J. E. DIDIER , Libraire , A Venfeigne de Vorange eouronnée , rue de la Cité, a Genève, Eft bien aflbrti & tient magafin de toutes les nouveautés littéraires qui paraiflènt, recoit les foufcripnons pour tous les Journaux, Gazettes, teiulles periodiques, ou autres ouvrages de foufcnption: prend les commiffions en mufique, & I toutes celles qui font rélatives au commerce de I Geneve H fait des envois dans i'étranger. Le tout au plus jufte prix. 5 - " ! fotr"a feöurl S-^r confidcrable & bien aflbrti! : — - P ab01!nement des nouveautés & autres livres. /  LES LOISIRS D ' U N MINISTRE D'ÉTAT. TOME PREMIER.   LES LOISIRS D' 1/ N MINISTRE D ÉTAT, o u E S S A I S Dans ie gout de ceux DE MONTAGNE: Compofés 'en i736 , par l'Auteur des Confidérations fur le Gouvernement de France. TOME PREMIER. A AMSTERDAM. M. DCC. LXXXVII.   ( 5 ) A VER TISSEMENT DE L'ÉDITEUK. Ce vx qui ont lu les Confidérations fur le Gouvernement de la France , par feu Monfieur le Marquis cT Argenfon 9 furtout de la feconde édiiion , qui rfa paru que Pannée 1784 , mais qui rCayant pas été vendue, ejl entre les mains d>un petit nombre de perfonnes, font sürement impatiens de connottre les autres Ouvrages de PAuteur , qui font re/lés en Manufcrits & font confervés prècieufement dans fa familie. , En attendant que Pon puiffe imprimer les plus importans de ces Ouvrages , qui font des développemens du grand fyflème politique de PAuteur, voici un morceau que Monfieur A iij  6 AVERTISSEMENT. le Marquïs £ Argenfon regardoit comme de bien moindre conféquence. II 'eft compofé de réflexions qiCil avoit fakes avant cPentrer dans le Minijlere, tantót d'aprèsfes leclures , tantót d'après fes converfations avec les gens de fon temps, dont la fociété lui étoit chere, & dont il croyoit que la fréquentation pouvoit lui être de quelque utilité. Ces penfées^confues dans le filence du cabinet, font mtlées de traits & d'anecdotes, dont la plupart paroitront neuves, n'ayant point été (ace que je crois ) imprimées ailleurs. On y reconnoüra fans doute Vhomme qui a vêcu dans la bonne compagnie , & qui a été inftruit de ce que tout le monde ne favoit pas. 11 tfy a dans eet Ouvrage aucun fait qui ne vienne d Pappui dhine réflexion, & qui n'en foit la preuve  AVERTISSEMENT. 7 & Vexemple. Ceft ainfi que devroient êtrefaits tous les Livres auxquels on donne le titre de Penfées diverfes, ou quelque autre approchant. Les^ faits^ devroient toujours y venir d Pappui des penfées, & les réflexions nahre des faits. Perfonne tïétoit plus capable que M. le Marquis fArgenfon , da concevoir & d'exécuter un Ouvrage qui eüt ce genre de mérite. On d>a en £ autre peine, en le rédigeant, que de réduire un plus gros volume en un d'une moindre étendue , d'adoucir les traits de quelques portraits qui pourroient encore aujourfhuiparoïtre tracés avec trop de force , ü^ique de tous les perfonnages préfentés dans ce volume , il ny en ait plus un feul qui foit en vie. Au refle , on a précieufement confervé le caraclere de franchife , le ton A iv.  8 AVERTISSEMENT, &c. de vêrité, Pefpece de naïveté qui caraclérifent le flyle & la fagon depenfer de VAuteur. On le retrouvera toujours Philofophefenfé, ami fineere de Phumanitè, Citoyen \élé9 Sujetfidelle da Prince pus lequel il a vêcu; en un mot, on reconnokra dans eet ouvrage découfu , ou il promene fes idéés fur toutes fortes de matieres , PAuteur du Livre des Confidérations, 6cc.fi réfléchi , fi méthodique , & qui peut être fi utile d ceux qui veulent connoïtre les vrais intéréts du Gouvernement , & les bons principes de toutt. 'Aldminifiration.  E S S A I S DANS LE GO UT DE C E U X DE MICHEL MONTAGNE, COMPOSÉS EN J'aime Montagne, je le lis avec plaifir,; non pas que je fois toujours de fon avis^ mais paree qu'il me donne lieu de réflé-' chir Si. d'adopter une opinion 011 femblable ou contraire a la fienne. Madame de" Sévigné difoit que quand elle lifoit fes> Eflais , el!e s'imaginoit qu'elle fe promenoit avec lui dans fon jardin, & qu'ils^ caufoient enfemble. Je penfe de même,. & je trouve que Montagne a fouvent Pair' de jeter en avant quelques propofitions pour engager une petite dfpute qui anime' la converfation , &c la rende plus vive &' plus intértifante : c'eft aiïurcment la une-" A v  io Efais bonne méthode pour attacher fon Lecteur. Je veux effayer de la fuivre, de faire un Livre auffi découfu, auffi rempli de propofitions hafardées, problématiques , de paradoxes même ,• que celui de eet Auteur. Je veuxparler de tout ce qui tombera fous ma plume, ou viendra dans ma penfée; fauter de branche en branche , n epuifer aucune matiere, & revenir a difféientes reprifes fur les mêmes. Je veux que mon Livre puifle fe lire a batons rompus, comme il eft compofé , qu'on puiffiï le prendre & le quitter k chaque page; mais qu'après 1'avoir fermé , on puiffe raifonner fur chaque article. Je m'eflimerai heureux, fi, au milieu de tout ce défordre réel ou apparent , on reconnoït en moi quelques-uns des avantages dont jouiffoit Montagne. Je ne lui envie point fes plus grandes qualités , ni les traits de génie dont brille fon Ouvrage , ni 1 energie de fon ftyle; mais j'ofe affurer que je fuis, cemme lui, ami zélé de la vérité, de 1'humanité & de la j-uftice ; franc & loyal dans mes dits, mes écrits & mes aftions;  dans kgoüt de Montagne. ir que je juge mon Siècle avec impartialité & fans humeur , mon prochain avec bonté & indulgence, & moi-même avec quelque ménagement ; car enfin il ne faut pas être plus méchant pour foi que pour les autres. Rijlexions & obfervations fakes dtaprïs la leélure & t'expérience. Caracteres, Portrait s, Anecdotes,&c. La Morale nous dit comment il faut vivre avec les autres hommes: que de dilcours, de fermons, de livres qui nous en enfeignent les principes! Mais il y en a pen qui nous apprennent a. vivre avec nousmêmes, & pour nous feuls; c'eft que le Maitre & les lecons de cette Morale font dans notre propre cceur , & dépendent de notre caraftere. II y a des gens qui ont vécu foixante ans fans s'être jamais connus , paree qu'ils n'ont jamais pris la peine de s'étudier; car, pour peu qu'on A vj  » 'Efais veuille fe rechercher, on fe connoït a merveille. Qu'on ne s'imagine pas que 1'amour - propre nous empêche de bien juger de nous; tout au contraire, il nous éclaire fur nos défauts., & nous engage même a nous corriger, paree que notre bonheur y eft intéreffé : il nous empêche feulement d'en convenii- devant les autres. Soyons de bonne foi, nous pouvons nous étourdir fur nos défauts , mais nous, ne pouvons nous les cacher tout-a-fait, L'imagination eft-, une qualité de 1'ame, non-feulement brillante, mais heureufe, car elle fait plus fouvent notre bonheur , qu'elle ne nous tourmente; elle nous ofFre plus de plaifirs que de chagrins., & plus d'efpérances que de craintes. Les efprits lourds & pefa^s, qui ne s'afFeclent de rienvégetent, paffe nt leur vie affez. tranquillement , mais fans 'agrémens ck fans déüces, femblables aux animaux qui ne voient, ne fentent & ne goütent que <& quÜls. ont: fo,us.les yeux? fous la, patte  dans le goüt de Montagne. *y & fous la dent; mais 1'imagination , qui eft propre a l'homme , nous tranfporte hors de nous-mêmes, nous fait goüter des plaifirs dans 1'avenir le plus éloigné & le plus incertain. Qu'on ne nous dife point qu'elle nous fait auffi envifager des malheurs ,. des peines & des accidens qui n'arriveront peut-être jamais. II eft rare que 1'imagination nous conduife a ces terreurs paniques, a moins qu'elle ne foit deréglée par des caufes phyfiques. L'homme malade voit des fantömes noirs, & a des idéts tr ftes ; l'homme en fanté n'a que des rêves agréables , & 1'on eft plus fou>vent en fanté qu'en maladie ; notre état naturel eft de défirer , d'efpérer, de jouir. II eft vrai que cette imagination, qui nous amule fi agréablement pour le moment, nous m;t dans le cas d'éprouver de fa.gheux retours. II n'y a perfonne qui ne veuille conferver fa vie, fa fanté & fon bien; mais 1'imagination nous repréfente notre vie co mme devant être très-longue, notre fanté ferme &C inaltérable, "& notre. fortune inépuifable ; quand les deux.  i4 Effais dernieres de ces illufions ceffent avant Ia première, on eft bien a plaindre. <— i .» O N ne peut bien juger que par comparaifon, & nous ne pouvons comparer les objets métaphyfiques ( c'eft - a - dire > ceux qui ne tombent pas fous nos fens), qu'en nous repliant fur nous-mêmes, & en comparant les fentimens des autres avec les nötres. De-la vient que le premier mouvement des honnêtes gens eft de croire tout le monde honnête ; & celui des gens vicieux, de croire tout le monde mal intentionné. II n'y a que 1'expérience & le grand ufage du monde, des hommes & des affaires, qui puiffent nous ramener a une jufte facon de penfer a eet égard ; encore les différentes conjonftures dans lefquelles on fe trouve, y apportent-elles fans ceffe de grandes modifications. En général, la meilleure facon de 'uger des hemmes , c'eft d'après leurs fntérêts; aufli la meilleure méthode pour lts perfuader, eft-elle de leur fairs  dans le goüt de Montagne. 15 voir 1'intérêt qu'ils ont k faire ce qu'on leur propofe. II n'eft pas fi aifé de les tromper qu'on le diroit bien; Sc fi Ion veut y réufllr il ne faut pas leur donner le temps de la réflexion. J'ai vu dans les (Euvres de Saint-Evremond un trait qui m'a paru également plaifant & naturel. « J'ai voulu, dit - il, » faire des Tragédies Sc des Comédies » de cara&ere ; mais je n'ai jamais pu » réufïïr k mettre mes Héros dans d'au» tres fituations que celles oü je me fuis » trouvé moi - même , ni k leur donner » d'autres carafter.es que le mien propre ; » j'avois beau habiller mes perfonnages » k la Grecque, k la Romaine, a la Tur» que ou k la Fran?oife, & leur donner » des noms tirés des Hiftoires de tous » ces pays h ; quand ma Piece étoit faite, » je m'appercevois toujours que je n'avois » repréfenté que Saint- Evremond ». On eft perfuadé a la Chine , qu'il n'y a qu'une feule fcience qui foit bonne a •. %  t6- EJTais approfondir , & qu'il faut 1'éfudier toute fa vie; c'eft la Morale : il en réfulte , difent nos Relations , que toute la Chine eft peuplée de Phüofophes. Je m'infcris en faux contre ces Relations; cela n'eft ni- vrai ni poffible. & je plaindrois fort un peuple de Phüofophes qui pafleroit fa vie a étudier la Morale. Dès la première année de fes études , il fauroit tout ce qu'il doit favoir ; & quand on s'obftine a étudier une matiere que Pon poffede k fond , on finit par s'embrouiller & ne plus favoir ce que Pon dit. Ce qu'il faut faire toute fa vie , ce n'eft pas d'étudier la. Morale , c'eft de la pratiquer; on la pratique fort bien fans la favoir, quand on fe. laifle conduire par ceux qui la favent; k plus forte raifon quand on eft pénétré de fes principes, qui font en petit nombre , mais reconnus généralement bons depuis. fi long - temps , qu'il n'y a rien de plus. folide. Après cela, il faut les appliquer è. chaque occafion , ' & les oppofer k la fongue des paiTions & aux petits intéréts qui yeulent nous engager a y manquer, II ■  dans le goüt de Montagne. *7 a des métiers de routine dont on peut dire , en parodiant un vers de Boileau ! La pratique efz ai/ét , & fort efi difficde. C'eft tout le contraire en Mora'e: la connoiffance des principes eft fimple & aifee ; mais la pratique eft d'une difficulte que 1'on éprouve tous 'es jours. C'eft non-feulement la vivacité de nos paftions , de notre caraöere & notre age qui met des obftacks a la pratique de Ia bonne Morale , mais encore les circonftances dans lefquelles on fe trouve, ÖC qu'on ne peut guere prévoir avant que d'y être. Cependant, a tout événement le Sage efi préparé. V faut furtout , quand on eft jeune, réflé.hir fur ce qu'on kt, fur ce qu'on volt, fe mettre a la p'ace des gens dont on er.tend parler, ou que Ion conneït perfonnellement, & fe demandei k foi-même: que ferois-je fi j'étois en pareille fituation? C'eft - la ce que Ion appelle étudier avec fruit les Livres d Hittoire & le grard Livre du Monde. Depuis plus de vingt ans je me fuis attaché a fuir yre cette méthode, 6c il me femble qua  ƒ8 t Èfaig je m'en trouve bien. Sans ambitlon & fans aiiGun défir ardent de changer ma pofition aftuelle, j'aime cependant k batir des chdteaux en Efpagne ; ils m'amufent & ne me tourmentent pas; ce font des rêves agréables qui ne me réveillent jamais en furfaut, & ne me donnent point le cauchemar. Mon ami , 1'Abbé de SaintPierre, rêve fans cefle qu'il réforme 1'Etat; j'ai un peu plus de_droit que lui pour faire de pareils rêves. I! écrit fes fonges & les fait imprimer: je fuis tenté d'écrire auffi les miens; mais jeréponds bien qu'ils ne verront pas le jour de mon vivant , premiérement, paree que je ne crois pas encore le monde bien d^fpofé k faire ufage de ce que j'imagine pour fon bien; fecondement, paree que 1'exemple de lAbbé de Saint-Pierre m'effiaye. Avet les meilleures intentions, il a ouvert plufieurs avis qui mériteroient d'être fuivis; mais il a attaqué de front les idéés généralement recues ; il a propofé des moyens impraticables pour parvenir k des fins heureufes; il a annoncé fes idéés aun ton  dans le goüt de Montagne. *9 emphatique, & a cru que, pour être bien rendues , elles avoient befoin de mots nouveaux & d'une orthographe extraordinaire : tout cela a jeté du ridicule fur fes Ecrits & fur fa perfonne; & ce neft qu'en paffant pour un fou & un radoteur , qu'il s'eft dérobé a la haine de ceux qui étoient intéréfTés a maintenir les abus qu'il vouloit détruire. On ne peut pas dire qu'a certains égards il ne méritat les reproches &c même la dérifion; mais aflurement il étoit poffible de tirer parti de fes idéés fur plufieurs objets, & de mettre k profit fon radotage. Bel exemple pour ceux qui voudroient encore pubher des projets de réforme : mais dolt- il effrayer tout- a-fait un bon Citoyen ? non! du moins , ne m'empêchera - t - il pas de penfer & même d'écrire, au moins pour moi , ce que je crois qu'il y auroit de mieux a faire. i i ?■ Il y a des chimères qui élevent 1'ame & portent 1'efprit a fe nourrir de grandes & belles idéés: quand on fe croit deftiné  *° Effais a faire de grandes chofes, on ne fait aüCünë aftion vüe, on ne concoit aucuns projets bas, & dont on doive avoir honte enipi-fflême. Un jeune officier qui prétend un jour commander des armées , cherche a fe rendre habi'e dans la Taftique ; il étudie le grand Art de la guerre, & s'il ne devient pas général, il réuffit du moins a bien commarder une troupe ou un détachemenr.Un jeune Magiftratqui fe croit affiz d'efprit & d s talons naturels pour parvenir aux premières places , travaille feneufement a s'inftruire, & cherche en même temps k fe rendre agréab'e k des Proteöeurs puiffans ; s'il ne parvient pas tout - k - fait au but qu'il fe propofe , il recuedle du moins une partie du fruit de fes travaux & de fes efpérances. Le petit Clerc du Palais, qui a vu quelques Avocats célebres faire une grande fortune; le Frater qui a vu mourir le premier Chirurgen du Roi en laiffant trois millions de bien; 1'App-enti qui a vu Ia bourique de fon Maitre fi bien achalandée , cuil s'y vendoit tous les ans pour cent  dans Ie goüt de Montagne. * i mille francs de marchandifes: tous ces gens-la font trop heureux s'ils ont la pretention , fouvent chimérique , d'en faire autant. Le defir de parvenir, la convictionmême q.e 1'on parviendra, 1'enthoufiafme de fon état, font de puiffans refforts qui font faire de grandes chofes. II ne faut point fe laffer; on doit efpérer, travailler fans ceffe , & ne renonce^ a mériter de nouvelles récompenfes, qu'après avoir obtenu tout ce que 1'on peut défirer. II n'y a que les fots qui, après avoir fait de légers efforts , & avoir donne quelques fo.b'es preuves de leurs talens, attendent tranquillement au coin de leur feu la g'oire & le prix de leurs fervices, & fe plaignent des injuftices qu'ils éprouvent. Quiconque n'a pas le courage d'en éprouver beaucoup, ne, mérite pas d'en être enfin dédommagé par de bnllans fuccès. Si 1'on n'a pas la noble émulation de s'élever au-deffus de fes pareils , il faut fe borner aux vertus tranquilles & fociables, ménager le bien que 1'on a recu de fes,  22 EJTais pères, fi onne veut pas 1'augmenter; fe faire aimer dans fa familie, eftimer dans Jon quarner, & joiür des douceurs d'une iocieté bornée. L HO mme jufte & fage regarde tout moyen de s'enrichir qui n'eft pas honnête, comme impoffible , & tout projet qu'il n eft pas k portée de réalifer, comme une ventable folie; mais même dans ce dernier cas, on peut carefter des chimères & s en amufer, comme on lit des Romans, lans efpoir d'en devenir le héros, & des Relations de voyages , fans avoir la moindre envie de s'embarquer & d'abandonner fa patne. C'eft ainfi que je me mets quelquefois k la place de ceux dont je lis 1'hiftoire; je me repréfente les fituations oü ils fe font trouvés,& jeme demande a moi-meme fi je m'en ferois tiré auffi heureufement ou auffi malheureufement qu'ils ont fait. Sij'étois Roi, dis-je quelqueloisen moi-même, un tel Prince feroitü mon modèle? Si j'étois Général d'ar-  dans le goüt de Montagne. *3 mée, me conduirois-je comme tel outel de nos fameux Guerriers ? Si j'étois Miniftre ou Magiftrat, adopterois-je les principes que paroiflent avoir fuivis certains de ces Meffieurs que je connois ? Comme j'aime beaucoup a écrire ce que je penfe, furtout quand je préfume pouvoir me le rappeler avec fruit par la fuite, j'ai fait une infinité de notes fur mes leöures, 8c d'après les converfations des gens qui ont joué ou jouent un grand röle dans le monde, & avec qui j'ai été perfonnellement lié, je vais profiter de ces notes pour remplir ce volume-ci. J'ai fouvent cherché parmi les gens de ma connoiflance quelqu'un qui put me fervir de modele, & je n'en ai jamais trouvé un parfait, & a qui j'aie pu m'attacher uniquement. Plus j'ai connu les gens que je voulois imiter, plus je me fuis convaincu qu'ils s'écartoient, dans bien des points, du degré de perfection auquel je voudrois parvenir. E. fin, j'ai fent'rque je devois imiter Praxitele , qui youlant faire de fa Vcnus un véritable  M EJfais chef- d'ceuvre, ne s'en tint pas a une feule beauté. Quoiqu'il y eüt des fiiles charmantes dans Athenes, & qu'il eüt Phryné fous les yeux, il choifit, entre un grand nombre , ce que chacune d'elles avoit de plus parfait, & hr, de tant d'attraits réunis, une ftatue qui a patTé pour le plus bel ouvrage qui foit forti de la main des hommes. Au refte, quand même je trouverois des modeles capables de me fatisfaire, & quand je ferois abfolument dans les mêmes circonftances qu'eux , je me garderois bien de les copier fervilement; 1'éfat de Copifte eft fubalterne & abjeft, quelque beau que foit 1'origina!. L'imitation libre & nob'.e eft feule digne d'un homme qui fe fent de 1'élévation & croit avoir du génie. La lefture des Vies des Hommes illuftres de Plutarque eft, de toutes celles des anciens Auteurs, la plus capab'e d'engager les jeunes gens a fiire des rcflexions ; aulli n'y manquent-ils prefque jamais; ils voudroient  dans le goüt de Montagne. i $ Voudroient être alternativement Ariftide, Lucullus, Scipion, Alcibiade ouSocrate, mais indcpendamment de ce que ces idees leur patiënt bien vïte , ces perfonnages ont vécu dans des temps & dans des pays fi différens des nötres, qu'il n'y a pas beaucoup d'applications a faire de notre facon de penfer & d'agir k la leur. Les paralleles même que Plutarque a voulu faire des Grecs aux Romains, ne font ni bien juftes ni bien utiles, paree qu'il y avoit déja de trop grandes difFért nces entre les mceurs de ces deux Natiors, & les circonftances oü ces Héros fe trouvoienr. Cependant il y a encore a profiter , pour nous autres Francois du dix-huiticme fiècle, k confidérer ces gens morts il y a deux mille ans, a trois mille cinq cent lieues de nous. Si j'avois un modele k fuivre dai s 1'Antiquité, ce feroit Julius Agricola, beaupère de Taeite. En fuppofant que fon gendre n'ait pas trop flatté fon portrait, ce grand Homme a donné 1'exemple dun particulier qui, après avoir fervi fa Patrie Tome I. g  zö ■ EJJ'ais avec gloire , honnêteté & défintéreffement, autant qu'il lui fut pomble, fe voyant forcé de renoncer a la fatisfaöion d'être utile au Public, fe dévoua k 1'exercice des vertus particulieres, fit le bonheur de fa familie & d'une fociété d'amis choifis, au milieu defquels il fe concentra, gémhTant, mais tout bas, paree qu'il étoit perfuadé que c'eft augmenter les maux de la Patrie que de crier trop haut contre ceux auxquels il ne dépend pas de nous de remédier. Mon fris, k qui j'ai communiqué ma facon de penfer fur Agricola, penfe différemment; il trouve dans 1'Hiftoire Ancienne d'autres perfonnages k prendre pour modele , & je 1'excufe , eu égard k fon age Sc k fa pofition. II commence fa carrière , & la mienne eft peutêtre déja avancée : il faut, pour fonger k la couchée, qu'on foit au moins k la dinée. Je n'oublierai jamais quelques paffages de Tacite clans la vie A*Agricola , fon beaupere; je vais les répéter après les avoir traduits, car je trouve qu'ils ne 1'ont pas  dans le goüt de Montagne. 