01 8101 9735 UB AMSTERDAM  LETTRES D'ÜN VGYAGEUR. GUEJLIM.OIS.   LETTRES écrites DE HOLLAIDE, B9A NGLETEM.E ET BE SPA, dédiées a madame la baronne de SPAEN de HARDENSTEIN. Ce que j'opine, quel qu'il foit, c'est pour declarer la racfure de ma vue, non la meiure des chofes. Es/ah dt Montatgr.e. PREMIÈRE PARTJE. * ARNHEM, imprimé chez J. NYHOFF, 1789.   S'occuper, c'est favoir Jauir. l'oifiveté pèje &■ tourmer.te. L'ame est un feu qa'il fuut r.ourrir, Et qui s'éteint s'il r.e s'augmer.te. VOLTAIHE , poes. fugi't.  1 pity the ma» who can travel /rem Dan tê Beerfheba, and cry, 't is all harren and ft it is; and fo is all the viorld to him who will not cultivate the fruits it offers. I declare, faii I, clapping my hands chearily together, that was I in a de/art, I would find ca! wherewith in it to tall forth my afftfiions 1/ I could not do better, I would fasten them apon /ome /weet myrtle, or /eek /ome melancholy cypre/s to eonneü sty/el/ to I viould eourt their /hade , and greet them k'ndly /or their prote&ion I -would ent my name upon them, and /mear they viere the lov'liest trees throughout the de/art; i/ their lea, ves wither'd, I would teach my/el/ to mourn , and tuien they rejoiced, 1 would rejoice along with them. Sentimental jouiney, Vol. i.  Je plair.s l'homme- qui peut voyagtr de Dan c\ JBeifheba, &* s'écrier, teut estlriste Oui fans doute ; &■ tel est te mor.de entier pour celui qui n; veul point cultiver les fruits qu'il préfenie. Je déclare, me difois-je, en me frottant joyeufement les mains, que même au milieu d'un dêfert je trou- verois de quoi m'ajfecJer. Au défaut de mieux 3 je m attacherois a quelque doux myrthe, je chercherois quelque cyprès mélancolique pour appuyer mes ajjeflions. - - - Je rcndrois hommage a Uur cm- Ire & les bénirois de leur protetlicn. Je gra- verois mon nom fur leur écorce; je leur dirois: vous étes les arbres les plus aimables du de'/ert; ft leur feuillage fe fanoit, je pleurerois fur lui, &> fi U joye agitoit ieurs feuilles, ave.- elles j'aurois de la joye.  DÉDICACE. Si j'ofe ainfi de votre no'm De'corcr mon frivole ouvrage, c'est qu'un foubien fouvent croit avoir 1'ailplusfage, Sous l'enfeigne de la raifon. Maisdaignez, tel qu'il est, en accepter l'hommage. Toujours, a. tous égards au beau Sexe il est dü: A ce Sexe mon cocur en tout tems 1'a rendu. Les Graces font toujours des Alufes prote&rices. Ce n'e-t que dans 1'espoir de les trouver propices, Que j'ofe a mes Auiis, dont feuls je ferai lu, M'offrir fous vos flatteurs auspices.  LETTRES ÉCRITES DE HOLLANDE, D'A NGLETERRE ET DE SPA. L E T T R E I. Amsterdam, Dimanche, ^.Maii^S,. ©UI, il eft vrai, mon ami, je pars pour l'Angletcrre: je vais voir cette Ile dont on- parle tant; ce pays fi céIèbre par ion agriculture & par fe.s loix, par fes chevaux & par fes campagnes, par fes femmes & par fes coqs. Mais exigez-vous que je vous écrive encore durant ce voyage? Voulez-vous de- nou.ye.au une relaPart, I, A tion?  s lettre I. tion? & mes dernières lettres de la Flandre & de Spa ne vous en ontelles pas fait perdre a jamais Penvie? Eh bien, foit: il me fera toujours doux de vous complaire. Cependant ne vous attendez pas, je vous prie, a des obfervations bien fïnes ou bien profondes; & ne foyez pas furpris fi, comme dans ma courfe précédente, je ne vous marqué que ce qui m'arrivera de remarquable , & ne vous fais part que de la fenfation que je recevrai des objets qui fe fuccéderont fous mes yeux. Me fentant incapable de vous les repréfenter exa&ement tels qu'il font, je ne vous les dépeindrai que tels que je les appercois. Vous en connoisfez asfez la différence ; vous qui favez que, s'il est aifé de regarder par les yeux de 1'imagination, il est difficile d'obferver par ceux du jugement, de la raifon & dè 1'expériencei Ce n'est pas que je ne fache, que la defcription des loix, du gouvernement, des moeurs & du caractère d'une nation ne foit la partie la plus intéresfante d'un voyage pour des hommes qui raifonnent & qui pcnfent: mais puis-je me flatter d'avoir asfcz  D* AMSTERDAM. 3 asfez de connaisfances & Pesprit asfez mur, asfez libre de préjugés pour parler fenfément ainfi qu'avec impartialité fur des fujets fi divers & ü difficiles? Que penferiez-vous de moi, fi j'allois, a Pexemple de tant d'auteurs de voyages, me donner les airs d'un politique & d'un philofophe, parler a tort & a travers de Padministration, des finances, des coutumes d'un peuple, d'un pays & même d'une ville oh. je n'aurois pasfé que quelques jours, & risquer par un ton décilif de vous faire partager mes fausfes idéés & de vous induire en erreur a chaque ligne. La plupart des voyageurs font imbus de préjugés nationaux: ils trainent avec eux en voyage ces préjugés auxquels ils tiennent fouvent pasfionnément; & ne fachant enfuite comment concilier ces idéés chéries avec les hommes qu'ils ont fous leurs yeux, ils adaptent ces hommes a leurs idéés, embrasfent avec ardeur ce qui paroit favorifer leurs préventions, rejettent ce qui les contrarie, & nous débitenc ce réfultat de leurs fupeificielles obfervations, comme un coup d'ceil phiiofophique fur le carattère d'une na. A 2 tion.  4 L E T T R E I. don. Je crains bien que ces obfervateurs prétendus philofophes ne propagent les préjugés nationaux bien plus qu'ils ne les détruifent, & qu'en fe copiant les uns les autres fous des termes différens, ils ne perpétuent par vanité les erreurs qu'ils ont adoptées par ineptie. C'est ainfi du moins qu'a mon avis en ont ufé la plupart des voyageurs qui ont écrit fur notre Nation, & qui firesque tous en portent le jugement e plus injuste & le plus abfurde. Comment en effet feroit-il posfïble, qu'en courant de ville en ville fans favoir la langue du pays, & faifant en moins de trois femaines le tour de toute une contrée, on put asfez obferver & s'inftruire pour juger des hommes, de leur édueation, de leurs moeurs, de leur cara&ère, de leur esprit & de leurs connoisfances ? (car d'ordinaire il ne s'agit pas de moins que de prononcer fur tout cela.) Ne vaudroit-il pas mieux raconter fimplement ce qu'on a pu voir & entendre, & laisfcr aux autres a juger, que de décider d'abord foi-même, & former des réfultats presque nécesfairement erroneux? Je fouhaite que, fi jamais  ü' AMSTERDAM. 5 jamais quelqu'un vient encore è publier un voyage en Hollande, ce foit du moins un homme qui ait du jugement, qui ait féjourné quelque tems dans le pays, qui en fache la langue, & furtout qui ne foit pas mauvais plaifant. Il me femble qu'il n'appartient qu'a de vrais philofophes, qui ont eü le tems d'acquérir de Pexpérience ainfi que des connoisfances profondes, & qui ont habité longtems parmi une nation, de parler d'une manière exempte de préjugés de fon génie national & des resforts cachés de fon gouvernement. II est trop dangereux pour la vérité que des brouillons s'cn mêlent, & je n'ignore pas qu'un demjV favant est fouvent pire qu'un ignorant. Pour moi, coureur de pais, qui me fens dépourvu de ces rares qualités d'un philofophe, je n'ai pas la vue asfez étendue pour appercevoir d'un coup d'ceil tant d'objets intéresfans, ni le jugement asfez ferme pour en former un bon refultat. Comment, ne fachant pas la langue des Anglois, pourrois-je obferver leurs inclinations & leur génie? Et feroit-ce k Londres, oü probablement je pasferai A 3 la  5 L E T T R E I. la plus grande partie d'un féjour asfez court dans le pays, feroit-ce dans une Capitale, oh 1'empreinte originelle des cara&ères, li précieufe furtout en Angleterre, s'efface ou du moins s'altère par le frottement reciproque & journalier d'une foule entasfée & innombrable, que j'irois, quand d'ailleurs j'en ferois capable, étudier le caraclère d'une Nation? Si j'ofois prendre un esfor ausfi ambitieux, bientót, nouvel Icare, dès le commencement de mon vol, je verrois fondre mes ailes de cire dans une région trop ardente, pour laquelle elles font trop peu folides, & ma chüte, pour être plus éclatante, n'en deviendroit que plus lourde & plus ridicule. Je me bornerai donc k vous faire part dans une espèce de journal de 1'impresfion que les chofes ainfi que les hommes feront fur mon cceur & fur mon esprit , de ce qu'ils me paroitront peut-être plus que de ce qu'ils font, de ce que j'aurai fenti autant que de ce que j'aurai penfé; & comme je ne vous ferai pas la defcription d'une nation ou d'un pays, mais fimplement celle de mon voyage , peut-être ce que je vous marquerai 1'era mal vü, mais  d' amsterdam. 7 mais du moins il le fera par mes propres yeux, & non point par ceux des autres. S'il m'arrive de parler du caraótère, des moeurs ou de quelque autre objet grave , ce ne fera que d'après mes avantures ou mes converfations particulières, & je vous laisferai juger vous-même , s'il y a de quoi conclure du particulier au général. Je me permettrai peu de remarques, afin de n'en point faire de trop hazardées; & dans ces maigres obfervations, j'éviterai, fi je puis, trop d'enthoufiasme & trop de critique. . Je fais que vous m'avez accufé quelquefois du premier de ces défauts, & fans doute avec justice. Toutefois ne peut-il pas exister un enthoufiasme de coeur, produit par un fentiment trés vif du bon & du beau dans les perfonnes & dans les chofes? dispofition tout-a-fait différente de eet enthoufiasme de tête, qui récemment a été fi commun dans notre pays & malheureulement ne 1'est que trop encore, qui naït du préjugé & non de la réflexion ou du fentiment, qui juge fans connoisfance de caufe, fe pasfionne fur oui-dire, & qu'on a porté fouvent a un dégré qui 1'auroit plüA 4 tót  8 L e T T R e I. tót du faire nommer égarement & délire de 1'esprit. Vous rirez peutêtre de cette distin&ion, qui vous paroitra trop fubtile; mais je m'imagine qu'elle est juste : & je ferois autant faché de manquer a un certain point de cette première espèce d'enthoufiasme, que je ferai toujours charmé de pouvoir éviter la feconde. Si j'ai tort, je vous prie de me détromper: mais il me femble que bien des perfonnes s'attichent plus aux mots qu'aux cbofes, & confondent fouvent des llgnifications trés différentes, par ce que malheureufement elles portent le même nom. Quant a la critique, dès qu'elle est injuste, elle devient odieufe & je la hais ; mais lorsqu'elle dégénéré en fatire, je la déteste: & j'aurois honte de moi-même, fi, même en des lettres particulièrcs comme celles-ci, je pouvois me permettre un trait d'esprit ofienfant pour arrondir une période, ou de ridiculifer une nation pour faire une phrafe piquante, Il est des perfonnes qui voient tout en noir, & qui, fans cesfe agi. tés par leur mauvaife humeur, mécontens chez eux, promènent en tous lieux  D' AMSTERDAM. 9 lieux le fpleen qui les ronge. D'autres, fafcinés par leur esprit caustique &malin, n'apperc,oivent rien qu'a travers un verre qui ridiculife, & fe moquent de ce qu'on penfe de leur coeur, pourvu que leur esprit foit trouvé plaifant. Ceux-ci trouvent impertinent & rifible tout ce qui leur femble différent de ce qu'ils ont vu chez eux: ceux-la au contraire, voyant d'autres moeurs & des coutumes nouvelles, ne les admirent que paree qu'elles font étrangères, & condamnant d'abord fans réflexion les ufages de leur propre pays, ne fe rappellent plus qu'avec mépris les habitudes de leur enfance. Pour moi, li malgré mes foins, je ne puis toujours gouverner droit entre ces deux éceuils périlleux de prévention étrangère ou nationale, daignez ne Pattribuer qu'a la foiblesfe de mon esprit & non a un vice de mon caraflère. On pourroit me reprocher peutêtre, que felon ce plan je ferai toujours moi-même la figure principale de mon tableau, & que les pays que je parcourrai ne paroitront feulement qu'accesfoires. Mais qu'importe ? Vous favez que je ne fuis pas un auteur de A 5 voyage;  io lettre I. voyage, m»is fimplement un amateur curieux, qui aime a communiquer ce qu'il fent & ce qu'il penfe, qui fait la peinture de fes penfées & de fes fenfations plutót que de la réalité des chofes, qu'il est incapable fouvent d'appercevoir; que mes lettres ne font faites que pour ctre communiquées a mes connoisfances, & que furtout j'écris a un ami indulgent, qui s'intéresfe a moi plus encore qu'a 1'Angleterre; dont le bon cceur fourit a ce que rejetteroit une raifon févère, & qui fans doute, s'il vouloit des obfervations approfondies fur un pays quelconque, connok asfez de bons livres pour ne pas s'adresfer a un rêveur tel que moi. ■ Cependant, comme je ne pourrai me réfoudre a vous faire une relation tout-a-fait féche & décharnée, je laisferai la carrière libre a maplume; & j'aime mieux jetter quelques fleurs dccolorées & fans odeur, produclion d'un terroir peu fertile, fur un lond riche, mais que je luis incapable de bien cultiver, que de vous taire une histoire de mon voyage, comme feroit la narration de celui d'un Prince dans les gazettes. Je  d' amsterdam. II Je vous écrirai comme» fi je vous parlois; dans mes lettres, ainfi que dans ma converfation, je vous ouvrirai fans referve ce cceur qui vous est connu, & je me livrerai librement k la tournure de mon esprit & au naturel de mes idéés, fans me plier a celles des autres. Tout ce que vous y trouverez fera épars; je n'aime pas k traiter les chofes par articles féparés, mais k méfure que je les appercois & qu'elles m'affeclent. Je craindrois de donner a mon narré Pair d'une de• fcription, au lieu d'un fimple coup d'oeil fur les endroits que je parcours. J'aurois même peur de vous endormir dés ma première lettre, fi moimême je ne m'asfoupisfois le premier avant de la finir. Au reste, en les lifant, vous voyagerez tout comme moi: tantöt, courant comme un fou fans rien obferver; tantót vous arrêtant k chaque inftant & fouvent mcme dans les endroits les moins intéresfans. Que voulez-vous? c'est le fort d'un voyageur dans le cabinet üusfi bien que dans la voiture. Mais que trouverez-vous donc dans mes lettres? Des plaifanteries, des rêveries, quelques defcriptions locales, mais  IS LETTRE I. mais fuperficielles, quelques avantures; voila tout: & il feroit digne peut-être d'un alchimiste plutöt que d'un philofophe fenfé de chercher de 1'or dans cette matière mêlangée qui, je crains, ne contiendra rien de précieux. Au reste, fi j'allois écrire un voyage, on pourroit me dire: vous feriez mieux de laisfer murir vos connoisfances, celles furtout que vous penfez avoir du pays dont vous voulez parler. Mais je n'écris, comme vous favez, que pour mon amufement & le votre : fi mes lettres n'obtiennent pas ce dernier avantage, je déclare qu'elles manqueront leur but. Pour moi, je ne regretterai jamais le. tems que j'employerai a m'entretenir avec vous: mon esprit pourra tirer du proflt de cette fatisfaction de mon cceur; je m'exercerai a écrire, & il m'en restera toujours quelque cho- Si vous voulez donc, mon ami, vous contenter de quelques bagatelles, ne pas vous attendre a plus que je ne promets, & fouffrir avec patience les incartades de mon esprit ainfi que le libertinage de ma plume, nos  D' AMSTERDAM. 13 nes eonditions font fakes, & j'entre en matière. Il faut donc favoir que toujours dévoré d'une infatiable curiofité, altéré, 11 je puis m'exprimer ainfi, de 1'ardente foif de courir, voir & connokre le monde , je profke d'une heureufe conjoii&ure, & vais trouver en Angleterre M. de Tengnagell de Landfort, qui fe trouve logé préfentement chez les parens de fa mère a Londres, après avoir pasfé quelque tems chez eux a la campagne. Je me propofe de ne rester ici que deux jours, d'aller d'Amfterdam a la Haye, oü je ne m'an'êterai qu'une demie-journée , & de partir encore, fi je puis, par le Paquébot de Mercredi prochain. Vous me permettrez bien en attendant de vous faire une légère esquisfe de ce qui m'arrivera d'intéresfant avant mon embarquement, & de jetter dans mes lettres un coup d'osil pasfager & fuperficiel fur le pays tout-a-fait particulier oil je me trouve maintenant, & que je traverferai encore d'ici jusqu'a Hel. voet-fluis. Voos fa\'ez que je fuis parti hier matin  14 LETTRE I. matin d'Arnhem pour Amfterdam. Je vous parlerois de cette route de dixhuit lieues, fi vous ne la connoisfiez au moins autant que moi. Elle est agréable & furtout interes, fante, par ce qu'elle traverfe trois Provinces, & que dans un petit espace on y trouve de grandes diverfités, autant a 1'égard des manières & de Phabillement des habitans que de la fïtuation du pays. II faut pourtant que je dife un mot du mauvais chemin entre Amersfoort & Lunteren, village de la Gueldre. Vous penfez bien qu'il est asfez praticable dans ce moment après un fiècle de beau tems & de fécheresfe: mais on peut voir a fes bas fonds, qui femblént n'attendre que quelques gouttes de pluie pour fe remplir de boue, ce qu'il doit être dans une faifon moins favorable. II y a environ quinze mois, que j'ai fait la même route avec ma voiture & mes propres chevaux. Mon ami, non feulement qu'alors je 1'ai trouvée détestable; non feulement que de peur de verfer j'ai dü baisfer la coëffe de ma chaife a. une lieue au dela de Lunteren: mais c'étoient dans un chemin  d' a m s t e r d a m. 15 chemin étroit de tels bourbiers, des abymes d'eau fi profonds, fi nombreux & fi inévitables, qu'en plein jour je fus obligé de faire marcher un domestique devant les chevaux pour tater le chemin & fonder ces petits gouifres, avant que j'ofasfe m'y risquer. Le commencement cependant de ce chemin traverfe une bruyère, qui fourniroit fuffifamment, a ce qu'il m'a nam, de quoi le hausfer, 1'élargir & le reparer tout-a-fait. Mais me direz-vous, quel chemin de traverfe prïtes-vous donc? Point d'autre que la grande route qui va d'Arnhem par Amersfoort a Amfterdam, qui du fond de 1'Allemagne mène k cette fameufe cité, cette reine du commerce qui communiqué avec les quatre parties du monde; & c'est a dix lieues de ce centre de toutes les affaires, a une lieue d'une ville oh. s'asfembloient alors les Etats Souverains d'une Province, au milieu d'une République riche, industrieufe & florisfante, que je ne pus pasfer le grand - chemin qu'en risquant dix fois fans exagération de me casfer le cou*. II feroit ridicule de citer ici les voyes publiques des anciens Romains: qu'avons-  ï5 tETTRE I. qu'avons-nous de commun avec ee peuple? Us n'avoient rien a faire, & nous fommes fi occupés;' ils n'avoient que d'énormes rochers k taiïler, k percer; nous, nous avons des petits fonds k remplir avec quelques charettes de fable. Non, fans fonger aux Romains, jettons feulement les yeux de tous cótés autour de nous, & puis empêchons-nous de rougir. Croiroit-on que c'est ici le même peuple qui, manquant de terre ferme, a fu pofer folidement fur des tiges d'arbres une des plus riches villes de 1'Europe; qui, par les travaux les plus industrieux & les plus pénibles, défend encore journellement la contrée qu'il habite contre les eaux du ciel qui la fubmergeroient, & la mer qui veut reprendre fon ancien domaine? Mais non, c'est un peuple différent. L'un occupe un pays humide, ftérile & marécageux, au milieu du quel 1'industrie a placé fon tröne; 1'autre, un pays plus élevé, peu fertile a la vérité, mais presque en friche, oh elle trouve fon tombeau. A qui est-ce donc, me direz-vous, a réparer les chemins? Cela fignifie fans doute qu'il existe trop  d' amsterdam. IJ trop de pouvoirs qui ont les moyens de le faire , & qu'en conféquence cela vaut autant que s'il n'y en avoit point du tout. Soit: j'avoue que je n'ai rien a répohdre; mais je gémis de eet aveu. Ce que je vis avec bien de plaifir fur cette route, furent les fosfés, les ponts & généralement toutes les fortifications de la ville de Naerden. Elles font fi jolies, fi propres & li bien entretenues, que c'est vraïment un charme a les voir. En général, dès ce commencement de la Province de Hollande, j'ai été frappé de la propreté des villes, des rues & des maifons. Cette aifance univerfelle, eet air de jardin qui pare cette fingulière contrée, m'a de nouveau furpris, quoique depuis quelque tems je 1'aie vifitée tant de fois & en tant d'endroits, & je pourrois quafi dire de la Hollande, comme difoit Titus de Bérénice: Depuis deux ans etitiers chaque jour je Ia volt, Et crois toujours la voir pour la première fois, J'arrivai le foir a Amfterdam. En •entrant dans cette graude ville, dans Part. I. B cinq  1$ UTIRÏ ï. cinq k fix jours, penfois-je, j'arrive* rai de même k Londres, & je verrai alors de mes propres yeux la füft férence de cette fuperbe cité aveq Paris ou j'ai pasfé tant de mois, & avec eet Amfterdam-ci qui , quoique beaucoup plus petite & n'aguères bien humiliée, léve pourtant encore une tête altière, marche fiérement a cöté d'elles presque leur égale, & pour lo commerce, 1'opulence & 1'industrie le cède a peine a Londres même. Cette penfée me fit jouir d'avance: je crus voir en idéé Londres & Amfterdam a cóté 1'une de 1'autre; je les comparai enfemble dans mon imagination: mon ami, jugez quel plajfir & quelle folie! Je trouve le féjour d'Amfterdam dans cette faifon ennuyant & triste. D'abord en entrant je me fuis fenti désagréablement affefté par la puanteur des canaux. Venant de la Gueldre & tout rempli de la fraiche image du printems, je fens que cette odeur infefte blesfe mes fens , peine mon imagination & contrisce mon ame; & je trouve peu d'agrémens ici qui m'en dédommagent.  d' a m sf t e r d a M. i p Savez-vous furtout quels objet« Frappent mds' j>e"ux peu fat'isfaits, Dans ce' fdjour ou tout abonde ? Des canaux qui fenrent mauvais; Des femmes aux vilains bonnets, Au vaste embonpoint, au teint frais; Des hommes a perruque ronde, Au froid maintïen, aux larges t'raits, A l'inftinft calculant, a 1'exterieur e'pais, A 1'esprit qui fpécule a 1'autre bout du monde. Sur Ie point d'ailleu-rs de voir mes ardens defirs accomplis & de m'embarquer pour 1'Angleterre, je Tuis agité, mal a mon aile, & mon impatience ne me laisfe point de repos. Cela me rend chagrin. Le moyert d'être gai, quand on viejit de quitter fes amis, & qu'on brule en même tems de s'en éloigner d'avantage. Je fuis donc mausfade au posfible. Tout Ie jour, monami, morne, ombre & penfif, Je tache, mais en vain , de charmer ma tristesfe: J'appelle a tout moment le rire 6c 1'allégresfe ; -Mais 1'allégresfe est fourdc, & le rire ritif. Leypletn', I'ennui me pourfuivent fans cesfe. Vécris; mais lien ne coule: & ma plume en d^tresfe B 2 Ne  20 L E T T R E I. Ne peut trouver un tout rapide & vif. Point de fel; tout est froid: & mon ftyle chetif Se traine lourdement fans grace & fans noblesfe. Eh bien ! n'invoquons plus 1'enjoüment fugitif. Sur ma couche avec moi que mon ennui tepofe, Et finisfons ma plainte & mes vers & ma proft. C'EST-a-dire que je vais me coucher. Adiea donc, mon ami. Voila. un pédant debut , & a tous égards une lettre bien ennuyeufe. Malheureufement je presfens que ce ne fera pas la feule : mais ce n'est pas aujourd'hui furtout qu'il m'est posfible d'écrire d'une plume enjouée, & d'égayer de quelques agrémens un départ & une arrivée , les deux chofes du monde qui répugnent le plus a ma fenfibilité & a ma roideur naturelles. LETTRE  D* AMSTERDAM. 