01 1891 0397 UB AMSTERDAM  LES LIAISONS DANGEREUSES.   LES LIAISONS D A N G E R E U S E S, 0 u LETTRES Recueillies dans une Socic'tc', gf puhliccs pour Vinftruiïion de quelques autrcs. Par M. C de L . . . A AMSTERDAM. •« -ig M. DCC. LXjXXM. J';ii vu les mam-s de mon temps, & j'ai rublie' ces Lettres. J. J. Rousseau, Préf. de la, Nouvelle Hélo-fe. TROISIEME PART IE.   LES LIAISONS DANGEREUSES. L E T T R E LXXXVIII. Cécile Volkan g es au Vicomte ■de V-a l m 0 nt. M , ^ to«t le plaifir que j'ai, Monfieur,, a recevoir les Lettres de M. Ie Chevalier Danceny, & quoique je ne defire pas moins que lui, que nous puiffions nous voir encore, lans quon puifTe nous en empêcher, je n'a'i pas ofe cependant faire ce que vous me propolez. Premiérement, c'efl: trop dangereux ; cette clef qUe vous voulez que je niette k Ja place de l autre lui reffemble bien affez y Ia verne.: mais pourtant, il ne laiffe pas d'aavoir encore de la difference, & Maman re garde i'tout, & s'appercoit de tout. Deplus.' A 3  6 Les Liaisons quoiqu'on ne s'en foit pas encöre fervi depuis que nous lommes ici, il ne faut qu'un malheur ; & li on s'en appercevoit, je ferois perdue pour toujours. Et puis, il me femble auffi que ce feroit bien mal;- faire comme cela me doublé clef,. c'eft bien fort! IJ eft vrai que c'eft vous qui auriez la bonté de vous en charger : mais malgré cela, fi on le favoit, je n'en porterois pas moins le blame & la faute, puifque ce feroit pour- moi que vous 1'auriez. faire. Enfin , j'ai voulu effayer deux fois de la prendre, & certainement cela feroit bierr facile, fi c'étoit tout autre chofe : mais }e ne fais pas pourquoi je me luis toujours mife a trembier. & n'en ai jamais eu le courage. Je crois donc qu'ü vaut mieux refter comme nous fommes. , Si vous avez toujours la bonte cl etre aullicomplaifant que jnfqu'ici, vous trouverez toujours bien le moyen de me remettre une Lettre. Meme pour la derniere, fans le malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout de fuite dans un certain moment, nous aurions eu bien aifé. Je fens bien que vous ne pouvez pas, comme moi, ne fonger qu a ca • mais j'aime mieux avoir plus de patienca& ne pas tant rifquer. Je fuis füre que M. Danceny diroit comme moi : car toutes les fois qu'il vouloit quelque chofe qui me faifoifr trop de peine , il confentoit toujours que cela ne fut pas.  DAN G E R E U S E S. >]■ Je vous remettrai, Monfieur, en même temps que cette Lettre, la vótre , celle de M. Danceny , & votre clef. Je n'en fuis pas moins reconnoiflante de toutes vos bontés, ■ & je vous prie bien de me les continuer. II eftbien vrai que je fuis bien malheurenfe, & que fans vous je le ferois encore bien davantage : mais, après tout , c'eft ma mere ; il faut bien prendre patience. Et pourvu que M. Danceny m'aime toujours, & que vous ne m'abandonniez pas ; il viendfa peut-être un temps plus heureux. J'ai 1'honneur d'être, Monfieur, avec bien de la reconnoiflance, votre trés - humble & *rès-obéiffante fervante. Dc — ce 26 Septembre 1***. 4 4  $ Les Liaisons LETTRE LXXXIX. Le Vicomte de V^lmont au Chevalier D^ancent.- S i. vos affaires ne vont pas toujours auffi vite qi-evousle voudriez, mon ami, ce n'eft pas tom-a-fait a moi qu'il faut vous en prendre J'ai jci plus d'un obftacle a vaincre. La vigilance & la févérité de Mde de Volanges ne font pas les feuls; votre jeune amie m'en oppofe auffi quelques-uns. Soit froideur, ou timidicé , elle ne fait pas toujours ce que je lui confeille; & je crois cependant favoir mieux qu'elle ce qu'il' faut faire: J'avois trouvc un moyèn fimple, commode & fur de lui remettre vos Lettres, & même de facüiter, par la fuité, les entrevues que vous defirez : mais je n'ai pu la décider a s'en fervir. J'en fuis d'autant plus afflige , que je n'en vois pas d'autre pour vous rapproeher d'elle& que même pour votre correfpondance , je crains fans ceffe de nous compromettre tous trois. Or, vous jugez que je ne veux ni courir ce rifque-la, ni vous y expofer 1'un & fautre. _ ( Te ferois pourtant vraiment peme que Ie peu de coafiance de votre petite amie .,  BAUGE.REÜSES. 9 m'empêchat de vous être utile ; peut - être ferrez-vous bien de lui en écrire. Voyez ce que vous voulez faire, c'eft a vous feul a décider ; car ce n'eft pas affez de fervir fes amis , il faut encore les fervir a leur maniere. Ge pourroit être auffi une faqofi de plus, de vous affurer de fes fentimens pour vous ; car la femme qui garde une volonté a elle , n'aime pas autant qu'elle le dit. Ce n'eft pas que je foupconne votre MaitreiTe d'inconftance: mais elle eft bien jeune; elle-a grand'peur de fa M'aman , qui, comme' vous le favez, ne cherche qu'a vous nuire; & peut-être feroit-il dangereux de refter trop long-ternps fans 1'occuper de vous. N'allez pas cependant vous inquiétér a un certain point, de ce que je vous dis-la. Je n'ai dans le fond nulle raifon de méfiance > c'eft eniquement la follicitude del'amitié. Je ne vous écris pas plus longuement, paree que j'ai bien auffi quelques affaires pour mon compte. Je ne fuis pas auffi avancé que vous : mais j'aime autant, & cela confole j & quand je ne réuffirois pas pour moi, fi je parviens a vous être utile , je trouverai que jh'ai bien employé mon temps. Adieu , mon ami. Au Chdtcau de,,., ce zó Séptembrc-17**;. A. j-  i.o Les Liaisons LETTRE XC. La Préfidente de Tourvel du Vicomte d e V confufe & füppliante , vous démander le repos & l'innocence. Ah Dieu! fans vous, etjt-elle jamais été réduite a cette humiliante de* mande < Je ne vous reproclie rien ; je fens trop par mol - même, eómbien il eft difficilè de ^ réfifter a un fentiment iropérieux, Une ptainten'eft pas un murmure. Faites par géi nérofité ce que je fais par devolrj & a tous les fentimens que vous m'avez infpirés , j3 joindrai celui' d'une éternelle reconnoiffance. Adieu, adieu, Monfieur. De. . . cc27 Septembre 17**  i4 Les Liaisons LETTRE XCI. Le Vicomte de V^lmont d la Frefdente de Tourvel. CoNSTEKNÉ par votre Lettre, j'ignore encore, Madame, comment je pourrai y répondre. Sans douie, s'il faut choifir. entre votre malheur & le mien ,.c'eft a moi a ras facriner, & je ne balance pas : mais de. fi grands intéréts méritent bien, ce me femble, d'être avaat tout difcutés & éclaircis; & comment y parvenir , fi nous ne devons plus nous parler ni nous voir. Quoi? tandis que les fentimens les plus doux nous uniffent, une vaine terreur fuffira pour nous féparer, peut-être fans retour! En vain 1'amitié tendre, 1'ardent amour, reclameront leurs droits; leurs voies ne feront point entendues : & pourquoi? quel eft done ee danger preffant qui vous menace ? Ah! croyez-möi , de pareilles craintes, & fi légérement concues, font déja, ce me femble 5d'affez puiffans motifs dé fécurité. Permettez-moi de vous^ ledire , je retrouve ici la tracé des imprefllons défaverables qu'on vous a données fur moi. On ne tremble point auprès de l'homme qu'on eftime; on n'éioigne  D A N G E R E U S E" S. ïfe pas, fur-tout, celui-qu'on a jugé digne de quelque amitré: c'eft l'homme dangereux qu'on redoute & qu'on fuit. Cependant, quifut jamais plus refpectueux& plus foumis que moi ? Déja , vous levoyez, je m'obferve dans mon langage ; je ne permets pltis ces noms fi doux, fi chers a mon coerr,& qu'il ne ceiTe de vous donner, en fecret. Ge n'eft: plus 1'amant fidele & malheareux, recevant les confeils & les cor.folatipns d'une amie tendre & fenfible; c'eft 1'accufé devant fon juge, 1'efclave devant fon maitre. Ces nouveaux.tkres impofent fans doute de nouveaux devoirs; je m'engage. a les rempür tpus». Ecoutez-moi, & fi vous me condamnez,.j'y foufcris-, & je pars. Je promets davantage;. préférez - vous ce defpotifme qui juge lans entendre? vous fentez-vous le courage d'être injufte ? ordonnez & j'obéis encore. Mais ce jugement, ou eet ordre, que je: 1-entende de votre bouche. Et pourquoi ? m'allez^vous dire a votre tour ; ,Ah! que fi vous fakes cette queftion , vous connoiffez peu 1'amour & mon coeur! N'eft-ce donc rien que de vous voir encore une fois ? Et quand vous porterez le défefpoir dans mon ame , peut-être un regard confolateur 1'empêchera d"y fuccomber. Enfin s'il me faut renoncer a 1'amour , a1'amitié, pour qui feuls j'ex.'fte, au moins vous verrez votre ouvrage, & votre pitié me reftera : cette. faveur légere, quand mêaiS:  i6 Les Liaisons je ne la mériterois pas, je me foumets,ce me femble, a la payer aiïez cher, pour efpérer de 1'obtenir. Quoi! vous allez m'éloigner de vous! Vous confentez donc a ce que nous devenions étrangers fun a 1'autre ! que dis-je.? vous le defirez ; & tandis que vous m'affurez que mon abfence-n'akérera point vos fentimens, vous ne preffez mon départ que pour travailler plas racilemerit a les détruire. Déja, vous me parlez de les remplacer par de la reconnoilTance. Ainfi le fentiment qu'obdendroit de vous un inconnu pour le plus léger fervice, votre ennemi même en ceflant de vous nuire, voila ce que vous m'offrez-! & vous voulez que mon cceur s'en contente ! Interrogez le votre : fi votre amant, fi votre ami, venoient un jour vous parler de leur reconnoiffance, ne leur diriez-vous pas avec indigriation : Retirez - vous , vous étes des ingrats? ; Je m'arrête & réclame votre mdulgence; Fardonnez 1'expreflion d'une douleur que vous faites naicre : elle ne nuira pas a ma foumiffion parfaite. Mais je vous eu conjure a mon tour, au nom de ces fentimens fi doux , que vousmême vous redamez-, ne refufez pas de m et[tendre : & par pitié du moins pour letrouble mortel ou vous- m'avez plongé, n'en éloignea pas le moment. Adieu , Madame. £>e et 2 7- Septembrc rf* j aufSir,(.  D A N G E R E U S E S. Iif LETTRE XCII. Le Chcvalie.r D n c e n r au Vicombe D e V^a l m o n t. O MON ami! votre Lettre m'a glacé d'effroi. Cécile ... O Dieu ! eft-il pofiible ? Cécile ne m'aime plus. Oui, je vois cette affreufe vérité a travers le voile dont votre amitié 1'entoure. Vous avez voulu me préparer a recevoir ce coup mortel; je vous remercie de vos foins, mais peut-on en impofer a i'amour? II court au-devant de ce qui i'inté.reffe;il n'apprend pas fon fort,, il le devine. Je ne doute plus du mien : parlez-m'oi fans detour, vous le pouvez, & je vous en prie. Mandez-moi tout; ce qui'a fait naitre vos foupqons , ce qui les a confimés. Les moindres détails font précieux. Tachez, fur-tout, de vous rappeller fes paroles. Un mot pour 1'autre peut changer toute une phrafe; le même a quelquefois deux lens Vous pouvez vous être trompé : liélas, je cherche a me flatter encore. Que vous a-t-elle dit? me fajt-elle quelque reproche? au moins ne fe défend-elle pas de fes torts ? J'auroisvdu pré-v.oir ce changement, par les difficultés que,.  xg Les Liaisons depuis un temps -, elle trouve a tout. L'amour ne connoit pas tant d'obftacles. Quel parti dois-je prendre ? que me conféillez - vous ? Si je tentois de la voir ? cela eft-il donc impoffible ? Labfence eft fi cruelle, fi funefte... & elle a refufé un moyen de. me voir ! Vous ne me dites pas quel il étoit;. s'ily avoit en effet trop de danger, elle fait bien que je ne veux pas qu'elle fe rifque trop. Mais auffi je connois votre pcudence, &, pour mon malheur, je ne peux- pas ne pas. y croire. Que vais-je faire a préfent ? comment luï écrire ? Si je lui laiffe voir mes foupcons , ils la chagrineront peut-être ; & s'ils font juftes , me pardonnerois-je de 1'avoir affligée ? Si je les lui cache, c'eft la tromper, & je ne fais point diffirauler avec elle. Oh! fi elle pouvoit favoir ce que je fouffre , ma peine la toucheroit. Je la connois fenfible ; elle a le cceur excellent, & j'ai mille preuves de fon amour. Trop de timidité, quelqu'embarras, elle eft fi jeune ! & fa mere la traite avec tant de févérité ! Je vais lui eenre ; je me contiendrai; je lui demanderai feulement de s'en remettre entiérement a vous,Quand même elle refuferoit encore, elle ne pourra pas au moins fe facher de ma priere; & peut-être elle confentira. Vous, mon ami, je vous fais mille excufes, .& pour elle & pour moi. Je vous affure qu'elle  B A N G E R e S V e S. pp. fent le prix de vos foins , qu'elle en eft reconnoiffante. Ce n'eft'pas ma mélïance, c'eft timidité., Ayez de 1'indulgence, c'eft'le plus beau caraétere de 1'amitié. La vötre m'eft bien précieufe , & je ne fais comment reconnoitre tout ce que vous faites pour moi. Adieu , je vais écrire tout de fuite. Je fens toutes mes eraintes revenir; qui m'eüt dit que jamais il m'en coüteroit de lui écrire ! Helas! hier encore , c'étoit mon plaifir le plus doux. Adieu , mon ami; continuez-moi vos foins, & plaignez-moi beaucoup. Paris, ce 27 Septembre 17**. LETTRE XCIIL Le Chevalier D n c e n t d CÉ c 1 le~ V 0 L^i n g e s. ( Jointe a la précédente ). Je ne puis vous diffimuler combién j'ai été affligé en apprenant de Valmont, le peu de confiance que vous continuez a avoir en lui. Vous n'ignorez'pas qu'il eft mon ami, qu'il eft la feule perfonne qui puiffe nous rapprocher 1'un de 1'autre : j'avois cru que ces titres feroient fuffifans auprès de vous; je vois avec.  20 Les Liaisons peine que je me fuis trompé. Puis-je efpérer qu'au moins vous m'inftruirez de vos raifons ? ne trouverez-vous pas encore quelques diffteul^és qui vous en empêcheront? Je ne puis cependant deviner, fans vous, le myftere de cette conduite. Je n'ofe foupqonner votre amour, fans doute auffi vous n'oferiez trahir le mien. Ah! Cécile!... II eit donc vrai que vous avez refufé un moven de me voir? un moyen Jtmple , commode ti fiir .( i ) ? Et c'eft ainfi que vous m'aimez! Une fi courte abfetice a bien changé vos fentimens. Mais pourquoi me tromper ?. pourquoi me dire que vous m'aimez toujours, que vous m'aimez davantage ? Votre Maman, en déttuifant votre amour, a-t-elle auffi détruit votre candeur ? Si au moins elle vous. a laiffe quelque pitié, vous n'apprendrez pas fans .peineles tourmens affreux que vous me caufez. Ah! je fouffrirois moins pour mourir. Dites-moi donc, votre cceur m'eft-il ferme . fans retour? m'avez-vous entiérement oublie?' Grace a vos refus, je ne fais , ni quand vous entendrez mes plaintes , ni quand vous y répondrez. L'amitié de Valmont avoit affuré notre correfpondance : mais vous, vous n'avez pas voulu ; vous la trouviez pénible, vous avez préféré qu'elle fut rare. Non, je ne croirai (l) Danceny ne Fait pas cruel e'toit ce moven; il ïfi'pcte fculement Tcxpreflion de Valmont.-  B A N G E R E U S E S. 21 •plus a 1'amour, a la bonne-foi. Eh! qui peuton croire , fi Cécile m'a trompé ? Répondez-moi donc ? eft-il vrai que vous ne m'aimez-plus ? Non , cela n'eft pas poffible; vous vous faites illufion ; vous calomniez votre cceur. 'Une crainte paffagere, un moment de découragement, mais que 1'amour a bien tót fait difparoitre ; n'eft- il pas vrai, ma Cécile? ah! fans doute, & j'ai tort de vous accufer. Que je ferois heureux d'avoir tort! que j'aimerois a vous faire de tendres excufes, a réparer ce moment d'injuftice par une éternité d'amour ! Cécile, Cécile, ayez pitié de moi! Confentezame voir, prenez-en tous les moyens! Voyezceque produit Tabfence! des craintes, des foupqons, peut-être de la froideurl un feul regard, un feul mot, & nous ferons heureux. Mais quoi! puis-je encore parler de bonfteur? peut - être eft-il perdu pour moi , perdu pour jamais. Tourmenté par la crainte, cruellement prelTé entre les foupcons injuftes & la vérité plus cruelle, je ne puis m'arrêter a aucune penfée; je ne coriferve d'exiftence que pour fouffrir & vous aimer. Ah Cécile ! vous feule avez le droit de me la rendre ehere; & j'attends du premier mot que vous prononcerez, le retour du bonheur ou la certitude d'un défefpoir éternel. Paris, ce zT &ptembre 17**.  EZ 'L E S L I A I S O N S LE.TTRE XCIV. 7CÉ c 1 le Volunges au Chevalier D a n C E n r. Je ne concois rien a votre Lettre, finon la peine qu'elle me caufe. Qu'eft-ce que M. de Valmont vous a donc mandé , & qu'eft-ce qui a pu vous faire croire que je ne vous aimois plus? Cela'feroit peut-être bien heujreux pour moi , car fürement j'en ferois moins tourmentée ; & il eft bien dur , quand ■je vous aime comme je fais, de voir que■vous croyez toujours que j'ai tort, & qu au lieu de me confoler, ce foit de vous que me viennent toujours les peines qui me font le plus de cnagrin. Vous croyez que je vous, trompe, & que je vous dis ce qui n'eft pas! vous avez-la une jolie idéé de moi! Mais quand je ferois menteufe comme vous me le reprochez, quel intérêt y aurois-je ? Affurément, fi je ne vous aimois plus, je n'aurois qu'a le dire, & tout le monde m'en loueroit; mais, par malheur, c'eft plus fort que moi; & il faut que ce foit pour quelqu'un qui ne m'en .a pas d'obligation du tout! Qu'eft-ce que j'ai donc fait, pour vous tant &cher? Je n'ai pas ofé prendre une clef,  BANGERE U S E S t% paree que je craignois que Maman ne s'en appercut, & que cela ne me caufat encore du chagrin , & a vous auffi a caufe de moi; &' puis encore, paree qu'il me femble que c'eft mal fait. Mais ce n'étoit que M. de Valmqnt qui-m'en avoit parlé ; je ne pouvois pas favoir fi vous le vouliez ou non, puifque vous n'en faviez rien. A préfent que je fais que vous le defirez, eft-ce que je refufe de la prendre, cette clef? je la prendrai dès demain; & puis nous verrons ce que vous aurez encore a dire. M. de Valmont a beau être votre ami ; je ."crois que je vous aime bien autant qu'il peut vous aimer, pour le moins; & cependant c'eft toujours lui qui a raifon, & moi j'ai toujours tort. Je vous allure que je fuis bien fachée. Qa vous eft bien égal, paree que vous favez .que je m'appaife tout de fuite : ■ mais a préfent que j'aurai la clef, je pourrai vous vóir quand je voudrai; & je vous affiire que je ne voudrai pas, quand vous agirez comme ca. J'aime mieux avoir du chagrin'qui me-vienne de moi, que s'il me -venoit de vous: voyez ce que vous voulez faire. Si vous vouliez , nous nous ai'merions tant'! & au moins n'aurions-nous de peines que celles qu'on nous fait! Je vous allure bien que fi j'étois maitrefle, vous n'auriez jamais a vous plaindre de moi: mais fi vous ne ma  3>4- Les Liaisons croyez pas, nflus ferons toujours bien malheureux, & ce ne fera pas ma faute. J'efpere que bientót nous pourrons nous voir , & qu'alors nous n'aurons plus d'occafiora de nous chagriner comme a préfent. Si j'avois pu prévoir qa > j'aurois pris cette clef tout de fuite-: mais, en vérité, je croyois bien faire. Ne m'en voulez donc pas, je vous en prie. Ne foyez plus trifte , & aimez-moi toujours autant que je vous aime : alors je ferai bien contente. Adieu, mon cher ami. Du Chatcau de... ce .2 8 Septcmbrc 17**. ■gi — B- LETTRE X C V. CéciLE V 0 lan g e S au Vicomte de Valmont. J e vous prie , Monfieür, de vouloir bien avoir la bonté de me remettre cette clef que vous m'aviez donnée pour mettre a la place de 1'autrë; puifque tout le monde le veut, il faut bien que j'y confente auffi. Je ne fais pas pourquoi vous avez mandé Èi M. Danceny que je ne 1'aimois plus : je necrois pas vous avoir iamais donnélieude le penfer; &  DANGEREUSES. 2? & cela lui a fait bien de la peine, & k moi auffi. Je fais bien que vous étes fon ami; mais ce n'eft pas une raifon pour le chagriner, ni moi non plus. Vous me feriez bien plaifir de lui mander le contraire, la première fois que vous lui écrirez, & que vous en étes fur: car c'eft en vous qu'il a le plus de confiance; & moi, quand j'ai dit une chofe, & qu'on ne la croit pas, je ne fais plus comment faire. Pour ce qui.eft de la clef, vous pouvez être tranquille; j'ai bien retenu tout ce que vous me recommandiez dans votre Lettre. Cependant, fi vous 1'avez encore, & que vous vouliez me la donner en même temps , je vous ^promets que j'y ferai bien attention. Si ce pouvoit être demain en allant diner, je vous donnetois 1'autre clef aprês-deraain a déjeuner , & vous me la remettriez de la même facon que la première. Je voudrois bien que cela ne fut pas plus long, paree qu'il y auroit moins de temps a rifquer que Maman ne s'ea apperqüt. Et puis, quand une fois vous aurez cette clef-li, vous aurez bien la bonté de vous en fervir auffi pour rendre mes Lettres; & comme cela, M. Danceny aura plus fouvent de mes nouvelles. II eft vrai que ce fera bien plus commode qu'a préfent; mais c'eft que d'abord , cela m?a fait trop peur: je vous prie de m'excufer, & j'efpere que vous n'en continuerez pas moins d'être auffi complaifant que III. Portie, B  z6 Les Liaisons ■par le paffe. J'en ferai auffi toujours bie* reconnoiffante. J'ai 1'honneur d'être, Monfieur, votre très■humble & très-obéiffante fervante. De .. . ce 28 Septcmhre 17**. 1 1 ?=£&r- . =- » LETTRE XCVI. Le Vicomte de Valmoïit a la Marquife DE M E RT EU 11. Je parie bien que, depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes complimenf & mes éloges ; je ne doute même pas que vous n'ayiez pris un peu d'humeur de mon long filence : mais que voulez- vous ? j'ai toujours penfé que quand il n'y avoit plus que des louanges a donner a une femme, on pouvoit s'en-repofer fur elle, 6c s'occuper d'autre chofe. Uependant je vous remercie pour mon compte, & vous félicite pour le vötre. Je veux bien même , pour vous rendre parfaitement heureufe, convenir que, pour cette fois, vous avez furpaffé mon attente. Après cela, voyons fi de mon cóté j'aurai du moins rempli la vötre en partie. Ce n'efi pas de Mde de Tourvel dont je veux vous parler; fa marche trop lente vous  BANGEREUSES. 2f déplait; vous n'aimez que les affaires faites. Les fcenes filées vous ennuient; & moi, jamais je n'avois gouté le plaifir que j'épr ,ve dans ces Ienceurs prétendues-. Oui, j'aime a voir, a coniidérer cette femme prudente, engagée, fans en être appercue, dans un feu tier-qui ne permet plus de retour , & dont la pente rapide"& dangereufe 1'entraine malgré elle, & la force a me fuivre. La, effrayée du péril qu'elle court, elle voudroit s'arrêter, & r>e peut fe retenir. Ses foins & fon adrefTe peuvent bien rendre fes pas moins grands; mais il faut qu'ils-fe fuccedent. Quelquefuis, n'ofant fixer le danger, elle ferme les yeux, & fe laiffant aller, s'abandonne a mes foins. Plus fouvent, une nouvelle crainte ranime fes e& forts : dans fon effroi mortel, elle veut tenter encore de retourner en arriere; elle épuife fes forces pour gravir pértiblement un court _ cfpacï; & bientöt un magique pouvoir la replace plus prés de ce danger, que vrainient elle avoit voulu fuir. Alors n'ayant plus que moi pour guide & pour appui, fans fonger a me reproclier davantage une chüte iuévh. table, elle m'implore pour la retarder. Les fcrventes prieres, les humbles fupplications, tout ce que les mortels, dans leur crainte, offrent a la Divinité, c'eft moi qui le reqois d'elle; & vous votilezque, fourd a fes. vceux, & détruifant moi - même le culte qu'dlejme rend , j'emploie a la précipiter, la puiflance B 2  sg Les Liaisons q'u'elle invoque pour la foutenir! ah ! laiffezïnoi du moins le temps d'obferver ces touchaus e; 'mbats entre 1'amour & la vertu, Eh quoi! ce même fpectacle qui vous fait eourir au Théatre avec empreffement, que vous y applaudiffez avec fureur, le croyez. . vous moins attachant dans la réalité ? Ces fendmens d'une amepure &tendre, qui redoute le bonheur qu'elle defire, & ne ceffe pas de fe défendre, même alors qu'elle ceffe de réfifter, vous les écoutez avec enthoufiafme: ne feroient-ils fans prix que pour celui qui les fait naitre? Y.oila pourtant. voila les délicieufes jouiffances que cette femme célefte m'offre chaque jour; & v©us me reproehez d'en favourer les douceurs ! Ah! le temps ne viendra que trop tóe, ou, dégradée par fa chute, elle ne fera plus pour moi qu'une femme ordinaire. Mais j'oublie , en vous patlant d'elle , -que je ne voulois pas vous en parier. Je ne fais quelle puiffance m'y attaché, m'y ramene fans ceffe, k même aiors que je l'outrage. Ecartons fa danl^eereufe idéé; que je redevienne moi-même W^tarfiraiter un fujet plus gai. II s'agit de vou 2 jfSHBle, a préfent devenue la mienne , & " * ^Jewe'^u'ici vous allez me reconnojtre. j|epuis quelques jours, mieux traité par ma tentir^éf ote, & par conféquent moins occupé ."Welle, j'a*bis remarquéque la petite Volanges %toit en effeifort jolie ; & que, s'il y avoit de i* fafpyife a^frêtre amoureux pomme Danceny,  BiJfSÉSÈüsïs. sy peut-être n'y enatoit-il pa-s moins de ma part, a ne pas chercher auprès d'elle une diftraclion que ma folitude me rendoit néceffaire. II me parut jufte auffi de mepayer des foins que je me donnois pour elle: je me rappellois en outre que vous me 1'aviez offerte, avant que Danceny ent rien a y pretendre; & je me tróuvois fondé a réelamer quelques dróits, fur un bien qu'il ne poffédoit gu'a mon refus & par mon abandon. La jolie mine de la pecite per-fonne,fa bouche fi fraiche , fbn airenfantin, fa gaucherie même, fortifioient ces fages réflexions; je réfolus d'agir en conféquence , & le fuccès a couronné 1'entreprife. Déja vous cherchez par quel moyen j'ai tnpplanté fltót 1'amant chéri ;> quelle féduétloriconvient a eet age,. a cette inexpériencc'. Epargnez-vous tant de peine, je n'en ai employé aucune. Tandis que maniant avec adrefTe les armes de votre fexe, vous triomphiez par la finefle ; moi, rendant a l'homme fes droits irnprefcriptibles, je fubjugüois par 1'aut'orité. Sur de faifirma proie, ft je pouvois la joindre, je n'avois befoin de rufe que pour m'en approcher, & même cel-Ie donc je me fuis fervine mérite prefque pas ce nom. Je profkai de la première Lettre que je requsie Danceny pour fa Belle , & après 1'en avoir avertie par le fignai convenu entre nous, au lieu de mettre mon adreflea la lui rendre, je Ia mis a n'en pas trouver le moyen: cette B j  3© Les Liaisons impatience que je faifois naitre, je feignois de la partager , & après avoir caufé le mal , j'indiquai le remede. La jeune perfonne habite une crambre dont B-neporte dionnefurie corridor; mais, comme de raifon, lamereen avoit pris la clef. 11 ne s'agifioit que de s'en rendre maitre. Rien de plus facile dans 1'exécution ; je ne demandois que d'en difpöfer deux fieures, & je répondois d'en avoir une femblable. Alors correfpondances-, entrevues, rendez-vous nodurnes, tout devenoit commode & sur: cependant, le croiriez-vous ? 1'Enfant timide prit peur & refufa. Un autre s'en feroit défolé; moi je n'y vis que 1'occafion d'un plaifir plus piquant. J'écrivis a Danceny pour me plaindre de ce refus, & je fis fi bien que notre étourdi n'eut de ceffe qu'il n'eüt obtenu, exigé même de fa craintive Maitreffe, qu'elle acco.rdat ma demand; & fe livrat toute a ma difcrétión. j'étois bien-aife , je 1'avoue , d'avoir ainfi changé de róle, & que le jeune homme fit pour moi ce qu'il comptoit que je ferois pour lui. Cette idéé doubloit, a mes yeux . le prix del'aventure : aufiidés que j'ai eu la précieufe clef, me fuis-je haté d'en faire ufage ; c'étoit la nuit derniere. Après m'être affuré que toutétoit tranquille dans le Chateau, armé de ma lanterne fourde,. & dans la toilette que comporto.it 1'heure &,  BANGEREUSES. Jr qu'exigeoit la circonftance, j'ai rendu ma première viiite a votre pupille, J'avois tout fait préparer ( & cela par elle-méme ), pour pouv-c-ir entrer fans bruit. Elle étoit dans fon premier fommeil, & dans celui de fon age ; de facon que je fuis arrivé jufqu'a fon lit, fans qu'elle fe foit réveillée. J'ai d'abord été tenté d'allerplus avant, & d'elfayer de paffer pour un fonge; mais craignant 1'effet dê la furprife &le bruit qu'elle entraine, j'ai préféré d'éveiller avec précaution la jolie dormeufe, & fuis en eifet parvenu a prévenir le cri que je redoutois. Après avoir calmé fes premières craintes, comme je n'étois pas venu la pour caufer , j'ai rifqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans fon Couvent , a combien de périls divers elt expofée la timide innocence, & tout cc qu'elle a agarder pour n'être pas furprife : car, portant toute fon attention , toutes fes forces, a fe défendre d'un baifer , qui n'étoit qu'une fauffe attaque , tout le refte étoit taille fans défenfe ; le moyen de n'en pas profiter !: J'ai donc changé ma.marche, & fur-le-champ j'ai pris pofte, lei nous avons penfé être pèrdus tous deux: la petite fille, toute effarouchée , a voulu crier de bonne-foi; heureufement: fa voix s'eft- éteinte dans les pleurs. Elle s'étoit jettée auffi au cordon de fa fonnette, mais mon adreffe a retenu fon bras a temps. B 4  32 Les Liaisons " Que voulez-vous faire, (lui ai-je dit alors) vous perdre pour toujours ? " Qu'cm „ vienne , & que m'importe ? a qui perfuade- rez - vous que je ne fois pas icï de votre „ aveu? Quel autre que vous m'aura fourni ,, le moyen de m'y introduire ? & cette elef que je tïens de vous, que je n*ai pu avoir „ que par vous, vous chargerez - vous d'en j, indiquer 1'ufage,, ? Cette courte harangue n'a calmé ni la douleur, nila colore j mais elle a amené la foumifTion. Je ne fais fi j'avois le ton de f éloquence ; au moins eft-il vrai que je n'en avois pas te gefte. Une main occupée pour la force, ï'autre pour 1'amour, quel Orateur pourroit prétendre a la grace en pareiïïe fituation ï Si vous vous la peignez biea , vous conviendrez qu'au moins elle étoit favorable a 1'attaque: mais moi, je n'entends rien a rien, & , comme vous dites , la femme la plus fimple , une penfionnaire ,, me mene comme un enfant. Celle-ci , tout en fe défolant, fentoit qu'il falloit prendre un parti, & entrer en compofition. Les prieres me tronvant inexorable, il a fallu paffer aux offres. Vous croyez- que j'ai vendu bien cher ce pofte important: non , j'ai; tout promispciur un baifer.. II eft vrai que , le baifxr pris, je n'ai- pas tenu ma promeffe: inais j'avois de bonnes raifons. Etions - nouseonvenus qu'il feroit pris ©u donné ? A force de marshander, nous fommes. tombés d'accord  D A N G E R Ê ü S 1 S 35 fourun fecond; & celui-la, il étoit dit qu'il feroit recu. Alors ayant guidé fes bras timides autour de mon corps, & la preffant de 1'un des miensplusamoureufement, le douxbaifec a été recu en effet; mais bien , mais parPaite* mentrecu: tellement enfin que 1'Amour n'auroit pas pu mieux faire. Tant de bonne-foi méritoit récompenfer auffi ai-je auffi-tót accordé la demande. La main s'eft retirée; mais je ne fais par quel hafard je me fuis trouvé moi-même a fa place. Vous me firopofez'-la bien empreffé, bien actify n'eft-il pas vrai ? point- du tout. J'ai pris goüt aux lenteur-s , vous dis-je- Une fois sur d'arri^ ▼er, pourquoi tarit prefferle voyage? • , Sérieufertient, j'étois bien - aif« d'obferver une fois-la puiffance de 1'occafion, & je la tre-uvois ici dénuée dé tout fecours- étranger. El|e avoit penrtant a combattre lamou*, & 1'amour f&utenu par ia pudeur ou Ja bonte; & fortifié fur-tout par fhumeur que j'avois donnée,. & donton avoit beaucoup pris. L'occafion étoit feule ; mais elle étoit la ; toujours offerte,, toujours prefente, & 1'Amour étoit abfent. Pour affurer mes obiervations , j'avois la malfce de n'employer de force que ce qu'on en pouvoit ootnbattre. Seulemcnt fi ma charmante ennemie, abufant de ma facila'té, fe' trouvoit prète a m'échapper, je la contenois paT cette même crakite , dont j'avois déja; cprouvé les heureux effets. Hé bien, fans B f,  34 Les Liaisons autre fob , la tendre amoureufe , oubliant fes fermens, a cédé d'abord & fini par confendr : non pas qu'après ce premier moment les reproches & les larmes ne foient revenus de concert ; j'ignore s'ils étoient vrais ou feints: mais,' comme il arrivé toujours, ils ont ceffé , dès que je me fuis occupéa y donner lieu de nouveau. Enfin, de foibleffe, err reproche, & de reproche en foibleffe, nous ne nous fommes féparés que fatisfaits 1'un de 1'autre , & également d'accord pour le rendez-vous de ce foir. Je' ne me fuis retiré chez moi qu'au point du jour, & j'étöis rendu de faiigue & de fommeil: cependant j'ai facrifié 1'un & 1'autre au defir de me trouver ce matih au déjeuner ; faime , de paffton , les mines de lendemain. Vous n'avezpas d'idée de ceïle-ci. C'étoit un embarras dans le maintien ! une difficulté dans la marche r des yeux toujours baiffés, & fi gros, & fi battus ! Cette figure fi ronde s'étoic tant alongée! rien n'étolt fi- plaifant. Et pour la piemiere fois, fa mère-, alarmée de ce changement extréme , lui témoignok un intérè; affez tendre ; & la Préfidente auffr, qui s'empreffoit autour d'ellel Oh ! pour ces foins la, ils ne font que p.rêtés ; un jour viendra oü on pourra les lui rendre,' & ce jour n'sft pas loin. Adieu ma helle amie.. Du chateau cfe. ce Qciobrv 17**.  BANGEREUSES- LETTRE X C VII. Cécile VoLUNGEsd laMarquife de Af e r t e u i l. A H ! mon Dieu , Madame, que je fuisafRigée! que je fuis malheureufe ! Qui me confolera dans mes peines? qui me confeillera dans 1'embarras oü je me trouve ? Ce M. de; Val- mont & Danceny! non, 1'idée de Danceny, me met au défefpoir... . Comment vous raconter ? comment vous dire ?. ... Jë ne fais comment faire. Cependantmon cceur eft plein II faut que je parle a quelqu'un, & vous êtes la feule a qui je puiffe , a qui j'ofe me confier. Vous avez tant de bonté pour moi! Mais n'en. ayez pas dans ce moment-ci; je n'en fuis pas, digne :. que vous dirai- je? je ne le" defire: point. Tout le monde ici m'a témoigné de- ï'-intérêt aujourd'hui ■; ils onttous augmenté: ma peine. Je fentois tant que je-rie le méritois. pas! 'G-rondez-moi au contraire ;. grondea-moi; bien , car je fuis bien coupable : mais après fauvez.moi; fi vous n'a.vez pas la bonté de me: confeiller, je mourrai de chagrin. Apprenéz donc.. . ma main tremble, comme: vous voyez.-, jene peux prefque pas écrire-, je mefensle vifagctoutenfeii. ....-Ah! c'eft*bien. B 6r. -'-  ?6, Les Liaisons ie rouge de fahonte. Hé bien , je!a fouffrirai^ ee fera la première punition de ma faute. Oui, je vous d'irai tout. Vous faurez donc que M. de Valmont,. qui m'a remis jufqu'ici les Lettres de IY1. Danceny, a trouvé tout-d'un-eoup que c'étoit trop difficile ; il a voulu avoir une clef de ma chambre. Je puis bien vous aiTurer que je ne voulois pasti mais il a été en écrire a Danceny , & Danceny i'a voulu auffi,; & moi,. ca me fait tant de peine quand je lui refufe quelque chofe , furtout depuis mon abfence qui le rend fi malheureux, que j'ai-fini par y confentir. Je ne prévoyois pas le malheur qui en arriveroit. Hier, M-. de Valmont s'eft fervi de cette clef pour venir dans ma chambre , comme j'éiois endormie; je m'y attendois fi peu, qu'il m'a fait bien peur en me réveillant:: mais comme il m'a parlé tout de fuite r je 1'ai reGonnu , & je n'ai pas crié ; & puis 1'idéem'eft tenue d'abord , qu'il venoit peut-être m'apporter une Lettre de Danceny. G'en étoit bien ioin. Ifnpetit moment après, il. a voulu m'èm» braffer; & pendant que je me défendois , comme c'eft naturel, il a fi bien fait, que je n'auroispas voulu pour toute chofe au monde.... mais lui vouloit un baifer auparavant. II abien falhi, car comment faire? d'autant que j'avois effayé.d'appeller; mais outre que jê n'ai pas pu, £. a bien fu me dire que s'il venoit quelqu'un, ü faiwoii bien rejettgi %om Is faute &i inoij.  