01 0181 9693 UB AMSTERDAM  LETTRES D'UN VOYAGEUM. GUELBILOIS,   LETTRES écrit es DE HOLLANDE, B'A NGLETER.RE ÜT BE. SPA» d é d i é e s a madame la baronne de SPAEN de HARDENSTEIN. Cc que j'opine, quel qu'il foit, c'cst prar declarer la mefure de ma vue, nnn la mefiire des chofes. Esfais de Mcntaigne. SECONDE PARTJE. ARNHEM, imprimé chez j. NYHOFF, 1790.   Ausfl mty , je voy mieax que toat aatre , que ce font icy des resveries iCbomme, qui tia gouite' des Scien. fes que lx crouste première en frm enfance, £y n'en a, retenu tju'un genera! & informe vifage ; m peu de, cbaque chofe , &■ rien du tout, a la Franpoife. Quant aux facultez naturelles qui font en moy, dequoy c'est icy l'esfay , je les fens flechir fous la cbar. ge: mes concepticns & men jugement ne mangent qu'a tastons, chancelar.t , broncbant &< cboppant : &> quandje fuis allé le plus avant que je puis, fi Ke me fuis-je aucunement fatisfait : Je voy encore du pay, au-deti ■ mais d'unc veuS trcuble, & ,„ nuage, que je ne puis demesler : Et entreprenant de parler indifferemment de teut ce qui fe prefente a ma fantaifie , 6" n'y employant que-mes propres & naturels moyens. ESSAIS DE MONTAIGNE, Liv. I. Chap. 2j.  StUDIA aioleicentiam stunt , fene&utem tlletlantt fecunias rts ornant , tdverfis perfugium ac folatium prther.t; dele&ant domi, non impediunt foris , per. neSats nobiscum, peregrïnantur, rusticantur. CICERO. L't lbttbss ferment ta jeunaft, & font let cburmes de Cige avancé. La prospérité en est plus brilltnte. L'adverfité en repoit des confclations; &» dans r.os maifons, dans celles des autres, dans les voyages , dans la folilude, en toot tems, en tour lieux , elles font la douceur de notre vie. CICSRON , TraduBion de Voltaire.  Au MILIEU DE TANT BE PASSIONS QJJI NOÜS AGITENT, NOTRE RAISON SE TROUBLE & s'OB3CURCIT ; mais il est des phares oh kouspouvons en rallumer le flümbeau: ce font les LETTRES. Les LETTRES font un fecours du ciel. Ce font des rayons de cette Sagesfe qui gouverne l'univers.,—- Semr blakles aux rayons du foleil, Ellts éclairent, Ellts réfouisfent, El/es écbauffent; c'est,, un feu divin, Comme le feu , Ellts approprient toute la nature h notrc ufage. Par Elles, neus réunisfons autour de nous, les chofes, les lieux, les hommes {y les tents. Ce font Elles qui nous rappellent aux régies de la vic humaine. Elles CALMENT J.ES PASSIONS; EU ies réprimènt les vices ; 'Elles excitent les vertus paf les exemples augustes des ger.s de bien qu'Elles cé. ■lèbrent, don! Elles nous préfentent les images taujeuri honorées. Ce font des filles du ciel qui des* cendent fur la terre pour cbarmer les rnaux du gen. re humain. Les LETTRES ont confolê une infir.ité d'bommcs malheurcux.—~ Lifiz dons— uk livre est un bon ami. Pad Sc Virginie.  Qu'elle inconcevable puisfance Fait fieurir fa ghire au dehors t Quel amas (timmenfes tréfors Dans fon fein noutrit l'abondance F La Tamife , reine des eaux f Voit fes innombrabies vaisfeaux Porter fa loi dans les deux mondes, Et forcer jusqu'au Dïeu des mers D'anrichir fes rives fécondes Des tribuis de teut l'univen. De cette pempeufe largeifi lei tout partage le prix, A l'aspet} de ces mars cèe'ris, X.a pauvretê devient richesfe. Dieux ! qutl déluge d'babitans X brave depuis ft longtems L'mdiger.ee, ailleurs ft commune t Quel prodige, er.core une fois t Semble y faire de la fottunt Vcxécutrice de fes loix. J. B. ROUSSEA.U, Ode au Roi de la Crande-Bretagne.  LETTRES éc rIt e s DE HOLLANDE, D'A NGLETERRE ET DE SPA. LETTRE VIII. londres, Mardi, 20^1788. il me femble, mon cher ami, qu'il me faut bien du courage pour ofer, ici a Londres, continuer a vous écnre._ Ausfi n'est-ce qu'en tremblant que je reprends la plume. Vos remarqués 1'ur mes premières lettres ne m'ont que trop averti de ce qui vous plaït le moins dans ma comspondance. Cependant vous me priez Part. ii. a jc  2 LET T Ji E VIII. de ne point 1'interrompre; vous demandez mème beaucoup de détails. Mon amij la matière est riche, je le fais; mais les forces font foibles: & quand mème le tems ne me manqueroit pas, qui fuis-je pour ofer parler de 1'Angleterre ? Que diront ceux qui connoisfent eet intéresfant pays, s'ilsviennent a lire mes fuperficielles obfervations ? Que penierezvous vous-même, lorsqu'en vous attendant a quclques idéés neuves, a quelques folides réflexions, vous ne trouverez que des remarques futiles & de mauvaifes plaifanteries? Jc fens toutefois qu'il faudra vous complaire encore; mais j'en reviens toujours a mes anciens principes : le fentiment au défaut des connoisfances, & le premier appercu, les fimples impresfions d'un homme fenfible & de bonne foi plutót que les profondes fpéculations d'un raifonneur exercé. Je n'ai guères d'esprit pour bien penfer, de ^énétration pour bien appercevoir, de discernement pour bien juger ; mais j'ai du moins une ame pour bien fentir: que n'ai-je asfez de talent pour bien écrire! Autant donc que le tems me Ie per-  DE LONDRES. 3 permectra, je vous marquerai fimplement ce que je verrai, ce que j'entendrai, ce que j'éprouverai, ce que je fentirai: mais je raifonnerai peu, je .ne déciderai guères, & je n'aurai pas la préfomption, du moins lerieufement, de mefurer a mon étroit jugement les objets étendus qui fe préfenteront a ma vue. J'apper^ois les chofes a ma manière. Je ne puis plier ma fac,on de voir & de fentir a celle des autres, & fans la croire meilleure, j'éprouve qu'elle n'est pas la même. DifFéremment organifé qu'eux, je re(jois des impresfions différentes; & difFéremment dispofé d'un, jour a 1'autre, ces impresfions ne font pas toujours également riantes. C'est cependant dans cette organifation, dans cette dispofition que fe forme Ie miroir qui me réfléchit les objets, & ce fera tels qu'il me les repréfentera que je les expoferai a votre jugement. Ainfi vous trouverez peut-etre aride & fec, ce qui d'après le coup d'ceil & fous les pinceaux d'un autre vous auroit paru revêtu des plus brillantes couleurs, '& men esprit borné resferrera pour vous le vaste champ oü je vous conduis . A 2 JK  4 l e t T R e VIII. Je vous rapporterai peut-être des chofes moins extraordinaires qu'un autre: je n'aime pas le merveilleux, paree qu'il mérite rarement créance; & quand mème je verrois des chofes qui en tinsfent, j'héfiterois encore a vous les raconter, crainte de pasfer pour menteur, ce qui est k mon gré ce qu'il y a de plus humiliant au monde. Une feule chofe pourra donc du moins donner quelque léger prix a mes lettres : c'est qu'elles ne feront point remplies de contes, de jugemens précipités, ni d'asfertions hazardées; que fi elles ennuyent, elles n'abuferont point; qu'elles pourront fe lire avec confiance: & j'ofe me flatter qu a eet égard celui qui écrit pourra fervir de recommandation a fon écriture. Quant aux petits écarts, fans doute ils feront encore trop fréquens. Quoique mes lettres foient écRiTEs d'Angleterre, il n'est pas für qu'elles traiteront toujours de l'Angleterre. Vous favez, mon ami, que ma plume est ambulante ou plutöt coureufe comme ma perfonne; elle aime a vagabonder a travers mille digresfions: j'écris comme je parle, & je . parle  DE LONDRES. 5 parle comme je penfe. Je fens que je me peins moi-mème dans mes Lettres; foit: je n'ignore pas non plus que j'ai des travers d'esprit; mais vous me connoisfez: & d'ailleurs pourquoi craindrois-je de découvrir en vous écrivant, ce que ma conduite & mes manières, fi elles font ce qu'elles doivent être, c'est-a-dire, droites & franches, ne découvrent que trop tous les jours. Du reste, je ne pourrai vous dépeindre que ce que j'aurai vu durant un court féjour, & vous détaillcr que ce que j'aurai pu comprendre dans mon ignorance quafi complette de la langue angloife: ainfi vous concevez que ce ne fera que fort peu de chofe. Je vous promets donc encore moins que dans ma première lettre, que je vous prie en même tems de vouloir relire, afin de ne pas oublicr mes engagemens. Quelque limités qu'ils foient, ma plume héfite encore; elle ne fait par oii commencer. En fongeant a cette imrhenfe Ville qui feule est un monde, je me reprcfente un cahos, je crois me trouver comme égaré dans un labyrinthe, oü cout ce que je vois m'étourdit, A 3 oii  6" L E T T R E VIII. oh 1'idée feule d*en rendre compte embrouille ma tête; & avec les qualités qui me manquent pour réusfir, je fens le cceur même me défaillir pour 1'entreprendre. Cependant, puisque vous le defirez, je ferai tout ce que je puis. Je vais donc vous tracer un fimple recit de mes avantures, qui, bien qu'intéresfantes pour moi dans le moment même & d'après ma bizarre tète , ne vous paroitront peut-être que fort infipides, & dont 1'enfemble, ne contenant que quelques événemens particuliers, n'embrasfera ricn de genéral. Peu d'occafions pour connoitre, de mauvais yeux pour voir, & point de talens pour décrire: voila mes excufes pour la frivolité de mes lettres , & pour les fornettes & bagatelles dont elles feront derechef remplies. Après cela lifez moi ou ne me lifez pas, mais ne dites mot; je n'aurai plus rien a rópondre. Je commencerai par ce Vauxhall oü nous fümes le premier foir. Nous y allames en fiacre qui nous coüta trois fhellings, les tumpikes y compris. Ces fiacres font des carosfes asfez  DE L O N D-.R E S. J asfez propres, meilleurs & plus décens que ceux de Paris, du moins tels qu'ils étoient il y a trois ans. Comme il failbit tard quand nous partimes de Londres & quafi nuit quand nous arrivames, je n'ai pu guères obferver la route ni 1'extéricur du Vauxhall, quoiqu'ils fusfent tous deux trés bien éclairés. Nous dümes y payer k 1'entrée chacun trois fhellings, paree que c'étoit un des premiers jours; daps la fuite ce n'en fera plus qu'un par tête. Ce Vauxhall est ouvert quatre fois, fi non fix fois, par femaihe; les Dimanchcs s'obfervent ici ausfi lévérement que chez nous. Nous ehtrames d'abord dans un grand jardin, traverfé de plufieurs allées , dont quelques unes étoient foiblement éclairées, & d'autres par la richesfe de leur illumination oftrpient un coup d'ceil ravisl'ant. Plufieurs millicrs de perfonnes s'.y promenpieht de tous cótés en long & en large. Un amphithéatre en plein air y conteno.it un brillant orchestre, o'ü üne Virtüofe célèbre, je cicis, Mad. Mara, mêlüit de tems en tems fa voix au fon des inftrumens. Nou loiu de la A 4 font  8 L E T T R E VIII. font deux Salles, bien óclairées & joliment ornées, oü 1'on peut fe mettre h 1'abri du mauvais tems. Dans plufieurs endroits du jardin fe voient de charmantes décorations, qui diverfifient la promenade. La plüpart font dans Ie ftyle gothique; & de jolies lampesj au nombre d'environ trois mille, fuspendues aux arbres avec beaucoup de goüt, donnoient un air romanesque k 1'enfemble de ce fpectacle. Ce qui m'y a paru non moins agréable, quoique d'un genre tout-afait différent, font les petites allées, oü il n'y a qu'autant de clarté qu'il en faut pour ne pas être obligé d'y marcher a tatons. C'est comme un crépuscule artificiel ou comme une lune dans fon déclin, qui empêche en compagnie detre reconnu, &, feul, prête un charme k la rêverie, en formant de ces longues ombres un peu mélancoliques, qui m'ont toujours fait tant de plaifir. C'est dans ces allées fombres, ainfi que dans les autres parties de ce Vauxhall, qu'Evelina & Cecilia fe promenèrent plufieurs fois, & furent témoins de quelques fcènes tant tragiques que comiques, que fans doute vous n'aurez point  DE LONDRES. 9 point oubliées. Pour moi, je m'en resfouvins parfaitement; &, le croiriezvous, leur image chimérique anima plus pour moi ce lieu rempli de cant de monde, que toute cette foule que je ne connoisfois pas. On dit qu'il fe rasfemble quelquefois au Vauxhall huit a dix mille perfonnes. Ce foir il s'y trouvoit une infinité de femmes de toutc qualité, de toute flgure & de toute conduite. Je me désennuyai a les examiner, tant a 1'égard de leur figure que de leur habillement. Quant k ce dernier point je n'y remarquai rien de bien extraordinaire, & leur beauté ne me le parut guères d'avantage. II est vrai que j'étois dans une trés mauvaife dispofition d'esprit ce foir-la; & nep n'influe plus fur ma manière de voir. C'est une lunette qui chez moi embellit ou défigure tous les objets. Le jardin lui-même ne me parut pas il merveilleux qu'on le décrit & que je me 1'étois imaginé; quoiqu'il füt varié, vaste, bien illurfiiné, magnifiquement décoré & rempli de monde , il ne fit point fur moi de forte impresfion; & parmi tant d'oififs qui venoient la tout-exprès pour A j s'é-  IO LETTRE VIII. s'égayer, j'appercus, au moins extérieurement, bien peu de gaieté. On remarquoit bien qu'ils couroient après Ie plaifir, mais je doute fi tous 1'attrapèrent. Feut-être ausfi, paree que j'étois moi-même peu joyeux, ne visje nulle part de la joye. Triste & morne, paree que j'étois fatigué, un peu malade & par plufieurs autres raiïons, fans doute leurs réjouisfanees m'en parurent plus tristes & plus mornes encore. D'ailleurs, n'ayant point de connoisfances & fachant trop peu la langue pour en faire, aurois-je pu, d'après une pareille première vue, apprécier eet endroit fi célébré? Il pourroit fans doute me fournir plufieurs jolis détails a 1'égard de fes orncmens & particularités de divers genres: mais je ne vaux rien pour les descriptions de cette espèce; piemièrement, paree que eet appareil de 1'art, ces brillantes décora'tions ne font qu'effleurer mon attention; & puis, paree que, tandis que j'en admire une partie, _ je perds le fouvenir de Fautre que je viens de voir. ApRès nous être longtems promenés, nous fongeames enfin a prendre quelque rafraichisfement. Malheureuiement,  DE LONDRES. II feraent, ignorant les ufages du lieü, nous avions négligé de retenir un de ces petits reduits ou cabinets, qui bordent les allées de la promenade, & qui y font en fi grand nom. bre que nous ne penfions pas qu'il put en manquer. Mais tout étoit déja ou occupé ou arrêté; & nous aurions été bien embarrasfés, fi après de longues recherches nous n'en eusfions trouvé encore un de vacant, dont nous primes incontinent posfesfion. Tandis qu'ainfi tristement feuls au milieu de milliers de femmes, Eous goütions une légère collation, plufieurs compagnies de Dames & de Mesfieurs, dans le même embarras que nous peu auparavant, pasfoient'& repasfoient fucceslivement devant notre petit cabinet, & le voyant toüjours occupé s'cn retournoient mal iatisfaites. . Peut-être s'attendoient-elles que nous les inviterions a le partager. Pendant ce même tems les waiters ou garqons venoient voir k tout moment d'un air impatient, fi ces deux étrangers dans ce grand cabinet n'ayoient pas encore fini, & ils fe défoïoient fans doute de devoir renvoyer tant de brillantes compagnies,  12 L E T T R E VIII. gnies, qui peut-être auroient conimandé des foupés bien plus fomptueux que le notre. On peut fe procurer de tout a ce Vauxhall. J'ignore fi 1'on y trouve afliché un tarif des prix; mais je fais trés bien que tout y est fort cher. Cela n'est que juste. Quand on veut fouper a bon marché, on n'a'que faire d'aller fi loin. Mais ce qui ne 1'est pas, c'est que pour votre argent on vous y donne quelquefois le vin le plus détestable, qui aft jamais fait faire des grimaces depuis qu'il y a du mauvais vin dans le monde. Du moins le portugal qu'on nous y donna & que nous n'avions choifi qu'en honneur de fon nom, me parut une drogue mêlée d'eau de vie & empoifonnée de ce qu'il peut y avoir de plus rnalfain & de plus désagréable. Ausfi n'en pus-je vuider un feul verre. A la fin, lasfés de notre tranquilitó & compatisfans aux embarras de notre prochain, nous quittames notre niche pour faire place a d'autres & recommenccr notre promenade, qui toutefois ne m'amufoit guères. Je me traïnois avec peine & a contrecoeur dans ces belles allées parmi tout ce beau-monde, jusqu'ace que tout-a-fait excédé d'ennui,  DE LONDRES. 13 d'ennui, de fatigue & de fommeil, qui m'otèrent tout le plaifir de cette foirée, j'engageai enfin mon compagnon h retourner a Londres, oü nous n'arrivames qu'a trois heures de la nuit. Si pendant mon féjour ici je ne reviens plus au Vauxhall , il ne m'en restera pas une impresfion fort agréable, puisque c'est fouvent moins d'aprcs le merite mème des objets que d'après notre dispofition d'esprit k Pépoque de leur jouisfance, que 1'image s'en grave indifférente, triste ou charmante dans notre mémoire. Telle füt ma première foirée après mon arrivée a Londres. Le lendemain, qui étoit vendredi, fut le jour que je dinai chez Sir Harry Gould. Le même foir, comme je crois vous 1'avoir marqué, nous allames avec les Dames a Ranelagh. Je fus ébloui en y entrant, & ne puis mieux vous dire que comme Evelina: Cet endroit me plait, il est illuminé avec tant de fomptuofité, qu'au premier coup d'ceil je crus me trouver dans un chateau mchanté ou dans un palais de fées; tout fembloit tenir de la magie. Ranelagh est un immenfe & fuperbe Sallon en forme de rotonde, éclairé le foir. par  *4 L E T T R E VIII, par un nombre prodigieux de lmnières trés élégamment dispofées, qui répandent un jour è-la-fois éclatant & doux lor les attraits des Dames, qui s'y trouvent toujours en foule. Au milieu s'y voit une énorme décoration en colonnes de je ne fais quel ordre, (car 1'enfemble en est un peu bizarre,) qui f'orme une espèce de cheminée pour un brafier ou poêle. Cet utile ornement, richement Ulu, miné comme le reste de cette brillante Salie, est entouré de tables avec des fièges oü 1'on peut s'asfeoir & prendre le thé. Vers la partie oppoiée est un grand orchestre qui, ainfi que la cheminée fait, ün trés joli effet, mais dans un autre goüt. Toute la circonf'érence trés grande de cette belle Rotonde est garnie de deux rangs de loges ou petits cabinets, au desfus 1'un de 1'autre & ouverts par devant, oü il y a une table au milieu & des bancs tout autour. Malgré leur grand nombre, on doit avoir la précaution, foit feul, foit en compagnie, d'en retenir un pour s'y repofer, quand 1'envie en prend, & pour y prendre k fon aife du 'thé avec 'des beurrées, qui  DE LONDRÊS. 15 qui font toujours de la partie. Le thé & le caffé font, je crois, les feuls rafraichisfemens qu'on puisfe s'y procurer; ils font compris dans le prix de 1'entrée qui est d'une demiecouronne ou de deux fhellings & demi par perlönne. ■• Aussi-töt que vous avez quitté votre cabinet, d'autres viennent, s'en emparent & s'y gorgent de thé k' leur tour. Cela va & vient ainfi tout le tems, deforte qu'a ce Ranelagh il doit fe confommer une prodigieufe quantité de thé dans une feule foirée. II faut ausfi qu'on y ait un grand nombre de waüers; car malgré 1'afflucnce du monde, qui s'y rasfemble quelquefois jusqu'au nombre de trois ou quatre mille perfonnes, on y est trés bien & trés promptement fervi. Outre le plaifir de la converfation, on jouit a fon aïfe dans ces cabinets du tableau mobile & trés varié que forme une fi nombreufe compagnie, qui, plus concentrée que celle du Vauxhall, pasfe & repasfe fans cesfe devant vous. Elle m'a para d'ailleurs mieux compofée, moins bigarrée, p!us décente, & plus convenable lürtout pour, les femmes comme  i ó l e t t r e vnr. comme il feut. Mais pour les hom. mes je doute qu'clle foit en général ausfi amufante. Point d'air, point de jardin ni d'allées fombres: du moins, s'il v en a, je n'ai pas remarqué ce fpir-lè quon en ait fait ufage. Ra. nelagh n'est qu'une trés grande asiembiee de beau-monde, oü Pon fe divertit a jouir d'un magnifique coup dceil, k voir & a fe faire voir, k rencontrer fes connoisfances, k faire la belle converfation avec elles, & pendant tout ce tems a fe promener lans cesle en rond, ainfi que des chevaux qu'on dresfe au manége. Comme le Sallon, également décoré dans toutes fes parties, préfente partout la meme apparerrce, on ne fait quafi jamais ou Pon est, & fon tourne fans rin de lom ou de prés autour de cette éclatante & immobile cheminée, comme les planêtes autour du foleil. il ne fera pas befoin d'ajouter que, telles que quelques unes de ces planêtes, on voyoit plufieurs Dames entourées de nombreux fatellites , oui gravitoient fans cesfe, par la plus puisfante comme la plus douce des attractions, vers le centre enchanteur de leur orbite. Comme  de londres. 17 Comme nous arrivames de trop bonne heure, nous ne trouvames d'abord que peu de monde; mais infenfiblement la foule s'accrüt & bientót devint fi grande, que le Sallon, nonobltant fa vaste enceinte, fftt presque entièremeut rempli, & qUe, pour ne pas fe heurter, il falloit diriger avec beaucoup d'adresfe fes promenades circulaires. Je crois qüe je fis plus de cent fois le tour, tantöt avec nos Dames, tantöt avec Mr. de Teng. nagell, tantöt tout-a-fait feul. Solitaire alors au milieu de cette nombreufe asfemblée, oü perfonne ne me connoisfoit & oü je ne connoisfois perionne, bien qu'environné de monde, j'étois comme dans un défert. Cependant un coup d'ceil, fi magnifique & fi intéresfant a tant d'égards, m'enchantoit. Parmi une partie de ce qu'il y a de plus distingué en Angleterre, j'eus le plaifir de voir le Prmce de Galles, le Duc de York & plufieurs perfonnages célèbres qu'on me montra. Pour les femmes, qui étoient trés parées, elles m'y frappèrent plus par leur beauté que la veille celles du Vauxhall. J'en vis de parfaitement belles, & ce qui Part. II. B vaut  l8 1/ E T T R E VIII. vaat mieux encore, remplies de graces. Elles me parurent en général" miies avec élégance & avec goüt, plufieurs avec beaucoup de recherche, & quelques unes mème avec magnificence. Toütefois , felon le coup d'oeil fuperficiel d'un homme qui '■ ne fait point analyfer les parures & n'en juge que d'aprcs 1'effet de 1'enfemble, il s'y apperc,oit quelque chofe de national & différent de ce que j'ai vu tout recemment a la Haye au déjeuné de la Cour. Quant aux hommes, parmi ceux qui n'avoient point le fpleen & qui faifoient les galans autour de ces belles Dames, j'en remarquai de trés élégans- & d'une recherche même dans.leur parure, qui me fembloit au dela de ce qui convient a des hommes, & bien plus choquante que tout le raffinement d'un petit-maitre Parifien. L'habillement toütefois des hommes, qui chez quelques uns est fort fingulicr, m'a paru en général uni, propre & de bon goöt. Au reste, je vous parlerai plus au long de tous ces articles de toilette & de femmes après quelque tems de féjour;  DE LONDRES. 10 féjour; ceci n'est qu'un premier appercu. Cependant cette compagnie fi nombreufe étoit trés peu bruyante, & jamais je ne vis réuni tant de monde & fi peu de tapage. On n'a qu'a voir Vauxhall & Ranelagh pour être frappé de fétrange difl*érence entre le caraclère des Anglois & celui des Francais. A Paris au Palais Royal, qui est moins magnifique a quelques égards, mais plus amufant que le Vauxhall, tout le monde, malgré 1'Anglomanie, en vogue en France, iemble ou trés affairé ou dans la joye de fon cceur. Ceux qui caufent, font gesticulans de toutes les parties de leur corps; ceux qui ne caufent pas, rient ou chantent; & ceux qui ne font que le traverfer, (car c'est en même tems un endroit de pasfage,) galoppent & fe glisfent a travers la foule avec une vivacité curieufe a voir. Hors quelque étranger, on n'y voit quafi perfonne fe promener feul. Ici au contraire, les perfonnes qui femblent les plus gayes, ne font que fe promener ,ou s'asfeok enfemble en caufant doucement. D'autres, (&. ijs ne font pas en petit nombre,; fe promenent B 3 feuls.  20 L E T T R E VIII. feuls, baillent & ont Pair triste ou de mauvaife humeur. J'en ai vu plufieurs, qui prenoient feuls leur thé dans un cabinet, & qui portoient le chagrin, 1'ennüi ou Une fnfouciance, foit réelle foit affeótée, vifiblement & trés fingulièrement empreints fur leur figure. Longtems un fpeclacle fi varié & fi beau füt une vraie fête pour mes yeux, tandis qu'une mufiqüe ravisfante en étoit une a fon tour pour mes oreilles: mais des fêtes mêmes peuvent durer trop longtems; & ce qui en fait 1'ame, favoir, Pintérêt du cceur ou du moins de la converfation, m'y manquant totalement ou en partie, peu-a-peu mes yeux éblouis & mes oreilles étourdies laisfèrent 1'ennui fe glisfer dans mon ame & s'emparer bientöt de tout mon être. Tant de fatigues & de veilles avec tant de filence pouvoient-elles a la longue avoir un autre eftet? Je me réjouis donc quand j'entend:s parler de partir. Mais dans un pareil endroit Pon ne s'en va pas dés qu'on vcut, & 'nous fumes obligés d'attendre encore au dela d'une bonne demie-heure, avant que ce füt le  DE LONDRES. Cl le tour de notre voiture d'avancer. O plaifirs brillans & bruyans! que vous cotitez cher quelquefois, & que votre jouisfance est mêlé'e de dégouts! Plaifirs plus fimples! vous feuls étes purs; on vous goüte fans beaucoup de peine, & 1'on vous retrouve partout. De tems en tems, je 1'avoue, j'aime les divertisfemens vifs; mais a Ja longue les amufemens fimples me plaifent d'avantage. Les premiers hlafent» émousfent le goüt & pasfent avec 1'age: les autres, toujours nouveaux, s'accroisfent, fe raffinent encore avec les années, & deviennent fans doute les charmes de la vieillesfe comme une confolation dans le malheur^ Les momens les plus agréables de ma vie, mes joujsfances les plus pures, les plus vraies, celles que j'ai le mieux fenties, le mieux favourées, ont été compofées de plaifirs bien fimples &; obtenus a peu de fraix. Leur resfouvenir est attendrisfant & doux; tandis que les traces des réjouisfances bruvantes , k peine bien goütées dans le moment même, fe font totalement effacées dans mon cceur. Il étoit environ trois heures quand B 3 nous  2 2 L ETTRE Vlfï. nous revinmes k la maifon de Mr. Olmius, & il en étoit prés de quatre quand je me couchai k la mienne. J'ai repris néanmoins de bonfie heure ma plume & mes courfes. Mais il faut, avant de vous en parler, que je vous dife quelque chofe de celles que je fis le matin de ce mème vendredi, avant de diner chez Sir Harry. Après avoir pris posfesfion de trés bonne heure de mes charmantes nouvelles chambres, je refortis d'abord pour aller déjeuner avec Mr. de Tengnagell k un cafte prés de St. Paul, oii le Colonel Macleod nous avoit donné rendez-vous, pour voir enfuite enfemble cette célèbre Cathédrale. Ce trajet d'une bonne demie-lieue fe fit k pied; mais je ne vous dtrai rien de ce que je vis de remarquable en chemin: je réferve pour le local de Londres un article k part. Je ne puis me taire toütefois de ce qui me frappa en pasfant par Temple-Bar. Temple-Bar est une porte d'une asfez bonne architeclure, fituée au milieu d'une me, & qui fépare la Cité du Qitartièt de Westviir.fter. Elle n'a rien, de bien remarquable en foi-mómej mais je fus étonné de la voir fur-  DE LONDRES. 23 furmontée de trois énormes pointes ou piqués de fer, & je le fus bien d'avantage, lorsqu'on me dit qu'elles avoient fervi a cxpofer a la vue du public trois têtes de Seigneurs Ecosibis, exécutés lors de la dernière rebellion pour crime de haute trahifon. II n'y a que trés peu de tems qu'on les en a ötées, ou peut-être qu'elles en font tombées d'clles-mêmes. Imaginez comme cette vue m'a dü faire plailir, k moi qui me fens toujours choqué, lorsque je vois les avenues de nos villes décorées de gibets & de roues, & qui dép 1 ore la malheureufe police, qui, pour frapper de terreur quelques fcélérats endurcis qui s'en moquent, ne répugne pas a tourmenter les citoyens honnêtes & fenfibles par le fpeclacle hideux de cadavres de fuppliciés, égalemcnt révoltans au moral comme au phyfique. Dc plus, vous pouvez conccvoir l'effet de lemblables ianglans trophées fur les families de ces criminels; comme il a dü leur paroïtre affreux de voir a chaque heure du jour, au milieu & dans le quartier le plus fréquente de Londres, ces tristes restes de leurs parens, d'y reconnoitre ou croire reB 4 con-  24 t, E T T R E VIII. connoitre encore leurs traits , & de fe rappeller fi fouvent leur perte, leur lupplice, leur honte & leur crime. Je n'oferois le dire tout haut; mais n'y a-t'il pas un peu de barbarie dans eet ufage? & de pareils fpeétacles, contemplés du matin au foir, & comme couronnant un de leurs monumens pubhes darchitetlrure, ne peuvent-ils pas contribuer a entretenir ce naturel un peu dur, qu'on reproche communément au peuple de Londres. Sï fe voulois vous faire une defenption de St. Paul, j'aurois matière pour plufieurs Jettres : mais je ne vous marquerai felon ma coutume que ce qui m'en a le plus frappé. Ce Temple est un des plus anciens de 1'Angleterre; & dédié dans fon origine a Diane, il füt enfuite au commencement du feptième fiècle, fóus Ethelbert, Roi de Kent & le premier Princc Chrétien de la Grande Bretagne, confacré a un culte plus légitime & plus raifonnable. Dans 1'onzième fiècle, fous le règne de Guillaume le Conquérant, eet édifice füt réduit en cendres & reconftruit lentement fous les règnes lui vans fur un plan plus vaste, mais probablement trés  DE LONDRES. 25 trés gothique. ■ Vous favez comme il rut de nouveau confumé par le feu du tems de Charles Second, 1'an 1666, dans le fameux incendie qui détruifit une grande partie de Londres. On commenca de le rcbatir neuf ans apres, lur les desfins & d'après la direftion du fameux architecte anglois air Chnstophe Wren; & c'est de eette conftruélion, qui dura trente-cinq ans, que fortit enfin cette célèbre & fuperbe Bafilique, le fecond temple de la Chrétienté, le troifième de 1 Euro Pe, &, après St. Pierre de Rome & 5>te. Sophie de Conftantinople, (') le plus vaste & le plus plus beau que nous connoisfions. (*) J'ai cru devoir ainfi B 5 vous (1) Cependant Abdéraroe, prince Arabe qui legnoit en Espagne vers la fin du huitième fiècle. doit avoir conliruit unc magnifique Mpsquée, devenue enfmte la Cathédrale dc Cordoue. Cé. toit un édifice de 600 pieds de long for ijo de large foutcnu par 3«J colonnes d'aibitre, de jaspe & de maibre noir. Comme, héte! je n'ai j.imais ete a Cordoue, j'ignore 11 ce fuperbe femplc existe encore: il pounoit en ce cas Te metrre lur les rangs a cóte' de ccux-ci. _ (2; St. Pierre est plus grand que St. Paul, Voi. ci un patallele de la grandeur des trois (!»),.. les, St. Prerre, ftweien St. Paul qui lilt brille" en  26 LETTRE VIII. vous rappeller fes anciens titres, afin de vous montrer que fon extrattion n'est pas indigne de fon apparence & de fa confidération aóhielles. Je . ne vous ferai pas une description détaillée de fon architefture; je crois en 1666, & Ie St. Paul moderne que j'ai vu. Ces détails le trouvent dans plufieurs livres, mais je me fuis amufe' a les rapprocher. St. Pre. anc. St. PI. St. PI. moi. Pieds. Pieds. Pieds, longueut, inférieure. . SS* *6o jio Largeur a 1'entrée. . . 