2 1 LETTRE II. Amsterdam , Mercredi, 7 Moi 1788. Comme je ne comptois rester ici qu'un feul jour, je me luis toujours tenu feul, rêveur, infociable & taciturne. Je n'ai vifité ni cherché aucune de mes connoisfances; mais j'ai beaucoup couru par la ville, & prorhené mon humeur mifanthrope de Jluis en Jluis & de rue en rue. Je me fuis diverti ce premier jour a voir les lingulières figures qu'on rencontre en grand nombre dans un endroit comme celui-ci, & les attitudes Sc démarches plus lingulières encore de pluiieurs pasfans, tout décontenancés de n'être point occupés. On s'apperc,oit que les Dimanches, lorsqu'ils n'ont point de facs remplis d'argent a porter, ils font cruellement embarrasfés de leurs bras. Les uns en manoeuvroient comme s'ils vouloient nager en pleïne rue : les autres les laisfoient pendre nonchalemment comB 3 me  ea l e r t a e II. me s'üs ne leur appartenoient pas; & je crois qu'ils les auroient laislé tomber par indolence, s'üs n'eusfent pas tenu heureufement k leurs épaules. J'ai vu rangé fur le Dam devant 1'Hötel de ville une longue file de traïneaux, attelés chacun d'un cheval, qui étoit enharnaché richement & avec prétention^ mais lourdement & fans goüt : Penfemble de tant de bizarres équipages offroit un coup d'ceil trés divertisfant. J'appris que toutes ces voitures appartenoient' a des fiancés, qui fe marioient a PHötel de vjlle par devant Mesf. les Echevins. Sans doute c'étoit graces a 1'influence amoureufe du rnois de Mai que Ipur nombre fc trouvoit fi confidérable. J'ai pris plus de plaifir toutefois a revoir dans quelques églifes les monumer.s élevés a la mémoire de nos ^'rands hommes de mer, qui plus d'une fois ont fait baisfer les yeux a ceux de PAngleterre. Je me fuis rappellé leurs a£tions immortelles avec admiration & avec orgeuil ; «Sc dans ces tems d'humiliation me remplisfant le cceur de nopre gloire pasfée, je me fuis fenti mieux préparé h vifiter ces fieis Infulaires. Do  O' AMSTERDAM. 23 Du reste, mon ami, vous connoisfez cette grande ville qui, malgré fes monumens publics, plus nombreux qu'ailleurs en Hollande, me paroit devoir céder en beauté k Rotterdam & a la Haye. Je ne vous parlerai pas de fon quartier des Juifs, de cette ville dans une ville, oii temples, maifons, boutiques, manière de vivre, peuple, oü tout est Juif, & oü plus d'une fois, en regardant autour de moi, je me fuis transporté dans mon imagination au milieu de Jérufalem. Je ne Vous parlerai pas de fon magnifique Hótel de ville, édifice qui pasferoit pour beau dans toutes les parties de 1'Europe, mais qui 1'est particulierement dans un payss, oü il n'y a guères de monumens de belle architecmre, qui manque non feulement de tous les matériaux nécesfaires pour le conftruire, mais de terre même pour le porter; car ce palais feul repofe fur plus de treize mille pilotis. Je ne vous parlerai pas de lori nouveau Werkhuis, batiment immenfé & vrai labyrinthe, remarquable furtout par 1'ordre & la propreté, & qui, en-gloutisfant tous les fainéans vagabonds, nettoye les rues nombreufes' B 4 de  24 L E T T R E II. de cette grande ville, & délivre les pasfans de la pourfuite incommode d'une foule de gueux. Je ne vous. parlerai pas^d'avantage de fes autres batimens publics, qu'on trouve tous décrits dans plufieurs livres avec beaucoup de détail. Mais je vous dirai, ce qu'on n'y trouve pas, que dans la charmante Salie de la Comédie Fran<;oife, j'ai eü le fpeétacle enchanteur d'un grand nombre de jolies femmes, presque toutes mifes avec beaucoup d'élégance & de goüt. Cette Comédie Francoife est peut£tre un des plus jolis établisfemens de 1'Europe. Fondée par foufcrip-' tion, ouverte aux feuls billets des foufcripteuis, & devenue ainii un lieu de réunion pour le plus beau monde de la ville, elle forme 1'asfemblée la plus amufante, la plus brillante & la plus nombreufe qu'on puisfe trouver, & préfente, tel qu'Amfterdam Iui-même, un coup d'ceil toujours riant & partout également élégant, fans mélange choquant dc grandeur & de bas. fesfe. On y est libre comme dans une maifon particuliere; les hommes y vont & viennent dun endroit a 1'autre, •& jouisfent du doublé plaifir. :... de  D AMSTERDAM. 25 de la converfation & du fpe&acle. Comme, par le nombre & la politesfe des foufcripteurs, il est asfez facile aux étrangers de fe procurer des bilIets, cette inftitution ne peut manquer de faire le plus grand honneur a la ville. J'ai parcouru le Heeren-gracht ainfi que quelques autres des plus beauX quartiers, & je trouve toujours qu'après le premier coup d'ceil de 1 cnfemble qui est charmant, le détail n'en a rien d'intéresfant, & que les maifons, trés peu exceptées, font toutes uniformes & mesquines. Les édifices dans ce pays-ci & furtout a Amfterdam, doivent extrêmement furprendre un étranger. Leur facade étroite, leur légéreté, leurs perrons, leur porte petite & toujours fermée, la bizarrerie de leur ftrufture fans aucune régie, d'après le caprice des propriétaires; tout les rend uniques dans leur genre & totalement différens des hótels fpacieux de Paris. Toutefois un entretien trés foigné, un certain air de gaieté & une propreté riante les en distinguent plus avantageufement, & les rendent en général des habitations trés agréables. B,j Le  s(S h e t t r b II. Le port fur 1'Y avec Ia quantitfc innombrable de vaisfeaux qui Ie couvrent, offre véritablement un fpecfacle fuperbe. Mais ce qui furtout me fit beaucoup de plaifir , fut de voir du haut d'un pont ces longues & larges allées d'eau, parées déja d'une verdure naisfante & bordées de chaque cöté d'une longue file de maifons, mesquines & fans architeéture, il est vrai, vues chacune k part; mais toutes néanmoins propres & jolies, nulle part déparées par de vieilles mafures, annongant partout une aifance générale & fonnant un enfemble trés gracieux. Peut-on voir d'ailleurs ce nombre merveilleux de ponts & de quais, fi rares en d'autres pays, fe repréfenter les travaux qu'ils ont du couter, fonger aux millions de pilotis fur les quels pofe cette grande cité dans un endroit qui fiit auparavant un profond marais, fans admirer avec étonnement & reconnoisfance le courage éclairé des premiers fondateurs qui, au défaut de la terre qui leur refufoit une bafe folide, oférent avec une industrie & des fraix inconcevables, élever au milieu des eaux fur les forets des autres pays une ville* aujourd'hui le  d' a w s t- e r. r> a m. 2jr le premier mobile avec Londres du commerce de 1'univers. Certes, fi fur la furface du terrein 1'ceil y admire moins qu'ailleurs la noblesfe & la hardiesfe de 1'architecmre, elle existe pourtant cette hardiesfe, mais cachée au fond de la terre; &, quoique moins éclatante, elle est plus utile & peut-être ausfi noble que 1'autre. Il me fera imposfible de partir ausfitot que je 1'espérois. Les affaires qui m'ont fait pasfer par ici, ne peuvent fe terminer encore, & malheureufement pour mon impatience ce terme reste indécis. Cela me chagrine beaucoup, paree que je fuis presfé d'amver en Angleterre, & que ce que j'ai a faire ici ne pouvant m'occuper que quelques heures, il m'est dur de devoir, dans une attente incertaine, y rester désceuvré, & fans ofer m'abfenter une feule nuit. En attendant mon tems s'éeoule; I'ennui m'obfède; Timpatience me harcèle; le terme du congé de M. de Tengnagell appróche; le beau tems qui dure depuis fi longtems, perdu comme il est pour moi, me défole & me fait craindre im changement; le joli vent d'Est. qui  2 8 V E T T R E II. qui me feroit voler vers l'Angleterre* va tourner peut-être défap-- pointé de la forte, a quoi penfezvous que j'aie pasfè mon tems Lundi? A murmurer, gronder, pester dans mon auberge? a m'impatienter au bord des fales canaux d'Amfterdam? a regarder, comme un vrai badaud, les bras croifés & la bouche ouverte, les rayons du foleil mêlanger la lumiere & 1'ombre fur les murailles des maifons? a croupir dans un air fétide, tandis que le ciel brilloit du plus bel azur? Non, mon ami. Dans la première fougue de mon défespoir, j'ai couru comme un fou vers le port; la, appercevant un bateau prêt a met. tre a la voile, je m'y fuis jetté: 1'on m'a dit qu'il alloit a Zaerdam; nous fommes partis; & me voyant de nouveau en courfe & respirant un air libre, mon cceur s'est épanoui, & je me fuis fenti confolé. Par un vent de Nord, asfez contraire mais trés fort, nous voguames rapidement; & je fis en trois quarts d'heure & pour trois fous, eet agréable trajet, auquel on met quelquefois trois heures entières. Durant ce tems, asfis fur le pont & voyant le- même  d' amsterdam. 2£ même fouffle pousfant de différens cötés les vaisfeaux qui fe croifoient en tous fens, j'admirai 1'art de la navigation qui fait régir les vents, & les emprifonnant dans fes voiles, leur ordonne d'y fouffler & de les mouvoir cornme il lui convient. Je vis au milieu de 1'Y des morceaux de terre ausfi bas presque que les eaux qui les entourent, «Sc défendus contre elles avec beaucoup d'industrie; quoique, couverts feulement de mauvaifes herbes & de joncs, ils ne me parusfent guères en valoir la peine. J'appercus de même plufieurs autres fingularités dont les caufes, quoique fans doute existantes, m'étoient inconnues. J'étois feul, fans li. vre qui traitat des lieux oü j'allois, & fans homme Inftmit & fenfé qui püt répondre a mes questions. Au reste, dans tout ce qui m'environnoit je vis le triomphe de 1'art & le défespoir de la nature. Mais arrivé a Zaerdam, ce fut bien un autre fpeftacle. Je vis un immenfe village de quelques milliers de maifons, presque toutes en bois, & peintes avec autant de foin que 1'intérieur de nos appartemens les plus" propres  3' AMSTERDAM. 33 les hommes n'y avsient autre chofe a faire que de peindre leurs maifons, leurs granges, leurs barquettes; & je m'attendois k chaque moment k leur voir le vifage peint de différentes couleurs comme les tiges de leurs arbres. Mais fans doute ils ont 1'honnete retenue de respe&er eet ufage comme une prérogative des Dames de plus de distin&ion, chez qui le rouge, le blanc & le bleu, placés avec art, fervent k relever le teint, felon le goót naturel d'une grande partie du monde, ou k le ternir, felon le gout faEtice d'un original tel aue moi. . ^ Ce lustre de peinture presque univer. ielle & cette excesfive propreté flattent les yeux, furtout par ce beau tems, plus qu'on ne fauroit fe 1'imaginer; & le rafinement de 1'art, ailleurs fi choquant, plait ici, fans doute paree que la nature elle-même v est fi peu belle. ' Les hommes k Zaerdam m'ont paru extraordinairement flegmatiques & taciturnes. On diroit que chaque parole leur coüte. Leur air, leur attitude, leurs mamères, leurs propos, leurs perniques mèmes, tout est également Part.I. C & fingu.  34 t E t I R E II. fingulier. II m'ont femblé porter jé ne fais quoi d'humide fur leur vifage. Froids & refervés, ils vous fixent longtems avec une forte d'apathie étonnante; mais après avoir converfé quelque tems avec eux, on les trouve trés honnêtes. Ils font fort curieux; & c'est la feule chofe qu'ils ont de commun avec leurs femmes, qui au contraire aiment beaucoup a caufer; mais ce n'est pas la vraiment le plus grand phénomène de ce pays. Elles m'ont para généralement fort jolies : leur teint est beau; elles ont de belles couleurs, & leurs joues resfemblent a des pêches fraichement ceuillies. Ceci doit s'entendre de la plüpart des jeunes; toutefois les vieilles n'y font pas des monstres comme a Liès;e. ApRès avoir ainfi couru feul toute la journée, je me rembarquai vers le foir pour Amfterdam. Quel fingulier pays pour un étranger, penfois-je en moi-même, puisqu'il m'a tant frappé, moi qui 1'ai vu plus fouvent, & qui fuis accoutumé a plufieurs fingularités qu'il a de commun avec le reste de la Hollande. Tk ne veux pas cependant quitter tout-  d* amsterdam, 35 tout-a-fait eet endroit, fans vous rapporter un trait d'honnêteté de 1'hóte chez qui je m'étois arrêté. J'avois déja gagné le bateau pour repartir, lorsque je le vis accourir toüt esfoufflé de fa maifon, éloignée d'un demi quart de lieue, pour me rapporter huit fous qu'après avoir compté avec lui, j'avois felon ma louable coutume eü la négligence de laisfer fur la table. On m'a dit que Zaerdam contient environ quinze mille habitans. Oütre les moulins a fcier dont j'ai parlè, & qu'on y voit en trés grand nombre, Pon y trouve des moulins a papier, cette ancienne manufaóture de notre Véluwe; des moulins pour pul. vérifer les bois de teinture; des moulins a poudre, Non la poudre a te'tes frifer, Mais la, poudre a têtes brifer, comme dit 1'aimable la Fontaine; des moulins pour extraire 1'huile, & d'autres encore pour difFérens ufages. Je crois que leur nombre monte aa dela des deux mille. II n'y a peutêtre aucun pays .oii Pufage de ces C 2 mou-  36* L E T T R E II. moulins k vent, inventés, dit-on, chez les Orientaux & transportés en Europe par les Croifés, fe foit autant répandu qu'en Hollande. D'ailleurs il ne fera pas befoin de vous dire que la conftrucïion de vaisfeaux fait une des premières occupations de eet endroit, car c'est par la principalement qu'il est connu. Le lendemain matin j'appris que ce jour encore il ne feroit pas poslible d'expédier mes affaires, deforte qu'ayant la jcurnée libre, il me falloit tacher par ce beau tems de ne pas la laisfer oifive, Quoique j'eusfe été feul, le plaifir du petit tour de la veille avoit tellement furpasfé mon attente que j'y pris goüt. Malheureufement il étoit déja dix heures. Je volai donc plutót que je marchai vers le port, oü je m'embarquai diredlement pour Buikfloot, dans 1'intention fimplemcnt de voir eet endroit, de roder un peu dans les environs, & de revenir encore le même foir a Amfterdam. II faifoit le plus beau tems du monde, trop beau même pour nous, car il n'y avoit point de vent. Nous restames donc longtems fur 1'eau, & fümes plus de tems a faire ce court trajet  D* AMSTERDAM. 37 trajet que nous n'en mtmes Ia veille a aller k Zaerdam, qui est trois ou quatre fois plus loin. Au reste, cette petite navigation me parut délicieufe. Asfis fur le pont, flottant doucement fur cette large nappe d'eau, calme comme un ruisfeau, lisfe comme une glacé & resplendisfante des feux du jour; caresfê par les rayons du foleil, rafraichi par un vent léger, dans ce doux état entre le froid &.le chaud, fentant beaucoup & ne penfant guères; je jouisfois de la plus belle vue fur le port, fur les vaisfeaux fans nombre qui le remplisfenc, fur la grande ville qui le borde, & fur tous ces douces & ces tours qui s'élèvent avec une juste fierté fur le fol marécageux qui les porte avec étonnement. La fenfation de tout Penfemble de eet aspect ravisfant fut une vraie jouisfance pour moi. II m'est toujours fi doux de pouvoir fentir au lieu de penfer. A cöté de moi dans ce bateau fe trouvoit un aubergiste de Broek, qui ayant fa • chaife k Buikfloot, m'offrit de me mener pour une bagatelle a fon village. En discourant avec eet homme fur la JNord-HolC 3 lande  38 lettre II. lande & particulièrement fur ce fameus Broek, il m'en raconta tant de fingularités, que je fentis la corde curieufe de mon ame fortement s'ébranler. Le beau tems, un defir longtems étouffé, mais ranimé par une occafion 11 belle, mon loifir, tout m'aiguiilonnant, je lui propofai de me conduire dans fa voiture a Hoorn par Broek, Medenblik & Edam, & de me ramener le foir encore k Euikfloot avant Ie départ du dernier bateau pour Amfterdam. Je n'ofois m'abfenter la nuit, craignant qu'on n'eüt bcfoin de moi le lendemain matin. II y confentit: notre accord föt bientót fait; & je partis après ne m'être arrèté que quelques momens k Buikfloot. Me voila donc dans ma petite chaife, attelée d'un cheval, bien enjolivée, bien étroite, bien élevée en ï'air, a cóté de mon gros voiturier, qui étoit poli&d'asfez bonne converfation. Son vifage m'avoit d'abord déplu; il avoit la mine refrognée & malheureufe : mais je m'apper(;us bientót que fous Ia figure d'un vilain Juif il cachoit 1'ame d'un honnête Chrétien. II étoit asfez inftiuit, avoit été plus loin dans le monde que Broek* & Buik-  D' AMSTERDAM. 39 Buikfloot, & je ne m'ennuiai guère dans fa compagnie durant toute cette journée. C'est peut-être le feul habi tant de Broek dont on pourroit en dire autant. Ausfi n'y demeuroit-il que depuis une demie année, & fa maifon, qui est la feule auberge de Pendroit, n'est pas comme les autres fermée a tout le monde. J'étojs donc bien content dans ce petit char Nord-Hollandois, & Punique chofe qui me faifoit de la peine, étoit Pheure, midi pasfé. Ah! fi nouveau Jofué, j'avois pu arrêter le cours du foleil, comme vous auriez vu prolonger cette agréable journéej. Nous avions un joli cheval qui couroit a merveille dans un chemin fouvent asfez étroit, toujours de terre grasfe, & par ce tems fee uni comme le plancher d'une chambre. Jusqu'a Broek je ne vis que des prairies extrêmement basfes, oü le jonc crojsfoit parmi la bonne herbe , & qui ne me parürent pas de la meilleure qualité, quoique mon höte m'asfurat le contraire. Dans ces paturages qui me fembloient fi médiocres, paisfoit néanmoins un fuperbe bêtail, mais plus cher encore que beau, car mon comC 4 Pagnon  40 L E T T R E II. pagnon m'asfura que, maigre même, il fe vend cent trente florins la pièce, ce qui toutefois paroit presque incroyable. Ces prairies qu'on fume tous les ans, fe fauchent, a ce qu'il me dit encore, deux fois avant la S. Jean; ausfi le foin, qu'on entasfe en meules prés des maifons en plein air, est-il léger, bien inférieur k celui de nos bons uitterwaerden, & fe coupe par bandes a peu-près comme des tranches de fromage de brébis, s'il est permis de comparer ainfi la nourriture des animaux a celle de 1'homme. J'estime que cette manière de recolter le foin doit être beaucoup plus avantageufe pour les prés, que de le laisfer rmïrir fur pied comme chez nous, & de lui donner le tems d'épuifer toute la fubftans.e d'un terrein. Oütre ces prairies, rien ne s'offrit plus k mes regards que quelques grandes pièces d'eau ou des espèces de petits lacs, (tdtgeveende of verdronkene landen,^) & tout cela me parüt fi peu agréable, que j'étois déja dégouté du pays avant d'arriver a Broek. Mais ce village, qui peutêtre n'a pas fon pareil dans le monde entier  D' AMSTERDAM. 41 entier, me dódommagea bientót de1'ennuieufe contrée. Mais que vous en marquerai-je, mon amiV C'est comme un cabinet de porcelaines, oü 1'on ne marche quafi qu'en tremblant, & oü 1'on craint de toucher a quelque chofe. Ma plume n'est pas asfez délicate pour le décrire, & je crains de ternir par ma touche grosfière la douceur riante des couleurs & le luifant des ornemens qui décorent ce joli endroit. II tient beaucoup de Zaerdam, mais fes fingularités font encore plus extraordinaires , & il en a d'uniques qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Il n'y a pour le pasfage des voitures qu'une rue h 1'entrée duvillage, & celle-la, comme fi elle étoit réputée profane, n'est bordée que de peu de maifons. C'est ausfi la qu'est I'auberge. Toutes les autres rues font fort étroites, arrofées de petits ruisfeaux oü vous penfez bien que les ponts ne manquent pas, & pavées trés artistement & d'une manière qui tient des parquets des appartemens de France. Les maifons, toutes de bois, font conftruites dans un goüt particulier, & peintes élégamment de touC 5 tes  4S LETTRE II. tes fortes de couleurs* extrêmement frakhes & qui font un effet charmant. Devant ces maifons fe voient de petites décorations de treillage qui ajoutent encore a Pagrément du restè. Figurez-vous le coup d'oeil riant «Sc fingulier de Pasfemblage de ces petites mes fi étonnamment propres, de ces maifons fi gracieufement ajustées, des portes élevées en Pair «Sc fermées foigneufement, des toits 4 toiles Iuifantes qui au desfus de ces douces couleurs réfléchisfent avec éclat les rayons du foleil, des marteaux de cuivre aux portes, plus brillans encore que les tuiles, & d'une grande pièce d'eau en forme de basfin quarré au milieu du village. Ajoutez a ce tableau des arbres fruitiers en fleurs, épars de tous cötés, un ciel férein avec le plus beau foleil; & jugez fi tout eet enfemble ne dut pas avoir pour moi Pair d'un enchantement. Parmi ces maifons, toutes d'un lustre de fraicheur qui furpasfe 1'imagination, j'en ai distingué quelques unes & entre autres celle d'une Madem. Paters. C'est le plus charmant petit bijou qu'il foit posfible de voir. On  d' a m s t e r d a m. 43 On croit presque au premier aspeft que c'est une maifon de ce gentil machepain qu'on fait & enjolive li délicatement dans notre pays le jour de S. Nicolas. Elle est peinte ayec beaucoup de goüt en verd & en blanc; mais la propriétaire ne 1'habite pas, de peur fans doute de la gater, & elle demeure dans une maifon vis-a-vis, peinte en jaune & blanc, & presque ausfi jolie que Pautre. C'est dommage, penfois-je en moi-même, que ces mailons foient expofées a la pluie; chaque goutte doit faire une tache. Néanmoins elles fe confervent trés bien, car on ne les'peint que tous les deux a trois ans. A voir leur netteté & 1'éclat des couleurs, on les croiroit peintes une fois au moins par femaine; mais fans doute ou les nettoye & frotte au dehors ausfi bien qu'en dedans. Sr de ce Broek li propre ou Ie pavé même est luifant, j'avois pu me transporter tout a coup au fond de la Westphalie oü les cochons font les honneurs de 1'antichambre, de quel fingulier contraste n'aurois-je pas été frappé? O! que n'existe-t'il encore, le fiècle des enchantemens, ce  44 t B- T T R. B II. ce tems fi intéresfant des magiciens & des fées! Mais quoi! le monde est encor plein D'enchanteresfes feduifantes, Infinuantes, Intéresfantes, Toutes-puisfantes, Trop attrayantes, Trop cngageantes. Bien rarcment leur talisman est valn; ie ciel est dans leur yeux, le fceptre est dans leur main Tendre est leut art, & douce leur magie : Si gentiment elles favent charmer : Doux est 1'enchautement pour nous de les aimei: De nous plaire a leur tour douce est leur fantaifie. Mali ce charme attitant d'oii naisfent les amours, N'est pas toujouis Si douce chofe. Un malin fort Par fois le fuit. Hc'las ! c'est une rofe, Oir bien fouvent l'épine tient encor. Mais ne faut-il pas être eniorcelé foi-même pour fourrer ainfi des vers partout? Excufez, je vous en prie, cette manie verfifiante, tant pour le  D* AMSTERDAM. 