CAMILLE, o u LETTRES DE DEUX F1LLES DE CE SIÈCLE. T O M £ PREMIER.   CAMILLE, o u LETTRES DE DEUX FILLES DE CE SIÈCLE; Traduites de tAnglois fur les Originaux, M. DCC. LX XX VI. A MAESTR1CHT, Che» J. E. Dufour & Phii. Roux, Imprimeurs-Libraires aflbeiés. TOME PREMIER.   (s) AVIS DU LIBRAIRE, N OU s fommes fichés de préfenter ces; Lettres au Public, fans Epïtre dédicatoire, fans Préface, fans nom d'Auteur, quoiqne ce foit ainfi qu'ayent paru les meilleurs Romans. Nous croyons cepertdant que eet Ouvrage, ou Recueil de Lettres , auroit befoin de quelqu'indïcation fur fon objet; nous ne favons comment prévenir le Leflreur Ia-deffus; tout ce que nous pouvons dire, c'eft que le Gentilhomme Anglois qui nous a remis Ie Manufcrit, nous a affuré qu'il favoit de très-bonne part qu'il avoit été trouvê parmi les papiers de * * *, qu'il avoit été enlevé k fa mort par quelqu'un qui le croyok de lui; & que voyant fon erreur dès les premières pages , il avoit voulu les jetter au feu. Nous n'avons point fu ce qui Ten avoit détourné, nous fouhaitons feulement qu'il ait eu raifon de ne pas fuivre fon premier mouvement*  (O Fragment cfune Ltttrt de Ml/s Bttty Pulmei a Richardfon. Oui, mon divin ami,vousavek peint avec la même force, avec la même vériré & 1'homme vertueux, & I'homme méchant; vous avez pris les traits de Grandiffon dans votre cceur , & ceux de Lovelace dans votre génie; vous avez raffemblé fur ces deux héros de Roman les vertus & les vices qui font épars chez tous les hommes. Heureufe la femme qui, dans fon amant, trouve une feule des vertus de Grandiffon ! Et oii eft celle qui faura réfifter auffi long - temps que Clariffe a fo» amour, & aux petites feélérateffes d'un fédu&eur J Vous nous avez appris k quel point les hommes peuvent allier ramour, la méchanceté & 1'inrrigue. Jamais les femmes n'ont eu ce caraclere; quand elles aiment, leur coeur eft fans artifice, elles fe laiflent aller au fentiment qui les entraïne fans raifonner; jamais 1'efprit n'a dirigé leur paf£on ; 1'amour nous óte toujours la têteil ne peut y avoir de femme comjne Lovelace, un tel être ne {*?  <75 roit pas dans la nature, rJrnaginatiöfl même ne pourroit le produire : une femme qui employé 1'art & la rufe avec celui qu'elle aime, ne peut etre intéreffante ; nous ne verrons jamais un tel Roman , & fi vous....  CAMILLE.,  C AM I L L E, O U LETTRES DE DEUX FILLES DE CE SIÈCLE. LETTRE PREMIÈRE. Vamille Bakinson, a Nancy tomfie ld. De Clamfted, le 10 Avril. TU point en peine de moi, ma chere Nancy ? Me crois-tu morte, ou ton amie Camille n'eft - elle plus rien pour toi ? Un filence de quelques mois peut-il m'efFacer de ton efprit ? Je ne faurois le croire; & c'eft moins pour ménager ta fenfibilité que je n'ai pas voulu t'écrire, que pour te donner de Tomé I. A  i Lettres de deux Filles bonnes nouvelles de ma fanté. Depuis quelques jours, elle fe rétablit a merveilles. Je m'emprefle de te le dire aujourd'hui, dans 1'efpérance que tes plailïrs & tes occupations ne t'empêcheront point d'y prendre quelqu'intérêt; j'aime a me le perfuader. Tu fais combienje te fuis attachée, & je fens que c'eft encoreplus que je ne croyoismoi-même; tu m'as liée a toi par les chaines de 1'intérêt & de la reconnoiflance; & ce doit être pour la vie, puiiqu'elles partent de la bonté de nos coeurs. II n'y a pas encore un rapport bien exact: entre nos carafteres & nos facons de penfer; mais loin de nous ces lieux communs de jaloufie & de rivalité de femmes. Je languis d etre tout-a-fait rétablie pour revoler vers toi, & j'efpere que ce fera dans peu. L'air de la campagne , le repos, le lait, ont achevé la cure du Do&eur Tutton. Dieu te préferve, ma chere amie , de tomber jamais entre fes mains; j'étois un être fort peu intéreffant pour lui, &c il m'a traitée en conféquence. Tu fais combien j'ai fouffert. Ce qui me tourmentoit le plus cependant, étoit la crainte extréme de devenir lajde a faire peur; j'ai vu le  de ce Jieck. 3 moment 011 j'allois être réduite a devenir tout au plus ta confïdente. Tu as vu comme, après cette fievre violente ou tes foins m'ont rendu la vie, je tombois dans une langueur, & comme j'étois menacée de la confomption: maigre, fans couleur, les yeux éteints, je me faifois peur a moi-même; 1'avenir m'effrayoit plus que la mort; je te faifois pitié, & ce n'eft pas ce que je craignois le moins. Difpofée a la mélancolie, mes réflexions étoient bien triftes; je murmurois contre le fort, contre ce bonheur & ce malheur qui nousgouvernent; yen ai 1'ame encore affe&ée; & je ne fais fi c'eft vapeurs ou philofophie, mais fouvent je prends le parti de vivre dans la retraite, dans 1'éloignement du bruit & du monde. La campagne que j'habite dans ce moment me plaït, & quelquefois il me femble que je m'y fïxerois fans peine; tu fais qu'en me vouant aux privations, ma fortune me permettroit de fuivre mon goüt la-deffus: peutêtre me trompai-je moi-même fur ces privations, & j'avoue que la réfolution tient beaucoup a ma coquetterie & a mon amour-propre de femme : je veux fimplement dire que je ne retourA ij  4 Lettres de dtux Filles nerai a Londres que lorfque je ferai auffi bien, aiifll belle que lorfque j'y arrivai Ia première fois. Si je continue, j'ai tout a efpérer, je renais tous les jours; fraicheur, embonpoint, tout revient; tu me haïras peut-être quand tu me reverras ; prends - en ton parti, ma chere amie, je ne poufferai pas la reconnoiffance jufqu'a refter laide. Pendant mes inaux & mon abfence, tu as été fans rivales; a mon retour, je te permettrax d'être la mienne, e'eft tout ce que je puis faire. Tu voudras bien me céder quelques - unes de tes conquêtes, ou plutöt je te laifferai celles qui ne me conviendront pjis. Je ne fais encore ft |e me déciderai pour la fortune ou pour les fentiments, pour la Cour ou pour la ville; j'en ferai la maïtreffe. Quel empire plus für que celui de la beauté & de la nouveauté ! oui, Nancy , de^ la beauté. Dans deux ou trois mois je t'en convaincrai, je te donne tout ce temps pour t'y préparer : je te connois afl'ez de géncroftté pour me pardonner tous les avantages que j'aurai fur toi, rnême celui de la nouveauté, car je ferai un vrai bouton de rofe; j'aurai même eet air naïf & ingénu que donne lavie chant-  de ce fiecle. 5 pêtre; je n'aurai pas feize ans. Maïs il me femble que je prends tout-a-fait ton efprit; a cela, reconnois bien plus mon amitié pour toi que mes difpolitions : — II eft vrai que je t'aime beaucoup, & que je t'aimerai toujours. Adieu. LETTRE II. De la mime, Du ij Avrü. J E ne veux point atfendre ta réponfe, ma chere Nancy, pour t'écrire encore. Depuis que je t'ai quittée, je n'a-i prefque rien recu de toi; je t'ai auffi trèspeu écrit. Si je t'aimois moins, nos liaifons feroient peut-être rompues , &C ce que je t'ai dit de moi & de mes prétentions, n'eft pas fait pour les renouer; au-lieu de 1'amitié, je n'ai peut-être excité dans ton ame que de la jaloufie: j'en ferois fachée, &t je fens que fi ma figure nuifoit a notre attachement, je 1'en aimerois moins. Tu ne connois pas tous les fentiments dont mon cceur efl A iij  6 Lettres de deux Filles capable, tous les jours ils prennent une fmguliere force ; je ne fais fi c'eft le défceuvrement oulaviefimple & uniforme que je mene au village, qui en eft Ia caufe; quelle qu'elle foit, je t'aime, Nancy ; j'ai un befoin de t'être attachée, de te le dire, de te le prouver, & d'obtenir de toi du retour. Ne trouve rien la de ridicule : feule , ifolée dans le monde, il me faut une amie, & mon «ceur te choifit. Oui, toi, Nancy, toi qui parois n'avoir que de la légereté dans i'efprit & dans le coeur, que le plaifir pour objet & 1'art de plaire pour occupation, tu es a mes yeux cent fois plus eftimable que ces femmes qui fe parent de leur mérite & de leur vertu; ton ame généreufe eft capable de toutes les bonnes aöions, & jamais la dureté, la méchanceté n'entrerent dans ton coeur. Avec quelle bonté tu m'as prévenue, lorfque le hafard nous fit rencontrer! avec quelle cordialité tu m'as offert $C témoigné ton amitié ! comme tu m'as fecourue dans mes maux! tes foins ont été ceux d'une fceur; je ne 1'oublierai jamais, & cette bonté eft dans ton cara&ere. D'ailleurs, ne fais-je pas tout ce que tu fais pour ta mere , comme tu Pentretiens, comme  de ce Jiecle. 7 tu te prives de mille chofes pour lui rendre la vie plus douce; & ta foeur, ne la fais-tu pas élever avec le plus grand foin ? Loin de ton train de plaifirs & de coquetterie , fouvent même tu oublies Pun & 1'autre pour elles; & n'ai-je pas été témoin comme tu vas au-devant des pauvres, des malheureux pour les fecourir? Ah ! ma chere Nancy, qui connoït ton coeur & te méprife, n'a pas 1'idée de la vertu. Et qu'eft-ce que c'eft que ce mépris ft redoutable, qui dépend des conventions de quelques fociétés & fur-tout des circonftances ? qu'eft-ce que c'eft que cette opinion tyrannique qui n'écoute ni nos droits, ni nos befoins, ni le cri de nos cceurs ? Je murmure, je me révolte contre tani de chofes qui décident de notre fort fans nous avoir confultées fur rien. — Toi, par exemple , la nature t'avoit faite belle, aimable, bonne; mais loin de la fortune, il falloit gémir dans la privation de tout. Et ma vie, que fera-t-elle ft quelque événement ne vient a mon fecours? Faut-il laifler languir les avantages &c les talents que je tiens de la nature ? & que feraije de 1'envie de plaire & du befoin d'aimer ? J'ai bien appris a penfer & a raiA iv  $ Lettres de deux Filles fonner; mais plus je penfe & plus je raifonne, & moins je parviens a être contente. Quels que foient mon efprit & ma figure , ce font-la toutes mes reffources: je fuis femme, & j'ai de 1'ambition. Je fuis un compofé bifarre, perpétuellement en contradiöion avec moimême : a 1'age des efpérances, je ne faisfur quoi les pqrter ; je n'ai de projet bien Éxe que celui de ne me laiffer maitrifer ni par les circonftances, ni par 1'inftincT: du cceur. Le paffe a déja fervi a m'éclairer: tu n'as jamais eu la curiofité de favoir mon hiftoire, ni le temps de Pentendre; j'ai vu fouvent que^ ta ne me connoiflbis pas affez; ton opinion, me fait du tort, & je crois que tu me juges mal. Je veux qu'en m'aimant tu, me rende juftice, & que tu voies bien ce que je fuis. — Tu fais que je fuis née pour n'être rien; & a la fille du pauvre Miniftre de Palmill, il ne falloit, \q crois , ni un efprit bien cultivé, ni beaucoup de connoiffances & de favoir. Mon pere, mon bon pere s'étoit imaginé qu'avec cela j'aurois tout le refte , & il ne penfoit pas au danger d'exalter la iête d'une femme naturellement ambi■tieufe. Je vivois feule avec lui dans fon  de ce fitcle. 9 presbytère ; je fus 1'objet de tous fes ibins : il m'enfeigna tout ce qu'il favoit; il m'apprit d'abord la mufique ; nous avions une vieilleépinette, dontil jouoit afl'ez bien; enfuite il me fit apprendre les langues &c les fciences, le latin, le francois , la philofophie & même Ia théologie: fon deffein étoit, je crois, de me faire faire fes fermons lorfqu'il feroit las & ennuyé de les compofer. Déja je commen^ois k choifir fort bien un texte, & a en faire Ia divifion.— II étoit enchanté de mes progrès & de la difpofition de mon efprit a faifir tous les objets, & a les raifonner, lorfque malheureufement la mort vint me 1'enlever tout-a-coup. Je me trouvai avec bien du favoir, beaucoup de livres, & a-peu prés rien pourvivre, & deplus, fans parents, fans proteöion & fans autres connoiffances que celles dn village de Palmill.—. Mon pere m'avoit fouvent recommandée a un de fes amis, vieux, infirme & qui vivoit dans une chétive maifon auprès du presbytère : il devint naturellement mon tuteur; je devois vivre chez lui, & il prit foin de mon héritage, qui fe réduifit k quelques centaines de livres fterlings, quand on eut vendu 'quelques A v  10 Lettres de deux Filks champs, les meubles & la bibliotheque que mon pere avoit laiffés. — Un vieillard infirme, atrabilaire, de qui j'allois dépendre, ne me promettoit pas un avenir heureux. Mylord Drumore, qui difpofoit du bénéfice de mon pere, & dont la maifon de campagne étoit prés de Palmill, avoit un fils; mon pere lui avoit donné des lecons; il venoit au presbytère, nous avions formé quelques haifons; j'avois des idees de roman dans 1'efprit; & écoutant bien plus mon ambition que mon cceur, je comptois pouvoir en faire un, pour changer mon fort & ma fortune. J'avois affez bonne opinion de moi pour 1'efpérer ; non pas avec ce jeune homme qui n'étoit agé que de dix-neuf ans, & quin'avoit pas de quoi flatter mon amour-propre. Depuis quelque temps, il me difoit bien de ces chofes flatteufes que les hommes difent a toutes les femmes; je les regardois comme un échantillon des éloges que je méritois & que j'entendrois un jour. Le village d£ Palmill étoit un trop petit théatre, & c'étoit trop peu que ce jeune Sir George. Sans 1'écouter, je 1'avois laiffé parler de ce qu'il appelloit fa paffion; je méprifois fon age, fon peu d'ef-  de ce fiecle. u prit, & fa fïgure ne me plaifoit poinr. Nous nous connoiffions dès 1'enfance, & è peine étoit-il un homme pour moi. II vit ma pofition, il entendit mes plaintes, il voulut en profiter: il flatta ma vanité ; il augmentoit mes craintes, m'exhortoit a changer mon fort, & il m'en offrit les moyens; il me parloit furtout du bonheur & de la liberté, & des plaifirs dont je jouirois a Londres : il connoiffoit une femme cbez laquelle je ferois parfaitement bien placée, c'étoit une honnête veuve d'un négociant de la Cité, qui vivoit feule, Óc il pouvoit compter fur elle a caufe des obligations qu'elle avoit a fa familie. II m'affura qu'au moyen de fes bons offices & de mes talents, je trouverois des refTources &c un genre de vie plus convenable; il me preffa d'accepter fes ofFres, me promit le fecret, & dès le lendemain matin, une voiture avec un domeftique, devoient être k mes ordres &c m'y conduiroient; il ne négligea rien de ce qui pouvoit me décider; je devois aller feule, & je trouverois tous les fecours que je pouvois défirer. II en falloit moins a une tére remplie d'idées chimériques, pour faire prendre un mauvais parti, —■ A vj  li Lettres de deux Fïltes 5ir Georges arrangea tout avec affez cPa^ dreffe & de promptitude; Ia voiture fe trouva a ia porte que je n'avois pas encore réfléchi; & j'étois dedans & partie, que je ne favois pas trop ce que je faifois. ~ II ne fe crut point obligé de teair Ia promeffe qu'il avoit faite de ne point venir avec moi; il me joignit dès que nous fümes hors du village, Sc monta dans la voiture en me faifant mille proteftations d'amitié & de paffion. Je jn'appercus bientöt que le jeune hompje croyoit faire un enlévement. — Je eommencois a avoir des regrets & de 1'inquiétude, lorfque nous fümes arrêtés par des domefliques que Mylord Dmmore avoit envoyés a notre pourfuite: il avoit été informé des mefures & de la folie de fon fils; & pour 1'en faire mieux revenir, il avoit jugé a propos de nous faire arrêter enfemble. Les gens de Mylord fe moquerent un peu de moi, me laifferent feule dans la voiture , & mirent Sir Georges dans une auIre: il fallut bien retourner chez mon iuteur , avec mes regrets & ma honte. —• L'aventure ayant fait affez de bruit, il craignit de déplaire a Mylord Drumort «n me gardant auprès de lui; il préféra  de ce fiecle. 13 de m'envoyer chez une vieille parente qu'il avoit a Londres, Sc k laquelie il me recommanda pour ma conduite & pour ma vocation. Cette femme m'a tenue pendant deux ans dans une grande fujétion : je ne fortois point, je ne voyois perfonne; des livres & une vieille guitarre étoient route ma relïburce.Tous les jours il s'agiffoit de me placer dans quelque maifon, ou de me mettre chez quelque marchande, pour me faire unfort; je répugnois k toute efpece de dépendance, & je m'y refufois fous différents prétextes.—Enfin, cette femmemourut: j'écrivis a mon tuteur que j'étois libre, que je voulois refter a Londres, &que je le priois de m'envoyer ce que mon pere m'avoit laiffé. II me répondit qu'il étoit charmé d'être débarrafle de moi; qu'il m'envoyoit un billet de banque d'environ 300 liv. fterlings ; qu'il y en avoit encore une centaine dontjil n'avoit pas été payé, & qu'il me feroit parvenir dans la fuite ; que c'étoit - lè tout ce que j'avois a prétendre de mon héritage. — Je me trouvai extrêmement riche , & ne penfai plus a aucune autre reffource. J'employai d'abord une partie de mon argent en robes & en ajuf-  14 Lettres de deux Ft lies tements, & tu as vu Pétabliffemenr. què j'avois fait. chez ces bonnes gens de Ia Cité , chez lefquels je m'étois retirée; je vivois avec eux en familie, & j'attendois 1'avenir fans inquiétude. — Londres fut d'abord pour moi un monde oü j'étois perdue, & oii je ne cohnoiflbis perfonne; je me trouvois feule au milieu d'un peuple immenfe. Contente d'être libre, je vécus d'abord dans la retraite , & je ne changeai point le genre de mes occupations; je n'avois ni amies ni connoiftances, j'attendois qu'il en vint. Ce ne fut qu'au bout de trois ou quatre mois, que commencant un peu è prendre eflbr, je te vis chez un peintre ou j'étois allee par hafard. C'eft-la oü après nous être regardées avec curiofité , nous nous approchames par fympathie, & nous commencames a nous connoitre : ma phyfionomie te plut; tu me fis des prévenances, j'y répondis avec amitié, & nous promimes de nous revoir. Ta vivacité avoit quelque chofe de piquant qui m'attacha d'abord a toi; ton efprit & tes graces me plurent, je t'aimai, & je cherchai a te le témoigner; mon caraftere te convint, nous nous liames fans trop nous embarraffer de nos fitua-  de et fucle. ï chere Nancy. C üj  54 Leitres de deux Filtes L E T T R E IX, Di Nancy d Camille. De Londres Ie 6 Juin, JVt Afoi, ma pauvre Camille, je n'ai • pas trop compris ta derniere lettre; c'eft: un galimathias au-deflusde mes forces ; ne pourrois-tu pas être un peu plus béte , c'eft-a-dire, un peu plus claire avec moi ? Que veux-tu que je faffe de tes raifons , de tes réflexions ? Je te prie de m'en faire grace, elles me font inutiles. — J'ai bien, comme tu dis, un fentiment de préférence, mais c'eft pour le plaifir, & je m'accommode fort bien de ceux que 1'on Irouvedans ce tourbillon, dansce monde dont tu parois fi dégoütée. Que ceux qui les méprifent s'en paflent, c'eft fort bien ; mon opinion vaut bien la leur, & je ne crains celle de perfonne. — Mylord eft toujours plus galant; des partiés de plaifirs , des préfents, des billets charmants : je trouvai 1'autre jour fur ma toilette des boucles de brillants fuperbes. Dans quelques jours, nous irons en bonne  de ce fieclt. compagnie admirer ces beautés de Ia nature que tu vantes; je te promets d'y être extrêmement fenfible. A propos de beautés de la nature, ce pauvre Bromly que tu as vu quelquefbis chez moi, & qui paroiffoit affez amoureux de toi, eft venu demander de tes nouvelles ; il a été malade, il eft pale & maigre a faire peur; il vouloit favoir Ie nom & le lieu de ta retraite ; je n'ai pas voulu le lui dire fans ta permiffion. II m'a prié inftamment dete faire au moinsparvenir cette lettre ; je la joins ici, & je ne veux pas en retarder la leöure. Adieu, chere Camille, nous nousréjouiffons beaucoup de te reyoir; mais fi tureftois encore bienlongtemps fansrevenir, nous pourrions bien ne pas te reconnoitre. LETTRE X. De Mafier Bromby d Mifs Camille. J E n'ai plus befoin, Mademoifelle, de rappeller ici le fentiment que j'ai pour vous, & que je vous ai témoigné fouvent chez Mifs Tomfield; il eft toujours le C iv  56 Lettres de deux Fiües même , & c'eft pour vous en parler que j'ai le plaifir de vous écrire aujourd'hui. — Je fais que vous avez été malade , que vous vous êtesretirée a la campagne; j'aurois été vous y chercher, fi j'avois pu découvrir votre demeure; mais quelle que foit la raifon de votre retraite, j'ai toujours le même attachement pour vous; votre caraftere & votre figure me font tout-a-fait convenables; vous favez que je poffede une très-ample fortune, & que je ne regarde pas a quelques centaines , ni même a quelques milliers de livres fterlings. — Je dois retourner pour une année ou deux a la Jamaïque ; je vous propofe, Mifs, d'y venir avec moi; je vous ferai une bonne promefle de mariage feulement fous quelques conditions; & quoi qu'il arrivé, je vous afturerai une très-grofle portion de mon bien. — Vous pouvez jtiger par-la de mon amitié & de ma paffion, & j'attends votre réponfe favorable, & j'ai i'honneur d'être bien tendrement, &c.  de ce fiecte. 57 LETTRE XI. Camille d Nancy. Lq 10 Juin. J E te pardonne bien, ma chere Nancy J de ne pas comprendre mes lettres; je te pardonnerois même de ne pas les lire, j'aurai malgré tout cela du plaifir a les écrire— J'ai été accoutumée de bonne heure k penfer; j'aime a caufer Sc a écrire: je fuis un peu bavarde, ce qui eft affez naturel k vingt-deux ans. J'ai entrevu le monde, Sc je raifonne comme fi j'y avois été toute ma vie : paffe - moi tout cela, Sc je prendrai en bonne part tous tes farcafmes; tes défauts valent bien les miens; mais que fur-tout rien n'altere notre amitié ; ainli ne te rebutes pas , aujourd'hui tu me comprendras mieux— D'abord je te prie de dire a Mafter Bromby que j'ai pour lui Ia plus grande horreur; s'il étoit venu me chercher, j'aurois fui au bout du monde. Voila toute ma réponfe; Sc pour me diftraire bien vïte de fon idéé, laiffe*. C y  5§ Lettres de deux Fittes moi te continuer mon journal hiltorique. — L'autre jour après t'ayoir écrit, me trouvant plus gaie & mieux portante, je mis fans trop m'en appercevoir; plus de foin a ma toilette; je me coëfFai ïrès-bien , je mis un très-joli chapeau U le déshabillé blanc & rofe : il faifoit un de ces beaux jours de printemps oü la nature eft fi belle, & oü tout invite k en jouir. ~ Pour mieux rêver encore k ïout ce que je venois de te dire, j'allai dans mon verger; quand je fus au bout, je trouvai dans la haie un endroit facile a pafter; je le franchis, je me trouvai dans une grande prairie. Tout en fuivant mes idéés , je fuivis mon chemin, & je ue m'arrêtai qu'a une haie qui m'empC-choit d'aller plus loin , & qui bordo.it un bois. II y avoit prés d'une demi-heure que je raarchois; je m'affis a Pombre fus ï'herbe; & comme j'avois un peu chaud, j'Ótai mon mantelet & mes gants. La fraicheur, la folitude de eet endroit,le bruit du vent dans le touffu des arbres , Ia beauté du jour faifoient naïtre chez moi une douce mélancolie; è demicouchée, la tête appuyée dans _ une snain, je me livrois k mes réflexions; l'en fus tirée par un bruit de chafle; les  de ce fiecle. 