01 1«910355 UB AMSTERDAM  LES LIAISONS OANGEREUSES.   LES LIAISONS DANGEREUSES* o U LETTRES Recueiüies dans wie Socicté,, & publiees pour VinftruMion de qiielqu.es autres. Par M. C de L . . . PREMIÈRE PA R T I E. A AMSTERDAM, fit. DCC. LXXXII. r~ J'ai vu les mreurs de mou temps, & j'ai publie ces Lettres. J. J. RoUSSEAU, Préf. ie la Nouvelle Hélotfc.   AVERTISSEMEMT DE V Ê Dl TE UR. N o u s croyons devoir prévenir le Public , que, malgré le titre de eet Ouvrage & ce qu'en dit le Rédacteur dans fa Préface, nous ne garantiflous pas 1'authenticité de ce Recueil, & que nous avons mème de fortes raifons de penfer que ce n'eft qu'un Roman. II nous femble de plus que PAuteur, qui paroit pourtant avoir cherché tft vraifemblance, Pa détruite lui-même & bien mal - adroitement, par l'époque ou il a placé les événemens qu'il publie. En elFet, plufieurs des perfonnages qu'il met en fcene ont de fi mauvaifes mceurs, qu'il eft impoflible de fuppofer qu'ils aient vécu dans notre fiecle;dans cefiecle de philoiophie, ou les lumieres, répandues de toutes parts, ont rendu, corame chacun lait, tous les hommesfihonnètes & toutes les femmes fi modeftes & fi réfervées. Notre avis eft donc que fi les aventures rapportées dans eet Ouvrage ont tui fonds ;A 3  0 AvERTISSEMENT DE l'ÈülTEUK. de vérité, elles n'ont pu arriver que dans d'autres lieux ou dans d'autres temps; &nousblamons beaucoup 1'Auteur, qui, féduit apparemment par 1'efpoir d'inté! relTer davantage en fe rapprochant plus de ion fiecle & de fon pays , a ofé faire paroitre fous notre eoftume & avec nosufages, des raceurs qui nous font fi étrangeres. Pour préferver au moins, autant qu'il eft en nous, le Lecleur trop crédule de toute furprifeacefujet, nous appuierons notre opinion d'un raifonnement que nous lui propofons avec confiance, paree qu'il nousparoitvidcorieux& fans replique; c'eft que fans doute les mêmes caufes ne manqueroient pas de produire les mèmes effets, & que cependant nous ne voyons point au jourd'hui de Demoifelle, avec foixante mille livres de rente, fe faire Religieufe, ni de Préfidente, jeune & jolie, mourir. de chagrin.  P RÉ FACE DU RÉDACTEUR. Ce t Ouvrage , ou plutót ce Recueil, que le public trouvera peut-être encore trop vohimineux, ne contient pourtant que le plus petic nombre des Lettres qui compofoient la totalité de la correfpondance dont il eft extrait. Chargé de la mettre en ordre par les perfonnes a qui elle étoit parvenue, & que je favois dans 1'intention de la publier, je n'ai demandé , pour prix de mes foins, que la permiflion d'élaguer tout ce qui me paroitroit inutile; & j'ai taché de ne conferver en effet que les Lettres qui m'ont paru néceflaires, foit a 1'intelligence des évenemens , foit au développement des caradleres. Si 1'on ajoute a ce léger travail, celui de replacer par ordre les Lettres que j'ai laiffé fubfifter, ordre pour lequel j'ai même prefque toujours fuivi celui des dates, & enfirx A 4  S ?KÉFACE quelques notes courtes & rares, & qui, pou* la plupart, n'ont d'autre objet que d'indiquet la fource dequelques citations, ou de motiver quelques-uns des retranchemens que je nie luis permis, on faura toute la part que j'ai eue a cel Ouvrage. Ma Miffion ne s'étendoic pas plusloin ( i ). J'avois propofé des changemens plus confidérables, & prefque tous relatifs ala pureté de diaion ou de ftyle, contre laquelle on trouvera fceaucoup de fautes. J'aurois defiré auffi être autorifé a couper quelques Lettres trop longues, & dont plufieurs traitent féparément, & prefque fans tranfition, d'objets tout-a-fait étrangers 1'un a 1'autre. Ce travail, qui n'a pas été accepté, n'auroit pas fuffi fans doute pou« donner du mérite a 1'Ouvrage, mais en auroig au moins óté une partie des défauts. On m'a objedé-que c'étoient les Lettres mémes qu'on vouloit faire connoitre, & non pas (i) Je dok prévenir auffi que j'ai fupprimé ou tfiangé tous les noms des perfonnes dont ü eft quefÜon dans ces lettres; & que fi dans le nombre de ceux que je leur ai fubftitue's , il s'en trouvoit qui appartinflent a quelqu'im, ce feroit feulement une erreur de ma part, & dont il ne faudroit tirer ai> cune couféquence.  DU RÉDA CTEUR. e crois auffi qu'il me feroit poffible d'y. répondre, & même fans excéder la longueur d'une Préface. Mais on doit fentir que pour qu'il fut nécefTaire de répondre a tout, il faudroit que 1'Ouvrage ne püt répondre a rien ; & que fi j'en avois jugé ainfi, j'aurois fupprimé a-la-fois la Préface & le Livre.  LES LIAISONS DANGEREUSES. Cecile. Fol^anges d Sophie C^éXN^ir, aux Urfulinejt'de... T^u vois, ma bonne amie , que je te tiens parole, & que les bonnets & les pompons ne prennent pas toutmon temps ; il m'en reftera toujours pour toi. J'ai pourtant vu plus de parures dans cette feule journée que dans les qua~ tre ans que nous avons paffes enfemble ; & je crois que la fuperbe Tanville ( i ) aura plus de chagrin a ma première vifite, oü je conipte bien la demander, qu'elle n'a cru nous en LETTRE Ie«. (i) Penfionnaire de méune Couvent.  i6 Les Liaisons faire toutes les fois qu'elle eft venue nous voir in fiocchi. Maman m'a confultée fur tout; elle me traite beaucoup moins en penfionnaire que par le paffe. J'ai une Femme-de-chambre a moi; j'ai une chambre & un cabinet dont je difpofe , & je t'écris a un fecrétaire très-joli, dont on m'a remis la clef, & oü jepeuxrenfermer tout ce que je veux. Maman m'a dit que je la verrois tous les jours a fon lever; qu'il fuffifoit que je fuffe coiffée pour diner, paree que nous feiions toujours feules, & qu'alors elle me diroit chaque jour Fheure ou je devrois 1'aller joindre 1'après midi. Le refte du temps eft a ma difpofition , & j'ai ma harpe, mon deffin , & des livres comme au Couvent; fi ce n'eft que la Mère Perpétue n'eft pas la pour me gronder, & qu'il ne tiendroit qu'a moi d'être toujours a rien faire : mais comme je n'ai pas ma Sophie pour caufer & pour rire, j'aime autant m'occuper. II n'eft pas encore cinq heures; je ne dois aller retrouver Maman qu'a fept : voila bien du temps , fi j'avois quelque chofe a te dire ! Mais on ne m'a encore parlé de rien ; & fans les apprêts que je vois faire, & la quantité d'Ouvrieres qui viennent toutes pour moi, je croirois qu'on ne fonge pas a me marier, & que c'eft un radotage de plus de la bonne Joféphine ( i). Cependant Maman m'a dit fi fouvenc qu'une Demoifelle devoic refter au ( i) Touiricre du Convent.  DANGEHEUSES. 17 Couvent jufqu'a ce qu'elle fe mariat, que puifqu'elle m'en fait fortir, il faut bien que Joféphine ait raifon. II vient d'arrêter un carroffe a la porte, & Maman me fait dire de paffer chez elle tout defuite. Si c'étoit le Monfieur? Je ne fuis pas habillée, la main me tremble & le cccur me bat. J'ai demandé a la Femme-de-chambre fi elle favoit qui étoit chez ma mere: " Vrai„ ment, m'a-t-elle dit, c'eft M. C***„. Et elle rioit. Oh ! je crois que c'eft lui. Je reviendrai auement te raconter ce qui fe fera paffe. Voila toujours fon nom. II ne faut pas fe faire attendre. Adieu, jufqu'a un petit moment. Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile ! Oh ! j'ai été bien honteufe! Mais tu y aurois été attrapée comme moi. En entrant chez Maman, j'ai vu un Monfieur en noir, debout auprès d'elle. Je 1'ai falué du mieux que j'ai pu , & fuis reftée fans pouvoir bouger de ma place. Tu juges co'mbien je 1'examinois ! Madame , a-t-il dit a ma mere, en me faluant, voila une charmaate Demoifelle, & „ je fens mieux que jamais le prix de vos bon„ tes„. Ace propos fi pofitif, il ma pris un tremblement, tel que jenepouvois me foutemr; j'ai trouvé un fauteuil, & je m'y fuis afïïfe, bien rouge & bien déconcertée. J'y étois a peine, que voila eet homme a mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tétej j'étoisj  i8 Les Liaisons comme a dit Maman toute effarouchée. Je me fuis levée en jetant un cri percant;. . . tiens , comme ce jour du tonnerre. Maman eft partie d;un éclat de rire , en me difant: " Eh „ bien! qu'avez-vous ? Afféyez-vous, & don„ nez votre pied a Monfieur,,. En effet,ma chere amie , le monfieur étoit un Cordunnier. Je ne peux te rendre combien j'ai été honteufe: par bonheur il n'y avoit que Maman. Je crois que, quand je ferai mariée, je ne me fervirai plus de ce Cordonnier-la. Convjens. que nous voila bien favantes! Adieu, lleftprès defix heures, &maFemmede-Chambre dit qu'il faut que je m'habille. Adieu, ma chere Sophie; je t'aime comme fi j'étois encore au Couvent. P. S. Jene faispar qui envoyer ma Lettre : ainfi j'attendiai que Joféphine vicnne. Paris , ce \ Aout 17**.  DANGERETJSES. ij LETTRE II. La Marquife de Merteuil au Vicomtt de Valmoüt , au Chdteau de .. . Revenez, mon cher Vicomte, revenez: que fakes - vous , que pouvez - vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous font fubftitués ? Partez fur le charnp; j'ai befoin de vous. II m'eft venu une excellente idee, & je veux bien vous en confier 1'exécutkm. Ce peu de mots devroit fuffire ; & , trop honoré de mon choix , vous devriez venir, avec erapreffement, prendre mes ordres a genoux: mais vous abufez de mes bontés, même depuis que vous n'en ufez plus; & dans 1'alternative d une haine éternelle ou d'une excefftve indulgence, votre bonheur veut que ma bonté 1'emporte. Je veux donc bien vous mftruire de mes projets : mais jurez-moi qu'en fidele Chevalier vous ne courrez aucune aventure que vous' n ayiez mis celle-ci a fin. Elle eft digne d'un Heros: vous fervirez 1'amour & la vengeance; ce fera enfin une rouerie ( i ) de plus a mettre Cl ) Ces mots roué & rouerie , dont heurenfe été Ss. gea l spüque °" ces Lettres ™i  20 Les Liaisons dans vos Mémoires: oui, dans vos Mémoires, car je veux qu'ils foient imprimés un jour , & je me charge de les écrire.. Mais laiffons cela, & revenons a ce qui m'occupe. Mde de Volanges marie fa fille : c'eft encore un fecret; mais elle m'en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait choifi pour gendre ? le Comte de Gercourt. Qui m'auroit dit que je deviendrois la coufine de Gercourt ? J'en fuis dans une fureur .... Eh bien! vous ne devinez pas encore ? oh! 1'efprit lourd! Lui avez-vous donc pardonné 1'aventure de 1'Intendante? Et moi, n'ai-je pas encore plus a me plaindre de lui, monftre que vous êtes ( i ) ? Mais je m'appaife , & 1'efpoir de me venger rafférene mon ame. Vous avez été ennuyé cent fois, ainfi que moi, de 1'importance que met Gercourt a la femme qu'il aura, & de la fotte préfomption qui lui fait croire qu'il évitera le fort inévitable. Vous connoiffez fes ridicules préventions pour les éducations cloitrécs, & fon préjugé , plus ridicule encore, en faveur de la retenue des blondes. En effet, je gagerois (I) Pour entendre ce paffage, il faut favoir que le Comte de Gercourt avoit quitté Ia Marqmfe de Mertcuil pour 1'Intendante de * * * , qui lui ayoit facrifié le Vicomte de Valmont, & que c'eft alors que la jVIarquife & le Vicomte s'attacherent run a 1'antre. Comme cette aventure eft fort anterieure aux événemens dont il eft queftion dans ces Lettres, on a cru devoir en fupprimer toute la Correlpondance.  BANGEREUSES. j>r . ^ue, malgré les foixante mille livres de rente de la petite Volanges, il n'auroit jamais fait ce mariage,fi elle eüt été brune, ou fi elle n'eut pas été au Couvent. Prouvons-lui donc qu'il n'eft qu'un fot: il le fera fans doute un jour; ce n'eft pas la ce qui nrembarrafie : mais le plaifant feroit qu'il débutat par -la. Comme nous nous amuferions le lendemairi en 1'entendant fe vanter! car il fe vantera; & puis, fi une fois vous formez cette petite ülle, il y aura bien du malheur fi le Gercourt ne devient pas, comme un autre , la fabfe de Paris. iiu refte, 1'Héroïne de ce nouveau Roman merite tous vos foins: elle eft vraiment jolie; cela n a que quinze ans, c'eft le bouton de rofe; gauche a la vérité, comme on ne 1'eft point, & nullement maniérée : mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup en vérité : njoutez-y que je vous la recommande; vous n'avez plus qu'a me remercier & m'obéir. Vous recevrez cette Lettre demain matin. J exige que demain, a fept heures du foir vous foyez chez moi. Je ne recevrai perfonne qua huit, pas même le régnant Chevalier un'a pas affez de tête pour une auffi grande affaire. Vous voyez que 1'amour ne m'aveugle pas. A huit heures je vous rendrai votre iiberte, & vous reviendrez a dix fouper avec  st Les L i i is o ki le bel objet; car la mere & la fille fouperont chez moi. Adieu, il eft midi pafte: bientöt je ne m'occuperai plus de vous. Baris, ce 4 Aoüt 17**. ■€■ : . ' 1 » LETTR.E III. CÉCILE VoL^tXGES dSoPHIE C^i RH-AT. J e ne fais encore rien, ma bonne amie. Maman avoit hier beaucoup de monde a fouper. Malgré l'intérêt que j'avois a examiner, les hommes fur-tout, je me fuis fort ennuyée. Hommes & femmes , tout le monde m'a beaucoup regardée, & puis on fe parloit a 1'oreille; & je voyois bien qu'on parloit de moi: cela me faifoit rougir -, je ne pouvois m'en empêcher. Je 1'aurois bien voulu ; car j'ai remarqué que quand on regardoit les autres femmes, elles ne rougiffoient pas; ou bien c'eft le rouge qu'elles mettent, qui erapêche de voir celui que 1'embarras leur caufe; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous" regarde fixement. Ce qui m'inquiétoit le plus, étoit de ne pas favoir ce qu'on penfoit fur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou troie fois le mot de jolie : mais j'ai entendu bien  DAKTGEREUSES. 2J diftindlemenc celui degauche, & Ü faut que -cela loic bien vrai, car la femme qui le difoit eft parente & amie de ma mère; elle paroit meme avoir pris tout de fuite de 1'amitié pour moi. C'eft la feule perfonne qui m'ait un peu parlé dans la foirée. Ndus fouperons demam chez elle. J'ai encore entendu, après fouper, un homme que je fuis fure qui parloit de moi, & Vfii difoit a un autre: „ II faut laifler mürir cela, « nous verrons eet hiver». C'eft peut-être celuila qui doit m epoufer; mais alors ce ne feroit donc que dans quatre mois! Je voudxois bien iavoir ce qui en eft. Voila Joféphine, & elle me dit qu'elle eft prellee. Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucherks. Oh! je crois que cette dame a raifon! 4 Après fouper on s'eft mis k jouer. Je me luIS placee auprès de Maman ; je ne fais pas comment cela s'eft fait, mais je me fuis endorm.e prefque tout de fuite. Un grand eclat de nre m'a réveillée. Je ne fais fi on nerLf/101' ma!S jC 16 Cr°is- Mamatl S £; me re-rer'.,& elle m'a fait s™ni paifir. F gure-tot qu'ü étoit onze heures paflees Adteu ma chere Sophie; aime tol jon» ben ta Cécile. Je t'aflure que le monde «eft pas auffi amufant que nous 1'imaginions. JPiris, ct 4 AoAt i?**.  04 Les Liaison* LETTRE IV. Xe Vicomte de V^lmont d Ia Marquife de Merteüil, d Paris. *Vo s ordres Tont charmans; votre faqo» de les donner eft plus aimable encore ; vous feriez chérir le defpotifme. Ce n'eft pas la première fois, comme vous favez, que je xegrette de ne plus être votre efclave; & tout monjire que vous dites que je fuis, je ne me rappelle jamais fans plaifir le temps ou vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je defire de les merker de nouveau , & de finir par donner, avec vous, un exemple de conftance au monde. Mais de plus grands intéréts nous appellent; conquerir eft notre deftin; il faut le fuivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontreronsnous encore; car, foit dit fans vous facher, ma trés-belle Marquife, vous me fuivez au moins d'un pas égal; & depuis que, nous féparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre cote, ü me femble que dans cette milïion d'amour, vous avez fait plus de profélytes que moi. Je connois votre zele, votre ardente ferveur; & ü ce Dieu-la nous jugeoit fur nos ceuvres, vous feriez  DANGEttEUSES. 2J* feriez un jour la Patrone de quelque grande ville, tandis que votre ami feroit au plus un Saint de village. Ce langage vom étonne, n'eft-il pas vrai? Mais depuis huit jours, je n'en entends je n'en parle pas d'autre; & c'eft pour m'y perfeétionner , que je me vois forcé de vous défobéir. Ne vous fachez pas, & écoutez-moi. Dépofitaire de tous les fecrets de mon cceur, je vais vous confier le plus grand projet que j'aie jamais formé. Que me propofez-vous? de féduire une jeune Elle qui n'a rien vu, ne connoit rien; qui, pour ainfi dire, me feroit livrée fans défenfe; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, & que la curiofité menera peut-être plus viteque 1'amour. Vingt autres peuvent y réuffir comme moi. II n'en eft pas ainfi de 1'entreprife qui m'occupe; font fuccès m'affure autant gloire que de plaifir. L'amour qui prépare macouronne, héfite lui-même entre le myrte & le laurier, ou plutót il les réunira pour honorer mon triompiie. Vous même, ma belle amie, vous ferez faifie d'un faint refped, & vous direz avec enthoufiafme : (( Voila l'liomme felon mon 33 cceur „. Vous conrtoiflez la Préfidente Tourvel, fa devotion, fon amour conjugal, fes principes aufteres. Voila ce que j'attaque ; voila 1'ennemi digne de moi; voila le but oü je prétends atteindre; Jere. Partie. B  26 Les Liaisons Et fi de 1'obtenir je n'emporte le prfx ja"r0is *" moills 1'honneur de 1'avoir eutrepris. a un grand Poete (_ i ). Vous faurez donc que le Préfident eft en bourgogne, a a fuite d'un grand procés (j'ef pere lu, en faire perdre un plus important! ion mconfolable moitié doit paMer ici to„ Je temps de eet affligeant veuvage. Une Meffe cbaque jour, quelques vifites aux Pauvres du canton , des prieres du matin & du foir, des promenades folitaires , de pieux entretiens avec ma v.elle tante, & quelquefois un trifte wisk devoient etre fes feules diftraclions. Je luien prepare de plus efficaces. Mon bon Ange m'a condu.t jci , pour fon bonheur & pour le mien. lnfenfe !je regrettois vingt-quatre heures que je facrnWs a des égards d'ufage. Combien on nie pumro.t, en me forcant de retourner a 1 ans! Heureufement il faut étre quatre pour ouerau wlsk; &, comme il n'y a ici que Je Cure du beu , mon éternelle tante m'a beaucoup prefTe de lui facrifier quelques jours. Vous devmez que j'ai confenti. Vous n'imagmez pas combien elle me cajolle depuis ce .moment, combien fur-tout elle eft édifiée de me vo«■régulierement a fes prieres & a fa Meffe Elle ne fe doute pas de la Divinité que j y adore. (i) La Fontaine.  BANGEREUSES. 2f JYIe voila donc, depuis quatre jours, livré a une pafljon. forte. Vous favez fi je defire viveraeht, fi je dévore les obftacle : mais ce que vous ignorez, c'eft combien la folitude ajoute al'ardeur du defir. Je n'ai plus qu'une idéé; j'y penfe le jour, & j'y rêve la nuit. J'ai bien befoin d'avoir cette femme, pour me fauver du ridicule d'en être amoureux: car ou ne mene pas un defir contrarié ? O délicieufe jouiffance! Je t'implore pour mon bonheur & fur - tout pour mon repos. Que nous fommes heureux que les femmes fe défendent fi mal! nous ne ferions auprès d'elles que de timides efclaves. J'ai dans ce moment un fentiment de reconnoilTance pour les femmes faciles, qui m'amene naturellement a vos pieds. Je m'y profterne pour obtenir mon pardon, & j'y finis cette trop longue Lettre. Adieu, ma très-belle amie : fans rancune. Du Chdteau dc . .,. $ Aoüt 17**. B %  28 Les Liaisons. LETTRE V. La Marquife de Merteuil au Vicomte de V^ilmont.. Savez-vous, Vicomte, que votre Lettre eft d'une infolence rare, & qu'il ne tiendroit qu'a moi de m'en facher ? mais elle m'a prouvé clairement que vous aviez perdu la tére, & cela feul vous a fauvé de mon indignation. Amie généieufe & fenfible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger; &, quelqu'ennuyeux qu'il foit de raifonner, je cede au befoin que vous en avez dans ce moment. Vous, avoir la Préfidente Tourvel! mais quel ridicule caprice ! Je reconnois bien - la votre mauvaife tête, qui ne fait dcfirer que ce qu'elle croit ne pas pouvoir obtenir. Qü'eftce donc que cette femme? des traks réguliers fi vous voulez , mais nulle expreifion : palïablement fake , mais fans graces : toujours niife a faire rire! avec fes paquets de fichus fur Ia gorge , & fon corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie , il ne vous fauclroit pas deux femmes comme celle-la , pour vous faire perdie toute votre confidération. Rappellez - vous donc ce jour oü elle  DATJGEREUSES. 20 quêtoit a Saint-Roch, & oü vous me remereiates tant de vous avoir procuré ce lpectacle. Je crois la voir encore, donnant la main a ce grand échalats en cheveux longs , préte k tomber a chaque pas, ayant toujours fon panier de quatre aunes fur la téte de quelqu'un , & rougiflant a chaque révérence. Qui vous eüt die alors, vous defirerez cette femme ? Allons, Vicomte, rougiffez vous-même, & revenez a vous. Je vous promets le fecret.' Et puis , voyez donc les défagrémens qui vous attendent! quel rival avez-vous a combattre ? un mari! Ne vous fentez-vous pas. humilié a ce feul mot f Quelle honte fi vous échouez! & même combien peu de gloire dans le fuccès! Je dis plus; n'en elpérez aucun plaifir. En eft - il avec les prudes ? j'entends celles de bonne foi: réfervées au fein même du plaifir, elles ne vous offrent que des demijouiffances. Cet entier abandon de foi-même , ce délire de la volupté ou le plaifir s'épure par fon excès, ces biens de 1'amour, ne font pas connus d'elles. Je vous le prédis; dans la plus heureufe fuppofition, votre Préfidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme fon mari, & dans le têce-a-têïe' conjugal le plus tendre , on refte toujours deux. Ici c'eft bien pis encore; votre prude eft devote , & de cette dévotion de bonne femme qui condamne a une éternelle enfance. Peutêtre furmonterez-vous cetobftacle, mais ne B 3  50 Les Liaisons vous flattez pas de le détruire : vainqueur de 1'amour de Dieu, vous ne le feiez pas de la peur du Diable ; & quand , tenant votre Muitrelïe dans vos bras, vous fentirez palpiter fon cceur, ce fera de crainte & non d'amour. Peut-être fi vous euffiez connu cette femme plutót, en eifliez vous pu faire queleue chofe ; mais cela a vrngt-deux ans, & il y en a prés de deux qu\lle eft mariée. Croyezrooi, Vicomte, quand une femme s'eft enuoivtce a ce point, il faut 1'abandonner a fon fort; ce ne fera jamais qu'une efpecc. C'eft pourtant pour ce bel objet que vous refufez de m'obéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de votre tante , & que vous renoneez a 1'aventure la plus délicieufe & la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours quelqu'avantage fur vous ? Tenez, je vous en park fans humeur: mais, dans ce moment, je fuis tentée de croire que vous ne méiitez pas votre réputation; je fuis tentée fur-tout de vous retirer ma confiance. Jene m'accoutumerai jamais a dire mes fecrets a 1'amant de Mde de Tourvel. Sachez pourtant que la petite Volanges a déja fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. 11 achanté avec elle ; & en effet elle chante mieux qu'a une Penfionnaire n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup de Duos, & je • crois qu'elle fe mettroit volontiers i  DANGEREUSES. Jl Puniflbn : mais ce Dannecy eft un enfa;it qui perdra fon temps a faire 1'amour, & ne finira rien. La petite perfonne de fon cóté eft affez farouche ; &, a tout événement, cela fera toujours beaucoup moins plaifant que vous n'auriez pu le rendre : aufïi j'ai de 1'humeur, & fiirement je querellerai le Chevalier a fon arrivée. Je lui confeille d'être doux; car, dans ce moment, il ne m'en coiiteroit rien de rompre avec lui. Je fuis füre que fi j'avois le bon efprit de le quitter a préfent, il en feroit au défefpoir; & rien ne m'amufe comme un défefpoir amoureux, il m'appelleroit perfide, Et ce mot de perfide m'a toujours fait plaifir; c'eft, après celui de cruelie, le plus doux a 1'oreille d'une femme , & il eft moins pénible a mériter. Sérieufement je vais m'occuper de cette rupture. Voila pourtant de quoi vous êtes caufe ! auffi je le mets fur votre confcience. Adieu. Recommandezmoi aux prieres de votre Préfidente. Paris, ce 7 Aoüt 17**. B 4  j2 Les Liaisons L E T T R E VI Le Viccmte de V^imont a la Marquife de Merteüil. 11, n'eft donc polnt de femme qui n'abufe de- 1'empire "qu'elle a fu prendre ! Et vousméme, vous que je nommai fi fouvent mon indulgente amie, vous ceffez enfin de 1'étre, & vous ne craignez pas de m'attaquer dans 1'objet de mes affedions! De quels traits vous ofez peindre Mde de Tourvel!. .. quel homme n'eut point payé de fa vie cette infolente audace ? a quelle autre femme qu'a vous n'eütelle pas valu au moins une noirceur? Degrace, ne me mettez plus a d'aufli rudes épreuves ; je ne répondrois pas de les foutenit. Au nonx de 1'amitié , attendez que j'aie eu cette femme, fi vous voulez en médire. Ne favez-vous pas que la feule volupté a le droit de détacher lè bandeau de 1'amour? Mais que dis-je ? Mde de Tourvel a-t-elle befoin d'illufion ? non; pour être adorable il lui fuffit d'être elle-même. Vous lui reprochez de fe mettre mal; je le crois bien : toute parure lui nuit; tout ce qui la cache la dépare. C'eft dans 1'abandon du négligé qu'elle eft vraiment raviflan,te. Grace aux chaleurs  DANGEREUSES. 3$ accablantes que nous éprouvons , un déshabiller de fimple toile me laiffe voir fa taille ronde & fouple. Une feule mouffeline couvre fa gorge;& mes regards furtifs, mais pénétrans, en ont déja faifi les formes enchantérefles. Sa figure , dites-vous, n'a nulle expreffion. Et qu'exprimeroit-elle, dans les momensou rien ne parle a fon cceur? Non , fans doute, elle n'a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui féduit quelquefois & nous trompe toujours. Elle ne fait pas couvrir le vuide d'une phrafe par un fourire étudié;. & quoiqu'elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui 1'amufe.. JVlais il faut voir comme, dans les folatres jeux, elle offre L'image d'une gaité naïvë & franche ! comme auprès d'un malhcureux qu'elle s'empreffe de fecourir, fon regard annonce la joie pure & la bonté compatiffante! il faut voir, fur-tout au moindre mot d eloge ou de cajolerie , fe peindre , fur fa figure célefte, ce touchant embarras d'une modeftie qui n'eft point jouée!.... Elle e'ft prude & dévote, & de-la vous la jugez freide& inanimée? Je penfe bien différemment. Q.uelleétonnante fehfibilité nefaut-ilpas avoir pour la répandre jufques fur fon mari, &• pour aimer toujours un être toujours abfent? Q.uelle preuve plus forte pourriez - voos- defirer? J'ai fn, pourtant m'en procurer uneautre.. B s  34 Les Liaisons J'ai dirigé fa promenade de maniere qu'il s'eft trouvé un fofie a franchir; &, quoique fortlefte, elle eft encore plus timide : vous jugez bien qu'une prude craint de fauter le ibffé ( i ) ! II a fallu fe confier a moi. J'ai tenu dans mes bras cette femme modeftf.. Nos préparatifs & le paffage de ma vieille tante avoient fait rire aux éclats la folatre Devote : mais, dès que je me fus emparé d'elle, par une adroite gaucherie, nos bras s'enlacererrt mutuellement. Je preffai fon fein contre le mien ; & , dans ce court intervalle , je fentis fon cceur battre plus vke. L'aimable rougeur vint colorer fon vifage , & fon modefte embarras m'apprit affez que fon emir avait palpitc' d'amour, & non de craintc. Ma tante eependant s'y trompa comme vous, & fe mie a dire : u L'enfant a eu peur „ ; mais la charmante candeur de Venfant ne lui permit pas le menfonge , & elle répondit naivement :: „ Oh non , mais „. Ce feul mot m'a éclairé. Dès ce moment, le doux efpoir a remnlacc la cruelle inquiécude. J'aurai cette femme; je fenleverai au mari qui la profane : j'oferai la ravir au Dieu même qu'elle adore. Ojj.el délice d'étre tour-a-tour L'objet & le vainqueur de fes remords ! Loin de moi f idee de détruire les préjugés qui 1'affiegent! ils (i) On reconnott ici le mauvais gout des caIcmbotirs , qui commenqoit a prendre , & qui depui& a fait tant de progrès.  BANGERE USES ajouteront a mon bonheur & a ma gloire. Qu'elle croie a la vertu , mais qu'elle me la facrifie ; que fes fautes 1'épouvantent fims pouvoir 1'arrêter ; & , qu'agitée de mille terreurs , elle ne puiffe les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu'alors j'y confens, elle me dife : u Je t'adore „; elle feule, entre toutes les femmes , fera digne de prononcer ce mot. Je ferai vraiment le Dieu qu'elle aura préféré. Soyons de bonne foi; dans nos arrangemens, auffi froids que faciles , ce que nous appellons bonheur eft a peine un plaifir. Vous le dirai-je ? je croyois mon cosur flétri; & ne me trouvant plus que des fens, je me .plaignois d'une vieilleffe prématurée. Mde de Tourvel m'a reridu les charmantes illufions de la jeuneffe. Auprès d'elle , je n'ai pas befoin de jouir pour être heureux. La feule ehofe qui m'effraie , eft le temps que va me prendre cette aventure; car je n'ofe rien donner au hafard. J'ai beau me rappeller mes heureufes témérités, je ne puis me réfoudre a les mettre en ufage. Pour que je fois vraiment heureux, il faut qu'elle fe donne; & ee n'eft pas une .petite affaire. Je Tuis fur que vous admireriez ma prudence. Je n'ai pas encore prononcé le mot d amour; mais déja nous en fommes a ceux de confiance & d'intérêt. Pour la tromper le moins poffible, & fur-toutpourprévenir 1'effet B &  36 Les Liaisons des propos qui pourroient lui revenir, je lui' ai racconté moi-même , & comme en m'accufant, «quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir avec quelle carideur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne fe doute pas encore de ce qu'il lui en coütera pour le tenter. Elle éft loin de penfer qu'cn plaidant, pour parler comme elle , pour les infortunés que j ai perdues, elle parle d'avance dans fa propre caufe. Cette idee me vint hier-au milieu d'un de fes fermons, & je ne ne pus me refufer au plaifir de 1'interrompre, pour 1'affurer qu'elle parloit comme un prophete. Adieu , ma trés-belle amie. Vous Yoyez que je ne fuis pas perdu fans reffource. P. S. A propos, ce pauvre Chevalier s'eftil tué de défefpoir? En vérité , vous êtes cent cent fois plus mauvais fujet que moi , & vous m'humilieriez fi j'avois de 1'amourpropre.. Du Chdteau de ..., ce 9 Aoüt 1 %*\  BANGERETJSES. J7 LETTRE VII. €É C I L E VoL^ANGESaSoPHIE C>A R N *A T ( I ). Si je ne t'ai rien dit de mon mariage, c'eft que je ne fuis pas plus inftruite que le premier jour. Je m'accoutume a n'y pluspenfer,. & je me trouve affez bien de mon genre de vie. J'étudie beaucoup mon cbant & ma harpe ; il me femble que je les aime mieux depuis que je n'ai plus de Maitre , ou plutót c'eft que j'en ai un meifleur. M. le Chevalier. Danceny, ce Monfieur dont je t'ai parlé ,. & avec qui j'ai cbanté chez Madame de Merteuil, ala complaifance de venir ici tous les jours , & de chanter avec moi des heures, entieres. II eftextrêmementaimable. II chante comme un Ange, & compofe de très-jolisairs dont il fait auffi les paroles. C'eft bien dommage qu'il foit Chevalier de Malte! II. me femble que s'il fe marioit, fa femme- (i) Pour ne pas abufer de la patience du Lecterir, 011 fn'pprime beaucoup de Lettres de cette Gorreipondance journaliere; on ne donne que celles qui ont paru néceflaires h 1'intelligenee des événemens de cette lbciété. C'eft par le même motif qu'on fupprime anfli toutes les Lettres de SophieCarnay & plufieurs de. celles des Aftenrs de ces; ay.entiir.es*.  $8 Les Liaisons feroit bien heureufe ...Ha une douceur chatriiante. II n'a jamais l'air de faire un compliment , & pourtant tout ce qu'il dit natte. 11 me reprend fans ceffe, tant fur la mufique que fur autre chofe: mais il mêle a fes crïtiques tant d'intérêt & de gaieté, qu'il eft impoiïible de ne pas lui en favoir gré. Seulement, quand il vous regarde., il a l'air de vous dire quelque chofe d'obligeant. II joint a tout cela d'étre trcs-complaifant. Par exemple, hier, il étok prié d'un grand concert ; il a préféré de refter toute la foirée chez Maman. Cela m'a bien fait plaifir; car, quand il n'y eft pas , perfonne ne me parle, & je m'ennuie : au lieu que quand il y eft , nous chantons & nous caufons enfemble. II a toujours quelque chofe a me dire. Lui & Mde de Merteuil font les deux feules perfonnes que je trouve aimables. Mais adieu , ma chere amie; j'ai promis que je faurois pour aujourd'hui une ariette dont 1'accompagnement eft très-difficile, & je ne veux pas manquer de parole. Je vais me remettre a 1'étude jufqu'a ce qu'il vienne. De... ce 7 Aoüt 17**..  SAKOEKEÜSES-. 39 LETTRE VIII. La Préfidente de T o ü rv e l a Mde de VoLiAnges. On ne peut être plus fenfible que je le fuis, Madame , a la confiance que,vous me témoignez , ni prendre plus d'intérêt que moi a 1'étabiiffement de Mlle de Volanges. C'eft bien de toute mon ame que je lui fouhaite une félicité dont je ne doute .pas qu'elle ne foit digne, & fur laquelle je m'en rapporte bien a votre prudence. Je ne eonnois point M. le Comte de Gereourt; mais, honoré de votre choix, je ne puis prendre de lui qu'une idee très-avantageufe. Je me borne,. Madame , a fouhaiter a ee manage un fuccès auffi heureux qu'au mien, qui eft pareillement votre ouvrage, & pour lequel chaque jour ajoute a ma reconnoilfance. Quele bonheur de Mlle votre fiHe foit la récompenfe de celui que vous m'avez procuré; & puiffe la meilleure des amies être auffi la plus heureufe des meres! Je fuis vraiment peinée d^ ne pouvoii» vous offrir de vive voix 1'hommage de ce vceu fincere, & faire, auffitöt que je le defirerois,, connoiffance avec Mlle de Voknges..  4«j Les Liaisons Après avoir éprouvé vos bontés vraimcnt mattrnel'es, j'ai droit d'cfpérer d'elle 1'amitié tendre • d'une foeur. Je vous prie, Madame, de voulok bien Ja lui demander de ma part, en attendant que je me trouve a portee de la merker. Je compte refter a la campagne tout le temps de 1'abfence de M. de Tourvel. J'ai pris ce temps pour jouir & profiter de la fociété de la refpedhble Mde de Rofemonde. Cette femme eft toujours charmante: fon grand age ne lui fait rien perdre; elle conferve toute fa mémoire & fa gaieté. Son corps feul a quatre-vingt-quatre ans ; fon efpritn'en' a que vingt. Notre retraite eft cgayée par fon neveu le Vicomte de Valmont, qui a bien voulu nous facritier quelques jours. Je ne le connoilfois que de réputation, & elle me faifoit peu delirer de le connoitre davantage : mais il me femble qu'il vaut mieux qu'elle. Ici , oü le tourbillon du monde ne le gate pas , il parle raifon avec une facilité étonnante, & il s'accufe de fes torts avec une candeur rare. II me parle avec beaucoup de confiance , & je le prêche avec beaucoup de févérité. Vous qui le connoitTez, vous conviendrez que ce feroit une belle converfion a faire:, mais je ne doute pas, malgré fes promeffes ,. que huit jours de Paris ne lui fdflent oublier tous mes fermons. Le féjour qu'il fera ici.  D ANGEREUSES. 4! fera au moins autant de retranché fur fa conduite ordinaire; & je crois que, d'après fa facon de vivre, ce qu'il peut faire de mieux eft de ne rien faire du tout. II fait que je fuis occupée a vous écrire , & il m'a chargée de vous préfenter fes refpectueux hommages. Recevez auffi le mien avec la bonté que je vous connois, & ne doutez jamais des fentimens finceres avec lefquels j'ai 1'honneur d'être, &c. Du Chdteau de ... ce 9 Aoüt 17**.  42 Les Liaisons LETTRE IX. Madame de Vol^nges la FréJidente de Tourvel. Je n'ai jamais douté-; ma jeune & belle amie, ni de 1'amitié que vous avez pour moi, ni •de 1'intérêt fincere que vous prenez a tout ce qui me regarde. Ce n'eft pas pour éclaircir ce point, que j'efpere convenu a jamais entre nous, que je réponds a votre Réponfe : mais je ne crois pas pouvoir me difpenfer de caufer avec vous au fujet du Vicomte de Valmont, Je ne m'attendois pas, jel'avoue, a trouver jamais ce nom-la dans vos Lettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous & lui ? Vous ne connoiffez pas eet homme; oü auriez-vous pris 1'idée de 1'ame d'un libertin? Vous me parlez de fa rare candcur: oh! oui 5 la candeur de Valmont doit être en effet très-rare. Encore plus faux & dangereux qu'il n'eft aimable & féduifant, jamais, depuis fa plus grande jeuneffe , il n'a fait un pas ou dit une parole fans avoir un projet, & jamais il n'eut un projet qui ne fut mal-honnête ou criminel. Mon amie, vous me connoiffez ; vous favez fi des vertus que je tache d'acquerir, 1'indulgence n'eft pas celle que je  DANGEREUSES. 4.3 éhérisle plus. Auffi, fi Valmont étoit entrainé par des paffions fougueufes; fi , comme mille autres, il étoit féduit par les erreurs de fon age , en blamant fa conduite je plaindrois fa perfonne , & j'attendrois , en filence , le temps oü un retour heureux lui rendroit 1'eftime des gens honnêtes. Mais Valmont n'eft pas cela : fa conduite eft le réfultat de fes principes. II fait calculer tout ce qu'un homme peut fe permettre d'horreurs fans fe compromettre; & pour être cruel & méchant fans danger, il a clioifi les femmes pour victimes. Je ne m'arrête pas a cómpter celles qu'il a féduites : mais combien n'en a-t-il pas perdues ? Dans la vie fage & retirée que vous menez, ces fcandaletifes aventures ne parviennent pas jufqu'a vous. Je pourrois vous en raconter qui vous feroient frémir; mais vos regards, purs comme votre ame, feroient fouillés par de femblables tableaux: füre que Valmont ne fera jamais dangereux pour vous, vous n'avez pas befoin de pareilles armes pour vous défendre. La feule chofe que j'ai a vous dire, c'eft que, de toutes les femmes auxquelles il a renclu des foins, fuccès ou non, il n'en eft point qui n'aient eu a s'en plaindre. La feule Marquife de. Merteuil fait 1'exception cette regie générale ; feule elle a fu lui refifter & e.nchainer fa méchanceté. J'avoue que ce trait de fa vie eft celui qui lui fair, Ie plus d'honneur a mes yeux .• auffi a-t-ii'  44 Les Liaisons fuffi pour la juftifier pleiuement aux yeux de tous, de quelques iuconféquences qu'on avoit a lui reprocher dans le début de fon veuvagë ( i ). Quoi qu'il en foit, ma belle amie, ce que 1'age , l'expérience & fur-tout 1'amitié , m'autorifent a vous repréfenter, c'eft qu'on commence a s'appercevoir dans le monde de 1'abfence de Valmont ; & que fi on fait qu'il foit refté quelque temps en tiers entre fa tante & vous, votre réputation fera entre fe mains; malheur le plus grand qui puifle arriver a une femme. Je vous confeiile donc d'engager fa tante a ne pas le retenir davantage; & s'il s'obftine a refter, je crois que vous ne devez pas héfiter a lui' céder la place. Mais pourquoi refteroit il ? que fait il donc a cette campagne ? Si vous "faifiez épier fes démarches, je fuis füre que vous découvririez qu'il n'a fait que prendre afyle plus commode, pour quelques noirceurs qu'il médite dans les environs. Mais, dans rimpolfibilité de remédier au mal, contentons-nous de nous en garantir. Adieu, ma belle amie; voila le mariage de ma fille un peu retardé. Le Comte de Gercourt, que nous attendions d'un jour a (i) L'erreur oü eft Madame de Volanges, nous fait voir qu'ainfi que les autres fcclérats, Valmont ne décéloit pas fes complices,  D-ANGEBEÜSE'S-. 45 1'autre, me mande que fon Régiment-paffe en Corfe ; & comme il y a encore de mouvemens de guerre, il lui fera impoffible de s'abfenter avant 1'hiver. Cela me contrarie; mais cela me fait efpérer que nous aurons Ie plaifir de vous voir a la noce, Sc j'étois fachée qu'elle fe fit fans vous. Adieu; je fuis,.fans compliment comme fans réferve , entiérement a vous. P. S. Rappellez-moi au fouvenir de Mde de Rofemonde , que j'aime toujours autant qu'elle le mérite. De ce 11 Aoüt 17**.  ^6 L E S L I A I S O K-! lettre x. La Marquife de M e rt ev i l au Vicomte de Valmont. JVTe boudez-vous, Vicomte? ou bien êtesvous mort ? ou , ce qui y reffembleroit beaucoup , ne vivez-vous plus que pour votre Préfidente ? Cette femme, qui vous a rendu les iüufons de la jeunejje, vous en rendra bientÖL auffi les ridicules préjugés. Déjavous voila timide & efclave; autant vaudroit être amoureux. Vous renoncez d vos heureufcs tcmcrités. Vous voila donc vous conduifant ' fans principes, & donnant tout au hafard , ou plutót au caprice. Ne vous fouvient-il plus que 1'amour eft . comme la médicine, feulement Part d'aider d la Nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes : mais je n'en prendrai pas d'orgueil; car c'eft bien battre un homme a terre. Il faut qiiette je donne, me dites-vous: eh! 'fans doute, il le faut; auffi fe donnera-t-elle comme' les autres, avec cette différence que ce fera de mauvaife grace. Mais, pour qu'elle finifie par fe donner , le vrai moyen eft de commencer par la prendre. Que cette ridicule diftinétion eft bien un vrai déraifonnement de 1'amour! Je dis 1'amour j car vous êtes amoureux.  BANGEREUSES. 4f Vous parler autrement, ce feroit vous trahir; ce feroit vous cacher votre mal. Dites-moi denc , amant langoureux, ces'femmes que vous, avez eues, croyez-vous les avoir violées ? Mais, quelqu'envie qu'on ait de fe donner, quelque preffée que 1'on en foit, encore faut-il un prétexte; & y en a-t-ii de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l'air de céder a la force ? Pour moi, jel'avoue, une des chofes qui me flattent le plus, eft une attaque vive & bien faite, ou tout fe fuccede avec ordre, quoiqu'avec rapiditéj qui ne nous met jamais dans ce penible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au-contraire nous aurions du profiter; qui fait garder Fair de la violence jufques* dans les chofes que nous accordons, & flatter avec adrelfe nos deux paffions favorites; la gloire de la défenfe & le plaifir de la défaite. Je conviens que cq talent, plus rare que Fon ne croit, m'a toujours fait plaifir, même alors qu'il ne m'a pas féduite, & que quelquefois il m'eft arrivé de me rendre,uniquement comme récompenfe. Telle dans nos anciens Tournois, la Beauté donnoit le prix de la valeur & de Fadrefie. Mais vous, vous qui n'êtes plus vous, vousvous conduifez comme fi vous aviez peur ' de réuffir. Eh! depuis quand voyagez-vous a petites journées & par des chemLs de traverfe? Mon ami, quand on veut arriver,  48 Les Liaisons des chevaux de pofte & la grande route! Mais laiflons ce fujet, qui me donne d'autant d'humeur, qu'il me privé du plaifir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus fouvent que vous ne faites, & mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voila plus de quinze jours que cette ridicule aventure vous occupe , & que vous négligez toutle monde? A propos de négligence, vous reflemblez aux gens qui envoient réguliérement favoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne fe font jamais rendre la réponfe. Vous finhTez votre derniere lettre par me deniander fi le Chevalier eft mort. Je ne réponds pas , & vous ne vous en inquiétez pas davantage. Ne favezvous plus que mon amant eft votre ami-né? Mais ralfurez-vous, il n'eft point mort, ou s'il 1'étoit, ce feroit de 1'excès de fa joie. Ce pauvre Chevalier, comme il eft tendre ! comme il eft fait pour 1'amour ! comme il fait fentir vivement! la tête m'en tourne. Sérieufement, le bonheur parfait qu'il trouve a être aimé de moi, m'attache véritablement a lui. Ce même jour, oii je vous écrivois que j'allois travailler a notre rupture , combien je le rendis heureux! Je m'occupois pourtant tout de bon des moyens deledéfefpéter,quandon me 1'annonca. Soit caprice ou raifon, jamais il ne me parut fi bien. Je le requs cependanc avec humeur. 