45 le préfent que pour 1'avenir; car je fuis foible & crains de retomber dérechef dans un fi doux pêché. Plusieurs de ces maifons de bois font trés grandes & plus folides que peut-être vous ne vous imaginez. fen vis une oh il y avoit en grandes lettres; gebouwt, (b&ti) 1615 — herbouwt, (retóti) 1778. Voila donc une durée de cent foixante ans. Sans compter 1'églife, je n'ai vu que trois mailons en briques dans tout le village: ce font le Diaconie-Weeshuis, le Raadhuis & une maifon de particulier, je crois, d'un Mr. van Laan. On m'a permis d'entrer dans Ie premier de ces Mtimens, oü il y avoit peu d'enfans, & oü je n'ai rien vu de remarquable qu'un ordre & une propreté digne du reste. Ce qui plait encore dans ce village, c'est fon peu de fymétrie. Les maifons y font diverfement peintes, & les mes ni droites ni régulières. Mais je ferois trop long fi je vous détaiilois minutieufement chaque particularité de eet endroit justement renommé: tout ce que je puis en dire encore, c'est qu'on est bien fou d'aller jnsqu'-i la Chine pour voir un pays fingulier,  4<) X. E T T R E II, lier, lorsqu'on a Broek dans fon voi* finage. Si ce village peut pasfer pour le temple de la propreté, il ne m'a pas moins paru celui du filence &, je dirois presque, de 1'cnnui. On n'y appercjoit pas 1'ombre de travail ni de commerce. Je n'ai quafi vu perfonne dans les rues pendant ma promenade. Les habitans y font genéralement trés aifés, & plufieurs exceslivement riches. S'ils font quelque commerce, je crois que c'est celui d'argent, & leurs capitaux font fans doute leur principale marchandife. Leur manière de vivre, a ce qu'on m'a dit, est trés unie; & quoiqu'ils ne fe laisfent manquer de rien, leurs meubles, leur habillement, leur table, leurs amufemens ou plutót leurs pasfetems, tout est d'une fimplicité li peu variée, qu'ils auroient peine a chasfer 1'ennui, fi leurs ames n'en étoient pas ausfi peu fufceptibles que de plaifir. On dit que les femmes y font jolies: je veux le croire, mais fur mon honneur je n'en fais rien; car, comme elles fortent rarement, je n'ai pas eu le plaifir d'en rencontrer. Quant aux hommes,  D* AMSTERDAM. 47 mes, excepté qu'ils vont quelquefois h Amfterdam a la Bourfe, ils ne fortent guères autrement, & fe plaifent è fe renfermer avec leurs robes de chambre, leurs pantoufles & leurs pipes au fond de leurs maifons, au milieu de leurs porcelaines, de leurs magots de la Chine & de leurs peintures, oh. ils fe délasfent, je ne fais comment, de la cmelle fatigue de ne rien faire. Sans doute ces hommes font d'une autre nature que nous; car, avec un fang feulement un peu fluide, comment est-il posfible de rester toujours fi tranquille? Croiroit-on toutefois que parmi ce peuple apathique & fimple, qui fe fait un Dieu de la propreté & une Idole de fon or, 1'esprit de vertige du moderne patriotisme ait pu pénétrer comme ailleurs, & que des têtes fi froides aient été fufceptibles de fiénéfie. Heureufement pour eux que les Husfards Prusfiens ne foient pas venus profaner ces petits temples intact.es jusqu'ici, piller les fan&uaires de cette Idole qu'euxmêmes ils adorent ausfi, mais différemment, & fouiller les autels de cette autre Divinité, dont ils n'ont jamais  48 l e t t r e II. jamais connu ni même foupgonné le culte. Les habitans de Broek fe tiennent toujours entre eux, fe marient enfemble, & ne vculent pas qu'un étranger, c'est' h dire , quelqu un a deux ou trois lieues de la, vienne emporter une de leurs filles avec une grosfe dot, & tcrnisfe dans la fuite fans fcrupule les espèces luifantes & polies de leurs coffies-forts, en les faifant circuler par les fales mains d'un peuple profane. Je ne me fuis arrèté dans ce lieu qu'environ trois quarts d'heure: c'étoit au dela de mon tems, mais au desfous de mon envie. Cependant, en remontant en chaife, quel endroit charmant pour une heure, me fuis-je écrié; mais quel triste féjour pour une année! Tels furent mes adieux a ce village mignon oü je vous ai fi longtems retenu. ■ J'arrivai bientót k Monnikkendam. C'est une petite ville qui ne contient guères plus de deux mille habitans. Elle m'a paru propre & 1'excès ainfi que trés agréable, & j'y ai vu le plus joli pavé du monde, pour un pavé dont on fe fert. Car, quant a celui de Broek,  D' AMSTERDAM. 49 Broek, c'est un ouvrage de marquéterie, oü 1'on n'ofe quafi poier le füed qu'avec circonfpeftion. Une ieue plus loin nous atteignimes Edam, plus grand, mais moins riant <& moins propte. Cette ville, peuplée d'environ quatre mille ames, n'a pas eu, comme Monnikkendam, 1'avantage de me plaire. Hoorn est encore trois lieues plus loin. Dans toute cette contrée depuis Buikfloot je n'ai point vu de terres labourables. Elle est extrêmement basfe, & n'a que des prés qui, bien que meilleurs que ceux en deca de Broek, n'ont pas répondu toutefois k Fidée de fertilité que je m'étois formée de ce canton. La faifon fèche que nous avons ne peut que lui être avantageufe: 1'herbe m'y a paru néanmoins épaisfe & grosfière; & j'estime que le terrein y est trop bas pour pouvoir donner de véritablement bonnes prairies. Ceci contredit, je 1'avoue, la réputation de ce pays & 1'opinion que j'en ai toujours eue moi-même: mais ce n'est pas ma faute; je puis me tromper, & ne rapporte que ce que j'ai cru obferver, asfis dans ma chaife. D Des  5° lettr.e II. Des paturages médiocres & des fosfés bourbeux, voila tout Ce qui s'offrït a notre vue: point de champs, point d'arbres, point de maifons Nous ne vimes que des prairies, Sans campagnes & fans jardins; Trés peu de femmes bien jolies, Eeaucoup de vaches bien nouriies, De I'eau, de 1'herbe, des moulins. C'e'toit partout la même vue; To ijours une campagne nue, Couverte de nomhreux troupcaux; Jamais de limpides ruisfeaux j Nulle part de rians coteaux, Pare's par la lïmple nature, Que 1'ceil extafie' me'fuie, Ravi de les trouver lï bcaux. Je la cherchois en vain, cette fcène frappante, Cette campagne intéresfante, Qui charme nos regards ailleurs. Je ne vis nulle part ces fites enchanteurs, Ces perfpe&ives ravisfantes, Ces terres riches & riantes, Couvertes de fruits & de rleurs. Nous ne rencontrames pas même fix perfonnes entre Edam & Hoorn; mais  ü' AMSTERDAM. 5! mais en revanche nous vimes un nombre furprenant d'oifeaux aquatiques de plufieu.s espèces, & iurtoüt beaucoup de cicognes, extrêmement familières, & qui nous regardoient d'un air qui fembloit témoigner quelque furprife de nous voir ufer fi librement d'un pays, que fans doute & non fans raifon, elles confidèrent comme leur domaine. Vous jugez bien que, malgré ces bons oifeaux, un pays ausfi infipide me déplüt bien vite: héureufement il me restoit d'autres amufemens qui ne me laislerent point fans plaifir. J'avois le beau foleil qui faifoit fon posfible pour embcllir la contrée ; j'avois un compagnon de voyage asfez amufint; j'avois furtout ma propre tête, mon imagination, jamais plus act-ive & plus fertile en rêveries que lorsque je luis en voiture; & qui, volant alors par desfus ce pays plat a ma gauche jusqu'au bout de 1'horilbn, m'y peignoit dans le lointain cette Angleterre fi defirée dont 1'idée m'occupoit fouvent, & me faifoit jouir déja de 1'avar.tgoüt du plaifir que fans doute elle va me donner dans peu. PRès de Hoorn la route nous mena D 2 fur  52 lettre II. fur une haute & fuperbe digue, intêresfante furtout par 1'aspect qu'elle procure. Devant moi fe préfentoit la ville, avancant en pointe dans la mer qui fembloit vouloir 1'engloutir. j'avois k ma droite le Zuiderzee, dans ce moment plus élevé que la digue elle-même, qui n'étoit défendue contre ces foulévemens pasfagers de la mer qu'uniquement par une espèce de levée peu large ou petite élévation industrieufement conftruite. De 1'autre cóté j'avois un canal, au moins quinze pieds plus bas que cette digue dominéé par la mer, & au desfous de ce canal, mais beaucoup plus basfes encore, des prairies k perte de vue. Repréfentez-vous ce fpeéhcle étonnant & majestueux. Une mer qui pèfe de tout le poids de fes eaux lur une digue de quelques pieds, élevée de main d'homme & paroisfant bien foible contre une telle masfe, qui remuée, fecouée, agitée fouvent jusqu'en fes fondemens par les élémens en furie , menace & ronge fans cesfe cette artificielle & frêle barrière qui cependant protégé tout le pays, & feule le préferve d'être fubmergé fous vingt pieds de mer. Il n'est guères posiible de parcou- rir  d' amsterdam. 53 ïir notre pays fans fonger avec quelque étonnement a cette fingulière invention des digues, qui le coupent presque de toutes parts, & par lesquelles feules aujourd'hui il ie maintient contre les eaux. Un auteur Hollandois trés connu (') prétend cependant avec beaucoup d'apparence de raifon, que, fi les rivières étoient moins bridées par ces entraves reprimantes, les efforts qu alors elles ne feroient plus obligées de faire pour fe remettre en liberté, ne cauferoient point tant de ravages, Ce même auteur affirme que ce ne fut qu'entre le dixième & le quatorzième fiècle qu'on commenca k couper & a enclorre notre pays de digues; tandis qu'un autre écrivain (3) asfure qu'un Général Romain vers le milieu du premier fiècle de notre ére acheva la digue que le fameux Drums avoit commencée foixante trois ans auparavant le long de la rive gauche du Rhin. Il étoit asfez tard lorsque nous arD 3 rivames. (1) M. MARTI.net , Catsch. der Nat. (2) M. CeRISier, Tabl. de l'Hist. Géttér. des Prov. Unies,  54 LETTRÈ II. riv&mes. Forcé donc de changer mon plan, je convins avec mon voiturier qu'au lieu de me ramencr le foir a Buikfloot oü il ne feroit plus posfible de gagner le bateau d'Amfterdam, il ne me meneroit qu'a Puvmerend, & qu'il feroit un petit détour afin de traverfer le fameux Beemstcr que j étois trés curieux de voir. En partant de cette ville le lendemain de grand matin, je calculois que je pourrois être vers les neuf heures a Amfterdam. C'étojt le feul moyen de concilier la nécesfité & mon plaifir avec le peu de tems que j'avois. Dés que je me fus décidé & que j'eüs arrêté ce plan , je me fentis la poitrine comme déchargée d'un poids énorme; je respirai plus librement, & je parcouius la ville k mon aife fans ce cruel mélange d'inquïétude & d'impatience qui fuffit feul pour troubler les plus grands plaifirs. Hoorn est une asfez grande ville, peuplée d'environ douze mille habitans, pasfablement jolie, batie un peu k 1'antique, mais n'ayant a mes yeux rien de particulier qui la distingue des autres villes de notre pays. Au reste, je ne m'y fuis arrêté qu'une heure  D" AMSTERDAM. 55 heure & demie, entièrement employées k courir, hors un petit moment que j'ai mangé vite un morceau, qui n'étoit ni grand ni bon. Je trouve le fommeil & le diné les chofes lés moins importantes en voyage : une fois de retour chez foi, il me femble qu'on a toujours loifir de reste pour manger & pour dormir a fon aife. L.A mer, qui enceint la ville de trois cötés, en fait un port de mer, & la rend plus vivante qu'Edam & Monnikkendam , quoiqu'il s'y mêle toujours un air un peu Nord-Hollandois, c'est-a-dire, tranquille. Je n'y ai point distingué des batimens publiés fort remarquables, & n'y ai vu que peu de belles maifons* J'ai même cru m'y appercevoir dans quelques endroits que les maifons y penchent en avant & s'inclinent vers la rue, ce qui paroit asfez fingulier. J'ai été furpris de trouver fi mal pavée une ville d'un pays fi fymétrique. Le peuple y a beaucoup de cette poiitesïe qui falue; ce qui fait du plaifir al'esprit, mais caufe en même tems quelque peine au corps, & particulièrement au pauvre bras, obligé d'öter k tout moment le chapeau. Les femmes furtout, D 4 dés  5 6 LETTRE II. dés qu'on les regarde, faluent avec civilité ; de fa$on que moi qui les regardois beaucoup, j'ai dü les faluer trés fouvent. Nous refortimes par Ia même porte par laquelle nous étions entrés. Oh" dit qu il y a de jolies promenades & plufieurs centaines de jardins dans les cnvirons de cette ville: je ne me rappelle pas les y avoir vus; mais j'y ai trouvé les prairies meilleures que fur le reste de ma route. Je me faifois une vraie fête de pasfer par le Beemster, lorsque trés fatalement mon aubergiste-voiturier fe trompa de chemin, ou prétendit du moins s'être trompé; & nous ne fïmes, au lieu de le traverfer, que cötoyer en partie ce beau polder, fur une digue qui le borde du cöté de POosthuifer-Ban, par un chemin plus court, il est vrai, mais ausfi beaucoup moins agréable. Cependant il n'étoit pas tout-a-fait fans agrément. Sur cette digue élevée, qui fait le tour du Beemster, j'avois a ma droite, comme dans un enfoncement, un pays de fuperbes paturages, bien moins coupés de fosfés, d'une herbe bien plus fraïche, plus fine & plus belle, & néanmoins  D* AMSTERDAM. 57 néanmoins beaucoup plus bas que les prairies k magauche, imbibées d'eau, d'un herbage humide & grosfier, & d'oü s'élevoit une mauvaife odeur de marais; tandis que parmi les prés fertiles du Beemster plufieurs rians jardins réjouisfoient la vue, & mille arbres fruitiers en fleurs embaumant 1'air m'envoyoient les parfums les plus frais & les plus fuaves. J'y voyois dans le lointain quantité d'arbres & même des especes de bois, dont je n'avois pas vu le moindre indice dans toute ma rou^ te précédente, qui probabiement traverie la partie la moins belle de la Nord-Hollande. En un mot, je vis trop peu du Beemster pour être fatisfait, mais asfez pour fentir ce que j'avois perdu en le manquant fi cruellement, & pour m'appercevoir. que c'est un petit Paradis terrestre, quant a fa fertilité & eü égard furtout au pays qui 1'environne. Malgré cette jouisfance impaifaite, je fus comme enchanté de Ia vue d'un fi riant payfage; d'autant plus que dans toute món ennuyeule route depuis Edam, je n'avois pas même vu un feul de ces arbres fruitiers, qui dans cette faifon parent la campagne avec tant de grace. La D 5 foirée  58 l e t t r e IL ibirée étoit charmante, & ma pofition plus agiéable encore. Figurez-vous, mon ami, que je n'avois rien avec moi, point de domestique, point de coffre, aucun bagage, pas même un bonnet de nuit. Je n étois chargé que d'un livre, d une carte, d'une canne & de ma propre perfonne, qui m'embarrasfe ordinairemcnt le moins en voyage. II n'y a rien de plus délicieux. C est ainfi que j'arrivai a Purmerend environ vers les huit heures du foir. Mais comme la taille de cette lettre commence a devenir déshonnête, il me faudra remettre jusqu'a ma lüivante a vous mirquer combien je me fuis plu dans cette charmante petite ville. LETTRE  de la haye. 59 L E T T R E III. lahate, Vendredi, 9 Ma* 1788. CE n'a pas óré, je crains, fans inquiétude, que vous m'avez quitté dernièrement, a peine arrivé aPurmerend; échautfé, fatigué de ma courfe; affamé, altéré, presquï a jeun; brülé, röti 'par le foleil, halé comme un Maure; encore fans logement, fans foupé & furtout fans bonnet de nuk. Calmez votre follicitude, mon tendre ami ; tout alla bien. J'eus le bonheur de trouver une auberge, grande & remplie de monde, oü 1'hóte me donna un foupé, un lit & même un bonnet, tous trois asfez bons pour un endroit comme Purmerend. Mais avant de continuer ma narration, je ne puis m'empêcher de faire quelques remarques fur un article de votre réponfe a ma première lettre. Après avoir quaiifié de jinguüères quelques unes de mes déclamations, comme vous les nommez, fur les écrivains de voyages , [a- quoi je n'ai rien i répondte,] vous me reprochez de traiter  ÓO L E T T R E III. traiter trop févérement ceux qui ont publié des relations fur notre pays. A cette dernière accufation je pour. rois beaucoup répondre, fi 1'espace étroit d'une lettre me le permettoit. Mais fans parler du voyage de Hollande de 1'Abbé Coyer, qui fans doute ignoroit la langue, & qui s'étonne que dans ce pays les jeunes demnifelles éfent avoir des yeux cif une langue; peut-être parcequ'en France elles n'en ont pas étant filles, pour en avoir doublement étant femmes: fans parler des lettres fur la Hollande, par un Auteur trés amufant, trés intéresfant, mieux inftruit fur le pays, mais plus caustique, & qui m'a paru ne pas aimer a facrifier toujours a 1'exaéle vérité une plaifanterie ou un farcasme: fans parler de plufieurs autres écrivains qui ont traité le même fujet, je ne citerai que le livre d'un auteur, qui depuis a publié un des ouvrages les plus hardis comme des plus célèbres, qui aient paru dans ces derniers tems. C'est 1'histoire du Stadhoudérat par 1'Abbé Raynal, que j'ai en vue; livre qui ne manque pas certainement de périodes arrondies ni de belles phrajes. Si vous voulez  O B LA HAVE. <5l voulez favoir fi fes antithéfes font ausfi justes que jolies, fes asfertions ausfi vraies que hardiment débitées, vous n'avez qu'a lire le livre d'un bout a 1'autre. Pour moi, je ne veux vous citer entre cinquante qu'un feul pasfage. Un peuple que la foif de l'or dévore ne parolt pas fait pour goüter les douceurs de Vamour. Les Hollandois font trop froids & trop appliqués pour goüter une pasfion fi tendre. Leurs jeunes gens s'en entretiennent quelquefois, non comme d'une chose qu ils a1ent sentie, maïs dont ils ont entendu parler. Les dames meme ne parfiennent au plus qua etre ind1fferentes; fcf la chasteté est héréditaire dans les families. Il est vrai que les femmes fe payent de leur vertu par l'empire abfolu qu'elles ufurpent fur leurs mans. Ces ipoux dociles fubisfent patiemment le joug, quoique 'leur maifon ne leur offre nul dédommagement. 'Ils riy font que les égaux de leurs ferviteurs, quelquefois les maitres de 'leurs fils, asfez fouvent comme les esclaves de lèurs files, qui ne manquent dans la fuite a ce qu elles doivent d leurs maris, que paree qua, l'exemple de leur mère elles ont fait fur leur père Vapprentisfage  6i L E ï T R E III. prentisfage d'un injuste mépris pour les hommes. Eb bien, mon ami, 1'auteur a-t'il raifon? que vous en dit le coeur? A'.lez ausfi fentir comment bat celui de nos jeunes Dames: vous ne pourrez jamais faire plus agréablement. la recherche de la vérité. Demandez leur ce qu'elles font avant d'ètre indifférentes, s'il y a autre chofe au desïbus de l'indifférence que la haine, & fi en haïsfant elles ne font pas plus prés de 1'amour quelquefois qu'en parvenant a étre ou plutöt qu'en restant indifférentes, car c'est la 1'état naturel. Quant a cc qu'il dit a" empire abfolu & de joug, qu'importe k eet Abbé que les maris en Hollande fe laisfent gouverner par leurs femmes, pourvü. qu'ils foient contens ? Si ce joug existe, fans doute il est doux, puisqu'on ne le fecoue pas: s'il n'existe point, il auroit dü s'en taire. En tout cas de quoi fe mêle-t'il, d'aller fourrer fon nez Francois parmi les fecrets d'un ménage Hollandois: asfurément il ne peut qu'y paroitre trés déplacé. Au reste, fi 1'on ne trouve pas qu'une pareille manière de décrire un peuple, ainfi que les anti- théfes  DE LA HAYE. 63 théfes pétillantes dont ce livre est iemé, infpirent plus la méfïance qu'elles ne font dignes de 1'histoire, je resterai feul de mon avis. Maintenant parions du joli Purmerend. En y defcendant a 1'hótel du Doele, je fus furpris de voir un grand édifice, d'une jolie architefture, qm dans teute fa largeur termine avec grace une asfez grande place, & qui a meilleure facon que toutes les autres auberges de notre pays que J'ai vues jusqu'ici. Purmerend luimeme est une petite mais charmante ville, riante, aèrée, il n'est pas beioin d'ajouter propre, plus jolie même que Monnikkendam, beaucoup plus jolie que Hoorn & furtout que le vilain Edam. II v avoit foire Les rues étoient remplies de monde, rasfemblé de la ville & des environs L air retentisfoit des cris de joye dun peuple folatre, & des violons Stu1 I'dr\,?nt, danfer toutes les jolies Nord-Hollandoiles de Purmerend & de la campagne d'alentour. A mon bótel il y avoit dans une trés grande falie, qui étoit joliment éclairée, une es pece de bal public, compoié d'une quantité de villageois & de villageoifes J'y  64 L E T T R E III. J'y allai voir, & m'amufai longtems & beaucoup a regarder ces fraïches payfannes aux joues vermeilles, fautcr avec de gros réjouis de payfans beaucoup plus vivement que je ne m'y attendois. Vous ne fauriez vous imaginer 1'attrait du fpettacle de cette fête, & combien elle me réjouit. Je vous asfure que j'aurois bien volontiers danfé avec eux. L'agrément de la ville, la mufique qu'on entendoit de toutes parts, la gaieté univerfelle, la beauté de la foirée, le joli habillement des femmes, je foupconne presque, les jolies femmes elles-mêmes, tout agit fur mon esprit, fur mon imagination, fur mon cceur, je ne fais trop fur quoi encore, & me pénêtra de plaifir & de joye. Dans cette espèce d'enchantement j'allai faire un tour de promenade. Je parcourus la ville, dont Pair animé de fête me plaifoit plus que les rues défertes & les maifons fermées du mome Broek. De la j'allai fur le rempart. II est fuperbe, & furtout me parut tel dans ce moment. De chaque cóté deux rangées de vieux arbres me couvroient de leurs antiques têtes & de leur verdure naisfante. Le peu d'ar- bres  de la haye. 6$ bres que j'avois vus dans Ia journée ajoutoient k 1'agrément de ceux-ci. II n'y avoit point de lune, mais le crépuscule éclairoit encore. Vous favez quel est alors le charme de ces fombres allées. Je n'entendois plus les violons: mais le chant tendre & mélancolique des rosfignols fous cette voute épaisfe de verdure , au heu de détruirc mon enchantement, y meloit des fenfations douces, plus conformes a la fituation de mon ame Peu a peu je tombai dans une protonde rêverie. Je me promenois fur le rempart de Purmerend, mais mes penlées étoient loin de la. Peut-être que dans eet oubli de moi-même j'y ierois resté one partie de la nuit, fl une odeur désagréable de marais & une legére vapeur qui s'élève ordinairement le foir dans ce pays hu mide, ne m'eiït reveillé de la douce extafe oh j'étois abforbé, & fait resfouvenir que je rie respirois plus Pair pui de la Gueldre, ma patrie. Te rentrai donc, vis danfer encore, foupai & fus me coucher. Je fus asfez bien & peu cher a mon Logement, & partis de Purmerend Ie lendemain matin de trés bonPart. I. E ne  66 l e t t r e III. ne heure. j'avois encore une chaife a un cheval, conduit par un jeune homme ou plutót jeune garcon, qui faifoit mine de vouloir être brutal, mais qui ne favoit trop comment s'y prendre. II est un age oü quelque. fois 1'on s'imagine que la brutalité fied bien & donne du reliëf. Sans doute, avec de 1'éducation & de 1'esprit, cette impertinente imagination ne peut durer longtems: mais qu'attendre d'un garcon voiturier de feize a dixfept ans? Ne trouvant pas 1'occafion de mettre en avant cette brutalité qu'il affettoit, il fit du moins autant qu'il put 1'incivil & le rustte; jusqu'a ce que je pris la liberté de me moquer de lui, & de 1 avertir en même tems que je n'aimois pas les grosfiéretés, furtout de la part d'un garcon tel que lui. Mon compliment lui déplüt, & il m'en punit par un filence opimatre: a peine pour réponfe a mes questions, pusje obtenir des oui & des non. Le noviciat de ce garcon dans fa profesfion promet beaucoup pour 1'avenir, & je ne doute pas qu'il ne devienne dans quelque tems le plus fier brutal de la Nord-Hollande. Pour  DE LA HAVE. 6? Pour aller par terre de Purmerend a Buikfloot il faut faire un grand détour & pasfer par Monnikkendam. Vous favez que ce n'est pas un pays comme un autre; & 1'on est bien charmé de trouver a travers ce canton d'eau un terrein ferme, asfez élevé pour un bon chemin. Ici nous eümes d'avantage; & dans le joli pol. der du Purmer que nous traverfames, nous trouvames même un pavé. Ces polders font bien extraordinaires & m'ont toujours beaucoup furpris. C'étoient auparavant des lacs plus ou moins grands, le plus fouvent formés dans des terreins exploités en tourbières & profondément creufés, mais qu'après avoir entourés de fortes digues, on a trouvé moyen, par une industrie admirable, de desfécher a Ijaide de moulins è vent, qui élèvend 1'eau & la conduifent dans les canaux du pays d'alentour. II me paroït vraïment fingulier de voir 1'ancieu fond de ces lacs ou le fol attuel de ces polders, quoique beaucoup plus bas que le terrein & même les canaux qui 1'environnent, être néanmoins moins imbibés d'eau & plus fertiles. Séparés par leurs digues du reste de E 2 la  68 L E T T R E III. la contrée, ils brillent comme autant de petits Edens au milieu d'une campagne plus élevée mais plus humide. Etant Gueldrois & ne connoisfant guères le plat pays de cette Province oii je n'ai presque été qu'en hyver, je ne parle qu'avec méfiance de tout ce que j'y vois, & n'ofe en porter un jugement. Toutefois je puis dire que je n'ai jamais vu ces polders fans une admiration chaque fois nouvelle. C'est ainfi que la veille, après avoir obfervé prés du Zuiderzee la terre environ vingt pieds plus basfe que la mer, je fus enfuite bien furpris de voir, du haut de la digue du Beemfter, ce polder encore plufieurs pieds au desfous de cette même terre déja fi basle, & néanmoins étaler au milieu de cette plaine maiécageufe tous les charmes d un jardin fertile, débarrasfé de fes eaux fuperflues. La Nord-Hollande a beaucoup de ces polders, dont je n'ai pas eu occafion de voir un feul attentivement; & la fituation de Purmerend me paroït d'autant plus agréable qu'il en est presque entièrement entouré par le Wormer, le Purmer & le Beemster, qui est le plus grand des trois.  