27 encore été comme i!s méritent de Pêtre. « Agricola étant jeune , fe paffionna pour rÉtude , peut-être plus qu'un homme deftiné a. la guerre & aux affaires publiques ne devoit ; mais fa mere rég'a 1'efïbr de fon inclination pour les Scier.ces & les Lettres. Dans la fuite lage & la réflexion modérerent fonardeur, & lui procurerent cette jufte mefure de goüt pour !a Phüofophie, qui convient k un homme d'État». » Les peuples qu'il étoit chargé de gouVerner, ne remarquoient dans fa conduite ni humeur, ni arrogance , ni cupiJité ; tout étoit chez lui modéré & raifonnab'e , & ce qui eft infiniment rare, fa bonté ne lui faifoit rien perdre du refpecl des peuples , ni fa févérité rien de leur afflcY.on. Quoiqu'il fut obligé d'augmenter les contributions , afin de pourvoir a la fubfiftance de fon armée, il les rendit fupportables par une répartition égale & équitable, & il arrêta les vexations , bien plus a charge aux peuples que les impofitions memes». » Etant de retour chez lui, après avoirB ij  2 8 Effais rempli les foncnons les plus honorables , il cherchoit a faire oublier 1'éclat de fon nom & de fes exploits, par 1'extérieur le plus fimple & le plus modefte. II s'exereoit aux vertus privées, au fein de fa familie & avec fes amis : plufieurs en voyant Agricola, cherchoient en lui l'homme célebre, & peule devinoientd'abord». » Les affaires de PEmpire étant dans le plus mauvais état, la voix publique appeloit Agricola au fecours de la Patrie; ces cris frappoient fans ceffe les oreilles de 1'Empereur. Les uns lui en faifoient part a titre de confeil; les autres les répétoient par malignité , & dans la vue d'irriter le Prince contre un homme qu'ils avoient déja injuftement décrié. C'eft ainfi que les vertus d'Agricola concouroient également?a le combler de gloire & a précipiter fa perte >>, » Agricola étoit tranquille fur le fort qui 1'attendoit; il ne bravoit point la puiffance de Domuien , & ne redoutoit pas non plus tout le mal qu'il pouvoit lui faire; il ne gémiffoit que fur le fort de la  'dans le goüt de Montagne. *9 Patrie, encore étoit-ce en fecret. Que 1'on apprenne , par fon exemple , qu'il y a un genre d'héroïfme particulier pour ceux qui vivent fous 1'empire des Tyrans : il confifte a ne point fe précipiter mal a propos dans des dangers inutiles, mais k fe préparer a fupporter tous les accidens auxquels on eft expofé fous les mauvais Princes ». » Si la Poftérité veut favoir quelque chofe de 1'extérieur d'Jgricola , fa taille étoit plutöt réguliere qu'avantageufe; fa phyfionomie infpiroit la confiance ; fon air étoit plutöt affable & honnête , qu'impofant; il fuffifoit de le regarder , pour connoitre que c'étoit un homme de bien; & 1'on n'étoit point étonné quand on découvroit que c'étoit un grand Homme. Sa carrière ne fut point fort longue, fi 1'on confidere le cours ordinaire de la vie (il mourut a cinquante-cinq ans) ; mais en examinant 1'emploi qu'il fit de fes années, il a vécu très-long-temps. Honoré du confulat & revêtu de la robe triomphale , il ne pouvoit plus défirer aucun honneur; B iii  '30 Efah fans être fort riche , il l'étoit affez pour foutenir fon rang. II conferva jufqu'a fa mort fes vertus , fa gloire, la tendreffe de fes parens Sc de fes amis, Peftime publique ; enfin on peut dire qu'il avoit heureufementgagné le port, a la veille des orar ges Sc des tempêtes ». Si j'ai été enthoufiafmé de la vie d'Agricola , Sc fi j'ai fouhaité de le prendre pour mon modele , mon fils 1'a été tout autant de la vie de Pomponius Attkus , que je lui ai fait lire dans Carnelïus Nepos; il eft venu me dire que Ia conduite de ce fage Romain étoit celle qu'il vouloit imiter, Sc voici ce que je lui ai répondu : « Vous ne fentez pas encore , mon fils , la difficulté qu'il y a a vivre auffi heureufement que Pomponius Attkus , dans des circonftances auffi critiques. Vous ne concevez pas le danger de ne prendre aucun parti dans les guerres civiles. Peut-on fe flatter de fe faire également eftimer des deux factions, d'avoir des amis dans 1'une Sc dans  dans legoÜt de Montagne. Ji l'av.tre, de rendre fcrvice a tous, & de ;4refufPeaaperfonne>Il eft pre que impoffible de jouer un tel röle quand on aunétat dans le monde ,& qu on prctend. a queique confidération. Ne fe meier de rien eft tout ce que peuvent faire des gens obfcurs & ignorés , en remerciar.t le Ciel de leur peu de conféquence ; mais on force bien les autres a s'exphquer ; je crois même qu'il eft de leur devoir de manifefter leur facon de penfer, quand ÖS ont quelqu'emploi qui les y engage-, & qu'ils peuvent contribuer k foutemr Ie bon parti ou k réfifter au mauvak Je fuis perfuadé qu'on blama Attkus , qu'on 1'accufa d'indifférence & d'apafhie; Cornclius Nepos en dit qudque chofe : on prétendit qu'il faifoit la cour aux Tyrans, & peutêtre n'eut-on pas tout-a-fait tort ; mais ce qui fauva Attkus , ce fut la conftante égalité de fa philofophie; elle ne fe déjnentit pas un feul moment, & il ne lui échappa pas le moindre mot, ni contre Sylla , ni pour Brutus , ni contre Mare. Antoine ; auffi mourut-il k foixante- dixB iv  3* EJTais fcptans , amid'Augufte, quoïqu'il efit Jranquilement afiaffiner CV> en plein ?'nat: 11 n'avoit eu aucune part A !a conjuration, mais,d'un autre cöté, il n'avoit pas tait un pas pour venger Céfar ( i) » » Ah mon fik, c'eft poufier 1'indifféjence mfqu au point de fe rendre coupable! tailleurs , oftz-vous vous flatter d'être auffi a.mable qu'^W , pour être également recherché par tous les partis? Ou i feut n avoir abfolument aucun tort, ou - feut avoir £ffe* d'agrémenr pour faire (*) Pomponius Atticus fit bien pis ; Cicéron,fpn intime ami, qui lui a écrit tant de belles lettres dont le fiere étoit fon eendre! toine. Fulvie , femme de ce Triumvir , fe feit apporter Ia tête de Cicéron , a™ ache a fengue qui avpit prononcé les Pnilippiques, & par un raffinement de barbarie , la pérce plufieurs fois avec fon aiguille de tête. Non! ieukment Pomponius Atticus n'en paroït pas S tr%ma!S \qUefe£ te,mps aPrès> F"^e av-im n V ermbfraffie dans fes affaires, ayant P^rdu fon epoux, il la protégé, lui rend denentidS' & fC dédaie fon ^  dans le goüt de Montagne. 3 3 oublier qu'on a eu quelques torts. Pour moi, j'avoue que je ne me fens pas capable de me conduire comme fit Pomponius Atticus. Si j'avois le malheur de me trouver dans un temps de trouble ou ma Patrie feroit divifée entre deux partis , je crois que je ne pourrois jamais m'empêcher de me déclarer pour le meilleur ; fur-tout fi. j^étois encore affez fort , affez jeune &C affez riche pour lui être de quelqu'utilité». ■c— ..—— —» T En lifant la vie de Lycurgue , parmï celles de Plutarque, tte. 1'Hiftoire de Lacédémone , je ne peux m'empêcher de me rappeler une comparaifon finguliere , & fans dcute ridicule, que j'ai lue dans je ne fais quel livre; c'eft un parallele très-fuivi & très plaifant, entre Lycurgue & Saint-Francois d'Affife. Les principes de ces deux Légiflateurs font, dit-on, les mêmes: les Lacédémoniens faifoient les trois vceux comme les Capucins; favoir, i°. celui de pauvreté ou du moins d« défappropriation , puifqu'ils mettoient tous B Y  34 Effais leurs biens en commun, terres, denïées , batirnens Sc vêtemens: 1'or & 1'argent leur étoient interdits j s'il y en avoit a Lacédémone , il appartenoit a 1'État. a°. Quant au voeu d'obéiffance, il n'étoit mille part mieux obfervé qu'a Sparte; le foldat étoit retenu dans la difcipline la plus exaöe ; le peuple n'avoit aucune part au Gouvernement, il étoit mêlé de Monarchie Sc d'Ariftocratie; les Rois repréfentoient le Provincial Sc le Gardien, Sc les Ephores le définitoire. 3°. On eft un peu plus embarraffé a prouver que les Lacédémoniens faifoient vceu de chafteté ; car on fait qu'üs avoient des ufages Sc des coutumes tout-a-fait contraires k ce vceu-la; mais le principal objet des Inftituteurs d'Ordres, qui y ont aflreint leurs Religieux , Sc celui de 1'Eglife Latine, qui y affujettit tous fes Prêtres , eft d'empêcher 1'hérédité, de concentrer ou plutöt d'étendre dans la Société générale 1'intcrêt , partagé ailleurs entre les families. .Tel étoit 1'efprit de la loi de Lycur-  dans le goüt de Montagne. 3 5 gue, comme de celle de Saint Francois : on oublie , en entrant dans eet Ordre , fon pere & fa mere ; on abjure les liens du fang; on n'eft même attaché a aucune maifon en particulier; on eft cofmopolite , tant que le monde de Saint Francois peut s'étendre. L'efprit des inftitutions de Lycurgue s'eft perdu , comme celui de la Regie du Saint: tout fe corrompt, & a. la fin tout s'anéantit, & prefque toujours par les mêmes caufes. Les Lacédémoniens trouverent leur facon de vivre trop auftere; i!s envierent les douceurs de la vie dont jouifibient leurs voifins, & crurent que les ayant vaincus, ils devoient, comme eux , jouir de leurs richeffes. De même les Moines s'étant fait refpeft er , admirer, confidérer, ont cru pouvoir profiter de cette confidération pour enrichir finon leurs perfonnes , au moins leurs Monafteres; les Mendians mêmes font devenus riches & propriétaires. La Philofophie, les Sciences & les Arts, qui entretiennent les comaaodilés, ayoient corrompu Athenes, êc B vj  6* Effhis perdirent Lacédémone; de même les Cofdeliers ont été admis dans 1 'Univerfité de Paris , y ont brigué les honneurs du Doctorat: il n'y a plus eu moyen de concilier ces beaux titres avec la vie inflniment auflere qu'ils devoient mener, & l'extrême pauvreté dont ils faifoient profeffion. Différentes réformes ont tenté en vain de ramener les Moines k leur première inftitutlon ; ils s'en font toujours écartés : enfin, ayant perdu tout-a-fait les vertus de leur état, on peut prévoir qu'il n'y aura bientöt pas plus de xMoines qu'il n'exifte de Spartiates. Je viens de lire avec le plus grand plaifir , dans Plutarque, les deux vies & les portraits XAriftide & SAkiHade; ces deux illuftres A.héniens forment entre eux un parfait contrafte ; mais leurs carac teres font également bons a étudier, & il eft même utile de les ccmparer, & de faire de leurs différens genres de mérite des applications au fiecle ou nous vivons.  dans le goüt de Montagne. 37 La gloire des armes ne fut point celle &Arijlide : il fervit dans les armées d'abord comme fimple Soldat ou Officier fubalterne; il s'y condirfit en brave , comme doit faire tout bon Citoyen chargé pour fa part de défendre la Patrie ; mais il n'ambitionna point la gloire du commandement , & fervit encore mieux fes Concitoyens de fa tête que de fon bras. Toujours modefle, content de prouver fa capacité quand on le chargea de quelque chofe , ou qu'on le confulta fur quelque affaire , il cédoit 1'honneur du premier rarg a qui vouloit le prendre; cependant il ne put pas fi bien cacher fon mérite , qu'on ne lui rendit juftice. Efchile ayant placé dans une de fes Tragédies ce vers grec , 11 m veut point paroure jujle, mais ü veut rêtre, tout le peuple fe retourna vers Ariftide, le reconnut k ce trait, & 1'app'audit. L'eftime publique vint, pour ainfi dire, au-devant de lui, & le fuivit fans qu'il la recherchat. II eut un ennemi ardent, & d'autant plus dangereux , que ce n'étoit pas un homme médiocre ; ce  3* 'EJTais fut Thémiftocle : celui-ci s'étoit fait üne regie de contredire tout ce qu'Ariftide propofoit, & Ariftide prit le parti de faire propofer par d'autres ce qu'il crut plus avantageux k la République. Malgré tout fon mérite, on fait qu'Ariftide,ne put fe fauver de la rigueur de 1'Oftracifme, loi févere, introduite dans la République d'Athenes dans le deflein d'y maintenir 1'égalité. Sa grande réputation de juftice & de lumiere fit ombrage a fes Concitoyens ; il fe laiffa exiler, en faifant des vceux pour qu'Athenes ne fe trouvat jamais dans le cas de le regretter. Ils ne furent point exaucés : on eut befoin d'Ariftide, on Ie rappela; & Thémiftocle , en grand politique , vint au devant de lui, & lui promit toutes fortes de défcrences & de marqués d'attachement. Arifr tide , de meilleure foi : « Commandez» moi, lui dit-il, k la guerre ; vous êtes >> grand Capitaine, je vous obéirai en » brave & fimple Officier. De retour a » Athenes , chacun prendra dans les dé}> libérations le parti que lui fuggéreront  dans le goüt de Montagne. 39'. » fes propres lumieres. » Effeftivement, 1'année fuivante , Thémiftocle concut un projet harcli, mais brillant, qui pouvoit réuffir, & toutefois n'étoit pas conforme aux regies de la juftice. Le peuple voulut confulter Ariftide ; il dit franchement ce qu'il en penfoit, & les Athéniens fe refuferent au projet de Thémiftocle: tant il eft vrai que le peuple, quand il a le temps de la réflexion , & qu'il eft de fang-froid, fe conduit toujours par lesmoyensles plus juftes & les plus honnêtes. La vertu & la raifon d'Ariftide firent époque ; & lorfque les mceurs de la Grece furent totalement corrompues, on difoit , Les temps d'Jriflide, pour exprimer les fiecles des honnêtes gens. On difoit de même , fous le regne des Empereurs de Rome, le fiecle de Caton , en parlant du temps oü ce Cenfeur défendoit les Loix & les mceurs antiques-de la République Romaine; mais Caton étoit dur & auftere , & Ariftide doux & humain ( 1 ). ( 1 ) II ne paroit pas qu'Ariftide ait étudié la Philofophie, ni fréquenté les Phüofophes;  '4* Effais Un autre Afhénien, doué de qualjtés plus brillantes qu'Ariftide , jouit pendant fa vie , & même long-temps après fa morr, de la plus grande réputation ; c'eft Alcibiade, dont je vais extraire le portrait, eomme j'ai fait celui d'Ariftide d'après Plutarque. Alcibjade donna , dès fon enfance , des preuves de ce qu'il devoit être un jour ; courageux , intrépide même , ambitieux , altier, dominant, mais facbant, dans les grandes occafions, tempérer fes paffions par la politique; fpiri- 1'Académie & le Lycée n etoient pas même encore etablis de fon temps ; !a Philofophie etoit chez lui naturelle & non acquife • fa juftice étoit fondée fur la jufteffe de fon efprit oi la droiture de fon coeur. Depuis qu'Ariftide eft mort, il y a peutetre eu bien des gens qui, étant nés avec un coeur auffi droit & un efprit auffi jufte, ont altere ces heureux dons, en voulant raifonner trop profondément fur la nature & la mefure de leurs devoirs, & les comparant avec celles de leurs intéréts.  'dans le goüt de Montagne. 41 : tuel, enjoué, plein de graces & d'agré1 ment, mais ayant Pair d'être diffipé & 1 imprudent; d'une figure charmante , faite pour infpirer de Pamour , & 1'infpirant 1 en efFet; paroiiTant répondre a tous les < goüts qu'il faifoit naïtre , mais étant dans 1 le fond plutöt maitre de fes paffions qu'elles re le maitrifoient. II faifoit fervir fon ar1 deur effrénée pour les p'aifirs, a fa gloire, a fon ambition & a fes intéréts. Avide de b;ens, quoiqu'il fut riche d'ailleurs, généjreux ; on le croyoit même diffipateur. jll cultiva tous les Arts , & prit des Belles: Lettres juftement ce qu'il lui falloit pour jêtre tout-a-fait aimable ; il étudia même jla Phüofophie : Socrate, le plus fage des dhommes , fut fon maitre, & fe plut fi bien ia lui donner des lecons, que dans un aujtre fens, Alcibiade fut le Maitre de Socrate. II fut marié, & pen fidele a fon époufe (Hypparette); elle imita celles qui javoient fur Aicib.ad ■ des droits moins légitimes, & lui pardonna fa légéreté & fes fcrreurs, en faveur de fes agrémens. Tous jles talenslui étoient naturels, comme les  '4i' FJJais vertus 1'étoient a Ariftide; auffi favoit-ïl, dans le befoin, contrefaire tout ce qu'Ariftide pratiquoit de bonne foi. Des circonftances ftngulieres le firent paffer k Laeédémone ; & dans cette ville, rivale de fa Patrie , & dont les mceurs formoient un parfait contrafte avec celles des Athéniens, il parut, pendant quelque temps, être devenu un parfait Spartiate; mais ce n'étoit qu'un renard revêtu de la peau du lion. II n'avoit métamorphofé que fon extérieur : il féduifit la femme du bon Roi Agis; & loin que les Spartiates le convertiflent, ce Tut lui qui les corrompit. II paffa chez les Perfes, & parut fait pour vivre dans la Cour d'un Roi defpote ; Courtifan fouple , il rampoit aux pieds du Maitre; hardi, hautain vis-a-vis cles Satrapes, il leur prouvoit qu'il avoit autant & plus de droit qu'eux k la faveur & a tous les avantages qu'on peut acquérir dans une Monarchie. De retour dans fa Patrie, il éblouit fes Concitoyens par fa magnificence ; mais il les enchanta par le goüt qu'il mit dans les fêtes qu'il leur donna.  dans le goüt de Montagne. 43' Les Athéniens étoient fufceptib'es de tout pardonner en faveur des graces, perfonne n'avoit cette reffource plus a la main qu'Alcibiade. Sa fin fut tragique ; mais il prouva jufqu'a fa mort qu'il étoit intrépide : affiégé dans fa maifon par les Perfes , criblé par. leurs traits, il expira , & ce fut la belle Timandre qui lui ferma les yeux & prit foin de fa fépulture.» Après avoir lu ces portraits, & rapprochant nos yeux du Siècle & du pays ou nous vivons, nous ne pouvons nous diffimuler que nous avons encore des Alcibiades, mais que nous ne voyons plus d'Ariftides. Le feizieme Siècle en a produit , & ils ont été reconnus, paree que dans les temps de troubles & de guerres civiles, les gens qui ont autant de fermeté que de vertu, qui ont des principes, Sc qui font obligés de les défendre , fe montrent au grand jour; mais lorfque tout femble calme & en paix, la valeur s'endort, & la vertu héroïque n'éclate ni ne brille plus. Dans les pays oü il n'y a ni lions ni dragons , qui fait s'il y auroit des  44 EJfais gens capables de les dompter; maïs ou Port ne voit point de monftres, on eft accablé d'infeöes ck; les nuées de ces petits animaux font plus difficiles a diffiper que les bêtes féroces a percer. Notre Siècle eft fait pour produire des 'Alcibiades. Ce brillant modele a-t-il encore chez nous de parfaites copies ? Si je ne me trompe, j'en connois une parmi mes Contemporains; puiffent mes arrierespetits - enfans Padmirer & Paimer comme moi. ■6- '- ' 1 I- ■ , J'ai lu les Harangues de Démojlhent avec tout le p'aifir poftible , &c fa vie avec peine. J'ai reconnu en lui l'homme du plus grand talent, de la plus belle & de la plus vive éloquence; mais je me fuis appcrcu que les qualités de fon coeur ne répondoient point a celles de fon efprit. La première fois qu'il monta dans la Tribune aux harangues , ce fut pour plaider contre fes tuteurs , & il ne réuffit pas, paree qu'il étala, dit-on, trop de raifons accumulées les unes fur les autres, qu'il  dans le goüt de Montagne. 45 chargea fon plaidoyer de trop de figures oratoires, & qu'il les débita mal: pour moi, je crois que fa caufe étoit mauvaife. Un jeune homme tel que Dénioffhene devoit trouver fes Juges difpofés a 1'entendre, quand il fe plaignoit qu'on avoit abufé de fa foibleffe pour lui enlever fon bien. II paroït que, loin de fe rebuter de ce mauvais fuccès , Démoflhene fe donna des peines infinies pour fe rendre plus habile & plus féduifant. Quelque temps après, n'étant point encore parvenu a débiter parfaitement, il compofoit du moins pour les autres; & dans une caufe oü 1'Aréopage fe trouva fort embarraffé, paree que les plaidoyers étoient d'égale force , on découvrit que c'étoit Démofthene qui avoit fait 1'un & 1'autre : il étoit ainfi Avocat pour &c contre. Quelle opinion peut-on avoir du cceur d'un tel Orateur l Enfin il fe trouva en état de s'oppofer k tout ce que propofoit Phocion, qui ne manquoit ni d'efprit ni d'éloquence, 6c dont les opinions étoient plus juftes & plus avantageufes aux Athéniens. Démof-  '4-6 Efais thene fe trouva encore plus de talent que lui; il Pemporta , & fes fuccès furent caufe de la perte de fa Patrie : ne devoitil pas fe reprocher un pareil triomphe ? Souvent, quand Démofthene manquoit de raifons, il fe tiroit d'affaire par une plaifanterie. Ce genre de reffource paroitroit bien moins extraordinaire & moins difficile a employer aux Francois qu'a d'autres. II avoit confeillé la guerre; quoique les Athéniens ne fuffent point en état de la faire, on la réfolut. Obügé d'y marcher comme les autres, il fut le premier a lacher pied & k s'enfuir. II avoit harangué en mauvais citoyen, il combattit en lache foldat. Cependant les Athéniens le rappelerent dans la Tribune aux harangues; ils voulurent encore entendre ce divin Orateur. Peuple frivole, qui ne faifoit cas que du choix des mots & de la tournure des phrafes, fans s'embarraffer de 1'objet du difcours! C'étoit pourtant du falut de la République dont il é:oit queflion. Philippe étant mort, Démofthene foutint qu'on n'avoit rien k craindre de la  dans Ie goüt de Montagne. 47 part du jeune Alexandre; que ce n'étoit qu'un fot enfant (felon les expreffions de M. de Toureil). Les beaux-efprits d'Athenes fourirent & applaudirent : la fuite a fait voir k qucl point ce jugement fur Alexandre étoit hafardé. Le Roi de Macédoine ruina Thebes, & ne pardonna a Arhenes que par indulgence pour les Arts, les Lettres & la Philofophie; mais il demanda qu'on lui livrat les Orateurs qui 1'avoient infulté. Démofthene étoit le plus coupable: il eut grand-peur, fit ce qu'il put pour s'épargner le voyage; il inventa cl déclama a merveille la Fable des Pafteurs, que les loups engagerent a livrer leurs chiens : mais Démofthene n'étoit rien moins qu'un homme précieux a conferver pour fa République; cependant il vint a bout d'engager fes Compataotes k payer plutöt une fomme confidérable, que de 1'abandonner au reffentiment du Roi de Macédoine. Alexandre prit 1'argent des Athéniens, leur laiffa leur Orateur, &c fitun trés-bon marché. Le Conquérant ayant pris Sardes fur  4$ Effais e Roi de Perfe, y trouva Ia preuve que Démofthene étoit penfionnaire des ennemis de fa Patrie, en un mot, un fripon. II le fit favoir aux Athéniens, qui n'en firent que rire; effe&ivement cela n'empêchoit pas que Démofthene ne fut l'homme de la Grece qui parlat le mieux; & les Athéniens pardonnoient tout en faveur de 1'efprit & des talens. II devoit un jour plaider contre un certain Harpalus , que 1'on vouloit faire bannir d'Athenes , & qui le méritoit bien; Je coquin donna une belle coupe d'or k 1'Orateur. Le lendemain , Démofthene déclara qu'il avoit une fluxion fur les dents, & ne pouvoit parler : je le crois bien, dit Phocion, tu as dans ta gorge la coupe d'Harpalus. Cette repartie parut excellente, mais il n'en fut que cela. Quand on lit Démofthene, on en eft fi enthoufiafmé, qu'on ne s'avife pas de pefer la valeur de fes raifons; mais quand on lit 1'Hiftoire, on reconnoit leur foiblefle, en fe mettant k la place des Athéniens. Phocion, au contraire, parloit rai- fon  dans le goüt de Montagne. 