurs extravagances & leurs malheurs. (Cum his uti nata fuerat ita occidit rurfus virtus ac fortuna Thebana. Ciyitas ipfa fortuna prior e infbiens, & ferox, ducibus iflis deflituta inpraeceps ivit. Emmius p. 202. C'eft la en deux mots & le caractère & le fort des; gouvernemens populaires. En depeignant le caraftère des Thebains, Emmius nous les repréfé#te comme un peuple fans: culture, non civilifé , rude, & fans aucune con-noiftance du cceur humain, & de la manière de s'y prendre, pour conduire les hommes. C'en eft bien 1 aflez, ce me femble, pour juger des effets, quel'in-fluencc du Peuple, ou (pour me fervir de 1'expreflioni d'EMMius) la liberté populaire a dü produire fur; le:  SIXIEME LÈTTRË. i§9 Ie gouvernement. II ne faut donc pas s'étonnerj qu'Epaminondas, de retour après fon expédition contre Lacédémone , trouva des envieux a Thebes $ qui avoient fuscité le peuple a porter contre les deux illuflres Généraux une condamnation au dernier fuplice, pour avoir retenu le commandement de 1'armée au-de-la du terme. A ce trait on découvre ce même efprit de hauteur, d'ingratitude & de dureté, qui animoit conftamment les Athéniens contre les plus grands & les plus fages de leur Etat. Les Thebains * devenus orgueilleux & infolens (autre caraéteriltique des Athéniens.) éblouïs par la fplendeur a laquelle Epaminondas & Pelopidas les avoient fait parvenir4 compterent fur leurs forces, fans les péferj mais nV yant plus de perfonnages capables de les conduire* (re&oribus autem bonts carens) ils entreprirenc follement la guerre contre les «Phocéens. Prefles par leurs ennemis, ils firent une fecoude faufle demarche. Ils eurent recours a Philippe de Macedoine. Ce Prince ne manqua pas de faifir 1'occafion de mettre le pied dans la Gréce & de s'y établir. Philippe , ayant fubjugué les Phocéens, battu les Thebains, & les Athéniens a Cheronée, s'empara de Thebes, & mit garnifon dans Ia citadelle, pour en contenir les habitans. Telle fut 1'iffue qu'eut le rétabliffement de la liberté populairei La mort de Philippe ranima a Thebes , comme dans les autres Provinces de la Gréce, 1'esprit de cette liberté: elle fit renaitre aux Thebains 1'envie de fécouer le joug, qu'ils portoient avec chagrin. Méprifant le jeune Alexandre, fans reflêchir aux conféquences, ils chafierent la garnifon Maeedonienne; & en mafiacrercnt les chefs. Alexandre fe vengoa de cette audace par la defiruction totale de certe République. Malheur, dit Emmius, qui leur furR 2 vinÉ  a6o SIXIEME LETTRE. vint par le fils de celui, qu'ils avoient appellé en Gréce pour perdre les Grecs. Quoique les traits que je viens de prendre de l'hiftoire ne foyent pas aftèz iutnineux, pour nous faire connoitre au jufte les changemens furvenus dans le gouvernement de Thebes , ni les effets qu'ils ont eus, nous pouvons cependant y reconnoitre un défautd'unité, & une fource de diffenftons inteftines, qui placoit le peuple de cóté ou d'autre, fuivant que 1'une ou 1'autre des Factions 1'emportoit fur fa rivale. Ces traits nous font voir, que Thebes a fuccombé par les mêmes défauts, qui ont été la caufe de la chüte d'Athenes & de Sparte; favoir les changemens progreflifs portés a fon gouvernement primitif. „ Polybe, parlant d'Athenes & de The„ bes, les compare a des navires, qui font le jouët „ des vents, & la proye des tempêtes, lorsqu'ils manquent de Pilotes : mais lorsqu'une main ex„ perimentée dirige leur courfe, prefide a leurs mou„ vemens , leur decouvre & leur fait éviter les „ écueils, dont la mer eft femée, ils arrivent heu„ reufement a leur terme. „ Telles étoient les Républiques de Thebes, & „ d'Athenes: puiffantes, redoutables, capables de „ tout, lorsqu'elles fe laiffoient conduire ; mais „ lorsqu'elles rentroient dans leur caractère naturel, „ qui les portoit a Findépendance, aux troubles, „ aux féditions; lorsque le* peuple s'arrogeoit la „ fouveraine autorité, c'étoit des vaiffaux fans voi„ les, fans gouvernail, & fans Pilotes, qui ne pou„ voient qu'échouer par des naufrages, également „ honteux & deplorables. Les Athéniens étoint j, aufli prompts aux foulévemens, qu'incapables d'être „ retenus dans leur premiers mouvemens. Les The„ bains encheriflbient encore fur eux ; & du mé- „ pris  SIXIEME LETTRE. a6i „ pris des loix , ils paflbient avec une efpéce {de „ férocité aux violences, & aux emportemens les „ moins excufables." (Seran de la Tour, Hifi. d''Epaminondas p. 7.) II paroit d'ailleurs, que les Thebains ont eu un corps de loix trés fages: on peut préfumer même que 1'éducation n'y a pas été, a bien des égards, fi* mauvaife, qu'EiviMius paroit 1'infinuer. Philippe de Macedoine y avoit paiïë fa jeuneffe, & s'y étoit formé. Pelopidas & Epaminondas ont eu tant de merite, qu'il ell bien diflkile de fe perfuader, que 1'éducation fe bornoit a Thebes uniquement a ce qui pouvoit perfectionnerle corps. En parlant du fejour de Philippe a Thebes Mr. Valckenaer dit, dum Thebis adolescens in fancJa domo optimis artibus inftitueretur, II falloit donc qu'il yeut une inftitution publique destinée a l'inftruétion de la Jeuneffe; & une inftitution oü le fils d'un Monarque pouvoit recevoir les enfeignemens qui convenoient a fa naiflanee: (optimis artibus inftitueretur.) „ Indoles fuit ( dit Mr. „ Valckenaer dans fon discours oratoire fur „ Philippe de Macedoine p. 50) in Philippo ju„ vene ntagna, quam docirina Thebis & excmpla ,, promoverunt Epimanonda, Pelopid homme' intégre, d,'^tjyênu auftère, diftingué par fon mérite, &.génerateinent eftimé. II leur fit adopter quelques loix, propres k reprimer leur fougue & leur licence, laiffant d'tüöeurs fubfifter la forme démocratiqsie, qu'il rendit plus démocratique encore; mais en revange fes loix penales furent trés févères. 11 jugea qu'un Etat, dans le* quel la licence & la pétulance croiflènt a propor& tioo  SEPTIEME LETTRE. *7?. tion que la liberté y elt moins génée, exige un. frein plus dur, pour reprimer les desordres & les crimes, que tout autre Etat. Ses loix furent trquvées fi fages, qu'elles furent non-feulment approuvées & admiles par les Syracufains , mais adoptées ou introduites par ufage dans plufieurs autres diés de la Sicile. Cependant toutes ces loix, malgré la fagelfe, qu'on peut y avoir trouvée, ne purent pas furmonter le vice & les défauts d'un gouvernement, qui dcpend en dernier reffort de l'inconftance & des caprices du peuple» Elles prouverent plutöt que ce vice, & ces déijauts font fi inhérens a la nature d'un gouvernement populaire, qu'aucun remcde ne peut les furmonter. Syracufe ne put fuporter longtems la fituation politique dans laquelle Diodes 1'avoit mife. Le Peuple étoit , en vertu de fit législation maitre de 1'empirc. 11 fréquentoir affidüment les Afiemblées: il créoit les Magilïrats ; nommoit les chefs de 1'armée; leur en conféroit le commandement ou le leur ótoit a volonté; décidoit dë la guerre & de la paix; faifoit des alliances & des traités; s'arrogeoit le droit de vie & de mort fur tout. Citoyen; accordoit grace & dispenfoit des loix' a bon plaifir: envoyoit en exil, & en rapelloit fans .s'arrêter aux loix. II reraplifioit de même les Magilbratures inférieures ou fubalternes, établics a Syxacufe comme ailleurs. Ainfi le gouvernement de Syracufe, tel qu'il eut lieu après la législation de Diocles, nous repréfente parfaitement un déspotisroe populaire. Une femblable forme d'adminiltration ' puliique ne pouvoit fubfifier longtems. Emmius nous en expofc en peu de mots les motifs & les raifons. Erat enim nimium popularis in quo mini■ mum ii, qui[apientiapraejiabant, plurimum improvidi ftuki valebant:.... qui ut fere per fe miS 3 nm'  2;8 SEPTIEME LETTRE. kus periti funt negociorum publicorum, ita minus quoque ai ea, quae publice aguntur, animos advertunt , finguli yero fua potiffimum fpe&ant, Ci? curant, iisque occupatas ment es habent. Qua propter facillime ab Mis, qui aftuiia pollent, in fraudem abducuntur. C'eft la le fort de tout gouvernement populaire. Celui d'Athenes en a fourni mille exemples, & malgré cela, la manie de fe gouverner foi - même ne 1'a jamais abandonnée. Le despotisme populaire des Syracufains produifit 1'effet, qui en devoit refulter; celui d'exciter un ambitieux a s'emparer du pouvoir fouverain & a 1'exercer arbitrairement. „ Si 1'on fuppofe un Etat tout a „ fait démocratique, quoiqu'il confervé le nom & „ le dehors d'une monarchie , cet Etat même ne „ fera ni monarehique , ni démocratique que pour „ le nom ; il tombera bientöt dans le despotisme ,, démocratique le plus dangereux de tous. II fera „ bientöt gouverné par un Silla, un Catilina, un „ Cromwel, un Mafaniello, un Mayenne, & autres tyrans & despotes démocratiques de cette catégorie, qui ont été presque dans toutes lesNa„ dons." Voila, Monfieur, une autorité refpeétable: celle de Monfieur le Comte de Hertzberg, dans le memoire de cet illuftre Miniftre d'Etat, lü dans 1'Affemblée publique de 1'Académie des Science de Berlin le 30e Sept. 1790. & vous la voyez a différentes reprifes confirmée par les continuelles révolutions de Syrzcufe. Denys, un de fes Citoyens, concut Ie deftein de s'emparer de la majefté fuprême & 1'exécuta: s'étant faifi de 1'autorité fouveraine, il gouverrra Syracufe avec un fceptre de fer; il mena les Syracufains, dit Emmius, comme un Cavalier méne le cheval qu'il monte: & néanmoins il augmenta leur puiflance & leur gloire, par des victoires & des con-  SEPTIEME LETTRE. 179 eonquêtes. II mourut après un régne de 38 ans. Son fils, connu dans l'hiftoire fous le nom de Denys le jeune, luifuccéda. Prince lache, elféminé, & porté a la debauche, il étoit incapable de foutenir le fardeau, que la mort de fon Père venoit de lui mettre fur les bras. Si vous êtes curieux , lVIonfieur, de lire les peines que fon beau • frere Dion prit pour lui procurer la converfation de Platon, & les fuccès qu'eurent les entretiens de ce Philofophes avec Denys; les caufes qui les rendirent infrutlueux; celles qui engagerent ce Prince a exiler Dion ; les vices dans lesquels il retomba après que Platon fe fut retiré; le retour de Platon a fa cour; le peu de fruit que Denys en retira ; 1'inconduite de ce Prince, & la haine qu'il excita contre fon adminiftration, les fuites qui en refulterent; les motifs qui engagerent Dion a quitter la vie douce & agréable qu'U menoit a Athenes, dans la compagnie de Platon & des autres Philofophes qui s'y trouvoient, pour delivrer ia patrie du joug fous lequel elle gémiflbit; ces particularités vous feront venir des idéés fur le fort des peuples, qui ont eu le malheur de fe laiflèr faifir par 1'esprit de parti; levain qui ne fe détruit jamais & qui fermente toujours. Ces idéés pourront encore fervir, Monlïeur, a vous faire connoitre & aprécier ce patriotisme , pour lequel vous & vos Amis avez facrifié votre repos & la jouifiance de cette vie douce, tranquille & agréable, dans laquelle j'ai eu le plaifir de vous voir, & dont je vous ai fi fouvent félicité pendant mon féjour en Hollande. Après avoir occupé le tröne pendant onze années, Denyslejeune, attaqué & reduita 1'extrémitépar Dion, prit le parti de Pabandonner, de prendre la fuite, & de fe refugier en Italië. Dion remplit fa place, Hiais avec cette modération qu'infpire une vraye S 4 phi-  aSö SEPTIEME LETTRE, philofophie. II concut le defféin de donner a Syracufe une nouvelle forme de gouvernement, moins expofée a 1'influence fougueufe & impétueufe de la multitude; maisil trouva tout de fuite un Antagonifte dans un certain Heraclide, qui partageoit en quelque maniere 1'empire avec lui. Celui - ci ne manqua pas de captiver le Peuple & de lui faire prendre des foupcons contre Dion. Dion crut devoir fe défaire de cet esprit dangereux , & le fit tuer. A peine s'en' trouva -1 - il debaraffé qu'il s'en éleva bientöt un autre, ami de Dion, nommé Callippe. Celui-ci non moins fcélérat & ambitieux qu'Heraclide, vifant au tröne, & bien afluré qu'il ne pourroit y parvenir s'il ne s'étoit auparavant defait de Dion, craignant d'ailleurs d'être prevenu, a caufe des foupcons qu'on avcit concu contre lui, profita dê la repugnance que Dion témoignoit a fe precautioner, & fe hata de le faire affafliner. Ce traitre ne jouït pas longtems des avantages qu'il avoit espéré de cet execrable forfait: après avoir trainé une Vie malheureufe pendant quelque tems a Rhege, il fut tué (dit-on) du même poignard, dont on avoit affafliné Dion. Quand on lit de pareils événemens, on ne peut aflez s'étonner, comment il eft: poffible , qu'ils foyent arrivés dans un endroit, dans lequel on doit fuppofer qüil y a eu des Magiftrats, une certaine police , des inftitutions pour le repos & la fureté ♦des Citoyens. On ne concoit point, a moins qu'on n'adopte un extafegénéral furies premiers mouvemens du Peuple, comment un Callippe peut tout d'un -coup agiter & déterminer le peuple d'une facon fi étrange a 1'aider a envahir le tröne après 1'asfaflinat/'d'un homme tel que Dion, ou a fouffrir qu'il s'en empare après un fi affreux & cruel attentat; qui par le fait même annoucoit un régne des plus exé-  SEPTIEME LETTRE. 28- exécrables. Ce font de ces phénoménes politiques aflèz peu explicables, mais qui prouvent du moins le peu de force & d'énergie qui réfide dans les gouvernemens populaires, & combien peu ils font propres a reprimer les grandes fécouffes. _Emmius, en parlant de la révolution, qui avoit mis Dion a la tête du gouvernement, dit, que la liberté en fut en quelque maniere retablie: cela doit .s'entendre de la démocratie: aufli en vit-on tout de fuite les effets dans les tentatives d'Heraclide & de Callippe. 1 Syracufe fut troublée plus que jamais. Tant il -eft vrai que les esprits, une fois mis en agitation & •le gouvernement déchu de fa conftitution primitive, les desordres & les troubles ne ceflerit de s'accumuler , & de miner les fondemens de 1'Etat. Ils fe ,communiquerent a toute la Sicile. Denys le jeune : profita des circonftauces: après dix années d'abfence, il leve une armée, retourne a Syracufe, occupe la ville & le chateau, reprend le fceptre , & s'a• bandonnant a toutes fortes de déréglemens , il fe ■ permet une domination plus dure & plus intolérable que celle qu'il avoit exercée auparavant. (Sed Dione ■paulo poft a fuis nefario trucidato, & rebus diu fine capite domi fluiluantibus , ac ma Sicilia foede -turbata, Dionyfius occafionem fpeculatus deeennio rfere poft fugam fuam, confeblo repente exercitu mercenario, Syracufas reverfus urbem cum arce ■recepit, & jam fe ipfo nequior, atque in omnia ■flagitia efufior, ac intolerabilior populo rurfum incubuit. Emmius p. 228.) Les Syracufains , excedés de peines & de miféres , fe déterminerent a recourir aux Corinthiens, pour être delivrés de cet opreflëur. Timoleon, homme de mérite, fut chargé de ce foin. 11 vient a Syracufe avec peu de troupes: detröne fans beaucoup S 5 de  aSs SEPTIEME LETTRE. de peine le Tyran , 1'envoit a Corinthe avec ignov minie, & retablit Syracufe dans fon gouvernement populaire, en y faifant quelques changemens, qu'il crut pouvoir fervir a obvier aux inconvéniens de la licence civile. II eut 1'attention de prépofer a Fadminiftration publique un chef, annuellenientchoifi: nouvelle inftitution, qui corrigea en quelque facon les inconvéniens de la démocratie & qui (dit Emmius) dura pendant cent - trente & un ans, jusques au tems quë Syracufe fut fubjuguée par les llomains. Bientöt après cette révolution elle prit une autre face. Plus de dix mille exilés & un plus grand nombre d'autres vinrent repeupler une ville, presque anéantie par une fuite de calamités, que les discordes y avoient fait naitre. Timoleon detruifit le fuperbe Chateau, qui avoit fervi de fiége & de domicile aux Tyrans: il en fit autant de tous les monumens qui y étoient placés, laiflant uniquement •fubfifter la ftatue de Gelon. II orna la ville d'édilices publics, & lui donna un nouveau lultre, de facon que Syracufe changea en . peu de tems d'une folitude en une Cité remplie de monde. II n'en demeura pas a ces foins particuliers pour Syracufe, il les étendit beaucoup plus loin , & devint pour ainfi dire le Législateur de la Sicile entiere. II en fubjugua toutes les villes; reforma leur adminiftration publique; en chaffa les despotes; en expulfa les Carthaginois & lui fit recouvrer toute fa magnificence, fa confidéradon, & fa prospérité. (Deinde armis fuperatos rettqaos Siciliae tyramios evertit; Panos fummis virïbus ad oecupandam & fitbjiciendam fibi totam infalam connixos ex infula decedere coëgit; urbes defolatas inflaurayit, libertati locum ubique fecit. Denique Siciliam , in quam miferrime affliclam venerat, fludio ac felki virtute fua cultiffimam reddidit, & pofi  SEPTIEME LETTRE. a83 poft habito redltu in patriam, iftic, quod raliquum fangavte vitte exegit, omnibus infulanis, imprimis vero Syracufanis, velui novus Civitatis conditor & libertatis inftaurator gratijjimus. Emmius p. 229.) Le mot Liberté defigne ici immanquablement un afranchifiemens de toute domination arbitraire, tant étrangère que civile. ; Qui le croiroit, mon cher Monfieur, fi l'hiftoire ne nous 1'aprenoit avec certitude, que les Syracufains & les Siciliens ne purent s'accommoder longtems de 1'heureux état dans lequel ils avoient été remis. La félicité que Timoleon leur avoit procurée devint bientöt un pefant fardeau pour des gens, qui ne pouvoient en fupporter la jouïflance. Tant il eft vrai encore, que 1'aife des fots les tue. Ce levain, dont Mr. Millot parle, & que les paflions ne permettent jamais d'être entiérement détruit, fit rénaitre les fléaux, dont Timeleon avoit delivré cet Etat turbulent. Peu d'années après la mort de ce Prince, les discordes reprirent leurs cours. Les uns voulurênt raprocher le gouvernement de la démocratie: d'autres chercherent a augmenter le pouvoir des Ariftocrates: tous contribuerent a ouvrir la porte a la domination d'un feul. Agatocle, perfonnage forti du néant, 'fut y parvenir. Feignant d'être Pami du peuple & de le vouloir rétablir dans fes droits, il lui infpira un entier devouement a fes démarches: il commenca par 1'emprifonnement des plus diftingués du Sénat des fix cent: enfuite il repandit des accufadons contre eux: il mit le peuple en mouvement: il lacha la bride aux foldats, qui firent un carnage hörrible dans la ville. Ils maflacrercnt non feulement ceux , dont on leur avoit donné une lifte , mais indiftinétement tous ceux, qui par l«urs richcftès ou par d'autres raifons, •devinrcnt les objets de leur fureur. Le meurtre.  a84 SEPTIEME LETTRE. fe carnage, s'y commirenc également dans les ruës, les maifons, les temples, & les édifices pu-| plics. Aucuu endroit n'étoit refpeéïé. Toutes for-j tes d'horreurs furent impunément exercées. Let fac & le pillage fut général. Au raport de Diodore: quatre mille Citoyens perirent dans cette horrible journée: fix mille trouverent leur falut dans unein fuite précipitée. La rage du Tyran n'en fut pas asfouvie. Les deux jours fuivans furent encore employés; a continue cette boucherie: a fevir contre les amis< i de ceux qui s'étoient fauvés, a en faire mourir d'autres, a en condamner un plus grand nombre a 1'exil. Agatocle, ayant jusques la rempli fon but, con- i voqua le Peuple , lui rendit compte des motifs, qui 1'avoient néceffité d'en venir a ces extrémités, & finit par lui remettre 1'autorité fuprême; fei-.; gnant de ne plus vouloir participer a 1'admini-i: ftration publique. Cette oflentation d'une modéra-, tion fimulée fit fur le peuple 1'imprefiion , qu'ili avoit eu foin de préparer par fes émiffaires: on lei pria de ne pas fe retirer. II fe Iaiffa flêchir en ap-> j parence, fous la condition cependant., qu'il n'auroiti point de Collégues. Ceci lui fut accordé, & voilk;] le Peuple Syracufain, fi attaché a la liberté, fi ani-i mé contre un gouvernement monarehique, qui, dansI un inftant de délire, crée un despote: mais c'eft' la le caractère du peuple: on lui fait commettre lessl plus grandes extravagances, quand on fait s'empa-J rer de fon esprit. Facillime ab Wis qui ajluiiaé pollent, in fraudem abducuntur. Cet exemple efro*} yable de 1'influence du Peuple fur le maniement des:! affaires publiques fuffiroit feul, quand il ne feroiol pas étayé par un millier d'autres, & par ce qual nous avons eu depuis quelques années fous nós:| yeux , & que la France continue de renouvellen journellement, ce feul exemple , mon cher Ami,! nel  SEPTIEME. LETTRE. 