BANGBREÜSÏS." Sc en efFet, c'étoit bien facile , a eaufe de cette clef. Enfuite il ne s'eft pas retiré da van. tage. II en a voulu un fécond:; & celui-la, je ne favois pas ce qui en étoit r mais il m'a toute troublée.; & après , c'étok encore pis qu'auparavant. Oh £ par exemple, c'eft bien mal qa. Enfin après ,... vous m'exempterez- bien de dire le refte ; mais je fuis malbetireufe autant qu'on peut F être.. Ce que je me reproche le plus r & dbnfc pourtant il: faut que je vous parle, c'eft que j'ai peur de ne pas m'être défendue autant que jele pouvois. Je ne fais pas comment cela fe faifoit: sürement, je n'aime pas M. de Valmont, bien au contraire -7 & il y avoit des momensou j'étois comme fi je 1'aimois.. Vous jugez bien que qa. ne m'empêchoit pas de lui. dire toujours que non: mais je fentois bien que je ne faifois pas comme je difois; & qa, e'étoit comme malgré moi; & puis auffi-4 j'étoisbien trouhlée! S'il' eft toujours auffi difficil* que qa de fe défendre, il faut y être bien accoutumée 1 11 eft vrai que M. de Valmont a des feqons de dire , qu'on ne fait pas commen* feire pour lui répondr»: enfin , croiriez-vous que quand il s'en eft allé, j'èn étois comme föchée, & que j'ai eu la foibleffe de confentir qu'il revint ce foir: <;a me défole encore plus que tout le refte. Oh! malgré qa, je vous promets bien que jt 1'empêcheiai d'v venir.. JJ n'a pas été. forti^  jg Les Liaisons que j'ai bien fenti que j'avois eu bien tort de lui promettre. Auffi , j'ai pleuré tout le refte du temps. C'eft fur-tout Danceny qui me faifoit de la peine; toutes les fois que je fongeois a lui, mes pleucs redoUbloient que j'en étois fuffoquée, & j'y fongeois toujours,... & a préfent encore, vous en voyez 1'effet; voila mon papier tout trempé. Non , je ne me confejféH-ai jamais , ne füt-ce qu'a caufe de lui.... Enfin , je n'èn pouvois plus, & pourtant je n'ai pas pu dormir une minute. Et ce matin en me levant, quand je me fuis regardéeau miroir,, je faifois peur, tant j'étois changée. Maman s'en eft apperque dés qu'elle m'a: vue , & elle m'a demandé ce que j'avois. Moi,. je me fuis mife a pleurer tout de fuite. Je croyois qu'elle m'alloit gronder , & peut-être qa m'auroit fait moins de peine : mais, aucontraire. Elle m'a parlé avec douceur! Je ne le méritois gueres. Elle m'a- dit de ne pas m'affiiger comme qa ! Elle ne favoitpasle fujetde mon afftiöion. Que je me rendrois malade !■ II y ades momens oü je voudrois être morte.. Je n'ai pas puy tenir. Je me fuis jettée dans fes bras en fanglotant, & en lui difant:- " Ah „ Maman! votre fille eft bien malheureufe n !' Maman n'a pas pu s'empêcher de pleurer urn peu ; & tout cela n'a'fait qu'augmenter mon chagrki: heureufement eile ne m'a' pas demandé pourquoi j'étois fi malheureufe , car je a?aurois fu que lui dire,- - .  B A' N G E R E U S E Si J> Je'vous en fupplie, Madame, écrivez-moi le plutót que'vous pourrez, & dites-moi'ce que je dois faire: car je n'ai le-courage de fonger a rien, & je ne fais que m'affiiger. Vous voudrez bien m'adreffer votre Lettre par M.. de Valmont; mais je vous en prie , fi vous lui éciK'ez en même temps , ne lui parlez pas que je vous aie rien dit. J'ai 1'honneur d'être , Madame , avec tóti-'. jours bien de 1'amitié, votre très-humble & très-obéiffante fervante Je n'ofe pas figner cette Lettre. ? Du Chdteau dc... ce !«• Oftohre 17**;. LETTRE XC VIII. Madame de Vo la n g e s d la Afar- quife de AI ER te uil. Il y a bien peu de jours, ma charmant© amie , que c'étoit vous qui me demandiez des confolations & des confeils:, aujourd'hui, c'tft mon tour; & je vous fais pour moi la même demande que vous mé faifiez pour vous-. Jefuis bien réellemenLaffligée, & je crains den'avoir pas pris les meilleurs moyeas pour. éviter les ehagrins que j'éprouve..  4© Les Liaison* C'eft ma fille qui caufe mon inquiétuder." Depuis mon départ, je 1'avois bien vue toujours trifte & chagrine; mais je m'y attendois , & j'avois armé mon cceur d'une; févérité que je jugeois néeeflaire. J'efpérois que 1'abferice , les Jiftraclions détruiroient bientót un amour que je regardois plutót comme «ne erreur de 1'enfance , que comme une véritable palïion. Cependant , loin d'avoir rien gagné depuis mon féjour icr, je m'apperqois que eet enfant fe Ilvre de plus en plus a une mélancotie dangereufe ; & je crains, tout de bon, que fa fanté ne s'altere. Particuliérement depuis quelques jours , elle change a vue d'osil. Hier, fur-tout,. elle me frappa, & tout le monde ici en fut vraiment alarmé. Ce qui me ptouve encore combien elle eft affeétée vivement, c'eft que je la vois prête a furmonter la' timidité qu'elle a toujours eue avec moi. Hier matin, fur la fimpïe demande que je lui fis fi elle étoit maiade, elle fe précipita dans mes-bras en me difant qu'ellte étoit bien malheureufe; & elle pleura aux fenglots. Je ne puis vous rendre la peine qu'elle' m'a faite ; les ïarmes me font venues aux yeux tout de fuke; & je n'ai eu que le temps de me détourner, pourempécher qu'elle ne me vit. Heureufement j'aieu la prudence de ne lui faire aucune queftion , & elle nJa pas ofc m'en dire davantage : mais il n'en eft pas moins clair que s.'eft cette malheureufe paiïon qui la tourrnente^  DANGER E ü $ E ï. 4.1 Quel parti prendre pourtant, fi cela dure ? ferai-je le malheur de ma fille? tournerai-je contre elle les qualités les plus précieufes de l'ame, Ia fenfibilité & la conftance ? eft-ce pour cela que 'je fuis fa mere ? & quand j'étoufferois ce fentiment fi naturel qui nous fait vouloir le bonheur de nos enfants 5 quand je regard'erois comme une foibleffe , ce que je crois, au contraire , le premier, le plus facré de nos devoirs; fi je force fon choix, n'aurai-je pas a répondre des fuftes funeftes qu'il peut avoir? Quel ufage a faire de 1'autorité matemelle T que de placer fa fille entre le crime & le malheur ! Mon amie, je n'imiterai pas ce que j'ai blarné fi fouvent. J'ai pu , fans doute, tenter de faire un choix pour ma fille ; je ne faifois en cela que raider de mon expérience : ce n'étoit pas un droit que j'exerqois, je rempliffois un dcvoir. J'en trahirois on au contraire, en difpofant d'elle au mépris d'un penchant que je n'ai pas fu empêcher de naitre , & dont ni elle ni moi ne pouvons connoitre ni 1'étendue ni la durée. Non , je ne fouffrirai point qu'elle époufe celui-ci pour aimer celui-la, & j'aime mieux eompromettre mon autorité que fa vertu. Je crois donc que je vais pEendrele parti plus fage , de retirer la parole que j'ai donnée a M. de Gercourt. Vous venez d'en voir les raifons; elles me paroifTent devoir 1'emporter fur mes promeffes. Je dis plus; dans Fétat oü font les. ehofes, rempfir mon engagement» ce. feroit  42 Les Liaisons véritablementle violer. Car enfin ,.fi je dois a ma fille de ne pas livrer fon fecretaM. de Gercourt, je dois au moins a ct'iui-ci de ne pas abufer de 1'ignorance oü je le laifie, & de faire pour lui, tout ce que je crois qu'il feroit luiniênie, s'il étoit inftruit. Irai-je , au contraire, letrahirindignement, quand il fe livre a ma fok &, tandis, qu'il m'honore en me choififfant pour fa feconde mere , le tromper dans le ehoix qu'il veut faire de la mere de fes enfans ? Ces réfiexions fi vraies & auxquelles je ne peux me refufer, m'alarment plus que je ne puis vous dire. Aux malheurs qu'elles me font redouter , je compare ma fille , heureufe avecl'époux que fon cceur a'choifi, ne connoiffant fes devoirs que par la douceur qu'elle trouve a les remplir; mongendre également fatisfait & fe félicitant, chaque jour, de fon choix ; ehacun d'eux ne trouvant de bonheur que dans le bonheur de 1'autre , & celui de tous deux feréuniffant pour augmenter le mien. L'efpoir d'un avenir fi doux, doic-il être facrifié a de vaines confidérations ?- Et quelles font celles qui me retiennent"? uniquement des vues d'intérêt. De quel avantage fera-t-il donc pour ma fille d'être née riche, fi elle n'en dok pas moins être efclave da la fortune. Je conviens que Mrde Gercourt eft un parti meilleur, peut-être , que je ne devois 1'efpérer gour ma fille; j'avoue même que j'ai été  BA. KGEREUSKS. 4$ exttêmementflattée du choix qu'il a fait d'elle. .Mais enfin , Danceny eft d'une auffi bonne maifon que lui; ilnelui cede en rien pour les qualités perfonnelles; il a fur M. de Gercourt 1'avantage ri'aimer & d'être aimé: il n'eft pas riche a la vérité ; mais ma fille ne 1'eft-elle pas affez pour eux deux ? Ah! pourquoi lui ravir la fatibfaction fi douce d'enrichir ce qu'elle - aime ! Ces mariages qu'on calcule au lieu^de les affortir, qu'on-appelle de convenance, & oa tout fe convient en effet, hors les goüts & les caracteres, ne font-ils pas la fource la plus féconde de ces éclats fcandaleux qui deviennent tous les jours 'plus fréquents ? J'aime mieux différer au moins j'aurai le temps d'étudier ma fille que je ne connois pas. Je me fens bien le courage de lui caufer un chagrin palfager, fi elle en doit recueillir un bonheur plus folide: mais de rifquer de la livrer a un défefpoir éternel , cela n'eft pas dans mon cceur. Voila, ma chere amie, les idees qui me tourmentent, & fur quoi je réclame vos confeils. Ces objets féveres contraftent beaucoup avec votre aimable gaieté, & ne paroilfent gueres de votre age: mais votre raifon Fa tant devancé.' Votre amitié d'ailleurs aidera votre prudence; & je ne crains point que 1'une ou 1'autre fe refufent a la follicitude maternelle qui les implore.  44 Les Liaisons" Adieu , ma charmante amie; ne doutez jamais de la fincérité de mes fentimens. Du Chdteau de.. .ce z OBobre 17**. ■ i - ■ ."iSSP—i ... -1 !—1* lettre xcxix. Le Vicomte de Valmont d la Marquife d e Me rt ev 1 l. Encore de petits événemens, ma belle' amie ; mais des fcènes feulement, point d'actions. Ainfi ,, arm ez-vous de patience; prenezen même beaucoup: car tandis que ma Préfidente marche a G petits pas, votre pupille recule, & c'eft bien pis encore. Hé bien, j'ai le bon efprit de m'amufer de ces miferes-la.Véritablement jem'accoutume fort bien a mon féjour ici ; & je puis dire que dans le trifte Chateau de ma vieille tante, je n'ai pas éprouvé un moment d'ennui. Au fait , n*y ai - je pas jouiflances, privations, efpoir, incertitude? Qu'a-t-on de plus fur un plus quand théatre ? des fpedtateurs ? Hé! laiffez faire, ils ne me manqueront pas. S'ils ne me voient pas a 1'ouvrage, je leur montreraima befogne fake; ils n'auront plus qu'a admirer & applaudir. Oui üs applaudiront; car je puis enfin prédire »  B(A S tt E R Efl S ï S, 4? avec certitude, Je moment de la chute de mon auftere Devote, j'ai affifté ce foir a 1'agonie de la vertu. La douce foibleffe va regner a-fa flace. Je n'en fixe pas 1'époque plus tard qu'a notre première entrevue; mais déja je vous entends crier a 1'orgueil. Annoncer fa vi&oire, fe vanter a 1'avance! Hé, la , la, calmez-vous! Pour vous prouver ma modeftie , je vais com, meneer par 1'hiftoire de ma défaite. En vérité, votre pupille eft une petite perfonnebien ridicule ! C'eft bien un enfant qu'il faudroit traiter comme tel, & a qui on feroit grace en nele mettant qu'en pénitence ! Croiriez-vous qu'après ce qui s'eft paffé avant-hier entr'elle & moi, après la faqon amicale dont nous nous fommes quittés hier matin; lorfque j'ai voulu y retodrner le foir, comme elle en etoit convenue, j'ai trouvé fa porte fermée endedans ? Qu'en dites-vous ? on éprouve quelquefois de ces cnfantillages-la la veille; mais le lendemain ! cela n'eft-il pas plaifant? Je n'en ai pourtantpas ri d'abord; jamais je n'avois autant fenti 1'empke de mon caradere. Affurément j'allois a ce rendez-vous fans plaifir, & uniquement par procédé. Mon lit, dont j'avois grand befoin , me fembloit, pour le moment, préférable a celui de tout autre, & je ne m'en étois éloigné qu'a regret. Cependant je n'ai pas eu plutót trouvé un obftacle, que je brülois de le franchir ; j'étois humilié, fur-toutqu'un enfant m'eutjoué. Je meretirai  $6 Les Li ais o n«s i3onc avec beaucoup d'humeur : & dans le projet de ne plus me mêler de ce fot enfant, ni de fes affaires , je luiavois écrit, fur-le-champ, un billec que je comptois lui remettre aujourd'hüi, & ou je 1'évalirois a fon jufte prix. Mais, eommeon die, la nuitporte confeil; j'ai trouvé ce matin que, n'ayanc pas ici le cboix des diftradions, il falloit garder celle-la : j'ai donc fupprimé Ie févere billet. Depuis que j'y ai réfléchi, je ne reviens pas d'avoir eu 1'idee de finir une averiture , avant d'avoir en main de quoi en perdre 1'Héroïne. Ou nous mene pourtant un premier mouvement! Heureux, ma belle amie , qui a fu , comme vous, s'accoutumeran'y jamais céder! Enfin j'ai différé ma vengeance 5 j'ai fait ce facrifice a' vos vues fur Grercourt. A préfent que je ne fuis plus en colere, je nevois plus que du ridicule dans la conduite de votre pupille. En effet, je voudrois bien favoir ce qu'elle efpere gagner par-la! pour moi je m'y perds : fi ce n'eft que pour fe défendre, il faut convenir qu'elle s'y prend un peu tard. ïl faudra bien qu'un jour elle me dife le mot de cette énigme! j'ai grande envie de le favoir. C'eft peut-être feulement qu'elle fe trouvoit fatiguée ? franchemenc cela fe pourroit; car fans doute elleignore encore que les fleches de 1'amour , comme la lance d'Achille, portent avec elles le remede aux bleffures qu'elles font. Mais non, a fa petite grimace de toute la  S A N G E K E Ü S E S. 47 3'ournée, jepariërois qu'il entre la-dedans du •repentir la. ... quelque chofe..... comme de la vertu De la vertu ! . . . c'eft bien k elle qu'il convient d'en avoir ? Ah ! qu'elle la lahTe a la femme véritablement nee pour elle, la feule qui fache i'embellir, qui la feroit -aimer ! Pardon, ma-belle amie: mais c'eft ce foir même que s'eft paffee, entre Mde de Tourvel & moi, Ia fcene dont j'ai a vous rendre compte , & j'en conferve encore quelque émotion. J'ai befoin de me faire violence pour me diftraire de 1'impreflion qu'elle m'a faite; c'eft même pour m'y aider , que je me fuis mis a vous écrire. Il faut pardonner quelque chofe a ce premier moment. ^ II y adéjaquelques jours que nous fommes d accord , Mde de Tourvel & moi,fur nos fentimens ; nous ne difputons plus que fur les mots. C'étoit toujours, i la vétiié 'tfön 'anadé quirépondoit d mon amour: mais ce langage •de convention ne changeoit pas le fond des chofes ; & quand nous ferions reftés ainfi , j'en aurois peut-être été moins vite , mais non pas moins fürement. Déja même il n'étoit plus queftion de m'éloigner, comme elle le vouloit d'abord ; & pour les entretiens que nous avons journellement, fi je mets mes foins a lui en offrir 1'occafion, elle met les fiens ala.faifir. Comme c'eft ordinairement a la promenade que fe paffent nos petits rendez-vous, le temps affireux qu'il a fait tout aujourd'hui, ne me laif-  48 Les Liaisons foit rien efpérer; j'en étc-is même vraiment contrarie; je ne prévoyois pas combien je devois gagner a ce contre-temps. Ne pouvant fe promener, on s'eft mis a jouer en fortant de table ; & comme je joue peu , & que jene fuis plus néceffaire, j'ai pris ce temps pour monter chez- moi, fans autre projet que d'y attendre, a-peu-près, la fin de la partie. Je retournois joindre le cercle, quand j'ai trouvé la charmante femme qui entroit dans fon appartement, & qui, foit imprudence ou foibleffe , m'a dit de fa douce voix : " Oü allez- vous donc ? il n'y a perfonne au fallon ,3. II ne m'en a pas fallu davantage, comme vous pouvez croire , pour effayer d'entrer chez elle; j'y ai trouvé moins de réfiftance que je ne m'y attendois. II eft vrai que j'avois eu la précaution de commencer la converfation ala porte , & de la commencer indifférente; mais a peine avons-nous été établis, que j'ai ramené la véritable , & que j'ai parlé de mon amour d mon amie. Sa première réponfe, quoique fimple, m'a paru affez expreflive : " Oh! tenez, 3, m'a-t-elle dit, ne parions pas de cela ici 55 j & elle trembloit. La pauvre femme! elle fe voit mourir. Pourtant elle avoit tort de craindre. Depuis quelque temps, affuré du fuccès un jour ou 1'autre, & la voyant ufer tant de force dans d'inutiles combats , j'avois réfolu de ménager les miennes, & d'attendre fans effort, qu'elle fe  BANGERE U SE S. 49 fe rendit de laffitude, Vous fentez bien qu'ici 'il faut un trioraphe complet, & que je ne veux rien devoir a 1'occafion. C'étoit même d'après ce planformé, & pour pouvoir être preffant, fans m'engager trop , que je fuis revenu a ce mot d'amour, fi obftinément refufé : fur qu'on me croyoit affez d'ardeur, j'ai eflayé un ton plus téndre. Ce refus ne me fachoit plus, il m'affligeoit; ma fenfible amie ne me devoitelle pas quelques confolations ? Tout en me confolant, une main étoit reftée dans la mienne; le joli corps étoit appuyé fur mon bras , & nous étions extrêmement rap. prochés. Vous avez furement remarqué combien , dans cette fituation, a mefure que la défenfe mollit, les demandes & les refus fe paffent de plus prés ; comment la tête fe détourne & les regards fe baiffent, tandis que les difcours , toujours prononcés d'une voixfoible, deviennent rares & entrecoupés. Ces fymptómes précieux annoncent, d'une maniere non équivoque, le confentement de 1'ame : mais rarement a-t-il encore paffé jufqu'aux fens ; je crois même qu'il eft toujours dangereux de tenter alors quelque entreprife trop marquée; paree que eet état d'abandon n'étant jamais fans un plaifir très-doux, on ne fauroit forcer d'en fortir , fans caufer une humeur qui tourne infailliblement au profit de la défenfe. Mais , danslecaspréfent, la prudence m'ét'oit d'autant plus néceffaire, que j'avois fur-. III. Fartie. Q  ?o Les Liaisons tout a redouter 1'effroi que eet oubli d'ellemême ne manqueroit pas de caufer a ma tendre réveufe. Auffi cetaveu que je demandois , je n'exigeois pas même qu'il fut prononcé; un; 'regard pouvoit fuffire-: un feul regard , & j'étois heureux. Ma belle amie, les beaux yeux fe font en €ffet levés fur moi; la bouche célefte a même prononcé: " Eh bien ! oui, je.. . ,3 Mais touta-couple regard s'eft éteint, lavoixa manqué, & cette femme adorable eft tombée dans mes ■bras. A peine avois-je eu le temps de 1'y recevoir, quefe dégageant avec une force convulfive, la vue égarée, & les mains élevées vers le Ciel "Dieu.... o monDieu , fauvez-moi„, s'eft-elle écriée ; & fur-le-champ, plus prompte ,que 1'éclair, elle étoit a genoux a dix pas de moi. Je 1'entendois prête a fuffbquer. Je me fuis avancé pour la fecourir; mais elle , prenant mes mains qu'elle baignoit depleurs, quelqnefois même embraffant mes genoux: " Oui, ce 33 fera vous , difoit-elle, ce fera vous qui me fau3, verez ! Vous ne voulez pas ma mort, lailfez35 moi; fauvez-moi; laiffez-moi; au nom de 33 Dieu , laiffez-moi „ ! Et ces difcours peu fuivis, s'échappoientapeine,a travers des fanglots redou'olés. Cependant elle me tenoit avec une force qui ne m'auroit pas permis de m'éloigner ; alors raffemblant les miennes , je 1'ai foulevée dans mes bras. Au même inftant les pleurs ont ceffé ; elle ne parloit plus; tous fes membres  BANGEREUSES. t; t Te font roidis & de violentes convulfions ont fuccédé a eet orage. J'étois, je Pavoue, vivement ëmu, & je crois quej'auröis confenti a fa demande, quand les circonftances ne m'y auroient pas forcé. Ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'après lui avoir donné quelques fecours, je lai laiifée comme elle m'en prioit, & que je m'en félicite. Deja. j'en ai prefque requ le prix. Je m'attendois qu'ainfi que le jour de ma première déclaration , elle ne fe montreroit pas de la foirée. Mais vers les huit heures," elle eft defcendue au fallon , & a feulemeru annoncé au cercle qu'elle s'étoit trouvée fort incommodée. Sa figure étoit abattue , fa voix foible, & fon maintien compofé ; mais fon regard étoit doux , & fou vent il s'eft fixé fur moi. Son refus de jouer m'ayant même obiigé de prendre fa place, elle a pris la fienne a mes cótés. Pendant le fouper, elle eft reftée feule dans le fallon. Quand on y eft revenu , j'ai cru m'appercevoir qu'ellé avoit pleuré: pour m'en éclaircir, je lui ai dit qu'il me fembloit qu'elle s'étoit encore reifentie de fon incommodité; a quoi elle m'a obligeamment répondu : « Ce mal-la ne s'en m vapas fi vite qu'il vient „ ! Enfin quand on s eft retiré , je lui ai donné la main; & a la porte de fon appartement elle a ferré la mienne avec force. II eft vrai que ce mouvement m'a paru avoir quelque chofe d'involontaire: mais tant mieux; c'eft une preuve de plus de mon empire. C 2  jï Les Liaisons.-. • Je parierois qu'a préfent elle eft enchantée d'en être la : tous les frais font faits ; il ne refte plus qu'a jouir. Peut-être , pendant que je vous écris , s'occupe-t-elle déja de cette douce idéé ! & quand même elle s'occuperoit -au contraire d'un nouveau projet de défenfe, ne favons - nous pas bien ce que deviennent tous ces projets-la? Je vous le demande, cela peut-il aller plus loin que notre prochaine entrevue ? Je m'attends^bien , par exemple , qu'il y aura quelques faqons pour 1'accorder ; mais bon! le premier pas franchi, ces Prudes .aufteres favent-elles s'arrêter ? leur amour eft nnevéritableexplofion; la réfiftance y donne plus de force. Ma .farouche Dévote courroit après moi, fi je ceffois de courir après elle. ~ Enfin , ma belle amie, inceffamment j'arriverai chez vous , pour vous fommer de votre parole. Vous n'avez pas oublié fans doute ce que vous m'avez promis après le fuccès,,cette infidélité a votre Chevalier ? êtes-vous prête ? pour moi je le defire comme fi nous ne nous étions jamais connu. Au refte, vous connoitre, eft peut-être une raifon pour le defirer davanfage: Je fuis jufte & ne fuis point galant (i). Auffi ce fera la première infidélité que je ferai a ma grave conquête; & je vous promets de £ i) Vo[lt a i re , ComéAie ie Ncmine,  ÏJ A N G E R' E' U S E S. $ ? profiter du premier prétexte , pour m'abfenter' vingt-quatre heurcs d'auprès d'elle. Ce fera fa punition , de m'avoir tenu fi long-temps él'oigné de vous. Savez - vous que voila plus- de deux mois que cette aventure m'occupe ? oui, deux mois & trofs jours; il eft vrai que fe compte demain , puifqu'elle ne fera véritablement confommée qu'alors. Cela me rappelle que Mademoïfelle deB*** a réfifté les trors mois complets. Je fuis bien-aife de voir que la franche coquetterie a plus de défenfe que 1'auftere vertu. Adieu , ma belle amie; il faut vous quitter, car il eft fort tard. Cette Lettre m'a mené plus loin que je ne comptois : mais «omme j'envoie demain matin a Paris, j'ai voulu en profiter , pour voas faire partager un jour plutót la joie de votre amie. Du Chdteau de .. . ce 2 Oftoh. 17** cmfoir,- 1  54, Les Liaisons LETTRE C. Le Vicomte d e Va lm o n t a la Marquife d e Mertevil. M o n amie, je fuis joué , trahi, perdu •, ie fuis au défefpoir: Mde de Tourvel eft partie. Elle eft partie , & je ne 1'ai pas fu ! & je n'étois pas la pour m'oppofer a fon départ, pour lui reprocher fon indigne trahifon ! Ah ! ne croyez pas que je 1'euffe laiffée partir ; elle feroit reftée ; oui , elle feroit reftée , eufféje du employer la violence. Mais quoi! dans ma crédule fécurité, je dormois , tranquillement;. je dormois, & la foudre eft tombée fur moi. Non , je ne concois rien a ce départ; il faut rencncer a connoitre les femmes. Ojiand je me rappelle la journée d'hier! que dis-je, la foirée même ! Ce regard fi doux, cette voix fi tendre ! & cette main ferrée ! & pendant ce temps , elle projettoit de me fuir ! O femmes, femmes ! plaignez-vous donc , ft Fon vous trompe ! Mais, oui, toute perfidie qu'on emploie eft un vol qu'on vous fait. Quel plaifir j'aurai a me venger! je la retrouverai, cette femme perfide ; je reprendrai mon empire fur elle. Si 1'amour m'a fuffi pour en trouver les moyens, que ne fera-t-ilpas,..  DANGEKEÜSES, 55 aidé de la vengeance ? Je la verrai encore a mes genoux, tremblante & baignée de pleurs, me criant merci de fa trompeufe voix ; & moi, je ferai fans pitié. Que fait-elle a préfent ? que penfe- t-elle ? Peut-être elle s'applaudit de m'avoir trompé, & ficielle auxgouts de fon fexe, ce plaifir lui paroit le plus doux. Ce que n'a pu la vertu tant vantée, 1'efprit de rufe fa produit fans effort. Infenfé! je redoutois fa fageiTe ; c'étoit fa mauvaifefoi que je devois craindre. Et être obligé de dévorer mon reifentiment! n'ofer montrer qu'une tendre douleur, quand j'ai le coeur rempli de rage ! me voir réduit a fupplier encore une femme rebelle, qui s'eft fouftraite a mon empire ! devois-je donc être humilié a ce point ? & par qui ? par une femme timide , & qui jamais ne s'eft exercée a combattre. A qUoi me fert de m'être établi dans fon cceur, de favoir embrafé de tous les feux de 1'amour, d'avoir porté jufqu'au délire Ie trouble de fes fens; fi tranquille dans fa retraite , elle peut aujourd'hui s'enorgueillir de fa fuite plus que moi de mes viétoires ? Et je le fouffrirois ? mon amie , vous ne le croyez pas; vous n'avez pas de moi cette humiliante idéé! Mais quelle fatalité m'attache a cetté femme ? cent autres ne defirent - elles pas mes foins? ne s'emprefferont-elles pas d'y répondre ? Quand même aucune ne vaudroit celle- e 4  <^6 Les Liaisons ci, 1'attrait de la variété, le charme des nouvelles conquêtes, 1'éclat de leur nombre , n'offrent-ils pas des plaifirs affez doux'?- Pourquoi courir après celui qui nous fuit, & négliger ceux qui fe préfencent? Ah! pourquoi?' .. . Jel'ignore, mais je 1'éprouve fortement. II n'eft plus pour moi de- bonheur, de repos, que par la poffeffion de cette femme que je hais & que j'aime avec une égale fureur. Je ne fupporterai mon fort que du moment oü je difpoferai du fie-n. Alors tranquille & fatisfait , je la verrai-, a fon tour, Kvrée aux orages que j'éprouve en ce moment ; j'en exciterai mille autres encore. L'efpoir & la crainte, la mé» fiance & la fécurité , tous les maux inventés par la haine , tous les biens accordés par 1'amour , je veux qu'fls rempliffent fon cceur , qu'ils s'y füccédent a ma volonté. Ce temps viendra ... Mais que de travaux encore ! que j'en étois prés hier! & qu'aujourd'hui je m'en yois éloigné!: Comment m'en rapprocher? je n'ofe tenter aucune demarche ; je fens que póur prendre un parti il faudroit être plus calme, & mon fang bout dans mes veines. Ce qui redouble mon tourment, c'eft le fting-froid- avec lequel-chacun répond ici a mes queftions fur eet événement , fur fa caufe , fur tout ce qu'if offre d'extraordinaire . .. Perfbnne ne fait rien, perfonne ne defire de rien favoir : a peine en auroit-on parlé, fi j'avois etinfenti qu'on par-lat d'autre chofe. Madame  • ANGEREUSE S. 8 Les Liaisons redouter ma préfence ? Si donc 1'idée lui efir venue que je pourrois la fuivre , elle n'aura pas manqué de me fermer fa por.ee; & je ne veux pas plus 1'accoutumer a ce moyen, qu'en fouffrir 1'humiliation. J'aime mieux lui annoncer au contraire que je refte ici; je lui ferai même des inftances pour qu'elle y reviënne ; & quand elle fera bien perfuadéede monabfence, j'arriverai chez elle :. nous verrons comment elle fupportera cette entrevue. Mais ilfaut ladifférer pour en augmenter.l'erfct, & je ne fais. encore fi j'en aurai la patience : j'ai eu , vingt fois dans la journée, la bouche ouverte pour demander mes chevaux. Cependant je prendrai fur moi; je m'engage a recevoir votre réponfe ici; je vous- demande feulement, ma; belle amie, de ne pas me la faire attendre. Ce qui me contrarieroit le plus, feroic de ne pas favoir ce qui fe paffe: mais mon Chafleur, qui eft a Paris, a des droits a quelque acces auprès de la Femme- de-chambre : il pourra me fervir. Je lui envoie une inftruction & de 1'argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne 1'un & 1'autre a cette Lettre, & auffi d'avoir foin de les lui envoyer par un de vos gens, avec ordre de les lui remettre alui-même. Je prends cette précaution, paree que le dróle al'habitude de n'avoir jamais requ les Lettres que je lui écris, quand elles lui prefcrivent .quelque chofe qui le.gêne ; & que pour le moment ,, il ne me paroit pas auffi épris de fa con». quête,. que je v.oudrois qu'il le fut..  1ASSEREUSKS. 59 Adieu , ma belle amie ; s'il vous vient quelque idee heureufe, quelque moyen de hater ma marche, faites m'en part. J'ai éprouvé plus d'une fois combien votre amitié pouvoit être utile; je 1'éprouve encore en ce moment: car je me fens plus calme depuis que je vous écris; au moins, je parle a quelqu'un qui m'entend , & non aux Automates prés de qui je végete depuis ce matin. En vérité, plus je vais, & plus je fuis tenté de croire qu'il n'y a qupvous & moi dans le monde, qui valions quelque chofe. Du Chdteau de . ... ce $ OHobre i fi bien qu'une fois j'ai ri aux éclats, ce qui nous a fait bien peur': Car Maman auroit pu entendre ; & fi elle étoit venue voir, qu'eft-ce que -je ferois devenue ? C'eft bien pour le coup qu'elle m'auroit remife au Couvent! Comme il faut être prudent, & que , comme M. de Valmont m'a dit lui-même, pour rien au monde il ne voudroit rifquer de me compromettre, nous fommes convenus que dorénavant il viendroit feulement ouyrir la porte, &  BANGERE U SES ÏÓ't que nous irions dans fa chambre. Pour la, il' n'y a rien a crafndre; j'y af déja été hier, & actuellement que je vous écris, j'attends encore qu'il vienne. A préfent, Madame, j'efpere' que vous n-e me gronderez plus. II y a pourtant une chofe qui m'a bien furprife dans votre Lettre ; c'eft ce que vous me mandez pour quand je ferai mariée , au fujet de Danceny & de M. de Valmont. II me femble qu'un jour a 1'Opéra, vous me difiez au contraire qu'une fois mariée ,- je ne pourrois plusaimer que mon mari, &. qu'il me faudroit même oublier Danceny: au refte, peut-être que j'avois mal entendu , & j'aime bien mieux que cela foit autrement, paree qu'a préfent, je ne craindrai plus tant le moment de mon mariage. Je Ie defire même, puifque j'aurai plus de liberté; & j'efpere qu'alors je pourrai m'arranger de faqon a ne plus fonger qu'a Danceny. Je fens bien que je ne ferai véritablement heureufe qu'avec lui: car a préfent fon idéé me tourmente toujours , & je n'ai de bonheur que quand je peux ne pas penfer a lui, ce qui eft bien diificile ; & dés que j'y penfe, je redeviens chagrine tout de fuite. Ce qui me confole un peu , c'eft que vous m'affurez que Danceny m'en airriera davantage : mais en étes - vous bien füre ? . .. Oh! oui, vous ne voudriez pas me tromper. C'eft pourtant plaifant que ce foit Danceny que j'aime, & queM.'de Valmont. . . Mais, com-  io2 Les Liaisons me vous dites , c'eft peut-être un bonheur! Enfin , nous verrons. Je n'ai pas trop entendu ce que vous me marquez au fujet de mafacon d'écrire. II mc femble que Danceny trouve mes Lettres bien comme elles font. Je fens pourtant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui fe paffe aves M. de Valmont; ainfi vous n'avez que faire de craindre. Maman ne m'a point encore parlé de mon mariage : mais laiffez faire ; quand elle m'en pariera, puifque c?eft pour m'attraper, jevous promets que je faurai mentir. Adieu, ma bien bonne amie ; je vous remercie bien , & je vous promets que je n'our blierai jamais toutes vos bontés pour moi. II faut que je finiffe, car il eft pres d'une heure ; ainfi M. de Valmont ne doit pas tarder. Du Chatcau de... ce 10 Oftobre 17**.  BANGEREUSES. IOJ LETTRE CX. Le Vicomte d e Va l m o jit d la Marquife de Merteüil. Puissances du Gel', f'avois une ame pour la douleur; donnez - m''en une pour la fe'licitc ( i )! C'eft , je crois, le tendre SaincPreifX qui s'exprime ainfi, Mieux partagé que lui, je polfede a-la-fois les deux exiftences. Oui, mon amie, je fuis, en même temps, très-heureux & très-malheureux ; & puifque vous avez mon entiere confiance, je vous dois le doublé récit de mes peines & de mes plaifirs. Sachez donc que mon ingrate Devote me tient toujours rigueur. J'en fuis a ma quatrieme Lettre renvoyée. J'ai peut-être tort de dire la quatrieme ; car ayant bien deviné des le premier renvoi, qu'il feroit fuivi de beaucoup d'autres, & ne voulant pa-s perdre ainfi mon temps, j'ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux communs, & de ne point dater: & depuis le fecond Courier, c'eft toujours la même Lettre qui va & vient; je ne fais que changer d'enveloppc. Si ma Belle finit comme CI ) Nouvelle Héloïfe. E 4.  104 Les Liaisons finiflent ordinairement les Belles , & s'attendrit un jour au moins de laffitude; elle gardera enfin lamiiïive, & il fera temps ators de me remettre au courant. Vous voyez qu'avec ce nouveau genre de correfpondance, je ne peux pas être parfaitement inftruit. „ J'ai découvert. pourtant que la légere perfonne a changé de Confidente : au moins me .fuis-je affuré que-, depuis fon départ du ChtU teau , il n'eft venu aucune Lettre d'elle pour Mde de Volanges, tandis qu'il en eft venu deux pour la viellle llofemonde; & comme celle -ci ne nous en a rien dit, comme elle n'ouvre plus la bouche de Ja chere Belle, dont auparavant elle parloit fans ceffe , j'en ai conclu que c'étoit elle qui avoit la confidence. Je préfume que d'une part, le befoin de parler de moi, & de 1'autre la petite honte de revenir vis-a-vis de Mde' de Volanges fur un fentiment fi long-temps défavoué, ont produit cette grande révolutrön. Je crains encore d'avoir perdu au charge : car plus les femmes vieilliffent, & plus elles deviennent rêches & féveres. La première lui auroit bien dit plus de malde moi: mais celie-ci lui en dira plus de 1'amour; & la fenfible Prude a bien plus de frayeur du fentiment que de la perfonne. Le feul moyen de me mettre au fait, eftT comme vous voytz, d'intercepter le commerce clandeftin. J'en ai déja envoyé 1'ordre a mon Challeur, & j'en attends 1'exécution de jour  BANGEREUSES. 