D E L A HAVE. 6$ Le Purmer, que ie traverfai ce matin, est couvert de belles prairies & de jolies fermes qui, entourées de grouppes d'arbres, avoient une apparence trés champètre pour ce pays, & dont la vue feule annoncoit 1'aifance, le bien-être & peut-être le bonheur des habitans. On m'a dit cependant que le Beemster est infiniment plus beau. Le chemin, pavé, comme je 1'ai dit, est oütre cela bordé de chaque cöté d'une rangée de maroniers d'Inde & de frênes, qui forment une jolie allée. Bientót je revis Ie joli Monnikkendam &; le gentil Broek, mais avec eux il me fallüt revoir ausfi la triste contrée qui les environne. Ce n'étoit plus un polder riant & fertile, bravant de derrière fes digues & comme du fond d'un abyme ces mêmes eaux qui le couvroient autrefois: c'étoit un mélange de lacs & de prairies médiocres, un terrein a moitié conquis par ce même élément que les polders ont fubjugué. Cependant un ciel tout-a-fait férein & le calme de la nature rendoient la matinée délicieufe, & embellisfoient même cette contrée aquatique. Dans ce canton dénué de bois le feul oiE 3 feau  /O L E T T R E III. feau que j'entendois étoit 1'alouette; mais fon chant gai me fembloit un cantique de joye & un hymne de reconnoisfance au retour de la belle faifon. L'éclat des perles brillantes, production du foleil & de la rofée; la beauté plus douce de la verdure des Erés, émaillée par les petites fleurs lanches & jaunes que le printems fait éclorre; le fpectacle magnifique de ces lacs tranquilles, argentés par les rayons du foleil levant; le charme inexprimable de Fair au printems, cette odeur de feve, ce parfum de vie qui 1'embaume, qui s'infinue dans notre fang, nous rafraichit & nous fortifie; tout me ravisfoit, tout concouroit a flatter délicieuiement mon imagination & mes fens. Mais, pendant que j'étois entre Broek & Buikfloot, tout a coup le tems changea; l'éclat du ciel fe ternit; un voile humide offusqua les rayons du foleil; une vapeur fétide & froide me pénêtra désagréablement; le vent, de Nord-Est qu'il étoit, fe tourna vers 1'Ouest, n'en bougea plus, & dans ce fatal moment même fe forgèrent les chaines qui peut-être me retiendront dans ce pays beaucoup trop longtems  de la have. J \ longtems pour mes defirs impatiens qui s'élancent vers 1'Angleterre. Pour comble de malheur j'arrivai justement h Buikfloot un moment après le départ du bateau. Me voila donc'dans 1'auberge, entouré de genèvre & de pipes, au milieu d'une foule de bateliers & de Dieu fait quelles autres gens; contraint d y rester a caufe d'une pluie longtems de. firée & trés fubitement furvenue. J'étois me promenarit en long & en large dans cette chambre fi agréablement parfumée, & m'amufant beaucoup de ce qui fe paslbit autour de moi. Je voyois des figures, des tailles, des habillemens, des maniéres, j'entendois des propos, des raifonnemens, des plaifanteries de toute forte; &. je pasfai mon tems avec plaifir a voir & écouter fans mot dire. Ordinairement il y a dans ces compagnies un homme qui fait le plaifant. C'étoit justement le cas ce jour-la. Que d'impertinences & de bêtifes n'entendis-je pas, dont je ne pus m'empccher de rire, mais intérieurement , car j'en avois quafi honte pour moi-mème. Je voudrois que vous eusfiez vu eet infipide goE 4 gucnard,  72 l e t t r e III. guenard, environné d'une foule de badauds qui fe presfoient autour de lui, tous en extafe de fon esprit & 1'admiration peinte fur la figure; le regardant, 1'un la bouche ouverte & la pipe en Pair; 1'autre, les bras étendus & allongeant le cou comme une grue; un troifième, la tête de travers & les mains fur les genoux; un autre le verre en main , & machant ou ruminant encore fon genèvre; tous applaudisfant par des fourires niais ou par des éclats choquans de rire, tous faits a peindre, & formant enfemble le tableau le plus grotesque qui puisfe réjouir pour un moment les yeux d'un homme obligé d'attendre le départ d'un bateau; tandis que les incroyables platitudes du plaifant, dont la vanité fatisfaite fe manifestoit dans fes yeux & fur les muscles de fon vifage, ne divertisfoient guères moins mon esprit & mes oreilles. Ma traverfée fut asfez longue, mais n'eüt rien d'intéresfant. j'aimai mieux me laisfer mouiller fur le pont du bateau, qu'être fuffoqué en bas dans une atmosphère de funaée du plus détestable tabac. Bien qu'expofé a la pluie, j'étois content & gai; cela valoit  DE LA HAYE. 73 valoit mieux qu'être au fee & triste. Comment, penfois-je en moi-même, peut-on rester toujours chez foi, ne voir & n'entendre rien que ce qu'on entend & voit tous les jours, manger d'abord quand on a faim, boire d'abord quand on a foif, émcrusfer le plaifir des commodités par 1'ennui d'avoir toujours fes aifes? Eh! mon ami, asfaifonnez vos jouisfances domestiques en vous en privant quelquefois ; aggrandisfez la fphère de vos idéés, ne végétez pas toüjours dans le même petit cercle; partez de chez vous, voyagez, courez, voyez le monde: votre gaieté s'augmentera, votre fanté y gagnera, votre esprit s'ornera, votre raifon s'éclairera, votre jugement fe fortifiera. Vous retrouverez toujours les foyers paternels; ils ne s'enfuiront pas, ils vous resteront toujours chers, peut-être ils le deviendront d'avantage : vous en pourrez longtems jouir encore, lorsqu'un age plus avancé aura calmé votre fang, tempéré cette activité, cette ardeur qui fans cesfe aiguillonnent au mouvement, & cette curiofité d'esprit qui tourmente & ne donne point de relache; ou lorsque E 5 peut-  74 l e t t r e III. peut-être de plus doux Hens vous y tier.dront attaché, fans doute avec moins de regret. Profïtez en attendant de votre loifir, tandis qu'il en est tems encore; jouisfez de cette courte vie que, malgié nos peines de cceur & de corps, nous pouvons embellir de tant de doux momens, & ne vous mettez pas dans le cas de regretter dans 1'hyver de votre vie les jours heureux que votre belle faifon vous permet d'employer avec tant d'agrément & d'utilité. Voila une longue & tédieufe reIation d'une petite & charmante courfe en Nord-Hollande ; courfe commencée fans projet, & qui peut-être en fut d'autant plus agréable. II ne m'a manqué que la compagnie d'un ami, pour pouvoir rire & nous arau. fer enfemble. Lorsque je vois quelque chofe qui me plait, je ne puis fouvent m'empêcher de vous fouhaiter avec moi. Quel est donc ce befoin de communiquer les jouisfances, & pourquoi le plaifir paroit-il imparfait, dés qu'il n'est pas partagé? Cependant 1'agrément de cette petite courfe ne m'a pas fait perdre 1'envie de mon pius grand voyage; &  DE LA HAYE. 75 & je foup$onne que, même après les jardins de la Nord-Hollande, ceux de 1'Angleterre peuvent encore avoir quelque intérêt. Mais qu'ai-je fait, mon ami? ou plutöt qu'ai-je oublié? Les femmes! ce chef-d'oeuvre de la création, mais en même tems, il faut 1'avouer, cette partie inconcevable du genre humain! Si j'en ai peu parlé, c'est que je ne les ai guères vues de prés. En général en Nord-Hollande elles m'ont paru- plus gaies & moins flegmatiques que les hommes. Elles ont le teint beau & beaucoup de fraïcheur. Quoiqu'elles ne foient pas extrêmement piquantes, elles ont je ne fais quoi d'heureux dans la figure, qui prévient en léur faveur. Elles portent une espèce de coëffure, particulière a leur contrée. Cette coëffure, ornée d'un réfeau ou plaque d'or, leur élargit le front, leur ferre la tète, & malheureufement cache leurs cheveux. Cependant il y a de la grace a ce bonnet, quelque plat & quelque Hollandois qu'il foit. J'ai cru remarquer que dans les villes elles portent fort peu de ces coëffures qui vont fi bien a plufieurs d'entre elles. Au- roient-  76* L e T T R e III. roient-elles honte d'une mode nationale, & cette funeste influence des cités, qui met tout le monde hors de fa place, & fait rougir les villageois de leur noble état, troublet'elle, dans ce pays limple tout comme ailleurs, les volages têtes de notre fingulière espece humaine? ARRivé k Amfterdam vers les dix heures du matin, j'arrangeai mes affaires de fa$on a pouvoir partir le lendemain, Jèudi, pour la Haye. Je pourrois vous marquer bien des chofes encore d'Amfterdam, vous parler de la fingularité de voir des ioldats garder ces portes ci-devant intactes & facrées, un corps de garde vis-a-vis de eet hótel de ville altier, k la vue de ces magistrats, qui jadis ne fouffroient point de militaires dans 1'enceinte des murs de leur ville. Je pourrois vous parler de 1'atteinte qu'a regue cette opinion puisfante qui feule faifoit la force de Ia Magistrature; de la dignité de la Régence, autrefois fi vénérable & fi vénérée, blesfée n'aguères profondément, de cette playe peut-être k jamais incu- rable Mais il vaut mieux lais- fer lè des matières, dont fans doute je  DE LA' U A Y E. 77 jè n'appergois que 1'écorce. D'ailleurs je me fuis déja fi fouvent écarté de ma route, que je ferai bien déformais de la fuivre tranquillement, fans m'amufer k battre tous les buisfons que je rencontre; & vous languirez fans doute ainfi que moi d'arriver a la vue du paquébot defiré qui doit me transporter en Angleterre. ■ Enfin je quittai Jeudi cette grande & puante, mais pourtant belle ville, & je la quittai fans regret. Si j'avois une belle fortune, indépendante du commerce, Amfterdam feroit le dernier endroit de tous ceux que je connois, que je choifirois pour mon féjour : il feroit trop long de vous en dire ici les raifons. Malgré cela, je ne puis m'empêcher d'admirer cette ville, & pourroit-on jamais tarir fur fon fujet? On fe perd lorsqu on fonge aux fraix & aux travaux que doivent avoir coüté la largeur, la profondeur & furtout le grand nombre de fes canaux, tous relevés en maconnerie. Combien de ponts de toute espèce, de quais ailleurs fi rares & li vantés! Ajoutez-y le nombre de belles rues, larges & régulières; la  78 lettre III. la bonté du pavé dans un pays oü il n'y a point de pierre; mille autres commodités; & tout cela k une époque oü le reste de FEurope, a eet égard encore a-demi-plongée dans la barbarie, étaloit ailleurs quelques édifices plus beaux a la vérité , mais n'offroit nulle part de ville, point de quartier, aucune rue peut-être, qui pouvoit lui être comparée, encore moins avoit pu lui iervir de modèle. Songez encore a la quantité de. grandes villes dans un fi petit espace , toutes également belles & propres ; & vous conviendrez que, fi même aujourd'hui que plufieurs autres villes de FEurope ont enfin tiré parti des avantages de leur fituation & fe font fuccesfivement embellies, la Hollande préfente encore un fpeftacle extraordinaire, elle doit fans doute, il y a un fiècle & demi, avoir paru non pas la huitième, mais la plus grande merveille de 1'univers. Je pris le chariot de poste qui part k une heure après midi. Vous favez que j'aime les voitures publiques, quand elles ne font pas trop détestables; & quoiqu'en dife asfez triviale- ment  DE LA HAVE. 79 ment 1'auteur des Lettres fur la Hollande, le chariot de poste d'Amfterdam a la Haye n'a, avec les autrea voitures de ce nom & de ce genre dans notre pays, rien de commun que le nom. Elle est pasfablement bien iuspendue, ausfi aifée que nos anciens carosfes fans resforts dont nos pères fe font toujours fervis , felon mon goüt trop même pour la fanté; &, a moins d'être femme, vieillard, infirme ou mauvais plaifant, il me femble qu il n'est pas permis de fe plaindre de fon incommodité, & de dire qu'elle penfe faire perdre l'ame par le derrière. De plus, dans un pays oh 1'on voyage en barque au pi'ix le plus bas, elle est trop chère pour qu'on risque d'y rencontrer fort mauvaife compagnie, ou d'y être étouffé par le tabac. C'est en voyageant en voiture publique qu'on apprend beaucoup de chofes, & qu'on s'inftruit le mieux du pays : d'ailleurs rien n'est plus commode dans une contrée oii il n'y a point de poste réglée. Quant aux voyages en barques qu'on vante beaucoup, je veux croire qu'ils font trés agréables pour des perfonnes qui aiment a fumer & h rester longtems asfis a  8o l e t t r e III. a la même place: mais pour moi, 5 qui le ciel a refufé la patience & le goüt du tabac, je ne trouve rien de plus infupportable ; quoique j'avoue volontiers, que comme il n'y a guères de manières de voyager plus commodes & moins coüteufes, c'est une trés utile inftitution. Notre voiture nous mena pasfablement vite pour ce pays-ci. Vous voyez que je ne négligé aucune occaflon de dire un peu de bien de la facon de voyager chez nous, qui généralement ne le mérite guères. Quand une fois j'aurai taté de celle d'Angleterre, peut-être qu'en me taifant de la notre, je m'estimerai bien discret. Je m'étois donc placé dans cette voiture, oü je ne trouvai qu'un feul compagnon de voyage, mais de trés bonne compagnie, un des Mesf. Molière de la Haye. On attendit quelque tems; mais perfonne ne vint: enfin nous partimes. Bientót cette ville fuperbe S'enfuit a mes joyeux tegards. Au lieu des monumens des arts, Des tours, des dómes, des lempans, Mes  DE LA HAVE. 8l Mes yeux ne voyoient plus que des mets & de 1'herbe. Au lieu du bruit confus des chars, Des cloches, des caisfes de Mars, Je n'entendois de toutes parts Que ctis de vanneaux, de canards. Tout s'animoit dans la nature: Le foleil brilloit dans les flots; les arbres branloient leurs rameaux, Festonne's de fralche verdure; Partout, dans les airs. fous les eaux, On voyoit s'agiter les poislons, les oifeaux; Sur le pave', d'une confrainte allure, Couroient nos e'tiques chevaux Et nous caufions dans la voiture. Cependant je voyois, du bord de ces canaux, Ou naviguoicnt tant de bateaux, ; Patmi des objets pen nouveaux, Des perfpettives peu communes: D'un cóte', dans des pre's, enclos Par de bourbeux ruisfeaux, Paturoient en repos Chèvres, brebis, agneaux. Et vaches noires, blanches, brunes, Compofant de nombreux troupeaux: Plus loin, a travers ces rofeaux, Ces clochers, ces mats de vaisfeaux, Ces laps 11 grands, ces prés li beaux, • Part. I. F on  82 LETTRE III. On voyoit s'e'lever d'arides, tiistes dunes, Semblant naitie du fein des eaux. Cette informe carrieature Convient bien plus a mes pinceaux , Qu'une délicate peintute. D'ailleurs ne faut-il pas de bizarres tableaux Pour une bizarre nature? Enfin ce pays jusqu'a Haerlem est, comme le reste de la Hollande, tout en prairies; mais 1'on y voit plus d'eau, moins de campagnes & moins de jardins. A mi-chemin il y a un pasfage asfez intéresfant & trés étroit entre deux espèces de mer, 1'Y & le lac de Haerlem. C'est une forte d'isthme, une chausfée dans 1'eau, ou comme un pont au milieu de la mer. On y voit de fuperbes éclufes. Comme ce chemin de trois lieues est pavé, nous arrivames bientót a. Haerlem. Cette ville qui prétend, peutêtre a juste titre, k 1'honneur de 1'invention de 1'Imprimerie, qui pare encore par fes fleurs tous les parterres de 1'Europe, est belle & propre, mais resfemble beaucoup a Leide & a presque toutes les autres villes de  DE LA HAYE. 83 la Hollande. Elle est asfez grande, & peuplée d environ quarante cinq mille habitans. II y a beaucoup d'opulence, & vous favez qu'elle fleurit principalement par fes blanchisferies qu'on n'égale presque nulle part ailleurs, & par fes mamifattures de différentes fortes d'étoffes en foye & en fil. En traverfant cette ville oü nous ne nous arrêtames pas, je remarqual a quelques portes de petites rofettes3 qui indiquent, a ce qu'on m'apprït, qu'il y a une femme en couche dans la maifon. Lorsque 1'enfant est une fille, Ia rofette est blanche, & rouge, lorsque c'est un garcjon. Cet ufage asfez particulier n'auroit cependant rien de bien intéresfant, s'il ne tenoit a un ancien privilège de la ville, qui ne permet pas de pourfuivre quelqu'un pour dettes durant 1'espace de quatre lemaines, quand il y a une femme accouchée dans la maifon. L'heureufe rofette tient alors lieu de fauvegarde. Au fortir de Ia ville commence une des plus agréables routes de la Hollande. On voit d'abord & 1'entrée du boute ou bois la magnifique maifon ou plutöt le palais que M. Hope . F ?, vient  84 L E T T R E III. vient de faire Mtir, & qu'on prétend digne de lltalie. Je ne 1'ai vu que de loin. Enfuite vient le bois lui-même, un des plus beaux de la province, entrecoupé de fertiles prairies, qui étoient peuplées d'un bêtail fuperbe, & coüvertes de ce premier verd qui réveille des idéés fi délicieufes. Tout a 1'entour je voyois des jardins fans nombre oü 1'on cultive ces précieufes fleurs, partoüt 11 renommées, & des pépinières de jeunes arbres de la plus belle venue. Cette réunion de bois, de prairies & de jardins , chacun dans fon espèce de la plus grande beauté, & renaisfans, pour ainfi dire, a une nouvelle vie, offroit a des yeux longtems attristés du fpectacle d'une campagne flétrie & dépouillée , le coup d'ceil le plus ravisfant. Plus loin étoient de charmantes campagnes, plus grandes & moins mesquinement dispofées que presque partout ailleurs en Hollande. Les batimens, 1'ordonnance, les ornemens des jardins & tout ce qu'on en pouvoit voir, annoncoient 1'agrément ausfi bien que 1'opulence. Je vis des allées, des bosquets, des promenades délicieufes au milieu de dunes  DE LA HAYE. 85 dunes naturellement trés arides, mais dont 1'or joint au goüt avoit tiré tout le parti posfible, ou 1'art n'avoit fait que corriger ou, s'il n'est pas permis de s'exprimer ainfi, que fecourir la nature, au lieu de la contrarier comme ailleurs. II est furprenant & bien agréable de voir ces dunes d'un fable. infertile, oü il femble presque imposfible qu'il puisfe croitre quelque chofe, fervir a la fois a la décoration & a 1'utilité. Mais que ne peuvent 1'industrie & la richesfe Hollandoifes dans un pays accoutumé depuis longtems a voir des miracles. Toutefois prés de Hillegom le pays m'enchanta plus encore. Je vis la ce qua la lettre on peut appelier un jardin continuel, C'étoient des pois trés avancés pour la faifon; des féves déja en fieurs; d'autres espèces de légumes, qui tous fembloient lburire au terrein qui les produifoit comme k 1'ceil qui les admiroit;. de beaux grofeillers, qui font renommés dans c.e canton; de grands arbres fmitiers en plein vent, furtout des poi•riers, fi couverts de fleurs qu'ils iembloient des pyramides de neige. On -les voyoit de tous cötés élever avec F 3 grace  86* l e t t r e III. grace leurs tètes éclatantes, comme autant de frais bouquets dont le printems venoit de parer la nature. Quelquefois dans le lointain, a travers ces jardins & les bosquets qui bordoient la route, j'avois des échappés de vue fur la mer de Haerlem. Figurez-vous quel coup d'ceil que ce mélange intéresfant de terre & de mer, de tours & de mats; & quelle magnifique pièce d'eau dans une campagne que ce grand lac couvert de vaisfeaux & tout resplendisfant des rayons du foleil. Ajoutez-y le chant des oifeauc, furtout du rosfignol qui femble beaucoup fe plaire dans ce charmant canton; fongez encore au plus beau tems du monde dans le plus beau mois de 1'année, & felicitez votre ami de ces douces prémices du plaifir qui 1'attend en Angleterre. Cette route n'est pas partout également riante, mais elle est toujours agréable, & fe termine délicieufement par le beau bois de la Haye & enfin par la Haye elle-même. Si toutefois vous vouliez conclure de tout ceci que la nature en ce pays est meilleure & plus belle qu'en * Gueldre,  DE LA HAYE. 87 Gueldre, i mon avis vous auriez grand torc Quoique la Gueldre, quant I la beauté, ne lbit que peu de chofe en comparaifon de plufieurs contrées voifines, & qu'elle feroit bien moins encore fans les tréfors de la Hollande, qu'elle trouve moyen d'y faire refluer quelquefois par les plus aimables canaux, elle est beaucoup cependant vis-a-vis de cette même Hollande, & du moins elle a une terre fans eaux & un ciel fans brouillards. Je ne veux point parler en Gueldrois ridiculement engoué de fa province. Perfonne ne peut convenir plus ingénument que moi de notre propre pauvreté, ainll que de 1'opulence de la Hollande: elle est le berceau & le modèle de 1'industrie, le pays des merveilles & des prodiges. Mais comme il n'est ici question que de 1'agrément de fon local & de fa beauté naturelle, dépouillons-la pour un moment de ce vètement doré qui 1'enveloppe, mais qui n'est point elle & qu'elle ne tient point de la nature. ABAisséE en bien des endroits jusqu'a plufieurs pieds au desfous de la mer, menacée d'un cöté par de grands fleuves qui, des montagnes de F 4 1'Allemagnc  88 LETTRÈ III. 1'Allemagne & des collines de la' Gueldre, viennent quelquefois fondre fur elle avec toute 1'impétuofité de torrens; de 1'autre, par une mer fouvent orageufe qui la convoite & la mine conti nuellement, & qui peut a chaque tempête renverfer les barrières factices qu'on lui oppofe. Quels moyens de défenfe a-t'elle contre de pareils ennemis? Aucuns qu'une industrie toujours aftive, que des travaux fans reliche, dont un vent de Nord-Ouest peut dans