LES LOISIRS D' v N MINISTRE D'ÉTAT. T O M E S E C O N D.   LES LOISÏRS D ' U N MINISTRE DÉTAT, O u E S S A I S Dans le gout de ceux DE MONTAGNE: Compofés en 1736 , par l'Auteur des Confcdérations fur le Gouvernement de France. TOME SECOND. A AMSTERDAM. M. DCC. LXXXVIL   E S S A I S DANS LE GOUT DE C E V X DE MICHEL MONTAGNE, C O M P O S É S EN I73Ó. Sl je n'étois pas für de n'écrire que pour moi feu!, je tremblerois a dire ce que je penfe des Minillres du préfent regne. Quelques - uns vivent encore , & les autres tiennent a des families en faveur. Dun autre cöté, fi je n'écris pas dès a préfent ce que j'ai vu & fu par moi-même, des vérités importantes & inftruöives échapperont peut-être k la Poftérité. Je vais donc m'expliquer avec la liberté d'un homme qui ne craint ni ne défire , ne fe paffionne ni pour rii contre, & parle a une Poftérité peut-être très-reculée. M. le Régent n'eut pas plutót pris le A iij  0 EJfais gouvernement du Royaume, qu'il fe propofa une forme d'adminiftration toute différente de celle de Louis XIV. Soit envie de faire du nouveau , tentation prefque inévitable après les changemens de regne , feit pour éviter le reproche qu'on avoit fait a Louis XIV & a fes Miniftres, d'être defpotiques & arbitraires, il confia chaque partie de 1'adminiftration a avitant de Confeils , mit en pleine aftivité ceux qui avoient été déja formés fous le regne précédent , pour les Finances , le Commeree & les Affaires étrangeres , & en créa d'autres pour la Guerre & la Marine ; il voulut même en faire un de confeience ou pour les Affaires Eccléfiaftiques ; maïs celui-ci fouffrit de grandes difficultés. Tous ces Confeils de détail étoient, fans préjudice , du Confeil - Général de Régence , dont ils pouvoient même être regardés comme des émanations, & de celui des Parties , qui a toujours été dirigé par le Ch;:nceüer. J'ai déja dit que M. Voifin rèmp'-ffoit cette place a la mort de Louis XIV; qu'il mourut en 1717, & fut rem-  dans U goüt de Montagne. 7 placé par M. d'Aguefleau , qui eft encore revêtu de cette dignité. Si la piété Sc toutes les vertus qui en dérivent , la probité , 1'érudition , le goüt des Lettres, & beaucoup d'efprit, mais d'un genre différent de celui de 1'adminiftration , pouvoient faire un parfait Chancelier, M. d'Agueffeau le feroit certainement : mais il faut encore d'autres talens pour exercer une charge fi importante. Le Chancelier do:t réunir tout ce qui conftitue le grand Magiftrat , & tout ce qui fait le grand Min'fbe : il a continuellement affaire auX Gens de Robe ; il eft leur Chef, il doit entendre leur langage , connoïtre leurs formes , & pofféder Tart de conduire les Compagnies de toute efpece : il eft k latête d'une compagnie très-difficile k gouverner , le Confeil. D'un autre cöté, il eft Miniftre du Roi, doit fputenir fon autorité , mais avoir ibin d'en concilier les Aftc-savedes formes , dont la négligencè peut faire échouer les meilleures entreprifes , &C les plus avantageufes au Roi & au Peuple. II doit fe faire conüdérer & aimer, s'il A iv  S Effais eft poffible , de Ja Magiftrature ; mafs II ne doit pas la craindre : il doit la faire refpeöer,mais n'en refPeöer les Membres qu'autant qu'ils le méritent; ne pas héfiter a réformer les jugemens injuftes , & è punir les Juges iriiques & partiaux : mais il doit mettre conftamment au grand jour fes raifons , & les fautes qu'il eft forcé de répnmer ; il doit bien diftinguer fur-tout les fautes d'ignorance & de négligence , d'avec celles d'un genre plus grave. Comme tous les autres Miniftres, il doit quelquefois fe fervir du glaive tranchant de 1'autonté royale ; mais aucun n'a plus befoin que lui de prouver qu'il a parfeitement eclairé cette autorité. M. d'Aguefleau refpefte peut-être beaucoup trop la perfonne des Magïftrats; il leur donne tóujours gain de caufe ; &c depuis la malheureufe époque de la vénalité des charges, il s'en faut bien qu'ils méntent tóujours ces égards. M. le Régent avoit fait fa cour au Parlement, dans un temps oü il croyoit en avoir befoin, en confïant la première dignité du Royaume  dans k goüt de Montagne. 9 au Procureur-Général ; mais les Geus de Robe font fujets a prendre aÖe de tout ce qu'on leur accorde , & a former des prétentions nouvelles , pour obtenir encore davantage. lis en viennent quelquefois h un tel excès , qu'il feut bien les arrêter & les réprimer, ne füt-ce que relativement a la forme, quand on conviendroit qu'au fond ils ont raifon. C'eil a quoi M. d'Aguefleau n'eft nullement propte; & ce fut ce qui obiigea M. le Régent d'avoir recours a mon pere clans des circonflances délicates & eflentielles. D'ailleurs , M. d'Aguefleau a un autre grand défeut; c'efl celui de ne pas fe décider avec toute la promptitude néceflaire dans les grandes occafions. Les fonöions d'Avocat-Général qu'il a remplies, i'ont accoutumé a balancer les opinions , & k re prendre fon parti que difflcilement; il héfite même encore quand il 1'a pris, & femble s'en repentir ; mais s'il étoit a temps de corriger fa befogne , il la gateroit plutot qu'il ne la perfectionneroit. Je l'ai vu , pour fe décider, forcé d'appeler A v  io EjTuis a fon fecours un de fes enfans , qui étoit alors jeune , & peu capable de faire prendre a fon refpeftable pere le meilleur parti; auffi une Dame de fes amies, qui avoit beaucoup d'efprit, lui difoit-elle un jour : « Prenez-y bien garde y M. le Chancelier ; entre vous, qui, quoique trésfavant, doutez de tout, & votre fi's cadet qui ne doute de rien , vous ne viendrez jamais a bout de faire de bonne befogne. » En effet, ce grand M;igiftrat a la confcience aufTi délicate , que 1'efprit tiSiide , & fe fait des fcrupules continuels.. Mon pere étoit d'un caraclere trèsdifFérent, fachant prendre fon parti avec promptitude , & fe tenir avec fermeté a celui qu'il avoit pris. Le détail de la Police de Paris , dont il avoit été chargé pendant vingt ans , 1'avoit accoutumé a eet efprit de détail, a cette fagacité qui lui faifoit trouver tout d'un coup le point de la difficulté & les moyens de le réibudre. II avoit des lumieres , une ancienne & parfaite connoiffance des For-3i.es , & iavoit les faire prêter aux cir.-  dans le goüt de Montagne. i r conftances , cl la néceffité & a la plus grande utilité. II connoiflbit le Parlement comme nos grands Généraux connoiflent ceux contre qui ils ont long-temps fait la guerre, comme le Duc de Vendöme pouvoit connoïtre le Prince Eugene, &C le Maréchal de Villars, Marlboroug. II ne haïflbit pas perfonnel'ement ce Corps, il le refpecloit même ; les Membres lesplus confidérables étoient fes alliés par fa femme , qui étoit de la familie de Caumartin , & par fa grand'mere , niece du Chancelier de Ch'.verny. C'étoit k ces alliances qu'il devoit d'êrre entré dar.s la robe. Les fonöions du Lieutenanr de Police font un mélange de magiflrature' & d'adminiftration; il faut même, prrnrbien faire cette place, réunir tous les talens d'un grand Politique , & j'avoue v fans prévention, que mon pere les reuniffoil. II connoiflbit rufli la Cour f & favoit ménager les gens de qua'ité , lansles offenfer ni les craindre ; il fe fervoit,. pour eet effet, de l'avantage de la naiffence, & fe faifoit un mérite de fa mo=r A- vj.  " Effais deuie, tandis que ia morgüe préfdentale offufquoit ceux qui portoient un nom illuftre & diftingué dans notre Hifroire. II étoit aimable dans la fociété, & le moment d'après que fes fourciis & fa perruque noire avoient fait trembler la populace, les agrémens de fa converfation, & fa gaieté de bon ton apprenoient qu'il étoit fait pour vivre dans la bonne compagnie. On étoit perfuadé que l'efpionnage, dont il avoit pouffé l'art au dernier degré de perfeÖion, le mettoit dans le fecret-de toutes les families; mais il ufoit de ces connoiffances avec tant de difcrétion, qu'il ne troubloit le repos d'aucune, & confervoit ces myftercs dans fon fein, pour n'en faire ufage qua propos pour le bien de 1'Etat & celui des particuliers même. Je fuis obligé de convenir que fes moeurs fecrettes n'étoient pas parfaitement pures, & je 1'ai vu de trop prés pour croire qu'il ait été dévot; mais il faifoit refpefter la décence & la Re!ig;on , & en donnoit 1'exemple en même temps qu'il en prefcrivoit la loi,  dans le goüt de Montagne. 13 Un tel homme étoit celui qu'il falloit au Régent, pour fuppléer a la foibkfle de M. d'Aguefleau , dans un moment oü Fon fut obligé d'en impofer au Parlement. II fut Garde des Sceaux en 1718 , & leur procés - verbal de juftice de cette année contient des preuves remarquables, & j'ofe dire précieufes, des talens, de 1'efprit & de la fermeté d'ame de mon pere. Tant qu'il crut que pour le bien & Favantage de 1'Etat il falloit foutenir le fyftême de Law, il établit & maintint le crédit de la Banque ; il acquitta ainfi les dettes immenfes de 1'Etat, & le rendit riche en lui fourniffant des tréfors réels, foiten efpeces, foit en idéés, ce qui eft égal, pourvu que les dernieres foient généralement adoptées ( car, après teut, la richefle même eft une affaire d'opin'on ). Mon pere employa en bon citoyen toutes les reflburces que fes lumirres & fon caraftere lui fourniflbient, pour procurer cette gloire k M. le Récent, & eet avantage a 1'Etat. Mais quand il reconmit évidemment que 1'abus que Fon avoit  i4 Ejjais fait des billets de banque étoit porté k fon comble, que c'étoit trahir la Nation que de vouloir leur procurer une confiance injufte &C forcée, il renonca aux places qui le mettoient k la tête de ees opérations. Sa retraite acheva d'en montrer 1'illulion; mais le mal étoit confommé, & le ma'ade fans efpérance t avant qu'il 1'abandonnat : auffi M. le Régent ne lui retira-t-il ni fa confiance ni fes bontés. II furvécut encore pendant plus d'un an k fa retraite , & ne mourut point de chagrin ; il avoit 1'ame trop élevée pour cela. II n'étoit nullement habitué k la geftion des Finances ; mais 1'homme d'Etat faifit tous les objets d'ad» miniftration en général, fait fe faire aider fur les détails qu'il ignore , & commander tout ce qu'il ne peut ou ne veut pasexécuter lui-même. Mon pere n'eft mort qu'en iyzi. Md'Agueffeau, qui avoit été rappeié en 1710, a été renvoyé k Frefne en 1711,, & la garde des Sceaux fut alors remife 4 M, Fleuriau d'Armenonville, 1'un de  , dans le goüt de Montagne. 15 ces Chanccüers dont le mérite a confifté dans leur docilité a fuivre les impreffions du Miniftere dominant, &c a revêtir du grand Sceau & des marqués les plus refpeöables de 1'autorité fouveraine , des réfolutions auxquelles ils n'ont eu aucune part. Enfin , après la difgrace de M. le Duc, on a fagement remis 1'adminiftration fuprême de la Juftiee royale entre les mains de deux hommes également éclairés & équitables, quoique de caracteres bien différens. M. d'Aguefleau s'eflretrouvé k la tête du Confeil, & M. Chauvelin a eu les Sceaux. La Chancellerie ne fut point afiujettie aux Confeils, comme tous les autres départtmens; mais la Finance n'en fut point exemptée. M. Defmarets fut totalement renvoyé ; il n'y eut plus de ContröleurGénéral: le Régent fut feul Ordonnateur, comme avoit été le Roi. On nomma M. le Maréchal de Villeroy Chef du Confeil des Finances, mais purement ad ho^ nores, & M. le Duc de Noailles Préfi» dent: celui - ci, quoiqu'il eüt beaucoup  d'efprit & même autant d'acquit qu'urï homme de la Cour, encore jeune, peut en avoir, ne pouvoit pas affurément ccncuire cette adminiftration importante, ni rien entendre aux détails fur lefquels il eüt été néceffaire qu'il eüt eu Ia grande main; il avoit même dans fon caracrere un genre d'indécifion, d'héfitation perpétuelle , qui devoit fouvent 1'empêcher de faire le bien. Je ne fuis point convaincu de ce que j'ai ouï dire des défauts de fon cceur; peut - être ceux qui m'en ont parlé étoient-i!s prévenus contre lui i mais il eft certain qu'avec beaucoup d'efprit & de talens, il ne pouvoit pas bien goüverner les Finances. Le Marquis d'Effïat, premier Ecuyer de M. le Duc d'Orléans , étoit Vice - P'réfident de ce Confeil, & encore moins capable de travail que le Préfident; mais du mbins ne faifoit-i! pas tourner la tête a fes Secretaires comme le premier. On avoit placé fous ces Meftieurs neuf Confeillers d'Etat, auxquels on avoit diftribué diffcrentes partiei d'adminiftration ; quelques - uns  dans le goüt de Montagne. 17 I étoient très-capables des détails qui leur étoient confiés, d'autres ne 1'étoient pas ; mais quand i!s auroient eu tous la même capacité & le même mérite , il ne pouvoit y avoir entr'eux le concert néceffaire , paree qu'aucun d'eux ne dépendoit de 1'autre , & que par conféquent le Confeil n'agifïbit point par des principes uniformes & conftans. Je ne peux trop répé! ter k cette occafion, qu'autant les confeils font utiles quand ils font dirigés, & qu'après avoir été confultés, furtout quant aux arrangemens genéraux, il efl ! réfulté de leurs avis des Loix fages , méditées 8i uniformes, autant font - ils I dangereux, lorfqu'au lieu de leur laifler \ le foin d'éclairer I-autorité, on la leur abandonne toute entiere ; alors ils dégéi nerent en véritable petaud'ure: on tracaffe, on fe difpute, perfonne ne s'entend, & il n'en réfulte que défordre & ] qu'anarchie. Si 1'autorité arbitraire & ab1 folue dégénéré en defpotifme , les conI. feils auxquels on ne préfente aucune ma; tiere préparée, 6c dont on ne regie pas  iS Efais les décifions , nuifent encore davantage au bien & a l'utilité publique. Lorfqu'on eut fenti tout Pabus des confeils étabüs par M. Ie Duc d'Orléans , & qu'on s'apper^ut qu'il falloit y rcnoncer, on leur donna une efpece £ Extréme-Onciion, en chargeant 1'Abbé de Saint - Pierre, qui les avoit apprcuvés d'abord , d'en faire 1'apologie. II s'en acquirta en compofant un Ouvrage qu'il intitula la Polyfinodie , OU VAvantage de la pluralité des Confe Is, & y mit cette épigraphe tirée des proverbes de Salcraon : Ubi multa confüia , falus. II avoit raifon a un certain point; mais il fut obligé de convenir lui-même, qu'il eft également réceffaire que quelqu'un foit chargé de préparer les queftions qui doivent être foumifes aux Confeils , & que Pautorité dedde quand les affaires ont été mürement difcutéts. Peur revenir aux Confeils des Finances en particulier, en 1717, on fit queïques changemens dans les Membres qui les compofoient; mais 1'on ne s'en trouva pas mieux. En 1718, mon pere en fut  dans le goüt de Montagne. 19 fait Préfident a la place du Duc de Noailles : celui - ci n'avoit pas fenti de quelle titilité le fyfiême de Law, bien entendu , bien conduit, pouvoit être, pour libérer 1'Etat de fes dettes , & rétabtir en même temps les Finances & le Commerce. Mon pere faifit ceite idee, mais il comprit en même temps qu il étoit eflentiel d'en diriger & d'en bomer les effets & les conféquences; il porta fur eet objet toute 1'attention dont il étoit capab'e ; il employa la fermeté de fon ame a vaincre les obfïacles qu'oppofoient a 1'établifTement du nouveau fyftême, ceux qui n'étoient pas perfuadés de fon utiliré : mais, hélas ! il ne fut pas long-temps fans être forcé d'ufer des mêmes moyens , pour colortr & pour cacher Pabus que le Régent fit de ces reffources vraiment délicates a emp'oy r. M. le Duc d'Oléans avoit alTVz de lumieres, de fagacité, & même de n"rf, pour concevoir le mérite d'un grand plan, & identifier fa gloire avec le falut du Royaume qu'il avoit a gouverner; mais  i o Ëjfais des paffions vives, & un genre de foibleffè dans lequel elles entraïnent les efprits les plus éclairés, le fïrènt fortir des bornes qu'il devoit fe prefcrire : elles transformerent en póifon ce qui devoit être un remede : mon pere le fentit, le remontra , le répéta, non au Public (a qui un fage Miniftre diffimule tóujours le mal qu'il prévoit), mais au Maitre, au Régent, a celui qui feul pouvoit prévenir ce mal & le réparer : efforts inutiles, Ia Banque fut difcréditée. Mon pere vit qu'il n'étoit plus poffible de la relever; enfin il abandonna , pour ainfi dire, 1'Etat a fon mauvais fort, content de n'avoir fait aucune fortune dans un temps de crife, pendant laquelle tant d'autres s'étoient enrichis injuftement , ou s'étoient imprudemment ruinés.Le 5 Janvier 1720, Law futnommé Controleur-Général, & avant la fin de 1'année , il fut obligé de s'enfuir précipitamment & de quitter la France. M. Pelletier de la Houffaye, Chancelier de M. le Duc d'Orléans, fut nommé Contröleur-Général a fa place; mais il ne  dans le goüt de Montagne. 21 le fut guere plus d'un an. Au mois d'Avril 1722, il fut remplacé par M. Dodun , qui ne quitta qu'en 1726, lors de 1'exil de M. le Duc. Ces deux Contróleurs-Généraux n'étoient que d'une médiocre capacité : ce fut fous le premier que commenca la grande opération du Vifa, dont le véritable Auteur étoit M. le Pelletier, jMembre du Confeil des Finances pendant la Régence, & qui fut enfin Contröleur-Général après M. Dodun. II avoit propofé d'examiner 1'origine des biliets & de toutes les dettes a la charge de i'Erat, d'avoir égard a celles dont 1'objet paroitroit parfaitement légitime , de les acquitter, mais d'annuller ceux & celles dont la réalité feroit fufpede , ufuraire ou exceffive. Ce plan étoit bon en foi, & il eüt été a fouhaiter qu'il füt exécuté par des mains abfolument süres , & avec une fcrupuleufe exaöitude; mais le moindre abus ou la moindre fufpicion d'injuflice perdoit tout. Le fyftême de Law parut préférable, comme plus expéditif & auflï ïaci'e a contenir dans de juftes bornes :  " Effais ïl 1'étoit en effet; mais, comme je ï'ai dit il n'y a qu'un moment, on en abufa , & ce ne fut qu'yp.-ès qu'on y eut renonce, qu'on revi ,t fuf fes pas, & qu'on reprit 1'idée du Vifa., dans un temps oü elle etoit encore d'une plus difficile exécution qu'elle ne feut été d'abord : aufiï ce fut une véritable fourmilkre d'abus & d'injuftices. M. le Pelletier ne fut pas plus coupable de la mauvaife befogne qui fe fit a'ors, que mon pere ne 1'avoit été de tout le mal qu'avoit fait fur la fin le fyftême de Law; mais il y eut cette grande différence entr'eux , que M. d'Avger fon n'abandonna 1'adminiftration des F;nances , que quand il vit qu'elles étoient perdues malgré lui , & que M. le Pelletier prit le titre de Controleur-Géréral, lorfque le Vifa eut tout perdu. Malgré tout cela, une remarque importante a faire, c'eft que les Finances d - France fe fonr rétab'ies en affez p»u de temps, malgré les cataftropbes de la Banque & du Vifa: tant il eft vrai qu'en matiere de Finances,  dans le goüt de Montagne. 13 le crédit public & la circulation fe rétablilfent & reprennent , pour ainfi dire , leur niveau , comme 1'eau de la me r après de grands orages & de grandes tempêtes. II n'y a que quelques fortunes particulitres qui font perdues fans refïburces; vérité trifte & accab'ante pour bien des gens dans certains momens de crife, mais confolante pour 1'Etat. En 1716, M. Orry a remplacé M. Dodun : le cara&ere un peu brufque & dar en apparence de ce nouveau M.niftre des Finances, n'empêche pas qu'il ne foit jufte, même économe ; il entre a eet égard dans les vues de M. le Cardinal de Fleury, qui a d'ailleurs la prudence & 1'adr fle de faire retomber fur lui ce qu'il y a de p'us agréable dans Femploi de Miniftre des Finances. Le Miniftre des AfF ires étrangeres fut, è la mort de Louis XIV", foumis a un Confeil aufll mal compofé que celui des Finances. Le Maréchal d'Uxelles en étoit Préfident , & n'avoit ni profonde connoiflance des affaires de ce genre, ni talens réels pour 1'adminiftration; toute fa  M Effais politique étoit celle d'un courtifan, &, quoiqu'il fut Maréchal de France, fon talent pour la guerre fe bornoit a Fart d'en impofer aux Militaires fubalternes, en les forcant a la difcipline par beaucoup de févérité, & les éblouiffant d'ailleurs par Ie faire & la hauteur. Je n'ai pas bien connu fon cceur & fon caraélere, dont on a dit beaucoup de mal; mais je me rappelle fa figure qui étoit fort extraordinaire: ce que je fais encore , c'eft qu'il faifoit trèsbonne chere. Les trois affociés qu'on lui donna dans le Confeil, furent 1'Abbé Deftrées, le Marquis de Canillac, & le Comte de Chiverny: ils n'étoient pas beaucoup. plus forts que lui; mais d'ailleurs les deux derniers étoient des gens d'efprit : Chiverny avoit été Miniftre de France a Vienne , & Canillac étoit ami intime de Mylord Stairs, Ambaffadeur d'Angleterre. Le Régent vouloit former des liaifons avec cette PunTance , & changer fi complétement le fypme politique , relativement a fes intéréts particuliers, que M. de Torcy lui étoit non - feulement inutile, mais nuifible:  dans le goüt de Montagne. 