'* V LE BACHELIEfe D E SAL AMANQUE, o v LES MEMOIRES ET AVENTURES D E DON CHERUBIN DE LA RONDA. Par LE SAGE. A V E C F I GURE 5, rA AMSTERDAM, ^* & Je trouve a P A R J s , RUE ET HOTEL SERTENTE. M. DCC. L XX XIII.  1  LEBACHELIER DE SALAMANQUEj o v LES MEMOIRES ET AVENTURES DE DON CHERUBIN DE LA RONDA, CHAPITRE PREMIER» De la familie & de téducdüotl dé don Chérub'm, A la mort de fort père, un de fes parens le repoit cheZ lui. Ses piogrès dans Vétude. U pan pour Madrid, & fait connoifjance avec utt Curé. Entreden de cc Curé fur Vemploi que •don Chtrubin veut exercer. Je dols le jour k don Roberto de la Ronda, qui, des environs de Malaga, oü il étoit né , alla s'e'tablir dans la province de Le'on. li y devint fecrétaire de donSebaftien de Cefpedez, A  2 Lf B acüelisr corrégidor de Salamanque, qui le fit alcade de Moloiido , gros bourg voifin de cette ville. Mon père, en vertu de fa charge, prit de fa propre autorité le titre de don ; & par bonheur pour lui , perfonne ne le chicana la-delfus. Comme jl avoit toujours été homme de plaifir & fort défintérefle, ü amalTa fi peu de bicn , que lorfquune mort prématurée le ravit a fa familie , a peine laitfa-t il de quoi vivre a fa veuve & atrois enfans dontelle demeurok chargée. J etudiois alors avec don Ce'lar, mon frère ainé, a 1'univcrfité de Salamanque; & je ne fais comment nous aurions pu faire pour continuer nos études fans le fecours d'un corrégidor; mais ce généreux feigneur eut foin de nous. II n'épargna rien pour nous bien entrcteni-. II nous aimoit; & toutes les fois que nous allions lui faire notre cour , il nous difoit qu'il nous regardoit comme fes enfans. P^ut-ètre l'ét';on;-nous en effet; ce que je ne crois pourtan; pas, quoique mamèreait eu la réputation ü etre un peu coquette. Malheureufement pour nous , notre protecteur mourut avant que nous fuffions hors du collége; de mamère que nous voyant réduits a vivre de notre patrimoine, qui ne pouvoit fuffire a tous nos befoins, nous fumes öbligés de nous abandonner a la providence. Den Céfar ,fe fentant de 1'inclination pour les armes, pnt  DE SALAMANQUF. 5 partl dans un régiment de cavalerie que la cour envoyoita Milan. De mon cöté, profitant de 1'amkié qu'un vieux parent, dócleur de 1 uni. V'erfité , avoit pour moi, j'acceptai un logement qu'il m'offrit gratuitement chez lui avec fa table. Par ce moyen , ma mère n'ayant fur les bras que doria Francifca ma fceur, qui n avoit que fept ans, fe vit en état de fubfifter doucement avec elle. ) Je fis de fi graads progrès au collége, qU on n'y parloit plus que de don Cbérubin de la Ronda. Je brülai , fur-tout en phüofophie, par le talent extraordinaire qu'on vit en moi pour la difpute. Enfin, je travaillai tant, que je parvins a 1'honneur detre bachelier. Alors mon vieux dodeur , qui commencoit peut-être a fe laffer de m'avoir pour commenfal, car le bon homme étoit un peu avare , me tint ce difcours: arai don Chérubin, vous'êtes préfentement en %e de penfer a un établiffement, & en état de vous foutenir par vousméme en vous faifant précepteur ; c'eft le meilleur parti que vous puiffiez prendre. Vous n'avez qua vous rendre a Madrid, vous y trouverez facilement quelque bonne maifon , d'oü, après avoir élevé 1'eafant, vous fortirèz avec une penfion pour toute votre vie, ou du moins avec un bénéfice. Vous êtes ua habile gar9on , & A3  4 Le Bachelier vous avez 1'air fage; vous êtes né pouf exef* eer le préceptorat. Comme je voyois a Salamanque deux ou trois précepteurs qui me paroiflbient contens de leur condition, je me mis dans 1'efprit que leur pofte devoit être plein d'agrémens. Ainü" le vieux doóteur eut peu de peine a me perfuader. Je lui dis que j'étois pret a partir; & après 1'avoir remercié de fes bontés, je me rendis effeftivement a Madrid par la voie des muletiers, avec un coffre qui contenoit tous mes effets ; c'eft-a-dire , un peu de linge, mon habit de bachelier , & quelques piftoles que le vieillard m'avoit lachées malgré fon avarice. Etant arrivé a Madrid , j'allai defcendre a un hotel garni oü Ton donnoit a manger proprement, & oü plufieurs honnêtes gens étoient logés. Je fis connohTance avec eux , & je liai entr'autres un commerce d'amitié avec le curé de Léganez , quune affaire importante avoit amené a Madrid. II me fit confidence du fujet de fon voyage, & je luis appris le motif du mien. Je ne lui eus pas fitót dit que j'avois envie d etre précepteur , qu il fit une grimace dont je ris encore toutes les fois que je m'en fouviens. Je vous plains, feigneur bachelier , s'écria-t-il; que voulez-vous faire ? Quel genre de vie allez-  de Salamanque. 5 vous embraffer ? Savez - vous bien a quoi il vous engage ? a facrifier votre liberté, vos plaifirs & vos plus belles années a des occupations pénibles, obfcures & ennuyeufes. Vous vous chargerez dun enfant, qui, quelque bien né qu'il puifTe être, aura toujours des défauts. II faudra vous appliquer fans relache a former fon efprit aux fciences , & fon cceur a la vertu. Vous aurez fes caprices a dompter , fa parefTe a vainere, & fon humeur a corriger. Vous n'en ferez pas quitte , pourfuivit - ïl', pour les peines que votre elève vous fera fouffrir. Vous ferez obligé d'efluyer de la part de fes parens de mauvais procédés, & de dévorer même quelquefois les mortifications les plus humiliantes. Ne penfez donc pas que le préceptorat foit une condition pleine de douceur. C'eft plutöt une fervitude a. laquelle pour fe réduire , il faut, comme pour fe faire moine , être quelque chofe de plus ou de moins qu'un homme. Vous pouvez, ajouta le Curé de Léganez-, vous en rapporter a moi ia-deffus. J'ai fait Je métier que vous avez envie de faire. Après cefai d'un aumönier d'évêque, c'eft 3e plus miférable que je connohTe; je fais ce que c'eft. JJai élevé le fils d'un alcade de cour; je n'ai pas véritablcment tout-a-fait perdu mes peines, puifque ma «ure en eftle fruit}maïs jevo-usprotefte queUet A3,  6 Le Bachelier me coüte bien cher. J'ai paffe huit années dans un efclavage plus rude que celui des chrétiens en Barbarie. Mon éleve, qui de tous les enfans du monde étoit peut-être le moins propre a rece.voir une excellente éducation, joignoit a une ftupidké naturelle une averfion parfaite pour tout ce qui s'appelle ordre & devoir; de manière que pour 1'endoétriner, j'avois beau fuer fang Si eau, je ne faifois que femer fur le fable. Encore aurois-je pris patience fi 1'alcade, moins aveuglé par 1 amour paternel, eüt rendu juftice a fon fils; mais ne pouvant le croire auffi ftupide qu'il étoit , il s'en prenoit a moi. II me reprochoit 1'inutilité de mes legons; & ce qui ïie m'étoit pas moins fenfible que Tinjuftice de fes reproches, il me les faifoit fans ménager les termes. J'avois donc , continua le curé, a fouffrir* cgalement du père & du fils d'une manière différente; j'avois encore dans les domeftiques des tyrans de mon repos, des efpions vigilans , & des inférieurs toujours prcts a me manquer de refpect. La vilaine maifon, dis-je au Curé ï Je vous trouve encore bien heureux de n'en être pas forti fans récompenfe. Vous avez raifon , me répondit-il ; encore obferverez-vous, s'il vous plak, qu'il m'eft dü prés de mille écus d'appointemens dont 1'aleade ne fonge point è  de Salamanque. 7 me tenir compte, ou plutót quil croit m'avoir bien payé en me faifant obtenir une cure de campagne. Et votre difciple, repris-je , n'eft-il pas re'connoiffantdes peines qu'il vous a données? Ne vous fait-il pas bien des amitiés lorfque vous vous rencontrez tous deux ? Je ne le vois point, repartit le curé, a peine a-t-il été dans le monde » qu'il a oublié fon latin & fon précepteur. Tels furent les difcours que me tint le Curé de Léganez pour m'éter 1'envie d'être précepteur; néanmoins , tout fenfés quils étoient, ils ne firent pas plus d'impreffion fur moi qu'en font für une fille tendre ceux qu'on lui tient pour la dégoüter du mariage. II s'en appercut ; & jugeant bien qu'il perdroit le temps a vouloic me détourner de mon deffein, il pourfuivit de cette forte : Je vois bien qu'il efl inutile de combattre votre réfolution. Vous voulez donc abfolument tater du préceprorat? a Ia bonne heure. Mais puifque je n'ai point aflez d'éloquence pour vous faire changer de fenüment , du moins fouvenez-vous d'un avis que j'ai a vous donner: foyez extrêmement fur vos gardes lorfque vous demeurerez dans une maifon oü i{ y aura des femmes; Ie diable aime a tenter les précepteurs; & pour peu que 1'inftrument qu'il met en oeuvre foit joli, ils ne manquent guère de fuccomber a Ia tentation. A4,  8 Le Bachelier Je promis au curé de Léganez de fuivre exaétement fon confeil, le beau fexe étant en effet un^ecueil redoutable pour moij ear je ne fentois déja que trop que j'avois regu de la nature un tempéramment contre lequel ma vertu auroit bien a luter. CHAPITRE II. De la première malfort oü dart Chémhïn fut pré~ cepteur. Quels étoient les enfans qu'il avoit a élcver. Imprudenct d'un père. ï-i E curé de Léganez me voyant déterminé « remplir une place de pédagogue, me donna Ja connohTance du révérend père Thomas de Villaréal, religieux de la Merci, qui avoit un talent tout particulier pour découvrir les maifons oü il falloit des précepteurs. Ce bon père m'en eut bientöt enfeigné une, ou plutöt il me mena lui-même chez le feigneur Ifidore Montanos, riche bourgeois de Madrid, qui, fur Ie bien que fa révérence lui dit de moi, m'arrêta fur le pied de cinquante piftoles par an. Montanos «voit été marchand, & s'étoit retiré du commerce, tant pour fe décrafTer que pour vivre plus tranquillement. II avoit deux fils, 1'un de Uhe ans ; leur air ne me prévint pas en leuc  de Salamanque. $ faveur. L'aïné étoit bègue & le cadet boflu. Je leur fis quelques queftions pour tater leur efprit, & j'eus lieu de juger par leurs^réponfes qu'il ne tiendroit qua eux de profiter de mes lecons. Mon premier foin dans cette maifon fut d'obferver tout Ie monde, depuis le chef jufqu'au dernier laquais ; & je me propofai de m'y conduire de facon que je ne fiffe paroïtre aucun défaut; ce qui n'étoit guère plus facile que de n'en avoir point du tout. Je connus en peu de temps les cara&ères , & cette connohTance m'affligea. Le feigneur Ifidore étoit un petit génie qui faifoit le plaifant, & qui avoit toujours quelque fade cclibet a vous débiter. Fier de la poffelfion de dix mille ducats de rente, il marchoit les joues enflées d'orgueil, & faifoit Ie gros dos. 'Au refte, il étoit grofller, bouru , brutal & capricieux. De leur cöté, fes fils avoient de fort mauvaifes inclinations. Quoique le temps ne les eüt pas encore fait hommes, ils 1'étoient déja par leurs paffions : Ia nature leur avoit donné , pour ainfi dire, une difpenfe d'age pour être vicieux. Ils avoient un laquais favori, une efpèce de valet de chambre qui poffédoit leur confiance , & leur rendoit les mêmes fervices que s'ils euffent été dans leur majorité. Je me 1'imaginai du moins j & les raifons que j'eus de Ie croii* me  io Le Bachelier femblèrent fi fortes, que je ne pus m'empêcher d'en avertir leur père. Je m'attendois , en lui donnant eet avis, qu'il en fentiroit 1'importance, & prendroit feu , comme tout autre père eüt fait a fa place. Cependant je me trompai; au lieu d'en paroïtre ému, il me rit au nez, en me difant: ailez , allez , monficur le bachelier, laiifez-Ies faire; ils s'en lafleront comme moi. J'étois, ajouta-t-il, un égrillard dans ma jeunefTe ; je faifois trembler les pères & les maris de mon voifinage. Je ne prétends pas que mes enfans vivent autrement que moi. Je ne vous donne pas cinquante piftoles par an pour m'en faire des faints. ErJeignez-leur la langue latine & 1'hiftoire, avec cela infpirez leur 1'efprit du monde; c'eft tout ce que je vous dem .nde. Quand je vis que Montanos n'avok aucune délicateffe fur les mceurs de fes fils3 je ceffai de me donner la peine de veiüer fur leurs adions ; & me renfermant dans les hornes prefcrites, je me contentai de remplir les autres devoirs. Je faifois iraduire a mes difciples les auteurs latins en caftillan, & mettre en Iatin de bons auteurs efpagnols. Je leur lifois les guerres, de Grenade ou d'autres hiftoires , & j'accompagnois ma ledure de réfledians inftrudives.. Outre cela, quand il leur échappoit de dire oa  de Salamanque. h de faire quelque chofe contre la biemféance ou contre la charité, je ne manquois pas de les reprendre. Mais je leur faifois en vain des rernontrances; leur père les rendoit infru&ueufes par fes difcours imprudens & dangereux. Etoitil en belle humeur, il fe vantoit devant eux d'avoir été libertin dans fa jeunelfe. On eüt dit, en vérité, qu'il leur racontoit exprès fes débauches pour les porter a fuivre fon exemple. II y a comme cela des pères qui ne s'obfervent point devant leurs enfans, & qui les détournent eux-mêmes du chemin de la vertu. Après tout, fi le feigneur Ifidore n'eüt eu que ce défaut-la, nous aurions pu vivre long-temps enfemble. J'en aurois même fouffert beaucoup d'autres qu'il avoit, a 1'exception de fa mauvaife humeur. II étoit infupportable quand il s'y mettok ; ce qui n'arrivok que trop fouvent. Alors les difcours les plus durs & les plus défobligeans ne lui coütoient rien. II étoit même aflez injufte pour me reprocher jufqu'aux défauts de fes hls. Pourquoi, me difok-il, n'apprenez - vous pas a mon aïné (cetoit Ie bègue) a. parler diftinctement ? D'oü vient que le cadet ( c'étok Ie bofiu.) fe tient fi mal? Pourquoi 1'un a-t-il Ie teint fi pale ? Pourquoi les habits de 1'autre font-ils pleins de taches & de pouffière? . Voila ce qu'il me difoit. Le moyen de senten-  12 Le Bachelier dre de fang-froid faire de pareils reproches ! Un matin, n'y pouvant tenir, je fortis de chez Montanos pour n'y plus rentrer, après lui avoir dit que je ne m'accommodois point d'un homme qui vouloit que le précepteur de fes enfans fut en même temps leur médecin, leur maitre a danfer & leur valet de chambre. CHAPITRE III. Don Chérubin va offrir fes fervices a un conftiller du confeil de Caflille. De Ventretien fingulier qu'il eut avec ce magiflrat. Sa réponfe , & ce qu'il fit, J'allai dès Ie même jour trouver mon religieux de la Merci, qui ne me blama point d'avoir quitté le feigneur Ifïdore. II me dit, au contraire , qu'il étoit faché de m'avoir placé dans une fi mauvaife maifon. Monfieur le bachelier , ajouta-t-il, revenez ici dans trois jours ; je vous aurai peut-être déterré une meilleure place. Effectivement quand je le revis, il m'apprit qu'il en avoit une nouvelle a me propofer. Un confeiller du confeil de Caftille, me dit-il, a befoin d'un précepteur pour fon fils unique. "Vous pouvez aller vous préfenter de ma part k ce magiftrat; je lui ai parlé de vous, êc ja  de Salamanque. ï$ crois que vous vous conviendrez 1'un a 1'autre. Je vous avertis feulement que c'eft un homme fier, comme ces meffieurs le font pour la plupart; a cela prés, il eft aimable, & d'un trés-bon cara&ère , a ce qu'on m'a dit. Je fouhaite que vous foyez plus content de lui que du feigneur. Montanos. Je me rendis a 1'hötel du confeiller. Je trouvaï ce juge pret a monter en carroffe pour aller au confeil. Je m'approchai de lui très-refpectueufement, & lui dis que j'étois le bachelier 'dont le père Thomas de Viüaréal lui avoit parlé. Vous avez mal pris votre temps, me réponditil d'un air grave & fee; je ne puisvous donner audience préfentement. Revenez fur les fix heures du foir. Me voyant affigné pour être ouï, je ne manquai pas de comparoïtre devant mon magiftrat avant mêmë le temps prefcrit. On m'annonce. Je demeure & j'attends deux grandes heures pour le moins dans 1'antichambre, après quoi 'on m'introduit dans un cabinet oü j'appercois le juge affis dans un fauteuil. Je lui fis une révérence fi profonde que je penfai donner du nez a terre. II repondit a mon falut par une légère inclination de téte , & me montrant du doigt un petit tabouret qui reflembloit aflez a une fellette, il me fit figne de ai'y affeoir.  *4 L e Bachelier Je n'ai jamais vu de perfonnage dun maintien plus orgueilleux. II jetta fur moi des regards critiques , & fe difpofant a m'interroger fur faits & articles, il m'adrefla la parole dans ces termes : Etes-vous gentilhomme ? Je ne croyoJs pas, lui répondis-je, qu'il fallüt lëtre pour devenir précepteur. Cela n'eft pas, fi vous voulez , abfolument nécefTaire , me repliqua-t-il; mais outre que cela ne gate rien, il me femble que le dogme a plus de force dans la bouche d'un maïtre gentilhomme que dans celle d'un roturier. Le refpect que je devois a un confeiller de Cattille m'empêcha de faire un éclat de rire a ces derniers mots, tant ils me parurent ridicules. Cependant, continua le magiftrat, quand vous ne feriez pas noble, je veux bien me relacher la-defTus , pourvu que vous ayez d'ailleurs toutes les qualités du précepteur que je prétends mettre auprès de mon fils, qui pourra bien un jour remplir ma place. Je demandai au confeiller de quelles qualités ïl vouloit que ce précepteur fut pourvu ; & il me repartit: je cherche un fujet qui foit un grand homme , un favant homme , un homme de dieu & un homme du monde en mémetemps. II faut qu'il réunifle tous les talens ; qu'il pofsède toutes les fciences divines & hu-  DE SALAMANQUE. 15 marnes, depuis le catéchifme jufqu a la théologie myftique, & depuis le blafon jufqu a 1'algèbre. Tel eft le maïtre que je veux ; & comme il eft jufte de faire un fort agréable aune perfonne de ce mérite , je lui donnerai nu table avec cinquante piftoles d'appointemens. Ce n eft pas tout, ajouta-t-il, je pourrai bien , 1'éducation finie , lui faire avoir , par mon crédit, un bénéflce, ou bien le gratifier d'une petite penfion viagère. J'admirai la générofité de ce magiftrat ; & demeurant d'accord avec moi-même que je n'étois point ce pédagogue dont il s'étoit formé une fi parfaite idéé, je me levai de deflus la fellette, en difant au juge : adieu, feigneur , puiffiez-vous rencontrer 1'homme que vous cherchez; mais franchement, je ne le crois pas plus facile a trouver que 1'orateur de Ciceron. C H AP IT RE IV. Le père Thomas , religieux de la Merci, place le bachelier che^ le marquis de Buendia. Caractère de t enfant quon lui donne a infiruire. II fort de cette rnaifon. Pourquoi. J E rendis compte de cette converfation au père Thomas; nous rimes un peu tous deux  flS Bachelier aux dépens du confeiller, qui nous parut uif onginal. Je ne ferai pas content, me dit enfuite Ie rehgieux, que je ne vous aye bien placé; plus je vous vois, plus je vous aime. Je vais me donner pour vous de nouveaux mouvemens • il 7 aura bien du malheur , fi je ne vous mets pas a Ja fin dans quelqu'une de ces bonnes mailons ou les précepteurs font la pluie & Ie beau temps. Véritablement peu de jours après, s'imaginant avoir fait ma fortune, il vint * mon hotel garni & me dit avec une émotion quirelevoit le prix du fervice: enfin, mon cher bachelier,.j'ai un pofte excellent a vous offrir. Le marquis de Buendia, I'un des principaux feigneurs de la cour, veut vous confier I'éducation de fon fils fur Ie portrait que je lui ai fait de vous. Venez me prendre demain au matin; je vous menera! chez lui. Vous verrez un feigneur des plus polis. Vous ferez charmé de la réceptiort quil vous fera, & je ne doute nullement que vous ne foyez parfaitement bien chez ce courtifan. Le Iendemain Ie père Thomas me conduiCt au lever du marquis , & ce feigneur me recut dun air gracieux, en me difant qu'il étoitperluade que j'avois du mérite, puifque le révérend pere, qui étoit fon ami, m'avoit choifi pour me mettre  de Salamanque 17 mettre auprès du jeune marquis fon fils. Je vous recois, pourfuivit-il aveuglément de la main de fa révérence. A 1'égard de vos honoraires, je vous donnerai cent piftoles tous les ans , & vous ne fortirez de chez moi qu avec une récompenfe digne de vos foins, & mefurée a ma reconnohTance. Je fis porter dès Ie même jour mon coffre 3 rhötel du marquis, oü je trouvai une chambre meublée expres pour moi. Je vis mon difciple. C'étoit un enfant de fept ans, beau comme le jcur, &d'une grande douceur. II étoit encore entre les mains des femmes ; mais il me fut Jivré fur le champ ; & L'on nous donna un valet de chambre & un laquais pour nous fervir. Comme les enfans nahTent ordinairement avec quelques inclinations qui ont befoin d'être corrigées, je m'attachai a ètudier les fiennes. Je ne lui en remarquai point de mauvaifes , tant les femmes qui avoient élevé fa première enfance avoient eu foin de ne fouffrir en lui aucun penchant vicieux. Elles lui avoient même appris a lire & a écrire , de fagon qu'il ne favoit déja pas mal former fes lettres. Je lui achetai un rudiment, & je commencai a lui enfeigner les premiers principes de la langue latine. Je mélois a mes lecons de petites fables propres h lui ouvrir 1'efprit en le divertiüant, II &  TtS Le Bachelier les retenoit avec une facilité furprenante ; Sc lorfqu'il les débitoit a fon père , il s'en acquittoft de fi bonne grace , que le marquis en pleuroit de joie. II eft conftant que ce jeune feigneur promettoit beaucoup. J'étois ravi de fes heureufes difpofitions, & fier par avance de 1'honneur que fon éducation me devoit faire. J'étois fi content de mon état, que je ne pus m'empêcher d'aller voir le religieux de la Merci pour le lui témoigner. Mon révérend père , lui dis-je , d'un air de fatisfaction qui lui fit deviner d'abord le motif de ma vifite je viens plein de reconnoiffance, vous rendre les graces que je vous dois. Vous m'avez mis dans une maifon oü je fuis aimé , confidéré , refpeöé. J'ai pour difciple le fujet du monde le plus docile, & qui ne laiffe appercevoir en lui aucun défaut. Ce n'eft pas un enfant, c'eft un ange. A ces mots, le père Thomas m'embrafla de joie, & me dit: que vous me fakes de plaifir en m'apprenant que vous êtes fi fatisfait de votre difciple. Je ne le fuis pas moins de fon père,, lui répliquai-je avec la même vivacité. Le marquis de Buendia eft un aimable feigneur. Quelle polkelfe ! II a pour moi des attentions dont je fuis confus, Bien loin d'avoir 1'humeur  DE SALAMAnQU17» t(f Inégale , & de ces momens de caprice oü les perfonnes de qualité fontfentir leur fupériorité a il ne me parle jamais que pour me dire des chofes obligeantes. II a même ordonne' en ma préfence è fes domeftiques de m 'obéir, fi j'avois quelqu'ordre a leur donner. Encore une fois, me dit le religieux, vous me ravifTez : vous ferez indubitablement votre fortune chez ce feigneur. Jetois donc enchanté de mon pofte ; & je fouhaitois que le curé de Léganez , qui n'étoit plus a Madrid, fut informé de ma fituation, Selon lui, difois-je, il n'y a point de précepteur qui ne foit miférable , & cependant je me vois dans un état digne d'envie. Je jouis tranquillement de ma Fe'licité" pendant une année entière. Quoique je ne touchafle pas un fou de mes appointemens , j'avois 1'efpric en repos la-defïüs. Quand je n'aurai plus d'argent, difois-je, don Gabriel Pampano, notre intendant, m'en fournira ; je n'aurai qua lui dire deux paroles, & fur le champ il me comptera des efpcces tant que je voudral. Dans cette confiance , je lailTai couler encore fix mois fans m'impatienter; mais enfin le befoin oü je me trouvai infenfiblement d'avoic quelques piftoles pour m'entretenir, devint fi preffant, que ne pouvant plus difFérer, je mV Ba  ao Le Bachelier dreffai au feigneur don Gabriel: Je vous prie , lui dis-je, de me donner trente piftoles a compte fur mes appointemens. Monfieur le bachelier , me répondit-il , en affe&ant un air chagrin , vous me prenez fans verd & j'en fuis très-mortifié. Soyez perfuadé que je vous donnerois cent piftoles au lieu de trente, fi j'étois en fonds; mais je vous protefte que je n'ai pas dix écus dans ma cahTe. Vieux ftyle d'intendant, m'é. criai-je ! Si vous aviez envie de m'obliger, vous ne me refuferiez pas ce que je vous demande. II m'eft dü plus de cent cinquante piftoles, & j'ai befoin d'argent; entrez , de grace, dans ma fituation. Prière inutile ! J'eus beau dire, j'eus beau preffer Pampano de m'aider du moins d'une dixaine de piftoles ; le bourreau fut inexorable. C'eft un caillou que le cceur d'un intendant. Cependant mes habits s'ufoient a vue d'ceil, & je ne favois que faire a cela. Un jour je tirai a part le maitre a danfer qui venoit montrer au logis , & je lui demandai fi fes legons lui étoient bien payées. Pas trop bien , me répondit-il, je ne fais de quelle couleur eft 1'argent de monfieur le marquis ; je viens pourtant ici depuis fix mois trois fois la femaine. Vous êtes, ajouta-t-ii, dans le même cas , apparemment ? Vous 1'avez dk, lui répartis-je ; & maiheureufe-  de Salamanque. 21 ment pour moi, je n'ai pas vos resources. Vous avez vingt écoliers. S'ily en a dix qui ne vous payent point, vous tirez du moins des dix autres de quoi entretenir votre table , & faire rouler votre petit équiqage. Je fuis comme vous voyez, plus a plaindre que vous. Après avoir encore inutilement fait quelques tentatives pour attendrir le barbare Pampano, je pris le parti de faire connoitre mes befoins au marquis. J'eus bien de la peine a m'y réfoudre ; néanmoins la néceffité m'y forca. Je repréfentai a ce feigneur 1'embarras oü je me trouvois , & les démarches inutiles que j'avois faites auprès de don Gabriel, quoiqueje n'euffe demandé qu'une très-petite fomme en comparaifon de celle qui m'étoit düe. Le marquis fut, ou , pour parler plus jufte , parut fort en colère contre fon intendant, dit qu'il lui Iaveroit la tête , & qu'il prétendoit que je fuflTe payé régulièrement de quartier en quartier. Qui neut pas cru, après cela, que j'allois toucher pour le moins une ciquantaine de doublons ? je n'en fus pas toutefois plus avancé, foit que Pampano & fon maitre fuffeht en effet fort pres de leurs pièces; foit que , ce qui eft plus vraifemblable, ils s'entendiflent tous deux pour me traiter comme leurs autres créanciers, J'étois dans un état trop violent pour ne pas B 3  Le Bachelier m'efforcer d'en fortir. J'employai pour la quatrième fois le père Thomas , qui, compatiflant 3 mon malheur, me fit entrer chez un contador. Mais avant que de quitter le marquis, je lui e'crivis une lettre, dans laquelle je lui repréfentois refpeétueufement, que n'étant pas affez riehe pour continuer a lui rendre" fervice fans intérêt, j'étois dans la néceffité de chercher une autre maifon que Ia fienne , ce que je le fuppliois trés - humblement de ne pas trouver mauvais. Car quelque jufte fujet que puifle avoir un homme du commun, de n'être pas content d'une perfonne de qualité, encore eft-il obligé de filer doux avec elle. CHAPITRE V. Le bachelier de Salamanque devient le précepteur du fils d'un contador. Sa jo'ie d'entrer dans une aufji bonne maifon. II efi payé d'ayance. 11 devient amoureux d'une jeune fuiyante. Son rivalle fait renvoyer* JE paffai d'une extrémité a 1'autre. Si le contador n'avoit pas la politeffe du marquis de Buendia, il étoit en récompenfe beaucoup mieux en efpèces. La charmante maifon ! On y entendoit depuis le matin julqu'au foir compter de 1'or &  de Salamanque. de I'argent , & ce bruit harmonieux m'enchantoit les oreilles. Le contador étoit un homme qui alloit d'abord au fait. II voulut favoir quels appointemens je gagnois chez le marquis de Buendia. Ce feigneur, lui dis-je, m'avoit promis cent piftoles par an , mais il n'a pas été exact a tenir fa parole. Le contador fourit a ces derniers mots, & me dit: hé bien je vous promets, moi, cent cinquante piftoles, que vous toucherez, & même d'avance , fi vous le fouhaitez. En même-temps il appella fon caiffier ; Rapofo, lui dit-il , comptez tout-a-l'heure 4 monfieur le bachelier cent piftoles; & toutes les fois qu'il voudra de I'argent, ne lui en refufez pas. Ces paroles me jettèrent de la poudre aux yeux. Comment diable, dis-je en moi-même, un marquis & un contador font deux hommes bier* différens ! L'un ne paye point ce qu'il doit, 8c 1'autre nattend pas qu'il doive pour payer. Sia tot que le caiffier m'eut délivré 1'efpèce, j'envoyai chercher un tailleur, auquel je commandai un habillement complet, & je lui avancai vmgt piftoles pour imiter les manières des contadors. Me voyant tout-a-coup en argent, je repris ma bonne humeur que le marquis & fon in* B 4  24 L e Bachelier tertdant m'avoient fait perdre, & je coittmencaï a m'acquitter de bon cceur des fonctions du préceptorat. Mon nouveau difciple n'étoit pas fort avance'. Quoiqu'il eüt déja dix ans, il ne favoit pas encore lire. J'étois fon premier maitre. Monfieur le bachelier, me dit fon père, je vous abandonne mon fils; je me repofe entièrement fur vous de fon e'ducation. Je ne veux pas en faire un dofteur; enfeignez-lui feulement un peu de latin. Donnez-lui ce qu'on appelle des manières, & cherchez quelqu habile arithméticien qui lui montre a faire toutes fortes de comptes & de calculs. Chargez - vous de ce foin la. Je me préparai donc a répondre aux vues du contador, & a léchér le petit ours, auquel il vouloit que je fifTe prendre une forme. Je neus pas peu de peine a faire connoitre a mon écolier les lettres de 1'alphabet. Il n'avoit pas plus de difpofition a devenjr favant que 1 eleve du curé de Léganez. Cependant je m'y pris de tant de facons que j'eus le bonheur de parve< nir a le faire lire couramment toutes fortes de livres efpagnols. Je fis part auflïtót de cette grande nouvelle k madame fa mère , qui en fut tranfportée de joie. Quoiqu'elle aimat tendrement fon fi!s , elle ne laiffbit pas de lui rendre jufiice; & regardant comme un prodige  de Salamanque: 25 rheureux fuccès de mes legous, elle m'en fit tout Thonneur. Je gagnai par ? la fon efLime & fon amitié. Infenfiblement Porcia, c'eft ainfi que fe nommoit 1'époufe du contador, goüta mon efprit, & prit tant de plaifir a ma converfation , que tous les jours après Ia fiefte elle m'attiroit dans fon appartement, fous prétexte de voir fon fils que je.lui menois. C'étoit une femme de trentecinq ans tout au plus, fort fpirituelle, & fi réfervée, que je me trompe peut-être quand je penfe qu'elle avoit quelque goüt pour moi. Néanmoins je ne pus m'empêcher de le croire ; & le ledeur jugerajpar ce que je vais rapporter , fi je fus un fat de me 1'imaginer. Quelqu'aimable que fut encore Porcia , & quoiqu'elle me regardat d un oeil a me faire foupconner qu'elle avoit quelque deffein fur moi ; je ne répondois nullement aux marqués de bonté qu'elle me donnoit Je n'avois des yeux que pour Ia jeune Nife fa fuivante, qui, de fon cöté m'en voulant auffi, m'agagoit d'une manière plus efficace, Je ne fus point a Ifér preuve de fon air coquet & piquant, malgré le fond de morale & de vertu que je m'étois fait a 1'univerfité. Nous nous lancames de part Sc d'autre des oeillades fi fignificatives, que nous nous entendimes, & bientöt 1'intrigue fut nouée.  20 Le Bachelier Nife ajoutoit a plufieurs autres talens quelle poiïédoit, celui d'être ingénieufe a inventer les moyens d'avoir des entretiens fecrets avec fes amans; & c'étoit un art dont elle avoit befoin dans une maifon oü elle avoit k craindre le reffentiment d'un galant qu'elle vouloit quitter pour moi, ou du moins k qui elle prétendoit donner un alfocié. Le valet de chambre de mon difciple étoit ce galant facrihé. Nife apparemment n'ayant pas trouvé dans fes hommages de quoi contenter fa vanité, s'e'toit avifée d'afpirer a la conquête de M. le précepteur. Quoi qu'il en foit, triomphant de mon rival, fans favoir que jen euffe un, je jouiiïbis tranquillement d'un bonheur qu'il n'ignora pas longtemps. II eut quelque vent des converfations furtives que j'avois avec fa princelfe ; & pour s'en venger, il fe réfolut k nous perdre tous deux. II n'éclata point d'abord, n'ayant pas contre nous de plus fortes armes que des foupgons qui ne prouvoient rien, II s'y prit avec plus de prudence. II mit dans fes intéréts tous les laquais dulogis; & cette canaille, ordinairement ennemie des précepteurs, entra fans peine dans le projet de fa vengeance. De forte que Nife & moi, obfervés par tant d'efpions, nous ne pümes éviter le malheur d etre furpris dans un têie» a-tête.  de Salamanque. 27 Cette aventure fit un éclat terrible dans la maifon du contador. Tous les domeftiques a 1'envi s'égayerent a mes dépens. Monfieur, contre 1'ordinaire de fes confrères qui fe foucient fort peu que ces fortes de fcènes fe paffent chez eux , prit cette affaire au point d'honneur, & fe mit dans une colère effroyable. Madame , encore plus fcandalifée que monfieur , dit que c'étoit une chofe qu'on ne devoit point pardonner. Comment, s'écria-t-elle , un homme a qui je croyois des fentimens, du goüt , s'amufer a une fuivante! Enfin, le réfultat de cela, fut que la cataftrophe tomba fur moi. Porcia, qui aimoit fa foubrette , ou qui lui avoit peut - ctre confié des fecrets importans, fe contenta de Ia gronder, & moi je fus honteufement chaffécomme un fuborneur, a caufe que je n'avois pas fait voir des fentimens plus nobles.  28 Le Bachelier CHAPITRE VI. Ce que devient le bachelier au fortir de che^ le contador. Ses réflexions fur fa conduite. Son hote le fuit entrer cke^ une veuve. CaraSëre de cette dame. Don Chérubin, de précepteur quil étoit devient intendant. Inclinatïon de cette veuv. pour lui. Entretien de la dame Rodrigue^. Su~? jet de eet entretien , & quel en fut le fruit. eFE n'eus garde , en fortant de chez Ie contador d'aller trouver le religieux de Ia Mercy, qui m'auroit fans doute fait de juftes reproehes fur ma fortie; & qui ne me regardant peut-être plus que comme un miférable qu'il devoit abandonner ,feferoit fait un fcrupule de me placer dans une nouvelle maifon. Je n'ofai même retourner a mon hotel garni, m'imaginant qu'on y favoit mon hiftoire ; car quand on a fait une fottife, on croit que tout le monde en eft d'abord informé. Je me retirai dans un quartier éloigné, Sc j'y louai une chambre garnie, oü n'étant pas fans argent, je demeurai quinze jours ame confulter fur ce que je devois faire. Je me rappelai plus d'une fois Ie confeil du curé de Léganez. Je me repentois de 1'avoir négligé; Sc me reprochant ma foiblefte, je ne  de Salamanque. 29 pouvois penfer aNife fans rougir de honte: Ah! malheureux, me difois-je, eft-ce donc pour faire 1'amour a des foubrettes que tu t'es fait précepteur? Au lieu de porter le fcandale de maifon en maifon, renonce a un emploi quetu remplis fi mal; ou bien , fi tu veux le continuer, purge tes mceurs, & fais tous tes efforts pour acquérir les vertus qui te manquent pour t'en bien acquitter. Én un mot, je me repentis de ma faute; & a. force de me promettre detre plus fage , je eoncus 1'efpérance de Ie devenir. Pendant ce temps - la, mon nouvel hpte m'ayant pris en amitié, fongeoit k me rendre fervice : monfieur le bachelier, me dit - il un jour, j'ai envie de vous procurer une bonne place en vous mettant chez une veuve de qualité qui fait élever fous fes yeux fon petit-fils. Ce mot de veuve me fit trembler d'abord. N'y auroit-il point ici quelque nouveau précipice, dis-je en moi-même ?Le démon n'auroit-il pas encore envie de me tendre un piège ? Mais je me raffurai, en faifant réflexion, que la dame dont ü s'agilfoit étoit une grand'mère , ce qui fuppofoit un age a fervir de frein a mon tempérament. Je répondis donc a mon hóte que je lui ferois fort ob%é s'il pouvoit me faire se plaifir.  3° Le Bachelier Je vous promets que je le ferai, me réplsqua-t-il, c'eft dequoi je fuis trés - affiire'; j'aï éte' domeftique de cette dame : j'en fuis écouté; dès aujourd'hui je vous propoferai pour pré cepteur de fon. petit-fils. II n'y manqua pas. II me loua beaucoup. On eut envie de me voir, je me préfentai. Je ne deplus point, & je fus* arrcté fur le champ. La veuve fe nommoit dona Louife de Padilla. Son époux, officier général, avoit été tué dans les pays-bas, en combattant contre les francois. Pour une aïeule , je Ia trouvai fraïche encore , fans pourtant que fa frakheur me parut dangereufe. Elle avoit auprès d'elle, par politique ou autrement, deux femmes de chambre de'crépites qui lui prêtoient un air de jeuneffie. Une de fes fuivantes, appellée Ia dame Rodriguez, poffédoit la confiance de fa maïtreffe , & s'étoit acquis fur fon efpritun grand afcendant. Je me réjouis intérieurement, & remerciai Ie oei de ce qu'au lieu de ces antiques confidentes, dona Louife n'avoit pas auprès d'elle deux gentilles foubrettes , qui auroient peutêtre encore porté malheur a ma vertu. Je m'inftallai donc dans mon pofte, & tout alla le mieux du monde au commencement. Je m'attachai k mon nouvel écolier, qui joignant la docilitc a Ia plusheureufe difpofition, appre-  de Salamanque. 31 nok a merveille les élémens de Ia langue Iatïne. II n'avok pas huk ans accomplis. En moins de fix mois il fit des progtès qui furpafsèrent mon attente , & m'attirèrent des préfens. Dona Louife me donna une montre dor. Peu de temps après elle m'envoya un gros paquet de belle toile pour men faire faire des chemifes , avec une étoffe de la plus fine laine de Ségovie pour m'habiller. Mais tous ces dons que je prenois pour des effets d'une pure générofité, venoient d'une autre caufe, comme vous allez 1'entendre. On me vint dire un matin, pendant que je donnois lecon a mon difciple , que madame me demandoit. Je volai aurfi - tót a fon appartement oü elle étoit a fa toilette avec fes deux dames d'atours , qui employoient tout leur favoir faire a rapiècer, pour ainfi dire, fes appas. Elle étoit dans un négligé affez immodefte pour tenter, s'il n'eüt pas en même-temps laifie entrevoir de quoi préferver de la tentation. Lorfqu'elle n'eut plus befoin de fes femmes, elle leur fit figne de fe retirer, & m'ayant fait demeurer auprès d'elle d'un air miftérieux: mettez-vous la, me dk-elle , & m'écoutez. J'ai fur vous des vues que je fuis bien aife de vous apprendre. Je ne vous regarde pas comme un homme qui n'eil bon qua élever des enfans;  32 Le Bachelier je vous crois propre a bien d'autres chofes. J'ai réfolu de vous confier le foin de mes affaires. Auffi bien Francifco Forteza , mon intendant , commence a vieillir. Je vais le congédier avec une penfïon, & vous mettre afa place, que vous remplirez mieux que lui , fans que vous ceffiez pour cela d'être précepteur de mon petit-fils. Vous pouvez fort bien en même-temps exercer ces deux emplois. Je voulus remontrer a Ia dame, que n'ayant jamais fait le métier d'intendant, je craignois de ne pas bien m'en acquitter. Vous vous moquez, me dit-elle, rien n'eft plus aifé. Je n'ai point de procés ; je ne dois pas ua maravédi. II ne s'agit que de toucher mes revenus, & de faire Ia dépenfe de ma maifon. Vous n'aurez , ajouta-t-elle, qua venir tous les matins dans mon appartement; nous travaillerons une heure ou deux; je vous aurai bientöt mis au fait. J'aflurai la dame que j'étois prêt a faire ce qu'elle defiroit; Sc la-deffus je' me retkai, non fans remarquer que ma veuve avoit les yeux étincellans & le vifage tout en feu. J'avois déja trop d'expérience, ou plutöt trop bonne opinion de moi, pour ne pas expliquer ces fymptómes a mon avantage. Je foupconnai bonne femme de m'en vouloir, & mes foupcons fe tournèrent bientót en certitude. La dame Rodriguez ,  de Salamanque.. 33 Rodiguez , un matin , vint me trouver dans ma chambre. Elle me falua d'un air riant, & me dit: Le cielvous conferve, monfieur le bachelier. Que me donnercz-vous pour la bonne nouvelle que je voui apporte ï Hé ! qu'avez - vous donc, lui réponais-je, de fi bon a me dire? Que vous êtes , reprit - elle , le plus fortuné des précepteurs paffes , préfens'-& futurs. Vous avez enflammé ma maïtreffe , qui m'a permis de vous révéler ce fecret important, Mais quoi! pourfuivit-elle , en s'appercevant que le bonheur qu'elle m'annoncoit ne m'inté1 effoit guères! vous recevez cette nouveile d'un air bien indifférent. Que d'honnétes gens feroient ravis d'ctre a votre place! Si madame n'eft plus dans fa première jeuneffe,,elle n'eft pas encore, dieu merci, arrivée au trifte temps oü les femmes doi\|?nt renoncer au commerce des hommes. •Oh ! pour cela non , madame Rodriguez, lui répondis-je; il faudrok que j'euffe perdu 1'efprit, fi je penfois autrement que vous. Oui, dona Louife a beaucoup de I charmes. Elle eft tout au plus au commencefnent de fon automne. Néanmoins, je vous lavouerai, quelqu'honneuf que me faffe fon amour , je ne puis en profiter, Un commerce de galanterie ne convient nullement a un homme de mon caractère. Quoique je ne fois pas encore dans les.ordres , ajou* c  34 Le Bachelier tai-je d'un air hypocrite, il fuffit que je porte un habi,t eccléfiaftique, pour garder a eet habillement les engagemens que je lui dois. Ah ! que m'ofez - vous dire ? interrompit Ia vieille Rodriguez avec précipitation : quelle hor. rible injuftice vous faites a madame ! Pourroitelle être capable d'une intrigue galante, elle que 1'ombre même du crime épouvante ? Connoiflez mieux dona Louife. Si , fans pouvoir s'en défendre, elle cède a 1'amour qu'elle a pour vous, ne penfez pas qu'elle ait envie de le fatisfaire aux dépens de fa vertu. Vousle dirai-je? elle s'eft déterminée a vous époufer. Je fus un peu ému de ces dernières paroles : fage & difcrete Rodriguez , répliquai-ja a la vieille fuivante, quand madame voudroit m'honorer de fa main, fes parens ne traverferoient-ils pas ce mariage? dona Louife, me répartit la vieille, eft maïtreffe de fes actions. Outre cela, vous êtes, ce me femble, de race noble, & d'ailleurs elle prétend fe remarïer fi fecrètement que perfonne n'en fache rien. Quand je vis que ma veuve étoit affez folie pour vouloir pouffer les chofes fi loin, je ne crus pas devoir être affez fou pour m'y oppofer. Je priai Rodriguez de remercier de ma part fa maïtreffe de fes bonnes intentions pour moi, & de 1'afTurer que j'étois difpofé a y répondre.  de Salamanque. 35 Je donnai k la foubrette le temps de rendre Compte de eet entretien k dona Louife; après quoi j'allai conflrmer moi- même le rapport qu'elle devoit lui avoir fait; Madame , dis-je k ma tendre veuve , en me jettanta fes genoux, eft-il poflihle que vous ayez laifle tomber vos regards fur un homme fi peu digne de voüs polféder ! je n'ofe qu'en trèmb'lant y ajouter foi. Ne me blamez pas vous même , re'pondk Ia dame , de ce que je veux faire pour voüs. Lorfque je ferme les yeux fur ce qu'il y a de plus re'préhenfible dans mon deflein , eft-ce a vous k me les ouvrir? Profitez de ma foiblefle, au lieu de la condamner. Ce que Rodriguez' vous a dit eft véritable ; vous m'avez plu , & bientót un mariage fecret joïndra nos deftihées pourvu ^ que vous foyez auffi fenfible que vous' devez l'être a mes bontés. Ah ! madame , repris-je , en baifant avec tranfportune de fes mains feches, croyez-vous quun homme qui a des fentimens, puiiTe payer d mgratitude Ie fort agre'able que vous lui réfervez? Non, non, foyez bien perfuade'e que ma reconnoiffcnce égalera 1'excè.s de mon bonheur J accompagnai ces paroles d'une air & d'un ton des plus féduifans; je fis le paffionné; mais s'il y avoit de 1'art dans mes démonftrations, il v avoit aufh du naturel. Je me fentois fi pénétré des C a  36 Le Bachelier bontés de la dame , que mes yeux déja com- mencoient a taire grace a fa vieillelfe. CHAPITRE VIL Comment don Chérubin , fur le point d'étre tépoux de dona Louife de Padilla, perdit tout- a-coup Vefpérance de le devenir : il ejl arrêté : fa frayeur de fe voir avec des fpadajfuis. DeJ- cription du fouper quilfit, & de fa compagnie. 11 fort nuitamment de Madrid. JO'ona LouisF-, ravie de me voir dans la difpofition oü j'étoisj ordonna fecrètement les apprêts de notre mariage. Mais le foir du jour qui devoit le précéder , il furvint un obftacle qui nous fépara tous deux. Au moment que j'allois rentrer au logis, quatre Vallentés , qui portoient les plus épouvantables mouftaches qu'on ait jamais vues en Efpagne, vinrent fondre fur moi tout-a-coup , & me jettèrent brufquement dans un carrofïe, oü il y avoit deux autres hommes de leur féquelle. Ils me menèrent a 1'extrémité d'un fauxbourg, me firent defcendre a la porte d'une maifon d'alTez mauvaife apparence, & m'introduifirent dans une falie qui reffembloit a un arfenai. Oa n'y voyoit que des hallebardes, des épées, des  de Salamanque. 37 coutelas , des efcopètes & des piftolets. Dans un autre temps j'aurois pris plaifïr a confidérer une falie fi fingulière; mais j'étois trop occupé du péril dans lequel je croyois être avec des fpadaflins dont la vue me glagoit le fang dans les veines. Un de ces fiers-a bras, remarquant mon embarras, fe mit a rire , & m'adreffa ces paroles pour me raffurer : monfieur le bachelier , ne craignez rien ; vous êtes ici en bonne compagnie. Vous êtes avec d'honnêtes gens , qui font profefïion de maintenir le bon ordre dans la fociété , & d'aflurer le repos des families. C'eft nous qui fommes les véritables miniftres de la juftice. Les juges ordinaires fe contentent de fuivre fcrupuleufement les loix , au lieu que nous y ajoutons quelquefois ce qui leur manque. Les loix , par exemple , ne décendcnt point a une veuve de qualité d'époüfer un homme audefTous d'elle. Cependant c'eft une chofe diffamante ; auffi ne la fouffrons - nous point : & c'eft pour prévenir la jufte douleur qu'auroit la familie de dona Louife de Padilla fi vous deveniez 1'époux de cette dame , que nous vous avons enlevé ; ce que nous avons fait a la réquéte d'un de fes neveux, qui nous a promis cent piftoles pour vous écarter d'elie C'eft a vous de choifir , contimia le Vaillant,  3^ L E B A C " E T, t E R Si vous refufez de vous éloigner de cette veuve & de Madrid, il nous eft enjoint de vous tuer; mais il nous eft permis de vous laifler la vie , fans même vous donner les étrivières , fi vous abandonnez la partie de bonne grace. Vous n'avez qu a opter. Qu'appeUz-vous, opter? lui répondis-je avec précipitation. Me croyez-vous aflez fot pour balancer un moment a quitter. Madrid & toutes les dames du monde? Je voudrois être déja bien loin d'ici. Je vous crois 3 reprit le brave , avec un foujrire malin; & fur ce pied la nous fommes d'aqcord. Vous fouperez & paflerez la nuit avec nous a table , & demain , k la pointe du jour , deux de mes camarades vous conduiront jufqua Xéganez, d'oü vous vous rendrez a Tolède , OÜ je vous confeille d'aller demeurer. C'eft une belle ville, óü il y a bien de la nobleffe. Vous y trouverez des places de précepteur a choifir. La-defius je dis a ces meffieurs, tant j'avois d'impatience detre hors de leurs pattes , que s'ils vouloient me permettre d'aller Ioger dans une hótellerie , je leur promettois , fous peine de retomber entre leurs mains , de fortir de Madrid avant le lever de I'aurore. Cette propofition fit pouffer aux fpadaffins de ongs éclats de rire ; & 1'un d'entr'eux m'adref. fant la parole, me dit; Monfieur le bachelier,  de Salamanque. 39 vous vous ennuyez avec nous, a ce que je vois ; mais prenez patience, il faut s'accommoder au temps. Préparez - vous a fouper gaiment : vous ferez meilleure chère ici qu'a rhötellerie ; & , parmi les perfonnes qui feront a table avec nous, il y en aura peut - être quelqu'une qui pourra vous rendre le repas agréable. Je fus donc obligé de faire de néceffité vertu, puifque je ne pouvois m'échapper. J'affedtois de paroitre réfolu , & même de rire avec ces vaillans, dont la bonne humeur excita peu-a-peu la miemie , ou du moins m'öta prefque toute ma frayeur. L'heure du fouper étant venue, nous pafsames dans une autre falie oü il y avoit un buffet garni de verres & de bouteilles , & une grande table couverte de plats remplis de toutes fortes de viandes. Nous nous y afsïmes avec trois dames qui arrivèrent, & qu'on me dit être les époufes de quelques-uns de ces meffieurs : ce que je feignis de prendre pour argent comptant , quoique ces femmes eulfenÊ 1'air trop libre & trop familier pour qu'on n'eüt pas d'elles une mauvaife opinion. Elles étoient dans un négligé galant, & qui ne déroboit a la vue que ce qu'on ne peut snontrer fans la dernière effronterie. Au refte , elles pouvoient paffer pour trois jolies perfonnes» II y en avoit une entr'autres qu'ils appeloient G 4  Le Bachelier la Gitanilla, fans doute a caufe qu'elle étoit de' face bohémienne. Je n'ai jamais vu de créature plus piquante. Ses yeux étoient fi brillans qu'ils éblóuiffoiént, & la vivacité de fon efprit égaloit cdle de les yeux. II eft vrai qu'elle avoit une intempérance de langue qui 1'emportoit quelquefois trop loin ; mais on en auroit été bien dédommagé par 1'abondance des bons mots & des faillies qui lui échappoient, fi les faillies & les bons mots n'euffent pas été un peu trop gaÜlards. En^n, je 1'admirois en 1'écoutant, & je fentois qu'une foubrette de cette efpèce eüt été pour moi dans une maifon une terrible pierre d'achopement. La comp-.gnie cornmencoit a plaire a M, le Dachélter, EchaufFé par les regards de la Gitanilla, & par le vin qu'il étoit obligé de boire a chaque inftant , pouf répondre auX brindes qu'on lui portoit de toutes parts, il oublioit infenfiblement avec quelle forte de gens il s'eni~ Vroit.» Nous demeurames a table jufqu'a 1'approche du jour. Al jrs, après avoir dit adieu auX fpadaffins & a leurs nymphes, je fortis de la ville avec deux d'entr'eux, & nous primes le chemin de Tolède.  de Salamanque. 41 C H A P I T R E VIII. De Varrivée de don Chérubin a Tolède , & de la première éducation quil entreprit. Mauvais ca' raüère de fon écolier, qui le prend en averjlon. Comment il efl congédié. Jjohsque nous fümes arrivés a Léganez, un de mes deux compagnons me dit: Ho ga, monfieur le Bachelier, en vous accompagnant jufqu'ici, nous avons exécuté 1'ordre dont nous étions chargés ; de votre cöté , fongez a nous tenir parole. Que 1'on ne vous revoie plus a Madrid ; car , comme on vous 1'a déja dit, fi vous y rernettez Ie pied, vous étes mort. Meffieurs , répondis-je , vous pouvez aflurer hardiment tous les neveux & arrière-neveux de dona Louife, que vous m'avez pour jamais éloigné d'elle. La-defius mes alguafils me fouhaitèrent un bon voyage, & nous nous féparames en nous faifant réciproquement des civifités. Notre féparation me dclivra d'une grande frayeur. J'avois appréhendé que les braves, en recevant mes adieux, ne vuidaffent mesjoches. Auffi > dès que je les eus pardus tous deux dc vue, je tirai ma montrc ; & la baifant, comme une mère baife fon fils échappé du naufrage;  42 Le Bachelier Ma chère montre, m'écriai-je en 1'apoftrophant, vous avez été dans un grand péril! J'ai cru, je 1'avoue, que nous n'arriverions point enfemble a Tolède, & que vous alliez reprendre Ie chemin de Madrid. J'avois en effet raifon dëtre furpris que ces vaillans ne mëuflent pas volé, puifque ces fripons ordinairement ne valent pas mieux que les bohémiens. Outre ma montre, j'avois une bourfe pleine de doublons, qu'en qualité d'intendant de dona Louife, j'avois recus la veille d un de fes débiteurs : fi bien que les fpadaflins auroient plus gagné en me dévalifant, qu'ils ne firent en m'écartant de Madrid. Me voyant a Léganez , je n'eus garde de paffer outre fans voir M. le ■ curé mon ami. Je me faifois un plaifir de lui conter ma dernière aventure, & de m'arréter quelques jours chez lui, car je ne doutois point qu'il ne voulüt me retenir. Mais je fus bien trompé dans mon attente. Je ne trouvai point ce bon curé, lequel étant de ceux qm n'aiment pas plus la réfidence que les évêques , étoit abfent. On me dit qu'il étoit parti pour Cuenga, & qu'on ne favoit pas. quand il en reviendroit. Je continuai ma route jufqua Mofiolés , oü j eus le bonheur de rencontrer un muletier de Tolède, qui s'en retournoit avec une mule de  de Salamanque. 43 renvoi. Je Ia louai, & je pourfuivis mon chemin. Nous fümes joints, prés d'IIIefcas, par un eccléfiaftique qui, venant après nous, monté fur un bon cheval, s'étoit haté de nous atteindre pour avoir notre compagnie. Nous nous faluames poliment de part & d'autre, & liames converfation. L'envie que j'avois defavoir qui il étoit, me fit prendre Ia liberté de le lui demander. Je fuis , me répondit-il, un des foixante chanoines de I eglifé appelée communément le faint fiège de Tolède, A ces mots, je me fentis faifi d'un profond rëfpéct., ayant eüi dire plus d'une fois, qu'un canonicat de cette églife valoit deux évcchés d'Italie. Voyant donc que j'avois 1'honneur dëtre avec un fi gros bénéficier, je le pris fur un ton plus bas avec lui, & je commencai a mefurer mes paroies. Je ne fais s'il le remarqua; mais il n'en parut pas plus vairi ni plus fier. II s'informa a fon tour qui j'étois. Je lui répondis que j'étois un bachelier de Salamanque; que je venois de la cour , oü j'avois élevé un jeune feigneur, & que j'allois a Tolède chercher une nouvelle éducation. Vous la trouverez facilement, me répliqua le chanoine, étant, comme vous paroiiTcz Vêité, un garcon de mérite. Nous ne cefsames de nous entretenir pendant le voy;>ge ; & lorfqu'étant arrivé a Tolède,  44 L e Bachelier il fallut nous féparer tous deux, II me tendit la main , en me difant : fans adieu , monfieur le bachelier; je me nomme le licenciéDon Profper. Venez me voir; je m'intérefTe pour vous. Dès demain je me donnerai des mouvemens pour découvrir quelque maifon oü vous foyez bien. Je remerciai le chanoine de la bonté qu'il avoit d'entrer dans mes intéréts, & j'allai loger dans une hótellerie que le muletier me vanta. Quatre jours après , m'étant remis en linge , & m'étant fait faire un habit neuf, je me rendis chez le chanoine, qui me dit : j'ai trouvé votre affaire. Don Jéröme de Polan , chevalier de Calatrave , & mon intime ami, a befoin d'un habile homme pour achever 1'éducation du jeune don Louis fqn fils unique. Je fuis maitre de cette place; voulez-vous 1'accepter ? Je répondis au licencié que je ne demandois pas mieux; & fur le champ il me conduifit a 1'hötel de don Jéröme de Polan. Ce chevalier ne vit pas plutót don Profper , qu'il courut a lui les bras ouverts, avec des démonftrations d'amitié qui me firent connoïtre qu'ils vivoient tous deux dans la plus étroite union. Le chanoine , après avoir recu & rendu cinq ou fix acolades , me préfenta au feigneur don Jéróme, en lui difant : j'ai appris que don Louis eft actuellement fans précepteur; je vous  de Salamanque. 