EX LEGATO V1R1 CLAE1SS. UCOBI PER1Z0NII.    MEMOIRES SUR LA BASTILLE, Pak. M. LINGUET. Noti, mihi fi voces centum fint, oraque centum, Omnia posnarum percurrere nomina poffim. V ï kg. L O N D R E S, De l'Imprimerie de* T. Sklsbury , Snowhill» H. DCC. LX XXIII.   EXPLICATiON de L'ESTAMPE. jj Courier du Bas-Rhin, c'efl-a-dire, ld f mille périodique la plus efiimée des hommes bonnêtes éclairés, des vr'ais Philofophes, en dnnoncant ces Mémoires, N°. i $ 1783 , o préfenté une idéé qne Pm a faifie^ pour en faire k fujet de lette EJlampe. Ön y voit la Staiue de Louis XVI3 avec les\attributs de la Royauté, é/evée au milieu des débris êPuii Chdteau a moitié ruiné, qui èft tenfé repréfenter la Baftille. Ce Prime iend les mam avec bonté vèrk les Prifinniers quHl vient de délivrer •>& dont les attitudes exprment leur réconnoiffance: fo», gejïi majeftueux B dotix tout a la 'fois réponï üu demi-vers leur dejlination fpéciale e[ï précifément d'mjliger, £? cTinfliger arbitrairement, & dïinfligerbien plus fouvent a des innocens qii'a des coupables, des fouffrances inconnues, & des peines óbfcures. MÉM 01.  MÉMOIRES SUR LA B A S T I L L E, Et la Détention de VAuteur dans ce ChdteauRoyal, depuis le 27 Septembre 1780. jusqiïau 19 MaiijSz. * Londeïs, ce 5 Decemlre 1782, JE fuis en Angleterre: il faut prouver que jé n'ai pas pu me difpenfer d'y revenir. Je ne fuis plus k la Bajïüle; il faut prouver que je n'ai jamais mérité d'y être. II faut faire plus: il faut dcmontrer, que jamais perfonne ne Ta mérité; les innocens, par£e qu'ils font innocens; les eoupables, paree * N. B. J'ai éré obligé de faire beaucoup de NoteS. & plufieurs foqt un peu longues: j'ai pris le parti de Jes rejetter a la fin, en marquant exaèement les renvois qui les indiq'ueot. Cette méchode diftraic moins le Lefteurj & elle rnppellera un autre Ouvrage, oü je me fuis biesï trouvé de i'avoir employés. A 3  6 Mémoires ce qu'ils ne doivent être convaincus, jugés, pr> nis, que fuivant les Loix, & qu'on n'en fuit aucune, ou plutöc qu'on les viole toutes a la Baftille; paree que, fi ce n'eft en Enfer peutêcre, il n'y a pas de fupplices qui approchent de ceux de la Baftille, & que s'il eft poffible de juftifier 1'inftitution de la Baftille, en elle-même, dans de certains cas, il ne 1'eft dans aucun d'en .juftifier le Régime: il faut faire voir que ce régime auffi honteux que cruel, répugne égale., tnent a tous les principes de la juftice & de 1'humanité, aux moeurs de la Nation, a Ia douceur qui caraólérife la Maifon Royale de France, & fur-tout a la bonté, a 1'équité du Souverain qui en occupe aujourd'hui le tróne. C'eft par cette difcuffion que je vais confacrer la reprife de mon travail, & ma rentrée dans ma pénible carrière. Les deux premiers articles femblent m'être purement perfonnels, & n'intéreiTer que moi. On verra qu'ils font liés inféparablement avec le troifièrne, & qu'ils en font une partie eifentielle. lis forment enfemble un cours d'oppresfions, un enchaïnement d'iniquités & de douleurs, dont affurément il y a bien peu d'exemples depuis fhiftoire de JoZ>. Dvailleurs ferois-je digne de traiter le dernier fi je ne commencois par éclaircir les deux autres? Si je n'étois qu'un transfuge affamé de vengeance, ou un coupable flétri du pardon, quel poids auioient mes réclamations ? Mais après avoir vu les preuves de mon in- nocence,  SUR LA BASTILLÈ. f tiöcence, on fera plus vivement frappé du tableau des horreurs dont elle n'a pu me préferver: 1'intérêc augmentera encore fi 1'on penfe que ees horreurs il n'y a poinc de Frangois, nl d'Etranger, de ceux qui vöyagent en France, qui puiffe s'aiTurer de ne les éprouver jamais. Les Baftilles Frangoifes ont dévoré, elles dévorent journellemenc des hommes de tous lesrangs, & de toutes les nations: on pourroit graver, fur les avenues de ces gouffres ( i ) 1'avis adresfé aux pasfans, fur la porte de quelques cimetières, Hodiemihi, cras tibi. Qui peut en effet fe promettre d'éviter ui! fort dont la qualité d'héritier préfomptif de la couronne n'a pu garantir un Louis XII, ni des lauriers accumulés un Condé, ( % ) un Luxembourg; ni les vertus ou la fcience un Sacy, cc tant d'autres; ni la raorgue des compagnies de Robe un Pucelle, ni les plus importans fervices un La Bourdonwie; ni le droit des gens tant d'Anglais, üAllemands, d'Jtaliens, &c. dont les noms fculptés par la rage de 1'ennui fur ce funeftes murs y forment de toutes parts uné efpèce de géographie auffi variée qu'efFrayante, &c.? C'eft donc, pour ainfi dire, le caraótère d'une épidémie redoutable a tout le genre hu» main que je vais déterminer ici. Malgré la prodigieufe qüantité de témoins qd önt involontairement vifité ces abymes les détails intérieurs en font ti ès-peu connus: les Mémoires de La Porte, de Gourville, de M^-JDe Staal, n'en apprenent prefque rien; du moins de ce qu'ils difent il ne réfulte que la preuvc «fan fait ineoneevable: c'eft que de leur tL-ras A 4 &  Mémoires ce Tartarc étoit une efpèce de Champ Elifées auprès de ce qu'il eft aujourdhui. Alors les prifonniers recevoient des vifites: ils fe voyoient entr'eux familièrement: ils fe promenoient enfemble: les officiers de Yétat major parloient, mangeoient avec eux: ils étoient pour eux des confolateurs autant que des gardiens: La Porte parle en propres termes des Libertés de la Bastiixe; il donne ce nom k tous les adoucifTemens que 1'on vient de voir, dont jouiflbient lui & tous fes compagnons dmfortune. Et La Porte parle du règne du Cardinal de Richelieu: La Porte étoit un des hommes du royaume qui devoit être le moins ménagé: le defpotifme de 1'impitoyable Miniftre étoit perfonnsllement intéreffé a lui arracher un fecret précieux dont il étoit le confident, ou fa vengeance a le tourmenter: La Baftille n'avoit donc point dans ce tems-la d'araertumes qu'il n'ait du boire , ni de tourmens qu'il n'ait dü fubir. Qüq 1'on compare fa defcription avec la mienne (3). Comment s'eft ope'ré eet accroiflement de barbaries ? Je Pignore: mais une bien douloureufe expérience ne m'en a que trop appris la réalité. Tandis que tout paroft tendre dans les jnaïurs générales a la mollefle, plutót qu'a la rigueur; tandis que le Prince qui règne aujourdhui fur la France ne manifeile que des intentions bienfefantes; tandis que des modifications humaines ont afTuré par fes ordres, dans les prifons ordinaires, des foulagemens, mêma aux crioiinels convaincus, on ne s'occupe a la Bas. -  sur la Bastille. 9 Baftille qu'k multiplier les fupplices pour 1'innocence. Ses caehots ont acquis plus d'atrocités que les autres n'en ont perdu. Révéler cette incroyable dépravation, c'eft, fous un Prince équitable, en nécefilter la réforme: ainü mes derniers adieux a ma Patrie font encore un fervice que je lui rendrai: mon dernier hommage au Roi vertueux qui la gouverne fera pour lui une occafion de plus de faire le bien qu'il aime, & qu'il cherche. Mais cette révélation n'y a-t-il rien qui m© Pinterdife? Tous les objets que je traite ici, puis-je les traiter fans fcrupule? Puis-je en confcience mettre le Public dans le fecret des terribles myftères auxquels le 27 Septembre 1780 m'a initié? Les gardiens de la Baftille n'ont pas a la vérité a leur difpofition les eaux du Léthé, pour détruire dans la mémoire de leurs vi&imes le fouvenir de leurs cruautés: mais ils effaient d'y fuppléer. Le defpotifme qui fait du filence un des tourmens de la Baftille quand on y eft, tache d'en faire un devoir réligieux quand on en fort; on force tous les Jonas qu'elle revomit k jurer qu'ils ne rêvéleronc jamais rien, ni directement} ni indire£tement, de ce qu'ils ont pu y apprendn, ou y foufrir. C'eft un Magiftrat dans le coftume confacré* en apparence k la juftice; (4) ce font des Militaires décorés du gage apparent d'un fervice pur, (5) & d'une vie dévouée a la défenfe des A S Gi'  ïo Mémoires citoyens, qui préfident a ce dernier acte d'üne oppreflion dont ils ont écé les inftrumens. On montre au demireiïufcité la porte qui feule peut le rendre a la vie, a demi-ouverte, & prêce a fe refermer s'il héfice: on veutne luilaüTerde choix qu'entre le iilence, le parjure, ou la mort. Hommes fenfibles de toutes les nations, cafuiftes rigides qui favez ce que 1'honneur & la délicateffe prefcrivent, prononcez. Ma plume doit-elle être liée, paree que mes mains 1'ont été injuftement? Non fans doute; vous me criez d'une voix unanime que l'infraétion de eet engagement ignominieux n'eft pas un parjure; que le crime eft de 1'exiger, & non pas de le rompre. Vous avez abfous le célóbre Delion d'avoir brifé ce frein fabriqué par une inquifition religieufe, qui ayant précifément les mêmes principes que celles-ci, emploie les mêmes refTources pour en enfevelir la honte, & le fcandale. Vous vous réuniflez tous pour renouveller & confacrer k jamais eet axiome précieux a la fociété, eet axiome dont 1'oubli donneroit trop d'avantage aux méchans armés du pouvoir, que le ferment a été inftitué pour garantir les conventions légitimes, pour aifurer 1'obfervation des Loix, non pour défendre, pour aider k perpétuer les abus qui les enfreignent.  SUR LA BASTILLE. tÊ §.I. On nïa fait une nécejjité de revenir en An« GLETERRE. Après ce qui s'étoit paffé en 1777 entre Mle Comte de Vergennes & moi, (6) ce Miniftre étoit de tous les politiques de YÉurope, celui avec lequel je devois avoir le moins de relation. Cependant k 1'approche de la rupture entre la France & VAngleterre, en Mars 1778 sComptant fur la réputation de délicatefle perfonnelle, öc de probité privée qu'il s'eft faite , j'ai cru doit voir hazarder de lui écrire, pour lui communiquer ma répugnance a refter dans un pays qui alloit devenir ennemi du raien; je lui demandois fi , en changeant de féjour par un principe auffi patriotique, je n'auroir pas a craindre de nouvelles perfécutions de Ja part du Miniftère de France : je finifibis par ces motsv „ Je fens bien que les circonftances ne me „ permettent pas d'efpérer pour le préfent des „ réparations: mais mon cceur fe contenteroit „ de celle que le Public me fait } fi en me tranfplantant je pouvois compter fur du ,s repos, & j'y compterois fi favois votre pa* „ role pour gage: „ Je vous demande pardon, fi malgré mon „ innocence bien, & peut-être trop bien prouvee, je crois devoir prendre des f&retés ; mais  12 MÉMOIRES „ mais tel eft le malheur de ma pofition; & j, j'ofe croire que vous ne m'en faürez pas „ mauvais gré. Si je me défie du Miniftère, s, vous voyez combien j'ai de confiance dan3 „ le Miniftre". Le 20 du même mois M. le Cómte de Vergennes m'a répondu en ces termes. „ Vous me „ faites part, Monfieur, &c. M. le Comte de Maarepas , auquel j'en ai fait part, op}, prouve fort cette réfelution; & il m'AUTORisE , a vous mander que vous pouvez bannir , toute inqidétude de ce cóté-ci. ... Je crois, ,, Monfieur, qu'avec cette aflurance vous pou„ vez prendre le parti que vous jugerez le plus „ convenable. Je ne vous la donnerois pas, fi je „ ne devois la regarder moi-même comme tres3, certaine,\ Le 7 Avril fuivant, j'ai demandé a M. le Comte de Verg&nnes de nouveaux éclairciffemens: j'ai fait un nouveau facrifice, plus pénible peut-être, &, j'ofe le dire, plus noble encore que celui de mon féjour (7). M. Ie Comte de Vergennes m'a répondu le 23. „ J'ai „ regu, Monfieur, votre lettre, fur laquelle je ne puis que vous confirmer ce que je vous „ ai marqué par ma précédente. £lle voüs „ annonce, tant de la part de M< le Comte de Maurepas , que de la mienne, une su- RETÉ ENTIERE POUR VOTRE PERSONNE, danS „ le nouveau domicile que vous vous pro„ pofez de prendre. Je vous en renouvelie „ bien volomicrs 1'aiTurance, & celle de vous „ laiffer le maitre de continutr vos travaux Ut3) téraires 3 étant bien perfuadé que le Roi, la 3>  SUR LA BASTILte. 23 „ Religion , ni YEtat n'y feront point atta„ qués". Sur cette fauve-garde bien folemnelle, comme on le voit, bien authentique, & fans conditions, j'ai quitté YAngleterre. Jë me fuis fixé a Bruxelles. J'ai fait plufieurs voyages en France en 1778, en 1779: j'ai vu les Ministres: les Annales ont continué d'avoir un cours auffi libre qu'uonorable; la litfcérature, j'ofe le dire, n'a point produit d'ouvrage oü le Roi, la Religion, YEtat, aient été plus fcrupuleufement refpeftés. Cependant,le 27 Septembre 1780,ayantété attiré a Paris par une fuite de trahifons dont j'indiquerai ailleurs quelques - unes , je me fuis vu arreté en plein jour, avec un opprobre réfléchi,& combiné C8), plongé dans des cachots deftinés uniquement, en apparence ,aux ennemis du Roi, de te Religion, ou de YEtat, & livrédans ma perfonne, dans mon honneur, dans ma fortune, a tout ce que des geoliers barbares, des ealomniateurs fans frein, des fuppöts avides, & des agens infidèles peuvent fe permettre d'indignités. Après vingt mois pafies fans aucune forte d'adouciiTement, ni d'explication, ma captivité k paru finir le 19 Maii782; & elle n'a faicréellement quechanger de forme. Le LieutenantGénéral de Police de Paris venu en grand appareil pour m'annoncer que je n'étois plus prifonnier, m'a notifié que j'étois exilè. II m'a remis un ordre qui me reléguoit dans un petit bourgè^o lieues  ï4 Mémoires Iieues de Fans, avec défenfe d'en dèfemparer a peine de desob eissance. Quoiqu'on ne daignSt pas plus s'expliquer far le motif de YExil que fur celui de tePrifon; quoique j'eufle les plus fortes raïfons de croire quece nouveau coup partoit duMiniftère, &nort pas du Roi, je n'ai pas refufé de me foumettre. J'ai demandé feulement deux graces bien fimples: i'une , la permiffion de refter a Paris, au moins jusqu'a ce que j'eufle recouvré les forces néceffaires pour m'en éloigner,& tiré des mains plas que fufpe&es , qui fe trouvoient par de bien étranges manoeuvres nanties de presque tous mes fonds, ce qu'il falloit pour y vivre; Fautre, d'aller k Bruxelks pafier queiques jours, poury mettre fin k la confufion qui depuisdeux ans confumoit le refte de ma fortune. Je devois d'autant plus efpérer de la condefcendance fur ces deux articles, que le défordre auquel j'avois a remédier étoit émané duMinislère de France dire&ement. 11 avoic fait requérir miniftériellcment a Bruxelks, au nom du Roi ie\France ,par le Chargé d'afïaires de France (9), fecondé d'un Exempt de la PolicedePam (10), &d'un fubftitut que jenommerai ailleurs Cu)» le tranfport non-feulement de mes papiers, mais de mon argcnt:& ce qu'on n'avoic pas emporté, on 1'avoit difïïpé. On avoit payé a mes frais les courfes du Sous miniftre (12),de 1'Exempt en Chef, de 1'Exempt en Second; on avoit payé une garde dont ie fervice confiftoit k pü!er, fous prétexte de conferver: on avoit payé les Officiers da pays, empreffés de difputer ma dé-  sur LA BasTILLE.' IS dépouille aux Officiers étrangers. L'injuftice: franpoife avoit été prodigue de mes efpèces envers ia juftice Brabanconne. De plus,n'ayantrecouvrê 1'exiftence qu'a*ec un nouveau préfent a faire a ma Patrie; ayant & conftater par 1'expérience une invention trèsprécieufe; k réalifer pour 1'utilité publique un nouvel ufage de la lumiêre, imaginé dans un tems oh je ne la voyois pas; Ia confiance qui me fefoit efpérer la modification, & même la révocation de mon exil, étoit aifurément fondée. La curiofité m'a obtenu un' court délai fur Ie premier point ;& je ne 1'ai pas trompée. J'ai fait 1'expérience: elle a réuffi (i 3). Le jour même on m'a dit, Partez pour Rethel,&? tfendéfemparez pas; quoique pour obtenir la permiffion d'aller a Bruxelks, je donnaffe verbalement, & par écrit, ma parole de revenir fur-Ie-champ ; quoique depuis un mois je n'euffe ceifé de renouveller la promeffe déja offerte du fonds de mon tombeau, non pas, comme quelques gazettes ont eu la bêtife ou la malignitéde ledire, de ne plus êcrire que d'après les vues duMiniJière de France- mais de ne plus écrire du-tout, fi on 1'exigeoit; de me renfermer dans un filence abfolu, pourvu qu'en échangedecefacrifice on me renditau moins les droits ordinaires decitoyen (14); pourvu qu'en me réfignant, puisqu'on le vouloit, k ceffer d'être utile a Ia fociété , on ceffat de me traiter plus rigoureufement que tant d'hommes qui lui font è charge. Je mettois même dans ces inftances & ces oifres une douceur, une foumiffion, qui fcandelifoient pres- que V  Mémoires que les temoins impartiaux, & ont perfuadé a quelques - uns qu'enfin mon cceur avoit flêchi, ou ma tête cédé, fous 1'excès de 1'infortune. > Ils fe trompoient: ma conduite en ce moment n'étoit pas différente de celle que j'ai tenue dans toutes les autres occafions de ma vie : je n'aijamais pris un parti d'éclat fans avoir épuifé tous les moyens imaginables de 1'éviter. Ici,ce n'eft que quand il ne m'a plus étéposCb!e de douter qu'il n'y eut un plan formé de m'anéantir le refte de mes jours, d'achever de me faire perdre ce qui me reftoit de refiources en toat genre , en m'éloignant également de mes amis & de mes affaires, que je me fuis enfin déterminé a une démarche devenue indifnen. fable. P Alors même j'ai encore écouté les fcrupules d'un fujet foumis, qui refpe&e le nom de fon Prince jusque dans 1'abus que fesMiniftresofent fe permettre d'en faire. Revenu a Bruxellesy je n'ai point fongé d'abord a chercher une autre retraite. Quoique effrayé de Ja dévaftation de ma maifon, quoique indigné des basfeffes, des infidélités fans nombre commifes par les agens miniftériels qui avoient eouru y traiter mes effets comme on traitoit ma perfonne a Paris, je me bornois k regretter mes pertes, a rafl'embler mes débris. Je ne voulois chercher que des diftraólions. Je méditois un voyage de plufieurs années: après avoir porté mon hommage aux pieds d'un Prince qui donne atous les Princes de finobles le*  sur la JBastille: m lecons par fon exemple, & qui rend autrór* des Cé/ars.un éclat qu'aucun tröne n'a eu depuis long-terns, mon deflein étoit de pafler en Italië, & d'aller tacher d'oublier dans 1'étude des monumens des fiècles panes ce que j'ai fouffert dans celui-ci. Ce moyen indirect, de me conformer ehcore aux vues du Miniftère de France ne m'a pas été laifie. Des amis fidèles m'ont averti qu'il ne me pardonnoit pas de ne m'être point piqué d'une obéiflance parfaitement littérale; & que , par les embüchesdrefféesiur la route, lechemin de Y Italië redeviendroit infailliblement pour moi celui de la Baftille. Comme eet avis me venoit de la même main qui m'avoit prévenu de la pr-emière Lettre-decachet, (czr j'en avois été prévénu, mais j'avois refufé d'y croire) je n'ai pas penfé qu'il fut fage d'en braver une feconde. J'ai mis entre ces largeffes du Miniflère de France & moi une distance qu'elles ne franchiiTent point. Mes vrais protefteurs ,ceux qui ont contribuéamon falut, ne feront pas fachés fans doute que j'aie pris des précautions füres pour conferver le fruit de leur amitié. Si les autres en marquoient du reffentiment,ils acheveroient de prouver combien elles étoient néceiTaires. Maintenant je le demande a tous les hommes lionnêtes & impartiaux; Qu'ai je pu faire que je n'aie pas fait? Qu'ai je fait que je n'aie pas été obligé de faire ? Qu'on daigne réfléchir un moment fur les B cir-  ï8 MÉMOtB Ë S circonftances qui ont accompagné & fuivi la reftitution de ma liberté. Quoi ! a 1'ordre de fortir de Paris oü j'avois les affaires les plus preffantes, on joint la défenfe de me rendre a Bruxelles oü des intéréts non moins précieux m'appelloient ? L'unique réponfe a mes prières, a mes offres, & mes humiliations même, pour obtenir la difpenfe d'une de ces deux injonélions, c'en eft une troifième, qui me condamne, après une inaétion, une mort de deux années, a continuer de végéter aü fonds d'un bourg inconnu, dans une oifiveté auffi ruineufe que fatiguante ! Ce font la les faveurs, les graces, qui fuccèdent è une oppreffion fans exemple dans toutes fes parties! Quel pouvoit en être l'objet ? De me punir ! £h, de quoi! Quel étoit mon crime? Me 1'avoit-on dit? me le difoit on? La tardive juftice que 1'on venoit enfin de me rendre prouvoit affez mon innocence. Qui croira que , fi 1'on avoit pu fabriquer 1'ombre d'un prétexte pour motiver des chaïnes éternelles, on eüt brifé celles dont on m'avoit- charge fans motif? Un coupable convaincu, condamné, peut bien recevoip comme une faveur la diminution de fon fupplice: mais un innocent! Devois-je regarder ce caprice du Miniftère cemme une atttntion paternelle ? Sans doute il ne prétendoit pas me traiter comme on traite ces affamés qui ont long-teras foufFert de la difotte.' Un médccin fage ne leur rend que peu-a peu les alimens dont, une t/op grande Quaottté risqueroit d'abord de les étoufFer. Mais probabiement on necraignoit pasdemême pour  sur LA BaSTILLE* 19 pour moi 1'effet iubit du grand air; on n'avoit pas la délicateffe de ne me remettre au régime de la liberté, qu'infeniiblement, afin qu'il me fut plus falutaire. Si cette diète politique avoit un objet, ce n'eft pas a moi qu'on vouloit qu'elle épargnat des dangers. Ce qu'elle étoit deftinée a prévenir, c'eft 1'explofion de ces foupirs accumulés pendant deux ans de défefpoir; ce font les premières afpirations d'un coeur déchiré pendant eet efpace avec un fang-froid fi barbare, & une injuftice fi tranquille. Ce font mes réclamations contre une violence qui a retranché deux ans de ma vie; contre des attentats dont les fuites en abrégeront le refte; contre des traitemens qui n'ont jamais eu d'exemple, qui n'en auront jamais peut-être, mêmea IzBa/liUe. (15) Voüa ce que- 1'on redoutoit. Mais pour que cette précaution ne fut pas un nouvel outrage, & une iniquité de plus, au moins failoit il la concilier avec 1'arrangement de mes affaires perfonnelles, cc le foin de mes intéréts domeftiques: je ne demandois ni penfion, ni indemnités, ni places; je ne follicitois que la permiffion de réunir les lambeaux de mes propriétés indignement attaquées, & diffipées plus indignement encore. Sans cela, pillé par les fubftituts du Miniftère Francoisy de laPolice Francoife\ ruiné par un agent infidèle; ne pouvant ni faire mes recouvremens arriérés, ni remédier aux déprédations pafïëes, niiprévenir les futures, comment au'-ois-je vécu a Rêthel Mazarin ? Les Lettres de.cachet föntelles donc des lettres de change? B 2 Ön:  10 MÉMOIRES On a infinué dans le pubüc qu'en exigeant de moi cette dernicre épreuve on m'avoit annoncé des récompenfes; qu'on me préparoit des couronnes, fi j'avois fubi avec réfignation cedernier acte de mon martyre; mais que j'avois tout dédaigné, & préferé l'efpoir aveugle de la vengeance k la jouiffance paifible des bienfaits qui m auroient dédommagé de mon infortune., Rien n'eft plus faux; L'unique récompenfe que 1'on m'ait préfentée c'eft l'efpoir (fappretidre un jour, fi j'étois longtems bien obéijjant, le veritable motif de ma detention: c'eft un homme en faveur qui m'a offert eet appas. Un homme en place s'eft borné a me dire, Si vous voulez vivre iciy tachez de vous faire oublier. J'ai cru qu'il étoit plus facile, plus fur, plus néceffaire de tacher de m'échapper. Mais je le répète: docile encore dans ma défobéiffance apparente; révérant, chériffant encore des liens dont ceux de la Baftille ne m'avoient cependant que trop affranchi, c'eft dans le voifinage de ma Patrie, c'eft dans un pays qui en eft pour ainü dire la continuation, que je me ferois con>tenté de chercher une retraite , fi elle avoit pu être ailurée: il a fallu 1'excès de la prévarication, & du danger, pour me répouffer dans 1'afyle inacceflible oü je fuis , & que je n'aurois jamais dü quitter. Ceux que ma retraite & mon indépendance aftuelle allarment peut-être avec raifon, ne man-  SUR la 'BaSTÏLLE. 21 manqueront pas de s'armer du feul prétexte apparent qui puiile iervir leur malignité. lism'accuferonc d'ingratitude & de Révolte. Ils diront que fi ma conduite paifée n'ofTre point de Crime d'Etat, le choix de mon afyle préfent en eft un. L'efForc qu'ils ont rendu indifpenfable ils le peindront comme une évafion criminelle. Ils produiront comme une preuve de la juftefle des preflentimcns qu'ils oppoibient a la reftitution de ma liberté, 1'ufage qu'ils m'ont forcé d'en faire; & I'emploi d'une facuké qiCon auroit pus diront-ils, fe difpenfer de me rendre. Qu'on eüt pu s'en difpenfer, il n'y a pas de douce: quand on a la force en main, ce qu'on ravit fans droit on eft maïtre de le garder toujours : rien de plus clair. Mais ce n'eft pas la de quoi il s'agit. ■ II eft queftion feulement de favoir, d'un cöté, fi paree qu'une captivité fans caufe n'a pas été fans terme, j'ai du me foumettre aveuglément a la continuation d'une rigueur conftamment inique dès fon principe; & de 1'autre, fi ayant apprécié ce qu'elle valoit une prohibition révoltante, klaquelle il eft impoffible de fuppofer que le Roi aic eu pare", j'ai pu me croire en füreté ailleurs qu'ic't contre un defpotifine miniftériel qui n'avoic pas refpeaé une fauvegarde folemnelle, émanée de lui-même. II ne faut pas oubüer cette promesfe bien inutile, mais bien authentique, fignée au nom du Comte de Maurepas, qui n'exifte plus, par M. le Comte de Vergennes, qui exifte encore; elle me garantifibit comme on 1'a vu la füreté de ma B 3 per.  2 % MÉMOIRES p&fonne, non pas, comme on 1'a dit, pour un tems limitê, mais pour toujours, & fans aucune reftriclion, ou du moins fans autre reftriclion, même préfumée, que celie a laquelle aifurémijnt je n'ai pas manqué, de conunuer a refpeiïer le Roi, la Religion, & l'Etat. A-t-on laiifé ignorer au Roi ce motif de ma fécurité dans fes ét'ats; ou bien, en me caloraniant auprès de lui pour détruire 1'eftime dont il m'honoroit, pourle déterminer a une rigueur que la vérité n'auroit certainement pasmotivée, lui a-t-on perfuadé que cette barrière ne devoit pas 1'arrêter ? Je n'en fais rien. Ce que je fais c'eft qu'avec ma fauvegarde & mon innocence, fous un règne équitable & doux, j'ai été traité, pendant deux ans, non pas comme un accufé, prévenu de quelque délit; Ccar a un tel homme on lui fait fon procés; on 1'inftruit du grief qui en eft le motif; on lui permet de fe défendre),- mais comme un coupable convaincu de tous les crimes de Lèfemajejlé poffibles. Or, la parole des Miniftres de France, & la pureté de ma conduite, ne m'ayant pas garanti pour le pafte, quand leur vindicative infidélité manquoit même de prétexte , que devois-je efpérer pour 1'avenir, en reftant dans le voifinage de la France, après avoir par une démarche légitime, néceffaire, mais contraire a leurs volontés, fourni d'après les régies de leur implacable defpotifme un prétexte apparent pour une nouvelle oppreflïon ? Je ne, pouvois pas me flatter d'êtreplus irrépréhanfibie: devois-je m'attendre qu'ils devienoroient plus timorés? Dans  SUR LA BasÏILLE. =5 Dans les clrconftances oü je me trouvois, le choix de ma retraite étoit-il libre? Ai-je pu, ai-je dü balancer entre la Baftille & YJngleterre? Après avoir quitté fans honte, avec gloire peutêtre, cette Nation généreufe> n'ai-je pas pu fans remords revenir implorer fa proteétion ? * §. II.' . Qjie ma détention n'a eu aucun motif "fondé. Bien jüftifié fur le reproche d'ingratitude ou de révolte dans 1'ufage de ma liberté recouvrée, il ne m'eft pas permis de laiffer fubfifter le moindre nuage fur les caufes qui me 1'ont fait perdre, ou plutöt fur le fait précis qu'il n'y en a eu aucune capable de motiver 1'abus de pouvoir dont cette perte a été le fruit. Je dois cette courte difcuffion a moi-même, k mes amis, a la confiance des hommes honnêtes, qui jugeant de' mon ame par la leur m'ont toujours défendu fur la feule conviélion de mon innocence. 11 faut leur prouver que ce preifentiment ne les trompoit pas. Ma reputation a été trop long - tems livrée k la rage de mes ennemis, qui ne craignoient pas de réponfe; a la licence des gazettiers, jufti- fiée, * Pour apprécier équitablement mon retour, U&ut lire, après ceci, la page 521 du Tomé III. des Annales. Politiquss, &c. B 4  24- Mémoires fiée, il eft vrai, par 1'appareil & la rigueur de ma détention. Comment fe perfuader que fous un gouvernement qui n'eft point atroce, & ftirtout fous unRoi dont les bonnes intentionsfont connues, un traitement fifévère n'eüt pas des motifs proportionnés ? Un Miniftre étranger, qui s'eft intéreiTé vivement pour moi, par fa propre inciination, & par 1 ordre de fon Souverain, m'a dit ama fortie, que jamais il n'y avoit eu d'Affaire d'Etat plus gravement traitée que la mienne; & que malgré fon pencbant a me croire innocent, il avoit conclu de la manière dont on Jui.fermoit la bouche dans fes follicitations que j'étois coupable d'un crime de Lèfe-majefié, dont on me faifoit grace de ne pas précipiter le cbaciment. Et tous ceux qui ont fait des démarches en ma faveur ont recu le même accueil. Tantót un filence glacant; tantót des marqués de regret, & de pïtié; quelquefois même des éloges qui fembloient indiquer une bonne volonté devenue impuiffante par les raifons les plus terribles; enfin des demi-mots qui laifioient a 1'imagination Ja plus vafte, la plus lugubre carrière fur 1'énormité des délits, & Ja durée, comme la juftice de la punition; voila ce que trouvoient mes amis chez tous les gens en place , du moins chez ceux k qui 1'on ne pouvoit pas fuppofer que les vrais motifs de ma détention fuffent cachés. U eft inconcevable, je 1'avoue, que 1'obiet im femblable manége, non-feulement fe trou- ve ■  SUR LA BASTILLE. ÜS ve en définitif abfolument innocent, mais même qu'il n'ait jamais été inculpé; il eft inconcevable qu'en livrant fa perfonne a des traitemens que les plus grans crimes, les mieux prouvés, auroient a-peine juftifiés, on livrat de fang-froid fon honneur a 1'indifcrétion, a la malignité publiques; qu'on autorillt cette malignité a regarder, a donner comme une preuve de fes attentats la rigueur injufte dont on 1'accabloit, & que les diftributeurs de ces réticences perfides fuflent précifément ceux qui en connoiffoient le mieux 1'injuftice & le danger; qu'enfin ce danger, cette injuftice entraffent dans les calculs de leur vengeance, dans le iucre qu'ils prétendoient tirer de leur oppreffive impofture. II eft inconcevable qu'il exifte un Miniftère capable d'une cruauté auffi foutenue , auffi raflinée, d'une hypocrifie auffi profonde: il 1'eft que des hommes occupés, ou cenfés occupés des affaires publiques les plus importantes, trouvent le tems de combiner une fi honteufe fraude; qu'ils fe liguent ainfi pour en impofer a la fois au Prince qui les honore de fa coafiance , & au public témoin de leurs démarches; qu'ils fe confédèrent pour perdre par de femblables manoeuvres, qui? Unfimple particulier, un homme irréprochable, dont 1'unique faute étoit d'avoir trop aimé faPatrie, & pris trop de confiance dans leurs paroles. - Mais ce fait eft plus vrai encore qu'éconnant. J'ignore, je le repète, ce que 1'on a pu dire au Roi; de queiles calomnies on s'ert fervipour B 5 faire  26 . M È M O.I R K S faire prévabir dans fon efprit Ia néceflité ap» parente de m'écrafer par un coup éclatant, fur le plaifir qu'il paroiüoit prendre a me lire, & Ie penchant qu'il avoit a me proteger: jamais rien ne m'en a été communiqué: pendant les vingt mois de ma détention je n'ai pas fubi 1'ombre d'un interrogatoire, pas l'apparence d'un examen- Je porte aux Miniftres óe France, k la face de YEurope, le déh* folemnel de produire un feul aóle qui pröuve que Pon ait rempli a mon égard la moindre formalité. Ma fortie, comme on Pa vu, a été accompagnée du même myftère: Pordre d'exil n'a pas été moins filentieux: ainfi je ne puis me juftifier précifément fur rien, puifque j'ignore ab-folument de quoi Pon a pu m'accufer. Mais c'eft déja, fans doute un grand préjugé que ce filence envers un homme fur qui Pon aggravoit d'ailleurs toutes les efpèces de cruautés qui fuppofent une conviclion complete & foudroyante. Toutes les loix le profcrivent; on ne peut fe le permettre qu'a la Baftille, & peut-être en ce lieu même n'a-t-on jamais ofé fe le permettre qu'envers moi. II ne faudroit pas d'autres preuves de la nullité, ou dc la faufieté des accufations. Voici plus: voici qui achevera de lever toute efpèce de doute: on n'a ceffé de me dire a la Baftille, que ma détention étoit émanée de la volonté directe & immédiate du Roi; que je n'étois pas un homme affez obfcur pour qu'on eüt hazardé un coup d'autorité contre moi fans fon aveu: c'eft cette barrière facréö que Pon , n'a  SUR LA BASTILLE. 