CAMILLE, o u LETTRES DE DEUX FILLES DE CE SIÈCLE. T O M E S E C O N D.   CAMILLE, o u LETTRES DE DEUX FILLES DE CE SIÈCLE; Traduius di tAnglois fur les Origïnaux, TOME SECOND. A MAESTR1CHT, Ghez J. E. Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires affocics. M. DCC. LXXXVI.   CAMILLE, O U LETTRES DE DEUX FILLES DE CE SIÈCLE. L E T T R E XXX. Camille, a la même. O hapitre c'eft bien au moins lé vingtieme : un auteur qui travaille k tant la feuille pour fon libraire, auroit fait plus de vingt chapitres de tout ce qui m'eft arrivé, quoiqu'il eut pu le dire en deux mots. Voila donc le chapitre vingtieme. Quel titre ? Je ne veux point de ceux qui font recherchés & qui veulent être plaifants: chapitre qu'on lira fi on veut; chapitre qui contient ce qu'on verra , fi on Ie lit; chapitre le plus court Tornt II, A  * Lettres de deux Fitles dn livre. — C'eft im auteur qui veut jouer un röle dans fon ouvrage, & il n'en a plus befoin, fi les autres font bien rendus: celui qui fait jouer des marionnettes, doit toujours être invifible. Je ne veux point non plus un titre qui annonce 1'hiftoire , c'eft en diminuer la curiofité & 1'intérêt; il vaudroit peutêtre mieux ne point mettre Chapitre. Cependant il faut au le&eur une occafiorv de fe repofer, que ce foit fimplement une interruption qui ne coüte rien,ni au Iecleur ni a Paüteür. Celui-ci fera donc Chapitre XX : Continuation de Phiftoire de Mifs Carnille. — A préfent, oii en fuis-je reftée dans ma derniere lettre ? II me femble que c'eft a la fin de ce grand jour pafle dans la maifon Walmore. (Souviens-toi que c'eft moi crui te raconte mon hiftoire, ou bien k quelqu'autre; ce qu'on aura eu foin d'arranger dans la préface, ou dans Pintroduction, ou modeftement dans un avis au lefteur.) — Lors donc que j'e.us, quitté Sir Robert, & que mes yeux eurent cherché un moment a démêler 1'état vrai de fon cceur, je rentrai chez moi. Mon premier mouvement fut de m'approcher de Ia fenêtre, pour le fuivre encore des  de ce fiede. y yeux; je croyois que les fiens fe tourneroient de mon cöté, qu'il les leveroit fur Ia maifon, qu'il regarderoit plufieurs fois en-arriere. Sa tête ne tourna ni a droite ni a gauche; je me donnai la torture pour en favoir Ia raifon : étoit-il fi occupé qu'il oubliat 1'ufage de fes organes ? Etois-je fi préfente a fon imagination, qu'il n'eüt pas befoin de voif encore ce qu'il venoit de quitter? Les murs qui menfermoient n'étoient-ils rien pour lui ? Quelquefois on ne peut pas devmer ces hommes; quoi qu'il en foit, il s'en alla tout droit. Betty fut grondée, elle ne faifoit rien, elle n'arrangeoif rien ; elle m'impatienta plus d'une fois en me déshabillant, & je Ia renvoyai bien vite; mais elle avoit mille chofes è me dire. Henri a été Iong-temps avec elle, ils auront parlé enfemble, on 1'aura vu, & j'ai trop de vertu pour que ma femme-de-chambre ait une intrigue a mon infu : je dois y veiller en confcience; je veux tout favoir. — Betty, je fuis très-en peine de ce que vous m'avez dit de Henri; c'eft un homme, il vous trompera. — Oh! Mifs, il- m'époufera quand mes parents le voudront. — Quoi! vous penfez déja a vous marier A ij  4 Lettres de deux Filtes a votre age? Cela ne convient pas, je veux en raifonner avec vos parents: & vous avez parlé de moi enfemble, j'en fuis füre ? Voici ce que j'ai appris d'elle: il entend fouvent parler de moi quand il fert a table; Sir Robert ne dit prefque rien : Mylord dit des chofes bonnes & honnêtes; il fouhaite que j'aille quelquefois chez lui; Milady ne parle qu'en ricannant 6c en regardant fon fils ; Mifs Henriette veut favoir toutes mes chanfons: c'eft le réfumé de mes queftion* & des réponfes de Betty. Ma conclufton eft que j'aurai un moyen de favoir ce qui fe paffe & ce qu'on penfe dans Ja familie: objet très-important. Je fis promettre a Betty de ne jamais voir Henri fans ma permiffion, & de me rapporter fidélement tout ce qu'il difoit de moi: ce petit myftere plait a la jeune fille, & je puis compter fur elle. Le lendemain, je venois de fermer ma pre'cédente lettre a mon amie Nancy; j'étois tranquille & inquiete, ma table devant moi; le foleil venoit de fe coucher, j'étois livrée a mes rêveries; j'entends ouvrir ma porte, je vois Sir Robert, il refte un moment immobile; jê me leve avec étonnement; alors il s'approche avec em-  de ce fiectc. j Barras & empreffement. Oui, Mifs, ditil, je fuis entré tout de fuite fans vdtre permiffion; vous êtes fi difficile ! —II eft vrai, je crains les vifites. — Oh! de moi, vous ne devez rien craindre ; mais il faut que je parle , je veux vous parler, Mifs. — II prend une chaife; Betty avoit entendu dubruit, elle eft montée, elle eft étonnée de trouver la Sir Robert. Je lui fais figne de fermer la porte, elle s'en va.— Me parler , Moniïeur, &c de quoi ? Y a-t-il quelques nouvellesdans votre maifon? — Non, Mifs, toujours la même chofe, toujours ce que je vous ait dit hier, ce que je dirat toute ma vie. — Je fuis feule, vous ne voulezpasabufer Moi, abufer? Dien m'en préferve, Mifs; c'eft vous qui pourrez abufer li vous voulez; car vous favez tout ce que je penfe, toutce que je fens. — J'efpérois que les réflexions Oh ! Mifs, j'ai rcfléchi toute la nuit, tout le jour, & c'eft paree que je ne puis plus réfléchir , que je fuis venu aujourd'hui vous dire qu'il faut auffi que vous penfiez; plus je vous connois, plus vous êtes pour moi la feule femme dont je puiffe m'occuper II étoit appuyé fur la table qui nous féparoit; fa tête avar*A iij  C L-ettres de deux Fih'es cée, il cherchoit dans mes yeux : il y tut un moment de filence. — Vous êtes jeune, Sir Robert; une femme, un objet étranger vous divertit. — Divertit ? Non pas, fur mafoi, divertir; depuis que je vous ai vue, j'ai toujours été tourmenté: fansdoute je fuis jeune, je n'ai pas été dans les villes apprendre a plaire aux femmes, a leur en conter; je ne veux pas le favoir : mais vous , Mifs, je voudrois favoir fi vous pourriez aimer un hom me comme moi? — Et pourquoi voudriez-vous favoir cela, pour vous en faire haïr une fois ? — Point, point, pour vous aimer toujours; oui, toujours, Une de mes mains fe trouva fur la table , il la prit, la ferra, en répétant ionJours. — En vérité , Sir Robert, vous m'efFrayez; vous êtes honnête, généreux, délicat, & moi malheureufe, fans fortune, Ioin de tout dans ce moment; vous devez refpecïer ma fituation, & rien de plus.— Je ne fais pas trop, il eft vrai, qui vous êtes, mais la, (en mettant la main fur fon cceur) je fais que vous êtes une femme adorable, que vous réuniffez tout ce qu'on peut defirer dans votre fexe : c'eft le ciel ou le diable qui vous ont amenée ici: bonheur  de te fiecfe. 7 ou malheur, voila ce que vous pouVez faire. — Je n'ai connu encore que ce dernier, Monueur; mon cceur feul jufques iei n'a éprouvé ni Fun ni 1'auire. — Ah! Mifs, votre cceur ! Ses regards ardents, curieux, difoient: eft-il occupé, n'aimet-il rien , puis-jë y prétendre'? — Vous êtes, fans doute, comme tous les hommes, Monfieur; vous êtes bien vite perfuadé qu'une femme dans une fituation un peu extraordinaire, n'eft pas fans quelque roman, fans quelque hifloire : vous pouvez me confondre avec toutes les femmes; mais jamais mon cceur.... Ici je portai la main fur mes yeux. II interrompit en proteftant qu'il feroit au dcfefpoir de me faire la moindre peine, qu'il voudroit feulement favoir fi je pourrois 1'aimer. Je ne répondis rien, mes yeux refterent baïffés, peut-être ma refpiration étoit-elle un peu plus embarrailee. Alors, il prit un ton calme & tranquillè. —• Je vous avouerai , me dit-il, que mes parents me preffent de me marier; je connois a peine la perfonne qu'on me deftine ; elle n'a rien d'attrayant pour moi, elle eft a Londres depuis quelque temps, oü fa mere 1'a conduite pour fon éducation ; fa deA iv  S Lettres de deux Ftltes meure eft prés de Ia nötre; fes rërres touchent celles de mon pere, c'eft une héritiere, & c'eft pour cette raifon que mes parenis & fur-tout ma mere, veulent que je 1'époufe, & que je ne penfe k auciuue autre femme. Jufqu'a préfenj je n'ai eu aucune raifon pour leur ré- lifter; mais, Mifs, aujourd'hui II faut leur obéir encore, lui dis-je, $1 cela pour toutes fortes de raifons. — Ce n'eft point ce que je vous demande, Mifs; mes parents ne vous connoiflenf point encore afïez, je veux feulement qu'ils vous connoiffent, qu'ils fachent tout ce que vous êtes , qu'ils voient votre cara&ere, votre ame comme je les, vois, comme ils font. Mon pere, furfout, voudroit que je.fuffe heureux, il adoreroit une fille comme vous; ditesmoi feulement que lorfqu'ils penferont comme moi, l'indifférence, 1'averfion , ne feront pas contre nous. — Mais, Monfieur, vous ne favez pas ce que vous exjgez; quels engagements vous prendriez quand mon cceur ne réfifteroit pas: j'ai une familie; il peut y avoir des circonftances , des inconvénients incompatibles. — Tout ce qu'il vous plaira, Mifs; fe prends ces confidérations pour des ef-  de ce fiecle. •> pérances ; vous connoiffiz mes fentiments, je connois les vötres; vous ne voudrez point vous jouer de ma paffion; fi les obffacies font dans votre cceur, i! n'eft plus de vie pour moi, & vous ne me laiflerez point travailler a mon bonheur pour le détruire. II eft vrai que je ferois au défefpoir d'empoifonner les jours de mes parents, vous ne le voudriez pas; mais quand ils vous connoïtront, quand ils fauront tout ce que vöus êtes, quand ils vous aimeront, ils ne voudront pas me rendre malheureux. — Je demande donc a vos pieds, adorable Mifs, que vous m'aidiez a les éclairer fur vos perfe&ions, que ma paffion pour vous leur foit encore cachée : mon pere , ma fceur, vous aiment déja , ma mere vous aimera auffi; venez donc dans notre maifon auffi fouvent que vous le pourrez; & afin que rien ne trouble leurs difpofitions, j'éviterai de m'y trouver trop fouvent avec vous : qu'ils vous voient & ils vous aimeront, & ils me, pardonneront de vous préférer a 1'univers entier; ils le voudront même. Je ne vous demande que èela dans ce moment; laiffez-moi fans réponfe, permettez-moi feulement de venir quelquetois A v  io Lettres de deux Mies ici: mais j'y viendrai quand vous ne fe permettnez pas, je ne dois rien attenclre de votre raifon : je verrai ce que votre cceur m'accordera IJ s'étoit levé en difant ces derniers mots; je me Jevai auffi; la table n etoit plus entre nous; il prit une de mes mains , la baifa, jura une paffion éternelle, & s'en alla fans écouter les mots que je balbutiois. Je retombai dans ma chaife, Ie ■ coeur rempli de trouble; & quand mon efpnt eut Ja liberté depenfer, je cherchai a jouir de mes efpérances ; je voyois Ia candeur avec laquelle Sir Robert s etoit exprimé, fa modeftie , a vente de fes fentiments, Ia poffibihte de ce qu'il attendoit de fa familie ; tout me flattoit. II en faut moins pour occuper une femme. Je 1'étois encore profondément le lendemain matin, iorlque /e recus cette lettre. Sir Robert J Mifs CamU/ei Permettez-moi, Mifs, de vous rappeller notre converfation d'hier au foir; ce font des vérités que je vous prie de ne pas oublier, & qui ne changeront jamais :; en prends 1'engagenwnt. As-  de ce fiecle. ji cordez-moi auffi la grace que je vous ai demandée, de venir dans notre maifon auffi fouvent qu'il vous fera poffible; mes parents, & ma fosur en particulier, vous prient d'y venir demain : vous voudrez bien apporter les chanfons dont vous avez parlé a Mifs Henriette, Sc qu'elle a bien envie de favoir. Je ne veux plus vous parler de mes fentiments, vous en jugerez par mes aftions : mais les vötres , Mifs, quels feront-ils ! c'eft eux qui décideront de ma vie, n'eft-ce rien pour vous ? Jamais, cependant, iln'y eut de refpefts plus finceres que ceux de R. W. Betty m'avoit remis cette lettre, je ne voulus point affe&er trop d'indifFérence a favoir quelque chofe; je veux effayer fa difcrétion, & mettre en jeu fonattachement pour moi. J'ouvris avec empreflement, je laiflai voir 1'intérêt & la curiofité; fes yeux étoient flxés fur moi, & cherchoient a deviner. — Je lus deux fois cette lettre, c'étoit Henri qui Pavoit apportée, il attendoit la réponfe; j'aurois pu voir tout cela a l'air de Betty, je lui recommandai le fecret, je lui défendis de parler de moi, Ö£ «'un air de conüdence7 je lui dis de s'inA vj  12 Lettres de deux Mies former de ce qu'on avoit dit hier au foir dans la familie Walmore : fes difpofitions de confïdente font merveilleufes; elle me comprit parfaitement, & difparut. Jamais je n'eus autant de peine que pour écn're cette réponfe ; il en falloit une abfolument, les termes fe refufoient a mon imagination ; je maudiffois la pauvreté de la Iangue, j'en aurois youlu une exprès ; il falJoit cacher & laiffer entrevoir, & toujours c'étoit trop de 1'un ou de 1'autre, Enfin , après avoir tourmenté mon efprit, & m'être promenée un quart d'heure dans Ia chambre, voici ce que j'écrivis. Je vous prie, Monfieur, de ne point prendre d'engagement, & permettezmoi de ne point croire a celui dont vous parlez ; ils ne conviennent ni a vous ni a moi; ce font vos convenances qui doivent régler vos fentiments, & j'en fuis trop éloignée a tous égards. Quels que foient les miens, ne voyez en moi qu'une femme étrangere, dont vous devez refpëder la fenfibüité, &qui a bien affez de malheurs. Je ne faurois trop vous exhorter, Monfieur, a renoncer a une fantaifie d'un moment, naturelle peut-être a votre %e, mais qui pourroit  de ce fucle. ïj rendre malheureux le peu de moments que j'ai a pafler ici. Nous ne fommes plus dans le fiecle des romans, les hommes n'en font plus capables. — J'irai chez vous dès que je le pourrai, je ne crois pas que ce puifle être demain ; je porterai k Mifs Henriette les chanfons qu'elle demande. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour mériter 1'amitié de vos refpeöables parents, elle m'eft infiniment précieufe, & je vous prie de ne pas me la faire perdre : c'eft dans cette efpérance que j'ai 1'honneur d etre, &c. Ce fut un travai! que ces quatre lignes; k moi qui en écris un fi grand nombre & avec tant de facilité. L'envie d'y changer quelque chofe, exifta jufqu'a ce qu'elle fut remife a Henri, jufqu'a ce qu'il fü# parti, & aprèscela grande inquiétude, grand tourment qu'elle ne fut pas ce qu'elle devoit être; mais enfin elle eft partie, il faut penfer a autre chofe. II y a cette feconde lettre de men pere qu'il ne faut pas Iaiffer fans effet; je la recois devant Sara & Betty, je la lis moitié haut, moitié bas, je Ia ün'is en pjeurant, en fanglotant : ces femmes font touchées, pleurent auffi, demandent  14 Lettres de deux Filles humblement les détails de ce malheur: alors je lis la lettre d'un bout a. Pautre, & réellement mes yeux fe rempliffent de larmes; les bonnes ames s'affligent, me confolent, & maudiffent prefque les Proteftants & les Catholiques. Je demande Ie plus grand fecret; & puifque je dois encore refter ici quelques femaines , je paye un mois d'avance, je promets une grande récompenfe k Betty pour fes fervices, & de m'intéreffer toujours k fon fort: je laiffe entrevoir une grande fortune par mes recommandations, & on m'aime, on me confidere plus que jamais. Mais il ne fuffit pas d'avoir confïrmé ces femmes dans leurs idéés & dans leurs difpofitions pour moi; il ne faut laiffer ni Ia familie du Miniftre, ni la maifon des Walmore dans ce repos & cette abfence d'événements qui efface les idéés & qui fait naitre le doute : il faut empêcher la petite médifance de fapper mon hiftoire, il faut donner un aliment k Ia jaloufie fur mes fuccès, fur 1'admiration, fur les honnêtetés, fur 1'amitié que je recois par-tout; il faut y fubftituer la compaffion, & on n'en refufera pas aux malheurs de ma familie : Uion pere perfécuté, prefque ruinéi  de ce fucle. iy moi prefque abandonnée, obligée defuir, de me retirer au fond d'une trifte Province d'lrlande! On m'accordera cette douce pitié qui humilie fi bien ; on me plaindra d'une maniere fi mortifiante, & on ne manquera pas de croire tout ce qui peut m'abaiffer : on eft fi crédule, quand on peut méprifer! Ce pauvre Miniftre, pourquoi a-t-il cette haine contre fes freres d'une autre croyance que ia fienne? En Êfpagne, il eüt été inquifiteur crue!, il m'eüt fait brüler è petit feu è caufe de ce petit trait de mon roman; c'eft lui qui fera Ia viftime de fa petite paflion : perfuadé de mon hiftoire, il Ia répandra pour 1'affaifonner de fa haine, il fe fera mon complice, & il mérite d'en être puni un jour : heureux fi fa grace peut dépendre de la femme de Sir Robert. En, attendant, il fera un de mes infiruments. II conviendroit k mes projets de faire* parvenir & lire dans Ia maifon Walmore cette lettre de mon pere; je veux bien être méprifée par le Pafteur & Ie troupeau de Clamftead, mais je veux intéreffer cette familie refpeftable : le fentiment fortifiera les autres. Deplus, il faut des circonftances pour venir h  ió' Lettres de deux Fdles 1'appui de ce que Pon fait: dans ce fflO* ment, les doutes auroienttrop de force contre moi; il ne faut peut-être rien pour me détruire dans le cceur de Sir Robert: x'eft fon age, c'eft la figure d'une jolie femme qui ont tout fait; Pidée d'une tromperie, d'une aventure , effaceroit tout; fes chaïnes ne font pas aflezfortes encore, il ne faut donner a fa raifon aucun moyen de les rompre; des malheurs, une fituation intéreflante lesaflureront dans une ame honnête & généreufe, & feront fi bien reflbrtir ma fierté : ma délicateffe, mon défintéreffement, me rendront fi peu dangereufe aux yeux de parents fpéculatifs. — Je dois donc abfolument être malheureufe; mais ce n'eft pas moi qui doit me plaindre; je ne me laiffe point abattre, j'ai toujours la même égalité d'ame, je n'ai befoin de perfonne, tout au plus de quelques confeils; a qui puis-je mieux les demander qu'a mon Paftèur ? il va quelquefois chez Mylord, Sir Robert vient chez lui de temps-en-temps : fi je puis lui laifler cette lettre entreles mains, il la portera, il la lira, je lui recommanderai le fecret, & tout le monde faura ce qu'elle contient : on faura tout ce qui  de ce fiecie. 17 me regarde, fans que j'en parle; on m'abordera , on me pariera avec un air de commifération, j'en ferai honteufe, & on s'acharnera k me plaindre. Je vois ce qui fe paffe dans votre efprit, cher le&eur, vous jettez le livre, & vous dites : peut-on avoir une paffion Sc raiianirjr fi ju'Ae,aimer & dire des menfonges, & faire des fauffetés ? Quand le cceur eft vrai, 1'efprit ne fait point tnentir. Si vous Êtes une jeune fille de di»huit ans, vous crierez, fans doute, a 1'invrailemblancc; je vous entends repeter : peut-on aimer & tromper avec autant dc fang t'roid, mettre autant d'ordrc dans fes idéés, faire un plan auffi fuivi, auffi combiné ? Vous avez raifon, cher enfant, fuivez votre cceur; livrez-vous au fentiment qui le domine, n'écoutez que fa naïveté, & vous irez groffir le nombre des infortunés; il fera trop tard alors de penfer : heureufe s'il vous refte de quoi étourdir la fuite de votre vie & fauver votre erreur par une autre 1 Moi, je n'ai plus vingt ans, j'en ai tout-ad heure vingttrois; j'ai vu, j'ai éprouvé les revers, les contradi&ions de la vie: la nature m'a donné le talent de penfer & de réflé-  i8 Lettres de deux Filles ehir : depuis que je me connois, mon eipnt s eft exercé fur tous les objets qui 1 ont fixé, aujourd'hui je jouis de cette habitude; mon cceur, auffi pénétré que Ie votre peut 1'être, eft pour moi le friet de mes obfervations, je vois ce qu'il defire; fai commencé par en convenir franchement avec moi-même , j'ai diffipé les nuages dont il vouloit fe couvrir, j'ai réduit 1'illulion a la vérité, & j'ai chargé mon efprit de trouver les moyens; c'eft un chymifte qui attife continueliement Ie feu de fon fourneau , qui ne ceffe de combiner fes ingrédients, qui cherche les éléments de cette pierre philofophale, qu'on appelle bonheur : le grand oeuvre échappera peut-être, mais il feroit encore plus cruel d'y renoncer; & fi vous aimez, fi vous pouvez aimer un jour, vous en conviendrez. Sentir& penfer fucceffivement eft donc mon occupation continuelle. Jamais Ie cceur n'a un fentiment, une émotion vive que 1'efprit ne foit-Ia, ou pour le con' duire ou pour 1'arrêter: c'eft aujourd'hui tout ce qui remplit ma vie, rien ne me diftrait, & le moment préfent eft toujours employé a juger de Pavenir fur le Rafte; c'eft particuüérement 1'occupa.  de ce fiecle. 19 tion du matin. — II y avoit quelques jours que je n'avois été chez ce bon Miniftre; je devois aller chez les !Valmorey les Demoifelles Dagby veulent me mener chez les IFedgrun, ce jour-la fut donc marqué pour aller au presbytere, & il fut décidé que je tacherois de tirer parti de la lettre de mon pere; j'avoue que je tremblai un peu de la complication des chofes qui fe préfentoient a mon efprit, & que j'entreprenois feule, fans appui, fans autre reflource que ma tête, qu'une pauvre tête de femme: bien loin de me laifTer abattre, mon courage s'animoit, Pefprit &c le corps fe joignoient a 1'ardeur de réuflir , & j'aurois affronté 1'univers entier, s'il eütfallu le iromper. — Tout ce qui fe paflbit dans mon ame me donnoit un air trifte &i occupé qui alloit parfaitement a ma prétendue fituation. —Sous quelque prétexte, Sara & Betty furent appellees dans ma chambre; ma trifteffe, mon affliöion les toucherent encore; je leur demandai fi elles ne me confeilloient pas d'aller chercher des confolations auprès du Dofleur Jackfon ? Sara qui croit aux Miniftres , &C Betty , appuyerent mon idéé, me preflerent de la fuivre:  10 Lettres de deux Fittes je dis en me défendant que j'aurois préféré cependant de refter feule chez moi, & de ne voir perfonne; mais ce Mimftre eft fi bon, fi religieux; d'ailleurs, il entend les affaires des Catholiques, il ne manque jamais de s'en meier dans toutes les occafions. — Nous y fuin.es donc i'après-midi, nous le rencontrames a quelques pas de fa maifon; 11 avoit mis la bonne perruque, le bon chapeau, une cravate toute blanche; il ayoit facanne a la main, & il marchoit d un pas ferme & preffé qui difoit bien ou il alloit. Quoiqu'il eüt Pair fiché d etre détourné , il rentra cependant chez lui avec nous. II étoit prés de nous quitter pour aller chez Mylord Walmort lorfqu'il remarqua ma trifteffe, & m'en demanda Ja caufe. Je me levai, il me fuivit au bout de la chambre prés d une fenêtre. Je lui dis que j'avo's recu encore de mauvaifes nouvelles, que mon pere étoit malheureüx; je tirai la lettre de ma poche, en ajoutant que j'avois befoin deconfeils, quejecompterois bien fur les fiens, fans Ia préven. jion que lui avoit donnée Ia première lettre que je lui-avois montrée; que cependant nous étions bien innocents, que  de ce fucle. li nous ne tarderions pas a être juftifiés, que peut-être Mylord JValmort avoit des amis en Cour, qui pourroient nous être utiles; mais que je ne voulois pas le demander, & que c'eft la-deffus que je fouhaitois de le confulter; que je ne voulois pas 1'arrêter dans ce moment, que je lui confiois ma lettre, & que je le priois de voir ce qu'il y auroit a faire. — Ces Catholiques, dit-il, en fecouant Ia tête & en prenant la lettre, feront toujours du mal dans lestroisRoyaumes; il n'en faudroit point, je vous allure, chere Mifs; Sc enfuite prenant un air de protettion, il promit de penfer a ce qu'il y auroit a faire; & en élevant la voix, il continua : Milady TValmore eft. une femme refpettable, elle a beaucoup de religion, & n'aime pas les Irlandois. — Je le priai de ne pas m'expofer, d'être difcret fur ce que je lui confiois, &de ne point montrer ma lettre fans que nous en fuffions convenus. — Laiffez - moi faire, me dit-il en s'en allant; quand on a été chez un Miniftre d'Etat, on a ap. pris è garder un fecret, a conduire une affaire. — Je joignis fa femme & fes deux filles, je paflai une partie de la foirée avec elles; je les édifiai par ma  12 Lettres, de deux Filles réfignation & ma modeftie; je les rrouvai fi heureufes d'être nées loin de la cour, des titres & de la fortune, j'enviai l'obfcurité & la médiocrité : on m'envoyoit de Londres des rubans & des ajuftements dont je ne me fouciois plus, & que je voulois leur donner. — Je ne lesquittai point fans avoir ajouté è leur refpect, a leur confidération pour moi, ou au moins fans avoir balancé ce que mes malheurs pouvoient me faire perdre dans leurs efprits. Cependant je fuivois le Miniftre chez les Walman, j'aurois voulu attacher mes yeux & mon ame a cette lettre, voir moi - même 1'efFet qu'elle devoit produire; mais je le faurai,oupar Sir Robert, ou par Betty, ou par Henri. Je dois peu compter fur ce pauvre Miniftre, il ne verra rien, il n'entendra rien, il ne retiendra que ce qui conviendra a fa tête imbécille : d'ailleurs, j'ai une petite haine contre lui: pourquoi n'eft-il point encore venu chez moi ? Un petit Curé de village doit aller voir une femme de mon rang, & lui rendre des devoirs; fa négligence peut produire un mauvais effet, il faut le prévenir, en attendant que je m'en plaigne & que je I'en puniffe : c'eft dans cette  de ce fiecle. 13 intention que j'ai voulu lui remettre cette lettre; je n'irai point la redemander , il fera obligé de la rapporter, &c cette petite irrégularité fera corrigée.— Je ne puis laifter paffer aucune des nuances qui peuvent ternir ce tableau; ladeflus ma fenfibilité & mon attention ne pafient rien ; mon efprit ne fe repofe jamais, mon fommeil en eft fouvent troublé, rarement mon réveil eft fans inquiétude; la paix, la tranquillité font loin de moi, & n'habitent point entre mes rideaux. Hélas! oh font les mortels qui en jouifTent ? LeS defirs, 1'efpérance, la crainte, attendent au che- vet; peut-être un jour oui, peut- être un jour : en faut-il davantage pour oublier lepréfent ? Pauvres êtres que nous fommes! nous n'exiftons que dans eet avenir qui ne vient jamais. Voila, cependant, encore une lettre de Sir Robert , & le préfent eft quelque chofe: il commence a raifonner , n'eft-ce point dangereux ? Je veux bien raifonner ma paflion , moi; mais je n'aime point que celle que j'infpire ait ce privilege ; c'eft d'après les fentimentsde fon cceur, il eft vrai; mais fi la raifon impie ofe attaquer cette idole, que devien-  24 Lettres de deux Fiiles drai - je ? Avant cette lettre, j'ai recu un meffage des Demoifelles Dagby, qui me rappellent que c'eft aujourd'hui que nous devons aller chez M. Welgrsen; elles viendront me prendre 1'après-midi. —• As-tu lu jufqu'ici, Nancy, as-tu befoin de repos, es-tu fatiguée de fuivre ton amie dans toutes fes penfées Sc dans toutes fes vifites? Je ne te fais pas faire cependant beaucoup de chemin; mais on auroit fait le tour du monde avant que d'avoir parcouru toutes les idees qui paffent par la tête d'une femme qui aime & qui penfe, & il y auroit peutêtre autant de découverte a faire. Si donc tu avois befoin de refpirer & de t'arrêter, je ferai ici un chapitre; pour ranimer ta curioiité, il faut te promettre quelque chofe, ce fera 1'objet du titre; c'eft encore ce qui m'embarraffe, & ces titres ou ces arguments de chapitres me donnent plus de peine que toute 1'hiftoire même; c'eft un cadre qu'il faut fi bien proportionner au tableau ? Je veux renoncer ,}e crois, a la gloire d'être Auteur, elle eft au deffus de mes forces, & trop difficile a acquéïir. II faut toujours avoir préfent le ftyle, 1'intérêt & la vraifemblance : fouvent ils s'embarraffent Vu»  de ce fieefo. i$ Van 1'autre, & s'il y en a un de facrijfié, 1'ouvrage ne vaut rien. Je vois bien des livres, il eft vrai, qui ne fe donnent pas la peine de les accorder, & tout de même ils tiennent une place dans le monde : on les critique & on les lit. — Je préfere a eet honneur le plaifir d'écrire a mon amie; ici je bannis la prétention, & je me livre a la douceur de lui confier en mauvais fiyle, mes peines & mes foucis; comme je ne te dis que ce que je vois, que ce que je fais, je ne fuis pas en peine de la vraifemblance , & entre toi & moi, Pintérêt fera toujours affez grand. Je languis de reprendre notre corrëfpondance &c d'en revenir a nos lettres familieres; il me femble que je me rapprocherai de toi; je fuis bien punie de les avoir interrompues; &, quelque chagrin que tu me faffes, je n'ai garde d'y retourner, il| m'en coüte trop de revenir en-arriere. Je vais cependant remplir ma tSche, & continuer 1'hiftoire de mes jours paffes dans le filence avec toi; c'eft la lettre de Sir Robert qu'il te faut; la voici. Tomé II. B  a6 Lettres de deux Filles Sir Rohm a Mifs Camille. Des fantaifies, Mifs, des romans? Rien de tout cela; devant Dieu, rien du tout.