MÉMOIRES DE MONS1E UR DE GOURVILLE, CONSEILLER D'ÉTAT. Tomb Premies,   MÉMOIRES DE MONSIEUR DE GOURVILLE, CONSEILLER D'ÉTAT, Concernant les Affaires auxquelles Ha ètê employé par la Cour, depuis i6qzt jufqucn i6q8. Tome Premier. A AMSTERDAM, Et fe trouvent A P aris , Chez < D „ * ; V Labraires -t (.darois, Iaine,J Quai des Auguftins. ~M. DCC.~LXXXÏÏT'   AVIS DE L'ÉDITEUR Sur cette nouvelle Édition. JL e s Mémoires de M. de Gourville commencoient a devenir rares, lorfqull men tomba unmanufcrit entre les mains. Mon premier foin fut de le conférer avec les imprime's. Je m'appercus que FEditeur (M. 1'Abbé Foucher fon parent), en avoit vouluCorriger le ftyle, & qu'il lui étoie arrivé, ce qui arrivé aux Tradu&eurs, de fubftituer fes idéés a celles de 1'Auteur. Je n'en citerai qu'un exemple que j'ai aduellement fous les a  Ij AVIS yeux. Dans fon voyage d'Efpagne en 1669, M. de Gourville dit que le Roi tomba malade, & qu'il confeilla aux Efpagnols, fi leur Roi venoit a mourir, de prendre pour Roi le Duc d'Anjou qui étoit alors. A cette phrafe, 1'Editeur fubftitue celle-ci: Je leur propofai de faire Roi d'Efpagne , Monjïeur, Frere unique du Roi9 qui s'appelloit alors Duc d'Anjou. Monfieur s'étoit appellé Duc d'Anjou jufqu'a la mort de Gallon, Duc d'Orléans, en 1660; mais a cette époque il avoit pris le nom de Duc d'Orléans. II n'étoit donc pas ici queftion de lui, mais du fecond fiis de Louis XIV, né en 166S, & xnorc en 1671, que 1'on avoit  DE UEDITEUR. Ê nommé Duc d'Anjou; c'eft cc qui fait dire par M. de Gourville aux Efpagnols 3 que le fai~ Jant venir d Madrid, ils Véleveroient a leur mode j ce qu'il n'auroit pas dit du frere de Louis XIV; qui avoit alors plus de trente ans. 3'ai donc, avec ce manufcrity rétabli le vrai fens dans plulïeurs endroits, & réintégré les omijp fions qui étoient alTez fréquentes. J'ai eu d'autant plus de fatisfaöion de pouvoir rétablir le texte de ces Mémoires, qu'ils font eftimés & méritent de 1 etre. Jean Heraut , Sieut de Gourville, Confeiller d'Etat, avoit été mal cultivé dans fa jeunelïe, mais la nature a ij  ïv AVIS avoit tout fait pour lui. Son dif» cernement, fa pénétration fon intrépidité, fon attachement in* violable a ceux a qui il avoit voué fes fervices, la facilité qu'il avoit a trouver des expédients pour faire réuflir ce qu'il avoit entrepris, le firent defirer des Grands; les fervices qu'il leur rendit lui en firent autant d'amis, Ses Mémoires portent 1'empreinte de fes talents; ils peu-vent fervir de modele d'inftru£tion pour fe conduire dans les différents états de la vie. Sa négociation d'Efpagne, fa conduite avec le Prince d'Orange, avec les Princes de Brunfwick, fa prévoyance fur M. de "With, 4écelent un politique profond.  DE L'ÈDITEUR. v a qui il na rrianqué que de plus grandstheatres.il étoitbien connu pour tel, puifque des Souverains ne dédaignoiént pas dé le confulter. II eft vrai que toutes fes actions étoient accompagnées d'une nobleffe d'ame que fa grande fortuiie lui rendoit facile, & qui lui donnoit accès auprès des Grands a qui il avoit affaire. Cette fortune, il la dëvoit au jeu, oü il étoit heureux &C prudent, & aux affaires que lui avoient procurées le Cardinal Mazarin & M. Fouquet, a qui il s'étoit rendu néceffaire. Elle auroit cependant contribué a le flétrir, fi les condamnations pouvoient flécrir un homme a qui a üj  vj AVIS I on ne peut reprocher auCune dépravation. Auffi badine-t-il de fa condamnation dans fes Mémoires ; les Grands ne cefferent m de l'eftimer.ni de lui faire accueil; fes amis ne rougirent point de lui j le Roi comrnenca au contraire a lui confier fes' intéréts. On auroitpeine a concevoir comment un Souverain pouvoit charger de fes affaires, comment fes Miniftres pouvoient vivre faBiHiérement avec un homme qu ils laiffoient in reatu, ü M. de Gourville ne nous faifoit connoitre les maneges qui produifoient ce phénomene extraordinaire. On fera peut-être bien-aife 'de connoitre les motifs de fa  DE VEDITEUR. vij condamnation. Je les tire dune inftru£tion de M. Hottrrian, Procureur-Général de la Commiffion , imprimée dans le temps, tendante a ce que la confifcation de corps & de bien era* porte la fuppreffion & Textinction de la Charge de Secretaire des Confeils. En voici Tintro» du£lion: a Le fieur Heraut de Gour» ville eft accufé par M. le Pro» cureur - Général d'abus , mal» verfations & vols par lui com» mis ès-finances du Roi. II y a » même de violentes préfomp» tions du crime de Leze-Ma»jefté en fon affaire. »Pour ce qui touche le fait k> des malverfations dans les fia iv  vlij AVIS » nances, jamais hom me n'en fut » plus clairement ni plus pofiti* vement convaincu. Tout con» court a la preuve : la balfelfe » de Textraaion de 1'accufé^ & » les premiers emplois de fa vie » dans la fervitude la plus ab»je&e, k changement de fa for» tuné fi foudain, fes richeffes » immenfes en moins de trois an» nées, & telle qu'en une feule » fëance, la Chambre lui a re» tranché pour prés de 300,000 L » de revenu, par la fuppreffion » des Offices de Commiffaires » des Tailles, les penfions qu'il » a exigées fur les Fermiers du » Roi, les violencesqu'il a exer»cées fur les gens d'arfaires , »le miniftere quJil a prêté aux  DE L'ED 1TEUR. ix » diffipations de M. Fouquet, » Tabus qull a fait du crédit » qu'il s'étoit acquis dans fon ef» prit, fes Charges, fes profufions » qui font encore tant d'éclat, ÖC » qui lui ont acquis la protecYiorï » déclarée des Grands du Royau» me, öc au milieu de tout cela » la fuite dont il a pris le parti, » prelfé par le feul témoignaga » de fa confcience, après avoit » obfervé que, la Chambre tra» vaillant fans diffimulation, il » ne pouvoit manquer d'être un; » des premiers & des principaux » objets de fa recherche. Toutes » ces circonftances ramaffées ne » peuvent-elles pas palfer pour » autant de convi£i:ions & de *preuves ifréprochables de fes a v  AVIS \ crimes & de fes malverfations? » & pour comble de tous fes dé» fordres, la participation qu'il » aeue a eet écrit fameux, qui » contient un projet de moyens » pour rallumer la fédition dans »le Royaume , font des titres » fuffifants d'une condamnation » bien alfurée ». Toute cette déclamation fe re''duit a ce que M. de Gourville étoit de balfe extraftion & qu'il avoit fervi. Le fait eft qu'il étoit fils d'un honnête Bourgeois de la Rochêfoucault, qui lailfa une nombreufe familie en bas-age ; fa veuve cependant deftinoit notre auteur a la Robe, puifqu elle le mit chez un Procureur; mais ou fon peu de gout pour eet  DE L' EDITE UR. x; état, ou 1'exemple dun de fes freres qui étoit entré dans la Maifon de la Rochefoucault, le détermina a prendre le même parti; il fut Valet-de-Chambre , êc bientót après Secretaire de M. le Duc de la Rochefoucault. Ce n'eft donc qu'en outrant les chofes, que M. le ProcureurGénéral pouvok ufer des ternies dont il fe fert. Qu'il avoit eu des emplois lu-f cratifs: ce n'eft pas un crime; mais avoit-il exigé des contribuable* plus qu'il ne devoit?n'avoit-ilpasf compté de tout ce dont il étoic chargé ? c/auroit été des crimes f & on ne les lui reproche pas, Ceux a qui il avoit fait ób* tenir ,oua qui il avoit donné de a vj  $ AVIS 1'emploi, avoient pu reconnoitre ce fervice ; mais comment auroit-il pu exercer les violences quon lui 'reproche ? aufli fe garde-t-on bien den indiquer une feule ; car il auroit fallu remonter aux guerres de la Fronde, & alors il n'étoit que 1'agent du Prince de Condé. L'amniftie avoit paffé féponge fur tous ces défordres qu'on n auroit pas ofé articuler de nouveau. M. Fouquet n'avoit befoin de perfonne qui abusat de fon crédit fur lui pour lui faire faire des profufionsj il n'y étoit que trop porté, & il les faifoit avant que M. de Gourville eüt du crédit fur lui. Quant a fécrit fameux dont il eft queüion, on verra dans  D E L'EDITE UR. xitj ces Mémoires que M. de Gourville, qui y étoit nommé, n'y avoit aucune part, & que quand il en eut connoiffance, il montra 1'inconféquence du projet a. M. Fouquet, & le détermina a le fupprimer. M. de Gourville ne fe défendoit pas; il fut condamné comme il le dit lui-même. Je n'ai pas trouvé 1'Arrêt qui le condamné , mais j'ai trouvé TArrêt du 17 Avril 1663, qui nomme Jean Servant, curateur a fes biens confifqués au Roi après fa condamnation a mort. Cet Arrêt neut cependantpaa d'exécution pour la confifcation fa fortune étoit a couvert; & fes créanciers ? par leurs oppol*<  xiv AVIS tions , reculerent la vente des immeubles jufqu'après fes lettres d'abolition. J'ai cru devoir cette apologie a un hommegénéralement eftimé de fon temps , de qui Madame de Sévigné rendoit ce témoïgnage , en parlant de la mort du Duc de la Rochefoucault: « Jamais un homme n'a été fi » bien pleuré; Gourville a cou» ronné tous fes fideles fervices » dans cette occafion. II eft efti» mable & adorable par ce cóté » de fon cceur , au-dela de tout » ce que j'ai jamais vu. II faut » m'en croire ». Madame de Motteville, qui Ie connoiffoit partieulie'rement, en parle en ces termes: « Gour-  DE L'EDITEUR. xv » ville étoit né pour les grandes » chofes, avide d'emplois, tou» ché du defir de plaire & de 33 bien faire ; il avoit beaucoup » de cceur & de génie pour 1'in» trigue; il favoit marcher facile» ment par les chemins raboteux » & tortus, comme par les plus » droits ; il perfuadoit prefque » toujours ce qu'il vouloit quJon » crut j & trouvoit a-peu-près j> les moyens de parvenir a tout » ce qu'il entreprenoit». Monfieur de Saint-Evremond écrivoit a Mademoifelle de Lenclos , « faites-moi favoir com» ment fe porte notre ancien ami » M. de Gourville. Je ne doute » point qu'il ne fok bien dans » fes affaires, s'il eft mal dans fa  xv] AVIS » fanté; je le plains..... Je && » logé avec M. de 1'Hermkage , » un de fes parents fort honnête ï> homme, refugié en Angleterre » pour fa Relrgion. Je fuis faché » que la confcience des Catho*> liques ne Tak pu fouffrir a Pa» ris, ou que la délicatelfe de Ia » fienne 1'en ait fait fortir; il mé» rite 1'approbation de fon cou» fin alfurément ». Madenioifelle de Lenclos lui répondoit: « M. de l'Hermitage » vous dirok auffi-bienquemoi, » que M. de Gourville ne fort » plus de fa chambre; alfez indif»férent pour toutes fortes de » goüts , bon ami toujours, mais sjque fes amis ne fongent pas » d'employer de peur de lui don» ner des foins »,  BE L'EDITEUR. xvij Ce font fans doute fes liaifons avec Mademoifelle de Lenclos , qui ont fait mettre fur ie compte de M. de Gourville , la petite hiftoriette du doublé dépot, 1'un entre les mains d'une perfonne vénérable par fon état , qui le nia ; 1'autre, entre les mains de Ninon fa Maitrefle ., qui le prévint fur la reftitution , en lui annoncant qu'eile avoit perdu le gout qu'eile avoit eu pour lui. Cetteanecdotefe datedeitffo, a la prifon des Princes, oü, dit-on, il fe vit profcrit & obligé de fortirdu Royaume. A cette époque, M. de Gourville ne fut point profcrit ; il ne fortit point du. Royaume; il n'étoit encore que Secretaire de M. de la Roche-  xvuj AVIS foucault,qu'il fuivit jufquaDieppe, oü il avoit conduit Madame de Longueville. Ce départ fut précipité , mais 1'abfence fut courte; d'ailleurs il n'avoit pas alors 120000liv. dargentcomptant pour en mettre la moitié dans chaque dépot. Un fait fi fmgulier ne lui feroit pas échappé dans fes Mémoires , puifqu'il n'oublie pas le dépot qu'"il fit a Madame Dupleffis-Guenegaud , en \66i. Au refle, que ce fait foit vrai ou non, ceux qui 1'énoncent, n atteindront pas leur but auprès de gens raifonnables. Ce fait n'ajoutera rien a 1'idée que les vertus épicuriennes de Ninon ont donné d'elle j fi elle nJa pas eu occa*  DE L'EDITE UR. xix fïon de faire eet acte de juftice , elle étoit capable de le: faire; & fi des moeurs dépravées font méprifer la perfonne , ce mépris ne s'étendra pas jufqu'a fétat qu'eile remplit , quand on ne defirera pas s'affranchir des devoirs que eet état exige. Si la perfonne de M. de Gourville a été fï confidérée,fes Mémoires ne le font pas moins de ceux qui en parient. L'Abbé Lenglet en portoit ce jugement: « ces Mé» moirés ont été compofés en » 1702 , TAuteur étant agé de » 78 ans ; ils ne fe reffentent » point du tout de ce grand age; »le ftyle en eft vif & aifé ; ils » commencent en 1625 , & finif» fenten itfS? : ils contiennent  xx AVIS » beaucoup de faits curieux. Oii » trouve a Ia fin ie caraaere de » tous les Miniftres, depuis le « Cardinal Mazarin qui eft le » premier , jufqu'a M. Colbert » de Croifiy , Secretaire dEtat». Voltaire., dans fon Siècle de Louis XIV, en parlant de 1'Auteur , dit, « Gourville , Valet»de-Chambre du Duc de la » Rochefoucault, devint fon ami, » & même celui du Grand Condé. » Dans le même temps pendu en » effigie, & Envoyé du Roi en » Allemagne, enfuite propofé » pour fuccéder au Grand Col» bert dans le Miniftere. Nous *> avons des Mémoires de fa vie » écrits avec naïveté, dans lef» quels il parle de fa naiffance &  DE L'EDITEUR. xxj » de fa fortune avec indifférence. »II y a des anecdotes vraies & *> curieufes». Mais M. de Voltaire n'eft pas fi vrai dans les citacions qu'il en tire; on eft étonné de lire dans le Siècle de Louis XIV cette phrafe, plus convenable au dixhuitieme fiecle qu'au précédent, «Gourville , qui de fimple 5) Valet-de-Chambre du Duc de » la Rochefoucault, étoit devenu » un homme confidérabls par fon » caraftere hardi öc prudent, ima» gina un moyen de délivrer les » Princes renfermés alors a Vin» cennes. Un des Conjurés eut »la bêtife de fe confeffer a un » Prêtre de la Fronde } ce mal» heureux Prêtre avertit le Coad*  xxij AVIS »juteur, perfécuteur en ce temps»la du Grand Condé. L'entre» prife échoua par la réVélation » de la confellion , fi ordinaire » dans les guerres civiles ». Premiérement, M. de Gourville n'imagina point de moyen pour déïivrer les Princes , ce furent les foldats quilegardoientqui en imaginerent un,& qui s'en ouvrirent a M. de Gourville. II ne fit que les confirmer dans leur deflein , & leur afïurer des ré«ompenfes s'ils réuffiflbient. Sur la feconde partie de la citation, voici la phrafe de M. de Gourville: « Vendredi , tous quatre, ou » quelques-uns deux ayant été » faifis de peur, il y en eut un  DE L'EDITE UR. xxüj » qui fit femblant d'aller a con» feffe le même jour a Notre» Dame, au Pénitencier, & s'é» tant accufé d'un vol dont il vou» loit faire la reftitution il lui » donna un paquet oü il avoit mis » quelqu'argent, & lui dit qu'il » y trouveroit le nom de la per» fonne écrit. Le Pénitencier » étant rentré chez lui, ouvritle » paquet, & y trouva eet écrit: » Dimanche a trois heures on doit » mettre les Princes en liberté ; il ~»y a une intelligence d Vincennes » pour cela. II prit ce billet & le » porta a M. le Coadjuteur ». Des réflexions fur 1'infidélitéde cette citation affoibliroientles fentiments qu'eile fait naitxe ; mais combien ne doit-on pas plaindrg  xxiv AVIS les Souverains qui ont été abu fés, jufqu'au point de faire mettre ce livre dans les mains cle la jeuneffe, pour y apprendre 1'hifc toire! J'indiquerai encore une citation de M. de Voltaire , moins pour 1'accufer d'inftdéiité , que' pour fixer un fait qu'il croit incertain. « TouslesHiftoriensdifentque » Fouquetmourut au Chateau de » Pignerol en i 680 ; mais Gour» vilie affure dans fes Mémoires, » qu'il fortit de prifon quelque » temps avant fa mort. La Gom» teffe de Vaux , fa belle-rille , » m'avoit déja confirmé ce fait. »Cependant on croit le con» traire dans fa familie. Ainfi on » ne  DE L'EDITE UR. xxv ne fait pas oü eft mort un infor» tuné, dont les moindres actions » avoient de 1'éclat quand il étoit » puilfant ». On ne peut douter, d'après M. de Gourville } que M. Fouquet ne foit mort libre, puifqu'if recut une lettre de lui, pour le remercier des fecours qu'il avoit donnés a fa familie \ & qu'il écrivit a M. de Maupeou , de prier M. de Gourville de faire don a fon fils, Ai. de Vaux, des cent & tant de mille livres qu'il lui devoit. D'un autre cóté,on nepeut douter qu'il ne foit mort a Pignerol, puifque c'eft lopinion de fa familie , & que Madame de Sévigné dit \ ce fujet: h  xxyj AVIS « Si j'étois du confeil de la » familie de M. Fouquet, je me » garderois bien de faire voya» ger fon pauvre corps , commq »bn dit qu'ils vont faire. Je le » ferois enterrer la 3 il feroit a » Pignerol; 6c après dix-neuf ans » ce ne feroit pas de cette forte » que je voudrois le faire fortir » de prifon ». D'oü il réfulte que fa liberté pe confiftoit que dans la permifi fion d'écrire, ou que fa liberté abfolue füt fi voifine de fa mort, qu'il neut pas le temps de quitter Pignerol. M. de Gourville ne parle en effet de cette liberté, qu'après la mort de M. de la Rochefoucault, qui arriva le 17 Mars i6Sq, & celle de M, Fou-.  DE VEDltEUR. xxvij tmet fix jours après. Sori corps fut rapporté a Paris, & il eft eriterré aux Dames de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine. M. de Gourville avoit pris cé nom d une terrefituée enPoitou, Eledion de Niort, auprès de Marfillac, a quatre lieues NordOueft d'Angoulême, cinq lieues Nord-Eft de Cognac; ü parolt que c'eft une de fes premières acquifitions, car tous les Hiftoriens contemporains ne parient de lui que fous ce nom, qu'il a communiqué a fon frere & a fon neveu. Cette terre appar tenoit auparavant a M. le Due de Longueville. M. de Gourville la chargée de fix cents Hvres de rente envers l'Hópitai bij  xxviij AVIS qu'il a fondé a la Rochefoucault. Le \6 Juiliet itfj-p, M. de Gourville acheta une Charge de Secretaire du Roi, öc en donna une pareille a fon frere Hélie Heraut de Gourville , le premier Aout fuivant ; celui-ci réfigna la fienne le 2% Juin 1662 , & ne laiffa qu'un fils 3 Francois Heraut de Gourville , qui eft le neveu dont j.1 eft parlé dans ces Mémoires. II fut Confeiller au Parlement de Metz , Gouverneur de Monduel en Brelfe, Envoyé Extraordinaire du Roi auprès de différents Princes d'Allemagne : il mourut en 1718 fans avoir écé marjé.  E VEDITEUR. xxix Son oncle étoit mort, un an après avoir commencé fes Mémoires , le 14 Juin 1703 , 6c eft enterré a Saint Sulpice; de forte qu'il ne refte de la familie de M. de Gourville , que des defcendants par les femmes. Je terminerai par une réfiexion fur la lefture de 1'Hiftoire. On convient affez généralement que pour lire 1'Hiftoire avec fruit & avec plaifir, il faut favoir la Géographie. Cette connoilfance, qui eft facile a acquérir & qui fert pour toutes les Hiftoires, tranfporte le lefteur fur le théatre de 1'aaion. Mais une autre connoilfance plus difficile & aufli néceffaire , eft la connoif-  xxx AVI $ fance des perfonnages dönr 1'Hiftorien fait mention. lis font défignés ordinairement par des pms de terre; des femmes par le nom de leur mari, 'des Evêques par le nom de leur Siege. On voit des perfonnages de noras fort différents, concourir a ia même aftion, a la même intrigue, on ignore le reffort qui les unit, fouVent c eft une lian fon de familie. Une aftion intéreffe , on defire naturellement connoitre le fort de Tadeur, s'il étoit jeune ou agé, quand il la faite, en quel temps il eft mort. Ces détails font quelquefois la matiere des notes dans une Hiftoire , mais cette note ne  DE LEDITE U R. xxx) peut être qu a un endroit, & il eft parlé du perfonnage en différents endroits, on a oublié la note , & robfcurité renaït. J'ai donc penfé qu'il valoit mieux rejeter ces notes dans la Table des Matieres, oü 1'ordre alphabétique les fait trouver aufli-töt qu'on les cherche ; c'eft Ie parti que j'ai pris pour ces Mémoires , on trouve tous les détails que j'ai pu trouver fur les perfonnages qui y font mentionnés, J'ai déja pratiqué cette méthode dans différents livres , notamment dans 1'Hiftoire de France de Mézerai de i7y.y , dont la Table eft un vrai Didionnaire de 1'Hiftoire de France , qui renvoie aux détails dans 1'Hif.  xxxij AVIS DE L'EDÏTËÜR. toire. Je le pratique dans la nouvelle édition des Mémoires dft Motteville que je prépare. MÉMOIRES  MÉMOIRES D E M. DE GOURVILLE, Conccrnant les affaires auxquelhs il a été employé par la Cour 3 depuis 1642., jufquen z6cj8, J' a 1 compofé ces Mémoires dansl'oifiveté oü je mefuis trouvé réduit par un accident qui m'eff. furvenu, pour m'être frotté du talon gauche au deffus de la cheville du pied droit; jJen fus li incommodé, que la gangrene fe mit a i.ia jambe, ce qui obligea. Tome I% A  2 Mémoires les Chirurgiens a me faire plufieurs incifions. lis m'ordonne-* rent de boire des eaux vulnéraires qui m'avoient tellement échauffé qu'on ne croyoit pas que j'en puffe guérir, 6c je fus réduit en fi mauvais état vers la fin de 1'année 16$ 6, que je me louviens d'avoir entendu dire quelques mots pendant ma maladie, qui me faifoient croire que chacun fongeoit déja a ce qu'il feroit après ma mort; mais lesforces&le courage nem'ayant pas manqué, je me trouvai en fort peu de tems en état d'efpérer que ma vie feroit en süreté pour cette fois. Comme je fus long-tems privé 'de tout commerce, le bruit fe répandit que mon efprit n'étoit plus comme auparavant, & peut-être fur quelque fondement: mes amis, dont le nombre étoit grand, me vinrent voir une fois ou deux chacun; mais jugeant que je ne pou-  de M. de Gourville. £ vois plus être bon arien, ilsfecontenterent d'envoyer pendant quelque tems favoir de mes nouvelles; cependantun petit nombre de mes amis particuliers continuerent a me voir. Enfin après être guéri, mes jambes fetrouverent fi foibles que je n'ai pu marcher depuis; outre que de tems en tems maplaie, qui avoit été fort grande, fe rouvroit. Avant celail y avoit prés dun an que j'avois beaucoup de peine a marcher, fur la fin même il me falloit abfolument quelqu un pour mefoutenir. Cela n'empêcha pas que je n'euffe toujours envie de me préfenter devant le Roi. Afétant trouvé k fon paffage a Verfailles, & Sa Majefté s'étant appercue que j'étois foutenu par un homme, s'arrêta, & eut la bonté de me demander de mes nouvelles, öcparquel accident je'tois en 1 état oü Elle me voyoit, je répondis que c'étoit par une foi bleife Ai;  £ MÉMOIRES quim'étoit venue au genou,qu'i m'empêchoit de marcher. Je pris la liberté de lui dire par une efpece de preffentiment , que comme je n'aurois peut - être plus 1'honneur de la voir, je la fupplioisde trouver bon que je la remerciaffe non feulement de toutes les bontés & de labienveillance dont EUem'avoithonoFé, mais encore de ce qu'en terminant en dernier lieu toutes les affaires que je pouvois avoir, Eile m avoit mis en état (quoi qu'il m'arrivat) de fr nir ma vie avec douceur & commodité, Elle eut la charité de m'entendre & de me dire qu Elle 1'avoit fait avec plaiffr, que^fi j'avois encore quelque chofe a defirer, Elle étoit difpofée a le faire. Ce difcours me toucha fenfiblement, & j'enfus fi attendri que je ne pus lui répondre que par une profonde inclination de tête. Je ferois connoitre ce qui a donné oc?  de M. de Gourville. f cafion a la bonne volonté de fa Majeflé pour moi , fi j'avois le tems d'achever les Mémoires de tout ce qui s'eftpaffé pendant 1© cours de mavie : ce que je n'ofe efpérer; &on verrok que leRoia eu des bontés pour moi au-dela de ce qu'on peut s'imagïner. Je commence donc ces Mémoires aujourd'hui i j Juin 1702, après 1'avoir fouvent refufé a la follicitation de plufieurs perfonnes d'efprkj qui s'offroient de les rectifier. Cette idéé m'eft venue , lorfque j'y penfois le moins 3 fur des queftions que m'a faites un de mes amis, au fujet des affaires du tems paffé; ayant trouvé que ma mémoire me fourniffoit les chofes comme fi elles ne venoient que d'arriver, le plaifir que j'ai fenti en cela me 1'afaitentreprendre, eftimant que je m'amuferois fort, fï j'y employois une partie du tems que je paffe a me faire lire. A iij  '€ Mémoires Je commencerai donc par dire que je-vais entrer dansmafoixantedix-huitieme année, & que je fuis né a la Rochefoucault le 11 Juillet 1625. Après la mort demonpere, ma mere me fit apprendre a écrire. On me mit en penfion a 1'age de dix-fept ansj chez un Procureur a Angoulême,oüje demeuraiau plus fix mois, d'ou étant revenu a. la Rochefoucault, M. 1'Abbé de la Rochefoucault , depuis Evêque de Ley&oure , me prit pour fon valet de chambre, mon frere ainé étant pour lors fon maitre- d'hötel, öc j'y fus inftallé au mois de Juin 1642. Vers le commencement de Décembre de cette même année , le Cardinal de Richelieu étant mort, les amis de MM. de la Rochefoucault leur manderent qu'ils fer oient bien de venir a Paris, & ils prirent le parti de s'y rendre incon-  de M. de Gourville. 7 tinent; j'y vinsavec eux, 6c y demeurai jufqu'au mois d'Avril 1646. Je puis dire que M. 1'Abbé de la Rochefoucault étoit fort content de moi 6c qu'il m'accordoit faconfiance; mais M. le Prince de Marfillac, qui depuis a été M. le Duc de la Rochefoucault, voulant faire la Campagne de 164.6, pria M. fon frere de lui accorder que je lefuiviffe pourle fervir en qualité de maitre-d'höteï. JVIon frere parutyavoir quelque répugnance, paree qu'il craignoit que je nefuffe attaqué du poulmon; en effet de huit freres ou foeurs que nous étions, il en eft mort fept, les uns plus agés que les autres; cela n'a pas empêchêquejene me fois trouvé 1'année paffée quatrevingt-dix neveux ou nieces, arriere-neveux 6c nieces, d'un frere 6c de cinq foeurs, dont quatre étoient plus agés que moi. La Loterie de l'Hópiral-Général me fit Aiv  $ Mémoires venir la curiofité d'écrire de tous cótés qu'on m'envoyat la lifte de chaque familie, & je mis un Louis d'or pour chacun a cette Loterie. Je reviens donc a Ia Campagne de 16^.6; malgré les répugnances de mon frere a me la laiffer faire, 1'envie de parvenir prévalut. Après la prifede Courtray, 1'armée marcha au Canal de Bruges, pour faire paffer avec le Maréchalde Grammont fix mille hommes , qui devoient joindre M. le Prince d'Orange, pere du dernier mort. Les ennemis, qui avoient avancé leurs lignes a la portéedu piftolet des nótres, devant Courtray, ayant fu qu'on capituloit, 6c peut - être qu'on avoit le deffein d'aller voir le Canal de Bruges, prirent leur marchede ce cóté-la. Comme perfonne ne doutoit que ce ne fut pour nous combattre a 1'entrée de cette plaine; a mefure que notre avantgarde y entroit, on fe rangeoit en  de M. de Gourville; 9 bataille. M.leDuc de Retz öcM.le Prince de Marfdlac , qui étoient volontaires, fe mirent dans le premier rang de lJEfcadron du Régiment du Roi, que commandoit M. leComtedeMontbas. Je fus mis avec leurs Gentilshommes au fecond rang derrière eux , mais les ennemis ne penfoient pas a nous attaquer ; ainfi fur le foir chacun commenca a fe pofter & chercha a fe loger pour la nuit; (tout le monde convient que ce jour fut le plus chaud quJon ait jamais vu ;) comme il n'y avoit prefque point detentes, paree qu'on avoit laiffs les gros bagages, j'allai couper du bois pour faire une baraque a M. Ie Prince de Marfdlac, & facbant qu'il y avoit un peti't ruiffeau, je me fervis dun baril pour lui apporter de 1'eau. A mon retour je fis faire cette baraque , oü M. le Prince de Marfiflac coucha fur un matelas; maifc A y  io Mémoires comme homme peu expérimenté , je me eouchai fur Therbe auprès de lui, & me fis rafraichir les bras 6c les jambes de cette eau que j'avois fait apporter. On fit marcher de grand matin les troupes qui devoient paffer le Canal avec M. le Maréchal de Grammont; je voyois tout le monde monter a cheval, fans qu'il me fut poffible de remuer bras ni jambes. Le Soleil commencant a avoir de la force, j'efpérois que cela me procureroit beaucoup de foulagement; mais après être demeuré jufqu'a ce que Ton m'avertit que les troupes de 1'arriere - garde marchöient, je montai a cheval, & ayant trouvé un morceau d'une piqué, je m en fis un baton , 6c allai joindre les chevaux de bagage de M. de Marfdlac. Quelque tems après j'entendis crier derrière moi gare, gare 6c me fentis donnerun  de M. de Gourville. i i coup de canne fur la tête, je me retournai brufquement 6c déehargeai un coup de baton fur le cou de celui qui m'avoit frappé , fans favoir qui il étoit. Aulïi-töt je me vis environné, öc le Capitaine des SuilTes de M. le Duc d'Orléans m'ayant pris par les épaules pour me jeter a bas, je lui donnai un figrand coup de coude dans i'eftomac, qu'il quitta prife. M. ie Marquis de Mofny, Capitaine des Gardes de Monfieur , qui étoit préfent, m'ayant reconnu dans ce trifte état, fe mit en devoir de me fecourir ; ii me fit faire paffage 6c me dit de fuir , ce que je fis avec toute la diligence poffible ; on paria fort de cela le foir, 6c on trouva extraordinaire d'avoir frapé un Aide de Camp de Monfieur , qui lui faifoit faire place. Je contai mes raifons 6c dis que f m'étant fenti frappé ( d'aiileurs j'ignorois que Monfieur fut préA vj  II '2 MÉMOIRES fent) ayant un baton a la mam , j'avois rendu le coup a celui qui m'avoit frappé ; après quoi il fut arrêtéqu'en préfence du Capitaine des Gardes de M. de Marfillac je deraanderois pardon a genoux a IVI.leComte deChaumontqui étoit au lit, ce que jefisöclui dis que j'étoisau défefpoir del'avoir frappé ne 1'ayantpas connu : il