27 n'a ceffé d'oppofer a mes efforts pour découvrir, pour entrevoir au moins les motifs fi foigneufement cachés de ma détention. Cet aveu, cette volonté ont donc eu pour principe des délations quelconqu.es, des griefs articulés, & précis. . Eh bien, calomniareurs audacieux, qui auriez réuffi a m'enlever 1'eftime du Protecteur. que la rature & la providence m'avoient donné, c'eft a fes pieds que je vous cite: je vous dénonce a fon ame honnête & franche que vous avez trompée. Si vous lui avez rien dit quL ait pu rendre un inftant fufpecl mon amour. pour fa perfonne, mon dévouement a fes intéréts» mon averfion, mon horreur pour toute efpèce de manoeuvre, en général, & fur-tout pour celles qui -ruroient eu un but oppofé, je le déclare en termes formels, vous avez dit autant de meniónges que de paroles. Et ne vous flattez pas d'échapper a mes inllances fous ce voile fi fouvent profané du refpecl: dü aux Secrets de VEtat: ne vous abufez pas en efpérant qu'il cachera les reflbrts de votre defpotifme frauduleux comme la Baftille en cache les réfultats: Non; je vous pourfuivrai jufques dans cet afyle que vous fouillez; je ne cefierai d'y faire retentir ces mots terribles pour vous, & auxquels le Monarque équitable a qui je les adreffe, ne fera peut-être pas infenfible: Vous 1'avez trompé: ma condui- te & ma plume ont toujours été pures com„ me mon coeur." Vous avez la:ffédire, alfurer, imprimerdans IOU-  2$ MÉMOIRES toutes les gazettes, „ Que j'avois tramé des „ projets dangereux; que j'avois compofé, & 3, donné des mémoires capables d'attirer k la 3, France des réclamations embarraffantes, ou „ du moins d'en réveiller le défir." C'eft-Ia le bruit que j'ai trouvé le plus accrédité, en fbrtant du tombeau; c'eft-la 1'opprobre auquel vous aviez dévoué ma cendre, fi, malgré vos efforts, une main toute puiffante ne m'en avoit pas arraché. Peut-être 1'obftacle que vous avez mis k mon retour a Bruxelles, a-t-il eu pour objet de confirmer encore , d'accréditer cette impofture auffi criminelle qu'abfiirde. Peut-être, après avoir eu 1'art de la rendre probable aux yeux que vous vouliez tromper, avez - vous eu celui d'empêcher les éclairciffemens entre les deux Souverains qu'elle intéreffoit, & de prévenir une explication qui m'auroit juftifié. Peut-être même, redoutant la prote&ion dont m'honoroit l'augufte & vertueufe Princeffe qui eft le lien de leur union, n'avez-vous forgé cette calomnie que pour la réduire au filence quand il s'agiroit de moi; époufe de 1'un, fceur de lautre, tant que les faits ne feroient pas éclaircis, elle devoit Craindre de paroïtre s'intéreffer pour un homme fufpeét. de leur avoir manqué également a tous deux: & comment éclaircir ces faits, puifqüe dans Ia matière délicate fur laquelie vous portiez les foupcons il étoit fi facile d'éluder les éclairciffemens! Mais vous n'aurez pas le crédit d'étouffer Ia proteftation que je configne ki. Renfermé exdu-  seR la Bastillk. %f clufivement dans mes travaux littéraires, je ne me fuis permis d'autres fpéculations politiques, fans exception, que celles que j'ai publiées dans les Annaks: j'ofe invoquer ici, pour détruire 1'impofture que vous avez ou inventée, ou tolérée, le Souverain augufte dont elle compromettoit le nom. Loin de me livrer a la dèmence folie, qui auroit voulu préfager & justifier le démembrement de la France, c'eft dans fon fein que je n'ai ceifé de me préparer une retraite (16). C'eft de fes profpérités que j'ai perpétuellement fait dépendre la mienne, jusqu'au moment oü vous avez payé l'attachement le pius tendre par des fupplices a peine réfervés a fes plus implacables ennemis: jusques-la elle n'a point eu d'enfant plus foumis, de fujet plus fidéle. Si mon ame a concu 1'idée d'un fentiment différent a ceux que je dévsloppe ici, fans doute il en exifte quelque tracé. Eh bien, découvrez-les, produifez-les au jour: fouillez tous les buredux : mettez en mouvement les espions privilégiés dont vous payez fi cher 1'activité clandeftine: fi en elfet je fuis coupable, ia hardieffe de ma dénégation donnera autant d'indignation contre moi, aux dépofitaires de^ preuves de mes perfidies, que ma trahifon primitive leur auroit infpiré de mépris dés le commencement: ils s'emprefieront de vous aider a confondre un impofteur hypocrite, qui oferoit fe flatter d'abufer de leur indulgence, & s'efforceroit de concilier 1'apparence de la vertu avec les manoeuvres du crime. II n'y a ni intéret, ni fecret d'Etat qui puiife s'oppofer a ces révélations qui vous feroient fi prédeufes. Mais  *§ö ' MÉMOIRES Mais que je fuis loin de les craindre ! Ma conduite, comme tous mes ouviages, fans exception, n'a ceifé de porter fempreintc d'un même fentiraent: c'eft celui de 1'enthoufiasme patriotique: c'eft celui d'une délicatelfü rur cet article pouifée jusqu'a 1'excès. Voila fur quoi ma bouche , ma plume, mon cceur ont toujours invariablement été d'accord. Voila fur quoi il faut me démentir par des faits, ou reconnoïtre combien eft odieufe & criminelle la machination qui a pu rendre un inftant mon innocence problématique. Mais mes écritures privées ont-elles été auffi intacles que mes aftions publiques? N'aije pas commis quelque imprudence intérieure, quelque indifcrétion fecrète qui ait pu juftifier 1'animadverfion du Gouvernement? N'ai-je pas choqué quelque homme puiffant, au rang de qui 1'on ait cru devoir une réparation? Voila la dernière reffource de mes perfécuteurs: & c'efl auffi le dernier trait de la facalité qui me deftinoit a être ur> modèle d'oppreffion paffive dans tous les genres. N'eft-il pas étrange, après ce que j'ai fouffert de la rage des corps , de. la prévarication des hommes en place , que je fois obligé de me juftifier fur un pareil fujet ; de rendre compte de tous les foupirs qué 1'indignation a pu m'arracher , de toutes les convulfions que la douleur a pu me caufer ? Mais il faut bien me prêter a cette énumération ,d'abord paree qu'elle eft nécelfaire, & enfuite paree qu'elle achevera de dévoiler coute 1'horreur ,toute la lacheté des manoeuvres dont j'ai été la viftirne. Le  sl;r la BasTILLE. 31 Lé feul grief de 1'efpèce dont il s'agit qui m'ait été communiqué , celui qu'on ma préfenté comme 1'unique caufe de ma détention, c'eft une lettre a M. le Maréchal de Duras : je ne prétens pas la juftifier, & la discuffion en feroitfort inutile; mais c'étoit une lettre particulière, & qui ne concernoit en lui que le particulier; une lettre provoquée, néceflïtée même , par des procédés plus repréhenfibles qu'elle n'étoit violente;une lettre fecrète,que je n'ai jamais montrée ; une lettre que je n'ai pas nié d'avoir écrite, parceque je ne fais pas mentir , mais que M. le Maréchal de Duras, au moins dans le public , a toujours nié d'avoir recue; une lettre dont il a toujours arHrmé ne s'être pas plaint, dont en effet il s'eft fi peu plaint qu'on n'a pas pu m'en repréfenter i'original , malgré mes réquifitions, & qui par conféquent dans tous les cas, ne pouvoit devenir le fondement ni d'une procédure, ni d'une punition quelconque; une lettre enfin fur laquelle ma réponfe, quand on m'a demandé fi je 1'avois écrite, auroit dü faire rougir la haine, & défarmer la vengeance (17). Quelle qu'elle füt, il eft évident que 1'éclat feul auroit pu la rendre criminelle, & elle n'en avoit pas eu. Quelle qu'elle fut, quand même elle auroit été publiée avec autant de fcandale que ma détention en a produit, ce n'étoit pas un crime d'état. Quelle qu'elle fut, aflurément elle n'auroit pas juftifié vingt mois de Baftille, & une continuité du traitement le plus atroce dont cette enceinte infernale ait jamais été le théatre. On  32 MÉMOIRES On fera cuxieux, je le fens bien, de connoftrs cette pièce , auffi fatale que myftérieufe; &, fi je n'étois fenfible qu'au defir de la vengeance je la publierois, Mais je refpeóle encore id même les intentions du Roi: dès que ma lettre a pu lui déplaire, je 1'abandonne: j'en fais le facrifice au jugement qu'il en a porté, fans attacher d'autre prix a ce dernier hornmageque la fatisfaftion de 1'avoir rendu (x8_). Mais il en exifte une autre [dans les bureaux miniftériels de France,qui a peut-être plus contribué encore que la précédente h mon infortune; celle la on s'eft bien gardé de la remettre fous les yeux du Roi; & en effet elle m'auroit garanti de tout, fi elle avoit pu y paroitre. On ne me 1'a jamais rappellée : mais, comme je ne doute pas qu'elle n'ait influé beaucoup plus que 1'autre fur la réfolution du Miniftère: comme il eft évident qu'en fe fervant de la première pour aigrir 1'efprit du Roi, on a eu la difcrétion de lui cacher la feconde, qui n'avoit pu aigrir & alarmer que fes Miniftres, je crois qu'il eft de mon devoir de la confi. gner ici. Elle eft du lendemain decelle h M. Ie Maréchal de Duras: elle étoit adreiTée a M. Ls Noir, Lieutenant de Police, par les mains de qui pafibient les Annales pour fe rendre dans cdles du diftributeur. II faut fe rappeller qu'en Mars 1780, les Nos. LÏX. & LX. avoient été arrêtés fuccesfivement, a la follicitation de M. le Maréchal de Dtu-as, & du Parlement de Paris. J'avois en- Ê  SÜR la BaSTILLE. 3Ï enduré partiemment Ia première fupprefllon • k Ia feconde j'écrivis le 7 Avril 1780, k M. le Maréchal de Duras la lettre qu'il ne montre pas, ni moi non plus: & le lendemain, k M. Le Noirt celles que voici. „ Èruxelles, 8 Avril 1780. „ Monsieur, ,, Après avoir donné ma lettre d'hier k uné „ indignation trop légitime, je vais faire en„ core quelques efforts au norn de la juftice & » de ,a rsff°n j quoique j'aie appris k mes „ dépens combien elles ont peu de pouvoir „ en France contre les manoeuvres & le crédit. Voici un court mémoire , que je vous prie „ de remettre fous les yeux des Miniftres: on „ ne manquera pas de dire encore, que c'eft „ ma mauvaife tête; mais .il me femble que Ce w font mes bonnes raifons. „ Je ne puis concevolr que M. le Maréchal „ de Duras veuille encore de 1'éclat* J'avoue 55 qu'on ne peut rien ajouter a ce que M< Je Comte Desgrée lui a dit: mais c'eft queloué „ chofe que de le répéter, & de faire obferver „ au.public que M. Le Maréchal n'en a pas „ obtenu fatisfaftion. II me femble qu'a fa „ placs c'eft fur-tout le bruit qu'il faudroit éviter: il va en faire plus qu'il n'en a fait de „ fa vie. „ Quoiqu'it ên fok, jë ne puis que vousré*„ péter ce que j'ai déja eu 1'honneur de voüs 3, dire plufieurs fois, fur ma répugnance a reC }) torn,"  34- MÉMOIRES „ tomber dans toutes les tracafferies paflees, „ fur le defir ardent que j'ai de n'y être plus „ expofé; mais en même téms fur le courage ,, avec lequel je les foutiendrai. II m'en coü„ tera ma fortune; mais je fuis accoutumé aux „ facrifiees. „ On a arrêté k Paris le débit des Numéros ',, L1X. & LX. des Annales: ils font publiés, „ diftribués en Angleterre, en Holland?, en AU „ lemagne, dans les Pays-Bas: ils le font en „ France même par les contrefatïeurs. Arrêtcr „ a Paris feulement 1'édition légitime, tandis j, qu'on tolère, qu'on favorife toutes les au5, tres, s'eft commettre une injuftice révoltan„ te, & encore plus inutile: on n'empêcbera 3, pas les Numéros prohibés d'entrer a Paris; 3, on les y ren dra feulement plus remarqués, „ pluscourus, plus précieux: la fenfation en „ fera plus vive, & plus prolongée. Je ne 3, vois pas ce qu'il y a a gagner pour les inté3> relfés. „ Ces Numéros n'ont rien de répréhenfible „ a beaucoup prés. Le L1X. pouvoit être in„ finiment plus fort. Je ne fuppofe pas que „ les intéréts du trés-ridicule neveu de M. de „ Leyit^io) entrent pour rien dans cette fup3, preiïion. II ne s'agit donc que d'épargner „ k M. le Maréchal de Duras le défagrément „ d'une réflexion facheufe fur fon affaire : mais „ n'eft-elle que dans ce Numéro, ou plutöt n'y „ eft-elle pas adoucie, du moins a favantage 3, du Commandant? 33 Quand deux hommes faits par leur nom „ &  SUR LA BasTILLE. 35 „ & leur état pour donner 1'exemplede la pro„ bité dans les afbons, & de la délicateffe dans „ les paroles, s'accufent réciproquemeut k la „ face de VEurope, de friponnerie, de larcins „ de toute efpèce , en articulant les mots; 5, qu'ils s'adreffent a un tribunal réglé pour ob„ tenir réparation, juftice, & que ce tribunal j, Jaifte la chofe indécife, il commet au moins „ une prévarication, & peut-être deux. S'il „ y a un coupable, c'eft une fcandale qu'il ne „ foit pas puni; s'il n'y en a pas, c'en eft un j, bien plus fort que 1'arrêt étende les foupcons .„ au lieu de les détruire, & netrifle deux inj, nocens au lieu de les abfoudre. Voila tout 5, ce que j'ai dit: c'eft fur les Juges que „ tombe ma remarque. Le Public n'eft pü& j> fi indulgent : c'eft 1'Ecrivain de Caftellan ,. qu'il défigne comme le vrai coupable, & la *» fuppreffion mandiée du Numéro LIX. ne Ie j, réhabilitera pas. „ Quant au Numero LX. ce font des faits, j, Les vexations des Pariemens; leurs tyrannies s, intérieures; le fuppört que tous les mem,) bres croient fe devoir,& fedonnent en effet 5, les uns aux autres dans les occafions oü ils a, devroientle moins fe permettre de confondre 3, leur caraclère légal avec leurs intéréts par„ ticuliers; la corruption des Sécrétaires, leurs „ manéges, leurs infidélités, leur habitude de „ fe faire payer par les deux parties, &c. font „ des chofes conftantes. Puisque 1'autorité ne s, veut ni punir ni réprimer ces abus, il faut „ au morris que la certittide de ne pouvoir les 3, dérober k la cenfure pubiique y mette une 3, efpèce de frein: c'eft 1'intérêt du GouverneC 2 ,3 ment:  $6 mémoires „ ment: c'eft celui même des Compagnies que „ tant d'excès aviliffent. „ Tant que j'ai êcrit (PAngleterre je n'ai „ éprcuvé aucune iracajjerie Q20) ,• & j'ai écritdes „ chofes bien plus fortes. C'eft cependant fur „ le planconcu,rédigé,exécuté en Angleterre, „ & bien connu en France,que lesconventions „ ont été formées entre le Public de France,les „ Poftes de France, & moi. C'eft d'après ce „ plan que les foufcriptions ont été ouvertes „ &recues; que Ia diftribution de 1'ouvrage „ a été autorifée ; que le Roi a accepté les „ exemplaires que je lui ai adreifés directe„ ment: on n'a pas mis pour condition, que „ je refpe&erois les lachetés des Maréchaux de „ France, fi quelqu'un d'eux en commettoit, „ ou les prévarications des Tribunaux. On „ n'en a mis aucune; je n'en aurois pas acj, cepté. 5, Je n'ai jamais entendu me foumettre^ k „ aucune efpèce de Cenfure: au contraire, j'ai „ protefté hautement, j'ai imprimé plufieurs 3, fois, que je n'aurois jamais d'autre Ccnfeur j, que ma propre délicacelfe. Je n'ai pas dit 3, un mot qu'elle puifie défavouer. D'oüvien3, nent donc les entraves auxquelles on prétend 3, me foumettre ?, „ En repalfant la mer j'ai cbangé de lieu, „ mais non pas de coeur; j'ai fait fans regret le „ facrifice de ma fortune; je ne ferai pas celui „ de mon indépendance, ni des prérogatives „ auxquelles un accord folemnel m'a donné „ droit. On peut me punir de mon amour „ pour  SUR LA B-ASTILLE. 5? „ pour la France, de ma confiance au Minis„ tére de France, de mon dévouement en tout „ fens pour ma Patrie : on peut me détermi„ ner, a force de dégout, a ceffer d'écrire; „ on ne me réduira jamais a écrire en efclave. „ De toutes les indemnités que le Gouverne„ ment de France me doit, la franchife de ma „ plume eft, ce me femble , la moins coü„ teufe, &, j'ofe le dire, la plus utile pour » lui". Voila, je n'en doute pas, & je n'en ai jamais douté } quoique je n'en aie jamais parlé, la véritable caufe de mes infortunes; voila ce qui a décidé le Miniftère de France a faifir 1'occafion de fe venger : il n'avoit pas pu refufer a la hauteur, k ja netteté de ma conduite, lors de ma fortie d''Angleterre, la parole folemnelle dont j'ai parlé,- il n'avoit pas pu trouver depuis même de prétexte pour la violer. D'ailleurs , je dois k la mémoire de M. le Comte de Manrepas cette juftice: il n'étoit ni vindicatif, ni implacable: occupé uniquement de perpétuer fon repos & fon crédit, il ne cherchoit point d'autre jouiffance. Ce que les Annales avoient de gai , il s'en amufoit: le férieux, il ne s'en inquiétoit guère. Peut être .même trouvoit il plaifant que ce fut lui qui eut 1'air de me protéger. Ses agens dans l'adminiftration ne penfoient pas de même: les uns fe fouvenoient encore de la lettre a M. le Comte de Vergennes, & des portraits qu'elle contient : les autres redoutoient la franchife peu politique des Annales. C 3 Les  3* MÉMOIRES Les filoux, a dit un homme fenfé, eraignent les reverbères: le fuccès de cet ouvrage , les fuffrages les plus rcfpeélables réunis en fa faveur, 1'empreifement de tout ce qui ne le redoutoit pas, c'eft. a dire de tous les hommes vertueux & impartiaux, avoient enchainé la mauvailb volonté. Mais, quand on eut pour arracher le confentement du vieillard la lettre du 8 Avril, que 1'on ne montroit qu'a lui, & qu'il fut aifé de lui faire prendre pour des menaces; quand on eut pour prévenir 1'efprit du jeune Roi Fautre lettre du 7 qu'on ne montroit auffi qu'a lui, avec ce qu'on y a joint fans doute, & qui ne fe difoit également qu'a lui, il a été facile de fabriquer 1'ordre qu'on avoit, défespéré peut-être jusques-la de fe procurer. On ne pourra pas douter que les chofes ne fe foient ainfi paffées, fi 1'on fonge que la lettre a M. Le Noir eft du vin Avril i?8o, &la Lettre-decachet du xvi du même mois. Mais cette même date amene une bien autre conféquence: la feule idee en fait encore tresfaillir ma main; & c'eft avec autant d'horreur que de faififfément que je vais la développec. Le 16 Avril 1780 , je n'étois pas en France. J'étois le mafcre de n'y jamais rentrer: li mon aveugle fanatisme pour ma Patrie, fi ma confiance, plus folie encore qu'aveugle, dans une promeffe de Miniftres Francois, jointe è mille trahifons, comme on le verra plus bas, nem'avoit fait négliger des avis trop fuis, je n'y ferois jamais rentré. La Lettre-de-cachet n'auroit donc ja-  sur LA BasTILLE. jamais eu d'exécution. On forgeoit donc cette ifoudre au hazard, & fans favoir fi jamais elle produiroit fon effet. Le Miniftère de France a donc de ces referves meurtrières; il a des magafins oü il dépofe ces inftrumens de fa vengeance; & il attend paifiblement, comme un chalfeur a 1'affüt, que la proie vienne s'offrir d'elle-même au coup qu'il veut lui porter.' II y a plus: il ïmite le manege de ce chasfeur dans fes préliminaires , comme dans fon objet. Vingt perfidies plus laches les unes que les autres ont été multipliées fucceffiVement pöur me déguifer le piège que 1'on venoit de placer fur ma route. Le feul cours rendu a la publicité des Annales, immédiatement après le i6 Avril, n'en eft-il pas une de la plus criminelle efpèce! Quoi! 1'on continuoit a répandre dans le public, fous la garantie de 1'autorité royale, ün ouvrage dont 1'auteur étoit profcrit fecrètement, & dévoué par les Miniftres a 1'opprobre, aux rigueurs refervées pour les ennemis du Roi & de 1'Etat! On continuoit a le recevoir pour le remettre au Roi, on le lui remettoit; on feignoit d'applaudir aux marqués de fatisfaéèion dont il continuoit de 1'honorer: on avoit foin de m'en informer! Le même organe par lequel'tranfpiröient jusqu a moi les nouvelles d'une approbation fi rlatteufe, étoit employé a m'attirer a Paris. L'efpion masqué en ami que la police penfionnbit, amesdépens, depuis cinq ans pour péC 4 ncs  4* Mémoires netter dans mes fecrets, inftruit que je n'ignorois pas celui-la, ne ceffoit de combattre 1'effroi qu'il m'avoir infpiré, par cette confidération, qu'on n'auroit pas rendu la liberté aux Annales fi pn avoit voulu 1'enlever a 1'auteur & que je pouvois fans crainte venir en France, puisque mes ouvrages étoient fi bien accueillis a Vtrfaiües. On fefoit ainfi fervir un nom facré a faciliter le fuccès d'une iniquité, dont ce même nom devoit être 1'inftrument! i Elle n'a eu lieu qu'au bout de fix mois; mais au bout de fix ans, de vingt, la Lettre-de-cachet qui 1'ordonnoit auroit eu la même efficacité. J'étois donc pour le refte de ma vie dévoué a fubir, dans quelque tems que ce füt, 1'atteinte de ce poignard ; & dans la dernière vieillefle, lorsque raifafié de calamités, épuifé de travaux, je ferois renu demander a ma patrie, pour prix de tant deirorts,de facrifices, la permiffion d'y mourir en paix , je n'aurois trouvé de porte pour y rentrer que la Baflille, ni d'autre tombeau que fes cachotsj D'après ces réflexions, quel nom donner, grand Dieu, a la Lettre-de-cachet dn 16 Avril 1780! Comment qualifier cet emprcffement a la fabriquer, & cette patience a attendre le moment d'en faire ufage! Maintenant qu'on fongequ'une détention ainfi motivée, ainfi préparée, ainfi confommée, aduré prés de Deux ans; qu'elle a porté a mes affaires & a ma fanté un préjudice presque également irréparable; que fi ma ruine abfolue au civil, & mon anéan-  sur la Bastille. 41 . anéantiffement entier au phyfique n'en ont pas été le fruit, j'en fuis redevable k une faveur particulière de la Providence, qui me prédeftinant apparemment au miniftère que je remplis en ce moment, c'effc-a-dire, k publier les horreurs de la Baftille, m'a doué d'une organifation expreife pour les fupporter. Si c'étpit aM.le Maréchal de.Duras qu'on eut cru devoir une fatisfaétion auffi compléte, on ne pourroit s'empêcher de répéter ce qu'a dat a cette occafion un des plus illuftres Souverains de YEurope : ,s Ce Monfieur de Duras ejt donc un 3, bien grand Seigneur"! Les exemples ne font rien en ce genre: dans une matière oü tout eft caprice écdefpotisme, les autorités,les comparaifons font bieninutiles: je ne puis cependant m'empêcher d'en fairef une. Dans le nombre innombrable des Embaftillemens qui ont eu pour objet une fatisfaétion due k des perfonnes puiifan.tes , on peut compter celui de La Beaumelle. Cet écrivain plus qu'indifcret avoit ofé dans fes mémoires de Madame de Maintenon inférer cette phrafe : La Cour de Vienne accufée depuis long-tems d'avoir toujours a > fes gages des empoifonneurs. . . . Certainement foffenfe étoit grave & publique: le chatiment pouvoit fans injuftice être févère , & la réparation éclatante. Cependant Cinq mois de Baftille parurent fuffifans. La Beaumelle trouva même une protectionefficace dans la générofké de-la Cour qu'il C 5 avoit  4?. Mémoires avoit infultée. C'eft a fa follicitation qu'il devint libre, & point Exilé. Tout homme de guerre qu'eft M. le Mal- de Duras itout homme de lettres qu'eft M. le Ma', de Duras i tout homme d'efprit qu'eft M. le Ma', de Duras ; tout académicien qu'eft M. le Mal. de Duras; malgré tous cestitres, il n'eft pas probable qu'il ait paru au MiniftèTe Francais , lui tout feul, un perfonnage plus important que la Maifon SAutriche entière; quelles que violentes qu'on veuille fuppofer mes fix lignes ignorées, a M. le Ma>- de Duras, on ne peut pas imaginer de les comparer a 1'inculpation publique, & aufli atroce que fauffe, du roman dont il s'agit. Si donc M. le Mal- de Duras a bien voulu fervir de prête-nom k la Lettre-de-cachet contre moi, quand on 1'a enfantée, il eft évident que ce n'eft pas k lui que je dois en imputer la durée; il n'auroit pas demandé, on ne lui auroit pas offert, un fi long facrifice (21). 11 n'a pas tenu a cette indifcrétion, ou plutöt a cette malignité, qui me cherchoient par-tout des torts, & au Minifière Francais des excufes, qu'on ne le crut exigé par une divinité terreftre un peu plus impofante. Elles ne fe font pas bornées a comproaiettre a mon occafion ie nom d'un feul Souverain. Après avoir donné mes prétendues relations avec 1'un comme le motif de" 1'iniquité du 27 Septembre 1780,on a voulu en rendre un autre difeélement complice. On a publié qu'elle avoit été accordés aux inftances de fa Majefté Pruffienne. Le bruit s'eft I-  SUR LA BASTILLE. 43 s'efl répandu, &ilfubfifte encore , que ceMonarque piqué de 1'Epitre a M. tfAlemlert, * & des détails que j'ai cru devoir publier a 1'occafion de la célèbre affaire du Meunier, \ plus encore aiguillonné par les inftances des petits Platons de Paris, avoit follicité a Verfailles ma détention; que le Miniftère de France n'avoit pu refufer cette condefcendance a un philofophe auffi important, & que les portes de ma geole n'avoienc pas pu s'ouvrir fans 1'aveu de celui par 1'ordre de qyi elles s'étoient fermées. Mais quelle apparence qu'un Légiflateur aofïï équitable, auffi bienfefant chez lui, fe ftte abaiffé jufqu'a folliciter une injuftice, une oppreflion pour fon compte chez autrui ? Quelle apparence qu'ayant fait tout récemment a 1'Auteur |des Annales 1'honneur d'en adopter même les expreffions dans une de fes löix, § il fe fut permis un caprice de cette efoèce contre ce même écrivain, qui ne 1'avoit japais offenfé? Quelle apparence d'ailleurs que Ver. failles eut cru devoir un hommage auffi cruel a Potzdam, qu'on eüc ofé faire au Roi de France la propoficion de fe rendre 1'exécuteur des vengeances du Roi de Pruffe% Dans *. Voyez Ie Tome IX. des Annales Politijues, £fV, page 79. t Ibid. page 4 & fuivantes. § Voyez le Tome VII. des Annales Politiquts, &c. Page 434.  44 MÉMOIRES Dans des délits publiés, qui tendent a flétrir 1'honneur d'une Couronne, tel que celui de La beaumelle dont je viens de parler, les Princes peuvent fans doute fe rendre les uns aux autres le fervice de les réprimer, quoiqu'ils n'y foient pas perfonnellement intérefTés; mais dans tout le refte ils portent entr'eux la jaloufie du pouvoir au point de protéger, & quelquefois au préjudice de 1'ordre comraun, même les coupables: comment les foupconner de fe concilier pour la profcription d'un innocent? Enfin ce qui achève de juftifier le Roi de Prujfe, & de démontrer que je n'ai pas été le Callifthene de YAlexandre du Nord, c'eft la date de la Lettre-de-cachet dont il s'agit. Le 16 Avril 1780 eft de beaucoup antérieur aux prétendus torts avec lefquels on auroit voulu la lier. 11 eft donc clair que ce Prince n'a point fouillé fa carrière philofophique, en pouriuivant avec un pareil acharnement un écrivain qui, a la vérité, n'a point recherché fes faveurs, mats a qui certainement il n'a pas pu refufer fon eftime. Le détail des traitemens que j'ai effuyés, la longueur même de ma détention, font encure autant de preuves qu'il n'y a eu aucune part. S'il en avoit été le véritable auteur, la perte de la liberté ne lui auroit-elle pas paru une réparation fuffifante? Auroit-il exigé des Miniftresde Verfailles ces raffinemensde vengeance dont je parlerai tout-a-l'heure; ou ceux-ci 1'auroient-ils méconnu, outragé, au point de croire s'en faire un mérite aupres de lui? Loin de fe prêter a prolonger ma détrefie, fa gené-  sur LA BASTILLEv '45 rofité ne 1'auroit-elle pas preffé de fuivre 1'exèmple de la Cour de Vienne en vers La beaumelle ? Infiniment moins fondé k fe plaindre, auroit-il été plus implacable? Auroit-il prefcrita la Baftille en vers un Frangois des rigueurs, qu'un de fes fujets, vraiment criminel, n'auroit pas eu a craindre k Spandaw! II eft bien étonnant que le nom de deux auffi grands Princes fe trouve ainfi mêié dans les infortunes d'un fimple particulier, de celui peut-être de tous les hommes qui ont cultivé la littérature, k qui fafimplicitéperfonnelle, fort éloignement pour toute efpèce d'éclat, fon horreur pour toute efpèce d'intrigues, fon indifférence pour la fortune , & tous les objets de 1'ambition, auroit peut-être dü le plus épargner les dangers attachés a 1'honneur.d'être connu des Souverains: mais enfin il eft au moins auffi évident que ni 1'un ni 1'autre de ceux dont je parle ici n'a pu y contribuer. JVla détention n'a pas plus eu pour caufe dans fon principe, ou dans fa duréé, de prétendues réquifitions parties de Berlin: que de prétendus renfeignemens envoyés a Vienne. Mais quel a donc été 1'objet, le. motif de cette durée? Pour celui-la on ne me 1'a pas caché: c'eft la feule confidence que 1'on m'aic jamais faite a la Baftille: c'eft la feule réponfe dont on ait jamais honoré mes fupplications. Au bout de quinze jours on m'a dit franchement, qu'il ne s'agiffoit plus de M. de Duras: ,, Et de quoi s'agit-,il donc? Oh, ils craignent „ que vous ne cherchiez a'vous venger: on „ vous  46 Mémoires „ vous ouvriroit les portes tout-;Vl'heure,s'n.s „ écoient fürs que vous n'éclataffiez pas contre eux": car en me parlant des Dieux de ce Tartare , c'eft-a-dire,des Miniftrcs, on ne fe fervoit jamais avec moi que de ce mot colle&if ils. Voila ce qu'on n'a ceffé de me dire pendant Pingt mois, & ce que le Public favoit bieu fans que je le lui appriffe. Qu'on fe mette ama place,& qu'on apprécie de quelle terreur, de quelle accablante indignation ces 1 Scheg aveux devóient remplir mon arae. C'étoit donc un éclat futur & incertain qui déterminoit ma fervitude préfente! Après m'avoir immoié a une vengeance injufte, on en éternifoit les effets uniquement pour la tranquillité de mes oppreiTeurs ? Suivant leur rituel poütique je devois être captif tant que je ferois a craindre, c'eft-a-dire, tant que mon ame ne feroit pas avilie, ou mes organes dérangés, ou au moins mes foibles talens détruirs par les glacés de 1'age, & les convulfions du défefpoir. Quelle inconcevable deftinée! Quand il s'étoit agi de m'enlever mon état, pour complaire a une troupe d'aiTaffins en robe, un Avocat- Général leur complice n'avoit pas eu honte de dire en plein tribunal, en pleine audience , qu'on ne pouvoit pas me le laiffer, k caufe des troubles que je ne manquerois pas di'exciter un jour *, dans je ne fais quel ordre; & * Voyez 1'Appel % la Pojlérité, page 35.  