22.6 -— 100 Fa9ade extérieure. . . 395 -— ito Largeur a la croix. . . 442 330 223 Diamètre des colonnes des portiques. ... 9 4 Hauteur prifedu niveau du terrein si* S-° 428 Hauteur de la nef. . . ijs 150 gs Hauteur du dóme. . .432 340 . Vous voyez que le moderne St. Paul n'est pas fi grand que Panelen; <:e qui prouveroit, s'il en e'toit befoin, que li nos grosfiers ayeux man«juoient de goüt, ce n'e'toit pas du moins par détaut de hardiesfe qu'i's péchoient dans leur archite&ure, ausfi peu que dans leur cara&ère 5c dans leu^ mceurs. La circonférence de l'églife moderne est cnviron d'un demi-mile ou d'une fixième partie d'une lieue. L'endroit  DE LONDRES. 2? crois que cela feroit terriblement ennuyeux. II fuffira de dire qu'il e:.t bati dans le meilleur ftyle Grec & Romain , & qu'il a quelque chofe dans fa conftru&ion du Panthéon & de St. Pierre de Rome, deux chefsd'ceuvre , comme vous favez, 1'un ancien & 1'autre moderne. II auroit été plus beau, fi 1'architefte avoit pu fuivre fes premiers desfins, & exécuter le plan qu'il en avoit fait, dont le L'endroit oh elle est batie doit avcir e'té ancienncmcnt un cimetière ; cat, lors de fa dernière reconfttuttion, en fouillant le terrein des anciennes fondations, on découvrita quelques pieds fous tcrre & desfous les fépultures des derniers tems, plufieurs tombeaux des Saxons, qui ayoient la courume de renfermer leurs morts dans des cerceuils de pierre ou de craye; plus bas, ceux des anciens Bretons, reconnoisfables au grand nombre d'épinglcs ou clous d'ivoire & dc bois qu'on trouva dans ces cendres jadis animées, Sc qui tenoient fans doute aux draps de lalne dont ils enveloppoient fimplement leuts corps morts;.plus bas encore, a la profondeur de. dixliuit pieds, quantité d'urnes Romaines, tres bien coufeive'es; & enfin, au desfous de tous ces monumens antiques de la fragiliré &c de {'industrie humaines, s'ofFrit une couc'ie de fable, mêlee de pe'tonrlcs 8c d autres coquilles de mer: ainfi 1'on y a vu les dépouiilcs des mers & de .la terre téuuie-i, Sc la iepuiture des poisfons confondue avec celle des hommes.  2 8 L E T T R E .VIII. le modèle peut fe voir encore pour quelques fois dans une falie de l'Eglife, mais qui füt désapprouvé dans le tems par des Evêques fuperftitieux & fans goüt. L'ordre Corinthien & le Compofite y dominent; il s'élève en döme, lequelj est accompagné de tleux tours, qui a mon gré ne font pas un bel effet. II est tout en pierre de Portland, qui est belle & blanche. L'édifïce étoit donc blanc ausli: mais le tems envieux, qui imprime, hélas! les rides & les taches fur le teint fi blanc, fi doux, fi frais, fi lisfe, fi délicat, fi gracieux,.... fi féduifant des belles femmes; ce même tems a terni dans Pespace de moins d'un fiècle la blancheur de la pierre dont St. Paul est bêti, & ce magnifique cemple est préfentement d'un noir fale qui fait peine a la vue. II est dommage en outre qu'il foit>resferré de trop prés par les maifons voifines, «5c que d'aucun endroit il n'offre un coup d'a-il avantageux. Après tant d'acci. dens & de métamorphofes, après a. voir vu périr avec lui tous ces raiférables pygmées qui étoient venus Pentourer dans les fiècles de barbarie, il a dü les voir de nouveau reparoitre  DE LONDRES. 29 paroitre en foule autour de lui; le droit facré de propriété les a recoriftruits en dépit du goüt, & le plus beau monument d'architeóture angloile n'a pu fe procurer un champ libre, un emplacement digne de fon rang & de fa noblesfe. Nonobftant ce désavantage de fa fituation , fon impofante & majestueufe grandeur & ïes Deues proportions le rendent un admirable édifice, au desfus des critiques du vulgaire , & par conféquent des miennes. Toütefois, le dirai-je? moi, ignorant de mauvais goüt, je trpuve Ste. Geneviève de Paris plus beau; du moins il m'a frappé, il m'a plü d'avantage. L'iNTéRiEUR de cette fuperbe Bafilique répond au dehors nar fa vas¬ te enceinte, fes proportions régulierés & fa hardiesfe. Ma première fenfation. en entrant füt une impresfion de majesté qai éleva mon ame; la feconde, une de folitude qui la resferra. Ce temple fi grand est presque entièrement défert. Non feulc-ment qu'il ne s'y voit ni autels, ni tableaux, ni ftatues, ni chapelles décorées, ni monumens de fépulture; mais on n'y trouve pas même des bancs  3<3 tr E T T R E - VUL iancs ni des fièges. L'office fe fait dans Ie chceur; le reste est fans ufage: & me fentant ifolé au milieu de cette vaste enceinte, vuide & nue, je me crus un moment iépare du reste de Punivers, & mon imagination déconcertée ne trouvoit rien furquoi fe repofer. Le pavé est entièrement de marbre & fuperbe, & 1'orgue est la plus mesquine, la plus détestable que vous puisliez vous imaginer. Nous admirames quelque tems les beautés & la hardiesfe de ce temple pompeux: mais la disconvenance entre fa grandeur & fon ufage mêloit une certaine fenfation désagréable au plaifir de 1'admiration. A la fin nous trouvant fi petits, fi feuls dans cette grande partie basfe de 1'églife, nous rélolümes de nous élever vers le döme. Après avoir monté cinq eens trente quatre marches de pierre, nous arnvames a une galerie, nomme the golden-galkry, qui faifant le tour du dome au dehors, me procura un coup d ceil fort mtéresfant fur Londres & fur fes environs. Je voyois autour de moi une innombrable quantité de clochers de toute forme & hauteur, parmi lesquels St. Paul,, avec. fa coupole & fes tours  DE LONDRES. Jt' tours, fembloit tel qu'un vieux pèfe au milieu de fa nombreufe postérité. De 1'élévation oü j'étois, ma vue planoit fur eux comme fur une pépinière de petits arbres. Je pouvois de la me former quelque idéé de la fituation de cette immenfe ville & de la campagne d'alentour, & j'aurois joui d'une vue fuperbe, fi une épaisfe fumée, fe déployant comme une longue couverture & la dérobant en partie h mes regards, ne m'eüt' empêché de 1'examiner en détail. J'ai trouvé cette vapeur beaucoup plus denfe fur le milieu de la Cité que du cóté de F Oriënt & du Nord, oü fans doute le vent avoit balayé 1'atmofphère. D'ailleurs, c'est au milieu de la ville que font les brasferies, les manufactures de poterie, dé verre & autres, toutes en trés grand nombre, & reconnoisfables a des colonnes épaisfes & hautes d'une fumée a-peu-près noire, qui, après s'être élevées avec une forte de parade, fe confondent lentement dans les nuages. En outre les feux s'y allument plutót que dans les Quartie'rs reculés, oü le beau-monde convertit Ia nuit en jour & le jour eri nuit. C'est. 1-a raifon pourquoi nous all;in:- -  32 L E T T R E VILT. allames de fi bonne heure pour voir St. Paul, avant que vers les une heure après midi toutes les cheminées fe fusfent mifes a vomir leurs ténébreufes vapeurs. Aprcs eet aspect imparfait de Londres nous redescendimes vers une galerie intérieure, nommée whispering* gallery, & qui est vraiment curieufe. Le fon y augmente d'une manière furprenante. Le bruit que fait une porte en fe fermant, y rétentit comme un violent coup de tonnerre, & Ie moindre chuchétement s'y entend tout-a-l'entour, de facon que fi Pon paiie^bas contre la muraille d'un cöté du dóme, les paroles s'entendent trés distméiement du cóté oppofé, quoiqu'il y aït entre deux un espace de cent quarante trois pieds, qui font Ie diamètre de fa circonférence. Vous aurez peut-être obfervé la même fingularité dans la grande falie du chateaü de Ryswyk; mais le fon y est moins distincr. & Pespace bien moins grand. De cette galerie Pon jouit d'une vue trés fatisfaifante en bas fur 1'intérieur du temple, & en haut fur les belles peintures du döme. Nous vimes encore plufieurs autres chofes  DE LONDRES. 33 chofes dans cette églife, mais je vous en fais grace. Elle est toujours fermée, & T'on paye quelques bagatelles a différentes perfonnes pour la voir. Cela n'est rien; mais ce qui est beaucoup & trés désagréable, c'est que ces gens fe croient obligés pour votre argent de vous montrer tout dans un fort grand détail: ils ne vous font grace d'aucune particularité, & ils étouffent dans votre mémoire ce qui est vraiment remarquable fous un tas de graves niaiferies, qui jettent la tete en confufion. Sur le petit terrein vuide devant la facade occidentale, en vue de la rue qui aboutit au Strand, s'élève une belle ftatue de la reine Anne, décorée fur fa bafe de quatre figures de marbre, qui repréfentent la Grande Bretagne avec une lance, la France avec une couronne dans fon giron, llrlande avec une harpe & 1'Amérique avec un are. Je trouvai la France bien bonne de venir au milieu de Londres mettre fa couronne aux pieds dune reine Angloife; & je ne pus m'empêcher de fourire, en me rap- ■ pellant que la plus grande partie de cette Amérique a bandé depuis ce Part. II c r tems  34 LET T RE VIII. tems fon are, devenu plus redoutable qu'on ne penfoit, & qu'elle n'est plus d'humeur maintenant a la baisfer détendue fous la lance Brittannique. Cette vifite de St. Paul nous prit la plus grande partie de la matinée, que nous terminames en prenant le plus long chemin pour retourner chez nous, ce qui me procura la vue de quelques nouveaux quaitiei's. En me promenant ainfi dans un pays, dans üne ville, dans des rues, parmi un peuple que je ne connois pas, que je n'ai jamais vus, je jouis d'un de mes plus grands plaifirs; je me trouve justement dans mon élément ; & ces trottoirs commodes dont je ne puis me taire, achèvent de me rendre ces promenades délicieufes. II m'est toujours fi doux de pouvoir faire mes courfes k pied. Samedi matin, j'allai avec Mr. de Tengnagell k St. James's Park. Ce pare, fitué, ainfi que les Tuileries a Paris, vers 1'extrémité occidentale de la ville, est la principale promenade publique des piétons de Londres. Si je dois parler fmcérement, je vous dirai que ce fameux jardin ne répondit point a mon  DE LONDRES. 35 k rhon attente. C'est la nature presque toute pure, mais ce n'est point la nature dans fa plus grande beauté. II resfemble un peu au Koekamp de la Haye, mais le voifinage du bois rend ce dernier beaucoup plus agréable. Le font d'immenfes prairies, parfemées par-ci par-Ia de quelques grouppes darbres, peuplées de bêtail, & entourées de longues & larges allées oü i on fe promène. Ces allées font fablées ou plutöt couvertes de petits cailloux, qu'on honore du nom de beau gravier, & qui rendent la promenade asfez fatigante. J'aime mieux les charmans trottoirs. De distance en distance on y rencontre quelques vieux bancs vermoulus oü 1'on craint quafi de s'asfeoir. C'est dans ce jardin que fe voient les plus belles vaches & les plus belles femmes de Londres. Ce matin-la cependant je ny vis que des vaches. U est vrai que je bats le pavé & cours les promenades, lorsque la moitié & furtout la belle moitié- de la ville est encore plongée dans le plus profond repos. Du reste, la fituation de ce pare na rien de bien piquant. De trois cotés il est irrégulièrement. bordé de C 2 quantité  36 LETTRE VIII. quantité de maifons, qui jouisfent du doublé agrément dc fa communication eSc de fa vue. Mais il n'y a nulle comparaifon de ce jardin avec celui des Tuilevies. Si 1'un est peut-être un peu trop paré, certainement 1'autre est trop brut. Cependant oii 1'art & la magnificencc fe retireront-elles, 11 on les bannit d'un jardin royal, qui fert de rendez-vous h la bonne compagnie d'une des plus brillantes Capitales de 1'EuropeV Aux Tuileries la nature est un peu voilée, mais les ornemens y font magnifiques. Au pare de St. James on ne voit nuls ornemens: il n'y a ni palais, ni fontaines, ni ftatues; & ce qui est bien pis, il n'y a ni rivière, ni belle vue. Seulement un long & large canal traverfe la grande prairie, mais il n'y fait pas un grand effet. Feut-êtie, a le bien prendre, est-il heureux qu'il ne foit pas p'us beau; car on ne verroit fes beautés que tiès imparfaitement, puisqu'il est enveloppé d'un brouillard perpétuel ou plutót de cette fumée de houille dont le foyer ne s'éteint jamais. Moncherami, ce désagrément i'urpasfe toute idéé, & fuffiroit pour me dégoüter a jamais de Londres. J'AI  de londres. 37 J'ai lu quelque part le pasfage fuivant, (& j'espère le vérifier moi-même au premier jour:) Le Dimanche a une heure jusqu'a deux &? demi en été, on voit dans le pare (de St. James) plus de cent mille ames: les femmes y paroisfent vëtues toutes en foye, &? d'une élégance &? d'une coquetterie qui charme l'osil le plus austère. Au reste, c'est le rendez-vous des plus belles créatures qu'on puisje voir fur la tent. Si ce fexe charmant répandoit un peu de gaité dans la converfation, quel est ie mortel qui ne s'empresfdt de lui ren. dre hommage, &? ne fit fon unique bonJieur de lui plaire? Au bout de ce pare fe voit Buc. kingham-houfe ou Ötceeiispalace. Cet édifice, bati par le feu Duc de Buckingham & acheté depuis par la Reine, feroit un bel hotel de particulier, mais n'est pas digne de cette Pnncesfe Sc du Roi, qui y font leur réfidence. Autrelbis leurs" Majestés demeuroient au palais de St. James, qui donne ausfi fur le pare, & qui est bien le plus vilain palais qui alt jamais logé 1'auguste perfonne d'un R01. C'étoit originairement un couvent, qui füt iüpprimé par Hcnri C 3 buit,  38 lettre VIIÏ. huit, & devint alors la réfidence qrdinaire des Princes & Prince3l"es du fang. Pféfentement c'est encore dans eet antique & gothique édifice que 'le Roi tient fon dra:ving-room & toutes fes audiences & cérémonies publiques. De St. James's park on pasfe direélement h. Green-park, qui est tout attenant & fitué a 1'extrêmité occidentale de Londres. Ce Green-park (pare verd) n'est proprement qu'une grande prairie, qui s'élève un peu vers fa partie Nord-Ouest. II ne s'y trouve quafi pas d'ombre ; on y voit de petits bouquets d'arbres épars ca & la, des fentiers finueux qui le traverfent, quelques pièces d'eau & quelques bancs. Cependant eet endroit a je ne fais quoi de champêtre & de frais qui m'a fait plaifir. En fortant par 1'autre bout, il ne faut que traverfer la rue ou 1'extrêmité occidentale de Piccadilly, nommée Hyde-park corner, pour entrer dans Hy de-park, qui est toujours cüvert comme les deux autres, mais qui est plus grand & beaucoup plus agréable. On y voit une belle pièce d'eau ou espèce de Méandre, qu'on appellée Serpentine-river, & au bout un pont  DE LONDRES. 39 pont rendu fameux par le Général Carpenter, qui a trouvé bon de s'en jetter a bas dans le canal, oii il s'es.t délicieufement noyé, Le reste du pare est gazon ou prairie, irrégulièrement meublée de quantité d'arbres, & coupée de plufieurs fentiers pour •la promenade. II conduit & fe ter•mine aux bois & bosquets de Ken•iington. C'est a Hy de-park que fe rencontrent tous les matins quantité de Dames óc de Mesfieurs, qui s'y promenant a cheval y forment des grouppes charmans, de concert avec •les vaches & les arbres,. Vous voye,z que tout fe grouppe dans ce pays-ci. •C'est dans ce pare furtout que 1'Auteur des Etudes de la Nature trouveroit a admirer, de toutes parts & fous tous les rapports, des contrastes &. des harmonies. Le coup d'oeil de 1'enfemble est trés pittoresque. De Hyde-park on voit ou plutót on entrevoit de loin les beaux environs de Londres, des cóteaux qui paroitroient verds, des payfages qui paroitroient nuancés des plus vivcs couleurs, fi la Cité-n'étendoit le bout de fon rideau noir & empuanté jusques dans la campagne riante qui C 4 1'envi-  4° L8TTRE VIII. 1'environne. Cependant ce juur-la!, ainli que les précédens, il faifoit le plus beau tems qu'il foit posfible d'avoir, & le ciel de voit être ailleurs parfaitement férein. Kensington est un jardin du Roi 3ui n'est pas public. II est entouré e murs, mais le portier laisfe entrer toutes les perfonnes qui ont Pair comine il faut. C'est un beau bois irrégulier, au bout duquel fe voit le chèteau; mais je n'ai eu que le tems de le cótoyer. J'ai remarqué que les connoisfances qui fe rencontrent a la promenade ne font, pour fe faluer, que mettre la main a leur chapeau rond, au lieu de Póter. J'ai béni eet ufage commode & convenable, que je fouhaiterois qu'on pilt fuivre partout, fans s'expofer aux critiques ou aux fausfes interprétations. Visa-vis la grande avenue de St. James''s park, & de 1'autre cóté de cette large & belle rue qui mène au parlement, fe trouve la feule partie encore fublistante de ce fameux palais de Whitehall, oü Charles-fecond tint fa brillante & voluptueufe cour, & devant lequel peu d'années aupa- ravant  DE LONDRES. 41 ravant fon infortuné Père dut abandonner fa tête au glaive du bourreau. On voit encore mufées & comme marquées d'infamie quatre croifées de la fatjade:, par 1'une desquelles ce Prince defcendït fur Féchaftaud. Ce palais eüt enfuite le malheur de devenir la proye des flammes. Le pavillon restant, qui a feul échappé au feu, est en pierre de taille, d'une bonne architecture, & füt bad par ordre de ce même Roi, dont le fupplice depuis déshonora fes murs. Non loin de ce théatre d'une 11 fanglante & mémorable fcène, au coeur du quartier de Westminster, au milieu d'une espèce de place ou plutót carrefour oü aboutislent cette rue de Whitehall, le Strand, Pallmall, Haymarket & Princcs-ftreet, fe voit aujourd'hui la ftatue équestre de ce Roi. C'est Ia même ftatue que vous aurez lu peut-être avoir été publiquement vendue peu avant la funeste catastrophe de ce Monarque, & achetée par un coutelier qui Penterra fecrettement, tandis qu'avant pubüó qu'il en avoit fait des manches de couteau , il en vendit une 11 grande quantité aux enthoufiastes C 5 du  42 'L E T T R. E VIII. du malheureux Prince, qu'il en fit fa fortune. Cependant, lors de la reftauration de Charles-fecond, il déterra en entier, non endommagée & au grand étonnement de fes dupes, 'cette même ftatue qu'il leur avoit vendue en détail. Elle füt placée alors en eet endroit trés fréquenté oü. 'elle fe voit encore. Le vifage tourne vers le palais de Whitehall, Charles femble y contempler avec réflexion le lieu de fon fupplice. On dit que cette figure est fort resfemblante. Ce monument, d'ailleurs trés bien 'fait, ofFre encore 1'anecdote de fon 'fculpteur, qui fe noya, dit-on, a caufe d un défaut de proportion dans la jambe ou la main dü cavalier, dont on lui fit un reproche, auquel il füt malheureufement trop fenfible, comme cela fe voit plus fouvent aux ; hommes k grands talens. ArRès avoir dïné chez Mr. Olmius & couru le foir par la ville, enchanté de la belle illumination qm forment les lampes , dont la clarté fe croife avec les lumières des boutiques, je me retirai chez moi pasfablement fatigué, plein en cutre & "furToquant presqu» de mille chofes que  DE LONDRES. 43 que je venois de voir, dont je brftlois de vous faire part & que je craignois d'oublier. Ce füt donc une foirée ou plutót une nuit vouée i la réflexion & a I'amitié. En attendant les premiers momens qu'il me fera loifible d'employer k continuer le détail de mes grandes courfes & de mes petites obfervations, je fermerai ce gros paquet en vous faluant de tout mon cceur. LETTRE  44- L E T T R E IX. LETTRE IX. LONDRES, Jeudi, 22 Mtl' 1788. J'AI terminé ma dernière, mon cher ami, par le récit de mes courfes de Samédi. Ce jour-la, Mr. & Mad. 01mius m'invitèrent a une petice partie a Richmond pour le lendemain. Ces espèces de parties de campagne font trés en ufage ici les Dimanches, tant chez les bourgeois de Londres que chez les perfonnes de plus de confidération, & 1'on trouve alors tous les endroits un peu agréables des environs remplis de monde. Richmond, qui n'est qu'a neuf miles de Londres, est fans contredit un des" nlus intéresfans. Outre nous fix, Sir Simeon Stuart & fa foeur Mifs Stuart, ti és liée avec Mifs Fanny, furent ausfi de la partie. Nous nous mimes a nous cinq, Mr. & Mistr. Olmius, Mifs Elyott, Mr. de Tengnagell & moi da% la grande berline qui peut ailément  de londres. 45 aifément contenir fix perfonnes, & Mifs Olmius, Sir Simeon & fa fceur nous füivirent a cheval. II fauc que vous fachiez que Mifs Olmius est une des premières cavalières de 1'Angleterre, qu'il ne fe pasfe guères de jour qu'elle ne fe promène k cheval, & que, fans faire tort k fes autres goüts, aller k cheval est chez elle le premier de tous. A peine fortis de Londres, nous rencontrimes M. Pitt qui étoit ausfi k cheval. II me parüt un homme mince & fimplement vêtu, mais je ne le vis qu'en pasfant. Qu'y a-t'il donc k cela d'extraordinaire? dira-t'on. Sans doute k cheval c'est un homme comme un autre. Mais il mérite d'être cité & il ne fera jamais fans intérêt pour moi, le Ministre qui, fi jeune, a fü diriger d'une main li ferme & d'une tête fi fage le gouvernement d'un pareil Etat. La route me parüt charmante. Nous cötoyames premièrement Hyde-park, puis Kenfington, enfuite, nous pasfames par plufieurs villages on bourgs: enfin, arrivés a Kew, oü est ce fameux jardin de la Reine, nous travcrfames la Tamife fur un pont de bois, a cöté d'un  4 J'e fais la r°nde, je vifite les dirlerens quartiers; & comme il y a huit jours que je luis ici, il est tems de vous faire enfin une petite esquisle du local de Londres. II est fingulier, mais en arrivant ici je n'ai point fenti ce defir inquièt , cette D 5 impa-  5§ L E T T R E IX. impatiente curiofité, qui m'agitèrent les premiers jours k Paris. Ce n'est pas que je fois devenu froid a voir des objets intéresfans: k Dieu ne plaife que jamais ce malheur m'arri* ye; quant a préfent, je crois que j'en fuis encore bien éloigné. Mais alors la vie folitaire, tranquille & peu variée, k laquelle j'étois habitué; I'inquiétüde & la mélancolie qui me rongeoient fans cesfe intérieurement, qui minoient fourdement le principe de tous mes plaifirs & ne me laisfoient jamais un fenl moment de joye non troublée; tout cela me fit faifir avec une incroyable vivacité ce qui pouvoit fi puisiamment me tenir lieu de distraclions, D'ailleurs, ce qui fe fent pour la première fois, fe fent toujours le plus vivement. Transporté toüt-a-coup du fond d'un fé. jour folitaire, oh tout nourrisfoit mon chagrin, oh tout abattoit mon espoir, au milieu du biuyant Paris, oü tout le fuspendoit, oü tout le relevoit, je me crus dans un monde nouveau. Une curiofité toujours reprimée, mais d'autant plus ardente; la gaieté des Francois; la famüiarité que pa? mes leétures j'avois contrac. tée  DE LONDRES. 59 tée avec leur Nation & leur Capitale; mille chofes intéresfantes que je ne faifois encore qu'entrevoir, mc tournoient la tête, & verfoient dans mon ame le dclir, 1'espoir, 1'ardcur k voir, & k leur fuite, 1'allégement de mes peines, ainfi que le premier fentiment vif de plaifir que j'avois depuis longtems goüté. Je me fouviens encore de 1'espèce d'ivresfe, avec laquelle le premier jour je me jettai, feul & mon plan k la main, k travers les rues & le peuple de cette grande ville. Non, un pareil moment ne me reviendra plus dans ma vie. L'enchantement qui me 1'embellit, est détruit k plufieurs égards; & 1'immenfite du local, ainfi que la foule du peuple, n'a plus pour moi a Londres ce premier charme de la nouveauté. D'ailleurs, la littérature franijoife & 1'histoire avoient dès longtems incliné mes defirs & mon cceur vers ce théitre de tant de grands événemens, vers ce berceau de tant de chefs-d'oeuvres; mes le&ures m'avoient fait connoitre Paris avant que j'y fusfe jamais venu ; eet endroit célèbre, oü la connoisfance de la langue me naturalifa d'abordl  ÓO L E T T R E IX. i d'abord, étoit empreint pour moi d'un intérêt, que Londres ne peut jamais avoir; & je n'v traverfois pas de rue, je n'y faifois pas un pas, fans être frappé de quelque fouvenir, fans me fentir d'abord en pays de connoisfance. Ici, c'étoit la fenètre d'oü le lache Charles-neuf tira fur les Huguenots; la, la rue oü le bon Henri-quatre füt asfasfiné; ailleurs, 1'hötel de Longueville, fi fréquenté du tems de la Fronde; plus loin, 1'ancien palais des Rois de la feconde race: enfin les Es/ais de St. Foix & d'autres livres guidoient partout ma curiofité, & nul quartier n'étoit fans intérêt pour moi. Encore, je le fens tous les jours, encore Paris m'est-il cher. Le léjour asfez long que j'v ai fait; 1c fouvenir de ce tems fingulier qui ne resfemble k aucun autre de ma vie, que je n'oublierai jamais, & qui pourtant ne me femble fouvent qu'un rève; 1'intérêt tendre que m'y ont témoigné plufieurs, même dans la clasfe bourgeoife, de fes bons habitans; ce que j'y ai vu, ce que j'y ai fait, lürtout ce que j'y ai éprouvë; tant de fenfations diverfes, tant de plaifirs & de fi proiondes affliétions ont fait fur moi une  DE LONDRES. 61 une impresfion qui ne s'effacera de mes jours, & qui m'y fait fonger bien fouvent avec le plus vif attendrisfement. O! que ne puis-je, en quittant 1'Angleterre, aller revifiter en pasfant cette ville qui me tient encore tant au cceur, & mêler alors a 1'intérêt touchant qui m'y rappelle , le plailir d'examiner a mon aile la différence des deux Capitales & le contraste des deux Nations. _ Tel füt Paris pour moi a mon arrivée. Londres n'a pas tous ces attraits; il m'est moins connu & manque furtout pour moi de ce que les anecdotes & petits détails d'histoire pourroient lui irnprimer d'intérêt. Né. anmoins, quoiqu'il m'ait moins frappé que Paris, fon premier aspect est plus riant. II ne lui resfemble par rien que par fon étendue; & bien que bad en briques, il tient encore moins d'Amfterdam & de nos autres villes de Hollande, qui toutes, a force de fe resfembier mutuellement, ne resfemblent a nulles autres villes de PEurope. Cependant de même qu'elles, Londres n'a par foi-même rien de frappant ni de magnifique, & fa principale beauté conliste dans le coup-d'ceil & 1'enfemble de quelques unes. de fes parties.  6n l e t t r e IX. parties. II est fitué au Nord & k 1'Ouest de la Tarnife; & Southwark, du cöté oppofé de ce fleuve, n'est jusqu'ici qu'un asfemblage de longues rucs, bordées de maifons, de ginguettes & de places encore vuides, mais qui fe remplisfent journellemcnt. Ce font en grande partie des^ manufadtures & des atteliers de différentes espèces, & je n'y ai guéres remarqué de batimens confïdérables. On y voit deux prifons, entr'autres le King'sbench, quelques höpitaux, le fameux Vauxhall, Lam. beth-houfe, réfidence ordinaire de 1'arch'evêque de Canterbury, & plufieurs éghfes. Au reste, par le nombre de fes maifons qui s'accroit tous les jours, ce bourg , qui fait partie de Londres, formeroit feul une grande ville. Vous favez qu'outre ce fauxbourg, cette Capitale fe divife en deux parties trés distinöes, a 1'Est, la Crré, fpécialement la ville de Londres, a 1'Ouest, la Franchise (the Liberty} de Westminster, lesquelles différent entre elles par les mceurs (  t>2 LETTRE IX. James's fquare: mais la plupart ont ou un grand boulingrin, ou un jardin en gazon & en fentiers, irréguliórement planté des plus jolis arbres. C'est dommage que ces jardins lbient fermés pour le public. Entourés d'un grillage de fer, ils ne s'ouvrent qu'aux feules clefs des domicilies autour de leur riante enceinte. Les matins, on les voit comme parfemés de grouppes de beaux enfans, qui flattent 1'ceil & attirent 1'attention, presque a 1'égal des jolies fervantes qui les furveillent. De beaux gazons, comme vous n'en avez jamais vus, & •quantité d'arbrisfeaux en fleurs, ajoutent encore au charme; & vous eusllez dü me voir plus d'une fois roder autour de ces barreaux de fer, comme un loup autour d'une bergerie. Vers les nouveaux Quartiers le terrein s'élève, mais trés légérement. Toute la ville paroit batie fur un fol tres gras, & la campagne voifine qu'elle envahit journellement, n'est pas moins fertile. Londres contient plus de deux eens églifes parochiales ou chapelles de la Réligion Anglicane, toutes en pierre de taille, & la plüpart baties après  DE LONDRES. £3 après le grand incendie. Les Nonconformistes de toutes les autres croyances y ont ausfi de norabreux temples ou lieux d'asfemblée, & Pon ne compte pas moins de cent trente édifices5 destinés au fervice divin des Presbyteriens, des Protestans étrangers & des Quakers. En outre, les Cathohques-Romains y ont plufieürs Chapelles, & les Juifs quelques fy. nagogues. . 3 On comptoit h Londres, il y a deja quelques années, (& fans doute le nombre s'en est accru depuis,) neuf mille rues tant grandes que petites, & cent foixante-dix mille mailons. Les Anglois & les Francois fe disputent fur la grandeur & la ponu. lation de leurs Capitales. D'après la mefure des plans & d'autres calculs incontestables, la fuperficie de Londres est la plus grande. Elle s'étend rtous les jours» & bientót le Midd efex fera trop petit pour une pareille ufurpation; tandis que Paris vient tout récemment d'être circoplcnt par des muraiiles. II est vrai qu'a Paris les maifons font plus hautes & les rues plus étroites; mais dautre part, il est rempli de granck F 2 hotels  84 lettre IX. hótels & de vastes couvens, pourvus de fpacieüx jardin's. Londres a beaucoup de fquares; mais ausfi une partie de la Tamife, coüverte de vaisleaux, y est habitée. Tout cela ffe compenle presque 1'Un Ï'autre; deforte que de 1'excédent de la fuperficie doit réfulter un excèden't de popülation. Londres fe vante de contenir treize eens mille ames; Paris, un million: mais, en réduifant ces nömbres excesfifs d'après les estimateurs les plus judicieux & les moins exagérateurs, on pourroit compter peut-être ün million d'habitans pour la première de ces Villes, & huit eens mille pöur la feconde. (') Au reste, fi vous voulez favoir au juste ce qui en est, venez les compter. II doit déja paroïtre furprenant, même fuivant cetce estimation modérée, de voir Paris, de voir une feule ville contenir la trentième partie de la popülation de tout un vaste Royaüme;' mais 1'ètonnement (i) Mr. ile BufFon , d'après fes calculs 8c quelques tables de naisfances 8c de morts qu'il cite, diminue encore de beaucoup ces deux nombres. Voyez la ün du ftpiièuu tornt en l». de fon Supplément.  de londres. 