2 5 nuifible : auffi , quoique M. !e Duc d'Orléa^s ne put s'empêcher de feffimer, fe contenta-t-il de le laiffer dans le Confeil de Régence, & de lui donner la furintendance des Pofles , fans permettre qu'il entrat dans le Confeil des Affaires étrangeres; cependa;,t ce Confeil n'avoit d'autre direfteur ni guide que Pecquet, Secretaire de ce Confeil, qui avoit été Commis de M. de Torcy. Les Miniftres étrangei s ne favoient a qui s'adreffer pour trailer les affaires ; 1'on fut obligé de comme ttre, pour les entendre , un homme qui n'étoit pas du Confeil des Affaires étrangeres, & qui n'en a jamais été; ce fut M. d'Armenonville , Confeiller d'Etat ordinaire, qui avoit été Intendant des Finances , 6c qui avoit acheté la charge de Secretaire d'Etat de M. de Torcy , mais a condition de n'en pas exercer les fon trions. En 1718 , on fit entrer 1'Abbé Dubois dans le Conf?i! des Affaires étrangeres ; en 1719 , les charges de Secrétaire d'Etat ayant été rétab'ies , on en créa une cinquieme pour eet Abbé, & Tomc II. g  26" Eflais on y attacha le département des Affaires étrangeres. Alors ce Confeil n'eut plus rien a. faire; Dubois devint le feul organe & le feul inftrument de la politique du Régent, de fes liaifons avec les Cours de Londres & de Vienne, & de fes grandes tracafleries avec 1'Efpagne & Alberoni. Ce fut fous ce Miniftere que fut conclu le traité de la quadruple alliance, &c. Dubois , qui enfin devint Cardinal étoit un de ces hommes dont on peut dire bien du mal en toute füreté de confcience, & dont cependant il y a quelque bien a dire ; mais on n'ofe s'expliquer fur celui-ci qu'avec timidité , crainte d'être accufé de fe déclarer le partifan d'un mauvais fujet. Né dans le dernier ordre de la bourgeoifie de Brive en Limoufin , il s'étoit d'abord attaché au Pere le Tellier, confefleur du Roi, qui 1'avoit mis en état de faire de bonnes études , enfuite k un curé de Saint-Euftache, auquel il eut le bonheur de plaire , & qui voulant placer dans Péducation du Duc de Chartres , depuis Duc d'Orléans & Régent, ua  dans le goüt de Montagne. 27 homme incapable de lui faire ombrage , procura eet honneur k Dubois. II ne fut d'abord que Sous-Précepteur fous un M. de Saint - Laurent, dont enfin il prit la place. II plut a fon Eleve en flattant fes pafTïons ; mais le vrai coup de partie que fit 1'Abbé Dubois, & qni commenea fa fortune, ce fut de déterminer M. le Du& d'Orléans k époufer Mlle. de Blois, batarde de Louis XIV , malgré la grande oppofition & la répugnance de Madame. Dans ces affaires délicates , les intrigans fourds & obfeurs font ceux qu'on emploie le plus utilement; aufli ce fut Dubois qui conclut cette grande affaire. Dubois, continuant de fe rendre agréable, per fas & nefas , k fon Eleve devenu fon Maïtre, ayant travaillé a lui procurer des vices plutöt que des vertus, jouit du plus grand crédit dès le commencement de la Régence ; ayant d'ailleurs beaucoup d'efprit & de hardieffe, & n'étant retenu par aucunes confidérations capables d'arrêter les bons Citoyens, il fe mit k la tête d'une infinité d'intrigues , qui n'avoient pour B ij  zt Wa'lS objet que Fintérêt particulier du Duc d'Orléans , & n'étoient point conformes a ceux du jeune Roi & de 1'Etat. Sa conduite étoit celle de ces ames viles, mais politiques , qui, quand elles trouvent des obftacles d'un cöté , fe retournent de 1'autre. II parloit naturellement très-bien, lorfqu'il n'étoit pas embarraffé; mais quand il traitoit d'affaires avec des gens dont il n'étoit pas für , il héfttoit & bégayoit, peut-être pour fe donner le temps de penfer a ce qu'il avoit a répondre : il mentoit beaucoup & étoit trés-faux; mais il ne débitoit pas fes menfonges avec autant d'efFronterie qu'il les concevoit. Capable des plus grandes noirceurs , on venoit quelquefois a bout de 1'en convaincre ; alors il fe troubloit, rougiffoit, balbutioit, mais étoit tóujours bien éloigné de fe corriger ni même de. fe repentir : fes manieres & fes propos faifoient un parfait contrafte avec fon habit eccléfiaftique : il juroit, b'afphémoit , tenoit les difcours les plus libertins & les plus indécens contre la Religion. Ce qui doit lui  dans le goüt de Montagne. 29 être reproché plus que tout le refte , c'eft d'avoir perfuadé a fon Prince, qu'il n'y avoit dans le monde ni piété réelle , ni véritable probité, mais que tout le mérite confifloit a parvenir k fes fins en cachant bien fon jeu. II avoit étendu les principes de cette mauvaife éducation jufqu'a la' Ducheffe de Berry , fille du Régent. Ce fut ce perfonnage que M. le Duc d'Orléans fit Secretaire d'Etat au département des Affaires étrangeres , lorfqu'il fe vit obligé de rendre a ces charges leurs foneïions. Les liaifons du Régent avec les Anglois avoient été ménagées par 1'Abbé Dubois & Canillac , avec Stanhope & Milord Stairs; mais Dubois ayant attiré k lui le vrai fecret de cette affaire , il n'y eut plus que lui qui put la fuivre. II étoit certainement penfionnaire de 1'Angleterre, c'efta-dire , des ennemis de 1'Etat & de Ia Religion Catholique ; mais comme c'étoit pour le Régent qu'il intriguoit , il ne cnügnoit pas d'être recherché par lui. En 1720, ce digne Eccléfiaftique eut 1'Arche B iij  3 o EJTais vêché de Cambray, & l'obtint avec des circonftances que , pour l'honneur de la Religion , je n'ofe écrire ici. En 1721 , il fut fait Cardinal, & en 1723 , déclaré premier Miniftre , lorfque M. le Régent fut obligé de remettre au Roi, du moins en apparence , le timon de 1'Etat. On peut bien croire que le Duc d'Orléans ne penfoit a faire qu'un Miniftre pojlicht , & comptoit 1'être en efFet. Cependant , qui fait li Dubois ne feroit pas refté premier Miniftre, en cas que le Régent fut mort avant lui; mais le contraire arriva , &c M. le Duc d'Orléans fut obligé de prendre lui-même ce titre. M. de Morviile , fils de M. d'Armenonville , Garde des Sceaux, qui avoit la charge de Secrétaire d'Etat de la Marine, prit le département des Affaires étrangeres , & 1'a confervé fous 1'autorité de M. le Duc de Bourbon , qui eut le titre de premier Miniftre après M. le Duc d'Orléans. Ce Prince n'avoit d'autre mérite qui le rendït propre a cette place , que la grandeur de fa naiflance , & il fut gouverné , tout le monde fait par qui  dans le goüt de Montagne. 31 M.de Morville n'avoit qu'un efprit médiocre , mais du bon fens & le jugement droit: il poffédoit un mérite du fecond ordre , que nous connoiffons (bus le nom de bon Ecouteur ; il ne parloit qu'a fon tour, & après s'être donné le temps d'y penfer ; alors ce qu'il difoit étoit tóujours jufte & réfléchi. On fortoit de fes audiences, content d'avoir été bien entendu. II fe retira au mois d'Aoüt 1717 : fon pere remit les Sceaux en même temps , & ils ont été remplacés 1'un & 1'autre par M. Chauvelin , qui réunit les titres du pere & du fxls. Le pere mourut 1'année fuivante 1718 ; le fils n'eft mort qu'en 1732. Le Confeil de Guerre , établi fous la Régence , eut pour Chef le Maréchal de Villars , déja fameux par des viöoires gagnées fur les ennemis, & qui avoient paru relever la gloire flétrie des armes de France. Ce Général avoit pour défaut d'être vain, préfomptueux, ou du moins d'en préfenter toutes les apparences; d'ailleurs il avoit de la grandeur d'ame , de 1'efprit, & un talent très-décidé pour la guerre. Mais B iv  3* 'Ejffais quelque brillans que foient ces avantages , ils ne fuffifent pas pour faire un bon Miniftre de ce département. Aufli le Régent , en le plaeant a la tête de ce Confeil, ne lui accorda- t-il qu'une repréfentation d'éclat, & non 1'adminiftration réelle. Le Maréchal fe flattoit qu'il auroit la diftribution de toutes lesgraces, mais ori trouva bientöt le moven de la lui öter ; on décicia que cette diftribution feroit faite en plein Confeil. C'auroit été une fource de tracafferies épouvantables entre tous les Membres ; ils aimerent mieux travailler chacun avec le Régent relativement aux différens Corps miütaires fur lefquels ils étoient particuliérement chargés de veiller , & le laifler prononcer : c'eft ce qu'ils firent, & le Régent fe trouva ainfi difpofer des graces avec autant d'autorité que Pavoit fait Louis XIV. II ne refta aux ConfeillersMilitaires que le foin de rédiger quelques Ordonnances & Régiemens de difcipline ; encore, lorfqu'ils propofoient quelques nouvel'es dépenfes , fe trouvoient-ils foumis a Pexamen & k la Critique des  dans le goüt de Montagne. 3 3 deux derniers Membres du Confeil de Guerre , Gens de Robe, qui avoient dans léurs départemens la Finance de*la guerre , les marchés , la diftribution des fonds r enfin la véritable befogne des précédens Miniftres de la Guerre , & la feule dont ceux-ci doivent être véritablement chargés. L'un étoit M. de Saint-Conteft, qui avoit été long-temps Intendant de provinces frontieres; Fautre M. le Blanc , Maitre des Requêtes. Les Tréforiers, les 'Commiflaires des Guerres , & les Entrepreneurs ne connoilloient que ces deux Mefïieurs; par conféquent toute la machine de la guerre rouloit fur eux ; airfli M. le Blanc fe rendit-il bientöt le maitre du terrein , & aufTi-töt qu'on rétabtit les Secrétaires d'Etat, ce fut lui qui le fut. La Forme du Confeil de Guerre fubfifta pourtant encore pendant quelques années ;. mais M. le Blanc ayant réuni tous les détails de M. de Saint-Conteft au fien , en fut 1'ame & le pivot. II eut le même crédit qu'avoient eu M. de Chamillard &l même M. de Louvois. II n'étoit affuréB v  34 Effais ment pas fans talens & fans adreffe pouf fa conduite perfonnelle , & il avoit de grandes connoiffances des travaux du Bureau de la Guerre; mais les détails de Finances & d'Adminiitration militaires devinrent très-delicats au milieu des embarras de Finances qu'avoient occafionnés le fyfïême de Lav & enfuite le Vifa. En 1713 , M. le Blanc fut déplacé, mis a la Baftille, & on voulut lui faire fon procés. On lui fubflitua dans le Miniftere de la Guerre M. de Breteuil, Intendant de Limoges, homme doux & fouple, mais d'une ignorance extréme: tout le monde fait qu'un fervice très-effentiel qu'il rendit au Cardinal Dubois, le mit en place; il fe foutint fous M. le Duc > par les complaifances infinies qu'il eut pour les perfonnes en faveur. MM. de Belle - Ifk- & de Seichelles , amis intimes & confeils de M. le Blanc, avoient aufli été mis a la Baftille, quelques mois après lui. L'orage continua de gronder contre eux pendant tout le Miniftere de M. le Duc -7 mais auffitöt que ce Prince eut été-  dans le goüt de Montagne. ? 5 envoyé k Chantilly , tout changea. M. de Breteuil fe retira tout doucement; M. le Blanc revint en place , & la fcflion de Belle-We 6c de Seichelles fit k fon tour mettre k la Baftille 6c exiler les freres Paris, tout-puiffans fous M. le Duc. En 1718, M. le Blanc móurut; M. Dangervilliers, Intendant de Paris, qui T'avoit été long-temps de la province d'Alface , a pris fa place, 6c M. de Breteuil eft refté a 1'écart. M. d'Angervilliers, nis ou petitfils d'un fameux partifan qui vivoit fous le miniftere de M. Colbert, defcendu d'un Médecin 6c Botanifte célebre , a des talens, de 1'efprit, des défauts, 6c furtout des ridicules. Le Confeil de la Marine fut compofé comme celui de la Guerre , 6c eut le même fort; le Comte de Touloufe en étoit le Chef ad honores, le Maréchal d'Eftrées Ie Préfident, 6c il étoit mêlé de quelques Militaires marins 6c d'anciens Intendans de Marine , qui avoient tous les détails. Un ancien premier Gommis de M. de Pontchaitrain, nommé la ChaB v|  3« EJTaïs pelle, en e'toit le Secrétaire. Comme Ia Marine étoit alors réduite a peu de chofes, ce Confeil paroiflbit peu important. Auffitöt qu'on rétabüt les Secrétaires d'Etat , M. d'Armenonville, qui avoit acheté la charge de M. de Torcy, eut les expéditions de ce département, 1'Abbé Dubois étant chargé des affaires étrangeres r comme cinquieme Secrétaire d'Etat. M. de Maurepas reprit Ia charge des Pontchartrain fes grand'pere & mere; mais il n'avoit que les expéditions de la Maifon du Roi & de Paris, fous les yeux &c les ©rdres de fon beau - pere la Vrilliere. Cela du ra ainfi jufqu'en 1722 , cue M. d'Armenonville devint Garde des Sceaux; alors M. de Morville fut Secrétaire d'Etat de la Marine. A la mort du Cardinal Dubois, en 1723, il paffa aux Affaires étrangeres , & M. de Maurepas eut le département entier qu'avoit poffédé fon pere , avant la mort de Louis XIV. Le Confeil de Marine avoit été fupprimé dés 3722; il languiffoit déja quelque temps auparavant. Le jeune Adiniftre de la Marine  dans le goüt de Montagne. 37 eft bien' plus aimable que n'étoit fon pere, mais encore moins inftruit; il fe plaït plutöt a faire des plaifanteries, que 1'on peut appeler des mievrerks de jeune Courtifan , que de vraies méchancetés &£ des noirceurs dont on allure que fon pere étoit capable. Mais il a connu de trop bonne heure les douceurs & les avantages du miniftere , & il ne paroit pas qu'il. fache encore quels en font les devoirs & les principes. II n'avoit encore que dix-huit ans, lorfque fes Commis lui ont dit: « Monfeigneur, amufez-vous, & lalftez-nous faire : fi vous voulez obli-» ger quelqu'un, faites-nous connoitre vos intentions , &t nous trouverons les tournures convenables pour faire réuftir ce qui vous plaira. D'ailleurs les Formes & les Regies s'apprennent a. mefure que les affaires & les occafions fe préfentent r & il vous en paflcra affez fous les yeux, pour que vous foyez bientót plus habile que nous. » Cependant il faut convenir qu'on pafferoit toute une longue vie a travailler fans principes, que Fon n'ap-  58 Effais prendroit jamais rien , & que 1'expérience eft bien plutöt le fruit des réflexions fur ce que 1'on a vu, que le réfultat d'une multitude de faits auxquels on n'a pas donné toute 1'attention qu'ils méritent. On avoit formé , en 1716, un Confeil du dedans du Royaume. Le Duc d'Antin en étoit Préfident; on y avoit placé le Marquis de Berirsghen & le Marquis de Brancas, avec quelques Confeillers d'Etat, Maitres des Requêtes , & Confeillers au Parlement; ce Confeil devoit avoir le même objet de travail que le Confeil des Dépêches a aujourd'hui. II ne fubfifta que jufqu'au rétabliffement des Secrétaires d'Etat, c'eft-a-dire , tout au plus trois ans, après quoi M. de la Vrilliere reprit le foin des provinces qui lui avoient autrefois appartenu. On confia le refte k MM- d'Armenonville & de Maurepas. Le Miniftre des Affaires étrangeres & celui de la Guerre n'en eurent point alors; ce n'a été que par la fuite qu'on leur en a rendu. Enfin on joignit k tous ces Confeils 5  dans le goüt de Montagne. 39 un de Commerce, dont on donna la préfidenceau Maréchal de Villeroy , 1'homme du monde a qui£ M. le Duc d'Orléans avoit Ie moins d'envie de confier des détails & de donner de la coniidération. On lui affocia plufieurs Confeillers d'Etat & Maïtres des Requêtes, auxquels on difïribua le foin de différentes branches de commerce , en les chargeant nonfeulement d'y veiller, mais de faire les Régiemens convenables pour les augmenter & les perfeftionner. Rien de fi intérelTant pour 1'Etat, que le travail qui pouvoit réfulter d'un pareil Confeil; mais il falloit qu'il fut dirigé , qu'il y eüt une forte d'enfemble dans fes opérations: on devoit les faire toutes tendre k un but unique, & c'eft ce qui manqua a ce Confeil , comme a tous les autres. Lors de la difgrace du Maréchal de Villeroy, il a été tout-a-fait anéanti, ou du moins refté deux ou trois ans fans exiftence. II a été enfin rétabli fous le titre de Confeil Royal de Commerce: le Roi y préfide comme au Confeil Royal des Finan-  4° EJfais ces, a celui des Dépêches, & au Confeil d'Etat proprement dit. Les noms d'une partie des Miniftres & de quelques Conléillers d'Etat fe trouvent fur la lifte de ce Confeil; le Controleur - Général des Finances & le Secrétaire d'Etat de la Marine en font des Membres eflentiels. II y a un Bureau du Commerce plus nombreux , & établi pour préparer les affaires qui doivent s'y porter. On a rétabli les charges d'Intendans du Commerce , qui avoient été créées fous Louis XIV, & chaque ville commercante a tóujours un Député a Paris. Tout cela préfente le tableau d'une belle & fage adminiftration ; mais elle n'eft, pour ainfi dire, que fur le papier ; le Confeil Royal du Commerce ne s'affemble jamais, le Bureau rarement; les Intendans & les Députés du Commerce ne travaillent qu'avec le Controleur-Général feul, ne connoiffent que lui, les uns font fes Gommis , les autres néceffairement fes Cliens : Ia Finance & le Commerce fe font, pour "ainfi dire, identifiés en France, & roulent fur le même pivot.  dans k goüt de Montagne. 4* On doit conclure de la fupprefïion des Confeils établis fous la Régence, & de i'oifiveté dans laquelle on laiffe languir les Principaux d'entre les Confeils royaux qui décorent nos Almanachs , que Pon ne fait point encore en France quel eft le parti que Pon peut tirer des Confeils , en diftingant bien ce qui doit être foumis a leurs délibérations, d'avec ce qui doit être remis k la décifion journaliere des Miniftres de chaque département, & ce qu'ils doivent porter au Roi, d'avec Ce qu'ils peuvent décider perfonnellement dans leurs cabinets. Toutes les Ordonnances, les Régiemens généraux, ce qui fait Loi & établit des principes dans Padminiftration , devroit être déiibéré dans les Confeils, y être difcuté , férieufement examiné, & enfin décidé autant qu'il convient a la conftitution d'une Monarchie ou tout Confeil doit n'être que confultatif. Toutes les queftions qui s'y portent, avant que d'y être agitées» doivent être clairement & nettement propofées, & c'eft au Miniftre k faire ces  4* 'Effais propofitions. Chacun d'eux doit être Ie rapporteur des affaires relatives a fon département , comme il en doit fuivre Fexécution , lorfqu'elles font une fois réglées. Je ne parle pas des petites affaires particulieres dont on amufe aöuellement le tapis, dans les Confeils Royaux des Finances & des Dépêches, lorfqu'on les affemble ; mais des Régiemens généraux, pour lefquels feuls il faudroit affembler les Confeils auxquels le Roi affifle en perfonne. Les Miniftres ne fentent pas affez combien il leur eft important d'avoir des garants de ces fortes de Régiemens. En les prenant fur eux, ils s'expofent a répondre de toutes les difricultés qu'ils fouffrent a Fenregiftrement ou a Pexécution ; ils en font fouvent les viclimes, & fourniffent ainfi des occafions de les déplacer. Quant aux graces, les Confeils ne doivent connoïtre que les principes d'après lefquels les Miniftres les propofent; mais il eft bien important pour les Miniftres mêmes, que ces principes foient confignés quelque part; ce doit être leur  dans le goüt de Montagne. 43 bouclier pour les défendre des demandes injuftes : & combien n'eft-il pas important qu'ils s'en défendent ? Pour une grace contre regie &c raifon que le Miniftre accorde a fes protégés perfonnels & véritables, il eft obligé d'en accorder vingt aux protégés de fes propres protecleurs & des perfonnes auxquelles il n'a rien k refufer; alors, quand on le preffe , il ne fait que répondre. S'il refufe aux uns ce qu'il accorde aux autres , il fe fait des tracafferies abominables. Un homme fage, en entrant en place, doit s'arranger bien plus pour pouvoir refufer, fans fe faire beaucoup de tort, que pour pouvoir tout accorder a fa fentaifie; car il eft bien sur qu'il n'en viendra jamais k bout. Mais il feut refufer tóujours fans humeur, &c rccevoir même avec douceur les demandes les plus déralfonnables, & furtout ne pas promettre ce que 1'on n'eft pas sur de pouvoir tenir: Hoe opus 9 hit labor.  