59 cors, les chiens retentiflbient dans la forêt. II en lbrtit bientöt une meute, & un moment après, j'entendis brifer la haie derniere moi, & je vis paroïtre un chaflëur , qui , lorfqu'il m'appercut , refla dans 1'attitude oü il s'étoit trouvé en franchiffant la clóture du bois, le corps plié, la tête tournee de mon cöté, les bras pendants, un fufil a la main, de grands yeux ouverts & étonnés. Je pris le parti de me lever & de m'en aller avec quelque précipitation; j'oubliai mes gants & mon mantelet fur 1'herbe, & après avoir fait quelque pas, je revins en-arriere pour les prendre. Alors Ia ftatue reprit le mouvement; il voulut me faluer, fon fufil lui échappa , il laifla tomber fon chapeau; il voulut prononcer quelques mots. Pendant fon embarras, je repris ce que j'avois lahTé & je m'en fuis, & je fus éloignée avant que ce pauvre chaffeur fut ce qu'il vouloit faire. — A la peinture que 1'on m'avoit faite de Sir Robert, je jugeai que c'étoit lui; j'aurois bien voulu regarder en-arriere pour favoir ce qu'il devenoit, & li au moins il me fuivoit des yeux; je n'en eus ni la force , ni la mal-adrefle. Je n'étois pas fans quelqu'émotion; je douC vj  6o Lettres de deux Filies blai le pas, & je fus bien vite rentree dans mon verger. Cette rencontre étoit un événement, & moi d'y penfer & de m'en occuper le refte du jour : il m'a vu, difois-je en moi-même, il a été frappé, fa chaffe a étédérangée, 1'auratü continuée ? Aura-t-il fuivi fon renard ? Quelle impreflion aurai-je faite ? Qu'en fera-t-il? II a pu voir oü je rentrois; fera-t-il fans curiofité ? Toutes les circonftances bien combinées, j^'en concluois que je ne devois pas être bien long-temps fans entendre parler de lui. Le plan de conduite eft tout fait, tout arrangé; tout eft prévu; s'il n'arrive rien, il n'y aura que des penfées de perdues; mais il ne faut rien perdre pour ne pas penfer : c'eft ma maxime, & je crois que c'eft ce qu'on appelle avoir de^la tête; j'en aurai, je te le promets. — J'ai très-bien remarqué la figure de ce jeune homme dans le peu d'inftants que je 1'ai vu, elle eft bien mieux que je ne m'y attendois; il a dans la phyfionomie quelque chofe de naïf & de fin qui eft trèsagréable; il me femble que je n'ai point vu d'homme auffi bien, & ij mérite quelqu'attention : j'avoue que j'en fuis un peu frappée; je ne fais fi c'eft paree  de ce fiecle. 61 que mon imagination étoit prévenue. —■ Serai-jelong-temps fans entendre parler de lui? Ce premier moment eft décifif, mais qu'eft-ce qu'il décidera ? II peut très-bien être de ces hommes dontl'ame ne fe meut point, qui font peu fufceptibles d'impreffions. II fuivoit un renard, il a vu une femme; la différence des objets le frappe un peu; mais il en refte la; point du curiofité , point de ce fentiment qui n'ait de la fympathie, point de eet intérêt qui nous rapproche les uns des autres, & alors Dieu bénifle le pauvre homme, il ne méritoit pas de me rencontrer jamais, & qu'il refte avec fes chiens &c fa chere familie. — Cependant fa chafle aura été un peu dérangée, il aura eu d'autres idéés au moins pendant un moment; c'eft tout ce qu'alors on pouvoit prétendre, & le champ des poflibilités eft ouvert. Tu vas nous trailer, lui d'imbécille, &. moi de vifionnaire ; je vois tout ce q«e tu penferas : tes idees ne valent pas les miennes, & je crois bien que nous n'aurons jamais les mêmes ; nous verrons quelles font les meilleures. — Enfin , il m'a vue, ce n'eft qu'un homme qui a vu une femme; mais toutes les grandes hiftoires ont  6z Lettres de deutt Filies commencé par-la , & fi je peux, ce fera une hiftoire. Pendant mon abfence ; il s'eft pafte chez moi un autre événement : pour un être fentimenta!, tout eft événement. Ce font les deux filies du Miniftre qui font venues ici fous prétexte de me rendre leur vifite, & dans le vrai pour s'informer de 1'étrangere : c'eft ce que j'ai compris k ce que Sara mon hóteffe, s'eft empreffée de me dire a mon retour. J'ai voulu voir tout en détail: il m'c-ft important de ne pas ignorer ce que Pon penfe. J'ai prisBetty dans ma chambre, & j'ai appris d'abord que Pon s'occupoit déja de moi, que Pon étoit curieux de me connoitre ; jufqu'a préfent on m'a regardée comme une malade qui devoit aller k Bathdansla faifon,quoique je n'en aie_jamais dit un mot. Le Miniftre & fa familie ont été très-fachés de n'être pas chez eux lorfque j'y aïlai'; ils me font dire qu'ils feroient charmés de me voir fi je vbulois leur faire 1'honneur d'y retourner. — "Mais, Betty , comment peuvent-ils fouhaiter cela, ils ne me connoiffent pas ? t- Oh , ils favent bien que Mifs eft une Dame de Londres, & j'ai dit que vous étiez fi bonne, fi généreufe, fi riche, que vous étiez comme une Lady. — Et votre  de ce furie. 63 mere , qu'a-t-elle dit ? — Que votis étiez venue ici dans un beau carrofle a quatre chevaux, & qu'une connoiffance de Londres vous avoit extrêmement recommandée; que vous étiez fiirenient d'Irlande, fort riche, & j'ai dit auffi que Mifs avoit de bien belles robes, que vous receviez beaucoup de lettres, que vous lifiez & écriviez prefque toujours, Sc que vous ne vous coëffiez prefque jamais....C'eft. bien la a-peu-près ce que je voulois que 1'on dit de moi, Sc d'abord j'ai vu la petife vanité de ces bonnes gens, qui veulent que ce foit une femme de condition qui foit logée chez eux; elles répondent a merveille a mon intention , & il m'ell bien permis de tirer parti de ce petit défaut, je ne ferai que le feconder; ils me croiront une Princeffe du fang s'ils veulent, je ne fuis pas obligée de corriger leur crédulité.— Je veux d'abord être refpeöée,, je me cacherai, & 1'on me croira quelque chofe; enfuite, j'aurai toutes les vertus; les femmes, les commeres, les vieilles fïïïes même n'auront pas la phis petite prife; Sc quaad j'aurai étonné tout le canton par ma réferve, quand jj'aurai captivé i'ad.miratioa de tous les  §4 Lettres de deux Filies voifins, quand ma belle réputation m'ennuyera, je retournerai vers toi, & je te dirai que tous les hommes font trompeurs ou trompés, & que fans doute tel eft leur bon plaifir. — Demain je ferai ma feconde vifite a notre Miniftre; tu comprends les refpects, les^ prévenances de toute la familie; je ferai affable avec cette hauteur qui en impofe, modefte avec ce fang-froid qui humilie, folie avec ces manieres qui annoncent Ia fupériorité ; ils feront a mes pieds fi je veux : tu ne fens point ce que cela vaut a Pamour-propre; grofïïérement tu préferes l'amitié familiere de Mylord; tu fais trop de cas de laréalité; je ne ferai jamais de toi un grand philofophe; je t'aimerai cependant toujours. Adieu, chere Nancy. LETTRE XII. De Camille d Nancy. Le 15 Juin. La is se-moi, ma chere amie, te dire tout ce qu'il m'arrive, s'ennuyer de tous les petits détails de ma vie; j'ai la  de ce fiecte. 65 paflion d'écrire comme un auteur de vingt ans; je crois en confcience que j'aurois trés-bien pu en devenir un: n'ai-je pas affez d'érudition Sc d'imagination pour faire des romans, paf exemple? Quelques portraits, beaucoup de circonftances minutieufes, bien détaillées, ne font pas fi difficiles a imaginer; Sc puis des enlevements, des reconnoiffances, des gens qui fe croyent ce qu'ils ne font pas ou qui ne favent pas ce qu'ils font, il me femble que je ïaurois inventer tout cela; je voudrois feulement un peu plus de variété dans le dénouement : toujours le mariage ou la mort. Un pauvre Auteur fe tue de peine k conduire Ik un homme Sc une femme , qu'il a taché de rendre intéreffants aux dépens de la vraifemblance , Sc par des événements extraordinaires; bien rarement on y trouve les chofes que 1'on rencontre dans le monde, Sc les fentiments que 1'on éprouve : on n'apprend rien pour le cceur, Sc il n'y a que fauffeté pour 1'efprit. Je voudrois au-lieu de tout cela un développement bien fimple de tout ce qui fe paffe dans 1'ame & dans la tête d'une f;mme jufqu'a vingt-cinq ans; une hiftoire ndelle de  66 Lettres de deux Filies ce combat de toutes les paffions, de Pamour, de 1'ambltion, de I'amour-propre, de la jaloufie, de la crainte, de 1'efpérance, de la curiofité, & cela dès leur naiffance , jufqu'a leur entier effet. Ces paffions fe trouvent certainement dans Ie cceur de toutes les femmes: leurs différentes combinaifons viennent de la variété des caradteres; &pour les mettre en jeu, il n'eft pas néceffaire d'événements extraordinaires; le train de la vie Ia plus fimple , la plus commune , fuffit. On connoxtroit alors ce qui décide du fort d'une femme, ce qui fait fon caractere : hélas! on verroit que les circonftances font plus que 1'éducation; que le tempérament fait plus que les principes, & que trop rarement les femmes font heureufes par le coeur : on apprendroit a s'en défïer, a ne pas porter fes prétentions fur des chimères. — Si tu pouvois un peu réfléchir, tu fentirois toutes ces vérités; mais, ma pauvre Nancy , ce n'eft pas de ton hiftoire que je ferai un Roman , les foibleffes d'une femme n'en font pas toujours un, & la Gazette de Gnide n'eft pas toujours intéreffante. Je ne fais ce que deviendra la mienne; je ne prévois pas trop  de ce pcte. 67 ce qui arrivera : en attendant, je penfe, je réfléchis des volumes, tout eft pour moi un fujet d'idées, de conjeöures, & tu comprends fur quoi elles tombent, Une femme faifie de fon objet ne s'en écarté pas ; & avec 1'activité que j'ai dans Fefprit, j'ai de quoi m'occuper. —Sansle vouloir, je me trouve engagée dans une entreprife qu'il faut foutenir: ils ont voulu croire ici que j'étois un perfonnage très-important par mon état &c par ma condition ; mon amour-propre ne veut rien en rabattre. Je crois avoir de quoi foutenir 1'erreur jufqu'au bout, & je n'irai pas me rabaiffer aux yeux de ceux qui m'ont élevée; fans les tromper, je leur aiderai a croire, & voila tout: cela eft: bien permis : les grandes réputations n'ont peut - être pa* commencé autremenr. — Enfuite, ce Sir Robert, veuxtu que je renonce aux impreffions que j'ai faites fur lui ? fur 1'homme le plus diftingué, le plus intéreflant du canton? En confcience de femme, je ne le puis : d'ailleurs, ma chere Nancy, je ne fuis pas abfolument fans efpérance, je commence a avoir affez bonne opinion de ce jeune homme ; je crois qu'il n'eft pas impoffible d'en faire quelque^  68 Lettres de deux Filies chofe. — J'ai été chez le Miniftre comme je te 1'avois annoncé; & comme je 1'avois prévu, toute la familie m'a rendu les plus grands refpeös. Le bon-homme a été d'abord plus empreffé de me faire fon hiftoire, que de s'informer de la mienne; fans doute qu'il fe croyoit affez inftruit, & qu'il refpeÖoit mon incognito. Pour partager mes plaifirs avec toi, je te dirai qu'il a été Chapelain dit Duc de Newcaftel; qu'il a mangé fouvent a fa table depuis qu'il étoit Miniftre d'Etat; que ce Seigneur faifoit beaucoup de cas de lui ,&£ l'appelloit fouvent bon-homme : il a été chargé quelquefois de commiffions trés - importantes, entr'autres un jour il porta un paquet de très-grande conféquence a Milord Holdernefs, &c. &c. Enfuite, comme j'ai gagné fa confiance, j'ai fu que le bénéfice rendoit fort peu, que le Presbytère tomboit en ruine, & que 1'on ne vouloit pas y faire les réparations néceffaires; de plus, ne fais-je pas confidemment que fa femme a beaucoup de vanité, ik qu'elie en donne trop a fes filies qui font élevées comme de grandes Demoifelles. — Après cette importante converfation que j'ai écoutée avec le plus grand iniérêt,  de ce fiecle. 69 j'ai bu le' thé avec la chere familie. — Les deux grandes filies ne feroient pas mal, fi elles étoient tout-a-fait villageoifes; mais leur mere, qui a été jadismarchande de modes, leur met les coëfFures qu'elle vendoit il y a vingt ans; & k force de peine & de correction, elle eft parvenue a en faire des êtres parfaitement mauffades &c difgracieux. —. L'aïnée, fur-tout, qui doit bientöt aller a Londres, & qui en conféquence a mérité plus d'attentions, eft infupportable par fes manieres polies, fes compliments, fes révérences éternelles & gauches. Dis-moi pourquoi les hommes ont fi peur de laifler la nature comme elle eft ? il femble que nous avons la charge de gater ce qu'elle fait. — Dans la converfation générale, on s'eft erapreffé de me mettre au fait de tout le voifinage; les amis, les voifins, les paroiffiens ont tous pafte en revue: Mylordi Walmorcy & fon nis, ont eu leur tour, & ici j'ai prêté 1'oreille. D'abord, on s'eft vanté d'aller quelquefois au chateau; Mylord eft fi bon, fi refpectable, il eft vieux & malade : toutes les femmes enfemble ont voulu parler de Milady ; le Miniftre aimpofé filence en di-  Lettres de deux Filies fant qu'il ne faut dire du mal de perfonne , fur-tout de ceux qui peuvent faire du bien. Pour Sir Robert, c'eft un homme charmant, fi bon, fi charitable; il fait toutes les affaires de fa familie. II devoit aller a Londres &z voyager, mais il ne quitte point fon pere depuis qu'il eft infirme Ce bon jeune homme ! avoue, Nancy, qu'il eft intéreffant; il ne lui manque que d'avoir 1'ame fenfïble, & fürement cela doit être; il aura auffi cette ingénuité, cette candeur qui fait qu'on ne fe défie jamais, & que 1'on eft toujours trompé : il te fait envie, j'en fuis füre; mais, ma chere amie, tu as Ia ville, laifle-moi la campagne. Pendant mon abfence, pendant que je m'occupois de lui chez le Miniftre, il eft venu chez moi, ce Sir Robert. Sara s'eft empreflee de me Papprendre a mon retour : I'indifFérence que j'ai témoignée n'étoit pas tout-a-fait ce que je fentois; je laiffai parler Sara, j'ai penfé aux queftions que je voulois faire; je n'ai pu découvrirbien pofitivement quel étoit 1'objet de la vifite ; il y entroit au moins quelque curiolité fur moi; comment 1'a-t-il fatisfaite? — Qu'eft-ce qu'il eft venu faire ici Sir Robert, Sara ? — Ah, Mifs, il vient quel-  de ce fiecle. 71 quefois ici pour s'informer de ma familie, de Betty qu'il aime beaucoup. II n'a point fait de queftion ? — Pardonnez-moi, Mifs; quand je lui ai dit qu'il y avoit une Dame qui demeuroit ici, il a dit qu'il croyoit vous avoir rencontrée 1'autre jour a la chafle, & il vouloit favoir beaucoup de chofes. Je lui ai fimplement dit que vous étiez malade, que vous aviez furement des chagrins, car vous lifiez & écriviez beaucoup , & fortiez fort peu; que vous étiez allee chez le Miniftre de Clamfted, & que vous étiez venue de Londres dans votre équipage. II a voulu favoir votre nom, & la couleur de votre livrée; j'ai dit que vous ne vouliez pas être connue ; c'eft comme Mifs nous a dit, & elle eft fi réfervée, fi modefte, que je n'ai pu dire que cela, quoiqu'il eüt bien voulu en favoir davantage , & fur-tout fur la familie de Mifs : j'ai dit feulement encore que Mifs recevoit fouvent des lettres qui lui donnoient furement des nouvelles de fes parents.... Tu comprends que Sara eft fimple & caufeufe; c'eft de quoi il faut tirer parti, & j'ai cru que c'étoit ici le moment de dire quelque chofe de moi: je 1'ai fait avec eet  72 Lettres de deux Filies air de confiance qui promet la vérité. — Hélas! ma pauvre Sara, je ne fuis point modefte, je n'ai point de raifon d'etre fiere; je fuis pauvre, & mes parents font Irlandois: vous favez que la nation n til pas aimée dans ce pays. - fai été élevee a Londres, oü mon pere a été ruïne par des procés; il a été obligé de fe retirer dans une Province d'Irlande, oü il a un parent qui a des terres & des titres , dont il doit hériter. Je n'ai pu le fiuvre, paree que j'étois malade; il m'avoit laiflee a Londres avec une gouvernante qui eft auffi tombée malade ; & comme ie ne pouvois plus foutenir Ia ville, a caufe de mes maux & de mes chagnns, je fuis venue ici jufqu'a ce que je puifle fupporter Ia mer & rejoindre ma familie. - Un de mes parents, qui eft Baronet, & qui va fiéger dans la Chambre haute d'Irlande, doit venir me prendre dans quelques femaines. — Pour Ie peu de temps que j'ai a être ici, il ne vaut pas la peine que 1'on fache qui je fuis; ainfi je vous prie, Sara, de ne point dire ce que je vous confie : vous êtes de braves & honnêtes gens, a qui je voudrois faire du bien, & chezleicuels je fuis charmée d'ftre; ainfi j ein ' pere  de ce fiecte. 73 pere que vous me garderez le fecret. — Oh ! nous fommes bien au fervice de Mifs; d'oii qu'elle foit, nous 1'aimons beaucoup : on doit refpeéter les honnêtes gens de tous les pays. ... J'ai bien vu que mon hiftoire m'avoit öté plus de la moitié de la confidération de cette bonne femme. Comme c'étoit mon ouvrage, j'en ai ri, & je me fuis bien promife de la regagner quand j'en aurois befoin : je ne veux plus éblouir, je veux intéreffer. Or, tu conviendras qu'un Auteur qui voudroit faire fondre en larmes fes ledteurs, ne pourroit pas inventer une poiition plus favorable que celle d'une iliuftre étrangere, dont les parents font ruines, & qui cherche la retraite è caufe de fes maux & de fes chagrins; je te prie de te bien perfuader que c'eft la mienne, & de former ton ftyle en conféquence. — Sara m'a dit encore que Sir Robert avoit fouhaité de voir mon logement; qu'elle n'avoit pu lui refufer de lui laiffer voir la première chambre ; qu'il n'avoit fait que regarder, & entr'ouvrir les livres qui étoient fur la table. Voila une curiofité bien caractérifée : quel en eft le principe? La première apparition 1'a t-elle Tornt I. D  74 Lettres de deux Ftlles frappé? Son cceur eft-il ému? L'empire de notre fexe fur le fien a-t-il fon effet ? C'eft ce que je faurai, c'eft ce que je verrai incefTamment, c'eft ce dont j'abuferai de toutes mes forces, fi je puis, & 1'on peut prévoir que cela arrivera. Un homme a fon age, élevé au fein de fa familie, qui n'a prefque point quitté la campagne, doit avoir une ame neuve, qui fe laifTera maitrifer par les apparences, & je faurai prendre celle qui me conviendra; 1'habileté nécefTaire pour cela, je la doisa mon éducation, k mes réflexions, k eet efprit que tu méprifes fi fouvent. J'efpere cependant, ma chere Nancy, que 1'idée d'un homme trompé te raccommodera avec moi; tu ne vois peut-être pas une grande gloire k celuila , mais 1'ouvrage fera plus complet, & tu finiras par rendre hommage a mes talents, k mon génie. On ne fait pas encore tout ce que peut une femme k qui la nature en a accordé, & qui veut s'en fervir fans écouter fon cceur. Adieu, chere Nancy; il y a un fiecle que je n'ai eu de tes nouvelles.  de ce fiele, 75 L E T T R E XIII. De Camille d Nancy» Le 24 Juin; Il y a bien long-temps, ma chere Nancy , que je n'ai recue aucune de tes lettres , & il y a plus de huit jours que je ne t'ai écrit; fi je fuis encore long-temps loin de toi, je te ferai tout-a-fait étrangere, & c'eft ce que je ne veux pas. Je te demande encore quatre ou cinq femaines, & tu n'auras plus la peine , ni de me lire, ni de m'écrire; il me faut encore ce temps-la pour ma fanté qui devient tous les jours meilleure. J'ai repris mon embonpoint & mafraicheur; il ne me refte de mes maux que cette langueur qui donne 1'air touchant, &qui perfuade ce qu'on veut: d'ailleurs, mon amour-propre eft piqué au jeu. ■— Tu te moques de moi, je le vois; je veux que nous foyons convaincues que tu as tort ou raifon , & il ne faudra pas beaucoup de temps pour cela; des imprefiions bien faites vont leur chemin & ne fe cachent t> ij  76 Lettres de deux Filies pas long-temps. Je ne fuis pas encore deeouragée; au contraire, je m'intérelTe tous les jours plus a ce Sir Robert; il a befoinde finir fon éducation, il faudra peut-être le mener a Londres, & je pourrois bien me charger de ce foin. Lorfque je te le préfenterai, j'efpere que tu lui accorderas ton amitié & ta proteaion ; mais il ne faut point penfer encore oü je le menerai. — Ces campagnards font bien peu empreffés^crcvirois-tu que depuis qu'il a été ici, j'ai ete fix grands jours fans en entendre parler? une feule fois, il a paffé a cheval devant notre maifon. Je me promenois dans notre verger , prés du chemin: comme les chafTeurs font accoutumés a fuivre ce qui fuit, je me fuis preffée de rentrer & d'éviter fa rencontre : il a continué fa route, & tout ce que je pus voir, c'eft qu'il tournoit fa tête trés-fouvent; c'eft trop peu, il pouvoit très-bien chercher k m'aborder, il ne tenoit qu'a lui. Eft-ce timidité? eft-ce dédain? Je n'en fuis pas encore a compter fes fautes; mais qu'il ne me mette pas a même de le punir 6z de me venger : j'aurois bientöt abjuré la pitié. — Enfin ? avant-hier, nous nous fommes rencontrés chez le Miniftre, j'y  de ce Jiecle. 77 étoïs allee par défoeuvrement; Sir Robert y vint comme nous prenions le thé; toute la familie fe profterna , le careffa , par honneur; on le placa prés de moi, & tout cela ne fe paffa point fans quelqu'émotion de ma part. Je n'étois point parée, j'avois mis la petite robe brune, un chapeau fort avancé : j'étois la modeftie & la réferve même. Le bon Curé paria de moi, m'appella fa chere voifme, & Sir Robert prit ce moment pour me faluer, & pour m'adrefier avec grace un compliment fort honnête ; je répondis peu, mais j e remarquai bien fa figure, elle eft charmante , Nancy; de grands yeux bleus, un nez bien fait, une bouche dont le fourire eft fin & agréable, de belles dents, un air noble , une phyfionomie douce, fereine, qui intéreffe ; des manieres fimples & naturelles; on voit que 1'art & 1'éducation n'ont point gaté ce que la nature a fi bien fait; ce n'eft pas la politeffe fauffe & empreffée de la ville, c'eft 1'expreffion de la bonté & de 1'honnêteté accompagnée de graces. — La converfation a d'abord été générale; Ia femme du Miniftre a voulu plufieurs fois le remercier de quelque chofe, il 1'a toujours interrompue; il D lij  7§ Lettres de deux Filies m'a paru avoit de 1'efprit. — Je ne fais somme la converfation eft tombée fur les femmes; j'ai cru entrevoir que Ie jeune homme en avoit mauvaife opinion: autre vengeance, autre punition qu'il mérite. De quel droit, je te prie, eet être mafculin prétend-il penfer mal de nous? Se croiroit-il autorifé par les quolibets, les lourdes plaifanteries d'un bonhomme de pere, d'un pédant de précepteur, de quelques vieillesfemmes même : les imbécilles i il adorera jufqu'a nos défauts. — On a propofé une promenade au jardin. Pendant que le Minilire prenoit fa canne 8c les femmes leurs chapeaux, il s'eft approché de moi, Sc k ce qu'il m'a paru, avec quelqu'embarras; e'étoit,je crois, quelque compliment qu'il vouloit faire. Pour Ie mettre a fon aife, je lui ai dit en riant: Monfieur, quand on a mauvaife opinion des femmes , il faut les fuir. — Je 1'ai pu jufqu'a préfent, Miff;on fait quelquefois des rencontres.... Qui ne dérangent point la chaffe, ai-je interrompu en joignant la compagnie. — Pendant Ie refte de Ia vifite, il a trouvé Ie moment de me dire qu'il voudroit avoir I'honneur de me rendre fes refpecls chez moi, qu'il n'a-  de ce fitcle. 