une feule nuit de Novembre anéantir toutes les laborieufes opérations. Cependant en dépit de cette hydre qu'elle combat & dompte fans cesfe fans jamais 1'abattre, en dépit de deux élémens, elle s'est convertie en paturages feitiles. Son incroyable population, fes villes fiorisfantes, fes villages fans nombre qui les valent presque, fes éclufes, fes . digues , fon aifance uniyerfelle qui perce de tous cótés, tout lui donne un air de miracle ; tout fournit en elle une ample matière de réflexion & d'étonnement. On juge d'abord que dans le monde entier il ne peut y avoir qu'un feul pays comme celui-la. Ppurquoi donc, malgré tous ces  de la h a y ê. 89": ces prodiges de 1'art, ce pays dé-' plait-il a la longue? C est que les villes & les villages fe resfemblent tous , que la campagne est partout la même. En quelques endroits couverte de maifons de plaifance, qui font comme entasfées fur le terrein, elle fatigue 1'imagination en blesfant le' goüt. En d'autres elle n'offre que de beaux villages fymétriques, des prairies, des canaux & des marais. Son air univerfel de profpérité furprend & frappe: la fertilité de fes paturages ainfi que la beauté de fon bêtail flatte la vue & fait plaifir durant quelques heures; mais c'est toftjours également beau, & la monotonie asfommante de 1'enfemble ennuye tout le reste du tems. Je m'y fuis dit fouvent, comme M. de St. Lambert dans fon charmant poëme des Saifons: Li , j'admire un moment Vorire &" la fymêtrit. Et ce plaifir d'un jour est tennui de la vie. La nature y paroit froide & comme morte, paree qu'elle ne parle point a 1'imagination. On admire, on s'étonne fouvent; on n'est jamais enthoufiasmê. Une vue étendue, mais F 5 toujours  9 3> L E T T R E III. le règne dans fes fleurs, dans fes arbres, dans fes jardins, dans fes actions, dans fes penfées, dans tout ce qui constitue ou peut intéresfer fon existence. Je ne traverfe jamais la Hollande fans fonger a tout moment a ces vers du poëme enchanteur des Jardins: Loin donc ces froids jardins , colifichet champêtri, Infipides ré duits, dont [infipide maitre Vous vante, en s* admirant, fes arbres bien peignès, Ses petits faltcns verds bien tondus, bien foignés; Son plant bien fymélrique, oit, jamais folitaire, Chaque allee a fa fosur , chaque berceau fon frère , Ses fentiers ennuyés dohéir au cordeau, Son parterre brode', fon m ai gr e filet d'eau, Ses buis tournés en globe , tn pyt amide , en vafe , Et fes petits bergers bien guindés fur leur bafe. Laisfeos le s'applaudir de fon luxe mesquin { Je préfère un champ brut i fon triste jardin, Jusqu'au feu en hyver, tout y est arrangé avec la plus grande fymétrie; & j'ai fouvent admiré, en tremblant de froid, Félégant édiflce de tourbes qu'y fait élever avec art une industrieufe économie. La mousfe même dont la Nature veut bien encore y festonner les troncs des arbres, cho- que  d è la haye. 93 que des yeux accoutumés a 1'aspect continuel d'un Art fans lequel le pays n'existeroit pas. Je fais que plufieurs perfonnes de distinclion & de goüt ont déja banni de chez eux eet excès ridicule de fymétrie: mais il ne laisfe pas de former encore le plus grand rafinement du goüt général & le charme de la nation. L'art cependant, quelque industrieux qu'il foit, ne peut exister fans imitation; quelque fecondé qu'il foit par Pélégance & le goüt, il ne peut jamais avoir Pattrait toujours renaisfant de la nouveauté. La Nature qui travaille en grand, qui desfine de génie, est toujours variée & ne fe copie jamais. L'Art, borné dans fes moyens, ne peut que produire de petits objets, & fe fent a chaque moment arrêté par fa propre impuisfance; tandis que la main hardie de la Nature élève des montagnes, abaisfe des vallées, creufe des précipices, verfe des fleuves, entasfe & durcit des rochers, au gré de la grandeur de fon plan ainfi que de 1'étendue de fa puisiance, & répand une fublime apparence  94 l e t t r e Hl. apparence^ de désordre au fein de 1'ordre même. Voila ce qui me femble de la fi. tuation ^ de la Hollande : vous qui connoisfez la Gueldre, comparez & jugez. Car pour moi, je n'ofe; & je crains, fur eet article comme fur plufieurs autres, les vifions de ma tête & la pente irréfistible de mon cceur. Quant aux Hollandois, il me femble qu'on les juge mal. II ne m'appartient pas fans doute de contredire, fur ce point ausfi peu que fur d'autres, une opinion généralement établie ; mais il m'est toüjours permis de dire la mienne, furtout k un ami comme vous. Ce ne fera toutefois que fur une partie du caraftère qu'on leur attribue, que je me permettrai de hazarder quelques remarques. On a dit, tout Ie monde a répété , tout Punivers est perfuadé, que le naturel du Hollandois est d'être flegmatique, £? que eest Jon climat qui le rend tel. II n'y a point de proverbe devenu plus univerfel que ce propos. Les Hollandois n'ont jamais fait de belles actions, ils n'ont point de vertus, dont on ne croit découvrir la fource dans ce flegme qui leur est naturel. C'est ainlï  DB LA HAYE. 05 ainfi que, d'après quelques auteurs, parient, écrivent & les jugent fans les connoitre tous les perroquets de 1'Europe. Pour moi, je m'imagine avoir mes raifons pour ne pas asfigner autant d'influence au climat qu'on le fait généralement ; & j'incline a croire, que ce flegme qu'on leur impute, & qui n'est ni fi excesfif ni fi général qu'il convient a ceux qui veulent dire des plaifanteries ou écrire de jolies phrafes a le dépeindre, leur vient moins de leur climat que de leur éducation , c'est-a-dire, de ce qu'ils entendent & voyent dés leur enfance, des impresfions qu'ils recoivent, des coutumes, des fac,ons de faire qu'ils adoptent & dont ils fe font des habitudes, des ufages du cercle qui les entoure & dont ils ne fortent jamais. J'estime que ce flegme ïéfide moins dans leur intérieur que dans leur extérieur, moins dans leur fang & dans leur phyfique que dans leuis mosurs & dans leurs manières. Pourquoi les Hollandois de distinction,ceux qui ont recu d'avantage de ce qu'on appelle de Péducation, ont-ils des manières moins flegmatiques & plus aiféesV. La fagon de vjvre mp- difie-  gö lettre III. ; difie-t'elle a ce point I'influence du -climat? Pourquoi leurs enfans font*ils vifs, enjoués, folatres, tandis que 'ceux des bourgeois leurs voifins font Iourds, grosiiers, & femblent ftupides? C'est que les uns font élevés dans des maifons oü tout respire une joye aimable, une liberté décente; & que les autres ne voyent chez eux qu'une gravité froide & taciturne, qui pasfe pour une prudente fagesfe, digne des tems anciens , mais qui dans le vrai ne fert malheureufement qu'a cacher un bon cceur & un caractère qui auroit pu devenir aimable. II est encore d'autres caufes de cette infenlibilité apparente & peu naturelle , mais il n'est pas bon de tout dire. Au furplus, pourquoi dans les families étrangères, oü depuis cent ans on a respiré de père en fils eet air épais qu'on prétend infpirer le flegme, reste-t'on néanmoins toujours vif & gai? Ne voit-on pas la couleur noire des Négres palir en Europe au bout de quelques générations? La vivacité d'un Francois réfisteroit-t'elle donc plus au climat que le teint d'ébène d'un Africain? Voyez ce batelier, né & élevé au fond de  de la haye» $J de PAIIemagne; voyez-le au gouvernail de fa barque avec fa perruque ronde, fa pipe k la boucne, ion abord froid, ion maintien taciturne & grave, fon air triste comme s'il alïoit nous enterrer tous: croiriez-vous qu'il puisie y avoir dans le monde entier un être plus flegmatique? Eh bien! le climat a-t'il plus opéré en dix ans fur eet Allemand, qu'en uq fiècle entier fur toute une familie Fran. coife? Non , je ne puis le croire. Mais ces Frangois vivent toujours entre eüx, gardent leurs coutumes, leur facon de vivre, leurs aimables manières; tandis que mon Allemand ne vit qu'avec des Hollandois, prend une femme Hollandoife, & adopte ainfi, par un penchant ausfi doux qu'irréfïstible, leurs gcüts, leurs habitudes & leurs mceurs. Si jamais le malheur voülüt que les Hollandois devinsfent fujets d'un Roi de France, on les verroit, a moins qu'ils ne prisfent plutót le paiti de fe noyer, devenir en moins d'un demifiècle vifs & gais, infoucians & légers, comme les Frangois de Picardie, dont le climat diffère moins duL leur que de celui de la Provence. Part. I. G Voila  (J8 LETTRE III. Voila les raifons que j'ai pour tenir a mon fentiment. Peut-être je me trompe : mais il me femble qu'il est permis, qu'il est nécesfaire même d'avoir un avis a foi, dans un tems que continuellement ballotté par les livres d'une opinion k 1'autre, on ne fait guères a quoi fe tenir, li 1'on ne réflêchit pas par foi-même ; quitte k s'égarer comme un autre , lorsqu'on ne trouve pas un bon guide dans fon jugement. Quoiqu'il en foit au reste de la justesfe de mes idéés, il faut toüjours que je vous dife qu'en général je trouve les Hollandois obligeans & polis , quoique quelquefois avec une espèce de roideur cérémonieufe qui tient un peu de pédanterie, •mais qui provient plus, je penfe, de leurs manières que de leurs cceurs. Si maintenant vous aviez fous vos yeux les horribles tableaux qu'ont ofé tracer de notre bonne Nation plufiems écrivains étrangers, 1'indignation & la pitié fe combattroient dans votre ame: mais en même tems vous vous étonneriez de la force & del'effet des préjugés, & vous vous méfieriez, ainii que moi, de toutes ces peintu- res  DE LA HAYE. 99 res générales, & qui paroisfent fouvent intéresfantes, du caraftère de» autres nations, en reconnoisfant quels mauvais initrumens, quelles lunettes trompeufes on employé fouvent pour les confidérer. D'APRès donc ces auteurs méprifables ou miférables, (un des deux, ils n'ont qu'a choifir,) le courage des Hollandois n'est proprement que patience, leur intrépidité que flegme, leur perfévérance qu'opiniatreté, leur fimplicité de moeurs que grosfiéreté, leur industrie qu'avidité, leur richesfe qu'avarice; & tandis que, dans le pays du monde le plus petit & le moins rempli d'oififs, on a découvert ou perfe&ionné plufieurs fciences & arts, & qu'on les cultive tous, des étrangers ignorans, vains ou copistes leur en refufent non feulement le goüt, mais 1'aptitude encore a s'y appliquer avec fuccès, celle même a toute autre chofe qui foit releyée. II faut que je vous tranfcrive ici quelques pasfages pour fervir d'échantillons de 1'équité de leurs jugemens a notre égard. Ils ne font pris que de deux écrivains de cette même Nation que je fuis fur le point G 2 r de  IOO LETTRE III. de vifiter. II ne faut pas croire qüe chez les autres il n'y en ait pas dans le même goüt; hélas! toUs nos voifins nous baffouent: mais du möins On ne peut guères être plus infolent qüe ceux-ci. Les premières fleurettes font de Mn. Sherlock , dans fes Lettres d'un voyageur Anglois. La vertic cardinale de la Hollande est la pfopreté'; les Divinités adorées, Mercure & Plutus: mais pour Apollon & les neuf Soeurs, on ne lés y entend pas nommèr. Le manque abfolu de goüt leur fait mêprifer tout ce qui appartient a l'Eccle lialienne; l Antique est un terme ridicule chez eux; fi tin artiste y travailloit fur ces idéés, il mourroit de faim. (Les artistes Anglois, qui font tous fans doute des hommes de génie, ne travaillent-ils donc uniquement que pour vivre?) Les tableaux Hollandois font ceux qui font aujourd'hui le plus a la mode en France. II est honteux pour les Francois, qui ont naturellement de la délicatesfe, de fe laisfer entrainer par une mode la plus déshonorante pour eux, qu'ils aient jamais adoptée. Rubens, que la nature par méprife a fait naüre dans  DE LA H A V E. 101 dans leur voifi.nage , n'est. point gnütê des Hollandois. S'ils font cas de fes tableaux, eest que fes tableaux fe vendent bien; £ƒ s'il en reste encore parmi eux, c'est que les voyageurs n'ont pas voulu leur en donner dix fois plus qu'ils ne valoient. (Ceitai'nement tout ceci est faux; mais quand même ce feroit vrai a 1'égard dé la peintmej j'oferois demander s'il lied a un Anglois de le dire. Et li j'étois un Sherlock Hollandois, je mettrois en question, s'il doit être permis a un Anglois de parler de goüt.) Les Grecs font la feule■■fource pure pour former la jeunesfe. Que la jeunesfe ne penfe pas que je veuille l'é- garer. ■ Si 1'on peut me citer une Tragédie fupérieure d l'Oedipe de Sophocle ; un poëme dans aucun genre égal d l'Iliade ; &c. 6fc. Si, dis-je, on peut me 'montrer un de ces ouvrages égalé, je facrifie les Grecs, êf je recommande d leur place les Goths le-s Hollandois. En Angleterre il y a plus de belles femmes que de jolies, les Anglois ont le gout du beau. En Hollande les femmes ne font ni jolies ni belles, les hommes dit pays n'ont aucun goüt. G 3 J'j'  102 lettre Ilt. j'Ai Vu en Trance des hommes ld* ehes, mèchans, faux, comme chez moi, &f comme partout ailleurs. Mais des individus ne font rien au caraÜère d'une nation, car je me rappelle d'avoir vu UN Hollandois aimable. Au reste il faux que vous fachiefc qu'il n'est pas permis de douter de tout ce qu'avance fi lestement eet auteur partout également décifif; car il dit lui-même dans fon Avant-propos, qu' sans invent10n, ils perfistent infatigablement dans tout ce qu'ils ont une fois commencé, £? terminent les entreprifes les plus pénibles sans une ombre de l1berte, de genie ou de ver1table reflexion 6* prevo tan ce. La patience feule leur a fnit faire quelques progrès dans les arts  DE LA HAYE. I03 arts ö3 les fciences. La Hollande a produit des poe'tes, des peintres 6? des fculpteurs, dont les premiers fe font élevés, contre le cours ordinaire de la nature, comme des vignes en Sibérie: mais ce font des phénomènes qui, pareils aux comètes, ne paroisfent qxCune fois dans un fiècle, afin de frapper le monde d'étonnement. En général, tout ce qui a l'apparence d'affection ou de pasficn, paroït éteint chez eux, l'apreté au gain feule exceptie. On n'y entend des querelles que caufées par l'ivresfe; la jaloufie n'y règne jamais, £ƒ l'amour. est inconnu chez cette nation. L'engourdisfement 1'infenfibilité des Bataves faifoit proverbe chez les Anciens : leurs descendans ne font pas moins connus chez les Modernes par leur apathie, leur grosfiéreté leur flegme. Le lefteur pourra fe former une idéé asfez juste de leur caraEtère national par une feule obfervation du Chev. Temple. II raconte avoir vu un homme , qui mit vingt quatre ans d compofer & achever un globe, £5? trente d marqueter une table. En un mot une patience d toute épreuve &f un attdchement opinidlre d leur interêt propre G 4 font  104 L E T T R E If[. font les traits distinRifs du caraclère des Hollandois. L'Espagne resfentit leur courage, la France leur orgeuil, la Grande Brétagne porte encore continuellement les marqués honteufes &P non vengees, de leur cupidité 6? de leur barbarie. Telles font les décifions des prétendus fages chez nos voifins. Elles vous furprendront: mais que voulezvous? C'est bien fouvent la legére té qui juge, & la vanité qui prononce. Je pourrois vous en citer plufieurs autres preuves ; mais je ne fuis pas asfez convaincu du flegme de notre nation, pour ofer risquer d'échauffer votre fang d avantage. Déji je fens le mien s'enflammer., Non, jas partout également exacl; & juste, j'ai été non feulement iürpris & .faché de la trouver traitée d'obftinée^ d'entëtée & d'infenfible ,(2) & d'y lire qu'ow rencontre rarement parmi le beaufexe de notre pays ces qualitês engageantes 6f ces manières agréables, qui distinguent heureufement les femmes des autres nations,-(3) mais il m'a paru mortifiant furtout d'y voir 1 auteur terminer un de fes nombreux & pas toujours resfemblans portraits par ces dures paroles: en un mot, c'étoit un véritable £? honnéte Hollandois, d'un entendement bomé d'un esprit non cultivé, vain, hardi, grosfier, igno- . rant, opinidtre £ƒ préfomptueux. (-) II n'y a pas jusqu'a 1'agréable auteur de Sir William Pickle, qui ne parle de nous & de nos femmes avec méfe3time. Seroit-il donc réellement vrai, mon ami, que nous fommes des êtres mausfades? II faudroit presque le croire (1) Intrad, i l'hist'. des trouhl. des Prsv. Uniei C*5 ?aS' l6S» OJ p"S. 71. M peg. U>.  DB LA HAYE. H3 croire, puisque tout le monde le dit. Cependant je fens un certain mouvement interne d'amour-propre qui regimbe contre cette humiliante opinion; «Sc plus encore qae ce fentiment peribnnel qui peut tromper, mes précieufes liaifons'avec un grand nombre de mes compatriotes, que je connois doués des plus aimabies qualités, m'enhardisfent a la rejetter fans héfitation. Si je me trompe, mon erreur du moins fera douce : gardons, caresfons donc cette illufion, li c'en est une; & en dépit des autres nations, croyons que nous pouvons être aimabies & fpirituels ausfi bien qu'eux. C'est dans cette flatteufe idéé que vous voudrez bien me permettre de finir ici cette lettre, déja d'une taille prodigieufe, & que je ne me fens pas capable de continuer dans ce moment. Part. I. H LETTRE  t, E T T R B IV> LETTRE IV. helvoet* sluis , Dimanche /oir>. ii Mfli 1788. A la fin de ma dernière lettre, mon cher ami, vous m'avez laislé tout fraïchement arrivé a la Haye vers les neuf heures du foir, & perdu dans des raifonnemens & des vers, dont je ne me fuis tiré qu'en finisfanc promptement ma lettre. Vendredi, le lendemain de mon arrivée, je iortis d'asfez bonne heure. C'étoit justement foire, & j'eus 1'honneur d'asfister è un de ces déjeunés que la Cour donne dans ce tems de lête & de réjouïsfance. J'y. trouvai une nombreufe asfemblée de Dames, qui pour laplüpart, par leurs habillemens ou par leurs figures, faifoient honneur a notre pays. Je doute que chez les autres nations on puisle voir des grouppes de femmes asfifes & ne parlant pas, qui foient plus j olies & flattent 1'ceü d'avanta- 7 ■ S«-  de helvoet-sluis. 115 ge. L'épaisfeur de 1'aii entretient ki la fraïcheur du teint; les beaux «raits n'y font pas rares; & les Parifiens, qui s'imaginent qu'en Hollande il n'y a ni goüt ni élégance en modes, ne fongent pas "que cette contrée, d'ailleurs remplie de riches particuliers, est plus dans leur voifinage que quelques unes de leurs propres provinces Francoifes. Je fus vraiment ravi d'avoir fous mes yeux une fi jolie réunion des charmes du beau fexe Hollandois; & il femble que le Dieu du goüt & mon bon Génie m'aient offert ce charmant fpectacle, justement fur le point d'aller voir les femmes de 1'Angleterre, afin de ne pas m'expofer a former dans la fuite un parallèle trop désavantageux Sc par conféquent injuste pour les nötres. Ce füt pour Ia première fois que je vis la foire de la Haye. Elle me parut asfez jolie, quoique les boutiques n'y eusfent rien de bien curiéux, Sc qu'a eet égard elle füt, du moins cette année, au desfous de fa réputation & de 1'opinion que je m'en fuis toujours formée. Ce qui m'y a le plus agréablement- frappé, H 2 füt,  i 16 l e t t r e IV. füt, comme dans la Haye elle-même, le coup d'ceil de 1'enfemble. Sa pofition au Voorhout, déja fi riant par iui-même ; la quantité de beau monde; la première verdure de ces belles allétjs, qui formoient un döme frais & charmant au desfus de la multitude élégante de boutiques & de promeneurs, & marioient la fraïcheur tendre de leur couleur avec 1 éclat brillant de 1'or, des bijouteries, de tout le luxe de marchandifes, & l'éclat plus doux de la beauté des Dames; tout s'unisfoit pour produire une perfpective, qu'il n'est pas befoin de dépeindre pour vous en faire concevoir 1'agrément & les graces. La Haye elle-même m'a toujours Earu & me parüt furtout dans cette elle faifon un endroit charmant. On y remarque, ausfi peu qu'ailleurs en Hollande, aux édifices publics & particuliers eet air de décadence, fi commun dans quelques autres pays, & caulé par le défcut d'entretien, quelquefois même par celui d'être achevé. Elle est en général batie moins mesquinement que nes autres villes. La réfidence du Prince, des Ministres  de helvoet-sluis. ii? Ministres étrangers & des premiers Seigneurs du pays lui donne un air de bon ton & de noblesfe qui peutêtre manque un peu ailleurs. Je fais que dans une République commercante ce n'est pas la le mérite le plus esfentiel: mais je ne parie pas de mérite; il n'est question ici que de la beauté du coup d'ceil extérieur. D'ailleurs ce brillant ne nuit pas , ausfi longtems qu'il ne devient pas trop général; & même lorsque la magnificence est presque partout, n'est-il pas bon que du moins le goüt & 1'air de grandeur foient quelque part? Je connois peu d'endroits oü il y aït tant de grandes Places & fi voifines 1'une de 1'autre. Les deux VoorJmit, le Plein , le Vijverberg avec fa belle pièce d'eau, le Binnenhof & le Buitenhof y forment au milieu de Ia ville un grand espace aëré & arrofé, qui me paroit de toute beauté. Ces Places, quoique orriees des plus belles maifons de la Haye, ne font point régulières ni fymétriques, comme les belles Places des villes étrangéres; & ces maifons1 mêmes, vues en détail, n'y ont pas Pair de grandeur, la hardiesfe & la H 3 magnifi-  i 18 l e t t r Ê IV. rnagnificence d'architeclure des fuperbes hótels de Paris & même de ceux qui bordent le pare de Bruxelles. Elles font petites, b&ties en briques,. fans colonnes, fans portiques, fans cours, fans portes cochères; & n'éclipfant point par une pompc trop fastueufe les modestes habitations qui les environnent, elles femblent ne pas vouloir dépofer tout-a-fait eet air de fimplicité républicaine, qui leur convient dans notre pays. Mais c'est 1'enfemble de la Haye qui est riant au desfus de toute expresfion. Son plus grand attrait felon mon goüt est fon apparence champêtre, ce mélange ravisfant de ville & de campagne, qui rend fon féjour en été ausfi agréable & fatisfaifant, que celui des autres villes devient alors infupportable. _ La bourgeoifie y a de même un air plus distingué, & n'est pas tout-afait fi abominablement habillée qu'ailleurs. II est facheux toutefois qu'on y rencontre tant de mendians, tandis qu'on n'en voit plus guères dans presque toutes nos autres villes & furtout a Amfterdam. Les environs de la Haye ne font pas  de helvoet-sluis. iio pas moins agréables. Le bois qui touche a la ville est peut-être un des plus beaux jardins publics de 1'Europe. II feroit admirable partout, mais 1'est principalement dans un pays comme la Hollande. On aime a fe promener, faifi d'un faint respect, ious ces arbres vieux de plufieurs ïïècles, qui portent fur leur troncs vénérables 1'auguste empreinte du tems; fous ces arbres, témoins de tant de révolutions, confidens quelquefois des hardis projets de nos ancêtres, & qui couvrirent autrefois de leurs jeunes rameaux les têtes immortelles des premieis fondateurs, des pères de la patrie, comme aujourd hui de leurs antiques branches ils ombragent les notres. De tous les cótés de la Haye la promenade & le coup d'oeil font charmans. C'est une réunion intéresfante de bois & de prairies, de dunes & de jardins, de canaux & de campagnes: & ce qui plait furtout k Ia railbn & k 1'ame, c'est qu'on voit partout la prospérité, en beaucoup d'endroits 1'opulence, & nulle part la mifère. Ce qui cependant, entre plufieurs H 4. autres  120 i» e t t r e IV. autres iingularités en Hollande, m'a toujours paru extrêmement plaifant, c'est de voir fur Ie beau chemin de Scheveningen de jeunes & jolies femmes, mais puantes, fales, malpropres jusqu'au dégout; & de vieux arbres toujours expolés k 1'air, mais décrasfés & nettoyés avec foin, & dont la mousfe est partout enlevée a une égale hauteur. Ce contraste de propreté pour les végétaux comme fouvent même pour les animaux, & de malpropreté dans les hommes, n'est peut-être que trop commun en Hollande. Je ne parle que du gros de Ia nation. On léve & fuspend la queue aux vaches dans les étables, pour qu'elle ne fe falisfe pas; & des femmes portent quinze jours la même chemife, les mêmes Mais qui fuis-je pour ofer parler de chofes qu'on ne voit guères foi-même ou de prés ? & ne fais-je pas comme ceux que j'ai condamnés ci-devant, en prenant quelques cas particuliers pour un ufage général? Il me fallüt quitter encore ce même foir eet endroit charmant que j'ai toujours nommé ville. Elle n'a point k la vérité de voix aux Etats: mais com• ' bien  de helvoet-sluis. 