44 EJfais Je viens , dans un long article , de trai? ter un iujet bien important, d'établir par occafion de grandes maximes, & de faire des portraits fort intéreffans. J'ofe en garantir la juftelTe & la reffemblance; car je n'ai parlé que d'après des connoiflances perfonnelles ou certaines : j'ai peint des hommes d'Etat, ou du moins des gens qui auroient dü Pêtre. Je vais a préfent m'occuper des principes de conduite que 1'on doit fuivre dans la vie privée &C dans la fociété , tóujours d'après mon expérience, & les exemples des perfonnes que j'ai le plus connues. Le plus parfait modele d'un grand Seigneur aimable , eft M. le Cardinal de Rohan ; quoiqu'il n'ait au fond qu'un efprit médiocre, peu d'érudition & de lecture , qu'il n'ait jamais été chargé de grandes adminiftrations., ni traité de fuite d'importantes afFaires , il a un avantage marqué fur ceux qui ont le plus adminiftré & négocié. II n'a ni la taille ni les  dans Ie goüt de Montagne. 45 tra'.rs d'un Prince fait pour commander les armées; mais c'cft le pUis beau Prélat du monde; & quand il étoit jeune, c'étoit un charmant Abbé de quahté. Il a foutenu fes thefes en Sorbonne avec éclat & diftinöion : on lui faifoit fa lecon ; mais il la retenoit avec facilité, &C la débitoit avec grace. Ayant cbtenu de bonne heure 1'Evêché de Strasbourg & le Chapeau de Cardinal, il a été chargé de quelques négociations, tant vis-a-vis des Princes Allemands , qu'au Conclave a Rome ; il s'en eft tóujours tiré avec aifance & dignité : affurément ft quelqu'un a pu vérifier cette expreftion fmguliere & proverbiale , que les Gens de qualité favent tout fans rien apprendre , c'eft lui. Sa politique a tóujours été rrès-fcu-» ple; il s'eft accommodé aux temps, aux fteux, aux regnes & aux circonftances. Avec une pareille conduite, il auroit pu paroitre bas ; mais il a fu imprimer k toutes fes aftions un cara&ere de nobleffe; de forte que les fots 1'app'föudiffent, & les gens éclairés lui pardonnent. II s'eft,  '4*$ Effais fuivant les occafions , déclaré pour la Bulle U.nigenitus , ou a laiffé les Janféniftes penfer ce qu'ils vouloient. On 1'a fait entrer au Confeil de Régence a la fin de 1'adminiftration de M. le Duc d'Orléans, pour alTurer au Cardinal Dubois le même rang dont les Cardinaux de Richelieu & Mazarin avoient joui dans le Confeil. On fentoit bien que Dubois n'étoit pas fait pour paffer fur une pareille planche , après quatre-vingt ans d'interruption. La naiffance de M. de Rohan, & les dignités dont il étoit revêtu , indépendamment du Cardinalat, l'en rendoient fufceptible, mais il n'y fut que le précurfeur d'un premier Miniftre très-indigne de l'être : après tout, que pouvoit perdre le Cardinal de Rohan a cette complaifance ? II s'acquitte des cérémonies d'églife auxquelles fa charge de Grand-Aumönier l'oblige, de la maniere la plus convenable, fens trop affe&er de dévotion, aufïi ne l'accufe-t-on pas d'être hypocrite, & fans qu'on puiffe kii reprocher d'indécence. II repréfente k Strasbourg & a Saverne mieux  dans le goüt de Montagne. 47 qu'aucun Prince d'Allemagne, & même que les Elecleurs Eccléfiaftiques: fa cour & fon train font nombreux & brillans; avec cela il conferve eet air de décence qu'ont les Membres diftingués du Clergé de France, & que ceux d'Allemagne & d'Italie n'obfervent pas : il eft galant; mais il trouve affez d'occafions de fatisfaire fon goüt pour le plailir avec les grandes Princeftes, les belles Dames & les Chanoineffes k grandes preuves, pour ne pas tncanailkr fa galanterie , & n'être pas du moins accufé de crapule. Le Cardinal, en parlant quelquefois de lui-même , laiffe entendre avec une forte de modeftie , qu'il doit avoir quelque reftemblance avec Louis XIV, tant dans la figure que dans le caractere; en effet, Mde. la Princeffe de Soubife, fa mere, étoit très-belle: 1'on fait que Louis XIV en fut amoureux, & 1'époque de ce penchantfe rapproche de 1'année 1674, qui eft celle de la naiffance du Cardinal de Rohan. S'il y a quelque vérité dans cette anecdote, on peut ajouter, que né d'un très-grand Prince, il eft poftible  4? EJTais que de grands Princes lui doivent auffi le jour, Sa politeffe avec les particuliers qui viennent Ie voir , foit dans fon Evêché , foit a la Cour ou k Paris, eft certainement plus d'habitude que de fentiment ; mais elle porte ft bien le mafque ou 1'empreinte de 1'amitié & de Pintérêt , que même perfuadé qu'elle n'eft pas fincere , on s'y laifte féduire. Dès que vous arrivez, il femble qu'il ait mille chofes k vous dire , a vous confier, & bientót après il vous quitte pour courir a un autre; mais pendant qu'il fait tout ce qu'il lui plait, il femble qu'il ne penfe qu'a vous laiffer le maitre chez lui, qu'il vous abandonne , paree qu'il craint de vous gêner & de vous importuner, tandis que ce feroit vous qui le gêneriez & 1'importuneriez en reftant davantage. En un mot, perfonne ne poffede mieux le talent de plaire, que le Cardinal de Rohan; mais il n'appatient pas k tout le monde d'ufer des mêmes moyens que lui. 11 n'ejl pas permis a tout ( le monde a"aller a Corinthe ; eet ancien adage peut s'appliquer a 1'ufage de  dans le goüt de Montagne. 49 de plus d'une qualité aimable; il y a des gens qui peuvent en négliger quelqu'une d'autres qui en doivent employer autartt qu'ils en peuvent raffembler; encore ontïls bien de la peine a réuffir, avec toute les reffources que la Nature leur a fournies. Je reviendrai dans un moment k l'art & aux moyens de pïaire; mais je veux encore dire un mot de Pexactitude & de la pondualité : c'eft un mérite du fecond ordre; il femble même n'appartenir qu'au-x fubalternes; cependant il eft quelquefois de grand prix : j'avoue que je m'y fuis fcrupuleufement attaché, quoique j'aye un grand exemple domeftique de 1'habitude contraire. Mon pere étoit le p'us impontlud de tous les hommes ; il ne favoit jamais quelle heure il étoit; chargé d'une multitude de détails, la plupart trèsimportans , mais de difféi ens genres, il les faifoit quand il pouvoit ou quand il VOuloit, a bdtons rompus, 6> ccupoit o(l Tomc II, q *  '50 EJfais interrompoit fans ceiTe 1'un par l'autreJ mais fon génie, également sur & aöif, iuffifoit a tout; il retrouvoit tóujours le bout de fes fils, quoiqu'il les rompït a tout moment, & faifiübit fucceffivement cent objets différens fans les confondre. J'ai admiré ce talent merveilleux, mais je ne m'en fuis jamais fenti capable. J'ai mis bien plus de méthode , d'ordre & de ponftualité dans mon trav'ail, tandis que mon frere a pris le parti d'imiter mon pere. Pour moi, j'ai cru qu'il pouvoit y avoir de la préfomption a fuivre cette route , quand la Nature même ne vous la frayoit pas. Encore une fois, lorfqu'on n'eft pas certam d'être au deffus d'un travail méthodique , & que cependant on veut s'y élever, on court rifque de fe trouver bien au deffous de fa befogne, de £e perdre , & de fe déshonorer. Moncrif, qui eft attaché a mon frere,' eft venu me faire confidence du projet  'dans legoüt de Montagne. 51 qu'il a de faire imprimer un Livre qu'il intitule : De la niccjjiti & des moyens de plaire. « Mon cher Moncrif, lui ai-je dit, nen de fi aifé k traiter que le premier point de ton difcours , tout le monde le jfent , tout le monde a le défir de plaire , mais on fe trouve bien embarraffé fur les moyens d'y parvenir : il eft même affez difficile & affez délicat d'indiquêr les véritables ; ils dépendent d'un grand nombre de circonftances oui les font varier , pour ainfi dire, a 1'infiai-» La-deffus je mis entré avec lui dans des détails dont j'ai depuis mis une partie par écrit. Après m'avoir bien écouté, « Monfieur , m'a - t - il répondu humblement, je ferai ufage des fages réflexions que vous venez de me communiquer; mais le plan d? mon Oavrage n'eft pas tout-a-fait dlrigé dans le même efprit que vous me propofez. Ton Ouvrage eft-il donc déja fait, lui ai-je répliqué? Oui, Monfieur, on Pimprime. >i Effeftivement, affez peu de temps après , il me 1'a apporté tout imprimé , bien reüé & en grand papier: je 1'ai lu , & cette C ij  51 EJfais leöure m'a fait fouvenir d'un mot d'un homme d'efprit de mes amis. Je me profnenois avec lui dans une grande bibliotheque , & nous étions au milieu d'une multitude de Livres de Philofophie fpéculative , de Métaphyfique & de Morale : Voici, me dit- il , des millïers de volumes , dont le plus grand nombre eft a fupprimer, & le refte a refondre : celui de Móncnf eft d'autant plus dans le dernier cas , qu'il eft d'ailleurs très-froidement écrit; aufli eft-il ennuyeux, quoique court: il finit par des contes de Fées, trop forts pour des enfans, & trop froids pour les autres. Moncrif a dit lui-même que le merveilïeux ne pouvoit être agréable que par la maniere dont il étoit préfenté ; qu'autrement 1'invraifemblance rebute & ennuie. Ses contes font la meüleure preuve de cette vérité. La mere de Moncrif étoit veuve d'un Procureur nommé Paradis. C'étoit une Femme d'efprit, qui fut en tirer parti pour fe foutenir, & élever deux fils que lui avoit laiffés fon mari. Par la proteakm  dans le goüt de Montagne. 5 3 de mon, frere , 1'un eft devenu Officier fubalterne , & enfin Commandant d'une petite place ; 1'aïné obtint les principales affeftions de fa mere , qui, pour 1'introduire dans le monde, fit les derniers efforts afin de le bien vêtir ; elle 1'envoyoit aux fpeöacles , dans les places deftinées aux plus honnêtes gens , & oü il pouvoit faire d'utiles connoiffances. Moncrif, fuivant les confeils de fa mere , fit, entre autres, celie de mon frere & la mienne. ^ II s'en eft bien trouvé; nos parens étoient en place : mon frere en fit fon Complaifant & fon Secrétaire, fur le pied même le plus honnête. Quelques années après, il s'attacha a M. le Comte de Clermont , Prince du Sang, & eut le beau titre de Secrétaire de fes commandemens ; il avoit même la feuille des bénéfices dépendans de ce Prince Abbé; mais il ne propofoit aucun fujet que de 1'aveu de certaines Demoifelles de 1'Opéra. II fe brouilla dans cette petite Cour ; mais mon frere 1'en a bien dédommagé , puifqu'il 1'a fait Lecteur de la Reine U Secrétaire général des C iij  54 Effais Poftes. On prétend qu'il avoit appris a faire des armes, & étoit même parvenu a fe faire recevoir Maïtre d'efcrime ; ce qui le fait croire , c'eft que Moncrif étant déja Lecteur de la Reine, & par conféquent k la Cour, il fut queftion de fon age : on voulul prouver qu'il étoit plus vieux qu'il ne paroiffoit 1'être, & on allégua fa réceplion dans le Corps des Maitres en fait d'armes. M. de Maurepas voulut s'en affurer, & ayant eu occafion de lire la lifte des Membres de cette Communauté, qui demandoient le renouvellement de leurs privileges , il trouva en effet le nom de Paradis k la tête. II demanda aux Syndics ce qu'étoit devenu ce Maïtre : la réponfe fut, que depuis 1'ong-temps il avoit difparu , & avoit fans doute renonce au métier. Le Miniftre , qui , comme tout le monde fait , aime affez les petites malices , conta cette anecdote au Roi. D'après cela , Moncrif devoit avoir quatre-vingt ans. Le Roi Louis XV , en ayant beaucoup ri , trouvant un jour Moncrif chez la Reine, lui dit: « Save^-vous , Moncrif,  dans te goüt de Montagne. 55 qu'il y a des gens qui vous donnent quatte-vingt ans ? Oui, Sire, répondit - il , mais je ne les pre?ids pas. » Pour moi, je ne crois pas que Moncrif ait été Maitre en fait d'armcs ; c'auroit plutót été fon frere , a qui fa mere n'avoit pas trouvé d'autres talens pour fe produire dans la fociété , que celui-Ia, qui n'eft pas fort focial. Je reviens a Madame Paradis. Avec de 1'efprit, de la leöure , un ftyle agréable , & du manege , elle fe procura un affez joli revenu. Sur la fin du regne de Louis XIV , on mettoit dans les intrigües plus de prétention a 1'efprit, qu'on ne fait de nos jours ; on écrivoit des billets galans, qui exigeoient des réponfes du même genre , & 1'on jugeoit de 1'ardeur du Cavalier , par 1'énergie des lettres qu'il faifoit remettre fecrétement ; de même I'amant calculoit fes efpérances d'aprè.; le ton de la réponfe : les brouilleries & les raccommoclemens fe conduifoient de la même maniere. Madame Paradis fe confacra au genre épiflolaire ; connue de plufieurs» C iv  5 jnafquée; au contraire , ce qu'il faut qu'on remarque en vous ou qu'on vous fuppofe, c'eft l'envie de faire briller les autres. L'affeótion , ou du moins 1'apparence de 1'affecltion , 1'admiration fentie ou jouée, Ia flatterie bien ménagée , ne manquent jamais leur coup. Quand on s'appercoit que quelque vice déplaït, il faut afficher la vertu oppofée. Cette oppofition eft pour i'art de plaire dans la fociété , ce qu'eft Ie clair-obfcur dans la peinture : il faut briller par les contraftes ; mais il eft néceffaire d'empater fes couleurs , de condulre fes crayons avec délicateffe , d'atfefter la bonhommie , la fincérité, la complaifarsce &c cependant 1'entremêler d'un peu de critique. Le caradlere cauftique eft affreux & déplaifant en lui-même ; mais comme les habiles Médccins transforment les poifons en remedes, les gens de beaucoup d'efprit ménagent ia critique & 1'ironie, de ma»iere a, amwfer les uns & a corriger les  dans le goüt de Montagne. 59 autres , fans commettre de véritables noirceurs : & qu'eft-ce que la Fable & la bonne Comédie , fi ce n'eft cela ? Convenons-en, on ne cherche a plaire» aux autres que par amour-propre ; mais il faut le voiler ft bien , qu'on ne s'en doute pas. Allons plus loin , difons qu'il ne faut pas même paroitre trop occupé des gens a qui 1'on veut plaire; on les embarraffe quand on les loue en face ; fouvent ils préféreroient d'être critiqués , pourvu que ce ne foit qu'au point oü ils font affurés de fe défendre. La foupleffe eft le plus grand reftbrt a employer , mais ce reffort n'agit bien que lorfqu'il eft caché ; car on fe méfie des gens qu'on reconnoit pour fouples, on eft porté a croire qu'ils font faux &C même traïtres. On perfuade aifément a ceux qui font frappés de quelque affliöion , qu'on en eft touché foi-même paree qu'on ne foupconne d'aucune vue intéreffée celui qui partage nos chagrins ; mais rien de plusdifftcile que de perfuader aux perfonnes C vj  oo Efais heureufes, & qui parviennent aux grandes places, qu'on fe réjouit fincerement 6c purement de leur bonne fortune : ils penfent avec raifon que nous ne nous en foucierions guere , fi notre perfonnel n'y entroit pour rien. On ne fait aucun gré de leur complaifance aux gens fubalternes; on croit qu'elle eft au nombre de leurs obligations; c'efl: même quelquefois leur gagm-pain ; mais pn la trouve d'un grand prix dans les gens qui nous font fupérieurs, pourvu qu'on ne la foupconne pas d'avoir fa fource dans ia foiblefle ou 1'ineptie. L'indulgence pour les fautes , qui n'efl fondée que fur 1'indifférence, humilie celui qui 1'éprouve , & rend odieux celui qui 1'exerce. , L'air dédaigneux , le ton méprifant fait haïr les grands Seigneurs ; mais l'air bas & rampant les fait méprifer, c'eft bien pis pour eux. La politeffe noble eft le véritable talent qu'ils doivent ambitionJier, & ils 1'ont fouvent; mais ce qui eft égal ement rare &: précieux dans tous les  dans le goüt de Montagne. 6t Etats , c'eft 1'égatité. Malheureufement on ne découvre le défaut contraire, qu'après un certain temps d'épreuves ; on eft fouvent féduit & engagé dans de fortes liai* fons , avant d'avoir reconnu que ceux avec qui on les a faites, en font indignes, paree qu'ils fe font mis, pendant quelque temps, en fraix pour vous plaire; dès qu'ils fe négligent, on reconnoit en eux des défauts & une humeur infuppor» table : les premiers jours de la connoiffance ont été lumineux, les derniers font ténébreux & même orageux ; mais quand 1'engagement eft formé, on pafte fa vie a en regretter les premiers momens: on les retrouve rarement, & il faut bien fe confoler d'être attaché a une perfonne capricieufe &c inégale, en fe rappelant les inftans agréables qu'on a paffés avec elle, & jouiffant de 1'efpérance d'en retrouver encore quelques-uns. Ce qui m'a paru de plus raifonnable dans 1'Ouvrage de Moncrif, c'eft la réflexion par laquelle il le termine; la voicii « 11 faut qu'un homme, en entrant dans  «$2 Efais le monde, s'attende k trouver deux JngeS de chacune de fes a&ions, la raifon & Pamour-propre , ou Pintérêt des autres. Le premier Juge eft tóujours écjuitable & impartial ; le lecond, févere & fouvent injufte; c'eft Penfant de la jaloufie; tachons de ne le pas agacer; c'eft le moyen de plaire & de réuftir dans le monde ». Je viens de rapporter en trois pages tout ce qu'il y de bonnes maximes k tirer du Livre de Moncrif: De la nécefJïté & des moyens de plaire: qui en a trois cent. J' A i fouvent entendu avancer cette mauvaife maxime : Qui n'ejz pas grand tnnemi, rfejl pas bon ami, c'eft-a- dire, fans doute, que qui n'eft pas capable de mettre dans les effets de fa haine & dans fes vengeances beaucoup d'ardeur , n'en mettra pas non plus lorfqu'il s'agira de fervir fes amis. Mais diftinguons entre les excès dans lefquels les paffions peuvent nous entrainer , & les fuites d'une liaifon fage & réfléchie; 1'amitié ne doit.  dans le goüt de Montagne. 63 être que de ce dernier genre ; fi elle devenoit paffion, elle cefferoit d'être aufti eft'mable & auffi refpeftable qu'elle Peft; elle auroit tous les dangers de 1'amour , qui fait faire autant de fautes que la haine & la vergeance. Dieu nous garde de trop almer, auffi bien que de trop haïr; mais il faut bien aimer jufqu'a un certain point; le cceur de 1'homme a befoin de ce fentiment, & il fait du bien a notre efprit, quand il ne Paveugle pas. Mais la haine & le defir de la vengeance ne peuvent jamais que nous tourmenter: on eft heureux de ne point haïr; mais en aimant fenfément, ne peut-on pas fervir ardemment fes amis, mettre de la vivacité, de la fuite, même d? la ténacité dans les affaires qui les intéreflent? Eh! faut - il donc être cruel pour les uns, paree que 1'on eft tendre pour les autres, perfécuteur pour être ferviable ? Non; pour moi, je déclare que je fuis un foible ennemi , non - feulement en force, mais en int ntion, qroique je fois ami trés-zélé öttrés* eflentieL  04 Efais Si j'ai effuyé quelques reproches fur ma ptétendue indifférence pour les gens avec qui je vis le plus habituellement, Irois d'entr'eux en méritent bien davantage, & je ne les en effinie pas moins : leurs noms font bien connus dans le monde, puifque ce font, 10. M. de Forttenelle, 2°. le Préfident de Montefquieu , 3°. le Préfident Hénault. Le premier eft atteint & convaincu d'une efpece A'apatkie, peut-être blamable relativement aux autres, mais excellente pour fa propre confervation , puifque n'étant occupé que de lui, & fe trouvant affez aimable pour que les autres s'en occupent, il a ménagé fon tempérament frêle & délicat, a tóujours pris fes aifes , & a pouffé fa carrière jufqu'a 1'age de quatre - vingt ans , avec la douce efpérance de voir larévolution du fiecle entier. Chaque année lui vaut un nouveau degré de mérite, §C ajoute a Pintérêt qu'on prend a fon exiftence. On le regarde comme un de ces chef-d'ceuvres de 1'art, travaillés avec foin & délicateffe. qu'il faut prendre garde  dans le goüt de Montagne. 6*s de détruire , paree qu'on n'en fait plus de pareils. II nous rappelle non - feulement ce beau fiecle de Louis XIV, li noble, li grand, que que!ques-uns d'entre nous ont vu finir, mais encore 1'efprit des Benferade, des Saint-Evremont , des Scudery, & le ton de 1'hötel de Rambouillet , dont on peut croire qu'il a refpiré l'air fur le lieu même. II 1'a ce ton , mais adouci, perfedfionné, mis a la portee de notre Siècle , moins obfeur, moins pédantefque que celui des beaux-efprits qui fonderent 1'Académie, moins précieux que celui de Julie d'Angennes & de fa mere. Sa converfation eft infiniment agréable, femée de traits plus fins que frappans , & d'anecdotes piquantes, fans être méchantes, paree qu'eües ne portent jamais que fur des objets littérai; es ou galans, & des tracafferies de fociété. Tous fes Contes font courts, & par cela même plus faillans; tous finiflent par un trait, conditions néceffaires aux bons contes. Les éloges qu'il prononce a 1'Académie des Sciences, font du même ton  66 ËJfais que fa converfation, par conféquent ITs font charmans ; mais je ne fais fi Ia facon dont il les préfente eft celle qui devroit être employee: il s'attache au perfonnel des Académiciens, cherche a les caractérifer, a les peindre, entre jufques dans les détails de leur vie privée; & comme c'eft un Peintre agréable , on admire fes portraits: mais ne pourroit-on pas reprocher a quelques - uns d'être comme ces belles gravures que Pon trouve a la tête des Ouvrages de certains Héros ? elles nous apprennent quelles étoient leurs' phyfionomies, mais nous laiffent encore a défirer fur ce qu'ils ont fait. II me femble que 1'éloge d'un Académicien ne devroit être que Pextrait ou le crayon de fes travaux académiques. On peut objetter a cela , qu'il ft rencontre quelques Académiciens dont les travaux les ta'ens ne fourniffoient pas matiere k un grand éloge ; mais , d'un cöté, la fécherefte , ou même le refus des é'oges, eft un moyen d'empêcher PAcadémie d'admettre des fujets qui lui feroient peu  dans k goüt de Montagne. 