79 Volt pas ofé le faire; qu'ayant le bonheur d'avoir une voifine fi aimable, il voudroit bien faire fa connoilTance. — Je ne 1'ai point interrompu, mais d'un ton de poHteiTe & de réferve, j'ai dit que je ne voyois perfonne, que je vivois très-retirée, que j'étois ici pour ma fanté ;" que d'ailleurs, j'étois une étrangere inconnue, a laquelle on ne devoit faire aucune attention; 8c après quelques tours de promenade avec toute la familie, j'ai appellé Betty, 8c je fuis partie pour revenir chez moi. La queftion fi Sir Robert m'accompagneroit, s'eft bien préfentée a moi; il n'y a pas feulement penfé. •— Betty, dans le chemin, a voulu me faire fes petites queftions; j'ai dit du mal de lui avec la plus grande indifFérence. De tout cela il en étoit réfulté un mécontentement 8c de 1'humeur; j'aurois vouht öter de mon efprit toutes les idéés qiü Poccupoient; j'allois y parvenir, je m'en applaudilTois, lorfqu'hier après midi , j'entendis quelque bruit dans la maifon. Un moment après, Betty, tout eiToufflée, vint me dire que Sir Robert étoit en-bas, 8c demandoit a me voir: c'étoit un grand! événement. Je tins confeil un moment, la politique me dit qu'il falloit en paD iv  So Lettres de deux Filies roïtre fachée , & en conféquence, je dis que j'avois mal a la tête, & que je ne voulois voir perfonne. —- Betty, d'un air fort trifte, fort affligé, me dit qu'elle n'oferoit jamais le renvoyer, qu'il en feroit faché, qu'on lui avoit trop d'obligation pour lui faire de la peine, & que fa mere me demandoit en grace de recevoir fa vifite. — Dès que ma charité a été intérefiee, tu comprends que je n'ai pu refufer; j'ai murmuré, j'ai pafte devantun miroir, j'ai rajiifté quelque chofe de ma coëffure, mis un mai> lelet, & je fuis defcendue au parloir de mes hötes; j'ai cru voir qu'il étoit étonné de ce que je le recevois la; mais dans ma chambre, c'eüt été une faveur, & il n'en eft point d'indifférente. Les compliments, les lieux communs n'ont pas manqué de rendre la vifite ennuyeufe. — Un inftant après, il eft venu un fi grand nombre de payfans qui avoient affaire a Sara & a fon mari, qu'il a fallu ehanger le lieu de la fcene; nous fommes montés dans ma chambre, j'ai retenu Betty : ce petit incident a mis plus d'aifance dans la converfation. L'amourpropre de eet homme n'a pas voulu me laiffer ignorer qu'il avoit de 1'efprit &  de ce fiecle. $i des cónnoiitances, 5c qu'il n'étoit pas un campagnard ordinaire ; en effet, il eft étonnant qu'élevé loin du monde, il ait autant de légéreté, de gaieté & de graces; j'en ai été enchantée, & il n'aura tenu qu'a lui de 1'être aufïi. — Nous avons parlé mufique, poéfie, philofophie; 8e avec modeftie 8c indifférence, je lui ai fait voir que je n'étois pas de ces femmes qui ne s'occupent que de coèifures & de colifichets. — J'ai vu croitre fon admiration 8c 1'envie  de ce fiecle. 93 mante, elle eft aimable, elle a toutes les vertus; fon éducation répond a fa naiffance. Abfente, je ferai intéreflante; & fi ma préfence n'acheve pas de le fubjuguer, c'eft qu'il n'eft pas de lefpece humaine, c'eft que 1'amour-propre n'eft plus le chemin du cceur des homnies. Avec cette idéé, le plan eft concu de fe faire connoitre de fes voifuas, de ces maifons que je méprifois d'abord, de s'inftnuer fans avoir 1'air de le chercher, de fe faire defirer & d'en impofer ; tout cela eft fi aifé a Padrefle d'une jolie femme, & fur-tout avec ces bons campagnards ! trop aifé pour ma gloire, en vérité , Nancy. — Je penfois a tout cela famedi : dimanche eft un jour de repos, mais non pas pour la coquetterie & les prétentions; il faut aller a 1'églife, y paroïtre avec la plus grande décence , & dans une fimplicité bien étudiée; ce fera avec cette robe brune, ce grand bonnet, ces grandes coëffes. — Betty m'accompagna, Sara & fon mari nous fuivirent; les yeux furent tournés fur moi, je n'écoutai que le fermon , j'édifïai par mon air attentif & religieux; je fais la charité a tous les pauvres, & je vois la confidération s'augmenter.  94 Lettres de deux Filies A la fortie de PEglife, je fuis abordée par les deux filies du Miniftre; k elles fe joignent d'autres perfonnes de leur connoiffance, & dans un moment je me trouve entourée d'un cercle d'hommes & de femmes: bientöt je fuis 1'objet de la curiofité générale. II me fut aifé de deviner les mots qui fe difoient a Poreille; mes deux amies avoient de Ia peine a répondre k toutes les queftions; le différent effet des réponfes fe lifoit fur les phyfionomies; les uns en hochant la tête marquoient la défiance, Ie mépris de 1'Irlande, de 1'incognito, de la robe brune; d'autres en la tournant de mon cöté vouloient bien faire efpérer quelque intérêt; ceux-ci, d'une curiofité plus ardente, vouloient tout favoir, faifoient des queftions fi prés de moi, que j'aurois pu y répondre. Je voyois tout, je remarquois tout; il m'étoit important de connoitre les impreffions que je faiiois fur ce petit public, & je rapportois tout a mon objet. On fe livre k Terreur, j'en profiterai, & je faurai auffi me venger de la défiance. — Les Demoifelles Sakfon, me préfenterent a quelquesunes de leurs connoiffances, & particuliérement k deux femmes, Tune un peu  de ce fiecle. 95 a'gée, 1'autre beaucoup plus jeune : ce font deux fceurs ; elles m'ont fait des prévenances, j'y ai répondu avec cette politeffe qui ne fe livre point, qui ne va point au-devant des liaifons. — J'ai invité les deux filies du Miniftre a venir boire Ie thé avec moi le lendemain, & je me fuis retirée en laifTant tout ce monde parler de la nouvelle venue, bien perfuadée que 1'on n'en penfera que ce qu'il me plaira. Ils ont cette inquiete difpofition, k s'occuper des autres , que donne le défceuvrement; c'eft tout ce qu'il me faut; je deviens leur proie, il m'eft bien permis de ne leur livrer qu'un leurre. — En m'en retournant, j'ai pris quelques informarions fur ces per1'onnes que j'avois vues. — Qui font ces deux femmes, Betty, qui m'ont parlé? —' Oh I Mifs, m'a-t-elle dit, ce font deux Dames qui demeurent a un mille d'ici; elles font fort favantes, elles favent tout ce qui fe paffe dans le canton , elles connoiffent les peres , les meres de tout le monde; elles font fouvent des mariages, & ma mere m'envoye quelquefois chez elles pour faire des commiflions. — Et ce gros homme & cette petite femme qui ont eu tant de  a6 Lettres de deux Filies peine a monter dans leur carroffe? — Ce font des parents de Mylord Walmcre, &Sir Robert doit être leur héritier. C'eft le feul mot intéreffant que j'aie entendu dans la journée. 11 faut, Nancy, que je Ibis connue de tout ce monde, qu'ils s'occupent tous de moi. Les entends-tu faire mon éloge, deviner qui je fuis ? De retour dans leurs maifons; elle eft charmante , c'eft une femme de condition, de la Cour peut-être , que fais-je? Les uns m'aiment, les autres m'admirent, & tous ont pour moi la plus grande confidération : je vaincrai le babil des commeres , la méchanceté des vieilles filies, 1'envie des jeunes; & les hommes , qu'en ferai-je ? Je laifle a mon adreffe, k la foupleffe de mon efprit, le foin d'en faire tout ce qu'il me plaira: fi tu crois cette magie au-deffus de mes forces, je te répondrai par mes fuccès. — Elles font venues, les deux filies du Mi-' niftre, prendre le thé; elles ont caufé, j'ai écouté; elles ont parlé des deux Dames dont elles m'avoient fait faire la connoiflance le jour précédent; je les en ai remerciées, j'en ai dit du bien , & bientot, comme je le voulois, elles m'ont propofé d'y faire une Yifite; j'ai témoi- gne  de ce fiede. 97 gné quelque répugnance a fortir de ma retraite Sc a voir du monde; on m'a preffée, j'ai cédé, a condition qu'on ne diroit rien de moi, Sc qu'on me préfenteroit comme une fimple étrangere, qui eft ici pour peu de jours:cette modeftie, cette confidence m'aggrandit a. leurs yeux, Sc déja j'ai vu ce qu'elles diroient de moi. Nous fommes parties pour cette vifite, j'ai pris Betty pour m'accompagner ; cette pauvre fille joue fon röle de la meilleure foi du monde; 1'argent que j'ai laifle appercevoir, les robes qu'elles a vues, quelques pauvres bijoux qui l'ont frappée, 1'ont perfuadée que je fuis une des premières Lady d'Angleterreou au moins d'Irlande; & comme elle doit cette découverte k fa pénétration, elle eft très-empreftee de la dire Sc de la répandre; tous fes camarades n'en doutent non plus qu'elle : c'eft une petite trompette fourde que je faurai employer a propos. Dans la maifon oü nous allons, par exemple, les domeftiques feront bientöt imbus de mon rang & de mes qualités ; Sc comme c'eft eux qui font fi fouvent Popinion de leurs maitres, tu comprends que je n'ai garde de négliger ce moyen. Nous fomTome I. E  98 Lettres de deux Filies mes arrivées, nous avons été trés bien recues. Une maifon fort fimple, fort propre, qui annonce Faifance fans opulence : il y avoit quelques vifites, on s'eft parlé a 1'oreille; oi au bout d'un moment, la plus agée des Demoifelles, car ce font deux filies, s'eft approchée de moi avec une efpece d'affection ; j'ai vu que j'allois fubir un catéchifmé; \p me fuis bien promife de dire précifément ce qu'il faudroit pour piquer Ia curiofité , & point pour la fatisfaire : comme je 1'avois pré vu , la bonne fille m'a demandé, autant que la civilité campagnarde pouvoit le permettre , d'oü je venois, oü j'irois, fi je reftois long-temps ? Mes réponfes oot été beaucoup de politeffes, des chofes vagues & feulement que j'attendois un parent, qui devoit venir me prendre pour continuer ma'route. Voila deux fois, je Crois, Nancy, que je me fuis engagée avec ce parent; ne m'en connois - tu point ? Je ne fais comme je me tirerai de celui-la; mais il ne convient pas d'avoir 1'air ifolé & abandonné, & ce cher parent tient les conjectures en refpect ; je ne fais encore fi c'eft un oncle , un coufin, ou un grand-pere : il faudra  de ce fiecle, 99 peut-être Ie tuer pour fe tirer d'embarras : en attendant, il exifte dans plulïeurs têtes, on parle de lui, & c'eft tout ce qu'il faut. II eft Baronet, je crois, ou> au moins il Ie deviendra quand je voudrai; & une fille qui attend fon parent le Baronet, en impofera aux mauvais efprits, — La plus jeune des Demoifelles a été malade; il eft venu a cette occafion beaucoup de vifites, & bientöt Ia compagnie a été affez nombreufe; des hommes, des femmes de toutes les efpeces, excepté qu'il n'y en avoit point de jeunes. Comme j'étois un objet nouveau & étranger, j'avois toujours Ié coup d'ceil de la cnriofité. — La converfation eft devenue bruyante & générale , c'eft-a-dire, que 1'on parloit beaucoup a Ia fois. Ceux qui n'étoient pas écoutés s'adreffoient a moi , me fuppofant plus de réfignation pour les entendre : ils n'étoient point trompés, j'entrois dans toutes leurs idees; j'étois touchée du rhumatifme de 1'un, j'approuvois les remedes de Pautre; j'admirois 1'habileté de celui qui parloit de fes affaires; j'ai maudit le miniftere, j'ai foutenu que 1'oppofition étoit le ïalut du Royaume; je favois une chanE i;  ioo Lettres de deux Filies fon fur PAmérique, une épigramme fur Mylord North; j'écoutois un conté de chaffe avec une patience que tu aurois admirée. Au bout d'une heure & demie , tout le monde m'avoit parlé, tout le monde étoit content; la cunofité redoubloit fur moi, on vouloit favoir qui j'étois; j'entendois fourdement le mot Irlandoife : lorfque Pon vouloit parler de moi, j'avois un air modefle & myftérieux qui déroutoit. — Pendant ce temps-la étoient arrivés le gros homme &la petite femme, parent de Sir Robert; d'abord j'eus formé le projet de m'attachera eux, & de favoir ce qu'ils étoient; la taciturnité du mari & la volubilité de la femme ont exercé ma pénétration ; je me fuis trouvée prés d'eux ; & par une fuite de la confiance que j'ai infpirée au premier, j'ai découvert que c'e* toit une efpece de philofophe qui n'aime ni la chaffe ni les chevaux, qui hait la cour & la ville, & qui ne s'occupe que de la campagne, & particuhérement de fes jardins, de fes boulingnns. Avec lui j'ai donc admiré fon bon goüt & fa raifon; j'ai méprifé tout le refte. Dans le ppu de mots qu'il a dit a fes voifms, j'ai entendu que j'étois une charmante  de ce fiecle. 101 Lady, Sc ces mots n'ont pas été perdus pour moi, ils iront aux oreilles de Sir Robert: il me voit peu , il faut que tout lui parle de moi, que fes parents lui faffent mon éloge, qu'il entende les louanges que 1'on me donne, Sc que 1'amourpropre affure ma conquête; Sc je fentois la-deiTus, ma chere Nancy, un petit contentement au fond de 1'ame ; il me fembloit que je commencois affez bien, &: que j'avois plu è tout ce monde que je venoisde voir. J'avois mon approbation, Sc je fortis de chez les Dagby ave caffez de gaieté Sc de contentement. Je marchois légérement : le chemin qui nous mene de chez elles chez moi eft charmant ; il eft en partie entre deux haies qui 1'ombragent, le refte eft un fentier dans une belle prairie ,'bordée d'un cöté de fort beaux arbres; le tout fait a-peuprèsquinze minutes de chemin. Lorfque j'entrai dans Ia prairie, je vis de loin un homme qui venoit a moi, dans le fentier; il avoit un habit verd de mouffe, avec un petit bordé en or ; le refte de fon habillement étoit blanc; il avoit un chapeau rond, une petite canne a la main. Dès que je 1'appercus, a la rougeur qui eoiora mes joues, a ma refpiE üj  ïoi Lettres de deux Filies ration un peu altérée, tu aürois devine qui c'étoit. Betty aida bien vïte a ma pénétration; elle me dit avec vivacité: Mifs, voila Sir Robert. H voulus dire quelque fauffeté qui marquat mon chagrin 8c mon indifFérence; je ne trouvai rien, Sc il étoit la. A fon embarras, on voyoit bien que la rencontre n'étoit pas indifférente, 8c d'abord, compliment 5c étonnement de me trouver dans ce chemin. J'étois gaie, 8c je ne voulus être que cela; je plaifantai fur la chaffe, fur les promenades que je ne voulois point déranger; on me répondit que je n'étois pas faite pour rien arranger. On me plaignit d'aller a pied; je dis que je voulois m'y accoutumer, & que j'étois bien heureufe d'avoir de bonnes voifines fi prés de chez moi. On me plaignit encore d'être dans un pays oit il y avoit peu de monde, peu de plaifirs; j'affurai que je trouvois le pays charmant, la compagnie trés-bonne , 8c fur-tout les rencontres fort agréables. On me dit que j'en parlois fort a mon aife , Se que fur-tout j'aurois tort d'en plaifanter. Nous étions au bas de mon efcalier; je le montai rapidement; on me fuivit: je rn'arrêtai dans la première chambre;  de ce fiecle. 103 nous reftames debout. On paria de me revoir, de faire faire ma connoiffance a fes parents, de venir chez moi avec fa fceur Mifs Henriette ; je crois que Fon voulut dire auffi quelque chofe de moi, de ma perfonne : on balbutia quelques mots fans fuite, que je comprisbeaucoup mieux que s'ils avoient été articulés fuivant toutes les regies de la grammaire. Je n'étois pas auffi fans quelque émotion, & je n'aurois pu de même prononcer un difcoursbien fuivi. Dis-moi, Nancy? deux perfonnes qui ont de Fémotion en même-temps; qui, dans ces premiers moments, ne difent point ce qu'ils veulent; eet embarras, cette timidité, ne font-ce point-la les marqués d'une vraie fympathie? ne font-ce point les commencements d'une paffion qui peut aller bien loin ? Mais tu ne fauras point m'éclairer la-deffus. — Nous étions reftés debout, c'eft-a-dire , que je ne voulois pas qu'il reftat long-temps. II s'enallaenmeparlant du voifinage de fa maifon, 8c en m'affurant que tous fes parents fauroient bien fentir le prix d'une voiline comme moi: il ajouta qu'il efpéroit que je ne refuferois pas de faire connoiflance avec eux. Je le fuivis jufqu'a la porte, 8c des £ iv.  t©4 Lettres de deux Filies yeux , pendant un moment. Pauvre colombe! tu n'éviteras pas le piege ; tu es homme, tu n'échapperas pas aux attraits d'un objet nouveau qui t'a frappe ; ton cceur fubira le joug d'une femme qui faura te plaire & te flatter. — Tu devinerois, Nancy, quelle eft cette femme, fi tu me voyois dans ce moment. 11 me femble, en vérité,que j'ai précifémentla figure qu'il faut pour féduire tout un pays: j'ai repris la fraïcheur de dix-huit ans, SC j'ai acquis cette naïveté de 1'mnocence dans les difcours, cette fimplicité de la modeftie dans ma parure, cette langueur du fentiment dans les yeux, cette fouplefle de la vérité dans 1'efprit; & tu penfes qu'on me réfiftera > tu crois que je ne parviendrai pas a captiver un jeune homme dont je veux m'emparer? Si cela arrivé, ma chere amie , j rnu chercher des confolations prés de to^; ïe m'en réjouis mêmé. En attendant, confole-toi de la longueur de mes lettres en penfant a mon amitié : elle ne finira qu'avec la vie de Camille.  de ee jurfe. 105 LETTRE XVL Di la même. Du premier JuiÏÏeïV Tu ris de mes projets, Nancy, j'entends que tu méprifes mes defieins; s'ils réuffiffent, tu ferasfachéedet'êtretrompée; s'ils échouent, je te reprocherai de ne m'avoir pas rendue plus habile, de ne m'avoir pas donné plus d'adreffe. J'ai dans le cceur qu'il n'y a rien d'impoffible a une femme de vingtans; &c fans chercher d'autres circonfiances que celles oü je me trouve, je ne veux que le poffible. Le génie , il eft vrai, ne fe développe que fticceffivement; & voila que tout d'un coup je fuis appellée a 1'entreprife la plus difficile : i! faut fafciner les yeux, prévenir les efprits, en impofer a la raifon même. Eh bien , tout cela ne m'effraie point; & dans le fond, de quoi s'agit-il? Qu'une jeunefille, jolie, aimable, captive un jeune homme, lui fafle tournerla tête au poiat d'en faire ce qu'elle voudra, même un E v  io5 Lettres de deux Fïltes marl fi cela lui convient; je ne vois rien la de bien extraordinaire. Sans doute il y a des difficultés; ce que je fuis, ce qu'il eft, fa familie, fon ambition, fes convenances; voila, fans doute, des obftacles. — Mais cette fille eft jolie, elle adel'efprit, del'adreffe; elle connoit les hommes, le monde; & les circonfiances lafavorifent, elle en impofe fur ce qui lui manque. — Lui eft jeune, il a 1'ame neuve &C fufceptible de tendreffe , le cceur fenfible; que faut-il pour 1'émouvoir, pour le féduire ? Qu'eft-ce que la nature a prefcrit pour cela? N'eft-ce pas de grands yeux bleus, doux & animés ? n'eft-ce pas un teint & la fraicheur de la jeuneffe: n'eft-ce pas les graces, la gaieté, les talents ?& avoue, chere Nancy, que je dois être affez fïïre de mes armes. Conyiens-en fans jaloufie. Tu as froncé le Jfourcilau mot de mari; tu as levé les épaules a la feule idee de Sacrement. Mais, dis-moi; de quoi une tête bien tournee n'eft-elle pas capable? Oui, Nancy, telle eft mon ambition, des chaines éternelles; & tel doit être mon pouvoir; j'aurai peut-être la générofité de n'en pas abufer; mais je dédaignerois un empire moins complet. II faut  de ce fiecie. *P7 ^ue le fort de Sir Robert dépende de moi, que fa familie en tremble 6c fe foumette. Je dis plus , il faut quelle béniffe 1'étoile qui m'a conduite prés d'eux: tel eft mon plan , ma fierté n'en veut rien rabattre, 8c alors ne t'étonne plus de toutes mes peines; jufques a préfent elles font encouragées par 1'efpérance, J'appelle fuccès tout ce qui ne les détnut pas; la plus petite circonftance favorableajoute une pierre a mon chateau,— IJ eft venu chez moi, Sir Robert, je n'ai eu garde de le recevoir; il faut commencer par les obftacles 6c les difficultés: ces chers hommes, c'eft ce qui les anime, ce qui les attaché ; il faut un aliment a leur grand orgueil, a leur fuperbe courage; ils veulent des numftres a combattre 6c des viöoires bien difEciles run cceur fimple , ingénu, qui fuivroit fon penchant, qui céderoit a fes fentiments en fe confiarit dans les leurs, n'auroit pas feulement leur compaflion : tel eft leur amour pour la gloire, qu'ils méprifent ce qui ne leur réfifte pas.— J'ai donc penfé k celle de Sir Robert, 6c je 1'ai renvoyé bien durement; c'eft le moyen de le faire revenir ":je prévoyois fa vifite, j'avois fait la lecon k Sara 6c a E vj  io8 Lettres de deux Filies Betty. — Vous m'avez manqué de parole, Sara ; je vous avois priée de ne point parler de moi 3 & de ne point dire qui j'étois. —- Oh! Milady, tout de même, on voit bien qui vous êtes; on nous demande quelquefois fi les parents Sc les domeftiques viendront bientöt, Sc fi vous refterez long-temps dansce pays; avec Ie refpeft que nous vous devons, nous voyons bien ce que vous êtes, Sc nous ne pouvons pas nous empêcher de 3e dire k ceux qui nous queftionnent. — Sara, votre indifcrétion me fait bien de 3a peine : vous comprenez que lorfque 1'on n'eft plus riche Sc qu'on n'eft qu'en paflant dans un endroit, il n'eft pas néceffaire de fe faire connoitre; fi Mylord Fitzmary, mon oncle, veiïoit ici, je ne voudrois pas même qu'on le fut: ainfi je vous prie, Sara, de ne rien dire de moi, & fi ce Sir Robert revenoit pour me faire des vifites , je ne veux pas Ie recevoir; il ne me convient point de faire 'des connoiflances, Sc je vous ordonne de le renvoyer, en lui difant, que je ne vois perfonne. Je vous prie, toutes, deux, de n'y pas manquer. — Le Jendemain il eft venu, j'ai entendu les deux femmes dire ce que je leur avois  de ce fiecïe. 109 prefcrit; je n'ai pu entendre ta réponfe : mais Betty m'a dit qu'il avoit beaucoup infifté pour me voir : elles lui ont dit qu'elles n'oferoient pas feulement aller me parler de lui, & il a témoigné beaucoup de chagrin & de mécontentement , en difant cependant qu'il reviendroit dans deux jours; que fa fceur avoit envie de me connoitre, & que peut-être il 1'ameneroit. Sa fceur, Nancy! je ne m'y attendois pas, Sc voila qui devient dangereux : des relations avec toute la familie feront difnciles a foutenir , Sc j'en ai peur. En attendant, je crois deviner a cela la facon de penfer de Sir Robert fur mon eompte; c'eft une fuite de ce qu'on lui a dit de moi, & c'eft bien ce que je veux : je fuis contente, mais ce n'eft pas fans inquiétude. II s'éleve du trouble dans mon efprit, je n'avois point compté fur une foeurqui viendroit me voir; mon imagination eft aux champs, Sc tout mon courage peut a peine le foutenir. Cette vifite, il faudra la recevoir, peut-être la rendre, aller dans ce chateau, y jouer un röle, foutenir des faufietés avec afturance, plaire, intérefTer, tromper : ce pere, cette. mere, cette fceur, & que fais-je encore quela  iïO Lettres de deux Filies autres parents infupportables, feront la : toute une hiftoire a perfuader l^Ce pere a peut-être été en Irlande, il n'a jamais tfitendu parler ni des Makinfon , ni des Fitzmary. Eh bien ! tant pis pour lui, plus il aura de défiance , moins je me> nagerai fon fils, moins il aura de droit fur ma générofité. II faut que toutes mes forces repofent fur ce Sir Robert; il eft déja ébloui, il fera mon efclave, &c ite ne le racheteront qu'au prix que j'y mettrai.... Franchiffons un moment 1'intervalle immenfe qu'il y a encore jufquesla, fuppofons qu'ils ont tout decouvert. Eh bien, oui, je fuis la fille du pauvre Miniftre de Palmill; j'ai été un peu enlevée, j'ai un peu vécu a Londres, ]e fuis ton amie; j'allois devenir peut-etre ta camarade. - Imbécilles! a quoi vous fert-il d'être inftruits, ft j'occupe le cceur de votre fils, fi fa paffion pour moi le domine, fi c'eft moi qui doit feule faire fon bonheur, & fi mes vertus peuvent 1'affurer ? Oui, Nancy, mes vertus; mon coeur en eft capable ; connois-le , chere amie , ce cceur qui t'aime : crois-tu que 1'ambition feule le rempliffe ; crois - tu que je puifle donner ma vie & mes fentiments a la fortune, a 1'intérêt? Tu ne  de ce fiecle. ui le crois pas, tu me connois mieux. Si Sir Robert n'eüt fait fur moi une impreflion vive, fi a une fïgure faite pour plaire &C pour intérefler, il n'eüt joint une ame honnête &c fenfible, fi je n'euffe jugé fon cceur tendre & généreux, s'il n'eüt touché le mien , il ne m'eüt rien été, j'aurois renoncé a lui, j'aurois laifTé le calme dans mes idéés, & mon ambition fe fut éteinte au même inftant. — Je 1'avoue, Nancy, & pardonne-moi, mon cceur fe remplit de fentiment pour le jeune Walmore; la préférence eft décidée, il n'eft plus d'autre idéé pour moi; mais ces fentiments, de quoi me rendront-ils capables? D'employer tous les moyens pour infpirer la paflion la plus vive & la plus forte; il n'eft point d'enforcellement que je n'employe, point de fafcination &C de preftige que je ne mette en jeux; je dois tout hafarder; il s'agit pour moi de 1'amour & de la fortune : c'eft a mon efprit que mon coeur a conflé fon bonbeur, & il en répond fous peine de la vie. — Voila 1'énigme expliquée, Nancy : j'aime. Je t'en prie, penfe a moi avec moins de légéreté, que ton cceur s'occupe de ton amie avec le férieux que mérite ma fituation, que ton amitié m'inf-  •i rd Lettres de deux- Filtes pire du courage; la mienne t'eft aiTurée pour la vie. Adieu, chere Nancy. LETTRE XV IL De la même, 5e t'avoue, ma chere Nancy, que tra me fais prefque plaifir de ne, point m'écrire; la fituation de mon ame n'eft plus k ta portee, ma fa$on de penfer, de fentir, s'éloigne tous les jours plus de Ia tienne; mais mon coeur fera toujours prés de toi; je hais la légéreté ,. 