121 bien d'autres villes font de même privées de eet avantage ? Elle n'a point de portes: mais Paris, mais Londres, mais plufieurs autres Capitales de 1'Europe font dans le même cas. Irai-je donc, par une puërile foumisllon ; k une définition grammaticale, refuïer au plus joli endroit de la République, k un endroit peuplé de quarante mille habitans, & depuis plus de cinq fiècles la réfidence du Souverain du pays, un nom qu'ófent porter Cuilenburg & Vianen? Je pasfai la nuit a Delft pour partir le lendemain matin par la barque de Maesflüis de fix heures & demie. Arrivé un peu avant 1'heure a 1'endroit de l'embarquement, j'entrai dans Pauberge, ou. je vis k une petite table un Anglois déjeunant feul avec du thé, & plus loin k une autre table un autre Anglois plus gros & plus agé, vêtu d'une espèce d'habit d'ordonnance & d'une grande pélisfe, qui prenoit du caffé avec un Francois en uniforme de Maillebois, mais plus jeune, plus mince & fans redingotte. Les deux compatriotes fe parloient en anglois des deux bouts de la chambre;TOfficier Frangois buvoit & H j ne  122 t E T T R E IV. ïie difoit mot; & moi vous nu fauriez croire comme je me fentis tout-a-coup devenir mélancolique, quand, ne comprenant pas un feul mot de tous leurs discours, je re, connus combien p?u j'entends encore leur langue, & presfentis quelle triste figure je vais faire dans leur pays. ApRès que j'eüs abordé & lalué ces Mesfieurs, j'appris qu'ils s'embarquoient ausfi pour 1'Angleterre, que le plus agé étoit Mr. Bridges, Capitaine du Paquébot a bord duquel j'allois traverfer la mer, & les deux autres des pasfagers comme moi. A ce nom du Capit. Bridges, fi impofant pour moi dans ma circonftance, vous eusfiez du. rne voir aller a lui avec empresfement, & lui faire une espèce de compliment lür le voyage que je vais faire lur fon bord. Mais vous eusfiez dü voir en même tems ma furprife de ne recevoir pour toute réponfe qu'une petite inchnation de tête. Je fus bientót que le Capit. Bridges ne parloit ni le hollandois ni le francais. II me fallüt bien avaler de bonne grace c jtte première pillule Angloiie qui déja me paiüt un peu amère ; & la réflexion qu'elle me fit nai- tre,  DE HELVOET-SLUIS. I «3 tre, ne me la dora nullement. Si unCapitaine, penfois-je en moi-même, qui pasfe un tiers de fa vie en mer & un autre tiers en Hollande, qui, une fois au moins par femaine, pasfe d'un pays a 1'autre fur un vaisfeau a moitié rempli d étrangers, reste néanmoins asfez Anglois pour ne voüloir parler que fa langue maternelle, que devrai-je attendre dans leur propre pays du reste de ces finguliers infulaires, & que de pillules bien plus amères encore n'aurai-je pas a y dévorer dans la fuite! L'autre Anglois, nommé Mr. Brown, plus jeune & qui avoit beaucoup voyagé, parloit bien frangois & étoit plus acceuillant. Nous nous plagêmes a nous quatre dans le Roef, oü nous caufames beaucoup. De tems a autre les deux Anglois s'entretenoient dans leur langue, & chacune de leurs phrafes me ferroit le coeur. Le plus fouvent nous parlions francois a nous trois, & la converfation s'animoit quelquefois trés agréablement. L'Officier Frangois qui s'appelloit Ie Chevalier de*'******, nous raconta qu'il y avoit trois femaines qu'il étoit venu d'Angleterre, oü il n'avoit féjourné que fott  124 LETTRE IV. ' fort peu de tems; qu'a fon départ de Londres il avoit eu le malheur d'être volé par un fiacre, qui lui avoit pris tout fon bagage; & que malgré les peines qu'il s'étoit don. nées, il n'avoit rien pu récouvrer, par ce qu'il avoit oublié le numéro de la voiture. II nous fit un petit détail de toutes les belles chofes, des bagues en cheveux, des joyaux de prix, des nipes de toute espèce qu'il avoit dans fes malles parmi fes autres effets, & dont Ia pert.e lui faifoit le plus de peine. Ënfuite il nous apprit qu'il avoit été Capitaine d'une Compagnie dans la Légion réformée du Comte de Maillebois, & qu'il avoit beaucoup vu ce Général a Ia Haye. Ce Seigneur toutefois ne doit pas avoir trouvé moyen de rétablir fes affaires, car jamais je n'ai vu de voyageur ausfi lestement équipé. II n'a exarftement pour tout bagage que fon épée, avec un bonnet de nuit dans fa poche. Son habillement est trés léger; il n'a point de furtout; & comme préfentement il fait asfez froid, je ne puis quafi m'empêcher de frisfonner chaque fois que je le regarde. Du reste, c'est un homme aimable  DE HELVOET-SLUIS. 125 aimable & gai, comme le font presque tous les Francois. Pendant que nous étions occupés i caufer, le batelier entra pour recevoir le prix modique du paslage, que tout le monde paya fans mot dire. Mais lorsque enlüite felon 1'ufage il nous demanda quelque chofe pour le jagertje, & que le Chevalier füt inftruit de quoi il s'agisfoit:" Comment, „morbl.," dit-il, „pour ce coquin „ de postillon, qui nous fait courir „ la poste au pas ! II a( bonne grace pard. de demander a boire, le gueux! qu'il aille fe promener." Après cette belle fortie contre ce gargon, il fe mit a déclamer contre les voitures de notre pays, & nous asfura qu'il n'avoit pu s'en procurer de bonne k la Haye, qu'on n'y voyoit que trés peu de carosfes, qui encore étoient malfaits, & plufieurs autres chofes dans ce goüt fur le même fujet. J'eüs peine a concevoir un pareil propos d'un homme qui avoit pasfé quelque tems dans le pays, a moins qu'il n'en eüt parcouru les grandes villes les yeux fermés. Toutefois, en bon citöyen, je pris chaudement le parti des carosfes, mes com-  ti6 L E T T R E IV. Gompatriotes; mais ce fat en vain,, rien ne prit: il me cita Mr. de Maillebois, je ne fais qui encore, & il continua avec une admirable volubilité fes critiques fur notre pauvre pays, dont quelques unes étoient asfez fondées mais exagérées, & les autres abfolument fausfes. L'Anglois s'y joignit, mais avec plus de modération, & mêlant quelques éloges k beaucoup de cenfures. Cependant il en rejaillisfoit tant de faux blame & même de ridicule fur le pays, que je re pus voir avec indifférence deux jiations rivales fe réunir ainfi pour accabler injustement la mienne. Je me fis donc de nouveau fon défenfeur; je débattis vivement tout ce qu'ils avoient avancé; je glisfai fur les parties foibles, je m'étendis au long fur les critiques injustes: mais tout ce que je dis pasfa, je crois, fui tout chez le Frangois, pour les raifonnemens d'un hornme, imbu de' préjugés nationaux & d'une aveugle prévention pour fon pays, dont il a'étoit jamais forti. '„Messieurs," dit le Chevalier, j'ai vu d'autres contrées que celleci3 & je ne parle pas au hazard. Je „ fuis  DE BEL VOET-SLUIS. I37 m fuis FrancoiSj je connois ma natioa & ce qu'elle a de bon : mais mak „ gré cela je ne fuis point aveugle è, leur égard ; je fais qu'ils ne font 3, pas parfaits, je conviens toujours ingénüment de leurs défauts & fuis „ le premier a m'en moquer." ,, Pour moi," dit 1'Anglois, „ j'ai parcouru „ plufieurs pays , je voyage presque „ toujours & je connois pasfablement ,, le monde. Je ferois faché d'être ,, trop prévenu pour ma piopre na-. „ tion," & rélevant enfuite quelques* défauts de fes compatriotes, il continua k parler en homme judicieux & fenfé. „ Ma foi, Mesfieurs," dis-je è. mon tour, „ je n'ai pas été bien „ loin dans le monde. Néanmoins „ j'ai rodé un peu dans mon voifina„ ge, & j'ai pasfé même plufieurs „ mois k Paris; mais je favois asfez le francois dans ce tems-la pour „ ne pas prendre une chaife k porteurs pour un carosfe, ni un coche d'eau pour une diligence. Cependant, "pourfuivis-jeenriant, „je ,, m'appergois que Pair de ce pays-ci „ rend aveugle. II faut bien que j'aie „ la berlue, puisque j'ai cru fouvent „ voir un grand nomhre, même de jolis„ carosfes  I S 8 LETTRE IV. ,, carosfes, dans des rues oü Monfieur n'en a point appercus du tout; & ,, je crains fort d'être rempli de pré„ jugés, puisque je pennets a une 3, grosfe barque, chargée de mon- de & de marchandifes, tirée par ,, un cheval, & dont je ne paye „ pour mon pasfage que huit fous, d'aller moins vite qu'une chaife „ de poste légère, dont je paye- rois dix fois autant. Par confé„ quent, Monfieur," dis-je au Chevalier, ,, brifons fur cette matière: „ vous voyez que c'est comme fi vous disputiez avec un aveugle fur „ les couleurs." Nous finimes par rire beaucoup de cette petite altercation. Enfuite nous pariames patriotisme. „ Croiriezvous, Mesfieurs," leur dis-je, „ que „ nous avons dans notre pays des „ perfonnes, tellement embrafées de „ 1'amour de leurs compatriotes en „masfe, qu'elles femblent s'en croi,, re dispenfées d'en affeótionner les ,, individus, & chez qui ces fen- timens patriotiques ont entièrement „ abforbé ceux de la nature & de ,, 1'amitié." Je leur dépeignis enfuite d'après mes idéés ces fac- tieux  de- helvoet-sluis. i 2ö, tieux (0 célèbres, qui, 1'intrigue k la main, 1'amour de la patrie dans la bouche & 1'ambition dans le coeur, fe font fait, des loix, du ferment & de la probité qu'ils fouloient aux pieds, comme des marches pour monter a la domination. „LaFrance," continuai-je, „a „ entamé 1'arbre par fes racines, ne „ pouvant parvenir autrement a en „ ceuillir le fruit. II est heureux que „ la hache ait encore été arrêtée a „ tems, avant que la playe, déja fi „profonde, ne füt devenue incura„ ble." Peut-être qu'elle éprouvera bientót elle-même le danger de ces principes d'égalité primitive, fi prónés, fi répandus par les philofophes modernes, mais destruclifs de toute fociété, incompatibles du moins avec fon état actuel, parmi une multitude que des fentimens, réglés par 1'honneur ou par une éducation distinguóe, n'animent, ne conduifent point. Ils en couvinrent. C'est la d'ailleurs dé quoi notre Officier s'embarrasfe le moins; & s'il pouvoit feulement voir renaitre fa Légion, il enverroit voPart. I. I lontiers (i) C'est-a-dire les chefs. A Dieu ne plaife 3uC paertiPe"fC e'salement de ks individus  I30 L E T T R E IV. lontiers fe promener tous les foit-di- fans patriotes. Nous pasflmes ainfi asfez agréablement nos deux heures dans cette triste barque. Pendant ce tems le Capit. Bridges, qui paroit ne pas entendre le francois , nous regardoit tour-a-tour, le Chevalier & moi, fans rien dire; mais il avoit 1 air de penfer en foi-même : jafez, jaiez toujours: dans peu vous ne ferez pas fi gaillards. Quand une fois je vous aurai fur mon Paquébot, nous verrons fi cette démangeaifon de babiller vous restera, & fi vous continuerez a faire ainfi les entendus. La contrée que nous traverlames n'a rien d'intéresfant. On n'y voit aue des prairies avec quelques doeners & beaucoup de moulins, mais fans jardins ou campagnes. A Maesfluis nous quittames la baroue. Ce village, qui n'est presque habité que de pêcheurs, est plus crand & plus propre que mainte ville & resfembfe exadtement k tous les'autres villages de ce pays, hormis ou'il fent plus mauvais. Les rues y Jont comme. couvertes de tonneaux de poisfon falé, & c'est une puanteur  DE HELVOET-SLUIS. 131 h n'y pouvoir tenir. Nous pasfames, enfuite un bras de la Meufe dans upe fearquette k voile pour gagner 1'ile de Kofenburg, que nous traverilmes en chariot ouvert, (boeren-wageni). trainé lentement par deux lourds che. vaux a gros ventre. Ce trajet d'en. viron une demie-lieue nous fit voir un pays de terre grasfe, bas, plat & peu intéresfant. Arrivés a 1'autre cóté de 1'ïle, il nous falïüt entrer da nouveau dans une barquette pour pasfer un bras de mer plus farge, our étonner un Francois qu'un Holandois. Les maifons y font tout aqtrement baties que celles de notre pays. L'habillement cSc la coëffure des villageoifes ainfi que des bourgeoifes m'a paru aujourd'hui, jour de travail, ausfi bien qu'hier, jour de fête, de beaucoup meilleur goüt que chez nous: partout la robe bien taillée; partout Ie ioli bonnet & même quelquefois le chapeau. J'ai remar- 3ué par-ci par-la les plus jolis enfans u monde. En général le fang, tant des hommes que des femmes, m'a femblé beau dans ce canton. Le gros bêtail m'y a frappé par la grandeur de fa taille & furtout de fes cornes, qui ont presque de quoi faire peur. On Ie voit moins tacheté de blanc & de noir que chez nous, «Sc fréquemment brun ou rouge* comme en France. Le mouton ne m'a paru ni moins beau ni moins grand a proportion que le boeuf, «Sc ne m'a pas moins étonné par fes grandes cornes  DE LONDRES. 21J cornes recourbées, dont & males & femelles font également pourvus. A Witham nous changeames de chevaux, ce qui n'est que 1'affaire d'un inftant. A Chelmsford, asfez jolie ville, je n'ai remarqué en pasfant qu'une fort belle prifon, c'estrl-dire au dehors; car en dedans, j'en doute. Ce font les prifons du comté, nouvellement & magnifiquement conftruites en pierre blanche. Quelque tems avant d'arriver k cette ville, je fus bien furpris d'entendre dire a 1'un des Mesfieurs: voila Newhall. Je regardai vite: a* peine pus~je voir une longue & belle avenue, avec une grande porte ou grille; dans un moment tout étoic disparu. II faut favoir pour ne pas être furpris de ma furprife, qUe Newhall est la terre de Mr. Olmius, ce coufin a Mr. de Tengnagell, chezqui il est logé a Londres depuis un mois, après avoir pasfé quelque tems chez lui dans cette terre. Ah] penfois-je dans ce moment, fi par le moyen de mon beau frère je pouvois faire connoisfance avec ce Monfieur a la belle terre, & parveair a voir a O j mon  21 8 LETTR.E V. mon aife ce Newhall! Que je ierois charmé de connoitre de prés une fa* mille & une campagne Angloife. Nous nous an-êtames a Ingatstonè pour le diné. 11 füt encore pour moi un des plus finguliers que j'aie jamais faits. Nous nous asfimes k une table fans ferviettes & fingulièrement arrangée & fervie. Tout s'y faifoit, tout s'y pofoit k rebours, ou du moins autrement que chez nous; & quoiqu'il foit bien naturel que chaque pays diffère en coutumes, & que tout ce que j'en dirai paroitra peutêtre puéril, celles de celui-ci toutefois lont a 1'égard de la table fi par. ticulières, li oppofées aux notres & k celles de nos autres voifins, que je ne puis m'empêcher d'en faire mention. Il y avoit une énorme pièce de . bceuf, un délicieux roti de mouton, un pudding, une cspèce de paté, des pommes de terres cuites dans 1'eau, & de longues laitues non pommées d'un verd trés foncé & d'une espèce particulière. A peine fumes-nous aslis que les couteaux entrèrent en béfogne; chacun en gesticula k qui mieux mieux; & je crois qu'il vaudroit autant  de londres. fi 19 tant voir un macon a 1'ouvrage fans truelle, qu'un Anglois k table fans couteau. Pour moi, comme j'étois moins adroit & prompt qu'eüx a eette escrime, ils eurent la politesfe de me fervir. • Les dents une fois mifes en mouvement, les langues fe délièrent & 1'on caufa d'avantage ; mais, malgré mon diétionnaire dans ma poche & ma grammaire dans mon coffre, je ne compris rien a la converfation, fans doute paree que je n'avois ni 1'une ni 1'autre dans ma tête. Tranquille & ne difant mot, je regardai faire les autres & dchai d'en ufer comme eux. J'obfervai que chacuiij après avoir coupé fon morceau & 1 avoir porté a la bouche avec fon couteau, pofoit ce couteau avec fa fourchette en croix fur fon asfiette, & renouvelloit chaque fois la même manoeuvre. Malgré cette cérémonie ils mangeoient beaucoup plus vite que moi, qui ne mange pourtant pas lentement. Quant a la boisfon, nous buvions tous la bierre dans le même pot, en nous faifant de petits complimens; après quoi ces Mesfieurs & moi, nous barnes du vin de Portö ou  2 20 t. « V T R B VI. ,, ou Port-a-Port, en nous portant réi ciproquement des fantés, qu'eux asfaisfonnoient de quelques paroles* mais que moi, je ne pus accompa-, gner que d'un fimple coup de tête, que je tachois toutefois de rendreausfi poli que je 1'avois appris. Après le diné vinrent, comme c'esttoujours la coutume, du beurre & quelques espèces de fromage, qu'on mangea de même d'une manière touta-fait particulière. Durant tout ce tems il ne füt pas question du vin, dont nous n'avions eu qu'un verre chacun, & dont je ne demandois pas,, paree que je voulois voir venir & faire tout comme les autres. Mais enfin, la nappe levée, il füt poféfur la table dans une jolie caraffe de cristal, & bu pour lors en moins. d'un moment. Dans 1'intervalle on nous préfenta des curedents fur une asfiette qui fit le cour de Ia table; & chacun tout de fuite a s'en fervir. fans complimens & fans gêne. Le diné tout-a-fait fini 1'on demanda. le bill, qui fe monta a onze fhel-lings, dont, felon 1'arrangement d'un des Mesfieurs, nous en payames chacun trois, & les Dames chacune un  de londres. 2 21 & demi. Le fhelling de reste étoit pour le waitcr. Sans doute que c'est une galanterie de ce pays de ne laisfer payer aux dames que la moitié de la dépenfe: il faut convenir qu'elle est plus folide que la franc.oife ou la notre, & vaut beaucoup mieux que le kow do you do du matin. Je fuis entré dans un grand détail au fujet de ces perfonnages, paree qu'ils m'ont paru avoir les traits, ainfi que les manières de leur pays, trés fortement prononcés, & que vraifemblablement dans la Capitale, oü tout s'altère, j'en rencontrerai peu de cette force-la. Nous eumes encore h faire ving6 quatre miles Paprès-diné, & changeÉimes pour la dernière fois de chevaux. a Rumford, qui est a douze miles de Londres ou nous arrivames vers les fix heures du foir. Notre voiture trés chargée nous mena toujours trés grand train, & nous fimes ce trajet de cinquante miles, a peu prés dixfept lieues, en moins dê hüit heures de tems. Ausfi n'est-il guères posfible de trouver de meilleurs chemins. Ils font faits d'une espèce de gravier ou petits cailloux, qu'on trouve  2 2 2 LETTRE VI. trouve partout en Angleferre a'petï de pieds fous terre, & qu'on entasfe par couches épaisfes fur le terrein. Par le pasfage continuel d'une multitude de voitures de toute espèce, c:t amas de gros fable & de petites pierres fe concasfe & s'unit tellement, que la perfettion de ces chemins ne peut être furpasfée; & je ne puis mieux les comparer pour 1'égalité & la fermeté de leur fuperficie qu'a nos aires a battre le bied. Ils réunisfent au plus haut dégré les avantages des chausfées & ceux des chemins de terre, fans avoir leurs désagrémens. Cependant dans ce tems d'extraordinaire fécheresfe ils ne garantisfent pas tout-a-fait de la pousfière, & mes compagnons de carosfe avoient pour 1'empêcher d'y entrer un manége particulier avec les glacés de la voiture. Ces beaux chemins, partout également unis, font un peu élevés au milieu & s'abaisfent des deux cötés pour laisfer écouler 1'eau. Ils font d'ailleurs foigneufement entretenus. Cet entretien fe défraye par les voyageurs comme il est juste; & 1'on trouve fur la route quantité de barrières, appellées turnpikes, oh 1'on paye  DE LONDRES. 2 2 J .paye le pasfage d'après un tarif publiquement affiché. Les voitures de transport péfamment chargées, au lieu de gater les chemins comme ailleurs, contribuent au contraire a les applanir h & les durcir de plus en, plus de même que les pavés des villes, au moven de leurs larges roues, bordées ordinairement de trois cercles de fer, & qui a proportion de leur épaisfeur payent plus ou moins. ou rien du tout è ces turnpikes. Dans la plus grande partie de Ia route & particulièrement prés de Londres, on trouve è cóté du chemin un fentier élevé d'un. a deux pieds, qui forme pour les piétons un promenoir a 1'abri des voitures. En outre il y s i chaque mile une grosle pierre, oh fe voit marquée la distance de 1'endroit oh 1'on va, de celui d'oh 1'on vient & de la Capitale; comme, par exemple, a trois miles de Harwich il y avoit, 69 miles from London, 19 from Colchester *. 