5761 UB AMSTERDAM  LETTRES SUR LA GRÉCE.   LE TT R ES SUR LA GRÈCE, FAISANT SUITE DE CELLES SUR L'ÉGYPTE. P AK M. SA VAR T. A AMSTERDAM, Chez D. J, CHANGUION*. MDCCLXXXVIIL    ^mzzMtJK^fcmü»-"- ————————- ———————— MTE GEOGRAPHiqUE BES PARTIES DE B ASIE MrNEURE ET DES ISLES DE LA GRECE crue TAvtteiir a Vxsitees  LETTRES SUR LA G R È C E. L.ETTRE PREMIÈRE. A MADAME LE MONNIER. Je vous adres se, Madame, la fuite de mon voyage d'Egypte. Daignez 1'accueillir avec bonté , & la regarder comme 1'hommage de la reconnoiffance. Eile contient mes obfemtions fur les parties de la Grèce que j*ai vifitées pend int prés de deux ans. Inftruite par I'hiftoire, guidée par un gofit naturel , éclairée par 1'étude des beaux arts, vous aimez de préférence la conirée qui eut la gloire de les perfeflionner. Jë fuis de votre fsntiment, Madame. 'La .patrie d'Homère , de f laton , de Socrate , & d'une foule de grands hommes que leurs vertus ou leurs talens ont immortalifés, excitera 1'amour & la vénération de tous les ages. Le Voyageur fenfible, conduit par l'enthoufiafme qu'infpirent des lieux qui forent le théatre de tant d'événemens mémorables ira longtems encore les viliter. Héjas! au lieu d'ua A Alexandrie, 1779.  % j.zttkes peuple Iibre , favant & belliqueux , il trouvera des efclaves laches & ignorans; a la place des cités floriflantes, il veira des monceaux de ruines, & des marbres épars, mutilés, la oü le génie avoit élevé des monumens fameux:mais fi la faine raifon 1'éclaire, fi fon efprit eft exempt de préjugés, fi fes pinceaux font fidèles, il pourra tirer de ce contraire mêtne des tableaux intéreflans & des vérités utiles- Vous entrevoyez déja, Madame, une partie des fcènes qui vont s'offrir a vos regards. A la vérité, elles paroiflent dans un lointain obfcur, qui ne permet pas d'en diftinguer les elFets. Approchons-nous-en deplus prés, l'ombre difparoitra, nous les verrons telles que la nature les pTéfente , & c'eft ainfi que Je m'efforcerai de les peindre. J'ai Phonneur d'être avec refpeét, Madame, Votre très-humble & trésobéifiant ferviteur Savary. lxttkx II. Départ c?Alexandrie au mois de Septembre 1779. A M. L. M. Je v a i s quitter, Madame, Ia Ville d'Alexandrie, oü j'ai paffe quatre mois è mon retour du Caire.  Ce féjour a été fort agréable, graces aux bontés de M. Taitbout de Marigni, Conful deFrancequi m'a offert fa table & m'a comblé de politelTes' J'ai employé mes heures de loifir a vifiter cette' Ville, fesPorts, fes environs, & i les décrire comme vous 1'avez vu dans la première partie da mon ouvrage. La guerre ayant rempli la Médi. terranée de Corfaires Anglois, nos bidmens caravaneurs ont défarmé. II m'a failu ascendre le départd'un vaifTeau neutre, & j'ai fait marché avea «n Capitaine deZanthe, Me appartenante a Ja Repubhque de Venife, pour me tranfporter è Candie. Le voici qui m'appelle. H faut partir Adieu ! rivage brülant d'Egypte; je laifTe avec plaifir, fur vos bords, le turban, la robe longue * Ia mouftache, ornemens néceffaires a tout Européen qui veut vous parcourir. Adieu! fuper. bes monumens qui avez rempli mon ame d'étonnement & d'admiration; je fuis charmé de vous avoir vus, mais je ne defirerai de vous vifiter une feconde fois, que quand vous ne ferez plus fous la domination d'un peuple barbare. Adieu! jardins toujours verds de Rofette & de Damiette , Vo« bofquets font I'afyle de la volupté , vos arbres font des bouquets de fleurs, vos parfums embau. ment les airs, vos ombrages impénétrables aux feux du foleil confervent une fraicheur charmanteon peut y paffer des heures délicieufes; mais ia' mort marche è cóté du téméraire qui ofe y péné trer. C'eft ainfi, Madame, que mes penfées erroient A •  £ ï. K T T R * S encore fur des objets qui m'avoient profondémetrt affecté , tandis que le Capitaine Zanthiote 'me conduifoit a fon bord. La barque voguoit légerement fur une mertranquille, & me laiffoit plongé dans la rêverie. Tout-i-coup elle heur a contre le navire. La fecouffe diffipa mon illufion, & je montai fur le tillac. L'ancra eft levée. Un vent favorable enfle nos voiles, & nous éloigne du rivage. Nous avons dépaffé le Diamant, écueil fitué a la pointe de nfle de Pharos. Pendant le calme, ce rocher montre fa tête manacante au-deffus des eaux. Lorfque la mer eft en fureur , elle le couvre entièrement. H ftut le cötoyer pour entrer dans le Port; maïs fa pofition eft bien connue, & les Marins favent 1'éviter. A la diftance oü nous fommes d'Alexandrie, cetteVille affife en demi-eerde fur le rivage, fe prolonge déja en perfpeélive. Une partie des maifons éclairée par le foleil, réfiéchit unelum.ere vive & ^'avance fur le bord de la fcène. Les autres , plongées dans 1'ombre , paroiff,nt dans venfoncement. Au-deiTus s'élèvent des minarets, dont les fléches légères & hardies fe perdent dans les airs .Ce.tableau eft couronné par la colonne d-AlexandreSévère, qui domine toute la V.lle. c.eft le premier objet que l'on découvre en apProchant de terre; c'eft le dernier qpe l'on perd de vue en laquittant. Salut a la plus grande colon^ que la puiffance bumaine ait élevée dans Van-  ï V X L A • R k C '£ £ vers! Elle attefle aux Voyageurs que les arts ent fleuri dans cette contrée oü règnent Pignorance & la barbarie. Adieu: magnifique monument qui fus tant de fois le but de mes promenades. Je ne pouvois me laiiTer de contempler le bloc impofant de granit, fur lequel tu repofes la majellé de ton fuft & 1'énormité de ton chapiteau; mais tandis que je parle , il s'abaiiTe iafenfiblement; il ne forme plus qu'un psint noir dans Ia vapeur bïanchatre de 1'horizon. Quoi| fitót 1'Egypte a difparu a mes regards! On ne part point fans regret, Madame, d'un pays oü 1'on a palTé plufieurs années de fa jeunefle, oh 1'on a vu d'antiques mervëilles , oü 1'on a acheté, .par beaucoup de fatigues & de périlsr, quelques inftans de bonheur. Une forte de mélancolie s'empare de 1'ame. Plus fes fenfations ont été vives, plus elle a de peine k fe détacher des lieux qui leur donnerent naiffance. Elle fe r-préfente avec vivacicé les images des objets qui réaiursnt profondément-, &, è leur afpect, eile frémit encore de crainte, de joie , de defir. Cetts fituation fait fouvent verfer des larmes; mais elle porte avec elle un charme irréfiftible, & on s'eiïbrw ce de Ia confcrver-, jufqua ce que, fatigué de fentir, on a bufoin de repofer fa penféd, en la tournant fur d'autres objets. Je continuerai, Madame, dans le cours de eet ouvrage, a décrire, avec autant d'exaftitude qu'U me fera poffible, les lieux que je vifuerai; mais A 3  ft LETTKSf je n'omettrai point les réflexions qu'ils m'auront fait naitre, les affeftions que j'aurai fenties. L'hiftoire du cceur humain n'eft - elle pas la plus intérefTante? Et comment la faire conneltre, fi 1'on fait les impreflïons dües aux circonftances oü 1'on s'eft trouvé? J'ai 1'honneur d'être, &c. L e t t e e III. A bord. A M. L. M. N ous jouissons, Madame, du plus beau tems du monde. Le ciel eft fans nuages, & le vent du fud-eft nous pouffe direftement vers Ie Port oü tendent nos defirs. Arrivés en haute mer, nous avons abfolument perdu la terre de vue, & amant que les regards peuvent s'étendre, nous découvrons de toutes parts 1'immecfité deseaux, & la vafte étendue des cieux. Que ,ce fpeftacle eft impofant! Qu'il remplit 1'ame de nobles idéés! Quoi! c'eft 1'homme qui a fabriqué cette maifon de bois, a laquelle il confie fa fortune & fa vie! Tranquille au fein de eet abri fragile, qu'un ver peut percer, qu'un choc fait voler en éclats, i] ofe braver lt s fureurs de 1'Océan! Mais admirez les reffources de fon génie. II commande aux vents, les enchaine dans la toile, & les ferce de  SUKLAORÈci, f conduire a fin gré fa prifon flottante, Voyageant d'un bout a l'antre de 1'univers fur d'Immenfeï plaines fans fignaux pour Ie guider, il Ift fa route dans Ie clel. Une aiguille tournée vers le pole, & la vue des aftres, lui difent en quel endroit du globe il fe trouve. Des lignes & des point» que I'obfervation a fidèlement tracés fur Ie papier, lui marquent les ifles, les cótes, les écueils, & fon adreffe fait les éviter. Qu'il tremble malgré fa fcience! Le feu des nuages s'allume fur fa tete, & peut embrafer.fa demeure. Des gouffres font ouverts fous fes pas, & il n'a entre eux & lui que 1'épüOêur d'une planehe. A voir fon aflu-rance, ne diroit-on pas que eet être foible fe «oit immortel ? Cependant il doit mourir , .. il doit mourir pour ne revivre jamais. J'ai Tnon" neur detre, &c. L ï T T S E IV. A bord* d M. L. M. J'ai devancé, Madame, Ie crépufcule pouf' contempler k loifir le lever du Wel. O fpeftacle en pieine mer, eft Ie plus raWffmt que Ia nature' offre aux regards de 1'homme. Je vais richer de Ie petndre, finon avec toute la pompe qu'il exige A 4 . * '  g LETTRES du.moins- avec le plus de vérité qui me fera; poffible. Le tems eft ferein, l'aür calme, la fraïchcur charmante Un fouffle léger, mais favorable, nous fait voguer doucement. Rien he trouble le fiienee profond qui règne fur les eaux. II s'étend du couchant a 1'aurore. Quelques étoiles qui brillent encore au firmament vont bientót difparoitre. Dija les premiers, rayons du jour percent a travers la vapeur bleuatre . de 1'horizon. La nuit retirée rers 1'occident, raffemble fes ombres fugitives. L'Orient fe colore. par degrés. 11 lance a travers le vague des airs, des faifceaux de lumière qui tracent^des bardes. de poutpre fur la voute azurée. Cbaque inftaiit varie la fcène. Les objets s'éclairent davantage. Les teintes des couleurs deviennent plus vives. Mais quel fpeftaclc étonne mes regards! Mille gerbes d'or, parties d'un centre commun , fe divifent dans les airs. Tout 1'Orient eft en feu. Le foleil va paroltre. J'appercois a.l'horizon fondifque radieux. On diroit qu'il fort du fein de 1'onde. 11 a femblé pofer un inftant fur la furface liquide comme fur un tróne. Quels torrens de flammes jailliffent de fon fein! Les yeux en fontéblouif. Comme il s'élève majeftueufement au-deffiis des. eaux qui multiplient a l'infini fon image! Le voila. ce brillant flambeau qui remplit 1'univers de fa clarté! Sa préfence ranime les êtres fenfibles & porte la. joie dansles cceurs. Saiut au plus.bcl;  surlagrêce. f afire de la création! Gloire a la main qui lui traca fa route dans les cieux! J'ai 1'hoHneor d'ècre avec refpeft, ékc. L- S t t r e V. A M. L. M, Vvinq jours fe font écoulés, Madame, depuis notre départ d'AIexandrie, & „ons avons toujours eu le vent en poupe. S'il eüt foufflé avec un peu de force, nous ferions prés d'arriver i Candie; mais il a toujours été fi foible, que nous arons a peine fait Ia moitié de notre route. Je n'ai jamais vu Ia mer plus tranquille; nous vo„'uons fans roulis , fans fecouffes, comme fi nous dèfcendions le courant d'une rivière. Cette maniés d'aller eft fort agréable. Aflis fous-une tente quj met a 1'abri des feux du foleil, rafraichis par les zéphirs qui fe jouent dans les cordages, nats avancons prefque fans nous en appercevoir. Malgré la lenteur de notre marche, fi le même vent con tinue encore toute Ia nuit, demain nous ferons a la vue de Rhodes, & de-Ièjufqu'è Crète ietrajet n'eft pas long. Jurqu'a cinq heures du foir, nous avons joui d'un ten» fuperbe. Mais peu-a-peu 1'occident s'eft rembruni. Des vapeurs, d'abord légeres fé fontétendues, amoncelées, épaiffies. Eiies formem A s  10 l ï t t r E I une zone de nuages ténébreux qui, femblablet i des montagnes , nous dérobent les dernier* rayons du ro!eil couchart. Eft-ce un préfage de la tempête? Nos Marins 1'appréhendent. Nous verrots. J'ai 1'honneur d'être, &c. Lettre VI. A bord. A M. L. Af. in t e s n'étoient pas fans fondement, Madame i le vent eft cbangé. Ce n'eft plus le zéphir oriental qui nous conduit. Un torrent d'air débordé du coucbant, 1'a repouffé vers les contrées brülantes de 1'Afie, & s'oppofe, comme une barrière, a notre paffage. Nous luttons vainement contre fa violence. Les bordées font défavantageufes, & nous reculons au lieu d'avancer. Des nuages épais nous dérobent la vue du foleil. La mer fombre couvre fes flots d'écume. Des yagues mugiffante battent les flancs du navire. Les vents fifflent horriblement dans les cordanes. La toile trop tendue brife fes attachés qui rom. pent avec éclat. Les mats agités par un roulls violent, font craquer toutes les psrties du baii- ment. II femble i chaque inftant, qu'il aille ft dilfoudre..  f V 5 L a '« k ï c k. ij. Tous les Matelots font en mouvement. Le Gapitaine leur donne des ordres en criant. Le plus expérimenté tient le gouvernail. D'autrestirent des cables. Ceux-ci, perchés furie bout d'unevergue, plient une voile, &, balancés par le roulis du vaiffeau, décrivent des arcs de eerde dans les airs; ils fe cramponnent avec les pieds fur une corde, & travaillent des mains, au rifque d'être emportés a tout moment dans la mer. Depuis fept jours, Madame, nous n'a vons ceffé: de louvoyer, mais inutilement. Nous fommesjetés en arrière; & fi cela continue, nous aborderons en Chypre ou fur la cóte de Syrië. Ce contre. tems n'a appris que notre navire étoit mauvaij voilier, & 1'équipage qui le monte fort ignorant. Il n'eft compofé que de Grecs, qui entendent mal la manojuvre, & 1'exécutent avec lenteur. Jamaisils n'ont pu virer vent devant. de manière qu'4 chaque fois qu'ils changent les amures, nous perdons plus que nous n'a«ons gagné dans la< bordée. Le Capitaine n'eft guères plus inflruit. II n'a pas une feule fois pris hauteur. On ne trouve: i fon bord, ni oftant, ni quart-de.cercle, pareequ'il ne connolt pas 1'ufage de ces inftrumens,. La carte marine lui eft étrangere. II ne mefurê' point la marche du vaiffeau avec le loc. Enfin' c'eft un vrai Patron de barque, qui fe'conduir a 1'eftime, le jour fuivant le cours du foleil, hü nuit a la clarté des étoiles. Quand le ciel' e» embrumé,. ii fe dirige, comme il peut,. aves-I»t A 6  ï*. X. E T T R.3 E'S ■ bouiïb'e, dont il ignore même la déclinaifon.Ne feroit-ce point un des Priores des ancien» Grecs? Je fuis tenté de croire qu'il étoit au fièga. de Troyes, quequ-lqüun des Dieux de la fable; 1'a rendu a la vie pour nous faire trouver vraifemblables les éterr.els voya*es de héros d'Hjmöre.. Quol qu'il en foit, je crains bien que nous n'arrivions pas de fitót a Candie. Le parti en «ft pris. Nous renoncons pour ur* terns i 1'Ifie de Crète. Laffe de lutter inu.ilement contre la fortune contraire, mon Zanthiote vienfc de tourner la proue vers 1'Afie mfeeure. Nous allons, dit.ik, chercher un abri dans quelque Port; &■ lorfque le tens fera favorable, nous recommencerons notre route. 11 ignore. en quel lieu nous allons aborder; maU'lorfqu'ü auia gagné la terre, il feta tous fes tfforrs pour ne la plus perdre de vue. C'eft-ainfi que les Grecs naviguent. Pour moi, je commence a me repentir de m etro embarqué avec un tel guide. Le fort en eft jeté. II faudra le fubir. J'ai 1'honneur d'être, &c. L z T T R E, VU- A M. L. M. P o i N t de changement, Madame, k notre fort Le vent fouffle conftamment de foueft. II a «halles nuages, vers les fommets glacés du Li-  S W B. LA GKE-CÏ. ban. Le ciel s'eft éclairci, & nous continuons de cpurir fur la terre que les vigies ont annoncée du haut des mats. L'on n'apperco:t encure, de defllis le pont, queTapparence d'un nüage immoblle. A mefure que lous avancons, il groffit & s etend. Actuel'ement nous fommes certains que c'eft le continent. Cette affurance a por.té li joie dans tous les coeurs. Mais 1'inquiétude yinêle un peu d'amertume. Le Capitaine n'aywrt point pris> hauteur, ignore notre latitude, & ne ptut dire en quel lieu nous allons aborder. En attendant,, nous marchons toujours en avanr. Infenfiblement les objets s'éciairent davantages Nous diftinguons les montagnes, les collines, & un promontoire qui s'avanre dar.s 'a mtr. 11 préfei.te un front nud couvert de roebes énotme?; Nos Marins 1'ont reconru. ils difent que la terre élevée, qui paroit dans 1'enfoncement, eft 1'lle 1'année, & reviennent 1'hiver confommer, dans le; fein de leurs families, le fruit de leurs épargnes. La plupart font le commerce de bois qu'ils acnetent a bon compte & qüils vendent très-cher a'Alexandrie. lis fe fervent pour cela de bateaux' pontés, qui ne portent pas beaucoup de charge, mais qui vont trés - vite, & demandent peu d'entretien. La pêche foumit auffi en partie a leurs befoins. ïels font les moyens qu'ils emploient pour fubfifter. Le croiriez-vous, Madame, dans ce lieu qui paroit le rebut de la nature, j'ai trouvé un Provencal étabü. Il's'eft lié d'intérêt avec un Grec. lis habitent la meme maifon, & poffédent une  SVKLA 6RÈCI. 17 b'arque en commun. Le premier ayant formé des liaifons avec les Ottomans, achete en Caramanie des bois de chauffage & de conftruffion, & 1'autre va les vendre en Egypte, oü il prend en retour des denrées utiles a fon pays. Ils paroiffent dans une forte d'aifance, & vivent en bonne irrtelligence. Le Francois fe regarde comme l'agent de fa Nation , & rend a fes compatriotes tous les fervices qui dépendent de lui. En revanche, il en recoit quelques légers préfens. Je ne puis cue me louer de fon honnêttié. 11 a tuéen notre bonneur un mouton, peut-être le feul qui foit dans 1'Ifle, & nous. a régalés de fon mieux avecd'excellent mufcat cueilli fur le continent. Tout chez lui fe pratique a I'orientale. Nous avons mangé par terre , affis autour des plats pofés far le tapis. Enfuite on a bu a la ronde dans une large coupe, 1'unique fans doute que poffédent les deux afTociés. Le café efl: venu après, puis la pipe, & il a fallu fumer longuement. J'ai beaucoup queftionné mon hóte , & entre les chofès qu'il m'a apprifes, en voici une qui m'a paru intéreffante. ,, Pendant mes courfes a travers les montagnes „ de Caramanie, je trouvai au pied d'un arbre „ différent du> mürier , des cocons d'une foie blanche & fine, beaucoup plus gres que les „ cocons ordinaires. En regardant fur les feuilles, »> j'app£*cus les infectes qui les produifjient. „ Quelques - uns filoiect encore. C'étoient des  *8 LKTTKSf „ chenilles noiratres, plus grandes que Ie ver i „ foie. J'en rapportai quatre avec leurs cocons, „ & les envoyai au Conful de Rhodes; mais il „ paroit qu'il ne les a pas recues, caf je n'en „ ai point entendu parler depuis." J'ai fait les plus vives inftances a mon hóte pour 1'engager a me conduire au Iieu oü il avoit vu cette efpèce de ver a foie. Il m'a répondu que la guerre étoit allumée entre les Turcs de cette province, & qu'il étoit impoffible d'y pénétrer. 11 a promis qüauffi-tót que la paix feroit rétablie , il m'en enverroit en Candie, avec des feuilles de 1'arbre fur lequel ils vivent. Je rapporte ces détails, afin d'engager les Voyageurs que les circonftances conduiront dans cette contrée, a tacher de fe procurer quelques - unes de ces chenilles précieufes. Les arbres qui croiffent fur les terreins élevés de la Caramanie, viendroient a merveille en France; ce feroit un avantage pour les hommes, & une fource de richeffes pour une Nation d'acquérir & de multiplier une nouvelle efpèce de ver qui produit la foie. Lkttre IX. A Cii4teau-Rouge. A M. L. M. T iMDis que nous foinmes a Chateau-Rouge,  » » « li niet 19 Madame, allons vifiter de beaux reftes d'antiquité fitués a peu de difhmce. J'ignore s'ils font connus, du moins je n'en ai lu Ia defcription dans aucun Auteur. En partant du port ) Pomponius Méla, livre premier, Defcription de U Lycie.  L'hilloire peut ajouter un nouveau degré de «rtuudea ce fentiment. (c) Tite-Live décrit Itf une expédition entreprife par les Romains contre Patare: C. Livius, arrivé a Rhodes, „ dedara aux Citoyens le fujet de fa miffion „ Ayantreuni tous les fuffrages, il joigr.it trois „ quadmemesafaflotte, & fit voile vers Patare. v D abord un vent favorable les y portoit avec „ vitefle. Les Romains efpéroient que la terreur „ d une apparition fubite favoriferoit leur deffein „ Brentót le vent changea, Ia rner devint ora. » geufe; cependant, a force de rames, üs par_ vinrent a gagner Ia terre; mais les environs de Ia v.lle ne leur offroient aucun abri & la ., violence des flots les empéchoit de fe'main- " !'k ?, C P0" Gnnemi' fur't0^ aux aP». prochesdelanuit. Us pafTerent outre & gagne. " ;£Dt le P°* de ^«nicunte, éloigné de Pat re „ tont au plus de deux mille pas (d) » Le port de Ph). Ce coloffe avoit foixante-dix „ coudées de haut, (environ cent cinq pieds (c). Cz~) Pline, livre 34, chapitre 7. (a) Une des Villes de l'lfle de Rhodes. (b) Ce Lyfippe, célèbre Stituaire , ivoit fondr k Tarente un cololfe de 40 coudées. (O Simonidcs, dans 1'AnthoIosie, lui donne 80 coa« Uées de hauteur. Strabon, livre 14; Ifidere Orr, liv. 14, ch. 6, & Fejlus, s'accordent tous avec Pliae, Si difeat qu'il n'avoit que 70 coudées.  4g LETTRES '„ Un tremblement de terre le renverfa 55 ans „ après fon ére&ion (d); dans cet état il paroit „ encore une merveille. Peu d'hommes peuvent „ embraffer fon pouce ; fes doigts font plus grands „ que la plupart des ftatues; fes membres fra„ caffés laiffent appercevoir dans fon intérieur de „ profondes cavités remplies d'énormes pierres, ,, que 1'artifle y avoit fait entrer pour 1'affermir „ fur fa bafe. On dit qu'il employa douze années „ %. 1'achever, qu'il coüta 300 talens, fommeque „ les Rhodiens retirerent des machines de guerre „ que Démétrius avoit laiffées devant leurs murs , „ lorfqu'il en levalefiège. On voit dans cette ville „ cent autres coloiTes moins grands a la vérité, „ mais affez fuperbes pour que chacun d'eux „ illuftrat la place oü il feroit érigé. Ajoutez a „ cela cinq ftatues coloffales des Dieux, ouvra„ ges précieux de Bryaxis." ' (e) Quelques hiftoriens modernes voulant ajouter du merveilleux a 1'hiftoire du coloffe, ont pré. tendu qu'il avoit les pieds pofés fur deux rochers fitués a 1'entrée du port , & que les vaiffeaux paffoient a pleines voiles entre fes jambes. Cette fable ne mérite aucune croyance. Elle eft démentie (/F) Polybe, liv. 5 Orofe, liy. 4 Paulus Diaconus. H'ü. mifc. s'acconient tous a dire que, dans ce tems-la, 1'ine de Rhodes & la Carie furent agitées par un violent tremblement de terre, qui y caufe de grands ravages & renverfa le fsmeux culoffe. (O R«Ui», Uifioire ancienne.  S U « LA G H È C E. 4J a'e par le filence de 1'antiquité, qui certa'nenient n'auroit pas oublié un fait auffi rsmarquable. Ao eontra're, les hiftoriens qui parient de la chutedu ooloffe, ceux qui Pont vu, atteftent qu'il étoit coucbé par terre (ƒ). S^il avoit été placé a 1'entrée du port, il feroit tombé dans la mer, & ils n'auroient pas manqué de nous 1'apprendre. Il étoit encore renverfé da tems de Pline. 11 le fut jufqu'a la (?) douzième année du règnedel'Empercur Conflans. A cette époque Mauhias, L'eutenant d'Othman, s'étant emparé de Rhodes, dé. truifit cette ftauie coloffale, qui avoit mérité d'être mife au nombre des fept merveilles du mande, (h) 11 la vendit a un Juif qui en emporta les débris a Emèfe, fur 900 chameaux, {») 932 ans après fon éreclion. Tous les arts s'empreffoient de concourir a 1'era- (f) Strabon, liv, 14; le colofle de Rhodes, renverfé par un violent iremblement de terre , & maim:nant couché par terre, a les genoux brifés. Certain Oracle • empèché les Rhodiens de le relever. Cette ftatue colosfale, la plus belle que les hommes aient offtrte aux Dieux , a été raife au nombre des fept merveilles do monde. (g; Paulus Diaconus, Hifi, mifc. (ZO Conjlantin Porpbyrogenete dit qu'il fut vendu i un Juif d'Edefle, & sugmente ptodigieuftment le nombre des chameaux qui en eroporterent lesüébris, & qu'il fait monter a 30,00e. CO Murtius, DiSertation fur 1'lle de Rhodes. Q  .$© i t T T 1 E S 'bellilTement de Rhodes. La peinture y difputa Ie prix i la fculpture. Les temples renfermoient une foule de chefs-d'ceuvre, parmi lefquels ,, on s, admiroit, dit Strabon, (£) deux tableaux de s, Protogènes, qui repréfentoient, 1'un, Ialyfus, „ l'autre.un Satyre debout fur une colonne, avec „ une perdrix a fes pieds; ce dernier ayant été #, expofé aux regards du public, 1'oifeau caufa j, une admiration univerfelle, au point que 1'on t, üégligea le Satyre , a la perfcclion duquel ^ 1'artifte avoit employé tcutes les reffources de w I'art. L'enthoufiafme augmenta bien davantage, A lorfque 1'on eut apporté devant ce tableau des u perdrix apprivoifées; & en effet on les enten„ doit£hanter, dès qu'elles 1'appercevoient, ce q,ui réjouiffoit beaucoup Ia multitude. Q) Pro„ togènes indigné que 1'on donnet tant de prix a ce „ qui n'étoit qu'un ornement, obtint du Préfet du „ -temple la permiiTiond'effacer 1'oifeau ,& 1'effaca. (m) Pline décrit ainfi la tableau d'Ialyfus dont parle Strabon: „ Ie plus beau des oavrages de „ Protogènes, eft le tableau d'Ialyfus que 1'on u voit de nos jours, conficré dans le temple de tl la paix a Rome. Pour le prémunir, s'il étoit „ poffible, contre les injures du tems, & les f>) Strabon , livre 14. (I) Protogènes étoit de Canne , ville de Carie, founuV Ie aux Rhodiens. ) il ne fe nourrit pendant tout ce tems, que de 1-upins, de peur qu'une nourriture t-rop -fucculente n'émouffat emporta ce beau tableau, Dion Ccjpus. II fubfifta jufqu'au tems de Commode , fous 1'Empire duquel le Temple de Ja Raix fut brüjé, c'eft-a - dire, 45° ans. Hintten, livre, premier. (o) Plularque, vie deDimétfw. Protogènes peignoit, pour les Rhodiens, le tableau d'Ialyfus. Démétrius 1'enleva dans une maifon des fauxboures , lorfqu'il ii'étoit pas encore aehevé. Les Rhodiens lui envoyerent un Héraut pour le conjurer d'épargner cet ouvrage. Le •Pririce répondit qu'il brüieroit plutót les images de fon pere, qu'un tableau d'un art auflï merveiüeux. On dit spae le Peintre employa fept années a le perfedtionner. (p) Pline, liy. $ö> c!t< i**  S O R 1 A G R È C E. fa- fenfibüité de fes organes. Rien ne prouvs r.ieux 1'idée fublime que ces anciens Artiftes avoient de Ia perfeftion-, & combien ils étoient enïHtïiés de 1'amour de Ia gloire, puifqu'ils lui ïaifoient de pareils facrifices. Ne croyez pas , Madame, que Rhodes ne poiTédat qu'un petit nombre de tableaux excellens. Les portiques de fes temples étoient ornés de peintures d'un prix-infini; la poffeffion d'un feu} de ces ouvrages immortels, dit Ariftides, (?) eüt fuffi pour rendre une ville iliuftre. Voici ce qu'eo dit Lucien, (0 qui n'eft pas flatteur. II par-le dé fon féjour a Rhodes: „ J'étois logé dans le qua» „ tier du temple ds Bacchus, & dans mes mo. „. mens de loifir, je pircourois Ia vüle pour en „ examiner les monumens. De tems en tems is „ goütois un plaifir exquis en me promenant tous „ les portiques du temple, & en contemplant les „, peintures admirables qui les. décoroient. Le „ fpeftacle avoit d'autant plus d'attrait pour moi „ que je comprenois les fujets, & que je repas„ fois dans ma mémoire les fables héroïqueS ,, qu'üs repréfentoient." Les fciencea & les- Iettres marcKent töujours de pair avec les beaux arts, dontelles fontleguide& le flambeau. Les Rhodiens s'y diftinguerent. Leurs écoles parvinrent a un fi haut point de cé-- (?) Ar J)uics » R' Odiaca Cr) Lucien in amunbus. C 3-  54 L E T T ï E 3 lébrité , que les premiers perfonnages de la république romaine en devinrent les difciples. De ce nombre furent , Caton , (ƒ) Marcus-Brutus, (ï)Cicéron, Cafilus («), CéfarfV), Pompée (y) , &c. Ces hommes nés pour commander ne bornoient pas leur éducation a des connoiffances frivoles ; ils apprenoient tous le Grec, qui étoit alors la langue univerfelle, étudioient avec foin leurs loix & celles des autres nations. Ils s'efTorcoient furtoutde fe rendre recommandables dans I'art de Ia parole. Devant traiter en préfence d'un peuple éclairé les intéréts du monde entier, il falloitque I'éloquence frappat les efprits, préfentat aux uns des images vives, aux autres des ralfonnemens frappans, & portat la perfuafion dans tous les cosurs. L'éloquence étoit auffi néceffaire aux B-omains d'alors, que ie génie de la juerre. A cuoi doit-on attribuer cet état iloriffant dc (/") Aurelias Viïïor, vie des Hommes llhijlres. (I) Ciceron in Brut». (u) Appien, guerre civile, liy. 4. Caffius r/crtit poar Rhodes. II y fut inflruit aux beaux-arts & aux délicateiTes de la langue grecque. (x~) Plutarque, vie de Céfar: il fit voile vers Rhode». pour y étudier l'£loq»ence fous ApMIcnius Müon, dont Ckéron avoit été le Difciple. ()0 Plutarque, yie de Pombée: il fe rend'.c h Rhodes, y éudia l'éloquence fous les Sophiftes qti 1'enfeiünoient, & leur donna k cktcan 'va talen r.  som la- s * k c Ka 5S Ia république Rhodienne? Eft-ce a la fertilïté de fon rerroir , k la beauté de fon climat, a la bonté de fa pofition ? Ces avantages y contribuerent fans doute; mais ils ne furent point la fource de fes richeffes & de fa puiiTance. Elle les duf a Ia bonté de fes loix, & k la fageffe de fon gouvernement, feules bafes foüdes fur lefquelles eil fondée Ia gloire des empires. „ On ne fau,, roit trop admirer, dit Strabon, («) le foin „ avec lequel les Rhodiens ont confervé le' ,, code excellent de leurs loix (a), la fageffe qui brille dans les diverfes parties de la Républi„ que, & principalement dans 1'adminiftration de' „ la marine. Ces moyens puiffans leur ont aiïiiré,, „ pendant longtems, 1'emplre de !a mer , Ia dc„ ftruftion des pirates & 1'amitié des Romains." Alliés de toutes les Puiffances, ils ménaaeoienr avec adreffe leurs divers intéréts, & évitoient d'entrer dans leurs querelles particulières. Cette (z) Strabon , Jivre 14. (0) Les Empereurs Romains adopterent le code navaï des Rhodien3. Folup.us Mercianus de lege Rhodiaca nous a confervé cette déclaration de 1'Empereur Ab« tonin: ,, Moi le raattre du monde: que les affaires qfli concernent la mnriae, foient jiigées par le code naval „ des Rhodiens, toutes les fois que nos loix ne le cori„ trediront point." M. Paftoret, dans une excellente Diffbrtation couron» née p^r 1'Académie des Infcriptions, a démontré 1'ia" ikence de ces loix fur la marine des Romains. C 4-  50 LETTRES- fage politique leur procura une longue paix, £ fit fletirir leur commerce qui s'étendoit d'un bout a 1'autre de la Méditerranée. Rhodes étoit l'éntrepót de toutes les nations commercantes. „ L* „ navigateur qui y abordoit, <3it Ariftides, (b) „ voyoit avec étonnement plufieurs ports formés „ par des mol s de pierre jettés bien avant dans „ Ia mer. i/un recevoit les vaifieaux d'Ionie, „ 1'autre ceux de Csrie. Celui-ci offroit fon „ abri aux fio!tes d'Egypte , de Chypre & de „ Phrenicie, comme fi chacun d'eux eüt été fait H exprès pour teüe ville. Prés de ces ports s'éle„ voient des arfenaux, dont 1'impofante majeffé ,, étonnoit les regards. Si 1'on confidéroit 1'im- menfité de leurs toits d'un lieu élevé, ils.res„ femblbient a un vafte champ, dont le terrein „ eft incliné." Les forêts du mont Atabyre (ê), entretenues avec foin, fóurniffoient aux Rhoiiens d'excellens Vois de confiru&ion. Leurs vaifieaux étoient les meilleurs voiliers du monde , & leurs marins les plus expérimentés dans la navigation. Ceft ce qui fait dire è Ariftides • „ ó Rhodiens ! „ fi jamais la tourmente vous avertit de fonger ft a votre fiVreté, fi vous avez a lutter contre la ,, fureur (*) /irifides in Rhodiaca. (c) Atabyre , Ia plus haute montagne de l'lfle de, Rhodes, produifoit d'excellens pins. £0 Arijlides in Rhod\a:a.  SUR t, A G R' È C E. " fufeur des flors, rappellez - vötts lé bon mo^ d'un de vos marins. La tempeEe avoit affailil , for> vaiffeau. Ü voyoit 1'ahime pret ï 1'enfeve* „ lir dans fon fein. Alors, Ievant Ja voix, if , s'écria: 6 Neptune! apprends que je n'a^an1 donnerai pomt le gouvernaü, cc que s'il faut „ être englouri, je dirigerai mon navire jufqu'att „ font de ton empire." Telles foren', Madame , les fources de la pu ffance & de la gloire des Rhodiens. Alexandre (e) , qu' regardoit léur ville comme la pr-m ère de 1'univers, ia choifit pour y dépofer fon teftament- L^s Rhodiens méri oient de 1'habiter. Leur* mceurs étoient douces & airriables & leurs manièrüs polies fans fadeur (/). Lorfqu'ils paroisfoi^nt en public, la décence accompagn > t leutï pas. On ne les voyoit point courir dans les rues, & ils reprenoient avec douceur, les étratuertf qui marchoient. d'une manière inconfidérée Au fpectacle, lorfqu'une pièce méritoit des appIcudiiTemens. tous les fpectateurs gardoient'un profond filénce. C'étoit l'hommaJ;e dontils'cröyoient devoir hóno» rer les talens. A table, 1'honnêteté & t'ur ^amtc préfidoient a leurs féftins L' vro^nerie en éfoi; bannie ils s'entrete' oient amicalement avec leurs convives , cSd jamais'ne leur fsifÓfent" fentlr le fade d'un maitre. „ Ce font ces ver.us . dff fe) Diodore de sicile, 1. 20. CO Dioti Chryfoftorae, ora. $u C 5  5* i. t,I X I £ : u Ariftides (g), qui rendent votre ville vemi;;» ble. Ce font elles qui vous élèvent au - defliis „ des autres peuples, & vous attirent leur ainour „ & leur admiration. Vos mceurs antiques & vraiment Grecques, vous illuftrent bien davantagc » que vos ports, vos murs, vos arfenaux." Un pareil peuple étoit humain. J'ignore fi les hommes ont le droit de faire mourir leurs fembia. bles , méme coupables. Au moins les Rhodiens epargnoient a leurs concitoyens, 1'horreur de cesfanglantes tragédies qui déshonorent nos cités.. Loin que des échafauds fuffent dreffés dans les places publiques, loin que des- mercénaires allaffent publier dans les rues des arrêts qui dévouenfr aux flair.es, ou a la roue, des infortunés, la loi avoit interdit aux bourreaux 1'entrée de Rhodes (lï). La peine de mort étoit prononcée hors les portes de la ville (•')• Et ils euffent regardé tsomme une impiété de la fouiller du fsng humain^ Cependant les Anciens reprochent aux Rho. diens les défauts qu'amènent les grandes richeffes, le luxe & la volupté. Ils batiffent, dit Stra. tonique, comme s'ils étoient immortels ; & ils fervent leurs tables avec autant de profufion, que s'ils n'avoient que quelques jours a vivre. Les *afes dont- ils ufoient dans leurs repas, étoient (g) Arijiidis in Rhodiactu(A) Dien Cbryföftome..  Sr B 1 LA GR É C £> d'une recherche infinie (k), & trés -renomméspour le plaifir qu'on trouvoit a y boire. Ils fai> foient entrer, dans leur compofition de la mb>rhe, de Ia fleur d'un jonc odorant, du fafran B du bautne , de 1'amome & du cinname cuits enfemble. Anacréon faifant le dénombrement de fes maltrefles , dit: au nom de Rhodes écrivez deux mille amantes; auffi les Anciens 1'appelle; rent la ville galante (■)• Le gouvernement de Rhodes fut toujours républicain. D'abord le pouvoir étoit entre les maias du peuple. Dans la fuite les nobles s'en emparerent, & formerent une ariftocratie (m). Ils n'abuferent point de leur puiffance. L'humanité les portoit i' fecourir leurs concitoyens. La politique leur fit fentir que ce font les claffes indigentes de la fociété qui fourniffent les bras, fens lefquels un état ne peut fubfifter. Ils eurent donc foin de prévenir Ia mifere qui éteint les hommes, («) & créerent des magiftrats dont 1'untque emploi étoit de veiller aux befoins des pauvres, de leur fournir une nourriture faine, & de les employer aux travaux publics. Cette adminiftration éclairéd afljra la tranquillité au fein de la République. Elle H'éprouva point ces agitations violentes, dent les (k) Atbénée, livre 7. O) AtHnét:, liv. 8. C»0 Ariftote Polit. 1. 5. 1 (n) Strabon, 1. 14»  re L E T- T R E S' fècoufiès réitérées renverferent ce'Ies d'Athè> e. & de Rome. A la vérité, elle elFiya des orabej paffagers. Alcibiades, a la tête d une flotte nombre ufe, la foumit aux Athéniens;. mais ayant fait un traité, d'alliance avec les habitans de Byfance & de Chio, elle fecoua le joug (o). Maufole s'empara de Rhodes par rufe , & y établit Ia tyrannie. Artémife, fon époufe, ufant du même flratagême, en fit périr les principaux habitans. Mais les Rhodiens chaiTerent leurs tyrans & recouvrerent leur liberté. Cette République jouiflbit des fruits heureux de fa fageffe , lorfqu'Antigone (/>) , jaloux de n'aveir, pu Ia détacher de 1'alliance.de Ptolemée, Roi d'Egypte, lui déclara la guerre. II fit. contre elle d'.immenfes préparatifs , &, envoya Démé» trius , fön fils , pour la foumettre. Ce Prince, favant. dans I'art. de prendre les villes, affiégea Rhodfs par terre & par mer. 'l.inventa, pour Ia réduire, de . nouvelles. machines. II fit rouler, au gied de fes mu;ailles , une citadelle de bois recouverte en fer. Cet édifice, d'une. grandeur prodigjeufe, avoit neuf étages, & fe mouvoit en tout fens. On y faifoit jouer des catapultes quï lancoient des quartiers de rochers & des pieux ferrés d'une grandeur prodigieufe. Ta^.dis que («"# Libanius de Rhodiorum libertati. (p Diodore de Steile, livre ao, décrit ce fiège fort £P détail»,  r V R' KA' G' R L. C E. ÖI des bsliers, longs de deux eens pieds, ö pouffés par mille hommes a-la- fois, fappoient les nu' rallies, une. foule d'archers, placés fur les fommets de cette tour ambulante, plongeoient fur ies afliégés, & les percoient de leurs traits. Trente mille foldats étoient occupés a mouvoir cette hélépole , a en faire jouer les machines, & combattre fous fon abri. La p'us forte tour de Rhodes , & uae grande partie du mur, furent renverfées. Mais le courage d'un peuple libre triompha des flottes de Dérrétrius, d'une armée nombreufa qu'il avoit a fa folde, & des talens guerriers que ce grand Capitaine déploya pendant une année d'attaques. Au moment oü les affiégés étoient le plus vivement preffés, quelques Sénateurs propoferent de renverfer les ftatues élevées dans des tems plus heureux è Antigone & aDémécrius; Le peuple rejetta ce lache confeil , & le reprocha comme uu crime. Gette générofité en vers un envnemi fit honneur aux Rholiens dans l'efprit de toute la Grèce, & 1'hiftoire en aconfervé-le fouvenirfj)i (5) Ptolemée leur avoit remlu de grands fervi.es pendant cette guerre en leur taifant pafler des tr»upcs & des flottes chargées-de bied.- Animés par la. reconnoif. fanco , ils envoyerent confulter 1'Oracle d'Ammün . & , für fa réponfe, ils confacrerent, dans l'enceinte de leurs murrilles, un monument m»P"ifique. nuquel iis-donnerent le nom de Ptolemée : c'étsie ure place^ qu.urée ,. qui avoit fur chaque cóté un portique d'un ftade de long (600 piedsJ. Dieiore deSicils, livre 20. C 7  °2 LETTRES (O Mitridates, qui balanga Iongtems ia forttrac des Romains, qui foumit a fon empire la Grèce & les Ifles de 1'Archipel, vint échoner devant Rhodes (s). C Caflius Ia prit pendant la guerre civile, & Ia dépouilla d'une partie de fes tréfors. Malgré cet échec, elle fe releva avec gloire, files fervices qu'elle rendit aux Romains, lui firent obtenir, & fa liberté, & des villes nouvelles dans Ia Carie. Enfin, fidéle aux loix qui Ia gouvernoient, & au cornmerce qui entretenoit fa puiffance, elle demeura libre jufques fous 1'empire de Vefpafien, (t) qui, le premier, Ia réduific en province romaine. Depuis ce moment Rhodes n'a été qu'une des belles Ifles dè 1'ArchipeI. Sa fortune & fes richeffes fe font évanouies. II ftmblequ'en la privant de fa liberté, on ait éteint fongénie, ce feu facré qui lui avoit fait produire tant de merveilles. Les fciences, les lettres, les arts enfevelis avec elle n'y ont plus reparu. Sous Conftantin elle demeura dans le p3rtage d'orient. Cette divifion avoit affoibli 1'empire. La licheté & les vices des Princes qui lui fuccéderent, 1'ébranlerent jufques dans fes fondemens. Les Arabes, conduits par 1'enthoufiafme que Ma. hornet leur avoit infpiré, marchant & combattant aa nom de I'Eternel, conquirent les plus belles CO Aure'ius Vidar de viris illufltibus. CO Dkinre de Steile, livre ao. G») SutHtoe, rit de ?ifp*jien, eUp. 8,  S-URL AGRÈCB. 0*3 provinces. La douzième année du règné de CoHftans (11), Mauhias, Lieutenanc d'Othman , fe ren» dit maiirê de Rhodes.