8c je ne connois point cette maniere d aimer qui n'eft fondée que fur 1'intérêt & fur les convenances, qui n'admet aucune contradiciion. — Quelle que foit la différence de nos idéés, de nos fentiments & de nos fltuations même, toujours ces premiers Hens de l'amitié qui fe font formés entre nous, m'attacheront a toi; jamais ils ne fe rompronf, jamais je n'oublierai celle que tu eus pour moi. Je puis te eondamner,. mais non pas ceffer de t'aimer, 6c je puis te pardonner jufqu'a. la légéreté dont je  de ce fiecle. 1*3 fuis incapable. Je faurois t'aimer fans vanité ; je connois affez le monde, je 1'ai affez vu pour avoir appercu que les liaifons les plus intimes même ne tiennent qu'aux befoins, aux circonftances; que le p'.us léger changement les anéantit, & toujours j'en ai eu horreur : mon cceur n'eft point fait pour calculer fes fentiments, & la fortune me placeroit fur le tróne, que tu ferois encore mon amie; je ne verrois tes torts que pour toi-même; c'eft ton bonheur qui m'intéreffera, & point mes prétentions, point mes droits fur ton amitié : ce caraftere, je le porte dans tout ce qui m'occupe, dans tout ce qui m'attache. — Ne t'y trompe pas, Nancy, fi eet homme n'intéreffoit véritablement mon cceur, je n'aurois pas la force de le tromper; s'il n'animoit mon ambition par les qua* lités de fon ame, je mépriferois fa conquête, je 1'aurois bientöt abandonné au fort commun des hommes, qui ne comptent que leurs convenances ou leur tempérament dans leurs relations avec les femmes; je le livrerois a la bêtife d'époufer quelque héritiere par fpéculation, ou de s'attacher a quelque femme galante par pareffe ou pa,r dé-  H4 Lettres de deux Filies fceuvrement. Si fon coeur eft fufceptible de fentiments, je les développerai, je lui apprendrai a les connoitre & a en jouir , & ne fera-t-il pas heureux ? II ne s'agit dans ce premier moment que de couvrir ce qui pourroit empoifonner fa paffion naiffante ; il faut 1'éblouir avant que de 1'aimer; & fi une fois l'ilïufion ceffe, il verra ce qui eft cent fois plus précieux que la fortune &c la naiffance, Une femme, fans- 1'aimer pour lui-même, qui aura tout fait pour le féduire, & qui fera tout pour le conferver, qui peut remplir fa vie de bonheur & d'agrément, & qui ne laiffera rien a defirer, ni a fon cceur, ni a fon efprit; c'eft-la ce qu'il faut perfuader k chaque inftant, & c'eft la-deffus que je fuis de bonne foi. Je fens naitre dans mon cceur un fentiment dont je me défierois, fi je n'étois füre que mon efprit en fera toujours le maitre : chez moi ce n'eft pas la naïvete qui caractérifera la tendrefTe, c'eft 1'envie de réuffir, c'eft la paftion d'enchaïner; je faurai aimer & tromper, non pas fur ce que je fens, mais fur ce que je fuis; c'eft-a-dire , fur ce que le fort m'a fait, car mon ame n'aura rien a cacher : je veux être par-  de ce fiecte. i*5 faite, Nancy, & les qualités effentielles que je pofTéderai, effaceront le clinquant qui me manque; je vais travailler a les acquérir encore. — S'il faut mille chaïnons pour enchaïner Walmort, je faurai les forger tous; ceux de la beauté font trop peu, fans doute; efprit, talents, fentiments, tout fera employé; il faut que fon cceur foit maitrifé, que fon amour-propre foit flatté, & que fa raifon foit contente. Je ne puis plus m'écarter de mon objet; tout ce qui ne feroit pas lui, me feroit plus infupportable, & toutes mes aflions, toutes mes occupations tendront. au même but: ma vie en fera remplie. — Tu fais que je favois paflablement la mufique; j'ai trouvé au fond de mon cofFre plufieurs airs que m'avoit donné ce maïtre Italien que j'ai vu chez toi; je trouverai furement dans quelques maifons du voifinage quelque vieille épinette, quelque vieille guitarre : enfuite , je fais peu de Francois; je veux te parler comme une Parifienne. II y a furement dans la bibliotheque du Miniftre des Diétionnaij-es , des Grammaires; je traduirai les livres que je trouverai; je t'enverrai de oie§ puvrages; je m'exercerai fur la  ïi 6 Lettres de deux Filies politique, fur les affaires, fur 1'agriculture : je m'inftruirai fur la chaffe, fur les chevaux. Je pourrai être de moitié de tout ce qu'il penfera; j'afïïégerai fon cceur & fon efprit. Voila, ma chera ïfancy , les idéés qui me paffent par la tête entre mes quatre rideaux quand je ne dors pas, & lorfque je n'y fuis plus, lorfque je fuis bien éveillée , je me traite de folie; je penfe a toi, a mon retour, & cependant j'arrange tout dou* cement ma vie comme je 1'ai projetté: j'ai beaucoup de temps de refte , il faut le remplir. — J'ai été hier matin chez le Miniftre j !j'ai demandé des livres ; j'ai été a la bibliotheque cette fois fans émotion; elle confiftoit dans trois ou quatre rayons chargés de livres dépareillés & couverts de pouffiere, je les ai parcourus ; il a été un peu étonné de mes lumieres fur les auteurs & Cu* les livres qu'il n'avoit pas: mais enfin j'aitrouvé a-peu-près ce que je cherchois, & Betty s'en eft chargée. J'ai demandé ft je ne pourrois point avoir quelque inftrument de mufique; il a un ami qui a un pianoforté, il me le fera avoir. Je n'ai point vu les deux filies, elles étoient occupée§ ailleurs j mats le Miniftre & fa fea>  de ce fiecle. 117 me m'ont parlé dé la vifite chez les Demoifelles Dagby, dont tu te fouviens fans doute; j'ai entendu mes éloges, &ils m'ont dit la curiofité de ceux qui m'y avoient vue. J'ai pu voir au travers de tout cela que le fecret gardé fur mon hiftoire fe communiqué a merveille & réuffit très-bien : on fait parfaitement que je fuis une illuftre Irlandoife qui veut être inconnue, pour des raifons de familie & d'état même ; on connoït ladeffus des circonftances très-particulieres; c'eft ce que Pun & 1'autre m'ont fait entendre de l'air le plus fin : j'ai témoigné duchagrin, j'ai demandé quand la fille ainée alloit a Londres, j'ai offert mes fervices & mesrecommandations; & de l'air de proteöion le plus modefte, j'ai quitté les bonnes gens. — J'ai fait d'aflez bonnes affaires ce matin-la ; j'ai appris que la vifite chez les Demoifelles avoit réuflï : j'ai confirmé l'erreur fur mon état. — J'ai des livres & de Ia mufique, & j'aurai un piano-forté , je dois être contente : mais ne nous trompens point, & je m'attends k mille contrariétés; je ferai en butte aux propos de ces femmes, de ces vieilles filies qui favent tout, qui deyinent tout, dont la  ii$ Lettres de deux Filies fagacité mordante ne manquera pas de remarquer qu'une jeune perfonne jolie, qui vient de Londres & feule encore, a , fans doute, de bonnes raifons pour fe cacher. Vois-tu leur douce malignité foupconner a demi, infpirer la défiance d'un air fi bon ? Ces ennemis, je les craindrai, fans doute , & je les combattrai par la conduite la plus réfervée; rien n'appuyera les conjeftures, ils ne fauront rien de moi, & la médifance tombera ; il m'en coüte de ne pas dire calomnie. II me femble cependant que je fuis bien innocente; c'eft le fort cruel, qui arrange li mal les circonftances, qui eft coupable. Pauvres êtres que nous fommes ! le deltin s'embarraffe fort peu de nos cceurs & de nos prétentions, & toujours cependant nous en fommes r*efponfables. — Ne penfes- tu plus, Nancy , a cette vifite de Sir Robert & de fa fceur > Pour moi, elle ne me quitte point, je ne fais te quelle deviendra , $C elle eft inquiétante : il eft fingulier comme les rapports naiffent entre les hommes! cette foeur, je ne la connoiflbis pas, elle étoit nulle pour moi, je 1'entends nommer , elle fe préfente a mon imagination; je la vois Ik : c'eft quelque grande rille, une;  de ce fiecle. 119 groffe fanté de campagne, qui me regarde avec tous fes yeux des pieds a la tête, un air bien gauche, des queftions qui ne nniffent pas; je la hais: mais li elle reffemble a fon frere, elle eft charmante ; elle a peut-être eet air noble & ferein , fon ame eft bonne, généreufe; je faurai lui plaire, elle m'aimera; je la chéris.Que je fuis occupéede tout cela! Adieu , Nancy, on apporte mon pianoforté , je te quitte pour lui; ne dis plus rien de mes lettres : dans 1'inquiétude brülante ou je fuis , il faut que j'écrive , il faut un effor a la volubilité de mes idéés ; & puis, n'eft-ce pas pour te dire que je t'aime ? Adieu. LETTRE XVIII. De la même, N ANC Y, ils ne font pas fortis de mon efprit , ces Walmore; vingt fois je les ai vu entrer, vingt fois mon cceur ému a répété ce que je dirois; mon imagination a voulu tout prévoir, tout deyiner j elle a cherché, étudié tout ce  "HO Lettres de deux Fittet qui peut faire impreffion : il faut avoir l'air fimple ,modcfte, paroitre eflcncielle, intéreflante, embarraflee, peinée de fa fituation extraordinaire. — /'ai toujours mis ma robe brune , un grand bonnet, mes cheveux arrangés comme une femme qui n'attend perfonne, mais k qui 1'arrangement & une certaine parure font naturels; ma toilette étalée fans oftentation, les plus belles de mes robes négligemment pliées fur une efpece de chaife longue; des enveloppes de lettres avec de gros cachets fur ma cheminee, dans mon miroir ; une table chargée de livres, de papiers, une lettre commencée, oü il y a, Milady, ma chere Lady; une autre fermée, avec une adreiTe commencée, de la mufique fur le pianoforté ; les livres font un volume des Tragédies SOthway , un Roman de Mifs Bro°ok, que j'ai apporté de Londres , un volume de Locke, & un de Pope de chez le Miniftre; dans ce dernier eft une feuille de papier oü il paroït y avoir des remarques écrites. Nancy, j'ai pu faire ces faiuTetés, jouer cette vilaine comedie ! mon cceur s'eft foulevé, ma fierte même s'en eft révoltée, j'ai ri & j'ai eémi; mais dès que Sir Robert fait la 6 chofe  de te fiecle. ïz^ chofe extraordinaire d'amener fa fceur chez moi, dès qu'il me traite comme fi j'étois ce qu'il croit, il ne faut pas que fon attente foit trompée , il ne faut pas que fa fceur puiiTe lui faire aucun reproche : je comprends fon idéé, il a vu que j'étois d'un accès difficile; les Wiljan, le Miniftre, tout le monde lui aura dit que j'étois une femme de condition qui cherchoit a fe cacher, qui étoit malheureufe; je vois fon ame com» patiflante, il me prévient, il m'ofFre la fociété, les fecours de fa familie; ne dois-je pas en paroitre digne a fes yeux ; aura-t-il le chagrin d'avoir conduit fa fceur chez une femme qui ne mérite pas d'être fon amie ? C'eft donc pour lui ce que j'ai fait; fi je le trompe, c'eft afin que fon ame honnête & bienfaifante ne foit pas dégoutée de 1'être. Tu vois, ma chere amie , que les circonftances s'enchaïnent, & qu'il faut fe laifler aller au hafard qui commande : laiffemoi être aux yeux de Sir Robert tout ce que je puis être; j'ai la-deflus un fouct dévorant, & c'eft a cela que tout fe rapporte. — Mon piano-forté rn'eft infiniment précieux , j'en ai fait mon camarade, il fera mon interprête, il m'aidera Tornt 1. F,  ii2 Lettres de deux Filies a dire mille chofes a Sir Robert; mais j'en joue fort mal, a peine fais-je m'accompagner quelques airs; s'il alloit me tromper, s'il ne difoit pas ce que je veux: jemedéfie de tout, Nancy, & de moi fur-tout; prie qué les fentiments qui occupentmon cceur, ne dominentpas mon efprit; que je n'aille pas bêtement me reprocher de tromper ce que j'aime ; j'en fuis en peine. Déja je ne fuis plus d'accord avec mon cceur, & je fens dans mon ame un feu dont je tremble , & qui m'étoit inconnu : il faut qu'il m'aime, Nancy, ou je ne réponds pas de ma vie; & par aimer, j'entends qu'il foitféduit, dominé, fubjugué a jamais, que fa vie entiere foit un faerifice, & c'eft la fille du Miniftre de Palmill qui doit faire cela : je ne veux pas y penfer A propos de cette vifite attendue, j'ai bien inquiété cette pauvre Betty; des inftru&ions , desqueftions , des défenfes qui étoient détruites par des exceptions & des réflexions ; il étoit impoflible qu'elle fut ce qu'elle devoit faire , & je fen grondois d'avance : d'abord défenfe de laiffer entrer perfonne; enfuite réfléchifTant fur cette folitude qui pouvoit m'éloigner de tout le monde, je penfois qu'il  de ce fiecle. 115 ne falloit peut-être pas que Sir Robert parut feul occupé a me plaire; la jaloulie n'animera point fa paffion; la rivalité ne piquera point fon amour-propre, jen'aurai point de facriflces a lui faire; il me faut des hommes a fuir & a faire craindre, des êtres a maltraiter ou a faire fervir a ma vengeance : ou les trouver? Et la deiTus nouvelles queftions a Sara furtout ce qui habite la campagne k plufieurs milles a la ronde; enfin , il y a une trèsbelle campagne du cöté de Briftol, qui eft habitée pendant quelques mois de Pété, par un pere & deux fils qui ont des emplois a la cour & k Parmée: voila de bonnes victimes, Nancy; je n'ai pas dédaigné quelques autres campagnards dont elle a parlé encore; il faudra, fans doute, un peu de peine pour mettre en ceuvre cette nouvelle intrigue : mon efprit faura y fufEre ; ce ne font pas des hommes dont il s'agit, & ce n'eft pas le défaut de courage qui me fera échouer. L'objet préfent eft cette vifite : tu fais que je Pattendois ; jufqu'au troifieme jour ce fut affez tranquillement; au quatrieme je fentis naïtre 1'impatience : les queftions, les défenfes k Betty redoublerent; je la haïffois de ce qu'elle n'aF ij  iz4 Lettres de deux Filies voit rien annoncé, rien vu; une fois elle avoit bien rencontré Sir Flobert, qui lui avoit dit un mot de moi en paffant; elle n'avoit pas ofé m'en parler de crainte de me facher , & il ne Pavoit chargée de rien : la curiofité, la colere m'étouffoient; j'aurois voulu ouvrir la tête de cette fille pour voir plus vite tout ce que je voulois favoir. Sir Robert a rencontré Betty , ma femme-de-chambre, fans lui faire cent queftions indifcretes, fans la perfécuter! Comprends-tu cela? C'eft donc un être qui ne fent rien, qui ne penfe point; il y a de quoi haïr 1'humanité entiere : mais enfin cette rencontre ne fignifïe rien, il ne faut rien détruire encore. — Betty , il n'a point parlé de fa fceur, Sir Robert ? Oh! pardonnez-moi, , Mifs; il a dit, en s'en allant, qu'il vouloit venir promener avec elle de ce cöté-ci. Que je fuis heureufe d'avoir appris a maitrifer mes premiers mouvements! je l'auroiscarefTée& battue tour-a-tour.-Après un moment de filence & d'un air indifférent, je lui dis , que je ne ferois pas fachée de les voirs'ils venoient ici, que Sir Robert me paroiffoit un homme d'un bon cara&ere. II ne faut pas que Betty me croie auffi tant d'horreur pour  de ce fiecte. 125 lui. Je vis briller la joie dans fes yeux ; elle voulut dire quelque chofe fur ce que je lui avois défendu de laiffer entrer Sir Robert; je 1'interrompis en parlant de mon prochain départ & de 1'inutilité de faire des connoifTances; elle parut affligée; je lui dis que fi elle vouloit, je . I'emmeneroisavec moi, je n'ai pas voulu négliger ce moyende me Pattacher; c'eft une argille dont je difpofe a ma volonté & qui peut m'être utile. — Mais les jours s'écouloient; je difois , ou Sir Robert n'eft pas un homme, ou il ne peut laifTer paiTer le quatrieme jour , fans chercher a voir une femme qui a paru le fuir; peut-il garder fi long-temps un defir,' une curiofité ? Cependant, chere Nancy, ce quatrieme jour fe paffa comme les autres; ce ne fut pas fans émotion de ma part; tous les bruits qui frappoient mon oreille répondoient a mon cceur, & Ie foir je fus auffi fatiguée que fi j'avois fait 1'ouvrage le plus pénible: j'avois trop de temps pour réfléchir a tout ce que j'avois a craindre & a fouffrir, a toutes les peines que je me préparois. — Que de jours je pouvois paiTer dans le tourment & 1'inquiétude ! Te le dirai-je , Nancy , j'ai été fur le point d* F iij  Lettres de deux Filies tout abandonner ; mon courage alloif s'évanouir, fi mon ame, honteufe de fa lacheté, ne Peut rappellé; je fis vceu de pourfuivre jufqu'au bout: fans doute il feroit plus aifé de fuivre languiffamment fa trifte deftinée, de céder aux obftacles, d'éteindre fon ambition ; c'eft le parti des ames foibles & laches, & tu fais que la mienne eft loin del'être.-» Ces réflexions me donnerent de la force & de la tranquillité; je paffai une nuit plus calme, je vis arriver le cinquieme jour fans trouble & fans inquiétude; 1'idée qu'il pouvoit fe paiTer comme les précédents, en avoit éloigné 1'objet, j« tne reprochois de n'en avoir point eu d'autres: les Dagby étoient venues, elles vouloient me rendre ma vifite, je ne les ai pas recues; elles m'avoient fait faire un mefiage d'honnêteté, je n'y avois pas répondu; il m'avoit été propofé d'aller prendre le thé chez le Miniftre , je n'y avois pas penfé : je me promis d'être moins abforbée. — Je fommeillois affez paifiblement 1'aprèsmidi, lorfque je fus réveillée par le bruit que fit Betty en montant Pefcalier & ouvrant brufquement ma porte. — Mifs , voila Sir Robert: j'ai pu vaincre affez  4e ce fiede. 117 fnön émotion pour clemander tranquillement ce qu'on lui avoit dit. — Oh ! Mifs, je ne lui ai pas parlé, je 1'ai feulementvu entrer; il parle avec ma mere, & fa fceur Mifs Henriette eft avec lui; je viens favoir ce qu'il faut lui dire... Mon cceur treffaillit, tout ce que j'avois penfé m'échappa, & toutes mes idéés s'enfuirent: cependant il faut cacher fon trouble, il faut être cette femme de condition a laquelle on fait une première vifite. — J'allai au-devant de Mifs Walmore ; Sara, fans attendre la réponfe de Betty, 1'avoitdéja fait monter. Dis-moi pourquoi eet intérêt de la part de ces bonnes gens? que leur importe que je voie Sir Robert, ou que je ne le voie pas ? C'eft, ma chere Nancy, paree que ce qui tient a Pamour intérefle tous les cceurs, & que les loix de la nature ont des droits que Pon aime & que Pon refpeéte, & il eft dans la nature que Sir Robert aime ton amie Camille, & fe laifTe fubjuguer par elle. Tu me vois furement les recevoir Pun & 1'aurre avec cette politefle, cette férénité qui n'étoit pas au fond de mon cceur. — Sir Robert me préfenta fa fceur fous le nom de Mifs Henriette. Je vis bientöt que je F iv  ii8 Lettres de deux Fiües m'étois trompée dans le portrait que je m'en étois fait; cette perfonne que je m'étois repréfentée fi bien, n'étoit plus qu'une petite figure brune, aux yeux noirs, aux fourcils plus noirs encoré, 8e portant une phyfionomie vive qui annoncoit peu de douceur : je pus juger bien vïte que le filence n'étoit pas dans fon caradtere. — Sans attendre mon compliment, elle me dit, qu'elle avoit en« tendu parler de moi au Miniftre, 8e a «n de fes parents; que lui 8e fon frere lui avoient donné la plus grande envi« de me connoitre, 8c qu'elle s'étoit en> preffée de faire une vifite a une perfonns dont on difoit tant de chofes. — Je louat ia politefle qui prévenoit une pauvre étrangere inconnue , 8c qui avoit quelques raifons de 1'être, Je fentois les yeux de Sir Robert attachés fur moi; j'aurois voulu chercher les mouvements de fon coeur; mais il falloit être au babil intariflable de Mifs Henriette, qui demandoit au moins quelques réponfes en monofyllabes; j'eus a peine le temps d'adrefler quelques lieux communs de politefle a fon frere. Comme je favourois a longs traits 1'embarras avec lequel il y répondoi't! mon amour-propre fe re*  de cê fiecte. paliToit de tout ce qu'il difoit Si de tout ce qu'il ne difoit pas: mes yeux déroboient avec avidité tout ce qu'ils pouvoient appercevoir de fa contenance, de fes regards; ils auroient voulu percer jufqu'au fond de fon ame : je foufFrois de tout ce que la converfation de Mifs Henriette me faifoit perdre; mes robes; rnon logement, ma coëtFure, le pianoforté, les livres, les modes pafferent en revue dans un imlant: dans un autre moment il n'auroit pas été au-deflus de mes forces d'écouter une femme & de pénétrer un homme. On s'entretint de plufieurs chofes : j'appris plufieurs particnlarités fur nos voifins; je parlai de Mylord & de Milady Walmore; ici Sir Robert prit la parole & paria avec un intértêt, une chaleur qui peignoient fes fentiments ; tous deux me firent des invitations pour aller au chateau , en m'affurant que leurs parents agés & infirmes, feroient charmés de me voir : Sir Robert mis des nuances dans fes follicitations, que je fus bien fentir. Mais pourquoi cette envie de me faire connoitre a fes parents ? J'en ai peur. — Je parlai de ma fituation , de mon goüt pour la retraite; Mifs, me dit Sir Rq-  130 Lettres de deux Filies bert, avec un emprefiement charmant, vous ne trouverez dans notre maifon que des amis qui fauront s'intérefler h une perfonne auffi aimable que vous , que tout le monde admire & que 1'on aime d'abord. II baiffa les yeux, fa voix s'affoiblit, je vis qu'il craignoit d'en avoir trop dit. — Mon filence, une inclination poüe ne le raffura pas: il me femble que le mot d'aimer ne devoit pas être prononcé dans cette vifite ; il me fait bien plaifir; mais je ne veux pas 1'entendre encore. — Je pourrois te dire plufieurs autres traits qui te feroient voir comment la victime fe range dans fes chaïnes: mais, Nancy, pourquoi fe glifle-t-il de la défiance dans mon cceur, pourquoi des craintes avec des raifons d'avoir des efpérances? Plus j'efpere &t plus je tremble : Sir Robert ne fera peut-être qu'un homme qui faura trouver une femme jolie fans Farmer, fans en perdre laraifon; qui ne cherche peut-être auffi que des viftimes: eh bien ! la guerre fera donc jufte & légitime; fi Fart &£ 1'adrefle font mes armes, c'eft qu'elles appartiennent a mon fexe; feulement que fa franchife, que fon coeur honnête ii. généreux ne les fafle pas tomber. —*  de ce fiecte. 