85 tonnement doit s'accroitre encore, lorsqu'on fonge, en fe trouvant k Londres, qu'on a rasfemblée & même entasfée autour de foi, la huitième partie de tous les habitans de la Grande Bretagne. La Tamife k Londres fe traverfe fur trois grands ponts de pierre de taille. Le plus ancien, appellé London-bridge ou Pont de Londres, est fitué vers la partie oriëntale de la Cité. 11 ferme le port, & ce n'est que jusques-la que peuvent monter les vaisfeaux yenans de la mer, qui en est éloignée de foixante miles. Ce pont est trés folide, mais n'a rien de bien extraordinaire. Plus haut, vers la partie occidentale] de la Cité, fe voit celui de Black-friars ; pont fuperbe, biti tout récemment, mais un peu trop orné pour un pareil monument. Beaucoup plus haut encore & au desfus du grand coude de la rivière, est le fameux Pont de Westminster, a mon gré le plus beau des trois. C'est par ces ponts que Londres communiqué avec le fauxbourg de Southwark & le comté de Surry. Bien des gens prétendent que lés deux derniers 1'emporteut fur tous F 3 le»  86. L E T T R E IX, les.ouvrages de ce genre qui existent en Europe. Cela fe peuc; je ne m'y. connois pas: mais je ne 1'aurois pa3 cru. Sans doute .ils font hardis & fuV perbes: mais 1'Italie, cette ecole, ce fa.nótuaire de Ia belle architeclure, oii le- marbre est plus commun nue la' pierre ordinaire ne 1'cst en Angle-, terre, 1'Italie n'a-t'elle donc rien qui les furpasfe ou, du moins qui les égale. Je n'ofe presque 1'avouer, mais j'ai trouvé plus beau le Pont de Neuilly, oü la Seine cependant est de la moitié moins large que la Tamife ne 1'est ici ; du moins il m'a plus vivement frappé. Le Pont de Westminstcr est long de douze eens vingt trois pieds, large de quarante quatre, & repofe fur quinze arcades. Le Font-neuf k Paris a cent foixantcdix toifes ou mille & vingt pieds de longueur, douze toifes ou loixantedouze pieds de largeur, y compris. les trottoirs, &. n'a que douze arebes. Le Pont-royal a Paris a moins de quatre eens cinquante pieds de longueur. Mais la vue de ce dernier Dont m'a paru fi frappante & fi richt, qu'a mon gré celui de Westminster n'y a ïien de comparable. A droite, elle s'étend  DE LONDRES. 8 7 s'étend fur 1 hotel des Invalides & fur 1'EcoleMilitaire, ces deux magnifiques édifices; fur la Seine qui ferpente a leurs pieds, & fur les charmans cóteaux de Pasfy qui s'élèvent le long de fes bords: a. gauche, fur ces quais fi fuperbes, bordés, 1'un par les palais des Tuüeries & du Louvre, Ï'autre, par les plus beaux hotels de raris. D'ailleurs a Londres, quoique j'y aie traverfé les ponts a toute heure du jour, par le plus beau tems & dans la plus belle faifon de 1'année, jamais la fatale vapeur de houille ne m'a, permis d'y bien discerner les objets a quelque distance; & la beauté de ce qu'on peut en voir, s'altère encore par la teinte grisatre qui en ternit les couleurs. En outre, de grosfts balustrades de pierre, nnsfives & trés élevées, ne laisfent a la vue que quelques petites ouvertures, qui ne lui permettent pas d'embraslér 1'enfemble du fpectacle. Cette vue trés imparfaite, a travers les parapets des ponts , est la feule toütefois que la rivière offre a Londres. Toute la Tamife d'un bout a Ï'autre, 1'espace de plus d'une lieue, y est bordée ou plutót mas- quée  öö L E T T R E IX. quée par des maifons, dont les facades ne donnent pas même fur elle. Le font pour Ia plupart des habit*tions de tanneurs, brasfeurs «Sc autres manufacluriers, qui ne préfentent qu'un coup-d'ceil fort mesquin. Ie est choquant, mon cher ami, de voir fi mausfadement captif un fleuve que la nature a rendu fi beau, & je voudrois bien pouvoir 1'admirer un jour, débarrasfé de fes doublés entraves. Les premières font l'obftacle que forme le Pont de Londres pour les vaisfeaux de monter jusqu'a 1'extrémité occidentale de cette immenie ville, de décharger leurs marchandiles dans tous les quartiers que ce fleuve arrofe, & de peupler, d'animer ainfi fa partie fupérieure, ausfi bien que 1'inférieure; obftacle qui fe trouve encore renforcé par le nouveau Pont de Black-fnars, & qui n'est plus guères a détruire. Mais peut-être feroit-il moins impraticable de rompre les autres entraves qui déshonorent la Tamife. 11 ne s'agiroit que de débarrasfer fon canal de toutes ces vilaines maifons qui 1'emprifonnent fur fes deux bords, «Sc d'y former un doublé quaj, lequel furpasfcroit en ; beauté  DE LONDRES. 89 beauté le fuperbe quai de Rotterdam, nommé de Boomtjes, & dcviendroit peut-être le plus magnifique de 1'univers. Notre pays est certainement le pays des quais, & même des beaux quais; mais la brique, &, hors ceux de Rotterdam, le peu de largeur de leurs canaux en comparaifon des grandes rivières, leur donnent un air tantfoit-peu mesquin; &même, aTexception de ce Boomtjes qu'arrofe le plus beau fleuve qu'on puislë voir, la fimplicité propre, mais peu noble, de la plupart des maifons dont ils font bordés, les rendent, bien que rians, nulle part fort magnifiques. Mais 1'espace que forme la Seine h Paris , entre le Pont-neuf & le Pont-royal, décoré d'un cóté par de fuperbes hotels & de Ï'autre par deux palais de la pluspompeufearchitcciure, joints enfemble par l'immenfe & belle galerie qui règne tout le long de ce quai, donne mieux quelque idéé de la magnificence en ce genre que la Tamife pourroit étaler fur fes bords, & que fa largeur & fon étendue rendroient de beaucoup fupérieure. Ce quai , en fuivant les linuofités du fleuve, lë prolongeroit au F 5 de  PO L E T T R E IX. dela d'une lieue ; & fi ces deux ponts qui arrêtent a préfent la navigation, n étoient, au lieu de masfes inè> branlables de pierres, formés que de fimples bateauxflortans,&permettoient de la forte un paslage libre, les vaisléaux y viendroient, comme a Rotterdam, dépofer les produdtions & les riehcsfes de tout runivers aux portes mêmes des maifons embellies des négocians, & montant jusqu'au pont de Westminster, vivifieroient ce brillant qitartier. L'ancien palais de Wbitehall, litué en face & tout au bout ve.s la courbure du coude, & redevcnu le féjour des Rois, commanderoitce long, ce fuperbe canal, avec les beaux quais qui le décoreroient des deux cótés, & les milliers de vaisfeaux qui le couvriroient, & qui s'étendroient jusqu'a la mer, 1'espace de plus de vingt lieues. Au desfus du coude, oü la Tamife remonte vers le midi, fes bords s'enorgeuilliroient du Palais oü s'asfemble le Sénat de la Nation, de PAbbaye de Westminster, & des hotels pompeux dont la première Noblesié s'empresferoit a Penvi d'orner les rives de ce fleuve majestueux, devenu' Jibre enfin a la vue , & tou«  DE" L O N. 1") R EjjS. (fc^ toujours la fource respetfhable des richesfes de la Capitale, comme de la fplendeur de fes propres families. Mais je m'apper^ois que je rêve de nouveau, & que' même mon rêve n'a guères l'apparcnce d'avoir jamais de la réalité. En attendant donc que je me réveille, je vais finir cette Lettre, en me recommandant bien affectueufement a votre précieux i'oiw venir. LETTRE  P2 L E T T R Ë X. L E T T R E X. . LONDRti,, Vendrediy 23 Mai 1788. J'AI tant de particularités k vous marquer, mon cher ami, que vous ne devez pas être furpris, qu'après avoit ferme hier ma Lettre j'en recommence une nouvelle aujourd'hui, que je vous enverrai peut-être encore par la même poste , deforte que vous pourrez en recevoir deux k la fois. Je reprendrai le fujet du local de Londres, puisque j'y fuis resté derniérement. II est fingulier, mais cette Capitale diffère en tout de Paris, & ils n'ont presaue aucun rapport enfemble. Paris, hörs la Place-Royale & quelques maifons dans 1'IIe du palais, est entiérement batï en pierre: Londres au contraire, hors les éghfès & trés peu de maifons parncuhères, entiérement en briques. Paris est couvert de belles ardoifes bleues: Londres, de tuiles en grande partie  DE L O N D R E- S. 93- partie rouges. A Pari-s,- escalicr» parquet, lambris, tout est en pierre dans les maifons ordinaires, & 1'on y trouve trés peu de charpente : a Londres, tout est, plus encore que chez nous, en bois léger de fapin. A 1'exception. des grands hotels, les maifons de Paris font de fep£ étages, & occupées par plufieurs families: les maifons de Londres n'en ont que deux ou trois, que communément une feule familie habite. A Londres, ainfi qu'en Hollande, des fervantes lavent les planchers & nettoyent foigncufement les maifons: a Paris, des laquais frottent les parquets, & d'ur>e queue de paon on y balaye le reste trés fuperficiellement. Paris s'éclaire par des espèces de lanternes a réverbères, fuspendus au milieu des rues: Londres, par des vafes de verre, at-rachés a des grillages plus ou moins unjolivés devant les maifons. A Paris, les maifons touchent direélement la rue; il n'y a point de perron, rien qui écarté, & les voitures rafent les murailles: h Londres, il y a de belles balustrades de fer a quelque distance, & en outre de larges trottoirs qui les féparent du pavé. A Paris, les  94 t E T T 'R E X. les portes des maifons ainfi que des eguies lont toujours ouvertes: a Lon dres, elles font toujours fermées. La moitie de Londrés a de tres larges rues, qui la plupart font droites & tirees au cordeau: a Paris, le fauxbourg 8t, Germain leul a quelques rues alt gnées; encore ne font-elles pas fort hotels, fales & magnifiques, k porte cochere, k grande cour, k colonnes & a portiques: Londres, hors quatre * ™9 grands batimens, n'a que des mailons de bnques, étroites, k petite porte, d'une apparence fimple, mais cl une propreté foignée. Paris des batimens masfifs & folides, qui peu vent durer plufieurs fiècles: Londres na que des maifons trés légères, con. itruites a peine pour deux générations. Paris étale une architecture hardie, fiere, mais inégale: Londres, une architeélure plus modeste, mais partout également riante. Paris a dans fes édifices plus de pompe & plus de golit, mais il prélënte a la fois le fpeétacle de la magnificence & de Ia milère, & le dégout v accompagne, y empoifonne fouvent ladmiration: Londres, moins fuperbe dans  DE LONDRES. pg daas fes détails, mais plus agréable dans fon enfemble, d'une netteté, d'une élégance que rien n'interrompt, que rien ne dépare , offre 1'image d'une gracielife fnnplicité, relévéc par une aifance générale. A Londres, ie piéton est facré; des précautions ont pourvu a fa fureté, les loix veillent a fa défenlé: a Paris , des étourdis le renverfent, le fotilent, 1'écrafent fans fcnipule, fans honte & fans punition, fous les pieds de leurs fringans chevaux, fous les roues de leurs 'chars jlégans, qui, par leur barbare infouciance & fous leur imprudente condui-e, deviennent des inftrumens meurtriers; au dófaut de fes jambes, il n'y trouve aucun réfuge, ni dans des rues oh il n'y a point d'abri, ni dans des loix qui 1'oublient, ni dans une police qui le négligé. (') A d; Il femble qu'on s'imagine a Paris, qu'après avoit cricS gare, gare . on peut impunémenr pasfet lur Ie corps a toutle monde. Aufiï ue s'écoule-t'il point de jour -qu'il n'y ait des gensblesPJs, estropiés ou tués; & quand on y voit la forme des rues & le train des voirures, on doit mille fois s'e'ronner qu'il n'y arrivé pas plus de malheurs. Ce n'est qu'en tremblant qu'on peur risquèr fa femme ou Sts enfans fut un li perillem paré.  96 • L E T T R B X. A Londres, toutes les voitures, meme des gens d'affaires les plus presles, ont toujours une allure trés modérée: a Paris, les équipages des gens a plaifir vont un train d'enfer, traverient les rues comme des éclairs; & les ennuyés, les tueurs de tems qui n'ont rien a faire, qui fouvent ne favent pas même oii ils vont, y femblent toujours les plus impatiens d'arriver. La noblesfe vient en foule a Paris, oü elle brille, fe corrompt <5c le ruïne; «Sc les négocians s'enrichisient fagement, mais obfeurément, dans les villes de province, a iNantes, a Bordeaux, a Marfeille & ailleurs: k Londres au contraire, la noblesfe & les riches propriétaires-fonciers ne vieni.ent que de tems a autre, & c'est le commerce furtout qui fait 1'ame de fon opulente existence. Londres est couvert en tout tems d'une épaisfe fumée de houille, qui lui obfeurcit, Jlnon la clarté, du moins 1'éclat du foleil, «Sc qui en hvver, quand tous les feux brülent, dbivent le rendre presque inhabitable: k Paris, la hauteur des maifons, jointe au peu de largeur des rues, intercepte les rayons de eet astre; & des boues de fon pavé, comme  db londres. 97 comme des immondices de fes égoüse qui font au .milieu des rues, s'élèvent, furtout en été, une odeur & des vapeurs fétides, qui font trés désagréables, mais pasfagères. Enfin, comme pour ue fe resfembler en rien , Paris vient d'être enceint de murs, & 1'oppresfiön fiscale 1'entoure de magnifiques citadelles, oii fe logent, pour le bloquer, les fatellites de la finance: Londres, au contraire, est ouvert de tous cótés; il fe mêle, fe confond avec la campagne, cc s'y perd même fi infenfiblement, qu'on ne fait plus guères oü il commence & oü il finit. Si je pouvois aller d'ici direftement a Paris, je Vous promettrois un_ parallèle bien plus intéresfant; mais maintenant je ne puis: ma mémoire est fouvent douteufe, cc'l'image de cette ville sV est fort afFoiblie, au moins a plufieurs égards. Au reste, a quelques traits de cette defcription, vous jugerez peut-être qu'ayant tant de conformités avec nos villes Hollandoifes, Londres doit beaucoup leur resfembler: mais c'est tout le contraire, cc leurs apparences extérieures font entiérement disfemblables. Les Part. II. G ba-  93 lettre X. badmens k Londres, plus uniformes & moins mesquins; la couleur lugubre de leurs briques enfumées 6c mal cuites; fes trottoirs commodes; le beau grillage trés élevé, qui y forme urie décoration continue devant les maifons; fes larges & belles nies, mais fans arbres 6c fans canaux; les fingulières cheminées qui y défigurent les toits; la multitude de fes grandes places quarrées; le coup-d ceil de fes belles boutiques; toutes ces particularités 6c plufieurs autres lui donnent un aspect totalement différent de celui des villes de notre pays. La grandeur déméfurée de la Capitale de 1'Angleterre fait moins de tort fans doute a ce Royaume que celle de Paris k la France: cependant fon accroisfement excesfif ne doit pas non plus s'attribuer uniquement k 1'état florisfant du pays. Si cette immenfe ville s'étend ainfi tous les jours, c'est que les grands Seigneurs . & même les Gentilshommes campa-^ gnards, qui ci-devant, vivant toute * 1'année fur leurs terres, ne venoient 3ue de tems k autre pour leurs affaires ans la Capitale, commencent maintenant--a refluer de tous cótés vers ce .  DE LONDRES. 99 ce centre du faste & des plaifirs. ^'influence du luxe & 1'attrait des jouisfances raffinées, dans un fiècle oü la fleur de la fimplicité, fi agréable & fi méfestimée, fe fane incon. tinent même dans le peu de lieux oü elle pousfe encore, font infenfiblement & d'eux-mêmes a Londres ce que la politique des Rois de France & furtout du Cardinal de Richelieu n'a pu efFeétuer è Paris qu'avec beaucoup de peine & d'après les plus profondes fpéculations. Le mal toütefois n'est pas fi grand en Angleterre qu'en France; & les propriétaires-fonciers, ces prote&eurs-nés du plat-pays, n'y féjournant dans la Capitale que quelques mois du printems, continuent a faire leurs plus fortes dépenfes dans leurs terres, a y animer 1'agriculture & a y entretenir 1'abondance. Cependant ils viennent Londres; & leur afiluence, qui n'est pas médiocre, entraïne a leur fuite une foule de domestiques, qui bientót gatés pour le féjour fimple des champs, quittent le fervice de leurs maitres, afin de pouvoir rescer dans ce vaste cahos, oü le libertinagc & l'intrigue trouvent plus de resG 2 fources  IOO L E T T R E X. fources pour contirmer une vie paresfcufe , qu'a la campagne oü il faut travailler pour vivre, C'est ainfi, ce me femblèj que le trop grand accroisfement de cette monstvueufe tête doit toujours faire quelque tort, bien que beaucoup moins qu'en France, au reste du corps nationah En outre , toute la partie des nouveaux Quartiers qui n'est pas habitée par des Seigneurs ou des country-gentkir.en, est principalement peuplée de demoifelies de piaifir, qui y abondent au dela de toute idée. Sans doute elles s'y font augmentées avec les maifons qui les logent & les Mesfieurs qui les font vivre. II me pa* rolt donc évident que Londres attire les plus belles femmes de la campagne: par conléqucnt, elle doit s'en resfentir dans fa popülation. Qu'y fera eet excédent d'hommes délaisfés qui n'y trouvent plus les compagnes de leur enfance? JN'abandonneront-ils point ces belles provinces oü ils font nés, mais oü ils ont perdu 1'attrait le plus puisfant de la vie, fans lequel la campagne furtout ne devient plus qu'un triste déiërt? Quoiqu'il en foit de ceci, il me paroic certain que  DE LONDRES. 101 que fi Londres étoit moins grand, il y auroit moins de célibataires. Néanmoins, malgré toutes ces confidérations, plufieurs villes de province s'aggrandisfent ainfi que Londres, & 1'agriculture dans ce royaume est ausfi florisfante que jamais. En France au contraire , tous les grands & petits Seigneurs qui fe font établis a Paris, y demeurent toute 1'année. Chacun, pour briller dans la Capitale, y dépenfe les revenus de fes ter res, qu'il négligé, qu'il épuife, qu'il engage; & 1'on diroit que hors de Paris il n'y a plus de bonheur pour eux. C'est moins encore cependant a 1'abfence des Seigneurs propriétaires qu'au régime fiscal, & en premier lieu au Gouvernement qui négligé ou plutót qui laisfe opprimer le plat-pays & les utiles, fes respeétables habitans, qu'on y doit attribuer 1'épuifement de la campagne & Ie dépérisfement de Pagriculture. Mais Londres ne s'engraisfe point ainfi de ia fubfiance de tout le Royaume. Mème lans le féjour des Seigneurs , il feroit toujours également florisfart; la Cité, ainfi quune partie de Westminster, restant le fiège & 1'ame du commerG 3 ce  101 l e t t r e X. ce & de l'industrie, rendront toujours au reste du royaume, en circulation & en richesfes, plus que les excroisfances, peut-être déméfurées, peuvent lui enlever en popülation; & fi Paris , ainfi qu'on le pretend, est comme une tête trop grosfe d'un corps qu'elle amaigrit, Londres fera toujours comme le cceur qui donne 1'impulfion a tous les mouvemens de la machine, & fait le principe de fa vie. Du reste, fi les Seigneurs Anglois continuent h vouloir ainfi pasfer quelques mois de 1'année dans la Capitale, raugmcntation de cette ville est bien loin d'être h fon terme; & tous les bourgs voifins, qui s'approchent de jour en jour, tomberont bientót d'cux-mcmes dans cette vaste cnccinte, qui ne eonnok plus de iimitcs. Je ne m'étendrai pas au long fur les particularitës du gouvernement de cette grande Ville: c'est moins le fujet d'une corrcspondance comme Ia notre que d'une defcription en forme. D'ailleurs, bien que fur les lieux, qu'en pourrois-je favoir plus que vous qui favez tant? La jurisdiction de la Cité est fépa- rée  DE LONDRES. I03 rée & trés différente de celle de Westminster. La Cité ou Ville de Londres est divifée en vingt-fix distrials , qui font gouvernés chacun par un Alderman, élu par fa propre Communauté. Ces Aldermen font, ' je crois, des espèces d'Echevins. C'est parmi eux qu'on choifit annuellement un Chef, appellé Lord Maire, (Lord Major.) L'autorité de ce Magistrat fuprèmè est trés grande. II a feul le pouvoir de citer & d'emprifonner dans le resfort de fa jurisdiétion, qui s'étend non fëulement fur la Cité & fur le fauxbourg de Southwark, mais encore 1'espace de plus de quarante miles le long de la Tamife. II habite un vaste hótel, fieué au milieu de la Cité, bati en pierre de taille,.d'une apparence fastueufe, mais d'une archite&ure lourde & de trés mauvais goüt. C'est lü qu'il tient une espèce de Cour; il a table ou verte, & fous lui de hauts & bas Officiers. Ii ne paroït en public qu'avec un appareil impofant. Son habiüement 'est une décoration. Sa voiture est un carrosfe de parade, fuperbe & bizarre. 11 s'y fait précéder & fiiivre par fes Officiers. Pour maintenir une repréG 4 fentation  104 l e t t r e X. fentation fi pompueufe, je crois que les revenus de fa charge font de neuf a dix mille Livres Stcrlings. Après ce Lord Maire fuivcnt en pouvoir & en dignité les vingt-fix Aldermen , lesquels ont fous eux chacun un certain nombre de common-council-men, (qu'on pourroit appel Ier en hollandois gildebroeders,) formant enfemble une espèce de grand Confeil au nombre de deux eens trente-fix, qui repréfentent toute la Cité, & font choifis, ainfi que les Aldermen, par les Communautés des distrifts. C'est de la qu'on dit que Ion gouvernement resfemble a celui de la Nation. Le Lord Maire est comme le Roi, 1'asfemblée des Aldermen comme la chambre des Lords, & le grand Confeil comme celle des Communes. II faut le concours de ces trois pouvoirs, dans la Cité comme au Parlement, pour faire des loix. II y a encore deux Sheriffs & unChamberlain, ainfi qu'un Recorder ou Greffier, qui tous ont des départemens particuliere. Tant de fplendeur , répandue fur la perfonne du Lord Maire, doit fans doute en impofer au peuple, qui fe  DE LONDRES. I05 fe prcnd par les fens & n'appercoit que 1'écorce. jMalhcurcufement, on m'a dit qu'en 1776 ces Meslïeurs du Gonfeil firent le coup de poing dans leur augustc asfémblêe, & que le Lord Maire vit ce fpettade de fang froid. Si le fait est vrai, il me fembleroit que des Confeillers qui fe rosfent doivent perdre un pen du lustre de leur dignité , & qu'un Lord Maire, qui le voit cc les laisi'e faire, court grand risque , malgré fa robe de pourpre, fa chaine d'or & fon carrosfe lourdement pompeux, de n'être bientöt qu'un fantóme décoré, bon tout au plus pour maintenir encore par une vaine repréfentation les anciennes formes. Le gouvernement de Westininster étoit anciennement dans les mains du Doyen & du Chapitre, qui s'y trouvoient revêtus de 1'autorité" civile comme de l'ecc'.éfiastique. Depuis la réformation , les féculiers s'en font emparés, mais ils lont tous encore élus & confirmés par le Chapitre. L- Chef, appellé High-Steward, fe cnoifit communémefit parmi !a première Nobleslé. 11 jouit de fa dignité fa vie durant, mais il a fous lui G 5 un  to6 L E T T R E X. un repréfentant qui en fait ies fonctions. Ce Député tient 6c préfide pour lui Ie Court-Leet ou la haute Cour. Après lui vient le High-Bailiff, qui est chef de tous les autres Baillifs, 6c dirige les élections des membres du Parlement pour Westminster. Le High-Constabk est encore un Haut-Officier de Justice. Toutes ces charges font de longue durée, finon a vie. Outre ces dignitaires il y a encore quatorze citoyens de distinétion, dont la fonclnon est a-peu-près la même que celle des Aldermen de la Cité, 6c qui ont chacun l'infpeélion fur un des quartiers. De ces quatorze il y en a deux qui prennent place au" CourtLeet parmi les autres Grands-Officiers, nommés ci-desfus. Je crois que le gouvernement des muveaux Qjiartiers est encore distinct 6c different de celui-ci. Je fuis faché de devoir le confesfer, mais je ne fais par trop fous queile jurisdiclion je demeure. Comme j'espèrc n'avoir point de procés 6c que jc ne prétends voler ni tuer perfonne, je ne m'en fuis gueres embarraslé jusqu'ici; 6c fi le malheur veut que je foi« volé ou  DE LONDRES. I Of ou cué moi-mème, il fera tems de reste alors pour s'en informer. Je foupqjonne cependant que je fuis fous la jurisdiction. dü comté de Msddlefex. Voaa tput ce que j'ai pu obferver & le peu que je connois de Londres. Si je ne vous parle ainfi que du local, c'est que je ne fuis que depuis néuf jours ici, que j'ai la vue peu percante, & que,. me méfiant de moimème, je n'en préiüme pas au point de penfer avoir appercu au dela de 1'écorce extérieure. 'Pour dorloter ma propre vanité, je ne veux point vous bercer de contes. Les premières Lettres qui fuivront ne contiendront toutes encore que des defcriptions locales: par-ci par-la je ferai quelques courtes réflexions, & ce' ne fera que vers la fin que je réfumerai tant foit peu. Peut-c'ïre que tous ces petits détails, quelque décharnés qu'ils font, vous paroitront avoir la prétention d'une defcription; mais alors , mon ami, une légère apparence vous trompe. J'ai bien dü rasfembler un peu ce qui m'a paru le plus remarquable par rapport au local de Londres, afin de  108 L E T T R E X. de n'être pas dans la fuite entiérement - inintclligible : mais je fuis fi loin de penfer décrire, & mon esquisfe me paroït è moi-même fi fuperficielle, qu'après un plus long féjour je fuis fur de devoir revenir fur plufieurs articles. AtJ reste, vous penfez bien que jc re vais pas vifiter tous les ódifices confidérables ni mème toutes les; curiofités d'une fi grande Ville: le tems, 1'occafion & peut-être 1'envie me manquent. Mais, quand même je verrois tout, encore ne vous parlerois-je pas de tout, de peur d'en dire trop ou trop peu. J'effleure & crains d'appuyer. A travers la première couclie, légérement cultivée, de mes connoisfances, on appenjoit d'abord le tuf; & je puis dire a bien plus juste titre que le judicieux & profond Michel de Montaigne : ce que j'opine, quel-. qu'il foit, c'est pour déclarer la mefure de ma vue, non la mefure des cköfès. Hélas! il y a bien de I?espace chez moi entre ces deux mefures. Il faudra néanmoins toucher d'un mot ce qui fe pasfé dans les rues de ce Londres dont je viens de parler. Je n-'en dirai que peu, paree que je n'*i  DB L O N D R E >S. IOQ n'ai encore vu que peu: mais ap'rès' un plus long féjour je combinerai mes obfervations, & ie hazarderai de vous rapporter les idéés que je me ièrai formées des chofes ainfi que des hommes de ce pays. Je m'étois imaginé de trouver a Londres la populace la plus brutale qu'il foit posfible de rencontrer queb que part. En conféquence j'avois projetté d'être trés prudent, je m'attendois a des avanies, & j'étois presque faché de n'être ni adroit ni fort dans 1'art de boxer. Mais dès le premier foir je fus bien furpris, moi qui, avec mon accoutrement & mon vifage étrangers , penfois faire fenfation dans le quartier que je parcourois, de me promener tranquillement fur mon trottoir fans recevoir aucune i.nfulte, & bien loin d'être provoqué ou injurié, de n'être pas même honoré dun regard. Je m'en fentis quafi piqué , a-peu-près comme une femme a un bal, que perfonne ne demande a danfer. Tel est I'effèt des préjugés nationaux, furtout lorsqu'ils font travaillés par une iinaginafion au galop. Avec toute la méfiance posfible des voyageurs & des livres,  I IO l E T T R E X. livres, ii esc difficile de les fecouer touc-a-fait. Ce füt la même choië les jours fuivans, & je n'ai trouvé qu'honnêtetó chez cccte même populace, que je m'ócois figurée infolente & presqüe féroce. On dit au reste que Londres est totaiement changé depuis vingt-cinq ans ou la fin de la guerre de 1755, & qu'il change encore tous les jours. Sans doute il faut que cela foit. L'auteur de 1'ouvrage, intitulé Londres, dit: (') Les crocheteurs, les matelots, les porteurs de chaife fc? tous les journaliers rêpandus dam les rues, font la plus infolente canaille que l'on pilt rencontrêr dans des pays oü il n'y auroit ni loi ni polke. Les Francois, fur lesquels fe déploye principalement leur grosfiéreté, auroient tort de s'en plaindre, puisque les honnétes-gens de Londres n'en font pas eux-mémes d couvert. Demandez leur une rue: fi elle est d droite, ils vous l'indiquent d gauche, ou ils vous renvoyent de main en main d leurs camarades. Les injures les plus atroces asfaisfonnent ces politesfes. Pour en étre asfailli, ü n'est pas nkesfaire de (1) Tom. 1, pag. ijo.  