me pardonna &c me montra fon cou 6c fa tête fort enveloppés & dit a M. Bercenay , qui nfamenoit, qu'il alloit être faigné pour la troifieme fois; je 1'ai rencontré depuis, 6c j'ai feint de ne le pas reconnokre. L'on revint faire le fiege de Mardik, je pris mon tems pour aller feul a la tranchée 6c voir a, quel point j'aurois peur; ne m'en étant pas beaucoup fenti, je me fis un plaifir dJêtre toujours auprès de M. le Prince de Marüllac , quand il y alloit la nuit 3 avec beaucoup d'autres ? pour  de M. de Gourville. i 3 foutenir les travailleurs; une nuit que je nfétois offert a por ter fes armes , étant debout öc appuyé contre un terrein qui avoit été relevé, pour couvrir ceux qui étoient dans la tranchée, un coup de canon donnant fur eet ouvrage me couvrit de terre; comme la nuit étoit affez claire on crut que fétois tué; mais j'en fus quitte pour la peur. Quelques jours après les ennemis firent une grande fortie environ a 1'heure de midi, M. le Prince de Marfdlac y courut en toute diligence & fut fuivi de la plupart des gens de qualité ? qui repoufferent les ennemis; on y perdit beaucoup de monde , entr'autres M. le Comte de la Rocheguyon, qui ne laiffa pour héritier de la maifon de Liancourt, qu'une petite fille agée d'un an & demi, qui époufa enfuite M. le Prince de Marfdlac 3 M. de- la  14 Mémoires Feuillade & quelques autres perfonnes de remarque y furent auflï bleffés a mort, M. le Prince de Marfdlac y recut un coup de rcoufquet _ au haut de 1'épaule. Quelques jours après il fe fit porter a Paris dans un brancard, M. 1'Abbé de la Rochefoucault étant venu au - devant de lui, M. le Prince de Marfillac lui dit qu'il étoit content de moi & des foins que je lui rendois, qu'il lui feroit plaifir de me laiffer a fon fervice. Je fus bientót dans fa confidence & tout-a-fait dans fes bonnes graces. II acheta le Gouvernement de Poitou, 1'y ayant fuivi, il me fit fon Secretaire , oc après avoir recu quelque inftrutfion deM. Cerizéqui avoit beaucoup d'efprit & qui étoit Secretaire de M. de la Rochefoucault le pere, je m'acquittai affez bien de ma commiffion. M. le Prince de Marfillac  de M. de Gourville. i <; étant revenu a Paris avec peu dargent, paree qu'outre que fa familie n'en avoit guere, on auroit fort fouhaité qu'il n'y fut pas retourné, m'ordonna d'aller par Ier de quelques affaires a M. d'Emery, pour lors Contróleur-Général (j'avois ce jour-la une cafaque rouge, avec quelques galons deffus). Peu de jours après M. le Prince de Marfillac ayant envoyé fon Intendant lui par-Ier, M. d'Emery a la première rencontre de M. le Prince de Marfillac, luidit,quand vousaurezquelque chofe a me faire dire, envoyez-moi la cafaque rouge, qui m'a déja parlé une fois de votre part. Cela m'en fit connoitre, öc me donna lieu de faire quelques affaires auprès de lui pour M. le Prince de Marfillac, qui auroit été obligé de quitterParis, fi jenem'étois avifé de demander a M. d'Emery un paffeport pour faire for-  Ï6 Mémoires tir du Poitou huit cents tonneaux de bied, je luidemandai en même tems s'il ne trouvefoit pas mauvais den ajouter deux cents pour moi, afin que je puffe en avoirle profit; en fouriant il me dit qu'il levouloit bien. Auffi-tótque j'eus retiré mon paffeport, je pris la pofte pour aller a Nyort, oü je trouvai moyen de le trafiquer & d'en tirer une lettre de change de dix mille livres ; jene faurois exprimer la joie qu'eutM. le Prince de Marfillac de fe voir en état de continuer fon féjour a Paris; mais toute la familie en concut beaucoup de chagrin contre moi, M. le Prince de Marfillac me dit de pren•dre mes deux mille livres & d'employer les huit au tres pour fon fervice 3 mais avec le tems les dix y furenta-peu-près employées. Le Roi étant forti de Paris la nuit de la veille des Rois 1649, 'fe retira a Sakt-Gerroain,, M, le  de M. de Gourville. ij Prince de Marfdlac le fuivit, il me laiffa a. Paris & me donna un billet pour M. 1'Abbé deMaifons, frere du Préfident de Longueil , qui étoit infigne frondeur & du nombre des fix de Meffieurs du Parlement qui avoient été arrêtés pour des affaires fecretes. Après la convention que M. le Prince de Conti feroit élu Généraiiffime , s'il vouloitrentrer a Paris, je trouvai moyen d'en fortir pour lui annoncer cette réfolution. Metant fait Lieutenant d'une Compagnie de Bourgeois du fauxbourg Saint-Honoré, commandée par un Chaircuitier, qui demeuroit devant la porte du logement de M. le Prince de Marfdlac, & ayant monté la garde avec la Compagnie , je fis tenir un cheval prêt, & m'en allai a Saint-Germain aufïitót. Ce jour-la, il fut réfolu que M. le Prince de Conti partiroit le fok fur les onze heures, avec M. le  *8 Mémoires Prince de Marfillac & de Noirmote tiers & qu'on feroit tenir des chevauxprêtsa 1'abreuvoir. Cette réfolution étant prife , M. le Prince de Marfillac m'entretint long-tems & m'initruifit de ce qu'il vouloit que je diffe a Paris, en cas qu'il fut fait prifonnier, ne doutant pas qu'on ne lui coupat le cou. Après m'avoir • dit beaucoup de belles chofes, je lui dis que s'il vouloit faire favoir fürement les chofes dont il me parloit, a la perfonne qu'il m'indiquoit, il devoit lui écrire, étant bien réfolu de nele point abandonner fi nous étions pris,&que s'il avoit le cou coupé, je ferois pendu. L'heure du départ de ces Seigneurs approchant, M. de Marfillac s'imaginant que M. le Prince de Conti auroit quelque peine d'aller a pied , jufqu a 1'abreuvoir , chargea M. de Berquigny, fon premier Ecuyer, d aller prendreun cheval,de mener  de M. de Gourville. ï# en main celui que M. le Prince de Conti devoit monter, & de le venir joindre dans 1'avant-cour audeffus de la grande porte qui entre dans le chateau. Etant donc revenu, M. le Prince de Marfdlac mit pied a terre, & s'approchant de cette porte pour voir quand M. le Prince de Conti pafferoit, ne 1'ayant point averti de ce changement , le hafard fit que quelqu'un fortit avec un flambeau. Dans le tems qu'il voulut fe mettre a 1'écart, pourn'être pasreconnu, M. le Prince de Conti fortit accompagné de M. de Noirmoutiers , qui lui donna la main pour aller jufqu a 1'abreuvoir , paree qu'il avoit beaucoup de peine a marcher; enfin la porte du chateau étant ferm ée, M. le Prince de Marfillac nous vint rejoindre M. de Berquigny & moi, croyant que M.le Prince de Conti avoit étéarrêté; il nous dit cependant qu'ayant  ao Mémoires été obligé de quitter cette porte a caufe du flambeau, il étoit peutêtre forti dans ce moment; nous réfolümes d'aller a 1'abreuvoir pour nous en affurer, mais n'y ayant trouvé perfonne, que 1'Ecuyer de M. de Noirmoutiers, duquel M. le Prince de Conti, avoit pris le cheval & qui avoit euordre d'attendreM. le Prince de Marfillac , pour lui dire que Son Alteffe étoit partie avec M. deNoirmoutiers , nous primes le parti de marcher. Mais ayant repréfenté qu'il falloit paffer trois ponts, & que ces Meflieurs pourroient avoir donné 1'alarme en s'en allant, on convint que le plus für étoit d'aller par derrière Meudon prendre un chemin qui nous meneroit du cóté du fauxbourg Saint - Germain , nous le connoiffions pour 1'avoir pratiqué fouvent dans des parties de chaffe, Nousallames tomberau-  de M. de Gourville. ar prés cTiine barrière oii nous avions apperc^i du feu. A mefure que -nous en approchions, nous entendions fouvent des qui~va-la; 6c crier que fi nous voulions avancer on tireroit fur nous. Je mis pied a terre 6c m'approchai de la barrière, je dis que nous venions pourle fecours de la Ville de Paris. On me réponditquel'on ne pouvoit laiffer entrer perfonne , fans Tordre de M. le Préfident Bocquemart; je 1'allai trouver , il vint avec moi pour faire entrer M. le Prince de Marfillac. M. le Prince fut fort en colere contre M. le Prince de Conti, 6c encore plus contre M. de Marfillac. On commenca a lever des troupes , 6c de la part du Roi a bloquer Paris. Après qu'on eut fait quelque Cavalerie, on fongea a faire venir des convois, en ayant été difpofé un confidérable a  22 Mémoires Brie - Comte - Robert , M. de Noirmoutiers fut chargé de 1'amener une nuit. M. le Prince de Marfillac fortit le foir avec quelques Efcadrons de Cavalerie pour le favorifer, & s'avanca vers Grosbois. La terre étant toute couverte de neige, les nouvelles troupes fouffrirent beaucoup; le matinonteutl'alarme, toutlemonde monta a cheval, M. le Prince de Marfillac fe mita iatête de 1'Efcadron de M. le Marquis de Rozan, frere deM. deDuras.NosEfcadrons firent aifez bonne mine en fe mettant en ordre de bataille , mais auffi-tót qu'on eut commencé k tirer le premier coup, tout fe fauva en grand défordre, k la réferve de TEfcadron de Rozan, qui fit ferme pour quelque tems; M. le Comte de Silleri, beau-frere de M. le Prince de Marfillac, M. de Bercenay fon Capitaine des Gardes &moi étions auprès de lui: le che-  de M. de Gourville. 2j val furlequel j'étois, fut bleifé de trois coups, dont il mourut. Ces Meflieurs furent pris & moi auffi, & menés au chateau de Liffy. M. le Prince de Marfillac fut extrêmement bleffé & fon cheval tué; il ne lailfa pas de monter fur un autre, qui fe rencontra par hafard, & fe rendita Paris. Quelque tems après, on paria de paix, elle fe fit. M. le Prince s'étant fort fignalé pour favorifer M. le Cardinal Mazarin, toutle monde difoit que c'étok lui qui 1'avoit maintenu; cela lui fit croire qu'il pouvoit lui demander tout ce qu'il jugeroita propos & qu'il n oferok lui refufer, enforte qu'il avoit de grandes prétentions. M. le Cardinal en étant fort embarraffé, réfolut de le faire arrêter au Palais Royal avec M. le Prince de Conti & M. de Longueville. I/ayant appris a la Ville, je courus chez M. le Prince  24 MÉMOIRES de Marfdlac, ou j'appris que Madame de Longuevilie devoit fe retïrer aRouen 3 & que M. le Prince de Marfillac 1'accompagneroit. Elle fit tant de diligence en prenant beaucoup de chevaux a la campagne & dans les villages, pour atteler a fon caroffe 3 qu'eile y arriva le lendemain: fur ce qu'on lui repréfenta qu'eile n'y pouvoit avoir aucune fureté, nous ailames le jour fuivanta Dieppe, d'oü Madame de Longuevilie partit pour la Hollande & fe rendit de la a Stenay. M le Prince de Marfillac fe retira en Angoumois & M. le Duc de Bouillon a Turenne, ils comploterent enfembie de mener Madame laPrincefie& M. le Duc d'Ènguyen a Bordeaux, oü ils favoient que régnoit un efprit de révolte. Je fus envoyé a Madame la Princeffe Douairière a Chantilly, pourladifpofera envoyer Madame iaPrinceffe&M.leDuc d'Enguyert a  de M. de Gourville. 25a Mouzon, ce qu'eile fit. Ceux qui nJontpasvu la foibleffe du Gouvernement d'alors ne s'imagineront jamais comment tout fe paffoit , fans qu'on 1'empêchat. M. le Prince de Marfillac, pour lors devenu M. de la Rochefoucault, par lamortdefon pere décédéau chateau de la Rochefoucault, feus prétexte de faire conduire fon corps a Verteuil, oü ils font inhumés, affembla deux ou trois cents Gentilshommes, avec les valets èC autres gensde festerres. Ayant fait jufqu'a fix ou fept cents hommesde pied, ils accompagnerent le corps a Verteuil. Alors M. de la Rochefoucault propofa a fes arrï* d'aller avec luia Saumur, oü le Gouverneur, qui étoit mis par M. le Maréchal deBrezé, promettoit de le recevoir. II marcha jufqu a Lufignan, & m'ayant envoyé devan t, pour avertir le Gouverneur de fa marche, j appris en appro- Tom. I, B  s.6 Mémoires chant fon Traité avec le Roi, & qu'il y avoit recufes troupes; je reviris auffi-tót en porter la nouvelle a M. de la Rochefoucault qui arrivoit a Lufignan, ce qui i'obligea a sJen retourner & a congé-» dier fes amis. MM. de Bouillon & de la Rochefoucault conduifirent Madame la Princefie & M. le Duc a Bordeaux, oü on les requt; bientöt après M. le Maréchal de la Meilleraye y mena des troupes, pour tacher de les réduire ; la ven* dange approchant, Bordeaux fongea a faire la paix. Je fus envoyé a M. le Cardinal, & ménageai une entrevue de M. de la Rochefoucault & de M. de Bouillon avec lui, laquelle fe fit en fortant de Bordeaux après 1'amniftie. LrWerfion générale qu'on avoit pourM.le Cardinal Mazarin,ödes' grandes aclions deM. le Prince, faifoient que prefque tont le monde  de M. de Gourville. 27 le plaignoit & demandoit fa liberté'. Je ne fais par quel hafard quelquesuns des Sergens & Caporaux des Compagnies des Gardes qui le gardöient a Vincennes, raifonnerent entr'eux , qu'ils feroient leur fortune, s'ils pouvoient donner la liberté a M. lePrince. Un Caporal qui avoit été de la conférence, nommé Francceur, de qui j'avois tenu un enfant, m'étant venu voir , & m'ayant rapporté ce qui s'étoit dit a Vincennes, il n'en fallut pas davantage pour me donner envie de fuivre^ cette affaire, & de me fignaler a quelque prix que ce fiit. Je chargeai donc mon compere de mettre fur Ie tapis le difcours qu'on avoit tenu pour la liberté de M. le Prince, & de faire envifager a fes camarades, que fi on pouvoit Ia lui procurer, ce feroit le moyen de faire leur forr tune & a tous ceux qui entreroient Bij  28 MÉMOIRES dans ce deffein. Je lui dis de leur propofer de faire un Régiment, fous le nom de M. le Duc d'Enguyen, dont les Sergens feroient les Capitaine» , de diftribuer les autres Offices a ceux qui auroient le plus fervi a la liberté de M. le Prince , 6c une fomme dargent pour chaque Soldat qui y feroit entré, mais fur-tout de ne me pas nommer. Quelques cinq jours après, il vint me dire qu'il ne doutoit pas que le pro jet ne put réulTir, 6c après avoir encore eu une conférence fans me nommer, il m'affigna un rendëz-vous dans le mail de 1'Arfenal avec deux Sei> gens qui auroient pouvoir detrai* ter; je lui dis, qu'avant de m'engager, je voulois en faire part aMadame la Princeffe Douairière, pour m'affurer de 1'exécution des promeifes que je pourrois faire, 8c qu'enfuite nous conviendrions du jour que je pourrois me trou*  de M. de Gourville. ï§ Ver au rendez-vous. Auffi-tót je me rendis chez cette Painceffe , pour lui raconter tout ce qui fe paffoit; comme j'avois 1'honneur d'être connu d'elle , je ne fus point embarraffé de lui dire que je n'attendois que fes ordres pour 1'exécution du projet êc. pour favoir jufqu'a quelle fomme je pourrois m'engager. J'oferai prefque dire qu'eile m'embraifa, du moins elle mit les deux mains fur mes bras, en me difant, que je pouvois promettre tout ce que je voudrois, m'affurant qu'eile me le feroit_ délivrer; mais je penfai que je ferois mieux d'être certain d'une fomme fixe. Je lui demandai' fi je pouvois promettre jufqu'a cent mille écus: elle me répondit,, oui ; même jufqu'a cinq cents mille livres s'il étoit néceffaire. Je lui parlai du Régiment que j'avois propofé; elle me dit, que cela étoit fort bien B iij  30 MEMOIRES imaginé, qu'eile me conjuroit de fuivre cette affaire avec grand foin, & qu'eile m'alloit faire donner une ordonnance de fix mille livres fur fon TréTorier, en cas que je cruffe devoir faire quelques avances a ceux avec qui j'avois fait 1'entreprife. Elle fit appelier M. de la Tour, fon Secretaire , & figna 1'ordonnance: je m'en revins auffi-tót & envoyai chercher mon compere Francceur , pour lui dire que j'étois prêt a me trouver au rendez - vous qu'il m'avoit propofé a 1'Arfenal, qui fut afïigné au lendemain trois heures après midi. Auffi - tót qu'il fut forti de ma chambre, plufieurs réflexionsme vinrent en penfée : d'un cóté j'examinois fi 1'entreprife n'étoit pas un cas pendable a mon égard, & rimpoffibilité qu'il y avoit -prefque a laréuffite; de 1'autre cóté je regardois la gloire & 1'a-  de M. de Gourville. 31 Vantage qui pouvoient m'enrevefrir. Enfin j'allai le lendemain a notre rendez-vous, oü je trouvai Francceur & les deux Sergens aux Gardes avec lui. Je commencai par leur demander comment ils prétendoient faire pour mettreM. le Prince hors des portes de Vincennes ; iis me dirent qu'il n'y avoit prefque point de Sergens, ni Soldats, qui ne parlaflent fouvent du chagrin qu'ils avoient de garder ce Prince , qui avoit fi fouvent hafardé fa vie pour le fervice du . Roi ( comme quelques - uns di— foient 1'avoir vu en plufieurs occafions) , pour maintenir un Etranger qui 1'avoit fi injuftement fait arrêter; öc que Francceur en qui j'avois confiance, pouvoit me dire que de huit Sergens ou Caporaux qui avoient entendu la propofition , il n'y en avoit pas un qui n'eütdit être towt B iv  ;32 Mémoires prêt de perdre fa vie, ou du moin* de la rifquer, pour procurer la liberté a ce grand Prince. Je leur parlai des grandes récompenfes qu'ils pourroient avoir en faifant une fi belle action. Francceur me répondit que ces Meflieurs voudroient bien favoir a quelle fomme cela pourroit aller, afin de «'en fervir a engager d'autres dans 1'entreprife. Je ne balancai pas a leur promettre deux cents mille livres, qu'ils toucheroient a Chantilly, k partager entre tous ceux qui voudroient 1'y conduire, laiffant a la générofité de M. le Prince de gratifier encore ceux qui auroient lepluscontribué a faliberté. Je leur dis enfuite, que Francceur devoit leur avoir communiqué Ia penfée que j'avois eue qu'on fit un Régiment fous le nom de M. le Duc d'Enguyen; 6t que fi M. le Cardinal apprenoit la liberté de M.lePrince, il n'avoitpointd'au-  de M. de Gourville. 5 5 tfe partia prendre que de fortir du Royaume. Quelle gloire auroient alors ceuxqui 1'y auroient forcé !Les deux Sergens & Francceur fe féparerent de moi pour un moment & me rejoignirent, pour me dire qu'ils efpéroient pouvoir faire réuffir 1'affaire. lis firent beaucoup de facons pour prendre vingt piftoles que je leur préfentai, pour boire avec ceux qu'ils auroient deffein d'engager, & nous convinmes de ne nous plus affembler, & que Francceur porteroit les paroles de part & d'autre. Peu de jours après il me vint trouver pour me dire la réfolution qui avoit été prife de faire ledit coup un jour de Dinianche, paree qu'alors M. deBar?Gouverneurde Vincennes, avoit coutume d'aller a Vêpres & que les Officiers qui étoient a la garnifon, a fonexemple 3 y alloient auiïi; qu'ils prétendoient faire faire des lire-fonds, dont 1'anneau feroit Bv  54 Mémoires affez large pour palier dedans des . morceaux de bois qui iroient d'un jambage a 1'autre , qu'ils en mettroient aux portes de 1'Eglife , & . qu'aufll-tót qu'ils auroient crié: Liberté des Princes , & deux cents tnilte liv. d dijlribuerd ceux qui la hurvoudrontprocurer :tout lemon, de fVrangeroitde leur cóté, enfin cu'ils me répondoient du fuccès. Je lui donnai "dix piftoles pour faire ces petits frais; enfuite j'allai trouver Madame la Princeffe, qui étoit pour lors a Merlou, elle nïembraffa tout de bon, après que jelui euscompté ce quejeviens de dire. Elle me dit qu'eile avoit choifi quatre perfonnes qui devoient venir me trouver a Paris 9 pour être préfentes a 1'entreprife ; que M. Dalmas fon Ecuyer, s'y rendroitavec les autres, ötun certain nombre de chevaux pour monter les Princes, ce qui fut exécuté. Mais le Vendredi un des  de M. de Gourville. 5 <; quatre ayant été faifi de peur, fit femblant le même jour d'aller a Confeffe a 1'Églife Notre-Dame , au Pénitencier , & s'étant accufé d'un vol dont il vouloit faire la reftitution, il lui donna un paquet oü il avoit mis quelqu'argent, & lui dit qu'il y trouveroit le nom de la perfonne ; le Pénitencier étant rentré chez lui, ouvrit le paquet & y trouva écrit : Dimanche d trois heures on dolt mettre les Prin~ ces en liberté il y a une intelligence dans Vincennes pour cela. Le Pénitencier alla auffi-tót potter le Billet a M. le Goadjuteur, & le Samedi M. de Beaufort monta a cheval fuivi d'un nombre de Cavalerie, & alla dans les Villages aux environs de Vincennes, pour voir s'il ne trouveroit point quelques perfonnes préparées pour foutenir 1'entreprifë. Cela s'étant répandu le même jour, je vis bien .jqu'il n'y avoit plus rien a faire, B vj  Mémoires M. de Bar devant être informé de toutes chofes. Je m'en allai paffer chez Francceur pour lui donner avis de ce que j'avois appris, il me dit qu'il en avoit déja entendu parler & qu'il alloit a Vincennes pour avertir fes camarades. Sur le champ je montai a cheval & m'en allai prendre la pofte a Longjumeau , je fis beaucoup de diligence pour arriver a la Rochefoucault, oü étant arrivé fort fatigué; je contaimonaventure ajM.deCerifé dont j'ai déja parlé. Cétoitun homme d'efprit, mais fort bouillant; il fe mit dans une grande colere & me traita non feulement de téméraire, mais de fou achevé, me difant que du tems du Cardinal de Richelieu je n'aurois pas été huit jours en vie; je lui répondis que peut-êtreaufli dans ce temsla je ne 1'aurois pas entrepris, Sc qua bon compte je m'en allois chez mes amis en attendant que je  de M. de Gourville. 57 fuffe la fuite de cette affaire, dont je viendrois quelquefois lui demander des nouvelles a la brune. Et foit que 1'avis qui avoit été donné fut regardé comme une chofe faite exprès & fans fondement, ou de quelque facpn que ce fut, j'appris que cette découverte n'avoit produit que le changementdes Compagnies de gardes, pour en mettre d'autres. Je fis enfuite deux Voyages en pofte a Stenay, le premier au commencement de Janvier 1651 ... Les derniers chevaux que je pouvois prendre étoient a Sainte-Menehould. Les frontieres étant prefque défertes & les chemins extrêmement mauvais; il y avoit beaucoup de bois a paffer, & les Payfans y étoient en petites troupes , & tuoient indifféremment tous les paffagers. Je me trouvai vers ie foir proche d'un endroit oü mon poftilion me dit qu'il y avoit  -3§ Mémoires ordinairement grand danger: pour 1'éviter il prit a cóté du chemin , quatre hommes fortirent de derrière une mafure pour nous couper, quoiqu'il nous fut impoffible de galoper , voyant néanmoins qu'ils ne pouvoient pas nous joindre, ils tirerent trois coups de fufil, j'en fus quitte pour la peur. II faifoit un tems diabolique. La nuit étant venue je fouffris des peines qui ne peuvent s'exprimer, le poftillon ayant voulu quitter le grand chemin, prit fur la droit* dans la campagne,, croyant qu'il y faifoit meilleur, mais mon cheval qui étoit extrêmement las, enfbn<;oit, de forte qu'il ne pouvoit plus marcher; j'avois mis mon manteau fur mes épaules a caufe qu'il tombok de la neige fondue, quile rendoit fort pefant, je voulus mettrepied a terre pour foulager le cheval , mais nous avions tant de peine lous deux , que nous faüions  de M. de Gourville. 5^ fort peu de chemin; mon pofiilion avoit auffi mis pied a terre pour Ja même raifon. Le vent qui nous don nok dans le nez nous faifoit extrêmement fouffrir, je trouvai Ja fouche d'un arbre, je m'affis deffus, tournant le vifage du cóté d'ou je venois; la je fis réfiexion que j'avoisun frere 8c quatre fceurs qui étoient couchés bien différemment de moi, & qui avec le tems me feroient bien des neveux, 6c que les uns 6c les autres, fi la fortune m'étoit favorable , prétendroient que je leur en devrois faire bonne part, fans fonger aux peines qu'eile m'auroitcoutées. Je m'entretins enfuke avec mon poftillon de ce qu'il croyoit que nous pourrions fake ; il me dit que nous ne pourrions arriver au lieu qu'il s'étoit propofé pour être en füreté, mais qua un demi-quart de lieue il y avoit une efpece de cabaret dont il connoiflok 1'Höte  40 MÉMOIRES pour être honnête homme; quecependantilyavoitfouventdes canailles chez lui; qu'il étoit a craindre que nous voyant dans ce lieu, ils ne fortiffent avant nous pour tacher de nous affommer, ce qui me fit peur. Je ne voyois cependant d'autre parti a prendre que celui den courirlesrifques,6cpourpouvoir m'y rendre , je donnai mon manteau qui m'accabloit aupoftillon, qui le mit fur fon cheval, & nous fümes plus d'une groffe demi - heure pour y arriver, encore nous tint-on affez long tems a la porte , n'ofant pas nous ouvrir 3 paree que 1'on ne favöit pas qui nous étions. Enfin ayant ouvert, il parut que je faifois pitié a ce pauvre Cabaretier en 1'état oü il me voyoit; après m'être féché , & avoir mangé, je dormis fur de la paille; nos chevaux ayant mangé nous parrimes öc j'arrivai a midi è Stenay. CII s'eft préfenté bieri  de M. de Gourville. 41 des rencontres qui m'ont fait faire des réflexions fur le trifte état oü je m'étois trouvé fur la fouche & graces a Dieu ma familie a fort augmenté ). Peu de jours après je retournai a Paris fans avoir eu aucune aventure. Au fecond voyage que je fus obligé de faire a Stenay, je fus arrêté par de-la Grand-Pré, par des Cavaliers de la Compagnie de M. le Maréchal de 1'Hópital, qui me menerent a M. le Comte d'Afpremont qui en étoit le Lieutenant, lequel m'envoya a Sédan comme prifon empruntée. En y arrivant, le Geolier qui étoit un homme de très-mécliante mine, prit plaifir a me faire voir comment on donnoit la queftion , en me difant que je 1'aurois bientót; il me mit au cachot avec mon homme fur de la paille; le lendemainau foir fa femme par pitié, ou par curiofité me vint voir ; le  42 MÉMÓIRÈÖ jour fuivant elle en fit de même f & m'apprit que M. de Fabert ne lok point prendre connoiffance de mon affaire, ce qui me fit bien augurer de ma deftinée. Elle me dit que fon mari devoit me donnet des draps & un matelas pour coucher & que 1'on me laifferoit fortir 1'après-dïnée dans la cour, ce qui me fit un très-grand plaifir. Après quelques entretiens avec elle, la voyant difpofée a me fecourk, je la priai de me donner du papier & de 1'encre, ce qu'eile fit, & porta enfuite ma lettre a la pofte , fans que perfonne en fut rien. J'écrivis a Paris pour mander 1'état oü j'étois, & qu'il ne falloit pas faire autre démarche qu'envers M. le Maréchal de 1'Hópital, de qui ma liberté dépendok. Madame de Puifieux s'étant trouvée de fes amies, elle fit fi bien qu'eile obtint une lettrë de lui a M. d'Afpremont pour me  be M. de Gourville. 45 faire mettre en liberté; mais comme celui - ci avoit écrit a M. le Maréchal de 1'Hópital, que s'il avoit envie de me faire fortir il feroit bien-aife de profiter de quelque chofe fur les contributions que fes terres payoient a Stenay , ayant envoyé propofer, que fi 011 vouloit lui donner 6000 livres a déduire fur les contributions il me feroit fortir, cela fut accordé. On m'envoya deux chevaux 8c un Tambour pour me mener a Stenay, oü je fus recu avecgrandejoie. Après quelque féjour dans cette Ville , je m'en retournai a Paris, 6c M. de la Rochefoucault y étant revenu quelque tems avant la liberté de M. le Prince, alla au-devant de lui jufqu'a fept ou huit lieues du Havre. En revenant avec S. A. nous trouvames deux endroits oü on faifoit des feux .de joie pour le retour de M. le Prince; il y en avoit un entr'au-  %4 Mémoires tres, fur lequel étoit une figure de paille couverte d'une vieille jupe rouge deffus, repréfentant le Cardinal que 1'on bruloit» La Ville de Paris témoigna autant de joie du retour de M. le Prince qu'eile en avoit témoigné lorfqu'il fut arrêté. Je commencai a me faire connoïtre dans cette occafion aS. A. & quelque tems après ayant eu 1'hortneurde lui parler deux oü trois fois, il me donna des marqués de fa bienveillance, entr'autres un foir que j'étois allé pour le voir fouper a 1'Hótel de Condé: il me commanda deux fois de me mettre a fa table, ce que je fis, 6c qui me fit grand honneur 6c regarder avec un peu plus de difünction qu'on ne faifoit auparavant. Enfin étant entré de plus en plus dans fa confidence, il me parloit de toutes fes affaires fecretes 8c de ce qui fe négocioit a Bordeaux 6c a Madrid, étant dans la  DE M. DE GöURVÏLLE. 4? réfolution de faire la guerre. Je tombai fort malade d'une fievre double-tierce, dont je crus mourir; mais huit ou dix jours après étant un peu mieux & même en convalefcence, M. le Prince qui étoit prêt a partir pour Bordeaux , monta chez M. de la Rochefoucault , au troifieme étage, oü j'étoislogé, êcmayantracontéfétat de fes affaires, m'ordonna de Palier trouver le plutót que je pourrois , & de voir M. de Chavigny , pour pouvoir lui rendre compte de tout ce qui fe pafferoit a fon égard. Si - tót que je crus pouvoir monter en carroffe , j'allai recevoir les ordres de M. de Chavigny , a qui M, le Prince avoit dit de prendre une entiere confiance en moi. Après un affez long en*, tretien, il me chargea de dire a M. le Prince que Mt le Coadjuteur de Paris, & depuis Cardinal «Ie Retz, étoit fi fort le maitre d§  46 MÉMOIRES lefprit de M. le Duc d'Orléans, ce qui étoit la grande affaire, qu a moins qu'on ne le fit enlever öc conduire en lieu de fureté , il n'y avoit aucune efpérance de faire rien de bon avec Monfieur; 6c qu'on pourroit le mener a Danvilliers. Je partis donc par le Carroffe d'Orléans, n'ofant nas me hafarder d'aller a cheval: a Orleans je pris un bateau pour me conduire jufqu'a Amboife , oü je pris ia pofte. Etant arrivé a Bordeaux , M. le Prince paffa une grande partie de la nuit a me faire rendre compte de tout ce que m'avoit dit M. de Chavigny ; & convenant de fa propofition, il me dit de maller coucher 6c qu'il fongeroit a ce qu'il auroit a me dire le lendemain fur ce fujet. Dans la feconde converfation il me nomma trois ou quatre perfonnes, paroiffant chercher quelqu'un qui fut capable d'exécuter.  