- Dans Ia fuite, les Empereurs Grecs en chafferent les infidèles, & Ia garderent jufqu'au tems oüBauiouin, devenu Souverain de Ccnftantinople, envoya un Préftt a Rhodes (*). Queique tems après , Jean Ducas en fit la Gonquête. Les braves guerriers, connus alors fous Ie r.om deChevaliers de Saint-Jean, conduits par leur Grand-Maitre, Foulques de Viüaret, Pattaquerent & Ia prirent après un fanglant combat, ofr l'héroïïhie triompha du nombre & de la valeur (yy. Mabomet fécond, qui fembloit avoir enchalné la viétoire a fon char, & qui fit trembler la chrétienté, virt ternir 1'éclat de fes lauriers devant cette place défendue par un petit nombre de héros. En 1522, Soliman vit périr une armée nombreufe fous fes murailles» Si ce redoutable conquérant de la Perfe & de Ia Hongrie foumit Rhodes attaquée par toutes les forces des Ottomansj c'eft a Ia honte des Princes chrétiens, qui n'envoyerent pas un feul vaiffeau au fecours de fes intrtpides défenfeurs. Plutöt détruits que vaincus, prefque tous furent enfevelis fous les débris de leurs forts. Soliman n'entra dans la ville qu'a travers des ruif. feaux du fang de fes fujets. II n'y trouva que des (u) Zonoras Annales 3. (.O Niccphore Gr egoras , livre s. §0 Peultu Lengius in ckrtnice Cilisiffifc  é4 Li £ T T b E S monceaux de ruines, & un petit nombre de Chevaliers couverts de bleffures. A leur téte paroifïoit Villiers de Plfle-Adam, vieillard célèbre qui réuniflbit au fang froid de fon age , le courage d'un héros, & la grandeur d'ame d'un fage. Je viens d'expofer a vos regards, Madame, un court abrégé de 1'hiftoire de Rhodes, depuis 1'antiquité jufqu'au tems oü elle paffa fous la domi» nation des Turcs; il me refte i vous entretenir fur fon état aftuel. J'ai I'honneur d'être, &c. Li B. t t r e XIII. : A Rhodes, A M. L. Af» Je n'ar flus a vous offrir , Madame, la defcription d'une ville magnifique, Ie tableau d'un fage gouvernement la gJoire d'une nation llbre. L'ambition des Romains, la corruption des Monarques du Bas-empire, le fanatifme des Arabes, les tremblemens de terre ont, tour-a-iour, dévafté Tlfle de Rhodes. Le defpotifme des Turcs, fuccé. dant a ces fléaux, y a caufé des maux non moins fuieftes. Monumens, fcieuces, arts, il a achevé de tout détruire. La ville moderne, batie fur les rutnes de 1'an-  SUULAGRfcCE. ) Ce-mot eft arabe; il ligniü* tribut,-impofitieBr  S tf 'R T. 'A S R E C E. tf>0 ïa terre des tréfors de 1'agricuiture. II eft Roi.; il lui fuffiroit de commander, & d'afiurer fa proteftion au laboureur; imis il ignore fi demain il fera en place, & craindroit de travailler pour fon fucceffeur. Une raifon plus puilfante le détermine a n'en rien faire. La mifere du pays fait fa ricbefie. Rhodes ne fourniffant pas a la nourriture de fes habitans, il envoie achtter a bon compte les bleds de la-Caramanie, qui font d'une qualité inférieure. II les fait tranfporter au marcbé, fin petite quantité, afin d'en hauffer Ie prix. Ce qui révolte davantage, c'eft que Ie taux mis au premier boiffeau de la nouvelle -récolte , fert de regie a teus ceux qui feront vendus pendant le -refte de i'année. Cette loi eft immuable, düt-elle faire périr une partie du peuple. Cet infame monopole , qui enrkhit promptement ceux qui 1'exercent, -a les fuites les plus funefies. II tarit les fourc-es du commerce & de 1'agriculrure. II étouffe 1'induftrie des habitans. Que peut une ■nation qui manque des premiers befoins de Ia vie? Quels échanges fera-1-elle avec les étrangers, fi fon fol ne peut la nourrir, fi elle n'a ni arts, ai manufaftures ? Auffi le malheur public, & une dépopulation effr-ayante , accufent cette adminiftration coupable. Le tableau fuivant va vous en convaincre. L'lfle de Rhodes -contient deint villes; la capitale dent je viens de parler, & 1'ancienne  70 LETTRES Linde. La première eft habitée par des Turcs & un petit nombre de Juifs. Cinq villages occupés par des Mufulmans. Cinq bourgs & quarante & un viüages habités par des Grecs. Nomlre des Families. Les Turcs 4700 families. Les Grecs 2700 Les Juifs. 100 Total 7500 families. En fuppofant cinq perfonnes par familie, nous aurons 37500 habitans. Or l'lfle a plus de quarante lieues de circuit. Voila donc une furface immenfe, occupée par moins de monde que n'en contient une ville médiocre ès France. Ne diroiton pas qu'a Rhodes la terre dévore fes habitans? Point du tout, elle eft féconde, elle produiroit abofidamment, comme autrefois, des blés, des huiles, des vins exceliens, de la cire, &■ même des bois de conftruflion. C'eft Ie defpotifme, c'eft le monopole des grands qui empêche,;t les hommes d'y naitre, & qui les étouffent en naisfant. Le tableau des revenus de l'lfle, répond parfaitement au nombre cc a la pauvreté des Rhodiens. Permettez-moi, Madame, de vcusi'offrir. Sans ces détails, les i'aits que je raconte pourjoient paroiue incroyables.  -* B R L A « R B C I. 71 2aW«an d« Revenus de Vijlt de Rhodes. Droits de carackou decapitation. 4.2500" De la dime fur les récoltes.... 23050 De douane 3500 Sur les maifons 6250 Sur la ferme de la cire io-jco Surlebétail 8oo Plaftres Aux portes , 2co f °U éC"f Sur la ferme des bains •. 1200 { dö 3 Sur le fel 7C0 j Sur les vignobles c0o j Nouveau droit fur la tete de I chaque Grec & Juif. ocoj 1 otal. ocooo Voila donc 00000 piaftres que l'lfle produit au Grand-Seigneur, li faut retrancher de cette fomme 'cei.,e de 55>5oo piaflres, qui font employees a payer les Gardiens de la Ville, des Villages, les Infpecteurs des biens de la campagne, 1'entretien des Mofquées , le pain & la foupe que le Sultan fait diftribuer aux pauvres. Ainfi, iln'entre réellement dans fes coffres que 34;5oo piaflror. D'aprèsce calcul, a 1'exactitude duquel vous pouvez croire, Madame, cette grande Ifle produit moins aux Empereurs Ottomans, que des  y2 J.ITTKE.S terres de quelques lieues en France ne *app«ttent a leurs poffeffeurs. Ne me detnandei pas ce qu'eft devenu ce peuple puiflant qui, proStant de fa fituation avantageufs, de fes forêts.de fes ports, des richeffes de fep fol, couvrit la Méditerranée de fes flottes vidlorieufes. Je vous 1'ai dit; il perdit fa liberté , & avec elle fes fciences & fon génie. Le gouvernement des Turcs a mis le comble a fes maux; & un petit nombre de miférables, fans commerce, fans arts, Une induftrie, paree qu'ils n'ont point de propriétés., errer,t 9a &.la far les plaines défolées de leur antique patrie. Des trois villes fondées, Tuivant la fable, par 'les enfans du Soleil, Linde feule a laiffé des veftiges remarquables. Camire & Yalife font abfolument détruites (0- » En'quittant Rhodes, dit Strabon, & en naviguaat le long de lacóte qu'on laifle a droite, la première ville que 1'onren',' contre eft Linde. Elle eft fituée fur une montagne au midi de 1'lQe, & en face d'Alexandrie. On y admire le temple fameux de Minerve Lindienne, hiti par les filles de Danaüs." 00 Cadmus 1'enrichit de fuperbes offranles. Les habitans y confacrerent la feptime ode fc) Strabon, Uv. 1*. Cd) Diodore de SiciU, livre 5, dit qu'ft M bati p» Qanaüs lui-tnême.  SUS. LA C B È C E. 73 ode des olympiques de Pindare, écrite en Iettres d'or (e). Les ruines de ce grand édificefe voient encore fur une colline élevée qui domine la mer. Lesdébrisde fes murs, compofés d'énormes pierres, y décèlent le goüt Egyptien. Les colonnes & les autres ornemens ont été enlevés. Sur la clme la plus élevée du rocher, on remarque les ruines du chateau qui fervoit de fortereffe a la ville. Son enceinte eft valleekremplie dedécombres.. La nouvelle Linde eft lituée au pied de ce mont. Une baie profonde, qui s'avance dans les terres, lui fert de port. Les vaiffeaux y trouvent un bon mouillage par buit & douze braffes. Ils y font a 1'abri des vents de Sud-oueft, qui regnent dans la plus rude faifon de 1'année. Au commencement de l'hiver, on jette 1'ancre du cóté d'un petit village, appellé Maffary. Avant la conftruction de Rhodes, Linde recevoit les flottes d'Egypte & de Tyr. Son commerce 1'avoit enrichie. Un gouvernement éclairé, profitant de fon port & de fa fituation.pourroit encore la rendrefloriffante. Vers le milieu de Rhodes s'élève une haute montagne qui domine toute 1'jfle. On Ia nomme Artemira. Je crois que c'eft le mont Atabyris dont parle Strabon (ƒ). On y avoit confacré un tem- C<0 Démétrius Triclinius. CO 0n trouve enfuite Atabyris, mont le plus élevé du pays, fur le fomraet duquel eft un Temple de Jnpiter. Strabon, liy. 14, D  74 LETTRES ple a Jupiter. Cet ancien monument ne fubfiftc plus. 11 a été remplacé par une petite cbapelle, oü les Grecs vont en pélérinage. Artemira eft fort efcarpée. On ne peut y monter a cbeval. II faut la gravir a pied pendant quatre heures de marche pour arriver a fa cime. Lorfqu'on y eft parvenu , on jouit d'un coup-d'ceil magnifïque. On découvre aux bords de 1'horizon vers le nord-eft, les fommets du Cragus, au nord la cöte élevée de la Caramanie, au nord-oueft de petites Ifies femées dans 1'Archipel, qui paroiffent comme des points lumineus, au fud-cueft Ia tête du mont Ida couronnée de nuages, au midi & au fud-eft la vafte étendue des eaux qui baignent les cötes de 1'Afrique: cette peifpeftive éloignée varie a chaque inftant, fuivant qu'elle eft plus ou moins éclairée par les rayons du foleil, & produit des fcènes mobiles qui captivent les regards. L'obfervateur, après avoir joui de ce grand tableau, les rabaiffe avec plaifir fur 1'Ifle qu'il voit s'arrondir a .fes pieds. II appercoit ca & la fur les monts les plus élevés des pins antiques que la Nature y a placés. Ils formoient autrefois d'épaiffes foréts, que les Rhodiens confervoient avec foin pour entretenir leur marine. Aujourd'hui ces beaux arbres font clair femés, paree que les Turcs les emploient k la conftmétion des caravelles du Grand. Seigneur, & qu'ils coupent fans jamais replanter. Ces lieux folitaires fervent d'afyle a des anes fauvages, qui font d'une grande Ié^treté a la courfe.  SOiLAGEÈCE. 75 Au-dela de ces premières hauteurs, le terrein s'abaiffe, & forme divers amphitéatres de collines qui defcendent j'ufqu'a la mer. Dans la plus grande partie de 1'Ifle ,1a cóte s'incline infenfiblement & fe prolonge en pente douce jufque fous les eaux. Auffi, prefque par-tout les vaifieaux peuvent mouiller a une encablure du rivage. La plupart des cöteaux font couverts de buiflbns épineux ou de ftériles bruyères. Quelques-uns ofFrent des vignobles, qui produifent encore ce vin parfumé (g) que recherchoientles Anciens. Il eft d'un goutfort agréable, & laifle dans la bouche un bouquet exquis . Les Rhodiens y ajoutoient le plaifir de Ie boire dans des coupes voluptueufes. II feroit aifé de le multiplier, & ti'encouvrirdes collines d'une grande étendue, qui reftent fans culture. Des fommets ombragés du mont Artemira, découlent un grand nombre de fources qui fertilifent les plaines & les vallées. On voit a 1'entour des villages, quelques champs cultivés, & des vergers, oü les figuiers, les grenadiers, les orangers, quoiquj plantés fans ordre, & fans goüt, n'en forment pas moins de riants ombrages. Les pêchers qui, du tems de Pline (h) , nedonnoient point de fruits C?) Pline. Le vin de Rhodes eft fernblable 4 celui de Cos. Théod(,re ajome: les uus louerontle vin de Rhodes, a caufe de fon parfum exquis & de fon goüt agréable. CA) Les pêchers rous furent tranfmis tard, & a/cc difüculté. Us ne donnent point de fruit a Rhodes, qui D 2  76 L I T T 1 E S a Rhodes, font pius ftconds aujourd'hui, mais les péches qu'ils produifep.t, n'ont ni tegoüt, nï 1'eau délicieufe aes nótres, paree que, dans ce pays, on ne fait point greffer les srbres. Le palrnier y fleurit comme aux jours de Théophaftre (»"), fans rapporter de fruits. II exifte fur le globe, une ligne fixée par la Nature a chaque efpèce d'arbres. Au-de!ade cette barrière, les uns ne aoiflent plus, les autres ne peuvent produire. En parcourant l'lfle, on traverfe a regret de jolies vallées, oü 1'on ne trouve point de ha. meaux, point de cabanes, pas même des traces de culture. Les rofes fauvages y tapiffent le pied des rochers. Les myrthes fleuris y parfument 1'air de leurs fuaves émanations. Des touffes de laurierrofe y bordent les ruifftaux de leurs fleurs écla. tantes. Le colon y laiffe la terre poulTer une foule de piantes inutiles, fans daigner diriger fafécondité, & jouir de fes faveurs. N'accufons point les Grecs de cette coupable indolence. lis font dans 1'impuiffance de rien tenter pour leur avar.tage, & pour le bien public. Le monopole deftru&eur du Facha, ltur iie les mains. eft le premier li-u rfi on les ait tranfplantés d'Eaypte. Pline, liv. 15, eb. 13. La nature des lieux conmbut-infinirnentala fecondité ou a la fté ilité. (Zift ceque 1'on voit dans le pêcher & le palmier. Ce demier arbre porte des fruits en Egypte & dans les li voiCiis. A Rüodes, il fleurit feulersent.  SUR LA O R È C 77 Les corvées continuelles que leur impofe le Nazir, les accable de travaux. Cet Intendant de la martne les emploie , la plus grande partie de 1'année, a coupar les bois dont il fe fert pour conftruire les caravelles. Ils font obligés de les ameneravec des peines infinies jufqu'a Rhodes. Savez-vous, Madame, ce qu'il donne pour le tranfport d'un grand arbre, qui a occupé plufieurs hommes pendant un tems confidérable ? Quinze fois. Savezvous maintenant combien chacune de ces poutres rendue a 1'arfenal, eft payée par le Grand-Seigneur ? Soixante livres tournois. Le Nazir a&uel ne fachant ni lire, ni écrire,' eft forcé d'employer pour fes comptes, des écrivains Grecs, qui ne cachent point fes prévarications. La paie des conftrucburs qui travaillent dans les cha.itiers, eft fixée par la Porte, II Ia diminue de moitié. S'il vient a tomber de Ia pluie feulement une heure, le travail de la journéd n'eft po!nt compté. Ajoutez a cela qu'il doublé dans fes mémoires le nombre des ouvriers. AuflT les caravelles que 1'on fait a Rhodes, font de très-mauvais vaiffeaux. Elles reftent fi longtems fur le chantier, que les membiures pourrisfent quelquefois avant qu'elles foient achevées ; ce qui n'empêche pas de continuer 1'ouvrage. C'eft ainfi que le Nazir s'enrichit promptement. De toutes parts les cris du défefpoir s'élèvent contre fes injuftices. Ils ne font point entendus. L'infame Miniftre les a d'avance payés avec de r> 3  78 LETTRES 1'or. II a acbeté par des'bourfes remplies, Ia faveur du Capitan-Pacha, & le fruit même de fes crimes lui en afTure 1'impunité. Il eft affreux, Madame, d'arrêter fes regards fur de femblables injuftices, & de fonger que tous les chefs du gouvernement en font coupables. Ces malheureux aveuglés par 1'ambition, ne fongent qu'a amaffer des tréfors pour fe procurer des emplois importans a la Cour. Ignorent-ils donc qu'ils deviennent alors Ia proie du Grand-Seigneur, qui les trouve criminels pour jcuir de leur dépouille? Telle eft, Madame, la manière dont font adminiftrées les provinces Ottomannes. Tout 1'or qu'elles poffèdent vient s'engloutir a Conftantinople, & tahdis que la capitale regorge de richeffes, elles languiffent dans la pauvreté. Auflï les peuples défefpérés fe révoltent de toutes parts, & ag'tent le tröne par de violcntes fecouffes. Auffi 1'Empire ébranlé jufque dans fes fondemer.s eft fur Ie penchant de fa ruine. Voila les effets du defpotifme. Puiffent les Souverains fe rappeller fans ceffe qu'a mefme qu'ils rendent leur autorité plus abfolue, ils perdent réellement de leur puiffance,& que, quand tout un peuple tu§hble devant eux, c'eft alors qu'ils font plus prés de leur chüte. Je finirai, Madame, cette longue lettre, en vous difant un mot du caraclère national des Rhodiens. II tft ainfi que celui des autres Nations, modifié par le climat, le gouvernement & la  SDK LA C R £ C E. ~<2 religion. L'lfle jouit d'une température délicieufe. L'air y eft pur & falubre. On n'y voit point d'épidémies, a moins qu'elles ne foient apportées du dehors. Les vents d'oueft, qui règnent pendant r.euf mois, y temparent les chaleurs de 1'été. L'hiver n'y paroit jamais accompagné de neiges, de glacés, de frimats. Dans les jours les p'.us né. buleux, le foleil diltipe les nuages', &s'ymontre au moins quelques heures. Le refte ds 1'année , il 1'éclairc de fes rayons bienfaifans, il féconde la terre, & purifie l'air naturellement humide. Tibere, dit Suétone (k), s'arrêta a Rhodes enchanté de la beau:é du pays & de fa falubriré. Ce beau ciel, cette charmante température ont une influence marquée fur les habitans. Les Turcs nés dans l'lfle, ont plus de douceur, plus is politeffe, plus d'arbanité que dans les autres pro» vinces de 1'Empire. Moins expofis que les Grecs a Ia rapacité des Grands, joui'flant paifibleinent de leurs propriétés, ils y mcnent une vie heureufe au fein de leurs families. Auflï 1'on* rencontre parmi eux des mceurs, de la bonne foi de Ia fociabilité. Les Grecs vivent fous le même Ciel, mais accoütumés a plier fans ceüefous les fceptre de fer qui les écrafe.ils devienncntfaux, fourbes, menteu-s. Les plus fuperbes des hommes dans la profpérité, ils font vils & rampans dans le malheur, lis ont tous les vices qui naiffent de (*) S;ïi!tone in Tiber. cbi ir, D 4  8a lettres la nature du climat, ils fe Iivrent par accès è Ia joie, mais ce n'eft point cette joie pure & tranquille des Turcs, c'eft une ivrefle bruyante, ce font des efclaves, qui, oubliant un moment leur eondition, danfent au milieu de leurs fers. Je ne fuis pas demeuré affez long-tems a Rhodes pour avoir pu faire moi-même toutes les obfervations recueillies dans cette lettre. Elles m'ont été fournies par M. Potonier, mon Höte, qui a paffe cinq ans dans le pays, & qui le connolt parfaitement. J'ai 1'honneur d'être avec refpecl,&c. Lettre XIV. A Symé. A M. L. M. J'avois qu i t té avec regret, Madame , l'lfle de Rhodes , oü tant de faits mémorables fe retracoient a ma mémoire. Tandis que le vaiffeau nous empotto't lo'n de fes bords, mes regards s'attachoient encore fur cette ancienne patrie des arts, & je plaignois fa deftinée. Ne reviendront-ils ja. mais ces tems heureux, oü tous les peuples policés lui rendoient des hommages, oü les talens de fes artifles, l'éloquence de fes orateurs attiroient une foule d'étrangers ? Lorfque le flambeau des fcienccs s'eft éteintdans une contrée, eft-elle donc  SUiLAGUÈCE. 8l doncdévouée pour jamais aux ténèbres del'ignorance? Non. J'aime mieux croire que les beaux jours de la Grèce renaltront, qu'un peuple ennemi du defpotifme, y établiffant un fage gouvernement, lui rendra fes arts & fon génie. Telles étoient les réflsxions qui m'occupoient, tandis que le vent nous faifoit voguer a travers le détroit qui fépare Rhodes du continent d'Afie. Si cette Ifle avoit une marine, elle fe rendroit maitreffe de ce paffage, & pourroit fermer a fon gré 1'entrée de 1'Archipel du cóté de 1'Orier.t. Ce pofte entre les mains d'une autre Nation que les Turc, feroit d'une grande importance. Nous avancions lentement. Le vent anété par des cótes élevées, enfloit a peine nos voiles. 11 ceffa de fouffler, & nous laiffa, pendant deux jours, en calme. La mer étoit parfaitement tranquille. Elle reffembloit a une glacé polie, & réfléchiffoit par milliers les rayons du foleil. Le vaiffeau immobile paroilfoit cloué a fa furface. La première fois que 1'on navigue dans ces parages, on fe croit au milieu d'un grand lac. On eft toujours environné par des liles, ou par te Continent. La terre fe découvre vers tous les points de 1'horizon. Partout des rochers taillés a pic, ou des écueils menacans s'oftrent aux regards. Mais cette vue n'a tien d'effrayant pour les navigateurs. Ils favent que des ports nombreux leur fourniront des afyles contre la tempête. Profitant d'une brife favorable, nous ayions déD 5  82 LETTRES paffé Symè, renommée pour fes éponges. Nous laiffions du cóté du midi Telos dont nous appercevions Ie fommet au bord de 1'horizon. Nous allions entrer dans le golfe de Cos, vulgairement r.ommée Stmcko. Je defirois ardemment voir la patrie d'Hypo» crates & d'Appelles, lorfque le vent nous manqua tout a-coup , & nous laiffa a la vue deNifitos, que Neptune (a), fuivant la fable, fit fortir de Ia mer d'un coup de trident. Le calme dont nous jouiffions, étoit trompeur. II cacboit la tempéte. L'occident fe couvrit de nuages fombres, & le vent ne tarda pas a fouffler de ce point du ciel, par raffales violentes. Le Capitaine tourna fur-le-champ la proue dunavire, & loin de chercher a gagner Ie port de Nifiros, il s'enfuit vent arrière-, & alla fe réfugier dans une anfe profonde de l'lfle de Symé. Ainfi, nous perdlmes dans quelques heures le cl emin que nous avions fait en plufieurs jours. Cette Ifle , qui recut fon nom de Sytié (b), fille d'Yalifus, eft dans la dépendance de Rhodes. Ce n'eft qu'un rocher de peu d'étendue Le fol extrêmement pierreux, & brülé par 1'ardeur du foleil, ne produit ni grains ni fruits. Quelques vignobles plantés parmi les rochers, y donnent de bon vin. Le refte du terrein eft ftérile. On .n'y (a) Etienne de Byfance. Q) Idem, ibidem.  S U 1 LA G R C 2.' ?3 trouve que de la bruyère, des amandiers fauvages, des épines & des touffes de myrthes dans les endroits humides. Les éponges qui croifibnt en abondance autour de l'lfle , font Punique reffource des habitans Hommes, femmes, enfans, tous favent plonger. Tous vont fous les eaux chercher le feul pa'rimoine que la Nature leur ait laiffé. Les hommes furtout excellent dans cet art dangereux Ils fe précipitent dans la mer , & defcendent a une très-grande profondeur. Souvent ils fe font violence pour retenir iongtems leur haleine, & au fortir de Peau, ils vomiffent le fang apleine bouche. D'autres fois ils courent rifque d'être dévorés par des monflres marins. Le coüteau qu'ils portent i la main, feroit une arme it fuffifante pour leur défenfe: Diftinguant parfaitement les objets a travers cet élément diaphane, auffitöt qu'ils appercoivent des poiffons voraces, ils s'élancent avec rapidité du fond de 1'abime, & dans un inftant ils font dans leur nacelle. Je tiens ces particularités d'un plongeur du pays. II fe plaignoit de grandes douleurs de reins, de la dureté de fon état, du peu de profit qu'il en retirot, &, en vérité, je crois qu'il n'avoit pas tort. Un fils, agé de dix ans, étoit dans fa barque. II lui apprenoit fon métier, feul héritagequ'il put lui laiffer. Le mauvais tems nous ayant retenu quelques jours dans le port de Symé, j'ai parcouru l'lfle, & fuis allé vifiter le village qu'habitent les plonD 6  64 LETTRES geurs. Tout y annonce la pauvreté & la mifere. Les rues font étroites & fales. Les maifons reffemblent a de miférables cabanes, oü la lumière du jour entre a peine. Le peuple, l'air trifte & filencieux, paroit abforbé dans le malheur. II ne montre point cette curiolité vive , qu'infpirent ordinairement des étrangers. Les hommes & les femmes y font vêtus de la même manière.- Tous portent également la longue robe, la ceinture, & le chale autour de la tête. On ne peut les reconnoitre qu'a la difFérence des traits. Une maladie cruelle les défole. La lèpre, le plus hideux des fléaux qui affligent 1'humanité, eft trés-commune a Symé. On voit les malheureufes vi&imes qui en font atteintes, tendre de loin la mam aux paffans , & leur demander Paumóne d'une voix étoufFée. Elles font ifolées, & traljient, dans les tourmens, les reftes d'une vie affreufe. Affligé du fpectacle que j'avois fous les yeux, je fongeois a retourner au vaiffeau, lorfqu'un Prêtre Grec m'a forcé, par fes inftances, d'entrer chez lui. II m'a fait affeoir fur un petit fiège de bois, le feul qu'il eüt dans fa maifon, & s'eft accroupi fur une mauvaife natte. II m'a conté comme il étoit allé a Rome , comme 11 avoit fait fes études au Séminaire de la Propagande , comme on 1'avoit choifi pour être le pafteur de Symé, & comme il préféroit fa patrie a tous les charmes de 1'Italie. Je 1'ai félicité fur fcn goüt & fes voyages, & je me demandois  SUB. LA QRE.CE> iS intérieurement, comment il étoit poffible qu'on aimat un pareil féjour? Ce bon papas étoit trèsagé. Une longue barbe blanche lui defcendoit fur la poitrine. Son air étoit' vénérable, & foit qu'il fe crüt heureux a la place oii le ciel 1'avoit mis, foit qu'il trouvat quelque fatisfadtion a parler avec un Européen Ia langue italienne qu'il avoit prefque oubliée depuis quarante ans d'abfence de Rome, le plaifir étinceloit dans fes yeux, & il m'accabloit de complimens. II m'a quitté un inöant, s'efi enfoncé dans un réduit obfcur qu'il nomme fa cave, en eft revenu avec une groffe cruche de vin. II en a verfé plein une petite écuelle de bois, y a trempé les lèvres, & m'a prié de boire. La vue du vafe me caufoit beaucoup de répugnance. J'aurois voulu refufer. Les droits de 1'hofpitalité me le défendoient. II ne falloit pas mécontenter mon hóte. J'ai pris la coupe de fa main. J'ai bu a fa fanté. II a bu è Ia mienne, & m'a offert de recommencer. Je 1'ai remercié. Je me rappellois quePhilémon &Baucis n'occupoient qu'une étroite chaumière, que leur table n'avoit que trois pieds, mais leurs vafes, dans leur fimplicité , étoient nets & luifans , & par-tout la propreté fervoit de voile a 1'indigence. Mon bon Vieillard étoit aufii pnuvre que ce couple vertueux. II recevoit fes hótes avec autant de plaifir, mais fa natte en lambeaux, fon toit enfumé , fa coupe couleur de fuie , n'avoient rien qui recréat Todorat & les yeux. Je 1'ai quitté, D 7  %$ lettres en Ie remerciant de fa politeffe. II a fait des vceux pour notre beureux voyage, & nous nous fommes féparés bons amis. J'ai 1'honneur d'être avec refpect, &c. Lettre XV. A M. L. M. A prés trois jours de ftation dans Ie port de Symé, nous avons mis a Ia voile. Nous comptions remonter Ie golfe de Cos, nous élever au nord de l'lfle, & de-la voguervers Candie. Dans cette pofition, les vents d'oueft auroient ceffé de nous être contraires. Mais un génie malfaifant nous attendoit a Pouverture du détroit. Deux fois il nous en a défendu 1'entrée, deux fois il nous a repouffés vers Nifiros. Le Capitaine a regardé cette oppofition comme un arrêt du deftin , & paffant-a la pointe méridionale deSta';co, a porté droit vers l'lfle de Crète. Le vent fouffloit avec force de la partie du nord - oueft. Les vagues battoient violemment le flanc du navire, & quelquefois brifoient fur le pont avec fracas. Pendant la nuit nous avons eu une alarrre. Une groffe lame eft entrée dans la chambre du Capitaine , oü je couchois. Mon domeftique, qui avoit fon lit a la porte, en a été inondé; il s'eft éveillé en furfaut, s'eft cru abimé dans la mer, & a  SUS. LA S R £ C E. tj pouffé un cri épouvantable. Je ine fuis levé avec effroi; &, voyant la chambre pleine d'eau, j'ai penfé que le vaiffeau s'entr'ouvroit Bientót nous avons été raffurés L'écoutille ou erte avoit iaiffé entrer la vague. On 1'a fermée, & nous fommes demeurés tranquilles. Au point du jour, nous avons déeouvert l'lfle de Dia, vulgairement appellée Stat dié. C'eft-la qu'abordent les vaiffeaux deftinés pour Candie. Ils font obligés d'y décbarger une partie de leurs marchandffes , paree que le port de la capitale, prefque cornblé depuis la conquête des Ottomans, ne peut pas recevoir des bidmens de.deux eens tonneaux en pleine charge. Nous voguions avec vitefie, & nous efpérions enfin arriver au terme de nos defirs. Tout le monde étoit dans la joie, & 1'on fe félicitoit d'avanee. Nous n'avior.s pas pour une heure de route, lorfque tout a-coup le vent a pafte dans 1'oueft , & eft devenu trèsviolent. Le navire a commencé a dériver, & au doux efpoir a fuccédé la triftefle. Le Capitaine a fait des eftorts pour fe maintenir a cette hauteur. Il a couru des bordées, pendant Itf'juelles nous approchions affei de l'lfle de Cète, pour découvrir la verdure qui defcerdoit du fommet des cóteaux jufqu'au bord de la mer Cette vue charmante ne faifoit qu'irriter nos defirs. Pendant deux jours & deux nuits , nous avons louvoyé devant Scandié, fans pouvoir atteindre le pon. Le vent ayant renforcé , la mer eft devenue  L Z T T S I S furieufe. Les fiots rouloient fur le pont. Le navire trop chargé, gouvernoit mal, & fembloit pret i être englou i; il difparoiffoit quelquefois au milieu des montagnes liquides qui le couvroient de toutes parts. Le Capitaine cédant a la fortune, a tourné vent arrière & a dirigé vers l'Ifie de Cafos. Alors nous avons marché avec beaucoup de vitefle, &, dans peu d'heures, les rochers, qui forment la rade , fe font découverts a nos regards. La mer y brifoit avec un bruit horrible, & des fiots d'écume s'éleroient a une grande hauteur. A mefure que nous avancicns , le fpsctacle paroiffoit plus effrayant. Aucun des gens de 1'équipage ne connoiffóit cette rade, de manière qu'en ectrant ils ne favoient oü mouiller. Ils ont voulu jetter 1'ancre en-dedans de 1'écueil fitué al'Occident, 6c ont failli de nous faire périr. Nous nous fommes trouvés en un inftant au milieu de brifans prefque a fleur d'eau. Tout 1'équipage a pali. Sur le champ on a changé la barre du gouvernail, & nous n'avons évité le naufrage que ds la longueur du navire. S'il n'eüt pas obéi a la manceuvre, il fe prédp;toit fur des roes akus qui 1'auroient brifé en mille pièces. Une grofle barque qui étoit a 1'arcre, derrière un ifiot placé au nord de la rade, neus a ftuvés en tous indiquant le vrai mouillage. Voila quararte-dnq jours, Madame, que noes tenons la mer. Toujours ballottés par les vents, chaffés d'Ifle en Iüe, de contrée en contiée,  SUR LA GRÈCE. 19 nous cherchons Candie, comme ülyfle cherchoit Itaqus. De jour en jour fes voyages acquièrent plus de vraifemblance dans mon efprit. II eft vrai que nos marins font dignes des jours d'Homère. Au moindre mauvais tems ils courent fe cacher dans un port. Depuis notre départ d'Alexandrie, un Capitaine Francois auroit fait fix fois Ie voyage de Crète. La fuperftition de ces Grecs égale leur ignorance. Réellement ils croient leur navire encbanté. Ils me voient de mauvais ceil, & je crains qu'ils ne me regardent comme 1'auteur du charme. Fanatiques a 1'excès, ils peuvent s'imaginer qu'un hérétique caufe toutes leurs difgraces, & qu'en Ie jettant a la mer, le ciel ceffera d'être courroucé contre eux. Quoi qu'il en foit, ils font allés chercher , ^n bateau, un papas Grec pour détruire 1'enchantement. Il vient d'aborder en habit de cérémonie. 11 tient d'une main un encenfoir, & de 1'autre un goupillon. Une longue étole pend fur fa robe noire. Sa longue barbe, fes fomcils froncés, fon bonnet qui s'élève en pointe, lui donnent l'air un peu magicien. Un jeune enfant marche devant lui avec un baflln rempli d'eau bénite. Le grave papas a commencé par afperger notre chambre fans épargnei aucun des affiftacts. I! a béni, nous, les ponts, les mats, les cordages. 11 a récité force oraifons oü il conjure fatan. Enfuite il a parcouru tout le navire, 1'encenfoir a la main, & en brülant des parfums. Chacun de  po t e t t s e s nous en a eu fa part, car il a fallu fe Iaiffer encenfer. Après que la cérémonie a été finie, le Prétre nous a préfenté un petit baffin, oü 1'on a mis quelques pièces de monnoie. II s'en eft retourné en nous promettant un voyage beureux & beaucoup de profpérités. Les matelots fe croyant défenforcelés paroiffent fatisfaits. Ne voient-ils donc pas que leur inexpérience dans Part de Ia navigation, eft le feul charme qui les empêche d'avancer? Non, fans doute: un pareil jugement fuppofe des connoiffances qu'ils n'ont pss. La fuperftition eft Ia rille de 1'ignorance. Elle naquit avec Ie genre - humain , & ne s'éteindra qu'avec lui. Les Grecs, doués d'une imagination vhe & fenfible, paroiffent y avoir été pius fjjets que les autres peuples , comme 1'atteftent une fou'e de temples élevés a Neptune, dans les Ifles de 1'Archipel , & le facrince d'Iphigénie irnmolée pour obtenir des vents favorables. J'ai 1'honneur d'è re, &c. Lettre XVI. A Cafos. A M. L, Af. ii ne faut pas touiours, Madame, regarder comme un malheur les contrariétés que Pon éprouve en uier. Quelquefois les rigueurs de Ia  S U A L A GRÈCE. Si forUine nous fervent mieux que fes faveurs. Après avoir vu, pendant deux. jours, les riacs rivages de Crète, fans pouvoir y defcendre; après avoir contemplé d'un ceil d'envie leur verdure , leurs payfages, je murmurois contre le vent qui nous" avoit forcés d'y renoncer, & notre relache dans la rade de Cafos me fembloit une infortune. Depuis que j'ai fait connoiffance avec les habitans , j'ai changé de langage, & le vent peut nous retenir ici long-temps, avant que je forme le Uüoindre vceu pour qu'il change. „ (a) Cafos eft une des Cycla.les.... Elle '„ recut fon nom de Cafo, peie de Cleomaque. „ Cette petite Ifle envoya une colonie fur le „ montCafius, dépendant de la Syrië, (b) Cafos, „ dit Strabon, eft éloignée de Carpato (aujour. „ d'hui Scarpanto) de deux lieues & demie, & „ de neuf de Samonium (0 , promontoire de „ Crète. Elle a trois lieues de circuit, avec une „ ville de même nom, & plufieurs iflots dans „ les environs." Pline (d) donne des diftances bien différentes, mais il fe trompe. J'ai vu les lieux, & je crois devoir prononcer en faveur de 1'exactitude de Strabon. («) EtUntte de Byfance. Les Cspitaines franc/ois , qui ont corrompu fon nom, l'appelient 1'ifle du Gsze. (b~) Strabon , liy re 10. (c) Ce promontoire, fituó a l'orient de l'lfle ie Crète, s'appelie aujourd'hui le Cap Salomon. C'9 Pline, livre 4, chapitre 12,  92 LETTRES L'lfle de Cafos a fubi le fort de 1'Arcbfpel. Elle eft fous la domination de 1'Empire Ottoman. Mais les Turcs n'ofent I'habiter. paree qu'elle n'a point de fort. Ils craindroient d'être enlevés par les corfaires Maltois; difgrace qu'ils ont éprouvée plus d'une fois a Antiparos, & dans d'autres lieux dépourvus de fortereffes. Cette crainte fait le bonheur des habitans. Ils lui doivent la tranquülité, 1'aifance, & la liberté dont ils jouiffent. Le lendemain de notre mouillage, j'étois impatient de vifiter l'lfle. On mie la chaloupe a Ia mer, & neus voguames vers les rochers qui 1'entourent. Nous ne favions oii defcendre. Tout le circuit étoit bérifle de pointes menacantes, que les flots mugiffans blanchiffoient de leur écume. De tjuelque cóté que nous portaffions les regards , Cafos paroiffoit inabordable. Un habitant appercut notre embarras. II defcendit du village, en nous indiquant, avec un mouchoir, le lieu vers lequel nous devions diriger notre courfe. Nous y parvinmes , après avoir cótoyé le rivage 1'efpace d'une lieue. En cet endroit, Ie terrein s'abaiffe & forme un vallon, a I'extrêmité duquel on a creufé un petit baffin propre a recevoir des bateaux. L'entrée n'a que douze pieds de largeur & eft d'un trés - difficile accès. 11 faut paffer droit au milieu avec beaucoup de jufteffe. Si la barque touche les bords compofés de roes anguleux, elle court rifque de voler en éclats. Ajoutez a cela que, lorfque nous nous préfentames devant 1'ou-  sURLAeREci, 93 verture, une houle violente y refouloit. Le Cafiote appella un de fes compatriotes, ils fe mirent chacun d'un cóté, & nous firent figne de forcer de rames. Au moment oü Ia Chaloupe entroit dans la paffe dangereufe, ils 1'empêcherent avec de Iongues perches, de heurter contre les rochers, & la conduifirent dans le port. Ce paffage eft le feul, par oü 1'on puiffe defcendre dans l'lfle. Les habitans pourroient 1'élargir , mais ils aiment mieux courir quelques dangers, & avoir moins a craindre de leurs ennemis. Le Cafiote, qui nous avoit enfeigné le port, nous invita poliment a monter au village. Nous le fuivimes avec plaifir. J'étois habillé a la fran> coife, portant épée, chapeau & tout 1'habillement national. La nouvelle fe répandit bientót qu'il arrivoit des étrange;s. Les femmes , les enfans fortirent de leurs maifons, & vinrent nous attendre au haut de la colline. Elles montroient beaucoup de curiofité, & nous examinoient avec attention. Lorfque nous paffames devant elles, toutes baifferent modeftement les yeux. Parmi la foule, il s'en trouvoit de très-jolies. Quelques-unes nous faluerent, en nous fouhaitant le bon jour, & en nous difant: foyez les bien arrivés. Nous leur répondimes a 1'orientale: que ce jour foit heureux pour vous & pour vos hótes! Le guide, qui nous avoit amenés , étoit un des principaux habitans de 1'Ifle. Il me preffa d'entrer chez lui, & m'introduifit dans une falie ,  34. LETTRES qui, fans ètre magnifiquement meublée, annoncoit par-tout la propreté & 1'aifance. Un fopha régnoit a 1'entour. II me fit afTeoir fur une eftrade élevée, & fe placa au bas, tandis que 1'on préparoit le déjeuner. Bientót fon époufe & fa rille parurent, portant a la main des reufs frais, des figues & du raifin. La jeune Cafiote rougiffoit devant un étranger, qui, fans doute, lui paroiffoit vêtu d'une manière extraordinaire. Tandis que nous déjeünions de bon appétit, & que mon höte me verfoit d'excellent vin dans un large verre, la plupart des femmes du village vinrent lui faire vifite, nous faluerent, & s'affirent fans facon autour de 1'appartement. La curiofité les conduifoit. Elles commencerent bientót a chuchoter enfemble, & a détailier toutes les parties du vêtement francois. Rarement il aborde des Européens dans cette Ifle folitaire. Des yeux accoutumés a voir des têtes rafes entourées d'un chale, de longues robes relevées d'une ceinture, des mentons barbus, regardoient, avec étonnement, de longs cheveux treffés, un vifage fans mouftache, un chapeau cornu, & des habits courts qui ne defcendent qu'au genou. Ce contrafte paroiffoit les frapper beaucoup. Le fourire qui échappoit quelquefois de leurs lèvres, annoncoit vraifemblablement des remarques plaifantes. De mon cóté, je ne les obfervois pas avec moins de plaifir. Je diftinguai* fur-tout deux jeunes perfonnes.qui auroient été belles, même a Paris.  SUJILA GRÈCI. 