185 ne nous devrok-il pas faire fremir a la vue des tentatives que 1'on fait pour alcérer la conftitution primitive d'un Etat & lui donner une influence populaire , ou foi - difant telle. Heureufement le fecours falutaire du Roi de Prune a prévenu les horreurs, qui n'auroient pas manqué de mettre votre Patrie dans la plus affreufe défolation. Déja on ne parlqit que d'exterminer le Stadhouder, fon augufte Familie , fa Maifon , avec tous ceux qui ne prêteroienr pas la main k ce projet monftrueux, concu, médité, ffamé, pourfuivi, en partie exécuté & pret a 1'être tout-i-fait, fous le beau nom de Patrio- , tisme, & Féblouïffant pretexte de liberté. Le peuple de Syracufe nous donne bien des avertiflèmens. Au refte, mon cher Ami, je ne vous rapelle tous ces événemens, que je viens de tirer de l'hiftoire de Syracufe, que pour fervir de preuve de la vérité de ma thèfe, favoir, qu'en s'écartant de la conftitution primitive d'un Etat , on ne le fait jamais fans danger , ni fans s'attirer de grands malheurs. Syracufe avoit adopté le gouvernement de Corinthe, non pas tel qu'il avoit été dans fon origine, mais tel qu'il étoit, lorsque les Corinthiens firent de Syracufe une de leurs colonies. Les Syracufains 1'adopterent avec fes défauts & fes vices. Ces défauts & ces vices firent naitre les continuelles revolutions, qui éleverent & abaiflèrent tour-k-tour cet Etat célébre; qui 1'accablerent de maux, ou le remplirent de biens, fuivant que de bons ou de mauvais génies préfidoient k Fadminiftration des affaires publiques; retombant toujours dans les mêmes calamités, dès qu'une main bienfaifante venoit k leur manquer. Agatocle, fe trouvant paifible poffeffeur du pouvoir fuprême, en remplit d'abord les fonétions avec fageffe. II retablit la fortune & h puiftance des  s86 SEPTIEME LETTRE. Syracufains. Mais des revers fenfibles lui ayant fait reprendre fon caractère feroce , il s'abandonna le refte de fa vie a aflbuvir fa haine & fa vengeance par des incurfions contre des peuples étrangers; & mourut après un régne de trente années. Syracufe en pafta dix, fans gouvernement fixe. Harcelés par les Carthaginois, qui leur laifoient continuellement la guerre , les Syracufains apcllerent a leur fecours Pyrrhus Roi d'Epire. Ce Prince s'en rendit maitre, en faifant la conquête de la Sicile. Contraint de 1'abandonner, les Syracufains fe virent de nouveau piongés dans les troubles, & les desordres, continuellement inquiétés par les hoftilites des Carthaginois & des Mamertains, qui infestoient leurs terres. Dans ces anxiétés, ils fe donnerent un Chef, qui, d'abord créé Gouverneur & Général de 1'armée, fut decoré enfuite du titre de Roi. Ce fut Hieron, jeune homme, auquel ils confièrent le fouverain pouvoir. Ce Prince en ufa avec tant de fageflè & fut fi heureux dans fon adminiftration , que la Sicile, délivrée de la domination des Carthaginois, & reduite fous la puiftance d'Hieron, commenca a reprendre fon ancien luftre. Syracufe en particulier éprouva & apprit par fon exemple a toutes les Nations du monde, que le gouvernement monarehique n'eft pas l'ennemi ni de la félicité d'un Etat, ni de fa liberté ; & que fi les Républiques Grecques, au lieu de s'être laiffées entrainer par une faufleidée de liberté civile, & de s'amouracher du gouvernement populaire, euflènt confervé leur gouvernement primitif, en y ajoutant les: modifications , propres a prévenir 1'exercice d'un pouvoir arbitraire, ellés n'auroient pas été agitées par ces maux domestiques, qui les ont continuelle-1 ment tenues dans une fituation toujours précaire, toujours privées des agrémens & des douceurs de la; viei  SEPTIEME LETTRE. rif-aft vie fociale ; & qui, après dë continuels desaftrës & nombre d'adverfités les ont conduites, malgré toutë leur gloire & leur renommée, a une fubverfion totale ou a une fervitude des plus hamiliantes. Syracufe (dit Emmius p. 255.) fub Hïerone, regè eptimo, & Romanorum focw pZdeliffimo, fuere feitces, ut non procul a conditione libertatis abeffenti Abundarunt populi frequentia & opibus, fhrwerunt omnium artium ac artiftcum genere, turn' fplendore ac magnifcentia aedifciorum publicorum & privatorum , ac variorum operum excelluere , ■ atque admirabiles fuere. C'eft proprement lk le tableau d'une félicité civile , que vous ne pourrez certainement pas appliqucr ni k Athénes, ni a Lacédémone, nik aucun des Etats de la Gréce, dans ces tems fameux , dont on admire encore aujourd'hui les événemens glorieux, qui les ont rendus célébres. Cependant, dit Emmius, les Syracufains jouisfoient d'une condition peu éloignée de la liberté: dans quel fens doit-on prendre ici le mot liberté? pour une fituation, dans laquelle on eft al'abri de tout acte arbitraire, independant dans fes aéttons privées, pourvü qu'elles ne foient pas contraires aux loix? Ce n'eft pas dans ce fens que le célébre ProfelTeur de Groningue fe fert du mot liberté. II défigne toujours par ce mot uri gouvernement populaire: ainfi il fait entrevoir dans ce pasfage que 1'autorité royale, conférée k Hieron* n'a point été arbitraire, mais reftreinte k un ordre dë gouvernement, auquel le peuple avoit quelque part; Hieron en aura été le chef fous la dénominatiort de Roi, decoré d'ailleurs de toute la pompe attachée a Ia dignité royale. II fit des loix , & des regiemens fi fages (ace que raporte 1'Hiftoire) fi raifonnables, & fi pleins d'équité, que les Romains,> après avoir eonquis Syracufe, n'y apporterént auciiri T ehan"  spo SEPTIEME LETTRE. changement, & en laiflèrent jouir les Syracufafn*. II eft trés apparent qu'Hieron, avant de les avoir données, les aura propofées foit au Peuple, foit au Sénat, & qu'il ne les aura diftées qu'après les avoir vu approuver. La modération & la fageffe avec laquelle Hieron ufa du pouvoir fuprême nous autorifé, ce me femble, a nous perfuader qu'il n'aura pas manqué a cet acte de prudence. Du moins quand on lit qu'a la nouvelle de 1'affafinat d'Hieronime „ toute la ville de Syracufe fut en confufion: „ que le lendemain, au point du jour, tout le peu„ ple, tant armé que fans armes, accourut a 1'Achradine, ou fe tenoit le Sénat, qui depuis la „ mort d''Hieron n'avoit été ni affemblé ni cotp„ fulté fur aucune affaire." (Taiilhié Tom. I. p. 421.) On doit en conclure qu'Hieron, acceptant la dignité royale , laifla fubfifter les départemens établis pour la direftion des affaires publiques, & fur-tout le Sénat deftiné a en juger en dernier reflbrt; & que, plus ou moins, les formes extérieufes du gouvernement, telles qu'Ariftote les decrit, s*y étoient confervées. Hieron avoit vingt ans lorsqu'il fut nommé Généraliffime de 1'armée, & vingt-ftx, lorsque la Rotauté lui fut deférée: malheureufement Hyeronime , Ie petit fils de ce Prince, & fon fucceflèur, fut - H d'un caraftéte tout différent de fon grand Pere. II fe rendit dès le moment qu'il monta fur le trone Si odieux, que bientöt il fe trama une confpiration pour le faire périr. Elle fut exécutée dans un voyage qu'Hyeronime fit de Syracufe au pays & dans fa ville des Leontins. Sa mort entraina la ruine de Syracufe , quoique delivrée d'un Tyran. Ceux qui 1'avoient fait tuer s*emparerent du pouvoir fouverain ; mirent PEtat ®a confufion, prirent le parti des Carthaginois, & ccm» ;  SEPTIEME LETfkt ii|fe Commencerent leurs exploits par des hóftilkés contre les Romains. Metellüs arrivé en Sicile, affiégè Syracufe, s'en rend maïtre, chalTe les Carthaginois! de la Sicile, & cette Me eft reduite en Province Romaine.. Tel fut enfin le fort de cette Fertile & opulente Région. „ La Sicile, & fur-tónt Syracufe, par tout „ ce que nous venons de voir., (c'eft ainfi qüë ,, parle Mr. TaiLHi.é d'apfès Mr. RölLïn, „ dans fon abregë de VHift. Anc. T. I. p. 438.) a du nous paroitre comme un thèatre oü il s'eft; •,, pafte des fcenes bien différentes, mais bien étran„ ges; ou plutót comme une mer quelquefois cal,, me & tranquille, mais Ie plus fouvent agitée par „ des vents & des orages toujours prêts a la bou„ leverfer de fond en comble. Nous n'avous vu dans aucune République des révolutiöns fi fubi- tes, fi fréquentes; fi Viölentes; fi diverfifiées. „ Maïtrifée danS un tems par les tyrans lés plus cruels; goüvernée dans ün autre par les Rois les ,, plus fages; tanrót livrée aux caprices d'une pa*„ pulace lans joug & fans frein, tantót docile & „ parfaitement foumifé a 1'autoritë des loix & a! -„ 1'empire de la raifon, elle paffe altern.ativement de 1'esclayage le. plus dür, a la liberté la plus ^, douce; d'urie efpece de convulficin & de rriouve-„ mens phrénétiques a une conduite fage, trahquilV le, moderée. Le leéteur fe rappellé aifément d'uri ,-, cóté les deux Denys, pere & fils; Agathdclei ;, Hiérónime, devenus par leur cruauté 1'objet dé ,, la haine & de 1'exécratiori piiblique; de 1'autre' ;, Gélori, tant Panden que Ié nöiiveaü,. uhiverfel;, lemënt chéris & refpedés des pëuples, " „ A quoi atrfibuer des ëxtrémités fi oppoféeSj ;, & des altefnatives fi cöntrairës? Je He doutë point 3, que la légéreté & 1'inconftance des Syracdfaingj té 11 qui  aot SEPTIEME LETTRE. „• qui étoit leur caractère dominant, n'y eut beau„ coup de part; mais je fuis perfuadé, que ce qui „ y contribuoit le plus, étoit la forme même du „ gouvernement, mêlé d'Ariftocratie & de Démo„ cratie, c'eft-a-dire partagé entre le Sénat, ou ,, les anciens, & le peuple. Comme il n'y avoit a „ Syracufe aucun contrepoids pour mailitenir ces „ deux Corps dans un jufte équilibre, quand 1'au„ torité penchoit un peu plus d'un cóté que d'un „ autre, le gouvernement fe tournoit aulfi-tóc, ou „ en une tyrannie violente & cruelle, ou en une „ liberté effrénée, fans mefure & fans regie: alors ,, la confufion fubite de tous les ordres de 1'Etat 5, facilitoit aux plus ambitieux des citoyens le „ chemin au pouvoir fouverain, que les uns, pour captiver la bienveillance de leurs citoyensl, & „ leur adoucir le joug, exercoient avec douceur & „ fageflè, avec equité, avec des manieres populai„ res; & que d'autres, nés moins vertueux, por„ toient aux derniers excès du despotisme le plus „ abfolu & le plus cruel, fousprétexte de fe main- tenir dans leur ufurpation contre les entreprifes „ de leurs citoyens; lesquels, jaloux de leur li,, berté, fe permettoient toutes les trahifons, & „ tous les crimes pour la recouvrer. " ,, D'autres raifons encore rendoient le gouverne„rment de Syracufe difficile , & par-la donnoient ,, lieu aux fréquens changemens qui y arrivoient. „ Cette ville n'oublioit point, qu'elle avoit ram„ porté plus d'une fois de fignalées victoires con„ tre la redoutable puiflance de 1'Afrique, & qu'el„ le avoit porté fes conquêtes & la terreur de fes „ armes, jusques fous les remparts de Carthage, „ & vaincu depuis les Athéniens. La haute idéé, que „ fes flottes & fes troupes nombreufes lui donnoient „.de fa puiflance maritime, fit que, du tems de „ 1'ir-  SEPTIEME LETTRE. *9$ „ rirruption des Perfes dans la grece, elle préten,j dit s'égaler a Athenes, ou partager du moins avecelle 1'empire de la nier. " ,, D'ailleurs les richeiïès, fu:te naturelle du Com„ merce, avoient rendu les Syracufains fiers, hau„ tains, impérieux, & en même tems les avoit plon„ gés dans la mollefiè, en leur infpirant du dégout „ pour toute fatigue & toute application. Us fe „ livroient pour 1'ordinaire aveuglement a leurs „ Orateurs, qui avoient pris fur eux un pouvoir „ abfolu: il falloit pour obéir, qu'ils fuflènt flattés „ ou gourmandés." „ Ils avoient naturellement un fonds d'équité, de „ bonté, de douceur; & cependant entrainés par „ les discours féditieux des harangueurs, ils fe por„ toient aux dernieres violences, & aux cruautés „ les plus exceffives, dont ils fe repentoient un mo„ ment après. " „ Quand ils étoient abandonnés a eux-mêmes, „ leur liberté, qui pour lors ne connoifioit plus de „ bornes, dégénéroit bientöt en caprice, en fou„ gue, en violence; je pourrois même dire en purë^ „ néfie; au contraire, quand on étoit venu a bout ,, de les réduire fous lejoug, ils devenoient Inches, „ timides, foumis, rampans jusqu'a la fervilité. „ Mais comme cet état étoit violent, & directe ■ „ ment oppofé au caractère de la Nation Grecque, née & nourrie dans la liberté, dont.le fentiment „ n'étoit point éteint en eux, mais fimplement en„ dormi, ils fe réveilloient de tems en tems de ce „ fommeil lethargique, rompoient leurs chaines, „ & s'en fervoient, s'il eft permis de s'exprimer „ ainfi, ponr aflbmmer ces majtres injuftes qui les avoient mis aux fers. " „ Pour peu que 1'on faiïè attention a toute Ia „ ftjite de Pfiiftcjire des Syracufains, on voit aiféT 3 „ ment,  *94 SEPTIEME LETTRE. p ment, comme Galba Fa dit depuis des Romains» „ qu'ils n'étoient point capables de porter ni une li„ berté entière ni une entière fervitude. Ainfi 1'habi„ leté & la politique de ceux qui le gouvernoienc v confiftoit a faire prendre au peuple un fage milieu „ entre ces deux extrêmkés, en paroilTant le laiflèr „ makre des réfolutions, & ne fe réferver que le foin „ de lui en montrer Futilité, & 'de lui en faciliter „ l'exécution. Et c'eft a quoi réuftirent merveilleufev ment les Magiftrats & les Rois dont j'ai parlé, li fous le gouvernement desquels les Syracufains y furent toujours tranquilles & paifibles, obcïflans „ au Prince & parfaitement fpumis aux loix. C'eft „ ce qui me fait conclure, que les troubles & les „ révolutions de Syracufe arrivoient moins par la „ légéreté du peuple, que par la faute de ceux qui ,, le gouvernoient, a qui manquoit Part de manier n les esprits & de gagner les ccaurs, qui eft proprement la fcience des Rois ót de tous ceux qui n commandent." Voyez, Monfieur, fi cette peinture vous repre» fente quelques traits, auxquels vous puiffiez reconnoitre a quelques égards votre nation. Je ne me fais aucune difficulté de remplir mes lettres de ces. fortes de lambeaux , qui pourront peut-être vous paroitre un peu longs. Prenez - les , Monfieur, pour des pièces juftificatives de mes raifonnemens, «Sc de mes fentimens. Us vous feront du moins voir, que mes idéés n'ont rien d'extraordinaire ni de neuf. Je n'en forme pas même la prétenfion. Tout ce que je défire, en me donnant la peine de tranfcrire de fi longs paflages, c'eft de vous y faire remarquer. la maniere, dont les objets, fur lesquels je vous entretiens, ont été confidérés par des Savans, eitimés dans la République des Lettres. Repréfentez-vous un Cabinet de tableaux, qui  SEPTIEME LETTRE. ao£ exprimeroient en détail les événemens des' différens Etats de la Gréce, chacun en fon particulier, depuis leur fondation, jusques a leur fubjeétion a 1'empire Romain: vous les trouverez , je m'imagirve , pour le fonds & les principaux traits fi reffemblans, que 1'un pourroit fervir de repréfentation générale pour tous les autres: les mêmes caufes, les mêmes effets, les mêmes paffions, les mêmes motifs, les mêmes impulfions, les mêmes vues, les mémes moyens , ils ne dilferent que par le coloris. Oa n'y remarque de variation & de diflèmblance, que dans les modifications & les modes. Ce font toujours les mêmes fcènes , ou vous ne trouvez du changement que dans les intrigues , les manoeuvres, & dans la combinaifon, qui en fait le refultat & le dénouement. Peu de tems après que les Corinthiens eurent repeuplé Syracufe, ils fonderent Corcyre, & y envoyerent une Colonie, fous la conduite de Cherfïcrate, iiïïï de la familie des Heraclides. La forme de fon gouvernement fut prife fur celle des Corinthiens. (Forma reipublic•> wfula quoque univerfa, oppidis aliis minoribüs „ & vicis egregiis frequens ac populofa, ingentes „ cenfus turn cultoribus fuis turn civitati Gemienfi „ tulerit. Genuenfes enim poffeffores & patroni „ ejus de Turcis olim, quanquam cum incommodo „ Chriftianismi, haud malemeriti, Turcarum eo~ „ rundem amici erant prae caeteris Chrifiianis, „ Lesbumque etiam, ipfamque in ea Mitylenen, ■» & qutsdam alia Clientelae niodo obtinebant. In„ digenae urbis & infulae Graeci erant, ac multi „ eorum genere nobiles : cives habitu moribus „ culti, Graecorum veterum elegantiam prae fe fe„ rentes: foeminarum vefiitus fpeciofus & magni„ ficus. Tota infula humano cultu, & naturae „ munere nitens , opibus copiofa, in quam multi Chriftiani Turcarum dominatum & infolentiam „ atque injurias non fer ent es, tamquam in afylum „ ac portum opportunum e vicinis loei?, confugie„ bant, in eaque fedes ponebant, non folum e ple„ be , fed etiam e primaria nobilitate. Atque haec „ Fortuna Chiis manfit etiam diu pofl Lesbum a „ Turcis oppreffam tempore Mahometis II, &poft „ ab iisdem occupatam Rhodum, imperante Soli: „ manno, ad usque ntemoriam noftram" Comparez cette fituation de Chios pendant une grande fuite d'années avec celle des Républiques, V dont  3©6 SEPTIEME LETTRE. dont nous avons parcourules révolutions, & voyez, Monfieur, quelle merite la préférence. Pour mof, je ne fuis pas en peine du choix; je prefererois Ia domination de Genes fur le pied, dont elle en ula envers Chios, a tous les gouvernemens libres dont vous & vos Amis parroiflèz être fi amoureux. En voila aflèz pour cette fois-ci : je compte vous envoyer la fuite & le refte de mes obfervations fur la Gréce, dans peu. Acceptez en attendant Phommage que je vous fais de mes fentimens, étant avec une confidéradon diflinguée, Monsieur, Votre tr. h. Serv. Le 20e. Mai 1790. * * * 1 ' ' ■ -, . HUIT-  HUITIÉME LETTRE, Monsieur, Jl efl bien difficile de n'ètre pas monotone, quand on doit continuellement traiter le même fujet, & que les objets ne varient pas pour le fonds. Je crains même de vous fatiguer par une uniformité que je ne puis cependant pas éviter, parceque je ne puis changer la Nature, qui fe préfente toujours fous la même forme quoique fous différentes figures. .Voila une'petite difiinétion entre figure & forme, qui pourra vous en prouverla réalité, quoique Molière ait pu en plaifanter fur le théatre. En parcourrant l'hiftoire de Sparte, d'Athenes, d'Argos, de Thebes, de Syracufe, de Corinthe, de Samos, de Corcyre, nous avons vü fe renouveller les mêmes fcénes, les mêmes coups de théatre, a quelques changemens de décoration prés. II en fera tout autant de la vue que je vai jetter fur trois ou quatre autres Nations Grèques, auxquelles je vais m'arrêter une moment pour ne. pas meriter lereproche de n'en avoir rien dit. Rhodes efl celle, dont Emmius donne la defcription, après 1'avoir donnée de Chios. L'Ifle de V 2 Rho-  3o8 HUITIEME LETTRE. Rhodes avoit du tems d'Homere trois villes; & une marine conftdérahle. • Après l'expulfion des Perfes hors de la Gréce, elle fut augmentée d'une quatrième, k laquelle on donna le nom de 1'Ifle, Rhode. Cette lfle nous eft décrite, comme un pays fertile, propre tant par fa fituation que par fon climat & fes productions a faire jouïr les- habitans de toutes les commodités & aménités de la vie. La ville de Rhodes étoit elle - même trés avantageufement fituée du cóté de la mer: palfablement grande, bien batie, & ayant un port trés commode pour affbrer les navires tant contre des entreprifes hoftiles que contre les tempêtes. Elle étoit bien peuplée & pouvoit fe glorifier de compter parmi fes habitans d'ingénieux artiftes, des Perfonnes de lettres, des Savans illuftres, des Negocians habiles & intelligens; de facon qu'a cet égard elle pouvoit Ie disputer a Athenes. Elle attira dans fon fein plufieurs families des autres1 villes, & devint non - feulement la capitale de Plfle, mais aufli la réfidence du Confeil, ou de 1'Aflemblée des Etats. Strabon dit, que fi Rhodes ne furpafla pas par fon promontoire, fon port, fes chemins , fes murailles , & toüt ce qai tenoit a fa flructure , toutes les autres villes de ce tems, du moins elle ne le cédoit a aucune. II fait en particulier un grand éloge de fa légifiation , de fa bonne police, de fon attention pour la marine qui lui donna , pendant longtems, 1'empire de la mer; & il obferve que Rhodes a eu, ainfi que Marfeille & Cyzie, une grande réputation pourl'Architeéture, la conftruclion de machines, & d'arfenaux. Le Colofle qu'elle fit conftruire & qui paflè pour une des fept merveil!es, eelebrées dans l'hiftoire, fuffit feul pour Pattefter. Quant k fon gouvernement .Emmius croit, qu'il fut originairement de la nature de ceux qu'Ari( fto-  HUITIEME LETTRE. 309 flote nomme Politiques ; un mélange d'Ariftocrade & de Démocratie: cela peut être vrai, mais cela ne nous apprend pas, fi dans ce mélange fe trouvoit un chef, comme.cela a eu lieu en quelques Etats Grecs, ou deux comme a Lacédémone, ou aucun. Ebrganifation de fon adminiftration publique, quelque forme qu'elle puifte avoir éue, étant obfcure ou inconnue, ces conjeétures ne nous donnent point aflez de fondement pour y afleoir notre jugement. Les événemens pofterieurs nous inftruifent mieux: ils nous font voir , que Rhodes s'eft trouvée dans le même cas que Corcyre : qu'elle a d& changer la forme de fon gouvernement, felon qu'elle étoit alliée, ou fous 1'influence proteótrice fok de Lacédémone, fok d'Athenes. La Démocratie s'y établit dès que Rhodes s'allia avec les Athéniens. Les Ariftocrates, bridés par 1'influence d'Athenes, & n'ayant ofé remuer pendant qu'Athenes confervoit fa fupériorité, fe prevalurent comme d'autres alliés de cette République des desaftres que les Athéniens efluierent en Sicile, folliciterent la proteétion de Sparte, qui ne leur fut pas refufée. A Faide de cette proteétion ils firent abandonner 1'alliance, que Rhodes avoit avec Athenes; abolirent la Démocratie, & établirent un gouvernement Ariftocratique. Ab hoe tempore ( c'é.toit la vingtieme année de la guerre du Peloponéfe, la première^ de 1'Olympiade xcn.) fuprema poteflas fuit Rhodi penes Primores : mais la facon dont cette fuprëme puiftance étoit entre les mains des Grands ne nous eft pas décrite. Lacédémone fe conduifant mal envers fes Alliés, & ayant excité par la leur mécontentement, elle perdit entre autre les Rhodiens, qui épouferent le parti d'Athenes, lorsque Conon eut retabli les affaires de fa Patrie & enlevé a Sparte 1'empire de la mer. V 3 Alors  3tc» HUITIEME LETTRE. Alors aufli la forme démocratique du gouvernement fut de nouveau établie a Rhodes. Le peuple craignant un revers, & d'être depofledé par quelque coup inopiné du fouverain pouvoir, excita un tumulte, & chafla les principaux Citoyens, (Primores) de la ville. Ceux-ci fe refugièrent a Sparte, y obtiennent du fecours, reviennent a Rhodes, s'en emparent, aboliflent une feconde fois la démocratie & chaffènt de la ville les chefs du parti populaire. Voye z, Monfieur, fi dans tout cela vous ne remarquez pas quelque chofe d'analogue a ce qui a lieu dans votre Patrie. Dans les funeftes demêlés, furvenus entre le Prince Maurice & le Grand Penfion»naire Oldenbarneveld, votre République fe divifa en deux partis, dont 1'un s'attacha au Stadhouder, 1'autre au Grand - Penfionnaire. La caufe qui produifit ces démêlés, fut uniquement ( autant que je puis en juger par la lecture que j'ai faite de l'hiftoire de, votre République ) la queftion, qui du Prince Maurice ou du Grand Penfionnaire Oldenbarneveld auroit le plus d'influence fur les 'affaires d'Etat. Le dernier Pemporra en faifant paflêr la trève, a laquelle le Prince Maurice s'étoit oppofé. La France fe mêla dans cette affaire & favorifa le parti du Grand Penfionnaire. Cela donna lieu aux Anglois de s'y jmmifcer de leur cóté, & de favorifér le parti oppofé. On n'a qu'a lire les Memoires de du Maurier, & les Lettres & Negociations de Carleton, pour fe former une idéé de 1'état de ces diflènfions. II ne m'apparrient pas , Monfieur, de prononcerfur ce différend;j'en parle uniquement pour vous faire obferver, qu'il fit naitre deux partis dans votre République: que deux grandes Puiflances en pri- \ rent occafion de fe donner une grande influence fur les déterminations de votre Etat, comme Athenes & Lacédémone le firent par raport aux Etats Grecs, plus ]  HUITIEME LETTRE. 3if plus fbibles qu'eux. Que cela fit perdre a votre République fon indépendance extérieure , dont je vous ai parlé dans une de mes premières lettres (p.188. &fuiv.): que ces deux partis, depuis la malheureufe époque qui les a fait naitre, ont continué de troubler votre Etat, & que de même cette doublé influence de deux Puiflances étrangères n'a pas celfé de mettre des entraves au cours de vos délibérations politiques: que ceux qui font oppofés au Stadhouderat s'attachent a la France, & les autres a 1'Angleterre; & que nous voyons maintenant vos Patriotes recus & protégés en France, comme les Rhodiens . démocrates le furent a Athenes , & les Rhodiens ariftocrates a Sparte. Le tableau de la Gréce en eft également un de votre République, quant a cette partie des événemens qui y repondent. Mais je fouhaite, mon cher Ami, pour le bien-être de votre Patrie & pour Paffeétion que je lui porte, que jamais elle ne fe trouve dans le cas de fubir le fort des Rhodiens. Pour n'avoir plus rien a craindre du Peuple, ils agréerent que Lacédémone mit des Gouverneurs ou Infpeéleurs dans les trois villes: nouvelle atteinte a leur indépendance. Cela leur valut pourtant une tranquilité de plufieurs années. La guerre fociale la leur fit perdre. Le parti populaire prit,a en juger par les faits, le deflus dans cette guerre: du moins, je trouve que peu après la paix faite avec les Athéniens, le gouvernement populaire fut de nouveau détruit; que Demofthene fit fon poftible pour porter les Athéniens a réintroduire la démocratie a Rhodes: que ce gouvernement fut effeélivementrétabli, après la mort d'Artemife, & que Rhodes gouta la paix tant intérieurement, qu'extérieurement pendant une fuite d'années; qu'elle feule échapa a la devaftation générale du tems d'Alexandre; que tandis que la Gréce perdoit fes forces & fa renomV 4 mée  gj» HU.ITIJLME- LETTRE. mée Rhodes fut presque la feule qui fe foutint: qu'elle accrut même en puhTance, en richefffe, & eri confidéradon : qu'Alexandre lui temoigna une eftime pardculiere: qu'on lui attribua la gloire d'avoir purgé la mer des piraces qui 1'infeftoient: qu'elle conferva toujours la neutralité vis - a - vis des Puisfances belligérantes , & fut .gagner leur amitié de part & d'autre: qu'environ dix - fept ans après la mort d'Alexandre, Antigone Roi d'Afie rechercha fon alliance contre Ptolomée Roi d'Egypte: que 1'ayant declinée elle fut hoftilement attaquée par Demetrius, fils de ce Monarque: que la ville de Rhodes fit de pertes immenfes dans cette guerre: qu'elle foutint un fiége des plus furieux & des plus opiniatres pendant' toute une année : qu'elle fe defendit avec tant de fermeté & d'intrepidité, qu'avec le fecours, qu'elle recut de fes alliés, elle obligea enfin Demetrius a lever le fiége & a vuider le pays. Cependant Rhodes n en fut pas quitte fans quelque facrifice. Elle s'engagea de prendre le parti d'Antigone dans les guerresi qu'il auroit fur les bras , excepté dans celles qu'Antigone feroit a Ptolomée; & s'obligea a donner cent otages au choix de Demetrius, pourvü qu'ils ne Ment pas pris d entre les Perfonnes de la Magistrature. Cette condition femble indiquer qu'alors les Arifïocrates tcnoient les rênes du Gouvernement. L'hiftoire, comme je viens de Pobferver, ne nous a pas transmis une jufte idéé de fon organifation: dire qu'elle approchoit de celle qu'Ariftote nomme Politique, ce n'eft rien dire, parceque ce Philofophe n'en donne pas une idéé exaéle & complette. L'organifiuion d'une adminiftration publique eft d'ailleurs fusceptible de mille modifïcations; tout depend de 1'enfemble & de 1'enchainement des différentes parties, .