10$ en jour. Jufques - la, je ne puis rien faire qu'au hafard : auifi , depuis huit jours, je repaffe inutilement tous les moyens connus, tous ceux des Romans & de mes Mémoires fecrets ;; je n'en trouve aucun qui convienne , ni aux circonftances del'aventure , ni au caradere de 1'Héroïne. La difficulté ne feroit pas dé m'in"troduire chez elle, même la nuit, même encore de l'endormir , & d'en faire une nouvellé' Clariffe : mais après plus de deux mois de foins' & de peines; recourir a des moyens qui me foient étrangers ! me trainer fervilement fur la tracé des autres, & triompher fans gloire !.. . Non , elle n'aura pas les plaifirs du vice g«? les honneurs de lavertu ( i). Ce n'eft pas affez pour moi de la pofféder, je veux qu'elle fe Kyre: Or, il faut pour cela non-feulement pénétrer jufqu'a elle, mais y arriver de fon aveu ; la trouver feule & dans 1'intention de m'écouter; fur-tout, lui fermer les. yeux fur le danger, car fi elle le voit, elle faura le furmonter ou mourir. Mais mieux je fais ce qu'il faut faire, plus j'en trouvt 1'èxécution difHcile ; & dufliez-vous encore vous moquer de moi, je vous avouerai que mon embarras redouble amefure que je m'en occupe davantage. La tête m'en tourneroit, je crois , fans les heureufes diftradions que me donne notre ' commune Pupille ; c'eft a elle que je dois, 11) Nouvéikjléloife. E y  xo6 Les Liaisons avoir encore a. faire autre chofe que del Elégies. Croiriez - v.Ous que cette petite fille étoit tel— lement effarouchée, qu'il s'eft paffé trois gtands. jours avant que votre Lettre ait produit tout fpn effet ? voila comme une feule idéé fauffe. peut gater le plus heureux naturel? Enfin , ce. n'eft que Samedi qu'on eft venu tourner autour de moi, & me balbutier quelques mots ; encore. prononc.és fi bas & tellement étouffés par la honte, qu'il étoit impoffible de les entendre. Mais la rougeur qu'ils» cauferent, m'en fit deviner le fens. Jufquesla, je m'étois tenu fier.: mais fléchi par un fi plaifant repentir, je voulus bien promettre. d'aller trouver le foir même la jolie Pénitente & cette grace de ma part, fut reque avec toute. la reconnoiflance due a un fi grand bienfait.. Comme je ne perds jamais de. vue ni vos. projets ni les miens, j'ai réfolu de profiter de. cette occafion pour connoitre au jufte la valeur de eet enfant, & auffi.pour accélérer foa éducation.. Mais pour fuivre ce travail avec. plus deliberté, j'avois befoin de changer le. lieu de nos rendez.- vous; car un fimple cabü net, qui fépare la chambre de votre Pupille de. celle de fa mere , ne pouvoit lui infpirer affez de fécurité,. pour la laiffer fe déployer al'aife.' Je m'érois donc.promis. de faire innocemment quelque bruit, qui put lui caufer affez de crainte pour la décider.a.prendre ,,al'avenirs.  I>ANGEREUSES. 107 im afyle plus fur; elle m'a encore épargné ce ibin. La petite perfonne eft rieufe ; & , pour favorifer fa gaieté, je m'avifai, dans nos entr'actes, de lui raconter toutes les avantures fcandaleufes qui me paffoient par.la tête ; & pour les rendre plus piquantes & fixer davantagefon attention, je les mettois toutes fur le compte de fa Maman , que je me plaifois a chamarrer ainfi de vices & de ridicules. Ce n'étoit pas fans motif que j'avois fait cechoix; il encourageoit mieux que tout autre ma timide écoliere, & je lui infpirois en même temps le plus profond mépris pour fa mere. J'ai remarqué depuis long - temps , que fi ce moyen n'eft pas toujours néceffaire a employee pour féduire une jeune fille , il eft indifpenfable, & fouvent même le plus eftkace , quand on veut la dépraver; car celle qui ne refpede. pas fa mere, ne fe refpedera pas elle-même :: vérité morale, que je crois fi utile, que j'ai.' ete bien - aife de fournir un exemple a 1'appuL du précepte.. Cependant votre Pupille, qui ne fongeoifr pas a la morale , étouffoit de rire a cbaqueinftant; & enfin , une fois , elle penfa éclater. Je n'eus pas de peine a lui faire croire qu'elle.' avoit fait un bruit qffreux. Je feignis une grande frayeur, qu'elle partagea facilement. Pour. qu'elle s'en reffouvint mieux, je ne permis pius. au plaifir de reparoitre& la laiffai.feule trols; 1 6  io8 Les Liaisons heures plutöt que de coutume: auffi convinmes-nous, en nous féparant, que dès le lendemain ce feroit dans ma chambre que nous nous ralTemblerions. Je 1'y ai déja reque deux fois; & dans ce court intervalle 1'écoliere eft devenue prefqu'auffi favante que le maitre. Oui,. en vérité, je lui ai tout appris , jufqu'aux complaifances! je n'ai excepté que les précautions. Ainfi occupé toute la nuit, j'y gagne de' dormir une grande partie du jour; & comme Ia fociété achielle du Chateau n'a rien qui m'attire , a peine parois-je une heure au fallon dans la journée. J'ai même, d'aujourd'hui,. pris lê parti de manger dans ma chambre , & jene compte plus la quitter que pour de courtes promenades. Ces bizarreries paffent fur le compte de ma fanté. J'ai déclaré que j'étois perdu de vapeurs ; j'ai annoncé auffi un peu de fievre. II ne m'en coüte que de parler d'une voix lente & éteinte. Quant au changement de ma figure , fiez-vous -en a votre Pupille.. JJamour y pourvoira (i). J'occupe mon loifir, en rêvant aux moyens. de reprendre fur mon ingrate , les avantages que j'ai perdus, & auffi a compofer une efpece de catethifme de débauche , a- 1'ufage de mon  BANGEREUSES- ïoj> écoliere. Je m'anmfe a n'y rien nommer que par le mot technique; & je ris d'avance de 1'intéreffante converfation que cela doit fournir entr'elle & Gercourt, la première nuit de leur niariage. Rien n'eft plus plaifant que 1'ingénuicé avec laquelle elle fè fert déja du peu qu'elle fait de cette langue! elle n'imagine pas qu'on puiffe parler autrement. Cette enfant eft réellement féduifante! Ce contrafte de la candeur naïve avec le langage de 1'effronterie, ne laiffe pas de faire de 1'effet, &, je ne fais pourquoi, il n'y a plus que les chofes bizarres qui me plaifent. Peut-être je me livre trop a celle - ci', puifque j'y compromets mon temps & ma fanté : mais- j'efpere que ma Teinte maladie , outre qu'elle me fauvera 1'ennui du fallon, pourra m'être encore de quelqu'utilité auprès de 1'auftere Dévote, dont la vertu tigreffe s'allie pourtant avec la douce fenfibilité ! Je ne doute pas qu'elle ne foit déja inftruite de ce grand événement, & j'ai beaucoup d'envie de favoir ce qu'elle en penfe ; d'autant plus que je parierois bien qu'elle ne manquerapas des'en attribuer 1'honneur. Je réglerai Fétat de ma fanté, fur 1'impreffion qu'il fera fur elle. Vous voila, ma belle amie,. au courant de mes affaires comme moi-même. Je defire avoir bientót des nouvelles plus intéreffantes a vous apprendre; & je vous prie de croire -jue, dans  tio Les L IA I s s k 5 le plaifir que je m'en promets, je compte pour beaucoup la récompenfe que j'attends de vous. Du Chdteau de... ce r i OBohre 17**. LETTRE CXI. ie Comfe £>£ Gexcovmt d Madame ■ de Volanges. TT out paroit, Madame, devoir être tranquille dans ce pays; & nous attendons, de jour en jour, la permiffion de rentrer en France. J'efpere que vous ne douterez pas que je n'aie toujours le même empreffement a m'y rendre, & a y former les nceuds qui doivent mvunir k vous & a Mlle de Volonges. Cependant M. le Duc de. .. mon coufin , & a qui vous favez que j'ai tant d'obligations, vient ' de me faire part de fon rappel de Naples. 11 me. mande qu'il compte palfer par Rome, & voir, dans fa route, la partie d'Italie qui lui refte a connoitre. II m'engage a. 1'accompagner dans. ce voyage , qui fera environ de fix femaines ou deux mois. Je ne vous cache pas qu'il me feroit agréable de profiter de cette occafion;. fentant bien qu'une fois m'arié, je prendrai. dimcilement le temps de faire d'autres. abfen-  B; A M G E R E Ü 9 E 9' "» •es que celles que mon fervice exigera. Peutêtre auffi feroit-il plus convenable d'attendre 1'hiver pour ce mariage; puifque ce ne peut être qu'alors, que tous mes parens feront raffemblés a Paris, & nommément IYI. le Marquis de .. . a qui je dois 1'efpoir de vous appartenir. Malgré ces confidérations, mes projets a cèt égard ferontabfolument fubordonnés aux. vötres; & pour peu que vous préfériez vospremiers arrangemens , je fuis prêt a renoncer aux miens. Je vous prie feulement de me faire favoir le plutót poffible vos intentions a ce fujet. J'attendrai votre réponfe ici, & elle feule réglera ma conduite. Je fuis avec refped, Madame,'& avec tous les fentimens qui conviennent a un fils, votre très-humble, &c. Le Comte de Gekcoürt. Eajlia, ce io Oüohrc 17**;.  h2 Les Liaisons LETTRE CXII. Madame de R o s e m o n d e d la Frc'fi.dente de Tourvel. (Diflée feulement. ) J E ne recois qu'a 1'inftant même, ma cherc Belle, votre Lettre du 11 ( i ) , & les doux reproches qu'elle contient. Convenez que vous aviez bien envie de m'en faire davantage ; & que fi vous ne vous étiez pas reffouvenue que vous étiez ma fille, vous m'auriez réellement grondée. Vous auriez été pourtant bien injufte! C'étoit le defir & 1'efpoir de pouvoir vous répondre moi-même, qui me faifoit différer chaque jour; & vous voyez qu'encore aujourd'hui , je fuis obligée d'emprunter la main de ma Femme-de-chambre. Mon malheureux rhumatifme m'a repris; il s'eft niche cette fois fur le brasdroit, & je fuis abfolument manchotte. Voila ce que c'eft, jeune & fraiche comme vous étes ,■ d'avoir une fi vieille amie! on fouffre de fes incommodités. Auffi-töt que mes douleurs me donneront un peu de relache , je me'promets bien decaufer longuement avec vous. En attendant , (i) Cette Lettre ne s'eft pas retronvée.  BAIGEKEtfSES. II J fachez feulement que j'ai requ vos deux Lettres ; qu'elles auroient redoublé, s'il étoit poffible , ma tendre amitiépour vous ; & que je ne cefl'erai jamais de prendre.part, bien vivement, a tout ce qui vous intérefle. Mon neveu eft auffi un peu indifpofé, mais fans aucun danger , & fans qu'il faille en prendre aucune inquiétude; c'eft une incommodité légere, qui , a ce qu'il me femble , affe&e plus fon humeur que fa fanté-. Nous ne le voyons prefque plus. Sa retraite & votre départ ne rendent pas notre petit cercle plus gai. La petite Volanges, fur-tout, vous trouve furieufement a dire, & baille, tant que la journée dure , a avaler fes poings. Particuliérement depuis .quelques jours , elle nous fait 1'honneur de s'endormir profondément toutes les après - dinées. Adieu , ma chere Belle ; je fuis pour toujours votre bien bonne amie , votre maman , votre fceur même, fi mon grand age me permettoit ce titre. Enfin je vous fuis attachée par tous les plus tendres fentimens. Signé Adélaide, pour Madame de RoSEMONDE. Du Chateau de. .. ce 14 OBohrc 17**..  ii4 Les Liaisons LETTRE CXIII. La Marquife d e Me rt e u i l au Vicomte de Valmont. J e crois devoir vous prévenir , Vicomte , qu'on commence a s'occuper de vous a Paris ; qu'on y remarque votre abfence , & que déjaon en devine la caufe. J'étois hier a un fouper fort nombreux ; il y fut dit pofitivement que vous étiez retenu au Village par un amour romanefque & malheureux : auffi - tót la joie fe peignit fur le vifage de tous les envieux de vos fuccès, & de toutes les femmes que vous avez négligées. Si vous m'en croyez, vous ne laifferez pas prendre confiftance a ces bruits dangereux, & vous viendrez fur-le-champ les détruire par votre préfence. Songez que fi une fois vous laiffez perdre 1'idée qu'on ne vous réfifte pas , vous éprouverez bientót qu'on vous réfiftera en effet plus facilement; que vos rivaux vont auffi- perdre leur refpedt pour vous, & ofer vous combattre: car lequel d'entr'eux ne fe croit pas plus fort que la vertu ? Songez fur-tout que dans la multitude des femmes que vous avez affiehées, toutes celles que vous n avez pas eues vont temer de détromper le Public, tandis que  BANGER EUSES. lïf les autres s'efforceront de 1'abtifer. Enfin , il faut vous attendre a être apprécié peut - être autant au-deffous de votre valeur, que vous 1'avez eié au-deffus jufqu'a préfent. Revenez donc, Vicomte , & ne facrifiez pas votre réputation a un caprice puéril. Vous avez fait tout ce que nous voulions de la petite Volanges; & pour votre Préfidente , ce ne fera pas apparemment en reftant a dix lieues d'elle, que vous vous en pafferez la fantaifiei Croyez-vous qu'elle ira vous chercber ? Peutêtre ne fonge-t-elle déja plus a vous, ou ne s'en occupe-t-elle encore que pour fe feliciter de vous avoir humilk*" Au moins ici, pourrezvous trouver quelque occafion de reparokre avec éclat, & vous en avez befoin ; & quand vous vous obftineriez k votre ridicule aventure, je ne vois pas que votre retour y puiffe rien . , ..; au contraire. En effet, fi votre Préfidente vous adore, comme vous me 1'avez tant dit & fi peu p*rouvé, fon unique confolation , fon feul plaifir, doivent être a préfent de parler de vous, & de favoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce que vous penfez , & jufqu'a la moindre des chofes qui vous intéreffent. Ces miferes - la prennent du prix , en raifon des privations qu'on éprouve. Ce font les miettes de pain tombantes de la table du riche : celui-ci les dédaigne ; mais le pauvre les recueille avidement & s'en nourrit; Or , la pauvre Préfidents  ti6 Les Liaisons. recoita préfent toutes ces miettes -'la; &■ plus" elle en aura, moins elle fera prelfée de fe livrer al'appétit du refte. De plus , depuis que vous connoiffez fa Confidente, vous ne doutez pas que chaque ■Lettre d'elle ne contienne au moins un petit fermon , & tout ce qu'elle croit propre d corroborer fa fagejje fortifier fa vertu (i).Pourquoi donc laiffer a 1'une des reffources pour fe défendre , & a 1'autre pour vous nuire ? Ce n'eft pas que je fois du tout de votre avis fur la perte que vous croyez avoir faite au changement de Confidente. D'abord , Mde de Volanges vous hait, & la haine eft toujours plus clair- voyante & plus ingénieufe quel'amitié. Toute la vertu de votre vieille tante ne 1'engagera pas a médire un feul inftant de fon cher neveu; car la vertu a auffi fes foibleffes. Enfuite vos craintès portent fur une remarqué abfolument fauffe. II n'eft pas vrai que plus les femmes viciU lij)ent, plus elles deviennent rcches f^f fe'veres. C'eft de quarante a cinquante ans que le défefpoir de voir leur figure fe fiétrir , la rage de fe fentir obligées d'abandonner des prétentions & des plaifirs auxquels elles tiennent encore , rendent prefque toutes les femmes bégueules & acariatres. 11 leur faut ce long intervalle pour faire en entier ce grand facri- ( l ) On ne s'uvife jamais de tout f Comédie,  B A N G E R E Ü S E S. 117 .fice : -mais dès qu'il eft confommé , toutes fe partagent en deux claffes. ^ La plus nombreufe, celle des femmes qui n'ont êu.pour elles que leur figure & leur jeuneffe, tombe dans une imbécille apathie,' & n'en fort plus que pour le jeu & pour quelques .pratiques de dévotkm ; celle-Ia eft toujours .ennuyeufe, fouvent grondeufe, quelquefois un peu tracaffiere , • mais rarement méchante. On ne peut pas dire non plus que ces femmes foient ou ne foient pas féveres : fans idees & fans exiftence, elles repetent, fans le comprendre & indifféremment, tout ce qu'elles entendent dire , & reftent par elles-mêmes ab. folument nulles. L'autre claffe beaucoup' plus rare, mais véritablement précieufe, eft celle des femmes qui, ayant eu un caraétere & n'ayant pas négligé de nourir leur raifon , favent fe créer une exiftence, quand celle de la nature leur^manque ; & prennent le parti de mettre a leur efprit, les parures qu'elles emplovoient, ayant pour leur figüre. Celles-ci ont pour 1'ordina'ire le jugement très-fain , & 1'efprit a-la-fois folide , gai & gracieux. Elles remplacent les charmes féduifans par 1'attachante bonté , & encore par 1'enjouement dont le charme augmente en proportion de 1'age : c'eft ainfi quelles parviennent en quelque forte a fe rapprocher de la jeuneffe en s'en faifant aimer. Mais alors, loin d être, comme vous le dites, rêches ^févcres>}  ïig Les Liaisons- Lhabitude de 1'indulgence, leurs longues réflexioris fur la foibleffe humaine, & f r-tout les ibuvenirs de leur jeuneffe , par. lefmiels feuls elles tiennent encore a la vie , les nl tceroient plutöt, peut être trop prés de la facilité. Ce que je peux vous dire enfin, c'eft qu'ayant toujours recherche les vieilles femmes , dont j'ai reconnu de bonne-heure 1'utilité des fuffrages, j'ai rencontré plufieurs d'entr'elles auprès de qui 1'inclination me ramenoit autant que 1'intérêt. Je m'arrête-la; car a préfent que vous vousennammez fi vite & fi moralement, j'aurois peur que vous ne devinfliez fubitement amoureux de votre vieille tante, & que vous ne vous enterraffiez ayec elle dans le tombeau oü vous vivez déja depuis fi iong-temps. Je reviens donc. Malgré 1'enchantement oü vous me paroifTez être de votre petite écoliere, je ne peux pas cróire qu'elle entre pour quelque chofe dans vós projets. Vous 1'avez trouvée fous la main , vöüs 1'avez prife : a la bonne-heure^! mais ce ne peut pas être la un goüt. Ce n'eft même pas, a vrai dire, une entiere jouiffance : vous ne poffédez abfolumentquefaperfonne ! je ne parle pas de fon cceur, dont je me doute bien que vous ne vous fouciez gueres : mais vous n'occupez feulement pas fa têce. Je ne fais pas fi vous vous en étes appercu , mais moi j'en ai la preuve dans la derniere Lettre qu'elle m'a  BANGE REUSE S. 119. écnte ( 1 ) ; je vous 1'envoie pour que vous en jugiez. Voyez donc que quand elle y parle de vous , c'eft toujours M. de Valmont} que toutes ces idees, même celles que vous lui fakes > naitre , n'aboutiftent jamais qu'a Danceny ; & lui, elle ne 1'appelle pas Monfieur, c'eft bien toujours Danceny feulement. Par-la, elle le diftingue de tous les autres; & même en fe livrant a vous , elle ne fe familiarife qu'avec lui. Si une telle conquête vous paroit fcdui. Jante, fi les plaifirs qu'elle donne vous attachent, aifurément vous êtes modefte & peu difficile ! Que vous la gardiez. j'y confens; cela entre même dans mes projets. Mais ilme femble que cela ne vaut pas de fe déranger un quart-d'heure ; qu'il faudroit auffi avoir quelqu empire , & nelui permettre , par exemple, defe rapprocher de Danceny, qu'après le lui avoir fait un peu plus oublier. Avant de ceiïer de m'occuper de vous , pour vemr a moi, je veux encore vous dire que ce moyen de maladie'que vous m'annoncez vouloir prendre , eft bien connu & bien ufé. En verite, Vicomte, vous n'êtes pas inventif! Moi, je me répete auffi quelquefois , comme vous allez voir 5 mais je tiche de me fauver par les details , & fur-tout le fuccès me juftifie. Je vais encore en tenter un , & courir une nouvelle aventure. Je conviens qu'elle n'aura pa* C1) Voyez Ia Lettre CIX.  120 Les Liaisons le mérite de'la difficulté : mais au moins ferace une diftraöion , & je m'ennuie a périr. Je ne fais pourquoi, depuis Faventure de Prévan, Belleroche m'eft devenu infupportable. 11 a tellement redoublé d'attention, de tendreffe, de véncration, que je n'y peux plus tenir. Sa colere , dans le premier moment, m'avoit paru plaifante; il a pourtant bien fallu la calmer, car c'eüt été me compromettre que de lelaiffer faire: & il n'y avoit pas moyen delui faire entendre raifon. J'ai donc pris le parti deluimontrerplivs d'amour, pour en venir a bout plus facilement: mais lui, a pris cela au férieux; & depuis ce temps il m'excede par fon enchantement éternel. Je remarque furtout 1'infultante confiance qu'il prend en moi, & la fécurité avec laquelle il me regarde comme a lui pour toujours. J'en fuis vraiment humiliée U me prife donc bien peu, s'il croit valoir affez pour me fixer! Ne me difoit-il pas derniérement que je n'aurois jamais aime un autre que lui ? Oh ! pour le coup, j'ai eu befoin de toute ma prudence, pour ne pas le détromper fur-le-champ , en lui difant ce qui en etoit. •Voila, certes, un plaifant Monfieur , pour avoir un droit exclufif! Je conviens qu'il eft bien fait & d'une affez belle figure: mais, a tout prendre,ce n'eft, au fait, qu'un Manoeuvre d'amour. Enfin le moment eft venu , il raut nous féparer. . ... J'effaie déja depuis quinze jours, & J ai * employé,  DiïSïltïDSïS, 121 ■employé, tour-a-tour, la froideur , le caprice, i'humeur, les querelles; mais le tenace perfonnage ne quitte pas prife ainfi : il faut donc prendre un parti plus violent; en conféquence je 1'emmene a ma campagne. Nous partons après-de-main. 11 n'y aura avec nous que quelques perfonnes défintéreffées & peu clair-voyantes , & nous yaürons prefque autant de liberté que fi nous y étions feuls. La, je le furchargerai a tel point, d'amour & de careffes, nousy vivronsfi bi#n 1'un pour 1'autre uniquement, que je parie bien qu'il defirera plus que moi la fin dé ce voyage , dont il fe fait un fi grand bonheur; & s'il n'en revient pas plus ennuyé de moi que je ne le fuis de lui, dites , j'y confens , que je n'en fais pas plus que vous. Le prétexte de cette efpece de retraite , eft de m'occuper ferieufement de mon grand procés , qui en effetfe jugera enfin au commencement de 1'hiver. J'en fuis bien-aife ; car il eft vraiment défagréable d'avoir ainfi toute fa fortune en 1'air. Ce n'eft pas que je fois inquiete de Fésrénement; d'abordj'ai raifon , tous mes Avocats me l'affurent: & quand je ne 1'aurois pas, je ferois donc bien mal-adroite, fi je ne favois pas gagner un procés, ou je n'ai pour adverfaires que des mineurs encore en bas-age, , & leur vieux tuteur ! Comme il ne faut pourtant rien négliger dans une affaire fi importante, j'aurai effectivement avec moi deux Avocats. Ce voyage ne vous paroit-ilpas gai ? cependant III. Portie, F  i28 Les Liaisons s'il me fait gagner mon procés & perdre Belleroche , je ne regretterai pas mon temps. A préfent, Vicomte, devinez le fuccelfeur ; je vous le donne en cent. Mais bon ! ne fais-je pas que vous ne devinez jamais rien ? hé bien, c'eft Danceny. Vous étes étonné, n'eft - ce pas? car enfin je ne fuis pas encore réduite a 1'éducation des enfans ! Mais celui-ci mérite d'être excepté ; il n'a que les graces de la jeuneffe, & non la frivolité. Sa grande réfervedans le cercle eft trés - propre a éloigner tous les .foupcons, & on ne 1'en trouve que plus aimable, 'quand il fe livre , dans le tête-a-tête. Ce n'eft pas que j'en aie déja eu avec lui pour mon compte, je ne fuis encore que fa confidente ; mais fous ce voile de Familie , je crois lui voir un goüt très-vif pour moi, & je fens que j'enprends beaucoup pour lui. Ce feroit bien dommage que tant d'efprit & de délicateffe allaffent fe facrifier & s'abrutir auprès de cette petite imbécille de Volanges! J'efpere qu'il fe trompe en croyant 1'aimer: elle eft fi loin de le mériter ! Ce n'eft pas que je fois jaloufe d'elle ; mais c'eft que ce feroit un meurtre , & je veux en fauver Danceny. Je vous prie donc, Vicomte , de mettre vos foins a ce qu'il ne puilfe fe rapprocher de fa Cécile ( comme il a encore la mauvaife habitude de Ja nommer). Un premier goüt a'toujours plus d'empire qu'on ne croit, & je ne ferois füre de rien, s'il la revoyoit a préfent; fur-tout pendant mon  DANSER EUSES. 12$ abfence. A mon retour, je me charge de tout & j'en réponds. J'ai bien fongé k emmener Ie jeune homme avec moi: mais j'en ai fait le faerifice a ma prudence ordinaire; & puis, j'aurois craint qu'il ne s'apperqüt de quelque chofe entre Belleroche & moi, & je ferois au défefpoir qu'il etir. la moindre idee de ce qui fe paffe. Je veux au moins m'offrir a fon imagination , pure & - fans tache; telle enfin qu'il faudroit être, pour être vraiment dignedelui. Paris, ce 15 OHohre 17**. LETTRE CXIV. La Préfidente de Tourvel d Madame de RoSEMONDE. M A chere amie , je cede k ma vive inquiétude ; & fans favoir fi vous ferez en état de me répondre, je ne puis m'empêcher de vous inter. roger. L'état de M. de Valmont, que vous me dites Jans danger, ne melaiffe pas autant de fecunte que vous paroiffez en avoir. 11 n'eft pas rare que la mélancolie & le dégout du monde foient des fymptómes avant - coureurs de quelque maladie grave ; les fouffrances du F 2  124- Les Liaisons corps, comme celles de 1'efprit, font defirer la,folitude; & fouvent on reproche de 1'humeur, a celui dont on devroit feulement plaindre les maux. * 11 me femble qu'il devroit au moins confulter quelqu'un. Comment, étant malade yousmême , n'avez vous pas un Médecin auprès de vous? Lemien que j'ai vu ce matin ,,& que je ne vous cache pas que j'ai confulté indirectement, eft d'avis que, dans les perfonnes naturellement actives, cette efpece d'apathie fubitc n'eft jamais a négliger ; & , comme il me difoit encore , les maladies ne cedent plus au traitement , quand elles n'ont pas été prifes a^temps. Pourquoi faire courir ce rifque a quelqu'un qui vous eft fi cber ? Ce qui redouble mon inquiétude , c'eft que, depuis quatre jours, je ne recois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu ! ne me trompez-vous point fur fon état? Pourquoi auroit-il ceffe de m'écrire tout-a-coup ?, Si c'étoit feulement 1'effet de mon obftination a lui renvoyer fes Lettres, je crois qu'il auroit pris ce parti plutöt. Enfin, fans croire aux preffentimens, je fuis depuis quelques jours d'une trifteffe qui m'effraie. Ah! peut-être fuis-je a la veille du plus grand des malheurs! Vous ne fauriez croire, & j'ai honte de vous dire, combten je fuis peinée de ne plus recevoir ces mêmes Lettres, que pourtant je refuferois encore de lire. J'étois füre au moins  D A W G E R E U S E S. ra? qu'il s'étoit occupé de moi! & je voyois quelque chofe qui venoit de lui. Je ne les ouvrois pas, ces Lettres , mais je pleurois en les regardant : mes larmes étoient plus douces & plus faciles ; & celles-la feules diilipoient en parcie 1'oppreffion habituelle que j'éprouvede•puis mon retour. Je vous en conjure , mon indulgente amie , écrivez - moi, vous - même, aufli-tót que vous le pourrez> & en attendant, faites-moi donner chaquejour de vos nouvelles & des fiennes. Je m'apperqois qu'a peine je vous ai dit un mot pour vous: mais vous connoilfez mes fentimens , mon attachement fans réferve, ma tendre reconnoiffance pour votre fenfible amitié •, vous pardonnerez au trouble oü je fuis , k mes peines mortelles , au tourment affreux d'avoir a redouter des maux, dont peut-être je^ fuis la caufe. Grand Dieu! cette idéé dcfefpérante me pourfuit & déchire mon cceur; ce malheur me manquoit, & je fens que je fuis née pour les éprouver tous. Adieu, naa chere amie; aimez-moi, plaignez-moi. Aurai-je une Lettre de vous aujourd'hui ? Paris, ce 16 Ofiobre 17**. F ï  i26 Les Liaisons LETTRE C X V. • Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. G'e&t une chofe inconcevable , ma belle amie, comme auffi-tót qu'on s'éloigne, on ceffe facilement de s'entendre. Tant que j etois auprès de vous, nous n'avions jamais qu'un même fentiment, une même facon de voir ; & paree que, depuis prés de trois möis-, je ne vous vois plus , nous ne fommes plus de même avis fur rien. Qui de nous deux a tort ? fürementvous n'héfiteriez pas fur laréponfe: mais moi, plus fage, ou plus poli, je ne decide pas. Je vais feulement répondre a votre Lettre , & continuer de vous expofer ma conduite. D'abord , je vous remercie de 1'avis que vous me donnez des bruits qui courent fur mon compte ; mais je ne m'en inquiete pas encore : je me crois fur d'avoir bientót de quoi les faire ceffer. Soyez tran quille ; je ne reparoitrai dans le monde que plus célebre que jamais, & toujours plus digne de vous. J'efpere qu'on me comptera même pour quelque chofe, 1'aventure de la petite Volanges , dont vous paroiffez faire fi peu de cas: comme fi ce n'étoit rien , que d'enlever, en  DANGEREUSES. 127 une foirée, une jeune fille a fon Amant aimé ; d'en ufer enfuite tant qu'on le veut, & abfolument comme de fori bien, & fans plus d'embarras; d'en obtenir ce qu'on n'ofe pas même exigerde toutes les filles dont c'eft le metier; & cela, fans Ia déranger en rien de fon tendre amour ; fans la rendre inconftante, pas même infidelle: car, en effet, je n'occupe feulement pas fa tête ! en forte qu'après ma fantaifie paffee, je la remettrai entre les bras de fon Amant, pour ainfi dire, fans qu'elle fe foit apperque de rien. ■ Eft-ce donc la une marche fi ordinaire ? & puis, croyez-moi, une fois fortie de mes mains , les principes que je lui .donne, ne s'en développeront pas moins; & je prédis que la timide écoliere prendra bientót un eftbr propre a faire honneur a fon maitre. Si pourtant on aime mieux le genre héroique, je montrerai la Préfidente, ce modele cite de toutes les vertus ! refpectée même de nos plus liberdns! telle enfin qu'on avoit perdu jufqu a 1'idée de 1'attaquer ! je la montrerai, dis-je , oubliant fes devoirs & fa vertu , facri. bant fa reputation & deux ans de fageffe, pour counr aprés le bonheur de me plaire, pour semvrer de celui de m'aimer ; fe trouvant luffifamment dédommagée de tant de facri. iices par un mot, par un regard, qu'encore elle n'obtiendra pas toujours. Je ferai plus, je la quitterai ; & je ne connois pas cette F 4  138 LesLiaisons femme , ou je n'aurai point de fuccefleur. Elle léfiftera au befoin de confoïa.ion , al'habitude du plaifir, au defir même de la vengeance. Enfin , elle n'ama exifté que pour moi; & que fa carrière foit plus ou moins longue, j'en autai feul ouvert & ferme la barrière. Une fois parvenue a ce triomphe, je dirai a mes rivaux: " Voyez mon ouvrage, & cherchez-en dans „ le fiecle un fecpnd exemple „ ! Vous alléz me demander d'oü vient aujourd'hui eet excès de confiance ? c'eft que depuis buit jours je fuis dans la confidente de ma Belle ; elle ne me dit pas fes fecrets, mais je les furprencjs. Deux Lettres d'elle a Mde de Rofemonde, m'ont fuffifamment inftiuit, & je nelirai plus les autres que par curiofité. Je n'ai abfolument befoin, pour réuflir-, que de me rapprocher d'elle , & mes moyens font trouves.. Je vais inceffamment les mettre en ufage. - Vous êtes curieufe, je crois.... ? Mais non, pour vous punir de ne pas croire a mes inventions, vous ne les faurez pas. Tout de bon , vous mériteriez que je vous retiraffe ma confiance , au moins pour cette aventure ; en effet, fansle doux prix attaché par vous a cefuccès , je ne vous en parlerois plus. Vous voyez que le fuis fiché. Cependant , dans 1'efpoir que vous vous corrigerez , je veux bien m'en temr a cette pimition légere ; & revenant a 1 ïndulgence, j'oublie un moment mes grands projets, pour raifonner des vötresavec vous.  BANGEREUSES. I2Q Vous voila donc a la campagne , ennuyeufe comme le fentiment, & trifte comme la fidélité! Et ce pauvre Belleroche! vous ne vous contentez pas de lui faire boire 1'eau d'oubli, vous lui en donnez la queftion ! Comment s'en trouve-t-il ? fupporte-t-il bien les naufées de 1 amour? Je voudrois pour beaucoup qu'il ne vous en devint que plus attaché; je fuis curieux de voir quel remede plus efficace vous parviendriez a employer. Je vous plains, en yérité , d'avoir été obligée de recourir a celui, la. Je n'ai fait qu'une fois, dans ma vie , famour par procédé. J'avois certainement un grand motif, puifque c'étoitala Comteffe de... ; & vingtfois, entre fes bras, j'ai été ten té de lui dire : " Madame, je renonce a la place que 35 je follicite & permettez-moi de quitter celle 33 que j'occupe,,. Auffi, de toutes les femmes que j'ai eues, c'eft la feule dont j'aie vraiment plaifir a dire du mal. Pour votre motif a vous, je le trouve, a vrai dire, d'un ridicule rare; & vous aviez raifon de croire que je ne devinerois pas le fucceffeur. Quoi! c'eft pour Danceny que vous. vous donnez toute cette peine la ! Eli! ma chere amie , laiftez-le adorer fa vertucufe. Cc'ak , & ne vous compromettez pas dans ces jeux d'enfants. Laiflez les écoliers fe former auprès des Bonnes, ou jouer avec les penfionnaires d depetits jeux innoccm. Comment allez-vous vous charger d'un novice qui  ijc- Les Liaisons. ne faürani vous prendre ni vous quitter, & avec qui il vous faudra tout faire? Je vous le dis férieufement, je défapprouve ce choix, & quelque fecret qu'il reftat, il vous humilieroit au moins a mes yeux & dans votre confcienee. Vous prenez, dites - vous , beaucoup de goüt pour lui: allons donc , vous vous trompezsürement, & je crois même avoir trouvé la caufe de votre erreur. Ce beau dégoüt de Belleroche vous eft venu dans un temps de difette, & Paris ne vous offrant pas de choix, vos idéés , toujours trop vives, fe fontportées fur ie premier objet que vous avez rencontre. Mais fongez qu'a votre retour, vous pourrez choifir entre mille; & fi enfin vous redoutez 1'inact.ion dans laquelle vous rifquez de tomber en différant, je m'offre a vous pour amufer vos loifirs. , „. D'ici a votre arrivee , mes grandes affaires feront terminées de maniere ou d'autre ; & sürement, ni la petite Volanges , ni la Préfidente elle-même, ne m'occuperont pas affez alors, pour que je ne fois pas a vous autant que vous le defirerez. Peut-être même , d ïci-la , aurai-je déja remis la petite fille aux mams de fon difcret Amant. Sans convenir , quoi que vous en difiez, que ce ne foit pas une jouiffance attachante , comme j'ai le projet qu elle garde de moi toute fa vie une idéé fupérieure _a celle de tous les autres hommes, je me fuis  B A N G E R E ü S E S. 131 ■ mis, avec elle , fur un ton que je ne pourrois foutenir long-temps fans altérer ma fanté ; & dés ce moment, je ne tiens plus a elle , que par le foin qu'on doit aux affaires de familie Vous ne m'entendez pas ? C'eft que j'attends une feconde époque pour confirmer mon efpoir, & m'affurer que j'ai pleinement " réuffi dans mes projets. Oui , ma belle amie, j'ai déjaun premier indice quele mari de mon écolierene courra pas le rifque de mourir fans poftérité ; & quele Chef de la maifon de Gercourtne fera a 1'avenir qu'un cadet de celle de Valmont. Mais laiffez-moi finir a ma fantaifie cette aventure que je n'ai entreprife qu'a votre priere. Songez que fi vous rendez Danceny inconftant, vous ótez tout le piquant de cette hiftoire. Confidérez enfin , que m'offrant pour lerepréfenter auprès de vous, j'ai ce me femble, quelques droits a la préférence. J'y compte fi bien, que je n'ai pas craint de eontrarier vos vues, en concourant moimême a augmenter la tendre paffion du difcret Amoureux, pour le premier & digne objet de fon choix. Ayant donc_trouvé hier votre Pupille occupée a lui écrire, & 1'ayant dérangée d'abord de cette douce occupation pour una autre plus douce encore, jelui ai demandé, après , de voir fa Lettre ; & comme je 1'ai trouvée froide & contrainte, je lui ai fait fentir que ce n'étoit pas ainfi qu'eile confoleioit fonAinant, & je 1'ai décidée a en écrire une F 6  ij2 Les Liaisons autre fous ma dictee; oü , en imitant du mieux. que j'ai pu fon petit radotage, j'ai taché de nourrir 1'amour du jeune homme, par un efpoir plus certain. La petite perfonne étoit toute ravie, me difoit-elle, de fe trouver parler fi bien ; & dorénavant, je ferai chargé de la sorrefpondance. Que n'aurai-je pas fait pour ce Danceny ? J'aurai été a-la-fois fon ami, fon confident, fon rival & fa maitrelfe ! Encore, en ce moment, je lui rends le fervice de le fauver de vos liens dangereux. Oui, fans doute, dangereux ; car vous pofféder & vous perdre, c'eft acheter un moment de bonheur par une éternité de regrets. Adieu , ma belle amie ; ayez le courage de dêpêcher Belleroche le plus que vous pourrez. Laiffez - la Danceny , & préparez - vous a retrouver, & a me rendre les délicieux plaifirs de notre première liaifon. P. S. Je vous fais compliment fur le juge» ment prochain du grand procés. Je ferai fort aife que eet heureux événement arnve fous mon regne. Du Chdteau dc.ee 19 Oclohre itf*.  