DE LONDRES. II! de lier converfation avec eux: il fuffit de pas/er a leur portee. Mon air F/ancois, malgré la fimplicité de mon accodtrement, me procuroit, d chaque coin de rue, des litaniss d'injures, a travers lesqueües je glisfois , louant Dieu de ne pas entendre l'anglois: eifc. &c. Pour moi, dans toutes mes courfes journaliêres, qui me prennent au moins la -moitié de ma journée, je n'ai ni éprouvé ni vu même un feut trait de brutalicé de la pare de la populace. Ün jour, tout-a-fait feul, je me fuis trouvé égaré dans une petite rue au bord de la rivière, au milieu d'une foule de bateliers, trés polisfons entre eüx & par état rustres & grosfiers. Ils n'avoient qu'a me regarder pour s'appercevoir de mon embarras, & k mon langage ils pouvoient d'abord reconnoïtre que j'étois trés étranger. Néanmoins, quand je leur demandai le chemin, ils me le montrèrent trèc honnêtement, fans que j'aie eu k esfuyer la moindre infulte. Plus d'une fois il m'esc arrivé de devoir m'informer de ■ ma route, & jamais encore je n'ai été bafoué, ni injurié, ni trompé par une fausfe indication. H feroit k- fou-  112. LETTRE X fouhaiter pour I'honnetrr de nas matelots & de toute notre populace Hohandoiie, qu'on put toujours potter d'eux le même témoignage. La populace Angloife est fiére; je ne risquerois pas volontiers de me moquer d'ellc ni de la choquer : mais elle est bonne, j'ofe le croire, & d un naturel obl igeant. Le grand nombre d'étrangeis, qui préfcntement fróquentent Londres plus qu'autrefois, femble I'avoir accoutumée k voir des figures qui ne font pas Angloifes, & peut-etre que ces rustres commencent k foupconner maintenant, que les Francois & les autres habitans duContinent font des hommes auslï bien qu'eux. Mad. Olmius m'a raconté qu'on nofoit pas encore, il v a cinq £ hx ans, psrter des parapluics dans les rues; k prélënt tous les laquais s'en fervent. II ne feroit pas prudent pourtant d'y paroitre chapeau-bas & en habit galonné. L'habiIlement ordinaire des hommes, du moins comme ils paroisfent en rue, est fimple & propre; on ne leur voit gucres de broderie. Mais les iemmes,même les plus bourgeoiiès,ne font  de1 londres. i i 3 font pas fi fimplement mifes. Leur habillement a le plus fouvent je ne fais quoi qui fent la toilette; on y appertjoit de la recherche, du goüt, parfois de la coquetterie', & toujours une extraordinaire propreté. Les filles de chambre & les fimples fervantes même s'habillent ici comme leurs maitresiës; il n'y a de différence que dans la qualité des étoffes, mais la fagon est la même. C'est en quoi notre pays fe distingue beaucoup de la plüpart des autres & particuliérement de celui-ci : mais je commence a penfer que c'est un bien a quelques égards; & malgré le mauvais goüt de 1'habillement de nos femmes bourgeoifes, je fuis quafi tenté de lui faire grace, paree qu'il me femble avoir fa fource dans un reste de modération, ou du moins dans un manque encore d'audace a fuivre les modes des Dames de plus de confidération. Le chapeau reste toujours 1'ajustement chéri des Angloifes. On voit dans les - rues presque autant de cha. peaux de femmes que d'hommes; mais les premières font de toutes formes, excepté de 1'abominable forme des grands chapeaux de paille de nos Part. II. H femmes  ii4 lettre X. femmes du peuple, qui ne resfemblent pas mal a des coëffès de charette ou a des ruches d'abeilles. Mais coupons court dans ce moment; je reviendrai fur tous ces articles. Quant a la beauté du fexe anglois, je n'ofc encore en parler. Je fuis comme me promenant dans un beau parterre, enchanté, mais en mê* me tems ébloui des couleurs «Sc de 1'éclat des fleurs qui m'entourent. II faudra laisfer pasfer la première impresfion, qui me fafcine peut-être la vue «Sc me brouille la tête: mais ne m'en tenez pas quitte; je vous promets d'en parler. Sexe aimable «Sc trop intéresfant! ma plume que mon cceur conduit feroit-elle capable de t'oublier! Tout ce que je vous en dirai préfentement, c'est que les deux premiers jours elles n'ont point fatisfait mon imagination, trop prévenue en leur faveur «Sc fans doute trop vive; elles ne le pouvoient pas, il eüt fallu des anges: mais maintenart que j'ai mieux pu les obferver, depuis qu'aux endroits publics «Sc dans les rues j'en ai vu des milliers de toutes les conditions, la fafcination illufoire a quitté mes yeux; chaque moment  de londres. j i 5 moment de nouveaux traits de leur beauté originale fe découvrent. k mes regards, & de- jour en jour elles me plaifent d'avantage. On voit dans les rues de Londres les plus belles voitüres du monde. Vous connoisfez le goüt aétuel des carrosfes anglois. Peints en couleur fombre, brillans d'un vernis parfait qui ne peut être furpasfé, & largement garnis de plaques d'argent, ils ont des fièges ausfi élevés ou peu s'en faut que Pimpériale de la voiture même. Sur eette espèce de tróne est asfis un cocher fans moustaches, ordinairement gros, courbé en are & n'ayant ni queue ni bourfe, mais une grosfe bouclé ronde bien poudrée qui fait le tour de la partie postérieure de fa grosfe tête, laquelle est coëffée d'un chapeau trousfé d'une manière particulière. C'est la le costume de tous les cochers de Londres fans exception. Ces carrosfes, comme je Pai déja dit, vont toujours dans les rues d'une allure trés modérée. Ils ne font jamais diligence au péril d'autrui. Dans les bagarres, asfez fréquens dans une ville li grande, II vivante & 11 peuDlée, H 2 ils  1 l6 L E T T R E X. ils attendent avec une patience adm> rable que tout foit flni. On ne fe dépasié point; on ne crie, on ne jure point: mais avec un flegme expéditif on fait attendre le moment de pourfuivre fon chemin, «Sc 1'on ne le laisfe jamais échapper. Les voitures de campagne des Anglois , qu'ils appellent faëtons «Sc qui leur tiennent lieu de nos wagentjes, font a quatre roues & a deux places feulement. Aftuellement on en voit de .tellement élevées en 1'air, que, malgré le fini, la beauté, le merveilleux de 1'ouvrage, qui est au desfus de tout ce que j'en pourrois dire, elles me paroisfent prodigieufement bizarres, & manquer abfolument de proportions & mème de convenance. A voir les resforts, les malles «Sc autres machines qu'une admirable industrie y a comme accumulées, on les croiroit faites pour de grands voyages: mais, h voir la gentille «Sc frêle coquille, qui furmonte ce prodigieux attirail d'acier, de fer «Sc de cuir, ce n'est plus qu'un petit char élégant, fans place de cocher & fans abri quelconque, «Sc qui ne peut fervir qu'a deux. p.erfonnes pour faire un. - - " * ... tour  DE LONDRES. II? tour de campagne de quelquës heures. Cette inconféquence a part, ces voitures font de vrais chefs-d'ceuvres dans leur genre. La perfeétion du charronnage fait qu'elles font folides fans être masfives, gracieufes fans être incommodes, & légères fans être fragiles. Au reste, pour de pareilles voitures il faut des chemins comme les leurs,, A ces voitures, è Londres furtout, •j'ai vu fouvent de fort beaux che.vaux; mais ausfi j'en ai vu d'asfez médiocres, quoique beaucoup moins qu'a Paris. C'est - une imagination asfez commune parmi ceux qui vont en Angleterre, de penfer n'y trouver que de beaux chevaux, comme chez ceux qui vont en France, que des hommes petits-maitres. II s'en faut pourtant de beaucoup. Généralement cependant ils font forts & bien nourris: mais je m'y connois trop peu pour ofer en parler avec détail. On trouve un trés grand nombre de fia-" cres a Londres. Ils font tous numérotés, de même qu'a Paris, & rangés fur une file dans les principales rues & fur les grandes places. Leur prix est réglé, non par courfe, comme H 3 dans  I l8 L £ T T R E X. dans cette Capitale de la France, mais d'après le chemin qu'on veut faire; ce qui est trés juste dans des villes oü 1'on peut faire des courfes de cinq quarts de lieue ausfi bien que de cinq minutes. Du reste, ils font en général meilleurs & plus honnêtes que ceux de Paris, oü, pour faire une fimple yifite, il faut engager un carrosfe de remife pour toute une demie-journée, au lieu qu'ici 1'on peut quelquefois fe fervir d'un fiacre fans indécence. Je vous ai déja beaucoup parlé des boutiques. L'ordre & la propreté ne font pas un de leurs moindres attraits. Je voudrois bien pouvoir y transpor, ter quelques-unes de nos Dames, particuliérement a celles de toiles fines, de mousfelines, de gazes, de linons, d'indiennes, &c. &c. II me femble les y voir admirer la finesfe, le lustre, la blancheur, 1'éclat, la beauté en tout genre de ces étofTes de diveifes espèces, ainfi que leur expofition avantageufe & fatisfaifante. Dans les autres boutiques c'est la même grace, la même richesfe, le même arrangement, le même charmant coupd'ceil. On ne peut fuivre une rue fan's  © e londres. 110 fans s'arrêter presque k chaque pas. J'ai vu les gens qui paroisfoient les plus presfés, fe prendre tout comme. moi a cette irréfistible amorce. Communément dans la Cité le prix fe voit marqué fur un petit carton ou papier attaché k la pièce. II est fingulier, mais les mêmes marchandifes, également bonnes, s'y vendent meilleur marché qu'a quelques rues plus loin dans le Quartier de Westminster. En entrant dans une boutique, au lieu d'un marchand morne, roide, brusque ou même bourru, comme on a la prévention fouvent de fe les figurer en Angleterre, on est tout furpris <5c charmé de trouver un homme non feulement honnête & poli, mais même prévenant, fouriant, bien mis, beau parleur, qui fait débiter fa marchandilë avec agrément, & vous renvoye toujours content. Est-ce une marchande qu'on a le bonheur d'y rencontrer; alors vous penfez bien que les prévenances, les ■mots flatteurs, les fourires, les graces vous y bercent bien d'avantage encore. . . Le foir 1'illumination ïnténeure de ces boutiques, fe. joignant k la lu-. H 4 mière  Ï20 L E T T R E X. mière des lampes de la rue, fait un effet merveilleux. Elle relève 1'éclat des marchandifes & répand un jour agréab e fur le trottoir. Ces trottoirs lont alors, dans les rues les plus fréquentées & furtout dans les nouveaux Quartiers, comme couvertes de demoiielles de plaiiir, ou, pour trancher le mot en franc voyageur, de filles de mauvaife vie. Je vous en parle, paree que leur affluence v est fi grande, leur nombre fi incrovable, que c'est une criofe vraiment digne de remarque, qui ne fe peut pasfer fous filence. Ce font fouvent les plus belles créatures qu'on puisfe voir. Elles font toutes mifes trés proprement, tres élégamment même, & ont 1'air beaucoup moins immodeste & dévergondé qu'ailleurs. Malgré leur profesfion & leur état trés publics & nuilement équivoques, un certain reste ou plutót fausfe apparence de pudeur s appercoit encore dans les traits de leur figure, & une certaine décence dans leur habillement. On dit qu on en compte jusqu'a foixante mille dans cette Capitale. Je vous laisfe k calculer les fuites qui doivent nécesfairement réfulter, pour la popülation  d e ■ l o n d r e s. 121. lation comme a d'autres égards, d'unecorruption de mceurs devenue fi générale, & qui ne peut s'alimenter que de la fleur du beau-fexe de toutes les parties du Royaume. • Ces hlles fi libertines & fi jolies font trés fouvent de grandes voleufes. En général, on prétend que les rues & tous les endroits publics de Londres fourmillent de filoüx. De: petites précautions dans 1'emplace-ment & la forme des poches peuvent communément vous garantir de leur adresfe. Du reste, celui qui fe conduit honnêtement & ne s'expofe pas imprudemment de nuit dans des endroits fuspeös, ne court aucun risque de violence. La police de cette Ville ne me femble pas fi mauvaife qu'elle en a généralement la réputation. L'illumination durant toute la. nuit; les belles banquettes pour les piétors; les gardes de nuit, pareils a nos Klappermans, qui veillent, au-, noncent l'heure & font Ia patrouille dans les rues; 1'ordre établi fur les pompes k feu, fur les fiacres, fur les barquettes raêmes de la Tamife, oü, tout, jusqu'aux rames, est numéroté; plufieurs autres ^ttentions & précauH 5 tions  Ï22 L E T T R E X. tions femblent la justifier a beaucoup d'égards de la négligence qu'on lui impute. Si du reste elle n'y est pas fi parfaite qu'a Amfterdam & iuttout que dans la grande ville de Paris, c'est peut-être que les Anglois craignent de corrompre la nation par le vil espionnage, & que des délateurs autorilés & des traïtres qui s'achètent par le Gouvernement, leur paroisfent blesfer plus profondément par les effets l'ordre public & I'intérêt de la fociété, que quelques désordres, dangereux a la vérité, mais pasfagers. D'un autre cóté cependant, plufieurs chofes fembleroient indiquer le contraire. ^ MALGRé le concours du peuple cc 1'aftivité des aiïaires de tout genre dans cette Métropole du commerce & ce fiège du Gouvernement, il n'y a pas tant de bruit dans fes rues que d3ns celles de Paris. Les Anglois font beaucoup moins turbulens & pétulans que les Frangois, qui crient, gesticulent & fe démènent en pleine rue, comme ils feroient au foad de leurs appartemens les plus retirés. D'ailleurs, ce bruit fourd des voitures, qui ne discontinue a Paris ni jour  DE LONDRES. I23 jour ni nuit, s'entend moins a Londres , peut-être paree que les rues y font plus larges, que les carrosfes n'y vont pas un train fi enragé, & que, comme un honnête homme y peut aller a pied , leur affluence y est moins excesfive. ApRès cette longue .promenade que vous venez de faire avec moi dans Londres, retournons enfemblé pour un moment dans la maifon de Mr. Olmius. J'y dine tous les jours, & j'y reste fouvent fouper. Toujours j'y fuis également bien requ; & 1'acceuil qu'on me fait dans cette maifon est non feulement gracieux, mais entiérement felon mon goüt. On m'y traite avec une obligeante honnêteté, mais fans cpmplimens. Ce n'est point cette poïitesfe qui pèfe; ce ne font point de ces attentions qui font a charge; on ne me dit point: Monfieur, foyez libre comme chez vous; tandis que foi-même on témoigne k chaque inftant qu'on fe gêne, & que le maitre de la maifon perce & fe fait fentir continuellement. Ici, point d'apprêt, qui décèle ordinairement de 1'ostentation & engendre du malaife & de la contrainte; mais un acceuil amical,  124 L E T T R E X. amical, qui marqué une bienveillance de ccEur naturelle; car pour de i'amitié, on n'en peut encore avoir pour moi, puisqu'on ne me connoït pas. Mon ami, la fatisfaftion de faire plaifir est une grande jouisfance pour des ames bien-nées. Apiiès le premier jour on ne m'a plus confidéré comme étranger: je fuis traité comme fi j'étois de la maifon; je vais, je viens en toute liberté, je fuis toujours le bien-ve. nu ; & il règne dans tout cela unë fimplicité, une familiarité, une cordialité que j'adore, & qui lëules peuvent me mettre véritablement a mon aife. Le nom véritable de Mr. Olmius est Luttrell, & c'est proprement fa femme qui s'appelle Olmius. Elle defcend d'un de nos compatriotes de la familie de ce nom trés connu dans notre province, lequel, après avoir fuivi, il y a un fiècle, le Prince d'Orange, depuis Roi, dans fon expédition d'Angleterre, s'établit enfuite dans ce pays. Un de fes defcendans, je crois, le père de cette Mistrifs Olmius-ci , füt créé Lord fous le nom de Lord Waltham. Son fils, le derrjier  DB LONDRES. iï$ demier Lord Waltham, vient de mourir, il n'y a qu'un an, h la fleur de fon age, marié, mais fans enfans. La plus grande partie de fa fuccesflon, particulièrement la belle terre de Newhall en Esfex, échüt en héritage a fa fceur, Mistrifs Luttrell, qui dans ce tems demeuroit en Hampfhire. Ce füt alors que fon époux prit Ie nom d'Olmius. Le titre Irlandois de fon frère ainé, qui fe nomme Lord Carampton, doit lui irevenir après fa mort. Sa propre fceur, Mifs Luttrell, a époufé le Duc de Cumberland, frère du Hoi. je 1'ai vue a Spa, il y aura bientót deux ans, comme je crois vous 1'avoir marqué dans ce tems. Je ne penfois pas alors que je logerois un jour chez fon frère. Mr. Olmius est Capitaine de haut-bord, & füt même employé comme Commodore dans la dernière guerre. II doit s'y être distingué par des aétious trés hardies, & avoir fait plulieurs riches prifes fur les Espagnols. II a été ausfi membre de la Chambre des Communes. -II étoit du parti de 1'Oppofition & 1'est encore , quoiqu'il ai.t quitté le Parlement pour un emploi^ dans'  X 2 t5 L E T T R E X. dans les accifes, qui lui rapporte mille pièces par an. II peut avoir environ quarante-huit a quarante-neuf ans. Madame a pasfé les quarante. lous leurs parens des deux cötés lont fans enfans, deforte que les biens de toute la familie doivent fe rasfembler un jour fur la tête de leur rille u'.nque, Mifs Fanny, qui fera majeure, c'est-a-dire, aura vingt-un ans au mois d'Aout prochain. Mifs Wyott en a, je crois, vingt-trois k vmgt-quatre. Vous n'exigerez pas lans doute que je vous fasfe des portraits de leurs figures & de leurs caraétères. Ce feroit une entreprife bien délicate. Leurs caraclères doivent ie peindre par leurs procédés. Quant a leurs figures, fi vous en étes fi curieux, venez les voir. Mifs Olmius ne jouit pas d'une fanté parfaite, ce qui la rend un peu pale. Elle a de grands yeux noirs, qui ne font point lans expresfion. Elle est trés bienfaite, monte k cheval en perfeéhon, & ne laisfe guères pasfer un feul jour, meme ici a Londres, fans fe donner eet exercice. II est question préfentement dun voyage k Spa eet été pour fa ianté. Quand une fois elle fera  DE LONDRES. I féra tout-a-fait récablie, fa beauté & fa gaieté y gagneront. Mifs Lucy Elyott, qui fe porte trés bien, est plus enjöuée, plus folatre. Elle est remplie de taler.s & d'esprit, & a beaucoup de vivacité. Ausfi fa phyfionomie est-elle trés fpirituelle, ainfi que trés jolie. L acceuil faiis fa§on que je reqois dans cette maifon rrie met fort a. mon aife, & le ton franc & aifé d'une ancienne connoisfance commence k fuccéder chez moi au ton un peu roide d'un êtranger, tout nouvellement arrivé. On m'y entre tient fouvent en frangois, furtout Mistrifs Olmius & Mifs Lucy, les moins timides a s'exprimer en cette langue, qu'elles parient trés bien. A mon tour je balbutie 1'anglois, plutót que je ne le parle. Enfin nous caufoas, nous badinons, nous rions avec beaucoup de plaifir & de liberté. Ce qui me défole pourtant quelquefois, c'est qu'il me faut avaler mille penfées, qui me viennent jus'qu'au bout de la langue, mais' qui rarement peuvent y prendre acfez vïte la tournure & 1'habillement du pays. Le Frangois pourxoit a la vérité venir a mon fecours; mais  J28 LETTRE X. mais, comme je me piqué de vouloir m'énoncer en leur langue, ce ne feroit qu'après bien des contorfions mfructueufes , qu'après m'ètre bien laboneufement battu les flancs, qu^enfin ma penfée parviendroit a voir le jour. Elle n'auroit plus un gram de lel alors; la propos feroit pasfe; & mon bon mot auroit 1'air d'un ragout Hollandois, fervi vers la fin d'un desfert Anglois. Je le fens; & en conféquence j'avale, je me tais; mais en véritó a la longue j'étoufte._ Voila oü j'en fuis; & cependajit je m'y complais & m'amufe. Mr. & Mad. Olmius quittent Londres après-demain, & veulent m'emmener pour quelques jours avec eux a Newhall. Votre ami, qui ne fouhaite pas mieux, leur laislè tout arranger comme il leur plait, & s'y prête de la meilleure grace du monde , fans complimens, car il fait qu'ils font mauvaife monnoye dans ce pays & particuliérement dans cette maifon. Lorsqu'il m'arrive de vouloir être galant & dire aux jeuncs Dames quelque chofe qui aït 1'air d'être joli, 1'on me répond: " O no; „ you are too french: I don't like „ that:  de londres. i 29 ,, that(oh non; vous étes trop „ francois: je n'aime pas cela.") II faudrpit bien de 1'esprit pour faire pasfer chez elles un compliment: vous fentez donc que ce n'est pas mon fait, a moi empefé Hollandois, & qu'il ne me reste d'autre róle que d'être naturel & fimple, ce qui a la longue est toujours ce qui piait le plus, & de laisfer a la force des circonftances a amener de tems en tems quelque heureufe faillie qui fasfe fortune. Il dïne fouvent 1'un ou Ï'autre convive étranger chez Mr. Olmius; mais j'aime mieux y être feul en familie. Avant-hier nous avons dïné chez Mr. «Sc Mad. Lambert. Mr. Lambert est Capitaine de haut-bord, & trés lié avec Mr. Olmius. II y avoit beaucoup de monde; & ce füt a-peu-près pour moi la feconde fcène du diné de Sir Harry Gould. A en juger par ces dinés, on diroit que ce n'est pas la coutume en Angleterre d'entretenir fa voifine k tabJe; mais apparemment ce n'étoient pas la les vraies gens. Sans doute c'est la mode en tout pays: elle est indépendahte des manières; elle tire fa fourPart. II. I Ge  I.go L E T T R B X. ce d'aüleurs. Pour moi, je n'ofe pas risquer mon anglois, encore dans fa tendre enfance, au milieu du grand monde & dans une maifon étrangère. Je me fens a tout moment embarrasfé, moi qui fur la foi de Figaro croyois posféder le fond de la langue; & je m'appercois avec chagrin qu'il me manque encore par-ci par-la quelgue bagatelle, qui fait que je ne fais quali rien dire de tout ce que je penfe. Ce füt cette fois encore un éternel desfert. II y eüt force ris & plaifanteries; 1'on s'amufa beaucoup, je crois : & moi, pauvre fourd &. muet, je vis, j'entendis tout en rongeant mon frein & en enrageant. J'eus cependant un plaifir ce jour-la: ce füt, en buvant des toastes, quand mon cour vint, de nommer une jeune Dame fort jolie & fort aimable de mon pays «Sc même de ma province. La vue de tous ces Anglois, buvans a pleine rafade k fa fantê, chatouilla délicieufement mon cceur, & mêla one pointe de volupté au dégoüt de eet ennuyeux festin. Il paroit que ce n'est pas la coutume a Londres de s'y faire fuivre par fon domestique dans le$ maifons oü  DE LONDRES. 13 I öü 1'on dine, comme on fait k Paris. Cet ufage, qui fans doute n'est pas fans inconvéniens, a du moins 1'avantage de faire qu'on est beaucoup mieux fervi, & d'abréger confidéra. blement les dinés. Chaque convive peut alors convenablement faire de. mander de quoi bon lui femble, fans être obligé d'attendre & de s'impatienter jusqu'a ce que le tour vienne de fes plats, qui d'ailleurs ne s'y fervent pas un k un ou deux a deux "par ordre & par règle, comme dans notre méthodique & fymétrique pays. Vous fayez comme il faut avoir une fource inépuifable de converfation, un estomac de fer, bien du tems a perdre & furtout un grand fond de patience, pour fe plaire k nos festins Hollandois, qui prennent un quart de la journée. Les dinés ne durent pas fi longtems dans ce pays-ci; on mange fort vite, & il n'y a que les desferts qui n'ont point de fin. A tout prendre, on y est trés bien fervi. Les laquais m'y paroislént polis, honnêtes, ferviables, vifs & prompts fans être étourdis, & furtout trés respeciueux. Ausfi doivect-ils faire fept ans d'apI 2 pren-  I32 LETTRE- X. prentisfage a des gages trés modiquesj & ce n'est qu'après cette espèce de noviciat, dont on leur donne' acte, qu'ils font recUs ou restent dans les bonnes maifons, comme laquais en titre. Nèanmoins, Mr. Olmius commence a fe plaindre des flens, qui me femblent pourtant trés honnêtes. II prétend que le féjour de Londres les gate, & je le crois volontiers. On doit être d'une vertu comme d'une fanté bienrobuste, pour ne pas fe resfentir de 1'influence empoilonnêe des grandes villes, au moral ainfi qu'au phyfique. Ce n'est plus la mode ici préfentement de leur donner la pièce a 1'isfue du dinó. Cela faifoit autrefois une dépenfe asfez confidérable ; & ce n'a pas été fans donner lieu a quelques convulfions & desordres publics, qu'on est. enfin parvenu a s'afiranchïr de cette fervitude domestiquc. Cependant, malgré 1'air nigaud de mon filence a ce dinè du Capit. Lambert, je commencois déja a me faconner un peu a 1'Angloife. Mon ami, mes manières font tellement changées, que vous ne me reconnoitriez presque plus. A table, je manoeuvre du cou- teau  DB LONDRES. 13 3 teau que c'est un charme h voir, & je ne me coupe plus que tres rarement dans la langue: la fourchette a deux dents n'est plus dans mes raaladroites mains un inftrument inutile: je ne me fers de ma ferviette que fort nonchalamment- & avec une forte de mépris: a peine ai-je mangé deux morceaux, que je demande aux Dames & a mes voifins s'ils veulent prendre un verre de vin avec moi, & je bois enfuite a la. fanté de la compagnie avec des coups de tête admirables: je coupe & avale mon fromage Sc mon pain d un air déterminé, comme fi j'étois né dans cette Ile: en entrant dans une charabre, je ne fuis plus fi prodigue en révérences, que d'ailleurs je fais moins profondes: je m'efForce de me donner de tems en tems un petit maintien dédaigncux, comme fi je penfois, je vaux mieux que les autres, oü- du moins, je ne m'en joude guères: enfin, j'ai pris le costume de la Nation; & mon tailleur , mon cordonnier Sc mon chapclier m'ont merveilleulément anglifé ; mais croyez-moi, mon ami, fous cette écorce étrangère 1'intérieur est resté le même, Sc le cceur I 3 est  :ï 34 LETTRE X. est encore & fera toujours bon Hollandois. C'est ainfi qu'Anglois en apparenee, je pasfe agréableinent mon tems a Londres. II m'en resteroit peu pour vous, mon ami, fi je ne le dérobois fur mon fommeil. Je dors peu ici. Dans une ville ou. les fpeftacles ne finisfent qu'a onze heures, & oü 1'on ne foupe guères avant ce tems, vous fentez bien que je ne puis rentrer chez moi qu'asfez tard. Alors, ne faut-il pas que je vous écrive, que je receuille mes idéés & fasfe une récolleclion de ce que j'ai entendu & vu dans la journée ? ne faut-il pas que j'apprenne un peu mon anglois, que j'étudie ma grammaire, mon dictionnaire, quelques livres ? Comment voulez-vous que je me réfolve a me coucher avant qu'un fommeil infurmontable ne m'y force? Dans un pays étranger Sccurieux comme celui-ci, oü 1'on ne peut s'arrêter qu'un tems limité, 1'on ne reste point au lit la grasfe matinee. Ne faut-il pas alors que je coure, que je rode, que je furéte partout? car les après-dinées, qui ne font que d'un moment, & les foirées fe pasfent chez  D E L O N D R E S. . I 35 chez les Dames Olmius ou aux Spectacles. Ainfi vous voyez que mes journées comme mes nuits font beaucoup trop courtes: chaque quartd'heure mal employé est pire que de 1'or perdu-, car du moins 1'or peut fe regagner. Au reste, je ne regrette pas le tems que je pasfe dans la compagnie des Dames; vraiment, 1'air de 1'Angleterre ne m'a pas tellement changé. Outre 1'attrait général de leur fexe «5c leur agrément particulier, je m'inftruis avec elles dans la langue angloife, «Sc, dans leur agréable commerce, j'apprends, j'entends «Sc je vois mille particularités intéresfantes. Je fais moi-même ici mon petit ménage. Quand de tems a autre je trouve occafion de me retirer de chez Mr. Olmius avant fouper, je ne prends chez moi, pour tout régal, qu'un morceau de pain «Sc du beurre, avec un' pot de porter que je fais acheter dans le voifinage. Je pasfe alors délicieufement ma foirée ou plutót mon commencement de nuit; car même dans ces cas c'est ordinairement onze heures pasfées avant que * je fois chez moi. Pour mon déjeuné j'ai ma provifion de thé & de fucre, I 4 &  136' l e t t r e X. & 1'on m'achete tous les matins ma crème, mon beurre & mon pain. Hors le thé, qui ne peur faire qu'un petit objet pour moi feul, tous ces articles ne font guères plus chers qu'en Hollande. Dans mon appartement j'ai toutes les commodités defirables: un petit bureau, des tables, plufieurs armoires , une rue peu bruyante, & la chambre è coucher contigue. II est vraiment bien facheux qu'on ait befoin de dormir plus d'une couple d heures chaque nuit. Le plaifir du fommeil n'y perdroit rien, puisque 1'asfoupisfement progresfif & lent & le reveil voluptueufement filé pourroient y étre également: le repos de 1'intervalle ne fe goüte pas. Je me dis fouvent : quand 1'age de dormir yiendra, le fommeil me fuira peut-être, fi j'en abulë maintenant; & Iorsque la fanté, 1'age, les circonftances & toutes les facultés du corps & de 1'esprit rendent précieux chaque moment qu'on veille, ne doit-on pas regretter les heures fuperflues qu'on dort? Vous favez que je paye vingt-quatre fhellings de mes chambres. Mr. Steengracht de Zélande., qui est logé dans  DE LONDRES. I 37 dans Great Jermynftreet, entfe Piccadilly & Pallmall, au coeur du Quaftier de St. James, en paye quarantedeux des fiennes Ou deiix guinées, quoiqu'elles ne foient ni meilleures ri plus jolies que les miennes, qui font charmantes. II est vrai qu'il demeure prés de la Cour: mais, k moins que l'haleine d'un Roi ne foit plus falutaire & n'influe de plus loin que celle d'un autre homme, je doute qu'une pareille proximité puisfe tant valoir, (au dela de vingt-huit fous de Hollande par jour,) quelque vantée qu'elle puislc être. Pour moi, qui dine tous les jours chez Mr, Olmius & ne dine jamais chez le Roi, je préférerois, même a loyer égal, le Quartier que j'habite, plus voifin de ce Gentilhomme hospitalier que de fa Majesté, trés aëré d'ailleurs, & ou une échappée de vue fur la campagne, chaque fois que je fors, me transporte délicieufement. Au reste, fi vous voulez vous donner la peine d'examiner un plan de Londres , vous verrez que ma demeure est trés bienfituée, feulement a quelques pas de la grande rue d'Oxford, par conféquent peu éloignée des belI 5 les  I38 l e t t r e X. les boutiques, & pas excesfivement même de ce fameux Quartier de St. James qu'on próne tant. Mais que m'amufé-je a vous conter, tandis qu'il y a encore mille chofes intéresfantes que j'ai vues, & qui péfent k ma plume comme k ma mémoire ? Lundi foir, j'ai été au Spe&acle k Covent-garden; mardi & mercredi matin, au Hastings's tryal,, (procés de Mr. Hastings;) mardi foir, a Sadler's wells , espèce de petit fpectacle; enfin, jeudi ibir, a 1'Opéra. J'ai fait en outre un petit tour en barquette fur la Tamife: mais je n'ai plus le tems de vous rien mander aujourd'hui, & demain, après avoir été voir 1'Hopital militaire a Chelfea, j'ai envie de me repofer un peu. Après-demain, qui fera Dimanche, nous allons tous k Newhall, oü mon imagination me devance déja, & que je me peins des plus riantes couleurs. C'est de la, oü fans doute j'aurai plus de loifir qu'ici, que je me propofe de vous faire une relation de tout ce que j'ai vu de remarquable durant le cours de cette femaine qui est presque finie. Ea attendant, je vous em-  DE LONDRES. 