& de leur ftruclure particuliere. Cela étant vous  HUITIEME LETTRE. 3lJ vous fentez bien, mon cher Monfieur, que ce n'eft pas beaucoup nous inftruire, lorsqu'en parlant de la nature de tel ou tel gouvernement, ou nous dit qu'U eft un compofé de Monarchie avec 1'Ariftocratie, & la Démocratie ;un melange de Démocratie & d'Ariftocratie;ou tel autre compofé ou aflèmblage, exprimé en général. Toutes ces déterminations font trop vagues pour juger de la bonté ou des vices d'une conftruétion politique: il faut en connoitre les différentes combinaifons, & 1'iniluence des reflbrts les uns fur les autres. A' en juger par les événemens , je ferois trés porté a croire, que Lacédémone '& Athenes, etant déchues de leur prééminence fur les différents Etats de Ia Gréce, & Rhodes fe voyant affranchie du joug, que 1'influence de ces deux Républiques lui avoit impofé, ellefe choifit & fe donna un gouvernement mixte, dans lequel elle conferva les trois fortnes, qui font la divifion ordinaire des conftitutions politiques; & que les Rhodiens y apporterent fouvent du changement, felon qu'ils fe trouvoient plus ou moins contents de celui dont ils joüiflbient; ou que quelques esprits remuans les obligeoient a y faire quelque alteration, foit pour y faire dominerle pouvoir monarehique, augmenter celui des grands, ou celui du Peuple. Nous leur trouvons deux Chefs, des Magiftrats, des Officierspublics,des Tribunaux,un Sénat,enfin différentes inftitutions politiques , qui doivent avoir formé un corps d'adminiftration admirable, puisque la conftitution politique de Rhodes a été louée & yantée par les Auteurs les plus accredités de 1'antïquité. Mais enfin, on ignore ce qui nous intérefferoit le plus de favoir, la combinaifon & 1'organifation des différentes inftitutions de régie. Nous y fommes, a peu prés, comme quelqu'un, qui verrok fur une table différentes parties d'une montre, V 5 & qui  314 HUITIEME LETTRE. & qui ne pourroit pas démêler comment elles de vroient être enchalfées, pour former une machine qui indique les heures. Ce n'eft pas feulement la oü nous nous en trouvons pour la connoiflance des Gouvernemens anciens: nous en fommes au même endroit par raport aux modemes, fouvent fi compliqués qu'il faut fe faire une étude particuliere de chacun d'eux, pour s'en inftruire un peu h fonds. Pendant le féjour que j'ai fait en Hollande , j'ai demandé des lumieres a des Perfonnes, que je croyoit en état de m'inftruire de ïa forme & de la combinaifon du Gouvernement de votre Province; je n'en ai pas recu non-feulement, mais ces Perfonnes m'ont même avoué, qu'elles n'en avoient pas elles-mêmes une idéé complette; que depuis 1'etabliflèment du Gouvernement Républicain il s'etoit formé un mélange d'anciennes inftitutions & de modernes , qui fouvent fe heurtoient, qu'on ne pouvoit pas même s'en repréfenter un compofé. Je vous laiflè a juger ce qui en eft, mais je me crois permis d'en conclure, que s'il en eft ainfi par raport a nos connoiflances relatives aux gouvernemens publics modernes , celles que nous pouvons nous glorifier d'avoir par raport a ceux de Pantiquité doivent être bien minces. Quant a Rhodes, de quelque nature que la forme primitive de fon état ait été, il me femble entrevoir dans les événemens, raportés dans l'hiftoire, qu'elle n'a pas fubi une deftruciion totale, & que les Rhodiens s'en font raprochés toutes les fois que 1'occafion s'en eft préfentée. Le manie du gouvernement populaire s'y eft glifiee comme dans tous les autres Etats; 1'Ariftocratie y a joué fon role: des dïflènfions inteftines en font refultées: les Rhodiens ont z\x leurs Demagogues; & le gouvernement s'eft resfenti de 1'influence de cette pernicieufe engeance; mais  HUITIEME LETTRE. 315 mais il doit y avoir eu quelque principe, quelque ordre, quelqu'influence dans la conftruction politique de cet Etat, qui a eu le pouvoir de reprimer en quelque forte la trop grande fougue des deux partis, Car, quoique nous voyons des Ariftocrates & des Démocrates, expulfés tour a tour de leur Patrie, recourir a Ia proteftion foit de Lacédémone foit d'Athenes, nous n'y trouvons pas cette grande effervescence entre les partis, qui mit fi fouvent Athenes & Syracufe en combuftion. Quoiqu'il en foit, Rhodes debarauee de 1'influence d'Athenes & de Lacédémone fe retrouva dans fon ancien état * d'indépendance , & vraifemblablement elle en profita pour faire revivre fes anciennes inftitutions. Aufli prit-elle après cette epoque & la guerre, qu'elle avoit foutenue contre Demetrius, de nouveaux accroiflèmens , tandis que les Etats Grecs tomberent de plus en plus en décadence. Un tremblement de terre faillit quelques années plus tard a la détruire. Son coloffe croula: plufieurs de fes édifices publics & privés eurent le même fort. Le degat fut univerfel & caufa a la ville une perte immenfe. Elle ufa, dit Polybe, de cette calamité avec tant de fageflê, qu'elle tourna plutöt a fon profit qu'a fon dommage. Plufieurs Potentats & autres alliés, touchés de fon malheur, s'empreflèrent de lui donner des marqués de leur generofité & de leur munificence; & combatirent, pour ainfi dire, qui d'eux feroit le plus habile a fe furpafler en bienfaits & en largeflès. Exemple de générofité bien rare, dit Emmius, & dans notre fiècle incroyable. Quatre années après cette defolation Rhodes fit la guerre aux Byzantins, pour s'affranchir des droits trop onereux, dont ces peuples chargeoient la navigation, & lesobligead'y renoncer. Les Rhodiens s'al■lierent enfuite aux Romains, auxquels ils furent d'un grand  3i6* HUITIEME LETTRE. grand fecours par leur puifiante marine. Ils furent honorés du titre d'Amisck d'Alliés de Rome, &mis eh pofièffion d'une grande partie de la Lycic & de la Carie, préfent qui lui fut bien plus dommageable qu'il ne lui fut utile. Ce cadeau lui donna ou augmenta le goüt de la domination fur des peuples étrangers : penchant pernicieux, qui tót ou tard caufe la ruine des Nations, qui s'en laiflènt faifir. Les Rhodiens devinrent fiers, hauts, &durs: ils gouvernerent les Lyciens fi impérieufemeit, que ceux-cife virent contraints d'en porter des plaintes a Rome, en declarant qu'ils preferoient 1'esclavage fous Antiochus a la prétendue liberté, qu'on leur avoit accordée. Les Rhodiens donnerent peu de tems après une preuve de leur vanité plus folie encore. Rome etoit entrée en guerre contre Perfée Roi de Macedoine. Cette guerre attiral'attention de toutes les Puisfances. Les Rhodiens, penchant diverfement fuivant les impulfions que leur donnoient leurs Demagogues, balancoient quel parti prendre. .Enfin ils prirent parti pour les Romains fur 1'avis de leur Prytane, mirent des troupes fur pied & armerent une flotte. La guerre ayant duré quelque tems, ils changerent d'idées, excités par quelques uns, que Perfée avoit fu gagner en fa faveur. Ne voila-t-il pas les Rhodiens de s'eriger en Pacificateurs impérieux entre les puiflances les plus formidables de ce tems. Us envoyent des Ambafladeurs a Rome, pour declarer au Senat qu'il eüt a mettre bas les armes: en lui annoncant qu'ils avoient fait une pareille injonótion a Perfée: ck qu'ils prendroient contre celui qui ne defereroit pas a cette intimation, telle refolution qu'ils croiroient convenir a leurs intéréts. Peu de tems après cette incartade les Romains remporterent une viétoire fur Perfée, & le firent prifonnier. Alors les Rhodiens abatus, humiliés, & pleins d'anxiétés fe hate-  HUITIEME LETTRE. gig t$rent tfenyoyer des Ambafladeurs a Rome, pour prévenir 1'orage, qu'ils ne pouvoient fe diflimuler devoir éelater fur eux. L'esprit vindicatif des Romains leur annoncoit une malheureufe destinée. Leur foumiifion fléchit la fenfibilité de ce peuple. Caton fic obferver, que ies Rhodiens n'avoient cömmis aucun aéte, & qu'ainfi ils étoient dignes de rentrer en grace. Ils furent de nouveau admis dans 1'amitié & 1'alliance des Romains, & ils en furent quittes pour la peur. Cependant ils perdirent les terres dont ils avoient été gratifiés, espéce de punition, qui leur fit plus de bien que de-mal: elle leurötoit 1'objet, qui les avoit enflé d'orgueil & qui leur avoit' faic perdre les fentimens .des devoirs, dus a des peuples faumiéi a leur obéïflance. i Les Rhodiens regagnerent toutfait Tamitié des Romains par les fecours qu'ils leur donnerent dans leur guerre contre Mithridate. Rhodes feule foutint,a'vecr autant de fermeté que de courage, un fiége opiniatre; fut 1'afyle des Romains qui de toutes parts dans 1'Afie fuioient devant les armes de .Mithridate, & detruifit feule les forces de ce Prince dans un combat naval. Sylla ayant vaincu le Roi du Pont, reconnut le fervice que les Rhodiens avoient rendus a Rome dans cette guerre; & confirma les relations d'amïtié & d'alliés qui leur avoient été accordées: cependant le pays, qu'on leur avoit oté neleur fut pas rendu. Dans les guerres civiles de Rome, Rhodes eut part aux défolations qui affligerent diffé-. rens peuples. Elle fut attaquée, prife, faccagée par Caflius; retablie.enfuite par Antoine, qui lui ceda Andros, Tenos, Naxos, & Mindos. Ne fe comportant pas mieux envers ces peuples qu'ils ne Pavoient feit a 1'égard des Lydiens , Antoine priva les Rhodiens de ces pofieflions. • Sous le régne des premiers Empereurs Romains» Rho-  3x8 HUITIEME LETTRE. Rhodes fleurit de nouveau , acquit une nouvelle confidération & devint le fiége des Mufes: il paroit cependant qu'elle refta fous la ferule de 1'Empire Romain & qu'elle ne recouvra jamais cette liberté, qui confiste dans une indépendance de toute puiflance étrangère. Car,quoique Pline la nomme unEtat libre & trés agtéable, Suetone cependant en parle comme d'un pays reduit en Province Romaine par Vespafien, & d'autres Auteurs le confirment. Rhodes, dans cette pofition, fe reflentit aufli des fecousfes que recut 1'Empire Romain, pendant plufieurs fiécles , & fut conquife par les Sarrazins après la perte d'une bataille navale 1'an dclv. Livrée a la rapacité d'une nation infolente, elle fut le jouet de lafortune de ceux qui ladominoient. Delivrée par les Chrétiens elle fut bientöt reprife par les Sarrazins, qui la traiterent miférablement, Une feconde fois delivrée, arrachée a la ferocité de ces cruels ennemis par les efforts combinés des Chrétiens, elle fut affeftée a 1'ordre de St. Jean, pour fervir en guife de boulevard contre la puiflance de Turcs & des Sarrazins. Ceci arriva vers 1'an de notre êre mcccviii. 1'ordre de St. Jean la munit de fi bonnes fortifications, que les Turcs &les Sarrazins firent plus d'une fois de vaines tentatives pour s'en emparer. Maho* met le Grand y échoua aufli en mcccclxxviii. Elle fuccomba enfin aux efforts de Soliman, ayant été abandonnée par toutes les Puilfances chrétiennes a fes propres forces, en 1'année mdxxii. Telle fut la fin d'un Etat,qui avoit pu ledisputer en puiflance, en opulence, en richeflès & plus encore en induftrie & en fagefle a tous les autres Corps politiques de 1'antiquité. Si vous y faites attention, Monfieur, vous ne pourrez pas manquer de reconnoitre dans les revolutions, qui lui firent perdre fon éclat, que les variations aportées a fon gouvernement,  HUITIEME LETTRE. ytg ment, eri firent naitre dans fes moeurs: dès que 1'efprit de parti y eut jetté fon venin, & qu'on y vit des Demagogues s'ériger en conducteurs de 1'Etat & en guides du peuple, le fondement de fa deftruftion. fut jetté. Et c'eft ce même fiéau, qui, fi on n'y prend garde, fera perir votre République, comme il la mine actuellement. ISAchaïe nous offre dans les événemens qui fe font paffés dans cette partie de la Gréce, un tableau bien différent a plufieurs egards de ceux auxquels je me fuis attaché jusques a prefent. Habitée tour a tour par différens peuples, elle porta aufli différens noms. Dans les tems les plus anciens elle futapellée Egialée & fes habitans Egiales. Occupée enfuite par .les Ioniens , peuple attique, qui s'en empara fous la conduite, d'Ion, fils d'Erichteus, Roi d'Athenes, elle recut le nom d'Ionie. Les Achéens expulfés de la Laconie par les Heraclides vinrent fe jetter ^ fur 1'Ionie, fous la conduite de Tifamene, fils d'Areste, prirent poffeflion de cette contrée, & forcerent les Ioniens de retourner en Attique. Après un laps de tems aflèz confidérable, 1'Attique fe trouvant trop peuplée, Androcle, fils de Codrus, der^ier Roi d'Athènes, paffa en Afie; & batiten Lydie & en Carie autant de colonies, qu'il avoir abandonné des villes dans le Peloponéfe. De . même les Achéens, apellés ainfi d'Achée, Theflalien d'origine , iflu de la familie royale, donnerent le nom d Achaie a la region qu'ils avoient forcé les Ioniens de quitter: & y batirent autant de villes que ceux-ci en avoient habité auparavant. Je vais , Monfieur , vous mettre fous les yeux comment & Monf. Tailhié & Monf. Millot parient de 1'Achaïe, avant de jetter un coup d'oeil fur cette République & fa forme politique, qui doit vous intérefferparticulierement: „ Nous  $29 HUITIEME LETTRE „ Nous voici" (C'eft ainfi que debute Mr. Tailhió, dans fon Expofé de la République des Achéëns, p. 277. du Tome IV. de fon Abrégi de Rolling „ arrivés au tems, oü la République des „ Achéens commencé a paroitre avec éclat dans l'hiftoire, & foutient des guerres en particulier, „ contre celle de Lacédémone. C'eft ce qui m'en„ gage a faire connoitre auparavant cette Républi„ que \ & k expofer ici fon état préfent. „ La République n'étoit confidérable dans les „ premiers tems , ni par le nombre de fes troupes, ni „ par la grandeur de fes richeflès, ni par 1'étenduede „ fon domaine; mais par une grande reputation dé „ probité, de juftice, & d'amour de la liberté. Le ^, Gouvernement de cette République étoit Démo„ cratique. Elle conferva fa liberté jusqu'au tems „ de Philippe & d'Alexandre: mais fous eux, & ^, depuis eux elle fut ou foumife aux Macedoniens „ qui s'étoient rendus maitres de la Gréce, ou op„ primées par de cruels tyrans. Elle étoit compo„ fee de douze villes , renfermées dans le Pelopon„ nefe, fituées le long d'une cóte, qui n'a ni ports ni abris. ' „ Le bon ordre qui régnoit dans cette. Répu„ blique y attira plufieurs villes voifines, qui fu„ rent aflbciées a fes loix & a fes priviléges. Si„ cyone fut une des premières, qui s'y joignit par le „ moyen d'Aratus, 1'un de ce» Citoyens , qui, „ après avoir delivré fa patrie du joug de la ty„ rannie, la porta k s'unir a la ligue des Achéens; „ et ce fut un des plus grands fervices qu'il rendit k „ fa patrie, pour la maintenir dans la liberté qu'il „ lui avoit procurée. „ La Gréce, (dit Mr. Millot, dans Ces E lemens de YHift. Grecque p. 329.) „ avant de tom„ ber fous Ia domination de Rome, nous offre enT co-. I  HUITIEME LETTRE. 3si y> core un grand fpeftade dans la ligue des Achéens, „ & dans lesefForts d'Agis & de Cleomène, pour „ rétablir a Sparte les anciennes moeurs. „ Quana 1'Achaïe fecoua le joug de la royauté, „ a 1'exemple des autres Grecs, fes villes formerent „ une confédération d'autant plus avantageufe, qu'une „ parfaite égalité en bannk la jaloufie & la discor„ de. Un fénat commun regloit "les affaires publi„ ques. Deux Préteurs, qu'on changeoic tous „ les ans, y préfidoient, & commandoient les ar„ méés: ils avoient un Confeil de dix perfonnes, „ fans^ lequel ils ne pouvoient rien entreprendre<. „ La juftice étoit 1'ame de cette ligue. Comme elle „ tendoit uniquement a lafureté des citoyens, l'am-~ „ bition n'y porta jamais le trouble. Sous les Rois „ de Macédoine , fucceffèurs d'Alexandre, les „ Achéens perdirent leur liberté, ainfi que la pkV „ part de leurs voifins. Chaque ville eut fon 'tyran, „ ou une garnifon étrangère, & la ligue fut entière,, ment rompue. Elle n'avoit été compofée jusqu'a„ lors que de douze petites villes obfcures du Pelo„ ponefe: 1'amour de Ja liberté fe reveilla: quelques „ unes de ces villes chafférent les tyrans, renouvel„ lerent Falliance: la République reprit fa première „ forme, & s'accrut bientöt par 1'afföciation de „ plufieurs peuples, qui en partagerent les avanta„ ges. Un Chef habile & vertueux la rendit aufli „ célébre que puiflante". 11 ne faut pas s'étonner, dit Emmius, que 1'Achaïe parvint a une fi grande confidéradon, & a un fi haut dégré de pouvoir, qu'elle donna de 1'ombrare aux Monarques: car ( ajoute -1 - il) durant le tems qu'ils fe gouvernerent en Républicains, & bien longtems avant que la Macedoine fe fut rendue refpeétable par fa puiflance, les Achéëns avoient acquis une fi grande reputation de juftice & d'équité, que le* X vil-  $22 HUIT TE ME LETTRE. les d'Italie, appcllées grecques , après avoir eflbié bien des troubles, lbuffert.beaucoup de maux, & s'être reinplies d'horreurs èc de carnage, fe reconcilièrent fur 1'avis & les confeils des Achéens, leur ayant donné a eux feuls, h 1'exception de tout les autres peuples de la Gréce, 1'honneür de cette diftinclion. Ces villes n'en demeurerent pas la: elles prirent l'Achaïe pour modêle de la confédération , qu'elles formerent entre elles. Un autre trait, faporté par E mm i u s pour faire voir Ia confiance, qu'on avoit dans la probité des Achéëns, c'eft que les deux partis, qui avoient combattu a la journée de Leuctres & qui s'en attribuoient tous deux la viéloire, en remircnt la décifion au jugement des Achéens, non pas, ajoute le favant Profefteur, paree que les Achéëns furpaffoient les autres Républiques grecques en. richeflès ( ce n'ehVpas par cet endroit qu'ils fe diftinguoient) mais paree qu'ils avoient la réputation de prévaloir fur les autres en candeur & en probité. C'eft en fe tenant attachés aux mêmes principes de vertus , qui leur avoient acquis une fi grande gloire, qu'après le renouvellement de leur aflbeiatión, ils fe rendirent de nouveau refpeftables & formidables. Refiéchifibns un moment fur ce que je viens d'extraire des trois auteurs , que j'ai fuivi dans ce petit expofé. Sans doute, Monfieur, vous regretterez avec moi, que la fuite des tems & plus encore la négligcnce & 1'inattcntion des Hiftoriens nous ayent privés de ce qu'il importoit le plus a 1'humanité de connoitre de 1'Achaïe: favoir les moyens, qui ont été employés, les voyes qu'on a fuivies pour rendre cette République fi refpcctable & fi heureufe; les inftitutions qui ont contribué a la rendre fi célébre pour la probité, fon amour de la juftice,, fon penchant pour la liberté, & les fources du bon ordre,quia reg-  HUITIEME LETTRE. zn régné dans fon adminifttation. Ne devons-nous pas nous affliger, Monfieur, quand nous voyons, que ceux, qui fe font attachés a nous décrire les événemens du monde, & les révolutions des Etats, ne 1'ont fait qu'autant que les peuples fe font rendus fameux par le carnage & la défolation, Nous voirf arrivés (dit Mr. TAiLiné) au tems oü la République des Achéëns commenga a paroitre avec éclat dans Vhiftoire. Eh ! bon dieu.'a quel éclat — y C'eft qu'elle foutint des guerres, en particulier contre les Lacédémoniens. Si Aratus n'avoit pas fait des efforts, pour délivrer les villes de 1'Achaïe de fes Tyrans, & n'y eut déployé les talens d'un grand génie, vraifemblablement Mr. Millot auroit paffé cette partie de l'hiftoire fous filence. Le favant Emmius me paroit avoir mieux rempli 1'office d'Hiftorien. S'il ne nous donne pas une déscription complette de la conftitution politique de 1'Achaïe, du moins il nous en fait connoitre quelque chofe ; & il en dit affez, pour m'cngager a le fuivre. Ce fera dans ma lettre fuivante. En attendant recevez 1'hommage de mes fentimens, & foyez perfuadé de 1'attachement avec lequel je fuis, i . ..j.fj • gairj> *_"« ' i .uSH tin Ir i'ta tzjeid bi Monsieur, rTn , rlM ;.uot öyjuc^ Jfiwow ü'vop èliiinpnrrrr amSm'sl .-/> Vorre tr. h. Scrv. ;- I 1 vi b rn i-■ . Le I5e. Juin 1790. * * * -mmytoq j«b» s«3fc ; \ ?èiTOfnjut ^iainofj *V° * °ou?-i étóqab tlub-j ' - JflO'Söilrjdct'jrl ; ijqob ?tBrit ,Q .\ X a NEU-  NEUVIÊME LETTRE. Monsieur, X^i'Achaïe étoit, comme j'ai eu l'honneur de vous le faire remarquer dans ma précédente, compofée de douze villes ou Cités. Le gouvernement de cet Etat fut dans fon origine Monarehique, & continua de 1'être depuis Tifamene jusques a Ogyge par une fuite non interrompue de descendans du premier de ces deux Princes. Les fils d'Ogyge s'étant laifles aller a des acres de despotisme, la royauté fut abolie & la démocratie fubftituée a fa place. Ce changement fit le même effet qu'il produifit dans tous les Etats, oü il eut lieu. Les Achéens, dit Emmius, quoique ne jouïffant pas du même bonheur & de la même tranquilité qu'ils avoient goutés fous le régne des Rois, prirent cependant a tache de conferver leur gouvernement populaire, &le maintinrent jusques au tems que la puiflance des Macédoniens fut montée a un degré aflez haut pour faire refpefter fon influence. L'espace de tems qui s'écoula depuis Tifamene, jusques a Ogyge doit avoir été affez long, . . Diu quoque regum fuorum imperia-paruit: dit Emmius de Grac. Vet. Lib. i.. j p. 9. mais depuis 1'établiffement de la démocratie ius- I  N E V FI E ME LETTRE. 325 jusques au régne de Philippe ou d'Alexandre la durée ne peut pas avoir été fort confidérable. J'ai voulu en fixer les epoques ; mes recherches ne m'ont pas fourni les eclaircifiemens nécelTaires. Le favant E m m i u s nous depeint la conftitution politique del'Ac haïe de la maniere dont je vai vous 1'expofer.Quoiqu'étroitement unies, toutes les villes qui la formoient avoient leur propres biens, leurs poftesfions particuliéres, leurs champs, leur territoire, leurs limites, & fe gouvernoient chacune fans aucune dépendance 1'une de 1'autre. Elles avoient leur Sénat, ou Confeil, leurs Magiftrats , leurs Tribunaux, leurs Officiers, enfin tout ce qui avoit raport a 1'adminiftration publique municipale foit pour la police, foit pour la juftice : & quoique la forme & 1'ordre de la régie ne dépendiflènt que de chacune d'elles en particulier, cette forme & cet ordre étoient néanmoins fi reftèmblans & fi uniformes dans toutes les villes en les comparant les uns aux autres, qu'ils paroiflbient ne provenir que d'une feule & même inftitution; feparaia omnia a civitatibus cueteris, & tarnen eadem omnia inter fe fimillima, & velut unius in/li tuti, ut ex veterum monumentis cognofcimus. p. 302. En lifant ceci, je me fuis d'abord repréfenté 1'uniformité du gouvernement municipal de vos villes. Elles ont toutes leurs Bourguemaitres, leurs Vroedfchappen, leurs Echevins, leur Lieutenant de police, & ces inftitutions particuliéres qui caraétérifent leur adminiftration civile. Si elles ne font pas tout-a-fait femblables partout, la difiemblance ne porte pas fur 1'eftentiel. Quelle peut être la fource de cette uniformité. L'hiftoire de votre pays nsus 1'apprend. Ces inftitutions municipales, cet ordre & ces droits municipaux, que vous reclamez a jufte titre, ont pris leur origine fous 1: régne des X 3 Com-  Si6 N EU FI E M E LETTRE. Cömtes. Us ont été obtenus en guife de priviléges: en les comparant enfemble on y remarque le même esprit qui les a dictés, les mêmes vues qu'on s'y propofoit, & les mêmes moyens qu'on adoptoit. Seroit - ce une conjeéture fort contraire a la faine critique d'en conclure,. qu'il en a été de même des villes de 1'Achaïe ? que c'eft fous Je régne de Tifamene & de fes fuccefteurs qu'elles ont été formées toutes fur le même pied, & d'après le même plan? Je ne puis guères expliquer autrement ce yelut unius injlituti. II fe develope naturellement en adoptant une fource commune, femblable a celle de vos adminiftrations municipales. J'en conclurois encore, avec le même degré de vraifemblance ou de probabilité, qu'il en a été de PAchaïe comme de votre République. Soumis a 1'empire d'un Monarque les Achéëns auront aboli cette conftitution en depouillant les fils d'Ogyge de la dignité royale, & y fubftituant la forme démocratique. Delivrés de 1'autorité d'un Chef ils fe font trouvés dans un cas femblable a celui dans lequel les habitans de votre pays fe font trouvés, après avoir declaré Philippe II. dechu du pouvoir fouverain. Cette abjuration fit tomber la fouveraineté d'une feule tête, mais ne changea rien a 1'ordre ni a la conftruftion politique des différentes parties qui formoient le corps entier de 1'Etat. Votre Noblefie conferva fes droits & prééminences: vos villes refterent dans la jouïffancede leur ordre municipal, & de leurs priviléges: rien ne fut changé dans 1'adminiftration publique que 1'eXercice du pouvoir fuprème, qui principalement pour les Provinces de Hollande & de Zélande fut Iaiffé ou conferé au Prince d'Orange Guillaume I. & qui après fa mort paffa aux Etats de ces jdeux Provinces. Comparez a cette fituation de votre Patrie , celle dans laquelle les Achéëns doivent s'être trou-  NE U VIE ME LETTRE. 