131 Adieu, ma chere Nancy, cherche de la patience pour me lire', Sc ne va pas t'ennuyer de tout ce qu'il y a de plus intéreffant au monde pour ton amie Camille. P. S. A propos, informe-toi un peu de Mylord Belton, s'il ne connoit point cette familie des Walmore. Pourquoi fontils k la campagne ? Pourquoi ne vontils point k Londres? Tu comprends qu'il m'importe de favoir tout ce qui les regarde : dis-moi donc tout ce qu'il m'importe, je t'en conjure. L E T T R E XIX. De Nancy a Camille* M a pauvre Camille, tes lettres m'ont d'abord fait rire, enfuite elles m'ont mortellement ennuyée; aujourd'hui elles me mettent en colere. Quand j'ai ie temps de penfer a toi, tu me fais la plus grande pitié ; tout ce que je comprends a ton vefbiage infupportabk, c'eft que tu ;is envié de devenir ce qu'on appelle, je penfe, F vj  jjï Leitres de deux Willes romanefque; d'autres fois je n'entends rien a ton galimathias. Tu veux infpirer une paffion a eet homme ; tu t'imagines en prendre une pour lui, & tu te propofes de le tromper par excès de délicateffe, de le faire tomber dans toutes fortes de pieges par bonté d'ame: tu le voleras, fans doute, par générofité. — En vérité, je fuis en peine de ta tête, il n'y a pas un mot de raifon dans tout ce que tu dis. Trompe ton Robert fi tu veux, h la bonne heure, les hommes ne font guere bons qu'a cela : mais quelle folie de vouloir attraper toute une Pro« vince ? Tu es bien modefle de te contenter d'être une Lady Irlandoife; a ta noble facon de penfer , a ton noble air, tu aurois bien pu paffer pour une Reine étrangere: le roman auroit été bien plus dröle. La vanité t'étourdit, ma pauvre enfant; crois-moi, taches d'être jolie & reviens: tu ne fais pas tout ce que tu rifques, & vois un peu comme toutes les femmes riront quand tu feras démafiquée. Je te jure, Camille , que tu m'affiiges, & je te prie de renoncer a toutes tes folies: j'ai quelquefois envie d'aller t'arracher de ce jnaudit village. Mais, ëis-mox, lorfque, contre toute efpece  de ce fiecle. 135 de pofïibilité , tu auras attrapé ce cher Robert, & toute fa charmante familie, qu'en feras-tu ? Iras-tu te confiner dans ce vieux chateau, vivre avec des campagnards bien bavards, bien chafleurs, bien buveurs ? Ne voudrois-tu pas aufïi être mere de' familie; une Paméla bien infipide ? Voila Ie beau fruit de tes lectures : pour moi, je ne fuis pas fi habile que toi; Mylord Belton me parle quelquefois de mariage, je lui réponds par un éclat de rire , & tout va a merveilles. Encore un coup, ma pauvre amie, lailTe-la toutes tes chimères , & viens te divertir avec nous; fi tu veux abfolument te marier, nous te chercherons ici quelques vieux bourgeois; tu auras pour lui tous les beaux fentiments qu'il te plaira; tu vivras a Londres, & au moins tu fera füre de quelque chofe. — A propos, j'ai demandé a Mylord ce que c'étoit que ces Walmore, & bien juftement ils ne font pas riches : le pere s'eft ruiné autrefois a Londres, & ils n'y viennentplus depuislong-twnps;ils ont des prétentions fur les titres d'une familie éteinte: Sir Robert doit obtenir un emploi k Ia cour, & époufer un parti fort riche & en crédit, & ce parti, c'eft  134 Lettres de deux Filies furement toi, ma chere Camille : dès qu'ils te connoitront, ils te prieront a main jointes de vouloir bien époufer leur fils. — Ta folie eft-elle affez vifible, veux-tu rifquer de t'attirer tous les chagrins du monde ? J'en frémis, je t'aflure. II eft bien vrai que tu retrouveras toujours ton amie; Sc je compte que nous rirons bien un jour de tes belles idees: mais toi, riras-tu, quand tu auras perdu ton temps, ta vie, ces charmes, ces vertus qui font tant de bruit dans la Province ? Penfes donc aux dangers que tu cours, laiffe-la ton roman; reviens è ton hiftoire, & a ton amie Nancy. LETTRE XX. Camille a Nancy. Es-tu contente de moi, Nancy? Voila bien des jours que je ne t'ai pas écrit, Sc je ne comptois pas t'écrire de long-temps. — Je vois par ta derniere lettre que nous ne nous entendons pas, Si qu'il eft inutile que nous foyons en correfpondanee : tout de même nous comp-  de ce fiecte. i J J 4erons fur l'amitié 1'une de Pautre. Aujourd'hui j'ai particuliérement befoin de la tienne : fais-moi le plaifir, je te prie, de m'envoyer un oncle : oui, Nancy, un oncle. A Londres on trouve de tout; je penfe que Mirwood fera très-propre pour cela; j'ai entendu par'ler de fon habileté, & je me rappelle que tu 1'as employé une fois pour une affaires très-épineufe,& celle-cieft bien fon fait. II faut qu'il fe procure a Londres deux ou trois vieux habits de li» vrée, qu'il aille jufqu'a Briftol; il habillera deux ou trois hommes en laquais; il prendra un bon carroffe, ou il arrangera tout cela a Londres , s'il le trouve plus commode & plus convenable; enfuite, fans fe nommer pofitivement, il tachera de fe faire eonnoitre fous le nom de Mylord Fit^mary. — II arrivera mardi prochain, 17, a trois heures & demie de 1'après-midi, a la ferme de Tom Wilfon, prés du village de Clamfted : ledit Mirwood, aura un habit bleu bordé d'tin petit galon d'or, un chapeau troufTé a la militaire, une perruque è queue, une cravate noire, une vieille épée, des bottes de voyage; il defcendra en demandant fi ce n'eü  ,t^6 Lettres de deux Fities pas ici que demeure. Milady; il fe reprendra & dira, Mifs Camille Makinfon; il montera fans parler, il m'abordera du ton d'un oncle , fans me nommer; il fera paroitre une efpece de triftefTe de mé voir dans eet endroit, dans cette maifon ; il pariera de 1'Irlande fans affeöation ; s'il vient quelqu'un pendant qu'il fera avec moi, il ne fera point la converfation; il me pariera avec une certaine affedtation; une fois, il fera entendre les mots de ma chere niece, & que je fuis attendue en Irlande dans quelques femaines, Ie tout avec un air myftérieux & trifte. Au bout d'une demi-heure, il remontera en voiture fans faire de compliments a perfonne; il donnera une guinée a Sara ou a Betty qu'il ne manquera pas de rencontrer, & auxquelles il me recommandera en leur faifant entendre qu'elles ne favent pas qui je fuis. Prés de Briftol, ïl renverra la voiture, & prendra un autre chemin pour retourner diredtement a Londres; & pour le tout je lui remetrrai 30 guinées. II faudroit peut-être qu'il prït les deux laquais a Londres ; il faut au moins que ce qu'ils répohdront «ux queftions de mes hótes, s'accorde  de ce fiecle. 337, avec le refte. — Je te laiffe le foin d'arranger cela avec lui; je compte fur tem intelligence & fur la fienne. — De plus, je joins ici trois lettres que tu feras copier par une main bien inconnue; tu les fermeras avec un cachet dont les armes foient écartelées, & qui ayent une couronne; tu me les enverras comme je te 1'indiquerai. _ Cette petite comédie t'étonne un peu & moi auffi, Nancy; je ne te répéterai pas toutes mes répugnances, tous mes combats; mais enfin, j'y fuis engagée, & je force mon efprit a fe monter aux mach'mations : ce n'eft rien qu'un premier menfonge; la force, 1'honneur eft de le foutenir. -~ Aujourd'hui je fuis fans ame; è peine appercois-je Sir Robert dans quelques replis de mon cceur; il s'eft ouvert un précipice fur ma route, je ne fuis occupée que des moyens de le pafler; la tête feule doit agir : dans ce moment, point de délicateffe, il faut fortir de fon caractere, vaincre fes craintes , fe combattre foi-même , & racheter fon crime a force de courage. — Sans doute les vertus font plus aifées; mais ce n'eft pas moi qui 1'ai voulu, Nancy : je me cache, on veut me deviner; je dis que je ne  f 3 ^ Lettres de deux Filies {ais rien, on veut que je fois quelque chofe; paree que j'ai un certain air, on me refpeéte : un homme, avec tout ce qui peut féduire une femme , flatte 1'erF,e"r &.s'en accommode; faut il que j'aille lui dire : ne me refpe&e pas , mépnfe-moi, je ne fuis qu'une pauvre fille de Palmill; fi j'ai dit autre chofe, j'ai demandé le fecret, on devoit le gar^ler , ce n'eft pas moi qui ai trompé; d'ailleurs, eft-ce un grand crime de fe dire Irlandoife ? Mais, pour qui me juflifier, eft ce a tes yeux, Sir Robert ? Ma juftification doit être dans ton cceur; c'eft-lè oü je veux 1'établir; fi ru avois habité ce village, fi tu en eufles été un fimple payfan, je n'euffe point cherché a me cacher, j'aurois été Ia plus fimple des villageojfes; c'eft au fort a répondre de t'avoir placé ici & de m'y avoir conduite. ... Hélas ! ma chere Nancy , dans mon inquiétude, je m'en prends k tout: ru vois le trouble qui eft dans mon ame, laifte-moi 1'exhaler avec toi. Cette vifite des jeunes Walmort avoit un peu rendu le calme a mon efprit; j'étois contente de rnoi, j'avois paru a leurs yeux ce que je voudrois être toujours, j'avois bejbin de ce repos, je voulus en jouir;  de ce fiecie, je voulus repafter a mon alfe tout ce que j'avois vu de Sir Robert, je voulois juger avec réflexion des impreffions que j'avois faites , des fentiments que j'avois infpirés: je ne veux pas me tromper ladefllis. Je me rappelle fa maniere de me regarder, d'attacher fes yeux fur moi; elle vouloit furement dire : oui, Camille, vous êtes belle, vos yeux portent 1'émotion dans mon ame, vos traits, Vos graces attachent mon cceur. Lorfque je parlois & qu'il avancoit ia tête pour écouter , qu'il répondoit avec chaleur, avec embarras , ma voix avoit flatté Ion oreille, fon efprit cherchoit a s'accorder avec le mien , fa peine étoit celle de me plaire; il n'y a pas un objet dans ma chambre qui n'ait fourni une idéé k mon éloge : il a été fucceffivement inquiet , férieux, diftrait; il ne difoit point ce qu'il vouloit, il s'embarraflbit dans fes phrafes.: plus le trouble étoit dans fon ame, plus la tranquiltité, la férénité paroiffoient dans toute ma perfonne: j'ai entendu fes foupirs, 1'envie qu'il a témoignée de me revoir, de me faire connoitre k fes parents; c'eft une fuite de Popinion qu'il a de moi. Enfin, ou jamais homme n'a at-  14° Lettres de deux Filies me, ou Sir Robert eft amoureux de Camille; je le demandé a toutes les femmes qui voient & qui fentent, & ici je ne dois pas craindre la fauffeté ordinaire des hommes : il eft la candeur même; ce n'eft pas mon cceur, ma vanité qui me trompent, c'eft mon efprit qui juge^ c'eft mon ame qui jouit. Le jour n'a pas été affez grand pour toutes mes idéés; jamais je n'ai été fi occupée, & tu vois tout ce que mon imagination s'eft peint: il ne faut point fe laiffer étourdir cependant, & je me fuis fait un plan de vie & de conduite, j'ai calculé tout ce qui devoit plaire a Sir Robert. Sans doute d'abord une abfence totale de coquetterie, c'eft la grande horreur des ames neuves : on fera donc toujours mife fimplement, on ne cherchera point le monde, point les nouvelles connoiffances; on ne fera point en peine de plaire aux hommes qui nous regardent; on ne craindra point de paroitre impolie en ne répondant pas a leurs flatteries, on fe fera haïr de tous ceux qui ont des pré,tentions ; fi on fait des diftindtions, ce ne fera pa's pour ceux qui veulent paroitre les plus galants, ce fera pour Tefprit, la inodeftie, pour ceux qui ven»  de ce fiecte. 141 lent plaire & point flatter : le tout avec un air de décence & de hatitéur qui en impofera aux foupcons des plus hardis : leurs imaginations font fi impertinents 1 — Après cela, les relations d'amitié & de vifites feront bornées aux maifons du Miniftre & des Demoifelles Dagby; nous verrons ce que produira celle de Mylord Walmon, & fuivant le befoin on les étendra avec circonfpe&ion. rTout eft bien en regie, bien ordonné dans ma tête , il n'y a qu'a cheminerj & en conféqnence, voici ma gazette depuis que j'ai vu Sir Robert. Le lendemain vifite chez le Miniftre, remercie? du piano-forté , prendre le thé , être fi bonne, fi affable avec toute la familie, entrer avec intérêt dans tous les détails, & avec eet air d'ignorance qui fait voir que 1'on a toujours été fi loin de ces. miferes : on admire i'habileté , 1'économie de la mere, 1'adreffe des filies; on donne des confeils; on parle négligemment de la vifite des IFalmorc, on en eft prefque fachée, paree qu'il faudra la rendre: enfin, on fe fait adorer de toute la familie,elle eft toute a*moi. Vas-leur direaprèscelaquejene luis qu'une petite fille de Guré, & ils te lapideront - Le  14* Lettres de deux Filies lendemain , vifite chez les Demoifelles Dagby : elles étoient feules; d'abord des cérémonies, des compliments; enfuite de la curiofité, des mots qui vouloient dire, nous voudrions bien favoir qui vous êtes; on y répond par des flatteries, des amitiés; on fe familiarife tout en gardant une efpece de réferve; on dit des chofes indifférentes avec un air de confiance : il femble que Pon deViendra amies. — La cadette, Mifs JuIktte^ m'a paru plus aimable, plus intérefTante que je ne 1'avois jugé d'abord; fans être fort jolie, elle a une phyfionomie très-agréable, & quelque chofe de fombre & de touchant dans les yeux qui intéreffe; fon cceur a furement quel que hiftoire dont il gémit; j'ai la plus grande difpofition a me lier avec elle ; mais je ne fais fi l'amitié me convient, fi même j'en fuis fufceptible dans ce moment; toi-même, Nancy, je ne t'aimerois paspeut-être fi tu étois Ja ; il eft plus fur de regarder tout Ie monde comme ennemi; &c de qui ne dois-je pas me défïer? J'avois fait quelques avances a Mifs Juliette, elle ne les a pas trop bien recues; par réflexion, j'en ai été bien-aile; il ne faut pas fe laiffer  de ce fiecle. 145 diftraire par ces petits plaifirs du cceur quand on a un grand objet, & celui qui m'occupoit alors, étoit cette vifire a rendre au chateau des Walmore; j'en ai tremblé, vingt fois j'ai voulu y renoncer; les meilieures raifons venoient me donner du courage : elle eftimpolie; elle n'ofe pas fe montrer, diront-ilsr alors le jour & Pheure étoient pris, & je les laiffois paffer. Enfin , il fut réfolu de faire cette grande affaire, j'y penfai dès le matin , & dès le matin je fus avec toute cette familie; je voyois leurs yeux fur moi; j'entendois leurs voix raifonner, critiquer. Eh bien ! je ferai la modeffie, la politeffe, la douceur même^ je ne dirai rien de moi, ils ne verront qu'une étrangere, qu'une nouvelle connoiffance qui ne peut leur caufer ni peine , ni crainte, ni jaloufie ; je n'ai rien a craindre, & je puis efpérer. Je voulois me faire accompagner par Tom, ' le mari de Sara, & par Betty, ils furent «vertis pour cinq heures du foir. La toilette n'étoit pas la chofe la moins importante : ce fut Ia robe noifette, un grand chapeau ; je n'étois jamais mife affez bien ni affez fimplement; tantöt j'étois trop paree ou je Pétois trop peu; ce cha-  144 Lettres de deux Filies peau me cachoit trop, ou n'avancoit pa's affez. Mais Betty vient demander' mes lettres pour la pofte; mon papier eft rempli, & tu as bien affez lu aujourd'hui: vois encore, cependant, que je l'aime, chere Nancy, & que je fuis k toi pour Ia vie. Adieu; je t'écrirai demain, & je t'enverrai ces lettres de mon pere, que je ne puis joindre ici. LETTRE XXI. De Camille. Du jour fuivant; Voila 1'heure : Tom & Betty m'attendent; il n'y a qu'une glacé dans ma chambre, il me faut mille prétexte pour paffer devant, & jamais je ne fuis contente. Enfin, je tiensle bras de Betty, & fon pere marche a-peu-prés k cöté de nous. Je crois bien qu'ils parierent du beau jour qu'il faifoit, de la pluie qui ne vient pas, ou de la féchereffe qui fait du mal; ma tête étoit trop remplie d'idées pour rien écouter, — II me fem- bloi|  de ce fiècle. 145 bloit que nous allions d'une viteffe prodigieufe, & ce chateau a été d'abord la. Me voila déja dans la cour; j'ai envoyé Tom pour m'annoncer Sc demander vifite ; il a fait quelques pas, il s'eft retourné , il a demandé : dirai-je Milady Makinfon ? — Non , Tom , Mifs Miftrifs; je vous ai dit fi fouvent que je n'étois qu'une pauvre Mifs, & demandez fur-tout Mifs Henriette. J'ai entendu des domeftiques courir, d'autres font venus voir cette femme dont ils avoient peut-être entendu parler a leurs maitres; les pas d'un homme qui defcend 1'efcalier avec précipitation , ont furtout frappé mes oreilles; ce bruit a retenti dans mon cceur, Sc la main de Sir Roberr étoit la; il me prefle d'entrer, il articule mal des chofes polies, mes yeux rencontrent les fiens; il femble, Nancy, que ce n'eft rien que de rencontrer des yeux, Sc cependant il n'en faut pas davantage pour remplir 1'ame de mille chofes. — Ce n'étoit pas le moment de les écouter, & Sir Robert me difoit, en me conduifant, tout le plaifir que fes parents Sc fa fceur auroient a me voir; c'eft-a-dire, qu'on leur en avoit fait naitre Penvie , qu'on Tornt I, G  146* Leitres de deux Filies étoit prévenu en ma faveur : j'en ai eu plus de courage. Je fuis arrivée avec affez de fermeté dans une falie un peu obfcure , & enfuite auprès du fauteuil de Mylord Walmore; fa phyfionomie refpeftable par Page & fes cheveux blancs, annoncoient la bonté & la candeur. Pardon, Mifs, m'a-t-il dit, fi la goutte empêche mes jambes d'aller audevant de vous: vous êtes bien polie de venir nous voir; ma fille & mon fils nous ont donné envie de vous connoitre. — Nous fümes joints par Milady que je reconnus a Pair vif & brun de fa fille qui arrivoit auffi; elle m'embraffa & me fit des politeffes amicales. Après les premiers compliments, & quelques lieux communs, vinrent les queftions d'abord générales fur Londres; Milady caufoit avec tant de volubilité, que j'avois peu de peine a répondre; elle ne fe foucioit même pas beaucoup de mes réponfes, lorfque tout d'un coup. Mylord me demande dans quelle rue derneuroient mes parents ? Je n'avois point prévu cette curiofité , j'avois compté fur mon efprit pour les autres , & ï'incognito que je voulois garder, me difpenfoit des détails ; mais encore peut-on dire oü de-  de ce fiecle. 147 meurerit fes parents. — Je dis bien que je n'avois plus de parents k Londres; on voulut favoir ou ils avoient demeuré: je me rappellai la rue de Markel par oü j'avois paffe fouvent pour aller a 1'Eglife de Weftminfter 8c au pare S. James : je la nommai, 8e tout de fuite Mylord dit toutes les rues qui y aboutiffoient, oü on pouvoit aller , Sc tout ce qu'il y avoit dans les environs de cette rue; il paffa aux autres, 8c en peu de temps il eut parcouru toute cette partie de la ville de Londres; je compris qu'il avoit 1'efprit topographique ; mais une jeune perfonne comme moi ne prend pas trop garde par oü elle paffe Sc fort fort peu ; de forte qu'en admirant la mémoire Sc 1'efprit de Mylord qui connoiffoit fi parfaitement cette grande ville, ce que je dis alla très-bien. Animé par mes louanges, des rues il paffa aux maifons, Sc ilen connoiffoit plufieurs dans cette rue, celle-ci k droite, celle-la k gauche. Après les maifons vinrent leshabitafits,c'étoier.t nos voifins, il falloit bien les connoïtre ; heureufement il mit fon amour-propre k favoir Sc point a demander : il y avoit quinze ans qu'il n'y avoit été; cependant je préyoyois bien qu'il faudroit connoitre G ij  148 Lettres de deux Filies quelqu'un : je rappellai dans mon efprit ceux que j'avois entendu nommer, un Mylord & Milady Osburne, que j'avois vus une fois chez un marchand de ta- • bleaux oh tu m'avois menée, & d'autres dont j'avois entendu parler chez toi ^ je les nommois fans affeftation & de l'air le plus indifférent, lorfque Mylord dit qu'il avoit beaucoup connu Mylord 8c Milady Belton ; je fentis un peu de chaleur me monter au vifage , il ne fut pas difficile de le cacher. Quel bonheur que ton ami ait perdu fon pere & fa mere ! Je dis qu'ils avoient laiffé un fils qui devoit bientöt fe marier. J'allois ajouter, avec une autre perfonne de ma connoiffance, & j'aurois peut-être fait ton portrait; mais Milady, piquée d'avoir été cinq ou fix minutes fans parler, tomba fur 1'Irlande, & en ricanant fur les Irlandoifes qui venoient a Londres chercher des aventures, nous allions favoir plufieurs hiftoires fcandaleufes, quand' Mylord interrompit a fon tour, en difant qu'il avoit connu plufieurs Officiers Irlandois , qu'ils étoient de braves gens , 6c que furement j'aurois bien quelques parents au fervice; il me dit cela en me regardant fi fixement : l'air de Milady  de ce fiecli. 149 commencoit a devenir fi défagréable, que je nommai mon oncle Fit^marj, en me levant pour finir la vifite. Mylord avoit juftement fervi avec un Officier de ce nom-la ; il 1'avoit vu Lieutenant, c'étoit un galant homme, qu'il feroit charmé de revoir. Milady ajouta , que, fans doute, le parent de Mifs ne viendroit pas dans ce pays : je ne fais fi ce fut bonne foi ou malignité de fa part, mais je me crus obligée de dire que peutêtre il viendroit me prendre pour paffer en Irlande , ou mes parents s'étoient retirés depuis peu. En Irlande? reprit aigrement Milady; on vient toujours de ce pays-la pour chercher fortune en Angleterre; mais nous n'en voyons jamais ici. Mifs Henriette me fit des amitiés dans ce moment; elle me dit qu'elle avoit bien envie de m'entendre chanter & jouer du piano - forté qu'elle avoit un peu appris, & qu'elle avoit de la mufique , qu'elle voudroit bien m'entendre jouer. — Sir Robert, qui n'avoit dit encore que quelques mots, & qui avoit marqué de 1'impatience pendant la converfation de fa mere, appuya ici fa fceur, & ajouta des éloges & des politeffes; je répondis G üj.  