67 cThonneur ; cle Pautre , on peut faire vale ir , en faveur de c ux qui n'y font admis que comme honoraires , !a protection qu'ils ont accordée aux Sciences, les bienfa;ts qu'ils ont procurés aux Savans y & louer du moins leur zele. U faut convenir cependant que Fonter.elle , en fauvant avec beaucoup d'art la fécherefle des matieres qui ont fait 1'objet du travail de ceux qu'il loue , dit du moins prefque tóujours ce qu'il faut en dire. II eft a craindre que fes fucceffeurs & fes ïmitateurs ne trouvent plus court d'en parler fort peu ; alors ils auront tout-afait manqué leur fujet. Je reviens au perfonnel de Fontenelle, On fait qu'il n'aime rien vivement ni fortement, mais on le lui pardonne, & on ne 1'en aime q? e mieux; car c'eft pour lui-même qu'on 1'aime , fans exlger de retour &c fans s'en flatter. On peurroit dire de lui ce que Madame du Dcffant dit de foo chat : « Je 1'aime a la folie , paree que c'-ft la plus ainr-ble créature du monde; mais je m'embarraffe peu du  *58 EJJais degré de fentiment qu'il a pour moi: )ë ferois au défefpoir de le perdre , paree que je fens que c'eft ménager & perpétuer mes plaifirs , que d'employer tous mes foins a conferver 1'exiftence de mon chat », Le Pré/ident de Montefquieu n'eft pas fi vieux que Fontenelle , & a bien autant d'efprit que lui; mais leurs genres ne fe reffemblent pas: il paroit que 1'on devroit exiger davanrage du Préfident dans la fociété, paree qu'il eft plus vif, qu'il paroit plus aftif, même plus fufceptible d'enthoufiafme. Au fond, ces deux cceurs font de la même trempe: Montefquieu ne fe tourmente pour perfonne, il n'a point pour lui - même d'ambition ; il lit , il voyage , il amaffe des connoiftances , i| écrit enfin, & le tout uniquement pour fon plaifir. Comme il a infiniment d'efprit , il fait un ufage charmant de ce qu'il fait; mais il met plus d'efprit dans fes Livres que dans fa converfation, paree qu'il ne cherche pas a briller & ne s'en ^donne pas la peins. II a conXervé 1'accent  dans le goüt de Montagne. 6> Gafcon, qu'il tient de fon pays (Bordeaux), & trouve en quelque facon audeffous de lui de s'en corriger. II ne foigne point fon flyle, qui eft bien plus fpirituel, & quelquefois même nerveux, qu'il n'eft pur; il ne s'attache point a mettre de méthode & de fuite dans fes ouvrages; auffi font-ils plus brillans qu'inftruftifs. II a concu de bonne heure du goüt pour un genre de philofophie hardie , qu'il a combine avec la gaieté & la légéreté de 1'efprit Francois, & qui a rendu fes Lettres Perfanes un Ouvrage vraiment charmant. Mais ft, d'un cöté , ce Livre a produit de 1'enthoufiafme, de Fautre, il a occafionné des plaintes affez bien fondées: il y a des traits d'un genre qu'un homme d'efprit peut aifément concevoir, mais qu'un homme fage ne doit jamais fe permettre de faire imprimer. Ce font cependant ceux-la qui ont vraiment fait la fortune du Livre & la gloire de 1'Auteur. II n'eüt pas été de FAcadémie, fans eet Ouvrage qui auroit dü Fen exclure. M. le Cardinal de Fleury , fi  7 o Ejfais fage d'ailleurs , a montré dans cette OCcafion une molleffe qui pourra avoir de grandes conféquences par la fuite. Le Préfident a quitté ia charge , pour que fa nonxéfidence a Paris ne fut point un obltacle ace qu'il fut recu a 1'Académie. II a pris pour prétexte qu'il alloit travailler a tin grand Ouvrage fur les Loix. Le Préfident Hénault en quittant la lienne, en avoit donné la même raifon. On a p'aifanté fur ces Meffieurs, en difant qu'ils quittoient leur métier pour aller I'apprendre. Au fait, Mo- refquieu vou'oit \ oyager, pour faire des remarcues phi'ofophiques fur les hommes & les Nations. Dvja connu par fes Lettres Perfanes, il a été recu avec enthoufiafme & empreflément en Alle— magne, en Angleterre , & même en Italië. Nous ne connoiffons pas toute 1'étendue de la ïécolte d'cbfervations &i de réflcxions qu'il a faites dans ces différens pays; il n'a encore publié , depuis fon retour, qu'un feul O- vrage , imprimé en 1734, intitulé: Confdérations fur les caufes d? la grandeur & de la décadenct  dans le goüt de Montagne. 71 rdes Romains. II y paroit aulü fpirituel, plus lumineux & plus rélervé que dans les Lettres Perfanes, la niatiere ne 1'engageant pas dans les mêmes écarts. On prétend qu'il fe prépare enfin a publier fon grand Ouvrage fur les Loix : j'en connois déja quelques morceaux , qui, foutenus par la réputation de 1'Auteur, ne peuvent que 1'augmenter; mais je crains bien que 1'enfemble n'y manque , & qu'il n'y ait plus de chapitres agréab'es a lire, plus d'idées ingénieufes 6c féduifantes , que de véfitables &C utiles inftruöions fur la facon dont on devroit rédiger les Loix & les entendre. C'eft pourtant la Je Livre qu'il nous faudroit, & qui nous manque encore , quoiqu'on ait déja tant écrit fur cette matiere. Nous avons de bons Inflituts de Droit Civil Romain; nous en avons de paffables du Droit -Francois ; mais nous n'en avons abfolument point du Droit Public général & univerfel. Nous n'avons point CEfprit des Loix, &C je doute fort que mon ami le Préfident de Montefquieu nous en donne  ff Effais «n qui puiffe fervir de guide & de bouffole a tous les Législateurs du monde. Je lui connois tout 1'efprit poffible; il a acquis les connoilTances les plus vaftes, tant dans fes voyages que dans fes retraites a la campagne ; mais je prédis encore une fois qu'il ne nous donnera pas le Livre qui nous manque , quoique 1'on doive trouver dans celui qu'il prépare beaucoup d'idées profondes , de penfées neuves , d'images frappantes, de faillies d'efprit & de génie , &C une multitude de faits curieux , dont 1'application fuppofe encore plus de goüt que d'étude. « Je reviens au cara&ere qu'il porte dans Sa fociété; beaucoup de douceur , affez de gaieté, une égalité parfaite, un air de fimplicité & de bonhomie, qui, vu la répu"tation qu'il s'eft déja faite, lui forme ün mérite particulier. II a quelquefois des diffractions, & il lui échappe des traits de naïveté qui le font trouver plus aimable, paree qu'ils contraftent avec 1'efprit qu'on lui connoit. J'oubliois de parler de fon petk Poëme en profe dans h goüt grec, intitulé :  dans le go&t de Montagne. 73 intitulé : Le Temple de Gnide. Je ne fais li la réputation que le Préfident s'étoit déja faite par les Lettres Perfanes, n'a pas contribué a fa:re prifer ce petit morceau plus qu'il ne mérite : il y a beaucoup d'efprit, quelquefois des graces & de la volupté, dont la touche en quelques endioits eft même un peu forte, & il y regne un ton d'obfervations philofophiques qui caraftérifent 1'auteur, mais n'eft point du tout du genre.. Fontenelle n'eüt pas fait fans doute les Conftdérations fur les Romains ; mais le Temple de Gnide eüt été mieux conftruit par lui que par Montefquieux. Je n'oppoferai point la galanterie du Préfident k celle de Fontenelle, paree que Montefquieu n'en a point; il ne fait que peu ou point de vers, mais on le trouve aimable dans la fociété, indépendamment de la galanterie & de la poè'fie. Fontenelle, au contraire, a befoin de toutes ces reffources. L'efprit avec lequel il débite ce qui, dans h bouche de toutautre, feroit des fadeurs, & fes graces, fontvaloirfa Tome II. j)  74 EJfeis fcience & fon érudition, qui ne font peutêtre pas bien profondes. Le Préfident HénauLt ne tiendra peutêtre pas au Temple de Mémoire une place auffi diftinguée que les deux autres, mais je trouve que dans la fociété il mérite la préférence fur eux : il eft moins vieux que Fontenelle , & moins gênant, paree qu'il exige bien moins de foins & de compiailance; au contraire , il eft très-complaifant lui-même , & de la maniere la plus fimple , & Ton peut dire la plus noble. Les aft es de cette vertu ont l'air de ne lui rien coüter; auffi y a-t-il des gens affez injuftes pour croire qu'il prodigue , fans fentiment & fans diftinöion, les politeffes a tout le monde: mais ceux qui le connoiffent bien & le fuivent de prés, favent qu'il fait les nuancer, & qu'un jugement fain & un grand ufage du monde préfident a la diftribution qu'il en fait. Son caraftere, furtout quand il étoit jeune, paroiffoit fait pour réuffir au prés des Dames , car il avoit de 1'efprit, des graces , de la délicateffe & de la fintffe: cultivoit avec fuccès la mufi-  dans U goüt de Montagne. 7 5 que, la poéfie & !a üttérature legere ; fa mufique n'étoit point favante, mais agréable; fa poéfie n'étoit point fublime : il a pourtant effayé de faire une tragédie; elle eft foible, mais fans être ridicule, ni ennuyeufe. Le refte de fes vers eft dans le genre de ceux de Fontenelle, ils font döttx & fpirituels; fa profe eft coulante & raciie, fon éloquence n'eft point male, ni dans le grand genre, quoiqu'il ait remporté des prix k 1'Académie Francoife, il y a déja plus de trente ans; il n'eft jamais ni fort, ni élevé, ni fade , ni plat: il a été quelque temps Pere de 1'Oratoire, a pns dans cette Société le goüt de 1'étude, & y a acquis quelque érudition , mais fans aucune pédanterie. On m'a affuré qu'au Palais il étoit bon Juge, fans avoir une parfaite connoiffance dés Loix, paree qu'il a 1'efprit droit & le jugcnen't bon. II n'a jamais eu la morgue de la Magiftrature, ni le mauvais ton des Robins. II ne fe piqué ni de naifibree ni de fit; es illuftres , miis il eft affez riche pour n'avoir befoin de perfonne , & dans cette D ij  76 Ejfais heureufe fituation, n'affichant aucunes prétentions, il fe place fagement au deffous de 1'infolence & au d^ffus de la baffeffe. II y a d'affez grandes Dames qui lui ont pardonné le défaut de nobleffe, de beauté, & même de vigueur. II s'eft tóujours conduit, dans ces occafions , avec modeftie, ne prétendant qu'a ce a quoi il pouvoit prétendre ; on n'a jamais exigé de lui que ce qu'il pouvoit aifément faire. A 1'age de cinquante ans, il a déclaré qu'il fe bornoit a être ftudieux & dévot; il a fait une confeffion générale des péchés de toute fa vie, & c'eft a cette occafion qu'il lacha ce trait plaifant: On nefi jamais Ji riche que quand on diménage. Au refte, fa devotion eft auffi exempte de fanatifme, de perfécution, d'aigreur & d'intrigue, que fes études de pedanterie. II s'occupe k rédiger un abrégé chronologique de notre Hiftoire , qui aura le mérite de raffembler une Chronologie exafte, des tables bien faites, un fommaire de faits méthodiquement expofés, & de n'être cependant ni fee, ni aride, ni plat, ni ennuyeux. Non-  dans le goüt de Montagne. 77 feulerhent on pourra y chercher & y trouver tout ce donton aura befoin pour fixer dans fa tête les principaies époques de notre Kiftoire, mais on pourra lire eet Abrégé d'un bout a Pautre fans s'ennuyer, 1'Auteur ayant ménagé a fes Leöeurs fur cette longue route , pour ainfi dire , des repos. Les faits les t Uis intéreffans y feront expofés avec darté & précifion , & des remarques particulieres détermineront a chaque grande époque, quelles étoient alors nos mceurs & nos principes. Enfin , ce Livre , excellent par lui-même, fervira de modelle h un grand nombre d'autres Livres bons & utiles. II y a lieu de croire que bientöt toutes les différentes Hiftoires feront écrites fuivant la même méihode , & que ce premier Ouvrage fera le germe d'un nouveau genre inftructif. Je conviens cependant que la gloire littéraire du Piéfid nt Hénault n'égalera jamais celle de Fontenelle & de Montefquieu;mais jecrois que fon feul Ouvrage fera plus utile que tous les leurs, paree qu'il ouvrira une nouvelle carrière au progrès des Siences, D iij  7* Effais tandis que les autres ne pfodulront que de #öüyiÜ£ imitateurs , qui s'égareront en voulant marcher fur fc^S traces. Au furplus, pour réduire en peu de mois Ie caraclere du Préfident Hénault, il eft icuple fans fourberie , doux fans fadeur, ferviab'e fans intérêt ni fans ambition, complaifant fans baffeffe, bon ami fans enthouiiafme ni prévention ; c'eft un modele dans la fociété , auffi parfait que fon Livre en eft un dans fon genre. Le goüt de la médifance eft fi bien fondé fur la malignité naturelle a. la plupart des hommes, & fur - tout des femmes , que jamais ce vice ne ccffera d'être k la mode ; la légéreté de notre Nation fait même que la médifance doit être p'us commune en France que nulle part ailleurs. Mais du moins nous abhorrons la calomnie , nous la regardons comme un des vices dont le principe eft le plus coupable , & les fuites peuvent être les plus funeftes. On fe défend d'être calomaia-  dans Ie goüt de Montagne. 79 leur autant que d'être meurtrier , & Pon a raifon. Pour la médifance , quand elle eft bien débitée, c'eft un moyen de plaire dans la fociété ; elle anime la converfation; on amufe les préfens , en médifant des abfens ; on fait rire une compagnie des fottifes d'une autre. Mais il faut du moins que ce badinage foit léger , agréable , piquant; laiffons aux vieilles dévotes acariatres la mauvaife habitude de médire de leur prochain avec amertume , de reprocher avec aigreur aux jeunes perfonnes des défauts que du moins celles-ci compenfent par quelques agrémens , ou des fautes contre lefquelles les vieilles ne crient fi fort, que paree qu elles ne peuvent plus les commettre. Pour médire agréablement , il faut favoir conter avec grace , & ce talent n'eft pas commun. On ajoute quelquefois de légeres circonftances aux contes, pour les rendre plus piquans ; mais il ne faut pas qu'elles alongent Phiftoire & qu'elles appefantiftent la narration. Mêlez peu de ré^exions a vos récits, n'en tirez aucune D iv  '° Effais conclufion, mais lahTez faire a vos Auditeurs les remarques malignes qu'il vous feroit fouvent aifé de leur fuggérer; elles leur paroïtront d'autant meilleures , qu'ils croiront les avoir trouvées tout feuls. J'ai eonnu, dans ma jeunefle, d'excellens Conteurs ; il me femble qu'ils font plus rares aujourdTiui: je penfe ainli, peut-être par anticipation, fur la manie ordinaire aux vieillards, de croire que tout dégénéré. Mais , quoiqu'il en foit, je me propofe de former un jour une lifte des bons Conteurs de mon temps , & de les caraftérifer chacun par quelqu'un de leurs meilleurs contes, que je me rappellerai aifément. Madame Cornuel comparoit les contes a ces matelotes , dont on dit que lafaucefait manger le poijfon ; de même , difoit-elle, lés meilleures hifïoires font les mieux contées. Nous en avons la preuve dans^ ces fameux Contes de 1'Abbé de Boifrobert, qui faifoient tant rire Ie grand Cardinal de Richelieu : Douville , frere de 1'Abbé , les a fait imprimer , & rien ne paroit fi plat a la lefture; mais c'eft  dans k goüt de Montagne. 8 r que nous n'avons plus le Conteur pour nous les faire goüter, & que ce n'eft pas même lui qui les a écrits. L'homme de France que j'ai entendu le mieux conter, c'eft M. le Duc du Maine,. fils légitimé du feu Roi ; c'étoit d'ailleurs un Prince foible , & qui n'avoit que de médiocres talens : Madame, fa femme, qui fe piqué d'avoir un efprit fort fupérieur au fien , ne conté pas ft bien ; & leurs deux fils , M. le Prince de Dombes 8c M. le Comte d'Eu, qui ne paffent pas d'ailleurs pour avoir grand génie , content a merveille. Oui, notre ftecle s'eft adouci fur une infinité d'articles ; on ne médit plus avec chagrin & humeur, on eraint 'es conféquences; on eft devenu circonfpedt , de peur que les fimples tracafferies ne dégé^nerent en affaires férieufes,& on les évite-, Peut-être (convenons-en tout bas) fommes-nous devenus un peu po'trons; mais. quand on a le malheur de 1'être , le vrai moyen dene le pas paroïtre , c'eft d'éviteï Les affaires, & pour eet effet, il faut le» D y.  Ü tjfais voir venir de loin. Après tout, j'aime bien rnieux vivre dans notre iiecle que dans le précédent: on étoit alors affurément brave & même hafardeux ; mais les gens même les plus fages n'étoient pas en fiïreté , paree qu'ils étoient entourés de querelleurs. A préfent la fociété eft plus füre; nous n'avons prefque jamais a craindre que de légeres tracafferies , ou des plaifanteries que Pon peut aifément fouffrir quand on fait y répondre. Nous nous dévorions autrefois comme des lions 6c des tigres ; a préfent nous jouons les uns avec les autres, comme de petits chiens qui mordillent, ou de jolis chats dont les coups de griffes ne font jamais mortels. J'aime mieux la médifance des gens d'efprit, quand j'y devrois être pour quelque chofe , que la circonfpeöion des fots : rien de fi plat ni de fi ridicule que certains circonfpeös de ma connoiffance; ils font d'une fadeur a faire vomir; de la fadeur naït 1'ennui 5 & 1'ennui eft la pefte de la fociété. i  dans. le goüt de Montagne. 83 La conteaance eft une quahte purement extérieure , mais dont il y a des conféquences a tirer pour connoitre le caractere 6c les difpofitions intérieures des perfonnes. Une contenance ferme 6c réglée fuppofe que l-'on conferve fon fang-froid ; au contraire , la contenance embarraffée indique que 1'on eft troublé , &C que la tête tourne. Auffi les experts en galanterie , tout comme ceux en politique , favent • ils bien ufer de la contenance 6£ du déconunancermnt pour avancer leurs affaires. II feroit également malhonnête & maliadroit de troubler la contenance des Dames en public : il y a des occafions fecretes oü 1'on ne doit pas avoir autant de ménagement pour elles. De même le Politique , dans les conférences particulieres, hafarde des propofitions br.ufques & inattendues , obferve 1'effet qu'elles font fur calui qui n'eft pas préparé a les recevoir, 6c, d'après eet effet, il fuit fa D vj  84 Effaispointe oü revïent fur fes pas. Reg1e générale & certaine dans la fociété , 1'homme aimable ne cherche a embarraffér perfonne & s'arrange de maniere a n'être pas aifément embarraffé; car il n'y a que Tembarras qui fait jouer aux gens d'efprit le röle des fots. Dès qu'on eft en place, ou qu'ön a fait fortune, on a bientöt acquis cette morgue; & eet air d'importance que 1'on croit trop aifément être la marqué diftinftive & la preuve de la fupériorité. Cependant, plus on eft parvenu haut, plus on devroit être affable , fauf certaines occafions , oir il eft néceffaire de montrer qu'on fent ce que 1'on eft, & d'arrêter ceux qui voudroient Poublier & manquer a ce qu'ilsdoivent.. J'ai lu quelque part, qu'il ne faut jamais renvoyer l'air d'autorité, fi loin qu'on ne puiffe le retrouver dans l'occafion ^ paree que fouvent l'air d'autorité eft néceffaire pour conftater 1'autorité même. Ne frappez jamais de grands coups d'un air timide , fans quoi- 1'effet. en eft man-  dans le goüt de Montagne. 