45 en amène un dont je vous réponds. Cëft un favant bachelier de Salamanque , qui revient de Madrid, oü il a élevé un jeune feigneur. Don Jéróme , tandis que le licendié lui parlo't de cette forte , me regardoit avec attention, 8c il me fembloit, foit dit fans vanité, que je fubiffois heureufement eet examen oculaire ; cëft ce que jëus lieu de penfer par le remerciemsnt que le chevalier fit a don Profper de lui procurer un fujet qui portoit avec lui fa reeommandation. II me conduifit a 1'appartement de fon époufe , oü cette dame étoit avec fon fils, auquel je trouvai un petit air mutin , & avec une fuivante qui ne me caufa point d'alarmes , quoiquëlle eüc k peine vingt ans. Toutes ces perfonnes mëxaminèrent bien , & j'ofe dire que ma mine les prévint en ma faveur. Me voila donc retenu dans cette maifon, oü étant regardé comme un maitre donné par le iicencié Profper, jëus pendant quinze jours tous les agrémens dont le préceptorat peut être fufceptible. Jëtois confidéré de don Jéröme & de fa femme, refpecté des domeftiques , & je me croyois aimé de mon difciple ; mais je ne le connoiCbis pas encore. II avoit un val et de chambre, qui, m'ayant pris en affedipn., me dit un jour : monfieur le bachelier , je vous trouve un fi galant homme , que je ne puis  45 Le Bachelier mëmpécher de vous apprendre une chofe qu'il vous importe de favoir. Vous avez pour écoüer un très-mauvais fujet. Don Louis eft un menteur, un efprit maïin & médifant. II hait .für-tout fes précepteurs ; il ne peut les fouffrir, & d n'y a point de ftratagême dont il ne s'avife pour sën défaire. Les deux derniers qu'il a eus, étoient desperfonnes d'un me'rite diftin^ué; cependant il a fi bien fait, qu'on les a remerciés. A ce que je vois, dis-je au valet de chambre,' le père & la mère idolatrent leur fils ? Oui, me répondit-il, c'eft un enfant gM Vous aurez bien de la peine a le rendre difciplinable. J'y ferai, repris-je , tout moh poffible; & fi, rnal^ré mes effbrts, je n'en puis venlr a bout, j'irai cnercher ailleurs un élève plus digne de mes foins. Pour n'avoir rien a me reprocher, je coramencai a remplir mes devoirs effentiels avec une afïïduité qui tenoit de 1'efclavage. Je mis tout en oeuvre pour me faire aimer & caindre en même temps du petit bon homme. Quoiqu'il eüt douze ans accomplis , & qu'il eüt eu déja trois ou quatre maïtres , a peine étoit-il capable des premiers thémes. Je lui parlois fans cenë, & tachois de m'en faire écouter. Je m'attachois i préyenir fes fautes autant que je pouvois. Les avoit-il commifes, ou je le puniflbis fans chaleur ou je les lui pardonnois fans foiblefTe.  de Salamanque. 47 Néahmoins , avec tous ces ménagemens , & malgré toute mon adrefle, j'éprouvai Ia vérité de ce que m'avoit dit Ie valet de chambre. Don Louis me prit en averfion, & fa haine augmentant a mefure que je montrois plus de zèle pour fon éducation , il entreprit de me faire donner mon congé. Pour y réuflir , il alloit parler de moi en particulier a fes parens. II fe plaignoit, il m'accufoit d'être dur & déraifonnable, me prêtoit des ridicules, & déclaroit que fi on ne le délivroit pas de fon tyran , il ne feroit aucun progrcs dans fes études; il ajoutoit mcme a cette menace des pleurs de commande. Enfin, il joua fi bien fon röle, que fes parens touchés de fa fauiïe douleur, prirent fon parti,. & mirent le précepteur a la porte. Cëft ainfi que les pères & les mères, par foibleiïe pour leurs enfans , congédieront quelquefois un honnête homme, qui n'aura que trop. bien fait fon devoir. Pour furcroït de chagrin pour moi, en foi> tant de cette maifon, j'allai voir le licencié don Profper pour Tinformer de. ce qui sëtoit palfé. Je voulus lui repréfenter les mauvaifes qualités du jeune don Louis, & lui détailler la manoeuvre qu'il avoit employee pour me faire chalTer de chez lui; mais le chanoine, apparemment prévenu par don Jéróme, aulieu de me plain-  48 L e Bachelier dre , m'écouta froidement, & me tourna le dos, après m'avoir dit d'un air fee, qu'il ne fe mêleroit plus de préfenter de précepteurs , a moins qu'il ne les connüt parfaitement. CHAPITRE IX. Converfatlon curleufe de don Chérubin avec un précepteur bljcayen de fes amis. Fruit qu'il dre de cette converjadon. 11 entre au Jervice d'une marquije. Caprice & goüt jingulier de cette dame pour les romans. Don Chérubin devient éperduement arnoureux de fa maurejfe. Ejfet que produit jon amour. 11 la quitte cependani; Jes ral/ons. J'avois fait connoifTance avec un petit licencié bifcayen , qui faifoit comme moi le métier de précepteur, & qui étoit alors auffi fur le pavé. II fe nommoit Carambola. II n'avoit pas 4a figure défagréable , mais il étoit fi petit , qu'on 1'auroit pu prendre pour un nain. II avoit en récompenfe beaucoup dëfprit , & 1'humeur fort enjouée. Il penfoit plaifamment , s'expri.moit de même , & fesëxprefiions étoient encore relevées par 1'accent de fon pays. J'aimois fui -tout a 1'entendre lorfqu'il fe met■ toit en colère j & il ne falloit, pour 1'y mettre s que  de Salamanque. 49 qui ne trouvoit déja la dame que trop aimable , en devint éperduement amoureux. Au lieu de fuir cette femme infenfée , jëus la foibleffe de me prêter a toutes fes folies. Adieu ma raifon. Voila monfieur le bachelier de Salamanque changé en chevalier errant. Nous commencames , la marquife & moi, a nous parler en héros romanefques. Jëmpruntai le ftyle du chevalier du Soleil, & elle celui de la princefle Lindabrides. Nous avions tous les jours des entretiens fur le haut ton; mais il arrivoit quelquefois, par malheur, que Théroïne devenoit un peu trop tendre, & le héros trop paffionné. Tandis que je vivois chez Ia marquife, comme Renaud dans le palais dArmide , j'appris une nouvelle qui détruifit mon enchantement. On me dit que le capitaine Torbellino, époux de ma princeffe , étoit fur Ie point d'arriver de Lombardie , & 1'on m'avertit en même temps que cëtoit un homme violent & jaloux. Pour éviter toute difcufïion , & n'aimant point les combats finguliers , quoique chevalier errant,je pris la fage réfolution de meloigner de Tolède ; ce que je fis avec d'autant plus de raifon , qu'il y avoit au logis un vieux domeftique tout dévoué ü fon maïtre, & qui, par les rapports qu'il pouvoit lui faire , m'auroit expofé a devenir la' viciime du reffentiment du mari ,  58 L e Bachelier après avoir été le martyr du tempérament de la femme. chapitre x. Notre bachelier devient précepteur du neveu dun joaillier de Cuenga. Par fes foins & ceux du feigneur Diego Cintillo, il fait un moine de fon écolier. Rencon'.re facheufe qu'il fait : il retourne a Madrid, «Te partis fecrètement de Tolède un matin avec un muletier qui alloit a Cuenga, ville des plus célèbres d'Efpagne. Peu de jours après que j'y fus arrivé , le maitre de 1'hótellerie oü j'étois logé, me dit qu'il connoilfoit un vieux prêtre qui fe méloit de placer des précepteurs , pour certaine fomme qu'il exigeoit de leur reconnoiffance; & cette fomme, felon la place, étoit plus ou moins confidérable. Je m'informai oü demeuroit ce prêtre ; & 1'étant allé trouver, je lui demandai s'il y avoit quelque pofte de précepteur vacant. II me répondit qu'il y en avoit plufieurs ; & comme je lui dis que j'étois un bachelier de Salamanque , il s'écria : cëft faire votre éloge en un mot. Je n'ai pas befoin dën favoir davantage. Je vais vous préfenter moi - mime au feigaeur Diego  de Salamanque. $9 Cintillo, le plus riche & le plus fameux joaillier de Cuenga. II cherche un homme habile & vertueux pour mettre fous fa conduite un neveu dont il eft tuteur. Je crois que vous lui conviendrez parfa'tement. Le vieux eccléfiaftique me mena fur le champ chez Cintillo , auquel il répondit de moi fans me connoitre , & qui me regut dans fa maifon fur Ie pied de cinquante piftoles d'appcintemens, ce que je jugeai a propos d'accepter en attendant une meilleure place. Le joaillier étoit un homme qui faifoit Ie dévot. II avoit töujours un rofaire a la main , paffoit une partie de la journée a 1'églife , & conciüoit avec cela fort bien le métier d'ufurier , qu'il exergoit fi fecrètement , que perfonne ne 1'ignoroit dans la ville. Pour plaire a ce perfonnage, jëus foin de me parer d'un extérieur pieux, ce qui s'accordoit a merveille avec fon hypocrifie. Il fit appeler fon neveu, qui étoit un garcon de dixfept a dix-huit ans ; & , me le préfentant: Vous voyez, me dit-il, Ie difciple que j'ai a vous donner; il fait déja lire & écrire. II entend même un peu les auteurs latins. Enfeignez-Iui la philofophie , & fur-tout attachez-vous a le porter a Ia vertu ; car cëft le principal. Mon nouvei écoiier s'appsloit Chryfoftöme.  6o Le Bachelier II avoit rintelligence fi épaiffe, que mes premières lecons furent en pure perte pour lui. Jo ne pus mëmpêcher de dire a fon oncle, que je ne trouvois dans mon élève aucune difpofition a profiter de mes préceptes , & que je défefpérois enfin d'en faire un philofophe. Ne vous rebutez pas, monfieur le bachelier, me répondit-il; je fais bien que Chryfoftóme eft un fujet pefant : auffi ne ferai-je pas affez injufte pour me plaindre de vous, fi vous ne pouvez le rendre favant. Entre nous, continua-t-il, je vous dirai que j'ai deffein d'en faire un moine. Je le crois né pour le froc. J'interrompis le Joaillier dans eet endroit : Ah, feigneur Diego ! lui dis - je , gardez-vous bien de forcer les inclinations de monfieur votre neveu ; le nombre des mauvais moines n'a pas befoin d'être augmenté. Que dites-vous ? reprit Cintillo, d'un air étonné : a dieu ne plaife que j'aye envie de contraindre Chryfoftóme , & d'en faire un religieux malgré lui. Rendez-moi plus de juftice ; je ne veux que fon bien. Ne le croyant pas fait pour le monde , je fouhaiterois qu'il embrafsat la vie religieufe de fon bon gré. Aidez-moi, je vous prie, a le tourner de ce cóté la. Je doublé vos honoraires, pour mieux vous engager a me feconder. Uniffons-nous tous deux pour lui faire  de Salamanque. Gi prendre ce parti, qui, dans Le fond, eft le meilleur. Que j'aurois de plaifir a voir mon neveu vivre faintement dans un monaftère ! Le bon joaillier ne difoit pas tout : outre Ie plaifir qu'il fe faifoit d'avoir un nouveau faint Chryfoftóme dans fa familie , il n'étoit pas faché de faire moine un neveu dont il devoit hériter dans ce cas la. Jëntrai donc dans fes vues, devant être payé pour cela, & je m'érigeai en prédicateur. Je commencai a déclamer contre le monde, & a vanter a mon difciple les douceurs de 1'état monaftique. Cintillo, de fon cóté, lui prêchoit fans cefte la méme chofe ; de forte que le pauvre enfant, étourdi de nos fermons , qu'il prenoit fottement au pied de la lettre , entra , au bout de dix mois, au noviciat du grand couvent des pères de faint Dominique, ou, perfévérant dans fa ferveur, il procura au joaillier fon oncle le plaifir de le voir profes , & d'hériter de tout fon bien. Alors le feigneur Diego , n'ayant plus befoin de moi, me paya mes honoraires , que j'avois fi bien gagnés ; car j'avois prefque tous les jours été voir Chryfoftóme pendant fon noviciat, pour 1'entretenir dans fes bons fentimens : fi bien que Cintillo & jnoi, nous nous féparames également fatisfaits 1'un de 1'autre. Peu de temps après, je qujttai le féjour de  62 Le Bachelier Cuenca, fur un avis qui me fut donné, & que je ne crois pas devoir paffer fous filence. Un jour que je marchois en rêvant dans la rue , je me fentis frapper doucement fur lë'paule. Je tournai auffi-töt la tête , & j'appergus un homme que je reconnus pour un des deux braves qui m'avoient conduit de Madrid a Le'ganez. Je frémis a la vue de eet oifeau de mauvais augure, & je lui dis avec émotion : comment donc , feigneur fpadaffin, ferois - je encore affez malheureux pour vous avoir a mes trouffes ? Eft-ce que je n'ai pas gardé mon ban ? PardonneZmoi, me répondit - il en riant: vous êtes un homme de parole, & nous n'avons plus aucune affaire a déméler enfemble. Je vous déclare même que vous pouvez retourner a Madrid, fï vous le fouhaitez. Je vous entends, lui repliquai-je, dona Louife eft morte apparemment? Non, répartit le brave; elle eft encore vivante , & vous pouvez renouer avec elle, fi le cceur vous en dit, nous ne vous en empécherons pas. Je vais vous en apprendre Ja raifon; cëft que notre troupe sëft féparée a Toccafion d'un différend furvenu entre deux de nos meffieurs , pour 1'amour de Gitanilla , de cette petite brune avec laquelle vous avez foupé un foir, & qui vous a paru fi jolie. Ils fe font feattus en duel pour favoir qui des deux la pof-  de Salamanque. 63 féderoit feul; & ils ont eu le malheur de sënfiler 1'un & 1'autre. Cet événement a donné lieu a une féparation générale, & chacun de nous , s'eft retiré oü il a voulu. Cette nouvelle me caufa une joie infinie , & je ne manquai pas de reprendre bientót le chemin de Madrid; ayant d'autant plus dënvie de revoir cette ville , qu'il m'avoit été déFendu , fous peine de la vie , d'y remettre le pied. .CHAPITRE XI. Don Gherubin retourne a Madrid , oü il rencontre par hafard un homme qui lui dit des nouvelles de dona Louife de Padilla. Cette dame le fait entrer au Jervice du duo d'U^ède en qualité de fecrétaire en fecond. Connoiffance qu il fait de don Juan de Sal^edo. Foible de ce don Juan. Defcription d'un bal oü don Chérubin fe trouve. 11 part pour Naples en qualité de courier extraordinaire du comte d'Urenna. «Je ne fus pas fitöt a Madrid, que le hafard me fit rencortrer Martin Cinquillo , mon ancien höte , celui qui m'avoit placé .chez dona Louife de Padilla. Nous nous reconnümes fans peine 1'un 1'autre. Monfieur le bachelier , me dit - il, d'uo air étonné, eft - il poffible que je vous re\  64, Le Bachelier voie m & fauf, après I'aventure qui vous eft amvee? J'ai cru , je vous 1'avoue , que les fpa«affins qui vous enlevèrent, vous avoient öté la viej Sc dona Louife adcuellement vous compte parrni les morts. Que je vais lui caufer de joie en lui apprenant que vous vivez encore ! Venez demain chez moi, ajouta-t-il, & je vous dirai comment elle aura regu cette nouvelle. Curieux de favoir de quelle fagon ce'tte dame leroit aneöée de mon retour a Madrid, je ne «nanquu pas, le jour fuivant , de me rendre chez Cinquillo, oü je trouvai la dame Rodriguez qui m'attendoit. D'abord que cette bonne vieille m'appercut, elle vint au devant de moi & membraffant , Ia larme è 1'ceil t foye2 le' kén revenu, sëcria.t-elle, feigneur don Chérubin. Hélas ! ma maïtreffe & moi nous avions perdu lëfpérance de vous revoir. Nous nous imagmions que tous les Padilla, irrités contre vous, avoient eu la cruauté de vous facrifier a leur reffentiment. Que nous nous fommes affligees dans cette erreur ! Que vous avez conté de pleurs a dona Louife! Jugez par-Ia de Ia joie qu'elle a fentie quand elle a fu votre retour. Je viens vous la témoigner de fa part, & vous aflurer qu'elle eft dans la réfolution de contribuer a vous faire un fort agre'able. Ce nëft pas, pourfuivit Rodriguez , qu'elle foii  de Salamanque. G$ föit encore dans Ie goüt de vous époufer. Grace au ciel, elle a ouvert les yeux fur ïëxtravaganee de ce mariage, & fur le ridicule quïil lui donneroit dans Ie monde. En un mot , elle n'y penfe plus; mais elle veut, par amitié, vous mettre en e'tat de faire fortune, en vous placant chez Ie duc d'Uzède, fon parent& favori du roi. Elle fe flatte d'avoir affez de cre'dit pour vous faire recevoir parmi les fecrétaires de ce miniftre. Vous concevez bien I'importance de ce pofte, & je ne doute pas que vous ne fuffiez bien aife de le remplsr, a moins que vous n'ayez deffein de vous confacrer au fervice.de lëglife. Non, non, lui répondis-je; ce n'eft pas la mon intention. Je me fens affez de vertu pour être fecre'taire , mais je n'en ai point affez pour devenir un bon prêtre. Cela e'tant, reprit Rodriguez , quittez promptement 1'habit que vous portez, & prenez-en un .de cavalier. Cëft ce que je vous promets de faire fans balancer , lui repartis-je; auffi bien je commence a me de'goüter du pre'ceptorat, qui me paroït un me'tier qu'un honnête homm» ne doit faire que par ne'ceffité. Je me fis donc habiller en cavalier, & jëntrai bientöt dans un bureau du miniftère ; dona Louife n'ayant eu befoio, pour m'y placer, que de dire un mot  66 Le Bachelier a fa nièce dona Marie de Padilla , ducheffe d'Uzède. Des que je më vis inftallé dans mon pofte , je témoignai a la dame Rodriguez que je ferois bien aife d'aller voir fa maïtreffe , pour la re^ mercier ; mais cette fuivante me dit : dona Louife vous en difpenfe. Après ce qui sëffc paffé entre vous, elle juge a propos de s'interdire votre vue , de peur de vous expofer encore a quelque défagréable traitement; elle veut vous protéger fans vous revoir, ce que fes parens ne fauroient trouver mauvais; tenez lui compte de fa prudence. Je n'ai rien a répondre a cela , lui dis-je, ma chère Rodriguez; & -puifqu'il faut que je renonce au plaifir de rendre de vive voix a dona Louife les graces que je lui dois; affurez-la du moins de ma part, que je fuis pénétré de fes bontés. Dans le fond, je n'étois point faché que ma protectrice ne voulüt pas me voir; car fi je me fuffe mis fur le pied d'aller chez elle , & de lui faire ma cour , jëuffe fort bien pu avoir affaire a de nouveaux fpadaflins, qui m'auroient peut-être encore plus maltraité que les premiers. Comme j'avois une affez belle main, ayant appris a écrire a Salamanque , on m'occupa dans mon bureau a mettre au net toutes fortes d'ex-  de Salamanque. dj péditions. Je fis connoiflance avec les commis , & même jëus le bonheur de m'attirer 1'amitlé de don Juan de Saizedo , premier fecrétaire du duc d'Uzède. Ce don Juan ne manquoit pas dëfprit; mais il avoit le défaut d'aimer trop le latin, & de citer a tout propos des paflages d'Horace , d'Ovide ou de Pe'trone. Toutes les fois qu'il me voyoit, il me parloit en latin, & je lui répondois dans la même Iangue, pour m'accommoder a fon foible. Je le charmai par-Ia; ce qui prouve bien que , pour plaire aux hommes , i! n'y a qu'a fe prêter a leurs inclinations. Don Chérubin , me dit-il un jour, je vous aime, & quand je trouverai 1'occafion de vous en donner des marqués, je la faifirai lubenti animo. Le hafard voulut qu'elle s'offrit bientót: mais il faut dire avant ce qui la fit naïtre. Un foir qu'il y avoit bal chez la ducheffe d'Uzède', a fon hotel de Ia grande place , ou. fe font les courfes & les combats de taureaux, il me prit envie d'y aller. Je vis un grand nom* bre de feigneurs & les plus belles dames de la cour. On eüt dit qu'on avoit choifi les perfsnnes les plus aimables de la monarchie pour en former une fi charmante affemblée. ^ Avant que le bal commengat, les femmes fa difputèrent les regards des hommes; mais fitöt qu'on vit danfer dona Xfabella de Sandoval, fille E 3  '68 L e Bachelier -unlque du duc d'Uzède , il n'y eut plus d'ceïllades que pour elle : chacun admira fes graces , fon air noble & majeftueux , Ia douceur de fes pliés, la liaifon de fa tête avec fon corps & fes bras , & la fineffe de fon oreille. Auffi, d'abord qu-ëlle eut achevé de danfer, toute la falie retentit du bruit des applaudifTernens qu'elle recut. Elle eft inimitable, s'écrioit un marquis ! Que ne paroit - il fur nos théatres une pareille danfeufe ! j'en voudrois prendre foin, a quelque prix que ce fut. Je la prierois de me ruiner, difoit un comte. Je lui demanderois la préférence , difoit un duc. En un mot, tous les feigneurs furent enchantés de cette nouvelle Terpficore, & je n'en fus pas moins frappé qu'eux. On juge bien qu'une fi riche & fi noble héritière ne manquoit pas d'adorateurs. Parmi ceux qui afpiroient a 1'honneur de 1'époufer 3 aucun n'étoit plus en droit de fe flatter de cette efpérance que don Juan Tellés Giron , comte d'Urenna, fils unique du duc d'Offone, & le plus digne de pofféder Ifabelle. Ce jeune feigneur exergoit a la cour la charge de gentilhomme de la chambre du roi, pour fon père, qui étoit alors a Naples, dont il aVoit le gouvernement. Tandis que les amans de la fille du duc d'Uzède s'efforgoient, par leurs foins, de fe fup-  DE SALAMANQüF. 69 planter les uns les autres, ce miniftre envoya chercher le comte , & lui dit: Don Juan, vous favez lëtroite amitié qui nous lie, le duc votre père & moi, & 1'intérêt que je prends aux affaires de votre maifon; j'ai jugé a propos de vous entretenir en particulier , pour vous repréfenter que vous devez profiter du temps pendant que la fortune vous rit. Le duc d'OfTone a plus dënvieux & dënnemis que jamais. Ils tra, vaillent fans relache a le perdre, ils peuvent en yenir a bout. II faut, tandis que fon crédit dure, fonger a vous établir. Vous êtes en age de vous mariër, & de pofféder même degrands emplois. II y a un an , pourfuivit - il , que votre père m'écrivit pour me prier de vous chercher une femme. Je lui répondis qu'elle étoit toute trouvée ; mais, comme il a ceffé de m'en parler depuis ce temps - la, j'ignore s'il eft toujours dans le même fentiment. Ne manquez pas , 2jouta-t-il, de lui mander ce que je viens de vous dire , de 1'affurer que s'il veut une bru de ma main, jelui en deftine une qui eft affez riche, affez belle & affez noble pour merker un beaupère tel que lui. A ce difcours , le comte d'Urenna jugeant bien qu'Ifabelle étoit la bru dont il s'agiffok , fit paroitre fur fon vifage une joie que le duc d'Uzède ne rsmarqua pas fans plaifir. Ce mi-f El •  7° L e Bachelier fiiftre toutefois ne fit pas femblant de sën appercevoir j. & dit. k don Juan : Envoyez donc en diligence un expres a Naples, & la re'ponfe que vous fera Ie vice - roi, de'cidera de votre mariage. Le comte , .pour marquer 1'impatience qu'il avoit d'être fon gendre, "prit auffitót congé de fon excellence , en lui difant qu'il allo.it écrire k fon père ; Sc fur le cbamp il fe rendit chez don Juan de Salzedo, qu'il aimoit comme un ancien ferviteur de fa maifon , & fans le confeil duquel il ne faifoit rien. Il lui fit part de la converfation qu'il venoit d'avoir avec le min!flre,.& lui dit enfuite : je ne fais qui je dois envoyer k Naples : j'aurois befoin d'un homme dëfprit & de ccrofiance, qui put informer mon père de mille chofes fecrètes que je n'oferois lui écrire. Abt-s Salzedo , fongeant k moi, & croyant me procurer une bonne aubaine , me propofa comme une perfonne fort propre a s'acquitter de cette commiffion } Sc dont il répondoit. Ladeffus, Ie comte s'étant déterminé k fe fervir de moi , voulut m'entretenir. Jëus avec lui une conférence particulière , dans Iaquelle il me dit toutes les chofes qu'il defiroit que fon père appnt. Enfin , après avoir regu de ce jeune feigneur ,de trés amples inftruóHons , & deux paquets , 1'un pour le duc, & 1'autre pour Ia du-  de Salamanque. 71 chefië d'Offbne , avec une bourfe de deux cents piftoles , je me difpofai a partir pour 1'Italie. Mais, avant mon départ, j'allai prendre congé du Secrétaire Salzedo, qni me dit en mëmbraffant avec affection : Allez, mon cher don Chérubin ; je fuis ravi que vous faffiez ce voyage. II vous en reviendra de bonnes piftoles , 6* lavina videbis littora. Je partis donc de Madrid 5 & , fuivant de prés un courier que la cour envoyoit par terre a Naples, j'y arrivai prefque en même temps que lui. CHAPITRE XII. De quelle tnanière don Chérubin efl repu du viceroi de Naples, & des entretiens quils eurem enfemble. II recoit des préfens conjidérables, du duc & de la duchefje, ce qui le met au comble de la joie ; il retourne d Madrid. I -E L y avoit déja trois ans que le duc d'Ofïóne étoit vice - roi du royaume de Naples , après avoir, pendant quatre années , gouverné la. Sicile. J'allai dcfcendre au palais royal oü if demeuroit, & je me fis annoncer a fon excellence comme un courier que Ie comte d'Urenna fon fils lui dépêchoit. Le vice-roi étoit alors dans fon cabinet. Iï E3,  Le Bachelier ordonna qu'on me fït entrer. Je lui préfentai le paquet qui lui étoit adreffé. II 1'ouvrit; & , après avoir Iu ce qu'il contenoit : voila, me dit-il, des dépêches qui me font d'autant plus agréables, quëlles me font apportées par un fecrétaire même du dire d'Uzède; mais, ditesmoi, je vous prie, continua-t-il, fi la fille de ce miniftre eft d'un mérite auffi rare qua mon fils me le mande? Je me défie un peu des portraits que les amans font de leurs maitreffès. Monfeigneur, lui répondis-je, avec.quelles couleurs que monfieur le comte ait pu vous peindre Ifabelle de Sandoval, la copie ne fauroit être qu'au-deffous de 1'original. En un mot, quelque image charmante que vous vous faftiez de cette dame, votre imagination ne peut vous tromper, RepHsfentez - vous une perfonne de quinze ans „ qui joint a une beauté parfaite un efprit vif & un jugement folide; cette idee ne renfermera qu'une partie des belles qualités d'Ifabelle. II eft vrai qu'elle n'a pas fhumeur férieufe & la gravité qu'ont ordinairement les dames efpagnoles ; mais ce défaut, qui nën eft un qu'en Efpagne , trouvera grace auprès de votre excellence. Vous avez raifon , interrompit le duc en fouriant : tout efpagnol que je fuis , je préférerai toujours un naturel enjoué k un caraérère gravei  de Salamanque. 73 Dans eet endroit de notre converfatlon , Ia ducheffe d'Offoriê ayant feu qu'il étoit arrivé un courier dépêché par don Juan Telles , entra dans Ie cabinet, fort impatiente d'aprendre des nouv'elles de ce cher fils. Madame, lui dit fon époux, il fe préfente un parti avantageux pour le comte d'Urenna. Le duc d'Uzède veut bien le recevoir pour gendre , préférablement a plufieurs feigneurs qui recherchent Ifabelle fa fille unique. Je remis auffi-töt a la vice-reine le paquet dont j'étois chargé pour elle , & qui ne contenoit que les mêmes chofes qui étoient dans 1'autre. Lorfquëlle en; eut fait la leclure , ils commencèrent tous deux a délibérer, non s'ils confentiroient a ce mariage , mais fur ce qu'ils avoient a faire dans cette occafïon. Ils réfolurent de me renvoyer a Madrid dès le lendemain, pour témoigner au duc & a la ducheffe d'Uzède lëmpreffement qu'ils avoient d'aHier la maifon de Girorf a celle de Sandoval. II fut aufli arrêté entr'eux qu'ils écriroient au duc de Lerme & a dona ïïkbella. Ils pafsèrent la journeë a faire leurs dépêches ; Sc comme don Juan mandoit a fon père que je pourrois 1'inïlruire de plufieurs particularite's dont il étoit bien aife de i'informer jëus le foir avec fon exceüence un entretien plus long cjue le premieir. Faites-mol, me dit-il, un rap-  74 Le Bachelier port fidéle de tout ce que le comte , mon fils, vous a chargé de m'apprendre. Vous m'allez parler fans doute, de la dernière Iettre que j'ai écrite au roi , vous m'allez dire qu'elle a révolté la plupart des grands. Juftement , monfeigneur, lui répondis-je, cëft par-la que je vais commencer. En propofant de rendre les charges vénales en Efpagne , vous avez foulevé contre vous le confeil, lequel étant compofé de feigneurs intérefTés a rejetter cette propofition, n'a eu garde de 1'accepter. Ce qu'il y a de plus facheux, ajoutai-je, cëft que ces feigneurs ne fe contentent pas de s'oppofer a la vénalité des charges ; ils éclatent en murmures , & par des fecretes pratiques , s'érTorcent de vous faire pafïer pour ennemi de la nation. Ils font même fecondés par des feigneurs napolitams, qui d'accord avec eux, écrivent continueliement 3 la cour des lettres qui tendent a vous rendre fupeél. ^ Le duc d'Offbmie, en eet endroit, ne pilt sëmpêcher de m'interrompre. Voila , s'écriat-il en foupirant, voila ces fujets fi fidcles & fi zèlés, qui proteftent qu'ils font tout prêts a prodiguer leur fang & leurs biens pour la gloire de leurfouverain ! Sile roi faifoit acheterles charges qu'il donne en pur don, quelle maifon y perdroit plus que Ia mienne ? Je facrifie au profit du  de Salamanque. 75 monarque mes parens & mes aliiés ; je n'ai en vue que fes interets , & 1'on m'en fait un crime! Telle eft la récompenfe des ferviteurs trop affectionnés. Continuez , pourfuivit-il, je fuis trés-content du choix que mon fils a fait de vous pour m'inftruire de ce qui fe paffe a Ia cour a mon préjudice ; vous vous acquittez de eet emploi d'une manière qui mëft agiëable. Continuez donc. Quelle injuftice me fait-on encore? La plus effroyable, repris-je , & la plus fenfible qu'on puiffe faire a un fidéle fujet de Philippe. Vol s avez, dit-on, formé 1'ambiticux projet de vous faire roi de Naples. Le duc a cette accufation ferma les yeux , hauffa les épaules, & me demanda qui pouvoit étre affez fon ennemi pour lui vouloir imputer un fi coupable deflein ? Cëft le comte de Benevent, lui répondis-je , & quelques autres feigneurs , qui répandent ce bruit , que vos armemens , ou, pour parler plus jufte, vos belles adtions & vos grands fervices femblent juftifier. B y a dans votre adminiftration, dont i!s font jaloux , de quoi, difent-ils, faire VQtre procés. J'aitort, interrompit encore fon excelience, j'ai tort, je connois ma faute préfentement. Jo devois fuivre lëxemple des vice-rois de Sicile & Naples mes prédécefle'j's. Je devois laiffer  ?6 Le Bachelier ravager par les Turcs ces deux royaumes, m'cnrichir aux dépèns du roi & de fes fujets, & après cela retourner a la cour pour y recueillir des louanges fur mon fage. gouvernement. O malheureufe monarchie ! ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, faut-il donc que ceux qui te fervent avec le plus d'ardeur, & qui ne cherchent qu'a augmenter ta gloire , palfent pour tes ennemis ! Après cette apoftrophe pleine d'amertume, Ic duc me fit de nöuvelles queftions : Apprenezmoi, me dit-il, qui font les feigneurs qui ont actuellement le plus de part h Ia confiance du prinee d'Efpagne. Je lui en nornmai plufieurs, & je n'oubliai pas don Gafpard de Guzman d'OKvarès; Cëft ce dernier , lui dis-je, qui paroït le plus chéri. II eft vrai que fi Ton en croit la chronique de Madrid , il fe fert dën moyen sür pour gagner Tamme du jeune Philippe. Quel eft donc ce moyen , répliqua le duc ? Cëft celui qui fait réuflir toutes les entreprifes , lui repartis - je ; cëft I'argent. On prétend que le comte d'Olivarès qui a de grands biens, en employé une bonne partie a procurer des plaifirs a ce prince , qüe 1'avarice du roi réduit a defirer beaucoup de chofes inutilement. Les chroniqueurs , continuai-je , difent peutètic la vérité; du moins fais-je que le princa  de Salamanque. 77 d'Efpagne, lorfqu'il fait des parties de chaiTe-, trouve fouvent de fuperbes collations préparées par les foins & aux frais de don Gafpard. A ces paroles, le vice-roi me dit en branlant la tête : d'Olivare's a bien la mine de fupplanter le duc de Lerme & fon fils. Je fouhaite que ma prédiétion foit fauffe ; mais fi par ^ malheur il arrivé qu'elle s'accamplifTe, qu'il ne s'en prennent qu'a eux-mêmes. Pourquoi fouffrcnt-ils auprès de 1'héritier de la couronne un courtifan fin & délié , qui s'empare a leurs yeux du timon de la monarchie ? Quand le duc d'OiTonne n'eut plus rien a me demander, ni moi rien a lui dire ; il me livra fes de'pêches , en me difant: allez vous repofer, & demain retournez en Efpagne; mais avant votre de'part, voyez mon néforier, je lui ai donné des ordres qui vous rcgardent. Je commengai par-la le jour fuivant; je vis le tréforier qui me mit entre les mains de la part de fon excellence, une lettre de change de trois mille écus , tirée fur un fameux banquier de Madrid, & payable a vue. Outre ce préfent, j'en recus un autre que mënvoya la yice-reine par un de fes écuyexs. C étoit une chaïne d'or admirablement bien travaillse , & qui valoit tout au moins deux cents piftoles. Je partis de Naples avec toutes ces richeffes, & repris le chemin de  7* L e Bachelier Madrid, oü jëus le bonheur d'arriver fans avoir fait aucune mauvaife rencontre. C HA PI T RB XIII. Don Juan Telles époufe la filk du duc d'Uzède. Suite de ce marlage. Du nouveau panl que prlt don Chérubin. ï, el allai d'abord rendre compte de ma commifïïon a don Juan Telles, qui mëmbraffa de joie lorfqu'il eut fait la lefture de la kttre de fon père. Ce jeune feigneur, pour me faire connoitre jufqu a quel point il étoit fatisfaif de moi, ou, pour mieux dire des nouvelles que je lui apportois, me gratifia d une bourfe dans laquelle y avoit deux cents doublons. II alfa promptement communiquer au duc d'Uzède les dépêches du vice-roi; & deux jours après, fon mariage avec donalfabelle de Sandoval fut déclaré. On en fit les apprêts avec toute la magniheënce convenable a la qualité des époux ; & le duc d'Uzède eut autant dëmpreffement a le faire confommer, que le duc d'Offonne avoit d'impatience qu'il le fut. Les parens & les amis des maifons de Giron & de Sandoval le célébrèrent avec de grandes démonftradons de joie & véritablement 1'hymen ne pouvoit unit deux perfonnes mieux aüorties.  de Salamanque. 79 A peine les réjouiffances étoient-eiles achevées, que le vice-roi manda au duc d'Uzède, que pour parvenir au comble de fes vceux, il n'en avoit plus qu'un a remplir, qui étoit d'avoir fa belle-fille , auprès de lui; qu'il le prioit de la lui envoyer pour lui faire voir 1'Italie , & particulièrement la ville de Naples : & quënfin , pour rendre ce voyage plus agréable a la jeune époufe , il fouhaitoit auffi que fon époux faccompagnat, fous le bon plaifir du roi. Le fils du cardinal du Lerme entra dans les fentirnens du duc dOffonne; & fe prétant a fes defirs , il obtint de fa majefté la permiflion dënvoyer fa fille a Naples avec le comte d'Urenna. Les préparatifs du départ de ces époux furent bientöt faits, le vice-roi ayant expreffément défendu a fon fils d'avoir une nombreufe & faftueufe fuite. Ils partirent donc pour fe rendre a Barcelone , oü deux galères envoyées par le duc d'Offonne, les attendoient pour les tranfporter a Gênes; & la, don Octavio d'Arragon devoit les venir prendie avec huit galères pour les condtiire a Naples. II eft rare qu'un gueux qui sënrichit ne fe laiflTe point étourdir de la poffeflion de fes richeffes. Je ne fus pas a 1'épreuve de ces étourdiffemens. Lorfque je vins a compter mes efpèces, & que je vis que j'avois devant moi prés de deux  8o Le Bachelier mille piftoles , je me de'goütai de mon pofte de commis. II me fembla qu'un garcon qui poffédok tant de bien, devoit mener une vie libre, inde'pendante, & fur-tout oifive , telle qu'eft ordinairement celle des honnêtes gens en Efpagne. Puifque je puis vivre, difois-je, en cavalier noble , & faire le galant dans le monde , je ferois un grand fou de demeurer dans les bureaux du miniftère , oü il faut travailler toute la journe'e. II eft bien plus gracieux de n'avoirrien a faire qu a fe réjouir avec fes amis. Cëft ainfi que cédant au penchant qui mëntramoit, je me lauTai tout-a-coup aller au libertinage fans que ma philofophie put m'en défendre. Au contraire , je ne voulus écouter aucune remontrance de fa part; & quand je dis adieu au fecrétaire Salzedo , tous les difcours qu'il me tint pour m'arrêter dans fon bureau , quoi que remplis de raifon & de latin, furent inutiles. Je louai un bel appartement dans un hotel garni, & je me fis faire deux riches habits, fous lefquels alternativement j'allois me faire voir a la cour & au Prado. CH A PIT RE  6Ë SALAMANQUE. 8l ghapitre xiv. Don Chérubin rencontre le petit licentie Carambolai De Ventretien quil eut avec lui. A venture plai-», /ante arrivée au licentié,' quelle en ejl la fuite. Un jour que j'étois a la promenade oü je prenois plaifir a lorgner les dames qui paflbient auprès de moi, j'appercus le petit licentié Bifcayen que j'avois laiflë a Tolède. II ne me reconnut pas d'abord fous mon nouvel habille* ment, mais je 1'appelai : il vint a moi, & nous nous embrafsames. Je fuis ravi, lui dis-je 3 mon ami, que la fortune nous rafTemble ieï tous deux. Au lieu de me répondre 4 Carambola ouvrit de grands yeux, & fe mit a me confidérer depuis les pieds jufqüa la tête. Enfuite riant de toute fa force : Quelle métamorphofe , s'écria-t-il ! Vous en cavalier ! Qui vous a fait quitter la foutanne pour 1'épée? Je m'en doute bien : cëft cette belle marquife chez qui vous avez été précepteur a Tolède; cëft elle apparemment qui dérobe a I'églife le bachelier don Chérubin ? Je lui rcpondis que non. Vous vous êtes donc, reprit-il, faufilé, k Madrid avec quelque riche dame qui fait avec E  ?2 Le Bachelier vous bourfe commune ? Avouez-moi la vérité, vous avez ici quelque bonne fortune. Si vous. voulez , dis-je au Bifcayen , m'écouter un moment;je fatisferai votre curiofité. II me lailla parler. Alors je lui racontai ce qui m'étoit arrivé depuis notre féparation, Après cela je le priai de m'apprendre a fon tour ce qu'il faifoit aócuellement a Madrid. ïoujours le métier de précépteur, me répondit-il; je n'en puis faire un autre. Je fuis condamné au préceptorat, ou pour mieux dire, aux galères pour tout'e Pendant que vous étiez, continua-t-il, chëz Ia marquife de Torbellino, & que vous y paffiez le temps plus agréablement que moi, qui me voyois fur le pavé fans argent , ou du moins fort prés d'en manquer-, j'abandonnai Tolède , comme une ville qui me devenoit de jour 9n jour plus défagréable. Je vins a Madrid oü je trouvai moyen dëntrer chez un riche bourgeois qui étoit veuf, & qui avoit un fils de douze ans. Ce bourgeois ne mangeoit jamais chez lui. II alloit diner & fouper en ville tous les jours, ce qui ne rendoit pas au Ibgis, notre ordinaire meilleur. Une femme de quarante-cinq a einquante ans , qui gouvernoit fa maifon, nods apprêtoit a manger. La mauvaife cüifinière! tantöt elle mettcit trop  de Salamanque. 83 tip fel dans fes ragouts, & tantöt trop de poivre, de gsrofb ou de faffran. J'avois beau m'en plaindre, la maudite criature avoit la malice de ne vouloir pas fe corriger. Je crois méme qu'elle Ie faifoit expres pour me. dégouter de cette maifon , & m'obhger d'en fortir, m'ayant pris en averfion', je ne fais pas pourquoi, fi ce n'eft a caufe que j'avo;.>: avec elle un air de Caton. De mon cöté , pour me venger de cette vieille forcière , je mobftinai malgré fes ragouts épicés, adcmeurer chez ce bourgeois, oü je ferois encore fans une aventure qui n'eft pcut-e'tre .jamais arrivée a aucun précepteur. Un iour que j'avois ree-u vingt piftoles a compte de mes appointemens, jeimai dans un tripot oü j'avois la rage d'aller-■ jouer dès que je me ientois un écu. La fortune qui mëft plus fouvent contraire que favorable au jeu , me, m cette fois la. Je gagnai dix doublons qui ne fufent pas fitót dans mapoeha 3 qu'il me prit envie de donner a fouper a deux dames avec qui j'avois fait connoiflance, & qui demeuroient a la porte du Soleil. J e me rendis chez elles dans cette louable intention , après avoir ordonné chez un traiteur un repas bien conditionné. Je fus recü de ces dames d'autant p!ÜS joyeu.fement, que jWs coutume de les régaler dans iesvifites que je leur faifois. Nous' commen- F a  84 Le Bachelier games a nous entretenir gaiem&nt; & d'abord qu'on nous eut apporté Ie fouper que j'avois commandé, nous nous affimes a table. Je m'attendois a me bien réjouir pour mon argent, quand jëntendis ouvrir la porte de la chambre oü nous étions, & que dans un homme qui entra tout-a-coup je reconnus le bourgeois dont j'élevois le fils, le père de mon éco'ier. II me remit auffi dans le moment, & fa furprife égalant la mienne , nous derneurames tous deux interdits & muets , nous regardant 1'un 1'autre , comme fi nous euiïions douté du rapport de nos yeux. Mais le défordre oü étoient nos efprits ne dura pas long-temps; nous nous raffurames bientöt , & perdant la honte de nous rencontrer la , nous nous mimes a faire de fi grands éclats de rire, que les dames nous prirent pour deux amis qui fe trouvoient chez elles par hafard. A ce que je vois , mefïieurs , nous dit 1'une de ces nimphes, vous vous connoiffez ? Nous devons bien nous connoitre , lui répondit le bourgeois, nous nous voyons tous les jours ; nous mangeons quelquefois enfemble , & nous couchons fous le même toït. II ne nous manquoit que d'avoir des amies communes , nous n'avons plus rien a defirer. L'air railleur dont il dit ces paroles, me mit en train de plaihtn-  de Salamanque. 8$ ter auffi : ce que je fis a tout événement, & bien réfolu de rompre en vifière au bourgeois, s'il s'avifoit de me chicanner fur notre rencontre chez ces dames. Mais au lieu de me témoigner le moindre mécontentement la-deffus, il s'aflit a table avec nous, en difant d'un air aifé qu'il ne croyoit pas êfre de trop dans la compagnie. Véritablement il fut de fi belle humeur, qu'il me parut fort agréable. II me porta des brindes, & me fit mille amitiés. Infenfiblement j'oubliai que j'étois avec le père de mon difciple, & nous fïmes enfemble la débauche. Lorfqu'il fut temps de nous retirer, nous primes congé des dames, & retournames au logis. Quand nous y fümes arrivés, le bourgeois me;. dit : monfieur le licentié, je ne vous fais pointf* mauvais gré d'aller chez ces fem'mejsf que nous venons de voir; mais gardez-vous bien, je .vous-' prie, d'y mener mon fils avec vous. Carambola ne put sëmpêcher de rire en achévant ces derniers mots ; & fes ris furent accompagnés des miens. Voila, lui dis-je, un père admirable, & une excellente maifon pour un précepteur. Je Fai pourtant quittée , reprit le Bifcayen , pour 1'honneur de mon caraétère. J-'ai cru qu'il re convenoit point a un licentié viciëux de demeurer dans un endroit oü il étoit connu. Je (■.üs placé ailleurs, J'élève le fils naturel d'wn  85 Le Backelier . confeiller du confeil des Indes , & j'efpère que ion éducation me fera plus utile que celle dun enfant légkma Je fouhaite , dis-je a Caramoola , que vors ne vous flattiez point d'une vaineJ efpérance; mais vous me 1'avez dit cent fois, il ne faut pas trop compter fur la reconnoiffance des parens. Cela n'eft que trop vrai, me repartitie petit licentié; cependant les, perfonnes è qui j'ai aifaire me paroiffent h généreufes, que je ne puis mëmpécher de faire un grand fond fur elles. I I I' lui I ■■ IIIW M l| || il li i . i, ' ^«M&aiaai | II KWTOI C H A P I T R E X V. Don Chérubin fait connoijjance avec un almable cavalier, nommé don 'anud de Pedrilla. De quelle fapon ils paffolent le temps enfemble. De tagreable furprlfe oü fe trouva un fob don Chérubin en foupant avec les dames. Ce qu elles étoient • leurs entretlens. N J-^otre converfation fut troubleë par un cavalier avec qui j'avois depuis peu fait connoiffance, & qui me vint joindre a la promenade. Sam adieu, me dit auffi-töt leBifcayen nous nous reverrons. En même temps il fe retira, me laiiTant avec mon nouvel ami $ qui fe nomrnoit don Manucl de Pedrilla. C'étoit un  DE S A L A M A N O U E o? gentilhomme de la ville d'Alcaraz , fur les confins de la Caflille nouvelle, un cavalier ï peu-près de mon age & d'une agréable figure. Lënvie de voir la cour 1'avoit attiré a Madrid. II logeoit dans mon hotel garni, nous mangions enfemble , & nous allions tous les purs aux fpectacles & a la promenade. Enfin, nous nous attachames 1'un a 1'autre, & nous devïnmes inféparables. Un matin pendant que nous nous entretenions dans fon appartement, il y entra un petit laquais qui lui remit une lettre. Don Manuel la lut, & dit enfuite au porteur : mon enfant, tu peux affurer ta maïtreffe que je n'y manquerai pas. Enfuite m'adrefïant la parole : feigneur don Chérubin , pourfuivit-il, je dois fouper ce foir chez deux dames , oü il m'eft permis de mener un ami. Voulez-vous bien m'accompagner? J'acceptai la propofition, en répondant avec un fourire a don Manuel, que je le remerciois de la préférence. Vous avez raifon, répliqua-t-il, en fouriant a fon tour, la partie que je vous propofe mérite bien un remerciement. Sachez que vous fouperez avec deux dames des plus aimables & des plus amufantes. Elles ont des manières alfées; ce font deux femmes de qualité qui demeurcnt & vivent enfemble a frais communs & a Ia frangoife. Leur F4  g8 L e Bachelier maifon eft ouverte aux honnêtes gens, on y joue & Ton y foupe. Et elles sëntretiennent fans donte du pront du jeu , interrompis-je en riant ? Cëft ce que je ne fais point, reprit-il, Peut-être ont-elles des amans qui font fécrètement leur dépenfe, mais elles ne paroiffent pas en avoir. On ne voit rien chez elles qui rende leur vertu fufpeéte. Je demandai cornment ces dames fe nommoient. Lune s'appelle Ifmenie , répondit mon ami, & 1'autre Bafilifa. Elles fe difent veuves de deux gentilshommes grenadins; & a les en^tendre, elles ne font venues a Madrid que par curiofité". A laquelle des deux, lui dis-je, votre cceur sëft-il rendu? J'aime Ifmenie, repartit don Manuel, & j'ai tout Jieu de croire que je ne foupire pas pour une ingrate; mais je nën fuis point aimé. comme je voudrois ré-* tre. Elle n'a pour moi que des demi-bontés, Que j'ai d'impatience, mëëriai-je, de voir Ifmenie auffi bien que fa compagne. Vous verrez , me dit-il, deux perfonnes que vous me faurez bon gré de vous avoir fait connoïtre. Le foir étant venu, don Manuel me mena chez ces dames , qui logeoient dans une maw fon affez belle & fort bien meubleë. Mefdames , leur dit-il, en me préfentant a elles, je crois que vous trouverez bon que je vgijss  de Salamanque. 89 amene Ie mellleur de mes amis , qui eft un gentilhomme de la province de Léon, &c de plus un garcon de mérite. Les dames lui répondirent que ma vue confirmoit le bien qu'il pouvoit leur dire de moi ; & elles m'honorèrent de 1'accueil le plus gracieux. Je ne ferai point le portrait de ces dames; je dirai feulement que je fus frappé de leur beauté , & qu'après un quart-heure de converfation , je me fentis également charmé de 1'une , & de 1'autre , quoiquëlles fuffent d'un caraöère différent. Ifmenie étoit férieufe, & Bafilifa fort enjouée. La première parloit avec autantde dignité que d'élégance , & ne donnoit rien au hafard; & la feconde hafardoit volontiers , mais prefque toujours heureufement. Comme don Manuel s'appergut que je prenois un extréme plaifir a les entendre : feigneur don Chérubin, me dit-il, avouez que vous ne me favez pas mauvais gré de vous avoir amené ici ? Au nom de don Chérubin, Bafilifa me regarda fort attentivement, & me demanda dans quel endroit d'Efpagne j'étois né. Madame, lui répondis-je, la province de Léon m'a vü naitre ; pourquoi me faites-vous cette queftion ? La dame parut troublée de ma réponfe , & me repliqua de cette forte : ce n'eft pas fans raifon que je vous la fais; je connois quelques per-  00 L f Ba c"h elier Tonnes dè Salamanque. Eft-ce dans cette ville, que vous avez pris naifiance ? Non ,luirepartis je, mais aux environs. Je, fuis venu au monde a MoIondo, gros böurg, dont mon. père étoit alcade,Comment fe nommoit-il, dit Bafilifa. II s'appelïoit don Roberto de la Ronda. Ah ! mon frère, secna la dame. en fe levaht pour venir mëmbraffer, mon cher dor, Chérubin , cëft vous ! Eft-il poflible. que Ia fortune vous rende aujourd'hui a votre fceur Francifca ! car cëft elle que vous rencontrez ici fous Ie nom de Bafilifa. Le fang fit en moi égalemerit bien fon devoir. Jëus tarnt de joie d'avoir reirouvé ma' fceur, que je la ferrai entre mes bras avec un faififfement qui rnërnpécha de parler pendant quelques inftans. De fon cóté , pénétrée de ma fenfibilité, elle devint muette a fon tour ; da .manière que nous ne pumes. d'abord nous exprimer que par des larmes. Ifmenie Sc.don Manuel furent attèridris de notre reconnoiffance , & nous accablèrent d'accollades pour nous. marquer la part qu'ils _y prenoient tous; deux. Après tant dëmbraffemens , nous nous re^ mimös a table , & nous commencarhes a nous entretenir avec la même gaieté qu'auparavant. La converfation nëtoit pas toujours générale. De tems-en-teros Bafilifa, que je n'appelerai plus déiormais ■ que dona Francifca,    de Salamanque. pi me faifoit tout bas des qucftions fur la familie; Sc tandis que nous parlions aihfi, don Manuel entretenoit Ifmenie de la même facon. La nuit étoit fort avancée quand nous primes congé de ces dames, don Chérubin, me dit ma fceur , venez demain diner avec moi tête-a-tcte. Je meurs d'impatience d'apprendre vos aventures , Sc vous ne dcvez pas en avoir moins de favoir les miennes. ' CHAPITRE XVI. Don Chérubin de la Ronda va diner che^ fa fceur; ils fe racontent ce qui leur ejl arrivé depuis leur féparation. Hljlolre & aventures galantes de dona franclfca, 1 J^L mon retour dans mon hotel garni, jëus beau vouloir me procarer quelques heures de fommeil, mes efprits étoient dans une fi grande agitation , qu'il me fut impoffible de mëndormir. Je n'étois pas peu curieux dëntendre ma fceur conter les événemens de fa vie, quoique je ne doutaffe nullement qu'elle ne mën fit un récit tronqué. De fon cöté , n'ayant pas moins dënvie de me revolr que jën avois de lëntretenir, elle ne prit pas plus de repos que moi. Si. bien que m'étant rendu chez elle quand  92 L e Bachelier je jugeai qu'il y étoit jour, je la trouvai qui m'attendoit toute habilleë dans fon appartement. Venez, mon frère , me dit-elle; venez fatisfaire ma curiofite'; après cela je contenterai Ia votre. Hé bien, qu'avez-vous fait depuis que vous avez quitté 1'univerfité de Salamanque ? Ma chcre fceur , lui répondis-je, j'aurai bientöt rempli votre attente. En méme-temps je lui détaillai üdèlement mes bonnes & mes mauvaifes aventures. Lorfque jëus cefTé deparler, donaFrancifca me fit compliment fur 1'état préfent de ma fortune. Enfuite fe difpofant a me raconter fon hiftoire , elle la commenga dans ces termes. Après la mort de don Roberto de Ia Ronda mon père , ou pour mieux dire, du Corrégidor de Salamanque, vous prites, comme vous favez votre parti, mon frère don Céfar & vous; & je demeurai avec ma mère, a qui la médiocnté de nos biens ne permettoit pas de me donner une belle éducation ; ce qui lui caufa tant de ehagrin, qu'elle en mourut. Heureufement, dona Melancia, ma marraine, & don Balthafar de Favanella fon époux, nën furent pas plutöt informés, qu'ils vinrent me chercher a Molorido; & comme ils n'avoient póint dënfans , ils mëmmenèrent a Salamanque dans le deffein de m'élever chez eux. Je trouvai dans ma marraine & dans fon mari de nouveaux  DE SALAMANQUE. 9* parens, qui, me donnant tous les jours de nouvelles marqués de tendrefle , me permettoient peu de fentir le malheur d'être orphe- line. , , ,. Quoique je nëuffe guères alors plus de dix ans j'étois fi avanceë pour mon age , que je m'attirai 1'attention de don Fernand de Gamboa jeune Gentilhomme de nos voifins. 11 venoit fouvent au logis avec fon père, qui vivoit dans une liaifon fi étroite avec don Balthafar, qu'ils étoient prefque toujours enfemble. 'A la faveur de cette union , don Fernand avoit la liberté de me voir & de me parler quand il lui plaifoit. Comme il n'avoit que deux ou trois années plus que moi, on ne croyoit pas devoir encore épier nos petits entretiens : cependant nous méritions déja d'être obferves ; & peut-être sën feroit-on bientót appercu , li tout-a-coup on n'eüt pas faif difparoïtre a mes yeux don Fernand. Mais fon père 1'emmena brufquement a la cour avec lui, pour le mettre dans la garde efpagnole, oü il venoit dobtenir une enfeigne par le crédit de fes anus. Je fus deux ou trois-jours fort affhgee de la perte de mon amant y mais enfin je m'en confolai comme üriè' grande $M ] Peu de temps après le départ du jeune Gamba* , je fis naïtre une nouvelle paffion. Don  *>4 Le Bachelier Balthafar, quoiqu'agé de dnquante & quelques années, prit dans mes yeux un amour auquel je répondis d'abord fans m'en appercevoir, recevant les careffes qu'il me faifoit comme des marqués innocentes de 1'amitié d'un parrain ; car je 1'appellois ainfi. Ce vieux pécheur m'auroitinfailliblementféduite, fi p* bonheur ma marraine n'eüt pénétré & fait avorter fon deffein, en m'envoyant promptement a Carthagene dans un couvent dont 1'abbefïe étoit fa parente. Après avoir évité deux écueils dangereux, jëntrai dans ce monaftère comme dans un port, oü vraifemblablement je devo s ctre ii couvert destraits de 1'ampur. Mais ce di,eu , attaché a fa prolc, avoit .réfolu de me pouriuivre partout; & je ne crois pas qu'il y ait d'alyle qui lui foit inaccefïible. - Madame 1'abbefTe, k qui dona Melancia m'avoit fortement recomman Jee, me prit en affeótion. Elle me mit .au.riombre des penfionnaires 8c des jeunes reügieufes qui compofoient fa cour , & parmi lelquelles il y avoit des perfonnes d'une beauté parfaits. Toutes ces filies k lënvi s'emprefToiem: a la .divertir.:pur leurs talens. Celles qui avoient de ,la voix , formoient des concertsavec celles qui favoiegj:. jouer de quelqu'inftrument; & celi.es ^uidanfoisni ayec grace concouroient auili au pjaifir de l'ab^efje r i^ueils  DE SALAMANQUE- 9> ^vironnée de ces ■ gentilies pucelles , reflêmbloit a Diane au *to> de fes nymphes^e voyois d'un. ceil d'envic les efrorts que ces ffllfe faifolentpour lui plaire, Sc j "aurois voulu reumr. en moi tous leurs divers talens pour lui de..venir plus agréable. Quoique frafc^W cipes de danfe , Sc que je ne manquatle pas d volt, je n'étois qu'une. ignorante ou du tol je' n'étois pas encore affez habtle pour contribuer au divertiflement de.notreabbeiïe , qui, voyant ma bonne volanté, me fat ap. prendre a danfer * i chanter par deux excellens maitres. Ils eurent peu de peine » me perfedionner dans ces deux arts , tant j'y avois de Wpofr tion. En moins d'une année , ils .me .rendirent ïa meiUeure.chanteufe & laplus forte danfeufe du convent. J'appris aufli è pincer un lut avec déiicatelfe, de forte que'je devins peu-a-peu un fuiet admirable & univerfel. Toutes les dames de Carthagène , qui venoient prendre part i nosfêtes, m'accabloient de comphmens, & n'oublioientpas d'en faire a madame labbeue, fur 1'avantagé quëlie avoit de poffeder une falie d'un fa rare mérite. L'abbcffe elle.meme fe faifoit honneur de mes talens, qu'elle regardoit en quelque facon comme fon ouvrage Neannioins, aulieu de s'applaudk de me les avoir  95 Le Bachelier feit acquérir, elle devoit plutót fe le reprochef, Auffi eut-elle bientót fujet de S'en repentir, Un de fes neveux, quëlle aimoit tendrement , & qui fe nommoit don Grégorio de Clévillente , .vmt a Carthagène exprès pour la voir, & pour pafler quinze jours avec elle, ce qu'il avoit coutume de faire une fois tous les ans. Ce cavalier etoit jeune, beau, & trés-bien fait. II foupoit tous les fairs au parloir avec fa tante & fes penhonnaires favorites, du nombre defquelles javois I'honneur d'être. Les plus fpirituelles tenoient pendant le repas des difcours réjouiffaus pour divertir don Grégorio ; & après le fouper -toutes les perfonnes capables de former un con-cert s'affembloient, & la féte finiffoit toujours par des danfes. Je remarquai le premier jour que Clévillente s charmé de voir tant de belles filles enfemble promenoit fur elles des regards incertains , fans pouvoir fe décider pour aucune. Quand 1'une le touchoit par une voix moëlleufe , 1'autre Ie raviffoit par une danfe remplie de graces. II étoit auffi embarrafTé qu'un fultan qui veut jetter le mouchoir. II fe déterrftina pourtant, & devint amoureux de ma figure, au préjudice de plufieurs perfonnes qui valoient mieux que moi. II me Ie fit afTez connoïtre pas des ceühaes qvTil o ao u... me  DE SALAMANQUE. 