11 efpéroit paffer deux heures avec moi , avant ceile oü ma porte feroit ou verte a tout le monde. Je  DANGERBÜSES. 4^ Je lui dis que j'allois fortir; il me demanda oü j'allois; je refufai de le lui apprendre. II infifta ; oü vous ne ferez pas, repris-je avec aigreur. Heureufement pour lui, il refta pétrifié de cette réponfe; car, s'il eut dit un mot, il s'enfuivoit immanquablement une fcene qui eüt amerié la rupture que j'avois projettée. Etonnée de fon filence , je jettai les yeux fur lui fans autre projet, je vous jure , 'que de voir la mine qu'il faifoit. Je retrouvai fur cette charmante figure cette trifteffe a-la-fois profonde & tendre , a laquelle vous-même êtes convenu qu'il étoit fi difficile de réfifter. La même caufe produifit le même effet; je fus vaincue une feconde fois. Dès ce moment, je ne m'occupai plus que des moyens d'éviter qu'il put me trouver un tort. Je fors pour affaire, lui disje avec un air un peu plus doux, & même cette affaire vous regarde; mais ne m'interrogez pas. Je fouperai chez moi; revenez, & vous ferez inftruit. Alors il retrouva la parole; mais je ne lui permis pas d'en faire ufage. Je fuis très-preffée , continuai-je. Laiffez-moi ; a ce foir. II baifa ma mairl & fortit. Auffi-tot, pour le dédommager , peut-être pour me dédommager moi-même, je me décide a lui faire connoitre ma petite maifon dont il ne fe d.outoit pas. J'appelle ma fidelle ViBoire. J'ai ma migraine ; je me couche pour tous mes gens ; &, reftée énfio feule avec la ve'ritable, tandis qu'elle fe traveftit eh Laquais J«re. Portie. C  LesLiaisons je fais une toilette de Femme-de-chanibrd Elle fait enfuite venir un fiacre a la purte de mon jardin, & nous voila parties. Arrivée dans oe temple de 1'amour, je choifis le deshabiller le plus galant. Celui-ci eft délicieux; il eft de mon invention : il ne laiffe rien voir, & pourtant fait tout deviner. Je vous en promets un modele pour votre Préfidente , quand'vous 1'aurez rendue digne de le porter. Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha , une Lettre d'Héloïfe & deux Contes de La Fontaine, pour recordre les différens tons que je voulois prendre. Cependant mon Chevalier arrivé a ma porte, avec 1'empreifement qu'il a toujours. Mon Suiffe la lui refufe, & lui apprend que je fuis malade : premier incident. 11 lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture , fuivant ma prudente regie. II 1'ouvre, & y trouve , de la main de Viiftoire : „ A neuf -,, heures précifes, au Boulevard , devant les „ Cafés ". II s'y rend; & la, un petit Laquais qu'il ne connoit pas, qu'il croit au moins ne pas connoitre, car c'étoit toujours Victoire , vient lui annoncer qu'il faut renvoyer fa voiture & le fuivre. Toute cette marche romanefque lui échauffoit la tête d'autant, & la téte échauffée ne nuit a rien. II arrivé enfin, & la furprife & 1'amour caufoient  DANGERETJSES. <; r en lui un véritable enchantement. Pour lui doni ner le temps de fe remettre, nous nous promenons un moment dans le bofquet; puis je le ramene vers la maifon. II voit d'abord deux couverts mis ,■ enfuite un lit fait. Nous paffons jufqu'a'u boudoir , qui étoit dans toute fa parure. La, moitré réflexion, moitié fentiment, je paffai mes bras autóur Je lui, & me laiffai tomber a fes genoux. „ O moa ,, a'miJ lui dis-je, pour vouloir te ménager „ la furprife de ce moment, je me reproche „ de t'avoir affligé par 1'apparence de 1'humeur; d'avoir pu un inftant voiler mon „ cceur a tes regards. Pardonne-moi mes torts: „ je veux les expier a force d'amour ". Vous jugez de feffet de ce difcours fentimental. L'heureux Chevalier me releva, & mon pardon fut fcellé fur cette même octomane oü vous & moi fcellames fi gaiement & de la même maniere notre éternelle rupture. Comme nous avions fix heures a paffer enfemble, & que j'uvois réfolu que tout ce temps fut pour lui également délicieux, je modérai fes tranfports, & 1'aimable coquetterie vint remplacer la tendreffe. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de foin a plaire, ni avoir été jamais auffi contente de moi. Après le fouper, tour-a-tour enfant & raifonnabie, folatre & fenfible, quelquefois même libertine , je me plaifois a le confidérer comme un Sultan au milieu de fon Serrail, dont j'étois C 2  53 Les Liaisons tfjur-a-tour les Favorites différentes. En effet, fes hommages réitétés, quoique toujours recus par la même femme , le furent toujours par une Maitrefiè nouvelle. Enfin au point du jour il fallut fe féparer ; & , quoi qu'il dit, quoi qu'il fit même pour me prouverle contraire, il en avoitautant de befoin que feu d'envie. Au moment oü nous fortinics, & pour dernier adieu , je pris la clef de eet heureux fcjour, & la lui remettant entre les mains: " Je ne 1'ai eue que pour vous, „ lui dis-je ; il eft jufte que vous en foyiez „ makre : c'eft au Sacrificateur a difpofer du Temple „. C'eft par cette adrefle que j'ai provenu les réflexionsqu'auroit pu lui faire naitre la propriété , toujours fufpefte, d'une petite maifon. Je le connois affez , pour être füre qu'il ne s'en fervira que pour moi, & fi la fantaifie me prenoit d'y aller fans lui, il me refte bien une doublé clef. 11 vouloit a toute force prendre jour pour y revenir; mais je 1'aime trop encore , pour vouloir 1'ufer fi vite. II ne faut fe permettre d'excès qu'avec les gens qu'on veilt quitter bientöt. II ne fait pas cela, lui; mais, pour fon bonheur , je le fais pour deux. Je m'appercois qu'il eft trois heures du matin , & que j'ai écrit un volume , ayant le projet de n'écrire qu'un mot. Tel eft le charme de la confiante amitié: c'eft elle qui fait que vous êtes toujours ce que j'aimelemieux ;mais,  dangereuses. f5 en vérité, le Chevalier eft ce qui me plait davantage. De. .. ce 12 -Aout 17**. LETTRE XI. ia Préfidente de Tourvel d Madame de VoL^nges. Votre Lettre févere m'auroit effrayée, Madame , fi , par honheur, je n'avois trouvé ici plus de motifs de fécurité que vous ne m'en donnez de cra'inte. Ce redoutable M. de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paroit avoir dépofé fes armes meurtrieres, avant d'entrer dans ce Chateau. Loin d'y former des projets, il n'y a pas même porti de prétentions ; & la qualité d'homme aimable que fes ennemis mêmeslui accordent, difparoit prefque ici, pour ne lui 'laiffer que celle de bon-enfant. C'eft apparemment l'air de la campagne qui a produit ce miracle. Ce que je puis vous aflurer, c'eft qu'étant fans ceffe avec moi, paroiffant même s'y plaire, il ne lui eft pas échappé un mot qui reflemble a 1'amour, pas une de ces phrafes que tous les hommes fe permettent, fans avoir, comme lui, ce qu'il feut pour les juftirier. jamais il  ^4 I e 5 Liaisons n'oblige a cette réferve, dans lauuelle toute femme qui fe refpeéte eft forcée de fe tenir aujourd'hui, pour contenir les hommes qui 1'entourent. II fait ne point abufer delagaieté qu'il infpire. 11 eft peut-étre un peu lotiangeur ; mais c'eft avec tant de délicateffe , qu'il accoutumeroit la motltftie même a 1'éloge. Enin , fi j'avois un frere, je defirerois qu'il fut tel que M. de Valmont fe montre ici. Peut-être beaucoup de femmes lui defireroient une galanterie plus marquée ; & j'avoue que je lui fais un gré infini d'avoir fu me juger affez bien pour ne pas me confondre avec elles. Ce Portrait differe beaucoup fans doute de celui que vous me faites; & , malgré cela, tous deux peuvent être reffemblans en fixant les époques. Lui-même convient d'avoir eu beaucoup de torts, & on lui en aura bien auffi prêté quclques-uns. Mais j'ai rencontré peu d'hommes qui parlaffent des femmes honnêtes avec plus de refpeét, je dirois prefque d'enthouliafme. Vous m'apprenez qu'au moins fur .eet objetil ne trompe pas. Sa conduite avec Mde de Merteuil en el't une preuve. II nous en parle beaucoup ; & c'eft toujours avec tant d'éloges & l'air d'un attachementli vrai, que j'ai cru, jufqu'a la réception de votre Lettre, que ce qu'il appelloit amitié entr'eux deux étoit bien réellement de 1'amour. Je m'accufe de ce jugement téméraire, dans lequel j'ai eu d'autant plus de tort, que lui-même a pris  B'ANGEREUSES. <;'<; fcuvent lefoin de la juftifier. J'avoue que je ne regardois que comme fineffe, ce qui étoit de fa pare une honnête fincérité. Je ne fais; mais il me femble que celui qui eft capable d'une amitié auffi fuivïe pour une femme auffi eftimable, n'eft pas un libertin fans retour. J'ignore au refte fi nous devons la conduite fage qu'il tient ici, a quelques projets dans les environs, comme vous le fuppofez. II y a bien quelques femmes aimables a la ronde ; mais il fort peu , excepté le matin , & alors il dit qu'il va a la chalfe. II eft vrai qu'il rapporte rarement du gibier ; mais il affure qu'il eft mal-adroit a eet exercice. D'ailleurs , ce qu'il peut faire au-dehors m'inquiete peu ; & fi je defirois le favoir, ce ne feroit que pour avoir une raifon de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien. Sur ce que vous me propofez de travaiHer a abréger le féjour que M. de Valmont compte faire ici, il me paroit bien difficile d'ofer demander a fa tante de ne pas avoir fon neveu chez elle, d'autant qu'elle 1'aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais feulement par déférence & non par befoin , de faifir 1'occafion de faire cette demande , foit a elle, foit a luimême. Quant a moi, M. de Tourvel eft inftruit de mon projet de refter ici jufqu'a fon retour, & il s'étonneroit, avec raifon, de la légéreté qui m'en feroit changer. Voila , Madame, de bien bngs éclairciffeC 4  $6 Les Liaisons mens: mais j'ai cru devoir a la vérité un témoignage avantageux a M. d; Valmont, & dont il me paroit avoir grand befoin aup:ès de vous. Je n'en fuis, pas moins fenlible a 1'amitïe qui a diété vos confeils. C'eft a elle que je dois auffi ce que vous me d;tes d'obligeant a l'occaflon du retard du mariage de Mile votre fill Je vous en remercie bien fincérement: mais, quelque plaifir que je me promette a raOer ces momens avec vous, je les facrifierois de bien bon cceur au defir de favoir Mlle de Volanges plutöt heureufe , fi pourtant elle peut jamais i'être plus qu'auprès d'une mere auffi digne de toute fa tendreffe & de fon refpect. Je partage avec elle ces deux fentimens qui m'attachent a vous, & je vous prie d'en recevuir 1'affu» rance avec bonté. J'ai 1'honneur d'être, &c. Dc. ..ce 13 Aoüt  bangereuses? $7 LETTRE XII. Cecile Volanges d la Marquife ïde Merteuil.. M a m a n eft incommodée, Madame ; elle ne fortira point, & il faut que je lui tienne compagnie : ainfi je n'aurai pas 1'honneur de vous accompagner a 1'Opéra. Je vous allure que je regrette bieri plus de ne pas être avec vous que le Speftacle. Je vous prie d'en être perfuadée. Je vous aimetant! Voudriez-vous bien dire a M. le Chevalier Danceny que je n'ai point lëRecueuil dont il m'a parle, & que s'il peut me l'apporter demain, il me fera grand plaifir ? S'il vient aujourd'hui, on lui dira que nous n'y fommes pas ; mais c'eft que Maman ne veut recevoir perfonne. J'efpere qu'elle fe portera mieux demain. J'ai 1'honneur d'être , &c. De... ce 13 Aottt 17**. C $■  18 Les Liaisons LETTRE XIII. La Marquife deMerteuil d. Cecile Volanges. J e fuis très-fachée , ma belle , & d'être privée du plaifir de vous voir, & de la caufe de cette privation. J'efpere que cette occafion fe retrouvera. Je m'acquitterai de votre commiffion auprès du Chevalier Danceny, qui fera furement trés- fiché de favoir votre Maman jnalade.. Si elle veut merecevoir demain j'irat lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle <& moi, le Chevalier deBelleroche (i) aupiquet; &, en lui gagnant fon argent, nous aurons, pour furcroit de plaifir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable Maitre , a qui je le propoferai. Si cela convient a votre Maman & a vous, je réponds de moi & de mes deux Chev.aliers. Adieu , ma belle ; mes momplimens a ma chere Mde de Volanges. Je vous «mbraffe bien tendrement. De ... 13 Aoüt 17**. ( i") C'eft le même dont il eft queftion dans les Itttres de Mde de Merteuil.  dangereuses 59 LETTRE XIV. Qècile Volding Md Sophie. Carnet. Je ne t'ai pas écrit hier, ma chere Sophie: mais ce n'eft pas ie plaifir qui en eft caufe ; je t'en allure bien. .Maman étoit malade, & je ne 1'ai pas quittée de la journée. Le foir, quand' je me fuis retirée, je n'avois cceur a rien du. tout > & je me fuis couchée bien vite, pour m'affurerque la journée étoit finie: jamais je n'en avois pafte de fi longue. Ce n'eft pas que je n'aime bien Maman ; mais-je ne fais pas ce que c'étoit. Je devois aller' a 1'Opéra avec Mde de Merteuil,- le Chevalier Danceny devoit y être. Tu fais bien que cefontles deux perfonnes que j'aime le mieux. Quand 1'heure oü j'aurois dü y être auffi eft' arrivée, mon cceur s'eft ferré malgré moi.. Je me déplaifois a tout, & j'ai pleuré , pleuré , fanspouvoir m'en era-, pêcher. Heureufement Maman étoit couchée , & ne pouvoit pas me voir. Je fuis bien (ure que le Chevalier Danceny aura été faché auffi; mais il, aura été diftrait par le Spectacle & par tout le monde: c'eft bien différent. C 6  60 Les Liaisons Par bonheur, Maman va mieux aujourd'hui,. & Madame de Merteuil viendra avec une autre perfonne & le Chevalier Danceny: mais elle arrivé toujours bien tard, Mde de Merteuil , & quand on eft fi lung-temps toute feule, c'eft bien ennuyeux. II n'eft encore qu'onze heures. II eft vrai qu'il faut que je joue de la harpe ; & puis ma toiletteme prendra un peu de tems, car je veux être bien coiffée aujourd'hui. Je crois que la Mere Perpétue a raifon, & qu'on devient coquette dès qu'on eft dans le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être jolie que depuis quelques jours, & je trouve que jene le fuis pas autant que je le croyois,; & puis , auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Mde de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi: cela ne me fache pas beaucoup , paree qu'elle m'aime bien ; & puis elle affure que le Chevalier Danceny me trouve plus jolie qu'elle. C'eft bien honnête a elle de me PaVoir dit! elle avoit même l'air d'en être bien aife. Par exemple , je ne concois pas ca. C'eft qu'elle m'aime tant! & lui! .... oh! ca m'a fait bien plaifir ! auffi, c'eft qu'il me femble que rien que le regarder fuffit pour embellir. Je le regarderois toujours, fi je ne craignois de rencontrer fes yeux : car,(toutes les fois que cela m'arrive, cela me déconte^ nance: & me fait comme de la.peine ; mais qfk ne fait rien..  B A N' G E R E U Jf> E S 6*r Adieu , ma chere amie : je vas me mettre k ma toilette. Je t'aime toujours comme de coutume. Paris , ce 14 Aotit 17**.. LETTKE XV. Le Vicomte de Valmont d la Marquifed e Me rt e u il. Il eft bien honnête k vous de ne pas m'a~ bandonner a mon trifte fort. La vie que je meneici eft réellernent fatigante, par Fejccès de fon repos & fon infipide uniformité. Ea lifant votre Lettre & le détail de votre charrmance journée ,. j'ai été tenté vingt fois de prétexter une affaire, de voler a vos pieds, & de vous y demander , en ma faveur ,. une infidélité a votre Chevalier, qui, après tout, ne mérite pas fon bonlïeur. Savez-vous que vous m'avez rendu jaloux de lui ? Que me parlez-vous d'éternelle rupture ? J'abjure ce ferment, pro,noncé dans le délire :. nous n'aurions pas. été dignes de le faire , fi nous euffions dü le garden. Ah ! que je puiffe un jour me venger dans vos bras, du dépit involontaire que m'a cauféle bonheur du Chevalier! Je fuis indigné , je 1'av.oije,. quand je fonge que eet horame,. fan3.  6z Le.s Liaisons raifonner, fans fe donner la moindre peine, en fuivant tout bêtement Finftinct de fon cceur, trouve une félicité alaquelle je ne puis atteindre. Oh ! je la trouhlerai.... Promettez-moi que je la treublerai.. Vous-même n'êtes-vous pas humiliée ? Vous vous donnez la peine de le tromper, & il eft plus heureux que vous. Vous le croyez dans vo< chaines! c'eft bien vous qui êtes dans les fiennes. II dort tranquilkraent, tandis que vous veillez pour fes plaifirs. Que feroit de plus fon efclave? Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plufieurs , je n'ai pas la moindre jalouüe: je ne vois alors dans vos amans que les fuccelfeurs d'Alexandre , incapables de conferver entr'eux tous eet empire oü je regnoisfeul. Mais que vous vous donniez entiérement a un d'eux ! qu'il exifte un autre homme auffi heureux que moi! je ne le fouffrirai pas 'r n'efpérez pas que je le fouffre. Ou reprenezmoi, ou au moins prenez-en un autre; & ne trahiffez pas , par un caprice exclufif, 1'amkié inviolable que nous nous fommes jurée. C'eft bien affez , fans doute, que j'aie a me plaindre de 1'amour. Vous voyez que je me prête a vos idéés, & que j'avoue mes torts.. En effet, fi c'eft être amoureux que de ne pouvoir vivre fans pofféder ce qu'on delire, d'y facrifier fon temps, fes plaifirs , fa vie, je fuis bien réellement amoureux. Je n'en fuis guere plus avancé. Je n'aurois même rien du tout a  BANGE' REUSES 6 J; ▼ousapprendrea.ee fujet,fansun événement qui me donne beaucoup a réfléchir, & dont je ne fais encore fi je dois craindre ou efpérer. Vous connoiffez mon Chaffeur , tréfor d'intrigue, & vrai valet de Comédie: vous jugez bien que fes inftrudions portoient d'dtre amoureux de la Femme-de-chambre, & d'enivrer les gens. Le coquin eft plus heureux- que moi;-, il a déja réuffi. II vient de découvrir que Mde, de Tourvel a chargé un -de fes gens de prendre.des informations fur ma.conduite-, & même deme fuivre dans mes courfes du matin, autant qu'il le pourroit, fans être apperqu. Que prétend cette femme ï Ainfi donc la plus modeftede toutes, ofe encore rifquer des chofes qu'apeine nous oferions nous permettre! Je jure bien ... Mais, avant de fonger a me venger de cette ru£è féminine, occupons - nous des, moyens de la tourner a notre avantage. Jufqu'ici ces courfës qu'on fufpede n'avoient aucun objet; il faut leur en donner un. Gela. mérite toute mon attention , & je vous quitt.epour y rénéchir. Adieu , ma belle amie. Toujours du Chdteau de.,, ce 15 Aoüt 17**.  64 Les Liaisons LETTRE XVI. Cecile Volanges a Sophie C\a r n r. Ah! ma Sophie, voici bien desnouvelles! je ne devrois peut-être pas te les dire : mais il faut bien que j'en parle a quelqu'un ; c'eft plus fort que moi. Ce chevalier Danceny.... Je fuis dans untrouble que je ne peux pas écrire : je ne fais par oü commencer. Depuis que je t'avois raconté la jolie foirée ( i ) que j'avois paffee chez Maman avec lui & Mde de Merteuil, jene t'en parlois plus: c'eft que je ne voulois plus en parler a perfonne ; mais j'y penfois pourtant toujours. Depuis ihétoit devenu fi ttifte, mais fi trifte , fi trifte, que ca me faifoit de la peine; & quand je lui demandois pourquoi, il me difoit que non : mais je voyoïs bien que fi. Enfin hier il 1'étoit encore plus que de coutume. C,a n'a pas empêché qu'il n'ait eu la complaifance de chanter avec moi comme a 1'ordinaire ; mais , toutes les fois qu'il me regardoit, cela me ferroit le cceur. Après que ( i) La Lettre oh il eft-parle de cette foirée ne s'eft pas retrouvée. II y a lieu de croire que c'eftoelle propofée dans le billet de Mde de Merteuil r & dont il eft auffi queltion dans la précédente Lettre de Cécile Volanges..  BANGER EUSES. 6$ nous eümes fini de chanter, il alla ren fermer ' 'ma harpe dans fon étui; & , en m'en iapportant la clef, il me pria d'en jouer encore le foy-„ acffi-tót que je ferois feule. Je ne me défiois; de rien du tout; je e voulois rriême pas : mais il m'en pria ;ant, que je lui dis qu'oui. 11 av iit bien fes raifons. Effcrtivement, quand je fus retiréechez moi & que ma Femrne-de-charnbré fut fortie, j'ailai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes une Lettre , pliée feulement, & point cachetée, & qui étoit de lui. Ah! fi tu favois tout ce qu'il me mande ! Depuis que j'ai lu fa Lettre , j'ai tant de plaifir , que je ne peux plusfonger a autre chofe. Je 1'ai relue quatre fois tout de fuite , & puis je 1'ai ferrée dans mon fecrétaire. Je la favois par cceur; & , quand j'ai été couchée , je 1'ai tant répétée , que je ne fongeois pas a dormir. Dès que je fermois les yeux , je le voyois-la, qui me difoit lui-même tout ce que je venois de lire. Je ne me.fuis endormie que bien tard ; & auffi-tót que je me fuis réveillée (il étoit encore de bien bonne heure ) , j'ai été reprendre fa Lettre pour la relire a mon aife. Je 1'ai emportée dans mon lit, & _pUis je ]>a; baifée comme fi C'eft peur-être mal fait de baifer une Lettre comme qa , mais je n'ai pas p'u m'en empêcher. ; Apréfent, ma chere amie, fi je fuis bienaife, je fuis aufli-bien embarraffée ; car ftirement il ne faut pas que je réponde a cetts Lettre-la. Je fais bien que ca ne fe doit pas,  €6 Les Liaisons & pourtant il me le demande ; & , fi je ne réponds pas , je fuis fiïre qu'il va encore êtrè trifte. C'eft pourtant bien malheureux pour lui! QVeft ce qoe tu me confeilles ? mais tu n'en {ais pas plus que moi. J'ai bien envie d'en parler a Mde de Merteuil qui m'aime bien. Je voudrois bien le confoler ; mais je ne voudrois rien faire qui fut mal. On nous récommande tant d'avoir bon cceur ! & puis on nous défend de ■fuivre ce qu'il infpire , quand c'eft pour un homme ! qa n'eft pas jufte non plus. Eft-ce qu'un homme n'eft pas notre prochain comme une femme, Sc plus encore? car enfin n'a-t-on pas fon pere comme fa mere , fon frere comme fafceur? il refte toujours le mari de plus. Cependant fi j'allois faire quelque chofe qui ne fut pas bien , peut-être que M. Danceny luimême n'auroit plus bonne idee de moi! Oh ! ca, par exemple, j'aime encore mieux qu'il foit trifte , & puis, enfin , je ferai toujours a temps. Paree qu'il a écrit hier, je ne fuis pas obligée d'écrire aujourd'hui : auffi-bien je vérrai Mde de Merteuil ce foir, & fi j'en ai le courage, je luiconterai tout. En ne faifant que ce qu'elle me dira , je n'aurai rien a me reprocher. Et puis peut-être me dira-t-elle que je peux lui répondre un peu, pour qu'il ne foit pas fi trifte! Oh ! je fuis bien en peine. Adieu , ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penfes. De .. .ce 19 Aoüt 17**.  BANGEHEUSES. 6f LETTRE XVII. Le Chevalier D^tn cent a Cecil k V o l n g e s. ■A v a n t de me livrer, Mademoifelle,. dirai-je au plaifir ou au befoin de vous eenre, je commence par vous fupplier de m'entendre. je fens que pour ofer vous déclarer mes feminiens , j'ai befoin d'indulgence; fi je ne voulois que les juftifier, elle me feroit inutile. Que vais-je faire après tout, que vous montrer votre ouvrage? Et qu'ai-je a vous dire, que mes regards , mon embarras , ma conduite Sc même mon filence , ne vous aient dis avant moi? Eh! pourquoi vous facheriez-vous d'un fentiment que vous avez fait naitre ? Emané de vous, fans doute il eft digne de vous être offert i s'il eftbrülant comme mon ame , il eft pur comme la vótre, Seroit-ce un crime d'avoir fu apprécier votre charmante figure , vos talens feducteurs, vosgraces encharierefles , & cette touchante. candeur qui ajougfun prix ineftimable a des qualités dé ja fi precieufes ? non, fans, doute : mais ,fans être coupable , on peut être malheureux; & c'eft le fort qui m'attend, fi vous. 'refufez d'agréer mon hommage. C'eft le premier que mon cceur ait offert. Sans vous je ferois-  6% Les Liaisons encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai vue ; le repos a fui loin de moi, & mon bonheur eft ineertam. Cependant vous vous ctonnez de ma triftefTe ; vous m'en demandezla caufe: cuielquefois même j'ai cru voir. qu'elle vous afHigeöit. Ah ! dites un mot, & ma felidté fera votre ouvrage. Mais, avant de prononcer , fongez qu'un mot peut auffi combler mon malheur. Soyez donc 1'arbitre de ma deftinée. Par vous je vais être éternellement heureux ou malheureux. En quelles mains plus cheres puis-je remettre un fntérêt plus grand? Jefinirai , comme j'ai commencé, pa* implorer votre indulgence. Je vous ai demandé de m'entendre ; J'oferai plus, je vous prierai de me répondre. Le refufer, feroit me laiffer croire que vous vous trouvez offenfée , & mon coeur m'eft garant que mon refpedt égale mon amour. P. S. Vous pouvez vous fervir, pour me répondre, du même moyen dont je me fers pour vous faire parvenir cette Lettre; il me paroit également fur & commode. De...ce 18 Aoüt 17**.  DANGEREUSES. 6f LETTRE XVIII. Cecile Volanges dSophie C~4 r n^i r. Q_u o i ! Sophie, tu blames d'avance ce que je vas faire! j'avoisdéja bien affez d'inquiétudes; voila que tu les augmemes encore II eft clair, dit-tu, que je ne dois pas répondre. Tu en parles bien a ton aife ; & d'ailleurs, tu ne fais pasaujuftece qui en eft: tu n'es pas-la pour voir. Je fuis fure que fi tu étois a ma place, tu ferois eo'mme comme moi. Sürement en général onnedoit pas répondre ; & tu as bien vu , par ma Lettre d'hier, que je ne le voulois pas non plus: mais c'eft que je ne cröis pas qüe perfonne fe foit jamais trouvé dans Ie cas ou je fuis. Et encore être obligée de me décider toute feule ! Mde de Merteuil, que jecomptois vanhier au foir, n'eft pas.venue. Tout s'arrange contre moi: c'eft elle qui eft caufe que je le connois. C'eft prefque toujours avec elle que je 1'ai vu , que je lui ai parlé. Ce n'eft pas que je lui en veuille du mal: mais elle me laifTe-la au moment de 1'embarras. Oh-! je fuis bien a plaindrej  •70 Les Liaison s- Figure-toi qu'il tft venu hier comme k 1'ordinaire. J'étois fi troublée, que je n'olois le regarder. 11 ne pouvok pas me parler, paree que IVlaman étoit la. Je me doutois bien qu'il feroit faché , quand il verrok que je ne lui avois pas écrit. Je ne favois quëlle contenance faire. Un inftant après il me demanda fi je voulois qu'il allat chercher ma harpe. Le cceur me battoit fi fort, que ce fut tout ce que je pus faire que de répondre qu'oui. Quand il revint, c'étoit bien pis. Je ne le regardai qu'un petk moment. 11 ne me regardoit pas , lui: mais il avoit un air, qu'on auroit dit qu'il étoit malade. C,a me faifoit bien de la peine. 11 fe init a accorder ma harpe, & après, en me 1'apportant, il me dit: Ah! iVSademoifelle! ... II ne me dit que ces deux mots-la ; mais c'étoit d'un ton que j'en fus toute bouleverfée. Je préludois fur ma harpe , fans favoir ce que je faifois. Maman demanda fi nous ne chanterions pas. Lui s'excufa, en difant qu'il étoit un peu malade ; & moi, qui n'avois pas d'excufe , il me fallut chanter. J'aurois voulu n'avoir jamais eu de voix. Je choifis expres un air que je ne favois pas; car j'étois bien füre que je ne pourrois en chanter aucun, &on fe feroit apperqu de quelque chofe. Heureufement il vint une vifite; &, dès que j'entendis entrer un carroffe , je ceüai, & lepriai de reporter ma harpe. J'avois bien peur qu'il ne s'en allat en méme temps; mais il revint.  BANGERETJSES. 7 r 'Pendant que Maman & cette Dame qui étoit venue caufoient enfernble , je voulus le regarder encore un pctit moment. Je rencontrai fes yeux , & il me fut impoffible de détourner les miens. Un moment aprè.s je vis fes larmes couler, & il fut obiigé de fe retourner pour n'être pas vu. Pour le coup je ne pus y tenir; je fentis que j'allois pleurer auffi. Je fords, & tout de fuite j'écrivis avec un crayon , fur un chiffon de papier: «Ne foyez donc pas fi trifte, je „( vous en prie; je promets de vous répondre „. Sürement tu ne peux pas dire qu'il y ait du mal a cela ; & puis c'étoit plus fort que moi. Je mis mon papier aux cordes de ma harpe , comme fa Lettre étoit, & je revins dans le fallon. Je me fentois plus tranquille. H me tardoie bien que cette Dame s'en fut. Heureufement elle etoit en vifite ; elle s'en alla bientöt après. Auffi-tót qu'elle fut lorrie-, je dis que je voulois reprendre ma harpe, & je le priai de 1'aller chercher. Je vis bien, a fon air, qu'il ne fe doutoit de rien. Mais au retour , oh ! comme tl etoit content! En pofantma harpe vis-a-vis de mo;, il fe placa de facon que Maman ne pouvoit voir, & il pHtma main qu'il ferra ma.s d une facon !.... cene fut qu'un moment:' ™a.s je ne faurois te dire le plaifir que ca m'a lait. je la retirai pourtant i ainfi je n'ai'rien a me reprocher. , A préfent, ma bonne amie, tu vois bien que 3e ne peux pas me difpenfer de lui écrire ,pjit  72 Les Liaisons que jele lui ai promis; & puis, je n'irai pas lui refaire encore du chagri 1; car j'en fouffre plus que lui. Si c'éto:t pour quelque chofe de mal, fürement je ne le terois pas. Mais N G> E R E ü S E S .' 7-9 Ia figure puffent rendre mon aclion fufpecle; quand je fus bien mformé , je déclarai a foupe-r mon projet d'aller a la chaffe lelendemain. Ici ie dois rendre juftice* ma Préfidente: fans doute elle eut quelques remords des erdtes qu'elle avoit donnés; &, n'ayant pas Ia forse de vaincre fa curiofité, elle eut au moins celle decontrarier mon defir. U devoit faire une cbaleur exceiïive; je rifquois de me rendre malade; je ne tuerois rien , & me fatiguerois en vain ; & pendant eö dialogue, fes yeux, qui parloient peut-être mieux qu'elle ne vouloit, me faiioient affez connoitre qu'elle defiroit que.je pnfie pour bonnes ces mauvaifes raifons. Je n'avois- garde de m'y. rendre', comme vous pouvez croire, & je réfiftai de même a une petite diatribe contre la chaffe & les Chaffeurs, & a un petit nuage d'humeur qui obfcurcit, toute la foirée, cette figure céleftc. Je craignis un moment que fes ordresne fuffent révoqués, & que fa délicatefle ne me nuisit. Je ne calculois pas la curiofité d'une femme; aufil me trompois-je. Mon ChafTeur me raflura dés te foir menie, & je me couchai fatisfait.Au point du jour-je me leve & je pars, Pglne * einquant-e pas du Chateau , j'aopercois mon efpion qui me fu-it. J'entre ea clialle, & marche a travers champs vers le VUlage ouje voulois me rendre; fans autre Plailir, dans ma route, que de faire courir te dtole qui mefuivoit, & qV,iy n'ofant, pas. D 4  80 Les Liaisons quitter les chemins, parcouroit fouvent, a toute courfe, un efpace triple du mien. A force de j'exercer, j'ai eu moi - même une extréme chaleur, & je me fuis aflis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu 1'infoience de fe couler derrière vin buiifon qui n'étoit pas a vingt pas de moi.» & de s'y affeoir auffi ? J'ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fufil, qui, quoique de petit plomb feulement, lui auroit donné une lecon fuffifante fur les dangcrs de la curiofité : heureufement pour lui , je rne fi; reflöovénu qu'il étoit utile & même néceffairë a mes projets; cette réflexion 1'a 1'auvé. Cependant j'arrive au Village ; je vois de la rumeur; je m'avance : j'interroge; on me ra'conte le fait. Je fais venir le Collecteur ; &, cédant a ma généreufe compaiTion, je paie noblement cinquante-fix livres, pour lefquelles on réduifoit cinq perfonnes a la paiile & au défefpoir. Après cette action fi finlple, vous n'iinaginez pas quel chccur de bénédictions retentie autour de moi de la part des alïïlbns! Quelles larmes de reconnoiiTance couloient des yeux du vieux chef de cette familie, & embelliffoient cette figure de Patriarche, qu'un moment auparavant 1'empreinte f.irouche du défefpoir rendoit vraimenthideufe! J'examinois ce fpectacle , lorfqu'un autre payfan, plus jeune, conduifant par la main une femme & deux enfans, & s'avanqant vers  DANGEREUSES. 8t moi a. pas précipités, leur dit : {, Tombons „ tous aux pieds de cette image de Dieu „; & dans le même inftant, j'ai été entouré de cette familie, profternée ames genoux. J'avouerai ma foiblelTe; mes yeux fe font mouillés de larmes, & j'ai fenti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaifir qu'on éprouve en faifant le bien ; & je ferois tenté de croire que ce que nous appellons les gens vertueux, n'ont pas tant de mérite qu'on fe plak a nous le dire. Quoi qu'il en foit, j'ai trouvé jufte de payer a ces pauvres^gens le plaifir qu'ils venoient de me faire. J'avois pris dix louis fur moi ; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les rerrierciemens, mais ils n'avoient plus ce même degre de pathétique : le néceffaire avoit produn le grand , le véritable effet 5 le refte n'étoit quune fimple expreffion de reconnoiffance & d etonnement pour des dons furperflus Cependant, au milieu des bénédiétions bavardes de cette familie, je ne refTemblois pas mal au Heros d'un Drame, dans la fcene du denouement. Vous remarquerez que dans cette foule etoit fur-tout le fidele efpion. Mon but etoit rempli : je me dégageai d'eux tous, & regagnai le Chateau. Tout calculé, je mè fehcite demon invention. Cette femme vaut bien fans doute que je me donne tant de foins; ils leront un jour mes titres auprès d'elle; & I ayant, en quelque forte, ainfi payée d'avance D S  83 Les Liaisons j'aurai le droit d'en difpofér a rmi fantaifie, fans avoir de reproche a me faire. J'oubliois de vous dire que pour mettre tout a profit, j'ai demandé a ces bonnes gens de ptier Dieu pour le fuccès de mes projets, Vous allez voir fi déja leurs prieres n'ont pas été en partie exaucée .... Mais on m'avertit que le fouper eft fervi, & il feroit trop tard pour que cette Lettre partit, fi je ne la fermois qu'en me retirant. Ainfi le refie a Fordinaire prochain. J'en fuis facbé ;-car le refte eft le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vousme volez un moment du plaifir de la vok. De. t.. ce 30 Aoüt 17  ü A' W GT E H E TJ S! E' s- &?: LETTRE XXII. La Préfidente de Tourvez d Madamede Volanges. O u S ferez fans doute bien-aife, Madame de connoitre un trait de M. de Valmont, qui' contrafte beaucoup, ce me femble, avec tous oeux fous- lefquels on vous 1'a repréfenté. Ik eft fi pénible de penfer défavantageufement de qui que ce foit, fi facheux de ne trouver que des, vices chez ceux qui auroïent toutes: les qualités néceffaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aime-z tant a ufer d'indulgence, que c'eft vous obiiger que de vous donner des motife de revenir fur un juge-" meintrop rigoureux. M'. de Valmont me paroit/ fondé a efpérer cette faveur, je dirois prefque cette juftice ; & voici fur quoi je le penfe. H a fait- ce matin une de ces courfes qui pouvoient faire fuppofer quelque projet de fapart danslesenvirons, comme Pidée vous en étoit venue-,-idée que je m'accufe d'avoir faifie peut-être avec trop de vivacité. Heureufement pour lui, & fur-tout heureufement pour nous, puifque- cela nous fauve d'être injuftes, un de mes gens devoit aller du même cöté que lui ( i ); & c'eft par la que ma curiofité CO Mde de Tourvel n'ofe donc pas dire que. c?&to». par f#n ordre ? D 6  84- Les Liaisons- repréhenfible, mais heureufe , a été fatisfaitc. If nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au Village de ... . une malheureufe familie dont on vendoit les meubles, faute d'avoir pu payer les impofitions, non-feulement s'étoit ernpreffé d'acquitter la dette de ces pauvres gens , mais même leur avoit donné une fomme d'argent affez conlirlérable. Mon Domeftique a été témoin de cette vertueufe aftion; & il m'a rapporté de plus que les payfans, caufant entr'eux & avec lui, avoient dit qu'un Domeftique, qu'ils ont défigné, & que le mien croit être celui de_M« de Valmont, avoit pris hier des informations fur ceux des habitans du Village qui pouvoient avoir befoin de fecours. Si cela eft ainfi , ce n'eft même plus -feulement une compaüion paffagere, & que 1'occafion détermine : c'eft le projet formé de faire du bien; c'eft la folicitude de la bienfaifance ; c'eft la plus belle vertu des plus belles.ames: ïpais, foithafardou projet, c'eft toujours une aftion honnéte & louable, & dont le feul récit m'a attendrie jufqu'aux larmes. j'ajouterai de plus, & toujours par juftice, que quand jelui ai parlé de cette aftion , de laquelle il ne difoit mot, il a commencé par s'en défendre, & a eu l'air d'y mettre fi peu de valeur lorfqu'il en eft conveüu, que fa modeftie en doubloit le mérite. Apréfent, dites-moi, ma refpeftable amie; fi M. de Valmont eft en effet un libertin fans  hangereuses. 8? retour, s'il n'eft que cela , & fe conduit ainfi , que rcftera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi! les méchnns partageroient-ils avec les bons le plaifir facré de la bienfaifance ? Dieu permet. troit-il qu'une familie vertueufe reqüt, de la main d'unfcélérat, des fecours dont elle rendroit grace a fa divine Providencc? & pourroit-il fe plaire a entendre des bouches pures repandre leurs bénédictions fur un réprouvé ? non. J'aime mieux croire que des erreurs;, pour être longues , ne font pas étemelles ; & je ne puis penfer que celui qui fait du bien foitl'ennemi de la vertu. Mi de Valmont n'eft peut-être qu'un exemple de plus du daiiger des liaifons. Je m'arréte a cette idéé qui me plait. Si, d'une part, elle peut fervir a le juftifier dans votre efprit, de 1'autre, elle me rend de plus en plus précieufe 1'amitié tendre qui m'uriit a vous pour la vie. J'ai 1'honneur d'être , &c. P. S. Mde de Rofemonde & moi nous allons, dans 1'inftant, voir auffi 1'honnête & malheureufe familie, & joindre nos fecours tardifs a ceux de M. de Valmont. Nous le menerons avec nous. Nous donnerons au moins a ces bonnes gens le plaifir de re voir leur bien- ■ tataar ; c'eft, je crois, tout ce qu'il nous a laifle a faire. De... <•£ 20 Aoüt if*.  85 Les Liaisons •t f r&xr • ■•■ ' » LETTRE XXIII te Vicomte de Valmont cl la Marquife de Merteuil. N O U S en fommes reftés a mon retour au* Chateau : je reprends mon récit. Je n'eus que le temps- de faire une courte toilette , & je me rendis au falon , oü ma Belle faifoit de la tapifferie, tandis que le Guré du. lieu lifoit la Gazette a ma vieille tante. J'allai m'aiTeoir auprès du métier. Des rcgards, plusdoux encore que de coutume& prefque careffans, me firent bientót. deviner que le. Domeftique avoit dé ja rendu compte de fa. miffion. En effet,. mon aimable Cvirieufe neput garder plus long-temps le fecret qu'elle m'avoit dérobé ; & fans crainte d'interrompre un vénérable Paiteur .dont le débit reffembloit pourtant a celui d'un próne : „ J'ai bien auffi,, ma nouvelle a débiter „ ^ dit-elle» & tout de fuite elle raconta mon aventure, avec une exactitude qui faifoit honneur a 1'intelligence. de fon Hiftorien. Vous jugez comme je déployai, toute ma modeftie: mais qui pourroit arrêter une femme qui fait, fans s'endouter,. Péloge de ce qu'elle aime ? Je pris donc le parti de la laiffer: aller. On eüt die qu'elle  D- A N G E R K U S E S. 87 prêchoit le panégyrique d'un Saint Pendant ce temps, j'öbfervois , non fans efpoir, tout ce que promettoient a 1'amour fon regard animé, fon gefte devenu plus libre , & fur. tout ce fon de voix qui, par fon altération déja fenfible , trahiiToit 1'émotion de fon ame. A peine elle finififoit de parler j, „ Venez , „ mon neveu, me dit Mde de Rofeinonde; „ venez, que je vous embrafTe „. Je fentis, auffi- tót que la jolie Prêcheufe ne pourroit fe défendre d'être embrafTée a fon tour. Cependant elle voulut fuir; mais elle fut bientót dans mes ^ras; & loin d'avoir la. force de réfifter, a peine lui reftoit-il celle de fe foutenir; Plus j'obferve cette femme , & plus elle me paroit defirable. Elle s'empreffa de retourner a fon métier , & eut Pair,, pour tout le monde, de recommencer fa tapilferie : mais moi, je m'appercus bien que fa main tremblante ne lui permettoit pas de continuer fon ouvrage. Après le-diner, les Dames voulurent aller, veir les infortunés que j'avois fi pieufement fecourus; je .les accompagnaü Je vous fauve 1'enrrui de cette feconde fcene de reconnoiffance & d'éloges. M-on cceur,. prèlTé d'un fouvenir délicieux , hate le moment du retour au Chateau. Pendant la route, ma belle Préfidente , plus rêveufe qu'a- Pordinaire, ne difoit pas un mot. Tout occupé de trouver les moyens. de profiter de 1'effet mi'avoit  88 Les Liaisons produit 1'événement du jour , je gardois le même iilence. Mde de Rofemonde feule parloit, & n'obtenoit de nous que des réponfes courtes & rares. Mous diimes 1'ennuyer: j'en avois le projef, & il réufiit. Auiïi, en defcendant de voiture, eile paifa dans fon appartement, & nous laiffa téte a tête, ma Belle & moi, dans un falon mal éclairé ; obfcurité douce, qui enbardit 1'amour timide. Je n'eus pas Ia peine de diriger la converfation ou je voulois la conduite. La ferveur de 1'aimable Prècheufe me fervir mieux que n'auroit pu faire mon adreffe. « Quav.id on „ eft fi digne de" faire le bien, me dit-elle, „ en arrêtant fur moi fon doux regard , com„ ment pafle-t-on fa vie a mal faire ? Je ne „ mérite, lui répondis-je, ni eet éloge, ni „ cette cenfure; & je ne conqois pas qu'avec ,, autant d'efprit que vous en avez , vous ne „ m'ayiez pas encore deviné. Dut ma confiance „ menuire auprès de vous, vous en êtestrop ,, digne, pour qu'il me foit poffible de vous „ la refufer. Vous trouverez la clef de ma ,, conduite dans un caraétere malheureufe„ ment trop facile. Entouré de gens fans ,, mceurs, j'ai imité leurs vices; j'ai peut„ être mis de i'amour-propre a les furpaiTer. ,, Séduit de même ici par 1'exemple des vertus, „ fans efpérer de vous atteindre, j'ai au moins ,, effayé de vous fuivre. Éh ! peut-être faction „ dent vuus me louez aujourd'hui perdroit-  BANGEREUSES. 89 „ elle tout fon prix a vos yeux, fi vous en „ connoifGez le véritable motif ( vöus voyez 5 „ ma belle amie, combien j'étois pret de la „ vérité)! Ce n'eft pas a moi, continuai-je, ,, que' ces malheureux ont du mes fecours. Oü „ vous croyez voir une aöion louable je ne „ cherchois qu'un moyen de plaire. Je n'étois, „ puifqu'il faut le dire, que le foible agent ,, de la Divinité que j'adore (ici elle voulut. „ m'interrompre; mais je ne lui en donnai „ pas le temps.) Dans ce moment même, „ ajoutai-je , mon fecret ne m'échappe que „ par fbibleiTe. Je m'étois promis de vous le ,, taire; je me faifois un bonheur de rendre „ a vos vertus comme a vos appas un hom„ mage pur que vous ignoreriez toujours : „ mais, incapable de tromper, quand j'ai fous „ les yeux 1'exemple de la candeur, je n'aurai „ point a me reprocher avec vous une dif„ fimulation coupable. Ne croyez pas que je „ vous outragepar une criminelle efpérance. Je „ ferai malheureux, je le fais; mais mes fouf„ frances me feront cheres : elle me prouve. „ ront 1'excès de mon amour; c'eft a vos „ pieds , c'eft dans votre fein que je dépo,, ferai mes peines. J'y puiferai des forces „ pour fouffrir de nouveau; j'y trouverai la ,, bonté compatiffante , & je me croirai con„ folé , paree que vous m'aurez plaint. O vous „ que j'adore! écoutez-moi, piaignez-moi, „ fecourez-moi „. Cependant j'étois a fes  jfo Les Liaisons genoux, & je ferrois fes mains dans les miennes : mais elle , les dégageant tout-a-coup & les croifant fur fes yeux avec 1'expreffion du défefpoir: „ Ah! malheureufe , s-'écria-t„ elle ,,! puis elle fondic en kirmes. Par bonheur je m'étois livré atel point, que je pleurois auffi ; &, reprenant fes mains, je les baignai de pleurs. Cette précaution étoit bien néceffaire; car elle étoit fi occupée de fa douleur, qu'elle ne fe feroit pas- appercue de la mienne, fi je n'avois trouvé ce moyen de 1'en averttr. J'y gagnai de plus de confidérer a loifir cette charmante figure, em» bellie-encore par 1'attrait puiffant des- larmes. Ma tête s'échauffoit, & j'étois fi peu maitre de moi r que je fus tenté de profiter de ce moment. Q_uelle eft donc notre foiblelTe ? quel eft 1'èmpire des circonftances, fi moi-même, oubliant mes pro jets , j'ai rifqué de perdre,par un triomphe prématuré, le charme des longs combats & les détails d'une pénible défaite ; fi , féduit par un defir- de jeune-homme, j'ai penfé;expofer le vainqueur de Mde de Tourvel a ne recueillir, pour fruit de fes travaux > que 1'infipide avantage d'avoir eu une femme, •de plus! Ah! qu'elle fe rende, mais qu'elle combatte ; que , fans avoir la force de vaincre , elle ait celle de réfifter; qu'elle favoure a loifir le fentiment de fa foibleffe, & foit contrainte. d'avouer fa défaite. Laiffons le Braconnier.  