—Je fuis jeune, il eft vrai; vous êtes belle, c'eft tout auffi vrai : mais ce n'eft point la tout, ce n'eft point la feule raifon : j'ai été encore plus jeune, j'ai vu des femmes auffi belles que vous, peut-être, & elles ont paffe. J'avoueque je fus frappé Ia première fois que je vous rencontrai, je n'oublierai ce moment de ma vie; j'avois dans Pefprit un renard que je pourfuivoisdepuis une heure,je franchis une haie, & je vois une perfonne dont les traits & la beauté m'éblouiffent; je regarde, vous faites quelques pas, je crois voir marcherlesgraces:vous revenez, vous relevez je ne fais quoi, je le vois encore; je crus que quelque divinité fe jouoit dans les airs èc parcouroit la prairie : mais enfin, vous n'étiez qu'une femme, une belle femme, k Ia vérité. Cette idéé devoit me paffer comme toutes les autres, & j'y comptois en y penfant tous les jours. Cependant j'entendis parler de vous, les gens chez lefquels vous demeurez &  de ce fitcïe. 17 pour lefquels j'ai de 1'amhié, vous admiroient, louoient votre charité, votre générofité, votre douceur; ils vous aimoient.Le Dofteur Jackfon & fa familie vous donnoient auffi des louanges, parloient de votre efprit; je vous vis chez eux; intimidé par les éloges que j'avois entendus, je pus a peine vous adrefTer quelques paroles, je reconnus bien vïte eet efprit qu'on avoit loué ; tout ce que je vis, tout ce que j'entendis ce jour-la , me donna 1'idée d'une femme charmante, adorable, qui avoit un caradere rare, parfait; & quand avec cela fe font préfentés tous vos talens , pour Ia première fois j'ai dit : O Dieu ! c'eft lui, c'eft elle! Or ce e//e, eft un phantöme qui exifte dans ma tête depuis que mon cceur fait qu'il ne peut être heureux feul; ce phantöme s'étoit gravé dans mon efprit, je pouvois en faire le portrait, 6c il vous eüt parfaitement reffemblé, Mifs. C'eft Paccord de mon imagination avec la réalité qui m'a frappé; c'eft ce qui a fait naitre tous les fentiments que j'ai pour vous: vous voyez que rien ne peut les détruire. Je ne puis me faire un autre phantöme, il me rendroit malheureux, je chercherois toujours le B ij  3.8 Ltttres de deux Filles premier ; je Ie fens fur-tout depuis quelque temps que mes parents me parient de mariage ; je fuis le feul de ma familie , ilsveulent des héritiers, ils veulentauflï fatisfaire leur ambition. J'avoue que je fuis plus attaché a mon bonheur qu'ames héritiers & a ma fortune; jufqu'è préfent je n'ai répondu que d'une maniere vague & foible ; ils me reprochent d'avoir 1'air fombre & trifte quand ils me parient d'une certaine Demoifelle fille unique , bien riche, qui réuniroit beaucoupde terres aux leurs; qu'onélevea Londres, qui eft très-bien pour la figure : elle feroit belle comme un ange, qu'elle ne reffemblé point a mon phantöme qui réunit tout, figure , caraöere, naiffance. La fortune eft quelque chofe, fans doute, fur-tout pour une familie qui n'eft pas opulente, mais je vois le bonheur fans elle, & mon cceur m'aflure que ce n'eft pas une erreur. Voilé mon hiftoire, Mifs, elle doit vous perfuader de la vérité de mes fentiments; je me propofe dong de gagner votre cceur; & fi je puis y parvenir, je croirois avoir affuré le nonheur de ma vie. *- Elevé a la campagne, jamais il n'eft venu dans mon efprit de me faire un jeu des femmes,  de ce fiecle. *9 comme je fais que mes amis le font a la ville; jamais 1'idée de féducbon n'eft entrée ni dans mon efprit, ni dans mon cceur. — Je fais eet aveu fans croire être ridicule a vos yeux , je fuis même bien fur que ma franchife ne fera pas pour vous un fujet de plaifanterie. Je continue dans cette confiance d'avoir 1'honneur de vous dire que je fouhaite extrêmement que mes parents vous connoiffent encore mieux, qu'ils prennent pour vous cetteamitiéqu'aucun mortel ne peut vous refufer. Mais, Mifs, pourquoi cette cruelle indifférence? N'avez-vous... je n'ofe rien dire , je ne demande rien, je ne veux rien favoir ; Ie doute eft encore une douceur pour moi, ne me Pótez pas, vous ne pouvez, fans doute, rien me donner de mieux : que ce foit au moins la récompenfe de mes fentiments paffionnés & refpe&ueux. P. S. J'ai 1'honneur de vous dire, Mifs, qu'hier au foir le Do&eur Jackfon vint k la maifon; on prononca votre nom par hafard; alors Ie Miniftre s'eft penché vers ma mere, & lui a parlé k 1'oreille; ils palïerent enfemble dans la chambre voifine. Un quart d'heure après B iij  3o Lettres de deux Filtes ils rentrerent, Milady tenoif un papier a Ia main, & difoit a demi-voix, qu'elle en parleroita Mylord, - Je n'ai pu deviner de quoi il s'agifioit, mais j'efpere que ce matin je le faurai. Je ferois bien malheureux fi , pour quoi que ce foit, vous aviez recours a quelqu'autre qu'è On efpere de vous voir bientör, demain , s'il yous plaït, Mifs; ma foeur atte^r 3es airs que vous lui avez promis. Si j'étois abfent, ne pourrois-je pas vous' ïencontrer dans la maifon des JVilfon } Je ne m'amuferai point a réfléchir fur cette lettre , il y avoit trop a fentir. Pauvre Sir Robert! difois-je, en prenant ma plume & mon papier \ adorable créature ! quel cceur, quelle ame ! Que tu es heureux de pouvoir dire tout ce que tu penfes, de n'avoir aucune vérité k caeher ! & je fentois un étouffement qui m'ötoit prefque la refpiration^; mais il falloit écrire, il ne falloit pas être long, je ne 1'aurois pas pu. CamilU a. Sir Robert. Votre lettre me fait trembler, Monfieur; pourquoi me dire tant de chofes  de ce fiecte. 3* que je crains de favoir, que je veux ignorer ? Mais au moins je ne veux pas les croire ; que deviendrai-je? Oh ! je ne veux les croire jamais. — Vos parents, Monfieur, vos refpeaables parents, vous voulez vous oppofer a leur volonté;vous voulez empoifonner leur vie , eux qui ne penfent qu'a votre bonheur? votre ame n'en aura pas la force : hatezvous de leur facrifïer la fantaifie d'un moment. Pouvez-vous balancer entre une pauvre femme étrangere, & ceux de qui vous tenez le jour ? Pouvez-vous héfiterde facrifïer elle & vosfentiments ? Vous ne balancerez pas, votre ame eft trop belle : laiffez-moi être malheureufe fans vous. — Vous n'avez encore rien a vous reprocher; vous vous rendrez, j'efpere, a mes follicitations ,& c'eft dans cette efpérance que je ne change rien a ma conduite. Depuis votre lettre, Monfieur , je me reproche beaucoup ce que le Dofteur Jackfon a dit pour moi a Mylord & a Milady; je vais le prier de n'en plus parler, & je vous demande de tout ignorer, même les fentiments avec lefquels j'ai 1'honneur d'être, &c. &c. J'ai fait venir Henri dans ma chamB iv  33 Lettres de deux Filles bre, j'ai voulu voir eet homme qui peut nretre fi utile, que je veux intéreffer k mon fort. A fon air timide, embarraffé & confiant, j'ai vu que Betty 1'avoit inftnut des confidences qu'elle m'avoit faites, & qu'il croyoit dépendre un peu de moi.— Je lui ai demande des nouvelles de la fanté de Mylord, de Milady, &de Mifs Henriette ;je lui ai parlé avec cette affabilité familiere qui flatte les domeftiques: j'ai dit qu'il me paroiffoit un brave & honnête garcon, & que j aimois beaucoup Betty. — Je 1'ai renvoyé fans attendre fa réponfe, qui promettoit d'être longue & trop afFe&ueuie. Voda deux perfonnes de la maifon Walmon qui font a moi, & dont je pms difpofer; j'ai penfé k ce qu'il me reftoit a faire avec lesautres: Mylord, ce bon vieux Lord, m'appartient déja'un peu, je lui plais ; ifne feroit point fiché que fon fils eüt une femme comme moi : il tient un peu a 1'héritiere; mais encore plus k la bonhommie, a la gaieté è la tranquillité de fa maifon qu'il né peut plus quitter. Mifs Henriette n'a pas un fentiment bien vif fur 1'opulence de fon frere, & une belle-fceur, bonne , «imable, &qui luiapprendraachanterSc  de ce fiecïe. 33 a fe coëffer , lui conviendra tout-a-fait. II n'y a que cette Lady qui eft bien véritablement mon ennemie ; elle faura ranger de fon parti, fon mari & fa fille ; c'eft elle qu'il faut combattre ; je parviendrai difficilement a m'en faire aimer. — Que lui importe que fon fils foit heureux par fa femme ? II faut qu'il foit trop riche, qu'il augmente fes terres & fes domaines ? — Je ne pms la vaincre que par la force , & c'eft dans le cceur de Sir Robert que je doisla chercher : une mere- ne peut pas empêcher fon fils de fuivre fon inclination, quand c'eft une Camille qui 1'infpire. — Un mot de la lettre de Sir Robert retentii encore a mes oreilles, me trouble, m'kquiete : quoi! il faut réunir la fïgure, le caraftere & la naiffance ! Cette naiffance eft néceffaire a tes fentiments, è ton bonbeur? Tun'aimes pas encore; il faut encore te tromper, il faut t'éblouir jufqu'a ce que, dans Pobjetde tapaflion,tu ne voies que lui, tu ne cherches que lui, & que dans ton cceur il 1'emporte fur toutes les circonftances. II faut affermir feschaines, avant que de les effayer. — Que cette fauffeté eft pénible, cruelle ! Pöurrai-je y fuffire ? Mon fort tient a rien, ft je ne B v  34 Lettres de deux Filtes fuis que Camille Bakinfon, fi je ne fuis pas iameced'unLord?- Eloignonscette idee : amour i viens è mon fecours , tu redouble mon courage. Naiffance.' préjuge barbare , je triompherai de toi! « C eft ce que je penfois encore a ma toiiette, lorfque j'ai demandé a Betty fi Henn avoit dit quelque chofe de nous. T Les domeftiques commencoient k Croire que Sir Robert étoit amoureux de moi. - Et vous, Betty,le croyez-vous > - Mais, Mifs, Sir Robert eft un charmant homme. — Ce n'eft pas ce que je vous demande. - Sans doute, Mifs eft..; Vousêtes un enfant, Betty, je vous défends d'en parler; mais je veux que vous me difiez tout ce que vous entendez \kdeffus ; j'efpere que vous avez affez d'amitiépour moi?- Oh! Mifs, del'amitié : je me mettrois au feu pour vous. — Je vous aimebeaucoup aufti, Betry; 8z qu'eft-ce qu'ils difent donc, les domeftiques ? — I!s en rient fans rien favoir: Sir Robert eft plus férieux k table, il ne dit prefque rien; - Et elle a dit k Henri que j'allois ce foir chez M. Weigreen, avec les Demoifelles Dagby. Je me fentois une confiance finguliere fur cette vifite, ï'attendis ces Demoifelles avec impa-  de te fiecte. 35 tience, & je les vis arrïver avec plaifir. Une vieille voiture, bien lourde, de gros chevaux bien lents, une efpece de paylan en cocher, compofoient 1'équipage. Elles entrerent chez moi, c'étoit la première ibis. Juliette eut d'abord vu la toilette , le piano-forté, & tout 1'arrangement de ma chambre; 1'ainée ne regarda^ rien, demanda feulement fi je leut prêterois les livres qu'elle voyoit fur ma table. Pendant ce temps-lè, fa fceur lorgnoit les lettres & les adreffes qui étoient fur la cheminée & dans la glacé. Toutes les deux, prefqu'en même-temps, me demanderent d'un air myftérieux , fi j'avois de bonnes nouvelles d'Irlande ? Je leur dis que j'enavois au contraire de fort mauvaifes; je les conjurai de n'en point parler, de me garder le fecret fur ee qu'elles favoient. Juliette m'embraffa, & me promit amitié & difcrétion. Nous partimes, & arrivames après avoir employé une grande heure a faire trois milles. Pendant la route, je vis bien que les gens chez qui nous allions étoient inltruits de mon pays & de ma familie;. on me dit que M. Weigreen étoit fort honnête envers les étrangers, qu'il avoit des parents en Irlande , & même CathoB vj  }6 Lettres de deux- Fiiïes liques. Nous étions attendus : le gros bon-homme remua affez vite fes petites jambes pour venir au-devant de nous. Madame Weigreen, nous recut avec une efpece de dignité. A 1'ordre extréme, k la propreté rigide qui régnoit dans la maifon, & dans la chambre oii nous fumes recues, il étoit aifé de voir que c'étoit Ia grande occupation de la maïtreffe du logis. — Je pris une chaife qui étoit contre le mur, un domeftique vint la reprendre, la remit fort exa&ement a fa place, Sc m'en donna une autre , deftinée, fans doute, k i'ufage ordinaire. Le premier quart-d'heure fe paffa k ouvrir Sc è fermer les portes Sc. les fenêïres , & a ranger notre affemblée dans une efpece d'ordre fymétrique. Je ne sn'appercus point d'abord de 1'intenïion; je fis par mégarde & contre mon ordinaire, toutes fortes d'incongruités : fe pouffai une table, j,e dérangeai un fauteuil, j'approchai un cabaret, & a chaque fois un domeflique venoit remettre les chofes a leur place. Enfin, }e levai les yeux fur Mifs Juliette, elle fourioit; je les portai fur Madame WeU. green, elle faifoit la mine; je eompris alors., Sc contente d'avoir découvert ua  de ce fade. 37 foible, je me hatai d'en tirer parti; je k>uai la beauté de 1'appartement, j'admirai 1'ordre, la propreté de la maifon; j'aflurai qu'il n'y avoit rien de plus agréable, que Pon reconnoiffoit k cela le bon goüt d'une femme habile, Sc je dis que le dérangement des meubles annoncoitune liberté qui n'étoit point convenable. Je vis auffi fourire Madame Weigreen; elle étoit arrangée comme fa maifon , fes cheveux poudrés a blanc, fa coëffure Sc fon habillement bien roi- ' des, bien réguliers, Sc de la plus parfaite fymétrie; fes mouvements étoient compaffés de maniere a ne rien déranger ; elle y mettoit toute fon attention ; en forte qu'elle parloit peu Sc écoutoit encore moins. Nouveaux complimenls de ma part fur fa parure; je ne les interrompis que pour parler a M. Wel" green de fes jardins, de fes boulingrins. Juliette fe pencha vers moi, Sc me dit: Vous êtes une coquine :• point, dis-je, c'eft charité; Sc nous écoutames une affez longue diiTertation fur la campagne, fur les gazons, fur les eaux , & auffi Phiftoire de deux aventures fcandaleufes de Clamftead, que Painée Dag' by favoit foit bien ; Sc enfuite d'un ma-  3 8 Lettres de deux Filtes riage qu'elle vouloit faire. Nous prenions le thé que Madame Weigreen nous verfok avec un ordre méthodique, charmant, & nous jouiffions de cette douce fociabilité dont Pagrément eft encore augmenté par les petits foins, les complaifances Sc les louanges réciproques ; nous étions tous contents les uns des autres; nous parlions, nous écoutions , nous applaudiffions; enfin, nous avions Pair aflëz heureux, lorfque Pon entendit une voiture,. & un moment après on annonce Sir Wtfiburne, & fes deux fils. Ils entrent a grand bruit, Sc il y eut grande reconnoiflance, grande embraffade avec M. Weigreen. Le pere W'.jlbume eft un homme mis affez cavaliérement; vieillard eonfervé qui veut cacher fon age, & qui fe tient en vivacité : Ie fils aïné, homme de Cour, grand , bien fait, mis très-élégarnment?. parfumé, important, regardant les femmes avec cette efpece de complaifance qui marqué la certitude de leur plaire^ parlant pen Sc cherchant 1'épigramme ; Ie cadet, Officier fans avoir Pair militaire, court, gros vifage, vif, inconfidéré, caufant beaucoup, familier, s'a> dreflant aux femmes, voulant en être  « de ce fiecte. 39 écouté, & promettant d'en avoir mauvaife opinion. II fut aifé de faire le portrait de ces trois perfonnages, au bout d'un quart-d'heure. Parler de la Cour, de la ville & des femmes, fut le brouhaha du premier moment. Bientöt j'eus 1'honneur d'attirer leur attention ; Ie pere, dont j'étois éloignée, prit fa lor» gnette , la flxa fur moi, fans difcrétion &C s'informa de moi a M. Wdgnen, J'entendis fourdement les mots de Mifs & d'Irlandoife ; fourire malin, impertinent de la part de ce vieux fcélératj les fils ne gênerent pas mieux leur curiofité, & les voila tous trois occupés de moi, chacun a leur maniere. Le plus jeune, Sir Charles., vint fans fagon m'affaffiner de fon babil impitoyable; il tèchoit de faire rire par fes quolibets, quelquefois plaifants , & qui égayoient fort le refie de la compagnie. — Ort fut que j'avois quitté Londres depuis quelques mois, & ces Meflieurs m'adreffoient la parole comme devant favoir ce qui s'y étoit paffé alors, & ils me regardoient quand ils parloient de quelqu'un de connu. Je vis que mon röle alloit être difficite; il y avoit a me défendre, & de lacuriofué & des préten-  4° Lettres de deux Filtes tions de ces hommes; j'afFeftai infenfiblement une politeffe haute, réfervée ; je m'adreflbis toujours a Madame Weigreen , & particuliérement aux Demoifelles Dagby • je me mêlai affez de la converfation pour faire voir que je favois quelque chofe de Lorrdres, & non pour me laiffer pénétrer, en témoignant, fans affe&ation, que je n'avois jamais été dans le monde , & que je 1'avois toujours fur. Le fourire infupportable du pere Wefiburne me mettoït dans une véritable colere; je le haïflbis de tout mon ceeur. II y a de ces hommes abominables auxquels il eft impoffible d'avoir une idéé honnête fur les femmes, & Fair de celui-la difoit cent impertinences : il faudroit détruire cette efpece odieufe; les loix devroient févir contr'èux ; un tribunal devroit faire rendre compte des mauvaifes opinions, & punir celles qui feroient injuftes. Quoi! paree que je fuis femme, un peu jolie, étrangere, que mon nom n'eft pas connu, que je fuis Irlandoife enfin, il faut que dans ces mauvaifes têtes d'homme y il fe faffe des idéés impertinentes ? Oh! comme j'en ferois juftice, s'ils tomboient $n*re nies mains! J'étois agitée- de ces  de ce Jiide. 41 mouvements de colere & de dépit, & je m'efforcois de les cacher, lorfque j'ai éprouvé une nouvelle émotion : on annonce &c je vois Sir Robert. D'abord les hommes Pentourent, ils font arnis , ils ne fe font point vus depuis 1'année derniere Après les amitiés 6c les compliments, on s'eft approché des femmes; je m'étois placée entre les deux Dagby , je cachois mon trouble en écoutant avec 1'air de la plus grande attention, une hiftoire que 1'ainée me racontoit, & que certainement je n'entendois pas. — Je me préparois a recevoir & a rendre le falut de Sir Robert. II faut en impofer, ne rien laiffer entrevoir, &c deux amants qui s'abordent en public, ont toujours un peu de peine; il faut être faux & caché , 6c fouvent a force de 1'être, on ne 1'eft point du tout: on joue fi mal la comédie, quand le cceur voudroit être vrai ! Ici elle n'étoit pas difficile; les yeux n'étoient point fur nous, on favoit a peine que je connuffe Sir Robert, & on ne le foupgonnoit pas de penfer k moi; il étoit affez indiiTérent que j'euffa 1'air naturel. Lui ne fut point embarraffé, il m'adreffa la parole avec fa candeur & fa naïveté ordinaires; il me dit des  4* Lettres de deux Filles chofes agréables & obligeantes, d'un ton fi naturel, qu'il fembloit qu'il alloit dire fa facon de penfer a tout le monde. Comme la capitale eft toujours 1'objet de Pattention & de la curiolité de ceux qui n'y font pas, elle devint le fujet de Ia converfation; Sc parmi les perfonnes dont on paria, j'entendis nomm er Mylord Belton Sc Sir Belfloor; Sc voila pour moi des raifons d'inquiétude, me voila tourmentée; ce Belfloor doit même venir dans ce pays ici. Que je hais, que je détefte tous ces Wejlburnt Sc tous ceux qui viennent de Londres! Cependant on m'en parle , on me fait des queftions, les hommes font autour de moi : ce jeune Wejlburne ne ceffe de me dire de ces galanteries que lesjeunes gens & les Officiers fur-tout fe croyent obligés de dire aux femmes : je craignis peu de leur déplaire, je ne me livrai point a la converfation, je reftai dans une réferve bien froide, bien polie; je cherchai fouvent les yeux de Sir Robert pour y trouver fa penfée ou fon approbation. Occupé de la converfation , il faifoit peu d'attention au refte; fon maintien étoit celui d'une ame honnête Sc confiante, qui ne cherche ni a deviner ni a foup-  de ce fiecte. 43 conner, & qui ne s'attend point a l'ê« tre : il étoit gai avec cettedouceur, cette difcrétion qui annoncent Fenvie & 1'incertitude de plaire; fes manieres empreffées & refpeflueufes avec les femmes, n'étoient point compaffées fur les petits ufages de la ville; la politefle & les graces lui étoient naturelles, c'étoit ce qu'il penfoit qui dirigeoit fes mouvements : quelque chofe de fin & de tendre dans les yeux & dans la phyfionomie, achevoit de féduire ceux qui favoient le fentir: on voyoit que les femmes étoient pour lui des êtres dignes de fon eftime; fon refpect étoit fans adulation, & fes regards annoncoient 1'honnêteté de fon cceur. Le contrafte étoit parfait avec les trois hommes de la ville, qui étoient d'une politefle fuffifante, d'une gaieté méehante, plus libre que fpirituelle, parlant haut, riant fort, des attentions, des refpects d'une aflurance impertinente : un mouvement inquiet, turbulent, qui affuroit que c'étoit les bons airs de la ville; difant de jolies chofes avec une prétention qui en ötoit le prix, & des manieres qui difent aux femmes qu'on leur plaira quand on voudra, & qui laiffent bien voir la petite  44 Lettres de dmx Filles opinion qu'ils en ont; enfin, de ces hommes comme j'en ai vu a Londres, & fur-tout chez Mademoifelle Nancy Tomfidd. Pour fortir de cette efpece de tourbillon qui devenoit infupportable, je propofai une promenade, je demandai a voir les jardins & le pare de M. Wtlgrezn : on fe leve, les hommes fe raffemblent, ils parient bas, ils rient; on devine de qui ils s'occupent, mes yeux fuivent Sir Robert. A fa phyfionomie qui eft alternativement gaie &c férieufe, il eft aifé de voir qu'on lui fait des queftions , des plaifanteries fur cette femme qui eft étrangere, qui eft fa voifine, qui eft jolie. Oh ! qu'ils étoient haïffables , ces hommes fcélérats ? Une femme eft pour eux une victime qu'ils facrifient a leur méchanceté, a leur amourpropre : on les écraferoit qu'ils efpéreroient encore ; & ce font eux qui féduifent! dont on envie Ia conquête! qu'on eft heureufe de fixer pour quelque temps! Pour moi, je me plairois a les anéantir; mais non, il faut les abandonner k ce peuple de femmes, dont la coquetterie veut du bruit & des arrangements, qui fe vengent de 1'inconftance par la légéreté, & qui veulent bien nourrir 1'imperti-  de ce fiecte. 45 nence & la vanité de ces pauvres êtres. Ici Mademoifelle Nancy levera les épaules , les mots de précieufe, de ridicule, fortent de fa bouche; la pitié, le mépris pour fon amie font dans fon ame ; j'en appelle a fon cceur mieux infiruit, mieux écouté. — Le pere Wefiburnt fe détache pour me donner la main; il ne manque pas de me dire de ces galanteries qui font toujours dans la bouche pour une femme un peu jolie : il ne tient qu'a lui de voir tout mon dédain. Le jeune Officier fe joint a nous, il fe croit obligé d'étourdir par fon caquet de perroquet, il m'adreffe fes faillies galantes: un fourire froid &c quelques farcafmes de ma part, ne 1'arrêtent point, il continue.' L'aïné ne trouve pas qu'il foit de fa dignité d'homme délicieux de faire attention a perfonne; il marche lentement, il frédonne, il refte feul enarriere , il fe joint par hafard aux Demoifelles Dagby , qu'il honore de quelques propos bien fuffifants, bien communs. — Comme rien ne lioit cette compagnie, infenfiblement elle fe fépara , après que Pon eut admiré les gazons & la diftribution des jardins; les hommes refterent enfemble autour dc  4<5 Lettres de deux Fiïles M. Weigreen; Juliette & moi , nOUS gagnames une efpece de labyrinthe; nous nous affimes dans un cabinet derrière lequel paffoit une grande allee, dont il étoit féparé par une charmille affez épaiffe. Nous parlions de ces hommes depuis un moment, Iorfque nous entendimes les voix de Sir Robert 8c des deux Weflburne, qui parloient affez vivement: Sir Robert avoit le ton férieux & ferme, les autresrioient, plaifantoient; 8c arrivés prés de nous, le jeune Wefiburne difoit avec des jurements militaires, c'eft une hiftoire! Une Irlandoife! Je connois cela, elle eft très-jolie, je le faurai bientöt, les fernmes ne me.. ; Je n'entendis plus diftin&ement, 6c la voix de Sir Robert reprit le deffus. — Nous nous ■ regardames, Juliette 6c moi, fans rien dire; nous nous'levames 8c nous nous preffames de rejoindre M. 8c Madame JVelgreen. J'étois trop occupée pour parler, 8c mon imagination ne laiffoit rien échapper de ce qui" pouvoit fe paffer entre ces trois hommes. Dans la confufion de mes idéés, celle que je pouvois perdre de Popinion de Sir Robert, peut-être même être anéantie dans fon efprit, me tourmentoit, Juliette re-  de ce ftecle. 47 marqua mon air fbmbre; ces hommes, lui dis-je en lui ferrant Ia main.... Son air curieux m'embarrafTa, je ne pus en dire davantage, & nouS rejoignïmes en filence la compagnie. La colere, un defir de vengeance étoient dans mon ame; je me crus affez forte pour me fatisfaire, Sc je me promis d'en failir la première occafion. — Sir Robert rejoignit la compagnie en même-temps que nous, nos yeux fe rencontrerent, Sc j'en eus & plus de force Sc plus d'affurance. Bientöt ces btaux de la ville fe laifferent aller infenfiblement k plaifanter fur la campagne , fur les occupations , fur les plaifirs Sc fur ceux qui 1'habitent, avec une gaieté lourde Sc méprifante. — Je ne fus pas de leur avis, Sc infenfiblement ils furent relevés, perfifilés, plaifantés, humiliés, avec une légéreté a laquelle ils ne s'attendoienl pas. M. Welgrecn, dans fa joie , me prit les mains , les baifa, il jura, admira, & me trouvoit charmante. Sir Robert, qui m'avoit foutenue par des traits d'efprit, pleins de fel , avoit une joie Sc un contentement que je fus bien fentir. Jamais ces trois IVcftbumt n'avoient été traités avec fi peu de ménagement, Sc n'avoient  48 Lettres de deux FlUes paru fi petits; leur étonnement étoit plaifant, & la gaieté qui fe mit parmi ces campagnards, qu'ils vouloient méprifer, acheva de les abattre. Ce Sir Charles n'en fut point découragé, il ne cefla de tourner autour de moi, il redoubloit d'empreffement & de propos galants : je vis qu'il s'accommodoit de mes duretés & de mes dédains, & qu'il en prenoit occafion d'être modefte, &c que même il s'y expofoit pour être intéreffant: alors j'affeclai de ne plus le voir & de ne plusl'entendre; je vis en lui un ennemi dangereux & acharné, dont je me promis bien cependant de me défendre. Sir Robert étoit devenu un peu férieux, j'entendis qu'il difoit, que eet homme étoit bien aimable; alors promeffe dans mon cceur d'écrafer la vic~time a fes yeux: aurai-je aufli la jaloufie de Sir Robert a combattre ? — Le temps s'étoit couvert, il faifoit craindre de la pluie & de 1'orage, ce fut une raifon pour s'en aller de bonne heure ; mais partirai-je fans rien avoir de Sir Robert; rien qui me dife qu'il penfe toujours de même ? Ne faura-t-il point que c'eft lui qui eft aimable ? Ces hommes l'auroient ils empoifonné pour moi ? Déja  de ce fiecle. 49 Déja nous fommes en chemin pour monter en carroffe; M. Wdgreen me donne la main, eet infupportable Sir Charles m'entoure encore, & ne me quitte pas. Arrivés k la voiture, on ne veut point laiffer aller trois femmes feules ; il fe fait des compliments bruyants, on plaifante; Sir Robert prend ce moment pour s'approcher de moi , pour me dire quelque chofe qu'il prononga a peine , que je n'entendis point: mais mon ame fut contente, autant que je Ie pus; mon air & mes yeux lui exprimerent la préférence que je lui donnois fur ces hommes, fur Ia terre entiere. Nous partimes; la pluie & 1'orage augmenterent, & nous accompagnerent jufqu'a Ia maifon des Demoifelles Dagby; & comme elle duroit encore, elles me propoferent de refter chez elles jufqu'au lendemain. J'acceptai : trois femmes, qui ont vu trois hommes, ne laiffent pas languir la converfation; 1'aïnce nous fit voir combien elle étoit flattée de ce que Sir "William Weftburm lui avoit adreffé la parole : il avoit bien voulu abaiffer fa (uffifance jufqu'a Pentretenir quelques moments. Pour me coucher, on me conduiüt dans une Tome IJ. C  50- Lettres de deux Filles grande chambre, oü il y avoit pour tout meuble les quatre murailles, quelques vieilles eftampes, trois ou quatre chaifes & un grand lit a 1'antique. Je témoignai quelque peine de refter feule dans eet appartement. Juliette me propofa de pafler la nuit avec moi, je Pacceptai en i'embraffant. Dès que nous fümes feules, il y eut entre nous amitié & confiance; elle me paria de Sir Robert, elle me dit qu'elle avoit remarqué qu'il avoit 1'air occupé, qu'il me regardoit quelquefois d'une maniere a lui faire croire quelque chofe. Comme il avoit aufli beaucoup parlé a Juliette, je rejettai la remarque fur elle. Mais, lui dis-je, ma chere amie, ce que je vois bien, & je ne me trompe pas, c'eft votre cceur qui eft occupé, qui renferme quelque chagrin, quelque fecret qui affeöe votre vie : fouvent vous avez 1'air férieux, diftrait; vous étouffez vos foupirs ; c'eft avec une amie que vous devez chercher a vous foulager: 1'attachement que j'ai pour vous, la fympathie qui nous a liée dès le premier moment, doit vous donner de Ia confiance. Allons, chere Juliette, verfez votre ame dans la mienne, vous n'en trouverez  de ce fiecle. 