97 toe lanca le fecond jour , ou plutöt il nëut des yeux que pour votre fceur. Je ne fis pas femblant d'y prendre garde , & je ne répondis point a fes mines ; mais le diable n'y perdit rien. Dès le moment qu'il me parut que je m'étois fait un amant de don Grégorio , je me fentis naitre de l'inclination pour ce cavalier, que j'avois auparavant impunément regardè. Quelle joie pour lui s'il eüt pu lire fur mon vifage ce qui fe paffoit dans mon cceur! Mais j'y renfermai fi bien mon amour naiffant, qu'il n'en eut pas Ie moindre foupcon. Au contraire , s'imaginant que je n'avois fait aucune attention a fes regards, il entrepr'.t de me déclarer fes fentimens en termes formels; & voici de quelle manière il réuffit dans fon entreprife. II fit confidence de fa paffion a un jeune valet de chambre qu'il avoit, & qui étoit un garcon fort adroit: Brabonel, lui dit-il enfuite , pourrois-tu bien faire tenir fecrètement un billet a dona Francifca ? Pourquoi non, lui répondit Brabonel ? J'ai fait des chofes beaucoup plus difficiles. J'ai lié connohTance avec une tourrière de ce couvent, & je puis vous aflurer que je lëngagerai facilement a vous rendre ce petit fervice. Donnez-moi feulement votre lettre 3 & je me charge du refte.  5)8 l e Bachelier Brabonel ne fe vantoit pas fans raifon d'être des amis de la tourrière, puifquëffedivement dès le même jour elle me dit, en me coulant fecrètement dans la main un billet de Cle'villente. Tenez, belle Francifca, lifez ce papier . vous y verrez quelque chofe qui vous fera plaifir.' Je lui demandai ce que cë'toit; mais au lieu de me re'pondre, elle s'éloigna de moi avec une pre'cipitation qui me fit foupconner cette bonne tourrière d'être un peu trop obligeante. Je trouvai en effet dans Ia lettre de don Gre'gorio une de'claration d'amour des plus vives; & ce cavalier m'y preffoit par des inftances énergiques de lui permettre de me parler en particulier. J'aurois du, je 1'avoue , porter d'abord ce billet a madame 1'abbeffe; mais cëft ce que je ne fis point, & ce que je ne fus pas même tentée de faire. Une fille de treize ans n'a pas tant de prudence. Plus flatteë de la conquête d'un amant qui ne me déplaifoit pas, qu'irritée de fon audace, je pris le parti de diffimuler, & de voir s'il perfifteroit a m'aimer, ou plutót a vouloir me féduire; car il n'avoit pas une autre intention. Il fit donc encore agir Ia tourrière, qui ne fe contenta pas de me remettre de fa part d'autres billets, elle eut l'adreffe de mëngager a lui faire réponfe, & de nous ménager même une entrevue dans  DE. SALAMANQUE. 99 laquelle don Grégorio me fit entendre qu'il avoit réfolu de m'époufer; mais que pour y parvenir, il falloit qu'il mënlevat, attendu que fa tante ne confentiroit point, difoit-il, a notre mariage. II eut peu de peine a me perfuader ; & m'imaginant que je fuivois un époux, je me laiffai docilement conduire fousun habit d'homme au chateau de Clévillente, oü pendant deux mois mon ravhTeur eut pour moi de grandes attentions. II en eut moins dans la fuite, & fon amour enfin fe refroidit. Je fis le fouvenir qu'il m'avoit promis de m'époufer, & je le preffai de me tenir parole, il me paya de défaites. Cela me déplut; & piquée de fa mauvaife foi, je commencai a Ie méprifer. Du mépris je paffai a la haine; & lorfque j'en fus la , jëus bientöt pris la réfolution de quitter le parjure ; ce que jëxécutai courageufement. Un jour qu'il étoit allé h la chaffe du cöté d'AT cante , je m'échappai fous mon habit d'homme , & marchai vers Origuela, oü j'arrivai fur la fin de la journée. Jëntrai chez une bonne veuve qui tenoit hötellerie, & qui jugeant a mon air que je devois être un enfant de familie qui couroit le pays: mon petit gentilhomme, me dit-elle , que venez-vous faire a Origuela? Je viens lui répondis-je, y chercher condition. Je fervois a -G &  !oo Le Bachelier Murcie en qualité de page, une dame dont je n'étois pas content: je 1'ai quittée; & j'ai deffein d'aller de ville en ville jufqu a ce que j'aie trouvé une nouvelle maïtreffe, ou quelque feigneur qui veuille me prendre a fon fervice. Un garcon fait comme vous, me dit la fille rde 1'hötefTe en fe mêlant a notre entretien, ne fera pas long-temps dans la ville fans être bien placé. Je répondis par une révérence a ce gracieux compliment y & je m'appercus que la perfonne qui venoit de le faire, me confidéroit avec une extréme attention. Je remarquai de plus, que c'étoit une fille devingt-einq a trente ans, affez jolie, & très-bien fake : obfervation qu'un cavalier a ma place eüt faite peut-être avec plus de plaifir que moi. Me fentant fort fatiguée d'avoir marché toute Ia journée, je demandai une chambre pour m'y aller repofer. Juanilla, dit alors 1'hoteffe a fa fille , menez ce petit poulet au cabinet qui donne fur le jardin, & oü il y a un bon lit. Juanilla m'y conduifit auffi-töt; & lorque nous y fümes toutes deux arrivées, elle me dit : feigneur page, vous ferez ici comme un prince. Quand il vient loger dans cette hötellerie quelqu'homme d'importance, cëft dans cette chambre que iious le faifons coucher. Pour mieux contrefake un cavalier qui fa  de Salamanque. ioi trouve en pareil cas , je crus devoir faire le galant, & prodiguer des douceurs; ce que je fis pourtant avee beaucoup de prudence , de peur d'allumer un feu que je ne pouvois étehv dre. Mais avec quelque circonfpection que j'affeéiaffe de lui parler y tous les mots flatteurs qui m'échappoient étoient autant de flèches qui lui percoient le cceur. Lorfquëlle voulutfe retirer, je lëmbraffai, & eet embraffement acbeva de lui faire perdre la raifon. Néanraoins elle fortit brufquement de la chambre , comme une fille qu'agitent des mouvemens trop tendres , & qui craint de fuccomber a fa foibleffe. Je fus ravie de fa retraite ; Sc m'étant couchée un moment après, le fommeil sëmpara de mes fens. Je me réveillai au milieu de la nuit; & entendant marcher quelqu'un dans la chambre, je demandai qui c'étoit. Aufli-tót une voix me répondit d'un ton bas & plein de douceur: beau page, qui goütez le repos que vous ótez, aux autres , réveillez-vous pour apprendre votre vidoire. Vous avez enflammé Juanilla , qui mnurra de douleur & de défefpoiï fi vous dédaignez fon cceur & fa main. Je feignis , pour 1'amufer , d'être fenfiLle a, fon amour , croyant que jën ferois quitte pour des difcours pafiionnés ; mais elle s'apprOcha de mon lit, Sc m'ag-aca de manière qu'il me fut G 5  102 Le Bachelier impoffible de Ia tromper plus long-temps. M'a chère Juanüla, lui dis je, que ne puis-je fceller votre pafiön du fceau de rhymeneë ! Vous êtes la perfqnne du monde pour qui j'aurois le plus de goüt, fi 'e cie! mëdt fait homme, au lieu de me faire naitre fille comme vous. Si les ténèbres de la nuit ne mëuffent pas caché fon vifage , je fuis süre que je 1'aurois vu changer de couleur a ces paroles; & quand elle Bé put plus douter de ma fincérité, je crois qu'elle fut un peu flchée d'être de'trompée. Néanmoins, prenant en fille dëfprit le parti de rire de fon erreur, elle fe foumit de bonne grace a la nécefïïté. Par ma foi , secria-t-elle, je fuis plus heureufe que fage, & il faut avóuer que je ftfi échappé belle. Quand je fonge a la foibleffe que je me fentois pour vous , je fre'mis d'un péril oü je ne me fuis point trouvée. Lorfque je vis que Juanilla le prenoit fur ce ton, je fuivis fon exemple; & après nous être toutes deux répandues en plaifanteries fur cette aventure, nous nous vouames 1'une a 1'autre une éternelle. amitié. Pour m'engager a lui center mes affaires, elle me fit confidence des fiennes; & jëus tout lieu de juger par fon récit qu'elle n'avoit pas toujours rencontre' des filles fous des habits de gargon. La franchife de Juanilla excita la mienne, Je lui fis un de'tail fidele  de Salamanque. 103 de mon enlèvement, & lui appris pourquoi je m'étois féparée de mon raviffeur. Elle me loua d'avoir eu la force de m'éloigner de ce lache & perfide fuborneur. Enfuite , elle me confeilla de ceffer de me traveftir , afin , ajouta t-elle en fouriant, que d'autres filles n'y foient point attrapées. Je n'ai pas, lui dis-je , une autre intention que celle de me mettre auprès de quelque dame de qualité; & je fuis en état d'acheter des habits de fille , en me défaifant d'un gros brillant que je tiens de don Grégorio. Gardez votre diamant , interrompit Juanilla , & me laiffez fuivre une idéé qui mc vient. Je fuis connue , & j'ofe dire aimée d'une riche & vertueufe dame qui fait fon féjour a Origuella depuis la mort de fon man , qui étoit gouverneur de Mayorque. Je ne veux que 1'entretenir de vous un moment, & je ne doute pas qu'elle ne veuille vous avoir. Je laifTai agir Juanilla , qui me dit dès le jour fuivant: j'ai parlé a la comteffe de Saint-Agni; & fur le portrait que je lui ai fait de vous , cette dame a témoigné qu'elle feroit bien aife de vous avoir. Je lui ai, a Ia vérité, raconté votre infortune ; pardonnez-moi cette indifcrétion; je ne vous en ai que mieux fervie. La comteffe eft Ia meilleure femme que j'aye }a- G 4  104 . Ie Bachelier mais connue; une jeune fille qui a éte' fédulté, lui paroït plus digne de pitie' que de mépris. En un mot, elle compatit a votre malheur, & n impute votre faute qu'au traïtre qui vous 1'a fait commettre. Vous êtes donc a madame de Saint-Agni, continua la fille de 1'hóteffe. Allez la trouver tout-a 1'heure; elle veut vous voir en page, après quoi elle vous fera donner un autre habillement. Je remerciai Juanilla dufervice qu'elle m'avoit rendn; & m'étant fait enfeigner la demeure de la comteffe, je m'y tranfportai fur le champ. CHAPITRE XVII. Dona Francifca va fe pré/enter a la comteffe de Saint-Agni. De la réception gracieufc que cette dame lui fit, & de Centretien qu'elles eurent enfemble. CaraSère de la comteffe. Dona Francifca hérita de mille piftoles • fes regrets jur la mort de la comteffe. Réjolution quelle prend avec Damiana. Vous vous imaginez bien, mon frère, pourfifivk ma fceur , que je ne m'offris pas fans rouW a la vue d'une dame qui favoit mon hiftoire.  DE SALAMANQUE. 105 Je fis plus , je me troublai; & quoique naturellement affez hardie, je ne m'approchai de la comteffe quën tremblant. Elle s'appercut de mon de'fordre; & pénétrant ce qui le caufoit: raffurez-vous, me dit-elle , après avoir fait fortir une femme qui étoit dans fa chambre, Juanilla m'a tout dit, & je vous plains. Si votre jeuneffe, votre honte & votre repentir ne peuvent rendre votre faute excufable, ils vous attirent du moins ma compaffion. A ces paroles, je me laiffai tomber aux pieds de la comteiTe, & je ne lui répondis que par un torrent de larmes que je ne pus retenir. Mes pleurs produifirent un effet admirable. La dame en fut attendrie; & me relevant avec bonté : confolez - vous, ma fille , me dit-elle ; il eft inutile de vous affiiger préfentement. Prenez plutöt une ferme réfolution d'être déformais toujours en garde contre les hommes. Vous ne pouvez trop vous en défier. Vous êtes a peine au printemps de vos jours. Vous êtes johe. Vous devez craindre de nouveaux fédufteurs. La dame de Saint Agni me tint encore d'autres difcours femblables pour me porter a Ia vertu. Enfuite , voulant favoir de moi-meme qui j'étois, mëntendre parler, elle me queftionna fur mes parens. Comme je ne fuis pas "d'une naiffance affez baffe pour en rougir, je.  ïoo" Le Bachelier ne me dis point d'une familie au-deffus de la rmenne, & je fis des réponfes fincères a toutes fes queftions. Quelque balfe que foit la naiffance , on nën doit pas rougir. La condition ne donne pas des vertus. Elle parut affez contente de mon efprit. Francifca , me dit-elle, après une longue converfation, je fuisravié que Ia fortune vous ait adreffe'e a naai. Je concois de l'affe&ion pour vous, & je veux vous tenir lieu de mère. Je rendis toutes les graces que je devois k une dame fi généreufe ; & me hatant de profiter de fes bontés, j'entrai chez elle, moins fur le pied de foubrette , que comme une fille que madame aimo;t, & dont elle vouloit prendre un foirt particulier. Je më'tudiai d'abord k connoïtre ma maïtreffe a fond. Que cette étude me fit découvrir en elle de bonnes qualités! Je Ia trouvai douce, affable, débonnaire , & d'une humeur égale, Elle étoit fpirituelle, prudente, vertueufe, & mem? dévote fans affeéter de le paroïtre. Une maïtreffe d'un fi rare caraclère eft trop aimable pour n'étre pas adoreë des perfonnes qui la fervent. Auffi la comteffe étoit 1'idole de fes domeftiques. Pour moi j'en étois fi charmée , que je ne croyois pouvoir apporter affez d'attention a lui plaire. Je ne fuis pas mal-adroite;  DE SALAMANQUE. icej & je fus fi bien faire ma cour, que je gagnai en peu de temps fa confiance, ou du moins que je Ia partageai avec Damiana, vieille femme de chambre, qui depuis vingt années étoit a fon fervice. Vous obferverez, s'il vous plait, que madame de Saint-Agni étoit alors fur la fin de fon neuvième luftre (i). Elle avoit paffe pour une beauté dans fa jeuneffe; elle étoit même fort belle encore ; mais fes appas commengoient a céder au pouvoir du temps. Je fus affez furprife un matin de lëntendre foupirer triftement a fa toilette , & de remarquer qu'elle avoit les yeux baignés de pleurs. Je pris refpeótueufement la liberté de lui demander fi quelque fecret ennui troubloit fon repos. Elle ne me répondit que par un long foupir. Je la preffai de me dire ce qu'elle avoit; & mes inftances furent fi fortes, quëlle n'y put réfïfter. Oui, ma chcre Francifca, dit-elle en me regardant d'un air trifte ; oui, je fuis la proie d'un chagrin d'autant plus vif, que je fuis obligée de le renfermer au fond de mon ame. N'en demeurez point la, madame, lui répliquai-je, voyant quëlle ceffoit de parler; ouvrez-moi votre cceur. Ne me cachez pas le (i ) C'eft -a - dire quaraace - cinq ans.  ioK L e Bachelier fujet de vos peines: je les partage déja fans les connoïtre; & vous les foulagerez en me les apprenant. Je nofe vous les révéler, repartit ma maïtreffe. Il y a du ridicule a les fentir, & ja ne puis fans confufion vous en faire confidence. Vous me les découvrirez pourtant, ma chère maïtreffe, lui dis-je en me jettant a fes genoux, je ne puis vivre fans les favoir. Devez-vous me les Iaiffer ignorer, a moi qui vous fuis entièrementdévouée? Neme faites plus, de grace, un myftère de ce qui vous chagrine. S'il ne mëff, pas poffible de vous confoler, du moins que je m'afflige avec vous. Je parus prendre tant d'intérêt a la fïtuation dans laquelle madame fe trouvoit, que je lui arracfiai enfin fon fecret. Ma fille , me ditelle , je ne faurois tenir plus long-temps contre votre zèle & votre amitië; il faut vous avouer ma foibleflë. Apprenez la caufe de mon afflidion. Je fuis fenfible a la perte de mes charmes. Je les vois tomber peu-a-peu en ruine , malgré les fecours que je puis emprunter de Kart pour les conferver; cela m'attrifie: que. dis-je ! cela me plonge dans une mélancolie quï va fi loin quelquefois, que je crains d'en perdre lëfprit. Ce difcours vous étonne , pourfuivit-elle , en remarquant que j'étois effeólivement fort furprife de 1'entendre parler ainfi;  dï Salamanque. 109 mals cëft. un foible que j'ai, & dont ma raifon ne fauro t triompher. Permettez-moi, lui dis-je , madame, de vous repréfenter que vous ne voyez point ce que vous croyez voir. Pourquoi, trop prompte a vous tourmenter , vous imaginez - vous nëtre plus ce que vous êtes toujours? Regardez-vous avec des yeux plus favorables , ou plutöt rap portez-vous-en aux miens. Ils vous diront que le temps n'a point encore flétri vos appas, & que vous jouiffez de foute votre beauté. A ces mots, qui fufpendirent pour un inffant fa douleur, la comteffe répondit en fouriant : que Vous êtes flatteufe, Francifca, mon miroir eft plus fincère que vous. II m'annonce chaque jour quelque changement dans ma perfonne , & mes yeux ne peuvent démentir fon témoignage. Après que la comteffe de Saint-Agm mëut fait cette confidence fingulière , elle ne fe contraignit plus devant moi; & laiffant éciater librement fes plaintes , elle me dönnoit tous les matins la même fccne a fa tollette. Je mëntretenois fouvent de fa foibleffe avec Damiana, qui ne pouvoit sëmpécher dën rire. Si madame, difoit-elle , étoit une femme galante, je lui pardonnerois fa trifteffe. Une vieille coquette sëft fait une fi douce habitude d'avoir. des amaos,  IJo Le Bachelier quëlle dolt être au défefpoir quand elle nën a plus. Ma,s ma maïtreffe a toujonrs fui la gaIanterie. Cëft I'intérêt feul de fa propre perbnne qui la rend fi fenfibë aux outrages des annees. II faut bien s'aimer foi-même pour vieilhr de fi mauvaife grace ! Madame de Saint-Agni n'avoit que ce défaut, dontmalheureufement on ne pouvoit efpérer quëlle fe corrigeroit. Au contraire, fe trouvant de jour en jour moins aimable a mefure quëlle avangoit dans fa carrière, au bout de trois ou quatre ans elle fe parut fi changeë , quëlle n'ofoit plus fe regarder dans fon miroir! Francifca, me dit-elle un matin comme en fe de'fefpérant, ma chère Francifca, je fuis décrépite. On ne peut plus mënvifager fans horreur; il n'y a plus moyen de me montrer dans le ^monde. II faut me cachér au fond d'un cloïtre ; j'aime mieux m'y tenir renfermée le refte de mes jours, que doffrir aux yeux un objet effroyable. Nous eümes beau, Damiana & moi, faire tous nos efforts pour lui remettre lëfprit, & pour 1'obliger a confide'rer fon vifage avec plus d'indulgence, ( comme en effet, quoique vieille, elle avoit des reftes de beauté', dont une coquette' a fa place auroit encore tire' parti, ) il nous fut impolfible de la de'tourner du daffein de fe re-  de Salamanque. i n tïrer dans un couvent. Avant que dëxécuter fa réfolution, elle me demandafï je la fuivrois de bon cceur dans un monaftère. Si vous en doutiez , madame , lui répondis-je , vous me feriez une grande injuftice. Le couvent, a la vérité, par lui-même ne me plaïtguères; mais il deviendra un féjour agréable pour moi lorfque j'y vivrai avec vous. La dame fut fi fatisfaite de ma réponfe , quëlle mëmbraffa en me difant que mon attachement pour elle faifoit toute fa confolation. Ma maïtreffe alla donc sënfevelir dans un couvent; & nous nous enfermumes avec elle Damiana & moï. Nous y aurions pu vivre toutes deux fans ennui,fi pendant fix mois entiers il ne nous eüt pas fallu fans ceiTe exhorter la dame a foutenir avec'plus de courage la décadence de fes attraits, Elle ne vouloit point entendre raifon la-deffus. Heureufement le ciel sën mêla. Madame de Saint-Agni rentra peua-peu en elle-même, & triomplia infenfiblement de fa foibleffe. Quel changement! cette même femme qui avoit été fi vaine de fa beauté, devint infenfible a la perte de fes charmes, & fe détacha de la vie. Cette bonne veuve ne demeura que deux ans dans fa retraite. Elle y tomba malade, & naourut après avoir fait un teftament, dans Ie -  h2 Le Bachelier quel les fuivantes ne furent point oublieës. Eilé nous le'gua mille piftoles k chacune, pour nous Jaifler a toutes deux de quoi vivre honnête-ment Ie refte de nos jours, fans être obligée's de nous remettre k fervir. Nos fentimens, k quelque chofe prés , fe trouvèrent conformes a I'intention de la comteffe , & Damiana me fit une propofition. Je fuis laffe , me dit-elle d'avoir des maïtreffes; je veux jouer a mon tour dans le monde le röle d'une dame. Fais comme moi, ma mignonne, ne nous fe'parons point. Uniffons nos fortunes. Allons nous établir dans quelque grande ville d'Efpagne ; & la, nous donnant pour des perfonnes de qualité , nous ferons de bonnes connoiffances , & vivrons fort gracieufement. Si jëuffe eu plus dëxpérience, je me ferois révoltée contre une pareille propofition ; j'aurois pénétré les vues de Damiana, & je 1'aurois quittée comme une friponne qui avoit envie de me perdre. Mais ne voyant rien que d'innocent dans ce quëlle me propofoit , je liai volontiers mon fort au fien. Nous tinmes confeil fur ce que nous avions k faire 9 & voici quel en fut le réfultat. CHAPITRE  de salamanque; CHAPITRE XVIII. Dans quelle ville Francifca & Damiana réfolureni d'aller sétabllr, & des aventures qui leur y arrlvent. Enlèvement de dona Francifca; fuitê de eet enlèvement» T\ o u s ehoisimes Séville pour le lieu de no tre réfidence, Damiana m'ayant affuré que 1'An4 daloufie étoit lëndroit le plus agréable de toute 1'Efpagne. Nous réfolümes de nous y rendre par mer auffi-töt que nous aurions touché nos legs. Effeétivement, lorfqu'on nous les eüt déü-* Vrés, nous allames nous embarquer a Cartha-1 géne fur un vailfeau de Malaga qui sën retournoit. Nous fümes peu incommodées de la mer *, mais comme nous eümes toujours le vent favorable, nous arrivames bientöt a Malaga, oü nous nous arrêtames quelques jours , au bout defquels nous étant déterminées a achever notre voyage par terre , nous partimes pour Séville par la voie des muletiers, & nous fümes afTez heureufes pour y arriver fans éprouver le moin-dre des malheurs que nous avions a craindre. Nous louames d'abord une nlaifon auprès du change t autrement appellé la bourfe ; nous la H  ïi4 Le Bachelier fïmes meubler proprement, & nous primes a notre fervice une cuifinière & un laquais , lefquels ne nous connoifTant pas, ne pouvoient apprendre a perfonne qui nous étions. Ma tante, dis-je a Damiana, (car nous étions convenues que je pafferois pour fa nièce) il me femble que nous Ie prenons fur un ton trop haut; pourrons-nous foutenir toujours la figure que vous voulez que nous faffions ? Taifez - vous , ma nièce , me répondit - elle ; de quoi vous inquiétez - vous ? Laiffez - moi le foin de toute la dépenfe, & vous verrez que nous ne ferons jamais a la peine de réformer notre domeflique. Nous pourrons bien plutöt Taugmenter dans la fuite. Ma bonne tante, en parlant de cette manière, avoit des vues quëlle fe promettoit de remplir fans me les communiquer. Elle fe flattoit que nous ferions d'utiles connoiffances dans une ville oü abordent les flottes & les galions des Indes Occidentales chargées de piftoles d'Efpagne, delames d'or, de barres d'argent; elle comptoit que jënflammerois quelque riche négociant, & que nous ne manquerions pas de nous enrichir de fes dépouilles. Cëtoit fur une fi belle efpérance quëlle fondoit la durée de notre brillante fituation. Damiana, comme vous voyez, faifoit grand fond fur ma gentilleffe Sc fur ma docilité. La  de Salamanque. fuite fit connoïtre quëlle n'avoit pas tort. Un mexiquain étant un jour dans lëglife de SaintSauveur, oü j'allois tous les matins entendre la meflc , fut frappé de la richeffe de ma taille , & encore plus de deax grands yeux noirs que je tourno's vers lui de temps-en-temps comme par hafard. II m'apprit par fes ceillades , que je 1'avois charmé. Quand je ne mën ferois point appercue , ccta ne feroit point échappé a ma tante, qui Él uEt la-deffus, & qui remaw quoi) toot Hom Eins es donc toutes deux cette n ffl , & iious jugeames que ce galant du nouveau monde chercheroit bientöt as'introduire dans notre maifon. Notre conjeéture ne fut pas fauffe. Il écri* vit a ma tante pour la prier de lui permettre de lëntretenir. Elle lui en accorda la permiffion. II vint au logis, Sc ils eurent enfemble une longue converfation , dans laquelle, après avoir déclaré qu'il m'aimoit, il propofa de mëpoufer & de mëmmener avec lui au Mexique, oü il poffédoit, difoit-il, des biens immenfes. Damiana lui répondit quëlle me parleroit de 1'honneur qu'il me vouloit faire , & que dans trois jours elle lui rendroit de ma part une réponfe pofitive. Ma tante m'ayant informée de eet entretien , me demanda fi j'étois curieufe de voir le pavs II a  .i6 Le Bachelier de Montefume, Non vraiment, lui re'pondis-je ; il faudroit, pour confentir a ce voyage, que j'euffe pour mon nouvel amant les yeux que j'avois pour don Grégorio, & cëft de quoi je fuis fort éloignée. Je dirai plus; je me fens de 1'averfion pour findien fans favoir pourquoi ; je lui trouve un air ténébreux qui me prévient contre lui. Nën parions donc plus, reprit Damiana; je n'ai pas plus dënvie d'aller aux Indes. Quand notre mexiquain revienda chercher fa réponfe promife, je lui donnerai fon congé. Elle n'y manqua pas. Elle lui fit connoïtre que nos volontés ne s'accordoient pas avec les fiennes, & le pria de ne plus remettre le pied au logis. II ne parut pas fort mortifié de ce compliment; & 1'on eüt dit, a fair dont il fe retira, qu'il étoit peu fenfible au refus qu'il venoit dëffuyer ; mais nous étions dans Terreur. D'autant plus piqué qu'il fembloit moins lëtre, au lieu de fonger a m'oublier, il ne penfa qu'aux moyens de me pofféder malgré moi; & pour y parvenir, il eut recours a lëxpédient de Romulus; cëft-a-dire, qu'il réfolut de mënlever. Yous allez entendre quel fuccès eut fon projet. Un foir, après mëtre promenée avec Damiana dans le Jardin royal, auprès duquel nous demeurions , jën fortois pour mën retourner chez moi , lorfque je me fentis faifir par trois  DE SALAMANQUE. 117 hommes, dont 1'intention étoit de me jetter dans un carrofle. Les cris que nous pouflames , ma tante & moi, avant qu'ils puflent faire leur coup , furent eaufe qu'ils le manquèrent. Le hafard voulut qu'il fe trouvat la deux jeunes cavaliers, qui, voyant la violence qu'on me faifoit, ne balancèrent point a s'y oppofer. Ils mirent 1'épée a la main , & fondirent impétueufement fur les raviffeurs, qui, défefpérant de conferver leur proie, 1'abandonnèrent & prirent la fuite. Mes libérateurs ne firent pas les chofes a demi: ils'me conduifirent au logis, ou nous leur fïmes, Damiana & moi, tous les remercimens que nous leur devions. Nous les invitames même a fouper; ce qu'ils acceptèrent fort volontiers. Pendant le repas, 51 ne fut queftion que de 1'aventure qui venoit de m'arriver. Un des deux cavaliers me demanda fi je favois qui pouvoit être Tauteur de eet attentat. Je, répondis que je foupconnois un mexiquain de 1'avoir formé, pour fe venger du refus que je, lui avois fait de ma main. Cela fuffit, dit 1'autre cavalier , avant trois jours nous ferons pteinement informés de tout. Je fuis fils de don Indico de Mayrenna , corrégidor de cette ville.. II vient tous les matins chez mon père des al~ guafils ; i'en chargerai un de me rendre compt^  ïiö Le Bachelier de cette affaire. Ce nëft point affez, ajöuttt-il, d'avoir fait avorter cette entreprife; il faut punir Ie te'méraire qui 1'a congue. Cëft a quoi je mëngage , & vous pouvez vous repofer de ce foin-Ia fur moi. II prononga ces paroles avec la vivacité d'un homme dont le cceur commence asënflammer; & fon compagnon ne fe montra pas moins ar ou, pour mieux dire, étant fans ceffe exhorte'e par ma fauffe tante a mettre mes appas a profit, il m'étoit impoffible de ne pas devenir coquette. Je me préparai donc a recevoir la vifite du commandeur. Je paffai quelques heures è ma toilette a confulter mon miroir, & encore plus Damiana, qui prétendoit, ayant autrefois été galante , avoir découvert des airs de vifage victorieux. Mais je puis vous affurer que je prenois des foins bien inutiles; puifque pour faire la conquête que je méditois , ou plutöt pour la conferver, je n'avois befoin que de me montrer telle que j'étois naturellement. Ma jeuneffe fuffifoit pour enflammer un homme du caraêtère de ce vieux feigneur. D'abord qu'il me vit fans voile, il crut voir le ciel entr'ouvert. II fit pa-.  Le Bachelier rcïtre une extréme furprife. On eüt dit qu'il n avoit jamais rien vu de fi beau. Ah ! Cateille s'écria-t-il comme par enthoufiafme, en sadreffant a fa conduétrice , vous ne m'avez point furfait! Que dis-je ? Vous m'avez rabaifTé . les attraits de la divine Francifca, bien loin de me les avoir exagérés. Qu'elle eft aimable ! quel oonheur peut égaler celui de la pofféder ! Comme j'avois déja les oreilles rebattues de difcours flatteurs, j'écoutai de fang-ftoid monfieur le commandeur, qui, jugeant bien qu'il en falloit tenir de plus intérefïans pour arriver a fon but, pourfuivit dans ces termes en apofIXmnana : Madame, j'implore votre protecfion. Employez, de grace, tout le pouVOtr que vous avez fur votre nièce, pour lëngagcr a fouffrir mes foins. Je veux m'attacher k elle, & changer la face de fa fortune qui ne me paroït pas convenable a fon mérite. II ifarrHa dans eet endroit pour attendre ma réponfe ; mais je laiffai ma tante répondre pour moi. Je ne me contentai pas même de garder Ie filence; j'affedai de me montrer honteufe & troubleë , ce qui ne fit pas un mauvais effet. Damiana porta donc Ia parole, & s'en acquitta en femme d'efprit. Si elle remercia Ie commandeur des bons fentimens qu'il témoignoit avoir pour moi, elle lui fit connoitre en même temps  de Salamanque. i 27 que je les méritois. Elle lui vanta mon éducation, mes talens , & lui fit un fi beau roman de la conduite que j'avois toujours tenue, que ce vieux feigneur me regarda comme la meilleure connoiffance qu'il put jamais faire. Pour la commencer fous un heureux aufpice , il nous fit quitter notre chambre garnïe pour aller occuper un appartement qu'il fit louer & bien meubler dans un hotel. II nous donna des; domeftiques de fa main, & fe chargea du foin de faire la dépenfe. Outre cela, il nous accabla dc préfens ; de manière que nous nous vïmes bientöt fur un bon pied. Vous vous imaginez bien que je ne payai pas d'ingratitude un procédé fi galant & fi généreux; mais vous ne devineriez jamais quelle fut ma reconnoiffance. Dès le premier entretien particulier que jëus avec ce feigneur, je fus a quoi mën tenir avec lui. Charmante Francifca, me dit-il, je n'ignore pas que ce feroit une folie a un hömme de mon age de prétendre vous infpirer de 1'amour. Je me fais juftice ; je n'attends de vous que de lëftime & de 1'amitié. Cependant, vous le dirai-je ? telie eft la pafïion que j'ai pour voois , que je mourrois de jaloufie , fi je me voyois un rival aimé. Je vous découvre le fond de mon cceur , ajouta-t-ü, & le votre peut-être va fe révoltes  128 li e Bachelier contre le facrifice que j'ai a vous demandef j & qui pourra vous paroïtre une tyrannie. Quel eft donc ce facrifice , lui dis-je ? II fauw dra qu'il foit impoifible, fi je ne vous 1'accorde pas. De quoi s'agit - il ? Parlëz hardiment. II s'agit, répondit Ie vieux commandeur, de borner vos conquètes a la mienne; & , pour vous accommoder a ma délicateffe , de n'écouter aucun amant que moi. Vous fentez-vous capable d'une fi grande complaifance pour un homme qui n'a que de tendres fentimens pour la merker ? J'affeótai de rire a ce difcours, quoique dans le fond ce que ce vieux feigneur exigeok de moi ne fut pas de mon goüt; enfuite , faifant la réfervée : comment donc , m'écriai-je , monfieur le commandeur, eft-ce la eet effort pénible que vous attendez de ma reconnoiffance pour prix des bontés que vous avez pour moi? Ah ! comptez que j'aurois peu de peine a vous facrifier tous les hommes enfemble , tant ils me font indifférens. Mon vieux feigneur penfa mourk de plaifir en entendant prononcer ces paroles. II me baifa les mains avec tranfport, en me difant que j'étois née pour faire le bonheur de fa vie. Je lui promis donc de n'écouter perfonne que lui, & je fis cette promefle de bonne foi. Je  dè Salamanque. 129 3e réfolus de lui tenir parole autant que cela me feroit poffible; & , pour preüve de ce que je dis , cëft que depuis notre converfation , je m'attachai a ne lui donner aucun ombrage* Etois-je a lëglile ? au lieu de promener ma vue comme auparavant fur les cavaliers qui étoient autour de moi, j'apportois une attention toute particuliere a me couvrir le vifage, de facon que je mettois leurs yeux en défaut. Si le patron de la cafe , ce qui arrivoit quelquefois , amenoit au logis quelques-uns de fes amis pour fouper, bien loin de les agacer par des ceillades coquettes , je détöurnois dëux mes regards avec un foin dont le commandeur ne me fayoit pas peu de gré. Jëtois süre de receVoir de lui le lendemain quelque beau préfent. Je faifois donc, a peu de frais, la féÜcité de mon vieil amant, qui, de fon cöté, nëpargnoit rien pour rendre la mienne parfaite, lorfque 1'amour vint troübler notre innocente union. Le commandeur s'avifa de prertdre a fon fervice un jeune & grand garcon nommé Pompeïo, dont il fit bientöt fon laquais favori. Cs jeune homme étoit bien fait, & il avoit tout fair dën enfant de familie. Son efprit répondoit a fa bonne mine, & il parloit avec une élégance qui marquoit qu'il avoit été bien élevé. U venoit tous les matins m'apporter -un billec I  130 Le Bachelier de la part de fon maïtre, & je m'amufois le plus fouvent a mëntretenir avec lui. Je ne m'appercus point d'abord qu'il prenoit plailïr a ma converfation, quoiqu'il ne tint qu'a moi de le remarquer; car monfieur Pompeïo, en me parlant me regardoit d'un air fi tendre, que fi je n'y prenois pas garde, ce n'étoit nullement fa faute. A la fin pourtant j'ouvris les yeux , & je vis mon ouvrage. Dans eet endroit j'interrompis dona Fran-, cifca : jufte ciel ! m'écriai-je, ma fceur , que m'allez-vous dire ? feroit-il poffible que ce laquais fe fut attiré votre attention ? Jën devins folie, me répondit - elle, mais folie a lier; cependant, mon frère, continua-t-elle, fufpendez les reproches que eet aveu femble vous mettre en droit de me faire. Ecoutez - moi jufqu'au bout. Sitót que j'eus démélé mes fentimens, jën rougis de confufion. Jëus honte d'avoir pour vainqueur un domeftique , quoique jëuffe entendu dire que des femmes de meilleure maifon que la mienne ne dédaignoient pas quelquefois de brüler d'une* pareille ardeur. J'appellai ma fierté a mon fecours; & voulant étouffer un indigne amour dans fa naiffance, je nëus plus dëntretiens avec Pompeïo. Je recevois froidement de fes mains les lettres qu'il m'ap-  de Salamanque. tii portoit; je ne Jui difois pas une parole ; je m'interdifois jufqu'au plaifir de Tenvifager. Le pauvre garcon fut bien mortifié de ce changement, dont il ne pe'ne'tra pas la caufe. II crut que j'avois lu fa témérité dans fes regards , que jën étois indignée , & que pour le punir , j'avois ceffé de lui parler. II ert eut tant de chagrin qu'il excita ma pitié. Je recornmenc'ai a lier avec lui converfation. Je fis plus , je Tengageai a me de'couvrir le fond de fon ame , ou du moins je me Timaginai : Pompeïo , lui dis-je un jour, m'aimcz-vous ? Cette queffion , a laquelle il ne s'étoit point attendu, le déconcerta. Pour lui donner le temps de fe remettre, je pourfuivis ainfi mon difcours : fi vous m'aimez , vous me ferez une confidence dont je vous promets de ne point abufer. Je vous foupcorifte de nëtre rien moins que ce que vous parohTez. Vos manières vous trahhTent. Convenez que vous êtes un homme de condition, & que vous méditez quelque deffern que vous ne pouvez exécuter quën prenant la forme dün laquais. Pompeïo fut fi troublé de ces paroles, qu'il demeura quelques momens fans parler. Votre trouble & votre filence, lui dis-je, m'apprennent que je vous ai pe'nétré. Re'vélez-moi tout, & je vous garderai Iq fecret. Madame, re'pon- I 2  132 Le Bachelier dit Pompeïo, après s'ctre un peu remis de fon défordre, fi vous voulez abfolument que je fatisfaffe votre defir curieux, je vous obéirai; mais je vous avertis que je ne 1'aurai pas plutót contenté, que vous m'en faurez mauvais gré. N'importe , lui répliquai-je avec précipitation , parlez : vous ne faites qu'irriter ma cuncjité. Alors le laquais du commandeur mettant un genou a terre devant moi, comme un héros de théatre devant fa princeffe, me dit d'un ton de déclamateur : hé bien , madame, hé bien, je vais donc me découvrir puifque vous me 1'ordonnez. Je ne fuis point, il eft vrai, un malheureux réduit par la fortune a la fervitude ; je fuis un homme de qualité travefti. Je m'appele don Pompeïo de la Cueva. Je paffbis par cette ville, oü je fuis inconnu. Le hafard vous a préfentée a ma vue , & vous m'avez charmé. J'ai fu que le commandeur vous aimoit; & ne pouvant m'imaginer qu'il fut aimé de vous, je formai le deffein de vous plaire , plus encouragé par fon age que par ma vanité. J'ai eu 1'adreffe de me faire recevoir a fon fervice; & par ce ftratagême je me fuis introduit chez vous. Oui, cëft 1'amour , adorable Francifca, pourfuivit-il d'un ton de voix plein de douceur, cëft  de Salamanque. 153 1'amöuf qui m'a infpiré eet artifice pour vous faire connoitre mes feux. Si vous les voyez fans colère, rien ne fera comparable a mon bonheur; mais fi trop fidéle a mon rival , vous ne voulez écouter que lui, quelle que foit 1'ardeur dont je me fens bruter pour vous, je vais pour jamais m'éloigner de Cordoue. Si mon cceur n'eüt point été prévenu pour ce jeune cavalier, j'aurois été en garde contre fes paroles & contre l'air de perfuafion dont il les affaifonna. Je me ferois fouvenue que don Grégorio de Clévillente m'avoit parlé fur le même ton; au lieu qu'étant enchantée de don Pompeïo de la Cueva , je ne doutai pas un ïnftant de fa fincérité. Je pouffai les chofes plus loin; j'ajoutai a la foibleffe de le croire , celle de lui avouer que j'étois fenfible a fon amour. La joie qu'il fit éclater lorfquil apprit fa vi&oire , fut exceffive; & je n'en eus pas moins a le voir fi fatisfait. Cëft ainfi que je gardai le ferment que j'avois fait a mon commandeur de ne lui donner aucun rival. Mais le moyen de tenir ces fortes de paroles a un vieux feigneur ? Cëft tout ce qu'on peut faire aux galans les plus jeunes & les plus accomplis. Je dirai pourtant a ma louange , que je ne lui devins pas infidèle fans remords. Je le plaignis ; & ce qu'une friponne a ma place nëüt point fait,,.  »34 Le Bachelier je réfolus de Ie quitter, me faifant un fcrupule de continuer a recevoir fes préfens, & d'avoir deux amans a la fois. Pour ma tante, elle n'étoitpas fi fcrupuleufe; & trouvant la pratique du commandeur plus lucrative que celle de fon laquais, elle me confeilloit de donner la préfe'rence au premier, ou du moins de les me'nager tous deux, 1'un pour 1'utile, & 1'autre pour 1'agre'able ; ce qui n'auroit pas été fans exemplc. Mais j'aimai mieux fuivre les confeüs de Tamour que les fiens, & m'en aller avec don Pompeïo, qui me preffoit de céder a 1'envie qu'il avoit ■ de me conduire a Grenade, oü nous attendoit , difoit-il , un fort plein de charmes. Je laiffai donc la mon vieux foupirant, aufli-bien que ma fauffe tante , a laquelle j'abandonnai tous nos effets pour Ia confoler de notre féparation, & la faire rouler jufqua ce quëlle eüt une autre nièce; & nërnportant avec moi, pour ainfi dire , que ma jeuneffe &c mes appas, je fortis un matin de Cordoue a la dérobée avec mon nouvel amant, & nous nous rendimes tous deux a Grenade Ie lendemain.  de Salamanque. 135 CHAPITRE XX. Quel,homme c'étoit que don Pompeïo. De l'aveu fineer e & de la propofition qu'il fit a dona Francifca , lorfquil Veut époufèe. Elle fe confole aïfément de la fupercherie de fon mart, Elle eonfene a ce qu'il lui propofe. J"e nëus pas befoin de preffer don Pompeïo de m'époufer; il en avoit une fi grande impatience , qu'il ne s'occupa en arrivant a Grenade que des démarches qu'il falloit faire pour y parvenir. Nous nous mariames enfin; & Ie lendemain de nos noces , nous eümes enfemble un plaifant entretien. Ma chère Francifca, medit-il en mëmbrafTant: avec tendreffe , nous voici donc Hés tous deux par les doux ncsuds de I'hymenée. Cëft a préfent, ma mignonne , que nous devons nous parler a coeur ouvert. II nëft permis quaux amans de mentir; il faut que les maris foient fincères. Je vais changer de ftyle, & ne vous rien céler. Quand je vous dis a Cordoue que j'étois un laquais fuppofé, & que 1'amour m'avoit infpiré cette rufe pour m'introduire auprès de vous , je vous dis la vérité;. mais lo-fque jëra- 14  '3ö Le Bachelier pruntai le nom de don Pompeïo de Ia Cueva, je vous avouerai que je vous trompois, & que je me parois de ce beau nom pour rendre ma témérité plus excufable. Cependant, ajouta-tH, je ne fuis pas dun fang noble, je ne fors pas non plus de la lie du peuple. Je m'appele Bartolome de Mortero; & je dois le jour a un vénérable apoticaire de la célèbre ville de Sarragoffe. Ce n'eft donc , ma princeffe , qu'une petite fupercherie que je vous ai fake, & que la fille d'un juge de village doit me pardonner. Je vous Ia pardonne volontiers , lui dis-je o]JeJJion de leur chateau. A'venture fingulièrc qui lui arrivé , & 2"t<- amant lui fait /<* cour. A de quelle facon nous nous fépa» rames le comte & moi. Manuela de fon cóté , prefque dans le même - temps fut abandonnée de don Garcie, les feigneurs n'étant pas plus conftans les uns que les autres. PaduI, fous prétexte d'aller voir un oncle malade a Badajoz , «s'élofgna d'elle & de Grenade. Heure'üfement nous étions toutes deux bien nippées , & dans un age a nous confoler de la perte de nos volages amans. A peine nous eurent-ils quittées, qu'il sën préfenta d'autres pour remplir leurs places; mais outre que nous aurions été erabarraffées fur le choix, les divifions qui régnoient dans la troupe, augmentèrent a un point, quëlles nous dégoütèrent de la profeffion comique, & nous firent prendre la réfolution d'y renoncer. Ma cbère Manuela, dis-je a mon amie , je fuis  i6o Le Bachelier laffe de me donner en fpeclacle fur un théatre , & de divertir le public. Je veux me retirer a mon chateau de Caralla, & faire la dame de paroiffe. Puis-je me flatter que vous m'aimez affez pour vouloir m'accompagner ? Ce doute m'outrage, répondit Manuela, vous favez que rien au monde ne mëft fi cher que votre amitié; jën ferois indigne, fi je refufois d'aller partager avec vous les douceurs de votre retraite. Partons, Francifca, partons : je fuisprêtea vous facrifier tous les galans de Grenade. Nous fortimes donc 1'une & 1'autre de la troupe, auffi-bien que Bartolome, qui, préférant le röle de feigneur de village a celui de prince de théatre, nous conduifit volontiers a Caralla , oü nous arrivames gaiement tous trois dans un bon carroffe, acheté de nos propres deniers , ou fi vous voulez , de ceux du comte. Une chaife oü étoient ma fuivante & celle de Manuela , nous fuivoit avec fix valets qui 'menoient autant de mules chargées de notre bagage. Après quoi venoient notre cuifinier & le laquais de Bartolome , montés fur d'affez beaux chevaux, ce qui compofoit une fuite digne de fadmiration des payfans & de lënvie des Hildagos. Je ne trouvai point le chateau au - deffüs de la defcription que mon mari mën avoit fake ; mais il me parut bien bati, bien meu- blé,  de Salamanque. tSt blé , & même auffi foigneufement entretenu, que fi le comte y eüt fait réfidence ordinaire : je fus fur - tout frappée de la beauté des jardins , & des vaftes prairies qui s'étendent du cöté du feptentrion, jufqu'aux bords du Guadalquivir, Je ne confidérai pas avec moins de fatisfaction les bois qui règnent du cöté du midi. Bartolome voyant que j'étois charmée de ce féjour, me dit, d'un air triomphant : Hé bien, ma mignone , vous ai-je trompée en vous vantant votre chateau ? Yi en a-t-il un en Efpagne oü 1'on refpire un aic plus pur , & qui préfente a la vue des objets plus rians ? Non fans doute , s'écria mon amie, encore plus enchantée que moi des agrémens de ma retraite , & il faut avouer que cëft un vrai préfent de feigneur. Nous pafferons ici nos jours fort agréablement, pour peu qu© la nobleffe du pays foit raifonnable. II eft vrai, dit Bartolome , que les Hidalgos font des gens un peu fiers. Lorfqu'ils ont pouc feigneur un homme du commun, il ne doit guère attendre dëux de refpeét & de confidération; cependant on voit tous les jours de riches marchands, après avoir fait banqueroute , fe retirer dans une terre qu'ils achètent aux dépens de leurs créanciers, Sc même des gens de métier, ainfi que nous : mais notre art étant  ïo2 Le Bachelie-r «Têtre bons comcdiens, nous faurons nous accommoder a leur fotte fïerté. Cela ne nous coütera pas beaucoup ; & nous pourrons, en flattant leur orgueil, nous réjouir de leurs diffe'rens ridicules.J'ai meilleure opinion que vous de ces mefiieurs - la, dis-je a mon tour ; je crois qu'il y en a parmi eux qui font d'un bon caractère. Au refte , quels qu'ils puilfent être, nous les obligerons par des manières engageantes & polies a nous rendre ce qu'ils nous doivent. II eft certain que nous n'étions pas prévenus en faveur de ces nobles, dont la plupart habitoient des chaumières. Nous nous imaginions qu'ils étoient fots & grolEers ; & nous fümes affez furpris , lorfqu'ils vinrent nous faire vifite, de les trouver auffi civilifés qu'ils nous le parurent. Leurs femmes fur-tout nous firent connoitre, par leurs complimens, qu'elles ne manquoient pas d'efprit; &j'en remarquai parmi elles quelques - unes qui avoit de fort bons airs Nous leur fimes a tous un accueil fi gracieux a qu'ils eurent fujet d'être contens de nous; auffi nous le témoignèrent - ils en nous proteftant qu'ils étoient ravis d'avoir des feigneurs qui fufient fi bien reeeyoir la nobleffe. Nous allames les voir a notre tour chez eux; êc dans les vifites que nous leur rendimes, nous  de Salamanque. 163 ihnimes toute notre attention a ne rien dire , & a ne rien faire qui put blefTer leur vanité. Avec cette circonfpection, qui étoit d'une néceflité abfolue pour vivre avec eux en bonne intelligence , nous gagnames leur amitié. Après cela , il ne fut plus queftion que de fêtes & de feftins; il venoit prefque tous les foirs fouper au chateau quatre ou cinq gentilshommes avec leurs époufes & leurs fceurs, & nous formions après le repas une efpèce de bal qui duroit fouvent toute la nuit. Je paffois ordinairement la journée dans ïe chateau a jouer ou a m'entretrenir avec les femmes, tandis que mon époux chaffoit avec les hommes aux environs. Tels étoient nos amufemens 9 & bientót il ne tint qu'a moi d'en avoir d'autres. Parmi ces petits nobles , il y en avoit un qui fe nommoit don Dominique Rifador. (1) II juftifioit parfaitement bien fon nom par fon caraclère ; c'étoit un contradideur impoli, un difputeur échauffé, un querelleur, un franc brutal ; avec cela, il avoit un orgueil infupportable. Aucune dame jufque-la n'avoit pu vaincre fa fierté; une viftoire fi difficile m'étoit réfervée. Je lui plus, & il me fit 1'aveu de fa paffion avec toute la confiance. d'un galant { l ) En Eff agnoi querelleur. li i  164 Le Bachelier qui s'imagine que fon amour fait honneufi fobjet aimé. Quelqu'averfion que jëulfe pour ce perfonnage, je fécoutai fans me révolter contre fon amour ; mais je lui déclarai de fangfroid, en termes clairs & nets, que je ne me fentois aucune difpofition a 1'aimer; & je le priaï de ne plus remettre le pied au chateau. "Vous croyez peut-être , que mortifié du mauvais fuccès de fa déclaration, il fe retira plein de fureur , & changea fon amour en haine; point du tout": il me rit au nez, en me difant qu'il vouloit perfifter a m'aimer malgré moi. Je ne fuis pas, pourfuivit-il , fi facile a rebuter. Je connois les femmes, & je ne prends point leurs grimaces pour des marqués de vertu. Allons, ma princefle , ajouta-t-il, changez , s'il vous plait, de langage. Laiflez-la les facons, elles vous conviennent encore moins qu'a une autre. A ce difcours infolent, je ne pus relenir ma colère, & dans mon premier mouvement je traitai Rifador comme un nègre : mais ils fe moqua de mes invedives, & fortit en n'y répondant que par des ris qui redoublèrent ma fureur. Jën pleurai de rage , & j'avois encore les yeux baigne's de larmes, lorfque Manuela furvint. Qu'avez-vous, me dit-elle, en s'appereevant de lë'tat oü jëtois? Quel fujet de cha-  de Salamanque. t&> grin pouvez - vous avoir dans un féjour ou tout le monde ne fonge qu'a vous plaire ? Je lui rendis compte de ce qui venoit de fe paffer entre don Dominique & moi; & quand je lui eus tout dit, au lieu dëntrer dans mon reffentiment, elle n'en fit que rire. Vous avez tort, me dit-elle , de vous offenfer de Timpoliteffe & du ridicule d'un amant groffier, vous devez plutöt vous en réjouir; le mépris dont vous payez fes feux, vous venge affez de fon impertinence. Vous avez raifon , répondis-je a mon amie : déformais, bien loin de prendre avec lui mon férieux , je prétends me divertir de de fes extravagances. CHAPITRE XXIV. Du malheur qui arriva dans le chateau de Caralla, & quelle en fut la fuite. Dona Francifca prend la réfolutlon defe retlrer d Madrid avec dona Manuela fa compagne de théatre. Elle fe font paf er pour des dames de condltlon. JE m'étois donc déterminée a fouffrir encore la vue de don Dominique Rifador, fans rien rabattre des fentimens que j'avois pour lui; mais il ceffa de yenir au chateau, Son orgueil fe fou- L3  tob Le Bachelier levant enfin contre mes rigueurs, lui fit formef 4' pour m'en punir, le deffein de ne plus m'honorer de fes vlGtes. II ne borna pas la fa vengeance ; il infulta Bartolome, Iequel étant encore plus que lui «Thumeur fpadaffine, lui fit tirer Tépée , & le bieffa dangereufement; cependant Ri.fador n'en mourut point, & cette affaire infenfiblement parut affoupie ; on n'en parloit plus. Mais fix mois après, mon époux étant a la chaffe tout feul dans un bois, y rencontra don Dominique, qui lui lacha trai'treufement un coup de carabine , & le coucha par terre roide mort. Quorque eet affaffinat eüt été commis fans témoins, fon lache auteur, perfuadé que je I'en foupconnerois, & que je pourrois le faire arrêter, prit la fuite pour fe dérober a la rigueur des loix. Je pleurai amèrement Bartolome; & j'étois •d'autant plus affligée de fa mort, que je ne pouvois la venger. Je m'en confolai pourtant a 1'aide e Salamanque. 169 Nous voyions , continua-t-elle , un affez grand nombre de cavaliers nobles, & il n'y en a pas un qui n'ait pour nous de lëftime & de Ia confidération. Vous en pouvez juger par don Manuel de Pedrilla, votre ami. J'ignore ce qu'il vous a dit de nous, mais je fais qu'il n'a pas dü vous en dire du mal. Quoique nous lui permettions de nous venir voir librement, nous ne craignons pas les rapports qu'il peut faire. II n'a rien remarqué qui Tait pü prévenir contre nos mceurs. Si nous ne fuivons pas 1'ufage Jiuf< tére des dames qui s'interdifent lëntretien des hommes , nous n'en avons pas pour cela moins de vertu. CHAPITRE XXV. De la converfation qiieut dona Francifca avec don Chérubin , après lui avoir racontè fon hifoire. Elle lui propofe de venir demeurer che^ elle. Don Chérubin sy détermlne. Don a Francisca, ma-fceur, acheva dans eet endroit le récit de fes aventures, &: me dit enfuite, en fouriant : Hé bien, mon frère, que vous femble de la veuve de Bartolome? Ne vous parok-elle pas une dame d'importance ?  17°' teM BACHEtlER Oui vraiment, lui répondis-je, vous avez fanT votre chemin en peu de temps. Je vous en féifccite, & jerends grace au ciel d'avoir une fceur fibien dans fes affaires; mais j'appréhende une chofe, Nous fommes fujets dans notre familie a facnfier a-l'amour. Je crains que parmi fes cava>liers qui viennent chez vous, il ne fe trouve quelqu'aimable fripon qui vous faffe perdre votre chateau comme vous 1'avez gagné. N'ayez pas cette crainte, me repartit Francifca; je fuis plus capable d'en acquérir encore un autre, que de donner le mien au même prix qu'il m'a couté. Mais changeons de matière, pourfuivit-elle, puifque j'ai le plaifir de retrouver mon frère, ne nous féparons plus. Je vous offre un logement dans cette maifon, venez y demeurer avec nous. Ifmenie n'en fera pas moins ravie que moi. Vous nous aiderez de vos bons confeiis. ï-1 pourra fe préfenter des conjonctures embarj'aflantes, dans lefquelles votre prudence nous fera d'un grand fecours ; vous nous fauverez de fauffes démarches. Que nous vous ayons cette obligation-la. La propofition , je 1'avouerai, ne me plat pas d'abord. Je me fis un fcrupule d'être le confeiller & le guide de deux beautés dont je ne iaiftois pas de croire Ia fagcffe équivoque, quoi  DE SALAMANQUE. 17* quën put dire ma fceur. Néanmoins je ne pus mën défendre, & je m'y déterminai aux dépens de qui il appartiendroit; me réfervant au furplus le droit de me féparer d'elles, pour pea que je fuffe mécontent de leur compagnie. CHAPITRE XXVI. Don Chérubin va loger che^ fa fxur. Des connoiffances nouvelles quüy fit, & de l'extréme confidération qu'on eut pour lui lorjqu'on Jut qu'il avoit thonneur d'être frère de Bafilifa. Don André cherche Vamitié de don Chérubin , il l'acquiert. Raifonpour laquelle il voulcit s'en faire un ami. Ïl me fallut donc aller demeurer avec ma fceur & fa bonne amie, qui me donnèrent un petit appartement fort propre, qu'elles avoient de réferve dans leur maifon. Dès le foir même je me rendis chez elles avec don Manuel dc Pedrilla. Venez, lui dis-je , mon ami, venez m'inftaler dans mon nouveau domicile , oü je vous protefte que mon plus grand plaifir fera d'être a portee de vous fervir auprès d'Ifmenie. Je ne refufe pas vos bons offices, me répondit-il } mais je ne fais fi jën fcrai plus hcureux».  '7* L e Bachelier Quoiqu'Ifmenie paroiiïe avoir de tendres fentimens pour moi, elle ne veut pas mettre le comble a mon bonheur. Je doute que votre amitié ait plus de pouvoir que mon amour. II vint ce foir-la fouper chez les dames deux chevaliers de Saint-Jacques, qui me donnèrent mille accolades, quand ils apprirent que jë'tois frère de Bafilifa; mon gentilhomme , me difoit lun , que je vous embraffe pour 1'amour de votre charmante fceur. Voila votre vivante image, madame, difoit 1'autre a la veuve de Bartolome. Que vous devez avoir de joie de vous revoir tous deux ! je prends part a votre fatisfaétion mutuelle. Ces difcours ne firent que précéder une infinité de complimens qu'il me fallut effuyer, & auxquels je répondis fur le ton , comme on dit de la bonne compagnie , pour montrer a ces meffieurs que je n'étois pas embarraffé de ma contenance en pareille occafïon. 