O A N G E R E U S E S. 9)1 ebfcur tuer a 1'affifc le cerf qu'il a furpris ; le vrai Chaffeur doit le forcer. Ce projet eft fublime, n'eft-ce pas ? mais peut-être feroisje a préfent au regret de ne 1'avoir pas fuivr, li le hafard ne fut venu au fecours de ma prudence. Nous entendimes du bruit. On venoit au fallon. Mde de Tourvel, effrayée, feleva précipitamment, fe faifit d'un des flambeeux, & fortit. II fallut bien Ia laiffer faire. Ce n'étoit qu'un DomeftViue. AufH-tótque j'en fus affuré , je la Tui vis. A peine eus-je fait quelques pas, que , foit qu'elle me reconnut, foit un fentiment vague d'effroi, je 1'entendis précipiter fa marche , & fe jeter plutót qu'entrer dans fon appartement, dont elle ferma la porte fur elle. J'y, allal mais la clef étoit en-dedans. Je me gardai bien de frapper; c'eüt été lui fournir 1'occafion d'une réliftance trop facile , J'eus 1'heureufe & fimple idéé de tenter de voir a traversla ferrurer & je vis en effet cette femme adorable a genoux , baignée de larmes, & priant avec ferveur. Q_tiel Dieu ofoit-elle invoquet? en eft--il d'affez puiffant contre 1,'amour ? En vain cherche-t-elle a préfent des fecours étrangers; c'eft moi qui réglerai fon fort. Croyant en avoirafféz fait pour un jour, je me retirai auffi dans mon appartement & me mis a vous écrire. J'efpérois la revoir au fouper; mais elle fit dire qu'elle s'étoit trouvée indifpofée &,  9" Les Liaisons s'étoit mife au Iit. Mde de Rofemonde voulut monter chez elle; ïnaisJa malicieufemalade prétexta un mal de téte qui ne lui permettoit de ▼oir perfonne. Vous jugez qu'après le fouper la veillée fut courtc, & que j'eus auffi mon mal de téte. Retiré chez mui, j'écrivis une longue Lettre pour me plaindre de cette rigueur, & je me couchai, avec le projet de la remettre ce matin. J'ai mal dormi, comme vous pouvez voir par la date de cette Lettre. Jé me fuis levé, & j'ai relu mon Epitre. Je me fuis apperqu que je ne m'y étoispas affez obfervé; que j'y montrois plus d'ardeur que d'amour, & plus d'humeur que de trifteffe. II faudra la refaire; mais il faudroit être plus calme. J'apperqois le point du jour, & j'efpere que la fraicheur qui 1'accompagne m'amenera le fommeil. Je vais me remettre au lit; &, quel que foit 1'empire de cette femme , je vous promets de ne pas m'occuper tellement d'elle, qu'il ne me refle le temps de fonger beaucoup a vous. Adieu , ma belle amie. De. .. ce 21 Aoüt 17** , ,4 heures du matin.  D: A N G E R 'E V s E S. r>$ LETTRE XXIV. Le Vicomte de Valmont a la Préfidente de Tourvel, A H! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de mon ame; daignez m'apprendre ce que je dois efpérer ou craindre. Placé entre Pexcès du bonheur & celui de finfortune, 1'incertitude eft un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé ? que n'ai-je fu réfifter au charme impérieux qui vous livroit mes penfées ? Content de vous adorer en filence, je jouiftbis au moins de mon amour; & ce fentiment pur que ne troubloit point alors 1'image de votre douleur, fuffifoit a ma félicité : mais cette fource de bonheur en eft devenue une de défefpoir, depuis que j'ai vu couler vos larmes; depuis que j'ai entendu ce cruel Ah malheureufe ! Madame, ces deux mots retentiront long-temps dans mon cceur. Par quelle fatalité,le plus doux des fentimens ne peut-ilpous infpirer que 1'effroi? quelle eft donc cette crainte ? Ah ! ue n'eft pas celle de le partager: votre cceur que j'ai mal connu, n'eft pas fait pour 1'amour; le mien , que vous calomniez fans ceffe, eft le feul qui foit fenfibles; le votre eft même fans pitié. S'il n'en  94 Les Liaisons étoit pas ainfi, vous n'auriez pas refufe uö. mot de confolation au malheureux qui vous racontoit fes foufftances ; vous tie vous feriez pas fouftraite a fes regatds, quand il n'a d'autre plaifir que celui de vous voir; vous ne vous feriez pas fait un jeu cruel de fon inquiétude, en lui faifant annoncer que vous étiez malade, fans lui permettre d'aller s'informer de . votre état $ vousauriez fenti que cette même nuit^ qui n'étoit pour vous que douze heures de repos , alloit être pour lui un fiecle de douleurs. Par oü, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur défolante ? Je ne crains pas de vous prendre pour juge : qu'ai-je donc fait? que céder a un fentiment involontaire, infpiré par la beauté & juftifié par la vertu ; toujours contenu par le refpect, & dont 1'innocent aveu fut 1'effet de la confiance & non de 1'efpoir : la trahirezvous, cette confiance que vous-même avez femblé me permettre, & a laquelle je me fuis livré fans réferve ? Non , je ne puis le croire; ce feroit vous fuppofer un tort, & moh cceur fe révolte a la feule idéé de vous en trouver un: je défavoue mes reproches; fai pu les écrire, mais non pas les penfer. Ah! laiffez-moi vous. croire parfaite! c'eft le feul plaifir qui me refte. Prouvez - moi que vous Fêtes en m'accordant vos foins généreux. Quel malheureux avez - vous fecouru , qui en eüt autant de ibefoin que moi ? ne m'abandonnez  D A N G E R E V S E S. $f pas dans le délire oü vous m'avez plongé; prêtez - moi votre raifon , puifque vous avez ravi la mknne; après m'avoireorrigé, éclairez- moi pour finir votre ouvrage. Je ne veux pas vous tromper, fous ne parviendrez point a vaincre mon amour; mais vous m'apprendrez a le régler : en guidant mes démarches, en didant mes difcours„ vous me fauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Diffipez fur-tout cette crainte defefpérante ; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez; affurez-moi de votre mdulgence. Vous n'aurez jamais toute ce le que je vous defirerois ; mais je réclame ceIle d°nt j'ai befoin : me la refuferez-vous ? Adieu, Madame; recevez avec bonté 1'homrnage de mes fentimens; il ne nuit point a celui de mon refpect. De... ce 20 Aoüt i7**„  f& t E S t I A I S O N S LETTRE XXV. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. O I C1 le bulletin d'hier. A onze heures j'entrai chez Madame de Rofemonde; & fous fes aufpices, je fus introduit chez la feinte malade, qui étoit encore couchée. Elle avoit les yeux très-battus; j'efpere qu'elle avoit aufïï mal dormi que moi. Je faifis un moment, oü Madame de Rofemonde s'étoit éloignée, pour remettre ma Lettre : on refufa de la prendre; mais je la laiffai fur le lit, & allai bien honnêtement approcher le fauteuil de ma vieille tante, qui vouloit être anprès de fon cher enfant : il fallut bien ferrer la Lettre pour éviter le fcandale. La malade dit mal-adroitement qu'elle croyoit avoir un peu de fievre. Madame de Rofemonde m'engagea a lui tater le pouls, en vantant beaucoup mes connoiiTances en médecine. Ma Belle eut donc le doublé chagrin d'être obligée de me livrer fon bras , & de fentir que fon petit menfonge alloit être docouvert. En effet, je pris fa main que je ferrai dans une des miennes, pendant que de J'autre je parcourois fon bras frais & potele; la  B A ïï G E K E V S E 9. 9? Ia malicieufe perfonne ne répondit a rien, ce qui me He dire en me retirant: « II n'y a pas _„ même la plus légere émotion ,,. Je me doutai que fes regards devoient être féveres, & pour la punir, je ne les cherchai pas : un moment après, elle dit qu'elle vouloit fe lever, & nous la kifsames feule. Elle paru/>au diner qui fut trifte ; elle annonca qu'elle n'iroit pas fe promener, ce qui étoit me dire que je n'aurois pas occafion de lui parler. Je fentis bien qu'il falloit placer la un foupir & un regard douloureux; fans doute elle s'y attendoit, car ce fut le feul moment de la journée ou je parvins a rencontrer fes yeux. Toute fage qu'elle eft, elk a fes petites rufes comme une autre. Je trouvai le moment de lui demander fi elle avoit eu la bonte de mHnftruirc de mon fort, & je fus un peu étonné de 1'entendre me répondre : Oui, Monfieur, je vous ai ëcrit. J'étois fort emprefle d'avoir cette Lettre; mais foit rufe encore, ou mal-adreffe, ou timidité , elk ne me la remit que le foir, au moment de fe retirer chez elle. Je vous 1'envoie ainfi que k brouillon de la mienne; lifez & jugez; voyez avec qu'elle infigne faulTeté elk affirme qu'elle n'a point d'amour , quand je fuis für du contraire; & puis elk fe plaindra fi je la trompe après, quand elk ne craint pas de me tromper avant ! Ma belle amie , 1'homme le plus adroit ne peut encore que fe tenir Iere. Partie. E  98 L E S L I A I S O TT 5- au niveau de la femme la plus vrai. II faudra pourtant feindre de croire a tout ce radotage , & fe fatiguer de défefpoir, paree qu'il plak a Madame de jouer la rigueur! Le moyen de ne fe pas venger de ces nokceurs-la!.. . Ah! patience... mais adieu. J'ai encore beaucoup a écrire. A propos, vous me renverrez la Lettre de 1'inhumaine; il fe pourroit faire que par la fuite elle voulüt qu'on mit du prix a ces miferesla, & il faut être en regie. Je ne vous parle pas de la petite Volanges; nous en cauferons au premier jour. Du Chateau, ce 22 Aout 17**.  DANGEREUSES. 99 LETTRE XXVI. La Préfidente de Tourvel au Vicomte, de valmont* SuREMENT, Monfieur, vous n'auriez eu aucune Lettre de moi, fi ma fotte conduite d'hier au foir ne me forcoit d'entrer aujourd'hui en explication avec vous. Oui, j'ai pleuré, je 1'avoue : peut-être auffi les deux mots, que vous me citez avec tant de foin, me font-ils échappés; larmes & paroles, vous avez tout remarqué ; il faut donc vous expliquer tout. Accoutumée a n'infpirer que des fentimens honnêtes, a n'entendre que des difcours'que je puis écouter fans rougir, a jouir par couféquent d'une fécurité que j'ofe dire que je mérite, je ne fais ni diffimuler ni combattre les imprellions que j'éprouve. L'étonnement & 1'embarras oü m'a jetté votre procédé; je ne fais quelle crainte , infpirée par une fituatioh qui n'eüt jamais dü être fait pour moi; peut-être 1'idée révoltante de me voir coni'ondue avec les femmes que vous méprifez , & traitée auffi légérement qu'elles; toutes ces caufes réunies ont provoqué mes larmes, & ont pu me faire dire, avec raifon je crois^ E z  ioo Les Liaisons que j'étois malheureufe. Cette exprefllon, que vous trouvez fi forte, feroit fürement beaucoup trop foible encore, fi mes pleurs. & mes difcours avoient eu un autre motif; fi au lieu de défaprouver des fentimens qui doivent m'offenfer, j'avois pu craindre de les partager. Non, Monfieur, je n'ai pas cette crainte; fi je 1'avois, je fuirois a cent lieues de vous; j'irois pleurer dans un défert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré la certitude oü je fuis de ne point vous aimer, de ne vous aimer jamais, peut-être auroisje mieux fait de fuivre les confeils de mes amis; de ne pas vous laiffer approcher de moi. J'ai cru, & c'eft - la mon feul tort, j'ai cru que vous refpeéteriez une femme honnête , qui ne demandoit pas mieux que de vous trouver tel & de vous rendre jufiice ; qui déja vous défendoit, tandis que vous 1'outragiez par vos vceux criminels. Vous ne. me connoiffez pas; non , Monfieur, vous ne me connoiffez pas. Sans cela vous n'auriez pas cru vous faire un droit de vos torts; paree que vous m'avez tenu des difcours que je ne devois pas entendre, vous ne vous feriez pas cru autorifé a m'écrire une Lettre que je ne devois pas lire : & vous me demandez de guider vos demarches , de diéier vos difcours ! Hé bien, Monfieur, le filence & 1'oubli, voila les confeils qu'il me convient de vous donner %  DANGEREUSES. 101 commea vous de les fuivre; alors vous aurez,. en effet, des droits a mon indulgence: il ne tiendroit qu'a vous d'en obtenir même a ma reconnoiiTar.ee Mais non,'je ne ferai point une demande a celui qui ne m'a point refpectée; je ne donnerai point une marqué de confiance a celui qui a abufé de ma fécurité. Vous me forcez a vous craindre, peut-être a.vous haïr : je ne le voulois pas; je ne vonlois voir en vous que le neveu de ma plus refpedable amie; j'oppofois la voix de 1'amitié a la voix publique qui vous accufoit. Vous avez tout détruit; & , je le prévois, vous ne voudrez rien réparer. Je m'en tiens , Monfieur, a vous déclarer que vos feminiens m'offenfent, que leur aveu m'outrage , & fur-tout que, loin d'en venir un jour a les partager, vous me forceriez a ne vous revoir jamais, fi vous ne vous impoiie.z fur eet objet un filence qu'il me femble avoir droit d'attendre, & même d'exiger de vous. Je joins a cette Lettre celle que vous m'avez écrite, & j'efpere que vous voudrez bien de même me remettre celle - ci; je ferois vraiment peinée qu'il reftat aucune tracé d'un événement qui n'eüt jamais dti exifter. J'ai i'honneur d'être, &c. De. .. ce 21 Aoiit 1.7**. K  los Les Liais©ïi9. LETTRE XXVII. Cécile Volanges d la Marquife de Merteuil. M o N Dieu , que vous étes bonne, Madame'! comme vous avez bien fenti qu'il me feroit plus facile de vous écrire que de vous parler ! Auffi, c'eft que ce que j'ai a vous dire, eft bien difficile; mais vous êtes mon amie, n'eft - il pas vrai ? Oh! oui, ma bien bonne amie! Je vais'tacher de n'avoir pas peur; Sc puis , j'ai tant befoin de vous, de vos confeils ! J'ai bien du chagrin, il me femble que tout le monde devine ce que je penfe ; & furtout quand il eft la, je rougis dès qu'on me regarde ; hier, quand vous m'avez vu pkurer, c'eft que je voulois vous parler, & puis, je ne fais quoi m'en empêchois ; & quand vous m'avez demandé ce que j'avois , mes larmes font venues malgré moi.N Je n'aurois pas pu dire une parole. Sans vous, Maman alloit s'en appercevoir, & qu'eft-ce que je ferois devenue ? Voila pourtant comme je paffe ma vie, fürtout depuis quatre jours! C'eft ce jour-la, Madame, oui je vais vous k dire , x'eft ce jour-la que M. k Chevalier Panceny m'a écrit: oh! je vous affure que  DANGEREUSES. 10} quand j'ai trouve fa Lettre, je ne favois pas du tout ce que c'étoit : mais , pour ne pas mentir, je' ne peux pas dire que je n'aie eu bien du plaifir en la lifant; voyez-vous , j'aimerois mieux avoir du chagrin toute ma vie, que s'il ne me 1'eüt pas écrite. Mais je favois bien que je ne devois pas le lui dire, & je peux bien vous affurer même que je lui ai dit que j'en étois fachée : mais il dit* que c'étoit plus fort que lui, & je le crois bier, ; car j'avois réfolu de ne lui pas répondre , & pourtant je n'ai pas pu m'en empêcher. OL ! je ne lui ai écrit q'une fois, & même c'étoit, en partie , pour lui dire de ne plus m'écrire: mais malgré cela it m'écrit toujours; & comme je ne lui réponds pas, je vois bien qu'il eft trifte, & ca m'afflige encore davantage : il bien que je ne fais plus que faire, ni qus devenir, & que je fuis bien a plaindre. Dites-moi, je vous en prie, Madame, eftce que ce feroit bien mal de lui répondre de temps en temps ? feulement jufqu'a ce qu'il ait pu prendre fur lui de ne plus m'écrire lui-même, & de refter comme nous étions avant : car, pour moi, fi cela continue, je ne fais pas ce que je deviendrai. Tenez, en lifant fa derniere Lettre, j'ai pleuré que qa ne finilToit pas; & je fuis bien fure que fi je ne lui réponds pas encore , ca nous fera bien de la peine. Je vas vous envoyer fit Lettre auffi, ou bien £ 4  io4 Les Liaisons- une copie , & vous jugerez; vous verrez bien que ce n'eft rien de mal qu'il demande. Ce-, pendant fi vous trouvez que ca'ne fe doit pas , je vous promets de m'en empêcher; mais je crois que vous penferez comme moi, que ce n'eft pas la du mal. Pendant que j'y fuis, Madame, permettezmoi de vous faire encore une queftion : on m'a bien dit que c'étoit mal d'aimer quelqu'un -y mais pourquoi cela ? Ce qui me fait vous le demander, c'eft que M. le Chevalier Danceny prétend que ce n'eft pas mal du tout, & que prefque tout le monde aime ; fi cela étoit, je ne vois pas pourquoi je ferois la feule a m'en empêcher; ou bien eft-ce que ce n'eft un mal que pour les demoifelles ? car j'ai entendu Maman elle - même dire que Mde D ... aimoit ■ M. M ... & elle n'en parloit pas comme d'une chofe qui feroit fi mal ; & pourtant je fuis iïïre qu'elle fe facheroit contre moi, fi elle fe doutoit feulement de mon amitié pour M. Danceny. Elle me traite toujours comme un enfant, .Maman ; & elle ne me dit rien du tout. Je croyois, quand elle m'a fait fortir du Couvent, que c'étoit pour me marier; mais a préfent, il me femble que non : ce n'eft pas que je m'en foucie, je vous affure ; mais vous, qui êtes fi amie avec elle, vous favez peut-être ce qui en eft , & fi vous le lavez, j'efpere que vous. me le direz.  dangereuses. 105 Voila une bien longue Lettre, Madame} mais puifque vous m'avez permis de vous écrire, j'en ai profité pour vous dire tout , & je compte fur votre amitié. Jai 1'honneur. d'être , &c. Paris, ce 2 j Aoüt 17**. LETTRE XXVIII. Le Chevalier Danceny a Cécile V o l ^ n c e s. E h ! quoi, Mademoifelle , vous rcfufez toujours de me répondre! rien ne peut vous fléchir; & chaque jour emporte avec lui 1'efpoir qu'il avoit amené! Quelle eft donc cette amitié que vous confentez qui fubfifte entre nous, fi elle n'eft pas même affez puiffante pour vous rendre fenfible a ma peine ; fi elle vous laiffe froide & tranquille, tandis que j'éprouve les tourmens d'un feu que je ne puis eteindre; fi loin de vous infpirer de la confiance, elle nefuflit pas même a faire nakre votre pitié ? Quoi votre ami fouffre & vous ne faites rien pour le fecourir! II ne vous demande qu'un mot, & vous le lui refufez ! & vous voulez qu'il fe contente d'un fentiment E 5  reö Les Liaisons fi foible, dont vous craignez encore dé lil rékérer les affurances! Vous ne voudriez pas être ingrate, difiezvous hier: ah! croyez-moi, Mademoifelle-; vouloir payer de 1'amour avec de 1'amitié, ce n'eft nas craindre 1'ingratitude, c'eft redouter. feulement d'en avoir l'air. Cependant je n'ofe plus vous entretenir d'un fentiment qui ne peut que vous être a charge, s'il ne vous intéreiié pas; il faut au moins le renfermer en moi-même, en attendant que j'apprenne a le vaincre. Je fens combien ce travail fera péni.ble; je ne me diflimule pas que j'au.'ai befoin de toutes mes forces; je tenrerai tous les moyens : il en eft un qui coütera le plus a mon cceur, ce fera celui de me répéter fouvent que le' votre eft infenfible. J'elTaierai même de vous voir moins, & déja je m'occupe d'en trouver un prétexte plaufible. Quoi! je perdrois la douce habitude de vous voir chaque jour! Ah! du moins je ne cefferai jamais de la regretter. Un malheur eternel- fera le prix de 1'amour le plus tendre; & vous 1'aurez voulu, & ce fera votre ouvrage! Jamais, je le fens, je ne retrouverai le bonheur que jc perds aujourd'hui; vous feule étiez faite pour mon cceur; avec quel pb-ifir je ferai le ferment de ne vivre que pour vous! Mais voüs ne voulez pas le recevoir; votre filence m'appren.i affez que x-otre cceur ne vous dit rien pour moi-;. il  BANGER EUSES. 107 eft a - la - fois la preuve la plus fure de votre indifférence , & la maniere la plus cruelle de me 1'annoncer. Adieu Mademoifelle. Je n'ofe plus me flatter d'une réponfe; 1'amour 1'eüt écrite avec empreffement 1'amitié avec plaifir , la pitié même avec complaifance : mais la pitié , 1'amitié & 1'amour, font également étrangers a votre cceur* Paris, ce 25 Aoüt 17**, E &  iog Les Liaisons LETTRE XXIX. Cécile Volanges d Sophie Cu ru a r. Je te le difois bien, Sophie, qu'il y avoit des cas ou on pouvoit écrire; & je t'affure que je me reproche bien d'avoir fuivis ton avis, qui nous-a tant fait de peine, au Chevalier Danceny & a moi. La preuvé que j'avois raifon , c'eft que Madame de Merteuil, qui eft une femmè qui fürememt le fait bien , a fini par penfer comme moi. Je lui ai tout avoué. Elle m'a bien dit d'abord comme toi: mais quand je lui ai eu tout expiiqué ,. elle eft convenue que c'étoit bien différent; elle exige feulement que je lui faffe voir toutes mes Lettres & toutes celles du Chevalier Danceny, afin d'être füre que je ne dirai que ce qu'il faudra; ainfi, a préfent, me voila tranquille. Mon Dieu , que je 1'aime Mde de Merteuil! elle eft fi bonne! & c'eft une femme bien refpeétable. Ainfi il n'y a rien a dire. Comme je m'en vais écrire a M Danceny, & comme il va être content! il le fera encore plus qu'il ne croit: car jufqu'ici je ne  D A N C E R E U S E S I Of= lui parlois que de mon amitié, & lui vouloit toujours que je dife mon amour. Je crois que c'étoit bien la même chofe; mais' enfin je n'ofois pas , & il tenoit a cela. Je 1'ai dit a -Mde de Merteuil; elle m'a dit que j'avois eu raifon, & qu'il ne falloit convenir d'avoir de 1'amour, que quand on ne pouvoit plus. s'en empêcher: or je fuis bien füre que je ne pourrai pas m'en empêcher plus long-temps ; après tout c'eft Ia même chofe , & cela lui plaira davantage. Mde de Merteuil m'a dit auffi qu'elle me prêteroit des Livres qui parloient de tout cela, & qui m'apprendroient bien a meconduire , & auffi a mieux écrire que je nefais: car, vois-tu, elle me dit tous mes défauts, ce qui eft une preuve qu'elle m'aime bien; elle m'a recommandé feulement de ne rien dire a Maman des ces Livres-la, paree que ca auroit l'air de trouver qu'elle a trop négligé mon education , & qa pourroit la facher. Oh l je ne lui en dirai rien. C'eft pourtant bien extraordinaire qu'une femme qui ne m'eft prefque pas parente , prenne plus de foin de moi qüe ma mere ! c'eft bien heureux pour moi de 1'avoir connue! Elle a demandé auffi a Maman de me mener apres-demain a 1'Opéra, dans fa loge ; elle m'a dit que nous y ferions toutes feules, & nous cauferons tout le temps, fans craindre qu'on nous entende: j'aime bien mieux cela oue  uo Les Liaisons' I'Opéra. Nous cauferons auffi de mon manage-: ear elle m'a dit que c'étoit bien vrai que j'allois me marier ;• mais nous n'avons pas pu en dire davantage. Par exemple , n'eft-ce pas encore bien étonnant que Maman ne m'en dife rien du tout ? Adieu, ma Sophie, je m'en vas écrire au Chevalier Danceny. O ! je fuis bien contente. De.... ce 24 Aoiit 17-**. ■«■ - —■ggSifg-- - —& LETTRE XXX. Cécile Volanges au Chevalier Dun cent. Enfin, Monfieur , je confens a vous écrire, a vous affurer de mon amitié, de mon amour , puifque, fans cela , vous feriez malheureux. Vous dites que je n'ai pas bon cceur ; je vous affure bien que vous vous trompez, & j'efpere qu'a préfent vous n'en doutez plus. Si vous avez eu du chagrin de ce que je ne vous écrivois pas , croyez-vous que ca ne me faifoit: pas de la peine auffi ? Mais c'eft que, pour toute chofe au monde, je ne voudrois pas faire quelque chofe qui fut mal; & même je ne ferois furement pas convenue de mon amour ,  B A K G E R • E U S E S. III fi .Favois pu m'en empêcher : mais votre triftefle me faifoit trop de peine. J'efpere qu'a préfent vous n'en aurez plus, & que nous allons être bien heureux. Je compte avoir le plaifir: de vous voir ce foir, & que vous viendrez de bonne heure; ce ne fera jamais auffi-tót quejeledefire. Maman foupe chez elle, & je crois qu'elle vous propofera d'y refter r j'efpere que vous ne ferez pas engagé, comme avant-hier. C'étoit donc bien agréable, le fouper ou vous allift ? car vous y avez été de bien bonne heure ? Mais enfin ne parions pas de ca : a préfent que vous favez que je vous aime, j'efpere que vous refterez avec moi le plus que vous pourrez ; car je ne fuis contente ïjue lorfque je fuis avec vous , & je voudrois bien que vous fuffiez tout de même. Je fuis bien fachée que vous êtes encore trifte a préfent, mais- ce n'eft pas ma faute. Je demanderai a jouer de la harpe auffi - tot que vous ferez arrivé, afin que vous ayez ma lettre tout de fuite. Je ne peux pas-mieux faire. Adieu, Monfieur. Je vous aime bien , dè tout mon cceur:; plus je vous le dis , plus je fuis contente; j'efpere que vous le ferez auffi,. ■De ..... cc 24 Aoüt 17**4.  na Les LIAISONS- LET T R Ë XXXI. Le Chevalier Du n c e n r d CÉ c ile O U I, fans doute , nous ferons heureux. Mon bonheur eft bien fur, puifque je fuis aimé de vo#s ; le vötre ne finira jamais , s'il doit durer autant que 1'amour que vous m'avez infpiré. Quoi! vous m'aimez, vous ne craignez plus de m'affurer de votre amour ! Plus vous me le dites, ë? plus vous étes contente ! Après avoir lu ce charmantje vous aime, écrit de votre main , j'ai entendu votre belle bouche m'en répéter 1'aveu. J'ai vu fe fixer fur moi ces yeux charmans , qu'em.belliffoit encore 1'expreflion de la tendreffe. J'ai recu vos fermens de vivre toujours pour moi. Ah! recevez le mien de confacrer ma vie entiere a votre bonheur ; recevez-le , & foyez- füre que je ne le trahirai pas.. Quelle heureufe journée nous avons paffee hier ! Ah ! pourquoi Mde de Merteuil n'a-t-clle pas tous les jours des fecrets a dire a votre Maman? pourquoifaut-il que 1'idée de la contraintc qui nous attend, vienne fe mêler au fouvenir délicieux qui m'occupe ? pourquoi ne puis-je fans ceffe tenir cette jolie main qui m'a V o lu n g es;  D A W G E R E U S E S. lij eentje vous aime ! h couvrir de baifers, & me venger ainfi du refus que vous m'avez Fait d'une faveur plus grande! Dites moi, ma Cécile , quand votre Maman a ete rentrée; quand nous avons été forcés, par fa préfence, de n'avoir plus 1'un pour 1'autre que des regards indifférens ; quand vous ne pouviez plus me confoler par 1'affurance de votre amour, du refus que vous faifiez de m'en donner des preuves, n'avez vous donc fenti aucun regret? ne vous êtes-vous pas dit : Un baifei- 1'eut rendu plus heureux, & c'eft moi; qui lui ai ravi ce bonheur? Promettez-moi,' mon aimable amie , qua la première occafion vous ferez moins févere. A l?aide de cette promelTe, je trouverai du courage pour fupporter les contrariétés que les circonltances nous préparent; & les privations cruelies feront au moins adoucies , par la certitude que vous en partagez le regret. ( Adieu, ma charmante Cécile : voici 1'heure ou je dois me rendre chez vous. II me feroit rapoffible de vous quitter , fi ce n'étoit pour aller vous revoir. Adieu , vous que j'aime tant! vous, que j'aimerai toujours davantage! De ... ce 25 Aoüt 17**.  h4 Les Liaisons LETTRE XXXII. Madame de V o lu n g e s d ia Préfidente d e. To u rv e l. Oüs voulez donc, Madame, que je croie a la vertu de M. de Valmont ? J'avoue que je ne puis m'y réfoudre, & que j'aurors autantde peine ale juger honnête, d'après le feul fait que vous me racontez , qu'a croire vicieux un homme de bien reconnu , dont j'apprendrois une faute. L'humanké n'eft paifaite dans aucun genre, pas plus dans le mal que dans le bien. Le fcélérat a fes vertus , comme 1'honnête homme a fes foibleffes. Cette vérité me paroit d'autant plus néceffaire a croire , que c'eft d'elle que dérive la néceffice de 1'indulgence pour les méchans comme pour les bons ; & qu'elle préferve ceux-ci de 1'orgueil, & fauve les auTes du découragement. Vous trouverez fans doute que je pratique bien mal dans ce moment, cette indulgence que je prêche; mais je ne vois plus cn elle qu'une foibleffe dangereufe, quand elle nous mene a traiter de même le vicieux & ihomme de bien. Je ne me permettrai point de fcruter les motifs de 1'aétion de M. de Valmont; je veus  BANGERETJSE3. I rj eroire qu'ils font louables comme elle: mais en a-t-il moins palfé fa vie a potter dans les families le trouble, le déshonneur & le fcandaïe ? Ecoutez , fi vous voulez , la voix du malheureux qu'il a fecouru ; mais qu'elle ne vous empêche pas d'entendre les cris de cent victimes qu'il a immolées. Quand il ne feroit, comme vous le dites , qu'un exemple du danger des liaifons, en feroit-il moins lui-même une liaifon dangereufe ? Vous le fuppofez fufeeptible d'un retour heureux ? allons plus loin ; fuppofons ce miracle arrivé. Ne refteroit-il pas contre lui 1'opinion publique, & ne fuffit-elle pas pour régler votre conduite ? Dieu feul peut abfoudre au moment du repentir; il lit dans les cceurs: mais les hommes ne peuvent juger les penfées que par les atfions; & nul d'entr'eux , après avoir perdu 1'eftime des autres, n'a droitdefeplaindre.de la méfiance néceffaire , qui rend cette perte fi difficile a réparer Songez fur-tout, ma jeune amie, que quelquefois il fuffit, pour perdre cette eftime , d'avoir 1 air d'y attacher trop peu de prix ; & ne taxez pas cette févérité d'injuftice : car, outre qu'on elt fonde a croire qu'on ne renonce pas a ce bien precieux quand on a droit d'y prétendre celui-la eft en effet plus prés de mal faire, qui n eft plus contenu par ce frein puiffant. Tel ieroit cependant I'afpecl fous lequel vous montreroit une liaifon intime ayec M. de Valmont quelqu'innocente qu'elle put être.  iiö Les Liaisons Effrayée de la chaleur avec laquelle vous Ié defendez, je me hate de prévenir les objections que je prévois. Vous me citerez Madame de Merteuil, a qui on a pardonné cette liaifon ; vous me demanderez pourquoi je le recois chez moi; vous me direz que loin d'être rejeté par les gens honnétes, il eft admis , recherché même dans ce qu'on appelle la bonne compagnie. Je peux , je crois , répondre a tout. D'abord Mde de Merteuil, en effet trèseftimable, n'a peut-être d'autre défaut que trop de confiance en fes forces , c'eft. un guide acUoit qui fe plak a conduire un char entre les rochers & les precipicés , 'Sc que le fuccès feul juftifie : il eft jufte de la louer , il feroit imprudent de la fuivre; elle-même en convient Sc s'en accufe. A mefure qu'elle a vu davantage , fes principes font devenus plus féveres; & je ne crains pas de vous affurer qu'elle penferoit comme moi. Quant a ce qui me regarde, je ne me juftifierai pas plus que les autres. Sans doute je reqois M. de Valmont, & il eft recu par-tout; c'eft une inconféquence de plus a ajouter a mille autres qui gouyement la fociété. Vous favez , comme moi; qu'on paffe fa vie a les remarquer,. a s'en plaindre & a's'y livrer. M. de Valmont, avec un beau nom , une grande fortune, beaucoup de qualités aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir 1'empire dans la fociété, il fuffifoit de manier, avec une égale adreffe.  BAKGEREUSES. 117 lalouange &le ridicule. Nulne poffede comme lui ce doublé talent: il féduit avec 1'un , & fe faitcraindre avec 1'autre. On ne 1'eftime pas; mais on le flatte. Telle eft fon exiftence au milieu d'un monde qui,, plus prudent que courageux, aime mieux le ménager que le combattre. Mais ni Mde de Merteuil elle-même, ni aucune autre femme, n'oferoit fans doute aller s enfermerala campagne, prefqu'en tête-a-tête avec un tel homme. II étoit réfervé a la plus fage, a la plus modefte d'entr'elles , de donner 1 exemple de cette inconféquence ; pardonnezmoi ce mot, il échappe a 1'amitié. Ma belle amie, votre honnêteté même vous trahit, par Ia fecurite qu'elle vous infpire. Songez donc que vous aurez pour juges, d'une part, des gens fnvoles, qui ne croiront pas a une vertu dont ils ne trouvent pas le modele chez eux ; Sc de 1 autre, des méchans cjui feindront de n'y pas croire, pour vous punir de 1'avoir eue. Lonfiderez que vous faites , dans ce moment, ce que quelques hommes n'oferoient pas rifquer En effet, parmi les jeunesgens,, dont . de Valmont ne s'eft que trop rendu 1'oracle, je vois les plus fages craindre de paroitre liét trop intimement avec lui; & vous , vous ne le craignez pas! Ah ! revenez, revenez , je vous en conjure .... Si mes raifons ne fuffifent pat pour vous perfuader, cédez a mon amitié; c eitelle qm mefaitrenouveller mes inftances,  Ï18 Les Xiaisons c'eft a elle a les juftifier. Vous la trouvez févere , & je defire qu'elle foit inutile; mais j'aime mieux que vous ayez a vous plaindre de fa follicitude que de fa négligence. De... ce 24 Aoüt 17**. ■ 1 -giftap » LETTRE XXXIII. La Marquife o e Me rteu 1 l au Vicomte de V u l m 0 n t. D È s que vous craignez de réuffir , mon cher Vicomte, dès que votre projet eft de fournir des armes contre vous, & que vous defirez moins devaincreque de combattre, je n'ai plus rien a dire. Votre conduite eft un chef-d'ceuvre de prudence. Elle en feroit un de fottife dans la fuppofttion contraire; &, pour vous parler vrai, je crains que vous ne Tous faffiez illufion. Ce que je vous reproche n'eft pas de n'avoir point profité du moment. D'une part, je ne vois pas clairement qu'il fut venu : de 1'autre, je fais affez , quoi qu'on en dife , qu'une occafion manquée fe retrouve , tandis qu'on ne revient jamais d'une démarche précipitée. _ * Mais la véritable école eft de vous être laiffe aller a écrire. Je vous défie a préfent de  * A N G E R E ü S E S. tfrevoir oü ceci peut vous mener. - Par hafard efperez-vous prouver a cette femme qu'elle' foit fe rendre ? II me femble que ce ne peut etre-la qu une vérité de fentiment, & non de demonftration ; & que pour Ia faire recevoir ils agit d attendrir & non de raifonner : mais a quo. vous ferviroit d'attendrir par Lettres , puifque vous ne feriez pas la pour en profiter ? Quand vos belles phrafes produiroient 1'ivrefle de 1 amour, vous flattez-vous qu'elle fait afTez longue pour que la réflexion n'ait pas le temps den empêcher 1'aveu ? Songez donc a celui qu il faut pour écrire une Lettre, a celui qui fe paiie avant qu'on la remette ; & voyezfi furtout une femme a principes comme votre Dé vote , peut vouloir fi long - temps ce qu'elle tache de ne vouloir jamais. Cette marche Peut reuffir avec des enfans , qui, quand üs convent, je vous aime, ne favent pas qu'ils dfM^e,merrelldS-, Mais la Vertu "ifonneufe de Mde de Tourvel me paroit fort bien connoitrela valeur des termes. Auffi r malgré 1'avantage que vous aviez pris fur elle dans votre converfation, elle vous bat dans fa Lettre Et puis, favez-vous ce qui arrivé? par cela feul quon difpute on ne veut pas céder. Aforce dechercher de bonnes raifons, on en trouve, on les duj; & après on y tient, non pas tan Eentir S ^ ,0C P°Ur « ^ De plus , une remarque que je m'étonne que  s2o Les Liaisons vous n'ayiez pas faite , c'eft qu'il n'y a rien de fi difficile en amour, que d'écrire ce qu'on ne fent pas. Je dis écrire d'une faqon vraifembla■ble : ce n'eft pas qu'on ne fe.ferve des mêmes mots ; mais on ne les arrange pas de même , ou plutót onles arrange, & ceiafuffit. Relifez votre Lettre : il y regne un ordre qui vous décele a chaque phrafe. Je veux croire que votre Préfidente eft affez peu formée pour ne s'en pas appercevoir : mais qu'importe ? 1'effet n'en eft pas moins manqué. C'eft le défaut des Romans ; 1'Auteur fe bat les flancs pour s'échauffer, & le Lëéteur refte froid. Hélöife eft Ie feul qu'on en puiflé excepter; & malgré le ' talent de 1'Auteur, cette obfervation m'a toujours fait croire que le fonds en étoit vrai. II n'en eft pas de méme en parlant. L'habitude de travailler fon organe, y donne de la fenfibilité ; la facilité des larmes y ajoute encore : 1'expreffion du defir fe confond dans les yeux avec celle de la tendreiTe; enfin le difcours moins fuivi amene plus aifément eet air de trouble & de dcfordre , qui eft la véritable éloquence de 1'amour; & fur-tout la préfence de 1'objet ainié empêche la réflexion & nous fait defirer d'être vaincues. Croyez-moi, Vicomte : on vous demande de ne plus écrire; profitez-en pour réparer votre faute , & attendez 1'occafion de parler. Savez-vous que cette femme a plus de force que je ne croyois ? fa défenfe eft bonne; & fans  DANG.EREÜSES. 121 fans la longueur de fa Lettre, & le prétexce qu'elle vous donne pour rentrer en matiere dans fa phrafe de reconnoiffance, elle ne fe feroit pas du tout trahie. Ce qui me paroit encore devoir vous raffurer fur le fuccès, c'eft qu'elle ufe trop de force a la fuis; je prévois qu'elle les épuifera pour la défenfe du mot, & qu'il ne lui en reftera plus pour celle de la chofe. Je vous renvoie vos deux Lettres , & fi vous' êtes prudent , ce feront les dernieres jufqu'après 1'heureux moment. S'il étoit moins tard, je vous parlerois de la petite Volanges qui avance affez vite , & dont je fuis fort contente. Je crois que j'aurai fini avant vous, & vous devez en être bien honteux. Adieu pour aujourd'hui. De.. . cc 24 Aoüt 17**. Jere. partie.  122 Les.Liaisons LETTRE XXXIV. Le Vicomte d e Vu lm ont d la Marquife de Merteuil. v~ 0 tj s parlcz a nierveille , ma belle amie : mais pourquoi vous tant fatiguer a prouver ce que perfonne n'ignore ? Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu'ccrire •, voila, je crois , toute votre Lettre. Eh mais ! ce font les plus fimples élémens de Part de féduire. Je remarquerai feulement que vous ne fakes qu'une exception a ce principe , & qu'il y en a deux. Aux enfans qui fuivent cette marche par timidité & fe livrent par ignorance , il faut joindre les femmes Beaux-Efprits , qui s'y laiffent engager par amour-propre , & que la vanité conduit dans le piege. Par exemple, j.e fuis bien fur que la Comteffe de B.. . , qui répondit fans difficuké a ma première Lettre , n'avoit pas alors plus d'amour pour moi que moi pour elle , & qu'elle ne.vit que Poccafion de traiter un fujet qui 'devoklui faire honneur. Quoi qu'il en foit, un Avocat vous diroit que le principe ne s'applique pas a la queftion. En effet, vous fuppofez que j'ai le cboix entre écrire & parler, ce qui n'eft pas. Depuis Paffaire du 19, mon inhumaine , qui fe tient fur  DA.NGEREUSES. 12} la défenfive, a misa éviter les rencontres, une adreffe qui a décancerté la mienne. C'eft au point que fi cela continue, elle me forcera a m'occuperférieufement desnioyens de reprendre eet avantage ; car afTurément je ne veux être vaincu par elle en aucun genre. Mes Lettres mêmes font le fujet d'une petite güerre: non contente de n'y pas répondre, elle refufe de les recevoir. II faut pour chacune unerufe nouvelle | & qui ne réuflit pas toujours. Vous vous rappellez par quel moyen fimple j'avois remis la première ; la feconde n'offrit pas plus de difficulté. Elle m'avoit demande de lui rendre fa Lettre: jelui donna! la mienne en place, fans qu'elle eüt le moindre foupcon. Mais foit dépit d'avoir été attrapée, foit caprice , ou enfin foit vertu , car elle me forcera d'y croire, elle refufa obftinément la troifieme. J'efpere pourtant que 1'embarras ou a penfé la inettre la fuite de ce refus, la corrïgera pour 1'avenir. Je ne fus pas très-étonné qu'elle ne voulüt pas recevoir cette Lettre, que je lui offrois tout fimplement; c'eüt été déjaaccorder quelque chofe , & je m'attends a une plus longue defenfe. Après cette tentative , qui nétoit qu un eflai fait en paffant, je mis une enveloppe a ma Lettre ; & prenant le moment de la toilette, oü Al de de Rofemonde & la Femmede-chambre étoient préfentes, je la lui envoyai par mon Chaffeur, avec ordre de lui F 2  i24 Les Liaisons dire que c'étoit le papier qu'elle m'avoit demandé. J'avois bien deviné qu'elle craindroit 1'explicaf.ion fcandaleufe que nécefllteroit un refus: en effet, elle prit la Lettre ; & mon Anibalfadeur , qui avoit ordre d'obferver fa figure , & qui ne voit pas mal, n'appercut qu'une légere rougeur & plus d'embarras que de colere. Je me félicitois donc, bien fur, ou qu'elle garderoit cette Lettre , ou que fi elk vouloit me la rendre , ii faudroit qu'elle fe trouvat feule avec moi; ce qui me donneroit une occafion de lui parler. Environ une heure après , un de fes gens entre dans ma chambre, & me remet, de la part de fa MaitrefTe , un paquet d'une autre forme que le mien, & fur 1'enveloppe duquel je reconnois 1'écriture tant defirée., J'ouvreavec précipitation C'étoit ma Lettre elle-méme , non décachetée & pliée feukment en deux. Je foupconne que la crainte que je ne fuffe moins fcrupuleux qu'elle fur le fcandale , lui a fait employer cette rufe diabólique. Vous me connoiffez; je n'ai pas befoin de vous peindre ma fureur. II fallut pourtant reprendre fon fang froid, & chercher de nouveaux moyens. Voici le feul que je trouvai. Onvad'ici, tous les matins, chercher les Lettres a la Pofte, qui efta environ trois quarts de lieue : on fe feit, pour cét objet, d'une boite couverte a-peu-près comme un tronc,  BANGEREUSES I2{ dont le maitre de la Pofte a une clef & Mde de Rofemonde 1'autre. Chacun y met fes Lettres dans la journée, quand bon lui femble : on les porte le foir a la Pofte, & le matin on va chercher celles qui font arrivées. Tous les. gens , étrangers ou autres, font ce fervice également.. Ce n'étoit pas le tour de mon domeftique ; mais il fe chargea d'y aller, fous le prétexte qu'il avoit affaire de ce cóté. Cependant j'écrivis ma Lettre. Je déguifai mon écriture pour 1'adreffe, & je contrefis affezbien , fur 1'enveloppe, le timbre de Dijen. Je choifis cette Ville, paree que je trouvai plus. gai, puifque je demandois les mêmes droits que le mari, d'écrixe auffi du méme lieu , & auffi paree que ma Belle avoit parlé toute la journée du defir qu'elle avoit de recevoir des Lettres de Dijon. .11 me parut jufte de luiprocurer ce plaifir. _ Ces précautions une fois prifes, il étoit facile de faire joindre cette Lettre aux autres. Je gagnois encore a eet expédient, d'être témoin. de la réception : car 1'ufage eft ici de fe raffembler pour déjeuner, & d'attendre 1'arrivée dés Lettres avant de fe féparer. Enfin elles arriverent. Mde de Rofemonde ouvrit Ia boite. " De „ Dijon , dit-elle, en donnant Ia Lettre a Mde de Tourvel. «Ce n'eft pas 1'écriture de mon » man »' rePrit celle-ci d'une voix inquiete, en rompant le cachet avec vivacité; le premier F 3  ï2<5 Les Liaisons coup - d'ceil l'inftruifit; & il fe fit une telfe révolution fur fa figure, que Mde de Rofemonde s'en apperqut, & lui dit: Qu'avez33 vous 33 ? Je m'approchai auffi, en difant: „ Cette Lettre eft. donc bien terrible 33 ? La timide Devote n'ofoit lever les yeux, ne difoit mot, &, pour fauver fon embarras , feignoit de parcourir 1'Epitre, qu'elle n'étoit gueres en état de lire. Je jouiffois de fon trouble; & n'étant pas fachée de la poufTer un peu : „ Votre air plus tranquille , ajoutai-je, fait „ efpérer que cette Lettre vous a caufé plus „ d'étonnement que de dou'eur,,. La colere alors 1'infpira mieux que n'eüt pu faire la prudence.- « Elle contient, répondit - elle , des chofes qui m'offenfent, & que je fuis éton„ née qu'on ait ofé m'écrire. Et qui donc „ ? interrompit Mde de Rofemonde. a Elle n'eft pas fignée „ , répondit la belle couroucée : „ mais la Lettre & fon Auteur m'infpirent un égal mépris. On m'obligera de ne m'en „ plus parler „. En difant ces mots, elle déchira 1'audacieufe miflive, en mit les morceau dans fa poche, fe leva & fortit. Malgré cétte colere, elle n'en a pas moins eu ma Lettre; & je m'en remets bien a fa curiofité, du foin de 1'avoir lue en entier. Le détcil de la journée me meneroit trop loin. Je joins a ce récit le brouiilon de mes deux Lettres; vous ferez aufli inftruite que moi. Si vous voulez être au courant de cette  BANGEREUSES. 