ïjo Lettres de deux Filies que j'avois trop de chagrin pour penfer a la mufique, & que mes parents devoient bien- regretter aujourd'hui ce que mon éducation leur avoit coüté. Milady fecoua la tête , Mifs Henriette eut l'air toucbé, celui de Sir Robert difoit mille chofes. Mylord dit : Pauvre Mifs, je voudrois bien cependant vous entendre chanter avec ma fille, j'aime beaucoup la mufique; j'allois autrefois a un concert qu'il y avoit a Pall-mal!, dans une maifon qui fait le coin de la rue de.... Nous allions favoir toutes celles duquartier. Je pris congé ; on témoigna de 1'envie de me revoir ; je dis un mot de mufique a Mifs Henriette pour piquer fa curiofité , & je partis. — Sir Robert me fuivit, je lui entendis articuler les mots d'imprèffion , de fentiment; fa voix étoit touchante , fes yeux exprimoient la tendreffe. — D'un air feneux &trifte, je dis que ma fituation m'embarraffoit beaucoup; que je n'étois point accoutumée a la curiofité des autres, & aue je quitterois bientöt ce pays, qui, a ce que je croyois , n'étoit pas fait pour une ame malheureufe & fenfible comme la mienne. J'eus le plaifir de le voir fort en peine; il m'affura que j'y trou-  de ce fiecle'. ïft verois des amis , que toute fa familie, que lui... II dit ce dernier mot avec une émotion charmante : je pris le bras de Betty, j'appellaiTom. II paria encore de me voir chez moi, de faire de la mufique avec fa fceur. J'interrompis, en difant que je craignois le monde, que j'étois fouvent malade, & que j'aimois la retraite : une profonde révérence bien férieufe le laifTa la, & je m'éloignai. Ce pauvre Sir Robert! il eft charmant, il a l'air fi doux, fi honnête, fi tendre quelquefois. Mes premières idéés furent bien de chercher fi je lui avois plu, fi j'avois fait quelques progrès dans fon cceur, fii j'avois jetté les fondements d'une paffion bien violente; je n'étois pas contente de moi; cette fois-la je n'avois pas dit ce qu'il falloit, je n'avois pas été aflèz aimable : je m'étois mife d'une maniere trop fimple, j'aurois pu être plus jolie , mon chapeau me cachoittrop les yeux, je n'avois pas feulement öté un gant. — J'arrivai chez moi en me faifant des reproches , & bien en colere contre moi-même : je fus perfuadée que Sir Robert, malgré tout ce que j'avois remarqué, ne reviendroit point, que peutêtre même je ne Ie reverrois jamais; G iv  ïjï Lettres de deux Filies cependant eet air tendre, eet empreffement embarrafie, cette envie de parler fentiment, impreflion, qui expire fur fes levres, c'eft quelque chofe ; il eft impoflible que ces premiers mouvements s'anéantiflent dans une ame comme la fienne;au contraire, ils s'augmenteront, j'en verrai 1'explofion, & voila 1'efpérance; que dis-je, la certitude qui revient. J'étois fatiguée, je renvoyai Betty, je voulois penfer feule; cette Milady Walmore m'avoit laiffé de la colere dans 1'ame. Elle eft mon ennemie , elle m'a déclaré la guerre par ce ricanement; c'étoit des foupcons , fans doute, ils demandent vengeance &t elle tombera fur ton fils. Je te plains, vieillard refpeöable; il eft cruel, fans doute, d'affliger tes cheveux gris; mais ton fite ne fuivra pas la deftinée que tu lui prépares. Tu as fouri aux difcours méchants de ta femme; & toi, Mifs Henriette , feras-tu humiliée fi je deviens.... Confolez-vous, familie effrayée, fi jamais je fuis au milieu de vous , vous bénirez le fort qui m'y aura conduite; craignez feulement de ne pas mériter toute la peine que je me donne : vous écoutez 1'ambition , vous cherchez la fortune, le cré-  de ce fierfe. 155 dit pour marier votre fils; moi, je cherche la route de fon cceur; Sc k ce titre , je dois réuffir plutöt que vous. — Dela mes réflexions m'ont conduit k conclure qu'il falloit quelque fait pour appuyer ce que j'avois dit de ma familie : je m'en occupai tout le jour Sc la nuit, Le lendemain de cette vifite ne fut pas un jour tranquille; je penfai bien k eet oncle; mais je ne pouvois arranger les circonftances de maniere k produire un bon eftet. Laffe de penfer , je voulus rn'aller promener le foir, j'appellai Betty pour m'accompagner : il faifoit un de ces beaux jours oü le foleil femble fe cacher de peur de faner les fleurs qu'il a fait éclore; je voulus revoir Pendroit oü j'avois vu Sir Robert pour la première fois, j'allai vers cette haie prés de ce bois, j'écartai Betty, Sc je me livrai au plaifir & a la triftefle de rêver au pafte, au préfent, & k 1'avenir r il faifoit prefque nuit, lorfque Betty vint m'avertir qu'il étoit temps de nous en aller -r mon ame étoit plus calme Si je rentrai plus heu- reufe dans la maifon Ce ne fut pas pour long-temps :Sir Robert étoitvenu,il avoit demandé ame voir, il avoit infifté, il s'étoit informé oü j'étois allée; &ne pouvant G v  ï54 Lettres de deux Fitles rien apprendre , il dit qu'il reviendroit mardi & qu'il apporteroit de la mufique ; il avoit extrêmement recommande aSara de me le dire. — En voila plus qu'il n'en falloit pour exercer mon ïmagination : pourquoi prefcrire fi pofitivement. le jour de fon retour? eft-ce un rendez-vous qu'il croit me donner ? m'ordonne-t-il de 1'attendre, auroit-il découvert quelque chofe ? Je me fachois de tout, lorfqu'il me vint dans 1'efpnt de faire fervir cette circonftance a mes deffeins. Voila le moment de faire veTÜr mon oncle; c'eft la-deffus que je 1'ai écrit pour le demander; tu fens 1'importance de cette commiflion , combien elle a befom de ton adrefle : ne négligé rien, chere Nancy, je t'en conïure. Mardi prochain 27, entre trois & quatre heures, lorfque tu les entendras fonner, que le cceur te batte un peu, que ta légéreté ne t'empêche pas de voir, de fentir mes peines, mes inquiétudes, mes travaux. - Admire mon courage : j'aurai toujours celui det'aimer. Adieu, chere Nancy. P. S. Tu recevras cette lettre le kndemain de la précédente, qui doit t'être  de ce fiecte. '155 parvenue famedi matin; en forte que tu as tout le temps d'exécuter ce que je te demandé. Au nom de Dieu, donnes y tous tes foins, chere Nancy. Voici les trois lettres; tu les arrangeras comme je te 1'ai dit, & tu mettras la première è la pofte lundi, & les autres comme je te le demanderai enfuite. Adieu encore. LETTRE DE MON PERE. N°. I. Londres, 16. M A chere fille, je n'ai point pu partir de Londres aufti promptement que je 1'avois cru. La fuite des affaires importantes que vous connoiflez, m'a retenu jufqu'a préfent; mais je fuis fi fort occupé dans mon cabinet, que tout Ie monde ignore que je fois encore ici. Au moment oü vous recevrez cette lettre, je ferai cependant peut-être en route : fi je puis me détourner pour vous aller voir, je n'y manquerai pas. Je vous prie de refter tranquille dans votre retraite encore quelques femain.es: ce temps oraG vj  156 Lettres de deux Filies eeux pour notre familie ne durera pas beaucoup. II m'importe que vous foyez peu connue. Je vous recommande au bon Miniftre Jakfon, je fuis charme que vous foyez auprès de lui; je me rappelle trés - bien de 1'avoir vu chez le Duc deNevcaftle qui en faifoit un tresgrand cas;.je 1'ai vu dans fon cabinet, & il paroiffoit avoir fa conflance. — Je laifferai ici des ordres pour vous faire paffer le peu d'argent que je puis vous remettre. Peut-être verrez-vous votre oncle : vous aurez auffi de mes nouvelles avant mon paffage en Irlande. Dieu vous béniffe, ma chere fille, j e vous embraiie , & fuis votre pere. A. M. Londres, le Ma chere fille, je vous écris un mot avant de m'embarquer pour 1'Irlande. Je fuis trés-fiché de n'avoir pu vous aller voir. Mes perfécuteurs m'ont fait encore de nouveaux chagrins, & ne ceffent de mepourfuivre; ils m'accufent de mauvaifes pratiques avec les Cathohques de notre pays. J'ai laiffé un memoire juttificatif entre les mains du Miniftre. Cette  de ce fucle. 157 affaire m'oblige de paffer promptement en Irlande; d'ailleurs, je n'ai plus les moyens de refter ici; il faut que j'aille voir mes terres: peut-être faudra-t-il les vendre. J'efpere que vous viendrez bientöt me joindre; je vous aviferai du moment , & je prendrai des mefures pour votre voyage. En attendant, reftez tranquille , ne vous chagrinez point trop , faitespeu de connoiffances, foyez prudente. Je fuis bien fiché de vous laiffer dans la fituation ou vous êtes, mais je meconfie dans votre caraclere : j'efpere que les circonftances changeront une fois. Je vous exhorte a la patience & a la réfignation. — Vous aurez encore de mes nouvelles, & peut-être que Mylord Fitynary, votre oncle, vous en donnera bientöt lui-même. Adieu, ma chere fille, je vous aime tendrement, &i fuis votre bon pere. A. M. N°. III. Dublin. Ma chere fille, j'arrive ici, & j'en repars tout de fuite pour me rendre a ma terre de.... Mes ennemis me pourfuivent par-tout; ils font les plus forts,  158 Lettres de deux Filies & mes affaires ne prennent point une bonne tournure; mais ne foyez point en peine , j'oppoferai de la conftance & de la fermeté, & la vérité fe fera connoitre. Prenez patience encore quelque temps: je fuis bien faché que nous foyons féparés. Votre oncle doit prendre des mefures pour votre voyage; en attendant, reftez cachée, je vous prie; nos perfécuteurs pourroient vous pourfuivre jufques dans votre retraite. Ainfi, demeurez inconnue auta*nt que poffible : une fois nous ferons plus heureux. On doit vous remettre 1'argent dont je vous ai parlé; vous ne fauriez affez le ménager dans la défreffe oü je fuis : mais ne vous laiffez point affliger. Adieu, ma chere fille, je ferai toujours yotre bon & tendre pere. A. M. L E T T R E XXII. De Nancy d Camille. .A. la garde de Dieu, & fous la conduite d'un bon carroffe, je vous envoye, Madame, un oncle bien conditionné;  de ce fiecte. 159 lequel ayant recu en bon état, vous payerez ce qui eft convenu. — Non, ma pauvre Camille, je n'y comprends rien ; je ferai tout ce que tu voudras, excepté de croire a tes projets & a leur fuccès. J'ai beau me dire que tu as de 1'adreffe, que tu as de Pefprit, que tu connois le monde & les hommes, je ne puis me perfuader que tu parviennes è tromper tout un pays, de vieilles femmes , des filies, des hommes; je ne puis le croire : un Miniftre, un amoureux encore paffe; mais une familie comme celle des Walmon, c'eft impoffible; & enfuite je n'en vois pas la néceflité. Si ce Sir Robert eft bien pris, bien amoureux, qu'a-t-il befoin que tu fois d'Irlande ou de Turquie, que tu fois noble ou roturiere? Ces belles inventionsajouteront-elles a tes charmes; & ft elles fe découvrent, ne Ie perdras-tu pas, & ne feras-tu pas perdue toi-même ? Je ne faurois voir ton habileté m'approuver ta comédie: je t'affure qu'il ne faut tromper que ceux qui fe font un plaifir de 1'être; c'eft ma maniere, & je regrette prodigieufement ton argent, tes peines, & ton temps. Je me réjouis de revoir Mirwoodqui nous donnera de tes nou-  160 Lettres de deux Filies velles, qui nous dira fi tu es fi belle., fi ta retraite eft fi charmante, fi ton hameau eft fi agréable. Adieu, belle bergère; adieu, fine trompeufe, je ne le dis plus rien. A propos, Mylord Belton , qui s'amufe de tes lettres, a bien ri de ton embarras a fon occafion; il te prie de ne pas le marier fitöt, il ne s'en foucie point; il ne fe rappelle pas d'avoir jamais vu les Walmore; il s'intérefle véritablement k toi, & il en a meilleure opinion que moi; il t'offre de jouer nn röle, fi tu en as befoin; il eft cependant un peu en peine du dénouement. Je t'enverrai chercher, par le premier courrier, la première lettre de ton pere. Je t'embrafle, ma pauvre Camille : tu me fais pitié. LETTRE XXIII. De Camille d Nancy, N o N, Mademoifelle , non , je ne réuffis point, je n'en impoferai point, Je ne ferai rien croire ï perfonne. les  de ce fiecle. 161 gens de ce canton, ces bons eampagnards, il faut plus d'efprit que je n'en ai pour leur perfuader un conté qui n'a rien d'extraordinaire. Ces pauvres gens ne font-ils pas accoutumés a fe repaïtre de toutes les chofes merveilleufes qu'on leur débite; ne croient-ils pas aux forciers, aux revenants, aux monftres, aux cometes ? Et mon oncle, Nancy, eft un peu moins qu'une comete , &Z moi, pas tout-a-fait un monftre : en vérité, j'ai trop peu de gloire. Je fuis piquée de la mauvaife opinion que tu as de ton amie; & fi tu me faches, je te tromperai toi-même : tu es loin cependant d'avoir Ia ftmplicité & la bonne-foi de Ces habitants de la province. Ils ont d'a« bord reconnu mon oncle, fans que je le leur aie nommé; ils parient de mes parents, fans que je leur en aie dit un mot politif. Tom & fes camarades me regardent avec un refpeél charmant; quand ils me rencontrent, ils me faluent profondément avec un fourire de difcrétion , qui veut dire qu'ils favent bien mon rang & ma haute qualité : Tom en particulier a toujours l'air de me plaindre, & de trouver que tout n'eft pas affez bien ni affez bon pour  Ï6i Lettres de deux Filies moi; je réponds avec un air réfigné & impertinemment modefte, qui acheve de Ie toucher : li on lui difoit que je fuis de la maifon d'Hanovre, il n'en feroit point étonné. Ce pauvre Sir Robert, comme il a témoigné des égards Sc des refpe&s a eet oncle ! II lui difoit de •mille manieres : Vous avez une niece charmante , qui s'empare de mon cceur; heureux qui fera votre neveu ! Je lui ai entendu dire tout cela, Nancy: il eft vrai que Mirwood étoit un oncle a s'y tromper; un air grave Sc ferieux, peu de paroles, point d'attention a perfonne ; feulement fa perruque étoit trop mauvaife : un militaire eft plus arrangé; tout le refte étoit très-bien ; Sc il auroit pu fervir de modele a tous les oncles du monde. II s'eft retiré fort a propos, je ne pouvois plus foutenir le röle ; j'étois tourmentée par 1'envie de rire , Sc par la crainte des ïoupcons : la bonne confiance de Sir Robert pefoit fur ma confeience; c'étoit un vrai travail. — Enfin Mirwood a pris congé, Sc en fortant il a fu me dire a demi-voix Sc d'un air contrit: Je fuis faché de vous laifTer dans cette miférable maifon; ce n'eft pas pour long-temps, prenez patience; ne faites pas beaucoup  de ce fiecle. 163 de connoiffances, & ne voyez pas trop les jeunes gens de ce pays. Je 1'ai accompagné jufqu'a fa voiture, & je 1'ai vu partir. — En le quittant, Sara & Betty m'ont approchée, & a quelques mots qu'elles m'ont dit, j'ai compris que les domeftiques avoient trés - bien parlé; c'eft tout ce qu'il me falloit: je leur ai fait figne de fe taire, & je leur ai recommandé prefqu'a 1'oreille de ne rien dire. Sir Robert, qui nous avoit fuivi, étoit témoin de tout: c'étoit pour lui, & il n'en a rien perdu. — Nous fommes rentrés dans ma .chambre ; il ïenoit de la mufique a la main ; il y a eu un moment de filence, il Pa interrompu vivement, en difant: Ah! il ne les connoit pas, les gens de ce pays! Ils vous rendent jufiice, Mifs; ils fentent tout ce que vous êtes, & les fentiments que vous infpirez Ici fes yeux étoient fixés fur moi, & fi tendres ! je ne fais ce qu'étoient les miens; mais en s'approchant, il a continué rapidement.... Oui, les fentiments que vous infpirez, je ne puis plus le cacher, ou plutöt vous le voyez depuis long-temps; vous êtes adorable, Mifs, & mon cceur me le dit a tout moment^ Voila enfin, Nancy,  '164 , Lettres de deux Filies le mot Sc 1'aveu qu'il me falloit; j'avoue que mon cceur en avoit befoin, mon efprit le cherchoit, Sc je m'y attendois. — Ce moment oü le cceur éclate, oü il fe foulage du tourment de cacher ce qu'il fentdevoirarriver, jeleprévoyois, & vingt fois j'avois arrangé mes idéés ladefliis : je comptois bien être maïtreffe de maréponfe; j'avois bienréfolu d'y mettre de la fierté, Sc de laifTer des efpérances, d'encoiirager aux ferments en témoignant des doutes, d'aflurer mon empire en feignant de Tignorer. Mais on fe connoït peu foi-même; au lieu de cette préfence d'efprit, fur laquelle je comptois, le trouble Sc Pémotion s'emparerent de mon ame : il fe fit un combat entre mes fentiments Sc mes idéés , qui m'ötaïa faculté de penfer Sc de parler. Mais, Nancy, qu'eft-ce que c'eft que nos cceurs, qui ne font jamais d'accord avec nous-mêmes ? — Sir Robert avoitl'air fi tendre, fi ingénu; étoit dans un embarras fi intéreflant, fi refpeöueux, qu'au-lieu d'articuler une réponfe, je laiffai tomber ma tête dans mes deux mains, Sc des larmes auroient peut-être décelé mon attendrifiement. — II s'écria alors avec un ton de voix déchirant : Ah! Mifs,  de ce fiecle. i6y j'ai eu le malheur de vous déplaire! A ces mots je retrouvai toutes mes forces ; » & de l'air le plus tranquille & le plus impofant que je pus avoir, je lui dis: Non, Monfieur, vous ne m'avez point déplu ; votre caradtere eft trop honnête, trop franc, pour que je vous confonde avec ces hommes qui fe jouent de la fenfibilité d'une femme, & qui ne méritent que dédain & faufTeté; je n'employerai point ces armes pour irriter vos fentiments ou vous humilier de 1'aveu que vous m'en faites; je ne fais ce que j*e puis infpirer a un homme tel que vous, & je ne fais ce que je puis fentir moi-même. Je fuis malheureufe, je dois me défier de tout. — II interrompit vivement: Non pas de moi, non pas de mon cceur; mais votreindifférence, Mifs.—* Je n'ai connu qu'elle encore, lui dis-je, & dans ma fituation, je ne puis affez la conferver; & vous, Monfieur, vous ne devez écouterque votre raifon; elle aura bientöt détruit un fentiment paffager, que 1'amour-propre ne doit point éprouver, & qui n'eft du, fans doute, qua 1'imagination, qu'a la nouveauté d'un objet qui vous a frappé, je ne fais pourquoi. — Oh ! non, ce font yos charmes,  i66 Lettres de deux Filies vos attraits, votre efprit; des qualités de votre ame qui m'ont frappé, qui m attachent a vous, que j'adore! — Vous n'avez rien vu de tout cela , Monfieur," vous reviendrez bientöt de votre erreur; votre imagination vous trompe ; vous avez trop d'efprit pour ne pas mieux calculervos convenances, & je ne veux pas être 1'objet de votre première légéreté. — Rompons un entretien qui peut être cruel a tous les deux; I'intérêt que m'infpire votre caradlere, me fait fouhaiter de ne pas empoifonner les relations que lehafard a fait naïtre entre nous: pauvre malheureufe étrangere que je fuis! En difant ces mots, je me levai, ie m'approchai du piano-forté; je preludai fans favoir trop ce que je faifois: lui foupiroit, étoit interdit, & n'ecoutoit guere : Allons, dis-je, voyonscette mufique ; je ne fais pas trop dechiftrer , mais je 1'apprendrai. — Que vous etes heureufe, me dit-il, de pouyoir vous occuper de ce qu'il vous plait ! Pour moi, je ne puis me diftraire de ce que ie fens, & laiffez-moi vous dire que jamais mon cceur. — Non, Monfieur, j'ai de la force, j'ai de la raifon, & je veux les employer a vous eclairer lux  de ce fiecle. 167 ce que vous me dites, fur ce que vous eroyez fentir ; je ne faurois vous foupconner d'envie de tromper une femme, que des malheurs rendent peut-être trop fenfible; mais défiez-vous des premières impreffions, elles tiennent prefque toujours a 1'illufion, &c on n'en revient qu'aux dépens du bonheur de 1'un ou de 1'autre. _. Sans doute, tous les fentiments font poffibles entre homme & femme; mais une paffion peut devenir une chaïne de malheurs; il vaut mieux la rompre avant que de la former : un peu de réflexion aura bientöt ramené votre tranquillité, & en confervant la mienne , je fentirai tout ce que vous êtes. Je jouirai de votre amitié, dont je connois bien le prix dans ma fituation : qu'un fentiment plus vif ne vienne point la troubler; que vos parents fur - tout n'ayent rien a me reprocher; qu'ils foient; au contraire , les amis , les protetfeurs d'une étrangere malheureufe & fans fecours. Dans ce moment, je couvris mes yeux d'une main ,& j'entendis les proteftations les plus vives, les plus ten' dres. Sa chaife s'étoit approchée du pianoforté : j'interrompis d'une voix attendrie, en demandarat la mufique qu'il  i68 Lettres de deux Filies avoit apportée. Je refpefte vos malheurs,' me dit-il, & auffi votre indifférence; mais je ne réponds pas de le pouvoir toujours. A préfent, je crois bien quil vaut mieux vous entendre chanter que de vous écouter raifonner. Nos yeux le rencontrerent un peu dans ce moment; i'arrangeai la mufique, l'air étoit un peu difficile, je chantai ce que je lavois; ma voix fut naturellement touchante , 1'expreffion me coütoit peu; je vis tout 1'effet qu'elle produifit fur le pauvre Sir Robert; il me quitta le plus amoureux des hommes : pourquoi ne le feroit-iL pas? II a bien vu, bien pu voir qu il ne m'étoit pas indifférent, & quemanquet-il a ton amie pour 1'enchamer entierement? Dis-moi, ma chere Nancy, fais-tu ce que c'eft qu'un homme amoureux ? As-tu jamais réfléchi fur 1 amour ? J'oublie que tu réfléchis fort peu,, ÖC que ton cceur n'en a pas le temps. L objet eft cependant affez important: imaginetoi qu'il y a des êtres , des hommes qui nientl'exiftence de l'amour,qui le renvoyent k la fable & aux romans, qui le traitent de folie dont on revient touiours, & qui le réduifent a ce quils appellent groffiérement, le cn de la  de ce fiecle. 169 nature. Je regarde ces malheureux raifonneurs - la comme des athées , & je les méprife. II eft affreux, abfurde même de nous refufer au fentiment de préference qui remplit abfolument 1'ame Sc le cceur ; exclufif pour tout autre objet, il ne connoit que celui qui Pa fait naitre : une fois allumé dans nos cceurs, il embellit notre exiftence, il i'anime, il 1'éleve; il rend capable des plus belles aétions, des plus grands facrifices : heureux, il fait les plus beaux moments de notre vie, & malheureux, il eft encore préférable a la froide indifférence. S'il eft des êtres qui ne le connoiffent pas, plaignons-les, Sc malheureux ceux qui n'ont, au-lieu de fentiment , qu'inftincl & légéreté. — AvouonS cependant, que cette grande paffion, qui peut mener a 1'héroïfme , fe trouve prefque toujours affociée aux contradictions de 1'humanité; les fentiments les plus impérieux s'accommodent très-bien de Pefclavage le plus dur, Sc de la dépendance la plus fervile. Le plus fublime héros de roman , n'eft qu'un efclave capable de tout pour ce qu'il aime ; Sc voila, ma chere Nancy, le caraétere de 1'homme amoureux : c'eft courage Sc Tornt 1. H  170 Lettres de deux Filies foumiftion; c'eft aux femmes a connoitre leur pouvoir, c'eft a elles a faire naïtre les fentiments qu'elles defirent; elles font prefque toujours refponfables de la fidélité & de la conftance. J'ai fouvent entendu accufer les hommes de légéreté: je me ferai haïr des femmes, mais j'ai prefque toujours trouvé que c'eft injuftement: cette conftance que nous exigeons ft vivement , avouons que le plus fouvent nous ne nous en foucions guere, & que raremént les femmes favent la merker. Se défendre plus ou moins, faire fentir fon empire & 1'abandonner, n'avoir enfuite qu'une tendreffe plaintive, une jaloufie inquiétante, des prétentions ennuyeufes, n'eft pas , je crois, ce qui doit faire durer une paftion; & ce fqnt-la, cependant, les feules reffources ;de prefque toutes les femmes. C'eft notre faute, fi 1'amour fait ft peu d'heureux : nous creyons trop qu'il fuffit de la tendreffe, &. 1'efprit ne vient pas affez au fecours du cceur: il faut plus d'une chaïne pour attacher, il en faut mille pour conferver. 11 eft plus aifé, fans doute , d'établir un commerce d'inconftance qui égalife tout: j'en ai horreur, Nancy. — Le vrai bonheur n'eft que dans 1*  de ce fiecle. ijv durée & Puniformité des fentiments; c'eft ce que j'ai toujours fenti au fond de mon ame; & li je m'en étois écartée, fi les circonftances m'en avoient éloignée , c'eüt été une erreur dont mon cceur & ma vie auroient été les vidtimes. — Je te le répete, Nancy, il n'eft plus qu'un feul être pour moi; mon cxiftence lui eft vouée : fi mes projets échouent, tu plaindras ton amie, tu Ia regrettéras : aujourd'hui aime-Ia; elle t'aime & t'aimera toujours. Adieu. LETTRE XXIV. De Camille. IVf A chere Nancy, j'avois tant de chofes a te dire dans ma derniere Iettre, que je ne te dis aucune de celles que je voulois. Je me laifle aller au plaifir de penfer avec toi, & il fe trouve que je mets fur le papier tout ce que j'ai dans la tête. Tu ne t'en foucies guere : il eft malheureux que tu aimes fi peu k t'occuper des autres , & que tu aies une amie qui voudroit s'en occuper touH ij,  ijl Lettres^ de deux FUles jours; mais puifque mes lettres amufent Mylord Belton, elles doivent être précieufes pour toi : d'ailleurs, je te dif penfe de répondre , pourvu que tu me laifle écrire. Tu voudrois des événements, il en viendra peut-être; en attendant, laiffe-moi penfer, & ily a affez a faire quand on a le projet de s'emparer d'un homme, d'une familie, d'un chateau: c'eft un poëme que je veux conduire a fa perfeftion; j'y fuis invitée par mon cceur, & encouragée par 1'efpérance. Cette vifite de Sir Robert actieve de les confirmer: ne crois-tu pas encore ma pofTeffion bien affurée ; & que me refte-t-il a faire ? Oh , mon amie , qu'il mérite bien toutes les peines que je prends ! tu en ferois jaloufe, horriblement jaloufe, fi tu le connoiffois; fa figure, je te 1'ai peinte , il eft encore plus adorable par fon caraótere; il n'a point les défauts des hommes de fon êge: ce n'eft ni la légéreté, ni la fauffeté des merveilleux de la ville, ni Ia pefanteur des habitants de la campagne; c'eft un efprit doux qui n'a rien de faux; il eft fans prétentions comme fans faufle modeftie; gai avec décence; un air franc &z naturel qui prévient au premier mo-  de ce fiecle. 