'Auffi parurent-ils trés - contens des échantillons que je leur laifTai voir de mon efprit. Ils Ie le furent encore davantage de quelques heureufes faillies qui m'échappèrent pendant le repas, & qu'ils relevèrent avec éloge. Ces chevaliers , dont 1'un fe nommoit don Denis Langaruto, & 1'autre don Antoine Peleador, avoient des figures & des caractères bien  DE SALAMANQUE. IJ% différens. Don üenis étoit un grand corps fee, & don Antoine un gros petit homme trapu. Le premier pour trancher de 1'érudit, ne parloit que des fciences; & le fecond faifant le guerrier, nous fatiguoit de récits militaires. C'étoit a qui des deux nous ennuyeroit davantage. Auflltöt que 1'un avoit rapporté un paiïage d'auteur, 1'autre prenant brufquement la parole, entamoit larelation d'un combat.Pendant ce temps-la, don Manuel & la belle Ifmenie fe lancoient réciproquement des regards qui les confoloient des difcours faftidieux de ces deux convives, ou plutót qui les fauvoient de 1'ennui de les entendre. Pour ma fceur & moi, nous eümes la politeffe de n'en pas perdre un mot , & même de paroïtre y prendre beaucoup de plaifir. En récompenfe , lorfque ces meffieurs , fe furent setirés, je ne les épargnai point. Si tous les cavaliers qui viennent chez vous , dis-je a ma fceur, ne font pas plus amufans que ceuxci, je ne crois pas qu'en quittant vos Hildagos de Caralla vous ayez gagné au change. II eft vrai, dit Francifca , que voila deux mortels affommans; mais vous en verrez d'autres dont vous ferez plus fatisfait. Cependant je le fus encore moins de deux commis des bureaux du duc de Lerme, qui foupèrent au logis le jour fuivant,  i7-t L e Bachelier Ceux-ci voulant qu'on eüt autant de refped pour eux que pour des fecre'taires d'état, affectoient une orgueilleufe gravité. Quand on leur eut dit que j'étois frère de Bafilifa, ils ne fe répandirent point en éloges ainfi que les chevaliers de Saint- Jacques ; ils fe contentèrent de m'honorer d'une fimple inclination de téte, comme s'ils euffent été des confeillers du confeil de Caftille. Quoiqu'ils fuffent amoureux de nos dames , ils n'en paroiflbient pas plus émus. Bien loin de leur tenir des difcours galans, ils gardoient un fuperbe filence; ou, s'ils lerompoient quelquefois , ce netoit que par des monofyllabes. Je m'imaginois que du moins ils rabattroient de leur gravité quand ils feroJent a table. J« les attendois Ia pour les voir perdre leur main.tien & fe ifvrer au plaifir, comme font en pareil cas tous les graves perfonnages. Mais ni ma bonne humeur, ni les agaceries des dames ne purent leur faire perdre leur morgue de bureau, ni leur arracher un fouris. Je n'ai jamais vü de gens qui m'aient tant déplü que ceux-Iü. Auffi, dès qu'ils furent fortis, je fis de nouveaux reproches a ma foeur. Comment, lui dis-je, pouvez-vous faire de fi mauvaifes connohTances, vous qui avez de lëfprit & du goüt ? Ces commis font encore plus ennuyeux  de Salamanque. 17^ «rae vos chevaliers d'hier. En vérité, ma fceur, puifque vous vous plaifez a recevoir compagnie chez vous , il me femble que vous devriez mieux choifir votre monde. Donnez - vous patience, répondit Francifca ; vous verrez ici plus d'un cavalier dont vous ne ferez pas fiché d'acquérir Tamitié. Jën vis en efFet dans la fuite plufieurs qui pouvoient paffer pour la fleur des galans , & que je ne pus mëmpêcher de regarder comme autant de beaux-frères, quoique ma fceur me jurat tous les jours quëlle leur tenoit a tous la dragée haute. II y en avoit un entr'autres, nommé don André de Caravajal de Zamora , qui réuniflbit en lui toutes les bonnes qualités dont les hommes les mieux nés n'ont ordinairement quune partie. Ce cavalier ne fut pas ïrtöt que j'étois frère de Bafilifa, quil nepargna rien pour s'infinuer dans mes bonnes graces. Il eut pen de peine a y réufïir, étant un de ces hommes agréables qui préviennent d'abord en leur faveur. II ne fut pas plutót de mes amis, que voulant devenir quelque chofe de plas, il me fit une confidence : feigneur don Chérubin, me dit-il, jëime votre fceur, & ma plus chère envie feroit de 1'époufer. Je fuis afifez riche & d'afiëz bonne maifon, pour me flatter quëlle pourroit agreër ma richerche: mais j  180 Le Bachelier Francifca , qui ne tarda guère a lier fon fort I celui de don Pédre, par un hymen qui ne produw fit pour elle que des fruits très-amèrs; puifqu'au lieu de trouver dans fon fecond mari 1'humeur commode & complaifante du premier , elle reconnüt quëlle étoit tombée entre les mains du plus jaloux de tous les hommes. Dès le lendemain "de leurs noces tout changea de face dans la maifon : lëntrée en fut interdite aux galans. II n'y eut plus de jeu, plus de foupers; don Pédre changea de domeftiques, & mit auprès de fon époufe la duegne d'Efpagne la plus rebarbarative. En un mot, il fit une femme miférable de Ia plus heureufe de toutes les veuves. J'appris peu de temps après qu'il f avoit emmenée a la campagne avec Ifmenie. De manière que don Manuel fut obligé de fe confoler de 1'éloignement de fa maïtrefle, comme moi de celui de ma fceur.  de Salamahque. 181 ii i 1 • "*** CHAPITRE XXVIII. Don Manuel de Fêdrilla fe voyant dans la néceffué de retourner dans fon pays, engage don Chérubin fon ami d Vaccompagner. De leur arrivée a Alcara^. C< om me on oublie plus facilement une fceur qu'une mastrelTe , je ne penfai plus a dona Francifca vingt-quatre heures après que je m'en fus féparé , au lieu que don Manuel eut befoin de huit jours pour chaffer de fon fouvenir fa chère Ifmenie. Enfin nous ne fongions plus a ces dames, lorfque mon ami recut une lettre d'Alcaraz , par laquelle don Jofeph fon père lui mandoit, que fe fentant frappé d'une maladie dont il ne pouvoit revenir, il fouhaitoit de mourir dans fes bras. don Manuel, fort affligé de cette nouvelle, fe difpofa dans le moment a obéir a fon père; mais voulant en même-tems accorder avec fon devoir l'amitié qu'il avoit pour moi, il me pria de 1'accompagner, & je ne pus m'en défendre. Nous partimes de Madrid fuivis d'un valet, tous trois montés fur de bonnes mules, & nous primes le chemin d'Alcaraz , oü nous arrivaraes en moins de fix jours, Nous trouvames Ie ban M 3  ï3s L e Bachelier homrne don Jofeph pret a faire le trajet de ce monde-ci a 1'autre. II y avoit dans fa chambre deux me'decins qui faluèrent don Manuel, en lui difant d'un air gai :I1 y a trois jours que votre père devroit être mort; mais grace a la vertu de nos remédes & aux foins que nous avons eu de lui, nous avons prolongé fa vie jufqua votre retour; il défiroit la fatisfadtion de vous embraffer, nous Ia lui avons procurée. Quand ces doeëeurs auroient guéri leur malade, ils nëufTent pas paru plus eontens. Cependant le vieillard qui tiroit a fa fin, n'eut pas fïtót vu fon cher fils, qu'il expira & remplit de deuil fa maifon. II laiflbit après lui une vieille fceur, une Jeune fille & don Manuël. Ces trois perfonnes pleurèrent amèrement fon trépas, & lui firent des funérailles dignes d'un gentilhomme qui avoit été officier géne'ral dans les armées du roi fous Ie règne précédent. Lorfqu'ils eurent effuyé leurs pleurs, & que don Manuël fe fut mis en poffeffion des biens de fon père , il reparut dans le monde & ne fe refufa plus aux plaifirs de la fociété. II fit fon premier foin de me préfenter aux plus honnêtes gens de la ville comme un gentilhomme de fes amis, Voila le perfonnage que jëus a jouer, & dont j'ofe dire que je ne m'acquittai point mal. J'étois trop bien en habits & ^n argent pour faire une trifie figure, Je domo®  de Salamanque. 185 des fêtes aux dames, & fans vanité je ne m'attirois pas moins leur attention que mon ami. On ne peut pas long-temps fréquenter de jolles femmes fans payer le tribut qu'on leur doit : don Manuël devint amoureux. Dona Ciara de Palomar, jeune beauté d'Alcaraz, prit dans fon cceur la place qu'Ifmenie y avoit occupée, & même y ailuma uneflamme plus vive. Pour moi, je faifois ma cour aux dames en général, fans m'attacher a aucune en particulier; ce qui étonnoit fort mon ami. Don Chérubin, me difoit-il, toutes les dames d'Alcaraz auront-elles lehonteux malheur d'avoir inutilement effayé fur vous leurs regards? Quelqu'une ne vengera-t-elle pas les autres de votre injurieufe indifférence ? Je riois des reproches de don Manuël; mais, hélas ! il ne me les auroit pas faits s'il eüt pü lire au fond de mon ame. Bien loin d'être infenfible , je brülois des feux les plus ardens pour fa fceur dona Paula. Je 1'adorois fecrètement, comme on adore une divinité. Je n'avois garde de faire confidence a fon frère d'une paffion fi audacieufe. Quelqu'amitié qu'il me témoignat, je m'imaginois que fi je me déclarois il fe révolteroit contre ma témérité. Je cachois donc bien foigneufement mon junour. Je pris même la vigoureufe réfolution de ^pfcraincre, & ce triomphe ne me parut pas; M 4  184 Le Bachelier impofïible; car malgré ma préoccupation, je convenois que dona Paula n'étoit pas une beauté parfaite; & qu'il y avoit lieu dëfpérer , qu'en m'éloignant d'elle, je viendrois a bout de m'en détacher. Ayant donc formé le deffein de tenter Ie fecours de 1'abfence, pour fuivre le confeil d'Ovide, je dis aPédrilla que je le priois de me permettre de retourner a Madrid, mais il s'oppofa fortement a mon départ.. Eft-cela, me dit-il, eet ami qui me proteftoit qu'il vouloit paflèr fa vie avec moi ? Don Chérubin, ajouta-t-il, vous vous ennuyez dans ce féjour, ou bien je vous ai peut être fans y penfer, donné quelque fujet de mécontentement. Non , lui répondis-je , mon cher don Manuël; je n'ai jamais été plus content de vous que je le fuis. Pourquoi donc, repliqua-t-il, avez-vous envie de m'abandonner? La-defTus il me fit de fi prefTantes inftances pour favoir mon fecret, que je le lui révélai. Voila, lui dis-je enfuite , ce qui m'oblige a m'éloigner d'Alcaraz , & vous devez approuver ma réfolution. Don Manuël, après m'avoir attentivement écouté, prit un air fombre & chagrin. Je crus, que malgré 1'amitié qui nous uniffoit, la fierté de ce gentilhomme fe révoltoit contre un téméraire qui élevoit trop haut fa penfée; & dans tem erreur, j'ajoutai qu'il ne devoit pas s'of-  DE SALAMANQUE. fenfer de 1'aveu d'une pafnon que j'avois condamneë au filence ,& qu'il auroit toujours ignorée s'il ne mëüt pas forcé de la lui découvnr. En jugeant ainfi de don Manuël, je ne lui renciois pas juftice : don Chérubin, me dit-il, je fins au défefpoir que vous ne m'ayez pas plutót fait connoïtre vos fentimens pour ma fceur. Je 1 at promife il y a hult jours a don Ambroife de Lorca. Que ne m'avez-vous prévenu? Je n'aurois point donné ma parole a ce gentilhomme , quoique ee foit peut-être le parti le plus avantageux qui puiffe fe préfenter pour ma fceur. Je fus accablé de cette nouvelle , Sc don Manuël parut fort touché du faififfement quëlle me caufa. Mais changeant tout a-coup de vifage: mon ami, me dit-il, d'un air confolant, le mal nëft pas fans remède. Je me fouviens qu'il y a dans mon engagement avec Lorca, une circonftance qui peut le rendre nul. Je ne lui ai promis ma foeut qu'a condition quëlle foufcriroit fans répugnance a ma promeffe. Réglez-vous la-deflus. Faites bien votre cour a dona Paula. Je vous fournirai de fréquentes occafions de la voir & de lëntretenir en particulier. Tachez de lui plaire, & fi vous en venez a bout je me charge du refte. Ces paroles me rappelèrent, pour ainfi dire, a la vie. Je commenoai a me flatter que je pourrois bien devenk lë'poux de dona Paula, Je ne  'ï86 Le Bachelier rr°\qu'une ci,ofe •■j>avois peur ^ **** dame ne fut prévenue en faveur de mon rival; & c etoit en effet de Ik que mon fort de'pendoit. Heureufementdès Ia première converfation que jeus avec elle, je perdis ma frayeur. Je remarqua, méme que don Ambroife étoit haï, ce que J eus Ia vanité de regarder comme un préfage d amour pour moi. CHAPITRE XXIX. Don Chérubin fe fait aimer de dma PauUDon Ambroife de Lorca fon rival preffe don Manuel de la luz accorder. Il la lui refufe. Suitefunejle dece refus , don Manuël & don Chérubin vont je battre avec lui .• lis font valngueurs. J£ffectivement jene me flattai point d'une trompeufe efpérance. A force de faire, tantót IelanguifTant, Ie mourant,le pafüonné, jëbligeat dona Paula de m'avouer quëlle étoit fenfible a ma tendreiïe. II eft vrai que Ie frère & la tante ne contnbuèrent pas peu k lui faire agréer mes oins par le bien qu'ils lui difoient de moi tous les jours : de forte que je me vis bientót dans «tte raviflante fituation oü fe trouve un amant enen, qm eft furie point d'époufer ce qu'il aime. Dun autre cóté, mon rival, auffi amoureux  De Salamanque 187 que moi pour le moins, & comptant fur la promelTe de Pedrilla, le prelfoit vivement de la tenir. Don Manuël, lui dit-il un jour, il femble que vous ayez perdu iënvie d'être mon beau-frère. Parlez-moi franchement, auriez vous changé de fentiment au mépris de votre parole donnée ? Non, lui répondit don Manuël; mais reffouvenez-vous quën vous promettant ma fceur , je vous déclarai que je ne prétendois pas la maner malgré elle. Vousdevez mëntendre. Je fuis fiché de vous le dire, fon cceur eft échappé a vos galanteries. A d'autres, interrompit don Ambroife en rougiffant de honte & de dépit; car c'étoit un noble des plus fiers & des plus glorieux. Ce nëft point a moi qu'on en fait accroire. Je fuis mieux informé que vous ne penfez de ce qui fe paffe. Je fais tout; vous voulez préférer a un homme de ma qualité le fils d'un petit juge de village , un bourgeois a qui je ferai donner les étrivières pour punir fon audace & fon infolence ? Ce bourgeois, lui dit Pedrilla, porte une épée, & je vous apprends que fes ennemis font les miens. Cela étant, reprit Lorca, trouvez-voüs demain tous deux au lever dufoleil alëntrée des montagnes de Bogarra; vous y verrez un homme difpofé a vous faire connoïtre qu'on ne lui man» que pas de parole impunément,  188 Le Bachelier En prononeant ces mots dun airmenacant, il fe retira plein d'impatience d'être au lendemain. Mon ami vint me rendre compte de cette converfation , & ne me fit pas grand plaifir en m'annongant qu'il falloit nous préparer k nous battre. JU avoit beau fe montrer courageux jufqu'è fe faire un jeu de eet appel, je ne m'en faifois qu'une image très-défagréable. Néanmoins, quoique je fentifTe frémir Ia nature , je ne laiffai pas d'affecter par honneur de paroitre re'folu. Je pris même unfair d'mtrépidite', dont je fuis sur que mon ami fut la duppe. Mais tout cela ne me rendoit pas plus vaillant, & dans Ie fond de I'ame j'aurois voulu la partie rompue. Je dirai plus, pour accommoder les chofes, je fis Ia nuit un plan de pacification , par lequel je ce'dois de bonne grace ma maïtreffe a mon rival. Ve'ritablement je rejettai enfuite une penfeë fi lache. Je me repre'fentai Ie mépris dans lequel je tomberois fi je ne marquois pas de Ia fermeté dans cette occafion ; & qu'enfin je perdrois, avec mon honneur, lëftime de mon ami, & 1'objet de mon amour. Ces réHexions m'échauffèrent peu a-peu, & m'ir.fpirèrent tant de courage , que je ne refpirai plus que le combat. Je me levai dans eet acces de bravoure pour yoler au rendez-vous avec don Manuel, qui, fans Ie fecours de 1'amour, étoit dans h même  DE SALAMANQUE. 189 difpofition que moi. Nousmontames fur nos meilleurs chevaux, & nous piquames vers Bogarra. Don Ambroife y étoit déja avec un autre cavalier. Nous nous joignimes tous quatre, & nous étant falués de part & d'autre, Lorca dit a don Manuël: être-vous toujours dans la réfolution de me refufer votre fceur après me 1'avoir promife ? Oui, lui répondit Pedrilla, &vos ménaces m'ont confirmé dans cedeffein, au lieu de m'en détourner. Vous n'avez donc, repliqua don Ambroife, qua defcendre votre Chérubin & vous. II ne fut point obligé de nous le dire deux fois : nous mïmes pied a terre dans le moment. Nos ennemis firent la même chofe. Nous atta^chumes nos chevaux a des a-rbres qui bordoient le grand themin, &nous nous préfentames fièrement les uns devant les autres. Don Ambroife attaqua don Manuël, & jëus affaire a 1'autre cavalier, qui joignoit a 1'avantage d'être bon efcrimeur, celui d'avoir a fe battre contre un homme qui ne favoit feulement pas manier une épée. Cependant, je ne fais par quel hafard, je fis fentir a ce fpadaffin la pointe de ma lame fi rudement, que je 1'étendis fur le carreau. Dans le temps que mon homme tomba fous mes coups , don Manuël eut auffi le bonheur dëxpédier le fien; de forte que nous demeurames maitres du champ de bataille.  ï9° L e Bachelier CHAPITRE XXX. Ce que firent don Manuël & don Chérubin après cette aventure, Ils font pourfulvls par la familie, de don Ambroife de Lorca, & font obllgés de fe retlrer dans un monaftère. Rare portralt d'un Jupérleur de couvent, I_ A première chofe que nous jugeames a propos de faire après ce trifte événement, fut de penfer a notre süreté. Don Ambroife étoit parent du gouverneur d'Alcaraz, & nous pouvions compter que ce gouverneur mettroit la fainte Hermandad a nos trouffes, dès qu'il feroit informé de notre combat. II faut ajouter a cela que le cavalier qui avoit eu le malheur d'étrenner ma rapière , étoit d'une familie qui avoit auffi beaucoup de crédit. D'un autre cöté, dans quelque endroit du monde qu'il nous prit envie de nous retirer,il nous falloit de I'argent. Tout cela bien confidéré, nous réfohimes de regagner Alcaraz avant qu'on y fut la mort de Lorca, de nous munir d'or 6c de pierreries, & de nous fauver a Barcelone pour nous y embarquer fur le premier vaifleau qui mettroit a la voile pour 1'Italie. Sitöt que nous eürnes formé ce deffein, nous retournames en toute diligence au logis, oü fans  de Salamanque. 191 perdre de temps nous nous charge&mes de tout ce que nous pümes emporter de piftoles & de bijoux. Enfuite nous dïmes adieu a dona Paula & a fa tante, après être convenus avec elles des moyens d'avoir fecrètement enfemble un commerce de lettres. Nous partïmes pour Barcelone, fuivis d'un feul valet; mais ne trouvant point en arrivant dans cette ville I'occafion de paffer en Italië, nous fümes obligés, en 1'y attendant, de nous y arrêter quelques jours. On ne fauroit s'imaginer ce que je fouffris pendant ce temps-la. II faut avoir fait un mauvais coup pour concevoir les alarmes & les inquiétudes qui troublèrent mon repos. Quoique jëuITe tué mon cavalier en galant homme , je n'avois pas moins de peur que fi jëuffe commis un affaffinat. Je croyois voir fans ceffe des archers qui venoient fondre fur moi. Quand j'appercevois quelqu'un qui m'envifageoit, je le prenois pour un efpion payé pour me fuivre. Enfin, j'avois le jour mille frayeurs, & la nuit je faifois des fonges funeftes. Outre les craintes continuelles dont j'étois Ia proie, je ne me fauvenois pas fans remords de ce que j'avois fait. Je me repentois d'avoir donné la mort a un cavalier, au lieu d'avoir fuivi Ie plan de pacification qui m'étoit venu dans lëfprit la veille du jour de notre combat. Jën avois  102 Le BACHelieu d'autant plus de regret, qu'il me fembloit qutf je rtëimois plus tant dona Paula. Ce qu'il falloit attribuer a 1'horrible fituation oü j'étois; 1'amour fe plaifant a regner (eul dans un cceur, & n'y pouvant fouffrir que les craintes & les inquiétudes qu'il caufe lui-même aux amans. Tandis que nous étions agités , don Manuël & moi, de toutes les horreurs qui accompagnent un homme que pourfuit la juftice, Mileno notre valet les augmenta un foir, en nous difant qu'il venoit de voir defcendre a la porte d'une hotels lerie des gens qui lui étoient fufpeds, & qu'il croyoit même avoir reconnu parmi eux un alguafil d'Alcaraz ; mais ajouta t-il, je puis m'être trompé. Pour favoir la vérité, je vais me gliffer fubtilement dans cette hötellerie. Nous laiffames faire ce garcon dont nous connoiffions 1'adrelfe, & qui revenant nous joindre deux heures après, nous dit : 1'avis que je vous ai donné, nëft que trop vrai. Un alguafil & des archers font a vos troufies; ils vont vous chercher d'hêtellerie en hötellerie, & vous ne devez pas douter qu'ils ne viennent dans celle-ci. Vous n'avez point de temps a perdre, fi vous voulez leur échapper. Allez vïte demander un afyle dans quelque monaftère : cëft le feul endroit oü vous puiifiez être en süreté. Nous jugeames que Mileno avoit raifon. Nous nous  de Salamanque. 193 nous refugiames chez les carmes - déchauffés , dont le lupérieur nous recüt a bras ouverts , lorfque nous eumes dit que nous étions deux gentilshommes qu'une affaire d'honneur obügeoit a fe cacher. II eft vrai, que pour mieux lëngager a nous donner lhofpitalité, nous lui laiffames entrevoir dans nos difcours, que nous étions en état de la bien payer. II voulut avant toutes chofes être informé de 1'aventure qui nous réduifoit a la nécefïité de chercher une retraite. Nous ne lui célames rien ; & lorfque nous lui eümes tout conté , il nous dit: votre affaire peut s'accommoder; les cavaliers qui ont fuccombé fous vos coups, fe font eux-mêmes attiré leur malheur. Ne fongez plus a vous embarquer pour Tltalie. 11 nëft pas befoin que vous faffiez ce voyage pour vous mettre en süreté; demeurez tranquiles dans ce couvent, vous y ferez a couvert du reflentiment de vos ennemis; & jëfpère que par le crédit de mes amis, je vous tirerai de lëmbarras oü vous êtes. Nous remerciames fa révérence de la bonté quëlle avoit dëntrer ainfi dans nos intéréts, & c'étoit en effet un grand bonheur pour nous. Ce fupérieur avoit fous fa direction les premières perfonnes de la ville, & entr'autres le gouverneur don Guttière de Terraffa, dont il étoit fort confïdéré. Le nom du pèreThéodore emportoit dans N  i94 Le Bachelier Barcelone une idee d'homme de bien, ou plutöt d homme de dieu. Ce carme joignoit a cela beaucoup dëfprit, mais ce qu'il avoit de plus admirable, cë'toit une humeur gaie qu'il favoit concilier avec une vie dure &mortifieë. II paffoit les trois quarts de Ia nuit a prier Sc a méditer; il employoit Ia matinee a prêter 1'oreille aux pe'cheurs qui vouloient fe convertir par fon miniftère ; & 1'après - diner dans fes heures de re'création il avoit avec les honnêtes gens qui le venoient voir , des entretiens dans lefquels il faifoit paroitre tout 1'efprit & toute Ia gaiete' d'un homme du monde. De tels religieux font aujourd'hui bien rares. Le père Théodore, tel que je viens de le peindre, nous fit donner deux cellules, oü il y avoit deux grabats compofe's chacun d'une paillaffe & d'un matelas fort mince, Sc qui pourtant, tout durs qu'ils étoient, pouvoient paffer pour des lits mollets, en comparaifon de ceux des religieux de ce couvent. Seigneurs cavaliers , nous ditce faint fupérieur, ne vous attendez point a trouverdans eet afyle toutes les commodités que vous auriez dans le monde. Outre que vous ferez ici fort mal couchés , on ne vous y fervira que notre pitance, qui n'eft propre qu'a öter la faim fans picquer la fenfualité. Mais, ajouta - t-il en fouriant, je crois que veus voudrez bien fouffrk  dé Salamanque. 195. cette petïte mortifkation póur appaifer le ciel, que vous avez irrité contre vous parvotre combat, Nous nous foumimes volontiérs a cette legére péniteiice. Je dirai même qu'en peu de jours , nous nous accoutumames a la dureté de nos lits , & a la frugale portion des moines, comme fi nous nëuffions jamais été couchés plus mollement ni mieux nourris. ratir-i!-• . ■ ■■ f • —■—■ wijn i'ufT1' lynrnrnra CHAPITRE XXXI. De quelle fapon tourna 1'affaire de don Chérubin. & de don Manuel, par l'entremife & la proteaion du père Théodore. De la réfolution que. prit fubitement le premier, & de quelle manièra il l'exécuta. II va entendre Vexhortatlon d'un. religieux d un mourant. Edlficaüon de don Chérubin. Il déclare a fon ami don Manuel fa. réfolution, & lis fe qulttent, L E père Théodore ne négligea point notre ^ affaire; pour 1'accommoder, il eut recours au crédit du gouverneur de la principauté de Barceloné fon pénitent, qui voyant que fa révérence y prenoit beaucoup de part, n'épargna rien pour la terminer a 1'amiable. Ce feigneur écrivit de la manière du monde la plus forte aux parens de N a  iq6 Le Bachelier don Ambroife de Lorca, & entr'autres au gouverneur d'Alcaraz, dont, par bonheur pour nous, d étoit intime ami. Comme don Ambroife avoit été 1'agreffeur, fes parens n'étoient pas fi animés contre nous, qu'ils 1'auroient été s'il eut eu raifon. Ils facrifièrent fans peine leur reffentimenta don Guttière, & aux démarches que la familie de don Manuel fit pour les appaifer. Ils ceffèrent de nous pourfuivre, & cette affaire fut entièrement finie au bout de fix mois. Je ne doute point queleledeur ne s'imagine qu'après cela nous retournames gaiement a Alcaraz, mon ami & moi, pour y époufer nos maitreffes; mais il fe trompe. Je demeurai a Barcelone, oü il m'arriva ce que je vais raconter. Pendant qu'on travailloit a notre accommodement, j'avois fouvent des entretiens avec le père Théodore; & plus je le voyois, plus j'étois char* mé de lui. II avoit un air de fatisfaétion que j'admirois; je le lui difois fouvent, & il me répondoit toujours que fi je voulois 1'avoir auffi, je n'avois qu'apafferma vie dansce monaftère. Confiderez bien nos reiigieux, me dit-il un jour, vous lirez fur leur vifasre la tranquilité qui règne dans leur confcience. Vous êtes, ajouta-t-ii, fi occupé de vos affaires, que vous n'avez pas encore pris garde acela, quoique ce foit une chofe qui mérite d'être remarquée.  de Salamanque. iqj J'y fis attention : & véritablement jën fus édi— fié. Jëtois étonné de voir des hommes fi fatisfaits d'un genre de vie fi auftère. Je commencai a rechercher leur converfation par curiofité. Je les engageois a parler pour favoir s'ils jouiffoient effeétivement d'une paix intérieure, qu'aucun chagrin ne troubloit. Je trouvai leur difcours d'accord avec leurs vifages; & jëus lieu de penfer qu'ils étoient auffi contens qu'ils le paroiffoient. Cela me fit faire des réflexions qui m'agitèrent tcrriblement. Comment donc, dis-je en moimême, il y a des mortels affez détachés des biens & des plaifirs du monde, pour leur préférer la folitude des cloitres; que leur bonheur eft digne dënvie! Entre ces vénérables religieux, il y en avoit un qui fe diftinguoit par un talent auffi rare qu'utile. II fembloit n'avoir qu'une fonétion;& cette fonciion confiftoit a confeffer les malades , & a les exhorter a la mort. On Ie venoit chercher a toutes les heures du jour & de la nuit pour aller difpofer des mourans a faire une fin chétienne. Ayant entendu dire qu'il s'acquittoit a ravir d'un fi trifte emploi, il me prit envie d'accompagner ce père une nuit. II s'agiffoit dëngager a fe confeffer un vieux gentilhomme catalan, qui pendant quarante ans pour le moins avoit mené une vie de miquelet. Deux eccléfiaf- N3  198 L e Bachelier tiques y avoient déja renonce, n'ayant pü tenir contre les injures dont il les avoit accablés en les voyant feulement paroitre dans fa chambre. Ce pécheur endurci ne fit pas d'abord a notre carme une réception plus gracieufe. Retire-toi, moine, lui cria-t-il, ta figure me déplait; & ces paroles furent luivies d'une infinité d'autres pleines de fureur. Le religieux, au lieu de fe rqbuter, répondit avec douceur a fes emportemens, & s'arma d'une patience infatigable. Le malade en fijt étonné. Que venez-vous faire ici, père ? lui dit-il; retirez-vous. Un auffi grand pécheur que moi doit vous épargner des difcours fuperflus, Je fuis trop coupable, pour échapper a la juftice divine. Alors le père. Séraphin, eëft ainfi que fe nommoit le carme, étendit les bras, & adrefla ces paroles au ciel, d'un ton qui émut toutes les perfonnes qui étoient préfentes. O divin fau. veur ! père des miféricordes, vous voyez une de vos créatures prête a tomber dans le défefpoir. Faites-lui la grace, par mon organe, de Ia préferver de ce malheur. Jettez fur elle un ceil de pitié. Que votre bonté, feigneur, la dérobe è, votre juftice. Le malade fut effrayé de cette apoftrophe, & demanda au religieux s'il lui étoit permis de concevoir quelquëfpérance de falut après avoir commis tant de péchés.  DE SALAMANQUE. ÏQ9 La delTus notre faint carme emporté par fon zèle , s'approcha du gentilhomme ; & fe répandant en difcours fur la miféricorde de Dieu, il lui en tint de fi confolans & de fi pathe'tiques, qu'il fit fondre en pleurs tous ceux qui 1'écoutoient. Pour rendre fon exhortation plus touchante encore & plus efficace , il 1'accompagnoit de fes larmes dont il baignoit les joues du malade en 1'embraiTant a tout moment. II y avoit de. l'onótion même dans la manière dont il difoit les chofes. Auffi le gentilhomme en fut fi pénétré, qu il rentra en lui-même, fe repentit de fes fautes & mourut, du moins en apparence, parfaitement converti. Je ne regardai plus après cela le père Séraphin qu'avec admiration. Je recherchai fon amitié, qu'il ne put refufer a un homme dans lequel il entrevit une difpofition prochaine a devenir. dévot, comme en effet de jour en jour je me fentois plus de goüt pour la retraite; les entretiens que j'avois tantöt avec ce père, & tantót avec le fupérieur, m'infpirèrent infenfiblement le defir d'y paffer le refte de ma vie, & ce. defir fe tourna bientót en réfolution. Je fis confidence. d'un fi louable deffein au père Théodore, qui le combattit, moins pour mën détourn.er, que pour éprouverla fermeté de mes fentimens. Mon cher enfant, me dit-il, quand votre affaire fêra N4  2oo le Bachelier termineë, vous penferez peut-être autrernent que vousne faites aujourd'hui. Non, mon père, lui repondis-je, non; je veux mourir dans ce monaftère fous votre habit. Tandis que j'étois dans cette difpofrtion notre affaire s'accommoda. Le fupérieur après m'avoir annoncé cette nouvelle, me dit d'un air riant: hé bien, mon fils, qui vit préfentement dans yo e efpnt, du monde ou de la folitude? de l abc ndance ou de la pauvreté? Il ne tient qui vous de retourner i Alcaraz , oü la main d'une jeune & belle perfonne vous attend. Pourrez-vous préfér ït a un fort fi charmant les rudes travaux de la pénitence? Confultez-vous bien avant de vous déterminer. Je répondis au père Théodore que j'avois fais toutes mes réfiexions, & que je fouhaitois d'augmenter le nombre de fes religieux. J'ajoutai a cela que je voulois en prenant fhabit lui remettre toutle bien que je poffédois, & dont je faifois préfent a fa communauté; a quoi d'abord il fit difficulté de confentir, de peur qu'on ne dit dans le monde qu'il m'avoit féduit. Je combattis fa délicateffe , qui réfifta long-temps a ma pieufe intention; néanmoins, comme fa révérence vouloit que la volonté du ciel fe fit en toutes chofes , elle eut la bonté de me facrifier fa répugnance. Je n'avois point encore parlé de mon projet  de Salamanque. 201 a don Manuel, qui étoit fort éloigné de le pénétrer. II s'appercevoit bien que je devenois dévot a vue d'ceil; mais il ne me croyoit pas homme a poufTer la dévotion jufqu'a vouloir prendre le froc ; s'imaginant que j'étois toujours épris de fa fceur, comme lui de dona Clara, il ne fut pas peu furpris, lorfqu'après notre affaire finie je 1'informai du changement qui s'étoit fait en moi, & du deffein que j'avois pris dëntrer dans 1'ordre des carmes-déchaulfés. J'avois compté, me dit-il, que nous retournerions tous deux a Alcaraz oü vous épouferiez ma fceur : que nous n'y ferions qu'une familie, & quënfin la mort feule nous fépareroit. Cëft, lui répondis-je, ce que je me promettois auffi quand nous fommes venus dans ce couvent. Je me faifois une idéé charmante de vivre avec vous & dona Paula; mais le ciel en ordonne autrement. II m'a parlé du ton dont il parle aux cceurs qu'il veut arracher au délices du fiècle. Je ne me fais plus un plaifir de ceux que 1'hymen le plus doux peut ofFrir a la penfée , ou plutot je m'en fais un de les facrifier tous. Keureux, fi ce facrifice peut expier les défordres de ma vie paffée. Je redoublai par ce difcours 1'étonnement de don Manuël. S'il étoit permis, reprit-il, de murmurer contre le ciel, je lui reprocherois de m'avoir enlevé le plus cher de mes amis, Au lieu de  202 Bachelier vous: plaindre du ciel, lui répartis - je, craignez plutöt qu'il ne niette au nombre de vos plus grandes fautes, celle de n'avoir pas profite'comme moi des bons exemples que les religieux de ce monaftèrenousontdonnés. Cependant, moncher don Manuel, il en eft temps encore. Laiflez vos biens a votre fceur, &renoncez courageufement a donaClara. L'amour nëft pas une paffion quï foit invincible, & le fouvenir d'une maïtrelTe ne tiendra pas iei long-remps contre le fecours que la grace vous prétera pour en triompher. Ailons, pourfuivis-je, mon ami, faites un effort pour rompre les Iiens qui vous attachent au monde. Demeurez dans ce couvent pour y partager avec moi les douceurs d'une tranquiüte', qu'on ne peut trouver que dans Ia retraite. Quel contentement pour moi, fi je vous voyois prendre cette réfolution ! Ne lëfpérez pas, me dit don Manuel. Je vous admire fans pouvoir vous imker. Nous ne fommes pas tous nés pour le cloitre. II eft beau, pour I'honneur du chriftianifme, qu'il y ait des perfonnes qui foient détachées de la terre, & qui vivent fort aufrèrement; mais on peut faire fon falut dans toutes les conditions de la vie en y rempliffant bien fes devoirs. Demeurez donc, ajoutat-il , dans cette fainte folitude , puifque le ciel vous y arrête ; mais il a fur moi d'autres vuess  DE SALAMANQUE. 20$ ÏI veut que je retourne a Alcaraz, & que je garde la foi jurée a dona Clara. Tel fut le dernier entretien que jëus a Barcelone avec mon ami, & que nous finïmes par des embraffemens mutuels. Adieu, don Chérubin , me dit-il d'un air attendri, puiffiez-vous toujours perfévérer dans la ferveur qui vous anime. Je foutins avec plus de fermeté que lui notre féparation; & a peine fut- il parti, que je commengai a 1'oublier; ce qui me fit croire que j'avois de la difpofition a me dépouiller de toute affedion terreftre , & que je pourrois acquérir avec le temps cette fainte dureté qui rend un religieux infenlible a la voix du fang & de 1'amitié. CHAPITRE XXXII. Comment après fix mois de noviciat la ferveur de don Chérubin fe trouve ralcntie. Defafonie du couvent & du nouveau parti qu'il prend. II rencontre par hafard le licencié Carambola. Sa converfatlon avec lui : 11 prend le. parti de fe mettre encore. gouverneur de queIqu enfant. Ce qui l'en détourne. J" E portai pendant fix mois 1'habit de novice avec plaifir, m'acquittant avec ardeur de tous mes devoirs , & comptant bien que je pafierois  204 L e Bachelier le refte de mes jours d ,ns ce monaftère. Malheu. reufementpour moi, le père Théodore fut obligé de quitter Barcelone , & de fe rendre a Madrid, pour y remplir la place de fupérieur dans le grand couvent des carmes - déchauflés. Pour furcroit de mortification, je perdis en méme temps le père Séraphin , qui mourut d'une pleuréfie , qu'il avoit gagnée a force de s'échauffer, en exhortant un alguafil malade , a faire une bonne fin. Je fus vivement afHigé de Ia perte de ces deux religieux. Privé de ces guides, qui me conduifoient furement dans la voie du falut, je demeurai livré a moi - méme. Je ne tardai guère a relTentir la tyrannie des paffions dont je m'étois cru délivré. Elles portèrent de fi vives atteintes a ma vocation, quëlle n'y put toujours réfifiër. Néanmoin; avant quëlle y fuccombat, je fis tous mes efForts pour Ia foutenir. Je cherchaï du fecours contre ma foibleuë ; & m'imaginant que jën trouverois dans les converfations de quelques novices qui me paroiiToient bien appelés, je dis un jour a 1'un dëntrëux: mon cher frère, que vous êtes heureux d'avoir oublié le monde, & de fournir votre carrière avec tant de courage ! que ne puis-vous refïernbler. Le novice me répondit : fi vous lifiez dans mon cceur, vous nënvieriez point ma fituation.  de Salamanque. 205 Ma familie m'a forcé de me rendre carme , & je fuis réduit a faire de néceffité vertu : jugez fi je puis être auffi content de mon état que vous le penfez. Un autre novice me dit que s'étant fait moine de regret d'avoir perdu une dame qu'il aimoit, il fentoit bien qu'il étoit confolé de fa perte, mais qu'il y avoit des momens oü il fe repentoit de ne s'ètre pas fervi d'un autre moyen de 1'oublier. Je crois que fi jëuffe interrogé tous les novices , jën aurois encore trouvé plus d'un, peu fatisfait de fa condition, Quoi qu'il en foit, je me dégoütai de la vie monacale; & reprenant mon habit léculier,je fortis du couvent comme d'une prifon, ravi de me revoir en liberté, quoique fans argent; car j'avois donnétout le mien a ces bons religieux, & c'étoit a quoi il ne falloit plus penfer. Je ne pouvois me réfoudre a retourner a Alcaraz , ignorant de quel ceil dona Paula me rcgarderoit. J'aimois mieux renoncer au plaifir de la voir, que de co^rirle rifque dën être mal recu; outre que je n'étois pas trop atTuré de retrouver mon ami dans don Manuel marié. Je ne favois donc ce que je devois faire, lorfque le licencié Carambola, que je ne m'attendois plus a revoir de ma vie, s'ofrrit tout-acoup ames yeüx dans la rue- Nous fümes également étonnés de nous rencontrer tous deux  '2oS Le Bachelier dans Ia capitale de Ia Catalpgne. Vous, a Barcelone ! lui dis-je en lëmbraffant; vous y êtes bien vous-même ! me répondit-il. Quëft-ce que vous y êtes venu faire ? Une fottife, lui repartis-je. En même-temps je lui appris ma dernière équipée. Après m avoir écouté jufqu'au bout, il me dit que j'avois été bien prompt a me défaire de mon argent, & que je n'aurois dü le livrer qu a condition qu'il me feroit rendu fi je n'achevois pas mon noviciat. La faute en eft faite , interrompisje, mon ami; n'en parions plus. Ce qu'il y a de confolant pour moi, cëft que ces bons pères , en me difant adieu, m'ont afiuré que j'aurai part aux prières qu'ils feront pour les bienfaidteurs de leur couvent. Pour obliger le licencié a me raconter a fon tour ce qu'il avoit fait depuis notre féparation: pourquoi, lui dis - je, avez - vous abandonné Ie * féjour de Madrid, & le petit batard confié è vos foins ? Le confeiller du confeil des Indes , fon père putatif, vous auroit - il congédié par caprice.? Non, me répondit-il, cëft moi qui I'ai quitté par raifon. Je vais vous en apprendre le fujet. Monfieur le licencié, me dit un jour ce magiftrat, je fuis dans 1'habitude de me faire lire pendant la nuit quelque livrepour mëndormir; fans cela je ne pourrois fermer 1'ceil. Mon le&eur  de Salamanque. 207 ordinaire eft tombé malade. Voulez-vous bien prendre fa place jufqu'a que fa fanté foit rétablie? vous me ferez plaifir. Très-volontiers, monfieur , lui répondis-je, ne fachant pas a quelle peine je mëxpofois; & dès le foir même, fitöt qu'il fut au lit, je m'aflis a fon chevet, ayant devant moi une petite table, fur laquelle il y avoit un vieux bouquin efpagnol, qu'on appeloit par excellence au logis, le Pavot du pacron., avec une tranche de jambon, du pain, un verre, & une bouteille de vin pourrafraichir le lecteur. Je pris le livre, & jën eus a peine lu quelques pages, que mon confeiller s'aifoupit. Quand je le crus bien endormi, je fufpendis ma lecture pourreprendre haleine, ou plutót boire un coup; mais il fe réveilla dans le moment, ce qui fut caufe que je me remis promptement a lire. O prodigeétonnant ! dix lignes de ce livre adinirable replongèrent le magiftrat dans le fommeil. Alors faififfant d'une main le verre, & de 1'autre la bouteille, je fablai un bon coup de vin de Lucène. Je voulus enfuite manger un morceau de jambon , m'imaginant que le juge mën donneroitle temps; mais je me trompai, II fe réveilla fi vïte que je ne pus me fatisfairc. Je reprends auffitót ma le&ure, jëndors mon homme pour la troifième fois; ëc pour rendre fon fommeil plus profond, je lis jufqu'a trois  2c8 Le Bachelier pages mortelles. Après lui avoir fait avaler une fi forte dofe dopium, je crois mon confeiller endormi pour long-temps. Pardonnez-moi, le bourreau fe réveille a 1'inftant; & remarquant que j'ai le verre a la bouche, il s'écria d'un air brufque : hé, que diable, monfieur le licencié, vous ne faites que boire ! Et vous, monfieur, lui répond-je, vous ne faites que vous endormir, & vous reveiller ! vous n'avez , s'il vous plak, qu avous pourvoir dès demain d'un autre lecteur. Jeneveux plus prêter fi défagréablement mes poumons, quand vous doubleriez mes honoraires. C'eft pourtant, reprit le magiftrat, a quoi vous devez vous réfoudre, fi vous fouhaitez de continuer 1'éducation de mon fils. Voyant qu'il me mettoit ainfi Ie marché a la main , vous connoiflez la vivacité bifcaïenne, je lui répondis fièrement. Nous nous brouillames la-deflus, & Ie lcndemain nous nous féparames. Quelques jours après , pourfuivit le licencié, un de mes amis me propofa d'élever le fils d'un gentilhomme catalan. J'acceptai la propofition. II me préfenta au père, qui m'arrêta, & m'amena de Madrid a Barcelone, oü je fuis depuis fix mois. Etes-vous , lui dis-je , fatisfait de votre pofte ? Très-fatisfait, me répondit-il. Les parens de mon difciple font de bonnes gens. J'ai bien Ia mine de demeurer long-temps chez eux. L'enfant qui en  de Salamanque. aog ne fait que dëntrer dans fa huitième année, eft un enfant que le père & la mère idolatrent, & gatent par 1'aveugle complaifance qu'ils ont pour lui. Quelque efpièglerie qu'il faffe, on n'en fait que rire; on lui paffe tout. II m'eft défendu non-feulement d'en venir avec lui aux voies de fait, mais même de le gronder, de peur de le rendre malade en le chagrinant. Auffi bien loin de le corriger quand il le mérite , j'applaudis a fes aétions. En un mot, jëncenfe 1'idole , & je m'en trouve bien. Par - la je me fais aimer de mon éleve & de fes parens, qui ont pour moi des confidérations infinies. Je félicitai Carambola fur fon heureufe fituation ; après quoi nous étant embraffés réciproquement, nous nous féparames tous deux avec promefle de nous revoir. Lorfque je 1'eus quitté, je me replongeai dans les réflexions. Quel parti vais-je prendre, difois-je, pour me tirer de findigence oü je me trouve ? Si j'avois mon habit de bachelier, je me remettrois dans Ie préceptorat. Mais ne puis-je fous celui dont je fuis revêtu faire a-peu-près le même métier ? Pourquoi non ? Je n'ai qu'a chercher quelque grande maifon oü fon ait befoin d'un gouverneur pour conduire un jeune homme qu'on veut mettre dans le monde. Je ferai ce perfonnage auffi-bien que celui de précepteur. Q  aio Le Bachelier Je m'arrétai a eet emploi que je me propofai d'exercer dès que Poccafion sën préfenteroit. Cependant le ciel qui avoit d'autres vues fur moi, en ordonna autrement , & changea tout - a - coup la face de ma fortune par un événement auquel je ne me ferois jamais attendu , & qui fut précédé d'un fonge trop fingulicr pour n'ètre pas raconté. C H r\ P I T R E XXXIII. Du fonge que fit don Chérubin , & du changement fubit qui arriva dans fa fortune. Mécontentement qu'il repoit des religieux. II devient un rlche hérltler. Son inclination pour Narcifa. Je rêvai que j'étois dans la ville de Mexique dans un fuperbe appartement, oü je voyois mon frère don Céfar en robe-de-chambre, affis dans un fauteuil, & dictant les articles de fon teftament a un notaire qui les écrivoit. II y avoit auprès de lui un coifre-fort, d'oü tirant des facs remplis de pièces d'or, il me les montroit, en me difant tiens don Chérubin j mon cher frère, voila le fruit de mon voyagè & des mouvemens que je me fuis donnés dans les Indes pour mënrichir. Je te laiife en mourant tous  DE SALAM ANQBE. 211 ces biens, ils font a toi. Enfuite il me faifoit manier des doublons , que j'étois fi aife de toucher , que je me réveillai de plaifir croyant en tenir une poignée. Ce fonge fit une fi forte impreffion fur moi, que jën fus tout ému a mon réveil. Au lieu de le regarder comme une chimère , je penfai férieufement que c'étoit un fecret avis que mon bon génie me donnoit de quelque bonheur prochain. Cela fe peut, difois - je , après toute* les hiftoires que j'ai ouï conter la-deffus, je crois qu'il y a des fonges myftérieux; & fi cela eft, le mien en doit être un certainement. Mon frère eft peut - étre mort, & laifTe après lui des richefTes qui m'appartiennent. Je fus fur-tout fi frappé de cette ideë, que fi jëuflë été bien en argent, j'aurois , je crois , été affez fou pour aller recueillir fa fucceffion dans la nouvelle Efpagne. Enfin, fur la foi de ce fonge, je me levai plein de joie, & preffentant une bonne fortune, j'allai me promenerdans la ville. Comme je traverfois le rnarché de NotreDame-del-Mar, j'appercusa la porte de lë'glüe du même nom plufieufs perfonne qui lifoient attentivement une pancarte qu'on y venoit d'afficher. Curieux de la lire auffi , je fendis la preffe pour mën approcher, & je ne fus pas peu furpris de la trouver concue en ces termes : O 2  212 Le Bachelier Le public ejl avertl quun particulier, nommé don Céfar de la Ronda, venu des lndes occidentales avec de l'argent & des marchandifes, a Séville , y eft mort deux jours après fon arrlvée. Ceux ou celles qui Jont en d'rolt de prétendre d fa fuccefjion , n'ont qu'a Je rendre d Séville avec leurs tltres , & on leur déllvrera fes effets , julvant l'lnventalre qui en a été fait par ordre de nojfelgneurs les juges du commerce. Je lus jufqu'a quatre fois cette affiche, n'ofant me fier tout-a-fait au rapport des mes yeux ; néanmoins ne pouvant plus doutcr de mon bonheur, j'entrai dans 1'églife pour en remercier Dieu. Je n'oubliai pas don Céfar dans ma prière. Je pleurai fa mort, mais de manière qu'on n auroit pü diftinguer fi mes pleurs étoient des marqués de douleur ou de joie. II ne tiendroit qu'a moi, pour faire honneur a mon naturel, de dire que je ne fus fenfible qu'au trépas de mon frère ; mais outre qu'on pourroit douter de ma fincèrité, je fuis ennemi du menfonge, & j'avouerai franchement, que je pleurai don Céfar comme un bon cadet pleure un aïné qui 1'enrichit. Tout ce qui me faifoit de la peine, c'eft qu'il me falloit des efpèces pour m'aller mettre en poffeffion des biens que le ciel m'envoyoit fi a propos, & je n'en avois point. J'étois forti du couvent les poches vuides; & me voyant  de Salamanque. fans reffburce, je me trouvois fort fot, tout riche héritier que j'étois. A force pourtant de rêver • il me vint dans 1'efprit un moyen qui xne parut sür pour avoir de quoi faire le voyage de Séville. Lespères carmes , dis-]e en moimême, me prêteront volontiers une cmquante de piftoles. Ce font de bons religieux, qui ne demanderont pas mieux que d'obliger un homme qui leur a fait un don affez confidérable. ^ Dans cette confiance je m'adreffai au fupérieur qui avoit fuccédé au père Théodore ; je lui expofai ma fituation , & le priai de me faire donner cinquante piftoles , lui promettant de les lui rendre avec ufure auflköt que j aurois recueilli la fucceffion de mon frère. Le bon religieux, après m'avoir écouté avec attention , me répondit froidement qu'il ne pouvoit me faire ce plaifir, fans avoir auparavant tenu chapitre fur cela; & la-deffus il me remit a la quinzaine , c'eft-a-dire aux calendes grccques. Je ne m'attendois pas a ce refus ; après leur avoir fait la donation de ce que j'avois lorfque je voulois être des leurs. Ce qui me fait dire que tous ceux qui aiment qu'on les oblige , n'aiment pas è obliger, & fur-tout les moines : rien ne fe. fait chez eux qu'on ne tienne chapitre : paroles dont ils endorment la plupart de ceux qui leur demandent des graoes.  214 Le Bachelier ; Peu fatisfait de Ia reconnoifTance monacale , jeretournai trifternentarhötellerieoüjëtoislogé.Mon hote qui fe nommoit Geronimo Moreno , remarquant qUe j Vois un air mécontent, m'en demanda Ie fujet : je ne lui en fis pas un rayftere & d ns Jt> en fa]lut pas dayantage pQur le dechamer contre les moines, ce qu'il avoif coutume de faire toutes les fois qu'il entendoic parler d'eux , de quelqu'ordre qu'ils fulTent. A cela prés , c'étoit un bon homme, plein de franchife , obligeant & généreux : feigneur don Chérubin, me dit-il, confolez-vous de 1'ingratitude de ces révérends pères. Vous n'avez pas befoin de leur bourfe pour faire votre voyage ; Geronimo Moreno nëft pas, dieu merci, hors d état de prcter de I'argent a un honnête homme. S'il ne vous faut que cinquante piftoles pour aller a Séville, je les ai a votre fervice.Vous me paroiffez un garcon d'honneur ; je vous prêterois tout mon bien fur votre parole. Je remerciai mon hóte de I'ofFre qu'il me faifoit, & je Ie pris au mot. II me compta cinquante piftoles. Je lui en fis mon billet; &deux jours après je mëmbarquai fur un vailfeau Génois qui alloit k Séville. II y avoit a bord plufieurs paffagers, Sc entr'autres un vieux marchand de Tortofe, que 1'intérét de fon commerce appeloit en Andaloufie. Je liai connoiffance avec ce  de Salamanque. 215 catalan; & la fympathle qui fe trouva entre nous fit naitre une aniitié qui devint fi forte , quën arrivant a Séville, il me dit : ne^ nous féparons point. Je fais une hötellerie ou nous ferons bien, & chez de bonnes gens. Ty confentis , & nous allames tous deux dans la rue de Lonxa, loger a lënfeigne du perroquet. Le maïtre de cette hötellerie, fa femme & fa fille , me parurent fi joyeux de revoir le marchand de Tortofe , que je jugeai bien qu'ils fe connoiffoient de longue-main. Voici, leur dit-il, un cavalier que je vous amène, & que je vous prie de regarder comme un autre moimême. II fuffit, lui répondit 1'höte fort poliment, que ce gentilhomme foit de vos amis pour mériter toutes nos attentions. L'hötelfe , qui pouvoit avoir quarante ans, & qui ne démentoit point Ia réputation que les femmes de Séville ont d'être flatteufes & coquettes, ne put s'empêcher d'ajouter a la réponfe de fon mari, qu'un cavalier fait comme moi, devoit être afiuré qu'on auroit pour lui tous les égards imaginables. Le foir, quand il fut temps de fouper, 1'hóte, appelé maïtre Gafpard, nous demanda fi nous voulions être fervis en particulier : non, non , lui répondit le vieux catalan, nous mangerons avec vous & votre aimable familie, nous aimons la> compagnie, Nous nous mimes donc a table ave» O 4  2ï6 Le Bachelier 1'hóte, Phöteffe & la jeune Narcifa leur fille s qui joignoit au vif éclat de la jeuneffe des traite réguliers, un air riant j & des yeux pleins de feu qui invitoient a Ia regarder. Auffi jëus fouvent Ia vue fur elle pendant le repas. De fon cóté, elle ne fut point avare dëëillades , & elle mën langa quelques-unes qui me dönnèrent fort a penfer. Je crus y démêler un defir de me plaire qui fit promptement fon effet. Je me troublai. Je me fentis agité de tendres mouvemens, & mon cceur , que Ie féjour du couvent n'avoit fait que rendre plus combuftible , sëmflamma tout-a-coup pour la belle Narcifa. Le marchand de Tortofe, qui peut-être sën appergut , & voulut fervir ma tendreffe naiffante , en me faifant paffer pour un homme opulent, paria de faffaire qui m'amenoit a Séville. II éblouit par-la le père & Ia mère , & multiplia les regards favorables que je regus de la fille. Maitre Gafpard m'offrit fes fervieeï. II me propofa de me mener le lendemain chez un jurifconfulte de fa connohTance, dont la principale occupation étoit de faire rendre juftice aux étrangers qui venoient a Séville pour des affaires de commerce. Cet homme-la , pourfuivit-il, vous apprendra de quelle fagon vous devez vous conduire pour nëtre pas friponné par les officiers dont vous ferez obligé dëm-  de Salamanque. si? ployer le miniftère; ou plutót, fi vous voulez , il fe chargera de tous les foins qu'il faut prendre pour cela, & vous en ferez quitte pour une petite marqué de reconnoiffance; car c'eft un homme fort défintéreiTé. Le vieux marchand me confeilla d'accepter la propofition de 1'hóte , ce que je fis fans héfiter. Après quoi 1'heure de nous coucher étant venue, nous nous retirames, le catalan & moi, dans les chambres qui nous avoient été préparées , & qui étoient affez propres pour des chambres d'hótellerie. Je me mis au lit , oü je m'occupai d'abord des charmes de Narcifa préférablement a la fortune brillante dont j'étois fur le point de jouir ; mais 1'image de la fille de Gafpard cédant a fon tour a l'ideë des richeffes, je m'endormis fur 1'or & fur I'argent. CHAPITRE XXXIV. Don Chérubin va d Salamanque, revient a Séville avec fes papiers : il reco'u la fuccejfion de fon frère ; de vous funèbres qu'il rend a fa mémolre. Suite de fon amour pour Narcifa. XjE jour fuivant, mon hóte , pour me faire voir qu'il étoit homme de parole , me mena chez le jurifconfulte en queftion, & me préfen-  2^ ^ le Bachelier tant h lui: feigneur don Mateo, lui dit-il, vous voyez un gentilhomme qui eft loge' chez moi. II n'entend pas trop bien les affaires, & il auroit befom de vos confeils. La-deffus le docleur me demanda gravement ce qui m'amenoit a Séville. Je le mis au fait. Enfuite il me dfc:il faut avant toutes chofes avoir votre extrait-baptiftaire en bon forme , avec un certificat qui prouve que vous êtes frère dudit Céfar de la Ronda, depuis peu mort a Séville. Ne perdez point de temps. Partez tout-a-l'heure pour aller chercher ces pièces a Salamanque. Apportezles-moi, & comptez que je vous ferai remettre auffitöt les effets de votre frère, malgré tous les tours de paffe-paffe qu'on voudra faire pour en retarder la délivrance. L'impatience que j'avois d'être muni des papiers qui m'étoicnt néceffaires pour tirer des griffes de la juftice de Séville les biens qui m'appartenoient, ne me permit de différer mort départ que du temps qu'il me falloit pour m'y préparer, & me fit faire tant de diligence, qu'au bout de quinze jours on me vit revenir pourvu de mon extrait - baptiftaire & de certificats , tant du corrégidor, que de tous les autres magiftrats de Salamanque; de forte qu'on ne pouvoit me nier que je fuffe fils de mon père, & par conféquent frère dudit don Céfar, Aulli quand dor*  de Salamanque. 