8 § qué ; mais paroiffez plaindre ceux que vous êtes forcé de punir ; paroiffez faché de refufer ceux dont vous rejetez les demandes , & vous trouver heureux & fatisfait d'avoir pu accorder ou procurer une grace. On me répondra que tout cela eft bientót dit, mais très-déücat & très-difficile dans 1'exécution ; j'en conviens ; mais enfin c'eft a quoi il faut que Phomme err place tende : Hic mtta laborum. Les grands bavavds & les brouillons ont rarement de la contenance , ou du moins la perdent aifément. Les vrais fots n'en ont jamais; mais les demi-fots ert ont quelquefois , & alors c'eft un grand mérite pour eux , car elle cache une partie de leurs fottifes. Comme la contenance grave entraine tóujours quelque lenteur, elle donne !e temps de réfléchir fur ce que 1'on a a faire & a dire ; 1'on fait moins de bévues , & 1'on dit moins d'inepties. La cor tenance avec les Supérieurs n?eft jamais embarraffante pour un honnête bomme qui a été bien élevé : il a appris  86 Effais de honne heure qu'il eft dangereux d'être infolent , mais qu'on eft tóujours méprifable quand on eft bas. D'ailleurs, comme 1'honnête homme n'a rien a fe reprocher , il n'eft jamais embarraffé de répondre a. ce qu'on lui demande ; & s'il a a demander , il dit fes raifons avec la confiance qu'infpire la vertu & le bon droit. II eft également néceffaire d'être court dans 1'expofé de fes raifons, & dans le narré de fes hiftoires & de fes contes: dans ceux-ci il faut fe hater d'arriver au trait, abréger les préambules , & ne dire que ee qu'il faut pour amener & faire fentir ce trait li défiré. De même dans les demandes il ne faut dire des faits que ce qui eft abfolument néceffaire pour faire connoitre 1'objet auquel on tend , & les raifons qui peuvent être décifives & déterminantes pour celui a qui 1'on parle , en élaguant d'ailleurs tcus les acceffoires , & réduifant les prologues a une ouverture. II eft plus difficile aux Supérieurs de fe conduire avec leurs inférieurs. Pour bien recevoir une foilicitation , il faut fayoir a  dans le goüt de Montagne. 87 qui Ton parle & de quoi il s'agit, & c'eft ce qu'on ne fait pas tóujours au premier abord : tant qu'on 1'ignore encore, il faut louvoyer , n'avoir l'air ni rebutant ni flatteur, écouter, ramener, s'il le faut , le folliciteur au fait, mais tóujours doucement, éviter l'air de prévention contraire; enfin ne promettre que ce qu'on eft fur de tenir , & ne faire efpérer que ce qui eft jufte & honnête. D'ailleurs il faut nuancer fes politeffes avec eet art que 1'on ne peut acquérir que par un grand ufage du monde, & qui ne peut s'apprendre dans la poufliere d'un cabinet. Les affaires fe font par les hommes & avec les hommes ; mais d'un cóté, ceux qui ont affez vécu avec eux pour avoir acquis Part de contenter une nombreufe audience , ont fouvent mené une vie trop diflipée pour avoir profondément étudié le fonds des affaires dont ils font chargés ; de Pautre , les gens qui ont pali fur les papiers, n'ont pas affez pratiqué le monde. De facon ou d'autre , il y a tóujours quelques riiques a courir ; mais les gens raifonnables le fentent bien , & s'arrangent la-dcflus.  SS Etfais Il y a long-temps qu on s eft appercu que les gens nés dans la grandeur font moins infolens que les parvenus; mais ce que tout le monde n'a pas remarqué , c'eft que les plus grands Princes font naturellement trés-timides ; accoutumés a fe croire au - deffus de tout, la moindre idee de fupériorité fur eux leur en impofe, ils ne trouvent prefque jamais de plus' grands Seigneurs qu'eux ; mais la réputation d'efprit, de fcierxe , de lumieres en tout genre ; cel'e de la figure même leur en impofe. Par retour fur eux - mêmes, ils fentert qu'a eertains égards ils font au-deflbus de quelques-uns de leurs fujets Sc de leurs courtifans. Je connois des Princes qui feroient plus embarraffés de convcrfer avec un homme de 1'Académie , que celtii-ci de les hararguer en public. La timidité de nos Princes fe manift-fte par !e dandinage , le bigaiement^ enfin le décontcnancement. Ce feroit auflï inutilement que n al- k -propos que j'en» citerois des exemples.  dans le goüt de Montagne. 80 La converlation eft la conlolation & le dédommagement des gens ftudieux &C inftruits ; elle délaffe des travaux du cabinet, & peut-être qu'en ufant alternativement de ces deux movens de s'inftruire, 1'un devient auffi profiicble que 1'autre. Cela eft vrai, furtout pour la jeuneffe, qui peut tirer autant de pat ti d_j la converfarion des gens qui ont beaucoup vu, que des vieux Livres chargés de beaucoup de doctrine & de faits. Mais la converfation leu'e ne fr-ftit pas, paree que Ce que 1'on y apprend eft tóujours trop découfu ; comme la keïure leule fatigue, laffe & affomme, paree que la p'upart des Livres fixent trop lo g-temps 1'attention fur le même objet. Je connois un Ordre religieux ( c lui des Jéfuites ), dont les princpes font autant de problêmes blamés par les u; s , admirés par les autres ; mais dont il eft affurément forti une infinité de bons Auteurs. Cette Société n'admet, amant qu'elle le peut, que des gens qui aient d'heureufes difpofttions; Sc pendant le cours de leurs études, les  po Ejfais jeunes Peres ont tous les jours quatfe heures de converfation avec les anciens qui ont le plus de fcience, d'expénence & de connohTance du monde. Ainfi chez les Jéfuites on devient communicatif, ouvert & aimable , au l:eu que dans les autres Ordres originairr-ment fondés fur la vie éréinitique , les journées fe pafTent en partie a chanter les louangts de Dieu, en partie a étudier dans la folitude, mé» diter dans la retraite , Sc écouter fes MaiIres en filence. Quand on a pris de bonne fieure le goüt de s'inftruire dans la conv^rfat'on , on eft charmé de fe trouver vis-a-vis des vieilla'rds qui font capables de vous raconter ce qu'ils ont vu Sc fu de p'us intéreffant; il y a une maniere d en profiter, & d'éviter les redites , auxquelles ils ne font que trop fujets. U faut les queftionner fur les cbofes qu'ils peuvent favoir, & 1'on peut être très-affuré qu'ils les diront avec plaifir, en les promenant d'époques en époques & d'objets en objets, a différens jours 6i fous différens  dans le goüt de Montagne. 91 prétextes, pour ne les pas fatiguer : on eft sur de lire dans leur mémoire , comme dans un Livre , tout ce qu'elle contient de curieux 6c d'intéreffant. C'eft ainfi que j'en ai ufé avec mon parent 1'Abfeé. de Choify, avec qui j'ai encore vécu pendant les dernieres années de fa. vie. ( il eit mort en 1724, a 1'age deplus de quatre-vingt ans ) II faut que je convienne, malgré toute 1'amitié qu'il avoit pour moi , que ce n'étoit pas un homme fort eftimable: fcn ame étoit foible, 6c il avoit bien plus 1'efprit ele fociété que celui de conduite; mais il parvint a êire de 1'Académie , 6c a fe faire une fortt de réputation dans cette Compagnie, paree qu'il parloit 6c écrivoit bien. D'ailleurs il n'a paru ni digne d'être Evêque , ni d'être employé dans aucune affaire importante ; il fe fentoit tóujours de 1'éducation efféminée qu'il avoit recue; 6c n'étant plus d'age a s'habiller en femme , il ne s'eft jamais trouvé capable de penfer en homme. Malgré tous fes défauts , lorfque je 1'ai connu, étant trés - vieux , il étoit bien  92 EJfais bon a entendre : fa mémoire étoit remplie d'anecdotes de la Cour, qu'il avoit fréquentée , quoiqu'il n'y eüt jamais joué un grand róle, & de 1'Académie , au milieu de laqueUe il avoit vécu pendant long-temps. II avoit affiz de goüt pour bien juger de la va'eur d'un trait &C d'un bon mot ; auffi, dansje grand nombre de ceux qu'il avoit entendus , les meilleurs lui étoient reftés dans la tête , & c'étoient ceux-la qu'il répétoit fouvent , & que j'ai retenus d'après lui : j'en ai trouvé une partie écrite dans les papi rs que 1'Abbé m'a laiffés ; car il me remit tous fes Ouvrages entre les mains, peu avant fa mort. J'en ai tiré ce qui m'a paru le plus intéreffant, & j'en ai formé trois gros volumes ; mais n'ayant pu en refufer la communication a une Djme de la familie , curieufe de les lire, elle les garda long-temps, & les communiqua a 1'Abbé d'Olivet: celui-ci en tira un Ouvrage en deux petits volumes , qu'il a fait imprimer en Hollande, fous le titre de: Mémoires j>our fervir d tHif-  dans le goüt de Montagne. 93 toire de Louis XIV, par feu M. ÜAbbè de Choify , de Ï Academie Frangoife. II eft certain que ces deux volumes contiennei t , s'il eft permis de s'exprimer ainfi , la fleur de mon Manufcrit. II refte cependant encore quelques traits que je peux mêler avec des réflexions fur les Ouvrages de 1'Auteur, qui, en me les donnant tous, n'a jamais manqué de me cor.ter a quelle occafion il les avoit compofés. On ne voit qu'en abrégé dans fes Mémoires ce qu'il m'a plus d'une fois conté en détail : fa mere étoit une femme d'efprit, mais , a ce que je crois , affez intrigante ; elle avoit été dans le fecret de la conjuration de Cinqmars, qui finit fi tragiquement pour ce jeune Seigneur & pour M. de Thou fon ami. Le fond de cette affaire étoit une véritable intrigue de femmes ambitieufes & inconfidérées. La Princeffe Marie de Gonzague , qui depuis a été Reine de Pologne, étant amoureufe folie de M. de Cinqmars ( qui avoit déja fait une affez belle fortune pour un homme dont la familie n'étoit  94 Efais que de petits Bourgeois de Paris), s'étoit mis en tête que ie Grand Ecuyer, en fe liant avec les ennemis de 1'Etat, pouvoit faire trembler le Cardinal de Richelieu ( déja malade ) , & fe procurer Pépée de Connétable. Affurément on n'imagineroit pas dans ce temps-ci de fe rendre néceffaire par de pareils moyens. mais on les croyoit bons il y a cent ans. Madame de Choify étoit dans la confidence de cette folie intrigue, & la Princeffe Marie de Gor.zague 1'avoit affuré'e qu'elle feroit fon mari Garde des Sceaux; mais le bon homme M. de Choify, pere de 1'Abbé , ne fe doutoit pas que fa femme s'occupat fi fort de fa fortune. II étoit Intendant en Languedoc , & fut chargé d'arrêter k Montpellier M. de Cinqmars, & de fe faifir de tous fes papiers. II le trouva occupé a en brülcr une grande quantité , & c'étoient sürement ceux qui pouvoient fervir k le convaincre. M. de Choify, par pure bonté d'ame , le laiffa achever de brü'er tout ce qu'il voulut. « Vous avez raifon, Monfieur, lui dit  dans Je goüt de Montagne. 9? le Grand Ecuyer, d'avoir pour moi cette complaifance; vous feriez bien faché de trouver ce que je viens de brü'er ». En efTet, c'étoient des lettres de la Princeffe Marie , & peut-être de Madame de Choify leur confidente. Il réfulta de ce'te brülure, que quoiqu'on eüt des preuves pour condamner M. de Cinqmars , on n'en trouva aucune qui dévoilat 1'intrigue de ces Dames. L'Abbé m'a bien des fois répété ce dont il dit un petit mot dans fes Mémoires; c'eft que c'étoit par un effet de la politique du Cardinal de Mazarin , que 1'on élevoit Monsieur , frere de Louis XIV , de la maniere la plus efféminée , qui devoit le rendre pufillanime & méprilable , & qui nous paroïtroit de plus aujourd'hui étiarge & ridicule au dernier point. Madame de Choify fe prêtoit a cette extravagar ce , par une fuite de fon goüt pour llntrigue , & elle fit prendre a fon fils la n éme hobitude , pour faire fa cour a. Monfieur. Quant a ee qui regarde cc Prince , on ne peut  f6 EJJais que hauffer les épaules, en voyant le Ca dinal Mazarin adopter de fi pitoyables moyens: i!s furent auffi inutiles que mal imaginés. Monfieur ne fut pas moins brave a la guerre, malgré cette mauvaife éducation, & s'il fe trouva tóujours fort inférieur a Louis XIV, c'eft que la Nature 1'avoit fait tel. Au contraire, on avoit fait tout ce qu'on avoit pu pour rendre redoutab'e Gafton, frere de Louis XIII; mais ce n'a jamais éfé qu'un Prince trés - méprifable. L'Abbé de Choify conferva, tant qu'il put, cette impertinente habitude de s'habiller en femme, & 1'on fait toutes les folies qu'il fit fous eet ajuftement. Un des manufcrits qu'il m'a Iaiffés contient fon hiftoire, fous le nom de la Comteffe des Barres : elle n'eft pas encore imprimée, mais je crois qu'elle le fera ; car la même perfonne qui a laiffé publier les Mémoires de 1'Abbé de Choify, a donné des copies de ce morceau-la. En le lifant, tout le monde le trouvera trés-bien écrit, contenant des détails voluptueux & peu honnêtes 9  dans le goüt de Montagne. 97 honnêtes , mais très-agréables a lire. En même temps on croira cette hiftoire touta-fait invraifemblable ; je puis pourtant bien certifier qu'elle eft très-véritable. Le vieux Abbé, long-temps après avoir écrit la vie de David, de Salomon, des Hiftoires édifiantes , eelle de 1'Eglife , me contoit encore fes folies avec un plaific. indicible , & je regardois avec étonnement un homme dont la vie avoit été remplie par de fi étrangcs difparates. Un des plus longs morceaux des Manufcrits qui m'ont été volés, font les Mémoires pour la vie du Cardinal de Bouillon, dont TAbbé a été 1'ami intime , depuis fon enfance jufqu'a fa mort: je ne veux point répéter ici ce qui a été imprimé; mais on en doit conclure que le Cardinal de Bouil-; Ion étoit un Prélat d'une capacité trés médiocre , qui finit fes jours le plus platement du monde. Pour avoir voulu tenir tête a Louis XIV & a fes Miniftres, il fe fit exiler, & priver des revenus de fes bénéfices. II fe fouvenoit que fes peres s'étoient fait acheter bien cher; mais ils Toute II. E  9 8 Effais avoient alors quelque chofe a vendre , c'étolt la principauté 6c la place forte de Sédan : ils en avoient été bien payés par de grandes terres 6c des honneurs a la Cour; mais de 1'état de Princes indépendans , ils étoient tombés dans celui de Courtifans riches , illuftres 6c importans. Ils n'avoient plus de meilleur parti k prendre que de faire leur cour 6c de plaire k Louis XIV, ou de rendre de grands fervices k 1'Etat, comme fit M. deTurenne, dont la corfidération perfonnelle foutint le Cardinal de Bouillon, tant que eet oncle vécut. Après la mort de M. de Turenne, le Cardinal continua decommettre des fautes de conduite k la Cour, 6c k la fin il les paya. On trouve dans le morceau concernant le Cardinal de Bouillon, deux articles qui y font tout-a-fait étrangers, mais qui carac» térifent affez bien deux Miniftres de Louis XIV ; 1'un eft M. de Pomponne. L'Abbé prétend que Madame de Choify contribua a le faire Miniftre , paree qu'tlle trcuva moyen de faire voir au Roi les lettres qu'il  dans le goüt 'de Montagne. y<) lui écrivoit pendant qu'il étoit Ambaffadeur en Suede; &c on ajoute que le Roi les admira, & con^it de la grande opinion de celui qui les écrivoit. II eft étonnant que Louis XIV ait eu befoin de recourir a des lettres particulieres d'un Ambalïadeur a une femme, pour juger de fa capacité; mais fans doute que le Roi les regardoit comme plus vraies, plus naturelles, Sc moins étudiées que les dépêches que i'Ambaffacleur lui adrefibit, ou au Miniftre des Affaires étrangeres. Madame de Choify étoit une vieilleamie de M. de Pomponne, a laquelle il avoit l'air d'ouvrir fon cceur, fans lui découvrir cependant le fecret de 1'Etat. De la, Louis XIV conclut qu'il feroit un grand Miniftre; ce n'étoit cependant qu'un homme fage &honnê;e, mais médiocre en talens. Le hafard m'a fait tomber entre les mains toute fa correfpondance , tart rniniftérielle que particuliere, pendant cinq ans qu'il a été en Suede; ;e Ia conferve dans ma bibliotheque; je ne Fai pas troüvée bien briilante , mais raifonnable. C'étoit avec M. de Lionne qu'il E ij  ïoo Efais correfpondoit, & celui-ei lui étoit bien fupérieur pour la maniere d'écrire. Rien n'eft ft beau , foit dit en paffant, que les réponfes de M. de Lionne au Comte d'Eftrades, Ambaffadeur en Hollande, qui ont été imprimées avec les dépêches de eet Ambaffadeur, en Hollande. C'eft-la le Livre que les gens qui fe deftinent a la politique, doivent lire pour fe former aux affaires 5c aux négociations. On y volt avec quel art M. d'Eftrades conduifoit les Hollandois jufqu'au point oii il avoit ordre de les mener; peut-être n'étoit-ce pas tóujours conformément a leurs intéréts; mais dans ce cas il leur faifoit avaler les pilules que M. de Lionne leur envoyoit toutes dorées. Le miniftre & TAmbaffadeur n'expliquoient pas tóujours nettementdans leurs dépêches quels étoient leurs véritables deffeins; mais ils s'entendoient ( pour me fervir d'une exprefiion tout-a-fait proverbiale) comme larrons en foire. Une autre anecdote , confignée dans les Mémoires de 1'Abbé de Choify, concerne M. de Croiftt. On prétend qu'on  dans le goüt de Montagné. i6 * accufoit mal-a-propos ce Miniftre den'être pas capable de faire de trés-belles dépêches. Un de fes premiers Commis, nommé Bergeret, fe donnoit, avec une fauffe modeftie, les airs de s'en attribuer tout 1'honneur. L'Abbé aflure que rien n'étoit moinS fondé. Ce n'eft ni la première ni la derniere fois que pareil accident eft arrivé a des? Miniftres, dont la modeftie & la réferye ont donné beau jeu a leurs fubordonnés. La prévention naturelle & fimple attribue tout aux Maitres; 1'efprit cauftique & malin , tout aux fubalternes. La raifon & la juftice partagent entr'eux le mérite de ce qui eft bien fait: les feconds ont encore affez d'avantages , car ils ne répondent pass de ce qu'il y a de plus blamable öc de plus dangereux (i). (i) Bergereteutrimpruder.ee de folliciter la place vacante a 1'Académie Francoife , par la mort de M. de Cord.moi; il 1'obtint en 167^ , & la remplit jufqüa 16^4, qu'il mourut, fans avoir jamais coirpofé aucun ouvrage, pas même, a ce qu'on dit. fon difcours de réception , qui d'ailleurs eft fort médiocre. C'eft 1'Abbé de S. Pierre qui 1'a remplacé. E «'»  *oi EJfais L'Abbé de Choify avoit PAbbaye de St. Seine en Bourgogne. Elle n'eft pas bien confidérable, puifque dans ce moment-ci, elle ne pafte guere fix mille livres de rente. Mais d'ailleurs il avoit Ie Prieuré de St. Ló en Normandie, qui eft très-bon, & il étoit Doyen de la Cathédrale de Bayeux, même avant que d'être dans les Ordres. Tout cela lui compofoit un revenu de quatorze mille livres de rente. II n'entra dans les Ordres que pendant fon voyage de Siam. On trouve dans le Journal de ce voyage , que le 7 Décembre 1685 ■> -1 re?ut les quatre Mineurs ; que le Iendemain 8 , il fut Sou-, diacre, le 9, Diacre, & le 10, Prêtre, le tout par les mains de 1'Evêque de Métellopolis (ia partibus), qui faifoit le voyage de Siam avec lui, fur le même vaifl'eau ; au moyen de quoi il partit de France Clerc tonfuré, & arriva Prêtre a Siam. Le fecond morceau que j'ai trouvé dans les papiers de 1'Abbé de Choify , eft intitulé : Mémoires de M. de Cofnac , d'abord Evêque de Valence, puis Archevêque d'Aix.  dans k goüt de Montagne. xoj Cétoit un homme de beaucoup d'efprit, qui a été toute fa vie grand difeur de bons mots, Sc faifeur de bons contes. Dans fa ieuneffe , il s'étoit mêlé de beaucoup d mLues dans deux Cours de Princes celle du Prince de Conti, frere du Grand Condé,& celle de Monfieur, frere dfe Louis XIV; ü les quitta fucceffivement pour des tracafferies, dont 1'ongme Sc les motifs font bien détaillés dans ce morceau , que 1'Abbé d'Olivet a fa:t réimpnmer prefque tout entier, en i'intitulant : Livre ftvtiemc des Mémoires pour fervir a VHfoirt de Louis XIV. On ne peut pas peindre aVec plus de vérité Sc de naïveté la Cour de ces deux Princes, que 1'Abbé de Choily 1'a fait dans ce morceau; par occafion , on y trouve des anecdotes piquantes St intéreffantes de la Cour même de Louis XIV. On peut compter fur leur vérite; car quand même je n'en ferois pas affuré, elles portent d'ailleurs avec elles un air de franchife Sc de vraifemblance, qui feul ne per-, mettroit prefque pas d'en douter. Je n'ai que deux traits k ajouter a ce E iy  io4 ÊJTak jaa «é imprimé par les foinsde 1'Abbé d Obvet; |M CGncerne ]es f Jon coneut fur ]e genre de mort de Madame Hennette, premiere femme de M. le Duc dOrleans On fait que cette Princeöe J trouva mal è Saint-ClouJ une foi^ée d ete apres ayoir bu des ^^ q^" lui turent préfentées par un Officia de Ja b0 he cu de fofl gobdet> ^ rooit caufa une défolation générale • les Plus affigés* cgux ^ ypL"!e± ^ part, furent les Officiers de fa Maifon ■ * craigncent avec raifon de perd^e leurs la Mger'^'nC°mme On^>. Le troifieme volume des Manufcrits de 1'Abbé de Choify , contient 1'Hiftoire de la prétendue Comteffe des Barres. Ce Livre fcandaleux n'a été imprimé qu'en partie : dans mon Manufcrit il eft porté a cinq livres, & 1'on n'en a imprimé que trois ; mais je ne veux pas m'étendre fur eet Oüs vrage , qui ne fait pas honneur a mon parent & mon ancien ami. On juge bien que j'ai tous les Livres que 1'Abbé de Choify a fait imprimer , & qu'il m'en a fait préfent en beau papier & beau caraclere. Je vais dire mon fentiment fur chacun en peu de mots, car ils font en grand nombre. L'Abbé de Choify ne fe mit a écrire qu'après qu'il eut ceffé tout-a-fait la vie ridicule 6c fmguliere qu'il menoit; ce ne fut pas même immédiatement après.'Etant rentré dans Paris , & fous les habits de fon état 5 il fe trouva dans le cas des fen>:  dans Ie goüt de Montagne. 