4.9 fon & toujours k propos. Hipéride difoit a Phocion : Quand feras-tu donc d'avis de faire la guerre ? « Ce fera, lui répondit le fage Athénien, quand les vieillards fauront commander, & les jeunes gens obéir; quand les riches feront difpofés k contribuer de leurs biens, & les pauvres de leurs bras; quand les Orateurs ne chercheront plus a faire briller leur efprit & leurs talens aux dépens des véritables intéréts de la République. » Voila des traits fublimes , & qui préfentent a la fois tous les "maux & tous les remedes. Démofthene, au contraire , commence une de fes harangues, en difant : « Athéniens , 1'Oracle de Delphes a déclaré qu'il y avoit un feul homme a Athenes qui n'étoit point de 1'avis dc tous les autres -t êres-vous curieux de connoitre eet homme ? C'eft moi.» Voiia affurément une très-belle figure de rhétorique; mais enfuite Démofthene eft obligé de m;-ttre bien de l'art & de la fubtiüté , paur prou /er qu'il a raifon d'être d'un avis contraire a tous fes Concitoyens. £h, comment les Tou/c I, C  TLJfais Athéniens auroient-i!s été aveuglés au point de faifir toujours le faux & jamais le vrai? II eft certain que Démofthene les trompoit. J'aimebien mieux Cicéron; toutrefpire, dans fes plaidoyers , le fentiment, 1'équité & la jufteffe d'efprit; fa logique eft nette & en même temps preffante. On croit voir un honnête homme qui en défend d'autres; & rien ne nous prouve en effet que Cicéron ait cherché k tromper les Romams, ni a faire valoir de mauvaifes caufes. L'Orateur Romain avoit de grands défauts perfonnels; il étoit foible dans le Confeil & dans le Gouvernement, & fe plioit aux temps & aux circonftances ; mais il ne s'échauffoit pas du moins pour le mauvais parti, & il ne pouftoit point fa Patrie dans le précipice , s'il n'ofoit pas 1'empêcher d'y tomben II étoit vain , &C croyoit avoir fauvé Rome en découvrant la conjuration de Catilina; mais du moins, s'il fe vantoit trop d'un petit fervice , il n'avoit rien a fe reprocher. 11 faut bien accorder quelque chofe a 1'humanité , & lui paffe: qitelqaes foib'.tffes.  dans le goüt de Montagne. 51 <5 --- —; , _ :i> J'ai lu Ia vie des deux Catons , avec 1'intention de chercher a deviner quel eft celui qui méritoit le mieux de faire paffer en proverbe cctte exprefïïon : 11 ejl fage comme Caton ; & je crois que Caton d'Utique doit avoir la préférence fur fon aïeuK Pour- mieux en juger , comparons leurs aclions, eu égard d'ailleurs aux circonftances dans lefquelles ils fe trouverent. Le Cenfeur étoit plus dur , & vivoit dans un temps oü il étoit moins néceffaire del'être; par conféquent fon auftérité pcuvoit être foupconnée de tenir de Phumeur. 11 fe fit d'abord quelque réputation comme Orateur ; mais c'eft paree qu'il mettoit dans fes plaidoyers de 1'acharnement contre fes Parties adverfes , & qu'il affichoit un zele exceffif pour la vertu &c pour les Loix , & faifoit une eritique amere de ceux qui s'en écartoient. II fut nommé Quefteur de 1'armée de Scipion l'Africain , & fe refufoit k Ia moindre dépenfe que vouloit faire ce Généra1 pour révo.. - c ;j:  52 TJTais penfer fes foldats. Scipion lui ayant dit qu'il ne fe croyoit pas autant obhgé a ménager les deniers, qu'a faire réuffir les grandes entreprifes dont il étoit chargé , obfervation trés-jufte & trés - vraie , Caton , de dépit, abandonna la Qucfture & Farmée. Etant Préteur , ce fut un Juge d'une intégrité parfaite0, mais d'une févérlté infupportable. Parvenu aux honneurs du Confulat, il fut envoyé en Efpagne , & il fe vit bientöt environné d'ennemis , qu'il devoit peut - être a la roideur de fon cara&ère. Sentant bien alors qu'il falloit plier, il tira des tréfors de la République deux cent talens pour corrompre une partie des Efpagnols ; &, les oppofant ainfi les uns aux autres , il vint a bout de les vaincre, fit rafer toutes les murailles de leurs villes, 6c recut a Rome les honneurs du triomphe. Dix ans après avoir été Conful, il brigua la Cenfure , 1'obtint , & jamais cette place ne fut exercée 'avec autant d'éclat & de rigueur que par Caton. II ne ménagea perfonne , Sénateurs , Chevaliers , hom-  dans le goüt de Montagne. 5 3 mes Confulaires même : il chaffa du Sénat tous ceux , de quelque naiffance qu'ils fuffent, qu'il trouva coupables. II fut exact, févere , incorruptible , inflexible , intrépide : il fe rendit redoutable aux infracteurs des Loix ; mais il ne rendit point leur exécution facile , ne les fit point j chérir, & ne penfa jamais a récompenfer ceux qui s'y conformoient. II lit Ia guerra au luxe, non en publiant aucune Loi fomptuaire, mais en taxant les Citoyens'fu vant la dépenfe qu'ils faifoient , fans avoir égard a 1'état réel de leur fortune. A la fin de fa cenfure, on lui éleva une ftatue, & il recut le furnom de cenfeur , qu'il porta tout le refte de fa vie; auffi conferva-t-il le goüt de cenfurer &c de critiquer fes Concitoyens. II fe faifoit un devoir & peut-être un plaifir de les accufer en plein Sénat : on le lui rendoit, on 1'accufoit a fon tour , & il arriva qua lui-même fut plus d'une fois condamné k Tarnende. II étoit déja vieux lorfque des Athéniens vinrent a Rome, & y mirent 1'étude des Lettres & de la Philofophie C iij  54 EJJais Grecques a la mode Caton ne pouvok s'accommoder de ce nouveau genre d'étude ; il s'éleva contre , & cria hautement que cette efpece de luxe d'efprit perdroit la République. II pafTa en Afrique , & féjourna a Cartbage , entre la feconde & la troifieme guerre punique : il s'appercut que cette ancienne rivale de Rome étoii encore rempüe d'une jeuneffe floriffante , que le pays étoit peuplé , riche & commercant; enfin , que fi 1'on laiffbit trop long-temps refpirer Carthage , elle pourroit encore faire trembler Rome , comme elle avoit fait du temps d'Annibal. Depuis ee moment , il opina fans cefTe dans le Sénat, pour qu'on détruisit Carthage, &Z il fut la caufe de la troifieme guerre punique , qui finit efFeöivement par la ruine entiere de cette ville. Caton ne mourut qu'a 1'age de quatre-vingt-dix ans , fans avoir jamais été malade , ni obligé de recourir aux Médecins. II y a bien des chofes k dire contre ce cenfeur auftere des vices & des mceurs de fon pays; il fe propofoit pour modele  dans le goüt de Montagne. 55 Curius Dcntatus , Romain des premiers temps de la République , qui fut trois fois Conful , recut deux fois les honneurs du triomphe , mais revenoit toujours après fes vicloires reprendre fa charrue, & vivre humblement dans fon champ. Ce fut ce Curius qui, recevant de certains Ambaffadeurs des offres confidérables d'or & d'argent, leur montra fa marmite remplie de raves & de légumes, en leur difant : « Jugez fi un homme qui fe contente » d'un tel ordinaire a befoin de vos » richeffes ». Caton affeftoit de mener une vie auffi frugale ; mais Curius , en vivant ainfi , ne faifoit qu'imiter fes compatriotes & fes contemporains, les Cincinnatus , les Fabricius & les Camilles; au-lieu que Caton fe fingularifoit , & cherchoit & fe faire remarquer. II nous refte des fragmens des Ecrits de Caton; la vanité, l'affe&ation de fe fingularifer , 1'économie exceffive, 1'avarice même s'y manifeftent. II a fait des Livres fur la vie ruftique, dans lefquels il dit qu'il n'y a rien de fi C iy  5ö Effais beau que d'angmenter Ion patrimoine; & de s'enrichir ; que les efclaves font des inftrumens de labourage, de culture, d'économie & de commerce , dont il faut fe fervir pour amélicrer fon bien, & ne les ménager que dans cette vue. Plutarque , quelque indulgent qu'il foit pour ceux dont il écrit la vie , n'a pu s'empêcher de fe récrier contre cette facon de penfer, & de la trouver injufte & inhnmaine. On remarque que Caton , qui condamna tant de vices pendant le cours de fa rude cenfure , ménagea ceux dont il étoit lui-même entiché , tels que 1'ufure , que 1'on prétend qu'il pratiquoit de la maniere la plus cruelle. Quand on la lui reprochoit, il répondoit, qu'il n'y avoit point de Loi qui la défendit précifément: cela pouvoit être alors; mais convencitil a Caton de s'en tenir ftriöement aux termes de la Loi, pour diftinguér ce qui étoit jufte & convenab'e, d'avcc ce qui ne 1'étoit pas ? Caton le cenfeur étoit donc intéreffé, avare, renrpli de vanité,  dans le goüt de Montagne. S7 & peut-être de jaloufie contre les perfonnages grands & puiffans qu'il perfécutoit avec éclat. II étoit dur envers fes égaux, & inhumain avec fes inférieurs; enfin fa fagefTe étoit trifte & farouche, ce que Montagne dit, avec raifon , être un fot & vilain ornement pour la Philojbphie. Ce que 1'on appe'.le fes Dijliques font très-fagès & très-raifonnables ; mais ils ne font fürement pas de Caton le cenfeur : voyons s'ils conviendroient mieux a fon petit-nls. Caton d'Udque vécut dans des temps plus malheureux que ceux de fon ayeul, & quoiqr.e fon fiecle n'eut aucun défaut effentiel, il en fit la critique , bien plus en pratiquant les vertus , qu'en déclamant avec fureur cor,tre les vices. Sa fagefTe ne fut ni cy::ique, ni jaloufe, ni orgueüleufe. II ne courut point après les richeffes, mais fe fervit de celles qu'il avoit pour être généreüx & libéral k propos. Egalement incapable d'une amitié aveugle , & d'ime haine pouflée jufqu'a l'acharnement, il aima fur-tout la C v  58 EJTaïs Juftice & la République. II étoit encore prefque enfant fous la tyrannie de Sylla; &C 1'on rapporte qu'il demandoit k tout le monde une épée pour percer le fein de eet oppreffeur de fa Patrie. Quarante ans après, il fe tua lui - même , plutöt que d'obéir a Céfar. II fentit que , furtout dans une République, les dignités n'étoient pas de vains honneurs , mais de vraies charges, de 1'exercice defquelles on étoit comptable a la Patrie. II fut d'abord Quefteur, comme l'avoit été fon ayeul, & il fe conduifit dans eet état en homme exaft & honnête, mais non pas difficultueux, préférant fur-tout le bon emploi a la rigide économie. Une vertu qui ne fe dément pas un feul inflant, ne peut manquer d'être connue; auffi jouitil bientöt de la réputation qu'il méritoit: mais on ne s'empreffoit pas davantage de 1'empioyer ; on craignoit fa facon de penfer, loin qu'on voulüt s'y conformer. Lui - même ne fe prefloit pas de jouer un röle dans la République ; mais yoyant c^ue le peuple étoit prés d'élire  dans le goüt de Montagne. 59 pour Tribun un mauvais citoyen , & craignant les maux qui pouvoient s'enfuivre , il fe préfenta avec confiance &C 1'emporta. En effet, il fe trouva en état d'empêcher que, fous le prétexte de la conjuration de Catilina, on ne rappelat a Rome Pompée & fon armée , qui faifoit la guerre a. Mithridate, & n'avoit point encore achevé de dompter ce fier ennemi des Romains. Si cette propofi.tion eüt réuffi , d'un cöté , le grand objet de la guerre d'Afie étoit manqué, faute d'y mettre la derniere main , Sc de 1'autre , Rome étoit affujettie par Pompée , au-lieu d'être troublée par Catilina. Caton différa du moins la ruine de fa Patrie, en empêchant pour ce moment - la que Pompée ne vïnt k Rome avec toutes fes troupes. II penfa , dans cette occafion , être affommé & affafliné par ceux qui vouloient prendre le mauvais parti, &C c'étoient prefque tous les citoyens Romains ; la plupart n'en prévoyoient pas les conféquences. Le fangfroid 6i la fermeté de Caton éclairerenï C vj  6o Effais enfin ces derniers, qui le fauverent des mains des autres. Pompée , inftruit de ce qui s'étoit paffé, revint a Rome , & fentit que Caton étoit un homme qu'il falloit abfolument ménager ; il rechercha fon aliiance , & lui demanda fa niece en mariage pour fon fils: Caton le refufa. Je ne donnerai point, dit-il, d'otage a. Pompée contre la Patrie ; quand fon parti fera le plus jufte, ce fera le mien. II tint parole : tant que Pompée, Céfar & Craffus furent unis pour tyrannifer Rome, il fut ennemi de tous les trois; Pompée lui en faifoit faire fouvent des reproches ; il répondoit toujours, qu'il ne co. fultoit jamais dans fes acnons, nï 1'amitié ni la haine perfonnelle ; qu'il n'avoit & qu'il n'auroit jamais devant les yeux que le bien de la République. Tous les partis s'appercevant éga'ement qu'il éto't impoflible de 1'attirer a eux, ils s'entendirent peur 1'exclure du confulatj & eet homme , fiat plus qu'aucun autre pour gouverrer Rome, ne fut jamais a la tête des affaires. Je ne fa'.s fi ce fut  dans le goüt de Montagne. 6\ un grand mal pour Rome; probablement il n'auroit pu différer que de bien peu la perte de la République : mais, quoiqu'il en foit, a Ia honte des Faffes confulaires, le nom du fecond Caton ne s'y trouve point infcrit. Enfin , le temps que Ie Sage Caton avoit prévu arriva. Les tyrans de Rome fe réduifirent a deux, Céfar & Pompée; ce dernier fut vaincu, & dès ce moment Caton prit fon parti, ou plutot., comme il le dit lui-même, il ne fui vit point Pompée , mais s'attacha aux débris de la République. Ce fut contre fon avis que Pompée livra la bataille de Pharfale. Caton ne pouvoit défirer une aöion qui devoit donner a Rome un Maitre ou un autre. Elle fut livrée malgré lui; Céfar fut vainqueur, & dès-lors ennemi de Caton. L'on fait comment ce!ui-ci fe retira a Utique, & comment, voyant cette derniere place de 1'Afrique obligée de fe foumettre , il fe donna enfin la mort a lui-même , avec un fang froid & un hérc ïfme qui ont fait de fon fuicide le modcle de tous ceux pafFcs, préfens Sc a venir.  6 2 EJJais Ce qu'il y a principalement a confidérer dans la mort de Caton, c'eft de favoir s'il fit bien de quitter la vie. Un Chrétien ne peut pas mettre la chofe en queftion; mais des auteurs Payens ont penfé que Caton devoit encore fe conferver pour la République. Pour moi, en me mettant a leur place , je penfe tout naturellement que Caton d'Utique prit un affez bon parti. La liberté de fa Patrie étoit 1'objet de tous fes défirs & de toutes fes affeöions; c'étoit, fi 1'on veut, fa folie, car tout le monde en a une. II voyoit la liberté de Rome anéantie ; en vivant plus long-temps, il n'auroit fürement vu que s'aggraver ce qu'il regardoit comme le malheur public. Céfar lui eüt pardonné, mais alors il auroit eu obligation a Céfar ; il en ccüte moins k un homme fier de quitter la vie , que de baifer la main d'un Tyran qui lui fait grace. II paroit que Caton étoit Philofophe, de la feöe des Stoïciens, dont les principes ont été fouvent outrés jufques au  dans Ie goüt de Montagne. 6% ridicule; mais, étant bien entendus ,. font fublimes & excellens. Ceux des Epicuriens , auffi bien corcus, tendent de même a rendre les hommes heureux & fages. Le Stoïque Caton ne craignoit donc ni la mort ni les douleurs; tels étoient les dogmes de fa feöe : mais il devoit encore moins les chercher que les craindre; auffi ne fit-il rien dans fa vie qui tendit a lui procurer inutilement ni mal, ni chagrin, ni même de contradiöion. Quand tout cela lui arriva, il le fupnorta avec courage èl fang - froid. 11 ne fe mêla des affaires de 1'Etat que quand il s'y crut apptlé; & dès qu'il vit qu'il ne pouvoit plus fer-i vir fa Patrie, & que les douceurs de la vie privée lui feroient intcrdites , paree qu'il avoit joué un trop grand röle dans les affaires pubüques , il abrégea fes jours, S'il eut quelque tort dans 1'efFet, il n'en eut aucun dans les principes. Le contraire arrivé a la plupart des fuicides; on fe tue prefque toujours pour de manvaifes raifons, ou 1'on prend mal fon temps pour fe .tuer. C'eft une lecon qu'il faut donner.  6\ EJfais aux Anglois, & dont ils ont grand befoin. On doit les faire fouvenir qu'il y avoit autrefois une Loi dans la République de Marfeille, qui permettoit aux Citoyens de boire la clguë , mais feulement après avoir expofé leurs raifons aux Magiftrats, & après que ceux-ci les auroient approuvées: moyennant ces précautions , on juge bien que rien n'étoit fi rare que de voir un fuicide a Marfeille. Une derniere rcflexion que m'offre la vie des deux Caton, c'efl que leur facon de penfcr philofophique les avoit conduits 1'un & 1'autre a une ind fférence pour leur familie, que je ne peux pas leur pardonner. On clte d'eux des traits bien finguliers dans ce genre , que je ne me permettrai pas de répéter ici; je me contenterai de dire que c'étoit par des motifs abfolument différens. Caton le cenfeur , uniquement occupé de fonavarice, de fa vanité, & d'un attichement bizarre aux Loix, confiJéroit tout dans 1'ordre civil, & rien dans l'ordie naturel & domeftique : chez fon petit-fils, au con-  dans le goüt de Montagne. 65 traire, le bien de la République abforboit toutes les idéés, tous les fentimens: quoiqu'il en foit, ces deux grands Hommes étoient inexcufables de fe priver des deux plus grandes douceurs de la vie , 1'amour conjugal & 1'amour paternel. Le défir mal entendu d'imiter les vertus de Curius Dentatus, autorifa la conduite de Caton le cenfeur. L'exemple de Caton d'Utique parut a fon neveu Brutus une autorité fufHfante pour affaffiner Céfar en plein Sénat: il exécuta ce crime, ou , pour mieux dire, cette cruelle & inutile vengeance, avec des intentions auffi pures qu'étoient celles de fon oncle. II étoit , comme lui, ennemi de la tyrannie, fans Pêtre du Tyran; la bafe de fon aftion étoit la juftice, Ie zele pour le maintien des Loix établies dans fa Patrie : mais tout cela étoit mal entendu , mal réglé dans la tête de Brutus, & fut mal appliqué. II faut combat;e les Tyrans naiffans, les punir même , s'il eft pofiible : mais il n'y a plus qu'un parti k prendre avec la tyrannie confirmée & inévitable; c'eft celui de la ménager.  66 EJfais Ceux qui ne connoiffent qu'imparfaitement PHiftoire Romaine , ne rendent pas affez de juftice a Lucullus. On a entendu parler de fa magnificence & de fon goüt pour la volupté ; mais on oublie combien il rendit de fervices k fa Patrie , avant que de fe livrer k tous les amufemens qui adoucirent &c embellirent fa retraite. II cultiva avec fuccès les Belles-Lettres pendant fa jeuneffe, fut enfuite homme d'Etat, grand Capitaine , & fur la fin de fa vie , Philofophe. Ami de Sylla , il ne conc^ut peutêtre pas affez d'horreur des cruautés de ce Dictateur , mais du moins il n'en fut point complice. II fut fon Executeur teftamentaire, & Tuteur de ion fils , de préférence a Pompée. Après avoir paffé par tous les emplois de la République , capables de former les grands Hommes , tant au dedans qu'au dehors , il fut enfin Conful. Après fon Confulat, le Gouvernement de Cilicie étant venu a vaquer, il avoit toutes fortes de raifons pour le demander; mais  dam le goüt de Montagne. 67 c'étoit une affaire délicate , & il eüt eu peine a en venir a bout , s'il n'eüt gagné Ceihegus , Tribun du peuple. Pour eet effet , il fallut s'adreffer k la courtifane Precia ; il en parut amoureux , ck favoit bien que ce moyen, adroitement employé, étoit le plus sür pour réuffir auprès des femmes. II obtint ce qu'il voulut de 1'amant de fa maitreffe ; peu fcrupuleux fur les moyens de parvenir k fon but, il en profita auffi-töt. II paffa en Afie, calma , par fa bonne conduite, les troupes rebelles & mutinées, les conduifit au combat contre Mithridate, & embarraffa fort ce redoutable ennemi des Romains. En même temps , il fe concilia 1'amitié des habitans des provinces conquifes; il arrêta les déprédations des Fermiers, qui étoient la plupart des Chevaliers Romains ; il les forga a foulager les peuples, ou du moins a mettre la perception des impöts en bonne regie. Cet afle de juftice & de modération lui fit beaucoup d'honneur. Ayant rempli glorieufement cette première commiffion, il fut encore en-  68 Efais voyé , quelque temps après, du cöté de | 1'Aiie , & fe conduifit avec la même prudence &lemême défintéreffement. II trouva ] que le vrai moyen de vaincre Mithridate, étoit d'affamer fon armée , qui étoit immenfe : ce moyen lui réufiït; il affiégea Amafie , qui ^renfermoit les principales richeiTes de ce Roi. II vint a bout de con- I quérir cette Capitale, & les troupes Ro- i maines y firent un butin confidérable. Il I ne dépendit pas du Général, que 1'armée 1 ne mit autant d'ordre dans le recouvrement 1 de ces tréfors, qu'il lui en revenoit de profit; mais c'eft ce qu'il ne put obtenir J de fes foldats , qui avoient déja renoncé a. leur ancienne difcipline. Cependant il s'occupa du foin de pouffer plus loin fes conquêtes. Mithridate s'étoit retiré chez Tygranes , Roi d'Arménie , fon gendre; c'étoit la qu'il falloit le pourfuivre. Lucullus prit fes mefures pour diffiper les immenfes armées du b?au-pere & du gendre, quoique la fienne leur fut inh"niment inférieure. Ce fut en donnant les plus grandes preuves d'habileté dans 1'art ]  dans le goüt de Montagne. 69 de la guerre , qu'il y parvint. I! ofa former le fiege de Tygranocerte , capitale du royaume d'Armenië ; les approches en étoient défendues par une armée de prés de trois cents mille hommes : le Général Romain vint a bout de la diffiper, & fe tint affuré de la vidïoire , auffi - tot qu'il eut jeté un coup-d'oeil rapide, mais militaire , fur la pofition que cette armée avoit prife. lis font a nous , s'écria-t-il; c'étoit un de ces jours que les Romains avoient marqués dans leurs Faftes, comme malheureux, paree qu'ils avoient été autrefois fignalés par des défaites : Je le ferai meun parmi les jours heurenx, ajouta-t-il, & il tint parole. Cent mille barbares périrent :idans cette bataille , oü 1'on prétend qu'il n'y eut que cinq Romains de tués , & cent 5 de bleffés. La fuite de cette viftoire fut la prife de f. Tygranocerte. Le Vainqueur marcha vers 1 "Artaxarte, ancienne capitale de 1'Arménie: ] il 1'eüt prife , car Mithridate &c Tygranes / fuyoient devant lui, & firent encore de I yains efforts pour la fauver; mais le froid  7<3 Ejfais s'itant fait fentir, les foldats Romains , chargés de richeffes, déclarerent hautement qu'ils ne vouloient point s'expofer aux rigueurs d'une guerre d'hiver, pour obtenir un triomphe moins flatteur pour eux que pour leur Général. Ce fut en vain que Lucullus leur donna 1'exemple de braver les fatigues comme les périls : il ne fut point fuivi, & fe vit forcé de laiffer fon armée dans 1'inaction, & de renoncer k la gloire d'avoir terminé une guerre fi bien commencée. Pendant ce temps, on intrigua a Rome contre lui, & on lui nomrea un fucceffeur. Pompée vint dans la belle faifon prendre le commandement de 1'armée Romaine , acheva facilement de dompter Tigranes, & forga Mithridate k fe donner la mort. Ce fut alors que Lucullus chercha k fe confoler, en menant la vie la plus douce & la plus voluptueufe , des dégoüts qu'il avoit éprouvés dans la carrière politique & militaire qu'il venoit de parcourir. II fentit qu'il avoit acquis le droit de fe repofer, &c qu'il n'avoit rien de mieux k  dans le goüt de Montagne. ft faire que de rendre fa retraite délicieufe ; il avoit d'ailleurs eu des chagrins domeftiques. II avoit fucceffivement époufé deux fèmmes , dont la mauvaife conduite lui avoit fait honte, Sc dont il avoit été obligé de fe féparer, quoique la feconde fut fceur de 1'auftere Caton. II s'appercut que 1'un & 1'autre fexe avoient, dans Rome , renoncé a toutes les loix de la vertu , de 1'honneur , &c même de la bienféance : il me femble qu'il fe dit a lui-même : « Occupons-nous de notre plaifir perfonnel , puifque nous ne pouvons plus efpérer d'acquérir de lagloire; renongons a 1'ambition d'obtenir 1'eftime d'un peuple qui ne mérite point la notre ». Si Lucullus , chargé des dépouilles de 1'Afie, eüt encore eu 1'ambition de jouer un grand röle dans Rome, il s'y feroit fait un parti, eüt embarrafté Céfar & Pompée ; il feroit du moins entré dans le Triumvirat comme Craffus, & y eüt joué un plus beau röle , ayant plus de mérite : mais il préféra de jouir de fes richeffes. II fe fit des habitations fuperbes 6c déli-  72 Effais cieufes, a la ville & a la campagne; il régaloit, avec la plus grande profufion , fes amis 8c ceux qu'il regardoit comme dignes d'être admis dans fa fociété. II étoit noble 8c généreux envers les autres, mais fans vouloir en être importuné; il les aidoit de fa bourfe 8c de fon crédit, mais ne cherchoit point a fe faire des partifans , Sz n'exigeoit d'eux aucune efpece de reconnoiffance. II vit de fang-froid les différentes facuons agiter Rome, ne prit parti pour aucune, & n'en fut point perfécuté. II avoit formé, en homme de goüt, des colleftions de livres, de ftatues, 8c d'autres curiofités; il cultivoit les Sciences &C les Lettres; enfin, il ne fe refufoit a aucune forte de volupté , mais en déclarant & prouvant qu'il commandoit a toutes, & qu'aucune ne le maitrifoit. Si Lucullus parut égoïfte, 8c le fut en effet, ce fut pour avoir été zélé Citoyen, bon Militaire , fuffifamment ambitieux, 8c même avide de gloire. II avoit reconnu que, dans certains pays , 8c dans certaines circonflances, quand on a payé a fa Patrie fon  dans le goüt de Montagne. 