95 La moins grande avoit des yeux pleins de feu, couronnés de fourcils noirs également arqués. Son teint étoit un peu brun, mais trés - animé. Ses joues gracieufement arrondies, fe couvroierit a chaque inftant de rofes nouvelles. Sa bouche mignonne fembloit faite pour dire des chofes charmantes. Quand elle fourioit, des dents blanches comme la neige contraftoient agrëablement avec le vermillon de fes lèvres. Elle paroiffoit pétiller d'efprit. Une vivacité brillante animoit tous fes traits. Des cheveux d'ébène attachés au fommet de fa tête, retomboient négligemment fur un col qui uniffoit 1'éclat & le poli de 1'ivoire. Ce col moulé par la Nature, fe prolongeoit mollement avec de belles proportions, & formoit, en s'arrondiffant, une gorge fuperbe. Un corfet fans manches, s'entr'ouvrant vers le haut, en laiffoit entrevoir les contours voluptueux. Une robe d'un coton très-fin, & d'une blancheur éclatante, defcendoit jufqu'a fes talons. Elle étoit liférée d'une bordure de pourpre Iarge de quatre doigts, & artiftement brodée. Une ceinture la ferroit mollement, & flottoit a 1'entour. Telle étoit cette jeune Grecque qui fixoit mon attention. La feconde lui difputqit Ja palme. Sa taille avoit plus d'élégance, fon port plus de nobleffe. Ses yeux brilloient d'une douce langueur, & refpiroient Ia volupté. De Iongues paupières modeftement baiffées, en voiloient 1'éclat, comme fi elle eüt craint de trahir les fecrets de fon ame. Son  p5 LETTRES teint avoit plus de blancheur; fes joues moins colorées, paroiffoient un lys légèrement teint en rofe. Ses traits fans être auffi faillants, offroient plus de régularité. C'étoit un afTemblage de proportions merveilleufes. Au premier coup-d'oeil, on la croyoit moins belle. En la confidérant, la perfection de cet enfemble raviffoit d'admiration. La vue de la première infpiroit la gaieté. On ne pouvoit la regarder fans plaifir. Celle-ci frappoit moins d'abord , mais quand on 1'avoit fixée, un attrait irréfiftible attachoit a fa perfonne , & le cceur recevoit des impreffions profondes. Toutes les femmes, qui nous honoroient de leur préfence , étoient femblablement vêtues. Toutes portoient le corfet, la ceinture, la longue robe de coton. La feule différence confiftoit dans la broderie , qui varioit fuivant les goüts, & dans la manière d'attacher les cheveux. Les unes les laiiïbient flotter fur leurs épaules en une ou plufieurs treffes; les autres les attachoient au fommet de la tête, & ils retomboient fur le col. Celles dont je vous ai offert la peinture, ne font pas les feules qui me paruffent jolies, mais elles m'ont frappé davantage. Peut-être penferez-vous, Madame, qu'après les triit.es fpectacles qui ont affligé mes regards, mon imagination s'eft enflammée a la vue de ces jeunes perfonnes, & que j'ai pris plaifir a les embellir. Cela eft poffible. Mais au moins 1'illufion a duré quelque tems. J'ai paffe huit jours dans 1'Ifle, & je ne voudrois pas chan- ger  rs 'sj & la g r & C e. KXf i^er un feul trait aux tableaux que je tous ai oiferts. J'ai peint ce que j'ai vu, ce que j'ai fenti. Je vous avouerai que ma furprife a égalé ma joie. Je m'attendois a trouver fur ce rocher de malheureux efclaves gémiflans fous le defpotifme des Turcs, & j'y ai vu une peuplade gaie, heureufe & libre au milieu de leur empire. Mais revenone a nos Belles. Lorfque le déjeuner a été fini, elles fe font .Tietirées. Mon Hóte m'a conduit dans un autre ■appartement, & pour me donner de la confiance ■dans les Cafiotes , & furtout dans fa perfonne , il a tiré d'un cbffre un certifka' ff-né par deux 'Capitaines Provencaux, & m'a prié de Ie lire. L'un difdit: ,, Francois, que la tempête jettera „ dans cette Ifle, fiez-vous i fes 1 abitans. J'ai ,, fait naufrage fur ces rochers , & ils m'ont ,, fourni tous les feeours que des hommes fe „ doivent dans un femblable malheur." L'autre difoit: „ j'avertis mes compatriotee „ que Ie hafard fera aborder dans I'Iile du Gaze, „ d'être fur leurs gardes, & de fe défier des ,, habitans. Ce font des frippons, des voleurs, „ & les étrangers ont tout a craindre de leur „ méchanceté." Je remis ce finguiier écrït a mon Höte d'un air fatisfait, & lui dis que je n'avois pas befoin de ces témoignages pour croire a fon honn'étetë. Il le ferra précieufement, croyant poiféder un trëfor, & cette afTurance me fit bien jug^er de twi. II eft - S  Ofl Z. Z T T 1 Z S vrai qu'il en ignoroit le contenu , & que Ie feeond Capitaine 1'avoit trompé. Je ne voulus pas détruire une erreur qui lui paroiffoit chère. D'ailleurs ce certificat ne pouvoit qu'occafionner une défiance utile i ceux qui Ie liroient. Pour moi, je m'en tins au premier témoignage, & continuai ie vivre familièrem'ent avec les Cafiotes. Ma feule précaution fut de ne paroitre au miliea d'eux, que fuivi d'un domefiique, & bien armé. Ces foins étoient inutiles. Je n'éprouvai, de leur part, que de bons traitemens. Defirant connoitre 1'Ifle, je partis du village, & dirigeai ma courfe vers la plus haute montagne. J'yparvins après u,e heure de marche. On découvre de-la Carpatho, qui paroi: fon peu éloignée, & dont Ia cóte fe prolonge ce Pelt a 1'oueft. En face du village, trois iflot-; fitués a 1'orient, a 1'occident & au nord, ferment cette raJe immenfe, ott nous étions mouillés. Ils font incultes, & ne produifent que des brouffailles. Au-de-ffous de Ia hauteur oü j'obfervois , eft une petite chapelle éntourée de quelques figuiers. De cet endroit part une chaine de collines, qui, fe recourbant en demi-cercle, laiffent au milieu une plaine d'une lieue de circuit. Elle a été défrichée par les habitans , avec des peines infinies. Ils en ont arraché des quartiers de rocher, & des monceaux de pierres qui forment des murs de clóture. Tout Cet efpace eft divifé en compartimens partagés enus les Cauote*!. I!s y fement de 1'or^e & da  SUR LA * R E C B. felé au commencement de Ia faifon pluvieufè, qui dare depuis Oftobre jufqu'en Février. Les pluies ne font pas continuelles, mais il n'en tombe que pendant ces mois-: Le refte de 1'année, Pair eft pur & ferein. Tous les jours y font beaux, toutes les nuits étoilées. Les vents de mer y temperent les chaleurs, & fous un fi beau ciel, on jouit d'une température délicieufe, & d'une fantó prefque inaltérable. La pente des cóteaux eft couverte de vignobles, qui donnent un vin fort agréable. J'admirai comment ces induürieux colons avoient pu cultiver des rochers, a peine recouverts de quelques pouces de terre, & je me réjouiffois en fongeant qu'ils étoient payés de leurs travaux, & que l'lfle fourniffoit a leur fubfiftance. Lorfque j'eus fatisfait ma curiofité, je revins i mon Hótel. On m'attendoit pour diner. Une poule au riz, des ceufs frais, des pigeons excellens, du fromage & de bon vin, me dédommagerent des mauvais repas que j'avois faits a bord. Les hommes dinerent enfemble, affis en rond fur Ie tapis. Les femmes étoient dans un appartement fépiré. C'eft 1'ufage, & quoiqu'il ne fut pas da goftt Frartcois, il falloit s'y foumettre. Vers Ia fin du repas, on fit pafier Ia coup.; de main en main. On but a mon bon voyage, & je bus a Ia profpérité des Cafiotes. La gaicté s'emparoit des convives, lorfqu'un bruit d'inftrumens nous fit lever de table. Uat Yingtaiue de jeun*s filles, towes vê{u« £ 3  -j&ö .I e t tji z s la fleur qui placée a I'ombre n'eft point réchauffée par les doux rayons du foleü, & languit a fon aurore. E +  IC4 t £ X T R; l J- J'aurois voulu confoler ces belles affligées-, mals; je n'avois aucun droit fur leur cceur, & ne pou* vois leur infpirer en fi peu de tems affez d'intéféyt pour niériter d'effuyer leurs pleurs» Je fus que 1'une d'elles venoit de perdre 1'époux qu'elie aimoit. Oa difoit que c'étoit le plus-beau couple de l'lfle, que 1'amour les avoit unis, & qu'après un mois-de manage 1'infortuné jeune homme avoit fait naufrage. „ La mer, ajoutoit-on, 1'a dévoré „ en naiffant, car il n'avoit pas atteint fa ving„ tiè.me année. La cadet-te tendrement attachée a fa fceur, pleure avec elle. Ce n'eft pas le feul ,, chagrin qui 1'occupe; elle a feize rns & elle- n'eft pas mariée, & dans ce pays les hommes „ font rares; la mer en confomme une grande „ partie. Aufli plufieurs derilles reftent-fans époux." Ce raifonnement m'a expliqué pcurquoi a Candie & dans plufieurs villes, on trouve des cafiotes qui fe font volontairement expatriées. Ces jeunas perfonnes n'ayant ni patrons, ui paiens, ni amis-, font obligées de fervir; leur innocence court de grands dangers; fouvent entrainées par 1'exemple., ou féduitts par de riches nigocians , elles mene-nt une vie licencieufe. J'en ai vu plufieurs qui avoitat oublié les mceurs de leur patrie; elles avoient perdu cette ingénuité, cette candeur qui fait le charme de leurs compatriotes. Pendant mon féjour a Cafos, il arriva une barque chargée de riz, de meions, de grenadis & de fruits divers,. Prefque toutes les femmes daf- ceni  SU' R LA GR k C E'.: iSJS cêndirent la montagne; elles vinréntavec enipreffëmènt recevoir, les uries un époux', les autres" un pere; celle-la un frere, uh ami. Je n'ai jamais3 vu mieux exprimer le plaifir, lal tehdrëffe; clleïs'' les embraflbient avec-tranfport, les ferroient'dans5 léurs bras, & béniffoient le ciel qui' les rèndöifc a leurs veeux. Töus les fignes dé la joie, töutess lés exprefiïons de 1'amour, étóient prödiguées de'; p'art 6c d'autre. Ce fpectacle étoit vraiment attendïiffant. Voila, dis-je en moi-même, lés anciens Grecs! 'voila leur imaginatiön vive toujours prête1 a1 s'enflammer! voila cette fenfibilité exquife qui'' les diftingua de tous les peuples dé la terre! ce' rocher les a fauvés du joug des Turcs", & ils ont' confervé leur antique caractêre. L'après-diner de ce jour mémorable fut cönfacré'' au plaifir. Le Capitaine cafiote donna un petit bal. Je m'y rendis a fon invitation. La falie étoit' entourée dé danfeufes: les chevéux étoieijt parfumés," on avoit mis les plus jolfs corfets', les' cëintures les' mieux brodées, les robes les" plus' blanches;- On forma diverfes rondes, lés bras' enlacés aia manière accoutumée. Deuxiyres, cc des chanteurs placés fur une efirade animoient las' mouvemens;' la gaieté brilloit dans tous lesyeux; les jeunes gens qui venoient d'arriver, s'étoient placés prés de leurs compagnes ou dé leurs aman-' tcs; ils les entouroient de leurs bras en danfant; ils fentoient les battemens de leur cceur; auiïï la joie paroiffoit fur tous les vifages ; les jeufceV' E 5.  xo9 chè.vres faüvages qui y font en grand nombre» Elles courent avec tant de vheffe a-travers lespréclpices , qu'il eft prefque impoffible de les approcher. Nous leur avons- donné la chaffe pju.^ fiêurs fois fans aucun fuccès. Standié a trois ports, oü abordent les -vaiffeaux chargés pour Candie. Du fommet de la montagne. nous découvrions la-ville, mais la mer.étoit fi mauvaife qu'aucun bateau n'ofoit fortir pour nous. tirer de cette prifon; cependant le fecond jour de notre.arrivée.un Turc intrépide nous a abordés tkns un petit canot ; il nous a dit qu'on attendoit depuis long-tems notre navire, qu'on 1'avoit déiavu louvoyer dans ces parages, & qu'on craignoit. qu'il ne füt péri. Le gros tems continuoit toujours & nous retenoit fur les rochers déferts de Standié. Enfin le quatrième jour, une barque nous eft venu prendre & nous a conduits a la capitale , environ deux mois après notre départ d'Alexan» drie. J'ai 1'honneur d'être, &C-. L Z T T B E XVIII. A-Caodie»-, j AM. L. M. Toutes les fois, Madame, qu'entrainê par le defir de corjaoitre, le curieux reut remon- , & 7  itO Z E T T E E S ter a 1'origine des nations anciennes, Ia mythologie vient arréter fc« recherches, en lui préfentant des dieux & des héros la plupart emblématiques. Leur hiftoire fabuleufe précède celle de tous les peuples célèbres; elle eft moins intéreffante pour nou=, qui, avec bien des travaux, ne pouvons que conjefturer la vérité a travers le voile des allégories; mais elle avoit un intérêt puiffant pour les Anciens. Si le peuple n'y voyoit qu'une théologie facrée, a laquelle il étoit obligé de fouaieftfë fa raifon, les philofophes initiés è fes myftères, y reconnoiffoient les opinions des Savans fur Ia formation de PUnivers, 1'Aftronomie, la Phyfique & 1'Hiftoire naturelle. Avant que nous pircourions l'lfle de Candie, foufFrez, Madame, quj nous vifitions 1'ancienne Crète. Les connoiffances qu'elle nous procurera , éclaireront nos pas per.dant le voyage, & ferviroit a expliquer nombre de faits dont 1'origine fans cela nous feroit inconnue. Ce n'eft qu'en rapproc'iant Ie paffé du préfent, qu; nous pourrons co .cevo r une idéé jufte de cette contrée fameufe,Je fais, Madame , que c'eft prefque un ridicule de pnrier des Anciens; qu'il faut, ou les élever jufqu'ifux nues ou les déprimer a 1'excès; mais la raifon tient un jufte mili.u, & pèfe les aflions des hommes dans une égale balance; elie ne fait acception ni des fiècles ni des perfonnes, & aimire ou condamne avec impartialité cs qui mérite les éloges ou le bfósi;.  S B ï L i G R È C £. III Les Mythologiftes Crétois,. cités par Diodoré Je Sicile ( tribua cette inftitution au lils d'Alcmène, qui, a- Ia vérité, marcha fur 'les traces de fon prédéceiTeur, & s'immortalifa comme lui-. (e) Les Daétyles Idéens donnerent naiffanca aux Ciuètes. Ceux-ci habiterent d'abord les forêts cc les antres des montagnes. Dans la fuite , ils établirent Ia vie domeftique, & contribuerent par leurs inftitutions, a civilifer les hommes. I's leur enfeignerent a raffembler des troupeaux de moutons, a dompter la férocité des animaux fauvages pour les faire fervir a leurs befoins, a profiter du travail des abeilles, en les -réuniffarit dans des ruches, lis leur apprirent 1'ufage de I'arc, & les formerent a la chaffe. Ils forgerent 1'épée, & furent les-inventeurs des danfes militaires. Le bruit qu'ils faifoient en danfant armés, empêcba" vSaturne d'entendre les cris de Jupiter, dont Rhéa leur avoit -confié 1'éducation. Ce fut dans un antre du Mont-Ida qu'ils éleverent ce Dieu-avec Ie feeours des Nymphes, le lait de la chè vre Amalthée (ƒ), & le miel des abeilles. 00 D'autres les regardïtit comme enfans de la texeu Strabon dit qu'on leur donna le nom de Curètes h caufe etifoin qu'ils prirent de la jeuneffe de jupiter, livre 10.' (ƒ) Laiïatice, livre premier, ck. -ai,-dit: „ Didyme  SUR LA 6 R E C E. tT$ lei la Mythologie crétoife place la naiflancc «es Titans, leur habitation prés de Cnoffc, ou 1'on voyoit le palais de Rbéa, leurs courfes par toute la terre, leur guerre contre Ammon, & fa défenfe par Bacchus, les noees de Jupiter & de Junon, célébrées prés du fleuve Therène en Crète , les Dieux, les Déeffes, les Héros auxquels ils donnerent le jour. Les plus illuftres de ees héros furent Minos & Rhadainante. (g) On les dit fils de Jupiter & d'Eu= rope tranfportée dans l'lfle fur untaureau. Minos, devenu Roi, batit plufieurs villes, dont les pius confidérables font Cnoffe fur la cóte qui regarde 1'Afie , Phceftus fur Ie rivage du midi, & Cydon vers 1'occident, en face du Feloponèfe. 11 donna a fes füjets les loix adrnirabies qu'il feignit avoir recues de Jupiter, fon pere, dans la grott» du Mont Ida, Rhadamanthefediftingua par lafouve-raineéquité de fes jugemens, & par les cbatimens-irrémisfibles dont il puniffoit les-impies & les malfaiteurs. II tenoit fous fa domination de grandes „ ïaconte que MélilKe, Roi de Crète, Fut Ie premier „ qui facrilia aux Dieux; qu'il introduiilt dosriies nou„ veaux & la pompe des cérémonies; qu'il tut deux „filles, Amallliée & Mclifie, & qu'elles nounirent „ Jupiter , enfant , de lait de ehèvre & de mier." Voila ptut êire ce qui a fait dire aux Poëtes que la chèvce Amalthée avoit nourri Jupiter. (g) Diodore ds Sicile, 1. 5.  Hf. LETTB.ES Ifles, & prefque toutes les cótes de l'Affe qnl «'étoient données ï lui fur la réputation de fa probité. Les Mythclogiftes 1'ont établi juge des ertfers i pour prononcer fur le fort des bons & des méchans. lis lui ont décemé les mémes honneurs qu'a Minos, le' plus jufte des Rois (4). Jufqu'ici j'ai fuivi les traditions crétoifes rap. portées par Diodore; mais les Hiftoriens ne s'accordent point entre eux. II exifteune foule d'opinions diverfes fur les premiers habitans de Crèts. (j) Strabon, qui les a -favamrnent difcutées, dit après plufieurs pages: „ Je n'aime point les „ fables, cependant j'ai donr.é. de longs détails „ fur ce'.ias-ci, paree qu'elles tiennent a la théo„ logie. Toute dilTertation fur les dieux doit 4, pefer les opinions antiques, & les diftinguer „ de la fable. Lts anciens fe plurent a couvrir „ d'un voile leurs connoiffances fur la Nature. „ II n'eft pas poffible d'expliquer toutes leurs „ énigmes. Mats, en expofant au grand jour les „ allégories nombreufes qu'ils nous ont laiffées, ,, en examinant avec attention leurs rapportsj, „ leurs différences, 1'efprit peut , a 1'aide de „ la comparaifon, découvrir la vérité." (A) Rhadarnante étoit un homme julte , inftruit par Minos , non pas dans I'art entier de tègner, mais «Uns la partie du miniftère royal qui regarde la juftire;ce qui loi £t dunner le nom de JugeéquiiaMe. Plalon, fur MinMt CO Strahon, liyre 10*.  SJJBLAORÈCE. tIS ^uittons la Mythologie, & recherchons ce qi* Phiftoire nous a laifle de moins incertain fur les divers peuples de Crète. Cette Ifle célèbre recu; fon nom de Crès, le premier de fes Rois (*). II étoit 1'auteur de plufieurs découvertes utiles, qui avoient contribué au bonheur de fes peuples Q). Animés par la reeonnoiffance, ils voulurent conferver le rouvenir de fes bienfaits, & immortalU fer fon nom, en le donnant a 1'Ifie (ni). («) Pour diftinguer les vrais Crétois des étrangers, on les appella Eteocrètes. Une fonle de peuplades vinrent s'établir dans l'lfle, de toutes les parties de la Grèce. La beauté de fon climat, Ia fertilité de fon terroir les invitoient a y former desbabitations.LesLacédémoniens.les Argiens, les ■ (i) Eusibe in Cliro. Crts I'ndigène fut !e premier qui rr^ni en Crèts, & qui lui donna fon nofn. On dit qu'il fut un des Curétes qui cacherent Jupiter. lfidon Orig. I. 14, ch. 6. Cette Me appellée Crète, du nom d'un certain Crètes , un de fes habitans. Ccdrenus. Crète recut fon nom ie Crètes, qui en fut Roi, & la .gouverna. (!) Dkdore de Sicile, l. 5. O) Etienne de Byfance,qui rapporte les opinionsdes Anciens au fujet de cette Ifle , dit qu'tlle recut fon nor» de Cores , ou de Crc.'e, fils de Jupiter & de la Nympbe lil, 011 de Creta, une des Kefpérides, &c. Mais il ajoute qu'il vaut mieux faire dériver ce nom de Crès, an de fes habitans. Elle eut beaucoup d'autres notns, qu'il feroit inutile de détailler ici, Q>y Euflatius , fur nHatte*  2TS x e t t * r r Athéniens furent lesprincipaux peuples qui y cssduifirent des colonies (o). G'eft ce qui fait dire » Homère.--(p) „ Crète eft une grande Ifle at » milieu d'une mer orageufe. Le fol y eft gras „ & abondant. Elle contient un peuple innombra„ ble. Gent villes ladécoreut, Ses habitans par„ lent des Iargues diverfes. On y trouve des „ Achéens, des Etéocrètes- courageux, des Cydo<„ niens, des: Doriens & des- divins Pelatges," Les Etéocrètes occupoient Ia partie méridionale; ils y avoient fondé la ville de Prcefus, & élevé un temple a Jupiter Diftoé (?). Cres ne fut pas le feul Monarque qui gouverna PJfle de Crète. II eut des fucceffeurs. L'Hiftoire eft ftérile a- leur fuj'et. Elle a. fimplement confervé- les noms de quelques-uns de ces Rois, & un petit nombre de faits, mêlés de fables, arrivé* fous Pempiredes autres.(») Parmi ces Souverains,. (o) Scylax in Periplo. Dicaanhus de ylto Gracia. (p) OdifleV, livre 19. f») Strabon, livre 10,' (O Voki les noms de ces Róis , tels que Miirtius" lés a raiTemblés dans une favante- Diü'ertation fur 1'Iflè ■ ttê Crète; Jupiter, premier. Crés, Celui qoi dönna fóït nom a 1'Iïle. ^Qui, après avoir régné en Libye, vint" Amion, < en Crète» & époufa la fillc de Crès. I-C'eft lui que Bacchus défendit contre les ^ Titans. Miussés, Do&i ki filles-nourrirent Jiipker,-  S » J l i j I 1 C I. ij; mm,trouve deux Jupiter, deux Minos. Cependant Ja plupart des Ecrivains les confondent, & attri. byenti un.feul des adionsqui devroientêtre par. tagées entre .chacun d'eux. Cette réflexion regarde furtout Minos, que 1'antiquité a jugé Je plus fage des Légiflateurs. La place qu'elle lui a^af figné dans les enfers, efl ,un ,témoignage non Jupiter Jd. JCelui 1ni fuc é'«vé par les Curètes. II fe Ztrouve ici une grande lacune. .Cecrops. CYDOK. Aptere , >0>ibatit la Vilje de ce nost. LAPBi , Teutamus, $" s'et"para de l'lfle avec les Doliens & *■ les Pélafgiens. Astérius, 3 " ^poufa liurope , enlevée par Jupiter., & * adppta fes enfans. fFils adoptif d'Aitérius, mort fans enfans. Minos ter. ,, lateur a eu tort ou raifon de les publier,-qu'ils „ s'écrient d'une voix unanime; elles Jont bonnes, i puijqu'ellet vier.mnt des Dieux. Si quelqu'undes „ vieillards y trouve des abus a réformer, qu'il ,, en parle au Magiftrat, ou qu'il en raifoiiEe „ avec fes égaux, mais jamais en préfence des „ jeunes gens («)•" Ce code excellent étoit gravé fur des tables d'airain, & Talos, Miniftre de Minos, parcouroit trois fois par an les villes & les bourgs pour en furveiller 1'exécution (x). Le Roi de Crète, fachant que le peuple a be- (f) Platon, livre premier des Loix. CO Platon, fur Minqs. Cu) Cicéron, Tufc. 1. z, dit: les loix de Crète, données par Minos, ou Jupiter, ou comme des Peëtes le veulent, d'après fon confcil, font «ne fource ir"ii,fkiiï« lion pour la jeunene. (*) Platon, fur Minos.  tVi, LA «SÈCK. Hf fein du merveilleux pour croire, prétendit qu'il 1'avoit recu de Jupiter, fon pere, dans la grotte du Mont-Ida. C'eft ainfi que Lycurgues avant de donner fes loix, fe rendit è Delphes, & publia qu'il les tenoit d'AppolIon. C'eft ainfi que Numa attribua les fiennes a la Nymphe Egerie, & Mahomet a 1'Archange Gabriel. D'un autre cóté, les anciens nous peignent Minos comme un Prince livré a fes paffions, & un conquérant barbare. Amoureux de la Nymphe Dictynne, qui réfiftoit i fes defirs, il Ia pounuivit jufqu'a 1'extrêmité de l'lfle, & la forca de fe précipiter dans la mer, cü elle fut fauvée p;,ï des pêcheurs qui la recurent dans leurs filets. 11 fut le premier des Grecs .(y) qui parut &r la Médlterranée, a la tête d'une armée navale. 11 con*juit les Cyclades , en chaffa les Cariens, y fon. «ia des colonies & en donna le gouvernement a fes fils (ï). Ayant appris, tandis qu'il étoit a Paros , (n) (y) Strabon, l. 10. driflote Poli. I. 2. JMoJQre. getuit, l. 5. Pline, l 7, ch. 56. (z) Thucidide, livre premier. f» Afpollodore, l. 3. II apprit la mnrt de fon fils a Paros , tandis qu'il ficrifioit aus. Graces. II Ata Ia couronne de fon front, & quitta la fiüte. II acheva cependart Ie facrifice. Ce fut pour cwifcrvet ie fouvenir de cet événement, que les habitans de Paros facrifierent pendant long-tems aux Craces , fans couronne & fans flüte.'  LETTRES que fon fils Andiogée venoic d'être tué a Athè* nes, il déclara la guerre a Egée, & lui impofa le hcrateux tribut dont Théfée délivra fon peuple. II prit les armes contre Nifus, Roi de IMégare, ie fit prifonnier par la trahifon de fa fille Scylla, & le mit.a mort, -ainfi que Mégare, fils d'Hyppomène , qui lui avoit apporté du fecours. Dscdale., contre lequel il étoit irrité,, défefpérant de fléchir un Prince implacable , employa toutes les reffources de fon génie pour écbapper a fon reffentiment. II s'enfuit en Sicile, gagna la proteftion du Roi Cocale, & obtint un afyle a fa cour. Valérius Flaccus (*) a peint cette fuite d'une manière brillante & pittorefque. „C'eftainfi ,, que Dasdale, devenu oifeau, fe précipita du ,, Mont Ida, retentiffant comme 1'airain. Prés ,, de lui voloit fon compagnon avec des ailes plus „ courtes. Ils fembloient un nuage nouveau qui „ s'élèvs dans les airs. Minos voyant fa ven„ .geance .trompée, frémit de colere. Ses regards fe '1 aflerent vainement a fuivre fa proie dans \, t'immenfité de 1'efpace. Les Satellites retournerent a Gortyne avec leurs carquois remplis de fléches." Le Roi de Crète n'abandonHoit pas ainfi fa proie. II arma une flotte, pourfuivit lefugitif en Sicile, (c) & périt devant les murs de Camicum. H (*) VaUrius Flaccus, livre premier. CO Uigia.fabk 44' Paufanws in Achaipis,  SUR LA * X fe G tl til II eft evident que ces a&ions ne peuvent coa«vcnir au Monarque jufte qui mérita de dêcider, dans les enfers, du fort éternel des bons & des méchans. On peut donc croire avec fondement que Minos, le Légiïiateur, eft différent du conquérant; que Tanden fut celui qui s'acquit une réputation immortelle de fageffe & de juftice ; que Ie fecond foumit a fa puiffance une grande partie des Ifles de TArchipel; mais qu'emporti par fes paffions, il ternit fa gloire par Ia cruaute? & Ia vengeance. Je ne paflerai point ici, Madame, de PafiphaéV de Théfée, d'Ariadne & du Minotaure. Leut hiftoire eft liée a celle du Labyrinthe. Elle viendra naturellement, Iorfque je ferai mention de cette prifon fameufe, qui fut I'ouvrage de Daedale, & qui faillit d'être fon tombeau. J'ajouteraï,1 avant de finir cette lettre, quelques mots fur Idomenée, Ie dernier Roi de Crète. Je vous ai dit, Madame, que ce Prince avoït conduit.de concert avec Mérion (<0, quatre-vingts vaifleaux au «fecours d'Agamemnon. Homère vouss a appris les exploits éclatants par lefquels il s'étoit diftingué devant les murs de Troye. Avant de partir, il laiffa le gouvernement de fes Etats i Leucus («), fon fils adoptif, &. lui promit la main de fa fille Clifithère , s'tl gouvernoit avec fagef* (df) Ce Mérion étoit fils de MoIus,ontlsd'Idomenée.' CO 5.""i'w Smytntus.  Ï22. L X T T E £ S fe pendant fon abfence. Ce jeune ambitieus ne conferva pas longtems Ie fouvenir des bienfaita dont il avoit été comblé. S'étant feit un grand rombre de partifans, il afpira bientót a la Couronne. Son impartience ne put attendre qu'un hymen légitime la lui mit fur la tête. Voyant que ie Roi tardoit a revenir, & fe flattant peut-être qu'il périroit en combattant, il réfolut de mon. ter fur le tróne. Mida, (ƒ), époufe d'Idomenée, &: ia Princeffe Clifithèie étoient un obftacle a fes defirs. Mais 1'ambition ne connoit point de frein, «i foule aux pieds les loix les plus facrées. Ce baibare ayantféduitlepeuple6ccaptivé les grands, immola dans Ie temple ces victimes infortunées. Lprfque Idomenée chargé de lauriers, aborda fur la cóte de Crète, Leucus qui faifoit tout trembler fous fa puiffance, Ie pourfuivit a main armee, & le forca de remonter fur fes vaiffeaux. Je fais qu'on raconte diverfement la fuite d'ldomenée. Servius (g) dit qu'il avoit premis dans une tempête, de facrifkr aux dieux le premier qui s'ofTriroit k fes regards, en abordant au rivage ; que fon fils s'étant préfenté, il Timmola («); que la pufte étant furvenue, lts habitans regarderent te f.éau comme un efFet de la vengeance divine, ( f > Jcannes Tzetzis. Eneide, l. 3. Le bruic fe répand que Ie FIéros Idooienée, chaGK du ttóne de fes peres, s'étoit enfui loin de fa patrie. Idomenée de Lyftos (Ville do Crète) couvie de fes foldats les campagnes de Salenio^ ik) UirodQte , /. 7.  1*4- t « T T & E S de Platon, que Lycurgues prït pour modêle (a) de celle qu'il établit a Lacédémone, & qui fe couvritdegloire aux yeux de toute la Gièce. Strabon 1'a jugée digne de fon pinceau, & a comacié, dans fon immottel ouvrage, les traits prin. cipaux qui la canftériftnt. Leur fingularité vous frappera fans doute. Vous trouverez une différence prodigieufe entre les prircipes de cette ancienne République, & ceux de la plupart des GouveriKmens afluels. Mais vous verxez avec plaifir une légiflaticn, dont 1'unique but fut de faire éclore dans le cceur de 1'enfance, le g.eime des vertus, de le développer dans 1'adolefcence , d'infpirer k l'bomme fait, 1'amour de Ia patrie , de la gloire, de la liberté, & de confoler la vieilleffe par la confidération & l'eftime attachées a la Ca) ,, Lycurgues s'étant retiré en Crète, rechercha „ l'amitié de Tftalès, Po'éie & Légiflateur. 11 apprit de ,, lui le ïhytuie, dort Rhadamante & Minos s'étoient ,, feivi peur promulguer les loix qu'ils piétendoient „ avoir rejues de Jupiter. II voyagea tnfuite en Egypte, „ & étudia les inftituiions de cette nation. Quelques„ uns ajoLtent qu'il fe rendit è Cbio, & qu'il y con. „ verfa avec Horcèie. De retour dans fa pauie , il ,, trouya fon neveu Cliarilaus fur le trone. Ce fut alors ,, qu'il s'occupa a fermer fon code; mais , avant de le „ publier, il slla psiïer quelque tems h Delplies , & „ dit qu'il le tenoit d'ApoIlcn.. .. Les kix de Lycur. „ gues font abfo!uuiei) étoit compofée de la volonté du peu- (b') Plutarque in Di.ns. F 3  H6 L E T T & X 5 ple, & de celle des chefs. Cependant, comme Jee Grands occupoient les premiers emplois , ils avoient la principale part a 1'adminiftration. Cha. que année, dans une affemb'ée nationale, dix Magiftrats étoient élus a la pluraüté des voix. On les nommoit CJmoi, & ils rempliffoiert les mêmes focftions (c) que les Ephores a Sparte. Ils préfidoient a la guerre, & régloient les affaires les plus importantes (a). Us avoient le droit de choifir des vieillards pour Confeillers. Ces vieillards, au nombre de vin£t-huit, compofoient Ie Sénat de Crète (e). On les prenoit parmi ceux qui avoient exercé Ia charge de Ofttoi (ƒ), ou quife diftinguoiert par un mérite éminent, & une probité fans tache. CesSératcurs étant perpétuels, jouiffolent d'une haute confidération, & 1'on ne décidoit rien fans les avoir confultés. C'étoit une barrière que la fageffe du Légiflateur oppolb:t i l'ambition de ces dix Chefs. II avoit encore borné Cc) Ariftotc Polit. 1. i. Les Ephores ont la mém» puiCünce qreiles Magiltrsts crétois nommés Co/mot. Seulement les premiers font au nombre de cinq, & les Ccf. moi de dix. (£) Ariflotc Polit. I. t. (O Hcfychm:. „ A Lacédémone, a Carthage & en „ Crète, le Collége des vieillards eft appeilé Geronia." On le nommoit ainfi , paree qu'il étoit cotnpofé de s8 Sénateurs. Cf) Stiabon , liyre l«.  I J H- LA SakCB. «7 leur puiftince, en fixant a une année la durie de teur adminiftration. Si prévoyance s'étoit érendue plus loin. II eft pofilbla que la fédufïion déter. mine les fuBrrages du pcup'e. Ainfi, fon choix pouvoit quslqusfoir tomb -r fur un fajet indigne d'un pofte honorable. Si cet événement arr'tvoit, celui qui deshonoroit la dignité de Cifritn, étoit defticué dans uns affsmblée de la Nation , ou fimplement de fes 'collèrues (?). Voila fans doute ce qui fiit dire a Platon 0): ,, La République ,, qui s'approche trop de 1'Etat monarchique, & „ celle qui affecte une liberté trop étendue . ,, n'ont point pour bafj une jufte modération. O ,, Crétois! O Lacëdémoniens! Vous avez évité ,, ces deux écueils, en établiiDnt les vötres fur „ des fonlernans p'.us folides." j>3 viens d'ejcpofer a vos yeux, Madame, cs qui a rapport a 1'adminiftration Crétoife. Vous voyez cornbien elle eft fimple. Un p;uple libre, mais trop psu éclairé pour fe conduire lui-même, nomme des Magiftrats, aux mains defquels il rem?t fon autorité. Ces Chefs revêtus de la puiffrnce royale, élifent des Sénateurs pour les éclairer de leurs confeils. Ces Confeillèrs ne peuvent rien décider par eux-mêmes, mais ils font perpétueis, & cette ftabilité allure leur crédit, & étend leurs. 00 Ariflore. (A) i'latun, des Loix, üvre 3. F 4  *25 L X T T X X. S. lumières. Un intérêt puiiTant engage les Chels «3e Ja République a paicourir glorieufement leur «rarrière. D'un cóté, la crainte du defhonneur les arrête; de 1'autre, 1'efpoir de devenir uu jour xaembres du Confeil national les excite. Examinons maintenant les moyens employés, par le Légiflateur, pour former des Citoyens. Tous les Crétois étoient foumis a leurs Magiftrat.*, & divifés en deux cfaffes , celle de I'age virii, & celle de la jeuneffe (t). Les hommes faits entroient dans la première. Les jeunes gens parvenus a leur dix-feptième année compofoisnt ia feconde (i). La fociété des hommes dans des édifices publics prenoit fes repas en commun. La, le chef, le magiftrat, le pauvre, le. riche afffs enfemble, avoient le même breuvage, la même nourriture.. Un vafe rempli de vin mêlé d'eau (/) que 1'on paffoit a la ronde, étoit 1'unique boiiTon des (0 La première claffe fe ncmmoit Andreïa, & répcndoit aux Pheidicia des Lacédémoniens. Ces deux noms fervoient a défigner les lieux pubiics , eü les Crétois & les Spartiates réunis prenoient leurs repas en commun, & oü ils difcouroiert fur les affaires de 1'Etat. Anciennement même on appelloit a Lacédémone ces affemblées Andreïa. Arijlnte. C/0 La feconde clafle s'appelloit Agelas, troupeau afiemblé. On donna auffi ce nom aux édifices, oii 1» jeuneöa ïéunie prenoit lés repas en public. CO DofiaAas, fur ia Qrète..  SUR LA G X 4 C £• 1 s9 des convives. Les vieillards feuls avoient le droit de dernand'er un furcroit de vin. Ce peuple, fi fage, connoiffoit fans doute Teiripire de la beauté, puifqu'il avoit établi une femme pour préfider i chaque tablé (0$ Elle prenoit publiquement lies mets lei meilleurs , & les préfentoit a ceux qui s'étoient illuftrés par leur valeur dans les combats, öu leur fageffe dans les confeils. Cette diftinftion méritée, loin de faire des jaloux, excitoit tout le monde a s'en rendre digne. Prés du lieu oü les Citoyens étoient raffemblés (w), on' dreffoit deux tables appellées hofpitalières; tous les voyageurs & les étrangers qui fe préfentoient, y étoient admis; ils avoient auffi une maifon particulière, oü ils pouvoiënt paffer la nuit. Pour foumir aux dépenfes publiques,- chaque eitoyen étoit obligé d'apporter en commun , la dixième partie de fes revenus. Les Préfets des villes fe chargeoient de la diffribution générale. En Crète, dit Ariftote, une partie des fruits de ja terre, des troupeaux, dés revenus de 1'Etat, des impóts, eft confacrée aux dieux ; 1'autre., aux claffes qui partagent la fociété, de manière que les Hommes , les femmes, les enfans fonf nourris aux dépens du public (0) Après le diner, les chefs avoient coutume (m) Dofiadas. (v) Dofiadas. Ééfiatkiuri io) Dofiadas, fur lts af air es deCrèls, 3? $  *30 LETTRES de s'entretenir enfemble, & de confulter fur les affaires de Ia République; ils racontoient enfuite les belles accions faites dans les combats,• ils exaltoient le courage des plus illuftres guerriers, & exhortoient les jetrnes gens ê Ia vaillance (p). Ces affemblées étoient Ia première école de Ten. fance. A fept ans, on mettoit 1'arc a Ia main du Crétois; dès-lors il étoit recu dans la fociété des hommes, & il n'en fortoit qu'a 1'age de dix-fept. La affis par terre, & vêtu d'un habit fimple qu'il gardoit toute 1'année, il fervoit les vieillards, & <écoutoit en filence leurs avis; fon jeune cceur s'enflammoit au récit des hauts faits d'armes, & il brilloit de les imiter fj). L fe faifoit une hafcitude de la fobriété & de la tempérance; ayant ians ceffe devant les yeux des exemples de modéTation, de fageffe, de parriotifme, il recevoit Ie germe des vertus, avant même d'avoir 1'ufage de, raifon. On racccotrtumoit de honne heore aux armes & a la fatigue f>) , afin qu'il put endurer Ia ehaleur, le froid , franchir les monts & leurs 00 Euflathius, fur rOdijfée, dit: Les Crétois confultoient , après le dtner, fitr lei affaires publiques. Ils parloient enfuite de la guerre, louoient les exploits des Cuerriers , & exhortoient les jeunes gens a les imiter. (q~) Strabon, Hvre 10. (O Strabon, livre 10. Les loix de Crète, 'dit Cicéron, mftruifent la jeuneflè a la cbaffe. a la courfs/i fupportfif i* iaim, la foif j le ftoid & Ia chalet*.  SU» LA GHÊCÏ. I3l précip.ces, & fttpporter courageufement les coups qu'il recevoit dans les gymnafes & les combats» Son éducation ne fe bornoit pas aux exercices gymnaftiques; on l'inftruifoit a chanter avec une forte de mélodie (ƒ) les loix écrites en vers , afin que le plaifir de la mufique les lui gravat plus facilement dans 1'efprit, & que s'il péchoit contr'elles, il ne put s'excufer fur fon ignórance. Il apprenoit enfuite des hymnes en 1'bonneur des dieux, & des poëmes faits a la louange des héros. Parvenu a fa dix-feptième année, il quittoit la fociété des hommes, & entroit dans celLe de te jeuneöè. La continuoit fon éducation; il s'exercoit a la chaffe, a la lutte, & a combattre avec fes compagnons. La lyre jouoit des airs dont le rhytme étoit ufiré a la (t) guerre, & il falloit en fuivre exaftement la mefure. Ces jeux n'étoient pas toujours fans danger, puifqu'on *'y fervoit quelquefois cParmes de fer («) ; une danfe , oir ia jeuneffe tachoit furtout d'exceller, -étoit la pyrrhi 3 Diodorej livre3. Deiiis ICtMUarvcfe,Tiy*% Wint; F é  }Z* LETTRES toient I'habit ie guerre; c'étoit une cafaque courte * légere, qui. ne defcendoit qu'au genou, & qui étoit ferrée par une ceinture è doublé tour; un brodequin formoit leur ebauiTure ; ils étoient couverts de leurs armes , & figuroient au fon des inflrumens diverfes évolutions militaires. „ Les „ Lacédémoniens , & les Crétois, dit Liba„ nius (y), cultivoient la. danfe avec «n zèfe „ étonnant; ils Ia regardoient comme un exercice néceffaire ordonné par Ia loi, & il étoit pref„ que auffi defbonorant de 1'abandonner, que de „ quitter fon pofte pendant la bataille." (?) II étoit permis aux Crétois riches & d'une illuftre naiffance, de former des. fociétés de jeunes gens de leur age. C'éioit a qui auroit la plus nombreufe; pour 1'or.dinaire, le pere de celui qui I'avoit rafiemblée y préiidoit; il avoit droit d'infouire cette jeuneffe guerrière, de 1'exercer i la eourfe, a la chaffe, & de décerner des. peines •u des récompenfes,. L'amitié étoit en grand honneur parmi les Crétoisimais,. dit Strabon (a), leur manière d'ai. L 7, chapitre 56. Strabon, l. 10, difent que cette darde fiit iaventêe en Crète. Nicolas Danuicèjie dit que Fyr. rticus de Cydon err fut 1'inventeur. (y) Libanius, dans fon oraifon pour fes Danfcurs. (2) Strabon, Hvre 10. Ces feciétés , comme je 1'ai dit, fe nommoient /Igelas*. (f) Stralen^ tivre is*  r tr * IA 6 R E c z. 132 »er eft fort extraordinaire j au lieu de Ia douce perfuafion, ils emploient le rapt pour gagner des amis. Celui qui chérit fecrètement un jeune homHie de fon age, & qui defire fe rattacher, par des Hens indiiTolubles, forme le projet de 1'efi1'ever ; il en fait part a fes compagnons trois jours avant 1'exécution; ceux-ci ne peuvent ni Ie cacher ni i'empêcher dë fortir, paree qu'ils fembleroient avouer qu'il ne mérite pas un tel excé* d'amour. A'n jour marqué ils fe réuniffent; fi ïe raviffeur leur parolt d'un mérite égal ou fupérieur i fon ami, ils font ftmblant de s'oppofer a 1'enlevement pour fatisfaire la Ioi, & le favorifent enfuïte avec joie; fi au contraire, ils ne le jugent pas digne du cfioix qu'il a fait, ils 1'empêcherj* d'exécuter fon deffein. La réfiftance fimulée dure jufqu'a ce que lé jeune -homme ait conduit fa proie i 1'affemblée dont il eft membre. lis ne regardent pas comme lë plus aimablé, celui qui furpaffe les autres en beauté , mais celui qui fe diftingue par fa bravoure & fa modeftie. Le ravifiêur comble de bienfaits fon jeune ami, & le mène partout oü il defire; il marche accompagné de ceux qui ont favorifé fon larcin ; il le condüit de fete en fête, lui procure les plaifirs de Ia chaffa, de la bonne chere; &, après s'être eftbrcé pendant deux mois de gagner fon cceur, il Ie ramène a Ia ville, & eft obligé de le rendre a fes parens. Auparavant il' lui fait Dréfent de 1'habiUt ment guerrier, d'un bceuf & F 7  ^34 Lettres d'un vafe: ce font les dons accoutumés & Iégïtfmes ; quelquefois fa générofité s'étend au-de!a & il lui offre des préfens fomptueux, a la dépenfe defquels fes compagnons contribuent. Le jeunehomme immole Ie hceuf a Jupiter, & donne un feftin a ceux qui ont affifté a fon enlavement. II prononce alors fur fes liaifons avec fon raviffeur, & déclare fi elles lui font agréables ou non. S'ii avoit a fe plaindre de fa conduite, Ia loi lui per. met de quitter un ami indigne de ce nom, & d'exiger qu'il foit puni. II feroit. honteux , ajoute Strabon, pour un jeune-homme beau & d'une illuftre naiffance, de a'avoir point d'ami, paree qu'on en rejetteroit la faute fur fes mceurs. Ceux qui ont été enlevés, regoivent des honneurs publics. Ils ont les premières pbces a la courfs & dans les affemblées: il leur eft permis de porter le refte de leur vie le vêtement qu'ils doivent a la tendreffe, & cette marqué diftinctive annonce a tout le monde qu'ils ont joui d'une amitié diftinguée. Lorfque les jeunes gens avoient fini leurs exercices, & atteint fage fixé par la loi, ils eniroient dans la claffe des hommes faits; alors de-' venus membres de la fociété, ils avoient leurs voix dans les affemblées nationales, & pouvoient parvenir è toutes les charges de la République. Dès-Iors ils étoient forcés de fe maner, mais als attendoient, pour conduire chez eux leurs ipoufes, •qu'elles fe fuffent ïeadu capables ds  SUR. LA O 1 t C ïi I3J l^dminiftration domeftique. Tels font, Mada. me, les principaux caraüères du gouvernement Crétois: „ Le Légiflateur, dit S:rabon, avoit confidéré la liberté comme le plus grand bien *, dont les villes puiffent jouir. En effet, elle „ feule affure la propriété des citoyens. La fervitude, au contraire, la détruit. L'efclave n'a rien en propre , pas même fa perfonne. Il „ importe donc aux hommes de conferver leur „ liberté; la concorde cimente fon empire, & on la voit fleurir partout ou 1'on a éteint le " germe des diffentions. Prefque toutes ont leur fource dans la foif des richeffes & dans 1'amour du luxe. Oppofez a ces paffions la frugalité, la modération , 1'égalité , & vous détruirez 1'envie, la haine, 1'injuftice & les mépris qui affligent le genre-humain." Voila précifément ce que le Légiflateur de Crète exécuta; auffi Ia République riche , puiffante & fortunée, mérita les éioges des plus célèbres pbilofopbes de Ia Grèce; mais le plus bel hommage qu'elle recut, fut d'avoir fourni a Licurgues Ie modèle de «elle qu'il établit a Lacédémone. J'ai 1'honneur d'ltre, &c.  1- B T ï R E 8 LïTTSB XX. ^ Af. Z. Af. Ija République de Crète, dont rantiqufté, ainfi que vous" 1'avez vu, Madame, remonte au fiège de Troye, fleurit-jufqu'au iiècle de Jules- Céfar. Aucune autre n'a joui d'un règne aufil long. Le Légiflateur, en fondant lebonfeeur de* Grétois fur la-liberté, avoit établi des loix propres a former des hommes capables de la défendre (a). Tous les citoyens étoient foldats (:); tous étoient exercés dans I'art de la guerre. G'étoit cbez eux qu'on alloit en prendre des lèfors. „ Philopremen, dit'P.utarque (c), incapa„ b!e de languir dans 1'oifiveté, & brulant du „ defir de- s-'inftruire dars le métier des arme*, „ s'embarqua pour l'lfle de Crète; après s'y être ,, exercé longtems parmi des hommes belliqueux, favans dans I'art des combats, & ac- (a) Arijlott, Polit. I. 7. En Crète, la plupart des loix avoient rapport k la guerre. (i) Platon, des loix , livre prcm'ur. Le Légiflateur crétois avoit dirigé vers la gmrre les loix publiijues & p2r» tieulières , paree que la viétoire aOure aux Vainqueors Is. propriété des vaincus. QQ Plutar^ue, vie de Philcfanen*  SUE LA «R-tCE. 137 coutumés a mener une vie fobie & auftère, " il revint vers les Achéecs. Les connoiffances " qh'ÏI avoit acquifes, le firent te'lement diftin" guer, que fur le champ iLfut nommé général ,, de Ia Cavalerie." D'un autre cóté, Ie Légiflateur perfuadé que les conquêtes font ordinairement de grandes injuftices, que fouvent elles affoibüffent la nation victorieufe , & corrompent prefque toujours fès mceurs , s'étoit eftbrcé d'en détourner les Crétins. Les productions abondantes de leur Iilefourniffoient a leurs. befoins. Hs pouvoient fe paffer des richeffes étrangeres, qui avec le commerce euffent amené lé. luxe & les vices qui marchent k fa fuite; il fut, fans lè défenfre expreffément, en infpirer Ie dégout. Les jeux gymnaftiqu:s qui occuperent les loifirs de Pardente jeuneffe, les plaifirs de. la c'.affc auxquels elle fe livra, 1'amitié qu'il préfenta k fts yeux comme une diwnité, les fpeétacles publics qui raffemblerent les diverfes claffes de la fociété, & oü les femme* étoient admifes 00 , 1'amour de 1'égalité, de Fordre , de la patrie dont il enflamma tous les cceurs.les. infiituüons rages qui firent d'une nation une feule familie, tous ces liens attacherent les citoyens k leur ifle, & trouvant chez eux le bonheur qu'ils defiroient, ils ne fongerent point a chercher au-dehors une gloire imaginaire, &.a C<0 Plularqut, vit de Théée,  ï3? lettres foumettre d'autres peuples a leur empire. Auffi depuis que cet Etat eut pris la forme républicaine, jufqu'ao moment oü Rome 1'attaqua, on ne vit jamais Ia nation en corps porter fes armes chez un peirple étranger. Cette modération eft tm.que dans Phiftoire, & les Crétois feuls en ont mérité Ia gloire. A la vérité les particulier, pouvo.ent aller combattre hors de leur patrie Les Princes & les Rois, qui connoiffoient leur valeur & leur adreffe i tirer de Paré, les fou«Joyoientè Penvi; tous s'efforcoient d'avoir dars leurs armées, un corpï de fagittaires Crétois. Dans Ie monde entier, il ny eüt point d'3rchers plus célèbres qü'eux. (V) Les rlèches de Gortyne,, éit Claudien, dirigées par un are heureux, por' tent des bleffures certaines; jamais elles ne manquent le but. Si les villes nombreufes qui fioriflbient en Crete, n'un:rect point leurs efforts pour affervir les Ifles voifines, en les courant du fan* de leurs habitans, elles ne furent pas affez fages pour conferver la paix entfelles. La difco-de y alluma fouvent fon flambeau. Les plus puiffantes voulurent dominer fur les autres: Cnoffe & Gortyne tantót alliées, marcherent fous les mêmes dra- CO CUudien. Plularque, ion, Pyrrhtu, Paufanias fe Utneffiacit, Kteftent que les Crétois étoient célèbres dans iKt de lancer les flèches, & que les Princes les fou. aoyoient a 1'envi pour en former des corps d'archen.  