133 mes qui ont été galantes 8c coquettes , 8c ont vieilli; elles ont a choifir d'être joueufes, intrigantes, beaux-efprits ou dévotes. L'Abbé de Choify fit tous ces différens röles Fun après 1'autre. D'abord il joua & perdit prefque tout fon patrimoine; il ne lui refta que fes bénéfices. 11 poffédoit , entr'autres, Fabbaye de Saint-Seine; il s'y retira, & y fit connoiffance avec le fameux Buffy-Rabutin, exilé dans fes terres en Boingogne, qui lui confeilla de renoncer au jeu Sc de faire des Livres. Buffy s'apperfutt que 1'Abbé avoit affez d'acquit Sc aff. z de flyle pour compofer des Livres de dévotion , écrits d'une maniere agréable, & qui fe feroient lire par les gens du monde,que ces fortes d'Ouvragesennuient ordinairement. L'Abbé de Choify profita de ce confeil ; mais ce ne fut que quelques années après. En atterdant , il revint a Paris , & fe lia avec le Cardinal de Bouillon , qui, fur le point d'aller a Rome pour affiller au Conclave de 1676 , lui propofa de venir avec lui & d'être fon Conclavifle» II y confentit a 8c m'a fouvent conté des  i?4 EJfais détails de ce Conclave, affez finguliers, & •qui prouvent que ces Cardinaux Italiens •font de grands Maïtres en fait de petites intrigues. L'Abbé m'a affuré qu'une grande maladie qu'il eut en 1683 , le fit réfoudre a fe convertir, & que depuis ce temps-la dl étoit dévot de bonne-fci. Ce fut a la fuite de cette maladie qu'il compofa , de concert avec 1'Abbé de Dangeau fon ami, un premier Ouvrage imprimé , qui reparut enfuite en 1685. Ce font quatre Dialogues fur 1'immortalité de 1'arre , 1'exiftence de Dieu ,1a Providence , & la Religion. Je ne dirai rien de ce Livre , qui traite des matieres très-férieufes; j'avoue naturellement qu'il m'a enn-iyé, quoiqu'il foit bien écrit. L'année fuivante 1686 , il fit ce qu'on peut appeler fa derniere folie , ce fut fon voyage d S:am. Tout le monde connoit le Journal qu'il en a fait imprimer : dans quelques endroits il eft fee , mais fouvent il fè releve par des t aits d'efprit & des détails fort agréables. En général, 1'époque de 1'arrivée des Siamois en France , &c celle des Ambaftadeurs Frar>§ois a Siam, peu-  dans le goüt de Montagne. • vent fournir beaucoup de réflexions philofophiques ; c'étoit une comédie politique , comme il y en a eu plulieurs de ce genre fous le regne de Louis XIV: elles nous paroiffent aujourd'hui bien ridicules ; mais el es contribuerent a la gloire du Monarquë & k celle de la Nation , inféparable de Fautre. L'Abbé de Choify, k fon retour, amufa quelque temps la Cour & la Ville du récit de fon grand voyage : fa relation imprimce acheva de faire connoitre 1'Auteur, & lui ouvrit 1'entrée k 1'Académle Frai coife en 1687. J'airemarqué, dans fon Difcoürs de réception, deux traits, dont le preini' r me paroit ridicule, èc le feconel affez beau. 11 dit que les nöuyeaux Académiciens doivent faire comme les Cardinaux qui reft. nt quelque temps la bouche fermée , jufqu'a ce que dans un confiftoire , le Pape la leur ouvre en cérémo ie, c'efta-dire, leur permette da pat Ier. Ce trait eft une preuve que dès-lors on n'étoit pas recu dans l'Académie aufli-tót qu'on étoit élu. L'autre trait du difcours de 1'Abbé , c'eft cm'il y avoit, entre Louis XIV 8c  136" EJTais l'Académie , un commerce qui les devok conduire également a 1'immortalité. Louis XIV lui accordoit fa protection, &c l'Académie augmentoit fa gloire. Pour parler de fuite des occafions oü 1'Abbé de Choify figura comme Académicien, difons qu'en 1704, l'Académie Francoife voulant faire a M. Boffuet un honneur qu'elle a accordé a bien peu d'autres; le même jour que 1'Abbé, depuis Cardinal de Polignac , fut recu k l'Académie a ia place de Filluftre M. Boffuet, Evêque de Meaux, indépendamment de 1'éloge qu'en firent fon fucceffeur & le Directeur, on chargea M. 1'Abbé de Choify d'en faire un éloge particulier : ce morceau remplit le refte de la féance. Le fujet étoit beau ; mais je n'ai rien trouvé dans le Di(cours de 1'Abbé de Choify, qui y répondit dignement. La derniere année de !a vie , 1'Abbé de Choify r^cut encore 1'Abbé d'Oiivet: fon Ducou's fut très-court & très fimple; le boühomme étoit accablé ; mais il vou> lut fe charger de cette corvee, paree que  dans le goüt de Montagne. 337 1'Abbé d'Olivet étoit fon ami : je ne fais fi c'eft pour cela qu'il m'a dérobé fes Mémoires, 8c qu'il s'eft chargé de les faire imprimer en Hollande. Enfin, 1'année fuivante 1724, 1'Abbé , de Choify mourut, 8c fon fucceffeur, M. Portail, premier Préfident, 8c M. de Valincourt, Direfttur, le peignirent tel qu'il étoit dans les dernieres années de fa vie, aimable dans la fociété , d'un commerce facile, ayant les mceurs douces, des graces naturelles, 1'efprit infinuant 8c enjoué , officieux , ami fidele , brillant 8c plein de faillies dans la converfation, quoiqu'il fut modefte, ne parlat jamais de lui-même , 8c parut s'oublier en faveur des autres : fa gaieté étoit douce 8c tranquille , 8c les traits de fon vifage en portoient le caraclere. Quant k fon mérite , comme il a écrit en plus d'un genre , on Fa loué principalement comme Hiftorien, & en effet c'eft fon plus beau cóté. En 1668, il publia une Interprétation des Pfeaumes , oii les différences notables du texte Hebreu 8c de  138 E/Tais la Vulgate étoient marquées; elle étoit précédée d'une v'e de David , dans laquellê il comparoit ce N4onarque avec Louis XIV. Le Livre n'eut aucun fuccès; mais la vie de David p'ut, tant a caufe qu'elle étoit bien écrite , que paree que c'étoit le ton a la mode-de louer Louis XIV : auffi fut-elle réimprimée feule, & füivie peu après d'une Vie de Salomon , faite dans le même efprit de flatterie , & qui fut encore plus admirée, furtout le morceau ou il repréfente Salomon donnant audier.ee aux Ambaffadeurs des Rois des Indes. Des Penfées Chrétie-nes, qu'il fit Smprimer en 1690, eurent peu de fuccès; ce qui ne 1'empêcha pas, en 1692, de donner la Traduft:on de 1'Imi'ation de Jefus-Chrift, dont j'ai parlé. Corrigé par la critique qu'on fit de celle - ci, il fe borraa écrire PHifloire, &,amon avis, il y a parfaitement réuffi; car fi fon fiyle ne paroit pas tóujours affez noble pour les fujets qu'il traite, au moins eft - il agréable 6c pur, il fe fait lire avecfatis-  dans le goüt de Montag^e. 13 0 facVton. Les Livres de 1'Abbé de Choify , dont je confeille la leflure a mes amis , & furtout aux Dames de ma connoif* fance, font, iö. deux cu trois volumes d'HiJioires de pitte & de morale, qu'il convie.it d'avoir fait en oppoütion aux petifs Contes de Fées, fi en vogue a la fin du fiecle dernier. II faut être bien hardi pour vouloir faire mtter ainfi 1'Hiftoire avec la Fable, fi chere a 1'imagination des ftmmes , &l peut - être des hommes. Cerendant il faut convenir que 1'Abbé de Choify y a fait de fon mieux, & a tranfporté le ftyle de Madame de la Fayette & de Madame d'Aunoy , dans fes Hifïoires édifiantes & morales. II y en a en tout vingt-une, & elles font finon toutes vraiment belles , au moins charmantes a lire ; il tft aifé de fe les procurer. Leur fuccès encouragea 1'Abbé a donner les Vies de Philippe de Valois , du Roi Jean, de Charles V, de Charles VI, & enfin celle de Sa'mt-Louis, en 1695. Elles furent très-applaudies a la Cour: qn les  i4® EJfais fit lire aux Enfaas de France, comme étant infiniment pröpres a les inftruire. EfFecfivement rien n'eft plus inftruflif qu'une Hiftoire écrite dans des vues utiles , avec fagefle , & parfemées de réflexions morales, préfentées en peu de mots , & naiflant naturellement des faits. L'Abbé de Choify ne court point après le. fingulier, & ne regarde pas comme des découvertes utiles & merveilleufes, des faits peut-être inconnus jufqu'a préfent , paree qu'ils ont été négligés , mais d'après lefquels il n'y a aucunes regies de conduite a fe préfcrire, & dont on ne peut rien conclure pour la connoiffance du cceur humain; ni même pour celle des mceurs des fiecles reculés, paree que, la plupart du temps , ce font des faits extraordinaires & ifolés , & que la connoiffance des mceurs d'une nation ne peut réfulter que d'un grand nombre de faits réunis. Enfin 1'Abbé de Choify entreprit fon Hiftoire de PEglife , quoique celle de M, de Tiüemoat & celle de 1'Abbé Fleury  dans le goüt de Montagne. 141 fuffent déja eommencéevs; mais ces trois Auteurs ne pouvoient guere fe rencontrer. M. de Tillemont avoit furchargé la fienne d'une érudition qui , d'un cöté , la rend très-eftimable , mais, d'un autre, fait qu'elle n'eft nullement propre pour les gens du monde ; d'ailleurs il n'y a traité que des fix premiers Siecles de 1'Eglife. Celle de 1'Abbé Fleury avoit commencé a paroitre dés 1691 ; mais il étoit aifé de voir que, quoiqu'elle fut excellente , & de 1'Auteur le plus fage & le plus méthodique, elle prenoit un tour tel qu'on n'en verroit pas fitöt la fin. Au contraire , celle de 1'Abbé de Choify étoit fi abrégée, qu'on pouvoit efpérer de la voir terminée ; & effeétivement, quoiqu'il eüt déja plus de foixante ans lorfque le premier volume de fon Hiftoire de 1'Eglife parut en 1703 , il en publia le dernier tome en 1723, & il 1'a pouffée jufqu'a 1'année 1715. II s'en faut beaucoup que cel!e-ci foit furchargée d'érudition ; au contraire , on a accufé 1'Auteur de n'en avoir pas mis affez, de n'a-  ï4i EJJais voir pas cité fes autorités, & d'avoir fait, a 1'occafion de 1'Hiftoire de 1'EgHfe, 8c, pour ainfi dire , fous ce prétexte, celle de tous les pays du Monde Chrétien , depuis la naiflance de Jéfus - Chrift. Mais il vouioit mettre FHiftoire de 1'Eglife a la portée de tout le monde, & il a rempli fon o'd et ; il n'a puifé que dans les meilleures fources , ptufquil n'a mis que des faits généralement connus. ïl ne lui étoit pas poflible d'inftruire fes Lefleurs des prógrcs de la Religion 8c des débats qui fe font élevés a fon occafion, fans faire 1'hiftoire de tout le Monde Chrétien. 11 n'eft point entré dans le détail des controverfes , paree qu'il eüt immanquablement ennuyé ; mais il n'a jamais manqué d'expliquer trés - clairement en quoi confiftoient les Héréfies, a quelle occafion elles ont commencé, quels grands événemens elles ont produits , 8c quand elles ont fini. L'Abbé avoit des points très-délicats a traiter, tels que les Croifades , les Conciles de Conftance 8c de Bale, Sc les guerres de Religion en France ;  dans le goüt de Montagne. 143 il s'en eft tiré avec beaucoup d'efprit 8c d'adreffe. II n'y a que fon dernier volume oii 1'on peut appercevoir quelques traces de radotage ; mais, d'un autre cöté , il a employé beaucoup d'art pour parler du Janfénifme. II a fait entrer dans ce volume jufqu'a fon voyage k Siam. Enfin le réfultat eft, que 1'Hiftoire de 1'Eglife de 1'Abbé de Choify eft fuffifamment bonne , très-agréable , Sc peut-être la nu dieure que les femmes puiffent lire. J'ai confeillé cette leclure k plufieurs Dames de ma connoiffance , qui m'en ont remercié , ainfi que de celle des Vies de cinq Rois de France, dont j'ai parlé cideffus. L'Abbé de Choify a encore compofé, en 1706, la Vie de Madame de Miramion : cette Dame étoit fa coufinegermaine ; c'étoit une excellente raifon pour lui d'écrire cette Vie; mais le Public n'a pas la même raifon pour la lire. . Je vois quelquefois M. le Cardinal de Polignac, 8c il m'infpire tóujours les mê-  Ï44 Effais mes fentimens d'admiration & de refpeft. II me femble que c'eft le dernier des grands Prélats de 1'Eglife Gallicane qui faffe profeftion d'éloquence, en latin comme en francois, & dont Pérudition foit trèsétendue. II n'y a plus que lui qui, ayant pris place parmi les Honoraires dans l'Académie des Belles - Lettres, entende & parle le langage des Savans qui la compofent; il s'exprime fur les matieres d'érudition avec une grace & une nobleffe qui lui font propres & particulieres. ( On fe fouvient que M. Boffuet, que le Cardinal de Polignac, encore Abbé, a remplacé a l'Académie Francoife , en 1704, a été le dernier Prélat Francois qui eut un rang diftingué parmi les Théologiens & les Controverfiftes ). La converfation du Cardinal eft également brillante & inftruclive; il fait de tout, & rend avec clarté & grace tout ce qu'il fait; il parle fur les Sciences & fur les objets d'érudition, comme Fontenelle a écrit fv Moades , en mettant les matieres les plus abftraites & les plus arides k la portée des gens  dans le goüt de Montagne. 145 gens du monde & des femmes, & les rendant dans des termes avec lefquels la bonne compagnie eft accoutumée a trailer les objets de fes converfations les plus ordinaires. Perfonne ne conté avec plus de grace que lui, & il conté volontiers; mais les hiftoires les plus fimples ou les traits d'érudition qui paroïtroient les plus fades dans la bouche d'un autre , trouvent des graces dans la fienne, a 1'aide des charmes de fa figure & d'une belle prononciation. L'age lui a fait perdre quelquesUns de ces derniers avantages; mais il en conferve affez, furtout quand on fe rappelle dans combien de grandes occafions il a fait briller fes talens & fes graces naturelles. Mon oncle, 1'Evêque de Blois, qui étoit a peu prés fon contemporain , m'a fouvent parlé de fa jeuneffe. Jamais on n'a fait de cours d'Etudes avec plus d'éclat : non-feulement fes thémes & fes compofitions étoient excellens, mais il lui reftoit du temps & de la facilité pour aider fes camaraoes, ou plutöt faire leur Tomc II. G  T4 que les mots; mais a eet égard, je ne crois pas qu'il eüt raifon. L'Hiftoire de Don Carlos, fibienécritepar 1'Abbé de Saint-Réal, eft certainement romanefque. L'Abbé de Longuerue connoiflbit un Livre Efpagnol qui démontroit qu'elle étoit tout-a-fait fuppofée; cetie opinion eft cependant fondée fur un paffage de 1'Hiftoire de M. de Thou. Mais autant eet Hiftorien eft-il digne de foi fur. tout ce qui s'eft pafte en France pendant le feizieme fiecle , puifqu'il a été lui-même témoin d'une partie des affaires de ce temps-la , & que fon pere a joué un grand röle dans les temps immédiatement précédens, autant eft-il mal informé de ce qui fe paffoit au-dehors de la France, même de fon temps. II n'y avoit point alors de Gazettes , prefque point d'Ambaffadeurs réfidans dans les différentes Cours , qui entretinflent des correfpondances fuivies. M. de Thou n'étoit point en état d'éclaircir la vérité des bruits qui couroient dans le Royaume , furtout relativement aux Efpagnols , qui nous étoient tóujours Tornt II. ■ H  i7o 'Effais fufpe&s, comme nos ennemis naturels.' MM. de Bouillon avoient fait dreffer &C imprimer leur généalogie avec beaucoup de magnificence & de fafte. Ils en avoient déja fait diftribuer des exemplaires a la Cour,lorfqu'onvint a en parler au fouper du Roi. Sire , dit M. Ie Prince de Condé , fi 1'on en croit cette généalogie , MM. de Bouillon font bien plus nobles que Nous; car ils fe font defcendre des premiers Ducs d'Aquitaine, qui étoient Souverains, tandis que le grand-pere d'Hugues- Capet n'étoit qu'un fimple particulier; mais, après tout, ajouta le Prince de Condé, ce n'eft pas k moi a leur dire ce que j'en penfe, je ne fuis que le cadet; c'eft vous, Sire, qui êtes 1'ainé. Cette réflexion ne tomba pas a terre. Dès le lendemain , le Roi s'étant fait repréfenter cette généalogie, la fupprima & en fit interdire le débit , ce qui mortifia beaucoup MM. de Bouillon. L'Abbé de Longuerue croyoit être sur que les Hoïlandois avoient offert, en 1672, k Louis XIV, pour 1'appaifer, de lui céder tout ce qui étöit en deck du Rhin, qu'on  dans le goüt de Montagne. 171 appelle Flandre Holhndoife & Brabant Hollandois , & de ne conferver que leur fept provinces exaöement. Ce fut M. de Louvois & une vaine idee de gloire qui pcrterent Louis XIV k ne pas s'en contenter. II eut grand tort, & mit mal a-propos a deux doigts de fa perte la malheuren fe République de Hollande, qu'il étoit de fon intérêt de confèrver. En s'affurant la barrière qu'on lui propofoit, le Roi prenoit a revers les dix provinces reftantes des Pays Bas , il les joignoit k la France, & c'étoit, pour nous fervir d'une expreffion populaire , le plus bel arrondiflement quil pin faire d fon pre. A ce propos , 1'Abbé difoit que la France n'avoit que trois acquifitions a faire, toutes trois attenantes k fes anciennes poffeflïons, & que d'en vouloir faire davantage , étoit une folie. Ces trois acquifitions étoient, 1°, les Pays-Bas, qu'on doit tóujours fe flatter que la Maifon d'Autriche nous cédera quelque jour, pour arrondir elle-même fon pré d'un cöté tout oppofé ; z". la Savoie, que nous pouvcns auffi efpérer H ij  iji EJfais d'obtenir de bonne grace, en augmentant les poffeftions du Duc du cöté de PItalie, oii nous ne rifquons rien de lui en procurer, en le mettant d'ailleurs hors d'état de pénétrer dans le royaume; 3 o. la Lorraine , que 1'Abbé étoit perfuadé que nous aurions quand nous voudrions. II ne comptoit pas Avignon parmi les acquifitions a faire; car, difoit-il, le Pape n'y eft pas plus le Maitre, que 1'Evêque de Strasbourg en Alface.D'ailleurs, 1'Abbé penfoit moins d'après lui que d'après de fages politiques, que les acquifitions & les poffeftions écartées ne neus convenoient pas. II m'a dit qu'il avoit connu un homme qui avoit démontré a M. Colbert, que c'étoit une folie pour la France que d'avoir de grandes poffeftions en Amérique, & furtout dans les Indes Orientales; qu'il falloit laiffer aux Anglois, qui n'ont, pour ainfi dire, qu'un pied a terre enEurope, a faire des établiffemens dans le nouveau Monde, & aux Hollandois , qui font a-peu-près dans le même cas, 1'ambition de faire des conquêtes en Afie ; qu'après tout , quand nous  dans le goüt de Montagne. r 7 3 h'aurions ce que 1'on tire de ce paysla que de la feconde mam, nous n'en ferions pas fort appauvris, puifque la France trouveroit chez elle , non-feulement toutes les denrées de la premiere nécefiité, mais encore les moyens d'employer tous les Arts qui entretiennent la bonne chere &c le luxe, & font entrer tant d'argent dans le royaume. M. de Colbert, dit 1'Abbé, fe mit en grande colere ccntre celui qui lui paria avec cette franchife, & ne voulut jamais le revoir; mais fe facher n'eft pas répondre. Le Cardinal de Richelieu n'étoit pas favant, & pouvoit bien fe paffer de 1'être; car il fuffit qu'un Miniftre protégé les Sciences , il n'eft pas obligé de pofféder ni de cultiver la plupart d'entre elles; mais, ce qui eft extraordinaire , c'eft que le Cardinal ne faifoit aucun cas de la Science & des Savans. II avoit étudié un peu de Théologie dans fa jeuneffe , paree qu'étant deftiné a 1'état eccléfiaftique , elle lui étoit néceffaire, tk qu'alors, pour faire fortune dans 1'Eglife, il falloit pouvoir foutenir thefe contre les Calviniftes; auffi le CarH iij  174 Efais dinal avoit-il compofé ou du moins eu part k quelques Ouvrages de ce genre , qu'il a fait imprimer avec beaucoup de fafte &c de magnificence a 1'Imprimerie Royale. II a fait la dépenfe de faire fondre des caracferes Hébraïques , Caldaïques , Syriaques, Coptes &c Arabes, pour faire une Polyglotte dans le goüt de celle qui a fait tant d'honneur au Cardinal Ximenès ; mais il ne favoit abfolument que le Latin èc le Francois ; a peine avoit-il lu nos Auteurs profanes : il ignoroit 1'Hiftoire , ne favoit pas un mot des Antiquités, & rien du tout en Phyftque ni en Mathéniatiques ; aufti n'a-t-il jamais récompenfé aucun de ceux qui s'appliquoient k ces Sciences. 11 laiffa mourir de faim André Duchene, qui a certainement été le meilleur Compilateur d'Hiftoire qui ait vécu pendant le Miniftere, ou , fi 1'on veut, le regne du Cardinal. Les Sciences exactes & celles de la Nature n'ont fait aucun progrès pendant ce tempsda. 11 encourageoit les Arts, mais c'étoit pour les faire fervir a fon luxe. II a établi une Académie de Grammaire,  dans le goüt de Montagne. 