219 Mateo eut examiné mes paperaffes, il sëëria , comme par enthoufiafme : vive dieu, voila des pièees victorieufes ! De plus , me dit-il, je vous apprends que pendant votre abfcence j'ai vu les juges du commerce , qui m'ont dit que votre frère a fait un teftament la veille de fa mort, & vous a nommé fon légataire univeifel. Ainfi vous ferez en peu de temps maïtre de fes biens , ou je ne veux jamais me meier d'aucune affaire quelque bonne quëlle puiffe me paroitre. Comme ce jurifconfulte me fembla mériter ma confiance, je la lui donnai toute entière ; & je nëus pas fujet de mën repentir , puifquën trois femaines il me mit en poffeffion de tous les effets de don Céfar, lefquels confïffoient en barres d'argent , en piftoles d'Efpagne , & en marchandifes de défaite. Pour dire les chofes comme elles fe pafsèrent , il ne laiffa pas de mën coüter beaucouppour arracher ces richeffes des mains qui les tenoient en dépot, & elles ne me furent délivrées qu'après tant de formalités, quën peut dire que les officiers de la juftice furent mes cohéritiers. Néanmoins , malgré le fuc que ces frélons tirèrent de mes marchandifes , mon jurifconfulte honnêtement récompenfé, après une inhnité de droits payés, tout compté, tout rabattu, je me trouvai encore, de net, la valeur de quatre-vingts mille écus.  220 Le Bachelier Quelle bénédiction ! le premier ufage que je fis d'une fi bonne fortune fut de donner des marqués publiques de ma reconnoiffance a la mémoire de mon frère. J'ordonnai pour le repos de fon ame, des fervices folemnels dans toutes les églifes de Séville. J'occupai pour mon argent le clergé , tant féculier que réguliers , a prier dieu pour lui. Je fis connoitre enfin , que don Céfar de la Ronda n'avoit pas choifi un mauvais frère pour fon héritier. Lorfque je me fus acquitté des foins que je devois a fa cendre , je fongeai a mes affaires. Je vendis mes marchandifes, & jën dépofai I'argent, par le confeil du marchand de Tortofe , entre les mains du feigneur Abel Hazendado, qui avoit la réputation d'être le plus sur banquier qu'il y eüt alors dans Séville. Tandis que je mettois ainfi mon bien en règle , maitre Gafpard, chez qui j'étois toujours logé avec le vieux catalan, avoit pour moi de grandes confidérations, auffi-bien que fa femme; & la belle Narcifa me prodiguoit les plus doux regards. Le marchand de fon cöté me vantoit fans ceffe le mérite de cette fille. II louoit fon efprit & fon bon caraófcère, fans oublier fa vertu. Je voyois bien oüil en vouloit venir. Ilfouhaitoit autant que 1'höte & 1'hötefte , qu'il me'prit envie d'cpoufer cette aimable perfonne dont il étoit le  DE SALAMANQUE. M* parrain, & peut-être même quelque chofede plus. ^voisaffe'de ^^^^ crois même que je fauroisfarte fi ,e n euffe pas eu e bonheur d'en être P^éF-no^ que j'appris, & qu'on lira dans le chapUre fuivant. mmxm^^jmui- iiipiwii'i1»'"1"™11"-""" CHAPITRE XXXV. Von Chérubin rencontre Mileno : ce fd lui avprend, O de la nouvelle aui l empecke JLufer la fille de maüre Gafpard , ce aui fiïcaufequils'élolzna de Séville, avec autant de précipüatlon que sil eüt fait quelque mauvals coup. Il eft conftantque j'aimois Narcifa, & que m'imaginant en être uniquement aimé, j eto« Z le point d'en faire la demande a fon pere , lorfque le hafard me fit rencontrer Mdeno que je croyois encore au femce de Pednlla Hé, te voila, lui dis-je, mon cher Müeno! don Manuel feroit-il a Séville? Je ne fins plus a lui, répondit-il. Nous nous lommes Laréstous deux a 1'occafion d'un derend que 2 eu avec fon cuifinier pour la foubrette de dona Paula..Le cuifinier & moi, nous enons fort épris de la petite perfonne, nous devmmes  522 l e Bachelier jalouxl'unde 1'autre, nous nous battimes; je blefTaimon homme, & je pris auffitót la fuite. Je fuis venu k Séville , oü j'ai 1'honneur de iervir un jeune chanoine, qui fait accorder avec ion breviaire le plaifir d'avoir une maitreflè II voit fecrètement par le miniftère d'une officieufe vieille & par le raien, la fille d'un maitre a hötellerie. Ces dernières paroles me firent fiémir; je demandai en tremblant k Mileno s'il favoit le nom de eet hotelier. II s'appele, répondit-il, maitre Gafpard, & fa fille fe nomme Narcifa. Vous Ia connoiiïëz apparemment, ajouta-t-il, puifque vous changez de vifage en entendant prononcer fon nom ? Vous prenez quelqu'intérêt k cette dame? Plus que tu ne peux penler, repris-je, mon enfant. Je fuis amoureux de cette beauté perfide. J'allois en faire mon epoufe. Tu me rends un bon office, en me donnantun avis dont je t'affure que je profiterai. Si jëuffie fü , me dit-il, que vous étiez dans le deflèin de lier votre fort k celui de Narcifa je me ferois bien gardé de vous révéler la foiblefle quëlle a pour Ie licencié don Bias Mugenllo mon maftre. II ne faut nuire k perfonne , & je ferois fêché que mon rapport vous empêcMt d'époufer une charmante fille, qui n'a qu'une petite galanterie fur fon compte!  DE SALAMANQUE. 22£ M. Mileno, répliquai-je , ceflez , s'il vous plait, de faëe avec moi le mauvais plaifant,& -continuez de fervir fi honnêtement votre chafte maïtre. Apprenez - moi des nouvelles de don Manuel. Nëft-ilpas 1'épouxde dona Clara? Non vraiment, répondit-il. Vous ne favez donc pas qu'a fon retour de Barcelone a Alcaraz , il apprit que cette dame étoit dans un couvent de filles a Naniterra, & qu'elle y avoit pris le voile ; de forte quëlle eft perdue pour lui , felon toutes les apparences. Hé ! dans quelle fituation , repris-je, as-tu laiffé dona Paula? Dans la fituation , répartit-il, d'une fille qui auroit été bien-aife de fubir avec vous le joug de 1'hymenée , & qui fe croyant dans la néceïfité de renor.cer a cette efpérance , a pris le mariage en averfion , & ne veut plus en entendre parler. Je voulois avoir un plus long entretien avec Mileno , mais il ne me fut pas poffible de 1'arrêter. II me quitta tout-a-coup , en me difant: adieu, feigneur don Chérubin; pardon fi je ne demeure pas plus long - temps avec vous. Je fuis preffé. Mon maitre donne a fouper ce foir a cinq ou fix de fes confrères : je vais chez le traiteur ordonner un repas digne de leur fenfualité. Après la retraite de Mileno , je fis bien des réflexions. Parbleu, dis-je , en moi-même, il y  224 Le Bachelier a des phyfionomies furieufement trompeufes. Qui n'auroit pas cru comme moi, Narcifa fage & vertueufe ? II faut avouer que mon front vient de 1'échapper belle ! Enfuite venant a don Manuel , & le plaignant d'avoir perdu une- maïtreffe auffi eftimable que dona Clara , je partageois fa douleur. Si j'étois , dis-je , a Alcaraz préfentement, je lui ferois d'un grand fecours. Qui m'empêche d'y aller ? La confolation d'un ami, 1'intérêt de mon repos, tout m'excite a faire ce voyage. Tout indigne que Narcifa eft de ma tendreffe , je me fens retenir par fes charmes , & j'ai befoin pour 1'oublier , de revoir dona Paula. Enfin toutes mes réflexions aboutirent a me déterminer a prendre au plutöt le chemin d'Alcaraz. Je fortis fecrètement de Séville; mais en partant je fis tenir a la fille de maïtre Gafpard un billet, par lequal je lui mandois, qu étant obligé de m'écarter dëlle pour quelque temps , j'avois chargé un jeune chanoine de la cathédrale, du foin de la confoler pendant mon abfcence, CHAPITRE;  de Salamanquë. 229 CHAPITRE XXXVI. Don Chérubin fe rend a Alcara^. Dans quel état il y trouva don Manuel de Pedrilla & dona Paula fa fceur. De Vaccuell qulls lui firent. Son amour je renouvelle pour la fixur de don Manuel. l\ prés avoir été mal nourri, mal couché fut la route, & mëtre fort ennuyé pendant fix jours4 j'allaidefcendre chez Pedrilla, qui crut voir un fantöme lorfque je parus devant lui. Eft-ce une illufion , s'écria-t-il ? eft-ce don Chérubin de la Ronda que je vois ? Oui, lui répondis-je, mon ami, cëft lui-même. Cëft moi que vous avez laiffé a Barcelone , fous un habit que ma foible vertu ne m'a pas permis de porter jufqu'au bout. En même-temps je lui contai de quelle facon ma ferveur s'étant ralentie, je n'avois pü achever mon noviciat. Et les moines, me dit-il, vous ont-ils du moins rendu une partie de I'argent que vous leur aviez donné en prenant le froc ? Non , lui répartis-je , cëft de quoi il n'a pas été queftion. Mais je ferois content dëux , s'ils nëuffent pas refufé de me préter cinquante piftoles que je leur demandai quelques jours après ma fortie, A ces mots, P  22& L E BACHÊLiER don Manuel hauffa les épaules d'une manièfg qui valoit la plus vive déclamatïon contre les moines. Souffrez, reprit-il enfuite, que mort amitié vous reproche de ne m'avoir pas mandé 1'état oü vous étiez. Ne favez-vous pas quëntre efpagnols, cëft offenfer un ami, que de ne pas recourir a lui quand on a befoin de fa bourfe ou de fon épée ? Pour réparer votre faute, continua-t-il, vous demeurerez toujours avec moi, & partagerez ma fortune. Tout ce que jëxige de votre recon«oi  zSG Le Bachelier que je peux appeler cruel, eut la barbarie de me lahTer feul, & partit pour fa maifon de campagne. Je demandai des nouvelles de donaSophia, on m'apprit que fes parens 1'avoient envoyée a Carthagène, dans un couvent ou elle avoit une tante qui en étoit rabbeffe. Quand je fus en état de fortir, j'y portai mes pas, mais il me fut impoffible de voir celle que j'aimois. Défefpéré, fans reffource, fans appui, je ne voulus point remettre les pieds chez mon oncle , ni le voir d'avantage. Jërrai pendant deux ans de ville en ville , ou ne fachant que faire, j'ai fervi jufqu a ce qu'il plaife au ciel de me retirer de ma misère. La mort feule peut finir mes malheurs. Nos époufes vinrent nous interrompre, pour nous faire part des nouvelles de Madrid , qui portoient que le feigneur don Lopez de la Crufca étoit mort, & qu'ayant laiffé a don Carlos-delSol fon neveu, tous fes biens, il eut a fe faire connoitre : don Carlos donna des larmes a fa mort, ce qui marquoit fon bon naturel. Nos époufes n'étantpas prévenues du changement d'état d'Alvarès, étoient furprifes de le voir pleurer; nous leur apprïmes ce qu'il étoit. Elles le félicitèrent de fon bonheur. Don Carlos un moment après s'écria, que je vais être heureux! Mon oncle n'eft plus. II éctivit fur Ie champ  de Salamanque. 267 aux parens de dona Sophia cette nouvelle : en attendant la réponfe, il nous quitta pour aller recueillirfa fuccellion. Après nous avoir remercié, & nous avoir embraffé , il partit plus amoureux que jamais. Nous Ie fimes accompagner par un de nos valets qui vint nous éclaircir de fon fort. Nous fümes un mois fans recevoir aucune nouvelle de lui, cependant il revint; notre premier mouvement fut de demander des nouvelles de don Carlos; quel fut notre étonnement dëntendre notre valet nous dire qu'il n'étoit plus; il nous apprit, qu étant a la maifon de campagne de fon oncle, pour en prendre poffeMion, il y recut la nouvelle qu'on lui accordoit dona Sophia en mariage, & qu'il n'avoit qua fe rendre a Madrid pour 1'époufer; qu'on avoit écrit a Carthagène pour quëlle revint du couvent. Cette nouvelle fut fi grande pour lui, & la joie qu'il en eut fut fi violente, qu'après mille démonftrations & mille extravagances que lui caufoit fon tranfport, il mourut entre les bras de plufieurs amis a qui il avoit fait part de fon bonheur. On mënvoya a Madrid pour apprendre cette trifte nouvelle aux parens de dona Sophia, qui écrivit fur Ie champ a 1'abbefTe du couvent oü elle étoit, que don Carlos venoit de mourir de joie, & que leur fille pouvoit refter avec elle : on apprit que dona Sophia avoit recu avec  Le Bachelier beaucoup d 'indifférence la nouvelle quëlle alfote époufer don Carlos , aimant difoit-elle , affez la folitude. Cependant quelques jours après, dès quëlle fut que don Carlos étoit mort, elle tomba évanouie, & fi mal quëlle refta huit jours fans connohTance. Elle avoit les yeux tournés vers le ciel, & on entendoit quëlle pronongoit ces paroles : Oh ciel ! eft-il poffible. II nëft plus ! les foupirs quëlle faifoit , & les larmes quëlle verfoit en abondance lëmpêchoient de continuer. Elle eft morte dans eet état, fans vouloir prendre aucune nourriture. Ces nonvelles nous afHigèrent beaucoup, & nous ne pümes refufer nos pleurs aux malheurs de Tinfortuné don Carlos & de dona Sophia. Ce qui nous diffipa fut la vifite de don Grégorio, mon beau-frère avec ma fceur. Ils reftcrent avec nous un mois , & prirent beaucoup de part a 1'hiftoire tragique de don Carlos, dont nous leur fïmes le récit. Nous leur procurames tous les plaifirs que nous goutions ci - devant. Cëft ainfi que nous entretenions par nos vifites réciproques 1'amitié qui régnoit entre nous.  de Salamanque. 269 CHAPITRE XLIII. Don Chérubin de la Ronda, quln^e mois après fon mariage, devient le plus malheureux des époux. Don Gabrlel enlève fa femme; ilpourfuit ir.iuilement le raviffeur. Son entretient avec jon valet : il cejfe de chercher celle qui le fuit, & fe ré/out d'aller au Mexlque. vr j. ^ Oüs vivions donc de cette forte avec nos époufes, mes beaux-frères & moi. Don Grégorio & don Manuel me donnoient chaque jour quelque nouvelle marqué d'amitié, comme de mon cóté j'avois pour eux les déférences les plus attentives. Ce qu'il y a d'admirable , cëft que nos dames nëtoient pas moins unies entrëlles, que nons 1'étions entre nous. Quoique nous ne fiffions , pour ainfi dire, qu'un ménage de trois, elles sëccordoient merveilleufement bien enfemble. Elles ne fe contredifoient prefque jamais, & lorfque cela arrivoit, c'étoit fans aigreur. Leurs difputes finhToient toujours par des ris. Pour comble de bonheur, le ciel nous fit bientöt connoïtre qu'il béniffoit nos mariages. Ifmenie au bout de dix mois accoucha d'un garcon , dona Paula d'une fille, & dona Francifca ma fceur, en mit au monde deux a la fois,  27a Le Bachelier comme pour réparer par ce doublé enfantemetlt une longue ftérilité, ou, fi vous voulez, pour faire voir a Clévillente que lui feul avoit le privilege de la rendre féconde. Notre fociété ravie de ces heureux accouchemens les célébra par des fêtes qui furent pour toute la ville autant de jours de réjouiffances. Enfin, nous n'avions plus de vceux a faire : dans quelquëndroit que nous fuflions, la joie régnoit toujours parmi nous; & quoique nos plaifirs eulfent dans notre feule familie une fource inépuifable, nous avions encore un grand nombre d'amis qui venoient les augmenter en les partageant. Etions-nous au chateau de Clévillente, les Hidalgos des environs nous y tenoient bonne compagnie; & quand nous faifions notre féjour a Alcaraz, la maifon de don Manuel devenoit le rendez-vous de la nobleffe de la ville , ainfi que des illuftres étrangers qui s'y ♦rouvoïent. Nous goütions les douceurs de la félicité la plus parfaite , & en mon particulier j'étois fort fatisfait de mon fort; je trouvois dans les bras de dona Paula la fource de plaifirs purs & inexprimables. Je 1'aimois , quoique marié , encore plus que jamais : trop heureux fi lc bonheur dont je jouiffois eut duré plus long-temps. Je croyois avoir atteint le terme de mes infortunes;  De Salamanque z?ï ïrials je n'avois point fubi ma deftinée, elle me réfervoit des malheurs encore plus grands que ceux que j'ai déja efluyé. Entre plufieurs cavaliers qui venoient prendre part a nos plaifirs , il y en avoit un qui fe faifoit appeler don Gabriel de Monchique. II fe difoit du royaume des Algarves, & fe donnoit pour un parent du comte de Villa-nova. En voyageant en Efpagne par curiofité, il s'étoit arrêté a Alcaraz, & nous avions fait connohTance avec lui. Outre qu'il y avoit une fuite de feigneur, il étoit fait de fagon , & il avoit des manières fi nobles, qu'on ne pouvoit le foupgonner d'être un homme du commun. On 1'auroit plutót. pris pour un jeune prince qui parcouroit incognito les provinces de la monarchie efpagnole, que pour un fimple gentilhomme. Je n'ai jamais vu de cavalier qui eut un meilleur air ni'unefigure plus gracieufe. D'ailleurs, fon efprit répondoit a fa bonne mine.II nous charma, mes beaux-frères & moi, dès la première vue, & nous n'épargnames rien pour devenir de fes amis. Nous nous fimes un plaifir de le préfenter a nos dames, qui peut-être en elles-mêmes, nous taxèrent d'imprudence de leur faire voir un objet fi dangereux. Pour nous autres maris, au lieu d'en craindre les conféquences , nous en ufames avec lui comme de vrais Francois, en 1'admettant  272 Le Bachelier bonnement dans notre fociété a nos rifques3; périls & fortunes. II nous fit bientöt connoïtre que nous avions introduit le loup dans la bergerie; & malheureufement pour moi, ma femme fut la brebis qui eut envie de dévorer. Je m'appercus bien quëlle ne lui déplaifoit pas; mais cette remarque ne m'allarma point. Je nën fis que rire. Je félicitois même quelquefois en badinant dona Paula d'avoir fait la conquête d'un fi joli homme : & elle me répondoit fur le même ton , quëlle étoit bienaife d'avoir un facrifice fi flatteur a me faire. Je dirai plus: je me faifois, pour ainfi dire, un jeu de 1'amour de Monchique. Bien loin d'en avoir quelqu'inquiétude, je m'applaudiffois en fecret de voir un amant fi aimable foupirer inutilement. Jën fentois ma vanité flattée : en un mot, je croyois la fceur dé don Manuel trop fage pour s'écarter de fon devoir; mais je comptois trop fur fa fagefië. Le galant qui avoit formé le deffëin de la féduire , n'y réuffit que trop par le minifiëre d'une vieille foubrette , qui avoit un grand pouvoir fur lëfprit de ma femme , & dont il trouva moyen de corrompre la fidélité. Ce qu'il y eut de plus fingulier dans cette féduction, cëft quëlle fut ménagée fi fecrètement que je nën eus pas le moindre foupcon. Ma femme étoit même déja loin d'Alcaraz, quand j'appris  DE SAt AM ANQÜE. 27$ j'appris quëlle avoit difparu avec Antonia fa fuivante, auffi-bien que don Gabriel, & que vraifemblablement ce cavalier les avoit enlevées. Je n'ajoutai aucune foi au premier rapport qu'on me fit de ce raviffement. Je n'y trouvois pas de vraifemblance. Non, non, difois-je, il nëft pas poflible que mon époufe, dont la vertu jufqu'icinesëftpoint démentie, commertce par fe porteï a cette extrémité. Ce feroitun coup dëffai bien extraordinaire. Je ferois moins furpris de cette aventure,fi les femmes de mes beaux-frères en étoient les héroïnes. Cela leur conviendroit mieux en effet qua dona Paula, dónt la conduite a toujours été irréprochable. Cependant cëft elle, qui malgré lëxcellente éducation quëlle a regue, vient de fe couvrir d'infamie. Comment cela sëft-il pü faire ? II faut que don Gabriel ait employé la force pour lënlever. Mais par quelle adrefle a-t-il pü Parracher du fein de fa familie, & des bras d'un époux? Par quel enchantement a-t-il pü commettre ce crime fans en lailfer la moindre tracé ? Cet événement me confond. Clévillente & Pedrilla ne fachant que penfer de ce rapt, nën étoient pas moins étonnés que moi. Nous nën demeurames pas aux réfiëxions que nous fïmes la-deflus. Nous nous donnames tous trois de grands mouvemens pour découYrirla S  274 Le Bachelier route que le raviffeur pouvoit avoir prife aveC fa proie. Nous furies , tant du cöté de Murcie, que du cöté de Valence, les plus exactes perquifitions, qui furent toutes infructueufes. Nous jugeames que Monchique avoit gagné la cöte de Carthagène, & qu'il s'étoit embarqué la fur un batiment préparé par fon ordre pour le tranfporter en Portugal avec fon Helène. Je m'arrêtai a cette conjecfure, & prenant la réfolution de fuivre ce nouveau Paris, je me difpofai a 1'aller chercher dans le royaume des Algarves 3 oü je me flattois de le trouver. Don Manuel ne fe croyant pas moins intéreffé que moi a tirer raifon du procédé de don Gabriel, vouloit abfolument m'accompagner , quelque chofe que je pulfe lui dire pour le détourner de fon deffein, ne demandant pas mieux que de me prouver qu'un frère tel que lui n'étoit pas moins fenfible qu'un époux a 1'affront fait a la familie. Je n'eus pas peu de peine a obtenir de lui qu'il me laifsat le foin de notre commune vengeance. II fe rendit pourtant aux opiniatres inftances que je lui en fis, & qui furent appuyées des pleurs de fon époufe. Je me difpofai donc a courir après Monchique : mais avant mon départ, je priai don Manuel de fe charger de 1'éducation de ma fille fa nièce, & de 1'adminiftration de mes revenus, Puis m'étant bien muni dor Si de pier-  de Salamanque. 275 reries, comme un homme qui prsflentoit qu'il alloit s'éloigner d'Alcaraz pour long-temps, je pris congé de mes beaux - frères & de leurs femmes , que je ne quittai point fans exciter leurs larmes, ni fans en répandre aufli abondamment..Les dames fur-tout s'attendrirent fort dans nos adieux, foit quëlles fulfent véritablement affligées de^ mon départ, foit quëlles fuhënt encore bonnes comédiennes. Je me rendis au port de Vera, ou je mëmbarquai avec un valet, dont je connoiffois le courage &Iafidélité, fur un vaiüëau freté pour Lagos, ville qui fait la pointe du royaume des Algarves fur le bord de la mer. Je n'y fus pas fitot arrivé , que je m'informai de don Gabriel de Monchique : & comme on me dit qu'on ne le connoiffoit point a Lagos, j'allai de ville en en ville en demander des nouvelles. Je parcourusTavira, Faro, Sagres, en un mot, tout le royaume des Algarves , fans recueillir d'autre fruit de mes recherches, que le chagrin de les avoir faites inutilement. J'étois au défefpoir de ne pas rencontrer mon ennemi. Je ne refpirois que vengeance. Quelle rodomontade pourront s'écrier en eet endroit les leóteurs , qui fe rappelleront 1'affaire de don Ambroife de Lorca, & la peine que jëus u me réfoudre a un combat de deux contre deux! S2  2jG L e Bachelier Cependant il eft certain que j'aurois voulu déterrer don Gabriel pour me couper la gorge avec lui. II falloit que je fuffe elfectivement devenu brave depuis cetemps-la, ou que mon honneur offenfé m'infpirat un efpiit de vengeance qui fuppléoit a la valeur. Quoi qu'il en foit, Tofton mon valet, commencant a fe laffer de tant de courfes vaines, me dit un jour : monfieur, nous nous fatiguons tous deux infructueulëment. Ceffons de courir en Portugal après un homme qui peut avoir pris le chemin de Flandres, ou la route d'Italie. D'ailleurs, favez-vous fi la dame enlevée mérite que vous expofiez pour elle votre vie ? Pour moi, fi vous me permettez de dire ce que je penfe , je doute quëlle voyage a regret avec fon don Gabriel, ou pour parler plus jufte , avec un aventurier; car je me trompe fort fi ce galant nëft pas un nouveau Guzman d'Alfarache, ou quelque chofe d'approchant. Si cela étoit ainfi, ajoutat-il, ne feriez-vous pas beaucoup mieux d'abandonner une infidelle époufe a fon mauvais deftin, que de vouloir vivre encore avec elle ? Affurément, lui répondis-je. Ne t'imagine pas que je penfe autrement que toi. Si je favois que fon enlèvement fut volontaire, le mépris que je concevrois pour elle, mëmpêcheroit de la rechercher plus long-temps. Que dis-je? Auhëudën continuex  de Salamanque. 277 k ■ recherche, je la regarderois comme une infame, dont je croirois ne pouvoir affez m'éloigner: mais je ne puis la croire fi coupable. Quelle prévention, reprit mon confident! eftil poffible, monfieur, que vous vous imaginiez, avec le bon efprit que vous avez, qu'une femme vertueufe ne puiffe pas ceffer de lëtre, quand elle eft vivement pourfuivie par un joli homme? Quelle erreur ! je juge moins favorablement que vous de dona Paula; & j'ai particuliérement raifon de douter de fa vertu. II faut que je vous 1'avoue. J'ai vu don Gabriel un jour, & la vieille Antonia, qui sëntretenoient d'un air myftérieux en particulier. Je fuis fur que vous étiez intéreffé dans leur converfation , ou plutót qu'ils concertoient enfemble lëxécution du projet qu'ils méditoient, & quënfin madame étoit d'accord avec eux. Ce zélé ferviteur me dit encore tant d'autres chofes, & revint fi fouvent a la charge, qu'il vint a bout de me perfuader que j'avois été trompé par une époufe hypocrite. Je nën doutai plus, & paffant auffitót d'une extrémité a 1'autre: Tofton , m'écriai-je, tu me deflilles les yeux ! oui, j'ai été la dupe d'une fauffe vertu. Certaines circonftances que tu m'as dites ne me le font que trop connoïtre. O ciel! quel aveuglement a été le mien ! dona Paula eft une perfide dont \ s 5  . 278 L E B A C H E L I E R je ne veux plus me fouvenir que pour la' détefter. Je fuis ravi, me dit Tofton, de vous voir dans ces fentimens. Le ciel en foit loué! allons, mon cher maitre, ne courons plus après une perfonne qui sëft rendue digne de votre haine, Retournons a Alcaraz, oü les Seigneurs don Manuel & don Grégorio vos beaux-frères, &, qui plus eft, vos amis, vous aideront a la bannir de votre mémoire. Ah, Tofton , lui répondis-je , qu'ofes-tu me propofer ? tu devrois plutöt me confeiller de paffer les colonnes d'Hercule, & d'aller au fond de PAfrique cacher ma honte tk mon nom. Je fens une répugnance invincible a revoir le féjour d'Alcaraz, après le coup mortel que mon honneur y a recu. J'aime mieux mën écarter pour jamais, ou du moins pour quelques années. Hé bien, reprit-il, puifque vous vous faites une fi grande peine d'aller retrouver vos amis,prenons donc un autre parti. Faifons le voyage des Indes oceidentales. Après toutes les merveilles que j'ai oüi raconter du Mexique, je ferois bien-aife que vous voulufliez voir ce pays charmant, qui mérite qu'on lui donne la préférence fur tous les climats du monde; un pays oü règne, a ce qu'on dit, un éternel printemps; oü Pon ne voit prefque point de malades; oü les entrailles de la terre font d'argent, & oü dans mille  DE SALAMANQUE. 279 endroits les rivières roulent leurs eaux fur un fable dor. Cëft-la que, mon cher patron, cëftla que vous devez aller. Tu mën infpires lënvie, lui répartis-je, mon enfant. Je le veux bien, partons pour la nouvelle Efpagne. Cën eft fait, je me détermine a faire ce voyage. Peut-être me fera-t-il oublier plus facilement 1'indigne feeur de don Manuel. Je nëus pas plutöt formé cette réfolution, qui véritablement étoit préférable a celle de mëbftiner a chercher une femme qui me fuyoit, que je me rendis a Cadix, oü je nattendis pas huit jours l'occafion de mëmbarquer pour le Mexique. Je trouvai un navire marchand qui fe préparoit a mettre a la voile pour Vera-Cruz , èr. je me hatai de profiter de cette commodité. S4  a8o Le Bachelier CHAPITRE XLIV. Don Chérubin de la Ronda part de Cadix, & arrivé a la Vera Cru^, oü il loue des inules pour aller par terre au Mexique. Du curieux entretien qu'il eut la première journée fur la route avec fon muletier. Hijloire finguhères racontéespar Tobie. Ce quilapprenddu Mexique lui donne beaucoup d'efpérance. V é X our epargner au leéteur un journal ennuyeux de mon paflage aux Indes, je me contenteraf de dire qu'après avoir couru quelque péril fttr la mer, j'arrivai heureufement a faint Jean de Ulhua , autrement appellé la Vera-Cru^. Comme on va fur des mules de cette ville a Mexique, je priai le maitre de 1'hötellerie oü j'étois logé de me donner un muletier de fa main. II mën fit venir un , & me le préfentant; feigneur gentilhomme , me dit-il, vous voyez le meilleur muletier de ce pays-ci fans contredit. II vous fournira de très-bonnes mules, & aura un foin tout parti ulier de vos hardes, Outre cela, cëft un garcon dëfprit Sc de belle humeur , qui vous réjouirapar fes chanfons, & par le récit de cent  de Salamanque. 2^1 petit.es hiftoires dont il a la mémoire farcie. Nëftil pas vrai, maïtre Tobie, ajouta-t-il, en lui adreflant la parole ? Oui, feigneur Guttierez, lui re'pondit Ie muletier. J'ai, grace a dieu, dans mon fac une fi copieufe quantité de ces denreës - la, que monfieur nën manquera pas d'ici a Mexique, bien que nous ayons quatre-vingts bonnes lieues a faire. Il y a deux mois , pourfuivit-il, que je menois un gros moine de la merci; je lui contai fur la route des hiftoriettes qui le firent tant rire, qu'il en penfa crever Je jugeai par cette réponfe que maïtre Tobie étoit un babillard, & je nën fus pas fiché. II pourra , difois-je , m'étourdir fouvent les oreilles de fes chanfons , & de fes récits ; mais quelquefois en récompenfe il me divertira. Je fuis même perfuadé qu'il m'apprendra des chofes que jeferai bien-aife de favoir. Pour Tofton, il en eut d'autant plus de joie, qu'il efpéra qu'un homme de ce caraétère faideroit a me tirer d'une noire mélancolie, dans laquelë je tombois de temps-en-temps malgré moi, f image de dona Paula au pouvoir de Monchique me revenant fans ceffe dans lëfprit. Le lendemain, des la pointe du jour, maïtre Tobie, fuivant 1'accord fait^ntre nous, entra dans la cour de f hötellerie avec quatre mules,  2$z Le Bachelier dont il y en avoit une pour moi, une autre pour lui, la troifième pour mon valet, & la dernière étoit deftinée a porter un coffre & une valife, qui contenoient tous mes effets. Nous nous mïmes en chemin, & nous eümes a peine fait un quart de lieue, que voila maitre Tobie qui fait entendre une groffe voix qui auroit pu faire honneur a un chantre de cathédrale. II entonna des couplets compofés du temps de Charles-Quint, fur Ia conquête du Mexique. J'aimois trop la gloire de ma nation pour écouter fans plaifir les exploits héroïques du vaillant Cortez & de fes compagnons : mais outre que j'avois entendu raconter mille fois l'hiftoire incroyable de cette conquête, les vers que chantoit maitre Tobie nën rendoient pas le récit fort agréable al'oreille. La poëfie nëtoit pas mefurée a Ia dignité du fujet. Après avoir effuyé une vingtaine de couplets fur le même air, j'interrompis le chanteur qui mënnuyoit quoique fes couplets fuffent affez ridicules pour devoir me réjouir. Je m'avifai pour mes péchés, de lui adreffer la parole : maitre Tobie, vous chantez a merveille; mais en voila affez pour cette fois, mon ami. Le feigneur Guttierez mon hóte , m'a dit, comme vous favez, que vous avez la mémoire ornée d'une infimté d'hiftoires divertiffantes, voulez-  de Salamanque. 283 vous bien nous en conter quelques-unes? Trèsvolontiers , répondit - il, & plutöt dix qu'une , pour vous faire voir que Guttierez vous a dit la vérité. Je veux même, ajouta-t-il en fouriant d'un air malin, puifqu'il vous a fait fête des hiftoires que je fais, commencer par la fienne qui vous paroitra peut - être affez plaifante. En même-tempsil mën fit le récit a-peu-près dans ces termes. Le feigneur Guttierez, natif de Zamora, étant allé faire un voyage en Portugal, y époufa la fille d'un bourgeois de Santarem, jeune &jolie„ Un mois après fon mariage, il sëmbarqua dans le port de Lisbonne avec elle pour la VeraCruz, dans le deffein de s'y établir. Se flattant d'y faire fortune , il loua la maifon qu'il occupe aujourd'hui, & fe mit a tenir hötellerie. II s'appercut bientöt qu'il avoit fait une trés - bonne affaire d'être venu a la Vera-Cruz. Sa taverne étoit toujours remplie de monde que la gentilleffe de fa femme y attiroit. On ne parloit dans la ville que de la belle portugaife ; ( car elle fut ainfi nommée, & 1'on peut dire quëlle faifoit autant de conquêtes qu'il alloit de jeunes gens dans fa maifon. Guttierez naturellement jaloux, ne put voir fans effroi ce concours de galans; & pour fouftraire fa femme aux yeux des hommes, il la renferma dans une chambre, oü il lui faifoit  a%4 Le Bachelier porter a matiger par un efclave nègre qui poffédok fa confiance. Vous jugez bien qu'un époux qui trakok ainfi fa femme, fans avoir fujet de fe plaindre dëlle , & feulement par jaloufie, ne manqua pas de fe rendre odieux a tous ceux qui favoient fa tyrannie; cëft-a-dire, a toute la ville, puifqu'il n'y avoit perfonne qui 1'ignorat. Chacun s'intéreffant pour la belle Portugaife , faifoit des vceux aux ciel pour quëlle fut promptement délivrée de fon tyran;& ces veeux furent exaucés. Le nègre, a qui feul il étoit permis dëntrer dans la chambre de cette dame, lëntendant tous les jours gémir & fe plaindre, fut touché de fes lamentations; de forte qu'une belle nuit il Ia tira dëfclavage, & difparut avec elle de la Vera-Cruz: on ne les a pas vus depuis 1'un & 1'autre , ni même appris de leurs nouvelles. Le muletier s'étant arrêté dans eet endrok, fe mit a faire des éclats de rire aux dépens de Guttierez. Comme j'étois affez férieux, Tobie crut que cette hiftoire ne m'avoit pas plu; & pour me donner une humeur plus gaie que celle qu'il me voyoit, il commenca a nous faire le récit d'un fonge qu'avok fait dernièrement un bon bourgeois de la Vera - Cruz dont la femme étoit extrémement économe. Elle menoit fon mari, & étoit la maïtreffe de la maifon, II eft vrai quëlle avoit raifon, dit ie  de Salamanque. 285 muletier, eet homme étoit un joueur de profeffion; qui n'ayant pas plutöt de I'argent, alloit le jouer & le perdre : lorfqu'il revenoit a la maifon , ce n'étoit plus un homme, mais un diable; ce qui avoit fait prendre a fa femme le parti de maitrifer, & de fe mettre a la tête des affaires de fon commerce , oü elle réufliffoit fort bien. Si toutes les femmes fuivoient ce modèle , que de ménages heureux il auroit! mais il y en a beaucoup, que lorfque le mari ne fait rien, la femme de fon cöté en fait de même; & quëlles font les raifons de la plüpart des femmes? Cëft quëlles ne prennent un mari que pour s'affurer de quoi vivre : elles ont même la fotte gloire de le dire tout haut. On reconnoït bien les femmes a ce portrait; mais je m'égare, continua le muletier; & il reprit ainfi. Une des qualités que poffédoit encore cette femme, étoit la propreté qui régnoit dans fa maifon depuis la cave jufqu'au grenier. Un certain j our fon mari revint fort tard de 1'académie oü il avoit coutume d'aller jouer; & n'ayant pasun fou, il demandaa fa femme de I'argent pour le lendemain, difant qu'il le devoit, & qu'il avoit donné fa paroled'honneur acelui qui 1'avoit gagné: mais on le refufa felon la coutume ; fa colère fut extréme; il prit les chaifes & les jetoit les unes fur les autres. II accabla fa femme d'injures, 6c  z%6 L e Bachelier fte cefioit de lënvoyer au diable : je crois que fi le diable fut venu dans ce moment, qu'il lui auroit laifle emporter fa femme, tant fa fureur étoit grande. II vouloit quitter la maifon, fe promettant bien de ne plus revenir. La femme accoutumée a cette forte de vie, fe contentoit de pre'parer fon fouper, & laiffoit marmoter monfieur fon mari tant qu'il vouloit. Le couvert mis, il foupa avec fa femme; foit qu'il oublia fa colère , ou que le vin diflipa fa fureur, il refta tranquile & mangea comme quatre : enfuite il alla fe coucher, ruminant toujours dans fa tête comment il auroit de I'argent. II s'endormit avec tous les projets qu'il faifoit. Sa femme 1'entendant ronfier en fit autant que fon mari , & fe coucha auprès de lui le plus doucement quëlle put, dans la crainte quëlle avoit de le réveiller. Mais notre homme, le cerveau échauffé de 1'avidité du gain & de la perte de I'argent qu'il venoit de faire, fit le fonge le plus plaifant que j'aie jamais entendu, continua Tobie. Le voiei; & vous en jugerez vous-même. I! rêva qu'il fortoit de grand matin de fa maifon, & que ne fachant quel parti prendre pour avoir de I'argent, il fe réfolut dën aller emprunter fous le nom de fa femme. Dans fon chemin , il rencontra un petit homme mal fait, boflu & ayant trois jambes, dont une naturelle & deux  de Salamanque. 287 de bois, qui 1'arrêtant; Zador, ( c'étoit fon nom) lui dit - il , oii vas - tu fi matin ? Je viens de chez toi, & ne t'ayant pas trouvé, je fuis bien-aife de te rencontrer, pour favoir fi tu es dans la même intention oü tu étois hier. Comment, répondit Zador; & qui êtes-vous? je ne vous connois pas & je ne vous ai jamais vü. II eft vrai dit 1'autre , que je ne te fuis pas connu; mais tu peux avoir entendu parler de moi, ayant déja fait affez de bruit dans 1'Efpagne & dans bien des cours étrangères oü je brille encore. Je fuis le diable boiteux, mon nom eft Afmodée. Quoi ! reprit Zador, cëft vous qui avez rendu tant de fervices au jeune Cléofas ? Moi - même , répartit le diable; & comme je veux tën rendre auffi de fort importans , dismoi fi tu veux me donner ta femme , ainfi que tu 1'as fait hier, en lënvoyant au diable. Je mérite bien la préférence, & fi tu me la donne je te ferai préfent d'un tréfor inépuifable qui eft hors de cette ville, & oü tu puiferas tout 1'or & tout I'argent dont tu pourras avoir befoin pour alfouvrir ta paffion dominante du jeu. Je crois que tu ne peux balancer au change que je te propofe; & comme je fuis un bon diable , ta femme ne peut-être en meiüëures mains que les miennes. Quoi ! répondit Zador, étonné de cc qu'il venoit dëntendre, vous me donneriez  a88 Le Bachelier' un pareil tréfor pour ma femme; mals Ia Connomëz - vous bien pour faire une telle propofition? Si je Ia connois, fans doute, reprit Ie diable, mets la main dans la mienne pour alfurance de ta parole, mon tréfor eft a toi, comme ta femme eft a moi. Je le veux, dit Zador, ma femme eft atoi, & je te la donne pour ce prix; on ne peut avoir un tréfor a meilleur marché, Sc peut - être bien je t'aurois donné ma femme pour rien. Avec le tréfor que tu me donne, jën trouverai plus d'une. Je fuis perfuadé de ta générofité, reprit le diable. Mais fais -moi voir le tréfor, reprit Zador, Sc rends - mën a cette heure 1'unique poffeffeur. Cela eft jufte ; fuismoi, dit Afmodée. II conduifit Zador par-de-la les porres de la ville, jufque dans un pré charmant, dont la verdure enchantoit les yeux, Sc dont 1'étendue étoit immenfe. Lorfqu'il fut au milieu de ce pré, le diable fit arrêter Zador qui regardoit de tout cöté s'il ne verrok pas fon tréfor. Cëft-la, dit Afmodée, oü eft le tréfor que je te donne : tout ce que tu vois couvert de cette verdure eft rempli d'or & d'argent; mais il n'y a que par ce feul endroit oü tu peux en puifer. Regarde bien , continua le diable, ce que je vais faire. II fe baiffa, Sc après avoir arraché plufieurs poignées d'herbes, il découvrit la terre, aidé de Zador qui ne celfoit de regarder  de Salamanque. 289 regarder le diable. II lui fit voir de 1'or & de I'argent en toutes fortes de monnoies. Ce que tu vois, dit Afmodée, eft a toi, & je t'en fais p éfent. Adieu, je n'ai plus befoin ici; mamtenant je vais te débarraffer de ta femme. Tu feras bien, dit Zador, que je ne la trouve pas quand je rentrerai chez moi; car elle s'empareroit encore de ce tréfor. Celafuffit dit, Afmodée, je vais te fatisfaire. Si par hafard tu as befoin de moi, tu n'as qu'a m'appeller trois fois, le ventre a terre, par ces mots : AJmodée le meilleur des diables, viens a moi; tu me verras paroïtre. Auffitöt il difparut. Zador, a la vue de £bn tréfor ne fe poffédoit pas de joie; il remplit fes poches d'or & d'argent, & fe chargea comme un mulet. Des qu'il eut fait, de peur qu'un autre ne s'appercut du tréfor qu'il pofledoit, il boucha le trou que le diable avoit fait, & remit las poignées d'herbes par-deftusla terre, afin qu'on ne s'appercut de rien; il s'en alla. Lorfqu'il fit réflexion que s'il revenoit, il auroit bien de Ia peine a retrouver Touverture du tréfor, cela 1'inquiéta beaucoup; il fe retourna même, & il ne reconnoiffoit déja plus la place que Ie diable lui avoit indiquée; il fit beaucoup de chemin dans cette prairie pour retrouver fon tréfor fans qu'il le put jamais. II fe refiouvint de ce que le diable lui avoit dit avant que de Ie quitter; il T  29° Le Bachelier fe coucha le ventre a terre, & appella par trois fois : Ajmodée le meilleur des diables, viens d moi.le diable lui apparut tout d'un coup , & lui demanda ce qu'il vouloit. Ah reprit Zador, je fuis dans un grand embarras; le pré eft fi vafte que je ne pourrai jamais trouver le tréfor que tu viens de me donner, a caufe de Ia verdure qui le couvre ; je 1'ai même déja perdu. Le diable le conduifft a 1'endroit oü étoit le tréfor : Zador le reconnut, & exprimoit fa joie au diable par des fauts qu'il faifoit. Mais ce nëft pas encore affez, dit Zador, il faut que tu m'inftruife de la facon que je m'y prendrai pour reconnoïtre mon tréfor. S'il n'y a que cela qui tëmbarraffe , dit Afmodée, je vais te donner le moyen le plus sür pour retrouver cette place. Mon avis eft que tu faffés ton cas deffus 1'ouverture même. Ton confeil eft fort bon, répondit Zador, & perfonne n'ofera par ce moyen y mettre la main, encore moins le nez. Afmodée, lui dit, tu n'as plus befoin de moi; adieu. Zador fe voyant feul fe mit en devoir dëxécuter 1'avis du diable , & aprèi quelques efforts , il fit un cas affez confidé^able pour reconnoïtre fon tréfor. Il s'applaudiffoit déja de fa fortune préfente, lorfqu'il fe fentit preflé avec tant de force qu'il tomba, Ia frayeur qu'il en eut lë'veiüa en furfaut, & fa furprife fut bien grande dëntendre fa femme qui  de SalAMANQUS. 29I lui difoit: que vieris-tu de faire, miférable que tu es j tu mëmpefte, & je ne püis y réfifter. Comment, dit Zadot, a demi-éveillé, eft-ce que je fuis dans mon lit? Oü veux-tü donc être? reprit fa femme. Je fuis bien malheureux, dit Zador; j'ai fait le plus beau fonge qu'on puiffe jamais faire ; cëft bien le plus puant, répondit fa femme. Mais, tiens, dit Zador a fa femme, regarde dans mes pochcs tout I'argent que je pofsède , & que j'ai pris dans mon tréfor. Va, va, ditelle, léve-toi, ®arde dans ton lit. Sa furprife fut extréme, en voyant que ce qu'il avoit fait dans un pré pour reconnoïtre fon tréfor, il venoit de le faire dans fon lit. , °n ne m'a Pas dit Ia fuite, continua le muletier , qui ne pouvant sëmpêcher de rire avec tant d'éclat, me fit croire qu'il étoufferoit & qu'il creveroit comme le gros moine de la merci qu'il conduifoit avant nous. Pour-moi, dans la difpofftion dëfprit oü j'étois, je ne fes pas tenté dën faire autant, 1'hiftoire d'une femme enlevée, & un fonge, n'étant guère propres alors è me divertir. Tofton devinant bien pourquoi je ne riois pas, remarquantmême que j'aurois voulu au diable Tobie & fes hiftoires, dit a ce muletier pour changer de difcours : ce que vous venez de nous raconter eft affez plaifant; mais voulezvous bien que nous parlions un peu du Mexique, T a  203 Le Bachelier" vous qui connohTez parfaitement cette grande ville, vous êtes en état de nous en dire des particularités intéreffantes? Qu'y trouvez - vous de plus beau a voir ? Cinq chofes, répondit Tobie : les femmes, les habits, les chevaux, les rues 8c les caroffes de lanobleffe, qui furpaffent en magnificence & en beauté ceux de toutes les cours de 1'Europe , fans exception. II eft vrai que pour les orner on n'épargne ni lor ni I'argent. On y emploie même les pierres précieufes avec les plus belles foies de la Chine. Les chevaux portent des brides enrichies de perles fines : ils ont des fers d'argent, & 1'on diroit a leur allure fiére, qu'ils fentent 1'avantage qu'ils ont d'être les plus parfaits animaux de leur efpèce. "Venons aux rues , pourfuivit - il , elles font prefque toutes d'une largeur prodigieufe ; ce qui eft néceffaire a une ville ou quinze mille carroffes roulent tous les jours. Mais il faut admirer en même-temps leur propreté. Car il n'y a pas de ville au refte du monde oü les rues foient fi nettes;& ceferoit dommage quëllesne le fuffent pas, a caufe des boutiques qui ofTrent aux yeux des paffans un air d'opulence qu'on ne voit point ailleurs. Celles entr'autres de la rue des Orfévres, font remplies de richeffes immenfes, 8c d'ouvrages merveilleux.  de Salamanque. 2$% iTattends maitre Tobie aux femmes, interrompit Tofton. Votre impatience eft j ufte, reprit le muletier. Ce que j'ai a vous dire des femmes mérite affurément d'être entendu. Les dames efpagnoles de Mexique font belles en général; & elles s'habillent d'une manière qui relève encore leur beauté. Elles ont une fi prodigieyfe quantité de pierreries, quëlles paroiffent plus brillantes que les étoiles. Quel luxe !; quelle magnificence ! il faut les aller voir fur Ia fin du jour au champ de Ia Alomeda, qui eft Ia promenade des gentilshommes & des principaux bourgeois. Cëft - Ia que vous pourrez juger de Ia dépenfe exceffive quëlles font en nabits. Mais elles ont beau être aimable naturellement, & richement vêtues, elle ne font tout au plus que partager les regards des hommes avec les filles indiennes de leur fuite, quëlles font marcher aux portières de leurs carroffes. Ces négrefiës font fi jolies & fi mignones, que fouvent on les préfère a leurs maitreffes, Fi donc, maïtre Tobie, s'écria mon valet en faifant la grimace, ne badinons point. Ces faces bazanées peuvent-elles être regardées avec quelque plaifir ? Avec quelque plaifir ! lui repartit Ie muletier fort férieufement; ah ! que vous parlez bien en homme qui vient d'Efpagne, & qui n'a jamais vu ces brunettes ! allez, allez, quand Tj  294 Le Bacheiier vous les aurez bien confidérées, vous ne les trouverez pas fi dégoütantes. Les gentilshommes, ajouta-t-il, & les officiers de la chancellerie, leur rendent plus de juftice. Le vice-roi luimême leur fait fête, & fon excellence prend tant de goüt a leur converfation, que les railleurs difent que le noir eft devenu fa couleur favorite. Je ne pus me défendre de rire a ces paroles de maïtre Tobie; & pour lëngager a me dire tout ce qu'il favoit du comte de Gelves, qui étoit alors vice-roi de la nouvelle Efpagne, je lui fis plufieurs queftions fur ce feigneur, auxquelles il répondit d'une facon qui me fit connoïtre que les vices & les vertus des hommes en place n'échappent point au public. Le comte de Gelves, nous dit le muletier, aime un peu trop I'argent, & ees négrefiës dont je viens de parler. Quoiqu'il ait tous les ans cent mille ducats a prendre dans 1'épargne du roi, & qu'il tire un million, pour le moins, tant des préfens qu'il regoit du pays que du commerce qu'il fait en Efpagne & aux Philippines, tout eet argent ne peut raffafier fon appétit pour les richeffes. A cela prés, cëft un vice - roi parfait. II fait mieux que fes prédéceffeurs faire refpecter les loix & 1'autorité royale. II eft fi févère , qu'on Pappelle par excellence, le boucher des brigands.  di Salamanque. 295 II mérite bien en effet ce fur-nom, continua Tobie, par le foin qu'il a pris & qu'il prend encore tous les jours, de nettoyer de voleurs les grands chemins; car depuis qu'il eft vice-roi; il a fait exécuter plus de malfaicteurs & d'aftaffins, qu'on nën a vu punir depuis que les états du grand Montezume ont changé de maïtre. Mais il faut tout dire : fi le gouvernement de Mexique fait tant d'honneur au comte de Gelves, je crois, entre nous, qu'il en eft un peu redevable au leigneur don Juan de Salzedo, fon premier fecrétaire, qui eft un homme de mérite, & fur lequel il a raifon de fe repofer des plus pénibles foins de la vice-royauté. J'interrompis Tobie pour lui demander fi don Juan de Salzedo , dont il parloit n'avoit, pas été employé dans les bureaux du duc d'Uzède. Oui vraiment, me répondit-il, & il y feroit encore fi depuis la mort de notre bon roi Philippe III. le duc d'Uzède n'eüt point été exilé; mais immédiatement après la difgrace de ce miniftre, don Juan a quitté la cour pour venir trouver a Mexique le comte de Gelves, qui eft de fes anciens amis, & dont il eft plutötle collègue que le fecrétaire. Je fus ravi d'apprendre par cette nouvelle que je ferois a Mexique en pays de connohTance; car don Juan de Salzedo étoit ce même fecrétaire qui Ti  aojS Le Bachelier m'avoit fait choifir pour aller porter a Naples des dépêches irnportantes au duc d'Olfone, & qui avoit la maavaife habitude de citer a tout propos des paffages d'auteurs latins. Je dis au muletier que je connoilTois ce don Juan de Salzedo, & méme que je pouvois me vanter d'avoir autrefois été de fes amis. Ah ! feigneur gentilhomme, s'écria la-deflus maitre Tobie, avec beaucoup de vivacité, que vous êtes heureux d'avoir un ami de cette importance ! j'ignore ce qui vous amène a Mexique; mais dans quelque deffein que vous y puiffiez venir, foyez fur que vous réuflirez, puifque vous connohTez un homme qui difpofe de tous les emplois que le vice-roi peut donner, & qui, pour ainfi dire, eft la cheville ouvrière du gouvernement. Lorfque le muletier Tobie eut parlé de cette forte du comte de Gelves & de fon fecrétaire, il fe remit fur les agrémens de Mexique. Quand vous aurez vu, nous dit-il, cette ville & fes environs, vous conviendrez que s'il y a quelque pays fur la terre qui foit comparable au paradis terreftre, cëft celui-la. L'andaloufie & la Lombardie , fi vantées par les voyageurs, nën approchent point: & fur cela maitre Tobie nous en fit une defcription affez intéreffante, mais fi longue, quëlle n'étoit pas encore finie quand nous srrivames a Xalapa, p?emicre bourgarde qu'on  de Salamanque. 207 trouve fur le chemin, & dans laquelle il y a une hötellerie ordinairement bien pourvue de toutes fortes de provifions. CHAPITRE XLV. De la rencontre que don Chérubin fit d'un religieux de tordre de faint Franpois en entrant dans Xalapa. Suite de cette rencontre. II foupe avec legardien du monaftère : portraits des religieux qui fe trouvent avec lui : après le repas iljoue , gagne, & fe retire dmlnult du couvent. omme nous defcendions a la porte de cette hötellerie, il paffa prés de nous un religieux de 1'ordre de faint Francois, que nous regardames, mon valet & moi, avec toute 1'attention qu'il nous parut mériter. II étoit monté fur un bon cheval, & accompagné de deux efclaves mores qui marchoient a fes étriers. Il portoit une robe de Iaine brune retroulfée & attacheë a fa ceinture de foie blanche cordonnée, Iaiffant voir des calecons de toile de Hollande brodés par le haut, des bas de foie bleue avec des fouliers de maroquin a talons rouges. Il avoit fur fon froc un chapeau de caftor du Canada , dont la coëffe étoit de fatin incarnat, Une fi grande propreté  298 Le Bachelier dans un religieux mendiant me parut un peu fcandaléufe; mais ayant appris que dans ce pays-la les yeux y étoient tout accoutumés , je me préparai a voir d'autres chofes qui me fur- prendroient. On me dit que ce cordélier étoit le gardien du couvent de Xalapa, qui probablement alloit faire quelque vifite a lëxtrémité de la Bourgade. Je le faluai d'un air refpeéhieux , & il me rendit le falutavec beaucoup de civilité. Je ne lëus pas fitót perdu de vue, que je ne penfai plus a lui; j'étois fort éloigné de deviner que nous fouperions enfemble ce foir-la, quand , trois heures après, il rentra dans 1'hötellerie un petit moine qui demanda Te muletier Tobie. Ils fe parlèrent un moment en particulier, après quoi ils vinrent me trouver. Seigneur, me dit le muletier en me préfentant le moine, voila un petit frère qui vient ici pour s'acquitter d'une commiilion que fon fupérieur lui a donnée. Oui, feigneur cavalier, me dit le moine , notre révérendiflime père gardien vous prie de vouloir bien lui faire 1'honneur de venir fouper avec fa révérence. Je répondis poliment au petit frère, que la propofition étoit trop agréable pour ne la pas accepter avec plaifir; qu'il pouvoit affurer fon révérendiffime fupérieur, que je m'allois difpofer a me rendre a fon monaflère : ce que  de Salamanque. 299 je fis effectivement, laiffant Tofton Sc le muletier a 1'hötellerie. Je trouvai a Ia porte du couvent le père gardien qui m'attendoit pour me conduire luimêrne a fon appartement. Seigneur cavalier, me dit-il en me faluant d'un air aifé, pardonnez a un de vos compatriotes d'avoir pris la liberté de vous inviter a fouper; mais j'ai coutume d'en ufer de la forte avec tous les cavaliers efpagnols qui pafferit par cette bourgade pour aller a Mexique. Je me fais un extréme plaifir de les reeevoir, & d'apprendre d'eux des nouvelles de ma patrie ; car je fuis natif de Bilbao, capitale de la Bifcaye, ce que mon accent vous fait aflez connoitre. Je defcends des anciens comtes de Durango qui fe font tant fignalés dans les guerres de Ferdinand contre les Mores , & dans celles de Charles-Quint dans les pays-bas. Je jugeai par ce début que le moine, malgré les vceux qu'il avoit faits, confervoit toujours le caractère bifcayen. AufiT lui répondis - je, pour flatter fa vanité, qu'a fon air noble & majeftueux, je m'étois d'abord bien douté qu'il devoït ctre un homme de condition : que cela fautoit aux yeux, & qu'enfin je me trouvois bien honoré de 1'invitation qu'il m'avoit faite. La-delfus ce religieux qui paroiffoit un homme de quarante & quelques années, m'introduifit  300 Le Bachelier dans une grande falie décorée de tableaux qui repréfentoient divers faints de fon ordre. De-la m'ayant fait traverfer une vafte cour remplie de palmiers & d'orangers, il me mena dans un corps» de-logis ifolé oü il logeoit. Pour me montrer toutes les pièces de fon appartement, il me fit pafTer par plufieurs chambres tapiffées de tapifferies de coton, & parées de buffets garnis de vafes de porcelaine. Ce bon père m'ouvrit enfuite un cabinet oü il couchoit fur une fïmple mante de laine étendue fur une natte. Comment donc, mon révérend père, m'écriai-je , eft-ce la-defïus que repofe votre révérence ? Je vous croyois un lit plus mollet. Que vous êtes bon, me répondit-il avec un fourire ! ne me trouvez-vous pas bien a plaindre ? Apprenez que je dors fur cette natte d'un fommeil plus profond que celui des inquifiteurs qui couchent fur le duvet. Admirez la force de 1'habitude. Je n'aiplus, pourfuivit-il, que ma bibliothèque a vous faire voir. En même» temps il me fit entrer dans une chambre toute nue, & dans laquelle j'appercus une vingtaine de vieux bouquins par terre, entaffés les ötiï fur les autres, mal reliés, couverts de poudre & de toile d'araignées, & fur lefquels il y avoit une guittare, quelques papiers de mufique avec quanttté de boetes de conferves. A cette vue s qui me parut avoir quelque chofe de ridicule,  de Salamanque. 301 je nëus pas peu de peine a garder mon férieux. Je réfiftai pourtant a la tentation de rire, & je fis bien ; car le révérend père y alloit de Ia meilleure foi du monde. Lorfquil fut temps de fe mettre a table, nous pafsames dans une falie, oii il y avoit trois jeunes religieux qui devoient fouper avec nous, & qu'il me préfenta en faifant leur éloge. II me vanta leurs talens : 1'un , a ce qu'il me dit, avoit la voix belle; 1'autre faifoit bien des vers, & Ie troifième favoit jouer de toutes fortes d'inftrumens. C'étoient fes courtifans & fes convives ordinaires quand il régalpit des étrangers. Ces jeunes moines , ce que j'aurois tort d'oublier-j étoient vêtus dans le goüt de leur fupérieur. Ils laiffoient appercevoir fous leurs ïarges manches des pourpoints piqués de fatin blanc; & les poignets de leurs chemifes de toile de Hollande étoient garnis de dentelles. Ce qu'il y a de plus remarquable, cëft qua lëxemple de leur gardien, ils fe difoienttous gentilshommes, foit qu'ils le fuffent véritablement, foit que ne fe connoiffant pas les uns les autres, chacun crüt pouvoir impunément s'aggréger a la nobleffe. Au refte, ils avoient de lëfprit, & leurs manières étoient plus militaires que monacales. Je fus étonné de 1'abondance des mets qui  302 Le Bachelifr nous furent fervis. II y en auroit eu affez pouf raffahër up chapitre général. Toutes fortes de groffe viande, de volaille & de gibier composèrent Ie premier fervice , & le fecond ne me furprit pas moins par la diverfité des fruits & des confitures , tant fièches que liquides, dont la table fut couverte. Je me fouviens entre autres chofes que, trouvant quelques conferves dun goüt exquis, je dis au gardien. Voila des conferves admirables ! Que vous êtes heureux mon père, d'avoir de fi habiles confifeurs dans votre couvent ! ces conferves, me répondit-il, n onr point été faites dans notre maifon. Cëft 1'ouvrage de quelques bonnes reügiemës dont le monaftère eft dans notre voifinage , & qui fe donnent Ia peine de les faire pour nous. Pendant le fouper , tous ces moines ne cefsè' rent de me faire des queftions fur Ia cour d'Efpagne. Les uns me demandoient de quel caractère étoit Ie roi; les autres, fi le nouveau miniftre, le comte duc d'Olivarès , remplagoit dignement les ducs de Lerme & d'Uzède; & le gardien fur-tout tranchant de I'homme d'importance, s'informoit fucceflivement de tous les grands fe difant de leurs maifons. Il fe vanta d'être coufin du duc d'Offone, neveu des ducs de Frias & d'Alburquerque, allié des marquis de Peguafiel &  de Salamanque. 