73 fon contingent de fervices & de zele , il eft bien permis , & même il eft fage de ne plus penfer qu'a foi. On ne lit point fans intérêt Ia Vie des deux Gracchus, foit clans Plutarque, foit dans l'Hiftoire de la conjuration des Gracques, par 1'Abbé de Saint-Réal. Quand on eft bien jeune, on s'enthoufiafme aifcment du mérite de ces deux jeunes Répu1 blicains , on admire leur audace ; on ap: plaudit k leur zele, pour rétablir dans leur Patrie le bon ordre & 1'égalité. BienJ tot on s'imagine que fi 1'on fe trouvoit en pareille circonftance, onen feroit au1 tant qu'eux , & que s'il y avoit de grands j rifques k courir clans 1'exécution, il feroit 1 du moins bien beau & bien glorieux de 1'entreprendre. Dans un age plus mür, on juge les Gracques avec plus de fang-froid & plus de juftice, & on ne les éftime q :e ce qu'ils j valent; pour moi, j'avoue que je crois \ remarquer dans leur conduite plus d'amTome 1,  74 EJTais bition , de témérité &C d'étourderie, que de véritable zele patriotique. Petitsiïls, par leur mere, du grand Scipion , ils fe fignalerent d'abord a Ia guerre; Tiberius , 1'ainé , mérita des couronnes obfidionales, & fit des merveilles dans une bataille que le Conful, fous qui il fervoit en qualité de Quefteur, perdit par fon imprudence. Le jeune Quefteur fut chargé de faire la paix avec 1'ennerni vainqueur: il y réuffit avec affez d'adreffe, vu les circonftances facheufes oii fe trouvoit 1'armée Ronaaine; & s'il ne la fauva pas, il mit du moins fa propre réputation k couvert. Un pareil début échauffa 1'ambition de 1'ainé des Gracques : il voulut voler rapidement k la gloire & a la fortune; il trouva que les fonftions de Préteur ne lui offriroient pas des occafions affez brillantes, qu'il attendroit trop long-temps pour parvenir au Confulat & au commandement des armées-, il crut trouver dans la place de Tribun du Peuple, des moyens nouveaux & aifés de fe fignaler,  dans le goüt de Montagne. 7 5 en prenant le parti de la derniere clafle des Citoyens, contre les plus riches & les plus puiffans. II brigua donc la place de Tribun, & 1'obtint fans peine; il en connoiffoit tous les avantages. Les Tribuns pouvoient également, pour 1'intérêt du Public, s'oppofer aux Loix nouvelles, & folliciter 1'exécution des anciennes. Ce fut la Loi Agraire qu'il entreprit de faire revivre. Cette Loi ordonnoit qu'aucun Citoyen ne poffideroit plus de terre qu'il n'en pouvoit cu'tiver lui-même, & qu'il feroit obligé d'abandonner fon fuperflu k ceux de fes Concitoyens dont le patrimoine étoit moins confidérable que le fien. Elle étoit excellente dans fon principe, & pour une République naiffante; mais elle ne pouvoit plus être k 1'ufage de R.ome conquérante, qui avoit déja foumis de puiffans Royaumes, & porté fes armes viftorieufes au milieu de 1'Afie & fur toutes les cötes de 1'Afrique. Cependant le peuple , qui confidere moins la difficulté des moyens cle détruire certains abus, que les avantages qu'il D ij  7 6 Effais trouveroit a les voir réformer, applaudit a la propofition de Gracchus, qui auffitöt devint fon idole. En vain les Grands & les Riches voulurent - ils lui repréfenter dans quels embarras il alloit les jeter, il les rebuta, fuivit fa pointe; & comme on lui demandoit s'il prétendoit enlever, fans aucun dédommagement, k k ceux qui lui paroiffoient trop riches , les terres dont ils étoient propriétaires , il déclara qu'elles devoient leur être payées par le Tréfor public , & ce Tréfor n'étoit fondé que fur leurs propres richelTes. Un ^utre Tribun s'oppofa k cette Loi; mais Gracchus 1'emporta avec tant de fupérioïité, qu'il eut de la peine a tirer fon Collegue des mains de la multitude qui vouloit le mettre en pieces. Gracchus fut nommé Triumvir avec fon beau-pere & fon frere, pour forcer tous les riches Citoyens d'abandonner leurs terres aux pauvres. L'on juge bien quel défordre auroit entrainé 1'exécution de eet arrangement, lorfque, par bonheur, Attale, Roi de Pergame, mourut, ck inflitua le  dans le goüt de Montagne. 77 peuple Romain héritier de fon Royaume êc de fes immenfes tréfors. Gracchus réclama auffi-tör, au nom du peuple, cette fucceffion ; il prétendit que 1'argent devoit être diftribué entre les nouveaux poffefleurs des terres, pour les mettre en état de les cultiver , & que le Royaume de Pergame devoit être adminiftré au nom Sc au profït du Peuple Romain, fans que le Sénat y eüt aucune part. Cette derniere propofition mit véritablement le Sénat hors de toute mefure : il fentit qu'il falloit abfolument fe défaire de Gracchus, fans quoi il détruiroit 1'Ariftocratie, Sc, a 1'aide du peuple & de la Démocratie , devlendroit bientöt lui-même le Maitre de Rome. La perte de Tiberius Gracchus fut donc réfolue , & fon fupplice exécuté d'une maniere bien finguliere; le Sénat en corps fut fon bourreau. Les Sénateurs partirentdu Capi,to!e, & traverfant la ville, fe rendirent & 1'affemblée du Peuple, fuivis de leurs Cliens armés, & ayant eux - mêmes des cuirafles 5c des épées fous leurs robes. D üj  7* EJfais On donnoit alors les fuff-ages pour cotttinuer Gr-acchus dans la p'ace de Tribun , ou plutöt on devoit les donner; & quoique prefque tous les Plébeïens le déliraffent, tous crioient a la fois; on ne pouvoit s'entendre ni prendre les voix en regie. Le Sénat fe préfente, Ie Peuple étonné fe partage, & le laiffe approcher du Tribunal oü étoit Gracchus : il veut fuir; unnommé Satufeius donne le fignal en frappant le premier, & le Tribun eft bientöt accablé de cent autres coups. Auffitöt après cette exécution, le Sénat fit arrêter cent des principaux amis de Tiberius, & déclara bannis de Rome un plus grand nombre qui s'étoient enfuis & cachés. Le Peuple effrayé , ne connoiffant pas fes forces, n'ofa feulement ramaffer ïes débris de fon idole brifée : on refufa au frere & a la familie de Gracchus de lui donner les honneurs de la fépulturea & fon corps fut précipité dans le Tibre. Caïus Gracchus, cadet de Tiberius , faifoit, pendant ce temps-la , la guerre aux Mumantins, k la fuite de fon cnde  dans le goüt de Montagne. 79 Scipion. Qui n'auroit cru que 1'exemple de fon frere aïné ne lui eüt fervi de lecon, Sc ne 1'eüt empêche de faire le perfonnage, fouvent odieux , & prefque toujours inutile, de Réformateur de 1'Etat? Le contraire arriva cependant. Après le malheur de fon frere ainé, il fe tint quelque temps caché , s'occupa d'ormer fon efprit, & de fe former a Péloquence, Sc y réulfit aflez bien, pour qu'étant de retour a Rome, Sc Tiberius Gracchus étant, pour ainfi dire , oublié, Caïus brillat au Barreau , Sc il foutint avec éclat des caufes intéreffantes, qu'il gagna avec un applaudiffement général. On 1'envoya Quefteur en Afrique : il y rendit a fon Général d'importans fervices; car non - feulement il adminiftra la caiffe militaire avec intelligence Sc économie, mais encore , les troupes Romaines manquant, dans ce pays, de beaucoup de douceurs qu'elles ne pouvoient fe procurer elles-mêmes, il engagea Micipfa, Roi de Numidie , dont il avoit fait fonami, a leur procurer tout ce qu'elles pouvoient defirer. II revint a D iv  So Effhis Rome après trois ans de Queflure, & on eut beau vouloir lui chercher chicane fur fon adnuniftration, le vceu général des troupes le foutint. II eut alors la dangereufe ambition de vouloir être Tribun, comme avoit été fon frere. Au nom de Gracchus , le peuple fe rappela Tiberius, ? malSre toutes ^s oppofitions & les mtngiies du Sénat, Caïus fut élu Tribun. Pendant quelque temps, il fe contenta de haranguer avec grace & éloquence ; J encnanta les Romains & alarma les Grands, qui ne fe tromperent pas en peniant quil feroit bientöt éclater contr'eux quelque orage. Le Sénat ayant jugé, contre fon avis, deux caufes importantes, H sen plaignit hautement, & fit former une compagnie de trois cents chevaliers Romains, que 1'on appela le ContreSenat, paree qu'elle fe chargea de critiquer & de réformer , fous 1'autorité du Peuple, les jugemens rendus par les trois cents Sénateurs , & de proté2er ceux qui lui paroiflbient injuftement opprimés. Get etabhüement fit, avec raifon, trembler  dans le goüt de Montagne. 81 le Sénat, & procura a Caïus la plus grande confidération , d'autant plus qu'il fit plufieurs autres excellens établiffernens , tels que des greniers pubücs , des chemins , des ponts, des rues. II devint Pidole du Peuple ; le Sénat ne trouva pas de meilleur moyen que de lui oppofer un autre Tribun qui parut encore plus zélé que lui; il s'appeloit Drufus: mais Gracchus le démafqua , & pour enchérir tout-a-fait fur lui, il remit enfin fur le tapis le projet de la Loi Agraire, qui avoit été fi fatal a fon frere. Scipion, le fecond Africain, quoique coufin de Gracchus, étoit alors fon plus cruel adverfaire : il jouiffoit de toute la confidération , & de toute 1'eftime que pouvoit donner a un Romain 1'honneur d'avoir porté les derniers coups a Carthage, & de 1'avoir enfin détruite. Gracchus , fans être effrayé de tant de gloire, lui tint tête avec autant d'habileté que d'audace, aidé de Fulvius Flaccus, que la faveur de Gracchus éleva au Confulat. Sur ces entrefaites ? Scipion fut trouvé D v  Si EJfais mort dans fon lit; cette mort fubïte £i naitre quelques foupcons fur Gracchus Se fur fes amis, & peut - être le Tribun ne prit-il pas affez de foins pour les diffiper ; croyant n'avoir plus de rival auffi n doutable , il redoubla d'audace , & le Sénat fentit que ce fecond Tyran n'étoit pas moins dangereux que le premier, & qu'il étoit auffi nécefiaire de co'iper cette feconde tête de 1'hydre, qu'il 1'avoit été d'ub^ttre la première. Dans une grande affemblée du peuple R.omain, Caïus Gracchus voulut faire détruire les bar.cs élevés pour les perfonnages Confulaiies & les principaux Sdnateurs ; le Sénat mit auffi-töt fa tête k prix , & le peuple ne le foutint pas plus qu'il avoit autrefois défendu fon frere. Gracchus fit au Sénat des propofitions de paix ; on ne 1'écouta que pour fe donner le temps de juger jufqu'a quel point il feroit foutenu. Dès qu'on reconnut qu'il ne le feroit pas, il fut pourfuivi; & le dernier des Gracques, fe voyant fans reffources , prit le parti de fe donner la mort» Le peuple  dans le goüt de Montagne. 83 Romain fe contenta de pleurer la perte de fon Héros, fans chercher a la venger. On éleva des ftatues aux deux freres , on leur confacra même des temples, & le Sénat fouriant amérement, laiffa rendre ces vains honneurs a leur mémoire. Les peuples font d'autant plus volontiers ingrats envers ceux qui cherchent a les tirer d'efdavage, qu'ils foupconnent, la plupart du temps, que leurs prétendus libérateurs travaillent autant pour leurs propres avantages que pour ceux du public ; fouvent ils ne fe trompent pas. Les Gracques mêmes n'étoient point k 1'abri de ce foupcon ; mais un autre moins facheux- , que 1'on peut former contre eux, c'eft celui d'étourderie , d'imprudence & d'inconfidération. II me paroït qu'ils abuferent de leur efprit, de leurs talens, de leur zele; en fuppofant même qu'il fut fincere, ils en furent bien punis. Cependant leur exemple n'a point empêché qu'environ dix-fept cent ans après leur mort, ils n'ayent trouvé des imitateurs; tels furent au feizieme fiecle te D vj  $4 EJfais Comte Jean-Louis de Fiefque, Génois, & au dix - feptieme, le Cardinal de Retz. ■8- -» Jean-Louis de Fiesque , Comte de Lavagne , d'une des plus illuftres maifons de Gênes, confidéré par fa naiffance, fes richeffes , les graces de fa figure , 1'agrément de fon efprit, Sc n'étant agé que de vingt deux ans , fut affez imprudent pour vouloir imiter la conduite des Gracques 3 &C finit auffi malheureufement en 1547. L'Hifroire de la révolution qu'il tenta de faire a Gênes, Sc dont il fut la viétime, a été écrite en Italien, en 1629, par Augufiin Mafcardi, dans le goüt de celle de Catilina , par Sallufle. On y a inféré , a Fimltation de eet auteur, des harangues ou d'fcours qu'on fuppofe faits par les différens conjurés, délibérans avec leur chef fur la réuffite du complot qu'ils avoient formé. Le cardinal de Retz, encore jeune, trouva ce morceau d'aiftoire, en Italien, fi intéreffant, qu'il fe plut a le traduire; il 1'embellit même, &. le travailla avec  dans Ie goüt de Montagne. 85 un foin qui prouve que le caraclere du héros lui plaifoit, & qu'il eüt été charmé de le prendre pour mode'e : le Cardinal.femble encore en convenir en quelques endroits de fes mémoires. Cependant, que pouvoit - il trouver de flatteur dans cette reffcmblance, & a quoi pouvoit-il penfer que le conduiroit la prétention d'imiter le Comte de Fiefque ? Cela feroit difficile a concevoir , fi 1'on ne favoit que les paffions ne raifonnent point, & que la plus grande partie des démarches d'éclat font plutöt 1'effet d'un caraöere fougueux , que les fuites d'au-. cun projet formé avec réflexion. Voici en deux mots le fujet de la conjuration de Fiefque. André Doria , après avoir été long-temps attaché au fervice de Francois premier , mécontent de ce Monarque , de fes Miniftres & de fes favoris , avoit abandonné le parti de la France , & peut - être autant pour faire dépit k la Cour qu'il avoit trahie, que par un vrai zele patriotique , il avoit rendu a la ville de Gênes fon ancienne liberté >  M EJTais Sc y avoit établi un gouvernement Ariffocratique , dont il étoit vraiment 1'ame Sc le chef. André Doria , vieux Sc refpectable par fes vicloires, n'étoit point perfonnellement en bute a la jaloufie de fes concitoyens; mais il avoit un neveu qu'il regardoit comme fon fils adoptif; on le nommoit Jannetin Doria , jeune , vif Sc fier : c'étoit fur lui que portoit la haine de ceux qui croyoient que dans une République il devoit toujours y avoir une forte d'égalité entre tous les membres de 1'Ariftocratie. Le Comte de Fiefque affichoit ce principe , du moins en parlant avec fes amis , & les excitant k la révolte ; car d'ailleurs, en pubüc , il témoignoit toutes fortes de confidérations a Jannetin Doria , dont la fceur venoit d'époufer le beau-frere du Comte de Fiefque. Au moment que 1'on s'y attendoit Ie moins , Fiefque convoque fes amis chez lui, Sc leur découvre un projet de révolte , dans lequel il y avoit plus d'audace que de fageffe Sc de combinaifon*  dans le goüt de Montagne. 87 II avoit trouvé moyen d'acheter quatre galeres qui étoient dans le port même de Gênes , & qu'il avoit armées , foi-difant en courfe , contre les Pirates Mahométans. II avoit gagné quelques foldats de la garn'fon, & en fortant a minuit avec les Conjurés , il tenta de furprendre le Palais de la République ; mais il ne put en veter a bout : ayant voulu tourner du cöté du port, & monter fur fes galeres, il n'eut pas plutöt mis Ie pied fur une planche, qu'elle tourna; il tomba dans la vafe , & le poids de fes armes 1'ayant fait enfoncer, il fe roya, ou , pour mieux dire, fut étouffé. Ses partifans ignorerent fa mo t pendant quelques heures , & la révolte dura le refte de la nuit : les portes de la ville furent fermées; Jannetitï Poria avoit été maffacré en voulant les défendre. Le vieux Doria s'étoit éloigné de Gê» nes , & le Sénat étoit prêt a capituler avec le Comte de Fiefque, lorfqu'on s'ap» pergut que ce Chef de la révolte n'exiftoit plus, Son nom, qui, pendant toute  *8 EITais une puit & une partie du jour fuivant, avoit fervi de mot de raliement aux partifans de la liberté ou d'un nouvel efclavage, fut profcrit dès le lendemam. Le vieux André Doria revint pour mettre le dernier fceau a la condamnation de fon ennemi. II fit punir du dernier fupplice un de fes parens , Jéröme de Fiefque , & bannir les autres des Etats de Ia République, jufqu'a la cinquieme génération. La branche principale vint s'établir en France & y former une maifon confidèrable, dont le dernier eft mort fans alliance en 1708. II y avoit eu, au treizieme, fiecle , deux Papes de cette familie, & depuis, un grand nombre de Cardinaux. Les cadets de Ia maifon de Fiefque font retournés a Gênes, ou ils exiftoient encore il n'y a pas long temps. Ce fut a 1'age de dix-fept ans que JeanFrangois-Paul de Gondi écrivit cette Hiftoire du Comte de Fiefque ; mais il ne trouva pas auffi-tot 1'occafion de faire éclater fon talent, ou plutöt fon goüt décidé pour 1'intrigue; car ce ne fut qu'a lage  dans le goüt de Montagne. 89 de vingt-huit ans qu'il fut nommé Coadjuteur de PArchevêche' de Paris , poffédé par Jean-Francois de Gondi fon oncle. Louis XIV monta fur le tröne cette même année, & les troubles de la Fronde ne commencerent que cinq ans après, en 1648. Le Coadjuteur s'y fignala jufqu'en 1651, qu'il fut arrêté, mis en prifon , d'abord a Vincennes, enfuite dans la citadelle de Nantes, d'oü il fe fauvaen 1655. II erra pendant quelque temps dans différentes parties de 1'Europe , & ayant fait fa paix avec la Cour en 1661 , il fe démit de 1'Archevêché de Paris, ne conferva que 1'Abbaye de Saint-Denis , & vécut en homme fage, & revenu de toutes les erreurs oü 1'avoit entraïné l'exemple des Gracques, de Catilina & du Comte de Fiefque. Cependant il fe plaifoit encore , fur fes vieux jours , a fe rappeler le bruit qu'il avoit fait dans fa jeunelle. Comme il avoit une prodigieufe mémoire, il contoit avec fatisfaction les détails de fa vie turbulente & agirée ; il les a même écrits, & eet Ouvrage eft affez connu fous le nom de Mémoires du  9 o EJJals Cardinal de Retz. Je peux dire que c'eft pour moi un Ouvrage de familie, puifque ce font mes proches parens qui en ont confervé le manufcrit tel qu'il a été imprimé en 1717. D'ailleurs, j'ofe affurer que fi ce manufcrit avoit été perdu , je 1'aurois retrouvé tout entier da:,s les er.tretiens de mon Oncle , M. de Caumartin , Evêque de Blois : ce Prélat, dont !a converfation m'a fait con -oïtre le ton de celle des bear.v.cfprits du fiecle de Louis XIV, avoit été , pour ainfi dire, élevé fur les genoux du Cardinal de Retz, qui .avoit eu la permiffion, peu de temps avant fa mort, de lui réfigner 1'Abbaye de Buzay, que Ie Cardinal lui-même avoit obtenue étant enfant. Mon oncle 1'a confervée jufqu'a fa mort. Mon grand-pere maternel, pere de 1'Evêque , étoit ami intime du Cardinal ; ma grand'mere , qui a vécu très-long-temps, 1'avoit beaucoup connu; ainfi j'ai de tous cötés des traditions excellentes fur ce fameuxperfonnage, &je peux affurer, fans me tromper, que c'étoit un vrai brouillon, un intrigant fans motif &  dans le goüt de Montagne. $\ fans ob;et, faifant du brult pour en faire , & trés-mal-arlroit dans le choix de fes moyens, quoique d'a;l!eurs il eüt bien des quabtés briHantes. De tels gens font trèsfacheux a rencontrer , & très-dangereux k fuivre, quand i!s fe mêlent encore des affaires ; mais quand i's en font tout-afait retirés , ils font que'quefois charmans a entendre. Je vais écrire quelqucs traits du caractere du Cardinal de Retz Ik de fes aventures , moins d'après ce qui eft imprimé & entre les mains de tout le monde , que d'après les connoiffances perfonnelles &C mes propres réflexions. Le Cardinal de Retz eut pour Précepteur Monfieur Vincent, qui a été depuis béatifié, & fera fans doute bientöt canonifé fous le nom de Saint-Fincent de Paulet S'il étoit vrai que ceux qui font chargés de 1'éducation des jeunes gens , influent fur leur caraftere & leur conduite dans le monde , le Cardinal de Retz auroit dü être le Prélat le plus doux , le plus charitable, & le plus pieux; mais, ou il ne pro&a  9i EJais pas des lecons de fon bienheureux Précep» teur , ou même il ne les écouta pas. Son pere & fa mere , au contraire , aimoient M. Vincent jufques a 1'adoration ; Sc c'eft peut-être k caufe de cela que leur fils ne parut pas en faire grand cas. II n'arrive que trop fouvent, que les enfans fe piquent de faire tout le contraire de ce qu'ils ont vu pratiquer k leurs parens. Madame de Gondi eut part a tous les établiffemens charitables qui döivent immortalifer M. Vincent : les Enfans trouvés, les Sceurs grifes , les Miffionnaires de Saint Lazare. Qu'elle eüt été heureufe de fe trouver la mere d'un Prélat refpectalbe & édifiant ! mais fon fils ne lui donna pas cette fatisfacüon , quoiqu'il fut promu aux premières dignités de 1'Eglife. Son mari, pere du Cardinal de Retz ,' après avoir été Général des Galeres, étant devenu veuf, fe fit Pere de 1'Oratoire, & a été enterré dans 1'Eglife du Séminaire Saint-Magloire , en iöói. Le fils auroit dü commencer par oii le pere finit; mais il pritune route toute diffé-  dans le goüt de Montagne. 