139 embrasfe, mon ami, avec toute la cordialité Angloife &, qui plus est, Gueldroife. ♦ LETTRE  140 lettre XI. LETTRE XI. NEivHALi.y Lundi, 26 Mai 1788. C'EST maintenant enfin, mon ami, que je vois mes ardens defirs accomphs, & que, par le plus beau tems qu'il foit posfible d'avoir, dans la plus riante faiibn de 1'année, je me trouve logé, de la manière la plus agréable, a une campagne en Angleterre. Mais, avant de vous y conduire vou3-même, je vais pour quelques momens retourner fur mes pas, pour vous faire connoitre plufieurs curiofités de Lopdres, dont je ne vous ai point encore parlé. Lundi, le 19, j'ai été au Speftacle avec Mistrifs Olmius & les Demoi. lelies. Vous favez qu'outre 1'Opèra Italien qu'on vante beaucoup, & plufieurs petits Speétacles, il y a deux grands Théatres nationaux a Londres, celui de Covent-garden & celui de Drury-lane; tous deux fitues dans le Quartier  DE NEWHALL. I4I Quartier de Westminster, fort prés run de Ï'autre, & peu éloignós de la Cité. Ce füt a Covent-garden que nous allames ce ibir-la. Nous entiimes par une porte de derrière: cette entrée me parüt fale & peu noble. On nous placa dans une loge du premier rang prés du théatre, a cinq fhellings par perfonne. Ces loges font faites a-peu-près de même qu'ailleurs; &, comme on ne les loue point, elles font toutes ouvertes: on peut aller d'un endroit a Ï'autre k volonté, & occuper la première place vuide qu'on trouve. La Salie, qui est asfez grande, mais dans 1'ancien goüt, a quatre rangs de loges & fur le derrière une vaste galerie en forme d'amphithéatre, qui peut contenir beaucoup de monde. Quoiqu'en difent quelques livres, je ne lui ai trouvé rien de bien particulier dans fa coupe ni dans fa ftruclure, & elle m'a paru trés éloignée de la grandeur & de la beauté des trois nouvelles Salles de Paris. Je vous avoue qu'après les éloges qu'en font les Anglois, j'ai été furpris de fon peu de magnificence, ainfi que de plulieurs autres fingularités . ïnatten- dues,  Ï42 LETTRE XL dues, qui m'ont frappé pendant la repréfentation. Mais, après ce préam. bule, je crains presque de continuer. Ma plume dans ce moment est tail. lée a la critique; & je fuis forti de ce fpectacle, choqué, révolté & tout gonflé de mauvaifes plaifanteries, que je brülois de lacher, mais n'ofois, & que j'ai dü toutes avaler. Peut-être font-elles injustes: mais, a tout hazard, il faut que je m'en foulage avec vous; & les obfervations d'un étranger peu inftruit & ignorant la langue, furtout d'après une feule piece, peut-être mal conduite, & une feule repréfentation, peut-être mal exécutée, ne peuvent guères faire tort h la bonne réputation du théatre Anglois, fi d'ailleurs elle est bien fondée. Cependant, ce que je yiens de dire de la Salie ne peut être, ce me femble, un faux jugement, puisque c'est le réfultat °de 1'aftion de mes yeux : je puis voir ausfi bien qu'un autre; je me repréfente encore trés clairement les Salles_ de Paris que j'ai vues tant de fois; je n'ai aucune raifon d'être prévehu pour les unes plus que pour les autres, & il m'est parfaitement in- diffé-  d e n e w h a l l. 143 différent, laquelle des deux Nations a les plus belles Salles de ipeftacle: deforte que je puis & dois en être cru , lorsque je dis qu'autant que les Salles de Londres furpasfeat les anciennes de Paris, autant & plus encore elles font au desfous des Salles acluelles de cette Ville, qui n'y existent que depuis cinq a fix années. Mais ce qui va fuivre n'est hazardé qu'en tremblant. N'entendant point la langue angloife, voyant la fcène de cette nation ainfi que le jeu de fes aéteurs pour la première fois, accoutumé presque exclufivement aux pièces, a la déclamation & aux coutumes théatrales des Frangois, je ne' fuis pas a même fans doute d'ofer porter un jugement fur le théatre Anglois. Ausfi vak-je fimplement vous raconter ce que j'ai vu; & fi, par malheur, la vivacité de ma plume m'emporte parfois a prendre le ton affirmatif, foyez für qu'intérieurement ce ne fera qu'avec toute la circonfpeftion, la réferve & la timidité posfibles, que je me permettrai les obfervations que je n'ai pü m'empêcher de faire fur tout ce qui m'a fauté  144 LETTRE, Xf. fauté aux yeux pendant cette fingulière repréfentation. La grande pièce étoit Alexander the great, (Alexandre le grand,) tragédie ornée de beaucoup de fpeftacle, & qui avoit attiré un nombre trés confidérable de fpeclateurs: la petite fe nommoit the poor Joldier, (le pauvre foldat,) opéra comique. La première pièce ne m'a pas paru fort lévérement astreinte a Ia régie des trois unités, puisque, commencant a 1'entrée d'Alexandre è Babylone & ne finisfant qu'a fa mort , elle embrasfe diffërentes époques ainfi que différens événemens de fa vie. Le commencement est presque entiérement en fpeftacle, & 1'entrée triomphale fe fait avec beaucoup de pompe: mais tout ce faste de décoration n'est uniquement que pour les yeux; «Sc 1'esprit, ou du moins Ie jugement, quelque peu qu'on en aït, y trouve fort mal 1'on compte. Les loldats, les armes, les chameaux étoient les plus beaux du monde, & les vêtemens magnifiques; mais 1'enfemble m'en a paru fans goüt, & le costume étrangement blesfé. Jamais,, dans l'architefture comme dans.l'ha. s billement,  de n' e w h a l l. 145 billement, je ne vis pareille confufion de gothique, de régulier, de moderne, de Romain, de Grec & de Perfan. On y portoit entre autres de petits drapeaux oü fe lifoit en grandes lettres, S. P. Q. R. Au milieu de ces temples gothiques, de ces étendards Romains, de ces chameaux Allatiques & de tout eet appareil militaire s'avangoit le fuperbe guerrier lui-même; mais, femblable h Renaud dans les jardins d'Armide, jl étoit en bas de foye biancs , en jolis escarpins proprement faits avec grosfes boucles d'argent, fans casque, élégamment coëffé a la Francoife, les cheveux noués d'un beau ruban de couleur, dont les bouts flottoient avec grace, &, du reste, habillé en guerrier de fon tems. Vous ne fauriez-vous imaginer, combien eet air de fat contrastoit d'une manière désagréable avec 1'idée qu'on a naturellement d'un héros tel qu'Alexandre. Au fecond adle, ce héros, 11 peu héroïquement costumé, paroit asfis fur un tröne fuperbe, au milieu de fa cour & entouré de fes gardes. Fier de fa grandeur & bouffi d'un fot orgeuil, il veut qu'on 1'adore comme un Dieu. Part. II. K Tous  I46 LETTRE XL Tous les courtifans fe prosternent; Clitus feul s'y refufe. Ce Clitus,' qui, asfis fur un tabouret k quelque distance du tróne, gesticule, déclame & boit tour-a-tour, (car il avoit derrière lui un fuivant, toujours occupé a lui remplir fon verre qu'il në cesfoit de vuider,) ce Clitus, au lieu de 1'air noble è la fois & respeftueux d'un homme qui s'excufe avec dignité d'une basfesfe qui répugne a fon caractère & a fa vertu, affecle en répondant un ton infolent & un maintien fans dëcence, qu'il joint a la contenance d'un ivrogne. Alexandre, tel qu'un petit-maitre fans dignité, tantöt brutal, tantöt doucereux, après plufieurs discours devenus par degrès véhémens, fe fache & s'emporte a la fin tout de bon : mais, dans fa colère même, il a la mine d'un fanfaron, qui tache d'en impofer par fon attitude, fes gestes & beaucoüp de bruit, plutot que d'un véritable héros, qui d'un feul regard fait infpirer le respect & mettre tout le monde h fa place. Enfin, au plus fort de fon ignoble & rifible furie, il fe léve avec impétuofité, s'élance de fon tróne, fe faifit d'une longue halle- barde,  DE NEWHALL. »47 barde, fond fur Clitus, veut le tuer,... mais heureufement on le retient. Cependant, toujours fa monftrueufe arme k )e main, il déclame, il gesticule , il crie, il fe dèmène comme un forcené. Clitus, qui boit toujours, s'en moque & continue fes invedlives. Tout-a-coup, je ne fais pourquoi, on lache le furieux Alexandre, ou du moins il fe dégage; & fe jettant alors fur le trop infolemment intègre courtifan, de fa grande piqué il le perce de part en part. Vous penfez bien qu'il ne le perga pas effe&ivement: mais la piqué pasfa fi juste & fi prés derrière fon dos ou au travers d'une partie de fon habit, que ce füt pour les fpetflateurs la même chofe; & 1'illufion même étoit fi complette, qu'au premier moment je ne pus m'empêcher de tresfaillir. Clitus, a moitié gris & embroché a cette énorme hallebarde, chancelle, tombe, mais déclame & crie pourtant encore; &, après une longue agonie trés favante, il meurt k la grande fatisfaélion du public en extafe, qui applaudit a tout rompre & k tout rendre fourd. Dans 1'aéte fuivant nous fumes réK 2 galés  148 LËTTRE XL galés d'un autre fpeélacle. Vous concevez aifément qu'un héros, ainfi bizarrement adonifé, ne peuc fe dispenfer d'être amoureux, & qu'un Roi puisfant, quelque fat qu'il foit, ne trouve guères de maitresfe infenfible. Deux femmes ici aspirent è fon cceur. L'une est aimée; Ï'autre, par conféquent, trés jaloufe. La préférée, douce, tendre, intéresfante, ne fait que foupirer, lever les yeux au ciel, mettre la main fur fon cceur; la rebutéej violente, emportée, vindicative, furieufe & furtout trés désagréablement criarde, fait un terrible vacarme fur la fcène, comme précédemment Alexandre & Clitus: tout cela est asfez naturel, ou du moins ne répUgne point a 1'idée que noüs avons des mceurs théatraies. Mais qu'enfuite la jaloufe, dans la rage de fe voir méprifée, & après de longs discours, compofés fans doute de reproches & d'emportemens , tire tout-a-coup un poignard de desfous fa robe, & le pionge en plein théatre dans le ventre, (heureufement postiche,) de fon intéresfante rivale, qui tombe, agonife & meurt aux yeux des fpeftateurs; qu'Alexandre iürvenant dans le moment même  DE N E W H A, L L. ï 49 même, cette amante forcenée, fans combats avant fon aftion atroce, fans remords après, ofe, k la vue de ce corps encore palpitant, de ce témoin de fon infernale barbari.e, entretenir le héros de fon exécrable amour» lui faire des déclarations & des reproches, 6c; dépouille toute pudeur au point d'offrir k eet amant ftupéfié, faifi d'horreur, 6t furtout défespéré de la mort de fa maitresfe bien aimée, une main fumante encore de fon fang: c'est la ce que je n'aurois jamais penfé pouvoir plaire fur aucun théatre, 6t qui m'a révolté au dela de ce que je fuis capable d'exprimer, Sür la fin du dernier afte, notre Conquérant petit-maitre, chamarré de rubans 6c de ridicules, vient mourir fur le théatre d'une fiévre chaude. Cette maladie n'est pas moins fingulière que le reste.. Le Monarque, après s'être durant quelques inftans asfez décemment comporté fur le théatre, commence tout-d'un-coup a brailler plüs fort encore qu'il n'a fait; enfuite, i.1 fait des grimaces 6c des contorfions épouvantables; puis, dans fon délire il. fe met h fauter de Qhaife en K 3 chaife.  I5<3 lettre XI. chaife & k faire des tours de force merveiileux, qui font bien plus admirables encore, comme vous fentez bien, dans un Roi de Macédoine, Conquêrant d'une partie de 1'Afie & de PAfrique, que dans un danfeur de corde; enfin, tout-a-fait hors de lui, il s'agite, fe trémousfe, fe démène comme un furibond; &, après être tombé & s'être roulé fur la terre, il meurt dans de longues & terribles angoisfes, qu'on a peine a voir fans frémir. Ainfi finit horriblement cette horrible pièce. Je n'ai rien compris au reste de la Tragédie, qui peut avoir de fort beaux détails: mais pouvez-vous concevoir qu'on puisfe fe plaire k un Eareil tisfu d'atrocités & d'invraifemlances, fi éloigné de toute décence théatrale, ainfi que de 1'expresfion fatisfaifante de la nature & de la vérité. Je 1'ai vu cependant de mes propres yeux. Je fais, il est vrai, que les mceurs Angloifes font trés dilférentes des Frangoifes & des notres, & que moi par conféquent, qui ne les connois guères, je fuis peu capable de juger du plus ou du moins ds naturel • de leurs pièces & de  DË NEWHAL L. 15 ï de leurs afteurs. La nature a diffèrentes expresfions chez différens peuples. Néanmoins, fi les nuances ou même les couleurs font diverfes, le fond, je penfe, est partout le même; «5c je fuis tellement entêté de mon opinion k eet égard, qu'avant que dans ce pays-ci j'aie vu un Roi fauter par desfiis les fauteuils dans fon agonie, «5c une Princesfe, le poignard a la main <5c teir.te encore du fang de fa rivale préférée, ofer demander, exiger presque le cceur de 1'amant navré de douleur, j'aurai toujours quelque peine k croire qu'une pareille repréfentation des Rois mourans «Sc des Princesfes amoureufes foit conforme a la nature, même dans cette He fingulière. Mais, quand même la nature humaine feroit asfez malheureufe pour ofFrir de tels modèles , conviendroit-i'. au bon goüt «Sc furtout a la bonne morale d'en ofFrir la repréfentation au public? Non certes, ce n'est point ainfi qu'on peut plaire aux ames honnêtes «Sc fenfibles. II y a des émotions qui font douces au cceur; mais de femblables horreurs lui font un fupplice. En voyant repréfenter cette monK 4 ftrueule  I5R LETTRE XI. ftrueufe Pièce, oü il n'y a point dé vraifemblance, point de naturel, peu ou point de mouvemens tendres, point de fcènes de fenfibilité , fontce la, me difois-je, ces mêmes Anglois , qui dans leurs intéresfans romans favent fi bien attacher, émouvoir, attendrir; qui favent fi précifement frapper a 1'endroit fenfible du cceur; qui connoisfent fi bien toutes. les pasfions qui 1'agitent, tous les orages qui le bouleverfent ;• qui fouillent dans fon intérieur, & favent pénétrer jusques dans fes plis les plus fecrets, fes recoins les plus cachés; qui favent fi bien, par la peinture intéresfante & naturelle des mceurs domestiques & le dévéloppement fidelle des pasfions ordinaires de la vie, remplacer ie délire extravagant & les déclamations infipidement fentimentales des romanciers de quelques autres nations; & que leur bon fens, leur jugement net, leur esprit d'obfervation & de réflexion préfervent, dans ce genre d'ouvrages, de ces écarts fougueux de 1'imagination, qui séloignent également des régies de 1'art «Sc de 1'imitation de la nature? En voyant leur principal afteur, a 1'habillement recherché,  de' n e w h a l l. 153 cherché, aux transports étudiés, mefurant fes gestes, calculant fon attitude, manquant abfolument le costume, & dénué a tous égards de cette précieufe fimplicité qui caraétérife la nature, est-ce la, penfois-je, un Anglois, est-ce la un homme voulant plaire & plaifant en effct a une foule rasfemblée de cette Nation originale, qui dans fes manières & dans fon habillement pêche fouvent par une trop grande fimplicité, qui dédaigne toute gêne, qui lémble détester toute affectation, & dont les littérateurs & les artistes fe moquent, quelquefois même a un excès trés condamnable, de la contrainte des régies (Sc des préceptes de 1'art? J'ignore le nom de 1'auteur de la Piêce, mais 1'aéteur qui a fait le róle d'Alexcmdre, s'appelle Pope. La plüpart des autres acteurs m'ont ausü peu fatisfait que lui. Ils crient trop fort, & ont trop fouvent 1'air furibond. C'est un ton qui peut faire dresfer les cheveux, mais ce n'est point celui qui fait couler des larmes. Toujours de la déclamation, toujours de lemphafe, & jamais 1'expresfion Cmple & touchante du fentiment. K 5 11b  154 LETTRE XL Ils négligent presque toutes les convenanees théatrales; mais ils ont beaucoup d'énergie , quelquefois de la noblesfe, 6c la chaleur ne leur manque pas. Ils me femblent trés ■bien faifir «Sc rendre les traits qui doivent être fortement marqués; mais les nuances, les délicatesfes leur échappent. La mort d'Alexandre, vers la fin de la pièce, me parüt k queL ques égards admirable, mais a d'autres ridicule. Jamais je ne vis des transports ausfi prudens, des convulfions ausfi méthodiques, une fiévre ausfi favante, une agonie filée avec au tant d'art, enfin en général une mort ausfi étudiée. L'action cc la déclamation théatrales des acteurs Anglois 6c celles des Francois, qui différent a tous égards, me femblent contraster bien fingulièrement avec le caradtère de leurs Nations. Le Francois fi étourdi, fi vif, li impétueux quelquefois dans le monde, est fage, 1'érieux, fouvent même trop froid fur la fcène: 1'Anglois, au contraire, fi réfléchi, fi grave, fi pofé dans la vie commune, fe démène fur le théatre comme un forcené.■ Au reste, il me femble que dans les  DE NEWHALL. 15 5 les pièces de théatre des Anglois il règne la même disconvenance, fi je puis m'cxprimer ainfi, que dans leurs voitures, dans leur architecture ét dans plufieurs de leurs ufages. Ne voulant, foit par orgeuil, foit par quelque autre motif, fe foumettre k aucunes régies, ausfi peu k celles qui font dicties par la Nature, qu'a celles qui font prefcrites par les maïtres de 1'Art ou obfervées par telle ou telle Nation, ils ne fuivent que les idéés de leurs têtes originales, qui, ne s'appuyant fur aucun piécepte quelconque, ne font que trop fouvent étrangement incohérentes & bizarres. Séparés par la mer de toutes les autres nations, on peut comprendre qu'ils aiment encore a s'en distinguer par leurs manières & par leurs ufages. Mais leur orgeuil national & leur esprit d'indépendance ne les emportent ils pas trop loin, des qu'ils oublient que la Nature, plus libre encore qu'eux, s'asiujettit cependant, même dans fes plus grands desordres apparens, k des vègles dont elle ne fe départit jamais, qu'il est aifé de reconnoitre avec un peu d'attention, & dont elle acquiert fa plus grande beauté? Enfin,  I56 LETTRE XI. Enfin, tout ce qui & ce Speóhcleci, comme dans plufieurs autres pièces Angloifes , m'a paru invraifem. blance, abfurdité, horreurs; ce mélange de tous les tons, du noble & du bas, du pathétique & du bouffbn; ces exclamations empoulées, ce langage exalté que ne connoït point la nature; tous ces abus de 1'art dramatique, qui ne font düs qu'au fiècle & non au génie de leur fublime Shake3peare, s'imitent maintenant & même s'outrent encore dans les pièces de théatre Allemandes. C'est, dit-on, la vraie marqué du génie, qui ne fait point fe püer aux régies: d'ailleurs, dans ces ouvrages prétendus-désordonnés, on rencontre fouvent des pasfages fublimes. Je veux le croire: mais je crois ausfi qu'il est plus aifé qu'on ne penfe d'avoir des traits brillans, lorsqu'on fe permet de dire & d'écrire tout ce qui vient k la tête. Qui n'est pas inlpiré de tems en tems! Les éclairs du génie font précieux fans doute ; ils viennent d'en haut & décèlentj par leur éclat, leur noble origine: mais, pour être vraiment beaux, il faut qu'ils foient asfervis a la bienféance comme aux régies, &  DE N E W H A L h. I 57 & adaptés a la justesfe du raifonnement; c'est la peut-être ce qui est le plus difficile. Le diamant brut ne regoit fon plus grand prix que lorsqu'il est poli, bien enchasfé & monté avec goüt. Pour moi, je 1'avoue, je ne puis goüter cette alliance du fublime avec le burlesque, du tragique avec la farce. II fe peut que je fois gaté par le Théatre Frangois, qui peut-être est trop délicat : mais ne croyez pas toütefois que c'est d'après lui que je prétends juger celui des autres Nations. Je conviens qu'il a trop de discours & trop peu d'action, & qu'ainfi que la Nation elle-même, en devenant trop poli, il a perdu de fon originalité, car la plüpart des Pièces Frangoifes fe resfemblent. Cependant entre fa timidité & Pexcesfive hardiesfe ou plutót les écarts de la Scène Angloile & Allemande il éxiste un immenfe intervalle, & fans doute il pourroit s'y trouver un juste milieu. Je veux croire que les Anglois & les Allemands imitent la nature & la copient peut-ètre de plus prés que ne font aujourd'hui les Frangois: mais il me fernble qu'ils manquent fouvent de  I58 LETTRE XI. de goót dans cette imitation, qu'ils y puifent indistinctement le hideux 6c le beau, 6c qu'ils n'ont pas encore bien fu pofer les limites qui féparent le naturel du trivial j le comique du bouffon, (Sc les affections d'un cceur fenfible des vifions d'une tête exaltée. II 'en réfulte une étrange bigarrure, qui ne me paroit pas belle 6c furtout pas agréable. Ils fentent trés bien ce qui est beau, mais discernent trop peu ce qui ne 1'est pas, & ils ne me femblent pas asfez doués de ce tact délicat qui fait distinguer les convenances. Les pièces Allemandes en particulier, (6c j en ai vu repré-. fenter plufieurs par des troupes nationales,) m'ont paru fouvent pécher contre presque toutes les bienféances. Peu de naturel 6c nulle fimplicité dans la fable, peu de vraifemblance dans les fituations, peu de conduite dans les fccnes,. peu de dé. cence dans les mceurs. Pour ne pas parler des deux unités de tems 6c de lieu, que prefcrivent les anciens préceptes Grecs, peut-être trop févères, on n'y trouve même que rarement 1'unité d'action, qui pourtant est le grand resfort de 1'intérêt. Les événemens  O É N E W H A L L. 15S> nemens y font brusquement amenés, les entrées «Sc fofties peu motivées; rien n'y est délicatement filé; tout y est incohérent, exagéré; les caraétèrès y font outrés, les fentimens naturels du cceur humain s'y dénaturent; trop fouvent la joye s'y transforme en folie, le courage en forfanterie, 1'amour en frénéfie, la jaloufie en fureur, la douleur en défespoir, la colère en rage: en un mot, toutes les pasfions y deviennent t-ransports & délire. Dans la plupart des monstrueux Drames Allemancls que j'ai vus, (mais peut-être n'ai-je vu que les plus mauvais,) les principaux perfonnages étoient, finon toujours des enragés ou des fcélérats atroces, du moins, des extravagans ou des foux. C'étoit ordinairement ou le comble de 1'horreur, ou le comble de la démence. Je me fouviens entr'autres d'en avoir vu repréfenter une, intitulée, les voleurs de grand chemin ou le parricide. Mon ami! de mes jours je n'ai vu de fpeétacle qui m'aït autant révolté. On y blasphémoit, on y prioit, on y poignardoit, on y étrangloit, on y plaifantoie tour-a-tour; &, pour comble-  I«5o L E T T R B XI. ble d'abomination, plufieurs de ces crimes fe commettoient de fangfroid, quelquefois même en riant, en badinant, comme fi ce n'étoient que des gentillesfes, «St la dérifion s'yjoignoit barbarement k 1'atrocité. Non,.... fi des Cannibales s'avifoient jamais de faire des pièces de théatre pour leurs fanguinaires camarades, noncertes, ils ne pourroient rasfembler plus de dé. goütantes trivialités, plus de détestables horreurs. Cependant il fe trouve des perfonnes , même des femmes, qui font 1'éloge de cette Pièce, 3ui prétendent qu'elle est remplie e beaux fentimens. II fe peut: mais apparemment ce font des'lecons de morale pour des bandits, pour des parricides, pour tout ce que la débauche la plus disfolue , la corruption la plus dépravée peuvent produire de plus exécrablement criminel. Ah! ferqit-ce lk 1'école de mceurs qui convient aux honnêtes gens? Faut-il trépaner les blesfés qui n'ont qu'une bosfe k la tête? J'ai vu plufieurs autres pièces Allemandes, qui fans être ausfi révol* tantes, n'en étoient guères plus délicates ni plus. morales. On diroit que  DE NEWHALL. 161 que leurs auteurs, ne fe fenrant' pas le talent d'intéresfer par des fituations pathétiques, ont voulu effrayer par des fpecracles épouvantables. Ordinairement dans la Tragédie, pour affetter, pour émouvoir, au lieu de fentimens naturels & touchans, d'angoisfes déchirantes de 1'ame, de combats douloureux entre des pasfions contraires, il leur faut des empoifonnemens, des meurtres, des agoni fins, des morts, des cerceuils & des pom- ?>es funèbres. Dans la Comédie, au ieu de peintures intéresfahtes de mceurs, au lieu de naturel, de naïveté, de bonnes plaifanteries, ils ne nous offrent fouvent que des grimaces, des charges, des bouffbnneries outrées &. grosfières; & parmi leurs principaux perfonnages fe trouvent presque toujours des foldats & des ivrognes. Sommes-nous donc devenus des barbares ou des butors? nos ames font-elles donc blafées fur les fentimens de la nature, nos esprits émous. fés pour les penfées fpirituelles, & nous faut-il des atrocités ou des farces pour nous émouvoir ou nous amufer? A Dieu ne plaife que tout le monde foit fi durement organifé. ■ Part. II. L Saks  Ifj2 LETTRE 'XI. Sans doute leurs Pièces font tragiques, car on y tue quafi tous les perfonnagés; mais je ne les trouve point touchantes: j'y tresfaillis d'horreur;. mais ie n'v Dieure point d'attendrisfement: enfin, il me femble qu'elles peuvent être convenables pour des bouchers, mais non pour des perfonnes délicates & fenfibles. Je fais bien que ce n'est pas uniquement pour les premières clasfes de la focièté, que la morale du théatre est dcstinée ; mais le peuple lui-même en Allemagne auroit-il donc befoin de pareillcs lecons ? (') Non fans doute: il ne faut pas toujours juger des maladies d'après les ordonnances de mauvais médecins. Observez dans les bonnes Tragédies fi; ROUSSKAW, dans fa ce'Ièbre Lertrc fur les Speftacles, dit quelque part : Suivez la plupart dts Pièces du Théatre Francois : vous trcuverez presque dans toutes des monftrts abominables &• des afiions alroces ,' utiles , fi Ion vsut, a donner de l interés ans: Pièces &■ de lexercice aux vertui, mais dantireufes ceriainemer.t, er. ce qu'elles accoutument les yeux du peuple * des horreurs qu'il ne dtvroil pas mème co-.r.oitre &■ h des forfaits qu'il ne devroit pas fuppcfer pesfibles. S il paria de la lotte des Pièces Fiaocoifis-, qu'eüt-il dit des moderats Allemihdes, s'ü les eüt connues ?  D E N E W N A L L. 163 dies Francoifes la peinture des pas> fïons; voyez-y 1'ivresfe de 1'amour, les fureuvs de la vengeance, 1'inquiétude de la tcndresfe maternelle, les transports, les tourmens de la jaioufie, ces combats intérieurs entre le de voir & 1'inclination, II amers, fi pénibles fouvent a foutenir: tout y est touchant, attendrisfant, déchiraiit, terrible quelquefois, mais toujours vraifemblable, toujours puifé dans la nature. Ce ne font point des idéés exaltées, des fentimens exagérés, des a&ions atroces & révoltantes , des expresfions emphatiques (St bourfoufflées, des événemens toujours hors du cours ordinaire des chofes & pres. que imposfibles; ce font des pasfions naturelles que nous éprouvóns ou que nous avons connues ou du moins que nous favons exister, des fituations intéresfantes & non incroyables, des fentimens ou tendres qui touchent ou nobles qui élevent 1'ame, un ftyle fans enflure, des vérs remplis de grace ou de pompe 011 d'énergie, des expresfions qui s'impriment dans notre cceur ausfi bien que dans notre mémoire. Les événemens y font amenées avec délicatesfe; on s'y fent reL 2 mué  164 lettre XI. mué par dógrés, 6c 1'illufion a la 'fin y devient ausfi enchanteresfe que complette. Je puis encore concevoir que le peuple, avide en tous lieux de iup. plices 6c d'exócutions, aime fur la fcène ces mêmes horreurs 6c ne puisfe être afteété que par de fortes émotions. Mais comment fe fait-il que des perfonnes qui ont regu une éducation plus relevce, dont ï'esprit est plus cultivé, dont les moeurs font plus polies, les fenfations plus délicates, fe plaifent a voir ces longues agonies oü 1'on ne leur fait grace d'aucune convulfion, ces concraftions de mufcles, capables d'affecter les nerfs des femmes plutót que de tou^ cher leur cceur; qu'elles fupportent au théatre, qu'elles y voyent fans dégoüt 6c fans horreur ces ivroghes, ces voleurs, ces blasphémateurs, ces empoïfonneurs, ces meurtriers, ees parricides, ces enragés, ces fcélérats de toute espèce; ces cadavres, ces enterremens; tant d'atrocités commifes de fang froid, tant d'abominations repréfentées avec ap- pareil? Enfin mais j'en dis trop peut-être. Laisfons 'la' le théatre Allemand ,  de newhall. 165 Iemand, jusqu'a ce que j'aie occafiou de m'en former une opinion plus avantageufe. J'y ai vu a la vérité quelques bonnes pièces: mais en général elles me femblent comparables aux anciens monumens de 1'ar.chitecture Gothique, qui ont de la hardiesfe, mais oü 1'on ne trouve ni graces, ni proportions, ni belles formes, ni convenances. Au reste, ce qui a leur repréfentation m'a toujours paru vraiment admirable, ce font les poumons des acteurs. Je fais que la littérature Allemande fait préièntement iëéte dans notre pays: je 1'en félicite de tout mon cceur, & n'y fuis pas asfez verfé pour ofer en être facné. C'est d'elïe toütefois que nous font venus dans notre langue Hollandoife tous ces ouvrages foit-difans fentmentaux, qui ne fignifient rien & ne font rien fentir; ces étemelles apostrophes a la lune, ces méditations lur les astres, ces promenades dans les espaces imaginaires; cette tristesfe fans caufe, eet amour platonique fans maitresfe, ces cerceuils, ces tombeaux, ces ruines, ce fombre idéal & qui n'aiftdlc point, par; ce qu'il revient i chaque L 3 moment  t66 lettre XI. moment & n'a nuls rapports avec les fentimens du cceur humain ou notre propre fituation; enfin, ces longues phrafes vuides de matière & de fens; ce ftyle hachó & découfu, furchargé d'épithêtes & de déclamations; eette crème fouettée, (s'il m'est permis de m'exprimer ainfi,) fort bourfoufflée au premier apperqu, mais ne contenant rien dès qu'on y creufe: Sunt verba 6? voces, prcetcreaque nihil. On y trouve un grand luxe de mots & une grande pauvreté d'idées: encore ces idéés fi rares ne font-eiles pas toujours justes; c'est du clinquant fouvent au lieu d'or. Pour fentir la vérité de ce que je dis ici, comparez, je vous prie, la plupart de ces romans, de ces livres fentimentaiix modernes, dont on infecte notre littérature Hollandoife depuis quelques années, & qui, pour le fond ausfi bien que pour la forme presque entiérement calqués fur 1'Allemand, ont le malheur de n'être pas même originaux, avec quelques bons ouvrages du même genre en d'autres langues, entre autres avec 1'in. téresfant  DE NEWHALL. . 16? téresfant Paul e? Virginie par 1'Auteur des Etudes de la Nature; vous fentirez alors, je m'en flatte, la différence entre cette fenfibilité faétice, ces froides exaltations d'une tê.te échauffée, & le vral langage de ï'ame, la touchante expresfion du fentiment, puifée dans la nature, & furtout dans les affeöions ou les fouvenirs d'un cceur vérkablement fenfible. Sans doute que les bons htterateurs Allemands ont fu. fe préferver de cette infipide contagion j & j'espère en conféquence que les tréfors, que nos esprits enthóufiastes & imitateurs continueront a lui emprunter, ne foient pas toujours de la mème nature, & qu'après ne nous avoir presque offert jusqu'ici que des morts fans caufe, des tombeaux fans intérêt, de la mélancolie fans fujet, & dc la fenfibilité d'imagination au lieu de fenfibilité de cceur,. elle nous intéresfe dorénavant, dans des livres plus attachans, par des peintures plus naturelles & des affeétions mieux fenties. ApRès vous avoir marqué tout ce qui m'a paru défaut dans Cette Pièce, je fuis vraiment faché de devoir me L 4 tairp  l£8 lettre XI. taire fur fes beautés. II peut y en avoir eu mille , fans qu'un ignorant en langue angloife comme moi les aït appergues. Je fais au reste que la critique est aifée & 1'art difficile: mais je n'ai pu m'empêcher néanmoins de décharger mon cceur, oppresfé cruellement des pénibles fenfations qu'il a dó disfimuler & de la fausfe admiration qu'il a dü feindre. Que j'aie tort ou raifon, du moins ce que je viens de vous écrire me foulage. Il faut avouer toütefois qu'il y avoit beaucoup de magnificence dans 1'habillement & les décorations: mais, quoiqu'en püt dire un Anglois aslis dans mon voifinage , I'Opéra de Paris en déploye bien d'avantage encore & produi't furtout plus d'illufion. Il paroit que le théatre Anglois est rarement vuidc. Du moins cette fois-ci, pendant les entr'aétes & immédiatement après & avant ces fcènes fanguinaires & révo!tantes dont je vous ai parlé, on nous donna des cspèces d'intermèdes , qu'on appelle ici tntertainmenls. C'étoit chaque fois une pièce de vers, qu'un acteur venoit réciter avec beaucoup de gesticulation  DE N E W H A L L. I <5c/ culation & de mines. II appuyoit toujours comiquement, en 'r'edOHblant fes grimaces bouftbnnes, fur le dernier vers de chaque couplet, qui fans doute renfermoit la pointe. Je n'y ai rien compris; mais le bon mot doit avoir été bien facétieux, cnr a peine étoit-il laché que les henreux auditeurs , tous a la fois & fans exception, comme par une impulfion éle&rique, jettoient des éclats immodérés de rire, qui formoient un chceur asfez plaifant & d'une nouvelle espèce. 11 faut que les ames des Anglois foient ausfi robustcs que leurs estomacs; car il fembleroit que ces' éclats de rire & ces grosfes joyes' devroient y faire un fingulier mélange avec ces imgoisfes & ces horreurs, fi récemment éprouvées, peur un inftant feulement fuspendues, & fans doute, a en juger par leurs applaudisfemens, fi vivement fendes. La petite Pièce, dont j'ai compris quelque cliofe, m'a paru fort agréable. La mufique étoit d'un compofiteur Anglois. J'y remarquai plufieurs jolis airs, qu'on chanta trés jóliment. Elle fut jouée avec beaucoup plus de naturel que la grande Pièce, ' L 5 &  I70 iet t r e XI. & les actrices Angloifes ne font pas dépourvues de graces: elles m'ont fernblé même avoir moins d'afféterie & de mignardifes que les Frangoifes. Au Playhoufe a Londres bn vous donne beaucoup pour votre argent: car le fpeftacle, qui commence a fix heures, ne finit ordinairement qu'a onze ; ajourez-y les entr'aótes occupés, & jugez fi 1'on n'y peut pas rire & pleurer tout fon faoul. Je n'y ai pas remarqué cette rumeur & ce désordre, dont les livres font tant de mention. Hors quelques écorces d'oranges qui voloient a travers la Salie, & dont un homme avec un balai venoit de tems en tems nettóyer 1'avaht-fcène, je n'y ai rien entendu au dela du bruit inévitable dans une fi grande réunion de peuple. Comme il n'y a point de parterre debout, On n'y appergoit pas, ainfi qu'a Paris au Théatre Italien & a 1'Opéra, ce mouvement fingulier, ces ondulations, ce flux & reflux, qui, vüs d'en haut, font resfembler toutes ces tètes entasfées, découvertes .