5» jamais de plus tendre & de plus fincere. — Elle baiffa les yeux, ils fe remplirent même de larmes, elle ne répondit que P.ar d5? fenglots- C»ui ■> dites-le-moi, continuai-je en la ferrant dans mes bras, ce fecret de votre cceur, il fera enfevelidans le mien, & deux amies peuvent fe confoler. Quelqu'homme, fans doute: cesabominables hommes ne vivent que de nos maux. Ah! oui, dit-elle en foupirant, un homme; hélas! je ne favois pas qu'il falloit les craindre & les haïr. — Nous nous affimes, &c après des expreflions très-vives de regrets & dechagrin, elie commenga fon hifioire; je Pai écrite comme je m'en fuis fouvenue, &on la lira fi 1'on veut. — La nuit étoit fort avancée, & 1'hiftoire n'étoit pas finie : nous nous couchames; elle Ia continua le lendemain matin, & nous fimes ce que les femmes font toujours trop tard, des réflexions, des raifonnements. Je la confolai, je lui donnai des efpérances & du courage; fur-tout, je n'abufai point de fon aveu & de faconfiance, pour Ia condamner, pour lui donner desconfeilshumiliants& contrefon cceur; fouvent je mêlai mes larmes aux fiennes; je 1'exhortai a fe Iivrer au bonheur dont Cij  52 'Lettres de deux Filles . elle jouiffoit a&uellement, & a efpérer encore de 1'avenir. Nous nous promïmes une amitié éternelle. Cette confidence luirendit un peu de calme & de gaieté; fa fceur s'en appergut; elle nous dit , que depuis long-temps, elle ne lui avoit vu un air auffi calme & auffi tranquille le matin. Je crois que pour les ames malheureufes, c'eft le matin qui eft Ie temps cruel; 1'efprit plus repofé, moins diftrait par les objets du jour, fe porte avec vivacité fur ce qui Paffe&e ; les idéés font fans illufion, & les craintes & les tourments fans ménagements: c'eft au retour du jour qu'il faudroit au malheureux des amis confolants & compatiffants : & vous , ames heureufes & tranquilles, dont le fommeil n'eft point troublé par les peines &c les inquiétudes, que la paix attend au réveil, & qui du repos paffez aux jouiffances, que votre bonheur fe répande au moins fur ceux qui vous entourent ! Une fois, peut-être, je le connoïtrai ce bonheur: mais, dieux ! — Nous déjeünames affez gaiement; nous renouvellames en trio nos proteftations d'amitié ; j'admirai Pordre, Péconomie & 1'aifance de la maifon; j'enviai le bonheur dont on  de ce ficclè. 53 paroiffoit y jouir. — II eft vrai, dit 1'aïnée Dagby , que nous ferions affez heureufes ü ma fceur, — oui, dis-je, en 1'interrompant, elle a fes chagrins; vous avez bien fait, chere Mifs , de n'en point avoir, il faut un peu fupporter les fiens, ils pafferont. — J'ai eu les miens tout comme une autre , reprit-elle avec .humeur; mais ma fceur eft toujours la avec fon malheur, elle ne fait pas le quitter. — Nous rimes de fa petite colere , & auffi des chagrins qu'elle avoit fu oublier. Je retournai chez moi avec le befoin de penfer Sc d'être feule : c'étoit ce même foir. que je devois aller chez les JValmore, Sc j'avois affez è penfer; je ne ceffai de m'en occuper. Je me rappellois les derniers mots de Sir Robert, je relifois fa derniere lettre; j'étois abforbée dans les réflexions, lorfque Betty vint m'annoncer le Dodeur Jackfon. Je parus étonnée de ce que ce bon vieillard fe donnoir la peine de venir chez moi. — Lorfque je fus avec lui, & après les premiers compliments, jelui reprochai d'avoir été fi long-temps fans me faire de vifite; il me fit quelques excufes que j'acceptai bien vïte. Je crus m'appercevoir qu'il mettoit C iij  54 Lettres de deux Filles dans fes difcours & dans,fes manieres, plus de^ refpeft & plus de confidération qu'a 1'ordinaire ; il s'inclinoit è chaque réponfe, il avoit toujours 1'honneur de me dire, il eut celui de m'apprendre qu'il avoit parlé de moi a Milady Walmort, & qu'il lui avoit montré ma( ^ttre. Dès qu'il s'agit de ces fauffetés, le cceur me bat horriblement; 1'air tranquille en eft une autre qui eft moins difficile. II avoit montré ma lettre, tout avoit été communiqué a Mylord , & d'abord il avoit voulu écrire è fes connoiffances de Londres, & il avoit fait la lettre tout de fuite; mais Milady avoit réfléchi que peut-être la réponfe me retiendroit ici plus que je ne voudrois, qu'elle ne voyoit pas qu'il y eüt rien de bien facheux pour moi, ni de bien preffé dans ce moment; que je devois toujours rejoindre nies parents, & qu'alors s'ils avoient befoin de protection & de recommandations, on me les accorderoit avec plaifir; & en conféquence elle ne feroit point partir la lettre de Mylord. De plus, Sir Robert avoit pris le bon Minifire en particulier, lui avoit parlé de moi avec de grands éloges, & beaucoup d'intérêt & d'affec-  de ce fiecle. 5 5 tion ; il avoit dit fort vivement qu'il feroit très-faché que 1'on me fit quelques chagrins, qu'il s'en prendroit a tout le monde, & il m'avoit recommandee a lui bien particuliérement. Je compns alors d'oü venoient les nouveaux refpefts du bon-homme ; je lui répondis avec affabilité & confiance : je trouvai que Milady avoit raifon; j'acceptois fes oftres avec reconnoiflance, il étoit poffible que mes parents n'en euffent aucun befoin, ce que je faurois bientöt, lorfque je ferois auprès d'eux; je me trouvai heureufe d'être fi bien recommandée 6c è unEccléfiafiiquequi avoit amant de mérite &c de vertus que lui; j'ajoutai, prefque les larmes aux yeux, que c'étoit un grand bonheur pour tout le cantond'avoir un auffi bon Pafteur. Je redemandai ma lettre, il me la rendit : alors d'un ton doux & patelin, il me dit, qu'il étoit bien facheux que Milady eüt autant d'averfion pour les Irlandois; que dans ce pays, on penfoit affez comme elle ; que je ne de vois pas m'attendre a beaucoup d'agréments; que 1'on fe défioit toujours des étrangers, & qu'une perfonne de mon rang ne clevoit pas y refter longtetnps, fur-tout fur le pied oii je m'y C iv  5-6 'Lettres de deux fitte* étois établie, que je rifquois que fouvent on ne me rendit pas ce qui m'étoit du _ je reconnus lè les inftrucïions de la mere de Sir Robert: j'approuvai, je rerneraai, j'admirai fon efprit, fon excellent caraöere; je dis au Miniftre que je le regardois comme mon pere, que je profiterois de fes confeils, & auffi de ceux de Milady; que cependant je ne demandois rien, je n'exigeois rien de perfonne; que dans le fond je pourrois me paffer de tout le monde; & que quelque facheufe que fut ma fituation, 3 etois encore en état de rendre plus de iervices que je n'en avois k attendre ; que je ne voulois inquiéter perfonne k mon occafion, & qu'il viendroit peutetre un temps oii 1'on feroit bien-aife que je me reffouvinffe de ceux qui m'auroient traitée comme je méritois de 1'être. Le pauvre Docteur redoubla encore de compliments doux & foumis de proteflations d'amitiés & d'offres de' fervices : je continuai a le careffer avec iau- de Ia proteöion, & nous nous féparames fans nous aimer beaucoup, mais en nous craignant un peu réciproquement. - Je vis que ce qui lui en impofoit Ie plus, étoit ce qu'avoit  de ce fiecle. 57 (dit de moi Sir Robert : hélas! c'eft lui qui eft toute ma force, c'eft lui qu'il faut oppofer au monde entier : mais foa cceur eft-il affez enflammé, fon efprit affez fafciné , fon ame affez enchainée , entrainée ? Les ennemis fe multiplient, ces hommes de Londres, ce Belfloor, qui doit venir, que 1'on peut confulter , qui peut me connoitre : nouveaux tourments, nouvelles inquiétudes. — Je voulois en écrire a mon amie Nancy. Je voulois lui demander des informations fur eet homme, Sc recommander a fon efprit, a fon adreffe, ce qu'il faut faire pour détourner 1'orage; entr'elle Sc Mylord Belton, ils le pourront fiïrement; mais elle ne fe foucie plus de mes lettres, elle m'a peut-être oubliée, je ne veut point me rappeller k elle par de nouvelles peines : j'attendrai que fon amitié revienne k moi, j'y compte encore Sc je puis attendre. Je m'étois préparée pour aller chez les Walmore ; je me repofois Sc j'attendois Pheure. L'ame remplie de ces idees, Betty & Sir Robert entrent prefqu'enfemble ; Betty veut parler, il Pen empêche, en difant qu'il a toujours la. même indifcrétion pour venir chez moi, mais qu'il craint la C v  5 5 Lettres de deux Filles réflexion , Sc qu'il ne veut pas m'en donner le temps : d'ailleurs, il n'aura point 1'honneur de me voir chez Mylord, 6 il veut 1'avoir ici. — Betty étoit reffortie, avoit fermé Ia porte, Sc Ie voilé affis fur cette même chaife, la table entre lui & moi. Je voülus articuler des compliments, des plaintes, je ne pus articuler une phrafe entiere. — II m'interrompit : Je ne fais, Mifs, dit-il, comme il fe fait que lorfque je fuis loin' de vous, j'ai mille chofes a vous dire, mille chofes bonnes, raifonnables, Sc que vous pourriez entendre, & quand je fuis-lè je n'en trouve pas une: vous êtes la première perfonne qui m'ait empêché de parler quand je le voulois. —« Quoi, Monfieur , voulez-vous revenir au fujet de votre lettre? — Y revenir, Mifs? Je ne 1'ai jamais quitté, je ne le ' quitterai jamais; ce que j'ai penfé, je le penferai toujours, quand je devrois être malheureux le refte de ma vie; mais ce n'eft pas de quoi il s'agit, je voudrois favoir, je veux vous demander, Sc dites-le-moi, je vous en conjure, adorable Mifs, n'aurez-vous jamais pour moi que de l'indifférence ? — Je ne répondis point; les yeux baiffés, je retfai  de ce fiecle, 59 immobile. II fe jetta a genoux devant la table; il prit une de mes mains : —Au nom du ciel, au nom de mon bonheur, continua-t-il avec tranfport, dites-le-moi, votre cceur eft-il occupé? nepuis-jey prétendre? Dédaignez-vous mes fentiments & mes foins? — Mais, Monfieur, que voulez-vous favoir? Laiffez mon cceur cacher, étouffer tout ce qu'il fent; & que voulez-vous d'une pau- vre étrangere qui fe reprocheroit Je portai mes deux mains fur mes yeux, & je ne pus en dire davantage. — Ah ! Mifs, ne vous reprochez que votre in« différence, qui me coütera la vie; je vous connois a peine, fans doute; avec tant de charmes, a votre age, vous ne devez pas être libre. — II eft tout fimple , Monfieur, lui dis-je , avec beau» coup de fang froid, que dans Ia fituation 011 je fuis, vous donniez un libre cours a vos conjectures : tout eft contre moi; votre préfence même ici, dans ce moment, ne doit pas vous prévenir en ma faveur. A quoi fert Finnocence, quand le fort eft contraire ? Je n'ai conmi jufqu'ici que la retraite & le malheur, perfonne encore ne m'a fait entendre..... Mais je ne veux point parler de moi,  6o Lettres de deux Fitles vous ne devez point chercher a me con> noitre; trop de chofes nous féparent Rien que votre indifférence , je vous ie jure, Mifs, rien autre; je ne veux connoitre que vos fentiments, dites-les-moi comme a un ami, ou je les croirai comme un amant. — Quoi qu'il en foit, Mifs, je vous aime, je ne puis être heureux fans vous; je veux travailler a mon bonheur, je n'y renoncerai que lorfqu'après avoit obtenu le confentement de mes parents, vous y renoncerez vousmême; je le jure ici a vos pieds, & j'en fais ferment fur cette main , qui décidera de mon fort! — Au nomile Dieu, lui dis-je, n'abufez pas du pouvoir que vous pouvez avoir, refpecf ez ma retraite , ma folitude, & n'empoifonnez pas le peu de douceur dont je jouis ici, & cela peut-être pour mon malheur & pour Ie votre.... Je comprends, Mifs, vous ne voulez pas que je vienne ici fouvent: je refpecferai votre volonté, mais auffi accordez-moi ce que je vous demande, continuez a vous faire connoitre, a vous faire aimer de mes parents; ils vous craindront, fans doute, ils vous craignent déja peut-être. —Mais votre prochain départ, dont vous pouvez toujours  de ce fiecte. 61 parler , l'amitié que ma fceur a pour vous, 1'état de mon pere qui vous aime & qui demande des ménagements , tout cela peut balancer leurs inquiétudes: ce n'eft pas les tromper que de leur faire connoitre Ie feul moyen de voir leur fils heureux; je ne vous demande que cette feule grace; fi votre indifFérence triomphe, vous en ferez toujours la maitreffe, Mifs. — Vos procédés généreux i votre délicateffe, perfuaderoient vos fentiments, Monfieur; fans doute que je devrois avoir la générofité de faire croire mon indifFérence. Ah ! ne foyez jamais malheureux , & laifFez-moi Oui, Mifs, je vais vous laiffer aller chez mon pere. Je vous dirai feulement encore que Sir Charles Wejlburm me paria hier beaucoup de vous; il vous trouva fi belle, fi aimable ! il paroït vivement afFeöé ; c'eft un jeune homme charmant, il a beaucoup d'efprit; & quoiqu'il foit le cadet de la familie, il fera fort riche. — II eft votre ami, dis-je, c'eft fa feule recommandation Mais je fuis un monftre, reprit-il, j'oublie de vous parler de ce qu'il y a de plus intéreffant pour vous, Mifs; cette lettre dont je vous aj dit quelque chofe, que le Dofteur  61 Lettres de deux Fittes Jackfon a apportée a-mes parents, il me 1'ont montrée , elle m'a extrêmement touché, vous Ie croyez bien ; je penfe plus au bonheur que vous pouvez faire, qu'aux malheurs qui vous arrivent:je lespartage, mais je ne m'en afflige peutêtre pas beaucoup. Je ne fais même fi je ne voudrois pas que vousfuflïez bien malheureufe ; vous voyez, Mifs , que j'ai plus de franchife que de délicatefle. — Mon pere & ma mere n'ont point été d'accord fur cette lettre: Mylord a d'abord vendu écrire a Londres a un de fes amis; Milady s'y eft oppofée , fous prétexte d'attendre des informations plus détaillées, & de pouvoir mieux vous rendre fervice quand vous feriez a Londres ou en Irlande ; elle en a même retenu la lettre de Mylord. J'aurois voulu, Mifs, vous rendre fervice au prix de mon fang &c de ma vie ; mais j'ai cru devoir ne rien témoigner, & tout ce que j'ai pu faire, c'eft d'écrire a un de mes amis, Sir Belfloor, qui a quelques relations avec un fecretaire de Mylord North ; il peut favoir 1'état des chofes , il me répondra bientöt, ou peutêtre il me répondra fort mal; il éft trop occupé du train de Ia cour & des fem-  de ce Jlecle. mes, pour en avoir le temps; mais je lui ai cependant extrêmement recommandé de ne rien négliger; je vous montrerai ce qu'il m'aura écrit. En attendant, foyez tranquille , adorable Mifs; vos amis tacheront de vous faire oublier vos chagrins, ou plutöt oubliez tout, & cherchez ici un nouveau pays & une nouvelle familie. — Oh ! comme mon ame fut oppreflee ! Je ne pouvois répondre que par des foupirs; il en fut touché , il me prit les mains encore , il répéta fes ferments , fes proteftations. Le peu de mots que je pus proférer 'le confïrmerent dans fes idéés, & ne diminuerent pas fes efpérances : je lui vis un air content & fatisfait que je me re-, prochois, & qui cependant me faifoit plaifir. — C'étoit 1'heure de faire la vifite projettée; j'appellai Betty, & je me fis fuivre par Tom , qui fe trouva chez lui dans ce moment : Sir Robert m'accompagna quelques inftants, nous nous entretïnmes des perfonnes que nous avions vues Ia veille; il revint quelquefois k Sir Charles, & il me quitta en me recommandant fes parents, & le plan qu'il avoit tracé. Je penfai bien plutöt a cette lettre écrite è Belfloor, & j'en  64 Lettres de deux FHtes eus de vives inquiétudes: je visSirRo* bert détrompé par d'autres que par moi, j'allois donc devenir a fes yeux un être vil, ambitieux, intéreffé, trompeur,& le mépris prendra dans fon cceur la place de Padmiration & de la paffion. II me fembloit que la terre s'ouvroit fous mes pas : cruelle fauffeté, tes poifons font amers! La vérité a auffi les fiens, & Pune ou Pautre devoit déchirer mon ame. II faut fe confier au hafard & compter quelquefois fur lui. J'eus le temps de réfléchir, & la force de calculer que la réponfe de ce Bdfioor ne pouvoit pas venir fi vite , &c que tout au plus elle annonceroit une ignorance parfaite. Je pouvois bien efpérer que cette affaire ïeroit inconnue au commis auquel on s'adrefferoit: d'ailleurs, mon amie Nancy viendra k mon fecours, elle s'informera , elle m'avertira de ce qu'il y aura a craindre, & je puis compter fur fon adreffe. ~ J'arrivai k la maifon fans avoir ouvert la bouche, au grand étonnement de Betty, qui, je crois, m'avoit quelquefois adreffé la parole; j'entendis feulement qu'elle trouvoit que je marchois fort vite. Dès que j'entrai dans le fallon, M. Welgrecn qui y étoit, vint au-  de ce fiecle. 6j devant de moi avec empreffement; il m'appella d'abord fon héroïne, il vanta le courage & Pefprit avec lequel j'avois battu les Gentilshommes de la ville. La converfation s'engagea fur la vie de la campagne; Mylord & lui parierent de leur bonheur, des peines de leur jeuneffe , & du repos qu'ils goütoient loin de la capitale; Mylord admiroit fes enfants, fa familie, les gazettes Sc les papiers publics; M. Weigreen, fes jardins, fon pare, Sc ilsjouhToient 1'un Sc 1'autrede ce qu'ils préféroient a tout; ils avoient 1'air content Sc heureux. J'appuyai leur fentiment, Sc je dis, que les habitants de la campagne feroient trop heureux s'ils ne penfoient jamais a la ville, & s'ils ne s'en laiffoient pas impofer par ceux qui en viennent. M. Weigreen fauta fur fa chaife , fe frotta les mains de joie, dit que j'étois un ange charmant; Mylord me dit : Vous y retournerez, cependant, bientöt k la ville ; je répondis que je n'avois que des chagrins k y attendre , que tout mon defir étoit de paffer ma vie dans la campagne de mon pere ou je me propofois de me rendre fous peu, II voulut favoir oii elle étoit, par oü on paffoit pour y aller,  66 Lettres de deux Filles & il fe mit a parcourir les Pro vinces oü la campagne eft la plus belle. J'étois embarraffée de ma réponfe ; heureufement M. Weigreen demanda è demivoix , quand reviendroit Milady Dancings avec fa falie; Mylord lui répondit dans fix femaines; j'efpere , reprit le premier , que Sir Robert fe décidera bien vite, ce fera une affaire bientöt faite, toutes les convenances s'y trouvent. Vous favez, ajouta-t-il en s'approchant de fon oreille, qu'il eft un peu mon rils: nous aurons beaucoup de plaifir, & la noce fe fera précifément dans le temps que les gazons font les plus beaux; je vous invite, Mifs, il ne faut pas nous quitter avant cette fête. — Ce furent tout autant de traits qui me percerent Ie cceur, & la trifttffe s'empara abfolument de moi : cependant on but le thé, & enfuite je chantai quelques airs avec Mifs Henriette; Mylord & M. Weigreen furent enchantés de ma voix & des chanfons. Milady n'avoit pas voulu écouter, elle s'en étoit allée. Lorfqu'elle rentra, je m'approchai d'elle, je cherchai k lui dire les chofes les plus flarteufes qu'il me fut poffible; elle voulut me parler de ce que lui avoit  de ce fiecle. 6y dit Ie Minifire; je Pinterrompis, en difant, que je les priois de n'y plus penfer , que bientöt je quitterois ce pays: alors fa phyfionomie fe dérida , elle m'embraffa avec une affection que je ne fouhaitois pas dans ce moment; je m'en allai, & j'emportai de cette maifon une trifteffe fombre, dont il ne me fut pas difficile de me rendre raifon. — Cette familie étoit heureufe, Sc leur fïls, en fuivant leurs intentions, qui étoient bonnes & raifonnables, devoit les rendre plus heureux encore; je jouiffois de leur bonté, de leur hofpitalité , Sc cependant j'allois porter le trouble Sc Ia divifion parmi eux : je murmurai contre le fort, contre la vie & auffi contre 1'amour qui s'accorde fi bien avec lescirconftances pour faire des malheureux; chaque réflexion augmentoit ma trifteffe & mon tourment : ce mariage fi biën arrangé, fi bien efpéré, Sc qu'il faut détruire , tant de fauffetés qu'il faut empJoyer encore. Oh! j'étois bien mal» heureufe! Je paffai la nuit dans des angoiffes cruelles ; je ne m'endormois que pour avoir des idéés & des fonges plus cruels encore; j'appellois, j'invoquois Sir Robert, & je Ie repoufibis avec effroi;  *>8 Lettres de deux Filtes j'aurai donc, difois-je , éternellement a combattre, & mon "cceur & mon efprit, &C mon ambition & mes fentiments; certainement j'y fuccomberai. Le Iendemain il fallut du mouvement a mon agitation, je m'habillai avec 1'aclivité de la fievre; j'entendis fonner pour le fermon, je fus a 1'églife; tout le monde me parut fi tranquille , qu'il me fembloit que 1'on infultoit a ma fituation: je haïfibis 1'affemblée entiere; chaque être étoit pour moi une maffe infenfible que je méprifois, & ce mariage , qui ne me quittoit point, que je voyois bénir dans cette églife, devant cette chaire, en préfence de ce peuple dont je voyois la joie ; alors le trouble étoit k fon comble, & je retenois mes larmes avec peine : le fervice me paroiffoit d'une longueur infupportable; j'étois jaloufe de ces mortels heureux qui pouvoient prier en paix, qui ofoient demander & efpérer : j'enviois le fort du plus malheureux. — Enfin , je fortis ; je marchois avec précipitation , oubliant Sara, Betty & Tom qui m'avoient accompagnée. Bientöt j'appercois k cöté de moi Sir Charles JF'eJïburm, 1'air humble, timide , les yeux attachés fur  de ce fiecle. 69 ïes miens, cherchant k m'aborder & a me fuivre dans le chemin; fa préfence me révolta, j'appellai brufquement les IVïlfon, & je cloublai le pas pour le fuir. Réfléchiffant enfuite que cette impoliteffe pouvoit être interprétée diffcremment, je m'arrêtai, je me retournai pour lui dire que j'étois incommodée , que 1'air me faifoit du mal , & que j'étois preffée de regagner la maifon : j'efpérois m'en être défaite ; il me regarda avec un air d'étonnement, & il me fuivit de loin. Le chemin me parut d'une longueur extréme, & j'arrivai chez moi fatiguée comme fi j'avois fait un grand voyage. Un moment après les Demoifelles Dabgy qui avoient été a PEglife, & que je n'avois point vues, vinrent chez moi en paffant; elles avoient été étonnées de la précipitation avec laquelle je m'étois enfuie, & elles me trouverent fi accablée , qu'elles me crurent trés - malade. Je les raffurai, & je tachois de reprendre un peu de calme lorfque je vis entrer Sir Robert : 1'émotion fut fi forte, qu'elle me caufa une efpece devanouiffement. On s'empreffe de me fecourir; Sir Robert confterné, court, va, vient, ap-  7<3 Lettres de deux Filles pelle, poufle des cris; jereviens a moi: Mifs Juliette me ferre la main, & me dit a Poreille: il y r quelque chofe, Mifs Camille. Je mis ma tête contre fon fein , je ne pouvois parler, j'aurois voulume cacher entiérement dans lés bras; j'étois moi-même étonnée de mon état extraordinaire ; je fis un effort pour en fortir. — Betty vient annoncer Sir Charles Wejibume, il entre en même - temps qu'elle, il avoit trouvé le carroffe des Demoifelles Dabgy a la porte, & il avoit vu entrer Sir Robert; il en faut moins pour rendre un jeune Officier indifcret, il avoit cru pouvoir entrer, Sc me faire une vifite le matin. — Je dis que je me trouvois fort mal; je paffai dans mon cabinet; Juliette m'yfuivit, je la priai de dire que j'étois malade, que je ne pouvois voir perfonne; elle s'en alla en me difant qu'elle reviendroit le foir, que fürement j'aurois quelque chofe a lui dire. — J'entendis le jeune ÏVeJlburne rire en fortant avec Sir Robert. — Quand je fus un peu rendue a moi-même , j'eus honte de tout ce qui s'étoit paffé, & fur-tout d'avoir été fi peu maïtreffe de mon imagination & de ma fenfibilité; je méprifois, je mau-  de ce fiecle. . E vj  io8 Lettres de deux Filles & a la tendreffe que j'obtiendrai le confentement de tout le monde; & quard j'aurai réuffi, c'eft k vos pieds que je portera i mes fuccès. -— Je vous prie , Mifs, que ce foit toujours - la notre plan; venez encore , je vous en conjure, chez mon pere, avant que je parle plus pofitivement, — Ma feeur veut aller vous voir demain ou le jour fuivant; je me flatte que vous la recevrez, & qu'enfuite vous lui rendrez fa vifite. Votre fanté, j'efpere, fera remife, & permettez-moi de croire qu'il y a un peu de mauvaife volonté dans eet éloignement du monde & de vos amis; les Demoifelles Dagby Ie croyent comme moi, & Meffieurs Walgreen & Wtflburne demandent fi vous êtes morte ; je joins ici, Mifs, la lettre de Sir Belfloor, je re m'attendois pas k une réponfe plus férieufe; ces Meffieurs de Ia ville n'ont pas le temps de s'occuper de leurs amis & des affaires des autres. Ce n'eft auffi que d'une maniere très-vague que je lui avois écrit, je fuis fort mal informé; fi vous voulez me donner des inftructions un peu détaillées , je pourrois faire travailler plus efficacement; je n'ai pas le droit de m'intérefler ai de rien faire  de ce fiecle. 109 fans vos ordres; d'ailleurs, je n'ai ni crédit ni pouvoir auprès de perfonne; &, comme j'ai eu 1'honneur de vousle dire, je crois que je vous verroii avec plaifir abandonnée du monde entier. — Voila deux fois que le jeune JVtftburne a un entretien particulier avec ma,mere; il me femble qu'ils ont auffi k faire avec Ie fieur Jackfon ; Sir Charles eft plus férieux avec moi depuis quelque temps. Je ne vois ni ne foupgonne rien , cependant ils m'étonnent 3 il y aura fans doute k rire de leur petite intrigue : ce jeune Officier a toujours quelqu'amour en tête. — Eft ce que je n'aurai pas un mot de vous , Mifs ? au moins pour me dire comment vous vous portez; je joindrois Ia reconnoiffance a tous les fentiments, & au reft peet que vous infpirez a R. W. Sir Belfloor a. Sir Robert fflalmoni Que diable , mon ami, vas-tu te mêler de Catholiques & d'Irlandois ? ce font les plus mauvaifes & les plus ennuyeufes affaires du monde, & il faut que j'aie autant d'amitié que j'en ai pour toi, pour m'en être occupé un mo«  ■fiö Lettres de deux Fïlles ment. *•* Je fuis donc alle au bureau de cé maudit fecretaire C.qui eft brutal comme un cheval , quoiqu'autrefois nous ayions été amis; il m'a ri au nez quand j'ai parlé de ces Irlandois & de Catholiques; il m'a dit qu'il ne favoit ce que je voulois dire , &z que jamais il n'avoit entendu parler de ces Makinfan, ni de leur race. Et Pautrejour étant chez Mylord North avec beaucoup de monde, & me trouvant par hafard prés de lui, je voulus lui en parler; il me dit en baillant qu'il ne favoit ce que c'étoit, & il me tourna le dos. Voila tout ce que j'ai pu faire pour ton fervice , & le diable emporte ta commifïïon : tu dis qu'elle intéreffe une femme qui demeure dans ton voifinage ; & que t'importe qu'elle foit cathoUques ou Irlandoife , pourvu qu'elle foit jeune & jolie ? Alors je m'y intérefferai auftï £ant que tu voudras; mais tu es de ces graves Catons qui ne penfent aux femmes qu'en tout bien & tout honneur. Voici le moment ou tout le monde a quitté la. ville pour aller en campagne; je compte auffi aller dans quelques femaines faire un tour dans les Provinces j/irai furement te voir& chaffer ub  de ce fiecle. in renard avec toi; en attendant, je fuis ton ami très-dévoué , Belfloor. Mifs Camille d Sir Robert. Je Pefpere, M., que vous ne ré» fifterez point a une mere auffi tendre que Milady; elle vous aime, elle veut votre bonheur, & elle en juge mieux que vous; votre raifon doit fe rendre a fes follicitations, & elle triomphera d'une fantaifie que rien ne fauroit juftifier. Cela me paroit fi fur , fi naturel, que je ne veux rien vous dire de plus la - deffus. Ce n'eft pas vous qui devez être malheureux, & vous trouverez partout les fentiments que vous méritez i que je vous voie heureux, & je feraicontente ; c'eft tout ce que mon cceur fait répondre a tout ce que vous me dites, M., de vous & de vos parents.. Les jours que j'ai paffés dans la retraite ont été très-utiles k ma fanté, je pourrai fortir inceffamment, & j'irai remercier Mylord & Milady de leurs attentions, & dans toutes les occafions vous verrez r M., que j'ai 1'honneur d'être, &c. &c II n'y a rien pour 1'inquiétude dans L«5 deux lettres précédentes; au contrai-  nï Lettres de deux FUles re, elles ajoutent même a mes efpérancesJ Ce petit nuage de complot qui fe forme entre Milady , le jeune Wiftburne, & le Miniftré, que peut - il produire? Des lettres fans réponfes, des recherches inutiles, & il ne tiendroit qu'a moi de leur faire recevoir telles lettres qu'il me plairoit. Chaque jour, ou plutöt chaque lettre de Sir Robert fortifi-e mon efpoir : il voudroit me voir abandonnée du monde entier! Es-tu fur de foutenir cette épreuve ? Quoi! quand tn ne verras plus que la pauvre fille du Minifire de Palmill,tu nel'abandonneras pas,tu 1'aimeras encore ? Téméraire ! quel fouhait ta as formé ; ton cceur faura-t-il pardonner une'tromperie que je racheterois de ma vie? Mais fur quoi tombe ce crime que je me reproche ? Ce n'eft pas fur mes fentiments, ce n'eft pas fur mon cceur qui facrifieroit mille fortunes,' mille vies pour toi. Ah ! Sir Robert, tu es homme, tu pourras vivre fans le premier objet que- tu as aimé, mille aiures le remplaceront : qu'eft-ce a tes yeux qu'une femme ? Elle eft bien loin d'être 1'objet unique de ta vie, & de ton ambition. Je Fai dit , je le répete, il n'eft pour moi que toi ou la mort;  de ce fucle. 