9 $ *ente : quoiqu'il fut, k 1'age de treize ans, Chanoine de Noti e-Dame , & pourvu de deux Abbayes , il annonca en fortant du College , des inclinations tout-a-fait oppofées a 1'état auquel on le deftinoit; & 1'on peut dire qu'il fit tout ce qu'il put pour manquer 1'Archevêché de Paris , qui étoit pour lui un héritage prefque affuré, ayant été rempli par fon grand-oncle & fes deux propres oncles. Avant 1'age de dix-feptans, il s'étoit déja battu trois fois en duel, il avoit eu deux ou trois galanteries d'éclat. Cependant fa familie s'obflina a le faire Coadjuteur de fon oncle , & il fallut, nonobftant fa conduite Sc fes inclinations , qu'il refiat dans 1'Etat Eccléfiaftique , & qu'il y fit une grande fortune, pour ainfi dire , malgré lui. Le jeune Abbé de Retz intrigua k la Cour; & contre qui ? contre le Cardinal de Richelieu , & pourquoi ? c'eft ce qu'il auroit été bien embarraffé k dire lui-même , car cela ne pouvoit le conduire k rien. Ce fut alors qu'il traduifit l'Hiftoire de la conjuration de Fiefque : il montra  #4 Efais eet Ouvrage a PAbbé de Boifrobert, & l'accompagna fans doute de quelques réflexions qui firent comprendre a ce belefprit dévoué au Cardinal de Richelieu , que PAbbé de Retz avoit de grandes difpofitions a devenir factieux & confpirateur. Boifrobert en avertit le premier Miniftre , qui dit tout haut, qu'il voyoit bien que le petit Abbé feroit un jour un dangereux efprit. Ce propos alarma M. de Gondi pere ; mais au contraire fon fils en fut enchanté; il trouvoit très-beau d'être , a fon age , traité d'homme dangereux par un premier Miniftre qui faifoit trembler la France & 1'Europe entiere. Pour foutenir ïe beau röle qu'il prétendoit déja jouer, il difputa la première place de la Licence en Sorbonne a PAbbé de la Mothe-Houdancourt , parent & protégé du Cardinal , & 1'emporta. Richelieu , Provifeur & Reftaurateur de la Sorbonne , fut auffi étonné que furieux ; il menaca les Dofteurs qui avoient opiné contre fon Protégé : ils vinrent, tout triomphans , en informer PAbbé de Retz, qui leur répondit généreufement  dans Ie goüt de Montagne. 9 5 & fierement, que plutöt que d'occafionner des tracafleries entre MM. de Sorbonne & leur Protecleur , il fe défiftoit de la place , content de 1'avoir méritée. Une conduite auffi hautaine alarma la familie des Gondi. Onenvoyal'Abbévoyager en Italië; il fe fignala a Venife par des galanteries; a Rome, par des incartades, & revint bientöt a Paris foutenir encore le röle, auffi dangereux quinutile , d'ennemi & de rival du Cardinal de Richelieu. Tantot il s'attachoit a des femmes qui déplaifoient au Cardinal; tantöt il faifoit la cour a fes Maitreffes, & les lui enlevoit même ; enfin il entra dans une confpiration ou il ne s'agiffoit de rien moins que d'affaffiner Richelieu. II paroïtque ce projet n'effrayoit point du tout le jeune Abbé ; il fe croyoit un petit Fiefque ; il avoit le même age, de vingt-deux ans, qu'avoit fon modele lorfqu'i! fut tué; mais par bonheur les confpirations de 1'Abbé Frangois n'éclaterent pas fi brufquement que celles du Comte Génois ; il eutle bonheur de voir échouer tous fes projets, les uns après les autres 3  96 Effais fans aucun accident ni périi de fa perfonne. Ala fin, on lui fit fentir que ce qu'il pouvoit faire de plus mal-adroit, étoit de s'unir a des brouillons , avec lefquels il n'y avoit rien a gagner pour lui, & tout a perdre pour fa fortune. II comprit qu'il falloit jouer un autre perfonnage ; il fe rapprocha des dévots , fans le devenir, & des Eccléfiaftiques, en réputation de fainteté f avant que de mener une vie édifiante ; il entreprit de faire des converfions d'éclat, avant que de fe convertir lui-même, & il trouva , dans la portion du Clergé la plus eftimée , & qui tenoit le plus beau rang dans 1'Eglife , des difpofitions très-favorables pour le recevoir comme un enfant prodigue, fans attendre qu'il fiït revenu de fes erreurs. Le bon M. Vincent lui-même prit plaifir a croire oue les inftructions qu'il lui avoit autrefois données, n'étoient pas des grains abfolument femés en terre ingrate : les dévots fe firent honneur de le compter parmi les leurs , & , fans le foumettre k de rudes épreuves, ils le porterent a la Coadjutorerie  dans le goüt de Montagne. 97 Coadjutorerie de l'Archevêché de Paris. II falloit commencer par le réconcilier avec le Cardinal ; on en vint a bout. On fit valoir en fa faveur, & comme un aéte de converfion de fa part, de ce qu'il n'étoit pas entré dans la conjuration de CinqMars. II n'en fallut pas davantage pour perfuader qu'il avoit renoncé aux intrigues; la fuite a bien fait voir qu'il n'en étoit pas encore corrigé. Tout fe difpofoit k lui procurer la Coadjutorerie de Paris , lorfque le Cardinal de Richelieu mourut. Louis XIII le fuivit de prés, & eütprobablement fini 1'affaire s'il avoit vécu. L'honneur en fut réfervé k la Reine Anne d'Autriche, qui commenca fa Régen ce par fe confier entiérement k des gens de la plus grande incapacité : ils lui firent commetrre une faute de plus, en faifant affurer l'Archevêché de Paris k un perfonnage auffi turbulent & auffi dangereux que le futur Cardinal de Retz. Mazarin, qui vint bientöt k bout de débufquer ces premiers Favoris de Ia Régente , n'eüt peut - être pas commis Tome I. g  v% EJfais cette faute; mais, après tout, le Cardinal de Retz lui fit plus de peur q té de mal: Ia politique de ces deux perfohnages étoit bien différente; Fun bc 1'autre péchoient peut - être égaïement par le coeur ; ils n'avoient pas plus 1'un que 1'autre 1'honneur & la vertu en recommandation : mais Mazarin avoit des vues, & les fuivoit; il ne perdoit jamais la tête; s'il n'étoit pas fort brave, au moins il n'étoit ni étourdi ni inconfidéré ; s'il n'étoit pas grand, il étoit habile & adroit. Le Cardinal de Retz ne pouvoit être ni 1'un ni 1'autre ; car on n'eft pas grand , quand on n'a pas de grandes vues : & a quoi ferviroient 1'habileté & 1'adreffe, lorfqu'on n'a pas d'objets déterminés > L'Abbé de Retz étant Coadjuteur de Paris, fit une retraite a Saint - Lazare , auprès de fon ancien Maitre, M. Vincent. On croit bien que le Saint homme le prêcha de fon mieux : il fit femblant d'en profiter , & ce fut de fa part pure politique. II convient dans fes Mémoires, qu'il employoit le temps deftiné aux méditar  dans le goüt de Montagne. 99 tlons, a réfléchir, non fur la maniere de vivre en bon Evêque , mais fur celle de tirer parti de fon caraftere & de fa place, & de faire le mal méthodiquement, avec fuite & adreffe. J'ai connu bien des brouillons comme lui , qui , quand ils avoient du temps de refte, formoient des p?ans de conduite déteftables dans leur objet, mais excellens pour réuffir, s'ils avoient été fuivis. Le Coadjuteur parut, pendant quelque temps, fe conformer a fon plan : il prêcha dans Paris, & mettoit dans fes Sermons, que mon oncle m'a dit avoir fouvent lus, de 1'efprit & de 1'érudition, fuivant le goüt de fon Siècle, & même un ton de piété & d'on&ion , qu'il tenoit fans doute de M. Vincent. Le peuple de Paris fut enchanté de voir en chaire fon Archevêque : il fit quelques autres fimagrées , en rempliffant les fonftions épifco-. pales en l'abfence;de fon oncle. Ayant ainfi préparé le terrein, le Caodjuteur n'attendoit que Poccafion d'éclater , & de tirer parti de la prudence qu'il croyoit avoir mife dans fa conduite E ij  ioo Eflhis & qu'il n'étoit pas capable de foutenir long-temps; mais les grandes occafions ne fe préfenterent qu'au bout de quatre ou cinq ans. Et attendant, il eut quelques difputes touchant fon rang, en qualité d'Evêque diocéfain de Paris ; il les foutint avec audace, & fit fentir au Cardinal Mazarin, qu'il n'étoit pas un ennemi. a méprifer. D'un autre cöté, ii eüt été trop cher a gagner, car on vit bien que fes prétentions n'auroient pas été moindres que. d'occuper la place du Cardinal. Cependant de grandes imprudences, commifes par la Reine Régente & fes Miniftres , échaufferent les efprits du Peuple de Paris : ce fut alors que le Coadjuteur joua tout ion jeu ; il gagnoit le Peuple par - deffous main, en lui faifant paffer des aumönes qui lui concilioient les pauvres, fans qu'il leur expliquat ce, qu'il vouloitexlger d'eux. Tantöt il alioit avertir la Reine des mauvaifes difpofitions du peuple ; tantöt le Parlement ^ de celles de la Reine & de fon Miniflre. ,Le Coadjuteur fit toutes ces manoeuvres, prfqu'a la fameufe journée des barricades;  dans-le goüt de Montagne. 10% alors il éclata : rien de fi curieux que les détails contenus dans fes Mémoires, fur ce commencement de la guerre de Paris, & ce qui s'enfuivit. La foibleffe de la Reine , & de la plupart de ceux &. de celles qui 1'entouroient; le manege adroit, mais dénué de nobleffe &c de bonne foi du Cardinal Mazarin ; le ridicule & Finpptie de plufieurs Membres du Parlement , & la turbulence inconfidérée du Peuple de Paris, y font peints des coulèurs les plus vives & les plus vraies. Le Coadjuteur ne dillimule guere Ia méchanceté & la folie du perfonnage qu'il jouoit dans cette comédie , qui dura pendant les années 1648 & 1649. Après une légere interruption , elle recommenca les années fuivantes 1650 & 1651 ; & 1'on y voit le Coadjuteur plus brouillon, plus étourdi , plus inconfidéré encore que dans les années précédentes. Le récit de la fcene tout-a-fait étrange qui fe paffa dans la grande Salie du Palais, oii il devoit affaffiner M. le Prince, ou être affaffiné par lui, nous. paroïtroit E iij  'ïoz Effais aujourd'hui apocryphe , fi elle n'avoit pas été vue, racontée & écrite par des gens de tous états qui en furent témoins; mais il femblera toujours inconcevable que ce foit le principal Afteur qui la raconte avec une franchife & une nsïveté fans exemple. En 1652, le Coadjuteur obtint ce Chapeau qui a fait toute la gloire de fa vie , mais qu'il auroit obtenu plus fürement & plus promptement, s'il eüt tenu une conduite toute différente. II n'a pas été le feul dans le monde qui fe foit dcnné bien de la peine pour détruire une fortune affurée , & pour rendre problématiques les efpérances les mieux fondées. S'il ne perdit pas le Chapeau, qui ne pouvoit lui manquer, dès 1'inftant qu'il Peut, tous les pas qu'il fit tendirent a lui faire perdre 1'eftime & la confidération publique , & k le priver du repos, qu'il ne retrouva que dix ans après, dans la plus grande retraite & 1'inaction la plus profonde. . J'ai dit, en commencant eet article , que MM. de Caumartin , mes parens, ayoient eu quelque part a la publication  dans le goüt de Montagne. ïo| des Mémoires du Cardinal de Retz, elle 'confiffoit a avoir confié a quelques perfonnes indifcrettes la copie de ces Mémoires , qui avoient été trouvés chez les Religieufes de Commercy en Lorraine, ville oii le Cardinal de Retz avoit paffe quelques années de fa vie, & dont il étoit même Seigneur, non qu'elle dependit d'aucun de fes bénéfices, mais paree qu elle faifoit partie de 1'héritage de fa mere , Marguerite de Silly de la Rochepot. Les bonnes Filles qui poffcdoient ces Mémoires, n'en connoiffoient point du tout ni le mérite ni les défauts; je crois même qu'elles ignoroient quelle étoit la Dame a qui ils étoient adreffés; je ne le fais pas non plus: mais ce qu'il y a de fïïr, c'eft que ce fut au commencement de la Régence de M. le Duc d'Orléans, en 1717, que parut la première édition furtive des Mémoires du Cardinal de Retz. Le Régent demanda k mon pere , qui étoit encore Lieutenant de Police, quel effet ce Livre pouvoit produire: « Aucun qui doive vous inquicE iv  'ïo4 EJfais ter, Monfeigneur , répondit M. d'Argenfon. La facon dont le Cardinal de Retz parle de lui-même , la franchife avet laquelle il découvre fon caraöere, avoue fes fautes , Sc nous inftruit du mauvais fuccès qu'ont eu fes démarches imprudentes, n'encouragera perfonne a 1 imiter; au contraire, fes malheurs font une legon pour les brouillons & les étourdis. On ne concoit pas pourquoi eet homme a lasffé fa confeffion générale par écrit. Si on Pa fait imprimer dans 1'efpérance que fa franchife lui vaudroit fon abfolution de la part du public, il la lui refufera certainement. » Mon pere pouvoit avoir raifon de penfer ainfi fur Peffet que feroient ces Mémoires: cependant ils en firent un tout contraire. L'air de fincérité qui regne dans eet Ouvrage, féduifit Sc enchanta. Quoique le ftyle n'en foit ni pur ni brillant, on les lutavec avidité & plaifir; bien plus, il y eut des gens a qui le caraöere du Cardinal de Retz pint, au point qu'ils penferent férieufement a 1'imiter; Sc comme  dans le goüt de Montagne. 105 le Coadjuteur n'avoit point été dégoüté du perfonnage de frondeur & de brouillon , en lifant dans PHiftoire la mauvaife fin qu'avoient faite les Gracques, Catilina , & le Comte de Fiefque; de même fes difgraces ne rebuterent point ceux qui voulurent le prendre pour modele, quoiqu'ils euffent peut-être encore moins d'efprit & de talent que lui pour l'intrigue. On s'en appercut dès 1'année 1718 , & le Régent en paria encore k mon pere, devenu alors Garde des Sceaux; on chercha un nouveau remede aux mauvais effets qu'avoient produits les Mémoires du Cardinal de Retz. On imagina de faire imprimer les Mémoires de Joly, qui avoit été fon Secrétaire; ils étoient encore dans la Eibliotheque de M. de Caumartin, qui eut de la répugnance a les rendre publics, paree que le Cardinal y eft bien plus maltraité qu'il ne fe maltraité lui-même; mais le Régent vouloit achever de décrier le Cardinal de Retz , le faire connoitre ( .pour ce qu'il étoit, & dégoürer ceux quj youdroient 1'imker. Les Mémoires de Joly E v  ne produifirent point eet efFet; écrits d'unë facon moins attachante que ceux du Cardinal, ils révolterent contre leur Auteur; 1'on jugea que c'étoit un Serviteur ingrat & malhonnête , qui décrioit celui dont il avoit long- temps mangé le pain; au-lieu que la franchife du Cardinal avoit intéreffé pour lui. Enfin, quoiqu'on ait pu faire, les bfouillons ont continué d'aimer le Cardinal de Retz, & de fuivre fa marche au rifque de tout ce qui peut leur en arriver; & perfonne ne s'eft déclaré en faveur de M. Joly. A peu prés dans le même temps qüé le Cardinal de Retz s'occupoit fi inutilement &C fi mal a propos d'intrigues, un grand Seigneur du Sang de Lorraine en-; treprenoit de foutenir la révolte d'un pays fur lequel fes ancêtres avoient eu effeftivement quelques droits; mais ce n'eft pas affez que d'avoir des titres pour préteridre a une grande poffeffion, il faut encore avoir les forces, les talens tk Ie  dans le goüt de Montagne. 107 bonheur néceffaires pour la recouvrer Sc s'y maintenir. Henri de Lorraine, Duc de Guife; petit - fils de Henri Ier- qui fut afTaffiné k Blois en 1588, né avec Pefprit v.if, entreprenant , mais léger , fe trouvant k Rome en 1647, entendit parler de la révolte des Napolitains, & fe crut deftiné k en profïter; il fe fouvenoit du röle que fes ancêtres avoient joué en France, fous les regnes de Francois Ier-, de Henri II, & des enfans de ce dernier Monarque. II s'imagina qu'il lui feroit encore plus aifé de réufïir fur un plus petit théatre. Dans cette opinion, il réfolut de fe mettre a la tête des rebelles Napolitains, & obtint aifément 1'honneur de les commander, en attendant qu'il put les fecourir d'hommes & d'argent qui lui manquoient. II ne pouvoit efpérer d'être appuyé par aucune puiffance, fice n'eft par la France, encore étoit-ce plutöt en haine des Efpagnols, &c pour redoubler Pembarras de ceux-ci, qu'elle pouvoit le protéger , que dans Pidée d'en faire un puiffant SouveE vj  10S EJfais rain. On n'étoit pas faché d'éloigner un homme qui portoit ce grand nom de Guife, qui foixante ans auparavant avoit ébranlé la courcnne fur la tête du foibte Henri III; mais on ne vouloit pas acheter chérement eet éloignement. Le Duc de Guife étoit comblé des dons de Ia nature; fa taille étoit haute & droite, fes traits réguliers , fa phyüonomie heureufe & prévenante; il y avoit dans fa contenance, dans fes démarches & dans fesdifcours, une nobleffe & une grace quüe rendoient maitre de tous les cceurs; il avoit 1'cfprit orné, finon par des études férieufes, au moins par beaucoup de lecture; il parloit plufieurs langues, & furtout, avec pureté &c élégance, la Fran^oife & 1'Itatienné; il étoit brave jufqu'a 1'intrép'dité & la témérité, affez favant dans 1'Art de la guerre, quoiqu'il n'eut point encore commandé d'armée en chef, & dans celui de la politique , quoiqu'il n'eüt été chargé d'aucune négociation imporiante & difficile. II paroiffoit fait pour qu'on lui appliquat ce que 1'on avoit dit  dans le goüt de Montagne. 1o? de fon grand-pere & de fon bifaïeul,' que dans une grande Cour ou paroiffoient les Princes de Guife, le refïe des Seigneurs ne fembloient aitprès d'eux être que du peuple. Mais d'ailleurs il avoit des dé'aurs qui ne font que trop communs a cxiix de fon rang & de fa naiffance. I! fe croyoit fi bien deftiné aux grandes chofes, qu'il les entreprenoit avec légéreté, les foutenoit avec plus de hauteur que de foi::s & d'attentions fuivies; il s'appercevoit troptarddes fautes qu'il avoit faites, ne vouloit jamais en convenir, & cherchoit plutöt a les cacher & a les défendre, qu'a les réparer. Jufqu'a 1'age de trente-deux ans qu'il paffa a Nap'es , 1'amour avoit fait le malheur de fa vie. Son pere, t etiré en Tofcane , fuyant les perlécvttions du Cardinal de Richelieu (qui n'avoit garde de fouffrir en France un homme qu'il avoit été queflion de faire Roi dans les Etats - Gér.éraux de la Ligue), 1'avoit fait renoncer a l'Archevêché de Rheims, pour époufer , en 1639, une Princeffe de Gonzague, dont il s'étoit fait féparer, deux ans après , pour fe  ii o Effais marier a Bruxelles avec la Comtefïe de Boffut, veuve d'un Seigneur de la Maifon de Hennin. Etant repaffé en France en 1643 , après Ia mort de Louis XIII, il devint éperdument épris de Mademoifelle de Pons, qui joignoit aux avantages de la plus haute naiffance , tous ceux qui peuvent rendre une jeune perfonne féduifante. Sentant qu'il ne pouvoit la tenter que par 1'offre de fa main & de fa brillante fortune, il eatreprit de faire caffer fon fecond manage a Rome, comme 1'avoit été le premier ; mais il y trouva de grandes difficultés. II foutenoit fa caufe a Ia Rote, premier Tribunal de la Capitale du Monde Chrétien, lorfque la révolte de Naples commenca, en 1646, fous le gouvernement, ou, fi 1'on veut, la tyrannie du Duc d'Arcos. Ce Vice-Roi avoit mis des impofitions très-onéreufes fur la confommation; la populace entreprit de les faire révoquer, & 1'on vit d'abord a fa tête un homme de la lie du peuple, nommé Mas-Anidle, c'eft-a-dire, Thomas Aniello,  dans le goüt de Montagne: 'i t% Un chef auffi vil ne parut pas long-temps méprifable : après avoir parlé avec hauteur, n'ayant point été écouté, il forca le palais du Viee-Roi, pilla fes meubles , le faifit lui-même par la mouftache, & le Duc d'Arcos fe trouva trop heureux de fe retirer dans le chateau Saint -Elme. I! fallut bien alors que la hauteur Efpagnele eüt recours a. tous les artifices de la politique Italienne. Le Vice-Roi employa 1'Archevêque & quelques Seigneurs du pays, dont le nom étoit cher aux Napolitains ; mais le peuple s'appergut que les uns le trahiffoient, & que les autres vou-, loient le tromper. II perfifta dans la révolte, & elle devint d'aut3nt plus dangereufe, que le peuple étoit plus animé & plus défiant; il reconnut Mas • Anielle pour fon Chef, & celui-ci fut, pendant quinze jour> du mois de Juillet 1647, le maitre abfolu dans Naples. Rien ne fut fi ridicule que cette efpece de Royauté ; la forme extérieure du Monarque , & celle de fa Cour, formeroient le fujet de la farce la plus bizarre; mais ceux qui la  ii2 Effais voyoient jouer de trop prés, devoient trembler , de quelque état ou de quelque parti qu'ils fuffent, peur peu qu'ils euffent quelque chofe a perdre. Le ViceRoi n'étoit occupé que de faire périr Mas-Anie'.'e ; il tenta de le faire affcffiner, & ne put d'abord y réuffir : on croit qu'il parvint a lui faire donner un breuvage qui lui troubla 1a cervtlle ; peut-être la grandeur de 1'èntreprife & 1'incertitude du fuccès produifirent-elles feules eet effet. Quoiqu'il en foit, Mas-Anielle ayant fait de cruelles extravagances, fut maffacré par fes gens mêmes; le peuple en fut enchanté le premier jour, traita fon corps indignement, & peu après le regretta. Le Vice-Roi voyant les rebelles fans Commandant, crut pouvoir tout entreprendre, commit de nouvelles imprudences, ck le peuple fentk qu'il avoit befoin d'un nouvea.i Chef; il 'e prit dans un ordre tout d.ff rent : ce fut un g^and Seigneu. Na,;olitain , que 1'on nommoit !e prince Je Moffit, de la Maifon Toralte. II avoit eu de k réputation a la guerre; mais la  dans Ie goüt de Montagne. 113 Cour de Madrid , jaloufe de fa gloire & de fes talens , 1'avoit obligé de retourner vivre dans fa Patrie en fimple particulier ; il étoit vieux & rongé de goutte. Comme on favoit qu'il étoit trés-mécontent des Efpagnols , le Peuple le demanda a grands cris pour fon général 3 il accepta cette délicate commifiion; mais il s'appercut bientöt qu'on ne peut bien commander qua des gens qui favent obéir. II fit deux fois accorder au Peuple des conditions affez raifonnabies, afin qu'il n'eüt plus que quelques mefures a prendre pour obliger le Vice-Roia les tenir; mais le peuple luimême fe refufa aux moyens de fe faire refpecfer. Pendant trois mois le Prince de Maffa fe foutint, malgré tous les défagrémens attachés a fa pofition; ilauroit voulu que le Peuple & la Nobleffe s'entendiff.