3 to Harwich. Une pareille réunion d'attentions & de commodités pour les voyageurs tant a pied qu'en voiture me paroit vraiment admirable, & furpasfer tout ce que j!ai précédemment'  Si4 e ï t r e VI. cédemment admiré ailleurs en matière; de grands chemins. Le postcoach est un trés grand carosfe, ausfi commodément fuspendu que les meilleures voitures de notre pays, & pourvu d'un grand magafin pour les malles. Outre les cinq perfonnes du dedans & les trois 1'ur le liège, il y en avoit encore au moins dix ou douze fur 1'impériale. Ajoutez-y le bagage; & vous pourrez juger de quelle étonnante bonté doivent être des chemins oii de pareilles monstrueufes machines, attelées feulement de quatre chevaux, peuvent avancer avec tant de rapidité. II est vrai que ces chevaux étoient. grands, forts, bien nourris & de trés, bonne mine. Pour ceux de ma chaife de poste d'hier, ils étoient beau-, coup moins grands, mais lestes au posfible. Au reste dans le cas que je' fusfe fufïifamment Panglois, & que je ne fusfe pas trop presfé pour pouvoir attendre Ie départ des voitures publiques, je préférerois toujours dans ce. pays-ci cette manière de voyager k toute autre. Le pays en Esfex n'est pas inégal partout: dans quelques endroits il esc plus  ö E U ON D R E S. .525 plus uni, & même depuis Rumford jusqua Londres dans un espace de douze miles, il est presqu'entièrement plat: ce qui 1'y rend un peu moins mtéresfant qu'ailleurs, quoique le voifinage de la Capitale fe joignant d la fertilité du terroir, il n'est guères posfible de voir une campagne p us nche. L'eau cependant me femble manquer un peu a cette province. pans les environs de la grande route je 1'ai trouvée peu arrofée ; & toutes les nvières marquées fur la carte ne m'ont paru que de larges ruisfeaux, presqu entièrement taries par cette extraordinaire fécheresfe. Londres s'annonce déja de plufieurs miles par le nombre des maifons, qui accroit a méfure qu'on avance. Enfin ce deyient une rue; & quoiqu'encore au milieu de la campagne, tout prend lapparence d'une ville qui, telle que dans notre pays un petit champ au milieu de la bruyère, empiéte journellement fur la contrée d'alentour. En approchant de Londres, j'éprouvai la même lenlation qu'autrefois en appro cnant de Paris: la vivacité du plaifir de voir bientót mon ardente curiofité latisfaite, tenoit peu chez moi dans Part. I. p ce  *2&-6 t e t t r Ê V<. ce moment du flegme national, & ftf le point d'entrer dans la plus grande ville de 1'Europe, je fentis fortement le cceur mé battre. Les maifons qui bordent les deux cótés du chemin, m'ont paru resfembler un peu a celles de la Hollande; Elles font en briques pures fans platre, d'un entretien asfez foigné quant è la peinture, & pour la plupart entourées, comme chez nous, d'un treillage de lattes peintes en blanc. Apres avoir ainfi couru longtems entre les maifons, nous arrivames enfin fur un pavé. Now, Sï'r, you are in London, (a préfent, Monfieur, vous étes a Londres,) me dit 1'homme a la perruque rousfe. Ce ^ füt la première parole qu'il me dit, & la der» nière fans doute, & le Ciel le veuiile! qu'il me dira. Londres, ainfi que Paris, est une ville fans murailles. Quoique, du cóté de White Chapel oü j'y arnvai, 1'entrée & la première vue n'en foient pas fort impofantes, elle prévient cependant plus en fa faveur que Paris lorsqu'on y entre par le fauxbourg St. Martin. Ses mes me parürent plus larges,. fes maifons moins hautes & plus  VK L*ONDRES. aa^ flus própres, fes boütiques plus briliahtés; & je n'y vis pas la foule de peuple fuir fur Ie pavé devant des "voitures qui les menacoient & fembloient les pourfuivre. De chaque cóté de la rue je voyois de larges proménoirs, oü tout le monde pouvoit marcher fans crainte & fans fatigue; & ce coup d'ceil, quoiqu'il n'ait rien de brillant, ne gêne point du moins, mais flatte plutót & laisfe Tesprit & le cceur a leur aife. Voila le premier appercu de Londres, tel qu'il m'a paru en entrant. Une chofe bien désagréable toutefois, qui me fembla presque détruire tous ces avantages, füt une fumée de charbon de terre, qui vint me prendre par Ie nez & par la gorge d'abord a mon entrée, avant même que j'eusfe quitté le postcoacji. Dans une des-plus belles foirées qu'il foit posfible d avoir, je fus frappé de voir dans les rues une vapeur grisatre, qui jettoit un jour fombre fur tous les objets. Vous n'avez pas d'idée du désagiément de cette fumée & de fon odeur, que je fens pénêtrer jusques dans la chambre oü je vous écris dans ce moment; & j'aime ■ bier*- mieux 1'atmosphère de P 2 mufc  S28 LET .T--1V.E,, Wl.-X rhufc qui eouvre Paris que 1'étouffante atmosphère de houille qui enveloppe cette ville de Londres. • A ce dernier trait vous penferez peut-être que j'exagère k 1'égard de cette noire exhalaifon; mais je vous asfure que pour le préfent je n'en dis rien de trop, & nous verrons iLdans la fuite après un plus long féjour elle me paroitra toujours également infupportable. < Ce füt dans Cornhill ou dans Cheapfide au milieu de la Cité, que pasfant par. une grande porte cochère 'dans une cour, notre voiture s'arrêta & fe débarrasfa de nous. Je pris d'abord un hackney-coach ou fiacre, dont il s'en trouvoit un grand nombre dans la rue, rangés fur une file tout com:me k Paris. Je m'y établis avec mon bagage, «Sc me fis mener k un hotel, appellé Old Cnmmums, k la place de .Covent-garden, oü Mr. de Tengnagell m'avoit adresfé.. Quoique les fiacres .de Londres me lemblent meilleurs ■que ceux de Paris, j'ai dü mettre bien •du tems k faire cette courfe trés ■longue, (Sc qui m'a conduit par beau■coup de rues. J'ai appercu en pas.fant la fameufe églife d.e St. Paul: mais  D Ë L O N '-D R E S. 4«9 mais les maifons qui 1'entourent de trop prés ne m'ont pas permis d'en avoir une bonne vue; & ce qui m'en a le plus frappé, c'est qu'elle est fi noire qu'elle femble plutöt batie de charbon que de pierre. ;» Comme j'avois été annoncé dans mon logement, j'y fus d'abord recu fans que j'eusfe befoin de beaucoup de mon baragouin foit-difant anglois, & 1'on m'y conduifït dans une tres petite chambre, oü il y avoit place a peine pour un petit lit, une petite table (Sc une petite chaife, qui en compofoient tous les meubles. Dans ces espèces de logemens, comme ils font presque tous a Londres, on ne peut rien fe procurer que de la lumière & de 1'eau, cc quand on veut déjeuner, diner, fouper ou boire du thé, il faut aller dans un caffé, dont il y en a grand nombre dans tous les quartiers. Je ne m'étois déja que trop appereu qu'aller dans un endroit public n'êtoit pas mon fait, & un pareil peuple avec un pareil langage fuffifoit pour m'en faire pasfer 1'envie. J'avois pris de 1'humeur contre toute la nation, & caufe des deux gros taciturnes qui m'avoient ennuyé P 3 durant  230 L E T T R B Vt' dürant la journée, & de la vieille tiU te poudrée qui m'avoit abymé mort habit. j'en étois devenu fi timide» que, malgré l'impérieufe loi de la nécesfité, je n'ofois quafi plus hazarder une feule phrafe angloife ; du moins feul dans un caffé je ne 1'aurois jamais ofé ce foir-la: & ce ne füt qu'avec beaucoup de peine &c qu'après de longs pourparlers par la difficulté de nous entendre, que j'engageai enfin un des garcons de mon logement a m'aller chercher quelqué rafraichisfement dans un caffé voifin; ce qu'il ne faifoit, comme il me fit comprendre non fans peine, uniquement que pour m'obliger & fans aucune conféquence pour 1'avenir. j'eus plufieurs de ces petits embarras & désagrémens dans cette journée, mais c'est ainfi qu'on voyage. Le mélange de 1'amer & du doux forme la compofition de toute notre vie; & ce n'est que dans notre raifon & dans notre esprit que nous pouvons trouver de quoi adoucir 1'amer, & dans eux, comme ausfi furtout dans notre cceur, de quoi rendre le doux plus délicieux encore. D'abord a mon arrivée j'avois envoyé  n b v 6 n o r b r 231 vbyé quelqu'un chez Mr. de Teug. nagell, donc j'avois 1'adresfe, pour 1'avertir de ma venue; mais on vint me répondre environ une henre & demie après, qu'il étoit au playhoufe, dont il ne reviendroit que vers lés onze heures. Je ne favois pas trop ce que c'étoit que le playhoufe; d'après la traduction littérale en hol. landois je me ferois fait une iingulière idéé de fes allures: mais dés que> mon homme m'eüt tourné le dos,' appellant mon diclionnaire a mon fecours, j'appris que c'étoit la Comédie. Comme malgré la vapeur de charbon, la foirée a été belle, j'ai pasfé mon tems durant 1'abfence de mon mesfager a parcourir les mes voifïnes. Je crois que ce quartier est un des plus fréquentés de Londres, & d'apres le plan de cette ville que je viens d'acheter, je vois qu'il n'est pas loin de Westminster. Sur la place oh je demeure , est la Salie dé fpeftacle connue fous le nom de Covent-garden. Son entrée est fous une galerie en arcades, appellée the jz'özzas, ou les amateurs peuvent fe procurer des livres, des oranges & P 4 autre  33? L E T T R E VI. autre chofe encore. Les maifons qui entourent cette place ne font point uniformes, comme celles qui décorent les grandes places de Paris; 1'ceil n'y trouve rien qui le flatte; hors une asfez belle églife batie en pierre, toutes les autres maifons font des boutiques ou des maifons de particuliers, & cette place publique, trés grande, mais ausfi peu fymetrique que les notres, n'a rien de bien extraordinaire. Les rues par oh je viens de me promener, font larges, asfez bien pavees, & partout bordées de ces promenoirs ou trottoirs dont j'ai déja dit un mot, qui ont huit k dix pieds de largeur, & qui, élevés d'un demi-pied au desfus de la rue & pavés de grandes pierres plattes & quarrées, offrent a 1'abri des voitures un marcher délicieux au piéton fatigué. Il ne faut pas croire, vous qui connoisfez Paris, qu'ils resfembleat k ceux qui bordent dans cette ville les' ponts & quelques quais, & n'y fervent qu'a en faire regretter plus vivement la privation dans les autres endroits oh ils ne feroient pas moins nécesfaires. Ceux-ci, comme je viens de  deJ- londr.es. 233' de le dire, font plus larges' & de pierres de taille, qui permettent au pied de fe repofer agréablement. Ils me paroisfent li commodes, qu'il femble quafi imposfible d'ufer fes fouliers ou de fe fatiguer ici, quelques longues & fréquentes courfes qu'on fasfe. Dans ce quartier & furtout dans le Strand, large & longue rue voiline de mon logement, presque toutes les maifons font des boutiques, mais les plus belles boutiques qu'on puisfe voir. Elles m'ont frappé par le coup d'ceil brillant de leurs marchandifes, étalées a la vue du public derrière les glacés qui compofent presque toute la facade des maifons, oü 1'ceil au lieu de briques ne voit que d'élégantes armoires vitrées, encore plus élegamment ornées par ce qu'elles renferment. Les pasfans s'arrêtent devant ces boutiques comme a unefoire, pour admirer a travers les glacés ce qu'il y a de nouveau, de galant ou de magnifique. Je m'y fuis tellement amufé, que j'ai été une demie heure a avancer deux eens pas. C'est furtout devant les magalins d'estampes que j'ai vu ras. femblée la 'plus grande foule. Je m!y P J fuis  £-34 L Ê 1 ¥ R B VL fuis mêré, j'ai été heurté, j'ai heufV. té a mon tour, fans que, malgré ma mine étrangère, perfbnne ait feulement fait attention a moi. Avant de rentrer, quoiqu'il fit encore plein jour, j'ai vu déja les lampes ou lanternes allumées, & cette branche de police n'y est pas fi honteufement mesquine que dans notre pays. On n'y a pas, comme en France, la coutume des réverbères, fuspendus au milieu de la rue. Ici ce font desvafes de cristal ou de beau verre, tels que ceux de nos vestibules, attachés non aux maifons mêmes,comme nos lanternes, mais a des ornemens ou grillages de fer qui forment une petite décoration devant les maifons. Ces lumières font en beaucoup plus grand nombre & bien plus également distribuées que chez nous, & quoique plus nombreufes même & de plus d'utilité pour les piétons que les réverbères a Paris, elles éclairent moins & moins également le milieu du pavé, & n'offrent pas, vues du bout d une longue & droite rue, une perfpeétive ausfi agréable. Je ne vous dirai rien du peuple de Londres, pas même un feul mot des fem-  O £„ ' L O W P P. E $• 435 femmes : en voila déja beaucoup pour le premier foir, d'après un coup d'ceil jetté rapidement. Contentez-vous en, je vous prie, jusqu'è ce 'qu'ayant vu Londres quelque tems de fuite, je poürrai vous en mander d'avantage, & vous marquer tout ce que mes föibles yeux féront capables a'en appercevoir. Qui fait ce que le jour de demain va nï'ofv frir? En attendant je vais me coucher. Adieu, mon cher ami, portez-vous bien. LETTRE  V%6 x e t t r e VII. L E T T R E VII. londres, Samedi, 17 Mai 1788. C'EST maintenant que je vais enfin vous préfenter quelques nouvelles connoisfances trés intéresfantes, que je viens de faire tout récemment. Ce jour de demain, dont je vous parlai en fïnisfant ma dernière lettre, a beaucoup produit, & ma mauvaife humeur contre les Anglois'& les Angloifes s'est presque entièrement dis. upée. Mais avant de procéder plus loin, il faut que je reponde a quelques unes de vos réfiexions fur les voyages, dont vous me paroisfez n'être Eas un grand partifan. Vous appréendez, mon cher ami, qu'ils ne me gatent Pesprit & ne me dégoütent de ma patrie. Ne craignez rien, il n'y a point de danger. Quoique je ne puisfe désavouer que, hors une partie de Ia Westphalie, je n'ai pas encore  DE, L O N D R E S. «3 encore vu de pays étranger qui ne foit plus beau que le notre, oii le peuple ne foit plus gai & la manière de vivre plus agréable, notre patrie cependant ne manque point de fon cöté de plufieurs agrémens , qui lui font presque exclufivement propres. Croyez-moi, quoiqu'on en dife, celui qui voyage, k moins qu'il ne foit tout-a-fait un fot, apprend mieux k connoïtre les avantages de fon propre pays que celui qui reste toujours chez foi, & qui, mü fouvent par un aveugle préjugé, femble jaloux des moindres éloges qu'on donne a d'autres contrées, & vante k tout propos, mais par amour-propre & fans connoisfance de.caufe, le pays que lui même il habite. II me femble en outre qu'il faut avoir bien peu d'esprit pour regretter trop vivement ce qu'il est imposfible de trouver chez foi, & bien de puërile vanité pour en parler toujours. Irai-je, paree que j'ai vu des fpeftacles brillans a Paris & ailleurs, dédaigner ces troupes ambulantes qui viennent quelquefois dans notre province pour nous amufer fur des tréteaux moins magnifiques, & comme un fot me priver avec osten- tation  238 WUX T T 11 E VU. tation du plaifir que goütent les atti tres? Eh mon ami! lorsque 1'abeillé ne trouve point de jardins oü il croit des rofes, elle fe contente des firn- Êles fleurs des champs & fait en tirer s. miel le plus doux. Me croyez* vous donc moins fage qu'un infe&e? D'ailleurs, quels que grands que puisfent nous paroitre les désavantages de notre patrie, un penchant fecret nous mcline toujours vers le pays qui nous a vu naitre, oü nous retrouvons les habitudes dans lesquelles nous fumes élevés, qui nous rappelle les jeux innocens de notre enfance; vers ces lieux intéresfans oü füt pousfé le premier foupir, oü coulèrent les premières larmes, oü nous vïmes le premier fourire de la tendresfe, oü nous ceuillimes le premier baifer de 1'amour. C'est la que font les liens les plus chers & les plus étroits du cceur, les parens ou les enfans, les attachemens, les liaifons intimes, qu'on ne craint pas de quitter quelquefois pour s'amufer ou s'inftruire, mais qu'on n'abandonne point pour longtems fans de cuifans regrets. C'est la qu'en fe les rappellant on penfe encore voir renaitre ce contentement pur,- cette infou-  O. E, LiO N D R E S. 239 Infouciance délicieufe de 1'enfance, qu'on ne retrouve pas. dans un age plus mur, & dont un fouvenir léger, mais doux, reste toujours caché au fond de notre cceur pour fe réveiller de tems en tems. C'est la que mille resfouvenirs locaux nous touchent, que des ruisfeaux, des bosquets, des arbres, des chambres, de fimples meubles, que tout intéresfe, que tout affecie, en nous retracant d'anciens plaiiirs, & même quelquefois des peines pasfées, mais dont la mémoire n'est point fans charmes, & leur fur. vit au fond de notre ame , comme un monument toujours fubfistant de nos plus tendres affections, cruellement éteintes dans leurs objets. Oui, je le fens vivement, la patrie reste toujours chère; & après avoir longtems couru le monde, vu beaucoup 'de pays & d'hommes, lans doute on en revient toujours a fes amis de cceur, a fes anciennes connoisfances. Notre devoir ausfi bien que notre inclination, notre gratitude ausfi bien que nos attachemens doivent nous li. xer dans notie patrie pour la fervir comme pour 1'aimer; & s'il est doux de .patcourir cette terre oh la nature • * est  «4° L-E iT T .R E VIL est fi variée, de voir le monde, ce grand thé&tre oü les hommes jouent tant de róles différens, il ne doit pas Pêtre moins fans doute de vivre enfuite & de finir fa vie dans les mêmes lieux oh on la recüt. J'ai lu récemment quelque part avec beaucoup de furprife, (■) que les voyages émousfent la fenfibilüé, qu'un voyageur d fon retour n'aime plus rien, • 6? que la fenfibilüé, qui se nour- ritdans le silence (y la retraite, s'évapore dans le tourbillon qui Vagite. (*) II m'est imposfible de foufcrire a une fi étrange asfertion, & je n'appercois pas fur quoi elle peut être fondée. Lorsqu'il existe dans 1'ame une fenfibilité naturelle, je ne penfe pas que la vue de pays étrangers ou le commerce toujours fuper- ficiel (O Discours actdémique & courtinne de Mr. ïavocat Turpin fur les voyages. (z) Ce ne feroit pas la 1'avis du ce'lèbre auteur du Voyage fentimental, ni, j'ofe croire, de toute autre perfonne d'expérience & véritablement fenfible: il fent terriblement fon mifanthrope. La fenfibilité s'amortit plutót dans la, rettaite, faute d'objet: on doit L'exerccr, il Ini taut de i'aliment pout la nourrir.  DE LONDRES. 241 ficiel de fes habitans foit jamais capable de 1'étouffer. Au contraire, ils ï'avertisfent, ils la réveillent, & 1'on n'aime jamais d'avantage fa patrie & fes compatriotes que lorsqu'on s'en trouve éloigné. Mais quand même on auroit 1'esprit gdté au point de trouver ailleurs tout meilleur que chez foi, encore une ame fenfible fent-elle un certain vuide, & ce meilleur étranger manque pour lui de eet asfaisfonnement intérieur, de ce charme, du fentiment qu'une longue habitude peut feule donner. Si dans ce livre on ne prétend parler que de voyages malfaits, il n'ètoit pas befoin de tant d'éloquence pour prouver que ce qui est malfait ne vaut rien & peut devenir nuifible. Si c'est de voyages de long cours, de plufieurs années de fuite, encore ofé-je croire qu'ils n'influent point fur les fentimens d'un coeur naturellement aimant & affectueux, & j'ai fouvent fenti au dedans de moi que les nouvelles connoisfances font rarement oublier les anciennes, mais fortifient plutót par des comparaifons avantageufes les liaifons de plus longue durée, les attache% Part. h Q mens  S42 L E T T R. E VII. mens étayés par 1'habitude & éprotu vés par 1'expérience. Au reste, laisfant k part rinftruc-. tion, qui pour un esprit bien fait forme un amufement par foi-même & n'est pas un des moindres objets des voyages, connoisfez-vous dans notre pays , dans ce tombeau de toutes les jouisfances vives & délicates, des plaifirs qui valent ceux qu'ils procurent. Quelle fituation fatisfaifante que d'être asfis dans une bonne chaife de poste, entouré de cartes & de livres, lifant, regardant, rêvant toura-tour , & voyant pasfer fuccesfivement devant ibi les plus beaux tableaux animés de la nature, & tout ce qui k un homme qui n'est pas abfolument hébêté, doit infpirer le plus vif intérêt! Quel agrément piquant que de fe trouver dans une voiture publique oh 1'on s'inftruit & s'amufe a la fois, oh 1'on voit mille objets finguliers, oh 1'on entend mille chofes plaifantes! Quel plaifir de par. courir k cheval & de pouvoir examiner a fon aife un pays oü 1'on trouve a tout 1'intérêt de la nouveauté! Quelles délices de voyager a pied dans un canton que 1'on n'a jamais vu, de  de londres. 24 ;> de pouvoir fureter dans chaque petit coin, de ne manger que quand on est bien affamé, de ne boire que quand on est bien altéré, de fe repofer quand on est las, de s'arrêter dans un endroit qu'on trouve beau, & d'être partout content de fon gïte. C'est alors qu'on dort fur quelques bottes de paille comme fur un lit de rofes; c'est alors qu'on dine avec volupté des mets les plus fimples, & que 1'appetit asfaisfonne les plats beaucoup mieux que ces cuiliniers empoifonneurs, qui émousfent notre palais & ruinent notre estomac. Encore li tout cela fe bornoit a être momentané, ce ne feroit que peu de chofe. Mais tandis que presque tous les autres plaifirs font courts, s'oublient ou font fuivis de regrets, ceux des voyages fe perpétuent & furvivent dans la mémoire, parés d'un charme toujours nouveau. On anticipe fur le tems futur fans que le préfent y perde, & pendant qu'on receuille le contentement & la fanté pour le moment même, on fe ménage pour Favenir de nouvelles, liaifons & des resfouvenirs agréablès. O! que ne puis-je voyager durant Q 2 tout  S44 l t T T R I VII. tout eet été! Je ne ferois point aio» resferré dans 1'espace étroit d'une campagne, toujours environné des mêmes vues, toujours me promenant dans les mêmes bosquets, toujours asfis fur les mêmes gazons, toujours ombragé par les mêmes allées, toujours asfoupi par le murmure du même ruisfeau, toujours attaché comme un végétal au fol oh 1'on m'a planté; le corps toujours mü dans le même cercle, & 1'ame toujours retrècie par les mêmes idéés. Les objets qui m'auroient frappé Ja veille, ne feroient plus fans cesfe ceux qui me frapperoient le lendemain; le foleil en fe couchant ne defcendroit plus continuellement pour moi fur le même horizon; & après avoir joüi d'une délicieufe foirée dans un pays de montagnes, je pourrois pasfer la fuivante non moins agréablement dans un pays de plaine. Alors toute FEurope deviendroit mon jardin, des royaumes étendus feroient mes promenades, des nations entières mes vifites de voifinage, de vastes forets mes bosquets, des montagnes élevées mes terrasfes, de larges fleuves mes ruisfeaux, des lacs immenfes mes étangs, de  DE LONDRES. 245- de grandes plaines cultivées mes parterres. A cette extravagante explofion de ma tête exaltée il me femble vous voir lever les épaules de pitié. Hélas! je fais que je fuis fou: je fais ausfi que les hommes fages aiment k étudier leur propre pays, a cultiver leur propre jardin: mais fouvent ce n'est qu'après avoir beaucoup vu,, qu'après avoir commencé par parcoum plufieurs pays, qu'ils trouvent doux enfin de ie repofer dans le leur. Pour moi, qui d'ailleurs fuis bien éloigné d'être fage , j'ai débuté de bonne heure par rester chez moi dans ■Ia folitude & la tranquillité; par vivre en petit patriarche, nourrisfant des troupeaux, plantant des arbres & femant des graines. Ne pourrai-je donc pas a mon tour voir comment est fait ce monde oü je m'apperqois que mes livres m'ont laislé entièrement étranger, & devrai-je toujours retenir mon corps dans un feul petit point, tandis que mon imagination déborde de tous céttés, & que mes defirs curieux errent k des milliers de lieues? Un tems viendra fans doute oii je dirai: Q3  246" t E I T M VIT. ó! qu'il me foit permis de vivre & de mourir ici! Alors je les reverrai avec volupté, ces allées oü clraque arbre me retrace des fouvenirs, ces jardins qui font mon ouvrage. Mais aujourd'hui je ne fais quelle ardente inquiétude m'agite Ces arbres que j'ai plantés, mais que je vois tous les jours, ces arbres ne me difent Ïilus rien, ou mon coeur du moins ne es comprend plus; le commerce de mes vaches & de mes moutons commence k me devenir infipide, & le murmure même de mon ruisfeau, fi charmant mais toujours le même, perd a la longue de fon intérêt. II n'y a que mes livres qui m'offrent encore des jouisfances toujours nouvelles: mais, comme ils ne font pas abfolüment attachés au même endroit, ils peuvent m'accompagner partout oü je vais, & fuspendre, accroitre, varier, asfaisfonner mes autres plaifirs. Tel est le délire de mon esprit; «Sc tout le fruit que vous retirez de vos réflexions fur les voyages, est un déluge de phrafes par lequel je vous abyme dans un profond ennui. II fe peut cependant que vous ayez raifoh, mais je ne fuis pas capable pré- fen-  DE LONDRES. 