dangereuses. ijj; LETTRE CXVI. Le Chevalier Dancenyd Cécile volanges. M a d a m e de Merteuil eft partie ce matin pour la campagne; ainfi , ma charmante Cécile, me voila privé du feul plaifir quimereftoit en votre ablence , celui de parler de vous a votre amie & a la mienne. Depuis quelque temps , elle m'a permis de lui donner cetitre;. & j'en ai profité avec d'autant plus d'empreffement, qu'il me fembloit par-la me rapprocher de vous davantage. Mon Dieu ! que cettefemme eft aimable ! & quel charme flatteur ellefait donner a 1'amitié ! II femble que ce doux fentiment s'embelliffe & fe fortifie chez elle, de tout ce qu'elle refufe a 1'amour. Si vousfaviez comme elle vous aime , comme elle feplait a m'entendre lui parler de vous! .. „. C'eft la fans doute ce qui m'attaehe autant k elle. Ojiel bonheur de pouvoir vivre uniquement pour vous deux, de paffer fans ceffe; des délices de 1'amour aux douceurs de 1'amitié , d'y confacrer toute mon exiftence, d'être cn quelque forte le point de réunion de votreattachement réciproque j & de fenür toujours  ïj4- Les Liaisons qu'en m'occupant du bonheur de 1'une, je travaillerois également a celui de 1'autre! Aimez , aimez beaucoup , ma charmante amie, cette femme adorable. L'attachement que j'ai pour elle , donnez-y plus de prix encore, en le partageant. Depuis que j'ai gouté le charme de Famïtié, je dofte que vous Féprouviez a votre tour. Les plaifirs que je ne partage pas avec vous , il me fernble n'en jouir qu'a moitié. Oui, ma Cécile, je voudrois entourer votre cceur de tous les fentimens les plus doux ; que chacun de fes mouvemens vous fit éprouve-r une fenfation de bonheur ; & je croirois encore ne pouvofr jamais vous rendre qu'une partis de la félicité que je tiendrois de vous. Pourquoi faut il que ces projets charmans ne foient qu'une chimère de mon imagination , & que laréalité ne m'offre au contraire que des privations douloureufes & indéfinies ? L'efpoir que vous m'aviez donné de vous voir a cette campagne, je m'appercois bien qu'il faut y renoncer. Je n'ai plus de confolation que celle de me perfuader qu'en effet cela ne vous eft pas poffible. Er vous négügez de me le dire, de vous en affliger avec moi! déja , deux fois , mes plaiotes a ce fujet font reftées fans reponfe. Ah Cécile! Cécile , je crois b:en que vous m'aimez de toutes les facukés de votre ame , mais votre ame n'eft pas bnulante comme la mienne ! Que n'eft-ce a moi a lever les nbftacles ? pourquoi ne font-ce pas mes intéiêts  T)AJTGEREUSES. ityf qu'il me faille ménager , au-lieudes vótres? je famois bientót vous prouver que rien n'eft impoffible a 1'amour ? Vous ne me mandez pas non plus quand doit finir cette abfence cruelle : au moins , ici, peut-être vous verrois-je. Vos charmans regards ranirheroient mon ame abattue; leur touehante expreffion raffureroit mon cceur, qui quelquefois en a befoin. Pardon , ma Cécile; cette crainte n'eft pas un foupqon. Je crois a votre amour, a votre conftance. Ah! je ferois trop malheureux , fi j'en doutois. Mais tant d'obftacles ! & toujours renouvellés ! Mon amie, je fuis trifte, bien trifte. II femble que ce départ de Mde de Merteuil ait renouvellé en moi Ie fentiment de tous mes malheurs. Adieu, ma Cécille ; adieu, ma bien-aimée. Songez que votre Amant s'affl'ige , & que vous pouvez feule lui rendrele bonheur. Paris, ce 17 Oêiobre 17**,  i^ó Les Liaisons LETTRE CXVII. Cécile Volanges au Chevaliet D a n c e n r. ( DiBée par Valmont ). ChOYEZ-VOüS donc , rrron bon ami, que j'aie befoin d'être grondée pour être trifte, quand je fais que vous vous affligez ? & doutez-vous que je ne fouffre autant que vous de toutes vos peines ? Je partage même celles que jé vous caufe volontairement; & j'ai de plus que vous , de voir que vous ne me rendez pas juftice. Oh! cela n'eft pas bien. Je vois bien ce qui vous faahe ; c'eft que les deux dernieres fois que vous m'avez demande de venir ici, je ne vous ai pas répondu a cela: mais cette réponfe eft-elle donc fi aifée a faire ? Croyezvous que je ne fache pas que ce que vous voulez eft bien mal? Et pourtant, fi j'ai déja tant de peine a vous refufer de loin , que feroit-ce donc fi vous étiez-la ? Et puis, pour avoir voulu vous confoler un moment, je refterois afBigée toute ma vie. Tenez , je n'ai rien de caché pour vous, moi; voila mes raifons , jugez vous-même. J'aurois peut-être fait ce que vou^ voulez, fans  ÏÏANGEREUSES. 157 «e que je vous ai mandé , que ce M. de Gercourt, qui caufe tout notre chagrin, n'arrivera pas encore de li-tót ^ & comme , depuis quelque temps j Maman me témoigne beaucoup plus d'amitié ; comme , de mon cöté , je la careffe le plus que je peux ; qui fait ce que je pourrai obtenir d'elle ? Et fi nous pouvions être heureux fans que j'aie rien a me reprocher, eft-ce que cela ne vaudroit pas bien mieux. Si j'en crois ce qu'on m'a dit fouvent, les hommes même n'aiment plus tant leurs femmes , quand elles les ont trop aimés avanc de 1'être. Cette crainte-la me retient encore plus que tour le refte. Mon ami, n'êtes-vous pas sur de mon cceur , & ne fera-t-il pas toujours temps ? Ecoutez , je vous promets que, fi je ne peux pas éviter le malheur d'époufer M. de Gercourt, que je hais déja tant avant de le connoitre, rien ne me retiendra plus pour être a vous autant que je pourrai, & même avant tout. Comme je ne me foucie d'être aimée que de vous, & que vous verrez bien que fi je fais mal, il n'y aura pas de ma faute, le refte me fera bien égal; pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours autant que vous faïtes. Mais , mon ami, jufques-la, laiffez-moi continuer comme je fais ; & ne me demandez plus une chofe que j'ai de bonnes raifons pour ne pas faire, & que pourtant ilme fache de vous refufer. Je voudrois bien auffi que M. de Valmont  i38 Les Liaisons re Fut pas fi preffant pour vous ; cela ne fert qu'a me rendre plus chagrine encore. Oh ! vous avez la un bien bon ami, je vous affure! II fait tout comme vous feriez vous - même. Mais adieu, mon cher ami; j'ai commencé .bien tard a vous écrire, & j'y ai paffé une partie de la nuit. Je vas me coucher & réparer le temps perdu. Je vous embraife, mais ne me grondez plus. Du Qhiteau de... cc i§ Oclobre 17**. LETTRE CXVIII. ie Chevalier D u n c e n r d la Marquife de Merteuil. S i j'en crois mon Almanach , il n'y a , mon adorable amie, que deux jours que vous êtes abfente ; mais , fi j'en crois mon cceur, il y a deux fiecles. Or, je Ie tiens de vous-même , c'eft toujours fon cceur qu'il faut croire; il eft donc bien temps que vous reveniez, & toutes vos affaires doivent être plus que finies. Comment voulez - vous que je m'intéreffe a votre procés, fi, perte ou gain , j'en dois également payer les frais par 1'ennui de votre abfence ? Oh! que j'aurois envie de quereller! & qu'il eft  DANGEREUSES. IJ9 trifte, avec un fi beau fujet d'avoir deThumeur, de n'avoir pas le droit d'en montrer ! N'eft-ce pas cependant une véritable infidélité, unenoire trahifon , que de buffer votre ami loin de vous, après Favoir accoutumé a ne pouvoir plus fe paffer de votre préfence ? Vous aurez beau confulter vos Avocats, ils ne vous trouveront pas de juftification pour ce mauvais procédé ; & puis , ces gens - la ne difent que des raifons, & des raifons ne fuffifent pas pour répondre a des fentimens. Pour moi, vous m'avez tant dit que c'étoit par raifon que vous faifiez ce voyage , que vous m'avez tout-a-fait brouille avec elle. Je ne veux plus du tout 1'entendre ; pas même quand elle me dit de vous oublier. Cette raifon la eft pourtant bien raifonnable; & au fait, cela ne feroit pas fi difficile que vous pourriez le croire. II fuffiroit feulement de perdre 1'habitude de penfer toujours a vous: & rien ici, je vous aifure, ne vous rappelleroit a moi. Nos plus jolies femmes, celles qu'on dit les plus aimables, font encore fi loin de vous , qu'elles ne pourroient en donner qu'une bien foible idée. Je crois même qu'avec des yeux exercés, plus on a cru d'abord qu'elles vous reffembloient, plus on y trouve après de différence: elles ont beau faire, beau y mettre tout ce qu'elles favent, il leur manque toujours d'être vous, & c'eft pofitivement la qu'eft le charme. Malheureufement, quand les jouï.  ï4o Les Liaison» nées font fi longues, & qu'on eft défoccupé, on rêve , on fait des chateaux en Efpagne , on fe crée fa chimère; peu - a - peu l'imaginadon. s'exalte: on veut embellir fon ouvrage, on raffemble tout ce qui peut plaire, on arrivé enfin a la peifection ; & dés qu'on en eft la, le portrait ramene au modele, & on eft toutétonné de voir qu'on n'a fait que fonger a vous. Dans ce moment même , je fuis encore la dupe d'une erreur a-peu-près fembLble. Vous croyez peut - être que c'étoit pour m'occuper de vous, que je me fuis mis a vous écrire, point du tout: c'étoit pour m'en diftraire. J'avois cent chofes a vous dire, dunt vous n'étiez pas l'objet, qui, comme vous favez, m'intereffent bien vivement; &ce font celles-la pourtant dont j'ai été diftrait. Et depuis quand le charme de 1'amitié diftrait-il donc de celui de 1'amour ? Ah ! fi j'y regardois de bien prés , peut-être aurois je un petit reproche a me faire ! Mais chut! oublions cette légere faute de peur d'y retomber; & que mon amie elle-même 1'ignore. Auffi pourquoi n'êtes-vous pas la pour me répondre , pour^ me ramener fi je m'égare , pour me parler de ma Cécile , pour augmenter, s'il eft poflible , le bonheur que je goüte a 1'aimer , par 1'idée fi douce que c'eft votre amie que j'aime ? Oui, je 1'avoue, 1'amour qu'elle m'infpire m'eft devenu plus précieux encore, depuis que vous avez bien voulu en  ÖANGEREUSES. 141 recevoir la confidence. J'aime tant a vous ouvrir mon cceur , a occuper le vótre de mes fentimens, a les y dépoftr fans réferve! il me femble que je les chéris davantage , a mefure que vous daignez les recueillir ; & puis, je vous regarde & je me dis : C'eft en elle qu'eft renfermé tout mon bonheur. Je n'ai rien de nouveau a vous apprendre fur ma fituation. La derniere Lettre que j'ai requ d'elle augmente & allure mon efpoir, mais le retarde encore. Cependant fes motifs font fi tendres & fi honnêtes , que je ne puisl'en blamer ni m'en plaindre. Peut-être n'entendezvous pas trop bien ce que je vous di?-la ; mais pourquoi n'êtes-vous pas ici ? Quoiqu'on dife tout a fon amie, on n'ofe pas tout écrire. Les fecrets de 1'amour, fur-tout, font fi délicats, qu'on ne peut les laiffer aller ainfi fur leur bonne- foi. Si quelquefois on leur permet de fortir, il ne faut pas au moins les perdre de vue; il faut en quelque forte les voir entrer dans leur nouvel afyle. Ah! revenez donc, mon adorable amie; vous voyez bien que votre retour eft néceffaire. Oubliez enfin les mille raifons qui vous retiennent oü vous êtes, ou apprenez-moi avivre oü vous n'êtespas. J'ai 1'honneur d'être, &c. Paris, ce 19 Otiobre 17**.  ï4s Les Liaisöns Madame de Rosemonde d la Préfidente de Tourvel. Q,U O i Q_U E je fouffre encore beaucoup , ma chere Belle, j'effaie de vous écrire moi. même, afin de pouvoir vous parler de ce qui vous intérene. Mon neveu garde toujours fa rhifanthropie. 11 envoie fort réguliérement favoir de mes nouvelles tous les jours; mais il n'eft pas venu une fois s'en informer luimême , quoique je 1'en aie fait prier : en forte que je ne le vois pas plus que s'il étoit a Paris. Je 1'ai pourtant rencontré ce matin, oü je ne 1'attendois guetes. C'eft dans ma Chapelle , oü je fuis defcendue pour la première fois depuis ma douloureufe incommodité. J'ai appris aujourd'hui, que depuis quatre jours il y va réguliérement entendre la Meffe. Dieu veuille que cela dure ! Quand je fuis entrée, il eft venu a moi, & m'a félicitée fort affectueufement fur le meilleur état de ma fanté. Comme la Meffe commencoit, j'ai abrégé la converfation , que je comptois bien reprendre après; mais il a difparu avant que j'aie pu le joindre. Je ne vous cacherai pas que je 1'ai trouvé un peu changé. LETTRE CXIX.  ÖANGEREUSES. 143 Mais, ma chere Belle, ne me fakes pas repentk de ma confiance en votre raifon, par des inquiétudes trop vives'; & fur-tout foyez füre que j'aimerois encore mieux vous affliger que vous tromper. ' Si mon neveu continue a me tenir rigueur, je prendrai le parti, auffi-tót que je ferai mieux, de Palier voir dans fa chambre; & je tacherai de pénétrer la caufe de cette finguliere manie, dans laquelle je crois- bien que vous êtes pour quelque chofe. Je vous manderai ce que j'aurai appris. Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts : & puis, fi Adelaïde favoit que j'ai écrit, elle me gronderoit toute la fokée. Adieu, ma chere Belle. Du Chdteau de... ce 20 Oflobre 17**. ( Feuttlant Au Couvent ie la rue Saint-Honore'. ) J E n'ai pas 1'honneur d'être connu de vous, Monfieur : mais je fais la confiance entiere qu'a en vous Mde la Préfidente de Tourvel, & je fais de plus combien cette confiance eft LETTRE CXX. Le Vicomte de Valmont au Pere An s e l m e.  144 Les Liaisons' dignement placée. Je crois donc pouvoir fans. . indifcrétion m'adrefler avous, pour en obtenir unfervice bien effentiel, vraiment digne de votre faint miniftere, & ou 1'intérêt de Mde de Tourvel fe trouve joint au mien. J'ai entre les mains des papiers importans qui la concernent, qui ne peuvent être confiés a. perfonne, & que je ne dois ni ne veux remertre qu'entre fes mains. Je n ai aucun moyen de 1'en inftruire, paree que des raifons , que peut-être vous aurez fues d elle, mais dont je ne crois pas qu'il me foit permis de vous inftruire, lui ont fait prendre le parti de refufer toute correfpondance avec moi • parti/ que j'avoue volontiers aujourd'hui ne pouvoir blamer, puifqu'elle ne pouvoit prévoir des événemens auxquels j'étois moimême bien loin de m'attendre , & qui n'etoient poffibles qu'a la force plus humaine qu on ett forcé d'y reconnoïtre. . Je vous prie donc, Monfieur, de vouloir bien 1'informer de mes nouvelles réfolutions , & de lui demander pour moi , une entrevue particuliere; oü je puilfe au moins reparer, en partie, mes torts par mes excufes; & pour dernier facrifice, anéantir a fes yeux les feules traces exiftantes d'une erreur ou d une faute qui m'avoit rendu coupable envers elle. Ce ne fera qu'après cette expiation preliminaire, que j'oferai dépofer avos pieds . 1'humÜiant aveu de mes longs egaremens; cc implorer  BAtTÖESttrSÉS. f4f. faiplorer votre médiation pour une réconciliation bien plus importante encore, & malheureufement plus difficile. Puis-je efpérer, Monfieur, que vous ne me refuferez pas des foins fi ■néceffaires & fi précieux ? & que vous daignerez foutenir ma foibleffe, & guider mes pas dans un fentier nouveau , que je defire bien ardemment de fuivre, mais que j'avoue, en rougiffant; ne pas connoitre encore. J'attends votre réponfe avec 1'impatience du repentir qui defire de réparer, & je vous prie de me croire avec autant de reeonnoiffance que de vénération; Votre très-humble, &c. P. S. Je vous autorife j Monfieur, au cas que vous le jugiez convenable, a communiquer cette Lettre en entier a Mde de Tourvel, *me je me ferai toute ma vie un. devoir de refpeéter, & en qui je ne cefferai jamais d'honorer celle dont le ciel s'eft fervi pour tamener mon ame a la vertu, par le touchanê fpe&acle de la fienne. Du Chdteau de... ce 22 Otiohre 17** III. Portie. Q  '<4tf Lis Liaison,* LETTRE CXXI. La Marquife de Merteujl au Chevalicr Dan cent. J'ai requ votre Lettre, mon trop jeune amiij mais avant de vous remercier, il faut que je vous gronde , & je vous préviens que fi vous ne vous corrigez pas, vous n'aurez plus de réponfe de moi. Quittez donc, fi vous m'en croyez, ce ton de cajolerie, qui n'eft plus que du jargon, dès qu'il n'eft pas 1'expreffion de 1'amour. Eft-ce donc la le ftyte de 1'amitié? non, mon ami': chaque fentiment a fon langage qui lui convient; & fe fervir d'un autre, c'eft déguifer la penfée qu'on exprime. Je fais bien que nos petites femmes n'entendent rien de ce qu'on peut leur dire , s'il n'eft traduit, en quelque forte, dans ce jargon d'ufage ; mais je croyois mériter, je 1'avoue, que vous me diftinguaffiez d'elles. Je fuis vraiment fachée, & peut-être plus que je ne devrois l'ètrê , que vous m'ayez fi mal jugée. Vous ne trouverez donc dans ma Lettre que ce qui manque a la vótre, franchiffe & fimpleffe. Je vous dirai bien, par exemple, que j'aurois grand plaifir a vous voir, & que je fuis contrariée de n'avoir auprès de moi  B ÜBikïïiïj! Ï47 que des gens qui m'ennuiënt, aü lieu de gens qui me plaifent; mais vous, cette même pkrafe, vous Ia traduifez ainfi : Apprenez-moi a vivre oü vous rïêtes pas; en forte que quand vous ferez, je fuppofe, auprès de votre Maitrefle, vous ne fguriez pas y vivre que je n'y fois en tiers. t!QuelIe Pitie! & ces femmes, a qui il manque toujours d'être moi, vous trouvez peut-être auffi que cela manque a votre Cécile! voila pourtant oü conduit un langage qui, par 1'abus qu on en fait aujourd'hui, eft encore au-deffous du jargon des complimens, & ne devient plus qu'un fimple protocole, auquel on ne croit pas davantage, qu'au trés - humble ferviteur ! Mon ami, quand vous m'écrivez, que ce foit pour me dire votre facon de penfer & de fentir, & non pour m'envoyer desphrafes que je trouverai, fans vous, plus ou moins bien dites dans le premier Roman du jour;' , J efpere que vous ne vous facherez pas de ce que je vous dis-la, qUand même vous y verriez un peu d'humeur; car je ne nie pas d en avoir : mais pour éviter jufqu'a 1'air du defaut que je vous reproche, je ne vous' dirai pas que cette humeur eft peut-être un peu augmentée par 1'éloignement oü je fuis de vous. II me femble qu'a tout prendre, vous valez mieux qu'un procés & deux Avocats, peut-être même encore que l'attentif Belleroche. G z  *4S lis t', 1 k i s e s fi Vous voyez qu'au lieu de vous défoler üi mon abfenee, vous devriez vous en féliciter; car jamais je ne vous avois fais un fi beau compliment. Je crois que l'exemple me gagne, & que je veux vous dire aufli des cajoleries : mais non, j'aime mieux m'en tenir a ma franchife ; c'eft donc elle feule qui vous affure de ma tendre amitié , & de 1'intérêt qu'elle m'infpire. 11 eft fort doux d'avoir un jeune ami, dont le cceur eft occupé ailleurs. Ce n'eft pas la le fiftême de toutes les femmes; mais c'eft le mien. II me femble qu'on fe livre, avec plus de plaifir, a un fentiment dont on ne peut rien avoir a craindre ; aufli j'ai paffe pour vous, d'affez bonne-heure peut-être, au röle de confidente. Mais vous choififfez Vos Maitreffes fi jeunes, que vous m'avez fait appercevoir pour la première fois, que je commenee a être vieille! C'eft bien fait a vous de vous préparer ainfi une longue carrière de confiance, & je vous fouhaite de tout mon cceur qu'elle foit réciproque. Vous avez raifon de Vous rendre aux mó* tifs tendres & honnêtes qui, a ce que vous me mandez, retardent votre bonheur. La longue défenfe eft le feul mérite qui refte a celles qui ne réfiftent pas toujours ; & ce que je trouverois impardonnable a toute autre qu'a un enfant comme la petite Volanges, feroit de ne pas favoir fuir un danger, dont elle a été fuffifamment avertie par 1'aveu qu'elle a  ÏJANGEREUSES Ï49 fait de fon amour. Vous autres hommes, vous n'ayez pas 1'idée de ce qu'eft la vertu & de qu'il en coüte pour la facrifier! Mais pour peuqu'une femme raifonne, elle doit favoir qu'indépendamment de la faute qu'elle commet, une foiblefïe eft pour elle le plus grand des malheurs ; & je ne concois pas qu'aucune s'y laiffe jamais prendre, quand elle peut avoir un moment pour y réfléchir. N'allez pas combattre cette idee , car c'eft elle qui m'attache principalement a vous. Vous me fauverez des dangers de 1'amour; & quoique j'aie bien fu fans vous m'en défendre jufqu'a préfent, je confens a en avoir de la recon. noiffance, & je vous en aimerai mieux & davantage. Sur ce, mon cher Chevalier, je prie Dieu qu'il vous ait en fa fainte & digne garde. Du Chdteau de... ce zz OBobre 17**. e 3  Sjor Les Liaisons LETTRE CXXII. Madame de Rosemonde d la Préfidente de Tourvel, J'espÊrois, mon aimable fille, pouvoir enfin calmer vos inquiétudes-, & je vois au contraire avec chagrin, que je vais les augmenter encore. Calmez-vous cependant; mon neveu n'eft pas en danger : on ne peut pas même dire qu'il foit réellement malade. Mais il fe paffe furement en lui quelque chofe d'extraordinaire. Je n'y comprends rien; mais je fuis fortie de fa chambre avec un fentiment de trifteffe, peut-être même d'effroi, que je me reproche de vous faire partager, & dotit cependant je ne puis m'empêcher de caufer avec vous. Voici le récit de ce qui s'eft paffé : vous pouvez être füre qu'il eft fidele; car je vivrois quatre - vingts autres années, que je n'ouhlierois pas l'impreffion que m'a faite cette trifte fuène. J'ai donc été ce matin chez mon neveu; je 1'ai trouvé écrivant, & entouré de difterens tas de papiers, qui avoient l'air d'être 1'objet de fon travail. II s'en occupoit au point, que j'étois déja au milieu de fa cham. bre, qu'il n'avoit pas encore tourné la tête  D A K e E K E V S E S. t?i pour favoir qui entroit. Aufli-tót qu'il m'a appercue, j'ai trés-bien remarqué qu'en fe levant, il s'efforqpit de compofer fa figure, & peut-être même eft-ce la ce qui m'y a fait faire plus d'attention. II étoit, a la. vérité, fans toilette & fans poudre; mais je 1'ai trouvé pale & défait, & ayant fur-tout la phyfionomie altérée. Son regard qne nous avons vu fi vif & fi gai, étoit trifte & abattu ; enfin , foit dit entre nous , je n'aurois pas voulu que vous le viffiez ainfi : car il avoit l'air très-touchant, & très-propre, a ce que je crois, a infpirer cette tendre pitié, qui eft un des plus dangereux piég'es de 1'amour. Quoique frappée de mes remarques, j'ai pourtant commencé la conyerfatiön comme fi je ne m'étois apperque de rién. Je lui ai d'abord parlé de fa fanté, & fans me dire qu'elle foit bonne , il ne m'a point articulé pourtant qu'elle fut mauvaife. Alors je me fuis plainte de fa retraite, qui avoit un peu l'air:d'une manie, & je tachois de mêler un peu de gaieté a ma petite reprimande ; mais lui m'a répondu feulement, & d'un ton pénétré : K C'eft un „ tort de plus, jé 1'avoue; mais il fera réparé 33 avec les autres „. Son air, plus encore que fes difcours, a un peu dérangé mon enjouement, & je me fuis hatée de lui dire qu'il mettoit trop d'importance a un fimple reproche de 1'amitié. Nous nous fommes donc remis a caufer  ffs Les Liaisons tranquillement. II m'a die, peu de temps après, que peut - être une affaire, la plus grande affaire de fa vie, le rappelleroit bientót a Paris :mais comme j'avois peur de la deviner, ma -chere Belle , & que ce début ne me menat a une confidence dont je ne voulois pas, je .ne lui ai fait aucune queftion , je me fuis contentée de lui répondre que plus de diffipation feroit utile a fa fanté. J'ai ajouté que pour cette fois je ne lui ferois aucune inftance, aimant mes amis pour eux - mêmes ; c'eft a cette phrafe li fimple , que ferrant mes mains, & parlant avec une véhémence que je ne puis vous rendre : « Oui, ma tante» » m'a-t-il dit, aimez, aimez beaucoup un „ neveu qui vous refpecte & vous chérit; „ &, comme vous dites, aimez le pour lui? „ même. Ne vous affligez pas de fon bonheur, „ & ne trouhlez , par aucun régret, 1'éter„ nelle tranquillité dont 51 efpere jouir bien„ tót. Répétez-moi que vous m'aimez, que „ vous me pardonnez; oui, vous me par-, „ donnerez, je connois votre bonté : mais „ comment efpérer la même indulgence de „ ceux, que j'ai. tant offenfé „ ? Alors il s'eft bailTé fur moi; pour me cacher, je crois , des marqués de douleur, que le fon de fa voix me déceloit malgré lui. Emue plus que je ne puis vous dire, je me fuis levée précipitamment; & fans doute il a remarqué mon effroi, car fur-le-champ ,  DANGEREUSES. 1^} fe compofant davantage : lf Pardon, a-t-il „ repris , pardon , Madame; je fens que je „ m'égare malgré moi. Je vous prie d'oublier „ mes difcours, & de vous fouvenir feulement „ de mon profond refpect. Je ne manquerai „ pas, a-t-il ajouté, d'aller vous en renou? „ veller 1'hommage avant mon départ „. II m'a femblé que cette derniere phrafe m'engageroit a terminer ma vifite; & je me fuis en allee en effet. Mais plus j'y réfléchis, & moins je devine ce qu'il a voulu dire. Quelle eft cette affaire, la plus grande de fa vie ? a quel fujet me demande-t-il pardon? d'oü lui eft venu eet attendriffement involontaire en me parlant ? je me fuis déja fait ces queftions mille fois; fans pouvoir y répondre. Je ne vois même rien la qui ait rapport a vous : cependant, comme les yeux de 1'amour font plus clairvoyans que ceux de 1'amitié , je n'ai voulu vous laiffer rien ignorer de ce qui s'eft paffe entre mon neveu & moi. Je me fuis reprife a quatre fois pour écrire cette longue Lettre , que je ferois plus longue encore , fans la fatigue que je reffens. Adieu , ma chere Belle. Du Chdteaudc... ce2$ Oclobre 17**.  t$4 Les Liaisons LETTRE CXXIII. Le Pere A n s e l m e au Vicomte d e Va lm o n t. J'ai requ , Monfieur le Vicomte, la Lettre donc vous m'avez honoré; & dès hier, je me fuis tranfporré, fuivant vos defirs, chez laperfonneen queftion. Je lui ai expofél'objet & les motifs de la démarche què vous demandiez dé faire aup'rès d'elle. Quelque attachée que je 1'aie trouvée au parti fage qu'elle avoit pris d'abord , fur ce que je lui ai remontré qu'elle rifquoit peut-être, par fon refus de mettre obftacle a votre heureux retour, & de s'oppofer' ainfi , en quelque forte , aux vues miféricordieufes de la Providence , elle a confenti a recevoir votre vifite , a condition toutefois, que ce fera la derniere , & m'a chargé de vous annoncer qu'elle feroit chez elle Jeudi prochain', 2 8- Si ce jour ne pouvoit pas vous convenir, vous voudrez bien Fen informer & lui en indiquer un autre. Votre Lettre fera reque. Cependant, Monfieur le Vicomte, permettez-moi dé vous inviter a ne pas différer fans de fortes raifons, afin de pouvoir vous livrer plutöt & plus entiérement aux difpofitkms louables que vous me témoignez. Songez  8 i S G E K E ü S E I. que celui qui tarde a profiter du moment de la grace, s'expofe a ce qu'il lui foit retirée; que fi la bonté Divine eft infinie , 1'ufage en eft pourtant réglé par la juftice ; & qu'il peut venir un moment oü le Dieu de miféricorde fe change en un Dieu de vengeance. Si vous continuez a m'honorer de votre confiance, je vous prie de croire que tous mes foins vous feront acquis, aufli-töt que vous le defirerez : quelque grandes que foient mes occupations, mon affaire la plus importante fera toujours de remplir les devoirs du faint miniftere , auquel je me fuis particuliérement dévoué; & le moment le plus beau de ma vie , celui oü je verrai mes efforts profpérer par la bénédidion du Tout-Puiffant. Foibles pécheurs que nous fommes, nous ne pouvons rien par nous-mêmes! Mais le Dieu qui vous rappelle peut tout, & nous devrons également a fa bonté, vous, le defir conftant de vous rejoindre a lui, & moi, les moyens 'de vous y conduire. C'eft avec fon fecours, que j'efpere vous convaincre bientót, que la Reli gion fainte peut donner feule, même en ce monde, le bonheur folide & durable qu'on cherche vainement dans 1'aveuglement des pafïions humaines. J'ai 1'honneur d'être, avec une refpectueufe confidération, &c. Paris, cc 25 QBobrt 17**.  ï^ó Les LiaisdH LETTRE CXXIV. La Préfidente de Tourvel d Madame de rosemonde. A U milieu de Pétonnement oü m a jettee, Madame, la nouvelle que j'ai apprife hier, je n'oublie pas la fatisfaótion qu'elle doit vous caufer, & je me hate de vous en faire part. M. de Valmont ne s'occupe plus ni de moi ni de fon amour; & ne veut plus que réparer, par une vie plus édifiante, les fautes, ou plutöt les erreurs de fa jeuneffe.' J'ai été informée de ce grand événement par le Pere Anfelme , auquel il s'eft adreffé pour le diriger a 1'avenir, & aufli pour lui ménager une entrevue avec moi, dont je juge que 1'objet principal eft de me rendre mes Lettres qu'il avoit gardées jufqu'ici, malgré la demande contraire que je lui avois faite. Je ne puis , fans doute, qu'applaudir a cel; heureux changement, & m'en féliciter, fi, comme il le dit, j'ai pu y concourir en quelque chofe. Mais pourquoi falloit-il que j'en fuffe 1'inftrument, &' qu'il m'en coütat le repos de ma vie? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvoit-il arriver jamais que par mon infortune? Oh! mon indulgente amie , pardonnez-moi cette plainte. Je fais qu'il ne  » A ïï G E K E U S E S. m'appartientpas defonder les déerets de Dieu : mais tiridis que je lui demande fans eelfe, & toujours vainement, la force de vaincre mon malheureux amour , il la prodigue a celui qui ne la lui demandoit pas, & me laifle, fans fecours , entiérement livrée a ma foibleffe. Mais étouffons ce coupable murmure. Ne fais-je pas que 1'Enfant prodigue , a fon retour, obtint plus de graces de fon pere, que le hls qui ne s'étoit jamais abfenté ? Quel compte avons-nous a demander a celui qui ne nous doit rien ? & quand il feroit poffible que nous euflions quelques droits auprès de lui, quels pourroient être les miens? Me vanterois-je d'une fageffe, que déja je ne dois qu'a Valmont? II m'a fauvée, & j'oferois me plaindre en fouffrant pour lui ! Non : mes fouffrances me feront cheres , fi fon bonheur en eft le prix. Sans doute il falloit qu'il revint a fon retour au Pere commun. Le Dieu, qui Pa formé devoit chérir fon ouvrage. II n'avoit point créé eet Etre charmant, pour n'en faire qu'un réprouvé. C'eft a moi de porter la peine de mon audacieufe imprudence; ne devoisje pas fetitir que, puifqu'il m'étoit défendu de 1'aimer , je ne devois pas me permettre de le voir? Ma faute ou mon malheur eft de m'être refufee trop long-temps a cette vérité. Vous m'êtes témoin , ma chere & digne amie, que ie me fuis foumife a ce facrifice, auffi-tót que  i?8 Les Liaisons- j'en ai reconnu la néceffité : mais, pour qu'Ü fur. entier, il y manquoit que M. de Valmont ne le partageat point. Vous avouerai-je que cette idee eft a préfent ce qui me tourmente le plus ? Infupportable orgueil, qui a'doucit les maux que nous éprouvons, par ceux que nous faifons fouffrir! Ah! je vaincrai ce cceur rébelle , je 1'accoutumerai aux humiliations.- C'eft fur-tout pour y parvenu que j'ai enfin Gonfenti a recevoir Jeudi prochain , la pénible vifite de M. de Valmont. La, je 1'entendrai me dire lui-même que je ne lui fuis plus rien, que 1'impreffion foible & paffagere que j'avois faite fur lui eft entiérement effacée 1 Je verrat fes regards fe porter fur moi, fans émotion, tandis que la crainte-de déceler la mienne me fera baiffer les yeux. Ces mêmes Lettres qu'il refufa fi long-temps a mes demandes réitérées, je les recevrai de fon indifférence4 il me les remettra comme des objets inutiles, & qui ne 1'intéreffent plus; & mes mains tremblantes, en recevant ce dépót honteux, fentiront qu'il leur eft remis d'une main ferme & tranquille! Enfin, je le verrai s'éloigner... s'éloigner pour jamais, & mes regards qui le fui-> vront, ne verront pas les fiens fe retourner fur moi! Et j'étois réfervée a tant d'humiliation ! Ah! que du moins je me la rende utile» en me pénétrant par elle du fentiment de ma foibleffe... Oui, ces Lettres qu'il ne fe foucie  DAN GEREUSES. 1^9 plus de garder je les conferverai précieufement. Je m'impoferai la honte de les relire chaque jour, jufqu'a ce que mes Iarmes en aient effacé les dernieres traces; & les Mennes, je les brülerai comme infecties du poifon dangereux qui a corrompu mon ame. Oh! qu'eft-ce donc que 1'amour, s'il nous fait regretter jufqu'aux dangers auxquels il nous expofe ; fi, fur-tout, on peut craindre de Ie reffentir encore même alors qu'on ne 1'infpire plus ! Fuyons cette paffion funefte, qui ne laifië de choix qu'entre la honte & le malheur, & fouvent même les réunit tous deux; & qu'au moins la prudence remplace la vertu. Que ce Jeudi eft encore loin! que ne puisje confommer a 1'inftant ce douloureux facrifice, & en oublier a-la-fois & la caufe & 1'objet! Cette vifite m'importune; je me repens d'avoir promis. Hé! qu'a-t-il befoin de me revoir encore ? que fommes-nous a préfent 1'un a 1'autre ? S'il m'a offenfée; je le lui pardonne. Je le félicite même de vouloir réparer fes torts; je 1'en loue. Je ferai plus, je 1'imiterai; & féduite par les mêmes erreurs, fon exemple me ramenera. Mais quand fon projet eft de me fuir, pourquoi commencer par me chercher ? Le plus prefie pour chacun de nous, n'eft-il pas d'oublier Fautre? Ah! fans doute & ce fera dorénavant mon unique foin. Si vous le permettez, mon aimable amie s  i6o Les Liaisons daugerEuses-, ce fera auprès de vous que j'irai m'occuper de ce travail difficile. Si j'ai befoin de fecours $ peut-être même de confolation , je n'en veux recevoir que de vous. Vous feule favez m'entendre & parler a mon cceur. Votre précieufe amitié remplira toute mon exiftence. Rien ne me parokra dirficile pour feconder les foins que vous voudrez bien vous donner. Je vous deVrai ma tranquillité, mon bonheur, ma vertu; & le fruit de vos bontés pour moi, fera de m'en avoir enfin rendue digne. Je me fuis, je Crois, beaucoup égarée dans cette Lettre; je le préfume au moins par lé trouble oü je n'ai pas ceffé d'être en vous écrivant. S'il s'y trouvoit quelques fentimens dont j'aie a rougir, eouvrez-les de votre indulgente amitié, je m'en remets entiérement a elle. Ce n'eft pas a vous que je veux dérober aucun des mouvemenc de mon cceur. Adieu , ma refpeétable amie. J'efpere , fous peu de jours, vous annoncer celui de mon arrivée. Paris cezc, OBobïe 17**, fin de la troijteme Portie.  