-nt contre les Efpagnols, leurs ennemis communs; mais au contraire, ces deux claffes, également mécontentes , fe foupconnoient réciproquement : enfin il fentit qu'il feroit trop heureux de fe débarraffer de ce pefant fardeau fur un Seigneur étranger qui n'aur  ïï4 EJPais roit ni parens ni anciens amis dans Ia vilïe, & ne pourroit être fufpect k la populace mutinée. Ce fut dans ces circonftances que 1'on apprit que le Duc de Guife, qui étoit a Rome, avoit des vues fur Naples. II parut l'homme le plus propre a commander les révoltés, non comme Souverain, mais comme protefteur d'une République naiffante. Le Duc accepta le commandement fur ce pied, Sc fe propofa pour oiodele le Comte de Naffau , qui, en défendant la République naiffante des Provinces-Unies , étoit venu a bout de 1'établir & de la maintenir. Tandis qu'il prenoit ces mefures, Sc écrlvoit en France pour obtenir des fecours d'Anne d'Autriche Sc du Cardinal Mazarin, les nouveaux Républicains faifoient un manlfefte pour implorer 1'appui des Puiffances étrangeres ; mais peu après ils maffacrerent le Prince de Maffa , fur les plus fauffes Sc plus injuftes accufations. Après une courte anarchie , le peuple élut pour fon Chef Gennare ( ou Janvier ) Anne.fi,  dans le goüt de Montagne. i t $ homme de peu de raiffance , fans autre mérite que de la bravoure, de la hardieffe, oc une grande haine contre les Efpagnols; d'ailleurs d'une figure laide, au point d'être ridicule, bruta!, fans foi, & fans aucune des qualités de 1'efprit qui rendent aimable, Annefe s'étant empa^é de 1'autorité avec audace , la confervoit malg'é de grands murmures & de grands mécontentement intérieurs, lorfquc le Duc de Guife, ayant recu des réponfes de France, dicfées par Mazarin, dans lefquelles on 1'amufoit d'efpérances , afin qu'il put en amufer luimême les rebelles, fe réfolut a partir pour Naples, & y arriva en vrai Héros de Roman de Chevalerie. II s'embarqua avec très-peu de fuite fur une feule felouque , traverfa en plein jour 1'armée navale Efpagnole qui bloquoit le port de Naples , & dont il ne fut pas reconnu. Mais dès qu'il fut dans la ville , la nobleffe de fon air & de fes manieres ne laifferent aux Napolitains aucun lieu de douter qu'il ne fut 1'héritier de ces Princes de la Maifon d'Anjou , qui avoient fi long-temps régné,  116 EJfais fur les deux Siciles. II déclara qu'il revenoit dans Fhéritage de fes peres, non pour le gouverner en tyran defpotique , mais pour protéger fes Peuples devenus Républicains. II annonca qu'une flotte Francoife devoit partir de Toulon pour fecourir Naples, & il fut déclaré Généraliffime , au deffus même d'Annefe, mais conjoin- \ tement avec lui. Ces deux perfonnages, d'un caraöere & d'une tournure fi diffé- ; rente , agirent, pendant fix femaines ou deuxmois, en apparence de concert; mais on voyoit bien qu'Annefe étoit l'homme du Peuple , & le Duc fait pour la Nobleffe & les grands. Toutes fes manieres étoient nobles ; il mettoit de la galanterie dans fa conduite envers les Dames, &c de la générofité dans fes procédés avec les Gentiishommes du pays. Cela feul feut ptutêtre perdu. Enfin la flotte de France arriva & parut prête a combattre celie d'Efpagne. Cette circonftance releva tout-a-coup les acrions du Duc de Guife. On lui offrit le beau titre de Roi : il le refufa; mais il coriféhtii  dans Ie goüt de Montagne. n/, a être proclamé Généraliffime & Duc de Naples , avec un pouvoir fouverain qui devoit d'abord durer feulement fept ans , & qui bientot après fut déclaré perpétuel. Anr.efe parut plier d'abord &C eut 1'air de n'êtve plus qu'un fimple fujet, ou un Officier du nouveau Souverain. Celui-ci fit bata'? d^ la monnoie , fur laquelle on voyoit fon nom & fes armes. Le dernier mcis de 1'année 1647, & les deux premiers de 1 ^48 furent les jours les plus brillans 3u Duc de Guife k Naples; mais la flotte Fiancoife fe retira bientot fans avoir combattu FEfpagnole, ni avoir rendu aux Napolitains aucuns fervices effentiels, fe contentant de laiffer quelques Officiers Fiangois dans Naples. Alors la confunce des Napolitains fut altérée ; le Duc de Guife &£ les Francois qui lui étoient attachés eurent beau faire des prodiges de valeur, Annefe travailloit fous main a les difcréditer, & y réuffit. Bientot le Prince & Panden Chef du Peuple confpirerent réciproquement contre leur vie, & fentirent que la perte de 1'un étoit néceffaire  m EJTais au falut de 1'autre. Les Efpagnols fïrent des offres au Duc de Guife; mais il reconnut qu'elles n'étoient qu'apparentes & faites pour le rendre fufpecf. Ils gagnerent fecrétement &c plus folidement le perfide Annefe. Ce traitre leur livra le tourion des Carmes, efpece de fortereffe dont il étoit le maitre; & dans le temps que le Duc de Guife étoit occupé a attaquer des poftes éloignés, Naples rentra ïbus la domination du Roi d'Efpagne; ce fut au mois d'Avril 1648. Guife foutint jufqu'au bout le caractere de courage, de fermeté & de générofité qui lui étoit propre; il fit des efforts inutiles pour rentrer dans Naples, & fut enfin fait prifonnier, après s'être défendu comme un lion. Les Efpagnols triompherent de fa prife; tandis qu'ils lui rendoient les honneurs dus a un prifonnier de la première conféquence, ils agitoient dans leurs Confeils s'ils devoient lui öter la vie. Une politique machiavélifte opinoit pour eet odieux parti; mais Don Juan d'Autriche & les plus grands  dans le goüt de Montagne. Seigneurs Efpagnols eurent affez de générofité pour penfer différemment. Le Duc fut traniféré en Efpagne, & il y refta prifonnier pendant quatre ans. Au bout de ce temps , les Efpagnols, qui cherchoient a fomenter les troubles de la fronde dont la France étoit agitée, crurent que le Duc de Guife étoit un inftrument capable d'augmenter les maux du Royaume, & qu'il agircit contre la France même avec autant d'audace & d'activité qu'il en avoit mis a foutenir la révolte de Naples. Ils fe trompoient. Guife étoit incapable , par fa facon de penfer, de contribuer k déchirer fa véritable patrie; quelque mécontent qu'il fut de Mazarin qui Favoit indignement trompé, il ne vouloit point s'en venger en trahiffant le jeune Roi, qui, a 1'age de dix ans, ne pouvoit être foupconné d'avoir partagé les torts de fon Miniftre. Pendant la prifon du Duc en Efpagne," Mazarin avoit fait une tentative, qui fut encore bien plus infruclueufe que celle de Guife; il avoit envoy.é une flotte, fur  "*2o 'Effdis laquelle s'étoit embarqué le Prince Thomas de Savoie , dont le fils avoit époufé la niece du premier Miniftre. Ce Prince avoit le projet de régner fur Naples, & Mazarin vouloit 1'aider de bien meilleure foi qu'il n'avoit fait le Duc de Guife. Mais celui qu'il protégeoit ne valoit pas celui qu'il avoit abandonné, & les affaires n'étoient pas fi favorablement difpofées. Cette feconde entreprife échoua. Guife étant revenu en France , on lui propofa de tenter une troifieme expédition. On arma encore a Toulon, en 1654, une flotte deftinée a. faire une nouvelle révolution dans Naples. Guife n'héfita pas k s'y embarquer ; mais on le fervit mal dans cette derniere expédition, comme on avoit fait dans la première, &C elle n'eut aueun fuccès, quoique le Duc eüt d'abord pris la ville & le chateau de Caftellamare , & qu'il s'y füt maintenu quelque temps. Rebuté de tant de malheurs , & dégoüté de toute ambition, Henri de Lorraine fut pourvu , en 1655 , de la place de GrandChambeilan de France, & fe borna , juf- qu'a  dans Ie goüt de Montagne. m iqu'a fa mort, aux paifibles fonöions de ce grand office de la Couronne. II repréfenra , lors du mariage du Roi & a 1'entrée de la Reine Marie-Thérefe a Paris, avec toute la dignité , la magnificence & les graces d'un defcendant des Ducs de Guife du fiecle précédent; il commanda, ou plutöt conduifit un des quadrilles du fameux carroufel de 1663, & parut digne de figurer ayec le grand Condé qui le précédoit immédiatement ( 1). Dans ce moment, ü dut fe rappeler toute la grandeur dont il avoit joui pendant quelques mois dans Naples ; mais il avoit renoncé k toute affaire férieufe & fuivie en amour comme en ambition; il ne penfoit plus k Mademoifelle de Pons ; cependant il ne voulut jamais fe réconcilier avec fon époufe légi-? ( i ) Dans ce fuperbe carroufel, le Duc d -" Guife commandoit Ie quadrille des Sau vagej Américains; fa troupe étoit la plus fingulier.. de toutes, ck at/ffi btillante que les autres. L Ui\c , fous le nom de Roi d''Amérique], avoi peint fur fin écu un lion couché, & au haut un aigle , avec ces mots pour devife : Altiora "Wfumo, j'entreprends les plus grandes chofes. Tornt I. F  lil Ejfais time, autrefois Comteffe de Boffut. Elle luifurvécur, ne mourut qu'en 1670, & le Duc dès 1664 , agé de cinquante ans , fans laiffer aucune poftérité. Nous avons les Mémoires du Duc de Guife, pendant la révolte de Naples , écrits de deux mains différentes , & dans des intentions trés - contraires. Ces deux ouvrages ont paru peu après la mort du Héros. Le premier a pour Auteur un Comte Raymond de Modene, d'Avignon, qui s'étoit attaché au Duc , avoit paffé avec lui a Naples, étoit devenu MajorGénéral de fes troupes, & avoit défendu la ville d'Averfe (entre Naples & Capoue) contre les Efpagnols. II paroït que M. de Guife avoit beaucoup aimé eet Officier „ mais que dans les derniers temps de fon féjour a Naples, il avoit eu a s'en plaindre. Modene, apparemment pour fe juftifier, releve avec affez de force quelques fautes de fon Général, & découvre quelques-uns des défauts que Ie Duc pouvoit avoir dans le caraftere. L'Ouvrage du Comte de Modene parut en 1667, fous  dans h goüt de Montagne. 113 le titre SHifloire des rèvohuions de la ville di Naples (en 164J.) L'année fuivante, un ancien Secrétaire du Duc de Guife, nommé Saint-Yon, lui en oppofa un autre, fous le titre de Memoires de M. k Duc de Guife. Celui-ci eft écrit au nom du Prince même , foit que le manufcrit ait été véritablement trouvé dans fes papiers, ou'que Saint - Yon ait pris cette tournure pour rendre fes Mémoires plus intéreffans. II juftifie le Duc de Guife'de toutes les imprudences qui lui font imputées dans les précédens; il le peint avec les couleurs les plus favorables, de maniere cependant qu'on pourroit croire que c'eft le Prince même qui parle , & qu'il ne fe vante pas groffiéremenr. II en réfulte que ces Mémoires font un Livre très-inréreflant, & qui porte tous les carafteres de la vérité. Les Mémoires, écrits par Modene , ne le font pas tc.nt; cependant, qui fait fi ce ne font pas ceux-la qui coruiennent la pure vérité ? Entre deux témoins oculaires qui ont été éga'ement k portee de favoir le vrai, & qui cependant rendent F aj  iz 4 'EJTais un témoignage contraire , qui peut dire quel eft celui qui a raifon ? Leur contradiftion ne peut être fondée que fur des paffions & des préventions; eh , qui peut bien en démêler les effets, furtout quand les événemens fe font paffes il y a l0ngtemps ! La lecture de la vie du Cardinal d'Amboife m'a donné lieu de faire de grandes réflexions fur la gloire & la réputation des Rois , & de leurs Miniftres. II y a ' des regncs qui doivent tout aux Miniftres, tel eft celui de Louis XIII fous le miniftere de Richelieu ; d'autres oh les Rois & leurs Miniftres ont concouru fi bien enfemble , que les Peuples leur ont une é»ale obligation , tels font ceux d'Henri IV & de Louis XIV. On peut dire que Suliy n'eüt rien fait de bien , s'il avoit eu un autre maitre que Henri IV, & que celui - ci eüt été bien moins grand fans Sully. De même Colbert n'eüt jamais eu des vues fi étendues, ni exécuté de fi gran-  dans le goüt de Montagne. 12 5 des chofes, fi Louis XIV ne 1'avoit infpiré & foutenu. II me femble que le regne de Louis XII prouve qu'il y en a pendant lefquels un bon Roi opere feul le bien, & le Miniftre n'eft qu'un fimple Exécuteur de fes fages volontés. Cependant le Miniftre partage la gloire & le mérite de la fageffe du Roi, furtout quand celui-ci eft affez bon pour n'être pas jaloux de la réputation de fon Miniftre. Le Cardinal d'Amboife n'eut, a mon avis, d'autres vertus que celles de fon Maitre; mais Louis XII en poffédoit qui lui ont acquis le beau titre de Pere de fes Peuples. George d'Amboife avoit de i'efprit, de 1'habileté, de 1'adreffe ; il s'en eft principalement fervi pour faire fa fortune, & ce n'eft pas fa faute s'il ne 1'a pas pouffée encore plus loin ; mais je penfe que tout ce qui s'eft fait de bien fous le regne de Louis XII appartient au Monarque même, & que le blame de ce qui s'eft fait de mal doit tomber fur le premier Miniftre. Louis XII étoit bon & doux , mais il fe méfioit de lui-même , il confultoit; & je foupF iij  i2 6" EJfais conne que d'Amboife mettoit plus d'adreffe & de politique dans fes confeils , que de candeur & de zele pour les véritables intéréts de fon Prince & de la France. Pour bien fentir cette vérité, examinons , les uns après les autres, les événemens du regne de Louis XII; il ne fera pas bien difUcile de démêler les intentions du Souverain & celles du Cardinal. Gecrge d'Amboife fut le dernier de neuf garcons qu'eut Pierre cfJmboife, Seigneur de Chaumont, premier Gentilhomme de la Cbambre de Charles VII & de Louis XI. Tous vécurent affez pour jouer de grands röles dans 1'Etat. Trois furent la tige d'autant de branches ; cinq furent Evêques , & le dernier Grand-Maïtre de 1'Ordre de Saint-Jean de Jérufalem. Ils avoient huit fceurs , dont deux furent Abbeffes, & fix mariées aux plus grands Seigneurs du Royaume. Georges'attachade bonne heure a la' Maifon d'Orléans. A peine eut-il fini fes études , qu'il fut fait Aumönier du Roi Louis XI , quoiqu'il ne fut point encore dans les Ordres facrés ; fa jeuneffe  dans le goüt de Montagne. r 2 7 ne 1'empêcha pas d'être, en 1475 * ^hi Evêque de Mcntauban. Sur la fin du regne de Louis XI, la Cour étant partagée en diverfes feöions , il prit le parti de la Maifon d'Orléans, & ne 1'a jamais quitté depuis. Madame de Beaujeu , fille aïnée de Louis XI , a qui ce Monarque avoit, en mourant, confié le ioin du jeune Roi Charles VIII , & , pour ainfi dire , la régence & le gouvernement du Royaume, s'appercut bien öt des fentimens du jeune Evêque de Montauban , & ne les lui pardonna pas. Le Prélat fut foupconné avec fondement d'être complice d'une tentative pour fe rendre maitre de la perfonne de Charles VIII; il eau foit avec lui , en lui faifant réciter , ou plutöt fous prétexte de lui faire réciter fes prieres. Le jeune Monarque lui témoigna quelque défir de fecouer le joug de fa fceur aïnée. L'Evêque en avertit le Duc d'Orléans ; Sc Ia fuite du Roi, & par conféquent la difgrace de Madame de Beaujeu, étoient réfolues, lorfqu'elle en fut avertie. Elle fit auffi-tót arrêter le jeune Evêque qui venoit d'être F iy  n8 Effais élu Archevêque de Narbonne. Le Duc d'Orléans eüt eu le même fort, s'il ne fe fut réfugié en Bretagne. La prifon d'Amboife re fut cependant pas longue. En proteftant de fon inndcence , il en appela au témoignage du Roi même ; & Charles VIII n'ayant pas voulu dépofer contre lui , il fe tira d'affaire. Louis , Duc d'Orléans , fut fait prifonnier è la bataille de Saint-Aubin, & conduit dans la groffe tour de Bourges. L'Archevêque de Narbonne, fidele a fa fagon de penfer pour lui, s'occupa férieufement du foin de lui procurer fa liberté. Rentré dans fon pofte d'Aumónier du Roi , il il fe fervit encore des mêmes moyens dont il avoit déja fait ufage. II fit fentir a Charles VIII, qu'il étoit également de fa juftice & de fon intérêt de faire grace au premier Prince de fon fang , & de le tirer de prifon a 1'infcu de Madame de Beaujeu. Le Roi fuivit ce confeil, & alla lui-même ouvrir les portes de la tour de Bourges au Duc d'Orléans. Ce Prince ne fut point ingrat, car il contribua a faire époufer au  dans le goüt de Montagne. 129 Roi PHéritiere de Bretagne , quoiqu'il en fut lui-même très-amoureux , & qu'elle eüt les mêmes fentimens pour lui. DepuÏ3 ce mariage, Madame de Beaujeu, deverue Ducheffe de Bourbon, renonca aux affaires, & même a la Cour. Le Duc d'Orléans eut le gouvernement de Normandie , & auffi-tot après trouva moyen de faire paffer d'Amboife de l'Archevêché de Narbonne a celui de Roiien, & le déclara en même temps fon Lieutenant-Général, & Commandant en Normandie. D'Amboife s'occupa d'abord k rendre la paix a cette province infeöée de voleurs & de brigands; il fuivit les intentions du Duc d'Orléans en y ramenant la tranquillité ; d'aiileurs il régla fon Diocefe avec zele & fageffe : mais i! fe crut bientot obligé de courir en Italië , toujours pour le fervice du Duc fon Proteöeur ; il 1'accompagna dans le Milanois , & ne le quitta point pendant les deux année3 1494 & 1495 , que ce Prince y reit'. On fait que la derniere hnit nar !e fiége de NoYarre , que Louis XII foutint avec cou- J y ' '■ ë p  'no Effais rage. D'Amboife lui donnoit des confeils non-feulement politiques, mais militaires; on prétend même qu'il combattit de fa perfonne, auffi-bien que plufieurs autres Evêques. De retour en France, il reprit 1'adminiftration de la Normandie. L'on ne peut fe diffimuler qu'il excita des plaintes ck des murmures, & qu'on 1'accufa d'être tyran; mais fon Prince le défendit de cette accufation , qu'il croyoit fans doute injufte , paree qu'elle étoit bien éloignée de fa propre facon de penfer. Charles VIII mourut en 1498. Louis XII monta fur le tröne , & d'Amboife fut fon premier Miniftre , avec d'autant plus de confiance & de pouvoir , que le bon Roi, qui vouloit oublier les injures qui avoient été faites au Duc d'Orléans , fe faifoit un devoir de récompenfer les fervices qu'on lui avoit rendus. Voyons a préfent ce qui fe paffa durant les douze premières années du nouveau regne , & jufqu'a la mort du Cardinal ; examinons la part que 1'un & 1'autre y ont eue. Le premier fer vice que le nouveau Car»  dans Ie goüt de Montagne. 131 dinal rendit a fon Maitre, fut de faire rompre fon mariage avec la feconde fiile de Louis XI , & de lui faciliter ainfi le bonheur d'époufer la veuve de fon prédéceffeur. II faut convenir que ce fervice fut grand & conforme tout a la fois & a la politique bien entendue , & a 1'inclination réelle de Louis XII; mais il fut néceffaire, pour y parvenir, de ménager le plus mau» vaisPape que 1'Eglife ait jamais eu (Alexandre VI) ; & ce ménagement fut porté fi loin, que le Roi fe crut obligé de rece-> voir avec les plus grands honneurs & la plus grande diftinction Céfar Borgia, batard de eet indigne Pontife, de lui faire époufer Charlotte d'Albret, un des plus grands partis du Royaume , & de lui accorder des dignités & de grandes terres en France. S'il y avoit quelques raifons politiques qui euffent pu confeiller cette conduite a Louis XII, elles étoient- certainement bien éloignées de fa facon de penfer; mais le Miniftre qui 1'y entraïna , avoit des intéréts perfonnels bien plus confidérables; il vouloit fe former un parti dans F vj  13^ Effais le facré Collége, & concevoit déja le projet de fuccéder a Alexandre VI fur le tröne pontifïcal. Ces idéés ambitieufes porterent d'Amboife a engager Louis XII dans 1'expédition d'Italie. Anne de Bretagne en fut audéftfpoir; mais elle avoit elle-même trop d'obligation a d'Amboife, pour ofer ouvertement contredire fon opinion & attaquer fon crédit. Les premières campagnes furent heureufes , Louis triompha de Ludovic Sforce ; mais celui-ci fit bientot après révolter Milan ; il en fut puni & fait prifonnier , auffi-bien que fon frere le Cardinal Afcanio. D'Amboife efpérant toujours de fe ménager des voix dans le prochain Conclave , ©btint la liberté de celui-ci; en quoi tout le monde convient qu'il fit une grande faute , puifqu'il rendit un Chtf au parti contraire k la France. Le Cardinal fut fait Gouverneur du Milanois ; il pardonna au nom dii Roi avec éclat au Peuple de Milan s cette cérémonie de parade étoit encore néceffaire a fes projets ambitieux. Chargé d'accommoder un différeod entre les Ré»  dans le goüt de Montagne. 13 3 pubüques de Fife & de Florence , i' jugea en faveur de la derniere de ces Villes , 6c affiégea 1'autre en perfonne. Alexandre VI vivoit encore , quolqu'auffi vieux que méchant; cependant d'Amboife ne voulant pas perdre plus long-temps de vue la Cour de France , y revint avec la qualité de Légat, qui lui donna occafion de tirer de groffes fommes du Clergé 6c du Peuple , fans que cela parut. II ne poffédoit qu'un feul bénéfice, qui étoit l'Archevêché deRouen; mais il difpofoit des autres en faveur de fes parens, de fes amis, 6c des Cardinaux Italiens qu'il ménageoit. II détermina Louis XII a s'engager de nouveau dans une guerre en Italië, fur la foi d'un traité avec le plus perfide de tous les Princes , Ferdinand d'Aragon. Cette guerre fut malheureufe pour les Francois ; ils furent tr^mpés 6c ne pouvoient manquer de 1'être , 6c par le Roi d'Aragon, 6c par le Pape 8c nar fon indigne fils Céfar. Nombre de Frangois y firent des actions hcroïques, mais inutiles. Enfin, il fallutdécla-  134 Effais rer la guerre k Ferdinand; on renvoya une nouvelle armée en Italië, & d'Amboife fit fi bien, que dans cette derniere expédition on fe fia encore une fois au Pape. Le Cardinal étoit a Rome avec les troupes Francoifes, lorfqu'Alexandre VI mourut; alors il laiffa éclater ouvertement le projet de lui fuccéder. II entra dans le Conclave, & fut joué indignement par les Cardinaux Italiens. Francois Picolomini, neveu du Pape Pie II, fut élu fous le nom de Pie III, & ne vécut que vingtcinq jours. Les efpérances de George d'Amboife pouvoient renaïtre; mais elles furent bientot détruites une feconde fois, & même avec plus d'éclat. Jules II fut élu, & d'Amboife courut rifque de. la vie. Le nouveau Pape, ennemi juré du premier Miniftre, le fut auffi de la France. Les Francois perdirent encore une fois tout le Royaume de Naples, & même toute l'Italie. Borgia, que d'Amboife avoit cru pouvoir lui être utile, fut fait prifonnier , conduit en Efpagne , d'oü il s'échappa, commanda une armée Fran-  dans le goüt de Montagne. 13 S ^oife contre le Roi d'Aragon dans la Navarre, 8c y fut tué, n'emportant d'autre réputation que celle d'un genre d'héroïfme odieux 8c abominable, qui a déshonoré même fon Panégyrifte Machiavel. D'Amboife, forcé de fe contenter de 1'état de premier Miniftre en France, engagea encore fon Roi dans de nouveaux traités Sc de nouvelles guerres, dont ce Monarque fut la dupe. Ferdinand d'Aragon époufa Germaine de Foix, niece de Louis XII, 8c n'en fut pas moins fon ennemi ; cette alliance ne devint qu'un moyen de plus, quele Roi d'Aragon acquit pour tromper le Roi de France. L'année fuivante (1506), d'Amboife laiffa heureufement réparer une faute qu'il avoit fait faire. Le Roi Sc la Reine Anne avoient promis leur fille Claude en mariage a Charles, qu'on appeloit alors le Comte de Luxembourg, 8c qui fut depuis 1'Empereur Charles-Quint. Ce Prince etranger auroit, par ce mariage , emporté le Duché de Bretagne 8c les droits fur le MUanois. On fit affembler les Etats-  i?