327 trouvés après Paboliffèment de Ja royauté, & vous trouverez, je penfe, comme moi, que les villes Achéënnes, en fe defaifant de leurs rois, auront formé une Affèmblée nationale, telle que le lont celles de vos Etats Généraux ou des Etats de Hollande, fans rien changer a la conltitution parciculière des différentes adminiftrations ; & que c'eft la la raifon , pourquoi on trouve une fi grande uniformité entre les villes Achéennes par raport a leur adminiftration municipale; & même une fujettion a des regiemens généraux & a un pouvoir fupérieur fur le corps entier de 1'Etat. Les villes s'unirent, ou firent une ligue : mais elles ne rompirent pas tous les Hens qui les avoient rendues membres ou parties d'un feul & même corps politique. Le gouvernement étoit populaire, mais les plus diftingués (dit Emmius) en tenoient les rênes, fed falutarium legum repaguüs ita reflriclus, ut ab optimatum regimine non longg discederet. On ne peut guères expliquer ces paroles,qu'enfuppofantun ordre établi dans les villes pour l'éle&ion des différents lVlagiftrats, & pour y conférer les dignités & les emplois: le peuple y aura concouru d'une manière ou d'autre, comme cela a lieu encore aétuellemeht en bien des endroits foit chez vous , foit ailleurs. Cependant on ignore tout - a - fait de quelle facon les éleélions fe faifoient, comment les charges fe rempliflbient; on n'eft pas plus inftruit de 1'ordre établi pour la police & Fadminiftration de la juftice: en revanche on fait, par ce que les hiftoires nousenraportent, qu'elles fe fervoientdumêmepoids, des mêmes mefures, de la même monnoye, & qui plus eft qu'elles étoient foumifes aux mêmes loix. En ceci encore vous voyez une grande reffemblance de la République d'Achaïe a celle de vos Provinces. De plus, cette afibciation politique républicaine avoit X 4 fes  328 NEUVIE ME LETTRE fes Direcleurs ou Agens, nuxquels Fadminiftratioa publique du corps entier de 1'Etat & le foin de veiller a lbn falut & a fon intérêt étoient conflés. II ne leur a manqué, dit Polybe, que d'avoir été entourées d'une même muraille pour pouvoir êrre regardées comme une feule cité. Leur union ne fe bornoit pas a celle que produifent les liaifons d'amitié, & de defenfe mutuelle; elles formoient réëllement un corps d'Etat proprement dit, foumis a une Souveraineté commune, de la même manière, que vos villes de.Hollande & le plat-pays font foumis a la fouveraineté de 1'Aflèmblée des Etats de cette Province. Quelques unes de vos villes n'ont pas le droit d'y envoier des Deputés: cette inégalité n'avoit pas lieu en Achaïe. Quoique les villes qui compofoient cette République ne fufTènt pas toutes également opulentes & puiflantes, cependant elles étoient toutes égales, fans que les unes puflènt prétendre a quelque prééminence fur les autres. L'égalité y étoit fi parfaitement établie que la priorité de tems même ne donnoit aucune préfèrence a celles qui étoient entrées dans la confédération plutöt que d'autres; les dernières aflbciées jouïflbient des mêmes droits, que les premières. Cette égalité avoit lieu non-feulment envers les peuples, qui s'aflbcioient a la ligue Achéenne de plein gré, mais également envers ceux qui y furent reduits'par force ou par la crainte de s'y voir néceflïtés. Ce principe d'égalité entre les villes cimenta fi bien 1'harmonie entre les différens membres de ce corps republicain, qu'il acquit une grande confidéradon parmi les autres nations, non feulement de la Gréce mais d'autres pays étrangers. Lacédémone même abandonna, pour un tems, les inftitutions de Lycurgue pour fuivre celles des Achéëns: elle le fit, fur 1'avis & les confeils de Phüopémen , & ne s'en départit pou?  NEUF IE ME LETTRE. 5t9 pour reprendre fes anciennes loix & moeurs, que fur les inftigations des Romains, qui fouffloient le feu de la discorde entre les villes affociées. Le même défaut de lumières, qui nous derobe la connoiiïance des arrangemens pour 1'ordre civil dans les adminiftrations municipales, nous laiüe dans 1'ignorance fur ce qui a fornaé le gouvernement de la Société entière, prife en corps d'Etat. Elle avoit un confeil, ou plutöt une aflèmblée, compofée des différens membres de 1'afTociation: deux chefs , annuellement élus k la pluralité des fuffrages, & auxquels étoit adjoint un Sécrétaire. L'inftitution de deux chefs ne dura que vingt-fix ans: on fe borna enfuite a un feul. Marcus Carynen/is fut le premier, a qui cet honneur échür. II y fut continué trois fois de fuite. Aratus lui fuccéda , & remplit cette dignité a différentes reprifes: il en étoit revêtu pour la dix-feptième fois, lorsqu'il mourut. Les Achéëns s'en tinrent a un feul chef tout le tems que leur République fubfifla. Ce chef étoit créé ou élu dans 1'Affemblée Nationale ou confeil général de 1'Etat. II avoit principalement fous fa direclion les affaires militaires: il participoit cependant a toutes les parties du gouvernement, & fon autorité , quoique limitée par les loix, avoit une grande influence fur toutes les parties de 1'adminiftration publique. Elle étoit moins bornée lorsqu'il étoit a la tête des armées. On le nommoit ^«tw>cV. Les Auteurs latins defignent fa dignité par le mot Praetor. Vous pourriez, Monfieur, y fubftituer celui de Stadhouder. En y faifant attention, vous verrez que la dignité de ces Chefs des Achéëns revient eftèntiellement a celle de Stadhouder, Capitaine, & Amiral Général. La feule différence de quelque confidération, que j'y trouve, c'eft que les Magiftrats fuprêX 5 mes  S3o N EU. V IE ME LETTRE^ mes de FAchaïe n'étoient élus que pour une année, tandis que vos Stadhouders ont poffédé le. Stadhouderat a vie, & que maintenant cette dignité eft héréditaire dans la maifon d'Orange. Le Confeil général étoit compofé, comme je viens de le dire, de députés de toutes les villes de 1'aflbciation. II s'asfembloit regulièrement deux fois 1'année. 11 étoit outre cela convoqué par le Préteur, ou, fi le cas Pexigeoit, par un des membres d'un autre Confeil compofé de dix membres, choifis d'entre tous les Citoyens, fans diftinétion. Ces decemvirs formoient le confeil du Préteur: ils le fuivoient immédiatement en rang. Tite Live les nomme, d'après Polybe, les magiftrats fuprêmes des Achéëns: de la maniere dont les auteurs anciens en parient, on pourroit comparer ce Confeil des dix a votre Confeil d'Etat, & a celui que vous nommez, relativement a la Province de Hollande, Gecommitteerde Raaden. Cependant ce Confeil avoit ceci de particulier, que Ie Préteur ne pouvoit porter quelque affaire a 1'AsfemWée Nationale, qu'il n'en eut auparavant donné connoifiance a ce Confeil des dix, & avoir obtenu fon agrément, qu'il donnoit ou refufoit a la pluralité des fuffrages. C'étoit encorea ce Confeil des dix, a accorder 1'accès auprès de 1'Aflemblée Nationale a ceux, qui défiroient d'y porter quelque affaire. II ne pouvoit cependant pas le donner, qu'après avoir examiné , fi ce qu'on fouhaitoit de porter devant l'Aflèmblée générale n'étoit pas contraire aux Loix ou a des Traités. Dans ce dernier cas 1'accès devoit être refufé. Ce Confeil étoit encore chargé d'introduire dansl'Aflèmblée Nationale ceux qui en demandoient 1'entrée, pour y expofer eux - mêmes leurs requifitions, & leur en facilitoit le moyen. En un mot, ce Confeil des dix preparoit les affaires, qui devoient être remifes h 1'affemblée générale de la Nation, & par  NEUF IE ME LETTRE. 33l par la vous pouvez comprendre, que 1'influence de. ce Confeil doit avoir été confidérable fur toutes les déliberations, refolutions, décrets ,& opérations du Souverain pouvoir. Ce pouvoir cependant réfidoit dans 1'Affemblée générale de la Nation. C'étoit dans cette Aflernblée, qu'on deliberoit & décidoit de la guerre ou de la paix; qu'on faifoit & rompoit les traités, que les Loix étoient approuvées ou rejettées. C'étoit encore dans cette Aflèmblée qu'on dispofoit des places, des offices, & des dignités, relatifs a Fadminiftration du corps entier de 1'Etat; c'étoit elle qui decernoit les amballades , nommoit les Ambafladeurs, les envoyoit & leur donnoit les inftruetions: c'étoit dans cette Aflèmblée que les Ambafladeurs des Puilfances étrangères étoient recus ; qu'on écoutoit leurs propofitions; qu'on les mettoit en déliberation, que les refolutions étoient prifes fur ce qui en faifoit 1'objet. Elle étoit principalement régie ou dirigée par le Préteur, s'il étoit préfent: s'il ne 1'étoit pas , cet office étoit -rempli par un des membres du Confeil des dix, qui fe trouvoient a cette Aflèmblée. Le Préteur feul avoit droit de propofer de bouche ce qu'il vouloit faire connoitre a 1'Aflèmblée & d'y faire des discours: d'autres ne pouvoient y porter leurs affaires que par écrit. Les décrets de 1'Aflèmblée étoient quelque fois confirmés par ferment. En ce cas c'étoit un crime capital de s'en écarter enfuite: on gravoit fouvent ces décrets fur une colomne, ou quelque autre monument, pour en perpetuer le fouvenir. Outre rAlfemblée nationale & le Confeil des dix, les villes, ou quelques unes d'entre elles, formoient encore quelque fois un petit confeil pour fe concerter fur des affaires qui les regardoient en particulier. Si les Magiflrats de ces villes ne s'accordoient pas ou fi leur re-  §3* NEUFIEME LETTRE. refolutions déplaifoient a d'autres villes, les affaires qui en faifoient 1'objet étoient portées a rAflernblée Nationale, qui en décidoit. Cette République avoit d'ailleurs quelques loix fondamentales tres rerharquables. 11 n'étoit pas permis ni au Préteur, ni au Confeil des dix, de convoquer 1'AlTemblée Nationale, que pour caufe de guerre ou de paix. Par une autre loi, 1'Aflèmblée ne pouvoit être convoquée, a moins que les Ambalfadeurs, qui en demandoient la convocation, ne portalfent avec eux leur mandat & ne le montraffènt. Une autré loi dictoit, qu'on ne pouvoit pas porter en déliberation a 1'Aflèmblée que les objets pour lesquels elle avoit été convoquée. II en étoit une, qui defendoit aux villes particuliéres d'envoyer des Ambafladeurs a des PuilTances étrangères, ou de traiter feparément avec elles. Emmius parle de cette loi ainfi: ,, Ifia vero imprimis memorabüis lex eft, yinculum Societatis Achaica maxime ftringens, & concordiam muniens, qua interdi&um fuit, ne cui civitati Societatis hujus participi fas eftet feorfim ad exteros ullos mittere legatos , non ad Romanos, non ad alios. Vous avez, fi je ne me trompe, une loi pareille dans votre République, & vos chefs patriotes auroient mieux fait de réflêchir qu'elle forme un principal lien pour 1'harmonie de 1'Etat & pour en cimenter la concorde, que de Ja transgreflèr par un traité avec les Américains, qui aflurément neporte pas des marqués fort évidentes de la pénétration, des lumicres, & du-favoir faire de ceux qui de votre cóté Pont conclu. Une autre loi interdifoit k tout Citoyen d'accepter des largeflès d'un Monarque, quel qu'il füt. Emmius en parle comme d'une loi k être adoptée dans tout Etat libre. N'avez - vous pas quelque chofe de femblable dans la législation de votre Patrie? Les Achéëns avoient une Loi, qui me pa*.  NEUVIEME LETTRE. 333 paroit un peu fingulière & s'écarter de ces prin ipes qui doivent fervir de motifs a toute Aflèmblée ,c qui a pour but deprocurer le bien - être d'un Etat. C'efl que lorsque rAffemblée alloit prendre une refolution, ceux de fes membres auxquels elle étoit desagréable, ou qui voyoient qu'elle feroit défavorable a quelque Prince, ou peuple avec lequel ils étoient en liaifon d'arnitié , pouvoient s'en abfenter avant qu'on procedat a la levée des fuffrages, fans qu'ils bleffaflènt par la leurs devoirs envers ce Corps. L'Aflèmblée Nationale fe tenoit ordinairetnent a Egée:< cette préférence lui avoit vraifemblablementété donnée, paree que cette ville avoit furpafTé toutes les autres de 1'Achaïe en opulencë, multitude d'habitans & fplendeur. Le Préteur avoit néanmoins droit de la convoquer ailleurs. Philopémen voulut faire pafier en loi, qu'elle fe tiendroit par tour dans chacune des villes; .mais cette loi ne pafla pas, on tombaen defuétude. Dans les tems pofterieurs elle fe tint fréquemment a Corinthe: cette ville perdit cet honneur avec fon anéantiflèment. Si vous voulez, Monfieur, comparer la conftitution de votre République & en particulier celle des Provinces qui la compofent avec celle de 1'Achaïe, vous ferez peut-être frappé de la reflèmblance & de la conformité que vous remarquerez entre elles. Je vous en ai fait apercevoir quelques traits; mais ce qui mérite plus particulièrement notre attention , c'eft le caraEtère repréfentatif qu'on y diftingue. Emmius donne a la conftitution de 1'Achaïe, le nom de Démocratie ; il nomme fon gouvernement populaire; aparremment parceque la royauté y étoit abolie, car fouvent il manifefte cette idéé, comme fi la privation d'un chef fuffifoit pour changer un gouvernement monarehique en populaire ou démoera-  S34 NEUFIEME LETTRE. cratique. Pour moi, je n'y trouve rien qui caracterife un gouvernement populaire; a moins qu'on ne veuille nommer démocratie une Aflèmblée, qui repréfente le corps de 1'Etat, & qui pofléde & exerce la fouveraineté par voye de répréfentation. Or, autant que je puis me le rapeller, la dénomination de démocratie a toujours été afteclée a une conftitution ou forme de gouvernement, dans lequel le Peuple intervient, non pas par des Répréfentans , mais par lui-même, par des aflemblées populaires convoquées d'après des régiemens & des inftitutions fixes, & dans lequel le Peuple delibere, donne fes fuffrages , & decréte comme pofledant la Souveraineté. Nous ne voyons rien de femblable dans la forme du gouvernement de 1'Achaïe. Nous y trouvons une Affemblée Nationale, compofée de deputés des différentes Cités d'une Province; d'abord deux chefs & enfuite un feul Chef a la tête de 1'adminiftration; un Confeil de dix, qui prépare les affaires, & qui, fuivant toutes les apparences, a été toujours féant ou permanent : tout cela, ce me femble, manifefte un mélange, dans lequel la forme monarehique & 1'ariftocratique ont plus de part, que la démocratique, fi tant eft, qu'on puiflè en adjuger quelque chofe a la derniere. Un peuple qui fe donne des Répréfentans fe met fous tutele, & ne fe gouverne pas foi-même. Quoiqu'il en foit, il me paroit par tout ce qui fe manifefte dans la conftitution du gouvernement de 1'Achaïe, fur lequel je viens de jetter un coup d'oeil, que les Achéens, en aboliflTant la royauté, n'ont pas refondu totalement la forme de leur Etat, comme Lacédémone , Athénes, & d'autres Républiques de la Gréce 1'ont fait. Ils ont confervé effentielleroent la forme primitive de la conftitution tant du corps de 1'Etat, que des parties qui le compo- foi-  - NE U FI E 'M E LETTRE. 333. foient. Ils y ont fait des changemens fans la détruire, ils y ont porté des modirlcations fans 1'anéantir; & en cela ils en ont agi plus fagement que ne le font aujourd'hui les Francois, qui, fous pretexte, de reformer les abüs de la Monarchie francoife,onc öté au corps de 1'Etat tous les liens qui en faifoienc une Nation. Confultons> maintenant les événemens , & voyons fi les Achéëns ne fe font pas faits plus de tort que de bien par les altérations, qu'ils porterent a la conftitution primitive de leur République. Emmius, comme je Fai déja obfervé , nous apprend que les Achéënsaprès avoir établi leur nouveau gouvernement, tacherent de le conferver, bien qu'ils ne jouiftènt pas toujours de la même prosperité, ni de la même tranquilité. (A quo tempor e licet non eadem fortuna ac quicte1 ufi fint AchM'i tarnen ut eandem reipublicce popularis formam retinerent, cum fiudio allaborarunt.^) Les Achéens perdirent donc, par ie changement porté a Fadminiftration publique de leur Etat, quelque chofe de la prosperité, & du repos intérieur, dont ils avoient joui fous Ie gouvernement de leurs Rois. Cela ne pouvoit manquer. 11 étoit trés naturel, que la familie de Tifamène fe reflèntït dePinnovarion, qui lui avoit fait perdre la dignité royale. Cette familie a dü avoir fes partifans. La nouvelle forme ne pouvoit manquer de faire naitre des jaloux, & un efpric de parti dans le corps de 1'Etat. De la des discordes, des inimitiés & des troubles. - 1 Les Macédoniens s'en prévalurent après la mort d'Alexandre. L'union des Achéëns fut non-feulement affoiblie, mais entièrement roffipue: cela ne feroit pas arrivé, s'ils avoient confervé la royauté, qui fervoit de lien k tout le corps de 1'Etat. Les villes fe partagerent en différens partis: quelques. unes pri- rent  336 NEUriEME LETTRE. rent garnifon marédonienne; d'autres furent occupées, & gouvernées enfuite par des Tyrans; c'efta-dire par des Gouverneurs, qui ne prenoient pour règle de leur conduite, que leur bon plaifir. Cette confufion, dit Emmius, dura jusques aux dernieres années de la cxxnir. Olympiade, qui repond^a 1'année 473 de la fondatiou de Rome, tems auquelPyrrhus, Roi d'Epire, pafla en Italië. Quelques'villes achéënnes fe réunirent alors de nouveau; & fe formerent en corps d'Etat, reprenant leurs anciennes inftitutions. Celles, qui dabord s'y étoient refufées, y accederent fuccesfi vemen t les unes après les autres, al'exception de deux, qui furent remplacées par d'autres, & peu s'en faut, par toutes celles du Peloponéfe & par quelques autres fituées hors du Peloponéfe. La marche de cette confédération me paroit aflèz conforme a celle de votre Union d'Utrecht. Cette nouvelle aflbciation eut principalement pour but de fe fouftraire a la domination étrangère, fous laquelle les villes grecques gémiflbient. Elles y réusfirent par le génie , les talens, & le caradtère moral de deux de leurs Citoyens, Aratus & Philopémen. Le premier commenc.a le projet, & le dernier y mit la dcrniere main. C'efl: en quelque facon votre Prince Maurice qui éléve la puiflance de votre République, &le Prince Frederic Henri quil'affermit. En lifant les événemens qui fe font paflés fous la préture d'Aratus & de fon fucceflèur Philopémen, vous y remarquerez, Monfieur, que ces deux Heros doivent avoir eu un pouvoir aflèz abfolu, & que les Achéëns, en renouvellant leur Aflbciation, doivent s'être raprochés plus particulierement de leur conftitution primitive, de facon que , fous le nom de Préture ils ont retabli 1'autorité royale. Du moins nous n'en pouvons guères juger autrement, lorsque nous voyons Aratus, de fon propre chef, former Je des- feia  NE U V IE ME LETTRE. m fein de charter les Macédoftiens de la citadelle de Corinthe &l'exécuter; & quand nous Iifonsde Philopémen, qu'ayantété élu Préteur, il reforma plufieurs abus, retabht plufieurs bonnes inftitutions; qu'il fe diftmgua par de grandes actions; qu'il fe mon tra zélé dans toutes les occafions; qu'il s'oppofa toujours a Philippe de Macédoine , le grand ennemi de 1'Achaie ; qu'il fit Ia guerre a Lacédémone; qu'il attira cette République dans la ligue de Achéens ; que Lacédémone 1'ayant abandonnée, il 1'y foumic par force ; qu'il en chafTa ceux , qui avoient donne lieu a fa defection; en fit vendre d'autres; en fit tuer un grand nombre , & revenir les exilés; qu'il detruifit les murailles de la ville, & laforca, depouiliée de fes anciennes loix, de fuivra celles que 1'Achaïe lui prefcrivit; quece même Philopemen fortit de 1'Argolide, entreprit une expédinon contre les MefTeniens, pour y mettre les factieux a la raifon: en reflêchifFant a ces faits, nous ne pouvons, ce me femble, douter,que les Préteurs de 1'Achaïe n'ayene eu un pouvoir égal a celui d'un Monarque , quoique le titre de Roi leur ait tranqué. La feule différence que nous y trouvons, c'eft que ces Préteurs étoient annuellement choifis, différence certainement aflez grande pour diftinguer ces deux dignités. Permettez moi cependant de remarquer ici, comme je 1'ai fait ailleurs, que 1'Achaïe fut redevable du recouvrement de fon indépendance & du dé-' gré de puiflance, auquel elle monta de nouveau, a deux génies fupérieurs, qui furent placés a la tête de leur gouvernement, & qui par leur influence & leur digmté furent reprimer les desordres , que le defaut d'un chef avoit entretenu dans 1'Etat. ; lij paroit cependant, que les Préteurs n'ont pas toujours joui de 1'influence falutaire, qui fixe les réfolutior* «1 un Etat, &que 1'Achaïe,ayant été retablie dans un Y étac  338 JV'Eü'VIE ME LETTRE. état d'indépendance, elle en oublia bientöt les eaufes. D'après le recït qu'E mmius fait de la fituation, dans laquelle 1'Achaïe fe trouva au tems, que Philippe de Macedoine méditoit de renouveller la guerre dans la Gréce, elle étoit divifée en différens partis. Les Achéëns s'étoient alliés aux Romains & leur avoient été d'un grand fecours. Us s'en étoient aufli bien trouvés. Maintenant il en fut parmi eux qui, flattés de 1'espoir de pouvoir augmenter leur fortune par la faveur de Philippe, fornaerent ün parti pour ce Prince : d'autres vouloient maintenir 1'alliance avec le Peuple Romain. Ceux-ci étoient encore divifés entre eux. Quelques uns de ces derniers y étoient bien dispofés, pourvü que cela ne portat aucune atteinte a leur, indépendance: d'autres defiroient ,'qu'on fe pliat un peu plus au gré de ces fiers & puiffans Alliés, fans cependant leur facrifier entièrement la liberté. Vous concevez bien que les Romains ne laiflèrent pas échaper une occafion qui leur donnoit fi beau jeu. Us envoyerent des Ambafladeurs en Achaïe , qui furent en profiter. Je paffe le détail de tout ce qui s'en fuivit. Je vous dirai feulement, d'après Phiftorien Emmius , que 1'Atnbasfadeur Romain Appius Claudius, homme d'un caraclère violent, tint un discours dans 1'Aflèmblée Nationale des Achéëns, qui la remplit de frayeur & d'indignation. II eut la dureté d'exiger des chofes , qu'elle jugeoit ne pouvoir concilier avec fes devoirs & les principes de la religion, a laquelle la Nation étoit attachée. Les propofitions d'Appius tendoient d'ailleurs a humilier les Achéëns, en les obligeant de donner fatisfaélion aux Spartiates. Ceux-ci,aflez indiscrétement traités par Philopémen, s'étoient jettés dans les bras des Romains & avoi-  KEUriÈMÈ LETTRE. m avoient obtenu leur proteflion. Les Achéëns apprirent trop tard, qu'il ne faut pas fe prévaloir a outrance d'une fupériorité acquife fur fes ennemis. Un jour ou autre on en eft puni. Appius prefta les Achéëns de fatisfaire a fes requfïtions. Les y voyant peu dispofés , il leur fic entendre, qu'il ne convenoit pas de tergiverfer vis -a- vis de ceux, qui avoient la force en mains. Les Achéëns, prévoyant 1'orage qui les menacoit, crurent 1'éviter par une AmbaiTade, envoyée a Rome, pour répréfenter au Sénat 1'injuftice de ce qu'on exigeoit d'eux. Voyez, Monfieur, en combien peu de tems cette République fut reduite a une fituation, qui 1'engagea a une démarche fi peu digne d'un Etat libre, & par laquelle elle fe remettoic St la merci des Romains. Les Achéëns s'egarerent de plus en plus. Us choifirent, pour 1'AmbaiTade, Callicrate, homme perfide, devoué au parti qui favorifoit les Romains. Venu k Rome, ce miférable "tint une conduite toute oppofée afes inftruétions:il depeignit des couleurs les plus noires ceux de fes concitoyens, qui avoient opiné pour 1'ambafTade, dont il étoit chargé. II remontra au Sénat, que, s'il vouloit agir fuivant les intéréts de Rome, il devoit s'attacherarompre entièrement 1'union, qui fubfiftoit encore dans 1'Achaïe; & a abimer par la totalement la force de ce corps politique; comme fi les Romains n'eusfent pas connu depuis longtems Ia maxime divide & impera, & qu'ils euffent eu befoin des exhortations d'un Perfide, pour la mettre en practique. Ce traitre fut écouté , favorablement accueilli, & renvoyé avec des lettres du Sénat, comme un homme de mérite, trés recommandable par fon zèle pour Ie bien de fa Patrie, & dont les Achéëns feroient bien de fuivre les confeils & les avis; qui ne tendoient (difoient ces Y s let-  34o NEUFIEME LETTRE. lettres) qu'k concilier les intéréts de Rome & ceux de 1'Achaïe. Les Achéens fe laiiTerent prendre a-cette amorce. Callicrate fut derechef élu Préteur , pour rccompenfe du prétendu fervice, qu'il venoit de rendre a fa patrie. II ne tarda pas a s'en prévaloir: il fit conclure entre les Achéens & les Romains un traité, qui fit perdre aux premiers 1'égalité, qu'ils avoient fu fe conferver jusques alors dans leurs alliances avec les derniers. II amena même les affaires k ce point, que les Achéens n'oferent plus fe refufer a ce que les Romains declaroient leur paroitre raifonnable. Exemple frappant, dit Emmius, de la prudence, que doivent mettre dans leurs négociations ceux qui traitent & font des alliances avec des Puiffances, qui leur font fupérieures en forces : ne pourroit-on pas y ajouter, exemple frappant des funefies effets qui refultent de 1'emploi qu'on fait dans 1'adminiftration publique de gens , ou fans talens pour 1'objet qu'on leur confie , ou aflez pervers pour trahir leurs devoirs? Toutes les reflexions, que j'ai faites fur ce que vaut k un Etat un feul homme de bien, qui a des talens, & des luraières , lorsqu'il eft animé par de bons principes & des vues falutaires, fe raportent également, dans un fens contraire, a 1'influence d'un feul homme, qui a 1'ame vicieufe & traitrefle, quelques talens qu'il puifle d'ailleurs avoir pour le maniement des affaires. Perfée, fils de Philippe, Roi de Macédoine, éyant fuccédé a fon Pêre, fit de fon cóté entamer des négociations avec les Achéens, pour fe raprocher d'eux; Callicrate les fit évanouir. II déconfeifta 1'ailiance avec Perfée, comme une démarche qui déplairoit aux Romains. On lui fit obferver, qu'une alliance avec le Roi de Macédoine pou-  NEUVIEME LETTRE. 