sur la Ba stille; 47 & ici, oü il s'agiffoit de ma perfonne , ön la dévouoit froidement a un efclavage fans terme, en confidération du reffentiment que je ne manquerois pas d'avoir un jour! Ainfi toujours paifible dans le fait, & redoutable en idéé, toujours ifrépréhenfible au préfent, & coupable au futur, c'eft de Favenif qu'on me punit! Mes ennemis n'ont jamais pu excuter leurs iniquités que par une préfcience plus inique encofe i Ils ont toujours donné pour motif de leurs injufticeS aófcuelles mon reffen timent infaillible conté leurs injuftices paffées! Jamais on n'a voulu effayer fi ce n'étoient pas ces prophéties dicties par une timidité ftupide, ou une haine adroite, qui manquoient de fondement! Sans doute c'en étoit bien ici Foccafion:Fame pure & fenfible du Roi s'étoit émue au fouvenir de ma détreffe. Quand 1'intrigue s'agitoit pour éblouir fa droiture , & la calomnie pour Fégarer; elle avoit veillé, parlé pour moi: il avoit fenti que la punition des fautes, quelles qu'elles fuffent, dont il me croyoit alors coupable, ne devoit pas ütre éternelle. Un preffentiment fecret de mon innocence, lui avoit peut-être, même avantceci, ' déja rendu fufpeér, 1'acharnement de fes Confeillers: malgré leurs efforts il a prononcé le Surge fif ambula tout puiffant, qui a mis fin k mes infortunes. N'étoit-ce pas-la le moment, fi la raifon du moins, au défaut de la juftice; fi une politique éclairée avoient pu quelque chofe fur 1'efprit des  48 Mémoires des Miniftres, d'effayer ce que pourroit 1'indul* gence fur té mien, fur cette ame indomptable, dont ils prétendoient avoir été forcés de punir les écarts avec tant d'éclat? Je n'ai ceffé de le répéter, dans les mille & un mémoires que j'ai foupirés du fond de la Baftille: je ne connoiifois encore ma Patrie que'par fes rigueurs: &je 1'avois adorée: quelle auroit été mon idolatrie, a 1'inftant oü abjurant une prévention injufte,& des caprices cruels, on lui auroit permis de me tendre les bras; oüa cefentiment que fes duretésn'avoient pas altéré, j'aurois pu joindre celui de la reconnaiffance pour un premier bienfait *; oü rentré dans tous les droits du refte . m> aar&tórrh -Jx> tak uL. de * Ce mot comporte un édaircifiêment que je ne puis renvoyer aux Notes: il eft trop important pour moi qu'on ne le perde pas de vue. Parmi les abfurdités, & les menfonges fans nombre dont mon infortune, comme c'eft 1'utage, m'a rendu 1'objet, on en a glifl'é une qu'il ne m'tft pas permis de mépriler; on a dit , on a écrit, on a imprimé que le Miniftère de France avoit fur moi des droits d'autant plus fort*, que j'en recevois une penfion de deux mille éctis. Je fuis obligé de déclarer, qu'i! n'y a jamais eo d'irrt" pofture plus impudente. II eft inconcevable qu'on fait hazardée, poftérieurement au 27 Septembre 1780, apiès ce que j'avois dit en Aoüt précédent, M°. LX1X. des Annales , page 206: „ Il n'y en a qu'un feul (des Rois del'Europe") envers „ qui le refpeft, 1'attacheirtent, lafidéi-.é, foient pour moi desdevoirs j un feul de qui j'eus&e pu accepter „ les bienfaits fans rougir, & fans fcrupule. Or, celui„ la je ne lui ai jamais demandé, je ne lui demanderai , jamais que juftice '■*.  ST7R I,A BASTILLE, ie la familie, j'aurois pu me dire a moi-même? des préjugés fScheux m'ont nuj: ehbien? travaillons è les détruire: on m'a reproché de la violence, de la fougue; pquffons la dpuceur, <& Ia patience jusqu'è, 1'excés: têchons dë .disfiper les craintes , de défarmer la haine, d'öter tout prétexte è l'inquiekude. En fortant du fèpulchrè , ces difpoiitions mon premier mouvement a été de les confïr,mer: Lazare nouveau débaraffé du fttaire funèbre qui avoit pendant vingt mois jntercepté tous les mouvemens de ma Douche & de mpn cqsur, c'eft la fenfibilité , c'eft 1'am.u de la paixj* ïl ne s'agic pas ici de la réponfe que 1'on a faite 4 tfette demande: mais il eft clair que i'homme qui tenou; e)e^ angage publiquement, dans an xwmag& imprirné^ jr'étoit p"as penfionni. Les feules marqués d attention que j'ai revues dans ma xle , du Mmiftère de france, [«nt troh Lettres-de-cachtt', J'une de Baftille, & deux d'Exil, dont la première étoit ïa punkien d avoif défenciu , comme Avocat, M de Beller garde, condamné folemnellement d'abord comme eou* 'pable, & folemnellement rcconnu innocent, trois ans après, Les autres affaires que j'ai traitées, foit comme Jurificonfulte.'foit fimplement comme Homme de Lettres ne ai'ont pas toutes vai-u des diftinctions auffi ilatteufes: ^iaü 11 n'y en a pa^ une dont lringratitude des ^liens que. je fa-uvoi*'. ies pr^évajiratipns des tribunaux .que je* for.cois d'.être juftes, la ftupidité, .ou Ja corrupxion .des. gommes en place_ que je démafquois, n'ait empnifonuó. poiir moi ié f^cèsf 11 a'y ai 'paim. d'amüuï-pxopre :| ^ire^que Ie garr«au,& la Litréractue n'onp point produit .rftKifnnie dont ia nis ait tété femée ,d',atit;edo«s./jplüd fa^royablts en l;cation : n'ayant pu être admis a com'aincre les Miniftre? de France de ma réfi- a ion , profitons au moins de la fculté qu'i s m'onc forcé de me donner dc dérnasquer aux ycux du Public leurs injuftices, de révéler leurs ba: barie.. Les unes font déja bien conftanes: introns enfin dans le détail des amres: & fi, a ia lcéture de ces mémoi'es queiques kelens font tenté> de dire que jamais oppresfion n'a été reprochée avec tant d'éncrgie ,forcon.- les de convenir également qu'il n'y en a jamais eu d'auffi cruelle. §• HL Du Régime de La Bastille. Je ne touche point ici pour le préfent a une queftion d.licate, dont la diseuflion feroit plus pénible que la folution n'en pourroit être Utile. Je ne eherebe point fi \esPr:fons d'Etat font néceffaires a un gouvernement; s'il faut a toutes les adminiftrations de ces depóts foustraits a l'infpeótion des Loix; fi ce reflbrt violent, & toujours dangereux, peut être regardé comme indifpenfable dans des machines qui » pour fe conferver, ont quelquefois befoin d'esfuyer des fecouiïes extraordinaires; fi enfin ce qu'on défigne en France par le nom bizarre de Lettres de-cachet , e!t une maladie ta'ticuP % lièi«'  $» MÉMOIRES lière & propre a ce royaume, comme la Pe/Te k ['Egypte, la Petite Virale a VArabie, les i ïondations de cendres brülantes au voifinage des Volcans, &c. ce problême eft apeu-près réfolu par les faits; fi cette folution n'eft pas celle qu'admettroit une philofophie humaine, elle n'en eft pas moins adoptée par une politique univerfelle. On ne voit point de nation chez laquelle 1'autorité n'aituféde eette refiource,ou de quelque équivalent. Rome dans le tems de fa plus pure liberté avoit des DiÜateurs. Les ordres de ce magiftrat fuprême valoient bien des Lettres-decdc/«£,puisqu'il difpofoit fans appel, & fans rendre de compte, non-feulement de la liberté, mais de la vie des citoyens. A Sparte la Raifon d'ètat pouflbit le defpotisme encore plus loin, pour ainfi dire. Les Rois mêmes, c'eft-a-dire les chefs de la nation, y étoient foumis; les Ephores pouvoient les envoyer en prifon : c'écoic a la vérité le contraire d'une Lettre de-cachet >• mais enfin c'en étoit une efpèce. Je vois que dans le lieu de 1'univers oü l'Adminiftration eft le plus furveillée, le plus reftrainte, dans celui oü 1'on a le mieux reufli a garantir les particuliers fans pouvoir des abus arbitraires du pouvoir , a Londrcs même , il exifre une Tour deftinée a renfermer les Criminels d'ètat. Le Parlement, ce gardien des libertés privées, autanc que des franchrfes publiques, non feulement re marqué pas d'effroi a 1'afpcft d'une citadelle qui femble men: eer les unes öc les  SUR LA BASTILLE. 53 les autres,- mais il en fait quelquefois ufage: il ne croit par-la ni violer, ni compromettre les priviièges du Peuple (22). A plus forte raifon une femblable inftitution pourroit elle paroïtre excufable en France, oü les caraótéres étant plus impétueux, les prétentions des différens pouvoirs qui ne ceffent de s'y choquer moins circonfcrites , & 1'autorité royale fans bornes comme fans étendue bien conftatées, on peut dans de certains momens s'irpaginer avoir befoin d'un frein , ou d'un épouvantail qui défende les prérogatives du von -, ü ce ne font pas celles de la nation. Mais ercore une fois je n'entre point ici dans cet extmen: ce n'eft pas de la légitimité de la BajtiUe que je m'occupe en ce moment; c'eft de ion régime. Or ce régime eft horrible: il ne reffembie a rien de ce qui s'eft jamais pratiqué, ou fe pratique aujourd'hui dans le monde (23). Si dans les relations de ces voyages qu'une effervefcence paffagère a tant mukipliés ces dernières années, nous lifions qu'aux Terres Auflrales, dans quelques-unes des iles que la nature .embloit y avoir cachées au refte du monde, il exifte une nation legére, douce,fri> vole même par effeuce; dont le gouvernement n'eft point fanguinaire; oü les affaires les plus férieufes prennent toujours une tournure plaifante ; & dans la capitale de laquelle cependant on conferve avec foin un abyme , oü tous les citoyens fans exception peuvent être a chaque inftant précipités; oü en effet on en précipite journellement quelques uns , fur des prdres dont il n'eft poflible ni d'éviter le coup, D 3 ni  5 ?. Mémoires ni d'cfpérer 1'examen, ni fouvent de pénétrer le motif ou le prétexte: Que 1'infortuné ainfi évanoui fe trouve alors féparé du monde entier; plus éloigné de fes parens, defesamis, & &r-tont de la juftice,que s'il ctoit transféré dans une airre planèce; ciue fes rédama ions font étouffées fans reflource, oii du moins n'ont qu'un flul canal pour fe pr\>duire au dehors, & c'eft précifement c;.lui qui eft toujours intéreifé a le« fupprimer, en raifon de ee que leur motif, c'eft a dire l'oppreflïon qui Je n&effite, eft plus grave & plus palpable; Qu'il eft abandonné, au moins très-longtems ,fans iivres , fans papier, fanscommunication avec qui que ce foit, au tourmenc d'ignorer ce qui fe paffe au dehors, ce que devïennent fa familie, fa fortune, fon honneur, & de quoi on 1'a accufé , & de quoi on 1'accufera, & quel fort on lui réferve ; tourment dont une folitude fans aucune efpèce de diftraétion rend a chaque minute les aiguillons plus vifs, & la fenfation pius profonde: Qu'il n'a d'autre caution de la füreté de fa vie que la délicateife de fes gardiens, gardiens qui, malgré le fijne d'honneur attaché a leur vêcernetit, étant capables pour de 1'argent de s'avilir jusqu'a fe rendre fur un ordre arbitraire de laches fatellites, ne répugneroient pas fans doute a fe charger d'un miniftère plus Mche encore, & plus barbare, fi on 1'exigeoit deux au même titre ; qu'ainfi il peut très-raiiönmble. ment voir la mort dans chaque aliment qu'on lui fert; qu'a chaque fois qu'on ouvre fa porte, le  SUR LA BASTILLE, 55 le cri lugubre d:s verroux qui la chargent peut lui paroïrre le précurfeur d'un arrêt de mort,& le figrwl de l'arrivée des muets deftinés a 1'exécuter; fans que le lentiment de fon innocence, ou 1'équité du Prince, toient pour lui un motif de tranquülité, puisque la première furprife fake a celle-ci peut être fuivie d'une feconde ; puisqu'on a fur fa vie le même droit que fur fa libei té,- puisque les mêmes mains qui fe prêtent a 1'afiuffiner moralement mille fois par jour en vertu d'une Lettre-de-cachet, ne fe refuferoient pas fans doute a ie tuer pliyfiquement une fois, d'après la même aurorifation ; & que dans un lieu oü tout eft douleur & myftère il n'y a pas d'attentats qui ne puiffentêtre commis cccachés avec la même facilité: Que s'il conferve fa fanté, el!e n'eft ou'un fupplice de plus , paree que fa fenfibilité eft plus vive ,& fes privations plus douloureufes; fi tl!e fuccombe ,comme il arrivé presque toujours,ie régime de la maifon qui ne cbange point le Mme fans fecours, (*CS confolation , a 1'idée borribie qu'il ne peut échapper, qu'il va lailfer fa familie malheureufe, faracmoire compromife; que fa cendre fer> privée des dernkrs tributs payés par latendreffeaux objetsqu'elleaperdus, que fa fin fera peut être ignorée; que fa femme, fes enfansabufés, feront encore des voeux &des efforts pour fa délivrance, long-terrs après que le tombeau oü il a été en'eveli vivant ne confervera plus que fes offemens décharnés: Si un rareü tableau fe trouvoit dsns les voyages deCcoke, ou de 1'Amiral Arfon, eueüe impr.ffion prouuiroit il ? JNe prendrio.is ri&ui D 4 pas  §6 UémöiRÊs pas Ié peitltrtf pour un imnofteur; ou bierf, efi tjous applaudiiftnt de vivre dans des dontrées «xemptes d'une paieille ferVimde, ne conceVrions nous pas un mépris m Ié d'horreur pour: un gouvernement fi barbare, & une nation fi avilieV Helas! c'eft celui de la Baftille, & qu'il eft encore audeflbus de la vérité! Qu'il eft loin de rendre ces tortures del'ame, ces convu'fions prolongées* cette agonie perpétuelle qui éter-> nife les douleurs de la mort, fans jamais en amener le repos; enfin tout ce que les geoliers de la Baftille peuvent faire iöuffrir, & ce que perfonne ne peut peindre 1 Le premier article de leur code c'eft le mi* ftère impénétrahle qui enveloppe toutes leurs opérations; miftère qui s'étend jufqu'a laisfer du doute non feulement fur h réjidence^ mais fur la vie de 1'homme difparu entre leurs mains; miltère qui ne fe bórne pas a interdire fans exception tout accès auprès de lui aux nouvelles qui pourroient, ou le confoler, oü le diftraire, mais qui empêche également qu on ne puifle vérifier ni oü il eft, ni même s'il eft encore; L'homme qü'un officier de la Baftille voit & angarie tous les jours, il foutient fans rougir quand on lui en parle dans le monde , qu'il në 1'a jamais ni vu, ni connu. Quand mes vrais arms follicitoient auprès du Miniftre chargé du département de ces Oubliettei. Ja permiffion de v me voir, il répondoit comme un homme étonnc^ même qu'on put me croire a la Baftille. Le •;j Gou-  sur LA BasTÏLLE. £| Gouverneur a foUvent jufé k plufieurs';'d,erttrÊ eux, fur fon honneur, & foide Gentil-homme, que \e n'y étois plus, que je n'y avois pus été huit jours; car le fcandale de ma détention , le foin que 1'on avoit eu de 1'opérer en plein jour, & en pleine rue, ne lui permettoit pas de foutenir, comme il 1'auroit fait fans cela, que je n'y étois jamais entré. Un laquni ment de même a la porte de fon inaïtre quand il en a recul'ordre: mais ce n'eft que pöur écarter des vifites importunes i fes fauffetés oftt un but utile, ou ün effet agréable: il ne les appuie point par un air pénétré, ni par des fermens: & cependant cet emploi 1'avilit. Appréciez donc celui d'un Miniftre, & d'un Gouverneur de la Baftille, qui ne trompent que pour tourmenter > & dont les menfonges ne produifent que1 des douleurs; J'ofe 1ë demandei* quel eft 1'objet de Cette incertitude affeffcé oü on laiffe- un public entier, des amis, une familie, fur 1'exiftence phyfique de 1'homme qu'on leur a ravi ? Ce he peut pas être de faciliter les moyens de le convaincre, & d'affurer firn chatiment: car> t9. cette clandeftinité n'ajoute rien a ceux que 1'on a d'ailleurs, foit pour inftruare fon procés, foit pour confommer fa punition , s'il y en a une de prononcée: 20. mon exemple prouve que la Baftille recèle fouvent des hommes a qui non-feulement en ne veut pas faire dé procés, mais a qui fon n'en peut pa« faire; & ce font précifément ceux la fur le fort de qui fon affefte d'épailfir le plus le nucge: dans quel deiTein, je le répète? D 5 Lg  58 MÉMOIRES Le régime d^ ce ChAteau étant cxpreflëmerit in lts ui pour déchirer ks ames, pour rendre ia me ante, comme me l'a du naïvement une fois, un des queftionaires a croix de St. Ij>uis, qui ne frémifTent pas (ie ces foncrons, je coneois que 1'ifoiemerit abfolu, 1'ignorance fins exception oü 1'on tient un prifonnier de ce que 1'on a fait, de ce que 1'on fait, de ce que 1'on fera, pourou contre 1 ui, eft un moven parfairement convenable au but que 1'on fe propofe; rien n'eft mieux imaginé pour faire paffer un homme nar toutes les gradations du défefpoir, fur-tout s'il a le malheur d'avoir une de ces ames fïères & actives, que le fentiment de 1'injuftice révolte pour qui 1'occupation eft un beioin, & 1'attente un fupphce: mais pourquoi faut il affocier a fes tourmens fes parens, fes amis, que 1'on feint de ne pas vouloir aflbcier a fes infortunes ? Au moins qu nd il y a un procés établi, on connofc Ia nature de 1'accufation; on fait jufqu'oü elle doit s'étendre; on fuit les progrès de la procédure; on ne perd point la viftime de vue, jufqu'au facrifice, oujufqüau triomphe. L'inquiétude a des bornes, & la douleur des confoialions. Mais ici, tandis que 1'infortuné fouftrait a tous les yeux accufe fes amis, fa familie de i'oublier, ils tremblent qu'on ne leur faffe un crime de fe fouvenir de lui: la captivité dépendant d'un capr ce , fes fers pouvant ou tomber a chaque moment, ou fe perpétuer fans fin, chuque jour eft pour ceux qui efpèrent de le revoir, comme pour lui, une péiiodj com-  ' sur la B,'a|s'tille. 59 complette, oü ils épuifent toutes les angoiffes de 1'attente, & toutes les horreurs de !a privation: le matin on pleure du fouvenir de ca que 1'on a déja fouffert, & le foir par la eertitude d'avoir encore a fouffrir, fans qu'il foit poffible même d'entrevoir une fin a ces fupplices; cu fi 1'imagination effaie de s'en fixer une, ce n'eft que pour fe préparer de nouveaux déchiremens. Dans les vues de 1'inftituteur primitif du régime de la Baftille, cette effroyable politique avoit un objec: c'étoit de fe défaire fans bruit, & fans éclat, des hommes pour 1'affafllnat de qui le bourreau lui auroit refulé fon miniftère : quand il avoit profcrit un innocent, car on ne profcrit'que ceux Ja, les coupables on les juge; quand il avoit profcrit un innocent, il vouloit qu'on ignorat 1'époque de fa mort, afin de ne la fixer qu'au moment précis qui convenoit * fes intéréts, ou a fa vengeance. Mais Louis XVI n'eft pas Louis XI: 1'un eft auffi bumain que 1'aufcre étok barbare: Tuft refpeófce au tant la juftice & les k>ix; il en récommande auffi foigneufement 1'obfervation, que 1'autre fe plaifoit k les faire violer, & a donner 1'exemple de 1'infraction. Comment donc conferve -1 - on fous Vhumanité de Louis XVI le régime inventé par la tyrannie de Louis XI? Comment fous le Prince a qui 1'équité eft chère, & le lang des hommes prëcieux, les fujets font-ils expofés aux mêmes cataftrophes que fous celui pour qui les exécutions étoient un fpeéiacle délicieux, qui appelloit- le bourreau fon Compère, & ne marchoit ja-  Éó MÉMOIRES jamais que fous l'efcorte d'un fatellite, fon compère, auffi, mais plus féroce, plus fanguinaire que tous les bourreaux enfemble ? Encore fi c'étoit la gravité des délits, ou 1'efpèce des perfonnes qui déterminaffent cet étrange & périlleux incognito; li Ton ne couvroit de ce voile funèbre que des hommes dévoués par Ténormité' de leurs forfaits a un fupplice prochain, ou des intriguans que leur naiffance, ou leurs richeffes, ou leurs relations rendiifent redoutable, on auroit au moins une excufe, ou un prétexte. Mais la Baftille, comme la mort, égalife tous ceux qu'elle engloutit: le facrilège qui a médité la mine de fa Patrie; & 1'homme courageux qui n'eft: coupable que d'en avoir défendu les droits avec trop d'ardeur,- & le lache qui a traffiqué des fecrets de 1'Etat, & celui qui a dit aux Miniftres des vérités utiles, mais contraires a leurs intéréts; & celui qu'on enchaine de peur qu'il ne deshonore fa familie par des crimes, & celui dont on ne redoute que les talens, font tous piongés dans les mêmes ténèbres.* Et * Cela n'eft pas tout a fait exaft. On verra plus bas en fayeur de qui, cc dans quels cas ces ténèbres s'éclairciflent. Ainfi je re précens pas qu'il n'y ait jamais d'exception', je parle du régime général, de ce que j'ai éprouvé perfonneliement, de ce que 1'on m'a dit fans celTe êcre le codume habitus! & l'ordre commun de la maifon. On feut bien que c'eft fur tout a 1'innccence qu'il doit être funtile. Dans des ri^ueuis dont le caprice  sur LA BasTILLÉ. t5j Et qu'on y fonge bien: elles font doublés: elles empêchent de voir, comme d'être vu: non-feulement elle ötent au prifonnier la connaiffance de ce qui peut 1'intéreller perfonnellement, la faculté de régler fes propres affaires; de prévenir par des arrangemens définitifs ou provifoires, fa ruine, & celle quelquefois de fes correfpondans, celle fur-tout d'éclairer fes protecteurs, de défarmer fes ennemis; enfin , tout ce qui pourroit 1'occuper utilement: mais elles lui dérobent jufqu'a fafpecT: des affaires publiques qui pourroit le diftraire : d'evenu étranger k 1'univers entier, on ne lui permei: pas même de s'informer de ce qui s'y paffe, 11 y a peut être dans ces cachots tei homme qui fatigue journellement de fes prières Louis XV & le Duc de la Vrillière: il fe croit encore enchainé par eux: il eft fans ceffe a genoux devanc ces deux fantömes dont il n'exifte plus que la mémoire: & les offi-iers du lieu, temoins de fon erreur, ont la ftupide délicateffe , ou le fcrupule barbare de ne pas 1'en tirer. De cette ignorance aftive & paffive, il réfulte des effets infiniment funeftes pour 1'informné ainfi abulé: s'il n'a été facrifié, par exemple, qu'a la vengeance perfonnelle d'un homme en place, il n'eft point foulagé par Ja ehute difpofe, il n'y a que la proteftion qui puiffe procurer des difpenfès: or dès qu'un homme innocent eft k ia B.ijlillt, il eft bien cl air, ou qu'il n'a pas de proteft-urs; ou que fes protecteurs font moins puillans que fes ennemis. c'eft donc fur-tout pour lui qu'eft prépré l'abominable regio** dont il eft ici quellion.  éz MÉMOIRES chüte même de ce coloffe dont Ia profpérité Pa écrafé. II ne peut pa» s'en prévaloir par luimême, puifqu'il n'en eft pas inftruit: s'il n'a pas des amis ardens; fi fa familie eft timide, ou obfcure, ou indiiTérente, ou éloignée , 1'oppreflion refte la même, quoique 1'opprelleur foit évanoui. Le fucceffeur fonge bien plutöt a ufer de la même reffource, qu'a redreffer les torts qu'elle a produits. Le prifonnier refte a la Baftille, non pas paree qu'on defire qu'il y foit, mais paree qu'il y eft; paree qu'on 1'oublie; paree que les burcaux ne font pas follicités; & que rien n'cgalc la difïiculté de fortir dece puits meurtrier, fi ce n'eft la facilité d'y tomber. Jen puis citer un exemple, autre que le mien, & fans compromettre perfonne. De mon tems la Baftille reeéloit un Géneveis, nommé PeliJJeri. Son crime unique étoit d'avoir fait quelques remarques fur les opérations financières de M. Necker. Quand un hazard très fingulier m'en a inftruit, il y étoit depuis trois ans: il y eft peut-être encore; & ne confrtrit ni la fubverfion de fapatrie, ni celle du Miniftre qu'il accufe avec raifon de la fienne. II ne fortira que quand un autre hazard, ou peut être la mention que j'en fais ici rappellera fa mémoire aux cerveaux mobiles qui maftrifent 1'immobilité de la Baftille: peut-être enfin fentira t-on combien il eft affreux d'éternifer ainfi au nom di YEtat la vengeance perfonnelle d'un adminiftrateur palfager; de punir un étranger, un homme honnête, d'avoir été affèz éclairé pour preflentir ce que le gouvernement ne devoit pas tarder a faire lui même; ear enfin que refte t ii des Opératioas d_- M. Necker? Si M.  SUR LA BASTILLE. €% M- Pelijferi a été coupable en 'escenfurant,que font donc ceux qui les ont détuites? (24) Peut on ne pas frémir d'horreur, enfongeant que celles dont je face le pénible tab'eau» ont été le prix d'une indifcrétion, qui, quelque» mois plus tard, eftdevenue, non-feulement une action prudente, mais une néceflité. Le panégyrifte de Mr. Aecker aujourdhui rifquéroit fans contredit de fe trouver le commenfal de fon critique: & tandis qu'un defpotifme lans pudeur mulriplie arbitrairement les viétimes de ces ternbles inconféquences, leurs réclamations fe perdent dans les ténèbres inacceflibles dont je parle. Encore une fois, qu'on y fonge bien, rien n'en fo-t, comme rien n'y pénètre : les tentatiyes mêmes qu'un prifonnier peut hazarder, auprès de fes' prote&euis, pour les intéreffer a obtenir ou une procédure ou un pardon, on les interccpte, on les enlevelit: avertis même par ces indicstions indifaètes des cötés par lefquels il peut fe flatter d'être fecouru, les limiers de la Police le hatent de fermer les paffages aux efforts que 1'on pourroit tenter en fa faveur. On ne lui laiffe le pouvoir de folliciter ceux qui peuvent folliciter pour lui, que quand il a bu jufqu'a la dernière goutte la mefure de fiei que le defpotifine & la haïne lui ont préparée. Ses lettres, quand on ne lui enlève pas la faculté d'écrire, paüVt toutes ouvxrtes a la Police: ou bien elles y lont décachetées. C'eft pour  #4 M E M 0 J U E « pour les prépofés k ce triage un amufement que la !e#ure de ces douloureufes lamentations/ ils fe divertiffent un moment du ton fur leque! chacun des encagés foupiie: & puis on enliaffe fpigneüfement le produit épiftoiaire de chaque. jour, non pour en faire ufa^e, mais pour 1'enr jterrer dans des depóts inconnus, ou le bruler, Ni le prifonnier qui a écrii;, ni ceux a qui il #crit; n'en entendeqt jamais parler. Dans les premiers tems de ma détention, j'avois imploré les bontés des Princes de la FamJJls Royale ( 2 ■,). Inftruit dès auparavant que Monfieur, & M§r. le Comte fArtpis m'honoroient de leur eftime, je m'étois flatté que dans mon malheur ils ne me refuferoient pas leur bienyeillance. Je leur avoig écrit : les lettres etoiept cachetées: le Lieütemnt de Police quelque tems après me dit qu il les avoit lues , mais non pas rendues; qu'on ne le lui avoit pas permis. Et fur ce que je iui obfervai que puisqu'il en favoit le contenu ii pouvoit en informer les Princes généreux k qui il les avoit fouitraires, il me répondit, qu'il n'approchoit pa's (le ces Puijfances, Et 1'homme % qui 1'accës de ces Puifla.nces étoit jnterdit, avoit celle de dé-» Cacheter leurs lettres, de les fupprim^r,de rerjr dre leurs bonnes intentions, & celjes du Roi in? Utiles, enfin d'élever autour de moi des ram*, parfs plus irapén/étrables que tous les chlteaux snagiques dont rimaginarion a jamais peuplé les romans.! Ettrons maintenant dans fintórieur de ge? r«rsparö : voyons eoojraent i'y prenoent les' CerHret q»i es oijt h garde pojir gompHtv: lm  SUR LA BASTILté. G$ ïeur abominable miniftère, pour achever d'y rendre la vie dure. Le prélude quand on leur amène une proie nouvelle, c'eft ia Fouüle. Leur prjfe de posfeffion de la perfonne d'un prifonnier % leur manière de conftater la propriété infernale dans laqueik il va être compris, c'eft de le dépouiller de toutes les fiennes. II eft auffi furpris qu'effrayé de fe trouver livré aux recherches aux tatonnemens de quatre hommes dont 1'ap- fiarence femble démentir les fonctions, fy. ne, es rend que plus honteufes; de quatre hommes décorés d'un uniforme qui autorife a en attendre des égards, & d'un figne d'honneur qui fuppofe, il faut le répéter, un fervice fans tflche. Ils lui enlèvent fon argent, de peur qu'il ne. s'en ferve pour corrompre quelqu'un d'entr'eux: fesbijoux, par la même confidération; fes papiers, de peur qu'il n'y trouve un reffource contre 1'ennui auquel on veut le dévouer ; fes cifeaux3couteaux,&c. de peur, lui dit-on, qu'il ne fe coupe la gorge, ou qu'il n'alTaffine fesgeoliers; car on lui expüque froidement le motif de toutes ces fouftractions. Après cette cérémonie qui eft longue, fouvent coupée par des plaifanteries, & des glofes fur chaque pièce comprife dans 1'inventaire, on vous entraïne vers la loge qui vous eft deftinée d&ns cette ménagerie. Elles font toutes pratiquées dans des tours dont les murs ont au moins, comme je 1'ai dit, douze pieds d'épailfeur , & dans le bas tnnte E '«"  66 ■ Mémoires; & quarante. Chacune a un feul foupirail pratiqué dans le mur, mais traverfé par trois grilles defer, l'une endedans, 1'autre au m'lieu ae la muraille, la troifième en dehors. Les barreaux font croifés; il ont un pouce quarré d'épaiffeur: & par un raffinement qui prouve la iüpériorité du génie des inventeurs, Ia partie folide de chacune de ces étranges mailles répond jufte au vuide d'une autre, ce qui laiffe a-peine a la vue un palTage de deuxpouces, quoique les mailles en aient a peu-près quatre de large. Autrefois chacun de ces caveaux avoit trois ou quatre ouvertures,toutes petites il eft vrai, toutes décorées des mêmes réfeaux: mais enfin cette multiplicité de lucarnes aidoit a la circulation.de 1'air; elle prévenoit 1'humidité, 1'infeftion, &c.: un Gouverneur plein d'humanité les a fait boucher: il n'en refte qu'une: dans les pius belles journées le peu ce lumière qu'elle laiffe tranfpirer dans la chambre ne pi iu fervir qu'a en faire mieux diftinguer 1'obfcurité. Ainfi cn byver ces caves funefies font des glaciéres, paree qu'elles funt affez élevées pour cue le froiJ y pér.