& jamais tranquilles, aux flots d'une mer agitée, qui a fes courans, fes tempêtes & fes calmes. Les  de n e w h a l l.: \fl Les applaudisfemens y font ausfi beaucoup moins immodérés qu a Paris, on les Speöateuïs, admirant & fentant touc-haut «Sc tous k la fois, & fe communiquant leurs fenfations comme une flamme éleclrique, interrorripent Facteur a tout moment par les transports les plus indiscrets, «Sr f>ar 1'expresfion longue & bruyante dé eur tumultucufe fatisfaélion. ' VoiLa ce que je puis vous dire du premier Speftacle Anglois que j'ai vu. Excufez le désordre de ces re. marqués «Sc en général de toutes mes idéés; il me feroit imposfible de vous rien décrire avec plus de méthode. D'ordinaire, immédiatement après avoir vu quelque chofe, je vais ou retourne chez Mr. Olmius. La il me faut de nouveau mettre mon esprit êi la torture, pour parler ou du moins pour entendre Panglois. Tandis que je me romps la tête ainfi, tóuteS mes idees précédentes fe perdeur, ou s'affoiblisfent, & je reviens chez moi a une heure après minuit, bien étóurdi «5c bien harasfé, ayant fatigué mes jambes le matin «Sc ma tête le reste de la journée. Comment feroit-il posfible apiès cela que je  IJ72 LETTRE 'XI. je vous écrivisfe avec ordre & avec agrément, ayant peine fouvent a trouver des expresfions frangoifes? Sans mon arriitié, qui transforme en plaifir tóut ce qüi fe rapporte a vous, je jetterois bien loin ma tédieufe plume, je brülerois mon papier cc ne vous ferois plus de relation; car, en vórité, j'ai bien des fois regretté d'en avoir pris fur moi la pénible tache. Mardi matin, j'ai été au Hastings's-trial ou procés de Mr. Hastings. Vous favez aue eet ancien Gouverneur-Général dü Bengale a été dénoncé cc traduit en justice devant la Chambre des Seigneurs par la Chambre des Communes, excitée principaIcment par le parti de Mr. Eqx. Quoiqu'il ne foit point Pair lui-même, fa charge éminente lui procure la prérogative ck 1'honncur d'être jugé par les Pairs du Royaume. II est accufé de concusfions, de ra'pines, d'oppresfion, de tyrannie: vu lpn immenië fortune & la haine ou font tombés les Anglois dans cette partie du globe, ces accufations, en tant qu'elles font générales, ne pu roisfent pas fans fondement. Le peuple prétend, (& fans doute on a eu foin  ï> E NEWHALL. 173 foin de le lui infinuer,)qu'il s'est acheté la protecYion de la Cour, & 1'on dit même tout haut qu'il y a eu des diamans de donnés. Tous les jours il paroit de nouvelles carricatures a ce fujef, grosfières & peu équivoques, mais énergiques & trés plaifantes, oü 1'on voit le Roi, la Reine, Mr. Hastings, ie grand Chancelier & plufieurs autres figures, dans des postures communément trés burlesques, & ayant chacun de longues phrafes a la bouche. Elle m'amufent beaucoup, quoique je n'en faifisie pas tout-a-fait la finesfe, par rapport aux perfonnages & aux farcasmes. Quand je vois la foule qui s'arrête devant une de ces boutiques, je m'y mêle toujoun? & j'attends mon tour de regarder. Cela est trés divertisfant. J'entends faire des obfervations, toujours trés courtes. L'uu rit; un autre dit G.. d..j un troifième murmure & gronde entre lés dents; un quatrième lache quelques quolibets, dont je ris avec la troupe fans pourtant les comprendre; &, tout en riant ainfi, je continue mon chemin avec la foule qui s'écoule. Cela peut m'arriver plufieurs fois dans une matinee. La féance ne devoit commencer qu'a  174 LETTRE XL qu'a midi; mais on m'avoit confeillé d'y venir dès les neuf heures, afin d'y trouver une bonne place. Je fors donc a tems; j'arrivé a Westminster-Hall, fitué au bord de la Tamife, mais qu'on n'y voit pas. & non loin du palais oü s'asfemble le Parlement. J'enfile une petite & vilaine avenue, qui me conduifit k une galerie de planches, mais fi obfcure, qu'en plein jour il y avoit des lanternes allumóes. Pour toute garde je n'y vis que quelques hommes, armés de légers batons. J'étois feul, abandonné a moi-mème, fans interprête & fans guide. On m'avoit expliqué, décrit le chcmin; mais k cette fombre entrée je croyois 1'avoir manqué. Cependant j'avanc'e; je vois du monde, je le fuis; j'arrivé k des portes; on me demande mon ticket ou billet, je le montre, on 1'examine, on y fait une marqué & me le rend; je pasfe outre, monte les dégrés, & je parviens k la fin des fins a une grande galerie, oü il y avoit de longues files de banes én forme d'amphi théatre. Quoique venu de fi bonne heure, j'y trouvai les premiers rangs déja occupés, & je ne pus me placer qu'au qua-  de" n e w h A l L. t?$: quatrième, oü je me ferois morfondu . d'oiilveté , de iilence , d'impatience & d'ennui, li je n'avois pas eu la fage précaution de prendre un livre avec moi. Ce Westminster-Hall, qui faifoit autrefois partie de 1'ancien palais de Westminster, est attuellement une grande Salie en forme d'églife. Elle. est trés gothique, extrêmemcnt élevée, & furtout remarquable par fa* voute hardie en charpente, qui pasfe pour une merveille. On y avöit pratiqué aux trois cótés des galeries élevées & trés vastes, avec des bancs en amphithéatre pour les Speclateurs. E)'un cöté étoient les families des Pairs, de Ï'autre celles des Membres de la Chambre des Communes ; & le milieu, oü il y avoit le plus de places, étoit pour les autres curieux, dont mon petit individu faifoit une asfez imperceptible partie. J'avois un billet, ngné d'un Pair, que Madame Olmius m'avoit procuré. Comme eux feuls, je crois, peuvent en donner & que le nombre fans doute en est limité, des fpécnlateurs intéresfés en font commerce; & ces tickets fe vendent fouvent pour deux, trois gui- néés  i?6 lettre Xt nées & d'avantage, felon que la féance promet d'être intéresfante. On y voit imprimées les armes du Great Chamberkiin, nommé Peter Burrell; mais ils ne peuvent fervir que pour un feul jour, & fe renouvellant a chaque fesfion , ils changent chaque fois de couleur. Cé tok ce jour-la la vingt-fixième. Quand j'arrivai , la tribune des Pairesfes & de leurs families étoit déja plus d'a-moitié remplie: de tous cötés il y avoit quantité de Dames, plufieurs trés jolies & trés élégamment mifes, la plupart en blanc, & presque toutes fans chapeaux, comme a la Comédie. C'est une attention des Angloifes pour le public; atteiltion de trés grand mérite, puisqu'une femme en Angleterre aime encore moins de fe paslêr de chapeau, qu'un homme de cheval. Dans les autres pays, aux endroits publics, il n'y a plus moyen aujourd'hui de jouir d'un fpcétacle, graces aux coëfïures des Dames. Ce font maintenant des buisfons de cheveux, des magafins de gaze, des chapeaux énormes, qui interceptent totalement la vue du théatre ou de Ja eérémonie h tous  d e n e w h a l t. iyy tous les voifins;"& les femmes femblent plus que jamais fe perfuader, que lorsqu'on les voit on n'a plus befoin de voir autre chofe. Encore fi 1'on avoit complétement ce bonheur, fans doute on auroit tort de fö plaindre: mais au travers de tous ces pompons dont elles s'enveloppent, & de cette chevelure bouffie,ou, comme difoit fi bien Molière, il y a plus d'un fiècle, dans YEcole des maris, Et de ces blonds cbtveax, de qui la vestt enflare Des vifagcs humains offusqaent la fi&ure , au travers de tant de dêguiferaens fous le nom d atours, hélas! on ne voit plus rién, pas même le vifage. Mais pour en revenir a notre Salie de Westminster, oü du moin? 1'on pouvoit voir quelque chofe, vous auriez peine k vous figurer le charmant coup-d'oeil qu'offroit un fi grand nombre de Dames ainfi rasfemblées: ausfi ma lorgnette & mon livre furent-ils mes plus "agréables confolateurs durant ces éternelles trois heures. Ce qui particuliérement m'y parüt admirable, füt le peu de bruit qu'il y Part. II. M avoit  178 lettre XI. avoit parmi tant de monde & fur-tout parmi tant de femmes. Je me trouvois environné, comme vous pouvez penfer, de perfonnes que je n'avois jamais vues. Ce n'étoit que le fixième jour après mon arrivée; par conféquent je n'étois encore que bien peu verfé dans la langue. J'esfayai cependant une converfation a ma droite avec une vieille Dame: mais elle ne réusfit pas trop; nous nous comprenions mal, & elle expira d'inanition, c'est-a-dire, la converfation, peu après fa naisfance. Je fus plus heurcux a ma gauche, oü je trouvai un homme qui voulüt bien parler asfez lentement pour que je pusle pasfablement le comprendre. Au reste, ce ne füt qu'après deux heures de filence, d'embarras & de curiofité étoufFée, que je parvins enfin a ce bonheur inespéré. A la fin vers midi arrivèrent les grands perfonnages. Premiérement vïnt le Chancelier ou Grand-Sénéchal, une longue baguette blanche a la main, ainfi que j'ai vu a Paris Bride-oifon dans le Mariage. de Figaro : il étoit accompagné des Grands-Juges, tous en robes de cérémonie. Ils s'asfirent fur des carreaux • - garnis  DE N E W H A L L. I ?9 garnis de laine, fous le Tróne qui resta vuide. J'ai ouï dire que eet ufa* ge de facs ou carreaux de laine fignifie que cette produétion fait un objet trés important' du commerce & de 1'industrie du Royaume. Enfuite entrèrent les Pairs, un a un, en commencant par Ie dernier en rang. C'étoit le Lord Heathfield, ci-devant Général Elliot, eet immortel défenfeur de Gibraltar. Puis fuivoient les autres, jusqu'aux Lords Spirituels, qui ont le rang fur les Temporels. Ils étoient tous vêtus de fuperbes robes rouges, rayées en or & en blanc. Ce font des espèces de toges ou tuniques, dignes des anciens Sénateurs Romains, Leurs titres fe distinguoient par le nombre des rayes. Je crois que les Barons en ont une, les Vicomtes & Comtes deux, les Marquis trois, & les Ducs quatre. Les Pairs Spirituels portoient en outre des bonnets d'une forme particuliere. Mon obligeant voifin me nomma les plus connus, a mefure qu'ils fe préfentoient, ce qui me fit beaucoup de plaifir. Cétoient Mylord Stormont, Mylord Hood, vieillard vénérable, Mylord Howe, Mylord Richmond, MyM 2 " lord  l8o LETTRE XL. lord Portland, & plufieurs autres. Ils entrèrent avec beaucoup de dignité, en faluant d'une profonde révérence le Trönc vuide , ou le Chancelier qui étoit desfous, je ne fais trop lequel. Ils fe couvrirent enfuite de leus chapeaux & prirent leurs places dans la grande enceinte au milieu de la Salie, devant les Juges qui étoient au fond. Vous connoïsfes fans doute asfez la procédure criminelle de 1'Angleterre pour favoir que toute inftruclion en affaires de cette nature s'y fait en public; que la puisfance de juger y est exercée par des perfonnes tirées du corps du peuple, d'une manière préfcrite par la Loi, pour former un tribunal qui ne dure qu'autant que la nècesfité le réquiert; (") & que par conféquent aucun homme n'y peut-être condamné que par fes pairs, c'est-a-dire, par des hommes (i) De cette fac on , dit MONÏËSQUIEI', Esprit lies loix, Liv. II. Chap. 6 , fa puisfance de juger , ft terrible parmi 'les hommes, n'étant attachóe kt a un certdin (tat ni d une ccrtaine prnfesfton, devient pour tinft dire inviftble £* nttlle. On r.'a point contir.uellement des juges devant les yettx, & 1'on crain't Ia magistreture &■ non pat lts ma. gistmts.  DE NEWHALL. I 8 I mes de fa cóndmon,(') qu'on appelle Jurés,(*~) par ce qu'ils prêtent- ferment, & qui- ne font choifts que de fon confentement, car il les peut récufer en fi grand nombre & de tant de manières, que ceux qui restent doivent être cenfés de fon choix. Vous favez, en outre que les témoins y dépofent} en préfence d'un acculé, qu'il- peut les interroger, les faire dépofer même fous ferment, & qu'il lui est permis d'avoir un confeil, c'est-a-dire, des avocats, pour 1'aider dans fa défenfe. Enfin, vous n'ignorez pas que ce font ces Jurês feuls qui ctécident fi le prévenu est coupable ou non du fait-, dont on 1'accule, qq'ils, doiyent, être unanimes dans la condamnation, £x que, s'ils le dcclarent coupable, les Juges de profesfion, qui font préfens, prononM 3 cent (ij Lorsqoe 1'accuftS est dtranger, la moitié des Jurés doivent ausii être étrangers. (z) IL me femble que cette inftitutiati de? Jurés e-;t un des meilleurs rcMtes de l'andenne fJodalité : cependanr, parmi une foule de ridicules abus qui nous en font dotneu;^, elle est presque la fc-ule qui loit panout abok&j hors en Angletene.  l8a LETTRE XI. cent la peine que la Loi décerne pour cc crime.(') Lorsque 1'acculé est un des Lords tem.- (i) La Jurisprudence crimineüe cn Angleteric est tres remarquable. Lorsque quelqu'un est acculé d'un crime, le Juge de pahe , dont il y en ï plufieurs dans chaque Comté & dans chaque Ville, expédie un otdre [-warrant] de fe laire amener 1'accufe', qu'il inretroge. S'il en réfulte qu'il n'y a pas lieu de le foupconner, il doit d'abord le relacher fans reftriftion. Si 1'enquête donnc une prefomption contraire, il exige de lui caution de compaioitre pour répondre a 1'accufation, ou, en cas de crime capital, il 1'envoye cn prifon pour être juge' aux prochaines Sesfions, qui fe tiennent tous les trois mois dans les Coait1."., & toutes les fix femaines ï Londres. A cette Sesfion, le Sheriff, Officier dr>nt chaque Comté ert a un , qui y met en exécution les fentences rendues par les Juges, & qui, y ayant en général la haute politfe, me femble teuir beaucoup de nos Lar.ddre.sien, cc Sheriff nomme la grande Asfemblce dei lurés, [pand 7*ry,] qui doit toujours être dc plus de douze tc dc moins de vingt-quatie des perfonncs les plus qualific'cs du Com. té. Il faut que dans cette Asfemblée il y ait douze vqix :;u moins qui dcclarent 1'accufatioii a*fcs fondce, pour que J'accufé reste emprilonnrj jusqu'a ce que fon tour vienne d'être jugé. Enfin, le jour du juqcment dcfinitif, le Sheriff nomme !a petite asfemblée des |urés, [petty Jury ,] compofée de douze hommes du même Comii, & y pqstédant un fonds de terre de pas moins de dix Liwes Stcilings de retenu. Comme c'est leur  DE NEWHALL. 183 t-emporels, fes Juges naturels font les Lords, Pairs du Royaume , & qui font ausfi les fiens. Mais la procéM 4 dure leur déclaration qui doit de'cider du mérite de 1'accufation, 1'accufé a beaucoup d'influence fut leur clioix par le grard nombte de récufations que la Loi lui accorde, t;.t»t a 1'égard du Sheiiff qui les nomme, que principalement des Jurés meines , non feulement pour quatre raifons déterminées, mais encore par une récufation pértmptoi«, c'est-a-dire, fans ailéguer de raifon , de vingt Jurés fuccestïvemenr. C'est avec de telles précautions que fe fotme en Angleterre le tribunal qui doit y prononcer fur 1'honneur 8c fur Ia vie d'un citoyen.; &, quand i! s'agit du crime de haute ttahifon, elles foat encore plus nombrcufes Si plus fortes. LORScyjE enfin le procés a été publiquemcnf inftruit, que 1'accufateur 8c 1'accufé avec fon confeil ont allégué leurs raifons, que les témoins ont été interrogés par les deux patties ainfi que par les Jurés & les Juges, & qu'un de ces deruiers, qui font toujours des Jurisconfultes , a récapitulé le tout 8c fïxé 1'état dc la que.stion, les Jurés fe retirent dans une Salie voifine, oii ils doivent rester fans manger, fans boire 8c fans feu, [a moins que dans quelque cas extraordinaire le Juge ne ie permerte autrement,] jusqu a-ce qu'ils s'accordenc entt'eux & prononcent unanimemenr guilty ou >;ol gu'dty , [coup ai kou non coupable.'} Cette declaration , appelléc Verdid, f Vere-diBum,] doit établir non (eulcment J'cxistence d'un certain fait, mais ordinaitement ausfi ce que ee fait a en loi de contiauc a la Loi. Si  ï«4 LETTRE XL dure différe alors, «Sc par le nombm des■ Jurés, qui font tous les Pairs, cités au moins vingt jours d'avance, «5c Si Je Verdict porte non covpabU, 1'accufé est immüdiatcment mis en liberté; fi au contraire ii porte coupaile, alors les Juges ontrent en fonftion & prononcent la peine que ftatue la Loi, a la lettre de laquelle ils doivent trés ftri&einent fe tenir. On voit ainfi que le pouvoir ludiciel, fi forroidable, fi dangereux, ii arbitraire quelquefois « r>ourtant_ malheureufement ii nécesfaire, quoiqu'il lempHsf» ;. £ous egards en Angleretre le but de lan ïnfhtntion, fe trouve cependant, par eet admirable établisfement des jurés , ausfi peu dans les raains du |ugc que dans celles du pouvoir Exécutif, & que même il n'est proprement dans les mains de perfonne; deforte qu'aucun homme n'y fauroit voit celui dont il put dire: CET HOMME PEUT De'eiDER DE MA VIK OU DE ma mort. On voit en outre que les formes y lont toutes en faveur d'un accufé, d'autanr plus que 1'infcrnale Sc abfurde torture n'y est pas connue^ & peut-être le pius grand inconvénient qui puis.e cn rcfulter, [car tout en a dans ce basmonde, u imparfait & fi iroperfe&ible,] est que quelquefois des coupables restent, impunts. Les njjmcs nuncipes & les mêraes formes s'obfervent dans les ca tCei civiles: la feule différence est que la ré;a/atien peremptoire n'est pas alors admife. LIS prérautions, prifes contre les emprifonnemens injustes ou aibitraircs, ne font pas moins admi- (2) On fait que les Lords ne prêtent point ferment, Scdilem fimplement: upon my honour, [fur mon óiKTteur, j ie is guilty ou be is nol guilty.  DB N E W H A L L. I 8 5 & par la majorité des voix (?) au lieu de 1'unanimité, qui n'y est pas réquiie. Ce Trial d'un Lord ou de M 5 quel- admirables. La libération fous caution dans la plupart des cas, lacjuelle , comme ou vient de le dire, ote tous prétextes de retenir quelqu'un en captivitc, ne feroit pas fuffifante lans le fameux aóte de Habeas corpus, dont 1'esprit en fubftanee est de fixcr, felonles distanccs, les termes, toujours ttès courts , dans lescjuels tout détenu quelconque, par qui ou pour quelque caufe qu'il ait éi* atrêté, doit être préfenté devant le Juge, afin que celui-ci, après s'êtte informé des motifs de la dérention , puisfe le libéïer ou purement ou föus caution , ou , en cas de crime capital, ea agir avec lui ainfi que Ja Lqi 1'oidonne. Cet Acle, dont il faut s'inflruire plus en détail, prend toutes les précautions imaginables pour qu'aucun pcrfonnage en pou. voir, ni le Roi lui-même, puisfe retenir quelqu'un illégalement. On peut lire plus au long fur cet intéresfant fujet les neuvième, dixième & onzième Cliapitres du premier Livre de 1'cxcellent Ouvrage, laCor.ftitutien dt VAngltterre , par Mr. ds Lolme, dont ccci est extrait en grande partie. Au reste, quoique nous foyions dans un tems . ou TOUS parient de TOUT, il ne m'appartient pas d'ajouter ici mon fuperficie! avis ou mes réfiexions peu digérées fur cette vraiment grave, delicate & ptofonde matière, dont on a déja tant parle & tant éctit: il doit me luffire d'avoir iudique' quelques uns des points qui la distinguent cn Angïeterre de tout ce qui fe piatique a cet égaid dans le reste de 1'Europe. (l) Il faut pourtant que le nombre de voix foit au moins de douze.  l86* LETTRE XI. quelqu'un qui par fa charge éminente, comme Mr. Hastings, a droit d'y prétendre, est un des Attes les plu's augustcs ainfi que des Spettacles les plus pompeux que la Justice criminelle puisfe déployer. Ce fut ausfi, (& je m'en fouvins bien pendant la cérémonie,) ce füt dans la même Salie, avec le même appareil & apcu-près de la même manière que fe tint, en 1649, la Haute-Cour de Justice qui condamna 1'infortuné Roi Charles-premier au dernier fupplice. Cependant ce n'étoit point alors la Cour des Pairs: ce n'étoit qu'un Tribunal de Juges délégués, qui furent nommés trés illégalement(') par la Chambre (i) On fair qu'en Angleterre aucune Réfolution ou Ordonnance, [Ai//,] ne pouvoir dis ce tcms-'a & ne peut encote acqucrlt force de Loi, que du concours des trois Pouvoirs, & après Je oonfcntcmcnr du Roi & des deux Chambres du rarléraetit. En i6+9, la Chambre-basfe déclara que le Roi s'étant rendu coupable de haute trahifon , on devoit former une haute-Cour de justice pour la recheiche de ce crime. Tous les Pairs fans exception , d'une feule voix & presque lans déiibéiation , rejmteréift ce BUI des Communes Cependant celles-ci pasfèrent oture ; Sc, pour me fcrvir des paroles de riiistorien Kuste  DE NEWHALL. 187 Chambre des Communes au nombre de cent trente & trois., mais dont il ne s'en trouva jamais plus de foixante dix asfemblés. Ce füt la que ce Roi, comme dit Hume, quoique affoibli par une longue prifon £f dans la, filuation aEiitelle d'un coupable, foutint par fon courage magnanvme la majesté d'un me,(a) qui pourtant étoit ausfi pliiiofophe, même philofopke Anglois, &, qui plus e:,t, philofophe moderne, après avoir commencé par éiablir un principe nolle &* fpëcieux en lui-méme , raait démenti par l'bistoire (y l'cxpérier.ee de tous les tems, QJJE LE PEUPLE EST L'ORICINE DE TOUTE A'JYOHITé JUSTE, (b) elles déclarèrent que let Communes d'Anglenrre , asfemblées en Parlement par le cboix du Peuple qu'elles repréfer.ter.t, ont la fuprème autorité de la Nat ion , fp' ,jue tout ce qui est conftitué £y notifië. LOI par les Communes, pr'>:d la force de Loi t fans le confer.tement du Roi ou de Ia Chambre des Pairs. Enfuire le Eill fut généraiement approuvê & finalement ccnclu. On ne peut que recommandei vivement la lecrure de cet intétesfanr morceau d'histoire traité par ce célêbre écrivain, ou 1'on trouvera une conformité frappante de ce qui fe pasfa alors, avec plufieurs piincipes & quelques événemens de nos tems modernes & malheureufement méme de nos jours. (a) Hist- de la maifon de Stuart, lom. 3. (b) Le principe est juste: ce n'est que I'applicatior. que des intrignans ambitieux en fost quelquefois, qui es: fausfe, dangereufe & bien crimjnelle.  ï 8 8 LETTRE XL d'un Monarque, &? déclara avec beaucoup de modération & de dignité, que ne reconnoisfant point Vantorité de la Cour, il ne pouvoit fe foumettre d fa jurisdiftion. (l) Ce rat la enfin, que toujours ferme , intrépide, mais en même tems modéré , doux, êgal, obligé de comparoïtre pour la quatrième fois, il entendit prononcer fa fentence de mort; que "des foldats, par ordre ou par permisjicn de leurs Supérieurs, eurent la brutale ivfolence de lui cracher au vifage; & qu'au milieu de tant d'arners outrages, il eüt la fatisfactlon d'entendre le Peuple, bravant la vergt qui le tenoit coürbé fous une autorité fans régie i§ fans hornes, faire éclater par les plus, érdentes prières des voeux pour fa délivrance, üJ par de généreufes larmes le reconnoïtre d l'envi pour fon Roi. Les Seigneurs furent fuivis de prés par le Committé de la Chambre des Communes, qui est Partie dans cette caufe. Ces Mesfieurs, qui fe placèrent dans -une tribune ' distinguée, au niveau ^ (1) SOK tcfus de ïépondre, dit Rapin Thoyras, fut rcgirdé, d'après les loix d'Angleiene, c»mme une coiifesfiou.  DE N E W H ,a L .L. I 89 niveau de la Salie , étoient tous en habit de gala, ayant 1'épée au cóté & le chapeau fous le bras. Ils faluèrent les Lords avant de s'asfeoir. Parmi eux fe distinguoient le célèbre Mr. Fox, Mesfleurs Sheridan, Burke & quelques autres , que mon honnête voifin me montra, & qui font les inItigateurs & Pame de tout le procés. Eufuite parut, ausfi le chapeau fous le bras, Mr. Warren Hastings lui-même, homme grêle & m'aigre , qui avoit Pair fort vieux pour fon age de foixante ans, & qui ne portoit point de perruque ., quoique n'ayant plus que par-ci par-la quelqües cheveux gris trés clair-femés lur fa tête. Je vis entrer après lui Sir Elyah Impey, qui ayant eu un póste confidérable'au Bengale fous Mr. Hastings, fe trouve impliqué préfentement dans le même procés, comme voüs Paurez vu dans les gazettes. Enfin vinrent des hommes noirs* des avocats a robes & perruques énormes, & plufieurs autres gens Le folemnel de cette entrée & la pompe de tout le fpeétacle me firent beaucoup de plaifir; mais ce füt ausfi presque le feul que j'y eus. Quand  iqo lettre XI. Quand tout le monde füt entré, un hórault cria a trés haute & trés rétentisfante voix, oya, oya, oya, mot qui, felon Mr. Grosley, est une ancienne formule Francoife. La féance ainfi ouverte, les béibgnes commencèrent. Un homme devant un grand pupitre, fans doute unClerc, après s'être gravement comprimé le nez entre des lunettes, ié mie a lire daqs un gros livrc, & nafilla dè la forte une bonne partie du tems. II füt interrompu tour-a-tour par Mesf. Fox & Burke, mais principalement par Mr. Sheridan, lequel paria fort longtems avec beaucoup de véhémence. Je n'en compris pas un mot. II y avoit encore le Major Scott, qui a fervi ausfi au Bengale, & qui prit chaudement le parti de Mr. Hastings. II me parüt parler bien, du moins trés coulamment & avec un accent qui infpiroit 1'intérêt. Ii faut, mon ami, que je vous avoue ma foiblesfe. Tout cet appareil extérieur & la vue des phïfionomies m'avoit déja prévenu pour 1'accufé, quoique je n'entendisfe rien a fa_ défenfe. Helas! c'est ainfi que je fuis fait. Les fens me gouverner-t; & ma raifon,. qui devroit me con- .  DE NEWHALL. IQI conduire, fe laisfe bercer par de folies illufions. Mon voifin, au tant que ie pus le comprendre, me parüt ausfi s'intéresfer en faveur de Mr. Hastings. Tout le monde prend fait & caufe en cette affaire. On m'a dit qu'au commencement la multitude étoit contre lui; ce qui est asfez naturel, dès qu'un homme public & riche est accufé d'exadtions & de rapines. A préfent la longueur du procés, les énormes fraix qu'il entraine, & furtout 1'excesfive animofité de fes adverfaires changent peu-a-peu les dispoli tions. On a commencé par lc plaindre: la pitié, comme vous favez, n'est pas loin de Pintérêt, & les coeurs compatisfans fe rangent infenfiblement de fon cöté. Si le procés dure longtems, comme il est trés probable, il aura le grand nombre pour lui, quoiqu'on n'en fera pas' plus inflruit qu'au commencement. Mais tel est le peuple, en Angleterre comme ailleurs. Au reste, on penlé que raffaire ne fera jamais décidée; ét peut-être il mourra jub reatu, asfez puni, puisqu'il fera raïné. On ne peut guères calculer les fraix de ce procés. JL'ariicle' feul des avoeat? emporte  10 a lettre XL emporte des fommes énormes. H en a trois, qui lui coütent chacun quinze . gUinées par jour. Le procés a déja duré trois mois; il s'y trouve k discuter au dela de trente articles, & 1'on n'en est encore qu'au fecond. II faut y ajouter plufieurs autres dépenfes non moins fortes dont les papiers publics ont parlé dans le tems. Vous yoyez donc bien qu'il fera ruïné, même s'il en fort abfous. II me femble qu'efFedtivement il faut être bien coupable, du moins en fait de concusfions, pourpouvoir, feulement quelque tems, foutenir un pareil procés. Il n'y eüt point de témoins entendus ce jour-la; mais je crois que c'étoient les dépofitions d'une fesfion précèdente que 1'homme noir aux lunettes lüt fi désagréablement, 6c fur lesquelles tous ces Mesfieurs firent de fi longues gloiës. Pendant qu'on parloit ainfi 6c que je n'y^comprenois rien, je m'amufai è confidérer les objets extérieurs, bien propres a attirer & distraire des yeux étrangers, furtout étant accompagnés d'oreilles étrangères 6c ignorantes comme les miennes. Ce qui me frappa le plus, füt de voir presque toutes les  DE NEWHALL. I93 les Dames écouter ces longs discours & 1'homme nafillant ausfi bien que les autres,. avec une attention non ihterrompue & jamais distraite, tandis qu'un grand nombre de Pairs, qui apparemment s'ennuyoient & devoient pourtant rester a leur place, après s'être longtems tournés Sc re-" tournés de cóté St d'autre, comme des enfans a 1'églife, n'en pouvant plus fe mirent k la fin a lorgner les Dames. Ces femmes fi jolies Sc fi parées, environnées de jeunes Lords qui les lorgnoient, & néanmoins fi attentives, me furprirent étrangement, & me femblèrent ofitir un trait bien cara&éristique de cette fingulière nation Angloife. J'eus la patience de rester ainfi jusqu'a deux heures, mais alors je n'y pus plus tenir; Sc après de grands effbrts pour percer au travers de cette foule entasfée, je parvins k Ia fin a gagner la porte, bien charmé de pouvoir me délasfer par la promenade de la cruelle fatigue d'avoir été fi longtems oifif & asfis. En retournant a mon quartier ou k la maifon de Mr. Olmius, j'attrape Part. IL N kou-  194 LETTRE XI. toujours quelque petite échappée de vue fur la campagne. Mon cher ami! dans cette ville nébuleufe & dans ce fuperbe pays, vous ne fauriez cröire comme le ceeur m'en bat. Le foir je fus avec Mr, de Tengnagell aux voltigeurs de Sadler's Wells. Ce petit fpect.acle, dans le goüt de cehii de Nicolet a Paris, est fitué a 1'extrémité feptentrionale de Londres. J'y vis danfer fur la corde & faire plufieurs tours de force trés bien exécutés, mais que j'ai vus mille fois, & qui d'ailleurs ne font pas le genre de fpeébacle qui me plait le plus, Une forte d'effroi s'y mêle trop fouvent h 1'admiration, & la réflexion même y joint un fentiment de peine. Ce qui m'y amufa d'avantage, fut la repréfentation d'une fort jolie Pièce pantomime, intitulée les quatre fils Aymon, oü il fe donna des combats fur le théatre avec une adresfe & une légéreté merveilleufes, qui me firent le plus grand plaifir» Au rèste, dans cette repréfentation comme dans plufieurs autres chofes dans ce pays, j'ai cru reconnoitre ce goüt un peu hretteur, cette espèce de rudesfe de mceuïs a quelques égards peut-être utile,  'de n e w h a l l. 195 utile, qui femblent former une partie du caraöère national. On s'en appergoit par-tout ici, dans les rues, dans les champs, aux endroits publiés , fouvent même dans les livres. Voyez les petites repréfentations de marionettes qui fe donnent en rue pour amufer la populace, voyez même leurs plus grands théatres, lifez fur-tout plufieurs de leurs romans.' c'est toujours battre; maitres, valets, fervantes, payfannes, hótes & hötesfes, ce font continuellement coups de poing qu'ils fe donnent, ou bonnets & fichus qu'elles s'arrachent. Cela m'a paru toujours un peu choquant, mais me le paroit bien plus encore, depuis que je vois ici les femmes toutes fi parées & ayant l'air fi Dames. Le même goüt règnoit autrefois en France vers le milieu du dernier