173 ment: il connoït le monde plus par réflexion que par ufage; il a été autrefois k Londres, & il ne le connoït point. II aime la chaffe comme un exercice, les fciences comme une occupation utile. II a trop peu d'ambition, &C c'eft-la fon feul défaut; c'eft a la femme qu'il aimera a 1'en corriger. Aujourd'hui il ne s'occupe que du bonheur de fes parents: fon pere infirme a befoin de lui; Lord Walmore fe repofe de tout fur fon fils; c'eft lui qui gouverne tout, qui difpofe de tout; c'eft 1'ame de la familie: il eft adoré, chéri desfermiers, des domeftiques, de tout ce qui Pentoure; il eft aimé, confidéré des voifins. II auroit pu être membre du Parlement pour le bourg de Lichtheid; il fe trouve trop jeune pour un emploi fi important. Jufqu'a préfent il a peu connu de femmes , fon cceur a été fans paflion; & tu veux, Nancy, que je renonce k 1'ambition, au projet de féduire & de captiver eet homme ? Ne vois-tu pas que fon cceur eft fufceptible de la paffion la plus vive , & crois-tti qu'il aime foiblement? Si je fortifïe les premières impreffions, fi je flatte fon amour-propre, fi je réponds a toutes fes idéés, fi je lui offre toutes les reffources H iij  174 Lettres de deux Fittes de 1'efprit, fa raifon, très-forte fans doute , réfiftera-t-elle ? ira-t-elle calculer quelques miférables convenances? II a bien failu commencer par éblouir; le hafard & le bonheur m'ont aidé a en impofer fur moi , je n'ai fait que profiter des circonftances. Sir Robert, vcs fentiments, votre admiration, vosdifpofitions, auroient manqué de quelque chofe pour la fille du pauvr.e Miniftre de Palmill, & fur-tout pour 1'amie de Nan» cy; mais pour une illuftre étrangere , malheureufe, inconnue, & qui cherche a fe cacher, votre imagination s'exalte, votre curiofité s'échauffe , vos fentiments s'animent; & quelle que foit 1'opinicn que vous en concevrez, ce ne fera p^s impunément que vous connoitrez les attraits qu'elle peut avoir; & lorfqu'ils vous auront captivé, & qu'elle vous dira qu'elle vous a trompé, qu'elle n'eft point ce qu'elle vous a paru ; quand vous en verrez le motif, votre cceur ne pourra plus que pardonner. Avoue, chere Nancy , que j'ai raifon, & n'attends pas le fuccès pour applaudir a ton amie ; il t'en reviendra aufli quelque gloire , tu fais fi bien ce que je te demandé ! J'ai trèsbien recu la lettre de mon pere, le len-  de ce ftecle. 175 demain de Ia vifite de Sir Robert; je Ia reconntis d'abord, je Ia pris avec empreflement des mains de Betty , en laiflant échapper Ie mot de mon pere; je rompïs vite le cachet, je lus avec l'air <\u plus grand intérêt; en lifant, je devenois trifie , &c a la fin je m'écriai: je Hl le reverrai pas de long-temps ! Betty comprit tout a merveilles, elle voulut me confoler avec fa naïveté ordinaire ; je n'écoutai point : je dis que je voulois aller Paprès-midi chez le Miniftre;'elle me dit que j'avois bien raifon , que furement il me confoleroit comme un pere. Ce bon Miniftre me trouva fi trifte, qu'il ne put s'empêcher de m'en demander la caufe avec toute la difcrétion & le refpect poflibles : d'un air de myftere & de conftance, je lui dis que j'étois bien malheureufe ; que j'avois compté n'être ici que quelques femaines pour ma fanté ; que mon pere devoit venir me prendre, cme mon oncle me 1'avoit fait efpérer 1'autre jour; que je venois de recevoir une lettre qui m'en ötoit 1'efpérance; & que comme il y étoit beaucoup queftion de lui, je le priois de la lire, & n'en parler a perfonne. Je vis fa phyfionomie exprimer 1'effet de tout ce qu'il lifoit; H iv  176 Lettres de deux Filies quelques mots prononcés de temps-en« remps a haute voix y ajoutoient encore; fon contentement fur ce qui étoit dit de lui n'étoit pas équivoque : fon amourpropre en fut flatté. II me fit mille proteftations d'amitié Sc d'attachement; il me dit qu'il ne fe rappelloit pas d'avoir jamais entendu prononcer le nom de ma familie ; mais qu'il y avoit tant de perJonnes chez le Duc de Newcajlle, qu'il étoit impofïible de connoitre tout le monde ; que d'ailleurs il étoit alors fi occupé, qu'il n'avoit pas le temps de faire des connoiflances; Sc la-deffus de longs détails de tout ce qu'il faifoit: & comme il étoit particuliérement obligé de refter dans 1'antichambre pour favoir fi on n'avoit pas befoin de lui, il finit par me témoigner un intérêt de curiofité fur ces affaires de catholiques Sc ces temps orageux dont il étoit parlé dans Ia lettre. Je lui dis a 1'oreille que mon pere avoit des ennemis qui, après Favoir prefque ruiné par des procés, 1'accufoient de je ne fais quelle pratique avec les catholiques d'Irlande. Ce mot de catholique le fcandalifa , il fecoua la tête, condamna hautement tous ceux qui avoient a faire avec eux; il affura que  de ce fiecle. 177 la tolérance des papiftes étoit contre Ia liberté de la nation. ~ Je vis Ie moment oü j'allois perdre tout mon crédit &c toute la confidération qu'il avoit pour moi : ma prudence avoit fait ici une faute, j'eus beaucoup de peine a la réparer. II revenoit toujours a ces catholiques ; il avoit quelquefois l'air de me foupconner de 1'être. — Enfin , a force de proteftations fur la fauffeté de 1'accufation, en lui répétant plufieurs fois que fi tout Ie monde penfoit comme lui, il n'y auroit point d'hérétiques en Angleterre, & que c'étoit bien dommage qu'il ne fut pas Evêque , je parvins a le calmer un peu. Je lui demandai le fecret fur la confidence que je venois de lui faire; & pour changer le fujet de la converfation , je parlai de Mylord Walmore. — Je dis que j'avois été rendre ma vifite; je me louai de la politeffe de toute la familie, il en fit un très-grand éloge : en répondant a mes queftions, il m'inftruifit fur chacun d'eux en particulier. Quand il fut fur le chapitre de Sir Robert, il débita avec beaucoup de chaleur tout ce que je t'ai dit au commencement de ma lettre: je 1'écoutai avec avidité; je lui fis dire tout ce que ma H v  i7§ Lettres de deux Filies curiofité défiroit, & tout ce qu'il pouvoit favoir: je lui confiai que Sir Robert étoit venu chez moi; que peutêtre il y reviendroit, mais que je ne voulois recevoir perfonne. II ne m'écouta pas trop '; il me dit feulement que lui & fon pere n'étoient pas pour les catholiques. — Je rejoignis la familie: les filies étoient fi mal coëffées ce jourla , que j'en pris occafion de leur dire que j'avois apporté de Londres des bonnets a la derniere mode , que je me ferois plaifir de les leur envoyer. Ni elles ni leur mere ne me crurent point catholique; elles me témoignerent, au contraire, leur refpecf & leur admiration, & je m'en allai bien füre de ce qu'elles diroient de moi; & riant de la bigoterie du pere qui ne pouvoit pas me nuire , je prévis même que dans quelque occafion elle pourroit m'être utiie. Toute cette fcene m'avoit prodigieufement fatiguée : le menfonge eft un travail pour moi; je ne pus dire un fenl mot a Betty pendant le chemin. Je me reprochai vingt fois le labyrinthe dans lequel j'allois m'engager; fouvent je me déftois de mes forces pour en fortir, & j'en craignois l'iflue.  de ce fiecte. 179 Je méditois de m'en aller, Se de me contenter de la conhdération , des refpe&s Sc de 1'admiration que m'avoient acquis quatre mois de féjour dans ce pays. — Mais qu'en ferai-je, de cette belle opinion que 1'on a de moi? Si j'ai pu la faire paffer dans 1'ame de Sir Robert; fi j'ai fu y ajouter un fentiment plus vif, faut - il 1'abandonner ? faut-il par lacheté renoncer a des efpérances , a un projet que tout paroit feconder ? Sc alors je fentois renaitre mon courage : j'aurois voulu invoquer le ciel Sc la terre. — Je demandé feulement que les yeux du jeune Walmore foient fafcinés, jufqu'a ce que fa paffion foit affez forte pour réfifter a la vérité, que tout ce qu'il peut voir Sc entendre de moi ferve a 1'enraciner dans fon cceur. Aujourd'hui fi le mafque tombe, je fuis anéantie : quand il fera fubjugué, quand il fera fous le charme, le détromper , lui offrir fa liberté, ne fera qu'une chaine de plus Je te demandé encore quinze jours , Nancy, ou trois femaines, Sc tu jugeras ton amie; tu condamneras Ion ambition , tu mépriferas fon efprit. Je me fens bien fouvent oppreffée par mes idéés, par mes  i8o Lettres de deux Filies craintes, je dirois par mes remords, fi je favois bien pofitivement ce que c'eft que la confcience ; il me femble que fi je réuflis, bien-loin d'en avoir, je m'applaudirai, je me croirai toutes les vertus. J'interromps ma lettre pour refpirer : le combat de mes fentiments étoufFe mes idéés, ma raifon me perfécute , Pinquiétude me tourmente, Pagitation de mon ame m'empêche de penfer. La pofte ne part que demain au foir ; & demain, plus tranquille, je pourrai mieux m'entretenir avec toi. Adieu donc, jufqu'a demain. Plus tranquille , difois-je hier :hélas! non, chere Nancy; le trouble eft encore-la, il ne m'a pas quittée de toute la nuit, il m'a fuivie jufques dans le fommeil. J'ai vu Sir Robert en fonge, mais toujours au travers d'un nuage; je voulois aller jufqu'a lui, il n'y avoit qu'un petit intervalle qui nous féparoit, & jamais je ne pouvoisle franchir Jamais mes yeux ne pouvoient le voir bien diftindtement. Je méprifois les fonges, & je me rappellois qu'autrefois on me les expliquoit toujours par le contraire, & voilé un billet qui en confirmeroit 1'expUcation. Depuis ma lettre  de ce /tecle. iBt interrompue hier, je me rappellai les bonnets promis aux filies du Miniftre ; je fouillai mes cartons, je trouvai deux coëffures prefque neuves ; j'y ajoutai des rubans, je les mis dans une boïte, j'appellai Betty, & je les etwoyai. Au bout d'un moment, Sara vint me dire que Sir Robert demandoit a me voir, qu'il étoit a cheval, & qu'il n'étoit pas defcendu. Pas defcendu , dis - je dans mon efprit, c'eft qu'il compte n'être pas recu. Cette circonftance, Pabfence de Betty , la négligence de mon habillement & de ma coëffure, m'eurent bientöt fait prendre le parti de ne pas le recevoir. — Sara, j'ai un trés-grand mal de tête, je ne puis voir perfonne. — Elle s'en alla, &i revint après avoir fait quelques pas. — C'eft qu'il a , je crois, quelque chofe a dire a Mifs... .— Impoffible, Sara, je vous affure ; je n'aime pas ces vifites d'hommes , je n'en veux point, entendez-vous? Oh, repritelle, oh Sir Robert... & cela d'un air qui difoit que Sir Robert n'étoit pas un homme, & que je pouvois le recevoir fans fcrupule. — Elle s'en alla & n'en dit pas davantage : jamais elle ne m'avoit fait encore autant de plaifir, Je lui  1S1 Lettres de deux Filies promis en moi-même de ne plus la fcandalifer, & de recevoir fes encouragements avec docilité; & tu m'en répondras, Sara ! Je' ne te dirai pas toutes les idéés que j'eus fur cette vifite, & tu comprends que c'eft a elle que je dois & le fonge & le peu de fommeil de la nuit. Je me fuis réveillée deux ou trois fois en difant a haute voix : ila quelque chofe a me dire l — Betty revint; elle me raconta Penchantement des Demoifelles a 1'ouverture de la boite : Betty les trouvoit bien heureufes, & moi bien généreufe. II y avoit eu difpute entr'elles fur Ie choix des coëffures; enfin, 1'ainée , qui eft très-brune, n'avoit pas manqué de choifir le ruban lilas , & la cadette, qui eft prefque blonde, avoit été très-contente d'avoir le jonquille. Comme c'étoit ce qui intéreffoit le plus Betty, ce ne fut qu'après tout le détail de la difpute & des difcours du pere & de la mere, qu'elle me dit que Sir Robert étoit arrivé pendant ce temps-la chez le Miniftre; qu'il s^étoit amufé un moment du plaifir des Demoifelles, & qu'il s'étoit entretenu enfuite avec le pere en fe promenant dans la chambre. — J'aurois voulu dé-  de ce fucle. i§3 vorer les yeux & les oreilles de Betty pour favoir tout ce qu'elle avoit vu 5c entendu : tout ce qu'elle put me dire, c'eft que le Miniftre avoit fouvent parlé a 1'oreille de Sir Robert, & elle n'avoit entendu que les mots de Catholiques &C d''Irlande. — Et de qui croyez - vous qu'ils parloient, Betty ? — Oh, je n'en fans rien, Mifs. Ces bonnets étoient fi jolis, que je regardois comme les Demoifelles les ajuftoient; & Madame difoit bien que c'étoient des coëffures que 1'on portoit a la Cour; qu'autrefois elle en faifoit prefque comme ceux-la pour les grandes Dames. — Et ces Meflieurs , Betty , ne les ont pas regardés ? — Sir Robert a jetté les yeux defius un moment, fans rien dire; il a toujours parlé avec le Miniftre : il a bien prononcé le mot de Mifs, mais je n'ai rien entendu. —- C'eft-a-dire, Nancy , qu'il fait 1'hiftoire comme celle quiPafaite, que la haine du Dofteur Jackfon contre les Catholiques a fervi a perfuader, & qu'il a fait paffer fa perfuafion dans 1'ame de Sir Robert. Je me vois dans cette ame comme dans un miroir; j'y vois ma repréfentation comme je voulois qu'elle y fut : c'eft un tableau de  iS'4 Lettres de deux Filtes main de maitre; il n'y a pas un trait, pas une ombre , qui ne rempliffe fon objet, qui ne paffe fur le cceur du jeune Wacmore; il eft le foyer ou fe réuniffent tous les rayons de ma perfonne; & quand il fera enflammé, crois-tu qu'il puiffe s'éteindre par quelques traits effacés ? II y a des moments, chere amie , oii je jouis de mon ouvrage , ou tout eft li clair a mon efprit, qu'il me femble que rien ne peut m'échapper. — II a bien fallu confoler la petite jaloufte de Betty fur les bonnets : j'en ai choifi un de toile & de dentelles, j'y ai mis un ruban couleur de rofe; je 1'en ai coè'ffée, & jamais il n'y a eu de femme plus magnifïque, plus généreufe que cette pauvre Irlandoife. — Tu fais que j'avois été étonnée de cette efpece de rendezvous que Sir Robert avoit indiqué a Sara pour mardi paffé ; c'étoit un difcours mal rendu, il avoit fimplement dit qu'il faifoit une abfence de quelques jours, & qu'il ne feroit revenu que le mardi. Dans la crainte du même mal-entendu, j'ai fait venir Sara ce matin , j'ai demandé les propres termes de Sir Robert. — II a dit bien pofitivement qu'il avoit cmelque chofe a dire a Mifs Camille:  de ce fiele. 185 Eh bien ! je le faurai, j'atrendrai, & mon efprit fe tourmentera pour deviner & pour préparer la réponfe. — Deux heures après je 1'ai eue, j'ai recu ce billet dont je vais faire une copie & te 1'envoyer. Tu comprends de quelle importance eft eet événement : un premier billet! Je voudrois y lire tout 1'avenir. Je te quitte pour m'en occuper. Adieu, chere Nancy. LETTRE XXV. M A chere Nancy, je ne 1'ai point faite, cette copie ; je laiffai écouler le temps, & je tenois encore le billet a la main , lorfqu'il a fallu fermer ma lettre & la faire partir : aujourd'hui ta curiofité fera fatisfaite , ou plutöt elle ne le fera point; tu n'y verras rien d'effentiel, 1'importance eft pour moi qui fent, qui efpere, qui cherche, & a qui toutes les circonftances font quelque chofe. Tu comprends bien que je n'ai pas recu cette lettre comme toutes les autres venant par la pofte; ce n'eft pas fans émotion que je 1'ai prife des mains de Betty, qui  %$6 Lettres de deux Filies me 1'a remife avec empreffemenr, en difant que c'étoit un domeftique de Lord Walmore qui' 1'apportoit. II ne falloit pas fe Iaifler aller a la précipitation d'une jeune imbécille pour 1'ouvrir, c'eft la lettre d'un homme qui ne fait plus rien d'indiiFérènt pour moi , qui m'aimera, qui m'écrira : c'eft Betty, c'eft fa mere qui me remettront fes lettres; faut-il qu'elles voient le plaifir, 1'émotion qu'elles me cauferont ? mes fentiments doivent leur être cachés, elles jugeront de tout : il ne faut pas qu'elles ayent une feule idee fans ma perrf» jffion , & la moindre de leurs paroles doit concourir a mes deffeins. D'ailleurs, !e foupcon eft fi vite-la chez les femmes ! — La réception de cette lettre étoit donc importante; tu vois mon étcnnement, mon indifférence en la prenant, le fang froid avec lequel j'en examine le cachet, 1'adrefTe. — De Mylord Walmore, dis-je comme a moi feule, qu eft-ce qu'il veut > -— Oh! Mifs, interrompit vïte Betty, c'eft Sir Robert. — Je redouble de furprife, j'héfite de 1'ouvrir : cependant, chere amie, mon coeur palpitoit; curiofité, inquiétude , impatience fur ce que ce papier doit m'apprendre. II m'aime,  de ce fiecte. 1&7 Sir Robert, je le fais; mais comment m'aime-t-il, eft-ce comme un jeune homme qui voit un objet qui luiplait, & qui s'arrête ala première imprefïion , ou efl-il frappé de ces coups violents qui maitrifent pour toujours ? Pourrai je en juger par fesexpreffions; verrai-je 1'homme, oü échappera-t-il a ma pénétration? Enfin, j'ouvre, je lis, ouplutöt je parcours jufqu'a ce que mes yeux foient frappés par quelques mots qui répondent a mes defirs. Cette invitation eft quelque chofe, fans doute, mais elle n'eft rien pour moi, fi je n'y voisintéreffés 1'ame & le cceur de Sir R.obert, fi elle n'eft pour lui un moyen de faire naïtre les occafions de me voir. — Je trouve enfin les mots üindifférence, de droits , ó'hommages. Qu'eft - ce que c'eft que mon indifférence ? qu'eft - ce que c'eft que fes droits ? 1'un n'eft-il pas plus fur que 1'autre ? Cependant je fens une fecrete joie entrer dans mon cceur : il veut m'approcher de fa familie, fes fentiments font de bonne foi; il veut me faire connoitre comme il me voit: voila le premier effet de cette lettre fur moi. —< Betty étoit reftée-la , les yeux attachés fur moi, & pleins d'impatience  188 Lettres de deux Filies fur la réponfe : Sara vient dire que Je domeftique 1'attend : il faut cacher fa joie, montrer de 1'ennui, de 1'indifférence pour cette invitation, & ces petites fauffetés ne nous content guere, tomme tu fais. — Je n'aime point être invitée; je n'aime point fortir de ma retraite, je n'irai point. Les deux femmes s'affligent, fe récrient fur mon refus, me preffent & me difent précifément tout ce que je voulois; enfin, je me rends, & c'eft pour leur faire plaifir è caufe de Mylord qui les protégé : mais faut-il écrire ma réponfe , 1'adrefler a Sir Robert ? cela peut être dangereux; il faut répondre de bouche au domeftique ; Betty en eft chargée. — Mais d'oii vient la joie de cette jeune fille ? Pourquoi cette vivacité qui éclate dans fes yeux, & que je n'ai point vue encore; pourquoi eet empreffement naïf de me dire qu'elle m'accompagneroit, qu'elle mettroit le bonnet que je lui ai donné ? Sa voix étoit fi douce, exprimoit fi bien le contentement! Elle a remarqué mon attention & ma furprife, fes paupieres fe font baiffées, fon air difoit qu'elle avoit quelque chofe a cacher. J'ai vu le bout de 1'oreille de 1'humanité, &£ j'ai  de ce fiecle. 180 dit: Betty a quelque intérêt au chateau; j'ai fenti combien cette découverte pouvoit m'être utile. Pour la confirmer, j'ai dit comme en réfléchiffant que je n'irois pas, & enfuite qu'elle ne viendroit pas avec moi : elle n'a rien répondu; mais fa trifteffe, fon embarras ont été plus éloquents que fes paroles. — Connoiffezvous quelqu'un de la maifon de Lord Walmore, Betty? —-Quelqu'un, Mifs? — Oui, quelqu'un des gens. — Je connois un peu Jenny & Fanny. — Et aucun des hommes ? — Je connois auffi un peu Henri. _ Et qui eft-il eet Henri ? C'eft un laquais de Mylord Walmort ; ma mere le connoït bien aufli» — Je n'en voulus pas favoir davantage pour le moment : cette petite intrigue peut être un bonheur qu'il faut ménager : elle voudra me le cacher , être fauflè, m'attraper même, ficela lui convient : mais je t'en éviterai la peine, chere petite, c'eft moi qui ferai la confidente; le fecret de ton cceur m'aflurera de toi. C'eft donc demain que je dois paffer prefque un jour entier au milieu de la familie Walmort ; je n'ai pas eu encore affez de temps pour y penfer, quoique je n'aie prefque pas ceffé un  190 Lettres de deux FiHes moment. II s'agit de fe pénétrer fi par» faitement de ion röle, qu'il n'échappe pas un feul inftant; il faut de la fierté, de la hauteur, de la politeffe, de la modeftie : une confiance réfervée, une abfence de coquetterie entiere, l'air de Findifférence, & cette fouplefTe de dire & de faire tout ce qui plait. Je fus effrayée en y réfléchiffant au premier moment: je fentois mon courage s'affoiblir; pour le ranimer, je cherchai a me diftraire, & pour m'efTayer, je me rappellailles Demoifelles Dagby ; elles m'avoient fait faire un compliment de politeffe auquel j'avois a peine répondu; je voulus y aller, je m'habillai trèslimplement, j'appellai Betty, & j'y fus hier au foir; j'y portai eet air trifte & occupé que j'avois eu chez le Miniftre, & je n'oubliai pas la lettre de mon pere, bien décidée de ne parler qu'avec la plus grande prudence, ck de m'inftruire auparavant des affeftions & des préjugés particuliers Je les trouvai feules, je fus três-bien accueillie; les amitiés de ces bonnes perfonnes me faifoient un plaifif que je me reprochois, je ne fais pourquoi. Jet'affure,Naney,quétonamie étoit faite pour la vérité & Ie fentiment.  de ce fiecle. 