ètre; en été ce font des poèles humides, oü 1'on étouffe, paree que les mars en font trop épais pour que la chaleur p.iifle les fécher. 11 y en a une partie, & la mienne étoit de ce homfere, qui donnent directement fur le folTé oü fe dégorge le giand égout de la Rue St. Antoine; dc ïohe que quand on le nettoie , ou  SUR LA BaSTÏLLH. 4? ou en été dans les jours de chaleur un peu continuée, ou aprés chaque inondation, accident aftez commun au printeras & en automne dans ces folies creufés au-deffous du niveau de la rivière ,• il s'en exhale une infeciion peftilentielle. Une fois en^ouffrée dans ces boulins que 1'on appelle des chambres, elle ne fe diffipe que trés lentement. C'eft dans cet atmofpbère qu'un prifonnier refpire: c'eft la que pour ne pas étouffer entièrement il eft oblïgé de paffer les jours, & fouvent les rmits , collé contre la grille intérieure, qui 1'écarte comme je viens de le dire, même du trou taillé en forme de fenétre par laquelle coule jusqu'a lui une ombre de jour & d'air. Ses efforts pour en pomper un peu de nouveau par cette farbacane étroite ne fervent fouvent qu'a. épaiflir autour de lui la fétidité qui le fuffoque. En byver malheur k Pinfortuné qui ne peut pasfe procurerl'argentnéceffaire pour fuppléer a ce que 1'on diftribue de bois au nom du Rot Autrefois il fe délivroit fans compte, & fans mefure, en raifon de la confommation de chacun. On ne chicanoit pas des hommes d'ailleurs privés de tout, & réduits a une immobilité fi cruelle fur la quantitédefeu qu'ils croyoientnéceffaire pour décoaguler leur fang engourdi par rinaótion, ou volatilifer les vapeurs condenfées fur leurs murailles. Le Prince vouloit qu'ils jouiffent de ce foulagement, ou de cette distraótion, fans en reftraindre la dépenfe. L'intention eft fans doute encore la même E 2- les'  £g Mémoires les procédés font changés. Le Gouverneur accuel a fixé la confommation de chaque réclus a fix böches, grojjes ou petites. On fait qu'a Paris les büches d'appartement ne font que la moitié de celles du commerce, paree qu'elles font fcièes par le milieu. Elles n'ont qu'environ dix-huit pouces de longueur. L'éconóme diftributeur a foin de faire choifir dans les chantiers ce qu'il eft poffible de trouver de bois plusmince, &, ce qui eft auffi incroyable que vrai, de plus mauvais. II fait prendre, par préférence,les fonds de piles, les reftes de magafins, depouillés par le tems & 1'humidité de tous leurs fels J & abandonnés par cette raifon a, bas prix aux ouvriers teis que les brajfeurs, les boulangers, è qui il faut un feu plus dair que fubftantiel. Six de ces allumettes compofent la provifion de vingt-quatre heures pour un habitant de la Baftille. On demandera ce qu'ils font quand elle eft difparue: ils font ce que leur confeille en propre termes 1'honnête Gouverneur: ils fouffrent. ( Voyez ci-après la note 29.) Les meubles font dignes du jour qui les éciaire, & de 1'habitation qu'ils doivent décorer. 11 eft bon d'avertir d'abord que par fon forfait avec le Miniftère le Gouverneur do:t les foumir, & les mtretenir a fes dépens: c'eft une des trés petites charges attachées i föh immenfe revenu, dont je parlerai bientöt. II peut i'cxcufer des incommodités du féjour, paree qu'il ne peut pas changer la fituation des lieux : il peut pallier 1'ooieufe lefinerie dont je viens de parlcr, qu'il extjres fur la confom- ma-  SUR LA BASTILLE. 69 mation du bois, fous prétexte qu elle tend a épargner de la dépenfe au Roi. Mais fur 1 article des meubles qui ne regardent que lui, & qui lui font payés, il n'a ni excufes, ni palliatifs. Ses'épargnes en ce genre font nécesfairement tout a la fois un vol, & une cruauté. Or deux matelats rongés des vers, un fauteuil de canne dont ne fiège ne tenoit qu'avec des ficelles, une table pliante, une cruche pour 1'eau, deux pots de fayance, dont un pour boire; & deux pavés pour foutenir le feu; voila 1'inventaire , du moins des miens. Je n'ai dü qu'a la commifération du Porte clef, après plufieurs mois, une pincette & une pelle de fer. II ne m'a" pas été poffible d'obtemr des chenets: &, foit politique, foit inhumanité, ce que le Gouverneur ne veut pas fournir ,il ne veut pas non plus qu'un prifonnier fe le procure a fes propres frais. Ce n'eft qu'au bout de huit mois que j'ai pu me faire acheter une téière: pour avoir, avec mon argent,un fauteuil ordinaire & folide, il en a fallu douze; & qumze pour remplacer par de la fayance commune la craffeufe & dégoutante vailfelle tfétain qui circule feule dans la maifon. L'unique meuble qu'il m'ait été permisje me faire acheter dans les premiers jours, cett une couverture de laine: en voici 1'occafion- Le mois de Septembre eft, comme on fait, le tems oü les ceufs des teignes qui rongent les étoffes de laine fe changent en papillons. A 1'ouverture de 1'antre qui m'écoit affigr.e il s'éleva du lit, non pas un nombre, non pas un nuage de ces infeftes; mais une large & éE 3 Paifie  MÉMOIRES paiflè colonne dont le développement inohda la charabre en un inftant. Je reculai d'horreur: Bon, bon', me dit en fouriant un des introduóteurs, vous n'y aurez pas couché deux nuits, qu'il n'y en aura plus un feul. Le foir, le Lieutenant de Police vint fuivant 1'ufage me fouhaiter la bien vtnue. Je moncrai une répugnance fi violente pour un grabat ainfi peuplé, qu'on voulut bien me laifler parvenir une couverture neuve, & me permettre de faire battre les matelas, le tout a mes dépens. Comme les Hts de plume font interditi a ia Bastille, fans doute paree que ces délicateifes ne conviennent pas a des hommes a oui le Ministère veut fur-tout donner des legons de mortification, j'aurois voulu, au moins tous les trois mois, faire donner a mes miférables matelas cette efpèce de rajeuniflement. Le Gouverneur propriétaire s'y oppofoit tant qu'il pouvoit, quoiqu'il ne dut lui en rien coüter; mais paree que cette faeon, difoit-il, les ufe. M<*e. de Staal raconte qu'elle fit tendre dans fa chambre une tapifierie. Dut-elle cette condefcendanceafaqualité de favorite d'une grande Princeffe, ou bien a ce que les moeurs du tems laiifoient encore d'humain même a la Baftille comme le protrvent les autres détails de fa captivité, je ne le fais pas. Ce qui eft für c'eft que les tolérances de ce genre font un des abus que la régularité moderne a retranchés. Mes inftances pour obtenir a mes dépens, ou une toile qui eüt aidé a abforber 1'humidité des murs j en cachant leur teinte lugubre, ou du papier qui cüt produit le même effet, en me jrj-  SUR LA BASTILLE. ?1 rro-urant de plus la diverfion de le coller moi- me, ont été inutiles. Dans ma chambre le lpeftacle de ces murs avoit quelque chofe d'affreux. Un de mes prédécefleurs , peintre apparemment, ou amateur, & moins exclullvement fevré de tout ce qui pouvoit ou nourrir fon ame, ou occuper les rnains, a obtenu la permiffion de barbouiller ce féiour a fa manière. C'eft un oólogone qui a quatre grands cótés, & quatre petits. Chacur» eft incrufté d'un tableau trés convenable au lieu: ce font les détails de la pafion. Mais foit par goüt, foit qu'on n'ait voulu lui paffer qu'une couleur affortie au fujet, & a 1'appartement, il n'a employé que de Yocre, & n'a fait que des camayeux dont on peut s'imaginer la nuance. Après 1'évaporation despapillons ; quand mes yeux fe portèrent lur ces panneaux dont 1'obfcurité durciffoit encore la teinte ,• oü je ne voyois en gros que des attitudes de douleur, que des appareils de fupphces, fans en diftinguer le fujet: ce que 1'on raconte des Oubliettes, ce que 1'on fait des Sjmbenïtös, me revint k 1'imagination. Je crus fermement que ces cadres étoient autant d'emblêmes du fort qui m'attendoit, & qu'on ne m'avoit donné cette chambre que pour m'y préparer. Je fis a Dieu le facrifice de ma vie. Ames feniibles appréciez ce moment. Ainfi logés, ainfi meublés, fi du moins les captifs confervoient la faculté qu'ils avoicnt autrefois , celle dont les counablcs rnöme ne font pomt privés dcns les prifons ordiaaires, E 4 ciu-  Mémoires Que la juftice feule dirige; c'eft a-dire, celle oeconverfer entr'eux, de fe voir, de fermer de ces haifons que Ja néceffité excufe dans les autres dépots, même entre 1'homme honnête, & celui qui ne I'eft pas; mais qui pourroient fouvent a la Baflille être fondées fu/un eS réciproque ; fans oublier leur détreffe ils en auroient plus de force pour la fupporter. On bo,t de: certames liqueurs, qui chacune k part blcfTent le gout: en les mêlant elles acquierrent une faveur moins rebutante: il en eft de même de linfortune : mais c'eft précifément cet amaigame de foupirs que Ies Baflilkun ont grand foin de prévenir: ce qu'un prifonnier diininuerp.t de fes amertumes feroit autant de retranché fur leurs jouiffances. Leurdevife eft Je mot qu adrefloit a fes bourreaux Caligula 9 quand il leur commandoit un affaffinat; ff appèl ae jafon qu U fe fmte mourir. Du moment oü un'homme leur eftlivré il eft perdu, comme je J'ai dit, pour 1'univers entier ; i nexifte plus dans le monde que pour euxils ne font pas moins attentifs k prévenir toute forte de correfpondance intérieure entre leurs victimes, qua leur interdire toute efpèce d'épanchement au-dehors. La Porte & d'autres parient du commerce qu'ils entretenoient avec leurs voifins par des cheminées , &c Encore üné fóis céla pouvoit être de leur WS;,aaUJ°r"rdhui lestlW des cheminéés font traverfes comme les fenêtres dans leur ongueur de trois grilles les unes au-deffus des ^utres,dontla première commence a troispieds öu foyer; & leur embouchure s'élève apluüeurs pieds  SUR LA BASTILLE. 73 pieds au-deffus de la terraffe: les privês , foulagemerit très-rare , car je crois qu'il n'y a dans tout le chateau que deux chambres qui en ibient douées, font pourvus de la même garniture: une grande partie des chambres eft vouïêe: les autres ont dés planchers doublés. Quand on juge a-propos de faire defcendré un captif, foit pour un interrogatoire, s'il eft affez heureux pour en fubir; foit pour voir le "médecin, s'il n'eft pas affez malade pour être obligé de 1'attendre dans fa caverne; foit pour la prétendue promenade dont je parlerai touth-l'heure; foit par un fimple caprice du Gouverneur, il ne troüve par'-toüt que le filcnce, des déferts, & 1'obfcurité. Un croaffement funèbre du Porte-ckf qui le güide fait difparoïtre tout ce qui peut le voir, ou être vu de lui. Les fenêtres du corps de logis oü fe recèle Yétat major, oüfont les cuifines, óü font admis les dtrangers, fe cuiraffent a 1'inftant de rideaux, de volets, de jalouftes; & 1'on a la cruauté de ne procéder a cette opération que quand il eft a porté de s'en appercevoir. Ainfi tout lui rappelle qu'a deux pieds de lui il y a des hommes, & des hommes qu'il auroit peut-être un trésgrand iritérêt de voir, puifqu'on ^ppórte un fi grand foin a les lui ca'cher: ce qui multiplie fe$ angoiffes en raifon de fes attachemens. J'ai cru long-tems que j'avois pour commehfele une perfonne dont la confervation pouvoit feule me confoler de mes autres pertés, & par les fers de laquelle on y auroit en effet mis le comble, fi 1'on avoit pu tromper fa vigilance. Les réponfes qu'attiroient mes queftions a ce  74 Mémoires fujet n'étoient propres qu'a confirmer mes allarmes: car quand ces hommes raffiné? dans larr. ae meurcnr les ames trouvent ! occaüc. de mêler au filence habitué! qui tourmence, une franchife fimulée qui puifTe défefpérer, ils ne la manquent pas: qu'ils parient, ou qu'ils fe taifent ils ont grand foin que leur activité foit cruelle comme leur ina&ion. C'eft par ces manoeuvres qu'un pere& un fils, un mari & une femme, des parentés entières peuvent peupler a la fois la Baftille, fans fe douter qu'ils aient auprès d'eux des objets fi chers; ou y languir dans la perfuafion qu'une détreffe commune enveloppe toute la familie, quoiqu'une partie s'y foit fouftraite. Quand un Gouverneur de St. Domingue jugea a-propos, il y a quelques années, de fe défaire un matin de toute Jajuftice d'une de fes villes, & d'emballer un tribunal entier pour Ie ren voyer en France int le même vaiffeau, on mit tout en arrivant ce Parlement Américain a la Baftille. Les pauvres gens y trouvèrent une bien autre fervitude que celle de leurs Négres: ils y furent huit mois; fans favoir ce qu'étoit devenu chacun d'eux: & cependant on leur fefoit leur procés! & en définitif ils ont été reconnus innocens ! & ils n'ont eu d'autre indemnité que Ia permiffion d'aller reprendre leurs places! Mais fi 1'on efi fi foigneux d'empêcher les captifs, foit de correfpondre entr'eux, foit même de fe connoitre, on ne fonge point du tout a leur diffimuler qu'ils ne font pas feuls. Ces planchers ccubfes, css voutes, impc'ndtrables ;.u?  SUR LA BASTILLE. 75" aux confolations, rendent fidèlement les indices par lefquels un infortuné qui fouffre eft averti qu'il a au-deffus, ou au-deffous de lui, un autre infortuné non moins a plaindre: les portes, les clefs, ne font pas plus muettes, ainfi que les verroux. Le fracas dés unes, le cliquetis des autres, le lourd roulement des troifièmes retentiffent au loin dans les volutes de pierre qui forment les efealiers, & fe propagent d'une manière effrayante dans le vide immenfe des tours. 11 m'étoit facile par-la de fupputer combien j'avois de voifins, & c'étoit une nouvelle fource de convulfions. Sentir que 1'on a fur fa tête ou fous fes pieds un être malheureux k qui 1'on pourroit donner, ou de qui 1'on pourroit recevoir du foulagenïent; 1'entendre marcher, foupirer; penfer qu'on n'en eft éloigné que d'une demi-toife; combiner fans ceffe le plaifir de franchir cet efpace & 1'impofïïbilité d'y réuffir; avoir également a s'affliger , & du fracas qui annonce un nouveau-venu condamné apartager vos fers, fans les alléger, & du filence de ces cachots , qui vous avertit qu'un des compagnons de votre misère 3 été plus fortuné que vous, c'eft un fupplice dont on ne peut pas fe former d'idée. Ce font ceux de Tantale, ó'Ixion, deSifyphe, réunis. Et il en occafione quelquefois un plus horrible encore. Je ne puis douter que le camarade qui occupoit la chambre au-deffous de moi ne foit mort, naturellement ou non, pendant mon féjour. Une nuit, vers deux heures du matirt j'entendis dans >'efcalier un grand tumulte: on m^ntoit en ^rand nombrs, & avec fracas: on  Mémoires s arrcta a cette porte: il y eut des débats, des conteftations, des allées, des venues: j'entendis très-diftinétement des efforts, des gémiffemens. b Etoit-ce une vifite feeourable, ou une exécution? Introduifoit-on un médecin, ou un bourreau? Je 1'ignore: mais trois jours après. a la irerac hture, j'entendis a la même porte un bruit moins violent; je crus diftinguer qu'on montoit,qu'on pofoit, qu'onrempliffoit, qu'on accommodoit une bierre: a ces formdlités fucceda une forte odeur de genievre. Ailk urs ce feroit un événement tout fimple: mais a la Baftille, & a une pareille heure; & a deux pas de foi! r Si le régime de la Baftille met ainfi a la dif. crétion de fes gardiens, par cette voie, & par une autre dont je parlerai bientöt, la vie de quiconque y eft précipité, ils veulent auffi quelle ne dépende abfolument que d'eux; ils favent, & c'eft une de leurs plus précieufes jouiffances, que leur régime doit produire le défefpoir: ils favent qu'il y a mille momens oü celles fur-tout de leurs viétimes dont aucune aélion repréhenfible n'a flétri le courage, ni rhabitude fervile de 1'obéiffance énervé la fenfibihté, feroient tentées de fe fouftraire par un effort paffager a cette longue fuite d'agonies: & c eft precifement ce qu'ils ne veulent pas; ils craignent encore plus qu'un de leurs captifs ne fe dérobe aux horreurs dont ils le nouriffent par Ia mort, que par la fuite. Ces Pkakris redoutcnt fur-tout qu'on ne fente pas affez longtcms le feu de leur ïaureau: & par un art qui na  SUR LA BASTILLE. 77 ne peut fe trouver qu'a la Baftille, les précautions mêmes qu'ils multinlient contre ces prétendus accidens, font auffi humilianr.es que douloureufes, auffi propres a entretenir le defir de la cataftrophe qu'elles préviennent, qu'a enempêcher 1'exécuüon. J'ai dit qu'on ne laiffoit a un prifonnier ni cifeaux, ni couteaux, ni ra/airs. Ainfi, quand on lui fert les alimens que fes larmes arrofent, ou que fes foupirs repouffent, il faut que le Porte-clef lui coupe chaque fois fes morceaux: & il fe fert d'un couteau arrondi par le bouc, qu'il a ioin chaque fois de remettre dans fa poche, après la difleótion. On ne peut pas empêcher fes ongles de croLtre, ni fes cheveux de pouffer,- mais il ne lui eft pas permis de fe débaraffer de ces progrès incommodes, fans en acheter la faculté par une humiliation; il faut qu'il prie qu'on lui prête des cifeaux ; le Porteclef doit refter préfent tant qu'il en fait ufage , & les remporter furlechamp. Quant a la barbe, le Chirurgien de la maifon eft chargé de la rafer: c'eft un office dont il s'acquitte deux fois par femaine: lui, & le Porte-clef, agent ou fur-intendant général de tout ce qui fe paffe dans les Tours, veillent foigneufement a ce que la main du Captif n'approche pas de 1'étui oü font renfermés les formidables inftrumens: on ne les développe, comme la hache du bourreau qui décapite, qu'au moment de .-'en fervir : on fe fouvient ercore a la Baftille du fracas qüy occafioha la tc'mérité de M.  n MÉMOIRES" M. De Lally, quoique dans un tems oü il ne prévoyoit guère fa deftinée: il s'empara un jour d'un ra/oir ; il refufa, en riant, de le rendre. Cela n'annoncoit pas des defleins bien furieux: le tocfin n'en fonna pas moins dans tout le chdteau. La garde étoit déja mandée: vingt bayonnettes marchoient; on préparoit peut-être les canons, quand heureufement la révolte finit par la réintégration du terrible outil dans fon étui. C'eft une dérifion que de prétendre, comme on te fait, que cette vigilance a autant pour objet Ja füreté des gardiens que celle du captif lui-même. Quel attentat redoute-t-on d'un homme chargé de chaines appefanties avec tant d art, preffé par tant de mürs, entouré de tant de gardes, ifolé avec tant de fcrupule? Mais quel que foit le motif qui fait craindre de laiffer de fi foibles relfources a fa portée, il eft évident que c'eft fon défefpoir que 1'on redoute : or on fait que ce défefpoir n'eft le fruit que des tortures réfléchies dont on 1'accable,- & ce n'eft que paree qu'on veut déchirer impunément fon cceur, qu'on veut auffi que fa main foit impuiftante. J'ai beaucoup parlé jufqu'ici des Porte-clefs fans en indiquer 1'emploi. Ce font le? fubalternes chargés de ce qu'on appel le le fervice des Tours, c'eft-a-dire des prifonniers,- & il eft bref: il fe réduit a diftribuer les alimens dans chacune des mues dont le diftriftleur eft confié. Us y entrent trois fois par jour, a fept heures" cu matin, è onze, & a fix du foir. Cè font-la les heures da déjeuner , du diner} & du fouper. On  SUR LA BASTILLE. 7$ On les veille pour s'aflurer qu'ils ne reftent qua le tems a- peu -prés de dépofer leur tardeau: ainü fur les 24 fiècles qui compofent une journee, ou plu ör une nuit a la Baftille, un prifonnier n'a que ces trois courtes diftracïions. Les Porte - clefs font difpenfés même de faire les Hts, de balayer les chambres. On prend encore pour prétexte que quand ils y feroient oc« cunés on pourroit les maltraiter, les affaffiner, &c on appréciera la jufteffe du motif: mais la difpenfe eft conftante. Ainfi le vieillard, l'infirme, la femme délicate, 1'homme de lettres étrarger a ces manipulations du ménage, 1'homme opulent qui ne les connoit pas mieux, font tousffoumis a la même étiquette. A la vérité les Porte-clefs ne s'y affujettilfent pas toujours: ils font des exceptions, & rendent quelquefois des fervices qu'on n'a pas droit d'exiger d'eux: mais il faut qu'ils s'en cachent, comme d'une correfpondance illicite: la furie déguifée en Gouverneur qui prend 1'alarme dès qu'en paffant devant un de fes cachots il n'y entend pas gémir, les puniroit bien vite des confolations qu'ils y auroient portées. C'eft dans ce filence abfolu, dans ce dénuement général, il faut le répéter ; dan?- ce néant plus cruel que celui de la mort, puifqu'il n'exclud point la douleur, ou plutót qu'il engendre toutes les efpèces de douleurs; c'eft dans cette abftracVton univerfelle, il faut ne point fe lasfer de le redire, que ce qu'on appelle un Prifonnier cTEtat a la Baftille, c'eft-a-dire un homme qui a déplu a un Miniftre, a un Cjmmis, a  to -MÉMOIRES kun de leurs Valets, eft Jivré fans refioürcê" d'aucun genre, fans autre diftraótion que fes penfées, & fes alarm.es> au fentiment le plus arner qui puifle affefter un coeur que le crime n'a point dégradé, a celui de 1'innocence accablée, qui fe voit périr fans pouvoir fe mani- i feller; c'eft dela qu'il s'épuife a réclamer fans fruir le fecoü'rs des loix, la communication de ce qu'on lui impute, & l'affiftance de fes amis; non-feulemenr fes prières, fesgémilfemens, fon défefpoir ne fervent a rien; mais il fait, on lui répère qu'ils font inutiles; c'eft la feule connoifTance qu'on lui donne. Abandonné a toute 1'horreur du défceuvrement, de 1'ennui, augmentée par 1'incertitude de 1'avenir, il fent journellement fon exiftence s'éteindre, & il fent en même tems qu'on ne la lui conferveque pour prolonger fon fupplice. La dérifion & 1'infulte fe joignent a Ia cruauté, pour redoublerl'amer. tume dps privations dont on le nourrito Par exemple, au bout de huit mois 1'idée me vint d'éluder un peu ma nullité en me rappellant mon ancienne géométrie: je demandai un etui de mathématiques: j'avois eu foin d'en fixer la grandeur a Trois pouces, afin de prévenir même le prétexte d'un refus. 11 fallut folliciter cette grace pendant deux mois; il fallut peutêtre teü>r un Confeil d'Etat. Enfin elle eft accordée: 1'étui arrivé, . . . . , fans compas. Je merecrie : on me répond froidement que lojs • armes font défendues a Ia Baftille, II fa'lut folliciter de nouveau , fupplier, envoyer de longs mémoires; difcuter férieufement s'il y a.quw-lque difierence entre un étui de ma-  sur la Bastille. Bi mathématiques, & un canon. Après un autre mois, grace a la charité, a 1'imagination du Commiflaire du chateau, les compas font ve-, nus: mais comment? garnis en os. On avoit fait faire, a mes dépens.,- de, cette matière, tout ce qui dans ün étui de mathématiquesr doit être d'aciet. Je conferve précieufement cette garniture géométriqüe, d'un genre nouveau. Après ea avoir pendant ma vie orné mon cabinet, j'aurai foin en moürant qu'elle foit eonfignée dans un dépot oü elle puiffe tröuver. des fpcótateurs: elle y figurera avec honneur au milieu des monumêns de 1'induftrie des peuples barbares, don% nos voyageuis nous .rapportent quelqüefois des échantillons. Nulle part on ne trouvera. d'invention de fauvage qui mérite autant la ciir riofité publique. Par une fuite de ce principe qu'un homme_ ainfi mis fous la main du Roi, ou plutöt du Miniftère, doit devenir inviftble, fans exception,pour ne pas déroger a cet efcamotage atroce* qq a voulu que 1'exiftence des prifonniers dópsndit exclufivement des mains qui font employées a la cacher. Le Gouverneur en entre-. prend la nourriture a forfait, & cette gargotte royale eft lucrative. Le Miniftère a fondé a la Baftille quinze places qui font payées, occupées ou non, fur le pied de dix li vies de France, ou a peu-près cinq fiorins de Brabant, ou huit fhillings d''Angleterre, par jour, ce qui fait au Gouverneur un revenu de prés de 2,300 Louis-d'or par an;  Si Mémoires Ce n'eft pas tout: en fabricanturie Lettre-de^ cachet qui lui donne un commenfal, on ajoute a la fondation primitive une fomrae par tête, proportionnée a fa qualité. Ainfi un Colporteur, un homme du bas étage, api)orte a la marmite commune, outre la piftole fondée, un écu * d'extraordinaire par jour; un Bourgeois, un Légifte de la claife inférieure, cent fois f; un Prétre, un Financier, un jfuge ordinaire, 10 liv. T. §; un Confedler au Parlement, 15 liv. T. **; un Lieutenant Général des armées, 24. liv. T. ff 't un Maréckaldu France, 36 liv. T. §§. J'ignore quel eft dans ce cadaftre rainiftériel le taux d'un Prince du Sang. Enfin de plus on a accordé au Gouverneur le privilege de faire entrer dans fes caves prés de cent piècés de vin , franches de tous droits, ce qui fait encore un objet confidérable, qui devroit fans doute facilicer & aflurer le fervice de fes tables. Que fait - il ? II vend fon droit d'entrée a tin cabaretier de Paris, nommé Joli, qui lui en rend deux mille écus: il lui prend en écharge du vin au plus bas prix pour 1'ufage des prifonniers; & ce vin, comme on s'en doute bien, n'eft que du * Une demi - couronne. | Quatre fhelltngs§ Huit fhellings. ** Douze fhellings. ft Un louis - d'or. 5 § Un louis & dera*.  sur LA BaSTILLE* $% du vinaigre. II regarde la fondation annuella des dix francs par jour, comme un revenu fixe de la place, duquel il ne doit aucun compte, & qui n'a rien de commun avec fes écots; il n'yemploie que cet excédent, cet extraordinaire que la libéralité du Prince n'a deftiné qu'è. les augtruntcr; & cet excédent même il fe garde bien de le confommer en entier. Les détails k ce fujet ne font pas nobles; mais ils n'en méritent pas moins «i'être connus. 11 y a des prifonniers a la Boft;Ik, k qui Ton ne fert que quatre onces de viande par repas. Les portions ont été pefées plus d'une fois: c'eft un fait connu de tous les fubalternes, qui en gémilTent (26). Rien de plus facile a vénfier, dès qu'on voudra garantir du reffentiment du Chef les inférieurs qui peuvent démafquer fa fordide avarice, II y a des tables moins dénuées; je 1'avoue: la mienne étoit du nombre. Eft-ce un mal, eft-ce un bien, cue cette absndance pour ceux a qui on 1'accorde ? Je n'ofe le décider: fi elle a quelque chofe de moins humiliant, elle peut auffi cacher des pièges bien redoutabies. J'ai connu des gens qui dans tout leur féjour k la Baftills n'ont vécu que de lait: d'autres, tels que M. de la Bourdonnaie, ont follicité, & obtenu la permiffion de fe faire apporter des alimens de chez eux. Elle m'a été conftamment refufée, & même pendant huit mois celle de me faire acheter quoi que ce foit, fans exception, comme je 1'ai dit, quoique j'euffe de fargent dépofé dans les mains des officiers duCha> teau. J'y fuppléois par me attentioi fcrurukyfe k F s 0  Mémoires nemanger jamais que très-peu de chaque plat? a laver dans plufieurs eaux ce qui me paroiiToit fufpec"fc; & je n'ai pas pu, malgré ces précau-> tions, éviter ce que je redoutois avec trop de raifon. Le 8e jour depuis mon entree j'ai eu des coliques & des vomillemens de fang qui ne m'ont preioue plus quitté, & dont les accès redoublés de tems en rems décéioient un renouyeliement de caufes. Je ne me fuis ni mépris, ni tü fur ces caufes. J'ai écrit cent fois au Lieutenant Géneral de Police, que 1'on m'cmpoifonnoit: Je 1'ai dit verbalement a fon fubftitut: je 1'ai dit au Médecin, au Chirurgien, aux officiers de la maifon euxmêmes: un rire infultant eft la feule réponfe que j'aie jamais recue* Si fon avoit voulu vous empcifonner, exiften'ezvous, m'ont déja dit plufieurs perfonnes, k qui j'ai parlé de cette étrange anecdote: éi Ia même objeclion fera peut-être répétée par d'autrcs qui la liront ici: mais ce n'elt que faute de réfiexion qu'elle peut parokre fpécieufe. Kon, lans doute, je n'aurois pas échappé a cette volonté meurtriène, fi elle avoit été celle du Gouvernement: mais mon exiftence, i'opim'ittreté vivace de ma conftitution ne juftifient que lui. Les mains qui ne lui refuferoient pas une lacht té de cette nature, s'il étoit cap:ble de 1'exiger, le lont-eiies ce refifter a des follicitations lucratives qui peu\ ent venir d'aiileurs ? m Par 1'inconcevable régime dont il eft queftion ici, rien de ce qui ferviroit a diftraire, ou k confoler un prifonnier, ne peut arrivtr jufqu'a lui:  sur la Bastille. BS lui: mais tout ce qui eft propre a porter a fon ame, ou a fa fanté. des atteintes irréparables n'éprouve aucune difficulté. VEtat Major fupérieur eft compofé de quatre Officiers; 1'inférieur de quatre Porte-clefs; la cuifine de quatre Marmitons. Ces douze hommes favent tous qui ils fervent, malgré les ridicules minauderies a^ec lefquelles on feint de vouloir leur en dérober le fecret: tous fortent, fe ré* pandent iournellement dans Paris: ils y ont leursmaifons, leurs fernmes, leu'-s amis, leurs connaiffances. Eü-tl donc fi difficile de trouver un fcélérat parmi cette troupe, dont 1'état même n'eft qu'une fuite de fonótions criminelles? L'eft-il davantage pour celui qu'on aura une fois gagné de diftinguer la portion qu'il doit rendre mortelle, & dont rien ne lui défend 1'accès? On ne peut pas préfumer de pareilles horreurs! mais toutes celles dont U s'agit ici les préfumeroit-on ? Le danger eft fi peu imaginaire, qu'autrefois il y avoit toujours dans la cuifine, auprès de la marmite & des fourneaux, un fentinelle, chargé de tenir un compte exacl; de tous ceux qui en approchoient. Cette précaution falutaire encore plus qu'injurieufe a été fupprimée il y a quelques années : les attentats dont elle indiquoit évidemment la poffibilitc en ibnt-i!s devenus plus difficiles a commettre? Celui dont j'étois 1'objet n'a pas été confommé! mais 1'éclat de mes plaintes a pu déconcerter la main qui I'avoit promjs, & mes foins rendre en partie fes efforts inutiles. Je ne pretens pas que tous ceux qui ont recu f$\ s F 3 tri£l< s  86 Mémoires trifces confidences a ce. fujet fuffent complice» du crime qui les occafionoit: le vrai coupable a pu craindre en yérifiant avec trop de rapidité mes preffentimens, qu'il n'en réfutat des recherches. La langueur habituellc oü j'étois,' mon péril imminent a la fin de 1781. ma mort regardée alors comme inévitable; ont pu faire croire que d'autres tentatives étoient inutiles. Et quand j'aurois pu me tromper fur des accidens auffi marqués, qui ne font pas encore ceffés a beaucoup prés; quand ces appréhenfions & ces fymptomes n'auroient été le fruit que d'une imagination trop vivement frappée, n'eft-ce pas déja un véritable crime pour la Baftille, que d'occaüoner de femblables craintes, & de produire une impuiffance abfolue de fe fouftraire aux manipulations fecrétes qui pourxoient les juftifier? De plus, n'eft-ce nas dans tous les cas une vraie difpute de mots? Je veux bien fuppofer que dans un lieu oü Yltalien Exili tenoit il y a un fiècle école de poifon, (27) 1'on n'ait pas confervé quelques-unes de fes recettes, & qu'un crime de plus puiffe répugner a des hommes dont, encore une fois, la miffion fpéciale eft d'en commettre; mais un féjour de vingt mois, avec tous fes acceffoires dans un lieu oü la vie n'eft qu'une fucceiïion de morts, n'en attaquet-il pas effentiellement la fource? Prés de deux ans paffés dans ces cachots, fans air, fans exercice, dans les angoiffes de 1'ennui, dans les convulfions de 1'attente, ou plutot du défefpoir, font ils moins d'impreffiori fur les organes que le venin le plus actif? £lle peut être  sur LA BASTILLE. 