303 d'Avila-Fuente. En unmot, il fit fa généalogie , dans laquelle il comprit modeftement les plu* grands noms de la monarchie d'Efpagne. Après le repas, quelques-uns proposèrent de jouer a la prime, & cette propofition fut généralement acceptée. On apporta des cartes. Le premier qui les prit pour les méïer, sën acquitta de bonne graee & d'un air qui marquoit bien qu'il étoit dans 1'habitude d'en manier. Nous voila donc engagés au jeu. D'abord la fortune fembla ne vouloir favorifer perfonne. Tantót elle flattoit fes compagnons ; mais enfin, elle fe déclara contre deux moines, qui, perdant leur fang froid avec leur argent, apoftrophèrent cette divinité dans des termes peu mefurés pour des religieux, & plus convenables a un tripot qua un monaftère. Le petit corps-de-logis du révérend père gardien retentiffoit encore de leurs apoftrophes, quand j'entendis fonner minuit. Alors m'adreffant a ee fupérieur, je le priai de me permettre de me retirer, lui repréfentant que j'avois une grande journeë a faire, & que je devois avant 1'aurore me remettre en chemin. II eut la politeffe de ne vouloir pas m'arrêter plus longtemps. Je pris congé de fa noble révérence, après 1'avoir remerciée de fa gracieufe récepticn] & je regagnai mon hötellerie au grand regret  304 Le Bachelier des autres moines, qui m'auroient volontiers retenu toute la nuit danslë/pérance de rattraper quelques piftoles que je leur emportois malgré leur {avoir faire. CHAPITRE XL VI. De Tarrivée de don Chérubin d Mexique, & duns quel endro'u il alla loger. II eft charmé de la femme de fon hóte , quoique rnauricaude. s que je fus de retour a mon hötellerie, je me couchai pour prendre quelque repos; mais a peine le fommeil fe fut-il emparé de mes fens que la bruyante voix de Tobie me réveilla. II étoit déja fur pied & chantoit a pleinetêteen apprêtant fesmules.Jemelevaiauflitöt, & comme j'acffevois de m nabilier on m'apporta mon chocolat; après quoi je remontai fur ma mule pour continuer mon voyage. Le muletier , ennemi du filence , le rompit bientöt. II chanta ce jour-la. des romances fur les guerres de Grenade. Enfuite il nous débita quelques hiftoriettes , les mérnes peut-être qui avoient tant fait rire fon gros père de la merci; mais elles ne firent pas fur nous un fi bon cffet. Au contraire, elles nous ennuyèrent a un point  de Salamanque. 305 point que nous trouvames le chemin plus long qu'il n'étoit. Auffi jën ferai grace aulecteur , de même que de celles qu'il nous fit efiuyer les jours fuivans. Hatons-nous d'arriver a Mexique. En entrant dans cette célèbre ville , je demandai a Tobie a quel endroit il fe propofoit de nous conduire. Dans le quartier de lanobleffe, me répondit-il; dans une hötellerie oü logent ordinairement les gentilshommes qui viennent dEfpagne, chez un efpagnol natif de Carmona prés de Séville, & qui fe nomme maitre Jeróme Moralès. Se voyant fans bien dans fa patrie, il la quitta pour venir a Mexique oü il tient hötellerie avec une jeune indienne qu'il a époufée, & qui fait tomber des pluies d'or dans fa maifon. Gare le more, s'écria Tofton en faifant un éclat de rire ! Oh , il n'y a point ici de more a craindre , lui repartit le muletier; Moralès loin de reffèmbler a votre höte de la Vera cruz, nëft nullement jaloux, quoiqu'il ait pour femme une indienne des plus appétiffantes. Vous avouerez , quand vous 1'aurez vue, qu'il y a des faces bafannées qu'on peut envifager fans horreur. Sur cepied-la,dis-je au muletier, fon cabaret ne doit pas être mal achalandé. II ne lëft pas non plus, répondit Tobie. II y va tous les jours d'honnêtes gens, moins pour boire que poiw V  $o6 Le Bachelier' la voir. Elle les regoit dun air fi affable, qu ils en font enchantés; & les converfations qu'ils ont avec elle ne manquent guère d'être fuivies de préfens ; ce qui plait fort k Moralès , qui eft ravi de pofféder une jolie femme & de voir qu'on la cajole. Ce difcours me frappa , & me fit fouhaiter d'être a 1'hótellerie pour le vérifier par mes propres yeux, ne pouvant me mettre dans lëfprit qu'une indienne fütcapabledecharmer des européens. Maitre Tobie fecondantl'impatience que je marquois d'arriver chez Moralès, nous fit doubler le pas. II nous mena dans la rue de 1'Aigle, oü il ne demeure que des gentilshommes & des officiers de la chancellerie. Nous •defcendïmes k la porte d'une maifon qui avoit pour enfeigne un ferpent avec ces paroles : Al bafilico, buena cuma, aubafilic , bon gite. Parbleu, dis-je en moi-même , cette enfeigne me paroit affez plaifante : il femble quëlle ait été faite pour ayertir les étrangers qu'il y a du danger pour -eux k loger dans cette hótehërie; mais je trouvois le péril trop agréable pour en être effrayé. Malgré tout ce que Tobie m'avoir. dit de rhóteffe, au lieu de craindre ce bafilic, je mëxpofai fanshéfiter k fes regards. Je les foutins d'abord impunément. Je dirai plus , fon tein bafané me déplut, Néanmoins je  de Salamanque. 307 m'y accoutumai bientöt. Que d%-je? elle me facina les yeux infenfiblement par des manières aifées & toutes gracieufes ; de forte qu après un quart-d'heure de converfation , je fentis que les cceurs n'étoient pas moins en danger avec de pareilles indiennes , qu'avec les beautés de Madrid les plus redoutables. Elle reffembloit un peu a k Gitanilla dont j'ai parlé dans' le premier volume de ces mémoires; je dis un peu , car f indienne étoit encore plus piquante. II eft vrai que lorfqu'elle s'cffrit a ma vue, elle étoit ajuftée d'une f.icon qui donnoit un grand reliëf a fes charmes. Elle portoit une juppe de toile de la Chine , chamarée d'argent, avec un ruban couleur de feu, dont les bouts ornés d'une frange d'or , defcëndoient, jufqu'en bas devant & derrière. Elle avoit par-delfus une chemifette de la même toile a manches larges, brodée de foie rouge, mélée d'argent & lacée avec de lacets d'or. Ajoutez a ceja une ceinture de foie bleue, & enrichie de pierres précieufes, un collier , & des bracelets de perles, avec des boucles d'oreilles de diamans fins. II eft conftant qu'il étoit difficile de la voir dans eet état fans émotion , ou plutöt fans 1'aimer. Je penfai m'y laiffer prendre moi-même. Du moins il eft certain que le premier jour je ne fus occupé que de fes appas qui s'obfti- V 2 1  300* Lj^ BACHELïEÏÏ nèrent toute la nuit a fe préfenter a mon efprit J mais ma raifon , plus opiniatre encore que fon image, mëmpêcha de céder a mes tendres mouvemens. Hé bien, mon ami, dis-je a Tofton le lendemain, que penfes-tu de notre höteffe? T'a-t-elle un peu reconcilié avec les indiennes? Parfaitement, me répondit-il. Tobie avoit bien raifon de dire que je jugerois autrerTient que je ne faifois. Hier au foir je fatiguai les mufcles de mes yeux a force de lestendre en contcmplant la femme de Moralès. Quëlle éveillée ! je ne pouvois me raffafier de fa vue, & fon peut dire quëlle a changé mon goüt du blanc au noir. chapitre xlvii. Don Chérubin va voir Ie palais du vice-rol. 11 trouve don Juan de Salzedo qui It reconnou. Du bon accuell que lui fit ce fecrétaire, & de la première converfation quils eurent enfemble, & dont Chérubin fut extrêmement flattc', «Je me fentois une fi vive impatience de voir la ville , & principalement le palais du vice-roi, que pour avoir cette fatisfaction, je fortis dans la matinée avec mon valet. Moralès voulut  DE : S A L A M A N Qgpr E. 3c9 fibolurfïent m'accompagnerpour répondre, difoit'A% aux queftions que je pourrois avoir envie de lui faire par currofité. Je me lauTai conduire par un fi bon guide. II me fit traverfer le marché, qui eft la place la plus sonfidérable de Mexique , & dont'tout un cóté eft bati en arcades, fous lefquehëson voit des boutiques pleines de toutes fortes de rriarchandifes. Comme je'regardois de toutes parts, j'appereus une grande maifon. Je demandai a qui elle appart&noit : cëft le palais du vice-roi, me dit mon hóte. Vous le voyez tel que Cortez le fit batir fur les ruines de celui de Montezume. Eft-il poffible, mëcriai-je avec étonnement. que ce foit la ce pafais dont j'ai tant de fois entendu vanter la magnificence ? Il y a des hotels auffi beaux dans toutes les grandes villes d'Efpagne. Je mëtois attendu a un batiment plus fuperbe. Vous vous trompez , reprit Moralès , ce nëft point ce pal ais dont les voyageurs font de fi belles defcriptions ; cëft de celui qui a été réduit en cendre. On alfure qu'il pouvoit paffer póur une nouvelle merveille du monde. Quelle exagération,. mëcriai-je encore ! je veux bien croire que les murs, comme difent ees meffieurs; é'oient faits d'une maconnerie mêlée de jafpe , & d'une certaine autre pierre noire . fur Iaquelle il paroiflbit des veines rouges  gio "Lm Bachelier & auffi brillantes que des rubis. Je cröis "bletï encore que les toits étoient parquetés de cédres & de cyprès ; mais je ncpuis ajouter foi aux chofes extraordinaires qu'ils rapportent de lëmpereur Montezume, pour égayer apparemment leurs letèeurs. Ils difent, par exemple, qu'il avoit dans fon férail plus de deux mille femmes, dont il y en avoit toujours pour lè moins deux cents enceintes en méme-temps : miféricorde , s'écria Tofton en éclatant de rire, il en avoit donc encore plus que Salomon. II n'y a rien ladedans qui doive vous étonner, dit alors Moralès, puifque Montezume pouvoit en avoir plus de trois mille , étant en droit d'enlever lés filles des principaux indiens quand elics lui plaifoient En nous entretenant ainfi, nous nous approchames du palais. II y avoit a la porte quelques foldats qui laiffoient paffer librement tout le monde. Nous entrames dans une cour fpacieufe & quarrée pour aller gagner un large efcalier qui conduifoit a 1'appartement du vice-roi. Nous fuivimes plufieurs cavaliers qui alloient au lever de ce feigneur. Nous traversames avec eux trois ou quatre chambres ornées de riches ameublemens, & nous parvinmes jufqu'a celles oü le comte fe faifoit habiller par fes valets-de-chambre, Nous nous rangeames tous trüs dans un  de Salamanque. 311 coin d'oü noas pouvkms facilement obferver tout. Je m'aftachai d'abord a confidérer Ie maïtre , qui me parut un homme de cinquante ans. II' poffédoit au fupréme degré la gravité efpagnole. II avoit des cheveux plats, des fourcils noirs & fort épais, 1'air farouche & terrible. Néanmoins je fis une remarque affez fingulière, pendant qu'il s'entretenoit avec des gentilshommes qui lui faifoient leur cour : il fourioit de tempsen-temps, & toutes les fois que cela arrivoit, il devenoit tout - a - coup fi different de luimême , qu'il fembtoit avoir deux vifages. Enfin , lorfqu'il étoit férieux , il faifoit peur ; & dès qu'il prenoit un air riant, il paroiffoit tout agréabfe. L'entretien qu'il avoit avec fes gentilshommes, fut interrompu par 1'arrivée de fon fecrétaire, dans lequel je reconnus don Juan de Salzedo mon ancien ami. II tenoit a la main un gros paquet de papiers; vieille politique desminiftres d'Efpagne, qui, pour paroïtre accablés d'affaires , fe montrent toujours hériïfés de paperaffes. Le vice-roi ne 1'eüt pas fitót appergu, qu'il alla au-devant de lui. Ils fe retirèrent tous deux prés d'une' fenêtre , & fe parlèrent prés d'un quart-d'heure en particulier. Pendant ce* temps-la, je fis une obfervation qui s'accordoit  312 Le Bachelier avec ce que m'avoit dit Tobie, Sc qui marquoit bien 1'afcendant que Salzedo avoit fur lëfprk du comte. Je ne fais de quoi il s'agiffoit entrëux; mais il me fembla que fon excellence écoutoit fon fecrétaire avec complaifance, & quëlle applaudifoit a fes difcours. Je réfolus de ne pas fortir du palais fans avoir falué don Juan. Dans ce deflein j'allai 1'attendre fur fon paffage dans 1'anti-chambre , fort curieux de voir 1'accueil qu'il me feroit. Je doutois qu'il regut affectueufement un homme qui n'avoit pas voulu a Madrid profiter de fes bontés. Je doutois même qu'il dégnat me reconnoïtre. Cependant fes yeux ne mëurent pas plutot démêlé dans la foule, qu'il s'approcha de moi, & m'adreffant la parole d'un air riant : je ne crois pas me tromper, me dit-il, vous êtes don Chérubin de la Ronda. Je lui répondis que j'étois charmé qu'il fe fouvint encore de moi. Je ne vous ai point banni de ma mémoire , me répliqua-t-il, tantuti abefl ! de votre cöté, pourfuivit-il, vous ne devez par avoir oublié que je vous aimois en Efpagne. Je me rappelle ce temps avec plaifir , & je fens renaitre , en vous revoyant, toute 1'amitié que j'avois pour vous. Touché , pénétré de 1'affeccion qu'il me témoignoit, je voulus me répandre en difcours reconnoifTans; mais il me coupa Ia parole , &  de Salamanque. 31? me tirant a part : don Chérubin , continua-t-il d'un voix baffe , laiffons - la les complimens : vous favez bien que je fuis homme réel, quoique j'aie été toute ma vie a la cour. Parlez-moi confidemment. Que venezvous faire a Mexique ? Je crois le deviner : auri facra fames. Nëft-ce pas ? avouez-le-moi hardiment; je fuis en état de vous réconcilier avec elle. J'ouvris encore Ia bouche pour remercier le fecrétaire de fa générofité , & il me la ferma une feconde fois, en me difant: Je ne puis m'arrêter avec vous plus long-temps. J'ai des affaires preffantes qui m'occuperont le refte de la matinée. Venez me revoir tantöt nous nous entretiendrons a loifir. Vale. En crachant ce mot latin , qu'il accompagna d'une vive accolade, il me quitta pour aller travailler , me lahTant tranfporté de joie de la réception qu'il venoit de me faire. Toutes les perfonnes qui en avoient été témoins , regardant Salzedo comme un vice - roi en fecond, envièrent mon bonheur , & jugèrertt que je devois être un efpagnol de diftinction, puifque le feigneur don Juan m'avoit fait 1'honneur de mëmbrafler. Mon höte mën fit compliment, & en eut plus de confidération pour moi. A 1'égard de Tofton, il en étoit dans un raviffement iaexprimable : monfieur, me dit-il, en  3i2 Le Bachelier avec ce que m'avoit dit Tobie, & qui marquoit bien 1'afcendant que Salzedo avoit fur fefprit du comte. Je ne fais de quoi il s'agilfoit entrëux; mais il me fembla que fon excellence écoutott fon fecrétaire avec complaifance, & quëlle applauditoit a fes difcours. Je réfolus de ne pas fortir du palais fans avoit falué don Juan. Dans ce deffein j'allai 1'attendre fur fon paffage dans 1'anti-cliambre , fort curieux de voir 1'accueil qu'il me feroit. Je doutois qu'il recut affecTueufement un homme qui n'avoit pas voulu a Madrid profiter de fes bonte's. Je doutois même qu'il dégnat me reconnoïtre. Cependant fes yeux ne mëurent pas plucöt démêle' dans la foule, qu'il s'approcha de moi, & m'adreffant la parole d'un air riant : je ne crois pas me tromper, me dit-il , vous êtes don Chérubin de la Ronda. Je lui répondis que j'étois charmé qu'il fe fouvint encore de moi. Je ne vous ai point banni de ma mémoire , me répliqua-t-il, tantum abeft ! de votre cöté, pourfuivit-il, vous ne devez par avoir oublié que je vous aimois en Efpagne. Je me rappehë ce temps avec plaifir , & je fens renaitre , en vous revoyanr, toute 1'amitié que j'avois pour vous. Touché , pénétré de 1'affecëion qu'il me témoignoit, je voulus me répandre en difcours reconnoilfans ; mais il me coupa Ia parole , &  de Salamanque. 31? me tirant a part : don Chérubin , continua-t-il d'un voix bafle , laiffons - la les complimens : vous favez bien que je fuis homme réel, quoique j'aie été toute ma vie a la cour. Parlez-moi confidemment. Que venez vous faire a Mexique ? Je crois le deviner : auri facra fames. Nëft-ce pas ? avouez-le-moi hardiment; je fuis en état de vous réconcilier avec elle. J'ouvris encore la bouche pour remercier le fecrétaire de fa générofité, & il me la ferma une feconde fois, en me difant: Je ne puis m'arrêter avec vous plus long-temps. J'ai des affaires preffantes qui m'occuperont le refte de la matinée. Venez me revoir tantót nous nous entretiendrons a loifir. Vale, En crachant ce mot latin , qu'il accompagna d'une vive accolade, il me quitta pour aller travailler , me laiffant tranfporté de joie de la réception qu'il venoit de me faire. Toutes les perfonnes qui en avoient été témoins , regardant Salzedo comme un vice - roi en fecond, envicrent mon bonheur ,& jugèrent que je devois être un efpagnol de diftinction , puifque le feigneur don Juan m'avoit fait 1'honneur de mëmbraffer. Mon hóte mën fit compliment, & en eut plus de confidération pour moi. A 1'égard de Tofton, il en étoit dans un raviffement inexprimabls : monfieur, me dit-il, en  314 l e Bachelier retournant a l'hótellerie, nëtes-vous pas^bierraife préfentement dëtre venu aux Indes? Que ne devez-vous pas vous promettre de Tamitic du feigrreur don Juan ? Vous pouvez vous flatter que par fon crédit... Hé ! quëlles efpérances, interrompis-je, mon ami, veux-tu que je ooncoive ? Tu fais que je fuis afTez riche pour devoir me contenter de ce que j'ai. Non, non, me répliqua-t-il, abondance de bien ne nuir pas. D'ailleurs, fongez que vous avez une fille,. Vous ne fauriez amaffer trop de richeffes pour en faire une grande héritière. chapitre xlviii. De la vifite qu'il rendit taprès-dlner a don Juande Sal$edo , & de Jon fecond entretien avec lui. Quel en fut le fruit. Don Chérubin de la Ronda efi repugouverneur de don Alexis fils du vice-roi. Joie de Tofton en apprenant cette agréable nouvelle, «Je ne manquai pas de me rendre au palais du vice-roi 1'après - midi. On m'y enreigna le logement du feigneur de Salzedo, & j'allai me préfenter a Ia porte. J'y trouvai un valet-dechambre , a qui je nëus kpas plutót appris'  de Salamanque. 31? mon nom , qu'il me dit d'un air refpedueux : feigneur, mon maitre vous attend dans un cabinet oü je vais vous conduire. En même-temps 11 me fit traverfer cinq a fix chambres pour le moins , toutes plus fuperbes les unes que les autres; car 1'appartement du fecrétaire étoit auffi richement meublé que celui du viceroi , & peut-être même davantage. On y voyoit une infinité de tableaux des meilleurs peintres d'Italie, avec les plus beaux ouvrages de plumes de mechoacan & de poils de lapins. Enfin, mon guide m'ouvrit la porte d'un cabinet oü don Juan étoit feul & affis fur un fopha de foie de la Chine. D'abord qu'il me vit, il fe leva pour venir mëmbraffer , en me difant: Mon cher don Chérubin, je vous attendois avec impatience, pour favoir de vous pourquoi vous êtes venu dans ce pays-ci, & pour vous affiirer de nouveau que fi vous êtes mal dans vos affaires , vous ne le ferez pas long-temps : en un mot je me charge de vous faire a Mexique un fort agréable. Je fuis, lui répondis-je , auffi fenfible que je dois 1'étre a vos bontés mais ce feroit en abufer, fi je vous difois que lënvie de m'enrichir m'amène a Mexique. Non , feigneur, quoique je n'aie qu'une fortune médiocre jyen fuis fatisfait, & le feul defir de voir la nouvelle Efpagne mën a fait entreprendre le voyage.  |V<5 Le Bachelier Vos fentimens font un peu trop philofophfques, répliqua don Juan. N'avoir que le bien dont on a précifément befoin pour vivre, ce nëft pas être a fon aife ; & la nécefïïté de ne faire qu'une certaine dépenfe, eft trifte pour ün homme du monde, pour peu qu'il foit généreux. Croyez-moi, confervez ce que vous avez déja . & ne dédaignez pas les nouvelles faveurs que la fortune s'apprête a répandre fur vous par mon miniftère. II mëft venu une idéé, ajouta-t-il, qui vous fera très-utile. Je veux vous placer. .. Ne me propofez pas, interrompis-je affez brufauement, une place dans vos bureaux. Ma vivacité fit rire Salzedo : non, non , reprit-il 5 je fais bien que vous n'aimez point les poftes de commis. Je vous en deftine un autre qui vous conviendra mieux. Cëft celui de gouverneur du jeune don Alexis , fiis unique du vice-roi, Laiffez-moi vous ménager cela. Dès aujourd'hui je parlerai a fon excellence , & j'oferois vous répondre du fuccès de cette affaire. Comme je m'étois accoutumé a 1'indépendance, & que je me trouvois alors en éiat de me paffer du miférable emploi de gouverneur dënfant, je ne fus point ébloui du projet de Salzedo. J'allois même lui dire avec franchife quelle étoit rna penfés la-deffus; mais ce qu'il  r> v. Salamanque. 317 ajouta me fit garder le filence , & me parut mériter quelqu'attention. Ne vous imaginez pas, me dit-il, que je vous propofe un mauvais parti. Je fais , comme vous, qu 'a Madrid & dans les autres villes d'Efpagne , ce nëft pas un trop bon métier que celui de gouverneur, & que ces memëurs gagnent a peine de quoi së-ntrctcnir , fur-tout quand ils ont la folie de vouloir porter de riches habits. A dieu ne plaife que je fois tenté de vous procurer ici un pareil établiflement ! ce ne feroit pas vous rendre un grand fervice. Mais daignez më'couter jufqu'au bout. Je prétends en vous faifant confier la conduite de don Alexis, que vous foyez fur un autre pied chez le vice-roi. Je veux qu'on vous y regarde comme un mentor , & qu'on vous traite avec diftinóVion. En un mot, vous y ferez confidéré, aimé, refpecTé , & vous aurez des appointemens confidérables, fans compter les profits qui vous reviendront tous les ans par mes foins. Le fecrétaire Salzedo mën dit tant , qu'il me perfuada ï je ne puis , lui dis-je, tenir contre de fi flatteufes prorneffes; & ce qui me plait encore plus que tout le refte , cëft de vous voir prendre tant d'intérêt a ma' fortune. II nëft plus queftion que de favoir fi j'aurai le bonheur de plaire a fon excellence. Cëft de quoi je ne fuis  318 Le Bachelier nullement en peine interrompit don Juan. Le portrait que je lui ferai de vous , ne manquera pas de le prévenir en votre faveur , & votre figure ne gatera rien. Revenez, ajouta-t-ilrcvenez ici demain , & je vous préfenterai a monfeigneur après fon diner. Telle fut Ia feconde converfation que jëus avec mon ami Salzedo, qui me dit le jour fuivant quand je 1'abordai : votre affaire eft faite; vous êtes gouverneur de don Alexis. Le comte de Gelves vous donne un logement au palais avec douze cents piftoles tous les ans pour vos honoraires. Outre cela, quand vous voudrez aller en vifite ou a la promenade, il y aura toujours deux laquais & un carrofïe a vos ordres. En vérité , feigneur don Juan, mëcriai - je a ces paroles, je fuis confus des marqués d'amitié que vous me donnez. Oh, ce nëft pas tout encore , reprit-il ; je ne ferois pas content de moi , fi je bornois la lënvie que j'ai de vous «bliger. Je compte de joindre chaque année a vos appointemens deux mille écus pour le moins qui vous reviendront du commerce que nous faifons fon excellence & moi , tant en Efpagne qu'aux Philippines, & dans lequel je vous intérefferaL Ah ! cën eft trop , lui dis-je ! Quai-je fait pour mériter tant de bontés, & «omment pourrai-je les reconnoïtre? En m'ai-  DE S A L A M A N Q ü £. 3 19 mant autant que je vous aime , répondit-il, cëft tout ce que jëxige de votre reconnoiffance. Mais, pourfuivit-il, en changeant de difcours, allons voir monfeigneur, il eft dans fon cabinet oü il doit avoir fait la fiefte. Saihffons • ce moment. II me conduifit aufïitöt jufqu'a la porte &' lorfque nous y fümes, il me dit : attendez-la un inftant. A ces mots, il entra feul dans un cabinet, oü il demeura pres d'un quart-d'heure; enfuite étant revenu a moi , il me prit par la main , & m'introduifit. Le vice-roi me parcourut des yeux depuis la tête julqu'aux pieds, & le coup d'ceil me fut favorable : je crois , me dit fon excellence, d'un air de bonté , que Salzedo ne m'a point furfait. Vous avez une phyfionomie qui confirme féloge qu'il m'e Salamanque. 371* moines, fi vousenexceptezceuxde notre ordre , fortirent de Téglife, en étouffant de rire, &plus fatisfaits que fi j'eufïe parfaitement bien prêché. Un coup d'effai fi malheureux ne me découragea point. Au contraire , pour réparer mon honneur, je m'armai d'audace, & trois mois après je remontai dans la méme chaire d'oü j'étois fi défagréablement defcendu. Ceux de mes auditeurs qui avoient été témoins du tour que ma mémoire m'avoit joué la première fois, s'attendoient peut-être encore a me voir demeurer court, & a rire fur nouveaux frais a mes dépens; mais ils furent trompés dans leur attente. Ma mémoire me fut fidéle, & je fus généralement applaudi. Que dis-je ? onme trouva toutes les parties de l'orateur ; & dès ce jour- la , je fus mis en paraüèie avec les plus fameux prédicateurs efpagnols. Ce qui prouve bien qu'on peut fe mettre en réputation a peu de frais. Cela me fitredoubler mes efforts pour mériter les: louanges qu'on me donnoit, Sc que malgré mor» amour - propre je fentois bien que je ne méritois pas. Je compofai d'autres fermons dont mes auditeurs furent fi contens, que mon nom devint plus célèbre de jour en jour. Je jouiffois a Cadix de 1'eftime générale de fes habitans , lorfque Ie père Ifidore recut une lettre de 1'Amérique. Le prieurde Saint-Jacques A a 2  372 L e Bachelier5 de Guatlmalale prioit de lui envoyer deux habilea prédicateurs pour foutenir la réputation de notre ordre en ce pays-la. Je fouhaitai d'être un des faints ouvriers qu'on y demandoit; ce fut moins a Ia vérité par un zèle apoftolique, que par Temde qu'il me prit de voir ces belles régions conquifes par les armes efpagnoles. Je puis dire que ce ne fut pas fans répugnance que le père Ifidore me permit d'aller aux Indes , n'ayant pas alors dans fa communauté de fujet qui me valut. Cependant il eut la bonté de fe rendre a ma prière, a condition que je reviendrois en Efpagne après quelques années. Je fortis donc du port de Cadix avec Ie père Boniface de Tabara, qui me fut donné pour compagnon. Le vent nous fut toujours favorable jufqu'a la Havane, d'oü nous primes Ia route de Carthagène; de-Ia nous nous rendimes a Porto-Bello dans le tems de Ia foire, qui, fans contredit, doitpaffer pour Ia plus belle qu'il y ait au monde. Le concours prodigieux de marchands d'Efpagne & du Pérou , dont les uns viennent pour acheter, & les autres pour vendre des marchandifes, offre aux yeux un fpeétacle trés - amufant. Pour moi, ce que je trouvai plus digne d'être regardé, ce fut le nombre des muiets , que je vis arriver de Panama, chargés de barres & de lingots d'argent. Dans un feul  de Salamanque. 373 Jour j'en comptai jufqu'a deux cents qui fureiit déchargés dans la place publique, ce qui corapofoit des monceaux de lingots qui réjouilfoient ïa vue de meffieurs les intéreffés. Nous ne nous arrêtames pas long-tems a Porto-Bello. Nous remïmes a la voile pour Venta de Cruzez, puis pour Panama , d'oü nous gagnames le port des Salines, & enfuite Cartago. De-la , nous allames a la ville de Grenade, autrement appelée le jardin de Mahomet, d'oü nous ne tardames guère a nous rendre au port de Realejo fur la mer du fud, & peu de jours après nous arrivames au port de la Trinité. J'interrompis affez brufquement Caramboia dans eet endroit : ho , que diable, lui dis-je, monfieur le licencié , vous me faites une relation de voyageur. Ne me nommez pas, je vous prie , tous les lieux par oü vous avez paffé. Je vous en quitte. Je ne fuis curieux que d'entendre vos aventures. Ainfi, ne faites, s'il vous plak, qu'un faut du port de la Trinité a Saint-Jacques de Guatimala ; car , felon toutes les apparences , cette dernière ville eft le théatre des principaux exploits que vous avez a me raconter. Monfieur le bachelier, me répondit-il en fouriant, vous avez tort de vous plaindre. Pour éviter la prolixité , & pour ferrer ma narration , j'ai fupprimê lgs tempêtes tk les autres périls que j'ai effuyés»,  374 Bachelier 3e vous al même fait grace des defcriptions qué j'aurois pü faire des lieux dont je ne vous ai dit lïmplement que les noms, & qui feroient peutêtre plus intéreffantes que mes propres aventures. Allez, vous m'avez interrompu mal-apropos. Mais enfin , pourfuivit - il , puifque vous le voulez abfolument, je vais vous faire un faut de vingt-cinq lieues, envous tranfpórtant tout-a-toup a Guatimala. Permettez-moi feulement auparavant de vous dire une particularité des plus fingulières : la voici. Auprès de la ville de ta Trinité on voit dans un endroit fort bas fortir de la terre fans difcontinuation une épaiffe & noire fümée , mêlée quelquefois de foufre & de tourbiüons de feu. On dit que quelque voyageurs curieux d'en découvrir la caufe , ayant eu 1'imprudence de s'enapprocher de trop prés, avoient été renverfés par terre a demi-morts. Les gens du pays alTurent qu'a certaine diftance on entend des cris comme de perfonnes tourmentées, & que ces cris font accompagnés d'un bruit de chaines de fer ; ce qui fait donner Ie nom de louche d'enfer a eet horrible gouffre. Venons préfentement a Guatimala, continua le père Cyrille , je ne veux pas vous faire languir plus Iong-temps. Nous y arrivames donc le père Bonifage & moi, Ce qu'il y a de  de Salamanque. 175" plus plaifant, c'eft que nous cherchames d'abord la ville dans fa ville même, Aucunes murailles, aucunes portes ne s'offrirent a fon entree. Quelques maifons couvertes de chaume ou de tuiles fe préfentèfent feulement a nos yeux. Surpris de voir une ville qui répondoit fi mal a 1'idée que je m'en étois formée, je dis a mon camarade : Père,'a votre avis, n'avons-nous pas fait une belle équipée d'avoir quitté la ville de Cadix, oü nous étions fi bien, pour venir prêcher icïr A juger des ckoyens par leurs habitations , nous n'allons avoir pour auditeurs que de Ia canaille*. Eft-ce la cette célébre ville de Guatimala ? •cette capitale d'un pays de trois cents lieues d'étendue, & oü il y a , nous a-t-on dit, une audience royale indépendante de celle de Mexique, avec un premier préfïdent, qui , fans avoir le- titre de vice - roi, en a toute 1'autorité : c'eft ce que je ne puis concevoir. Ni moi non plus , difoit le père 'Boniface; peu s'en faut que je ne croie qu'on s'eft mocqué de nous. I ol Notre étonnement toutefoisnefutpas de longue durée. Lorfque nous fümes au-dela des maifons couvertes de ehaume, nous en Sppercümes de plus belles, & entr'autres deux fuperbes édifices, qui font dans le fauxbourg faint Dominique , c'eft-a-dire , le couvent des jacobins, & le  37<* Le Bachelier monaftère des filles de la conception. Ce dernier, fut-tout, entouré de hautes murailles qui forment une enceinte d une immenfe étendue, arrêta long-tems nos regards. II nous, fembloit voir une ville particulière renfermée dans celle de -Guatimala. Auffi compte-t-on dans cette maifon jufqu'a mille filles, tant religieufes, & penfionïiaires, que négrefïes qui font a leur fervice. A mefure que nous avancions dans cette capitale, nous découvrions des maifons qui lui faifoient plus d'honneur que les premières. Enfin, nous nous préfentames a la porte du couvent denos pères, qui nous recurent comme deux perfonnages dont Parriye'e leur étoit très-agréable, le père Valentin Tiraquello, qui en étoit alors prieur, n'eüt pas fitöt lü la lettre que je lui rernis de la part du père Ifidore, qu'il nous fit mille amitiés , & principalement a moi, paree que la dépêche contenoit un magnifique éloge du père Cyrille.-On nous régala parfaitement bien , & l'on nous laiffa repofer quelques jours. Pendant ce tems - la, le bruit courut dans la ville qu'il venoit d'arriver d'Efpagne deux grands prédicateurs. II n'en fallut pas davantage pour mettre en mouvement toutes les families efpagnoles, 8c fur-tout les femmes. Quand les verrons nous, s'écrioit 1'une ? Que j'ai d'impa„tierjee, difoit 1'autre ,jd'entendre ces nouveaux  DE S AL A M'A N Q U E. apotres ! Père Cyrille , me dit un jour notre prieur, je ne puis réfifter plus long-tems a Ia curiofité du public. Les gentilshommes, les officiers de Paudience , les bourgeois , toute la ville fouhaite avec ardeur de vous voir en chaire , pour juger fi vos talens répondent a votre renommee. Ils me preffent de leur accorder cette fatisfaction , & je n'ai pü me défendre de leur promettre qu'ils Pauront inceflamment. Je tiendrai votre promeffe, lui dis-je , mon révérend père; je prêcherai , fi vous voulez , dès demain dans notre églife pour les contenter. CHAPITRE L IX. Le père Cyrille préche au content ement d'un nombreux auditoire J le lendemain il va diner che% Vévêque de Guatimala. 11 refoit des honneurs. Sa vifite che^ plufieurs religieufes ; collations & concert qu'elles lui donnent. Entretien particulier de Vevêque avec lui ; Jujet de eet entretien. I_»E prieur me voyant dans cette difpofition, envoya fur le champ dans les principales maifons , avertirque le réve'rend père Cyrille débuteroit Ie lendemain aux jacobins. Cette nouvelle fe répandit aufïitót dans Guatimala j fi bien que notre  $7* L e Bachelier églifeJe trouva Je lendemain remplie de tout ce qu'il^ y avoit d'honnêtes gens dans la ville. D'un cöté 1'auditoire étoit honoré de la vénérable préfence de don Francois de Caftro, évêque de Guatimala ; & de 1'autre , de tous les officiers de la chancellerie, depuis le premier préfident jufqu'au greffier, fans parler des pnncipales dames de la ville qui s'étoient parées magnifiquement. Dès qu'on me vit' en chaire, il s eleva dans I'affiemblée un petit murmure qui me parut un effet de ma figure depigmée, car on prend garde a tout; mais je neus pas achcvé mon exorde , que ce bruit défagréable fut fuivi d'un plus flatteur; & chacun oubliant, pour ainfi dire, qu'il me voyoit, me prêta fon attention. Si j'avois eu le bonheur de plaire a Cadix, je plus encore davantage a Guatimala. Pour tout dire , en un mot, j'emportai le fuffrage de mes auditeurs, & gagnai 1'eftime de I evéque, qui m'envoya le lendemain matin inviter a diner avec le prieur au palais épifcopal. Ce bon prélat, qui, tout feptuagénaire qu'il étoit n'avoit pas encore un air d'antiquité, m'accabla de complimens. Ilfélicita le père Valentin, d'avoir un fujet auffi capable que je 1'étois de faire honneur al'ordre de faint Dominique. Jugez fi les louanges de monfeigneur chatouilloient ua  de Salamanque. 370* 'Cceur bifcayen. Je les favourois intérleurement; mais plus je fentois ma vanité flattée , plus j'affeétois de paroitre modefte, ainfi que font tous les auteurs a qui l'on donne des louanges en face. Outre l'eitime de ce prélat, je m'attirai celle des grands officiers de 1'audience, qui me louèrent tous unanimement, de manière qu'il fut décidé que le petit père Cyrille étoit le coriphée des frères prêcheurs dans les Indes. Je ne plus pas feulement aux perfonnes du monde, ma réputation perca les murs du monaftère de la conception. Les religieufes voulurent m'entendre , Sc je les charmai. Quelques-unes d'entr'elles m'écrivirent pour me témoigner jufqu'a quel point elles étoient contente de mon fermon, Sc pour m'inviter a les aller voir ala grille; ce que je ne manquaï pas de faire, lorfqu'on m'eüt dit qu'a Guatimala , de même qu'a Mexique, les moines fréquentoient librement les religieufes : qu'elles s'entretenoient avec eux aux parloirs, & leur donnoient quelquefois des collations entremélées de mufique. Ce qui m'arriva dès Ia première vifite que ja fis a celles de ces dames qui m'avoient écrit.des lettres oblïgeantes. Elles me régalèrent de confitures, & me firent entendre de très-belles voix, entr'autres celle de la jeune mère dona Angela de Montalvan, fille d'un officier de 1'audience, Sc Ia  580 Le Bachelier perfonne du monde, peut-être du plus rarfi mérite. On voit peu de femmes qui n'aient avec une grande beauté une taille défectueufe, ou bien un efprit borné; mais on peut dire que la nature en formant dona Angela, en avoit voulu faire un ouvrage parfait. II eft confbnt que cette religieufe, qui commencoit a peine fon cinquième luftre, étoit une fille incomparable. Elle favoit la mufique a fond, & joignoit a une voix raviffante un génie fupérieur. Elle m'adrefTa deux ou trois fois la parole fi fpirituellement & d'un air fi gracieux, que je crus entendre & voir un ange. Elle m'enchanta les yeux & les oreilles. Je fortis du couvent de la conception, & m'en retournai au notre, fortoccupé de la politeffe des religieufes, & peut être un peu trop du mérite de la jeune religieufe dont je viens de parler. Hé bien, père Cyrille, me dit notre prieur, êtesvous content de nos voifines? J'ai fujet del'être, lui répondis - je, Ces dames m'ont régalé de confitures & d'un concert qui a été merveilleufement bien exécuté. Je n'en doute pas, reprit le père Valentin; fur tout fi la mère de Montalvan s'en eft mêlée. Oui vraiment, lui dis-je, elle y a chanté, Sc j'ai trouvé fa voix admirable. Vous devez, répliqua -1 - il, avoir  de Salamanque. %ti remarqué auffi que cette fille eft pourvue d'une beauté peu commune. C'eft a quoi je n'ai pas pris garde, lui répartis-je d'un air hypocrite. Je ne me fuis attaché qu'a lecouter; ce qui n'étoit pas exactement vrai: car fitöt que mes oreilles avoient été frappées des fons touchans de la voix d'Angela, je n'avois plus regardé que cette religieufe, mais je n'ofai lui avouer que j'avois fait cette obfervation, de peur que je ne lui paruffe avoir pris trop de plaifir a Ia faire. Je fuis fiché, reprit Ie prieur, qui étoit un homme fimple & naturel, que vous n'ayez pas confidéré avec attention la mère de Montalvan , vous auriez vu un vifage célefte. Le feigneur don Franeois de Caftro notre évêque a pour elle une confidération toute particulière. II va fouvent la voir, & il lui envoie tous les jours des préfens. On le foupconneroit d'en être amoureux, fi fa vertu confommée & fon age avancé, ne mettoient pas fa grandeur a couvert de ce foupcon : mais on rend juftice a ce vénérable prélat, & toute la ville eft perfuadée comme moi, qu'il n'a pour cette dame qu'une amitié pure & délicate. Si je n'euife pas connu le père Valentin pour un homme incapable de médire de fon prochain , & fur - tout de fon évêque, j'aurois cru qu'il ne parloit pas férieufement; néanmoins  $8* L e Bachelier il penfoit ce qu'il difoit, tant il avoit bonne opp nion de la vertu de monfeigneur. Deux jours après avoir été chez les religieufes de la conception, je vis entrer dans ma chambre un gentilhomme envoyé par le prélat pour me dire que fa grandeur fouhaitoit de me parler. Je me rendis d'abord al'évêché, oü le feigneur don Francois m'ayant fait entrer dans fon cabinet, me tint des difcours obligeans &flatteurs; puis tout-a-coup changeant de matière : père Cyrille, j'ai befoin de vous, me dit - il, pour réuffir dans un deffein que je médite. Je me flatte que vous ne me refuferez pas votre fecours. Je vais vous dire de quoi il s'agit. Les filles de la conception, qui depuis quinze jours ont perdu leur fupérieure, en vont élire une autre. Je voudrois bien que leur choix tombat fur la mère de Montalvan. B faut former en fa faveur une facfion vigoureufe. J'ai déja fu gagner quelquesunes de ces dames : elles m'ont promis leurs fuffrages, & je fuis affuré de la pluralité des voix li vous me fecondez. Monfeigneur, lui dis-je, vous pouvez difpofer de votre ferviteur. Commandez; que faut - il que je faffe? Je fais , reprit-il, que vous avez fait connoiffance avec plufieurs religieufes de ce monaftère, & qu'elles ont concu pour vous la  de Salamanque. 38J #3us haute eftime. Vous me ferez plaifir de leur parler fucceffivement en particulier de la prochaineélecfion, & d'employer votre e'loquence a les mettre dans la difpofition oü je les voudrois. Je ne crois pas, lui dis-je, monfeigneur, que j'aie beaucoup de peine a réuffir dans cette ne'gociation. Je fuis perfuadé que toutes les religieufes fe conformeront volontiers aux fentimens de votre grandeur. J en doute , s'écria-t-il; ne nous flattons point. La grande jeuneffe d'Angela eft un terrible obftacle a furmonter. Il y a dans ce couvent vingt filles de qualité qui ont plus de trente ans de religion, & dont la conduite a toujours été irréprochable. De quel ceil celles-la verroient-elles 1'autorité entre les mains d'une jeune religieufe? Cependant, ajouta-t-il, en pouffant un foupir qui me fit voir tout 1'intérêt qu'il prenoit a cette affaire, cette religieufe, toute jeune qu'elle eft, mérite d'avoir la préférence fur toutes fes compagnes. Vous favez vue, continua-t-il, vous favez vue au parloir; mais elle n'a fait feulement que paroïtre devant vous un inftant. Vous ne favez pas tout ce qu'elle vaut; il faut 1'avoir entretenue plus d'une fois; il faut la connoïtre enfin, pour la bien apprécier, pour appercevoir fon mérite dans toute fon étendue. Qu'elle a d'efprit!  §??4 Ie BacheliësE ouvre-t-elle Ia bouche pour parler? c'eft un boft" mot qui lui échappe : eft-il queftion de raifonner? fes raifonnemens font juftes & folidcs. Une fille de vingt-deux ans ! que cela eft aimable ! mais ce qu'on ne peut affez louer, & ce qui feul la rend digne d'être fupérieure, c'eft fon extréme douceur. Heureux effet de fon tempérament & de fa vertu ! exempte de ces faillies d'humeur que les perfonnes les plus raifonnables ne peuvent quelquefois retenir, elle conferve une tran« quillité dame que rien ne peut troubler. En un mot, elle réunit en fa perfonne toutes les qualités aimables & eftimables. C'eft ce mérite rare qüi m'intéreffe pour elle; & entre nous, je na penfe pas que fa jeuneffe doive 1'exclure d'un rang pour lequel je la trouve née. Je vis bien par ce difcours que monfeigneur fe laiffoit un peu trop dominer par fon amitié pure & délicate pour Angela , & fon projet me parut extravagant. Néanmoins, ce que je me reprocherai toute ma vie, au lieu de le combattre & de lui en repréfenter le ridicule, je 1'approuvaï contre ma confcience, pour faire ma cour au prélat, & gagner fes bonnes graces. C'eft ainfi que les grands trouvent prefque toujours dans les perfonnes du commun des miniftres tout prêts afervir leurs paffions. J'affurai fa grandeur que je lui étois entièrement dévoué, & que j'allois faire tout  djs Salamanque. 325- tout mon poffiblepourm'acquitterheureufement de la commiffion dont elle m'honoroit. Le vieil évêque, ravi du zèle que je marquois pour fon fervice, m'embraffa d'un air affectueux; & par fes carelfes qui flattoient ma vanité, il acheva de me faire époufer fa folie entreprife. CHAPITRE LX. Des mouvemens que le père Cyrille fe donna pour faire réuffir la faftion de Vévêque > quel en fut le Juccès. 11 s'élève un bruit inattendu ■d la porte du couvent : fuite de eet événement. Pou r montrer plus d'empreffement, je ne fis qu'un faut du palais épifcopal au monaftère de la conception. J'y vis les religieufes que je connoiffois, & je les entretins 1'une après 1'autre. Je les trouvai trés - oppofées aux volontés du prélat; mais leurs oppofitions furent autant de triomphes pour ma rhétorique. Cela m'encouragea. Je parlai a d'autres religieufes encore, & principalement a quelques - unes de celles qui croyant avec raifon mériter la préférence, regardoient comme un paffe-droit intolérable qu'on lavoulut donner a un fujet de vingt-deux ans. Vous jugez bien que ces vieilles ■mères ne fe Sb  $2o" Le Bachelier rendirent pas aifément. Néanmoins toutes réVo*tées qu elles étoient contre ce que je leur propofois, je vins a bout de le leur faire accepter, comme fi j'euffe eu le talent de (i) Carnéadès pour perfuader. Enfin, je fis fi bien, qu'en moins de huit jours je m'affurai du fuffrage de Ja plupart de ces dames. Je portai cette agréable nouvelle a monfeigneur , qm' la recut avec des tranfports de joie inexprimables , & me fit des remercïmens qui -partoient du fond du cceur. II me fit outre cela préfent d'une montre d'or qu'il m'obligea d'accepter, & que je recus quoique dominicain. Après m'avoir donné mille marqués d'affection , il me pria d'aller voir la jeune mère de Montalvan , pour Tinfeumer de 1'heureux effet de mes foins; ce que je fis volontiers. Je vole au couvent de la conception. Je demande la mère Angela: elle vient auparloir, & nous nous entretenons. Je lui rendis compte de ce que j'avois fait pour elle, & je 1'affurai que vraifemblablement elle ne pouvoit manquer detre fupérieure. -La-deffus elle me remercia de mes peines., & ( i ) Caton 'lc cenfeur Fut d'avis qu'on renvoyat lc pni•lofophe Carnéadès, a caufe que par 'fon éloquence ïl éblouifibit les efprits, de telle forte qu?on ne pouvoit plus .diüijiguer Ie vrai du faux quand il avoit parJé.  de Salamanque. 3^ 'fit éclater fa reconnoiffance dans des termes Sc di'un air dont je fus enchanté. Que je décou* vris d'agrémens dans fa perfonne ! j'admirai les qualités eltimables, qui faifoient que monfeigneur s^intérelfoit tant pour elle. Cependant le jour de Péleótion approchoit, & nous aurions'eu fans doute la pluralité des voix, fi toutes les anciennes mères de la communauté n'euffent pas réuni leurs fuffrages en faveur de la mère Sainte - Brigide, fceur d'un vieux prefident de 1'audience, Sc lans contredit le plus digne fujet qu'il y eut parmi elles. Cette réunion que nous n'avions pas prévue , & qu'après tout nous n'aurions pu prévenir, fit avorter notre entreprife. La difcorde fe mit dans le couvent; & de plus, le bruit s'étant répandu dans !a ville qu'on vouloit élire pour fupérieure une refgieufe de vingt-deux ans, plufieurs des principaux habitans prirent feu ladeffus. I's coururent en foule au monafière 1'épée a la main, & menacant d'enfoncer les portes pour aller défendre leurs filles contre la facfion fufcitée par 1'évêque en faveur de la mère de Montalvan. II fallut, pour détourner les malheurs que ce tumulte pouvoit caufer , que le père de cette dame entrat dans le monafière, Sc qu'il employat le pouvoir qu'il avoit fur fa fille pour 1'engager a fe délifter de fes prétenfcions; Bb 3  328 Le Bachelier ce qu'elle fit, je crois, a fon grand regiet: car la petite perfonne étoit auffi ambitieufe que belle. Par ce moyen, le défordre ceffa, & la paix futrétablie, tant dans la ville que dans le couvent. Ainfi la mère Angela'fut obligée de refter fimple religieufe, & de fe contenter d'être la plus jolie de fa communauté; ce que plus d'une de fes compagnes auroit préféré peut-être a 1'honneur d'être fupérieure. CHAPITRE LXI. Comment après tavanture de Véleülon, le père Cyrille devlnt curé de Petapa; des agrémens quïl tiouva dans Ja cure. II apprend avec facilité le proconchi : nouveau reglement dans Jon presbytère : éloge de fon cuifinier. Slngullère fapon des Indlens de célébrer le patron de leur égllfe. Je ne fais qui, de Pévêque ou de moi, demeura le plus fot après cette aventure, qui fit un éclat terrible dans la ville de Guatimala. Ce Prélat, que je n'ai pas revu depuis ce temps-la', fut fi mortifié d'avoir eu le démenti dans une affaire fi intérelTante pour fa grandeur, qu'il prit le parti de fe tenir enfermé dans fon Palais j pour dérober fa  de Salamanque. 329 fconfufion aux regards malins du public. De mon cóté je n'étois guère moins honteux que lui, tout moine que j'étois. Je n'ofois me montrer; car comme on me connoiffoit dans la ville pour un homme auquel il n'avoit pas tenu que la mère de Montalvan n'eüt été fupérieure, ma vue m'auroit peut - être attiré des huées. Pour tout 1'or du monde je n'aurois pas voulu prêchec alors a Guatimala, m'imaginant qu'on ne m'y regardoit plus que comme un fecret agent du feigneur don Francois de Caftro. Cette penfée me faifoit tant de peine , que je réfolus d'abandonner le féjour de cette ville, quelqu'agréable qu'il füt. Je communiquai mon deffein au père prieur, qui jugeant comme moi qu'après ce qui s'étoit paffé , j'avois effectivement raifon d'avoir envie de m'éloigner de Guatimala , me dit : père Cyrille, je fuis de votre fentiment. Vous ferez bien de difparoïtre pour quelque temps. Le père Boniface , après vous Ie meilteur prédicateur de notre or^re, prêchera ici pendant votre abfence. J'ai, pourfuivit - il, un établiffement folide a vous propofer. Vous favez que nous fommes collateurs de prefque toutes les cures des environs de Guatimala : je vous offre laplus confidérable, qui eft celle de Pètapa, groife bourgade a Cx lieues d'ici. Le père Etienne* Bb 3  g2o I," Bachelier un de nos relig:eux , qui la pofsède depuis plus de trente années, a befoin de repos, & demandè un fuccefTeur. Allez le trouver, & fervez-lui de eoadjuteur jufqu a ce qu'il vous abandonne fa place; ce qu'il ne manquera pas de faire auffitót qu'il vous aura enfeigne la Iangue des indiens. Je vóus promets que vous ferez fort bien vos affaires en ce pays-la, qui d'ailleurs eft un des plus délicieux de 1'Amérique. Je partis donc de Guatimala chargé d'une lettre du père Valentïn pour le vieux curé de Petapa. J'étois monté fur un mulet des écuries 'de notre couvent, & un indien a pied m'accompagnoit. Pour fuivre exactement les inftruetions que Ie prieur m'avoit données, je m'arrêtai a Mixco, village voifïn de Petapa, & j'y demeuraï jufqu'au lendemain pour laiffer le temps aux alcades & aux regidors, que je fis avertir de mon arrivée , de fe préparer a me recevoir, comme il' recoivent ordinairement les prêtres ou lés religieux qui viennent pour être leurs pafteurs, je veux dire, avec une pompe qui marqué bien le refpect & la confidêration qu'ils ont pour eux. Ils vinrent donc le jour fuivant une lieue au-devant de moi avec des chanteurs, des trom pettes & des joueurs de haut-bois. Outre cela, je trouvai en entrant dans fa bourgade des arcs de triomphe dreffés avec des branches d'arbres.  de Salamanque. 331 Sc les rues par ou je devois paffer étoient jonchées de fleurs. Je fus ainfi conduit en cérémonie jufqu'au Presbytère, oü le père Etienne,-après avoir lu ma lettre de. créance , me fit une réception lelie que 1'auroit pu fouhaiter un pafteur plus vain que moi. Ce bon jacobin, quoique dans un. age avancé, paroiffoit encore robufte , & jjouiffoit d'une vieilleffe exempte d'infirmités. Avec tout le bon fens qu'il avoit eu dans fes beaux jours, il confervoit une humeur gaie qui le rendoit agréable dans la fociété. Je vois bien par cette lettre , me dit-il-, que le père Valentin me donne un fucceffeur qui fera bientöt oublier ma perte aux habitans de Petapa. J'en ai bien de la, joie, continua-t-il, & je partirois d'ici dès demain pour aller achever ma carrière dans la fainte oifiveté de quelqu'un de nos clottres, fi vous n'aviez pas befoin de moi; mais je vous fuis néceffaire pour vous enfeigner ie proconcki, qui eft le fangage des indiens , Sc qu'il faut abfolument qu'un curé fache dans cetts bourgade, oü l'on ne parle guère efpagnol; les officiers & la nobleffe étant prefque tous de race indienne. Le talent que vous avez pour prêcher vous fera inutile iei, a moins que vous n'appreniez le proconchi. Eft - ce que le père "Valentin ne vous 1'a pas dit? Pardonnez - moi Bb 4  BB2 Le Bachelier: vraiment, lui répondis-je, il m'en a repréfenté la néceffité : mais il m'a dit en méme-temps que vous me Penfeigneriez en moins de trois mois. II vous a dit vrai, reprit le père Etienne. Je pofsède eet idiome a fond. J'ai même compofé une grammaire & un dicKonnaire en langue indienne, & ces deux ouvrages ont 1'honneur d'avoir Papprobation de 1'acade'mie de Petapa. A ce mot d'académie, je fis un éclat de rire j comment donc m'écriai - je, il y a dans cette bourgade une acade'mie ? II n'eft donc pas a préfent de petite ville qui n'en ait? Celle-ci eft très-célèbre, me répartit le père Etienne d'un air trés - férieux; a telles enfeignes que je fuis un vieux membre de ce refpeótable corps, dans lequel vous entrerez auffi bientöt; car je prétends vous mettre inceftamment en état de precher aux indiens en proconchi, & quand vous faurez bien cette langue, les académiciens de Petapa vous enverront deux députés de leur compagnie pour vous offrir une place parmi eux: c'eft de quoi je puis vous affurer. Sur une fi flatteufe alfurance, je témoignai au père Etienne tant d'impatience d'apprendre le proconchi, que, fans perdre de temps, il m'enfeigna les premiers principes. Je profitai fi bien de fes lecons, & m'attachai de manière a 1'étude, qu'en trois mois je devins capable de compofer  de Salamanque. 333 en cette langue une exhortation que j'appris par cceur, & que j'ofai débiter en public : ce que je fis avec tant de fuccès, que les indiens connoiffeurs me regardèrent dès ce moment comme un homme qui frappoit a la porte de 1'académie. Si vous me demandez ce que c'eft que 1'idiome proconchi, je vous répondrai que c'eft une langue qui a fes déclinaifons & fes conjugaifons, & qu'on peut apprendre auffi facilement que la grecque & la latine : plus facilement même, puifque c'eft une langue vivante qu'on peut pofféder en peu de temps en converfant avec les indiens puriftes. Au refte , elle eft harmonieufe, & plus chargée de métaphores & de figures outrées que la nötre même. Qu'un indien, qui fe piqué de bien parler le proconchi, vous faffe un compliment, il n'y emploiera que des penfées bizarres, fingulières , & des expreflions recherchées. C'eft un ftyle obfcur, enflé, un verbiage brillant, un pompeux galimatias; mais c'eft ce qui en fait 1'excellence, c'eft le ton de f académie de Petapa. J'eus peu de peine a m'y conformer, Ie génie bifcayen étant ami de 1'obfcurité. Je fis des progrès fi rapides dans la langue des indiens, que le vieux curé me voyant en état de le remplacer dignement, me mit en poffeffion de fa cure, &  3?4 Le Bachelier partït pour Guatimafa, pour y aller paffer fe relte? de fes jours. Après fon départ, je demeurai maitre da presbyfère, oü je commengai a vivre en gros bénéfïcier qui jouiffoit desfruits de fon benefice~ car jufqu'alors , foit dit fans offenfer perfonne , le père Etienne, de peur fans doute de me détourner de 1'étude du proconchi, avoit pris la peine de toucher lui feul les revenus de la cure, qui ne lahToit pas de rapporter par an deux mille bons écus , monnoie d'Efpagne. Ce moine avec de bonnes qualités en avoit une fort mauvaife; ii étoit avare. II me 1'avoit bien fait eonnoitre par la frugalité que j'avois vu régner dans nos repas, compofés prefque tous de beure , de cacao & de détefbbles boiffons. Audi, le premier foin dont je crus devoir m'embarraffer, fut d'avoir une meilleure table, & de groffir mon domeftique. Je pris a mon fervice un nègre, qu'un de nos alcades me donna pour un habile cuifinier. &dorrt je fus en effet trés-content. Ce nègre, nommé Zamor, avoit été marmiton chez le premier préfident de 1'audience de Guatimala, & y avoit appris la cuifine. II me fervoit tous les jours quelque nouveau plat qui rendoit bon témoignage de fon favoir faire, & piquoit ma fenfualité. Tantot il me faifoit manger des boudins faits avec du mahis & de la chair^  de Salamanque. 