341 pouvoit avoir lieu fans nuire a celle qu'on avoit avec les Romains. Le remltat de ce combat d'opinion; fut comme il 1'efl. ordinairement. Fa te de s'enten • óre, on ne prit aucune réïblution ; Faffaire refh dans le même etat. La guerre s'étant enfuite allumée entre Perfée & les Romains, les Achéens furent invités par les deux partis a fe ranger de leur cócé. Les plus fages de la République étoient d'avis, qu'elle devoit obferver une parfaite neutralité: ils n'ofoient cependant fe declarur ouvertement: ils avoient déja eprouvé que la liberté, qu'ils avoient prife de s'expliquer franchement, avoit caufé du mecontentement, & que leurs fentimens avoient été mal interpretés: cas ordinaire, quand on a en tête des gens, qui ne peuvent fouffrir qu'on combatte leurs opinions: ils ne manquent jamais de precer des vues odieufes & des desfeiris pernicieux a ceux qui le font. C'efl par la qu'ils esquivent de repondre a des raifons, qu'ils fentent ne; pouvoir refuter \ & qu'ils empêchenti qu'on ne les ecoute. N'en voyez-vous pas fouvent des excmples ? Combien de fois les propofitions les plus falutaires ne font-elles pas décriées fous pretexte de cacher des motifs d.ingereux pour le bien public? Examinez la conduite qu'on tient fouvent dans les affaires publiques, &jugez. Parle-1- on d'une alliance avec telle ou telle Puisfance, d'augmenter les forces de 1'Etat (quelle qu'en foit la néceflité) on ne ceffera cependant de crier, qu'on ny'a d'autre but que de fortifier tel ou tel parti. Les Negocians iepiaignent- ils des entraves, qu'on met au cours du couit merce, on attribue leurs plaintes a un intérêt fordide; & voila comme on écarté les objets, & qu'on les fouftrait a un examen réflêchi de ce qu'ils ont de vrai, d'impofant, ou de faux. L'Achaïe nous Y 3 en  34* NEUVIEME LETTRE. en donne un exemple aufli éfrayant que remarquable. Les circonftances ayant engagé le parti des Achéëns, qui defiroiept de conferver leur entière indépendance, a fe mettre du cóté des Romains, Callicrate porta fi loin fes infames procédés, qu'étant envoyé avec d'autres Députés de 1'Achaïe en Macédoine, pour y conférer avec les Députés Romains, il ufa des mêmes intrigues qu'il avoit déja employées pour noircir ceux de fes Concitoyens, qui avoient témoigné de 1'attachement pour Pindépendance de la République; leur imputant entre autres de s'être laiffés gagner par Perfée , de lui avoir fourni de Pargent en fecret; d'avoir dirigé les réfolutions de 1'Afïèmblée Nationale contre les intéréts de Rome, fous pretexte de maintenir leur liberté; qu'il n'y avoit pas d'autre voye de tenir h;s Achéens dans leurs engagemens avec les Romains, que de brifer les liaifons de ceux de ce parti; d'encourager & de fortifier 1'autorité de ceux qui ne defiroient que d'être mis entièrement fousl'empire Romain.Telles furent les ménées de ce fcélerat. Malheureufement elles n'eurent que trop de fuccès. Deux des dix Députés Romains, qui fe trouvoient en Macédoine, vinrent faire-les Inquifiteurs en Gréce. Plus de mille Achéens des plus illuftres families furent obligés de fuivre ces Députés dans leur retour a Rome, pour s'y defendre contre les accufations, que Callicrate avoit avancées contre eux. Arrivés en Italië, ils y furent mis &tenus en captivité en différentes villes , fans qu'on leur donnat 1'occafion d'être entendus dans leurs moyens de défenfe; & ce fut en vain que les Achéëns envoyerent a différentes reprifes des Députés a Rome pour folliciter le Sénat de la leurfournir, de punir ceux qui feroient trouvés coupables & d'abfoudre les innocens. Leurs repréfentations n'eurent aucun effet. Callicrate avoit choifi pour fes vic-  NEUVIEME LETT&F; $43 victimes les plus fages, les plus iilluflres, les plus capables , & en même tems les plus zélés pour le bien-être de la Patrie, afin de les éleigner de 1'Achaïe^ & de ne trouver aucune oppofition a 1'autorité qu'il s'étoit appropriée. Audi malgré 1'horreur qu'exciterent fes perfides trames, & 1'indignation qui s'éléva contre les Romains, tel fut 1'abaiffement, auquel les Achéëns étoient tombés , qu'ils n'oferent ni fe vanger de Callicrate, ni s'expliquer fur ce qu'ils penfoient de la conduite des Romains. Tous ces captifs , infidieufement apellés horp de leur Patrie, trainerent dans différents endroits de 1'Italië une vie miférable: 6c lorsqu'après bien des remontrances inutiles , il fut enfin refolu de les relacher, on trouva que plus des deux tiers étoientmorts. Au nombre de ceux, qui avoient confervé la vie, fe trouva Polybe 1'hiflorien. Cet excellent Ecrivain, prévoyant que fa Patrie tendoit a faruine, préféra de refter a Rome, oü il vecut eftimé, & recherché par les Perfonnages les plus illuftres & les plus recommandables par leur vertu & leur mérite :il mourut vers la première année de la clxiv. Olympiade, la z6e. après que les Achéens captifs eurentobtenu leur délivrance, qui fut la 3e.année de la clvu. Olympiade , la dciv. de la fondation de Rome, peu avant la troifième guerre punique. L'Achaïe avoit alors pour Préteur Menalcidas, Lacédémonien, homme fourbe & avaricieux par caraftère. II s'étoit lié avec Callicrate, s'étoit preté a fes vues & le trompa. A peine échapa-t-il au fupplice , pour avoir detourné les deniers publiés , & cherché a détacher les Lacédémoniens de 1'Achaïe. II fut fauvé par les intrigues de Diams, qui lui fuccéda dans la Préture, & qui ne lui céda pas en mechanceté. Celui - ci, voyant le peuple indigné contre lui pour avoir fauvé Menalcidas, eut laY 4 dres-  344 NEUVIEME LETTRE. drefïè "d'en éviter les effets, en tournant 1'attention des Achéëns vers un objet, qui pouvoit les faifir & les occuper d'avantage. II les entraina dans une guerre contre Lacédémone. Le Confeil d'Agaflisthenes fauva cette République. Diajus avoit exigé des Lacédémoniens , qu'on lui remit vingt-quatre des premiers perfonnages, qu'il avoit indiqués comme perturbateurs du repos public, & traitres a la Patrie. Agaflistbenes engagea ceux-ci a s'exiler volontairement, & a aller aRomey chercher la protéétion du Sénat, au moyen de quoi leur retour dans la Patrie feroit bien prompt. Des deux cótés on envoya des Ambafladeurs a Rome. Discus & Callicrate y allerent de la part des Achéëns, & Manalcidas de la part des Spartiates. Callicrate mourut en chemin. Diasus & IVienalcidas ayant 1'un & 1'autre ignominieufement plaidé leur caufe, le refultat en fut, que les Romains declarerent qu'ils enverroient des Députés en Gréce pourexaminer leurs différends, les concilier, ou les décider. Les deux perfides fe baterent de revenuen Gréee, & d'y faire rcnouveller la guerre entre 1'Achaïe & Sparte , avant que les Députés Romains y fuflënt arrivés. Une bataille fe livra entre les Achéëns & les Spartiates, dans laquelle ceux-ci furent ertièrement defaits. Democrite qui avoit fuccédé aDiceus dans la Préture, &qui commandoit les Achéens auroit pu après la victoire entrer a Sparte avec lesfüiards:il préféra d'arrêter la fougue des vainqueurs,de dévafler la Laconie & de s'enrichir de fes dépouillesL Cela lui attira une accufation de crime de léze majefté : il fut condatrné a une amende de cinquante talens. Ne pouvant la payer, il fe rerira furtivement du Peloponéfe. Disus (lecroiri z-vou«) fut réélu Préteur en fa place. Metellus, Général Romain , qui fe trouvoit alors en Macédoine, occupé a y établir la domination de Rome, e»-  NEUVIEME LETTRE. 345 envoya des Députés en Gréce, pour engager 1'Achaïe & Sparte a faire une tréve: elle fe fit. Diams en abufa. 11 s'empara, fans y avoir égard, de toutes les villes de la Laconie , les aflbcia a 1'Achaïe & y mit garnifon. Menalcidas s'en vangea par la prife & la deftruétion de Janus, ville fituée dans la Laconie, mais foumife a 1'Achaïe. 11 eut lieu de s'en repentir. Sa faufiè démarche, par laquelle il venoit d'expofer Sparte, denuée de tout moyen de defenfe, a une guerre, qu'elle ne pouvoit foutenir, 1'expofa a tout ce que qu'un acharnement général pouvoit lui faire éprouver : ne pouvant fe le diffimuler, il s'ota la vie parlepoifon. Telle fat la fin de ce perfide. La Députation Romaine, a la tête de laquelle fe trouvoit Orefte, venue en Gréce, y convoqua une Asfembléede 1'Achaïe a Corinthe, & y prononca le décret fuivant, au nom du Sénat Romain. „ Sparte & Co„ rinthe n'étantd'aucun avantage pour 1'Achaïe, elles „ devoient en être feparées, comme plufieurs autres „ villes indiquées dans le décret". A peine Orefte 1'eut - il prononcé, que les Achéëns,pleins de rage,ferepandent par la ville,maltraitent tous les Lacédémoniens & ceux qu'ils prennent pour tels, en jettent plufieurs en prifon. Ceux qu'on trouva n'être pas Spartiates, furent relachés peu de jours après. Les autres resterent dans les fers. Les Achéëns ayant montré par ce foulévement le mécontentement, que le décret du Sénat Romain leur avoit caufé, s'empreftèrent d'envoyer des Députés a Rome pour y disculper leur conduite. Ces Députés rencontrerent ceux que le Sénat Romain leur envoyoient, & revinrent avec eux. Diasus, qui avoit affifté a rAffèmblée de Corinthe comme Préteur de 1'Achaïe, ayant fini alors fon tems, fut remplacé par Critolaüs, homme téméraire, & trés propre a faire réuffir les Romains dans les projets, Y 5 qu'ils  34^ NEUVIEME LETTRE. qu'ils avoient' concus depuis longtems. lis ne fou* I haitoient que de voir a la tête des Achéëns quelque homme turbulent , témérajre , audacieux , aflez inepte ou étourdi pour donner prife & pour leur four- j nir un pretexte plaufible de faire la guerre a 1'Achaïe, j afin de pouvoir fauver les apparences & jetter un vernis fur la conduite ambitieufe qu'ils méditoient, pour aflujetter entièrement la Gréce a leur empire. ! Critolaüs repondit merveilleufement a ces vues. II fit mine de vouloir prendre les armes contre les Romains. Etant allé enfuite au-devant de leurs Députés, fe feignant leur ami , il leur promit de convoquer rAfiemblée, Nationale', qu'ils temoignoient defirer, afin d'y expofer leur commisfion; il donna même ordre pour cette convocation en leur préfence. Ayant ainfi abufé de leur'confiance, il fit infinuer fécretement aux membres convoqués , de ne pas bouger de ;chez eux. II vouloit éviter que la commiflion des Députés ne füt expofée dans FAflèmblée. Ceux-ci s'étant plaints de cette tricherie, il leur repréfenta, qu'il falloit attendre le jour d'une convocation légale, pour pouvoir tenir Aflèmblée: que cette convocation ne pouvoit avoir lieu que dans cinq mois; que d'ailleurs il ne lui étoit pas permis de traiter avec qui que ce füt, qu'en pleine Aflèmblée Nationale. Les Députés Romains fe voyant joués de la forte s'en retournerent pour en faire raport au Sénat. Dès qu'ils furent partis, Critolaüs convoque une Aflèmblée , & y fait refoudre la guerre également contre les Romains & les Spartiates. Le Sénat Romain, de fon cóté, ayant appris la conduite tenue envers fes Députés, s'en prévalut pour décreter la guerre contre 1'Achaïe; & envoie fes ordres. Metellus arrivé de la Macédoine, ufe de modération, declare, que fi les Achéëns vouloient laiflèr aux La cé>3  NEUVIEME LETTRE 347 cédétnoniens & a d'autres villes, qu'il indiquoit, la pleine liberté d'être membres de 1'aiTociation Achéenne, ou non, ainfi qu'elles s'y trouveroient dispofées , on paflèroit 1'éponge fur tout le refte. Critolaüs fit le fier, refufa tout, & la guerre commenca. Elle fe termina comme on devoit s'y atcendre. Le fougueuxck infenfé Critolaüs perdit la vie dans un des premiers chocs, qui fe donna entre les Romains & les Achéëns. Pour achever la ruïne de leur République , les Achéëns font fuccéder Diaius dans la Préture , comme fi ce perfonnage n'avoit pas déja donné aflez de preuves de fon incapicité & de fa vanité. Metellus fe rendit bientöt maitre de toutes les places qui fe préfenterent en fon chemin. Mummius, fon Succefleur, ayant pris le commandement de 1'armée, & recu des renforts, attaque les Achéens, les bat, les met en fuite, lespourfuit, & finit par fubjuguer toute 1'Achaïe. Corinthe futdétruite de fond en comble, fes monumens furent envoyés aRome. Toutes les autres villes fe foumirent a 1'empire Romain & furent demantelées. Leur confédération fut anéantie; toute Aflèmblée Nationale interdite ; le gouvernement populaire aboli: des Magillrats municipaux & un nouvel ordre de gouvernement établis. On impofa a 1'Achaïe un tribut, & fucceflïvement toute la Gréce fut reduite en Province Romaine, fous la dénomination d'Achaïe. Je me fuis un peu arrêté aux événemens qui ont amené cette révolution, parcequ'ils me femblent indiquer de nouvelles preuves de ce que j'ai avancé. Dabord on trouve 1'Achaïe gouvernée par un Roi. •On s'en défait: on établit un gouvernement plus ou moins Républlcain : mais on ne confervé ni la prospérité, ni le repos dont on avoit joui. On fe donne deux chefs annuels. On ne s'en trouve pas bien. On fe borne a un feul. Deux hommes de génie res-  348 NEUVIEME LETTRE resfuscitent pour ainfi dire la République, lui renden: fa puiflance, fa confidéradon, & fa fplendeur. Quels en furent les fruits? que les fuccefleurs du dernier de ces deux grands hommes detruifirenten peu de tems tout le bien que ceux - ci avoient fait, & qu'ils firenttomber 1'AchaïedansIe néant. Faitesyattention, Monfieur. La fource de ce changement fut, en premier lieu, que les Achéëns établirent une préture annuelle, qui pouvoit convenir, en fuppofant toujours un bon choix; mais par laquelle on risquoittrop, fi le choix étoit mal fait, comme 1'expéiience le fit voir: en fecond lieu, que le choix en fut remis a un ordre de perfonnes, qui n'étoit pas capable d'un faire un bon, comme il paroit par Féleftion de Callicrate^ de Menalcidas, de Dijeus, & de Critolaüs: en troifième lieu , que la préture étant annuelle, ces Préteurs n'avoient pas aflèz d'intérêt a rechercher le bien commun & a s'y appliquer préférablement a leur avantage particulier; au contraire, iJs devoient fe trouver dans le cas de ces Ufufrutiers, qui tirent de la terre ce qu'ils peuvent en recueillir, fans s'embaraflèr fi leurs fuccefleurs la trouveront plus ou moins fertile : en quatrième lieu, que les Achéëns manquerent dans leur état d'un Perfonnage, qui put & düt regarder le bien général comme le fien propre , & dont 1'intérêt particulier fut fi étroitement lié a celui du corps de 1'Etat, que le dépériflèment de ce corps düt néceflairement entrainer fa propre ruine. Je crois, Monfieur, qu'on ne fait pas aflez attention k ce motif, quand on met en queftion quel des gouvernemens publics eft préférable. II me paroit inconteftable qu'on a établi une Monarchie, non pas uniquement pour être gouverné par un feul, mais pour avoir k la tête de 1'Etat un Perfonnage, ou une familie, dont 1'intérêt particulier s'identifie avec 1'intérêt généial; & qui par cet- i  HUITIEME LETTRE. 34.9 cette raifon put plus que tout autre prendre a coeur le bien général de la République, & la prosperité des membres, qui la compofent. Je vous ai entretenu, Monfieur, de 1'influence propice que cet intérêt commun, & de 1'Etat & du Chef qui eft a la tête de fon gouvernement, doit naturellement avoir fur la prospérité d'une Société civile. Aratus encore le prouve. llluftre Citoyen de Sicyone, il delivra fa Patrie du joug fous lequel elle gémiflbit & la porta a fe réunir a 1'aflbciation de 1'Achaïe. Cet heureux exploit lui attira 1'attention & 1'eftime des Achéëns, il en fut élu Préteur: „ Sa haine pour la tyrannie „ (je me fers des parolesde Mr. Mi llo t. p. 330.) „ lui fit entreprendre d'affranchir le Peloponnefe & „ de faire de la ligue des Achéëns une barrière infurmontable contre les invafions:" Toutes fes vues, tous fes defirs, tous fes efforts & toute fon ambition ne tendirent qu'a ce feul & unique but; c'étoit reprendre le plan d'Amphictyon & en fuivre le fyfthème. Infenfible a tout autre intérêt, a toute autre gloire, ce fut le feul motif qui 1'anima dans toutes fes aclions. II y auroit peut-être pleinement réulfi , fi Sparte & 1'Etolie ne 1'euflent forcé de recourir a ces mêmes Macédoniens , contre lesquels il avoit principalement levé le bouclier, comme les ennemis le plus acharnés de 1'indépendance de la Gréce. II lui fallut un apui contre ces deux Républiques jaloufes , qui ne voyoient qu'avec peine les Achéëns s'éléver avec tant de rapidité a un dégré de puiflance, qui furpaflbit celle, dont Sparte même avoit jouï autrefois, & qui s'étoient alliées a la Macédoine,pour mettre óbftacle a la prépondérance dont 1'Achaïe fembloit les menacer. Aratus trouva le moyen de dispofer Antigone a changer de parti, & a former une alliance avec 1'Achaïe contre Sparte. La guerre contre cette République en fut lebut& 1'effet. Spar-  35© NEUVIEME LETTRE. Sparte fuccomba aux forces de la Macédoine; les Achéëns furent delivrés par Ik de leur plus redoutable adverfaire; mais ils payerent cher ce fervice: leur alliance avec les Macédoniens prépara leur mine, comme vous 1'avez pu remarquer par les événemens dont j'ai eu 1'honneur de vous entretenir cideffus. Le dcfaut de leur conftitution politique, qui ne lui permit pas d'avoir un chef permanent ou une familie particulierement intéreffée k fa confervation, leur fit manquer ce lien& cette influence", qui feuls peuvent reprimer les desordres & ces divifions inteftines, qui mettent les Républiques k la discretion de leurs voifins. Notez,Monfieur, que lorsque nous parions de Ia préférence k donner k un gouvernement, d'oü ce lien & cette influence ne font pas exclus, ou k tel autre, auquel on a donné un Chef, il importe de faire attention, que cette préférence n'eft pas uniquement fondée fur la confiance, qu'une adminiftration publique eft mieux dirigée par 1'autorité d'un feul, que par celle de plufieurs, ou par le concours du peuple, & paree que 1'adminiftration publique exige un centre de réunion, par lequel tout ce qui concerne 1'Etat puifle fe prefenter fous un feul point de vue, & fervir de fondement aux déterminations que le bien public demande, mais fur la confiance qu'infpire 1'intérêt particulier, qu'un Chef doit avoir k la confervation & k la prosperité d'un Etat. La confiance qu'on a dans un maïtre de navire n'eft pas uniquement fondée fur l'idée, qu'on a de fa capacité, mais bien plus fur 1'intérêt qu'il a de fe conferver foi-même, & fur la confiance, qu'on a' qu'en tout cas il vaut mieux lui laiflèr la conduite du vaifleau, que de s'en charger foi-même, ou de la remettre entre les mains de quelques uns des paflagers, peu inftruits de 1'art de la navigation. Si le na-  NEUVIEME LETTRE. 