3? être plus lente: eft-elle moins fure ? Entre ces deux expédiens deftruéleurs, y a-t-ü d'autre dif• férence que le tems? Mais eft-on abfolument privé d'air & d'exercice, diront ceux qui ont lu les anciennes relations d? la Baftille, & ceux mêmes qui s'y font promenés par curiofité : car od y admet les curieux: le Gouverneur, quoique logé au dehors s'y rend fouvent pour recevoir fes vifites: tous fes coliègues depuis le Lieutenant du Roi, jusqu'au dernier Marmiton , y regoivent les leurs: dar-s les jours de rejouilfance, de feuX d'artifices , d'illuminatlons , on recoit fur les . tours, & même en foule le public qui s'y rend pour jouir du coup-d'oeil. Dans ces occafinns elles n'olTrent que 1'image du calme & de la paix: tous ces fpéculateurs étrangers ignorent ce qui fe paffe, ce qui eft renfermé fous ces voutes impénétrables dont ils admirent les dehors: tel d'entr'eux foule aux pieds le fepulchre de fon ami, de fon parent, de fon père , qui le croit a deux eens lieues de lui, bien tranquille, occupé de ces affaires,ou livré a fes plaifirs. Mais enfin tous ceux a qui 1'on permet cette infpeétion extérieure , voyant un jardin affez vafte , des plattesformes trés élevécs , oü par conféquent 1'air eft pur & la vue pittoresque, & entendant aifurer que tout cela eft, dans les jours ordinaires, a. 1'udge des prifonniers, lortent perfuadés que fi la vie n'eft pas deuce a la Bajlille, ces adouciffemens peuvent cependant F 4 la  MÉMOIRES ia .r^ndre. fupportable. Cela poavoit être ru p fois: voici ce qui eft arrivé depuis peu. Le Gouverneur aftuel nommé De Launay, eft un homme ingénieux, qui tire parti de tout: il a réfléchi que ie jardin pouvoit être pour lui un objet d'économie intéreffant: il 1'a loué a un jardinie'r qui en vend les légumes, & les muts, & lui en paie un fomme fixe car an: mais pour n'être pas gêné dans fon marché, 1 a cru qu'il falloit en exclure les prifonnier ;en 'conféquence il eft venu une Lettre fignéc Ame* lot, qui défend le jardin aux prifonniers. Quant aux plattesformes des tours, quoiqu'i 1'élevatioh oü elles font, il foit a peu-prés impoffible d'y être reconnu, ou de reconnoitrej cependant comme elles donnent fur la rue St. 'Ahtoine, donz on n'a pas encore chaifé le public, on ne permettoit ci-devant aux prifonniers dé s'y promener que foüs 1'éfcorte d'un des geoliers de la maifon, foit Porte-clef, foit Officier. lis ont trouvé dans ceS dernicrs tems, c'eft-adirc depuis environ trois ans, que ces corvées les gênoient; d'ailleürs il en rél'ultoit des conVerfations avec le faétionnaire: la vigilance de M. De Launay en a pris 1'alarme. En partie par condefcendance pour la parede de fes coliègues, bn partie par égard pour fes foupcons, il eft Vcnu une Lettre fignée Amelot, qui interdit les plattesformes, comme le jardin. Refte don^pour la promenade la cour du c-uceau : ceft un c.irré long de feize toifcs /ur gr. Les muraillcs qui la fjrrnent ont plus de " c h"c  swr LA BaSTÏLLE. Ijl eent pieds de haut, fans aucune fen être: de forte que dans ia réalité c'eft un large puits, oü le froid eft infupportable 1'hyver, paree que la bife s'y engouffre; 1'été, le chaud ne 1'eft pas moins, paree que l'air n'y circulant pas, le foleil en fait un vrai four. C'eft-la le Lycée unique oü ceux des prifonniers a qui 1'on en accorde la faculté ( car tous ne 1'ont pas) peuvent, chacun a leur tour, fe dégorger pendant quelques momens de la journée de l'air infeól de leur habitation. Mais il ne faut pas croire que Part de martyrifer qui les rend fi douloureufes fe relache même pendant ces cour Les abfences. D'abord on concoit quelle promenade ce peut-être qu'un femblable eïpace, fans abri quand il pleut; oü 1'on n'éprouve des élemens extérieurs que ce qu'ils ont de facheux ; oü dans 1'apparence d'un pmbre de liberté, les fentinelles dont on eft entouré, le filence univerfel, & 1'afpeót de 1'horloge a laquelle feule il eft permis de le rompre, ne rappellent que trop la fervitude. C'eft une remarque curieufe. L'horloge du chateau donne fur cette cour. On y a pratiqué un beau cadran : mais devinera t-on quel en eft 1'ornement, quelle décoration 1'on y a jointe ? Des fers parfaitement fculptés. 11 a pour fupport deuxfigures enchaïnées par le col, par les mains, par les pieds, par le milieu du corps: les deux bouts de ces ingénieufes guirlandes, après avoir courutout autour du cai tel, reviennent fur le devan t former un n oeud énorme; & pour prouver qüelles menacent également .les deux iexes, 1'artifte guidé par le génie du V 5 lieu,  $0 MÉMOIRES Jieu , ou par des ordres précis, a eu grand foin de mo 'eler un homme & urje femme: voiia le fperrrac'e dont les yeux d'un. prifonnier qui fe promène font récréus: u^e grande infcript:on gravée en lettres d'or fur un marbre miir, lui apnrend qu'il en eft redevable a M. Raymond Gualbert fiez de croix par elle-même, quand un caprice paffager n'y ajouteroit pas celles-la; mais il les y ajoute: auffi ai-je annoncé d'avance que depuis peu d'années les barbaries de la Baftille s'étoient accrues. Autrefois on s'occupoit des prifonniers: aujourdhui 1'on s'en joue. Et, ce qui paroitra peut-être bien étrange, les additions, ou inhumaines ou bonteufes, dont on enrichit ce régime déja fi honteux, fi inhumain parjui-même, s'étendent jufqu'aux mercenaires qu'il emploie: autrefois, comme je 1'ai obfervé, les officiers de VEtat major jouiffoient du droit de voir chacun, feuls, & quand ils Ie jugeoient a-propos, les prifonniers confiés a leur vigilance commune. Etant réputés tous également fidèles, leurs vifites particulières n'infpiroient ni foupgons ni alarmes; & comme ils font quatre , il s'en trouvoit de tems en tems quelqu'un moins impitoyable, qui aonfacroit quclques momens de fa journée a des  SUR LA BASTl'LLE. 95" des converfacions toujours précieufes pour ceux qui les partageoient. Cette condefcendance a dép'u au Miniftèr* préfent: il eft venu une Lertre toujours fignéa Amdot qui a défendu aux officiers d'entrer jamais feuls dans les tours: il faut qu'ils y aillent au moins deux, non cpmpris le torte-clefi les vifires du Médfcinfont fujettes a Ia même formalité : il n'eft plus permis k ces dogues ^le marcher qu'accouplés. ■ Ce régime morscal a produit 1'effet qu'on en attendoit, c'eit-a-dire Ia ceffatioo abfolue de ces vifites. Dans une meute de cette espèce deux ames égabment ampatiffantes font difficües a trouver. D'ailleurs il faudroit fe concerter, fe tenir prêts pour la même mir.utej de plus ils ne s'aiment pas entr'eux: ils font jaloux les uns des autres: ils fe défient les uns dts autres: Betris, même a leurs propres yeux, par leur abominable métier, ils tremblent des interprétarions que pourroit donner aux chofes les plus fimples 1'adjoint, ou plutöt 1'efpion qui uoic les fuivre: enfin cette innovation étant un indice d'augmentation de dureté dans le Miniftère, elle eft devenue pour eux un motif d'augmentation d'infenfibilité. Ainfi ce leger adouciffement eft encore banni de la baftille, & il ne 1'eft que depuis trois ans. Voila ce qu'y eft la fanté. Peut-être voudra-t-on favoir ce qu'y devicnt une maladie. Le Lieutenant de Police ó.'Jrgcnfon, écrivant au commencement de ce fiècle a Mste- de Maintenont au fujet des prifons ri'cut, lui difoit:  pé> Mém.oikes „ Je puis & je dois vous affürer que les priV „ fonniers n'y ont rien a defirer pour la nourrü „ ture & le vêtement. (29) J'ajouterai que les „ Commandans de la Baftille, & de Vincennes, „ ont pour les leurs des attentions chart„ tables qui vont fort au-dela de ce qu'on 3, pourroit leur propofer ou leur prefcn're: a „ la moindre raaladie, on leur donne tóus les „ fecours fpirituels oü temporeJs qui con„^t/ieunent a leur état; mais la privation „ de la Liberté les rend infenfibles è. tout autr? 3) bien'". j Quoiqu'il foit permis de trouver un petf etrange le rapprochement de ces deux mots, la Charité, & Ja Baftille; quoiqu'on puifle foupconne'r par le fang-froid de la derniè-e phral'e que le Lieutenant de Police ÜArgenfon en parlant ainfi tenoit le langage d'un Lieutenant de Police, c'eft a-dire d'un homme voué par état h ces barbaries, & obligé de donner railon h ceux que leur profeffion rend fes complices necellkires ; rien n'empêche cependant de fuppoièr qu'il y avoit dans fes affertions quelque chofe de vrai; mais en ce cas tout eft bien changé : ce ne feroit qu'une preuve de plus de la dépravation introduite depuis peu dans ces lieux oü dés le commencement on auroit pu la croire a fon comble. D'abord, pour les incommodités paffagères, ou les attaques fubites qui fe guériffent avec du foin, & des fecours' prompts , il ne faut plus en avoir , ou il faut y fuccomber, fi elles font fcrieufes: il n'y a point de fecours a attendre, du moins dans la^nuit. Chaque chambre  SUR la BaSTILLE. QJ fefe eft fermée de deux portes épaiffes, ferrées par dehors & par dedans ; & chaque tour en a une plus épaiffe, mieux renforcée encore. Les Porte-clefs couchent dans une pièce éloignée, abfolunaent ifolée: il n'y a point de voix qui put pénètrer jusqu'a eux. On a la reffource de frapper a la porte: mais' une apoplexie , un coup de fang, en laiflèroienr-ils la force? il eft douteux même qu'en. frappant on fut entendu, ou que ces gens une fois couchés vouluffent entendre. .11 y a cependant póut ceux a qui le mal auroit lahfé 1'ulage de la voix & des jambes un; moven d'appeller du fecours. Le folfé qui enveloppe le chaceau n'a qu'environ cent cinquante pieds de large : le revêtement du cóté oppofé eft couronné d'une galerie qu'on appelle le chemin des rondes, oh font écablies des fentinelles. Les fenêtres donnent fur ce folfé; il n'eft pas impoüible au malade de crier k. 1'aide," & fi la grille intérieure qui bouchefon foupirail , comme oh 1'a vu, n'eft pas trop avancée en dedans; s'il a la voix forte; s'il ne, fait pas de vent; file fentinelle ne dort pas> il n'eft pas impoffible qu'il foit enténdu. Alors le foldat crie a fon voifin,qui crie plus loin. L'alarme en circulant arrivé au corps-, de garde : le caporal du fervice vient voir ce qu'il y a; inftruit de quelle fenêtre eft parti le gémiffement, it retourne paffer par la porte, ce qui confüme du tems: il .entre dans Tin-, térjeur; il va reveiller un Porte-clef, qui va, reveiller le laqaais du Lieutenant du Roi, qui va Ü re-  9% Mémoires reveiller lbo. maftre, pour avoir la clef: car toutes, fans exception, font dépofées chaque fois chez cet officier. II n'y a point de place de guerre oü le fervice foit plus régulier que la Baftille; a qui y faic-on la guerre ? On cherche la clef: on la trouve. II faut encore aller éveiller le Chirurgien: il faut éveiller le Frère Chapeau qui doit completter 1'escorte. 11 faut que tous ces gens-la s'habillent: au bout de deux heures la troupe fe rend a grand bruit chez le malade. On le trouve, ou baigné dans fon fang, s'il en vomit, & fans connoiilance, comme il m'eft arrivé; ou iuffoqué par fon apoplexie, comme cela eft arrivé a d'autres. J'ignore quel parti 1'on ptiend quand il eft mort fans reffource: s'il lui refte un peu de refpiration,ou s'il en reprend, on lui tate le pous; on lui dit d'avoir patience, qu'on écrira le lendemain au médecin, & on lui fouhaite le bon foir. Or ce Médecin, fans 1'aveu duquel le Chirurgien-Apoticaire de Ja maifon n'oferoit pas donner une pillule, demeure aux Thuüeries: c'eft-a dire a trois milles de la Baftille. II a des pratiques: il a une charge chez le Roi, une autre chez Monfieur. II eft fouvent a Verfailles pour fon fervice: il faut Pattendre. Jl vient enfin: mais il eft payé k 1'année, & payé également pour ne rien faire , comme pour agir: quelque honnête qu'il foit, il doit être porté naturellement a trouver la maiadie legére, afin que les vifites foient moins exigibles. On eft d'autant plus porté a le croire qu'on 1'eft auffi a  SUR LA BASTILL& k foupconner de 1'exagération dans les plaintes du prifonnier; que la négligence de fa parure , 1'abattement habicuel de fa perfonne, le ferrement non moins habituel de ion coeur ne permet-tent pas de remarquer d'altération fur fon vifage , ni dans fon pouls; 1'un & 1'autre font toujours ceux d'un malade; ainfi il a la triple douleur, i°. de fon mal; i°. de fe voir foupconné d'impofture,& 1'objet des railleries, ou des duretés des officiers, car les monftres dans ces cas-la s'en permettent; 30. d'être privé de tout foulagement jusqu'a ce que la rnaladie devienne affez violente pour le mettré en danger. Alorsmême fi on lui donne quelques remèdesV ce n'eft pour lui qu'un tourment de plus : il faut fonger a la police de la maifon: chaque prifonnier enfermé a part, feul jour & nuit, malade ou en Cm té, ne voit, comme je 1'ai déja. dit, fon Porte-clef que trois fois par jour. Lui donne t on un médicament ? On le pofe fur fa table, & 1'on s'en va. C'eft a lui a le faire chauffer, a le préparer , a fe gouverner quand il opère, heureux fi le Cuifinier dérogeant a la règle a la générofité de lui réferver un bouillon, le Porte-clef celle de le lui porter, & le Gouverneur celle de le permettre. Voilai comme font traités les malades ordinaires, ceux qui confervent affez de forces pour fe trainer du lit a la cheminée. Mais quand ils font a 1'extrémité, accablés au point de ne pouvoir quitter la couche vermoulue oü ils gifent, on leur donne une garde, Et qu'eft-ce que cette garde ? Ün foldat invaG 2 lid99  zoo Mémoires lide, lourd, groffier, brutal, incapable d'atten-' tions, de foins , de rien de ce qui eft néceffair* a un malade : mais il y a bien pis, c eft que ce (blaat une fois attaché a vous ne peut plus vous quitter: il devient prifonnier lui-même : ainfi il faut d'abord acheter fon confentement, & le déterminer a s'enfermer avec vous tant que durera votre captivité;& fi vous en revenez ,il faut vous réfoudre a fupporter 1'humeur, le mécontentement, les reproches, 1'ennüi de ce compagnon qui fe venge bien fur votre lanté des fervices apparens qu'il a prétés a votre maladie. Appréciez maintenant la fincérité du Lieutenant de Police d'Argenfon, quand il parloit des fecours temporels de la Baftille,Sc de la Charité des Gouverneurs. Quant au Spirituel, fi ces hommes de fer, incapables de pudeur, ou de pitié, 1'étoient au moins de remords, oferoient-ils même prononcer ce mot ? Peut-il rappeller autre chofe que leurs outrages a la religion? Ils ne la refpectent pas plus que 1'humanité. D'abord ne va point qui veut a la Meffi, k la Baftille', c'eft une grace fpéciale,une faveur exquife, qui n'eft accordéc quk un petit nombre d'élus. J'avoue qu'elle m'a été offerte: le premier jour on m'invita, on me conduifit aux Tribunes oh il faut être caché pour en jouir: je n'y refhi pas long-tems. Ce que la' ferviiude & les fers ont de plus horrible vous luit, vous accable jusquau pied de 1'autel. O i traite la Divinité a la Baftille, auffi leftemin" que fes imjges. La Chapelle <.ft Ie des- ftUï  S ür LA BaSTILLE. 101 bus d'un colombier garni de pigeons que nourrit le Lieutenant du Roi: elle peut avoir fept a huit pieds en quarré. Sur une des races on aconftruit quatre petites cages, ou niches, qui ne peuvent contenir jufte qu une perionne; elles nontni jour, ni air, que quand la porte eftouverte, ce qui n'arrive qu'au moment ou 1'on y entre, & oü 1'on en fort. C'eft la quon ferre le malheureux dévot: au moment du facrifice on tire un petit rideau qui couvre une lucarne grillée, par laquelle il peut, comme par le tuvau d'une lunette , découvnr le célébrant. Cette manière de participer aux cérémonies de YEglife m'a paru fi honteufe, & fi affligeante, que je n'ai pas fuccombe deux fois a la tentation d'en avoir le fpe&acle. Pour les Confefions, &c. j'ignore comment on s'arrange; & je ne crois pas qu'il y ait beauccup de captifs,même dévots, qui cedent a 1'envie d'ufer de cette reffource. Le Cmfefieur fait partie de YEtat Major: il eft officier de la maifon. On peut apprécier quelle füi-eté il y auroit a être fincère avec lui fi 1'on avoit des reproches férieux a fe faire. Son office n'eft donc qu'un piège, ou une dérifion. Je ne congois pas comment on a 1'audace de propofer aux prifonniers de la Baftille d'ouyrir leur ame a un laclie prévaricateur qui proftituc ainfi la dignité de fon cara&ère; ni comment lui-même foudoyé par le pouvoir terreftre qui les opprime, oferoit leur parler au nom du Ciel qui le défavoue. Je re puis pas parler de C2 qui arrivé quand on meurt, confefl'é ou non; j'ignore dans ce G 3 cas  30* MÉMOIRES cas comment on fe venge fur le corps de la fuite de 1'ame, & dans quel dépot on jette ces cendres immobiles, quand on eft bien fair de ne pouvoir plus les tourmenter. Ce qui eft fur c'eft qu'on ne les rend pas a leurs families. Certainement depuis que la Baftille exifte elle' a vu des funérailles : connoit-on un extrait mortuaire qui en-foit daté, hors celui du Maréchal deBiron? Ces families font donc impitoyablement livrées a laconfufion qui réfultede 1'abfence de leur chef; après en avoir fouffert tant qu'il exifte, on leur mvie jusqu'au trifte remède que produiroit la cenitude de fon fort. Leéteurs dont cette defcription n'a que trop fouvent ferré Je coeur, vous croyez être au bout. L'imagination ne vous paroït pas pouvoir aller dans 1'art de créer.des fupplices audela des raffinemens multipliés que je viens de vous dépeindre. Un aréopage de bourreaux smdigneroit en fongeant au fang-froid avec lequel ces difpofitions ont été réfléchies, combinées; au calme avec lequel on les exécute. Eh bien, voici quelque chofe de plus fort' voici un trait qui m'eft perfonnel, & qui paffe tout ce que vous venez de voir. Depuis le 27 Septembre 1780, jusqu'en Octobre 1781, c'eft-a-dire pendant douze mois, j etois reflé non feulement dans une privation abfolue de tutite efpèce de correfpondance au dehors, ou avec une correfpondance pire encore que la privation, comme on le verra plus bas; mais dans une ignorance non moins abloiue de ce qui s'y paffoit en géuéral, ou re- lati-  SUR LA BASTILLE. I0"3 lativement a moi: on ne m'avoit laiffé parvenir que les nouvelles propres a augmenter mon défefpoir, a m'enlever jusqua latten» d'un avertir moins affreux. Plufieurs meme, par un raffinement auquel on tremble de donner une épithète, étoient fauflès, fabnquees uniquemeht pour m'induireen erreur , & pour rendre cette erreur plus amère,ou plus funelte. (Voyez la Note 7.) Ainfi on me difoit a moi-même, journellement, fcf en riant, que je ne devois plus m inquiéter de ce qui fe paffoit dans le monde, paree qu'on iriy croyoit mort ;on poufloit le badinage jusqu'a me détailier les circonftances qu'une rage forcenée, ou une hornble légèreté ajoutoit a ma prétendue fin. On m affuroit que je n'avois rien a attendre da lempreüement & de la fidélité de mes amis, moins encore paree qu'ils étoient trompés comme les autres fur mon exiftence, que paree qu als m'avoient trahi: cette doublé impofture avoit pourobjet, non-feulement de me tourmenter, rnais tout k la fois de me donner une confiance fans réferve pour le feul traitre que ] euffe en effet a redouter, & qu'on me prelentoit fans cefle comme le feul fidéle; & de pénétrer par la manière dont je recevrois ces infinuations, fi j'avois en effet quelques fecrets qui m expofalfent a des trahifons. En Oftobre 17 81 , 1'accouchement de la Reine m'avoit donné quelques lueurs delperance. On n'avoit pas pu me cacber cette nouvelle: j'avois fur ma tête le canon charge de la publier, & fous les yeux les réjouiflances G 4 1u eii  ,*°4 M E M. O I R E S qu'elle produifoit. Ces évènemens étant toujours en France 1'époque de la remiffion mime des crimes, 1'idée me vint que ce!ui-la pourroit-être favorable a l'innocence. récrivis une courte lettre a M. le C. de Maurepas : connoiflant fon caraftère , j'eus la force de la faire gaie, & presque plaifante. II en avoit paru touché: il s étoit montré difpofé a feconder la voix publique déterminée enfin en ma faveur. Ce changement dans iës difpofitions ne me fut pas caché; mais de peur qu'il n'en réfultat des illufions trop confolantes, oneut foin de m'apprendre en même tems qu'il étoit mort, & mort lans avoir rien fait pour moi. Enfin, enDécembre 178r, ma conftitution cédant k tant de maux, & d'épreuves; les manipulations phyfiques & chymiques qui depuis quinze mois fe joignoient aüx morales pour la détruire, ayant produit leur effet: me trouvant attaqué de manière k ne pouvoir plus me flatter même de difputer ma vie davantage; ientant k chaque minute approcher celle oü j allois perdre, non pas Ja lumière cue je nè yoiois point, mais la fenfibilité qui fefoit de mon exiftence Je pUis cruél des fupplices, j'ai defiré de faire un Testament. II falloit pour "'^"«P^ifiion expreffe; je 1'ai demandée: j ai fupphé Jes Miniftres de me permettre de voir ;I officier public qui feul pouvoit confiater mes dernières volontés, & le dépofitaire de qui feul je pouvois tenir les connaiffances indifpenfables pour ne pas faire des difpofitions illufoires. J'ai réiteré journellementpendant deux mois gua duré mon danger, les inftances les plus : vi-  su,r la BasTILLE. I©5 yives, les plus attendriffantes, j'o.e le dire, ace fujet. Le Médecin de la Baftille a eu la complaifance de porterlui-rrême au Lieutenant de Police , organe immédiac du Miniftère en ce genre , une atteftation de mon état, & du péril imminent que je courois : un refus impitoj'able a été 1'unique réponfe: de forte que, traité comme mort depuis quinze mois: privé de toutes les facultés des vivans fans exception, hors celle de souffrir, je perdois jusqu'a l'efpoir de jouir, quand j'aurois en effet ceffé de vivré , des derniers droits qu'en aucun pays on ne refufe aux morts, du moins a ceux que des arrêts folemhels n'ont point dégradé. C'eft ainfi que j ai paffé les mois de Décembre 1781, & de Janvier 1782 entiers,dans la perfuafion chaque foir, que je ne verrois pas le Jendemain ; & chaque matin que je n'entendrois pas annoncer la fin du jour, par 1'horloge lugubre qui dans cette nuit éternelle 'marqué feule Ja divifion des tems; &, qu'on y fonge, cette attente toujours trompée, devenoit fans cefle de plus en plus douloureuie, par le fentiment du caprice qui m'envioit jusqu'a la fatisfaétion de laiffer aprés moi des traces de bienfefance , & des marqués de fouvenir aux amis qui pourroient encore chérir le mien. Voila un fait: pourra-t-on donner un motif? On ne peut pas m'objeéter le régime de Ja «ïaifon , les prétendues loix de cet écueil de tou'es les Joix : non-feulement le déüre oppreffif n'y eft pas porté jusqu'a 1'excès de faire cu refus des acles civils une régie dont on ne G 5 puis-  •ïoö Memoires puifle s'écarter: mais il fait quelquefois k fes victimes une néceflité de ces aftes: la Bajlille a un notaire bréveté: il peut donc en général y exercer fes fon&ions: moi même on m'avoit dans les premiers tems, non pas permis, mais forcé de 1'eraployer. L'Exempt de la Cour de France, quoique fecondé par le Miniftre Plénipotentiaire de la Police de Paris ayant échoué dans la pourfuite de mes papiers, &e. a Bruxelles; un troifième adjoint envoyé a leur fecours n'ayant pas d'abord mieux réuffi, paree qu'il y a des loix dans ce pays, & qu'elles y font refpeétées, on m'a arraché une procuration notariée qui a enfin produit une partie de ce que 1'on défiroit: fi pour pénétrer dans mes fecrets,& me chercher des crimes , ou s'emparer de mes dépouilles, on avoit pu fans bleffer le Code de la Baftille, emprunter Ie miniftère d'un officier public, il n'y avoit pas plus d'impoffibilité fans doute, ou de danger, a me le permettre pourrégler la difpofition de ce qu'on m'avoit laiffé : un Teftament n'étoit pas plus illicite qu'une Procuration. Quand il y auroit eu contre moi une accufatiori,des indices, une procédure commencce., n'y ayant pas de jugement, le refus du pouvoir de tefter, & par conféquent une confifcation anticipée , auroit paru une atrocité fcandaleufe autant que criminelle : comment faut-il donc le regarder, ou le qualifier , dans la pofition oü j'étois: car on ne doit pas 1'oublier, n'ayant nijuges, ni procés, ni délits, ni accufateurs? N'eft-ce pas-la k dernier abus du pouvoir, & une  sur LA BasTILLE. I07 une des plus fortes preuves de la barbarïe avec laquelle on ie joue a la Baftille de lexiüence des citoyens? Et qu'on ne dife pas, je le répète, que la Baftille étant exclufwementdeftinée arenfermer des Crirninels d'Etat, le régime n'en peut. .être trop févère, ni trop miftérieux ; qu'ainfi 1'accroiffement de rigueur que je lui reproche, feroit dans fon genre une efpèce de perfection, puisqu'on ne peut prendre trop de mefures pour convaincre, pour déconcerter des perfonnages dangereux, dont la liberté pourroit emrainer la fubverüon de la Patrie. Non; cela n'eft pas vrai: ce n'eft pas, dans ces derniers tems fur-tout, aux Crirninels d'Etat que la Baftille eft réfervée: la léqèreté avec laquelle on 1'ouvre, s'eft redoublée dans la même proportion que 1'inhumanité avec laquelle on la régit. Depuis un petit nombre d'années e!le fembie être le préliminaire des affaires civiles les plus communes, les moins fufceptibles par leur objet & leur iffue , de cet éirange & terrible début. Elle eft devenue, en quelque forte, 1'Anti-chambre de la Conckrgerie. Üne femme de qualité eft foupconnée d'avoir fabriqué ou commercé de faux billets: on la met a la Baftille. Un fou revêtu d'une robe de Magittrat a Paris, sccufe une marchande de fayence de Lyon, d'avoir été la confidente pecuniaire d'une fociété difparue depuis long tems: on ia met a la  lof Mémoires Ja Baftille. Relachée après 1'évanouiffement de cette ombre abfurde, elle fe brouille, pour des discuffions domeftiques, avec un premier commis,qui a intérêt perfonnellement de la perdre: on la remet a la Baftille. Un fubalterne eft accufé d'avoir commis des faux dans le maniement des affaires d'une grande maifon; mais des faux d'une efpèce qui affurément n'intéreffoient pas la monarchie: on le met a hBaftille. Voila le fort qu'ont eu Mde. de St. Vincent, D". Roger, le Sr. Le Bel. Etoient-ce-la des Prifonniers d'Etat ? Quel étoit donc 1'objet du régime funéraire auquel on les foumettoit ? Tous ont été renvoyés devant les Juges ordinaires: mais a 1'inftant du renvoi on n'avoit pas la preuve de leur innocence: bien loin dela, on doit croire qu'elle paroiffoit plus problématique, puifqu'on Jes livroit aux Jenteurs difpendieufes de la juftice regulière, & k une accufation réfléchie, intentée, approfondie dans les formes. 11 falloit donc que les éclairciffemens antérieurs a leur renvoi leur fuffent plus contraires que favorables : ils étoient donc, en fortant de ce gouffre funefte, plus fu'pecls qu'en y entrant: & cependant c'eir. a Jeur entrée qu'on les accable du régime de la maifon! ce n'eft que quand on a plus de droit de les préfumer coupables , qu on les en affranchit! On leur rend une demi-liberté, quand on les abandonne a une initruction qui femble former un indice contr'eux; on la leur avoit ö'-ée en- tière •  SUR LA BasTILLE. I09 tière , en joignant a cette perte tous les acceffoires de la Baftille, avant que de procéder même aux préliminaires de l'inftruciïon. II y a plus: les vrais Prifonniers d'Etat, ceui qui arrïvent a la Baftille chargés de fers que le pretexte du bien public peut juftifier, & pourfuivis par urie clameur que des fautes précédentes peuvent excufer, y trouvent des douceurs inconnues, des égards refufés a tous les autres. 