DE M. DE GOETRVILLE. 47 ce deffein; mais aufïï-tót qu'il m en avoit nommé un, il trouvoit des raifons qui devoient Ten erapêcber; enfin ayant jeté les yeux fur M. le Marquis de Clairambault, qui étoit pour lors Capitaine de Cavalerie dans fon Régiment , & qu'il eftimoitfort, ilme fit croire qu'il en demeureroit la : cependant après un peu de réflexion il me dit que c'étoit un homme amoureux, & qu'il voudroit voir fa Maitreffe a Paris , ce qui étoit une raifon infurmontable. M'ayant remis fur une autre converfation, il me dit enfin qu'il ne voyoit que moi capable de 1'exécuter, & que je lui ferois un extréme plaifir de vouloir bien 1'entreprendre, quelui&M. de la Rochefoucault me donneroient des ordres pour tirer lenombre d'hommes que je voudrois de la Compagnie de Cavalerie de Danvilliers; que 1'Officier qui meneroit ceux  48 Mémoires que je voudrois faire venir a Paris , auroit ordre de les payer.Nous convinmes que je ferois ayancer le refte quand je jugerois a propos, 8c oü il le faudroit pour favorifer la conduite. M. de la Rochefoucault me dit que je pouvois paffer en Angoumois, que j'y avois des amis 8c des pareus a qui je pourrois me fier, 8c que jen pouvois faire aller quelques-uns a Paris. M. le Prince m'ayant donné 300 pifloles 8c deux ehevaux, me dit qu'il ne doutoit pas que je ne vinffe bien a bout du refte. Mais en chemin faifant, voyant qu'il me faüok au moins prendre 1 j hommes Dour les faire venir a Paris, tant a pied qua cheval, je confidérai la médiocrité de mes finances; je ne laiffai pas de marcher avec confiance, efpérant que la fortune m'aftifteroit comme elle avoit fait en plufieurs autres deffeins. Etant donc arrivé en Angoumois t  üe M. de Gourville. 4y Angoumois, je fis quelques tours aux environs de la Rochefoucault oü j'avois des parens, j en engageai quelques uns a venir k Paris & d'y joindre leurs amis avec d autres qui étoient auffi de ma connoilfance ; je m'affurai encore de trois jeunes hommes qui avoient été laquais dans la maifon de la Rochefoucault, qui favoient bien les rues de Paris. A mon arrivée a la Rochefoucault lefieurMathier frere de M. Tabouret, qui recevoit la Taille de ces cótés-la , me vint voir; je lui demandai des nouvelles de la recette , & quand il portoit fon argent a Angoulême, il me dit que lorfqu'il avoit fept ou huit mille livres il y faifoit un tour; je confidérai que Ja fortune me préfentoit cette occahon pour favorifer mes deffeins, parle fecours que je pourrois trouver, en prenant bien mes mefures. L ayant fait queftionner fur 1'arlome i, q  jo Mémoires gent qu'il pouvoit avoir, j'appris que cela pouvoit aller a plus de 4000 livres, fans compter 4 ou 500 qu'il avoit recus a la Rochefoucault. Je me propofai de profiter de 1'occafion que ma bonne fortune m'envoyoit,6c laiffant paffer quelques jours, pour donner le tems a la recette d'augmenter, je fis obferver fa marche. Ayant appris qu'il étoit dans une Bourgade &c qu'il avoit envoyé dans les Villages des environs, pour faire venir en ce lieu-la les collecteurs du voifinage, qui avoient de 1'argentalui remettre, je pris quatre hommes a cheval de ceux dont je m'étois déja affuré, deux autresapied avec chacun unfufü, & m'en allai dans la Bourgade ou il étoit. M'ayant été facile en arrivant d'apprendre le cabaret oü il faifoit fa recette, je mis pied a terre avec deux de mes cavaliers, j'entrai dans fa chambre le pifto-  ^ de Al. de Gourville. cr let a la main, & lui demandai qui vive?mJayant répondu: Viventles Princes ; je lui dis, Vive le Roi ; II s'écria : hé, Monfieur, vous favez bien que eelt pour lui que je ramalTe de 1'argent. Je lui dis alors, M. Mathier, j'ai befoin de celui que vous avez pour le fervice de MM. lesPrinces, ötm'approchant d une table oü il comptoit de 1'argent qu'un collefteur lui avoit apporté, je me faifis d'une grofie bourfequi étoit defius, alaquelle il y en avoit trois ou.quatre autres attachées , fervant a mettre les différentesefpecesd'orqui avoient cours dans ce tems-la; ayant appercu un fac plein dargent dans un coffre qui étoit ouvert, je m'en emparai ,& lui demandai quelle iomme il pouvoit y avoir en tout cela : il me répondit qu'il y avoit plus de jooo livres; je lui dis que comme j'avois befoin de fes chevaux, je lui donnerois une quicCij  $1 MÉMOIRES tance de 8000 livres. En effet je 1'écrivis & la fignai, ayant expliqué qu il lui feroit tenu compte de cette fomme , comme 1'ayant recue de lui, pour le fervice de MM. les Princes. Un de mesgens m'étant veriu dire que 1'on s'étoit faifi des trois chevaux ; je voulus faire des honnêtetés a M. Mathier; mais comme il me parut qu il ne recevoit pas trop bien mon compliment , je lui donnai le bon foir avec mes deux hommes montés & un cheval en main. Après avoir marché unquart de lieue, j'attendis deux hommes que j'avois laiffés derrière , pour obferver fi on ne me fuivoitpas; ayant fu d'eux qu'ils n'avoient vu perfonne , je pris au travers des champs pour quitter le chemin j je m'en allai chez un de mes parens du cóté de SaintClos , avec deux cavaliers qui étoient avec moi, je dis aux autres d'aller a un Village , a quelque  de M. de Gourville. 5-3 diftance de la, attendre de mes ■nouvelles. Je convins avec le fieur de la Plante ( ce parent s'appelloit ainfi) qu'il feroit marcher les gens que nous avions choifis, en différentes troupes; je lui laiffai de Targent pour donner gralfement a ceux qui devoient faire le voyage de Paris, pour s'y rendre & pour s'en retourner chez eux , comme auffi le lieu oü il auroit de mes nouvelles en arrivant a Paris 5 je donnai la même adreffe a ceux qui cónduifoient les autres petites troupes, & pour lors je me hs appeller M. de la Motte, difant qu'il faudroit s'informer fous ce nomla oü j'étois 3 a Tadreffe que j'avois donnée pour Paris. J'allai joindre mes autres gens au Village que je leur avois marqué, je iaiffai 1'argent néceffaire a 1'un d'eux pour les conduire a Paris a la même adreffe, & leur dis des'en aller par le grand chemin 5 mais C iij  '54 Mémoires doucement, afin de me donner le tems d'y arriver avant eux , je m'y rendis fans être entré dans le chemin d'Orléans. Ayant vu a Paris des perfonnes a. qui je pouvois me conti er, j'appris que M. le Coadjuteur alloit tous les foirs a 1'Hotel de Chevreufe dans la rue S. Thomas du Louvre , dJoü il ne fortoit point avant minuit. L'ayant fait obferver, on me rapporta qu'il s'en retournoit toujours par le guichetöc le long du quai. A mefure que mes gens arrivoient d'Angoumois, je les logeois par petites troupes dans des cabarets , & peu de jours après, le courier que j'avois envoyé a Danvilliers étant revenu, il me dit que j'aurois inceffamment les cavaliers que j'avois demandés^dont deux favoient parfaitement bien les chemins qu'il falloit prendre, ainfi que j'avois paru le defirer, & que le refte de la com-  de M. de Gourville. ff pagnie , qui étoit entretenue a Danvilliers, viendroit au voifinage de Rheims, & y feroit pofitive■itteht le jour que j'avois marqué; " ri me nomma aufïi les Villages par Ou ils devoient paffer, pour y venir , en cas que je ne les trouvaffe pas arrivés. Les dix cavaliers avec fOfficier que j'avois demandés étant arrivés, je les fis loger dans les cabarets du cóté du Roule. Je commencai pour lors a efpérer du fuccès de mon entreprife, & croyant qu'il falloit de la diligence , je difpofai toutes mes affaires pour 1'exécution, je donnai par écrit a mes gens ce que chacun devoit faire, & le foir de 1'entreprife étant venu, jen fis pofter quinze ou feize , ( pour n'être pas découvert par les paffans) dans un endroit oü Ion defcend fur le bord de la riviere & oü quelquefois on décharge des foins & autres chofes. Ceux-la étoient defüC iv  .56 Memo i r e s nés, deux pour fe faifir des laquais qui portoient ies flambeaux & les éteindre , deux pour arrêter les chevaux du carroffe , deux pour monter fur le fiege du cocher pour le tenir, & les autres pour empêcher les laquais de defcendre de derrière le carroffe, de peur qu'ils n'avertiffent de ce qui fe pafferoit; moi je devois me préfenter a la portiere avec un baton d'Exemt, deux hommes a mes cótés, deux a 1'autre portiere avec des armes, & j'aurois dit que j'arrêtois M. le Coadjuteur de la part du Roi; je 1'aurois monté derrière un cavalier, ayant la un cheval tout prêt que mon valet m'y tenoit. j'avois fait venir des chevaux a 1'autre guichet pour monter quatre cavaliers que j'avois amenés de la Rochefoucault, & un cheval en main avec des bottes, pour faire monter M. le Coadjuteur, quand je le jugerois a pre-  de M. de Gourville. y7 pos, avec le cavalier que j'avois deftinépour mettre derrière M. le Coadjuteur avec un bon couffinet &une fangle fort large, & affez grande pour les embraffer tous deux; jefavois par un autre cavalier, que les autres étoient au bout du cours. Le tout étant difpofé a onze heures & ayant été averti par lun des deux hommes que j'avois mis a Ja fuite du Coadjuteur qu il étoit entré dans 1'Hötel de Chevreufe, & qu'il y étoit encore tresi- certainement, je comptois déja mon Coadjuteur a Danvilliers. Environ a minuit, un de mes hommesvint me dire qu'il étoit forti quatre ou cinq carroffes de J'Hótel de Chevreufe, mais qu'il n'avoit point vu celui de M. le Coadjuteur, ce qui m'embarraffa un peu. Je pris le parti d'aller heurter a la porte de eet Hötel, quelque tems apres le SuifTe a moitié déshabillé m'ouvrit, «3c lui ayant démandé ft C v  ?S Mémoires M. Ie Coadjuteur n'étok pas encore la, il me dit qu'il étoit forti dans le carroffe de Madame de Rhodes, ce qui me furprit & me facha beaucoup; je jugeai que ce qui avoit fait que mes gens ne 1'avoient pas remarqué , c'eft qu'il n'étoit pas dans fon carroffe êr. qu'on n'avoit point allumé de flarabeaux devant. Je renvoyai tout mon monde & me retirai fort déconcerté. Le lendemain ayant vu ceux qui étoient de la confidence & leur ayant dit ce qui s'étoit paffé, ils furent d'avis que je devois renvoyer mes gens & m'en retourner, de crainte que quelqu'un ne fe fut appercu de quelque chofe qui auroit donné 1'alarme; mais 1'extrême defir que j'avois de venir a bout de 1'entreprife, me fit fouhaiter de faire encore une tentative le foir. Soit qu'on eüt quelque connoiffance de mon deffein, ou que le hafard lefit, M. Ie Coad-  DE M. DE Goi/RVILLE. f$ juteur alla paffer ia foirée chez Madame la Préfidente Pommereuil. Je fis auffi - tót partir les cavaliers pour retourner a Banvilliers, 8c les autres en AngouI mois, a la réferve de trois que je gardai avec moi pour m'en retourner a Bordeaux , oü j'arrivai unpeu confus;mais après que j'eus rendu compte a M. le Prince de | toutela conduite que j'avois tenue dans cette affaire, il me donna beaucoup de louanges fur 1'ordre de bataille que j'avois formé, fur 1'exécution 6c fur 1'entreprife que t j'avois fake contre le Receveur jdes Tailles en Angoumois. On ne peut pas mieux traiter une per(fbnne, qu'il me traita pour lors 6c dans la fuite ; il me faifoit fou;Vent 1'honneur de me parler de tout ce qui fe paffoit de plus con•|fidérable. Bientót après, je fus que deux Gsntilshommes, 1'un de M. le C vj  tfo M É M O I R E S Prince de Conti, & 1'autre de M. de la Rochefoucault, étant a Danvilliers, & voulant s'en aller a Bordeaux, prirent 1'occafion de fe mettre avec les cavaliers qui venoient dans le voifmage de Rheims, oü ayant attendu pour voir par quelle raifon on avoit fait marcher ces gens-la, ceux qui étoient venus a Paris les ayant joints pour leur dire de s'en retourner, ils furent de ceux-ci ,,tout ce qui étoit venu a leur connoilfance; ces MM. étant arrivés a Paris ne purent s'empêcher de parler de ce qu'ils avoient oui dire, ils y mêlerent mal-a-propos le nom de M. le Coadjuteur , ils furent arrêtés & menés a la Baftille. Etant interrogés, ils dirent ce qu'ils favoient & peut - être plus. M le Coadju-, teur, fur ces ouis-dire, me fitfaire mon procés. Je concois aifément que fi quelqu'un voyoit ces Mémoires , il ne pourroit jamais les  ( de M. de Gourville. 61 croire véritables; les vieux qui ont vu 1'état oü les chofes étoient dans Je Royaume ne font plus, & les jeunes n'en ayant eu connoilfance que dans Je tems que le Roi a rétabli fon autorité} prendroient ceci pour des rêveries, quoique ce foit aflürément des vérités très-conftantes. Je puis même avancer que M. Mathier, avec lequel j'ai fait quelques affaires depuis mon retour en France, m'a affuré en parlant de mon aventure, qu'on lui avoit tenu compte du billet que je lui avoisdonné. M. le Prince croyoit que M. le Duc de Bouillon lui avoit promis de demeurer dans fes intéréts , peirt - être ce dernier lui avoit - il parlé un peu ambiguement, pour voir s'il pourroit faire un traité avantageux avec la Cour. M. le Prince recut des lettres par lefquelles on lui mandoit que M. de Bouillon, fur-tout M. de Turenne,  (fi'2 Mémoires ne paroiffoient point difpofés a fe déciarer comme il le fouhaitoit. On difoit feulement que fi S. A. vouloit bien envoyer un pouvoir au Gouverneur de Stenay , pour remettre la place entre les mains de M. de Turenne purement 6c fimplement, cela les détermineroit tout-a-fait. M. le Prince me propofa d'être porteur de eet ordre , pour qu'il fut une fois a quoi s'en tenir , me demandant fi je croyois que ce qu'avoit fait M. le Coadjuteur contre moi, pütm'empêcher dei'entreprendre; je voyois bien quelque péril a le faire, mais 1'envie que j'avois dans le fond du cceur de retourner a Paris, 1'emporta: j'efpérois prendre fi bien mes mefures quand j'y ferois arrivé que M. le Coadjuteur n'en fauroit rien. J'allai rendre cómpte a M. de la Rochefoucault de ce qui venoit de fe paffer avec M. le Prince; il blama fort matémérité,  de M. de Gourville. 6$ & me dit cependant que puifque je m'étois engagé a faire ce voyage , il ne vouloit point s'y oppofer. Le lendemain M. le Prince m'ayant donné un ordre pour le Gouverneur de Stenay, tel qu'on le fouhaitoit, & de 1'argent pour mon voyage, je ne fongeai qu a mettre mon billet en lieu oü il ne fut pas trouvé , en cas que je fuffe arrêté par les chemins; je 1'enveloppai dans un parchemin, & le fourrai dans un panneau de ma felle. Etant parti en pofte, j'appris par un Gentilhomme de ma connoilfance que je trouvai en mettant pied a terre a la porte de Villefagnan , & qui venoit d'Angoulême, que M. de Montaufier étoit fort en colere contre moi, de ce qu'on 1 avoit affuré que j'avois voulu prendre des mefures pour le faire arrêter & men er a Bordeaux, iorfqü'il venoit d ans fon carroffe a Angoulême. Je con-  de prendre fur la gauche, le long de la muraille, oü il y a un chemin qui va rendre proche la porte de Chatelleraut, devantlaquelleil y a quelques petites maifonnettes ; mais voulant fortir de la pofte de Chaunay oü j'avois pris des chevaux, je trouvai M. le Marquis de Sainte-Maure, coufin-germain de M. de Montaufier qui étoit entré , 6c qui avoit mis pied a terre avec fix ou fept autres MM. qui 1'accompagnoient, dont je con.noiffois la plupart. Un d'entr'eux qui étoit de mes amis , nommé M. deGuipe, crut aufii-bien que les autres faire fa cour a mes dépens, en me menant a M. de Montaufier. Ils mangerent un morceau, 6c monterent a cheval dans ce deffein , en me difant que M. de Montaufier auroit une grande joie  oe M. de Gourville. tf; de me voir; je répondis que je favois bien qu'on m'avoit rendu de mauyais offices a'uprès de lui, mais que je connoiffois fon cceur & que je n'aurois pas de peine a le défabufer, que je ne craignois que le retardement que cela apporteroit a mon voyage ; j etois pourtant bien faché d'y aller. Ces MM. étant montésa cheval &moi auffi, prirent le chemin d'Angoulême : en marchant je fongeois a me difpenfer de faire le voyage avec eux. II me vint enpenféedehafarder de me faire mener chez M. de Chateauneuf, alors premier Miniftre , & duquel j'étois un peu connu, je favois qu'il craignoit autant le retour de M. le Cardinal Mazarin que M. le Prince. Metant adreffé au Lieutenant - Colonel du Régiment de Montaufier, a qui depuis j'ai eu occaiion de faire grand plaifir, je lui dis dans la converfation que j'avois peur que M. de Sainte-  €6 Mémoires Maure 6c eux auffi ne fiflent mal leur cour , en me menant a Angoulême, paree que j'allois trouver M. de Chateauneuf pour des affaires d'une trés - grande importance, & que je craignols auffi d'être blamé de ne 1'avoir pas dit, celui-ci Taila dire a M. 4e SainteMaure. Cela s'étant répandu entr'eux, ils crurent qu'il valoit mieux faire leur cour aM. de Chateauneuf; qu'aM. de Montaufier, M. de Sai ite-Maure, pour lui en porterp'utót la nouvelle j prit mon cheval de pofte & me donna le fien; mais en marchant je trouvai qu'après avoir perdu 1'idée du premier abord que je craignois de la part de M. de Montaufier je commencois adouter file parti que j'avois pris étoit le meilleur. Enfin nous arrivames a Poitiers : le lendemain M. de Sainte-Maure & les autres m'ayant mené chez M. de Chateauneuf dans le tems que 1'on  de M. de Gourville. 6-j fervoit fur la table, ce Miniftre fortant de fon cabinet pour diner, M. de Sainte-Maure lui dit: voila Gourville, que je vous avois dit que nous avions pris hier; M. de Chateauneuf leur re'pondit: Meffieurs, le Roi vous remercie, & d'un air gracieux m'ordonna de diner avec lui. Ces MM. s'en retournerent peu fatisfaits, & moi je me mis a table fort content. Après que M. de Chateauneuf eut donné quelques audiences fort courtes, il me fit appeller dans fon cabinet, & me garda une bonne heure & demie, la converfation roula principalement fur les raifons qui devoient obliger M. le Prince de s'accommoder avec la Cour, & que peut-être trouveroit-il plus grands les avantages qu'on lui feroit alors qu'il n'en pourroit obtenir dans la fuite. Ayant repaffé fur toutes les propofitions qui avoient été faites  £8 Mémoires a Paris & entre dans le détail dè ce qu'on pourroit faire préfentement, je lui dis que je ne pouvois favoir ce que M. le Prince penfe* roit la-deffus; mais que quand je ferois de retour auprès de lui, je ne manquerois pas de lui rendre compte de tout ce qu'il m'avoit fait i'honneur de me dire. II me fit connoitre clairernent ce que j'avois foupconné, & s'ouvrit jufqu'a me dire que fi M. le Prince ne s'accommodoit pas •, on prefferoit la Reine pour le retour de M. le Cardinal a quoi elle avoit beaucoup de penchant, qu'il ne pouvoit pas s'empêcher de confidérer que ce feroit un nouveau bouleverfement dans le Royaume ; il entra même dans le détail qui le lui faifoit craindre , je neus pas de peine a entrer dans fes fentimens. Comme on le vint avertir d'aller chez la Reine, il me fit beaucoup d'honnêtetés, & me dit  de M. df Gourville. 69 que je pouvoïs continuer mon voyage, que quand je ferois retourné auprès de M. le Prince , fi je trouvois l'occafion de lui faire fayoir quelque chofe, je pouvois lui envoyer quelqu'un ; il fortit 6c I'ayant fuivi je trouvai dans 1'antirchambre M. de Guipe mon ami, qui étoit venu pour favoir ma deftinée; je le priai de me mener oü M. de Sainte-Maure étoit logé, il m'y tnena & me fit rendre ma felle; je^ la fis porter a la pofte, oü il m'accompagna , & me vit monter a cheval, je le priai de faire mes complimens a M. dê Sainte-Maure & a ces autres Meffieurs} & de dire a M. de Montaufier que la première fois que je pafferois dans le yoifinage d'Angoulême j'irois lui faire la révérence & le défabufer de ce qu'on lui avoit dit de moi. Je lui demandai en même tems de me faire favoir a Bordeaux la réponfe qu'il lui feroit,  70 Mémoires Je m'en allai le plus vite qu'il me fut poffible jufqu'a Loches, oü. je me repofai. L'on me dit qu'il y avoit deux couriers qui marchoient devant moi, je craignis qu'il n'y en eüt quelqu'un qui fut expédié pour donner avis a M. le Coadjuteur que j'allois a Paris. Je partis de grand matin, pourtacher d'attraper mes couriers 6c les paffer ; a deux heures après midi j'en paffai un, pendant qu'il prenoit des chevaux de pofte, 6c voyant, que 1'autre paroiffoit au Mi preffé quemoi, je me fis une affaire de le devancer, Mon valet ayant toutes les peines du monde a me fuivre, me dit a Etampes qu'il n'en pouyoit plus, je 1'y fis refter & lui dis de me venir joindre le lendemain a Paris. Je paffai mon fecond courier proche de Chaftres. J'arrivaienviron a dix heures 6c demie du foir, je payai mon poftillon graffement 6c fus defcendre auprès  de M. de Gourville. 71 du cheval de bronze; je fis mettre ma felle a terre, & la portai de mon mieux chez un Cordonnier, auquel j'avois beaucoup de confiance, 6c qui logeoit prés de la. Ayant frappé a fa porte, il demanda qui c étoit: je lui dis, Lyonnois, { qui étoit fon nom ) ceft votrc compere; ayant reconnu ma voix, il m'ouvrit 5 auffi-tót que je fus entré, il referma promptement fa porte & me dit: ah ! Monfieur, je fuis au défefpoir de vous voir ici , M. le Coadjuteur prend toutes les mefures qu'il peut pour découvrir quandvous viendrez a Paris, un de fes gens qui fait que je vous connois, dit derniérement qu'il me donneroit cinquante piftoles fi je voulois contribuer a vous faire arrêter. Je répondis au compere que j'étois perfuadé qu'il n'en feroit rien, je le priai de me donner des fouliers 6c de ferrer mes bottes 6c ma felle, jufqu a-ce que je  72 MÉMOIRES les envoyafle chercher. Je fortls en lui difant que fi on lui demandoit de mes nouvelles,il répondit, comme il avoit fait ci - devant, qu'il n'en favoit rien. Tout cela nele raflura pas fur mon chapitre , il m'offrit de me conduire , ce que jerefufai, & m'ailai repofer en lieu de süreté toute la nuit & une bonne partie du lendemain. Ayant envoyé favoir a. quelle keure je pourrois avoir 1'honneur de voir M. le Duc de Bouillon, il me roanda a onze heures & demie du foir. Après lui avoir fait des compliments de la part de M. de la Rochefoucault , je lui dis que M. le Prince m'avoit envoyé auprès de lui pour le prier de confidérer que le déiai qu'il prenoit pour fe déciarer, iülfi-bien que M. de Turenne, faifoit grand tort a fes affaires; a quoi il me répondit qu'il n'avok jamais donné de paroles pofitives a M. le Princé d'entrer  de M. de Gourville. d'entrer dans fon parti, & que la maniere dont il en avoit ufé avec lui & M. de Turenne, après fa liberté , les mettoit en état de chercher leurs avantages; mais quJil y avoit mieux a faire que cela, & qu'il étoit ravi d apprendre que j'étois a Paris, paree qu'il ne favoit comment faire dire a M. le Prince , qu'il étoit chargé de lui propofèr un accommodement qu'il croyoit lui être avantageux & a fes amis; c'étoit a-peu-près la même chofe qui avoit été propofée avant fon départ. II me dit de preffer M. de la Rochefoucault de contribuer de toutes fes forces a porter M. le Prince a un accommodement, puifqu'il avoit parole qu'on luidonneroitle Gouvernement de Blaye, & qu'on feroit M. de Marfin & du Dognon MaréchaUx de France, avec le Gouvernement de Brouage pour le dernier , & encore quelques au.res chofes pour, Tomé /, D  74 Mémoires des particuliers attachés a M. le Prince. Je lui dis que je rendrois compte exaöement a S. A. de tout ce qu'il venoit de me dire,qui fembloit être bon öc avantageux pour tout le monde; que je ne doutois pas que lui 8c M. de Turenne n'y trouvaffent leurs avantages; il 1'avouaSc me dit, qu'ils regarderoient cela comme une nouvelle obligation qu'ils auroient a M. le Prince, fi la chofe pouvoit réuffir. II me chargea de m'en retourner le plutót qu'il me feroit polfible, pour lui mander les intentions de M. le Prince ; qu'il feroit favoir a M. le Cardinal qu'il m'avoit chargé de la propofition. Je perfévérai toujours a lui dire que M. le Prince m'avoit chargé de tirer une derniere réfolution de lui, 6c de M, de Turenne, afin que S. A. püt favoir a quoi s'en tenir; qu'ön lui avoit mandé que 1'affaire dépendoit de favoir sll vouloit remet-  de M. de Gourville. 7e tr-e Stenay a M. de Turenne pour en être abfolument le maïtre.; qu'il m'avoit donné un ordre pour M. de Chamilly, Gouverneur de Stenay pour cela. Je voulus tirer eet or • dre de ma poche pour le lui faire voir; mais il me repliqua qu'il n'en étoit pas queftion préfentement, étant perfuadé qu'après ce qu'il m'avoit dit, 1'affaire s'accommoderoit au contentementdetouc le monde ; n'en pouvant tirer davantage je pris congé de lui. Le lendemain un petit nombre des amis de M. ie Prince devoit s'affembler chez M. le Préfident de Maifons , j'y fus invité pour rendre compte a M. le Prince de 1'état oü les chofes en étoient alors ; je m'y rendis dans une chaife a porteurs. Après que 1'affemblée fut finie, penfant qu'on pouvoit bien m'avoir obfervé, je priai M. de Flammarin de prendre ma chaife & de me donner fa place dans la O*;  y'6 Mémoires calèche de M. de Croiffy-Fouquetj Apparemment que quelqu'un, qui étoit pour m'épier, alla rendre compte que j'y étois venu, la réfolution fut prife de m'arrêter en fortant. En effet M. de Flammarin neut pas fait la valeur de cent pas , que des gens armés firent mettre les porteurs bas, ayant ouvert la porte pour me prendre prifonnier , ils furent bien furpris d'entendre dire a celui qui étoit dedans; vous cherchez Gourville, & je fuis Flammarin, lequel en ayant reconnu quelques-uns fit des plaifanteriesfurlaméprife, & continua fon chemin. Le lendemain au foir, M. de Flammarin vint me dire que j'aurois bien de la peine a, fortir de Paris, qu'on avoit cherché des gens qui connuffent mon vifage , que même M. le Coadjuteur avoit demandé dix a douze gardes de Monfieur, pour mettre ïur toutes les routes par oü Voï%  de M. de Gourville. 77 eroiroit que je devrois paffer. Je lui demandai s'il pouvoit bien me conduire une nuit, avec dix ou douze de fes amis a deux ou trois lieues de Paris, quand j'en voudrois partir ; il m'affura qu'il le feroit tres - volontiers, car il étoit fort ami de M. de la Rochefoucault & avoit beaucoup de bonté pour moi. Je crus que je devois laiffer paffer quelques jours pour amortir 1'ardeur de ceux qu'on voit mis pour me prendre. Après avoir bien examiné fur la carte, par oü je pouvois mieux mJen retourner a Bordeaux , & m'être affuré de trois chevaux de louage , je fis prier M. de Elammarin de venir me prendre avec fes amis devant le grand portail de S. Euftache a dix heures & demie du foir. Y étant venu très-ponctuellement, il me trouva avec mon valet, & un homme pour ramener les chevaux de louage. Je le priai Diij  7$ Mémoires de me conduire jufques fur le pont de Charenton, oü j'arrivai a minuit & d'y demeurer une heure , afin d'empêcher que perfonne venant de Paris ne paffat pendant ce tems ; il me promit d'y demeurer davantage. Je pris mon chemin comme fi je voulois aller a Melun. Le jour étant venu après quej'eus paffé Lieurfin, quoique je fuffe perfuadé qu'on ne feroit pas allé la pour m'obferver, je pris un chemin fur la droite pour paffer la riviere, au deffous de Ponthierry, & j'allai prendre des chevaux de pofte a Auzonnettes; continuant mon chemin du cóté de Milly, je me rendis a Gien, oü je m'étois propofé d'aller m'embarquer, j'y arrivai devant la nuit; ayant arrêté un petit bateau couvert de toile & deux bateliers, après y avoir fait mettre quelques provifions, je m'embarquai, quoique mes bateliers me remon'traf-  de M. de Gourville. yp fent qu'ils n'avoient jamais vu les eaux fi hautes. La lune, qui étoit fort claire , m'ayant manqué avant que jefuffe au pont de Boifgency, mes bateliers ne voulurent jamais hafarder de le paffer que ie jour ne fut venu ; 8c comme je m'étois levé fur le bout du bateau pour me jeter a la nage en cas de néceffité, je touchai le haut de 1'arche en paffant, j'allois fi vite que j'arrivai le lendemain a Saumur, oüje prisdes chevaux 6c m'en allai a Lufignan, d'oü je me rendis fort heureufement a Bordeaux. Après avoir rendu compte a M. le Prince de ce dont m'avoit chargé M. le Duc de Bouillon, il fe mit fi en colere contre lui qu'il penfa plus a ne pas faire ce qu'il propofoit, qu'a examiner fi cela étoit avantageux a lui 6c a fes amis. II me dit qu'il vouloit qu'il fe déclarat avant que d'écouter fespropofitions; je pris la liberté de lui Div  $!o Mémoires dire que fon traité étoit fait avec M. le Cardinal, ou du moins bien avancé; mais cela ne le toucha pas plus que ce que M. de la Rochefoucault lui put dire. Enfin M. le Prince fe mit en campagne, il défit M. de Saint-Luc, proche de Miradoux, leRégiment de Champagne s'étant jeté dedans tout entier , S. A. voulut le prendre; mais quelque diligence qu'il eüt faite, il ne put avoir qu'un canon. Ayant fu que M. le Comte d'Harcourt pouvoit lui tomber fur le corps, il fe retira & alla prendre quartier d'hiver pour fes troupes proche la riviere, vis-a-vis d'Agen, il prit le fien a Roquefort. Après avoir demeuré quelques jours en eet endroit, j'écrivis a Paris, & voulant faire une méchante plaifanterie, je priois qu'on me mandat oü étoit M. le Comte d'Harcourt, paree qu'effecfivement il y avoit quelques jours qu'on n'en parloit  de IVL de Gourville. 