113 après cela immole , facrifie celle qui t'a trompé dans le délire de fa paffion pour toi; fi je dois te perdre, je voudrois en hater le moment, bien perfuadée qn'alors tout finira pour moi, & qu'avec toi s'anéantira 1'univers. —- II vint Ie lendemain de fa lettre. Betty accourut pour me dire qu'il demandoit infiamment a me voir. Elle n'a pas attendu ma réponfe , elle 1'a vue dans mes yeux. -r Plaifir, tranfport de me revoir, tant de chaleur , tant de douceur dans fes expreffions, 1'envie de tout dire , la crainte de parler; des regards qui difent vous êtes plus belle que jamais; trouble des premiers moments, jouiffance pour deux cceurs qui s'aiment! II voulut après cela favoir ce qui m'avoit occupé pendant ma retraite; nous pariames des livres que j'avois lus, de la traduttion que j'avois faite ; il voulut la voir , je le refufai ; cependant , lire , penfer , s'inftruire, ne font point pour lui un vice dans une femme, & difpute fur le favoir des femmes. — Je foutins que ce n'étoit point les fciences qui nous étoient utiles & néceffaires , mais feulement 1'envie de s'inftruire, la poffibilité de fe faire des reflburces hors du  'xï4 Leftret de deux Filles monde , & d'en trouver dans fon efprit ; éloges du mien, enfuite admiration , proteftations, ferments, peinture du bonheur de deux êtres qui s'aiment, qui s'occupent, qui s'inftriiifent enfemble; après cela , doute fur mon indifFérence , dont je lui laiffe faire ce qu'il lui plaira. -— II doit revenir le lendemain avec fa fceur; elle m'aime, elle ne fait rien encore; Milady feule foupgonne , croit même. Mifs Henriette m'invitera, me preffera d'ailer auprès de fes parents; Mylord le demande auffi : Sir Robert me fupplia d'y aller, & de ne rien craindre de Milady qui ne témoignera rien. II eft plus content qu'il ne 1'a jamais été, il me prie de ne rien empoifonner; il demande fi mon cceur en feroit capable, & il s'en va fans attendre la réponfe. — Et moi auffi j'ai été contente , j'ai été heureufe , il m'a trouvée aimable, il paroifToit enchanté de mon efprit, il m'en croyoit beaucoup; & voila le vilain amour - propre qui a plus joui de 1'approbation que des fentiments : plaire a ce qu'on aime eft fi doux! Héfas! je fuis peut-être au comble de mon bonheur, je devrois m'en défïer; fans doute il y a tant a efpérer encore,  de ce fiecte. 115 mais le fort en eft jetté , il ne s'agit plus de craindre : ces moments heureux m'ont donné une gaieté douce qui m'étoit inconnue depuislong-temps, J'attendis avec impatience le jour de cette vifite de Sir Robert & de fa fceur; il y avoit longtemps que je ne m'étois habillée &t eoëffée, & ce jour-la j'y mis plus de foin ; Betty fe donna plus de peine, je me trouvai afftz bien; elle me regardoit avec un certain air de contentement. —» Mais, Betty, je fuis trop paree aujourd'hui ? — Non, Mifs; Mifs Henriette & Sir Robert viennent. — Eh bien ! qu'eftce que cela fait ? — Sir Robert fera bienaife de rronver Mifs auffi belle. — Et qu'eft-ce que cela lui fait encore ? — Oh ! ma mere croit bien qu'il penfe férieufement a vous, Mifs; quand il vient ici, il demande avec tant d'empreffement comment vous vous portez, ce que vous faites; il voudroit tout favoir; ah ! fi Mifs pouvoit refter dans ce pays, nous ferions bien contentes, & Sir Robert feroit bien heureux. — Vous êtes un enfant, Betty, il va époufer Mifs Dunnings. — Jamais , Mifs , jamais; c'eft une Demoifelle qui eft fi haute, fi difficile, & Sir Robert eft fi bon...  ti6 Lettres de deux I'Mes Dans ce moment, nous entendons des cris Sc du bruit; Betty coutt, Sc fescris fe joignent aux autres; je defcends auffi, je vois Tom entre les bras de trois hommes qui Ie portent; il avoit le vifage rouge , enflammé , les yeux égarés; il paroiffoit fans connoiffance : on !e rapportoit des champs, il avoit été frappé par un coup de foleil; je lui tatai le pouls, il avoit une très-groffe fievre; fa femme, fa fille pieurent, fe défolent Sc ne donnent aucun fecours; je lui fis envelopper la tête avec des linges trempés dans de Peau , Sc on le met au lit; j'ouvre toutes les fenêtres, je lui fais avaler de Peau Sc du vinaigre, j'envoye chercher le Chirurgien de Clamfiead pour le faigner; je fis bouillir de Porge avec de Pofeille pour faire une boiffon rafraichiffante ; je change moi - même très-fouvent les linges trempés d'eau, je lui donne a boire a tout moment. — C'eft a quoi j'étois occupée, lorfqu'en me retournant je vois Sir Robert qui efè fur le pas de la porte, immobile, qui me regarde d'un air étonné : je lui dis que le pauvre Tom fouffre beaucoup , qu'il eft très-malade d'un coup de foleil ; que je fuis très-fachée de n'être pas  de ce fiecte. nj chez moi pour le recevoir, & que fi Mifs Henriette eft avec lui, je la prie d'attendre un moment dans ma chambre. «— Alors il s'approcha du malade, encore fans rien dire, il m'aide a le foigner; il veut parler, fa voix eft altérée; il y avoit même, je crois, quelques larmes dans fes yeux. — Vous êtes donc tin Ange bienfaifant, me dit-il enfin d'une voix entrecoupée. Je n'érois occupée que de Tom qui reprenoit la connoiiTance ; il commence a fe plaindre , j'appelle Betty, Sara ; les gens qui 1'avoient apporté, avoient dit qu'il étoit mort. Elles n'ofoient en approcher, & n'avoient fu que pleurer & crier; elles voyent Tom ouvrir les yeux, entendent fa voix, fe jettent a genoux devant le lit, prennent fes mains; elles veulent baifer les miennes, & difent que je leur ai rendu leur pere, leur mari; elles font des prieres, & du défefpoir elles paffent a la joie. — Je les appaife, je leur montre ce qu'il faut faire, je leur recommande de ne pas cefler un inftant de trem* per & de changer les linges de la tête. Le Chirurgien arrivé, Betty ne peut voir faigner fon pere; Sara a a peine la force de le foutenir; j'aide au Chirurgien, je  ïi$ Lettres de deux Filks tiens le baffin pour recevoir le fang : Sir Robert m'avoit quitté, il eft è cöté de moi avec fa loeur, qui rit de me voir parée, coëffée dans la ruelle d'un pauvre payfan, & fervant un malade. Tom reprend entiérement Ia connoiffance; il rourne fes yeux fur moi; il veut parler, je Ie raffure fur fon état, & je le quitte. J'entends des mots de bénédiction ; le Chirurgien dit que Tom me doit la vie; tous me béniffent, & Sir Robert répete, oui, vous êtes un Ange bienfaifant; 6c je difois tout bas : Qu'il feroit aifé, qu'il feroit doux de faire le bien, fi 1'ame & le cceur en étoient toujours auffi bien récompenfés! — As-tu vu, continue Sir Robert en s'adreffant a fa fceur, comme Mifs étoit belle au milieu de tous ces gens, de ce malade, de ce Chirurgien, de ces payfans? elle répond quele contrarie étoit plaifant. — Ah I Mifs, dit Sir Robert en s'approchant de moi, vous étiez belle, mais je n'ai vu que votre cceur! Je changeai de converfation , je propofai de la mufique, & nous chantons: j'appris un duo a Mifs Henriette ; elle a une très-jolie voix, mais elle n'a aucun goüt; elle doit prendre des lecons a Londres, oii elle ira 1'année prochaine.  de ce fiecle. '119 Sir Robert ne fait point Ia mufique, je lui en fais des reproches; les hommes doivent tout favoir : il dit qu'il la faura peut-être une fois; qu'il y a des gens avec lefquels on peut tout apprendre. II a 1'air lérieux, quelque chofe de touchant dans la voix, dans les yeux; il d^fcend quelquefois pour favoir ce que fait Tom ; il me dit que mon reffufcité va toujours mieux, Sc que toute la familie me bénit. Mifs Henriette dit affez lourdement qu'elle croit que fon frere eft amoureux de moi ; je lui dis que j'en étois perfuadée, Sc que je la plaignois bien d'être la confïdente; que cependant je favois mieux jouer ce rölela qu'elle, & que je la priois de m'employer. — Dans la fuite de Ia converfation on paria de Sir Charles Wtfiburne : a une petite minauderie embarraffée de Mifs IValmorc , je jugeai qu'il ne lui étoit pas abfolument indifférent, Sc je m'en réjouis; elle me pria de venir voir fes parents le Iendemain; elle me dit que Mylord m'en preffoit Sc fe plaignoit d'être fi long-temps fans me voir. — Je répondis que j'étois encore un peu malade; que d'ailleurs, a caufe de la maladie de Tom , je n'aurois per-  no Lettres de deux Filles fonne pour m'accompagner : on dit qu'une voiture viendroit me prendre. Sir Robert, fans me preffer, fut me faire entendre qu'il fouhaitoit ardemment que j'y allaffe , que lui n'y feroit pas, & ils me quitterent. — Je paffai une partie de la nuit auprès de Tom ; il avoit pris une efpece de redoublement; des voifines étoient venues voir le malade, & offrirleurfecours; ces femmes parloient, faifoient des contes , & ne le foignoient point; chaque fois qu'il me reconnoiffoit, il me béniffoit, & il étoit docile a ce que j'ordonnois Le lendemain matin Henri vint voir le pere de Betty de la part de Sir Robert, & auffi de la fienne; il paria très-long-temps avec Betty; & dès qu'il fut parti, elle fut queftionnée : elle m'a dit que 1'on avoit beaucoup parlé, chez Mylord Walmort, de ce que j'avois fait pour fon pere, que tout le monde avoit fait mon éloge, & que Sir Robert fur-tout avoit parlé avec beaucoup de vivacité. Milady avoit feulement dit qu'elle étoit étonnée qu'une fille auffi vertueufe ne fut pas auprès de fes parents qui étoient peutêtre auffi bien malades: les domeftiques commencent a croire que Sir Robert pen- fe  de ce fiecte. izi fe réellement a moi, & qu'il ne veut plus de Mifs Dunnings; ils voudroient tous d'une maitrefle comme moi. Betty dit encore que Sir Charles IVeflburne alloit fouvent chez les ïValmore, que Milady paroiffoit 1'aimer beaucoup, & qu'il lui faifoit fort la cour J'écoutai tout cela, & je ne penfai qu'a la vifite que je devois faire ce même foir; j'allois commencer ma toilette, lorfque j'entendis une voiture, & je vis Mifs Juliette Dag' by ; ce fut une reconnoiflance , elle me fit les reproches les plus tendres fur ce que je les avois abandonnées , fur ce que je n'avois pas voulu les voir ni même leur écrire un mor. Je lui dis que je favois qu'il falloit ménager les nouvelles amies, & que je craignois d'ufer fon amitié, que je voulois conferver toujours. — Elle me paria des Weigreen, des Wefiburne ; elle dit que tous demandoient a me voir; que le pere Weftburne, fur-tout, vouloit abfohiment venir chez moi, & qu'elle 1'en avoit empêché : qu'enfin elle avoit promis que 1'on fe rencontreroit chez elle, & qu'elle venoit me prier d'y aller dans deux jours; que 1'on fe promeneroit fur Ia riviere qui eft a deux milles de leur Tornt 11, F  112 Lettres de deux Filles maifon. — Je lui dis que je refpeöois beaucoup les Wefiburne; mais qu'ils n'étoient point bonne compagnie pour moi; que fur-tout je n'aimois point le cadet; que cependant chez elle tout me faifoit plaifir, & que j'irois. — Elle favoit que Sir Robert étoit venu quelquefois chez moi, que Mifs Henriette y avoit été la veille avec fon frere ; & quand elle fut que j'allois le foir chez Mylord Wal' more, elle hxa les yeux fur moi, &C fans rien dire, fon air devint fucceffivement étonné, ricaneur, méchant & bon. Eh bien ! me dit-elle, vous ne me direz rien , il faudra que je devine tout ? J'en fuis bien-aife, je ne ferai pas obligée d'être difcrete; j'interrogerai la terre entiere, & j'en parlerai a tout le monde. Non, lui répondis-je, vous ménagerez votre amie, vous pourriez être trompée, & Terreur que vous répandriez lui feroit plus de tort que la vérité : votre amitié ne peut-elle s'accommoder de ce qui me convient? N'en avez-vous pas affez pour croire plutöt mes difcours que 1'apparence ? Souffrez cette épreuve; je quitterai, fans doute, bientöt ce pays-ci; attendez mon départ pour me juger. —Elle m'embrafTa, en me difant que fon  de ce Jiecle. 123 amitié n'avoit pas befoin de lecon; elle me demandoit feulement, que fi j'avois befoin de confeils & de fervices, je ne penfaffe qu'a elle, & que je verrois qu'elle favoit être amie.— Je la preffai de m'accompagner dans ma vifite , elle me dit qu'elles étoient en cérémonie avec Milady, & qu'elles n'y alloient point familiérement a caufe de certains airs de cette femme. — Je reconnus la Paigre & dure févérité de la mere de Sir Robert; elle ne manquera pas de 1'exercer a mon égard a la première occafion. Betty étant entrée , je lui ai demandé ce que faifoit fon pere; avec la volubilité de la reconnoiffance, elle conta a Mifs Juliette tout ce que j'avois fait pour lui, & comment, a ce qu'elle difoit, il me devoit la vie. — Juliette fut touchée & de ce qu'on lui difoit, & du fentiment qui le faifoit dire : elle s'en alla en répétant que Sir Robert feroit trop heureux, Je lui fermai la bouche en l'embrafTant; je lui dis que j'efpérois bien qu'une fois elle me feroit voir un trop heureux. — Lorfque je fus feule, je réfléchis qu'il y avoit trois jours, quatre jours même, qu'aucune inquiétude n'avoit agité mon ame; 1'idée de ce manages'étoitinfenF ij  i24 Lettres de deux Filtes fiblement affoiblie, je 1'avois ufée eft y penfant fi vivement. D'abord , mon cceur s'occupoit tranquillement de fon objet; je me laiffois aller a la confiance, je me défiai un peu de ce calme, je fais qu'il eft fouvent fuivi de 1'orage; je me reprochai cette tranquillité, je cherchai un fujet de tourment, je queftionnai fucceffivement tout ce qui m'intéreffoit, j'examinai chaque circonftance: Sir Robert étoit dans 1'état d'un homme fincérement amoureux, Sc dans la pleine confiance de fa paffion, rien ne 1'empoifonnoit, ni foupcon, ni défiance; la réponfe de Belfloor a été fans effet, tout le refte me donnoit la même fécurité. II n'y a que ce petit nuage qui couvre 1'intelligence qui regne entre Milady Walmore, le Miniftre, Sc Sir Charles Weflburne; mais leurs menées Sc leurs complots, quels qu'ils puiflent être, feront impuiffants; tout paroit propice a mes vceux, confions-nous a Pamour & au hafard qui nous conduifent. Les fuccès & Ie contentement font, je crois, le vrai fard des femmes. — Pour la première fois, je me trouvai un peu jolie en allant dans la maifon Walmort, Sc ce fentiment me difpofa a lagaieté. J'ar-  de ce fiecte. 125 rivai chez eux comme au milieu de ma familie &c de mes amis, je flattai, je careffai ce bon Lord , qui fut li content de me revoir, qu'il voulut être embraffé. II me conta tout ce qu'il avoit fouffert de fes maux depuis que je ne 1'avois vu; il avoit paffe de mauvaifes nuits; fes jambes Pavoient fait fouffrir: j'écoutai , je m'intéreffai, je lui offris mes foins, & réellement mon ame fe remplit d'un intérêt tendre pour ce vieillard refpecfable. II y fut fenfible, il jura qu'il avoit de 1'amitié pour moi, &que fi j'étois-Ia quand il fouffre, il ne fentiroit pas autant fes maux. — Milady n'écoutoit pas, elle étoit occupée de je ne fais qu'elle affaire domeftique; fon air froid, aigre & fee vint affez tót: je ne voulus point le voir ; je louai fa bonté, je la remerciai d'avoir penfé a moi pendant que j'avois été malade : elle me dit bien vite qu'elle croyoit que l'air de ce pays ne me convenoit pas; je répondis qu'elle avoit raifon, & que dans quel lieu que je fuffe, je n'oublierois jamais fes bontés. Je croyois la forcer d'en avoir en parlant beaucoup : je me trompois, je vis qu'elle craignoit qu'au pied de la lettre fes bontés ne me reF iij  ia6 Lettres de deux Filles iinffent ici: j'èus la méchanceté de le lui laiffer croire, & -il étoit très-plaifant de voir comme elle fe défendoit d'être bonne; & j'attirai bien injufternent des farcafmes au Royaume d'Irïande qui n'en pouvoit pas davantage.— J'étois décidée d'être gaie, & je donnai cette tournure a la converfation; je pris tout en bonne part, je m'attachai fur-tout a Mylord. Nous parcourümes enfemble d'abord le Pays de Galles ou il avoit été & oü perfonne ne va: dela nous aliames dans la Province de Darby , & nous allions entrer dans celle d Yorck, lorfqu'on fervit le thé. J'effayai encore d'afliéger Milady de mes careffes; mais ce fut inutilement; elle étoit mécontente de celles que je faifois a Mylord , & je crois aufli que je me portois trop bien ce jour-la; c'efl une politique que j'avois manquée : on ne fait comment faire avec 1'amour-propre des hommes, fouvent on les choque de ce qui devroit flatter ; j'efpérois que la beauté feroit quelque chofe pour la vanité & 1'orgueil de Milady; mais Vénus fans fortune ne feroit rien pour elle; elle m'eüt aimée laide & mourante; heureufement 1'ame de fon fils n'a point  de ce fiecfe. 117 été farmée de la fienne. — L'air férieux & grondeur de Milady alloit gagner toute la compagnie, lorfque Sir Charles JFeJlburne entra; je ne 1'avois point revu depuis fa lettre, il eut 1'air un peu embarraffé en approchant de moi. Autant qu'il me fut poffible de le marquer par des politeffes naturelles , il put voir qu'il devoit compter fur ma difcrétion; je pouvois être füre de la fienne. Milady lui fit beaucoup de prévenances, lui témoigna beaucoup d'amitié ; elle lui donna des louanges , le fit affeoir auprès d'elle. Accoutumée a tout obferver, je remarquai qu'il y avoit quelque chofe d'extraordinaire entr'eux; il avoit 1'air férieux, Mifs Henriette le regardoit du coin de 1'ceil, & par-la je crus tout expliquer. Cependant la converfation reprit fa gaieté : on propofa d'aller fe promener. Me trouvant feule avec Sir Charles dans cette promenade, je lui dis que j'étois fachée qu'il m'eüt obligée de lui renvoyer fon billet, que je le priois de ne point me prendre pour 1'objet de fes galanteries, que j'étois difpofée a avoir de 1'eftime & de 1'amitié pour lui, & qu'il devoit en avoir pour moi; il voulut répondre, j'entenF iv  12.8 Lettres de deux Filles dis qu'il alloir parler de fes foupcons, & de fes conjectures, je rejoignis la compagnie pour ne rien écouter. — Revenue auprès de Mylord, Mifs Henriette & lui me preffent de refter a fouper; je refufai d'abord, ne fachant point ft cela conviendroit a Sir Robert: Milady me dit avec fa brufquerie ordinaire, que je pouvois bien refter, puifque Mylord le vouloit; alors j'acceptai en la remerciant de fon extreme politefle. Bientöt elle fortit, & un moment après Sir Charles la fuivit; elle refta fort longlemps abfente, lui ne reparut pas; en forte. que je fus aflez long-temps avec Mylord & Mifs Henriette. Milady nous rejoignit; fon air n'étoit point naturel, & 1'inquiétude que je lui donnois étoit vifible. Mifs Henriette parut étonnée de ne point revoir Sir Charles. Sir Robert revint au moment oü 1'on fe mettoit a table: je ne dirai point li j'eus de Témotion , li lui fut tranquille; il ne parut point étonné de me voir, il paria un moment des vifites qu'il venoit de faire dans les environs. Gêné par les regards de fa mere qui ne nous quittoient pas, il devint férieux; Mifs Henriette étoit fichée, Milady étoit dif-  de ce fiecle. u traite & ne parloit point; Ie férieux & la trifieffe me gagnerent auffi; Mylord feul parloit, & nous reprochoit le filence & Pabfence de Ia gaieté. Jamais -fouper ne fut plus trifte &i plus ennuyeux; le temps me parut infiniment long , jufqu'a ce que 1'heure de m'en aller fut venue , & que 1'on eut annoncé le carroffe qui devoit m'emmener. Je 1'avois demandé plufieurs fois, il s'étoit fait attendre jufques prés de minuit: il faifoit un peu clair de lune. Enfin, je partis; Sir Robert & Mifs Henriette m'accompagnerent jufqu'a la voiture; un laquais ferma la portiere, & je crus qu'il monteroit derrière. — Le chemin de la maifon Walmore è Ia ferme des Wilfon eft a-peu-près en droite ligne, excepté qu'a cent pas il tourne un peu a droite; il eft couvert d'arbres, & il a un peu plus d'un mille de longueur; en forte qu'il eft une très-jolie promenade que j'avois faite fouvent a pied. — II y a un autre chemin fur la gauche qui y aboutit, & que j'avois auffi bien remarqué. Je m'appercus, un inftant après, que la voiture tournoit de ce cötéla, & que les chevaux redoubloient de vitelfe. Je mis la tête a la portiere, je F v  Ï30 Lettres de deux Filles vis que je ne me trompois pas, & que nous avions pris une autre route. — Je criai au cocher d'arrêter , qu'il fe trompoit; il ne m'écouta point; au contraire, il fouettoit fes chevaux. Je redoublai mes cris, je dis que j'allois fauter hors de la voiture, s'il ne s'arrêtoit, Sc en effet j'avois déja ouvert la portiere. — Effrayé de mes cris, & voyant venir deux payfans dans le chemin, il s'arrêta; je fortis avec précipitation, j'employai le peu de force qu'il me reftoit k appelier au fecours : nous fümes joints par les deux payfans, je me jettai a leur genoux, je les fuppliai d'avoir pitié de moi: épuifée par les cris & par les efforts que j'avois faits, je tombai prefque évanouie. Le cocher étoit defcendu, il difoit qu'il s'étoit trompé de chemin, que c'étoit la nuit & la lune qui en étoient la caufe, que j'avois tort de m'effrayer, Sc il dit aux deux payfans de lui aider k me remettre dans la voiture, qu'il alloit reprendre le bon chemin. J'écoutois fans avoir la force de parler; mais lorfque je vis qu'ils fe difpofoient k me porter dans la voiture, je recommencai mes cris, je me débattis, & les fuppliai de me laiffer. Je leur  de ce fiecle. 131 dis que je ne confentirois jamais a remonter dans ce maudit carroffe : les deux payfans regardoient, s'étonnoient , ne difoient rien. Le cocher me fupplia inftamment de rentrer dans la voiture; il répéta qu'il s'étoit trompé de chemin, qu'il me reconduiroit chez moi; je ne fus encore que faire des-cris. — Dans ce moment il arrivé deux autres payfans attirés par le bruit; je les reconnois pour deux ouvriers, domeftiques des Wilfon; je me jette au milieu d'eux, je leur dis de m'aider, de me garder, que je veux aller a pied; je les füpplie de ne pas me quitter; il me raflurent, ils promettent de me défendre; les deux autres payfans fe joignent a eux, & leur racontent ce qu'ils ont vu. Le cocher fe jette è genoux devant moi, il me fupplie encore de remonter dans la voiture, il dit qu'il eft perdu s'il ne me reconduit pas; les deux hommes de Wilfon m'en preffent auffi , & tous quatre afturent qu'ils m'accompagneront, qu'ils ne me quitteront pas, & tiendront les chevaux. — J'héfitai; je me demandois s'il ne falloit pas fe défier de tous ces hommes, & alors il étoit encore plus dangereux de refter a pied ; jamais je F yj  132 Lettres de deux Filles n'aurois eu la force de marcher jufques chez moi. — Je cédai donc a leurs follicitations, jeremontai en voiture, ayant les yeux fur les chevaux & le chemin , & écoutant ce que difoient mes conducteurs. Le cocher leur proteftoit qu'il étoit égaré, & qu'il alloit retourner lorfque je m'étois effrayée. Un des gens de Wilfon lui dit que cela pouvoit être , mais qu'il étoit auffi capable de faire des tours de fon métier; qu'il devoit fe rappeller que 1'autre jour a la taverne, il leur en avoit conté de bien plus forts, dont il s'étoit vanté. — Enfin, j'arrive; les chevaux ne font pas encore arrêtés, que j'ai ouvert la portiere, & que je fuis dans le chemin. Betty vient au-devant de moi, je me jette dans fes bras, épuifée de fatigue & de frayeur; je n'ai plus de force, je ne puis ni marcher, ni parler; elle eft allarmée, elle appelle du fecours, on me porte dans ma chambre. Betty pleure, fe défole , demande ce que c'eft; les ouvriers content a Sara ce qu'ils ont vu, elle monte; & comme ils ont ajouté diverfes circonftancesa 1'a venture, elle croit que ce font desvoleurs, des affaffins : toute la maifon eft en allarmes, Tom; de fon lit, faitprendre des fu-  de ce facie. 133 • fils, indique oü eft la poudre, le plomb; il envoye fes valets dire qu'ils veilleront toute la nuit, qu'ils tueront le premier qui approchera; que je dois être tranquille. — Un peu remife de l'efFroi & de la fatigue, j'employai mes forces a les calmer; je dis a Betty de ceifer fes plaintes, & de me préparer du thé; je defcends vers Tom, je lui conté que c'étoit un cocher ivre, qui s'étoit trompé de chemin. II me répond, c'eft un coquin; je le connois bien, & c'eft par trop de bonté qu'il eft chez Mylord. Je demande qu'on n'en parle plus, que je ne veux pas lui faire de tort, & je prie que toute la maifon fe remette en paix, que je ne crains rien; j'exhorte Sara a fe coucher & a paffer le refte de la nuit tranquillement; je remonte chez moi, j'acheve d'appaifer Betty : elle veut parler de Sir Robert, d'enlevement ; je lui défends de prononcer aucun de ces mots, même de rien cróire. Elle me dit qu'inquiete de me voir revenir fi tard, c'étoit elle qui avoit envoyé les deux valets au-devant de moi; je Pen louai, je lui défendis abfolument de parler de ce qui étoit arrivé , qu'on ne Ie fauroit que trop, & que je ne voulois  134 Lettres de deux Filles faire de plaintes de perfonne, pas même du cocher. — Bientöt je me trouvai dans un état plus calme, il ne me reftoit qu'un peu de douleurau gozier; jefentois même au fond de 1'ame une fecrete joies'y introduire avec la réflexion.D'abord c'étoit le plaifir d'avoir échappé au danger, enfuite je voyois confufément que cette aventure étoit toute a mon avantage, & qu'elle ne pouvoit faire qu'un bon effet chez les Walmore. : c'étoit leur équipage, ils en font refponfables; ils m'ont fait fouffrir, ils doivent Ie réparer, & c'eft pour Sir Robert une occafion jufte de prendre mon parti, & de parler de moi. Enfuite réfléchiffant fur ce qui s'étoit pafte le foir, 1'air de Milady, fon abfence , celle de Sir Charles, je foupconnai qu'il pouvoit y avoir quelque complot, ou au moins que c'étoit quelque folie, quelqu'extravagance dece jeune homme. Je ne pouvois croire que ce fut un enlevement projetté, il n'avoit pu être combiné en fi peu de temps, ni être confié a ce cocher feu!; nous n'avions appercu aucun autre homme; c'étoit donc quelqu'idée extravagante qui avoit pafte par la tête d'un jeune Officier inconfidéré; c'eft ce qui  de ce fiecle. 135 me parut le plus vraifemblable : mais Milady en auroit-elle été inftruite ? J'avoue que je le fouhaitois; je regardois comme un bonheur que cela put être; c'eft un avantage que j'aurai fur elle: elle pourra me haïr, mais elle dèvra me ménager^óc cacher fa haine, me témoigner même de 1'amitié pour écarter le foupcon; c'étoit de plus une mauvaife aftion qui me donnoit un vrai afcendant fur elle. — D'après ces réflexions, je me déterminai a lui écrire comme pour Pinformer de ce qui m'étoit arrivé, & enmême-temps pour augmenter fes craintes, fi elle étoit coupable, & pour demander fa protection, & la grace du cocher. — Quoi qu'il en fut, je fis refter cette nuit Betty dans ma chambre, & lui ordonnai de faire porter ma lettre de grand matin a Mylady. Mifs Camillt a Milady Walmore. Milady, je me hate d'avoir 1'honneur de vous informer de ce qui m'efi arrivé hier au foir, afin que 1'événement ne faffe pas plus de bruit qu'il ne mérite. •— En revenant chez moi, votre cocher  13 (5 Lettres de dtux F'dtes prit un chemin différent de celui qui devoit m'y conduire : j'en fus effrayée, je poüiïai des cris qu'il n'écouta point d'abord, 8c même il animoit fes chevaux, & il ne s'arrêta que lorfqu'il vit que j'allois me jetter hors de la portiere 8c qu'elle étoit déja ouverte. Lorfque je fus a terre, il vint quelques payfans qui m'aiderent a remonter en voiture, 8c qui me reconduifirent chez moi. — L'effroi que j'ai eu 6c les cris que j'ai faits, m'ont rendue un peu malade, mais ce fera fans aucune fuite. Le cocher a protefté qu'il s'étoit égaré , 8c que la nuit 6c la lune lui avoient fait manquer fon chemin; j'en fuis perfuadée, 6c quelle intention auroit - il pu avoir, finon d'obéir k vos ordres ? Sans doute, Milady , qu'il vous rendra raifon de fon aélion, il ne mérite aucun chatiment, 6c je vous prie de lui pardonner; fa faute eft très-légere, 8c ne doit avoir aucune fuite. — Ce n'eft pas de votre maifon, Milady, que je dois avoir rien ■ k craindre , c'eft au contraire de tout ce qui la compofe que j'attendrois des fecours 8c de la protecfion fi j'en avois befoin. Si on fait quelques recherches fur eet accident, on trouvera fürement  de ce fiecle. 