1'ignorè, par exemple , quel étoit le grief qui y a conduit quelque tems avant moi un homme aflbcié clandeftinemerit aux expéditions de la marine Franfoife. Je fuis fort éloigné d'affirmer qu'il méritit ce fort: mais il n'eft pas polfible que le titre d'accufation au moins, fur lequel laLettre-de-cachet a été expédié contre lui, ne fut grave. II avoit.eu part a des opérations délicates, & dont le fuccès n'avoit pas répondu aux efpérances, péut-être k fes promeffes. Le Miniftre qui 1'employoit, accoutumé par fon ancien métier a regarder I'efpionage comme le plus beau champ du génie miniftériel, & 1'arme la plus füre d'un gouvernement; croyant mener la Marine comme la Police, & fe ilattant de maitrifer les flottes Angloifes comme les jeux de Paris, 1'avoit ■ il créé fon iubftitut dans ces fiétriflantes fonctions? Avoit-il, comme on la cru, commis pour doubler fes profits une doublé trahifon, toujours a craindre de la part de ces fortes d'agens? Chargé de commiffion par la trance pour acheter les fece s de ï'Angleterre, avoit-il vendu a 1''Angleterre ceux d^ la France ? Ou bien' fon protefteur ayant mal-eutendu fes  Ho Mémoires avis; ou, cornme on 1'a dit auffi, ayant eu des motifs perfonnels pour les negliger, avoic-il cru a la vue des fuites de fon ineptie, ou de fa prévarication, devoir en rejetter Ja caufe fur le febalterne, & feindre de foupconner 1'intégrité de celui-ci, pour couvrir fa propre incapacité, ou pis encore? Je n'en fais rien. Ce qui eft fur, c'eft que fon ancien protégé n'a connu des fupplices de la Baftille , que la perte de la liberté: c'eft que des le premiemoment il y a eu des livres, des correfpondances: c'eft que tous les jours, dans le tems oü un filence importeur, autant qu'elFrayant, donnoit a mes amis de trop juftes alarmes, il y recevoit des vifites; c'eft qu'en ayant eu le foupgon, & m'étantpermis, pour m'en affurer, d'en hazarder le reproche dans une des rares & cöurtes entrevues que m a accordées le I.ieutenam de Police, ami, comme ön fait, & créature de M. de Sartines ; il m'a répondu, en conve. riant du fait, & rejettant les ménagemens dont; ou ufoit envers le prifonnier que je lui riommois, fur ce que le Miniftre auteur de fa détention étoit bon; & fur mon obfervation toute naturelle que la différence des traitemens auroit du dépendre de la gravité des accufations, & non de la bonté perfonnelle de chaque Miniftre, il m'a aiouté ces mots remarquables: Qu' il ne pouvoit qu'y faire > paree que per fonnent s'i?Uéreffbit h moi. c.ji 'l£*ï flüffi'ii'GÏO'J 9tl ffla O ?s'l4rK.'ö I De forte -que les horreurs de ma captivité, la redondance avec laquelle on m'a noyé de toutes ies horreurs de la Baftille, ne font venues que de rfavoir pas eu le bonheur d'être mêlé dans  SUR LA BASTILLE. III dans quelque intrigue obfcure & honteufe, vraiment relative aux intéréts de YEtat; de n'avoir pas été facrifié a un manége adroit, qui cach&t 1'indulgence fous les fymptomes apparens de la févérité; de n'avoir eu parmï les Miniftres que des ennemis directs, perfonnels, & implacables, au lieu d'y avoir des complices; elles font venues du malheur de n'avoir eu pour protecteurs que des hommes honnêtes; pour foiliciteurs que des amis délicats; enfin, d'avoir eu affaire a une Lettre-decachet fignée Amelot, & non pas Sartines. Qui auroit jamais cru que de ces deux Miniftres M. de Sartines fut le Bon-hommel Le régime de la Baftille n'eft donc ni infiexible, ni uniforme: même avec cette rigidité commune il n'en feroit guère moins horrible, puifqu il exerceroit une rigueur égale fur des délits différens; &, ce qui eft encore plus affreux, fur 1'innocence & fur le crime. Mais il n'a pas même cette abominable ftabilité: & il n'y déroge que dans Ie fens contraire a celui qu'indiqueroit la juftice. JrOfö! iobl ïiafttfi f19 -ij» :'• dliüV, Hüijrr' :l^«'f y\ L'exemple feul que je viens de citer, & le mien, prouvent qu'il eft fufceptible de modification; qu'il eft fubordonné uniquement è la Vengeance, au defir qu'ont les cceurs infernaux qui le dirigent de fervir le refléntiment ou les néceffités de leurs patrons ; ils prouvent que de même que le Miniftère de France a des magafins de Lettres-de-cachet, fignéesd'avance, qu'il attend fans bruit le moment d'appliquer, il a auffi des réferves de douleurs qu'il ne déploie que quand 1'or-  ii ser Mémoires 1'ordre fatal a eu fon exécution; ils prouverrC qu'il y a a la Baftille un tarif de tortures pour chaque comrnenlal, comrne il y en a un pour leur penfion; & qu'en imnt au lacbe Cantinier qu'on charge de leur fubfiftance le prix des alimens deftmées a prolonger leur vie,on détermine auffi la mefure de fiel dont il doit 1'empoifonner. Le régime de la Baftille eft donc inftitué uniquement pour tourmenter? & qui? Des innocens reconnus, puifquedesfoupcons fondés motivent des égards, ou un renvoi. Au nom de qui? Au nom du Hoi, du magiftrat fuprême, du proteóteur néde 1'innocence, dugardien de la foibleffe: c'eft fon intervention plus dire&e qui produit des effers plus cruels: c'eft par fes ordres immédiats qu'on fe prétend autorifé a fóumettre un infortuné qui n'a offenfé, ni lui , ni les loix, nirien dece qu'ellesobligent de refpecïer, a des fupplices inconnus dans les prifons ordinaires, peuplées d'hommes coupables, ou du moins accufés de quelques-uns de ces attentats: c'eft de par le Roi qu'on lui prefle la gorge de manière k ne pas intercepter tout k fait fa refpiration, mais a ne lui en laiffer précifément que ce qu'il faut pour perpétuer fon angoifle; qu'on rit de fes convulfions; qu'on s'applaudi6 de fes gémiffemens; qu'on compte comme autant de viótoires les foupirs prolongés que la douleur lui arrache: c'eft le Roi qu'on ne frémic de donner pour auteur de cesprévarications barbares qu'il ignore, de ces vengeances miniftérielles que fon cosur défavoue. Oui, voui les ignorez, o vous que la Nature m'a-  SUR LA BaSTTLLÈ» 1 lage 7. Sur les avenues decesgouffres.~\ JT En général en France toutes les places fortes peuvent a volonté devenir autant de Baftilles: il n'y a pas un de ces ramparts, élevés en apparence contre les ennemis de 1'état, dont un caprice miniftériel ne puifle a chaque inftant faire le tombeau de fes enfans: mais il n'y a guère qu'une vingtaine de chateaux qui aient cette deftination fpéciale & conftante, tels que la Baftille & Vincennes, aux portes de Paris; Pier re en Cife, a Lyon; les Hes Ste. Marguerite, en Provence; le Mont St. Michel, en Normandie; le Chdteau du Tour eau, enBretagne; celui de Saumur, en Anjou; celui de Ham, en Picardie; &c. &c. &c. Et tout cela eft rempli de Prifonniers d'Etat! & dans tous on fuit le rédme de la Baftille l & dans tous il y a des Gouverneurs Cantiniers, des Etats majors Porteclef s, des Garnifonsy des Ingénieurs, &c. H 3 t-6  jiZ Mémoires La cónfidération de cette énorme dépenfe, a donné a quelques Miniitres, & entr'autres a M. Necker, dit-on, la velléité d'une réforme,fi elle s'opéroit jamais, il feroit bien honteux qu'elle tfeCit point d'autre motif. Suppritner la Baftille par economie! difoit, il y a quelques jours, avec indignacion, a ce fujet, un des plus jeünes, cc des plus éloquens orateurs de YAngleterre ! (2) Page 7. Un Condè."] A-propos de ce n^m je ne puis me refufer de placer ici une anecdot-e tirée des Mémoires de Sully, a laquelle peut être peu de lectcurs font attention. H.nri IV, malgré fa vieillefie & fes vertus, avoit dans fes derniers tems cédé a une paffion auffi fcandaleufe que ridicule: il aimoit la Princefle de Condè, femme de fon neveu; 11 la lui avoit fait époufer dans 1'efpérance qu'étant jeune, diffipé, &avare, on pourroit avec des plaifirs ou de 1'argent 1'aveugler fur la conduite de fa femme. II n'en fut rien: le jeune Prince rie vöulut ni fe diftraire, ni s'enrichir: il emmena fa femme a Bruxelles, fans en avertir perfonne. Cette évafion ne pouvoit être qu'approuvéc des honnêtes gens; elle fut traitée dans le Conieil du Roi, comme une Affaire d'Etat. Tous les Miniftres opinèrent gravement tour-a-tour fur les moyens de remettre au plus vite dans les bras du Roi une Maitreffe que 1'incom. mode époux avoit ofé lui enlever. II y avoit èles opinions Pfotr la guerre: quand le tour du Duc de Sully fut venu, il.commenca fon avi:; pat ces mots: Si vous niaviez laffe faire, il y  SUR LA BaSTILLE. _ a trois mois, faurois mis votre homme a la Baftille, ou je vous en aurois bien répondu. * • C'étoit en Plein confeil que fe tenoit ce langage! celui qui le tenoit étoit un des plus vertueux Miniftres que la Francer ait eu; celui contre qui il le tenoit, étoit un Prince au Sangi & le crime jugé dans ce Prince de Sang digne de la Baftille, étoit d'avoir une johe femme, & de ne pas vouloir qu'elle fut la maitreffe de fon oncle. Leéteurs, réfléchiffez. C 3 ) Page 8. Sa defcription avec la mienne.~\ Ie ne mets pas au rang des mémoires que 1'on Jeut confulter fur les détails de cet antre de Trophonius une hiftoire de Yhqmfition Franco ik, par Conftantin.de Rennevill». Ce nvre devenu rare, & cher paree qu'il eft rare, n a d'mtéreffant & même de vrai que le titre. C'eft un tiffu de groffièretés dégoutantes, & de fables abfurdes. , ., On y lit, par exemple, quun prifonnier ayant été renfermé dans les fouterrains d'une des tours, il arracha avec fes méns tant de pierres des fondemens qu'il les ébrsnla, & que le Gouverneur effravé fut forcé de loger ce nouveau Sa-.rfon dans le plus bel appartement du chateau, pour en prévenir la chüte. L'auteur de ce conté ne favoit donc pas que les murs de la Baftille ont, aux endroits oü ils font * le cite de rr.émoire: je puis me tromper fur' un ou deux mots; je fuis fttr de ne me irompei. mfur, ia chofe, ni même fur la phrafe. H 4  Ho Mémoires font le plus minces, au moins douze pieds d'épaiffeur, & trente, quarante, cinquante dans les autres, qu ils font de la plus fuperbe pierre de taille, & par conféquent auffi folides que les coeurs des gardiens font impitoyables. D'ailleurs Rermevüle ne parle que de mauvais traitemens pbyfiques: il eft vrai qu'on ne les épargne pas dans ce lieu oü toutes les manières de rendre 1'exiftence infupportable font employées; mais, comme on 1'a vu ci-devant, ce n eft pas fur cette reflburce que comptent le plus les queftionnaires a croix de tendre a voir deux ans de Baftille, remplacés par un exil fans terme, j'aurois été attendre patiemment h Bethel la fin de ce nouveau caf price? j'aurois travaillé de bonne foi a me tal re, ou du moins a me Laiffer publier ,fi cette indifférenee pour mon exiitence littéraire, öu. n'avoit pas préte^idu «fobiiger de la poules 1 % ' m  13» Mémoires jusqu'a mon exiftence civile. C'eft: b'ën a regret, mais atfurément bien fans remords, qu« je fuis rentré dans mon orageufe carrière. (15) Page 19. Chtin'en auront jamais peuttre, même a La Baftille'}. j'en ai fupprimé plufieurs dont ie récit ne feroit pas aujourd'hui auffi frappant qu'ils ont dü me paroitre douloureux dans le tems: les conjeétures font quelque chofe, même dans les fouffrances; un coup qui n'eft rien pour un -homme en fanté, devientinfupportable, ilpeut caufer la mort, s'il porte fur un membre déja calfé. Mais je ne puis m'empêcher d'infifter fur le refus lbutenu jusquau bout, de me permettre de faire un teftament, par le minijlere d'un officier public. S'il n'a pas eu pour motif le caprice Ie plus barbare dont jamais Miniftre ait pu fe donner la licence, il a donc eu pour objet une prévarication encore plus lache: on vouloit donc, en me mettant dans 1'impuiffance de difpofer du refte de mon bien, favorifer le Sr. Le (Juefne qui avoit tout en fa poiTeffion; on vouloit donc, fi j'étois mort, lui ménager le moyen de ne faire a ma familie que la part qu'il auroit Voulu, & payer ainfi fes trahifons non-feuleroent a mes dépens, mais a ceux de mes héritiers. Ne m'ayant rendu aucun compte; ayant en main tous mes titres, & tous mes elfets fans exception; étant affuré par fes relations avec Ia Police, &c. qu'un teftament Ülographe de moi ne fortiroit de mon tombeau que de fon avcu, il devoit s'oppofer a tout acte notarié, dont il auroit été plus difficile de maitrifer ies difpofitions, oude fupprimer ia tracé. La.  sur la Bas tule. I3S Laquelle de ces deux caufes a motivé Ie refus du teftament? Je 1'ignore: toutes deux peut être ont concouru: mais quand il n'y en auroit qu'une, n'ai-je pas eu raifon de^dire que ce refus feroit un exemple unique, même dans 1'hiftoire des crimes de la Baftük ? (16) Page 29. De me préparer une retraite]. 11 ne falloit peut-être pas moins que cette dernière infortuné, pour me guérir de ce patriotisme extravagant: le topique a été cuifant: mais auffi la cure eft radicale. A préfent que je ris, j'ai trouvé affez plaifante une naïveté échappée a ce fujet, a un homme qui joue aujourd'hui un róle important dans le Miniftère. On lui parloit de ma retraite a Londres, & de mon intention de publier ces Mémoires-ci. Mais il veut donc, ditü Je fermer pour toujours les portes de la France! Mais ces Meffieurs auroient-ils donc encore quelques Lettres-de cachet a placer , & fongeroient-ils a m'honorer de la préférence? (17) Page 31. Et défarmer la vengeance]. Le hazard m'a fait conferver une copie de certe réponfe ; je ne puis me défendre d'en configner ici au moins la fin. Après avoir détaillé d'une manière attendriffante les raifons qui m'avoient arraché cette lettre, j'ajoutois: „ II efpère que le Roi voudra bien confidérer „ que s'eft une affaire particulière, une affaire „ fecrette, ignorée, que cette lettre ne „ doit être réputée que la fuite d'un premier „ mouvement que les loix ne pumffent nulle „ part, & que la fimple humanité^ excufe; „ qu'cnfin de quelque manière qu'on 1 en- I 3 u vi-  134 M Ê 'é Ö I R E | „Yvifage", elle ne doic pas effacer le fbuvenir „ des fervices que le répondant s'eft efforcé de ti rendre toute fa vieauxparticuliers no;iibreux ,i qu'il a défendus, &fauvésd'ans les tribunaux; „ au public qu'il s'eft efforcé d'éclairer par fes „ écrits; a la religion, aux loix, aux mosurs 3, qu'il a toujours fcrupuleufernent refpectées; „ ni de la délicateffe qui lui a fait facnfie. k la „ feule apparence de la rupture, un étabhffe„ ment tout forrhé en Angleterre, pour fe rap- procher de la France; ni de la fermeté avec „ laquelle il a publié par-tout les louangesj & foutenu les intéréts de fon Prince & de fa }, Patrie, même au milieu de leurs ennemis „ comme le prouvent fur-tout fes Annales; ni „ du deffein qu'il a toujours eu, & annoncé de 3, rentrer en France, de s'y fixer,d'y rapporter „ fa fortune , & d'y vivre fous les loix du j, Souverain a qui la Providence 1'a foumis; „ deffein qui étoit un des priricipaux ob„ jets du préfent voyage, & fans lequel il ne feroit pas tombé dans 1'infortune oü il fe „ trouve. „ II n'ajoutera plus qu'un mot; c'eft qu'en 3> développant ainfi les confidérations qui peu- vent rendre fa faute plus légère, il ne penfe „ pas néanmoins a 1'excufer entièrement: il „ ne fe propofe que de fournir des motifs k la „ clémence du Roi pour en abréger la peine, „ & k la générofité de M. le Mai« de Duras pour en folliciter le pardon". Depuis cette réponfe je n'ai plus entendü parler de rien: j'ai feulement appris depuis ma fortie, qu'elle avoit été un fujet de plaifanterie pour les bureaux de M. le C. de Vergennes. Le S. Moreau, entr'autres, un de fes Secrétaires  SUR LA BASTXLLE. 13» taires favoris, s'eft permis, en la lifant a fes amis, de dire a cette fin, Ah, ah, a prefent ilfait le capon. „';. O Louis XVI, ö Roi jufte & bienfefant, eft-ce donc ainfi que les agens mercenaires des Miniftres qui vous trompent, mfultent aux douleurs de vos fujets qu'ils oppriment! Eftce ainfi qu'ils ofent traveftir des retours refpeftueux de confiance & de foumiffion envers voüs 1 Eft-ce d'une inculpation ainfi reconnue, & difcutée, que vingt mois de barbaries ont été le fruit? (18) Page 32. Oue la fatisfattion de Vavoir rendu~\. On m'a aiïïiré depuis ma fortie qu'on avoit fait courir de prétendues copies de cette lettre. Je déclare ici, qu'il n'eft pas poffible qu'il en exiftè: on ne peut pas fuppofer que le L "f tl • H de Police 1'ait livrée k la curiofité publique. Allürément M. le M1'- de Duras n& les montrerapasp'us k 1'avenirque par le palTé: la mains qui or,t fouftrait mes papiers aux recherches ardentes de fes vengeurs ont eu Ia même difcrétion: ainfi ce petit fecret eft un de ceux fur lesquels la malignité publique ne fera jamais fatisfaite. (19) Page 34. Du très-ridicule neveu de M. de Leyritl. Pour apprendre quel eft ce perfonnage, voyez les Tomes VIII & IX des Annales, mais fur tout le IX, page 217 & fuivantes. Peu d'affaires ont été plus atroces, & aucune, même en France,n'a jamais eu des détails*des fuites plus inconcevables que tout ce procés de M. de Lally.Le Parlement de Paris après avoir eu la bafleffe inconféquente d'accepter une commnI 4 >»  I3Ö Mé moirés firn pour le juger; & la cruauté horrible de puv.ir par un arrêc de mort, des fougues excufej bles peut-être en tout fens, des écartsauxque lles larrêt même n'a pas ofé adapter le nom de crime» a eu la baffeffe & la cruauté tout a la fois, de traverfer fourdement un fils qui demandoit la réhabilitation de la mémoire de fon père. Le Parlement de Rouen, conftitué revifeur d'un jugement déja reconnu irrégulier dans Ja forme , déja anéanti en conféquence , & demontré au moins auffi inique dans la forme, n'a pas,a ia vérité,prévariqué au point d'ofer le confacrer de nouveau, mais pour éluder la néceffité de fe décider entre la juftice, & un corps de fon ordre, il a mieux airaé violer une des régies les plus folemnelles de la procédure Francoife, &admettté une intervention auffi folie par fes acceffoires, auffi abfurde en elle-mêrae, qu'infoutenable en jurisprudence. D'oü réfultent de nouveaux combats, de nouvelles questions,un nouveau renvoi a un autre Parlement celui de Dijon, oü M. de Lally aura a effuyer les mêmes préjugés , les mêmes déférences pour 1'efprit de Corps, les mêmes fureurs. II ne faut point fe laffer de le redire • Ie refte de 1'univers n'offre point de pareils exemples: ils n'ont lieu; ils ne peuvent avoir lieu qu en Prance. Sie vivitur illtc. Mais auffi on y a YOpera Comique, ]e Grand Opera, ^ Boulevards, les Champs Elifées, Je Merture, &c. &c. &c. (20>  SUR LA BASTILLE 137 (20) Page 36. Tant que j'ai ècrit d''Angleterre ,je n'ai ejfuyé aucune traca£erie~]. Cette remarque eft auffi vraie que iingulière; & elle tient a une anecdote plus Iingulière encore s'il eft poffible , que tout ce qui a précédé: mais que je lupprime par deux raifons: 1ü, par refpeél: pour un nom augufte, qui s'y trouve mêié; 2°. paree qu'elle eft plus curieufe, plus piquante qu'utile. lout ce qu'elle prouveroit, c'eft la fupériorité que donne même aux fimples particuliers i'infiuence d'un atmofphère épuré par la Liberté, tel que ceiui de la Grande Bretagne, fur la fange du defpotisme, qui fouille, énerve presque également, & fes agens, & fes viótimes: or cela a-t-il befoin de preuves? C21) Page 42. Un fi long facrifice~]. Je fuis bien fiché pour M. le Mal. de Duras, de le tenir fi long-tems fur une fcène oü il ne fait pas une bien honorable figure: mais encore une fois ce n'eft pas ma faute. Pour me rèduire a un filence éternel, il n'auroit eu befoin d'être généreux qu'un moment. (22) Page 53. Les privileges du peuple~]. En citant la Tour de Londres a 1'occafion de la Baflille, je commettrois une réticence injufte, & même criminelle, fi je n'obfervois que ces deux féjours ont entr'eux bien plus de différences réelles que de reffemblances apparentes. Les Commandans de la Tour, la garnifon qui exécute leurs ordres, font foumis a l'infpeclion du Parlement, comme les autres fujets de 1'Etat. Un prifonnier maltraité par eux a mille moyens de faire parvenir fes plaintes aux fupérieurs qui peuvent y faire droit, & aux amis, aux parens 1 5 in-  133 M É M O I R E s intéreffés a les faire valoir. Ce prifonnier eft für qu'on lui fera fo-i proces, & pubbquement. II a des confeils, des Avocars; tour, ce qu'il doit éclaircir, ou détruire, lui eft communiqué dans le plus grand détail. L'acculation de Crime d'Etat n'influe que fur Ie depö- auquel eft confié 1'accufé ; elle ne change abfoiument rien a la forme de la procédure qui doit décider de fon fort. Enfin, dans les délais même, & ]a lévérité qu'elle comporte, il n'y a jamais 1'ombre d'incertitude, non-feulement fur fon exiftence ,• mais même fur 1'état de fa fanté, ni fur le lieu oü il eft détenu: eft-ce-la la Bas* tittel (23) Page 53. Ou fe pratique aujourdlmi dans le monde]. Peut- être quelques cenfeurs pointilleux, ou quelques membres de 1'administration m'accuferoient ils ici d'ufer d'hyperbole ; peut-être prétendroient-ils qu'il y a peu de pays oü 1'on ne trouvat,quant au fonds, 1'équivalent de la Baftille, &, quant a la forme,des ufages, ou des abus encore plus borribles: ils effayeroient par ce parallelle de juftifier au moins indireclement fabominable régime que je dénonce ici a toutes les ames honnêtes, & que les plus déterminés partifans du defpotisme n'oferoient fonger a excuftr que par de femblables fubterfuges. Otons • leur encore cette reffource. Je fuis convenu que dans presque tous les pays, le Bien Public paroifibit quelquefois un motif capable de légitimer des rigueurs extraordinaires; mais il n'eft pas vrai que nulle part les lo:'x, ou même un ufage conftant aient rien confacré d'approchan: du régime de la Baftille. Que'., que  sur LA BaSTILLE» 139 que répugnance que m'infpire ce trifte & honteux fujet, quelque dégout que j'éprouve a la feule idéé de prolonger la néceffité de m'en occuper^dépouillons les annales de la tyrannie: parcourons le globe . & cherchons dans 1'hiftoire des crimes du pouvoir arbitraire, s'il y en a aucun que 1'on puiffe comparer a 1'inftitution du Chateau qui écrafe la Rue Sr. Antoïne k Paris. Ce court réfumé des mifères paffées, oü, étrangères, fera peut-être plus d'impreilion que la peinture la.plus énergique des nötres. En voyant quels ont été dans tous les tems les fruits des Lettres-de cachet; en les comparant k ceux qu'elles produifent encore de nos jours, les Titus modernes décideront plus aifément fi c'eft a eux qu'il convient de continuer de fe fervir d'une fercblable reffource, & de fe piquer d'une femblable rivalité avec les Phalaris, & les Nérons. Je le répète donc, & je vais le prouver par les faits: dans 1'univers entier il n'y a jamais eu, il n'y a rien qui reffemble au Régime de la Baftille. On ne connoït point de nation flétrie par 1'opprobre & 1'atrocité d'une Baftille toujours exiftante,' d'ungouffre fans ceffe ouvert, pour recevoir des hommes, non pas k punir , qu'on y prenne bien garde, mais a toukmenter; d'un Purgatoire politique, oü les fautes les plus légères, fouvent 1'innocence, foient arbitrairement foumifes aux fupplices de 1'Enfer. Dans toute 1'antiquité vous ne trouvez de prifon iïétat que chez les plus abominables ty rans, & même pendant leur règne. C'étoient, comme le fer & le poifon, des fléaux paffagers dont  140 Mémoires dont ces opprefleurs exécrés fefoient ufage tant que duroic Jeur ufurpation, &qui difparo Übient avec eux: elles n étoient pas Jiées a la conftitution du pays: ce n'étoit pas un des reflor'ts favoris du gouvernement, ni la rêfïburce hubituelle de 1'autorité. Ce qu'on connoit de leur , 0Ijce ne permet, en aucun fens, de les comparer a la Baftille, On lit, par exemple, que le premier Denys en avoit une dans fon palais a Syracufe : il y avoit même, die 1'hiftoire, pratiqué un raffinement dont il eft peut-être étonnahtqu'aucundes Denys fubalternes qui ont marché fur ces c:&ces avec tant de fuccès pour la perfection du régime de la Baftille ne fe foit avifé. Les voütes des cachots y étoient ondulées avec un tel art que tout ce qui s'y difoit,retentiffoit, & s'entendoit diftinclement dans un cabinet qui fervoit de réceptacle aces fonsramafies. C'étoit-lk 1'obfervatoire ;oufi 1'on veut le confeffionaloü le tyran fe placoit pour intercepter les converfations & les fecrets des prifonniers: on appelloit ce cabinet ingénieux VOreille. Cependant il falloit que YOreüle ne rendit pas tout: car on ajoute qu'un philofophe y ayant été enfermé par Lettre de-cachet, & en étant forti, Ie tyran fut curieux de favoir de lui a quoi 011 s'y occupoit: A fouhaitcr ta mort, répondit le captif fincère. VOreille n'avoit donc pas réyële cefecretla, dont le fruit fut, s'il faut toujours en croire 1'hiftoire, une autre Lettr e-de-cachet t portant ordre d'égorger tous les prifonniers. Quoi qu'il en foit de ce dernier trait, puisque VOreille avoit été conftruite pour épier les converfations de* prifonniers,ilscjiiverfoientdonc cn-  SUR LA BASTILLE. I4I entr'eux : ils fe voyoient donc: ils n'étoient donc pas abandonnés a une folitude abfolue: ce n'éioit donc pas la Baftille. Chf7. les Romains il n'y avoit ni Oreille ni Baftille. Du tems de la république les citoyens, même couoables.ne pouvant être arrê;és qu'après la condamnatron, la prévenoient ordinairement par'un exil volontaire: a plus fortë raifon 1'innocence n'avoit-elJe pas a redouter des cachots arbit-aires. Sous les Empereurs elle ne fut pas a 1'abri des afftffinats ordónnés au nom du Prince: mais alors ■c'étoit dans ia mailon même des viétlmes que fe confomraoient les facnfices. La Lettre-de-cachet contre-fignée Sejan,NardJfe, Tigellinus, &c qui ordonnoit de möurir, étoit notifiée par un Tribun, un Centurïon,k la têted'une efcouade de foldats : car par-tout ce font lermiiitaires qui fe chargent de ce.: foncbons - comme ce font ies chiens qui lancent & déchirent le gibier. A la vue de Tordre mimitériel les uns prenoient du poifon; les autres fe per^oient d'un poignard: d'autresfe fefoient ouvrir les veines: la rroupe environnoit la maifon jusqu'a ce que 1'affaire fut faite, & puis elle s'en retournoit froidement aux cafernes, comme fi elle venoit de monter la garde. Ön ne manquera pas de fe récrier que celaeft encore plus dur que la Baftille: je n'en fais rien : il n'y a guère que ceux qui y font qui pourroient'décider cét étrange probiême. Si je m'en rapportois a moi-même, a ce que j'ai éprouvé dans le tems, la méthode expéditive du defpotisme Romain me paroïtroit infiniment préférable. J'ai demandé mille fois verbalemenc, & par écrit, une Procédure, ou la Mort: & alors le  14-2 M ÉMO'IHES Ié bain de Seneque, ou le poignard de Trafea, m'auroit paru une faveur» Mais fins prononcer fur cette queftion, au moins eft-il fur que les Narciffes n'envioient pas a ceux dont lavielesimportunoit,la confolation de faire leur teftament avant de la quitter. Au contraire ils récompenfoient par cette tolérance leur promptitude a obéirla faculté de rédiger fes dernières difpofitions & la certitude qu'elles feroient exécutées, étoient, fuivanc Tacite,pretium feftinandi. Or on a vu qu'a la Baftille, la même réfignation , la proximité d'une mort que je hitois par mes vceux, nem'a pas valu lamême indemnité. 