8i Ppint: mais dans eet inftanton me dit que tout le monde montoit a cheval, paree que M. le Comte d'Harcourt avoit enlevé les gardes de M. le Prince ; j'ajoutai a ma lettre, n'en prenez pas la peine , paree qu'il a déja enlevé quelquesUns de nos quartiers. M. le Prince qui étoit a Pergau feretira & marcha^ avec le peu de troupes qu'il avoit au port de Boué, oü il y avoit quelques bateaux, il y en arriva bientöt d'autres pour nous paffer de 1'autre cóté; comme chacun étoit preffé de s'y embarquer, cela faifoit quelque défordre , je me mis au lieu oü arrivoient ces baffaux avec une canne a la main, j'arrêtai cette précipitation, marquant ceux qui devoient entrer dans le bateau , 8c affurément je n'y fus pas inutile ; heureufement AL le Comte d'Harcourt 8c fes troupes avoient pouffé ceux des autres quartiers qui cherchoient a fe fauDv  82 Mémoires ver vis-a-vïs d'Agen, a un autre port au-deffous, ce qui nous donna le tems de paffer tous. M. Ié Prince ayant voulu entrer dans Agen par une porte oü il y avoit ce nos troupes, les habitants s'étant révoltés firent des barricades, M. le Prince & M. de la Rochefoucault s'étant avancés eoururent affurément grand rifque; mais enfin ils en vinrent a bout par douceur , & firent ouvrir cette barricade & encore une autre qu'ils trouverent \ après cela nos troupes s'avancerent & entrerent toutes. Quelques jours après M. le Prince ayant eu des nouvelles que M. de Beaufort qui commandoit les troupes de Monfieur, & M. de Nemours qui commandoit les fiennes , quoique beaux-freres , avoient de grands démêlés enfemble, jufques-la qu'on craignoit qu'ils nen vinffent aux mains, &  de M. de Gourville. 83 que fiM. le Prince pouvoit ferendre a cette armée, cela pourroit obliger la Cour a faire une paix qui lui feroit avantageufe , M. le Prince prit le parti de s'y rendre avec un petit nombre de gens a fa fuite. Ayant concerté 1'affaire avec M. de la Rochefoucault, qui fouhaita que M. le Prince de Marfillac , quoique fort jeune, en füt auffi, M. le Marquis de Lévy, M. de Chavagnac, M. Guitaut, M. de Bercenay, Capitaine des Gardes de M. de la Rochefoucault, moi & Rochefort, valet de chambre de S. A. S. Le jour qui fut choifi pour partir étoit le Dimanche des Rameaux, ils prirent tous des habits modeftes, qui paroiffoient plutót habits de Cavaliers, que de Seigneurs. Dès le matin M. le Prince fit partir fes domeftiques par eau , difant qu'il les iroit joindre a cheval a Marmande, Je fus chargé de m'en allerdevant, avec Dvj  :84 M é moirés un guide a cheval que j'avois trouvé, qui avoit derrière lui un portemanteau, dans lequel il avoit quatre moufquetons avec leur bandoulieres, mêlées avec de la paille , 1'un pour M. le Prince qui le donna a Rochefort a porter,l'autre pour M. de la Rochefoucault, le troifeme pour fon Capitaine des Gardes, & 1'autre pour moi, eftimant que M. le Prince de Marfdlac auroit alfez de peine a fupporter la fatigue du voyage: en effet il donna bien de 1'embarras & a moi beaucoup de peine a caufe de fa jeuneffe, Ces Meffieurs s'étant pourvus d'armes chacun de leur cóté, je m'en allai pour paffer la riviere du Drot, lieu oh M. le Prince devoit congédier tous ceux qui 1'avoient accompagné jufquesla & paffa feulement avec ceux que je viens de nommer. M'étant mis a couvert d'une mafure tout proche, j'en fortis d'abord que je  de M. de Gourville. vis ces Meffieurs, 6c ayant le ménioire des lieux oü nous devion3 paffer j je pris le devant avec mon guide; en marchant on convint que chacun prendroit un nom de guerre , auquel on fut bientót accoutumé, on arriva a la nuitfermée proche de * * * * * dont M. de ***** * étoit Gouverneur pour M. le Prince, quoique nous euffions eu deffein de 1'éviter. La fentinelle ayant pris 1'alarme, s'écria 6c la donna aux autres; je dis que nous étions des gens de M. le Prince pour entrer dans la Ville; 6c en effet, quand nousfümesvis-a-vis de la porte, ces Meffieurs marchant deux a deux , je leur dis de faire alte, 8c j'entrai feul; ayant trouvé M. le Gouverneur a table, je lui dis que M. le Prince m'envoyoit avec quelques cavaliers pour avoir des nouvelles de M. de Biron; je reffortis fur le champ, 6c me mis a la tête de ma.  $6 Mémoires petite troupe. Nous nous trouvames le lundi matin fur les huit heures proche de Caheufac qui étoit a M. de la Rochefoucault, un homme qui en fortoit m'ayant dit qu'il venoit d'y entrer une Compagnie de Cavalerie, je dis a ces MM. de prendre ün chemin fur ia droitê qui les meneroit a une petite métairie, a cinq ou fix cents pas dé Caheufac; ayant trouvé la des Officiers deM.de la Rochefoucault, je me fis connoitre & priai 1'Oflicier de vouloir bien s'en aller ailleurs, ce qu'il me promit, après qu'ils auroient mangé un morceau. Je fis mettre dans des paniers du pain, du vin, des ceufs durs, des noix & du fromage, & les fis porter a la gfange , ou je trouvai la petite troupe endormie; après avoir mangé, ils fe repoferent encore uneheure. Les che* vauxayantmangéleuravoine,nous marchames bien avant dans lanuit.  de M. de Gourville. 87 & entrames dans un Village oü Ü y avoit un cabaret, 1'onydemeura trois ou quatre heures, & n'y ayant trouvé que des ceufs, M. le Prince fe piqua de bien faire une omelete, 1'hóteffe lui ayant dit qu'il falloit la tourner pour la mieux faire cuire,6cenfeignéa-peuprès comme il falloit faire, 1'ayant voulu exécuter, il la jeta bravement du premier coup dans le feu; je priai rhötelfe d'en faire une autre& de ne la pas confier a eet habile cuifinier. Nos gens ne faifant que dormir, j?étois obligé d'avoir foin des chevaux & de compter; de forte que je ne pouvois repofer un moment. Nous partimes deux ou trois heures avant le jour, pour paffer la Dordogne, & comme 1'on nous avoit dit qua ce port - la on faifoit difScuké de paffer des gens qu'on ne connoiffoit pas, fur-tout quand il y en avoit un certain nombre, je dis que j'ailois avancer , &  .88 Mémoires que le refte de la troupe me fuivk de diftance en diftance, en ralentiffant leur marche. En m'avancant j'entendis des fonnettes de muiets qui étoient devant moi, je mefurai ma marche pour arriver apeu-près comme eux; le batelier les ayant entendus d'un peu loin, fe trouva du cóté ou nous devions entrer dans fon bateau. J'avois un fifflet d'argent dont je me faifois entendre de fort loin, j'appellai celui qui étoit derrière moi qui s'avanca , je m'approchai pour entrer & priai le Muletier d'attendre que nous fuffions paffés: ce que nous fitnes heureufement en deux voitures.LeMercredi a trois heures du matin, marchant auprès de notre guide que je queftionnois de tems en tems, Én étoit fi proche, qu'il n'y avoit que la largeur du chemin entre deux, 6c qu'on y faifoit une efpece de garde; je me mis pour lors une écharpe blanche , dont je m'étois nanti, voyant quelques hommes devant la porte, je les priai de ne laiffer entrer perfonne de ceux qui me fuivoient; je fus auffi-tót obéL Nous paffames & allames faire repaitre nos chevaux dans un gros village, oü un payfan dit a M. le Prince qu'il le connoiffoit bien, 6c en effet le nomraa; 1'ayant entendu je me mis a rire 6c quelques-autress'approchant, je leur dis ce qui venoit d'arriver; tous plaifantant fur cela, le pauvre homme ne favoitplus qu'en croire. Quand nous voulümes partir 3 M. le Prince de Marfillac, qui n'avoit prefque pas mangé 6c qui s'étoit endormi, après qu'on 1'eut éveillépour monter a cheval, fe trouva fi aflbupi qu'il fembloit avoir perdu toute  $o Mémoires connoiffance ; deux de ces Meffieurs 1'ayant levé, auffi-tot qu'on, ne le foutenoit plus, fes genoux fléchiffoient; je lui jetai beaucoup d'eau fur le vifage, qui le fit revenir; on le mit a cheval, enfuite on marcha. La plupart de nos chevaux étoient fort fatigués; palfant auprès d'une Gentilhommiere qui paroiffoit confidérable, nous demandames le nom du MaitrejM. de Chavagnac dit qu'il en étoit connu, & qu'il pourroit bien trouver chez lui des chevaux a acheter j effectivement il en acheta deux qu'il nous amena, dont nous en reconnümes un qui avoit été de 1'écurie de M. de la Rochefoucault, il n'y avoit pas bien longtems; & dans le lieu ou nous fümes diner , nous trouvames un homme au cabaret qui en avoit deux, dont 1'un paroiffoit affez bon, que nous achetames encore. Nous hafardames de mettre a  de M. de Gourville. 91 ceux que nous quittions la bride attachée fur le haut de la tête, & quelqu'un demeuroit derrière pour les fuivre ; mais le lendemain celui qu'avoit M. le Prince de Marfillac étant accoutumé a fuivre, quand on le menoit au relais pour la chaife, nous nous appercümes que les autres fuivoient avec lui & que même quelquefois s'étant jetés dans les bleds pour manger, ils venoient au grand trot nous jomdre, quand ils nous voyoient un peu éloignés. Nous allames coucher dans un chateau qui appartenoit a M. le Marquis de Lévy, ou la plupart de ces MM. pour la première fois, depuis le départ , fe mirent entre deux draps. M. de la Rochefoucault ayant eu une première atteinte de goute, qui le pritaffez rudement t je lui fis faire toute la nuit un gr ->s bas qui fe boutonnoit par les cötés, dont il fe trouva fort foulagé  ja Mémoires pendant le refte du voyage. Toüs ces MM. étoient tellement fatigués, a la réferve de M. le Prince, qu'a peine pouvoient-ils fe foute-1 nir quand ils mettoient pied a terre. Le lendemain matin M. le Prince de Marfillac ayant laiffé aller fon cheval, il paffa dansfeau, ou il y avoit un terrein fort bourbeux, qu'on appelle terre bourbon noife, 6c tomba dedans, comme 1'on dit, 1'eau lui entra par le collet. Peu de tems après nous arrêtames chez un homme qui faifoit des fabots , ou je le fis changer de linge, 6c fécher fes habits auprès d'un grand feu. Nous eümes bientót rejoint ces MM., qui n'alloient que Ie pas, pendant que nous allions toujours le trot. Le Vendredi fur les quatreheures nous arrivames dans un village fur le bord de la Loire, un peu plus bas que 1'endroit ou la riviere d'Allier tombe dans celle-ci, que  deM.de Oourville. 93 1'on appelle le Bec d'Allier ; n'y ayant point trouvé de bateau, nous fümes fortembaraffés. M. le Marquis de Lévy, qui étoit connu ea ce pays, ayant appris qu'il y en avoit un au-deffus, envoya pour le faire amener, & cependant tous nos gens fe mirenta dormir; M. le Prince examinant avec moi ce que nous pourrions faire, je lui propofai qu'auffi-tót que nous aurions un bateau, nous fiffions marché avec le maitre pour nous mener a Orléans, & que quand nous aurions paffé Sully, oh étoit la Cour, nous nous informerions aux maifons que nous trouverions de 1'autre cóté de la riviere , oiz étoit 1'armée que nous voulions joindre, & fi nous pouvions nous y rendre entoute füreté; que nous pourrions laiffer tous nos chevaux a M. le Marquis de Lévy, qui s'en retourneroit dans fon chateau. M. le Prince approuva la penfée |  94 MÉMOIRES mais fon embarras étoit que nous ne favions pas a quelle diftance de la riviere pourroit être 1'armée. Ayant eu avis que le bateau étoit arrivé, & que nous pouvions paffer en deux fois avec nos chevaux, il préféra ce parti a 1'autre. Nous nous embarquames & palfames de 1'autre cóté ; nous primes un guide qui devoit nous éloigner de la Charité; mais s'étant trompé, nous nous trouvamestout contre la porte; la fentinelle ayant demandé qui va la? je m'avifai de répondre que c'étoit des Officiers du Roi qui alloient a la Cour, & qui defiroient d'entrer ; M. le Prince cria que Pon fit dire a M. de Bulfy, qui en étoit Gouverneur pour le Roi, qu'il le prioit de faire ouvrir, que c'étoit la Motheville , qui étoit le nom qu'il avoit pris. Feignant d'y vouloir entrer, il parut d autres foldatsfur la porte , fic un d'eux dit qu'il alloit avertk  de M. de Gourville. pjM. le Gouverneur; un peu après je dis tout haut a M. le Prince : vous avez du tems pour coucher 1C! r*W nous autres, dont le congé finit demain, fommes obligés de continuer notre route; & queljues-uns m'ayant fuivi, difant a M. le Prince , demeurez fi vous voulez, ilfé miten marche, fe plaignant que nous étions d'étranges gens; mais qu'il ne vouloit pas fe féparer , & prioit que 1'on iit les complimens a M. le Gouverneur. Nous fümes bien-aifes que cela fe fut terminé de cette facon ; M. le Prince m'ayant dit avant de paffer la riviere, qu'il falloit que je brülalfe la pofte pour aller dire a M. de Chavigny qu'il efperoit joindre inceffamment 1 armee ? il prit fur la droite pour aller paffer la riviere a Chatillon avec ces Meffieurs. Je fis tant de diligence , nonobltant ma laffitu«e, que j'arrivai a Paris a 1'Hotel  96 MÉMOIRES deChavigny,acinq heures du maan. M. de Chavigny en ayant été averti, vint dans fon cabinet en robe de chambre, me fit appelkr , & me témoigna une grande joie d'apprendre ce que je lui difois, n'ayant eu aucunes nouvelles du départ de M. le Prince. Après m'avoir entretenu longtems, &m'avoirfaitraconter comment nous avions pu faire tant de chemin au travers de la France , fans avoir trouvé aucun obftacle , il entra en matiere de ce qu iL taLloit faire , quand M. le Prince feroit arrivé, nedoutantpas quen fétat ou étoient les affaires de la Cour, il ne püt faire un traité tresavantageux pour lui & fes amis; & que pour y trouver de la iureté a 1'avenir, il feudroit demander un confeiide douze perfonnes, qu on ne pouvoit choifir fans que ie plus grand nombre fe trouvat dans fes intéréts de S. A. Je vis bien ■ que  de M. de Gourville. pj que M. de Chavigny fouhaitoit cela, efpérant être le rnaitre du confeil: je ne laiffai pas d'approuver tout ce qu'il me difoit; il m'ajouta, que fi M. le Prince pouvoit donner quelque échec aux troupes du Roi, avant de venir a Paris , il feroit recu avec une grande joie, & que cela donneroit une grande difpofition pour le bien de fes affaires. II me dit enfuite qu'il' iroit rendre comptea Monfieur de mon arrivée 8c de ce que je lui avois'raconté, 8c que je ferois bien de lui aller faire la révérence , après m'être repofé s qu'apparemment il feroit bien-aife de me queflionner fur ce voyage. Aprèsdinée j'ailai au Luxembourg ou je fus fort bien recu de Monfieur, qui me fit plufieurs queftions fur la route que nous avions tenue, 8c M. le Coadjuteur y étant entré, je le faluai d'une inclination de tête, fongeant que je n'avois plus Tome ƒ, E  5>8 Mémoires rien a craindre de fa part. Quel' que tems après jefortis de lachambre de Monfieur, je trouvai dans fon antichambre quelques perfonnes de ma connoilfance , informées de 1'arrivée de M. le Prince qui s'attrouperent autour de moi pour m'entendre parler: mais je m'excufai fur ma laffitude & fur ce que je n'avois prefque pas dorjni depuis le départ d'Agen. J'allai retrouver M. de Chavigny qui m'apprit que M. le Prince avoit joint fes troupes & qu'il étoit a Chateaurenard ; nous étant entretenus a-peu-près des mêmes chofes dont il avoit déja été queftion, je pris congé de lui, pour partir le lendemain au matin. Etant arrivé auprès de S. A. pendant que je lui rendois compte de tout ce que j'avois a lui dire de la part de M. de Chavigny , un Officier lui amena deux payfans qui lui donnoient avis que M. d'Hocquin-  de ML de Gourville. p eourtétoitlogé k Blefneau avec fes troupes, a deux lieues de Chateaurenard: M. le Prince ordonna qu on fit avertir tout le monde dmonter k cheval 8c de faire m-rcher fes troupes, pour achever de donner fes ordres, il me remit a une autre fois 6c s'en alla. II fit marcher un efcadron devant lui, 6c donna ordre qu'on fitavancer beaucoup de tambours , timbales & trompettes, qui firent un fi grand bruit, que tout ce qui étoit dans le village ne fon^ea qu'a s'enfuir, abandonnant toutce qui leur reftoit de bagage ; M. le Prince apprit auffi-tot oue M. d Hocquincourt, fur ia première* alarme, s'étoit fauvé avec le peu de troupes qu'il avoir pu emmener; tout le bagage dont une partie étoit déja en chemin fut piilé M. le Prince ayant étéaverti qu'on avoit trouvé un gué, paffa le canal: ) eusl'honneur dele fuivrede Eij  'ioo Mémoires bien prés: ce qu'il y avoit degens de confidération auprès de fa perfonne .paiferent avec lui. M. de Nemours fit mettre le feu a une maifon pour fervir de fignal a ceux qui venoient pour joindre, quelques coureurs ayant rapporté qu'il y avoit trois efcadrons fous une futaie tout proche de M. le Prince, S. A en forma un d'environ foixante ou quatre-vingt perfon> nes & voulut charger ces gens-la , qui ne voyant qu'un petit nombre firent ferme , mais une affez grande quantité de troupes ayant paffé a la file & s'y joignant, ils s'enfuirent; on paffa quafi toute la nuit a les pourfuivre, & les autres troupes , qui fe retiroient comme elles pouvoient. M. le Prince ayant fu que M. de Turenne étoit dans une plaine a quelque diftance de la , marcha pour 1'attaquer, avant que les troupes de M. d'Hocquincourt puffent i'avoir joint; M. de Turenne ayant laiffé fon canon tout  de M. dé Gourville. ïoi braqué fur un défilé quJil falloit paffer, les canonniers couchés auprès firent femblant de fe retircf j & ayantappercu quJil y avoit déja cinq ou fix efcadrons de pafJés, qui fe mettoient en bataille, l™[ure W'tis paffoientce défilé, M. de Turenne revint,& fon canon tirant toutdececóté-la, fit affez de défordre. Après s'être biencanonné de part & d'autre, & la plupart des troupes de M. d'Hocquincourt ayant joint M. de Turenne, on ceffa de tirer; alors plufieurs gens de qualité & Officiers vinrent faluer M. le Prince • les deux troupes furent long-tems melées; enfin chacun fe retira. S. A. étant venue k Paris avec tous fes amis, tout le monde témoigna une grande joie de le rp|YJlr> & J? ie ^ me trompe, Monfieur fortit pour aller au-de' jvant de lui. Quelques jours après m. le Fnnce voulant prendre Saint E iij  102 Mémoires Denis, fit fortir des compagnies de Bourgeois qui faifoient plus de deux a trois mille hommes. Ayantpofté fes troupes a cóté du grand chemin qui va a Saint Denis, & les Bourgeois de 1'autre, lorfque la nuit, fut venue , S. A. s'avanca affez prés du foffé, fuivie d'un grand, nombre de perfonnes de qualité & d'Officiers. Elle avoit envoyé M. de Gaucourt pour demander aux Suiffes qui étoient dedans en petit nombre, s'ils vouloient fe rendre prifonniers de guerre, finon qu on les alloit attaquer, & qu'ils ne pouvoient pas tenir ; ils le refuferent & la plupart étant venus du cóté. qu'ils voyoient bien qu'on les vouloit forcer , tirerent environ cinquante ou foixante coups de 'moufquet , fans tuer ni bleffer perfonne : néanmoins 1'épouvante fut fi grande , peutétre paree qu'on ne s'y attendoit pas, que tous les gens de M. le  de M. de Gourville. iof Prince, qui étoient en grand nombre , s'enfuirent, de forte qu'il ne reftaqueM. de la Rochefoucault, M. le Prince de Marfillac, Guitaut, &, fi j'ofe le dire, moi. Ce Prince dit que de fa vie il n'avoit rien vu de femblable, il courut pour raffurer les Bourgeois, qu'il ne douta pas de trouver ébranlés, enten,dant fuir tout le monde. Enfuite il alla a fes troupes & leur caramanda de paffer le foffé & d entrer dans la Ville; ce qu'ils firent fans réfiftance. Les Suifïes, après avoir tiré fe jeterent dans i'Eglife , & les Bourgeois s'étant avancés du cóté ou jJétois demeuré, je leur dis qu'il nJy avoit qu'a defcendre dans le foffé, & a monter de 1'autre cóté; les plus hardis defcendirent, & j'en pouffai quelques-uns qui balancoient , pour les faire defcendre. N'ayant trouvé que peu d'eau dans le fond , ils remonterent de 1'autre cóté; & pour lors Eiv  104 MÉMOIRES ayant crié qu'ils ne voyoient ni n'entendoient perfonne, tous ceux qui les entendirent voulurent fe jeter tout a la fois dans le folfé. Ayant entendu dire qu'on avoit euvert une porte qui étoit prés de moi, je repris mon cheval que j'avois donné a tenir a un Bourgeois 8c j'entrai dans la Ville , oü je vis beaucoup de ceux_ que la terreur panique avoit fait fuir , qui commencoient a en revenir. J'allai d'abord au Couvent des Filles Sainte-Marie qui avoient été reeommandées a M. de la Rochefoucault par Madame la Comtelfe de Brionne ; après les avoir raflurées, je leur demandai du bois 6c fis faire un grand feu devant la porte; j'y vis venir,pour fe fécher, plufieurs de nos gens, qui avoient eu les jambes mouillées 6c qui contoient leurs proueifes^maisce qu'on auroit peine a croire, eft que je vis revenir deux perfonnes  de M. de Gourville. 105de^ualité qui avoient de la réputation, & qui devoient avoir fui bien loin, puifqu'il y avoit du tems que Ton étoit entré ; ils me demanderent avec empreffement oü étoit M. le Prince. Quelques jours après, les troupes du Roi reprirent cette Ville , & la Cour étant revenue a S. Geröiain, M. de Chavigny trouva M. le Prince fort difpofé a fe confier a lui; Ü commenca a négocier avecM. le Cardinal , mais après qu il fe futpaffé quelque tems fans nen terminer, S. A. concut quelque défiance de M. de Chavigny, & me chargeadallertrouverM.le Cardinal, pour lui dire une fois pour toutes, qu'il étoit bien-aifede lavoir fi S. E. vouloit faire la paix ou non ; je lui propofai les conditions dont j'avois été chargé; mais comme c'étoit affez que 1'un proposat quelque chofe, pour que lautre y apportat des difficultés , E v  io6 Mémoi r e s (ce que j'ofe dire avoir mieux connu que perfonne ,) toutes les négociations n'aboutirent a rien. M. de Turenne raarcha du cóté de Vincennes pour venir attaquer le fauxbourg S. Antoine 5 & M. le Prince y ayant fait venir des troupes qui firent le tour par le fauxbourg , on commenca de rudes combats; M. de la Rochefoucault 1'ayant fu s fur le point de monter a cheval, m'envoya au Luxembourg pour apprendre la vérité de 1 'état des chofes, & fit fortir fes chevaux, dont il y en avoit un deftiné pour moi, quand je ferois de retour. M. le Marquis de Flammarin vint a eet inftant pour voir M. de la Rochefoucault, öt lui dit que 1'on étoit toura-fait aux mains, cela le fit partir fur le champ avec M. de Flammarin qui prit mes bottes & le cheval qu'on avoit amené pour moi. II eut le malheur d'être tué prefqu'en arri-  de M. de Gourville. 107 vant dans le fauxbourg, M. de la Rochefoucault y recut un coup , qui fans un miracle , auroit dü lui faire perdre les deux yeux. Au fujet de cetaccident, il fit graver un portrait de Mme. de Longuevilie , avec ces deux vers au bas: Faifant la guerre au Roi, j'ai perdu les deux yeux, Mais pour un tel objet, je Taurois faite aux Dieux. Les Parifiens étant incertains de ce qu'ils devoient faire , MademoifeJle fit tirer le canon de la Baftiile fur les troupes du Roi; M. de la Rochefoucault fe préfentant a la porte, tout couvert de fang, dit aux Bourgeois le rifque ou fe trouvoit M. le Prince, 6c leur fit voir 1'état dans lequel ii étoit: tout cela enfemble fit que le Mazarin ne fe rendit pas maitre de Paris, les portes furent ouverEvj  io8 Mémoires tes a M. le Prince, & le furent de* puis pour tous fes gens. Après que je fus revenu du Luxembourg, je demandai mon cheval;mais on me dit que M. de Flammarin 1'avois pris avec mes bottes : il me fallut quelque tems pour en chercherun aucre, je montai a cheval pour aller joindre M. de la Rochefoucault, je le trouvai prés des Jéfuites, tout couvert de fang fur fon cheval, & foutenu par deux hommes, ce qui m'affligea cruellement. Deux jours après, étant logé a 1'Hótel de Liancourt, on vint m'avertir que mon cheval, qui avoit fervi a M. de Flammarin, a 1'affaire du fauxbou'rg SaintAntoine, venoit d'arriver chez un maréchal qui étoit vis-a-vis, je 1'allai prendre & le fis mettre dans 1'écurie, difant a celui qui Favoit amené, qu'il étoit permis de prendre fon bien ou on le trouvoit; il s'en alla, & je n'en ai pasouiparler depuis.  de M. de Gourville. io^ Dans ce tems-la M. deLorraine qui avoit pris de Targent des Efpagnols pour venir joindre les troupes de M. le Prince, qui étoit pour lors a Ville-Neuve-S.-Georges, ayant touché de la Cour une fomme plus confidérable, fe retira avec fes troupes, ce qui obligea M. le Prince de sJen aller a Stenay , avec ce qu'il avoit de troupes. Vers la fin de Septembre M. de la Rochefoucault s'en alla avec une partie de fa familie a Darivilliers, dont M. le Marquis de Sillery étoit Gouverneur. Peu après qu'il yfut arrivé, M. le Prince me manda de Taller trouver,&medit, qu'y ayant beaucoup de ddfordre a Bordeaux , entre M. le Prince de Conti & Madame de Longuevilie principaux amis, il defiroit fort retourner en cette Ville : ü mepropofa de 1'y ramener, fi je trouvois la chofe poffible; je lui  lio Mémoires fis réponfe que je n'y trouvois aucune difficulté, pourvu qu'il voulüt faire ce voyage feul avec moi, pouvant fe fouvenir de la peine que nous avoient faite les Seign eurs qui 1'avoient accompagné d'Agen a Paris. Mais quelques jours après S. A. ayant eu des nouvelles de Bruxelles, telles qu'eile pouvoit les defirer, prit bientót le parti d'alter de ce cóté-la. Metrouvant a Danviiliers fort défoeuvré, je fis réflexion que 1'on pourroit bien prendre quelques pêrfonnes auprès de Paris, en les menant par le chemin oü j'avois Voulu conduire M. le Coadjuteur; j'en fis la propofition a M. le Marquis de Sillery, Gouverneur, & a M. de la Mothe, Lieutenant de Roi de Danviiliers; ce dernier, qui depuis fut fait Lieutenant-Général 3 étoit homme fort entendu; je leur dis que je croyois que 1'on pourroit prendre M. Barin ( contre lequel  de M. de Gourville. mj'avois quelques rancunes), Diredeur des poftes, homme fort riche & fur-touten argent comptant. Etant convenu que j'écrirois a Paris pour favoir s'il n'alloit pas toujours a fa maifon de campagne , comme il avoit accoutumé de faire, on me manda qu'il y alloit encore fouvent. M. de Sillery & M. de la Mothe jeterent les yeux fur huit perfonnes pour faire ce coup, tant Officiers que Cavaliers , de ceux - la même que j'avois fait venir a Paris pourl'affaire de M. le Coadjuteur. On les fit partir, & ils réuffirentfi bien qu'ils amenerentM. Barin a Danviiliers. II y arriva extrêmement fatigué & défolé : je feignis de le confóler ; & ayant traité de fa liberté s je convins a 4.0000 livres, k condition qu'il feroit venir cette fomme a Verdun, & qu'après qu'on 1'auroit apportée a Danviiliers , il auroit fa liberté: 1'argent étant  112 MÉMOIRES venu quelque tems après, il s'eii alla. M. de la Rochefoucault paffa toute Fannée 16j 3, a Danviiliers: tous fes amis lui confeilloient de fe dégager abfolument d'avec M. le Prince, fur-tout pour aflürer le mariale de M. le Prince de Marfillac avec Mademoifelie de la Roche-Guyon, fa coufine-germaine; je fus chargé d'aüer a Bruxelles pour le dégager d'avec S. A. Je partis accompagné d'un feul cavalier ; y étant arrivé je recus beaucoup de témoignages de bonté de la part de M. le Prince , & ayant expofé a S. A. que M. de la Rochefoucault , pour des raifons de familie , étant obligé d e retourner en France, je venois de fa part lui en demander fagrément & la permiffion. M. le Prince entra aifez bien dans ces raifons, & me donna M. de Ricouffe pour me mener chez M. de Fuenfalda-  DE M. DE GOÜHVILLE. 