137 que le cocher & Ia nuit en font les feules caufes; je n'y attaché pas plus d'importance, & je fouhaite qu'il n'en foit point parlé, prenant cette occafion de vous affurer des refpects de votre, Ócc. &c. Hl ST Ol RE de Mifs Juliette, contée par elle - même a Mifs Camille. Pourquoi voulez-vous, ma chere Camille, que je rappelle a ma mémoire ce que je voudrois oublier pour jamais ? Et que vous importe de favoir 1'hiftoire d'une amie qui ne fera jamais heureufe ? L'age, le temps, & la raifon affoupiront, j'efpere, des regrets toujours préfents, & dont je ne voudrois pas rappeller la caufe. Aidez-moi plutöt a trouver dans les douceurs de 1'amitié, un bonheur que j'aurois voulu tenir d'un fentiment plus tendre. — Vous ne favez pas quei facrifice vous demandez, & je ne fais jufqu'oü 1'amour - propre laiffera aller la fincérité; encore fi mon récit n'humilioit que moi, mais c'eft ma mere dont je dois auffi révéler les torts. — Vous condamnerez vous-même  138 Lettres de deux Fitles la confiance que vous m'infpirez; mais je ne puis réfifter au fecret plaifir de vous ouvrir mon cceur; je crois voir votre ame compatiffante m ecouter avec indulgence, & m'aimer encore. Que! charme avez-vous donc que vous difpofiez ainfi de la mienne ? D'oü vient ce penchant a fe montrer a vous telle qu'elle eft ? Je reconnois votre empire fur moi, chere amie ; vos attraits, votre efprit, votre caraftere adorable font vos droits; je m'y livre , 6c je trouverai dans votre cceur du retour, de la tendreffe, des confolations : mais je fais votre éloge lorfque je vais vous öter les raifons de rien dire fur le mien; c'eft un hommage que je rends k votre vertu. Autrefois nous demeurions a Briftol, nous habitions une affez jolie maifon a Ia porte de la ville ; nous jouifiions d'une fortune médiocre ; mon pere étoit un homme refpeftable par fes qualités, & aimable par fon caraérere , ancien militaire; mais fi bon, fi foible , que jamais la contradiétion n'eft entrée dans fon efprit. Ma mere, plus vive, plus impérieufe, aimoit le monde & les plaifirs, ils lui étoient néceffaires; 6c fans aucune confidération d'économie 6c de  de ce fiecle. 139 fortune , elle profïtoit de la facilité de mon pere pour fuivre fon goüt. Notre maifon éroit ouverte a tout le monde, 6c chaque jour étoit marqué par quelque plaifir nouveau : le jeu , les promenades , les affemblées , le bal, fe fuccédoient tour - a - tour. L'éducation de deux jeunes filles n'étoit Pobjet de 1'attention de perfonne , nous étions relégués dans un appartement éloigné, 6c 1'on nous avoit confiées a une efpece de gouvernante domeftique , qui nous apprenoit quelques ouvrages : on nous avoit enfeigné a lire 6c a écrire , 6c on ne crut pas que nous duflions en favoir davantage. Nous paroiffions rarement dans les compagnies que ma mere raffembloit chez elle , 6c nous fortions plus rarement encore. Mon pere vouioit fouvent s'occuper de nous, de notre inftruttion ; quelquefois il s'amufoit a jouer avec nous : ma mere 1'en détournoit bientöt par quelque projet ou quelque fête nouvelle. La faifon des eaux étoit particuliérement le temps des plaifirs ; la dilïipation devenoit continuelle, 6c alors on ne penfoit a-peuprès point a nous. Ce ne fut que lorfque j'eus atteint ma quinzieme année,  i4° Lettres de deux Filles que ma mere parut faire attention a fes deux filles : ma fceur étoit plus belle que moi, mais fon air froid en impofoit, fes réponfes étoient toujours courtes&c férieufes; on étoit d'abord réduit au filence. J'étois plus vive, plus gaie, & la converfation s'animoit autour de moi; ma mere nous trouva affez jolies, pour paroitre dans le monde avec quelque avantage, & deux jeunes filles qui en ont toujours entendu le bruit, en ont bientöt pris le goüt : nous apprimes trés - vite a nous parer, & nous nous trouv&mes une difpofition finguliere a faifir & k fuivre les modes; ma mere n'en demandoit pas davantage ; on ne nous recommandoit pas la coquetterie , on la laiffoit venir, & elle vint. On ne fit pas d'abord une grande attention k nous, mais infenfiblement la foule des hommes augmentoit , les compagnies devenoient plus nombreufes, & ma mere étoit contente. Je ne fais fi 1'on commence par être coquette, & fi 1'on finit par être fenfible : quoi qu'il en foit, il efl bien difficile a dix-huit ans de n'être que coquette ; 1'envie de plaire ne fuffit pas , & Ie cceur a fes droits. Dans le nombre de nos connoiffances, ily avoit  de ce fiecle. 141 un jeune homme d'une figure charmante , d'un cara&ere doux & intéreffant; il s'atfacha k moi, & il me témoigna les fentiments les plustendres, & en même-temps les plus délicats & les plus honnêtes. Dans la liberté dont nous jouiffions, il lui fut aifé de m'en infpirer; fon efprit fimple & ingénu me plaifoit infiniment, & bientöt nos cceurs furent d'intelligence prefque fans nous 1'être dit. II n'étoit point de ces hommes qui aiment les femmes par vanité, & qui s'en jouent; nous nous aimions de bonne - foi , nous comptions nous époufer, & il ne lui falloit point d'autre efpérance. Des affaires de commerce 1'occupant fouvent loin de moi, nous fouffrions de fabfence, mais le plaifir de nous revoir nous en dédommageoit bien vivement. Je ne fais s'il avoit ce qu'on appelle de Pefprit, mais il étoit d'une gaieté douce & infinuante qui Ie rendoh très-aimable; nos idéés ne s'étendoient pas bien loin de nous, & nous ne cherchions pas a briller aux yeux 1'un de 1'autre; nous étions heureux tout fimplement, & fans amourpropre. Nos liaifons ne languirent jamais; ce fentiment pur, cetintérêt in-  14* Lettres de deux Filles nocent que je portois dans les plaifirs du monde, lesrendoient pluspiquants, & rempliffoient mon ame; ma vie étoit fans nuages , & je palfai ainfi trois ans, qui furent les plus beaux jours de ma vie. Ma mere avoit bien remarqué notre attachement, il lui convenoit que nous fuiïions mariées, & elle ne repouffoit aucun des moyens qui pouvoient nous mener a 1'être; feulement dans Poccafion, elle fe contentoit d'en faire une raifon de nous gêner. M. Filling, c'eft le nom de mon amant, fut obligé de faire un voyage , il devoit être abfent pendant plus d'un an; cette féparation fut cruelle & déchirante pour nos cceurs; nous ne nous quittames qu'après les ferments réciproques de tendreffe , de conftance, & fur-tout d'être 1'un a 1'autre a fon retour : jamais ferments ne furent plus finceres. II y avoit alors aux eaux de Bath un homme de la cour, décoré d'un ordre , agé d'environ quarante ans , & que nous voyions fouvent. Avec une figure très-agréable , il affeöoit la plus grande ïimplicité; fes manieres polies & infinuantes, étoient celles des hommes de la cour qui favent plaire; il jouilfoit de plus d'une grande  de ce fiecle. 143 coniidération , & de Ia réputation d'un homme de beaucoup d'efprit Sc de mérite. II s'adreffoit fouvent a moi, paroiffoit me diftinguer, me témoignoit de I'intérêt Sc même de I'amitié; il me flattoit, Sc j'avoue que j'avalois les flatteries a longs traits: mon amour-propre s'enorgueilliffoit des attentions Sc des préférences d'un homme comme lui, je ne le cachois pas a M. Filling; il me fembloit même que c'étoit a lui que je rapportois cette petite vanité, & elle ne faifoit aucun tort k mes fentimentsT M. Endvell, c'eft le nom de 1'homme aimable , par une fuite de I'intérêt qu'il fembloit prendre a moi, parut étonné que mon éducation eüt été auffi négligée. M. Filling avoit aimé mon ignorance, j'en eus honte avec M. Endvell, je me prêtai avec plaifir Sc avec confiance aux moyens qu'il propofoit pour m'inftruire : fa converfation étoit toujours intéreffante Sc inftruöive, il favoit Ia rendre effentielle fans en öter la gaieté, Sc parloit de tout avec une grace une clarte, qui donnoient envie de favoir Sc d'entendre. 11 me confeiüa des le&ures, nous en faifions enfemble : il lifoit parfaitement bien. Nous quittions  144 Lettres de deux Filles quelquefois lesaffembléesou 1'on jouolr, nous nous retirions avec une amie, ma fceur, M. Filling & M. Endvell; nous allions avec unJivre dans un bofquet, ou dans une autre chambre , & nous paflions des moments délicieux. J'avoue que je me laiflai aller a croire que puifqu'un homme qui avoit autant d'efprit, recherchoit ma fociété, il falloit que j'en euffe beaucoup. Déja, la réputation que j'allois acquérir, me rendoit fiere ; les catalogues , les journaux étoient fans celfe dans mes mains, afin de connoïtre tous les livres; je queftionnois & bientöt je décidai. M. Filling avoit pris le même fentiment que moi & la même confiance ; il favoit que M. Endvell étoit marié, & il étoit bien perfuadé qu'il ne pouvoit avoir aucundeflein furune jeune fille comme moi. II me faifoit valoir a fes yeux, il vantoit mon efprit, ,mon goüt, (ma mémoire , & étoit charmé que pendant fon abfence, j'euffe une relation qui pourroit m'être auffi utile qu'aufiï agréable: je crois en vérité qu'en partant, il me recommanda très-fincérement a lui. M. Endvell aimoit particuliérement le théatre & la comédie: les plus beaux morceaux de toutes les tragédies  de ce fiectt. r«fc tragédies étoient gravés dans fa mémoiré, il connoiffoit toutes les pieces nouvelles, & par-deffus tout il étoit paffionné pour Shakefpear. Garrick lui avoit apprisa dcclamer; & 1'art de bien exprimer les paflions étoit le talent rare qu'il avoit recuxle fon maitre. Souvent il me difoit que je ferois une excellente actrice, que j'avois pour cela Ia medleure voix & la plus beile figure. II en parloit k ma mere, & me faifoit lire devant elle des fcenes de tragédies. M. Filling, qui en fut témoin une fois avant fon départ, défapprouva ce oenre d'amufement , comme peu convenab'e a une jeune perfonne de vingt ans, qui avoit d'autres agréments. Lorfqu'i! fut parti, M. Endvell, revenant a la charge, ne ceffoit de répéter que je jouerois la tragédie comme un ange; il le perfuada è ma mere, qui n'y vit qu'une nouvelle occafion de s'amufer, &lui fit entendre qu'il feroit charmant de jouer la comédie chez elle; qu'un plaifir & rare en Angleterre donneroit du reliëf a fa maifon, & feroit valoir les graces & les talents de fes filles. ii ajoutolt encore que cette occupation exercoif la mésnoire, apprenoit aux jeunes gens a pa*. Tome ii, q  yj\6 Leitres de deux Filles Ier, a fepréfenter, & que 1'on formoit I'efprit en apprenant de beaux vers, de belles maximes, & il en citoit plulïeurs. Ma mere fut bientöt convaineue, & moi j'oubliai le confeil de mon amant. Tout fut d'abord arrangé; M. Endvell trouva toutes les facilités pour batir un théatre; la place, les décorations, les ouvriers, les peintres, tout fut mis en ceuvre dans un inftant. On fut indécis quelle piece on choifiroit; il en propofa plulïeurs, & finit par indiquer le More de Venife; il affuroit que je jouerois Defdémona a merveille. Mais qui eftce qui prendra le röle d'Othello ? il fe fit preffer, il céda par complaifance : les autres röles furent diftribués entre nos amis; ma fceur eut le fien. On fe hata d'apprendre, & bientöt on fit une répétition; elle alla fort mal; tout étoit mauvais : 1'accent , la prononciation, les gefies, la déclamation, étoient outrés ou monotones; il y avjoit de quoi fe dégoüter & faire abandonner 1'entreprife ; M. Endvell encouragea & ranima tout. II corrigeoit les uns, faifoit répéter les autres; il promettoit que tous les acteurs iroient fort bien , & qu'une première répctition. ne décidoit de rien;  de ce fitde. 147 C'étoit moi qu'il flattoit particuliérement : il me faifoit étudier mon röle, m'exhortoit a y mettre de 1'expreffion Sc de la chaleur; Sc lorfque je réuffiffois, il m'élevoit aux nues, il me faifoit efpérer des fuccès; Sc me donnoit k entendre qu'ils pourroient me conduire a la Cour : il cherchoit a émouvoir mon ambition Sc k flatter mon amour-propre; Sc lorfqu'il croyoit y avoir réuflï, il accompagnoit fes lecons d'affurances d'amour Sc de tendreffe , il mettoit dans fon röle un feu Sc une exprefïion qui portoientquelquefoisle trouble dans mon ame. J'aimois toujours Filling, mais la vanité m'enivroit; M. Endvell favoit fi bien jetter du ridicule fur les jeunes gens qui voyagent, qui font des maitreffes par-tout, & qui oublient celles qu'ils ont laiffées; il avoit une fi grande pitié des femmes qui comptent fur eux, qu'il ne tenoit qu'a moi de voir k quoi je pouvois m'attendre; je me défendois, je n'écoutois pas, je me révoltois. Mais enfin j'écoutai, je ne fais par quelle erreur de 1'amour-propre, ou peut-être par cette difpofition k la coquetterie qui nous trompe fi fouvent: mon cceur étoit tout entier a mon amant, & je ne fais G ij  148 Lettres de deux Filles quel attrait venoit m'en diflraire. Je tornbai malade, & les répétitions furent interrompues pendant quelque temps. M. Endvell ne difcontinua point fes affiduités, elles ne furent même que plus vives pendant ma convalefcence : bientöt nous reprïmes nos röles, & nous recommencames les répétitions; il fe prelfa de fixer Ie jour de Ia repréfentation, il affuroit que tout étoit prêt, que je favois mon röle k merveille, & que fur-tout je chantois la romance de la mort avec 1'expreffion la plus touchante. Enfin, felon lui, il ne falloit plus qu'une feule répétition de mon röle d'un bout a 1'autre, tête-a-tête, afin de pouvoir me reprendre avec plus de liberté : il fit^entendre tout cela k ma mere, & même il fut convenu que pour mieux ménager ma fanté & ma voix , nous ferions feuls dans ma chambre. Si vous vous reffouvenez, ma chere amie, conCinua Juliette d'une voix entrecoupée & en baiffant les yeux, du dénouement d'Othello, & de la mort de Defdémona, vous pouvez juger du danger qu'il y avoit de le jouer feule & fans témoin, avec un homme paffionné, avec un perfide qui favoit abufer de fon pouvoir  de ce fiecle. 149 & de fon afcendant.... (ld les larmes de Juliette interrompirent fon récit, je 1'embraflai, & nous fümes un moment dans les bras 1'une de 1'autre fans rien dire : elle continua enfuite.) L illufion fe diffipa , eet amour-propre, cette vanité, eet orgueil s'anéantirent, ma pafnon pour M. Filling refia feule dans mon cceur; Ie défefpoir s'empara de mon ame, je ne pouvois comprendre mon erreur, je me déteffois, ]I aurois voulu déchirer mon cceur, mon toible cceur qui n'avoit pas fii réfifter a un vain preftige; je ne pouvois revenir de mon étourdilfemenr. Pendant p!i>fieurs jours, abattue , anéantie, je ne pus proférer une feule parole; & lorfque j'étois feule, je pouffois des cris douloureux, & ne celfois de pleurer. On crut que c'étoit une rechüte de la maladie que j'avois eue : Endvell fut Ie perfuader, & y donner de la vraifemblance; il eut même 1'habileté de me faire prendre des calmants & des narcotiques; il venoit dans ma chambre /ans que je m'en appercuffe. Une fois ie Ie vis au travers de mes rideaux, & ï entendis qu'il parloit encore de comedje, avec ma fceur; j'eus des conG iij  i: 50 Lettres de deux Filles vulfions violentes, &c 1'on craignit pour ma vie, je tombai trés - férieufement malade, & je fus long-temps entre la vie & la mort. La faifon des eaux étoit finie depuis long-temps, & M. Endvell n'ayant plus aucun prétexte pour refter k Bath, il retourna a Londres; il m'écri* vit en partant, une lettre que je vous montrerai quelque jour; il me diioit qu'il étoit bien plus malheureux que moi, ik que tout fon defir étoit de mourir a mespieds... Je fus languiffante pendant prés de deux ans, fans fortir, fans voir perfonne, avec une mélancolie qui ne me quittoit point, & ne me laiffoit prendre aucune part aux plaifirs & au train de la maifon qui n'avoit point changé. — Mon amant m'avoit écrit, dans fon abfence, plufieurs lettres; j'avois répondu une fois, & enfuite je ne -répondis plus. A fon retour, empreffé de me revoir, il vint me chercher, je le refufai; & comme il s'obftinoit, & qu'il s'adreffoit a ma mere & a ma fceur, je lui écrivis une lettre, par laquelle je le priois de ne plus penfer k moi; je lui dis que j'étois morte pour lui,qu'il ne devoit point me regretter, Sc qu'il falloit m oublier tout-a-fait. —  de ce fiecle. 151 II voulut répondre, je lui renvoyai fes lettres, je chargeai encore ma fceur de lui répéter mes refus, & je pris pour prétexte auprès d'elle, ma mauvaife fanté, qui me faifoit croire que j'avois fort peu de temps a vivre encore. Mon pere mourut dans ce temps - la; il laifla fa fortune dans un fi grand dérangement, qu'il fallut vendre la maifon oü nous demeurions. — Ma mere nous conduifit a Londres, oü nous avions encore quelques affaires, & ou elle efpéroit retrouver les amis qui s'étoient divertis chez elle : en effet, elle retrouve des plaifirs, notre vie redevient ce qu'elle avoit été h Bath, aftive & diffipée : nous ne tenions point de maifon, mais tous les jours nous allions dans le monde. Le changement d'air & la diflrattion me rendirent la fanté, & avec elle ma gaieté. Nous foupions fouvent en ville : deux jours de fuite, je me trouvai placée è cöté d'un homme un peu agé, &C auquel, fans le nommer, la compagnie témoignoit les plus grands refpefts : un fur-tout couvroit un habit fur lequel il y avoit une étoile; j'entrevis un ruban bleu, & je jijgeai que c'étoit quelque grand Seigneur de la Cour, J'avois cru remarG iv  -f* Lettre: de deux Flttet quer qu'il y avoit de 1'affeétation en me placant toujours a table a cöté de lui D'abord il étoit affez férieux, & même' tnfte : cependant il m'adreffoit la parole: la converfation s'animoit & s'égayoit • on me faifoit chanter, & je paroiffois lui' plaire; il me le témoignoit, il faifoit aufli des amitiés è ma mere : ils s'étoient connus.autrefois, & tous deux fe rappelloient ce temps avec plaifir. Le Iendemain d'un de ces foupers, eet homme yjnt nous voir Ie matin; ma mere étoit a ia toiletre, elle prit ce prétexte pour m ordonner de le reeevoir; je me trouvai feule avec lui dans Ie fallon. — Après un moment de converfation, il me dit • Mademoifeile, j'ai quelque chofe d'important a vous communiquer; je fuis ires-malheureux, une calaftrophe cruelle tn'a enlevé une perfonne qui m'étoit extremement chere, & qui faifoit tous les plaifirs & toute Ia confolation de ma vie, je la regretterai toujours; mais il me faut néceffairement de la difiraction; d ailleurs, je ne puis vivre fans un commerce intime avec une perfonne qui me plaifo; vous me plaifez infiniment, votre figure charmante, votre efprit, me conviennent; vous avez précifément la  de ce fiecte. gaieté qu'il me faut; voyez fi vous voulez être cette perfonne, votre fort fera très-heureux, je pourvoirai a tout, vous ferez libre, vous n'aurez rien è defirer: Madame votre mere s'en reffentira, & elle fera dans une fituation très-aifée; je n'ai pas le temps de vous faire la cour long-temps, je fuis fort occupé d affaires trés-importantes ; je ne puis être plus délicat, mais vous ferez contente de ma générofité, & il ne tiendra qu'a vous d'être heureufe A mefure que j'écoutois ce qu'il difoit I etonnement faifoit place a la triflefie & au défefpoir, & je finis par fondre en larmes. — II attendoit ma réponfe, lmdignation m'empêchoit de proférer une parole, je ne pouvois répondre que par des fanglots. II attendit un moment ; & comme mes larmes & mes fanglots redoubloient, il palfa chez ma mere, & s'en alla. — Un moment après entra une amie de ma mere, que j'avois vue quelquefois; elle chercha a me confoler; & lorfqu'elle me vit un peu tranquille, elle me dit que, fans doute, je ne favois pas qui étoit Ie Seigneur qui m'avoit parlé, que c'étoit Mylord V Miniftre de la M. tout-puiffant, & fort' G v  154 Lettres de deux FUUt riche, qu'il s'agiffoit de ma fortune, de celle de ma mere, & de toute ma familie. — Je me jettai a fes genoux, je joigms les mains, je les teudis vers elle, je voulus parler, mais ce ne fut encore que des fanglots & les accents du défefpoir : elle me dit de réfléchir, de penfer a ce que je refufois, & elle me quitta. — Je fus m'enfermer dans ma chambre, & j'y reftai plufieurs jours fans vouloir fortir, & fans voir perfonne que ma fceur. — Au- bout dece temps-la, je reparus ,ma mere ne me dit rien, & je n'entendis plus parler ni du Seigneur, ni de fes propofitions, & nous eontinuames de mener notre vie diffipée jufqu'a ce que ma mere tomba malade &C mourut. Elle avoit achevé de diffiper le refte de fa fortune; de forte qu'a fa mort, il ne refta a-peu-près rien. Nous avions ïci une vieille tante de mon pere , qui vivoit du produit de cette campagne; nous étions les feules héritieres, nous lui écrivïmes notre fituation, elle nous dit de venir la joindre. — II y a dix ans que nousfommes ici, & ily en a trois qu'elle efl morte, & qu'elle nous a laiffé fon bien & fa campagne, oü nous vivons comme vous voyez, & nous ferions affez heu*eufes fi le paffé pouvoit s'anéantir,  de ce Jiecle. 155 L'HOMME MALHEUREUX. TraduSiort par Camille. j"e veux être heureux, difoit un homme, & eet homme avoit vingt-cinq ans; il avoit avec cela de grands biens, une bonne fanté, une affez jolie figure, & pas mal d'efprit: de plus, il étoit philofophe , c'eft-a-dire , qu'il penfoit & réfléchiffoit beaucoup, qu'il faifoit grand cas des jouiffances , & ne fe foucioit point des privations; en forte que bonheur & jouir étoit pour lui la même chofe; il fe propofa feulement d'y apporter toute la fagelfe qu'il comptoit avoir acquife par 1'étude de la philofophie. — II avoit 1'ame honnête, & les plaifirs qui ne 1'étoient pas, devenoient des peines pour lui, & il les fuyoit: il étoit raifonnable, & il vouloit mettre de Ia raifon par-tout. — II fit de trés-belles réflexions fur fa fituation; il avoit un honnête fuperflu, il ne s'agiffoit que de conferver fa fortune , de bien régler fa conduite, & d'avoir des amis fages G vj  1)6 Lettres de deux Filles qui ne 1'entraïnaiTent clans aucune folie. Malgré fes vingt-cinq ans, il fe decicta a ne voir que ce qu'on appelle la bonne compagnie, 8c il pouvoit y paffer pour un homme d'efprit & de bonne fociété. Ce fut lè le plan de fa vie; il reftoit encore 1'ambition & Pamour a arranger. — N'être rien, n'avoir aucun titre, n'être point utile a fa patrie, ne pouvoir employer fon crédit pour perfonne, étoit un peu humiüant pour un homme qui en vaut tant d'autre qui font confidérés Sc honorés pour leurs emplois: d'ailleurs, il pouvoit fe diftinguer, il avoit des lumieres Sc des vertus; mais pour parvenir k quelque chofe, il faut folliciter, il faut faire fa cour, perdre du temps; les coneurrents deviennent des ennemis, fouvent on n'obtient pas 1'emploi pour lequel on feroit propre, 8c de plus 1'ambition la plus fatisfaite, laiffe toujours voir audeflus de foi, 8c le contentement eft toujours fi loin ! — Ainfi tout bien réfléchi, il faut y renoncer pour fon bonheur ; il n'y a que trop de perfonnes qui veulent être utiles, il faut leur abandonner les honneurs: ainfi fagement 8r fans fcrupule, on peut n'être rien. —. Refte l'amour dont il eft plus diiHcile  de ce fiecte. 157 de fe garantir, la raifon n'y peut rien; point de bonheur fans lui, mais on peut fe conduire avec prudence & fageffe , quand on fait penler & réfléchir; on peut fe rendre maitre de tout. Certainement, difoit notre homme, je n'aimerai de femme que cel!e en qui je reconnoitrai de la vertu; fur-tout une douceur parfaite, un efprit gai & fage, Sc un caraclere excellent. — II fuivit d'abord affez bien fon projet; il voyoit, il regardoit, il cherchoit & fe retenoit tant qu'il pouvoit: cependant en revenant del'opéra, il difoit quelquefois en rentrant chez lui: Ah! fi je pouvois trouver une femme qui eüt la jambe & les graces de Mademoifelle Guimard , je crois que je ferois heureux. II voyoit aufïi dans le monde bien des femmes qu'il defiroit; maisa 1'une il auroit voulu les yeux de celle-ci ; 1'embonpoint, la fraicheur de celle-la , & la gaieté, 1'efprit de cette troifieme. I! alloit toujours defirant & n'étoit fatisfait de rien. — Enfin, il rencontre une perfonne charmante , jeune, belle, & réuniffant ce qu'il avoit vu épars chez plufieurs femmes; c'étoit Pefprit, c'étoit les graces, c'étoit toutes les perfections; il ne manqua pas  158 Lettres de deux Filles d'en devenir éperduement amoureux; i{ ne s'agiffoit que de lui infpirer un peu de cette paflion qu'il reffentoit pour elle. L'amour n'eft heureux que Iorfqu'il eft réciproque; pour y parvenir, il em•ploya les afliduités, les louanges délieates, les vers faits a propos, les expreffions vives du fentiment, les preuves de la foumitfion, 6c les ferments de la confiance.—Enfin, il peut fe flatter d'avoir réuffi; il aime, il eft aimé , il eft heureux, le mariage doit mettre Ie comble a fon bonheur , il y voyoit une félicité parfaite : cette gaieté, elle la mettra dans fes devoirs, elle emploiera fon efprit dans fa conduite, 6c fes actions feront animées de ce fentiment tendre qu'elle témoigne. Je chéris fur-tout, ajoutoit-il, cette difpofition au plaifir qu'elle laiffe voir avec une naïveté charmante ; elle eft ii naturelle è fon age, 6c la raifon la remplacera. Le mariage ne pouvoit fe faire affez vite ; & quand il fe fit, il eut un homme heureux. —~ A cette occafion, il fe donna beaucoup de fêtes, les amis devoient partager la joie, & rien ne fut oublié pour cela ; ces fêtes durerent 'ong-temps: infenfiblement on prit Ie goüt du monde 6c de la  de ce fiecte. 159 diflipation; Pamour & les plaifirs vont fi bien enfemble, comment ne pas s'y livrer quand on eft jeune & riche! Le mari difoit bien quelquefois : Nous nous étourdiffons fans jouir de nous-mêmes; nous n'avons pas befoin de ces reffources bruyantes, car nous nous aimons r on devenoit férieufe, la maifon & les domeftiques ennuyoient , on fe plaignoit de part & d'autre , mais la beauté a toujours raifon, & Pamour raccommode tout; la gaieté reprenoit le deiïus, &z les plaifirs alloient leur train. Monfieur ne vouloit pas fe faire haïr, Madame ne voyoit point de mal dans un penchant que fon mari & fa vertu ne condamnoient point... Elle en fut la viöime; une grolfeffe peu ménagée &c un accouchement malheureux terminerent fes jours : elle fut vivement regretrée , & jamais mari n'a pleuré plus fincérement; mais enfin en pleurant on réfléchit, on efpere encore : le bonheur tenoit a fi peu de chofe dans cette union l c'eft le mariage , ce font ces liens éternels qui empoifonnent tont: il faut aimer & ne point s'enchaïner, c'eft-la le vrai moyen de jouir long-temps. Au bout de quelque temps, il rentra dans le monde  ï£o Lettres de deux Filles avec ces idees , bien décidé de vivre comme beaucoup d'hommes dont il avoit condamné les goüts & les arrangements; & juftement voila une veuve charmante : c'eft une phyftonomie enchantereffe, un efprit fentimental, une envie de plaire fans coquetterie : la conformité des fituations commenca Ia liaifon ; enfuite vint Ie befoin de fe diftraire, enfuite le befoin d'aimer, enfuite Celui de s'occuper de fes fentiments. On raifonnoit, on differtoit a perte de vue fur le cceur & fur Pamour : on commencoit par fe perdre dans les chimères romanefques, & on finiflbit par fe retrouver dans la réalité : on fe croyoit heureux, & cependant on netoit jamais content. Cette femme adorable avoit Ia tendreffe Ia plus pointilleufe dont on eut jamais entendu parler : la moindre diftraction étoit pour elle un affront fait a Pamour; elle devoit être Ia plus belle au bal, ia plus aimable è un fouper, Ia plus brillante au fpetfacle : jamais 1'amitié ne pouvoit être franche, quand même Pamour étoit parfait; c'étoit un tyran qui vouloit un encens continuel, mais qui trouvoit un efclave qui réfiftoit queltjuefois, & qui a la fin s'affranchit  de ce fiecle. 