11 y a donc quelque chofe de plus d'un cóté que de 1'autre: k Rome, dans ces fortes de cas, la mort étoit plus infaillible; en France on fait en rendre les approches plus douloureufes. Ce n'eft pas tout: cette précipitation meurtrièrc n'étoit a craindre que pour les grans. Les monftres qui 1'avoient exigée échappoient rarementa la vengeance publ/que. 6cjan fut déchjré par le peuple: Neron profent par des arrêts^'au* roit péri d'un fupplice ignotninienx s'il ne fe fut lui-même arraché la vie : d'ailleurs les Trajans, les Antonins venoient de tems en tems dé'ivrer Rome de cet opproH e ,& empêcher la perfibrip. don qui en auroit fait avec le tems une des prérogatives de la courónne. Sous les plus mauvais Princes même on voie que les Crirninels d'Etat, ou plutót les Accufet. d'Etat ordinaires, n'étoient aftujettis qu'a une gêne incommode, & non a une eapti vité horrible, On leur attachoit une main a-cel'e d'un foldat qui ne pouvoit ainfi les quitter. C'étoic un défagrément fans doute que cette fociété; mais elle o'empêchoit ni Agrippa de dormir paifible- ment  SUR LA BaSTILLE. I45 ment chez lui fous Tibère, ni St. Paul de prêchor publiquement fous Neron. Etoit-ce-la la Baftille? La feule efpèce de Prifon aVEtat .rigoureufe que Ton trouve conftamment maintenue dans 1'ancienne Rome, c'étoit ce que 1'on appëlloit la Tranjportation. On avoit de petites üesinhabitées, oü 1'on dépofoitles perfonnages devenus fufpe&s k la cour. On les y abandonnoic avec de^enfe de défemparer, fous peine de mort. J'avoue qu'on ne voit pas qu'aucune procédure juftifiat ordinairement ces Lettres-de-cachet: mais les infortunés air.fi dégradés cpnfervoient cepeada.it la vue du jour, & la faculté de refpirer l'air: ils jouiüoient d'une parrie de leurs revenus: ils pouvoient fe faire accompagner de quelques-uns de leu.s domefüques; il rccevoient, écrivoient des lettres: enfin, fi l'ennui devenoit trop fort, -s'i's préféroient 1'expatriation a cette honteufe .efignanon, ils pouvoient s'échapper, & ils. s'éciiappoient. On voit bien que ce n'étoit pas ei.core-lk la Badille. L'hiftoire du Bas i mtire n'étant rien moins qu'exa&e , il eft impoffiole d'j fuivre bien en détail la jurifprudence des Lcttres-de-cachet: les prétendus Kmpereurs étant fouvent faits & défaits avec auffi peu de,cérémonie que les deys éCJlger, leurs Miniftres n'auroient guère eu le tems de faire fervir les Prifonsd,Etat k leurs vengeances: au lieu de mettrc les fujets en mue, ils leur coupoient la gorge fur-Ie-champ, & cette politique fut fouvent adoptée par ceux mêmes qui jouiffoient quelquefois d'un règne brillant & heureux. Conftantin avoit une méthode k lui: il fefoit étourfer dans des bains chauds les perfonnes dont 'il  f44 MÉMOIRES il vouloit fe défaire fans bruit j & fans fcanddey telles que fa Femme, fon Fils, &c. Ppüi fon Beau-père il Ie fefoit étrangler, & écapiter fort Beau-frère: il ne ménageoit guère que les Evêquesi il fe contentoit de les exiler: maisilparojt qu'il n'enfermoit perfonne. On pourroit foupconner que fous fon fils Conjlanthts oncommencoita,jetter lesfondemens d'une Baftille: car V ayant eu quelques troubles dans un concile tenu par fes ordres; les Pères s'y étant divifés, & les chofes ayant été jufqu'a la violence, des Commandans de Province, porteurs de Lettres de-cachet, en firent enfermer quelques-uns: un d'entr'eux, nommé Lucifer, écrivit a 1'Êmpereur lui-même en ces 'termes: „ Paree que nous nous fommes fé- „ parés de votre concile d'iniquité, nous lan- guiffons en prifon, privés de la vue du fo5, leil; gardés avec foin dans les ténèbres; &on ne laiffe entrer perfonne pour nous voir. . ." Voila bien la peinture d'une Baftille. Cependant d'un cóté on voit que le Prélat avoit la permiffion de s'adreffer direclement au Prince,& de fe plaindre a lui des rigueurs de fa détention, ce qui eft précifémentun des points le plus formellement interdits par le Code des Bafiillesi del'autre, il eft probable que fi une invention auffi admirable s'étoit une fois introduite dans 1'Empire, elle s'y feroit perpétuée; il n'auroit pas fallu attendre jufqu'a Louis XL pour la reffufciter: or on n'en revoit plus de traces a Conftantinople. Quand on voulut fe défaire de St Jean Chryfoftme on 1'envoya a Cucufe; au lieu de le tuer par 1'immobilité d'un cachot on le fit périr par des courfes violentcs: mais on n'eut pas même 1'idée de 1'enfe- velir  SÜR LA B AST TLLE. tfó veiir dans une citadelle, oü il fut cenfé more de fon vivant. Dans 1'empire Grec les Secrétaires d'Etat & leurs cornmis fentirent de bonne heure combien il leur étoit important de priver de la lumière les hommes qu'ils jugeoient dignes de leur altention & de leur relfentiment: mais ils n'imaginèrent pas des caveaux pratiqués dans des rauraïlles de vingt, de trente pieds d'épaiifeur: ils attaquèrent les yeux même, au lieu d'en enlever 1'ufage: on les arrachoit, on les rötilfoit avec des lames d'argent ou de cuivre ardentes J on les étuvoit quelquefois avec du vinaigre bouillant, le tout en vertu d'une Lettre-decachet. Ces Crirninels d'Etat devenoient aveugles, jé 1'avoue: mais enfin le defpotifme qui les martyrifoit ainfi n'étoit pas une Loi de l'Etat: il n'y avoit pas a la cour de Miniftre qui eut la diftriót particulier des aveuglemens. Le Lieutenant de Police de Conftantinople n'étoit pas créé" par un brevet exprès Commiffaire Impérial k 1'appücation du vinaigre enflammé, ou des éftampilles brülantes. Dans la Conjlantinoplè moderne, ce fcandalè de notre prétendue philoföphie , & en apparence de 1'humanité; il y a une fortereffe qui femble avoir quelque affinité avec la Baftille: ce font les" Sept Tours: nos voyageurs 1'appellent une prifon d'Etat; mais d'après leurs relations même ont voit que c'eft un depot plutöt qu'une prifon. On n'y configne guère que les Ambafladeurs Chrétiens des Puiffances qui römpent avec la Porte; & ils continuent non-feulement d'y voir qu'ils veulent, mais d'être fervis par leürs propres domeftiques, k ki  146 Memoires Les efclaves donc la rancon eft ftipulée, maïs non payée, font quelquefois obligés d'aller y attendre 1'exécution de ce marehé: alors c'eft un afyle pour eux, autant qu'une füreté pour leurs maïtres. Oififs, bien nourris, fouvent vifités, c'eft une antieipation de la liberté qu'ils goütent, & non pas des fers qu'ils fupportent. Mais jamais on ne s'eft avifé d'enfermer aux Sept Tours uniquement pour y languir, pour y être féqueftrés plus rigoureufement que les plus abominables fcélérats, des hommes a qui 1'on n'impute point de crimes. Jamais ni Sultan, ni Vifir, ni Cadi, ni Janiffaire n'a penfé a donner, ou a folliciter, ou kexécuter une Lettre. de-cachet contre un Bourgeois de Confiantinople, d'Erzerum, ou de Salonique, p ur avoir trouvé 1'aigrette du Grand Vifir moins brillante qu'a 1'ordinaire, ou la pabouche du Seliclar mal-brodée. Si un blafphémateur a outragé le Prophete, on le circoncir, ouon 1'empale: la loi étoit précife , & au moins il a le choix. Si un Vifir aabufé de fon pouvoir, on 1'exile , on le dépoui'le; quelquefois on 1'étrangle: pourquoi fe feroit-il VifiV ? pourquoi étoit - il avide ? Si un boulanger vend a faux poids, & vole ainfi le public,il eft puni comme un voleur: lapunitioneft prompte, ^ quelquefois terrible: mais le délit & !a conviction l'ont toujours précédée. Tcus leshabitans de ce vafte empire, Grecs, Arméniens, Francs, Anatiques, Européens, Tartans, Catholiques, Schifmitiques, Cophtes, Juifs, Mufulmans, &c. paffent ijeurs jours dans ja plus paifible, laplus heureufe fécurité. s'ils oSfcrvent les loix, s'üs ont furtout 1 bonheur d'être incormus au Serraik i's n'ont pas même d'idée d'une Bajllle, èk d'une Lrdtre d:- ca:htt. Ërï  SUR LA BASTILLE*, 14? Én Perfe, dans fes tems de gloire & decalme, e'eft-a-dire jufqu'aux guerres civilesqui ladévaftent depuis un demi-fiècle, non feulement ces reifources de la vengeance miniftérieile étoient également iiconnues; mais la juftice ordinaire même, avoit troui/é moyen d'épargner aux accufés vraiment fufpeéts 1'humiliation & 1'horreur de? cachots. Les prifons y étoient mobiles. L'homme dont 1'ordre public exigeoit que 1'on s'affurat ne perdoit de fa liberté que ce qu'il falloit lui en óter pour qu'il ne pilt ni fe foufbviireau ciadment, ni fe rendre plus criminel Une induftrie plus compatiffaote que févère y avoit imaginé la Cangm, efpèce de triangle de bois poï'tatif, qui étant fixé aucöl, & prenant une des mains de 1'accufé , ne pouvoit ni fe cacher," ni fe détacher, fans cependant lui óter aucune de fes facultés. Portant ainfi avec lui une garde peu difpendieufe, il confervoit la jouiffance du jour , celle de la vie, 1'adminiftration de fes affaires , toutes les facilité? néceffaires pouréclaircir fon innocence, fans celfer d'êt/e foumis a la puiffance civile char^ée de la v/érifier. On nous oarle des exécutions fanglantes ordonnées par des monarques yvres: mais ces horreurs étoient renfermées dans les harems; & finftitutjon feule de la Cangue prouve que fefprit général de la nation, fans excepter le gouvernement, avoic autant de douceur que d'équité. C'eft la même chofe au Mogol, dans toutes les Indes, a la Chine, au Ja^on. Dans ce dernier pays, d'oü notre inquiétude nous a juftement fait bannir, les relations qui nous en viennent alfurent qu'ï les raoeurs font cruelles, & les fuppüees aulii p«>mpts qu'affreux. Cela fe K % peur?  34^ " Mémoires peut; nas au moins d'un cöté Ia rapidité compenfe labarbarie: on ne connoit point ces longues détentions qui éternifent le plus horrible des fupplices, le défefpoir produit par 1'incertitude de la fin des maux. L'homme que 1'on éventre, qu'on précipite fur des crocs ,• qu'on hache en dix mille morceaux, qu'on pile vivant dans un mortier, s'il eft vrai que ces peines raffinées foient communes , cet homme a été jugé; il a pu fe défendre, fe juftifier: c'eft le magiftrat; c'eft la loi, & non pas le caprice qui l'ont condamné. Nos mifiionaires ont quelquefois habité des prifons dans YInde. Etrangers, inconnus,prêchant des nouveautés qui devoient paroïtre bifarres, même aux appréciateurs les plus indifférens, & dangereufes, criminelles aux magiftrats, & fur-tout aux prêtres dont ils fe déclaroient les ennemis, il n'y avoit point d'hommes contre qui la févérité fót plus légitime, & les Lettres-de.cachet plus excufables: cependant fis font obligés de rendre juftice a 1'humanité des juges qui les détenoient, des geoliers qui les gardoient, des naturels du pays qui les vifitoient, les confoloient, les nourriffoient. Nous ne voyons d'exemple approchant de nos chateaux royaux & des ordres qui les peuplent, que dans 1'aventure des princes du fang baptifés par {Qsjéfuites, exilés d'abord, & enfuite renfermés fous 1'Empereur Jontching. Les mifiionaires qui nous ont inftruits de cette cataftrophe ne nous en ont point révélé la caufe: mais quelle qu'elle foit, leur récit con* ftate bien qu'il n'y a point de Baftille a la CMne, puifqu'on fut obligé d'en. ctfnftruirc une exprèa pour  SUR LA BaSTILLÊ.' I49 pour chacun des princes deftinés a en fubir le féjour. Et alors même ce ne fut pas une fouftra&ion clandeftine, opérée fourdement par des Exempts de Police, qui laiflat une égale incertitude fur la vie des prifonniers, & leur crime , ou leur innocence. Ces prifons momentanées furent conftruites avec appareil; on eut foin de les rendre vifibles, comme 1'exemple d'un g»and chatiment, & fans doute dans le pays perfonne n'en ignoroit le fujet. Mais au milieu de cette rigueur effrayante , les patiens recevoient encore desadouciffemens: ils voyoient quelquefois leurs domeftiques: ils fefoient demander les fecours fpirituels des guides auteurs de leur infortuné: on leur portoit de chez eux des babillemens, de la hourriture , des nouvelles, enfin tout ce qui eft fcrupuleufement exclus de la Baftille. Dans YAfie entière il eft impofllble de dccouvrir une Prifon d'Etat conftant, admife au nombre des principes du gouvernement, ailleurs qu'a Ceylan. „ Le Roi y a, dit un voyageur, „ quantité de prifonniers, qui font enchainés, „ les uns dans les prifons ordinaires, les autres „ fous la garde des grans. On n'oferoit s'in„ former pourquoi, ni depuis quel tems ils y „ font; on les tient ainfi dürant cinq ou fix ,, années: quand on les emprifonne, c'eft par „ 1'ordre du Roi. " Voila bien quelque chofe de Ia Baflïlle: les Mifteres d'Etat de Ceylan fe rapprochent un peu de ceux de la Rue St. Antoine: mais obfervez cependant qu'il n'y eft pas queftion de ces cachots fpécialement deftinés a enfeveür les infoxtunés fur le crime, ou la cataftrophe dasK 3 queis  15® Mémoires quels le filence eft fi jmprVieufement prefcrlt. IL font déoofés dans le.1- Prifons ordinaires, ou coi Ij és a la Garde dts Gratis. 1 ans le premier cas ils n'efiuient donc qu'un pjajbein commun k tous les aecu^és: dan- le lecond ils doivent trouver dans ces üiartres privées, quoique Royalcs, des fouhgemcns de toute efpèce. On ne peut pas fuppofer que toute la nobJefie de Colanibo, ou de Candi, prenne le cocur d'un Gouverrets'- de la Bajföï , p-irce qu'un defpote en exige d'eüe palii^èremcrt les fonclions. 11 eft évident d'a;!ieurs qu aucun de ces gentüs-hommes bafar.és, ne peut a^oir chez lui, ni ces fenêtres, & ces cheminées k dentelle de fer, ni ces murs de trente pieds d'épaiffëur, ni c<.s Capifiets qui font une prifon dans une prifon, & qui varient k chaque ihftant les douleurs, comme 1'ignominie. SJAfie entière eft donc évidemment exempte de cette pefte qui coni'utne chez nous tant de citoyens. Kn /Imérique il y a bien d'autres fones d'opprefiions, & en Afrique auffi; mais on n'y connoic pas celle-la- Les Indiens dans re nouveau monde font écafés par des maïtres irnpitoyables, qui font eux-mêmes avilis par la fuperftition ,• une partie des cötes de 1'Afrique eft foumife a un gouvernement arbitraire, qui n'a que Jes abus, & les dangers de celui qui règne en Afie. Le refte n'eft guère dé^afté que parnotre eommerce: ce font des marchans d'Europe qui portent des phaipes aux habitans de Congo, ou de juida, & non leurs Princes qui les en accaHeqt: on les vend , on les dévoue a une vie tójve: mais aucun Miniftre n'a le droit de  SUR LA BASTILLE. i, fe trouvant entre les deux, eft par cel» même le feul auprès duquel la commifération puiffe avoir accès. Mais ils ont de plus une forte raifon de s'oppofer aux retranchemens qu'opère fur la table des prifonniers, la léfine du Gouverneur, ou du moins de fouhaiter qu'elle foit reprimée: c'eft que la défferte leur en appartient: & 1'on ne peut pas imaginer combien 1'honnête M. De Launay en eft jaloux. Pour peu que lui & fon Miniftre confervent leurs places, je ne doute pas ^u'il re vienne bientöt queique iettre fignée Ameiot, qui mette ordre a cet horriblo défordre. Au refte, fi ces grans dépofitaires des 5ecrets de CEtat n'avoient pas auffi leurs petits fecrets particuliers ; fi le filence qui couvre leurs barbaries envers les prifonniers n'étoit également néceffaire pour dérober Ja honte , & 1'iniquité de leurs conventions privées entr'eux, il feroit facile au Gouverneur aétuel de motiver 1'avarice qui préfide aux approvifionnemens de fa taverne. 11 regarde comme fon bien propre, comme un vrai patrimoine, les foixante mille l/ws de rente attachées a fon emploi; & ü en a qu. uq rai-  158 'M £ m o i r e s raifon , car il les a achetées, & même affez Chêrement. i°. 11 en a obtenu la furvivance du tems du Comte de Jumilhac; mais celui-ct, pour fe déterminer aaccepter un coa^juteur, z exigé cent mille écus comptant, qui lui ont été payées; & de plus le mariage de fon fi s avec la fiile le M. de Launay, regardée comme unc nche héritière, ce qui a eu lieu. 2°, M. de Launay, malgré c?t accord, n'ayant pour lui, ni nom, ni fervices, ni agrémens, ni même de proteétions, auroit encore pu esfuyer un refus: heureufement il avoit un frère au fervice de M. le Prince de Conti: le frère a obtenu fintervention du Prince, qui a obtenu le confentement du Miniftre, dont les Commis ont expédié les parentes, fi^uées Miélot; & pour payer la recommandation de fon cadet, 1'heureux ainé lui a affuré une penfion de dix mille francs par an, fur les revenus de fa place. Ce marché eft tout public a la Biflitte: il n'y a pas un des Marmitons qui n'en foit inftruit : & pourquoi s'en fcandaliferoit - on ? Tous les emplois qui y exiftent en occafionent de femblables. Celui de Lieutenant du Roi vaut environ 8ooo liv. T. par an; le poffeffeur aStuel en a donné a fon prédéceffeur une fomme comptant dont j'ignore la quoti é; & il lui fait une penfion annuelle de mille écus, dont je fuis trés certain. Ceux de Porte-clefs valent a-peu-près 900 liv. T. par an: ils font ordinairement rempüs par d'anciens Laquais du Gouverneur ; ainfi c'eft pour les récompenfer qu'on les fait bourreaux:  SUR LA BASTÏLLE. 1$} mais ilsn'obtiennent pas encore gratuitemmt ce prix honteux de leuvs fatigues paiTées. il n'y en a pas un qui ne foic obligé de faire en entrant, ou un préfent, ou une rente a quelque protégé ou protégée. Enfin le blanchijfage même eft 1'objet d'un tripotage de cette efpèce: la blanchiffeufe en titre recoit du Roi environ trois fois par chemife: elle afferme fon brevet a un fouftraitant qui lui en laiffe le tiers, & gratte le linge des réclus a deux fois par pièce. Voila comme fe fait le fervice du Roi. & celui des prifonniers: voila comment fe maquignonnent ces emplois de confiance. Voitè k la difcrétioU de qui eft remife la vie d'un homme innocent, qui n'a a fe reprocher que le malheur plus fouvent attaché a la vertu qu'au crime, d'avoir des ennemis nombreux & puifians. (27) Page 86. Ecole de Poijon~]. On fait que les crimes de la f..meufe Brinvilliers, au fiècle dernier, vlnrent de 1'éducation que fon amant avoit recue en ce genre a la Baftille. Un Italien, nommé Exili, qu'on lui avoit donné pour compagnon de chambre, fut fon précepteur: ce qui prouve , pour 1'obferver en paffant, auffi bien que les mémoires que j'ai cités ailleurs, que dansce tems-la on neconnoiflbit a la Baftille, ni la folitude, ni les privations de toute efpèce qui en forment aujourd'hui la conftitution caraftériftique: mais ce n'eft pas fans doute le danc,er de cette éducation criminelle qui a amené la réforme d'aujourd'hui. Au refte, il ne s'agit pas ici de la funefte théorie d'£xz'/z';jei epar'e que de la fac btéd'en imiter la pratique. Or il elt für ttt'elle eft en- t.ère  ~*6c MÉMOIRES tiëre h la Baftille, ainfi que 1'impuiffance abfoïue pour un prifonnier de s'y fouftraire,fi c'étoit le Gouvernement qui voulut attaquer favie par cette voie, & 1'impuiffance non moins abfolue, je ne dis pas d'acquérir Ia preuVe de ce crime , c'il étoit commis par d'autres infinuations, & qu'on puty échapper, mais même d'enrecueillir 3efmoindre indice. Si, dans ce fecond cas, ce ji'eft pas direétement a I'adminiftration qu'on peut le reprocher, elle en eft toujours complice par la facilité qu'elle donne a le comme ttre : un paflant eft aflafliné par deux brigands dans un bois; celui qui fe feroit contenté de lui tenir les bras, tandis que fon camarade 1'égorgeoit, feroit-il recu a foutenir qu'il n'a pas concouru au meurtre ? Princes vertueux & bienfaifans, cette feule Idéé ne vous fera-t elle pas horreur? Par le régime de la Baftille votre nom peut devenir jouriiellement tout a la fois 1'inftrument du plus l&che de tous les crimes, & un voile impénétrafcle pour le couvrir. Vous enverriez au fupplice quiconque oferoit vous propofer de fervir de votre main facrée, aux victimes de la tyrannie de vos Miniftres, un breuvage mortel, & par ce régime infernal Ia Leurende-cachet qu'ils vous furprennent leur aflure le moyen de le verfer impunément eux-mêmes! Les geoliers qu'ils cmploient fe recrieront que ce foupcon feul eft une infulte a leur délicatefie! Mais encore une fois les loix qui intern difent les Chartres privées, celles qui ordonnent de refpeéler la liberté des hommes, font-elles moins authentiques , moins facrées que celles qui protcgent leur vie ? Celui qu'un fordide intérêt engage k violer les preraiöres ,non-fcule- ment  SUR LA BASTILLE. l6l ment fans fcrupule, mais avec joie,héfitera t il a enfreindre les fecondes quand il fera follicité par un intérêt plus vif, par une amorce plus féduifante? Et qu'eft-ce qu'une vertu qui dépend du prix qu'on en voudra donner? Quand Jes chefs feroient fufceptibles de ce fcrupule,les fubalternes le feront-ils, & s'ils fuccombent, le Secret de la Baftille, n'affure-t-il pas leur impunité comme leur fuccès? Tous achètent leurs places; je 1'ai fait voir ci-deffus. Or des hommes capables de donner de 1'argent pour acquérir le droit de fe fouiller de cet infame fervice, paree qu'il eft lucratif, refifteront-ils bien courageufement k la tentation de le rendre plus lucratif encore, par des complaifances bieri payées? J'infifte fur cette idéé , paree qu'elle m'a bien, long-tems, bien cruellement occupé, ou plutot déchiré; paree que dans le nombre innombrable des raifons qui prefcrivent 1'abolition de la Baftille, ou du moins de fon régime, c'eft la plus frappante. On peut tromper un Souverain même bien intentionné, au point de lui perfuader que les Prifons d'Etat en général, & les ordres arbitraires qui les peuplent, font un acceffoire inféparable du Gouvernement, & néceffaires au maintien de 1'ordre public, comme k celui de laCouronne: mais il n'y en a point k qui 1'on put perfuader qu'il lui importe de donner aux plus méprifables fatellites fur la vie de tous fes lüjets, fans diftindtion, un droit qu'il frémiroit de s'arroger k lui-même: & il eft démontré cependant que c'eft-la le fruit Réeeffaire du Régime de la Baftille. (28) Page 90. A. M. Rayinond Gualbert dg L Sar-  162 MÉMOIRES Sartines]. Ce n'eft pas, alavérité, 1'horloge feul que M. Raymond Gualbert de Sartines, &c. a fi ingénieufement reconftruit. L'infcription apprend qu'il a été auffi 1'ordönnateur du bStiinent oü cette machine eft pJacée ; b&timent qui omprend la Cuifine, les Bains de MJt- la Gouvernante, le Chenil des Porti-clefs, & du reffe de la Horde qu'on appelle YEtat major, excepté le Gouverneur, qui, comme je 1'ai obfervé, loge au dehors, quoique fa cuifine foit au dedans, & que Madame s'y baigne, & ces bains ont des particularités au moins auffi remarquables que 1'horloge. Qu'une femme de Gouverneur fe lave dans un lieu, ou dans un autre, rien ne femble plus indifférent, & rien en effet ne devoit 1'être davantage: mais a la Baftille tout a des conféquences, & elles font toujours douloureufes. La baignoire de Madame étant placée dans 1'intérieur du Ch&teau, pour y parvenir il faut traverfer la cour, & par coijféquent le feul efpace qu'aient les prifonniers, comme je 1'ai dit, pour fe promener. Mais ce font fes Laquais qui portent 1'eau: il faut qu'ils entrent, & qu'ils fortent;'par conféquent chaque voie tntraine pour le promeneur, comme on fa vu, un ordre du cabinet. ( Voyez page 90.) Enfuite viennent les hemmes de Chambre: il faut porter les chemifes, les Jerviettes, les pan* totifies de Madame: tout feroit perdu, fi le reclus appercevoit le moindre de ces Secrets de l'Etat, chaque importation produit donc encore un cabinet. Enfin arrivé Madame elle-même: elle n'eft pas legére: fa marche eft un peu iente: fespace a parcourir eft affez long: le Sentinelle, pour  sur la BaSTILLE, l6§ pour faire fa cour, & prouver fon exaétitude, crie Au cabinet dès qu'il 1'appercoit; il fauc fuir • il faut refter au cabinet, jufqu'a ce qu'elle foit rendue a fa baignoire: & quand elle fort, fa retraite eft accompagnée des mêmes formalités en fens contraire. Le reclus ,a de même a fupporter, dans le cabinet, la Maïtreffe, lesFemmes de chamhre, & les Laquais. , De mor. tems le Sentinelle dans un de cespaffages ayant oublié de heurlerle figrialdelafuite, la moderne Diane fut vue dans fon déshabillé'ï j'étois VAEtaon du jour: je n'effuyai point de méramorphofe; mais le malheureux Soldat fut mis en j rilbn pour buit jours; je ne pus 1'ignorer , puïfgue j'en entendis donner 1'ordre. Ailleurs les bains donnent de la fanté, ou préparent des plaifirs. Une Gouvernante de Bafli-le n'a point de crife de propreté qUi n'en entraine plufieurs de défefpoir. (29) Page 96. Pour la nourriture & le vetement. ] On a vu dans le texte ce que c'eft que la Nourriture. Quant au Vêtement M„ Je Gouverneur m'a fouvent parlé de fes largefiès en ce genre : je ne crois pas qu'il m'ait jamais honoré de fes vifites fans me parler des cïïlottes qu'il diftribuoit libéralement a ses prifonniers; car en parlant des malheureux reclus il emploie toujours le terme pofleffif. Voici ce qui ra'eft arrivé a moi-même. J'ai été arrêté le 27 Septembre, allant diner k la campagne; & par conféquent avec la garde-robe que 1'on emporte pour un pareu* voyage, dans cette faifon. 11 ne m'a pas été poflible de me procurer quoique ce foit de. plus, ni enlinge, nien habits, jufqu'a ia fin, L 2" dé  164 MÉMOIRES de Novembre fuivant; dans ce mois qui a été rigoureux en 1780, il fallok, ou me condamner moi-même a ne pas fortir de ma chambre , ou aller nud, littéralement nud, braver dans la promenade la violence du froid: & j'avois de 1'argent, comme je 1'ai dit, dépofé dans les mains des officiers; & je ne demandois que la permiffion é'acheter ces culottes, que Ton donnoit, me difoit-on, aux autres. II y a plus: dans les derniers jours de Novembre, on m'envoya enfin de chez le S. Le Quefne un convoi d'hyver; il conterioit des bas qu'un enfant de fix ans n'auroit pas pu mettre , & le furplus de Thabillement taillé fur ,es mêmes proportions. Sans doute on avoit calculé que je devois être prodigieufement maigri. Cela ne paroicra puérile qu'a ceux qui ne réfiéchiront pas aux circonftances: mais voici qui ne le paroïtra k perfonne. j'élevai douloureufement la voix fur une expédition auffi dénibire: je priai bS Gouverneur derenvoyer cette layette, &des"intéreflèr pour m'obtenir un fuplément, ou de me le laiffér -acheter: il me répondit nettement, en préfence de fes' Coliègues & d'un Porte-clef, Que je pouvois m'aller faire ...... qjj'il SK r.. . . ÉÏBN DE MES CULOTTES; QJj'lL Fy\LLOIT ne pas su MBfFXBS dans LE CAS d'ETRE A LA BASTILLE, ou . SA voir souefrir QUAND ON Y ETOIT. j'avoue que fes camarades baifierent, les yeux; & que huit jours après j'eus une Roiedechambre & des Culottes. Si ces inconcevables atrocités n'étoient pas ördonnées, il faut les publier, afin de les épargner k mes fucceffeurs; fi elles étoient au- to-  SUR LA BASTILLE. 10*5 torifées, fi elles entrent,ou dans le régime de Ia maifon, ou dans le traitement. particulier qui m'étoit préparé, il faut les publier encore, afin d'affurer au fcrupuleux Gouverneur les récompenfes que mérite fon exaétitude. CONCLUSION. Je me laffe de tenir cette palette lugubre; quoique je fois loin de 1'avoir épuifée. Je n ai die ici que ce qui m'eft arrivé S moi-meme, ou ce dont j'ai pu parler fans rifque de compromettre les fources auxquelles j'en ai du la connoiffance. Que feroit-ce donc fi je. révelois tout ce que j'ai appris, ou par des confidences, ou par des indifcrétions, ou par la figacite que donne a 1'efprit d'un reclus 1'impuiifance de fe difiraire autrement que par fes efforts pour pénétrer les fecrets qui 1'entourent, 6c quon veut lui cacher? Tandis qu'on imprimoit ces Mémoires, on m'a envoyé un livre fur la même matière, irititulé des lettres-de-cachet, &c. Je fuis fache que cet ouvrage foit anonyme, paree qu il lemblf» par-lk en avoir moins d'autenticité. H met au jour les myftères du Donjon de Vimennes, comme celui-ci dévoile ceux des Tours de la Baftille. On pourra les comparer: peut-être avec le tems aurons-nous ainfi des hiftoires des vingt & tant de Baftilles que la France renferme, ou plutót qui renferment la France. Toutes juftifieront ia réflsxion par laquelle J L 3 eora-  l66 MémoiréS commence ce trifte tableau, (voyez, page $6 eidejfus) réflexion que for, he peut trop louvent rappeller a un gouvernemenc équitable, qui n'a ni 1'intêrêt, ni 1'intention d'étrt cr :el. Quel eft 1'objet de ce fecret, de cette impénétrabilité, de cerre barbarie qui caiactériKnt ces prétendues prifons royaks? N'eft-ce pas, pre> cifément paree que tout s'y fait au nom immédiat du Roi, que tout devroit y porter une cmpreinte plus fpéciale de clémence, ou du moins de juftice? Les rigueurs n'y font affujet'i.s k aucune formalité préliminaire, les aiouciffemens ne devroient donc pas y être plus reftraints. Quand elles ne contiendroient en effet que de vrais Crirninels d'Etat, ou des hommes réellement foupconnés d'avoir partiripé a des complots nuifibles, encore faudroit-il, au moins jufqu'a leur convi&ion, avoir pour eux les égards dós a 1'humanité. Ne perdons point de vue 1'axiome précieux configné dans la Déclaration du 30 Aout 1780; n'oublions poiot cet hommage rendu a la vérité par la bienfefance. Toute peine infligée dans ïobfeurité, mê re k des coupables, eft au moins inutile, & d *ns 1'idiome de la juftice, qu'eft-ce qu'une peine inütile ? & quel nom donner a ces pehies inutiles quand il fe trouve qu'elles ne tombent que fur des innocens ? Ör, encore une fois, rien de plus rare dans ces Prifons d'Etat, dans ces Tortures d'Etat, dans ces Supplices d'Etat, que des Crirninels drEtat. Si les 20 ou 30 geoles qui portent en France cet horrible nom; ü la pluie de Lettres. • '• • • : • *« 1 de-  SUR LA BASTILLE. l6? faüKhet <\n\ les peuple, ne fervoient en effet iamais qu'a punir des faftieux, a déconcerter Jdes rebeliions, il faudroit donc que la Bronst ne fut remplie que de Catüinas. Le pays de 1'univers oü Ie joug fe porte avec plus de doeilité , feroit donc par effence la patne des coniurations, & un repaire de confpirateurs; ce qui eft auffi abfurde que honteux a luppoter. Mais fi ce ne font pas des coupables que 1'on entalfe dans les Bafrttes, de qui donc regorgentelles? Contre qui donc eft dreffé lappareü qui les rendüformidables? A qui font refervésces cachots dont le filence n'eft interrompu que par des gémiffemens, oü la terreur yeille a écarter tour ce qui pourroit écarter le défefpoir■ ? Helas! faut-il le dire? A des peres de familie paifibles, a des citoyens irréprochables, k des actions honnêtes, auxquelles le Gouvernement peut-être devroit des récompenfes. En veut-on un exemple entre mille? Citons celui de S. de Bxre, déja configné dans ces Anmies. Tome lil, page 239. Le S. de Bure étoit un hbraire diftingué dans fa profellion; la familie exerce avec honneur depuis cent ans de pere en fils, ce commerce utile, & digne d'encouragement quand le fcrupule s'y joint a 1'intelligence: il étoit chef de fa communauté. Le Souverain juge a propos d'introduire dans ce corps une police nouvelle,- une loi ordonne quecertains livresferont eftampüiés; c'eft-a-dire marqués d'un certain figne, qui devoit leur donner de certains droits. Jufques-la tout L 4 ai*  l^S MÉMOIRES alloit bien, au moins pour ceux a qui Yefiamfillags devoit valoir beaucoup d'argent. Mais un ordre particulier enjoint au S. de Bure d'appliquer lui-même Yejtampille; de fe rendre le miniftre manuel, 1'exécuteur de cette opération: il y voit la mine infaillible de plufieurs families, de la communauté dont il eft le chef: ilcroitfa confcience intéreffée, ainfi que fon honneur a s'excufer: il offre fa démiffion, afin que 1'emploi qui lui répugne paffe fans fyruit dans des mains plus dociles. On ne recoit point fa démiffion: on lui répète deux fois, trois fois, 1'ordre fatal, BJlam- pilles; ou bien H perfifte a fe défendre: on accomplit 1'alternative: on le met a la Baf. Me. Et voila un Criminel d'Etat. F I N. AVIS,  AVIS AUX SOUSCRIPTEURS DES Annaks Politiques, Civiles, &c. Par M. Linguet. -■»/ v»-- ftj ,1-, tl-, jifc !h iti tk tti tt, ,T. r'Ti ,'8'. .1'. Jt-, .'1; ,1-, fri Londres, ce prémier Janvier 1783. Les Leéteurs qui connoiflènt les volumes précédens de cet ouvrage peuvent être fürs que le même efprit dictera ceux qui vont fuivre. Si le foin de n'écrire jamais que d'après une intime conviction a pu donner autrefois a ma plume quelque énergie, on la retrouvera ici toute entière: on y retrouvera de même la franchife, 1'impartialité, dont j'ai tant de fois été la viclime, & qui heureufement ne peuvent plus me devenir funeftes. Dans la Fojfe aux Lions de la moderne Babylone, inacceffible même aux mélfagers céleftes & aux confolations qui pénétroient quelquefois dans celle de 1'ancienne, on a pu affliger mon cceur par toutes les efpèces de privations; on L5 a  170 Mémoires a pu le déchirer par toutes les efpèces de döuleurs: on a pu comDromettre ma vie par touteles efpèces d'attentats: on n'a pas pu dégrader mon ame. Mes forees font dirninuées: mon courage , mon amour pour la vérité, ne le font pas. Les Annaks n'éprouveront donc, quant au fonds, d'autre changement que celui qu'y peut opérer d'un cóté une plus parfaite lndépendance, & de 1'autre une plus grande maturité dans 1'Auteur. Deux ans d'une folitude auffi cruelle que profonde ont changé mes idéés fur bien des objets: ils les ont confirmées fur d'autres: je me retraéterai lans honte, comme je perfifterai fans obftination. Par exemple, j'aurai certainement k me ré>former en plufieurs points fur ce que j'ai penfé jusqu'ici de la Conftitution Angloife. Mon retour dans 1'lle qu'elle vivifie en eft déja une réparation bien authentique. Une discuffion approfondie achévera de juftifier 1'homnjage que je lui rends. Je ne crains pas que les appréciateurs éclairés trouvent de la contradiction entre mes éloges & ma cenfure. Avec une bonne lunette on voit les aftres tout autrement qu'ils ne paroiflent k la vue fimple. Or la Baftille eft un excellent télefcope pour apprécier 1''Angleterre & fes Loix. Si,après 1'honneur, & 1'eftii.ie de foi-même, la Liberté perfonnelle,la certitut'edene pouvoir la perdre que fur des raifons graves, & d'après des formes qui afturent a 1'innocenceles moyens de la recouvrer fans délai,font les biens les plus précieux pour un homme raifonnable, la Con- ftftu-  sur la Bastill e. tjri ilitqtion qui les protégé avec plus d'efficacité, ,efl fans contredit la plus parfaite. Et voila ï'avantage de celle dont hs Angkis ont bien fujet de s'applaudir. J'avois été jusqu'ici trop frappé de quelques inconvéniens qui me fembloient la déparer. Mon expérience m'a prouVé qu'il n'y en avoit aucun de comparable k une Lettre-de-cachet. Ce retoiir fur des méprifes excufables m'asfure fans doute le droit de ne point désavouer ce qui continuera k me paroïtre fondé: le mê« me fcrupule qui me prefcrit de retraéter des erreurs, me défend également d'abandonner des vérités: & il m'en refte plus d'une, non-feulement k achever de développer, mais k reprendre de nouveau, a reprélénter avec encore plus de force. Je traiterai fucceffivement de grandes questions très-peuapprofondies,ou très-mal-adroitement discutées, ou, j'ofe ie dire, très-mal-réfojues, par la plupart des publiciftes, par exemple celle de 1'étendue ou des bornes du pouvoir respeétif des Souverains fur kürs Sujets3 & des Sujets fur les Souverains; queftion délicate , dont il eft important pour la fociété en général, que la folution foit donnée, bien pleine , bien entière au moins une fois: c'eft le feul moyen de prévenir les oppreffions, comme les révoltes; les malheurs que celles ci peuvent produire menacant également les auteurs des premières comme leurs viétimes, on peut dire que cette matière intéreife autant les Rois eux mêmes que les Peuples'. 