335 'ou de volaille, ou de pourceau frais, aiïaifonnes de chilé ou de poivre long ; & tantöt il me régaloit d'un hériffon a 1'étuvée, ou bien d'un ragout d'une forte de lézard qu'on appelle iguana, qui a fur ie dos des écailles vertes & noires, & qui reffemble a un fcorpion. Le père Carambola dans eet endroit remarquant que je faifois la grimace, ne put s'empêeher de rire. Monfieur le bachelier, me dit-il enfuite , il me femble que les mets dont je vous parle ne vous font pas venir 1'eau a. la bouche. Non, je vous jure, lui répondis-je, ils font pluspropres a faire crever un honnête homme, qu'a flatter fon goüt; jamais Zamor ne fera mon cuifinier. Cependant, repliqua le père Cyrille, je vous affure que ces ragouts ne font pas fi mauvais que vous vous Pimaginez ; & je fuis perma dé que fi vous en aviez une fois taté, vous leur rendriez plus de juftice. Un hériffon & un iguana bien cuits & bien épicés, font d'un goüt exquis ; on croit manger du lapin. Les efpagnols de même que les indiens, s'en accommodent fort dans le pays de Guatimala. Les premiers officiers de la chancellerie les préfèrent aux cailles, aux perdrix, & aux faifans. A fa bonne heure , lui répartis-je; on a bien raifon de dire qu'il ne faut pas difputer des goüts. Vivedieu, s'écria le moine , comme s'il n'eüt  336 Le Bachelier pas affez vanté fes hériffions & fes lézards; je vous avoue que je trouvois ces viandes délicieufes. Je mangeois auffi avec plaifir des tortues, tant d'eau que de terre ; & c'étoit un feftin des dieux pour moi, lorfqu'avec cette ambroifie je buvois du neöar, c'eft-a-dire, d'une boifion appelée par les indiens le chicha, liqueur corapofe'e d'eau & de jus de cannes de fucre avec un peu de miel. Ne'anmoins , quelqu'excellent que foit ce breuvage, je m'en dégoütai, quand j'appns que pour lui donner de la force , on jetoit dans le vaiffeau oü il fe faifoit, des feuilles de tabac, quelquefois même un crapaud tout en vie, & que fouvent il caufoit la mort aux perfonnes qui en avoient un peu trop bu. Je renongai donc au chicha, fitöt que je fus de quelle manière il fe faifoit, & je m'en tins a d'autres boiffons, qui véritablement ne valoient pas les vins qu'on boit en Efpagne; mais graces au ciel on s'accoutume a tout. Avec mon cuifinier Zamor, j'avois encore quatre autres domeftiques; un qui me fervoit a table, & faifoit mes commiffions danslabourgade; un autre dont 1'occupation étoit d'aller recueillir mes dimes , qui confiftoient en ceufs, en volaille, & dans une certaine fomme d'argent qui m'étoit exactement payée tous les mois par les régidors; un jardinier avec un valet d'écurie ;  de Salamanque. 337 car j'avois une mule pour aller prêcher dans un petit village qui étoit de ma paroifTe & a trois lieues de Petapa. Ce petit village, appelé Mixco, m'étoit d'un grand revenu. J'y allois fouvent, & je n'y allois jamais que je n'en rapportaffe fix pièces de volaille pour le moins , avec du cacao pour me faire du chocolat, fans compter I'argent qu'on me donnoit pour ma meffe & pour mon fermon; car bien que j'euffe affaire a des auditeurs peu capables de tirer quelque fruit de mes exhortations, je ne laiffois pas de monter toujours en chaire, & de prêcher a bon compte: de forte que mon presbytère étoit bien muni de provifions. Comme chaque village eft dédié a quelque faint, dont les habitans célèbrentla fête pendant huit jours, le patron de Mixco eft fort honoré durant fon octave, & le curé a tout lieu d'être content des offrandes qu'ilrecoit, La confrairie de fainte Hyacinthe fait dans ce temps la des réjouiffances qui me paroiffent mériter que je vous en faffe fuccintement le détail. Le premier jour, les confrères avec les plus jolies filles du village , s'habillent d'étoffes de foie ou de toile fine, fe parent de plumes & de rubans, & forment enfemble des danfes bien concertées qu'ils exécutent a ravir. Mais ce que je n'approuve nullement, & ce qu'on ne peut pardonner qu'a des  338 Le Bachelier indiens qui font encore dans ï'idolatrie , c'eft qu'ils commencentla danfe dans 1'églife, & vont la continuer dans le cimetière. Après quoi, Ie refte de l'odave , ce font des banquets dans lefquels on prodiguele chicha, & d'autres excellens breuvages, dont tous les affiftans boivent jufqu'a crever. CHAPITRE lxii. Le père Cyrille fe fait aimer & e filmer des Indiens & des indiennes : hlflolre intéreffante de deux frères & d'une fceur : il préche en proconchi , & par la beauté de fes fermons , il obtlent une place a Vacadémie de Petapa. Je faifois donc bien mes orges , tant a Mixco qu'a Petapa. Quoique je fuffe obligé de rendre trois cents écus par an a notre maifon de Guatimala, il me reftoit encore alfez d'argent pour n'avoir pas fujet d'en vier le bonheur des religieux du Perou qui pofsèdent des bénéfices dans les villages des indiens, & gardent pour eux tout ce qu'ils peuvent amaffer. Je n'étois ni moins riche ni moins heureux. Outre que j'aurois pu donner a mon couvent cinq cents écus au lieu de trois cents, je comniencai ü me mêler fous  de Salamanque. 339 Taaïn de trafiquer avec des marchands ; ce qui, j'en conviens , étoit un peu contre le vceu de pauvreté; mais que voulez - vous ? j'imitois les autres religieux, qui avoient comrne moi de bonnes cures. Voila ce que fait le mauvais exemple. Les indiens des environs de Guatimala, font des gens doux& débonnaires. Ilsne demandent qu'a vivre en paix. Ils aimerolent jufqu'aux efpagnols mêmes, fi ceux-ci les traitoient avec un peu plus & du bon avis quil lui donna. J'allai avec empreflement trouver Salzedo pour l'infbrmer de la rencontre imprévue que j'avois fake, & dont j'avois oublié de lui faire le récit la veille. Je 1'abordai avec une agitation qui lui apprit d'avance que j'avois quelque nouvelle intéreffante a lui annoncer. Cju'avez-vous, don Chérubin, me dit-il, pour être fi ému; vous feroit-il arrivé quelque chofe d'extraordinaire ? Oui, feigneur, lui répondis-je; & vous ne vous attendez pas au récit étonnant que j'ai a vous faire, En même-tems je lui détaillai ce qui  de Salamanque. 43j venoit de fe paffer au défert, entre Monchiaue & moi. Don Juan m'écouta fans m'interrompre; après quoi m'embraffant avec tranfport': que cette nouvelle m'eft agréable, s'écria-t-il! Tobftacle qui s'oppofoit au repos de ma vie eft donc levé! Rien ne peut plus nous empécher de joindre les Hens du fang k ceux de 1'amitié. Je fuis au comble de mes vceux! En vous parlant de cette forte pourfuivit-il, je fuppofe que pour ma fillé wumfemperjociatpeclus amor. Car fi depuis que vous ne la voyez plus, votre cceur s'étoit enga^é ailleurs il feröit trifte pour elle d'avoir un min qui ne 1'aimat point. Je proteftai a Salzedo que je n'avois point changé de fentiment; & la-deffüs il me promit de nouveau la main de dona Blanca. Je fis comme vous pouvez penler, les remercimens que je devois a un homme, qui pouvant marier la fille a quelque feigneur de la cour, ou bien a quelque contador mayor, ne dédaignoit p~s mon ailliance, ou pluröt qui la defiroit avec autant d'ardeur que fi elle eüt été très-avantageufe pour lui. Je lui témoignai ma reconnoiffance dans des termes qui lui firent connoïtre que j'étois encore plus touché de l'affeétion qu'il me marquoit, que de Ia dot de Blanche, quelque confidérablc E e 2  Le Bachelier! qu'elle put être. Je fuis perfuadé, me dït-IÏ,< de la fincérité de vos fentimens; & fi je ne confultois que mes defirs , vous feriez avant huit jours fépoux de ma fille; mais une raifon que je vais vous dire m'oblige a différer ce mariage de quelques mois. Don Alexis prendra bientöt Ia robe virile , je veux dire qu'il n'aura plus de gouverneur. J'attends ce tems-Ia pour vous procurer un pofte plus important que le votre, & permettez-moi de vous le dire , plus digne d'un cavalier qui doit être mon gendre. En attendant, ajouta-t-il, je vous permets de revoir ma fille comme auparavant, & d'avoir avec elle des entretiens convenables a deux perfonnes qui font a la veille de fe lier 1'un a 1'autre par des nceuds éternels. Je ne négligeai point cette permiffion : je revis Blanche, qui me recevant en amant qui avoit 1'aveu de fon père , prit un peu d'amour pour moi en m'en infpirant beaucoup pour elle. J'étois en peine de favoir quelle nouvelle place mon beau-père futur defiroit que j'euffe pour mériter 1'honneur qu'il me vouloit faire, lorfqu'il entra dans ma chambre un matin , en me difant d'un air gai': mon fils, ( car il ne m'appeloit plus autrement) allo dies notanda lapillo ! vous n'êtes plus gouverneur de don Alexis. Ce jeune feigneur eft a préfent maïtre de fes actions, & vous  de Salamanque. 437 mon collègue. Le vice-roi, pour récompenfer les foins que vous avez pris de 1'éducation de fon fils, confent que je vous affocie a mon travail, & que vous partagiez avec moi le titre de premier fecrétaire de la vice-royauté. C'eft une grace que je lui ai demandée, & que je viens d'obtenir. Ne me dites point que vous fentant incapable de vous bien acquitter de mon emploi, vous avez de la répugnance a vous en méler. Que mes fonéiions ne vous épouvantent pas. Ce n'eft point la magie noire. II ne faut pour remplir ma place, que de 1'ordre & du bon fens. Soyez fur cela fans ïnquiétude : je vous aurai bientöt mis au fait des affaires les plus difficiles. Sur cette affurance , je perdis tout-a-coup 1'averfion que j'avois. eue jufqu'alors pour les bureaux; & je répondis a Salzedo, que véritablement mon incapacité me faifoit peur ; mais, puifqu'il n'en étoit point effrayé, que je ferois ce qu'il voudroit, comptant bien qu'il m'aideroit de fes confeils, ou pour parler plus jufte, qu'il me mèneroit par la lizière. Sitót qu'il me vit déterminé a faire ce qu'il defiroit, il me conduifit au vice-roi , auquel il me préfenta comme fon collègue & fon gendre.' Son excellence approuva le defTefn qu'il avoit de m'affocier a fon miniftère, & de me faire époufer Blanche, ne i SaiamanQuë; 46*5; En rnouls d'un quart d'heurc , il fe trouva dans la place plus de fix mille perfonnes de toutes fortes de conditions, qui prodiguant les injures a Tirol, fe mirent a crier a 1'envi qu'il falloic 1'exterminer. Jufqüe-la les féditieux h'avoient encore fait que du bruit; & Ie vice-roi croyant que pour les appaifer, il n'y avoit qu'a les envoyer prier di fa part de fe retirer dans leurs maifons , en les afïurant que Tirol s'étoit fauvé du palais par une porte de derrière, me chargea de cette commiffion, de laquelle j'aurois volontiers cédé 1'honneur a un autre, & dont pourtant je m'acquittat J',un air allez hardi pour un homme qui s'expofoit a être lapidé, ce qui penfa m'arriver; car m'étant montré a un balcon pour parler aux mutins, je vis auilitöt tomber fur moi une grêle de pierres, dont heureufement aucune ne m'atteigmt. Comme il n'y avoit que des coups a gaguer en voulant faire entendre raifon a ces enragés, je me retirai fagement, & par ma brufque retiaite, j evitai Ie fort de 1'empereur. (1) Les chofes n'en demeurèrent point la. Quelques prêtres s'étant mis de la partie, irritèrent la fureur des mécontens, dont quelques-uns (1) Ce prince fut tué d'un coup de pierre, comme il padoit du haut d'un balcon i Ces fujets pour Jes engager a mcctrc les armes bas. G g  466 Le Bachelier s'étant armés de fufils, commencèrent a tirer aux fenêtres, & a faire fiffler les balles dans le palais : tandis que d'autres avec des leviers s'efforcoient d'abattre la muraille pour y entrer. Pendant cinq ou fix heures que dura ce tumulte, un page & deux gardes du comte, qui parurent aux balcons avec des carabines pour ripofter aux tireurs du dehors, eurent le malheur de périr, après avoir de leur cóté couché par terre quelques féditieux. Nous en aurions fait un grand carnage, fi nous euffions eu quelques pièces de canon; mais il n'y en avoit ni dans le palais, ni dans la ville, les efpagnols n'appréhendant point d'être attaqués par des nations étrangères. Au défaut du canon , le comte de Gelves fit arborer fur fes balcons 1'étendard royal, & fonner la trompette, pour appelerles habitans aufecours de leur roi, dont il repréfentoit la perfonne. Ce qui fut encore inutile , puifqu'aucun de fes amis ni des officiers de la chancellerie n'accourut peur le défendre. Cependant la nuit s'approchoit, & les méconteus i'attendoient avec impatience pour augmenter le défordre. Comme ils n'étoient appercus que ia porte de la prifon pouvoit aifément être enfoncce, ils 1'enfoncèrcnt, ou plutöt le géolier la leur ouvrit. Ils mirent en liberté les prifonniers, qui fe joignant a eux , les aidèrent a mettre le feu a la prifon, & a brüler une  öé Salamatstqtjê. paftle du palais» Alors les principaux habitans craignant que Ia ville ne fut réduite en cendtes , fortirent de leurs maifons, & pour leurs propres intéréts appaifèrent la populace. Ils lui firent e'teindre Ie feu; fans cela, Mexique eüt eu le deftin de la ville de Troye. Mais s'ils eurent affez d'autorité pour emp&cher que Ia canaille nebrü'at le palais du vice-roi, ils n'eurent pas le pouvoir de préferver du pillage tous les effets de ce feigneur. Une partie de fes meubles fut enlevée; &lui-même, afin de pourvoir a lafureté de fa perfonne, fe vit obligé de fe refugier avec fon époufe & fon fils chez les cordeliers, qui étoient les feuls moines qui ne fuffent pas de fes ennemis. Ces pères lui donnèrent un logement affez commode dans leur couvent, qui eft d'une vafte étendue. Ce logement étoit celui du père provincial de 1'ordre, qui n'étoit point alors è Mexique. C'étoit un grand corps-de-logis qui contenoit plufieurs appartemens fort petits & très-fimplement meublés, a 3'exception de celui oü couchoit fa révérence, Pour ce dernier, il étoit compofé de cinq ou fix piéces, & l'on peut dire qu'on n'y voyoit rien qui fentït la pauvreté religieufe. Salzedo, Blanche & moi, nous allames joindre le comte au couvent pendant la nuit. Ses principaux domeftiques & les nötres s'y rendirent Gg 2  468 Le Bachelier' auffi, & nous noüs trouvames enfin tous logés, tant bien que mal. Le lendemain des la pointe du jour, monfeigneur nous fit appeler mon beaupère & moi, pour délibèrer tous trois fur ce qu'il convenoit de faire dans une fi trifte conjon&ure. II n'y a point d'autre parti a prendre, dit don Juan, que d'envoyer promptement un homme d'efprit & de confiance au duc d'OIivarès, pour 1'informer de cette révolte; & je ne crois pas qu'on puhTe choifir un homme plus capabia de bien faire cette commiffion que don Chérubin. Je fuis de votre avis, Salzedo, dit le comte; il faut que don Chérubin parte inceffamment pour Madrid. On ne peut ufer de trop de diligence. Le vice-roi employa toute la journée a faire des dépêches pour la cour, & a me donner des inftructions, & le fur-lendemain je pris la route de la Vera-Cruz avec un valet-de-chambre & un laquais. Je laiifai donc fon excellence, madame la comteffe, don Juan & ma femme chez les cordeliers de Mexique, Sc faifant toute la diligence poffibSe, je gagnai la Vera - Cruz, oü j'appris que 1'archevêque don Alonfo de Zerna étoit parti pour 1'Efpagne depuis deux jours. Comme il y a toujours dans le port de cette ville un vaiffeau préparé pour le fervice du viceroi, je m'embarquai deffus fans perdre de tems, & fis mettre a la voile pour Cadix, oü j'arrivai zprss une^eureufe Sc courte navigation.  de Salamanque. 4S9 CHAPITRE LXXIII. Don Chérubin étant arrivé a Madrid, va voir h duc d'Olivarès, & lui fait un détail du Joulèvement de Mexique, Comment ce premier minift trefut affedé de ce rapport, & des réfolutions qui furent prlfes en conféquence dans le confeil de fa majeflécathollque. Le vice roi rentre trlomphant dans fon palals. Sa difgrace, il retoume d Madrid • don Chérubin & fa familie le fulvent, JE n'cus pas plutót mis pied a terre a Cadix, que me hatant de traverfer lAndaloufie & la Caftille nouvelle, je fus bientót a Madrid. Je volai d'abord chez le premier miniftre, qui me donna audience des que je lui eus fait annoncer. mon arrive'e. Je lui remis les dépêches dont j'étois charge'. II les Iut avec toute 1'attention qu'elles mêritoient; & voyant que le comte de Gelves lui mandoit que je pourrois 1'inftruire de toutes les circonftances de la fédition, il ne manqua pas de m'en demander un ample de'tail. Je lui obéis en homme qui y e'toit bien préparé. Javouerai de bonne foi que dans ma relation je delTervis, autant que je le pus, 1'archevcque GS3  4>7o Le Bachelier don Alonfo. Je le peignis avec les couleurs les plus noires, & je finis mon récit en rejetant fur 1'orgueil de ce prélat toute la faute de ce funefte événement. Le duc d'Olivarès lut en plein confeil la dépêche du comte de Gelves , & tout le monde, trouva cette affaire trés - importante. On jugea qu'il étoit abfolument néceffaire de punir les plus coupables des féditieux, pour retenir dans le devoir les autres provinces de l'Amérique, lef-. quëlles ne fe voyant qu'a regret fous le joug efpagnol, pourroient être tentées de fuivre le mauvais exemple des Mexicains. II fut arrété dans le confeil qu'on enverroit a Mexique don Martin de Carillo, prêtre & inquifiteur de Vallodolid, en qualité de commhTaire, pour y faire les jnformations convenables, avec pouvoir de chatier rigoureufement quelques-uns des principaux habitans, pour n'avoir pas couru au fon de Ia trompette fe ranger fous 1'étendard royal. On y réfolut auffi de changer les officiers de la chancellerie, pour avoir laiffé le vice-roi dans le péril, fans fe donner le moindre mouvement pour Ten tirer. A 1'égard de Tarchevêque don Alonfo, il eut beau folliciter a Ia cour, perfonne dans le confeil ne voulut entreprendre fa défenfe, tant on trouva fa conduite digne de blame, On le.  de Salamanque. 47* dépouilla méme de (on riche bcnéfice, pour Ie faire évêque de Zamora, petit dioccfe de quatre mille écus de rente. C'étoit en quelque facon devenir d'évêque meunier; mais on trouvoit encore que Ia cour marquoit affez de conhdération pour la maifon de Zerna. Le premier miniftre, que Ia fédition des mexicains inquiétoit, ne me retint pas longtems a Madrid. II me renvoya promptement avec une dépêche pour le vice-roi. Je retournai a Mexique avec don Martin de Carillo, dont Tarrivée répandit la terreur dans cette ville. Les citoyens pour la plupart, fe fentant coupables, craignoient d'être punis. Tout le monde jugeoit que la cour vouloit faire un exemple, & chacun trembloit pour lui ou pour fes amis; mais ils en furent quittes pour la peur. Don Martin les raffura , en leur declarant de la part du roi , que famajefté aimant mieux écouter fa clémence que fa juftice, leur accordoit une amniftie générale. Cette déclaration produiiït un effet admirable. Le peuple , qui par-tout change comme ie vent, fut touché de la bonté de fon fouverain, Sc s'écria : vive notre bon roi Pkilippe l vive le comte de Gelves fon miniftre ! alors vous euffiez vu ces mcmes féditieux qui avoient voulu maffacrer ce feigneur, aller en foule aux cordeliers Ie demander pour le conduire a fon palais, avec das Gg 4  '472 L e Bachelier acclamations & des démonftrations de joie exceflives. Le vice-roi, qui jufque-la n'étoit point forti 'du couvent depuis qu'il s'y étoit réfugié, voyant qu'il pouvoit impunément fe montrer en public , s'en retourna chez lui, ou, ce qui le furprit bien agréablement, il retrouva fes effets tels qu'il les avoit laifles en fe fauvant chez les moines: car par le plus grand bonheur du monde, les gentilshommes qui avoient eu affez de pouvoir fur Ia populace pour calmer fa fureur & lui faire éteindre le feu, avoient eu en même-tems Ia précaution de faire garder les portes du palais par les mutins mêmes en leur défendant de voler, de peur qu'il ne vïnt des ordres de Ia cour qui les en fiffent repentir. Si bien que dans Ie palais tout reprit fa première face. J'ai oublié de dire qu'a mon retour d'Efpagne, lorfque je rendis compte de mon voyage a monfeigneur, il me fit une queftion : comment le duc d'Olivarès vous a-t-il recu, me dit-il ï Dans quels fentimens Ie croyez-vous pour moi ? II m'a fait un accueil gracieux, répondis-je a fon excellence, & autant qu'on peut deviner ce que penfe ce premier miniftre, il m'a paru plein d'eftime & d'amitié pour vous. Je vous dirai même que je fai entendu faire votre éloge dans des tsrmes,... Tant pis, interrompit le vice-roi avec  de .Salamanque. 473 précipitation. Cela m'eft fufpeét, aufll-bien que la lettre que vous m'avez remife de fa part. Cette lettre eft trop flatteufe pour que je n'eu ;doive pas être allarmé. Je ne fais, mais je preffens qu'il veut mettre a ma place le marquis de Serralvo, & je ne crois pas être prévenu d'un faux preffentiment. Vous vous trompez peutêtre lui dis-je, le duc fonge plutót a prolonger votre gouvernement. Je n'oferois, répondit-il avec un foupir qui lui échappa, je n'oferois me flatter de cette efpérance. Je ne m'attends plus qu'a recevoir des ordres qui me rappelent a la cour. En erfet, trois mois après il arriva un courier dé Madrid qui remit au comte de Gelves un paquet de la part du duc d'Olivarès. Ce premier miniftre lui mandoit que fa majefté fouhaitant de favoir prés de fa perfonne, lui deftinoit une des .premières charges de fa maifon , & qu'elle venoit de nommer le marquis de Serralvo a la viceroyauté de la nouvelle Efpagne, Le comte de Gelves perdant alors toute efpérance d'être continué dans fon pofte, prit fon parti de bonne grace. II ne fongea plus qu'a s'en retourner a Madrid avec toutes fes richelfes, & qua faire les préparatifs de fon départ. De notre cóté , nous nous difpofames Salzedo & moi a le fuivre avec nospetits effets qui valoient bien deux cens  474 Le Bachelier mille écus. Jugcz par-la de ce que fon excellence pouvoit emporter. Enfin, nous partimes de Mexique, & l'on peut dire que ce jour-la nous donnames aux amcricains un fpectacle qui exerca bien leur médifance. Les railleurs en voyant défiler prés de cent muiets chargés de balots, s'égayèrent un peu a nos dépens, & nous a bon compte nous nous rendïmes avec leurs efpèces a la Vera-Cruz. Nous attendimes dans cette ville 1'arrivée du nouveau vice-roi pour nous ernbarquer fur le même vahTeau qui devoit le porter. Ce feigneur ne fut pas long - tems fans paroitre. D'abord qu'il fut débarqué, le comte & lui s'abouchèrent enfemble. Ils eurent pendant deux jours des conférences fur la fituation des affaires de la nouvelle Efpagne ; après quoi ils fe féparèrent avec plus de politeffe que d'amitié, 1'un s'en allant fort maigre a Mexique, & 1'autre s'en rétournant fort gras a Madrid.  de Salamanque. 47ƒ CHAPITRE LX XIV. De quelle manière le comte de Gelves fut refu d la cour. Sa vifite che^ le premier miniftre, Le duc d'Ollvarès le fait grand êcuyer ; du. parti que prirent don Salzedo & don Chérubin. Le premier devient intendant, & le fecondfecrétaire du duc de Gelves. ISi"o u s mïmes donc a la voile pour Cadix. Si nous euflions rencontré fur la route quelque gros vaiffeau d'Alger ou de Salé, comme il s'y en trouve quelquefois, la rencontre eüt été bonne pour lui : mais nous eumes le bonheur de commencer & d'achever notre navigation fans voir aucun navire de mauvais augure. Etant arrivés a Cadix, nous ne nous y arrctames qu'autant de tems qu'il nous en fallut pour nous mettre en état de prendre le chemin de Madrid, oü nous nous rendïmes a petites journées. Nous allames defcendre a Thótel de Gelves , dans la place de la Servada, pres de Téglife de NotreDame de la paix. Ce n'eft pas le plus bel hotel de la ville, mais il eft commode , & nous nous y trouvames mieux logés que nous ne Tavions été chez les cordeliers de Mexique. Des le lendemain du jour de notre arrivée ,  '476 L e Bachelier Ie comte alla voir Je premier miniftre, qui Ie regut avec diftinclion. II le fit entrer dans fon cabinet, oü Tembraffant d'un air qui marquoit beaucoup d'eftime & d'arfedion : vous croyez fans doute, lui dit-il, que c'eft moi, qui ai voulu mettre a votre place le marquis de Serralvo ; mais apprenez que vous êtes dans Terreur. Si vous n'avez pas été continué dans votre pofte , vous ne devez vous en prendre qu'a vous; c'eft votre faute. Tout le confeil unanimeroent n'a pas moins blamé votre conduite que celle de Tarchevéque; & comme ce prélat a été puni, on a jugé a propos de vous punir auffi pour contenter les mexicains, qui ont fur le cceur Taffaire du fel. Je n'ai point ofé, pourfuivit le duc, entreprendre de vous juftifier; loin d'y réuffir j'aurois révolté le confeil contre vous en cherchant a vous excufer. Mais fi je n'ai pu faire prolonger votre gouvernement, j'ai du moins obtenu pour vous Tagrément du roi pour la charge de grand écuyer .- ce qui doit vous confoler d'avoir perdu une place que vous n'avez pas infrudtueufement remplie pendant cinq bonnes années. Le comta de Gelves, tout défiint qu'il étoit naturelle- „ ment, crut Ie miniftre fur fa parole, & s'imagi- |g nant n'avoir que des graces a lui rendre, il lui voua un éternel attachement, & devint un d« fes meiïieurs amis.  de Salamanque. 477 Le duc le mena chez Ie roi, auquel il dit en Ie lui préfentant: lire , voici un de vos plus zélés ferviteurs, &de tous vos vice-rois, celui qui peutêtre a Ie mieux fu faire refpecler votre autorité royale dans les Indes. II vient remercier votre majefté de favoir honoré de la charge de grand écuyer, de laquelle il eft d'autant plus fatisfait, qu'elle lui procurera le bonheur de voir tous les jours fon maitre. Le jeune monarque fit au comte de Gelves une réception des plus gracieufes; & comme il étoit fort curieux, il ne manqua pas de lui faire plufieurs queftions fur les mexicains , & entr'autres celle que je vais rapporter. Comte, lui dit-il, eft-il poffible que parmi les indiennes il s'en trouve d'aflez piquantes pour mériter les regards des hommes d'Europe ? Notre vice-roi reugit a cette queftion, croyant que le prince la lui faifoit par malice & pour lui reprocher fon goüt pour les négreffes. Sire, lui répondit-il un peu trouble, on en voit quelquesunes qu'on peut envifager fans horreur; mais après tout la plus jolie ne laiffe pas d'être un objet défagréable pour des yeux accoutumés a la beauté des dames de Madrid. Si la comteffe de Gelves eut entendu fon époux parler ainfi, je crois qu'elle n'auroit pas répoudu de fa fincérité. Le comte de Gelves ayant pris poflèflion de  47$ Le Bachelier la charge de grand écuyer, augmenta fon domeftique de plufieurs officiers, quoiqu'il en eüt un alfez grand nombre, & n'épargna rien pour faire a la cour une figure convenable a fon rang. Pour don Juan de Salzedo, & moi, nous le priames de nouspermettre dele quitter pour nousétablir en particulier a Madrid, ayant graces a fes bienfaits , aflez de bien pour y vivre honorablement; mais ce feigneur rejetant notre prière ; mesamis, nous dit-il, ne nous féparons point. Je me fuis fait une trop douce habitude d'être avec vous , pour pouvoir confentir a notre féparation. Ne m'abandonnez pas. Daignez tous deux vous méler de mes affaires, je vous en conjure. Que 1'un fe charge d'adminiftrer mes revenus , èz que 1'autre foit mon fecrétaire. II n'y eut pas moyen de nous en défendre. Nous nous rendimes a fes inftances. Mon beaupère devint fon intendant, & moi le fecrétaire de fes commandemens. Riche, comme je 1'étois, je me ferois fort bien paffé de ce fécrctariati mais je 1'acceptai par complaifance pour Salzedo, lequel étant trop attaché a ce feigneur pour lui refufer ce qu'il demandoit, étoit bien aife en même - tems d'avoir auprès de lui fa fille & fon gendre.  de Salamanque. 47^ CHAPITRE LXXV. Don Chérubin rencontre Tofton a Madrid. De Ventrétien quil eut avec lui, & de Vaventure fiicheufe qui arriva a Tofton. Don Chérubin lui rend un fervice important, TT \J n e autre raifon encore m'obliga de prendre ce parti : Blanche avoit fi bien fait fa cour a la comteffe de Gelves , qu'elle étoit devenue fa favorite. La vice-reine auroit été au défefpoir de la perdre; & mon époufe de fon cöté , charmée des attentions que cette dame avoit pour élle, les payoit du plus vif & du plus fincère attachementfc Voila ce qui fut principalementcaufe que je facrifiai au comte le plaifir de me rendre a moi-même. Comme mon emploi ne moccupoit pas beaucoup , je menois une vie affez agréable. J'allois prefque tous les matins au levér du roi voir le concours de feigneurs qui s'affemblent la pour faire leur cour au monarque; & tous les foirs dans les prairies de Saint-Jeröme j'avois le plaifir de contempler les dames, parmi lefquelles j'en trouvois qui me paroiffoient bien valoir celles de Mexique. Un jour comme je fortois de notre  i}8o Le Bachelier hotel pour aller a cette promenade, je ne fus pas peu furpris de rencontrer Tofton dans Ia rue : comment, lui dis-je, c'eft toi! hé ! que fais-tu a Madrid? je te croyois a Alcaraz. Mon cher maïtre, me répondit-il, vous favez que nos projets ne réufliffent pas toujours. Je m'étois propofé de retourner dans mon pays pour y paffer le refte de mes jours avec Blandine; mais Ie ciel n'a pas voulu m'accorder cette fatisfaction. J'ai fait rencontre a Cadix d'un Gabriel de Monchique, qui m'a enlevé ma femme , fans qu'il ait été en mon pouvoir de m'y oppofer. Eft-il pofïible, m'écriai-je, que ce malheur te foit arrivé? Racontes-moi, je te prie , de quelle facon Blandine t'a été ravie. C'eft, reprit Tofton, un récit que je vais vous feire en peu de mets. En débarquant a Cadix, je m'avifai pour mes péchés d'aller loger dans la rue faint Frangois a 1'enfeigne du pélican. Il y avoit dans cette hötellerie un jeune capitaine - anglois, dont le vaiffeau étoit a 1'ancre dans le port. Dès que ce fripon vit ma femme, il en fut épris & formant Ie deffein de me la fouffler, voici de quelle manière il Texécuta : il fe garda bien de faire Ie paflionné, de peur que je ne 'm'appercuffe de fes intentions, & ne changeaffe d'hötelle'rie, ce que je n'aurois pas manqué de faire fur le champ, II  de Salamanque. 481 il affeétaun maintien fi fage que j'en fus étonné. Se peut-il, difois-je , en moi-même , qu'un officier de marine de cette nation, ait un air fi doux & fi poli ? Ce capitaine appelé Cope, me fit mille civilités, fans paroitre prendre Iemoindre plaifir a regarder Blandine , & ne la rcgardant même prefque pas. Je fus la dupe de fa manoeuvre. Je répondis a fes polirefïes & nous foupames enfernble ie premier jour auffi familièrement que fi nous euffions été les meiïieurs amis du monde. Cope en foupant, me demandade quel endroit d'Efpagne j'étois : de Ia ville d'Alcaraz, lui répondis-je , p;ès de Ia province de Murcie. Cela eft heureux, repliquale capitaine; je dois dans deux jours partir de Cadix pour Alicatttè. Je Vous jeterai, fi vous voulez en paüant a Vera, qui je crois , n'eft pas loin de chez vous. J'acceptai avec joie la propofition, m'imag^ant ne pouvoir mieux faire, & rendant graces au ciel de trouver une fi belle occafion de revoir bientöt ma patrie. Je menai donc deux jours après Blandine a bord du vaiffeau de Cope, qui nous y regut avec des manières fi hormêtes, que je m'appiaudiffois d'avoir fait une fi bonne con•noiffance. Aflens, nous dit-il, lorfque nous fumesen pleine mer, faifons bonne chère. J'ai une ample provifion de toutes fortes de viandes & d'excellens vins. Soyons toujours a table Hh  Le Bachelier c'eft le moyen de ne nous point ennuyet fut la route. Vous connohTez mon foible, continua Tofton, j'aime la vie animale. Le capitaine Cope m'engagea fans peine a boire , & je m'enivrai comme un allemand. Quand je fus dans ce bel état, il me fit perter a terre par fes matelots qui m'y laifsèrent étendu tout de mon long. La, je dormis d'un profond fommeil: après quoi m'étant réveille au lever du foleil, & ne voyant point de navire, j'eus tout le loifir de faire des réfiexions fur ia politelfe de 1'anglois, que je maudis avec d'autant plus de raifon, qu'il avoit avec ma femme en fon pouvoir un coffre oü étoient mes efpèces, & qu'il ne me reftoit pour töut bien que quelques piftoles que j'avois dans mes poches. Encore fus-je trop heureux que les matelots ne m'eufient pas volé eet argent pour fe payer de la peine de m'avoir mis a terre, & abandonné a la providence. Ne fachant dans quel lieu j'étois, ni de quel cöté je devois tourner mes pas , je fuivis a tout hafard un fentier qui me conduifit au village d'Alzira prés de Gibraltar, d'oü je gagnai la ville de la Ronda. Je m'y repofai deux ou trois jours. Enfuite au lieu d'aller trouver mes parens, a qui je n'étois plus en état d'être utile, je pris la route de Séville fur une mule de louage dans  » e Salamanque. 483 la réfolution de me remettre a fervir, fi je pouvois rencontrer quelque maïtre qui me convint. Je n'en trouvai pas, & jugeant que c'étoit a Madrid qu'il en falloit aller chercher, je pris le chemin de cette ville, oü je fuis redevenu laquais après avoir été valet-de-chambre du fils d'un vice-roi. Je te plains, mon ami, dis-je a Tofton, lorfqu'il eut acheve' fon re'cit, & je déplore encore davantage Ie malheur de Blandine. Quelle affreufe avanture pour elle ! je concois la douleur dont elle a dü être faifie, lorfque le perfide Cope a fait paroïtre fa trahifon. Elle en fera peut - être morte de chagrin. Oh, que non, répondit-il , Blandine n'eft pas femme a imiter ces héroïnes de romans, qui, quand elles fe trouvoient entre les griffes des corfaires, aimoient mieux mourir que de fe rendre a leurs defir/. Je connois mal la créole, ou Cope a eu peu de peine a la perfuader, & je ne crois pas, entre nous, qu'il ait eu befoin de poudre de colibri pour triompher de fa vertu. Que dis-tu, m'écriai-je? A ce compte-Ia, Blandine feroitdonc une coquette? AfTurément, répartit Tofton. J'en doutois a Mexique, mai* elle atourné mon doute en certitude fur la route de Vera-Cruz a Cadix. II y avoit parmi les pafTagers un jeune cavalier qui la lorgnoit, & Hh a  4^4 Bachelier je remarquai plus d'une fois qu'elle répondoit a fes mines par des regards agacans. En un mot, c'étoit une petite perfonne dont la garde m'auroit donné bien de la tablature a Alcaraz , oü les jeunes cavaliers font vifs & galans. Je me cbnfble enfin de favoir perdue. Je voudrois feulement que le capitaine Cope eut partagé ie différend par la moitié; qu'il m'eut rendu mon coff re & retenu ma femme. Je fuis bien aife, lui dis-je , mon enfant, que tu ne fois pas plus affligé de 1'enlèvement de ton époufe; & dans le fonds tu n'as pas fujet de 1'être davantage, fi Blandine eft du caractère que tu dis. A 1'égard de ton coffre, dont tu regrettela perte avec plus de raifon, j'en parlerai a madame la comteffe & j'ofe te promettre qu'elle entrera dans tes peines. De ma part, tu peux compter que je ne refuferai pas de contribuer a te remettre en état de faire le voyage d'Alcaraz de la manière que tu le defires. Je fuis auffi perfuadé que don Alexisne manquerapas de compatir aton infortune. II pourra bien même te reprendre a fon fervice ; mais peut-être es-tu trop attaché au maïtre que tu fers acfuellement pour vouloir le quttter. Oh ! pour cela non , s'écria-t-il, en riant. Mon maïtre, qui fe nomme don Thomas Trafgo, eft un original fans copie : -c'eft un vifionnaire qui a une forte de folie tout-  de Salamanque. 485: A-fait piaifante. II dit, & croit effecYivement, qu'il a, comme Socrate, un efprit familier. Mon ami, me dit-il lorfqu'il m'eut arrêté pour le fervir, apprends que j'ai un génie qui s'eft donné a moi par prédilecfion, Sc qui m'inftruit de tout ce que je veux favoir. Je m'entretiens avec lui tous les matins, & je t'avertis de te retirer quand tu nous en entendras difcourir enfembie; car U' aime a me parler fon témoins. Véritablementun matinque don Thomas étoit dans fon cabinet, pourfuivit Tofton, je 1'entendis parler tout haut. Je crus qu'il y avoit quelqu'un avec lui. Point du tout,. il étoit tout feul. II fe parloit & fe répondoit a lui-même, croyant converfer réellement avec un génie. Je fis un éclat de rire a ce portrait extravagant; la-deffus je quittai Tofton, après lui avoir dit de venir Ie jour fuivant fe préfenter a fhötel : ce qu'il fit, bien perfuadé qu'on le retiendroit dans cette maifon. II alla d'abord fe faire annoncer a la comteffe, qui ne refufa pas de lui parler. II lui raconta fon malheur: elle en parut touchée , quoiqu'au fond de fon ame elle ne s'en fouciat guère. Mon ami, dit-elle a Tofton, nous ferons quelque chofe pour vous. II fuffit que vous ayec mangé de notre pain, pour que nous ne vous M&ons- pas fur le pavé. Allez voir mon fils £ Eh' $  '486 le Bachelier je ne doute point qu'il ne foit difpofé a vous faire plaifir. Don Alexis, que j'avois déja prévenu & déterminé a le reprendre a fon fervice fur le même pied qu'auparavant, le recut fort bien. Soyez le bien revenu, feigneur Tofton, lui dit-il d'un air railleur, comment gouvernez-vous le capitaine Cope? II vous a joué, ce me femble , un affez vilain tour; mais donnez-vous patience, il pourra vous renvoyer votre femme & votre argent. Peut-être ne vous a-t-il fait cette pièce que pour badiner, & pour voir comme vous prendriez Ia chofe. Racontez-moi 1'aventure; j'aime avous entendre faire des récits comiques, vous vous en acquittez a merveille. Hé ! monfieur, lui répondit Tofton, pourquoi vouloir que je vous conté une hiftoire que vous favez déja,&dont je nepuis faire lerécitfans renouvellermadouleur?N'importe,répliquadon Alexis, je le veux abfolument : un détail de ta bouche me réjouira. Tofton pour le contenter, fit ce qu'il fouhaitoit, & divertit infiniment ce jeune feigneur, qui 1'interrompit plus d'une fois pour s'abandonner a des ris immodérés, comme fi 1'aventure dont il s'agilfoit eüt été la plus piaifante du monde. Lorfque don Alexis fut las de s'égayer aux dépens de Tofton , il prit fon férieux , & lui  de Salamanque. 487 dit : va, mon ami, pour te confolerdu malheur qui t'eft arrivé , viens reprendre la place que tu avois auprès de moi avant ton mariage. Redeviens mon premier valet-de-chambre, &: le dépofitaire de mes fecrets. Je te donnerai bientót de l'occupation, ajouta-t-il. J'ai ébauché une conquête, & j'ai befoin de tes confeils pour 1'achever. Ces paroles causèrent une grande joie a Tofton, qui dès ce jour-la même quitta don Thomas & fon génie ,. pour aller demeurer a 1'hótel de Gelves. CHAPITRE LXXVI. Par quel hafard Toflon rencontra fa femme a la' quelle il ne penfoit plus ; Hijloire de fon en * lèvement racontée par elle-méme ; Ja juflification. Nouveau changement que ce récit produif t dans Jon caur. Ses affaires en vont mieux. JZ^on Alexis le jour fuivant a fon lever, dit a Tofton : apprends , mon ami, que j'ai fait une jolie connohTance. Je te vais dire comment. Un matin je me promenois tout feul au Prado. Je vis fortir d'un jardin une dame voilée y & dont 1'air noble & majeftueux prévenoit e» Hh 4  488 Le Bachelier faveur de fa naiiJance. Elle fit quelques töurs dans la prairie, & s'appercevant que je ro'approchois d'elle pour mieux la voir, elle fe retira vers le jardin pour y rentrer & tromper ma curiofité ; mais, foit que mes pas précipités ne le lui permiflent point, foit qu elle voulut me lailfer le tems de la joindre, je me trouvai avant elle a Ia porte du jardin. Madame, lui dis-je en Ia faluant avec une politeife refpeétueufe , il faudroit que je fufïe bien peu galant , fi rencontrant une perfonne toute charmante, je ne lui témoignois pas Ie plaifir que me caufe fa vue. Seigneur cavalier, répondit la dame , vous êtes prodigue de douceurs. Loin de refufer de fencens aux dames qui en font dignes, vous avez bien la mine brette, me dit - il, vous faites bien la cruelle. Raffurez-vous , ma mie : je ne veux pas devoir a mes efforts une viéèoire que je méprife , en même - tems il me fit porter a terre, avec mes effets , par deux matelots, auxquels ils ordonna de me conduire jufqu'au premier village , & de m'y laiffer. Les matelots n'exécutèrent pas en gens d'honneur 1'ordre de leur capitaine. A. la vérité, ils me menèrent au village, & m'y abandonnèrent; mais confidérant que j'étois une femme qu'ils ne reverroient probablement jamais, ils emportèrent avec eux Ie coifre oü étoit notre argent.  .494 L e Bachelier J'avois par bonheur dans ma bourfe uns trentaine de piftoles d'Efpagne , & un gros diamant au doigt. Avec de pareils effets on trouve de 1'affiftance par - tout oü il y a des hommes. Le maitre & la maïtreffe de l'hötelle-i rie du village oü j'étois , entrcrent dans mes peines. Je ne leur eus pas fitót conté mon hiftoire, qu'ils me plaignirent , & m'offrirent leurs fervices , en maudiffant le capitaine Cope & les matelots. Je leur demandai dans quel endroit d'Efpagne j'étois. Vous êtes ici dans Ie village de Molina, me répondit 1'hóte, fur lacóte de Grenade , entre Marbellin & Malaga, a douze lieues de Ia ville d'Antequerre , oü je vous conduirai moi-même fi vous le defircz. Vous me ferez plaifir, lui dis-je, mon deffein étant de me remettre au fervice de quelque perfonne titrée , je pourrai trouver la quelque condition. Vous n'en devez pas douter , reprit-il ; Antequerre eft une ville peuplée , & oü il y a furtout bien de Ia noblefle. J'y ai des eonnoiffances , ajouta-t-il ; je connois entr'autres une bonne dame, qui étoit autrefois duegne dans une maifon oü je fervois ; je vous menerai chez elle, & je fuis fur qu'elle vous aura bientót placée. Je partis donc avec mon hóte pour Antequerre , & nous y fümes a peine arrivés , qu'il alla voir cette vieille gouvernante. Il lui raconta mon  de Salamanque. 405 malheur, & elle en fut tellement attendrie, qu'elle lui dit : amenez-moi cette femme infortunée; je lui ome un lit & ma table, j'époufe fes intéréts , je la prends fous ma protection. Pour fupprimer les circonftances fuperflues, cette dame me mit auprès de dona Léonor de Pedrera , fille d'un gentilhomme d'Angleterre avec laquelle, après la mort de fon père , je fuis venue demeurer a Madrid , chez dona Hélena de Toralva fa tante , dont elle eft unique héritière. Je n'ai plus rien a vous dire, pourfuivit Blandine. Je viens de vous rendre compte de ma conduite, & je crois que vous devez être content de votre époufe. Je le fuis parfaitement, s'écria Tofton; & les chofes étant telles que vous venez de me les rapporter , j'aurois tort de ne 1'être pas. Je vous avouerai méme, excufez ma fincérité, que je n'aurois pas attendu de vous tant de réfiftance; mais entre nous, la délicateffè de Cope m'étonne fort, & voulezvous bien que je vous dife , que fi votre rapport eft vrai, il n'eft guère vraifemblable. J'en demeure d'accord avec vous , reprit 1'époufe, je 1'ai échappé belle. Je vous en réponds , répartit le mari. 1\ m'a pris pendant votre récit une fueur froide qui dure encore en ce moment. Outre le danger que vous a fait courir le capi-  496 L e Bachelier taine anglois, vous n'avez pas été dans un moindre péril avec ces deux fripons de matelots , qui vous ont conduite a Molina. Vous êtes bienheureufe qu'ils ne vous aient pris que votre argent. Oh, 9a, ma chère femme, continua-t-il, n'en parions plus. Nous nous retrouvons donc enfin , a nos biens prés, dans Ie même état oü nous étions a notre départ de Cadix. Le ciel en foit Ioué : ce qui nous doit confoler, mon enfant, c'eft que nous allons faire en peu de tems une nouvelle fortune. Le comte de Gelves eft revenu des Indes avec d'immenfes richelfes, & on Ta fait grand écuyer. Don Chérubin de la Ronda, mon ancien maitre, eft fecrétaire de fes commandemens , & moi je fuis redevenu valet-dechambre de don Alexis. A mefure que ce jeune feigneur avance en age , on lui fournit plus -d'argent pour fes menus plaifirs; & comme je fuis Tadminiftrateur de fes efpcces , mon pofte deviendra meüleur de jour en jour. Don Alexis, dit Blandine , eft - il toujours galant ? Plus que jamais , répondit Tofton ; il eft actuellement amoureux d'une perfonne qu'il a vu fortir de ce jardin ces jours paffés, & cette perfonne pourroit bien être Léonor votre maïtreffe, c'eft elle - même, reprit la créole ; car elle m'a dit qu'un de ces matins un cavalier Tavoit abor- dée, \ \  Salamanque. 40> m , dans cette prairie , & qu'elle s'étoit entretenue affez long tems avec lui. Eh ! comment, 'dit Tofton, vous a^t-elle paru affeftée de eet entretien ? Pas mal, répartit la fuivante. Je vous -allure que s'il en avoit encore d'autres avec eliè il pourroit s'en faire aimer. Je vous dirai plus' Je ne fiusfi ma maïtreffe ne craint pas de revoir ce cavalier: elle n'eft pas fortie du jardin depuis e jour qu'elle lui paria; elle a peut-être peur de ie rencontres La bonne nouvelle pour mon maïtre , s'écria 1 olton ! je vais la lui porter tout-a-Theure Avec quelle joie ne 1 apprendra-t-ii Pas ! fans edieuma chère Blandine, mes fidèles amöurs notó nous reverrons; demeurez auprès de Léonor imtérêt de don Alexis Ie demande. Seconde* par vos bons offices les möuvemens que nous allons nous donner pour lui plaire.' Après cette converfation, ces deux .époux fe féparèrent en proteftantdepart& d'autre qu'ils fardonnoient ala fortune le tour qu'elle leur avoit jöué en faveur du plaifir qu'elle hur ^ ■ rejoindre. li  •ifcc3 Le Bacheeie« CHAPITRE LXXVII. Continuation du chapitre précédent» Blandine préfente Jon mari a fes maitrej/es ; leurs entretiens; ce que refolurent Tofton & fa femme en faveur du jeune comte de Gelves, Toston, avant d'aller retrouver Alexis, vint m'apprendre qu'il avoit rencontré Blandine , & après m'avoir rapporté toute la converfation qu'il venoit d'avoir avec elle:hé bien, monfieur , me dit-il, que penfez-vous de tout cela ? Croyezvous que tout ce qu'elle m'a raconté du capitaine Cope foit au pied de la lettre ? pour moï franchement je n'en crois rien du tout» II eft vrai, lui répondis-je, qu'on en peut douter , fans pafler pour incrédule ; cependant ce qu'un mari peut faire de mieux en pareil cas, c'eft de s'imaginer que fa femme luï a dit la vérité; c'eft le parti que je prendrois k ta place pour me mettre 1'efprit en repos. Mais , pourfuivis-je , mon ami , tu n'as fais aucune mention dans ton récit, del'enfant que Blandine doit avoir mis au monde depuis fon départ de Mexique. Ah! vraiment vous m'en faites fouvenir, répartit Tofton, ma femme, a oublié  , os Salamanque. 409 3e men dire des nouvelles, & moi de lui en demander. Dès que je la reverrai, je ne manquerai pas de m'informer de eet enfant, quoique la nature ne me parle qu a demi en fa faveur. Aces mots, Tofton prit congé' de moi, m me difant : voulez-vous bien, monfieur , que Je vous quitte pour me rendre auprès de don Alexis quim'attend,fans doute, avecimpatience ? Je vais le ravir en lui rapportant ce que Blandine ma dit de fa maïtrefTe. Va, cours, lui dis-je, mon garcon, quand on porte aux amans d'agréables nouvelles, on he fauroit aller trop vite. Je ne doute pas que don Alexis ne mette bientöt au rang de fes conquêtes Léonor de Pedrera, puifqu'il aton fecours, & celui de ton époufe. , Auffitötque don Alexis vit arriver fon confident, il s'avanca vers lui d'un air empreflé". Hé bien' lui dit-il, as-tu découvert qui font les perfonnes' qui demeurent dans le jardin d'oü j'ai vu fortir ma divinité? J'ai fait plus, répondit le valetde-chambre, j'ai appris le nom & Ia qualité de votre déeffe. Elle s'appele dona Léonor de Pedrera. Elle eft fille d'un gentilhomme d'Antequerre, après la mort duquel elle eft venue 3 Madrid & elle loge dans ce jardin, chez dona Helena de Toraval, dont elle eft nièce & unicme héntière. Te voiia devenu en peu de tems bien favant, lm dit le jeune comte. Et je ne vous li 2  yoo Le Bachelier' ai pas dit encore tout ce que je fais , lui répartifc, Tofton; je fais de bonne part que Léonor 2 pris du goüt pour vous. Hé, comment diable , s'écria don Alexis, as-tu pu découvrir jufqu'aux fentimens de cette damè ? Qui t'en a pu inftruire ? Le hafard, répondit le valet. II m'a mieux. fervi que mon adrefte,. fi toutefois c'eft m'avoir rendu fervice que d'avoir inopinément préfenté ma femme a mes yeux. Que dis-tu , reprit le jeune feigneur, avec fur-. prife? tu as retrouvé Blandine ? Oui, monfieur,. le ciel a eu Ia bonté de me la rendre fans que je la lui aie demartdée , répartit le confident; & ce qu'il y a d'heureux pour vous , c'eft qu'elle eft fuivante de Léonor. Tu m'enchantes. reprit avec tranfpört don Alexis , en m'apprenant que Blandine eft a portee de me faire plaifir. Je fuis perfuadé qu'elle ne refufera pas de remettre a Léonor un billet de ma part. Non , je vous en réponds, dit le valet-de-chambre ; & je vous affure que vous pouvez attendre d'elle tous les fervices, qui dépendront de fon miniftère. Le jeune comte de Gelves, pour profiter de 1'occafion qui fe préfentoit de déclarer fon amour, a Léonor, écrivit un billet qu'il chargea Tofton de faire tenir a cette dame. Le confident retourna donc Ie lendemain matin au Pardo. II y trouva on époufe ala porte du jardin; 11 1'aborda d'un  r>e Salamanque. yoi air galant & affectueux : ma chère Blandine lui dit-il, avant que nous parlions des affaires de mon maïtre , qu'il me foit permis, s'il vou? plaït, de nous entretenir un moment des miennes. Hier, s'il vous en fouvient, vous ne me dites pas Ie moindre petit mot de Tenfant dont vous étiez enceinte lorfque Ia fortune nous fépara tous deux pres de Gibraltar. Hélas, répóndit-elle en foupirant, Ia pauvre fille mourut prefqu'en naiffarit, peu de tems après que je fus entree au fervice de dona Léonor ; & fa mort eüt infailliblement été fuivie de la mienne , fi l'on n'eüt pas eu de moi un foin particulier; mais ina maïtrefle qui m'avoit prife en amitié, n epargna rien pour ma confervation. Je lui dois la vie. Auffi par reconnoiffance lui ai -jevouéun attachement a toute épreuve. Vous avez fort bien fait, reprit Tofton ; une pareille maïtreffe mérite que vous I'aimiez. Saitelle que vous avez retrouvé votre époux? Je le lui ai appris, répartit Blandine, & elle m'a permis de vous préfenter a elle; ce que je veux faire tout-a-l'heure. Suivez-moi. En achevant ces, paroles , elle le fit entrer dans le "jardin, & lui montrant deux dames qui sy promenoient: vous voyez lui dit-elle,dona Léonor & fa tante. Joignons-Ies ; que je leur faffe voir que je n'ai point époufé un homme mal fait & fans mérite lil  ip2 Le Bachelier En parlant de cette forte, elle le prit par la main, le conduifita ces dames, & les abordant d'un air badin : mefdames, leur dit - elle voila Tépoux que j'ai cru mort, & que j'ai tant pleuré. Regardez-le bien; ne vous paroït-il pas digne des larmes qu'il m'a qouté ? Affurément, répondit dona Hélena; on pleure fouvent des maris moins agréables. A ces mots, Tofton fit une profonde révérence a Ia dame qui venoit de les prononcer, 5c baiffa modeftement les yeux en gardant un refpeftueux fïlence. Ils font bien affortis tous deux, dit alors Léonor; 8c je fuis bien aife que le ciel les ait raffemblés. Dona Hélena voulant faire parler Tofton : vous êtes donc , lui dit- elle, chez le comte de Gelves?- Qui , madame , lui répondit-il, j'ai 1'honneur d'être premier valet-de-chambre du feigneur don Alexis fon fils unique. Et vous êtes, repliqua-t-elle, apparemment fatisfait de votre condition ? Très-fatisfait, madame, répar-, tit-il. Mon maïtre eft un cavalier parfait. Je ne lui connois aucun défaut; quoique jeune, il a une prudence confommée. II eft fage , fans faire le Caton; & vif, fans être étourdi : c'eft un modèle de jeune feigneur, Outre mille bonne qualités dont il eft doué, eontinua-t-il, quelque jour il poflédera des biens confidérables, le comte fon père ayant amafféj  'de Salamanquf. 503 3e grandes richeffbs dans lè gouvernement dela nouvelle Efpagne.Jïeureufe la fille de qualité a qui fa main eft deftinée. En faifant ainfi Téloge de fon maïtre, Tofton , 1'adroit Tofton , examinoit avec foin Léonor , & ïl lui fembloit quelle prenoit plaifir a f entendre, quoiqu'elle affectat de fécouter d'un air indifférent. Cette obfervation 1'engageant a continuer de louer don Alexis, il en fit un portrait fi flatteur , que dona Hélena ne put s'empêcher de lui dire : mais mon ami, vous outrez , vous exagérez. II n'eft pas poffible que le jeune comte de Gelves ait tout le mérite que vous lui donnez. Pardonnez-moi, madame, répartit-il effrontément; c'eft un fujet accompli, un abrégé de toutes les vertus. Dans eet endroit de leur entretien , ils furent interrompus par un page qui vint remettre un billet a dona Hélena. Elle le lut, & comme il demandoit une prompte réponfe , elle rentra pour Talier faire. Léonor la fuivit, laiffant fa foubrette avec fon mari dans le jardin , ces deux époux fe voyant feuls , fe mirent a rire fans pouvoir s'en défendre. II faut avouer, dit Blandine a Tofton,, que vous favez faire de beaux portaits, mais , entre nous ils ne font guère reffemblans. Je conviens, répondit-iï, que j'ai un peu flatté don Alexis ; mais je ne crois pas. li 4  rP4 L e Bachelier que cela ait produit urt mauvais efFet. Je fufc sur^que votre maïtreffe eft charmée de mon maïtre en ce moment; car , quoique vous nem'en ayez rien dit, je jurerois que vous avez averti Léonor que don Alexis eft le cavalier qui s'eft entretenu avec elle un matin dans la prairie. Cela eft vrai, reprit Blandine. Je lui parlerai tantöt en particulier de ce jeune feigneur. Je verrai ce qu'elle a dans 1'ame , & je vousl'apprendrai demain. Fort bien , dit Tofton , & fi par hafard vous trouvez la dame difpofée arecevoir favorabfement une lettre de mon maïtre, en voici une, ajouta-t-il en lui préfentant le billet de don Alexis, dans laquelle il y a une-déclaïation d'amour des mieux tournees , auffi y ai-je mis ia main. Blandine fe chargea de fa fettre, en difant a fon mari qu'il pouvoit affurer fon maïtre de fes bons offices auprès de Léonor, La - deffus les deux époux fe féparèrent, avec promeffe de fe retrouver au même endroit le lendemain matin. l n'y manquèrent pas. Viétoïre, s'écria la créole, en re voyant Tofton, viftoire ! j'ai entretenu ma maïtreffe de don Alexis. Je lui ai fait Ie portrait de ce cavalier, a»peu-près comme vous le fïtes hier, Elle a d'abord ufé de diffimulation j; mais je l'ai tournée de tant de facons, qu'elle n'a pu fe défendre de me découvrk fes (mtb-  de Salamanque. yof toens : oui, ma chère Blandine, m'a-t-eïle dit, j'aime don Alexis, j'en fuis occupée depuis le jour que Pai vu a la porte de ce jardin , & tout le bien que j'en entends dire achève de m'enflammer pour lui. Venons au billet de mon maïtre, interrompit Tofton. Léonor 1'a-t-elle lü ? Avec avidité , répondit la foubrette, & nous 1'avons toutes deux admiré. Vous m'aviez bien dit que vous y aviez mis du votre. | Je m'en fuis appercue. Cette lettre a fait une vive impreflion fur ma maïtrefTe. Vivat, reprit le valet-de-chambre , tranfporté de joie ! les chofes ne peuvent aller mieux. Continuons, ménageons un tête-a-tête nocturne a nos amans. Ils n'ont plus befoin que de cela pour devenir éperduement amoureux 1'un de 1'autre. Engagez Léonor a fe promener eettenuit dans le jardin, j'amenerai don Alexis. Ils auront enfemble un long entretien, après lequel ils ne refpireront que le mariage.  $o6 Le Bachelier CHAPITRE LXXVIII. 