247 fentement de vous entendre. Dans quelque tems peut-être je deviendrai plus fage : jusques-la tout ce, que vous me direz fera paroles perdues. Maintenant quand je fuis chez moi, je voyage toujours dans mon imagination; je lis, je penfe, jeprojette, je calcule, je rêve voyage: de grace laisfez au tems ou aux circonftances la ta> che difficile de me guérir de ma folie. Au reste, je n'ignore pas que les voyages peuvent avoir leurs inconvéniens; & 1'on trouve k ce fujet dans la Nouvelle Héloïfe (J) un pasfage par rapport aux Génevois, qui ne s'applique que trop a nous autres Hollandois, & que nous ne pouvons graver trop profondément dans nos cceurs. Le Génevois tire fes vertus de hii-même, fes vices lui viennent d'ailleurs. Non feulement il voyage beaucoup, (le Hollandois qui ne commence qu'a voyager, voit beaucoup d'étrangers dans fon propre pays,) mais il adopte aifément les mmurs êf les manières des autres peuples; il parle avec facilité toutes les langues; il prend fans peine leurs divers accens. Plus humble Q 4 de (1) Part. VI, lett. }.  54cï t E T T R E VII. de fa petitesfe que fier de fa libertê, il fe fait chez les nations étrangères une honte de fa patrie; il fe hdte pour ainfi dire 'de fe naturalifer dans le pays oü il vit, ■ comme pour faire oublier le Jien; peut-étre la rêputation qu'il a d'être dpre au gain contribue-tlelle d cette coupable honte. II vaudroit mieux, fans doute, effacer par fon désintéresfement i'opprobre du nom Génevois, que de l'avilir encore en craignant de le porter: mais le Génevois le méprife, même en le rendant estimable, (f il a plus de tort encore de ne pas honorer fon pays de fon propre mérite. Sans avoir rapport aux voyages, la fuite de ce morceau m'a paru de même fi fingulièrement applicable a notre nation, que je ne puis réfister k 1'envie de vous le copier comme le précédent. Quelque avide qu'il puisfe étre, on ne le voit guères aller a la fortune par des moyens ferviles &? bas; il n'aime point d s'attacher aux Grands &? d ramper dans les Cours. L'esclavage perfonnel ne lui est pas moins odieux que l'esclavage civil. Flexible— comme Alcibiade, il fupporte ausfi peu la fervüude, 6f quand il fe plii aux ufages des autres, il les imitt fans  DE L O N D R E S. 240 fans s'y asfujettir. Le commerce étant de tous les moyens de s'enrichir Is plus compatible avec la liberté, est ausfi celui que les Génevois préfèrent. Ils font presque tous marchands ou banquiers , cf ce grand objet de leurs defirs leur fait fouvent enfouïr de rares talens que leur prodigua la nature.—■— Ils ont du génie ö3 du courage, ils font— pénétrans, il n'y a rien d'honnête 6? de grand au desfus de leur portee. Mais plus pasfionnés d'ar gent que de gloire, pour vivre dans l'abondance ils meurent dans l'obfcurité, &? laisfent d leurs enfans pour tout exemple l'amour des tréfors qu'ils leur ont acquis. En relifant ce pasfage je crains presque d'en avoir trop copié: mais hony soit qui mal y pense. Voila 1'article des voyages fini. Maintenant pour vous punir je vais de nouveau vous faire voyager avec moi, & vous transporter au milieu de Londres, dans mon grand hötel & dans ma petite chambre. Jeudi matin Mr. de Tengnagell vint me voir de trés bonne heure. Aprês les premières démonftrations de joye de nous retrouver dans ce pays étranger, il m'invita de la part de Mr. & de Mad. Q 5 Olmius,  25<3 L E T T R B VII. Olmius, que je n'avois jamais vus* k diner tous les jours chez eux, ausfi longtems qu'ils resteront k Londres. J'acceptai avec beaucoup de plaifir cette politesfe inattendue plus, Ie Charlotte-ftreet, rue large &: bien aërée, aboutit a la campagne,deforte qu'a travers les maifons, lafoule de peuple, «Sc tout Ie luxe «Sc le fracas d'une ville immenfe, je puis voir de loin un payfage charmant, des collines, des champs, des prairies, des arbres, des vergers, tout ce qui peut récréer les yeux «Sc dilater le cceur d'un amateur des beautés champêtres: en un mot de ma fenêtre j'appercois d'un coup d'ceil 1'enfumée ville de Londres «Sc la fraiche campagne d'Angleterre. Ajoutez a cela que mon höte est un Allemand, qui n'a pas entièrement oublié fa langue maternelle, bien qu'il la parle mal ayant féjourné trente fix ans dans ce pays-ci, «Sc que mon hótesfe, quoique angloife, a pasfé dans fon enfance quelque tems dans un couvent de Flandre, dont elle a retenu un peu de francais barbare, qui ne laisfe pas que de fe comprendre. Mes chambres d'ailleurs font trés jolies, contigues 1'une a 1'autre, «Sc plus que proprement meublées. Tapisferie, tapis de pied, glacés, tableaux, meubles en bois de mahony, rien n'y est magnifique, mais tout agréa- ble,  D ï londres. 253 ble, tout y rit a la vue. J'en paye vingt-quatre fhellings ou une guinée & trois fhellings par femaine, environ treize florins & demi, argent de Hollande. Je n'y fuis établi que depuis hier matin; & préfentement, bien que dans Londres, je fuis chez inoi, & dans ce moment même, mon cher ami, entièrement a vous. Je ne rentrai qu'a trois heures, bien content de cette première courfe; & après avoir fait ma toilette, j'attendis avec une impatience inquiête Pintéresfant moment qui m'alloit ouvrir la porte d'une maifon de Londres, & me faire faire connoisfance avec une familie angloife dans fon propre pays. Enfin quatre heures fonnèrent, Ia voiture vint, & je partis. Me voila donc en chemin, rêvant a ce que j'allois dire & faire, ma fotte tête. étrangément confufe, & mon ridicule cceur battant d'embarras, de curiofité & de mille autres fenfations. Cependant j'avois mal retenu la rue de Mr. Olmius, & j'en avois nommé une faus. fe au cocher, deforte que nous nous égarames, & que je fus cruellement en confuüon avec mon voiturier, mon langage  454 L 2 T T R E VII. langage & ma mémoire avant d'arri» ver k 1'endroit oh je devois être. Enfin nous y vinmes. Mon domestique, encore plus déconcerté que' moi, voyant a la porte un marteau & une fonnette, fe trouva dans le cas de 1'ane de la fable, & n'ofa toucher a 1'un ni k 1'autre. Impatient je m'élance de ma voiture, & volant k la porte, je fonne & heurte a la fois. Un domestique accourtouvre avec grand bruit, & me dit, Sir. Me voila la bouche ouverte, & ne fachant quafi comment répondre. Toutefois, a travers mille difficultés, je parviens enfin en haut k la chambre de Mr. de Tengnagell. A peine y fuis-je , qu'a la porte que j'avois laisfée entr'ouverte, j'entends quelque bruit, une robe en mouvement, une Dame qui pasfe; & bientót une jolie petite voix qui s'écrie en hollandois mal prononcé, mais trés intelligible: hoe vaar-je, Mynheer? Trés furpris j'accours , j'ouvre, je veux voir on étoit déja loin. Qu'est-ce-que cela? m'écriai-je: on rit a mes questions, & j'apprends enfin que c'est une jeune Demoifelle fort enjouée, amie de Müs Olmius & lo- gée  DE LONDRES. 255 gée chez elle, qui s'amufe parfois er» badinant k répéter quelques phrafes de notre langue. Nous defcendimes enfuite, & Mr. de Tengnagell me préfenta a Mr. & k Mad. Olmius, qui fe trouvoient feuls dans le fallon. Mistrifs Olmius me parlant d'abord en trés bon francois, me fit plufieurs questions fur mon voyage, & m'acceuillit avec toute la politesfe, 1'aifance & la cordialité imaginables. Bientót la porte s'ouvrit, & je vis entrer deux jeu nes Demoifelles, dont 1'une étoit Mifs Fanny Olmius, fille unique de Mr. & Mad. Olmius, & 1'autre Mifs Lucy Elyott, fon amie. Je leur fis mon compliment, mais muet. Monfieur, me dit Mistrifs Olmius, ces Dames parient francois. Je tachai donc pour entamer la converfation de tirer quelque chofe de ma veine galante, trés mal fournie : je leur parlai; mais point de réponfe. Autre question; rien. Nouvelle tentative; pas d'avantage: une petite inclination de tête, voila tout; puis des petits ris entre elles deux, & furtout chez 1'amie un fourire joli, mais malicieux, & des yeux qui difoient: voila un Hollan. dois  256* t e t -t r X VIL dois bien embarrasfé. Je I'étois urj peu effectivement: cependant je fouris k mon tour, & marmottai quelques mots en hollandois k Mr. de Tengnagell, pour ne pas perdre ma contenance. Peu après je recommencai de nouveau mes attaques; mais ce füt encore en vain: j'avois beau frap. per: on étoit fourd; les portes restoient fermées: & trouvant cette pre-, mière avenue fi peu battue, fi raboteufe, mon cceur fe resferra, je fentis fe réveiller mon ancienne naturelle & fotte retenue, furmontée depuis par Fhabitude, le raifonnement & de bons acceuils, & dans mon impatience me dépitant contre ce tisfu impénétrable d'épines qui s'élevoient pour moi autour de ces jolies fleurs, je me dis en moi-même: ö Gueldre! ó ma chère Gueldre ! pourquoi t'ai-je quittée ? En même tems je me rappellai ce que m'avoit dit Mr. Brown au coin de notre feu a Helvoet, ne penfant pas alors que moi-même j'éprouverois fitöt la vérité de fon obfervation. Enfin nous defcendimes pour diner. La s'ouvrft pour moi une nouvelle  DE LONDRES. 257 veile fcène, & commenca un nouvel embarras d'une autre espèce. J'avois Sppris ma lecon pour m'adresfer aux öomestiques fans incongruité: mais j'héfltois k ouvrir la bouche, & il me fembloit bizarre de devoir demander a manger & k boire de l'air & du ton d'un écolier qui récite fa fyntaxe. Le diné étoit fort bon; deux fervices, chaque fois de fept plats: mais je ne favois trop comment m'y prendre pour en ufer. Nous n'avions point de ferviettes, mais une grande nappe en tenoit lieu; un couteau k droite, '& la fatale fourchette a deux dents k gauche. J'étois donc la, obfervant mes voifins, faifant comme eux, mais gauchement, & manceuvrant bravement du couteau & même li adroi tement, que je finis par m'en blesfer a la langue. Pendant que je m'occupois ainÖ de ma béfogne avec tant d'application & de fuccès, Mad. Olmius me 'demanda fi je voulois boire un verre de vin avec elle; c'est la coutume angloife: je répondis que volontiers; c'est la mienne. Puis.— Quel vin choifirezvous?— Un tel.— j'en nommai un. Nous bumes alors a la fanté 1'un de Part. I. R 1'autre;  95& L E T T & E . VIL , Pautre; enfuite k celle de toute. la compagnie. Ces espèces de falut$ fe renouvellent a chaque verre, même en buvant de la bière. On s'ap. percoit par lè, comme par plufieurs autres cérémonies en ulage dans ce pays-ci, que cette nation, qui s'esf mife au desfus de tant de chofes. n'a pas encore fecoué tout-a-fait 1'asfujettisfement aux petites étiquettes, & furtout a celles de table. Le diné fini, 1'on apporta plufieurs différentes espèces de fromage, toutes délicieufés. Enfin la nappe füt levée; je vis paroïtre k nud une table de bois de mahony, toute refplendisfante de beauté, & nous resumés chacun une petite ferviette gentille a franges, que perfonne ne déplia, hors moi étourdi, mais fur la quelle je m'appercus enfuite que c'est la coutume de pofer fon verre. Sur cette table découverte & brillante füt fervi le desfert: non pas un de ces desferts énormes & d'ostentation, qui furchargent nos tables Sc parfois nos estomacs, & qui font le réiuitat de la profonde méditatjon ainfi que le prodige de Fesprit inventif de quelques unes de nos bonnes femmes  DE LONDRES. t$g xnes Hollandoifes; mais un joli petit desfert mignon de cinq k fix plats', compofé d'oranges & de confitures. Si la manière de manger de cette compagnie me .parüt différente de la notre, leur commerce entre eux, leur familiarité, leur badinage me le parurent beaucoup moins. Ils me plürent, paree que j'y reconnus ce naturel, cette aifance, cette liberté que j'aime tant, & qui font k mon goüt le charme de la fociété. On étoit fort gai, mais, hélas! c'étoit en anglois; & tout ce que je pouvois faire, étoit de regarder beaucoup, d'obferver un peu, & de rire quelquefois avec la compagnie. De tems a autre cependant Mistrifs Olmius m'entretenoit en francois. Quant avec les jeunes Dames, il falloit bien me taire ; mais notre connoisfance néanmoins commencoit k fe faire infenfiblement tout en riant; & je presfentois que leur roideur, fi je puis m'exprimer ainfi, fe disfiperoit a la longue. Au reste, quelque dur que me parüt leur filence , dans le fond de mon cceur j'étois leur avocat malgré moi. En les regardant, je resfentois du chagrin, mais non du méR 2 cori-  a6o lettre VII. contentement, & elles portoient pour moi leur excufe fur leurs vifages & dans leur fexe. En effet, ont-elles fi grand tort? me difois-je; & pourquoi ces demoifelles Angloifes feroient-elles obligées de faire d'abord la belle converfation avec un étranger qu'elles n'ónt jamais vu, qui vient la tomber comme une bombe au milieu d'elles, & leur conter avec fa mine hollandoife quelques plattes balivernes dans ün langage qu'elles .n'aiment pas? Apres une demie-heure de desfert les Dames fe levèrent de table & montèrent: nous restames encore k boire, k caufer, & quant k moi, a m'ennuyer beaucoup, jusqu'a ce qu'elles nous firent avertir de monter. Nous trouvames alors 'le thé prêt, & une asfiette de petites beurrées, qui 1'accompagnent toujours dans ce pays. Après le thé nous allames au Vaux.hall, Mr. de Tengnagell &C moi; mais je vous en parlerai dans une autre lettre, ainfi que de mes coürfes de hier matin, ne voulant pas vous faire quitter ces Dames dans celle-ci, fans confolider un peu d'avantage cette première connoisfance, encore bien  DE LONDRES. 2 61 bien legére. Avant mon départ Mad. Olmius eüt la politesfe de me dire, que comme elle alloit diner le lendemain chez Sir Harry Gould, Grand Juge du Comté d'Esfex, elle m'y conduiroit , fi je voulois, & m'y préfenteroit elle-même. Je fus donc chez elle le lendemain un peu avant cinq heures, & nous allames de la tous enfemble chez Sir Harry. . Imacinez-vous ma fingulière pofi\ tion de me trouver ainfi, moi qui ne venois que d'arriver dans le pays, comme établi au milieu d'une familie angloife qu'a peine je connoisfois, & introduit par elle dans une maifon tout-a-fait étrangère, & chez des perfonnes qui ne favoient p.is même que j'étois au monde, Sir Harry demeure asfez loin de chez nous, a Lincolns Inn Fields, une des plus grandes places publiques de Londres, & décorée dans fon centre d'un joli basfm. Je fus préfenté par Mistrifs Olmius a Sir Harry & a Lady Gould, fon époufe, tous deux déja d'un certain age. Her Ladypiip, car c'est ainfi qu'on 1'intituloit de tems a autre dans la converfation, me dit quelques mots en anglois, auxquels je répondis par une R 3 belle  26*2 l e t t R e VII. belle révérence hollandoife; & voila' ?ui füt fini pour toute la journée. Ti Sir Harry ni Lady Gould ne parloient francois, «Sc de toute la compagnie , asfez nombreufe tant en hommes qu'en femmes, perfonne ne pouvoit ou ne vouloit s'expliquer én cette langue. Malheureufement je ne fus point placé a table a cóté de Mad. Olmius, deforte que le Silence perfonifié ne pourroit avoir une autre mine que la mienne durant tout ce tems, «Sc que ma langue eüt tout le loifir de fe guérir de fa blesfure de la veille. Encore fi j'avois pu comprendre quelque chofe de la converfation; mais, excepté quand on m'offroit d'un plat, ou qu'on me demandoit fi je voulois boire un verre de vin, je vous jure que je n'entendis rien a tous les fifflemens qui fe croifoient, «Sc dont ils compofoient leurs discours. Parmi les désagrémens d'un pareil filence forcé, fe trouvoit pour moi néanmoins un avantage. C'étoit d'être exempt de cette fatigante béfogne de devoir foutenir la converfation avec des gens que 1'on ne connoit pas, ou en créer une, lorsque 1'esprit ne fournit  DE LONDRES. 263 fournit rien. Cette fécheresfe de discours qui met 1'esprit k la torture, cette converfation qui tombe a tout moment & qu'il faut relever fans cesfe, m'ont fouvent fait un fupplice de la fociété. Autant qu'il me paroit doux de pouvoir en confiance & en liberté caufer avec des perfonnes qui favent vous répondre ainfi que vous en-tendre, c'est-a-dire, ni plus ni moins ■que vous ne penfez; autant je trouve infupportables ces compagnies, oü n'ayant rien a faire & guères a dire, on ooit rester désoeuvré tout le tems; ce qui malheureufement n'est que trop fouvent le cas, furtout pour notre fexe. Le moyen alors de ne pas •dire mille platitudes , lorsqu'il faut parler fans cesfe pour amufer les Dames ou faire contenance. Ce ne feroit rien encore que des platitudes: mais c'est ordinairement de cette nécesfité de faire une converfation que nait la fource empoifonnée des médifances, des tracasferies, des menfonges, des jugemens précipités ou faux, de tous les vices des petites ames. Ausfi nulle part a mon avis les hommes risquent-ils autant. de fe retrécir 1'esprit que dans la fociétë R 4 de  8(54 IEITRE VIL de quelques femmes, fi agréable, fi utile, fi nécesfaire en général & k tant d'autres égards. Du moins, sü faut y parler beaucoup, lors même qu'on n'y a rien dire, vaut-U mieux, pmsque la folidité & le ton féneux s'y trouvent fouvent déplacés, fe divertir k y dire des folies que des fottifes. Les jeunes Dames ne parloient guères plus que moi, & fe tenoient tranqmlles, modestes, & receuillies quafi comme a une églife. Mais elles écoutoient du moins; &, je m'appercevois que Mifs Elyott, bien qu'elle fe tüt comme les autres, fe plaifoit beaucoup a la converfation, s'y intéresfoit, s'y mêloit même malgré fon filence; car elle fourioit parfois, & fes yeux ainfi que toute fa figure parloient chez elle. Le diné fut asfez bon; mais je vous parlerai dans la fuite de la cuifine de ce pays. Nous avions des ferviettes, tout comme chez nous; mais je m'appercus avec quelque furprife, que Mils Olmius mit la fienne toute pliée a cöté d'elle fans s'en fervir. Après les deux fervices & 1'apparition des fromages, la nappe füt levée, - les  DE L O N D R E ;S. 265 les vins & les verres arrivèrent, mais point de desfert; & il n'y eüt plus rien qu'un drap vert qui resta fur la table. Ce drap vert & ces verres n'étoient pas faits pour retenir longtems les Dames avec nous: bientót elles fe levèrent & nous quittèrent a mon grand regret; car dans ma nullité cc 1'oifiveté forcée de ma langue, leur aspect du moins faifoit ma confolation. Alors les bouteilles ainfi que les discours s'animèrent, & il y eüt presfe de paroles & de fantés. j'ecoutois les unes en baillant, mais fans les comprendre ; je faifois raifon aux autres en bon Gueldrois, mais fans m'y complaire. Du reste je m'ennuyai beaucoup. Je m'étois amufé longtems a manger, regarder, obferver, a fourire même de tems a autre pour entamer quelque intelligence avec nos jeunes Dames, que je me plaifois, bien qu'elles ne m'eusfent jamais dit un feule parole, a confidérer dans cette maifon étrangère comme d'anciennes connoisfances. Mais enfin, lorsqu'elles furent parties, mon attention ne tenant plus a rien, je me perdis dans de vagues distra&ions; & durant eet éternel desfert, tout en R 5 recevant  26*6* LETTRE VII. recevant la bouteille & en 'remplisfant Sc vüidant mon verre, j'étois bien loin de 1'Angleterre, & je m'arnufois dans mon imagination è fairè une petite excurfion dans ma chère . patrie. Aussi j'ai lieü de croire, & je le fentis moi-même dans ce moment, que je faifois aux yeux de ces Anglois une asfez ndicüle figure. Mais s'ils le trouvèrent ainfi, ils n'en firent pas femblant; & quoiqu'ils fusfent asfez polis & m'offiïsfent è boire oiot - cependant mes ' chétives  *rS8 t, E T T R Ef VU, chétives idéés, fi désavantageufement habillées; & une fois en train, nous restames plus d'une heure & demie, tandis qu'on préfentoit le thé, asfis a nous quatre prés de cette fenêtre a caufer & a rire. Nous pariames de 1'Angleterre, de la Hollande, de Spa, de mille autres chofes, & ffmes même des plans de voyage pour 1'avenir. Nous nous amufames ainfi jusqu'a neuf heures & demie. Alors arriva le carosfe de Mistrifs Olmius, qui nous mena nous cinq a Ranelagh, Mr. Olmius préferant de n'être pas de la partie. Ranelagh est a 1'Occidentde la ville, dans le village de Chelfea, a une petite demie-lieue de Westminster, & presque a une lieue de la maifon de Sir Harry Gould. Ce trajet toutefois me parüt trés agréable. On caufa, on chanta, on füt trés gai dans la voiture; & moi, dont la langue étoit enfin dégagée de fes entraves, dont le cceur furtout étoit plus a 1'aife, je m'amufois de tout & riois de la moindre bagatelle. Je ne pourrai point cette fois vous ' parler de eet endroit célèbre: je referve & Ranelagh & le Vaux-hall & plufieurs autres particularités pour une ; j ' lettre  DE LONDRES. SÓO lettre fuivante. Nous restames tard, comme c'est la mode, & ne rentrames qu'après deux heures: après quoi, ayant foupé encore chez Mad. Olmius, je ne me couchai que bien avant dans la nuit, & me vo'ici déja levé pour vous écrire. Vous vous appercevrez fans doute a mes lettres , que, bien que datées du jour de leur dépari, elles font écrites a différentes reprifes. j'espère que pour cette raifon vous voudrez bien excufer Pinégalité de mon fïyle, quelque choquante qu'elle puisfe vous paroi'tre d'ailleurs. Je cours, je vois & j'écris tour. a-tour. J'interromps & reprends au moins dix fois chaque lettre. Elles n'en font pas meilleures; mais fans cela vous fentez bien ?u'il me feroit imposfible d'écrire. >uant au langage, devons-nous, vous 6c moi qui, d'après 1'ufage asfez général de notre pays, traitons notre correspondance familière en francois & réfervons la langue nationale pour des matières plus graves, devons-nous nous être mutuellement bien rigides fur la pureté de cette langue étrangère? Cette Lettre devient fans fin. Je öe fais* mais je ne- puis conclure. C'est  27© LETTRE VII. C'est comme un torren t retenu qui s'ouvre un pasfage; & je femble me décharger dans mon cabinet de toutes Jes paroles accumulées & de toute 1'effervefcence de babil que j'ai di> étouffer ces deux derniers jours. Je fens qua 1'avenir je ferois bien de ehanger de ton: mais le pourrai-je? Ma plume va comme ma penfée, & ma penfée puis-je la régler? Peut-on conduire le zéphyre qui fe joue dans les rameaux & caresfe les arbrisfeaux des bocages? Peut-on diriger les fauts du chevreuil qui bondit fur les flancs des collines? Cependant, fi je ne puis la gouverner tout-a-fait, comme j'entrerai dans plus de détails, je tacherai du moins de resferrer mon ftyle; car quand même le bon goót ne me le difteroit pas, la nécesfité m'en feroit une loi. Puisfai-je de même dans mes lettres suivantes vous épargnermes digresfions, mes longueurs & tous ces rêves d'un homme éveillé, qui fans doute ne vous ont guères intéresfé dans cel, les-ci! Du reste, mon cher ami, en finisfant cette lettre , j'ai une feule prière a vous faire. Faites-moi le plaifir de  DE LONDRES. 2^1 de m'avouer fincérement, fi ma correspondance vous ennuye. II n'est peut-être pas en mon pouvoir de vous amufer, mais il 1'est bien de cesfer d'écrire. Si vous ne voulez pas que je continue a vous griffonner mes narrations, a vous barbouiller mes tableaux, vous n'avez qu'a dire; ma plume ne bougera plus. Ausfi longtems qu'elle est en repos, je fuis maicre de 1'y laisfer: mais une fois mife en mouvement, je ne fuis plus capable de la retenir. Ainfi donc, fon. gez-y. Adieu, mon ami. F I N DE LA PREMIÈRE PARTIE.  FAUTES A CORRIGER. Page iq, ligne 21, ombre-. lifez fombte. ■ 22, 5, rangé: lifez rangée. 30, 18,leur: lifez leurs. 37> i7,douces: /i/èzdómes. ; 43 > 5>$--lifezSt. Ibid. 2i3ou: lifez on. 55 > ■ 11, port de mer : lifez port. 129, —• 24, couvinrent: lifez convinrent. 1 162, 22, crowm: lifez crown.