stm LA GHÈCï. peaux , ïenverferert les fortereffes de leurs voilir.s, & les foumirent a leur empire; quelquefois ennemies , elles s'attaquerent mutuellememt, ct virent périr dans ces guerres civiles leur plus flo riffante jeureïïe. Lyctos & Cydon oppoferent une digue inébranlable a leur ambition, & confervéTent leur liberté. Cette dernière avoit acquis (ƒ) une telle puiffance, qu'elle faifoit pencber la balance en faveur du parti pour lequel elle fe déclaroit. Ces guerres civiles cauferent la ruine de plufieurs villes , & enfanglanterent Ia patrie «3e Jupiter. A quoi doit-on a'tribuer ces diüentions inteftines? Une partie de l'lfle étoit occupée par les Eféocrètes, fes habitans naturels. Des colonies d'Athènes, de Sparte, d'Argos, & de Samos (g) fe joignirent a eux pour la peupler. Peut-être que les anciennes haines qui diviferent ces étrangers, ayar.t lahTé dans les cceurs drs feux mal éteints , n'attendoiert qu'une circonftance pour s'enfümer de nouveau: on pourroit croire auffi que les plus puiffans d'ertr'eux fe confiant a leurs avantages, furent tentés d'en profiter, & regarderent la fo-ce comme un droit; enfin cette jeuneffe bouillante accoutuniée aux exercices milU (ƒ) Strabon, livre 10. (g) lUrodote , l. 3 , dit: les Samiers, qui Mti'era Cydon, y éleverent des Temples, parmi lefqttels on re* asarquoit celui de Dictyuiie.  l I T T 3 ï S taires, étoit toujours prête è voler aux corabaw. \7oiIa probablement- les- raifons qui narent les armes a la main a des peuples foumis aux mêmes loix, aux mêmes ufages, & a Ia même religiën. Quoi qu'il en foit, les Crétois, perfuadés que ia viftoire dépendeit de 1'union des foldats, paroient fuperbement les plus beaux jeunes gens de I'armée, & les faifoient facrifier a 1'amitié avant le eombat, II eft des pays oü , dans de femblables eirconftanees, on devro-'t forcer les chefs de öcrifier. i Ja concorde. Si le facrifice étoit fincère , il conferveroit leur gloire, & empêcheia't que des- flots- ds fang-humain fuffent inutilement verfés pour I'Etat. L'amour de la guerre n'avoit point étouf?é dans le creur des Crétois cette fenfibilité exquife qui fait chérir les beaux arts. „ Les Crétois, dit „ Sozomène (i), firent éclater leur munificenc* „ envers Homère, en lui donnant mille écus, „ & fe glorifiant d'une générofité que 1'on ne „ pouvoit furpaüër, ils infcrivirent ce don fur „ une colonne publique." En Crète, ajoute Ptolemée, (<) les horr.mes font encore plus curieux de cultiver leur efprit que d'exercer leur corps. Aufli iorfque la difcorde règnoit parmi eux, fouvent Ia voix de la fageffe, & le charme CO Athénée, livre 13. CO Sozomène, préface de rKiftoire Eccléfiaftique~ Ptolémée,*.» Tetrebili, liyre ftconi^  } Ij B ï. A GR É C E. 141 de la poSHe 'les ramenerent a la raifon. Thalès de Gortyne ((), qui inftruifit Lycurgues, fut un de leurs plus célèbres philofophes; poëte & légiflateur, il fe fervit heureufement de fes talens & de fes connoiffances pour éteindre parmi fes concitoyens le feu des diffentions. (ni) „ Ses poëfies , étoient des difcours en vers qui rappelloient le peuple a la concorde & a robéïfTance; il avoit „ -fu renfermer dans un mètre exact toute la gra„ vité de fon fujet, tempérée par le doux attrait du feiitiment. Tel étoit 1'effet de fes poëfies -que les auditeurs dont 1'efprit, Ie cosur, & ,, l'oreille étoient également flattés, dépofoient „ -peu-a-peu leur aniinofité. Bientót cédant a „ 1'amour de la pais dont il peignoit les avanta■» ges» Hs oublioient leurs haines inteftines, & „ fe rangeoient fous 1'étendard de la concorde." On dit que ce Sage inventa les airs propres aux .danfes militair-es , & a la pyrrhique crétoife (n). Q) paufanias in Atticis, dit que ce Thalès étoit de Gortyne. Dk§ène de Laêrce aflure qu'il vivoit du tems ); d'autres favorifés des Mufes, mirent en vers héroïques les oracles des prophètes & compoferent divers poëmes oü ils célébrerent les hauts faits des héros (?). Plufieurs fe rendi- pas co.iciher ces Auteurs, en difant que les Curètes furent les premiers lnltuuteurs des danfes militaires ; que Pyrrhicus inventa ptrticulièremcnt celle & laquelle il doüna fon nom; que Thalès en fit les airs, ou leur ïdapta une nouvehe mufique ? (o) Corr.utus , fur la fccotide fttyre de Perfe. O) Tels qu'Ergotèles de Cnoüe, célébré par Pindare, ode .c. (j) lophon de Cnofle mit en vers héroïques les Oracles des Prophètes. Paufanias, Rhianus de Bena éerivit plufieurs livies en Ters , & compofa divers poëraes, Suphanus.  *ur la GnÈca.' 143 rent célèbres dans Phiftoire (rj. On rapporte que le plus ancien combat fut celui oü Pon propofa un prix au poéte qui chanteroit le mieux un hymne a Apollon. Chr>fothémis de Crète chanta & remporta la viftoire (ƒ). Le tems a dévoré prefque tous leurs ouvrages, & fi Pindare n'avoit pas confervé quelques - unes de leurs couronnes, on ne fauroit pas même le nom des vainqueurs qui les ont portées. Le temple de Diane, a Ephèfe, bad par Ctéfiphon & fon fils Metagènes, tous deux Crétois, n'a pas duré davantage (<). Ces habiles Architeftes Pavoient conftruit fur les proportions de Pordre Ionique («); ils avoient réuni au choix des marbres, a la beauté de Parchiteflure, a la majefté de Pédifice, a la noblefie & a la perfe&ion de" Penfemble, la folidité qui feule peut leur ajouter du prix. Leur nom eft paffe a la poftérité, mais les marbres & les colonnes du monument qui les im> mortalifa, ont été difperfésou détruits, & a peine Cr) Diétys de Cnoïïe fuivit ldoménée dans la Troade , & écrivic 1'Hiitoire de ce fiègc fameux, qu'Uomóre nous a traufmilè apiès lui. Joannes Tzetzès. i.ucillus de Tarlia écrivic un cunmencaire fur l'Hiftoire des Argonames, &c. CO Pdttfanias in P hor kis. (O Pürie, l.-, ch. 37. On loua CtéCphon de Cnoffe iur i'art admirable avec lequel il fcatic le 'feaiple de Diane & Epiièfe. t«0 Vitrwe, l. 3.  refte-t-il quelques traces d'une des fept merveflles du monde. Les nations paffent fur la terre comme les monumens de leur puifTar.ee, & après quelques fiè. des, a peine reconnoit - on dans leurs defcer.dans, 1'empreinte de leur antique caraclère. Les unes fubfiftent plus longtems, les autres moins, & 1'on peut prefque toujours calculer leur durée fur la bonté de leurs loix, & leur fidélitéa les obferver. La République de Crète établie fur des fondemens folides, n'a, pendant plus de d;x fiècles, reconnu aucun maitre étranger. EUe repouffa géaéreufement les fers des Princes qui tenterent de 1'affervir. Enfin le tems airiva, oü les Romains, fiers de leurs vifloires & de leurs forces, affecte. rent 1'empire du monde, & ne voulurent plus voir dans 1'univers que des fujets ou des efclaves. Florus (x) ne diffimule po:n: que 1'ambition & Ie defir de foumettre la patrie fameufe de Jupiter, furent les feuls motifs qui porterent les Romains -a 1'attaquer. „ Si 1'on veut favoir la vraie caufe „ de la guerre de Crète, dit-il, nous l'avons „ entreprife par le feul defir de fubjuguer cette „ Hls célèbre; elle paroiffoit avoir favorifé Mi„ tridate. II plut a Rome de venger cette pré„ tendue infulte , en lui declarant la guerre. „ Mare - Antoine (y) , (le pere du Triumvir) Pattaqua 1 (x) Flow, 1. 3. (7) Maic- Antoine étoit cliirgé de li garde des cötes  SUl LA «KB CE. 145 „ 4'at). Enfin Suétone nous apprend qu'elle fut gouvernée par un Conful (ƒ). Cette Ifle fut (c) Strabon, livre 10. (i) Idem, l. 17. (e) Dion. Cf) Sttilone, vie de Veffafien.  SU1 LA GRECI» IA? cclairée une des premières du flambeau de 1'Evangile. Saint Paul y porta la füi chrétienne, & fon difciple Tite qu'il laiffa pour cultiver ce germe précieux, en fut le premier Evêque. Sous 1'empire de Léon, on y voit douze Evêchés (g) , qui tous dépendoient. du Patriarche de Conftantinople (/!). Conftantin divifa la province de Crète & de Cirène , dans la nouvelle diftribution qu'il fit de 1'Empire. Ayant Iaiffé trois fils, Conftance , Conftantin & Conftant , il donna au premier la Thrace & 1'Orient ; au fecond , le royaume d'Occident, & au troifième, l'lfle de Crète, 1'Afri'que & l'illyrie. (») Lorfque Michel Balbus occupoit le tróne de Confta-.tinople, la révolte de Thomas, qui dura trois ans, lui fit négliger les autres parties de 1'empire. Les Agaréniens (Nation Arabe), qui avoient conquis les plus belles provinces d'Efpagne, faifirent cette circonftance. Ils armerent une flotte confidérable, pillerent les Cyclades, attaquerent l'lfle de Crète, & s'en emparerent prefque fans réfiftance. Pour affurer leur (g) Ces Evêchés fuivoient - cet ordre, comme on le voit dans la Novelle de 1'Empereur Léon i Gortyne, Cnofe, Arcadia, Cherronèfe, Autopotame, Agriunt, Lomfa , Cydonia, lliera, Petra, Stipt, C'jptmo, (é) Zozime, liyre fscond, (ï) Conflantin Porpkyrogenetet, de l'aduiiniftratioi. 4ê 1'Enipire, ciuiütre 12. G £  34* I. I T T t I | .«onquête , ils batirent une fortereüe qu'ils nor*. iperent Khandak, retrancbement, öcqui, fous les Vénitiens, prit Ie nom de Candie. De cette citadelle, les barbares firent des .courfes dans 1'Ifle, & parterent partout Ie ravage & la défolation. Dans leurs attaques réiterées, ils foumirent toutes les villes, excepté Cydon. Michel fit de vains eiforts pour les chaffer de Crète. L'Empereur Bafile', Ie Macédonien, ne fut pas plus heureux. Ijs le défirent dans une fanglante bataille; mafs un de fes Généraux les ayant vainqus, leur impofa tribut. Au bout de dix ans, l,es Arabes Ie refuferent. II étoit réfervé a Nicéphore Phocas, 0 Le Capitan - Pacha , Croate de nation, qui cornmandoit la fiotte; le Pacha de terre, nommé Ifouf, qU devoit commar.der pendant lefioge; Hai'an - Pacha, Beglierbei de Htméüe, qui é'oit le piemier ent é dans les murs de Babylone, &. AKum Paclu, A*,a d.s Jaiiiffaires.  SUR t. A ORECK^ Xfl & la force , voila les armes qu'ils emploient pour faire réuffir leurs deffeins; mais le tems approche', oü ils doivent rendre leurs injuftes conquètes-. Les Vénitiensqui ne s'attendoient point $ cette irruption fubite, n'avoient fait aucuns prêparatifs pour la repouffer, Les Turcs débarquerent fans éprouver la moindre réfiftance. L'ifle Saint-Théoiore n'eft éloignée que d'une lieue & demie de la Canée. Eile n'a que trois quarts de lieue de circuit. Les Vénitiens y avoient élevé-' deux forts; 1'un, au fommet de la pointe la plusefcarpée, s'appelloit Turlu.ru ; 1'autre, fitué plu? bas, fe nommoit Saint-Théodore. II importoit aux Mufulmans de s'emparer de ce rocher, qui auroit incommodé leurs vaifieaux. Ils fe büêrenf de 1'attaquer, & s'y porterent avec andeur. La première de ces fortereffes n'avoit ni canons-, ni; foldats; elle fut enlevée fans coup férir. La feconde n'avoit pour garnifon que foixante hommes. ]Js» fe défendirent jufqu'-a la dernière extrêmité, c& lorfque les Turcs s'en emparerent, ils n'y troi>verent que dix foldats, que le Capitan - Pachaeut la cruauté de faire dtcapiter. Maitres de ce pofte important', ainfi qus dz Laz::ret, écueil fitué a une dami-lieue ds la Canée, les Turcs bloquerent la ville par mer, & Penvironnerent de tranchées par terre. Le Géné-ral Cornaro fut frappé comme d'un coup de foudre, lorfqu'il apprit la defcente des ennemis. II ae fe trouvoit dans tome l'lfle qu'un corps de G 4}  L ï T T R. E S trois mille cinq eens hommes d'infanterie , & un petit nombre de cavaliers. Il favoit que la ville afliégée n'avoit pour fe défendre que mille hommes de troupes réglées, & quelques citoyens en état de porter les armes. Il fe hata de donner avis de Ta détreffe a la République, & vint fe potter a ia rade , afin d'être plus a portée de fecoürir Ia ville afliégée. II y fit paffer environ deux eens cinquante hommes , avant que les lignes de Pennemi fuffent entièrement achevée.-. II tecta plufieurs amres fois d'y jetter de nouveaux renforti, mais inutilemer.t. Les Otto:::a..s s'étoient approchés du corps de la place ; üs avoient emporté une demi-lune qui couvroit Ia porte de Retimo, & profitant de leur artillerie nombreufe, ils battoiert jour & nuit le mur en brêche. Les afiïégés leur répor.doient avec courage, & leur vendoient cher quelques fuccès incertains. Le Général Ccrnaro tenta d'armer les Grecs, & furtout !es Spacbiotes qui vantoient leur bravoure. Il en forma un bataiilon. Leur tems étcit paie. A Ia vue de i'ennemi, au bruit du cancn , ils prirect hontsufement la fuite , &: il ne fut pas poffibie d'en conduire un feul au feu» Tandis que le Sénat de Venife délibéroit fur les moyens de fecoürir la Canée, tandis qu'il s'occupoit a raffembler une fiotte, les généraux Mahométans facrinoient le fang de leurs foldats, pour terminer glorieufement leur entreprife; ils avoie.-.t  SUR. L & 8 J i c ir t$$ avoient déja perdu vingt mille guemers dans fsS divers combats qu'ils avoient livrésr; fflais i'Jétoient defcendus dans les foffés, 6c creufoierit> fous les remparts, les fouterreins efFrayans oS la: poudre enfermée s'enflamme avec un fracas horri-ble & renverfé les forts les plus inébranlable?: Ils firent jouer une de ces mines fous le baftion"dö; Saint-Demetri. Elleabattit un énorme pan dermrraille,dont tous les défenfeurs furent englouis. A rinftantles'affiégeans monterent-le fabre a la main;.. & profitant de la confternation générale, fe ren-dirent maitres de ce pofte. Les affiégés, revenus" de leur frayeur, les attaquerent avec une intrépidité fans exemple. Environ 400 hommes fond:rer.c fur 2000 Turcs déja retranchés fur le mur, 8. les affaillirent avec tant de- chaleur & d'opiniitreté, qu'ils en tuerent un grand nombre, & précipitc-rent le refte dans le foffé. Dans cette extrémité tout combattit. Les Caloyers porterent le uiouf-quet; des femmes, oubliant leur fexe, parurentau milieu des défenfeurs, foit pour leur donner' des armes , foit pour s'en ft-rvir elles - mêmes, & plufieurs de ces braves héroïnes y perdirecJ' la vie. Depuis cinquante joufs la place tenoit cóntrc-'-' toutes les forces des Turcs. Si, dans ce momer:' encore, les Vénitiens avoient envoyé une armée' navale a fon fecours, le royaume de Candie étoitfauvé. Sans doute qu'ils n'ignoroient pas ce fartJ connu, Le vent dn nord donne a plein dan*)- 9 s  2S4 I. * T T R E S golfe de Ia Canée. Quand il fouffle un peu ftais i la mer y devient furieufe. II eft impoffible alors « une efcadre, quelque nombreufe qu'on Ia fuppofe!' de sy former en ordre de bataille pour attente lennemi. Si les vésitiens étoient partis du Cergue avec ce vent favorable, ils feroient arrivés a la Canée dans cinq heures, & feroient entrés dans Ie port a pleines voiles, fans avoir tiré un feul coup de canon, fans qu'aucun vaiffeau Turc eut ofé fe préfenter devant eux ; car il auroit nfqué d'être affalé fur Ia cöte, & brifé contre les écuetls dont elle eft hériffée. Au lieu d'exécuter c^projet, que la nature des lieux devoit faire naitre, ils envoyerent quelques galeres qui, n'ayant ofé doubler le cap Spada, cótoyerent le rivage méridional de l'lfle , & manquerent leur miffion. Les Caniotes n'efpérant plus un fecours trop long-tems difFéré, voyant trois brèches ouvertes, par lefquelles les Infidèles pouvoient facilement monter è raffaut, accablés de fatigues & de bleffares, réduits a cinq eens hommes, qu'il falloit difperfer fur des murs d'une demi-lieue de circuit, minés de toutes parts, demanderent a capituler. Ils obtinrent les conditions les plus honorables, & après deux mois d'une défenfe glorieuié, qui couta vingt-cinq mille hommes aux Turcs, ils fortirent de Ia place avec les honneurs de Ia Suerre. Les citoyens, qui ne voulurent pas refter 4m Ia ville, eurent Ia p^miffion de fe retirer-,  s ua l a o i i; c ft É$$ & les Ottomans, coüre leur coutume „ exécute-rent affez' fidèlement leurs conventions. Les Vénitiens, après la prife de la Cmée, fe replierent vers Retimo. Le Capitan-Pacha aflié*gea le chateau de la Sude, fitué a 1'entrée du goife, fur un écueil d'un quart de lieue de circunv II dreffa des batteries d terre, & s'efförca, maisinutilement, de renverfer fes remparts; Défefpé»rant de 1'enlever par force, il laiffa des troupespour en faire le blocus, & s'avanca vers Retimo.,Cïtte ville, fans murailles, eft défendue par un« citadelle batie fur une hauteur qui domine le portoLe Général Cornaro s'y étoit retiré. 11 fortit a 1'approche des ennemis, & les attendit en rafe campagne. Pendant 1'accion il ne ménagea poiiê' fa perfonne. Pour encourager fes foldats, il cön>battit au milieu de leurs rangs. Une mort glorieufe fut le prix de fa bravoure, mais fa perte entrak-a celle de Retimo («). Les Turcs ayant débarqué de nouvelles £ronpes> dans 1'Ifle, y apporterent la pefte.qui fuit prefqve toujours leurs armées. Ce fléau terrible gagna deproche en proche, & femblable aux flammes qut dévorent tout fur leur p3tTage, il détruifit la'plus grande partie d«s habitans (o). Le refte, tpcuvanté de fes ravages, fe fauva dans les Etats da Venife, & l'lfle demeura déferte. (?0 Eft général de 1'Empire Ottoma», troif.ème par'.iï,fyy liltm.  I5G L ft TT E. E. S En 1645 commenca le fièga de Candie;, beau coup plus long que celui de Troie. Si une piume féconde & brillante , comme celle d'Homère , raffembloit dans uncadre les événemens extraordinairesde ce fiège fameux, elle ofFriroita lapofté. rité de hauts faits d'armes, de grands tableaux., & des héros comparables a ceux de 1'Iüade. Mais les aftions métnorablesne manquent point a 1'hiftoire des Nations. Chaque age en produit de nouvelles., & la nature avare, après des fiècles nombreux, enfante a peine un génie compirable au pere de la poëfie. L'ordre & le but de cette lettre ne me permettent pas d'entrer dans de grands détails. Je me-bornerai a décrire brièvement les principaux événemens arrivés pendant la durée. du.-fiège de Candie. Les Turcs, jufqu'en 1648 , ne firent pas de grands progrès devant cette place. Ils furent fouvent battus par les Vénitiens , & quelquefois forcés de fe retirer a Re.timo. A cette époque Ibrahirn, fut dépofé folem. nellement, & 1'on éleva fur le tróne fon fils ainé igé, de neuf acs, fous le no.n de Méhémet IV. Le Sultan, au milieu de fa prifon, faifoit encore quelqu'ombrage. On 1'étrangla le 1.9 Aoüt de la même année. Ce jeune Empsreur qui montoit fur le. tróne en faifant périr fon pere, en fut précipité, dans la.fuite, pour paffer le refte de fes jours dans les ténèbrss d'un cachot (p). L'hif- (pj Après treate-fept ans de règne, Méh'imct IV fut ^épofé & enfsrHié tfïis une prifoa.  , O 1 L A O ï £ c «• ÏS7 roire Ottomane n'eft remplie que de femblables horreurs. Quelles lecons pour les defpotes! En 1.649, UffeinPacha,. qui bloquoit Candie, „e recevant pas de fecours de laPorte, fut obligé de lever le fiège, & de s'enfuir a la Canée. En effet les Vénitiens tenoient la mer avec une forte'efcadre. Ils attaquerent la fiotte turque dans. le golfe de Smime, brülerent douze vaifieaux., deux galères, & tuerent fix mille hommes. Quel. que tems après, les Mahométans ayant trouve moven de faire paffer une armée en Candie r recommencertnt avec plus de fureur le fiege de cette ville , s'emparerent d un fort avance qui incommodoit beaucoup les affiégés, ce qui les obligea a le faire fauter.. Depuis 16S0 jufqu'en 1658, les Vénitiens, maitres de la n.er, attendirent chaque année les Ottomans dans le détroit des Dardanelles, leur livrerent quatre batailles navales, dans lefquelles ils défirent leurs fiottes nombreufes, leur coherent bas un grand nombre de caravelles, en prirent d'-utres ,• & jetterent 1'épouvante jufques dans les murs de Conftantinople. Cette capitale fut remplie de tumulte & de défordres. Le Grand-Seigneur effrayé, ne s'y croyant pas en füreté, L'abandonna précipiumment- Ces fuccès glorieux avoient relevé 1'efpoir des Vénitiens, & abattu le courage des Turcs. Ils convertirent en blocus le fiège de Candie , &: sJTuverent des p.ertes confidérables. En 1659, Te O?  158 lettxics Sultan, pour écarteria flotte Vénitienne du détroijdes Dardanelles, & aflurer a fes vaiffeaux un libre paffage , fit batir , a 1'entrée , deux chateaux neufs. II ordonna au Pacha de Ia Canée de retourner devant les murs de Candie , éi d'employer tous fes- efforts pour s'emparer de cette fortereffe importante. Cependant la République de Venife, profkant de fes avantages, fit plufieurs tentatives contre Ia Canée. En kSoo, la ville vivement prefiëe étoit furie point de fe rendre, lorfque le Pacha de Rhodes, volant a fon fecours, y jetta deux mille hommes. U doubla heureufement la pointe du cap Melec, i la vue de la flette de Venife, qui, fe trouvant en calme fur Ie cap Spada , ne put faire hu pas pour combattre un ennemi plusToiblequVlle, & lui ravir fa conquête. Kiopruli, fils & fucceffeur du Vifir de ce nom, qui avoit foutenu pendant long-tems Ie dëftin de Pempire Ottoman, fachant que les peuples mur« muroient hautement contre Ia longueur du fiège de Candie, & craignant une révolte générale, qui eüt été fatale a lui & a fon maltre , partit 'de Byfance fur la fin de 1666, a la tête d'une armée formidable. Ayant trompé Ia fiotte Vénitienne, qui 1'attendoit a la hauteur de Ia Canée, il débarqua a Palio-Caflro, & forma fes lignes autour de Candie. II avoit fous fes ordres quatre Pachas, & Pélitë des forces Ottomanes. Ces troupes , encouragées par la préfence & les promefTes de leurs chefs, & fecondées d'une artillerie nom» •  SfüSLA GRÈCE. IJJ Breufe, firent des prs-diges de valeur. Tous les forts extérieurs furent réduits en poudre. 11 ne reftoit aux afiïégés qu'un fimple cordon de murailles, qui, fans-ceffe ébranlées par le canon, torn» boient en ruines de toutes parts. Cependant, ce que la poftérité aura peine a croire, i!s tinrent encore pendant trois ars contre toutes les forces de 1'empire Ottoman. Enfin ils alloient capituler, lorfque 1'efpoir d'un fecours parti de France , foutint leur valeur & les rendit invincibles. Ce fecours arriva le 26 Juin 1669. II étoit conduit par le Duc de Navailies. II avoit fous fes ordres un grand nombre de Seigneurs Francois, qui venoient effayer leurs armes contre les Turcs. Le lendemain de leur arrivée, les Francois impatiens firent une fortie générale. Le Duc de Beaufort, Amiral de France, fe mit a la tête des enfans perdus. II marchoit le premier contre les Mufulüisns, & étoit fuivi d'un corps nombreux d'infanterie & de cavalerie. Ils donnerenC tête baiffée fur les ennemis, les attaquerent dans leurs retranchemens, les y forcerent, & les au> roient obligés d'abandonner leurs lignes & leur artillerie, fans un événement imprévu qui glaealeur courage. Au milieu des combattans un magafin de poudre prit feu. Les plus avancés perdïrent la vie. Les rangs des Francois furent rompus. Plufieurs de leurs chefs, parmi lefquels fe trouva. le Duc de Beaufort, difparurent pour jamais. Les feidats prirent la fuite en défordre. Les Turc3  ïCcr h B T T z z % ■ '"f les pourfuivirent, & la Duc de Navailles eiit bien de la peine a rentrer dans les murs de Candie. Les Franepis accuferent les Italiens de les. avoir trahis en les faifant partir plutót que 1'cn n'étoit convenu, & malgré toutes les prières du Commandant, ils fe - rembarcjuerent. Ce départ décida du fort de la ville. II ne reftoit que cin^ eens hommes pour. la défendre. Morofini capitula avec Kiopruli, auquel il abandonna Ie royaume de Crète, a 1'exception. de la-Sude , de Grabufe & de Sp na-Longua. Le grand Vifir-fit fon entree a Candie le 4 Ocïobre ró70, & y féjourna huit mois pour en faire réparer les fortifications! Les trois fortereffts Iaiffées par le traité aux Vénitiens, leur demeurerent encore long-tems. Dans la faite-, elles leur- furent.enlevées- fucceffïvement. Enfin, après plus de trente 3nnées de guerre , après avoir fait périr plus de deux eens mille hommes, dans l'lfle, après 1'avoir arrofée des fiots du- fang mufulman & chrétien, Ia Porte en eft aujourd'hui fouveraine maitrefTe. Voila, Madame, une foible efquiffe de 1'hif. toire de Crète depuis 1'antiquité jufqu'a nos jours; Nous allons y voyager maintenant : je vous parlerai enfuite de fon commerce , de fon gouvernement, de fa population, &• de tout ce que je croirai pouvoir vous intéreflër., J'ai 1'honneur d'être., &c.  s9r TL a grèce. I, a t t R fi XXI. A AI. L. M. Vous connoissez un peu, Madame, le* Crétois: je vous ai offert quelques traits de leus hiftoire ; maintenant nous allons parcourir l'lfle qu'ils habitoient & vifiter fes antiquités. Fieie ó'avo.r nourri Jupiter , orgueilleufe ue fes cent villes, Crète éleva long-tems fapuiffance au Jcdus des autres Ifks de la Méditerranée. Aujourd'bW fa gloire eft éclipfée. Le tems n'a pas épirgné une feule de fes cités, & nous n'en verrons que les ruines. Celle que nous allons quitter, eft la capitale moderne. Elle a donné fon r.om a l'lfle. Batie fur le terrein quoceupoit Heraclée, féjour des chefs du gouvernement Ottoman, elle mérite une defcription particuliere. L'ifle de Dia, dit Strabon, (a) eft fituee „ èn face d Heraclée, port de mer de Cnoffe. ,[ Elle n'eft éloignée que de trois lieues & demie " de la cóte." Cette defcription eft exacte, & répond parfaitement a la pofition de Candie, & a la diftance qui fe trouve entre elle & l'lfle de Dia, aujourd'hui Standié. Les mots fiiivans confirment encore le fentiment de ceux qui affurent t» Suabcn, livre 10.  162 LETTRES que Ia capitale de Crète eft élevée fi. les ruïne* d HeracIee 0». CnolT, placée dans les terres a TU»gt-«nq ftades de la mer du Nord, a pour port Heraclee. Vingt-cinq ftades équivalent a une ieue & eert è cet éloignement de Candie, vers te lud-eft, que ron trouve le vil] dg ^2TOit,esdé^ heette ville autrefois On ne peut donc douter que Ia moderne Candie , Iz Khandak des Arabes, n'occupe remplacement de i'ancienne Heradée. Vous avez lu, Madame, les principaux événemens arrivés perdant le fiege mémorable qu'elle foutint contre toutes les forces de 1'empire Ottoman. Les Turcs ont reparé les ravages de la guerre. Les murs qui I entourent ont plus d'une lieue de circuit fort bien entretenus, & défendus par des f0;Tés pro fonds; mais ils ne font couverts d'aucun fort extérieur. Du cóté de la mer elle eft inattaquable paree que les vailfeaux n'ont pas affez de fond pour s'en approcher. Candie eft Ie fiège du gouvernement Turc. La Porte y envoie ordinairement un Pacha a trois queues. Les principaux Officiers, & les divers corps de la milice Ottomane, y font raffomblés Cette ville riche, commercante & bien peuplée pendant que les Vénitiens Ia gouvemoient, eft bren déchue de fon ancienne puiiTance. Le port, O) Strabon , livre icv .  g U K L A O * k 0 E. 163 qui forme un joli baffia oü les navires font a 1'abri de tous les vents, fe comble de jour en jour. II ne recoit plus que des bateaux & de petits batimens allégés d'une partie de leurs marchandtfes. Ceux que les Turcs fretent a Candie, font obliges d'aller, prefque fur leur left, attendre leur chargement dans les ports de Standié, oü des barques . le leur portent. Ces entraves génent le commerce & les Gouverneurs ne fongent point i les faire difparoltre ; auffi eft - il confidérablement diminué. Candie embellie par les Vénitiens, percee de rues droites. ornée de maifons bien baties, d'une belle place & d'une fontaine magnifique, ne renferme dans fa vafte enceinte qu'un petit nombre d'habitars. Plufieurs quartiers font prefque déferts. Celui du marché eft le feul oü 1'on voie du mouvement & de 1'affluence. Les Mahométans ont eonverti Ia plupart des temples chrétiens en mofquées. Cependant ils ont laiffé deux églifes aux Grecs , une aux Arméniens , & une fynagogue aux Juifs. Les Capucins poffèdent un petit couvent avec une chapelle , oü le Vice - Conful de France entend la Meffe. Aftuellement il eft feul de fa Nation , les Négocians Francois s'étant retirés a la Canée. A 1'occident de Candie fe prolonge une chaine de montagnes qui defcend du Mont-Ida, & dont Ia pointe va former Ie promjantoire de Dior, Avant d'y arriver, on rencontre fur le bord de la  E E T T E JS s aier Palio^Cajiro, nom que Jes Grecs modernes donnent a toutes les places anciennes. Sa fituation correfpond a celle de Panorme , qui étoit au nord-oueft d'Heraclée. La rivière que 1'on voit è 1'occident de CanJte s'appeHoit anciennement le Triton, prés de Ja fource duquel Minerve naquit de Jupiter Cc) Loaxus fe trouve un peu plus-loin. Une lieue k 1 oriënt de cette ville, le fleuve Ceratus couït dans une vallée' charmante. Suivant Strabon il paffiHt a peu de diflance de Cnofle. On voit audela une rivière que je crois être le fleuve The. tene, fur les bords duquel la fable prétend que Jupiter célébra fes noces avec Junon (d). Dans un efpace de plus d'une demi-lieue, autour des murs de Candie, on ne rencontre pas un feul arbre. Les Turcs, pendant le fiège, les coupe, rent tous, & détruifirent les jardins & les vergers qui environnoient la ville. Au-deiè de cette en- CO Diodore de Sicile, 1. 5. La Mythologie dit auffi que M.nerve naquit de Jupiter dHr* Plfli de Crète , de ft fource du Triton, d'oü lui eft venu le rurnom de I ntogénc. (d) Diodore de Sicile, l. 5. 0n dit que les noces de J'ipuer & de Junon furent célébrées dans le territoire de Cnofle, prés du fleuve Therène. Actuellemem encore cn yvoit un Temple, oü les Prêtres du pays repréfenrent chaque année, dans une fête publique, les céré". momes qui, fuivant |a tradition , furent pratiquées k Ma noess.  sur la 6 r è -c i, i*$ ceinte, Ia campagne eft abondante en blés & en arbres fruitiers. Les cêteaux voifins, plantés d«t vignobles, donnent Ia Malvóifie du Mont-Ida, digne d'orner la table des gourmets. Ce vin, peu connu en-France, eft parfumé , d'un goüt trésagré;ible & fort eftimé dans le pays. Demain , Madame , nous quittons Candie. Nous compofons une troupe de douze voyageurs, parmi lefqueU il fe trouve un -Vice - Conful de France, un Conful que nous devons inftaller a Ia Canée, de jeunes Négocians, des Janiffaires & des curieux. Nous fommes tous armés de fufils, de piftolets, de fabres & d'épées. Dans un pays oü la force com.uande, cette manière de voyager eft la plus ftire. Les Montagnards & les Turcs ont du rerpeét pour les armes des Francois, & le moyen de n'avoir rien a craindre de leur violence, eft de paroltre en état de la repouffer fur le champ. Nous ne prendrons pas la route la plus courte, paree que notre deffein eft de parcourir les lieux les plus fameux de l'lfle. J'ai 1'honneur d'être, &c. L X t 1 R x XXII. A M, L. M. En paitabt de Candie, Madame,' nouj dirigeaineï notre comfe vers Gortyne. Npus arri-  3<5o~ L E 1 T B ï S vimes de bonne heure aux ruines de Cnofle , nornmée Cnoffou par les Grecs modernes. C'étoit la ville royale de Minos. Jl y avoit établi le fiège de fon empire. C'eft-Ia qu'il publia les loix admirables dont 1'antiquité a vanté la fageffe. Cette cité avoit une lieue & demie de circuit (a). Elle fut long-tems une des plus célèbres de lifle. Unie a Gortyne, elle fournit (s) prefque tous les Crétois. Elle effuya enfuite des difgraces (c) dont Gortyne & Lyftos profiterent , & perdit beaucoup de fa fplendeur. Bientót elle répara fes pertes, recouvra une partie de fon ancienne puiffance , & reprit fon rang parmi les villes les plus fioriffantes de Crète. Le» Romains, pour aflurer leur conquête , y établirent une colonie puiffante. Enfin, ,, la treizième année (i) du „ règne de Néron , lifle entière ayant éprouvé ,, un violent tremblement de terre, Cnofle fut „ renverfée de fond en comble." (p) Le tonnerre, pendant ce fléau terrible, ne fortit point des nuages, mais de la terre , & la mer recula de fept ftades (ƒ). Plufieurs tombeaux s'oUvrirent, & 1'on trouva dans 1'un d'eux 1'ouvrage de (<0 Stnbon , livre 10. (b) Polybe, 1. 4. (e) Strabon, ). 10, (é) Septimius, dsns une lettre & Arcade. O) Phiïoftme, vie d'ApoUonius, f ƒ) Suidas.  •8 V t LA 6 * È C H. 167 Dicïys deCrè e, qui contient les événemens de la guerre de Troie. Depuis ce moment, !a faperbe Cnoffe, couchée dans la poufilère, ne s'eft point relevée de fcs ruines; mais des monceaux de pierres, d'anciens murs a moitié démolis, des reftes d'édifices, & Ie nom de On-JJou, que cet emplacement a confervé, font ccnnoitre, d'une manière certaine , le lieuqu'elle occupoit. Sans doute que ces débris étoient beaucoup plus confidérables avant la fondation de Candie. Leur proximité aura engagé les Vénitiens a s'en fervir pour élever les forts , les remparts & les maifons de ■cette capitale. Nous laiffames Cnoffou a notre gaucbe, & nous continuames notre route. Lorfque nous fümes arrivés fur les collines élevées qui bordent le pied du Mont-Ida, du cóté de 1'orient, nous eümes des points de vue fort agréables Nous décou* vrions, de diftance en diftance des vallées cou» vertes de verdure, de pttits villages placés fur le bord des ruiffeaux, entourés de joüs vergers, & ca & ia des bouquets d'arbrts verds qui cowronnoient les cóteaux. Nous étions a quatre lieues au fud-eft de Candie, & nous graviflïons un fentier fort efcrpé^ lorfque nos guides nous avertirent que 1 gus pjffions prés du tombeau de Jupiter. Nous efcaladames la montagne pour contempler cet antique monument. Nous ne vimes qu'un monceau de  165 LETTRE» groffes pierres a moitié rongées par Ie tems, que I-es habitans du pays appellent le tombeau de Jupiter. L'antiquité attefte qu'un Jupiter mourut dans 1'ifle de Crète, & qu'il y fut inhumé. Le troifième Jupiter (?) naquit en Crète, & eut pour pere Saturne. On y montre encore fon tombeau. ('i) Jupiter ayant fini fes jours dans l'lfle de Crète, fes parens & fes amis, fuivant 1'ordre qu'il leur en avoit donné, lui éleverent un temple & un tombeau. Ce temple fubüitoit du tems de Platon; mais la vétufté ou les tremblemens de terre 1'auront renverfé. Voila ce qu'en dit ce philofophe, qui connoiflbit les lieux qu'il décrit : (i) ,, le „ chemin qui conduit de Cnofle a 1'antre, & au „ tero- £g) Ciceron, ie Natwa Deorum, I. $. Arnob. I. 4. Le troiüèüie Jupiter, fils de Saturne, fut inhumé dans l'lfle de Crère. Théophilc, l. premier. Jupiter, fils de Saturne, qui fut Roi de Crète, a fon tombiau daus cette Mie. Pomponius Méla, livre fecond, eh. 7. On voit, en Crète , un torabeau, oü 1'on ne peut prefque douter que Jupiter n'eüt été enfevcH. Les Habitans montrent les veftiges de l'jnfcripti»» qui 1'attefte. Chryfoflüme, fur l'Epflre de Saint P.tul a Tite. Les Crétois poffèdent le tombeau de Jupiter, fur lequel 011 lic cette infcription: la repofe Zan, que Fon nomme Jupiter. (li) Cedrenus. {}) Platon, des loix, Hvrt jiÊiaier.  150 „ temple de Jupiter, eft trés - agréable. Pendant „ la chaleur, le voyageur trouve le long de la „ route des allées de grands arbres touffus, dont „ le feuilla^e le met a 1'abri des feux du foleiL „ S'il pénètre plus loin, il rencontre des foréts ,, de cyprès d'une élévation & d'une beauté fur„ prenantes A cóté s'étendent des prairies, oii „ 1'on peut fe repofer & converfer enfemble." De toutes ces obfervations, on peut conclure qu'un homme , appellé Jupiter, qui, par fes belles actions, mérita bien de fes fujets, & auquel on rendit dans Ia fuite les honneurs divins, mourus dans l'lfle de Crète, qu'on lui éleva un temple que le tems a détruit, que, jufqu'au tems des Empereurs Romains, on montra fon tombeaa avec une infcription , qu'aujourd'hui on voit a trois lieues de Cnofle une éminence appellée vulgairement le Mont-Icare, fur le fommet de laquelle les habitans du pays montrent un monceau de pierres qu'ils nomment le tombeau de Jupiter. Quant a 1'antre facré oü il fut élevé, & oü Minos fe rendoit tous les neuf ans pour converfer avec fon pere , & recevoir fes loix , on peut préfumer qu'il n'étoit pas éloigné de ce lieu mais nous' ne I'avons point vu. (k) Les Anciens réuniuent prefque toujours 1'antre & le tombeau de Jupiter. Platon tlit: 1'autre & le temple de Jupiter, paree que, de fon tems, le fépulcre étoic arné d'un Temple, Minutius Félix dit: Jupiter régna H  S7® i 1 t t a ï ^ En defcendant de Ia montagne, nous rencoaCrimes une noce villageoife qui fe rendoit au hameau voifin. Un grand nombre de Grecs monfés fur des cbevaux & des mules, compofoient 1'efcorte de la mariée. Une troupe de jolies perfonnes 1'entouroient. Blies étoient vêtues de leurs plus beaux habits; leurs Iongs voiles blancs tomboient avec grace fur leurs épaules. Les hommes portoient des ceintures brillantes. Tout Ie monde paroiffoit fort gai. Nous jugeames qu'il étoit de .Ja politeffe francoife de faluer la mariée. Nous nous arrêtames en haie fur fon paffage, & nous ftmes une falve générale de notre moufquetterie. Ceux d'entre les Grecs qui avoient des armes nous répondirent, & nous nous quittames aprèa nous ctre faits des complimens réciproques. Nous defcendimes dans la plaine, & quoiqu'au mois de Novembre nous éprouvions des chaleurs affez fortes. Nous devions aller coucher au Couvent de Saint-Georges, dont nous étions encore éloignés de trois lieues. II nous fallut franchir plufieurs rangs de collines qui forment Ia bafe du Mont-Ida, du coté de 1'oriënt. Le pays étoit CrètC. • On voit encore de nos jours fon sntre & löfi mmbeau. Cette réonion femble indiquer que ïes monumens n'éioient pas fort éloignés 1'un de 1'autre. Les Anciens placeut cette caverne facrée au pied du Mont-Ida. Platon la marqué du có:é de Cnofle. La fitua. *3» uu Mont-Icare répond aJTez a ces iadicatipn*.  suatiaaÈCB. ï7ï trés - varié, trés - pittorefque. Tantót du fommei d'un cóteau nous découvrions un horizon immeife, terminé par des mon'agnes qui cachoiert leurs tétes dans les nues. Puis tout-a-coup errans au fond des vallées profondes, ornées d'arbres fruitiers, & d'arbriffeaux fleuris, nous étions comme emprifonnés par leurs cótes rapides & leurs vaftes contours. Enfin, après avoir moeté pendant long-tems, nous appercümes dans le loiatain le monaftere de Saint-Georges. Son afpeér, nous réjouit, & nous nous fntatnes de 1'atteindre. Nous entrimes dans la cour vers le foir. Les Religieux furent d'abord effrayés de notre nombre, & le Supérieur fe cacha, fuivant 1'ufage. Mais nous poffédions un hornme qui connoiffoit parfaitement les Grecs & leurs fubterfuges. II s'adreffa a quelques Caloyers, & leur dit que nous avions avec nous le Conful de FranGe, qui fe rendoit a la Canée; qu'il avoit beaucoup de crédit auprès des puiffances du pays, & qu'il pouvoit rendre de grands fervices a leur Evêque, & a tous les Couvens de lifle. On ne manqtsa pas de fairs ces rapports au Supérieur. A 1'inftanc il vint nous recevoir, nous complimeater, & toutes les portee, nous furent ouvertes. Nous avions fait fept lieues, qui en valent biea dix de France. Nos chevaux étoient fatigués. Auffi - tót que nous eümes mis pied a terre , des enfans vinrent les prendre par la bride, & les promenerent au pas pendant un quart-d'neure, H 2  i 1'm i. X ~ T 3 2 ■£ jvant de lesxonduire i 1'écurie. Cet ufage s'dbjerve régulièrement dans toute lifle de Ciète> ^Qn De renferme jamais ces animaux en futur. £)n a toujours foin de les promener pendant quelle tems a l'air libre. Auffi les chevaux crétois fpnt fains, vigoureux & infatigables. Ils graviffsnt avec ardeur les montagnes les .plus eicarpées^ & defcendent, fans broncher, des vallées taillées £n précipices. La vie du voyageur dépend de la ffireté de leur pied; il cótoie fouvent par des /entiers étroits des abimes profonds, oü un faux jsas le précipiteroit. Tandis que 1'on préparoit le fouper, un Eeligieux nous pria inftamment d'entrer daas fa celluie. 