fiècle, du tems du Roman comique de Scarron, des premières pièces de Molière & fur-tout de celles qui les ont précédées: mais depuis, la politesfe s'y est communiquée des premières clasfes de la fociété aux moyennes & jusqu'aux dernières, ce qui n'est pas le cas en Angleterre. N 2 Ici,  iq6 l e t t r. e XI. Ici, k ce Sadler's Wells, pour les deux f hellings & demi que Pon nous fït payer k chacun a 1'entrée, nous ëfimes une bouteille de punch par desfus le marché: c'est la coutume k ce 'Speétacle. II 'faut favoir qü'il n'est pas proprement le réndez-vous de la meilléüre compagnie ; mais ïl n'en mérite pa's moins d'être vü. On y court même 'un peu risque d'être volé, car il s'y rasfemble des milliers de vauriens & de coquines,& Pon doit y être bien für fes gardes. Potir nous, comme la foirée étoit belle, nous eftmes 1'impruderrce de re'tourner k pied, fans bien favoir le che* min; deforte que nous nous ëgarames dans de petites rues écart6es, oti Pon ne craindroit point d'attaquer les gens. Heureufement, quoique entou. rés de plufieurs coquins qui s'offroient a nous montrer le -chemin & faifoient que nous nous empêtrions de plus en plus, il ne nous avint aucun mal, & nous arriv^mes a la fin k bon port. Le lendemain , qui fót mercredi, j'allai de nouveau au Hastings-trial: il y avok moins de monde que la veille, & je n'y vis rien de remarquable  DE N E W H A L. L. I97 qaable ou du moins de nouveau qui mérite de vous être rapporté. Je fus enfuite avec Mr. de Tengriagell. faire un tour en barquette fur la Tamife, depuis le pont de Westminster jusqu'i celui de Londres. Quoiqu'a deux heures après midi & par un des plus beaux jours que nous ayons eu». la malheureufe fumée de, houille s'ètoit épaisfie plus que jamais fur le fleuye &; fes bords. Elle offusquoit les objets un peu éloignés, brouilloit les plus proc.hes, & la fraicheur du fpe&acle m'en parüt ternie. En avancant- fur 1'eau , j'eus le plaifir d'admirer k mon aife le magnifique Westminster-bridge, fa hauteur, fes qui.nze arches & la fierté de fa conftruclion, qui ne fe découvrent avantageufement que vus d'en bas, de Suelque distance, & furtout du milieu u fuperbe fleuve dont elle joint fi noblement les deux bords. Nous pasfames enfuite devant le palais de Whitehall, aujourd'hui dégradé, mais ci-devant ïbus Charlesfecond le liège de 1'amour, de ia galanterie, & de ces fêtes dont Hamilton dans- les Mémoires de GramN 3 mont  198 lettre XL mom nous fait une fi charmante peinture. Je faluai ces dégrés dont la Cour defcendoit pour s'embarquer fur le fleuve a la fin de ces jours d'été, dont la chaleur è? la pousfière ne permettoient pas la promenade du Pare. Ma complaifante imagination me repréientóit ce nombre infini de bateaux decouverts, qui portoient tous les c/iarmes de la Cour & de la Ville, &? faifoient cortège aux berges oü étoit la familie Royale. Nous vimes après le Sommerfet-lwufe, vaste hotel-, qui pourtant n'a rien de frappant; & du reste les deux bords ne nous offrirent que de vilaines maifons de briques, noires & vieilles, fans quais & fans rues i mais a quelque distance nous appercevions une quantité prouigieule de clochers de toute ftru&ure, environnant le magnifique döme de St. Paul qui s'élevoit fiérement au milieu d'eux, & dans un plus grand lomtain, le Monument & la iour. La beauté de la rivière, trés large en cet endroit, fe mêlant a cet mteresfant coup-d'ceil , me rendit notre petite navigation vraiment déhcieufe. En pasfant le Black-friars- bridge^ je  DE N E w H A L L. 199 je pus contempler a loifir la conftruftion de ce beau pont, moins élevé que celui de Westminster, & qui de ma barquette me parut ausfi moins impofant. Entre chacune de fes arcades s'élèvent deux colonnes Ioniques, dont je me hazarderai de dire qu'elles me parürent de mauvais goüt, peu. convenables fur-tout dans cet endroit, & d'un ornement trop recherché, asfortisfant mal a la noble fimplicité qui me femble le plus grand reliëf d'un pareil monument. Le pont de Londres est a moins d'un mile en droite ligne de celui de Black-friars. C'est un des plus anciens de 1'Angleterre & peut-être de 1'Europe. Sa liruciure est antique, & fes arches font trés nombreulës, mais d'inégale grandeur. De Ï'autre cóté de ce folide pont commence le port, qui s'étend,. comme je crois l'avoir dit, jusqu'a la mer du Nord, a une distance de foixante mile*. C'est un coup-d ceil fingulier, du haut de ce London-bridge, de voir d'un cóté le fleuve libre & fe découvrant dans toute fa beauté comme dans toute fon étendue, de Ï'autre, tellement couveit de vaisfeaux que 1'ceii N 4 s'y  20O LETTRE Xf. s'y perd k travers tous ces mats innombrables, qui ne font descendus des rochers masfifs du Nord que pour s élever de nouveau & plus fiérement encore fur une bafe mouvante. au ceeur de Ja Capitale de é^Lr%e dG k PIUS ^de On dit qu'il est dangereux de pas*er en barquette fous les arches de ce pont, è caufe du courant ou de «n^-L ; 9ui les traverfe avec une rapidité fi impétueufe, qu'elle a plufieurs fois culbuté les petits bateaux qui ont eu Pimprudence de s'y expofer, Ce pénl n existe pas fous les deux autres ponts, Nous quittames donc en aeca de ce nouveau Charybde notre frêle nacelle, qui pour une navigation nn',,?UA 1,^ne he^ure ne nous coüta quun 1 helling. En retournant chez nous nous choifimes le chemin le plus rlTën „pasl)"\es Par Ie R°yal Exchange, (la Bourfe,) que j'ai trouvée moins grande que celle d'Amfterdam & moins belle que celle de Rotterdam. Nonobftant toutes les ftatues des Rois & Keines, je crois, depuis Edouardpremier jusqu'a Georges-fecond, qu'on y voit dans des niches au desfus des arca-  DE N E W H A L L. 20 ï arcades, cet édifice, bati en pierre de taille, n'a rien de frappant. Parmi tant de frames de Perfonnages couron-* nés fe préfentent celle de Sir' John Barnard, ci'toyen recommandable par fon patriotisme, & celle de Sir Thion mas Gresham, un des premiers négocians de Londres qui envoyèrent des vaisfeaux aux Indes-Orientales, dont il s'enrichft tellement qu'il b&tit. la première Bourfe, qui füt confumée daris le général incendie de \666. Outre cette Bourfe, la munificerce de ce riche négociant fonda un Collége & plufieurs Höpitaux. Dans la grande" Cour lë préfente encore une ftatue pcdestre de Charles-fecond. On 1 y voit habillé en Empereur Romain, il feroit difficile de deviner pourquoi; car il y a tout ausfi peu de rapport d'un Empereur Romain a la Bourfe de Londres qu'a ce Roi Anglois mou & efféminé. Du reste, cette ftatue pasfe pour trés belle. J'ai remarqué beaucoup moins de mouvement cc de monde h ce Royal Exchange qu'a la Bourfe d'Amfterdam, fans doute paree qu'ici les négocians cc les courtiers s'asfemblent & traitent leurs affaires dans les caffés nombreux des environs. N 5 Nous  202 lettre XI. Nous pasfames enfuite par Cheapfide &. Holborn, deux longues & larges rues de la Cité & de Westminster, qui ne font. bordées que de boutiques, «Sc qui, aboutisfant a la grande rue d'Üxford, conduifent vers lextrémité occidentale de Londres. Vous vous resfouviendrez peut-être, que c'étoit dans Holborn que logeoit l'aimable Evelina avec fa ridicule Tante Du val, «5c non loin de la, dans Snow-hill, entre ces deux premières rues, que demeuroit le coufin Branghton avec fa mausfade familie. J'ignore fi vous vous rappellez encore ces fcènes plaifantes «5e naturelles, qu on trouve fi agréable. ment repréfentées dans les Lettres quarantième & fuivantes de ce petit clief-d'ceuvre, <& qui, k quelques Iégeres nuances prés, ont leurs originaux dans notre pays ausfi bien qu'a Londres. Comme je me les rappel, lois trés bien, je m'amufai a fureter des yeux dans la plupart des boutiques, pour voir fi je n'y découvrirois pas leurs figures ou du moins leurs resfemblances, comme elles font tracées dens ma bizarre tête. Quelle folie i direz-vous : je le fais & 1'avoue,  de" n e w h a l l. 203 1'avoue, mais elle m'amufe; & cet innocent hochet de 1'imagination ne vaut-il pas autant dans le fond que les férieufcs bagatelles dont nous, nous occupons fouvent avec plus de prétention & de parade que de véritable utilité? C'est dans ces belles rues marchandes qu'on trouve en tout tems les trottoirs & le pavé couverts de monde & de voitures de toute espèce. Au contraire, dans les Nouveaux Quartiers que j'habite, & oir il n'y a: presque point de boutiques, les rues. font comme défertes, même a- préfent que 1'approche de 1'anniverfaire du. Roi y retient encore le beau-monde. Le Jeudi matin nous nous promenames par la ville avec Mifs Elyott. Nous courümes les boutiques, particuliérement celles de marchandes de mode & de cordonniers, & fimes plufieurs commisfions. Cela m'amufa plus. que le recit ne vous en intéresferoit. Après avoir enfuite pasfé le reste de cette joumée chez Mr. Olmius, je fus le foir a 1'Opéra. Mon ami, je vais vous en parler h cceur ouvert, mais, je ne le fens que trop, en ignorant. Ouels qu'ils foieut toütefois, je ne puis 3 vous  20 4 l e t t r e Xf. vous en communiquer d'autre jugement ni d'autres fenfations, que les miens propres. Veuillez donc en excufer la! bizarrerie en faveur de la franchife. Je fus feul a ce Spe&acle. C'est un Opéra Italien: aéteurs, chanteurs, je crois même, muficiens, tout y est de cette Nation. La Salie est un peu plus grande que celle de Coventgarden, copieufement dorée & décorée dans un goüt gothique. Ce Spectacle est trés cher. Le parterre, oü il est du ton des perfonnes de première distincrJon de fe placer, fe paye dix fhellings ou mème une demie-guinée; a la première galerie on donne cinq fhellings, & trois a la feconde oü fe rend la bonne bourgeoifie. Les premiers aéteurs & muiiciens, a ce qu'on m'a dit, y font magnifiquement payés, ce qui fans doute est la meilleure amorce pour les attirer de leur patrie. Ce théatre est caufe que la plüpart des Dames de Londres apprennent 1'Italien, & qu'elles en font même plus de cas que du Francois. Mifs Lucy, üt, chante «Sc parle même un peu cette langue. La pièce qui füt repréfentée, s'appelle  DE N E W H A L L. 20£ pelle la Frescatana; c'est tout ce que je puis vous en dire. Les décorations me parürent rien moins que magnifiques, & les habillemens trés médiocres, Vous connoisfez la magie de ces brillans accesfoires k 1'Opéra de Paris, dont on est tout èbloui 5c extafié, quand on y vient pour la première fois. II est vrai qu'ils y tiennent lieu de 1'intérét, qui manque ordinairement aux pièces, lesquelles y font fouvent abfurdes & toujours mvraifemblables, & qui, ne difant rien ni k 1'esprit ni au, cceur, laisfent aux fens feuls toute la jouisfance de la fê. te. Mais, pour me fervir du langage divin de Mr. de St. Lambert, dans fon dernier chant du Poëme des Saijons, Mais ne peut-en jeuir fans fenger i tinfiruiret Lts Mu/es, les Ameurs, unit peur me féduirc, Menlèvent i l'injlant dans un monde enchanté, Oü teut vante, respire & peint la volupté. Melpomène est ici plus tet.dre que terrible; C'est au plaifir d'aimer qxctle me rend fcnfible. Quels fens harmonieus I quels tabieaux ravi'.fansl Teus les arts a-la feis fiiuiftnt tous mes fens ; Les chants t> les beaux vers cr.t charmé men ereille ; Mes regtrdsfor.t cerjüi'.s de mervetlie en ncrviillt; 7'  iOÓ L E T T R E XL Je descends de l'Olympe au bord des vastes mers; Je veis les champs de Mars &• la r.ait des enfers ƒ Je Uur vois fuccéder de riar.s payfages , Orï de jeunes beautés danjir.t fous les ombrages ; Leurs pas pleins de mollesfe irritext mes defirs , Leurs bras voluptueux m'invitent aux plaifirs ; Ici, les Spéaiteurs, ce choix $%n peuple aimable , Sont encore x mes yeux un Spetlacle agréable. A ce théatre-ci je n'ai pas trouvé le même enchantement. L orchestre étoit nombreux & fans doute bien compofé. La mufique doit avoir été trés belle, car on Fa vivement applaudie: mais comme peut-être elle étoit fort favante & que d'ailleurs je ne comprends rien a 1'Italien, elle a un peu flat té mes oreilles, mais elle n'a rien dit k mon cceur; & mon ame en fait de mufique est plus fenfible que mon oreille. Je fuis même k cet égard fi fingulièrement orgamfé, que le chant tendre & plaintii d'un rosfignol, accompagné du murmure d'une eau courante ou du Iéger frémisfement du vent dans le feuillage, m'a quelquefois plus forte. ment & fur-tout plus agréablement affefté, que le concert le plus favant, fu-  de n e w ii l l. 207 lupérieurement exécuté par des muficiens accomplis; &, tandis qu'un fimple air de romance, mélancolique & touchant , même imparfaitement chanté & accompagné d'un feul inftrument, me peut vivement émouvoir, Varia le plus brillant, exécuté en perfeclion & oü 1'on admire a chaque fon la difficulté vaincue, un air de bravoure, comme on dit, peut me laisfer froid comme glacé. _ Ce n'est pas cependant que je fois infenfible k la bonne mufique. Je me fens remué fouvent dés que je 1'entends, & mon ame est toute de cire aux diverfes impresfions qu'elle en rec,oit. On diroit qu'elle a diftérentes cordes qui réfounent encore longtems après la vibration qu'elles ont rec,ue par le fon, ainfi qu'une orgue rétentit longtems après 1'impresfion du doigt fur les touches. II est vrai que je ne distingue pas fi bien qu'un connoisfeur exercé la délicatesfe de 1'exécution; mais en revanche ausfi je fuis moins blesfé de quelques légères disfonances, & mon plaifir en est moins fouvent interrompu. J'ai tout. ïécemment lu quelque part: fi y a trois chofes que j'ai toujours beau.  ao8 LETTRE XL beaucoup aimées, fans jamais y rien comprendre: la ptinture, la mufique fjf les femmes. Ce mot m'a frappé. Si je ne 1'ai dit , j'avoue que je 1'ai fouvent penfiè. Mais, pour en rester a la mufique, il me femble^ qu'une ignorance qui approuve & joüit, vaut mieux qu'une connoisfance qui criti- ?[ue & foiiitre; & je voudrois bien avoir fi tous ces grands connoisfeurs qui ont 1'oreiile fi fine 6c disfertent fi favammenc fur cet art enchanteur, y goütent plus de plaifir, y font plus dèlicieufement afreöés que moi. Je n'ignore pas que je me rends coupable de mauvais goüt & de crime de léfe-muü'que, en préférant 10péra de Paris a un Opéra Italien: mais vous- aurez dója fenti plus d'une fois, a quel fingulier correspondant vous avez a faire; &, après les étranges asfertions que je me fuis déja permifes, vous ne devez plus être ftirpris de rien. D'ailleurs, Gluck, Piccini, Sacchini & quelques autres muficier.s étrangers n'ont-ils pas un peu rétabli, dans 1'esprit & dans les oreilles des connoisfeurs, la réputation de POpéra Francois? La pièce étoit compofée de deux mortels  D È N E W H A L L. 2 0p mortels acces, qui durèrent chacun un fiècle: dans 1'entr'acle, pour ne pas laisfer le théatre vuide, (car le grave Anglois a moins de patience pour attendre que le fémillant Francois ,) il y eüt une espècc dc divertisfement, & un ballet a la fin. Jusques-la je n'avois rien 1 vu qui me parüt égaler 1'Opéra de Paris ou feulement en approcher, mais je m'attendois a de belles Danfes. Effeétivement j'y vis fix danfeurs & danfeufes qui me fatisfïreht beaucoup; mais tous ces coryphées étoient étrangersj & le méilleur parmi eux étoit le fameux Vestris que j'ai vu fouvent a Paris. Tout le reste me parüt trés médiocre. Je me fuis étonné bien fouvent, comment un art ausfi frivole en apparence, éi qu'avant de Favoir vu dans tout fon lustre & fon charme, je n'avois jamais confidéré que comme un fimple amufement, a pu être porté a un pareil dégré de perfection, acquérir tant de noblesfe, de décence & de dignité, & même, en imitaut le langage & exprimant les pasfions , obtenir le fufirage des perfonnes graves mais fenfibles, qui Part. II. O iavent  2io lettre XI. favent apprécier les talens & goüter le beau en tout genre. Quant a moi, je dois avouer, je ne fais fi c'est k mon honneur ou a ma honte, que de tout ce qu'en fait de beaux-. arts j'ai eu occafion de voir k Paris, rien ne m'a plus frappé d'admiration, ou, pour mieux m'expliquer, rien n'a plus furpasfé mes idéés de perfeétion posfible, que 1'art enchanteur de la Danfe. Je crois que la direclion de 1'Opéra est fur un pied différent de celle des autres Théatres. 11 me femble y avoir vu des foldats "avoir la garde dans les corridors & 1'intérieur de la Salie, ce que je n'ai pas remarqué a Covent-garden. Je pourrois vous dire d'avantage de ce Spectacle, mais il femble que la Iouange ne veut pas couler de ma plume k fon égard; il vaut donc mieux qu'elle n'y touche plus. Le jour iuivaht n'a rien offert qui foit digne de vous être marqué. Le matin je battis beaucoup le pavé, comme de coutume; mais je vous ferai grace des particularités que je vis. Je dinai avec la familie Olmius chez Mr. Clarke ; & le foir, après avoir  DE NEWHALL. 211 avoir fait encore en barquette une petite navigation fort agréable fur la Tamife, je m'amufai h me promener dans les rues les plus fréquentées, pour y voir le frappant fpeCtacle de l'illumination intéricure des boutiques qui, fe croifant avec la lumière des lampes devant les maifons , vivifioit admirablement ces trottoirs déja fi animés par les belles femmes qui s'y étoient raslémblées, & donnoit un éclat plus vif encore. a ces brillantes marchandifes, qui font de plufieurs rues de Londres une foire continuellc. Samedi matin, je fis avec Mr. de Tengnagell & Mr. Steengracht une promenade a pied a Chelfea, village fitué au bord de la Tamife a une demie-lieue au desfus de Londres, pour y voir 1'Hópital des Invalides & le jardin botanique. Nous traverfames le pare de St. James & cótoyames le fleuve par un chemin trés agréable. En pasfant nous viines la belle Rotonde de Ranelagh, oü je n'avois été que de nuit. C'est un édifice qui a une belle apparence, & que fans doute vous aurez vu dans des gravures. Un peu plus loin fe O a voit  212 LETTRE XI. voit I'hópital, qui füt commencê par Charles-fecond, continué par Jacques-fccond, & enfin achevé par Guillaüme-trois. Cet hotel, destiné aux feuls Invalides de terre, est un grand & beau batiment en briques, d'une bonne archite&ure , précédé d'une vaste cour, & entouré de beaux gazons trés fins qui me frappèrent beaucoup, paree qu'alors je n'en avois pas encore vus d'ausfi bien tenus. L'intérieur de cet hópital est admirable par fa propreté, mais vous n'exigerez pas fans doute que je vous en fasfe la defcription. 11 ne contient que cinq eens foldats, habillés en drap rouge doublé de bleu. Nous les vimes tous diner enfemble au rêfe&oire. Ils font tres bien nourris; car, a ce qu'on nous a dit, on leur donne trois fois par femaine du brcuf, deux fois du mouton & deux fois de la foupe, avec deux livres de pain a chacun & deux pots de bière chaque jour. Je crois qü'outre cette nourriture & le feu «Sc le linge dont ils ont belbin, chaque foldat recoit encore par femaine la paye d'un jour pour fes menus plaifirs. Au milieu de la cour intérieure est  D E N E W H A. L L. ftl 3 est une ftatue en bronze de Charlesfecond. Dans la Chapelle nous entendimes 1'Office Anglican, qui_ me parüt trés particulier, mais donc j'aurai fans doute occafion de vous parler une autre fois. Derrière 1'hötel font d'asfez beaux jardins, trés pr-oprement tenus , raais , (ce qui m'a trés fort furpris dans ce pays-ci,) ayant des allées alignées & des arbres foigneufement tondus , tout comme au cceur de notre fymétrique Hollande. Ces jardins,. qui s étendent jusqu'a la Tamife, font terminés par une belle terrasfe qui borde le fleuve, au dela duquel fe préfente une délicieufe vue fur un pays riche & varié, coupé de riantes collines en champs & en prairies. Cette terrasfe yraiment charmante me fit beaucoup de plaifii\ II faifoit le plus beau tems du monde i 1'air étoit pur, la nature céleste, & Lor.dres avec fa fumée étoit fous le venr.. Nous fümes voir enfuite le fameux Jardin médecinal ou de plances, appartenant k la Société des Apothicaires de Londres. La ftatue de Sir Hans Sloane qui l a fondé, décore le milieu de ce jardin, qui est pasfableO 3 ment  ai4 *• ë t t r e XI: ment grand, & rempli de plantes exotiques & indigènes, tant en feiTes & fur coaches qu'en plein air. Je crois toütefois qu'il fe distingue principalemcpt par celles de FAmérique Septentrionale. Je fus charmé d'y voir en pleine vie quelques plantes que le Capitaine Cook a rapportées d'Otahiti. Quoique une pareille collection de vegetaux foit réellement tres intéresfantc, le jardin ne fatisfit point cependant a Fidée peut-être trop grande que je m'en étois formée. Les ferres m'y patürent bien faites , mais les couches, (bakken) beaucoup moins bonnes que les notres, & les arbres fruitiers fur-tout pitoyablemcnt mal conduits. Au.retour nous vimes devant nous Fimmenfe ville de Londres & fa fumée, qui s'étendoit fur toutes fes parties & fe rouloit comme un manteau autour de la fuperbe coupole de St. Paul. A la voir ainfi, 1'on croiroit que cette ville doit être inhabitable en hyver. 11 faut cependant qu'elle ne foit pas malfaine, puisque , malgré 1'entaslêment des maifons & du peuple, les femmes y font fi belles & les hommes fi robustes.  DE NEWHALL. 215 bustes. Moi-même, je n'ai nulle part fi vivement ferti la fanté que fous fon atmosphère & dans fon enceinte. Voiii ce que j'ai vu de plus intéresfant les derniers jours ,que j'y ai pasfés. II fera tems maintenant de finir cette longue Lettre. Mais, comme j'ai du loifir ici, vous en aurez peut-être encore une par le même paquébot. Dans celle-ci, je ne me fuis occupé que de Londres; dans Ï'autre, je ferai tout entier k JNewhall. O 4 LETTRE  3l5 LETTRE XII. LETTRE XII. neivhall, Mardi, 27 Mai 1788. VOUS favez, mon arm, comme, parmi mes ardens defirs de voir quelque jour I'Angleterre, c'étoit particuliérement la campagne &' tout ce qui dans mon imagination accompagnoit fa riante idéé, qui m'aiguillonnoient le plus a cette courfe. Me voici enfin depuis deux jours dans cette campagne enchanteresfe, & j'y trouve, outre les attraits d'une belle nature, tous les agrémens d'une fociété agréable & d'une gracieufe hospitalité. Je n'ofois guères me flatter, lorsque k Helvoet-fluis j'arpentois tristement la triste digue de la plus triste 11e du monde, que je verrois fitót, & justement quinze jours après, mes vceux k cet égard fi complétement remplis. Je ne fus donc pas mécontent Dimanche de partir pour Newhall; j'étois déja las de Lon-  DE NEWHALL. 217 Londres. Sans doute cette capitale est trop intóresfante pour ennuyer: néanmoins, par ce beau tems, fon féjour avoit quelque chofe qui me peinoit. Lorsque en été je me trouve confiné entre les mars & les maifons d'une ville, je fuis impatient, agité, distrait, comme fi 'j'étois amoureux de la campagne de la même manière que d'une femme. Toujours plus ou moins inquiet & rêveur, je ne fuis presque jamais entiérement a mon aife: fa feule idéé m'arrache un foupir, fa vue me ferre le cceur. Je quittai donc Londres avec plaifir. Je me difois dans la joye de mon ame: je vais revoir les prés, les champs, les bois, les collines, les ruisfeaux, les demeures champêtres; je vais respirer un air pur; je vais contempler de beaux arbres, des arbrisfeaux en fleurs, une verdure variée, une nature fraïche & riante, une plantation & une agriculture nouvelles pour moi; je vais voir ou du moins fuppofer cette espèce de bonheur peutêtre idéal, mais toujours fi cher a mon imagination, & dont la douce image ne fe préiénte point dans les villes; enfin, je vais jouir de tout O 5 ce  01 8 LETTRE XIL ce que les champs ont d'attrayant pour un amateur de 1'agriculture «Sc pour une tête romanesque. Nous partïmes tous en mème tems, Mr. Olmius avec fes Dames dans fa berline, & Mr. de Tengnagell «Sc moi avec Mr. Atkinfon, avocat & homme d'affaires de Mr. Olmius, en chaife de poste, qui étoit exa&ement femblable a celle qui m'avoit conduit de Harwich a Colchester. J'avois déja fait cette route une fois: mais alors resferré, comme vous favez, entre de grands & de gros objets érès disgracieux qui m'oftüsquoient la vue du pays , je ne le conroisfois que fort imparfaitement; «Sc d'aüleurs une pareille contrée paroit toujours nouvelle, «Sc fe verroit la centième fois avec le même intérêt que Ia première. Nous dümes traverfer Londres dans presque toute fa longueur de 1'Ouest a 1'Est, ce qui fe compte a la poste, deforte qu'avar.t d'en être fortis, nous devions déja trois miles au postillon jusqu'a White-Chapel, oü finit la ville ou plutöt le pavé , «Sc oü commence le grand chemin; mais les maifons continuent, «Sc c'est tou-  de n e vv h a l l. 219 toujours une rue ou une continuation r.on interrompue de villages, qui fe touchent 1'cspace de trois miles. Alors la campagne 6c la vue s'étendent. A moins d une lieue de Londres on traverfe la petite rivière de Lea, qui fépare le Middlefex de 1'Esfex. Cette rivière, fi jamais c'en füt une ailleurs que fur la carte, fe resfent tellement de la fécheresfe, qu'elle m'a paru k peine un foible ruisfeau. Jusqu'a Rumford, a douze miles de Londres, le pays est plat; mais de loin 011 voit des collines,, qui, dispofées & cultivées comme elles le font , offrent a cette distance un aspect charmant. Toutes ces maifons prés de Londres tiennent beaucoup dans leur ftruccure de celles de notre pays. Les bleds dans ce canton font fuperbes; Iqs prairies, les jardins rient a 1'ceil, 6c la nature ainfi que la main des-hommes femble n'avoir rien négligé pour le rendre fertile. A Rumford on change de chevaux. Depuis la la contiée est moins platte 6c plus ravisfante. De loin fe voient de belles maifons de campagne, entre autres celle de Mylord Tymey, laquelle est trés renomméc  220 LETTRE XIÏ. nommée & s'offre k Ia vue entourée de bois épais, qui attirent les defirs «Sc éveillent 1'imagination. A mefure qu'on avance, le pays s'embellit de plus en plus. Ce* font de tous cótés des collines riantes, nuancées de diverfes couleuvs «Sc parfemées, pour ainfi dire, de maifons de plaifance en pierre de taille ou blanchies, pittoresquement fituées, plus pittoresquement encore accompagnées de bouquets d'arbres, d'arbrisfeaux en fleurs «Sc de petits temples ou d'autres d6corations de la plus gracieufe architecïure. Par-ci par-la des fites délicieux , «Sc le terrein couvert de toutes les produéfjons propres k ce climat. C'est ainfi que me parüt tout le pays fur cette route, plus ou moins boifó, mais nulle part aride, pauvre, ennuyeux ou monotone, «Sc partout diverfifié «Sc comme vivifié a 1'imagination par les grouppes d'arbres , par les hayes en fleurs qui prefentoient le plus riant fpec~hcle du monde, «Sc par la fuccesfion «Sc le mélange de jardins, de pépinières, de prairies «Sc de champs cn toutes espèces de culture. A quelque distance de la Ville, (the Town,  DE NEWHALL. 221 Town, comme les Anglois nomment Londres par excellence,) les maifons changent un peu de ftruchire & resfemblent d'avantage a celles de Flandre. J'en ai vu plufieurs enduites de platre & avec des toits en ardoifes rouges ou petites briques, ce qui n'a pas une fort jolie apparence. Je vous ai déja parlé des chemins. Vous favez que je les préfère aux grandes routes de France. Ils font moins beaux, c'est-a-dire, moins parés. Ce ne font point, comme dans ce royaume , de belles allées, larges , longues a perte de vue , qui traverfant la campagne en ligne droite & préfentant iouvent de charmantes perfpcftives , font Pétonnement du voyageur, mais en même tems le regret du cultivateur. Ici, ce font de grands pasfages un peu tournoyans (St teis que les limites des héritages leur ont permis de fe former. Cireonfcrits dans leurs anciennes bornes & pius étroits dans un endroit que dans Ï'autre, ils n'ont point empiété fur les posfesfions ou fur la fubfistance du laboureur; la propriété refpeétée y plait a 1'ame, comnie aux routes de France Pair de grandeur & la  22 2 lettre XII. la dispofition fymétrique & bien percóe plaifent k l'ceil. Ils font donc moins beaux, mais meillcurs, paree qu'un gravier doux & ferme, bon en tout tems, est plus commode pour les chevaux qu'un pavé continuel. Bien loin d'aiiïeurs d'y être embarrasfé par ces ornières profondes qui font encore la honte des notres, on n'y appereoit même qu'un inftant les traces légères des voitures nombreufes, qui, les traverfant dans toutes leurs parties, femblent a peine en effleurer la furface. Ce font fur-tout les grandes voitures de transport aux grosfes roues k jantes larges, qui applanisfent & nivellent fans cesfe ces espèces d'arènes d'un ufage univerfel, oü le plailir nait de 1'utilité. La poste Angloife me femble de même i'upérieure i la Fran§oife. Outre ce que je vous en ai déja dit concernant les voitures, il faut favoir que les Anglois, qui, bien que fouvent extérieurement graves & pofés, font pourtant trés expéditifs en tout ce qu'ils font, le font particuliérement en voyage, mais fans bruit & le plus taciturnement du monde. Cela fait que rien n'est plus agréable que de voya- ger  DE NEWHALL. 22^ gef en chaife de poste en Arigleterre. Arrivé a un relais, le postillonfaute de cheval & ne dit que deux mots; ausfitót la portière s'ouvre, vous defcendez, on vous invite civi-i lement d'entrer, vons trouvez dans la maifon une chambre fort propre & même dans cette iaifon quelquefois encore le matin un bon feu, dont on vous laisfe profiter fans venir vous importuner par des offres réïtérées ou tacher de lire dans vos yeux fi vous ne prendrez pas quelque chofe; enfuite, en moins de cinqminutes, fans avoir été obligé de dire un feul mot, vous avez une autre chaife prête, propre, commode, femblable en tout a celle que vous vencz de quitter, oh vous retrouvez non.. feulement vos malles, mais jusqu'a vos plus petits paquets, votre livre, vos cartes, vos tablettes, votre crayon, le tout exaélement k la même place; on vous avertit, vous remontez, on vous falue poliment, perfonne ne dit un mot, un grand coup de fouet en 1'air rompt feul le filence ; vous partez, 1'éciair n'est pas plus prompt, & vous volez de nouveau a travers le plus charmant pays  224 lettre XII. pays du monde , en doutant presque d'avoir changé de voiture. En France, h la vérité, 1'on est ausfi trés expéditif: mais, juste ciel! vous le favez, mon ami, qucl vacarme! quelle mineur! que de cris, de juremens! quels mots fur-tout répétés cent fois, que je n'oferois écrire une feule! Pour notre Hollande, ce pays aux fables, aux bruyères, aux marais, aux horribles chemins; aux voitures étroites & baroques ; aux commisfaires de poste ayant les bras toujours croifés, la tête toujours hérisiée de diflicultés, 1'ame toujours engourdie de lentcurs; aux voituriers ivres , brutaux & hanteurs de cabaret ; pour ce purgatoire enfin des voyageurs, oü ils expient bien févérement tous les pécbés d'impatience qu'ils ont jamais commis dans leur vie; mon cher compatriote, permettez-moi de n'en point parler. Les postillons Anglois ne s'arrêtent nulle part, & ne s'amufent a rien en route qu'a vous mener le plus grand train posfible. Je crois au reSte qu'une des principales caufes de la fupériorité de la poste Angloife fur la Franqoife, (qui cependant est trés  DB NEWHALL. 