'Ent re vue du jeune comte & de dona Léonor ; ft fuite. Le comte de Gelves prop of e un parti avantageux a jon fis. Seconde entrevue de nos deux amans,* ce qui s'y pajfe. Bon avis que donne Blandine. Don Alexis le fuit, quelle étoit la perfonne qu'on vouloit lui donner em mariage, Blandine approuva ce deffein , qui fut exécuté. Le jeune comte de Gelves conduit par fon confident, arriva , entre onze heures & minuit a la porte du jardin dans lequel ils furent introduits par Léonor & par fa fuivante , qui les attendoient impatiemment. Don Alexis aborda la dame d'un air refpeétueux, elle Ie recut de même , & après quelques complimens de pure politefle de part & d'autre, ils commencèrent a prendre le ton des amans. Tofton & fa créole voyant qu'ils alloient s'engager dans une tendre converfation , fe retirèrent pour s'entretenir auffi en particulier de leurs petites affaires. L'amour qui rend les heures fi longues aux amans quand ils font éloignés de ce qu'ils aiment, les faitpalfer en récompenfe bien rapidement lorfiqu'ils font enfemble. II étoit déja jour, que  'de Salamanque. ^07 don Alexis & fa maïtreffe ne fongeoient point encore a fe fe'parer. II fallut que les confidensles en avertiffent: foin que prit volontiers Tofton a qui la nuit ne paroiffoit pas fi courte qua fon maïtre. Les deux amans fe quittèrent enfin, en fe difant adieu jufqu'a la nuit fuivante. Cette entrevue, ainfi que 1'avoit prédit 1'époux de la créole, irrita leur paflion. Dès que don Alexis fut hors du jardin, il fe mit a vanter les agrémens de Léonor , & principalement fon efprit, & il ne fit que rebattre la même chofe toute la matinée. II ne fut occupé pendant le jour que du plaifir que lui promettoit une feconde entrevue : mais avant qu'il put jouir d'un fi doux entretien , il fut obligé d'en effuyer un qui lui fit peu de plaifir. Le comte fon père, après le foupé s'étant renfermé avec lui dans fon cabinet, lui tint ce difcours : mon fils, j'ai une affaire de la dernière importance a vous communiquer. Le premier miniftre , pour me prouver qu'il a pour moi une fincère &véritable amitié, m'a dit qu'il vouloit vous marier, & vous donner une femme de fa main. Don Alexis, a ces paroles, fetroubla& demeura tout interdit. Comment donc, continua le père, le manage vous fait-il peur ? ah ! quand vous faurez quelle perfonne le miniftre vous propofe, je fuis perfuadé que vous n'aurez point de  yoS Le Bachelier répugnance a fépoufer. Le jeune comte s'étan^ un peu remis de fon trouble, lui dit: feigneur, je fuivrai toujours aveuglément vos volontés , mais daignez me permettre de vous dire que je fens pour le manage une averfion Vous me trompez, interrompit fon excellence; vous diffïmulez; je vois bien ce quï vous révolte contre 1'hymen dont il s'agit, votre cceur s'eft engagé ailleurs, & follement épris de quelque aventurière, vous voulez vous faire un point d'honneur de lui être fidéle. Non,feigneur, répartit don Alexis, jene brüle point d'une honteufe ardeur. J'aime , il eft vrai, Sc je ne m'en défends pas; mais 1'objet de mon amour n'eft pas d'une naiffance a me faire rougk des fentimens qu'il m'a infpirés. Si vous voulez que je vous apprenne quelle eft fa familie... Je vous en difpenfe, interrompit Ie père pour ïa feconde fois, jene fuis pas curieux de connoïtre cette dame, & jë vous ordonne d'y renoneer. Je ne veux pour belle-fille que celle quï' m'eft offerte par le miniftre; & fachez que c'eft. une perfonne qui joint a la jeuneffe & a Ia beauté une noble origine & de grands biens. Allez, ajouta-t-il, allez confulter la-deffus don Chérubin de Ia Ronda votre gouverneur, je fuis, perfuadé que fes confeils feront conformes a roes. ïntentions,  de Salamanque. yojj Le jeune feigneur fortit a 1'inftant du cabinet lans répliquer; mais au lieu de me venir chercher , il jugea plus a propos d'aller trouver Tofton. II lui apprit la violence que fon père prétendoit faire a fes fentimens , & après s'être plaint de cette tyrannie: mon ami, dit-il a ce confident, que faut - il que je fafTe pour me conferver a Léonor ? comment me. tirer de eet embarras ? Monfieur , lui répondit Tofton, la chofe n'eft pas facile. Monfeigneur votre pére comme vous favez , e£ diablement opiniatre; il a réfolu que vous époufiez la perfonne propofée par le miniftre, il n'en démordca point. Mais il n'eft pas encore tems de nous défeipérer Êmployons auparavant la rufe. Feignez, paroiffez confentir a ce mariage, pendant qus j'imaginerai quelqu'expêdient pour le -rompre. Ah ! Tofton , s'écria don Alexis a ces paroles, qui. fembloient flatter fon amour de quelque efpérance , ü tu peux en venir a bout, il n'y a rien que tu ne doives attendre de ma recennoiffance. Courons, volons au rendez-vous5 pourfuivit-il; je veux ïnformer Léonor du malheur qui nous menace , 1'affurer que je mettrai tout en ufage pour le détourner, & lui renouveller enfin le ferment que je lui ai fait de n'être ' jamais qu'a elle. Ils retournèrent tous deux au jardin» oüLéonoj;  5*ïo Le Bachëlier" & fa fuivante s'entretenoient en les attendant, deé bonnes qualités de don Alexis, Blandine qui les connoifToit mieux que perfonne, élevoit jufqu'aux nues ce jeune feigneur. Les amans gagnèrent un cabinet de verdure, oü ils avoient paffe la nuit précédente, & les époux fe retirèrent dans un autre endroit, oü Tofton dit d'abord a Blandine : mon enfant, la vie eft une fucceffion continuelle de bien , de mal, de joie & de chagrin. Hier au foir , par exemple , nous vïnmes ici gais comme des pingons, nous y venons aujourd'hui plus triftes que des hiboux. Hé! quel fujet de trifteffe pouvez-vous avoir, lui dit fa femme? vous auroit - on annoncé quelque mauvaife nouvelle ? la plus cruelle que nous puiffions apprendre, repliqua-t-il! on veut féparer pour jamais don Alexis & Léonor. En même tems il lui raconta ce qui venoit de fe paffee entre le comte de Gelves & fon fils. Blandine fut pénétrée de dóuleur a ce récit: vous avez bien raifon, dit-elle a fon mari, de vous affliger; rien n'eft plus mortifiartt que ce que vous dites. Malheureufe Léonor! continua-t-elle en apoftrophant fa maïtreffe; quel coup de foudre pourvous! Mais eft-il donc impoftible de le parer ? Tofton qui ade Tadreffe & de 1'efprit, ne ferat- il aucune tentative pour préferver nos amans du fort affreux qu'on leur prépare ? Pardonnes  ï> e Salamanque. rif moi, répondit-il , je cherche dans ma tête quelque moyen de le prévenïr; mais je vous avouerai qu'il ne me vient point la deffüs d'idée qui me contente. II s'en offre une en ce moment a mon efprit, reprit la créole, & je ne crois pas qu'elle foit a rejeter. Vous n'ignorez pas que la comteffe aime tendrementfon fils; penfez-vous qu'il n'y ait rien a faire de ce cöté - Ia ? Tout au contraire vraiment,s ecria Tofton, j'époufe cette idée. J'irai demain au lever de la comteffe; je lui demanderai une audience particulière. Je luï expoferai pathétiquement Ia fituation de don Alexis; & peut-être 1'attendrirai - je de facon qu'elle s'intéreffera pour Léonor & pour lui. * ^ Pendant que les confidens tenoient de pareils difcours , les deux amans fe promettoierit , fe juroient un amour a 1'épreuve de tous les obftacles que la fortune pourroit faire naïtre pour Ie traverfer. Ils fe quittèrent 1'un 1'autre dans ces fentimens. Le jeune feigneur reprit Ie chemin de fon hötel avec Tofton, qui lui dit le deffein oü il étoit d'effayer fi par fon éloquence il ne pourroit point engager la comteffe fa mère, a protéger fon amour. J'approuve ton projet, lui dit don Alexis, & pour le rendre plus efflcace,je prétends t'accompagner. Je me jetterai aux pieds de ma mère, & j'embrafferai  fU Le Bachelier fes genoux, tandis que tu plaideras pöuf mou Je fuis affuré que nous la gagneronsi Dans cette opinion , ils fe déterminèrent a faire cette démarche , & ils la firent effectivement le lendemain matin. En voici le détail 8c le fuccès. La comteffe de Gelves étoit a fa toilette. Sitöt qu'elle appercut don Alexis 8c fon confident, elle fit fortir toutes fes femmes, & d'abord adreffant la parole a Tofton: mon ami, lui dit-elle, dans quelle difpofition vient ici fnon fils? a-t-il encore de la répugnanee a liet fa deftinée a celle d'une aimable perfonne quï lui eft offerte par le premier miniftre ? Madame, lui répondit Tofton, mon maïtre vous a voué une aveugle obéiffance', il eft pret a faire tout ce que vous lui ordonnerez; mais fi vous lui faites époufer la dame qu'on lui propofe, vous pouvez compter que vous perdez votre fils unique. Oui ma mère, dit alors don Alexis en fe profternant devant-elle 8c baifant une de fes mains, Tofton vous dit la vérké. Si vous me donnez une femme malgré moi, je fuis mort. Chofe étrange, s'écria la comteffe ! peut-on fe Iaiffer prévenk jufque-la contre une prefonne que l'on n'a jamais vue > Attendez qu'on vous ait fait voir la dame dont il eft queftion, & fi vous la trouvez défagréable, je fuis affez bonne mère pour m'oppofer a une union contraire a votre repos, quoique chez nos pareiJs  de Salamanque. ci5 pareils Ia figure ne fafle guère rompre de mariages. Mais, ajouta-t-elle, fi je m'en rapporte aupor< trait qu'on m'a fait de cette dame, c'eft une beauté. Fut-elle plus charmante que Vénus, dit Tofton, madame, s'il tous plaït, ne nous en parlez pas davantage. L'amour a prévenu Ie miniftre en préfentant k nos yeux une efpèce de deefle dont nous fommes enchantés. H faut en effet, reprit la comteffe, qu'elle foit pourvue d'une beauté bien rare pour avoir fait fur vous une fi forte impreffion. Sa naiffance repond-elle è fes charmes? de ce cÖté-lè je crams qu'elle n'ait fujet de fe plaindre de la nature. Oh, que non, madame , répartit Tofton ! c'eft une fille de qualité. Léonor de Pedrera doit le jour k un gentilhomme d'Anteouerre; & de plus , elle eft nièce de dona Hélena de Toralva. La mère de don Alexis n'entendit pas plutót prononcer ces derniers mots, qu'elle fit de grands éclats de rire qui déconcertèrent fon fils & Tofton: madame, lui dit ce jeune feigneur dun air étonné, de grace, apprenez-moiia'caufe de ces ris immodérés; nous foupconneriez-vous de vouloir vous en impofer fur la condition de Leonor? Laiffez-moi donc rire k mon aife s'écna-t-elle. A ces mots, fes ris fe renouvellèrent pendant que le maitre & Ie valet ne fachant Kk  jji4 Le Bachelier ce qu'ils en devoient penfer, fe règardolent tous deux en gardant un ftupide filence. II plut enfin au ciel qu'elle cefsat de rire ; & lorfqu'elle eut repris fon férieux : don Alexis, ■dit-elle a fon fils, ne vous alarmez plus. Vous ne fdrez point obligé de renoncer a votre chère Léonor, puifque c'eft elle-mêrne que le premier miniftre vous deftine pour époufe. Dona Hélena de Toralva eft parente de la ducheffe d'OIivarès, & ce font ces deux dames qui ont fait propofer ce mariage au comte de Gelves par le comte-duc. N'ai-je pas eu raifon de rire , pourfuivit-elle ? ne trouvez-vous pas cette aventure plaifante ? En achevant ces paroles de nouveaux ris lui échappèrent encore, & fon fils fuivant fon exemplc, fe mit a rire auffi de méme que Tofton. Après quoi le jeune feigneur & fon confident fe retirèrent tranfportés de joie, & fe rendirent avec empreffement chez dona Hélena, oü ils trouvèrent tout le monde en belle humeur , le bruit du mariage prochaïn de Léonor avec don Alexis s'y étant déja répandu. Pour dire le refte en deux mots, les noces fe firent peu de tems après, & il y eut de grandes réjouiffances , tant a. fhötel de Gelves qua celui de Hélena de Toralva»  de Salamanque. 515 CHAPITRE LXXIX. Des chofes qui fi pajjèrent après le mariage de don Alexis de Gelves. Du voyage de Toflon d Alcaraz, & de fon retour a Madrid. Don Chérubin eft flatté des nouv elles quil apprend de don Manuel & de Ja familie. JDona Hélena, chez qui s'é>oit fait ce mariage, aimant fa nièce comme une mère aime fa fille unique, & ne voulant point fe féparer d'elle ; cette bonne tante céda la moitie' de fon hotel aux nouveaux époux. Le premier loin de don Alexis fut de récompenfer Tofton d'avoir contribué a fon bonheur. U ne fe contenta pas de lui faire préfent de trois eens piftoles, il le fit fon intendant : pofte moins confidérable par ce qu'il valoit alors , que par ce qu'il pouvoit valoir un jour. Léonor, de fon cöté, n'en ufa pas moins généreufement avec Blandine, qui plus fenfibie a 1'amitié que fa maitrefTe avoit pour elle qu'a i'intérét, lui étoit attachée de cceur & d'inclination : ce qu'il faut admirer dans une foubrette. Un matin Tofton m'étant venu voir , me dit: feigneur don Chérubin, je viens prendre congé K k 2  tïS Le Bachelier de vous , & recevoir vos ordres. Je partïra! dans deux jours pour Alcaraz, pour contenter l'envie que j'ai de revoir les auteurs de ma naiffance. Don Alexis mon maitre, me permet de faire ce voyage , a condition que je ferai de retour dans deux mois. Mon enfant ,'lui dis-je, le defir qui te prefle eft louable, & il eft jufte que tu le fatisfaffes; mais quand tu auras paffe quelques jours avec des perfonnes fi chères, reviens promptement a Madrid. Tu connois 1'inconftance des grands feigneurs, tu pourro:s perdre ta place , qui ne fauroit manquer de te conduire a une fortune confidérable. Oh 1 ne craignez pas, repliqua-t-il, que je m'amufe a me divertir avec mes anciens amis. J'ai déja pris 1'efprit de la cour , je ne pourrois plus vivre en province. Hé! par quelle voiture,lui dis-je, prétends-tu t'en aller ? Sur un des meiïieurs chevaux de nos écuries , répartit-il , & fuivi d'un laquais du logis , qui aura la livrée de Gelves, & qui fera auffi-bien monté que moi. Un intendant de grande maifon ne doit pas voyager en gredin. Véritablement deux jours après, Tofton partit fur un fuperbe cheval, fuivi d'un laquais revêtu d'une livrée brillante, & chargé des dépêches que je lui remis pour mes beaux-frères. Pendant fon abfence, il arriva des changemens heureux pour la maifon de Gelves, don Alexis  DB SALAMANQUE^ Cl"* S-'étant attaché a faire afïiduement fa cour au. comte-duc d'Olivarès, eut le bonheur de lui plaire a tel point, que ce miniftre le fit recevoir gentilhomme de la chambre du roi : ce.qui étoit le plus fincère témoignage d'affecKon qu'iL put lui donner. Son excellence e'tant d!un caractère a ne vouloir mettre auprès de ta perfonne. dumonarque, que des hommes affidés. Ce ne. fut pas tout; dona Léonor devint en mémetems dame du palais de la reine, par le cre'dit de madame d'Olivarès, qui étoltCameriera-Mayori de forte que Tofton a fon retour trouva fon maitre & fa maïtrelfe a. la cour dans un rang qu'ils n'y tenoient pas a fon départ.. L'impatience que ce nouvel intendant avoit de me rendre compte de fon voyage ,. ne lui permit pas d'aller d'abord fe montrer a fa femme , ni même a don Alexis , il vint chez moi avec un empreffement qui marquoit bien qu'il m'aimoit. Je. ne le vis pas fans émotion paroïtre dans ma chambre; & ne fachant ce qu'il venoit m'annoncer, je lui demandai en tremblant fi ce qu'il avoit a m'apprendre devoit m'afftiger ou me réjouir. Je ne vous apporte que de bonnes nouvelles , me répondit-il; don Manuel & don Grégorio jouiffent d'une fanté parfaite, auffibien que leurs époufes. Ces dames , qui font toujours fort aimables , ont encore groffi la. Kk5.  5'i8 L e Bachelier." familie depuis votre départ d'Alcaraz ; votre fceur avec Francillo, & les deux filles qu'elle avoit , a préfentement un autre.fils qui eft en nournce ; & fa bonne amie , outre Ie garcon qu'elle a eu au commencement de fon mariage, a donné a don Manuel deux fils en moins de vmgt mois. Tous ces enfans , continua-t-il, tant males que femelles, fe portent a merveilles, Sc font tous gentils. Votre fille en'tr autres eft plus belle que Ie jour. Tout cela me fait plaifir, interrompis-je, mon ami; mais dis-moi, je te prie, comment ma fceur & mes beaux-frères ont écouté le récit que tu dois leur avoir fait de mes aventures ? T'ont-ils paru prendre beaucoup de part a ma fortune ? Affurém-ent, répartit Tofton; ils me firent des queftions a 1'infini, & je n'eus pas peu d'affaire a contënter leur curïonté, chacun m'interrogeant a fon tour; & quelquefois tous enfemble. Mais quand je détaillai la rencontre de Monchique, & la manière dont il nous avoit dit avoir féduit dona Paula, mes auditeurs commencèrent a fondre en larmes, & principalement les dames, qui voyant votre époufe pleinement juftifiée, déplórcrent amèrement fon malheur. Après cela, il me quefiionnèrcnt fur dona Blanca, ils me demandèrent de quel caractère elle étoit, & ils. eurerit lieu de jugêr par le portrait que je leur en fis, que dc tous les bienfaits que vous avez  de Salamanque. 5!9 regus de don Juan de Salzedo, fa fille n'étoit pas. lc moins confidérable. II ne me refte-plus , ajouta Tofton, qu'a vous .remettre les dépêches de votre familie; & voulezvous bien après cela que je vous quitte pour me rendre auprès de mon maïtre. Je vais favoir fi mon abfence ne m'a point fait de tort dans fon efprit. Non, mon enfant, lui dis-je; tu retrouveras don Alexis tel que tu 1'as laifle. J'ai pris foin pendant ton éloignement de te conferverfes bonnes graces. J'ai encore une bonne nouvelle a t'annoncer; le roi a honoré ce jeune feigneur d'une charge de gentilhomme de fa chambre: ce qui ne donne pas peu de reliëf a ton intendance. J'appris auffi a monfieur 1'intendant , que dona Léonor étoit dame du palais de la reine. Bon, s'écria-t-il plein de joie, voila ma femme a la cour : cela va me fixer a Madrid. Je le fouhalte, lui dis-je, & que ferme de revoir tonpays ne te reprenne jamais. Oh, monfieur, me répondit-il, g'en eft fait; je lui ai dit un éterneladieu. Je n'y ai été, comme vous favez, que pour voir mon père & ma mère. Je les ai trouvés tous deux morts & enterrés. J'ai répandu fur leur tombeau les plcurs que jé leur devois, & je me fuis détaché de ma patrie. En achevantces paroles , il me remit les dépêches dont ïl étoit chargé, 8c me quitta. Kk *  520 Le Bachelier CHAPITRE LXXX. De la fecrète & curieufe converfaüon que ion Chérubin eut unjour avec le comte de Gelves, Relation de Ventrée que fit le duc tfOJfone d Madrid, ce qui Va perdu. Quoique Je comte de Gelves, comme il a éte' dit, eütrapporté des Indes de grandes richeffes , il avoit affecté par avarice & par politique, de ne pas imiter les vice-rois qui reviennent de leurs gouvernemens. II ne fe montroit dans les. rues qu'accompagné de peu de monde, & il rendoit fes vifites, pour ainfi dire, fans éclat, &. dans un équipage trop modefte pour. un gouverneur du Mexique. A 1 egard des préfens qu'il avoit faits, tant au roi qu'aux infans don Ferdinand & don Carlos, ce n'eft pas Ia peine d'en parler, puifqu'ils ne confiftoient qu'en quelques ouvragesde plumes, & autres femblables bagatelles. Auffi Ie public qui cenfure tout* quelquefois fans examen, ne louoit-il pas fon hu meur magnifique. Ce feigneur n'ignoroit pas ce qu'on penfoit de lui dans le monde, & il me dit un jour :. j'aune mieux paffer pour un avare, que de.  DE SALAMANQUE. 521 m'expofer a me perdre par un fafte qui ne fait qu'exciter Tenvie. L'exemple du duc d'Offone, qui vient de mourir dans une prifon, doit bien inftruire les viGe-rois. Ce grand homme vivroit peut-être encore s'il n'eüt pas eu 1'imprudence de faire fon entree dans Madrid avec une pompe plus conyenable-a unTouverainqua un gouverneur qu'on rappeloit pour lui demander compte de fon adminiff ration; s'il n'eüt pas fait de fi riches préfens a la cour, & s'il n'eüt pas enfin étalé fes richeffes aux yeux de fes ennemis & de fes envieux. Peut-être n'avez-vous pas entendu parler de cette faftueufe entree. II faut que je vous en faffe un détail, moins pour vous en faire admirer la magnificence, que pour vous montrer l'oftentation de.ce vice-roi de Sicile & de Naples. Quatre trompettes avec douze gardes napolitains, & douze autres ficiüens commengoient la marche. Le maitre d'hötel a cheval, & vingtquatre muiets couverts de houlfes brodées d'or y eonduits par vingt palfreniers, précédoient trois litières & trois fuperbes carroïïès de la duchefie d'Olfone que fon maitre d'hötel & celui de fon fils fuivoient avec des chevaux de main que. mcnoient vingt palfreniers. Après quoi, paroiffoit Ie majordome major du duc accompagné de douze pages a cheval vétus a 1'efpagnole „ &  523 Le Bacheeter de douze hallebardiers, habillés a fitalienne. Don Juan Telles venoit enfuite a la tête de trente gentilshommes efpagnols, napolitains ou fïciliens, tous richement vêtus a la hongroife, & montés fur des chevaux de prix. Après cela , le duc, fous le même habillement, paroiffoit dans un carroffe de la dernière magnificence avec dona Ifabella de Sandoval fa belle-fille , ayant quatre eftafiers a chaque portière , & vingt haüebardiers, fuivis de trente carroffes pleins d'amis ou de parens, fans compter fix autres de referve» Enfin, cette indifcrète &' folie marche étoit fermée par une foule d'officiers, de pages & d'efcl aves turcs. Voila, pourfuivit fe comte de Gelves, comme le duc d'Offone entra dans Madrid aux acclamations d'un concours prodigieux de peuple , accouru de toutes parts pour le voir. Vous jugez, bien qu'une pareille entrée ne diminua point le nombre des ennemis fecrets qu'il avoit déja, & pour furcroit d'indifcrétion, il expofa pendant quinze jours dans fon hotel, a la curioftó du public, les richeffes qu'il avoit apportées d'Italie , fe faifant un vain plaifir de les montrer aux efpagnols, comme des dépouilles des turcs,. & de glorieux monumens des vicfoires qu'if avoit remportées fur ces infidèlës. Je n'ai donc pas mal fait, ajouta le grand écuyer,, de tenir  de Salamanque. 523 une conduite oppofée a Ia fienne , moi fur-tout qui fors d'un gouvernement, oü Ie monde me foupconne d'avoir amaffé d'immenfes tréfors. Par mon entree modefte, j'ai prévenu 1'envie que je n'aurois pas manqué d'armer contre moi par un plus grand air d'opulence. chapitre lxxxi. De l 'arrivée de don Manuel d Madrid : de la. joie extreme que Cc cavalier & don Chérubin eurent de fe revoir après fi long-téms, & des arrangemens qu'ils prirent enfemble pour ne fe plus quitte;; Ïl n'y avoit pas huit jours que Tofton e'toït de retour d'Alcaraz , lorfqu'un matin , comme je travaillois dans mon cabinet, on vint m'y annoncer don Manuel de Pedrilla. Je me ïewi dans lemom'ent pour recevoir un homme qui m'étoit fi cher. Nous nous tinmes long-tems embrafiés tous deux, &nóusfémoignames par dès pleurs, plutöt que par des paroles, Ia joie que nous avions de nous retrouver. Le souvenir de dona Paula noüs attendrk d'abord, & nous ne primes refufe'r des Iarmes a la mémoire de cette adulteïé innocente , malgré les chagrins qu'elle nous  524 L e Bachelier avoit caufés a 1'un & a Tautre ; mais nous repa£sames bientót de la douleur a la joie, en nous entretenant de notre familie. Nous avons d'aimables enfans » me dit don Manuel, fi Tofton vous en a fait un portrait fidéle,, il doit vous avoir affuré que dona Therefa votre fille, eft toute mignonne, & que don Ignacio mon fils, eft un joli garcon. Pour votre neveu Francillo-, qui s'appelle a préfent don Francifco de Clévillente , ce n'eft plus un enfant, c'eft un cavalier de belle taille , & fort en état de fervir leroi. Après avoir parlé des enfans, continua don Manuel, parions des mères. Ifmenie & dona Francifca font toujours deux jolies femmes. Je fuis plus que jamais épris de Tune, & don Grégorio a pour Tautre un attachement dont la vivacité femble augmenter de jour en jour. Vous me raviffez, interrompis-je , mon ami , en m'apprenant que vous vivez tous. quatre dans la plus parfaite union: que ne puis-je aller partager avec vous les douceurs, de votre fociété ! he ! qui vous en empéche, me dit Pedrilla; n'êtesr vous pas maitre de vos a&ions ï Non, lui répondis-je, le comte de Gelves ne veut pas que mon beau-père le quitte; & mon beau-père enchainé a. fes volontés, a la complaifance de lui facrifier 1'envie qu'il auroit de fe repofer après fes longs travaux. De mon cöté, la recon*  de Salamanque. 52$ Boiffance & Tamitié me lient fi fortement a Salzedo, que je me fais un devoir de ne le pas abandonner. Je vous reconnois a ces fentimens , reprit don Manuel. Ainfi donc, nos dames Sc moi, nous nous fommes en vain flattés de vous pofféder avec votre époufe. Je ne demanderois pas mieux, lui répartis-je, que de pafler avec elles & avec vous le refte de mes jours; mais voyez quel obftacle s'y oppofe. Hé bien, dit don Manuel, après avoir révé quelques momens, puifque je ne puis vous arracher de Madrid, il faut que j'engage nos dames a s'y venir établir: c'eft ce que je veux leur propofer, & je crois qu'elles accepteront volontiers la propofition. J'applaudis a cette idéé, dis-je a don Manuel, puiffiez-vous leur faire goüter ce projet. Si vous êtes affez éloquent pour cela, je me charge d'acheter un grand hotel pour loger toute notre familie: je fuis en état de faire une pareille acquifition, & même toute la dépenfe du ménage. Retournez donc au plutöta laville d'Alcaraz; determinez, s'il fe peut, les dames a venir demeurer a Madrid , & nous les amenez. Nous menerons dans notre hotel une vie délicieufe. On y verra ïégner la joie, & l'on y trouvera la bonne compagnie. Don Manuel, impatient de voir arriveruntems ■ü heureux, fe hata de reprendre le chemin de  fpó" Le Bachelier fon pays; mais avant fon départ, je le préfentaï a Salzedo, qui le recut d'une manière qui le charma. Il ne fut pas moins content des politeffes que lui fit mon époufe , qui le regardant comme mon meilleur ami, crut ne pouvoir lui faire affez de civilités. Auffi me dit-il en partant : en vérité, don Chérubin, j'adrnire votre bonheur. Vous êtes entré dans une familie bien aimable. Vous avez une femme digne de toute votre tendreffe, Sc un beau-père qui merite toutes les attentions que vous avez pour lui. Je vais faire de ces deux perfonnes de fi beaux portraits a Clévillente & a nos dames , que cela ne contribuerapas peu a me faire réuffir dans mon deffein. CHAPITRE LXXXII. Par quel événement le projet de don Manuel & de don Chérubin ne fut point exécuté. Don Juan de Scd^edo eft fait corrégidor de la ville dAlcqra.%. J'esperois, ou plutöt jene doutois nullement que Pedrilla ne vint a bout de perfuader les dames, Sc déja je cherchois un bel hotel qui fut avendre; mais c'étoit m'erebarrafler d'un foin inutile, comme vous allez 1'entendre. Un jour  de Salamanque. s21 ^ue le comte de Gelves avoit été voir le premier miniftre, il s'enferma dans fon cabinet aves Salzedo, auquel adreffant la parole : don Juan, lui dit-il, vous allez être furpris de ce que j'ai a vous dire. Je reviens de chez le comte - duc avec qui j'ai eu un entretien qui a röulé fur vous: comte, m'a-t-il dit, vous avez auprès de vous un homme qui ne m'eft point agréable; c'eft don Juan de Salzedo. II a été fecrétaire du duc de Lerme, & enfuite du duc d'Uzède; en un mot, c'eft une créature de la maifon de Sandoval. Je crois que c'eft vous en dire affez pour vous obliger a vous en défaire. Mais, comme je fais qu'il vous eft cher, & qu'il mérite d'être recompenfé des fervices qu'il a rendus a I'état, le roi le fait corrégidor de la ville d'Alcaraz dans la Caftille nouvelle. Vous connoiffez ce miniftre , continua Ie grand-écuyer. Vous favez que c'eft un efprit plein de caprices, & qui veut abfolument tout ce qu'il veut. Si, ne confultant que mon amitié pour vous, je refufois de le fatisfaire, il faudroit me réfoudre a me brouiller avec lui pour jamais. Ce qui pourroit avoir de facheufes fuites pour moi; car il eft dangereux d'avoir pour ennemi un miniftre qui gouverne la monarchie & le jnonarque. Je fuis fac.hé de vous perdre, ajouta-t-il.  T28 Le Bachelier mais il faut que nous nous féparions. Vous le voyez bien, c'eft une ne'cefïïte'. Seigneur, lui dit Salzedo, je n'ai rien a répondre a cela. II n'eft pas jufte que vous vous brouilliez pour fi peu de chofe avec un homme qui peut tout. A 1'e'gard de la charge dont on veut m'honorer, je puis m'en paffer, de même que de tout autre pofte, e'tant, grace a vos bontés, dans une fituution qui ne me laiffe rien a defirer. Néanmoins j'ai des raifons pour ne la pas refufer. Alcaraz eft une ville fort connue de mon gendre. II y a fa familie & des amis qui mettront tout en ufage pour m'en rendre le féjour agréable. Puifqu'il faut que je m eloigne de Madrid & de votre excellence, c'eft une confolation pour moi qu'on m'envoie dans 1'endroit d'Efpagne que je choilirois pour ma retraite. Cela me fait plaifir, reprit le comte; fi j'ai le chagrin de ne vous plus voir, du moinsj'aurai lafatisfacfion devouscroire heureux. Après eet entretien, don Juan virit me trouver : il y a bien des nouvelles, me dit-il. En même-tems il me raconta ce que le grand-écuyer venoit de lui dire. Enfuite il me demanda ce que f en penfois. II me paroit, lui répondis-je, que le comte craint fort de perdre les bonnes graces du premier miniftre, & qu'il feroit homme a facrifier tout a fes craintes. Au refte nous devons nous  DE SALAMANQUE. fij Mus réjouir dé eet événement. Il y a long-tems que ia feule complaifance nous attaché a ce ieigneur: & puifqu'il nous donne fuf-méme une óccafion dele quitter avec honneur, faififlbns-lè brufquement. Partons pour Alcaraz le plutót qu il nous fera poffible. Allons joindre don Grégorio & don Manuel mes beaux-frères. lis feront ravis , ainfi que leurs époufes, de voir groflïr leur fociété par trois fujets qui ne la rendront pas ennuyeufe. Je vais, fi vous Ie troüvez bon, envoyer dès aujourd'hui un expres a dort Manuel, pour 1'avertir qu'ayant été gratifié par le roi de la charge de corrégidor d'Alcaraz, vous vous difpofez a partir pour en aller prendre poffeflïon. II fera charmé de eet avis ; car je fuis allure qu'il aimcra mieux fe préparer a nous receVoir dans cette ville qua venir demcurcr è Madrid. Mon beau-père he m'eut nas pl'utót témoigné qu'ü étoit pret è me fuivre que je dépéchai urt tourier a Pedrilla pour 1'informer de notre deffein; & dans la lettre que je lui écrivis , je lui marquai que nous pafförionj par Cueru;a, '  530 Le Bachelier CHAPITRE LXXXIIL Don Juan de Salzedo pan de Madrid avec fa fille & don Chérubin. De leur arrlvée d Alcaraz, de la réception qu'on leur fit. Fin de ïhlftoire du Bachelier de Salamanque. Don Juan de Salzedo, après avoir été remercier le premier miniftre , & préter entre les mains du roi ferment pour fa charge de corrégidor, ordonna les apprêts de fon départ, qui furent faits en peu de tems. Notre fortie de Madrid ne fut pas fi faftueufe que 1'entrée du duc d'Offone, mais elle ne laiffoit pas d'avoir -un petit air d'opulence qui nous faifoit honneur. Trois litières, dont Tune étoit remplie de monfieur le corrégidor , plena ipfo, Tautre de mon époufe & de moi, & la troifième, de deux femmes de-chambre; fuivoient douze muiets chargés de notre bagage, & parés de bruyantes fonnettes. Ajoutez a cela cinq ou fix domeffiques montés fur de très-beaux chevaux dont le grand-écuyer nous avoit fait préfent. En vérité, notre équipage reffembloit un peu a celui d'un vice-roi qui va prendre poffeffion de fon gouvernement. Nous nous rendimes a petites journées a  de Salamanque. 531 Cuenga, oü nous trouvames don Martuel qui nous attendoit depuis deux jours. Après mille embralTades de part & d'autre, ce cavalier nous apprit qu auffitöt ma lettre regue il étoit parti pour venir au-devant de nous jufqu a Cuenca, d'oü il fe propofoit de nous conduire au village de Bonillo dans une ferme a lui appartenante, & dans laquelle il avoit JahTé fon époufe avec ma fceur, & don Grégorio. Pour arriverplutöt a cette ferme, nous nous hatames de continuer notre chemin , & nous y trouvames effeclivement Clévillente & ces deux dames qui n'avoient pas moins d'impatience de me revoir que j'en avois de les embraffer. Ceft-la que les accolades & les complimens furent prodigués : feigneur don Juan, ditma fceur a Salzedo, quelle joie pour moi de voir un cavalier a qui mon frère a tant d'obügation ! mais de tous les biens que vous lui avez faits, celui dont je vous tiens Ie plus de compte , c'eft d'avoir lié fa deftinée a celle de cette aimable enfant. A ces mots elle jeta fes bras au cou de Blanche qu'elle avoit déja plus d'une fois embraifée. Ifmenie fit auffi bien des carreffes k mon époufe, qui pour ne pas demeurer en refte avec ces deux dames, leur rendit baifer pour baifer. D'une autre part, don Grégorio, don Manuel, Salzedo & moi, nous fimes a-peu-près la même L 2  5^2 Le Bachelier fcène. Nous n'eumes tous quatre pendant uiiö heure qu'un entretien confus & entre-mêlé d'em- braffemens. Après cela, nous reprfmes notre gravité, & le nouveau corrégidor eut tout lieu d'être fatisfait des difcours obligeans qui lui furent adreffés tant par les dames que par les cavaliers. Aufïï me dit-il plus d'une fois en particulier, qu'il étoit charmé de mes beaux-frères, & encore plus de leurs femmes , qui lui paroilToient, difoit-il, avoir des manières de princeffes. Je ris en moi-même de fa penfée, ou pour mieux dire de celle qui me vint la-deffus; car je fongeai dans Ie moment aux fources ou elles avoient puifé leurs grands airs. Nous nous repofames quelques jours dans la ferme, oü par la prévoyance de don Manuel rien ne nous manqua, & nous nous rendïmes enfin a la ville d'Alcaraz, qui n'en eft éloignée que de cinq a fix lieues. Notre équipage jeta d'abord de la poudre aux yeux des bourgeois d'Alcaraz. Ce n'eft point la, difoit 1'un, notre pauvre défunt corrégidor, don Martin Chinchilla , qui n'avoit pour tout équipage que deux vieilles mules dans fon écurie. Non , ma foi, difoit l'autre; ce n'eft pas un corrégidor ordinaire, c'eft un vice-roi qu'on nous envoie. Le peuple qui s'étoit mis fous les armes pour recevoir plus honorablement fon nouveau  de Salamanque: 535 ttagiftrat, fit une triple décharge de fnoufque* terie. Nous allames defcendre k lhótel de Pedrilla, oü nous ne fümes pas fitöt entrés, que tous les fupérieurs des ordres religieux vinrent haranguer en latin mon beau-père, qui, pour leur faire voir a qui ils s'adreffoient, leur fit k chacun une reponfe dans la même langue. Ce qui donna aux auditeurs une haute opinion de lui. Après les moines, la noblefle lui fit fon compliment, & il y répondit en homme de cour. Pour dire Ie refte en peu de mots, il prit pofTefiion de fa charge, & bientöt par fa prudence, fes foins vigilans , fon intégrité, fon défintéreftement, par fes jugemens équitables, & par 1'étendue de fes lumières, il fit connoitre aux habitans dAlcaraz qu'ils avoient pour corrégidor un homme capable de gouverner un état. Comme il joignoit au mérite d'un juge toutes les qualités d'un galant homme, il gagna fans peine 1'eftime & 1'amitié de tout le monde. C'eft avec un femblable beau-père que j'ai le bonheur de vivre aétuellement , tantöt a Alcaraz chez don Manuel, tantöt au chateau d'Elche, qui n'eft qu'a trois petites lieues de la ville , & duquel nous avons fait acquifition des deniers des mexicains; ou bien au chateau L 1 3  534 Le Bachei.ter de Salamanque: de don Grégorio de Clévillente, dont lepoufe s'accorde a merveille avec la mienne, quoiqu'elles foient toutes deux belles-fceurs. FIN  S3S, TABLE DES CHAPITRES Contenus dans cc Volume. Lhap. 1. De la familie & de Véducation de don Chérubin. A la mort de fon père, un de fes parens le regoit che^ lui. Ses progrès dans Vétude. 11 part pour Madrid, & fait connoiffance avec un curé. Entretien de ce curé fur Vemplol que don Chérubin veut exercer. page i C H A p. II. De la première maifon oü don Chérubin fut précepteur. Quels étoient les enfans quil avoit a élever. Imprudence d'un père. 8 Ch ap, III. Don Chérubin va offrlr fes fervices a un confeiller du confeil de Cafillle. De Ventretien fingidler qu'il eut avec ce magiflrat. Sa réponje } & ce qu'il fit. iz C H A p. IV. Le père Thomas y religieux de la Merci, place le bachelier che^ le marquis LI 4  ï;<5 TABLE de Buendla. CaraSère de V'enfant qiion lui donne a Inftrulrc. 11 fort de cette maifon. Pourquoi. C H AP V. Le lachelier de Salamanque devient h précepteur du fils d'un contador. Sa joie d'entrer dans une auffi bonne maifon. 11 efi payé d'avance. 11 devient amoureux d'une jeune fuivante. S on rival lefait renvoyer. 22 € H A P. VI. Ce que devient le lachelier au fortir de che^ le contador. Ses réflexlonsfur fa conduite. Soa hóte le fait entrer che^ une veuve. CaraSère de cette dame. Don Chérubin, de précepteur qu'il étoit devient intendant. Inrtlnation de cette veuve pour lui. Entretien de la dame Rodrigue^. Sujet de eet entretien, & quel en fit le fruit. 28' C H A P. VI ï. Comment don Chérubin, fur le point d'ctre 1'époux de dona Lowje de Padilla , perdit tout-a-coup Vefpérance de le devenlr il eft arrété : fa frayeur de fe voir avec des. fpadaffns. Defcription du fouper quil fit, & de fq compagnie, Il fort nukamment de Madrid, f HAP. V TI ï. De Parrlvée- de don Chérubin, f Jolcde, & de la première éducaiion qu'il Mauvais cqraclère de fon écolier^  55 E S CHAPITRE S. ftf 'qui le prend èn averjion. Comment il eft congédié. qt, Ch ap, IX. Conv er fation curieufe de dort Chérubin avec un précepteur bifcayen de fes amis. Fruit qu'il the de cette converfatlon. 11 entre au fervice d'une marquife. Caprice & goüt fingulier de cette dame pour les romans. Don Chérubin devient épcrduement amoureux de fa maïtreffe. Effet que produit fon amour. 11 la quitte cependant; fes raifons. pH AP. X, Notre bachelier devient précepteur du neveu d'un joaillier de Cuer.fa. Par fes jblns & ceux du feigneur Diego Cintillo, il fait un moine de fon écoller. Rencontre facheufe qu'il fait : il retourne d Madrid, j-g C H A P. XI. Don Chérubin retourne a Madrid,, oü il rencontre par hafard un homme qui lui dit des nouvelles de dona Louife de Padilla, Cette dame le fait entrer au fervice du duc d'Uzède en qualité de fecrétaire en fecond. Connoiffance quil fait de don Juan de Salzedo. Foible de ce don Juan. Defcrlptlon d'un bal OÜ don Chérubin fe trouve. 11 part pottr Naples en qualité de courier extraordinaire du iornte d'(/rennq% 6^  J38 TABLE Chapitre XII. De quelle manière don Chérubin eft refu du vice-mi de Naples, & des entretiens qu'ils eurent enfemble. II repoit des préfens conftdérables du duc & dc la ducheffe, ce qui le met aucomble de la joie; il retourne a Madrid. 71 C H a p. XIII. Don Juan Tellés époufe la fille du duc d'Uzède. Suite de ce mariage. Du nouveau parti que prit du Chérubin. 78 C H a p. XIV. Don Chérubin rencontre le petit licentié Carambola. De l'entretien quil eut avec lui. Aventure plaifante arrivée au licentié; quelle en eft la Julte. 81 C H a p. XV. Don Chérubin fait connoiffance avec un aimable cavalier, nommé don Manuel de Pedrilla. De quelle fapon ils paffoient le tems enfemble. De l'agréable furprife ou fe trouva un foir don Chérubin en foupant avec les dames. Ce quëlles étoient : leurs entretiens. 86 C H a p. XVI. Don Chérubin de la Ronda va diner che^ fa fceur; ils fe racontent ce qui leur efi arrivé depuis leur féparation. Eiftoire & aventures galantes de dona francifca, qi Chap. XVII. Dona Francifca va Je préfinter d la comteffe de Saint-Agni. De l&  DES CHAPITRE S. y?Q réception gracieufe que cette dame lui fit, & de 1'entretien quëlles eurentenfemble. Caraclère de la comteffe. Dona Francifca hérita de mille piftoles ; fes regrets fur la mort de la comteffe. Réfolution qu'elle prend avec Damiana. 104 Chap. XVIII. Dans quelle ville Francifca & Damiana réfolurent d'aller s'établlr, & les aventures qui leur y arrlvent. Enlèvement de dona Franclfca ; Julte de eet enlèvement. 113 Chap. XIX. Des nouvelles conquêtes que dona Francifca fit a Cordoue; elle devient infidelle a fon premier amant pour fuivre un piétendu valet du commandeur, & part pour Grenade. I2I Chap. XX. Quel homme c'étoit que don Pompzïo. De Vaveu fincère & de la propofitlon quil fit a dona Francifca, lorfqu'il Veut époufée. Elkfi confole aifèment de la fiupercherle de fon mari, Elle confent d ce qu'il lui propofi. Chap. XX I. Dona Francifca entre dans la troupe des comédiens de Grenade. Comment elle fut refue du public & du grand nombre de feigneurs que fes talens & fes appas attaehèrent a fon char. Son mari lui procure le comte de Cantillana pour amant. Elle le repoit par obélffance pour fon mari,  Si° TABLE Chap, XXII. Des nouveaux pré/erts qua le comte de Cantillana fait a donna Francifca j des attentions quil eut pour elle ; un autre de fes amans lui envoie pour préfent des diamans de prix ; elle les refufe. Son amant Jdvori, en reconnoiffancc de ce refus, lui fait la donatlon dun chateau magnlfique. De. quelle manière finlt un auffi tendre engagement. 149, Chap. XXIII. Ce que fit dona Francifca après le départ du comte de Cantillana. Son mari & elle vont prendre poffejfion de leur chateau. Aventure finguüère qui lui arrivé . & quel amant lui fait la cour. 151} Chap. XXIV". Du malheur qui arrlva dans le chdteau de Caralla , & quelle en fut la Juite. Dona Francifca prend la réfolution de fe redrer d Madrid avec dona Manuela fa compagne de théatre. File fe font paffer pour des dames de condltion. 16$ chap. XXV. De la converfation queut dona Francifca avec don Chérubin , après lui avoir raconté fon hifloire. Elle lui propofe de venir demeurer che^ elle. Don Chérubin s'y détermine. 169 Chap. XXVI. Don Chérubin va loger che%  DES CHAPITRE S. S4t fa fceur. Des connolffaitces nouvelles qu'ily fit, & de Vextrême confiderdtiort qu'on eut pour lui lorfquon fiat quil avoit Vkonneut d'être frère de Bafilifa. Don André cherchè Vamitié de don Chérubin, il l'acquiert. Raifon pour laquelle il vouloit s'en faire un amu t7t Chap. XXVII. Du malheureux fiuccès queut le Jervice que don Chérubin voulut rendre d Jon ami don André. Il fort de che^ Ja fixur pour ne la plus revoir. Dona Francifca épouje don Pédre : quel efl cetie homme. ' xyj Chap. X X V 111. Don Manuel de Pédrilla Je voyant dans la néceffité de retourner dans Jon pays, engage don Chérubin Jon ami d l'accompagner. De leur arrivé* d Alcara^. . i8r Chap. XXIX. Don Chérubin Je"fait alverde dona Paula. Don Ambroife de Lorca fon rival preffe don Manuel de la lui accorder. U la lui refufe. Suitefunefie de ce refus .-don Manuel & don Chérubin vont Je battrc avec lui : lis Jont valnqueurs. jg/j Chap. XXX. Ce que firent don Matmel & don Chérubin après cette aventurc. IL pourjuivis par la familie de don Amkwfidg  J'4» TABLE de Lorca t & font obligés dc fe retirer dans un monaflère. Rare portrait d'un fupérieur de couvent. 100 Chap. XXXI. De quelle fapon tourna Vaffaire de don Chérubin & de don Manuel, par Ventremife & la protealon du père Théodore. De la réfolution que prit fubitement le premier, & de quelle manière il fexécuta. 11 va entendre Vexhortatlon dun religieux a un mourant. Edlficatlon de don Chérubin. Ildéclare d fon ami don Manuel fa réfolution, & lis fe qulttent» j p ƒ Chap. XXXII. Comment après fix mois de noviciat la faveur de don Chérubin fe trouve ralende. De fa fortle du couvent & du nouveau parti quil prend. 11 rencontre par hafard le licentié Carambola. Sa converfatlon avec lui ; il prend le parti de fe mettre encore gouverneur de quelqu 'enfant. Ce qui Ven détourne. 203 Chap. XXXIII. Du fonge que fit don Chérubin, & du changement fubit qui arriva dans fa fortune i Mécontentement qullrepolt des religieux. II devient un riche héritler. Son Incllnationpour Narcifa. 2.10 Chap. XXXIV. Don Chérubin va a Salamanque, revienta Séville avec fes papiersil  DES CHAPITRES. $^ repo'u la fuccejjlon de fon frère , devoirs funètres quil rend d fa mémoire. Suite de fon amour pour Narcifa. 217 Chap. XXXV. Don Chérubin rencontre Mileno : ce quil lui apprend, & de la nouvelle qui Vempêche d'époufer la fille de. maitre Gafpard, ce qui fut caufe qu'il s'élolgna de Séville , avec autant de précipitation que s'il eüt fait quelque mauvais coup, 221 Chap. XXXVI. Don Chérubin fe rend d Alcara^. Dans quel état 11 y trouva don Manuel de Pedrilla & dona Paula f: fceur. De l'accuell qutls lui firent. Son amour fe renouvelle pour la fixur de don Manuel. 22$ CHAP. XXXVII. Par quel hafard don Chérubin apprend des nouvelles de dona Francifca Ja fiazur ; & de quelle facon il en fut affeclé. IIJe marie d dona Paula, Honneurs qu'il repolt. 22g Chap. XXXVIII. Avec quel cavalier don . Chérubin fait connolffance, & ce qui s'enfulvit, 11 part avec donc Manuel pour le chateau de Clévillente; ce qu'il reconnut. 2311 ClIAP. XXXIX. Du. voyage que ces trois cavaliers firent au chateau de Flllardefa^. Ils fe travefiiffent en pélerins pour entrer dans ce  $44 ' TABLE chdteau. De quelle manière ils furénl repusi Entretiens fingallers dun domeftique de dond francifca. Surprife imvrévue de la dernière. Reconnoijjance. 238 Chap. XL. Nos trois vqyageurs foupent avec dona Francifca & dona JJmenia : don Chérubin entretient pardculièrement ja Jaiur. Elle époufe don Grégorio Jon premier amant. Dona IJmenla épouje aujji don Manuel de Pedrilla. Don Chérubin & don Manuel Je retlrent du chateau de Clévillente, & partent avec leurs époujes pour Alcara\ ; convention qu'ils firent. 248 Chap. X L I. Farce fingulière oü fe trouve don Chérubin. Sèrieufe réjlexlons Jur fa fortune & fur celle de ja fceur. Don Manuel & lui s font volès par un de leurs laquais ; ils en prennent un autre; qui il étoit. Surprije de don Chérubin, & Jon ami lorfjuds le reconnolffcnu 2jj Chap. X L 11. Èzfioire traglque de don Carlos & de dona Sophia. 261 Chap. XLIII. Don Chérubin de la Ronda, quin^e mois après Jon mariage 5 devient le plus malheureux des époux. Don Gabriel enlève fa fémme ; 11 pourjuit inudleiac.it le ravifjeun Son entretient avec fon valet i il cefje de chercher süÜ4  'DE S CHAP I T RE S. 5-4; eelle qui le fait, & fe réfout d'aller au Mexique, 2ö0 Chap. X LI V. Don Chérubin de la Ronda pan de Cadix, & arrivé a la Vera-Cru^, oh il loue de rnulles pour aller par terre au Mexique. Du curieux entretien qu il eut la première journée fur la route avec fon muletier. Hiftoires fingulières racontées par Tobie. Ce qu'il apprend du Mexique lui donne beaucoup d'efpérance. 280 Chap. X L V. De la rencontre que don Chérubin fit d'un religieux de l'ordre de faint Franpols en entrant dans Xalapa. Suite de cette rencontre. II foupe avec le gardien du monafière : portraits des religieux quife trouvent avec lui : après le rep as il joue, gagne , & fe retire d mlnult du couvent. zSj Chap. X L V I. De Farrlvée de don Chérubin d Mexique , & dans quel endroit 11 alla loger. II efi charmé de la femme de fon höte, quoique maurlcaude. 304 Chap. X L V 11. Dón Chérubin va voir le palais du vice - roi, 11 trouve don Juan de Salzedo qui le reconnoit. Du bon accuell que lui fit ce fecrétaire, & de la première converfa» M ra  SAP T A*B L E tion qu'ils eurent enfemble} & dont Chérubin fut extrêmement flatté. 308 CHAP. X L V 111. Be la vifite qu'il rendlt l'après-dlner a don Juan de Salzedo, & de fin Jecond entretien avec lui. Quel en fut le fruit. Don Chérubin de la Ronda eft repu gouverneur de don Alexis fils du vice - rol, Joie de Tofion en apprenant cette agréable nouvelle. 314 Chap. X L I X. Don Chérubin gouverneur de don Alexis de Gelves, fils unique du vice-roi , rend une vifite a la vice-reine. Converjatlon qu'il a avec le précepteur de don Alexis; portrait de ce dernier, 322 Chap. L. II va fe promener avec fon difciple au champ appelé la Aloméda, qui eft la principale promenade de Mexique. Des remarques qu'il fit dans ce champ, & de l'extrême étonnement qu'elles lui causèrent. Événement tragique dont il efl témoln. 326" Chap. LI. Comment l'efprlt vient d don Alexis. Entretien de don Chérubin avec fon valet : ce qu il apprend de fon valet l'étonne, Confeils prudens qu'il donne d Tofion; il en veut profiter. 32$ Chap. LIL Don Chérubin de la Ronda roula  DES CHAPITRE S. 547 dans Vor & dans Vargent. lis les dépenfe a des partles de plaifir avec des dames quil connoit. Il va voir jouer une comédie. Ce que c'étoit que cette pièce , & quelle imprejfion elle fit fiurlui. 33S Chap. L 111. Du plus grand embarras oü don Chérubin Je Jolt jamais trouvé; de quelle manière 11 en fiortlt i Solsredo lui propofe ja fille en mariage. Il la refujè. Surprije de Jon ami. ^40 Chap. LIV. Hifioire de don André d''Alvarade & de dona Cinthia de la Carrera. Avis de don Chérubin ; don ' André le goute , & Je ré fout d le fulvre. ^6 C h ap. L V. Cantinuation de l'hifioire de don André d Alvarade , & de dona Cinthia de la Carrera. Réujfite des avis de don Chérubin; 11 en efi remerclé par don André. 3^3 Chap. LVI. Don Chérubin va par curiofité entendre prêcher un père de Vordre de filnt Dominique. Quel homme c étoit que ce religieux. Safurprife en le reconnoijjant. Et de Vcvretien qu'il eut avec luk 0^ Chap. LVII. Le licencié Carambola comrnence a raconter Vhifiolre de Jon vqf-agè aux Indes occidentales. II rencontre un de fes comaMm 2  S$ TABLE rades de collége ; ce quil étoit. II prend le pani de le fuivre, & Je fait religieux. 364 Chap. L V 111. Le licencié Carambola s'embarque avec les bons pères de'Joint Dominique ; Ja réception au noviciat; 11 repoit les ordres Jacrés; de quelle manière il prêchat la première fois. Il remonte une feconde fois en chalre} Jon Juccès : il part pour les Indes ; jon admlration en y arrivant. 3<5g Chap. LIX. Le père Cyrille préche au contentement dun nombreux audhoire ; le lendemainilva diner che^ Vévêque de Guatimala. II rcpolt des honneurs. Sa vifite che^ plufieurs religieufes; collatlons & concert quëlles lui donnent. Entretien particulier de Vévêque avec lui; Jujet de eet entretien. 377 C h'a p. LX. Des mouvemens que le père Cyrille fe donna pour faire réujfir la faclion de Vévêque; quel en fut le fuccès. Il s'élève un iruit inattendu d la porte du couvent :fulte de eet événement. 385" Chap. L X I. Comment après Vaventure de Véleclion, le père Cyrille de vint curé de Petapa; des agrémens quil trouva dans fa cure. II apprend avec facillté le proconchi : nouveau reglement dans fon presbytère : élogé  DES CHAPITRES. 5-49 de fon cuifinier. Singuliere fiafon des indiens de célébrer la patron de leur égllfie. 388 Chap. LX II. Le père Cyrille fe fait aimer & efiimer des indiens & des indiennes : hifioire intérejfante de deux frères & dune fieur : il ptéche en proconchi, & par la beauté de fis fermons, il obtlent unc place d l'académie de Petapa. 308 Chap. LXIII. Des dames indiennes de Petapa. Secret mervellleux pour rendre quelqu'un amoureux , & dont elles fe jtrvent quelquefols. De la grande & jalnte entreprife que firma le père Cyrille , & quel en fut l'événement. 403 Chap. LX IV. Suite de cetteglorieufe expzdltlon. Du danger oü fe trouva le père Cyrille s & du fage parti qu'il prit de s'en tirer. IIfe retlre en fon monaflère : il repoit un ordre de fon provincial d'aller prêcher d Mexique. Chap. L X V. Ce que firent don Chérubin & le père Cyrille après s'étre réciproquement conté leurs aventures. Portrait que fait le dernier de fon prieur. Don Chérubin eft repu de lui avec plaifir. Ce qui fe pjfts a cette vifite* 4IJ Mm 3  55° TABLE Chap. LX VI. Don Chérubin vavoir Les pén*- tens du défert, & reconnott parmi eux don Gabriel de Monchique , Le raviffeur de dona Paula fa femme. De La converfadon queurent enfemble ces deux cavaliers ennemis, & comment ils fe féparent. Imprejfion que le récit de F enlèvement de Vepovfe de don Chérubin fit dans fon ca:ur. C h a p. L X V 11. Don Chérubin s'arrête dans un village en revenant du défert. Une rencontre imprévue qu'il y fait. Hifioire dun 'curé & d'une pelerine „• quelle étoit cette pélerine * admlrable effet de la rejjemblance , & générofité extraordinaire d'un curé. ^2j- C h A p. L X V 111. Don Chérubin de retour d Mexique rend compte a don Juan de Salzedo de jon voyage. De la joie qu'eut ce Jecrétaire de le voir en état d'être fon gendre. Du nouvel ,, emploi qu'il lui fit obtenir, & du bon-avis qiill lui donna. 434 C B a p. L X I X. Don Chérubin de la Ronda partage les fonclions de Salzedo , & s'en acquitte parfaitement bien. Il époufe dona Blanca. Hifioire tragique de trois frères indiens. 43P Chap. LXX. Par quel hafard Tofion fit  DES CHAPITRE S. cci tout-d-coup fortune, & de la louable réjolution qu'il prit bientöt après. Don Alexis voit partirfans regret fa créole, époufe de Tofton. Ch ap. LXXI. De la confidence que don Juan de Salzedo fit d fon gendre d'un- vrojet forme par le vice-roi. Ce que c'étoit que ce Projet, & comment il fut exécuté. L'archevêque de Mexique prend le parti du peuple , excommume don Pédre & le vice-roi. Violence que lm fait ce dernier pour le faire conduire d la Vera-Cru^. ^ Chap. LXXU. Des trijles & fdcheufes fuites qu eut l enlèvement de 1'archevêque de Mexique Le vice-roi eft obllgé de fi retlrer che, les cordeliers , don Chérubin, fa fimme & fon beau-père s'y retirent auffi. Don Chérubin fort . de Mexique, - Chap. LX XIII. Don Chérubin étant arrivé a Madrid, va voir le duc d'Olivarès, & lui fait un détail dufioulèvement de Mexiqua Comment ce premier miniftre fat afeclé'de ce rapport, & des réfolutions qui furent prifes en conféquence dans le confeil de fa majefié cathohque. Le vice-roi rentre triomphant dans Jon palais. Sa difgrace, il retourne d Madriddon Chérubin & fa familie le fulvent. ^  jp TABLE Chap. LX- X I \0 De quelle manière le comte de Gelves fut recu a la cour. Sa vifite che^ le premier miniftre. Le duc d'OUvarss le fait grand éctlyer; du parti que prirent don Salzedo & don Chérubin. Le premier devient intendant, & le fiecond fécrétaire du duc de Gelves. 475* C hap. L X X V. Don Chérubin rencontre Tofion a Madrid. De l'entretien qu'il eut avec lui, & de 1'aventure fdcheufe qui arriva d Tofion. Don Chérubin lui rend un fervice important. 479 CHAP. LX X V I. Par quel hafard Tofion rencontrq fa femme a laquelle il ne penfok plus : hifioire de fon enlèvement racontée par elle-même ; fa juflification. Nouveau changement ue le récit produifit dans Jon caur. Ses affaires en vont mieux. 487 Chap. L X X V I I. Contlnuatlon du chapitre précédent. Blandine préfente Jon mari a Jes maitre ff es ; leurs entretiens ; ce que réfolurent Tofton & fa frame en faveur du jeune comte de Gelves. 4^8 Chap. L X X V 111. Entrevue du jeune comte & de dona Léonor ; fafutte. Le comte de Gelves propoje un parti avant ageux d fon fils. Seconde entrevue de nos deux amans ; ce qui s'y paffe.  DES CHAPITRE S. 55$ Bon avis que donna Blandine. Don Alexis le Jiiit : quelle étoit la perfonne qu'on vouloit lui donner en mariage. j"06* CHAP. LXXIX. Des chofes qui fepaffèrent après le mariage de don Alexis de Gelves. Du voyage de Tofion a Alcara^, & de fon retour a Madrid. Don Chérubin eft flat té des nouvelles quil apprend de don Manuel & de fa familie. jlf Chap. L X X X. De la fecrète & curieufe converfation que ion Chérubin eut un jour avec le comte de Gelves. Relatlon de Ventrée que fit le duc d'Offone d Madrid, ce qui ta perdu. 520 Chap. LXXXI. De l'arrlvée de don Manuel d Madrid : de la joie extreme que ce cavalier & don Chérubin eurent de fe revoir après fi long-tems, & des arrangemens qu'ils prirent enfemble pour ne fe plus qultter. 423 Chap. LXXXI I. Par quel événement le projet de don Manuel & de don Chérubin ne fut point exécuté. Don Juan de Salzedo efi fait corrégidor de la ville dAlcara^.  rSH TABLE DES CHAPITRES. Chap. L X X X 111. Don Juan de Salzedo part de Madrid avec fa fille & Don Chérubin. De leur arrivée a Alcara^, de la réception qu'on leur fit. Fin de t hifioire du bachelier Salamanque» r-oQ Fin de la Table,