11 aimoit le bon yin, & il y paroiffoit fur fa figure. Jl nous régala de fon mieux de fa |iqueur eb,éiie. 11 eft vrai qu'ilne poffédoit qu'ur.c coupe, mais elle étoit large & profonde. Il la £t paffer a la ronde, & fut fort content dtj Jloges que nous donnames a fon virj. Les Caloyers de Saint - Georges poffèdent des ^rres immenfes, qü ils entretienjient de nombreux Uoupeaux. lis y recueillent du blé, de 1'orge, du yin, de 1'huile , de la cire cc du miel eja abondance. Les Turcs les leur ont laiffées, a condkion qu'ils donneroient 1'hofpitalité a tous les voyageurs. Ils 1'exercent prdinairement d'affez bpnne grace. Les cavaliers & leurs montures trouIf^nt chez eux le logement & la nourriture. Ces jjjai&ns font d'une gunde refleurce dans un pays  3 Ü S. LA G R Ë C E.' Jf># ajüi n'a ni hótetlerie, ni caravanferai. Sans cet afyle' le voyageur feroit oBUgé de porter avec lui der bagages confidérables, &" toutes les chofes nécef-" faires iia vie. Ces Keligieux cuftivent èux-rriêraes leurs campagnes, & doivent 1'aifance donsf ils jouifTent a leurs travaux. On nous fervit un ambigu magnigque. vtf* oochon de lait róti occupoit le plat du milieu; On voyoit a 1'entour d'excellant móuton , des? pigeons & de fort bonnes volailles. Plufieurs plat*" jempl'is de grenades , d'amandes', de' raifins , d'ölives fralches & dë miel couvroient' la lable-' Cemiel, tranfparent com.ne Ie crift'al, étoit déii cieux. Auili parfumé que les fleursj auü*i cfëlicat' que les meilleures confitures, il flattoit égalément" lè goüt & l'odorat. Le Supérieur nous fit apposte-r" dés vins exquis. Le rouge', Ie blane, lorangé' qtte" 1'on cultive fur les cóteaux qui environnent'iè Monaftère, mériterent tour • a - tour nos hom* tóagesV Après le fouper on noüs conduific-dans' une'' vafte falie oü, malgré la dureté de nosfits nöus gofitames avec délices les douceurs du font-' ïti'eil. On avoit mis par confidération le'CÏorifuï' dé France dans une chambre partlculièrë, avëe~ deux carafes pleines prés de fon chevët. Le nüP' tin, il voulut fe laver la boücbe, & verfa'dè* cette eau prétendue. C'étoit du vin blanc. ï'1 pfit 1'autre carafe & en remplit fan verre, c'étbi;dei'eau-de-vve pure. Apparemment que ces'bóót' H 3  l e t t a e s Religieus font dans 1'ufage de faire des libationsau dieu du fommeil, ou de fe eonfoler de fes rigueurs avec la bouteille. J'ai 1'honneur d'être, Sec. Lettre XXIII. A Af. L. Af. N.„. éi o I e t étoit de vifiter Gortyne cc Ie labyrinthe. Nous partimes de bon matin du Monaftere de Saint-Georges, après avoir remereié nos hótes, qui eurent 1'honnêteté de nous fournir des provifions pour le déjeuner. Nous marchions vers Ie midi de l'lfle , & depuis le convent cous defcendimes pendant deus heures peur gagner la p'.aine. La route étoit moins fatigar.te que celle de te veille. Nous parcourions de belles campagnes parfemées de villages , entourés d'oiiviers cc d'amandiers. La plupart, fitnes fur Ie penchant des collines que nous avions k droite & a gauche , formoient de jolis payfages. Ce canton paroiffoit riche & peuplé; mais le tems des récokes & de Ia vendange étant paffé, neus iencontrions peu d'habitans. Ils étoient enfermés dans leurs demeures , occupés des travaux domeftiques. Après plufieurs heures de chernin , un petic fentier tspiffé a'une verte peloufe qu'arrcfbit une  ï O R L A O B k C E. fource limpide qui fuyoit, dans Ie vallon, DOH8 invita i faire halte. Nous étalames les provifions des bons C3loyers, & nous déjeünaines au pied d'un platane. La marche avoit aigaifé 1'appétit r & nous trouvames nos mets excellens. L'eau de la fontaine étoit fralche & pure. Quelques bouteilles de vin la rendirent encore meilleure. Le déjeuner fut fort gai, mais bientót écoulé. Nour remontames a eheval, & continuames notre route. Nous avancions fur un terrein uni, renfermé entre deux chaines de montagnes, dont les flancsétoieat fillonnés de ravins oü couloient de belles eaux. De nombreux troupsaux de chèvres & de moutons y paiffoient le thim, y broutoient la feuille des arbriffsaux fauvages. Ici un hameau entouré ds vignobles paroifïbit fur la crête d'un rocher. La i! fe cachoit dans Pépaiiïsur d'ira-bois;Par- tout des fites agréables & variés amufoient nos regards. Nous faifions bsaucoup de chemin fans nous en appercevoir. Le foleil avoit parcouru la moitié de fon coursi' Nous marchions depuis fept heures, lorfque nous arrivames a un gros bourg, dont les habitans ns' jouiffent pas d'une réputation intacte. On les; accufe d'aimer a dépouiller les voyageurs. Nos; armes nous raffuroient; nous réfolümes d'y de-mander a diner. Nous fümes mal recus dans p!ufieurs maifons; la fïgure finiftre des perfonnes qui' les habitoient, nous fit pafier putre ; enfin nous; frappames a une porte, dont les hótes nous mon; H 4  176 L' E T T' R E 3 trerent une meilleure volonté. Nous n'y troiiv4i mes point la table fplendide de nos riches Caloyers. Des ceufs, des olives , du miel & de mauvais fromage furent les feuts mets qu'on nous offrit. Nous les payames généreufement & partlmes. En quittant ce lieu maudit, plufieurs des habitans nous accablerent d'injures; la vue de nos moufquets tournés vers eux, & le fabre nud de nos Janiffaires les firent rentrer dans le devoir; Nous entrions dans la p.laine de Meffara, qui a fept lieues de long & s'étend jufqu'a la mer du midi. C'eft la plus fertile en bied de tout Ie royaume de Candie; la terre y eft excellente & Ia récolte ne trompe jamais 1'efpérance du laboureur; Un chemin ferré & tiré au cordeau nous annoncoit 1'approche de Gortyne ; nous ne tirdam.es pas a découvrir fes ruines , & nous paffamcs plufieurs heures a les examiner. L'origine de Gortyne eft incertaine. Les opinions des Auteurs varient a ce fujet. On fiit qu'elle eft de la plus haute antiquité. Homère en parle comms d'une ville puïffante entourée dó murailles. Elle fioriffoit lorfque Lycurgues voyageoit en Crète. Les uns lui donnent pour fonaateur le héros Gortyn, fils de Tégète (ai). Pla- toa (a) Elienne de Byfance. Gortyne refut fon nom dti Héros Gortyn. Elle fut aulli appeliée Lariifa, Cremni» », &.enlsn Gortyne.  S V » L A- 9- Ir i> C X< ï?'? ion-O») prétend qu-elle fut bkie par une celonis' ds Gortyne, ville du-Péloponèfe. Plufieurs an-; ciens Ecrivains affurent que Taurus, le même quf! enleva Europe, & qui règna en Crète, fond»-4 cette ville célèbre (c). Quoi qu'il en foit de- ces fentimens divers *• Gtrtyne fituée dans une plaine d'une vafte étendue, arrofée de nombreux ruifieaux , féconde en' bied, en-orge, en oliviers & en produftions detoute efpèce, devint une des plus confidérables villes de l'lfle. Elle n'eft qu'a cinq lieues de la mer"'' du midi-, fur laquelle elle avoit deux ports (d), ld-~ PÜüfanias in Arcadis. On raconte que Cydon, Catrée a ' & Gorcyni fits de Tégète', psuTerent daris l'lfle de Crbto, & qu'ils dor.nerent leurs noms aux Villes de Cydon 3 de Catrée & de Gortyne* Mais les Crétois rejettent cedifcours. Ils prétendent que Cydon étoit fils de Mercurc-' & d'Acacallïde, fille de Minos; que Catrée étoit nis de : Minos, & Gortyn de Rlradamantbe»-- (b) Platon, des loix, l. A' 0 .Eu/lathius in Dionifium. Gortyne fut bfttie par Tan» rus , qui cnlevar Europe la Phénicienue, & qui règtia' en Crète. Chronique tTAlexandiie. Taurus fonda dans l'lfle fle Crète la Ville qu'il appelia Gortyne, du nom de fa inerei > pétite - fille de Jupiter. Cedrenus. Taurus b&tit en Crète la Ville qu'il appelfo-' Gortyne, du nom de fa mere. (d)'Stral'cri', /."idi Gortyne a deux ports fur la'mo^*' deLybie; Lébéna, dont elfe n'eft éloignée que de qpfr' ui lieues, & Métalla, fituée deux li§sts plus loijjj H 5  1 ï T I» rf béna, oruée d'un temple fameux, (e) & Metalla, placée a 1'extrémité du cap de ce nom. Ces avantages dont elle fut profiter, la. reridirent tréspuiffante. Elle unit fes armes a celles des Cnoffwns , pour foumettre les peuples voifins, & étendit fort loin les limites de fon territoire. Ses murs avoient plus de deux lieues de circuit. Le tems les ayant détruits, les Magiftrats commencerent a les réparer ; mais ils n'en acheverent que buit ftades, le refte de Ia ville demeura ouvert (ƒ). Strabon attribue cette (?) reftauration a PtoIeméePhilopator; il ajoute qu'il ne 1'achsva pas , & que I'ouvrage demeura imparfait.. Gortyne poffédoit plufieurs temples , parmilefquels on diftlnguoit ceux d'Apollon (A), de Jupiter (t) & de Diane (*)■ Le premier étoit en gra:.de vénération parmi les Grecs, & dans destems de psfte, ils envoyerent des députés pour C«) Philofiraies, vie d'Apoüonius, 1. 4. II fe rendir ju Temple deLébéna, oü Efculape eft ndoré. Toute 1'Afie alloit en pélerinage 5 Pergaine. Les Crétois fe rendent en foule au Temple de Lébéna. Bien plus, cette Ville étant fituée fur la mer de Lybie, on y voit un soiicours nombreus d'Africains. Qf) P'nrtnzes, chronique, livre premier*; (g) Strabon, livre 10, O) Etienne de By/ance. Au milieu dê Gortyne, ApolIOS avoit un Autel & un Temple, (0 P'rttius Ilibll, hifl, l. s, fJO sEmÜi'is Probus,  sur l a g r b c e. H9 eónfulter fon Oracle (/). Ménélas allant 'a- Is pourfuite d'Hélène , immola dans le fecond une hecatombe a Jupiter. Enfin Annibal craignant que 1'avarice des Gortyniens ne le livr&t a fes ennemis pour jouir de fes tréfors, dont le bruiC avoit dévancé fes pas , dépofa en préfer.ce du peuple dans le temple de Diane des vafes remplis de plomb & recouverts d'or & d'argent , difant' qu'il leur confio-it fa fortune. Peu de tems après il fe fauva en Afie avec fes richeffes renfermées dans des ftatues d'airain, mais 1'implacable vengeance de Rome le fuivoit en tous lieux. Le Léthé couloit auprès de Gortyne f». Strabon (n) affure qu'il la traverfoit. Cette ville a eu divers accroiffemens, ainfi ce fleuve a pu dans des tems couler autour des murs, & dans'd'autres paflè'r au milieu. II eft certain que de nos jours on voit des ruines au-dela de ce fleuve, qui n'eft aauellement qu'un joli ruiffeau. II fut appellé Léthé, paree qu'Harmonia, fille de Venus, oublia fur fes bords fon époux Cadmus f>). Les Géographes comptent plufieurs rivières de ce nom. Strabon (p) en défigne quatre. (I) /lntonha überal's , métamorfihcfe C5. (ot) Solln. Le fleuve Léthé coule auprès de Gortyne"} aTendroit 011 Taurus apporra'fur fon dos Europe. (») Stralen. Le- fleuve Léthé traverfe toute la Viljc de Gortyne. (0) Vibius Sequefler, livre del fleuves. (?) Maunéfle étoit fituée fur le Méar.dre, a l'tndrojr H 6  ï CO L T.- T T X» E : S Les ruines, de Gortyne couvrent une- grardi êtendue de terrein, & donnent une idee de fon sncienne magnificence;: ceux de fes monumens qui fubfiftent encore, ne font pas de-Ja plus haute ar.tiquité. On remarque une. porte de viile conftruite de groffes briques autrefois reeouvertei de pierres de taille ; on a détaché toutes celles du. ceintre & des cótés, cependant elle fubfifte & doit durer encore long-tems. Cet éd fice a une épaiffeür confidérable, & préfente une large facide.. 11 ne peut remonter qu'au terrs oü Plolerrée Philopator entreprit de rétablir les murs de Gortyne. Au- dela de cette porte on diftingue un grand emplacement qni forme a peu - a - prés ua quarré long. On voit un doublé rang de piedeftaux allignés fur les cótés. La. bafe de ces mar, bres .eft enterrée , & Ie fummet feul déborde Ie terrein.- Cette diftribution parelt ar.noncer les portiques d'un temple. On rencontre d'efpace en efpace des monceaux de décombres, & des colonnes de marbre & dé granit enfoncées en terre jüfqu'i la moitié de leur fut. Les cbapiteaux font lenverfés a Pentour. Plufieurs n'en. ont point du tout. Vers I'extrêmité de ces débris, fur les bords dé.Ia jolie rivière oü Harmonia.oublia Cadmus, ©f* : le.fleave Léthé s'y jette. .Un autre fleuve de ce nom soule prés de Gortyne. Le troifïèine baigne Tricca., Ville de Thcfialie. Enfin on trouve un qiiatricme Léthé fiez les Africaks oc«iJent:uix>  SSTJB. L A. C-R-È-CE. lgï- on entre dans. une égJife dont un cóté eft détruit. LS'archittflure en eft fimple & fans colonnades. Elle a environ cent vingtpieds de long fur foixante de largeur. C'eft probablement 1'ancienne cathé* drale fondée par Tite, le difciple de Saint-Paul. Des ruines confklérables, placées a peu de diftancé, ptuvent ê.re les reftes du. palais de l'Archevêqus. Ces débris ne paroiffent pas proportionnés a Ia grandeur & a la magnificence de Gortyne. Mats il faut fonger que les plus beaux marbres en ont été enlevés; que 1'on voit, dans les villages des enviror.s, des co'orJTies antiques fervir a former la porte des jardins Turcs, & que la meilleure partie de fes ornemens eft enfoncée.fous le terrein qui s'eft confidérablement exhauffé. Si 1'on y faifoit des fouilles, on trouveroit quantité de ftatues cc de monumens précieux. Aujourd'hui- le laboureur y fait paffer la charme , & couvre de moiffons les ruines des palais & des temples de Gortyne. Tel eft Ie fort, Madame, des anciennes villes. Elles font 1'ouvrage. de 1'homme,. & périffent comme lui. Celles qui firent autrefois 1'ornement ou 1'effroi de Ia terre, Thèbes, Memphis, Babylone & tant d'autres ne font plus. Penfezvous que Paris, cette.cité faperbe, qui renferme, dans fon fein, tous les .arts, & une population immenfe, fubfiftera toujours ? Penfez - vous qu'un jour le favant n'ira pas au milieu des monceaux jhs-décombres chercher Ia place de fes temples & nv KM  182 LETTRES de fespalais? Confolons-nous, cette époque eft encore éloignée. Nous quittames Ia plaine de Gortyne pour aller voir le laborinthe. Le chemin qui conduit i ce lieu mémorable, eft rude & efcarpé; il nous fdlut monter pendant prés d'une heure. Enfin nous arriv&mes- a I'entrée. Nous avions apporté le fil d'Ariane, c'eft-a-dire, une ficelle de quatre eens toifes de long, que rïous attachames a Ia porte. Nous y p'acames deux Janiffaires pour la garder, avec défenfe de laiffer entrer perfonne. L'ouverture du labyrinthe eft naturelle & peu large. Quand on s'eft un peu avancé dans 1'intérieur, cn trouve un grand efpace parfemé de groffes pierres ', & couvert d'une voute platte taillée dans répaiffetir de la montagne. Pour fe conduire dans ce féjour ténébreux, chacun de nous tenoit a Ia main un gros fiambeau. Deux Grecs portoient le peloton de ficelle, qu'ils dérouloient ou ployoient fuivant les circonftances. Nous nous égarames d'abord dans-diverfes allées fans ifiue, & il fallut revenir fur nos pas. Enfin nous trouvimes le canal véritable; il eft a droite en entrant; on y monte par un fentier étroit, & 1'on eft obligé d'y rarnper fur les pieds & les mains 1'tfpace de cent pas, paree que Ia voüte eft extrê» mement baffe. Au bout de ce conduit étroit ie plafond s'exbauffa tout-a-coup §c nous pümes marcher debout. Au milieu des ténèbres épiiffes qui nous environaoiept, des routes nombreufes  3- Ü K LA GRÈCE. igj «.ui s'écaitoier.t de chaque cóté & fe croifoient en différens fens , les deux Grecs que nous avions loués trembloient de fraysur. La fueur découloit de leur front , & ils ne vouloient pas avancer, a moins que nous ne fuffions i leur tête. Les aliées que nous parcourions, étoient ordi. nairement hautes de fept a huit pieds. Leur largeur varioit depuis fix jufqu'a dix , & quelquefois davantage. Toutes font taillées au cifeau dans le rocher, dont les pierres, d'un gris fale , font pofées par couches horizontales. En quelques endroits, de grands bloes de ces pierres, a moitié détachées de la voute, femblent prêts a tomber. II falloit fe baifTer pour paffer deffous, au rifque d'être écrafé par leur chüte. Les tremblemens de terre, très-fréquens dans l'lfle de Crète, ont fans doute caufé ces dégats. Nous errions ainfi dans ce dédale , dont nous cherchions a connoitre toutes les finuofités; lorfque nous avions parcouru une allée, nous entrions dans une autre. Souvent nous étions arrêtés par un cul-de-fac. Quelquefois, après de longs détours, nous étions étonnés de nous trouver au carrefour d'oiï nous étions partis. Alors nous avions embrafTé, avec notre corde, une grande étendue do rocher; il falloit la replier & revenit fur nos pas. II n'eft pas poffible de décrire combien ces routes font ïnultipliées & tortueufes»  I$4> L E T T I, E S Les unes ferment des courbes qui conduifmt ih° fenliblsment a un grand vuide foutenu par d'énormes piliers , & d'oü'pai tent trois ou quatre rues qui menent a des lieux oppofés. D'autres, après de longs circuits, fe divifenten plufieurs rameaux. Celles-ci fe prolongenf fort loin, &, terminées par le rocher, obligent le voyageur de retourner en arrière. Nous marchions avec précaution dans les replis de ce vafte labyrinthe , au milieu des ténèbres éternelles qui 1'habitent, & dont les flambeaux ont peine a percer 1'obfcurité. L'imagination y crée des far.tömes; el!e fe lïgure des précipices creufés fous les pas du curieux, des monftres placés en fentinelle, en un mot mille chimères qui n'exiftent pas. La précaution que nous avions prife d'y voyager avec le fil d'Ariane, & de 1'attacher de diftance en diftance, de peur qu'il ne fe rompit, eous permettoit de nous étendre dans tous les fens; ce que Eelon, Tournefort & Pololie n'avoient pu faire faute de pareils njoyens. Nous remarquames en plufieurs endroirs de l'avsnue du milieu, ces-chiffres i7€>o, écrits en crayon noir par la main du célèbre Boranifte Francois. Un fait qu'il cite , &. que nous admirames comme lui , c'eft la propriété qu'a le rocher de relever en bbffe les noms qu'on y a gravés. Nous en vlmes plufieurs dont cette efpèce de fculpture ea relisf £?oit deux lignes d'épaiffeur. La  S tf R L' A « R fc C E. 155 «atière es eft plus blanche que celle de la pierre (?). Après nous être promenés pendant longtems dans 1'antre épouvantable du Minotaure f>), nous arrivames a 1'extrémité de 1'allée qu'avoit fuivi Tournefort. Nous y trouvames une grande falie ornée de chiffres, dont les plus anciens ne rermontent pas au-dela du quatorzième fïècle. Une autre , a-peu-près femblable, eft a droke. Chacune peut avoir vingt-quatre ou trente pieds en quarré. Nous avions déployé prefque toute notre ficelle pour y arriver, c'eft-a-dire, parcouru environ quatre eens toifes. Je ne parle point des excurfions diverfes que nous fitnes. Nous refUmes trois heures dans le labyrinthe, & nous ne ceflames de marcher fans pouvoir nous flatter d'avo'r tout vu. Je crois qu'il feroit impoflible a un homme d'en fortir , s'il y étoit abandonné fans fil & fans flambeau. II s'égareroit dans mille détosrs. L'horreur du lieu, 1'épaiffeur des ténèbres, porteroient la frayeur dans fon ame, & il périroit miférablement. A notre retour nous vifitames un tournant que (?) Plufieurs d'entre nous y graverent leurs noms proiundéinent a la.fin de 17-9. Au moment oü je public ces Lettres, j'apprends que cette gravure en creux eft déja rempiie de cette matière bianche qui faille d'cnviron une ligne. CO On vetra, dans la. Lettre fuiv^nte, que je deis 1'flppeller ainfi.  185 lettres rous ne connoiffions pas. Il nous conduifït k une belle grotte, élevée en dóme, & taillée par les mains de Ia Nature. Elle n'a pas de ftalaftites. 11 n'en parolt pas une feule dans Pétendue du fouterrain, paree que Peau n'y filtre point. Tout y eft fee, & comme Pair ne s'y renouvelle pas, il a une odeur trés - défagréable. Des miliiers de cWauve - fouris, dont la fiente s'élève par monceaux , habitent ce féjour ténébreux. Ce font les feuls monftres qne nous y découvrimes. Nous en fortimes avec bien du plaifir , & nous refpirames avec délices Pair extérieur. La nuit commencoit a épaiflir fes voiles. Le chemin étoit difficile. Nous nous hatames de defcendre de Ia montagne , & nous entrames dans une ferme voifine, oü un Turc nous donna 1'hofpitalité. J'ai 1'honneur d'être, &c. Lettre XXIV. A M. L. M. "Divers Auteurs, Madame, du nombre defquels font Belon (d) & Pokoke , (b) préten- (,«) Belon, obfervations de plufieurs fingularités & cho» fes iiiémorables trouvdes en Grèce, &c. (l>~) Defcription de 1'Orient <5t de quelques autres coanées.  jPÓMchc ITT   êOBt LA SaÈCE. r37 dent que Ie labyrinthe dont je viens de vous entretenir, n'eft qu'une carrière, d'oii 1'on tira Ia pierre qui fervit a batir la ville de Gortyne. M. Tournefort (c) cornbat cette opinion d'une maniére victorieufe; il étabit que la pierre de ce fouterrein, molle & tendre, n'eft pas propre a Va» chiteclure,qu'il en auroit coüté des lommes énormes pour la conduire a la ville, a travers desmonts efcarpés. 11 étoit bien plus naturel d'e» tirer des montagnes qui touchent Gortyne. Si le labyrinthe n'eut été qu'une carrière ordinaire, pourquoi auroit-on laiffé a 1'entrée un canal d» cent pas de long , fi bas que 1'on n'y marche qu'en rampant, & d-'oü 1'on ne peut faire fortir les pierres qu'après les avoir mifes en morccaux, C'eüt été doubler inutilement les peincs & les. dépenfes. II eft plus naturel de penter, ajoute M. Tournefort, que la Nature a fait les frais du labyrinthe, & que 1'on n'a pas touché au conduit étroit de 1'entrée, pour annoncer a la poftérité quel étoit 1'état de ces routes fouter-, raines, avant que Ia main des hommes les eüt aggrandies. Il eft évident que 1'on n'a fong« qu'a les rendre praticables, puifqu'on ne les a débar. raffées que des pierres furabondantes. On y a laiffé toutes celles qui ne genent point la marche. Elles font propiement rangées le long des murs. CO Voyags du Levant.  I«* L E' f T R t 3' Mats quelle fut la deffination de ce labyrfè^ the? Remonte-t-il a une haute antiquité? Eft-ce la que fut enferrné le Mïnotaure ? Voila des queftions auxquelles je crois que perfonne n'a répondu. Tachons, s'il eft poffible, de les réfoudre. La découverte d'une vérité qui étoit enfevelie dans la nuit des tems, fait plaifir au leéteur, & dédommage de fes peines celui qui-l'a trouvée. D'abord il eft eertain que 1'antrê immenfè dont j'ai décrit les détours, n'eft point le labyrinthe conftruit par Dcedale, fur- le plan de celui d'Egyp» te QÏ). Toute 1'antiquité attefte que le monument élevé par ce célèbre architecte , étoit fitué a Cnoffe. On convint, dit Paufanias, de conduire, au Minotaure de Crète, fept vierges & fept" garcons pour habiter le labyrinthe bad dans Ia ville de Cnoffe (e). Auffi-tót qu'Apollonius fut arrivé a Cnoffe , il vifita le labyrinthe (ƒ), &CJ. (_d) Diodore de Sicile, livre premier. Ou dit que Doedale étant allé en Egypte, fut frappé d'admiration a la vue du la'jyrintlie conftruit-avec un art merveilleux, & en fitUn fcmblable pour Minos, Roi de Crète. Pline , livre 36, dit que le l*byiiiulie , bitti par Dcedale , n'étoit que la centième partie de celui tfiigypte. (e'j Paufanias in Atticis. (sf) Philojlrats, vie (PApollonius,  (g) Jean Tzetzès décrit parfaitement cet édifice fameux , & 1'ufige auquel il fervoit. Dreiale PAthénien fit, pour le Roi Minos, une prifon dont il -étoit prefque impoffible de fortir. Ses nombreux circuits avoient la forme d'un limacon. On Ia nomma le labyrinthe. Philocoïe f» affure , d'après le témoignage unanime des Crétois , que le labyrinthe étoit une prifon qui avoit pour pbjet d'empêcher les malfaiteurs d'en fortir. La gravure que vous voyez ici, & que j'ai fait copier d'après le delTein qu'a donné Murtius, tiré d'une pierre antique, répond fort bien a la defcription de Tzetzès. Voila donc le plan de ce monument célèbre , conftruit fur le modéls de celui d'Egypte. C'étoit une prifon , oii Théfée & fes compagnons devoient finir leurs jours , ou vivre déshonorés. Mais 1'amour & fon courage le tirerent de ce pas dangereux. Ca labyrinthe ne fubfifte plus. II étoit déja détruit du tems de Pline. Parions donc de celui qui fubi fitte encore. Permettez, Madame, que je remonte un peu plus haut, afin de jetter quelque clarté fur des faits mêlés de beaucoup de fables. Peut-être, en réuniffant les opinions diverfes des Auteurs, pourrons - nous foulever le voile qui couvre la vé« 0?) Johannes Tixtzès. I») Plutar<}ue, vie de. Théfée.;  L E T T 1 E 8 rité. Vous favez qu'Androgée, fils de Minos, é'o't allé a Athènes. iEgée , a fon retour de Trcezène, (f) célébra les combats nommés Panathceens. Toute la Grèce fe rendit a ces jeux fo lemnels. Le héros Crétois parut dans la lice, vainquit tous les combaitans, & fut couronné pu» bliquetoeht. (£) Ce Prince fe lia d'amitié avec les Paliantides qui avoient des droits au tróne. JEgée, craignant les fuites de cette liaifon, le fit affaffiner piés d'Oenan dans PAttique, lorfqu'il fe rendoit a un fpeftacle facré. (/) Minos vint, a la tête d'une armée navale, demander vengeance du fang de fon fils. Après un ffége long & mturtrier, pendant lequel la pefte ravagea la ville d'Athènes; .rEgée, incapable de fe défendre plus longtems, demanda au Roi de Crète quelle fdtisfaftion il vouloit? Ce Prince exigea qu'on lui envoyat tous les fept ans (;») fept garcons ct fept filles, pour être livrés au Minotaure. On lui abandonna ces malheureufes victimes, & il les emmena fur fa fiotte. Au terme (0 Apollodore, livre 3. (*} Diodore de Sicile, 1. 4. (l) Apollodore, 1. 3. («) Diodore , livre 4, dit qu'on les envoyoit tous les fept ans. Apollodore prétend qu'on les livroit tous les ans. Plmarque , vie de Théfée, affure qu'on ne les envoyoit tjue tous les neuf ans. Ces opinions, en variant fur le nombre des années, n'en feut pss moins une confirmation du fait.]  sub la e b È e e. 191 marqué il reparut a la tête d'une efcadre, & on le fatisfit encore. Ces enfans étoient tirés au fort, & les parens de ceux fur lefquels il étoit tombé, murmuroient riautement contre TËgée. Ils s'indignoient que 1'auteur du mal fut le feul a n'en point reffentir la peine, («) qu'il deftinat fon tröne a un fils naturel (0) , tandis qu'il les privoit de leurs enfans légitimes , & penchoient a la révolte. Lorfque 1'époque du troifiéme tribut fut arrivée, Théfée, que plufieurs belles aftions avoient déj'a mis au rang des héros, & qui, a la fleur de fon age, réunifioit tous les talens de 1'efprit & du corps (p), voulut faire ceffer les murmures. II fe mit du nombre des viétimes, & réfolut de périr ou d'affranchir fon pays d'un joug odieux. 11 partit, après avoir fait des facrifices a Apollon de Del- (») Plutarque , vie de Théfée. C<0 Hygin, Fable 37. Neptune & /Egée, fils de Pan^ reufe, &, cédant a fa paffion (ƒ), elle en ent un fils. Minos s'étant afluré „ que cet enfant ne pouvoit lui appartenir, mais qu'il étoit le „ fruit des araours de Taurus & de Pafi,, phaé , ne voulut cependant pas le mettre i „ mort. II Ie relégaa fur les montagnes pour fer„ vir les bergers. Ce jeune-homme contrafta, „ dans ces lieux fawvages, un caraétère farouche. „ 11 vivoit de brigandage & du pillage des .f troupeaux. Ayant appris que Minos avoit en„ voyé des fatellites pour le prendre, il creufa „ un antre profond cc s'y réfugia. Dans la fin te, .,, le Prince envoyoit au fils de Taurus les cou- pables qu'il vouloit punir de mort." Sa férocité, & 1'emploi auquel il fervoit, lui fil fans doute donner le nom de Minotaure, & engagea .les Poëtes <2c les Peintres k le repréfenter comme un monftre, moitié homme, moitié taureau. Cétoit un emblSme ingénieux qui rappelloit a-la. fois fa naiflance, fon caractère, & fes odieux fervices. Théfée étant abordé en Crète, tacha de cal-' mer le courroux de Minos, qui étoit devenuamouj reux (0 de Péribéa, 1'une des fept vierges d'A» thènes. II lui prouva qu'il étoit fils de Neptune, £ s'efforca d'adoucir Ia rigueur de fon fort. Le Prince, prefque défarmé, le traita d'abord favo- (J) Pslephat, de la fable. CO Huturque, vis de Tléïi:; l  194- L s a- ï R E s rablement, &, dans les jeux publics, lui permiï de fe mêler parmi les combattans. Le héros Athé» nien excita 1'admiration de tout le monde (u) par fon adreffe & fa valeur, & remplit tous les mceurs du charme de fa beauté (.r). Les femmes, en Crète, afiiftoient aux fpec tacles de la Nation (y). Ariane y vit Tréfée combattre. Elle le vit terraffer les plus fameux guerriers de fon pays, & tandis qu'elle admiroit la vaillance & les graces du jeune héros 1'amour fe gliffoit dans fon cosur, & y laiflöit une blesfure profonde. II el probable qu'elle fit au vainqueur 1'aveu de fa flame, & que, pour remplir le précepte de 1'oracle (z), il profita de cette déclaration. On peut croire auffi que Minos inftruit de cetce intrigue, Ia regarda comme une nouvelle ofiènfe , & réfolut de 1'enfermer dans le labyrinthe de Cnoffe ,oü il feroit enfeveli dans les ténèbres d'une prifon éternelle. Les mots fuivans f» Servius, EafthatUis, Ffygin, s'accordent adircque Thélée réunifToit le charme de la beauté, a l'élév.nion de la taille, i la force & a la valeur. Cj) Plutarque, vie de Thefie, affure que ce Héros fut adtnis aux jeux publics des Crétois; qu'il vainquit les guerriers qui fe préfenterent dans Ia lice; qu'Ariane le vit, & en devint amoureufe. r» Apollon, comme on vient de Ie voir, In: avoit •ommandé de facrifier ii 1'Asisur.  «. U R L A ) Eufthatius, Oir i'OdhTdc,  LETTRES fyyrictbe que j'ai vifué: fa firuation dansje mor.tagne, fes allées tortueufes, atttftent qu'il . ienfermoit un habitant. Ce ne pouvoit être que \e fils de Taurus, puifque, pour fuir le» fctellites de Minos, il s'étoit creufé un fouterrain dans une montagne. Ainfi, ce lieu horrible étoit fa demeura, & en partie fon ouvrage. Ce monftre y fai. foit les fanglantes exécutions que le Roi avoit . «pmmandées. Les faits fuivans démontreront ces ^ffertions jufqu'a 1'évidence, mais il faut revenir j Théfée. (ƒ) Cpndamné a mourir ignominieufement fous le fer du bourreau de Minos, le héros Athénien étoit parti pour Gortyne. Ignorant le fort qui 1'attendoit, il eüt fuccombé; mais 1'amour veilloit Jpr fes jours. Ariane alarmée 1'avoit inftruit du yiège qu'on lui tendpit. Elle lui avoit peint les détours & les dangers du labyrinthe donr.é Je fil qui pouvoit y diriger fes pas, enfeigné la njanière de s'en fervir, & remis I'épée qui deypit faire couler le fang odieux du Minotaure. <ƒ) Mi"os s'écant emparé de Théfée , fon ennerai , renvoya » Taurus , qui dev.oit le rnetire a mort. Ariane, informée de ce deflein, lui envoya une épée , avtc la«juetle il tua le *iinotaure. Palephat de lafaile. (E) Plutarque , vie de Tkffie. Théfée étant arrivé dans l'lfle de Cfète , Ariane en devitit éperduement amoureufe. Elle lui donna un fil, & lui enieigna coinment il pourroit fortir des allées tortueufes i» labyrint*», & il PU* 1- Mineiawe.  sur la' fi r è c e.' f$'f II paroït que Théfée s'étoit fait des partifaüs dans l'lfle, &'que, foit par fon adreffe, forl cojrage, ou paf les bons offices de fon arhanfé", il avoit gagné les gardes qui entouroient TaurJs &. f'aidoient dans fes exécujlons. Én efFet, auffi.»' tót qu'il fut arrivé a Gortyne , tous, „ ay-SirA: „ quitté le Minotaure Qt) , firent femblant' dè prèndre la fuite. Ce monftre , foupconnanr. „ qu'on le trahiflbit, s'enfuit dans le Iierf nomtóé le labyrinthe". Ces parolés annoncent, d'ur.è' manière préci'fe, qu'il fe fauva dans l'antrè fénébreux dont j'ai parlé. C'étoit fon refuge, peutêtre fa forterëfie. C'étoit-la qü'il mettoit les codV pables a mort. Claudien voulant diftinguer ce fdjour de 1'éiifice fameux que Dcedale batita Cnoffe', • 0 dit : ië labyrinthe de'Gortyne, demente ordinaire du Minotaure.' Lz retraite du bourreau de Ivïinos pouvoit"étrè' une feinte. Il pouvoit defirer d'attirer fon enneHii dans un fouterrein dont il cbnnoiflbit tous lék détours, & oü il lui feroit aifé de le fairé p'érir' eh Tattaquant aveCavantage. Mais Thé fee avoit- (h) Teus les Satellices ayant quitté' le Minotaure'' Gorty e, firent fe nblant de prendre la fuite. Le Minotaure ayani foupconné la trahifon , fe fauva dans le liea ' qu'on nomme le Labyrinthe. Cedrenus.' O) Clcurtien in 6. Conf. ffonorii.- 1! forare di.Térïns' circuits, qui ne le cèdent, ni a I'art avec lequel le laby-rinthe de Gortyne , detneure ordinaire du Minotaure,-efti bati, ui aux Gnuofités du fleuve -Méandre.- I 3  XSB t E T T X E S le fil d'Arlane, fon épée & fon courage indomptable. II pourfuivit le Minotaure dans les allées tortueufes de fa caverne, le joignit & le mit a mort. Auflïtót qu'il eut exécuté fon defiein , il monta (fc) précipitamment fur un vaiffeau, emmenant avec lui fon amante & les jeunes viccimes qu'il avoit fauvées. Le refte de 1'hiftoire d'Ariane ■& de Théfée eft fort connu. D'ailleurs il n'eft pas de mon fujet d'en pari er. Voila ce que j'ai trouvé de plus vraifemblable fur les labyrinthes de Crète. L'un fitué a Cnoffe, étoit un édifice bati par Dcedale (/), & qui, par fes différens circuits, trompoit ceux qui s'y étoient engagés, & s'oppofoit a leur retour. U avoit la forme d'un limacon, & la gravure que vous voyez au commencement de cette lettre, en offre un deffein exact. Minos en fit une prifon royale; mais les coupables qu'on y enfennpit, n'étoient privés que de leur liberté. L'autre, placé prés de Gortyne, & appellé par les Anciens le labyrinthe de Gortyne, fubfifte encore, & la lettre précédente vous 1'a fait connoltre. II fut en partie conftruit par le fils de Taurus. La Nature 1'avoit ébauché. II en rendit les allées (*) Plutarque, vie de Thèfie. II tna le Minotaure, & monta prccipitarmnent fur fon vaiffeau , eoimenaw avee lui Ariane & les jeunes Atbeniens. (I) Apollodore, livre ».  S V & LA 6 R E 6 Z. ÏCf).' plus fpacieufes, & en creufa de nouvelles. C'étoit dans cet antre que le Roi lui envoyoit les perfonnes dont il vouloit fe débarraffer. Ainfi, nous avons parcouru 1'habitation ténébreufe de ce~ homme qui, par la férocité de fon caraétère, mé-^ rita d'dtre transformé en monftre. Au refte, il fe trouvoit dans divers pays de pareils labyrinthes plus ou moins compliqués,, Prés de Nauplia, dit Strabon, (m) on voit des smtres", dans lefquels on a formé des labyrinthes que 1'on nomme les Cyclopes. J'ai 1'honneur d'être, &c. L g t t r e XXV,' A M. L. M. Costinuons, Madame, notre voyagë. Le fermier Turc qui nous avoit donné un afyle aii fortir du labyrinthe, nous traita de fon inieuic, Mais nous eumes pour lit Ie tapis fur lequel nous foupames, & nous y couchames tout bottés. Le matin, Ia toilette fut bientót/faite, & nous partïmes au lever du foleil, après avoir fatisfait no-' tre hóte, qui accepta ee que nous voulómes We#» lui préfenter. ixij Strtbon, livre ^ I 4"  6a* L I T T. * - E S Pendant quelques heures nous marcbarr.es daf.i la.plaine. La route étoit auffi facile qu'agréable. Elle devint fort rude, lorfque nous eumes gagr.é hs hauteurs. Nous cótoyons les collines qui ter» Eiinent le Mont-Ida, du cóté du midi. Deux chaines de montagnes fecondaires form.oient entre nous & lui un doublé amphithéatre, au-deffiis duquel il élevoit fa tête majeftueufe. Nous appercevionS de gros nuages d'une blancheur éclatante, qui venoient fe ranger autour de fon fommet. Ils 1'environnoient d'une couronne d'argent qui, eclairée par le foleiL, jéttoit un éclat merveilleirx. Ces nuées , cédant aux loix de l'attraftion, après avoir ceint, pendant quelques heures, la cime dè Ia montagne, fe réfolvoient en gouttes infenfi. bles fur tous. les objets d'a'entoHr, & difparoifibient entièrement; d'autres venoient pren. dre leur place, & fe difllpoient comme les premières. Cette force, univerfellement répandue, qai arécipite les nuages vers la crête des hautes morttignes, eft 1'origine des fources, des fontaines , des ruiffeaux 6c de tous les fleuves du- monde. Lorfqu'elles fe trou\ ent dans des régions élevées > oii le froid condenfe les fluïdes-, 1'eau des nuées fe convertit en grèle & en neiges; mais fi elles n'atteignent qu'une hauteur moyenne oü le froid n'eft pas violent, les nuages fe fondent en brouülards, en pluies, en rofées abondantes. Si les Monts font couverts de fcrêts., les fources &. les ruif-  S O" * t. A GRÈC SB»; S.OT. ' rüiffeaux" deviennent phis nombreux, paree que; les feuilles des arbres ont fwtout la pjopriété de J pómper 1'humidité répandue dans- ratmofphére» Pour donner des eaux a un pays aride, il-fuffiroiV' de planter dés futaies fur le haut -des c&teaivx* • Lorfqu'on voit lés Anciens décorer du- nam de ' fleuves le Glaucus, Ie Xantus, qui coulent dans" PAfie mihéufe, & ne fónt aujourd'hui que des*4 rüiffeaux, on eft ten té de foüpcr>nner leut fidél.té. Mits fi 1'on réfiéebit que'ies mon ts oü ces rivia-' rés ont leur " fourcé, aujourd'hui dépouiliés dar-' bres & dé terré, n'oppofént piüs une barrière au 1 cours dés r.uages; qu'aütrefoi's coaronnées de tb- ' rêts, ils Iss fixoient autourde iéur cime, & s errvparoient dé leur humidité; on croira fans-paine ' que Ie Glaucur, Ie Xantus & tant d'autres, r plaifir que produit la vue du foleil leyant, eft K «  .üniverfel. Tous les étres 1'éprpuvent.- Les oifeausjrempliflent l'air de leurs chsnts. Les animaux mugifTent dans la plaine. Les agneaux bondiffent •n bêlant auteur de leurs meres. Les habitans 4ss eaux s'élancent a la fijrface. Chacun d'eux •ptprime a fa rnanière la joie qu'il reflent. Lorfque nous eümes gagné le grand chemin, *ous découvrlmes le golfe de la Sude, & le chateau qui en ferme 1'entrée. Au-dela paroifiöi.t la téte du cap Mélec, hériffée de rochers. Nous defcendimes dans la plaine qui conduit è la CanEée , &, è une lieue de cette ville , le ViceConful vint nous recevoir. On amena au nouveau Conful un beau cheval richement caparaconné. Kous nous rangeames fur deux lignes, & nous entrames dans les murs de Pantique Cydon. Les Turcs, en figne de réjouiffance, verferent des Sots de café fous les pieds des chevaux. Nous clefcendlme6 i la porte de la maifon confulaire. Ici, Madame, finit ce voyage, pendant lequel nous vifitames les .endroits les plus curiejrx de l'lfle. J-'ai parcouru depuis un grand nombre de lieux qui méritent des defcriptions particulièrej. Jg vous en ferai part dans le cours, de ces lettres» ■J'ai 1'ksicneur d'être, &c.  3 0 R LA 6 R" È C t, Ir I T T 1 I XXIX. A M. L. M, Iva ville de Ia Cannée, Madame, eft ï'asS ti iue Cydonia. Strabon marqué fort bien fa fitua«ön Qt). Cydon, dit-il, eft affife fur le bord de la mïr, du cóté qui regarde la Laconie. Dio» dore s'accorde avec ce Géographe, dans la po* fition qu'il donne aux villes baties par Minos 1'ancien (b). Cnoffe eft fituée du cóté de ï'Afis, Phaïftus fur le rivage' méridional , & Cydoa k 1'occident' de' l'lfle , en face du Péloponnèfe. Cette fituation répond a merveille a celle de la Cannée, & la géographie ne placé de ce cóté auettne autre ville confidérable. Les Cydoniens jóuiffoient d'un pórt 'excellent, qu'ils fermoieni avec'une chaiiie. L'entrée dé celui de la Cannée;, eft fort étroite, 6c il feroit très-aifé de le barrer ainli. L'origtn'e'de Cydon eft incertaine (e). Ëtienné' de Byfance dit qu'elle fut d'abord' no'mmée Apoi-•lonia, de Cydon, fils d'Apollon ( tint la mukitude , en- faifant crier, dans toutes les rues de ia Ville, un firman qui défendoit a tout Grec, de quelque état qu'il fut, de coucher dans les murs de la Cannée. La défenfe fut rigcu. ïeufement obfervée. On voyoit tous les foirs ces efclaves-infortunés fortir hor.teufement par la porte de. Rétimo, & aller chercher un afyle dans les campagnes voifines. Les journaliers & les pauvres n'ayant pas moyen de louer une chambre , s'alloient coacher dans les creux des rochers. D'au. tres avoient les arbres pour toit & la terre pour 3itr. Les femmes n'étoient point comprifes dars i'anathême. Eiles pouvoient refter dar.s leurs aaifons. Cet:e exception, qui fait honneur a la  r 1 ï» a- « ■ r s • «• galanterie turque, donna fujet a beaucoup de plaifmteries. Après deux mois de cet exil nocturne , les époux parierent d'accommodement. L'argent ici eft le remède a tous les maux. lis réunirent leurs bcurfes , & , a la faveur d'une groffe fomme, ils firent révoquer 1'édit, & payerent fort cV.er. 1'orgueil de-leur Evêque. J'ai 1'honneur. d'être, &c. Lettre XXXL A- M. L. M. ILoes que 1'on parcourt divers pays, Madame, même les provinces éloignées d'un même Royaume, les changemens d'air fe font fentir d'une manière très-marquée. A la vériré, ces fenfations ont pour mefure la fenfibilité plus ou moins exquife des individus; Cé ne font pas feulement les accidens du froid & de Ia chaleur que 1'on éprouve; on fent, en refpirant 1'élément de la vie , une odeur, un goüt, une faveur , qui varient fuivant les contrées, les climats que 1'on parcourt, ót les faifons oü 1'on s'y trouve. Ges afFèclions produifent du plaifir ou du malaife, fuivant qu'elles font appropriées ou contraires a 1'état aftuel de notre conftitution. Ce phéncmène n'a rien d'étonnant. Les exhalaifons de la terre, des eaux, des plautes & .des fieurs, fe combinent avec l'air, & K 7  230 ' LETTRES nota les refpirons avec lui. Le fage, qui chérit' la fanté, ne doit donc pas être indifférent fur Ie choix d'une habitation, puifque la cönfervation de ce bien précieux en dépend. Au premier inftant oü j'abordai fur Ie rivage d'Alexandrie, je refpirai un fouffle de feu qui manqua de me fufFoquer. Je fentis dans l'air une chaleur fade & humide qui me rendit languiiTant. J'avois perdu la force & le courage, & je crus qu'il me feroit impoffibie d'habiter un pareil pays. Bientót une tranfpiratïon abondante s'établit. La chaleur, qui faifoit bouillonner mon fang , fe diflïpa, Sc je fus foulagé. Aux premiers jours du printerns, lorfque les bois d'orangers, qui environnent Damiette, étoient en fleur, qu'ils rempliffoient 1'atmofphère de leurs parfums, que la chaleur modérée IaifToit au corps fa force & fon énergie, on goutoit avec volupté Jes charmes d'une température fi délicieufe. On ■refpiroit avec délices un air frais & parforhé, & chaque battement du cceur étoit une jouifïance. Ce plaifir fe renouvelloit a chaque inftant, & ne iatiguoit jamais. Dans ces mémes lieux, quand, au mois de Juillet, Ie Laboureur remuoit Ia boue des marais pour y planter le riz , 1'atmofphère fe chargeoit d'exhalaifons qui pefoient fur Ia poitrine, Sc gênoient la refpiration. Alors les vifages des habitans fe décoloroient. lis éprouvoient un malaife général; & fi les vents de nord , qui règneat  SUR LA CSÊCB. 