127 correrpondance, il faut vous accoutumer a déchiffrer mes minutes : car pour rien au monde, je ne dévorerois 1'ennui de les recopier. Adieu, ma belle amie. De ce 2<; Aoüt 17**. "rr- . j. LETTRE XXXV. Le Vicomte de Vulmont d la Préfidente de Tourvel. Il faut vous obéir, Madame; il faut vous prouver qu'au milieu des torts que vous vous plaifez a me croire, il me refte au moins affez de delicateffe pour ne pas me permettre un reproche, & affez de courage pour m'impofer les plus doubureux facrifices. Vous m'ordonnez le filence t& 1'oubli! eh bien ! je forcerai mon amour a fe taire; & j'oublierai, s'il eft poffible, la facon cruelle dont vous 1'avez accueiili. Sans doute le defir de vous plaire n'en donnoit pas le droit; & j'avoue encore que le befoin que j'avois de votre indulgence, n'etoit pas un titre pour 1'obtenir: mais vous regardez mon amour comme un outrage; vous oubliez que fi ce pouvoit être un tort, vous en feriez a-la-fois, & h caufe & 1'exeufe. Vous oubliez auffi, qu'accoutumé a vous F 4  i28 Les Liaisons ouvrir mon ame, lörs même que cette confiance pouvoit me.nuire, il ne m'étoit plus poffible de vous cachter les fentimens dont je fuis pénétré; & ce qui fut 1'ouvrage de ma bonne foi, vous le regardez comme le fruit de 1'audaee. Pour prix de 1'amour le plus tendre, le plus refpeöueux, le plus vrai, vous me rejettez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre haine.... Quel autre ne fe plaindroit pas d'être traité aii.fi? Moi feul, je me foumets; je fouffre tout & ne murmure point, vous frappez & j'adore. l'inconcevable empire que vous avez fur moi, vous rend maitreffe abfolue de mes fentimens; 8c fi mon amour feul vous réfifte, fi vous ne pouvez le détruire, c'eft qu'il eft votre ouvrage & non pas le mien. Je ne demande point un retour dont jamais je ne me fuis flatté. Je n'attends pas même cette pitié , que 1'intérêt que vous m'ayiez témoigné quelquefois pouvoit me faire efpérer. Mais je crois, je 1'avoue, pouvoir réclamer votre juftice. Vous m'apprenez , Madame, qu'on a chercbé a me nuire dans vótre efprit. Si vous en euffiez cru les confeils de vos amis , vous ne m'eufliez pas même laiffé approcher de vous : ce font vos termes. Quels font donc ces amis officieux' Sans doute ces gens fi féveres, & d'une vertu fi rigide, confentent a être nommés; fans doute ils ne voudroient  DANGEREUSES. 129 pas fe couvrir d'une obfcurité qui les confondroit avec de vils calomniateurs ; & je n'ignorerai ni leur nom, ni leurs reproches. Songez, Madame, que j'ai le'droit de fa voir 1'un & 1'autre, puifque vous me jugez d'après eux. On ne condamne point un coupable fans lui dire fon crime, fans lui nommer fes accufateurs. Je ne demande point d'autre grace , & je m'engage d'avance a me juftifier, a les> forcer de fe dédire. Si j'ai trop méprifé, peut-être, les vaines: clameurs d'un public dont je fais peu de cas,. il n'en eft pas ainfi de votre eftime; & quand. je confacre ma vie a la mériter, je ne me la laifferai pas ravir impunément. Elle me devient d'autant plus précieufe, que je lui devrai fans doute cette demande que vous craignez de me faire, & qui me donneroit, dites-vous, des droits d votre reconnoifjdnce. Ah! loin d'en exiger , je croirai vous en devoir, fi vous me procurez 1'occafion de vous être agréable. Commencez donc a me rendre plus de juftice en ne me laifl'ant plus ignorer ce que vous defirez de moi. Si je pouvois le deviner, je vous éviterois la peine de le dire. Au plaifir de vous voir, ajoutez le bonheur de vous fervir, & je me louerai de votre indulgence. Qui peut donc vous arrêter? ce n'eft pas, jc 1'efpere, la crainte d'un refus? je fens'que, je ne pourrois vous la pardonner. Ce n'eni eft pas un que. de ne. pas vous rendre voye E Sï  ijo LesLiaisons Lettre. Je defire, plus que vous, qu'elle ne me foit plus néceffaire : mais accoutumé a vous croire une ame fi douce, ce n'eft que dans cette Lettre que je puis vous trouver telle que vous voulez paroitre. Quand je fornie le voeu de vous rendre fenfible, j'y vois que plutót que d'y confentir, vous fuiriez a cent lieues de moi; quand tout en vous augmente & juftifie mon amour, c'eft encore elle qui me répete que mon amour vous outrage» & lorfqu'en vous voyant eet amour me femble le bien fuprême , j'ai befoin de vous lire . pour fentir que ce n'eft qu'un affreux tourment. Vous concevez a préfent que mon plus grand bonheur feroit de pouvoir vous rendre cette Lettre fatale : me la demander encore, feroit m'autorifer a ne plus croire ce qu'elle contient ; vous ne doutez pas-, j'efpere, de mon empreflement a vous la remettre. De ..., ce 21 Aoüt i j'  DANGERETJSES. f$S LETTRE XXXVI. Le Vicomte de Pu lm out dia Trèftdentl de Tourvel. ( Timhrée de Dijon.) Vo T K E. févérité augmente chaque jour ,. Madame, & fi je 1'ofe dire, vous femblez craindre moins d'être injufte que d'êtrejndulgente. Après m'avoir condamné fans m'entendre, vous avez du fentir en effet, qu'il vous feroit plus facile de ne pas lire mes raifons que d'y répondre. Vous refufez mes Lettres avec obftination; vous me les renvoyez aveo; mépris. Vous me forcez enfin de recourir a: la rufe, dansle moment même oü mon unique but eft de vous convaincre de ma bonne foi.. La nécefïité oü vous m'avez mis de me défendre, fuffira fans doute pour en excufer les moyens. Convaincu d'ailleurs par la fincérité: de mes fentimens, q*uc'pour les juftifier a vosyeux il me fuffit de vous les faire bien connoitre, j'ai cru pouvoir me permettre ce léger.' détour. J'ofe croire auffi que vous me le pardonnerez; & que vous ferez peu furprife que' f amour foit plus ingénieux. a fe produire , que; L'indifférence a. 1'écarter., B &  ij-2 Les Liaisons Permettez donc, Madame , que mon cceur fe dévoile entiérement a vous. [1 vous ap-. partient, il eft jufte que vous le connoiffiez.. J'étois bien éloigné , en arrivant chez Mde de Rofemonde, de prévoir le fort qui m'y attendoit. J'ignorois que vous y fuffiez; & j'ajouterai, avec la ftncérité qui me caractérife, que quand jel'auraifu, ma fécurité n'en eótpoint été troublée : non que je ne rendiffe a votre beauté la juftice qu'on ne peut lui: refufer, mais accoütumé a n'éprouver que des defirs, a ne me livrer qu'a ceux que 1'efpoir encourageoit, je- ne connoiffois pas les tourmens de 1'amour. Vous fiites ^témoin des inftances que me fit Mde de Rofemonde pour m'arrêter quelque temps. j'avois déja paffé une journée avec. vous : cependant' je ne me rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu'au plaifir, fi naturel & fi légitime, de témoigner des égards a une parente refipeftable. Le genre de vie qu'on menoitici, différoit beaucoup fans doute de celui auquel j'étois accoütumé ; il ne m'en eoiita rien de m'y conformer!- & fans chercher apénétrer la caufe du changeiiient qui s'opéroit en moi, je 1'attribuois uniquement encore a cette facilité de caraétere, dont je qrois vous avoir déja parlé. Malheureuiement ( &' pourquoi faut-il que: ce foit un malheur?), en vous. connoiffant. mieux je rcconnus bientót que cette figure-  D A N G E R E U S E S. Tf$. enchantereflé, qui feule m'avoit frappé, étoit le moindre de vos avantages ; votre ame eélefte étonna, féduit la mienne. J'admirois la beauté, j'adorai la vertu. Sans prétendre a vous obtenir, je m'occupai de vous mériter. Ea réclamant votre indulgence pour le pafle r j'ambitionnai votre fuffrage pour 1'avenir. Je le cherchois dans vos difcours, je 1'épiois dans vos regards; dans ces regards d'oü partoit un poifon d'autant plus dangereux, qu'il étoit répandu fans deffein, & requ fans méfiance. Alors je connus 1'amour. Mais que j'étois loin de m'en plaindre! réfolu de 1'enfevelir dans un éternel filence, je me livrois fans crainte comme fans réferve, a ce fentiment délicieux. Ghaque jour augmentoit fon empire.. Bientóc le plaifir de vous voir fe changea en befoin. Vous abfentiez - vous un moment?' mon cceur fe ferroit de trifteffe; au bruit qui m'annonqoit votre retour, il palpitoit de joie. J'e n'exiftois plus que par vous, & pour vous.. Gependant c'eft vous - même que j'adjure t jamais dans la gaie^é des folatres jeux, ou dans 1'intérêt d'üne converfation férieufe m'échappa-t-il un mot qui put trahir le fecret de mon cceur. Enfin un jour arriva oü deyoit commencermon infortune -y & par une inconcevable fatalité, une aétion honnête en devint le fignaL'. ©ui, Madame,;c'eft au milieu des malheureux,  i}4 Les Liaisons que j'avois fecourus, que, vous livrant a cette fenfibilité précieufe qui embellit la beauté même & ajoute du prix a la vertu, vous achevates d'égarer un cceur que déja trop d'amour enivroit. Vous vous rappellez ,. peutêtre , quelle préoccupation s'empara de moi au retour! Hélas! je cherchois a combattre un penchant que je fentois devenir plus fort que moi. C'eft après avoir épuifé mes forces dans ce combat inégal, qu'un hafard, que je n'avois pu prévoir, me fit trouver feul avec vous. La , je fuccombai, je 1'avoue. Mon cceur trop plein ne put retenir fes difcours ni fes larmes. Mais eft-ce donc un crime ? & fi c'en eft un, n'eft-il pas affez puni par les tourmens affreux auxquels je fuis livré? Dévoré par un amour fans efpoir, j'implore votre pitié & ne trouve que votre haine : fans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, & je tremble de rencontrer vos regards. Dans 1'état cruel ori vous m'avez réduit, je paffe les jours a déguifer mes peines, & les nuits a m'y livrer; tandis que vous, tranquille & paifible , vous ne connoiffez ces tourmens que pour les caufer & vous en applaudir. Cependant c'eft vous qui vous plaignez, & c'eft moi qui. m'excufe. Voila pourtant, Madame, voila, le récit fidele de ce que vous nommez mes torts,. &  D A U G E R B U S E S'. IJf que-peut-être il feroit plus jufte d'appeller mes malheurs. Un amour pur & fincere , un refpedt qui ne' s'eft jamais démenti, une foumiffion P'.faite, tels font les fentimens que vous m'avez infpirés. Jevn'eufle pas craint d'en préfenter 1'hommage a la, Divinité même. O vous, qui êtes fon plus bel ouvrage, imitezla dans fon indulgence ! Songez a mes peines cruelles; fongez fur-tout que , placé par vous entre le défefpoir & la félicité fuprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour. jamais de mon fort. De... ce 25 Aoüt 17**.. LETTRE XXXVII. La Préfidente de Tourvel d Madamede V 0 lu n'g e s. Je me foumets, Madame, aux confeils quevotre amitié me donne. ikcoutumée a déféres en tout a vos avis, je le fuis a croire qu'ils font toujours fondés en raifon. J'avouerai même que M. de Valmont doit être en effet infiniment dangereux, s'il peut a-la-fois feindre d'être ce qu'il paroit ici, & refter tel que vous Ier depeignez, Quoi qu'il. en. foit,, puifque vous  iy6 Les Liaisons 1'exigez, je 1'éloignerai de moi; au moins j'y ferai mon poffible : car fouvent les chofes qui dans le fond devroient être les plus fimples, deviennent embarraffantes par la forme. 11 me paroit toujours impraticable de faire cette demande a fa tante; elle deviendroit également défobligeante, & pour elle, & pour lui. Je ne prendrois pas non plus, fans quelque lépugnance , le parti de m'éloigner moi - même: car outre les raifons que je vous ai déja mandées relatives a M. de Tourvel, fi mon départ contrarioit M- de Valmont, comme il eft' poffible, n'auroit-il pas .la facilité de me fuivre a Paris? & fon retour, dont je ferois, dont au moins je paroitrois être 1'objet, ne fembleroit-il pas plus étrange qu'une rencontre a la campagne , chez une perfonne qu'on fait être fa parente & mon amie ? II ne me refte donc d'autre reffource que d'obtenir de lui-même qu'il veuille bien s'éloigner. Je fens que cette propofition eft difficile a faire; cependant, comme il me paroit avoir a cceur de me prouver qu'il a en effet . plus d'honnêteté qu'on ne lui en fuppofe, je né défefpere pas de réuffir. Je ne ferai pas même fachée de le tenter, & d'avoir une occafion de juger-fi, comme rt le dit fouvent, les femmes vraiment honnêtes n'ont jamais eu , n'auront jamais a fe plaindre de ce procédé. S'il part, comme je le defire, ce fera en effet par égard pour moi; car je ne peux pas douter qu'il  bange reuses ijy n'ait le projet de paffer jci une grande partie de Pautomne. S'il refufe ma demande & s'obftine a refter , je ferai toujours a temps de partir moi-même, & je vous le promets. Voila , je crois , Madame, tout ce que votre amitié exigeoit de moi : je mempreffe d'y fatisfaire, & de vous prouver que malgré la chakur que j'ai pu mettre a défendre M. de Valmont, je n'en fuis pas moins difpofée, non-feulement a écouter,mais même a fuivre les confeils de mes amis. J'ai 1'honneur d'être, &o. De., .ce 25 Aoüt 17**. •8- 1 1 -—±'^c&r . » LETTRE XXXVIII. La Marquife de M e rt ev 1 l au. Vicomte de Valmont. Vo tee énorme paquet m'arrive a 1'inf, tant, mon cher Vicomte. Si la date en eft exacte, j'aurois dü le recevoir vingt-quatre heures plutót; quoi qu'il en-foit, fi je prenois le temps de le lire, je n'aurois plus celui d'y répondre. Je préfere donc de vous en accufer feulement la réception, & nous cauferons d'autre chofe. Ce n'eft pas que j'aie rien a  ij8 LesLiaisons vous dire pour mon compte ; 1'automne ne laifTe a Paris prefque point d'hommes qui aient figure humaine : aufli fuis-je, depuis un mois, d'une fageffe k périr; & tout autre que mon Chevalier feroit fatigué des preuves de ma confiance. Ne pouvant m'occuper, je me diftrais avec la petite Volanges, & c'eft d'elle que je veux vous parler. Savez-vous que vous avez perdu plus que vous ne le croyez, a ne pas vous charger de eet enfant? elle eft vraiment délicieufe! cela n'a ni caraétere ni principes ; jugez combien fa fociété fera douce & facile. Je ne crois pas qu'elle brille jamais par le fentiment ; mais tout annonce en elle les fenfations les plus vives. Sans efprit & fans finefle, elle a pourtant une certaine fauffeté naturelle, fiPon peut parler ainfi, qui quelquefois m'étonne moi-même , & qui réulfira d'autant mieux, que fa figure offre 1'image de la candeur & de 1'ingénuité. Elle eft naturellement trèscareffante, & je m'en amufe quelquefois : fa petite téte fe monté avec une facilité incroyable; & elle eft alors d'autant plus plaifante, qu'elle ne fait rien, abfolument rien, de ce qu'elle defire tant de favoir. II lui en prend des impatiences tout-a-fait dröles; elle rit, elle fe dépite, elle pleure, & puis elle me prie de 1'inftruire, avec une bonne-foi réellemènt féduifante. En vérité, je fuis prefque jaloufe de celui a qui ce plaifir eft réfervé.  BANG'EREUSES. IJ? Je ne fais fi je vous ai mandé que depuis quatre ou cinq jours j'ai 1'honneur d'être fa confidentè. Vous devinez bien que d'abord j'ai fait la févere : mais auffï-tót que je me fuis apperque qu'elle croyoit m'avoir convaincue par fes mauvaifes raifons, j'ai eu l'air de les prendre pour bonnes; & elle eft intimément perfuadée qu'elle doit ce fuccès a fon éloquence : il falloit cette précaution pour ne me pas compromettre. Je lui ai permis d'écrire & de me dire ƒ aime; & le même jour, fans qu'elle s'en doutat, je lui ai ménagé un têce-atête avec fon Danceny. Mais figurez-vous qu'il eft fi fot encore, qu'il n'en a feulement pas obtenu un baifer. Ce garcon-la fait pourtant de fort jolis vers ! Mon Dieu ! que ces gens d'efprit font bêtes! celui-ci 1'eft [au point qu'il m'en embarrafle; car enfin, pour lui, je ne peux pas le conduire ! C'eft a préfent que vous me feriez bien utile. Vous êtes afléz lié avec Danceny pour avoir fa confidenee, & s'il vous la donnoit une fois, nous irions grand train. Dépêchez donc votre Préfidente, car enfin je ne veux pas que Gercourt s'en fauve : au refte, j'ai parlé de lui hier a la petite perfonne, & le lui aifi bienpeint, que quand elle feroit fa femme depuis dix ans, elle ne le haïroit pas davantage. Je 1'ai pourtant beaucoup prêchée fur la fidélité conjugale; rien n'égale ma févérité fur ce point. Par-la, d'une part, je rétablis.  14° Les Liaisons auprès d'elle ma réputation de vertu, que trop de condeicendance pourroit détruire ; de 1'autre, j'augmente en elle.la haine dont je veux gratifier fon mari. Et enfin, j'efpere qu'en lui faifant accroire qu'il ne lui eft permis de fe livrer a 1'amour que pendant le peu de temps qu'elle a a refter fille, elle fe décidera plus vite a n'en rien perdre. Adieu , Vicomte ; je vais me mettre a ma toilette oü je lirai votre volume. De. ..ce 27 Aoiil 17**. lettre xxxix. CÉCILE V O LU N G E S CL So PU IE Cu RN U T. Je fuis trifte & inquiete, ma chete Sophie. J'ai pleuré prefque toute la nuic. Ce n'eft pas que pour le moment je ne fois bien heureufe , mais je prévois que cela ne durera pas. J'ai été hier a TOpéra avec Mde de Merteuil ; nous y avons beaucoup parlé de mon mariage , & je n'en ai rien appris de bon. C'eft M. le Comte de Gercourt que je dois époufer, & ce doit être au mois d'Octobre.. II eft riche, il eft homme de qnalité, il eft Colonel du Régiment de... Jufques-la tout  BANGER EUSES I41 Tra fort bien. Mais d'abord il eft vieux: figuretoi qu'il a au moins trente-fix ans! & puis , Madame de Merteuil dit qu'il eft trilt; & févere, & qu'elle craint que je ne fois pas heureufe avec lui. J'ai même bien vu qu'elle en étoit fure, & qu'elle ne vouloit pas me le dire, pour ne.pas m'affliger. Elle ne m'a prefque entretenue toute la foirée que des devoirs des femmes envers leurs maris : elle convient que M. de Gercourt n'eft pas aimable du tout, & elle dit pourtant qu'il faudra que je 1'aime. Ne rn'a-t-elle pas dit auffi qu'une fois mariée, je ne devrois plus aimer le Chevalier Danceny ? comme fi c'étoit poffible ! Oh! je t'aflure bien que je Paimerois toujours. Voistu, j'aimerois mieux plutót ne pas me marier. Que ceM. de Gercourt s'arrange , je ne 1'ai pas été chercher. Heft en Corfe a préfent, bien lom d'ici; je voudrois qu'il y reftat dix ans. Si je n'avois pas peur de rentrer au Couvent, je dirai bien a Maman que je ne veux pas de ce mari-la ; mais ce feroit encore pis. Je fuis bien embarraflee. Je fens que je n'ai jamais tant aimé M. Danceny qu'a préfent; & quand je fonge qu'il ne me refte plus qu'un mois a être comme je fuis, les larmes me viennent aux yeux tout de fuite ; je n'ai de confolation que dans 1'amitié de Mde de Merteuil; elle a fi bon cceur! elle partage tous mes chagrins comme mói-même; & puis elle eft fi aimab'le , que quand je fuis avec elle, je n'y fonge prefque  142 Les Liaisons plus. D'ailleurs élle m'eft bien utile ; car Je peu que je fais, c'eft elle qui me Fa appris: & elle eft fi bonne , que je lui dis tout ce que je penfe, fans être honteufe du tout. Quand elle trouve que ce n'eft pas bien, eile me gronde quelquefois; mais c'eft tout doucement, & puis je 1'embraiTe de tout mon cceur', jufqu'a ce qu'elle ne foit plus facbée. Au moins celle-la, je peux bien 1'aimer tant que je voudrai, fans qu'il y ait du mal, & ca me fait bien du plaifir. Nous fommes pourtant conventies que je n'aurois pas Fair de 1'ainier tant devant le monde, & fur-tout devant Maman, afin qu'elle ne fe méfie de rien au fujet dü Chevalier Danceny. Je t'affure que fi je pouvois toujours vivre comme je fais a préfent, je crois que je ferois bien heureufe. 11 n'y a que ce vilain M. de Gercourt?... Mais je ne veux pas t'en parler davantage : car je redeviendrois trifte. Au lieu de cela , je vas écrire au Chevalier Danceny; je ne lui parlerai que de mon amour & non de mes chagrins, car je ne veux pas 1'affliger. Adieu , ma bonne amie. Tu vois bien que tu aurois tort de te plaindre , & que j'ai beau étre occupée, comme tu dis. qu'il ne m'en refte pas moins le temps de t'aimer & de t'écrire (i). De.. .ce 27 Aoüt 17**. (t) On continue a fupprimer les Lettres de Cécile Volanges & du Chevalier Danceny, qui font peu intéreffantes & a'annoncent aucun événement.  D-4 N G E R E v S E S. Ï4J LETTRE XL. Ze Vicomte d e Vu l m 0 nt d la Mar. quife de Merteuil. C1 'est peu pour mon inhumaine de ne pas répondre a mes Lettres, de refufer de les recevoir ; elle veut me priyer de fa vue, elle exige que je m'éloigne. Ce qui vous furprendra davantage, c'eft que je me foumette a tant de rigueur. Vous allez me blamer. Cependant je n'ai pas cru devoirperdre 1'occafion de me laiffer donner un ordre: perfuadé d'une part, que qui commande s'engage; & de 1'autre, que Pautorité illufoire que nous avons Pair de laiffer prendre aux femmes , & un des pieges qu'elles évitent le plus difficilement. De plus , 1 adrefle que ce!le-ci a fu mettre a éviter de fe trouver feule avec moi, me placoit dans une fituation dangereufe , dont j'ai cru devoir fortir a quelque prix que ce fut: car étant fans ceffe avec elle, fans pouvoir 1'occuper de mon amour , il y avoit lieu de craindre qu'elle ne s'accoutumat enfin a me voir fans trouble ; difpofition dont vous favez affez combien il eft difficile de revenir. Au refte, vous devinez que je ne me fuis pas ioumis fans condition. J'ai même eu le foin  «44 Les Lïaisons d'en mettre une impoffible a accorder ; tant pour refter toujours maitre de tenir ma parole, ou d'y manquer, que pour engager une difcufPion, foit de bouche ou par écrit, dans un moment oü ma Belle eft plus contente de moi, oü elle a befoin que je le fois d'elle : fans compter que je ferois bien mal-adroit, li je ne trouvois moyen d'obtenir quelque dédommagement de mon défiftement a cette prétention, toute infoutenable qu'elle eft. Après vous avoir expofé mes raifons dans ce long préambule, je commence 1'hiftorique de ces deux derniers jours. J'y joindrai comme pieces juftificatives, la Lettre de ma Belle & ma ■ Réponfe. Vous conviendrez qu'il y a peu d'Hiftoriens auffi exacts que moi. Vous vous rappellez 1'effet que fit avant-hier matin ma Lettre de Dijon; le refte de la journée futtrès-orageux. La jolie Prude arrivafeulement au moment du diner , & annonca une forte migraine; prétexte • dont elle voulut couvrir un des violens accès d'humeur quefemme puiffe avoir. Sa figure en étoit vrairnent altérée; 1'expreffion de douceur que vous lui connoiffez, s'étoit changée en un air mutin qui en faifoit une beauté nouvelle. Je me promets bien de faire ufage de cette découverte par la fuite ; & •de remplacer quelquefois la Maitreffe tendre, par la Maitreffe mutine. Je prévis que 1'après-dinée feroit trifte; & pour m'en fauver 1'ennui, je prétextai des Lettres  DANGEREUSES. IA? Lettres a écrire, & me retirai chez moi. Jerevins au fallon fur les fix heures; Mde de Rofemonde propofa la promenade, qui fut acceptée. Mais au moment de monter en voiture, la prétendue malade , par une malice infernale, prétexta a fon tour, & peut-être pour fe venger de mon abfence , un redoub.lernenc de douleurs , & me fic fubirfans pitié le tête-a-tête de ma vieilie tante. Je ne fais fi les imprécations que je fis contre ce démon femelle furent exaucées, mais nous la trouvames couchée au retour. Le lendemain au déjeuner, ce n'étoit plus la même femme. La douceur naturelle étoit revenue, & j'eus lieu de me croire pardonné. Le déjeuner étoit a peine fini, que la douce perfonne felevad'un air indolent, & entra dans le pare; je la fuivis comme vous pou vez croire. „ D'ou peut naitre ce defir de promenade ", lui dis - je en 1'abordant ? „ J'ai beaucoup „ écrit ce matin ", me répondit-elle, „ & ma ,3 téte eft un peu fatiguée. — Je ne luis pas 33 affez heureux «, repris-je ,„ pour avoir a ,3 me reprocher cette fatigue-la ? — Je vous 33 ai bien écrit u, répondic-elleencore, „ mais „ j'héfite a vous donner ma Lettre. Elle con33 tient une demande, & vous ne m'avez pas1 35 accoutumée a en efpérer le fuccès. — Ah! 33 je jure que s'il m'eftpolfible. — Rien n'eft „ plus facile " , interroiiipit-elle ; „ & quoi„ que vous duffiez peut-être 1'uccorder comme 33 j uftice» je confens a Fobtenir comme grace". Pre- Fartie. G  i%6 Les Liaisons En difant ces mots, elle me préfenta fa Lettre j en la prenant, je pris auffi fa main, qu'elle retira, mais fans colere & avec plus d'embarras que de •vivaeité. „ La chaleur eft plus vive que 5, je ne croyois ", dit-elle; „ il faut rentrer Et elle reprit la route du -Chateau. Je fis de vains eftorts pour lui perfuader de continuer fa promenade , & j'eus befoin de me rappeller que nous pouvions être vus, pour n'y employer qiue de feloquence. Elle rentra fans proférer une parole, & je vis clairementque cette feinte promenade n'avoit eu d'autre but que de me remettre fir Lettre. Elle monta chez elle en rentfant, & je me retirai chez moi pour lire 1'Epitre , que vous ferez bien de lire auffi, ainfi que ma lléponfe, avant d'aller plusloin LETTRE XLL La Préfidente'de Tourvel au Vicomte de Vulmont, Il femble, Monfieur, par votre conduite avec moi, que vous ne cherchiez qu'a augmenter, chaque jour, les fujets de plainte quej'avois contre vous.' Votre obftination a vouloir sn'entretenir fans ceffe, d'un fentiment que je iie veux ni ne dois écouter; l'abus*que vous  DANGEREUSES. I47 n'avez pas craint de faire de ma bonne foi, ou de ma timidité , pour me remettre vos Lettres j Ie moyen fur-tout, j'ofe dire peu délicat, dont vous vous étes fervi pour me fai^e parvenir la derniere, fans craindre au moins 1'effet -d'une furprife qui pouvoit me compromettre; tout devroit donner lieu de ma part a des reproches auffi vifs que juftement mérités. Cependant, au lieu de revenir fur ces griefs, je m'entiens a vous faire une demande auffi fimple que jufte; & fi je l'obtiens de vous, je confens que tout foit oublié. Vous-même m'avez dit, Monfieur, que je ne devois pas craindre un refus ; & quoique , par une inconféquence qui vous eft particuliere, cette phrafe même foit fuivie du feul refus que vous pouviez me faire ( 1 ) , je veux croire que vous n'en tiendrez pas moins aujourd'hui cette parole formellement donnée il y a fi peu de jours. Je defire donc que vous ayïez la complaifance de vous éloigner de moi; de quitter ce Chateau, oü un plus long féjour de votre part ne pourroit que m'expofer davantage au jugement d'un public toujours prompt a malpenfer d'autrui, & que vous n'avez que trop accoütumé a fixer les yeux fur les femmes qui vousadmettent'dans leur fociété. ANGEREUSES. lós cóté d'elle fur le lit qui étoit fort en défordre & je commenqai ma converfation. J'avois befoin de garder 1'empire que la circonftance me donnoit fur elle: auffi confervai-je un fang> froid qui eut fait bonneur a la continence de Scipion; & fans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant fa fraicheur &. Poccafion fembloient lui donner le droit d'efpérer, je lui parlai d'affaires auffi tranquillement que j'aurois pu 'faire avec un Procureur. Mes conditions furent que je garderois fidellement le fecret, póurvu que le landemain, a pareilie heure a-peu-près , elle me livratles poches de fa Maitreffe. «Aurefte, „ ajoutai-je, je vous avois offert dix louis hier; „ je vous les promets encore aujourd'hui. Je „ ne veux pas, abufer de votre fituation „. Tout fut accordé, comme vous pouvez croire; alors je me retirai, & permis a Pheureux couple de réparer le temps perdu. J'employai le mien a dormir; & k mon reveil, voulant avoir un prétexte pour ne pas répondre a la Lettre de ma Belle avant d'avoir vifité fes papiers, ce que je ne pouvois faire que la nuit fuivante, je me décidai a aller a la chaffe , oü je reftai prefque tout le jour. A mon retour, je fusrecu affez froidement. J'ai lieu de croire qu'on fut un peu piqué du peu d'empreffement que je mettois a profiter du temps qui me reftoit; fur-tout après la Lettre plus douce que l'on m'avoit ccrite. J'en  ïtfs Les Liaisons juge ainfi , fur ce que Mde dè Rofemonde m'ayant fait quelques reproches fur cette longue abfence, ma BeHe reprit avec un peu d'aigreur : „ Ah! ne reprochons pas a M. de „ Valmont de fe livrer au feul plaifir qu'il peut trouver ici,,. Je me plaignis de cette injuftice, & j'en profkai pour affurer que je me plaifois tant avec ces Dames, que j'y facrifiois une Lettre trés - intérelfante que j'avois a écrire. J'ajoutai que , ne pouvant trouver le fommeil depuis plufieurs nuits,. j'avois voulu efTayer fi la fatigue me le rendroit; & mes regards expliquoient affez & le fujet de ma Lettre , & la caufe de mon infomnie. J'eus foin d'avoir toute la foirée une douceur mélancolique , qui me parut réufiir affez bien, & fous laquelle je maftjuai l'impatience ou j'étois de voir arriver 1'heure qui devoit me livrer le fecret qu'on s'obftinoit a me cacher. Enfin nous nous féparames, & quelque temps après, la fidelle Femme - de-chambre vint m'apporter le prix convenu de ma difcrétion. Une fois maitre de ce tréfor, je procédai a I'inventaire avec la prudence que vous me connoiffez: car il étoit important de remettre tout en place. Je tombai d'abord fur deux Lettres du mari, mélange indigefte de détails de procés & de tirades d'amour conjugal, que j'eus la patience de lire en entier, & oü jè ne trouvai pas un mot qui eüt rapport a moi. Je les rcplacai avec humeur: mais elle  B A N G E K»' E U S E S>. r6"j s'adoucit, en trauvant fous ma main les moreeaux de ma famcufe Lettre de Dijon, foigneufement raffemblés. Heureufement il me prit fantaifie de la pa'rcourir. Jugez de ma joie, en y appercevant les traces, bien diftindtes,, des larmes de mon adörable Devote. Je Pavoue, je cédai a un mouvement de jeune homme, & baifai cette Lettre avec tranfport dont je ne me croyois plus fufceptible. Je continuai Pheureux examen; je retrouvai toutes mes Lettres de fuite, & par ordre- de dates\ & ce qui me furprit plus agréablement encore , fut dé retrouver la première de toutes, celle que je croyois m'avoir été rendue par une ingrare, fidellement copiée de fa main; & d'une écriture- altérée & tremblante , qui témoignoit affez la douce agitation de fon cceur pendant cette occupation. Jufques-la j'étois tout entier k 1'amour -% biencöt il fit place a la fureur. Qui croyezvous qur veuille me perdre auprès de cette femme que j'adore? quelle Furie fuppofezvous affez méchante rpour tramer une pareille noirceur ? Vous la connoiffez ; c'eft votre amie, votre parente; c'eft Mde de Volanges.1 Vous n'imaginez pas quelle tiffu d'horreurs 1'infernale Mégere lui a- écrit fur mon compte. C'eft elle, elle feule , qui a troublé la fécurité de cette femme angélique; c'eft par fes confeils, par fes avis pernicieux , que je me vois forcé de m'éloigneri c'eft a elle enfin que Pon  ro^ Les Liaisons me facrifie. Ah ! fans doute ii faut féduire fa fille : mais ce n'eft pas affez , il faut la perdre ;■ & puifque Page de cette maudice femme la met a 1'abri de mes coups, il faut la frapper dans 1'objet de fes affedtions. Elle veut donc que je revienne a Paris ! elle m'y force! foit, j'y retournerai; mais elle gémira de mon retour. Je fuis faché que Danceny foit le héros de cette aventure ; il a un fonds d'honnêteté qui nous gênera : cependant il eft amoureux, & je le vois fouvent; on pourra peut-être en tirer parti. Je m'oublie dans ma colere, & je ne fonge pas que je vous dois récit de cequi s'eft paffe aujourd'hui. Revenons. Ce matin j'ai revu ma fenfible Prude. Ja, mais je ne Favois tróuvée fi belle. Cela devoit être ainfi : le plus beau moment d'une femme, le feul oü elle puiffe produire cette ivreffe de 1'ame, dont"on parle toujours & qu'on éprouve fi rarement, eft celui oü,affurés de fon amour, nous ne le fommes pas de fes faveurs; & c'eft précifément le cas oü je me trouvois. Peut-être auffi Fidée que j'allois être privé du plaifir de la voir, fervoit-il a 1'embellir. Enfin, a 1'arrivée du Cóurier, on m'aremis votte Lettre du 27 ; & pendant que je la lifois, j'héfitois' encore pour favoir fi je tiendrois ma parole-: mais j'ai rencontré les yeux de ma Belle , & il m'auroit été impoflible de lui rien refufer. • J'ai donc annoncé mon départ. Un moment  DANGERETJSES- lóf après , Mde de Rofemonde nous a laiffés feuls : mais j'étois encore a quatre pas de la farouche perfonne , que fe levant avec l'air de 1'effroi: „ LaiiTez-moi, laiffez-moi, Monfieur, „ mat-elle dit; u au nom de Dieu , laiffez-moi,, Cette priere fervente, qui déceloit fon émotion, ne pouvoit que m'animer davantage. Déja j'étois auprès d'elle, & je tenois' fes mains qu'elle avoit jointes avec une expreffion tout-a-fait touchante; la je commencois de tendres plaintes, quand un démon ennemi ramena Mde de Rofemonde. La timide Devote, qui a en effet quelques raifons de craindre, en a profité pour fe retirer. Je lui ai pourtant offert la main «qu'elle a acceptée; & augurant bien de cette douceur, qu'elle n'avoit pas eue depuis long-temps, tout • en recommenqanc mes plaintes j'ai effayé de ferrer la fienne. Elle a d'abord voulu la retirer; mais fur une inftanceplus vive , elle s'eft livrée d affez bonne grace, quöique fans répondre ni a ce gefte , ni a mes difcou;s. Arrivé ala porce de fon appartement, j'ai voulu baifer cette main , avant de la quitter. La défenfe a commencé par être franche : mais un fongéz donc que je pars, prononcé bien tendrement, Pa rendue gauche & infuffifante. A peine le baifer a-t-il eté donné, que la main a retrouvé fa force pour échapper, & que la Belle eft entrée dans fon appartement ou étoit fa Femme-dechambre. Ici finit mon hiftoire.  165 Les Liaisons Comme je préfume que vous ferez demain chez la Maréchale de..., oü furement je n'irai pas vous trouveri comme je me doute bien auffi qu'a notre première entrevue nous aurons plus d'une affaire a traiter, & notamment celle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j'ai pris le parti de mefaire précéder par cette Lettre, & toute longue qu'elle eft, je ne la fermerai qu'au moment de 1'envoyer a la Pofte : car au terme oü j'en fuis , tour peut dépendre d'une occafion, & je vous quitte pour aller 1'épier. P. S. d huit heures du foir. ' Rien de nouveau; pas le plus petit moment de liberté : du foin même pour 1'éviter. Cependant , autant de trifteffe que ladécenceen permettoit, pour le moins. Un autre événement qui peut ne pas être indifférent, c'eft que je fuis chargé d'une invitation de Mde , de Rofemonde a Mde de Volanges, pour venir paffer quelque temps chez elle a la campagne. , Adieu ,!ma helle amie; a demain ou apres. demain au plus tard. Dc ce 28 Aoüt 17**.  » a n G e r e ü s e s i6f LETTRE XLV. La Préfidente de Toujrvel a Mde de Vozunges. M. de Valmont eft parti ce matin,7 Madame; vous m'avez paru tant defirer ce depart, que j'ai cru devoir vous en inftruire. Mde de Rofemonde regrette beaucoup fon neveu, dont il faut.convenir qu'en effet la fociété eft agréable : elle a paffé toute la matinee a m'en parler avec la fenfibilité que vous lui connoiffez; elle ne tariffoit pas fur fon doge, J'ai cru lui devoir la complaifance de 1 ecouter fans la contredire , d'autant qu'il faut avouer qu'elle avoit raifon fur beaucoup de points. Je fentois de plus que j'avois a me reprocher d'être la caufe de cette féparation , & je n'efpere pas pouvoir la dédommager du plaifir dont je 1'ai privée. Vous favez que j'ai naturellement peu de gaieté, & le genre de vie que nous allons mener ici n'eft pas fait pour 1 augmenter. Si je ne m'étois pas conduite d'après vos avis, je craindrois d'avoir agi un peu légérement: car j'ai été vraiment peinée de la douleur de ma refpedable amie; elle m'a touchée au point que j aurois volontiers mélé mes larmes aux fiennes.  iö8 Les Liaisons Npus vivonsa préfent dans 1'éfpoir que vous . accepterez l'invitation que M. de Valmont doit vous faire, de la part de Mde de Rofemonde, de venir paflèr quelque temps chez elle. J'efpere que vous ne doutez pas du plaifir quej'aurois a vous y voir ; & en vérité .vous nous devez ce dédommagement. Je ferai fort aife de trouver cette occafion de faire une connoiffance plus prompte avec Mlle de'Volanges , & d'être a portée de vous convaincre de plus en plus des fentimens refpeétueux, &c. De ce 29 Aoüt 17**. LETTRE XLVI. Le Chevalier Du n cen r a Cecile VoLUNGES. Q_^ü e vous eft-il donc arrivé, mon adorable Cécile ? qui a pu caufer en vous un changement fi prompt & fi cruel? que font devenus vos fermens de ne jamais changer ? Hier encore , vous les réitériez avec tant de plaifir! qui peut aujourd'hui vous les faire oubüer? J'ai beau m'examiner, je ne puis en trouver la caufe en moi, & il m'eft affreux d'avoir a la chercher en vous. Ah! fans doute vous n'êtes ni légere, ni trompeufej & même dans ce moment de défefpoir,  DANGEREÜSES. Io> défefpoir, un foupcon outrageant ne flétrira point mon ame. Cependant, par quelle fatalité n'êtes-vous plus Ia même ? Non cruelle, vous ne 1'ètes plus! La tendre Cécile, la Cécile que j'adore , & dont j'ai recu les fermens , n'auroit point évité mes regards, n'auroit point contrarié le hafard heureux qui me placoit auprès d'elle; ou fi quelque raifon que je ne peux concevoir, 1'avoit forcée a me traiter avec tant de rigueur, elle n'eüt pas au moins dédaigné de m'en inftruire. Ah ! vous ne favez pas , vous ne faureZ jamais, ma Cécile, ce que vous m'avez fait fouffrir aujourd'hui, ce que je fouffre encore en ce moment. Croyez-vous donc que je puiffe vivre & ne plus être aimé de vous ? Cependant, quand je vous ai demande un mot, un feul mot, pour diffiper mes craintes, au lieu de me répondre, vous avez feint de craindre d'être entendue; & eet obftacle qui n'exiftoit pas alors, vous 1'avez fait naitre auffi-töt, par la place que vous avez choifie dans le cercle. Quand forcé de vous quitter, je vous ai de. mandé 1'heure a laquelle je pourrois vous revoir demain, vous avez feint de 1'ignorer, &^ il a fallu que ce fut Mde de Volanges qui men inftruisit. Ainfi ce moment toujours fi defire qui doit me rapprocher de vous , demain ne fera naitre en moi que de 1'inquiétude; & le plaifir de vous voir, jufqu'alors fi cher I're Partie. H  170 Les Liaisons a mon cceur, Tera remplacé par lacrainte de vous être importun. Déja, je le fens , cette crainte m'arrête , & je n'ofe vous parler de mon amour. Ce je vous aime, que j'aimois tant a répéter quand je pouvois 1'entendre a mon tour, ce mot fi doux qui fuffifoit a ma félicité, ne m'offre plus , fi Vous êtes changée, que 1'image d'un défefpoir éternel. Je ne puis croire pourtant que ce talifman de 1'amour ait perdu toute fa puiffance, & j'effaie de n'en fervir encore (i). Oui, ma Cécile, je vous aime. Répétez donc avec moi cette expreffion de mon bonheur. Songez que vous m'avez accoütumé a 1'entendre, & que m'en priver, c'eft me condamner a un tourment qui, de même que mon amour , ne £nira qu'avec ma vie. De... ce 29 Aoiit 17**. LETTRE XL VIL Le Vicomte de Vulmont d la Marquife d e Me rt eu il. Je ne vous verrai pas encore aujourd'hui,. ma belle amie, & voici mes raifons, que je vous prie de recevoir avec indulgence. (1 ) Ceux qui n'ont pas en occafion de Jentir quelquefois le prix d'un mot, d'une expreilxon , confacrés par 1'amour, ne trouveront aucun lens dans cette phrafe.  BANGEREÜSES. ïji Au lieu de revenir hier direftement, je ma. . fuis arrêté chez la ComtelTe de * * *, dont le chateau fe trouvoit prefque fur ma route,. & a qui j'ai demande a diner. Je ne fuis arrivé a Paris que. vers les fept heures, & je fuis defcendu a 1'Opéra, oü j'efpérois que vous pouviez être. L'Opéra fini, j'ai été revoir mes. amies du foyer; j'y ai retrouvé mon ancienne Emilie, entourée d'une cour nombreufe, tant en femmes qu'en horhmes , a qui elle donnoit le foir même a fouper a P.... Je ne fus pas plutöt entré dans ce cercle, que je fus prié d'y fouper, par acclamation. Je le fus auffi par une petite figure groffe & courte, qui me baragouina une invitationen francois de Hollande, & que je reconnus pour le véritable héros de la fête. J'acceptai. J'appris, dans ma route, que Ia maifon oü nous allions étoit le prix convenu des bontés , d Emilie pour cette figure grotefque, & que ce fouper étoit un véritable repas de noce. Le petit homme ne fe poffédoit pas de joie, dans 1 attente du bonheur dont'il alloit jouir; il m'en parut fi fatisfait, qu'il me donna envie de le troubler; ce que je fis en effet. La feule difficulté que j'éprouvai fut de décider Emihe, que la richeffe du Bourguemeftre rendouun peu fcrupuleufe. Elle fe prêta pourtant, après quelques facons, au projet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau H 2  J72 Les Liaisoks a biere, & de le mettre ainfi hors de combat pour toute la nuit. L'idée fublime que nous nous étions formée d'un buveur Hollandois , nous fit employer tous les moyens connus. Nous réufsimes fi bien , qu'au defïert il n'avoit déja plus la force de tenir fon verre: mais la fecourable Emilie & moi 1'entonnions a qui mieux mieux. Enfin , il tomba fous la table, dans une ivreffe telle , qu'elle doit au moins durer huit jours. Nous nous décidames alors a le renvoyer a Paris; & eomme il' n'avoit pas gardé fa voiture, j« le fis charger dans la mienne, & je reftai a fa place. Je recus enfuite les complimens de 1'affemblée, qui fe retira bientöt après, & me laiiïamaitre du champ de batailk. Cette gaieté, & peut - être ma longue retraite, m'ont fait trouver Emilie fi defirable, que je lui ai promis de refter avec elle jufqu'a la réfurreétion du Hollandois. Cette complaifance de ma part eft le prix de celle qu'elle vient d'avoir, de me fervir de pupitre pour écrire a ma belle Dévote, a qui j'ai trouvé plaifant d'envoyer une Lettre écrite du lit & prefque d'entre les bras d'une fille, interrompue même pour une infidélite complette, & dans laquelle je lui rends un compte exact de ma fituation & de ma conduite. Emilie, qui a lu 1'Epitre , en a ri comme une folk, & j'efpere que vous en rirez auffi. Comme il faut que ma Lettre foit timbrée de  DANGEREUSES. 175 Paris, je vous 1'envoie; je la lahTe ouverte Vous voudrez bien la lire, la cacheter & h fa.re mettre a la Pofte. Sur-tout n'allez pas vous fervir de votre cachet, ni même d'aucun embleme amoureux; une téte feulement. Adieu ma belle amie. vS; ,|C rOUV5e,ma Lettre; j'ai décidé Emilie a aller aux Italiens ... Je profiterai de ce temps pour aller vous voir. Je ferai chez vous a fix heures au plus tard ; &fi cela vous convient, nous irons enfemble fur les fent heures chez Mde de Volanges. II fera déJnt que je ne differe pas 1'invitation que j'ai a lui faire de la part dealde de Rofemonde; de Plus, je ferai bien a.fe de voir la petite Volants Adieu , a tres-belle dame. Je veux avoir tant de plaifira vous embraffer, qne ]e Chevalier puifle en etre jaloux. De P ce 30 Aokt 17** •0=- ^^^^S^^^-^ LETTRE XLVIII. Le Vicomte de Vulmont d la Préfidente ■de Tourvel. TimbréedePaiis. u 1  174 Les Liaisons ardeur dévorante , ou dans 1'entier anéantiffement de toutes les facultés de mon ame , que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai befoin, & dont pourtant je n'efpere pas jouir encore. En effet, la fituation oü je fuis en vous écrivant, me fait connoitre, plus que jamais, la puiffance'irrefiftible de 1'amour ; j'ai peine a conferver affez d'empire fur moi pour mettre quelque ordre dans mes idees & déja je prévois que je ne finirai pas cette Lettre, fans être oblige de 1'interrompre. Quoi! ne puis-je donc efpérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j'énrouve en ce moment ? J'ofe croire cependant que, fi vous le connoiffiez bien, vous n'y feriez pas entierement infenfible. Groyezmoi, Madame , la froide tranquillité, le fornmeil de 1'ame, image de la mort, ne menent point au bonheur, les paffions actives peuvent feules y conduite ; & malgré les tourmens que vous me faites éprouver, je crois pouvotr affurer fans crainte, que dans ce moment, je fuis plus heureux que vous. En vam m'accablez-vous de vos rigueurs défolantes; elles ne m'empêchent point de m'abandonner entierement a 1'amour, & d'oublier dans le dehre qu'il me caufe, le défefpoir auquel vous me livrez. C'eft ainfi que je veux me venger .de 1'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus tant de plaifir en vous écrivant;. jamais je ne reffentis, dans cette occupation,. une  BANGEREUSES. 