LES LIAISONS DANGEREUSES.   LES LIAISONS DANGEREUSES, o U LETTRES Recueillies dans une Socie'té, & publices poiir VinjlruBion de quelques autres. Par M. C de L . . . ^—i = - J'ai vu les mceurs de mon temps, & j'ai publié ces Lettres. J. J. ROUSSEAU, Pref. de la Nouvelle Héloïfe. QUATRIEME PART IE. A AMSTERDAM* HL DCC. LXXXII.   LES LIAISONS DANGEREUSES. i ..ii^jyaa,- , „j. LETTRE CXXV. Le Vicomte d e Va lm o nt d la Marquife d e Me rteu i l. L A voila donc vaincue, cette femme fuperbe qui avoit ofé croire qu'elle pourroit me réfifter! Oui, mon amie, elle eft a moi, entiérement a moi; & depuis hier, elle n'a plus rien a m'accorder. Je fuis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir 1'apprecier: mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai reffend. Seroit-il donc vrai que la vertu augmentat le prix d'une femme, jufques dansle moment même de fa foibleffe? Mais réléguons cette idee puérile avec les contss de bonnes-femmes. Ne rencontre-t-on pas A J  ■4 Les Liaisons „prefque par-tout, une réfiftance plus ou moins bien feinte au premier triomphe ? & ai-je trouvé nulle pare le charme donc je parle ? ce n'eft -pourtant pas non-plus celui de 1'amour ; car enfin, fi j'ai eu quelquefois, auprès de cette femme étonnante, desmomens de foibleffe qui reffembloient a cette paffion pufillanime, j'ai toujours fu les vaincre & revenir a mes principes. Quand même la fcene d'hier m'auroit, comme je le crois, emporté un peu plus loin cue je ne comptais ; quand j'aurois, un moment , partagé le trouble & Pivreffe que je faifois naitre; cette illufion paffagere feroit diffipée a préfent: & cependant le même charme fubfifte. J'aurois mé~S , je i'avoue , un plaifir affez doux a m'y livrer, s'il ne me caufoit quelqu'inquiétude.. Serai-je donc, a mon age, makrifé comme un écolier, par un fentiment involontaire & inconnu ? Non : il faut, avant tout, le combattre & 1'approfondir. Peut-être, au refte, en ai-je déja entrevu la caufe! Je me plais au moins dans cette idéé, ' & je voudrois qu'elle fut vraie. Dans la foule des femmes auprès defquelles j'ai rempli jufqu'a ce jour le róle & les fonctions d'Amant, je n'en avois encore rencontré aucune qui n'eut, au moins, autant d'envie de fe rendre, que j'en avois de 1'y déterminer; je m'étois même accoutumé a appeler prudes cel' les qui ne faifoient que la moitié du chemin , 1 par oppofitjon a tant d'autres, dont la défenfe  I) A N G E R E ü S E S. 7 jtfovocante ne couvre jamais qu'imparfaitementles premières avances qu'elles ontfaités. Ici, au contraire, j'ai trouvé une première prévention défavorable , & fondée depuis fur les confeils & les rapports d'une femme haineufe, mais clair voyante; une timidite naturelle & extréme; que fortifioit une pudeur éclairée ; un attachement a la vertu , que la Religion dirigeoit, & qui eomptoit déja deux années de triomphe ; enfin des démarches éclatantes, infpirées par ces différens motifs, St qui toutes n'avoient pour but que de fe foustraire a mes pourfuites. Ce n'eft donc pas, comme dans mes autres aventures , une fimple capitulation plus ou moins avantageufe, & dontll eft plus focüe de profiter que de s'énorgueillir; c'eft une victoire complette , achetée par une campagne pénible, & décidée par de favantes manoeuvres. II n'eft donc pas furprenant que ce fuccès, dü a moi feul, m'en devienne plus précieux; & le furcrok de plaifir que j'ai éprouvé dans mon triomphe, & que je reffens encore , n'eft que la douce impreffion du fentiment de la gloire. Je chéris cette facon de voir, qui me fauve Phumiliation de penfer que je puiffe dépendre en quelque maniere de 1'efclave même que je me ferois affervie ; que je n'aie pas en moi feul la plénitude de mon bonheur ; & que la facuké de m'en fake jouir dans toute fon A 4  8 Les Liaisons énergie, foit réfervée a telle oü telle femme^ fxclufivement a toute autre. Ces réflexions fenfées régleront ma conduite dans cette importante occafion; & vous pouvez être füre que je ne me laifferai pas tellement enchainer, que je ne puiffe toujours brifer ces nouveaux Hens, en me jouant & h ma volonté. Mais déja je vous parle de marupture ; & vous ignorez encore par quels moyens j'en ai acquis le droit; lifez donc, Sc voyez a quoi s'expofe la fageffe, en eflayant de fecourir la folie. J'étudiois fi attentivement mesdifcours & les réponfes que j'obtenois, que j'efpere vous rendre les uns & les autres avec une exacfitude dont vous ferez contente. Vous verrez par les deux copies des Lettres ci-jointes i ) , quel médiateur j'avois choifr pour me rapprocher de ma belle, & avec quel zele le faint perfonnage s'eft employé pour nous réunir. Ce qu'il faut vous dire encore, & que j'avois appris par une Lettre, interceptée fuivant 1'ufage, c'eft que la crainte & la petite hurnibation d'être quittée, avoient un peu dérangé la prudence.de 1'auftere dévote; & avoient rempli fon cceur & fa tête de fentimens & d'idées, qui, pour n'avofr pas le fens commun, n'en étoient pas moins intéreflans. C'eft après ces préliminaires, nécelfaires a favoir , qu'hier Jeudi 2 § , jour préfix & donné par l'ingrate, je me fuis préfenté chez elle en (1 ) Lettres CXX & CXXII.  D ANGEREUSES. ' y efclave timide &repentanü, pour en fortir en vainqueur ccutonne. II étoit lix heures du foir quand j'arrivai chez la belle reclufe, car, depuis fon retour, fa porte étoit reftée fermée a tout le monde. Elle effaya de fe lever quand on m'anonca ; mais fes genoux tremblansne lui perniirent pas de refter dans cette fituation : elleferaffit fur le champ. Comme le domeuMque qui m'avuit introduit; eut quelque fervice a faire dans 1'appartement, elle en parut impatientée. Nous remplimes eet intervalle ^ar les complimens d'ufage. Mais pour ne rien perdre d'un temps dont tous les momens étoient précieux, j'examinois foigneufement le local ; & dès-lors, je marquai de 1'ceil le théatre de ma viétoire. J'aurois pu en choifir un plus commode: car, dans cette même chambre , il fe trouvoit une ottomane. Mais je remarquai qu'en face d'elle étoit un portrait du mari; & j'eus peur, je 1'avoue, qu'avec une femme fi-finguliere, un feul reegard que le hafard dirigeroit de ce cöté, ne détruisiten un moment 1'ouvrage de tant de foins» Enfin nous reftames feuls & j'entrai en matière, Après avoir expofé, en peu de mots, quele Pere Anfelme 1'avoit dó informer des motifs de ma vifite , je me fuis pf/int du traitement 'rigou-i reux que j'avois éprouvé & j'ai particuliere», ment appuyé fur le mépris qu'on m'avoit té■moigné. On s'en eft défendtr^ comme je m'yattendois; & comme vous vous y attendies A S  io Les Liaisons bien auüi, j'en ai fondé Ia preuve fur Ia 'méfiance & 1'effroi que j'avois infpkés ; fur 3a fuite fcandaleufe qui s'en étoit fuivie , le refus de répc-ndre a mes Lettres , celui même de les recevoir, &c , &c. Comme on commenqoit une juftification qui auroit été bien fa die , j'ai cru devoir 1'interrompre; & pour me faire pardon, ner cette manier-e brufque, je 1'ai couverte aufli-tót par une cajolerie. — „ Si tant de char« mes , ai-je donc repris, ont fait fur mon cceur » une ynprefllon fi profonde, tant de vertus 90 n'en ont pas moins fait fur mon-ame. Séduk, 53 fans dout-e , par le defir de m'en rapprocheir, „ j'avois ofé m'en croire digne. Je ne vous „ reproche point d'en avoir jugé autrement; „ mais je me punis de mon erreur—. Comme on gardoit le Glence de 1'embarras,. j'ai continué: — cc J'ai defir-é,. Madame , ou de me „ juftifier a vos yeux , ou d'obtenk de vous, „ le pardon, des torts que vous me fuppo* „ fez ; afin de pouvoir au moins terminer, avec quelque tranquillité , des. jours „ auxquels je n'attaché plus de prix, depuis „ que vous avez refufé dè les embellir.— „„ Icion a pourtant elfayé de répondre. —u Mon y> devoir ne me permettok pas — „ Et la difficulté- d.'achever le menfonge que le devoir exigeoit, n'a pas permis de finir la phrafe. J'ai donc repris du ton le plus tendre:. " — II eft „ donc vrai que c'eft moi que vous avez fui ? M Ce départ étoit néceffake. •— Et que vous  DANGEREUSES. II V, m'éloignez de vous ? — II le faut — Et pour ,, toujours ? — Je le dois — „. Je n'ai pas befoin de vous dire que pendant ce court dia-. logue, la voix de la tendre prude étoit oppreffée , & que fes yeux ne s'élevoient pas jufqu'a moi. Je jugeois de voir animer un peu cette fcene languiffante ; ainfi, me levant avec l'air du dépit: „ — Votre fermere , dis-je alors , me „ rend toute la mienne. Hé bien , oui, Ma„ dame, nous ferons féparés ; féparés même „ plus que vous ne penfez: & vous vous féli„ citerez a loifir de votre ouvrage — „. Un peu furprife de ce ton de reproche, elle voulut repliquer. " i— La réfolution que vous avez „ prife, dit-elle... „. — N'eft que 1'effet de „ mon défefpoir, repris-je avec emportement. „ Vous avez voulu que je fois malheureux; „ je vous prouvQrai que vous avez réufli ati„ dela même de vos fouhaits. — Je defire ,, votre bonheur , répondit-elle — „. Et le fon de fa voix commenqoit a annoncer une émotion affez forte. Aufli me précipitant a fes genoux , & du tón dramatique que vous me connoiffez : — " Ah ! cruelle, me fuis-je écrié, „ peut-il exifter pour moi un bonheur que ,, vous ne partagiez pas ? Oüdonele trouver „ loin de vous ? Ah! jamais! jamais —,, ! J'avoue qu'en me livranc a ce point, j'avois beaucoup compté fur le fecours des larmes: mais foit mauvaife difpolition y foit peut-être feulement A 6  hé Les Liaisons- Teflet de 1'attentiun pénible & continuede ! que jemettois a tout, il me fut impoffible de pleurer. Par bonheur je me refouvins que pour fubjuguer une femme , tout moyen étoit également bon ; & qu'il fuffifoit de f étonner par un grand mouvement, pour que 1'impreffion en reffat profonde & favorable. Je fuppléai donc, par la terreur, a la fenfibilité qui fe trouvoit en défaut; & pour cela, changeant feulement 1'inflexion de ma voix,. & gardant la même pofiure : „ — Oui, continu ai-je , j'en fais le ,, ferment a vos pieds , vous pofféder ou mourir —,,. En prononqant ces dernieres paroles, nos regards fe rencontrerent. Je ne fais • cequela timide perfi.nne vit ou crut voir dans 'les miens : mais elle fe leva d'un air effrayé, & s'échappa de mes bras dont je 1'avois entourée. 11 eft vrai que je ne fis rien' pour la retenir: car j'avois remarqué'plulieurs fois que les feenes de défefpoir menées trop vivement, tomboient dans le ridicule dés qu'elles devenoient longues, ou ne laiffoient que des relfources vraimene tragiques, & que j'étois fort éloigné de vouloir prendre. Cependant tandis qu'elle fe déroboi. a moi, j'ajoutai d'un ton bas & finiftre, mais de focon qu'elle put m'entendre: ,,— Hé bien! la mort—„ Je me relevai alors > & gardant un momenê; le filence , je jettois fur elle, comme au hafard,, dss regards 'farouches, qui, pour avoir 1'ak  DANGEREUSES. 1£ «Pêtre égarés,n'en étoient pas moins clairvoyans & obfervateurs. Le maintien mai affuré, la refpiration haute, la contraction de tous les . mufcles , les bras tremblants & a demi= élevés, tout me prouvoit affez que 1'effet étoit tel que j'avois voulu le produiie: mais, comme en amour rien ne fe finit que de trés-prés , & que nous étions alors affez loin 1'un de 1'autre, il falloit avant tout fe rapprocher. Ce fut pour y parvenir, que je paffai le plutöt poffible a une apparente tranq.uillité , propre a calmer les effets de eet état violent, fans en affoiblir 1'imprcffion. Ma tranfition fut: " — Je fuis bien malheu„ reux. J'ai voulu vivre pour votre bonheur, „ & je 1'ai troublé. Je me dévoue pour votre ,, tranquillité , & je la trouble encore — ,,. Enfuite d'un air compofé , mais contraint:. " —Pardon, Madame; peu accoutumé aux ,, orages des paffions , je fais mal en réprimcr „. les mouvemens, Si j'ai eu tort de m'y livrer, ,, fongez au moins que c'eft pour la derniere ,, fois. Ah! calmez-vous, calmez - vous, je „ vous en conjure •—■„. Et pendant ce long difcours , je me rapprochois infenfi'oiement. * — Si vous voulez que je me calme , répondic 3, la belle effarouchée, vous même foyez donc. „ plus tranquille. — Hé bien! oui, je vous „ le promets, lui dis-je — „. J'ajoutai d'une voix plus foible"—■ Si 1'effort eft grand, aa }, moins ne doit - il pas être long. Mais T  x4 Les Liaisons „ repris-je aufli-tót d'un air égaré, je fuis vehn, ,, n'eft-il pas vrai, pour vous rendre vos Let„ tres ? De grace , daignez les reprendre. Ce „ douloureux facrifice me refte a faire ; ne me „ laiffez rien qui puiffe affoiblir mon cou„ rage,,. — Et tirant de ma poche le precieux recueil: " — Le voila, dis-je , ce dépot trom„ peur des affurances de votre amitié! II .,, m'attachoit a la vie , reprenez-le. Donnez „ ainfi vous-mèmelefignalqui doit me féparer ,-, de vous pour jamais — ,,. Ici Tamante craintive céda entiérement a fa tendre inquiétude. " — Mais M. de Valmont, qu'avez-vous , & que voulez-vous dire ? la 3, démarche que vous faites aujourd'hui n'eft„ elle pas volontaire? n'eft-ce pas le fruit de „ ,vos propres réfkxions ? & ne font ce pas „ elles qui vous ont fait approuver, vous-même „ le parti néeeffaire que j'ai fuivi par devoir ? „ —Hé bien! ai-je repris, ce parti a décidé 3, le mien. — Et quel eft-il ? Le feul qui puiffey „ en me féparant de vous , mettre un terme a- mes peïnes. .—> Mais, répondez - moi, quel„ eft-il — „? La, je la prefiai de mes bras, fans qu'elle fe défendit aucunement ; & jugeant, par eet oubli des bienféances, combien 1'émotion étoit forte & puiffante : " — Femn>e „ adorable , lui dis-je en rifquant 1'enthou3, fiafme , vous n'avez pas d'idée de 1'amouir ,, que vous infpirez; vous ne faurez jamais a, jfifquaquel point vousfütes adorée, & de  DANGEREUSES. IC „ ccmbien ce fentiment m'étoit plus cher que „ mon exiftence ! Puiffent tous vos jours étre „ fortunés & tranquilles ; puiffent-ils s'em„ bellir de tout le bonheur dont vous m'avez „ privé ! Payez au moins ce vceu fincere par „ un regret, par une larme ; & croyez que le „ dernier de mes facrifices , ne fera pas le „ plus pénible a mon cceur. Adieu—,,. Tandis que je parlois ainfi , je fentois fon cceur palpiter avec violence ; j'obfervois 1'altération de fa figure , je voyois fur-tout les larmes la fuffoquer , & ne couler cependant que rares & pénibles. Ce ne fut qu'alors , que je pris le parti de feindre de m'éloigner: aufli me retenant avec force,,—.Non, écoutez-moi, „ dit-elle vivement. — Laiffez-moi, répondis„ je.— Vous m'écouterez, je le veux.—II „ faut vous fuir , il le faut! — Non , s'écria„ t-elle ... —,,. A ce dernier mot elle fe précipita, ou plutöt tomba évanouie entre mes bras. Comme je doutois encore d'un fi heureux fuccès , je fpignis un grand effroi; mais tout en m'effrayant, je la conduifois , ou la portois, vers le lieu précédemment défigné pour le champ de ma gloire; & en effet elle ne revint a elle que foumife & déja livrée a fon heureux vainqueur. Jufques-la , ma belle amie , vous me trouverez, je crois, une pureté de méthode qui vous fera plaifir ; & vous verrez que je ne me fuis écarté en rien des vrais principes de sette  iö Les Liaisons guerre, que nous avons remarqué fouvent être fi femblabie a 1'autre. Jugez-moi donc comme Turenne ou Frédéric. J'ai forcé a combattre, Fenheni'i qui ne vouloit que temporifer; je me fuis donné, par de favantes manoeuvres, le choix du terrein & celui des difpofitions; j'ai fu inl'pirer la fécurité a I'ennemi , pour le joindre plus faciltment dans fa retraite ; j'ai fu y faire -fuceéder la terreur, avant d'en venir au combat; je n'ai rien mis au hafard , que par la confidération d'un grand avantage en cas de fuccès, & la certitude des reffources en cas de défaite; enfin, je n'ai engagé Paction qu'avec une retraite affurée, par oü. je puffe couvrir & conferver tout ce que j'avois conquis precédemment. C'eft , je crois, tout ce qu'on peut faire; mais je crains,.* préfent, de m'ètre amolli comme Annibal dansles délices de Capoue. Voila. ce qui s'eft paffe depuis. Je m'attendois bien qu'un fi grand événement ne fe pafferoit pas fans les larmes 6c le défefpoir d'ufage ; & fi je remarquai.d'abord un peu plus de confufion, & une forte de recueillement, j'attribuai 1'un & Fautre a 1'etat de Prude :.auffi, fans m'occuper de ces légeres différences que je croyois puremen& locales, je fuivois fimplement la grande routedes confolations bien perfuadé que , commeil arrivé d'ordinaire, les fenfations aideroienfc le. fentiment , & qu'une feule aétion feroit plus  B-ASGKRïUSïS ï? que tous les difcours, que pourtant je ne négligeois pas. Mais je trouvai une r^fiftancevraiment effrayante, moins encore par fort exces que par la forme fur laquelle elle fe montroit. Figurez-vous une femme affife, d'une roldeur immobile, & d'une figure invariable; n'ayant Fair ni de penfer, ni d'écouter, rii d'entendre; dont les yeuxhxes laiffent échapper des larmes aflez continues , mais qui coulent fans effort. Telle étoit Mde de Tourvel' pendant mes difcours; mais fi j'effayois de ramener fon attention vers moi par une careffe , par le gefte même le plus innocent, a cette apparente apathie fuccédoient aufli-tót la terreur, la fufFogatioij. les convulfions. les fan. gfots, & quelques cris par intervalle, mais fans un mot articulé. Ces crifes revinrent plufieurs fois , & toujours plus fortes; la derniere même fut li violente que j'en fus entiérement découragé, & eraignis un moment d'avoir remporté une viétoire inutiie. Je me rabattis fur les lieux communs d'ufage, & dans le nombre fe trouva celui-ci : u — Et vous étes dans le défef„ poir, paree que vous avez fait mon bon,,, heur — „ ? A ce mot, 1'adorable femme fe tourna vers moi; & fa figure , quoique encore un peu égarée, avoit pourtant déjarepris fon expreiïion célefte. [(—.Votre bon„ heur, me dit-elle — „! Vous devinez ma  ï8 Les Liaisons réponfe. lt — Vous étes donc heureux ■— „ ? Je redoublai les proteftations. tt •— Et heu„ reux par moi —„ ! J'ajoutai les louanges & les tendres propos. Tandis que je parlois , tous fes membres s'affouplirent; elle retomba avec molleffe , appuiée fur fon fauteuil; & m'abandonnant une main que j'avois ofé prendre: * ■— Je fens, dit - elle, que cette idee me „ confole & me foulage ■—. „.' Vous jugez qu'atnfi remis fur la voie, je ne la quittai plus ; c'étoit réelleinent la bonne, & peut-être la feule. Auffi quand je voulus tenter un fecond fuccès, j'éprouvai d'abord quelque réfiflance, & ce qui s'étoit paffé auparavant me rendoit circonfpeét : mais ayant appeüé a mon fecours cette même idéé de mon bonheur, j'en reffends bientót les favorables effets: « Vous avez raifon , me dit la „ tendre perfonne j je ne puis plus fupporter „ mon exiftence, qu'autant qu'elle fervira a „ vous rendre heureux. Je m'y confacre toute entiere : dés ce momentje me donne a vouSj „ & vous n'éprouverez de ma part ni refus, „ ni regrets — „. Ce fut avec cette candeur, naïve ou fublirae, qu'elle me livra fa perfonne & fes charmes, & qu'elle augmenta mon bonheur en le partageant. L'ivreffe fut complette & réciproque; & , pour la première fois , la mienne furvécut au plaifir. Je ne fords de fes bras que pour tomber a fes genoux, pour lui jurer un amour éternel; &, il faut  DANGEREUSES. 19 toutavouer, je penfoisceque je difois. Enfin, 'même après nous être féparés, fon idéé ne me quittoit point, & j'ai eu befoin de m« travailler pour m'en diftraire. Ah ! pourquoi n'êtes - vous pas ici, pour balancer au moins le charme de l'aétion par celui de la récompenfe ? Mais je ne perdrai rien pour attendre, n'eft-il pas vrai? & j'efpere pouvoir regarder, comme convenu entre nous, 1'heureux arrangement qu'e je vous ai propofé dans ma derniere Lettre. Vous voyez que je m'exécute, & que, comme je vous 1'ai prc™iï, ™S5 affaires feront affez avancées pour pouvoir vous donner une parut ds mon temps. Dépêchez-vous donc de renvoyer votre pefant Belleroche, & laiffez-la le doucereux Danceny , pour ne vous occuper que de moi. Mais que faites-vous donc tant a cette campagne, que vous ne me répondez feulement pas? Savez-vous que je vous gronderois volontiers ? Mais le bonheur porte a 1'indulgence. Et puis, je n'oublie pas qu'en me replaqant au nombre de vos foupirans, je dois me foumettre , de nouveau , a vos petites fantaifies. Souvenez - vous cependant que le nouvel Amant ne veut rien perdre des anciens droits de 1'ami. Adieu comme autrefois. . .. Oui, adieu, mon Ange! je t'envoie tous les baifers de 1'amour.  2o Les Liaisons P. S. Savez-vous que Prévan, au bout de fön mois- de prifon, a été obligé de quitte» fon Corps ? C'eft aujourj'hui la nouvelle de tout Paris. En vérité, Ie voila cruellement puni d'un tort qu'il n'a pas eu , & votre fuccès-, eft complet! Paris, ce 29 Oélobre 17**. mCMF" iETTRE CXXVI Madame de Rosemon^S d k rrejldcrmde Tourvel J E vous aurois répondu plutot, mon aimable. 'Enfant, fi la fatigue de ma- derniere Lettre ne m'a voit rendu mes douleurs, ce qui m'a encore privée tous ces jours - ci de 1'ufage de mon bras. J'étois bien preffée de vous remercier des bonnes nouvelles que vousma'vez données de mon neveu, & je ne 1'étois pas moins de vous en fairè, pour votre compte, de finceres félicitations. On eft forcé de reconnokre véritablement la un coup de la Providence , qui, en touchant 1'un, a aufli fauvc 1'autre. Oui, ma chere Belle, Dieu qui ne vouloit que vous éprouver, vous a fecourue au moment oü vos forces étoient épuiféesj & malgré votre petit murmure, vous avez..  C A K"C KUISE S. 2*r §ë crofs, quelques aétions de graces k lui rendre. Ce n'eft pas que je ne fente fort bien •qu'il vous eut été plus agréable que cette réfolution vous fut venue la première , & que celle de Valmont n'en eüt été que la fuite} il femble même, humainement parlant, que ■ les droits de notre fexe en euftent été mieux confervés, & nous ne voulons en perdre aucun! Mais qu'eft-ce que ces confidérations légeres , auprès des objets importans qui fe trouvent remplis? Voit-on celui qui fe fauve du naufrage, fe plaindre de n'avoir pas eu: ïe choix des moyens?- Vous éprouverez bientót, ma chere fille, que les peines que vous redoutez s'allegeront d'dies - même; & quand elles devroient fubfifter toujours & dans leur entier, vous n'en fentiriez pas moins qu'elles feroient encore plus faciles a fupporter, que les remords du crime & le -mépris de foi-même. Inutile-. ment vous aurois-je parlé plutót avec cette apparente févérité : 1'amour eft un fentiment indépendant, que la prudence peut faire éviter, mais qu'elle ne fauroit vaincre; & qui, une fois né, ne meurt que de fa belle mort, ou du défautabfolu d'efpoir. C'eft ce dernier cas, dans lequel vous êtes, qui me rend le courage & le droit de vous dire librement mon avis; II eft cruel d'effrayer un malade défefpéré, qui n'eft plus fufceptible que de conJfolations- & de palljatifs-: mais ü eft fage  te, Les Liaisons: d'éclairer un convalefcent fur les dangers qu'M»< a courus, pour lui infpirer la prudence dontil a befoin, & la foumiffion aux confeils qui peuvent encore lui être néceffaires. -Puifque vous me choififfez pour votre Mé»., decin, c'eft comme telle que je vous parle, & que je vous dis que les petite* incommodités que vous reffentez a préfent, & qui peut-être exigent quelques remedes, ne fontpourtant rien en comparaifon de la maladie effrayante dont voila la guérifon affurée. Enfuite comme votre amie , comme 1'amie d'une femme raifonnable & vertueufe , je me permettrai d'ajouter que cette paffion, qui vous avoit fubjuguée , déja fi malheureufe par ellemême, le devenoit encore plus par fon objet. Si j'en crois ce qu'on m'en dit, mon neveu , que j'avoue aimer peut-être avec foibleffe, & qui réunit en effet beaucoup de qualités louables a beaucoup d'agrémens, n'eft ni fan* danger pour les femmes, ni fans tors visa-vis d'elles, & met prefque un prix égal a les féduire & a les perdre. Je crois bien que vous 1'auriez converti. Jamais perfonne fans doute n'en fut plus digne : mais tant d'autres s'en font fiattées de même, dont 1'efpoir a été décu, que j'aime bien mieux que vous n'en foyez pas réduite a cette reffource. Confidérez a préfent , ma chere Belle, qu'au lieu de tant de dangers que vous au-« riez. eu a courir, vous aurez outre le repos  I) A N 6 E R E U S E S„ Z.$< ije votre confcience & votre propre tranquillité, la fatisfaction d'avoir été la principale caufe de 1'heureux retour de Valmont. Pour moi , je ne doute pas que ce ne foit, en grande partie, 1'ouvrage de votre courageufe réfiftance, & qu'un moment de foibleffe de votre part, n'eüt peut-être laiffé mon neveu dans un égarement éterneL J'aime a penfer ainfi, & defire vous voir penfer de mêmej vous y trouverez vos premières confolation , & moi, de nouvelles raifons de vous aimer davantage. Je vous attends ici fous peu de jours, mor aimable fille , comme vous me 1'annoncez Venez retrouver le calme & le bonheur dan? les mêmes lieux oü vous 1'aviez perdu; venez fur-tout vous réjouir avec votre tendre mere d'avoir fi heureufement tenu la parole qui vous lui aviez donnée, de ne rien faire-^u ne fut digne d'elle & de vous! Du Chateau de.,. ce jo QSlobre ij**.  «4 Les Liaisons LETTRE CXXVII. i£a Marquife d e Me rt e vil au Vicomte de Valmont. IS i je n'ai pas répondu, Vicomte a rotre Lettre du 19 , ce n'eft pas que je n'en aie eu le temps ; .c'eft tout fimplement qu'elle m'a donné de riiumeur, "& que je ne lui ai pas trouvé le fens-commun. J'avois donc cru n'avoir rien de mieux a faire , que de la laiffer dans 1'oublie: mais puifque vous revenez fur' elle, que vous paroiffez tenir aux idéés qu'elle contient, & que vous prenez mon filencepour m confentement, il faut vous dire clairement mon avis. J'ai pu avoir quelquefois la prétention de ïemplacer a moi feule tout un férail; mais il ne m'a jamais convenu d'en faire partie. Je croyoisque vous faviez cela. Au moins a préfent que vous ne pouvez plus 1'ignorer , vous jugerez facilement combien votre propofition a du me paroitre ridicule. Qui, moi! je facrifierois un goüt, & encore un goüt nouveau, „pour m'occuper de vous ? 'Et pour m'en occu' per comment? en attendant a mon tour , & en efclave foumife, les fublimes faveurs de Totte Hautcjje. Quand , par exemple , vous toudrez  BAKGEKEUSES. 2? wadrez vous diftraire un moment de ce charme inconnu que l'adoratie, la cclefxc Mde •de Tourvel, vous a faic feule éprouver, ou quand vous craindrez de compromettre, auprès de Vattachante Cc'cüe, 1'idée fupérieure que vous êtes bien aife qu'elle conferve de vous : alors defcendant jufqu'a moi, vous y viendrez chercher des plaifirs, moins vifs a la vérité, anais fans conféquence; & vos précieufes bontés, quoiqu'un peu rares, fuffiront de refte a mon bonheur! Certes , vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le fuis pas en modeftie ; car j'ai beau me regarder , je ne peux pas me trouver déchue jufques-la. C'eft peut-être un tort que j'ai; mais je vous préviens que j'en ai beaucoup d'autres encore. J'aifur-tout celui de croire que tccolicr, le douccreux Danceny, uniquement occupé de moi, me facrifiant, fans s'en faire un mérite, une première paffion, avant même qu'elle ait été fatisfaite, & m'aimant enfin comme on alme a fon age, pourroit, malgré fes vingt ans, travailler plus efficacement que vous a mon bonheur & a mes plaifirs. Je me permettrai même d'ajouter, que, s'il me venoit en fantaifie de lui donner un adjoint, ce ne feroit pas vous , au moins pour le moment. Et par quelles raifons, m'allez-vous demander ? Mais d'abord il pourroit fort bien n'y IV. Partie. . B  26 Les Liaisons en avoir aucune: car le caprice qui vous feroifc préférer, peut également vous faire exclure. Je veux pourtant bien, par politeffe, vous motiver mon avis. II me femble que vous auriez trop de facrifices a me faire ; & moi, au lieu d'en avoir la reconnoiffance que vous ne manqueriez pas d'en attendre , je ferois capable de croire que vous m'en devriez encore S Vous voyez bien, qu'auffi éloignés 1'un de 1'autre par notre faqon de penfer, nous ne pouvons nous rapprocher d'aucune maniere; & je crains qu'il ne me faille beaucoup de temps , mais beaucoup, avant de changer de fentiment. Quand je ferai corrigée, je vous promets de vous avertir. Jufques-la, croyez-moi, faites d'autres arrangemens , & gardez vos baifers , vous avez tant a les placer mieux ! ... Adieu , comme autrefois , dites - vous ? 1 Mais autrefois , ce me femble, vous faifiez un peu plus de cas de moi; vous ne m'aviez pas deftinée tout-a-fait aux troifiemes Róles; & fur-tout vous vouliez bien attendre que j'euife dit oui, avant d'être fur de moh confentement. Trouvez donc bon qu'au lieu de vous dire auffi, adieu comme autrefois , je vous dife , adieu comme a préfent. Votre fervante, M. le Vicomte. Du Chdteau de . .. ce 31 OHobrc 17**.  dangereuses. 27 LETTRE CXXVIII. La Rréjïdente de T'o u rv e l d Madame DE RoSEMODE. J e n'ai requ qu'hier, Madame, votre tardive réponfe. Elle m'auroit tuée fur le champ, fi j'avois eu encore mon exiftence en moi : mais un autre en eft poffeffeur, & eet autre eftM. de Valmont. Vous voyez que je ne vous cache rien. Si vous devez ne me plus trouver digne de votre amitié, je crains moins encore de la perdre que de la furprendre. Tout ce que je puis vous dire, c'eft que , placée par M. de Valmont entre fa mort ou fon bonheur, je me fuis décidée pour ce dernier parti. Je ne m'en vante, ni ne m'en accufe : je dis fimplement ce qui eft. Vous fentirez aifément, d'après cela, quelle imprelfion a dü me faire votre Lettre , & les vérités féveres qu'elle contient. Ne croyez pas cependant qu'elle ait pu faire naitre un regret en moi, ni qu'elle puiffe jamais me faire changer de fentiment ni de conduite. Ce n'eft pas que je n'aie des momens cruels: mais quand mon cceur eft le plus déchiré , quand je crains de ne pouvoir plus fupporter mes tourmens , je me dis; Valmont eft heureux; B i  28 Les Liaisons & tout difparoit devant cette idee , ou plutot elle change tout en plaifirs. C'eft donc a votre neveu que je me fuis confacrée; c'eft pour lui que je me fuis perdue. II eft devenu Ie centre unique de mes penfées, de mes fentimens, de mes actions. Tant que ma vie fera néceffaire a fon bonheur, elle me fera précieufe, & je la trouverai fortunée. Si quelque jour il en juge autrement . .., il n'entendra de ma part ni plaince ni reproche. .J'ai déja ofé fixer les yeux fur ce moment fatal, ■& mon parti eft pris. Vous voyez a préfent combien peu doit m'affecter la crainte que vous paroiffez avoir , qu'un jour M. de Valmont ne me perde : car avant de le vouloir, il aura donc ceffé de m'aimer ; & que me feront alors de vains reproches que je n'entendrai pas? Seul, ilfera mon juge. Comme je n'aurai vécu que pour lui, ce fera en lui que repofera ma mémoire ; & s'il eft forcé de reconnoitre que jel'aimois, je ferai fuftifamment juftifiée. Vous venez, Madame, de lire dans mon cceur. J'ai préféré le malheur de perdre votre eftime par ma franchife, a celui de m'en rendre indigne par raviliffement du menfonge. J'ai CYu devoir cette entiere confiance a vos anciennes bontés pour moi. Ajouter un mot de plus, pourroit vous faire foupconner que j'ai 1'orgueil d'y compter encore, quand au contraire je me rends juftice, en ceffant d'y préten dre.  ï> A N G E R E U S E S'. 2 9 Je fuis avec refpect, Madame, votre tréshumble & très-obéiffante fervante. Paris , ce i Novembre 17**. •g 1 1 -a^fo^s: g^r^S» LETTRE CXXIX. Le Vicomte d e Va lm o nt d la Marquife de Merteuil. S - MOI donc , ma belle amie, d'ou peut venir ce ton d'aigreur & de perfiflage , qui regne dans votre derniere fcettre ? Quel eft donc ce crime que j'ai commis , apparemmentfans m'en douter , & qui vous donne tant d'humeur ? J'ai eu l'air, me reprochezvous, de compterfur votre confentement avant de l'avoir obtenu : mais je croyois que ce qui pourroit paroitre de la préfomption pour tont le monde , ne pouvoit jamais être pris , de vous a moi, que pour de la confiance : & depuis quand ce fentiment nuit-il a 1'amitié ou a 1'amour? En réuniffant 1'efpoir au defir, je n'ai fait que céder a 1'impulfion naturelle, qui nous fait nous placer toujours le plus prés poffible du bonheur què nous cherchons ; & vous avez pris pour 1'effet de 1'orgueil ce qui ne 1'étoit que de mon empreffemenr. Je fais fort bien que 1'ufage a introduit, dans ce cas , un B j  %o Les Liaisons doute refpeéhieux : mais vous favez auffi que ce n'eft qu'une forme , un fimple protocole ; & j'étois, ce me femble, autorifé a croire que ces précautions minutieufes n'étoient plus néceffaires entre nous. II me femble même que cette marche francbe & libre, quand elle eft fondée fur une ancienne liaifon, eft bien préférable a l'infipide eajolerie , qui affadit fi fouvent 1'amour. Peutêtre, au refte, le prix que je trouye a cette maniere, ne vient-il que de celui que j'attache au bonheur qu'elle me rappelle : mais par - la même, il me feroit plus pénible encore de vous voir en juger autrement. Voila pourtant le feul tort que je me conr.oiffe.: car je n'imagine pas que vous ayiez pu penfer férieufement, qu'il exiftat une femme dans le monde , qui me parut préférable a vous; & encore moins, que j'aie pu vousapprecier auffi mal que vous fe.ignez de le croire. Vous vous êtes regardée me dites-vous ace fujet, & vous ne vous êtes pas trouvée déchue a ce point. Je le crois bien , & cela prouve feulement que votre miroir eft fidele. Mais n'auriez-vous pas pu en conclure avec plus de facilité & dejuftice, qu'a coup-ftir je n'avois pas jugé ainfi de vous ? Je cherche vainement une caufe a cette étrange idée. II me femble pourtant qu'elle , fcjent, de plus ou moins prés, aux éloges que  BANGEREUSES. 