17S d'Eloquence & de-Poéfie, & a rendu en ,ce!a peut-être un plus grand fervice k la Nation , -qu'il n'avoit cru d'abord ; mais c'eft paree qu'il aimoit les vers , & qu'il prétendoit en faire. II ne faut pour cela aucune étude & aucun acquit, mais feulement du génie : on conviendra que le Cardinal de Riehelieu n'en manquoit pas , Sc il lui étoit fort aifé de fuppléer a 1'habitude de ce genre de compofition , puifqu'il avoit k la Cour des Poëtes qui ne demandoient pas mieux que de mettre la meiure & la rime k fes penfées. M. Colbert penfoit bien différemment : il ne favoit affurément pas plus, & encore moins que le Cardinal ; mais il avoit le zele d'encourager tous les Arts, toutes les Sciences , tous les ta'ens; il les regardoit comme une fource de gloire pour fon Roi, & même de profit pour la France. Par bonheur , Louis XIV penfoit de même, & encore plus ignorant que fon Miniftre , il avoit plus de goüt & étoit plus difficile a tromper que Colbert. Quand les réputations des gens pouvoient aller jufqu'a lui, H iv  J 7°" EJfais il ne manquoït pas de les récompenfer fuivant leur mérite. M. Colbert ne pouvant pas juger par lui-même d'une infinité de chofes , choififfoit des guides fur 1'avis defquels il formoit fes jugemens ; mais fes Oracles n'étoient pas tóujours fürs & impartiaux : c'étoient, en matiere d'érudition, 1'Abbé Gallois , Chapelain pour la Poéfie , & Perrault pour tout ce qui étoit du reffort des Sciences & des Arts. II remplaca Chapelain (qui mourut avant lui) , par 1'Abbé Talie mant. J'ai entendu une fois 1'Abbé de Longuerue fe mettre en grande colere contre les 'Abrégés qui nous reftent des anciens Hiftoriens. Je ne puis pardonner , difoit-il, k Juftin de nous avoir privés de la grande Hiftoire de Trogue Pompée. Paul Diacre nous a enlevé celle de Feftus; peu s'en faut que Florus ne nous ait fait perdre celle de Tite-Live , & Cornelius Nepos les vies des Hommes illuftres de Plutarque. Je ne me rappelle pas qui étoit un homme de la compagnie , qui répondit fort fenfément a 1'Abbé de Longuerue : Monfieur, il n'eft  dans le goüt de Montagne. 177 pas étonnant que les Abrégés nous foient reftés feuls , & que de grands Livres aient été perdus; avant P-invention de 1'Imprimerie, ceux-ci étoient fi chers n faire copier ou a acheter, que tout ce que pouvoit faire un homme dont le revenu étoit médiocre , c'étoit de fe procurer un Abrégé; aujourd'hui même que les Livres ne font plus auffi chers , la fortune de la plupart des gens, & 1'emplacement de leurs appartemens ne leur permettent pas d'avoir des Ouvrages volumineux. Mais d'ailleurs n'eft-ce pas rendre le plus grand fervice k la plupart des Lefteurs , que de leur mettre entre les mains des Abrégés clairs, bien faits , méthodiques, qui contiennent les faits les plus intéreffans, & ne foient point fecs. II eft néceffaire que PAbréviateur cite fes autorités ; alors on peut les confulter dans les grandes bibliotheques , ou tous les Ouvrages volumineux font dépofés. Mais fi 1'Abrégé eft reconnu pour être exact, il doit fuffire au commun des Le&eurs, & les grands Livres doivent être réfervés pour ceux qui ont intérêt de délf v  17* EJfais cider quelques queftions particulieres, qu'on ne peut bien approfondir qu'en recourant aux fources.. L'Abbé de Longuerue a beaucoup connu I'illuftre Fénélon, Archevêque deCambrai. II m'a tóujours foutenu qu'il avoit plus d'efprit que de fcience , & furtout qu'il étoit très-foible Théologien. En voulant mettre de 1'efprit & de la fubtilité dans fon fyftême de dévotion , il s'égara , & laiffa fe gliffer des erreurs dans fon Livre intitulé : Les Maximes des Saints. M. Bofluet, fon rival fecret a la Cour , étoit bien plus f .vant , plus grand Théologien &c plus habile Controverrifte que lui; il profita de ce faux pas de M. de Fénélon, pour le perdre ; le bon Archevêque de Cambrai , qui n'étoit point préparé a ce coup-la s prit le parti de s'y foumettre de bonne grace, & il fut privé du chapeau de Cardinal qui lui étoit deftiné , & auquel on prétend même qu'il étoit nommé in petto. En général, M. de Fénélon étoit plus doux & plus aimable dans la fociété , & M. Boffuet plus fort, plus favant, & même plus habiie en imrigues..  dans le goüt de Montagne. 179 L'Abbé avoit encore vu M. le Cardinal de Vendöme , qui étoit Légat en France , le plus incapable & le plus inepte de tous les Légats & de tous les Cardinaux. II avoit embraffé 1'état eccléfiaftique fort tard , & étant veuf: c'eft de lui que quelqu'un dit en apprenant qu'il avoit été admis dans le facré College, que c'étoit le premier College dans lequel il fut jamais entré. Quand il fut Légat, il fallut lui apprendre ce que vouloit dire ce mot-la , quel étoit fon pouvoir & fes fonöions .; mais on ne lui en apprit que ce que 1'on voulut. II fit enregiftrer fes Lettres au Parlement: le Procureur-Général y fit mettre toutes les reftricfions qu'il jugea a propos ; il fut dit qu'il ne feroit rien que fous le bon plaifir du Roi, & que fa légation ne dureroit 'qu'autant que Sa Majefté le trouveroit convenable. Ce fut une planche faite pour tous les Légats a venir, qui font &Z feront a. jamais obligés de fe foumettre a ces claufës & conditions. Ainfi ce fut un trait de la politique de Louis XIV , de faire décorer du titre de Légat ce bon Cardinal, qui. H vj  i8o Efais d'ailleurs nè fut nullement a la charge" du Clergé ; car, comme il étoit riche, il n'avoit befoin ni de groffes Abbayes , ni d'Archevêchés , ni d'Evêchés, qu'il n'étoit pas capable de gouverner. II n'entendoit pas le latin des parchemins & des papiers qu'on lui faifoit figner, & parloit francois comme Madame fa mere & M. de Beaufort fon frere , c'eft-a-dire , le langage des halles; il difoit, faüions ,je venions , & il ne put jamais haranguer le Roi, ni quand il recut la barrette, ni quand il eut audience comme Légat. M. le Comte de R*** étoit fameux k la Cour pour fa bêtife. L'Abbé de Longuerue, qui 1'avoit beaucoup connu, m'en a conté une infinité de traits , indépendamment de ceux que tout le monde fait; tel que celui de n'avoir jamais pu deviner quelle étoit la capitale de 1'Etat de Venife; & d'avoir dit qu'il étoit bien étonné que le Roi dépenfat tant d'argent pour faire venir de fi loin des antiques, pendant qu'il y avoit tant d'habiles gens en France qui lui en feroient s'il vouloit. En voici un qui  dans le g&üt de Montagne. t 81 me paroit d'une naïveté , d'une franchife & d'une bonhommie refpeftables. Le jour que M. de R*** époufa Mademoifelle de*** qui étoit très-laide, mais avoit beaucoup d'efprit : Madame , lui dit-il , vous n'êtes point jolie , & on dit que je n'ai point d'efprit; paffons-nous mutuellement nos défauts , & nous ferons le meilleur ménage du monde. Elle y confentit, & ils vécurent effeöivement très-bien enfemble : il étoit grand , beau & bien fait , & il eft forti d'eux une nombreufe familie, qui figure a la Cour parmi celles du plus haut rang. Le Pere de 1'Abbé de Longuerue avoit fervi fous le Maréchal Fabert fon ami, & 1'Abbé l'avoit vu quelquefois, dans fa jeuneffe , commandant fur les frontieres de Champagne, qui étoit le pays de 1'Abbé. Fabert étoit afthmatique , & mourut d'une attaque d'afthme qui 1'étouffa une nuit. Le peuple de Sédan & des environs fut convaincu que le Diable lui avoit tordu le cou. Quelque ridicule & abfurde que foit cette opinion, elle étoit fondée fur 1'é-  iS* Efais tonnante fortune qu'avoit faite le Maréchal, & fur les propos qu'il tenoit lui-même , non pas tout-a-fait en public , mais a fes amis & a fes conndens , qui les répétoient a d'autres. II croyoit fermement a 1'Aftrologie judiciaire , & affuroit que tout ce qui lui étoit arrivé, lui avoit été prédit. II étoit fils d'un Libraire de Metz, qui étoit cependant parvenu a la dignité de MaïtreEchevin , c'eft-a-dire , de Maire de la ville. Le Maréchal fervit d'abord comme fimple foldat, & fe diftingua dans tant d'occafions périlleufes , qu'il s'acquit, parmi fes camarades la réputation d'être dur, c'efta-dire, de favoir charmer les boulets de canons &c les balles de moufquet, & de les empêcher de le toucher. Chaque aöion dont il fe tira avec honneur & bonheur, lui valut un nouveau grade ; de forte qu'il fe trouva, a 1'age d'un peu plus de 40 ans, Capitaine aux Gardes & Officier-Général. II ne perdoit jamais la tête , dans quelque fituation que fe trouvat 1'armée , la troupe qu'il commandoit, & fa propre perfonne; il avoit tóujours le ccup-d'oeil  dans h goüt de Montagne. 185 jufte & fur , pour jnger du parti qu'il falloit prendre , & du remede qu'il falloit apporter au défordre. D'ailleurs il n'étoit pas capable de faire un plan de campagne, & fes vues n'étoient pas bien étendues; mais il venoit a bout de tout ce dont on le chargeoit. Probablement il y avoit de la politique dans la facon dont il laiffoit entrevoir qu'il favoit, par magie ou par aftrologie , tout ce qui devoit lui arriver , & qu'il étoit fur de ne jamais périr a la guerre , ni même pendant la guerre ; effectivement il mourut quelques années après la paix des Pyrénées. Les foldats eurent la preuve qu'il n'étoit pas dur , car au fiége de Turin il eut la cuifTe fracaffée : tous les Chirurgiens étoient d'avis de la lui couper; M. de Turenne, fous qui il fervoit, 1'exhortoit a fouffrir cette opération; mais il répondit qu'il ne vouloit point mourir piece a piece, & que la mort 1'auroit tout d'un coup, ou ne 1'auroit point du tout : en même temps il fourioit, & difoit qu'il étoit affuré de fe bien tirer  1S4 Effens de cette bleflure; c'eft ce qui arriva. II n'a jamais gagné de bataille rangée; mais il a plufieurs fois fauvé les armées du Roi, qu'on avoit engagées dans de mauvais pas : ce fut lui qui prit Stenay en préfence de Louis XIV, qui fit ainfi , fous lui, fes premières armes & fa premiere campagne. Une autre conquête , non moins importante, fut celle du Chateau de Clermont en Argonne, capitale du petit pays du Clermontois; elle paffoit pour imprenable, & 1'on regarde encore fa prife comme un prodige. Auflitöt qu'il Peut prife , il la fit ra fer , & fit trés - bien , paree'que c'étoit un pofte en avant, qui donnoit entrée aux ennemis dans la Champagne. Tout le monde fait que Faber étoit le plus honnête homme du monde ; on a de lui des traits de défintéreflement & de modeftie, dignes de 1'ancienne Rome. II n'étoit pas ignorant, & connoiflbit du moins les anciens Hiftoriens Grecs & Latins ; il pouvoit y avoir trouvé, que les grands Généraux de i'antiquité ont quelquefois fiiit accroire  dans le goüt de Montagne. 185 aux foldats qu'ils avoient commerce avec les Dieux & les Démons. L'Abbé de Longuerue avoit connu un autre Maréchal bien moins eftimable que Fabert; c'étoit le Maréchal d'Albret de Mioffens. Ce n'étoit qu'en faifant fa cour a la Reine Anne d'Autriche & au Cardinal Mazarin qu'il étoit parvenu a cette dignité, fans avoir fait d'ailleurs aucuns exploits a la guerre. II n'étoit ifiu de la Maifon d'Albret que par batardife ; mais fe trouvant comblé d'honneurs & de richeffes , il eut la prétention mal fondée d'en defcendre légitimement; il fit compofer, par un certain Abbé, une généalogie, dont la faufiëté fe trouva fi aifée a démontrer, qu'elle fut huée, pour ainfi dire, généralement. Ce Maréchal étoit grand faifeur de galimatias : quelques années avant fa mort, il s'avifa de devenir amoureux de Madame de Cr rnuel, qui a vécu fi vieille , & k qui on attribue tant de bons mots. II lui fit la cour fort longtemps; mais enfin, voyant que fon affiduité ne le conduifoit a rien, il ceffa de  i86~ Effais la voir. La Dame , qui ne s'en fbucioit guere, difoit en riant: « En vérité, je fuis fachée qu'il m'ait abandonnée, car je commencois a 1'entendre ». Je ne connois guere de propos plus noble & plus digne du fiecle de Louis XIV , oü tout le monde fe piquoit d'être Courtifan, que celui que tint M. de Chamillart a M. de Beauvilliers, chargé de la part du Roi de lui dire, qu'il eüt k fe retirer dans fa terre de 1'Etang. Le Duc ayant pris une contenance trifte, débuta par 1'aflürer qu'il étoit au défefpoir d'avoir a lui annoncer une trifte nouvelle.« Quoi, Morfieur, lui répondit Chamillart, le Roi eft-il malade? eft-il furvenu dans la Familie Royale quelque facheux événement ? Non , Monfieur. Cela étant, je fuis raffuré. » Alors M. de Beauvilliers remplit fa miffion , & M. de Chamillart fe retira tranquillement a 1'Etang, entre Saint-Coud & Verfailies; il furvécut k Louis XIV pendant fix ans , n'étant mort qu'en 1721. Le Pere Bouhours étoit aimable dans la fociété , parloit Öc écrivoit trés - pure-  dans Ie goüt de Montagne. 187 ment fa Langue; auffi ce qu'il a fait de mieux, ce font fes Remarques fur la Langue Francoife ; d'ailleurs fon ftyle étoit froid k force d'être foigné: il n'avoit pas une grande érudition, & fon plus grand défaut, c'eft qu'il manquoit de goüt; cependant fa fureur étoit de faire des Ouvrages fur le goüt même; tels font fa Maniere de juger les Ouvrages d'efprit, & fes Penfees ingénieufes. II s'eft trompé fur beaucoup d'articles dans le premier de ces Ouvrages, & a mis bien des penfées faufies & mauvaifes dans le fecondjmais ces Livres feroient utiles & bons a connoïtre, quand ils n'auroient produit que 1'excellente critique, intitulée : Sentimens de Cliante, & dont Barbier d'Aucourt eft 1'Autcur. Ce n'eft pas la premiere fois qu'il eft arrivé que les critiques de certains Livres aient été trouvées plus utiles cue 1'Ouvrage même, paree qu'elles donnent des regies de goüt. Ainfi un Journal réellement bien fait feroit de la p'us grande utilité, paree que non-feulement il nous feroit connoitre les bons Livres ? & ceux  iS8 Effais que nous devons lire en entier , maïs encore quels font les défauts des autres, & par oü ils péchent. L'Abbé de Longuerue a laiffé un Difciple , que je vois très-fouvent , & qui même eft fort de mes amis; c'eft 1'Abbé Alary: comme il ne lira pas ce que je vais écrire, je vais parler de lui très-raturellement. II s'eft mis dans le monde a 1'abri du mérite de 1'Abbé de Longuerue, auprès de qui il a pafté toute fa jeuneffe , èc a laiffé croire, que, comme a un autre Elifée, eet Elie moderne lui avoit, pour ainfi dire , légué fon manteau, fon efprit & fa mémoire. II s'en faut pourtant bien qu'il en fache autant que fon Maitre. II a été recu de l'Académie Francoife dès 3723 , honneur que 1'Abbé de Longuerue avoit dédaigné. Dans la premiere enfance de Monfieur le Dauphin, 1'Abbé Alary futnommé Inftituteur de ce Prince, c'efta-dire , qu'il fut chargé de lui apprendre a lire, lorfque ce Royal Enfant étoit encore entre les mains des femmes. Cependant, quand M. le Dauphin a pafté  dans legoiït de Montagne. 1S9 entre les mains des hommes, 1'Abbé Alary n'ell point entré dans 1'éducation férieufe de eet Héritier de la couronne ; je crois . que quelques foupcons d'ambition & d'intrigue lui ont fait tort. L'Abbé avoit formé un petit établiffement, dont 1'hiftoire, déja inconnue k bien des gens, fera bientöt oubïiée de tout le monde; elle mérite pourtant que je Pécrive. C'étoit une efpece de Club k 1'Angloife , ou de Société" politique parfaitement libre, compofée de gens qui aimoient a raifonner fur ce qui fe paffoit , pouvoient fe réunir & dire leur avis fans crainte d'être compromis, paree qu'ils fe connoiffoient tous les uns les autres, 8z favoient avec qui & devant qui ils parloient. Cette Société s'appeloit VEntre-foL , paree que le lieu ou elle s'affembloit étoit un entre-fol, dans lequel logeoit 1'Abbé Alary. On y trouvoit toutes fortes de commodités, bons fieges, bon feu en hiver, & en été des fenêtres ouvertes fur un joli jardin. On n'y dinoit ni on ify foupoit, mais on y pouvoit prendre  joo EJfais du thé en hiver ck en été de la limonade & des liqueurs frakhes ; en tout temps on y trouvoit les Gazettes de France , de Hollande , & même les Papiers Anglois. En un mot, c'étoit un café d'hon- I nêtes gens. J'y allois réguliérement, & jj j'y ai vu des perfonnes trés - confidérables qui avoient rempli les premiers emplois au- dedans & au- dehors du Royaume: M. de Torcy y venoit même quelquefois. Cette coterie, qui paroiffoit fi eftimable & fi refpeftable , finit d'une facon a laquelle elle ne devoit pas s'attendre. Les Cours de Madrid & de Londres eurent enfemble quelques différens: MilordChefterfield, Ambaffadeur. d'Angleterre , qui trouva le Cardinal de Fleury récalcitrant aux raifons de fa Cour, s'imagina que 1'on pouvoit faire entendre a la Nation ce que 1'on ne pouvoit faire comprendre au Miniftre. Ayant appris qu'il exiftoit un Club politique dans le quartier du Luxembourg , chez 1'Abbé Alary, il fit demander audience a i'Entre - fol , y yint 6c plaida la caufe des Anglois con-  dans le goüt de Montagne. 19 r tre les Efpagnols devant les affiftans, qui, conme on peut bien le croire, applaudirent a fon éloquence , mais ne déciderent rien. Le Cardinal, étant inforrné de cette aventure, fit défendre , de la part du Roi, a 1'Entre-fol de s'affembler, & depuis ce temps, 1'Abbé Alary n'a plus reparu k la Cour. D'ailleurs il a vécu trés - tranquillement chéz lui, étant trèsaflidu aux féances de l'Académie Francoife , fans pourtant compofer aucun Ouvrage. II poffede le Prieuré de Gournayfur-Marne, a quelques lieues de Paris: ce bénéfice eft d'un affez bon revenu , & la maifon priorale eft dans une pofirion charmante. L'Abbé y mene une vie heureufe & même voluptueufe en tout bien & en tout honneur 5 il y recoit des femmes aimables & de bonne compagnie, dont il eft le comp'aifant, & qui, quand il fera bien vieux, voudront bien être les fiennes. A mon avis, fa fa5on de vivre eft digne d'envie.  192 Efais La. diftraftion habituelle eft véritablement la preuve de la folie, ou au moins de Tétourderie. Comment fe peut-u' donc qu'il y ait des gens qui fe font honneur d'être diftraits , & qui croient fe donner par-la un air d'importance & de capacité? Au lieu de faire attention a 1'affaire dont on leur parle, ils veulent paroitre occupés de toute autre chofe. En vérité cela eft pitoyable. Le feulprétexte que ces gensla puiffent avoir , c'eft que leur prétendue diftraftion les empêche de répondre fur le champ aux queftions qui les embarraffent; mais c'eft aux dépens de leur réputation. J'aime bien mieux ceux qui écoutent attentivement, réfléchiflent quelque temps, & repondent enfuite avec lenteur & pofément. Cétoit 1'ancienne méthode des gens qui traitoient d'importantes affaires ; mais elle n'eft plus a la mode ; la naïveté Francoife ne s'en accommode pas, & la multiplicité des affaires qu'ont nos Miniftres ne leur donne pas le temps d'ufer de ces moyens,  dans le goüt de Montagne. 19 3 moyens lents de répondre a propos. Ce n'eft plus qu'en Efpagne ou la gravité nationale permet qu'on parle Sc qu'on écrive avec poids & mefure, Sc qu'on puiffe pefer a loifir ce qu'on veut dire & mettre fur le papier. J'ai connu un Ambaffadeur d'Efpagne en France , qui, importuné des queftions qu'on lui faifoit fans ceffe , Sc auxquelles on vouloit le forcer de répondre fur le champ, Sc tfouvant même que nos jeunes Seigneurs lachoient quelquefois des chofes déplacées, qu'il fe feroit cru obligé de relever, s'il eüt paru les entendre, prit fon parti de fe déclarer fourd, & paffa quatre ou cinq ans a Paris Sc k Verfailles, difant k tout le monde qu'il avoit 1'oreille extrêmement dure. Mcyenant cela, il pouvoitdiftimuler bien des chofes, &C il faifoit répéter deux ou trois fois les queftions qu'on lui faifoit, & fe donnoit le temps de méditer fa réponfe. Enfin, quand il eut pris fon audience de congé, on s'appercut qu'il avoit 1'oreille très-fine, Sc fa rufe fut découverte auflitöt qu'il n'eut plus befoin de s'en fervir. Torne II. 1  ro4 EJfais J'ai connu une femme d'un certain age, que la lenteur de fes paroles, le ton firainant, mais l'air de dignité avec lefquels elle prononcoit des chofes affez communes , avoient fait paffer pour une femme de beaucoup d'efprit. On s'imaginoit que tout ce qu'elle difoit étoit autant d'apophtegmes Sc de fentences. Ce que 1'on exige k préfent des Maitres & même des Maitreffes de maifon, c'eft de n'avoir point l'air d'être trop occupés du foin de faire les honneurs de chez eux. Rien ne paroit plus ridicule que de voir Ja Dame du logis s'agiter, fe tourmenter , donner fes clefs pour aller chercher diffétentes chofes qu'elle a fous fa garde particuliere , & qu'elle ne donne qu'avec mefure Sc pour les grandes occafions; enfuite de preffer , a table, les gens de manger de ce qu'elle croitbon , comme s'ils n'étoient pas tous les jours k portée de faire aufii bonne chere. Ces manieres font fi boureeoifes, fi provinciales 6c fi campagnardes,  dans le goüt de Montagns. 