531 dins cette faifon, n'euffent chaffé les vapeurs malfaifantes, fi la terre ne s'étoit bientót couverte de moiffons, ils auroient éprouvé - des maladies cruelles.- En général, 1'Egypte traverfée par un grand fleuve qui 1'inonde en partie, eft environnée d'une atmofphère très-humide. Cette humidité tempere les feux du foleil, & la rend habitabie. L'air qu'on y refpire eft trés - favorable au poumon : les maladies de poitrine y font inconnues (a) ; Gallien, qui avoit fait fes études a Alexandrie, & qui connoiffoit bien la nature duclimat, y envoyoit les poitrinaires, & ils guériffoient. De tous les pays que j'ai habités il n'en eft point dont la température foit auffi faine, auffi agréable que celle de Crète, Les cbaleurs n'y font jamais exceffives, & les froids violens ne fe font point fentir dans la plaine. Pendant une année d'obfervations faites a la Cannée, j'ai remarqué qu'a compter du mois de Mars, jufqu'au commencement de Novembre, le thermomètre ne varioit que depuis 20 jufqu'a 27 degrés au-deffus du Ca) J'ai dit que les maladies de poitrine étoient inconnues en Egypte. Cela eft vrai, par rapport aux habitans, & a ceux qui s'y rendent de 1'Europe, de 1'Afie & des cotes feptentrionales de 1'Afrique; mais les AbysCns & les Nubiens, qui habitent 110 climat beaucoup pluschaud, deviennemquelquefois poitrinaires au grand Caire. Ces faits m'ont été atteftés par des Médecins , %ul demeuroient dans^le pays depuis qaarante ans.  *ï* i 2 T ï R' E 3 terrne de la glate. Cette variation n'eft pas omfidérable. D'ailleuts dans les. jours les plus chaudsdel'été., 1'atmofphère étoit rafraichie par les vents de mer. L'hiver, proprement dit, ne commencs qu'en Décembre, & finie en Janvier. Pendant cette courte faifcn, la neige ne tombe jamais dansla plaine, & rarement on y voit la furface de Peau gelée. Le plus fouvent on y jouit d'un tems auffi beau qu'en France au commencement de Juin. On a-donné le nom d'hiver a ces deux mois, paree qu'alors il tombe des pluies abondantes, que la ciel fe couvre de nuages, & qu'on y éprouve des vents de nord trés - violens; mais ces pluies font miles a.Pagriculture, les vents chaffent les-nuages vers les hautes montagnes. oü fe forme le dépot des eaux qui fertiliferont les campagnes, & 1'rabitant des plaines ne fouffre point de ces intempéries paffageres. Dès Ie mois de Févrlef, la terre fe pare de fleurs & de moiffons Le refte de 1'année n'eft prefque qu'un beau jour. On n'éprouve jamais, comme en France, ces retours cruels d'un froid piquantj • qui, fe faifant fentir tout-a-coup après les chaleurs, gè!e la fleur qui venoit d'éclore, defieche le bonton qui s'entr'ouvroit, dévore une 'partie des fruits de 1'année & détruit les fantés délicates. Le ciel eft toujours pur & ferein; Les vents font doux & tempérés. Le foleil radieux parcourt maiefti-.eufement Ia voute azurée, & mürit les fruits  tor les monts élevés, les- eèteaux & dans la plaine. Les nuits ne font pas moins belles. On y goüte une fraicheur délicieufe. L'air, moins chargé de vapeurs, laiffé a 1'obfervateur découvrir un plus grand nombre d'étoiles. Ces aftres nombreux lancent des feux plus vifs, cc fement d'or, de diamans, de rubis la voute bleue, oü ils paroiffent attachés. Rien n'eft plus magnifique que cefpeclacle, & le Crétois-en jouit pendant dix mois de 1'année. Aux charmes de cette température, fe joigneot d'autres avantages qui en augmentent le prix. L'lfle de Crète n'a prefque point de marais. Les eaux n'y reftent guères ftagnantes. Elles coulent du fommet des-montagnes, en rüiffeaux innombrables, & forment ca & la des fontaines fuperbes, ou de petites rivières qui fe rendent a la mer.. L'élévation des terreins oü elles ont leur fource, leur donne un cours rapide, & elles ne fe perdent point dans des lacs, ou des- étangs. Ainfi, les infectes- ne peuvent y dépofer leurs ceufs qui feroient emportés a la mer, & 1'on n'y eft point- aflailH, comme en Egypte, de ces nuées de coufins qui rempliffent les appartemens, & dont la piquure eft infupportable. Ainfi, l'air n'eft point chargé des vapeurs dangereufes qui , dans les contrées humides, s'élèvent des lieux marécageux. Les monts, les cóteaux font couverts de diver-  2J-4 i E ï T X I S fes efpèces de thim (*), de fariette, de terpa. Iet, de ciftes odoriférans , & d'une fcmle de plantes balfamiques. Les myrthes & les lauriersïofes bordent les rüiffeaux qui fuient dans les vallées. Les campagnes offrent de toutes parts des bofquets d'orangers, de citronniers, d'amandiers. Des touffes de jafmin d'Arabie font répandues dans les jardins. Des tapis de violettes les décorent au printems. Le fafran couvre de vaftes champs. Le dictame, dont Podeur eft trés fuave, tapiffe Ie creux des rochers. • En unmot, les montagnes , les vallons 6: les plaines exhalent de tous cótés des odeurs aromatiques, qui parfument l'air & le rendent délicieux i refpirer. Le froid, les frlmats,'les nuages entaffés, les glacés & les neiges affligent 1'homme 5 ils étendent fur Ia nature un crêpe funèbre; ils offrent a fes yeux des images fombres, a fon efprit des réfiexions mé« lancoliques, & a fon coeur des fentimens douloureux. Souvent ils attaquent la fanté , & lui eaufent uri mal-aife univerfel. La vue d'un beau ciel produit fur fes fens un effet contraire. L'afpeóT' d'un foleil radieux Ie réjouit. Sa chaleur bienfai • fanté le rsnime, & lui donne la vraie gaieté , celle qui nak du fentiment intérieur du bien-aife Cb) On trouve, dans 1'ifle de Crèie , trois efpèces de thim, 1'une a fleur blanch;, 1'autre a fierr rouge, Cc la troifième a fleur bleue. Toutes trois font très-odori- férsntes. ■  S U i L A 6 R È C E. 235 fa'il reffenf. Dans cet état fortun», pour lui teret eft jouiffance. II contempie avec plus de plaifir la richeffe des moiffons, il admire davantage 1'émail des fleurs, il s'enivre avec plus de volupté de leurs parfums, & heureux de fa propre existence, il femble porter fur tout ce qui 1'environne, le bonheur dont il joutt. Alors le jeune, homme éprouve, k ehaque inftant, les feux d'une vie nouvelle. Il fe fent entrair.é vers un autrr .foi-méme; fon cceur frémit d'inquiétude & de plaifir. La volupté embrafe fes fens, & il fe livre, en aveugle, a 1'amour. Alors le vieiilard, arrivé au port, fe rappelle les orages de fa jeijr uefie, &, éprouvant une chaleur qui le ranime, feroit prêt a s'y livrer de nouveau; mais la fageWe & la nature ont bientót éteint une efier▼efcence paffagcre.- Ici, Madame, 1'on fent davantage la vérité de ces réflexions. II eft certain que, feus ce beau climat, Phomme eft fujet a moins de maladies , jouit de plus de plaifirs, & a beaucoup plus de moyens d'être heureux que dans les régions feptentrionales, oü le froid exerce fon cruel empi.re, & dans nos contrées oü 1'hiver , quoique moins long, eft quelquefois trés-rigoureux, J'ai 1'honneur- d'être, &c.  J*4 l l ï ï » I i L e t t r e XXX1L A M. L. M. beauté de 1'homme, Madame, fa farce, fa fanté , dépendent en général du climat qu'il habite, de la Rourriture qu'il prend, & du genre de fes cceupations. En Grète, le Turc , que 1'ambition & la 'foif des richeffes ne tourmentent point, dont 1'efprit n'eft jamais occupé par les chimères de 1'intrigue, qui ne connolt ni 1'envie qui flétrit 1'ame , ni les fciences auxqueiles on facrifie trop fouven» fa fanté; - le Turc , dis-je', qui fe nourrit d'alimens'fains & fimples', qui vit'au milieu de fes bofquets fleuris, defescampagnes, a la culture defquelles il préfide, de fa familie, dont il eft refpefté , croit ét s'élève comme un coloffé. La falubrité de fair qu'il refpire, la douce température dont il jouit', les fpectacles charmans qu'il a fans cefle devant les-yeux, la vie paifible qu'il mene, tout comribuc a fortifier fon corps & a en prolongcr Ia vigueur jufques fous les neigen de la vieilleffe. C'eft fel que Ie fculpteur, amöureux de fon art, & rival des Anciens, devroit venir-choifir des modèles. A vingt ans, il verroit des jeunes gens de cinq pieds fix ou huit pouces, qui poffedent tous les charmes de leur age. Un peu d'erabonpoint couvre encore leur* mufcles, qui, bientót, faillcront davanwge.  «H* LA eRÈCB. 237 Leurs jonas, graeieufernent arrondies, ont une carnation animée. Leun yeux font pleins de feu. Leur menton fe couvre d'un léger duvet, crue le nfoirn'a point touché. Leur démarche a de Ia grace & de la noblefTe. Tout, dans leur port., dans leurs geftes, annonce Ia force & la fanté. Dans les hommes fait», les traits font plus développss. Ils marchent les jambes r.ues, & lorfque leifrs manteaux font relevés, on voit leurs mufcles fortement prononcés. Leurs bras font nerveux, comme ceux des Athlètes. Ils)ont les épaules krges, & la poitrine élevée. Leur cel, délivré de ces liens qui, dés 1'enfance, captivent ceux dós Européens, prend les belles proportions que la Nature lui a affignées. Jamais une culotte étroite ou une jarretière ne les ferre au-deiTous du genou; auffi cette partie de leur jambe n'eft point étranglée, & leur genou n'eft jamais trop faillant. En un mot, tous les membres, dcgagés des entraves qui gênent nos mouvemens, & que 1'habitude feule peut nous faire fupporter, ont chacun leur forme naturelle, & obfervent entr'eux ces rapports admirables, dont Ia perfection fait la beauté de 1'homme. Lorfqu'ils fe tiennent debout, tou tes les parties de leur corps font parfaitement d'a-plomb. S'ils marchent, une forte de dignité anime leurs mouvemens. La force & Ia gravité fe montrent dans leurs geftes. Un air de majefté, ■qui brille fur leur frent, annonce qu'üs font ac«outumés a cororoander. L'orgueil & 1» dureïé  S38 L S T. T R £ $ s'y font quslquefois fentir, mais jamais ua ti'$ remarque la bafllffe. , Les Mahométans, qui habitent l'lfle de Crète, fonttels, Madame, que je viens de les dépeindre. lis ont ordinairement depuis cinq pieds & demi jufqu'a fix pieds de haut. ils reffemblent aux ftatues antiques, & véritablement c'étoit fur de femblables modèles que les Ar-ciens travailloient. II n'eft pas furprenant qu'ils nous aient furpaffé , puifqu'ils avoient fous les yeux une nature plus belle. Un jour que je me promenois avec un Oificier, aux environs de la Canrée , il s'écrioit, a la vue de chaque Turc qui patTcit: oh! s'il m'étoü permis de choifir ici fepf eens hommes , j'aurois le plus beau régiment de France! | Dans un pays oü Ia force & la majefté font Ie partage des hommes, vous jugez bien, Madame, que Ia beauté & les graces doivent être celui des femmes. Leur vêtement ne gêne raccroiffement d'aucune partie de leur corps, & il fe moule fur les proportions admirables dont le Créateur a décoré le chef-d'ceuvre de fes mains. Toutes ne font pas jolies. Toutes n'ont pas des charmes. Mais ü s'en trouve de fort belles, fur - tout parmi les Turques. En général, les Crétoifes ont Ia gorge fuperbe, le col arrondi avec grace, des yeux noirs remplis de feux, la bouche mignonne, le nez parfaitement biën fait, des joues que la fanté colore d'un doux vermillon, Mais 1'ovale de  S H R LA « 8'i C S. 23JC- leur, figure difFere de celui des Européennes, & le caraftère de leur beauté n'appanient qu'i leur .nation. Je ne veux point éiablir un paralJèie entre les unes & les autres. Tout ce qui eft beau, mérite des hommages; mais ce font les fentimens qui doivent fixer le goüt d'un hou. ête-homme. Pendant les premières années que je voyageai dans les contréef oriëntale», mes yeux, accoutumés a la frifure des Francoifes, a 1'élégance de leur coëffure , a la poudre qui teint leur chevelure en blanc ou en blond, ne poavoient fupporter la vue des che eux noirs des femmes de 1'orient. II me fembloit que cette pa; ure leur donnoit un air dur & repouffant. La rui fon a tant de peine a rompre les chaines de 1'habitude. Je fus long-tems fa dupe. Mais lorfque la léflexion m'eut éclairé , ces longs cheveux noirs, artiftement treffés, dépourvus de poudre & de pommades , & qui ne gatent point les ro.;es, les habits, les fauteuils, me parurent propres a faire briller les traits des femmes. Leur ébène me fembla donner plus d'éclat a la blancheur de leur teint, & au colons de leurs joues. L'eau rofe dont elles les lavent , exhaloit un doux parfum , & leur própreté m'enchantoit. Enfin je changeai de fentiment, & j'ofai defirer que les Européennes ne gataffent point un de leurs plus b;:aux ornemens par des couleprs facïices, moins belles que celles de la Nature. Combien la blonde, parée de 1'or pile de fes fuperbcs eiaevenx, fweit jbUis intéssf-  24« 4 E t t e e s fante! comb.en la chevelure de la brune, artiite« ment arrangée, feroit reflbrtir les rofes de fes joues! Ce font, Madame , les remarques d'un voyageur qui, en comparant les divers ufages des Nations, fe défait de fes préjugés, & croit que la Nature feule eft vraiment belle; mais il attaché peu de prix a fes réflexions, & ii vous prie de les lui pardonner. Vous devez être étonnée , Madame, que je ne vous aie point parlé des Grecs qui habitent l'lfle de Candie, qui partagent, avec les Turcs, les avantages d'un beau ciel, d'un air pur, d'une heureufe température; ils jouiffent, a la vérité, de ces Wens communs ; mais ils font opprimés,ils vivent au milieu de leurs tyrans; leurs jours s'écoulent dans Pinquiétude, la crainte, & s'éteignent fouvent dans le défefpoir. A 1'exception des Sphachiotes , qui font moins expofés a Ia tyrannie , ces malheureux n'ont ni la taille élevee, ni la force, ni la beauté des Mufulmans. lis portent fur leur vifage Pempreinte de la fervitude. Leur regard eft rampant. La fourberie & la bafTefJë défigurent leurs traits. Voila le portrait de ces Crétois, autrefois fi jaloux de leur liberté. Guerriers adroits & intrépides, ils étoient recherchés de toutes les nations. Amis des arts, ils les cultivoient a Pombre de leurs bofquets. Aujourd'hui, laches & pareffeux, ils vivent dans 1'aviliffement, & on lit fur leur front: ils font tfclaves. T'ai 1'honneur d'être, &c. J Let:  , b k la 6 k è c e. 241 Lettre XXXIII. A M. L. M. L'r s l e de Candie, Madame, ne nourrit point, comme 1'Egypte, une foule de reptïlcs venimeux. •On n'y trouve que trés-peu de ferpens , encore font - ils pettts. Le Naturalifte Belonen compte trois efpèces, l'Ophis, ÏOchendra, VEphloti. Le premier n'eft point venimeux. J'ignore fi les au. tres le font. Je n'ai point entendu parler d'acci. dens arrivés par leur piquure. Les Anciens foutenoient que ce beau pays ne contenoit aucun animal nuifible (a). Pline en excepte la Tarentule (!>), que Belon appelle Ph> langion (c). Ils prétendent que fon poifon eft mol tel. C'eft une efpèce d'araignée longue de buit ou dix lignes, qui a Ia peau écailleufe. Elle fepratique, fur Ie penchant des petites éminent ces, un trou affez profond, qu'elle revét enfuite d'un tiffu ferré de fils croifiés & collés enfemble. Ce petit conduit, au fond duquel elle fe tient, f» Antigonus PAriftkius, kift. ch. 10. On dit que 1'Jfle de Crète ne nourrit «ucun animal qui puiOe cailfer i» aiort de 1'homme. Cb) Pline tir. 8. ch. 58. {O Belc-j, uei eh0fe, mémorabIei du Levant, b  l * * T B. X $ «ft fermé 4 1'extérieur d'une foupape qui empêcbe la pluie d'y pénétrer; elle 1'ouvre, lorfqu'elle va a la chaffe des infectes, & la referme lorfqu'elle rentte. Si 1'on enferme dans un bocal de verre, deux de ees Taren'.ules, elles fe piquent mutuellement, & meurent bientót après. J'ignore 1'efFet de leur morfure fur les hommes, mais je puis atttfter celui dont je viens de parler. Les quadrupèdes de l'lfle ne font p«int malfaifans; on n'y rencontre ni lions, ni ti^res, ni ours, ni loups, ni renards, enfin aucun animal dangereux. Les bouquetins & les chèvres fauvages font les feuls hótes des forêts, qui couvrent les hautes montagnes , & n'ont a redouter que le plomb du chaffeur. Le lièvre fe titnt fur les collines & dans la plaine. Les moutons paiffent en füreté le thim & le ferpolet. On les parque tous les foirs, & le berger dort paifiblement, fans craindre que les bêtes féroces viennent porter le ravage & la mort au milieu de la bergerie. C'eft un bonheur pour les Crétois de n'avoir point a fouffrir de 1'importunité des mofquites , d'être a 1'abri du poifon des ferpens, & de la férocité des monftres des défttrts. La jeune fille peut danfer fur le gazon . fans trouver, comme Euridice, une vipère cachée fous les fleurs. Les Anciens attribuoient ces avantages fignalés a la naiffance de Jupiter. „ Les Crétois, dit Elien, (d) Cd) Eöen, liyre 5 , hifioire des animaux.  3 8 ït LA C R E C E. 243 ,, célèbrent dans leurs chants les bienfaits de ,, Jupiter, & la faveur qu'il a accordée a leur „ ifle, fa terre natale, fa nourrice, d'être pri„ vée de tout animal nuifible, & de ne pas „ même nourrir ceux qui pourroient venir du „ dehors". Parmi les plantes médicinales de Crète, le dictame tient le premier rang. II eft étonnant , jufqu'a quel point les Anciens ont exalté fes vertus. Théophrafte (e), qui rapporte les opinions recues de fon tems, dit: „ De toutes les plajte» „ co^nues, de toutes celles que la terre proJuit, „ le dictame eft la plus précieufe." Le pere de la Médecine, le célèbre Hypocrates (ƒ) ordonnoit d'en boire en infufion dans plufieurs maladies des femmes, & fur - tout dans les dou'eurs d'un «ccouchement difficile. Voila pourquoi la flatue de Diane étoit, fuivant quelques Auteurs (^), couronnée de dictame. («) Thiophrafle ajoute dans un autre endroit: Je die» Urne a des vertus utiles & merveilleuièi dans un grand nombre de circoriftances, & fur-tout dans les couchei des femmes. Qf) Hypocrates de nat. mulierum : donnez a boire da dictame de Crète le poids d'une obole, infufé dans de 1'eau. II ajoute de morbis mulierum , livre preaiür .• donnez du difhme de Crète 4 boire dans du vin. De ftetus mortui cxfeB. Si vous avez du dictame de Crèt«e fauvez - en en infufion. (g) Le Scholiafte d'Ëuripide, fur Hippolyte, h 2  244 L E T T * B ï ■Je ne rapporterai point, comme plufieurs Auteurs (') , que les chèvres fauvages , percées des traits du chafftur, s'en débarraffoient en mangeant jde cette plante précieufe; qu'elle avoit la vertu de les guéfir.Iors même qu'ils étoient empoifon:nés (t); que fon odeur étoit fi puiffante , qu'elle jjcartoit les reptiles venimeux, & que fa feuille en les touchant, les faifoit périr f>). Ces faits ■font évidemment exagérés; mais auffi on eft peutiétre trop indifférent fur Putilité que la rr.édccine pourroit retirer de cette plante. La feuille eft extrêmement balfamique, & la fleur répand une pdeur délicieufe. De nos jours les habitans s'en fervent avec fuccès dans plufieurs circonftances. La feuille deiféchée prife en infufion avec un peu de fucre, compofe une boiffon plus flatteufe & plus parfumée que le thé. Elle gsérit fur-le-champ )es langueurs d'eftomac, & le rétablit après de mauvaifes digeftions. (() Le diitame eft particulier a l'lfle de Crète, on ne le trouve dans aucun autre pays. Jl crolt dans les fentes des rochers, & au fond des précipices. Pline ne Pa pas décrit d'une manière a | (_K) Plutarque, de Sol. Aniin. (i) Ciceron, de Naturk Deorum, liv. fecond. (k) Diofcorides. (/) Pline, livre 25, ch, 8. I.e diftame ne croit que dtr.s 1'Ifle de Crète. Thiophrafle, hifi. des plantes , dit Ia même cuofe: le dictame eft particulier a l'lfle de Ctete.  S V X LA 6' K fe C E. S4J lé faire reconnoitre (m). ,, Le diftame, dit-il,,, ades rameaux minces; il reffembie au pouillot,„ il eft brülant & acre au goüt; on ne fait ufage „ que de fes feuilles; il n'a ni fleur, ni femen-„ ce, ni tige, &c." Virgile le connoiffeie mieux , & fa defcription eft plus conforme a la' vérité (i). „ Sa mere cueille Ie diftarne fur le „ Mont-Ida de Crète. Cette plante porte des- feuilles values, qui fe couronnent de fieurs de ,, pourpre. Les chèvres fauvages y trouvent leur' „• remède, lorfque des flèches auffi rapides qu*: „ les oifeaux, les ont atteintes dans leur caurfe'V Dans une contrée dont l'air eft très-pur, les maladies fost peu fréquentes; auffl ne voit ■ on point d'épidémies dans rille de Candie. II- y' règne, dans 1'été, des fièvres qui ne font pas dangereufes, & la pefte y feroit a jamais inconnue, fi les Turcs n'avoient pas détruit' les La« zare:s établis par les Vénitiens, pour faire qua-> rantaine. Depuis cette époque, les batimens de' Sm'rne & de Conftantinople , 1'apportent de temsen tems. Ce fléau s'y perpétue faute de précautions, parcourt fucceflivement les diverfes pro* vinces, & comme les froids & les chaleurs font modérés, il exerce quslquefois fes ravages pen> dant dix-huit mois de fuite» Une imladie moins dangereufe que Ia pefte , O" Plint, liy, »5, ch. 8. C"j En-Hde, livre 12. L 3  146 t I T T R ï S mais dont les fymptómes ont quelque chofe de 'plus hideux, infecte cette belle contrée ; c'eft la lèpre Elle eut fon antique foyer en Syrië , d'oü elle a paffé dans plufieurs ifles de 1'Archipel. Elle eft comagieufe. & le toucher la communiqué fur-le cbamp. Les viftimes qu'elle a attaquées, font reléguées dans de petites mafures conftruites fur le bord des chemins. Il leur eft défendu d'en fortir, & de communiquer avec perfonne. Ces malheureux ont ordinairement autour de leur cahute un petit jardin. des légumes, & des poules; avec ces fecours & ceux des paffans, ils tralnent dans les douleurs une vie affreufe. Leur peau bourfoufflée eft couverte d'une croüte écailleufe, femée de taches rouges & blanches , qui leur caufent des démangeaifons infupportables. Ils tirent du fond c'e leur poitrine une voix rauque, dont le fon fait frémir. Leurs paroles font a peine articulées, paree que le mal dévore intérieurement 1'organe de la voix. Ces fpeétres horribles perdent peu-a-peu 1'ufage de leurs membres. Ils vivent jufqu'a ce que toute Ia maffe de leur fang étant corrompue, ils tombent en putréfaction. II n'eft point de fpecïacle plus trifte, plus effrayant que celui d'un lépreux : point de tourmens comparables a ceux qu'il endure. 11 feroit digne d'un Médecin , ami de 1'humanité, de chercher un remède a une contagion fi cruelle. Les perfonnes riches ne font point attaqiiées  de cette maladie; elle ne s'atcache qu'au bas» peuple, & fur-tout aux Grecs. Or ces Grecs ob< fervent ftrictement leurs quatre carêmes, & nevivent pendant tout ce tems, que de poiffon falé, deboutargue, (0) d'olives marinées , & de fromage. Ils boivent en abondance des vins groffiers & brülans du pays (p). Ce régime peut allumer leur fang, en épaiffir la partie fluide , enfin produire la lèpre. Ce qui me porte a le croire, c'eft qu'on ne la voit point fe déclarer parmi les Turcs aflez riches pour manger toute 1'année de la viande, & du riz & des légumes; ni parmi les Grecs habitans des montagnes, dont le laitage, les fruits , les herbages , compofent une partie de la nourriture. Vous voyez, Madame , que cette cruelle maladie n'eft pas k craindre pour les perfonnes qui vivent dans 1'aifance. Depuis cent ans que les Francois font établis a la Cannée, aucun d'eux n'en a été attaqué. II parolt qu'elle a fon principe dans les mauvais alimens des Grecs ; en les obligeant a les changer, on la déracineroit peut-être. Nos peres 1'apporterent en France pendant les croifades, & furent s'en délivrer. Les Crétois éclairés par la fageffe d'un Gouvernement humain, pourroient la faire difparoitre de teur pays, Co) Ce font des reufs de poiffon falés & fumés. (J>) Ces vins font fort cuauds, & ne cjöteut que fit Hards is bouteille. L 4  2.'ti t £ t t j s (- Lettre XXXIV. A M. L. M. U n sejour de feize mo:s en Crète, m'a permis, Madame , de connoitre cette belle Ifle plus particuiièrement, que la plupart des voyageurs qui font parcourue rapidement. Privé des fêtes & des fpeftacles, qui occupent a Paris les jours du Francois, j'ai dans mes momens de loifir , recherché les lieux oü je pouvois goüter les charmes de la campagne. II en efi un fur-tout, oü je me fuis rendu plufieurs fois, attiré par les riants payfages qus la Na'ure y déploie. Je veux, Madame, vous en offiir Ia peir.ture; mais fongez, je vous prie, que plus je f±raj vrai, plus mes tableaus auront l'air du merveilieux. Cependant je ne crains pas qu'ils vous paroiffent imaginaires; les fites que je vais décrire, exiftent vé« ritablement; les beautés qu'ils raffémblent, je les ai vues, je les ai fenties dans les di verfes faifo.ns de 1'année. PuifTer.t - elles vous faire cublier quelques inftans les riches jardins de Montreuil, puiffent-elles vous arrêter pendant une heure far les rives de Ptatania! . En qu'ttant la Cannée , &. en fuivant le rivage de la mer du cóté du Sud-oueft, on laiffé a fa dropte, le Lazareth , écueil, oü les Vénitiens obligeo ent les vaiffeaux a faire quarantaine, avant d'e!>  S V R L A ü R È C E. 249 d'entrer dans Ie port. Une lieue au-dela, eft'Ie' rocher de faint Théodore, oü il ne refte pas une' pierre des deux forts qui le défendoient, lorfque * les Ottomans I'attaquerent. Cette petite Ifle celle du Lazareth, fe nommoient anciennemen8: htucès, Elles font fameufes par le combat'queles Syrènes oferent y foutenir contre les Mufes.'Elles y difputerent le prix de la tauffque, cl; chant, & des inftrumens; mais ayant été vaincues, elles fe précipiterent dans Ia mer. En cötoyant le golfe, on voit k 1'occident uneJ longue chaine de montagnes, qui en fuft les contours, & qui va fe terminer en pointe au cap' Spaia, autrefois le promontoire ' dé Dyctinne.C'eft une branche des Monts-blancs, k laquelle" Strabon a donné Ie nom de Corycus. Vers le mi-lieu de cette chaine, fe trouvoit le térriple' de Dyctinne. Les anciens Crétois 1'avoien't éievé è I'endroit oü elle s'étoit précipitée dans Ia mer.,'pour éviter les pourfuites de Minos, (ei) Continuons notre route, & laiffons Tantiquité,Déja nous approchons de Ia rivière dé Pl'atania, & de la forêt de ce nom; nous voici a trois lieues de la Cannée. Nous avons a 1'oscident la mer 6r les monts qui 1'entourent, a Porient uh bo's épais & touftu. Entre Ie bord du rivage & les arbrès . eft un terrein fablonneux d'un quart' de lieue dé largeur, oü des touffss de laurier - rofes brillent C«) Murtius, difiertation fur la Crète. L S  a5Ó L E T T R I S d'efpace en efpsce. Rien n'eft plus frais que Iéverd luifant de leurs feuilles. Rien n'eft plus fuperbe que les fieurs de pourpre dont ils font couronnés. Mais le foleil dévore les fables oü nous contemplons ces buiffons éclatans; I'ombrage nous invite; allons nous y repofer. Dieux! quel fpeftacle! quel beau feuillage 2 quelle fraicheur! quelle verdure! Une vafte forêt compofée de platanes . doi t la plupart ont foixat-te-dix pieds d'élévation. Ih font auffi gros que nos ormeaux, & leur port n'a pas moins de majefté. Comme ils uniffent leurs bras fratuneis! comme ils fe foutiennent mutuellement contre les ouragans & les tempêtes! Saiut a 1'antique forêt de Platania! Autour de chaque arbre on a planté des vignes, dont les feps , de quatre pouces de diamètre, s'élèvent comme les cables qui fou'iennent les mats d'un vaiffeau Pijcés fur un fol gras & humide, ils poufilnt avec une vigueur étonnante, & croiflant a la hsuv-ur des platanes qui leur fervert d'appui, ils les couronnent de leur pampre verdoyant, & les embtlliffent de leurs fruits Chaque arbre air.fi décoré , forme une vafte falie impénétrable aux feux du foleil. Affis fous ce dais magnifiaue, le voyageur voit pendre fur fa tête desgrappes de raifin, dont plufieurs ont deux pieds de long. On a varié les efpèces & a cóté d'une grappe jaune, on admire le pourpre, le violet, le rofe, Ie mufcat plus ou moins foncé. Ces raifins, qui comppfent  S D 1 L i « » É C £> 252 aütour des pla'anes, des couronnes de different.es couleurs, ont le grain très-gros , & müriflent deux mois plus tard, que les efpèces expofées fur les cóteaux; mais ils ornent les tables, jufqu'au • mois de Décembre, & font d'un goüt excellent. Je ne connois rien de plus riche, de plus agréable que cette forêt. Au printems, une multitude d'oifeaux y viennent faire leurs nids; le roffignol, la fauvette, le chardonneret, ■ & les merles en deviennent les habitans. Ils célèbrent en paix • leurs amours, & font retentir les échos de leur ramage mélodieux. Sur les bords de ce bois, coule la rivière de Platania; elle n'eft pas profonde, & laiffé voir i. travers la limpidité de fes eaux , le fable pur, qui compofe fon lit. Le feuillage du platane , & les grappes qui percent au-travers, fe peignent dans leur cryftal. Quelquefois fes deux rives font plantées d'arbres; elle fuit en filence, fous leur voüte épaifie, & fon onde paroit ténébreufe. Tout-a-coup, s'échappant de fa prifon, elle n'a que le ciel pour toit, & 1'argent de fes fiots égale la férénité des airs. C'eft dans cette onde limpide, dit la Fable (6), qu'Europe , comblée des faveurs de Jupiter, alloit rafraichir fes fens, & baigner fon beau corps, tandis que fes Nym» phes danfoient en chceur, & chantoient des hym>. nes a 1'Amour. II n'eft point de lieu plus favo- (*) Murtias, divTsrtation fur l'lfle de Crète, L ff  *5* ï» ï T T; X E S rable aumyflère; il n'en eft point, oüleeceur; comblé de pures jouiffances, ait plus befoin de les répandre au-dehors, & de les éparcher dans un autre foi-même. O vous! qui fous les ombra ges fleuris de Bourbon, affls au pied d'un oranger, chantiez Eléonore, dont le nom chéri a paffe au.-dela des mers, venes a Platania, venez admirer & peindre les charmes de ce féjour; li vous voulez le rendre immoreel, aimez-y, célébrez-y une autre divinité. Chantre avoué des Graces, Poëte aimé d'Apoüon , fouvenez - vous que ce pays eft 1'antique patrie des Mufes; en i'habitant ,. vous crolrei être au fein de., votre terre natale. Enfoncons-nous dans I'épaiiïeur du bois. Quel vafte fiience! quelle fombre majefté ! les/ténèbies y font répandues au .milieu de la clarté du jour. Voila donc 1'habitation de Tombre, de la piix & de. la frakbeur. Elles ont fui les' cóteaux brül.és, oit le berger du fond de fa grotte fait entendre fes chants, & font defcendues fous cet épais feuillage. Mais pourquoi une fecrète horreur entre-t-elle dans 1'ame? Ce lieu feroit-il le temple de Ia divinité? 1'ame y feroit-elle frappée de fon augufte préfence? ou bien, craindroit-elle quelqus ennemi qu'elle ne.voit pas? Cependant elle: chérit le trouble qui. 1'agite; elle s'en pénètre avec une forte de volupté. A-t-elle donc befoin de cette agitation pour fentir davantage fon exiftenc.e?  S' O X L A. G R. £. C 2. * as.3 Continuons d'errer fous les voütés de Platania, & remontons vers la fource de la rivière. Pendant ine. lieue on voit prefque toujours la même licheffe, les mêmes payfages. Dans quelques endroits ces daux collines, qui embraffent la forêt s'élargiffent, & laiffent appercevoir dans le lointain , des cöteaux couverts de vignes, des hameaux placés fur leur fommet, & des rochers i pic, qui femb'ent prèts a s'écrouler. La chèvre, qui fe joue fur le bord des précipices, va brouter lts feuilles des arbriffeaux qui y croiffent , & parojt fufptndue fur 1'abime. Nous vo;la arrivés a 1'extrémité de la forêt. Deva .t i ous, s'ouvre une plaine de trois lieues de circcférence; de hautes collines la bordent de toutes parts. Au-dtffus s'élevent les Montsblancs, qui cachent dans les nues leurs fommets glacés. De tous les points de Phorizon, des vallées étroites & profondes viennent aboutir a la p'aine , & y portent le tribut. de leurs eaux. Voyez comme les lauriers - rofes en deffinent. les contours. Leurs fieurs fuperbes bordent d'un rouge éclatant le flanc des vallons. Ce font des écharpes brillantes , que la Nature a attachées au fommet des Monts, & qui pendënt en longs replis jufqu'au pied des cóteaux. Ces ceintures de rofe contraftent admirablement avec la verdure qui les entoure. Les yeux ne fe laffent point de les admirer. Quel autre (ps&aclè attire mon attention! cue!: L T  254 L' K T T 1T E 3 charmants arbriffeaux réjouiffent mes regards ! Vous avez, Madame, dans vos jardins, de beaux myrthes, mais ils languiffent fous un ciel étranger. Une partie de 1'année ils font renfermés dans des ferres , car leur délicateffe craint les frimats. Les caiffes oü on les retient en captivité, ne leur fourniffent point une nourriture affez abondante pour qu'ils puiffent déployer leur vigueur, & fe coumr de fieurs odorantes ; ce qui leur manque fur-tout, c'eft le foleil qu'ils aiment, c'eft fa chaleur bienfaifante. C'eft ici, Madame, qu'il faut venir contempler I'arbriffeau cber au fils Je Cythère , le plus beau des arbriffeaux. Dans le lieu dont je vous parle, & que je nommerai la plaine des Myrthes, on en voit des touffes de dix pieds de haut. Ces buïflbns font couverts de fieurs, depuis la terre jufqu'a leur fommet. Leurs fieurs blanches, liférées intérieurement d'une bordure de pourpre, brillent agréablement fous Ie verd luifant de leur feuillage. Chaque builfon forme un bouquet magnifique; il exhale des parfums plus fuaves, plus exquis, plus charmans que ceux de Ia rofe même ; tous les fens en font pénétrés, & 1'ame en eft remplie d'une douce volupté. Quelquefois, dans cette plaine immenfe, les touffes font raffemblées par groupes, & forment des bofquets épais, oü il eft doux de fe promener. Dans d'autres endroits , elles font éparfes ca & la. Mais par-tout on ne peut fe laffer d'admirer Ia beauté de leur feuillage,  SU1 LA 6 5 È C I. £55 ic ie refpirer les émanations balfamiques de leurs fieurs. Vingt fois je me fuis repofé fous leur ombrage , & toujours j'y ai goüté de r.ouveaux plaifirs. Les Anciens ont eu raifon de confacrer le mynhe a 1'amour, c'eft le plus délicieux des arbriffeaux. Un ruiffeau traverfe toute 1'étendue de la plaine ou nous nous promenons. L'eau n'y coule abondamment que pendant 1'hiver; fes bords font ornés de lauriers - rofes , qui aiment les lieux humides. L'éclat de leurs fieurs, qui brillent d'efpace en efpace , a travers les myrthes fleuris, forme un tableau digne d'occuper des pinceaux habiles» Mais le plaifir des. yeux n'égale point celui de 1'odorat. On les quitte, pour aller s'affeoir au pied des myrthes, & lorfqu'on examine de pres ces buiffons charmans, parés de leurs fieurs élégantes, ils plaifent encore davantage a la vue. Toutes les campagnes de l'lfle de Crète, MaJ dame, ne font pas auffi belles que celle dont je viens de vous entretenir. Le myrthe & le lau> rier-rofe croiffent par-tout dans les vallons, mais je n'ai vu ces jolis arbriffeaux raffemblés en fi grande abondance, que dans la plaine qui termine d'une manière fi pittorefque la forêt de Platania. Si vous ne trouvez pas, dans les poëtei modernes, des defcriptions femblables è celles que je viens de vous offrir, ce n'eft pas leur faute, c'eft celle de la campagne qu'ils ont fou$ les yeux, L'imagination la plus heureufe ne pour-  255 LETTRES" ro't former des tableaux tels que ceux que jé vous préfente, fans les avoir vus; elle y mettroit des ornemens déplacés, & dès - lors elle perdroit le premier de fes privilèges, la vérité. Les Anciens, au contraire, nous offrent des peintures, qui femblent a ceux qui n'ont pas voyagé des rêves d'une imagination brillante. Cependant, lorfque 1'on a parcouru les pays qu'ils habitoient, on voit avec plaifir, que travaillant'fur de plus beaux modèles, leurs pinceaux ont rendu, avec fidélité, les beautés de la Nuurs. Seulement ils fe font permis de difpofer les ornemens a leurgré, en raffemblant fur un feul fite des richeffes éparfes dans plufieurs; mais alors ils ont foin de garder la vraifemblance, en clafiant chaque objet dans le lieu qu'il doit occuper, & en ne difant rien qui ne foit poffible. Voila par oü péchent fouvent ceux qui n'ont pas bien examiné la Nature, lis diflribuent les beautés a contre-fens, & gatent leurs portraits, au lieu de les embellir. J'ignore, Madame, quel fera le fort des defcrip'ions que je-vous envoie. Miis je les ai faites prés des rives de Platania, & dans la plaine des myrthes. Tantót je jouiffois de Tombrage des Platanes, & les gtappes de pourpre pendoient fur ma tête. Enfuite j'allois m'enivrer de la vapeur du myrthe fleuri, & je contemplois, avec déli. ces, les rayons rouges dont le laurier-rofe bordoit les vallons. Charmé de ces fpeétacles, refpirant un air p^r & embaumé, je peignois dans le  i u r- la m è c i, 2.57: fllence de la. retraite, les fenfations qui paffoient tour-a-tour dans mon ame, les affections qui 1'oc. cupoient, & les réflexions que la vue des objets.-. faifoit naitre, j'ai 1'honneur d'être , &c. Lettre XXXV. A M. L. M. Je va is, Madame, vous faire connoitre un desTurcs les plus aimables de l'lfle. j'efpere quevous ru'en faurez gré. Ifmaël Aga, un des richespr-opriétaires de la Cannée , eft un homme de foixante-dix ans, d'une taille majeftueufe, d'une belle figure, & qui porte encore dans fes traits le caraftère de la force & de la vigueur. II a commandé les caravelles du Grand- Seigneur, & paffe quelque tems a Venife. II a parcouru l'Egypte, & vifité, fuivant 1'ufage, le tombeau de fon Prophéte. Dans le cours de fes voyages, il a.dépofé cet orgueil que 1'ignorance & les préjugés de la religion infpirent aux Turcs, & qui leur fait méprifer les étraugers. Ifmaël les aime & recherche leur fociété II nous avoit invités a palier quelque tems a fa campagne. II nous envoya des chevaux, & ordonna a fes fils de nous coiduire. Nous partimes de Ia -Cannée a huit heures du. matin > traverfames la belle, campagne  2.S8 L 1 T T K K 8 couverte d'oliviers, qui fe prolonge jufqu'au pied des Monts blancs, parcourümes Ia fuperbe plaine des myrthes dans toute fa longueur, & arrivaroes vers midi a fa maifon fituée une lieue au - dela, fur Ie penchant d'une colline. Ce Seigneur nous recut amicatement, mais fans ces démonftrations de joie & de plaifir que 1'étiquette prodigue ailleurs: foyez les bien - arrivés, nous dit-il d'un air fatisfait, & fur-Ie-champ il nous conduifit au lieu du feftiij. Le ciel étoit pur & ferein, mais Ie Soleil en fsu embrafoit 1'athmofphère ; nous avions été expofés pendant quatre heures a fa chaleur dévorante, & chacura de nous foupiroit après la fral. cheur. Nous fümes fervis au gré de nos defirs. La table étoit dreffée dans le jardin fous 1'ombrage des orangers. Six de ces beaux arbres plantés en rond uniiToient leurs rameaux que Ie cifeau n'avoit point rnutüé, & formoient fur nos têtes une voüte impénétrable aux rayons du foleil. Au milieu d'un jour très-chaud, nous goütions dans cette falie , que la Nature avoit pris foin d'embellir, un frais délicieux. De toutes parts, les fle urs pendoient en guirlandes fur les convi. ves, & cbacun en étoit couronné. Leur éclat, leurs parfums exquis, la beauté du feuillage, le zéphyr qui 1'agitoit légerement, tout nous portoit a croire que nous avions été tranfportés tout-èc«up fans un féjour enchanté. Pour comble de plaifir, un joli ruiifeau qui defcendoit des monts  SUR LA S R È C B. 25O voifins, paiToit fous la table, & contribuoit a y entretenir la fraicheur. On le voyoit a droite & a gauche couler fur un fable d'or, & promener dans le jardin le cryftal de fon onde. Détourné chaque jour dans de pstites rigoles pratiquées avec art, il alloit baigner le pied des orangers, des grenadiers, des amandiers, qui payoient avec ufure le tribut de fes eaux, en fe couvrant de fieurs & de fruits. Cependant la table étoit fervie. L'Aga avoit prévenu nos gouts. Nous y trouvames tous les uftenfiles donc fe fervent les Frangois , & luimême s'affervit a nos ufages. Sachant que Ie potage eft un.de nos méts, il avoit fait étendre, dans un grand plat, des róties couvertes d'une gelée délicieufe. On voyoit a 1'entour des bartavelles, prefque auffi groffes que nos poules, 6c d'un fumet qui éveilloit 1'appétit , des cailles excellentes, un agneau tendre & délicaf, & des viandes baehées, accommodées avec du riz , & parfaitement bien affaifonnées. Le vin répondoit a 1'excellence des viandes. On nous fervit du vin de loi (rt), de la malvoifie du Mont-Ida, & du (ö) On nomme vin de loi celui qui eft fait par les Juifs. C'eft un vin peu connu en France. II a un peu d'amenume, mais il laiffé dans la bouclie un bouquet agréable & une douce chaleur dans 1'eftomac. La Malvoifie du Mont-Ida eft plus onclueufe, plus agréable au goüt, & non moins parfumée.  