113 gne, je dégageai auffi M. de Ia Rochefoucault d'avec les Efpagnols. M. le Prince m'ayant demandé avec affez d'inftance que je le vinffe trouver a Bruxelles, lorfque M. de la Rochefoucault auroit la permiffion de retourner en France, me dit qu'il auroit foin de ma fortune : je ie lui promis & m'en retournai, Le voyage d'aller & de venir ne fut pas fans beaucoup depéril, paree que les troupes de M. le Prince ayant pris par force des quartiers d'hiver en plufieurs lieux du pays de Liege, & aux environs du chemin que je devois tenir, les payfans enragés sétoient jetés dans les bois, &ne faifoientquartier a perfonne ;mais ma bonne étoile m'ayant conduit, j'arrivai a Danviiliers. II fut queftion d'envoyer quelqu'un a Paris, aux amis de M. de la Rochefoucault, pour dire, qu'il étoit entiérement dégagé d'avec M. le Prin-  ti4 Mémoires^ ce 8c les Efpagnols; on jeta pour cela les yeux fur un de mes parens que j'avois mis auprès de M. de la Rochefoucault. Je ne fus pas choifi , paree qu'on avoit mandé a M. de la Rochefoucault, que M. le Cardinal avoit montré beaucoup d'aigreur contre moi; cependanta la fin on convint qu'il falloit que jehafardaffe le voyage. Pour cette fois-la, c'étoit moins 1'envie de retourner a Paris, que 1'utilité que M. de la Rochefoucault pouvoit tirer de mon voyage , qui me le faifoit entreprendre, puifqu'il s'agiffoit de fon retour en France. Je me mis doncen chemin pour Paris, oü étant arrivé,j'allai clefcendre chez Mademoifelle de Lagny, dont le fils avoit été élevé auprès de moi, 8c a qui je donnois mes commiffions pendant mon abfence. En me voyant, elle fe mit k pleurer d'une grande force 8c me dit qu'on avoit mis prifonniers de-  de M. de Gourville. i i jpuis peu de jours, fon fils 3 deux dames, avec qui j'avois quelque commerce, 6c un valet que j'avois envoyé a Paris il y avoit trois femainesj & que Ton difoitqueM.le Cardinal étoit fort en colere contre moi. Cela m'étonna affez; mais ayant penfé k ce que i'avois a faire, je pris la réfoiution d'ailer trouver M. de Liancourt , oncle de M. de la Rochefoucault, pour lui dire le fujet de mon voyage öc le prier de pariet a M. le Cardinal; mais il me dit qu'il étoit bien embarraffé, qu'il ne favoit comment sJy prendre, paree qu'il avoit oui dire qu'on avoit fait entendre a M. le Cardinal que j'avois été en commerce avec le frere de Ricouffe., auquel il avoit fait faire le procés 6c exécuter; je 1'affurai bien pofitivement du contraire, 6c le priai de demander a M. le Cardinal s'il vouloit bien m'entendre fur ce pied-la, 6c qu'en quelque  n & fur le zele q«e j'avois pour M. de la Rochefoucault, Aufli-tot après je m'en allai chez  1 20 MÉMOIRES M. le Tellier, qui fut non feulement furpris de me voir , mais encore plus, de ce que je lui venois dire, de la part de M. le Cardinal ; après m'avoir un peu entretenu , il me dit qu'il ne manqueroit pas fur le foir de voir S. E. 6c de prendre fes ordres; que je pouvois revenir le lendemain , a neut heures J qu'il me remettroit les ordres entre les mains. Les ayant recus j je dépêchai un couner a M. de la Rochefoucault, 6c m'en allai a la Baftille avec un carroffe, d ou je tirai mes prifonmers, 6c menai les deux dames a Courbe- voie. . ~ \ t) Dans le féjour que je fis a faris , en attendant le retour de M. de la Rochefoucault, je vis deux ou trois fois M. le Cardinal. Je jugeai bien qu'il avoit envie de m'envoyer a Bordeaux , fur ce qu il me demanda fi je n'étois pas bien dans 1'efprit de M. le Prince de l Conti  de M. de Gourville. iii Conti & de Madame de Longuevilie, je lui dis que j'avois 1'honneur den être bien connu, & que M- deMarfin&M. Laiué étoient tres-particuliérement de mes amis; que je ne doutois pas que dans le tems que la vendange approcheroit, il n'y eut quelque nouveau mouvement a Bordeaux, & qu'il étoit important de tacher de profiter des occafions qui pourroient ie préfenter. Comment croyezvous, me dit - il, pouvoir entrer dans cette Viile? je lui dis que, iorfque je croiroislocoafionfavorable, je pourrois y aller 3 fous prétexte d'en faire fortir les meubles queM. de la Rochefoucault y avoit laiffés; & fur ce qu'il me demanda encore fi j'étois connu de Al. de Vendóme & de M. de C-andale, je lui répondis que je Ictois trés-peu du premier, & beaucoup du fecond, que j'ofois $neme dire qu'il m'honoroit de fa lome 7, jp  122 MÉMOIRES bienveillance; il me repliqua qu'il en étoit bien-aife, que je pourrois m'adreffer a lui &a M. d'Eftrades, II me fembla que tout cela lui faifoit plaifir, & il ajouta qu'il me donneroit des lettres de créance pourM.deCandale, qu'après cela il s'en remettoit a mon favoir faire, dont il avoit bonne opinion , que je n'avois qua venir le lendemain matin prendre la lettre; Bernouin, fon valet de chambre, me la remit, & me donna deux cents piftoles. M. de la Rochefoucault étant arrivé en Angoumois, je me rendis auprès de lui, & lui racontai tout ce qui m'étoit arrivé, dont il me parut fortaife. Je m'acheminai enfuite pour joindre M. de Candale qui étoit aux environs de Bordeaux. Je paffai dans un endroit qu'on appelloit le Fort - Cefar que M. de Vendóme avoit fait faire fur le bord de la riviere} il y avoit beaucoup de canons,  de M de Gourville. ï2| par Je moyen defquels on prétendoit empêcherque la Flotte dJEfFgne , commandée par M. le Marquis de Sainte-Croix, ne monm pius haut oü étoit 1'armée navale de M. de Vendóme. Je trouvai M. de Chavagnac qui avoit été du voyage d'Agen, il commandoit dans ce pofte-la; il me fit conduire au camp de M. de Canj dale, qui témoigna une grande joie de me voir, laquelle s'augI menta encore de beaucoup,quand | ?e lui eus donné ma lettre de créan| ce, paree qu'il efpéroit que fi je 1 pouvois trouver 1'occafion de faii re quelque chofe, il en auroit ' ' \Tn^ Enfuite nous Pariames ï a M dEftrades, & j'appris deux j que 1 armée commencoit a perdre j fon crédit, c'étoit une cabale de I ^Q1rieUX, qUe M' de Marfin & l m. Lmné avoient fbrmée pour le fervicede M.lePrince,qui pendant quelque tems s'étoit maintenus  1^4 " Mem o iu s avecbeaucoupd'aütorité. Le nommé Duretefte en étoit comme Ie chef, & M. le Prince de Conti depuis peu de jours étoit entré, par le moyende Madame Choupes, dans quelque négociation. Je fus la quelques jours , nous ayions très-fouvent des nouvelles de ce qui fepaffok dans bViMapprimes un jour quil ie tauoic des affemblées de plufieurs perfonnes qui ne parloient que de paix. Je crus alors que la conjoncture étoit favorable, je dis donc a ces Meffieurs qu'il me paroiüoit qu'il n'y avoit plus de tems a perdre i ils trouverent bon que j écriviffe a M. Lainé , pour lui dire que je fouhaitois bien aller a Bordeaux, pour retirer les meubles de M. de la Rouchefoucault; il me manda que je pouvois venir, que M. de Marfm s'étoit chargé de dire a la porte qu'on me laifsat en*rer quand je voudrois , & qm  dé M\ de Gourville. 12e 1 un & rautre auroient bien de ia joie de me voir, ce qui me fit dire a M. de Candale & a M. d'Eftrades, que cela me paroiffoit de bon augure. M'étant mis en chemin, j'arrivai après la nuit ferme'e & m'en allai chez M. Lainé, qui ayant fait avertir M. de Marfin , nous pafsames une bonne partie de la nuit en conférence. Ils m'avouerent bonnement 1'embarras oü ils étoient , qui étoit fort grand; je vois bien , leur dis-je, (paree que je favois déja ce qu'ils venoient de me dire) 'que la fortune ma amené ici bien a propos; je leur fis entendre que trouvant les chofes bien difpofées, comme eUes me paroiffoient, je croyois qu'il n'y avoit pas un moment a perdre pour entrer en quelque propofition. Enfin je m'ouvris a eux du commerce que j'avois eu avec M. le Cardinal en le quittant; & j avancai que j'étois en étatde faire. F iij  12^ MÉMOIRES un Traité avec eux, que je ferois figner a M. de Candaie, leur difant auffi ce qui s'étoit paffe de lui a moi. Je rnappercus qu'il falloit qu'ils fe cruffent bien preffés par la joie qu'ils témoignerent a mefure que je m'ouvrois; c'ela alla jufqu'a entrer dans les conditions du Traité. Je ne trouvai de ditficultés dans ce qu'ils me propofoient, que de vouloir que lts troupes qui étoient la au fervice de M. le Prince , puffent Palier joindre a Stenay , & qu'on leur donnat Tétape fur toute la route Ou elles devroient paffer. Je réduifis cela a quelques Régiments d'Infanterie, qui portoientle nom de ML le Prince & de M. le Duc d'Enguyen , & leur dis qu'en licenciant toutes les autres troupes , ils pourroient choifir les meilleurs hommes pour mettre dans leurs Régiments, pourvu que cela ne pafsat pas le nombre de deux  dë M. de Gourville. ïaj mille quatfea cinq Cents hommes, ayant jugd, par ce que M. le Cardinal m'avoit témoigné que la joie qu'il auroit de voir Bordeaux réduit, lui feroit agréer le refte. Jappris deM. deMarfin que, lorfqu'on avoit dit chez M. le Prince de Conti que j'avois demandé a venir pour retirer les meubles de M. de la Rochefoucault, M.PAbbé de Conac , Sarazin & Guilleragues, qui s'étoient emparé de 1'efprit de ce Prince, dircnt qu'il me falloit jeter dans la riviere; mais je dis a MM. de Marlt n & Lainé que, connoiffant bien M. le Prince de Conti, & de quelle maniere j'avois été avec lui, il n'dtoit pas impolfible que dans le foupcon qu'on lui avoit donnd de mon arrivde, il ne voulüt entrer en quelque conference avec moi; que je leur rendrois compte de ce qui fe feroit paffd, & que nous conviendrions de quelle maniere ils F iv  128 Mémoires pourroient lui parler, en cas que je me fufle trompé. Ayant fu rheure a- peu -prés que M. le Prince de Conti devoit aller a la Meffe , je me mis a portée de me préfenter a lui, quand il monteroit en carroffe: en effet, m'ayant appercu, ilme dit d'un air goguenard, apparemment que vous venez ici pour quelque bonne affaire; je lui dis qu'eile n'étoit pas grande , puifque ce n'étoit que pour retirer les meubles de M. de la Rochefoucault: il monta en carroffe avec deux de ces Meffieurs; moi , fans m'étonner derien_,je fuivis le carroffe jufqu'a FEglife, ou il étoit entré; 8c 1'ayant appercu au cóté droit du choeur, je m'allai mettre proch e labaluftrade ou il trouveroit bien fon c°mPte ; ce qui me fit pe£rf°n Pour la feconde fois, q^ i p.rdinalenvifageoitdanscetem que la paix générale étoit S l^^^conelutqu'il^^ jours davis que j'allaffe fans ef étant f°™ connu de M. le Mar G ij  ■148 Memoires quis d'Humieres, depms Ma réehal de France, j'allaiafon quartier i Ü ^ témoigna beaucoup de oiedemcvoir.&tne donna une petite chambre dans le logisqu il Lcupoit. Je fus bien furpr le foir, quand on lui fervita fouper, de voir que c'étoit avec la meme p?opreté & la même délicatefle Vil auroit pu êtrefervia Pam, Jufques-la perfonne n avoit porté favaifielled'argentalarmée & ne s'étoitaviféde donner del entre méts ficun fruit régulier j ma« ce mauvais exemp e en gata buntót dWes,& cela s'eftpoufféfi loin iuV^P^/^^cX aucuns Omciers-Généraux,Colo Zs ni Meftres-de-Catnp qui nuinefecroient obligés de faire, au ant qu'ils peuvent, comme les autres. Auffi-tót qu'on eut foupé, M e Marquis d'Humieres me mena dans fa chambre, ou apres  DE M. DE GoÜRVILLË. 14P m avoir entretenu quelque tems fur ce qui fe paffoit a la Cour, je lui demandai quelle opinion il avoit fur le fecours d'Arras j il me répondit qu'on avoit de grandes efpe'rances de forcer les lignes, mais qu'il étoit perfuadé que les Officiers-Généraux n'en feroient pas mieuX traités. Le lendemain j'allai voir M. de Turenne, & j'eus 1'honneur de diner avec lui, il n'avoit que de la vailfelle defer-blanc, avec une grande table fervie de toutes fortes de groffes viandes en grande abondance: il y avoit plus de vingt Officiers a la grande table, & encore quelques autres petites; il y avoit des jambons, des langues de bceufs, des cervelas & du vin en quantité. M. de Turenne en quelqu'occafion oü j'eus 1'honneur d'être feul avec lui, me dit qu'il efpéroit de pouvoir forcer les lignes; mais qu'il doutoitfort G iij  ijo Mémoires que quand même il en viendroit a bout, il en fut pour cela mieux dans fes affaires ! II y avoit une affez grande gaieté parmi les Officiers, & je leur entendis fouvent dire, nous fecourerons Arras , & nous en aurons de plus méchans quartiers d'hïver. Le lendemain M. le Marquis d'Humieres étant de garde , me demanda fi je voulois aller avec lui, je lui répondis que j'en ferois fort aife. Après diné les ennemis fortirent en trés - grand nombre , M. de Turenne accourut après avoir donné fes ordres pour être fuivi de beaucoup de troupes, il y eut quelques décharges de part & d'autre, M. le Duc de joyeufe -de la Maifon de Lorraine y recut une bleffure au bras, dont il mourut peu de tems après. Sur le foir M. de Turenne ayant èppris que M. le Prince avoit marché, & fe trouvant fix ou fept mille hom-  de M. dë Gourville. i^i mes qui étoient fortis avec lui k cette alarme, marcha pour tacher de les rencontrer, & même affez avant dans la nuit, mais n'en ayant aucunes nouvelles, il voulut s'en retourner. Un Officier de cavalerie qui fervoit de guide , (je crois que c'étoit M. d'Efpagnet ) ne fachant pas bien ou il étoit, appercut quelque feu, & croyant que ce fut dans notre camp, alla affez prés d'une barrière des Efpagnols, d'oü ayant été crié, qui vive ? le guide répondit J c eft M. de Turenne; les autres croyant qu'il avoit dit Lorraïne , firent répéter une feconde fois, qui va la? Et celui-ci ayant encore répondu M.^de Turenne, ils firent une décharge de quelque moufqueterie & tirerent un coup de canon; la furprife fut fi grande, que tout le monde s'enfbit dans le plus grand défordre du monde, enfin le guide reprit fes efprits & tro'uva G iv  i ja Mémoires notre camp. II y a peut - être des Officiers qui ont fait vingt campagnes , fans avoir vu deux fois des terreurs paniques comme celieci, 6c celleque j'avois vue a SaintDenis. Deux ou trois jours après je m'en retournai a la Cour, 6c rendis compte a M. le Cardinal de tout ce que j'avois fait pour tacher de me faire prendre, mais que j'avois joué de malheur: cela le fit rire, 6c il me dit qu'il étoit bien vrai, puifque fouvent il enten dok paiier de gens qui étoient pris en allant de la Cour a 1'armée 6c de 1'armée a la Cour ; alors la nouvelle vint que les lignes avoient été forcées , 6c Arras fecouru. L'Archiduc qui commandoit 1'armée d'Efpagne 6c les autres Officiers fe retirerent de bonne heure en grand défordre; 6c fans la fermeté 6c 1'expérience de M. le Prince, cette armée auroit eté en-  de M» de Gourville. i;5 ^erement défaite; mais il fit une «belle retraite, qu'eile fut admiree en France, & elle lui donna "ne fi grande réputation en Efpagne qu'il en fut traité de mieux en mieux. L'année d'après, M. le Prince de Conti fut fait Général des arméés du Roi en Catalogne. II écrivit a M. de la Rochefoucault la lettre dont voici la copie qui m'a été remife, il y a environ trois mois, par une perfonne des amis de Mademoifelie de laRochefoucaultj qui 1'avoit trouvée parmi des lettres que fon pere avoit mifes a part. Copie de la lettre écrite par M. Ie Prince de Conti, d M. le Duc de la Rochefoucault au camp de Saint - Jordy , le zy Septembre i655. Quoique j'euffe réfolu de faire G v  1^4 MÉMOIRES réponfe a votri lettre & de vous rendre grace de votre fouvenir, j'ai préfentement la tête fi pleine de Gourville, que jene puis vous parler d'autre chofe. Comment ? ce diable-la a été a 1'attaque des lignes d'Arras, la deftinée veut qu'il ne fe paffe rien de confidéraLle dans le monde qu'il ne s'y trouve , & toute la fortune du Royaume 6c de M. le Cardinal n'eft pas aflez grande pour^ nous faire battre les ennemis, s'il n'y joint la fienne. Ceïa nous épouvante fi fort, M. de Candale 8c moi, que nous fommes muets fur cette matiere-la : férieufement je vous fupplie de me 1'envoyer bien vite en Catalogne; car comme j'ai fort peu d'Infanterie, & que fans Infanterie, ou fans Gourville, on ne fauroit faire de progrès en ce pays-ci ; je vous aurai une extréme obligation de me donner lieu, en le faifant partir prompt ement,  de M. de Gourville. de faire quelque chofe d'utile au iervice du Roi. Si je manque de cavalerie la campagne qui vient je vous prierai de me 1'envoyer encore , car,fur ma parole, la préfence de Gourville remplacè tout ce dont on manque. II eft en toutes chofes ce quelesQuinola font f ia Petf e Prime, & quand j'aurai beloin de canon, je vous demanderar encore- Gourville. Au refte je vous garde un commentaire afTez curieux que j'ai fait fur des lettres que Madame de Longuevilie a écrites a Madame de Chatillon; je pre'tends vous le dédier, & ainfi, avant de le faire imprimer, je veux qu'il ait votre approbation , ce fera a notre première vue. En sttendant je vous fupplie detre perfuadé que je fuis pour vous, comme je le dois, dans les termes de notre traité. Armand de Bourbon. G vj  Memoires P. S. Nous marchons après-dcmain pour aller accaquer une place en Cerdagnc,appelléePuyccrda, j'attends Gourville pour en faire la capitulation. Quoique la lettre de M. le Prince de Conti parut fort preifante pour me faire aller en Catalogne , je craignois de n'y point avoir de fatisfaftion, par la cabale qui étoit fi animée contre ^moi; de plus je me trouvois bien a Paris, ainfi je pris le parti d'y paffer 1'hiver i néanmoins au prmtems je me réfolus de faire ce voyage , &auparavant j'allai prendre congé de M. le Cardinal.. Je lui dis que M. le Prince de Conti avoit témoigné qu'il feroit bien-aife que jYiiaffe le trouver; il me fit Hbonr neur de me dire que quand j'y ferois , s'il fe préfentoit quelque chofe a lui mander qui en valüt la peine, je pourrois lui écrire.  de M. de Gourville. t fj ■' Quelqu'un manda a ces Mefiieurs qui étoient auprès de S. A. qu'ils n avoient qua fe bien tenir, & que j'allois partir pour la Catalogne , quoiqu'ils fe cruffent maitres de 1'efprit de M. le Prince de Conti, ayant mis dans leur cabale M. Iq Marquis de Viliars, qui avoit été fait premier Gentilbomme de fa Chambre; ils ne laifferent pas, a ce que j'ai fu depuis, d'être fort embarraffés a mon arrivée, fe fouvenant de ce qui s'étoit paffe a Bordeaux. Je ne fais comment ils avoient fait, mais je fus furpris d'être recu de M. le Prince de Conti avec un peu de froideur, & ces Meffieurs me regardant fort de cóté, a proprement parler , perfonne n'ofoit m'approcher, ni me parler. La nuit étant venue & ne fachant oü la paffer, 1'Aumónier de M. le Prince de Conti, a qui j'ai eu depuis occafion de faire piaifir, me donna la moitié  i j 8 Mémoires de fon matelas;le lendemain M. le Prince de Conti, qui faifoit le fiege deCaftiglione, devant aller a la tranchée, je montai fur mon cheval de pofte 6c allai 1'y attendre; m'étant approché de lui quand il mit pied a terre, il s'appuya fur mon bras pour lui aider a marcher. II me demandacomment j'étois avec M. le Cardinal, je lui dis que depuis la paix de Bordeaux j'en avois toujours recu de bons traitemens, 6c qu'en prenant congé de lui pour venir trouver S. A. il m'avoit chargé de lui écrire,quand jeferois auprès d'elle, s'il y avoit quelque chofe qui en valut la peine; il s'affit dans la tranchée 6c caufa quelque tems avec moi, il me demandades nouvelles de M. de la Rochefoucault. Après lui avoir fait des complimens de fa part, je lui dis que c'étoit M. de la Rochefoucault qui m'avoit confeillé de venir au-  v de M. de Gourville. ieh Fes de S. A. fur une lettre qu'eile «w avoit écrite il y avoit quelque tems, paroiiTant le defirer ainfi ; il me dlt qu'on fui avok donné de iombragede monarrivée, mais qud étoit trés -perfuadé de mon atte&on. Quand il fut queftion de fe mettre a table 3 il mJordonna de m y mettre au grand étonnenient de la compagnie, & Ie foir j eus un Ik par fon ordre ; M. le Prince de Conti avoit autant d efpritqu un homme puiffe en avoir même de la fcience, agréable dans ia converfation , du cceur & d'autres bonnes qualités; mais avec tout cela, il avoit toujours quelqu un a qui il donnoit grand pouvoir fur fon efprit. La première occafion qiilï y eut denvoyer h la Cour, M. le Prince de Conti m'en chareea; 3 allai pour lors trouver la Cour en Picardie; on me donna ioooécus pour mon voyage. En repaffant  l'6o MÉMOIRES par Paris pour m'en retourner, je trouvai fortuitement un nomme M.Rofe qui avoit acheté une charge d'Intendant des vivres des armées, avec pouvoir de commettre quelqu'un dans chacune. II me donna une commiiïion pour en faire les fonöions en Catalogne, oü j'appris que M. de Bezons, Intendant, s'en étoit allé a Pézénas oü étoit Madame la Princeife de Conti, & enfuite a Paris, a caufe de quelque petite fédition qu'il y avoit eu dans les troupes contre lui; je m'inftallai dans ma commiffion dlntendant des vivres, & m'en trouvai parfaitement bien. A la fin de la campagne, M. Jaquier qui avoit les vivres, ayant eu befoin de moi pour beaucoup de fignatures, afin de mettre fon eompte en état d'être rendu me fitpréfent de ijooo livres. Je m'en retournai auprès de  be M. de Gourville. têi M. le Prince de Conti, & M. le Marquis de Villars vivant fort bien avec moi, les autres prirent le parti de garder la bienfe'ance, mais non pas fans chagrin de me voir aller & venir, & toujours bien avec M. le Prince de Conti. La campagne Unie, il s'en retourna a Pézénas: comme Gouverneur de Lartguedoc, il étoit chargé de la part du Roi , de prendre des mefures pour la tenue des Etats. Sa Majefté fouhaitoit qu'on lui donnat ijooooo livres, & MM. les Evêques avec de grandes remontrances, prétendoient que la Province ne pouvoit pas paffer un million, le pays étant fort ruiné. Je m'avifai d'écrire a M. le Cardinal, que pour avoir i yooooo livres des Etats, & peutêtre plus , & lever toutes les difficultés, il n'y avoit qua expédier des quartiers d'hiver pour .toutes les troupes de Catalogne, dans le  ï qu'il falloit effayer de faire en forte que M. le Sur-Intendant aidat k achever une terraffe qu'il avoit conimence'e. Deux jours après, j'eus ordre de lui porter 2000 écus, & de lui faire efpérer que cela pourroit avoir de la fuite. Quelque tems après, il fe préfenta une occafion au Parlement, oü M. Fouquet jugea bien que ce qu'il avoit fait, avoit utilement réuffi. II me chargea encore de quelques autres affaires, & étant fort content de moi, cela me fit efpérer que je pourrois faire quelque chofe par ce chemin-la. En ce tems, M. le Cardinal fe trouvoit affez fouvent fatigué des demandes que faifoit M. le Prince de Conti pour lui, & quelquefois pour fes amis, qui étoient appuyées par Madame la Princeffe de Conti. Un de ces Meffieurs de la cabale contre moi, qui étoit auprès de Son AJteffe, & qui ne Tome I. H  170 MÉMOIRES m'aimoit pas , étant venu a Paris, & M. le Cardinal s'en étant plaint devant lui, il lui dit que c'étoit par mes confeils, & que j'avois beaucoup empiété fur 1'efprit de Madame la Princelfe de Conti 5 que fi S. E. me faifoit mettre a la Baftille, & faifoit venir M. le Prince de Conti, elle verroit qu'il ne lui feroit pas la moindre peine, M. le Cardinal, au commencement d'Avril en \6$6, donna ordre a M, de Bacheliere, Gouverneur de la Baftille , de m'y mener. II vint, le lendemain, pour cela a mon appartement, accompagné de quelques gens, & ayant trouvé mon laquais a la porte de ma chambre, il lui demanda fi j'étois la & ce que je faifois : ce laquais lui répondit que j'étois avec mon Maltre a danfer, M'ayant trouvé que je répétois une courante , il me dit en riant, cju'il falloit remettre la danfe a un  de M. de Gourville. i7f' Mie rZ-' Vll avoit ordre de M• « Cardinal de me mener a la ifaftüle. Ilmyconduifitdansfon carroffe, & comme il n'y avoit aucunes perfonnes de conftdération, il me mit dans une chambre au premier, qui étoit la plus commode de toutes. J'yfusenfermé avec mon valet pendant huit jours lans voir perfonne que celui qui m apportoit a manger; mais Alle Gouverneur nfétant venu voir me dit que M. le Sur-Intendanï 1 avoit prié de me faire les petits plaiürs qui pourroient dépendre de lui, que jepouvois communiquer avec les autres prifonniers. mais quil ne falloit pas qu'aucun de mes amis demanddt a me voir Cela me fit un grand plaifir, m'étant deja ennuyé au-deJa de tout f e qu on peut s imaginer. Peu de pms après, un jour maigre, ayant fait venir un brochetfort nülonnable, je priai M. le GouverHij  172 MÉMOIRES neur den vouloir bien manger fa part, ce qu'il m'accorda ^ nous pafsames une partie de 1'aprèsdinée a jouer au tri&rac, & j'en fus, dans la fuite, traité avec beaucoup d'amitié ; j'avois la liberté d'écrire & de recevoir des lettres tant que je voulois, & quelquefois une perfonne de mes amis venoit demander a voir d'autres prifonniers qui étoient proche de ma chambre; ainfi j'avois l'occafion de lui pouvoir parler, mais cela n'empêchoit pas que je ne m'ennuyaffe extrêmement , fur - tout depuis les neuf heures du foir que 1'on fermoit ma porte jufqu'a huit heures du matin. Je m'avifai, pour m'amufer, de me faire apporter des feves que je fis mettre dans des papiers féparés par nombre ; je me promenois dans ma chambre qui avoit onze pas entre les encoignures des fenêtres , & chaque tpur que je faifcis, mon valet ti=-  de M. de Gourville. 175 róit une feve du papier, & la mettoit fur la table ; comme le nombre étoit fixe, quand j'avois achevé, j'avois fait deux mille pas. Je fis venir des livres; mais en voulant lire, mon efprit étoit auffitöt aux moyens que je pourrois trouver pour me tirer de Ik ; de forte que je n'avois prefqu'aucune apphcation h ce que je lifois, & mes amis ne voyoient point de jour a m'en tirer. Cependant y ayant, entr'autres, fix prifonniers raifonnables , je penfai que fi j'avois les clefs de leur chambre & de la mienne , je pourrois faire cacher mon valet un foir avant qu'on fermat ma porte, & lui donner ma clef pour 1'ouvrir ; qu'enfuite j'irois faire fortir les autres, & que nous pourrions defcendre dans le foffé par un endroit que ) avois remarqué, & remonter par Tautre. Pour y parvenir, étant tous fix logés dans deux degrés, H iij  174 Mémoires je trouvai moven de gagner ceiul qui avoit foin d'ouvrir nos portes^ je pris les mefures de chaque clef avec de la cire, & je les envoyai dans une boite a la Rochefoucault pour en faire faire de pareilles par un ferrurier habile qui y demeuroit. Mais , vers le mois de Septembre, fachant que M. 1'A bbé Fouquet étoit fort employé par M. le Cardinal pour faire mettre des gens a la Baftille , & qu'il en faifoit auffi beaucoup fortir, je tournai toutes mes penfées de ce' cöté-la. A ce propos, je me fouviens d'un Procureur, homme d'efprit & grand railleur, qu'il y avoit fait mettre. Comme nous nous promenions un jour enfemble, il entra un homme dans la cour, qui y trouvant un levrier , en fut furpris j & demanda pourquoi il étoit la. Le Procureur répondit avec fon air goguenard, Monfieur, dit - il, c'efl qu'il a  de M. de Gourville. 17c» mordu le chien de M. 1'Abbé Fouquet* Je fis propofer a mes amis de parler a M. le Sur-Intendant, & de voir avec M. fon frere fL en parlant de tems en tems a Af. le Cardinal, comme il avoit coutume, des autres prifonniers, il ne I pourroit pas trouver moven de me faire fortir. Cela réuffit fi bien, I que Al. ie Cardinal devant partir, I deux ou trois jours après, pour aller a la Fere, M. 1'Abbé FouI quet lui porta la lifte de tous les j prifonniers de la Baftille, comme j il faifoit de tems en tems; il orj donna la fortie de trois dont j'en j fus un. Ayant recu 1'ordre, je for1 tis auffi-töt; dès le foir, étant allé j dans i'anti-chambre de AI. le Car1 dinal pour 1'en remercier, Al. Rojfe, fon Secretaire, me félicita, jen paffant, demon heureufe forjtie; je le priai de dire, en entrant, que j'étois la. M. le Cardinal réHiv  r\y6 Mémoires pondit: Je fais bien que je 1'ai fait fortir; mais je ne fais pas trop qu'en faire; qu'il vienne a la Fere, je le verrai la. - M'y étant rendu, je me préfentai, le foir., a lui, comme il fortoit de chez le Roi. Je lui fis une révérence ., en lui difant que j'avois bien des remerciemens a faire a S. E. qui , en me faifant mettre a la Baftille, m'avoit donné lieu de faire réflexion fur ma mauvaife conduite ; il fe mit a rire & me dit de le venir trouver, le lendemain, a fept heures du matin. Dès que je parus, un valet-dechambre lui alla dire que j'étois la; il me fit entrer & congédia M. Vallót, premier Médecin, qui étoit avec lui. Le voyant fortir, je dis a M. le Cardinal qu'il s'en falloit bien que ni M. Vallot, ni tous les autres Médecins connuffent auffibien que S. E., les remedes propres a un chacun; puifque, par  de M. de Gourville. i77 nia propre expérience, je m'étois trouvé avec une maladie prefque incurable , qu'un feul remede qu elle m avoit fait donner a propos, m'avoit fi bien guéri, que ceux qui auroient cru me connoitre ci-devant, ne me reconnoitroient plus, tant j'avois prohté du tems que S. E. m'avoit aonné pour faire des réflexions qm me feroient d'une grande utibté ^pour le refte de mes jours; que; avois bien compris qu'au lieu que ;e voulois mener les autres a mon point, je ne devois fonger qua entrer dans lefprit de ceux dont) avois affaire. Après m'avoir écouté patiem- mentenfouriant,ilmefitjugerque mon difcours ne lui avoit pas dépiu; il me dit: Vous vous êtes donc un peu ennuyé a la Baftille ? Je lui reppndis, beaucoup, Dieu merci, &) ai bien réfolu d'éviter tout ce qui pounoit iny faireremettre ■ j'a~ Hv  178 MÉMOIRES joutai que fi S. E. vouloit me faire 1'honneur de m'employer a quelque chofe, elle verrok combien fon remede m'avoit été falutaire. II me dit qu'il y avoit long tems qu'il s'étoit fenti de la bonne volonté pour moi, qu'il étoit encore dans les mêmes fentimens Sc qu'il fongeoit a me faire Secretaire de PAmbaffade de Portugal, oü alloit M. le Comte de Comminges, & que le Roi me donneroit de bons appointemens. Je lui répondis que j'étois bien obligé a S. E. de vouloir couvrir d'un prétexte honnête , 1'exil oü elle vouloit m'envoyer ; que je la fuppliois très-inftamment d'avoir la charité de me donner dü tems pour connoitre la vérité de ce que je lui avois avancé J & qu'eile m'avoit fait affez de bien par les penfions qu'eile m'avoit données fur des Bénéfices , quoique j'en euffe amorti une partie, pour vivre dou-  de M. de Gourville. typ cement. II me dit qu'il le voyoit bien, mais que je priffe garde de me mettre dans un bon chemin, paree que fi je ne tournois pas mon efprit tout - a - fait au bien, il fe tourneroit au mal. Je lui dis en fouriant, que je pouvois avoir été comme cela; mais qu'il m'avoit bien donné occafion de changer , comme j'avois fait. Je me fentis bien content du tour. que j'avois donné a mon difcours, ayant lieu d'efpérer qu'il avoit fait impreffion. Deux jours après, la nouvelle vint que M. le Prince avoit fecouru Valenciennes, & que M. le Maréchal de la Ferté y avoit été fait prifonnier. M. le Cardinal me paria fort de cette affaire, & m'envoya a Paris, avec une inftru&ion fur la maniere dont il falloit que j'enrendiffe compte a M. le Chancelier & a M. le Premier Préfident, & que je la débitaffe dans Hvj  180 Mémoires le monde, en gardant la vraiferflblance , paree qu'il craignoit que cette nouvelle ne fit beaucoup de bruit a Paris. Je crois que dans ce tems - la M. le Coadjuteur s'étoit