161 tout-a-fait. II fubftitua k fa place un ami qui avoit précifément la vertu qui lui manquoit : c'étoit un de ces hommes qui regardent les femmes comme des enfants ou des idoles qu'il ne faut jamais facher, & qui adorent en perlïfïïant : il réuflit k merveille, & 1'homme franc & vrai fut renvoyé k fa place d'ami. II n'eft donc point de bonheur avec les femmes, difoit-il, je n'en connois point non plus fans elles; c'eft ma faute , ajoutoit-il, je veux toujours mettredu fentiment par-tout; c'eft une erreur, il ne faut que de la légéreté, & cela eft bien vrai; car il y a plus de femmes légeres que d'autres : voyons donc les femmes légeres, c'eft-a-dire, galantes, &C le voili léger & galant, prefque libertin. II trouve la chofe un peu pénible, fon cceur étoit fait pour aimer, fon ame pour s'attacher, & dans cette nouvelle carrière, il n'y avoit rien ni pour 1'un, ni pour 1'autre : il baijloitau milieu des plaifirs , & il lui reftoit un vuide qui le rendoit malheureux. Eh bien! difoit-il, je me fuis encore trompé, c'eft que je fuis une béte; 1'homme n'eft pas fait pour fe divertir toujours, pour vivre fans intérêt; une femme, des enfants, une familie, voila  161 Lettres de deux Filles ce qui remplit Ia vie; c'eft Ie bonheur domeftique qu'il faut chercher, qui eft Ie feul vrai. Je veux me marier encore, mais pour cette fois, ce fera fans pafïion; je choifirai avec fang-froid, j'étudierai, j'examinerai bien Pefprit, lecaracfere, Ie cceur , & enfin voici ce qu'il me faut: une fille pas trop jeune, élevée par des parents prefque pauvres, qui ont mis tous leurs foins a 1'éducation de leur fille, qui Pont même traitée avec un peu de dureté, qui exigent beaucoup; elle a été tenue dans une foumiffion continuelle : je vois bien, & certainement, voilé de Ia foupleffe, de la raifon , de la réfignation même, & avec un mari qui 1'aimera, toutes ces vertus fe développeront encore mieux, ce fera un ménage charmant, une union délicieufe; je périffois dans la folitude, je vivrai dans une affociation faite pour mon cceur; & le voila marié. II croit tenir le bonheur, il a une amie, une compagne choifie par la raifon, & l'amour s'en mêle auffi. — Mais qu'arrive-t-il ? Cette époufe chérie n'a aucun des goüts du cher mari qu'elle airae ; fes occupations lui déplaifent, fes plaifirs ne font point les fiens; il a des amis, mais qu'efl>  de ce fieclc. l63 ce que des amis ? Des gens inutiles , qui viennent dire des chofes inutiles, qui occafionnent une dépenfe inutile. La mufique, la peinture, fantaifie pitoyable; les livres, la ledïure , pure yanité , fuperflue dans un ménage; la ville eft fatigante, la campagne pénible : cette belle foumiffion fur laquelle on fondoit tant d'efpérances, n'eft plus qu'une digue rompue, qui n'écoute plus rien : elle a hérité de la dureté de fes parents: elle aime fon mari, mais elle ne prend pas garde a fon bonheur, elle n'y fait aucune attention. Pour comble d'infortune , la fanté fe dérange , & devient fi foible , fi mauvaife , que la moindre coi> tradiaion eft mortelle : il faut tout fouffrir , tout applaudir, & fe défendre même une plainte. Après quelques années de peines & de contrariétés , après les chagrins & les tourments d'une longue maladie, notre homme redevient veuf; il s'aigrit contre la rigueur de fon fort, il devint mifanthrope , & il tomba dans une mélancolie qui 1'auroit conduit au tombeau, fi fa raifon ne lui eüt fait voir que c'étoit une folie; il fentit que le défefpoir étoit une foiblefle : il faut favoir ramer malgré !'or  164 Lettres de deux ÏTtttes rage, Se on n'arriye jamais au port fans peine. Eh bien ! oui, s'écria-t-il, Ie bonheur eft une loterie , il faut y mettre fouvent pour avoir quelque chofe, & je me remarierai pour la troifieme fois , pour Ia trentieme fois, s'il le faut. — II avoit un ami intime, fur les vertus duquel il pouvoit compter : il alla chez lui, Sc lui dit : Vous connoiffez mon hiftoire, elle eft bifarre, ridicule même; n'importe, je ne puis vivre dans la folitude , il me jfaut une compagne; je vous demande une femme, choififlez-Ia , je veux la tenir de vos mains, & je la prendrai a yeux fermés: je tiendrai peut-être mon bonheur des mains de 1'amitié, après 1'avoir manqué par l'amour & la raifon. — Cet ami employa tout fon efprit Sc toute fa fagacité a faire un choix; il croyoit pouvoir répondre du bonheur des deux époux. Hélas ! Ie pauvre diable, depuis fept ans eft aimé Sc idolatré, mais c'eft par Ia bifarrerie même, c'eft de 1'efprit fans raifon; une Iégéreté & une inégalité continuelles; ce font des vers lorfqu'il faudroitdu bon fens; une gaieté folie, lorfqu'on auroit befoin de la tranquillité; ce font'des coquilles ,-des pétrifications,  de ce jlecle. i6j lorfqu'il faudroit des foins domeftiques; des modes, des colifïchets, lorfqu'on demande des chofes effentielles; des jours entiers au lit, & des nuits au bal; &c lorfque le mari veut faire quelques repréfentations, lorfqu'il lui échappe quelques plaintes, on lui ferme la bouche par des careffes; c'eft 1'amitié la plus fincere, ce font les expreflions de la tendreffe la plus vive, & on va fon train. — II y a un enfant auquel il voudroit donner tous fes foins; dans cette fuite de troubles & de contrariétés, il eft impoffible de veiller k fon éducation; fes peines font fans effet; 1'enfant fe perd, la fortune s'anéantit, le mari fe ruine, les maux fe joignent aux chagrins , le temps s'écoule, & la fin ap- proche II ne lui échappe plus une feule plainte; au contraire, il fe réjouit d'abandonner ce monde a ceux qui y font heureux, bien perfuadé que pour le bonheur domeftique, le caraftere fait tout, & les fentiments fort peu; & que prefque jamais les femmes ne fe foucient de faire le bonheur de ceux qu'elles rendent heureux.  ,66 Lettres de deux Filles LETTRE XXXI. De Nancy a. Camille. O Ciel! quel paqu'et, ma chere Camille; je 1'ouvre & toutes les femlles volent par la chambre. — J'étois occupée k les ramaffer, lorfque MylordBelten eft entré ; il m'a aidé a les raffembler il a parcouru quelques morceaux en ramaffant; enfuite il a voulu tout lire. J'ai eu peur de la lefture, ] avoue que je ne comptois pas Ia foutemr jufqu'au bout: mais Mylord s'y eft opimatré, il a tout lu, jufqu'a la belle tradudion dont, en vérité , tu aurois bien pu nous faire grace Que nous importe que tu faches, ou que tu ne faches pas le Francois? Je te demande grace au moins pour le refte de la bibliotheque de ton Miniftre; laiffe fes vieux bouquins pourrir en paix; j'ai bien affez de tout ce que tu écris pour ton compte. J'admire ta patience; écrire tous ces détails fi longs, fi inutiles, & pour qui ? pour moi, qui hait la leöure, qui n'ai jamais lu qu'autrefois quelques chapitres de la  de ce flecle. i<$j Bible & 1'hifloire de la Barhe-Bleue. — Je ne comprends pas qu'étant aum* occupée que tu 1'es de chofes efTentielles, tu ayes autant de babil fur le papier. — Tu es bien heureufe que Mylord ne penfe pas comme moi, ta peine auroit été perdue , & jamais ton amie n'eüt pu lire ce grand Ouvrage. Mylord jure que tu as beaucoup d'efprir, & que tu ferois capable de grandes chofes; il prétend même que ton hiftoire fera un jour du bruit; il veut que je garde foigneufement tes lettres & tout ce papier que tu m'as envoyé. Je te le pardonne en faveur du plaifir qu'il y trouve & de I'intérêt qu'il y prend; il veut abfolument que tu époufes ce Sir Robert, il dit qu'il fera trop heureux d'avoir une femme comme toi; il t'offre fon fecours & promet de t'aider, fi tu as encore quelque machine k faira jouer : il foutiendra a tous les Walmore du monde , que tu es une Irlandoife de très-grande qualité. Les Wejlburne lui font connus, il penfe que ce font des hommes qui ne peuvent que te faire du mal, & dont tu dois te défier; il les croit coupables de ce qu'il appelle 1'enlevement. Pour moi, dans eet enleye-  168 Lettres de deux FU'.es ment, je ne fais voir qu'un cocher qui s'eft trompé de chemin. Mylord eft très-curieux de favoir la fuite de cette aventure; tu fais que je fens le prix de tout ce qui 1'amufe, ainfi écris toujours. Si, pour f encourager , il te faut 1'efpérance de me convertir, c'eft-a-dire, de me rendre auffi précieufe, auffi ridicule que toi, tu peux t'en flatter. Je ne fais fi c'eft la maniere de lire de Mylord, mais j'avoue que fouvent j'ai éprouvé une certaine émotion ; j'ai compris ta facon de fentir, je crois même en être capable, & je pourrai quelque jour penfer comme toi: il n'eft pas impoflible que mon cceur fe laifle aller a cette fcüblefle, cependant jamais, je crois, a eet excès. En attendani, tu me troubles, tu m'intéreffes ; il eft des momentsoü jet'envie & oü je t'aime davantage; auffi je fuis toute entiere a ton hiftoire. — Pour te le prouver, je fai envoyé tout de fuite pour une guinée de rubans, & pour quelques autres de gaze, de coëfFures, de mouchoirs, &cc. dont il me femble que tu as befoin pour les filles du Miniftre, & aufli pour toi: une femme de qualité doit être bien jnife, même en négligé, il faut qu'elle ait  de ce fiecle. 169 alt des ajuftements frais. — J'ai aufïï prié Mylord de favoir ce que c'eft que ce Belfloor; je 1'ai vu autrefois chez moi; c'eft une efpece de petit-maïtre è, bonne fortune : depuis quelque temps, il eft attaché è la Ducheffe de Brenton, dès-lors on ne le voit plus. Cette Ducheffe eft parente de Mylord Nortk, & en relation avec lui; en forte qu'a force d'intrigue, on pourroit employer 1'un & 1'autre en ta faveur; ils peuvent aufïï te faire du mal; car ce Belfloor eft une tête qui eft capable de tout pour fatiffaire fa fantaifie. Mylord Belton veut tacher de fe lier avec lui pour le détourner des mauvaifes intentions qu'il pourroit avoir. Je t'inftruirai de ce que nous apprendrons. Mylord prend un intérêt très-vif a ce qui te regarde, & ce n'eft pas ce qui te juftifie le moins a mes yeux; je te parcVnnes eet intérêt, & même le plaifir qu'il trouve a s'occuper de tout ce qui vient de toi, & c'eft, je crois, te donner une affez grande preuve d'amitié. Je n'avois vu Mirvood qu'en paffant depuis fon expédition ; nous avons voulu le voir & le queftionner plus particuliérement, pour favoir comment tu étois; il nous a dit qu'il t'avoit Tornt IL H  170 Lettres de deux Filles trouvée trés-belle, que tu avois vraiment 1'air d'une Reine déguifée, qu'il s'en étoit laiffé impofer par ton air noble & décent, que tu avois fur-tout la main & le bras d'une grande beauté; tu vois a cette remarque que le dröle eft un homme adroit: ton appartement, quoique lïmple, avoit 1'air d'être habité par une femme de condition qui s'occupe de mufique., de leöure, & qui avoit beaucoup de correfpondances. II a trouvé que le jeune homme qui eft venu chez toi, étoit d'une trés - jolie figure, 1'air un peu campagnard, mais charmant x tes hötes & tous leurs gens paroiffoienl avoir pour toi le plus grand refpect. — II a ajouté qu'il voudroit bien que tu euffes encore befoin de lui, paree qu'il s'étoit fort amufé de cette courfe & de cette comédie; nous lui avons recommandé le fecret fous peine de la vie; tu vois que tu peux difpofer de lui. —Dis-moi, ma chere Camille, pourquoi je deviens tout-a-fait férieufe & trifte en penfant a toi; je fouftre de te voir engagée dans cette fuite d'événements; je ne prévois point quelle en fera 1'iffue, & le dénouement me fait frémir. Eft il poftible que tu échappes  de ce fiecle. 171 a tant de perfonnes qui ont les yeux ouverts fur toi, qui deviendront tes ennemis, & qui te traiteront avec la derniere cruauté, lorfqu'ils te connoitront ? Sans doute que tu iauras prévenir Porage ^ avant qu'il éclate ; tu reviendras auprès de nous te confoler de la fumée dont tu te repais, & des chimères qui fe feront évanouies. — Quoi qu'en dife Mylord Belton, je tremble pour toi,& je languis de te revoir. Adieu, ma chere Camille; Mylord viendra bientöt demander de tes nouvelles, fais enforte qu'il en trouve, & fouviens-toi que tu n'as point de meilleure amie que N. T. LETTRE XXXIh Camille a Nancy, Enfin, ma chere Nancy, je recóis une de tes lettres oii mon cceur trouve quelque chofe; jufqu'a préfent Ie mien feul a fait les frais de notre correfpondance. Tu ne m'as répondu qu'avec ta légéreté ordinaire, &c j'aurois bien ceffé de t'écrire, fi je n'avois efpéré de faire H ij  iji Lettres de deux Filles une fois paffer dans ton ame les fentiments de la mienne : enfin, tu les comprends, tu les partages, tu te crois capable même de les avoir. Redis-le-moi encore, ma chere Nancy, c'eft une fi grande joie pour moi, j'y vois ton vrai bonheur , & c'eft moi qui en ferai la première caufe. Oh ! comme je vais te perfécuter, & de mon exemple &de mes lec^ons ; comme je vais penfer & écrireTu crois, par exemple, que jufqu'a préfent tu as été plus heureufe que moi; non, ma chere Nancy , tu n'as pas été heureufe, le plaifir n'eft pas toujours le bonheur, lorfqu'il faut le chercher par la crainte de i'ennui: lorfqu'il n'eft qu'inftincf, que bruit &C mouvement, il laiffe un vuide & un anéantiffement qu'il faut remplir par du bruit encore, 8da fatigue & 1'étourdiffement eft tput ce qui en refte, & jamais on ne joint ni de fes fentiments, ni de fes idéés.—-Avoue qtte tu Pas éprouvé, & que fouvent ton cceur s'eft plaint du plaifir que tu cherchois, & que tu ne trou-. vois pas: il te manquoit cette occupation fi.douce, eet intérêt fi tendr-e, qui doublé 1'exiftence, qui donne un prix a tout, ©ui enfin eft 1'effet d'une paflion vraie, "i'sllois dire, fcyertueufe, paree que je  de ce ftecte. H73 Ie penfe. Alors contente d'un feul objet, il n'en eft point d'autre ni pour 1'amourpropre, ni pour la coquetterie; on craint de s'en diftraire ; on hait même les idéés qui viennent s'aflbcier. Tu peux briller dans des fêtes, attirer les regards aux fpecfacles , entendre bourdonner auteurde toi la foule qui t'admire, & les nouvelles conquêtes que tu fais. On dira peutêtre , elle eft heureufe, & c'eft moi qui le ferai, Nancy; moi feule penfant a mon amant, dans cette chambre tranquille & folitaire ou il a été, a cette place oii il a juré qu'il m'aimoit, ou il reviendra & jurera encore; &c alors j'ai pitié de toi, SZ c'eft moi qui te plains. — Mylord Belton eft digne de te faire comprendre ce fentiment; fon cceur eft capable de s'en pénétrer. Voila mon imagination qui voit un avenir. Quoi? toutes les deux nous pourrions... Mais, non, je ne veux rien prévoir; un avenir heureux eftpoflible, j'efpere 6l je me confie. Aujourd'hui c'eft affez pour mon cceur. Seulement, chere amie, apprends a connoitre ton ame, apprends a en jouir, laiffe développer 1'étincelle qui y eft tornbée, qu'elle devienne le mobile & le principe de toutes tesacfions; qu'un feul objet occupé ton H iij  »74 Lettres de deux Fitter envie de plaire; ton efprit, tes graces, ta gaieté, tes talents, en feront plus féduifans, plus intéreffans; qu'ils le foient pour Mylord, & pour Mylord feul! Mon amitié pour toi m'emporte, chere Nancy, je voudrois aller a ton fecours lorfque c'eft moi qui ai befoin du tien... Je rends graces k Mylord de I'intérêt qu'il prend a moi; qu'il aime mon amie, dans ce moment c'eft tout ce que je lui demande. Je penfe bien plus a diminuer les acteurs de la Comédie, qu'a les augmenter, je fouffre tous les jours plus de ce déguifement; il eft des moments oh je voudrois dire a tous ceux qui me regardent ,ce que .je fuis, & j'efpere quele moment néfl tlt pas éloigné : mais ils vont au-devant du preftige, ils veulent tous en être perfuadés; tout concourt k le rendre vraifem blable; il femble même que 1'on veuille me raffurer fur les doutes que je pourrois avoir de moi-même : Ah! Sir Robert, me pardonneras-tu, me croiras-tu une fourbe , périrai-je a tes yeux ? Et voila men tourment, chere Nancy. II y a quinze jours que je m'étois promis de ne pas faire durer le fecretplus long-temps, de tout dire, de tout confier, d'ouvrir mon cceur a 1'être pour lequel il exifte feul :  de ce fiecle. 175 Ces quinze jours font paffes, peut-être encore d'autres pafferont de même, & ce poids fera toujours fur mon ame! Ma via feroit trop malheureufe. Tu as un bonheur que je t'envie: Mylord te connoit, & ilt'aime, ilt'aimera encore. Sir Robert n'aime que 1'être de fon imagination, & il peut s'évanouir. Nos forts tracés fidifféremment, peuvent-ils nous conduire au même but ? N'eft - il pas un port oü nous puiflions nous trouver réunies? Quelle fociété délicieufe, chere amie, que celle de nos deux amants! que d'agréments y répandroient le caraftere adorable de Sir Robert, 1'efprit charmant de Mylord Belton , ta gaieté, tes faillies, tes caprices même! Je me chargerois de la groffe befogne de la raifon & des réflexions. Cette idéé de réunion me tranfporte, la feule poffibilité feroit affronter mille dangers. Ne lis point ceci a Mylord: dire ce qu'on fouhaite, ce qu'on efpere, & fur-tout aux hommes, eft fouvent un moyen de s'en éloigner. J'aurois dü t'écrire plutöt, & je devois répondre mieux a I'intérêt que Mylord veut bien prendre a moi, qui lui fuis prefque inconnue; tu auras calmé fon impatience, & tu obtiendras mon parH iv  J76 Lettres de deux Filles don; tu auras plus de plaifir a fatisfaire fa curiofité fi elle exifte encore. J'efpere que. ton amie ne lui fera jamais indifférente; préferve-m'en toujours, je t'en prie, ou je m'en prendrai a toi. —II y a bientöt trois femaines que je t'ai envoyé ce gros paquet qui te eau fa tant d'effroi, & il y a plus de quinze jours que j'ai recu ta lettre : c'eft donc une , affez grande époque de mon hiftoire è te raconter; il feroit plus fimple, & il te conviendroit mieux, je crois, de te dire tout de fuite oii j'en fuis, & ce qui fe_ paffe dans ce moment. Mais tu jugeroismal du préfent, fi tu ne voyois le pafte qui Pa amené : d'ailleurs, je penfe è Mylord qui aime la lecture cc dont la maniere de lire te force a écouter, & te ranime en ma faveur. Plufieurs fois j'ai voulu t'écrire , j'avois même commencé Ie lendemainde 1'envoi de ma derniere; mais Ia fituation ou je me trouvois , 1'état d'abattement &^ de foiblefie oü il me convenoit d'être a caufe de mon enlevement, ne me permettoit pas de le faire : j'avois auffi commencé cette lettre le Iendemain de la réception de la tienne ; mais il y a des moments oü un filence par-  . de ce ftecte. 177 fait eft néceffaire, oü il femble que les chofes les plus fecretes retentiffent, & oü 1'on n'ofe prefque remuer ni le corps ni la penfée : on craint même de refpirer, & on attend en fufpens une lueur, une efpérance , un rien qui rende la refpiration & laiffe cheminer. J'aurois dans ce moment de la peine a t'expliquer ce que c'étoit, mais je fais.bien que c'eft ce qui a arrêté ma plume. —■ Je t'ai laiffée, je crois, ma chere amie, a cette lettre que j'écrivis a Milady Walmore ; & a peine fut - elle expédiée que je regrettai de Pavoir écrite, je me le reprochai toute la nuit. Cet incident qui peut-être n'étoit rien , pouvoit faire un éclat facheux dans la maifon des Walmore ; je craignois 1'impétuofité de Sir Robert, la vivacité ou plutöt la violence de fa mere; les domeftiques mêmes alloient être contre moi, puifque j'étois la caufe de la difgrace d'un de leurs camarades. II falloit moins que toutes ces. idéés pour achever d'éloigner le fommeil; ce ne fut qii'an jour que je m'affoupis. Abimée d'inquiétudes , je n'entendis point fortir Betty, la lettren'auroitpeut-être pas été envoyée; il étoit prés d'onze heures H v  178 Lettres de deux Filles lorfqu'elle me réveilla en m'apportant la réponfe. — Je m'étois endormie dans le trouble, je m'éveillai en treffaillant; je crois que mes mains tremblerent en ouvrant cette lettre, & ce oe fut qu'è la feconde leclure que je vis ce qui fuit : Milady Walmore a Mifs Camille. Votre lettre, Mifs, que j'ai recue a mon lever, m'a caufé une trés-grande furprife, & m'a appris ce que j'ignorois abfolument. J'ai auffi-töt fait chercher mon cocher pour m'informer de fon aéïion, & pour favoir la caufe de fon erreur. J'ai été extrêmement étonnée en apprenant qu'il avoit difparu dès la pointe du jour, & qu'on ne favoit oü il étoit allé : je fais faire toutes les recherches poflibles pour favoir ce qu'il eft devenu, Sc je ne doute pas que nous ne fachions bientöt la vérité : il faut, fans doute, qu'il ait été ivre, Sc qu'il fe foit trompé de chemin. Je fuis bien fachée, Mifs, de eet inconvénient, & j'efpere qu'il ne vous fera pas plus de peine qu'il ne mérite. Certainement yous trouverez auprès de nous,  de ce fiecle. ijy & dans notre maifon, tout ce qu'une perfonne ifolée comme vous peut attendre ; j'efpere auffi que votre fanté n'en fouffrira point; je ferai charmée d'en apprendre des nouvelles, & j'ai 1'honneur d'être avec bien de la diftinction, &c. Lorfque Betty vit que je ne lifois plus, elle me dit que Sir Robert étoit venu le matin , qu'ayant fu que je repofois, il n'avoit pas voulu que 1'on entrat chez moi. II avoit fait mille queftions fur 1'accident de la veille; il lui avoit dit fouvent : ma chere Betty, dismoi comment elle fe porte; a -1 - elle beaucoup fouffert? II avoit juré contre Ie cocher, & même contre le clair de lune ; & qu'enfuite étant plus tranquille , il étoit entré pour parler a fon pere, s'ctoit affis auprès de fon lit, & peu après il avoit fait venir les deux hommes qui étoient venus au-devant de moi. Elle avoit entendu qu'ils racontoient qu'au moment oii ils étoient arrivés, le cocher me fupplioit de rentrer dans la voiture; il proteftoit qu'il s'étoit trompé de^ chemin, & que je m'érois trop effrayée; & qu'alors ils étoient revenus tous enfemble paifiblement a la maifon. H vj  i8o Lettres de deux Filles — Betty ajouta que Sir Robert étoit refté encore une demi-heure avec fon pere, qu'elle croyoit qu'ils avoient toujours parlé de moi, & qu'en fortant il l'avoit recommandé k elle & a fa mere, en leur faifant beaucoup de promeffes, de redoubler de foins & d'attention pour moi : il avoit dit qu'il reviendroit pour favoir fi j'étois bien remife de ma frayeur; ce qu'il efpéroit, puifque je dormois. — J'avois envie de gronder Betty de ne m'avoir pas réveillée; je lui dis que je ne dormois pas, &C qu'au moins elle auroit bien pu s'en informer. Je réfléchis enfuite qu'il valoit mieux n'avoir point vu Sir Robert, & le laiffer réfléchir fur 1'état oii j'étois. Son empreffement k venir s'en inftruire , étoit ce qu'il falloit a mon cceur : les maux , les accidents, les malheurs même ne font rien s'ils font naitre, s'ils développent un fentimenf de Sir Robert^ & dans ce moment je croyois que c'étoit moi qui avoit conduit Ie cocher. Je voyois mille avantages dans eet événement, des prétextes de voir Sir Robert, de recevoir de fes lettres, des raifons d'augmenter mes relations avec fes parents; j'avois même des regrets que  de ce ficcle. 1°l le malheur fe réduifit a fi peu de chofe. Hélas! je ne favois pas ce qu'il devoit amener encore! — Je fbuhaitois connoitre plus exaclement toutes les paroles de Sir Robert; j'eus la plus viye ïmpatience de voir Wilfon ; j'aurois voulu lui faire rendre, comme mon propre bien , tout ce qu'il avoit entendu. Je ferois defcendue auprès de lui dans le moment même, s'il avoit été convenable que je fuffe fi vite rétabhe d'un accident qui devoit faire du bruit, & dont il falloit ménager 1'effet; je devois au moins attendre 1'après-midi: c'étoit affez-töt oublier mes maux pour m'occuper de ceux de ce pauvre homme. Avant cela, nous avons eu une vifite d'Henri: il a dit a Betty que Sir Robert étoit inquiet, trifte , filencieux ; que Milady ne difoit rien non plus, & que le diner s'étoit paffé prefque fans dire une parole ; que 1'on avoit tout caché a Mylord; que 1'on ne favoit encore ce qu'étoit devenu le cocher : que Sir Robert avoit queftionné en fecret un des palefreniers ; qu'il y avoit beaucoup de fermentation dans la maifon : on croyoit affez généralement parmi les domefhques, que Sir Charles Wcfturm avo^t  182 Lettres de deux Filles pratiqué quelque intrigue, mais qu'on n'ofou Ie dire. — J'ai voulu voir Henri, je lui ai dit que ce qui étoit arrivé Ia veille ne fignifioit rien , que je voudrois pouvoir raffurer le cocher & le faire revenir; que ce n'étoit point fa faute , que je le dédommagerois de Ia peur que je lui avois camee ; que je fupplierots Mylord & Milady de ne faire aucune attention a ce petit accident, & j'irois inceffamment les en prier moimême; je lui recommandai encore de tacher de faire favoir mes intentions au. cocher, afin qu'il revïnt & que tout fut appaifé. — Henri parut touché de mon procédé; il s'en alla, faifant des exclamations fur ma bonté : j'entendis qu'il difoit a Betty que fa maitreffe étoit un ange , & qu'il donneroit fa vie pour me fervir. — Enfin, je defcendis auprès de Wilfon; il étoit affis fur fon lit, Sc prefque rétabli de fa maladie; il n'avoit plus que de la foibleffe, & il comptoit pouvoir retourner aux champs le lendemain. II crut bien qu'il étoit 1'unique objet de ma vifite; il en fut touché. Sara fe joignit a lui, & deux autres femmes qui étoient-la firent un concert de louanges & de bénédicfions fur ce qu'il  de ce fucte. 183 me devoit la vie, fur ma charité, & fur la maniere dont je 1'avois traité. Je fuis heureufe, Nancy, je jouis de toutes les louanges que 1'on me donne , de tout ce qui fait mon éloge, du moindre bruit en ma faveur; je crois que tout retentit aux oreilles de Sir Robert, que tout réfléchit dans fon cceur; c'eft jufqu'a lui que 1'on m'éleve, c'eft mon chateau que 1'on batit. — Je m'affis auprès de Wilfon, & alors les femmes fe retirerent; j'efpérois que de lui-même il me parleroit de Sir Robert, & qu'il me rendroit quelque chofe de la chaïeur, de I'intérêt avec lequel il avoit parlé de moi; c'eft moi qui fus obligée de lui dire que Sir Robert étoit venu le voir. Ah ! Mifs, m'a-t-il répondu, Sir Robert eft prefque auffi bon & auffi généreux que vous. Cette comparaifon m'a fait plaifir, Nancy. — II fait toujours du bien, a- t-il repris, & k ma familie fur-tout: il s'intéreffe beaucoup pour Betty, il m'en parle fouvent; c'eft ma chere enfant, c'eft ma fille unique; je n'ai rien, & cette ferme ne m'enrichit pas; les bons établiflements font fi difficiles, & bientöt j'aurai befoin de quelqu'un qui m'aide dans mes travaux.  *&4 Lettres de deux Filles — Le bon-homme alloit me detailter toutes fes affaires, lorfque je 1'interrompis, en lui dïfant, qu'il devoit être tranquiile fur Betty , qu'elle feroit fürement un bon mariage, qu'il pouvoit compter fur Str Robert, & que, fans doute, il etoit venu pour lui en parler. — Alors ll m'a dit que non, qu'il lui avoit parlé ce moi & du cocher qui s'étoit enfui; qu'il avoit dit k Sir Robert qu'il favoit que ce n'étoit pas un bon fujet; ce qui 1'avoit rendu penfif, & qu'il avoit demande fi 1'on n'avoit vu aucun des domeftiquesde Mylord Weftburne, & que lui ayant répondu que non, il s'en étoit alle prefque fans rien dire II vou- loit encore me parler de lui, lorfque nous avons entendu le bruit d'un carroffe: Betty efientréeavee précipitation, & m'a dit quë Milady venoit me faire une vifite ; je n'ai fait qu'un faut du lit de WUfo/i dans mon fauteuil, & n'ai eu le temps ni de me remettre de mon émotion, ni de penfer k rien. Milady eft entree, je me fuis levée avec peine de moh fauteuil, je fuis allé vers elle prefqu'en me trainant. II y a eu un peu d'émotion , d'embarras de part & d'autre, des mots coupés qui ne difoient rien. Je-  de ce fiec'e. iS?5 tois la plus forte, & j'ai pu articuler, que j'étois très-flattée de voir chez moi une perfonne de fon age , qu'elle étoit bien difpenfée de toute vifite, & que j'efpérois que ce n'étoit ni a caufe de ma lettre, ni a caufe de ce qui s'étoit paffe hier, qu'elle s'étoit incommodée; que 1'accident n'étoit rien, &c qu'il ne falloit pas y penfer. Pendant ces mots, je 1'avois conduite k un fauteuil; elle s'affir, en difant: J'étois bien-aife, Mifs, de venir chez vous, pour favoir fi vous étiez auffi incommodée qu'on me 1'a dit: j'en ferois bien fachée , & jamais encore il ne nous eft arrivé pareille aventure. Mais il me femble que vous vous portez bien; trés», bofi vifagê, ên vérité , très-bon vifage, en me regardant bien fïxément. — Je répondis que la frayeur m'avoit laiffé un peu d'accablement; que d'ailleurs j'étois fort bien , & ne fouffrois que du chagrin & de 1'embarras que j'avois caufé dans fa maifon , & de la fuite du cocher; que furement il reviendroit, & je la priai qu'on lui pardonnat. — Oui, de 1'embarras, reprit elle , en regardant autour de la chambre. Oh ! celui-ci n'eft rien. Nous avons fait votre connoiifance, Mifs, & bientöt vous quitterez ce  i$6" Lettres de deux Filles pays, au moins je Ie crois; & fans attendre ma réponfe, elle débita les lieux communs fur les nouvelles connoiffances. J'ai fouvent dit a Mylord, continua-t-elle...— Je pris cette occafionde 1'interrompre pour lui en parler. — Mylord eft bien foible, me répondit-elle en portant Ia main a fa tête; il s'eft promené dans fa chambre aujourd'hui, i! en a été fort accablé ; & cependant il eft fi vif quand il parle I les hommes veulent toujours gouverner. Ah ! Milady, repris-je du ton le plus affedueux & le plus pénétré,avec une femme comme vous , aufïi habile , auffi refpecfable, Mylord ne doit être en peine ni de fa familie, ni de fes affaires; vous faites le bien & le bonheur de tout le monde, rien n'échappe a vos foins & è votre prévoyance. II eft vrai, dit-elle, que Mylord ne penfe qu'au moment préfent, & qu'il s'accommode de ce qui ïe rencontre; pourvu que 1'on foit un peu gai autour de lui, tout va bien. Cependant on a des enfants, il faut les établir. Je vous ai déja parlé, Mifs, (en me regardant au blanc des yeux), du mariage de mon fils, il faut prefque que je le faffe toute feule; cependant il  de ce fiecle. 