35t navire apartienten propre au Capitaine, & s'il y a luimême des marchandifes a lui apartenantes, les motifs de cette confiance augmentent: ce font proprement ces motifs, qui portent les habitans d'un pays g- défirer pour Chef de 1'Etat un feul Perfonnage, ou une feule familie: bien que le cas puiflè néanmoins arriver, que la chofe publique foit mal dirigée. Dans une de vos lettres vous me parlez d'un confeil furveillant, que vous voudriez qu'on donnat toujours aux Chefs d'un Etat pour eclairer leurs démarches, & les empêcher d'en faire de mauvaifes. Ne vous offenfezpas, mon cher Monfieur, fi je compare cette idéé a la prétention de quelques voyageurs, qui voudroient furveiller le Capitaine du Navire dans les manoeuvres qu'il fait, & croit devoir faire, fuivant que lamarée, les vents, le cours qu'il doit tenir, les écueils qu'il faut éviter, doivent le déterminer; lui, qui feul connoit la force de fon ba timent, la nature & 1'ufage de fesagrès, & tout ce qui mérite fon attention , pour naviguer en fureté. Je vous 1'avoue, mon Ami, toutes vos raifons d'une furveillance, deftinée a empêcher, que le Capitaine n'abufe de fon office, ne me porteroient jamais a risquer un voyage, fous une direéfion qui feroit en tutèle. Je n'aime pas des arr'angemens, qui, pour empêcher un chef d'abufer de fon autorité, lui otent le pouvoir de bien faire, & 1'obligent de fuivre la direélion, & les impulfions de quelques gens, qui, aufli peu éclairés dans la théorie, que faits a lapraclique, font pourtant aflez malavifés pour préfumer qu'ils font en état de furveiller le Chef d'un Etat. On donna en Achaïe aux Préteurs un confeil de dix perfonnes; qu'efl: - ce que cela produifit ? Callicrate, Diseiis, &ces aurres fcélérats, en ont-ils moins agi despotiquement? Le Confeil de dix les f a-t-il  352 NEUFIEME LETTRE. a-t-il tenu en bride? ou bien a-t-il favorifé leurs indignes ménées ? Pourquoi Philopémen n'a-t-il pas toujours été continué dans la Préture? pourquoi lui a-t-on fubfitué Callicrate? Le Gouvernement de 1'Achaïe étoit répréfentatif: voici un paflage de 1'ouvragede Mr. Adams, intitulé, A defenfe of the \ conftitutions of GoVernement of the Ünited States of America i qui attirera peut-être un peu votre attention: „ Such an ajjembly will, upon the first '\ „ day of lts exijlence, he an arijlocracy; in a few „ days, or years at least, an olicharchy; an then ,, it will foon divide into two or tree parties, who j „ wil foon have as many ar mies; and, when the ,, battle is decided, the victorious generall will „ govern without or with the advice of any counfil „ or affembly, as he pleafes: or, if the ajfembly „ centinues united, they will in 'time exclude the „ peoplefrom all fhare even in ele&ions, and make ,, the government hereditary in a few families." p. 129. Voyez fi vous y trouvez quelque application a faire a la République d'Achaïe. Mr.Adams obferve, que, dans le tems qu'Aratus fe donnoit tous les mouvemens poflibles pour former ou renforcer la ligue Achéenne, les villes Grecques \ eurent trois partis; 1'un pour le gouvernement Mo- 9 narchique , 1'autre pour l'Ariftocratique, le troifième pour le Démocratique. Chaque faflion, dit Mr. Adams, n'avoit d'autre but que deconcentrertoute 1'autorité publique entre fes mains pour en dispofer a volonté; mais malheureufement aucune ne fon- § gea z un melange de ces trois ordres, dans lequel on donnat un negatif a chacun d'eux pour balancer les deux autres. Peut-être nous nous trouverions plus prés de Ia verité, fi nous prefumions que ces trois partis ont bien fenti Ie mal, & connu le remede qui j auroit pu du moins Padoucir, s'il avoic été incura- ble> ,  NEUVIEME LET T RÉ. m ble,mais qu'ils ont preféré de le laiflèr fubfifter plutöt que d'affbiblir 1'autorité qu'ils ambkionnoient. Monf. Adams prétend que la Royauté a été abolie en Achaïe, non par le Peuple, mais par les Grands da Pays: but by the noblss , aparemment ceux qu'ËMMiüs défigne par Primores; afin d'é• tablir une Ariftocratie. II prétend encore, que chaque Ville avoit fon Archonte; & que la confédération n'étoit pas une union formée entre les villes proprement, mais entre ces Chefs municipaux. C'éroient, felon lui, ces Chefs qui formoienteux feuls 1'Aflemblée Nationale; & c'eft a cette bafe peu folide qu'il en attribue la prompte diflblution. L'Affèm.blée Générale étoit negligée; les villes devinrent indépendantes; quelques unes furent conquifes par des étrangers, d'autres perdirent leur liberté par des Tyrans domeftiques , c'eft - k - dire par leurs Magiftrats fuprêmes, qui avoient ufurpé un pouvoir arbitraire. C'étoit de cet état de desordre dont E mmiüs parle, lorsqu'il dit: Eaque confufw durayit ad ultimos annos Oïympiadis cxxvm: qu'Aratus trouva & entreprit de reformer. Eh bien! mon cher Ami, quel eft maintenant Fége que vous trouveriez qu'un Sage put défirer, s'il avoit k vivre dans quelque espace du tems que 1'Achaïe a fubfifté? Quel eft celui dans lequel vous croyez que les Achéëns ont joui du bonheur? Celui dont l'hiftoire ne nous parle point, ou celui dans lequel vous voyez ce peuple dechiré par des factions, en bute aux vexadons de leurs voifins, ou opprimés par leurs Magiftrats despotes, fous 1'image d'un gouvernement populaire? Sera-ce celui, dans lequel vous le verrez continuellement en guerre pour recouvrer une indépendance qui lui échape k chaque revers, 8c qui finit par 1'aflervir entièrement? feZ ra-  354 NEUVIEME LETTRE. ra-ce celui que Mr. Tailhió p 419. Tom, IV. nom me les beaux jours de la Gréce, qui ont fait 6? fer ont toujours V admiration de tous les fiécles; ou bien celui oü le mérite & la vertu des Grecs, renfermés dans Venceinte obfcure de leurs villes, nyavoient encore paru que foiblement jusqu'ici & avoient jetté peu d'eclat? celui oü les Grecs, formés dès le berceau a P amour du travail, a la culture des terres & des arts, a Peftime de lapauvreté, ou du moins d'une fortune médiocre, de la fimplicité dans les bdtimens, dans les meubles, dans les vitemens , dans les equipages, dans les dome/fiques, dans la table, ne faifoient cas que de la probité, deVhonneur, de la gloire & de la liberté1? Après une pareille défcription, 1'homme fenfé feroit-il jamais tenté de fortir d'un état fi fatisfaifant, pour donner 1'élana ces vertus, a ces heureufes dispofitions & iun caractère national fi précieux & fi noble, fous lequel les Grecs font depeints ici, avec des couleurs li attrayantes, & cela pourquoi? pour fe furmonter en intrigues, en cabales, pour faire des excurfions & ravager les terres de fes voifins ? verfer fon fang pour abattre la puiflance d'une Nation floriflante; pour dominer fur de plus foibles; pour fubftituer a une vie paifible le carnage & la barbarie? car, Mon Ami, voila le refultat des faits arrivés dans ces béaux jours qui ont fait & feront toujours ï'admiration de tous les fiécles: a 1'exception pourtant de leurs efforts généreux, lorsqu'invadés par les Perfes, ils n'écouterent que la voix de 1'indépendance & facrifierent tout pour ne pas totnber fous une dominanation étrangere; efforts, qui n'auroient pas dü avoir été ternis par ce caractère ingrat, hautain , turbulent & factieux, qui aux yeux du Sage avilit les Nations grecques plus que leurs vertus militaires & les productions de leur génie ne les ont- ülufir  NEUVIEME LETTRE. 355. iïluftrées. Je diftingue & crois que nous devons- diflïnguer les grands talens, qui font accompagnés des vertus morales, de ceux que le vice du cceur dirige. Les premiers font fleurir & profpérer un Etat , & peuvent rendre un peuple heureux. Les autres ne lailfent après eux que la mifère & le dépériflèment. C'eft la encore Ie cas de 1'Achaïe comme des autres Etats Grecs. J'y reviens, Monfieur: quel eft lage de 1'exiftence de cette République qu'un Sage eut preféré, s'il avoit dCi y paflèr fa vie? C'étoit 1'an du monde 2901. que Tifamene perdit la royauté de Lacédémone & qu'il alla former la République d'Achaïe. Les villes renouvellerent leur confédération vers 1'an du monde 3720. ainfi cet Etat avoit fubfifté aude - la de huit fiécles, lors de ce renouvellement. Aratus y fut élevé a la préture 32. ans après. Philopémen Ie fut 1'an du monde 3798. ainfi 78. ans après ce renouvellement: Calicrate 103. ans: après. Voila donc quatre-vingt-trois ansrévolus, que vous pouvez regarder comme le bel age de 1'Achaïe. Corinthe fut détruite 1'an du monde 3858. & dans ce même tems 1'Achaïe reduite fous 1'Empire romain. Cela fait un efpace de tems de 55 ans , dans lequel i'Achaïe tomba du faite de fa grandeur dans 1'abaiflèment le plus douleureux. Et quel en fut la caufe? Je crois vous 1'avoir fait fentir, le changemrnt aporté a la conftitution primitive de fon gouvernement. Je ne vous entretiendrai pas , Monfieur, de» Etoliens , qui nous font reprefentés dans 1'Histoire comme une nation barbare, ne vivant que de rapines; feroce, perfide, adonnée a toutes fortes de crimes, hardie, fiere, audacieufe, ingrate, envieufe , avare , cupide , enfin ayant tous . les vices imaginables. C'eft ainfi qu'E mmii-u s laZ a de-  ï$6 NEUVIEME LETTRE. depeint. II lui attribue un gouvernement librei fatisque conflat (* dit - il p. 3.21. ) perantiquam eorum libertatem fuitfe, nullis regibus aut dominis obnoxiam. Suivant la défcription qu'il en donne plus en detail, la forme en a été alTez approchante de celui de la République Achéenne apres 1'abolilTement de la royauté. Les villes d'Etolie s'unirent, a 1'exemple de celles de 1'Achaïe, par une confédération ; établirent une AlTemblée nationale; différentes Magiftratures prépofées a Fadminiftration publique; un Chef, qui, ainfi que les Magiftrats, n'étoit élu que pour un an. L'Aflemblée nationale faifoit &abrogeoit les loix; concluoit des traités & les rompoit; décretoit la guerre ou la paix; créoit les Magiftrats; toutes les affaires de la République y étoient porties. Elle recevoit les Ambafladeurs des PuifFances étrangères, leur donnoit audience pour entendre leurs propofitions, en délibérer & décreter les reponfes a donner. Elle nommoit & envoyoit les Ambafladeurs, pour negocier de fa part avec les nations étrangères & leur donnoit leurs inftruélions. Vous voyez que cette Aflèmblée poffédoit tous ces droits que Fon nomme jura majeflatica. Le Préteur la convoquoit & la dirigeoit : il y expofbit tout ce qui concernoit la République; mais ne pouvoit y; ajouter fon avis. Le décret a prendre étoit remis a d'autres. Le Préteur étoit chargé de l'exécution: exemple de la divifion du pou* voir fuprème en legiflatif & exécutif , fi fort exaltée aujourd'hui. Outre cette Aflèmblée nation 'e , il y en avoit, comme dan 1'Achaïe , une inférieure, qui avoit des féances plus fréquentes. Celle - ci paroit avoir eu la direction des affüires intérieures , & la faculté de les porter a FAflemblée fouveraine. Cette République prit nais- fance  NE U F IE ME LETTRE. 357 fance plus tard que celle des Achéëns, & périt plutöt. Certainement nous n'avons pas lieu de nous étonner, lorsque nous lifons, que les Etoliens, avec le praétère qu'on leur attribue, n'ayent jamais joui de la paix, ni des agrémens de la vie, qui doivent fiiire le . bonheur des Sociétés civiles. Dans une de mes précédentes, j'ai pris la liberté de vous faire remarquer, que des hommes vicieux peuvent poiTéder toutes les vertus militaires qu'on célébre avec tant d'emphafe, tout'comme ceux qui font animés par les fentimens les plus nobles. Les Etoliens en font foi. Ils fe foutinrent pendant trois ans contre toutes les forces réunies de Philippe Roi de Macédoine, de 1'Acbaïe & de ceux, qui de concert avec ces deux Puiflances , avoient Iconjuré leur déllruction: ils furent fe degager avec honneur d'une guerre que leurs brigandages & leurs injuflices leur avoientattirée. lantim gemis hujus robur, s'écrie Emmius. Ils fe perdirent par les mêmes desördres & debordemens , qui firent décheoir les autres Républiques grecques: ils eurent leurs demagogues qui ne manquerent pas d'enfler leur orgueil. Faute de .prévoyance & de prudence ils s'alienerent le parti & les intéréts des Romains & u'abandonnerent leur préfomption & leur fierté qu'après avoir . été reduits au desefpoir, & a la nécesjfité de fe remettre a la discretion d'un peuple non moins brave qu'eux , mais conduit par des chefs plus fages, plus prudents , & plus expérimentés. Si nous réduifons, Monfieur, tous les événemens, dont j'ai eu 1'honneur de vous entretenir, fous un feul point de vue, n'y trouverons-nous pas les preuves les plus manifeftes de la thèfe & des Z 3 véri-  358 NEUVIEME LETTRE. verités donc je voudrois vous convaincre, & fur lesquelles, je 1'efpere, vous ne formerez plus de doute: favoir, qu'il eft toujours dangereux de porter des changemens a la conftitution primitive d'un Etat; que les efforts & les moyens qu'on employé pour les opérer font toujours non feulement dangereux mais accompagnés d'excès horribles; que ces changemens fon conftamment fuivis de divifions inteftines , de cabales, de desordres & d'animofités, qui déchirent un Etat k la continue; qu'en privant 1'Etat d'un Chef, on y fait naitre un conflict perpetuel entre les plus puifians Perfonnages, qui , avides d'exercer le pouvoir fouverain, ne fe font aucun fcrupule d'employer les moyens les plus vils, les plus laches, & les plus odieux pour fe fupplanter 1'un 1'autre, & parvenir a leur but; que le réfultat en eft conftamment 1'élévation de quelqu'un des plus intriguans , qui ufurpe la puiflance fuprême & établit le despotisme , n'importe fous quel nom; tandis que le peuple ne ceflè d'être foulé & de verifier la fable des grenouilles, ecrafées dans le combat des deux Taureaux. „ La Monarchie ( c'eft ainfi que nous parle Mr. de Hertzberg , ce fage & favant Politique , qui méritoit bien le choix que le grand Frederic a fait de lui pour fe foulager dans fes travaux , & 1'aflbcier a fes délaftemens litteraires) „ La Monarchie eft fans contredit, par fa „ nature , la plus ancienne forme de gouverne„ ment, & la première, qui ait uni les focié„ tés. Les Patriarches & les prémiers Chefs „ de familie étoient leurs Monarques. Tous „ les anciens Etats de la Gréce & de FItalie, „ qui font enfuite devenus Républiques, ont com„ mencé par avoir des Rois. Denys d'Halycar- „ nafle  NEUVIEME LETTRE. 359 j, nafiè L. V. dit: Ab initto omnibus Gracia urr „ bibus [ui erant Reges, qui tarnen non bar„ barica licentia dominabantur, fed juxta leges „ & mores patrios Regnum exercebant , optir „ mufque Rex habebatur, ff^ê; juflijfimus C5? obfërvantisfimus, nusquam difcedens „ inftitutis patrïis. Combien de Rois n'y „ avoit-il pas au fiége de Troye! Ces Rois de „ la Gréce furent chaftes enfuite pour quelques „ abus, ou par 1'inquiétude ou 1'ambition de quel„ ques particuliers. Solon , Lycurgue, & les „ Decemvirs créérent a Athènes, a Sparte, & a }, Rome des formes de gouvernement bizarres , „ qui, après avoir été variées cent fois , font pourtant toujours rentrées a la fin dans la „ Monarchie. (Dijfertation fur la forme des Go«., vernemensy en 1784. p. 145.). „ L'Expérience de tous les tems fait auffi voir, „ que les Monarchies fe confervent dans une lon„ gue fuite de fiécles & presque toujours dans „ leur forme monarehique, quoiqu'elles fouffrent „ des révolutions intérieures & pafiagéres dans la „ fucceffion, ou dans 1'étendue. La Chine, 1'In„ doftan, la Perfe, la Turquie, la Ruflie, 1'Al„ lemagne, la France, 1'Angleterre, PEfpagne,„ laSuède, le Dannemarc, font toujours des Mo„ narchies, depuis qu'on les connoit, malgré le „ grand nombre de leurs révolutions momenta„ nées. Aucune République ne fauroit fe vanter „ d'une durée aulfi longue. Les petites Républi„ ques des deux Gréces & de 1'Afie - Mineure, ne „ comptent que quelques fiécles, & ont été bientöt „ conquifes par les Monarques de la petite Macé„ doine. Les deux plus grandes Républiques, „ que Ie monde ait vues , Rome & Carthage , „ n'ont foutenu leur gouvernement républicain Z 4 „ pen-  j6o NEUVIEME LETTRE. „ pendant peu de fiécles , que pour fuccomber „ enfuite a dix fiécles d'un despotisme affreux. „ Les jours les plus brillans que ces deux Répu,, ques ayent eus, font les epoques , dans les„ quelles elles ont eu des Diftateurs. Hannon, „ Hamilcar, Hannibal, Asdrubal, étoient, comme Généraux & Diélateurs, les véritables Mo„ narques de Carrhage. Les Camilles , les Fa„ bius, les Flaminius, les Scipions, les Metellus, „ les Paul-Emiles, les Marius, les Pompées, les „ Céfars, les Auguftes étoient Diclateurs de Ro„ me, ou avec ou fans ce nom. Us étoient les „ Monarques réëls & véritables de Rome , ils „ réuniflbient tout le pouvoir de 1'Etat dans leurs „ perfonnes, ou par leurs vertus, ou par 1'ufur„ pation, & toujours par leur capacité perfonnelle, ,, qui leur donna une fupériorité decidée fur leurs „ concitoyens (Differtation fur la forme des „ Gouvernemens, lue dam 1'Affemblée publique de „ 1'Académie de Berlin le 29. Janv. 1784. p. Vous ferez peut-être étonné, qu'étant Républicain par naiffance & par attachement, je vous cite, Monfieur, deux paffagcs, dans lesquels la préférence efl: donnée aux gouvernemens Monarchiques pardeflus tout autre. Votre étonnement paflëra bien vite, dès que vous voudrez prendre la peine de réflêchir, que je ne m'arrête pas au fon. des paroles, mais aux idéés qu'elles doivent exprimer. Une République peut exiïler fous la dénomination de Monarchie, & une Monarchie fous celle de République. C'efl la forme, & non pas le nom, qüi doit décider ce qu'elle efl: réëllement. Les Etats de la Gréce méritoient peut-être plus le nom de Républiques dans les tems, qu'ils eurent des Rois, que dans ceux, oü ils n'en avoient point.  NEUVIEME LETTRE. $61 point. N'importe encore le nom , qu'on donne a un chef: qu'il foit apellé Empereur , Roi, Duc, Comte, Préteur, Protebleur. S'ii dispofe feul de la puilTance fuprême, 1'Etat efl; une monarchie; s'il lui faut le concours d'autres membres de 1'Etat pour Fadminiftration des affaires publiques , ou s'il n'y participe lui-même qu'en y concourant, FEtat eft une République, & dans ce cas je fuis Répübiicain; mais je ne le fuis pas, dès que c'eft le peuple qui gouverne, qui fait des loix, qui les abroge, qui dispofe de la guerre & de la paix, qui condamn», qui abfout, qui dispenfe, qui fait grace, enfin qui exerce les droits de la puiflance fuprême, alors je ne fuis plus Répübiicain ; je ne le fuis pas non plus , lorsque le pouvoir fouverain eft exercé uniquement par des Perfonnages, qu'EMMius defigne par le mot Primores; enfin mon Ami , quelle que foit la forme d'une fociété civile, je fuis Répübiicain, dès qu'elle eft établie fur de bonnes Loix fondamentales, qui en écartent 1'arbitraire & les discordes; je ne le fuis pas, dès qu'on défigne par le mot République une fociété civile fans chef. Le despotisme me déplait par tout oü je Ie trouve. Ce fléau du genre humain ne defole pas moins les Democraties, les Ariftocraties, Jes Oügarchies, que les Monarchies. L'Anarchie eft un Etat que tout homme raifonnable doit abhorrer. C'eft en vain, mon Ami, qu'on fe difpute fur la meilleure forme d'un gouvernement: elles peuvent être toutes bonnes ou mauvaifes, felon qu'elles font organifées. N'importe comment une habitation eft conftruite, pourvü qu'on puifle y demeurer commodement, & qu'elle fatisfafle a nos befoins. II en eft de même de la forme d'un Gouvernement: -peu importe fa ftructure, fi elle repond au but pour lequel on 1'a Z 5 choi-  S62 NEUVIEME LETTRE. ~ choifie. Ne vous aveuglez donc pas & ne penfez pas que le bien git uniquement dans le gouvernement populaire. Si vous me demandez, quel eft celui auquel je donnerois la préférence, je vous dirai, a celui, dont 1'arbitraire eft banni par une combinaifon des trois formes, modifiées 6f adaptées au local , au génie , & aux travaux de ceux qui en font ou qui en feront les objets, & arrangées de facon, que chaque individu puisfe jouïr de fon état, être a 1'abri de 1'injuftice , & la République même aflurée contre les infultes du dehors. Quelle que foit la forme, elle demande un chef, des puiflances intermédiaires, & une voye libre au peuple de faire entendre fes befoins. Cette organifation peut ,être differenciée de mille manières. Tous les gouvernemens publics , qui ont exifté, & qui exiftent, 1'atteftent; nous 1'avons pu remarquer dans ceux de la Gréce, de Rome, de Carthage; & les Etats dont je pourrai peut-être vous entretenir encore le prouvent également. En attendant, vous permettrez que j'abandonne pour quelque tems ces anciens Etats, & que je porté la vue fur les fécouflès , que le Brabant & la Flandres ont efluiées dans leur dernier foulévement contre la domination autrichienne. Vous y démélerez les mêmes traits caractériftiques, les mêmes mouvemens du cceur humain , les mêmes paflions, les mêmes efforts du génie, les mêmes resfources de 1'efprit , les mêmes vues, les mêmes projets, les mêmes reflbrts, les mêmes folies, les mêmes extravagances, le même delire, la même phrénefie , & plus encore les mêmes maux, qui infenfiblement ont fait périr les peuples , dont je vous ai rapellé les écarts politiques dans mes précédentes. Vous y trouverez encore ma théfe juftifiée, & vous reconnoitrez de plus en plus, qu'il  NEUVIEME LETTRE. 363 qu'il n'y a rien de plus dangereux pour une nation , que de changer la conftitution primitive de fon gouvernement. J'ai 1'honneur d'être avec toute la confidéradon poffible, Monsieur, Votre tr. h. & tr. ob. Serviteur. Le 10 Juil. 1790. * * * DIXI&  DIXIÈME LETTRE. J^J'allez pas , mon cher Monfieur, vous imaginer, que je ne fais aucun cas des obfervations & des réflexions que vous avez la bonté de roe communiquer. Si je n'y reponds pas, c'efl que je crois pouvoir me referver de le faire, ci-après, pour ne pas rompre le fil qui ne me permet gueres de me détourner de la matière que je traite , ou pour mieux dire , de 1'efpèce de methode que je crois devoir y obferver. Vous m'alleguez la néceffité de Finfurrection de vos Provinces contre Philippe ; de celle des Etats - Unis de VAmêrique contre 1'Angleterre, comme des exemples, qui prouvent que la jouïffance de la liberté mérite bien quelque facrifice, & que le hazard de Pobtenir ne mène pas toujours a une mauvaife fin; que votre République efl devenue une Puisfance formidable & refpeétable pendant le cours de la Révolution, & que nous voyons aufli aujourd'hui les Etats-Unis de 1'Amérique prendre un effor, qui peut-être ne le cedera point a 1'élévation , a laquelle votre République s'eft trouvée. Je fens, mon cher Monfieur, tout ce que ces exemples ont d'éblouiflant, & 1'imprelfion qu'ils peuvent  DIX IE ME LETTRE. 3^5 peuvent faire iür 1'imagination: aufli ne manquerai-je pas d'en faire des objets de la discuiïïon dans laquelle je fuis entré. Je prends notice, mon cher ami, de toutes vos réflexions; & je me promets bien de vous communii quer les éclairciflèmens que vous defirez, autant que les bornes de mes connoiflances me le permettront. Vous en défirez fur le partage que 1'on fait de la Souveraineté en pouvoir légiflatif & exécutif: je tacherai de vous fatisfaire aufli fur ce point: mais, mon cher Monfieur, il faut que je vous avertiflê que je fuis bien éloigné de prétendre a Finfaillibilité ; je ne fuis pas aflez vain, pour préfumer que je ne puis pas broncher, ou ne pas manquer quelqüefois a l'exactitude des faits. Je puis me tromper dans mes jugemens, & m'égarer dans mes raiïbnnemens. Vous me fe» rez un fenfible plaifir de m'en avertir toutes les fois que vous trouverez quelque chofe a défirer ou h cenfurer dans mes lettres. Cette feule attention me tiendra lieu de tout ce que vous pourriez me donner , pour gage de notre amitié, & pour me temoigner la fatisfaction que vous me dites goüter en lifant mes lettres. Cela ne peut, vous le fentez bien, que m'être agréable: mais ce qui m'affeéte plus agréablement encore, c'eft que je m'appereois, que vous commencez a revenir de 1'enchantement, dans lequel je vous ai vü pour ce phantome dangereux que 1'on nomme liberté. Vous avouez, que vous avez été ébloui par des déclatnations-, des preftiges, par 1'ufage de mots, dont le fens équivoque vous a jetté dans Terreur : vous avez (je le fai ) toujours eu en horreur les excès, les forfaits, & les outrages , do at on a fouilté vos Provinces : vous n'y avez jamais treaipé. Vous avez blamé le ton de  S6tf DJXIEME LETTRE: de révolte , que vos Ecléfiaftiques patriotes fö font permis en chaire; ces calomnies répandues dans les gazettes; ce feu de discorde allumé de toutes parts dans vos Provinces. Vous n'avez défiré que de voir corriger les abus , qui s'étoient gliiTés dans toutes les parties de 1'adminiftration publique, ramener le gouvernement a fon inftitution primitive, & mettre des bornes a 1'influence du Stadhouder , prévenir par la , que le Chef de 1'Etat ne s'emparat de 1'autorité fuprême: d'ailleurs vous avez conftamment desSvoué & conda'mné les procédés violens employés pour parvenir a des fins que vous croyez être défirables, juftes & légitimes dans le fonds. Je n'ai jamais douté, mon cher Ami, de votre bon cceur, de votre intégrité, de votre candeur, & de la vérité de vos aflurances a ce fujet. Je crois vous connoitre affez, pour être pleinement perfuadé, que vous n'avez été qu'égaré, & qu'il fufflroit de vous faire appercevoir le précipice, pour vous faire abandonner un chemin, qui, tót ou tard, doit y faire tomber tous ceux qui ne s'en detournent pas; c'eft aufli la 1'unique motif, je ne veux pas vous le cacher, qui m'a porté a fatisfaire a 1'invitation que vous m'avez faite, de vous dire mon fentiment fur les tentatives, que 1'on fait pour détruire les gouvernemens publics actuellement fubfiftans , & y fubftituer ceux que 1'on nomme populaires. Mais fouffrez, mon cher ami, que j'en agiflè franchement avec vous. Puisque vous vous êtes rangé du parti de vos Patriotes, accordez-moi la liberté de vous demander, fi votre éducation, vos talens naturels, vos connoiflances acquifes, votre profeflion , & votre état, vous donnoient des lumières fuffifantes pour juger des objets, auxquels vos défirs fe portoient? des voyes qu'on pouvoit em-  BIX1EME LETTRE. 