11 n'eft pas moins effentiel pour les uns que pour les autres que ies  ï7* Mémoires les limites de leurs droits mutuels foient enfin bien marquées. • Perfonne ne fera furpris que cette matière ait été 1'objet de mes méditations pendant deux années d'un féjour qui m'en rappelloit fans ceffe 1'idée, J'ai déja pofé en plufieurs occafions les bafes qui rendent facile la folution de ce problême: mais ces principes n'ont été ni faifis, ni peut-être développés affez diftinéteraent: il n'y aura plus ici lieu aux réticences: je dcherai qu'il n'y en ait pas davantage aux méprifes. II en eft de même de la promulgation "des Loix, des formalités qui donnent k la parole du Souverain, quelqu'il foit, ou Monarque, ou Simt, ou Peuple, uneforce facrée, un pouvoir prefque divin, capable de lier le corps entier dont il eft 1'ame, d'enchainer les volontés de tous les membres, de transformer la réfiftance en crime, & de légitimer le chatiment des contraventions: c'eft ce qu'on appelle en France YEnregiftrement: c'eft en Angleterre 1'acceffion du Roi aux réfolutions prifes par les Repréfentans du Peuple. Ces deux Etats font, a ce qu'il me femble, les deux feuls en Europe ou la Légiflation fe fabrique de deux pièces s'il eft permis de s'exprimer ainfi,oü la Loi foit donnée k completter, ou par les Rois a leurs Sujets,ou par ceux-ci a leurs Monarques. * Mais * La nouvelle Genève, c'eft-a dire la Genève recréée, repaicrie d'un nouveau limon par une ïrinité Militaire, fembleroit devoir jouir a I'aveoir de la même propriété: mais il eft aifé de voir qu'tlle n'en juuira qu'ea apparence.  sur la BaSTILLE." I?3 Mais en Angleterre cette formalité a un carao tére précis, & des effets diftinfts, autant qu'infailübles; en France c'eft précifément le contraire en tout fens. Le mot qui la defigne n'a eu jufqu'ici aucune fignification déterminée: lë Tróne & la Robe lui ont fucceffivement donné des interprétations contradi&oires, toujours dépendantes des circonftances, & par-la il n'a été dans ce royaume qu'une fource de défordres, comme de calamités, tant privées que publiques: on convient de part & d'autre qu'il faut un en. regiftrement: mais on difpute fur 1'efficacité de ce terme & fur 1'idée qu'il y faut attacher: il y a long-tems que je me fuis engagé k trancher la queftion: je tiendrai ma parole dans le courant de cette année. Je traiterai de même la Suppreffion de la Men. dicité: autre article d'intérêt plus général encqre, & plus preffant: article qui mérite 1'attention fur-tout des claffes fociales auxquelles il femble ce. C'eft ce que j'examinerai en rendant compte de laRévoïutien qui vient de pacifier cet atome, d'appaifer la tempte élevée dansce verre d'eau, comme 1'a dit très-ingérjieufement rHéritier' d'une des plus grandes Monarchies de VEurope. Cet événement eft auffi Cngulier dans fon genre, que 1'Infurreêlion de VAmèrique: les détails en feront peut-être plus piquans, & au moins auffi inftmftifs. Aux yeux de la juftice, & de la raifon qui ne confidèrent ni Ie nom, ni la grandeur des individus pour en apprécier les droits, les mites qui fourmilloient dans ce verre d'eau, en avoient d'auffi faerés que les plus énormes colofles polin'ques. II s'agira de favoir fi par la pa-. ciScation ils ont été anéantis, ou confirmés.  ï?4 MÉMOIRES femble le plus étranger. Si eette cruelle maladie des emnires mennce la vie des pauvres, elle compromet les jouiffances des ricbes , aux-quel* les ceux ei font plus attachés encore que les autres a leur exiftence. Au moment oü les Anna. les ont été interrompues je venois de rendre co.mn.te d'un excellent ouvrage a ce fujet de YOfranJe a VHumanitê. L'auteur diftraic'par des chagrins, & même des inftrrunes, qui fbnt trop fouvent le part?ge des bonnes intentions comme de l'honnêteté, femble avoir fufpendU fon travail. II n'avoit, ainfi que je 1'ai annoncé, rien de commim avec ie mien: je ne tarderal pas a développer mes idéés fur cette matière. Je reprendrai également plufieurs morceaux de Littérature, & de fhyjique, que j'avois laisfés en arrière; nar exemple J'Eloge Philofophique de M. de Foltaire, ou plutöt 1'examen vraiment phikfophique, c'eft-è-dite impartial desouvrages de cet homme célèbre: auffi éloigné de la haine que de l'enthoufiafme, je tacherai de les apprécier avec une neutralité que la prévention de part ou d'autre a rendu jufqu'a préfent prefque impraticable. II s'en faut bien qu'elle foit encore auffi facile qu'on pourroit le croire: & même. ce qui eft affez fingulier a 1'égardd'un mort, le zèle des panégyriftes femble être déja devenu plus raifonnable que 1'emportement des dérracleurs. On a vu encore tout nouvellement paroïtre un ouvrage avoué, • dont l'auteur jouitde quelque réputatioö , oü on litqu© M. * Intitulé De la Manière d'toire 1'Hiftoire.  sur la Bastille I7Sf M. de Voltain tnanquoit de goüt, 6? defens, que fes réflex'drs fur 1'hiftoire font niaifes; oh on 1'appelle un Ecrivain ridicule. Chacun a fon goüt: cela eft vrai' mais manifefter ainfi le fien, n'efl-ce pas abufer du droit qu'a tout le monde, au moins en Littérature, de dire fon avis? Ces fujets, & plufieurs autres qüe les occafions amèneront, me donneront le moyen dé remplir mon plan entier. * J'aurai ici le loifir, & la liberté néceffaires: mais le peu que 1'évènement du 27 Septembre 1780 m'a laiffé de forces, & de fanté fuffira-t-il a ce travai! pénible? Je 1'efpère. Après une mort de vingt mois que rout hors la juftice pouvoit faire paroftre irrévocable, mon retour a la vie eft un véritable miracle. La Providence qui a faitnaftre dans le cceur d'un Roi jeune & vertueux le defir de l'opérer,voudroit-ellele rendre inutile? Je 'me flatte qu'elle applanira de même les autres difficultésquipourront fe rencontrer dans ma laborièufe carrière: j'en éprouve dès le premier pas une bien efientielle, quant a la diflribution des Annales, du moins en France. Ce ne font pas, comme on pourroit le croire, les obüacles émanés de la part du Miniftère; c'eft 1'embarras de trouver un Agent exact., vigilant, & fur-tout fidele. Je révoque formellement, & fans retour celui qui * Voyez la Lettre a M. le C. de Vergennes, page 49, & le Premier Profpeéïus de ces Annales.  i76 MÉMOIRES qui a paru avant, & même depuis ma détentioni chargé de mes pouvoirs. Je déclare que le S< Pierre le Quesne, marchand d'étoffes de foie, rut des Bourdonnois a Paris, n'eft plus, & ne fera plus chargé en aucune manière de rien de ce qui regarde la diftribution des Annales. Pour ceux qui ne le connoiifent pas cette déclaration paroïtra le réfultat tout fimple de la volonté libre d'un Propriétaire, qui emploie a la régie de fes affaires qui il veut: mais ceux qui ayant vu & Paris, & a Bruxelles, & ailleurs^ cet homme rare dans tous les fens, fondre en larmes a mon nom, heurler comme les pleureufes de 1'antiquité, en parlant de fon cher Ami, fe donner les plus grands mouvemens en apparence pendant ma détention, & affe&er depuis ma fortie de me fuivre par-tout, afin d'aflifter comme mon bienfaiteur aux vifites, aux remerciemens que j'ai cru être obligé de faire, font d'après ces démonftrations , regardé, & révéré, comme un fecond Püade, ceux-la feront furpris peut-être, & même fcandalifés de fa révocatiom je leur répons a tous, „ Vous frémirez d'horreur, fi je romps Ie filenee.". Ce n'eft pas aujourdhui la première fois que je fuis obligé de lui retirer ma confiance: mais jufqu'au 27 Septembre 1780, j'avois cru n'avoir k lui reprocher que des infidélités pécuniaires j & je les avois pardonnées. Dès la fin de 1778 je m'étois appercu d'un vuide de plus de cent mille livres (argent de Frame}_dans fa recette pour moi. A mes premières  SUR LA BASTILLE. ïjf aières démarches il avoit répondu par Ia menace nette & écrite d'une banqueroute, fi je fefois la moindre pourfuite. II m'avoit écrit le 8 Janvier 1779, ces propres mots, Plus un débiteur eft gros, plus 'le créancier doit le ménager. Dans une autre lettre il me marquoit, qu'il m'attendoit en juftice, & que les Juges ne seroient pas pour moi. En conféquence, nanti de tout mon bien, il avoit laiffé protefter mes billecs fur lui, en déclarant qu'il n'avoit pas de fonds & moi. * J'avois donc été forcé de le révöqüer, comme je le fais aujourdhui: cette révocation a été annoncée fur la couverture de trois Numéros des Annales fucceffivement ; des XXXIII, XXXIV, & XXXV, fur la derniere page du XXXV, & par des avis particuliers: j'y indiquois un autre Agent, un autre Diftributeur, un autre Chargé-de-pouvoirs. Ces annonces ont été connues dans les pays étrangers, oü ceux qui voudront vérifier ce fait en retrouveront fans peine les preuves: A Paris', le S. Le Queftie dont j'ignorois alors cous les rapports avec la Police, & en conféquence le crédit, avoit eu celui de fe faire remettre les * Ces faits font connus de M Rllomberg, Négotiant céfèbre de Bruxelles, par les mains de qui ont paffé les effets proteftés, & a qui a été rendue la réponfe. Ils le font du Miniftère de Bruxelles, a qui fes bontés pourrnoi ne m'avoient pas permis de les cacher; i!s le font furtout du Miniftère de France, aqui, dans 1'attente d'un procè* que je croyois inévitable, j'avois rendu unconspte exact des procédés qui le néceiïkoieat, M  MÉMOIRES les exemplaires des Annales, qui lui en interdiiöient la Régie: il avoit eii la hardiefTe de fupprimer les Avis particuliers ; d'imprimer d'autres couvertures , une autre fin du N°. XXXV, & de fe perpétuer ainfi malgré moi dans fon adminiftration. Effray<5 d'un manége fi audacieux j'avois" fait impnmer un mémoire que je deftinois au Public , cc aux Tribunaux, s'il avoit fallu y porter cette affaire, qui feroit infailliblement devenue par fes circonflances une des plus bruyanres fingularités de ma vie. Je m'étois rendu a Paris pour le diftribuer moi-même, & avoir raifon de mon criminel correfpondant. Des amis communs; la proteétion de cette même Police, avec qui je croyois fes liaifons innocentes, & même utilespour moi; ma haine en général pour tout ce qui entraine de 1'éclat; ma crainte ici de donner prife a des ennemis qui ne cherchoient que des prétexces; ma jufte défiance des Tribunaux; ma répugnance a perdre un homme de qui je croyois avoir recu d'ailleurs des marqués d'attachement; un homme que j'avois honoré fi long-tems d'une confiance fans réferve, cc rendu célèbre, en quelque forte, par les marqués réitérées de cette conaance; un homme que je tachois d'ailleurs de croire coupable de négligence, plus encore que de prévarication , & qui alors me demandoit grace a genoux,- enfin mon indifférence en matière d'intérêt, & l'efpoir d'une régie future plus regulière, m'avoient défarmé. Je lui avois fait la remife enticre du paffe, c'eft-  sur la Bastillb. 179 c'eft-a-dire des cent mille livres arriérées. Je m'étois contenté pour toute punition de réduire a moitié la rétribution énorme que je lui avois artribjée d'abord pour fon falaire, * & de prefcrire è 1'avenir l'ordre, je tems des comptes. T'svois fupprimé le mémoire, & rendu tine confiance entière Eo figrtant W&e, qui, pour prix de cette réconcibation m enlevoit è-peuprès tout le fruit réel des deus plus laboneufesannées de ma vie littéraire, je tfavois été fenfibie qu'au pla,fir de faire une aftion1 généreufe* d'éviter une cffaire éclatante; & de iauver un homme fur 1-s reconnoiifance de qui je croyois avoir acquis des droits deformais inviolables. .<•-!' Sans 1'expérience que j'ai déja faite de fon audace; fans l'impoffibilité de lui arracher la, proie, cVft-è-dire, la régie óesJnnaks, autrement qu'en le démafqoant en entier, en Ie mettant hors d'ètat de trouver des protecteurs, ie meferois contenté de lerévoqu^rfimplement, fans en dire les raifans: mais après 1'é'preuvede. 1770, ces ménagemens ne peuvent plus avoir, lieu. Je fuis forcé de révé'er au Pubi-c que pendant cinq ans- c'eft-a-dire depuis ma première fortie de France jufqu'au 17' aeptembre 1780, le Sr. L Qvfne a été prés de rooi VU.% pion de la Police Parifienne, & que le 27 *ep* * Six liv T. urgent de Francs, net par M«¥fa Tous les frais reftoient a ma charge: ^•MMf.f un revenu annuei, &net. de 5©p feOj"», & » °'0iu,'t^ Mre croire qull me fervent £#Mföt ; par bmumU"- u %  lèo MÉMOIRES *t ** 1 * * 1 '* 'V *ï ** / tï O tembre 1780, il en a été 1'Agent; qu'il étoit inftruit depuis fix mois de 1'exiftence de la Lettre de-cachet qui me dévouoit a la Baftille ,• qu'en ayant recu 1'avis d'un ami fidéle qui me 1'avoit auffi communiqué, il ne s'étoit occupé dans cet intervalle qu'a écarter. de mon efprit les terreurs que cette efTrayante révélation y avoit fait naitre; a m'attirer k Paris, & même k me forcer d'y venir, par des rufes multipliées: Que j'ai été arrêté dans fes bras, k la lettre, enallant diner k une campagne de fon choix,dont le chemin paffoit devant la Baftille; dans une voiture de fon choix, dont le cocher, le laquais, & tout 1'équipage favoient que leur courfe fe termineroit a la Baftille; que les fbirres chargés de l'ordre lui ayant permis, comme a leur Chef, ou leur Camarade, de fuivre fon cher Ami, jufques dans 1'enceinte fatale, j'ai très bien remarqué, au milieu des horreurs d'un pareil moment, qu'il s'y compörtoit avec la plus iingulière aifance, qu'a fes larmes prés, qui couloient toujours,il avoit l'air d'un des officiers de la maifon; Qüe s'étant par-Ia rendu maitre de mes derniers momtns, & conftitué mon dépofitaire forcé, il a volé k Bruxelles, pour y feconder un Exempt de Police, & le Chargé - d'Afaires de France, qui exercoient fur mes effets le Droit de fuite attaché a cette terrible Inquifition, pour appuyer concurremment avec eux la demande de mes Papiers, & de mon Argent; que cette tra.dition éprouvant des obftacles de la part des loix du pays, & du zèle de 1'amitié, on m'a arraché, le poignard fur la gorge, une procuration qu'il ne m'a été permis de remplir que du  sur la Bastille. 181 du nom du Sr. Le Quefne, le Notaire ayant défenfe de recevoir un autre nom; & ordre de la faire Générale, Abfolue, quoique je vouluffe la reftraindre: Qu'armé de ce pouvoir le Sr. Le Quefne s'eft en effet emparé des papiers, du moins de ce qu'il en a pu furprendre, & les a livrés a la Police de Paris ; qu'il a profité du moment, pour brüler cequilapu faifir de fes propres lettres, qui établiffoient fa comptabilité envers moi; qu'éprouvant des difficulcés fur Partiele des efpèces, il a ofé fe dire mon' créancier , pour fe fournir un prétexte de les pourfuivre juridiquement,- qu'ayant encore échoué de ce cöté-la, il a employé une rufe vraiment infernale, pour perfuader a 1'amitié généreufe & alarmée qui les lui difputoit, que j'étois transféré a Pierre en Cife; qu'avec une groffe fomme il étoit facile de m'en tirer; qu'ayant en conféquence touché la groffe fomme, c'eft-a-dire tout ce qui me reftoit, il eft parti de Bruxelles, toujours pleurant mais jurant publiquement qu'il alloit droit a Pierre en Cife, & qu'il apparoitroit, dans huit jours au plus tard, avec fon cher Ami fauvé par fes foins: Que pendant ma captivité entière, n'ayant de correfpondance, fans exception, qu'aveclui, il m'a laiffe dans la plus entière ignorance de tout ce qui étoit relatif a cet objet; qu'en Decembre 1781, croyant qu'enfin la nature alloit conforamer un facrifke defiré fi ardemment par mes ennemis; & enlever par ma mort au Roi une occafion de manifefterfa juftice,plus encore que fa clémence; ne m'occupant plus que du projet de régler par un Teftament lepartage de ceqüon M 3 ne  j8ï MÉMOIRES ne m'auroit pas enlevé; réduit a cet égard a cette ftule no'ion, ace feu! renfeignement; fayoir qe tout étoit entre Ie* raains ou dans la difpofition du S--. Le Quefne, j'ai épuifé prés de lui , pendant plus de deux fn u's, les inftances les plus vjves, les plus tenires foficitations, tout ce que mon état pouvoir infrnrer d'eiTorts, pour apprendre de lui ce qui me jeftoit dans le monde, ou s'il m'y reftoit quelque chofe; que quoiqu'il m'écrivit dans ce tems-la de très longs bavardages, jamais il ne s'eft échappé fur 1'article des efpèces,- fon unique réponfe étoit, Oh vous ne mourrezpas: QuAau jour de ma réfurreéb'on, ne pouvant plus garderun filence auffi entier, il m'a déclaré nettem^nt qu'il avoit tout mis dans fon commerce; qu'il re pouvoit reftituer qix'avec le tems, qu'en conféquence il ne m'a reftitué que du papier, que de/ow papier, fans intérêt, fans fiïretê, & qu'il n'a reftitué que ce qu'il a voulu: Qu'enfin, fi des mains délicates & fidelles , en lui confiant, comme je 1'ai dit, mes efpèces, n'avoient veillé a la confervation de mes papiers les plus importans; fi une Amie (car je ferois coupable de diffimuler que je n'ai trouvé de reffources effectives que dans une femme) li une Amie auffi éclairée, auffi courageufe qu'incorruptible, ne les avoit fouftraits aux recherches, aux menaces, aux promeffes, aux rufes multipliées des deux Agens de la Police de Paris, c'eft-a-dire de \'Exempt en titre, & de 1'Affilié Le Quefne ; fi du fonds d'une retraite inacceffible elle n'avoit proclamé hautement, & fans fe rebuter, ce noble larcin, en menacant fans ceife ] d'en  SUR LA BASTILLE. I83 d'en faire ufage; fi en enlevant par-lk k mes op. preffeurs le principal avantage qu'ils efpéroient de ma captivité, elle ne leur avoit laiffe la crainte d'une réclamation qui m'auroit furyécu, & de plus d'une révélation qu'il leur auroit écé impoffible d'étouffer,- non-feulement enfortant du tombeau je ma fcrois vu dépouillé fans reffource du fruit de vingt ans de travaux, d'études, & de recherches,- non-feulement mes propriétés littéraires fe feroient trouvées évanouies plus complètement que les autres;. mais il eft plus que probable que je ne me ferois jamais trouvé en état d'en révendiquer aucune. Qui peut affurer qu'on n'auroit pas confommé ce que 1'on n'a ofé qu'effayer, & réalifé le bruit répandu fi fouvent, d'une mort que tout fefoit preffentir,- d'une mort fur laquelle on devoir. eompter, même fans le fecours du crime; d'une mort que la juftice du Prince n'auroit jamais penfé a venger, puifqu'on la lui auroit préfentée comme naturelle, & qu'en effet dans ces lieux oü tout eft fi loin de la nature, comme de la juftice, tout doit paroitre en fuivre le cours, a ceux qui n'en approfondiffent pas les affreux & impénétrables détails? Unp partie de ceux que 1'on vient de voir ne m'a été connue que depuis ma délivrance : j'ai dès ie commencement foupconné lafeconde; & il faut mettre la nécefiité de diffimuler ces .foupcons, comme bien d'autres, de careffer des hommes pour qui je ne pouvois avoir que de 1'horreur, au nombre des tourmens de la. Baftille. La correfpondance du S. Le üjie/.y étant le feul filet par lequel je tenois encore un peu au monde, je n'aurois pu être franc ians & M 4' rom-  ï8+ MÉMOIRES rompre. 11 falloit dans cet enfer être fans cefle a genoux devant les Diables, & embraffer Judas. J'ignore jufqu'a préfent par qui je pourrai le remplacer: mais comme j'ignore également le nombre & les noms des Soufcripteurs, articles fur lesquels il m'a toujours ou caché entièrement Ja vérité, ou donné des renfeignemens infuffifans; comme j'ignore de même le parti que prendra le Mini/tère Franpois k 1'égard des Annales, le feul que je puiffe prendre a 1'égard des Soufcripteurs Franpois, tant de ceux qui ont déja des droits, que de ceux qui votidroient en acquérir, c'eft de les prierde vouloir bien m'écrire fous 1'enveloppe de M. le Baren d'Ogni, Intendant Gal. des Fqfies a Paris. Si, dans ce qui me concerne perfonnellement, la juftice,lafoi publique, les bienféancesmême, peuvenr. une fois n'être pas violées, fans doute on ne 1'empêchera pas de me faire palier leurs lettres, ni moi d'y répondre comme autrefois, par le moyen de fes couriers. C'eft la Pofte qui a diftribué les Annales en France, depuis qu'elles exiftent: chaque Numéro fe diftribuoit fur un ordre exprès & formel, émané direólement du Miniftère. Si, par cette intervention direfte dans leur débit, le Gouvernement n'eft pas cenfé en avoir adopté tous les principes, au moins eft il devenu évidemment caution des engagemens qui s'y prenoient, fur fa parole, fous fes yeux,&, pour ainfi dire, par fesmains: il ne peut donc ni priver les Soufcripteurs de 1'annéeque je leur ai  sur la Bastille. 185 ai promife de fon aveu, ni moi des moyens de remplir ma promeffe. Je fuis affurémenü très-jaloux du tréfor que j'ai recouvré. Je fuis bien décidé a ne plus m'expofer a le perdre fur des ordres arbitraires. Je dirai'le refte de ma vic avec Qvide. 'k pa,vi, nee invideo ,fme me, liber, ibis in urbem. ""' *Ye conferverai ma liberté avec idolatrie: mais je ne fuis pas plus difpofé que par le paffé a la confondre avec la licence. Je ne crois pas qu'il faille en abufer pour en jouir : .&, comme je 1'ai dit autrefois, 1'Inquifition la plus rigoureufe ne me donnera jamais de Cenfeurplus févère que moïmême. Une franchife impartiale, autant qu'inflexible ; des vérités falutaires aux Princes, & aux Peuples,- des ménagemens, quand il en faudra; de la hardieffe, quand elle fera néceffaire; une attention fcrupuleufe a refpeóter les Mceurs, les Loix, a réclamer en faveur des claffes les moins autorifées, le plus facilement écrafées de la fociété , les droits que la Nature leur donne, & qu'une faine Politique doit toujours leur conferver; voi'a ceque les Annales ont offert jufqu'ici, & ce qu'elles offriront toujours. Puifque la Pofte Fran^oife les a voiturées dèi la première année de leur exiftence, avec ce caractère qui ne s'eft pas démenti, on ne pourroit lui * Mon cher Kvret, pars fans moi pour Paris. M s  l86 MÉMOIRES défendr^ de s'en charger a 1'avenir, fans décljirer que le Gouvernement a perdu de fon amour pour lavérité; cequi feroit calómnier Ie Roi, ót ceux des hommes employés a 1'adminiftration qui font dignes de Ia confiance dont il les honore. Mais, me dira.r-on pcut-étro? comment at il pu vous entrer dans la tête que la Pofte fe chargeroit, en France, de diftribuer un ouvrage, qui débute par des Mémoires Jur la Baftille ï Vous n'y faites fürement pas 1'apologie de ce terrible entrepot & comment voulez vous que la Police qui le dirige, le Miniftère qui le choie, en autorifent la cenfure, ou, cequirevient au même, la defcription ? II y a des chofes oü les hommes en place peuvent laiiTer le droit de dire, pourvu qu'ils confervent celui de faire: mais la Baftille n'èft pas de ces chofesla: il faut, ou la décruire, ou empêcher qu'on fache ce que c'eft, & croyez-vous qu'on veuille la détruire? Mais jc demande k mon tour comment on empêcheroit déformais que le Public la connoifle ? Mes Mémoires font imprimés. Au moment oü ceci deviendra public, ils feront en route pour fe répandre dans toute VEurope: il n'y a pas de moyen humain capable de les anéantir, ou de les écarter même de la France: 1'intérêt eft trop vif, & la curiofité trop légitime. On auroit beau multiplier les 5è/rm,lesExempts,&c. Ils tranfpireroient par tous les ports du royaume: ils ie joueroient dë la fagacité de la Police Parifienne, avec autant de fuccès au moins, qu'elle fe joue avec atrocité de la perfonne des infoitunés qui en ont fourni la ma:ière. ' Mais  SUR la BaSTILLE. 13? Mais de plus, fous quelprétexte effayerok on. même de 1'aütorifer a les fupprimer ? Qu'on y prenne garde; ce n'eft pas ici une libelle,une de ces déclamations anonymes, qui fe perdent, ou s'oublient fans laiiTer de traces, & dont les homêres gens concourent k opérer la füppresfion, même fans y ëtre torcés par le defpotisme qu'eUes inquiètent. Je siqne. Ce font des faits dont je me déclare garant, & qui ont autant de téraoins que la Baftille a fait de victimes. C'eft une tyrannie monftrueufe que je dénonce k VEurope, au Souverain équitable dont elle compromet le nom, & le règne. Quel fera, même dans le Miniftère Fangois, le perfonnage qui n'ofera s'en déclarer le proteéteur, quand elle fera bien dévoilée? Peut-être y a-til des hommes affez laches pour s'imaginer avoir un intérèc preffint a la foutenir: mais Ie Roi n'en a aucun: mais ce que fes Confeils, & fa Cour contiennent d'hommes honnêtes n'en ont pas davantage; mais de quel front, a quel titre les autres demanderoient-ils a un Monarque vertueux de fe porter pour lc déf-nfeur de leurs barbaries, a des Coadminiftrateurs inrègres & humains de s'en déclarer les complices, en aidant k en fupprimer le ta-, bleau ? Diront-ils que ce font des menfonges? Je les en défie: fans nier que ce foient des vérités infinueront-ils qu'elles lont dangereufes ? Ils n'oferoient. Et oü eft le dmger de fournir a m Prince. bijnfefant l'occaflan dï faire le bien; oü eft le dan»  138 Mémoires danger de révéler a un Roi ami de Ia juftice & de fapropre gloire, des horreurs qui ne ceflénc de violer Tune, & qui flécriroienc 1'autre, s'il n'étoit pas démontré qu'il les ignore ? La Baftille eft-elle un des fondemens de fon tröne ? Eft-ce une des dépendances dp. fa mnronne dont il ne lui foit pas permis ,de changer la conftitution ? Ces cachots font-ils Inamovibles comme les fièges des Confeillers en Parlement? Oferoit-on dire au modérateur fuprême de Ja juftice & des loix qu'il ne règne que paree qu'il exifte dans fon Royaume, au moyen afluré de fe défaire fucceffivement de tous fes fujets, fans même au'il le fache? * La Baftille peut quelquefois contenir des fecrets de 1'Etat; mais le régime abominable qui s'y perpétue n'en eft pas un; &, comme on le verra, c'eft ce régime que j'attaque. Pourl'honneur des Miniftres, j'aimea croire qu'il nefubfifte que paree qu'il n'eft pas connu, même d'eux. La publicité qu'il va recevoir ne pourroic les inquiéter qu'autant que le Gouvernement auroit pris la réfolution fixe óc immuable de ne le pas réformer, même en le connoiftant; &, envérité, je croisque ce feroit un crime de' le fuppofer. Les Miniftres feront ces réflexions: quand ils ne les feroient pas, leRoi les fera: fa Majef. té eft trop familiarifée avec Ia lecture des Annales, pour fuppofer, quelque chofe qu'on lui dife, ou quelque fujet que je traite, qu'elles puiflent jamais rien contenir de contraire au refped dil a fa perfonne, aux loix, aux moeurs, au bien public e.i générai. Si  sur la BastilleJ 189 Si 1'on veut lui perfuader qu'elles ont changé de caractère, il voudra fans doute juger parlüimême comment s'eft opéré cette métamorphofe; il lira; & s'il lit;... ah, ce ne font pas les Annales qui courreront le rifque d'être fupprimées. Au refte, fil'art des courtifans femportoit; comme il n'eft pas improbable, même fur les intentions du Prince; fi, malgré 1'impoffibilité d'empêcher les Annales d'exifter, & d'être recherchêes, & de pénétrer par-tout oü il y aura des hommes fenfibles, la fatisfaclion de nuire a 1'Auteur, l'efpoir mal-fondé de le décourager, la honte de paroïtre vaincus par un particulier qui n'a d'autres armes que la juftice & fon courage, déterminoient une profcription ridicule par fon inutilité,honteufeparfes motifs, les Soufcripteurs Francois, au moins ceux dont le S. Le Quefne a recu 1'argent, devroient toujours écrire a M. le Baron d'Ogni. Si le Gouvernement me mettoit dans 1'impuiffance de remplir envers eux des engagemens dont il eft garant, ce feroit a lui a indemnifer les intéreffés ,• & par conféquent a les rembourfer. Cela feroit d'autant plus jufte qu'une grande partie de leurs avances eft encore entre les mains du S. Le Quefne; & que la protettion dont la Police de Paris 1'honore ne me, permet pas d'en efpérer jamais le recouvrement. Je n'ai pas befoin, je crois, de prévenir ceux qui m'écriront par cette voie, que ce ne font pas des confidences que je leur demande, mais des adreffes. En  ip* Memoires mes repréfentans, mes tributaires, pour ac créditer leur fraude, je déclare, que je n'approuve plus aucune édition fecondaire: il n'exiftera, de mon aveu, fans exception, que celle de' JLondres, faite fous mes yeux. Par la beauté du papier, & des rtfa^'V'fe: r^r l'exaótitude de la correStiaoi par les foins, & rimoiiigence de J'Jmprhueur, M. Thomas Spilsbury, donc j'ai déja parlé ailleürs, elle réunira tout ce qu'il eft poffible de defirer, au moins du cöté de la Typographie. 2°. Les.noms des Soufcripteurs feront imprimés a la fin de chaque Volume, c'efM-dire I la fin de celui dans 1'intervalle duquel ils auront foufcrit: en cela c'eft leur délicateffe que je veüx éelairer, & non leur vanité que je crois fervir. jp ^.arw'A 02 yo tro v-t.stu. ö ::b t 3°. Dans quelqu'un des Numéros de chaque huitaine, ou Volume ,il fe trouvera une, ou plufieurs marqués, <*nt perlonne ne pourra fe douter, fans en être averti; &que par conféquent les Contrefacteurs ne pourront imiter. L'indication n'en fera donnée que dans le dernier Numéro de chaque Volume, dans celui qui contiendra les noms des Soufcripteurs: ce fera le mot de mon énigme. Par - la chacun des Leéleurs pourra vérifier foi-même, &fansfrais, s'ila en effet 1'Edition de Londres; & perfonne ne pourra être duppe d'une Contrefagon, fans en être en même tems Complice. F I N.