fauvé du chateau de Nantes. Etant revenu & ayant rendu compte a S. E. de la maniere dont je m'étois conduit, il me parut fort content, & me dit, ce jour-la, que je ferois bien de tacher d'entrer en quelque affaire de finance ; qu'il voyoit tant de gens qui y faifoient ieur fortune , qu'il ne croyoit pas que je puffe mieux faire, que de me tourner de ce cóté-la. Je lui répondis que je m'en allois donc faire ma cour le mieux que je pourrois a M. le Sur-Intendant. M. de Langlade, pendant ma prifon, continua a me donner des marqués de fon amitié; mais, dans la fuite 3 elle me caufa bien des peines. Je trouvai que fon com-  DE M, DE GOURVILLE. l$T rnerce avoit continué de la même facon avec Madame de SaintLoup j & ma mémoire me fournit une hiftoriette que je trouve affez finguliere pour être rapportée. Si, d'un cóté, Madame de Saint-Loup craignoit le diable, de 1'autre, elle trouvoit tant de commodités a 1'empire qu'eile avoit fur M. de Langlade, qu'eile ne pouvoit fe réfoudre a le perdre. Apparemment elle fongea aux moyens d'accommoder tout cela enfemble; & pour y parvenir, elle en choifit un qui lui réuffit extrêmement bien, & qui 1'auroitbrouillée & fait méprifer par tout autre. Pour en commencer la fcene , elle choifit un jour que je devois partir fort matin en pofte pour faire un voyage en Guienne; elle m'envoya prier, a deux heures après minuit,de ne pas partir fans la voir; & y étant allé fur le champ pour favoir ce que ce pouvoit  i§2 Mémoires être, je la trouvai au coin de fort feu, appuyée fur une table , avec un air trifte & dolent. Après avoir gardé le filence, je fentis quelque effroi, ne voyant pas a quoi cela pouvoit aboutir, enfin elle me dit qu'eile n'avoit pas voulu me laiffer partir fans m'avoir conté ce qui lui étoit arrivé, qui me furprendroit fort. Elle me dit qu'aprés s'être couchée & avoir fait fa priere, commencant a s'affoupir, eile avoit entendu tirer fon rideau, qu'ayant forti fa main deffus fa couverture , elle avoit fenti quelque chofe a cette main; & s'étant fait apporter de la lumiere, elle y avait trouvé une croix qu'eile me montra parfaitement bien faite. Je n'ai jamais pu favoir fi elle s'étoit fervi pour cela d'un fer chaud ou de quelqu'eau brülante. La première chofe qui me vint dans 1'efprit, c'eft que le miracle auroit pu fe faire, les rideaux fer-  be M. de Gourville. i8f més; en un mot, je ne la crus nullement. Mais après qu'eile meur. prié d'aller dire cette nouvelle a M. de Langlade, je fentis bien qu'il falloit au moins en faire femblant. Elle me dit enfuite qu'eile croyoit que ce miracle ne s'étoit pas fait pour elle feule. Je lui dis qu'a mon égard, j'attendrois a mon retour pour voir le changement que cela apporteroit en elle , & je m'en allai, dans un grand embarras , conter 1'aventure a M. de Langlade. S'étant auffi-töt levée , nous y fümes enfemble; ce furent de grands cris & beaucoup de larmes de leur part; elle répéta a M. de Langlade que ce miracle n'avoit pas été fait pour elle feule. II dit que fon cceur le lui marquoit bien, puifqu'il fe trouvoit déja tout changé; & comme je ne favois que penfer, ni que dire a tout cela, je m'en allai monter a che-  •184 Mémoires val pour faire mort voyage, y penfant fort & ayant de la peine a croire ce que je venois de voir 6c d'entendre. A mon retour de Guienne , j'allai voir Madame deSaint-Loup, je trouvai fa tapifferie couverte de petits cadres oü il y avoit des fentences & des di&ums pleins de dévotion., avec un alfez gros chapelet qui pendoit fur fon écran; elle me dit qu'eile avoit bien prié Dieu pour moi, & qu'eile fouhaitoit fort que je fiffe mon profit de ce qui lui étoit arrivé, comme avoit fait M. de Langlade : je la remerciai de fes voeux Sc de fes prieres, ne me trouvant pas encore touché; mais quand 1'heure du diné fut venue, je le fus encore moins, quand je vis fervir deux potages , 1'un a la viande pour eux, Sc un maigre pour moi, me difant qu'ils avoient été bien fichés de rompre le Carême a'  de M. de Gourville. i 8f Caufe de leurs indifpofitions : on óta les potages & on fervit une poularde devant eux, avec un petit morceau de morue pour moi. Madame de Saint-Loup voyant que je la regardois, me dit qu'eile auroit mieux aimé manger ma morue que fa poularde : M. de Langlade citoit, a tous propos , S. Auguftin; elle le faifoit fou» venir des paffages de ce Saint, & tous deux me jetoient de tems en tems quelques propos de dévotion. J'avoue que je ne me fuis jamais trouvé dans un embarras pareil a celui oü j'étois; & n'y pouvant plus tenir, auffi-tót après diné , je fortis fous prétexte de quelques affaires , & m'en allai chez M. de la Rochefoucault lui raconter mon aventure, en lui difant que je ne pouvois pas m'erapêcher d'ouvrir les yeux a M. de Langlade ; mais il me dit qu'il falloit bien s'en garder, qu'il avoit  i86 Mémoires fait ce qu'il avoit pu pour tacheï* d'entrer avec lui en matiere fur ce fujet; mais qu'il étoit de toute impolfibilité de lui faire entendre raifon. II convint avec moi que cela lui donnoit un grand ridicule, Sr. que force gens étoient curieux d'aller voir cette Croix. Souvent Madame de Saint-Loup la montrant, leur demandoit quelque chofe pour les pauvres. M. de la Rochefoucault me recommanda encore fortement de ne point entrer en difcours fur cette matiere avec M. de Langlade, paree qu'affurément je me brouillerois irréconciliablement avec lui. Le tems qui s'étoit écoulé, avoit effacé la Croix; mais ( ce qu'on aura peine a croire) c'eft qu'eile fuppofa que par un autre miracle , la Croix avoit été renouveilée. Eiledifoit qu'étant aux Peres de 1'Oratoire fort attentive, comme on levoit le Saint-Sacrement, elle avoit  de M. de Gourville. 187 encore fenti a fa main qui étoic gantée, la même chofe que la première fois öc qu'ayant óté fon gand, elle avoit trouvé la Croix très-bien refaite. Mon étonnement augmenta beaucoup, mais M. de Langlade parut fi perfuadé de ce fecoud miracle , qu'il 1'attefloit avec des fermens effroyables. Cela n'empêchapas que, quelque tems après, .il ne fongeat a fe marier , apparemment fuivant les regies de S. Paul, 6c qu'il ne fe mit en tête d'ailer en Périgord pour époufer Mademoifelle de Campagnac, fille de qualité fans aucun bien, qu'il avoit connue fort jeune. Je me fouviens qu'un foir, après avoir foupé avec lui a Saint - Mandé , nous pammes a pied en caufant; faifant fuivre notre carrolfe, nous continuames notre chemin fans y monter jufqu'a la porte Saint-Antoine, oü j'avois une petite maifon; je n'oubliai rien de tout ce  188 Mémoires qui pouvoit me venir dans la penfée, pour tacher de le difluader de fon mariage ; entr'autres, que du moins il devoit rompre avec Madame deSaint-Loup;que, quoique je cruffe que leur commerce étoit innocent cependant ii étoit difficile de s'imaginer que la femme qu'il épouferoit, s'accommodat de la fociété qu'il auroit avec cette Dame, fi fon intention étoit de la continuer ; ii me dit que n'étant point amoureux , il pouvoit bien fe marier & vivre honnêtement avec Madame de Saint-Lonp, & que la Demoifelle a qui il penfoit, étant dans une extreme nécelfité , confentiroit aifément a tout ce qui pourroit lui piaire. Tout ce que je pus lui dire ne changea en rien la réfolution qu'il avoit prife de s'aller marier ; & ce qu'il y a encore de fingulier & de très-véritable, c'eft qu'il m'écrivit, deux jours avant  de M. de Gourville. i8$ d'arriver chez Mademoifelle de Campagnac, qu'il me prioit de faire dire des MefTes a fon intention, afin que Dieu lui envoyat des infi pirations fur ce qu'il avoit a faire, Mais j'appris bientöt qu'il avoit terminé fon mariage fans attendre 1'effet des prieres qu'il avoit demandées. II me marqua qu'il alloit amener fa femme a Paris, & ma condefcendance pour lui alla encore jufqu'a louer une maifon proche la mienne, pour les nouveaux mariés. Je leur fis faire un lit fort propre de damas jaune , & deux tapifferies fort raifonnables que je fis tendre dans fon appartement. Je m'appercus que Madame de Langlade ne s'accommodoit pas du commerce de fon mari avec Madame de Saint-Loup , comme il fe 1'étoit imaginé. En effet il caufa beaucoup de brouilleries, mais comme il fe flattoit que cela ne venoit que de la forte amiti^  Ï5>0 MÉMOIRES qu'eiles avoient toutes deux pouf lui, il s'en confoloit. Je n'ai pas fu s'il avoit été défabufé des miracles de Madame de Saint-Loup, ni que jamais perfonne eüt ofé lui en parler.Pour elle,l'ayant mis quelque tems sprès fur ce chapitre, elle me les abandonna volontiers; mais elle fe favoit bon gré de la conduite qu'eile avoit tenue depuis qu'eile croyoit fortement avoir effacé le paffé. Madame de Liancourt étant venue a mourir , elle s'étoit perfuadée que M. de Liancourt ne pouvoit jamais mieux faire que de 1'époufer, & elle le cifoita bien des gens ; mais n'ayant pas trouvé jour a pouvoir réufllr, elle me paria fort fouvent , & croyoit me dire de fort bonnes raifons, pour me prouver que je ferois trop heureux en 1'époufant. Si j'avois eu foi aux fortileges, j'aurois craint que par-la elle ne fut venue a bout de fon deffein -  deM. de Gourville. i2 MÉMOIRES d'entrer en quelques affaires, comme c'étoit affez la mode en ce tems-la, tout étant en cabale. Je fus fort d'avis que 1'on ne s'ouvrit pas beaucoup avec lui, paree que je trouvoisquefavanitéleportoitaaimer mieux le bruit d'une affaire que la réuffite : au furplus il étoit de très-bon commerce. , Etant revenu a Paris „ je mJattachai fortement a faire ma cour a M. le Sur-Intendantil me parloit de beaucoup de chofes, & m'employa même dans une affaire fort délicate, dont je nvacquit.tai bien. Le bruit ayant couru qu'il avoit de la bonne volonté pour moi, quelques perfonnes me chargerent "de quelques propofitions; il me dit que je n'entendois pas affez cette matiere, & M. Girardin ayant été enlevé proche de Paris, par M. de Barbezieres, il vint dans 1'efprit a M. le Sur-Intendant de faire contribuer toas  de M. de Gourville. i^j les gens d'affaires a m'acheter la charge de Prévót de 1'Ifle , pour les garantir de pareülesaventures. ■Le Roi fit mettre M. le Comte de Chemerault, frere de M. de Barbezieres , a la Baftille , dans une chambre lans en fortir. M. le Cardinal me chargea de le voir, pour tacher de traiter de la liberté de M. Girardin, & il me dit de promettre pour cela jufqu'a cinquante mille livres, mais que je fiffe en lorte de ménager quelque chofe deffus, fi cela étoit poffible. M. de Chemerault me dit bonnement que n'ayant point de pouvoir fur Ion frere, ilne favoit pas ce que nous pourrions faire; je lui dis que je croyois que nous pourrions nxer une fomme qui le püt mettre en état de fervir honorableinent m. le Prince: ayant compté a-peupres ce qu'il lui en coütéroit pour lever un Régiment de Cavalerie , nous trouvames que cela ne pourlome l,  • MÉMOIRES rok aller au-deüus de vingt-cinq a trente mille livres, mais qu'il falloit encore ajouter pour le met'tre en équipage; fur quoi m'ayant dit de faire ce que je jugerois a propos, il m'alfura qu'il écriroit a fon frere tout de fon mieux. Je conclus donc qu'il falloit lui faire donner quarante-cinq mille livres, II me pria de lui diöer la lettre que je penfois qu'il devok écrire. Nous commencames par dire qu'il avoit bien fouffert dans une chambre pendant quelques jours, fans prefque voir de lumiere ; que j'avois eu ordre de M. le Cardinal de lui venir parler de la liberté de M. Girardin, & que nous avions eftimé que cela devok aller a quarante-cinq mille livres, en y ajoutant les raifonnemens quejeviens de dire; que je 1'avois fait mettre •en liberté a la Baftille pour quinze jours, pour lui donner le tems d'avoir faréponfe, & qu'il feroit  de M. de Gourville. :ot renfermé de nouveau s'il n'acceptoit pascesoffres; que ce n'étoit pas ia feulement ce qui devoit IV ■obiiger, mais encore Ia confidération que fi le chagrin prenoit a M. Girardin dans fa prifon & Z mOUrk> ils fer°ient tous deux dans une méchante pofture. M. le Cardinal a qui je fel dis compte de tout cela, m'en parut content & me dit que fi 1 affaire s accommodoit , il étoit d avis que jeprifiedes lettres"o> credit furAnvers, &que, fouspré-" extedy aller faire compter de jargent & ramener M. Girardin" jaurois occafion de. voir M li Pnnce que 1'on difoit en ce temsia netre pas trop bien traité des Efpagnols &que s'il fe trouvol quelque difpofition en lui pour f^T^/^'^P^ois 1 affurer des bonnes graces du R0ï .&dune amitié trés - fincere de £ part de S.E,& qu'on lerétabli!  I p'tf MÉMOIRES roit dans tous fes biens & dans toutes fes charges. Mais comme je repréfentai que M. le Prince auroit peine a manquer aux Efpagnols, il me dit que je pourrois encore lui propofer de chercher des moyens pour pouvoir fe dégager d'eux avec bienféance. Je pouffai déja mes efpérances jufqu'a croire que cela pourroit bien produire la* paix entre les deux Couronnes , fachant que les uns & les autres étoient bien lasdelafituation ou ils fe trouvoient. En attendant la réponfede M. deBarbezieresa fort frere , on apprit la mort de M. Girardin ; M. le Cardinal me dit qu'il étoit bien faché que je n'euffe pas eu ce prétexte pour voir M. le Prince, fachant bien certainement qu'il n'étoit pas content de ia maniere dont M. de Fuenfaldagne vivoit avec lui. L'année fuivante ï6ij, M. de Turenne mit le üege devant Cam* ■  de M„ de Gourville. i$f oray, & M. le Prince qui étoit avec fes troupes du cóté de Valenciennes en ayant eu avis , vouloit joindre les troupes d'Efpagne aux fiennes, pour tacher de le fecourir; mais il fe réfolut fur le champ den aller faire la tentative, & mena M. le Marquis d'Yenne, Gouverneur de Franche-Comté, qui étoit le feul des troupes efpagnoles qui fe trouvat avec lui pour être témoin de fa bonne volonté, fachant bien qu'il alloit expofer fes troupes, qui étoient ce qu'il avoit de plus précieux. II marcha le long du chemin, & s'étant avancé fur une hauteur affez. prés de Cambray, ilremarqua luimême la fituation du camp & enVoya faire une faulfe attaque a main gauche , a environ un bon quart de lieue de la. Toutes fes troupes avoient ordre de ne point combattre,de nefonger qua paffer avec la plus grande diligence Iiij  ip8 Mémoires & de fe fuivre de fort prés. Ii paffa ainfi fur le ventre aux troupes que M. de Turenne avoit poftées dece cöté-la, fans tirer un feul coup, & fecourut par ce moyen la Place, ce qui accrut grandement fa confidérationparmi les Efpagnols. On ne fit que trois prifonniers des gens de M. le Prince, 6c le pauvre M. de Barbezieres fut affez malheureux pour être du nombre. On lui fit faire fon procés pour avoir enlevé Mademoifelle de Bazinieres, qu'il avoit amenée a Stenay jOÜje 1'avois vue a un voyage que j'y fis, & il me parut qu'ils vivoient bien enfemble après avoir fait le mariage ; il fut condamné d'avoir la tête tranchée 6c exécuté. Environ ce tems - la , le Roi étant a Metz, M. le Sur-Intendant m'envoya a M. le Cardinal pour lui propofer de réccmpenfer celui qui avoit la charge de Controleur-  ^ DE M. DE GOURVILLÈ. ïpp Général, qui ne la faifoit point, & qu'en ia partageant entre Meffieurs de Bretville & Herval, il en reviendroit dans les coffres du Roi de groffes fommes. En même tems il fut d'avis que je lui parlaffe de ia penfée qu'il avoit eue de me faire acheter, par les gens d'affaires, la charge de Prévót de lTfief M. le Cardinal accepta volontiers le fecours que je lui propofois de la charge de Controleur - Génétal; mais il parut fort e'loigne'que j'euffe celle de Prévót de 1'Ifle , prenant^pour prétexte qu'il faudroit^ faire une taxe fur les gens d'affaires, qu'il ne le jugeoit pas a propos 'j & je ne fais ce qui lui paffa dans 1'efprit, mais il rebuta fort la propofition. Le lendemain , en prenant congé de M. le Cardinal J il me dit qu'il m'avoit déja prlé autrefois de me mettre touta-fait dans les Finances, & ayant fait réflexion qu'on donneroit au I iv  2C0 MÉMOIRES moins quatre fois pour livre a ceux qui fe chargeroient du recouvrement desTailles de Guyenne, qui alloient a de grolfes fommes; il me dit qu'en me chargeant d'en faire la recette pour le compte du Pvoi, on me donneroit dix a douze mille éeus par an d'appointemenSj & que je ne laifferois pas de lui rendre fervice en cela. Quoique cela me parut fort beau, je ne pus m'empêcher de lui repréfenter que je n'entendois pas affez tout cegrimoire-lapour m'en charger, & que j'avois peur de ne pouvoir pas faire ce qu'il attendoit de moi. II me répondit qu'il avoit une parfaite connoilfance de la plupart de ceux qui paffoient pour habiles en ces matieres, & qu'il ne croyoit pas qu'ils euffent autant d'efprit & d'induflrie qu'il m'en connoiffoit. Après l'avoir remerciédela bonne opinion qu'il avoit de moi P je lui fis la révérence &  de M. de Gourville. 201 m en allai. Quand je fus de retour a Paris, je rendis compte a M. le Sur - Intendant de tout ce qui s'étoit palfé a mon voyage, & je lui trouvai autant derépugnance ame charger de 1'affaire de Guyenne dont M. le Cardinal m'avoit parlé, que S. E. en avoit eue pour Ja charge de Prévöt de 1'Ifle; je me remis dans mon train ordinaire. Le Roi étant revenu a Paris, M. le Cardinal fe reffouvint de ce qu'il m'avoit propofé pour Ia Guyenne, & paria a M. le SurIntendant qui lui repréfenta que cela paroiffoit impoffible, paree que ceux qui faifoient ces Traités, étoient obligés de faire de groffes avances , qu'ils fe mettoient plufieurs enfemble, tous gens ayant du crédit, qui trouvoientcle fargent pour 1'Epargne ; que je n'avois ni 1'un ni Pautre. M. le Cardinal lui répondit qu'il I v  202 MÉMOIRES lui étoit du deux miliions fept cents mille livres des avances qu'il avoit fakes pour le fervice du Roi 3 dont M. Fouquet devoie lui donner des affignations; qu'il fe contenteroit volontiers qu'il lui en donnat fur ie Traité que je ferois. M. Fouquet lui dk qu'il m'en parlerok, pour voir fi je trouverois des affociés qui entraffent avec moi, & qui vouluffent faire les avances. Me 1'ayant dit auffitöt, je le priai de confidérer que cela pourroit faire ma fortune , & que, pour peu qu'il voulüt parokre feconder les bonnes intentions de M. le Cardinal , je ne doutois point que je ne trouvaffe des alfo * ciés ; j'ajoutai que j'avois déja penfé que ceux qui avoient fait des Traités pour les Généralkés de Guyenne les années palfées, & qui étoient dans de grandes avances, voyant que je cherchois des aiTociés avec lefquels je ferois le  de M. de Gourville. 205 maitre, fe trouveroient bienheureux de me mettre dans leur fociété pour une portion , & de faire les avances pour moi, fur-tout me fachant fousfaproteaion. Jene me trompai pas dans ce que j'avois penfé , puifqu'en peu de jours, je fus affuré de faire réuffir mon projet. M. Fouquet, confidérant que fi M. le Cardinal n'avoit pas ces affignations , il en demanderoit fur d'autres fonds, & fur-touta caufe de la bonne volonté que M. le Cardinal paroiffoit avoir pour moi, m'aida beaucoup en tout cela & me dit que je n'avois qua prendre mes mefures avec M. le Cardinal. J'allai fur le champ me préfenter a S. E. pour lui dire que je croyois être en état de faire le Traité de Guyenne, ayant trouvé des affociés y & que je pouvois 1'affurer qu'il feroit payé trèsponauellement i il me parut que Ivj  204 Mémoires cela lui fit piaifir; il me dit qü'3 chargeroitM.deVillacerfquitenoit fes regiftres pour les Finances, de convenir avec moi; ayant donc conféré enfemble, je lui fis un billet portant promeffe de payer a 1'ordre de S. E. deux millions fept cents mille livres en quinze paiemenségaux, de mois en mois, le premier commencant au mois d'O&obre prochain , & après favoir daté & figné, M. de Villacerf le porta a M. le Cardinal, qui 1'ayantvu, s'écria, regardant M. de Villacerf, ah ! Befiia , Befiia ; M. de Villacerf étonné lui demandant ce que c'étoit, M. le Cardinal lui répondit, Gourville n'a pas mis dans fon billet valeur recue; il n'en feroit guere meilleur, lui dit M. de Villacerf: cependant jelui en feraifaire unautre. Me 1'étant venu dire, il me conta comme la chofe s'étoit paffée; (il m'en paria encore depuis 6c a d'au-  de M. de Gourville. 20? tres gens, paree qu'il avoit trouvé ia chofe fort finguliere). J'en refis un autre, oü je mis valeur recue, & le priai de dire a M. le Cardinal que je n'y avois point entendu fineffe;mais que, comme c'étoit le preniierbilletquejeufTejamaisfait, je pou vois bien n'y avoir pas obfervé toutes lesformalités. Je fusaffezheureux pour faire payer tous les mois a 1'échéance lecontenu demon billet a M.Colbert qui étoit pour lors Intendant de M. le Cardinal; il me donnoit des décharges que je remettois enfuite a mes alfociés. Ma faveur fit tant de bruit parmi les gens d'affaires, que la plupart de ceux qui avoient quelque chofe a propofer a M. le Sur - Intendant s'adreffoient a moi. M. Fouquet trouva queje m'étois bientöt ftylé„ & ii étoit bien - aifeque je lui fiffe venir de 1'argent. M. Fouquet ayant laiffé aller fon autorité a M. de Lorme, fon  zo6 Mémoires premier Commis, au point de ne regarder prefque plus ce qu'il lui faifoit figner, le rendit par-la maitre des gens d'affaires. L'Abbé Fouquet , qui n'étoit pas bien avec fon frere & qui trouvoit plus de facilité avec le Commis pour avoir de 1'argent, fe mie en tête de faire tomber M. fon frere, faute decrédit. M.Fouquet m'ayant 'parlé de cela, me dit qu'il falloit nécelfairement qu'il perdit M. de Lorme; je le priai de trouver bon que je parlaife a celui-ci avant de fe déterminer tout-a-fait. Je 1'allai trouver & lui dis que comme il m'avoit fait plaifir , j'étois bienaife de lui dire que je croyois être obligé de lui rendre, & tout de fuite je lui expofai les motifs qu'avoit M. Fouquet d'être mal fatisfait de lui j étant perfuadé qu'il étoit foutenu de M. 1'Abbé fon frere; qu'il m'avoit permis néanmoins de lui parler avant de pren-  de M. de Gourville. 207 are fes dernieres réfolutions, & que je venois Texhorcer de tout mon pouvoir a fe réconcilier de bonne foi avec M. le Sur-Intendant, 6t a faire tout de fon mieux, comme il avoit fait par le paffé. Mais M. de Lorme, qui de fon naturel étoit fort orgueilleux 6c préfomptueux , ne parut pas faire grand cas de tout ce que je lui difois ; ce qui m'obligea de lui dire en le quittant, que j'avois voulu m acquitter de 1'obligation que je lui avois; que peut-être s'appercevroit-il dans la fuite que lui Öc M. 1'Abbé Fouquet n'en étoient pas oü ils penfoient M. Fouquet fe trouvant fort en peine quand je lui eus rapporté ce qui s'étoit paffé i me demanda ce que je penfois qu'il püt faire; je lui dis que j'eftimois qu'il falloit commencer a chercher du crédit d une fomme un peu confidérabie ailleurs que chez les gens d'affaires, 6c qu a-  208 MÉMOIRES prés cela nous pourrions bien les mettre a la raifon; que je ne voyois perfonne plus propre a cela que M. cTHerval qui avoit un grand crédit. En étant convenu, j'ailai trouver M. Pellilfary qui étoit un galant homme, fort de mes amis, comme auffi lui öc fon frerel'étoient de longue main de M. d'Herval. Après avoir confié a M. Pelliffary toute 1'affaire & ce que j'avois penfé, je le^priai d'en jeter quelques propos a M. d'Herval, en lui faifant voir de quelle utilité cela lui feroit. M. d'Herval accoutumé a fourrager dans les Finances j avoit trouvé quelquefois M. de Lorme dans fon chemin; ce qui fit efpérer a M. Pelliffary & a moi que nous pourrions bien venir a bout de notre deffein. Pour y parvenir, il réfolut de nous donner a. diner le lendemain, ou fe trouverent M. Stoupe & M. de Saint-: Maurice 3 tous deux de la faction  de M. de Gourville. aop He M. d'Herval. Avant de nous féparer, M. d'Herval me donna fa parole de prêter deux millions dans le tems que nous convinmes, en lui donnant les affignations dont il me paria, avec de gros intéréts, il avancoit quatre cents mille livres comptant, & dans quelques jours encore autant. Je donnai une grande joie , dès le foir , a M. Fouquet, en lui portant cette nouvelle ; je lui dis qu'il falloit qu'il marquat fon mécontentement contre M. de Lorme , particuliérement a quelques - uns de ceux que nous croyons être plus particuliérement attachés a lui, fans pourtant leur demander aucun fecours. Le bruit s'étant répandu du mécontentement de M. Fouquet, chacun commenca a fe détacher de M. de Lorme. Comme j'avois mis un homme a fa porte pour examiner tous les gens d'affaires qui y feroient entrés, dès le  210 Mémoires lendemain, M. Fouquet ou moi leut en parlions; & avant qu'il fut trois femaines, le crédit de M. Fouquet fe rétablit fur tous ceux qui étoient les pluspuiffants. Les amis deM. de Lorme propofoient d'euxmêmes de faire des avances: les chofes vinrent bientót en tel étarj que M. d'Herval étoit en peine de favoir fi on exécuteroit ce qui avoit été arrêté avec lui par les avantages qu'il y trouvoit. Ainfi les affaires reprirent leur train ordinaire , & M. de Lorme fut difgracié. Le défordre étoit grand dans les Finances ; la banqueroute générale qui fe fit lorfque M. le Maréchal de la Meilleraye fut SurIntendant des Finances, remplit tout Paris de billets de 1'Epargne, que chacun avoit pour 1'argent qui lui étoit dü; 6c enfaifant des affaires avec le Roi, on mettoit dans les conventions que M. Fouquet  deM. de Gourville. zit renouvelleroit de ces billets pour une certaine fomme; on les achetoit communément au denier dix > mais après que M. le Sur-Intendant les avoit aiïignés fur d'autres fonds, ils étoient bons pour la fomme entiere. MM. les Tréforiers de 1'Epargne s'aviferent de faire-fi bien par leurs manigances, qu'ils ótoient la connoilfance de ce que cela étoit devenu; M. Fouquet, en rétablilïant toujours de nouveaux, ces Meffieurs s'accommodoient avec ceux qui en avoient entre les mains & les paffoient dans leurs affaires. Cela fit beaucoup de perfonnes extrêmement riches: cependant parmi ce grand défordre le Roi ne manquoit point d'argent, & ayant tous ces exemples devant moi, j'en pro» fitai beaucoup. Je reviens a M. 1'Abbé Fouquet qui fut outré de voir chaffer M. de Lorme, & croyant bien  212 Mémoires que cavoit été par mon favoir faire, il jura ma perte d'une facon cü d'autre ; ce qui fit peur a beaucoup de mes amis, paree qu'il entretenoit a fes dépens cinquante ou foixante perfonnes, la plupart gens de fac 6c de corde, qui lui fervoient d'efpions 6c le faifoient craindre; mais je me mis en tête de n'avoir point de peur. II n'oublia rien alors pour fe raccommoder avec M. fon frere a toutes conditions, penfant par-la me faire plus de mal qu'il n'avoit pu me faire peur, II s'efforca de donner de la jaloufie a M. Fouquet fur mon chapitre en toutes facons; je m'appercevois que cela faifoit quelquefois impreffion ; mais fans m'arrêter a beaucoup de particularités, je veux rapporter ici un tour de fon métier. II machina toute une hiftoire : pour y faire donner plus de croyance, il ia fit tenir a M. le Sur-In-  de M. de Gourville. 215 tendant comme une révélatlon dun Confeifeur, confentie néanmoins par le Pénitent. Ayant fait choix pour cela d'un Jéfuite qu'il crut être bien-aife de faire fa cour, il envoyaunede fesbonnesgens qui feignit de fe confeffer a lui & qui a la fin de fa prétendue confefiion , le pria de vouloir bien 1'éclaircir fur un cas de confeience : il lui dit qu'étant venu un jour pour me parler , & étant entré dans ma chambre comme je venois de fortir, il eut peur, m'ayant entendu revenir, que je ne fuffe faché de le trouver la, & qu'étant prés d'une alcove j il s'étoit caché derrière le rideau, qu'étant entré avec moi un autre homme, eet homme avoit dit qu'il feroit bien-aife de me parler en fecret, & que je fermaffe ma porte; qu'il avoit débuté par me dire qu'il y avoit une grande cabale qui avoit juré la perte de M. Fouquet d'une facon ou d'au>  214 MÉMOIRES tre, 6c qu'il étoit chargé des'informer fi je voulois y entrer, fachant que depuis quelque tems M. Fouquet n'avoit plus la même confiance en moi , 6c qu'ayant baiffé fa voix , il m'avoit parlé quelque tems fans qu'il eut^écé poffible a cette bonne ame d'entendre que quelques mots entrecoupés , dont il n'avoit pu tirer autre chofe, fmon qu'il falloit que ce fut quelque affaire bien confidérable, qu'il lui avoit paru cependant que je n'y étois point entré. Le bon Jéfuite, après 1'avoir entenduöcqueftionné, lui ditqu'ii croyoit qu'en eonfeience Ü ét°lC obligé de faire favoir a M. Fouqueflepéril ou ii étoit; 6c celui-ci qui s'y étoit bien attendu, lui répondit qu'il ne favoit comment s'y prendre 6c qu 'il le prioit de vouloir bien s'en charger ; il lui déclara fa demeure au cas qu'on eut befoin de lui Pour quelque éciairciffe»  de M. de Gourville. 