17,- émotionfi douce,& cependant fi vive. Tout femble augmenter mes tranfports: l'air que je refpire eft plein de volupté ; la table même fur laquelle je vous écris, confacré pour Ia première fóis a eet ufage, devient pour moi I'autel facré de 1'amour; combien elle va s'embellir a mes yeux! j'aurai tracé fur elle le ferment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en fupplie, au défordre de mes fens. Je devrois peut-être m'abandonner moins a des tranfports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour diffiper une ivrefle qui s'augmente a chaque inftant, & qui devient plus forte que moi. Je reviens a vous, Madame, & fans doute j'y reviens toujours avec le même empreflement. Cependant le fentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place a celui des privations cruelles. A quoi me fert-il de vous parler de mes fentimens, ft je eherche en vain les moyens de- vous convaincre ? Après tant d'efforts réitérés , la confiance & Ia forc« m'abandonnent a la fois. Si je me retrace encore les plaifirs de 1'amour, c'eft pour fentii plus vivement le regret d'en être privé. Je ne me vois de reflource que dans votre i'ndulgence,^& je fens trop, dans ce moment, combien j'en ai befoin pour efpérer de 1'obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus refpedueux, jamais il ne dut moins vous effenfer',, il eft tel > j'ole le dire, u,ue la vertu.  176 Les Liaisons la plus févere ne devroit pas le craindre: mais js crains moi-même.de vans entretenir plus long -temps de la peine que j'éprouve. AlTuré que 1'objet qui la caufe ne la partage pas, il ne faut pas au moins abufer de fes bontés , & ce feroit le faire, que d'employer plus de temps a vous retracer cette douloureufe image. Je ne prends plus que celui de vous füpplier de me répondre, & de ne jamais douter de la vérité de mes fentimens. Ecrite de- P... date': de Paris y.ce 50 Aoüt 17-. ■3. --■ 1 5Eag=— -a- LETTRE XLIX. Cécile Volunces au Chevalier Dun cent. Sa ns être ni légere ,.ni trompeufe, il me fuffit, Monfieur, d'être éclairée fur ma conduite , pour fentir la néceffité d'en changer; j'en ai promis le facrifice a Dieu, jufqu'a ce que je puifl'e lui offrir auffi celui de mes fentimens pour vous, que 1'état Reügieux dans lequel vous êtes rend plus criminels encore. Je fens bien que cela me fera de la peine, & je ne vous cacherai même pas que depuis  DANGEkEUSES. 177 avant-bier j'ai pleuré toutes les fois que j'ai fongé a vous. Mais j'efpere que Dieu me fera la grace de me donner la force néceffaire pour > vous oublier, comme je la lui demande foir &-matin. J'attends méme de votre amitié, & de votre honnêteté, que vous ne chercherez pas a me troubler dans la bonne réfolution qu'on m'a infpiré, & dans laquelle je tache de me maintenir. En conféquence, je vous demande d'avoir la complaifance de ne me plus ^ écrire, d'autant que je vous préviens que jene vous répondrois plus, & que vous me forceriez d'avertir Maman de tout ce qui fe paffe: ce qui me priveroit tout - a - fait du plaifir de vous voir. Je n'en conferverai pas moins pour vous, tout Fattachement qu'on puiffe avoir , fans qu'il y ait du mal; & c'eft bien de toute mon ame que je vous fouhaite toute forte de bonheur. Je fens bien que vous allez ne plus m'aimer autant, & que peut-être vous en aimerez bientöt une autre mieux que moi. Mais ce feraunepénitencede plus, de lafaute que j'ai Gomnufe en vous donnant mon cceur, que je ne devois donner qua Dieu, & a mon mari quand j'en aurai un. J'efpere que la miféricorde divine aura pitié de ma foibleffe , & qu'elle ne me donnera de peine que ce que J en pourrai fupporter. Adieu,^Monfieur; je peux bien vous affurer que s'il m'étoit permis d'aimer quelqu'un?  i78 Les Liaisons ce ne feroit jamais que vous que j'aimerois. Mais voila tout ce que je peux vous dire, & c'eft peut-être même plus que je ne devrois. De ... ce 31 Aoüt 17**. LETTRE L. La Préfidente de Tourvel au Vicomte de Vulu ont. E s t- ce donc ainfi , Monfieur, que vous rempliffez les conditions auxquelles j'ai confenti a recevoir quelquefois de vos Lettres ? Et puis - je ne pas avoir d m'en phündre, quand vous ne m'y parlez- que d'un fentiment. auquel je cralndrois ' encore de me livrer, quand même je le pourrois fans bleffer tous mes devoirs ? Au refte, fi j'avois befoin de nouvelles raifons pour conferver cette crainte falutaire, il me femble que je pourrois les retrouver dans votre derniere Letcre. En effet, dans le moment mêm'eoü vous croyez faire fupologie de 1'amour, que faites-vous au contraire, que m'en montrer les orages redoutables ? qui peut vouloir d'un bonheur acheté au prix de la raifon, & dont. les plaifirs peu durables font au moins  SiïGEEElfSES 17 f fuivis des regrets, quand ils ne le font pas des remords 9 Vous-même, chez qui 1'habitude de ce délire dangereux doit en diminuer 1'effet, n'êtes-vous pas cependant obligé de convenir qu'il devient fouvent plus fort que vous, & n'êtes-vous pas le premier avous plaindre du trouble involontaire qu'il vous caufe? Quel ravage effrayant ne feroit-il donc pas fur un cceur neuf & fenfible, qui ajouteroit encore a fon empire par la grandeur des facrifïces qu'il feroit obligé de lui faire? Vous croyez, Monfieur, ou vous feignez de croire que 1'amour mene au bonheur; & moi, je fuis fi perfuadée qu'il me rendroit malheureufe, que je voudrois n'entendre ja-, mais prononcer fon nom. II me femble que d'en parler feulement , altere la tranquillité ; & c'eft autant par goüt que par devoir, que je vous prie de vouloir bien garder le filence fur ce point. _ Après tout, cette demande doit vous être bien facile a m'accorder a préfent. De retour a Paris vous y trouverez affez d'occafions d'oublier un fentiment, qui peut-être n'a du fa naiffance qu'a 1'habitude oü vous êtes de vous occuper de femblables objets, & fa force quau défoeuvrement de la campagne. N'êtesvous donc pas dans ce même lieu, oü vous m aviez vue avec tant d'indlfférence ? Y pouvez-vous faire un pas fans y rencontrer un  i8o Les Liaisons dangereuses. exemple de votre facilité a changer ? & n'y étes-Vous pas entouré de femmes, qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droits a ■ vos hommages? Je n'ai pas la vanité qu'on reproche a mon fexe, j'ai encore moins cette fauffe modeftie qui n'eft qu'un raffinement de 1'orgueil; & c'eft de bien bonne foi que je vous dis ici, que je me connois bien peu de moyens de plaire : je les aurois tous, que je ne les croirois pas fuffifans pour vous fixer. Vous demander de ne plus vous occuper de moi, ce n'eft donc que vous prier de faire aujourd'hui ce que déja vous aviez fait, & ce qu'a-coup-für vous feriez encore dans peu de temps, quand même je vous demanderois le contraire. Cette vérité, que je ne perds pas de vue, feroit, a elle feule, une raifon affez forte pour ne pas vouloir vous entendre. J'en ai mille autres encore : mais fans entrer dans cette longue difcuffion, je m'en tiens a vous prier, comme je 1'ai déja fait, de ne plus m'entretenir d'un fentiment que je ne dois pas écouter , & auquel je dois encore moins répondre. De... ce premier Septembre 17**. Fin de la première Fardé.  LES LIAISONS DANGEREUSES.   LES LIAISONS D A N G E R E U S E S, 0 U LETTRES Recueillies dans une Socic'te', & puhlic'es pour VinjiruÜion de quelques autres. Par M. C ..... d e L .. . ^—= ' J'ai vu les mceurs de mon temps., & j'ai publie' ces Lettres. J. J. R OU SSE4U , Pref. ie la Nouvelle Héloïfe. SECONDE PA R TI E. A AMSTERDAM. •«. r L' _g M. DCC. LXXXII.   LES LIAISONS DANGEREU SE S. LETTRE LL La Marquife D e Me ut e vil au \Vicomte de Valmont. En vérité, Vicomte, vous êtes infupportacle. \ ous me traitez avec autant de légéreté que fi j'étois votre Maitreffe. Savez-vous que je me facherai, & que j'ai dans ce moment une humeur effroyable ? Comment ! vous devez voir Danceny demain matin ; vous favez combien il eft important que je vous parle avant cette entrevue ; & fans vous inquiéter davantage, vous me laiffez vous attendre toute la journee, pour aller courir je ne fais ou * Vous etes caufe que je fuis arrivée indécemment tard chez Mde de Volanges, & que toutes les vieilles ïemmes m ont trouvée mervcilleufe. II m'afallu A i  ♦ Les Liaisons- leur faire des cajoleries toute la foirée pour les appaifer: car il ne faut pas facher les vieilles femmes ; ce font elles qui font la réputationdes jeunes. A préfent il eft une heure du matin, & au lieu de me coucher, comme j'en meurs d'envie , il faut que je vous écrive une longue Lettre , qui va redoublermon fommeil parl'ennui qu'elle me caufera. Vous êtes bien heureux que je n'aie pas le temps de vous gronder davantage. N'allez pas croire pour cela que je vous pardonne ; c'eft feulement que je fuis preffée. Ecoutez-moi donc , je me dépêche. Pour peu que vous foyez adroit, vous devez avoir demain la confidence de Danceny,. Le moment eft favorable pour la confiance : c'eft celui du malheur. La petite fille a été a confeffe; elle a tout dit, comme un enfant; & depuis, elle eft tourmentée a tel point de la peur du diable, qu'elle veut rompre abfolument. Elle m'a raconté tous fes petits fcrupules, avec une vivacité qui m'apprenoit affez combien fa téte étoit montée. Elle m'a montré fa Lettre de rupture, qui eft une vraie capucinadeElle a babillé une heure avec moi, fans me dire un mot qui ait le fens commun. Mais elle ne m'en a pas moins embarraffée ; car vous jugez que je ne pouvois rifquer de m'ouvrir vis-avis d'une auffi mauvaife téte. J'ai vu pourtant au milieu de tout ce barardage , qu'elle n'en aime pas moins fon  B JL N G E R E TJ S E S. 7 Banceny ; j'ai remarqué même une de ces reffources qui ne manquent jamais a 1'amour , & dont ia petite fille eft affez plaifamment la dupe. Tourmentée par le defir de s'occuper de fon Amant, & par la crainte de fe damner en s'en occupant, elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier ; & comme elle renouvelle cette priere a chaque inftant du jour, elle trouwe le moyen d'y penfer fans ceffe. Avec qüelqu'un de plus ufagéque Danceny, ce petit événement feroit peut-être plus favorable que contraire: mais le jeune homme eft fi Céladan 5> que , fi nous ne 1'aidons pas , il lui faudra tant dc temps pour' vaincre les plus légers obftacles, qu'il ne nous laifferapas celui d effecluer notre projet. Vous avez bien raifon; c'eft dommage , & je fuis auffi fachée que vous , qu'il foitle héros de cette a venture : mais que voulez-vous? ce qui: eft 'fait eft. feit ;.& c'eft' votre faute. J'ai demandé a voir fa Réponfe ( 1 ); elle m'a fait pitié. IIlui fait desraifonnemens aperte d'haleitie,pour lui prouver qu'un fentiment involontair-e ne peut pas être un crime : comme s'il ne^ceffoit pas d'être involontaire, du moment qu on ceffe de Ie combattre ! Cette idéé eft fi fimple, qu'elle eft veniie même a la petite fille. II feplaint de fon malheur d'une manier® affez touchante: mais fa douleur eft fi douce Cl) Cette Lettre ne s'eft pas rctrouve'e. A 4  8 Les Liaisöns & paroit fi forte & fi fincere, qu'il rrfe femble impoffible qu'une femme qui trouve Foccafion de défefpérer un homme k ce point, & avec auffi peu de danger, ne foit pas tentée de s'en paffer la fantaifie. II lui explique enfin qu'il n'eft pas Möine comme la petite le croyoit; & c'eft fans contredit ce qu'il fait de mieux: car pour faire tant que de fe livrer a 1'amour Monaftiquc, affurément MM. les Chevaliers de Malte ne mériteroient pas la préférence. Quoi qu'il en foit, au lieu de perdre mon temps en raifonnemens qui m'auroient compromife , & peut-être fans perfuader , j'ai approuvé le projet de rupture : mais j'ai dit qu'ü étoit plus honnête , en pareil cas, de dire fes raifons que de les écrire; qu'il étoit d'ufage auffi de rendre les Lettres & les autres bagatelles qu'on pouvoit avoir reques ; & paroiffant entrer ainfi dans les vues de la petite perfonne , jel'aidécidée a donner un rendezvo.us a Danceny. Nous en avons fur-le-champ concèrte les moyens , & je me fuis chargée de décider la mere a fortir fans fa fille ; c'eft demain après-midi que fera eet inftant décifif. Danceny en eft deja inftruit; mais , pour Dieu, fi vous en trouvez Foccafion , décidez-donc ce beau Berger a être moins langoureux ; & apprenez lui, puifqu'il faut lui tout dire, que la vraiefaqon de vaincre les'fcrupules , eft dene laiffer rien a 'perdre a ceux qui en ont. Au refte , pour que cette ridicule fcene ne fe  BANGEREUSES. 9 renouvellat pas, je n'ai pas manqué d'élever quelques doutes dans 1'efprit de la petite fille , fur la difcrétion des confefieurs; & je vous aifure qu'elle paie a préfent la peur qu'elle m'a fake , par celle qu'elle a que le fien n'aille tout dire a fa mere. J'efpere qu'après que j'en auraicaufé encore une fois ou deux avec elie, elle n'ira plus raconter ainfi fes fottifes au premier vcnu (1) , : Adieu , Vicomte ; emparez - vous de Dan ceny , & conduifez-le. II feroit honteux que nous ne fiflions pas ce que nous voulons, de deux enfans. Si nous y trouvons plus de peine que nous ne 1'avions cru d'abord , fongeons pourammernotrezele, vous, qu'il s'agitdela fille de Mde de Volanges, & moi, qu'elle doit devenir la femme de Gercourt. Adieu. De... ce 2 Septembre 17**. elle recoit la l^goS SSSSt'fiS&C .eet rUmeaj mu» on s cm qu'en montrantle"effeh on ne dcvoit pas négliger d'en faire coiinoLrc ts'  io Les Liaisons LETTRE LIL Le Vicomte de VulmqntclIü Pré. Jldente de Tourvel. "Vous me'défendez, Madame , de vous parler de mon amour ; mais oii trouver le courage néceffaire pour vous obéir? Uniquement occupé d'un fentiment qui devroit être fi doux, & que vous rendez fi cruel, languiffant dans 1'exi] ou vous m'avez condamné; ne vivant que de privations & de regrets ; en proie a des tourmens d'autant plus douloureux , qu'ils me rappellent fans ceffe votre indifférence ; me faudra-t-il encore perdre la feule ^confolatiort qui me refte ? & puis-je en avoir d'autre , que de vous ouvrir quelquefois une ame , que vous rempliffez de trouble & d'amërtumc ? Detournerez-vous vos regards, pour ne pas voir les pleurs que vous faltes repandre ? Rcfuferezvous jufqu'a 1'hommage des facrifices que vous exigez? Ne feroit-il donc pas plus digne de vous, de votre ame honnête & douce, de plaindre un malheureux , qui ne 1'eft que par vous, que de vouloir encore aggraver fe,s peines, par une défenfe a la fois injufte & rigoureufe.  BANGEKEUSES. ïr Vous feignez de craindre 1'amour, & vous ne vouiez pas voir que vous feülè caufez les maux que vous lui reprochez. Ah! fans doute ce fentiment eft pénifate, quand 1'objet qui linfpire ne le partage point; mais oü trouver le bonheur , fi un amour réciproque ne Ie procure pas ? L'amitié tendre, Ia douce confiance & la feule qui foit fans rcferve , les peines adoucies, les plaifirs augmentcs, 1'efpoir enchanteur , les fouvenirs délicieux, oü les trouver ailleurs que dans 1'amour ? Vous Ie calomniez., vous qui, pour jouir de tous les biens qu il vous offre, n'avez qu'a ne plus vous y refufer ; & moi j'oublie les peines que j'éprouve, pour m'occuper a le défendre Vous me forcez auffi a me défendre moimeme; car tandis que je confacre ma vie k vous adorer, vous pafTez la vótre k me chercher des torts: déja vous me fuppofez tóëër & trompeur; & abufant, contre moi, de ou-I. ques erreurs, dont moi-mfcne je vous ai fait 1 aveu , vous vous plaifez a confondre ce qre 3 etuis alors /avec ce que je fuis a préfent. Won contente de m avoir livré au tourment de vivre Jom de vous, vous y joignez un përfiflage cruel -ur des plaifirs auxquels vous favez afiëz oom-' bien vous m'avez rendt. infenfible. Vous «croyezniamespromeftes,ni a mes fermensehb,en! _,lme refte un garant a vous offrir' qu au moins vous ne fufpeclerez pas ; c'eft vous-meme. Je ne vous demande que de vous A 6  i2 Les Liaisons interroger de bonne foi; fivous ne croyez'pas a mon amour, fi vous doutez un moment de régner feule fur mon ame, fi vous n'êtes pas afjurée d'avoir fixé ce cceur en effet jufqu'ici trop volage, je eonfens a-porter la peine de cette erreur; j'en gémkai,. -mais n'en appellerai point: mais fi au contraire , nous rendant juftice a tous deux , vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n'avez, que vous n'aurez jamais de rivale , ne m'obligez plus, le vous fupplie, a combattre des chimères, & laiffez-moi au moins cette confolation , de vous voir ne plus döuter d'un fentiment qui en effet ne finira, ne peut finir qu'avec ma vie. Permettez-moi , Madame, de vous prier de répondre pofitivement a-cet article de ma Lettre. Si j'abandonne cependant cette époque de ma vie , qui paroit me nuire fi cruellement auprés de vous, ce n'eft pas qu'au bsfoin les raifons me roanquaffentpour la défendre.. Qu'ai - je fait, après tout, que ne pas réfifter au tourbiüon dans lequel j'avois été jetté ?■ Entré dans le rnonde, jeune & fans-expérience v paffépour ainfi dire, de mains en mains, par une foulede femmes, qui toutes fehatentdeprevenir par leur facilité une- réflexion qu'elles fentent devoir leur être défavorable ; étoit - ce donc a moi de donner 1'exemple d'une réfiftance qu'on ne m'oppofoit point ? ou devois-j& me punir d'un moment d'erreur , & que fouvent on avoit provoqué ,,par une èonftance.»  BANGEKEUSES'. IJ eoup sur inutile, & dans laquelle on n'auroit vu qu'un ridicule ? Eh * quel autre moven qu'une prompte rupture , peut juftifier d'un choix honteux ! Mais, je puis le dire, cette ivrefTè des fens, peut-être même ce délire de la vanité, n'a point paffe jufqu'a mon cceur. Né pour 1'amour, Fintrigue pouvoit le diftraire, & ne fuffifo'it pas pour 1'occuper; entouré d'objets féduifans,. mais méprifables, aucun n'alloit jufqu'a mon ame : on m'offroit des plaifirs , je cherchois des vertus; & moi-même enfin je me crus inconftant, paree que j'étois déiicat & fenfible. C'eft en vous voyant que je me fuis éclairé r bientöt j'ai reconnu que le charme de 1'amour tenoit aux qualités de 1'ame,. qu'elles feuW pouvoient en eaufer 1'excès, & le juftifier. Je fentis enfin qu'il m'étoit également impoffible & de ne pas vous aimer, & d'en aimer uneautre que vous. Voila, Madame, quel eft ce cceur auquel vous craignezde vous livrer, & fur le fort de qui vous avez a prononcer: mais quel que foit le deftin que vous lui réfervez, vous ne changerez rien auxfentimens qui 1'attachent a vous ils font inaltérables comme les vertus qui les ont fait naitre. Dc ee 3 Septembre 17.**  i4 Les Liaisons. LETTRE LUI. Le Vicomte d e Vulm.ont d Ia Marquife d e Merteuil. J'ai vu Danceny, mais je n'en ai obtenu qu'une demi-confidence; il s'eft obftiné, furtout, a rne taire ie nom de la petite Volanges,. dont il ne m'a parlé que comme d'une femme très-fage, & même un peu devote : a cela prés., ilm'a raconté avec affez de vérité fon aventure, & fur-tout le dernier événement. Je Fai échauffé autant que j'ai pu ,. & 1'ai beaucoup plaifanté fur fa délicateffe & fes fcrupules; mais il paroit qu'il y tient, & je ne puis pas réponde lui: au refte, je pourrai vous en dire davantage après demain. Je le mene demain a Verfailles, & je m'occuperai a le fcruter pendant la route. Le rendez-vous 'qui doit avoir eu lieu aujourd'hui, me donne auffi quelque efpérance : il fe pourroit que tout s'y fut paffé a notre fatisfaétion; & peut-être ne nous refte-t-il a préfent qu'a en arracher 1'aveu , & a en recueillir les preuves. Cette befogne vous fera plus facile qu'a moi: car la petite perfonne eft plus confiante, ou, ce qui revient au même , plus  DANGEK. EUSES. 15 bavarde, que fon difcret Amoureux. Cependant j y ferai mon poffible. Adieu , ma belle amie ; je fuis fort prelfé -r je nevous yerrai ni ce foir, ni demain: fi de votre coté vous avez fu quelque chofe, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je reviendrai fürement coucher a Paris. De... ce 3 Scptemhre 17**. au foir. LETTRE L I V. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Vulmont. Oh! oui! c'eft bien avec Danceny qu'ii'y a quelque chofe a favoir! S'il vous Pa dit, il &eft vanté. Jene-connois perfonne de fi béte en amour, & je me reproche de plus en plus *es bontes que nous avons pour lui. Savezvous que fai penfé être compromife par rapport a lui ? & que ce foit en pure perte! Oh ' j e m'en vengerai, je le p.omets. Quand j'arrivai hier pour prendre Mde de \oianges, elle ne vouloic plus fortir; elle fe ientoitincommodée, il me fallut toute moa eloquence pour la décider, & je vis le moment que Danceny feroit arrivé avant notre départ;  16 Les Liaisons ce qui eüt été d'autant plus gauche , que Mde de Volanges lui avoit dit la veille qu'elle ne feroit pas chez elle. Sa fille & moi, nous étions fur les épines. Nous fortimes enfin; & la petite me ferra la main fi affectueufement en me difant adieu , que malgré fon projet de rupture, dont elle croyoit de bonne-foi s'occuper encore, j'augurai ces merveilles de la foirée-. Je n'étois pas au bout de mes inquiétudes. II y avoit a peine une demi - heure que nous c-dons-" chez Mde de.,... , que Mde de Volanges fe trouva mal en effet, mais férieufementinal ; & comme de raifon , elle vouloit rentrer chez elle : moi, je le voulois d'autant moins, que j'avois peur, fi nous furprenions les jeunes gens, comme il y avoit tout a parier, que mes inftances auprès de la mere , pour la faire fortir, ne lui devinffent fufpedtes. Je pris le parti de 1'effrayer- fur fa fanté, ce qui heureufement n'eft pas difficile; & je la tins uneheure & demie, fans confentir a la ramener chez elle, dans la crainte que je feignis d'avoir, du mouvement dangereux de la voiture. Nous ne rentrames enfin qu'a l'heure convenue. A l'air honteux que je remarquai en arrivant, j'avoue que j'efpérai qu'au moins mes peines n'auroient pas été perdues. Le defir que j'avois d'être inftruite, me fit refter auprès de Mde de Volanges, qui fe coucha auffi-tót; & après avoir foupé auprès de fon Et, nous la laiffames de trés» bonne heure ^  «ANGEREUSES. 17 fou.s le prétexte qu'elle avoit befoin de repos, & nouspaffames dans {'appartement de fa fille' Celle-c, a fait, de fon cóté, tout ce que j'attenl dois d elle ; fcrupules évanouis , nouveaux iermens danner toujours, &c. &c. elle s'eft enfin executee de bonne grace : mais le fot Danceny n a pas paffe d'une ligne lc point ou.il etoit auparavant. Oh ] fon peut fe brouiller avec celui-la ; les raccommodemens ne font pas dangereux. La petite afture pourtant qu'il vouloit davantage, mais qu'elle a fu fe défendre. Je parierois bien qu'el e fe vante, ou qu'elle 1'excufe^ je m en fuis meme prefque affurée. En effet il TJlZ TT de/--M-i m'en t n tople femme, de propos en propos , j'ai nionté fa téte au point... . Enfin vous pouvez m'en croire jamais perfonne ne fut plus fufceptible d une furpnfe des fens.. Elle eft vraiment aima- Amanr n rS ^' EUe méritolt «" autre Amant, elle aura au moins une bonne amie, car jem'attache fin.cérement a elle. Je lui a promis.delaformer,&je crois que jelui L drai parole. Je me fuis fouvent appercue du befoin d avoir une femme clans ma confi'dence & J aimerois mieux celle-la qu'une autre S ^nepuisen ri en fair e , tL qu'elfneZ Pas-., cequil faut qu'elle foit; & c'eft une raifon de plus d'en vouloir a Danceny' Adieu, Vxcomte; ne venez pas chez moi  18 Les Liaisons demain , a moins que ce ne foit le matin. J'ai cédé aux inftances du Chevalier, pour une foirée de petite Maifon. Dc ... . cc 4 Septcmhre 17**. i LETTRE L V. CÉ cil e volungesó. S'ophib Cu k n u r. T u avois raifon , ma chere Sophie ; tes prophéties réuflïfTent.mieux que tes confeils. Danceny , comme tu Favois prédit, a éte plus fort que Ie Confeffeur ,.qne toi, que moi-même ; & nous voila revenus exaétement oü nous en étions. Ah! je ne m'en repens pas; & toi, fi tum'en'grondes , ce fera faute defavoirle plaifir qu'il y a a aimer Danceny. II t'eft bien aifé de dire comme il faut faire, rien ne t en emp,êcbe.;-maisfi tu avois éprouvé combien le . chaurin de quelqu'un qu'on aime nous fait mal, comment fa joie devient la notre, & comme il eft difficiie de dire non , quand c'eft oui que. 1'on veut dire, tu ne t'étonnerois plus de rien: moi-même qui Fai fenti , bien vivement fenti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu , par exemple, que je puiffe voir pleurer Danceny  DANGE'KEUSES. I#> fens pleurer moi-même ? Je t'affure bien que cela m'eft impoffible; & quand il eft content, je fuis heureufe comme lui. Tu auras beau dire; ce qu'on dit nechange pas ce qui eft, & je fuis bien füre que c'eft comme ca. Jé voudrois te voir a ma place Non , ce n'eft pas la ce que je veux dire , car furemenc je ne voudrois céder ma place a perfonne : mais je voudrois que tu aimaffes aufli quelqu'un; ee ne feroit pas feulement pour que tu m'entendiffes mieux, & que tu me grondaffes moins; mais c'eft qu'aufli tu ferois plus heureufe ,. ou* pour mieux dire, tu commencerois feulemenr, alors ale devenir. Nosamufemens , nos rires, tout cela, voistu , ce ne font que des jeux d'enfans-; il n'en refte rien après qu'ils font paffes. Mais 1'amour, ah! 1'amour !. .. . un mot, un regard , feulement de le fayöirla, eh bien! c'eft le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne defire plus rien ; quand je ne le vois pas , je ne defire que lui. Je ne fais comment cela fe fait: mais ou diroit que tout ce qui me plait lui reffemble. Quand il n'eft pas avec moi, j'y fonge; & quand je peux y fonger tout-a-fait, fans diftraction , quand je fuis toute feule par exemple, je fuis encore heureufe; je ferme les yeux, & tout de fuite je crois le voir; je me rappelle fes difcours, & je crois 1'entendre; cela me fait foupirer ; & puis je fens un feu, une agitation..... Je ne faurois tenir en place. C'eft  2o Les Lia'isons comme un tourment, & ce tourment-la fait urr plaifir inexprimable. Je crois même que quand une fois on a de 1'amour, cela fe répand jufques fur 1'amitié. Celle que j'ai pour toi n'a pourtant pas changé; c'eft toujours comme au Couvent: mais ce que je te dis , je 1'éprouve avec Mde de Merteuil. II me femble que je 1'aime plus-comme Danceny que comme toi, & quelquefois je voudrois qu'elle fut lui. Cela vient peut-être de ce que ce n'eft pas une amitié d'enfant comme la nötre ; ou bien de ce que je les vois fi fouvent enfemble, ce quifait que je me trompe. Enfin, ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'a eux deux ils me rendent bien heureufe; & après tout, je ne crois pas qu'il yait grand mal a ce que je fais. Auffi je ne demanderois qu'a refter comme je fuis; & il n'y a que 1'idée de mon mariage qui me faffe de la peine : car fi M. de Gercourt eft comme on me 1'a dit, & je n'en doute pas , je ne fais pas ce que je deviendrai. Adieu , ma Sophie; je t'aime toujours bien tendrement. De.... ce 4 Septemhre i7**..  BANGEREUSES. 21 LETTRE L VI. La Préfidente de Tourvel au Vicomte de Vulmon t. A au 01 vous ferviroit, Monfieur, laRéponfe que vous me demandez ? Croire a vos fentimens , ne feroit-ce pas une raifon de plus Pour les craindre? &fans attaquer ni défendre leur fincerité-, ne me fuffit-il pas , ne doit-ü pas vous fuffire a vous-même, de favoir que ie ne veux ni ne dois y répondre ? Suppofé que vous m'aimiez véritablement <. & c eft feulement pour ne plus revenir fur cet > <3ue je confens a cette fuppofition ), les obftacles qui nous féparent en feroient-ils moins infurmontables ? & aurois-je autre chofe a faire, qua fouhaiter que vous puiffiez bientot vaincre cet amour, & fur-tout a vous y aider de tout monpouvoir, en me hatant de vous oter toute efpérance ? Vous convenezvous-meme que ce fentiment ejïpénible, quand l oojet qui l infpire ne le partage point. Or vous favez affez qu'il m'eft impoffible de lè partager; & quand même ce malheur m'arriveroit, jen ferois plus a plaindre, fans que vous en fuffiez plus heureux. J'efpere que vous m eftimez affez pour n'en pas douter un inftant. .  s2 Les Liaison-s Ceffez donc, je vous en conjure, ceffez de vouloir troubler un cceur a qui la tranquilité eft fi néceffaire ; ne me forcez pas a regretter de vous avoir connu. 'Chérie & eftimée d'un mari que j'aime & refpe&e , mes devoirs&mes plaifirs fe raffemblent dans le même objet. Je fuis heureufe, je dois 1'être. S'il exifte des plaifirs plus vifs , je ne les defire pasje ne veux point les connoitre. En eft-il de plus doux que d'être en paix avec foi-même, de n'avoir que des jours fereins, de s'endormir fans trouble , & de s'éveiller fans remords ? Ce que vous appellez le bonheur, n'eft qu'un tumulte des fens , un orage des paffions dontle fpeétacle efteffrayant, même a le regarder du rivage. Eh ! comment affronter ces tempêtes ? comment ofer s'embarquer fur une mer couverte des débris de mille & mille naufrages ? Et avec qui '< Mon, Monfieur, jerefte aterre; je chéris les liens qui m'y attachent. Je pourrois iesrompre, que je né le voudrois pas; fi je ne les avois, je me haterors de les prendre. Pourquoi vous attacher a mes pas °l pourquoi vous obftiner a me fuivre ? Vos Lettres, qui devoient être rares , fe fuccédent avec rapidité. Elles devoient être fages, & vous ne m'y parlez que de votre fol amour. Vous m entourez de votre idéé , plus que vous ne le faifiez de votre perfonne. Ecarté fous une forme, . vous vous reproduifez fous une autre. Les  ö A N G E R E ü S E S. 2? chofes qu'on vous demande de ne plus dire., vous les redites feulement d'une autre maniere! Vous vous plaifez a m'embarraffer par des raifonnemens captieux; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous répondre, je ne vous répondrai plus. . . Comme vous traitez les Femmes que vous avez féduites! avec quel mépris vous en parlez ! Je veux croire que quelques-unes leméritent: mais toutes fontelies donc fi méprifables ? Ah ! fans doute , puifqu'elles ont trahi leurs devoirs pour fe livrer a un amour criminel. De ce moment , elles ont tout perdu , jufqu'a Peftime de celui a qm elles ont tout facrifié. Ce fupplice eft jufte, mais 1'idée feule en faitfrémir. Que m'importe, après tout? pourquoi m'occuperois - je d'elles ou de vous? de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité ? Laiffez-moi, ne me voyez £lus , ne m'écrivez plus ; je vous en prie; je 1'exige. Cette Lettre eft la derniere que vous recevrez de moi. De... ce 5 Septembre 17**.  34 Les Liaisons L E T T R E LVIL Le Vicomte de VulMont d la Marquife DE MERTEVIL, J'ai trouvé votre Lettre hier a mon arrivée. V,otre colere m'a tout-a-fait réjoui. Vous ne fentiriez pas plus vivement les torts de Danceny , quand il les auroit eus vis-a-vis de vous. C'eft fans doute par vengeance, que vous accoutumez fa Maitreffe a lui faire de petites infidélités; vous êtes un bien mauvais fujet! Oui, vous êtes charmante , & je ne m'étonne pas qu'on vous réfifte moins qu'a Danceny. Enfin je le fais par cceur, ce beau héros de Roman! il n'a plus de fecrets pour moi. Je lui ai tant dit que 1'amour honnête étoit le bien fuprême, qu'un fentiment valoit mieux que dix intrigues , que j'étois moi-même, dans ce moment, amoureux & timide , il m'a trouvé enfin une facon de penfer fi conforme a la fienne, que dans 1'enchantement ou il étoit de ma candeur, il m'a tout dit, & m'a juré une amitié fans réferve. Nous n'en fommes gueres plus avancés pour notre projet. D'abord , il m'a paru que fon fyftême étoit qu'une demoifelle mérite beaucoup plus de ménagemens qu'une femme, comme ayant plus a  BANGER EUSE SÏ 2 a perdre. II trouve , fur-tout, que rien ne peut juftifier un homme de mettre une fille dans la néceffitéde 1'époufer ou devivre deshonorée, quand la fille eft infiniment plus riche que 1'homme, comme dans le cas oü il fe trouve; La fécurité de la mere , la candeur de la fille , tout l'iritimide & 1'arrête. L'ëmbarras ne feroit point decombattrefesraifonnemens, quelque vrais qu'ils foient. Avec un peu d'adreffe & aidé par la paffion , on les auroit bientót détruits; d'autant qu'ils prêtent au, ridicule, & qu'on auroit pour foi i'autorité de 1'ufage. Mais ce qui empêche qu'il n'y ait de prife fur lui, c'eft qu'il fe trouve heureux comme il eft. En effet, fi les premiers amours paroiffent, en général, plus horïnêtes , & comme on dit plus purs'; s'ilsfont au moins plus lents dans leur rharche, ce n'eft pas, comme on le penfe délicateffe ou timidité ; c'eft que le. cceur etonné par un' fentiment.inconnu , s'arrête ' pour ainfi dire, a chaque pas, pour jouir du charme qu'il éprouve, & que ce charme eft fi puiffant fur un cceur neuf, qu'il 1'occupe au point de lui faire oublier tout autre plaifir Cela eft fi vrai, qu'un libertin amoureux fi unlibertin peutl'être, devient de ce momènt meme moins preffé de jouir; & qu'enfin , entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges & la mienne avec laprude Mde de Tourvel il .n y a que la différence du plus au moins. ' II auroit fallu, pour échauffer notre jeune 11. Partie. g  26 Les L i a i s o » s homme , plus d'obftacles qu'il n'en a rencontrés ; fur-tout qu'il eut eu befoin de plus de myftere, car le myftere mene a 1'audace. Je ne fuis pas éloigné de croire que vous nous avez nui enle fervant fi bien; votre conduite eüt été excellente avecun homme ufagé, qui n'eüt eu que des defirs: mais vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête & amoureux, le plus grand prix des faveurs eft d'être la preuve de 1'amour; & que par conféquent, j>lus il feroit sur d'être aimé, moins il feroit entreprenant. Que faire a préfent? Je n'en fais rien; mais je n'efpere pas que la petite foit prife avant le mariage, & nous enferons pour nos frais: j'en fuis fiché, mais je n'y vois pas de remede. Pendant que je differte ici , vous faites mieux avec votre Chevalier. Cela me fait fonger que -vous m'avez promis une infidélité en ma faveur; j'en ai votre promeffe par écrit, & je ne veux pas en.faire un billet de la Cha~ tre. Je conviens que Péchéance n'eft pas encore arrivée : mais il feroit généreux a vous de ne pas 1'attendre ; & de mon cèté, je vous tlendrois compte des intéiêts. Qu'e» dites-vous, ma belle amie ? eft ce que vous- n'êtes pas fatiguée de votre conftance ? Ce Chevalier eft donc bien merveüleux? Ohi laiffez-moi faire; je veux vous forcer de convenir que fi vous lui avez trouvé quelque me«te , c'eft que vous m'aviez oublié.  bangereüses. 2? Adieu, ma belle amie; je vous embrafie comme je vous defire; je défie tous les baifers du Chevalier d'avoir autant d'ardeur. De... ce f Septembre 17**. LETTRE LVIII. te Vicomte de Vulmont d la Préfidente de Tourvel. Par oü jai-je donc mérité, Madame, & les reproches que vous me faites, & Ia colere que vous me témoignez ? L'attachement le plus vif & pourtant le plus refpedueux, la foumiflïon la plus entiere a vos moindres volontes; voila en deux mots 1'hiftoire de mes fentimens & de ma conduite. Accablé par les peines d'un amour malheureux , je n'avoia d autre confolation que celle de vous voir; vous m'avez ordonné de m'en priver : j'ai obeifans me permettre un murmure. Pour prix de ce facrifice, vous m'avez permis de vous eenre, & aujourd'hui vous voulez m'öter cet unique plaifir. Me le laifferai - je ravir, fans effayer de le défendre ? Non , fans doute; eh! comment ne feroit-il pas cher a mon cceur9 € eft le feul qui me refte, & je le tiras de tous, B z  38 Les Liaisons Mes Lettres, dites-vous, font trop fréquentes! Songez donc, je vous prie , que depuis dix jours que dure mon exii, je n'ai paffe aucün moment fans m'occuper de vous, & que cependant vous n'avez recu que -deux Lettres de moi. Je ne vous y parle que de mon amour ! Eh ! que puis-je dire, que ce que je penfe? Tout ce que j'ai pu faire, a été d'en affoiblk Fexpreffion; & vous pouvez m'en croire, je ne vous en ai Taiffé voir que ce qu'il m'a été irnpoffible d'en cacher. ;Vous me menacez enfin de ne plus me répondre. Ainfi 1'homme qui vous préfere a tout & qui vous refpe&e encore plus qu'il ne vous aime , non*contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le mépris ! 'Et pourquoi'ces menaces & ce courroux? qu'en avez-vous befoin? n'êtes-vous pas füre d'être obéie , même dans vos ordres injuftes ? m'e'ft-il donc poffible de contrarier aucun de vos delirs , & ne 1'ai - je pas déja prouvé ? Mais abuferez-vous de cet empire que vous avez fur moi? Après m'avoir 'rendu malheureux , après être devenue injufte, vous fera-t-il donc bien facile de jouir de cette tranquillité que vous affurez vous êtte fi néceffaire ? nè vous direz-vous jamais : II m'a laiffée maitreffe de fon fort, & j'ai fait fon malheur? il imploroit mes'fecours, & je 1'ai regardé fans pitié ? Savez - vous jufqu'oü peut-aller mon; défefpoir? non. Poer calculer mes maux, il faudroit favoir  BANGER E-TJSES. 29 ït quel point je vous aime , & vous neconnoisfez pas mon cosur. A quoi me faerifiez- vous ? A des craintes chimeriqües. Et qui vous les infpire ? un homme qui vous adore ; un homme fur qui vousne cefferez jamais d'avoir un empire ab. Ma. -Qpe craignez-vous , que pouvez - vous craindre d'un fentiment que vous ferez toujours maitreffe de diriger a votre gre, Mim votre imagination fe crée des monftres, & 1 effroi qu ils vous caufent, vous Pattribuëz a 1 amour. Un peu de confiance, & ces fantö-' mcs difparoitront. Un fage a dit que pour diffiper fes craintes il luffifoit prefque toujours d'en approfondir la caufe, { 1 ). C eft fur-tout en amour que cette vence trouve fon appKcation. Aimez , & vos craintes s'cvanouiront. A la place des objets qui vous effrayent, vous trouverez un fenti ment delicieux, un Amant tendre & foumjs; & tous vos jours, marqués par Ie bonheur, ne vous larfferont d'autre regret que d'en avck perdu quelques-uns dans Pindifférence Mor meme , depuis que,.revenu de mesërrears je n exifte plus que pour 1'amour, je regrette un temps que je croyois avoir paffé dans-les Plailirs; & je fens que c'eft a vous feule qu'il fait Valmont e/lYen ^uffe' v aPJPl«atrort qu'a, Tourvel avoit-elle k fe^ P"IS ' MiUiaw dc B x  jo Les Liaisons appartient de me rendre heureux. Mais, "je jé vous fupplie, que le plaifir que je trouve a vous écrire , ne foit plus troublé par la crainte de vous déplaire. Je ne veux pas vous défobéir : mais je fuis a vos genoux, j'y réclame le bonheur que vous voulez me ravir, le feul que vous m'avez laiffé, je vous crie, écoutez mes prieres, & voyez mes larmes; ah ! Madame, me refuferez - vous ? De.... ce 7: Septembre 17**. LETTRE LXI. Xe Vicomte de Vulmont a la Marquife de Merteuil. Apfrenez-MOI, fi vous le favéz, ce que fignifie ce radotage de Danceny. Qu'eft, 51 donc arrivé, & qu'eft-ce qu'il a perdu ? Sa Belle s'eft peut-être. fachée de fon refpecT: éternel ? II faut être jufte, on fe ficheroit a moins. Q.ue lui dirai-je ce foir, au rendezvous qu'il me demande , & que je lui ai donné a tout hafard? Afturément je ne perdrai pas mon temps- a écouter fes doléances, fi cela ne doit nous mener a rien. Les complaintes amoureufes ne font bonnes a entendre qu'en  p A » G- E R B V S t S. 31 jsécitatifs obligé ou en grandes arriettes. Inftruifez-moi donc de ce qui eft & de ce que je dois faire; ou bien je déferte, pour éviter Pennui que je prévois. Pourrai-je caufer avec vous ce matin ? Si. vous êtes occupée , au moins éerivez-moi un mot, & donnez-moi les réclames de mon róle. Oü étiez-vous donc hier ? Je ne parviens plus a vous voir. En vérité , ce n'étoit pas la peine de me retenir a Paris au mois de Septembre. Déeidez-vous pourtant, car je viens de recevoir une invitation fort preffante de la Comteffe de B**, pour aller la voir a la campagne; &, comme elle me le mande affez plaifamment, t( fon mari a le plus beau bois 55 du monde, qu'il conferve foigneufement „ pour les plaifirs de fes amis „. Or , vous favez que j'ai bien quelques droits, fur ce boisla ; & j'irai le revorr fi je ne vous fuis pas utile, Adieu, fongez que Danceny fera chez moi fur les quatre heures. De...ce 8 Scptembre 17**. B 4  3 3 Les Liaisons LETTRE LX. Le Chevalier Dun c ent au Vicomte D E Vu L M 0 NT. ( Inchife dans La précêdente. ) . A li ! Monfieur, je fuis défefpéré, j'ai tout perdvt. . Je n'ofe cohfier au papier le fecret de mes peines : mais j'ai befoin de les répandre dans le fein d'un ami fidele & fur. A quelle heure pourrai-je vousvóir, & aller chercher auprès de vous des confolations & .des copfeils ? J'étois fi heureux le jour oü je vousouvris mon ame.! Aprêfent, quelle difierence! tout eft changé pour moi. Ce que je fouffre pour mon compte n'eft encore' que la mnnure partie de mes tourmens; mon inquiétude fui un objet bien plus cher, voila cèique je ne puis fuppotter. Plus .heureux que moi, vous pourrez la voir, & j'attends de votre amitié que vous ne me refuferdz pas cette démarche : mais il faufque je vous parle , qué je vous initruifè. Vous me plaindrez-, vous me: fecourrez ; je n'ai d'efpoir qu'en vous. Vous êtes fer.fible , vous connoiffez 1'amour, '& voüs êtes le feul a qui je puiffe me confier; ne 'mé refufez pas vos fecours.  b a n g e. r e u s e s. £j f Adieu, Monfieur; le feul foulagement que j'éprouve dans ma douleur, eft de fonger qu'il me refte un ami tel qué vous. Faites-moi favoir , je vous prie , a quelle heure je pourraï vous trouver. Si ce n'eft pas ce matin , je defirerois que ce fut de bonne .heure dans 1'après.midi. De.. .ce 8 Septemhre 17**. LETTRE LXÏ. * CÉCILE volunges cl SoPHIE C\a r n u i. ' Ma chere Sophie, plains ta Cécile ta pauvre Cecile ; Ma man fait tout. Je ne concois pas comment elle a pu fe douter de quelque chofe, & pourtant ellea tout decouvert. Hier au foir, Maman me parut bien avoir un peu d'humeur : mais je n'v pas grande attention ; & même en attendant que fa1 par.tie fut finie, je caufai très-gaiement avec Mde de Merteuil qni avoit foupé ki t nous pariames beaucoup de Danceny. Te ne cro.s pourtant pas qu'on ait pu nous entendre. £ües en alla, & je me .retirai dans mon appartement. r B 5  34 Les Liaisons Je me déshabillois , quand Maman entra & fic fortir ma Femme-de-chambre; elle me demanda la clef de mon fecrétaire. Le ton dont elle me fit cette demande'me caufa un tremblement fi fort, que je pouvois a peine me foutenir. Je faifois femblant de ne la pas trouver: mais enfin il fallut obéir. Le premier tiroir qu'elle ouvrit, fut juft'ement celui oü étoient les Lettres du Chevalier Danceny. J'étois fi troublée, que quand elle me demanda ce que c'étoit,. je ne fus lui répondre autre chofe, finon que ce n'étoit rien : mais quand je la vis commencer alire celle qui fe préfentoit la première, je n'eus que le temps de gagner ■ un fauteuil, & je me' trouvai mal au' point que je perdis connoiffance. Aufli-töt que je revins a moi, ma mere , qui avoit appellé ma Femme -de - chambre , fe retira, en me difant de me coucher. Elle a emporté toutes les Lettres de Danceny. Je frémis "toutes les fois que je fonge qu'il me faudra reparokre devant elle. Je n'ai fait que pleurer toute la nuit. Je t'écris au point du jour, dans 1'efpoir que Joféphine viendra. Si je peux lui parler feule, je laprierai de remettre chez Madamede Merteuil un petit billet que je vas tui écrire finon, ■ je le mettrai. dans ta Lettre , & tu voudras, bien Fenvoyer comme de toi. Ce n'eft que d'elle que je puis recevoir quelque confolation. Au moins, nous parlercns de lui, car je n'efpere plus le voir. Je fuis bien malheureufe! Elle  BANGEREUSES. 