36> èmployer pour les obtenir? & du droit que vous5 pouviez avoir, comme citoyen de la République, d'y concourir? Vous êtes trop fincère pour me donner une reponfe affirmative: St coup für vous me direz, non. Votre cas eft celui de Ia plus grande partie de ceux, qui ont crié a la réforme de 1'Etat, & qui fe font jettés tête bailTée dans un goufre qui devoit les engloutir. Mais, je vous 1'ai dit au commencement de ma prémière lettre, je n'ai pas voulu mettre en queftion le prétendu droit, que vos Patriotes ont affiché par tout: celui du peuple a changer le gouvernement & fa forme, toutes les fois qu'il le jugeroit bon; cette majefté du peuple, qu'on a fait fonner fi haut, & dont on vous a enforcelé , toute erronheufe qu'en foit 1'opinion, je ne 1'ai point combatue, pour m'en tenir uniquement a la queftion, la prudence n'auroit pas du détourner les habitans de vos Provinces des tentatives qu'ils ont faites , pour effeftuer Ia réforme qu'ils difoienc avoir uniquement en vue. Je vous ai fait voir» mon ami, dans les événemens, qui fe font pafles en Gréce, les dangers & les maux, dont ces tentatives ont toujours été accompagnées & fuivies: öc que bien loin d'avoir amélioré les gouvernemens des Etats dans lesquels on s'y eft porté, elles n'ont fervi qu'a les déteriorer. Je ne rappellerai pas a votre fouvenir les atrocités commifes dans votre Patrie durant les troubles : elles doivent encore vous revenir tous les jours en memoire : les effets en font continuellement fous vos yeux. Les animofités & les haines, qui en font refultées, fe depeignent plus vivement a vos regards par les objets qui vous environnent , & les circonftances de ceux, avec lesquels vous avex eu des liaifeas , ou avec  DIXÏEME LETTRE; avec lesquels vous êtes lié aétuellement, qu'elles ne le feroient en vous les retracant par ma plume. Cependant, permettez - moi encore de vous prier de jetter un moment vos regards fur la fituation, dans laquelle le pretendu zêle de vos Patriotes a mis votre République , en particulier votre Province de Hollande. Oü en eft votre Compagnie des Indes Occidentales ? celle des Indes Orientales? cette derniere fur-tout, qui faifoit Fadmiration & 1'étonnement de 1'Univers ? Oü en font vos finances , & le crédit a cet égard. Le vuide que le Patriotisme a fait au trefor de la Hollande, ne Pa-t-il pas néceflité a recourir a 1'appel d'un vingt - cinquième denier. Les Effets fur cette Province , qui, avant que la manie du Patriotisme eut faifi 1'efprit de vos Habitans, alloient au-deflus du Capital, ne font - ils pas tombes k plus de vingt-cinq au deflbus: ce qui fait une diminution d'un quart de la fortune des Perfonnes, qui fe trouvent obligées d'en vendre pour faire face a d'autres befoins. Et avec tout cela,  D 1XIE ME LETTRE. 375 'même expofés a bien des desagremens & des avanies, & déja 1'on vit naitre des intolérances & des perfécutions pour une diverfité d'opinions en fait de politique. II furvint un autre fujet de mécontentement. Le parti populaire vit de trés mauvais ceil quele Congrès (nom qui fut donné a l'Afièmblée des trois Etats) avoit voulu s'alTocier le Baron de Scbonfeld, envoyé de la part du Roi de Pruflè. Cette déférence, foit pour Ie Roi de Pruflè, foit pour un Officier Etranger, donna de 1'ombrage. On croyoit y trouver des indices d'une complaifance envers une Puiflance étrangère , qui pouvoit devenir dangereufe. C'efl ainfi que la zizanie commenca a s'introduire dans les Pays-Bas Autrichiens dès les prémièrs inllans d'une infurrection, qui exigeoit la plus parfaite harmonie. \ Les négociations fecrètes , tenues par le Comité de Breda , contribuerent encore a 1'étendre. Elles faifoient appréhender a quelques uns, qu'on ne voulut que changer de maitre, au lieu de s'en affranchir. Soit que cette appréhenfion fut réëlle & fondée , foit qu'elle fervit uniquement de prétexte , pour colorer un efprit de jaloufie, ou cacher d'autres motifs, le fait efl, que le Duc d'Urfel ne put approuver, que le Baron de Schonfeld fut aggrégé au Comité du gouvernement fuprême de guerre, & que Mr. van der Mersch ne trouva pas non plus convenable de faire place a cet officier. D'autres perfonnes de rang en temoignerent également leur déplaifir. Le Comte de Dalomieux quitta le fervi ce, lorsqu'il vit, qu'on lui deflinoit uniquement le grade de Colonel. Tous ces faits', pris au hazard d'entre une infinité d'autres, vous ont pu faire connoitie la fource de la fciffion, qui bientöt divifa les Infurgens, & qui dut faire évanouïr toutes leurs efpérances & leurs projets. Ces faits peuvent fervir A a 4 en*  376 D IX IE ME LETTRE. encore a confirmer ce que j'ai eu 1'honneur de vous faire obferver plus d'une fois furies inconvéniens, qui refultenr inévitablement du manque d'un Chef, muni de 1'influence néceflaire pour réunir les efprits, & empêcher les funeftes elfets des diflenfions inteftines. Vous pouvez vous rapeller, Monfieur, combien il en a couté au Fondateur de votre République , pour porter a la concorde ceux • la mêmes qui par état étoient les plus intérefles & la conlerver & a la cimenter. Van der Noot & fes adhérens ont cru pouvoir fe paflèr de ce lien, & bientöt ils eq ont éprouvé les facheufes fuites , fans néanmoins pouvoir fe refoudre a abandonner leur faufle politique. Au lieu d'employer des remédes adouciflans & des lenitifs , au lieu de chercher des voyes amicales pour fe raprocher & calroer les efprits, les deux partis ne fongerentqu'aux moyens de s'affermir, 1'un en confolidant la pofleflion de la fouveraineté dans laquelle il s'étoit mis; 1'autre en faifant crouler 1'édifice furtivement élévé & aflez mal bati furies ruïnes de 1'autorité impériale, Enhardis par des progrès inattendus,' Van der Noot & fes Partifans , foutenus du Clergé, s'imaginant être aflèz fermement établis & n'avoir plus de revers a craindre, ne tarderent pas a franchir les bornes de la modération. Malgré les oppofitions qu'ils rencontroient de tems en tems, ils pouflèrent leur pointe, fe portant a des aétes de rigueur contre le Général van der Mersch , les Officiers qui lui étoient attachés , & même contre le Duc d'Urfel fon ami, & plufieurs autres Perfonnes du premier rang qui tenoient au même parti. Us allerent plus loin: ils fe permirent des attentats contre les loix fondamentales de 1'Etat & les priviléges qu'ils avoient réclamés contre leur Souverain, fans aflèz réflêchir qu'ils jettoient par la les fémenees d'un foulévement contre eux-mêmes, fondé furies mi-  D IX IE ME LETTRE. Z77 mêmes motifs qu'ils avoient allegués pour juftifier leur révolte contre Jofeph II. Comparez tous les faits donc je viens de faire mention & d'autres, que je palïè fous filence pour n'en pas augmenter le détail, avec ceux, que je vous ai raporté de l'hiftoire de la Gréce, &dttes-moi, fi vous n'y trouvez pas, pour le fonds, une parfaite conformité. C'eft toujours 1'ambition qui préfide, les vues d'un intérêt particulier qui déterminent, les paflions qui donnent le mouvement, & les mêmes debordemens qui foulent & défolent le peuple. Les premières démarches de Van der Noot & de fes Adhérens n'avoient fait d'abord que jetter un foupcon fur leurs intentions & leurs vues polititiques par raport ala forme du gouvernement, qu'ils meditoient d'inttoduire: on commenca enfuite a appréhender qu'ils ne cherchaflent a changer petit a petit 1'adminiftration provifoire dont ils s'étoient faifls, & dont on leur avoit laifle 1'exercice , en definitive, & d'établir par le fait un gouvernement Oligarchique: le foupcon s'accrut infenfiblement par la conduite que van der Noot & les fiens continuerent de tenir. Cela excita le parti populaire, a en vouloir & a en demander une explication claire & nette. II infifla enfin qüil fut pris un arrangement définitif, & qu'on arrêtat & fixat la conftitution de la nouvelle République avec le concours du peuple. Vous vous rapellerez fans doute , que 1'Aflèmblée des Etats, ou fi vous voulez le Congrès, prévoyant qu'il ne lui feroit pas poflible de refifter a la longue aux continuels alfauts qu'on lui donnoit pour la contraindre a obtemperer aux défirs des Partifans de la liberté, aflèz puiflans pour ne pas lacher prife, fe montra a la fin dispofée a y condescendre; mais vous vous fouviendrez en même tems, qu'elle le fit d'asfez mauvaife grace, & d'une maniere qu'elle ne fit Aa 5 qu'aug-  37s D IX IE ME LETTRE. qu'augmenter le foupcon qu'on avoir. pris fur fes intentions, qu'elle le changea bientöt en certitude. Vous vous rapellercz aufli le plan concu par Van der Noot, & ceux de fon parti, ainfi que les différentes formules, fur lesquelles les Etats réfolurent d'exiger un ferment de fidelité. Vous vous rapellerez encore , que les Etats y paroiffoient non pas comme représentant le peuple du Brabant, mais comme révêtus immédiatement de la Souveraineté; & Vous vous reflbuviendrez immanquablement de 1'impresfion que ce plan & ces formules firent, & 1'oppofition qu'ils rencontrerent, lorsqu'ils furent prefentées pour y faire prêter le ferment. Vous favez qu'ils furrent agréés pas quelques uns de ceux auxquels ils furent propofés, mais rejettés par un plus grand nombre d'autres; & qu'en particulier les Volontaires de Bruxelles ne fe bornerent pas a un fimple refus, mais qu'ils demanderent par requête a étre admis a prêter Ie ferment non pas aux Etats, mais a la Nation, ou au peuple Brabancon, comme Souverain. C'eft ainfi que 1'efprit de parti commenca a s'annoncer & a fe déclarer plus ouvertement. Ces démêlés devoilerent nön feulement la différente facon de penfer fur la forme a donner au gouvernement de 1'Etat, mais ils fervirent de plus a faire connoitre les différentes dispofitions, dans lesquelles la Nation fe trouvoit fur cet objet. Je ne fai, Monfieur, fi les Etats de Brabant, lorsqu'ils tenterent d'exiger le ferment fur les formules dont je viens de vous parler, fe crurent fondés a croire qu'elles feroient agréées fans difficulté; mais il me paroit que c'étoit agir bien inconfidéremment d'en faire la tentative au risque d'y échouër. Cette fauffe démarche dut en amener d'autres & le fit en effet. Van der Noot & les fiens drefferent entre autres une formule, dans laquelle non-feulement la fou-  DIX1EME LETTRE. %79 fouveraineté étoit attribuéé aux Etats, mais on y déclaroit qu'on régarderoit comme perturbateurs du repos public ceux, qui propoferoient des innovations dans 1'organifation. C'étoit véritablement y ailer bien dru pour des Perfonnages, qui ne pouvoient pas, a tout prendre, fe perfuader avoir furmonté tous les obftacles & reduit leurs adverfaires a une obéilfance paffive. Mais c'étoit d'ailleurs y aller trés imprudemment, puisque déja ce trait annoncoit dans rAlïètnblée des Ëtats un despotisme des plus opprelïïfs. C'étoit déclarer d'avance le Duc d'Urfel, le Prince d'Ahremberg & tous ceux de leur parti Perturbateurs du repos public : c'étoit vrayement commencer, par une profcription, & confirmer cette partie de la nation, qui avoit cru poüvoir régarder la prife de pofleffion de la Souveraineté, faite d'abord par Ie Comité de Breda, & transporté enfuite dans 1'AlTemblée des Etats, fans aucun aéte legal, comme une furprife faite k leur confiance, dans l'idée qu'elle en avoit prife. Suivez le cours des événemens: porter fur - tout votre attention fur les agitations qui les caradtérifent, les vues obliques qu'ils décelent, les menées qu'ils découvtent, vous y remarquerez un aceroiflèment progreflif de jaloufie, d'animofités & de desunion. Je doute toujours de la fincérité de ceux qui fe mettent a la tête d'une infurreélion, lorsqu'ils annoncent un changement elfentiel dans la forme primitive du Gouvernement. Sans vouloir taxer ceux qui de part & d'autre ont travaillé a abolir celui qui exiftoitdans les Pays-Bas Autrichiens, il me femble, Monfieur, qu'on trouve dans leurs différentes démarches des indices bien frappans, qu'ils viferent a s'approprier les rènes de 1'adminiftration publique & a en écarter ceux qui pouvoient y aspirer, ou du moins défirer d'y avoir part, & d'y former de juftes pré-  38 DIX IE ME LETTRE. prétenfions. Le parti Oligarchique fit connoitre vifiblement ces fentimens; le fit trop tot & aflèz indiscretement. Encore fi pour fauver les apparences & dorerla pillule, ils avoient eu 1'adreffe d'imiter les Romains & d'ajouter au mot Senatus celui de Populus; ou s'ils avoient eu la prudence de prendre pour modèle 1'ancienne formule qu'on a longtems confervée dans votre Province, répréfentans les Etats de la dite Province; peut-être n'auToient-ils pas elfarouché les amis du gouvernement populaire: mais d'aflicher d'abord la dignité & le droit de Souverain , c'étoit, k mon avis, en agir bien mal adroitementpour une Aflèmblée, a laquelle manquoit la principale partie de fon eflènce: la conflitution formelle. La démarche faite, on ne pouvoit en revenir. On commenca a biaifer: on témoigna vouloir en quelque facon fe rélacher: on le fit trop tard & d'une facon qui fit douter de la fihcérité, avec laquelle les avances auroient d& avoir été faites. Cela encore aigrit d'avantage les efprits. Des deux cotés les animofités s'accrurent: on réfolut ( comme firent les Peuples de la Gréce dans leurs demêlés domeftiques) de chercher de 1'apui au déhors. On fe déehaina les uns contre les autres; on s'attaqua;on fe dit des injures, des calomnies ; on fe detefta, on fe perfécuta, on fe damna mutuellement; enfin toutes les horreurs, qui naiflènt inmanquablement de ces desordres civils fe fuccederent rapidement. Les pamphlets, ces torches ardentes, que Bacon compare a des flêches vénimeufes, tirées au loin de toutes parts, qui enflamment les efprits par-tout oü elles paflent , ne furent ni oubliés ni negligés. On en repandit des deux cótés, foit pour gagner des adhérens, foit pour en augmenter le nombre, ou pour exciter la fureur contre la partie adverfe. Peut - être avez - vous lu  DIXIEME LETTRE 381 lu dans Ie tems de leur publication les AdreffesauPeuple Brabangon; l'Ecrit intitulé, Qtt'allez-vous devenir? &c. Parmi les pamphlets, qui ont fervi a devoiler les vuës particuliéres des Chefs de la révolution, il en eft deux, qui les ont fait connoitre aflèz diftinétement, pour pouvoir fe former une idéé des différentes opinions, qui tenoient les efprits divifés fur la forme du Gouvernement , a fubftituer a celle, qu'üs venoient d'abolir. Vous le voyez, Monfieur, il eft toujours plus aifé de détruire que d'établir, & le foulévement des Brabancons en fournit une nouvelle preuve bien forte. Les Infurgens fe porterent avec une parfaite unanimité k la deftrucïion de Pempire autrichien : mais ils n'en furent pas fitót delivrés qu'ils fè partagerent fur le choix a faire pour le remplacer. Un des Ecrits pubhés fur ce fujet, por tant pour titre, Ni trop tót ni trop tard, ou Réponfe aux Queflions prétendues Patriotiques, nous en donne quelques éclairciiTemens. L'auteur y foutient que la forme du gouvernement, tel qu'il étoit établi, ne faur.oit être régardée comme permanente, par cequ'elle n'a été confacrée par aucune Loi, par aucun Trïbunal, beaucoup moins par les Citoyens, afemblés en corps de Nation; que néanmoins la Souveraineté appartenant a la Nation, c'efta la Nation a fixer le mode de fon gouvernement. Ces réflexions fe raportent, comme vous voyez, a la marche que van.-der Noot & fes Adhérens avoient tenue, & par laquelle ils s'étoitent mis en poffeflion de la fouveraineté. On n'avoit pas cru (je viens de leremarquer) devoir s'y oppofer, parcequ'on la regardoit comme un effet de la néceflité, qui oblige fouvent de s'écarter du droit Chemin; mais lorsque le parti populaire commenca a foupconner que van der Noot & les fiens vifoient a reduire en forme permanente ce qu'il n'a-  sSa DIXIEME LETTRE. rfavoirconfidéré que comme üh arrangement proviiio* nel, il commenca a éléver fa voix, & a fe recrief contre 1'abus qu'on avoit fait de fa confiance. Ce parti prétendoit (comme vous pouvez le voir a la piéce que j'ajoute a celle ■ ci fous la lettre C ) que toute nouvelle forme d'adminiftration publique,ou fyftêmé de Gouvernement public, ne pouvoit & ne devoit étre établ i q ue par le peuple, & que les Ordres de 1'Etat ne pouvoient de leur propre autorité s'arroger la puisfance fuprême. Ces idéés ne peuvent pas Vous paroitre étranges;il femble, que lorsqu'une Nation fe trouve dans le cas de pouvoir abolir un gouvernement, elle doit également avoir le droit d'en former un nouveau» Les Ducs d'Ahremberg & d'Urfel ne diflimuloient pas qu'ils tenoient a ce fyftême , diametralement oppofé a celui de van der Noot & de fes Partifans , qui tendoit a introduire un gouvernement Oligarchique ou Ariftocratique. Van der Noot & fes Adhérens firent tous les efforts poliibles pour fe maintenir dans le crédit & f influence qu'ils s'étoient acquis fur la direérion des affaires publiques: ils ne tarderent pas a s'apercevoir qu'ils avoient des Advcrfaires puisfans a redou* ter. Le repas que le Duc d'Ahremberg donna le 14» du mois de Fcvrier 1790. fut, pour ainfi dire , un prélude de 1'oppofition qui s'élévoit contre les Oligarques. Mr. Edouard Walckiers y porta la fanté de tous les Chefs du parti populaire & nommément celle de 1'Avocat Vonck & du Baron de Godin, devenus trés odieux a ceux qui étoient a la tête du parti Oligarchique. Le parti populaire étoit non feulement protégé par le Duc d'Urfel & plufieurs autres perfonnes de la première diftinélion, mais apuié du Confeil fouverain de Brabant. Bientöt les deux partis fongerent a fe diflinguer par des cocardes. Le 25. Fevrier on en fit une ten-  DIXIEME LETTRE. 38§ tetitative a Bruxelles: elle fut prévenue: quelques perfonnes foupconnées d'avoir des cocardes différentes de la Nationale furent arrêtées. Van der Noot, foit parcrainte, foit par fouplefTe, foit pourconj urer 1'orage pour un moment, fit publier la déclaration fuivante: Nous foujftgnés déclarons que le Manifefte du Peuple Brabangon aura lieu en tous fes point s, que tout ce qui fe fait, fe fait kv nom du peuple, en qui la Souveraineté reside, & que les Etatt n'ont jamais prétenduy contrevenir. Fait a Bruxelles le 05 Fev. 1790. figné II. C. N. van der Noot, Agent Plénipotentiaire du Peuple Brabangon; van Eupen, Secretaire d'Etat. C'étoit s'expliquer un peu tard: cependant au moyen de cette déclaration, la fureur du peuple fut un peu ralentie & pendant les premiers jours du mois de mars, les deux partis femblerent fe rapprocher. Lamortdel'Empereur, décedé le 20. Fevr., y contribua vraifemblablement: mais peu de jours après 1'efprit de parti, toujoursinquiet,toujours acrif, &foupconneux, & auquel les moindres apparences fuffifent pour s'enflammer, eclata avec plus de véhémence. Les Chefs Oligarchiques, flattés de 1'impreffion avantageufe qu'avoit faite la déclaration de van der Noot, comme Agent Plénipotentiaire du Peuple Brabangon , s'imaginerent avoir affez atterré leurs adverfiures pour pouvoir déployer toutel'énergie de la puiflaace fouverairie. Le Magiftrat défendit 1'ufage de toute autre cocarde, que de celle qui avoit été portée^après 1'expulfion des Troupes Autrichiennes, fous peine envers les Contrevenans d'être regardés, pourfuivis & punis fans connivence, comme Perturbateurs du repos public. Le Magiftrat y ajouta d'autres ordonnances prohibitives peu propres a calmer les inquiétudes & les foupcons du parti populaire. Auffi en fentit - il bientöt les mau-  384 D IXIEME LÊTTR £> mauvais effets. Walkiers, a la tête de fa Compagnie de Volontaires , qui, en vertu des ordonnances du Magiftrat, auroit dü être fupprimée, s'y oppofa ouvertement. Tout le corps des Volontaires fe ligua, & le Magiftrat fut forcé de revoquer fon décret. Sa demarche inconfidérée ne fervit qu'a lui faire connoitre fa foibleffe, a faire méprifer fon autorité, & a donner plus d'effbr au parti qu'il avoit cru avoir déja dompté. Vous fentez bien, Monfieur, que le Magiftrat de Bruxelles ne fe portat pas de bon cceur a la revocation de fon décret, dont le but manifefte avoit été de fupprimer la fixième Compagnie des Volontaires, commandée par le Vicomte Edouard de Walkiers. 11 le fit cependant le i. du mois de Mars: on fit des avances mutuelles qui parurent devoir être fuivies d'une reconciliation : on trouva enfuite un tempérament für le ferment a prêter par les Volontaires. Us le firent en ces termes. Je N. aggregé au Serment de N. armé pour le maimien de la tranquilité publique, jure fidélité au Peuple, & obéïjjdnce a mes Supérieurs, ainfi qu'a mes Officiers quant au fervice, pendant le tems que je refterai Membre üggregé, & je jure Punion entre tous les Aggregés des Sertnens refpeStifs. Cette folemnité eut lieu leo. Mars; mais il s'en faloit de beaucoup que le Magiftrat eut perdu le fentiment de la mortification qu'on lui avoit donnée; que les Etats euffent renoncé a leur pretendu fouverain pouvoir ; & que 1'harmonie fut folidement rétablie entre les deux partis. Le Duc d'Urfel fut unanimement élu pour Commandant en chef des Volontaires: ce choix fit connoitre leurs dispofitions. LesOligarques en vouloient particulièrement a ce Corps, ainfi qua la Société Patriotique établie a Bruxelles. Us avoient pour eux une grande partie du peuple, de facon que les deux partis avoient dans la ville de  DIXIEME LETTRE. 385 de Bruxelles des partifans, aflezpuisfans 1'un & 1'autre, pour y faire naitre un horrible carnage , s'ils en venoient a des acles de violence. Le cas arriva le j 5. Mars. LesL nouvelles publiques nous ont appris les horreurs commifes par le parti Oligarchique contre celui , dont les Ducs d'Ahremberg & d'Urfel, Je Vicomte de Walkiers, 1'Avocat Vonck & quelques autres faifoient 1'appui. Las de voir la facon irrégulière dont les affaires publiques étoient conduites, & jugeant qüil étoit indispenfable de procéder a un arrangement délinitif d'une conflitution civile légale, ces Amis de la caufe du Peuple préfenterent avec une quarantaine d'autres Perfonnes, qui formoient la Société Patriotique de Bruxelles, une Requête a 1'Aflemblée des Trois - Etats du Brabant, avec un plan d'organifation pour une prochaine convocation nationale. Bientöt après cette démarche, il parut une lifte de ceux, qui avoient figné cette Requête. On la vit diftribuée parmi la Populace, qui, dès le 15. au foir, commenca a infulter & a maltraiter ceux qu'elle croyoit attachés au Parti patriotique. Les nouvelles publiques nous ont appris ces faits: d'autres y ont ajouté, qu'on répandit en même tems de 1'argent; & qu'on augmenta par la la petulancede la Populace; c'efl: - a - dire, que ceux qui avoient figné la requête & tous ceux de leuf parti furent voués & abandonnés a la rage de la multitude effrénée. [ L'hiftoire de la Gréce eft remplie de pareils forfaits; & vos troubles n'en ont point été exempts. ] Les-infultes ayant commencé le 15. Mars * on pasfa le 16. a caffèr des vitres; de la au pillage; du pillage au maflacre. Mr. le Duc d'Urfel, déclaré huit jours auparavant Commandant en Chef des Volontaires , ne put obtenir des Etats la permis-lion d'agir avec eux. Mr. van der Noot parug^ B b pöUf  386 DIXIEME LETTRE. pour appaifer la multitude: il fit, a ce qu'on prérend , diftribuer a cet effet trois mille florins aux Pillards & leur promit ce qu'ils demandèrent: notamment la fuppreffion de la Compagnie des Volontaires du Vicomte Walkiers, quijusqu'alors avoit taché de leur réfiffer. Mr. Walkiers lui-même courutle plus grand danger de la vie. Ces fcènes n'ont rien de furprenant. Le peuple une fois mis en mouvement, onpeut lui faire demander ce que 1'on n'ofe emporter de haute lutte; on paroit céder par force a des condescendances, tan* dis qu'on abufe de fa crédulité pour s'emparer des objets qu'on défire; ce font la de ces tours infidieux d'une politique traitreffèl qui caraéïérifent tous les mouvemens populaires, dont vos derniers troubles ont fourni nombre d'exemples; car enfin , mon Ami, parions a cceur ouvert. Toutes les demandes faites par vos Amis en guife de Requêtes n'étoient - elles pas & pour le fonds & pour la forme fugérées par cette partie du Magiftrat même, auquel vous les préfentiez ; & les Patriotes n'étoient - ils pas affurés d'avance, que leurs demandes feroient bien recues & accordées. Vos Magiftrats Patriotes n'avoient pas aflèz de courage pour annoncer ouvertement qu'ils ne s'en tenoient plusa leur ferment, & qu'ils en vouloient au Stadhouderat. Pour dominer & remplir leurs vues plus aifément, il leur faloit un détour, il leur faloit la voix du peuple, la Majefté populaire: il faloit exciter cette voix par des Gazettiers declamateurs; il faloit enfin fe cacher fóus les apparences d'une contrainte mandiée, excitée, & prétextée, pour éviter, fi cela eut été poflible, les inculpations d'une conduke dont on fentoit toute 1'infamie; conduite d'autant plus odieufe, qu'on y decéle 1'intention perfide de faire tomber fur le peuple qu'on excite & qu'on porte a des extrêmités, la honte, le reproche, & les peines, qui en font les fuites,  DIXIEME LETTRE. 