191 — L'ainée de ces Demoifelles , qui eft, comme tu fais, beaucoup plus agée que 1'autre, manque abfolument de ce qu'on appelle efprit; c'eft une bonne groffe raifon , ou plutöt inftinct, qui s'occupe de fa vie & point de celle des autres, abfolument livrée a 1'économie qu'exige leur fortune, & qui fe repait des contes 5c des hiftoires qu'elle rencontre. — L'autre , plus jeune , plus intéreffante , lit beaucoup, met plus d'intérêt dans fes liaifons, & attaché par la tournure mélancolique de fon efprit : j'avois bien envie de me livrer au penchant que m'attiroit vers elle; je le lui témoignai pendant les moments d'abfence que faifoit de temps-en-tempsfa fceur; elley répondoit avec une certaine réferve qiii marquoit plus d'envie de fe cacher que de défiance de moi. _ A la fin, prefqu'au même inftant, nous nous approchames; nous nous demandames ce qui nous occupoit, pourquoi eet air trifte? Nous n'eümes que le temps de nous tendre la main, de la ferrer , &c de nous dire des yeux, que nous étions difpofées a nous aimer. Un foupir profond qui m'échappa, un moment de filence , firent demander affin brufquement a la fceur qui venoit  i9i Lettres de deux Filies de rentrer ce que j'avois, fi j'étois malade , fi j'avois des chagrins ? Je répondis vaguement, & fans articuler aucun détail, une partie de ce que j'avois confïé au Doéteur Jackfon; je finis en difant a demi-voix & d'un ton affligé , que ma fituation étoit pénible pour une perfonne comme moi, & que j'efpérois qu'elle finiroit bientöt. A propos, dit la fceur ainée : M. & Madame Wdgreerz, que nous avons vu hier, nous ont beaucoup parlé de vous; ils ont dit qu'ils voudroient bien vous connoitre ; & fi vous vouliez un jour y aller avec nous, vous leur feriez plaifir : ce n'efl qu'a un mille d'ici. - J'eus l'air de ne point me rappeller que c'étoit 1'homme au boulingrin; je me defendis un peu des nou velles connoiffances. Ladeffus elle prit occafion de me faire une affez longue hiftoire : je la jugeai peu importante; en ayant l'air d'écouter, ie tachai de calculerfi, pour cette vifite, dont j'avois affez envie, il ne feroit pas convenable de faire xifage de la lettre de mon pere : elle contnbuera furement a me faire confidérer, & c'eft ce qu'il me faut. Je me décidai a la laiffer tomber de ma poche dans un moment ou on  de ce fiecle. 19$ ©n ne pourroit pas me Ia rendre. On n'avoit encore rien dit des IValmort, je les fis venir dans la converfation: on ne répéta que ce que je fa vois déja: je dis, d'une maniere bien indifférente, bien naturelle , que Mifs Henriette étoit venue chez moi, & que j'étois invitée è diner pour le lendemain : on me dit tout de fiiite que M. Wdgrun étoit parent de Lord JValmore, que je ferois contente de leur connoiffance, & que nous irions enfemble. Je pris congé en me levant, fe jettai adroitement la lettre fous ma chaife, & je crois que je m'enfuis avec trop de précipitation. On fait toujours quelque faute, & me voila chez moi avec de Pinquiétude, de la crainte & mille idéés qui trottent; ce diner de demain eft fait pour remplir ma tête. C'eö pour mettre mes penfées en ordre que je t'ai écrit tous ces détails, je fuis plus tranquille quand j'ai chargé le papier du paffé, il me femble que je fais mieux maïtrifer I'avenir, & en repaflant ce que j'ai fait, je fais mieux ce que j'ai a faire; d'abord il faut avoir Pair frais & ferein ; pour cela il faut du repos, mes yeux doivent annoncer la tranquillité de Pame; il faut du fommeil, je vaisy traTctne I. I  ït>4 Lettres de deux Filies vailler. O ! Sir Robert, payerez-vous toute la peine que je me donne, & une femme quelconque qui attend tranquillement que les convenances & fes parents vous uniffent è elle, meritet-ellela préférence? Et toi, chere Nancy, méprifes-tu le befoin que j'ai de te tout dire, ne fens-tu rien de cette anxiéfé que j'ai dans 1'ame aujourd'hui? Attends mon retour de ce chateau, attends ma première lettre , peut-être ferai-je plus gaie, Dans ce moment je te laiffe avec la lettre de Sir Robert. Adieu, chere amie ; quand le dernier fuccès couronneroit mes efpérances , toujours je t'aimerai. P. S. Le lendemain de la réception de cel!e-ci, envoie-moi la feconde lettre de mon pere, précifément comme Ia première,  de ce fiecle. 19 j LETTRE XXVI. De Sir Robert a Camille M * * *. 3Vf ademoiselle, je iiiis bien faché que vous n'ayiez pas voulu me recevoir hier, ma converfationne vousauroit peut-être pas été défagréable; j'aurois taché de ne vous parler que de mes parents; ils m'avoient chargé de vous faire leurs compliments, & de vous propofer de yenir paffer un jour avec eux; ce fera jeudi, fi vous voulez bien accepter leur invitation. — Ils parient fouvent de vous, Mademoifelle, & ils voudroient pouvoir reodre moins défagréable le peu de féjour que vous vous propofez de faire iansce pays. Mylord fur-tout, deïire beaucoup de vous revoir : je lui ai dit comme vous chantiez; il affure que fes vieux jours feroient rajeunis, s'il vous entendoit: j'efpere que vous ferez cette bonne action. Vous trouverez toute xine familie enchantée de vous voir. — II m'en coute un peu de ne rien dire pour moi en particulier; mais je refpe&e votre indifférence, c'eff elle qui  196 Lettres de deux Filies m'empêche de combattre votre raifon & votre philofophie: cependant je crois avoir le droit de vous ofFrir les hom-; mages & les refpeüs de R * * *. LETTRE XXVII. De Camille, E n vérité , ma cbere Nancy , je commence a croire que c'eft dommage de mettre tout ce que je te dis dans de iimples lettres; il vaudroitla peine d'eri faire des chapitres Mon hiftoire prend une tournure tour-a-fait effentielle; & quoique ce ne foit pas une hiftoire umverfelle, elle mériteroit la préface, les chapitres , & toute la décoration des grands ouvrages. — Qui fait fi quelque pauvre diable trouvant nos lettres, n'en compilera pas de quoi faire un roman très-intéreffant? il le vendra a quelque  iió Lettres de deux F'dks rois pas répondu de mon efprit plus longtemps; il eft plus fur de fe défier de fes forces, & il falloit en reprendre en penfant, en réfléchiflant: c'eft ce que j'ai fait tout la nuit, & jufqu'au moment oü j'ai pris la plume pour t'écrire. Mais, Nancy, je vois tes yeux fe fermer , tes bras tomber de lalongueur de ma lettre, je la vois même refter fur la table fans être lue jufqu'a la fin, & en danger de tomber fous les cifeaux du premier frifeur qui en aura befoin. Je ne fuis pas poffédée de 1'amour-propre des auteurs qui veulent abfolument être lus jufqu'au bout; je voudrois feulement que fi mon amitié pour toi me fait tout écrire, la tienne te fit tout lire ; je voudrois de plus être intéreflante a tes yeux, exciter au moins ta curiofité; pour cela il ne faudroit pas fans doute me montrer a toi avec cette facilité de tout ~dévoiler, & cette opiniatreté de ne te rien cacher : en vraie coquette qui difparoit pour fe faire chercher, je ne veux plus t'écrire, j'attendrai que tu m'en fupplies, je n'écouterai plus mon envie la-deffus. Si tu peux attendre tranquillement & fans impatience qu'on t'apprenne ou ma mort ou Tautre événement, tu ne mérites plus rien  de ce fiecle. aiy rien de moi: plus de lettres, plus de détails , que tu ne les demandes a mains jointes. II m'en coüiera un peu de me taire, mais tu ne le fauras pas : fi tu ne te foucies plus d'être de moitié de ce que je fais &z de ce que je penfe , c'efr. que tu n'es pas capable de me rendre les fentiments que j'ai pour toi; ou tu n'en as pas le temps, ou tu es trop ingrate, & alors. je te dis adieu- jufqu'è 1'événement, ou jufqu'au monument. P. S. Fais partir, je te prie, la troi-" fieme lettre de mon pere. LETTRE XXVIII. Nancy d Camille. Je me fouviens, ma chere Camille, que lorfque je recus ta lettre, il y a, je crois, quinze jours, la fin me fit un trésgrand plaifir : tu promettois de ne plus écrire que je nele demandafie, & moi je promis bien de ne pas t'importuner. Ton verbiage m'ennuie, tes détails m'impatientent, même tes amitiés m'excedent quelquefois : j'aurois fait quatre Tome I, K.  ii8 Lettres de deux Filies' hiftoires pendant que tu en commencé une. — Si rëellement tu as envie de faire quelqu'un de ces plats romans en douze. volumes, cherche un Libraire, un Journalifte, & point une amie comme moi. J'étois bien réfolue, fi tu avois continué tes lettres, de ne plus lire que la derniere ligne , pour favoir feulement que tu es en vie. Mais ton filence me déplait auffi; amitié ou curiofité , je." voudrois pourtant favoir ce que tu de- ' viens : ne pourrois-tu pas me le dire en peu de mots ? Je te vois venir avec quelque hiftoire ancienne, ou de cette doucereufe Juliette,ou de ta fervante Betty: Eh bien! quoi, des filies attrapées, ou des hommes qui le feront; c'eft 1'ordre de la nature, je ne vois rien la de piquant : tu appelleras cela, fans doute , epifode; je te prie de m'en faire grace, car j'en meurs déja d'ennui. Tu as affez è t'occuper de toi, fans te mêler des aventures des autres ; laiffe tes campagnards faire Pamour a leur infipide maniers : expédie-moi ce Sir Robert, Sc reviens; ou bien fi tu le veux abfolument, donne - moi de tes nouvelles , mais que ce foit en quatre mots comme je te le demandé; un fur ta perfoane,  de ce fiecte. on autre fur ton retour, & le refte a la garde de Dieu, fur ton cher amoureux, qui eft, en vérité, un trifte Monfieur, ainfi que fon cher pere, fa chere mere , & toute fa chere familie. Je me garderaï bien de mettre mon journal a cöté du tien; nos événements ne fe reffemblent pas; je ne fais pas tout-a-fait autant de phrafes : tu as tant d'efprit! Adieu, ma pauvre enfant, dis-moi feulement fi tu es morte ou en vie; ne me fais pas trop attendre, paree qu'il pourroit bien arriver que j'oubliaffe tout-a-fait la meilleure de mes amies: je fuis certainement la tienne, quand même tu me fais pitié. Adieu. P. S. Si tu avois encore befoin de quelque oncle, de quelque couiin, même d'un pere, tu fais que j'en ai a ton fervice. — Je t'ai envoyé la lettre que tu m'as demandée; les tiennes n'ont rien a craindre, lues ou non lues , je les fourre dans une layette de mon fecretaire, oh elles refteront jufqu'a ce qu'è ta réquifition, & pour 1'expiation de tes fautes& desbêtifes qu'elles co. -i' t, nous en fafïïons enfemble une exicuticn exemplaire. Adieu,  iio Lettres de deux Filies LETTRË X-XPX. Camille a Nancy. Tu m'embarraffes beaucoup, ma chere Nancy : je ne fais fi dans mes lettres je dois te traiter comme tu le demandes, ou fi je dois rompre avec toi, ou bien continuer a t'ennuyer & t'impatienter comme tu le dis. En vérité, tu ne mérites aucun égard de ma part; je commence a avoir affez mauvaife opinion de ton amitié; il.lui faut toujours des éyénements pour fe montrer, Sc eJle'na fait pas foutenir le détail de ma vie Sc de mes défauts. — Tu es capable de belles actions, de grands facrifices, Se tu te plains quand il ne s'agit que de m'écouter; tu ne veux pas entrer dans le foible de ton amie, le fupporter : quand mon ame s'exhale avec toi, la tienne s'ennuye; & pourquoi eet ennui, cette impatience fur les détails de ce qui m'intéreffe ? II y a la-deffous quelque manege de. l'amour-propre. Tu fens ma fupériorité fur toi ; dans le fond du coeur, tu es forcée de me refpefterj  de ce fiecle. m tu admires ma facon de penfer & de fentir-; c'eft-la. ce qui t'irrité, & c'eft la-deffus- que je ne veux point te mé» nager. 1 Peut - être un jour tu penferas comme moi; en rendant juftice a mes fentiments, tu auras 1'orgueil de t'en croire capable & de le prouver : c'eft ce que j'efpere, c'eft ce que je voudrois opérer. Voila donc 1'obftination des convertifleurs qui fe joint a 1'intérêt, au plaiftr de tout dire a fon amie unique. Je me regarde dès- ce moment comme ;une miffionnaire; j'ai des efpérancés -a te propofer, 'des- joüiflances & t'offrir, des plaiftrs plus vrais k te faire connoitre : il ne s'agit que de facrifier au fentiment, il doit être 1'idole de nos am.es : point d'exiftence, point de bonheur fans lui; Ia nature en affemblant nos atömes, en a formé le lien qui devoit les unir. Ne pouffe pas rétourdiffement jufqu'a ne pas -m'entendre ; .écQute ton cceur de bonne foi, il parle encore plus haut que moi : dis_moi ce^ que c'eft qu'une femme qui n'a jamais éprouvé ce vif fentiment de préférence, qui n'a jamais fuivi que 1'impullion méchanique des circonftances, qui enfin n'a jamais connu d'objet uni-  ü2 Lettres de deux Fiftes que ? c'eft n'être rien, c'eft rouler au fond d'un torrent avec la fange & la terre grofliere. Si tu viens avec des exemples , feront - ils dégagés de tous ces horribles arrangements de la fociété, & ne feront-ils pas 1'effet de la fotte vanité, de la cruelle ambition, de la bafle avidité de la fortune , de la coquetterie fi béte? Voila la fource de ces affociations fans goüt, de cette galanterie fans délicatefie, de cette légéreté fans intérêt. 11 en eft, fans doute, beaucoup de ces petits êtres dont Fexiftence eft fi bornée, fi raccourcie; mais qu'elle eft loin de celle d'une ame tendre, fenfible, occupée uniquement du feul objet qu'elle peut aimer! & fi la fympathie, fi le rapport du caraftere , fi 1'amour - propre affurent les Hens qui Fattachent, alors le bonheur eft a fon comble, alors 1'univers n'eft rien, & le cceur eft tout; la vie, la mort, tout fe confond avec 1'objet préféré. C'eft ce que j'éprouve aujourd'hui, chere Nancy; c'eft ce qui remplit mon cceur & mon ame : je fens cette inquiétude brülante d'un être a qui la terre va échapper, dont Fexiftence tient a un feul point: Ou la mort, ou Sir Robert;  de ce fade. "3 point de milieu, le lort en eft jetté. Heureufement, chere amie, j'ai affez de force pour réfifter a la yiolence de ma paffion, & je ne m'y livrerai pas aveuglément, je fais la gouverner; eelt une poffeffion entiere que je veux , je n'en peux rien exclure, pas le plus petit des fentiments : la oii feront 1 eftime, le refpeft , 1'admiration de IValmore, la fera mon ambition : plus j'ai d'efpérance, plus je redouble mes ,efforts, & tu vois tous ceux que j'ai a faire. Ce que je veux, ce qui doit confommer mon bonheur , chere Nancy, c'eft la certitude de faire celui de 1'etre quej'aime. Qu'il foit heureux, ou que je n'exifte pas; c'eft le fecond objet de mon ambition, & c'eft-la ma juftification; j'en prends 1'engagement k chaque efpérance nouvelle. Alors je ne ceffe de penfer k moi, a ce que je fuis; je m'examine avec févérité, je fouille dans les replis de mon cceur & de mon ame, je vifite toutes les nuances de mon caraftere, je me vois tous les jours, & je crois pouvoir dire fans aveuglément : Sir Robert fera heureux. Voila la foupleffe de mon efprit pour tous fes goüts; voila la douceur de K iv  224 Lettres de deux Filies mon caractere pour toutes les circonftances de ma vie; voila ma gaieté, mes talents, mes connoiifances contre les dangers de 1'ennui; voila ma tendreffe, mon envie de plaire , pour enrretenir fes fentiments, pour le rappeller a moi, & ce qui me manque, je vais 1'acquérir; je le puis , car mon amour-propre le veut. - Malheur a Ia pauvre femme qui en fe mariant ne fe promet pas Ie fpeflacle d'un être heureux ! Se fournettre a un homme fans 2e captiver, fans être au bout de toutes fes penfées, eft. une lacheté contre laquelle mon ame fe révolte. — Je ne fais ft je changerai; mais aujourd'hui je fuis jaloufe de toutes les idéés de mon amant; je ne puis en céder aucune. ^— Ces fentiments ne vont - ils point jufqu'a toi, Nancy ? & ne comprends - tu point toutes les jouiffances d'un cceur qui aime & qui efpere ? Ne vois-tu point tout ce que j'éprouve a 2a moindre expreffion de Sir Robert, k teut ce qu'il fait pour me plaire, è tout ce qui caraflérife fa paffion ? Mon ame eft comme la furface de 1'eau pure que le moindre vent agite; tout s'y peint, tout s'y réfléchit : les ondes  de ce Jierie. 225 qu'un léger zéphyrmeten mouvement Si qui troublent un peu la réflefticn des objets, valent bien mieux que ce calme tranquille qui ne préfente qu'une peinture immobile. Si ru me demandes , oü font donc ces jouifTances ? Elles font, te dirai-je, dans tout ce qui flatte mes efpérances, dans 1'amourpropre fatisfait aujourd'hui, & dans 1'imagination qui rapproche 1'avenir : en faut - il davantage pour enflammer mon courage ? Déja , chere Nancy , j'ai plus de bonheur que tu n'en auras jamais dans 1'aventure la plus heureufe; jene puis l'être, moi, que par le féntiment, Si je périrois, je-crois, s'il eüt manqué 1 objet. — C'eft donc pour ma vie que je combats, Sc jufqu'a préfent je puis me flatter de vivre; depuis ma derniere lettre, tout me le fait efpérer. Tu n'as cependant que de la défiance fur mes fuccès, tu ris de mes efpérances; Sc ü par hafard tü te donnes la peine d'y penfer, le doute Sc 1'ironie eft tout ce que peut produire la bonne opinion que tu as de ton amie. Je t'entends dire en ricanant: Sans doute , cette pauvre Camille n'aeu qu'a paroitre pour tromper un vieux  ti6 Lettrcï de deux Fifiès •Lord, qui furement 1'a été mille fois dans fa vie; pour en impofer a une vieille Lady, qui y tache elle - même tous les jours ; pour féduire enfin toute une familie, qui a le plus grand intérêt a voir & a fe défier, qui voit & qui fe défie. Tu as raifon; mais je vois & je me défie aufli : je ne me livre a la perfuafion qu'après 1'examen le plus impartial. — Je fais taire 1'amour- propre , je réduis toutes les circonftances, tous les mots a leur jufte valeur, &c alors je vois que certainement Mylord a une certaine confidération pour moi, que même il eft difpofé a l'amitié; il voudroit une belle-fille comme moi: il ne me manque qu'un héritage, comme fi ce n'étoit pas affez d'avoir le cceur de fon fils! — Milady me hait peutêtre , mais c'eft paree que je ne lui fuis rien; c'eft paree que la fille qu'elle a faite, qu'elle a élevée , que même celle qu'elle aura, ne font pas fi bien que moi: elle en eft humiliée ; & ne veuxje pas flatter fon orgueil autant qu'il dépendra de moi ? Cet ceil inquiet qu'elle porte fur moi, c'eft la juftice qu'elle me rend : elle voit mon pouvoir. Mifs Henriette eft entre la ja-  de ce fiecte. 127 loufie & l'amitié; mais je luis fi bonne, je la fais fi bien valoir lorfqu'elle chante, lorfqu'il y a des hommes, je lui apprends a fe coëfrer, a être- plus jolie, & l'amitié devient la plus forte. Les domeftiques, les gens , les fermiers, dépendent de ma générofite, de eet air impofant qui fe fait refpecter , d'un peu d'affabilité , enfin , de 1'admiration de Betty ; ils n'oferoient toucher qu'en tremblant au voile qui me couvre; &£ comme 1'obfcurité groffit les objets, je fuis aux yeux de ce peuple un être confidéré, refpeclé. Je ne dis rien de Sir Robert, paree qu'il faut fe taire fur ce qu'on poffede; mais je ne crois pas qu'il y ait dans le ciel de divinité qui me vaille a fes yeux. Pour t'en convaincre, je n'ai toujours qu'a fuivre mon hiftoire ; tache de 1'écouter fans envie ; c'eft furement ce qui te donne cette humeur fur ce que tu appelles mon verbiage. Eh bien oui , Nancy, je deviendrai peut-être Lady; qu'eft-ce que cela te fait? ne peux-tu foutenir cette idee? Sois jaloufe de mon efprit, de mon habileté , è la bonne heure ; mais laiffe venir les évégeraents, il y aura toujours un coin  ïiS Lettres de. deux - Fi Hes pour toi, je. te le promets, & compfe fur ma modeüie 6c hir ma ptoisaion. — Je crois que* je rie veux plus de parents"; c'eft eux'irui gatent toujours tout, & ils-font diffi-eües h arranger. Cet oncle m'a donné 'plus de peine que toute ma'familie ehtiere. Par politeffe, on s'eft mforrné de. fon voyage.,- on m'a fait des queftions fans nombre fur fpuf ce qui le regarde ; il a falhi avoir de Ja préfence d'efprit fur-tout", & répondre avec cette modeftie férieufe qui en impofe a Ja .curiofité. •.-«. Je ne fe cache pas :que- cette' cpmédie eft difficile a fóÜt^piÉk' & qii'il faitfpeii de chofe pour la faire évanouir ; mais enWdans ce moment mon oncle eft un Seigneur d'Irlande; je fuis fa niece : il reviendra dans quelque temps , & je dois m'en retourner avec lui. Tu comprends qu'il me convient d'avoir uh dcpart tout pret ,,oü. pour fe faire retenir, ou pour faire ar ticuier certarnes'chofes, & furtout poür-avoir bien l'air de n'être ici que par accident. C'eft le fond de mon hiftoire, & je ne prévois pas'd'avoir plus befoin de perfonne. Donne - moi feulement de la prudence & du courage, & aie plus de confiance dans  de ce fucle. ut) mes forces. Je fais ménager les circonftances, éktroirverles moyens; je n'en méprife auciin. Cette pauvre Betty, par exemple, n'eft pour toi qu'un être vii , inutile. Ignores-tu qu'entre les mains du génie, les petits moyens fervent aux "grandes chofes ? elle eft déja un de me reflbrts pour faire agir.comme % me plaira la maifon dès .ïftalmqres il n'y a aucun de mes. alentours dont je ne tire parti; tout contribue a former Ie corps de mon hiftoire. Ce qui en fait Ia folidité, cependant, c'eft-ce que je fuis véritablement, cé .font les attraits & 1'efprit que -Ié- ciél m'a donnés & que je cultive ce font de eertams yeux dont Sir Robert connoit Ie pouvoir ;- c'eft eet air noble , aifé, modefte, dont tu fes moquée fouvent; eet art de fe mettre avec fimplicité & elégance;: cette hauteur affable avec les inférieurs;; cette. réferve honnête avec tout le monde; cette attention de fe cacher, qui piqué la curiofité; enfin , ce."e maniere d'être, qui ne laifle rien d'indifférent quand on a quelques charmes , que fi peu de femmes favent avoir, & dont elles ne connoifiént pas  230 Lettres'dé deux'Filies Je' pouvoir. Tu en as quelque chofe; mais tu as trop vite renonce a Part & k Ia fauffeté, & je crains que tu n'y reviennes plus : tu n'auras jamais que du plaifir & point de bonheur. J'en fuis fachée pour toi; tu avois de quoi être heureufe. — Je ne puis aujourd'hui te continuer les détails de ma vie, car tu les veux furement. Ayant penfé que je ne t'écrirois plus , & que tu ne voudrois plus de mes lettres, c'eft pourquoi je n'ai pris que des notes pour mon utilité & pour ma mémoire. Cependant , comme j'aime a m'occuper de moi, que j'ai du temps, que même j'ai befoin de cette occupation, je retournerai avec plaifir en-arriere pour t'inftruire de tout. — Depuis environ quinze jours que je ne t'ai rien dit, je n'ai pas fait des progrès bien rapides; mais dans ma fituation, il faut bien que j'avance ou que je recule : c'eft pas a pas que je dois arriver a quelque cataftrophe : je ne la prévois pas encore; mais enfin, quelle qu'elle foit, il faudra en venir-la; tout 1'annonce ainfi. Et réellement, Nancy , peut-être un jour il vaudra la peine d'écrire mon hiftoire.  de ce Jiecte. ' 131- Elle ne fera pas d'une grande urilité au genre humain; mais dis-moi, fi la vie de Calypfo étoit auffi bien écrite que. celle de Télemaque, ne la liroiton pas plus fouvent? & fi dans 1'hif» toire on cherche le tableau & les traits de 1'humanité, ou peut-on mieux les trouver que dans celle d'une femme ? J'ai dé/a penfé k mettre la mienne en Chapitres; & fi quelqu'un entreprend jamais un auffi important ouvrage,je veux lui épargner la peine de fouiller dans no-, tre correfpondance. C'eft donc des Chapitres que tu recevraspar la première pofte, dans lefquels je te fais, ou k quelqu'autre de mes amies, le récit de mes aventures Peut-être que cette maniere t'en impofera, tu auras plus de refpect pour un Chapitre que pour une Lettre : tu verras une héroïne au-lieu d'une amie familiere, &C tu n'oferas me répondre avec ta légéreté ordinaire, Ah! fi je pouvois parvenir k 1'honneur d'être imprimée! je me fens déja 1'orgueil & la vanité d un auteur; je m'éleve au-deflus de toi, & déja je te confonds dans la foule des lecteurs qui viennent humblement prier un Libraire de les  132 Lettres de deux Filfes, &c. amufer & dé les intéreffer pour un fcheling. — Adieu, donc, chere Nancy, jufqu'au Chapitre : tu te chargeras de Verrata,-jepenfe. Adieu; compte toujours fur mon amitié. Fin du Tomé premier.