187 fe fera: oh! j'efpere qu'il fe fera. Je répondis que je n'en doutois pas; que cette alliance étant avantageufe, Sir Robert étoit trop raifonnable pour s'y refufer ; que j'admirois comme elle penfoit è tout; que, fans doute, ce mariage fe feroit bientöt, Si que je ferois enchantée de le voir. Je louai fa tendrefle pour fes enfants, & elle me dit qu'elle penfoit auffi au mariage de fa fille, mais que ce ne feroit pas fitót, que celui de fon fils 1'occupoit entiérement k préfent. Elle voulut ajouter quelque chofe fur 1'indépendance & les travers des jeunes gens; je recommencai mes louanges . Sc je 1'affurai qu'on feroit trop heureux de fuivre toujours fes volontés ainfi que fes avis & fes confeils ; & que dans 1'embarras, je m'adrefferois k elle avec la plus grande confiance. Vous avez raifon, Mifs, me répondit-elle, je ne vois pas mal les chofes; Sc tenez, par exemple , je fouffre pour vous de vous voir logée ici, affez bien fi vous voulez , mais cependant feule, éloignée de votre familie : a la campagne on eft méchant, on caufe encore plus qu'a la ville; on fait des connoifTances, & on ne fait ce qui peut arriver. — En vérité,  iS8 Leitres de deux Fiües Mifs, continua-t-elle du ton de 1'amitïé &C de I'intérêt, & en fe penchant vers moi, je vous affnre qu'a votre place, je retournerois auprès de mes parents: je me fens une vraie inclination pour vons; & fi vous aviez befoin de quelques fecours pour le voyage ou autrement, vous les trouveriez chez moi, & vous me feriez plaifir. — Je m'approchai d'elle, je la remerciai avec effufion de cceur, j'exaltai fa bonté , fa générofité ; je lui dis que j'écouterois toujours fes confeüs , que mon intention étoit déja de fuivre celui qu'elle me donnoit, & que ie n'attendois plus que quelques !?ttres Dour Drendre les dernisres ïïïsfures pour mon départ; que je n'avois befoin d'aucun fecours; mais que 1'amitié qu'elle vouloit bien me témoigner m'étoit infiniment précieufe, & que j'étois très-difpofée a fuivre ce qu'elle lui dicleroit pour moi. —Je fuis perfuadée, Mifs, me dit-elle en fe levant & en m'embraffant, que vous vous en trouverez bien. Mylord demande de vos nouvelles : hier au foir vous étiez un peu férieufe, il vous a cru malade; il veut toujou-rs que 1'on foit gai autour de lui. II faut venir nous voir encore une fois  de ce fiecle. 189 avant votre départ. — Je veux dire aux Wilfon que , lorfque vous partirez vous comprenez, ils font pauvres ces gens-la , ils nous doivent quelque chofe qu'ils ont bien de la peine a nous payer. Je lui dis combien cette familie étoit honnête, & combien j'étois heureufe d'être chez eux. — Son attention fe portoit fur ce qu'elle voyoit dans ma chambre; elle paffa devant la cheminée, & fa curiofité ne put 1'empêcher de jetter les yeux fur les adreffes. Ce ne fut plus que des compliments & des mots fans fuites, débités avec diftraction jufqu'a fon carroffe oü je la reconduifis. Betty & Sara fe trouverent fur fon chemin ; elle fe profternerent : Milady leur demanda ceque faifoit Wilfon; elle n'attendit pas la réponfe & n'écouta plus rien. — Je ne puis te dire , chere amie, tout le plaifir que m'a fait cette vifite, c'eft un événement fort heureux &Z que je ne devois pas efpérer. La mere de Sir Robert chez moi! Oh! certainement ce cocher eft le meilleur de mes amis; je fuis jaloufe du hafard ou de 1'imagination de celui qui a inventé cette charmante fcene ; je n'aurois vaapi même pas fu mieux faire , il s'agit d'en  tyo Lettres de deux Filles tirer tout Ie parti poffible. Comme je vais être généreufe .' Tout pardonner, tout croire, tout écouter, toutrecevoir avec Ia plus grande reconnoiffance l Cette bonne Milady I je ne puis plusrien fans fes avis, fans fes confeils; je vais lui en demander fans ceffe; nous travaillerons enfemble a mon départ; A fes yeux je ferai indifférente pour tout le refte de fa maifon; elle me verra fans aucune confidération pour Mylord qui eft content de tout, pourvu que 1'on foit gai autour de lui; c'eft-la un óes premiers avis qu'elle medonne, 6c je le fuiyrai ; j'égayerai, je ferai rire le bon vieillard autant que je pourrai. — Ne crois-tu pas, chere Nancy , que toutes ces perfonnes font mes amis? Comme ils fe découvrent a moi! comme ils font naitre les événements qui tournent a mon profit! en vérité, je les aime a Ia folie. Toi feul, Sir Robert, toi feul idole de mon cceur! tu mérites Ia vérité, elle eft dans mes fentiments ; je me jette a tes genoux, je te demande grace de tout ce que mon amour m'a fufcité pour te plaire : je ne te le cacherai pas long-temps : tu verras le fond de mon ame, tu feras  de ce fiecte. 191 maitre de mon fort, & fi tu veux, tu anéantiras 1'être malheureux qui t'adore! Hélas ! ta mere eft refpectable a mes yeux, elle a de 1'ambition pour fes enfants , elle veut leur bonheur; elle fuit le préjugé commun de la naiffance & de la fortune : je ne puis la condamner; Sc fi une fois elle eft obligée de facrifier fes idees, il n'eft point de foumiffion & d'adoration dont je ne fois capable pour 1'en dédommager. Avec fon fils, tout fera fi aifé , fi beau^ fi heureux! unegalere, une prifonavec lui, feroient des lieux enchantés. — En te contant, en t'écrivant mon hiftoire, les réflexions que je fais dans Ie moment reviennent au bout de la plume, Sc je ne puis m'empêcher de les écrire, furtoutquand elles tiennentau fentiment; il me femble alors que tu dois m'entendre mieux, & que tu peux m'écouter fans humeur Sc fans m'accabler de ridicule par tes faillies. — Lorfque je fus rentree chez moi, je me livrai a toutes ces idees, Sc j'étois affez heureufe: Betty m'apporta ce billet, & je le fus encore. Je t'en envoie la copie , tu veux bien que je garde 1'original , il eft fur mon cceur, Sc je n'en vois point  i$r£ Lettres de deux Filles les caracteres fans émotion. Je t'ai affez entretenu de moi aujourd'hui , chere amie; adieu. —- Si Mylord Belton me lit toujours avec plailïr, fi c'eft un moyen de 1'occuper un moment prés de toi, ne fois point étonnée de la peine que je prends d'écrire; dis-lui que je le prie de m'écouter toujours avec le même intérêt ; ce fera toujours a ton profit : adieu. LETTRE XXXIII. Sir Robert a Mifs Camille. "Vous avez eu du trouble, de ï'inquiétude, Mifs ; vous avez fouffert, Sc je ne vous ai point vue de tout le jour. Ne me croyez-vous pas un peu malheureux ? Ne point vous voir, n'être point Ia quand vous avez des maux Sc des peines; ne vous être bon a rien, lorfque peut-être vous auriez befoin de feeours; oh ! cela eft bien cruel, Sc j'ai bien de la peine a dévorer mon chagrin. Je fais que vous êtes bien ce foir; vous êtes fortie jufqu'au chemin, je viens de 1'entendre  de ce fiecle. 193 I'entendre dire k ma mere: voila pour mon inquiétude fur tout ce qui vous regarde. Mais les jours paflent, Sc les charmes de votre fociété, de votre efprit, de votre caractere font perdus : que le temps s'éeoule lentement! Oui, Mifs, le temps,car j'efpere qu'il en vien* dra un ou il y aura tant de gens heureux, que vous 1'aimerez aufli. — Ma mere, a fon retour, avoit 1'air contente Sc tranquille, il lui eft échappé des mots d'amitié pour vous. Mylord a demande de vos nouvelles, on lui a dit que vous viendriez dans peu de jours. Mais pourquoi ma mere s'eft-elle informée de Ia route d'ici k Liverpool ? Qu'eft-ce qu'elle veut faire d'un port de mer ? N'y a-t-il point de douceur qui ne porte fon poifon, faut-il toujours s'en défier ? Mais non, ma mere eft difpofée k vous aimer. Vous reviendrez bientöt chez nous: mon pere dit qu'il ne paffe des moments agréables qu'avec vous. J'en fuis au comble de ma joie. Combien cependant, elle augmenteroit, fi votre cceur partageoit quelques - uns de mes fentiments ! j'ai promis de n'en jamais demander I'aveu ; je croirai ce que je pourrai, Sc je donnerois mille vies pour votre bonheur, Tome II, l  i94 Lettres de deux Filles vous favez oü eft le mien. Pardonnez, Mifs, fi mon cceur s'exhale un peu, il eft quelquefois bien opprefle. — Je n'ai encore rien pu découvrir fur le cocher qui s'eft enfui ; je veux abfolument approfondir cette hiftoire, il ne doit fortir de cette maifon aucune fourberie, ni aucune mauvaife action. Demain matin je dois avoir, a ce fujet, des informations très-précifes; je vous prie de permettre que j'aille vers midi vous dire ce que j'aurai appris. — Comme eet homme a des parents a Londres, vraifemblablement il y fera allé ; j'ai écrit a mon ami Belfloor de s'en informer, & même de le fairè arrêter s'il n'étoit pas difpofé a dire la vérité; je lui ai donné des inftrutfions en conféquence. J'efpere, Mifs, qtie vous êtes fans aucune inquiétude fur cette affaire , qui ne peut avoir aucune fuite. Je pourrai vous raffurer entiérement demain. — Je fuis, Mifs, votre refpeftueux ferviteur. R. W.  de ce fiecle. 195 LETTRE XXXIV. Camille a Nancy. Chere amie, que j'ai eu de plaifiri copier Ie billet que je t'ai envoyé hier! II n'y a pas un mot qui ne foit une jouiffance pour mon cceur. Avant de Ie recevoir , mon imagination étoit déja difpofée a efpérer, h fe flatter; les poffibilités me paroiflbient des certitudes, & il vint a Pappui. Bercée par ce qui n'eft fans doute qu'illufion, je paflai une nuit tranquille, le fommeil effaca les traces de Pémotion. En m'éveillant, je penfai d'abord que je pourrois être belle aux yeux de Sir Robert qui devoit venir ce matin - la : je ne fus occupée que de cette vifite. Betty étoit auprès de la fenêtre, elle fit un figne de tête. Je lui demandai ce que c'étoit; elle me dit que c'étoit Henri qui venoit a la maifon; je voulus le voir, & lui ordonnai de le faire entrer tout de fuite. Je le carreflai, je le flattai, car avec les hommes de tout état &c de toutes conI ij  196 Lettres de deux Filles ditions, il faut des louanges. Je lui fis cent queftions auxquelles mon empreffement laiffoit a peine le temps de répondre. On ne favoit rien de nouveau fur le cocher, & il alloit me dire tout ce que je ne fouhaitois pas de favoir, lorfque je lui demandai ce qu'on faifoit, ce qu'on difoit chez Mylord Walmore? Mifs , m'a-t-il répondu , hier au foir on étoit affez tranquille, il y avoit long-temps que Milady n'avoit été aufii gaie. — Et Mylord r — Hier il étoit beaucoup mieux, il ne fait rien de l'ab7 fence du cocher : après diner, il a eu envie de marcher, ce qu'il n'avoit pas fait depuis long-temps : on m'a appellé pour le foutenir & lui donner le bras. II s'eft promené pendant prés d'une heure dans la falie, & il a parlé beaucoup avec Milady & Mifs Henriette. — Et de quoi, mon cher Henri ? — De vous, Mifs. — Oh! de moi; dès qu'il s'agit de moi, je puis vous demander ce qu'on en dit; étoit-ce du bien, du mal ? Alors il a commencé a me rendre la converfation; les détails n'en étoient pas bien fuivis; mais par mes queftions, je 1'eus toute entiere. Je lui fis répéter ce qui m'échappoit; & quand  de te fiecle. 197 il fut parti , je m'amufai a 1'écrire, & a mettre en ordre ce qu'il m'avoit dit; & me reffouvenant parfaitement des queftions & des réponfes, & connoiffant un peu les acteurs., je fuis füre de n'avoir prefque pas changé un mot: c'eft une vraie le&ure pour Mylord Belton , & je te 1'envoye. Mylord, (marchant lentement, trainant les pieds dans de groffes pantoufles , 6c fe plaignant de temps-en-temps). Je ne fais ce que vous avez, vous autres; depuis hier au foir, vous êtes férieufes, vous ne dites rien; cela m'ennuie. Eft - ce que je fuis plus malade ? Vous voyez pourtant que je marche bien aujourd'hui. Milady. Marchez,marchez feulement,' cela vous fera du bien. Mylord. Et Robert n'a pas dit un mot a table, perfonne n'a ri de ce que j'ai conté; & hier au foir Mifs Camille étoit trifte comme un enterrement. Qu'eft-ce qu'il y a donc ? Je veux qu'on foit gai, & s'il y a du chagrin, qu'on me le dife, je faurai bien y mettre ordre. Milady. II n'y a rien, Mylord. Qu'une étrangere foit gaie ou trifte, qu'eft-ce I iij  io8 Lettres de deux Filles que cela nous fait ? On ne peut pas toujours rire; & moins il y aura d'étrangeres, moins on fera trifte. Mylord. Etrangere I étrangere! Je vois bien que cette pauvre Mifs Camille ne vous piait pas. Eft-ce paree qu'elle me réjouit, qu'elle me fait rire ? Je vous prie, Milady, ne vous chagrinez ni pour elle, ni pour moi. Milady. Je ne me chagrine pas, Mylord, mais.... Mylord. Oh! je vois bien, vous avez peur pour votre fils Robert. Vous croyez Soujours que 1'on époufe toutes les filles que 1'on voit, & vous voudriez qu'il n'en vit aucune. Et a vingt-trois ans, que voulez-vous qu'il voye ? Mifs Camille eft très-jolie, ma foi, un minois charmant & aimable; avec cela, toujours quelque chofe de gai, d'honnête. Eh bien ! il lui fera un peu la cour, elle s'en ira, & il n'y penfera plus. Eft-ce que je ne fais pas cela, moi ? N'y avoital pas autrefois a Londres une Irlandoife jolie, belle, ma foi, dans la place de Soho-Square, cette grande maifon qui fait le coin de la rue : ne lui ai-je pas fait la cour quatre mois & demi : eh bien! 1'ai-je époufée ? II faut que jeu-  de ce fmte. . 199 jieffe fe paffe, Milady ; 8c il faut un peu laiffer faire les jeunes gens. Milady. Ah ! laiffez-les faire, & cela ira bien; ce font de bonnes têtes que celles des jeunes gens, ils croyent que c'eft bien beau d'être amoureux de la première fille malheureufe qu'ils rencontrent; & fi c'eft une Irlandoife qui vienne de Londres, fiez-vous-y! Lorfque nous ferons tous morts de chagrin, 8c que notre fils unique fera ruiné, 8c pis encore, on dira bien que nous aurions du 1'empêcher. Mylord. Vous voyez tout au pire, Milady; notre fils eft honnête, il ne fera point de fottife. S'il étoit a Londres, comme vous le voudriez,il verroit bien d'autres filles. II refte auprès de nous, il ne veut pas mequitter auffi long-temps que je ferai malade; 8c paree qu'il vient une femme dans notre voifinage, il femble que c'eft la pefte: vous êtes toujours fachée. Cependant il nous convient de bien recevoir les étrangers, &C d'être honnête pour tout Ie monde. —Je vous prie, point d'humeur, point d'injuftice contre cette Mifs Camille; quand elle fera en Irlande , je veux qu'elle puiffe fe louer de moi, 8c de I iv  aoo Lettres de deux Filles toute Ia maifon. D'ailleurs, elle eft gaie, de bonne humeur, nous rions enfemble; 6c vous êtes quelquefois tous triftes comme des hiboux. Henriette, qui caufe affez, eft fouvent des heures entieres fur fon ouvrage fans dire le mor. N'as-tu pas auffi peur de quelque chofe, toi? Mifs Henriette. Je vous affure, mon pere , que j'aime beaucoup Mifs Camille, & que je fuis toujours bienaife de la voir. Mais ma mere dit de £ bonnes raifons, 6c puis perfonne ne la connoit. Ces Meffieurs qui viennent de Londres, ne Pont jamais vue, 6c cependant ils la trouvent bien jolie; il faudroit au moins favoir. ... Mylord. II n'eft pas néceffaire de rien favoir : n'eft-elle pas aimable ? Eft-ce qu'on dit quelque chofe fur fon compte ?. & fon oncle n'eft-il pas venu ici ? Je vous prie, Milady, de la traiter toujours honnêtement; je crois qu'elle étoit malade hier; il y a quelque chofe fürement, il y a quelque chofe : vous devriez aller la voir, Milady. Milady. Moi, faire une vifite ? Mylord. Je ne dis pas faire une vifite , votre age vous en difpenfe; mais  de ce fiecle, 10» une honnêteté de voifinage. Je veux qu'elle vienne ici quelquefbis, elle me fait plaifir, & je vous prie, ma chere femme, de faire cela; le cocher & les chevaux font la : vous me ferez plaifir , 81 je vous le demande. Henri me fit entendre qu'il croyoit que cette derniere phrafe avoit décidé Milady a venir chez moi : on vouloit laiffer ignorer a Mylord la fuite du cocher; & aller en carroffe lui faifoit voir qu'il n'y avoit rien de dérangé. _ Cette converfation que me rapportoit Henri, ne laiffoit pas que de m'embarraffer beaucoup ; il falloit fauver ma fierté, & la dignité d'une femme qui, a quelques circonftances prés,étoit 1'égaledes Walmore; je devois me formalifer du ton méprifant de Milady; je devois être indignée de fes craintes. Henri pouvoit trés-bien me juger la-deffus, il a de 1'efprit, & les domeftiques ont fouvent le tact très-jufte fur ce qui caraöérife la naiffance & le rang. Je pris le parti de m'amufer de tout; je riois des foupcons & des difcours de Milady ; j'avois pitié de ceux de Mylord, & je finis par lui dire qu'ils pouvoient tous être tranquilles fur mon compte; que je n'avois 1 v  202 Lettres de deux Filles befoin de perfonne, & que dans peu de temps, ils n'auroient plus cette étrangere dans leur voifinage. Henri voulut me répondre quelque chofe, je compris qu'il alloit me parler des idees que 1'on avoit de moi Sc de Sir Robert. Je lui dis qu'il ne devoit point parler de ma curiofité, que je refpeétois infïniment Mylord , Sc que tout ce qui venoit de lui, m'intéreffoit, que j'étois au-deflus de tout ce qu'on pouvoit penfer. J'ajoutai que je le regardois comme un brave garcon, auquel je voudrois pouvoir faire du bien, Sc en difant cela, je lui donnai une guinée avec un air de bonté &c de proteftion qui lui en impofa. II s'en alla en me donnant les plus grandes marqués de refpeö, & en jurant qu'il feroit toujours a mon fervice. —. Je ne fais, Nancy, comme il fe fait que les moindres circonftances deviennent importantes pour moi; la préfence de ce domeftique devoit être indifférente, & il a fallu mettre en jeu Ja curiofité, la vanité, I'intérêt, 1'amour-propre : ce jeu continuel me fatigue fouvent. Heureux qui peut fuivre fon cceur, & qui n'a rien a cacher! Eft - ce qu'il y a beaucoup d'hommes, beaucoup de femmes  de ce ftecle. 2° 3 qui ayent ce bonheur? Eft-ce que nos defirs, nos prétentions , notre ambition font jamais d'accord avec 1'état des chofes ? Hélas! pauvres mortels, le plus vertueux n'eft peut-être que te plus faux ou 1e plus heureux! Je m'arrêtai cependant moins a ces réflexions qu'è penfer a la vifite de Sir Robert que je devois recevoir ce matin. J'avois bien dormi, j'étois très-repofée, je me fentois une certaine confiance en moi-même, je la confirmai a ma toilette & en m'habillant; j'étois affez contente, & tout alloit alfez bien. II n'y eut de difpute qu'au moment de choifir entre le déshabillé & la robe qu'il falloit mettre : le déshabillé étoit trop négligé, il donne plutöt 1'idée de la familiarité que du refpecl; la robe annonce auffi trop de prétention , on ne met pas une robe fans y avoir penfé, c'eft de la cérémonie : une lévite, une polonoife, ne font point dans mon cara&ere de fimplicité. — Confeil tenu, la robe fut décidée, Ie cérémonial & 1'étalage en furent corrigés par un grand mouchoir noir & un tablier; je n'employai aucun des ajuftements que tu m'as envoyés, & dont je ne t'ai pas encore remerciée. — J'avois oublié tout I vj  204 Lettres de deux Filles mon cceur battoit un peu plus vite qu'a Pordinaire, lorfque je vis entrer Sir Robert. Cette fois-la il m'aborda fans embarras; & moi je ne le vois jamais fans émotion. Eft-ce un avantage qu'il a déja fur moi ? Eft-ce un homme qui fent fa fupériorité? Commenceroitil a s'appercevoir que Pidole n'eft que de bois? Ou, eft - il déja fi tranquille fur mes fentiments, qu'il n'a nulle inquiétude fur ce qu'il efpere ? Mais non, c'eft fa franchife, c'eft fa iïncérité qui lui donne cette affurance; il eft de bonne-foi, qu'a-t-il a craindre? II ne s'agit plus de me plaire; il a le courage dem'aimer, il aura celui de vaincre les obftacles; c'eft ce que fon cceur veut me prouver, & alors plus de crainte avec moi, plus de cette timidité qui tient plus a Ia faufleté qu'a la droiture des intentions. II m'aborda donc avec eet empreffement animé qui annonce que Pabfence a été pénible: 1'impatience, la tendrefle, Pamour étoient dans fes yeux : fes maaleres, fon maintien peignoient la candeur :rien ne m'échappa; & fi j'ai réftéchi enfuite, alors je ne fentis qu'un doux contentement qui rempliffoit mon cceur. Te rendre les mots de la conver-  de ce fiecle. 2,05 fation , ce feroit ne point dire 1'effentiel. Ce n'étoit pas les paroles que j'écoutois: 1'expreflion étoit dans les geftes, dans Ia voix,dans le regard. 11 eft certain, chere amie, que la réferve, la modeftie&la retenue font bien inventées. Ce paffage continuel du doute a Pefpérance, de Fefpérance a la certitude d'être aimée, eft une fource de jouilfances pour une ame fenfible. Rien n'eft perdu, tout porte fon trait, & deux cceurs qui s'aiment, fe cherchent & fe fentent dans tous les points de leur exiftence. Pauvre Sir Robert ! adorable créature! comme tout portoit le caractere de fa paflion; c'étoit 1'amour animé par les graces & enchainé par la crainte & le refpedt. — 11 paria de 1'aventure du cocher avec un férieux qui m'étonna, & qui me donna de 1'inquiétude. Je voulus lui dire que la chofe n'ayant aucune fuite, il ne falloit qu'en rire. — Non, Mifs, interrompit-il affez brufquement, on a manqué de refpect a la maifon de mon pere, & cela pour la perfonne qui en mérite le plus; c'eft un attentat qui doit s'approfondir, qui doit fe réparer. Je n'ai encore que des foupcons, mais ils feront vérifiés 6e voyant a mon air effrayé qu'il en avoit  2o6 Lettres de deux Filles trop dit: — Mais fürement, Mifs, repritil bien vite, nous finirons par en rire, &c dès que vous êtes fi bien aujourd'hui, il n'y a point de mal: — & fans fe laiffer interrompre comme je le voulois. -— Dites-moi, Mifs, je vous en prie, continua-t-il, pourquoi ma mere étoit-elle hier li gaie; pourquoi avoit-elle un air fi content après vous avoir quittée ? Hélas! répondis-je, j'ai fait ce que j'ai pu pour lui plaire, & rien ne réuffit, que la promeffe que j'ai faite de partir bientöt , & de fuivre la-delfus toutce qu'elle me confeilleroit: il faut que je le dife & le répete fouvent pour la ralfurer fur mon compte. —11 garda un moment le filence , fon air devint fombre, & enfuite il s'écria : Je vois, je ne vois que trop que ma mere ne fe rendra jamais! II eft vrai que je ne lui ai point encore fait 1'aveu de mes fentiments pour vous, je ne 'lui ai point déclaré que vous étiez Ia feule femme qu'il y eüt au monde pour moi: elle le foupconne, mais elle croit que c'eft le goüt d'un jeune homme qui paffera. Je lui dirai la vérité, je lui ouvrirai mon cceur, & elle eft ma mere. Mifs, continua-t-il avec feu, & en prenant une de mes mains que je voulus dé-  de ce fiecle. 207 f'endre avec 1'autre; il les ferra avec les fiennes, & enfuite appuya fa tête defTus. — Adorable Mifs, promettez-moi que lorfque je viendrai vous offrir ma vie, ma main, ma liberté, vous 1'accepterez, & que vous ne refuferez pas de faire mon bonheur. Non, Monfieur, lui disje avec vivacité & en retirant mes mains, non, je les refuferai; ce n'eft point avec moi que doit être votre bonheur, moi, fans fortune!... Chere Nancy , j'allois dire fans naiffance, fans familie. — II m'interrompit: c'eft vous qui êtes la fortune ; vous ferez la mienne, je n'en veux point d'autre. Mais, Mifs, continua-t-il d'un ton grave & férieux, vous n'oppofez point d'autres raifons, cellesla ne viennent point de votre cceur, ce n'eft point lui qui s'oppofe, vous me 1'auriez dit, & votre filence Oui, Mifs, je fais ferment, & je 1'ai fait fouvent, de n'être qu'a vous : recevez-le, c'eft tout ce que je vous demande, & ma confiance eft dans votre ame, dans votre cceur que je ferai digne de pofféder; je ne veux plus entendre aucune de vos raifons. Adieu, Mifs, adorable Mifs. II étoit déja hors de ia porte, il revint, & d'un air férieux que je cherehois a dé-  io8 Lettres de deux Filles mêler: — II fe paflera un jour, m'a-t-il dit, peut-être deux, fans que vous entendiez parler de moi; vous n'en ferez point étonnée; c'eft une courfe, une chaffe. — Je veux favoir oü vous allez , lui dis-je avec vivacité, 6c en m'approchant de lui; je crois même qu'une de mes mains étoit fur fon bras. — II me regarda fans répondre ; le fourire étoit fur fa bouche, & il y eut des larmes dans fes yeux; je crois qu'il en vint auffi dans les miens. Ange adorable ! me dit-il, je donnerois mille vies. — Je ne veux, lui dis-je, que favoir oü vous allez; c'eft la première fois que j'ai une volonté. — Je la refpeéte, me répondit-il, je Ia chéris: vous faurez tout, mais ce ne peut-être apréfent; je vousécrirai, Mifs, je vous dirai tout dans le plus grand détail; dès ce moment il n'y a plus rien de caché pour vous; & il s'enfuit. — Je paffai dans 1'anti chambre pour le voir partir; fes chevaux 6c fon domeftique 1'attendoient; je le vis monter a cheval, 6c je le fuivis des yeux auffi long-temps qu'il me fut poffible. J'étois heureufe, chere Nancy, je jouiffois k longs traits de tout ce que je venois de voir 8c d'en« tendre, 6c il y avoit tant de chofes ?  de ce fiecte. 109 que dans mon ame, j'éprouvois une confufion de penfées & de fentiment, qui finit par m'oppreffer; je fus tour-è.tour, combattue par la crainte & ralfurée par 1'efpérance; enfuite tourmentée par les remords, par la paffion, par tout ce que m'infpiroit eet homme adorable. Je n'étois plus a moi-même , une idee me revenoit fans ceffe : eftimer ce qu'on aime plus que foi-même, ne pas s'en croire digne, eft un tourmentcruel. Je fus long-temps abforbée dans mes réflexions: Betty m'avoit avertie plulïeurs fois que le diner étoit devant moi, je n'avois rien vu, rien entendu. Je fortis enfin de eet état de flupidité & de travail, mais le trouble ne me quitta point; je mangeai, fans trop favoir ce que je faifois. Betty qui s'appercut que j'étois trifte & occupée, fit ce qu'elle put pour me diflraire. Voyant que je n'y faifois aucune attention, elle me brufqua deux ou trois fois; a la fin je la regardai fixément, & je lui tendis la main; elle la prit, la baifa, & elle alloit me dire de ces chofes affectueufes qu'elle fait fort bien exprimer. Ma chere Betty, lui dis-je , aime - moi, refpeéte ma fïtuation; un jour peut-être tu auras pitié  aio Lettres de deux Filles de moi. — Je la vis attendrie, je lui fis figne que je demandois du filence; elle fortit les larmes aux yeux. Le diner me rendit des forces, mes idees reprirent de 1'ordre, & en penfant fuccefliveinent a tout, le Miniftre eut fon tour. Je me rappellai que je ne I'avois pas vu depuis long-temps, depuis qu'il m'avoit infinué affez bêtement fa défiance, fa curiofité & 1'envie qu'il avoit de la fatisfaire; il falloit tacher de découvrir ce qu'il avoit fait pour cela : je devois auffi des rubans a fes filles. Je me décidai a aller chez lui; j'appellai Betty, je lui demandai k voir les objets de mode que tu m'avois envoyés; je lui donnai le plus joli des rubans; je choifis ceux que je voulois donner aux Demoifelles Jackfon , & nous aflames au presbytere. Je ne ceffois de penfer aux derniers mots de Sir Robert, a 1'air férieux qu'il avoit, a cette courfe , k cette chaffe fur laqueile il y avoit une efpece de myftere, & qui me laiffoit de 1'inquiétude dans 1'ame. Cela, joint au mépris que j'avois pour ce pauvre Docteur, fit que d'abord je ne pris garde k rien; je donnai les rubans, je dis des lieux communs de politefle, & tout étoit nul pour moi.  de ce fiecle. ü) — Un moment après, je fus frappée que , clans la converfation qui s'étoit engagée je ne fais comment, le Miniftre dit que quand on avoit envie de favoir quelque chofe, on écrivoit ici & la , qu'on avoit des amis qui vous inftruifoient de tout , que ceux qui avoient du crédit étoient plus forts que ceux qui n'en avoient pas, & que lorfque 1'on avoit des affaires facheufes avec le miniftere , on étoit toujours les plus foibles: il avoit fouvent vu cela autrefois. Je lui dis qu'il avoit bien raifon, qu'on voyoit bien qu'il avoit été fort employé , & que, fans doute, il avoit confervé a Londres beaucoup d'amis. — II fit un figne de tête d'un air de fuffifance, qui vouloit dire que même il leur avoit écrit, &c que j'étois 1'objet de cette noble correfpondance. Ce cher homme devient d'une fineffe eccléfiaftique bien infupportable! — Dans ce moment entroient les Demoifelles Dagby , &C je me trouvai dans les bras de Mifs Juliette. Méchante , cruelle ! me dit-elle; dix jours, douze jours fans nous voir, fans nous dire unmot! Quelle amitié eft donc la votre ? Vous voulez être iilentieulë & cachée, je refpe&e  2i2 Letlrts de deux Filles votre filence &c votre retraite; & votis nous laiflez-la? Moi votre amie, votre Juliette qui vous aime! — Je lui rendis des careffes, & je lui dis mes raifons. Elles étoient venues chez moi; & fachant que j'étois au presbytere, elles y étoient venues è pied. — Nous nous ennuyames encore un moment avec la fainte familie, & en nous en retournant, Juliette me dit: Je ne vous parle point, je ne vous demande rien ; un jour je vous reprocherai ma difcrétion. — Je lui ferrai la main. — Elle continua : — Vous favez que toute le monde fe plaint de vous, on dit que vous êtes toute aux Walmore; vous aviez promis de venir nous voir , nous devions nous raffembler & faire une promenade fur 1'eau & a la campagne avec des amis; elle a été renvoyée , c'eft lundi prochain ; ce fera une partie de plaifir avec nos voilïns; on m'a fait promettre que vous en feriez : les Weigreen s'y trouveront, quelques autres perlonnes de notre connoiflance, & peut - être les Wejlburne ; on s'amufera fürement. Promettez-moi de ne pas y manquer , je 1'exige de votre amitié. Hélas! chere Juliette, lui répondis-je, je m'amufe  de ce fleclt. %*} bien difficilemenr, je crains prefque le plaifir, & fur-tout ce qu'on appelle des parties; mais votre amitié 1'exige, je fais trop peu pour elle, & je ferai avec vous. Mais avant ce temps, je veux voir, je veux aller chez vous: je penfe toujours a certaine hiftoire qui m'a touchée; il faut que vous m'inftruifiez encore, je ne la regarde point comme finie. — Je ne penfe plus k rien, me dit-elle , & je tache de m'étourdir; mon cceur étoit fait pour être tranquille & heureux, Pai-je pu? — II étoit prefque nuit lorfque nous arrivames chez moi; elles remonterent en voiture après mille proteftations d'amitié. — La leur me fit penfer a la tienne , je voulus t'écrire le même foir, je n'en eus pas la force; me trouvant fatiguée,il me falloit du repos, & je m'y livrai en penfant è toi, en jurant que je t'aimois. Adieu, Chere Nancy.  