21 ? ment. Le Fere ne perdit pas de tems a faire favoir a M. Fouquet ce qu'il avoit appris, & ayant fu par lui la demeure du Pénitent, il le pria de 1'aller trouver & de 1'amener chez lui, pour 1'interroger eu fa préfence, lui marquant une certaine heure pour cela. Le dróle s'étant bien fouvenu de ce qu'il avoit dit au Jéfuite, parut le conter trcs-naïvement a M. le Sur-ïntendant qui lui demanda s'il avoit vu eet homme-la ; il lui dit qu'il n'avoit pu le voir que fort peu, mais que s'il fe préfentoit devant lui^ il pourroit le reconnoïtre. M, leSurIntendant auffi-tót fit appeiler Vatel fon Maitre-d'Hótel, homme de confiance, pour lui dire ce qui venoit d'arriver 3 & pour voir avec eet homme comment on pourroit faire pour connoitre la perfonne dont il étoit queftion. Apparemment qu'ayant rendu compte de tout cela a fon bon Abbé, ce-  2ï6 MÉMOIRES lui-ci dit qu'il falloit aller avec le Maitre-d'Hotel au Louvre , pour voir les gens comme ils y arrivoient. L'ayant donc donné au fieur Vatel pour le mener avec lui 6c voir s'il le pourroit connoitre, ils y allerent trois jours de fuite, 6c ayant vu venir M. de la Rochefoucault qui avoit un baton a la main, il tui dit que c'étoit f homme qu'il avoit vu avec moi dans ma maifon , qu'il fe fouvenoit qiu'en me parlant il avoit laiffé tomber fon baton, que je lui avois ramaffé; ce que le Maitre-d'Hótel rapporta a M. Fouquet. II ajouta que quoiqu'ii ne put point deviner ce que ce pouvoit être, il trouvoit étrange que je ne 1'eulfe ( point averti de ce que j'avois fu. J'appris tout cela, long-tems après, du fieur Vatel que je trouvai en Angleterre pendant qu'on infiruifoit le procés de M. Fouquet, 6c m etant fait dire dans quel tems cela étoit  de M. de Gourville. 217 eroit arrivé , je rappellai dans ma memoire qua-peu prés au tems qu-il me citoit, M. Fouquet ma voit paru plus réfervé, & que lu ayant parlé d'une anaire de M. de laRochefoucaultjilme rebutafort en me difant qu'il favoit bien que M. de la Rochefoucault n'étoit pas de fes amis; mais il ne voulut jamais s'ouvrir a moi davantage fur cela. Auffi-tót que je me trouvai en argent comptant, je fongeai a traiter des anciennes dettes de la maifon de la Pvochefoucault. J'obtenois des remifes que je mettois au profit de M. de la Rochefoucault. Enfin m'étant trouvé affez w6n dAans mss affaires quand M. Chatelain voulut vendre fa Charge de Secretaire du Confeil, ] en fis le prix a onze eens mille livres^ & en très-peu de jours, s'il m'eft permis de le dire, il fè trouva des gens en grand nombre lome /. K.  218 Mémoires qui spffrirent a me prêter pour en faire le paiement , jufqu'a fept eens 6c tant de mille livres. Avant de conclure, ) 'allai en demander la permiflion a M. le Cardinal: il me témoigna qu'il en avoit de la joie, qu'il fe favoit bon gré de m'avoir mis en fi bon chemin j qu'il voyoit avec plaifir que j'en tivois profité. II me demanda en riant jufqu'oü je poufTois mon ambition; je lui dis que, fous fon bon plaifir , s'il fe trouvoit quelque Charge de Tréforier de 1'Epargne a vendre, ce feroit Ia que ;e voudrois me borner : il me dit que je ne penfois pas trop mal, 6c que, fi 1'occafion s'en préfentoit, il m'y ferviroit volontiers. Le Roi étant allé en Provence 6c M. le Cardinal étant a SaintJean-de-Luz, oü il avoit bien avancé le Traité de paix, M. Fouquet fe mit en chemin pour aller joindre la Cour; 6c comme j'étois  de Mï de Gourville. 219 aloft affez bien avec lui, il defira que je laccompagnaffe. Le lencemam que nous fümes arrivé* a Bordeaux, il m'envoya chercher en toute diligence pour rne monter un grand projet que M. Colbert envoyoit k M. le Cardinal pour le rétabliffement des Finances qui étoient en grand défordre W projetoit une Chambre de Juftice, & par conféquent la perte de Af fouquet; cette Chambre devoitêtrecompofée des Membres de tous les Pariemens, ilen fai" toit M. Talon , Procureur Géné; ral, enfin de la maniere qu'eile fut établie, quand M. Fouquet tut arrêté. Après me l'avoir lu il me dit qu'il falloit qu'il remitinoeffamment ce papier entre les mains de celui qui 1'avoit apporté & qu'il vouloit cependant en garderune copie; 'dit mit entre lui & moi; nous le copiames, lui K ij  220 Mémoires une page , & moi 1'autre, ainfi jufqu'a la fin. Je ne faurois m'empêcher de faire ici une petite digreffion, pour marquer que eette copie , après que M. Fouquet fut fait prifonnier, ayant été trouvée parmi fes papiers, lui fauva la vie, paree qu'auffi-tót qu'il fut arrivé a Nantes, on nomma douze Commiffaires pour lui faire fon procés , tous, ce me femble, Maïtres des Reemêtes, avec M. le Chancelier, MM. Puffort, Hottman & Pelot, tous trois parens & dans une dépendance abfolue de M. Colbert, étoient du nombre ; la plupart des autres étoient Intendans de Provinces, ou afpirans a le devenir. Le projet qui s'étoit trouvé derrière un miroir, dans un cabinet & qui fit tant de bruit alors, que 1'on difoit que fon intention avoit été d'exciter une guerre civile, tout cela joint a la  DE M. DE GoilRVlLLÈ. 221 cónnoiffance que tout le monde avoit de 1'extrême diffipation des Finances, faifoit jugef par avance que M. Fouquet feroit condamné. L'enlévement de fes papiers fans aucune formalité, qui depuis fut d'un grand poids en fa faveur „ n'auroit peut - être pas été relevé devant les CommifTaires; mais ia copie dont je viensde parler ayant été trouvée dans ce même cabinet, M. Colbert voulut faire conno'itre au Roi qu'il avoit penfé au remede qu'on auroit dü apporter, il y avoit déja du tems, a cette grande diffipation des Finances; mais que c'étoit la faute de M. le Cardinal de n'avoir pas écouté fon projet. II fit faire une nouvelle Commiffionentiérementconforme ace qu'il avoit penfé alors& en compofa la Chambre de Juftice, comme elle fut établie. Un de ceux qui avoit été nommé pour Commiffaire, & que jepuis dire homKiij  222 Mémoires rhe d-Tionneur, auffi-töt qu'il eut fu qu'il ne feroit point des Ju ges de M. Fouquet, me témoigna une extreme joie de ce changement & me dit en ces propres termes: « Vous favez mieux que perfonne » les obligations que je lui ai,mais » je craignois extrêmement de » ne pouvoir pas opiner en fa fa» veur ». Je reviens a la peine que ce projet avoit fait a M. Fouquet; après qu'il m'en eut parlé, je cortvins que c'étoit une chofe facheufe , mais qu'il me pa'ffoit dans 1'efprit qu'on s'en pourroit fervir, en le faifant regarder a M. le Cardinal comme un effet de 1'ambition de M. Colbert, Je lui propofai de trouver un prétexte pour m'envoyer a Saint-Jean-de-Luz , que je ne défefpérois pas de me fervir de la connoilfance que j'avois de ce mémoire, pour lui ren.dre de bons offices auprès deS. E,  BE M. DE GöÜRVÏLLË. zSj En effet j'y allai, & je fus encore plus heureux que je n'avois ofé 1 efpérer. Dans une feconde converfacion que j'eus avec M. le Cardinal, jelui dis qu'il couroit des bruits dans Paris qu'il fe faifoit une furieufe cabale contre M. le Sur-Intendant, que cela étoit capable de ie décréditer , & j'ajoutai que je n'étois pas furpris qu'on cherchat a le ruiner , fon pofte etant fi fort a defirer, que pour peu quequelquun fèflattat del'efpérance d'y parvenir, il n'y avoit point de démarches auxquelles il ne fe parcat pour y réuffir, ( cette penfée m'étoit venue par les chemins, en réfléchiffant fur tout ce que je pourrois dire aM. le Cardinal ; elle me plut fi fort, que je la mis par écrit 3 pour m'en mieux reffouvenir, trouvant que par-la je défignois bien M. Colbert, fans le nommer ); j'ajoutai qu'il étoit a craindi equeles bruitsqui s'en répanK iv  224 Mémoires droient, n'empêchaffent M. Fouquet de trouver de 1'argent, dont on avoit grand befoin; que s'il jugeoit a propos de lui faire un bon aecueil quand il le verroit, cela feroit un bon effet. II ne s'ouvrit de rien a moi, mais il me parut que ce que je lui avois dit, lui avoit fait quelque imprelfion. M. le Cardinal étant venu avec le Roi a Touloufe , ou étoit M. Fouquet} il ie recut affez bien d'abord; mais foit qu'il ent gouté la propofition qu'on lui avoit faite, ou qu'on eut encore écrit quelque chofe dans ce même deffein , M. Fouquet étant fur le point de retourner a Paris, il lui ordonna de ne faire aucune ferme ni traité, fans lui en mander les conditions par un courier, pour voir s'il les agréeroit. M. Fouquet fe fouvenant de ce qu'il avoit vu a Bordeaux , fe trouva dans un fi grand étonnement, que cette fois-la il fe  de M. de Gourville. 22$ crut perdu. II m'envoya chercher en toute diligence, &1 ayant trouvé fe promenant a grands pas dans une chambre oü il étoit avec M. de Brancas qui étoit dans la confidence^par 1'amitié qu'il avoit avec Madame du Pleflis-Belliere,il me conta le difcours que lui avoit fait M. le Cardinal, ajoutant qu'il voyoit bien a cette fois qu'il n'y avoit plus de reffources pour lui, & qu'il ne doutoit pas que M. de Villacerf, dont S. E. fe fervoit pour tout ce qui regardoit les affaires des Finances , proche parent de M. le Tellier & de M. Colbert „ ne fut celui qu'ils envployoient pour 1'aigrir contre lui; & M. de Brancas m'ayant dit triftement, voila qui eft bien mauvais, Auffi-tót que j'eus fait un moment de réflexion, je dis : ii me femble que M. le Cardinal fe met par-la dans un étrange embarrar ; je m'en vais hafarder de lui parler. Etant K v  226 MÉMOIRES donc allé a fon logis, après avoir éié introduit dans fa chambre, je le priai de mepardonner la liberté que j'allois prendre, de ne pas regarder fi ce pouvoit être dans lavue de faire plaifir a M. le Sur-Xntencant,maisde confidérer fi ce que je voulois lui dire pouvoit lui être bon & au fervice du Roi, & qu'après qu'il auroit eu la bonté d'écouter ce que j'avois penfé lui devoir dire , je n'attendois aucune réponfe de. fa part, me remettant aux réflexions que je croyois qu'il jugeroit a propos d'y faire. Je commencai mon difcours par lui repréfenter que M. Fouquet m'avoit conté ce que S. E. venoit de lui dire & qu'il m'avoit paru dans une grande défolation ; .qu'après avoir fait réflexion fur les ordres qu'eile lui avoit donnés, j'avois penfé que dans quelques fentimens que fut S. E. fur fon cl.apitre, je croyois qu'il y avoit  de M. de Gourville. 527 töute autre chofe a faire; paree que dans l'affiiétion oü étoit M. Fouquet, le nombre de fes amisa qui il conteroit fa difgrace, en feroit affez courir le bruit, qui ie devancant a Paris, le mettroit hors d'état a fon arrivée de trouver aucun des fecours dont S. E. faroit bien que le Roiavoit befoin ; que je croyois qu'un parti tout contraire devoit plutót être du goüt de S. E. quand même elle feroit prévenue contre M. le Sur-Intendant, ( ce que je n'ofois approfondir); que fi elle vouloit le bien traiter publiquement & le renvoyer a Paris, avec fefpérance d'un plus grand crédit qu'il n'avoit eu jufqu'a préfent, il trouveroit tout Pargent qu'il voudroit; qu'il me fembloit que les dépenfes de la guerre & toutes celles que je croyois que S.E. voudroit mettre fous fa difpofition, fe montoient a vingt-huit millions , comme elle m'avoit fait Phonneur Kvj  228 MÉMOIRES de me dire en queiqu'autre occafion , qu'eile en pourroit demander trente, convenir du tems du paiement 6t lui lailïer a payer les charges ordinaires & les autres dépenfes qui pourroient furvenir. Je fuis perfuadé, lui dis-je, que quand V. E. arrivera a Paris , elle trouvera que 1'argent fera commun a l'Epargne,&qu'eile fera en 'état de difpofer librement des fonds qu'eile aura réferves a fa difpofition; que fi elle s'entrouve bien, en ce cas-la elle lailfera fubfiller M. le Sur-Intendant, en 1'accréditant toujours de plus en plus, jufqu'au jour qu'eile en voudra mettre un autre. Et foit que devant ou après l'avoir óté,elle voulut faire une Chambre de Juftice, S. E. y trouvera beaucoup de facilité, puifque la plupart des gens d'affaires fe trouvant en avances pour moins d'autant qu'ils ont de bien, ils feront a la difcrétion de  de M. de Gourville. 22? V. E. pour ne leur en laifferque ce qu'eile jugera a propos. Et je finis la mon difcours. De la maniere dont S. E. m'avoit entendu parler fans m'interrompre, je ne doutai pas que ce que je lui avois dit ne lui eüt fait impreffion; j'y ajoutai que M. de Villacerf, a caufe de 1'alliance qu'il avoit avec M. le Tellier, n'étoit pas des amis de M. Fouquet, que fi le poftequ'il occupoic auprès de S. E. étoit donnéa quelqu'autre a fon choix, cela pourroit encore faire un bon effet pour 1'augmentation du créditdeMFouquet. Auffi-tót je fongeai a entretenir S. E. de quelqu'autre chofe. J'avois alors un champ libre fur le retour de M. le Prince, paree que M. le Cardinal m'en parloit fort fouvent, & fur-tout dans ie voyage que j'avois fait a Saint-Jeande - Luz , lorfqu'on étoit fur le point de conclure la paix.  s^o Mémoires Après cela je fus rendre compte a M. Fouquet de ce que j'avois cru devoir dire, dans la conjondure préfente, a M. Ie Cardinal, & que j'ofois me flatter que les raifons que je lui avois données > étoient fi bonnes, que je ne doutois pas que le lendemain il ne le trouvat extrêmement changé; que fi par hafard il convenoit de déplacer M, de Villacerf, je tacherois de m'introduire dans ce pofte , s'il l'avoit agréable. Je ne fais ce qui lui paffa pour lors dans 1'efprit, car il me dit que fi cela arrivoit, il voudroit pouvoir y placer 1'Epine qui étoit un homme que lui avoit donné M. Chanut, & qui véritablement étoit un bon garcon ; je lui répondis ingénuement que je croyois qu'il feroit bien, ce qui furprit grandement M. de Brancas qui étoit encore ia. M. Fouquet étant forti pour un moment, M. de Brancas me dit  de M. de Gourville. 251 qu'il ne croyoit pas qu'il y eut perfonne au monde capable de faire & de dire ce qu'il venoit d'entendre; je lui dis que je ne doutois point que le fervice que je venois de rendre aM. Fouquet , ne me fit tort auprès de lui dans la fuite. Un petit moment de colere caufé par la réponfe qu'il m'avoit faite , m'y fit ajouter que fi cela étoit, ce pourroit être tant pis pour lui. M. de Brancas étoit affez de mes amis, paree que de tems en tems je lui donnois de 1'argent de la part de M. Fouquet, & a bien d'autres auffi. Lelendemain M. Fouquet ayant été voir M. le Cardinal, S. E. lui dit qu'eile avoit fait réi fiexion fur ce qui s'étoit paffé la veille , qu'eile étoit réfolue de prendre encore une véritable confiance en lui, qu'il falloit qu'il s'en retournat a Paris, & que quand elle y feroit de retour, ils ver-  232 Mémoires roient enfemble les fonds qui de* meureroient a fa difpofition, qu'il lui feroit fournir des décharge* a mefure qu'il les feroit recevoir, cependant qu'il pourroit faire a Paris tout ce qu'il jugeroit a propos pour le fervice du Roi. M. 1'Abbé Fouquet étant pour lors a Touloufe & sétajit mis un peu mieux avec fon frere, le pria de nous mettre tous deux en bonne intelligence. M. Fouquet me 1'ayant dit, je le fus trouver auffitót & lui dis que toutce qui s'étoit paffe entre nous dans ces derniers tems , ne m'avoit pas fait oublier le plaifir qu'il m'avoit fait, en contribuant a me faire fortir de la Baftille , quoique ceut été i la priere de M. fon frere; que j'avois recu avec joie 1'ordre qu'il m'avoit donné de le voir, que je ferois toutce qui dépendroit de moi pour mériter fes bonnes graces & fon amitié. Cela m'attira beaucoup de  de M. de Gourville. 253 proteffations de fa part; ce qui fit que depuis nous nous vimes fouvent & parumes en bonne intelligence, dont on fut affez furpris dans le monde. Un courier qui s'en alloit en pofte, ayant attrape* M. Fouquet, lui dit que nous paroiffions de bonne intelligence, & qu'on nous voyoit fouvent enfemble; ii m'envoya un homme fur le champ , par lequel il me manda ce qu'il avoit appris, me priant de ne me pas trop ouvrir a fon frere; je ne lui témoignai rien de ce nouvel ordre, devant partir bi en tót pour aller a Paris, ou j'arrivai peu de tems après. M. le SunIntendant qui me marqua beaucoup d'amitié & de confiance, me chargea de groffes affaires, fous le nom de gens que je nommois, pour avoir lieu de diftribuer beaucoup dargent de fa part, fans que perfonne en eüt connoiffance ; j'allai loger dans une maifon que  234 Mémoires Madame du Pieffis - Guenegaulc m'avoit fait batir dans une place appartenante a M« du Pieffis, tout devant 1'Hótel de Nevers qui leurappartenoit auffi alors; elle me la fit meubler , c'eft aujourd'hui 1'Hötel de Sillery. Le peu de féjour que je fis a Paris nelaiffapas de m'être d'une grande utilité. M. Fouquet me dépêcha pour aller rendre compte a. M. ie Cardinal de tout ce qui s'étoit paffé. Je m'embarquai fur le Rhóne a Lyon; étant abordé a Thein , village de üauphiné, a trois lieues de Valence, j'appris que M. le Prince y dinoit} revenant delaCour, pour la première fois, depuis fon retour en France. Je mis pied a terre pour avoir Pbonneur de lui faire la révérence ; ii me témoigna une grande joie de me voir , & ayant fait fortir ceux qui étoient avec lui, il me remercia d'un plaifir que j'avois  de M. de Gourville. 23 f fait a M. de Fontenay, fur un billet qu'il m'avoit écrit en fa faveur. II fe mit a me conter tout ce qui s étoit paffé pendant le petit féjour qu'il avoit fait auprès du Roi, êc fur-tout entre lui & M. le Cardinal. La converfation fut rompue par M. de Polaftron , que M. le Maréchal de la Ferté envoyoit a la Cour, fur la mort de M. le Duc d'Orléans; cette nouvelle 1'ayant furpris, il s'informa de beaucoup de particularités; mais ayant été averti que fes chevaux étoient au carroffe pour aller couchera Vienne , il me dit que je lui ferois un grand plaifir, fi je pouvois Fy fuivre : ce que je fis. Après m'avoir beaucoup parlé de tout ce qui le regardoit, il me dit qu'il me découvroit fes feminiens comme a un homme auquel il fe confioit entiérement, ainfi qu'il avoit fait autrefois. Après 1'en avoir remercié & affuré que je lui ferois aufli  aj6 Mé m o irës fidele que je 1'avois été, il me démanda fi je croyois que je puffe entrer en converfation avec M. le Cardinal fur cette rencontre; je lui répondis qu'il fuffiroit de lui faire dire par quelqu'un que j'avois eu 1'honneur de voir S. A pouf lui donner la curiofité de m'entendre. II me demanda en riant: eh bien ! que lui direz-vous ? Je lui repliquai ce que V. A. m'a dit qui pourra lui faire plaifir & tout ce qu'eile auroit pu me dire , fi elle avoit eu du tems pour y réfléchir, comme j'en ai jufqu'a mon arrivée a Toulon, pour cimenter 1'amitié qu'il me difoit être commencée entre lui & M. le Cardinal: il rnembraffa fort & me dit que je lui avois fait un grand plaifir de l'avoir recherché comme j'avois fait. M'étant embarqué je me rendis a la Cour, ou je dis a M. le Maréchal de Grammont le bonheur que j'avois eu de faire la ré-  de M. de Gourville. 237 vérence a M. le Prince, & 1'honneur qu'il m'avoit fait de me parler avec la même confiance qu'il avoit eueautrefois. M. le Cardinal fe difpofa a m'en parler, & a me faire conter tout ce que M. le Prince m'avoit dit; en effet il ne manqua pas de m'en faire la queftion : je lui re'pondis que M. le Prince avoit commence' par me faire fouvenir de la répugnance qu'il avoit eue a fe fdparer de la Cour, qu'il avoit fu bien mauvais gré depuis a tous ceux qui 1'avoient pouffé a entrer dans Je méchant parti qu'il at oit pris, qu'il fe propofoit deux chofes qui feroient toute fon application a 1'avenir: la première, de n'oublier rien pour obiiger M. le Cardinal a être de fes amis, comme il lui avoit promis 5 la feconde, qu'il fe don neroit pour exemple a M. le Duc d'Enguyen, pour lui faire comprendre que les perfonnes de leur  238 Mémoires naiffance ne devoient jamais feféparer des intéréts du Roi; quJii tacheroit de lui óter 1'impreffion que lui auroit pu faire fa conduite paifée, 6c que fouvent il lui parieroit de ce qu'il avoit fouffert avec les Efpagnols 6c de la mifere oü il avoit été quelquefois ; qu'il fe fentoit fort obligéa S. E. du bon traitement qu'il avoit recu du Roi, après tout ce qui s'étoit paffé, 6c des affurances qu'il lui avoit données de fon amitié.De tems en tems je tenois d'autres petits difcours qui tendoient a fomenter leur bonne intelligence. Je me perfuadai que cela lui avoit fait quelque impreffion ; en effet j'appris par M. le Maréchal de Grammont qu'il avoit été fort content de la converfation qu'il avoit eue avec moi, lui en ayant dit même une partie; il en paria aulfi a M.. le Maréchal de Villeroidans le même fens , 6c ajouta qu'après ce que je  de M. de Gourville. lui avois rapporté, il ne doutoit pas que 1'amitié que M. Ie Prince & lui s'étoient promife , ne füt de longue durée. M. le Cardinal me parut auffi très-content de ce que je luj avois rapporté de la conduite de M. Fouquet. Peu de tems après jeretournai a Paris, oü M le Prince me fit Fhonneur de me dire que M. Ie Maréchal de Grammont lui avoit mandé que M. le Cardinal s'étoitfort réjoui de tout ce que je lui avois dit de ma converfation avec S. A, dontil me remercia fort; il prenoic plaifir a men faire conter tout le détail. >5 Le Roi étant revenu a Paris , j'allois faire ma cour de tems en tems a S. E. Tout le monde s'appercevoit qu'eile me regardoit de bon Geil. On jouoit alors un jeu prodigieux ordinairement au trente & quarante. M, de Vardes savifa unjour de me venir prier  94o Mémoires de lui prêter quatre eens pifloles. Après lui avoir dit que je le voulois de tout mon cceur, je chargeai un de mes gens de les aller prendre d'un Commis pour les lui porter. II me dit que c'étoit comme fi je les lui avois données; qu'il me demandoit de lui donner a diner, s'il y avoit moyen, avec MM. d'Herval & de la Baziniere, avec lefquels il avoit grande envie de jouer , a condition que je jouerois avec eux cette fomme, au hafard de la perdre. Le jour étant venu, Paprès-diné , je propofai a ces Meffieurs de jouer au trente & quarante ; que n'y ayant jamais joué, je ferois bien-aife de 1'apprendre : je gagnai pour la première fois fept a buit eens piftolis. Peu de tems après, M. le Sur-Intendant étant a Saint-Mandé , propofa a M. d'Herval & a d'autres gens de jouer. M. d'Herval ayant dit a M. Fouquet que j'étois  de M. de Gourville. 241' jétois joueur & qu'il avoit joué avec moi, il me dit qu'il falloit que je fuffe de la partie; je gagnai dix-fept cents piftoles: j'en donnai cent aux cartes, ne fachant pas trop bien comment il en falloit ufer en ces occafions. On jouoit prefque tous les jours chez Madame Fouquet affez gros jeu : Madame de Launay-Grancé , depuis Marquife de Pienne, y jouoit crdinairement avec d'autres Dames & quelquefois auffi des Meffieurs ; j'étois de ces jeux toutes les fois que je m'y rencontrois, M. le Comte d'Avaux s'y étant trouvé une fois , fe mit au jeu; & comme je me fentois heureux, je jouois un gros jeu, fur-tout quand jegagnois.M.d'Avaux.alafin de la féance, me devoit du-huk mille livres : ces jeux-la fe jouoient fans avoir de 1'argent fur table , mais, a la fin du jeu, 011 apportok une écritoire : chacun écrivoit fur une, Tomé /. ^  "24* Mémoires carte ce qu'il devoit a 1'autre, & ett envoyant cette carte, on apportok 1'argent. M. d'Avaux me donna fa carte,&me vint prier le lendemain de vouloir bien faire une conftitution de la fomme qu'il me devok; ce que je fis voiontiers. On jouoit auffi fort fouvent des bijoux de conféquence, des points deVenife de grand prix , & autant que je m'en puis fouvenir, on jouok auffi des rabats pour foixante - dix ou quatre-vingt piftoles chacun. Un jour.M. Fouquet voulant faire une partie de grands joueurs, pria M. de Ricouart de lui donner a diner dans une maifon qu'il avoit prés de Paris. M. d'Herval étoit toujours le premier prié aux parties du jeu $ c'étoit 1'homme du monde le plus malheureux au jeiu M. de la Baziniere , attaqué a? peu-près de la même maladie, y étoit auffi. Je ne me fouviens pas bien des autres a&eurs ? ü ce n efj;  de M. de Gourville. 245? dans le deffein de mettre 1'argent qu'il en retireroit dans le chateau de^ Vincennes, öc a la feule difpofition du Roi, penfant par-la faire voir a Sa Majefté combien il preiioit de confiance en fes bonnes graces. II me dit un jour 1'envie qu'il avoit d'en traiter, fans pourtant me dire ce qu'il vouloit faire de 1'argent. Je lui donnai avis que M. de Fieubet poufroit bien 1'acheter , paree qu'ayant eu deffein d'en avoir une de Secretaire d'Etat ou de Préfident a Mortier, dont il avoit voulu payer jufqu'a feize cents mille livres, il n'avoit pu y parvenir & que s'il vouloit m'en fixer le prix, peut-être pourrois-je bien lui faire fon affaire. II me dit de 1'ailer trouver & que s'il en vouloit donner treize cents mille livres, je pourrois conclure avec lui; mais que s'il n'en offroit que douze cents mille livres, je vinffe lui en rendre compte. J'ai-  &So Mémoires !ai donc trouver M. de Fieubet t fa maifon de campagne : il étoit pour lors bien de mes amis & nous vivions darts une grande confiance. Je lui expöfai la chofe telle que je viensde la dire; jelui confeillai en même tems d'en donner plutót quatorze cents mille livres} que de lailfer perdre cette occafion qu'il ne trouveroit peut-être plus, puifque quand M. Fouquet auroit déclaré vouloir la vendre, il vieridroit peut-être des gens a la traverfe, qui feroient des offres plus confidérables. II me dit qu'il goütöit fort mes raifons qu'il vouloit bien tout Ce que je lui pröpofois. Alors les paroles étant données, je crus avoir bienfait ma cour a M. le Sur-Intendant; mais le lendemain étant venu coücher a Paris, dans le deffein de m'en retourner a Fontainebleau, on vint m'éveiller a environ une heute après minuit, pour me dire  DE M. DE GoURVILIE. 2~6t que Madame du Pieffis-Beliiere me prioit d'être a fix heures du matin chez elle. Je repaffai dans mon efprit ce que ce pouvoit être, il me vint en penfée que cela pourroit regarder quelque changement fur les ordres que M. Fouquet m'avoit donnés pour la vente de fa Charge , & je me réfolus de lui dire en entrant dans fa chambre, comme je fis avant qu'eile m'eüt parlé : Madame, fi ce que vous voulez me dire regarde la Charge de ProcureurGénéral, je dois vous dire par avance qu'eile eft vendue cent mille livres de plus que ce que M. Fouquet m'avoit permis de la vendre; elle s'écria , ah ! mon Dieu ! voüa un grand malheur. Ayant voulu lui raconrer de quelle maniere M. Fouquet m'avoit donné fes ordres, elle me dit qu'eile le favoit bien, mais que peu après mon départ, M. de Boifleve $j*>  2 pofés d'unCuifmier, d'unMaitred'Hótel qui jouoit de la baffe, d'un Officier qui me fervoit auffi de Valet-de-Chambre, & de deux Laquais; ils jouoient tous trois du violon, car c'en étoit la mode alors. J'enroyai en même tems un fervice de vaiffelle d'argent que j'avois. J'arrivai a la Rochefoucault ou je fus très-bien recu. Deux jours après, j'allai a Limoges voir Madame Fouquet; je lui portai de 1'argent, dont je favois qu'eile avoit grand befoin. Etant revenu-, je trouvaiM. de la Rochefoucault qui fe difpofoit a aller a Paris, fur 1'avis que jelui avois donné de la part de M, le Tellier, de fa  de M. de Gourville. 28 ï promotion a 1'Ordre du SaintEfprit. Comme il mettoit en délibération s'il fe déferoit de fon équipage de chaife, qui étoit fort bon , je lui dis que, comme apparemment il feroit bien-aife de le retrouver a fon retour, s'il vouloit , je m'accommoderois avec celui qui en avoit foin 3 & lui paierois moitié de la dépenfe ; ce qui fit grand plaifir a celui-ci, paree que je lui payois ma portion par mois & par avance. J'étois bien-aife de me donner cette occupation , paree que j'aurois eu bien de la peine a paffer ma vie fans avoir quelque chofe a faire. M'étant ainfi établi , je paffois les jours affez doucement; je mangeois ordinairement a la table de M. de la Rochefoucault, avec Madame la Princeffe de Marfillac & Mefdemoifelles de la Rochefoucault ; je leur donnois fouvent des repas, nous faifions de petites  Mé MOIÊÈS parties de promenades ou de' chaffe, Quelque tems après que M. de la Rochefoucault fut arrivé a la Cour, il me manda que les chofes s'aigriffoient contre les gens qui avoient été" attachés a M. Fouquet, paree que 1'on commencoit a s'appercevoir que fon procés ne finiroit pas fl-tót que 1'on avoit cru. J'avois eu la précaution en donnant a M. Colbert les cinq cents mille livres qu'il m'avoit demandées, de faire partir un eourier pour la Guyenne, avec ordre aux Commis de me faire voiturer a la Rochefoucault 1'argent qu'ils auroient en caifle, efpérant par la remplacer ce que j'avois avancé en partant de la Cour; effeétive^ ment je recus bientót cent mille livres; mais il me fut impolfible d'en tirer davantage, paree qu'on donna tin Arrêt qui défendoit a ceux qui faifoient les recettes en  de Mi de Gourville. 