ö EJJais Généraux, qui demanderent hautement au Roi que cette alliance n'eüt pas lieu, &C que la Princeffe fut mariée a Francois d'Angoulême , héritier préfomptif de la Couronne, & qui régna effecFivement fous le nom de Francois I. L'on juge bien que 1'Empereur Maximilien fut outré de voir échapper une fi belle fucceffion; cependant il diffimula, & d'Amboife, de fon cöté , fe flattant mal-a-propos de regagner le Pape , fans doute dans 1'idée de fuc« céder encore a celui-la, porta le Roi a. aider Jules II a s'emparer de Bologne. Jules fut ingrat, comme on devoit s'y attendre. Les Génois fe révolterent contre Louis XII, qui repaffa les monts pour les foumettre ; il les traita avec la douceur qui lui étoit naturelle. En 1508, fut formée la fameufe ligue de Cambrai, grande & importante négo ciation, dont tout 1'honneur devroit appartenir au Cardinal d'Amboife , s'il en eüt pu réfulter quelqu'un ; mais ce fut le traité le plus injufle 5c en même temps  dans le goüt de Montagne. 137 le plus mal combine. On remarque qu'au Coofeil oü cette ligue fut réfolue, il n'y eut qu'un feul homme qui ofa en faire fentir 1'injuftice & les dangereufes conféquences; ce futEtienne Poncher, Garde des Sceaux, 8c qui mourut Archevêque de Sens. Son opinion fit impreffion fur le fage 8c judicieux Louis XII; mais le Cardinal 1'emporta, pour le malheur de la France. Louis XII s'étant mis a la tête de fon armée, donna la bataille d'Aignadel, contre 1'avis de fon Confeil, 8c même du Cardinal. Le bon Prince s'imaginoit que Dieu étoit pour lui, tant il étoit trompé fur la juftice de fa caufe. II gagna cette bataille, mais fes affaires n'en furent pas en meilleur état. L'avis d'Etienne Poncher ne fe trouva que trop vérifié. Jules II fe ligua avec tous les ennemis de la France, 8c même avec les Vénitiens , pour accabler les Frangois. Au milieu de ce défaftre , d'Amboife congoit un nouveau projet d'ambition; il veut dépofer Jules II, fe mettre a fa place, ou du moins fe faire déclarer Patriarche  ''38 Effais & Souverain Pcntife en France. La mort ïmt obffacle a la réuffite de fes ambitieux deffeins ; il expira a Lyon , le 2 5 Mai 1510. Quatre jours auparavant, Louis XII érant allé le voir, d'Amboife, verfant un torrent de larmes, fit au Monarque fa confeffion générale Sc miniftérielle; il lui avoua qu'il laiffoit c!es biens confidérables, fur 1 acquifition defquels il avoit a fe répröcher bien des chofes; en foutenant qu'il n'avoit rien pris fur les fujets du Roi, il convint que depuis longtemps il ree: voit une penfion de cinquante mille ducats de différens Princes Sc Républiques d'Italie, & trente mille des feuls Florentins. II avoit d'ailleurs touché des préfens confidérables, Sc amaffé de groffes fommes: il pria le Roi de lui permettre de difpofer de tout ce qu'il poffédoit. Le bon Roi Louis XII lui accorda plus qu'il ne demandoit. II ufa de cette liberté dans fon teftament, dont le premier article eft fingulier; en yoici les termes: « Je laiffe a mon neveu (George d'Amboife), mon Archevêché  dans le goüt de Montagne. 13$? ide nonen & toute ma dejferre, laquelle eft prifée deux rmiüons dor, enfemble les meublesde Gaillon, & 1'accommodement de la maifon telle qu'elle eft. Item, a mon neveu, Monfieur le Grand-Maitre , Ch.f de mes armes , cent cinquante mille ducats d'or; ma belle coupe, prifée deux cents mille écus; cent pieces d'or, chacune valant cinq cents écus; ma vaiffelle d'or & cinq mille marcs en vaiffelle d'argent." Item, tout mon patrimoine au fils du Grand-Maitre. » Il fait des legs confidérables a fes autres neveux &C k fa fceur ; dix mille francs aux quatre Ordres mendians, pour dire des Meffes pour le falut de fon ame, & de quoi marier cent cinquante filles, en 1'honneur des cent cinquante Pfeaumes qui compofent le Pfeautier. Son enterrement fut le plus fomptueux qui ait été fait k aucun Prélat : fon coeur demeura aux Céleftins de Lyon, & fon corps fut porté k Rouen, accompagné de onze mille Prêtres, douze cents Prélats &c deux cents Gentilshommes, &c.  14° EJfais Les Hiftoriens ajoutent au récit de ces obfeques un grand éloge de ce Cardinal premier Miniftre; ils difent que durant fon adminijlration , toutes fortes de féiicités rendoient CEtat bienheureux; que jamais la France ne fut fi populeufe, jï féconde , fi riche, fi cultivée , que fous fa prudente conduite; fi bien que tant qii il vécut, la difcorde & la guerre furent bannies & porties ailleurs. Cet éloge, qui eft bien dü au regne de Louis XII, Peft-il autant au miniftere du Cardinal d'Amboife? Louis ne voulut point abfolument charger fes Peuples de nouveaux impöts , mais le Cardinal lui fit entreprendre des guerres difpendieufes; il lui propofa un moyen en apparence plus doux que 1'impöt, mais dont on peut dire que les fuites font devenues bien funeftes; ce fut la vente des Offices. On accufe généralement le Chancelier Duprat d'être 1'auteur de la vénalité des Charges : il eft vrai qu'il eft le premier qui ait mis cette vente en regie ; mais le Cardinal d'Amboife a commencé a 1'introduire, 6c elle n'en étoit que plus  'dans le goüt de Montagne. 141 dangereufe avant d'être devenue générale & réguliere. Les abus pouvoient en être plus grands 8c plus profitables au Miniftre qui accordoit Pagrément, 8c par les mains de qui paffoit la finance. Le Cardinal d'Amboife perdit le Maréchal de Gié de la Maifon de Rohan, & 1'on convient affez généralement que ce fut par pure jaloufie du crédit ou de la faveur que celui-ci avoit pris fur 1'efprit du jeune Francois, héritier du tröne; trait de Courtifan & de Miniftre toujours odieux, quoiqu'affez ordinaire. D'Amboife pouvoit efpérer de vivre plus long-temps que fon Maitre, car il étoit a-peu-près du même age que Louis XII; mais le Monarque étoit d'une complexion bien plus foible. Le Cardinal n'ayant pu parvenir a gouverner 1'Eglife, continua k gouverner la France. II y a lieu de croire que fous un autre Roi, il eüt affiché moins de bonté 8c de vertu; mais il falloit rendre eet hommage a celles de Louis XII , & paroïtre feconder fes bonnes intentions ; elles étoient pures dans le cceur 8c dans  $4* EJjais le caraftere de ce Pere du Peuple, & je les crois bien plus fufpeéfes dans fon Favori. Une des vertus de Louis XII étoit la reconnoiffance , & il auroit été bien faché d'y manquer. II avoit de grandes obligations k d'Amboife : de-la vinrent des acFes mu'tipliés de complaifance & de déférence pour fes avis. Louis étoit économe & arrangé dans fes affaires, & d'Amboife parut Fêtre Je même pour lui plaire. On accufoit Louis XII d'avarice; mais on remarque que les graces, les penfions & les appointemens ordinaires ne fouffrirent jamais fous fon regne aucun retard. Il n'étoit libé: al que pour le Cardinal; mais celui ci étoit affez adroit pour ne pas obtenir de graces éclatantes, & il faifoit, comme on dit, fes affaires a la fourdine. Plufiuirs Miniftres ont été auffi fages, auffi adroit-- & auffi réfervés que d'Amboife; aucun Roi n'a été auffi bon, auffi jufte, auffi bien intentionné que Louis XII.  dans le goüt de Montagne. 14? ■g: : -!> Je peux me vanter cl'avoir fait connoïtre le mérite de M. de Sully a beaucoup de gens qui n'apprécioient pas ce Miniftre d'Henri IV tout ce qu'il valoit. Ses Mémoires ont été écrits fous le titre A'Economks royales, par quatre de fes Secrétaires qu'il avoit confervés après fa retraite, & qui faifdknt partie de fa nombnufe Cour. Qaoique ces Mémoires con« tiennent d'excellentes chofes , qui nous font bien fentir quelle part Sully a eu a la gloire & au bonheur du regne d'Henri IV, ils font mal écrits, incohérens, & chargés 'de calculs & de détails peu agréables. On eftime particuliérement une édition in-folio que 1'on appelle VV. Verts, paree qu'il y en a de cette couleur au titre de chaque volume; mais cette édition n'eft recherchée que par rapport a quelques anecdotes fur des Maifons cmi ont demandé qu'on les fupprimat dans les éditions pofiérieures. J'ai engagé, au moins indirectement, un homme d'efprit, & qui écrit bien , a ré-  ï44 Effais diger les Mémoires de Sully, & a les rendre plus agréables a lire. (i) Je fuis pefuadé que quand on connoïtra mieux ce grand Homme, on fera faifi du même enthoufiafme que moi. J'en fuis devenu paffionné ; j'ai fait encadrer fon portrait , je i'ai placé devant mon bureau, pour 1'avoir continuellement fous les yeux , & me rappeler fes traits, fes principes & fa conduite. J'appro<#e la maniere noble & fimple dont il a fait fa fortune par les meilleures voies. En fervant bien fon Maitre , il devoit lui plaire ; en lui plaifant , il devoit obtenir des graces confidérables & affez Jucfatives : mais il n'a jamais fucé le fang du Peuple; il n'a jamais rien regu des Etrangers pour trahir fon Prince & fa Patrie. On ne peut pas dire qu'un homme qui a ménagé a fon Roi trente-fix millions d'épargnes, ap:ès avoir foutenu tant de guerres extérieures & ( i ) Les Mémoires de Sully , rédigés par 1'Abbé de 1'Eclufe , ont paru en \ volumes ttz-40. en 1747. intérieures,  dans le goüt de Montagne. 145 intêrieures, ait fait des déprédations en financcs. J'airne jufqua fa retraite ; elle fut auffi belle & auffi noble que les moyens par lefquels il parvint a la fortune. Il avoit une Maifon nombreufe , vivoit en Prince dans fes terres & fes chateaux, étoit refpeöfé de fes parens, &c faifoit vivre fes anciens ferviteurs. Je ne vois rien dans tout cela que de rrès-Iouable, Il devoit figurer conformément aux titres qu'il avoit acquis après les avoir mérités : il fe rappeloit le bien qu'il avoit fait, & auroit voulü en faire encore a PEtat; mais i! ne s'en tourmento'it pas. Un Miniflre hors de place n'eft plus étourdi par le bourdonnement des flatteurs qui veulent 1'engager a accorder des graces injuffes, & il peut juger de fang-froid & en paix la conduite de fes fucceffeurs, & des bons & des mauvais fucces qu'ils éprouvent. II n'eft plus fur la fcene; mais s'il refte dans fa Patrie , le théatre n'eft pas fi loin de lui, qu'il ne puiffe bien décider des talens des Acteurs. ■J'aime jufqua la manier? dont f poütiXomt I. r  I.4.Ó EJfais quement parlant) Sully entendoit fa Religjon. U étoit Calvinifte, & fans doute de bonne foi; mais bien éloigné d'être ni fanatique ni rebelle , même après la mort de Henri IV , il refufa de fe mettre è la tête du Parti des Huguenots ^ dès qu'il fut queftion de révoltes. On n'exigea point de lui le facrifice de fon opinion en matiere de dogme; mais auffi il ne fit jamais fervir cette opinion de prétexte pour troubler le repos public ni même le fien. Son premier métier fut celui de Soldat & d'Ingénieur; & les premières fciences qu'il étudia furent celles de la guerre, de 1'artilleriè & des fortifications. H les apprit bien, & en les pratiquant il ne perdit jamais ce fang-froid &C eet efprit de combinaifon auffi néceffaires a la guerre que dans Fadminiftration des Finances & dans la Politique. II fut fans doute long-temps fans foupconner qu'il étoit deftiné k être Miniftre d'Etat &C Surintendant des Finances. Mais ne nous y trompons pas, les principes de la Politique n'ont pas befoin d'être étudiés long-  dans Je goüt de Montagne. 147 temps ; quand on a 1'efprit fait pour les grandes affaires , on a bientot furpaffé fes Maïtres dans ce genre d'étude ; d'ailleurs on acheve de s'inftruire en pratiquant. Quant k 1'adminiftration des Finances, c'eft une affaire de calcul: il faut y arriver avec des vues, & bientot on parvient k favoir au juffe ce qu'il y a a gagner ou a perdre k les fuivre. On ne s'étonne point de la multiplicité des branches qu'il faut faire frucitifier. Quand on a trouve un point central, un principe vivifiant, c'eft 1'affaire des Commis de combiner leurs travaux avec les maximes du Miniftre; mais il faut que celui-ci en ait de conftans & d'invarlables, & qu'il fe les foit faits avant d'entrer en place; car il n'eft plus temps de tatonner, quand une fois on eft chargé de 1'adminiftration la plus importante. On a reproché a M. de Sully d'être dur ; mais qui fait s'il 1'étoit par caraöere, ou par une efpece de néceflïté que lui impofoit celui de fon Maitre Henri IV ? Ce Prince , le meilleur qui ait jamais été, étoit foible, fouvent amoureux, acG ij  r4? EJFais coutumé d'ailleurs a chercher des expé-' diens & des reffources , tels qu'on peut les trouver au milieu des guerres civiles , & a récompenfer fes Parrifans, en leur accordant le pillage des biens de fes ennemis. Si Sully Feut laiffé faire , il auroit gaté plus de befogne que celui-ci n'auroit fu en accommoder ; mais il falloit bien que Sully fut négatif , puifque Henri IV étoit généreux, & qu'il falloit mettre des bornes a fa générofité. En fait de difpofitions de graces, il faut touiours que le Roi & le Miniftre s'entendent, pour paroïtre difficiles 1'un ou 1'autre. En bonne regie , ce devroit être le Maitre; mais quand il ne veut pas fe charger de ce röle, il faut bien que fon Miniftre le faffe. Le moyen que 1'un & 1'autre y foient moins embarraffés , c'eft qu'ils conviennent entr'eux de principes certains dont ils ne s'écartent jamais, car fi une fois ils y manquent, on ne ceffe de les tourmenter pour les graces les plus injuftes, & on leur fait mauvais gré des refus les mieux motivés.  dans le goüt de Montagne. 149 Le caraétere de M. de Sully tenoit un peu de celui de Caton ; mais il n'y a qu'a lire fes Mémoires , pour voir que fa fermeté Catonhnnc étoit fondée fur le véritable intérêt de 1'Etat , & qu'il n'y mettoit ni humeur ni méchanceté. II paroit même qu'il étoit fenfible , & plufieurs articles de fes Mémoires le prouvent inconteftablement. Nous avons lieu de croire que toutes fes anecdotes font vraies, paree qu'elles ne font démenties par aucun des Auteurs contemporains ; par conféquent nous devons également ajouter foi au détail dans lequel il entre fur lui-même; en voici quelques traits : II croyoit qu'il valoit mieux gagner &l confoler les petits & le Peuple , que d'ufer de complaifance avec les Grands; il favoit que ceux-ci abufent prefque toujours des ménagemens que 1'on a pour eux , & que le fuffrage & les applaudiffemens de ceux-la font le vrai fondement de la gloire &c de la fatisfaction d'un bon Miniftre. II avoit fort peu étudié avant & pendant que dura fa vie active , foit militaire, G üj  i5o Ejjais foit politique. II fe mit a lire après fa retraite; mais ce fut moins, dit-il, pour ornrr fon efprit , que pour periectionner fa raifon. II protégeoit & récompenfoit les Gens de Lettres; mais il avoit avec eux fort peu de fréquentations familieres. II écoutoit tous les confeils qu'on vouloit lui donner; mais il n'en regardoit aucun comme des infpirations infaillibles ; il ne les adoptoit qu'après y avoir mürement réfiéchi : eh , comment, lui qui refiftoit fi fouvent & fi fortement aux ordres de fon Maitre , fe feroit-il foumis aveuglément a d'autres ? II mit le plus grand ordre dans fes affaires perfonnelles ; il dit lui - même que 1'on doit juger de la facon dont un Miniftre cóndüira celles de fon Maitre , par Ja facon dont il conduit les fiennes. En effet, quoiqu'un homme chargé de toutes les affaires de 1'Etat, n'ait pas le temps de s'occuper des détails domeftiques, il peut toujours fe faire des principes pour la régie de fes biens & de fa Maifon , comme pour les objets qui intéreffent fa Nation & fon Roi, & cofifigner les uns a fon Intendanf,  dans le goüt de Montagne. 151 comme les autres a fes premiers Commis. II n'y a que les petits efprits qui s'embarraffent des foins minutieux ; les grands géniesadoptentdes principes juftes&lumineux , & fe conduifent toujours en conféquence. La nature 1'avoit doué d'une conftitution forte & d'une excellente fanté ; fon vifage étoit majeftueux , doux & agréable; il n'avoit pas même écrite fur fon front cette févérité qui entroit dans fa conduite, preuve qu'elle ne lui étoit pas bien naturelle, & qu'il ne la devoit qu'aux circonftances. II étoit fobre, dormoit peu , fupportoit toutes fortes de fatigucs; celles de la guerre Pavoient accoutumé a celles du miniflere. La réputation de Sully n'a pas été, comme je 1'ai dit au commencement de eet article , d'abord auffi grande qu'elle méritoit de Pêtre ; mais elle n'en fera que plus brillante & plus folide, quand, toutes lespréventions particulieres & perfonnelles étant diffipées , on jugera de fon miniflere par les grands effets qu'il a produits. C'eft G iv  EfTais fous lui que les Finances ont commencé k êtreréglées, le commerce étendu, lapopulation augmentée. Nous avons aöuellement en France un premier Miniftre (M. le Cardinal de Fleury) qui poffede une partie des vertus de M. de Sully ; fes principales qualités paroiffent cependant n'être que dans un degré inférieur. Mais peut-être cette différence eft-elle uniquement due a celle de leur état , & des circonftances dans lefquellejs ils fe font trouvés. L'un étoit Militaire , Fautre eft Eccléfiaftique. Sully avoit vu de prés, & avoit éprouvé tous les malheurs" de la guerre civile & des troubles intérieurs ; il avoit eu k rétablir par-tout Fordre & 1'économie ; celui-ci n'a qua maintenir Fordre dija fagenunt établi. Enfin Sully éprouvoit des cdntradictions de la part de fon Maitre , & fe croyant obligé d'y réfffter, il n'en étoit que plus attentif k n'oppofer que le bien public a iautorité, qui, a cela prés, dolt être  dans k goüt de Montagne. 15 j décifive. M. le Cardinal n'éprouve aucune oppofuion , fi ce n'eft fur de miférables objets. Je fuis perfuadé qu'il réfifteroit a de plus fortes ; & c'eft peut-être un malheur pour lui qu'il n'en ait pas effuyé deplus grandes. Sully fut le Miniftre de la Nation, paree qu'il 1'aimoit , qu'il fentoit qu'elle avoit befoin d'être foulagée, & qu'il falloit réparerfes pertes & la faire jouir du bonheur fous un bon Roi. Richelieu au contraire fut le Miniftre brillant & redoute d'un Rol dont il établit i'autorité abfolue , paree qu'elle lui etoit confiee , & réfidoit entre fes mains. M. le Cardinal de Fleury eft a la fois le Miniftre du R.oi & de la Nation ; avec le temps, on lui rendra juftice comme k Sully. On lui refufe d'avoir un vafte génie ; mais nous fommes dans un tempsou Ton peut fe paffer de ceux de cette trempe ; du moins ne peut-on lui refufer 1'efprit aimable , un grand ufege du monde & de la Cour, de 1'aménité , de la politeffé , même une galanterie decente , & qui ne contrarie aucun des caraöeres graves G y  154 Efais dont il eft revêtu. Ses qualités miniftérielles font la jufteffe d'efprit, la folidité dans les vues & les intentions , la franchife tk la bonne foi vis-a-vis des Etrangers ; une politique affez adrcite , mais qui n'eft point traïtrefie. Il fait fe démêler des piéges que lui tendent les Courrifans , fans ufer de moyens perfides &c machiavéliftes ; il a fcin de ne hafarder aucune dépenfe mal a propos , mais fur-tout de ne point mettre la Nation en fraix pour courir après des idéés chimériques : il met beaucoup de défintéreffement & de modération dans fes dépenfes perfpnnelles ; il évite le fafte, & trouve beau & plus ncble de fe mettre au-defi'us : fa conduite a eet égard eft 1'égide qu'il oppofe k ceux qui voudroient Fengager k leur faire des graces extraordinaires , qui ne ferviroient qu'a nourrir leur luxe. Enfin ce Miniftre me femble fait pour augmenter le bonheurdont nous jcuiffons, fans l'altérer ; & c'eft tout ce que nous pcuvons défirer; car Ia France eft a préfent au point de pouvoir dire : Que les Dieux ne métent rien} cejl tout ce que je kur demande.  dans le goüt de Montagne. 155 Sous les yeux du Cardinal de Fleury s'éleve un nouveau Miniftre , dont il n'tft pas encore aifé d'apprécier au jufte le mérite & les talens, paree qu'il ne gouverne point en premier, & que travaillant dans le fecret avec un Supérieur , il eft difficile de démêler auquel des deux on doit attribuer le fuccès .de beaucoup d'affaires. II n'eft encore qu'au rang de ce qu'on appeloit, fous le Cardinal de Richelieu , les Sous-Mimjires. Mais s'il en eft réduit k fervirles idéés d'autrui , ou tout au plus k les perfeflionner , on peut croire , vu 1'ctendue de fes connoiffances , fon application au travail , la facon dont il prend fon parti, dont il écoute & dont il répond , que ce fera un homme fupérieur, fi fon autorité augmente au point de n'être gênée que par celle du Roi, qui, jufqu'a préfent, ne paroit pas fort embarraffante. II a le département des affaires étrangeres, quoiqu'il n'ait jamais été emp'oyé dans aucune ambaffade; mais il connoït le Monde G vj  *5d Efais par la Géögraphie & par l'H:fioire ; les Cours de 1'Europe par des relations fur fcfquelles il peut compter; & en vérité , quand on n'eft pas d'une i'gnorance craffe & qu'on a 1'efprit & le difcernemenr néceffaires pour juger des hommes & pour apprécier leurs intéréts , même ceux du jour & du moment y on peut fe paffer d'avoir beaucoup voyagé. Eh ! quel eft le Miniftre des affaires étrangeres qui a praticué toutes les Cours ? Ceux qui ont été le plus employés , n'ont que de vieux Mémoires fur celles ou ils ont été anciennement. M. Chauvelin eft Magiftrat & Garde des Sceaux; & comme il a rempli les. fonclions de la Magiftrature avec diftinction & application , il connoït bien les Lo:x & les Formes du Royaume ; c'eft en cela qu'il eft très-imle a M. le Cardinal , qui n'a jamais ére a portée de les étudier.. fi 1'éclaire fur ces obiets ; & qui fait h quel point il le guide ! M. le Chancelier d'Agueffeau , vertueux & favant, eft un pen obfcur , & fe dccide diScilemenr. 11 faui un homme qui premie fon parti promp-  dans te go ut de Montagne. i $7 tement, mais réguliérement :. communément parlant, les grands Magiftrats feroient de bons Miniftres; ils travaillent, ils écoutent, ils décident ; ijs faififfent le point de Ia difEculté & celui qui doit fixer leur opinion ; ils connoiffent les principes & favent les appliquer : &Z un Miniftre a-t-iï aurre chofe a faire 't Note de tEditeur. L'Auteur avoit fait les deux articles précédens, comme tous les autres, en 1736; mais n'étant mort que vingt ans après , il a eu ie temps, en les relifant, de faire dts réfiexions fond'ées fur des événemens poftérieurs; elles fe trouvent, dans fon Manufcrit, fur une feuille a part, & 1'on ne. fait pas précifément en quelle année elles ont été éerkes; les voici : « A la fin de 1756, tous les éloges que. je viens de faire de M. le Cardinal de Fleury. &£ de M. Chauvelin, les efpérances que j'avois concues du bien qui devoit réfulterde leur accerd, étoient vrais &c juftes.. J'écrivois, comme je fais encore aujourd'hui, pour moi feul, &c tout au plus pour mes enfans après ma mort, ce que je voyois, ce que je croyois, ce que je-  158 Effais penfois, fans préjugé & fans intérêt de tromper perfonne. Le Cardinal venoit de fe combler de gloire , en concluant une paix qui procuroit au Roi la Lorraine , province d'une richeffe & d'une reffource immenfe, fans qu'il en eüt prefque rien coüté a la France. Notre Militaire s'étoit diftingué ; nous avions eu des fuccès partout, quoique nos Généraux euffent fait quelquefois de grandes fautes. Le Royaume n'é oit épuifé ni d'hommes ni d'argent; la France étoit calme au dedans, & glorieufe au dehors; mais les Courtifans jouerent un tour de leur métier au Garde des Sceaux, ou plutöt a M. le Cardinal, dont les fix dernieres années de fa longue vie fe font cruellement reffenties. On lui perfuada que 1'héritier défigné de fa place & de fon autorité fe laffoit d'attendre, brüloit du défir de polféder fon héritage, & étoit capable de lui donner des dégoüts, pour 1'obliger k le lui abandonner. Le Cardinal, qui peut-être, peu de iours avant que d'entrer dans le Mihiïlere , ne 1'ambitionnoit pas, craignit de le perdre  dans le goüt de Montagne. 