3.5 aura peut-être Ia bonté de fe charger d'ime Lettre pour Danceny. Je n'ofe pas me confier a Joféphine pour cet objet, & encore moins a ma Femme-de-chambre; car c'eft peut-être elle qui aura dit a ma mere que j'avois des Lettres dans mon fecrétaire. Je ne t'écrirai pas plus longuement, paree que je veux avoir le temps d'écrire a Madame de Merteuil, & auffi a Danceny, pour avoir ma Lettre toute préte, ft elle veut bien s'en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu'on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je fuis malade, pour me difpenfer de paffer chez Maman. Je ne mentirai pas beaucoup; fürement je fouffre plus que fi j'avois la fievre. Les yeux me brülenta force d'avoir pleuré ; & j'ai un poids fur 1'eftomac, qui m'empêche de refpirer. Quand je fonge que je ne verrai plus Danceny , je voudrois être morte. Adieu, ma chere Sophie. Je ne peux pas t'en dire davantage > les larmes me fuffoquent. De...ce 1 Septembre 17**. KTulxK Hprimé!a lettre de Cécile Volanges a la Marqiufe, paree qu'elle ne contenoit qnc niernes fint* *4" Les Liaisons au défaut de la Maitreffe, il répond de la Femme-de-chambre, qui lui a des obligations. Ce fera elle qui qui vous remettra cette Lettre, & vous pourrez lui donner votre Réponfe. Ce fecours ne nous fera guere utile, fi, comme le croit M. de Valmont, vous partez inceffamment pour la campagne. Mais alors c'eft lui-même qui veut nous fervir. La femme chez qui vous allez eft fa parente. II profitera de ce prétexte pour s'y rendre dans le même temps que vous; & ce fera par lui que paffera notre correfpondance mutuelle. 11 affure même que fi vous voulez vous laiffer conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir, fans rifquer de vous compromettre en rien. A préfent, ma Cécile, fi vous m'aimez, fi vous plaignez mon malheur, fi, comme je 1'efpere, vous partagez mes regrets, refuferezvous votre confiance a un homme qui fera notre ange tutélaire ? Sans lui, je ferois réduit au défefpoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous caufe. lis finiront, je 1'efpere: mais, ma tendre amie, promettezmoi de ne pas trop vous y livrer, de ne point vous en laiffer abattre. L'idée de votre douleur m'eft un tourment infupportable. Je donnerois ma vie pour vous rendre heureufe ! Vous le favez bien. Puiffe la certitude d'être adorée , porter quelque confolation dans votre ame} La mienne a befyin que vous m'affuriez-  ©ANGERETJSES. 9? que vous pardonnez a 1'amour , les maux qu'il vous fait fouffrir. Adieu,"ma Cécile; adieu , ma tendre amie. De.... ce 9 Septembre 17**. ■e. 1— -rsft LETTRE LXVI. Le Vicomte de Vulmont d la Marquife de Merteuil. "Vo ü s verrez, ma belle amie, en lifant les deux Lettres ci-jointes, fi j'ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux foient datées d'aujourd'hui, elles ont été écrites hier, chez moi, & fous mes yeux: celle a la petite fille, dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s'humih'er devant la profondeur de vos vues, fi on en juge par le fuccès de vos démarches. Danceny eft tout de feu ; & fürement a la première occafion , vous n'aurez plus de reproches a lui faire. Si fa belle ingénue veut être docile, tout fera terminé peu de temps après fon arrivée a la campagne ; j'ai cent moyens tout prèts. Graces a vos foiffs. me voila bien décidément Vami de Danceny; il ne lui manque plus que d'être Prince. (1) (1) Expreffion relative ü un paffage d\u\ Poëme de M. de Voltaire. B 4  Les Liaisons II eft encore bien jeune, ce Danceny! eroiriez-vous que je n'ai jamais pu obtenk de lui qu'il promit a la mere de renoncer a fon amour; comme s'il étoit bien gênant de promettre, quand on eft décidé a ne pas tenir! Ce feroit tromper, me répétoit-il fans ceffe: ce fcrupule n'eft-il pas édifiant, fur - tout en voulant féduire la fille ? Voila bien les hommes ! tous également fcélérats dans leurs projets , ce qu'ils mettent de foibleffe dans 1'exécution, ils i'appeilent probité. C'eft votre affaire d'empêcher que Madame de Volanges ne s'effarouche des petites échappées que notre jeune homme s'eft permifes dans fa Lettre; préfervez-nous du Couvent; tachez auffi de faire abandonner Ia demande des Lettres de la petite, D'abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, & je fuis de fon avis; ici 1'amour & la raifon font d'accord. Je les ai lues ces Lettres, j'en ai dévoré Tennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m'explique. Malgré la prudence que nous y mettrons, il peut arriver un éclat; il feroit manquer Ie manage, n'eft-il pas vrai, & échouer tous nos projets Gercourt ? Mais comme , pour mon compte, j'ai auffi a me venger de la mere je me réferve en ce cas de déshonorer la fille. En choififfant bien dans cette correfpondance, & n'en produifant qu'une partie , la petite Volanges paroitrok avoir fait toutes les premières  DANGEREUSES. "57 démarches, & s'être abfolument jettée k la téte. Quelques - unes des Lettres pourroient même comprómettre la mere, & Pentacheroient au moins d'une négligence impardonnable. Je fens bien que le fcrupuleux Danceny fe révolteroit d'abord; mais comme il feroit perfonnellement attaqué, je crois qu'on en viendroit a bout. II y a mille a parier contre un, que la chance ne toumera pas ainfi ; mais il faut tout pré voir. Adieu, ma belle amie: vous feriez bien aimable de venir fouper demain chez la Maréchale de***; je n'ai pas pu refufer. J'imagine que je n'ai pas befoin de vous recommander le fecret, vis - a - vis Mde dfe Volanges, fur mon projet de campagne; elle auroit bientót celui de refter k la Ville : au lieu qu'une fois arrivée, elle ne repartira pas le lendemain ; & fi elle nous donne feulement huit jours, je réponds de tout. De ce 9 Septetnhre 17**. 'C J"  $8 Les Liaisons LETTRE LXVII. La Préfidente de Tourvel au Vicomte d e. Vu l m q n t. J e ne voubis plus vous répondre, Monfieur,"' & peut-être 1'embarras que j'éprouve en ce moment, eft-il lui-même une preuve qu'en effet je ne le devrois pas. Cependant je ne veux vous laiffer aucun fujet de plainte contre moi; je veux vous convaincreque j'ai fait pour Vous tout ce que je pouvois faire; Je vous ai permis de m'écrire, dites-vous ? J'en conviens; mais quand vous me rappellez cette permiffion, croyez-vous que j'oublie a qu elles conditions elle fut donnée ? Si j'y euffe eté auffi fidelle que vous 1'avez été peu, auriezvous requ une feule réponfe de moi? Voila pourtant la troifieme; & quand vous. faites tout ce qu'il faut pour m'obliger a rompre cette correfpondance, c'eft moi'qui m'occuppe desmoyens de 1'entretenir. II en eft un, mais c'eft le feul» & fi vous refufez de le prendre, ce fèra, quoi que vous puiffiez dire , me prouver affez combien peu vous y mettez de prix Qufttez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncea a un fentiment «mi Hi'offenfe & m'eiftaie, & auquelj peufe.  BANGEREUSE&. f9 être, vous devriez être moins attaché en fongeant qu'il eft 1'obftacle qui nous fépare. Ce fentiment eft - il donc le feul que vous puiffiez connoitre, & 1'amour aura-t-il ce tort de plus a mes yeux , d'exclure 1'amitié ? vousmême, auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie , celle en qui vous avez defiré des fentimens plus tendres? Je ne veux pas le croire : cette idéé humiliante me révolteroit, m'éloigneroit de vous fans tetour. En vous offrant mon amitié, Monfieur, je vous donne tout ce qui eft a moi, tout ce dont je puis difpofer. Que pouvez - vous defirer davantage? Pour me livrer a ce fentifiment fi doüx , bien fait pour mon cceur, je n'attends que votre aveu; & la parole que j'exige de vous, que cette amitié fuffira k votre bonheur. J'ou blierai tout ce qu'on a pu me dire ; je me repoferai fur vous du foin de juftifier mon choix. Vous voyez ma franchife, elle doit vous prouver ma confiance; il ne tiendra qu'a vous de 1'augmenter encore : mais je vous préviens que le premier mot d'amour la détruit a jamais, & me rend toutes mes craintes; que fur-tout il deviendra pour moi le fignal d'un filence éternelte vis-a-vis de vous. Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos errcurs, n'aimerez-vous pas mieux être Pobjet de 1'amitié d'une femme honnête, que celui desremofds d'une femme coupable ? C i  éo Les Liaisons Adieu, Monfienr; vous fentez qu'après avoiï parlé ainfi, je ne puis plus rien dire que vous ne m'ayez répondu. De}. ... ce 9 Septembre 1 7**. LETTRE L X V 111. Le Vicomte de Vu lm ont d la Préfidente ■ de Tourvel. Co m m ent répondre, Madame , a votrederniere Lettre ? Comment ofer être vrai quand ma fincérité pèut me perdre auprès de vous ? N'importe, il le faut; j'en aurai le courage. Je me dis, je me répete,. qu'il vaut mieux vous mériter que vous obtenir; & dufliez-vous me refufer toujours un bonheur que je defirerai fans celle , ilfaut vous prouver au moins que mon cceur en eft digne. Quel dommage que, comme vous le dites, je fois revenu de mes erreurs ! avec quels tranfports de joie j'aurois lu cette même Lettre a laquelle je tremble dê répondre aujourd'hui! Vous m'y parlez avec franchife, vous me témoignez de la confiance, vous m'offrez enfin votre amitié : que de biens} Madame, & quels regrets de nepouvoir.en profitcr! Pourquoi ne fuis-je plus le menie f  O A ï C E ï E V S E S. fj ï Si je 1'étoisen efFet; fije n'avois pour vous qu'un gout ordinaire, que ce goüt léger, enfant de la féduction 6c du plaifir, qu'aujourd'hui pourtant on nomme amour, je me haterois de tirer avantage de tout ce que je pourrois obtenir. Peu délicat fur les moyens, pourvu qu'ils me procuraffent le fuccès , j'encouragerois votre franchife pair le befoin de vous devir.er; je defirerois votre confiance , dan» le deffein de la trahir; j'accepterois votre amitié, dans 1'efpoir de Pégarer .... Quoi Madame, ce tableau vous effraie ? ... . hé bien! il feroit pourtant tracé d'après moi, fi je vous difois que je confens a n'être que votre ami. ... Qui, moi! je confentirois a partager avec quelqu'un un fentiment émané de votre ame ? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. De ce moment je chercherai a vous tromper, je pourrai vous defirer encore , mais a-coupftir je ne vous aimerai plus. Ce n'eft pas que 1'aimable franchife', la douce confiance, la fenfible amitié, foient fans prix a mes yeux Mais 1'amour ! 1'amour véritable , & tel que vous Pinfpirez, en réuniffant tous ces fentimens, en leur donnant plus dcnergie , ne fauroit fe prêter , comme eux, a cette tranquillité, a cette froideür de 1'ame, qui permet des comparaifons , qui fouffre même des préférences. Non , Madame, je ne ferai point votre arai; je vous aimerai  6z Les Liaisons de 1'amour le plus tendre, & même le plus ardent, quoiqiie le plus refpectueux. Vous pourrez le défefpérer, mais non 1'anéantir. De quel droit prétendez-vous difpofer d'un cceur dont vous refufez 1'hommage ? Par quel raffinement de cruauté , m'enviez - vous jufqu'au bonheur de vous aimer ? Celui-la eft a moi, il eft indépendant de vous; je faurai le défendre. S'il eft la fource de mes maux, il en eft auffi le remede. Non , encore une fois , non. Perfiftez dans vos refus cruels; mais laiffez-moi mon amour. Vous vous plaifez a me rendre malheureux! eh bien ! foit; effayez de laffer mon courage, je faurai vous forcer au moins a décider de mon fort; & , peut-être , quelque jour, vous me rendrcz plus de juftice. Ce n'eft pas qus j'efpere vous rendre jamais fenfible: mais fans être perfuadée, vous ferez convaincue; vous vous direz : je 1'avois mal jugé. Difons mieux, c'eft a vous que vous faites injuftice. Vous connoitre fans vous aimer, vous aimer fans être conftant, font tous deux égarement impoffibles; & malgré la modeftie qui vous pare, il dok vous être plus facile de vous plaindre, que de vous étonner, des fentimens que vous faites naitre. Pour moi, dont le feul mérite eft d'avoir fu vous apprécier, je ne veux pas le perdre; & loin de confentir a vos offres inlitlieufes, je renoit.  BANGERETJSESr 6$ veile a vos pieds le ferment de vous aimer toujours. De... te 10 Septembre 17*^ •g> 1 ■ e3ffiss=——' '=3. LETTRE LXIX. Cécile Volunges au Chevalier Dun cent. Billet écrit au crayon, recopté par Danceny. "Vo u s me demandez ce que je fais; je vous aime, & je pleure. Ma mere ne me parle plus; elle m'a öté papier plumes & encre; je me fers d'un crayon , qui par bonheur m'eft refté, & je vous écris fur un morceau de votre Lettre. II faut bien que j'approuve tout ce que^vous avez fait; je vous aime trop pour ne pas prendre tous les moyens d'avoir de vos nouvelles & de vous donner des miennes. Je n'aimois pas M. de Valmont, & je ne le croyois pas tant votre ami, je tacherai de m'accouturner a lui, & je Faimerai a caufe de vous. Je ne fais pas qui eft-ce qui nous a trabis ; ce ne peut être que ma Femme-de-Chambre ou mon Confeffeur. Je fuis bien malheureufe: nous partons demain pour la campagne; j'ig'nore pour combien de temps. Mon Dieu! ne vous  4 Les Liaisons plus voir! Je n'ai plus de place. Adieu ; tache* de me lire. Ces mots tracés au crayon s'effaceront peut-être, mais jamais les fentimens gravés dans mon cceur. De . .ce i o. Septembre 17**. •«=== , .t&g: 3. LETTRE LXX. Le Vicomte de Vulmont d la Marquife d E AI E r t Eü 1 l. J'ai unavis important a vous donner, ma chere amie. Je foupai hier, comme vous favez, chez la Maréchale de ***: on y paria de vous, ■ & j'en dis , non pas tout le bien que j'en penfe, mais tout celui que je n'en penfe pas. Tout le monde paroiffoit être de mon avis, & la converfation languiffoit, comme il arrivé toujours quand on ne dit que du bien de fon prochain , lorfqu'il s'éleva un contradiéteur ; c'étoit Prévan. . ' " A Dieu ne plaife, dit-il en fe levant, que „ je doute delafageffede Mde de Merteuil! „ mais j'oferois-croire qu'elle la doit plus a fa „ légéreté qu'a fes principes. II eft peut-être „ plus difficile de la fuivre que de lui plaire; „ & comme oa ne manque gueres en couxaak  SANGEREUSES. ff? „ après une femme , d'en rencontrer d'autres „ fur fon chemin, comme , a tout prendre» „ ces autres-la peuvent valoir autant & plus ,, qu'elle ; les uns font diftraits par un goüt „ nouveau, les autres s'arrêtent de i'affitude y „ & , c'eft peut-être la femme de Paris qui a „ eu le moins a fe défendre. Pour moi, ajouta-t-il, ( encouragé par le fourire de quelques femmes) , "je ne croirai a la vertu de Mde de „ Merteuil, qu'après avoir crevé fix chevaux. a lui faire ma cour „. Cette mauvaife plaifanterie réuffit, comme toutes celles qui tiennent a la médifance; & pendant le rire qu'elle excitoit, Pré van reprit fa place, &la converfation générale changea. Mais les deux Comteffes de B * * *, auprès de qui étoit notre incrédule ,. en firent avec lui leur converfation particuliere, qu'heureufement je me trouvois a portée d'entendre. Le défi de vous rendre fenfible a été accepté i la parole de tout dire a été dohnée; & de toutes celles qui fe donneroient dans cette aventure , ce feroit fürement la plus religieufement gardée. Mais vous voila bien avertie, & vous favez le proverbe. II me refte a vous dire que ce Prévan, que vous ne connoiffez pas, eft infiniment aimable, & encore plus adroit. Que fi quelquefois vous m'avez entendu dire le contraire , c'eft feulement que je ne 1'aime pas, que je me plais a sontrarier fes fuccès, & que je n'ignore pas de  66 Les Liaisons \ quel poids eft mon fuffrage auprès d'une trentaine de nbs femmes les plus a la mode. En effet, je 1'ai empéché long-temps, par ce moyen , de paroitre fur ce que nous appellons le grand théatre; & il faifoit des prodiges, fans en avoir plus de réputation. Mais 1'éclat de fa triple aventnre, en fixantles yeux fur lui, lui a donné cette confiance qui lui manquoit jufques.la , & Fa rendu vraiment redoutable. C'eft enfin aujourd'hui le feul homme, peut-être, que je craindrois de rencontrer fur mon chemin ; & votre intérêt a part, vous me rendrez un vrai fervice de lui donner quelque ridicule, chemin faifant. Je le laiffe en bonnes mains; & j'ai 1'efpoir qu'a mon retour, ce fera un homme noyé. Je vous promets en revanche , de mener a bien Paventure de votre pupile , & de m'occu. per d'elle autant que de ma belle Prude. Celle-ci vient de m'envoyer un projet de capitulation. Toute fa Lettre annonce le défir d'être trompée. II eft impofible d'en offrir un moyen plus commode & auffi plus ufé. Elle veut que je fois/on ami. Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles & difficiles , je ne prétends pas Pen tenir quitte a fi bon marehé ; & affurément je n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle , pour terminer par une fédudion ordinaire. Mon projet au contraire. eft qu'elle fente, qu'elle fente bien la valeur & 1'étendue de cha-  B A N G E R E U S E 5. 67 eun des facrifices qu'elle me fera; de ne pas la conduire fi vite , que le remords ne puiffe la fuivre j de faire expirer fa vertu dans une lente agonie; de la fixer fans ceffe fur ce défolant fpectacle; & de nelui accorder le bonheur de m'avoir dans fes bras', qu'après 1'avoir forcée a n'en plus dilfimuler le defir. Au fait je vaux-bien peu , fi je ne vaux pas la peine d'être demandé. Etpuis-je me venger moins d'une femme hautaine', qui femble rougir d'avouer qu'elle adore? J'ai donc refufé la précieufe amitié & m'en fuis tenu a mon titre d'Amant. Comme je ne me diflimule point que ce titre , qui ne paroit d'abord qu'une difpute de mots, eft pourtant d'une importance réelle a obtenir, j'ai mis beaucoup de foin a ma Lettre, & j'ai taché d'y répandre ce défordre , qui peut feul peindre le fentiment. J'ai enfin déraifonné le plus qu'il m'a été poffible : car fans déraifonnement, point de tendreffe ; & c'eft je crois , par cette raifon , que les femmes nous font fi fupérieures dans les Lettres d'amour. J'ai fini la mienne par une cajolerie, & c'eft encore une fuite de mes profondes obfervations. Après que le coeur d'une femme a été exercé quelque temps, il a befoin de repos; & j'ai remarqué qu'une cajolerie étoit, pour toutes , 1'orreiller le plus doux a leur offrir. Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres a me donner pour la Comtelfe de ***, je m'arrêterai chez elle, au moins  «8 Les Liaisons pour diner. Je fuis fiché de partir fans vous voir. Faites-moi paffer vos fublim.es inftruetions , & aidez-moi de vos fages confeils , dans ce moment décifif. Sur-tout, défendez -vous de Prévan; & puiffé-je un jour, vous dédommager de ce facrifice! Adieu. De..., ce ii Septembre 17**. LETTRE LXXI. Le Vicomte de Vulmunt. d la Mar, quife de Merteuil. M on' etourdi de Chaffeur n'a-t-il paslaiffé monporte-feuille 3 Paris! Les Lettres de ma Belle, celles de Danceny pour la petite Volanges, tout eft refté, & j'ai befoin de tout. II va partir pour réparer fa fottife; & tandis qu'il felle fon cheval, je vous raconterai mon hiftoire de cette nuit: car je vous prie de croire que je neperds pas mon temps. L'aventure, par elle-même , eft bien peu de chofe ; ce n'eft qu'un réchauffé avec la Vicom- teffe de M Mais elle m'a intéreffé par les détails. Je fuis bien aife d'ailleurs de vous faire voir que fi j'ai le talent de perdre les femmes, je n'ai pas moins, quand je veux,  BANGEREUSES. 6> eelui de les fauver, Le parti le plus difficile ou le plus gai, eft toujours Celui que je prends & je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu'elle m'exerce ou m'amufe. J'ai donc trouvé la Vicomteffe ici, & comme elle joignoit fes inftances aux perfécutionsqu'on me faifoit pour paffer la nuit au Chateau: • '* Eh bien ! j'y confens, lui dis-je , a condition „ que je la pafferai avec vous. — Cela m'eft „ impoffible, me répondit-elle, Vreffac eft „ ici. Jufques-la je n'avois cru que lui dire une honnêteté: mais ce mot d'impofüble me révolta comme de coutume. Je me fentis humilié d'être facrifiéa Vreffac , & je réfolus de ne le pas fouffrir : j'infiftai donc. Les circonftances ne m'étoient pas favorables. Ce Vreffac a eu la gaucherie de donner de 1'ombrage au Vicomte; en forte que la Vicomteffe ne peut plus le recevoir chez elle': & ce voyage c$ez la bonne Comteffe avoit été concerté entreux, pour tacher d'y dérober quelques nuits. Le Vicomte avoit même d'abord montré de 1'humeur d'y rencontrer Vreffac ; mais comme il eft encore plus Chaffeur; que jaloux, il n'en eft pas moins refté: & la Comteffe, toujours f.elle que vous la connoiffez, après avoir.logé la femme dans le grand corridor , a mis le mari d'un cöté & 1'Amant de 1'autre, & les a laiffés s'arranger entr'eux. Le mauvais deftin de tous deux a voulu que je fuffe logé vis-a-vis.  jö Les Liaisons Ce jour-la même , c'eft-a-dire hier, Vreffaci' qui, comme vous pouvez croire, cajole le Vicomte , chaffoit avec lui, malgré fon peu de goüt pour la chaffe , & comptoit bien fe confoler la nuit, entre les bras de la femme , de 1'ennui que le mari lui caufoit tout le jour: mais moi, je jugeai qu'il auroit befoin de repos, & je m'occupai des moyens de décider fa Maitreffe a lui laiffer le temps d'en prendre. Jeréuffis, & j'obtins qu'elle lui feroit une querelle de cette même partie de chaffe, a laquelle, bien évidemment, il n'avoit confenti que pour elle. On ne pouvoit prendre un plus mauvais prétexte: mais nulle femme n'a mieux que la Vicomteffe , ce talent commun a toutes, de mettre 1'humeur a la place de la raifon, & de n'être jamais fi difficile a appaifer que quand elle a tort. Le moment d'ailleurs n'étoit pas commode pour les explications j & ne voulant qu'une nuit, je confentois qu'ils fe racommodaffent le lendemain. Vreffac fut donc boude k fon retour. II voulut en demander la caufe , on le querella. II effaya de fe juftifier; le mari qui étoit préfent, fervit de prétexte pour rompre la converfation; al tenta enfin de profiter d'un moment oü le mari étoit abfent, pour demander qu'on voultit bien 1'entendre le foir: ce fut alors que la Vicomteffe devint fublime. Elle s'indigna contre 1'audace des hommes qui, paree qu'ils ont éprouvé les bontés d'une femme , croient avoii  8ANGEREUSES le droit d'en abufer encore, même alors qu'elle a a fe plaindre d'eux ; & ayant changé de thefe par cette adreffe , elle paria fi bien délicateffe & fentiment, que Vreffac refta muet & confus ; & que moi-même je fus tenté de croire qu'elle avoit raifon: car vous faurez que comme ami de tous deux, j'étois en tiers dans cette converfation. Enfin , elle déclara pafitivement qu'elle n'ajouteroit pas les fatigues de 1'ameur a celles de la chaffe , & qu'elle fe reprocheroit de troubler d'auffi doux plaifirs. Le mari rentra. Le défolé Vreffac, qui n'avoit plus la liberté de répondre, s'adreffa a moi; & après m'avoir fort longuement conté fes raifons, que je favois auffi bien que lui, il me pria de parler a la Vicomteffe , & je le lui promis. Je lui parlai en effet; mais ce fut pour la remercier, & convenir avec elle de 1'heure & des moyens de notre rendez-vous. Elle me dit que logée entre fon mari & fon Amant, elle avoit trouvé plus prudent d'aller chez Vreffac, que de le recevoir dans fon appartement; & que puifque je logeois vis-avis d'elle, elle croyoit plus fur auffi de venir chez moi - qu'elle s'y rendroit auffi-tót que fa Femme - de - Chambre 1'auroit laiffée feule; que je n'avois qu'a tenir ma porte entr'ouverte, (& 1'attendre. Tout s'exécuta comme nous en étions con»  72 Les Liaisons venus; & elle arriva chez moi vers une heur© du matin. Dans le fïmple appareil D'une beauté qu'on vient d'arraeher au fommeil (i). Comme je n'ai point de vanité, je ne m'arrête pas aux détails de la nuit: mais vous me connoiffez , & j'ai été content de moi. Au point du jour, il a fallu fe féparer. C'eft ici que 1'intérêt commence, L'étourdie avoit cru laiffer fa porte entr'ouverte , nous la trouvames fermée , & la clef étoit reftée en dedans: vous n'avez pas d'idée de 1'expreffion de défefpoir avec laquelle la Vicomteffe me dit auffitöt: "Ah! je fuis perdue „. 11 faut convenir qu'il eut été plaifant de la laiffer dans cette fituation : mais pouvois-je fouffrir qu'une femme fut perdue pour moi, fans 1'être par moi? Et devois-je, comme le commun des hommes, me laiffer makrifer par les circonftances ? II falloit donc trouver un moyen. Qu'euffiez-vous fait, ma belle amie ? Voici ma conduite, & elle a reuffi. J'eus bientöt reconnu que la porte en queftion pouvoit s'enfoncer , en fe permettant de fake beaucoup de bruit. J'obtins donc de la Vicomteffe, non fans peine , quelle , j'etteroit des cris percans & d'effroi , comme au voleury a Fajfjajjïn, &c. &c. Et nous convinmes qu'au premier cri, j'enfoncerois la porte, & qu'elle (i) Racine, Tragédie de Britannicus. courroit  D A TfvG E R E U S E S. "ff cöurroit a fon lit. Vous ne fauriez croire combien il fallut de temps pour la décider, même après qu'elle eut confenti. II fallut pourtant finir paria , & au premier coup de pied la porte céda. La Vicomteffe fit bien de ne pas perdre de temps; car au même inftant, le Vicomte & Vreffac furent dans le corridor; & la Femme-deChambre accourut auffi a la chambre de fa Maitreffe. J.étois feul de fang froid , & j'en profitai pour aller éteindre une veilleufe qui brüloit encore & la renverfer par terre; car vous jugez combien il eüt été ridicule de feindre cette terreur panique , en ayant de la lumiere dans fa chambre. Je quere'lai enfuite le mari & 1'Amant fur leur fommeil léthargique , en les affurant que les cris auxquels j'étois accourus , Sc mes efforts pour enfoncer la porte, avoient duré au moins cinq minutes. La Vicomteffe qui avoit retrouvé fon courage dans fon lit, me feconda affez bien , & jura fes grands Dieux qu'il y avoit un voleur dans fon appartement; elle protefta avec plus de fincérité , que de la'vie elle n'avoit eu tant de peur. Nous cherchions'par-tout & nous ne trouvionsrien, lorfque je fis appercevoirla veilleufe renverfée, & conclus que , fans doute un rat avoit caufé le dommage & la frayeur; mon avis paffa tout d'une voix, & après quelques plaifanteries rebattues fur les rats , le Vicomte s'en alla le premier regagner fa chambre & 11. Partic. D  74- Les Liaisons fon lit, en priant fa femme d'avoir a i'avenir 'des rats plus tranquiües. Vreffac refté feul avec nous , s'approcha de Ia Vicomteffe pour lui dire tcndrement que «etoit unevengeance de 1'Amour; a quoi elle répondit en me regardant: „ II étoit donc bien „ en colere ; car il s'eft beaucoup vengé; % mais, ajouta-t-elle, je fuis rendue de fati55 gues, & je veux dormir „. ; J'étois dans un moment de bonté; en confequence avant de nous féparer , je plaidaila caufe de Vreffac, & j'amehai le raceommodement. Les deux Amants s'embrafferent, & je fus a mon tour embraffé par tous deux. Je ne me foucioisplus des baifers de la Vicomteffe ; mais j'avpue que celui de Vreffac me fit plaifir! Nous fortimes enfemble; & après avoir recu fes longs remerciemens , nous allames thacun nous remettre au lit. Si vous trouvez cette hiftoire olaifante , je ne vous en demande pas le fecret.' A préfent que je m en fuis amufé, il eft jufte que le public ait fon tour. Pour le moment je ne parle que de l'hiftoire; peut-étre bieutöt en dirons-nous autant de Phéroïne? Adieu , il y a une heure que mon Chaffeur attend; je ne prends plus que le moment de vous embraffer, & de vous recommander furtout de vous garder de Prévan. ■Du Chateau dc.ee 13 Septcmbre 17**.  b1sgïseusès. 7? LETTRE LXXII. -Le Chevalier D u n c e at r a CÉ c ilj: V O LU N G ES. ( Remife feulenient le 14 ). 'O m a Cécile ! que f envie le fort de Valmont! demain il vous verra. C'eft lui qui vous remettfa cette Lettre; & moi, languiffant loin de vous, je trainerai ma pénible exiftence entre les regrets & le malheur. Mon amie , ma tendreamie , plaignez-moi de mes maux ; furtout plaignez - moi des vötres: c'eft contr'eux que le courage m'abandonne. Qu'il m'eft affreux de caufer votre malheur! fans moi vous feriez heureufe & tranquille. Me pardonneZ - vous ? dites! ah ! dites que vous me pardonnez; dites - moi auffi que vous m'aimez , que vous m'aimerez toujours. J'ai befoin que vous me le répétïez. Ce n'eft pas que j'en doute: mais il me femble que plus on en eft fur, & plus il eft doux de fe 1'entendre dire. Vous m'aimez, n'eft-ce pas ? oui, vous m'aimez de toute votre ame. Je n'oublie pas que c'eft la derniereparole que je vous ai entendu prononcer. Comme je 1'ai recueillie dans D 2  7>6 Les Liaisons moncceur! comme elle s'y eft profondément gr-avée! & avec quels tranfports le mien y a répondu! . Hélas! dans ce moment de bonheur, j'étois loin de prévoir le fort affreux qui nous attendoit. Occupons-nous, ma Cécile, des moyens de 1'adoucir. Si j'en crois mon ami, il fufEra pour y parvenir, que vous preniez en lui une confiance qu'il mérite. J'ai été peiné, je 1'avoue, de 1'idée défavantageufe que vous paroiffez avoir de lui. J'y ai reconnu les préventions de votre Maman : c'étoit pour m'y foumettre que j'avois négligé, depuis quelque temps , cet homme vraiment aimable , qui aujourd'hui fait tout pour moi; qui enfin travaille a nous réunir , lorfque votre Maman nous a féparés. Je vous en conjure, ma chere amie, voyez-led'un oeil plus favora' ble. Songez qu'il eft mon ami, qu'il veut être le vótre , qu'il peut me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raifons ne vous ramenent pas, ma Cécile, vous ne m'aimez pas autant que je vous aime, vous ne m'aimez plus autant que vous m'aimiez. Ah ! fi jamais vous deviez m'ai- mer moins Mais non, le cceur de ma Cécile eft a moi, il y eft pour la vie; &, fi j'ai a craindre les peines d'un amour malheureux , fa conftance au moins me fauvera les tourments d'un amour trahi. Adieu , ma charmante amie ; n'oubliez pas que jefouffre, & qu'il ne tient qu'a vous de  D A HG E R EU SE S„ . 77 me rendre heureux , parfaitement heureux. Ecoutez le vocu de mon cceur, & recevez les plus tendres baifers de 1'amour. Paris, cc 11 Septcmhre 17**. •ft ; =======^333=^ LETTRE L X X 111. Le Vicomte de Vulmont a Cécile VoLUNGES. ( Jointc a la p-écéientc ). L 'AMI qui vous fert a fu que vous n'aviez rien de ce qu'il vous falloit pour écrire, & il y a déja pourvu. Vous trouverez dans 1'anti - chambre de 1'appartement que vous occupez, fous la grande armoire a main gauche, une provifion de papier., de plumes & d'encre, qu'il renouvellera quand vous voudrez, & qu'il lui femble que vous pouvez laiffer a cette même place , fi vous n'en trouvez pas de plus füre. II vous demande de ne pas vous offenfer, s'il a l'air de ne faire aucune attention k vous dans le cercle, & de ne vous y regarder que comme un enfant. Cette conduite lui paroit D 3  7? Les Liaisons néceffaire pour infpirer Ia fécurité dont if as befoin, ftpouvoir travailler plus efficacemenr au bonheur de fon ami & au votre. 11 tachera de faire naitre les occafions de vous parler quand il aura quelque chofe k vous apprendre ou a vous remettre ; & il efpere y parvenir, fi vous mettez du zele a le feconder. II vous confeille auffi de lui rendre , k me. fure , les Lettres que vous aurez recues, afin de rifquer moins de vous compiome'ttre. 11 finit par vous affurer que fi vous voulezlui donner votre confiance , il mettra tous fes foins a adoucir la perfécution qu'une mere trop cruelle fait éprouver a deux perfonnes, dont 1'une eft déja fon meilleur ami, & 1'autre lui. paroit mériter 1'intérêtle plus tendre. Du Chateau de.... ce 14 Septembre 17**^  bangereuses. 79 LETTRE LXXI V. La Marquife d e Me rt eu il au Vicomte de Vu. l m o n t. li h f depuis .quand , mon ami, vous effrayezvous fi facilement'? ce Prévan eft donc bien redoutable? Mais voyez combien je fuis Gmple & modefte ! Je Fai rencontré fouvent, ce fuperbe vainqueur; a peine Payois-jeregardé £ II ne falloit pas moins que votre Lettre pour m'y faire faire attention. J'ai réparé mon injuftice hier. II étoit a 1'Opéra , prefque vis-avis de moi, & je m'en fuis occupée. Il.eft joli nu moins , mais très-joli; des traits fins & délicats! il doit gagner a être vu de prêt. Et vous dites qu'il veut m'avoir ! affurément il me' fera honneur & plaifir. Sérieufement, j'en ai fantailie, & je vous confie ici que j'ai fait lespremières démarches. Je ne fais pas fi elles réulfiront. Voila le fait. II étoit a deux pas de moi , a la fortie de 1'Opéra , & j'ai donné , très-haut, rendez-vous a la Marquife de . .. pour fouper le Vendredi chez la Maréchale. C'eft je crois la feule maifon oü je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu'il ne m'ait entendu Si Pingrat alloit r»4  &° Les Liaisons n'ypasvenir? Mais, dites-moi donc, croyezvo.us qu'il y vienne ? Savez-vous que s'il n?y vient pas, j'aurai de 1'humeur toute la foirée ? Vous voyez qu'il ne trouvera pas tant de difficulte a me fuivre; & ce qui vous étonnera davantage, c'eft qu'il en trouvera moins encore a meplaire. II veut, dit-il, créver fix chevaux a me faire fa cour \ Oh! je fauverai la vie a ces chevaux-la. Je n'aurai jamais la patience ^d'attendre fi long-temps. Vous favez .qu'il n'eft pas dans mes principes de faire languir, quand une fois je fuis décidée, & je le fuis pour lui. Oh! ca, convenez qu'il y a plaifir a me parler raifon ! Votre avis important n'a-t-il pas on grand fuccès ? Mais que voulez-vous ? jevégete depuis fi long-temps! II y a plus de fix femaines que je ne me fuis pas permis une gaieté. Celle - la fe préfente; puis-je me la refufer? lefujet n'en vaut-il pas la peine? en eft-il de plus agréable , dans quelque fens que vous preniez ce mot ? Vöus même , vous êtes forcé de lui rendre juftice ; vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Ehbien! je m'établis juge entre vous deux: mais d'abord , il faut s'inftruire , & c'eft ce que je veux faire. Je ferai juge integre, & vous ferez pefés tous deux dans la même balance. Pour vous , j'ai déja vos mémoires , & votre affaire eft parfaitement inftruite. N'eft-il pas jufte que je m'occupe a  DANGEREUSES. 8l préfent de votre adverfaire? Allons, exécutezvous de bonne grace; & , pour commencer, apprenez-moi, je vous prie , quelle eft cette triple aventure dont il eft le héros. Vous m'en parlez, comme fi je ne connoiflbis autre chofe , & je n'en fais pas le premier mot. Apparemment elle fe fera paffee pendant mon voyage a Geneve , & votre jaloufie vous aura empêché de me 1'écrire. Réparez cette faute au plutót; fongez que rien de ce qui 'Cintêrefje ne ni'ejl étranger. 1! me femble bien qu'on en parloit encore a mon retour : mais j'étois occupée d'autre chofe, & j'écoute rarement en ce genre tout ce qui n'eft pas du jour ou de la veille. Quand ce que je vous demande vous contrarieroit un peu , n'eft-ce pas le moindreprix que vous deviez aux foins que je me fuis donnés pour vous ? ne font - ce pas. eux qui vous ont rapproché de votre Préfidente, quand vos fottifes vous en avoient éloigné ? n'eft-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains, de quoi vous venger du zele amer de Mde de Volanges? Vous vous êtes plaint fi fouvent du temps que vous perdièz a aller chercher vos aventures ! A préfent vous les avez fous la main. L'amour, la haine , vous n'avez qu'a choifir, tout couche fous le même toit; Sc vous pouvez , doublant votre exiftence, caref-fer d'une main & frapper de 1'autre. C'eft même encore a moi,. que vous dever f aventure de la Vicomteffe. J'en fuis affez conD ï  82 Les L i a i s o m s. tente: mais, comme vous dites, il faut qu'on-. en parle car fi 1'occafion a pu vous engager „ comme je le concois, apréférer pour le momentje myftere al'éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritoit pas un procédé fi honnête.. J'ai d'ailleurs a m'en plaindre. Le. Chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrois; & par beaucoup de raifons, je ferai bien aife d'avoir un prétexte pour rompre avec elle:. or, il.n'en eft pas de plus commode , que d'avoir a dire : on ne peut plus voir cette. femme Ja. Adieu, Vicomte; fongez que placé oü vous, êtes, le temps eft précieux : je vais employer le mien a m'occuper du bonheur de Prévan. Paris, ce 19 Scgtemhrc 17**0.  dangereuses. £5 LETTRE L X X V. CÉCILE V O LU N GES Cl SoPHIE Cu RN U Y. { Nota.. .. Dan. cette Lettre , Cécile Volanges renet compte avvc ie plus grand détail de tont ce qui elfc relatii' a el!e dans les événemens que ie Leftenr a. vus k la fin de la première Partie , Lettre LIX & Énivantes. On a cru devoir fupprimer cette répétitioii. Elle parle enfin dn Vicomte de Valmont & elle s'exprime ainfi ) : ....Je t'affure que c'eft un hommebien extraordinaire. Maman en dit beaucoup^ de mal ; mais le Chevalier Danceny en dit: beaucoup de bien, & je crois que c'eft lui qui a. raifon. Je n'ai jamais vu d'homme auffi adroiU Quand il m'a rendu la Lettre de Danceny, c'étoit au milieu de tout le monde, & perfonne n'en a rien vu ; il eft vrai que j'ai eu bien peur, paree que je n'étois prévenue de rien : mais a préfent je m'y attendrai. J'ai déja fort bien eompris comment il vouloit que je fitfe pour lui remettre ma Réponfe. II eft bien facile de s'entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu'il veut. Je ne fais pas comment il fait: il me difoit dans le billet, donc je t'ai patlé, qu'il n'auroit pas l'air de s'occuper d© i D <5  84 X es Liaisons mo! devant Maman : en effet, on diroit fou, jours qu'il n'y fonge pas; & pourtant toutes les fois q.ue je cherche fes yeux , je. fuis.füre de les rencontrert-out de fuite. II: y a ici une bonne amie de Maman , que je ne connoiffois. pas, qui a auffi l'air' de ne gueres aimer M. de Valmont, quoiqu'il ait bien des attentions pour elle. J'ai peur qu'il ne s'ennuie bientót de la vie qu'on mene ici, & qu'il ne s'en retourne a Paris ; cela feroit bien facheux. II faut qu'il ait bien bon cceur d'être venu exprès pour. rendre fervice a fon ami & a moi! Je voudrois bien lui en témoigner ma reconnoiffance, mais je ne fais comment faire: pour lui parler; & quand j'en trouverois Foccafion , je ferois fi honteufe , que je ne'fauroispeut-être que lui dire. II n'y a que Madame de Merteuil avec. qui je parle li brement, quand je parle de mon amour.. Peut-être même qu'avec toi, a qui je dis tout; fi c'étoit en caufant, je ferois embarraffée: Avec Danceny lui-même, j'ai fouvent fenti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m'empêchoit de lui dire tout ce que je penfois.. Je me Ie reproche bien a préfent, & je donner-ois tout au monde pour trouver le moment de luidi're une fois , une feule fois, combien je Faime. M.. dë Valmont lui a promis que fi ja meiaiffois condüire, il nous procureroit Foccafion de nous revoir. Je ferai bien affez ce qu.'iK  BANGEREUSE9. &f voudra; mais je ne peux pas concevoir que cela foic poffible. Adieu, ma bonne amie, je n'ai plus de place (i ). Du Chateau de ... ce 14 Septemhre 17**.. Le Vicomte d e ■ Vu l m 0 n t & moi, tandis que vous ne vous occupie'z qu'a aggraver vos torts en les mul» tipliant, je cherchois un motif pour les oublier , en vous offxant Foccafion de les réparer, au moins en partie. Ma demande étoit fi jufte, que vous-même ne ciütes pas devoir vous y refufer : mais vous faifant un droit de mon indulgence, vous en profitates pour me demander une permifllon , que , fans doute, je n'aurois pas du accorder, & que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mifes, vous n'en avez tenu aucune; & votre correfpondance a été telle, que chacune de vos Lettres me faifoit un devoir de ne plus vous répondre. C'eft dans le moment même oü votre obftination me forqoit a vous éloigner de moi, que, par une condefcen» dance peut-être blamable, j'ai tenté le feul moyen qui pouvoit me permettre de vous en rapprocher :"mais de quel prix eft a vos yeux un fentiment honnête? Vous méprifez 1'amitié & dans votre folie ivreiTe, comptant pour rien les malheurs & la honte, vous ne cherchez ^ue des plaifirs & des vidimes. E s  ïoö Les Liaisons ? Auffi léger dans vos démarches, qu'inconféquent dans vos ceproches , vous oubliez vos promeffes, ou plutót vous vous faites un jeu de les violer, & après avoir confenti a vous éloigner de moi, vous revenez ici fans y être rappellé ; fans égard pour mes prieres, pour mes raifons ; fans avoir même 1'attention de m'en prévenir. Vous n'avez pas graint de rn'expofer a une furprife dont 1'effet, quoique bien fimple affurément, auroit pu être interprêté défavorablement pour moi , par les perfonnes qui nous entouroient. Ce moment d'embarras que vous aviezfait naitre, loin de chercher a en diftraire , ou a le diffiper, vous avez paru mettre tous vos foins a Faugmenter encore. A table, vous choififfez précifément votre place a cóté de la mienne : une légere indifpofition me force d'en fortir avant les autres; & au lieu de refpeéter ma folitude, vous engagez tout le monde a venir la troubler. Rentrée au fallon, fi je fais un pas, je vous trouve a cóté de moi; fi je dis une parole , c'eft toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous fert de prétexte pour ramener une converfation que je ne voulois pas entendre, qui pouvoit même me compromettre; car enfin , Monfieur, quelqu'adreffe que vous y mettiez, ce que je cpmprends, je crois que les autres peuv-ent auffi le compiendre. Forcée ainfi par vous a 1'immobilité & au  DANGEKEÜSES ro$ filence , vous n'en continuez pas moins de_ me pourfuivre ; je ne puis lever les'yeux fans, rencontrerles vótres. Je fuis fans ceffe obligée de détourner mes regards; & par une inconfequence , bien incompréhenfible, vous fixez fur moi ceux du cercle dans un moment art j'aurois voulu pouvoir même me dérober aux miens. Et vous vous plaignez de mes procédés! & Tous vous étonnez de mon empreffement a vous fuir! Ah! blamez-moi plütót de mon indulgence, étonnez-vous que je ne fois pas partie au moment de votre arrivée. Je 1'aurois dü peut-être, & vous me fórcerez a ce parti violent mais néceffaire, fi vous ne ceffez enfin despourfuites offenfantes. Non , je n'oublie point, je noublierai jamais ce que je me dois ^ ce que je dois a des nceuds que j'ai formés, que je refpeéte & que je chéris; & je vous prie de croire que, fi jamais je me trouvois réduite a ce choix malheureux , de les facrifier ou de me facrifier moi-même, je ne balancerois pas un inftant. Adieu % Monfieur. De... te 16 Septembre 1 -j**r E i  *oa Les L i a i s © n s LETTRE LXXIX. Du Vicomte de Vul m o n t d la Matr quije de Merteuil. Je comptois aller a la chaffe ce matin : maïs il fait un temps déteftable. Je n'ai pour toute ledture qu'un Roman nouveau , qui ennuieroit même une Penfionnaire. On déjeünera au plutöt dans deux heures : ainfi, malgré ma longue lettre d'hier, je vais encore caufer avec vous. Je fuis bien fur de ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai du très-joli Prc'van. Comment n'avez-vous pas fu fa fameufe aventure, ce'le qui a féparé les inféparables ? Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puifque vous la defirez. Vous vous fouvenez que tout Paris s'étonnoit que trois femmes, toutes trois jolies r ayant toutes trois les mémes talens, & pou vant , avoir les mêmes prétentions, reftaffent intimément liées entr'elles depuis le moment de leur entrée dans le monde. On crut d'abord en trouver la raifon dans leur extréme timidicé : mais bientöt, entourées d'une cour nombreufe dont elles partageoient les hommages, & éclairées fur leur valeur par 1'empreffement & les foins dont elles étoient 1'objet, leur union  BANGERE 'U SE S. IdJ n'en devint pourtant que plus forte; & 1'ont eut dit que Ie triomphe de 1'une étoit toujours celui des deux autres. On n'efpéroit au moins que le moment de 1'amour ameneroit quelque rivalité. Nos agréablës fe difputoient 1'honneur d'être la pomme de difcorde; & moi-même, je me ferois mis alors fur les rangs, fik grande faveur oü la Comteffe de.., s'éleva dans ce même temps, m'eüt permis de lui être infidele avant d'avoir obtetlu 1'agrément que j.e demandois. Cependant nos trois Beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert j & loin qu'il excitat les orages qu'on s'en étoit promis, il ne fit que rendre leur amitiéplus intéreffante, par le charme des confidences. La foule des prétendans malheureux fe joignit alors a celle des femmes jaloufes, &' la fcandaleufe confiance fut foumife a la cenfure publique. Les uns prétendoient que'dans cette fociété des infc'parables ( ainfi la flomma-t-on alors), la bi fondamentale étoit lacommunauté de biens, & que 1'amour même y etoit foumis; d'autres affuroient que les trois Amants, exempts de rivaux, ne 1'étoient pas de ^rivales : on alla même jufqu'a dire qu'ils n'avoient été admis jjue par décence, & n'avoit obtenu qu'un titre fans fondion. Ces bruits , vrais ou faux, n'enrent pas 1'effet qu'on s'en étoit promis. Les trois E. 4  ao4 Les Liaisons couples, au contraire , fentirent qu'ils étoienfc perdus s'ils fe féparoient dans ce moment; ils prirent le parti de faire tête a 1'orage. Le public, qui fe laffe de tont, fe laffa bientöt d'une fatire infruclueufe. Emporté par fa légeleté naturelle , il s'occupa d'autres objets : puis, revenant a celui-ci avec fon inconfé^uence ordinaire , il changea la critique en cloge. Comme ici tout eft de mode, Fenthoufiafme gagna ; il devenoit un vrai délire; Jorfque Prévar. entrepric de vérifier ces prodiges, & de fixer fur eux Popinion publique & la fienne. II rechercha donc ces modeles de perfeétion. Admis facilement dans leur fociété, il en tira une favorable augure. II favoit affez que les gers heureux, nefont pas d'un acces fi facile. ïl vit bientöt, en effet, que ce bonheur fi vanté étoit, comme celui des Rois, plus envié que defirable. II remarqua ■ que parmi ces prétendus inféparables, on commencoit a rechereher les plaifirs du dehors, qu'on s'y occupoit même de diftraction ; & il en conclut que les liens d'amour ou d'amitié étoient déja relachés ou rompus, & que ceux de 1'amourpropre & de 1'habitude confervoient feuls quelque force. Cependant les femmes, que le befoin raffembloit, confervoient entr'elles l'apptrence de la même intimité : mais les hommes , plus libres dans leurs démarches, retrouvqient des  BANGEREUSES. 105 devoirs a remplir ou des affaires a fuivre; ils s'en plaignoient encore, mais ne s'en difpenfoient plus, & rarement les foirées étoient completes. Cette conduite de leur part fut profitable k 1'affidu Prévan, qui, placénaturellementauprès de la délaiffée du jour , trouvoit a offrir alternativement, & felon les circonftances, le même hommage aux trois amies, II fentit facilement que faire un choix entr'elles, c'étoit fe perdre; que la fauffe honte de fe trouver la première infidele, effaroucheroit la préférée; que la vanité Heffee des deux autres , les rendroit ennemies du nouvel Amant, & quelles ne manqueroient pas de déployer contre lui Ia févérité des grands principes; enfin, que la jaloufie, rameneroit a coup furies foins d'un rival qui pouvoit être encore a craindre. Tout fut devenu obftacle; tout devenoit facile dans fon triple projet; chaque femme étoit indulgente, paree qu'elle y étoit intéreffée ; chaque homme , paree qu'il eroyoit ne pas F être. Prévan, qui n'avoit alors qu'une feule femme a facrifier, fut affez heureux pour qu'elle prit de la célébrité. Sa qualité d'étrangere, & 1'hommage d'un grand Prince affez adroitement refufé, avoient fixé fur elle 1'attention de la Cour & tle la Ville; fon Amant en partageoit Phonnneur, & en profita auprès de fes nouvelles Maitreflés. La feule difficulté étoit de mener de front ces trois intrigues, dont la E S  io5 LesLiaisons marche devoit forcément fe régler fur la plus tardive;■ en effet, je tiens d'un de fes confi. dens , que fa plus grande peine fut d5èn arrê.ter une, qui fe trouva prête a éclore prés de quinze jours avant les autres. Enfin le grand jour arrivé: Prévan,. qui avoit obtenu les trois aveux, fe trouvoit déja maitre des démarches, & les regla comme vous allez voir. Des trois maris, Pun étoit abfent, 1'autre partoit le lendenen au point du jour , letroifieme étoit a la Ville. Les inféparables amies devoient fouper chez la veuve future; mais le nouveau Maitre n'avoit pas permis que les anciens Serviteurs y fuffent invités. Ee matin même de ce jour,. il fait-trois lots des Lettres, de fa Belle;- il accompagne Pun dü portrait qu'il avoit requ d'elle, le fecond d'un chiffreamoureux qu'elle-même avoit peint, le troi-. fieme d'une bouclé de fes cheveux; chacune requt pour complet ce tiers de facrifice, & confentit, en échange, a envoyer a 1'Amantdifgracié, une Lettre éclatante de rupture. C'étoit beaucoup ; ce n'étoitpas affez. Celle dont le mari étoit a la Ville ne pouyoit difpofer que de la journée; il. fut convenu qu'une feinte indifpofition la difpenferoit d'aller fouper chez fon amie, & que la foirée feroit; toute a Prévan : la nuit fut accordée par celle dont le mari fut abfent: & le point du jour, moment du départ du troifieme époux, fut marqué par laderniere, pour 1'heure du. Bergen.  D A N G E E E U S E S, 107* Prévan qui négligé rien, court enfuite cher la belle étrangere, y porte & y fait naitre I'bumeur dont il avoit befoin, & n'en fort qu'après avoir établi une querelle qui lui aiTure vingt - quatre heures de liberté. Ses difpofitions ainfi faites, il rentra chez lui comptant prendre quelque repos;. d'autres. affaires 1'y attendoient. Les Lettres de rupture avoient été un coup de lumiere pour les Amants difgraciés : chaeun d'eux ne pouvoit douter qu'il' n'eut été. facrifié a Prévan; & le dépit d'avoir été joué,. fe joignant a 1'humeur que donne prefque toujours la petite humiliation d'être quitté , tous trois, fans fe eommuniquer,.mais- comme de concert, avoient réfolu d'en avoir raifon, & pris le parti de la demander a. leur fortuné rival. Gelui-ei trouva donc chez lui" les trois cartels; il les accepta loyalement : mais ne voolant perdre ni les plaifirs, ni 1'éclat de cette aventure; il fixa les rendez - vous au lendemain matin, & les afiigna tous les trois au même lieu & a la même heure. Ce fut a. une des portes du bois de Boulogne. Le foir venu, il courut fa triple carrièreavec un fuccès égal; au moins s'eft-il vanté depuis, que chacune de fes nouvelles Maitreffes avoit recu trois fois, le gage & le f r~ ment de fon amour. Ici, comme vous le jugez bien ,. les preuves manquent a 1'hiftoire; tout £. 6  io8 Les Liaisons ce que peut faire FHiftorien impartial, c'eft de faire remarquer au Ledeur incrédule, que la vanité & Pimagination exaltées peuvent enfanter des prodiges ;■ & de plus, que la matinee qui devoit fuivre une fi brillante nuit, paroifToit devoir difpenfer de rnénagemenê pour 1'avenir.. Quoi qu?il en foit, les faits fuivant ont plus de certitude. Prévan fè rendlt exadement, au rendezvous qu'il avoit indiqué; il' y trouva fes troisrivaux, un peu furpris de leur rencontre, & peut-être chacun d'èux déja confolé en partie, en fe voyant des compagnons d'infortune. II les aborda d'un air affable & cavalier , & leur tint ce difcours, qu'on m'a rendu. fidelement- :- ,3 fflelfieurs, leur dit-il, en vous trouvant » ralfemblés ici, vous avez dev.iné fans doute33 que vous aviez teus trois le même fujet 33 de plainte contre moi. Je fuis pret a vous 33 rendre raifon. Que le fort décide , entre 33 vous, qui. des trois tentera le premier une M vengeance a laquelle vous avez tous un 33 droit égal. Je n'ai amené- ici. ni fecond ni „ témoins Je n'en ai point pris pour 1'offenfe ; „ je n'en demande point pour la réparation „, Puis cédant a fon caradere joueur: Je fais; 3j ajouta-t-il, qu'on gagne rarement le fept 33 & le va; mais quel que foit Ie fort qui 53 m'attend, ona toujours aifez vécu, quand  DANGEREUSESr 109 53 on a en Ie temps d'acquérir 1'amour des 33 femmes & 1'eftime des hommes „, Pendant que fes adverfaires étonnés fe regardoient en filence, & que leur délicateflê calculoit peut-être que ce triple combat ne laiffoit pas la partie égale, Prévan reprit Ia parole : (< Je ne vous cache pas, continua33 t-il donc , que ta nuit que je viens de paiTer 33 m'a cruellement fatigué. II feroit généreux 33 a vous de me permettre de réparer mes 33 forces. J'ai donné mes ordres pour qu'on 33 tint ici un déjeuner prêt; faites-moi 1'hon„ neur de 1'accepter. Déjeünons enfemble, ,3 & fur-tout déjeünons gaiement. On peut 33 fe battre pour de femblables bagatelles; 33 mais elles ne doivent pas, je crois, altérer „ notre humeur,,. Le déjeuner fut accepté. Jamais, dit-on, Prévan ne fut plus aimable. II eut 1'adreiPe de n'humilier aucun de fes rivaux ; de leur perfuader que tous euffent eu facilement les mêmes fuccès, & fur-tout de les faire conyenir qu'ils n'en eufTent pas plus que lui laüTé échapper Poccafion. Ces faits une fois avoués, tout s'arrangeoit de foi-même. Auffi le déjeuner n'étoït-il pas fini, qu'on y avoit déja répété dix fois q.ue de pareilles femmes ne méritoient pas que d'honnêtes gens fe battiïfent pour elles. Cette idéé amena Ia cordialiré; le vin la fortifiai fi bien que peu de momens après..  ttë Les Liaisons ce ne fut pas affez de n'avoir plus de rancune, on fe jura amitié fans réfecve. Prévan, qui fans doute aimoit bien autant ce dénouement que 1'autre , ne vouloit pourtant y rien perdre de' fa célébrité. En conféquence, pliant adroitement fes projets aux circonftances : u En effet,. dit-il aux trois ,, offenfés, ce n'eft pas de moi, mais de „ vos infidelles Maitreffes que vous avez „ a vous venger. Je vous en offre foccafion. Déja je reffens, comme vous-mêmes, une injure que bientöt je partagerois : car fi „ chacun de vous n'a pu parvenir a en fixer „ une feule , puis-je efpérer de les fixer toutes „ trois ? Votre querelle devient la mienne. ,, Acceptez pour cefoir, un fouper dans ma petite maifon , & j'efpere ne pas difterer „ plus long-temps votre vengeance ,,. On voulut le faire expliquer : mais -lui, avec ee ton de fupériorité que la circonftance Pautorifoit a prendre : u Meflïeurs, répon„ dit-il, je crois vous avoir prouvé que j'avois„ quelqu'efprit de conduite ; repofez-vous fur „ moi „. Tous confentirent; & après avoir embraffé leur nouvel ami, ils fe féparerent jufqu'au foir , en atcendant 1'effet de fes promeffes. Celui-ci, fans perdre de temps, retourne a Paris, & va , fuivant 1'ufage , vifiter fes noui velles conquêtes. II obtint de toutes trois , qu'elles viendroient le fair même fouper at  D A N G E R E U S E S. 11$ tête - d- téte a fa petite maifon.. Deux d'enir'elles firent bien quelques difficultés; mais que refte-t-il a refufer Ie lendemain ? II donna le rendez-vous a une heure de diftance, temps néceffaire a fes projets. Après ces préparatifs, il fe retira, fit avertir les trois autres conjurés, & tous quatre allerent gaiement attendre leurs vi crimes.. On entend arriver la première. Prévan fe préfente feul, la reqoit avec l'air de 1'empreffement, la conduit jufques dans le fanctuaire dont elle fe croyoit la Divinité ; puis, difparoiffant fur un léger prétexte, il fe fait remplacer. auffi-tót par 1'Amant otitragé. Vous jugez que la confufion d'une femme qui n'a point encore 1'ufage des aventures, rendoit, en ce moment, le triomphe bien facile :'tout reproche qui ne ftt pas fait , fut compté pour une grace ; & 1'efclave fugitive, livrée de nouveau a fon ancien maitre, fut trop heureufe de pouvoir efpérer fon pardon, en reprenant fa première chaine. Le traité de paix fe ratifia dans un lieu plus folitaire; & la fcene, reftéevuide, fut alternativement remplie par les autres Aéteurs , a.peu-près de^ la même maniere, & fur-tout avec le même dénouement. Chacune des femmes pourtant fe croyoit encore feule en jeu. Leur étonnement & leur embarras augmenterent, quand, au moment du. fouper, les tiois couples fe réunirent; maas  3i2 Les Liaisons la confufion? fut au comble, quand Prévan J qui reparut au milieu de tous , eut la- cruauté de faire aux trois infidelles des excufes, qui, en livrant leur fecret, leur apprenoient entierement jufqu'a quel point elles avoient été jouées. Cependant on fe mit a table T & peu-après Ia contenance revint; les hommes fe livrerent, les] femmes fe foumirent. Tous avoient la haine dans le cceur ; mais les propos n'en étoient pas moins tendres : la gaieté éveilla le défir, qui a fon tour lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jufqu'au matin; & quand on fe fépara, les femmes durent fe croire pardonnées: mais les hommes, qui avoient confervé leur reffentiment, firent dès le lendemain une rupture qui n'eut point de retour; & non contents de quitcer leurs légères Maitreffes , ils acheverent leur vengeance, en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d'elles eft au Couvent, & les deux autres languiffent exilées dans leurs Terres. Voila 1'Hiftoire de Prévan ; c'eft a vous de voir fi vous voulez ajouter a fa gloire, & vous atteler a fon char de triomphe. Votre Lettre m'a vraiment donné de 1'inquiétude, & j'attends avec impatience une réponfe plus fage & plus claire a la demiere que je vous ai. écrite. Adieu, ma belle amie ; méfiez-vous des  danger.e use s. II} idees plaifantes ou bizarres qui vous féduifent toujours trop facilement. Songez que dans Ia carrière que vous courez, 1'efprit ne fuffit pas, qu'une feule imprudence y devient un mal fans remede. Souffrez enfin , que la prudente amitié foit quelquefois le guide de vos plaifirs. Adieu. Je vous aime pourtant comme fi vous étiez raifonnable. De...ce 18 Septembre 17** LETTRE LXXX. Le Chevalier Du n ce n r d Cécile VoLUNGES, Cécile, ma chere Cécile, quand viendra le temps de nous revoir ? qui m'apprendra a vivre loin de vous ? qui m'en donnera la force & le courage? Jamais, non jamais, je ne pourrai fupporter cette fatale abfence. Chaque jour ajoute a mon malheur: & n'y point voir de terme! Valmont qui m'avoit promis des fecours, des confolations, Valmont me négligé, & peut-être m'oublie. II eft auprès de ce qu'il aime; iLne fait plus ce qu'on fouffre quand on eri eft éloigné. En me faifant paffer votre derniere Lettre, il ne m'a point écrit. C'eft lui pourtant qui doit m'apprendre quand je  ïi4 Les Liaisons poürrai vous voir, & par quel moyen. N'a-ti il clonc rien a me dire ? Vous même, vous ne m'en parlez pas; feroir-ce que vous n'en jjartagez plus le defir ? Ah! Cécile , Cécile, je fuis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais : mais cet amour, qui fait le charme de ma vie, en devient Ie tourment. Non , je ne veux plus vivre ainfi, il faut que je vous voie, il le faut, ne füt-ce qu'un moment. Quand je me leve , je me dis : Je ne la verrai pas. Je me couche en difant : Je ne 1'ai point vu. Les journées fi longues, n'ont pas un moment pour le bonheur. Tout eft privation, tout eft regret, tout eft défefpoir; & tous ces maux me viennent d'oü j'attendois tout mes plaifirs! ajoutez a ces peines mortelles, mon inquiétude fur les vótres & vous aurez une idéé de ma fituation. Je penfe a vous fans ceffe, & n'y penfe jamais fans trouble. Si je vous vois afBigée, malheureufe, je fouffre de tous vos chagrins ; fi je vous vois tranquille & confolée, ce font les miens qui redoublent. Par-tout je trouve le malheur. Ah ! qu'il n'en étoit pas ainfi, quand vous habitiez les mêmes lieux que moi! Tout alors étoit plaifir. La certitude de vous voir embelliffbit même les momens de 1'abfence; le temps qu'il falloit paffer loin de vous , m'approchoit de vous en s'écoulant. L'emploi que j'en faifois, ne vous étoit jamais etranger. Si je lempliffois des devoirs, ils me rendoient plus  lASGESKlISES. 11 5 digne de vous; fi je eultivois quelque talent, j'efpérois vous plaire davantage. Lors même que les diftraétions du monde m emportoient loin de vous, je n'en étois point féparé. Au Spe&acle, je cherchois a deviner ce qui vous auroit plu ; un concert me roppeloit vos talens & nos fi douces occupations. Dans le cercle , Gomme aux promenades, je faififfois la plus légere reffcmblance. Je vous comparois a tout j par-tout vous aviez 1'avantage. Chaque moment du jour étoit marqué par un hommage nouveau , & chaque foir j'en apportois le tribut a vos pieds. •A préfent, que me refte-t-il ? des regrets douloureux , des privations éternelles, & un léger efpoir que le filence de Valmont diminue , que le vótre change en inquiétude. Dix lieues feulement nous féparent, & cet efpace fi facile a franchir, devient pour moi feul un obftacle infurmontable! & quand pour m'aider a le vaincre, j'implore mon ami, ma MaitrelTe, tous deux reftent froids & tranquilhs! Loin de me fecourir ils ne me répondent même pas. Qu'elt donc devenue 1'amitié actlve de Valmont ? que font devenus, fur-tout, vos fentimens fi tendres, & qui vous rendoient fi ingénieufe pour trouver les moyens dè nous voir tous les jours ? Quelquefois, je m'en fouviens, fans ceffer d'en avoir le defir, je me trouvois forcé de le facrifier a des confidéracions, a des devoirs; que ne me difiez-vous  ji« Les Liaison^ pas alors ? par combien de prétextes ne comv batttiez-vous pas mes raifons ? Et qu'il vous en fouvienne, ma Cécile, toujours mes raifons cédoient a vos defirs. Je ne m'en fais point nn mérite; je n'avois pas même celui da facrifice, Ce que vous defiriez d'obtenir, je brülois de 1'accorder. Mais enfin je demande a mon cour; & quelle eft cette demande? de vous voir un moment, de vous renouveller & de recevoir le ferment d'un amour éternef. N'eft-ce donc plus votre bonheur comme 1* •mien? Je repouffe cette idéé défefpérante, qui mettroit le comble a mes maux. Vous m'aimez , vous m'aimerez toujours; je le cró'is, j'en fuis ftir, je ne veux jamais en douter : mais ma Ctuation eft affreufe, & je ne puis' la foutenir plus long-temps. Adieu, Cécile. Paris,.... ce 18 Septemhre i i***  ü A N 0 E R E S v E s. Ï17 LETTRE LXXXL La Marquife de Me rt e ü 11 au Vicomte de Valmont. ü E vos craintes me caufent de pitié! Combien elles me prouvent ma fupériorité fur vous! & vous voulez m'enfeigner, me conduire ? Ah mon pauvre Valmont quelle dit tance il y a encore de vous a moi! Non, tout 1'orgueil de votre fexe ne fuffiroit pas pour remplir 1'intervalle qui nous fépar?. Paree que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impoiïïbles ! Etre orgueilleux & foible, il te fied bien de vouloir calculer mes moyens & juger de mes reiPources! Au vrai, Vicomte, vos confeils m'ont donné de 1'humeur , & je ne puis vous le cacher. Que pour mafquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Préfidente, vous m'éta. liez comme un triomphe d'avoir déconcerté un moment cette femme timide & qui vous aime, j'y confens ; d'en avoir obtenu un regard, un feul regard, je fouris & vous le paffe. Que fentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous efpériez la dérober a mon attention, en me flattent de Peffort fublime de rapprocher deux enfants qui, tous deuxs  tig Les Liaisons brülent de fe voir, & qui, foit dit en paffant« doivent a moi feule Fardeur de ce defir; je le veux bien encore. Qu'eiifin vous vous autorifiez de ces actions d'éclat, pour me dire d'un ton doéloral, qu'z'/ vaut mieux employer fon temps d exe'cuter fes projets qu'a les raconter; cette vanité ne me nuit pas, & je la pardonne. Mais que vous puiffiez croire que j'aie befoin de votre prudence, que je m'égarerois en ne d<-f:rant pas a vos avis, que je dois leur facrifier un plaifir, une fantaifie : en vérité, Vicomte, c'eft auffi vous trop énorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous! Et qu'avez - vous donc fait, que je n'aie furpaffé mille fois ? Vous avez féduit, perdu même beaucoup de femmes : tftais quelles difficultés avez - vous eues a vaincre ? quels obftacles a furmonter ? oü eft la le mérite qui foit véritablement a vous ? Une belle figure, pur effet du hafard ; des graces, que 1'ufage donne prefque toujours; de 1'efprit a la vérité, mais auquel du jargon fuppléeroit au befoin; une imprudence affez louable , mais peut-être uniquement due a la facilité de vos premiers fuccès; fi je ne me trompe, voila tous vos moyens: car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n'exigerez pas , je crois, que je compte pour beaucoup Part de faire naitre ou de faifir Foccafion d'un fcandale. Quant a la prudence, a la fineffe, je ne  H N O I R E IJ S E S, 11$ parle pas de moi : mais quelle femme n'en auroit pas plus que vous ? Eh ! votre Préfidente vous mene comme un enfant. Croyez-moi, Vicomte, on acquiertrarement les qualités dont on peut fe paffer. Combattant fans rifque, vous devez agir fans précaution. Pour vous autres hommes , les défaites ne font que des fuccès de moins. Dans cette partie fi inégale , notre fortune eft de ne pas perdre, & votre malheur de ne pas gagner. Qiiand je vous accorderois autant de talents qu a nous, de combien encore ne devrionsnous pas vous furpaffer, par la néceffité oü nous fommes d'en faire un continuel ufage! Suppofons, j'y confens, que vous mettiez autant d'adreffe a nous vaincre, que nous a, nous défendre ou a céder, vous conviendrez au moins, qu'elle vous devient inutile après ie fuccès. Uniquement occupé de votre nouveau goüt, vous vous y livrez fans crainte, fans réferve : ce n'eft pas a vous que fa durée importe. En effet, ces liens réciproquement donnés & requs, pour parler le jargon de 1'amour, vous feul pouvez, a votre choix , les refferrer ou les rompre : heureufes encore, fi dans votre legéreté,préférant le myftere a 1'éclat vous vous contentez d'un abandon humiliant' & ne faites pas de 1'idole de la veille la viétjme du lendemaini  ï2o Les Liaisons Mais qu'une femme infortunée fente ki première le poids de fa chaine, quels rifques n'a-t-elle pas a courir, fi elle tente de s'y fouftraire, fi elle ofe feulement la foulever ? Ce n'eft qu'en tremblant qu'elle eiTaie d'éloigner d'elle, 1'homme que fon cceur repoufte avec effort. S'obftine-t-il a refter, ce qu'elle accordoit a 1'amour, il feut le livrer a la crainte. Sts bras s'ouvrent encor quand fon cocur eft Ferme. Sa prudence doit dénouer avec adreffe, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de fon ennemi, elle eft fans reffource , s'il eft fans générofité : & comment en efpérer de lui, lorfque , fi quelquefois on le loue d'en avoir, jamais pourtant on ne le blame d'en manquer? , , , Sans doute vous ne nierez pas ces ventes que leur évidence a rendu triviales. Si cependant vous m'avez vue, difpofant des événenemens & des opinions, faire de ces hommes fi redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaifies; öter aux uns la volonté, aux autres la puiffance de me nuire fi j'ai fu tour a-tour, & fuivant mes goüts mobiles , attacher a ma fuite ou rejetter loin de moi; Ces Tyrans de'trónés devenus mes efclaves (i); f O On ne fait fi ce vers , ainfi que celui qui fe trouve plus haut, Ses bras s'ouvrent encor quand fi»  BANGEREÜSES 131 fi-, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s'eft pourtant confervée pure; n'avez-vous pas dü en conclure que, née pour venger mon fexe & maitrifer le vótre ; j'avois fu me créer des moyens inconnus jufqu'a moi? Ah ! gardez vos confeils & vos craintes pour ces femmes a délire, & qui fe difent d fentiment ; dont Pimagination exaltée feroit croire que la nature a placé leurs fens dans leur tête; qui n'ayant jamais réfléchi, confondent fans ceffe 1'amour & 1'Amant; qui, dans leur folie illufion, croient que celui-la feul avec qui elles ont cherché le plaifir, en eft 1'unique dépofitaire; & vraies fuperftitieufes, ont pour le Prêtre, le refpeét & la foi qui n'eft dü qu'a la Divinité. Craignez encore pour celles, qui, plus vaines que prudentes , ne favent pas au befoin confentir a fe faire quitter. Tremblez fur-tout pour ces femmes aétives dans leur oifiveté, que vous nommezfcnfibles , & dont 1'amour s'empare fi facilement & avec fon aeur eft fermé, font des cjtations d'Oavrages peu connns; ou s'ils font paitie de la profe de Mde de Merteuil. Ce qtiï lc feroit croire , c'eft la multitude de lautes dc ce genre qui fe trouvent dans toutes les Lettres de cette correioadance. Celles du Chevalier Danceny font les ieules qui en foient exemptes: pc*;, itre Hu3 comme il s'occupoit quelquefois dc-. e, fon oreille plus exercee lm faaoic évite;- $ fajilement ce de'faüt. 'II. Partie. F  122 Les Liaisons tant de puiiTance; qui fentent le befoin de s'en occuper encore, méme lorfqu'elles n'es jouiffent pas ; & s'abandonnant fans réferve a la fenhentation de leurs idees, enfantent par elles ces Lettres fi douces, mais fi danfgereufes a écrire ; & ne craignent pas de contier ces preuves de leur foibleiTe a 1'objet qui les caufe: imprudentes, qui dans leur Amant acluel ne favent pas voir leur ennemi futur. Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces 'femmes incorifidérées ? quand m'avez - vous vue m'écarter des regies que je me fuis preferites , & manquer a mes principes? je dis 'mes principes , & je le dis a deiTein : car ils ne font ,pas, comme ceux des autres femmes , donnés aux hafatd, recus fans examen & fuivis par habitnde; ils ontle fruit de mes ■profondes réflexions ; je les ai créés, & je puis dire que je fuis mon ouvrage. ■Entrée dans lé monde dans le temps oü , fille encore, j'étois vouée par état au fdence & a l'inaclion , j'ai fu en profiter pour obferver & réfléchir. Tandis qu'on me croyoit étourdie ou öiltraite , écoutant peu a la vérité les difcours qu'on s'empreffolt a me tenir, je recueillois avec foin ceux qu'on cherchoit a me cacher. Cette utile curiofité, en fervant a m'inftruire, nf'spprit encore a diffimuler : forcée fouvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouroient, j'efTayai de guider les miens a mon gré; j'obtins  DANGERET3SES 12$ -dès-lors de prendre a volonté ce regard diftrait que vous avez loué fi fouvent. Encouragée par ce premier fuccès , je tacbai de régler de même les divers mouvemens dc ma ■figure. RelTentois-je quelque chagrin, je m'étudiois a prendre l'air de la férénité , même celui de la joie; j'ai porté le zele jufqu'a ■me caufer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expreflion du plaHir. Je me fuis travaiilée avec 'le même foin & plus de peine , pour réprimer les fymptómes d'une joie inattendue. C'eft ainfi que j'ai fu prendre fur ma phyfionomie, cette puiffance dont je vous ai vu quelquefois fi étonné. J'étois bien jeune encore, '& prefque fans intérêt: mais je n'avois a moi que ma penfée & je' m'indignois qu'on put me la ravir o-u me la furprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en effayai 1'ufage : non contente de ne plus me laiffer pénétrer je m'amufois a me montrer fous des formes différentes; fur de mes geftes, j'obfervois mes difccjrs; je réglois les uns & les autres, fuivant les circonftances, ou même feulement fuivant mes fantaiiies : dès qe moment, ma facon de penfer fut pour moi feule , & j'e ne montrai plus que celle qu'il m'étoic utile de laiffer voir. Ce travail fur moi- même avoit fixé mon attention fur 1'expreffion des figures & Ie F s  i24 Les Liaisons caracïere des phyfionomies; & j'y gagnai ce coup d'ceil penetrant, auquell'expérience m'a pourtant appris a ne pas me fier entiérement; mais qui, en tout, m'a rarement trompée. Je n'avois pas quinze ans, je poffédois déja" les talens auxquels la plus grande partie de nos Politiques doivent leur réputation , & je ne me trouvois encore qu'aux premiers éléments de la fcience que je voulois acquérir. Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchois a deviner 1'amour & fes plaifirs : mais n'ayant jamais été au. Couvent, n'ayant point de bonne amie, & furveillée par une mere vigilante, je n'avbis que des idéés vagues & que je ne pouvois fixer; la nature même, dont affurément je n'ai eu qu'a me louer depuis, ne me donnoit encore aucun indice. On eut dit qu'elle travailloit en lilence a perfectionner ion ou. vrage. Ma tête feule fermentoic; je ne defirois pas de jouir, je voulois favoir ; le defir de m inflruire m'en fuggéra les moyens. Je fentis que le feul homme avec qui je pouvois parler fur cet objet fans me compromettre , étoit mon Confeffeur. Aufli - tót je pris mon parti; je furmontai ma petite honte ; & me vantant d'une faute que je n'avois pas commife, je m'aecufai d'avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut- mon expreflion ; mais en parlant ainfi, je ne favois, en vérité, quelle idee j'exprimois. Mon efpoir ne fut ni  BANGEREUSES. 135 tout- a- fait trompé ni entiérement rempli; lacrainte de me trahirm'empêchoit de m'éclaïrer: mais le bon Tere me fit Ie mal fi grand , que j'en conclus que le plaifir devoit être extréme ; & au defir de le connoitre , fucceda celui de le goüter. Je ne fais oü ce defir m'auroit conduite; & alors dénuée d'expérience, peut-être une feule occafion m'eüt perdue : heureufement pour moi, ma mere m'annonca peu de jours après que j'allois me marier; fur-le-champ la certitude de favoir éteignit ma curiofité, & j'arrivai vierge entre les bras de 'IY1. de Merteuil. ' J'attendois avec fécurité le moment qui devoit m'inftrüire, & j'eus befoin de réflexion pour montrer de 1'embarras & de la crainte. Cette première nuit, dont on fe fait pour 1'ordinaire une idee fi cruelle ou fi douce. ne me préfentoit qu'une occafion d'expérience : douleur & plaifir, j'obfervai tout exadement, & ne voyois dans ces diverfes fenfations, que des faits 3 recueiilir & a méditer. Ce genre d'étude parvint bientöt a me plaire: mais fidelle a mes principes, '& fentant, peutêtre par mfHnct, que nul ne devoit être pius loin de ma confiance " que mon mari, je réfcrlus, par cela feul que j'étois fenfible , de me montrer impofïible a fes yeux. Ceite froideur apparente fut par ia fuite le fondement mebranlable de fon aveugle confiance ■ j'y F 3  i26 Les Liaisons joignis, par une feconcie réflexion, l'air d'étourderie qu'amorifoit mon age; & jamais, il ne me jugea plus enfant, que dans les.. moments oü je le jouois avec plus d'audace.. Cependant , je 1'avouerai, je me laiffai d'abord entrainer par le tourbillon du monde, & je me livrsi toute entiere a fes-diftraélions' fudles. Mais au bout de quelques mois M. de' Merteuil m'ayant mené a fa trifte campagne, la crainte de 1'ennui fit revenir le goüt de Fétude ; & ne m'y trouvant entourée que de gens dont la difbnce avec moi me mettoit kt 1'abri de tout foupcon, j'en profitai pour donner un champ plus vafte a mes expériences. Ce fut la, fur-tout, que je m'affurai que 1'amour, que 1'on nous vante comme la caufe de nos plaifirs n'en eft au plus que le prétexte. La Maladie de M. de Merteuil vint interrompre de fi douces occupations: il fallut Ie fuivre k la "Ville oü il venoit chercher des fecours. II rr.ourut, comme vous favez, peu de temps après, & quoiqu'a tout prendre,. je n'euffe pas a. me plaindre de lui, je n'en fentis pas moins vivement le prix de la liberté Bu'alloit me donner mon veuvage , & je me promis bien d'ea profiter. Ma mere comptoit que j'entrerois au Couvent, ou reviendrois vivre avec elle. Je refufai 1'urï & 1'autre parti, & tout ce que j'accordai a la décence, fut de retourner, dans cette  BANGE KEUSES. 12 7 même campagne , ou il me reftoit bien encore quelques obfervations a faire. Je les fortifiai par le fecours de la lëcture : mais ne croyez pas. qu'elle. fut toute du genre que vous la fuppofez-. J'étudiai nos mo3urs dans les Romans; nos opinions. dans les Philofophes-; jecherchai même dans les moraüftes les plus féveres ce qu'ils exigeoient de nous, & je m'affurai ainfi de ce qu'on pouvoit faire, de ce qu'on devoit penfer, & de ce qu'il falloit parokre.. Une fois fixée fur ces trois objets, le dernier feul prélentofc quelques dimculcés dans. fon exécution ; j'efperai les vaincre , & j'en méditai les moyens. Je commenqois a. m'ennuyer de mes plaifirs ruftiques, trop peu variês pour ma tête acttve; je fentois un befoin de coquetterie qui me raccommoda avec 1'amour; non pour le reffentir a la vérité, mais pour 1'infpirer & Ie feindre. En'vain m'avoit-on dit, & avoisje lu qu'on ne pouvoit feindre ce fentiment ; je voyois pourcant que, pour y parvenir , il fuffifoit de joindre a 1'efprk d'un Auteur, le talent d'un Comédien. Je m'exercai dans les deux genres , & peut-être avec quelque fuccès: mais au lieu de rechercher les vains applaudiiTemens du Théatre, je réfolus d'employer a mon bonheur, ce que tant d'autres facrifioient a la vanité. Un an fe paiTa dans ces occupations différ«ntes. Mon deuil me permettant alors de P 4  128 Les Liaisons* leparoite, je revins a Ia Ville avec mes grands projets; je ne m'attendois pas au premier obftaele que j'y rencontrai. Cette longue foiitude; cette auftere retraite, avoient jecté fur moi un verni de pruderie qui effrayoit nos plus agréables : ils fe tenoient al'écart, & me lailToient livrée a une foule d'ennuyeux, qui tous prétendoient a ma main. L'embarras n'étoit pas de les refufer; mais plufieurs de ces refus déplaifoientama familie, & je perdois dans ces tracafferies intérieures, le temps dont je m'étois promis un fi charmant ufage. Je fus donc obligée, pour rappeller les uns & éloigner les autres, d'afficher quelques inconféquences , & d'employer a nuire a ma réputation , le foin que je comptois mettre a la conferver. Je réuffis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n'étant emportée par aucune paiïïon, je ne fis que ce que je jugeai néceffaire , & rrlefurai avec prudence les dofes de mon étourderie. Dès que j'eus touché le hut que je voulois atteindre , je revins fur mes pas, & fis honneur demon amendement a quelques - unes de ces femmes, qui dans 1'impuiiTance d'avoir .des prétentions a 1'agrément, fe rejettent fur celles du mérite & de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n'avois efpéré. Ces reconnoilfantes Duegnes s'établiren-t mes apologiftes; & leur zele aveugle pour ,-«e qu'elles appelloient leur ouvrage, fut porté  DANGERETJSES. 12? au point qu'au moindre propos qu'on fe permettoit fur moi , tout le 'parti Prude crioit au fcandals & a 1'injure. Le même moyen riie valut encore le fuffrage de nos femmes a • prétentions, qui perfuadées que je renoncois a courir la même carrière qu'elles, me choifirentpour Fobjet de leurs éloges, toutes les fois qu'elles vouloient prouver qu'elles ne médifoient pas de tout le monde. Cependau.t ma conduite précédente avoit ramené les Amans; & pour me mènager entr'eux & mes infidelles protectriccs, je me montrai comme une femme fenfible, mais difficile, aqui I'excès de fa délicateffe fouröiflbit des armes contre 1'amour. Alors je commenqai a déployer fur le grand Théatre, les talems que je m'étois donnés. Mon premier foin fut d'acquénr le renom d'mvincible Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaifoient point furent toujours les feuls dont j'eus Pair d'ac.cepter les hommages. Je les employois utilement a me procurer les honneurs de la réfiffance, tandis que je me livrois lans crainte a 1'Amant préféré. Mais, celui-la, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me fuivre dans le monde; & les regards du cercle ont été , ainlitoujours hxes fur 1 Amant malheureux. Vous ftvez combien je me décide vite : c'eft pour avoir obfervé que ce font prefque toujours. les foins antérieurs qui livrent le fecret F S  ij-o Les Liaisons des femmes. Quoi qu'on puiffe faire, le ton n'eft jamais le même, avant ou après le fuccès. Cette différence n'échappe point a 1'obfervateur attentif; & j'ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix, que de le laiffer pénétrer. Je gagne encore par-la d'öter les vraifemblances, fur lefquelles feules on peut nous juger.. Ces précautions & celle de ne jamais écrire , de ne livrer jamais aucune preuve de ma défeite , pouvoient paroitre exceffives, & ne m'ónt jamais.paru fuffifantes. Defcendue dansmon cceur,. j'y ai étudié celui des autres. J'y ai vu qu'il. n'eft perfonne qui n'y conferve un un fecret qu'il lui importe qui ne foit point. dévoilé : vérité que 1'antiquité paroit avoir mieux. connu que nous, & dont 1'hiltoire de Samfon pourroit n'ótre qu'un ingénieux- emblême. Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle, employé ma puiffance a furprendre ce fecret important. Hé! de combien de nos Samfon modernes„ne t-iens-je pas la cbevelure fous le cifeau ! Et ceux-!a, j'ai ceffé de les craindre, ce font les iéuls que je me foispermis d'humiiier-quelquefois. Pius foupleavec les autres, L'att de les rendre infidelles pour éviter de leur paroitre volage , une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux , 1'idée flatteufe & que chacun conferve d avoir été mon feul Amant, m'or.c obtenu leur difcrétion. Enfin, quand  DANGEREUSES. IJl ces moyens m'ont manqué , j'ai fu, prévoyant mes ruptures , étoufFer d'avance , fous le ridicule ou la calomnie , la confiance que ces hommes dangereux auroient pu obtenir. Ce que je vous dis-la, vous me le voyez pratiquer fans ceffe; & vous doutez de ma prudence ! Hé bien ! rappellez-vous le temps ou vous me rendites vos premiers föins" : jamais hommage ne me flatta autant; je vous defirois avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me fembloic que vous, manquiez a ma gloire; je brülois de vous combattre corps a corps. C'eft Ie feul de mes gouts qui ait jamais pris un moment d'empire fur moi. Cependant, fi vous euffiez voulu me perdre, quels moyens euffiez - vous trouvés? de ,yains difcours qui ne laiffent aucune tracé aprèseux, que votre réputation même eüt aidé a rendre fufpeéts, & une fuite de faits fans vraifemblance, dont le récit fincere au* loit eu l'air d'ün Roman mal tifiu. A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes fecrets : mais, vous favez quels intéréts nous uniffent, & fi de nous deux, c'eft moi qu'on doit taxer d'imprudence (i). Puifque je fuis en train de vous rendre compte , je veux le faire exaétement. Je vous. le SL£? ff dT l? fl,ite ' Le«re CLH , non pas lt lctiet de M. de Valmont, mais a-oeu-près d* fliiel genre il etoit; & le Ledtem- fenti'ra qu'on n'a pas pu 1 eclaucir diwanlage fur cet objet. F 6  x^2 Les Liaisons entend d'ici me dire que je fuis au moins a la merci de ma Femme-de-chambre; en effet, fi elle n'a pas le fecret de mes fentimens, elle a celui de mes aclions. Quand vous m'en parlates, jadis, je vous répondis feulement que j'étois fère d'elle; & la preuve que cette léponfe fuffit alors a votre tranquillité, c'eft que vous lui avez confié depuis ,. & pout votre eompte, des fecrets affez dangereux.. Mais a préfent que Prévan vous dunne de 1'ombrage, & que la tête vous en tourne, je me doute bien que vous ne me croyez plus fur ma parole. II faut donc vous édifiar. Premierement, cette fiile eft ma fbeur delait, & ce lien qui ne n'ous en paroit pas un, n'eft pas fans force pour les-geus de cet état: de plus, j'ai fon fecret, & mieux encore; viétime d'une folie de 1'amour ,.elle étoit perdue fi je ne 1'euffe fauvée. Ses parens,. tout hériffés d'honneur, ne vouloient pas moins que Ia faire enfermer. Ils s'adrefferent a moi. Je vis d'un coup-d'ceil, combien leur courroux pouvoit m'êcre utile. Je le fecondai, & follicitai Fordre , que j'obtins. Puis, paffant touta-coup au partide la clémence auquel j'amenai fes parens, & profitant de mon crédit auprès du vieux Miniftre, je les fis tous confentir a me laiffer dépofitaire de cet ordre , & maitreffe d'en arrêter ou demander 1'èxécution , fuivant que je jugerois dü mérite de la conduite future de-cette fille. Elle fait donc que j,'ai  BANGERJÏUS.ES- IJJ fon fort entre les mains; & quand, par impoffible, ces moyens puiflans ne 1'arrêteroient point, n'eft. il pas évident que fa conduite devoilée & fa punition authentique óteroient bientöt toute créance a fes difcours ? A ces précautions que j'appelle fondamentales, s'en joignent mille autres, ou locdes, ou d'occafion , que la réflexion & 1'habitude font trouver aux befoin ; dont le détail feroit minutieux, mais dont la pratique eft importante, & qu'il faut vous donner la peine dé recueillir dans 1'enfemble de ma conduite , fi vous voulez parvenir a les. connoitre. Mais. de prétendre que je me fois donné tant de foins pour n'en pas. retirer de fruitsi qu'après m'être autant élevée au - deffus des • autres femm.es.par mes travaux pénibles , je confente a ramper comme elles dans ma marche, entre 1'imprudence & la timidité;. que fur-tout je puiiTe redouter un homme au point de ne plus voir mon falut que dans la fuite ? Non , Vicomte, jamais. 11 faut vaincre ou penr. Quant a Prévan, je veux 1'avoir, & je l'aurai; il veut le dire , & il ne le dira pas: en deux mots, voila notre Roman. Adieu, Dc... ce 20.Septembre 17**..  ij+ Les Liaisons LETTRE LXXXIL £É Cl L E Vo LU N C e S CM CkcVCllil? D U N C E N r. ]Vf 0 N Dieu que votre Lettre m'a fait depeine ! J'avois bien befoin d'avoir tant d'impatience de la recevoir! J'efpérois y trouver de la oonfolation, & voila que je fuis plus affiigée qu'avent de 1'avoir recue. J'ai bien pleuré en la Hiaat : ce n'eft pas. cela que je vous reproche ; j'ai déja bien pleuré des fois a caufe de vous, fans que qa me fajfe de la peine. Mais cette fois ci, ce n'eft pas la: même chofe. Qu'eft-ce donc que vous voulez dire , que votre amour devient un tourment pour vous, que vous nê pouvez plus vivre ainfi', ni foutenir plus long-temps votre fituation ? Eft-ce que vous allez- ceiTer dc m'aimer, paree quecela n'eft pas fi agréable qu'autrefois ? 