ZüO LETTRES" vin rouge parfumé, qui flattoit également I'odorat & le goüt. Notre bon patriarche, voulant imiter fes hótes , & boire comme eux , en dépit du Prophéte, avoit écarté, & les domeftiques & ies-propres enfans. Oubliant la gravité turque, qui ne fourit jamais, il caufoit gaiement avec nous, & nous étonnoit fouyent par la pénétration de fon efprit, la fageffe de fes réponfes, & ia jufteffe de fes idéés. Lorfqu'on eüt deffervi, cn" apporta le moka & la pipe. Que ce nom ne vous effraie point, Madame 5 les pipes dont on fe fert ici, font de jafmin, & la partie que 1'on met dans la bouche, eft formée d'ambre. Leur longueur énorme empêche de fer.tir 1'acreté du tabac; d'ailleurs celui qu'on fume en Turquie, eft doux; on y mêle du bois d'aloës, cc une vapeur, qui psr-tout ailleurs eft défagréable, n'incommodj ici peifonne, Nous nous repofions agréablement fous I'ombrage , & nous refpirions Ie parfum de Ia fleur d'orange. Notre hóte caufo t avec nous, & donnoit Ie ton a la coaverfation. On ne chercha point a y faire briller ces bluettes , que nous' appeilons efprit, a parer de jolies riens de cou. leurs faiïïaates , a médire d'une manière agréable ; tous- ces frais euifent été en pure perse. Ifmaë! n'c-nt rien compris a notre jargon. Il fallut ff birner a entendre & a répondre des chofesfenfées & raifonnables. Après que la grande cha. leur fut paffée , il appella fes eufans, & leur '  ! t l LA C ft È C Z. ÊÖI ordonna de nous conduire è Ia chaffe. Nous defcendlmes dans une plaine, oü nous trouvatnes des cailles, & nous eumes le plaifir de tirer beaucoup fans nous fatiguer. L'ombre, qui defcendoit des montagnes, nous ramena au logis, &, comme dans cette faifon les nuits font auffi pures que les jours font beaux, nous foupames dans la falie des orangers. 'Rarement peut-on jouir de ce plaifir en France. L'air de la nuit a prefque toujours quelque chofe d'aigre qui fait friffönner, ou bien il eft agité, ou enfin il verfe une rofée abondante qui peut nuire a la fanté. En Crète, pendant 1'été , on ne craint point ces défagrémens qui , quoique légers , troublent la volupté des convives. Le ciel étoit fans nuages, la fraicheur douce, & l'air fi pur, fi calme, que la lumière de quatre groffes bougies vacilloit a peine. Elle éclairoit le feuillage de mille manières différentes. Ses reflets variés produifoient des ombres & des jours d'un effet admirable. Ici les feuiües éclairées paroiffoient d'un jaune éclatant. Ici la verdure étoit d'un fombre foncé. Ailleurs la blancheur des fieurs, qui pendoient en feftons, bril» loit fur un fond d'or. Plus loin deux feuiües, s'entrouvrant , Iaiffoient paffage aux feux d'une étoile qui étinceloit comme le diamant. La condenfation de l'air avoit rapproché les émanations balfamiques des arbrifleaux, & nos fens en étoient enivrés. Ces faifceaux lumineux qui fe jouoient dans le feuillage, ce contrafte des pmbres & des  2 62 L E T T X B f jours , qui en varioit la forme & les couleurs, y produifoient des fcènes fi charmantes, que ce dais fleuri, étendu fur nos têtes, me parut encore plus beau pendant les ténèbres qu'a la clarté du jour. Peut être auffi que la chère délicate, le bon vin, la nouveauté du fpectacle, prêtoient a 1'imagination de nouvelles forces, & que cette enchantereffe fe plaifoit a embellir encore ce féjour voluptueux. Les Turcs n'entretiennent point, dans leurs maifons, des appartemens pour toutes les perfonnes d'une même familie. Les femmes feules ont des chambres féparées. Les hommes réunis couchent dans de vaftes falies, fur des matelas pofés fur le tapis, ornés de draps & d'une couverture. D'après cet ufage antique, pratiqué par les Grientaux, on nous relégua dans une grande chambre, autour de laquelle nos lits étoient placés par terre. II n'y a pas deux eens ans qu'en France toute une familie n'occupoit la nuit qu'un feul appartement. Nos mceurs ont bien chaDgé depuis. Elles ont infiniment plus d'agrément, de délicateffe , peut-être même de bienféance : font-elles plus amicales ? A peine Paurore commencoit a paroitre, qu'on vint nous éveiller. Les Mahométans fe levent avec elle pour céiébrer la prière du matin, jouir des premiers rayons du foleil, & de la fraicheur délicieufe répandue dans les airs. Lorfque nous defcendimes , le déjeuner nous attendoit. Nous  SUB LA GHÈCB. 263 bt-Ymes ie moka , fumames le tabac odorant de Lataquie, & , conduits par les fils de 1'Aga & deux piqueurs, nous allames chaffer la perdrix. Je n'en ai vu qu'une feule efpèce dans l'lfle. C'eft la bartavelle. Elle habite les montagnes, oü elle multiplie a 1'infini. Elle ades couleurs plus vives, & eft beaucoup plus groffe que nos perdrix rouges. Sa chair eft d'un goüt excellent. Nous en trouvames des compagnies nombreufes fur toutes les collines. Nous fimes une chafle fatiguante, mais tiès-heureufe. Souvent, après avoir parcouru des cöceaux couverts d'une bruyère ftérile , nous defcendions dans un vallon femé de myrthes & de lauriers - rofes. Le gibier s'y retire pendant 1'ardeur du foleil , & nous faifions partir, du milieu de ces buiflbns fleuris, les perdrix , les cailles & les lièvres. De retour a la maifon de 1'Aga, un diner fin,' la malvoifie du Mont-Ida, & le charmant berceau, nous faifoient oublier nos fatigues. Ses femmes nous firent une galanterie. Elles nous envoyerent un immenfe gateau travaillé de leurs propres mains. 11 étoit compofé de fleur de farine, de miel parfumé, d'amandes fraiches, de piftaches broyées, mêlées avec un peu d'eau rofe. Cette patifferie étoit trés-légere , & tout le monde la trouva excellente. Pendant tout le tems que nous paffames chez Ifmaël Aga, nous n'éprouvames, de fa part, que des honnêtetés. II ne nous faifoit point de grands  264 LETTRES complimens, mais il étudioic nos gouts, & nous étions fürs de troaver fur fa table les mets qu* •nous paroiffions aimer davantage. Un matin que je m'étois levé avant mes compagnons, & que je parcourois les vergers d'alentour, j'appercus ce vénérable Mufulman debout, auprès d'une fontaine voifine de fa maifon. II fe lavoit le vifage & les mains, & chantoit Ie premier chapitte du Coran, c'eft-a-dire, une des plus belles hymnes que les mortels aient adreffé a la Divinité (£>). 11 paroiifoit pénétré de 1'hommage qu'il lui rendoit , & je concus une opinion favorable d'un homme, qui rempliffoit avec tant de dignité le premier de fes devoirs. Ge Seigneur poffède plufieurs autres maifons de campagne. II n'occupe celle oii nous étions que pendant le printems.' 11 va paffer les jours les plus chauds de 1'été dans une jolie habitation fituée dans les montagnes. La, tandis que le foleil dévore la plaine, tandis que l'air eft embrafé , & que le tbermomètre fe tient a vingtfept degrés, il jouit d'une température délicieufe. II voit autour de lui verdir la campagne, & les arbriffeaux fe couvrir de fieurs & de fruits. Telle (fi) Le chapitre fe nomme rimroduSion. En effet, U fert comme iie préface au Coian. II refpire cette na. blefie, cette antique firoplicité , qui femblent être Ie langsge de rhorntnB envers_I'Eterneli  SUR LA G K È C E. 265 Telle eft la vie, Madame, que les Mahométans riches mènent en Candie. Ils paffen t les trois quaris de 1'année dans leurs terres, & viennent 1'hiver a la ville vendre le fuperflu de leurs produclions. L'huile qu'ils recueillent en abondance, la cire, le vin, les laines de leurs troupeaux, leur procurent de grandes richeffes. Contens de leurs poffeffions, ils n'afpirent a aucune des charges du Gouvernement qui pourroient compromettre leurfüreté, & les voient, fans envie, occupées par des étrangers. Rois dans leurs domaines, ils parient, & tout obéit & leurs loix. Poffédant les plus belles femmes de l'lfle (e) , ils élèvent leurs nombreux enfans dans le refpeét & la foumiffion düe au Chef de la familie. C'eft ainfi que ces Mahométans , jou ffant fans foins, fans inquiétu les , fans ambition , de tous les biens que la Nature leur ofFre, cculent des jours (O Les Turcs ne font pas fcrupuleux fur les moyens d'acquérir des femmes. Lorfqu'im Grcc a une lille jolie, s'il a le malheur de la laïffer fortir feule de fa maifon , ils épient le moment , l'enlèvent , & en font leur époufe. lis ne la forcent pas de renoncer k fa religisn, fi elle y parolt fortemtnt attachée; mais tous les enfans font faits Mufulmans. J'ai vu a la Cannée une jclia Grecque qui avoit été ainfi ravie a fa familie. Après la mort de fon mari, elle retourna vivre au milieu Je fes parens ; mais fes enfans étoient Mahométans , & elle avoit été obligée do s'tn féparer. M  266 LETTRES heureux, & confenent, jufques dans un age trésavancé, une fanté prefqu'inaltérable. Je me rarpellerai longtems , Madame, les jorrnées que j'ai paffées a la maifon de campatme d'Ifmaël Aga. Cependant je vous avouerai qu'au milieu des plaifirs que j'y goütois, je ne pouvois m'empêcher de regrelter la privation des arts. Les Matiométans ne la fentent point; mais un Francois déplore cette perte dans les plus belles contrées du monde. Si cate Ifle appartenoit a un peuple poücé, comme elle cbangeroit de face! combien fes jsrdins s'embelliroient encore ! Q_uels délicieux cmbrages la main d'un Artifte habile fauroit y former ! ]1 y déployeroit en cafcades brillantcs les ïuiffeaix qui tcmbent naturellement du fommet des monts. II marieroit 1'écarlate du grenadier a la blancheur de la fleur d'orange. Les myrthes & les lauriers-rofes y confondroient leurs rameaux & leurs flturs; le lilas charmant varieroit ce mélange. Plus loin, ces beaux arbriffeaux, ft'parés en maffifs, compoferoient des bofjuets uniques par le parfum de leurs fieurs, la variété de leurs couleuis , & les diftérentes teintes de leur feuillage. Le rotte , fous ces flans berceaux, fe fèütirqit inTpiré par les Mufes, & chanteroit des airs diclés par les Graces, & des hymnes a 1'Amour. Prés d'une Nature fi riche, les Lettres fleariroient comme aux jours d'Anacréon, dont li front é:o:t toujours couronné de rofes. Pardon, Mada.ue, fi je m'abandonne aux  SUR LA S E È C ï, 2Ö7 rêves de mon imagination. Hélas! je crains de ne pouvoir en faire de femblables au milieu des brouillards de la Seine. J'ai 1'bonneur d'être, &c. (c) Les Anciens appeliuient rctte ciui e de montagnes L'.uci ou Alonts- Blancs. Voyez Strabon, !, io_ Qb~) Ces branches occide aales des montagnes de Ia Sphachie fe nommiient autrt'ois Tityre SS Cadifats, Les Monts Tityre alloie t f rtr.er Ie promontoire de Diclyne aujourd'hui le cip Spadat les Monts Cadifcus formoier.t le promontoire d.- ce nom , aujourd'hui appeilé cspSufe. M £ Lettre XXXVI. A M. L. M. -En sortant de Ia Cannée, Madame, on a devant foi 1'. s Monts-Blancs (<), appeliés , de nos jours, Mopts dt la Sp'mchie. Cette chaine, qui ne le cède en hauteur qu'au Mon'-Ida, eft la plus étendue de l'lfle. Elle commence au Cap Drepanum, a I'orient de Ia Sude, & fe prolonge jufqu'a la mer du midi , oü eft fitué le bourg de SpJwfhie , défendu par un petit fort qui fer d'épouventa'il aux Corfaires. De ce ctntre élevé, partent deux bras qui s'avancent droit vers le Péloponnèfe. Ils fe terminent en pointe , & forment le Cap SpaJa & celui de Sufe (/;), qui font  2f8 L E T T B E S les parties les plus occiJentjles de l'lfle. -Ces branches fecondaires font efcarpées, fouvent taillées en précipice , & peu fécondes en productions. On y nourrit des troupeaux. On y irouve épars ca & la des cyprès, des pins, & diverfes efpèces d'arbres verds. Les villages y font pe.u fréquens & peu habités. Le Voyageur n'y rencontre aucune Ville remarqusble. Au fond du golfe que ces Monts err.braffent, eft le bourg de Gfamo, autrefois C*fainum, avec un mauvais port & un chateau qui tombe en ruines. Prés du promontoire de Sufe , on voit la forteretTe de Grabufe bit'e fur un écuelL Les Vér.itiens la défendirent long-tcms contre tcutcs ks forces Ottomannes, & la poiTéderoier.t peutétre encore, fi un de fts Gouverneurs ne 1'avoit vendue aux Ottomans peur un baril de fequirs. lïntre le rocher & le continent, ks vaiffeaux de toute grandeur trouvent un excellent mouillage. Quittons ces lieux fauva^es, & revenons aux Monts-Blancs. Ces Monts forment, dev:nt Ia Cannée, un boulevard immenfe, dont le fommet fe perd drns les nues, & qui (Vmbie Ia féparer du refte de 1 Ifle. La chaine la plus baffe n'eft qu'a deux litues de la Ville, & peut avoir tros eens toifes d'élé nation. En re elle & Ia feconde , s'ouvre une vafte plaine qui a trois lieues de diamétre, fur une longueur confidéraLle. Cette chair.e intermédiaire eft fifïn'ment plus 1 aute que Ia prem.ère. Au-dela font les pies éïevés, auxquels on a  S U X LA GR E C E. 26$ fans cToute donné Ie nom de Monts-Blancs, paree qu'ils font couverts de neige une partie de 1'année. Elle s'entafle dans les vallées profonies expjfées au nord, s'y durcit, & ne fond jamais. Les habitans la coupent par quartiers, l'apportent la nuit a Ia Cannée, & 1'on a 1'avantage de boire a Ia glacé pendant les jours les plus chauds de 1'été. Ces montagnes font un apanage que le Grapd^Seigneur accorde a Ia Sultane Oualidi. Elles ne dépendent en rien du Gouvernement des Pachns. La Sultane envoie un homme de confknee pour y commander & en recueillir les tributs. Les Grecs qui les' habitent, s'appellcnt Sphachiotes. Ils y nourriffent des troupeaux nombreux de chèvres & de moutons , y élèvent des abeilles, y font d'excellent fromage qui a le go»t de Parmefan, & vendent, dans les bourgs & les villes voifnes', le fuperflu de leurs proluftions. Les Spha;h;otes, relégués fur leurs moma5gnes, fe font moins confondus avec les diverfes Nations qui ont occupé 1'Ifle de Crète, que les habitans des plaines. Ils parient un dialecle moins corrompu que le relte des Candiotes. Ils ont confervé plufieurs ufages de leurs Ancêtres & des traits de leur ant'qae caractère. Lorfque Belon voyageoit au milieu d'eux, ils étoient les meilleurs Archers de l'lfle; ils avoient des a'rcs trèsgrands, & montroient plus d'adreffe, de force, de courage-,- que les auores Grecs. Aujourd'hui M 3  2 7° LETTRES que Ie fufil a fuccédé a I'arc, ils ne s'en fervent pas avec moins d'habileté. La plupart font d'excellens Chaffturs. Seuls d'entre les Crétois, les Sphachiotes ont ccnfervé la pyrrhique. Ils 1'exécutent revêtus de 1'ancien coftume. Une robe courte ferrée d'une ceinture, une culotte & des bottines compofer.t leur vêtement. Un carquois, rempli de flèches, eft attaché fur leur épaule ; un are tendu pend a leur bras, & une longue épée ome leur cóté. .Ainfi parés, ils commencent la danfe , qui a tro;s mefures. La première marqué le pas. Ils fautent d'un pied fur 1'autre, a-peu-près comme les Allemands. Les mouvemens de la feconde font plus grands, & ont du rapport avec les danfes des bas-Bretons. Pendant la troifième mefure., ils fautent en avant, en arrière , fur un pied, puis fur 1'autre, avec -berucoup de légèreté. Les Danfeurs qui leur répondent, imitent les mêmes pas. I's chantent & danfent en même-tems. Pendant que la pyrrhique dure, ils développent diverfes évolutions. Tantót ils fe forment en rond , d'autrefois ils s'allongent fur deux lignes, & femblent fe menacer de leurs armes , puis ils fe partagent deux a deux, comme s'ils fe défiöient au combat. Mais, dans tous leurs mouvemens, leur oreille eft fidéle a la mufique , & ils ne s'écartent jamais de la mefure. Vous favez, Madame, que, dans 1'anciennc République de Crète , le peuple étoit divifé en  SUR LA « R E C E. 271 deüx claffes; celle de la jeuneffe, celle de 1'age viril. Cet ufage s'eft encore raaintenu parmi les Sphachiotes, mais non dans la pureté de fon inftitution. Autrefois les jeunes gens étoient foumis a la cenfure des vieillards, & leur öbéiffoient'; aujourd'hui ils veu'ent commander. Cette infubordina.ion a caUfé de grands malheurs a toute la Nation. Pendant la demière guerre des Ruffes, les Turcs s'imaginerent que les habitans de la Sphachie vouloient livrer l'lfle a leurs ennemisi Ils pré end.rent que des navires Mofcovites, abordés au midi de l'lfle, avoient fait un traité avec les Sphachiotes. II n'en fallut pas davantage pour armer les Mahométans. I!s partirent au nombre de huit mille combattans , & gravirent fans peine la première chaine des montagnes. 11 n'étoit pas facile d'efcalader la feconde, & une poignée de foldats pouvoit les en ernpêcher. La elaffe des hommes faits vouloit combattre & dé-' fenire fes rochers. Les jeunes gens, féduits apparemmsnt par les promeffes des Turcs , étoient d'avis de fe foumettre; & tandis que leurs pares faifoient tête aux ennemis, ils eurent la lacheté da les intro Juire, par des fentiers détournés, fur les fommets de leurs montagnes. A cet afpeil, tout le monde prit la fuite, & chacun s'alla cacher, comme il put, dans les antres des rochers & dans le fond des précipices. Les Mufulmans uferent cruellement de la vicToire. Ils détruifirent des villages, maffacrerent plufieurs habitans, & M 4-  27* LETTRES en emmenerent un grand nombre en captivité; Hommes, femmes, enfans, rien ne fut épargné. Ils les vendirent enfuite dans les diverfes provinces de 1'Empire Ottoman. Certainement les jeunes gens qui compofoient les Agé.as (e) des anciens Crétois, auroient tenu une conduite différente. On les eüt vu voler les premiers aux armes , repouffer 1'ennemi loin de leurs foyers, ou mourir en combattant; mais jamais ils n'auroient trahi leur patrie. Cet exemple prouve que les meilleures inftitutions deviennent pernicieufes, quand elles s'écartent de leurs principes (d). Je vous ai dit, Madame, que 1'hiver couvroit de neiges les monts de la Spbachie. Un matin, nous fortions de la Cannée pour aller a la chaffe; c'étoit dans les premiers jours de Février. Le vent du nord avoit foufflé pendant la nuit, & quoique nous jouiffior.s dms la plaine d'une température fort douce, le froid fe faifoit fentir fur. les montagnes. Lorfque r.ous eumes fait une demi-lieue , nous ne pümes nous défendre de nous arrêter , frappés d'étonnement & d'admiration, devant le tableau fuperbe qui fe déployoit it nos yeux. Le foleil s'élevoit majeftueufement au- (c) dfembléc de la Jeuneffe. (d) Dspuis cette époque malheureufe, les SphacMo-tes , qui auparavant étoient exerapts du caracli , 1* patent comme le refte des Grecs.  f V K L,- A « R ÜS C E« 2?3 deilus des fomrnets des montagnes. Il éelairoit de fes rayons , un manteau de neige d'une lmmenfe étendue , qui defcendoit de-leur cime , jufqu'a la crête des dernières collines. A travers la neige, on voyoit pereer les troncs noirs des fapins & des chênes. A la diftance oü. nous étions, ils fembloient aiignés comme des allées' plantées au cordeau, & formoient un long rideau, qui terminoit 1'horizon d'une manière pittorefqua. Le manteau magnifique, dont ils interrompoieut 1'uniformité-, éclairé de tous les feux du foleil, eüt fini par fatiguer nosregards, s'il avoit couvert toute la terre; mais il s'arrêtoit précifement fur la dernière chaine des montagnes, oü il formoit divers replis, fuivant 1'élévation des terrems. Li-, oü il finiffoit, commencoient des plar.tations d'oliviers qui ornent la pente des cóteaux. Oa spperceyoit au-milieu divers hameaux, qui varient sgréablement-le payfage. Plus bas , la fcène changeoit de face. Nous découvrions, ca & la, dans la plaine , ds jolies maifons de campagne , dont quelques - une-s ont été bSties par les Vénitiens'. Les citronniers , les amandiers , les orangers , chargés de fruits dorés, compofoient, a 1'entour, de charmans bofquets. Une multitude de violette!' croiffoient fous leur ombrage , & embaumoient: l'air de leurs parfums; La plaine, que noös parcourions , contenoit de grands efpaces couverts de bleds, d'un pied de haut, & d'un vert adovrable. Ces beaux tapis» M-5.  2 74 LETTRES contraftoient merveilleufemsnt avec celui que le froid de la nuit avoit étendu fur les monts. Après une heure de marche, au milieu de ces riants iablesux, nous defcendimes dans la vallée de la Culate. Elle eft fort humide pendant 1'hiver, & on la laiffé fans culture. Mais la Nature prend foin de 1'embellir. Dans un efpace d'une lieue d'étendue, la terre étoit jonchée de narciffes jaunes & blancs, qui, s'élevant au-deffus de 1'herbe, préftntoient un émail éclatant, Cette multitude de fieurs répandoit dans l'air les plus fuaves odeurs. Les endroits, un peu plus élevés, avoient d'au. tres ornemens. Des anémones blanches, violettes, jaunes, rouges, en un mot, de toutes les couleurs, brilloient a travers la verdure. Je ne vous fais point un portrait de fantaifie, Madame, depuis le fommet des monts, öii étoit attaché Ie manteau d'une blancheur éblouiffante, jufqu'a Ia plaine enrichie de verdure, de fieurs & de fruits, nous avions, fous les yeux, toutes les befutés dont je viens de vous entretenir. Nous cor.tempüons a-Ia-fois 1'hiver & le prïn. tems. Ces deux fdfons n'étoient féparées que par une élévation de trois eens toifes. Je vous affure, Madame , que je n'ajoute rien a leur peinture, &, fi j'ai quelque regret, c'eft de ne pouvoir exprimer les fenfations délicieufes que 1'on éprouve a la vue d'objets auffi étonnans, rafiémblés dans un efpace de quelques lieues. 11 eft vrai qu'en Crète, au mois de Février,  SUR LA GRÈCE. 2 . 5 la Nature eft dans la fraicheur de fa jeuneffe. Le fouffle de fes lèvres eft pur & embaumé. Sa robe eft émaillée des plus vi?es couleurs. La douce rofée des nuits , la lumière du pere du jour, qui commence a échauffer fon fein , tout contribue a fa parure. Mais un de fes plus beaux ornemens, ce font les pommes d'or qui couvrent alors en abondance les branches des orangers, Elles font mftres, & s'offrent a la main qui veut" les cueillir. Elles ont la peau trés - fine, & un jus délicieux, dont 1'odeur fuave refte long-tems après qu'on les a mangées. Elles font bien fupérieures a Celles d'Egypte, & i Malte même on les a préférées aux oranges du pays. J'ai décrit les objets qui fe préfentoient devant moi, permettez, Madame, que nous continuïons notre chaffe. Lorfque nous eümes traverfé la plaine des narciffes , nous arrivames a un lieu marécageux , fitué a 1'extrêmité du golfe de la Sude (e). II eft rempli de joncs & d'eau. On ne peut y chaffer qu'en bottines. Une multitude de bécaffines habitent ces marécages, & la chaffe en eft très-amufante. Tous les environs font plantés de lauriers - rofes. On y remarque auffi de nombreufes touffes de myrthes , qui ont des fieurs dans prefque toutes les faifons de- 1'année. C'étoit au milieu de ces buiflbns que venoient fe repofer («) La plaine des Narcifies, le leu dont je parle Sc ks environs, s'appeHent vuig irement Laculate, M 6  276 LETTRES les bécaffines que nous avions fait lever. Nou?' y trouvions auffi des poules-d'eau. Dans les terreins un peu plus élevés, nos chiens faifoient partir des cailles. Lorfque nous voulions prolonger le plaifir, nous entrions dars les vallées profondes qui couv pent, du nord au fud , la dernière chaine des monts de la Sphachie. A chaque inftant , de groffes bécaffes s'élevoient du milieu des myrthes & des lauriers-rofes, dont ces lieux font remplis. On trouve dans la plupart, des fontaines d'une eau pure comme le cryftal. Les Turcs en ont o«rné plufieurs en leur creufant de jolis baffins. C'étoit-la, qu'a 1'ombre d'un platane, entourés d'arbriffeaux fleuris, nous faifions-hake. Quelques perdrix , d'excellent vin , des olives froi,ches, & 1'eau limpide de la fource, compofoient notre déjeüné. Si 1'ardeur de la chaffe nous entralr.oit plus loin, rous gravifiions jufqu'au haut du ravin, & arrivions dans la plaine qui s'étend jufqu'au pied des montagnes fecondaires. Li., nous trouvions en abondance des perdrix exquifes, & des lièvres. Tels étoient, Madame, les lieux oü nous chafiïons; mais nous ménagions nos plaifirs, & n'en jouiflïons ordinajrement qu'un* fois par femaine. J'ai 1'honneur d'être, &c..  % V K LA c r e c E. ^7ï■ Lettre XXXVII, A M. L. M. N ous avons visité, Madame, les plus beaux lieux qui fe trouvent a 1'occident & au midi de la Cannée. II nous refte a parcourir le Cap Mélec (a) , qui s'étend au nord &• a 1'eft de cette Ville. Sa tête énorme a fept lieues de ciicuit & ne préféhte aux navigateurs que des roes taillés a pic, & des écueils menagans; mais, parmi les monts qui la compofent , le voyageur rencontre des-lieux dignes de fixer fes regards;. La partie oriëntale de- ce promontoire, forme un des cótés du golfe de la Sude. A une demilieue de fon ouverture, fe trouve 1'écueil fur iequel eft bati le chateau de même nom, qui ré. fifta tant d'années aux armes des Ottomans. On pourroit le battre avec avantage du-cóté du Cap Mélec, paree qu'il n'eft qu'a un quart de lieue du rivage, & que le terrein le domine; mais il feroit impofflble de le prendre fans une efcadre: il a plufieurs batteries élevées les unes audeffus des autres, taillées dans le roe vif, & asfez d'étendus pour contenir un village d'environ 00 Ce Cap fe nommoit autrefois Ciamum promontorium. . M 7.  278 LETTRES cent cinquante maifons. Les vaiffeaux de toute grandeur peuvent jetter 1'ancre a 1'entour de cette fortereffe. Si fon artillerie étoit fervie par d'habiies canonniers, la fiotte laplus formidable ne pourroit forcer 1'entrée du golfe, ni en fortir, fi on 1'avoit laifTéa y pénétrer. Le fort de la Sude eft une des places les plus importantes de l'lfle da Candie, c'eft auffi celle que la République de Venife a confervée le plus longtems. La partie du golfe, qui s'étend au-dela du chateau, a une lieue & demie de longueur, fur un tiers de largeur. Les navires ne peuvent mouiller qu'a une deoii-lieue de fon extrémité. Tout le refte eft comme un abime, & la fonde ne rapparte point de fond a cent cinquante braffes. Le lieu du mouillage eft encore affez étendu pour contenir la fiotte la plus nombreu'"e. Elle y eft a 1'abri de tous les vents, & fermée comme dans1 un baffin. L'extrêmité du golfe de la Sude, appellée la Galat?, n'eft qu'a une lieue & demie du port de la Cannée. Une vallée naturelle s'étend de 1'une a 1'autre, il feroit tres aifé d'ouvrir une communication entre ces deux ports. On n'auroit a couper qu'un canal très-court, que la fituation du terrein femble indiquer. Cet. avantage feroit ineftimable pour le commerce. Quelqnefois les vents de Nord retiennent pendant bult jours les navires a la Cannée. Alors ils defcendroient par le canal de la Sude, & mettröiênt a la voile. II  SUR LA GRÈCE. 279 en feroit de même pour 1'abord. Ceux qui, repouffés par les vents contraires , ne pourroient atteindre un port, entreroient dans 1'autre. Cette opération facile réuniroit beaucoup d'autres utilités, que je ne détaille'rai point ici, paree que de femblables projets ne s'exécuteront jamais fousTempire des Turcs. Remontons vers la pattie élevée du Cap Mé. lec. Cette marche eft pénible; il faut gravir des monts efcarpés , voués a la ftérilité. Le chaffeur y trouve ce qu'il defire, des perdrix & des Hè* vres en abondance. Mais 1'agriculteur s'attrifte a la vue des rochers nuds, des cóteaux couverts de bru.ères, de thim, & d'une foule de plantes agreites, qui ne font d'aucune utilité a 1'homme. Lepnin de pourceau tapüTele pied de ces-rochersi & couvre au prir.tems la terre de fa fleur élégante. Lorfque Ton a frsnchi ces lieux apres & fauvages, on defcend dans une plaine qui doit fa fertilité & fes richeffés a un couvent de Calc yers; ils ont défriché les landes. Ils ont enrichi de vignobles les collines ftériles, cc planté dans les lieux bas, des forêts d'oliviers, d'amandiers, & d'arbres fruitiers , qui font d'un grand revenu. Ils Iabourent les meilleures terres, & y récoltent du bied & de 1'orge. Les Turcs ont h jultice de refpeiter leurs propriétés, & actuellement, que leurs campagnes font en plein rapport, ils n'ajoutent pas une obole aux anciennes impoiltions, qui font trés -légeres*  ZZo V E T T R- I - S On arrivé au couvent de la Trinité, parurr*' longue allée, ornée de hauts cyprès. Lorfque 1'on entre dans la cour, on voit qu'elle forme un truarré long, autour duquel font diftribués les at. teliers & les cellules des Religieux. Au milieu de cette cour, eft une petite églife, dont le portail & les cótés font décorés d'orangers , qui forment a 1'entour un fuperbe périftile. Ces arbres en fieurs rempliffent l'air de leurs parfumrs Ce monaftère eft pourvu de tous les uftenfiles propres a i'agriculture. On y trouve des preffoirs pour 1'huile, d'autres pour le vin & toutes les commodités que demande la vie champêtre. Tandis que les Prêtres font occupés a prier Dieu & è'célèbrer 1'OfEce Divin , les freres vaquent aux travaux de la campagne. C'eft une petite République, dont le travail fait la ricbeffe, & dont les membres attachés a- leurs emplois, mènent une vie laborieufe, mais paifible & fortunée. Nous nous fommes fouvent établis chez ces bons Caloyers, pour être a portée de la chaffe, & nous avons toujours éprouvé de leur part, les égards & les attentions d'une hofpitalité prévenante. En partant du couvent de la Trinité, & maïcbant pendant une -heure par des chemins fort rudes, on arrivé au monaftère de Saint-Jean. Il eft fitué fur la cime Ia plus élevée du Cap Mélec. L'efplanade, qui s'étend devant la maifon, domine tous les lieux d'alentouï. Affis fous un «livier unique qui s/élève d'entre deux rochesj,,  SUXLAOKECE. 231 le voyageur refpire un air frais au milieu da plus chaud jour de f'été , & décpuvre une itn. menfe étendue de pays. U voit au midi la chaine des Monts- blancs, couronnés de neiges & de forêts; a 1'occident les minarets de la Cannée; au nord la pointe éloignée du Cap Spada & tous les vaifieaux que le commerce attire en ces mers. Ses idees s'aggiandiflent, comme le fpectacle qu'il a fous les yeux. S'il retrécit fon horizon , il appercoit des cöteaux orr.és de vignes , des monts hériffés de rochers, & dans-Ia plaine, des cMteaux entourés- de bofquets. Son imagination fe promène délicieufement fous leur ombrage. Elle voit les fruits fufpendus aux branches, les fieurs dont les myrthes font orr.és, & livré a une douce rêverie , il croit jouir de ces riants tableaux; mais quel br-air efFroyable l'éveille touta-coup? La tempête gronde dans le lointain ; les vents foufflent avec fureur; les flots battent avec fracas les roes fufpendus fur leur abime; leur brulffement eft épouvantable ; ils vont fapper. leurs fondsmens, & les engloutir dans leur fein. Quels torrens d'écume jailliffent dans les airs. La Nature eft-elle donc en courroux ? Adieu riants ombrages! adieu points.de vue charmants 1 1'obfervateur attrifié ne. vous voit plus. U porte fes regards autour de lui , il n'appercoit que des précipices, des roes calcinés, des monts ftérilea entaffés 1'un fur 1'autre, & friffonne a leur afpect, 11 fe croit abar.donné de tout 1'univers, is  282 I. E t T X E S iève précipitamment, & court chercher Ia fe* ciété dont il a befoin. Telles font, Madame, lts fenfations, que l'on éprouve fous I'oüvier placé ■au fommet de Pefplanade du Monaftère de SaintJean. De cet hermitage un fentier étroit taillé en quelques endroits dans Ie rocher, conduit a une grotte embeilie par les mains de la Nature. Pour y arriver, il faut defceadre 1'efpace d'une demi-heure Ie long d'un vallon très-rapide; mais le plaifir dédommage de la peine. Dans ce vafte fouterrein, des ftalaftites briltantes pendent de tous cótés. Les unes affeftent la forme pyramidale, les autres reffemblent a des tuyaux d'orgue; cele les-ci, attachées a la voute, paroiffent menacer la tête du curieux qui les examine. Toutes réflachiffent, comme le cryftal, les feux des flambeaux. Les murs en font tapiffés. Ces ftalaftites polies, comme la glacé, ont beaucoup d'éclat"; mais elles ne font point cannelées, feftonnées, comme celles de la grotte d'Antiparos, la plus belle du monde. Leurs formes beaucoup moins variées , produifent des effets moins étonnans.- La fiuge a pomme (8) décrite par Tournefort, croit en abondance le long de la vallée' qui conduit a la grotte. C'eft un malheur pour la (20 Cette Taugé ne croit nas dms ce fei! endroit. 11 fe trouve dans Ie Mont-Idi de valles terreins qui en 'font couverts.  SUS LA G R È C E. 2 $3 Botanique, que ce favaftt Naturaüfte ait refte fi peu de'tems dsns 1'Ifle, & qu'il Fait parcourue dans ur.e feifon, oü la campagEe, brülée par le' foleil, n'offre plus que des heibes defféchées. S'il 1'avoit vue dans le printems, iï auroit enrichi fon catalojue de plufieurs plantes , qui n'exiftoient plus lorfqu'il arriva. Le joli arbriiTeau, conr.u fous le nom d'ébêr.ic-r de Crète, vient parmi lesrochers, qui bordent Ie livage de la mer. II s'élève peu, mais les belles fieurs de pourpre qui brillcnt fur fon feuillage argenté , le rendent trés-agréable. Defcendons du Cap Mélec, & retournons vers la Cannée; nous rencontrerons fur notre route le couvent d'Acrotiri , peuplé de Religieufes. C'eft une foütude effrayante; on ne découvre dans les environs , que de triftes rochers, au pied defquels eroiffent le ferpolet, la brujèie , le thim a fleur odorante, le ladanurn, & quelques: touffes d'arboufiers. Les Dames qui 1'habitent , ne font point cloitrées; elles ne font d'autresvceux, que celui de virginité ; chacune d'e-Ilcs fe choifit une compagne; elles occupent enfemble de petite* maifons , baties a 1'entour d'une chapelle, oü un pspas Grec vient leur dire la Meffe. Chanue couple fe rend tous les fervices del'amitié, & poffède, en commun, un enclos plus ou moins grand attaché a la doublé celluie. C'eft leur jardin, leur verger. On y trouve des oranscrs, des amandiers, des oliviers, & des  t E T T B I S abeilles. Eiles-n'y font point renfermées dans dasi ruches. Des planches pofées en travers fur d;u-x poteaux leur fervent de toit. Ces induftrieux infectes viennent attacher, fous cet abri, lturmiel & leur cire. Les premiers rayons font les plus longs; ils diminuer.t peu-a-peu, & fe terminent en pointe. Chaque gateau a la forme d'une pyramide renverfte. Les abeilles le compofent trèsvite. Elles expriment leur miel de la fleur du thim, du ferpolet, d'une foule de plantes & d'arbrifleaux balfamiques, dont-la terre eft couverte. Ce rtclar pur, limpide, délicieux, a le parfum de 1'ambroifie. Revenons a nos Religieufes. Je vous ai dif, Madame , qu'unies deux a deux, elles habitoient un corps-de - logis qui contient trois ou quatre appaitemens. Chacune de ces habitations réunit diverfès commodités. Gn y trouve une vafte citerne, néceffaire fur une hauteur fans eau , un preffoir, un four, & un cu deux métiers pour faire de la toile. Elles élèvent ordinairement des vers a foie, & recueillent du coton, qui, dans le pays, eft une plante annuelle. L'une des fceurs file, & 1'autre fait Ie tiffu. Plufieurs tricöttént des bas. Après s'être fournies des chofts dont elles ont befoin, elles vont vendie a la ville le fruit de leur induftrie. Dans ces cellules, 1'oeil n'appercoit ni fomp. tuofité, ni magnificence; des uftenfiles utiles-, des meubles fimpjes, des chofes de néceffité-,.  SVR X A SEÈ-CE, 285 .voila ce qu'il y rencontre. Aiais Ia propreté •veille fur eux, & leur prête fes charmes. En un mot, ces Religieufes, fans être riches, jouiffent d'une douce aifance, qu'elles doivent a leur activité. La gaieté habite avec elles, & 1'on n'y remarque point de vifages triftes. Pour 1'ordinaire une jeune fceur s'unit a une plus agée, afin de la foulager, & de lui épargner les plus pénibles travaux. Souvent je fuis allé rendre vifite a une dame Grecque qui paffoit, chaque année, queU ques femaines dans ce monaftère ; j'ai toujours trouvé, parmi ces Religieufes volontaires, de la douceur, de la rriodeftte, de 1'aménité, & jamais ce caradère apre & auftère, qui n'eft point la veria. Au moment oü je vous écris, Acrotiri renferme, dans fon étroite enceinte, la décrépitude de la vieiik-ffe, la force & la vigueur de 1'age mor, & tous les .charmes de la jeuneffe. J'y ai vu trois objets dignes d'exercer le pinceau d'un Peintre habile; une Religieufe de cent neuf ans, une autre de trente-fix, & une novice de feize. La prem'ère courbée comme un are, marchoit a I'aide d'un petit baton, & fembloit a chaque inftant aller frapper la terre de fon front. Elle n'avoit point perdu Pufage de fes fens, mais ils étoient dans une efpèce d'engourdiffement; pour la faire caufer, il falloit lui préfentsr un petit yerre de liqueur, ou d'excellent vin. On la voyoit fe ranimcr peu-a-peu. Elle racontok, comme  286 L E T T S E S elle étoit née dans le village de Ia Sude, comme les Turcs avoient affiégé plufieurs fois Ia fortereffe, & comme les bombes qu'ils laneoient, tomboient fur les toits , & jettoient la terreur dans 1'ame des habitans. Après Ia prife du fort, elle s'étoit retirée au couvent d'Acrotiri , oü elle vivoit depuis prés de quatre-vingts ans (e). La feconde avoit une taille avantageufe, un teint animé, & des traits bien prononcés: un caraftère de majefté étoit empreint fur fa figure. Ses fourcils étoient noirs, & fes yeux encore pleins de vivacité, fon col defcendoit avec noblefle fur fes belles épaules, & formoit avec fa tête un enfemble fuperbe: fa démarche annoncoit la dignité. Mais les rofes de fes joues, les lys de fon teint commercoient a perdre de leur éciat; elle étoit encore belle; fa p!v, fionomie marquoit la force de 1'agc; mais le doux velouté de la fraicheur s'tfFacoit peu-a-peu, &. chaque jour lui enlevoit une grace. La troifième. . . . 11 faudroit, Madame, que vous reuffjez vue, pour vcus en former une idée. Mes pir.ceaux tombent a fes pieds , & mes couleurs font fans éclat devant fa figure célefte. Repréfentez - vous les traits admirables que la (e! Lc fort de la Sude appartenoit encore aux Vénitiens , lorfque M. Tournefort parcouroit ce pays en 1700. Ils l'ont encore gardé plufieurs années après. 11 rx leur fut enlevé qu'en 1,-07 ou Cl1 1708.  