19 5 qu'elles font même a préfent bannies des bonnes maifons bourgeoifes de Paris, de provinces & des chateaux. II faut que tou ait l'air fi bien monté dans une maifon , que le Maitre ou la Maïtreffe n'aient qu'un figne a faire ou un mot a dire pour que rien ne manque , & que tout le monde foit bien fervi. Mais fi, dans le courant de la journée, on ne paroit s'inquiéter de rien , il faut qu'une Maitreffe de maifon fe réferve des momens, oü étant au milieu de fes domefliques feuls, fans aucun témoins étrangers, elle compte de la dépenfe de la veille, & donne fes ordres pour celle du jour & du lendemain ; il faut qu'elle fache ce que tout coüte & ce que tout devient. Dans les maifons dont les Maitres font trop grands pour s'occuper de ces foins, il faut qu'un Intendant fur & fidele s'en charge; mais que, comme dans un fpeftacle bien monté, les machines & les décorafons foient fi bien préparées qu'au moment de la repréfentation tout paroiffs être 1'effet d'un coup de baguette. Je connois une maifon affez bourgeoTe  196 EJJais ( 1 ) , mais dont les Maitres lont riches & aifés, oü 1'ordre ordinaire des chofes eft renverfé. Communément c'eft la femme qui fe charge de la dépenfe journaliere ; la c'eft tout le contraire : la Maitreffe de la maifon fe piqué de bel-efprit, Sc un des grands moyens qu'elle emploie pour fe faire une brillante réputation , eft de donner régulierement certains jours a diner, d'autres a fouper, a ceux 8c celles qui ont la réputation d'avoir le plus bel efprit 8c de connoiffances. La fortune de fon mari peut fuffire a cette dépenfe , Sc le bonhomme s'y prête de bonne grace , Sc aime autant que fa femme ait ce gout-la qu'un autre. Mais quoiqu'il ne paroiffe prendre aucun intérêt aux differtations qui fe font en fa préfence, qu'il ne faffe pas une queftion & ne dife pas un mot, je fais de bonne part qu'il s'en amufe.. Que favonsnous s'il ne les écoute pas même avec un efprit critique ; ce qu'il y a de fur , c'eft que eet homme , qui ne dit mot, ou ne ( 1 ) Celle de Madame Geoffrin.  dans le goüt de Montagne. 197 parle que pour fervir a table , de la facon la plus honnête , mals la plus fimple, qui n'a l'air d'être dans la maifon que comme un complaifant de Madame, & de n'y rien ordonner , paffe toutes fes matinées a régler la dépenfe , k ordonner les repas, k en dreffer les menus : il gronde févérement les valets quand ils ont manqué k quelque chofe , leur prefcrit des loix précifes & exaöes pour 1'avenir ; fes gens tremblent devant lui; il prend même la liberté de gronder fa femme , lorfque , par fa faute , la dépenfe eft trop forte, ou que la chere n'eft pas affez bonne. II n'y a rien qu'un Obfervateur Philofophe ne mette k profit, & 1'étude de ces petits intérieurs de ménage eft tout auffi profitable pour lui qu'une autre. Apres m etre promené dans ce volume fur tant de matieres & d'objets différens , je vais parler de 1'amour & des femmes : mais je ne m'arrêterai pas long-temps fur ces objets; car je fuis du fentiment de I iij  198 Effais Madame de Cornuel , qui difoit qu'on ne pouvoit pas être long-temps amoureux fans faire beaucoup de fottifes , ni parler longtemps de 1'amour , fans en dire. II eft difficile a tout age d'infpirer une paftion férieufe, mais il eft aifé de faire concevoir a la plupart des femmes des goüts paffagers ; tout y contribue , tout y fert: une belle figure, l'air de force & de vigueur, les graces, 1'efprit, ou la réputation même d'en avoir , la foupleffe , & fouvent auffi Ie ton décidé & les manieres légeres , des idéés d'ambition, & enfin des vues d'intérêt; avec tant de reffburces, il eft bien difficile que chacun ne trouve pas moyen dans le monde de fatisfaire fes goüts pendant le cours de fa jeuneffe ; mais dans 1'age mür , il faut abfolument fe fixer. Si 1'on ne peut renoncer a toute efpece de galanterie , il faut fe ménager de bonne heure une douce habitude de vivre avec quelqu'un qu'on foit accoutumé a aimer & k eftimer, fans quoi 1'on tombe dans la plus trifte apathie, ou dans la plus infupportable agitation. L'habitude dont je parle  dans h goüt de Montagne. ïo9 n'en eft que plus douce & plus folide , quand elle eft fondée fur d'anciennes liaifons de cceur; mais cette circonftance n'eft pas fi abfolument néceffaire, qu'on ne puiffe s'en paffer. II eft certain que les foins d'une femme font tóujours plus agréables k un vieillard , que ceux d'un parent ou d'un ami de fon fexe ; il femble que ce foit le vceu de la Nature, que les deux fexes vivent &c meurent unis enfemble. L'on s'aveugle fur unehabitude formée; • & comme on ne s'apper?oit pas que fa Maitreffe vieillit &C devient moins jclie , on ne s'appercoit pas non plus que fes goüts deviennent les nötres , & que notre raifon s'affervit a la ftenne , quoique quelquefois bien moins éclairée. On lui facrifie infenfiblement fa fortune, & c'eft une fuite néceffaire de 1'abandon qu'on lui a fait de fa raifon. On paffe fouvent aux femmes leufs in» fidélités , paree qu'on les ignore , & que la confiance aveugle eft une fuite néceffaire de la fédu&ion; mais fi , par malheur, on s'en appereoit, il eft impoffible qu'un I iv  io© 'Elfais homme, fincérement attaché a une femme , ne foit pas fufceptible de jaloufie. Cette ^aloufie , au refte , prend la teinte du caraclere de celui qui la recoit. L'homme doux s'afflige , tombe malade & meurt, fi un retour ou un repentir, auquel il eft •tóujours difpofé a ajouter foi , ne le confole : l'homme vif éclate & tempête : on jie fait oii fa rage peut le conduire dans les premiers momens; mais auffi ces furieux font ceux qu'on appaife le plus aifément, fouvent pour les tromper encore. L'intérêt pécuniaire ne doit jamais être la bafe d'une liaifon amoureufe ; il la rend honteufe ou du moins fufpe&e , Vargent s dit Montagne , étant fource de putterie. Mais quand une tendre union eft bien formée , les intéréts, comme les fentimens, deviennent communs, tout fe confond 8c s'identifie , & il n'y a plus qu'une fortune pour deux amans finceres. S'ils font également honnêtes 8c incapables d'en abufer , cela eft jufte 8c naturel; mais bien fouvent la complaifance de 1'un lui fait trop partager les malheurs ou les erreurs de 1'autre,  dans le goüt de Montagne. 20r L'amour ne devroit jamais fe mêler d'af-, faires ; il ne devroit vivre que de plaifirs : mais comment réfifter aux follicitations d'un objet aimé, s'il n'eft pas affez fage Sc affez courageux pour ne pas fe mêler des foins qu'il ne devroit pas partager ? La Dame a tóujours pour prétexte l'intérêt qu'elle prend a la gloire , aux avantages de toute efpece, Sc au bonheur de fon amant; Sz comment réfifter a une femme aimable qui combat avec de pareils armes. II y a pour les femmes deux efpeces de réputation: la premiere eft pure Sc fans tache , c'eft la véritable Sc la feule, chrétiennement parlant; elle appartient a ces femmes réellement attachées a leurs devoirs , Sc qui n'y ont jamais manqué , foit qu'elles aient eu le bonheur d'aimer leurs maris, Sc que ceux-ci aient répondu a leurs fentimens ; foit que , par effort de vertu , elles foient reftées fidelles a un époux qu'elles n'aimoient pas, ou qui ne les aimoit pas. II y a une autre réputation que la Religion ne veut point connoïtre , que la Morale délicate, quoique purement huI Y  2C2 "Bffais maine, n'admet pas même , mals que Ie monde , plus indulgent, veut bien quelquefois prendre pour bonne ; celle fondée fur le bon choix des amans , ou , pour mieux dire, d'un amant, car la multiplicité eft tóujours malhonnête. On eft fi difpofé a penfer que chacun aime fon femblable, que 1'on juge du caraétere des hommes Sc des femmes, par ceux & celles de leurs fexes avec qui ils fe lient; a plus forte raifon, par les perfonnes pour lefquelles ils con^oiyent un attachement férieux. Tel homme d'efprit a fait la gloire de fa Maitreffe (fans compofer pour elle des Madrigaux ) , mais en laiffant éclater la paffion qu'elle lui avoit infpirée ; telle femme de mérite a créé ou rétabli la confidération de celui qu'elle a adopté pour fon Chevalier. Après tout, il eft plus dangereux de chercher ce genre de réputation, que de s'en paffer;il arrivé plus fouvent qu'on fe perd en faifant un mauvais choix, qu'on ne s'illuftre en en faifant un bon. Si le Public eft indulgent pour les atfachemens des particuliers, è plus forte raifon  dans le goüt de Montagne. 103 1'eft-il pour ceux des Rois & des Gens en place , quand il croit qu'ils font de bonne fbi, & qu'il ne foupconne dans ces intrigues ni ambition ni vil intérêt. La France entiere applaudit k 1'amour de Charles VII pour Agnès Sorel, paree qu'elle avoit eu le courage de dire k ce Prince , que s'il ne recouvroit pas fon royaume , il n'étoit pas digne d'elle. Les Parifiens app'audirent k 1'amour d'Henri IV pour la belle Gabrielle, & chantoient avec plaifir les chanfons que ce Prince faifoit pour elle , paree qu'ils trouverent cette Dame jolie, douce, &c qu'ils s'imaginerent qu'elle ne lui infpiroit que des fentimens de douceur &C de bonté. Jamais femme n'a aimé plus franchement un homme , que Madame de la Valliere n'aima Louis XIV. Elle ne le quitta que pour Dieu; & tout gonflé de vanité qu'étoit ce Monarque , il ne put fe plaindre de cette rivalité , d autant plus que i'EtreSuprême n'ent que les reftes du cceur de fa Maitreffe, & ne le pofféda peut-être, jamais tout entier.  2 Me fouvenir de me marier, 6en paffant par Nevers. » Malgré tout le mal que je viens de dire des agenda , je m'en fers quelquefois , & je trouve qu'ils font fort utiles. Ce n'eft pas que je manque de mémoire , mais je n'ai pas celle qui fait que Fon fe fouvient, a point nommé, de tout ce que Fon a a faire dans une journée. Ce genre de mémoire-la eft même fort rare ; Xagenda y fupplée ; mais je me garde bien d'y écrire mes réfolutions 6r mes regies de conduite. Je connois un homme fort favant , fort appliqué , qui fait de trés-bonnes recherches , & les réd"ge k merveille , la plume a la main; mais le pauvre homme n'a ni efprit ni mémoire, & je fais de lui un trait  dans le goüt de Montagne. 231 unique. Un homme de qualité voulut avoir fa généalogie; il s'adreffa a l'homme dont je parle, fachant qu'il eft favant , exacf , & qu'il aime a travailier dans ce genre-la. M. B*** lui rendit avec plaifir ce fervice; il feuilleta les Hiftoriens, les Généalogiftes, fit des extraits & des copies d'anciens titres; enfin, après fix femaines de travail, il donna tous les éclairciffemens qu'on lui avoit demandés. Deux ans après, un homme de la même Maifon , d'une autre branche peu éloignée de la premiere , ignorant qui eft-ce qui avoit fait la généalogie de fon coufin, pria M. B*** de lui en faire auffi une. Le bonhomme fe mit auffi-töt a travailier , & trouva les mêmes preuves , mais fans fe rappeler autre chofe , finon qu'il avoit eu occafion de voir les mêmes titres , fans favoir ni quand ni pourquoi, A la fin, les deux coufins s'étant communiqué leur généalogie , ils les trouverent conformes, fe nomrmrent refpec~tivement leur Auteur : c'étoit le même. J'ai lu , dans un éloge de 1'Abbé de Louvois, qu'il avoit été élevé fuivant les in-  232 EJfais tentions de fon pere , qui étoit alors toutpuiffant, & n'avoit rien négligé pour en faire un habile homme. Les perfonnes les plus favantes avoient imaginé exprès des méthodes pour lui apprendre tout en peu de temps. II étoit nourri , dit fon Panégyrifte , d'élixir & de quinteffence de Sciences en tout genre ; de même que les gens très-riches , délicats , & qui font la meilleure chere , fe nourriffent de confommés , de jus St d'effences de viandes , & de fucs des meilleurs fruits. La comparaifon eft bonne & belle; mais comme il faut de bons eftomacs a ceux qui ufent de cette cuifine recherchée, pour digérer tous ces alimens réduits en fi petit volume, de même il faut une tête bien organifée pour retenir les principes de toutes les Sciences , réduits en abrégé. Mais aufti celui a qui cette premiere éducation a réuffi, n'a plus de peine a fe donner, pendant le refte de fa vie , pour devenir le plus favant homme du monde: tout Pinftrüit, tout ■augmente la maffe de fes connoiffances , & fe place fur les bafes établies dans fa tête ;  dan y Ie goüt de Montagne. 235 il ne peut pas avoir une converfation ni ouvrir un Livre, qu'il n'en tire quelque nouveau profit. C'eft peut-être ainfi que les gens de la Cour paroiflent favoir &C favent (vraiment) tout, fans ( paroitre ) avoir jamais rien appris. Les Anglois n'ont point de ftyle, &£. encore moins de méthode; mais ils ont des penfées fortes & hardies : accoutumés a fe mettre au-deffus des préjugés en matiere de politique & de gouvernement, ils portent Ia même audace fur toutes fortes d'objets. Leurs plaifanteries ne font ni douces ni ménagées; leur fatyre eft violente , mais quelquefois fort plaifante. Nous connoiffons déja le Do&eur Swift, un de leurs Auteurs les plus ingénieux & les plus pi■quans. II a été affez bien traduit en francois ; & en général , il eft plus aifé de rendre les plaifanteries Angloifes en d'autres Langues , que de traduire, par exemple, les plaifanteries Italiennes en francois r & les nötres en toute autre Largue , paree que les facéties Angloifes portent fur les chofes, 6c que les perfonnes y font peintes  It,^ EJTais reffemblantes 8c avec des traits de force $ au lieu que les ltaliens jouent fur le mot, 8c que les Francois ne font que s'amufer autour de 1'objet dont ils veulent fe moquer ; ils badineot avec Sc s'en jouent comme le chat fait de la fouris : par conféquenf, ces plaifanteries font bien plus diffici'es k rendre Sc a faifii. Rien de plus agréable a lire , 8c de mieux fait, que les Feuilles du Spectateur , qui font d'AdilTon. Si les Anglois en avoient beaucoup comme cela , nous ne pourrions trop nous erapreffer a les connoitre : mais je prévois qu'on nous traduira bien des mauvaifes copies de ce premier Sc excellent Auteur Anglois; que de la s'établira chez nous un nouveau goüt de littérature; que les Francois, qui ne favent jamais s'arrêter dans les effets de leur enthoufiafme , s'angliciferont, Sc que nous perdrons de nos graces en acquérant quelque chofe de la hardieffe de leurs idees, Sc de leur liberté de penfer Sc d'écrire. Voltaire a déja dit, que quand on penfoit fortement, on s'exprimoit fortement aulïï: cela eft vrai; mais on  dans k goüt de Montagne. 135' peut aiiément outrer la force des penfées 5 8c devenir également dur 8c rebutant dans les idéés 8c dans le ftyle. Voltaire , que j'ai tóujours fréquente depuis le temps que nous avons été enfemble au Collége, que j'aime perfonntllement, 8c que j'eftime, a beaucoup d'égavds, eft non-feulement un grand 8c harmonieux Verfificateur, mals, ( ce que tout le monde ne fait pas comme moi) , c'eft un grand Penfeur. Le féjour de 1'Angleterre lui a élevé 1'ame , 8c a renforcé fes idéés : il eft capable de les mettre au jour avec courage, ayant dans 1'cfprit le même nerf qu'ont eu quelques Auteurs qui ont ofé publier ce qu'on n'avoit pas ofé écrire avant eux ; d'ailleurs il a des graces dans le ftyle, pour exprimer 8c faire goütc-r certaines idéés qui révolteroient étant rendues par d'autres. La trompette héroïque qu'il a embouchée d;.ns la Henriade, eft devenue mufette agréable dans quelques-unes de fes Pieces fugitives. II n'eft pas égal. mais il fait varier  2.3 6 Effais fes tons ; peut-être que la partie du Poëte qui lui manque eft 1'imagination : mais il eft bien difficiie aujourd'hui d'en avoir; il y a tant de gens qui en ont eu, que qui voudroit faire du tout-a-fait neuf, ne créeroit que des monftres ridicules ou épouvantables. II y a deux parties dans une Tragédie ; celle de 1'intrigue , & celle des détails & de la verfification. Voltaire ne triomphe pas dans la premiere , mais il eft fupérieur dans la feconde; & la preuve que c'eft la principale, c'eft la différence du fuccès de fes Pieces de théatre & de celles de quelqu'autres Auteurs, tels que la GrangeChancel, qui excelle dans le Roman de fes Tragédies, mais qui les écrit pitoyablement. Voltaire , dans les détails, n'eft ni aufti grand que Corneille, ni auffi tendre , auffi aimable que Racine, peut-être n'eft-il pas même auffi fort que Crébillon ; mais les traits d'efprit, les vers charmar.s font fi fréquens dans fes Pieces, que le Specfateur ou le Leéteur n'a pas le temps d'examiner ft 1'on pourroit faire mieux. La profe de Yoltaire vaut bien fes vers, & il parle aufti  dans le goüt de Montagne. 13 y bien qu'il écrit: rien de fi clair que fes phrafes,elles font coupées fans être feches; nulle période, nulle figure de Rhétorique qui ne foit naturelle; tous fes adjeclifs conviennent a leurs fubftantifs; enfin fa profe eft un modele que fes Contemporains cherchent déj| k imiter fans voulolr encore en convenir.Son Hiftoire de Chat les XII peut bien avoir des défauts , confidérée comme Hiftoire; fes Lettres Phüofophiques contiennent des critiques & des penfées hardies , qui certainement ne font pas tóujours juftes ; mais fon ftyle eft tóujours admirable. Voltaire n'a que quarante ans; s'il parvient a la vieilleffe, il écrira encore beaucoup , & fera des Ouvrages fur lefquels il y aura fürement bien a dire pour & contre. Plaife au Ciel que la magie de fon ftyle n'accrédite pas de fauffes opinions & des idéés dangereufes ; qu'il ne déshonore pas ce ftyle charmant en profe & en vers , en le faifant fervir a des Ouvrages dont les fujets foient indignes & du Peintre & du coloris; que ce grand Ecrivain ne produife pas une foule de mauvais Copiftes; Sc qu'il  •338 'EJTais ne devienne pas le Chef d'une Sefle a quï il arrivera, comme k bien d'autres , que ks fectateurs fe tromperont fur les intenjions de leur Patriarche ! J'ai fouvent entendu reprocher aux Acteurs de notie Théatre Francois , qu'ils chantoient; k mon avis, ce reproche eft mal-fondé. Eh! qu'eft-ce que la déclamation, furtout celle des vers, finon un chant ? H n'y a pas de mal k chanter des vers ou une profe foutenue, cadencée, & qui doit être harmonieufe; mais il faut chanter jufte, &z conformément au vrai fens des paroles: je ne parle pas des petites Comédies en profe ; elles doivent être débitées du ton de la converfation. Mais comme on ne parle pas dans le monde en vers, & furtout en vers rimés, fïït-on Roi, Princeffe ou Général d'armée; il faut déclamer les vers tragiques d'un ton foutenu & cadencé. Les Orateurs Romains prononcoient leurs Difcours dans la tribune aux Harangues, avec un accompagnement de flüte ,  dans le goüt de Montagne. 239 qui régloit & moduloit leur ton. De même les fcenes en muiique ne doivent être qu'une belle déclamation notée, & mieux ibutenue par 1'accompagnement tóujours aiTorti& relatif au fens des paroles & a la fituation ou 1'on fuppofe que fe trouvent les Aéteurs en fcene. Jufqu'aux fymphonies qu'exécute 1'orcheftre , doivent avoir un fujet, ce qu'on appelle (je crois) un motif, fignifier & indiquer quelque chofe. Autre attention néceffaire ; il faut que la mufique d'une fcene, écrite en francois, foit faite pour des paroles écrites en cette Langue, fans quoi elle s'écarte du fens & de 1'objet; Lully , quoiqu'Etranger, a eu grande attention k fe concerter pour cela avec 1'Auteur des paroles de fes Opéra , (Quinault); & c'eft peut-être a caufe de cela qu'il y a des fcenes de leurs Drames, qui, étant bien rendues & bien chantées, nous intéreffent fi fort. Deftouche & Campra ont eu la même attention ; il paroit que Rameau, nouveau Compofiteur , fi eftimable, fi favant, & fi agréable d'ailleurs, la négligé , & il a tort; il gate 6c dénature ce Speft acle. Notre Mufi-  24° EJfais que fe fent encore du Siècle de Louis XIV; elle eft noble, exprefïive, pariante; ne la dénaturons pas, ou bien toute réflexion faite, faites-en, Meffieurs , tout ce qu'il vous plaira. Après tout, c'eft bien la peine de difputer, de differterfur une matiere oii tout doit fe décider d'après 1'effet & la fenfation ; c'eft bien le cas de dire qu'il ne faut pas difputer des goüts. Je viens de déclarer quel eft le mien fur la Mufique, & furtout les fcenes lyriques; mais que chacun en juge a fa guife, Sc éprouve les fenfations qu'il trouvera les plus agréables. C'eft tout au plus aux gens de 1'art a difeuter les principes d'oii réfultent les fenfations; il fuffit au commun des hommes, de les éprouver. Fin du Tome fecond,