11 mefemble que je ne fuis pas plus heureufe que vous, bien au contraire; & pourtant je ne vous en aime que davantage. Si M de Valmont ne vous a pas écrit, ce n'eft pas ma faute ; je n'ai pas pu 1'en prier, paree que je n'ai pas été feule avec lui, & que nous fommes eanvenus que nous ne nous parlerions jamais  DANGEREU9.ES. IJf; devant le monde : & qa, c'eft encore pour vous ; afin qu'il puifle faire plütót ce que vous defirez.. Je ne dis pas que je ne le defire pas aufli, & vous devez en être bien fur: mais comment voulez-vous que je laffe ? Si vous croyez que c'eft fi. facile , trouvez donc le moyen , je ne demande pas mieux. ^ Croyez - vous qu'il me foit bien agréable d être grondée tous les jours par Maman, elle qui auparavant neme difoit jamais rien;.. bien au contraire ? A préfent, c'eft pis que fi j'étois au Couvent. Je m'en confolois pourtant, en fongeant que c'étoit pour v.ous';. il y avoit même des momens- aü je trouvois que j'en étois bien aife; mais quand je vois que vous, êtes fiché auffi, & qa fans qu'il y ait du touc de ma faute, je deviens plus chagrine que pour, tout ce_qui vient de m'arriver jufqu'ici., Rien que pour recevoir vos Lettres, c'eft un embarras., .que fi M.. de Valmont n'étoit pas auffi complaifant & auffi adroit qu'iLl'eft,, je ne faurois comment faire ; & pour vous' écrire, c'eft plus. difficile encore. De toutela matinée , je n'ofe pas , paree que Maman eft tout prés de moi , & qu'elle vient a tout moment dans ma chambre. Quelquefois jeIe peux 1'après-midi , fous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe ;- encore faut - il que j'interrompe a chaque ligne pour qu'on entende que j'étudie. Heureufement ma Fem-. me-de-chambre s'endon quelquefo:s le foir *  13 6 Les Liaisons & je lui dis que je me coucherai bien toute feule, afin qu'elle s'en aille & roe laiffe de la lumiere. Et puis, il faut que je me mette fous mon rideau , pour qu'on ne puiffe pas voir declarté, & puis que j'écoute au moindre bruit, pourpouvoir tout cacher dans mon lit, fi on venoit. Je voudrois que vous y fuffiez pour voir! Vous verriez bien qu'il faut bien aimer pour faire ca. Enfin, il eft bien vrai que je fais tout ce que je peux , & que je voudrois en pouvoir faire davantage. Afïbrément, je ne refufe pas de vous dire que je vous aime , & que je vous aimerai toujours ; jamais je ne 1'ai dit de meilleur cceur; 8c vous êtes fiché !. Vous m'aviez pourtant bien affuré , avantque je vous L'euffe dit, que cela fuffifoit pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier i c'eft dans vos Lettres. Quoique je ne les aie plus, je m'en. fouviens comme q.uand je les lifois tous les jours. Et paree que nous voila abfens, vous nepenfez plus de même ! Mais cette abfence ne durera pas toujours, peut-être ? Mon Dieu, que je fuis malheureufë ! & c'eft bien vous qui en êtes caufe !.. . A propos de vos Lettres, j,'efpere que vous avez gardé celles que Maman m'a prifes; & qu'elle vous a renvoyées; il faudra bien qu'il vienne. un temps oü je ne ferai plus fi gênée qu'a préfent, & vous me les rendrez toutes. Comme je ferai heureufe, quand je pour.rai  BANGEREUSES. IJ7 les garder toujours , fans que perfonne aic i'ien ay voir! A préfent, je les remets a M. de Valmont, paree qu'il y auroit trop a rif. quer autrement: malgré cela je nc lui en rends jamais , que cela ne me faffr bien de la peine. Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon cceur. Je vous aimerai toute ma vie. J'efpere qu'a préfent vous n'êtes plus faché ;^ & fi j'en étois füre , je ne le ferois plus moi-même. Ecrivez - moi le plutöt que vous pourrez , car je fens que jufques - la je ferai toujours trifte. Du Chateau de., .ce 21 Septemhre 17**. LETTRE LXXXIII. Le Vicomte de Vulmont d la Préfidente de Tourvel.. De grace, Madame, renonons cet entretien fi malheureufement rompu! Que je puiiTe achever de vous prouver cumbien je differe de 1 odieux portrait qu'on vous avoit fait de nioi; que je puiiTe, fur-tout, jouir encore de cette aimable confiance que vous commeneiez a me temoigner ! Q_ue de charmes vous favez P1eter a la vertu! comme vous embet-  rj-g Les Liaisons lifi'ez & faites chérir tous les fentimens honnètes! Ah! c'eft la votre féduftion -r; c'eft la plus forte; c'eft la feule qui foit, a-la-fois, puifTante & refpeftable. Sans doute il fuffk de vousvoir, pour defirer de vous plaire ; de vous entendre dans le cercle ,. pour que ce defir augmente, Maiscelui qui a le bonheur. de vous connoitre davantage, qui peut quelquefois lire dansvotre ame , cede bientöt a un plus noble enthoufiafme , & pcnétré de vénération comme d'amour , adore en vous- L'image de toutes les vertus. Plus fait qu'un autre-, peut-être, nour les aimer & les fuivre, entrainé par quelques erreurs qui- m'avoient éloigné d'elles 9. c'eft vous qui m'en avez rapproché, qui m'en avez de nouveau fait fentir tout le charme: me ferez-vous un crime de ce nouvel'amour? blftmerez-vous votre ouvrage ? vous reprocheriez-v.ous même Pintérêt que vous pourriez y prendre? Quel mal peut-on craindre d'un fentiment fi pur, & quelles douceurs n'y auroitil pas a le gouter?: Mon amour vous effraie , vous le trouvez violent, effréné !' Temperez-le par un amour plus doux ; ne refnfez- pas 1'empire que je vous offre , auquel je jure.de ne jamais me fèuftraire, & qui, j'ofe le croire , ne fèroit pas entierement perdu pour la vertu. Quel facrifice pourroit me paroitre pénible, fur que votre e«ur m'en gardeioit le prix? Quel eft dons  B A N G E R' E U S E S. IJf Phomme affez -malheureux pour ne pas favoir jouir des privations qu'il s'impofe ; pour n.e paspréférer un mot, un regard accordés, a toutes les jouiffances qu'il pourroit ravir ou furprendre! & tous avez cru que j'étois cet homme la:L"& vous m'avez-craint! Ah! pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi! comme je me vengeroisde vous , en vous ren-, dant heureufe! Mais ce doux empire, la fté~ rile amitié ne le produit pas; il n'eft dü qua 1'amour. Ce mot vous intimide! & pourquoi ? un attachement plus tendre , une union plusforte, une feule penfée, le même bonheur comme les mêmes peines, qu'y, a-t-il, donc la d'étranger a votre ame? Tel eft pourtant 1'amour! tel eft au moins celui que vous infpirez & que jereffens! C'eft lui fur - tout, qui, calculant fans intérêt,.faitapprécier les actiohs fur leur mérite & non fur leur valeur; tréfor inépuifable des ames fenfibles, tout devient précieux , fait par lui ou pour lui. _ Ces véricés fi-faciles a faifir, fi douces a pratiquer, qu'ont-elles donc d'effrayant ? Q.uelles craintes peut auffi vous- caufer an homme fenfible , a qui 1'amour ne permet plus un autre bonheur que le vötre ? C'eft aujourd'hui l'unique voeu que je forme: je facrifierai tout pour le remplir, excepté le fentiment qui 1'infpire; & ce fentiment lui- même, confentez a le parteger, & vojjsle réglerez a. votre choix. Mais,  140 L e s Liaisons ne fouffrons plus qu'il nous divife, lorfqu'il devroit nous réunir. Si 1'amitié que vous m'avez offerte, n'eft pas un vain mot; fi, comme vous me le difiez hier, c'eft le fentiment le plus doux que vstre ame connoiffe ; que ce foit elle qui ftipule entre nous, je ne la recuferai point: mais juge de 1'amour, qu'elle confente a 1'écouter; le refus de 1'entendre deviendroit une injuftice, & 1'amitié n'eft point injufte. Un fecond entretien n'aura pas plus d'inconvéniens que le premier: le hafard peut encore en fournir foccafion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j'ai tort; n'aimerez-vous pas mieux me ramener que me combattre, & doutez-vous de ma docilité ? Si ce tiers importun ne 'fut pas vcnu nous interrompre, peut-être feroisje déja entierement revenu a votre avis; qui fait jufqu'oü peut aller votre pouvoir ? Vousle dirai-je? cette puiffmce invincible , a laquelle je me livre fans ofer la calculer , ce charme irréfiftible, qui vous rend fouveraine de mes penfées comme de mes actions ,. il m'arrive quelquefois de les craindre. Hélas ! cet entretien que je vous demande , peut-être eft - ce a moi a le redouter! peut - être après , enchainé par mes promeffes , me verrai - je réduit a brüler d'un amour que je fens bien qui ne pourra s'éteindre , fans ofer même implorer votre fecours! Ah! Madame, de gtace,  oamgereuses. i4j n'abufez pas de votre empire! Mais quoi! fi vous devez en être plus heureufe, fi je dois vous en paroitre plus digne de vous, quelles peines ne font pas adouciespar ces idees confolantes! Oui, je le fens ; vous parler encore, c elt vous donner contre moi de plus fortes armes; c'eft me foumettre plus entierement a votre volonté. 11 eft plus aife de fe défendre contre vos Lettres; ce font bien vos mêmes difcours, mais vous n'êtes pas la pour leur preter des forces, cependant Ie plaifir de vous entendre, m'en fait braver le danger : au moins aurai - je ce bonheur d'avoir tout fait pour vous, même contre moi; & mes facrifices deviendront un hommage. Troo heureux de vous prouver de mille manieres , comme je le lens de mille faqons, que, fans m'en excepter, vous êtes , vous ferez toujours 1'objet le plus cher a mon cceur. Du Chateau de... ce 23 Septemhrt iT**  «43 L E S L I A I S O 'N « LETTRE LXXXIV. . Le Vicomte de Valmont d Cécile V o l u n g es. *V" o u s avez vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n'ai pas pu vous remettre la Lettre que j'avois pour vous; j'ignore fi j'y trouverai plus de facilité aujourd'hui. Je crains de vous compromettre, en y mettant plus de zèle que d'adreffe; & -je ne me pardonnerois pas une imprudence qui vous deviendroit fi fatale, & cauferoitlc défefpoir de mon ami , en vous rendant éternellement malheureufe. Cependant je connois les impatiences de 1'amour; je fens combien il doit être pénible , dans votre fituation, d'éprouver quélque retard a la feule confolation que vous puiifiez goüter dans ce moment. A force de m'occuper des moyens d'écarter les obltacles, j'en ai trouvé un dontTexécution fera aifée , fi vous y mettez quelque foin. Je crois avoirremarqué que la clef de la porte de votre Chambre , qui donne fur le corridor, eft toujours fur la cheminéè de votre JMaman. Tout deviendroit facile avec cette clef, •vous devez bien le fentir; mais a fon défaut, je vous en procurerai une femblable , & qui la  » A U G E R E V S E S. fuppléera. II me fuffira, pour y parvenir, d avoir 1 autre une heure ou deux k ma dit pofition. Vous devez trouver aifémentl'occafioB de la prendre.; & pour qu'on ne s'appercoive pas qu elle manque , j'enjoins ici une a moi, qu. eft affez fenlblable, pour qu'on n'en voic pas la difference, a moins qu'on ne .feflaie; ce qu on ne tentera pas. II faudra feulement que vous ayez foin d'y mettre un ruban, bleu iS.palle, comme celui qui eft a la votre. Il'faudroit tacher d'avoir cette clef pour demain ou après demain , k I'hcure du déjeuner; paree qu'il vous fera plus facile de mc la donner alors, & qu'elle pourra étre remire a fa place pour Ie foir, temps oü votre Maman pourroit y faire plus d'attention. Je pourrai vous Ia rendre au moment du diner, fi nous nous entendons bien. Vous favez que quand on paffe du fallon » la iailea manger, c'eft toujours Mde de Rofemonde qui marche la derniere. Je lui donnera. Ia mam. Vous n'aurez qu'a quirter votre inetierde tapifferie lentement, ou bien laiffer tomber quelque chofe, de facon a refter en arnere: vous faurez bien alors prendre la clef • - que } aura. foin de tenir derrière moi. II „è faudra pas negüger, auffi-töc après 1'avoirprife, de rejo.ndre ma vieille tante, & de lui faire quelques careffes Si par hafard vous Iaiffiez 'tomber cette clef, n'allez pas vous déconcer-  144 Les Liaisons' ter; je feindrai que c'eft moi, & je vous réponds de tout. Le peu de confiance que vous témoigne votre Maman, & fes procédés fi durs envers vous , autorifent de refte cette petite fupercherie. C'eft au furplus le feul moyen de continuer a recevoir les Lettres de Danceny, & a lui faire paffer les vótres; tout autre eft réeilement trop dangereux, & pourroit vous perdre tous deux fans reffource : auffi ma prudente amitié fe reprocheroit-elle de les employer davantage. Une fois maitres de la clef, il nous reftera quelques précautions a prendre contre le bruit de la porte & de la ferrure : mais elles font bien faciies. Vous trouverez, fous la même armoire ou j'avois mis votre papier , de 1'huile &uneplume. Vous allez quelquefois chez vous a deux heures oü vous y êtes feule : il faut en profiter pour huiler la ferrure &les gonds. La feule attention a avoir, eft de prendre garde aux taches qui dépoferoient contre vous. 11 faudra auffi attendre que la nuit foit venue , paree que, fi cela fe fait avec 1'intelligence dont vous êtes' capable, il n'y paroitra plus le lendemain matin. ( Si pourtant on s'en appercoit, n'hefitez pas a dire que c'eft le Frotteur du Chateau. II faudroit, dans ce cas, fpécifier le temps , même les difcours qu'il vous aura tenus : comme par exemple , qu'il prend ce foin contre la rouille, pour  B'ANGEREUSES. 14e; pour toutes les ferrures dont, on ne fait pas ufage. Caf vous fentez qu'il ne feroit pas vraifemblable que vous euffiez été témoin de ce tracas fans en demander la caufe. Ce font ces petits détails qui donnent la vraifemblance, & la vraifemblance rend les menfonges fans conféquence , en ótant le defir de les vérifier. Après que vous aurez lu cette Lettre, je vous prie de la relire, & même de vous en occuper : d'abord , c'eft qu'il faut bien favoir ce qu'on veut bien faire ; enfuite , pour vous affurer que je n'ai rien omis. Peu accoütumé a employer Iafineffe pour mon compte , je n'en ai pas grand ufage ; il n'a pas même falltt moins que ma vive amitié pour Danceny& Pintéiêt que vous infpirez, pour me déterminer a me fervir de ces moyens , quelqu'inno. cents qu'ils foient. Je hais tout ce qui a Pair de la tromperie; c'eft la mon caraétere. Mais vos malheurs m'ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir. Vous penfez bien que , cette communicatiom une fois établie entre nous, il me fera bien plus facile de vous procurer, avec Danceny, 1'entretien qu'il defire. Cependant ne lui parlez pas encore de tout ceci; vous ne feriez qu'augmenter fon impatience, & le moment de la fatisfaire , n'eft pas encore tout-a-fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutót que de 1'aigrir. Je m'en rapporté la-deffus a Votre délicateffe. Adieu, ma belle pupille: car II. Portie. Q  146 Le s Liaisons vous êtes mapupille. Aimezunpeu votre tutcur, &'fur-tout ayez avec lui de la, docilité ; vous vous cn trouverez bien. Je m'occupe de votre bonheur, & foyez füre que j'-ytrouverai-le mien. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Vul mo nt. Enfin vous ferez tranquille, & fur-tout ■vous me rendrez juftice. Ecoutez & ne me confondez plus avec les autres -femmes. .J'ai mis a la fin mon aventure avec Prévan ; a fin! entcndez - vous bien ce que cela veut dire? A préfent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra fe vanter. Le récit ne fera pas fi plaifant •que 1'aétion: auffi ne feroit-il pas jufte que , tandis que vous n'avez fait que raifonner bien -ou mal fur cette affaire, il vous en revint autant de plaifir qu'a-moi, qui y donnois mon temps ■-& ma peine. Cependant, fi vous avez quelque grand coup -a faire , fi vous devez tenter quelqu'entreprife -ou ce rival dangereux vous paroiffe a craindre, De.;. ce 24 'Septemhre 17**. LETTRE LXXXV.  BANGE RE USES. 147 ar-rivez. II vous laiiTe le champ libre , au moins pour quelque temps ;/ peucêtre même ne fe relevera-t-il jamais du coup queje lui ai porté. Que vous êtes heureux de m'avoir pour amie!. Je fuis pour vous une Fée bienfaifante. Vous languiflézloin de laBeaatéqui vous engage; je dis un mot, & vous vous retrouvez auprès d'elle." Vous voulez vous venger d'une femme qui vous nuit; je vous marqué 1'endroitoti vous devezfrapper, &la livre 'a votre difcretion. Enfin, pour écarter de la liceun concurrent redoutable, c'eft encore moi que vous invoquez , & je vous exauce. En vérité, fi vous nepaffez pas votre vie a me remercier , c'eft que vous êtes un ingrat. Je reviens a mon aventure & Ia reprends d'origine. Le rendez-vous donné fi haut, a la fortie deFOpéra (1 ), fut entendu comme je favois efpere Prevan s'y rendit; & quand la Maréchale lui dit obhgeamment qu'elle fe féiicitoit de levok deux fois de fuite a fes jours , il euslom de répondre que depuis Mardi foiril avo* defait mille arrangemens, pour pouvoir ainfi. diipofer de cette foirée. A bon entendeur, Jalut.' Comme je voulois pourtant favoir, avec plus de certitude, fi j'étois ou non le véritable objet de cet empreiTemeut flatteur, je voulus forcer le foupirant nouveau de choifir entre moi & fon gout dominant. Je déciarat XO Voyez la Lettre LXXIV. G z  148 Les Liaisons que je ne jouerois point: en effet, il trouva, de fon coté, mille prétextes pour ne pas jouer; & mon.premier triomphe fut fur le lanfquenet. Je m'emparai de 1'Evêque de .. .. pour ma converfation ; je le choifis a caufe de fa liaifon avec le héros du jour, a qui je voulois donner toute facilité de m'aborder. J'étois bien aife auffi d'avoir un témoin refpeélable qui put au befoin , dépofer de ma conduite & de mes difcours. Cet arrangement réuiïit. Après les propos vagues & d'ufage, Prevan s'étant bientöt rendu maitre de la converfation, prit tour-a-tour différens tons, pour effayer celui qui ponrroit me plaire. Je refufai celui du fentiment, comme n'y croyant pas; j'arrêtai par mon férieux, fa gaieté qui me parut trop légere pour un début; il fe rabattit fur la délicate amitié; & ce fut fous ce drapeau bannal, que nous commencames notre attaque réciproque. Au moment du fouper , 1'Svêque ne defcendoitpas; Prévan me donna donc la main, & fe trouva naturellement placé a table a cóté de moi. II faut être jufte; il foutint avec beaucoup d'adreffe notre converfation particuliere, en ne paroiffant s'occuper que de la converfation générale , dont il eut l'air de faire tous les frais. Au deffert, on paria d'une Piece nouvelle qu'on devoit donner le Lundi fuivant aux Francois. Je témoignai quelques regrets de n'avoit pas ma loge ; il m'offrit la fienne que je refufai d'abord, comme cela fe pratique : a quoi il  D' A N G E R E U S E S. 149 répondit affez plaifamment que/je nel'énteiu dois pas ; qu'a coup-fur il ne feroit pas le facri. ficede fa l()ge a quelqu'un qu'il ne connoiffoit pas, mais qu'il m'avertiffoit feulement que MdelaMaréchaleen difpoferoit. Elle feprêca a cette plaifanterie , & j'acceptai. Remonté au fallon, il demanda, comme vous pouvez croire , une place dans cette loge; & comme la Maréchale, qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promiuV/ étoitfage, den pnt Poccafion d'une de ces converfations a doublé entente, pour lefquelles vous m'avez vante fon talent. En effet, s'étant mis a fes genoux , comme un enfant foumis, difoit-il, ious prétexte de lui demander fes avis & d'implorer fa raifon , il dit beaucoup de chofes flatteufee &-affêz tendres, dont il m'étoit facile de »r>e faire 1'application. Plufieurs perfonnes ne s etant pas remifes au jeu 1'après-fouper , la converfatmn fut plus générale & moins intéret fante : mais nos yeux parierent beaucoup. Te dis nos yeux; je devrois dire les fiens, car les m.ens n eurent qu'un langage, celui de Ia ferpnfe 11 dut penfer que je m'étonnois & m occupoisexceflivement de 1'effet prodigieux qu il faffoitfurmoi. Je crois que je le laiffai ton latisiait; Je n etois pas moins contente. Le Lun^ f™t. je fus aux Francois comme nous „ etions convenus. Malgré votre curiofité litteraire, je ne puis vous rien dire du Spectacle, finon que Prevan a un talent merveilleux G 3  is® Les Liaisons pour In cajolerie , & que laPiece efttombée: voila tout ce que j'y ai appris. Je voyois avec peine finir cette foirée , qui réeilement me plaifoit beaucoup; &.pour la prolonger, j'offris k la Maréchale de venir fouper chez moi: ce qui me fournit le prétexte de le propofer a 1'aimable Gajoleur, qui ne demanda que le temps de courir , pour fe dégager , jufques chez les Comteffes de P*** (i ). Cenom me rendit toute ma colere ; je vis clairement qu'il alloit commencer les confidences: je me rappellai vos fages confeils & me promis bien.... de pourfuivrel'aventure; fürequeje le guéri* rois de cette dangereufe indifcrétion. Etranger dans ma fociété, qui ce foir-la etoit peu nombreufe , il me devoit les foins d'ufage ; aulïi, quand on alla fouper, m'olfrit-il lamain. J'eus la maficey en 1'acceptant, de mettre dans la mienne'un léger frémiüement, & d'avoir, pendant ma marche, les yeux baiiïés & la refpi-i ration haute. J'avois l'air de preffentir ma défaite , & de redouter mon vainqueur. II le re* marqua a merveille ; auffi le traitre changeat-il fur le champ de ton & de maintien. 11 étoit galant, il devint tendre. Ge n'eft pas que les propos ne fuffent a-peu-près les mêmes , la circonftance y forcoit: mais fon regard, devenu moins vif, étoit plus careffant: 1'inflexion de fa voix plus douce ; fon fourire n'étoif (i) Voyez la Lettre LXX.  BANGEREÜS.ES. I plus celui delafineffe , mais du contenteménn Enfin dans fes difcours, éteignant peu-a-peu le feu de la faillie , Fefprit fit place a la délicateflê. Je vous le demande, qu'eufliez-vous fait de mieux ? De mon cóté , je devins réveufe , a tel point qu'on fut forcé de s'en appercevoir; & quand on m'en fit le reproche , j'eus 1'adrefié de m'en défendre mal-adroitement , & de jetter fur Prévan un coup-d'021'l prompt, mais tiniideü deconcerté, & propre a lui faire croire que toute ma crainte étoit qu'il ne devinatk caufe de mon trouble. Après fouper, je profitai du temps- oü la bonne Maréchale contoit une de ces hiftoires qu'elle conté toujours, pour me placer fur mon Ottomanne, dans cet abandon que donne une tendre rêverie. Je n'étois pas fachée que Prévan me vit ainfi ; il m'honora , en effet, d'une attention toute particuliere. Vous jugez bien que mes timides regards n'ofoient chercher les yeux de mon vainqueur: mais dirigés vers lui d une maniere plus humble , ils m'apprirent bientót que j'obtenois 1'effet que je voulois pro. duire. II faüoit encore lui perfuader que je Ie partageöis: auffi , quand la Maréchale annoncaqu elle alloit fe retirer, je m'écriai d'une voix molle & tendre: Ah Dieu!. j'étois fi bien-la • Jemelevai pourtant: maisavant de me fépa'er d elle , je lui demandai fes projets , pour wou un prétexte de dire lcs miens, & de faire G 4  i?2 Les Liaisons favoir que je refterois chez moi le fur-lendeniain. La-deffus tout le monde fe fépara. Alors je me mis a réfléchir. Je ne doutois pas que Prévan ne profitat de 1'efpece de rendez-vous que je venois de lui donner; qu'il n'y vint d'affez bonne heure pour me trouver feule, & que Pattaque ne fut vive : mais j'étois bien füre auffi , d'aprcs ma réputation, qu'il ne me traiteroit pas avec cette légéreté que , pour peu qu'on ait d'ufage , on n'emploie qu'avec les femmes a aventures, ou celles qui n'ont aucune expérience; & je voyois mon fuccès certain s'il prononqoit lc mot c1'amour , s'il avoit la prétention , fur-tout, de 1'obtenir de moi. Qu'il eft commode d'avoir affaire a vous autres gens d principes ! quelquefois un brouillon d'Amoureux vous déconeerte par fa timidité, ou vous embarraffe par fes fougueux tranfports; c'eft une fievre qui, comme 1'autre, a fes friffons & fon ardeur , & quelquefois varie •dans fes fymptömes. Mais votre marche réglée fe devine fi facilement ! L'arrivée, le maintien , le ton , les difcours , -je favois tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre converfation que vousfuppléerez aifément. Obfervez feulement que , dans ma feinte défenfe, je 1'aidois de tout mon pouvoir: embarraspour lui donner le temps de parler; mauvaifes raifons , pour être combattues ; crainte & méfiance, pour ramener les proteftations; & ce refrain perpétuel de fa part, je ne vous demande  n A N G E R E U S E S. 15 j quhtn mot & ce filence de la mienne, qui femble ne le laiffer attendre que pour le faire defirer davantage; au travers de tout cela, une main cent fois prife , qui fe retire toujours & ne fe refufe jamais. On pafferoit ainfi tout un jour ; nous y paffames une mortelle heure : nousy fcrions peut-étre encore, fi nous n'a. vions entendu entrer un carrofie dans ma Cour Cet heureux contre-temps rendit, comme de raifon, fes inftances plus vives ; & moi, voyant le moment arrivé, oü j'étois a 1'abri de toute lurpnfe , ^après m'ètre préparée par un long ioupir, jaccordai le mot précicux. On an nonca , & peu de temps après j'eus un eerde allez nombreux. Prévan me demanda de venir le lendemain matm & jy confentis,- mais, foigneüfe de me défendre, j ordonnai a ma Femme - dechambre de refter tout le tems de cette vifite dans ma chambre a coucher, d'oü vous favez qu on voit tout ce qui fe pafte dans mon cabinet de toilette , & ce fut-la que je ie recus. Libres dans notre converfation, & ayant tous deuxlememe defir, nous fümès bientöt d'accord: mais il falloit fe défaire de cefpectateur importun; c'étoit oü je 1'attendois. _ Alors, lui faifantamon gré ie tableau de ma Vie inteneure, je lui perfuadai aifément que nous ne trouverions jamais un moment de li. berte ; & qu'il falloit regwder comme une efpece de miracle, celle dont nous avions joui G 5  1*4 Les Liaisons hier , qui même laifferoit encore des dangers trop grands pour m'y expofer, puifqu'a tout moment on pouvoit entrer dans mon fallon. Je ne manquai pas d'ajouter que tous ces ufages s'étoient établis, paree que jufqu'a ce jour ils ne m'avoient jamais contrariée ; & j'inif'ftai en même temps fur rimpoffibilité de les changer, fans me compromettre aux yeux de mes gens. II eiTaya de s'attrifter, de prendre de 1'humeur,de me dire que j'avois peu d'amour ; & vousdevinezcombien tout cela me touchoic! MaisYoulant frapper le coup décifif-, j'appellai les larmes a mon fecours. Ce fut exactement leZaïre, vous plcurez. Cet empire qu'il fe crutfur moi, & 1'efpoir qu'il en concut de me perdre a fon gré, lui tinrent lieu de tout 1'amour d'Orofmane. Ce coup de théatre paffe, nous revinmesaux arrangemens; Au défaut du jour, nousnous occupames de la nuit-: mais mon Suiffedevenoit un obftacle infurmontable, & je nepermettois pas qu'on effayat de le gagner. 11 me propofa la petite porte de mon jardin : maisje l'avois prévu , & j'y créai un chien qui, tranquille & Glencieux lejour, étoit un vrai démon la nuit. La fapilité avec laquelle j'entrat1 dans tous ces „détails étoit bien propre a 1'enhardir; auffi vint-il a me propofer Pexpédient le plus ridicule , & ce fut celui que j'acceptai. D'abord, fon Domeftique étoit fur commeki-rusme; en cela il ne trompoit gueres, 1'ua  OANGEREUSES. ifó l?étoit bien autant que 1'autre. J'aurois un grand fouper chez moi ; il y feroit, il prendroit fon temps pour fortir feul. L-'adroit confident appeüeroitla voiture, ouvriroit la portiefe; & lui Prévan, au lieu de monter, s'efquiverok adroitement. Son Cocher ne pouvoit s'en- appercevoir en aucune facon; ainfi forti pour tout Je monde , & cependant refté chez moi , il s ag.ffok de favoir s'il pourroit parvenir a mon appartement, j'avoue que d'abord mon embarras fut de trouver, contre ce projet, d'affez' mauvaifes raifons pour qu'il pik avoir l'air de les detruire; il y répondit par des exemples. A l entendre , rien n'étoit plus ordinaire que ce moyen; lui-même s'en étoit beaucoup fervi c etoit même celui dont il faifoit Ie plus dV iage , comme Ie moins dangereux. Subjuguée par ces autorités irrécufables ' je convins , avec candeur, que j'avois bien nrr eicalier derobe qui conduifoit trés-prés de mon bouaou-; que je pouvois y laiffer la clef; & qu il lui feroit poffible de s'y enfermer, & d'at fSt' rfT beaUC°Up de ri[^s',<ï»z mes femmes fuffent redrées; & puis , pour donn'ct plus de vraifemblance a mon confcntement Ie moment d après je ne voulois plus, je ne reve nors a confentir qu'a conaition d'une foumiffion Parfaite, d une fageffe Ah ! quelle fageffe > Enfin je voulois bien lui prouver mjn amour ' mais non pas fatisfaire Je iien. La fortie , dont j'oubiiois de vous pnrler G 6  15 6 Les Liaisons devoit fe faire par la petite porte du jardin : il res'agiffoit que d'attendre le point du jour; le Cerbere ne diroit plus mot. Pas une ame ne paffe a cette heure-la , & les gens font dansle plus fort du fommeil. Si vous vous étonnez de ce tas de mauvais raifonnemens, c'eft que vous oublie-/, notre fituation réciproque. Qu'avions nous befoin d'en faire de meilleurs? 11 ne demandoit pas mieux que tout cela fe fut, & moi, j'étois bien fïire qu'on ne le fauroit pas. Le jour fut fixé au fur-lendemain. Remarquez que voila une affaire arrange*, & que perfonne n'a encore vu Prévan dans ma fociété. Je le rencontre a fouper chez une de mes amies; il lui offre fa loge. pour une Piece nouvelle , & j'y accepte une place. J'invite cette femme a fouper, pendantle Spectacle & devant Prévan; je ne puis prefque pas me difpenfer de lui propofer d'en être. II accepte & me fait, deux jours après, une vifite que 1'ufage exige. 11 vient ala vérité me voir le lendemain matin : mais outre que fes vifites du matin ne marquent plus, il ne tient qu'a moi de trouver cc-lle-ci trop lefte ; & je le remets en effet dans la claffe des gens moins liés avec moi, par une invitation écrite, pour un fouper de cérémonie. Je puis bien dire comme Annette : Mais voila tout, pourtant! Le jour fata! arrivé, ce jour oü je devois perdre ma vertu & ma réputation, je donnai mes inftruétions a ma fidelle Victoire.  DAUGSREÜSES. I$7 & elle les exécuta comme vous le verrez bientöt. Cependant le foir vint. J'avois déja beaucoup de monde chez moi, quand on y annonqa Prévan. Jelerequs avec unepoliteffe marquée, qui conftatoit mon peu de liaifon avec lui ; & je le mis a la partie de la Maréchale , comme étant celle par qui j'avois fait cette connoiffance. La foirée ne produifit rien qu'un trèspetit billet, que le difcret Amoureux trouva moyen de me remettre, & que j'ai brulé fuivant ma coutume. 11 m'y annonqoit que je pouvois compter fur lui; & ce mot elTentiel étoit entouré de tous les mots parafites, d'amour , de bonheur, &c., qui ne manquent jamais de fe trouver a pareille fête. A minuit, les parties étant finies, je propofaiune courte macédoine (i). J'avois le doublé projet de favorifer 1'évafion de Prévan, & en même temps de la faire remarquer; ce qui ne pouvoit pas manquer d'arriver, vu fa réputation de Joueur. J'étois bien aife auffi qu'on pütfe rappeller au befoin, que je n'avois pas étépreffée de refter feule. Le jeu dura plus que je n'avois penfé. Le Diable me tentoit, & je fuccombai au defir (i) Quelques performes ignorent peut-être qu'une macédoine eft un afl'emblage de plufieurs jeux de hafard parmi leiquels, chaque Coupeur a droit de choifir loii'que c'eft a lui a tenir la main. C'eft une des inventions du fiecle.  ivS Les Liaisons d-'aller confoler Pimpatient prifonnier.- Je m'acheminois ainfi a ma perte , quand je réfléchis qu'une fois rendue tout-a-fait, je n'aurois plus, fur lui, 1'empire de le tenir dans le coftume de dé cence néceffaire a nies projets. J'eus la force de réiifter. Je rebrouffai chemin-, & revins, non fans humeur, reprendre place a ce jeu éterneP 11 finic pourtant, & chacun s'en alla. Pour moi, jéfonnai mes femmes , je me déshabilrai fort vke, & les renvoyai de même. Me voyez-vous, Vicomte, dans ma toilette légere, marchantd'un pas timide & circonfpecl; & d: une main mal affurée ouvrirla porte a mon vainqueur ? '11 m'apperqut, 1'éelair n'eft pas plus prompt. Que vous dirai-je ? je fus vaincue, tout-a-fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot pour l;arrêter ou me défendre. 11 -voulut enfuite prendre tine fituadon plus commode & plus convenablè aux circonftances. II maudiffóit fa piruré" , qui, ciifo!t-il, 1'éloignoit de moi; il vouloit me combattre a armes égales: mais mon extréme timidité s'oppofa a ce projet, & mes tendres careffes ne lui en iaifferent pas le temps. II s'occupa d'autre chofe. Ses- drdits étoient doublés , & fes prétentiöns revinrent : mais alors : " Ecoutez-moi, ,3 lui dis-je; vous aurez jufqu'ïci un affez ,y agréable récit a faire aux deux Comteffes de P***', & a mille autres: mais je fuis curieufe „ de favoir comment vous raconterez la fin de 3, 1'aventure „. Enparlant ainfi'. je fonnuis de-  IfAÏSEREüSÏJ. IfJ toutes mes forces. Pour le coup , j'eus mon tour, & mon aclion fut plus vive que h parole. H n'avoit encore que balbutié, quand j'enten* dis Victoire accourir, & appelier les Gens qu'elle avoit gardés chez elle, comme jè le lui avois ordönné. La , prenant mon ton de Reine,& élevantla voix : " Sortez , Monfieur, con„ tinuai-je, & ne teparoiffez-jamais devant „ moi,,. La-deffus, la foule de mes gens entra.. Le pauvre Prévan perdit la tête, & croyant voir un guet-a-pens dans ce qui n'étoitau fond qu'une plaifanterie, il fe jetta fur fon épée. Mal lui en prit: car mon Valet-de-chambre ,.. brave &'vigoureux, le faifit au corps & le terraila. J'eus , je l'avoue , une frayeur morteüe.. Jecriai qu'on arrêtat , éi Ordonnai qu'on iaiiTat ' fa retraite libre, en s'aifurant feulement qu'il fortit de chez moi. Mes gens m'obéirent: mais. la rumeur étoit grande parmi eux; ils s'indignoient qu'on eut ofé manquer k leur vertueufe Maitreffe. Tous accompagneren! le malencontreux Chevalier, avec bruic & fcandale,. comme je le fouhaitois. La feule Victoire refta, & nous nous occupames pendant ce temps a/ réparerle défordre de mon lit. Mes gens remonterent toujours en tumulte;., &moi, encore toute e'mue, je leur demandai par quel bonheur ils s'étoient encore trouvéa. levés; & Victoire me raconta qu'elle avoit donné «fouper a deux de fes amies , qu'on avoit veillé shez elle, & enfin tout ce dont nous étions  ïóo Les Liaisons. - conventies enfemble. Je les remerciai tous, & les fis retirer, en ordonnant pourtant a 1'urt d'eux d'aller fur-le champ chercher mon Médecin.' II me parut que j'étois autoriféea craindre 1'effet de mon faiftjjcment mortel; & c'étoit un moyen sür de donner du cours & de la célébrité a cette nouvelle. II vint en effet, me plaignit beaucoup , & ne m'ördonna que du repos. Moi, j'ordonnai de plus a Victoire, d'aller le matin de bonne heure bavarder dans le voifinage : • Tout a fi bien réuffi , qu'avant midi, & aufii-töt qu'il a été jour chez moi, ma dévote Voifine étoit déja au chevet demon lit, pour favoir la vérité & les détails de cette horrible aventure. J'ai été obligée de me défoler avec elle, pendant une heure, fur la corruption du fiècle. Un moment après , j'ai requ de la Maréchale le billet que je joins ici. Enfin , avant cinq heures, j'ai vu arriver , a mon grand étonnement, M.... ( i ). II venoit, m'a-t-il dit, me faire fesexcufes, de ce qu'un Officier de fon Corps avoit pu me manquer a ce point. II ne 1'avoit appris qu'a diner chez la Maréchale , & avoit fur-le-champ envoyé ordre a Prévan de fe rendre en prifon. J'ai demandé grace , & il me Pa refufée. Alors j'ai penfé que, comme complice, il falloitm'exécuter demon ( i ) Le Commandant du corps dans lequel M. Ac Prévan fervoit.  DANGEREUSES. itfï cóté, & garderau moins de rigides arrêts. J'ai fait fermer ma porte, & dire que i'étois incommodée. C'eft k ma folitude que vous devez cette longue Lettre. J'en écrirai une a Mde de Volanges, dont fürement elle fera lecture publique, & oü vous verre'/ cette hiftoire telle qu'il faut la raconter. J'oubliois de vous dire que Belleroche eft outré , & veut abfolument fe battre avec Prévan. Le pauvre garcon ! heureufement faurai le temps de calmer fa tête. En attendant, je vais repofer la mienne, qui eft fatiguée d'écrire, Adieu , Vicomte. Du Chateau de . .. ee 15 Sept. 17**, au foir.  i6z Ees Liaisons. LETTPvE LX XXVI. La Maréchale de.... a la Marqnifc de Merteuil. ( Billet inclus duns la précédente ), JVJoN Dieu ! qu'eft-ce donc que j'apprends; ma chere Madame? eftrij poffible que ce petit Prévan faiPe de pareilles abominations ? 8c encore vis-a-vis de vous! A quoi on eft expofé! enne fera doncplus en fiireté chez foi! En vérité , ces événemens - la confolent d'être vieille. Mais de quoi je ne me confolerai jamais , c'eft d'avoir été en partie caufe de ce que vous avez recu un pareilmonftre chez vous. Je. vous promèts bien- que ff ce qu'on m'en a dit eft vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi; c'eftle parti que tous les honnêtes gens pfehdro'nt avec lui, s'ils font ce qu'ils doivent. On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, & je fuis inquiete de votre fanté. Donnez-moi, je vous prie , de vos cheres nouvellés; ou faites-m'en donner par une de vos femmes , fi vous ne le pouvez pas vous-même. Je ne vous demande qu'un mot pour me tranquillifer. Je ferois accourue chez vous ce matin,  DANGEKEUSES". rÖ"j fans mes bains que mon Docleur ne me permet pas d'interrompre ; & il faut que j'aillë cet après-midi a Verfailles , toujours >pour Taffaire de mon neveu. Adieu, ma chere Madame; comptez pour la vie fur ma fmcere amitié. Paris, ce 25 Scptemhre 17**. LETTRE LXXXV H, La Marquife de Merteoil d Madame de Vo lun g e s. J E vous écris de mon lit, ma chere bonne amie. L'événement le plus défagréable , & le plus impoifiblea prévoir, m'a rendue malade de faiOffement & de chagrin. Ce n'eft pas qu'affurément j'aie rien a me reprocher": mais il eft toujours fi péniblepour une femme honnête & qui conferve la mocleftie convenable a fon fexe, de fixer fur elle 1'attention publique, que je donnerois tout au monde pour avoir pw éviter cette malheureufe aventure; & que je ne fais encore, fi je ne prendrai pas le parti d'aller a la campagne attendre qu'elle foi& oubliée. Voici ce dont il- s'agit.  Les Liais©ns J'ai rencontré chez la Maréchale de un M. de Prévan que vous connoiffez ftirement de nom , & que je ne connoiffois pas autrement. Mais en le trouvant dans cette maifon , j'étois bien autorifée, ce me femble, a le croire bonne compagnie. II eft affez bien fait de fa perfonne , & m'a paru ne pas manquer d'efprit. Le hafard & 1'ennui du jeu me laifferent feule de femme entre lui & 1'Evêque de ..., tandis que tout le monde étoit occupé au lanfquenet. Nous caufames tous trois jufqu'au moment du fouper. A table , une nouveauté dont on paria, lui donna occafion d'offrir fa loge a Ia Maréchale , qui 1'accepta; & il fut convenu que j'y aurois une place. C'étoit pour Lundi dernier, aux Francois. Comme la Maréchale venoit fouper chez moi au fortir du Spedacle, je propofai a ce Monfieur de 1'y accompagner, & il y vint. Le fur-lendemain il me fit une vifite qui fe paffa en propos d'ufage, & fans qu'il y eüt du tout rien de marqué. Le lendemain il vint me voir le matin, ce qui me parut bien un peu lefte : mais je crus qu'au lieu de le lui faire fentir par ma facon de le recevoir, il valoit mieux Pavertir par une politeffe, que nous n'étions pas encore auffi intimément liés qu'il paroiffoit le croire. Pour cela je lui envoyai, le jour même , une invitation bien feche & bien cérémonieufe , pour un fouper que je donnois avant-hier. Je ne lui adreffai pas la'parole quatre fois dans toute la foirée , &lui, de fon  DANSEREUSES. ttf? cóté, fe retira auffi-tot fa partie finie. Yous conviendrez que jufques-Ia rien n'a moins l'air de conduite a une aventure: on fit, après les parties , une macédoine qui nous mena jufqu'a prés de deux heures ; & enfin je me mis au lit. II y avoit au moins une mortelle demi-heure que mes femmes étoient retirées, quand j'entendis du bruit dans mon appartement. J'ouvris mon rideau avec beaucoup de frayeur , & vis un homme entrer par la porte qui conduit a mon boudoir. Je jettai un criperqant; & je ïeconnus, a la clarté de ma veilleufe, ce M. de Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas m'alarmer; qu'il alloit m'eclaircir le myftere de fa conduite, & qu'il me fuppliok de ne faire aucun bruit. En par.. lant ainfi, ilallumoit une bougie; j'étois faifie au point que je ne pouvois parler. Sori air aifé & tranquille me pétrifioit, je crois, encore davantage. Mais il n'eutpas dit deux mots, que je vis quel étoit ce prétendu myftere ; & ma feule réponfe fut, comme vous pouvez croire, de me pendre a ma fonnette. ' Par un bonheur incroyable, tous les Gens de 1 office avoient veillé chez une de mes Femmes , '& n'étoient pas encore couchés. Ma Femme-de-chambre, qui, en venant chez moi, m entendit parler avec beaucoup de chaleur , fut efFrayee, & appella tout ce monde-la. Vous jugez quel fcandale! Mes Gens étoient furieux; je vis le moment oü mon Valet-de-chambre  't66 Les Liaisons tuok Prévan. J'avoue que, pour Pinftant, je fus. fort aife de me voir en force : en y réfléchiffant aujourd'hui, j'aimerois mieux qu'il ne fut venu que ma Femme-de-cbambre; elle auroit fuffi , & j'aurois peut-être évité cet éclat qui m'afflige. Au lieu de cela, le tumulte a réveillé les voifins , les Gens ont parlé , & c'eft depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Prévan eft en prifon par ordre du Commandant de fon Corps^ qui a eu Fhonnêteté de paffer chez moi, pour me faire des excufes , m'a-t-il dit. Cette prifon Ta encore augmenter le bruit: mais je n'ai jamais pu obtenir que cela fut autrement. La Ville & la Courfe font fait écrire a ma porte, que j'ai fermée a tout le monde. Le peu de perfonnes que j'ai vues, m'a dit qu'on merendoit juftice , & que 1'indignation publique étoit au comble contre M. de Prévan : affurémeut il le mérite bien , mais cela n'öte pas le défagrément de cette aventure. De plus, cet homme a furement quelques amis, & fes amis doivent être méchants : qui fait, qui peut favnir ce qu'ils inventeront pour me nuire ? Mon Dieu , qu'une jeune femme «ft malheureufe ! elle n'a rien fait encore, quand elle s'eft mife a Pabri de la médifance,; ilfaut qu'elle en impofe même ala calomnie. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait, ce que vous feriez a ma place; .enfin, tout ce que vous penfez. C'eft toujours  DA.NGEREÜSES. 157 €e vous que j'ai recu les confolations les plus douces & les avis les plus fages; c'eft de vous auffi que j'aime le mieux a en recevoir. Adieu , ma chere & bonne amie; vous'connoiffez les fentimens qui m'attachent a vous pour jamais. J'embrafie votre aimable fille. Paris , ce 26 Scptemhre 17**. Mn de da feccnde Portie,    De L(aelos), C(hoder]os) - tea Liaisons Dangereusea ou Lettres cueillies dans une Société & oubliées ÏoSt^ i m«»+™„ï? ? ' EeT autres. I/IV. A Amsterdam, Sico.£miï ^24 2 oSf M? d1\^1S?es Tfgnetteff"Wtlea & 4 WtleS- Eaoh titls <=ontains a printer'sHoogst zeldzame onbekende amsterdamsohe uitgave van 1782 het jaar waarin de édition originale verscheen. ' Jïl* ?07„e? "?eelijk hebben wij alle literatuur en bibliosra*»esr, nergena vl^tT*" "ES»"?'*"?" dez8 I Amsïerdfm-*Jerd p ^riiïeendu r^s^^Li^ns^ iSiaioSbrei s oiS^.lè eid.%eseïadDê: is:; lé} s V?: j0^ zien jan de opdruk: «A Amstlrdam: / St se W èPari /cï lot op Heden hebben wij nergens kunnen vaststellen intitttH lef^eellff^ 2ijD in <*'S'dUJ PlaatT** vïorPdreael0iialle^ ?™,k°f rft tuasei1 Durand-Neveu en Oh. de L. 2e orig. uitg fêdrSt Is Stl^l™ Dueuf (°I> P-15) dat *e n i . * gearuKX is met net lettertype ""El^p-ö-ipt t+0i ^,10h vermoedelijk kan hieruit de konklusie get?o2ken wordln dat ï£ llT flT^n??.^66^ dru* te ^sterdam is gedrukt! Lrïjlt'dt vrat* iL'tert» ZtlTt ï6* 0pdruk "AmsteiiarLparls^fe jimsxeraam gedrukt, of alleen het hoven beschreven fn-f •?« *0 plaats hiervan ook gefingeerd?) oescnreven (.of is de druk- In uitstekende staat, zeer uitzonderlijk voor dit werk.