SUR LA 8RÈCE. 287 Nature raffemble quelquefois, pour former le chef - d'ceuvre de la création. Admirez la beauté de leur enferrible, leur délicateffe exquife , leur jeu étonnant, leur perfection merveilleufe , & vous aurez une foible image de la Novice d'Acrotiri. La fraicheur de la jeuneffe brilloit fur fon front. Une grace animoit chacun de fes traits. Des éclairs s'échappoient k travers fes paupières baiffées ; quelque chofe de divin refpiroit dans fes beaux yeux; i! étoit impoffible de foutenir le feu de fes regards , fans éprouver au fond de 1'ame une agitation profonde; fa bouche de rofe fe fut encore ebibejlie par le fourire, mais cet.e jeune Vierge ne vouloit po:nt fourire. Un menton arrondi avec grace, terminoit Povale de fon charmant vifa^e. Plus bas. ... La moicftie avot tout couvert d'un tripte voile, & riéroboit une partie de fes charmes ; briljante de tous les attraits du jeune i^e , elle étoit vstue ti ès - firnplement; mais fa ceinture étoit embeilie p-,r la furme élégante de fa taille; mais le noir éclatant de fes longs cheveux paroit la toile de coton , dont fa robe étoit compofée; mais les lys de fon col eftacoient la blancheur de fon voile. Marchoit-e'ue, on admiroit la iégcreté de fe« pas: s'affeyoit-elle, on Padmiroit ef.core, Elle ignoroit qu'elle fut belle. Elle fervoit, avec joie , la Re. ligieufe qui lui tenoit lieu de mere, & prévenoit tous fes defirs. Rien im fon air, dans fes gestes, n'étoit affefté; elle fembloit occupée d'idées  LETTRES profondes, cc afpiroit au bonheur d'être recue parmi les Religieufes d'Acrotiri. Je vous avouerai Madame, que cet:e penfée m'affligeoit. Tant de charmes enfevelis pour jamais au fond d'une trifte folitude! Celle qui étoit née pour faire la félicité d'un mortel, féparée pour jamais de la fociété dss hommes! J'allai fouvent au Monaftère, & je ne manquai point de vifiter la bonne Religieufe, qui lui fervoit de mere. Qu'un Peintre effaye fes crayons, & s'il veut rendre la jeuneffe dans fa fleur, 1'age mür dans fa force, la vieillefle dans fa décrépitude, qu'il peigne les trois perfonnes que je viens de crayonner° foiblement. II échoueroit dans cette entieprife; il faudroit qu'il eüt vu, comme moi, les originaux, pour les exprimer d'après na-ure. L'imagination ne rend avec fiiélité, que ce que lceil a bien vu. Alors le gé<,ie médite, compofe, cc a force de talent, il devient créateur; car deffi* ner de tels objets avec une reflemblance parfaite, c'eft plutöt créer qu'imiter. Voila le point oü Protogènes étoit parvenu. L'écume qu'il faifoit fortir de la gueule du chien halet.tnt, lui fembloit peinte , & non naturelle ; un Artifte ordinaire s'en feroit contenté Le Peintre Rhodien vouloit être auffi parfait que la Nature, c'eft-a-dire, créer comme elle. Rentronsal i C3nrée, nous n'en fommes qu'a une lieue. Auffitot que nous ferons defcenius de la montagne, nous allons p«courir uue campagne cou-  sur la grècr. 2go couverte des tréfors de I'agr.'culture, traverfer des riants paturages , des bois d'oliviers, des plantations d'orangers. Eh bien ! Madame, les richeffes dort la terre eft couverte, la beairé de ces ombrages , les fieurs & les fruits dont les arbres font chargés, tout cela ne m'intérefie plus. Rentrons dans les murs de la Cannée. J'ai 1'honneur d'être, &c. Lettre XXXVIII. A M. L. M. L'Isle de Crète, Madame, eft aftuellement gouvernée par trois Pachas.qui font leur réfidence a Candie, a la Cannée, aRétimo. Le premier, toujours a trois queues, eft comme leVice-roi de l'lfle. Il jouit de la principale pu ffance; il a l'infpeftion des forts & des arfenaux, nomme aux emplois militaires qui viennent a vaquer, & aux gouvernemens de la Sude, duGrabuge, de Spina-Longua, & de üira- Petra (.). Les Gou. (aj Gira-Petra, autrefois nommée Hurapithna , étoit une ville avec un port fitué fur la mer du midi. Aujourd'hui ce n'eft qu'une milérable bourgsde. Le port ne peut recevoir que des bateaux, & la fortereffe, ir.capab'e de fe défendre , ne ferc que d'épouvcmail lux. cori'sires. t^MwkxM  200 L E T T fi ES verneurs de ces forts s'appellentBeys. Ils ont fous eux un Chatelain & trois Officiers généraux, dont 1'un eft commandant de 1'artillerie, 1'autre de la cavalerie , & le troifième des Janiffaires. Le confeil du Pacha eft compofé d'un Kyaïa , par le canal duquel paffent toutes les affaires, & prefque toutes les graces; du Janiffaire Aga , Colonel-gén'éral des troupes, & principalement chargé du foin de la police; de deux Topigi Bacbi, (£>) d'un Defterdar, Tréforier-général des droits impériaux; d'un Garde du tréfor impérial, & des premiers Officiers de 1'armée. On voit que ce gouvernement eft abfolument militaire. Auffi le pouvoir du pacha Serafquier eft-il abfolu. On n'appelle point de fes fentences. Elles ont leur prompte exécution. Les gens de loi font le Muphti, chef fupréme de la Religion, & le Cadi. Le premier interprète les loix qui regardent le partage des biens entre les enfans, les fucceffions, les mariages, en un mot,toutes celles queMahometa établies dans le Coran, & pro.ionce fur tout ce qui concerne le rit mufutman. Le Cadi te peut donner fafentence fur les afKiires que ces loix for.tnaitre, fans avoir pris p?.r écrit le fentiment du Muphti, que 1'on nomme Faitfa. Ses fonctions font de recevoir les déclarations, les plamtes, les donations des par- (_!>) Topigi- Eachi, Coinn;sr,dar.t de 1'Ariijene.  SUR LA GRÈCE. 2QI tkuliers, & de juger les différends qui s'élèvent entre eux. Le Paeha doit prendre 1'avis de ces juges, lorfqu'il veut faire mourir légalement un Turc; mais celui qui efi déceré de trois queues fe met fouvent au-deiTus de la loi , difte & fait exécuter, de fa propre autorité, la fentence de mort. Toutes les mofquées ont leur Ham, efpèce de Curé deftiné a célébrer roffice: des maltres d'école font répandus dans les divers quartiers de Ia ville. Ces hommes font très-refpeftés enTurquie, & on leur donne Ie titre d'EfFendi (V). Voici le dénombrement des troupes, dont eft corrpofée la garnifon de Candie. Cinq compagnies de JaniiTaires, dont Ie nombre n'eft point fixe. Vingt-cinq compagnies d'Ierli, de cent vingt hommes chacune. Deux compagnies d'Ifdarli. Quatre compagnies de canonniers. Quatre compagnies de cavalerie. Quacre compagnies de volontaires. Une compagnie de bombardiers. Une compagnie de mineurs. Total. Quarante-fix compagnies, qui compofent un corps d'armée d'environ dix mille hommes. Toutes ces troupes ne font pas a la ville, mais (<■) Effendi eft un titre honorable, nue 1'on donne aux perfonnes pour icfquelies on a de la confidérBtion. N 2.  «02 L 3 T T R E « dans ■un inftant elles y feroient raffemblées. Elles recoivent leur folde ext.ótement tous les trois mois, a 1'exception des Janiffaires, dont les Officiers fe.uls font payés. Les'divers grades de cette milice ne dépendent point du Pacha. Le confeil de chaque compagnie, compoüé des Officiers en activité & des Vétérans, y nomme. On ne peut les cccuper que pendant deux ans.' Mais celui de Sorbagi ou de Capi'aine, qui s'achete a Conftantinople, eft a vie. L'Ovfta ou Cuifinier eft auffi continué dans fon emploi tout le tems que Ia Compagnie en eft contente. Chacune a fon AumAnier appellé Man, Les garnifons de Ia Cannée & de Rétimo, formées fur le même plan , font beaucoup moins rombreufes. La première a environ trois mille hommes de troupes, & Ia f conde quinze cers. Mais commes tous les enfans males des Turcs deviennent, en naiffant, membres du corps des Janifliri-es, le nombre de ces foldats augmenteioit beaucoup en tems de guerre. A la vérité ils ne font pas bien a craindre. La plupart n'ont jamais vu le feu. On ne les exerce point aux évolutions militaires, & ils ignorent abfolument cet art terrible , porté de nos jours a une fi grande pérf-é>io". II marche d'après/des régies iüres, & tricmpbe facilanent du nombre & de la force aveugle. Un Pacna de la Cmnee, qui s'étoit diftingué «lans la dernière guerre des Rulles, voulut effayec  * V l- L A G H E C E. 293 Padreffe des canonniers- de la ville. II fit placer une barque a un demi-miile des murs. On la fixa avec une ancre, & Pon établit deffus un gros tonvneau. La mer étoit tranquille, & le but extrêmement diftinft. II propo'a un prix a celui qui le renverferoit. Les canonniers tirerent tout ie jour , fins avoir pu toucher ls tonneau ni la barque. Les Pachas de la Carmée & de Rétimo ne font pas moins abfolus dans I'éteniue de leur gouvernement que celui de Candie. Ils jouiffent des mêmes privilèges, & leur confeil eft compofé des mêmes Oflïciers. Les Gouverneurs ne fongent qu'a s'enrichir promptement, & emploient tous les moyens pour tirer de Pargent des Grecs, dont 1'opprefiion eft inexprimable. A Ia vérité ces malheureux vont au-devant des fers qui les accablenti L'envie qui les dévore, leur met fans celle les armes a la ma'n Si quelqu'un d'eux jouit d'une fortune honnéte, ils lui cherchent des crimes ,& 1'accufent devant Ie Pacha, qui profite do ces diffenfons pour envahirles biens des deux partiesi 11 fornb'.e qu'aigris par le malheur, ils ne foieni plus capables d'aucun fentiment généreux. Les exemples crirels qui fe renouvellent, fous leurs yeux, ne les corrigent point. II n'eft pis éionnant que fous ce gouvernement barbars, le nombre des Grecs diruinue chaque N 3:  254 LETTRES jour , on cornpte a pnie 150,000 Grec3» dont foixante-cinq mille paient le carach (£). Quoique les Turcs ne poffèdent l'lfle que depuis cent vingt ans, comme ils ne font pas fujets aux mêmes vexations, ils s'y font multipliés, & fe font élevés fur les débris des vaincus. Leur nombre monte a 200,000 Turcs, Les Juifs, très-peu nombreux, ne montent qu'a soo Total 350,200 ames. Ne doit-on pas être furpris de voir fi peu d'babitans fur une Ifle, qui a plus de deux eens cinquante lieues de circuit ? Cette diminution d'hommes n'annonce-t-elle pas le vice d'un gouvernement deftrufteur ? Je fais que la Crète eft coupée par de hautes cbaines de montagnes, oü les habitans doivent être clair-femés. Mais on y trouve des vallées riches, des plaines im. menfes, d'une fécondité prodigiéufe. Il ne man. que a cette terre fertile que des bras & des laboureurs protégés. Elle pourroit nourrir (<0 Le carach , comme je 1'ai dit, eft le tribut que le Grand Seigneur lëve fur tous fes Sujets qui ne font pas Mahométans. Les hommes faits font les (euls qui le palent. Les femmes & les enfans eu font exempts.  SUR LA GRÈCR. 20$ quatre fois pius d'habitans, qu'elle n'en contient aujourd'hui. L'antiquité a célébré les cent villes de Crète. La géographie nous en a confervé les noms & la fituation (e). Plufieurs de ces cités poffédoicnt trente mille citoyens; en les réduifant a fix mille chacune, je crois qu'on fera plutót au-deffous qu'au-deffus. Ce calcul donnera pour les cent villes 600,000. En évaluant a un pareil nombre les Crétois répandus dans les bourgs, les . Tillages, les campagnes, on aura 600,000, Total 1200,000. Ce nombre ne fauroit Ctre exagéré. Lorfque les Vénitiens poffédoient le royaume de Candie, ils y comptoient neuf eens quatre-vingt-feize •villages. Ainfi, lorfque l'lfle de Crète jouifibit de fa liberté , elle nourriffoit buit eens quarante-neuf mille huit eens citoyens de plus qu'aujourd'hui. Mais depuis ces tems fortunés , elle a perdu fes loix fous le joug des Romains; elle a gémi fous les règnes malheureux des Princes corrompus dubas - Empire -t elle a été ravagée cent vingt ans CO LM villes de Cnofle, de Gortyne, de Cydo 1, deToie.it contenir chacune plus de trente mille clroyens, ft 1'on en j'ige p»r leur puiflince, & l'étendoe qusles Ilistoriens leur doniienc N 4  0.06 LETTRES par les Arabes; elle a paffé fous la dominatfon de Venife; enfin elle a été foumife au defpo tifme des Ottomans, quiontcaufé, dans toutes les contrées qu'ils ont conquifss, une dépopulation effrayante. Je puis en citer quelques exemples. Lorfque Candie appartenoit" aux Vénitiens , les villes de Sitia, de Gira-Petra, de Cifamo, de Sphachia , étoient rernplies d'habitans. Aujourd'hui ce ne font que de miférables villages, dont les fortereffes ont été détruites, & dont les ports font comblé?. Candie, la capitale du royaume, conteroit un peuple immenfe. Elle faifoit un commerce trés - étendu en vins , blés, foies, cire, &c. C'étoit une fecor.de Venife. Actuellement elle eft prefque déferte. II eft vrai que les Turcs, pendant une guerre de vingt-cinq ans, firent pcrir un grand nombre de Candiotes: que la pefte qui les fuit partout, cc qu'ils leur poiterent , en détruifit encore davantage; mais fi re gouvernement Ottoman comptoit pour quelque chofe les hommes, il auroit pu , pendant un fiècle er.tier de tranquillité cc depaix, répirer ces ravages. Les Turcs ont laiffé aux Grecs, Ie libre exercice de leur Religion; mais ils leur défendert de réparer leurs é^lifes & leurs monaftères. Cette permitfion ne s'obtient qu'avec de 1'or, & produit des fommes confidérables aux Pachas qui la vendent. Ils ont, comme autrefois, douzs Evê- quej  » d t LA gr £ c ï. 2*P7" §Be1, dont le premier prend le titre d'Archevêqae de Gortyne. II fiège a Candie , oü fe trouwe 1'Eglife métropoiitaine. Elu par le Patriarche dis Conftantinople , il nomme a tors les évécbés d'; l'lfle (ƒ). II porte trois couronnes a fa thiare', figne en rouge, & répond de töutes ies dettes du Clergé. Pour fatisfure a fes engagemens, il' impofe les autres Evêques, & fur-tout les monaftères, dont il tire de fortes contributions. II eft reconnu pour le Chef des Grecs, qu'il protè*e de fon foible crédit. C'eft a lui que Ie GoUvernö ment s'adreffe dans les affaires importantes. Sen de toute fa nation , il a le droit d'entrer & cheval dansjes villes. J'ai 1'honneur d'être, &c. Lettre XXXIX. A M. L. Mi L'olivier, Madame-, cet arbre préaieux confacré i Minerve, a prefque difparu de 1'Atti- (f) Ces Evêchés font de nos jours : Gortyne', C.ofoa, Mirabella , Hyera , Gira-Fctra, Arcadia, Ckerronèfe, Lamiis, Mllopotamo, Rétimo, Canée » Cifamo. Ces Evé"-eliés font, & qje!que différence prés, les mêroei q^e; fous le rigne dfcS' Emf érews d; fiyfance. N 5- a  s§8 L E T T X E S que. Les Albanois & les Turcs, qui ont tour-a. tour ravagé Ia Grèce, fe font efforcés de Ie détruire. On m'a afluré que, dans I'efpace de vingt ans, ils en avoient coupé 200,000 pieds. Coneevez-vous une femblable barbarie? voit-on rien de femblable dans les guerres anciennes? C'eft ainfi que la Morée fi riche, fi floriffante, lorfque les Vénitiens 1'occupoient, eft devenue une contrée pauvre & malheureufe. L'lfle de Crète n'a point cprouvé de pareils revers. Les oliviers, qui aiment une terre fablonneure , une température douce, & Ie voifinage de la mer, croiffent en abondance fur les collines & dans la plaine. Jamais Ie froid n'eft affez violent pour leur nuire, & les chaleurs font toujours affez fortes pour faire parvenir leurs fruits a une parfaite maturité. On en voit qui paroiffent vieuxr comme le fol qui les porte ; ils deviennent fort gros, Sc.s'élèvent a cinquante pieds de baut. Les récoltes qu'ils donnent, font la principale richeffe des habitans, & la plus forte branche de leur commerce. Elles ne font pas également abondantes. Ordinairement fur deux annéés, il s'en trouve une excellente, & une méliocre. Outre Ia cor.fommation prodigieufe que les habitans font de 1'huile, fur-tout les Grecs, qui pendant leurs quare caremes s'en fervent pour affaifonner les herbages & le poiffon dont ils fe tourriffent; outre celle que les Turcs de la Carx-  S W R LA & R E- C' R'. 29>' née , infTruits par un Proveneal (») , ernploient dans leurs manufactures de favon, qu'ils tranfportent dans tout le Levant; enfin, outre la grande quantité d'olives coniïtes, que 1'on fort fur toutes les tables, les Turcs chargent encore chaque année, vingt-quitre baiimens d'huile. Ces navires eontieDnent, 1'un portant 1'autre, cent cinquante tonneaux , & leur chargement cotite environ 90,000 livres. Parmi ces vaifieaux, , cinq feulement appartiennent a des Nations étrangères, & leur exportation monte a 450,00a livresi Les dix-neuf autres font de Marfeille,, & leur chargement monte a 1,710,000 livres. Les Négocians Francois, établis a la Cannée, achetent, en outre, chaque année, en cire , & divers autres articles , pour . 80,000 Ce qui fait pour les Fran cois, uae exportation annuelle de 1 790,000 Ils y importent pour 450,000 livre» de draps de Languedoc, cl pour environ 100000 livre» (a) Les habitans de CarjUie u'svoient mcune rtinmifaC" tiire dans leur Ifle. II n'y a pas bien 'i-n.-tem's qu'ua Provenfai leur apprit Ji faire le favon. Ils en 01 r Piftuellement rflutieurs f briqucs a l,i Onnet. Ce mauvfis Patriote a fait beauceups de' tort su coniinerce des Marleilloisr K &  3©c L E T T X E £ en fucre, café, chalis Anglois, &c. ce qui fait 550.CCO En diminuant ce nombre du précédent, on verra que la balance du commerce, entre la France & l'lfle de Crète, eft en faveur de cette dernière de i,240,CCG Les maifons Marfeilloifer, établies a la Cannée, font liées avec celles de Conflantinople & de Smirne, & c'eft avec les piaftres Ottomanes qu'elles paient cet excédent. Au refte , comme prefque tout le commerce d'exportation- de l'lfle de Crète, fe fait a la Cannée, oü abordent les bkü- mens marchands des diverfes nations, en évaluant a un tiers- de plus, les denrées que les Q-Ltoij peuvent embarquer dans leurs autres ports, on fera p'utót au-de!a qu'en deci de la vérité, & 1'on aura pour ia totalité 2,986,666 livrei TJn pareil commerce eft bien peu confidérable pour une Ifle d'une aufïï grande étendue. A Ia vérité, il eft entre les mains des Turcs, qui n'en- trindent rien aux arts & a 1'agriculture, & des Grecs, qui,foutnis a des vexations fajis nombre,  « U R LA GR feC E. 3CI n'öfent rien entreprendre pour Ie bien public, ni pour leur utilité. I.a population peu nombreufe de l'lfle ne peut cultiver toutes les terres. On parcourt avec douleur des plaines de trois & quatre lieues , arrofées par des rüiffeaux , eüTon ne rencontre pas la moindre tracé d'agricuhure. Des vallées fuperbes, oü la terre pouffe une foule d'arbriffeaux & de plantes fauvages , demeurent en friche , faute de bras r d'encouragenient & d'indufirie. Le Turc indolent vit au milieu de fe* poffefiions, fans fonger a les étendre , & fi le Grec obtient la permiffion de défricher une lande, après qu'il 1'a arrofée de fes fueurs, au moment eü il commence è jouir du fruit de fes peines, le Seigneur voifin s'en empare. Gependant, depuis quelques années , les propriétaires des environs de la Gannée, éclairés par leur intérêt, ont fait quelques plantations d'oliviers. Lorfque le royaume de Candie appartenoit a la République de Venife, il étoit fertile en gr-ains, fourniflbit abondamment a la fubfiftance des iabitans, & en exportoit chez 1'étranger. Aujourd'hui cette Ifle en recoit du dehors. J'en ai vu arriver des batimens chargés a la Cannée. Ce n'eft pas au fol qu'il faut attribuer cette infécondité. Le même foleil 1'éclaire ; les mêmes rüiffeaux 1'airofënt. C'eft donc uniquement a la tyrannie du Gouvernement qu'il faut s'en prendre. Des objets de la dernière importance , qui éteadroient infirürnent le commerce des Crétois s N 7  302 LETTRES font prefque entièrement négligés. Le mtirier croit a merveille dans l'lfle. Le vers * foie s'y élève avec la plus grande facilité. Le coton qu'on y cultive , eft d'une belle qualité ; ks laines, fans être très-fïnes, font abondantes. Eh bien! il ne fe trouve pas dans 1'étendue du pays une feule manufacture , qui puiffe employer ces richeffes premières! Auffi ne s'occupe-t-on guère de Yinfefte qui produit la foie. Auffi ne cultive-t-on le coton & le lin qu'en petite quantité, & jamais il ne viendra dans 1'efprit d'un Turc que fous un ciel favorable, qui permet de tenir toute 1'année les trorpeaux parqués en plein air, il feroit poffib!e avec des foins éclairés, en crolfant les races, en veillant a leur nourriture, d'en obtenir des laines comparables a celles d'Efpagne. Que de biens un peuple policé retireroit d'une ifle, qui, après avoir fatisfait les premiers befoins de 1'homme , lui fourniroit encore tout ce qui fert a fon utilité , a fon agrémenr, & même a fon luxe! combien il étendroit ces diverfes branches de commerce! quels avantages ne lui procureroient pas des manufactures propres a les faire valoir. Les vins délicieux & peu connus du p3ys fe répandroient par toute la terre. Ses forêts de pins, de cèires, de chênes entretenues avec foin , ferviroient a faire des vaiffeaux. Les laboureurs excités p:r 1'efpérance de jouir du fruit de leurs travaux, défricheroient de vaftes campagnesabandonnées a la ftérilké, y fcmeroient des blés  SUR LA GRÈCE. 3 = 3 de toute efpèce , augmenteroient leurs plantations , & après avoir enrichi 1'Etat, vivroient dans 1'abondance au milieu de leurs nombreufes families. Les hommes multiplieroient a 1'infini, fous le plus beau climat du monde. Les bameaux & les bourgades redeviendroient une feconde fois des villes peuplées. Les arts rappellés dans leur patrie, y fleuriroient encore; en un mot, Grète la fuperbe renaltroit de fes ruines. Pour produire une telle métamorphofe , il ne faudroit que lafaveur d'un fage Gouvernement. Ces réflexions, Madame, ne font pas les rêvesd'un efprit exalté, ou d'un voyageur qui a vu le pays en courant. J'ai parcouru l'lfle de Candie pendant quinze mois. J'ai vifité fes montagnes & feiplaines; je conno's fes produflions; je fais combien elles pourroient être augmentées, & jepuis vous affurer que, dans le monde entier, il' n'eft point de contrée qui réuniffe autant de biens réels. Vbyez les arbres verds des régions glacées , couronner la cime de fes montagnes ; fes 'monts moins élevés, couverts des arbres fruitiers qui croiffent dans nos climats (6); fes có- (b~) Le pomroier t le cnfteiignier, le poirier, le ceri15er, vicnnenc a merveille fur les collines de Crère, & donnsnt des fruits. S'ils re font pas aufTi bons que les riótres, cc n'eft pa« la qualité ia fol qu'il faut accufer,. mais 1'indoience d'une Nation qui ne fait pas greffer un arbre.  3©i L I 7 T 1 I S teaux ornés de vignobles, dont les vins font aufH' yariés qu'agréables; fes vallées plantées d'arbres fruitiers qui donnent des fruits délicieux, & dont plufieurs viennent fous la Zóne Torride ; fes plaines enrichies de toutes les efpèces de grains que Ia terre produit. Faites attention que Ia Nature a placé fes plus beaux ports, Palio Cajlro, fous Ie cap Salomon, Spina Longa, la Sude, le Grabuge, a 1'Orient, au Nord, &a 1'Occident de l'lfle , comme fi fon commerce devoit embraller toutes les parties du monde. Je n'ajouterai qu'un mot, Madame ; fa pofition , prefque a égale difhnce de 1'Europe, de 1'Afie, de I'Afrique , la met en relation avec ces trois parties du monde , & je crois que 1'on ne peut guèrsïrouver une fituation plus favorable. J'ai 1'honneur d'être, &c.  • WILAClèCE. 30S Lettre XL. A M. L. M. Les Lettres fuivantes étoient deftinées a former un> fecond Velume , dans lequel 1'Auteur fe propofoit de parler des Ifles de 1'Archipel qu'il avoit vifitées. On ne croit pas devoir Jonner au Public la fuite li ces trois Lettres, 1'Auteur n'y ayant pas mis la dernière main. J'ai quitté pour quelque tems, Madame, l'lfle de Candie, & j'ai fait une excurfion dans 1'Archipel. Je vais vous rendre compte de ce petit voyage. Je m'embarquai fur un de ces bateaux pontés , avec lefquels les Grecs font le cabotage pendant la belle faifon. Le fijt ainé de M. Breit, Vice-Cenftü de France a l'Ar^entière, & deux Négoeians, qui fe rendoient a Conftan. tinople , étoient de la partie. Le vaiffeau que nous montions, n'avoit.que quinze pieds de long fur cinq de large, point de chambre, point d'entrepor.t. Il falloit demeurer fur le tillac, expofé i toute 1'ardeur du foleil, & y dormir la nuit, enveloppé dans un manteau. Un coup de vent pouvoit le renverfer. Pour peu que la mer foit  306 L E T T E E S agitée, on eft inondé par les lames. A Ia vérittc, on attend , pour partir, un vent favorable, & alors ces barques légères volent fur la furface des flots. Elles vont a voile & a rames, ce qui eft un doublé avantage. Vous êtes difpofée a croire , Madame , que cette navigation n'eft pas füre, & vous ne vous trompez pas. Mais celle des Grecs, qui fe rendirent au fiège de Troie, Vétoit bien moins encore, pu'fqu'au ppport de Thucidides, hiftorien digne de foi (?), leurs navires n'avoient point de pont. Auffi étoient-ils obligés de cótoyer les rivages, & de naviguer de cap en cap. Incapables de tenir la mer avec des barques ouvertes, que la première vague etit fait couler bas, ils les tiroient a terre au premier figne de la tempête, & ils attendoient quelquefois des mois entiers , le retour du beau tems. Avec de pareils vaifieaux, il leur étoit impoffible de louvoyer, '& le vent en poupe étoit pour eux le feul vent favorable. Nous étions partis du port de Ia Sude , au lever du foleil. Un vent frais enfloit nos voiles triangulaires, & nous fiilonnions avec viteffe la furface des ondes. Nous dirigions notre courfe fur I'Argentière. Long-tems nous vlmes derrière 00 Tk'icidide;, livre premier. La [lotte des Grecs , qui partie pour Troie , étoit compolée de vaiüeauB. fans pont.  SUR LA GRÈCE. 307 nous la tête majeftueufe du cap Melec & les hauts monts de Sphachie, qui fe petdoient dans les nues. A mefure que nous avancions, ils décroiffoient dans 1'horizon. Vers midi, ils difparurent entièrement, & nous ne vimes plus autour de nous que la vafte étendue des mers. La première fois que 1'on navigue avec ces petits bateaux, qui, comparés avec ce grand fpectacle que 1'on a fous les yeux , femblent des coquilles de noix , on eft faifi d'étonnement. Affis fur le pont, on touche de la main , 1'eau qui blanchit les bords. Si prés de 1'ablme , on cherche dans 1'horizon un lieu de refuge contra la tempête. Mais les regards ne découvrent que 1'immenfité des eaux & des cieux, & un fentiment de frayeur defcend dans 1'ame. L'expérience a bientót détruit ces vaines terreurs, & 1'homme, qui s'accoutume a tout, fe plait a braver, avec de fi foibles moyens , la fureur des flots. Cependant les navigateurs Grecs,' qui-connoiffent tous les ports de 1'Archipel, & que la prudence dirige , lorfque 1'orage commence a gronder , s'enfuient vent en poupe , & vont chercher un abri dans l'lfle la plus voiiine. Non moins fages que leurs ancêtres (i) , 1'hiver ils retirent leurs (b~) Les anciens Grecs & les Romains, n'aysn: pas une marine montée comme la nötre , ni des vaifieaux capables d'afTronter les teenpótes, ne voyageoient guères pendant 1'hiver. Ils attendoient que le printern* eftc ramené ks beaux jours.  3©s lettres bateaux dans leurs ports, & attendenf la belle' faifon , pour fe confier de nouveau a 1'éléinenü incoaftant. Tout le jour, nous eümes un ciel ferein & un vent favorable. Nous fitnes bonne route, & a neuf heures du foir, nous mouillames dans Ie port de 1'Argentière, après avoir parcouru trente lieues marines. M Btcll nous préfenta a fon père, qui nous recut avec beaucoup de politeffe, & nous donna 1'hofpitalité. J'ai 1'honneur d'être , &c. Lettre XLI. A M. L. Af. J'ÉTors parti da Ia Cannée dans Ie delTei» de me rendre a Co.nftantinople. Arrivés a i'Argentière, nous apprimes que Ia pefte ravageoit Ia' eapitale de 1'empire Ottoman. Je renoncai fur-lechamp a mon projet. Mes compagnons de voyage, que leurs affaires y appelloient, me folliciterent envain de eontinuer la route avec eux. J'avois confidéré la pefte de prés. Les affreus tableaux qu'elle m'avoit offerts , étoient encore gravés dans ma mémoire. II me fémbloit voir des malheureux, frappés comme de la foudre, tomber morts fubitement ; d'autres , les yeux égarés , le teint enflammé , femblables a des-  sur la gsèce. $09 hommes ivres, expirer dans les accès d'un délire effrayant. J'entendois les cris des femmes, les hui-lemens des pleureufes publiques. Ces triftes fpectacles, dont 1'imagination me retracoit Phorleur , me rendirent inébranlable. Je réfiftai a toutes les inftances, foubaitai un heureux voyage a mes compagnons, & demeurai a 1'Argentière. Cette petite Ifle, autrefois nommée Cimolis, n'a que fix lieues de circonférence. Le fol , extrêmement aride, eft dépourvu de fources. On n'y trouve que de Peau de clterne, ou celle que Pon va cherchei a Mélos, qui n'eft pas éloignée. Les monts, les valides, & toute la campagne, dépouillés d'arbres, n'ofFrent pas un feul ombrage contre les ardeurs du foleil. Les Vénitiens, pendant kurs guerres contre les Turcs , couperent tous les oliviers, & cauferent un dommage irréparable a l'lfle. Les h.bitans n'oferoient y former des plantations nouvelles, paree qu'ils craindroient de voir doubler kurs impoiitiyns. C'eft ainfi que le gouvernement Ottoman en agit avec fes fujets. S'ils moDtrent da Pinduftrie , il la taxe fur-lechamp, & 1'étoufFe dè> fa naiffance. L'Argentière ne préfente que des collines hériffées de rochers & dépouillées de verdure , des vallées oü cro ïT.nt de triftes arbriifeaux & des buiffons épiaeux EHes font la plupart couvertes d'une argtle blaoche & grafie, que les Anciens appelkrert la Une cinslie, & que les habi.tans emploient au lieu de favon, pour blanchir  310 l i t t a e s leur Iinge. Ce fol ftérile ne paroit guère propre a 1'agriculture. Cependant fes induftrieux habitans y trouvent leur fubfiftance. Hs y fèmer.t de 1'orge &du bied, au commencement de 1'automne, qui eft la faifon des pluies, & les récoltent en Mars. Les vignes qu'ils ont plantées fur les cöteaux, ne leur donnent du fruit que pour la table. Ils tirent leurs vins de Santorin, du Mile & des autres Ifles de 1'Archipel. Ils nourriffent de la volaille , des troupeaux de chèvres & de moutons, dont la chair eft excellente. Le pays leur fournit encore des cailles, des lièvres & des perdrix en abondance. Les femmes tricotent des bas de coton, & les hommes s'occupent de la pêche «3c de la navigation. On prend, autour de rille, de fort bon poiffon, fur-tout des rougets, dont la chair eft trés-délicate. La peuplade qui habite le village de 1'Argentière,eft compofée d'environ cinq eens perfonnes. Elle ne jouit pas d'une grande aifance , mais grace a fon induftrie , elle ne manque point des premiers befoins de la vie. A la vérité, cette petite Ifle ne géinit point fous la verge des Officiers de la Porte. On n'y voit ni Aga, ni Cadi. Les Turcs n'oferoient 1'nabiter , paree qu'ejlle n'a aucun port qui put empêcher les Maltois de les emmener en captivité. Leurs Corfaires y viennent de tems en tems dépenfer en feftins, ea fêtes, en plaifirs de toute efpèce, 1'argent qu'ils ont pillé fur les Mahométans. C'eft un tribut  SUR LA GRÊCE. ;n qu'ils paient aux belles de 1'Argentière. En un mot; les Grecs qui habitent ce rocher feroient heureux fi le Capitan Pacha pouvoit les oublier dans les contributions annuelles qu'il léve, fouvent avec barbarie, fur les Ifles de 1'Archipel. Outre Ia capitation a laquelle tous les Grecs font foumis, il exige encore des préfens, qui quelquefois égalent le tribut. Ses Officiers favent parfaitement imiter fon exemple. Ces vexations ont les fuites les plus funeftes, elles réduifent les infulaires k la dernière m;fère. Pendant mon féjour en ce pays, j'étois logé chez M. Creft, Vice-Conful de France. C'eft un homme de beaucoup d'efprit. II a un caraftère ferme & une ame noble & généreufe. I! connoit parfaitement tous les ports de la Méditerranée , & a fervi fouvent de Pilote aux vaiffeaux que la France envoyoit dans ces parages. II s'eft fait adorer des habitans, en les fauvant du pillage des Corfaires, & en intercédant auprès des Officiers que le grand Amiral envoyoit pour lts mettre a contribution. Auffi peut-on le regarder comme le roi de l'lfle; ou comme le chef de cette petite république. Cet honnête-homme, qui hahite PArgentière depuis plus de cuarante ans, s'y eft établi. II a deux fils, 1'ainé dont je vous ai parlé, & Ie ca Jet qui navigue actuellemerrt. L'un 6c 1'autre ont beaucoup voyagé!, Ils font bien élevés, bons mnrins, parient parfaitement le francois, 1'italien , Ie grec, le turc, & paroiffent  3I2 L E T T R E f dignes de fuccéder a leur père. Outre cela, une fille , jeune, grande, jolie, & d'un caradtère fort aimable, fait les délices du bon vieillard. Elle refte au fein de la maifon paternelle, & le confole, par les foins touchans de la tendreffe filiale , de 1'abfence fréquente de fes autres enfans. Les Grecques de 1'Argentière font chauffées ridiculement. En France, on fait cas d'une jambe fine, d'un pied mignon. Les belles de 1'Argentière penfent tout autrement. Eiles fe groffifient les jambes en les couvrant de plufieurs paires de bas. Elles paroiffent plutót bottées que chauffées, & regardent cet accoutrement comme une parure. De peur que 1'ceil en perde quelque chofe, leurs robes ne defcendent qu'a deux do'gts audeffjus du genou. Elles funt faites de manière qu'elles gavent abfolument leur taille, & que 1'on ne peut que foupconner les belles propouions dont la nature les a décorées. J'ignore qui peut leur avoir fait adopter ces vêtemens ridicules. Du refte, la plupart font gaies, vives & jolies. M. Breit , q ai s"y connoit , me préfenta dans quelquis maifons, oü je fus étonr.é de trouver, fous des toits ruftiques, de jeunes perfonnes de la, plus charmante figure. Si on leur reproche qu'elles défigurent, par des ornemens déplacés, une partie de leurs charmes , elles répondent: Nos grand' mères c oient vètues ainfi , & nou» fuivons 1'ufaje. L'ufige viendra-t-il donc tcujours a  SUS LAGRÈCE. 313 i ia place de la raifon ? Mais dans une petite Ifle, d'oü les femmes ne fortent point , & oü elles ne voient prefque jamais aborder d'étrangères, dont la parure différente pourroit les frap. per; les modes, quelque abfurJes qu'elles foient, font immuables , & perfonne n'ofe en ftcouer le joug. L'Argentière a devant elle un long écueil ilé. rile, que 1'on nomme l'lfle brülée. Dans le canal qui les fépare , les vaiffeaux trouvent un bon mouillage. Les petits bidmens viennent jetter Pan ere dans le port, oü ils ont affez de fond. C'eft le feul endroit oü le débarquement foit facile. Dans tout le refte de 1'Ifle, les rivages font efcarpés & bériffés de rochers inabordables. Le village, bati fur le fommet d'une colline élevée, domine la marine. La pente en eft trésroide. Si 1'on y établiffoit une batterie de canon, il feroit impofiible d'y mor.ter. j'ai 1'honneur d'ê:re, &.c. .Lettre XLII. A M. L. M. 1'Argentière, Madame , on voit a découvert l'lfle de Mélos, qui n'en eft éloignée que d'une demi-lieue. On la nomme actuellcmei t Milo, ou leMile. Elle avoit autrefois une ville O  314 LüTTltES du même nom, qui fut batie par les Phéniciens (a). Ce peuple navigateur, attiré par la beauté de fon port, en fit fans doute un en'repót de fon commerce. Ce port , dont 1'ouverture regarde le nord-oueft, s'avance dans les terres, en formant d.verfes finuofités , & s'élargit teut a-coup dans un fpacieux baflin. Les vaifieaux de toute grandeur peuvent y mouiller a 1'abri de tous les vents, & la fiotte la plus nombreufe s'y trouve fort au large. Cette Ifle fut long-tems riche & peuplée. Dès la plus haute antiquité elle jouiffoit d'une liberté parfaite. Les Athéniens qui n'avoient pu déterminer les Miliotes a fe déclarer en leur faveur, dans la guerre du Péloponèfe , defcendirent fur leurs rivages, & les attaqueren! avec fureur. Deux fois ils échouerent dans leur entreprife. lis revinrent avec des troupes plus nombreufes, mirent le fiège devant Mélos, & ayant obligé les afliégés a fe rendre a difcrétion (''), pafferent au fil de 1'épée tous les hommes en état de porter les armes. Ils n'épargnerent que les femmes & les enfans , qu'ils emmenerent en captivité. Cette atrocité fait rougir 1'humaniié & dèshonore le nom (a) Etknne i!e EytanCjS. La ville de Mdlos eut pour Fondatcurs les Phce ïic-iens. t\J!usPompcïus ajoute: Mélo parti des cötes de t'hjenicie, batit la ville, k laquelle il Jonna fon i oin. (V) Strabun , liy re 10.  SUR LA GRÈCE. 315 Athénien. Mais Ja guerre fe faifoit alors avec un acharnement dont nous n'avons point d'exemple. Les Républiques ne favent point pardonner, & portent prefque toujours Ia vengeance a 1'excès. Lyfandre, Général des Lacédé.noniens, ayant a fon tour impofé la loi aux Athé*dens (c), fit rap. peller la colonie qu'ils avoient envoyée a Mélos, & y renvoya les malheureux reftes de fes hab.tans. Cette Ifle perdit fa liberté , lorfque Rome affectant 1'empire du monde conquit tout 1'Archipel. Elle tomba dans Ie partage des Empereurs d'ürient, fut gouvernée par des Ducs particuliers, & devint la conquête de Soliman fecond. Depj s cette époque elle gémit fous le defpoiifme Ottoman , & eft bien déchue de fa puiffance. M. Breft m'a affuré que, dans fa jeuneffe, elle étoit extrèmement fertile en blés, en vins, en fruits, & qu'elle poffédoit plus de vingt mille habitans. M. Tournefort, qui la vifita en 1700, cn fait une defcription cbarmante. La terre fans ceffj échaufFée par des feux fouterrains, y produ:t prefque fans ferepofer, du blé, de 1'orge, du coton , des vins exquis & des meions délicieux. Saint-Elie, le plus beau Monaftère de l'lfle, fitué dans 1'enJroit le plus élevé , eft entouré d'orangers , de citronniers, de cèdres & de figuiers. Une fource abondante arrofe les jardins. Les oliviers rares dans les autres parties, font CO Plutarque , vie de Lyfandre. O 2  3IC LETTRES multipliés au'our du Monaftère. Les vignoblesd'alentour donnent d'exceilent vin. En un mot , toutes les prodtiéTions de Pifie font d'une bonté que rien n'égale. On eftime beaucoup fes perdrix , fes cailles , fes cfcevreaux, fes agneaux, & cependant on les Scbète a très-bon marché. Si M. Tournefort revenoit a Milo, il r.e re. trouveroit plus la belle Ifle qu'il a décrite. II y verroit encore 1'alun de plume aux filets arpentés, fufpendu aux voütés des cavernes, des morceaux de foufre pur qui rempliffent les fentes des rochers, une foula de fources minérales , des bair.s chauds, & les mêmes feux qui de fon tems échauffoient le fein de Ia terre, & la rendoient fi féconde. Mais- au lieu de cinq mille Grecs payant la capitation (") , il ne renconireroit aujourd'hui , fur une furface de dix-huit lieues de circonférence, qu'environ fept eens habitans. II gémiroit de voir les meilleures terres fans culture, & les vallées fettiles changées en marais. Depuis cinquante ans le Mile a entièrement changé de face. La pefte que les Turcs propagent en tous lieux, a détruit une partie de fes habitans ; la (d) J'ai dit que les hommes faits étoient les feuls 1 payer la capitation ; ainfi, en ajoutant au nombre de 5000 celui des femmes, des filles, des enfans , il devoit le trouver è Mélos, du tems de Tournefort, au moins vintt mille ames.  S U Jt L A GÏÈCE. 317 mauvaife adminiftration de la Porte & les vexaticns du Capitan-Pacha ont fait le refte. Aujourd'hui le défaut de bras ne leur permet pas de donner un libre écoulement aux eaux. Elles demeurent ftagnantes dans les vallées, croupiffent & infectent l'air d'exhalaifons putrides. Les marais falans qui fe font mnltipliés, faute de foins, produifent le même effet. Ajoutez a ces inconvéniet s les exhalaifons fulphureufcs qui s'élèvent de toutee parts', & vous ne ferez point furprife, Madame , d'apprendre que les Miliotes font tcurmenlés de fièvres violentes les trois quarts de 1'année. Peut-être feront-ils obligés d'abandonner leur patrie. Tous les vifages y font jannes, pales, plombés, & 1'on ne voit fur aucun les figries de la fanté. Le voyageur prudent se doit s'arrêter que peu de tems dans cette contrée mal-faine, s'il ne veur s'expofer a gagner la fièvre. Souvent il fuffit de coucher dans l'lfle pour en être attaqué, quelquefois même d'y palier un jour. Un gouvernement éclairé pourroit écarter les fléauxqui ravagent Mélos. Son premier foin feroit d'y établir un lazaret, & d'empêcher 1'abord des batimens peftiférés. II ouvriroit enfuite des canaux, qui deffécheroient les marais dont les exhalaifons font fi pernicieufes. L'lfle fe repeupleroit. Les vapeurs fulphureufes n'y font pas les plus nuifibles» Elle en produifoit également du tems des Anciens O 3  3i" LETTRES (e), & cependant elle étoit fort peuplée. M, Tournefort qui 1'a parcourue, a une époque plus rapprochée de la conquête des Turcs, & oü ils n avoient pas encore eu le tems de ladévafter, y compte environ vingt mille habitans. C'eft donc au defpotifme de la Porte, a fa police déteftable qu'il faut attribuer la deftruclion de Mélos. Que Pon ne m'accufe pas de repréfentcr les Ottomans avec des couleurs trop noires. Je parcours leur Empire, j'ai fous les yeux les maux de toute efpèce qu'ils ont faits, aux fciences, aux arts, aux hommes; je les vois porter la pefte d'Ifle en Me, de contrée en contrée, fans que l'exemple de toutes les nations puiffe les éclairer; & je ne m'éleverois pas contre 1'infouciance de 'ce peuple barbare 1 & je n'accuferois pas fon fatalifme deftrufteur! & je n'aurois pas des paro'es de feu pour peindre les crimes de fon gouveraement , de ce gouvernement ennemi du genre-humain , qui a plus fait périr d'hommes que le fer de fes conquérans n'en a moiffonnés! A la vue de ces triftes fpeftacles mon cceur s'indigne & gémlt, ma bile s'allume, & je voudrois conjurer toute 1'Europe contre ces Turcs qui, defcendus des monts de 1'Arménie, ont écrafé les nations fur leur pa;- f» Pline, chapitre 15, livre 35, parle du foufre que Mélos produifjit en abondance, & le regarde comme Ie meilleur dont on puifle faire ufage.  sui la seèce. 319 fage, & fe font frayés a travers des flots de fang une route jufqu'au tróne de Conftantinople. Les beaux pays qu'ils habitent, n'ont point adouci la férocité de leur caractère. La force eft leur loi, le fabre leur juftice. J'ai 1'honneur d'être, cce. FIN. AVERTISSEMENT POUR LE RELIEUR. La Carte Géographique doit otre placé', a, la page première. Cdle du Labyrinthe, pag, i8cj.