2#j Guyenne, de payer a d'autresqu'au fieur Tabouret de la Builliere, fbus le nom duquel j'avois mis le T aité de Guyenne, & dans lequei je lui avois donné une fort petite part; ainfi je n'en recus pas davantagede ce cöté-la, mais j'avois envoyé en Dauphiné un homme qui m'en apporta autant, de forte que cela joint a la petite provifion que j'avois fake avant que M. Fouquet fut arrêté , compofoit une fomme affez cönfidérable. J'appris en ce tems - la que M. Beider, qui étoit tout-a-fait en faveur s avoit une commidion pour faire ma Charge, ce qui me déplut grandement; comme je le connoiffois fort, je crus bien qu'il feroit fon poffible pour en jouir le plus qu'il pourroit. J'appris bientót auffi qu'on avoit arrêté celui fous le nom duquel je faifois mes affaires, entr'autres les traités de la Généralité de Guyenne de  284 M É* M O I R È S mü fix cent foixante, & toutëé les décharges pour retirer les promefles qu'il avoit mifes a 1'Epargne , ce qui paroiffoit par le pro-4 cès-verbal qui en avoit été fait, mais qui ne fe font pas trouvées depuis. J'appris encore qu'on faifoit beaucoup de diligence pour découvrir les effets que je pouvois avoir. On mit enfuite lm Exemt du Prévót de flfle en garnifon dans ma maifon, on me manda qu'il buvoit &'faifoit boire quatre pieces de vin choifi de 1'hermitage que j'avois fait mettre dans ma cave, ce qui ne me fit pas de plaifir. Lorfque les couriers arrivoient j'avois toujours de mauvaifes nouvelles , je me levois fort matin & faifois mes réponfes après; cependant on ne s'appercevoit point que cela eut fait aucune impreffion fur moi: effectivement je me repréfentois ce que j'étois avant ma fortune 6c  de M. de Gourville. aSf 1'état oü je me voyois encore. Je trouvois de fi grandes reffources en moi-même pour me confoler f que tous ceux qui me connoiffoient en étoient furpris. Madame la Marquife de Sillery étant venue a la Rochefoucault avec Mefdemoifelles fes filles, la bonne compagnie fut de beaucoup augmentée; tous les foirs nous danfions au fon de mes violons. A la vérité je ne me fouvenois pas trop bien de la courante , que j'apprenois quand on vint me prendre pour me conduire a la Baftille, outre que je n'avois pas grande difpofition a Ja danfe , étant devenu fort gros depuis cetems-la; mais je prenois un grand plaifir a la chaffe du cerf queje courois affez fouvent, auffibien quJa celle du lievre, oü les Dames venoient dans deux carroffe s. Vers le mois de Juin M. le Marquis de Yardes me pria de)  '2$^ Mémoires faire un tour a Paris fouhaitant extrêmement de me parler ; je m'y rendis aulfi-tot. II me mit en la garde d'un vieux Phiiofophe nommé Neuré , fans lui dire qui j'étois: eet homme avoit pris une petite ferme en-deca de Seve , oü M, de Vardes me vint voir auiTi-tót que je fus arrivé. II me conta la liaifon d'amitié qu'il avoit faite avec M. le Comte de Guiche, Ja belle lettre qu'ils avoient écrite & fait porter par un de mes gens, (comme s'il arrivoit d'Efpagne) a la Signora Molina , première Femme.de Chambre de la Reine, & qui avoit beaucoup de crédit fur fon efprit; mais que celleci 1'avoit donnée au Roi ce qui faifoit un grand vacarme; je lui dis qu'il m'auroit fait plaifir de me faire venir avant d'écrire cette lettre, paree que je 1'en aurois bien empêché ; il avoit beaucoup d"ef jprk & dlmaginatign, mais il ayoit  de M. de Gourville. 287 befoin d'êrre conduit; ie bon homme Neuré fort chagrin , comme, le font ordinairement les Phiiofophes, contre les gens d'affaires, a caufe de leurs grands biens , louoit fort la Chambre de Juftice, & parmi ceux qui lui bleffoient Pimagi'iation, il me nommoit fouvent, fur-tout paree qu'il avoit yu chez M. de la Rochefoucault une pendule de grand prix qui alloit fix niois , laquelle m'appartenoit, par conféquent il ne m'épargnojt pas dans fes difcours; je ne nianquoispasal'applaudir öc & a renchérir fur tout ce qu'il difoit öc même co.ntre moi en particulier. II me conta un jour qu'un homme d'affaires qui i'avoit cautionné pour la ferme qu'ip tenoit de cinq cents livres feulement, avoit fait faifir fon troupeau , qui étoit ce qu'il avoit de plus pher au monde; ie lui demandai fi QQt homme n'avoit point ^té  sS8 Mémoires contraint de payer pour lui le prix de fa ferme, il en convint & n'en blamoit pas moins 1'homme d'affaires : comme je n'avois pas envie de le contredire en rien, je demeurois d accord qu'il avoit grande raifon. Jë retournai peu de jours après en Angoumois , oü je recommencai la même vie que j'y avois menée ; je prenois autant de plaifir a la chaffe que fi je n'avois fait autre chofe pendant toute ma vie. M. de la Rochefoucault étant revenu en Angoumois me dit que je ferois le falut de fa Maifon , fi je voulois acheter fa terre de Caheuzac, qui valoit dix mille & quelques livres de rente} me propofant d'en jouir fous fon nom, & de la prendre pour trois cents mille livres ,parce que dans ce tems-la les terres fe vendoient au denier trente ; il m'ajouta qu'il prendroit en paie- ment  de M. de Gourville, 28$ ment cent cinquante mille livres, que je lui avois prêtées pour payer fes dettes a Paris, qu'il fouhaitoit extrêmement d'en acquitter une qu'il devoit a M. de Rouffy, avec lequel il étoit brouillé ; que du furplus il retireroit la Terre de Saint-Clos , dépendante de fon Duché, qu'il avoit été obligé de vendre moyennant foixantedix mille livres, il y avoit quelques années. J'étois toujours fi difpofé a faire ce qu'il fouhaitoit, qu'il n'eut pas de peine a me faire confentir a fa propofition. Dans ce tems-la M, de Langlade qui étoit alors tout-a-fait de mes amis , ayant un billet de moi de la fomme de cent mille livres pour des affaires que je ne puis dire, & que je lui avois fait auprès de M. Fouquet, pendant qu'il étoit en place, acheta une Terre en Poitou, que je payai en Tome I, N  290 Mémoires retirant mon billet; ainfi en peu de jours mes grands fonds fe trouverent prefqu'évanouis, & pardeffus cela Madame Fouquet qui avoit été transférée aSaintes, m'envoya un homme avec une lettre, par laquelle elle me prioit de lui envoyer quinze mille livres dont elle avoit un extréme befoin, pour payer les dettes qu'eile avoit contra clées en cette Ville , & être en état de fe rendre a Paris , fuivant la permiffion qu'eile en avoit eue , pour foiliciter - le Jugement du procés de fon mari. Je paffai le refte de 1'année en Angoumois, de la même maniere que j'ai dit ci-devant. Au commencement de Pannée fuivante qui étoit 1663 , encore que 1'autorité du Roi fut beaucoup rétablie , M. Colbert voyant qu'il y avoit de la diffi culté a condamner M. Fouquet fur le péculat, réfolut de fairequelques exemples.M. Rer-  DE M. DE GOU-RVIIXE. 2pi rier me choifit parmi tous les gens d'affaires pour commencer le premier a en fervir, paree qu'il trouvoit beaucoup de plaifir & d'utilité a faire les fontlions de ma Charge avec la fienne, Ayant donc été averti par un Prévót du voifinage de la Rochefoucault, qu'on lui avoit fait des propofitions pour me prendre de la part de M. Berrier, je pris la réfolution de partir; mais ce ne fut pas fans beaucoup de chagrin, paree que je menois jme vie affez douce &: que je ne favois'dans queipaysaller pour ne m'y pas ennuyer. Mes. amis m'avoient mandé que la Chambre de Juftice finiroit bientót, & comme on m'écrivoit encore la même chofe, fans aucune certitude, je fis courir ie bruit que j'allois en Efp?gne;ÖC un beau jour fur le midi, je partis avec un de mes beaux-freres nommé de la Motte, un ho -me qui avoit -foin de mes chevaux , un N ij  2?>2 Mémoires cuifinier & un valet-de-chambre. Je feignis de prendre le chemin de Bordeaux; mais comme il falloit palfer par la forêt de Bracogne , après y être entré, je tournai court pour aller coucher chez un autre M. de la Motte qui étoit fort de mes amis , 6c qui a été depuis Lieutenant - Général. Le matin comme je voulois partir, je le trouvai botté , il me dit qu'il vouloit me conduire jufqu'a la dinée , 6c mena fon valet avec lui. II m'affu■ ra bientót après qu'il ne me quitteroit point, que je ne fuffe en lieu de füreté ; je lui fis bien des compliments a cette occafion , en 1'exhortant de ne pas s'en donner la peine; mais comme c'étoit un homme defprit, 6c fort entendu je me perfuadai que fon amitié pour moi lui avoit fait prendre ce parti", je le remerciai de bon oceur de fon attentioa. Nous primes notre chemin pour aller droit en  de M. de Gourville. 293 Franche-Comté, il me mena chez un nommé M. Dumont qui étoit a M. le Prince , & qui avoit fa maifon a trois lieues de Dole, il nous recut avec beaucoup de témoignages d'amitié. Après y avoir demeuré quelques jours, je fis favoir a M. de Guitaut que j'étois dans cette maifon , ce dernier 1'alla dire a M. le Prince, qui étoit a Dijon pour la tenue des Etats, qui devoient finir inceffamment, S.A. lui ordonna auflï-töt de m'envoyer un homme pour me dire de ie venir voir. J'y fus fept a huit jours fans que cela fut fu que de tréspeu de gens; je recus mille témoignages de fa bonté j je lui confiai le deflein que j'avois de faire un tour a Paris 3 oü j'avois quelques affaires, qui m'étoient de grande conféquence ; il commenca par me dire qu'en 1'état oü étoit mon procés, qui devoit bientót finir, il craignoit que je ne m'expofaffe; N iij  294 Mémoires mais qu'il pouvoit m'affurer que s'il m'arrivoit quelque facheufe rencontre , je pouvois compter qu'il n'y avoit rien qu'il ne fit pour me feccurir. Je me mis donc en chemin le jour qu'il partit de Dijon, avec les deux MM. de la Motte & mon valet-de-chambre, les autres étant reftés a la Perriere chez M. Dumont, qui s'en retourna après nfavoir accompagné a Dijon. En arrivant a Paris , a une heure de nuit, la première chofe que /appris fut que 1'on y avoit expofé mon portrait proche le mai du Palais ; un homme a M. de la Rochefoucault , en qui j'avois route confiance , s'offrit de 1'aller détacher fur le champ : en effet en moins d'une heure , il 1'apporta oü j'étois, & je trouvai que le Pein.tre ne s'étoit pas beaucoup attaché a la reffemblance. Je fuis bien-aife de me fouvenir ici qu'a mon re-  DÊ M. DE GOURVILLÈ. 20? tour d'Efpagne, oü j'avois été pour les affaires de M. le Prince , étant a Chantiliy , après avoir obtenu des Lettres dJabolition 3 M. le Premier Préfident & M. de Harlay, qui 1'eft aujourd'hui , pour lors Procureur-Général, les firent entériner au Parlement, a la follicitation de quelques-uns de mes amis: ceia fut fait fans aucune autre formalité, ce qui ne s'eft peutêtre jamais vu 6c ne fe verra plus; je crois qu'ils fe fonderent fur ce que depuis la cóndamnation j'avois été employé avec les Patentes du Roi, qui me déclaroit fon Plénipotentiaire auprès de M. de Brunfvick. Le lendemain, lorfque la nuit fut venue, je fis avertir M. 6c Madame Dupleffis de me faire tenir ouverte une porte de derrière dans la rue Guenegaud,qui entroit dans leur jardin , & les priai qu'il n'y eut perfonne chez eux, paree que je voulois leur rendre vifite. Niv  295 Mémoires Je mis dans ma poche une obligation en original que j'avois d'eux, de la fomme de cent cinquante mille livres, & étant entré dans Fappartement qui eft fur le jardin, je la tirai, en leur difant que s'ils étoient interrogés, ils pouvoient jurer en toute füreté deconfcience , qu'ils ne me devoient rien, puifque je la leur donnois de tout mon cceur, enfuite je la brülai, après leur avoir fait reconnoitre leur fignature. II y eut une affez longue converfation entre nous & beaucoup de proteftations d'aminé Le lendemain dans la journée je donnai quelques autres petits ordres & je repartis fur le foir avec les trois perfonnes qui étoient venues avec moi; nous marchames toute la nuit; & trois ou quatre jours après nous arrivames a Gray, oü nous trouvames M. le Marquis d'V enne, Gouverneur de la Franciie-Comté , qui étoit fort de la  de M. de Gourville. 297 connoiflance de M. de la Motte , pour 1'avoir fouvent vu a Bruxelles, quand M. le Prince y étoit, nous en recumes mille honnêtetés & nous demeurames environ trois femaines ou un mois en ce pays-la, Etant allé a Befancon pour voir le Saint-Suaire, j'y rencontrai M. le Prince d'Aremberg avec lequel je fis un peu connoiflance, ce qui me fit plaifir, paree que j'avois formé le deflein d'aller a Bruxelles. En effet je partis auffitót après & nous allames h. Bafle en, Suiffe , M. de la Motte donna un petit mémoire de la route qu'il falloit tenir a celui qui avoit foin de mes chevaux, pour aller nous attendre a Vaure proche Bruxelles. Notre intention étant de nous embarquer fur le Rhin , on nous dit qu'il falloit prendre deux petits bateaux fort longs & fort étroits , qui font attachés enfemble. Nous nous embarquaN v  298 Mémoires mes le matin a fix heures, & nous arrivames de bonne heure a Strafbourg. La plus grande peine que me fit M. de la Motte qui ne m'avoit pas voulu quitter , quoique je fuffe en toute fureté, étoit de ne vouloir jamais me dire en ouels endroits il aimoit le mieux féjourner, cc de quelle longueur nous devions faire nos féjours, è'en remettant toujours a ce que je voudrois; mais a la fin j'eus contentement a Bacharach , ou nous mimes pied a terre a -ia dïnée, a caufe de la réputation du bon vin , qu'en effet nous trouvames excellent. Nous avions fait notre eompte d'y coucher feulement une nuit, mais notre hóte nous ayant dit fur ie foir , •que fi nous y voulions diner le lendemain , il nous donneroit une belle carpe. M. de la Motte „ Pour cette fois, opina le premier a- demeurer-, & le lend'emain en  r>e M. de Gourville. 29*5 la mangeant, nous la trouvames fi belle 6c fi bonne , que nous louames fort notre hóte , ce qu'entendant il nous dit que fi nous voulions diner le lendemain, il nous en donneroit une encore plus belle ; M. de la Motte me regarda pour favoir ce que je voudrois : je lui déclarai qu'il y avoit affez long tems que je parlois le premier 6c que j'étois réfolu qu'il eüt fon tour pendant le refte du voyage ; ii me dit que puifque je le voulois ainfi, il étoit d'avis de manger la feconde carpe , ce que nous fimes. Nous avions féjourné un jour a Strasbourg, nous vimes toutes les villes qui étoient fur le Rhin , nous féjournames en* core un jour a Mayence 6c deux a Cologne. Enfin nous allames a Utrecht, étant entrés du Rhin dans le canal qwi nous y conduifbit. En faifant tous ces féN v)  §00 Mémoires' " jours , nous difions qu'apparemment nous apprendrions en arrivant a Amfterdam , que le procés de M. Fouquet avoit été jugé, paree que nos dernieres lettres nous marquoient que dans ce tems-la cette affaire devoit être finie; mais par les lettres que j'y recus on me mandoit qu'il fcUoit encore plus de fix femaires, a ce que Ton difoit. J'y appris par des lettres d'Angoulême, que Madame la Princeffe de Marfillac depuis mon départ étoit accouchée d'un fils, qui eft aujourd'hui M. de la Rocheguyon. Mes amis m'écrivoient fur-tout que je me gardaffe d'aller a Bruxelles, de crainte que cela ne donnat des foupcons qui pourroient empêcher mon retour, & me confeilloient d'attendre a Amfterdam 1'événement de 1'affaire de M. Fouquet; nous y demeurimes huit jours s oü nous nous ennuyames fort.  de M. de Gourville. 301 Nous firn es peu de féjour a la Haye. Nonobftant toutes les remontrancesque 1'on m'avoit faites, nous allames a Anvers toujours par eau, & de la je me réfolus d'aller a Bruxelles , paree que , fuivant ce que 1'on • m'écrivoit, on me remettoit encore a fix femaines , pour voir le jugement du procés qui ne finiffoir point, & qu'ainfi j'irois faire un tour en Angleterre, de peur que 1'on ne put m'imputer le féjour de Bruxelles. Pour favoir de vive voix des nouvelles de Paris , je donnai rendez-vous a Cambray a une perfonne de mes amis. Enfin M. de la Motte ayant appris la que quelques affaires 1'obligeoient de s'en retourner, prit le parti d'aller a Paris. Dans ce tems-la j'eus avis que , quand même _ le procés de M. Fouquet feroit jugé , on ne fauroit pas trop comment on pourroit faire pour par-  502 Mémoires Jer de mon retour, & qu'apparemmentM. Colbert voudroit une groffe fomme dargent. Je m'en retournai a Bruxelles, oü je trouvai M. de la Freté, qui y étoit trés-bien établi parmi ce qu'il y avoit de plus honnêtes gens. II me préfenta a ceux qu'il connoiffoit plus particuliérement. M. le Prince d'Aremberg que j'avois vu a Befancon me fit toutes fortes de proteftations d'amitié & me mena chez M. Ie Duc d'Arfchot oü j'en recus encore beaucoup, cela me fit prendre la réfolution d'y faire mon féjour 3 pendant tout ie tems que je ne pouvois retourner en France ; néanmoins j'affeétai de ne point faire la révérence a M. le Marquis de Cararenne qui étoit pour lors Gouverneur des Pays-Bas, quoique jJy euffe été invité par quelquesuns de ceux que j'avois vus, afin de pouvoir écrire a mes amis que  de M. de Gourville. 505 j'avois e:i quelque facon profité de leurs remontrances. Je leur mandois en même tems que je partois pour 1'Angieterre & que fi je croyois pouvoir y être auffibien qu'a Bruxelles, je prendrois le parti d'y demeurer , croyant qu'ils y trouveroient moins d'inconvénient. Voulant partir pour 1'Angleterre, j'allai m'embarquer a Oftende ; Dom Pedro Savale, qui en étoit Gouverneur , s'étoit trouvé a Bruxelles pendant mon petit féjour & avoit vu les carefles qu'on m'y avoit faites; il me reent parfaitement bien & n'oublia rien pour me marquer qu'il avoit quelque confidération pour moi. Je me mis dans le paquebot pour aller a Douvres; a deux ou trois lieues au large, il nous prit un grand calme, comme je fouffrois beaucoup, j'obligeai les Matelots a jeter en- mer un petit efquif,  304 MÉMOIRES qui n'avoit pas dix pieds de long > & s'en étant embarqués deux dedans avec des rames, j'eus affez de peine a m'y placer ; mais avant que j'euffe fait deux lieues, il s'éleva un vent que je vis bien inquiéter mes deux Matelots, a caufe des vagues qui commen^oient a groffir , ce qui me fit alfez de peur pour me faire repentir de mon entreprife. J'arrivai a terre cependant, oü je trouvai M. de Saint - Evremont , a qui j'avois écrit, pour le prier de m'amener un carroffe. Je n'eus pas fi-tót bu un verre de vin de Canarie que je me trouvai guéri. M. de Saint-Evremont commenca par me remercier de lui avoir fauvé la Baftille; en effet après qu'on eut mis le fcellé chez Madame du Pieffis - Belliere , on y trouva une caffette que Saint-Evremont lui avoit donnée a garder, dans laquelle il y avoit une copie de  de M. de Gourville. 30? la lettre qu'il avoit faite en plaifantant fur 1'entrevue de M. le Cardinal & de Dom Louis de Haro. II faifoit entendre par fa lettre que Dom Louis de Haro faifoit convenir le Cardinal de tout ce qu'il vouloit, & que lorfque M. Ie Cardinal vouloit s'en plaindre, comme il arrivoit quelquefois, Dom Louis de Haro lui difoit: calla , calla , Signor es por fu bien : taifez, taifez-vous, Seigneur, c'eft pour votre bien; ayant fu qu'on avoit donné ordre pour 1'arrêter, je lui envoyai un homme en pofte pour 1'en avertir, fachant qu'il venoit dans le carroffe de M. le Maréchal de Clairambault; mon homme 1'ayant joint dans la forêt d'Orléans, il mit pied a terre, & s'en étant allé faire un tour en Normandie, d'oü il étoit, il paffa auffi-tót en Angleterre , ou il s'étoit aflez bien accoutumc. Etant arrivé a Lon-  £ó£ M É M O I R E ê cires, il me mena loger chez te nommé Giraud qui avoit été Cordelier en France , d'oü il étoit venu avec une f eligieufe, 6c qui tenoit un fort bon cabaret, bien propre, qui avoit de toutes fortes de bons vins, 6c des poulets, ce me fembloit, beaucoup meilleurs que ceux que j'avois encore mangés. M. de Saint-Evremont commenca par me mener chez le Milord Germain , a qui j'avois eu occafion de faire plaifir a Pafis , ayant été chargé de lui donner de 1'argent de la part de M. Fouquet pour la R.eine-Mere, dont il conduifoit la maifon. Le Milord me mena faire la révérence au Roi a qui mon vifage n'étoit pas inconnu , ayant eu Phonneur de voir quelquefois Sa Majefté en France ; eile me fit conter le fujet de ma difgrace 6c me témoigna beaucoup d'amitié, je recus le même Kakement  de M. de Gourville. 307 du Duc d'Yorck. Je trouvai auffi en ce pays-la le Milord Craff qui avoit été fort des amis de M. de la Rochefoucault a Paris, & a qui j'avois même prêté quelque argent qu'il m'avoit rendu depuis le rétabliffement du Roi. Je fis connoilfance avec Milord Bouquinkam, qui depuis s'adreffa a moi a Paris, pour des propofitions qu'il venoit faire au Roi, pour faire des cabales dans le Parlement d'Angleterre, ce qui fut fort gouté , 6c pendant un efpace de tems il recut beaucoup d'ajgent que je lui donnai a Paris , dans deux voyages qu'il y fit incognito ; je lui en envoyai même a Londres, que M. Colbert me faifoit mettre entre les mains. Ces Meffieurs que j'ai nommés prenoient plaifir a, me faire le meilleur traitement qu'ils pouvoient, ils nous donnoient fouvent a manger, a  308 Mémoires M. de Saint-Evremont & a mon Milord Bennet , depuis Milord Harlington, que j'avois vu auffi en France, fut de ceux qui cherchoient a me faire plaifir. Le Milord Craff nous mena a une trés - jolie maifon de campagne qu'il avoit a dix milles de Londres, fur le bord de la Tamife (autrefois c'étoit une Chartreufe). Pendant tout ce tems-la je prenois grand foin de m'informer du Gouvernement d'Angieterre, ce que oetoit que fon Parlement, généraiement de tout ce que j© croyois m'être utile ij quelque chofe. J'aliois fouvent faire ma cour au Roi, dans le Pare de SaintJames, ou il faifoit de grandes promenades & oir il avoit la bonté de me parler affez long tems. Sa Majeffé me fit 1'honneur de me dire qu'eile feroit bien-aife fi je voulois établir mon féjour a Londres, jufqu'a ce que je puffe re-  de M. de Gourville. 309 tourner en France : tous ces Meflleurs m'en parierent auffi ; mais comme je me défiois de pouvoir apprendre la langue, 6c encore plus d'y trouver la douceur que javois goütée a Bruxelles, pendant le petit féjour que j'y avois fait, paree que les manieres approchent tellement de celles de Paris, que je n'y voyois prefque pas d'autre différence, que celle des vifages. D'ailleurs la facilité que j'avois eue d'y faire des amis, me fit prendre le parti d'y retourner, toutefois après avoir fait des Mémoires fur tout ce qui avoit pu venir a ma connoiflance en Angleterre, oü je féjournai envirpn fix femaines. Jy trouvai auffi M. dé Lépine qui avoit été a M. Fouquet , 6c le fieur Vatel fon maitred'hótel, qui prirent alors le parti de quitter Londres pour venir faire leur féjour a Bruxelles. Je pris la pofte pour m'en venir a Douyres^  510 Mémoires oü je m'embarquai dans le Paquebot pour m'en retourner a Often de. Le vent ayant été fort contraire , je me trouvai encore plus mal que je ne 1'avois été la première fois 6c j'en fus malade pendant trois femaines. J'eus ie tems de faire réflexion que den ne m'obligeoita faire un fi grand trajet demer.Etantde retour a Bruxelles, je me remis dans l'Rótellerie oü j'avois déja logé, 6c Ton me donnoit a manger a table d'höte, de même qu'a ceux qui étoient avec moi. J'appris par des gens de Paris qui m'étoient venu voir, que plufieurs de mes arnis me blamoient fort du parti que j'avois pris de m'établir a Bruxelles, malgré les avis que 1'on m'avoit donnés fur cela ; fous ce prétexte ils blamoient encore.-d'autr.es chofes dans ma conduite , ce qui m'obligea d'écrire a Madame du Plefïis pour la prier de dire a la Troupe,  de M. de Gourville, 311 quand elle feroit affembiée, que je lui avois mandé que jepriois Dieu qu'il me gardatde mes amis , paree qua 1'égard de mes ennemis, j'efpérois que je mJen garantirois bien. M. de la Freté continuoit a me donner beaucoup de marqués d'amitié. Je fus bientöt dans le commerce de tout ce qu'il y avoit de gens de qualité ; cependant je me propofai d'être un tems fans faire de liaifons particulieres, jufqu'a ce que j'euffe bien connu les perfonnes avec lefquelles je voulois me lier d'amitié , pour n'être pas obligé dans la fuite de les quitter. Je priai M. d'Aremberg de me préfenter a M. le Marquis de Caracene qui me fit affez d'honnêtetés, mais peu de jours après, ayant fu que je venois d'Angleterre , il me fit entrer dans fon cabinet, après avoir donné fes audiences comme il avoit accoutumé ; il me queftionna beaucoup fur i'état oü j'a«  3i2 Mémoires vois trouvé ce Royaume , & fur la maniere du Gouvernement. Alors les Efpagnols n'avoient point d'Envoyé a cette Cour a caufe de la difette d'argent oü ils étoient aux Pays-Bas, qui étoit fi grande, que je ne faurois la décrire. J'allois tous les jours a onze heures 9 comme les autres , faire ma cour, pü j'étois trés - bien recu ; mais quelques jours après M, de Caracene ayant recu une lettre de M. le Prince qui me reeommandoit a lui, il me traita avec diftin&ion & confiance. Les deux maifons que je fréquentois par préférence , pour m'attacher d'une liaifon particuliere , furent celles de M. le Prince d'Aremberg & de M. le Comte d'Havré qui avoient époufédes femmes d'un grand mérite , öt je puis dire que 1'amitié que nous contraélames enfemble dura jufqu'a la mort. M. le Duc d'Arfchot, frere de M, le Prince d'Aremberg,  de M. de Gourville. 313 d'Aremberg eut auiii toujours beaucoup de bontés pour moi. Je ne me donnois a eux tous que pour ce que j'étois, & dans les occafions, je parlois de la médiocrité de ma condition , comme j'ai fait depuis dans tous les pays oü j'ai été , & je m'en fuis bien trouvé. Je fus en très-peu de temps auffi-bien accoutumé a Bruxelles, que fi j'y avois demeuré toute ma vie. J'allai faire un tour a Anvers , oü je trouvai M. de la Fuye qui étoit attaché a M. le Prince, & qui avoit une femme fort raifonnable ils me donnerent un logement chez eux,& dans 1'efpace de fept a huit jours que j'y demeurai, ils me firent faire connjiffance avec tout ce qu'il y avoit de gens diftingués dans la Ville, qui font la plupart Banquiers, & entr'autres avec M. de Palavicine,Génois, qui étoit d'une Tonic l O  314 Mémoires richeffe immenfe, & qui vivoit très-frugalement. Je paffai tout mon hiver a Bruxelles dans la même maifon. Au printemps M. le Duc d'Hannover, depuis Duc de Zeil, y vint loger, il avoit a fa fuite deux Francois , dont Fun, qui avoit cté a M. le Cardinal de Retz , s'appclloit M. de Villiers,& 1'autre M. de Bcauregard , qui étoit de Montpellier, beau-frere de M. Baltazard: ils étoient tous deux fort honnêtes gens, & me firent bien^ tót connoitre de M. le Duc de Zeil; je fus affez heureux pour acquérir fon amitié, fi je 1'ofe dire > & même un peu fa confiance. M. le Marquis de Caftel-Rodrigue devant venir en qualité de Gouverneur des Pays-Bas, M» de Caracene alla du cóté de Louvain au-devant de lui avec toute la nobleffe; M. le Duc d'Arfchot me donna une place dans fon  de M. de Gourville. 31 y carroffe, avec M. le Prince d'Aremberg , & M. le Comte de Furf» temberg , qui étoit de leurs amis & des miens. Les deux carroffes s'étant rencontrés dans une pleine campagne, M. le Marquis de Caracene mit pied a terre, öc^fuivi de tous ceux qui 1'avoient accompagné en trés - grand nombre , il les préfenta a M. le Marquis de Caftel-Rodrigue, en les lui nommant tous, & quand ce fut a mon tour, il lui dit que jétois un homme pour qui il falloit avoir beaucoup de ménagement. Peu de temps après M. leDuc d'Hannover m'écrivit, pour me prier d'aller a la Haye. Ces Meffieurs qui étoient auprès de lui m'avoient déja inftruit a Bruxelles de la grandeur des Etats de ce Prince & de la confidération qu'il fe pourroit donner, s'il vouloit fe tourner du cóté de 1'ambition. II avoit jufques-la accoutumé dallet O ij  315 Mémoires tous les ans a Venife pour fe diver* tir, & il y faifoit une très-grande dépenfe, qui alloit fort a la ruine de fon pays. Ils lui confeilierent d'entrer avec moi en pourparler, fur ce qu'il y auroit a faire pour fe mettre fur un autre pied qu'il n'avoit été jufqu'a préfent; en effet il me paria & me dit qu'il avoit une grande confiance en moi. Je n'eus pas de peine a lui faire comprendre que s'il avoit mené une certaine vie pendant fa jeuneffe, il étoit de la bienféance qu'il changeat, & qu'il fe donnat une grande confidération , comme il lui étoit aifé de faire. Depuis ce moment il m'a toujours honoré de fa bonté & d'une véritable confiance. Etant encore retourné a Bruxelles pour quelque temps 3 il m'envoya un courier pour me dire de venir le rejoindre, c'étoit pour m'apprendre la mort de M, fon frere ainé } &  Dë M. de Gourville. 317 que fuivant le pa£te de fa familie, 1'Etat qu'il avoit poffédé , devoit paffer a M. le Duc Jean-Frédéric, fon puiné. M'ayant expofé qu'il valloit cent mille écus plus que celui d'Hannover , nou9 convinmes des mefures qu'il falloit prendre pour s'en trendre maitre, & pour lever des troupes qu'il falloit entretenir. L'affaire réuffit & fut fuivie d'un accommodenient. Ainfi 1'Etat de Zeil lui tomba en partage , en donnant quelque fupplément a M. le Duc Jean - Frédéric, qui eut celui d'Hannover. Je .'m'en retóurnai a Bruxelles vers la fin de 1'année 1664 , il y avoit déja long temps que j'avois loué une maifon prés de la Cour, dont je payois mille livres : il y avoit un joli jardin , la maifon étoit fort commode & raifonnabiement grande , je 1'avois ornée de meubles que j'avois  513 Mémoires, &c. fait venir de Paris, avec un fer* vice de vaiffelle d'argent; j'y donnois fouvent a manger. Je n'avois pour lors qu'un carroffe & deux chevaux que j'avois achetés de M. de la Freté, quand il quitta Bruxelles avec un feul laquais; mais j'avois quatre ou cinq chevaux de felle. J'allois très-fouvent a la chaffe du cerf avec M. le Duc d'Arfchot, & a celle du chevreuil avec M. le Prince d'Aremberg qui avoit une meute 9 & quelquefois avec celui qui en avoit une entretenue par le Roi, Fin du Tome premier*