387 fuites, & de les éviter foi-mêmes. Lorsque je vous parle des faits , je le fais avec la referve générale, relatd refero: mais lorsqu'il eft quertion de les aprécier, je les mets fur la balance de la morele; & j'en juge par elle , quels qu'en foyent les Agens. „ Au moment fjavons-nous lü dans une feuille publique des Pays - Bas, fous un article de Bruxelles du 16. Mars 1790.) „ au moment, oü nous nous ,, flattions de toucher au port du bonheur & de jouïr „ d'une tranquilité inaltérable , un orage foudain „ vient nous en éloigner a jamais. Les Amis de la „ liberté, & qui pour travailler au bien-étre géné„ ral, s'étoient réünis en une Société Patriotique „ au nombre de quarante, ont figné uneadrefle aux „ Etats, & loin d'en obtenir le fuccès, qu'ils avoient „ droit d'en attendre, ces Amis ont été dénoncés, „ comme Traitres, au Peuple aveugle &effréné: on „ arépandudesbilletsimprimés & odieux contre ces „ Défenfeurs de la Patrie : on a interprêté iniidieu„ fement leur deflein; & déja nombre d'entre eux font „ expofés aux horreurs du pillage & du malfacre par „ ce même peuple, qui n'écoute plus que la voix „ de quelques Agens mal - intentionnés. Efpérant „ tout de la vigilance des braves Volontaires & au,, tres honnêtes Citoyens, qui fe portent en foüle „ pour arrêter ces desordres, nous tirons le rideau „ fur ces fcénes horribles, qui nous enlévent au,, jourd'hui tout le mérite & le fruit du plus fuper„ be ouvrage; & nous faifonsdes vceux bien fincères „ pour un prompt retour a 1'ordre, en nous écriant: '„ O miferas hominum mentes & peïtera cacaP* Vous pouvez, Monfieur, vous rapellerles détails de tout ce qui s'eft commis dans ces journées, oü une multitude aveugle & égarée s'eft livrée a toutes fortes de brutalités contre fes Concitoyens , mais je dois vous faire obferver, parcequ'il importe d'y faire réflexion, B b 2 que  388 DIXIEME LETTRE. que dans le nombre de ceux, qui ont été les victimes de ces terribles attentats , il n'en efl: pas peu qui ont été les premiers a fe déclarer contre les ufurpations du Gouvernement Autrichien, mais qui fe font également oppofés a la conduite arbitraire de ceux qui s'arrogeoient le pouvoir fuprême. Ce fut même ce zêle patriotique qui atdra fur leur parti 1'orage qui éclata le 16. Mars, & qui dura les trois jours fuivans. Vous pouvez, Monfieur, vous le rapeller aifément. Nous avons été informés par les nouvelles publiques, queMelf. Walkiers & quelques autres Partifans des plus diftingués du parti populaire quitterent Bruxelles & chercherent dans 1'étranger un azyle contre Foppreflïon & la tyrannie. Le Confeil Souverain de Brabant (dit un Nouvellifte, en raportant les affreufes fcènes qui s'étoient paflees a Bruxelles le 16. Mars) „ qui jusques a préfent avoit fait difficulté „ d'interdire les Aflbciations de Bourgeois, a cedé „ au milieu de la confternation générale: fon Or„ donnance en date du 16. Mars, défend aux Ci„ toyens de s'aflembler fous quelque dénomination que ce put être: il ne leur eft plus permis de „ s'occuper des intéréts de la Patrie: ceux qui y „ contreviendronc feront punis comme perturbateurs du repos public, même de punition corporelle. „ C'eft ainfi qu'avant fix mois 1'on voit renaitre, „ fous notre nouveau gouvernement libre, les loix „ claflees au nombre des griefs qui ont juftifié la „ réfiftance a celui de la Maifon d'Autriche." [ Dans quel fens faut il prendre ici 1'expreflion de Gouvernement libre? Comment peut-on être fi taupes , ou fi prévenus, que de nommer libre un gouvernement, qui permet, qui vraifemblablement fait naitre les fcènes déplorables, que je rapelle a votre fouvenir ? ] Après le fuccès de cet attentat contre le repos public,  DIXIEME LETTRE. 389 blic, le parti Oligarchique eut la folie de fe perfuadcr qu'il n'avoit qu' a ufer de violence & de voyes de rigueur pour dompter entièrement celui du Duc ■d'Urfel & de fes Partifans. Je vai vous tranfcrire iin Extrait des Nouvelles de Bruxelles du 28. Mars, qui donne une idéé de 1'effet que ce fuccès produifit, en ces termes. „ Quoi qu'on aït écrit de cette „ ville, que depuis 1'affreufe fcène de pillage & de ,, mafïacre , dont nous avons été témoins, durant „ quatre jours confécucifs, & fur-tout depuis l'0r„ donnance du Confeil de Brabant du 19. Mars, la „ tranquilité y étoic parfakement rérablie , il s'en „ faut tant, que la vengeance, exercée par le Parti dominant contre les Adverfaires de 1'Oligarchie, „ ait écrafé ceux-ci, ainfi qu'il 1'avoit efpcré, qu'au „ contraire le reflèntiment a animé leur zèle , & „ que les Volontaires de la Compagnie du Vicom„ te Walkiers ont repris leur uniforme & leurs ari, mes. Durant la nuit les ruës rétentiffoient des „ cris de Vive la Nation , vivent Vonck, le Duo ,, d'Urfel, Walkiers, & van der Mersch. Le Duc „ d'Urfel étant revenu le 23 au foir a Bruxelles, ,, dans le deffcin de repartir le lendemain pour En„ ghien, Terre du Duc d'Ahremberg, oü ce Prince ,, fe trouve avec fes Frères, il lui füt donné, pen„ dant la nuit, une belle lërénade. La Gazette de „ Bruxelles, de la date de hier annonce , „ que ,, „ quelques attroupemens qui auroient pü avoir „ „ des fuites facheufes, s'ils n'avoient pas été dis„ „ perfés, avoient mis pendant deux jours cette „ „ Ville en alarmes , mais que la tranquilité eft „ „ parfakement rétablie." L'on peut juger de „ l'idée, que la préfente Affemblée des Etats du „ Brabant, ou plutót le petit nombre d'lndividus „ qui la dominent, ont de la folidiré de cette tran„ quilité, par les mefures, qu'ils prennent pour B b 3 „ Ia  %9o DIXtEME LETTRE. „ la maintenir. Ils ont formé un Bureau de Police, ,', chargé de prévenir tous mouvemens populaires, ,] par les moyens dont la force publique peut difpofen, „ Et a la tête de ce Bureau ils ont placé trois Per„ fonnes, connues par leur attachement au fyftè„ me de Mrs. van der Noot & van Eupen; fca„ voir le Baron de Limminghe, le Penfionaire Gos„ fin, & le S. de N.iter, Maitre Braffeur, & Syn„ die d'une des neufs Nations. Un autre fymtöme „ dela fatisfaction univerfelle, qu'on prétend regner „ ici fous nötre nouveau Gouvernement, c'eit le „ grand nombre de brochures, oü 1'on reproche „ aux chefs de ce même gouverment d'avoir excité „ eux-mêmes, ou d'avoir fait exciter la plus vile „ Populace, pour les foutenir au moyen d'un tu„ muite populaire, dans les poftes qu'ils ont oc„ cupé i d'avoir falarié „ les Pillards & récompenfé „ „ leurs conducteurs, nommément le fameux- van „ „ Hamme, qui vient d'être nommé par les Etats „ „ Infpecteur des Douanes & Entrepots." Un des „ Imprimés les plus violents qui circulent ici a „ pour titre : La cabale découverte , & pour ,, Epigraphe , Ouousque tandem abutere van der „ Noot patientia'noftra. On préfumera aifément „ fon contenu par un feul paflage. „ „ Des mifé„ „ rables nótés d'infamie, des fcélérats accufés & „ „ convaincus de crimes, qui méritoient le der„ „ nier fuplice, qu'ils n'ont évité, que par une „ „ de ces caufes, qu'on ne doit pas approfondir, „ „ & qui a porté quelques hommes a douter, que „ „ 1'Etre fuprême fe melat de ce qui nous regarde, „ „ ont été tes Agens. J'en appelle a tout ce qu'il „ „ y a de vraiment honnête en cette ville, devouée „ „ aux fureurs de tes collégues & de tes com„ „ plices: Trouvera -1 - on aifément dans tout le „ „ Duché de Brabant, je dis plus, dans tous les „ Pays-  BIX IE ME LETTRE. 391 „ „ Pays-Bas un fcélérat plus déterminé , plus flé„ „ tri, plus abominable , que ton Agent van „ „ Hamme? De combien de crimes ne s'eft - il pas „ „ fouillé aux yeux de fes Compatriotes? Tous le „ „ connoiffent pour ce qu'il eft; & un grand nom„ „ bre a fouffert de fes atrocités. Quel reproche „ „ ofes-tu faire au Gouvernement de Jofeph II? „ „ Le tien eft bien moins pardonnable; car alors „ „ les excès du Despotisme étoient commis par „ „ des Étrangers. Mais toi, né parmi nous, toi „ „ n'aguères fi chéri, fi réveré, toi que nous ré„ „ gardions comme notre libérateur, c'eft toi qui „ nous fais fentir, que nous n'avons fait que „ ,, changer de Tyrans." — Les traits employés dans ce tableau nous dépeignent au vif 1'animofité générale, qui pour lors doit avoir gagné & faifi de part & d'autie tous les efprits. En comparant cette fituation de la Nation a celle des Peuples Grecs , dont je vous ai entretenu ; balancerez-vous a mettre au nombre des plus grands honneurs , qui pufiene arriver aux Beiges, la reprife de poflèflion par la Maifon Autriche de cette même fouveraineté , dont ceux qui s'en étoient emparés, fe montroient également indignes & incapables d'en pofteder 1'exercice: car dans le fonds, a quoi auroient abouti ces infernales mesintelligences dont la Nation Belgique étoit agitée? a fubirun fort pareila celui qu'Athènes & que Lacédémone fubirent, lorsque leurs divifions les eurent réduites a la néceffité de recourir a des Puiflances étrangères. La République des Beiges, fi jamais elle avoit pu prendre une confiftence , toujours agitée par la discorde , flottante entre deux partis, continuellement en mouvement, 1'un pour conferver la fuperiorité dont il jouïlfoit, 1'aucre pour la lui faire perdre , n'auroit elle pas été continuellement le jouet des ambitieux ? N'auroit-elle Bb 4 ' pas  39i DIXIEME LETTRE. pas été défóiée par des révolutions fucceflïves ? Ne feroit-elle pas devenue la proye des Puiflances étrangères, J'enapelle, Monfieur, aux inilruérions que Phiftoire de la Gréce nous donne & a celles que d'autres Peuples .nous fourniflent. 11 paroit, a la marche tenue tant de la part des Oligarques, que de celle des Antioligarqucs , que des deux cótés on avoit en vue de s'écarter de la conftituion primitive du Gouvernement, & de ne plus avoir une feule tête pour Souverain. Le Congrès, ou 1'Aflèmblée des Trois - Etat*, le fit voir manifeflement; mais les membres de cette Aflèmblée ne furent pas affez avifés, pour fentir, que s'üs manquoient de la raffèrmir d'un chef, ils ne pourroient jamais vaincre les obftaclcs que la différence des fentimens & la diverfné des opinions feroient naitre a chaque inftant; & qu'il naitroit fans - ccflè des divifions, des haines, des animofités , enfin toutes ces défolaiions que la discorde rraine après foi. Ils en virent naitre le danger presqu'auflitót qü'i's s'en crurent a 1'abri , mais ils négligerent le remède que la faine politique leur auroit qü faire adoprer; & paria ils 1'augmenterent. La conduite qu'ils tinrent envers le Général van der Mersch jullifia en particulier, a bien des égards, 1'appréhenfion du parti populaire, qui, après avoir fecoué le joug de la domination autricbiehné , alloit fe trouver fous un gouvernement bie'n plus arbitraire & plus oppreflif; & file cours du procés contre ce Général n'eut pas éié interrompu, 8t enfuire mis au néant, par la révolntien qui remitlcs Pays-Bas fous Pempire de la Maifon autrichienne , elle auroit immanquablement augmenté les aigreurs, les animofités, les foulcvemens, les troubles & les violcnces ; & les Beiges auroient fini par fe déchirer & fe détruire mutellement. Jé ne vous entretierdrai p?s, Monfieur, de tous les a.utres procédés arbitraires que le Congiès des Etats  DIXIEME LETTRE. 393 fepermit, comme poftëdant tous les attribnts d'uni* Souveraineté non - limitée, ni des declarations, manifeftes, proteftations, addrefïès, ni de toutes ces différentes pièces qui ont fait connnoitre les divers fentimens des premiers auteurs de Ia révolution, qui fe font enfuite divifés en deux partis. Je ne vous parlerai pas non plus de la manier.- dont cette révolution fut envifagée par le peuple. II pen foit affez généralement que le joug de la domination autrichienne ayant été fecoué, la Nation belgique avoit recouvré fes droits d'indépendance & celui de fö gouverner foi-mêmè; que cette révolution ne s'étoit pas faite pour fe fuumettre a un joug plus dur, que celui qu'il venoic de fecouer. Tout cela fe voit & fe trouve exprimé dans les diverfes pièces, dont les fix, que je vous envoié en guife d'echantillons, pourront fervir a rafraichir votre memoire fur ces objets. La déclaration1, affkhée dans les rues de Malines, a la fin du mois de Fevrier, a manifefté trés- clairement le fentiment du Peuple, qui, a ce que ce Manifefte portoit, ne vouloit pas felaiffer gouverner par des despotes arbitraires, mais jé choifir Ittimême fes Répréfentans. Vous vous fouviendrez que le Duc d'Ahrenbcrg, fes frères & le Duc d'Urfel, adorés du Peuple, furent regardés comme les plus illuftres defenfeurs des droits de la Nation, non feulement contre les efforts de la domination Autrichienne, mais aufli contre les projets de ceux, qui, fans 1'aveu de la Nation , s'étoient, exclufivement de tout autre, emparés del'adminiftration des affaires publiques. Mais je ne puis medispenfer, Monfieur, parceque cela tient a mon fujet, de vous faire encore obferver ou remarquer, que ce fut dans le tems même que les circonftances exigeoient un concours intime & volontaire & un parfaic accord de tous les individus de tout rang, que la discorde s'empara des Bb 5 efprits  3y a — -345 — 19 devoient — doivent — 36ï — — 1790 —- I7JI ACTE  A. ACTE d'Vnion des Provinces Belgiquts du i9e. Dec. 1789. Les Etats deFlandre, unis depuis longtems paf des Hens mtimes d'mMÓ & d'intérêts avec les Etats de Brabant, ani* mes d'ailleurs du même efprjt pour Ia confervation de leurs iJroits, Ufages, Priviléges, & du Culte ficanons néceffaires peur la défenfe du Pays; *fe SS* a ., tradet,  ( * ) 7 traéter des Alliances avec les Puiflances Étrangères; en un mot, a tout ce qui regarde les intéréts communs des deux Etats, & de ceux qui dans la fuite trouveront bon d'y " accéder." Les Etats deFlandre ofent fe flatter, que les Etatt de Brabant trouveront dans cette Déclaration un garant für des fentimens loyaux des Etats deFlandre &de leur zélepour la Caufe commune; & 1'on ne doute nullement, que les Etats de Brabant n'y répondent de leur part avec le même efprit de franchife. Ainfi arrêtè dans notre Affemblée dit 30. Novemlre T780. (Etoit figné) J. F. Rohakt, & muni du Cachet des Etats de Flandre, en Hoftie rouge. ACTE d'Umon des Etats de Brabant avec la Province de Flandre, du 19. Dec. 1789. "\/^« Par les Etats de Brabant l'Aiïe d'Union qui précêde; réfolu d'approuver fif de ratifier, pour autant que befoin, toutes Conventions reprifes dans cet Aiïe, avec promejje folemnelle de s'y confomer, £f de délivrer pareil A&e aux Etats d» Flandre. (Etoit figné) de Jonghe, Confeiller-Penfionaire des Etats de Brabant. B. ARTICLES du Traité d'Union des Etats-Belgiques-Unis du ne. Janv, 1790. A ï T. I. Toutes les Provinces fe réuniflènt & fe con-J fédèrent fous Ie Titre d'ETATs - Belgiques - Uhis. II. Ils forment & concentrent entre eux la Puiflance Souvelaine, bornée a leur défenfe mutuelle, le droit de faire la Guerre & la Paix, la levée & le payement d'une Armée Nationale, la conftrudtion & 1'entretien des Fertificaüons, U folutions n'ont été que trés-rarement renduës publiques, quoique tous les Citoyens y aient un intérêt égal a celui que peuvent y avoir les Membres de votre Affemblée. Quant a celles que vous avez trouvé bon de publier, tout le Public inftruit a dü naturellement en concevoir des alarrues: II y a vu avec étonnement que, de votre propre autorité, & fans avoir en aucune manièreconfulté la Nation, vous vous étiez inveftis, a 1'ombre de 1'ancienne Conftitution, de tous les Pouvoirs, dont 1'exacïe diftinction faifoit le point fondamental de cette même Conftitution. Un autre motif non moins extraordinaire nous étonne & nous afflige profondément. Dans les premiers inftans de la Révolution, le Confeil de Brabant, les Employés Civils & Militaires avoient prêté Serment de fidélité a la Patrie, a la Nation: Vous vous êtes cru permis depuis, Messeigneurs, d'obliger & le Tribunal National, & les Officiers publics, & 1'Armée, de préter ce Serment a vous-mêmes, — a vous, dont les fonftions, nous devons le dire, font évidemment expirées; a vous, qui n'avez plus aujourd'hui de qualité légale ou préfumée pour repréfenter le Peuple, qui n'en avez jamais eu pour le gouverner; a vous, qui n'avez pu le lier, en aucun fens, par les Conventions fecrettes ou même publiques, que vous avez pu faire entre vous, fans y être autorifés par aucun Mandat; a vous enfin, dont le dernier devoir fe borne maintenant a. gérer provifoirement & de votre mieux Us affaires publiques, puisque vous vous en êtes emparés, & a préparer au plutót les voyes d'une véritable AffembléeNatitnale, k laquelle vous devrez un coinpte rigoureux de toute votre conduite. Nous répugnons de toutes nos forcès, Messeigneurs, a ajouter foi a cet A6te de pouvoir, vraiment incpncevable; nous n'y croirions pas encore, fi nous n'avions devant les yeux la Formule de Serment, que vous avez pris fur vous de préfcrire, & qu'effeftivement vous avez fait jurer. Fuffiez-vous de véritables Répréfentans de la Nation, choifis & nommés par elle, ce feroit a la vérité entre vos mains, que ce Serment de fidélité devroit fe prêter, mais a elle & non pas a vous. Avez-vous pu oublier fi - tót, que, pour ne s'être point crus liés envers la Nation par le Serment prêté au Prince, les Officiers & les Soldats Autrichiens , quoique tous Enfans de la Patrie , ont cru aufli pouvoir fe fouiller, fans Crime, du fang de leurs Concitoyens? « 4 Se-  C 8 > Serene il poffible, que vous devinffiez, fans le fravoir les imitateurs de ces odieux exemples? Tant de puiffance réiuiie dans les mêmes nrains eft incompstible avec la Liberté & amène tót ou tard 1'oppreffion, fous quelque nom que le Gouvernement fe déguife. Confidérez, Messeigneurs, ouelie étrange maffe de pouvoirs vous n'avez pas craint de vous attribuer , Pouvoir Lé"iflatif Pouvoir Exéèutif, Pouvoir Militaire , Pouvoir d%tablir 1'impót, Pouvoir de diftribuer les faveurs , influence immédiate & aflive fur Ie Pouvoir Judicia re , vous prétendez les tennis tous: L'ancienne Conftitution les avoit totalement féparés ou du moins partagüs avec affez de foin & d'intelligence: Aujourd'hui vous vous en appropriez 1'univerfalité. Réflêchiffez mürement fur cette effroyable accumulation, & vous en fremirez vous-mêmes Messeigneurs: Vous tremblerez de tout le danser' qui devrok actuellement en refulter un jour pour la Liberté publique & particulière. Oui, quand même toute la Nation, dans un moment d'enthoufiasme & d'vvr»ffe confentiroit a vous rendre les Depófitaires de tant d'au* tonté, avous décerner ce Pouvoir plus que Diftatóflal vous devriez, pour fon bien & pour le vóW, re etter a jamais fon oftre imprudente. 11 n'eft pas dans 1'ordre des ehofes qu aucun Peuple, que des Beiges fur-tóüt fupportent longtems une forme de Gouvernement bizarre & contradiaoire. Non, Mïssïignedrs, de fauffes notions qu on vous aura fuggérées, une furprife faite a votre amour pour le bien public, ou même: une fimple madvertance auront pu vous égarer un inftant, vous faire outre- pafler les bornes étroites, dans lesquelles vos for.ctions.font aujouid'hui cireonferites , & vous précipiter flans une meur momentanée; mais il fufiïra fans doute de vous l ind.quer, pour que vous vous empreffiez de labiurer Hatez-vous donc de le faire, vous ne fcaurle'z d.ffiper trop tot & les apprehenfions terribles & les fu reftes preffent.mens, qu'éprouve toute la partie écïalrèe me la Nation. Voila, Messeigneurs, le fujet de noS inquiétudes: Elles peuven n etre pas aufli graves que nous nous le penuadons dapres la profonde ignorance, oü nous fompies du refte de vos Delibérations; mais il fera toujours en votie pouvoir de les faire ceffer totalement. Vous pouvez desapprouver que, d'après notie fentiment, sous  C 9 ) nous vous en propoflons ici les moyens, en y ajoutant d'autres objets,' dont il nous paroit néceffaire, que vous vous occupiez le plus inceifamment, foit pour augmenter la confiance & contribuer par-la a maintenir 1'admirable tranquillité, dont nous continuons de jouïr, foit pour faire les arrangemens les plus propres a nous mettre au plutöt fur -un pié de défenfe refpectable. I. Pour faire ceffer le bruit, que nous aimons a croire malfondé, d'après lequel on afjure que les Etats ont declaré ,, que la „ Soüveraineté ou {ce qui eft la même chofe'} 1'exercice de la Soüveraineté leur appartenoit, " il eft urgent, que vous dotinlez.au plutót une Déclaration claire &pre'cife,par laquelle vous réconnoiffiez expreffement qu'a la Nation feule appartient toute la Soüveraineté; ' qu'elle feule a le droit d'attribuër 1'exercice de telle ou telle fonttion de cette 'Soüveraineté, felon qu'elle le croit convenir a fon bien-être. Par la même Déclaration vous lui ferez connoitre, que votre intention n'a jamais ité & ne fera jamais d'empiéter fur fes droits imprefcriptibles , ni de vous arrsger des pouvoirs qu'elle ne vous auroit pas confiés: Fous lui annoncerez, qu'en vous faififfant provifoirement de la conduite des affaires, vous n'avez eu d'autre but que de pourvoir le plus promtement poffible a des arrangemens néceffaires a la fureté publique, £f qui r.e pouvoient fouffrir de de'lai: Enfin vous vous engagerez folèmnellement a convoquer, dans un tems dcterminé, une véritable Aflèmblée-Nationale , dans laquelle des Répréfentans réellement choifis par la généralité du Peuple, £«f chargés des' Pouvoirs néceffaires, viendront décider librement 0* comtetem?'js;it £f de la nouvelle Forme de novre Gouvernement, £f de notre nouvelle Conftitution, £f du mode de repréfentation i ado^ter peur la fuite. II. Après cette Déclaration, qui ne pourra qu'infpirer la plus grande confiance de vos opérations, calmer les efprits même les plus avides de nouveautés , la première chofe, dont il faut s'occüper, eft 1'Adminiftration des Finances, dans lesquelles il faut Ctabllr le plus grand ordre, £f n'en confier la direclion qu'avx Perfonnes les plus intcgres £f M même tems les plus infiruites dans cette partie. Ce n'eft pas le teut en effet que d'être Honnête - Homme, & d'avoir le zèle le plus pur lf le plus desintéreffe', fi a ces qualités, indispenfables fans ■ doutt, 1'on ne réunit les conneiffances néceffaires a la partie d»nt on\fe charge, 1'on ne fait qu'embrouiller les affaires, (f plonger tout %m Département dans la plus grande confufion. En inettar.t dès Jt cqmmencement le plus grand ordre dans nos Finances, mus en « S Wr  ( IO ) twens toujours infinement plus d'aifance pour trouver les Fonds néceffaires a nos opèrations; nous infpirerons en même tems aiïez de confiance aux Puiffances voifines, pour obtenir d''elles les facilitès convenables a 1'égard des Emprunts, que nous pourrions être dans le cas de négocier dans des momens de preffe.^ III. UArtkle précédent nous mène naturellement a parler de la formation d'une Armée, £f Jw ce point nous n'avons pas un inliant a perdre. Nous croyons que ce qu'il y auroit de mieux a faire, peur y parvenir le plutót poffible,feroit de former d'abord de bons Règlemens militaires, l§ d'ètablir un Confeil-de-Guerre, compojé de Perfonnes parfaitement infiruites non-feulement dans la Taüique, la levèe la tenue des 'iroupes, mais connoiffant encore la Topographie du Pays & tout ce qui eft relatif a la formation des Arfenaux £ƒ des Magafins de Vivres, d'Habillemens £? de Munitions de toute efpèee. Cet Article^ eft Je plus important dans la fituation oü nous'nous trouvons, après celui des Finances, fans lesquelles on ne peut rien. L'on ne ff auroit apporter trop de délicateffe