3 I je me fuis permis de donner a d'autres femmes. Je 1'infere au moins de votre affectation a releverles épithètes d'adorable, dc célejle, d'attachante, dont je me fuis fervi en vous -parlant de Mde de Tourvel , ou de la petite Volanges. Mais ne favez-vous pas que ces mots, plus fouvent pris au hafard que par réflexion , expriment moins le cas que 1'on fait de la perfonne, que la ficuation dans laquelle on fe trouvé quand on en parle ? Et fi, dans le moment même oü j'étois fi vivement affecté ou par 1'une ou par 1'autre , je ne vous en defirois pourtant pas moins ; fi je vous donnois une préférence marquée fur toutes deux, puifqu'enfin je ne pouvois renouveller notre première liaifon qu'au préjudice des deux autres , je ne crois pas qu'il y ait la fi grand fujet de reproche. II ne me fera pas plus difficile de me juftifier fur le charme inconnu dont vous me paroiffez aufli un peu choquée: car d'abord, de ce qu'il eft inconnu , il ne s'enfuit pas qu'il foit plus fort. He ! qui pourroit 1'emporter fur les délicieux plaifirs que vous feule favez rendre toujours nouveaux , comme toujours plus vifs? J'ai donc voulu dire feulement que celuila étoit d'un genre que je n'avois pas encore éprouvé ; mais fans prétendre lui affigner de claffe, & j'avois ajouté, ce que je répete aujourd'hui, que, quel qu'il foit, je faurai le combattre & le vaincre. J'y mettrai bien plus B 4  r$2 Les Liaisons de zele encore, fi je peux voir dans ce lége? travail un hommage a vous offrir. Pour la petite Cécile, je crois bien inutile de vous en parler. Vous n'avez pas oublié que c'eft a votre demande que je me fuis chargé de cette enfant, & je n'attends que votre congé pour m'en défaire. J'ai pu remarquer fon ingénuité & fa fraicheur ; j'ai pu même la croire un moment attachante , paree que , plus ou moins, on fe complait toujours un peu dans fon ouvrage : mais affurément, elle n'a affez de confiftance en aucun genre, pour fixer en rien 1'attention. A préfent, ma belle amie, j'en appetle a votre juftice , a vos premières bontés pour moi ; a la longue & parfaite amitié, a 1'entiej-e confiance qui depuis ont refferré nos liens : ai-je mérité le ton rigoureux que vous prenez avec moi ? Mais qu'il vous fera facile de m'en dédommager quand vousvoudrcz? Dites feulement un mot, & vous verrez fi tous les charmes & tous les attachemens me retiendront ici, non pas un jour, mais une minute. Je volerai a vos-pieds & dans vos bras, & je vous prouverai, mille fois & de mille manieres, que vous êtes, que vous ferez toujours, la véritablefouveraine de mon cceur. Adieu , ma belle amie ; j'attends votre Ré» ponfe avec beaucoup d'empreffement. ■ Paris, i Novembre 11**.  ban&ereuses. LETTRE CXXX. Madame de Ro se m o n d e d la Préfidente de Tourvel. Et pourquoi, ma chere Belle, ne voulezvous plus être ma fille ? pourquoi femblezvous m'annoncer que toute correfpondance va être rompue ehtre nous ? Eft-ce pour me punir de n'avoir pas deviné ce qui étoit contre .toute vraifemblance ? ou me foupconnez-vous de vous avoir affiigée volontairement ? Non , je connois trop bien votre cceur, pour croire qu'il penfe ainfi du mien. Aufli la peine que m'a faite votre Lettre eft-elle bien moins relative a moi qu'a vous-même! O ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur ; mais vous êtes bien trop digne d'être aimée , pour que jamais 1'amour vous rende heureufe. Hé ! quelle femme vraiment délicate & fenlible, n'a pas trouvé 1'infortune dans ce même fentiment qui lui promettoit tant de bonheur ! Les hommes favent-ils apptecier la femme qu'ils polfedent? Ce n'elt pas que plufieuts ne foient honnêtes. dans leurs procédés , & conflans dans leur affect.ion : mais, parmi ceux-la même, combien peu favent encore fe mettre a runiüba B S  H Les Liaisons de notre cceur! Ne croyez pas, ma chere enfant, que leur amour foit femblable au nótre, Ils éprouvent bien la même ivreffe ; fouvent même ils y mettent plus d'emportement: mais ils ne connoiifent pas eet empreffement inquiet, cette fóllicitude délicate, qui produit en noire ces foins tendres & continus, & done 1'u.nique but eft toujours 1'objet aimé. L'horo. me jouit du bonheur qu'il reffent, & la femme de celui qu'elle proeure. Cette différence, fi effentielle & fi peu remarquée, influe pourtant, d'une maniere bien fenfible, fur la totalité de leur conduite refpeclive. Le plaifir de 1'un eft de fatisfaire des defirs, celui de 1'autre eft furtout de les faire naitre. Plaire, n'eft pour lui qu'un moyen de fuccéf; tandis que pour elle, c'eft le fuccès luï-même. Et la coquetterie, fi fouvent reprochée aux femmes , n'eft autre chofe que 1'abus de cette facon de fentir, & par-la même en prouve la réalité. Enfin ce goüt exclufif, qui caradérhe particuliérement 1'amour, n'eft dans l'homme qu'une préférence, quifert, au plus, a augmenter un plaifir, qu'un autre objet affoibliroit peut-être , mais ne détruiroit pas; tandis que dans les femmes, c'eft un fentiment profond , qui non-feulement anéantit tout defir étranger; mais qui, plu« fort que la nature , & fouftrait a fon empire, ne leur laifie éprouver que répugnance & dégout, la-même oü femble deyoir naitre la va» lupté. ■ - • v  DANGEREUSES. }J Et n'allez pas croire que des exceptions plus ou moins nombreufes, & qu'on peut citer, puiffent s'oppofer avec fuecès a ces vérités générales ! Elles ont pour garant la voix publique, qui, pour les hommes feulement, a diftingué 1'infidélité de 1'inconftance : diftinction dont ils fe prévalent, qüand ils devroient en être humiliés ; & qui, pour notre fexe, n'a jamais été adoptée que par ces femmes dépra vées qui en font la honte, & a qui tout moyen paroit bon , qu'elles efperent pouvoir les fauver du fentiment pénible de leur baffeffe. J'ai cru , ma chere Belle , qu'il pourroit vous être utile d'avoir ces réfkxions a oppofer aux idéés chimériques d'un bonheur parfait , dont 1'amour ne manque jamais d'abufer notre jmaginat'ion : efpoir trompeur, auquel on tient encore, même alors qu'on fe voit forcé de 1'abandonner, & dont la perte irrite & multiplie les chagrins déja trop réels , inféparables d'une paffion vive ! Cet emploi d'adoucir vos peines, ou d'en diminuer le nombre, eft le feul que je veuille , que je puiffe remplir en ce moment. Dans les maux fans remedes, les confeilsne peuvent plusporter que fur le régime. Ce que je vous demande feulement, c'eft de vous fouvenir que plaindre un malade , ce n'eft pas le blamer. Eh ! qui fommes-nous, pour nous blamer les uns les autres ? Laiffons le droit de juger , a celui-la feul qui lit dans les cceurs ; & j'ofe même croire qu'a fes yeux parternels j £ 6  3# Les Liaisons une foule de vertus peut racheter une foibleffe. Mais, je vous en conjure , ma chere amie,. défendez-vous fur-toutde ces réfolutions violentes , qui annoncent moins Ia force qu'un entier découragement: n'oubliez pas qu'en rendant un autre poffeffeur de votre exiftence, pour me fervir de votre exprefiton , vous n'avez pas pu cependant fruftrer vos amis de ce.qu'ils en pofledoient k 1'avance , & qu'ils ne cefferont jamais de réclamer. Adieu, ma chere fille; fongez quelquefois a votre tendre mere , & croyez que vous feiez toujours, &par-deffus tout, 1'objet de fes plus cheres penfées.. Du Chiteau de.. . ce 4 Kovembre 17**.  «AÏKESÏÜSB» ff LETTRE CXXXI. La Marquife de Mert eu i l au Vicomte de Valmont. -A. la bonne heure, Vicomte, & je fuis plus contenté de vous cette fois-ci que 1'autre;. mais a préfent, caufons de bonne amitié, & j'efpere vous convaincre que, pour vous comme pour moi, 1'arrangement que vous paroiffez defirer feroit une véritable folie. N'avez - vous pas encore remarqué que Ie plaifir, qui eft bien en effet 1'unique mobile deIa réunion des deuxléxes, ne fuffit pourtant. pas pour former une liaifon entre eux? & ques'il èft précédé du defir qui rapproche , il n'eft pas moins fuivi du dégout qui repoulfe ? C'eft une loi de la nature , que 1'amour feul peuÉ changer; & de 1'amour , en a-t-on quand on veut ? 11 en faut pourtant toujours ; & cela feroit vraiment fort embarraflant, fi onne s'étoit pas apperqu qu'heureufeinent il fuffifoit qu'il en exiltat d'un cöté. La difficulté eft devenue par-Ia de moitié moindre , & même fans qu'iï y ait eu bèaucoup a perdre ; en effet , 1'un jouitdu bonheur d'aimer, 1'autre de celui de plaire, un peu moins vifa la verité, mais auquel fe joint le plaifir de tromper, ce qui fait équilibre j & tout s'arrange»  }S Lés Liaisons Mais dites - moi, Vicomte , qui de nous deux fe chargera de tromper 1'autre ! Vous favez Phiftoire de ces deuxjripons, qui fe xeconnurent en jouant: Nous ne nous ferons rien, fe dirent-ils , payons les cartes par moitié, & ils quitterent la partie. Suivons, croyezmoi, ce prudent exemple , & ne perdons pas enfemble un temps que nous pouvons fi bien employer ailleurs. Pour vous prouver qu'ici votre intérêt me décide autant que le mien, & que je n'agis ni par humeur, ni par caprice, je ne vous refufe pas le prix convenu entre nous: je fens a merveille que pour une feule foirée nous nous fuffirons de refte ; & je ne doute même pas que nous ne fachions affez Fembellir pour ne la voir finir qu'a regret. Mais n'oublions pas que ce regret eft néceffaire au bonheur ; & quelque douce que foit notre illufion, n'allons pas croire qu'elle puiffe être durable. Vous voyez que je m'exécute a mon tour, & cela , fans que vous vous foyez encorè mis en regie avec moi: car enfin je devois avoir la première Lettre de la célefte prude; & pourtant, foit que vous y teniez encore, foit que vous ayez oublié les conditions d'un marche, qui vous intéreffe peut-être moins que vous ne voulez me le faire croire , je n'ai rien requ, abfolument rien. Cependant, ou je me trompe, cm la tendre dévote doit beaucoup écrire : sar que feroit-elle quand elle eft feule? ell*  ft ANGEREUSES. ?^ n'a fürement pas le bon efprit de fe diftraire. J'aurois donc , fi je voulois , quelques petits reproches a vous faire; mais je les paffe fous filence , en compenfation d'un peu d'bumeur que j'ai eu peut-être dans ma derniere Lettre. A préfent, Vicomte, il ne me refte plus qu'a vous faire une demande; & elle eft encore autant pour vous que pour moi: c'eft de dik ferer un moment que je defire peut-être autant que vous, mais dont il me femble que 1'épo. que doit être retardée jufqu'a mon retour a Ia ville. D'une part, nous n'aurions pas ici la liberté néceffaire ; & , de 1'autre , j'y aurots quelque rifque a courir: car il ne faudroit qu'un peu de jaloufie , pour me rattacher de plus prés ce trifte Belleroche, qui pourtant ne tient plus qu'a un fil. II en eft déja a fe battre lesflancs pour m'aimer; c'eft au point, qu'apréfent je mets autant de malice que de prudence dans les careffes dont je le furcharge; Mais, en même-temps, vous voyez bien que ce ne feroit pas la un facrifice a vous faire f une infidélité réciproque rendra le charme bien plus puiffant. Savez-vous que je regrette quelquefois que nous en foyons réduits a ces reffources! Dans le temps oü nous nous aimions, car je crois que c'étoit de 1'amour, j'étois heureufe; & vous , Vicomte ! Mais pourquoi s'occu- per encore d'un bonheur qui ne peut revenir ? Non, quoi que vous en difiez , c'eft un retour  4» Les L i ii s « k j impoflible. D'abord, j'exigerois des facrifices que lürement vous ne pourriez ou ne voudriez pas me faire, & qu'il fe peut bien que je ne mérite pas ; & puis, comment vous fixex ? Oh! non, non, je ne veux feulement pas m'occuper de cette idéé; & malgré le plaifir que je trouve en ce moment a vous écrire 5. j'aime bien mieux vous quitter brufquement. Adieu , Vicomte. Du Chdteau de. ..ce 6 Novembre 17**. •8 , —qjjfogj— - ■ > LETTRE CXXXII. La Préfidente de Tourvel d Madams de Rosemonde. 'PenÉTRÉe, Madame, de vos bontés pour moi , je m'y Hvrerois toute entiere, fi je n'étois retenue en quelque forte , paria crainte de les profaner en les acceptant. Pouiquoi faut-il, quand je les vnis fi précieules, que je fente en même-temps que je n'en luis plus digne ? Ah ! j'oferai du moins vous en temoigner ma reconnoilfance ; j'admirerai, fur-tout, cette indulgence de la vertu ; qui ne connoit nos foibleffes que pour y compatir, & dont le charme puifiant confeive fur les cceurs un empire 11 doux & fi fort, même a coté du charme de 1'aniour,  DANGEREUSES 4.Ï Mais puis-jc mériter encore une amitié qui ne fuffit plus a mon bonheur ? Je dis demême de vos Confeils ; j'en fens le prix & ne puis les fuivre. Et comment ne croiroisje pas a un bonheur parfait, quand je 1'éprouve en ce moment ? Oui, fi les hommes font telt que vous le dites, il faut les fuir, ils font haiflables; mais qu'alors Valmont eft loin de leur reflembler! S'il a comme eux cette violence de paffion, que vous nommez emportement , combien n'eft-elle pas furpaffée en lui par 1'excès de fa délicateffe! O mon amie l vous me parlez de partager mes peines, jouiffcz donc de mon bonheur, je le dois a 1'amour, & de combien encore 1'objet en augmentele prix! Vous aimez votre neveu, dites-vous, ,peut-être avec foibleffe ? ah !. fi vous le connoiffiez comme moi! je 1'aime avec idolatrie, & bien moins encore qu'il ne le mérite. II a pu fans doute être entrainé dans quelques erreurs ,• il en convient lui-même; mais qui jamais connut comme lui le véritable amour? Que puistje vous dire de plus ? il le reffent tel qu'il 1'infpire. Vous allez croire que c'eft-la une de ces idees chimc'riques, dont 1'amour ne manque jamais d'abufer notre imagination : mai» dans ce cas, pourquoi feroit - il devenu plus tendre, plus empreffé, depuis qu'il n'* plus rien a obcenir? Je 1'avouerai, je lui trouvois auparavanc un air de réfkxion, de  42 Les Liaisons réferve , qui 1'abandonnoit rarement, & qui fouvent me ramenoit, malgré moi, aux fauffes & cruelles impreffions qu'on m'avoit données de lui. Mais depuis qu'il peut fe livrer fans contrainte aux mouvemens de fon cceur, il femble deviner tous les defirs du mien. Qui fait fi nous n'étions pas nés 1'un pour 1'autre! fi ce bonbeur ne m'étoit pas réfervé , d'être néceffaire au fien ! Ah ! fi c'eft une illufion , que je meure donc avant qu'elle finiffe. Mais non; je veux vivre pour le chérir, pout 1'adorer. Pourquoi cefferoit-il de m'aimer ? Quelle autre femme rendroit-il plus heureufe que moi? Et, je le fens par moi-même, ce bonheur qu'on fait naitre , eft le pluc fort lien , le feul qui attaché véri.ablement. Oui, c'eft ce fentiment délicieux qui annoblit 1'amour, qui le purifie en quelque forte, & le rend vraiment digne d'une ame tendre & généreufe, telle que celle de Valmont. Adieu, ma chere , ma refpectable, mon indulgente amie. Je voudrois en vain vous écrire plus long-temps : voici 1'heure oü il a promis de venir & toute autre idéé m'abandonne. Pardon ! mais vous voulez mon bonheur , & il eft fi grand dans ce moment} «me je fuffis a peine a le fentir. Taiïs ce 7 Novembre 17**,  RAtfGERETJSES. 43 LETTRE CXXXIIL Le Vicomte de Valmont d la Marquifc de MERT e V il. Q^u els font donc , ma belle amie, ces facrifices que vous jugez que je ne ferois pas , & dont pourtant le prix feroit de vous plaire'? Fakes-1-es-moi connoitre feulement, & fi je balance a vous les offrir, je vous permets d'en refufer 1'hommage. Et comment me jugezvous depuis quelque temps , fi, même dans votre indulgence, vous doutez de mes feminiens, ou de mon énergie ? Des facrifices que je ne voudrois ou ne pourrois pas faire ! Ainfi, vous me croyez amoureux, fubjugué? & le prix que j'ai mis au fuccès , vous me foupqonnez de 1'attacher a la perfonne ? Ah ! graces au Ciel, je n'en fuis pas encore réduit la, & je m'offre a vous le prouver. Oui, je vous -le prouverai, quand même ce devroit être envers Mde de Tourvel. Affurément, après cela, il ne doit pas vous refter de doute. J ai pu, je crois , fans me compromettre j donner quelque temps a une «femme qui a au .moins Je mérite d'être d'un genre qu'on rencontre rarement. Peut-être aufli la faifon Biorte dans laquelle eft venue cette aventare,  44 Les Liaisons m'a fait m'y livrer davantage; & encore a préfent, qu'a peine le grand courant commence a reprendre, il n'eft pas étonnant qu'elle m'occupe prefque en ender. Mais fongez donc qu'il n'y a gueres que huit jours que je jouis du fruit de trois mois de foins. Je me fuis fi fouvent arrêté davantage a ce qui valoit bien moins, & ne m'avoic pas tant coüté !.... & jamais vous n'en avez rien eonclu contre moi.' -Et puis , voulez - vous -fovoir la véritable eaufe de l'empreffement que j'y mets! la voicL Cette femme eft naturellement timide; dans les premiers temps, elle doutoit fans ceffe de fon bonheur, & ce doute fuffifoit pour le troubler: en forte que je commence a peine a pouvoir remarquer jufqu'oü va ma puiffance en ce genre. C'eft une chofe que j'étois pourtant curieus de favoir; & 1'occafion ne s"'en trouvé pas fi facilemenc qu'on le croit. D'abord , pour beaucoup de femmes, le plaifir eft toujours le plaifir , & n'eft jamais que cela; & auprès de celles-la, de quelque titre qu'on nous décore, nous ne fommes jamais que des facteurs, de fimples commiffionaires, dont l'activitc fait tout le mérite, & parmi lefquels, celui qui fait le plus, eft .toujours celui qui fait le mieux. Dans une autre claffe, peut-être la plus nombreufe aujourd'hui; la célébrité defAmant, le plaifir de favoir enlevé a une rivale, 1»  DANGEREUSES. 45 orainte de fe le voir enlever a fon tour, oceupent les femmes prefque tout-entieres: nous entrons bien, plus an moins , pour quelque chofe dans 1'efpece de bonheur dont elles jouiffent; mais il tient plus aux circonftances qu'a la perfonne. II leur vient par nous, & non de nous. H falloit donc trouver, pour mon obfervation, une femme délicate & fenfible, qui fit fon unique affaire de 1'amour, & qui, dans 1'amour même, ne vit que fon Amant; dont f émotion, loin de fuivre la route ordinaire , partit toujours du cceur, pour arriver aux fens; que j'ai vue, par exemple ( & je ne park pas^ du premier jour ) fortir du plaifir toute éplorée , & le moment d'après retrouver Ia volupté dans un mot qui répondoit a fon ame. Enfin, il falloit qu'elle réunit encore cette candeur naturelle, devenue infurniontable par 1'habitude de s'y livrer, & qui ne lui permet de difiimuler aucun des fentimens de fon cceur. Or, vous en conviendrez , de telles femmes font rares ; & je puis croire que fans celle-ci, je n'en aurois peut-être jamais rencontré. II ne feroit donc pas étonnant qu'elle me fixat plus long-temps qu'une autre; & fi le travail que je veux faire fur elle, exige que je la rende heureufe, parfaitement heureufe .' pourquoi m'y refuferois - je , fur-tout quand cela me fert, au lieu de me contrarier ? Mais  +6 Les Liaisons de ce que 1'efprit eft occupé, s'enfuit-il que le.cosur foit efclave? non , fans doute. Aüffi. le prix que je ne me défends pas de mettre a cette aventure, ne m'empêchera pas d'en courir d'autres, ou même de la facrifier a de plus agréables. Je fuis tellement libre, que je n'ai feulement pas négligé la pedte Volanges, a laquelle pourtant je tiens fi peu. Sa mere la ramene a la Ville dans trois jours; & moi, depuis hier, j'ai fu affurer mes Communications : quelque argent au portier, & quelque fteurettes a fa femme , en ont fait 1'affaire. Goncevez-vous que Danceny n'ait pas fu trouver ce moyen fi fimple? & puis, qu'on dife que 1'amour rend ingénieux ! il abrutit au contraire ceux qu'il domine. Et je ne faurois pas m'en défendre ! Ah! foyez tranquille. Déjajevais, fous peu de jours, affoiblir, en la partageant, 1'impreflion peut-être trop vive que j'ai éprouvée; & fi -un fimpte partage ne fufEt pas, je les multiplierai. Je n'en ferai pas moins prêt a remettre la jeune penfionnaire a fon difcret Amant, dés que vous le jugerez a propos. II me femble que vous n'avez plus de raifons pour Pen empêcher; & moi, je confens a rendre ce fervice fignalé au pauvre Danceny, C'eft, en vérité, le moins que je lui doive pour tous ceux qu'il m'a rendus. II tft aduellement dans la grande inquiétude de favoir s'il fera  H A M G E R E ü S 1 9. 4J tequ chez Mde de Volanges; je le calme le plus que je peux, en l'alfurant que de faqon ou d'autre, je ferai fon bonheur au premier jour : & en attendant, je continue a me charger de la correfpondance, qu'il veut reprendre a 1'arrivée de fa Cécile. J'ai' déja fix Lettres de lui, & j'en aurai bien encore une ou deux avant 1'heureux jour. 11 faut que ce garqon la foit bien défceuvré! Mais lailfons ce couple enfantin, & rereaions a nous; que je puilfe m'occuper uniquement de 1'efpoir fi doux que m'a donné votre Lettre. Oui, fans doute, vous me fixerez, & je ne vous pardonnerois p as d'en douter. Ai-je donc jamais celfé d'être conftant pour vous ? Nos liens ont été dénoués , & non pas rompus ; notre prétendue rupture ne fut qu'une erreur de notre imagination: nos fentimens, nos intéréts, n'en font pas moins reftés unis. Semblable au voyageur, qui revient détrompé, je reconnoitrai comme lui, que j^avois lailfé le bonheur pour courir après lefpérance; & je dirai comme d'Harcourc: Plus je vis tl'e'trangers, plus f airaai ma Patrie (1). Ne combattez donc plus 1'idée ou plu tót Je fentiment qui vous ramene a moi; & après avoir elTayé de tous les' plaifirs dans nos courfes différentes, juifions du bonheur de CO Cu Belloi, Tragédie du Siége de Calais.  48 Les Liaisons fentir qu'aucun d'eux n'eft comparable a celui que nous avions éprouvé, & que nous retrouverons plus délicieux encore ! Adieu, ma charmante amie. Je confens a attendre votre retour: mais pfeffez-le donc, & n'oubliez pas combien je le defire. Paris, ce 8 Novembre 17**. LETTRE CXXXIV. ' ha Marquife de Mertsuil au Vicomte de Valmont. E N vcrjté Vicomte, vous êtes bien comme les enfans, devant qui il ne faut rien dire? & a qui on ne peut rien montrer qu'ils ne veuillent s'en emparer auffi-tötl Une fimple idee qui me vient, a laquelle même je vous avertis que je ne veux pas m'arrêtej paree que je vous en parle, vous en abufez pour y ramener mon intention ; pour m'y fixer^ quand je cherche a m'en diftraire; & me faire , en quelque forte, partager malgré moi vos defirs étourdis! Eft-il donc généreux a vous de me laiffer fupporter feule tout le fardeau de la prudence ? Je vous le redis, & me le répete plus fouvent encore, 1'arrangement que vous me propofez-  «ANGEREUSES. 4$ propofez eft réellement impoffible. Quand vous y mettriez toute la générofité que vous me montrez en ce moment, croyez-vous donc que je n'aie pas auffi ma délicateffe, & que je veuille accepter des facrifices qui nuiroient a votre bonheur ? Or, eft-il vrai, Vicomte, que vous vous fakes illufion fur le fentiment qui vous attaché a Mde de Tourvel ? C'eft dé 1'amour, ou il n'en exifta jamais: vous le niez bien de cent faqons; mais vous le prouvez de mille. Qu'eftce, parexemple, que ce fubterfuge dont vous vous fervez vis-a-vis de vous-même (car je vous crois fincere avec moi) , qui vous fait rapporter a 1'envie d'obferver le defir que vous ne pouvez ni cacher ni combattre, de garder cette femme ? Ne diroit-on pas que jamais vous n'en avez rendu une autre heureufe, parfaitement heureufe ? Ah! fi vous en doutez, vöds avez bien peu de mémoire ! Mais non, ce n'eft pas cela. Tout fimplement votre cceur abufe votre efprk, & le'fait fe payer de mauvaifes raifons: mais moi, qui ai un grand intérêt a ne pas m'y tromper, je ne fuis pas li facile a contenter. C'eft ainfi qu'en remarquant votre politeffe, qui vous a fait fupprimer foigneufement tous les mots que vous vous êtes imaginé m'avoir déplu, j'ai vu cependant que, peut-ê;re fans vous en appercevoir vous n'en conferfiez pas moins les mêmes idéés. En effet, ce n'eft plus IV. Partie. C  ?o Les Liaisons 1'adorable, la célefte Mde. de Tourvel: mais c'eft une femme e'tonnante, une femme delicate & fenfihlc, & cela , a 1'exclufion de toutes les autres ; une femme rare enfin , & telle qu'on en rencontreroit pas une feconde. 11 en eft de même de ce charme inconnu, «ui n'eft pas le plus fort. Hé bien! foit: mais puifque vous ne 1'aviez jamais trouvé jufquesla, il eft bien a croire que vous ne le trouveriez pas davantage a 1'avenir, & la perte que vous feriez n'en feroit pas moins irréparable. Ou ce font-la, Vicomte , des fymptömes affurés d'amour, ou il faut renoncer a en trouver aucun. Soyez affuré, que pour cette fois, je vous parle fans humeur. Je me fuis promis de n'en plus prendre; j'ai trop bien reconnu qu'elle pouvoit devenir un piege dangereux. Croyezmoi, ne foyons qu'amis , &'reftons - en - la. Sachez-moi gré feulement de mon courage a me défendre : oui, /le mon courage; car il en faut quelquefois, même pour ne pas prendre un parti qu'on fent être mauvais. Ce n'eft donc plus que pour vous ramener a mon avis par perfuafion, que je vais répondre a la demande que vous me fakes fur les facrifices que j'exigerois & que vous ne pourriez pas.faire. Je me fers a deffein de ce mot cxiger, paree que je fuis bien füre que, dans un moment, vous m'allez en effet trouvei  BANGEREUSES pourobjet de vous prier de n'y plus venir, que de vous ïedêmander des Lettres qui n'auroient jamais dü ex'fter ; & qui, fi elles ont pu vous intéreffer un moment , comme des preuves de 1'aveuglement que vous aviez fair naitre, ne peuvent que vous être indifferentes a préfent qu'il eft diflipé, & qu'elles n'expriment plus; qu'un fentiment que vous avez détruit. Je reconnois & j'avoue que j'ai eu tort de prendre en vous une confiance , do,,t tant d'autres avant moi avoient été les vi&imes ; en cela: jen'accufe que moi feule : mais je croyois au> moins n'avoir pas mérité d"être livrée, par vous , au mépris & a 1'infulte. Je croyois-, qu'en vous facrifiant tout, & perdant. pour' vous feul mes droits a 1'eftime des autres & 3. la mienne , je pouvois m'artendre cependant k ne pas être jugée par vous plus févérement que par le public, donc 1'opinion fépare encore», 9 s  ft Les Liaisons par un immenfe intervalle, la femme folble de la femme dépravée. Ces torts , qui feroient ceux de tout le monde ,. font les feuls dont je vous parle. Je me tais fur ceux de Pamour; votre cceur n'entendroit pas le niien. Adieu,. Monfieur. Paris, ce 15 Novemhre 17**. * • ■'■ —»• LETTRE CXXXVIL Le Vicomte d e V-a l m ont d Ia Pre'Jidente de Tourvel. O n vient feulement, Madame, de me rendre votre Lettre; j'ai frémi en la lifant, & elle me laiffe a peine la force d'y répondre. QueUe affreufe idee avez - vous donc de moi!: Ah ! fans doute , j'ai des torts, Sc tels que je ne me les pardonnerai de ma vie, quand même Vous les couvririez de votre indulgence. Mais que ceux que vous me reprochez ont toujours. été loin. de mon ame ! Qui, moi! vous humilier ! vous avilir ! quand je vous refpecte autant que je vous chéris; quand je n'ai connu 1'orgueil, que du moment oü vous m'avez jugé digne de vous. Les apparences vous ont déque ; & je conviens qu'elles ont pu être contre moi;  DANGEREUSES'. Cf maïs n'aviez-vous donc pas dans votre cceur ce qu'il falloit pour les combattre ? & ne s'eft-il pas révolté a la feule idéé qu'il pouvoit avoir a fe plaindre du mien ? Vous 1'avez cru cependant ? Ainfi, non-feulement vous m'avez jugé capable de ce délire atroce, mais vous avez même craint de vous y êtreexpofée par vos bontés pour moi. Ah ! fi vous vous trouvez dégradée a ce point par votre amour , je fuis donc moi-mëme bien vil a vos yeux ? Oppreffé par le fentiment douloureux que cette idéé me caufe,je perdsala repouffer „ le temps que je devrois employer a la détruire. J ayouerai tout; une autre confidération mé me retient encore. Faut-il donc retracer des faits que je voudrois anéantir, & fixer votre attention & Ia mienne fur un moment d'erreur que je voudrois racheter du refte de ma vie„ dont je fuis encore a concevoir la caufe, & dont lefouvenir doit faire a jamais mon hu'mi-' Iiation _& mon défefpoir ? Ah ! fi , en m'accufant, je dois exciter votre colere, vous n'aurezpasau moins a chercher loin votre vengeance; il vous fuffira de me livrer a mes' -remords. ' Cependant, qui Ie croiroit? eet événement a' pour première caufe , le charme touf-puiffant que i'éprouve auprès de vous. Ce fut lui qui me ficoubliertrop long-temps une affaire importante , & qui ne pouvoit fe remettre. Je vous quittai trop tard, & ne trouvai plus'la C 6  da Les Liaisons. perfonne que j'allois chercher. J'erpérois Is rejoindre a 1'Opéra , & ma démarche fut pareUlement infructueufe. Emilie que j'y trouvai, que j'ai connue dans un temps oü j'étois bien loin de connoitre ni vous ni 1'amour; Emilie n'avoit pas fa voiture, & me demanda de la remettre chez elle a quatre pas de la. Je n'y vis aucune conféquence, & j'y confentis. Mais ce fut alors que'je vous rencontrai; & je fentis fur le champ que vous feriez portée a me juger coupable. La crainte de vous déplaire ou de vous afHiger , eftfi puffante fur moi, qu'elle dut être & fut en effet bientót remarquée. J'avoue même qu'elle me fit tenter d'engager cette fille a ne pas fe montrer; cette précaution de la. délicateffe a tourné contre 1'amour. Accoutumée , comme toutes celles-de fon état, a n'être ■füre d'un empire toujours ufurpé , que par 1'abus qu'elles fe permettent d'en faire, Emilie fe ga-da bien d'en kiffer échapper une occafion fi éclatante. Plus elle voyoit mon embarras s'accroitre , plus elle affectoit de fe montrer ; & fa folie gaité , dont je rougis que vous ayiez pu un moment vous croire 1'objet, n'avoit de caufe que la peine cruelle que je reffentois , qui elle-même venoit encore de mon refpect & de mon amour. Jufques-la, fans doute, je fuis plus malheureux que coupable; & ces torts, qui fcroicnt ceux de tout le monde, lesfeuïs dont voust  n A N Ö E R E O 9 E S; 6% me parlez, ces torts n'exlfhns pas, ne peuvenfc m'êtie reprochés. Muis vous vous taifez en vain fur ceux de 1'amour: je ne garderai pas fur euxle même filence;. un trop grand interêt m'oblige a le rompre. Ce nVft pas que, dans la confufion oü je fuis de eet inconcevable égarement, jepuiffe» fans une extréme douleur , prendre fur mol d'en rappeller le fouvenir Pénétré de mes torts, je confenrirois a en porter la peine, oil j'attendrois mon pardon du temps, de mon éternelle tendreffe & de mon repencir. Mais comment pouvoir me taire , quand ce qui me reite a vous dire importea votre délicateffe? Ne croyez pas que je cherebe un detour pour excufer ou pallier mafaute; jem'avoue coupable. Mais je n'avoue point, je n'avouerai jamais que cette erreur humiliante puiffe être regardée comme un tort de 1'amour. Eh ! que peut-il y avoir de commun entre une furprife des fens, entre un moment d'oubii de foimême , que fuivent bientót la honte & le regret, & un fentiment pur , qui ne peut naitre que dans une ame délicate , & s'y foutenirque par 1'eftime , (k dont er fin le bonheur eft le fruit! Ah! ne profanez pas ainfi 1'amour. Craignez fur-tout de vous profaner vous-même , en réuniffant fous un même point de vue. ce qui jamais ne peut fe confondre. Lailfez les femmes viles & dégradées redouter une ïiv.diteV qu'elles fencent malgré elles pouvoir s'établir,  42 1 I S L I A I s o s s ' éprouver les tourmens d'une jaloufie égalemenf cruelle & humiliante : mais vous détournez vos yeux de ces objets qui fouilleroient vos regards ; & pure comme la Divinité, comme elle auffi puniffez 1'offenfe fans lareffentir. Mais quelle peine m'impoferez-vous , qui me foit plus douloureufe que celle que je reffens ? qui puiffe être comparée au regret de vous avoir déplu, au défefpoir de vous avoir affligée, a 1'idée accablante de m'être rendu moins digne de vous ? Vous vous occupez de punir! & moi je vous demande des confolations : non que je les mérite ; mais paree qu'elles me font néceffaires, & qu'elles ne peuvent me venir que de vous. Si tout-a-coup, oubliant mon amour & le votre, & ne mettant plus de prix a mon bonheur , vous voulez au contraire me livrer a une douleur éternelle , vous en avezle droit; frappez : mais ft, plus indulgenteou plus fenfible, vous vous rappellez encore ces fentimens fi tendres qui uniffoient nos cceurs; cette volupté de 1'ame , toujours renaiffante & toujours plus vivement fentie; ces jours fi doux , fi fortunés, que chacun de nous devoit a 1'autre; tous ces; biens de 1'amour & que lui feul procure ! peutëtrt préférerez - vous le pouvoir de les faire renaitre a celui de les détruire. Que vous diraije enfin ? j'ai tout perdu, & tout perdu par ma faute ; mais je puis tout recouvrer par vos bienfaits. C'eft a vous a décider maintenant.  DANGEREUSES. 6% Je n'ajoute plus qu'un mot. Hier encore, vous me juriez que mon bonheur étoit bien für tant qu'il dépendroit de vous! Ah ! Madame , me livrez-vous aujourd'hui a un défefpoir éternel i Paris, ce 16 Otiobre 17**. LETTRE CXXXVIII. Le Vicomte d e Va l m o nt d la Marquife d e Me rt eu 1 l. J e perfifte , ma belle amie: non, je ne fuis point amoureux ; & ce n'eft pas ma faute fi les circonftances me forcent d'en1 jouer le róle. Confentez feulement, &revenez; vous verrez bientót par vous même, combien je fuis fincere. J'ai fait mes preuves hier, & elles ne peuvent être détruites par ce qui fe pafte aujourd'hui. ( J'étois donc chez la tendre Prude, & j'y etois bien fans aucune autre affaire r car la netite Volanges, malgré fon état, devoit paffer toute la nuit au bal précoce de Mde V Le défceuvrement m'avoit fait defirer d'abord de prolonger cette foirée ; & j'avois même , a ce fujet, exigé un petit facrifice : mais a peine  6+ 1 E S L H I S O S »■ fut-il accordé , que le plaifir que je me promettois fut troublé par 1'idée de eet amour que vous vous obftinez ame croire; ou au moins a me reprocher; en forte que je n'éprouvai plus d'amre defir, que celui de pouvoir a-la-fois m'affurer & vous convaincie que c'étoit, de votre part, pure calomnie. Je pris donc un parti violent j & fous un prétexte affez léger, je laiffai-la ma Belle, toute furprife, & fans doute encore plus dfffigée. Mais moi, j'allai tranquillement joindre Emilie a 1'Opéra ; & elle pourroit vous rendre compte, que jufqu'a ce matin que nous nous fommes féparés-, aucun regret n'a troublé nos plaifirs. J'avois pourtant un affez beau fbjet d'inquiétudé , fi ma parfa;te indifférence ne m'en avoit fauvé : car vous faurez que j'étois a peine a quatre maifons de f Opéra, & ayant Emilie dans ma voiture , que celle de 1'auftere devote vintexactement ranger la mien: e , & qu'un embarras furvenu nous laiifa prés d'un demi-quart d'heuie a cóté 1'un de 1'autre. On fe voyoit cómmea midi, & il n'y avoit pas moyen d\cchapper. Mais ne n'eft pas tout; je m'avifai de confier a Emilie que c'étoit la femme a la Lettre.. f_ Vous vous rappellerez peut-êcre cette folie-ia, & qu'Emilie étoit le pupitre (. i ). Elle qui ne- C i) Lettres XLVI. & XLVIi.  