159 dix ans après 1'avoir obtenu; tant il eft vrai que 1'on s'accoutume aifément au pouvoir fuprême. II chercha k approfondir fi ce qu'on lui avoit dit étoit vrai; &c je crois bien qu'on lui en donna quelques preuves : cela n'étoit pas fort difficile; mais il oublia qu'il avoit plus de quatre-vingt ans, qu'un fecond lui devenoit de jour en jour plus néccffaire, &que, fans eet appui, il alloit être le jouet des intrigues; que dans le <_■.- tra t même des aflaires ordinaire, il n'au oit plus perfonne qui lui indiq.at des expidiens, & dont il put faire ce que 1'on appelle fon bras droit. Il s'imagina qu'il fe vengeoit d'untraitre, &C il perdit un homme qui lui étoit néceffaire : il fit un coup d'óclat qui prouvoit fon crédit fur 1'éfprit du Roi; mals perfonne n'en doutoit. Le Roi n'avoit jamais eu avec M. Cha-jvelm une feule converfation tête a tête ; fa tournure même ne lui convenoit pas : maij les Courtifans , plus fins que le premier Mimfire, fentirent que, comme le Cardinal pouvoit tout obtenir du Roi, d'un auLe cóté, ils pour-  *6° Effens roient dorénavant tout obtenir du premie? Miniftre, même ce qui étoit le plus contraire au bien de FEtat & a fes principes. L'empereur Charles VI n'avoit fait de ft grands avantages k la France, que pour s'affurer de la garantie de cette Puiffance , pour fa Pragmatique-San&ion, c'eft-a-dire, pour l'Adte qui afïuroit Pintégrftë de fes Etats a fa fille aïnée. Le Cardinal Favoit promis, & la réputation de vertu & de bonne foi dont il avoit joui jufqu'alors ,. avoit tranquillifé 1'Empereur fur 1'effet de. cette promeffe ; auffi Charles VI mourutil en 1740, dans la douce perfuafion que fa fille & fon gendre hériteroient de toutes fes Couronnes., & que fi quelqu'un vouloit les troubler dans cette pofièffion , la France même les défendroit. Il n'y avoit que la Reine d'Efpagne qui n'étoit pas trop contente de n'avoir pas eu un établiffement en Italië pour fon fecond fils. Quelque injufte que fut cette prétention, il eut été poffible de la fatisfaire, fans entreprendre d'anéantir la nouvelle Maifon d'Autriche.. Mais celui qui auroit pu arranger cette  dans h goüt de Montagne. *6i affaire en fage & habile Politique, étoil exilé a Bourges. Des Négociateurs , ou plutót cies intrigans plus dangereux & moins délicats, troublerent la tête d'un premier Miniftre de 86 ans, & la ruine de la Maifon d'Autriche fut réfolue. On la lui fit regarder comme fi aifée, qu'il auroit eu a fe reprocher d'avoir manqué une fi belle occaüon d'effacer prefque jufqu'a la mémoire de la prétention de Charles - Quint a la Monarchie univerfelle. Le pauvre Cardinal en fut fi perfuadé, qu'il ne difputa plus que fur les grands fraix dans lefquels cette entreprife jetteroit la France. 11 craLgnit qu'elle n'épuisat fes épargnes , &£ ne dérangeat fon fyftême d'économie. On lui fit entendre que la France en feroit peutêtre quitte pour fe moutrer feujement, ou du moins qu'il en coüteroit peu d'hommes & peu d'argent. II fe laiffa féduire; il donna beaucoup plus qu'il ne vouloit, beaucoup moins qu'il ne falloit, & il mourut décrié aux yeux de toute 1'Europe, trahi par une partie de fes Ailiés, haï par 1'autre , ayant manqué de fe concilier ceux dont il de-  ïÖ2 Effais voit Ie plus s'affiirer, tels que le Rol de Sardaigne. II laiffa la France dans la plus grande détreffe, & engagée dans une guerre par mer, fans avoir pris aucunes mefures p^ur 1'empêcher ni la foutenir. Solon difoit a Crefus, que nul ne pouvoit fe dire heureux avant fa mort; Sc ne pourroit-on pas dire également que :'on n'eft jamais sür d'être jufqu'a la fin de fes jours, habde politique , fage, ni même vertueux? Mon bon ami 1'Abbé de Saint-Pierre, qui a fait tant de projets tendant au bien public, n'a eu la fatisfaöion d'en voir réuftir aucun. Ses fuccès fe font bornés a faire la fortune d'un feul mot; c'eft celui de bienfaifance. Mais ce mot eft- il auffi-bien entendu qu'il a été adopté avec enthoufiafme? Non: chacun interprête & pratique cette vertu a fa maniere. Au fond, bienfaifance veut arrant dire que charité; mais cette vieille expreffion dévote , dont on entend retentir les chaires de nos Paroiffes, ne paroit plus faite pour nos gens du  dans le goüt de. Montagne. 163 monde , qui prétendent n'avoir pas befoin de penfer a Dieu pour faire les plus belles actions. Ne dérangeons point ces- MerTieurs dans leur fyftême de bienfaifance; s'ils en ont véritablement le defir, qu'ils fe fatisfeffent. Je me fouviens d'avoir entendu une fois une dévote fort aigre fe plaindre a un Jéfuite, homme de beaucoup d'efprit, de ce que fa belle-fille étoit humalne & généreufe, mais n'avoit, difoit-elle, aucun mérite k fes bonnes actions, paree qu'elle ne les faifoit pas envue de Dieu.Laijfe^la faire* Madame, laiffe^la faire, dit le fin Jéfuite, elle gagnera le Paradis fans s'en douter. Oui, foyons bienfaifans , puifque nous rougiffons d'être charitables , mais prenons garde de nous tromper fur la maniere dont il faut exercer la bienfaifance ; réglons la notre fuivant les temps , les lieux & les circonftances. II y a des bienfaifances pour chaque état : celle des Rois ne reffemble a celle des particuliers que par le principe ; mais elle eft bien p^s étendue dans fes effets. Le particulier ne rend fervice aux hommes qu'un k un ; le  i ó4 £/fc/\f Monarque, d'un feui trait deplume,fak le bonheur de plufieurs milliers. Les gens en place peuvent en faire, a proportion, chacun autant. Dans Ie premier moment, on ne doit conlidérer que 1'état de fouffrance Sc de mifere , ou le danger de celui que 1'on veut fecourir. Mais hors ces cas imprcvus, il faut raifonner , pour ainfi dire, fa bienfaifance. II y a furtout des fervices que 1'on pourroit rendre , s'y croyant porté par la bienfaifance , Sc qui feroient bien mal entendus ; tels font ceux qui nuiroient plus a d'autres , qu'ils ne ferviroient a la perfonne que 1'on veut obïiger. Conclufion : ce n'eft pas tout que de vouloir être bienfaifant, il faut favoir Fêtre. On a tort de blamer 1'amour-propre en général; car premierement on auroit beau le blamer, nous ne pouvons nous en débarraffer entierement. II faut abfolument s'aimer foi-même; mais, comme difoit un homme d'efprit de mes amis, il faut s'aimer en tout bien Sc en tout  dans le goüt de Montagne. 16$ honneur, comme on aime une honnête fille qu'on veut époufer, & non comme «ne malheureufe créature qu'on cherche a débaucher. ■S-i — —» Le but de la Philofophie a toujours été de faire le bonheur de l'homme; mais les différentes fedfes ont cherche k parvenir k ce but par différentes voies. Les Stoïciens prétendoient qu'il n'y avoit pour cela qu'a réfifter a tous les maux, a fe rendre infenfible a la mifere, a la douleur, au chagrin, aux inquiétudes. I's pouvoient avoir raifon : en effet, quand on eft exempt de tous maux, le bonheur vient de lui-même ; mais qu'il eft difficiie de s'en exempter, furtout quand on ne s'occupe pas de les prévenir, & qu'on les attend avec le fangfroid & la fermeté Stoïque. Les Epicuriens , au contraire , cherchoient le bonheur & même les plaifirs; mais peutêtre que plus on cherche le plaifir , &C moins on le trouve. Ne foyons ni d'une fecte ni de 1'autre; écartons avec fageffe ce  ï66 Ejfais qui pourra nous occafionner des maux; frayons le chemin au bonheur & aux plaifirs doux & tranquilles, dans lefquels il confifte véritablement; mais ne nous tourmentons pas pour 1'appeler, & ne nous fatiguons point a courir après la fortune & la volupté; ce font des oifeaux auxquels il ne faut que préparer leu'rs nids, & qui viennent d'eux-mêmes y pondre. Rendre heureux ce qui nous entoure, me paroit un excellent moyen de mcnager notre bonheur iperfonnel. On fait que les Anglois font grands Calculateurs, grands Parieurs , & qu'ils veulenttoutréduire a 1'analyfe & a la probabilité. Nous avons déja traduit en Francois, d'après eux, les probabilités fur la durée de la vie humaine, 1'analyfe des jeux de hafard, des calculs d'oii ils font réfulter des regies fur les moyens d'y gagner, aufli bien qu'aux lotteries, pour ainfi dire, en dépit du fort. Un de mes amis, qui a été long-temps en Angleterre, a pouffé  dam le goüt de Montagne. 167 cette manie des calculs encore pius loin que les Anglois mêmes ; il met tout en problême, pour avoir le plaifir de le réfoudre ; il mefure 1'étendue de fes plaifirs, de fes douleurs , de fon amitié & de fa baine. Quant k 1'amour, il convient que quand il eft vrai, il eft incommenfurable. Non content de trouver de nouvtlles regies concernant les jeux de hafard , il a entrepris de calculer quelle part il falloit affigner au hafard, & quelle a 1'habileté & a la conduite du Joueur dans les jeux de commerce, furtout au triclrac & au piquet. Après m'être beaucoup amufé de f; s recherches fur eet objet qu'il croit important, je me fuis enfin avifé de lui demander s'il calculeroit bien de même quelle part étoit due a la fortune dans la vie des hommes qui avoient fait le plus de bruit dans le monde, eu égard , d'un cöté, aux circonftances dans lefquelles ils s'étoient trouvés, & de 1'autre, a leur mérite perfonnel. On peut leur appliquer, me répondit-il, les mêmes principes qu'aux Joueurs de piquet. Cette idee me fit rire, je m'en amufai quel-  i6" 8 Effais que temps en me promenant avec lui (caf nous étions a la campagne); nous mïmes fur le tapis différens perfonnages qu'il connoiffoit auffi bien que moi. Etant revenu k ïa vi'le, je jetai fur le papier un grand nombre de traits de cette finguliere converfation , en voici quelques-uns. La fomme que 1'on joue ne fait. rien, nia 1'habileté du Joueur, ri auxhafards, qui peuvent déranger toutes fes mefures ; il fuffit que le jeu 1'intéreffe affez pour y donner toute fon r.ttention. De même ceux que la Nature a doués des plus grands talens, les emploient dans les lieux cüle fort les a fait naitre, conformément k leur état & aux circonftances dans lefquelles ils fe trouvent. Toute 1 'habileté du Curé de village qui joue le mieux au piquet, ne le conduit qu'a gagner quelques écus au bout de Pannée, même avec le fecours des as ; tandis que celui qui joue contre de riches Financiers avec la même fupériorité, groffit quelquefois fon revenu de plufieurs milliers de louis. Le fimple Moine, né avecde grandes difpolitlons pour i'intrigne, éc ;rte  dans le goüt de Montagne. 169 écarté fes rivaux, pare les coups de fes adverfaires, ne fait des démarches qu'a propos , & réuflit enfin : k quoi? a devenir Supérieur, & a gouverner une Communauté, ou tout au plus une province de Moines. C'eft en employant les mêmes moyens qu'un Courtifan devient Favori, premier Miniftre, & gouverne defpotiquement un grand Empire. Le Républicain qui veut fortir de Fégalité, avoir tout crédit fur fes compatriotes, & devenir leur Maitre , fuit la même route. Partout, en matiere d'ambition, d'intérêt & de galanterie, il ne s'agit, comme au jeu, que de fe conduire avec prudence, de ne point perdre la tête, &c de tirer parti de tous les avantages que le fort peut nous préfenter. Mais comme on dit qu'il y a des Joueurs de piquet dont le talent eft de bien écarter, d'autres, dont la fupériorité cönfifte dans la maniere dont ils jouent les cartes, & enfin quelques-uns qui ne s'attachent qu'aux paris , fentant combien ils apportent de profit a la fin d'une partie; de même il y a des ambitieux qui mettent Tome I. H  170 EJTais tous kurs foirs a écarter les obftacles pouf parvenir a leur but; dVut.es, quelque part qu'ils foient placés, cherchent a tirer parti de leur pofition ; & er.fin quelquesuns veu ent confölider leur fortune , &c affurer leur gloire, perfuadés qu'on n'a rien fait de bien , fi 1'on ne couronne 1'ceuvre par une fin biillante. Avec cela, on voit des parties gagnées cortre toutes les regies, d'autres perdues, m?lgré tout 1'art des plus habiles Joueurs; de même il y a des événemens & des fortunes qui déroutent les plus fins Connoiffeurs ; mais ce font de vtais phénomenes, cVmalgré ces exemples extraordinaires, il faut s'en tenir aux principes de conduite généralement recus & éprouvés. Le Cardinal Alberoni, qui vit encore en Italië (ü n'eft mort qu'en 1751) , eft un de ces phénomenes dont je viens de parler, & 1'on peut le comparer a ce gros Joueur ( M. Wall ) que nous connoiffons fncore dans Paris, & qui a fait, dit-on,  dans le goüt de Montagne. 171 fa fortune avec vme feule orange qu'on lui donna ; il la mit au jeu contre un écu, hafarda eet écu contre d'autres, & gagna infenfiblement une fomme confidérable. A force de hafarder heureufement, il eft parvenu a fonder une fortune de plufieurs millions. A'beroni mit , pour ainfi dire , encore moins au jeu, & a gagné davantage, du moins en dignités & en réputation. Fils; d'un Jardinier, il fut d'abord fonneur de la cathédrale de Plaifance , fa patrie. Son Evêque le prit en affection , & lui ayant reconnu de 1'intelligence & de 1'aclivité , il le fit fon Secrétaire , & lui donna un canonicat. II eut occalion de cönnoïtre , dans le Parmefan, le Duc de Vendöme , & de lui plaire par des baffeffes dont un Prêtre Italien feul eft capable : le Duc fe 1'attacha , 1'amena en France , & de la en Efpagne. Vendöme ayant befoin d'un Agent fur &£ difcret auprès de la Princeffe des Urfins, lui donna Albéroni. Cet Italien , auffi fouple en apparence qu'audacieux en effet, perfuada k la Princeffe qui gouvernoit abfolument 1'efprit de Philippe V , H ij  172. Effais pendant que ce Monarque étoit veuf, qu'il falloit lui faire époufer en fecondes noces la Princeffe de Parme. Ce mariage s'accomplit, & la difgrace de la Princeffe des Urfins en fut la fuite. Alberoni fe chargea de conduire la nouvelle Reine. Elle lui procura le chapeau de Cardinal; il devint fon premier Miniftre , & par conféquent celui du Roi fon époux. II déploya auffi-tot toute 1'étendue de fes vues, tant pour le dehors que pour le dedans de 1'Efpagne ; il rétablit 1'autorité du Roi dans le gouvernement , & s'en fervit pour corriger beaucoup d'abus, & commencer des établiffemens fort importans quieuffent mérité d'être fuivis. La population & le eommerce de 1'Efpagne y étoient iutéreffés. II réforma le Militaire , &c le mit fur un pied plus utile & plus régulier. II n'avoit ja nais été que Secrétaire d'un Général; mais il avoit vu les armées d'affez prés , pour juger de ce qui pouvoit y établir 1'orc re & la difcipline ; & c'tft-la de quoi doit s'occupcr un Miniftre. Ses for.dtions font de remettre des troupes^ en sbon état  dans le goüt de Montagne. 173 aux Généraux qui cloivent les commander. Alberoni s'occupa auffi heureufement de 1'adminiftration &c du reglement des Finances. Cet arrangement intérieur étoit néceffaire pour préparer 1'ëxécution des grandes vues qu'il avoit pour le dehors: Elles n'alloient pas moins qu'a rendre 1'Efpagne 1'arbitre de 1'Europe entiere , k lui affurer 1'Italie , & k occuper fi bien 1'Empereur, FAngleterre & la Hollande (que 1'on appeloit alors les puiffances Maritimes ), qu'ils ne pourroient 1'en empêcher. Pour cet effet, il fit des alliances dans le Nord, & en contracf a avec le Turc même. Malheureufement les circonftances particulieres dans lefquelles fe trouvoit la France, le rendirent ennemi du Duc d'Orléans Régent. Il intrigua avec audace & habileté, pour affurer k Philippe V la couronne de Louis XIV, en cas que le jeune Roi Louis XV mourüt. Mais avec quelque prudence que tant de grandes entreprifes fuffent congues &c conduites, il y en avoit quelques-unes qui fe croifoient tellement, qu'elles ne pouvoient toutes réuffir. La H iij  174 Effais paix fe fit entre la France 8c 1'Efpagne, 8i Alberoni en fut la vittime. 11 foutint fa difgrace 8c les perfécutions qui en furent les premières fuites , en grand Homme : effeclivement c'en eft un. II prouva qu'il étoit victime des circonftances , 6c non d'aucune faute de conduite qu'il eüt cominife. II avoit voulu fervir fes Maitres , comme Richelieu avoit fervi le fien ; mais le temps, leslieux, le Maitre même étoient bien différens. Alberoni , tranquille enfin a Rome 9 ebtint la légation de la Romagne , 8c fit encore parler de lui en entreprenant une conquête pour le Pape, comme Souverain temporel ; ce fut celle de la petite République de Saint-Marin , Village fitué a la vue de Rimini, fur une hauteur. Cette entreprife eut tout Fair de la parodie des comédies héroïques qu'Albsroni avoit jouées en Efpagne vingt' ans auparavant. L'on doit du moins lui appliquer cette comparaifon , toujours tirée des Joueurs de piquet, qu'un Joueur ruiné , quoiqu'habile , fe conduit, en jouantauxdouze fous  dans le goüt de Montagne. 17S la fiche , comme il faifoit autrefois en jouant au louis le pomt. Puifqu'il eft bien décidé que tout ce que nous avons de Livres imprimés fous le titre de Teftamens polittques, ne font que des Romans hiftoriques , un des plus beaux a faire feroit le teftament politique d'Alberoni (1 ). n Le Grand Condé étoit né avec des talens fi décidés pour la guerre , que par une forte d'impulfion naturelle , je dirois prefque d'iriftina , ü choififlbit les meilleurs poftes, rangeoit fes troupes de la mamere la plus avantageufe, faifoit foutenir les différens corps de fon armée les uns par les autres, les faifoit attaquer avec vigueur , combattoit k leur tête avec courage, ne perdoit jamais fon fang-froid au plus fort même de la mêlée , voyoit tout ce qui arrivoit, & faififfoit fes avantages furvant (1) Nou de lEdkiUT. II a été fait, & même affez bien. TI . H ïv  'i?6 Efais les incidens du combat, dont aucun ne lui échappoir. Ce Héros a la guerre n'a été a la Cour & dans les affaires qu'un tresmédiocre Politique. II ne favoit point prendre fon parti a propos. La gloire qu'il avoit acquife en impofoit d'abord ; mais quand on avoit fondé fa capacité dans les confeils & dans les intrigues, on le trouvoit bien inférieur k fa réputation. II n'avoit point 1'efprit de Mie & de réflexion; il commettoit des imprudences , avoit des foibleffes , & fe rendoit même fouvent coupable d'injuftice. La guerre avoit endurci fon cceur , & ce fut affez tard qu'il com■ menca a cultiver fon efprit. Si les avantages de fa naiffance ne 1'euffent pas mis k portée de commander des armées, n'étant encore qua la fleur de fon age; fi le fiecle dans lequel il a vécu n'eut pas été un temps de troubles & de guerres continuelles , mais pacifique comme le notre , fes talens pour la guerre euffent été en pure perte , & M. le Prince de Condé n'eüt jamais porté le furnom de Grand. Condé, joué par le Cardinal de Mazarin  dans le goüt de Montagne. 177 & par les Efpagnols , dans les Etars de qui il avoit été obligé de fe retirer , revint en France après Ia paix des Pyrenées : il fe retrouva auffi grand guerrier, & 1'on vit qu'il n'avoit rien perdu de fon mérite militaire. II battit a Senef ces mêmes ennemis de la France , a. la tête defquels il avoit combattu contre Turenne a la bataille des Dunes; ce qui prouve de plus en plus qu'il étoit né avec les talens qui font les grands Généraux , & non avec ceux qui feroientutilesaux Rois dans leurs Confeils, & qui font néceffaires aux Miniftres. mmandemens de Marie de Medicis. Cette Reine prit affez de confiance en lui pour le faire Secrétaire d'Etat, auffi-tót qu'elle fut Régente. II mourut en 1621 : fon fils aïné, qui étoit Confeiiler au Parlement, gendre du fameux Avocat-Général Talon, nelui fuccéda pas; mais fa place paffa k fon frere cadet Raymond Phelippeaux d'Herbaut, qui avoit été d'afoord Greffier du Confeil - Privé, enfuite Tréforier des Parties Cafuelles, & enfin de 1'Epargne. 11 mourut en 1629, & fa Charge refta dans la branche cadette au préjudice de 1'ainée, qui n'y revint que quatre-vingt ans après. M. d'Herbaut fut remplacé par Louis Phelippeaux de la Vrilliere, qui fut, pendant foixante- deux ans, Secrétaire d'Etat fous les regnes de Louis  dans le goüt de Montagne. 2.39 XIII & de Louis XIV. Mais il fit fi peu de bruit a la Cour & dans 1'Etat, qu'on ignoreroit Ton exiftence, fans la multitude d'Edits, Déclarations & Lettres Patentes qui ont été lignés par lui, & fi fon nom ne fe trouvoit pas dans la liffe des Secrétaires d'Etat. II hérita du fameux Particellid'Emery , fon beau-pere , qui, après avoir été le plus terrible partifan & le plus cruel exa&eur du regne de Louis XIII, parvint fous le Miniftere de Mazarin , k être Surintendant des Finances. Baltazar Phelippeaux, qui étoit Confeiller-Clerc au Parlement, quitta Fétat eccléfiaftjque, pour fuccéder a fon pere, & mourut en 1700; on 1'appeloit M. de Chateau - Neuf. Son fils reprit le nom de la Vrilfiere, & c'eft peut-être celui qui a le plus figné d'expéditions ; car, dès le commencement de la Régence, M. le Duc d'Orléans voulant fe défaire de tous les Secrétaires d'Etat du temps de Louis XIV , il ne conferva que celui-!è, paree qu'il lui pa. ut être abfolument fans conféquence. L'adminiftration des affaires de tout genre fut cor,fiée a diffé-  '*4o EJfais rens Confells; mais tout ce qui devoit néceffairement être figné en commandement, paffbit fous la plume de M. de la Vrilliere. II eft mort en 1725. Son fils, qu'on appelle le Comte de S. Florentin, 1'a remplacé; mais fon département a été réduit au même pied oü celui de fon pere . étoit fous Louis XIV. La lifte des détails qui lui font confiés paroit affez longue fur rAlmanachRoyal: au fond, rien d'important ne roule fur lui; il figne , il expédie comme ont fait fon pere & fon grand-pere. Fin du Tornt premier.