2i4 Lettres de deux Filles LETTRE XXXV. Camille a Nancy. Je ne t'ai pas affez parlé, ma chere amie , de eet envoi que tu m'as fait; tu es charmante d'avoir fi bien penfé: c'étoit précifément ce qui me manquoit & ce qu'il me falloit; je t'ai dit 1'ufage que j'en ai fait chez les Demoifelles Jackfon, le refte m'a auffi été uiile. Ne crois pas cependant que je te doive aucun de mes fuccès; je t'affure que 1'on m'aimeroit, que 1'on me refpedteroit avec de yieux rubans: peut-être même réuffirois* je mieux en faifant plus d'efforts pour me les faire pardonner; mais je n'en fuis point a dépendre de ces miferes; &C li je m'arrête aujourd'hui fur ce fujet, c'eft que réfléchiffant fur le paffe, je vois que j'aurois dü y penfer. Tu m'as vue occupée de cette abfence de Sir Robert, qui m'inquiétoit extrêmement; j'ai paffé deux jours de fuite dans la peine & dans 1'impatience, chaque moment y ajoutoit encore. La nuit du troifieme jour fut abfolument fans fom-  de ce fiecte. 115 meilrje devois aller chez les Walmore, il me fut impoffible ; c'étoit un mouvement de.ma confcience qui m'en ötoit la force, je n'ofois Papprofondir; je tremblois de me trouver coupable; cependant je ne me reprochois rien, & je voulois garder cette perfuafion. J'envoyai Betty au chateau; Henri vint auffi: on étoit fort tranquille, on ne penfoit pas même k Sir Robert, on favoit oii il étoit allé; c'étoient des affaires, une chaffe ; on étoit accoutumé a ces abfences, & on Pattendoit le troifieme ou le quatrieme jour. II n'y avoit rien de nouveau , on avoit même oublié le cocher, & il étoit remplacé fans autre fuite. Que ces trois jours furent longs,. chere amje l Je craignois le temps,.j'aurois voulu Ie détruire. Betty ne difoit rien; mais elle m'apportoitde temps-en-tempsde$ bouillons, elle me faifoit prendre du thé, elle vouloit mé lire : 1'attachement, Pamitié , donnent de Pefprit, je le vois a eet enfant; fimple payfanne,& n'ayantprefque connu que le travail des mains , depuis qu'elle eft k moi, depuis que fon cceur en eft occupé, elle penfe, elle voit, elle devine , elle prévient, eile a de la fenfibilité & de la difcrétion; c'eft  2i Lettres de deux Filles une charmante créature. Amour ! c'eft peut-être auffi ton ouvrage, & Henri auroit, fahs doute, plus de raifon que moi de fe glorifier de cette métamorphofe. Quoi qu'il en foit, elle partagera ma vie, & elle fera heureufe fi elle dépend de moi. —- Lis vite, chere amie, la copie de cette lettre que je t'envoie, je 1'ai recue Ie quatrieme jour a midi; mes mains tremblerent horriblement en Pouvrant , mon cceur treffaillit en voyant 1'écriture : oui, c'eft la fienne, c'eft bien Ia fienne; & le paquet eft bien gros ! Je m'étois levée de ma chaife pour aller au-devant, je retombai dans une efpece d'abattement, lorfque je le tins; j'étois immobile, Betty crut que j'étois évanouie; elle me fit refpirer quelque odeur forte , elle vouloit me faire avaler de l'eau ; je recus fes foins, je la ferrai contre mon fein; & quand elle vit que j'allois lire, elle me laiffa feule. J'ai copié è plufieurs reprifes , &c jamais je ne 1'ai entrepris fans une émotion', qui fouvent m'a öté la force de continuer. Je ne te dirai rien de plus aujourd'hui; ton cceur aura affez a fentir: adieu, chere amie. Lettre  de ce fiecte* %if LETTRE XXXVI. Sir Robert a Mifs Camille. I l m'encoüta beaucoup, Mifs, de vous quitter 1'autre jour, & de vous laiffer fans avoir fatisfait votre curiofité. — Elle m'étoit précieufe , cette curiofité ; je crois que c'eft. Ia première fois que j'ai entendu votre cceur dire quelque chofe pour moi. Laiffez-moi jouir de mes efpérances; & quand même je me flatterois, laiffez-moi mon erreur:plus je vous connois, Mifs, plus je vois Ia certitude d'un bonheur auquel je ne puis plus renoncer. — Mais ce n'eft pas de quoi je veux vous entretenir dans ce moment; j'ai promis de vous rendre compte de tout ce qui s'eft pafte depuis que je vous ai quittée; il y aura des chofes pénibles è vous dire, qu'il feroit même ridicule de vous détailler, s'il y avoit du ridicule a penfer tout haut avec la perfonne è laquelle je voudrois toujours montrer le fond de mon cceur & de mon ame , & a laquelle je veux foumettre mon efprit & ma raifon. le Tornt //, K  *iS Lettres de deux Filles voudrois, Mifs, vous faire connoïfre jufqu'a la moindre de mes idees, & c'eft pour cela qu'aujourd'hui je commencé a vous les dire toutes. — Je crois que vous ne pourrez pas condamner ma faeon de penfer fur ce qui s'eft paffe 1'auire jour : un cocher qui s'écarte de fon chemin, qui peut-être veut vous conduire ailleurs que chez vous, qui difparoit le lendemain, cela ne peut être indifférent, fur-tout dans la maifon de mon pere, qui doit être refpectée, & de qui les ordres doivent être facrés. Vous vous rappellez, Mifs, qu'il faifoit un très-beau temps ce foir-la ; je reftai affez longtemps a me promener dans le chemin, a 1'endroit d'oii je venois de vous voir partir; il me parut bien que le carroffe reftoit a revenir plus de temps qu'il n'en falloit. Bien perfuadé cependant qu'il ne pouvoit rien vous être arrivé jufques chez vous, ce ne fut que le lendemain que je fus que le cocher étoit revenu affez tard, & qu'il avoit difparu dès la pointe du jour. Je courus aux écuries, je queftionnai les palefreniers, je n'en pus avoir aucunes lumieres; je parlai k Henri qui me dit qu'il n'étoit point étonué que le cocher fe fut enfui, que de-  de te Jiecte. iio puis quelque temps il étoit trés-libertin, & qu'il fe conduifoit fort mal. — Plein d'inquiétude, je fus chez vous; Tom 8c Betty me conterent ce qui étoit arrivé; j'étois au défefpoir de ce que vous aviez fouffert. Content cependant de favoir que vous repofiez, je revins & je re* tournai aux valets d'écurie ; je preffai, je promis, je menacai, je n'appris rien. Un d'eux, feulement, me paroiffoit d'un filence plus obftiné; & pour fe tirer de mes follicitations, il m'affura que le cocher reviendroit dans le jour. Je fus auprès de ma fceur Henriette, je la priai de me dire dans le plus grand détail, tout ce qui s'étoit paffé la veille; il n'y eut pas la plus petite circonfiance d'omife : vous n'aviez prefque point quitté mon pere, & le foir ma mere, & Sir Charles Wtflburnt, s'étoient promenés affez long-temps enfemble dans le corridor : Ma mere ! m'écriai-je : c'eft impoffible, & je rejettai bien vite toute efpece d'idée & de foupcon. — Je paffaï tout le jour dans les conjettures, dans les informations; & n'ayant rien pu apprendre, je retournai au domeftique qui avoit promis que le cocher reviendroit. Je le preflai encore, je lui promis le li- M  lio Lettres de deux Filles lence, 8c une récompenfe, s'il difoit tout ce qu'il favoit; il protefta qu'il ne favoit rien, que feulement il avoit vu Sir Charles Wcfiburnt dans le taillis qui eft derrière les écuries, que le cocher y étoit allé après lui, qu'ils avoient parlé enfemble affez long-temps, qu'il avoit cru voir que Sir Charles lui donnoit de 1'argent. — Je ne balancai pas a m'adreffer a Sir Charles lui-même. Je pris le parti, après vous avoir quittée, d'aller le chercher a fa campagne pour lui parler en ami Sc en confiance. On me dit qu'il avoit recu le jour auparavant un ordre fubit de rejoindre inceffamment fon régiment qui étoit k Plymouth Sc qu'il il y avoit déja quatre heures ■qu'il étoit en route. Comme il ne s'agiffoit que d'une converfation qui ne 1'arrêteroit pas beaucoup, je preffai mes chevaux pour le rattraper. Arrivé k Knasham, on me dit qu'il avoit pris la pofte, & qu'il n'y avoit qu'une heure qu'il étoit parti. Je pris auffi des chevaux de pofte, 8c je le joignis k Panf. fort oii il changeoit de chevaux. J'avoue, Mifs, que je ne le vis point fans •une efpece d'émotion, dont je ne pouvois me rendre raifon, ■» Comme mqsi  de ce fiede. ui Jntentton étoit bonne & honnête, je Pa» bordai très-amicalement. Lui, un peu furpris de me voir, y répondit cepen» dant de même; & après les premières amitiés, je lui dis que je fouhaitois d'avoir avec lui une converfation, que je lui demandois une heure d'entretien, & que nous pouvions entrer dans une chambre de 1'auberge : je crus voir chez lui un moment d'embarras &C d'indécifion. II me dit qu'il étoit preffé, mais qu'il n'avoit jamais refufé de parler avec perfonne, & fur-tout avec un ami comme moi. — Après lui avoir raconté tout ce qui s^étoit palfé, & tout ce que j'avois appris fur 1'aventure du cocher, je le priai de me dire fimplement ce qu'il en favoit, 1'alfurant que mon deffein n'étoit pas de lui faire de la peine. II m'écouta avec des mouvements d'impatience, mais cependant, fans m'interrompre, & enfuite il me dit: Mon cher Robert, je trouve un peu fingulier que vous veniez m'arrêter dans ma courfe , pour me faire ces hiftoires, & m'entretenir des fots rapports de vos domeftiques. Vous ne favez donc pas ce qu'on doit k un militaire comme moi: des foupcons, des queftions même fonj K iij  3ff% Lettres de deux Fiiïes des injures ; je n'aime pas les catéchifmes; & voilé, ajouta-t-il enmetlant la main fur la garde de fon épée, avec quoi je réponds aux pourquois indifcrets. — II ne s'agit pas de votre épée, mon cher Charles, lui répondisje, j'ai pour vous la eonfidération qui eft due a un Officier de votre mérite, &t qui a quelques années de plus que moi; dans les termes d'amitié oü nous eft fommes, il n'y a point d'indifcrétion i vous faire des queftions fur une chofe que vous pouvez favoir; il eft d'un brave militaire, & même de tout honnête homme, de dire avec franchife ca qu'il fait & ce qu'il fait. — Et enfuite en s'approchant de moi, il me dit avec une colere retenue : Mon cher Robert, les jeunes gens qui n'ont jamais quitté la maifon paternelle , ni la jupe de leur mere, ne favent pas ce qui eft de 1'honneur d'un militaire; quand vous aurez fait quatre ou cinq campagnes comme moi...... Je fuis étonné de votre ton, interrompis-je ; je croyois que nous étions amis , & que vous me répondriez comme je vous parle. — Oui, dit-il, amis! Au diable les amis indifcrets, & qui font des queftions: n'a-  de ce ftecte. vez-vous que cela a me dire ? Je fuis preffé, & vous m'arrêtez pour une bagatelle. — Non, lui dis-je, Sir Charles, en lui prenant les mains avec affection, je ne vous quitte point que vous ne m'ayiez dit fi vous ne favez rien , fi eet entretien avec le cocher de mon pere, n'avoit point pour objet cette aventure ? Ah! jeune homme , reprit-il, vous me foupconnez ! Vous m'accufez même ? Savez - vous que fi je n'avois pitié de vous Pitié de moi! interrompis- je, avec chaleur; écoutez - moi, Sir Charles , affeyons-nous, & reflbuvenezvous que nous fommesamis&voifins.— Puis tirant fa montre : Savez-vous , ditil , que vous arrêtez un Officier qui a ordre de rejoindre fon régiment inceffamment, & qui fera puni s'il arrivé trop tard ? Et je ne promets pas d'être toujours fi calme. -— Je vous comprends très-bien , lui dis-je, Sir Charles; j'ai fouvent entendu parler de duels & de combats pour des fujets moins importants que celui-ci. Je les ai toujours euas en horreur, ces batailles : je regarde comme des affaflins ceux qui s'y portent,' je les méprife comme des bourreaux qui verfent le fang pour une opinion qu'ils KTly  'Leiites de deux FiBes peuvent rec~Hn*er, ou changer de miHe autres manieres; & ce qu'on appelle affaire tfhormmr a toujours été pour moi une raifon de mépris : je me fuis bies promis de tout fouffrir plutöt que de commettre cette a&ion criminelle , ne pouvant imaginer que mon honneur füt dans la force de mon bras, ou dans Ie fang de mon ami. — Le jeune homme , dit-il en ricanant, a bien retenu la legon de fon précepteur, c'eft un bon chrétien. — Je vois, lui dis-je en Pinterrompant avec vivacité, que je me fuis trompé; il elt difficile, horriblement difficiie de fupporter le mépris des autres. — Puis reprenant mon fangfroid, & Ie ton amical le plus affectueux t — Mon cher Charles, conti» nuai-je, mon cher ami, je vous conjure, dites-moi avec amitié ce que vous favez, ce qui s'eft paffé; je ne me facherai de rien , & je vous promets le plus grand fecret. — Comment! dit - il en jurant & en criant trés-fort, il fe fait des fottifes chez vous, & vous venez ici m'en demander raifon, m'en accufer ! Si je ne vous regardois comme un jeune écolier, je.... Arrêtez, lui dis-je, vous joignez 1'infulte au ton du mé-  de ce fiecle. 2.2.5° pris: oui! je me fuis trompé, il eft impoflible de le foutenir, votre vie ou la mienne ne font plus rien : j'ai aufli une épée , &c je faurai réprimer vos manieres injuftes & brutales. Je fens que fi vous continuez, je pourrois vous plonger mon épée dans le fein : il eft moins cruel d'attaquer votre vie endéfendant la mienne. Vous n'êtes plus qu'un ennemi, un tigre , contre lequel il faut employer le fer. Allons! Sir Charles, comme les bêtes féroces, cherchons quelque lieu écarté. — Bravo ! dit - il, voilé comme il faut fe conduire ; on eft un peu timide la première fois que 1'on fe bat; quand cela vous fera arrivé quatre ou cinq fois comme a moi, 6c que vous aurez tué un ou deux hommes, vous aurez autant de fang-froid que moi, & vous mettrez Pépée a la main aufli aifément qu'a la poche. Je vous plains cependant; c'eft la première fois, mais allons, allons! — Je n'étois plus maïtre de ma colere & de mon indignation ; je vis que c'étoit bien en vain que 1'on fe promettoit de n'avoir jamais que de ï'humanité , & de n'être jamais cruel; il n'y avoit dans ce moment rien de facré pour moi, & j'aurois affafllné K v  *i£ Lettrts de deux Billet Phomme qui m'étoit le plus cher. -» Oui! lui dis-je avec fureur , allons, vous aurez ma vie ou j'aurai votre eftime. — Nous fortons de la maifon, nous fommes en chemin; lui plus tranquille que moi, me dit i — Voilé un chemin étroit qui, je crois, n'eft pas fréquente, & qui nous conviendra. — Nous marchons en filence. Après avoir fait environ deux cents pas, le calme revint dans mon ame, & je dis a Sir Charles : Eft-il poffible , mon cher ami, que nous allionsnous égorger pour quelques mots qu'il dépend de vous de me dire : Quoi! tous les fentiments d'amitié fe taifent chez vous, nos liaifons ne font plus rien , & vous aimez mieux être cruel & barbare, que de me parler 3vec confiance ? Votre cceur eft-if donc li dur, & aimez-vous mieux paffer pour «iï homme fans peur , que pour un homme fans humanité , fans franchife r* Ah! mon ami, dit-il d'un ton ironique, vous reculez déja ? vous vous atJendriffez ? quand on n'a jamais quitté fon cher pere & fa chere mere, on a tant d'humanité! — Je n'ai plus rien, ïui dis-je en mettant Pépée a iamain; la üesne y étoit déja, t.,,., Nous «sombat-  de ce fiecle. 127 times pendant affez long - temps ; je vis bientöt tout 1'avantage qu'il avoit fur moi, 8c avec quelle force il paroit mes coups, 8c avec quelle adreffe il m'en portoit, que j'évitois plus par hafard que par habileté. Enfin, il fe jetta fur moi avec tant de fureur, qu'il rencontra mon épée, 8c dans Pinftant je vis tornber la fienne, fon bras pendant, refter fans mouvement, 8c le fang couler a gros bouillons fur fa main 8c par la manche de fon habit; il chanceloit même. Je jettai mon épée loin de moi, /e volai a lui , je le foutins, je Ie ferrai dans mes bras ; je lui demandois pardon ,, je me condamnois comme un monftre de n'avoir pas tout fouffert de lui, plutöt que de verfer fon fang. — II me dit que ce n'étoit rien, qu'il n'étoit bleffé qu'au bras , 8c faifant un effort pour le relever. : Je crois, dit-il r que le nerf eft percé 7 — 8c dans Pinftant il palit, fes yeux fe fermerent, 8c il tomha dans mes br3S fans force 8c fans mouvement. — Je fus faifi d'effroi, je pouffai des cris, j'appellai du fecours; nous étions trop éloignés pour que Pon nous entendit. Je le couchai è terre, Sc lui ayant öté fon habit, je ne vis aucune K vj  2.i8 Lettres de deux FiËes tracé de fang fur fon corps ; je jugeaï alors que ce n'étoit qu'une efpece d'évanouilfement caufé par la bleffure; je ferrai d'abord fon bras avec fon mouchoir & avec le mien pour arrêter le fang; enfuite je le fecouai, je lui frottai les tempes ; & regardant autour de moi s'il n'y avoit point d'eau, & n'en voyant point, j'allois chercher du fecours lorfque revenant a lui, il m'appella. II me dit que ce qu'il avoït eu n'étoit qu'un peu de foibleffe, & que fi je voulois 1'air der, il retourneroit fort bien jufqu'au logis; qu'il ne falloit faire aucun bruit. — Je 1'embraffai encore, je lui dis que je donnerois ma vie pour le fecourir, & «jue jamais il n'auroit d'ami aufïï fincere , aufïï zélé que moi. — Oui, oui, dit-il, nous verrons; vous êtes un brave Gentilhomme, un Officier ne pourroit pas mieux fe battre. — Enfuite, s'appuyant fur moi, je le portai prefqu'au cabaret; je fis préparer une chambre; j'envoyai chercher un Chirurgien; & comme dans ce moment il ne fe trouva qu'un domeftique dans la maifon, qui ne vit pas trop de quoi il s'agiffoit f il n'y eut point dê bruit. En attendant 1'arrivée du Chirurgien , je lui ötai fon habit, je tachai  de ce fiecte. at if' d'ótancher le fang qui ne s'arrêtoit poini encore ; le bras étoit percé en deux endroits, prés du poignet & au-deflusdu coude, & 1'épée avoit pénétré jufqu'a la garde. Je le fis mettre au lit, & je lui donnai a boire un peu de vin chaud. Enfin , le Chirurgien étant venu , il fonda les plaies: elles ne fe trouverent point dangereufes; le nerf avoit été touché, mais il n'étoit point bleffé : 1'appareil mis & le fang arrêté , Sir Charles fe trouya affez bien. Le Chirurgien affura que s'il ne venoit point de fievre, il pourroit continuer fa route dans deux jours, même le lendemain s'il étoit bien preffé. 11 remarqua que j'avois du fang a la main; & la regardant, il me dit que j'étois aufli bleffé; je n'y avois point fait attention, & je ne m'en étois point appercu; c'étoit un coup de pointe dans le deffus de la main, je n'y fentis de la douleur que lorfqu'il lava & banda la playe: ce n'eft rien , & elle ne me gêne pas feulement en écrivant. — Sir Charles voulut favoir ce que c'étoit; & quand le Chirurgien lui eut affuré que c'étoit tres-peu de chofe, il me tendit la main gauche, & me dit: J'en fuis charmé, Sir Robert; il «ft jufte que le mal tombe tout fur moii  13ö Lettres de deux Filtes je crois que j'ai été trop vif, & je veux" votre amitié, Ia mienne eft a vous pour Ia vie. Le Chirurgien recommanda Ia tranquillité, le filence, & lui fit prendre une potion calmante: deuxheures après, Sir Charles s'endormit, & ne fe réveilla qu'après cinq heitres d'un fommeil trèspaifible. Pour moi, j'étois loin du fommeil & du repos, j'étois en proie a mille réflexions pénibles; je me condamnois, je me hauTois, je me méprifois d'être ü peu maitre de moi, & de me conduire contre mes fentiments & contre mes principes. On ne peut exifier, il eft vrai, on ne peut vivre avec le mépris d'aucua homme; cependant qu'avois-je a craindre ? Sir Charles ne pouvoit pas me méprifer, il m'auroit eftimé même d'avoir répondu avec honnêteté, avec douceur è fes infultes, il fe les fut reprochées : & je me fuis laiffé aller a Ia colere , a la vengeance! je me fuis avili, je me fuis abaiffé au-deffous de eet homme fans vertu, qui a de fauffes idéés fur 1'honaeur, qui confond la bravoure, d'un foldat.avecla faufie valeur d'un bretteur ! Sir Charles me trouva auprès de lui a fon réveil: Quoi.' cher ami, me dit-il, vous .êtes refté auprès de moi pendant la nuife,  de ce fiecle. *jt c'eft vous qui avez foin de moi! Je vous rends juftice, votre ame eft vraiment noble. — Mon cher Charles , m'écriaije, nepenfons qu'a vous, que vous foyez guéri, que vous ne fouffriez point, que vous puifliez continuer votre route felo» vos deftrs, c'eft tout ce que je demande, & mon amitié, ma vie font k vous. — Vos fentiments, me dit-il, vos procédés me touchent jufqu'au fond de 1'ame; je n'ai pas connu le prix d'un ami comme vous , & j'ai pu des fanglots lui couperent la voix. Je Fembraffai, je lui fis mille proteftations d'amitié & de tendrefle. Je ne veux rien favoir, lui disje , j'ai été indifcret, je me confie dans votre filence même. — Vous ponrrif2. me croire plus coupable que je ne le fuis, me répondit-il; je vous dois 1'avew d'une folie, d'une légéreté que je ne me pardonne pas, qui, eependant ne pouvoit etre dangereufe pour perfonne, & que j'avois confiée au hafard des circonftances ; le plus petit obftacle pouvoit faire échouer le projet, comme en eftet il eft arrivé. — Je ne veux point, lui dis-je, que vous vous occupiez de cela dans ce moment, il faut du filence & de la trangtuUïïté. — C«ft un poids, me répondii-  i$tr Lettres de deux Filles il, que jê veux öter a mon ame, vos procédés généreux le rendent trop pefant; ii faut que vous fachiez fi je les mérite , il faut que votre cceur juge ce qu'il fait. Vous ne ferez pas faché non-plus, continua-t-il en fburiant, que nous parhons un peu de Mifs Camille; — & voyant que je voulois 1'interrompre z — Ne me dites rien, s'écria-t-il; je ne veux rien favoir; je ferois im. mauvais confident oü il ne vaut pas la peine que vous me trompiez. Je vais vous rendre raifon de tout, écoutez-rrroi, &c laiffez-moi parler fans m'interrompre; je fuis très-bien , je fens que mar bleffure n'eft point dangereufe, & je pourrai peut-être continuer ma route dès demain; je n'ai point de temps a perdre; & nous nenous reverrons peut-être pas de long-temps ^ je crois que mon régiment ira en Amérique. — Elle eft bien belle , bien aimable , cette Mifs Camille ! J'avoue, Sir Robert, que je n'ai point vu de femme aufli attrayante? aufli féduifante ; fa beauté eft le moindre de fes avantages; fon air eft fi noble, fi fimple, fi naturel, fi décent, elle a tant de graces, qu'il eft impoflible de la voir avec inéifférence; & elle eft fi- intéreflante  de ee facie. 133 par fon efprit & par fon caracïere, qu'on 1'adore quand on la connoit. — Je n'ai pu réfifter a tant de charmes, elle a fait fur moi 1'impreflion la plus vive, & je n'ai pu le lui laiffer ignorer; je lui ai fait une déclaration bien fincere. Elle auroit fait de moi ce qu'elle auroit voulu ; la maniere dont elle m'a répondu , auroit achevé de m'infpirer la palïion la plus forte, fi j'étois fufceptible de me paffionner pour une femme. II m'efl arrivé quelquefois , mon cher Walmore, de n'être pas heureux dans mes déclarations; mais dans le refus de ces femmes , il y avoit tant de fauffe modeftie^ tant de dédain affecté, tant de coquetterie déplacée, que j'étois bien vite confolé de mon malheur. — Mifs Camille m'a traité comme s'il ne s'agiffoit pas d'elle, comme s'ils ne s'agiffoit que de moi; & fans me flatter, ni meméprifer, elle m'a répondu avec la vérité, 1'honnêteté, & 1'amitié d'une fceun Elle eft adorable cette femme-la; mais par quelle aventure, par quel hafard , eft - elle feule , ifolée , dans ce pays , dans la ferme des Wilfon ? On m'a afliiré que 1'on n'avoit vu aucun homme, augune fuite autour d'elle ? fafil.ua-  ij 4 Lettres de deux Filter tion ne s'accorde point avec ce qu'elle paroïr. J'ai cru d'abord que c'étoit quelque hiftoire de Londres; & quand je 1'ai connue , je me ferois donné au diable que c'eft une reine, une divinité , un ange malheureux; — & continuant en mefixant: — Heureux, dit-il, 1'homme qu'elle aimera! — II y eut un moment de filence que je ne voulus point rompre; je ne pouvois mêler mes élogeV «vee les fiens, & encore moins le contredire. — En refpecfant & en admirant Mifs Camille, continua-t-il, 'pt n'ai point ceffé d'être curieux fur fon compte : cette hiftoire a moitié fecrete que j'entendois faire, m'étoit fufpecfe , éc j'avois deffein de Papprofondir , & de parvenir k favoir la vérité. La derniere fois que je fus chez vous, Sis Robert, il fut aifé de voir les inquiéludes de Milady Walmore , votre mere; ]e 1'appuyai fur quelques mots qui lui échapperent; & par un effet naturel de la conformité de nos facons de penfer, sous nous trouvames feuls k nous entrelenir de Mifs Camille. Nous paflames au jardin, & la Milady laiffa voir toutes fes craintes, toutes fes inquiétudes; & vous pouvez penfer qu'elles étoient  de et fiecte. *35 accompagnées de tout ce que 1'on peut croire, foupeonner & dire fur cette pauvre Mifs Camille. Elle efpéroit bien que quelques circonftances ou au moins 1'approche de fhyver lui feroit quitter Clamftead ; mais ce fera trop tard ! s'ecrioit-elle, ce fera trop tard! Je ne fuis pas méchante, ajoutoit-t-elle , mais j'avoue que je regarderois comme un bienfait du ciel, que quelqu'événement 1'éloignat de ce pays ; il n'eft rien que je ne facrifiaffe pour cela. - Elle répeta ce fouhait avec tant de chaleur, & fi fouvent, qu'il me vint quelque idee d'enlévement,perfuadé que je rendroispeutêtre un fervice a une familie auffi relpeftable que la votre, & que dans 1'occafion elle me foutiendroit, & me protégeroit. —- J'appris enfuite que Mifs Camille foupoit chez vous ce foir-la, 8c que votre carroffe devoit la reconduire chez elle. Votre cocher a été foldat dans notre régiment, & il a fervi affez longtemps notre Colonel; je le connoispour un dröle hardi & capable d'un coup de main : animé encore par ma converfation avec Milady, je fus a ce domeftique ; & après quelques flatteries, je hu propofai, au-lietide reconduire Mifschea  43 £ Lettres de deux Filles elle, de la mener ailleurs. Vous (avei qu'auprès du village de Knasham a quatre milles de votre campagne, il y a une maifon habitée par quatre femmes, qui ne font plus jeunes, une msre, deux filles & une parente; ce font d'honnêtes gens qui vivent de leurs ouvrages, & qui m'ont quelques obligations. — Je propofai au cocher de conduire Mifs dans cette maifon ; dix guinées que je luis offris leverent fesfcrupules.D'aiIleurs,il ne devoit fuivre fa route qu'autant qu'il ne ren* eontreroit aucun obftacle : fi Mifs Camille s'y oppofoit trop violemment, il devoit retourner & la conduire chez elle, en donnant quelque prétexte. Cela convenu avec ce Domeftique, j'allai chez mes femmes, je leur dis que je les priois de recevoir une jeune Dame qui viendroit chez elles, environ vers minuit; que je leur demandois de lui faire toutes les honnêtetés poflibles, de lui préparer une bonne chambre, de la falfurer, & de ne lui parler ni de moi, ni d'aucun homme; que feulement fi elle étoit encore chez elles le matin, elles lui diffent qu'un Gentilhomme ayant appris qu'elle étoit ici, deman«foit a la voir. — Vous comprenez, mx>a.  de ce fiecU. 137 cher Walmore , qu'un pro]et concu aufli légérement n'étoit pas trop bien arrangé; il dépencïoit abfolument du hafard, des circonftanees, & fur-tout de Mifs Camille elle-même. Je vous prie •de remarquer qu'il n'y avoit aucune violence d'employée; qu'elle ne devoit pas en fouffrir le moins du monde; & li Pévénement réufliffoit, il pouvoit mettre Mifs Camille dans ma dépendance , ou au moins faire mieux connoitre fon hiftoire. — Vous voyez, mon ■ami, toute ma folie; je n'ai pas attendu de vous voir pour me la reprocher, & je vous en demande fincérement pardon. »•» II dit ces mots prefque les larmes aux yeux, & en me tendant la main: Je n'en fuis pas aflez puni, continua-t-il; je ne favois pas votre facon de penfer, que je comprends depuis que nous nous fommes vus, je ne parleraï jamais de rien, je vous demande le même oubli & le même filence; vous devez y être d'autant plus porté, que ma folie ne vous a fait aucun mal; au contraire, ce font de ces accidents qui font toujours favorables a deux perfonnes &c, courts. Je ne puis quitter la maifon aujourd'hui, il doit y avoir beaucoup de monde : je veux careffer ma mere, & fi je trouve uri moment favorable pour lui parler, je le faifirai. II m'en coütera de paffer ainfi ce quatrieme jour ! Pour le cinquieme, il feroit impoflible, impofiible : vous voir eft un befoin comme de refpirer. Et vous, Mifs, tous ces jours vous font-ils indifférents? Hélas! que dis-je, indifférents, vous n'avez ici que des peines & des .ennemis, & Pavenir.... Je vois feulement qu'il eft confacré k vous aimer : que ne puis-je auffi fürement répondre 4e votre bonheur! Fin du Terne feoond.