B A N G E K E U S E S. «c Pavoitpasoubliée, & qui eft rieufe , n'eut de ceffe qu'elle n'eüt confidéré tout a fon aife cette _ vertu, difoit-elle, & cela, avec des éclats de rire d'un fcandale a en donner de 1'humeur Ce n'eft pas tout encore ; la jaloufe femme n'envoya-t-elle pas chez moi dès le foir même ? Je n'y étois pas : mais, dans fon obftination, elle y envoya une feconde fois, avec ordre de m'attendre. Moi, dès que j'avois été décidé a refter chez Emilie, j'avois renvoyé ma voiture,, fans autre ordre au Cocher que de venir me reprendre ce matin ; & comme en arri vant chez moi, il y trouva Pamoureux meffager, il crut tout fimple de lui dire que je ne rentrerois pas de la nuit. Vous devinez bien 1'effet de cette; nouvelle , & qu'a mon retour j'ai trouvé mon congé fignifié avec toute la dignité que comportoit la circonftance! Ainfi cette aventure, interminable felon vous, auroit pu, comme vous voyez, être finie de ce matin ; fi même elle ne 1'eft pas, ce n eft point, comme vous 1'allez croire, que je mette du prix ala continuer: c'eft que, d'une part, je n'ai pas trouvé décent de me laiffer quitter; &, de 1'autre, que j'ai voulu vous réferver 1'honneur de ce facrifice. J'ai donc répondu au févere billet par une grande Epitre de fentimens; j'ai donné de longues raifons , & jé me fuis repofe fur 1'atn,°?r' ,du ^0,'n ^e 'es fa're trouver boanes. J'ai deja réufli. Je viens de recevoir un feconii  66 Les Liaisons billet, toujours bien rigoureux, & qui confirme 1'éternelle rupture, comme cela devoitêtre; mais dont le ton n'eft pourtant plus le même. Sur-tout, on ne veut plus me voir: ce parti pris y eft annoncé quatre fois de Ia maniere la plus irrévocable. J'en ai conclu qu'il n'y avoit pas un moment a perdre pour me préfenter. J'ai déja envoyé mon Chaffeur, pour s'emparer du Suiffe ; & dans un moment, j'irai moimême faire figner mon pardon : car daris les torts de cette efpece, il n'y a qu'une feule formule qui porte abfolution générale, & cellelarïe s'expédie qu'en préfence. Adieu , ma charmante amie ; je cours tenter ce grand événement. Paris, ce 15 Novembre 17**.  DANGEREUSES. 6f LETTRE C XXXIX . La Préfidente de Tourvel d Madame DE RoSEMONDB. Q_UE je me reproche, ma fenfible amie, de vous avoir parlé trop & trop tót, de mes peines paffageres! je fuis caufe que vous vous aflligez a préfent; ces chagrins qui vous viertnent de moi durent encore, & moi, je fuis heureufe. Oui, tout eft oublié, pardonné; difons mieux, tout eft réparé. A eet état de douleur & d'angoifle, ont fuccédé le calme & les délices. O ! joie de mon cceur, comment vous exprimer ! Valmont eft innocent; on n'eft point coupable avec autant d'amour. Ces torts graves, offenfans, que je lui reprochois avec tant d'amertume, il ne les avoit pas ; & fi, fur un feul point, j'ai eu befoin d'kidulgence , n'avois-je donc pas aufli mes injuftices a réparer ? Je ne vous ferai point Ie détail des faits ou des raifons qui le- juftifient; peut-être même 1'efprit les apprécieroit mal: c'eft au cceur feul qu'il appartient de les fentir. Si pourtant vous deviez me foupconner de foibleffe , j'appellerois votre jugement a 1'appm du mien. Pour  68 Les Liaisons les hommes , dites-vous vous-même , 1'infidélité n'eft pas l'inconftmce. Ce n'eft pas que je ne fente que cette diftinction, qu'en vain Popinion autotife, n'en bleffe pas moins la délicateffe ; mais de quoi fe plaindroit la mienne, quand celle de Valmont en fouffre plus encore? Ce même tort que j'oublie , ne croyez pas qu'il fe le pardonne ou s'en confole; & pourtant, combien n'a-t-il pas réparé cette légere faute par 1'excès de fon amour & celui de mon bonheur ! Qu ma félicité eft plus grande, ou j'en fens mieux le prix depuis que j'ai craint de Pavoir perdue: mais ce que je puis vous dire, c'tft que, fi ]£ me fentois la force de fupporter encore des chpgrins auffi cruels que ceux que je viens d'éprouver , je ne croirois pas en acne-er tropcher le furcroit de bonheur que j'ai goüté depuis. O! ma tendre mere, grondez votre fille inconlidérée , de vous avoir affligée par trop de précipitation ; grondez la d'avoir jugé témérairement & calomnié celui qu'elle ne devoit pas ceffer d'adorer: mais en la reconnoiffant imprudente, voyez-la heureufe, & augmentez fa joie en la partageant. Parit ,ce 16 Kovemhre 17**, au foir.  bangereuses. 6$ LETTRE CXL. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. Comment donc fe fait - il , ma belle amie, que je ne recoive point de réponfe de vous? Ma derniereLettre pourtant me paroiffoit en tnériter une ; & depuis trois jours que 'je devrois favoir reque, je Pattends encore! Je fuis fiché au moins; auffi ne vous parleraije pas du tout de mes grandes affaires. Que le raccommodement ait eu fon plein effet; qu'au lieu de reproches & de méfiance, II n'ait produit que de nouvelles tendreffes ; que ce foit moi aduellement qui reqoive les excufes & les réparations dues a ma candeur foupconnée ; je ne vous en dirai mot, & fans 'f événement imprévu de Ia nuit derniere , je he vous écrirois pas du fout. Mais commfc celui-la regarde votre pupille, & que vraifemblablement elle ne fera pas dans le cas de vous en informer elle-même , au moins de quelque temps, je me charge de ce foin. Par des raifons que vous devinerez, ou que vous ne devinerez pas , Mde. de Tourvel ne m'occupoit plus depuis quelques jours; & comme ces raifons-la ne pouvoient exifler die?  Les Liaisons la petite Volanges, j'en étois devenu plus afliJu auprès d'elle. Grace a L'obligeant Portier, je n'avois aucun obftacle a vaincre : & nous menions, votre pupille & moi, une vie commode & réglée. Maïsl'habicude amene la négliyence : les premiers jours, nous n'avions jamais pris affez de précautions pour notre fureté ; nous tremblio.is encore derrière les v-errous. Hier, une incroyable diftraction a caufé l'accident dont j'ai a vous inftruire; & fi, pour mon compte , j'en ai été quitte pour la peur, il en coüte plus cher a la petite fille. Nous ne dormions pas, mais nous étions dans le repos & 1'abandon qui fuivent la volupté , quand nous avons entendu la porte de la chambre s'ouvrir tout-a-coup. Auffi-töt je faute a mon épée , tant pour ma défenfe que pour celle de notre commune pupille; je m'avance & ne vois perfonne: mais en effet la porte étoit ouverte. Comme nous avions de la lumiere , j'ai été a la recherche, &n'ai trouvé ame qui vive. Alors je me fuis rappelle que nous avions oublié nos précautions ordinaires ; & fans douce la porte pouffée feulement, ou mal fermée , s'étoit rouverte d'elle-même. En allant rejoindre ma timide compagne pour la tranquillifer, je ne 1'ai plus trouvée dans fon lit ; elle étoit tombée , ou s'étoit fauvée dans fa ruelle : enfin elle y étoit étendue fans connoiffance , & fans autre mouvement que d'affez fortes convulfions. Jugez de  DANGEREÜSES. 71 mon embarras! Je parvins pourtant&a la remettre dans fon lit, & même a la faire revenir; mais elle s'étoit bleffée dans fa c'hüte, & elle ne tarda pas a en relfentir les effets. Des maux de reins , de vïolentes coliques, des fymptómes moins équivoques encore, m'ont eu bientót éclairé fur fon etat: mais, pour le lui apprendre , il a fallu'.'-lüf dire d'abord celui oii elle étoit auparavant;'car elle ne s'en doutoit pas. Jamais peut-Jtre, jufqu'a elle, on n'avoit confervé tant d'innocence, en faifant fi bien tout ce qu'il falloit pour s'en défaire! Oh! celle-la ne perd pas fon tempsa réfléchir ! Mais elle en perdoit beaucoup a fe défoler, &_je fentois qu'il falloit prendre un parti. Je fuis donc convenu avec elle que j'irois fur le champ chez le Médecin & le Chirurgien de la maifon, & qu'en les prévenant qu'on alloit venir les chercher, je leur* confierois le tout, fouslefecret; qu'elle, de fon cóté , fonneroit fa Femme-de-Chambre; qu'elle lui feroit ou ne lui feroit pas fa confidence, comme elle voudroit; mais-qu'elle enverroit chercher du fecours, & defendroit fur-tout qu'qn réveülat Mde. de Volanges: attention délicate & naturelle , d'une fille qui craint d'inquiéter fa mere. J'ai fait mes deux courfes & mes deux confeffionsleplus leftement que j'ai pu, & de-Ia je fuis rentré chez moi, d'ou je ne fuis pas  72 |Le s Liaisons encore forti: mais le Chirurgien, que je connoiffois d'ailleurs, eft venu a midi me Tendre compte de 1'étax de la malade. Je ne m'etois pastrompé ; mais il efpereque s'il nefurvient pas «accident , -on ne s'appercevra de rien dans li) maifon. La Femme-de-chambre eft du 'fecret1; le IYlédecin a donné un nom a la maladie ; & cette affaire s'arrangera comme mille autres, a moins que par la fuite il ne nous foit «tile qu'on ehjaarle.' ; a Mais y a-t*encore quelque interet commun entre vous & moi ? Votre filence m'en feroit douter; je n'y croirois même plus du tout, fi le defir que j'en ai ne me faifoit chercher tous les moyens d'en conferver 1'efpoir. Adieu, ma belle amie; je vous embrafle, ïancune tenante. Paris, ce 21 Novembre 17**. LETTRE  DANGEREUSES* 7$ LETTRE CXLI. La Marquife de Mertzvil au. Vicomte d e Va-,l m o nt M 0 N Dieu, Vicomte, que vous me génez par votre obftination ! Que vous importe mon filence ? croyez-vous , fi je le garde , que cc foit fkute de raifons pour me dcfendre. Ah ! plüt a Dieu ! Mais non, c'eft feulemenr qu'il m'en cotite de vous les dire. Parlez^noi vrai; vous faites-vous illufion a vous-même , ou cherchez-vous a me tromper ? la difterence entre vos difcours & vos actions, ne me laiffe de choix qu'entre ces deux fentimens?' lequel eft le véritable ? Que voulez» vous donc que je vous dife, quand moi-même je 11e fais que penfer ? Vous paroiffez vous faire un grand mérite de votre derniere fcene avec la Préfidente; mais qu'eft-ce donc qu'elle prouve pour votre fystême, ou contre le mien ? Affurément je ne vous ai jamais dit que vous aimiez affez cette femme pour ne ia pas tromper, pour n'en pas faifir toutes les occafions qui vous paroitroient agréab'les ou faciles : je ne doutois même pas qu'il ne vous füt a-peu-près égal de fatisfaire avec une autre, avec la première venue, IV. Partie, D  74. Les Liaisons jufqu'aux defirs que celle - ci feule auroit fait naitre; & je ne fuis pas furprife que, par un libertinage d'efprit qu'on auroit tort de vous difputer, vous ayez fait une fois par projet, ce que vous aviez fait mille autres par occafion. Qui ne fait que c'eft-la le fimple courant du monde, & votre ufage a tous tant que vous êtes depuis le fcélérat jufqu'aux efpeces ? Celui qui s'en abftient aujourd'hui, paffe poür romanefque; & ce n'eft pas-la, je crois, le défaut que je vous reproche. Mais ceque j'ai dit, ce que j'ai penfé, ce que je penfe encore , c'eft que vous n'en avez pas moins de 1'amour pour votre Préfidente ; non pas, a la vérité, de 1'amour bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez avoir; de celui, par exemple, qui fait trouver a une femme les agrémens ou les qual'ttés qu'elle n'a pas; qui la place dans une claffe a part, & met toutes les autres en fecond prdre ; qui vous tient encore attaché a elle, même alorsj que vous 1'outragez ; tel enfin, que je conqois qu'un Sultan peut le reffentir pour fa Sultane favorite , ce qui ne 1'empêche pas de lui préférer fouvent une fimple Odalifque. Ma comparaifon me paroit d'autant plus jufte , que, comme lui, jamais vous n'êtes ni 1'Amant ni Fami d'une femme ; mais toujours fon tyran ou fon efclave. Auffi fuis-je bien füre que vous vous êtes bien humilié, bien avili, pour rentrer en graee avec ce bel objet ! & trop  DANGEREUSES. 7f heureux d'y être parvenu , dès que vous croyez le moment arrivé d'obtenir votre pardon vous me quittez pour ce grand événement. Encore dans votre derniere Lettre , fi vous ne m'y parlez pas de cette femme uniquement, c'eft que vous ne voulez m'y rien dire de vos grandes affaires ,■ elles vcus femblent fi importante», que le-filence que vous gardez a ce fujet, vous femble une punition pour moi. Et c'eft après ces mille preuves de votre preférence décidéepour une autre, que vous me demandez tranquillement s'il y a encore quelqu'intérêt commun entre vous & moi.' P,enez-y garde, Vicomte.' fi une fois je réponds, ma reponfe fera irrévocable ; & craindre de la faire en ce moment, c'eft peut-être déja en dire trop. Auffi je n'en veux abfolument plus parler. Tout ce que je peux faire, c'eft de vous raconter une hiftoire. Peut-être n'aurez - vous pas le temps de la lire , ou celui d'y faire affez attention pour la bien entendre? libre a vous. Ce ne fera, au pis-aller, qu'une hiftoire de perdue. Unhommede ma connoiflance s'étoit empétré, comme vous, d'une femme qui lui fai, foit peu d'honneur. II avoit bien, par intervalle, le bon efprit de fentir que , tót ou tard cette aventurelui feroit tort: mais quoiqu'il en rougït, il n'avoit pas le courage de rompre, Son embarras étoit d'autant plus grand, qu'il D z  7 jours entrer comme s'il ne vous voyoit pas: & nous pouvons bien nous fier a lui, car c'eft un bien honnête-homme. 11 ne s'agit donc plus que d'empêcher qu'on ne vous voie dans la maifon; & qa , c'eft bien aifé , en n'y venant, que le foir, & quand il n'y aura plus rien a craindre du tout. Par exemple , depuis que Maman fort tous les jours, elle fe couche tous les jours a onze heures; ainfi nous aurions bien du temps. Le Portier m'a dit que, quand vous voudriez venir comme qa, au lieu defrappera la porte, vous n'auriez qu'a frapper a fa fenêtre, & qu'il ouvriroit tout de fuite ; & puis, vous trouverez bien le petit efcalier; & comme vous ne pourrez pas avoir de la lumiere , je laifferai Ia porte de ma chambre entr'ouverte, ce qui vous éclairera toujours un peu. Vous prendrez bien garde de ne pas faire de bruit , furtout en paffant auprès de la petite porte de Maman. Pour celle de ma Femme-de-chambre, c?eft égal, paree qu'elle m'a promis qu'elle ne fe réveilleroit pas ; c'eft aufli une bien bonne fille! & pour vous en aller, qa fera tout de même. A préfent nous verrons fi vous viendrez.  I) A N G "E R E "ü S E S 127 Mon Dieu , pourquoi donc le cceur me bat-il fi fort en vous écrivant ? Eft-ce qu'il doit m'ar--' river quelque malheur , ou fi c'eft 1'efpérance de vous voir qui mie troublé comme qa.? Ce que je fens bien , c'eft que je ne vous ai jamais tant aimé , &'que jamais je n'ai tant defire de* vous le dire. Venez donc , mon ami, mon cher ami; que je puiffe vous répéter cent fois que jevousaime, que je vous adore , que je n'aimerai jamais que vous. J'ai trouvé móyen de faire dire a M. de Val-, mont que j'avois quelque chofe a lui dire; & lui, comme il eft bien bon ami, il viendra fürement demain , & je le prierai de vous remettre ma Lettre tout de fuite. Ainfi je vous attendrai demain au foir, & vous viendrez fans faute, fi vous ne voulez pas que votre Cécile foit bien malheureufe. Adieu, mon cher ami; je vous embraffe de tout mon cceur. Paris , cf 4 De'cembre 17**, au foir.  i2g Les Liaisons LETTRE CL VIL Le Chevalier D a n c e n r au Vicomte jd e Va lm o nt. Ne doutez , mon cher Vicomte, ni de mon cceur, ni de mes démarches: comment refifterois-je a un defir de ma Cécile ? Ah f c'eft bien elle, elle feule que j'aime, quej'aimerai toujours! fon ingénuité, fa tendreffe, ont un charme pour mói , dont j'ai pu avoir la foibleffe de me laifler diftraire, mais que rien n'effacera jamais. Engagé dans une autre averttüre , pour ainfi dire fans m*en être apperqu , fouvent le fouvenir de Cécile eft véntrme trou• bier jufqües dans les plus d&Ux plaifirs ; & peutêtre mon cceur ne lui a-t-il jamais rendtf d'hommage plus vrai, que dans le moment même oü je lui étois infidele. Cependant, mon ami, ménagèons fa délicateffe, & cachons lui mes tors ; non pour la furprendre , mais pour ne pas 1'affliger. Le bonheur de Cécile eft le vceu le plus ardent quejeforme; jamais je ne me pardonnerois une faute qui lui auroit coüte une larme. J'ai mérité, je le fens, la plaifanterie que vous me faites, fur ce que vous appellez mes nouveaux principes: mais vous pouvez m'en  BANG E.Riïiü S E S. 121> croire, ce n'eft point par eux que je me conduis dans ce moment; & dès demain je fuis décidé a le prouver. J'irai m'accufer a celle même qui a caufé mon égarement, & qui Ta partagé ; je lui dirat: „ Lifez dans mon cceur.; $j il a pour vous 1'amitié la plus tendre ; 1'ami„ tié unie au defir, reffemble tant a 1'amour!... ,, Tous deux nous nous fommes trompés; mais „ fufcepdble d'erreur, je ne fuis point capa„ ble de mauvaife foi „. Je connois mon amie; elle eft honnête 'autant qu'indulgente ; elle fera plus que me pardonner, elle m'approuvera. Elle-même fe reprochok fouvent d'avoir trahi 1'amitié ; fouvent fa délicateffe effrayoit fon amour: plus fage que moi, elle fortifiera dans mon ame ces craintes utiles que je cherchois témérairement aétouffer dans la fienne. Je lui' devrai d'être meilleur, comme a vousi d'être plus heureux. O ! mes amis , partagez ma reconnoiflance. L'idée de vous devoir mon? bonheur en augmente le prix. Adieu, mon cher Vicomte. L'excès de ma joie ne m'empêche point de fonger a vos peines, & d'y prendre part. Que ne puis je vous être utile 1 Mde de Tourvel refte donc inexorable ? On la dit auffi bien malade. Mon Dieu , que je vous plains ! Puiffe-t-elle reprendre a-la fois de la fanté & de 1'indulgence, & faire a jamaisVotre bonheur! Ce font les veeux de 1'amitié ; j'ofe- efbérer qu'ils feront exaucés pas Famour.. F 5  ï^o Les Liaisons Je voudrois caufer plus long temps avee vous; mais 1'heure me prelTe, & peut-être Cécile m'attend déja. F ai is, ce <; Dëcemhre 17**. «a 1 • >. ■ r&r ' ■» LETTRE CLVIII. Le Vicomte de Valmont d la Marquife deMertueil. (Afon réveil. ) H e bien, Marquife, comment vous trouvez-vous des plaifirs de la nuit derniere ? n'en étes-vous pas un peu fatiguée ? Convenezdonc que Danceny eft charmant! il fait des prodiges, ce garqon-la ! Vous n'attendiez pas cela de lui, n'eft-il pas vrai ? Allons , je me rends juftice ; un pareil rival méritoit bien que jelui fuffe facrifié. Sérieufement, il eft pleinde bonnes qualités! Mais fur-tout, que d'amour , de conftance , de délicateffe ! Ah! ft jamais vous êtes aimée de lui comme 1'eft faCécile, vous n'aurez point de rivales a craindre: II vous 1'a prouvé cette nuit. Peut-être a force de coqueterie, une autre femme pourra vous 1'enlever un moment; un jeune homme  DANGEREUSES 131< ne fait gueres fe refufer a des agaceries provoquantes: mais un feul mot de 1'objet aimé fuffit, comme vous voyez , pour diffiper cette illufion ; ainfi il ne vous manque plus que d'être cet objet-la, pour être parfaitement heureufe. Surement vous ne vous y tromperez pas } vous avez le tact trop für pour qu'on puiffe le craindre. Cependant 1'amitié qui nous unit, auffi fincere de ma part que bien reconnue de la vótre, m'a fait defirer, pour vous, 1'épreuve de cette nuit; c'eft 1'ouvrage de mon zèle; il a réuffi: mais. point de remerciemens; cela n'en vaut pas la peine: rien n'étoit plus facile. Au fait, que m'en a-t-il couté ? un léger facrifice , & quelque peu d'adreffe. J'ai confenti a partager avec le jeune homme les faveurs de fa Maitreffe : mais enfin il y avoit bien autant dedr'oitque moi; & je m'en foucioisfi peu! La Lettre que la jeune perfonne lui 'a écrite, c'eft bien moi qui 1'ai di&ée; mais c'étoit feulement pour gagner du temps, parcé que nous avions a 1'employer mieux. Celle que j'y ai jointe , oh ! ce n'étoit rien , prefque rien; quelques réflexions de 1'amitié pour guider le choix du nouvel Amant: mais. en honneur, elles étoient inutiles ; il faut dire la vérité, il n'a pas balancé un moment. Et puis, dans fa candeur , il doit aller chez vous aujourd'hui vous raconter tout;. & fürement ce récït la vous fera grand plaifir! il vous dira : Lifez dans mon cosur y, Üme le mande; F 6  ij3 Lés Liaisons & vous voyez bien que cela raccommode tout.. J'efpere qu'en y lifant ce qu'il voudra, vous y lirez peut-être auffi que les Anians G jeunes ont leurs dangers ; & encore, qu'il vaut mieux m'avoir pour ami que pourennemi. Adieu , Marquife ; jufqu'a la première, occafion. Paris, ce 6 De'cembre 17**. ■«■■.■ 1 ; 11 ■es&Sg". 1 ■■ 1 ■■— 11 1 8» LETTRE CLIX. ' La Marquife de M e r t e u i l au. Vicomte de Vul m o »r. (Billet). J e n'airrie pas qu'on ajoute de mauvaifés plaifanteries a de mauv.ais procédés; ce n'eft' $as plus ma maniere que mon goüt. Quand' j'ai a me plaindre de quelqu'un, je ne leperfifle pas; je fais mieux : je me venge. Quelque content de vous que vous puiffiez être en? ce moment, n'öubliez point que ce ne feroit pas la première fois que vous vous feriez applaudi d'avance : & tout feul, dans 1'efpoit d'un triomphe qui vous feroit échappé a fint tant même o,ü vous vous en félicitiez. Adieu.. Pari&yCe 6. Décembr.e. 17**..  BANGEKEÜSES, IJJ LETTRE CLX. Madame d"e Volanges d Madame de ROS e mon dé. J E vous écris de la chambre de votre malheureufe amie , dont F état eft a-peu-près toujours le même. 11 doit y avoir cet après-midi une confultation de quatre Médecins. Malheureufement c'eft, comme vous le favez , plus fouvent une preuve de danger qu'un moyende fecours. 11 paroit cependant que la tête eft un peu revende la nuit derniere. La Femme-de-chambre m'a informée ce matin, qu'environ vers minuit,fa Maitreffe 1'a fait appelier; qu'elle a voulu être feule avec elle , & qu'elle lui a dicté une affez longue Lettre. Julie a ajouté que, tandis -qu'elle étoit occupée a en faire Penveloppe, Mde de Tourvel avoic repris le tranfport: en forte que cette fille n'a pas fu a qui il falloit mettre Fadreffe. Je me fuis étonnée d'abord que la Lettre elle-méme n'ait pas fufti pour lelui apprendre: mais fur ce qu'elle m'a iépondu qu'elle craignoit de fe tromper, & que cependant fa Maitreffe lui avoit bien recommandé de la faire partir fur-le-champ , j'ai pris fur moi d'ouvrir le paqueu  134 Les Liaisons J'y ai trouvé 1'écrit que je vous envoie^ qui'en effet ne s'adreffe a perfonne pour s'adreffer a trop de monde. Je croirois cependant que c'eft a Al. de Valmont que notre malheureufe amie a voulu écrire d'abord; mais qu'elle a eédé , fans s'en appercevoir , au défordre de fes idéés. Quoi qu'il en foit, j'ai jugé que cette Lettre ne devoit être rendue a perfonne. Je vous 1'envoie, paree que vous y verrez mieux que je ne pourrois vous le dire, quelles font les penfées qui occupent la téte de notre malade. Tant qu'elle reftera auffi vivement affectée , je n'aurai gueres d'efpérance. Le corps fe rétablit difficilement , quand 1'efprit eft fi peu tranquille. • Adieu } ma chere & digne amie. Je vous félicite d'être éloignée du trifte fpeCtacle que j'ai continuellcment fous les yeux Paris, ce 6 De'cembre 17**,  DANGEREUSES. IJC LETTRE CLXI. La Prcjidente de Tourvel d... 2 ( DiSHe par elle & êcrite par fa femme dechambre ). E T R E cruel & malfaifant, ne te laflerastu point de me perfécuter ? Ne te fuffit-il pas de m'avoir tourmentée , dégradée , avilie ? veux-tu me ravk jufqu'a la paix du tombeau ? Quoi! dans ce Géjour de ténebres oü 1'ignominie m'a forcée de m'enfevelir, les peines font elles fans relache , 1'efpérance eft-elle mé.connue? Je n'implore point une grace que je ne mérite point: pour fouffrir fans me plaindre , il me fuffira que mes fouffrances n'exce» dei.t pas mes forces. Mais ne rends pas mes. tourmens inlüpportables. En me laiffant mes douleurs , tne-moi le cruel fouvenir des biens que j'ai perdus. Quand tu me les as ravis , n'en retrace plus a mes yeux la défolante image, J'étois innocente & tranquille : c'eft pour t'avoir vu que j'ai perdu le repos; c'eft en t'écoutant que je fuis devenue criminelle. Auteur de mes fautes, quel droitas-tu de les punir ? Oü font les amis qui me chériffoient, oü font-ils ? mon infortune les épouvante. Aucun  ijtf L e s. Liaisons. n'ofe m'approcher. Je fuis opprimée, & ils me laiffent fans fecours ! Je meurs , & perfonne ne pleurefurmoi. Toute confolacion m'eft refufée. La pitié s'arrête fur les bords de 1'abime oü le criminel fe plonge. Les remords le déchirent , & fes cris ne font pas entendus! Ét toi, que j'ai outragé; toi, dont 1'eftiine ajoute a mon fupplice; toi, qui feul enfin au1 rois le droit de te venger , que fais-tu loin de moi? Viens punir une femme infidele. Que je fbuffre enfin des tourmens mérités. Déja je me ferois foumife a ta vengeance : mais le courage m'a manqué pour t'apprendre ta honte. Ce n'étoitpoint diffimulation , c'étoit refpect. Que cette Lettre au moins t'apprenne mon' repentir. Le ciel a pris ta caufe; il te venge d'une injure que tu as ignorée. C'eft lui qui a lié malangue & retenu mesparoles ; il a craint que tu ne me remiffes une faute qu'il vouloit punir. 11 m'a fouftraite a ton indulgence, qui auroit bleffé fa juftice. Impitoyable dans fa vengeance, il m'a livrée a celui-la même qui m'a perdue. C'eft a la fois, pour lui & par lui, que je fouffre. Je veux Iefuiren vain ; il me fuit; il eft-la ; il m' e Va l m on tv J e fuis inftruit, Monfieur , de vos procédés envers moi. Je fais aufli que, non content de m'avoir indignement joué , vous ne craignez pas de vous en vanter, de vous en applaudir. J'ai vu la preuve de votre trahifon écrite de votre main. J'avoue que mon cceur en a été navré, & que j'ai reflenti quelque honte d'avoir autant aidé moi-même a 1'odieux abus que vous avez fait de mon aveugle confiance : pour- . tant je ne vous envie pas ce honteux avantage; je fuis feulement curieux de favoir fi vous les 1 conferverez tous égalementfur moi. J'en ferai inftruit, fi, comme je 1'efpere , vous voulez bien vous trouver demain, entre huit & neuf heures du matin , a la porte du bois de Vincencennes, Village de Saint-Mandé. J'aurai foin  BAN trEREUSES. ÏJf d'y faire trouver tout ce qui fe^a néceffaire pour les éclairciiTemens qui me reftent a prendre avec vous. Le Chevalier D a n c en r. Paris , ce 6 De'cembre 17**, au foir. LETTRE CLXIII. M. Bertrun d d Madame d t Ro s e mon de. Madame, C' e s t avec bien du regret que je remplis le trifte devoir de vous annoncer une nouvelle qui va vous caufer un fi cruel chagrin. Permettez-moi de vous inviter d'abord a cette pieufe réfignation , que chacun a fi fouvent admirée en vous, & qui peut feule nous faire fupporter les maux dont eft femée notre miférable vie. m. votre neveu... . Mon Dieu ! faut-il que j'afflige tant une fi refpeftable dame ! m. votre neveu a eu le malheur de fuccomber dans un combatfingulier qu'il a eu ce matin avec m. le Chevalier Danceny. J'ignore entiérement le fujet de la querelle: mais il paroit, par le billet  t4© Les Liaisons que j'ai trouvé encore dans la poche de M. Iè Vicomte , & que j'ai 1'honneur de vous envoyer; il paroit, dis-je , qu'il n'étoit pas Ha. greffeur. Et il faut que ce foit lui que le Ciel ait permis qui fuccombat! J'étois chez M. le Vicomte a 1'attendre, a 1'heure même oü on 1'a ramenéa l'Hötel. Figurez-vous mon effroi, en voyant M. votre neveu porté par deux de fes'gens, & tout baigné dans fon fang. II avoit deux coups d'épée dans le corps, & il étoit déja bien foible. M. Danceny étoit auffi la, & même il pteuroit. Ah! fans doute, il doit pleurer: mais il eft bien temps de répandre des larmes, quand on a caufé un malheur irréparable'! Pour moi, je ne me poffédois pas ; & maU gré le peu que je fuis, je ne lui en difois pas moins ma faqon de penfer. Mais c'eft la que M- le Vicomte s'eft montré véritabïemènt grand. II m'a ordonné de me taire; & celui la même, qui étoit fon meurtrier, il lui a pris la main, 1'a appellé fon ami, 1'a embraffé devant nous tous, & nous a dit: « Je vous ordonne d'avoir M pour Monfieur , tcus les égards qu'on doit a „ un brave & galant homme „. II lui a de plus fait remettre, devant moi, des papiers fort volumineux, que je ne connois pas, mais auxquels je fais bien qu'il attachoit beaucoup d'importance. Enfuite , il a voulu qu'on les laiffat feuls enfemble pendant un moment. Cependant j'avois envoyé chercher tout de  B A N G E R ; E : U S E i. 141I fbite tous les fecours, tant fpiritiuls que temporels : mais, hélas!. le mal étoit fans remede. Moins d'une demi-heure après, M. Ie Vio.mte étoit fans connoilfance. II n'a pu recevoir que 1'extrême Or.dtion; & la cérémonie étoit k peine achevée , qu'il a rendu fon dernier foupir. Bon Dieu ! quand j'ai requ dans mes bras a fa naiflance ce précieux appui d'une maifon fi illuftre, aurois-je pu prévoir que ce feroit dans •mes bras qu'il expireroit, & que j'aurois a pleurer fa mort? Une mort fi précoce & fi malheureufe ! Mes larmes coulent malgré moi. Je vous demande pardon, Madame, d'ofer ainfi meier mes douleurs auxyótres: mais dans tous les états, on a un cceur & de la fenfibilité i & je ferois bien ingrat, fi je ne pleurois pas toute ma vie un Seigneur qui avoit tant de bontés pour moi, & qui m'honoroit de tant de confiance. Demain, après 1'enlévement du corps, je ferai mettre les fcellés par-tout, & vous pouvez vous en repofer entiérement fur mes foins. Vous n'ignorez pas, Madame , que ce malheureux événement finit la fubftitution, & ïend vos difpofitions entiérement libres. Si je puis vous être de quelque utilité, je vous prie de vouloir bien me faire paffer vos ordres : je - mettrai tout mon zele a les exécuter ponétuel- - lement.  i44 LesLiaisons Je fuis avecle plus profond refpeét, Madame, votre très-humble , &c. Bertrand. Paris, ce 7 De'cembre 17**. LETTRE CLXIV. Madame de Rosemonde d M. Bertrand. Je reqois votre lettre a 1'inftant même, mon cher Bertrand , & j'apprends par elle 1'affreux événement dont mon neveu a été la malheureufe victime. Oui, -fans doute , j'aurai des ordres a vous donner , & ce n'eft que pour eux que je peux m'occuper d'autre chofe que de ma mortelle affliétion. Le billet de M. Danceny, que vous m'avez envoyé, eft une preuve bien convaincante que c'eft lui qui a provoqué le duel: & mon intention eft que vous en rendiez plainte fur-lechamp, & en mon nom. En pardonnant a fon ennemi, a fon meurtrier, mon neveu a pu fatisfaire a fa générofité naturelle ; mais moi, je dois venger a-la-fois fa mort, 1'humanité & la religion. On ne fauroit trop exciter la févécité des Loix contre ce refte de barbarie , qui  DANGEREUSES Ï4J infecte encore nos mceurs; & je ne crois pas que ce puiffe être dans ce cas, que le pardon des injures nous foir. prefcrit. J'attends donc que vous fuiviez cette affaire avec tout le zele & toute l'aétivité dont je vous connois capable, & que vous devez a la mémoire de mon neveu. Vous aurez foin, avant tout, de voir M. le Préfident de . . . . de ma part,. & d'en conférer avec lui. Je ne lui écris pas, preffée que je fuis de me livrer toute entiere a ma douleur. Vous lui ferez mes excufes, & lui comftiuniquerez cette Lettre. Adieu, mon cher Bertrand ; je vous loue & vous remercie de vos bons fentimens, & fuis pour la vie toute a vous. Du Chatcau de... cc 8 De'cembre i j**.  s44 Les Liaison,» LETTRE CLXV. - Madame de Volanges d Madame DE RoSEMONDE. J e vous fais déja inftruite , ma chere & digne amie, de la perte que vous veraez de faire ; je connoiffois votre tendreffe pour IY1. de Valmont, & je partage bien fincérement 1'affliction que vous devez reffentir. Je fuis vraiment peinée d'avoir a ajouter de nouveaux regrets a ceux que vous éprouvez déja : mais, hélas ! il ne vous refte non plus que des larmes a donner a notre malheureufe amie. Nous 1'avons perdue hier, a onze heures du foir. Par une fatalité attachée a fon fort, & qui fembloit fe jouer de toute prudence humaine , ce court intervalle qu'elle a furvécu a M. de Valmont, lui a fuffi pour en apprendre la mort; &, comme elle a dit elle- même, pour n'avoir pu fuccomber fous le poids de fes malheurs qu'aprés que la mefure en a été comblée. En effet, vous avez fu que depuis plus de . deux jours elle étoit abfolument fans connoiffance ; & encore hier matin, quand fon Médecin arriva , & que nous nous approchameï de fon lit, elle ne nous reconnut ni 1'un ni 1'autre, & nous ne pümes en obtenir ni une parole,  1) A: S O E ï E ï s s 5; SMttl parok, ni le moindre figne. Hé bien, a peine étions-nous revenus a la cheminée, & pendant que le Médecin m'apprenoit le trifte événement de la mort de M. de Valmont, cette femme infortunée a retrouvé toute fa tête, foit que la nature feule ait produit cette révolution , foit qu'elle ait été caufée par ces mots répétés de M. de Valmont & de mort, qui ont pu rappeller a la malade les feules idéés dont elle s'occupoit depuis long-tems. Quoi qu'il en foit, elle ouvrit précipitamment les rideaux de fon 'lit , en s'éciiant:' " Quoi! que dites-vous ? M. de Valmont eft „ mort! " J'efpérois lui faire croire qu'elle s'étoit trompée, & je 1'affurai d'abord qu'elle avoit mal entendu : mais loin de fe laiffer perfuader ainfi, elle exigea du Médecin qu'il recommencat ce cruel récit, & fur'ce que je voulus effayer encore de Ia diffuader , elle m'appella & me dit a voix baffe : " Pourquoi „ vouloir me tromper ? n'étoit-il pas déja mort w pour moi'." II a donc fallu céder. Notre mallieureufe amie a écouté d'abord d'un air affez tranquille: mais bientót après, elk a interrompu le récit, en difant: " Aifez, 3, j'en fais affez ". Elle a demandé fur-lechamp qu'on fermat les rideaux; & lorfque le Médecin a voulu s'occuper enfuite des foins de fon état, elle n'a jamais voulu fouifrir qu'il ■s'approchat d'elle. IV. Partie, ■ G  145 Les Liaisons Dès qu'il a été forti, elle a pareillement renvoyé fa Garde & fa Femme-de-chambre; & quand nous avons été feules, elle m'a priée de 1'aider a fe mettre a genoux fur fon lit, & de 1'y foutenir. La elle eft reftée quelque tems en filence, & fans autre expreffion que celle de fes larmes qui couloient abondamment. Enfin, joignant fes mains & les élevant vers le Ciel: " Dieu tout-puiffant, " a-t-elle dit d'une voix foible , mais fervente , " je me foumets a ta „ juftice; mais pardonne a Valmont. Que s, mes malheurs, que je reconnois avoir mé„ rités, ne lui foient pas un fujet de reproche, „ & je bénirai ta miféricorde " ! Je me fuis permis , ma chere & digne amie , d'entrer dans ces détails fur un fujet que je fens bien devoir renouveller & agraver vos douleurs,. paree que je ne doute pas que cette priere de Madame de Tourvel ne porte cependant une grande confolation dans votre ame. Après que notre amie eut proféré ce peu de mots , elle fe laiffa retomber dans mes bras; & elle étoit a peine replacée dans fon lit, qu'il lui prit une foibleffe qui fut longue, mais qui eéda pourtant aux fecours ordinaires. Auflitót qu'elle eut repris connoilfance, elle me demanda d'envoyer chercher le Pere Anfelme-, & elle ajouta ; " C'eft a préfent le feul Médecin „ dont j'aie befoin •, je fens que mes maux ,j vont bientót finir". Elle- fe plaignoit beaucoup d'oppreffion, & elle parloit difficiiernent.  » A If G E R E U S E S. 14J feu de tems après, elle me fit remettre, par fa Femme-de-chambre , une calfette que je vous envoie, qu'elle me dit contenir des paprers a elle, & qu'elle me chargea de vous faire paffer auffi-tót après fa mort (i). Enfuite elle me paria de vous , & de votre amicié pour elle , autant que fa fituation le lui permettoit, & avec beaucoup d'attendriffement. Le Pere Anfelme arriva vers les quatre heutes, & refta pres 'd'une heure feul avec elle» Quand nous rentranies, la figure de la malade étoit calme & fereine; mais il étoit faGile de voir que le Pere Anfelme avoit beaucoup pleuré. II refta pour alfifter aux dernieres cérémonieg de 1'Eglife. Ce fpectacle , toujours fr impofant & fi douloureux, le d'evenoit encore plus par le contrafte que formoit la tranquille réfignation de la malade, avec la douleur profonde de fon vénérable Cohfefieur, qui fondoit en larmes a cóté d'elle. L'attendriflement devint général; & celle que tout le monde pleuroit, fut la feule qui ne fe pleura point. Le refte de la journée fe pafla dans les prieres ufitées, qui ne furent interrompues que par les fréquentes foibleffes de la malade. Enfin , vers les onze heures du foir , elle me parut plus oppreflee & plus fouffrante. J'avanqai ma main pour chercher fon bras; elle eut encore la force de la prendre, & la pofa fur (i) Cette caffette contenoit toutes les Lettres-reiatives a fon aventure avec M. de Valmont. G s  r48 Les Ltaiso»» fon cceur. Je n'en fentis plus le.battement f Les Liaisöns & dans k ftyle k plus libre, les anecdotet les plus fcandakuks. On ajoute que Danceny, dans fa premièreindignation, a b'vré ces Lettres a qui a voute les voir, & qu'a préfent elles courent Paris. On en c'te particnliérement deux (i): 1'une oü elk fait l'hiftoire entier.e de- fe vk & de; fes principes, & qu'on dit le comble de Thor-, reur;- Pautre, qui juftifie entiérement M. de Prévan, dont vous vous rappellez l'hiftoire, par la preuve qui s'y trouve qu'il n'a fait au, contraire que céder aux avances les plus marquées de Mde de Merteuil, & que le xendez-vous étoit convenu avec elk. J'ai heureufement les plus fortes raifons de croire que ces imputations font auffi fauffes qu'odieufes. D'abord , nous favons toutes deux que M. de Valmont n'étoit fürement pas occupé de Mde de Merteuil, & j'ai tout lieu de croire que Danceny ne s'en occupoit pas davantage :. ainfi , il me paroit démontréquklk n'a pu être, ni k fujet, ni 1'auteur de la querelk. Je ne comprends pas non plus quel intérêt auroit eu Mde de Merteuil, que1'on fuppofe d'accord avec M. de Prévan, a>, faire une fcene qui ne pouvoit jamais êtreq'ue défagréable par fon éclat, & qui pouvoit. devenir très-dangereufe pour elle ,. puifqu'ellefe faifoit par-la un ennemi irréconciliabk , d'un tl) Lettres LXXXI & LXXXV de ce Recuejfc,  DANGEREUSES. If| ïomme qui fe trouvoit maitre d'une partie de fon fecret, & qui avoit alors beaucoup de partifans. Cependant, il eft a remarquer que, depuis cette aventure , il ne s'eft pas élevé une feule voix en faveur de Prévan , & que, n:ême de fa part, il n'y a eu aucune réelaniation. Ces réflexion me parteroient a le fóupqonner 1'auteur des bruits qui courent aujourd'hui, & a regarder ces noirceurs comme 1'ouvrage de ia haine & de Ia vengeance d'ua homme qui, fe voyant perdu, efpere par ce moyen répandre au moins des doutes, & caufer peut - être une diverfion utile. Mais de quelque part que viennent ces méchancetés, le plus preffé eft de les détrulre. Elles. toraberoïent d'elles - même, s'il fe trouvoit, comme il eft vraifemblable , que- MM, de Valmont & Danceny ne fe fuffent point parlés depuis leur malheureufe affaire, & qu'il n'y eut pas eu de papiers remis. Dans mon impatience de vérifier ces faits, j'ai envoyé ce matin chez M. Danceny; il n'eft pas non plus a Paris. Ses Gens ont dit a mon Valet-de-chambre qu'il étoit parti cette nuit, fur un avis qu'il avoit requ hier, & que le lieu de fon féjour étoit un fecret. Apparemment ilcraint les fuites de fos affaire. Ce n'eft donc que par vous, ma chere &digne amie, que je puis avoir les détails quiG 6  i<;f Les Liaisons m'intéreffent, & qui peuvent devenir fi néceffaires a Mde de MerteuiL Je vous renouveile ma. priere, de me les fake parvenir le plutöt poffible. P. S. L'indifpofition de ma fille n'a eu» aucune fuite ; elle vous préfente fon refpeét». Paris, ce n De'cembre 17** LETTRE CLXIX. Le Chevalier Dan cent d Madame- de rosemonde. Madame, Peut-être trouverez-vous Ta démarche' que je fais aujourd'hui, bien étrange : mais, je vous en fupplie, écoutez-moi avant de me juger, & ne voyez ni audace ni témérité,. oü il n'y a que refpeét & confiance. Je ne me diflimule pas les torts que j'ai vis-a-vis de vous; & je ne me les pardonnerois de ma vie, fi je pouvois penfer au moment qu'il m'eüt été poffible d'éviter de les avoir. Soyez même bien perfuadée, Madame, que pour me trouver exempt de reproches, je ne le  SANGEREUSES. I$? fuis pas de regrets; & je peux ajouter encore avec fmcérité, que ceux que je vous caufe entrent pour beaucoup dans ceux que je reifens. Pour croire a ces fentimens dont j'ofe vous alfurer, il doit vous fufftre de vous rendre juftice, & de favoir que, fans avoir 1'honneur d'être connu de vous, j'ai pourtant celui de vous connokre. Cependant, quand je gemis de la fatalité qui a caufé a la fois vos chagrins & mes malheurs, on veut me faire craindre que, toute entiere a votre vengeance, vous ne cherchiez les moyens de la fatisfake, jufques dans la févérké des Loix. Permettez- moi d'adord de vous obfervefr a ce fujet, qu'ici votre douleur vous abufe, puifque mon intérêt fur ce point eft effentiellement lié a celui de M. de Valmont, & qu'il fe trouveroit enveloppé lui - même dans la condamnation que vous. auriez ptovoquée contre moi. Je croirois donc, Madme, pouvoir au contraire compter plutót de votre part, fur des fecours qpe fur des obftacles, dans les foins que je pourrois être obligé de prendre pour que ce malheureux événement reftat enfeveli dans le filence. Mais cette reffource de complicité, qui convient également au coupable & a 1'inno. cent, ne peut fuffire a ma délicateffe : en defirant de vous écarter comme partie, je vous  ï$S Les Liaisons réclame comme mon Juge. L'eftime des perfonnes qu'on refpecte eft trop précieufe, pour que je me laiffe ravir la vótre fans la défendre, & je crois en avoir les moyens. En effet, fi vous convenez que la vengeance eft permife , difons mieux , qu'on fe la doit, quand on a été trahi dans fon amour , dansfon amitié , &, fur-tout, dans fa confiance y, fi vous en convenez, mes torts vont difparoitre a vos yeux. N'en croyez pas mes difcours ; mais lifez, fi vous en avez Ie courage , la correfpondance que je dépofe entre vos mains (tl). La quantité de Lettres qui s'y trouvent en original, paroit rendre authenthiques celles dont il ij'exifte que des copies. Au refte, j'ai requ ces papiers, tels que j'ai fhonneur de vous les adreffer, de M. de Valmont lui-même. Je n'y ai rien ajouté , & je n'en ai diftrait que deux Lettres que je me fuis permis de publier. L'une étoit néceffaire a la vengeance commune de M. de Valmont & de moi, a laquelle nous avions droittous deux, & dont il m'avoit expreffément chargé. J'ai cru de plus, que c'étoit rendre fervice a la fociété, que démaf- (l") C'eft de cette eorrefpondunce , dfe celle remife pareillement a la mort de Mde de Tourvel , & ces Lettres confiécs aulfi aMde de Rofemoiide par Mde dc Volange, qu'on a formé I'S préfent S'.cticif,. dont les originanx fnbliftent Éatoe les mains des* héritiers' de Mde de Rolemouilc.  ï) A N G E R E ü S E S. quer une femme aufli réellement dangereufe que 1'eft Mde de Merteuif, & qui, comme vous pouvez le voir, eft la feule, Ia véritable caufe de tout ce qui s'eft paffé entre M. de Valmont & moi. Un fentiment de juftice m'a porté aufli a publier la fecon.de., pour la juftification de M. de Prévan, que je connois a peine , mais qui n'avoit aucunement méiité le traitement rigoureux qu'il vient d'éprouver, ni la févérité des jugemens du public, plus redoutable encore , & fous laquelle il gémit depuis ce tems, fans avoir rien pour s'en défendre. Vous ne trouverez donc que la copte de ces deux Lettres, dont je me dois de garder les originaux. Pour tout Ie refte , je ne crois pas pouvoir remettre en de plus fures mains un depót qu'il m'importe peut-être qui ne foit pas détruit, mais dont je rougirois d'abufer. Je erois, Madame, en vous conftant ces papiers, fervir aufli bien les-perfonnes qu'ils intéreffent, qu'en les leur remettant a elles-mêmes ; & je leur fauve 1'embarras de les recevoir de moi, & de me favoir inftruit d'aventures , que fans doute elles defirent que tout le monde ignore. Je crois devoir vous prévenir a ce fujet, que cette correfpondance , ci - jointe , n'eft. qu'une partie d'une colleétion bien plus volumineufe , dont M. de Valmont 1'a tirée en ma préfence, & que vous devez retrouver k la levée des fcellés, fous le titre , que j'ai vu.,.  ïf5o Les Liaisons- de Compte ouvert entre la Marquife de Mer. teuil fëf le Vicomte de Valmont. Vous prendrez, fur eetobjet, le parti que vous fuggérera votre prudence. Je fuis avec refpeét, Madame, &c. F. S. Quelques avis que j'ai requs, & les confeils de mes amis m'ont décidé a m'abfenter de Paris pour quelque tems i mais le lieu de ma retraite , tenu fecret pour tout le monde , ne le fera pas pour vous. Si vous m'honorez d'une réponfe , je vous prie de 1'adreffer a la Commanderie de ... , par P .. ., & fous le couvent de M. le Commandeur de ..» C'eft de chez lui que j'ai 1'honneur de vous écrire. Paris, ce 12 De'cembre iï*\  bahgereusbs. têi LETTRE CLXX. Madame de Vo la n g Ei d Madamt DE RoSEMONDE. Je marche, ma chere amie, de furprife en furprife, & de chagrin en chagrin. 11 faut être mere, pour avoir 1'idée de ce que j'ai fouffert hier toute la matinee : & fi mes plus cruelles inquiétudes ont été calmées depuis , il me refte encore une vive affliétion, & dont je ne prévois pas la fin. Hier, vers dix heures du matin, étonnée de ne pas avoir encore vu ma fille, j'envoyai ma Femme-de-chambre pour favoir ce qui pouvoit occafionner ce retard. Elle revint le moment d'après fort effrayée, & m'effraya bien davantage, en m'annonqant que ma fille n'étoit pas dans fon appartement; & que depuis le matin, fa Femme-de-chambre ne 1'y avoit pas trouvée. Jugez de ma fituation ! Je fis venir tous mes Gens, & fur-tout mon Portier: tous me jurerent ne rien favoir & ne pouvoir rien m'apprendre fur cet événement. Je-paffai aufli-tot dans la chambre de ma fille. Le défordre qui y régnoit m'apprit bien qu'apparemment elle n'étoit fortie que le matin: maijj  tin Les Liaisons je n'y trouvai d'ailleurs aucun éclaircinement. Je vifitai fes armoires, fon fecrétaire ; je trouvai tout a fa place & toutes fes hardes, a la réferve de la robe avec laquelle elle étoit fortie. Elle n'avoit feulement pas pris le peu d'argent qu'elle avoit chez elle. Comme elle n'avoit appris qu'hier tout ce qu'on dit de Mde de Merteuil, qu'elle lui eft fort attachée , & au point même qu'elle n'avoit fait que pleurer toute la foirée; comme je me rappellois auffi qu'elle ne favoit pas que Mde de Merteuil étoit a la campagne, ma première idéé fut qu'elle avoit voulu voir fon .amie, & qu'elle avoit fait 1'étourderie d'y aller feule. Mais le tems qui.s'écouloit fans qu'elle revint, me rendit toutes mes inquiétudes. Chaque moment augmentoit ma peine, & tout en brulant de m'inftruke, je n'ofois pourtant prendre aucune information , dans la crainte de donner de 1'éclat a une-démarche, que peut être je voudrois après pouvoir cacher a tout le monde. Non, de ma vie je n'ai tant fouffert. Enfin , ce ne fut qu'a dïx heures paiïées , que je requs a-la-fois une Lettre de ma fille , & une de ia Supérieure du Couvent de ... La Lettre de ma fille difoit feulement qu'elle avoit craint que je ne m'oppofaffe a la vocation qu'elle avoit de fe faire Religieufe, & qu'elle n'avoit ofé m'en parler: le refte n'étoit que des excufes fur ce qu'elle avois pris, fans ma per.  » A N 6 E S E ü 9 S S. ïffj mifllon, ce parti , que je ne défapprouverois» ftirement pas, ajoueoit-elje , fi je connoiffois fes motifs , que pourtant elle me prioit de ne pas lui demander. La Supérieure me mandoit qu'ayant vu arriver une jeune perfonne feule , elle avoit d'abord refufé de la recevoir ; mais que 1'ayant interrogée, & ayant appris qui elle étoit, elle avoit cru me rendre fervice , en commenqanl par donner afyle a ma fille , pour ne pas 1'expofer a de nouvelles courfes, auxquelles elle paroiffoit déterminée. La Supérieure , en m'offrant comme de raifon de me remettre ma fille, fi je la redemandois, m'inv-ke, fuivant fon état, a ne pas m'oppofer a une vocation qu'elle appelle fi déeidée; elle me difoit encore n'avoir pas pu m'informer plutót de cet'événement, par la peine qu'elle avoit eue a me faire écrire par ma fille, dont le projet étoit que tout le monde ignorat oü elle s'étoit retirée. C'eft une cruelle chofe que la déraifon des enfans 1 J'ai été fur-le-champ a ce Couvent; & après avoir vu la Supérieure , je lui ai demandé de voir ma fille; celle-ci n'eft venue qu'avec peine, & bien tremblante. Je lui ai parlé devant les Religieufes, & je lui ai- parlé feule : tout ce que j'en ai pu tirer au milieu de beaucoup de larmes, eft qu'elle ne pouvoit être heureufe qu'-au Couvent; j'ai pris le parti dè lui permettre d'y refter , mais fans être encore au  S*4 L E S L I A I 5 O ïï $ tang des Poftulantes, comme elle le demandoir. Je crains que la mort de Mde de Tourvel & celle dè M. de Valmont n'aient trop affeété cette jeune tête. Quelque refpect que j'aie pour la vocation religieufe, je ne verrois pas fans peine, & même fans crainte, ma fille embraffer cet état. 11 me femble que nous avons déja affez de devoirs a remplir, fans nous en créer de nouveaux; & encore , que ce n'eft guere a cet age que nous favons ce qui nous convient. Ce qui redouble mon embarras , c'eft Ie retour très-prochain de M. de Gercourt; faudra -1 - il rompre ce marlage fi avantageux ? Comment donc faire le bonheur de fes enfans, s'il ne fuffit pas d'en avoir le defir & d'y donner tous fe& foins ? Vous m'obligcrez beaucoup de me dire ce que vous feriez a ma place; je ne peux m'arrêter a aucun parti : je ne trouve rien de fi effrayant que d'avoir a dccider du fort des autres, & je crains également de mettre dans cette occafion - ci, la févérité d'un juge ou la foibleffe d'une mere. Je me reproche fans ceffe d'augmenter vos chagrins , en vous parlant des miens; mais je connois votre cceur: la confolation que vous pourriez donner aux autres, deviendroit pour vous la plus grande que vous pufliez recevoir. Adieu, ma chere & digne amie ; j'attends vos deux réponfes avec bien de 1'impatience. Paris, ce i3 De'cembre 17**  BANGERE V SS S. lóf LETTRE CLXXI. Madame de Rosemonde au Chevalier Dancent- Apres ce que rous m'avez fait connoitre 5 Monfieur, il ne refte qu a pleurer & qu'a fe taire. On regrette de vivre encore , quand on apprend de pareilles horreurs; on rougit d'être femme, quand on en voit une capable de femblables excès. Je me prêterai volontiers, Monfieur, pour ce qui me concerne, laifler dans le filence & i'oubli toutce qui pourroit avoir trait & donner fuite a ces triftes événemens. Je fouhaite même qu'ils ne vous caufent jamais d'autres chagrins que ceux inféparables du malheureux avantage que vous avez retnporté fur mon neveu. Malgré fes torts, que je fuis forcée'de reconnoitre, je fens que je ne me confolerai jamais de fa perte ; mais mon étemelle afHiétion fera la feule vengeance que je me permettrai de tirer de vous-, c'eft a votre cceur a en apprécier i'étendue. Si vous permettez a mon. age une réflexion ■qu'on ne fait gueres au vótre, c'eft que, fi on étoit éclairé fur fon véritable bonheur, on nc  tS4 Les Liaison» le chercheroit jamais hors des bornes prefcrite* par les Loix & la Religion. Vous pouvez être fur que je garderai fidelement & volontiers le depot que vous m'avez confié; mais je vous demande de m'autorifer a ne le remettre a perfonne , pas même a vous, Monfieur, a moins qu'il ne devienne néceffaire a votre juftification. J;ofe croire que vous ne vous refuferez pasa cette priere , & que vous n'êtes plus a fentir qu'on gémit fouvent de s'être livré , même a la plus jufte vengeance. Je ne m'arrête pas dans mes demandes, perfuadée que je. fuis de votre générofité & de votre délicateffe ; il feroit bien digne de toutes deux, de remettre aufli entre mes mains les Lettres de Mlle de Volanges, qu'apparemment vous avez confervées, & qui fans doute ne vous intéreffent plus. Je fais que cette jeune perfonne a de grands torts avec vous ; mais je ne penfe pas que vous fongiez a 1'en punir: & ne fut-ce que par refpeét pour vous-même, vous n'avilirez pas 1'objet que vous avez tant aimé. Je n'ai donc pas befoin d'ajouter que les égards que la fille ne mérite pas, font au moins bien dus a la mere, a cette femme refpeétable, vis-a-vis de qui vous n'êtes pas fans avoir beaucoup a réparer : car enfin , quelque illufion qu'on cherche a fe faire par une prétendue délicateffe de fentimens, celui qui le premier tente de féduire un cceur encore iionnête & fimple, fe rend par-la- même le  bangere USB S; l6f fsremier fauteur de fa corruption , & doit être a jamais comptable des excès & des égaremen» qui la fuivent. Ne vous étonnez pas, Monfieur, de tan.fe de févérité de ma part; elle eft la plus grande preuve que je puiffe vous donner de ma parfaite tftime.- Vous y acquerrez de nouveaux droits encore , en vous prêtant, comme je la defire , a la füreté d'un fecret, dont la publicité V.OUS feroit tort a vous-même, & porteroit la mort dans un cceur maternel, que déja vous avez bleffé. Enfin , Monfieur , je defire. de rendre ce fervice a mo,i amie; & fi je pouvois craindre que vous me refufafliez cette confolation , je vous demanderois de fonger auparavant que c'eft la feule que vous m'ayiezlaiflee. J'ai fhonneur d'être , &c. Du Chdteaude..., ce De'cembre 17**; LETTRE CLXXIL Madame de Ro se mon de d Madame de Volanges. Si j'avois été obligée, ma chere amie, de faire venir & d'attendre de Paris les éclaircilfèmens que vous me demandez concernant Mde de Merteuil, il ne me feroit pas poffible de  tfg Les Liaison* vous les donner encore ; & fans doute, je n'eri aurois requ que de vagues & d'incertains: mais il m'en eft venu que je n'attendois pas, que je ri'avois pas lieu d'attendre; & ceux-la n'ont que trop de certitude. O! mon amie, combien cette femme vous a trompée ! Je répugne a entrer dans aucun détail fur cet amas d'horreurs; mais quelque chofe qu'on en débite , affurez-vous qu'on eft encore audeffous de la vérité. J'efpere, ma chere amie, que vous me connoilfez affez pour me croire fur ma parole, & que vous n'exigerez de moi aucune preuve. Qu'il vous fuffife de favoir qu'il en exifte une foule , que j'ai dans ce moment même entre les mains. Ce n'eft pas fans une peine extréme , que je vous fais la même priere de ne pas'm'obliger a motiver le confeil que vous me demandez , relativement a Mlle de Volanges. Je vous invite a ne pas vous oppofer a la vocation qu'elle montre. Surement nulle raifon ne peut autorifer a forcer de prendre cet état, quand le fujet n'y eft pas appellé : mais quelquefois c'eft un grand bonheur qu'il le foit; & vous voyez que votre fille elle-même vous dit que vous ne la défapprouveriez pas, fi vous connoiffiez fes motifs. Celui qui nous infpire nos fentimens, fait mieux que notre vaine fageffe, ce qui convient a chacun ; & fouvent, ce qui paroit un «de de la févérité , en eft au contraire un de fa clémence. Enfin,  )AK6EK1CSESi r6f Enfin, mon avis , que jé fens bien qui vous affügera , & que par la méme vous devez croire que je ne vous donne pas fans y avoir beaucoup réfléchi, eft que vous laifiiez Mlle de Volanges au Couvent, puifque ce parti eft de fon choix; que vous encouragiez , plutót que de contrarier, le projet qu'elle paroit avoir formé ; & que dans 1'attente de fon exécution, vous n'héfitiez pas a rompre le mariage que vous avïez arrêté. Après avoir rempli ces pénibles devoirs de 1'amitié, & dans 1'impuiifance oü je fuis d'y joindre aucune eonfolation, la grace qui me refte a vous demander, ma chere amie, eft de ne plus m'interroger fur rien qui ait rapport a ces triftes événemens : laiftbns-les dans 1'oubli qui leur convient; & fans chercher d'inutiles & d'affligeantes lumieres, foumettonsnous aux décrets de la Providence, & croyons a la fageffe de fes vues , lors même qu'elle ne nous permet pas de les comprendre. Adieu , ma chere amie. Du Chdteau de . .. ce i $ De'cembre 17**. IV. Partie. H  i?o Les Liaisons LETTRE CLXXIIL Madame de Vo lan g es d Madame MON amie! de quel voile effrayant vous enveloppez le fort de ma fille ? & vous paroiffez craindre que je ne tente de le foulever I Que me cache-t-il donc qui puiffe afHiger davantage le Cceur d'une mere, que les affreux foupqons auxquels vous me livrez ? Plus je connois votre amitié , votre indulgence, & plus mes tourmens redoublent: vingt fois, depuis hier , j'ai voulu fortir de ces cruelles incertitudes, & vous demander de m'inftruire fans ménagement & fans détour; & chaque fois j'ai frémi de crainte , en fongeant a la priere que vous me faites de ne pas vous interroger. Enfin, je m'arrête a un parti qui me laiffe encore quelque efpoir.; & j'attends de votre amitié que vous ne vous refuferez pas a ce que je defire : c'eft de me répondre fi j'ai a-peu-près compris ce que vous pouviez avoir a me dire ; de ne pas craindre de m'apprendre tout ce que 1'indulgence maternelle peut eouvrir, & qui n'eft pas impoffible a réparer. Si mes malheurs excedent cette mefure , alors je confens a vous lailfer en effet ne vous ex- d e R o s e m o n d e.  DANGEEEUSES. 17Ï pliquer que par votre filence: voici done ce que j'ai fu déja, & jufqu'ou mes craintes peuvent s'étendre. Ma fille a montré avoir quelque gout pour le Chevalier Danceny, & j'ai été informée qu'elle a été jufqu'a recevoir des Lettres de lui, & même jufqu'a lui répondre; mais je croyois être parvenue a empêcher que cette erreur d'un enfant n'eüt aucune fuite dangereufe: aujourd'hui que je crains tout , je conqois qu'il feroit poffible que ma furveillance eut été trompée, & je redoute que ma fille , féduite, n'ait mis le comble a fes égaremens. Je me rappelle encore plufieurs circonftances qui peuvent fortifier cette crainte. Je vous ai mandé que ma fille s'étoit trouvée mal a la nouvelle du malheur arrivé a M. de Valmont; peut-être cette fenfibilité avoit-elle feulement pour objet 1'idée des rifques que M. Danceny avoit courus dans ce combat. Quand depuis. ellea tant pleuré en apprenant tout ce qu'on difoit de Mde de Merteuil, peut-être ce que j'ai cru la douleur de 1'amitié, n'étoit que 1'effet de la jaluufie, ou du regret de trouver fon Amant infidele. Sa derniere démarche peut encore, ce me femble , s'expliquer par le même motif. Souvent on fe croit appellée a Dieu, par cela feul qu'on fe fent révoltée contre les hommes. Enfin, en fuppofant que ces faits foient vrais, & que vous en foyiez inftruire, vous aurez pu, fans doute, les H 3  i73 Les Liaisons. trouver fuffifans pour autorifer le confeil rigoureux que vous me donnez. • Cependant, s'il étoit ainfi , en blamant ma fitte, je croïrois pourtant lui devoir encore de tenter tous les moyens de lui fauver les tourmens & les dangers d'une vocation illufoire & paffagere. Si M- Danceny n'a pas perdu tout fentiment d'honnêteté, il ne fe refufera pas a réparer un tort dont lui feul eft 1'auteur; & je peux croire enfin que le mariage de ma fille eft affez avantageux, pour qu'il puiffe en être flatté, ainfi que fa familie. Voila, ma chere & digne amie, le feul efpoir qui me refte; hatez-vous de le confirmer, fi cela vous eft poffible. Vous jugez combien je defire que vous me répondiez, & quel coup affreux me porteroit votre Éöènce (i). j'allois fermer ma Lettre, quand un homme de ma connoilfance eft venu me voir, & m'a raconté la cruelle fcene que Mde de Merteuil a effuyée avant hier. Comme je n'ai vu perfonne tous ces derniers jours, je n'avois. rien fu de cette aventure; en voila le récit, tel que je le tiens d'un témoin oculaire. Mde de Merteuil, en arrivant de la campagne, avant-hier Jeudi, s'eft fait defcendre a la Comédie Italienne, oü elle avoit fa loge j elle y étoit feule, & ce qui dut lui paroitre (i) Cette Lettre eft reftée fans Réponfe.  Ï1ANGEKEUSES. 17} extraordinaire , aucun homme ne s'y préfentapendant tout le fpedacle. A la fortie, elle entra, fuivant fon ufage , au petit fallon, qui étoit déja rempli de monde; fur-le-champ il s'éleva une rumeur, mais dont apparemment elle ne fe crut pas 1'objet. Elje appercut une place vuide fur 1'une des banquettes,' & elle alla s'y affeoir; mais aufïï-töt toutes les femmes qui y étoient déja, fè4everent comme de concert, & 1'y lailferent abfojument feule. Ce mouvement marqué d'indignation générale fut applaudi de tous les hommes, & fit redoubler les murmures, qui, dit-on, allerent jufqu'aux huées. Pour que rien ne manquat a fon humiliation , fon malheur voulut que M. de Prèvan, qui ne s'étoit montré mulle part depuis fon. aventure , entrat dans le même moment dans le petit falon. Dès qu'on 1'apperqut tout le monde, hommes & femmes, 1'entoura & Fapplaudit, & il fe trouya, pour ainfi dire, porté devant Mde de Merteuil, par le public qui faifoit cercle autour d'eux. On affure que celle-ci a confervé l'air de ne rien voir & de ne rien entendre , & qu'elle n'a pas changé de figure! mais je crois ce fait exagéré." Qjioi qu'il en foit, cette fïtuation, vraiment ignominieufe pour elle a durée jufqu'au moment oü on a annonce fa voiture; & a fon départ, les huées fcanda!euft-s ont encore redoublc' IFeft affreux de fe trouver parente de cette  17+ Les Liaisons" femme. M. de Prévan a été, le même foir^ fort accueilli de tous ceux des Officiers de de fon Corps qui fe trouvoient-la, & on ne doute pas qu'on ne lui rende bien-tót fon emploi & fon rang. La même perfonne qui m'a fait ce detail , m'a dit que Mde de Merteuil avoit ptit la nuit fuivante une très-fortefievre, qu'on avoit cru d'abord être Heffet de la fttuation violente oü elle s'étoit trouvée ; mais qu'on fait depuishier au foir, que la petite vérole s'eft déclarée confluente & d'un très-mauvais caracfere. En vérité, ce feroit, je crois, un bonheur pour elle d'en mourir. On dit encore que toute cette aventure tui fera peut-être beaucoup de tort pour fon procés, qui eft prés d 'être jugé, & dans lequel on prétend qu'elle avoit befoin de beaucoup de faveur. . Adieu , ma chere & digne amie. Je voi* bien dans tout cela les méchans punis; mais je n'y trouve nulle confolation pour leur mak. heureufes victimes. Paris, ce 18 Decembrc 17**»  » A X G E R E U 8 ï 9. l?f LETTRE CLXXVI. . Le Chevalier Dancent d Madame de RoS e monde. V o ü s avez raifon, Madame, & ftirement je ne vous refuferai rien de ce qui dépendra de moi, & a quoi vous paroitrez attacher quelque prix. Le paquet que j'ai 1'honneur de vousadreffer contient toutes les Lettres de Mlle de Volanges. Si vous les lifez , vous ne verrez peut-être pas fans étonnement qu'on puiffe reunir tant d'ingénuité & tant de perfidie. C'eft-, au moins, ce qui m'a frappé le plus dans la derniere led ure que je viens d'en faire. Mais fur-tout, peut-on fe défendre de la plus vive indignation contre Mde de Merteuil, quand on fe rappelle avec quel affreux plaifir elle a mis tous fes foins a abufer de tant d'in» nocence & de candeur ? Non, je n'ai plus d'amour. Je ne conferve rien d'un fentiment fi indignement trahi; & ce n'eft pas lui qui me fait chercher a juftifier Mlle de Volanges. Mais cependant, ee cceur fi fimple, ce caraétere fi doux & fi facile, ne fe feroient-ils pas portés au bien , plus aifément encore qu'ils ne fe font laiffés entrainer vers te mal ? Qelle jeune perfonne, fortant de mêm$  i76~ Les Liaisons du couvent, fans expérience & prefque fans idees , & ne portant dans le monde, comme il' arrivé prefque toujours alors , qu'une égale ignorance du bien & du mal; quelle jeune perfonne , dis-je , auroit pu réfifter davantage a de fi coupables artifices ? Ah! pour être indulgent, il fuffit de réfléchir a combien de circonstances indépendantes de nous, tient 1'alternative effrayante de la délicateffe, ou de la dépravation denos fentimens. Vous me rendiez donc juftice, Madame , en penfant que les torts de Mlle de Volanges, que j'ai fenti? bien vivement , ne m'infpirent pourtant aucune idéé de vengeance. C'eft bien affez d'êtré obligé de renoncer a 1'aimer ! il m'en coüteroit trop de la haïr. Je n'ai eu befoin d'aucune réflexion pour defirer que tout ce qui Ia concerne , & qui pourroit lui nuire , reftat a jamais ignoré de tout le monde. Si j'ai paru différer quelque temps de remplir vos defirs a cet égard, je crois pouvoir ne pas vous en cacher le motif; j'ai voulu auparavant, être fur que je ne ferois point inquiété fur les fuites de ma malheureufe affaire. Dans un temps oü je demandois votre indulgence, oü j'ofois même croire y avoir quelques droits , ,3'aurois craint, d'avoir l'air de 1'acheter en quel/,-queforte par cette condefcendence de ma part; & fur de la pureté de mes motifs, j'ai eu , je Favoue, 1'orgueil de vouloir que vous ne puffiez ,en douter. J'efpere que vous pardonnerez cettie  BANGEREUSES. 177 délicateffe , peut-être trop fufceptible , ala vénération que vous m'infpirez, au cas que je fais de votre eftime. Le même fentiment me fait vous demander, pour derniere grace, de vouloir bien me faire favoir fi vous jugez que j'aie rempli tous les devoirs qu'ont pu m'impofer les malheureufes circonftances danslefquelles je me fuis trouvé. Une fois tranquille fur ce point, mon parti eft pris; je pars pour Malte : j'irai y faire avéc plaifir, & y garder religieufement, des vceux qui me fépareront d'un monde dont, fi jeune encore, j'ai déja eu tant a meplaindre; j'irai enfin chercher a perdre, fous un Ciel étranger, 1'idée de tant d'horreurs accumulées, & dont le fouvenir ne pourroit qu'attrifter & flétrir mon ame. Je fuis avec refpeét, Madame, votre trèghumble, &c. Paris , ce 26 De'cembre 17**. •« " . LETTRE CLXXV. Madame de Volanges d Madame DE RoSEMONDE. L E fort de Mde de Merteuil paroit enfin rempli, ma chere & digneamie; & il eft tel que fes plus grands ennemis font partagés entre 1'indignation qu'elle mérite, & la pitié qu'elle  178 Les Liaiso n s infpTc. J'avois bien raifon de dire que ce feroit peut-être un bonheur pour elle de mourir de fa petite vérole. Elle en eftrevenue, il eft vrai, mais affreufement défigurée; & elle y a parriculiérement perdu un ceil. Vous jugez bien que je ne 1'ai pas revue : mais on m'a dit qu'elle étoit vraiement hideufe. Le Marquis de ..., qui ne perd pas 1'occafion de dire une méchanceté, difoit hier , en parlant d'elle, que la maladie 1'avoit retournée, & qu'a préfent fon ame étoit fur fa figure. Malheureufement toutle monde trouva que 1'exprtflion étoit jufte. Un autre événement vient d'ajouter encore a fes difgraces & a fes torts. Son procés a été jugé avant-hier, & elle 1'a perdu tout d'une voix. Dépens , dommages & intéréts, reftitution desfruits, tout a été adjugé aux mineurs: en forte que le peu de fa fortune qui n'étoit pas comprov mis dans ce procés, eft abforbé, & au-dela, par les frais. Aufli-töt qu'elle a appris cette nouvelle, quoique malade encore, elle a fait fes arrangemens, & eft partie feule dans la nuit & en pofte. Ses Gens difent aujourd'hui qu'aucuri d'etx n'a voulu la fuivre. On croit qu'elle a pris la route de la Hollande. Ce départ fait plus crier encore que tout le refte ; en ce qu'elle a emporté fes diamans, objet très-confidérable , & qui devo't rentrer dans la fucceffion de fon mari; fon argenterie,,  DANGEREUSES. 'ff%~ fes bijoux; enfin , tout ce qu'elle a pu; & qu'elle laiffe après elle pour prés de 5 0.000 liv. de dettes. C'eft une véritable banqueroute. La familie doit s'affembler demain pour voir a prendre des arrangemens avec les créanciers. Quoique parente bien éloignée , j'ai offert d'y concourir: mais je ne me trouverai pas a cette aflemblée , devant aflifter a une ceremonie plus trifte encore. Ma fille prend demain 1'habit de Poftulante. J'efpere que vous n'oubliez pas, ma chere amie, que dans ce grand facrifice que je fais, je n'ai d'autre motif, pour m'y croire obligée, que le filence que vous avez gardé vis-a-vis de moi. M. Danceny a quitté Paris, il y a prés de quinze jours. On dit qu'il va paffer a Malte, & qu'il a le projet de s'y fixer. II feroit peut- être encore temps de le retenir ? .. . Mon amie! ... ma fille eft donc bien coupable ?..*-. Vous pardonnerez fans doute a une mere de ne ceder que difficilement a cette affreufe certitudê. Quelle fatalité s'eft donc répandue autour de moi depuis quelque temps, & m'a frappée dans les objets les plus chers! Ma fille, & mon amie! Qui pourroit ne pas frémir en fongeant aux malheurs que peut caufer une feule liaifon dangereufe ! & quelles peines ne s'éviteroit - on point en y réfléchiffant davantage ! Quelle femme ne fuiroit pas au premier propos d'un feducteur ? Quelle mere pourroit, fans trembler3 voir une autre perfonne qu'elle parler  ï$o Les Liaisons dangereuses. a fa fille? Mais ces réflexions tardives n'arrivent jamais qu'après 1'événement; & Tune des plus importantes vérités, comme auffi peutêtre des plus généralement reconnues, refte étouffée & fans ufage dans le tourbillon de no» mceurs inconféquentes. Adieu, ma chere & digne amie ; j'éprouve en ce moment que notre raifon, déja fi infuffifante pour prévenir nos malheurs, 1'eft encore d'avantage pour nous en confoler ( i ). Paris, ce 14 Janvier 17**. ( 1 ) Des raifons particulieres & des confidénu rations que nous nous ferons toujours uft devoir de reïpefter , nous forcent de nous arrêter ici. Nous ne penvons , dans ce moment, ni donner au Ledleur la fuite des aventures de Mlle de Volanges , ni lui faire connoitre les finiftres événemens qui ont comblé les malheurs ou achevé la punition de Mde de Merteuil. Peut-être quelque jours nous fera-t-il permis de compléter cet Ouvrage; mais nous ne pouvons prendre aucun engagement a ce fujet: & quand nous le pourrions , nous croirions encore devoir auparavant confulter le goftt du Public , qui n'a pas les mêmes raifons que nous de s'intérefier a cette lefture. Note de VEditeur. Fin de la quatrieme £f derniere Partie,