225 trés bonne,) est qu'en ce pays-ci il n'y a point de maifons de poste privilégiées ou affermées: chacun y tient chevaux de poste qui veut, pourvu toütefois qü'il fe foumette k quelques ordonnances générales, furtout par rapport au payement. Cette liberté, en excitant 1'émulation, pi'oduit Une abondance incroyable de voitures & de chevaux, & fait qu'a tous égards les voyageurs font mieux fervis. Je vous ai marqué derniérement ce qu'on paye: a tout prendre, je cröis que la poste Angloife est plus chère que la Framgoife; les turnpikes fur-tout viennent un peu fréquemment, tandis qu'en France fur ces belles grandes routes on ne trouve point de barrières. Je crois même m'être appercu qu'a ces turnpikes le prix est doublé le Dimarrche. On compte ici par miles & non par postes, lesquelles en France n'étant pas exactement mefurées, y font trés arbitrairement réglées & varient beaucoup quelquefois. Elles y pasfent pour être de deux lieues, mais fürement ne le font pas toujours. Ici, chaque mile a été arpenré & s'indique par une grosfe pierre numé- Parï. II. P rotée,  2l6 LETTRE XII. rotée, en imitation des colonnes miliaires des anciens Romains. Les relais font a des distances inégales; mais je crois qu'en comptant 1'un portant 1'antre a döuze miles, on ne fe trompera pas de beaucoup. ■ Nous dinames a Ingatftone, a vingt quatre miles de Londres: j'y dinai ausli le jour de mon arrivée par le postcoach, mais ce füt cette fois-ci dans une aatre auberge. Mr. Olmius nous y fit donner un excellent repas, bien que fortemerit marqué du caraétère Anglois, ce qui m'en plüt. Dans ces aubergeS on trouve toujours quelques uns de ces nombreux papiers publics, qui répandent journellemcnt leurs menfonges & lenrs plaifantenes par tout le royaume. D'Ingatftone fi Newhall le pays s'embellit encore. Nous traverfames Chelnisford, a vingt neuf miles de Londres; & enfin, h mon grand contentement, un peu au dela de la trente-unième pierre, nous enfilames h gauche la belle avenuede Newhall qui a un mile de Ion, gueur, & peu après nous mïmes pied ï terre h la porte du Chateau. Comme nous ètions a trois, notre chaife de poste, avec les turnpikes & autres  D- É' N Ë' W H A L L. 22? autïés fraix, ne nous coftta, fous la fage administration de Mr. Atkinfon, ique quatorze fhellings & neuf pence, (un peu plus de huit florins,) a chacun. De notre logement a Londres jusqu'a la porte de Newhall il nous fallüt paver a raifon de trente cinq miles. jïous fïmes la route rapide'ment, mais nous nous arrêtame.s asfez longtems au diné. Les domestiques nous füivirent par le pnstcoach. Après nous être repofes quelques momens & pris du thé, nous fortimes tous pour la promenade. La foirée étoit délicieufe. < Une petite pluie avoit un peu rafrakhi 1'air & réveillé la nature. Tout étoit frais & animé; les oifeaux, les fleurs, le gazon, toute la verdure. De la porte du chatcau un fentier, traveriant le plus beau gazon qu'il foit Ï>osfible de voir, nous conduifit vers es bosquets qui ravoifinent. Ces bosquets font exaétement dans ce qn"on appelle chez nous le goüt anglois, mais en grand. C'est une réunion & un mélange d'arbres forestiers, d'arbrisfeaux & d'arbustes en fleurs de toute espèce, de toute forrne,- dc tout age & de toute hauP 2 teur.  2 2 8 LETTRE XII. teur. Le fond 'est gazon. Ces bosquets fönt coupés par des espaces ouverts, appellés lawn, qui déccravrènt diflérens jolis points de vue, & oh fe piéiéntent & la quelques monumens de 1'art qui les diveififient & les décorent. Du resïe, je n'y ai trouvé aucun arbre que je ne connoisfe au moins de vüe, car vous favez que préfentement toutes les espèccs, tstimées dans ce pays-ci-, fe cultivent chez nous. Au contraire, hors les peupüers de Lombaïdie, 'ces beaux arbres qui décorent fi pittoresquement & li gracieufement les jardins, öc'qui même ne font pas en grand nombre ici, je n'v ai point appereu d'autres fortosde pëupliers, dont j'ai chez moi tant d'espèces différente». Mais nulle part je n ai vu les arbres & les arbvisleaux étrangers fi grands, & gérfêralement fi beaux ou fi joüs. D'ailleuis, le prmtemsdnns fa force embellisioit ju'squ'au plus petit rameau, Le marronier d'Inde, leforbier* le lilas, le menfier, le cityfe des Alpes, plufieurs autres arbres étoient couverts de fleuis-. Des milliers de boutons de rofe flattoient 1'ceil; les premières rofes mème s'ouvroient -a 1'eiivi 6c fe préfentoient i par-tout  D È NEWHALL. 229 par-tout fous nos doigts. Mon cceur Gueldrois s'émut un peu dans ce pays étranger a. la vue de 1'opier, ce bei arbuste aux pelottes de neige, nommées communément roses de güeldre* Le moindre vent, faifoit tomber fur nos têtes une neige princannière, une pluie de fleurs; le. gazon, jonché de feuilles blanches, bleu.es, rouges, violettes,. fe déployoit fous nos pieds comme un beau tapis odorant, & nous nous promenions desfus, desfous &. de tous cótés parmi les fleurs. Au milieu de ces rians végó taux s'élevoient de plus grands arbres avec une impofante fierté» J'y ai vu des cédres,. des. cyprès., des pins & des fapins de diverfes espèces qui étoient de la beauté la plus majestueufe. II s'y trouve entre autres un Superbe cédre du Liban, le plus grand, a ce qU;'on m'a dit, de toute i'Angleterre. Je fus frappé d'admiration a fon auguste aspect: je meliirai d$ l'ceil, je faluai du cceur cet arbre vénérable. Par-ci par-la quelques vieux chênes nous préléntoient leurs troncs larges &- noueux, leur feuillages épais & leurs énormcs branches, presque tq,us les arbres P 3 dans  ago LETTRE Xïi. dans ce pare font empreints de g?aces ou de majesté, Le bouleau même, jadis mon antipathie, cet arbre vivace & robuste, qui croit dans le fable & fur les hnniëurs comme au bord des marais, & qui brave le froid excesfif du Nord ainfi que les brü.lantes chaleurs du Midi, le pale bouleau s'y pare de fon écorce blanv chatre & y incline fes longues branches aux petites feuilles avec une graee incroyable. Enfin , mon ami s que vous en dir'ai-je de plus? Ces masfifs d'arbres différens, fi jolimenc grouppés; ces diverfes nuances de verd; ces formes oppofóes, ces contrastes pittoresques; ces fleurs de toutes couleurs, en grappes, en bouquets, en festons, en guirlandes, en houppes, en touffes, en panaches; ces cönes différens en figure, en grosfeur, en pofition, verds, gris, bruns, pourprés, violets; tant de beautés majestueufes, tant de graces naturelles m'orfroient un coup-d'oeil ravisfant que je ne puis décrire. A travets tous ces arbres on avoit ménagé ca & 1& , avec un art qui fembloit naturel, des points de vue charmans fur la campagne d'alentour: tantót une  DE NEWHALL. 23! une églife fur une colline; tantöt une partie de village dans la plaine; ici, un moulin; la, une ferme ;. ailleurs, un bout de prairie avec quelques vaches; plus loin encore, un peut payfage d'un desfin pittoresqye. A la magie de ces furprifes fe inêloit le chant des oifeaux, excités par 1'air amoureux du printems 6c par la restaurante fraicheur après la pluie: en un mot, 1'odorat, la vue, 1'ouie, 1'imagination étoient- toujours occupés, toujours distraits, toujours fiattés. Mais ce qui m'empêchoit d'en jouir bien 6c dans toute ia plénitude, & d'unir le charme du vrai fentiment intérieur a i'enchantemeht d'une pre. miére vue, c'est que j'étois en trop bonne compagnie, 6c que 1'agrément de cette fociété, joint au travail pé. nible dé ma tête pour enfanter des phrafes angloifes, ne me permettoit pas de me livrer tout encier aux beautés de la nature. Mais lorsque après' fouper vers minuit, retiré dans mon appartement a 1'extrémité reculée de ce vaste chateau, je pus enfin me receuillir en filence 6c en paix, alors je revins en moi-mème fur ce que i'avois fait 6c VU 6c fenti P ^ dans  232 LETTRE XIL dans Ia journée, (car c'est la fouvent le foir un de mes plus doux amyfemens;) & me pla^ant a ma fenêtre ouverte, rèspirant la fraicheur de 1'air, écoutant le vent qui agitoit les branches fleuries des arbres, & le chant des oifeaux, fur-tout dü tendre «Sc mélancoliqae rosfignol' que i'ampur fait veiller «Sc gémir les nuits, ému par fes airs ravisfans «Sc, comme s'exprime fl heureufement 1'Auteur des Etudes de la Nature, par les piou-phu prolongés qiii traver/ent, comme de,s foupirs, les accens de eet oifeau folitaire, je goütai è ma manière, fans distraclion, feul avec mes penfées, la pure jouisfance d'une belle foirée ou plut^t d'une nuit intéresfante, folitaire «Sc tranquille. Le lendemain matin d'abprd après le déjeuné, nous fimes, Mr de Tengnagell «Sc moi, une-promenade avec Mifs Elyott vers utTe ferme éloignée d'un mile «Sc demi du chateau, pour rendre vifite a un chien favori qu'elle y a mis en penlion. Je n'ai jamais vu d'habitalion d'agriculteur plus. propre, ni dè fermière mieux habillée. Tout y respiroit une forte de fraicheur rurale, qui fe fent mieux ■ * qu'elle  D b N e w h A L L. 2.33 qu'elle re s'explique. La femme esc une yeuve, & la ferme n'appartienc point a Mr. Olmius. Sa pofition, fans avoir rien de bien particulier pour ce pays-ci;, me plüt extrémement, G'est un de ces fites fimples, quoique iméreslans, compofés de plufieurs beautés naturelles qui fe réunislént agréablement, mais qu'il fe, roit difficile de décrire ; une fituation qui n'excitoiü point mon admiration, mais qui m'affeccoit par un* certain charme attachant, Icquel prenoit fans doute fa fource dans ma. manière de voir ou plutót de fentir. II s'y joignoit une certaine resfem-' blance, foible peut-être, mais qui réveilloit de doux fouvenirs. - Enfin, quoiqu'il en foit, le magnifique Verfailles & fes jardins & fes ftatues & fes fontaines, m'auroient dans ce moment fait moins de plaifir que cette jolie ferme, du moins un plaifir moins agréable. Pendant cette courfe j'eus occafion de voir un peu le pays d'alentour. Ce qui phiït particuliérement a la vue dans ce canton, outre la beauté du local, font les belles & grandes fermes, répandues de tous P 5 cötés  3,34 LETTRE XII. cótés & comme au hazard dans la campagne. Rjen fur-tout n'est plus agréable que de les voir fituees, comme elles le font beaucoup ici, au milieu d'une prairie en pente, accompagnées de leurs granges & de plufieurs autres batiraens, Sc irrégufiérement entourêes de quelques bouquets d'arbres de diverfes espèces. Au retour nous. primes un autre chemin, & fuivant quelque tems la grande route, nous trayerfames le village de Breritwood.& pasfames enfuite devant le pare & la jolie maifon de plaifance de Sir Elyah Impey, fi fèrieufement mêlé, comme vous favez, dans la procédure de Mr. Hastings. Cette campagne, dispofée & plantée a la Hollandoife,. avec un large canal, bordè d'une belle allée qui aboutisfewv enfemblé a. Ia maifon, est fituée presque vis-a-vis de Newhall de Ï'autre cóté du grand chemin. Nous revi.nmes par la longue avenue, dont le terrein defcend un peu yers le chateau, & qui a deux rangs de tiileuis de chaque cóté. Si je vous difois qu'une avenue s'appclle ausfi avenut cn anglois, je dirois vrai & pas vrai a-la-fois. En écrivaut en anglois j'aurois  d e newhall. Ü35 j'aurois raifon, mais en. francois je ne 1'ai plus, On 'écrit avenue- k la vérité, mais on prouonce éviniou. Les Anglois ont fait de leur langue comme ils font des modes : ils ont pris des mots de tous cótés; mais, au moyen d'un petit changement 6c après leur avoir imprimé une certaine marqué nationale, ils prétendent & peut-être s'imaginent les avoir inventés. Cette avenue-ci- a quelque chofe de particulier: c'est que presque tous fes arbres fe couronnent, c'est-a-dire, qu'ils meurent ou plutót qu'ils jaunisfent & languisfent dans leur cime, & que ce dépérisfernent leur est eau. fé par une espèce d'oifeaux noirs qui s'y tiennent toujours, 6c qui resfenv blent k nos corneilles d'églife, (roeken.') Je crois qu'on les nomme en frangois grollen ou freux; les Anglois les appellent rooks, 6c les estiment beaucoup, paree qu'ils font trés bons k manger. Madame Olmius particuliérement en fait grand cas, 6c fe félicite de les avoir fur fes arbres, qu'elle fe confole a ce prix de voir dépórir; car elle trouve ces oifeaux plus dêlicats au goüt que des pi- geons.  236 LETTRE XH. geons. J'en ai mangé; &, quoique prévenu contre, a caufe de leur plumage noir & de leur ignoble parentage aux corneilles, je n'ai pu m'empêcher de- les trouver fort bons. Nous dinêmes ce jour-la en trés nombreufe compagnie. II faut, mon ami, que je vous dife un mot de ce festin ou plutót de cette fète rurale, vraiment digne de ceux qui habitent les champs & furtout de ceux qui les aiment. Les fermiers de Newhall, après avoir compté le matin avec leur Seigneur, restèrent diner au chateau, fuivant 1'ancienne coutume. Vous ferez moins furpris peutêtre de favoir qu'il y en avoit vingthuit, que d'apprendre qu'il en étoit un dans ce nombre qui feul payoit quatre eens livres fterlings par an de fa ferme. Ausfi fa perruque avoitelle une certaine tournure de gros fermier qui fe fent; &, placé a table le premier en rang a cóté d'une des Dames, prenoit-il une espèce de prééminence fur fes camarades. II auroit dii y en avoir trente trois, mais il en manquoit cinq , qui n'avöient p« rester a diner, ou qui peut-être n'étoient pas venus paver. Jamais je ne  CVE NEWHALL. Ü3? ne vis rien de plus resfemblant i i'idée que je me luis toujours faite des. festins des anciens Patriarches. La table étoit garnie d'énormes plats, de quarts entiers- de bceufs, de moiciés de moutons, de puddings de trois différentes fortes & de tailles monftrueufes; &, comme il est dit dans certain Poëme, De gres rostbeefs que le beurre asfahftnnt Des plumpuddings, des vins de la Garenrie Leur fent efferts ; &■ les mets plus exquis, Lés ragohs fins ienit le jus piqué (rftattt, Et les perdrix a jambes d'écarlate roui le beau-fexe 8c pour nous font fervis. Il y avoit plufieurs autres gros mets nationaux, que je vis pour la première & peut-être peur la dernière fois de ma vie, Ces plats folides étoient entremêlés ,. comme mes vers pillés i'ont déja fait entendre, d'autres plus gentils & plus délicats pour les Dames ét pour nouss fi ce n'étoient des perdrix a jambes d'écarlate, c'étoient du moins des rooks a plumes & jambes d'ébène. Mais la curiofité, la.nouveauté 6c uu certain penchant pour tout  2g8 l £ t t r b XII. tout cc qui tient 'aux goüts fimples des champs, me firent manger de préférence avec les fermiers de leurs mets rustiques; «Sc, convives enfemble «Sc a la même table qu'eux, j'y portai du moins leur goèt, ü je né pus, leur estomac. • Le pied du buffet étoit entouré dé grandes cruches cYale ét de porter-, qUi me parürent étaler un ipeétacle vraiment pittoresque. Le vin au reste füt verfé d'une main non moins libérale que la bière. Le ton h table s'asfortft aux mets. Üne joye grosfe, mais bonne, pure «St décente regnoit parmi tous ces convives. Leurs manières étoient rustiques «St non grosffères. Ils parlèrent beaucoup, mais j'en compris peu de chofe. Au deslért Ton chanta. Forte «Sc male voix de fermiers, douce «Sc délicate voix de demoifelles, tout fe mêla; airs bachiqües, airs champêtres, romances plaintives & touchar.tes, tout S'ünit, pour former un petit concert varié d'un nouveau genre, mais trés piquant <«Sc trés agréable. Enfin, ce repas fans faste «Sc fans cérémonie, mais abondant & propre; ces respeftables laboureurs; ces  DE NEWHALL. 2$9 ces manières naturelles, ces mceurs villageoifes, la jovialité, la bonne humeur, une gaieté originale, une certaine cordialité rustiq'ue, tout, en me retragant 1'image de cette antique fimplicité patriarchale dont 1'idée plait tant a 1'ame, me rendit ce festin champêtre plus intêresfant que ne m'eüt été le plus élégant dïné de cour, & m'y fit mieux connoitre les mceurs nationales, que je n'eusfe pu k la plus belle fête de Londres. Seulement celle-ci me fembla durer Un peu trop longtems; les bouteilles y firent un peu trop fouvent le cour,, les verres y furent trop fouvent trinqués, & trop de fantés bues. Perfonne toütefois ne s'en resfentït vifiblement; & je les vis s'en retourner k cheval comme ils étoient venus, tous gais & gaillards de vin & de joye, mais pas un feul ivre; toüs ayant le contentement dans les yeux comme le cceur fur les lévres, & rapportant fans doute au milieu de leurs families & dans leurs rustiques habitations un fentiment vif du bonheür & de la dignité de leur état, le plus doux peutêtre k la longue qu'il y ait, lorsqu'une honnête aifance s'y allie k lali berté,  XÏL liberté, 6t le goüt du travail aüx charmes d'une fociabilité cordiale. ApRès lèur départ nous bümes dü thé, 6c pasfames enfuite notre foirée entre la promenade wc la mufique. Mais, avant d'aïler plus loin 6c de vous parler de me's amufemens 6c dè mon train de 'vie dans ce féjoür qué vous 'ne connoisfez guères, je veux vous en éba'ucher Une légere esquisfe. Peut-être qu'une defcription locale de Newhall fera difficile póür moi & ennuyeufe pour Vous : mais , comme il ne m'arrivera pas fouvent dans ce pays-ci de m'étendre lur de pareils détails, il faut pour cette fois que j'en pasfe ma fantaifie, au risque, fi je fuis long ou obfeur, d'être tenu pour un infupportable bavard. Le cïiateau de Newhall, d'une apparence trés distinguée, est dans fon architeéture d'un gothique agréable, entremêlé d'un peu de moderne. II est magnifique, autant par la grandeur 6c la beauté de fes appartemens que par leur nombre. C'est la plus grande maifon de particulier que j'aie encore vue. Ce qui ajoute a fon lustre, est qu'elle a appartenu au Roi Henri-huit 6c a la Reine Elifabeth, dont  D E NEWHALL. 24I dont 1'infortunée mère, Anne Boüleyn, naquit dans fon pare. C'esc du moins ce qu'on m'a raconté ici. On voit encore leurs armes fur la fagade cc dans la grande Salie. Cette Reine 1'ayant donnée enfuite a fon favori le 'Comte d'Esfex, le chateau óc la terre ont pasfé fuccesfivement, par héritage ou par achat, dans plufieurs des plus illustres families du Royaume, jusqu'a ce que le père ou grand-père de Mistrifs Olmius en a fait Pacquifition. La maifon étoit alors beaucoup plus grande qu'aujourd'hui, cc malgré plufieurs retranchemens confidérables, elle Pest encore trop pour la familie qui 1'habite. On tache néanmoins de fe fervir des divers appartemens autant qu'il est posfible , cc même, pendant mon court féjour, j'y ai diné dans trois différens fallons. On voit a leur grandeur ainfi qu'a la folidité de la maifon que c'est un ancien chateau, mais qu'on a fü rendre trés gai: 1'auguste & le riant s'y allient, cc mèlent a la pompe d'un antique édifice les graces d'une habitation moderne. L'ameublement est bon & beau, mais en général plus fimple 6c plus Part. II. Q urii  rendue unie Sc comme luifante par un grand cylindre de pierre qu de fer qui le roule tous, les huit - jours, avant Sc après qu'on le coupe; rien n'est plus foigné & ne paroit  D Ec N E W H/A L L. 245 paroit plus. naturel. Cela n'a pas 1'air prairie: tout y est frais, tout y est verd, tout y est menu; chaque brin quafi s'y resfemble: enfin, c'est un brillant tapis, mais un tapis immenfe qui s'étend d un bout de cette He riante a Ï'autre ; mais le plus beau tapis du monde, que la nature colore, que le printems émaille, que le foleil nuance, & dont les pluies entretiennent la fraicheur. A quelques toifes derrière le chateau est une espèce de petite rivière, qui creufée , a ce qu'il m'a paru, de main d'homme, fe perd d'un cours gracieux d'un cóté dans les bosquets, «St de Ï'autre derrière des touffes épaisfes d'arbrisfeaux en fleurs, qui forment en partie 1'enclos riaturel «Sc en partie masquent la muraille du petit parterre-jardin. Sur lè cóté droit de la maifon s'èlèvent, comme fpontanément «Sc par un heureux hazard, des masfifs élégans d'arbres de différentes formes, qui s'accroisfent en fuvant vers les bosquets a quelques pas deïa". Le cóté gauche du chateau est une cour entourée d'écuries, de remifes. de granges, de tous ces batimens fi utiles & fi agréables Q 3 k Ia  Z/[6 LETTRE XII. a la campagne , & qui font ici d'une comraodité & d'une étendue au dela de 1'abfolu befoin. C'est de la porte qui donne fur cette cour, que fe fervent communément les perfonnes dè la maifon lorsqu'eiles vont & viennent ou fortent en voiture, & la grande entrée de la facade & de la Salie qui donne fur l'avant-cour, ne fert que pour les grandes occafions, pour les vifites, quelquefois pour la promenade, ou de tems k autre pour diverfifier; ce qu'on airne beaucoup dans ce pays & far-tout dans cette maifon. La trop grande uniformité paroit autant enr.uyer ici dans le train ordinaire de !a vie, que dans 1'aspeft de la nature. En effet, il est asfez agréable de ne pas diner toujours dans le même falfon, & de ne pas entrer «Sc fortir toujours par la même porte. Au dela du joli Méandre dont j'ai parlé, s'étendent de grandes & bonnes prairies , grouppées de petits bouquets d'arbres avec un foin, ce me femble, un peu trop apparent: plus loin, font des champs en labourage grouppés de même, qui fe terminent en partie par une lifière finueufe de bois «Si de bosquets appar- tenan*  DE HEWHAL!" 247 tenans au pare, & en partie par une campagne k perte de vue trés bien cultivée, «St vivifiée par des arbres & des maifons éparfes, parmi lesquelles plufieurs jolies fermes fe distinguent particulièrement. Malheüreusement ee pays derrière lé chateau est'presque tout-a-fait plat, conféquemment d'un aspect, médiocrement riant & fans agréables points de vue. Mais devant, en vue de la facade, c'est une toute autre contrée. L'avenue, qui est longue d'un mile & large a. proportion, ne commence qu'a quelque distance de la maifon. Elle feroit avoir a Newhall de ce cóté-la quelque rapport avec plufieurs de nos belles terres de Gueldre, li la contrée qui 1'entoure ne resfembloit pas trop a Ia fuperbe campagne Ahgloife dont je vous ai fait derniérement une esquisie,. pour ne pas détruire une pareille iilufion. Ces longues allees lont rares dans ce pays & de la lans doute fi estimées; car on próne beaucoup celle-ci, & Mistrifs Olmius , en me parlant a Londres de Newhall, m'avoit fait particulièrement 1 eioge de fon avenue. Notre Gueldre est Q 4 Pro'  248 LETTRE Xïï. proprement le pays des belles allées;&, quoiqu'il foit posfible peut-être d'en rencontrer ailleurs de plus Ion-gues ou de plus touffues, on r.'en verra nulle part un fi grand nombre dans un fi petit espace, Tout est allêe dans mon pavs, comme tout est grouppe cn Angle'terre. II n'y a pas de métairie un peu distinguée, qui n'y veuille avoir fon avenue ou petit bout d'allée, ne füt-elle que de dix arbres; & 1'on diroit que chez nos habitans de la campagne une allée est un commencement de confidération, comme le font chez nos femmes bourgeoifes un bonnet un peu plus coëfté & la robe. Pour en revenir k notre avenue de Newhall, le terrein y est un peu inégal & le pays fort agréable jusqu'au grand chemin; mais au dela il est vraiment délicieux. 11 y va toujours en s'élevant jusqu'a une distance d'environ cinq miles, comme s'il vouloit déployer aux yeux des habitans de Newhall toute' fa beauté naturelle. Un peu a gauche est une montagne asfez haute, verte, cultivée, enchanteresfe, qui portant fur fon fommet un village avec fon églife, domine  DE NEWHALL. 249 domme avec grace cet amphithéarre. ravisfant. L'on jouit en plein du chateau de ce pittoresque coup-d'ceil, qui, au moyen d'arbres par-ci par-la élagués jusqu'a leurs cimes, préfente de plufieurs endroits des jardins une charmante perfpeftive. Le pare, qui est trés étendu & de toutes parts entouré de palisfades, renferme dans fon enceinte des prairies, des champs, des étangs & furtout des bosquets. Par-tout c'est la nature qui règne, & dans ces derniers même elle couvre 1'art fous le luxe de fes produftions. On ne peut voir fans le plus vif intérêt tant de végétaux divers, réunis & non entasfés, qui femblent être venus la d'eux-mêmes. Chez nous, la plupart des jardins qu'on appelle Anglois ne font que de petits coins de terre, oh fe voient rasfemblés avec une fomptuofité mesquine un grand nombre d'arbres, d'arbustes & de plantes exotiques dans le plus étroit espace posfible, comme fi c'étoit un jardin botanique. Les yeux s'y embarrasfent & s'y fatiguent dans un labyrinthe embrouillé, tandis que les jambes n'ont que peu de pas a faire. Ici au contraire, ce Q 5 font  LETTRE XIÏ. font de grands parcs, ou des promenades conduites fans gêne vous pro. mènent fans détours forcés a travers des fites toujours variés, oir fur divers terreins vous admirez diverfes produftions, qui femblent y croitre naturellement. Ici, de riches aspe&s ou de piquans points de vue frappent vos yeux furpris & aggrandisfent le payfage: la, le bocage plus fombre & plus resferré vous ifole dans une plus étroite enceinte, & concentrant votre penfée comme votre vue, vous fait réfléchir fur vous-même & rentrer dans votre propre cceur. C'est fur-tout dans ces endroits plus folitaires que Flore tient fon empire , & qu'on fe trouve environné de fleurs de toute espèce. On n'y voit, on n'y respire, on n'y foule presque que des fleurs. Fleurs charmantes, s'écrie Mr. l'Abbé Delille dans fon enthoufiasme poëtique, Fleurs charmantes! par vous ta nature est plus helle; Dans fes hrillans tahleauxl'art vous prend paur'moièle; Simples tributs du cceur, vos dons font chaque jour Offerts par lamst ié, hazardés par Contour. D'embiUir la beauté vous cbtenez la gloire; ii  D t, N ï W H A L L. «S* /,«"laarier vous permet de parer la vitJoire ; Plu; d'un hcmeau vous donne en prix a la pudeur. faut el même ok de Dieu repofe la grandeur. Se pe.rfu.me au printems ie vos iouces offranies, Et la religion feurit & vos guirlandes. Mais c'est dans nos jardins qaest votre hturcux féjtur* Filles de la rofée &" de l'astre du jour, Vous venez de nos champs décorer le théatre. (l) Au milieu de ces beautés naturelles, 1'art en quelques endroits étale des ornemens que le hazard femble v avoir placés. Cest ou un joh petit Temple, ou un Are gothique en euife de porte pour entrer dans le pare, ou une Salie agréablement décorée qui fert de retraite d'hyver aux arbres & aux plantes qui ne réfistent point aux froids de ce pays. Ainfi 1'ufage & 1'utilité en font pardonner 1'espèce de luxe; & même dans ces produ&ions de 1'art la nature domine toujours. Ausfi, comme dit le mème Abbé Delille dans fon charmant poëme des Jardins, Du marbre, de l'airain aue le luxe prodigue , Des (ij Poè'tne des Jardins, Ch. }.  $52 LETTRE XII. Des ernemens de tart l'eeil bientót fe fatigue; Mais les bois , mais les eaax, mais les embraget frais. Teut ce luxe innocent ne fatigue jamais. Ai-r.cz donc des jardins la beauté naturelle. Dieu lui.mémt eux martelt en trapa le modèle. Megardez dans Milton. Quand fes puisfantes mains Prépcrent un azyle aux premiers des humains, l.e voyez vous trater des routes régulières, Conlraindre dans leur cours les ondes prifonnières f 'le voyex-veus parer d'étrangers ornemens l'enfance de la terre £r fon premier printemst Sans contrainte, fans art, de fes iouces prémicet la Uature éptiifa les plus pures délices. Des plaines , des cöteaux le mélange charmant, les ondes a leur choix errantes mollement, Def fentitrs fmueux les routes indécifes, lê désordre er.char.teur, les piquantes furprifes, Des aspetls oü les yeux héfitoient a cboifir, Varioient, fuspendoier.t, prelengoient leur plaifir. Sur l'émail velcttté d'une fralche verdure, Mille arbres, de ces lieux cndoyante parure, Charme de l'odorat, du goüt & des regards, Eléga.vmer.t grcuppés, négligemment épars, Se fuyeient, s'approchoient, quelquefois a leur vue Ouvrbievt duns le lointain une fcène imprévue ; Ou tomhant jusqu'a terre, £y rcceurbunt leurs bras , Venoient d'un deux objiaclt tmbarrasfer leurs pas ; Ou  D S "N E W H A L t. 253 Öa pendoient fur leur te'te en festens de verdure. Et dc fleurs , en pasfant, fcmeient leur chevelure, Dirai-je ces foréts d'arbustes, d'arbrisftaux , Entrelafant en voute, en alctve, en berceaux Leurs bras voluptueux & leurs tiges fieuries f(i) Je ne 'fais fi tel étoit exaétement le jardin de notre premier père, mais tels font du moins a-peu prés les charmans bosquets de Newhall; 6c j'en fuis bien aife, car cela me dispenfe de vous en faire une plus longue defcription. Parmi tant d'agrèmevrs ce qui m'y intércsfe le plus, font les arbres, qui y font d'une divevfité 6c d'une beauté admirables. En les voyant ainfi rasfemblés de tant de pays différens, je félicitai notre Europe des acquifitions avantageufes 6c agréables que depuis un fiècle elle a fakes en ce genre, 6c je ne pus m'empêcher en même tems de fonger aux vers des Georgiques de Virgile oh il vante leur utilité, 6c qui font fi bien traduits par le même Abbé Delille: Que d'arbres en tous lieux multiplUs pour r.cus I ... /w (ij Cbant j.  ft54 l.- S T T R B XIJ. Peur nes jeants eievreaux lts alitiers fleuris/ent i Du fut des pins altiers les flambeaux Je neurrisfent i Mais poutquei te parler de ees Reis des foréist f'eut /en, même le /aule &• les humbles genéts : l,e miel leur deit des /ucs, les Aeupeaux du/euillages Les meis/ens des remparis, les pasteurs 'de l'embrage. J'aimt (y des /embres huis li lagkbrt ceup tttitp Et de ees neirs fapins le vtnêrable deuil.—— Ces beis même, d'Al hes tnfans infrutlueux t Et léterntl ieuet dis vtnts impfttteux, Dans leur fliriliti fens exevrt feriites l Peur /ermer nes lambris leurs arbres jent ütilts. Ici, taillés en char, la, courbés en vais/eaüx, lis rcultnt /ur la terre, ils vegttent /ur les faux, Le /aule prête aux ceps /a branche ebt is/ante; L'erme donne aux troupeaux /a feuille nourris/ante„• L'if en are est ployé ; le cerntier fait dis dards; Le myrthe de Vénus feurnit des traitt * Mars; Ia tilleul cependant cêde au fer qui le creufe; Le buis au gré du tour prend une ferme heureufe £ L'aune léger fend l'or.de ; &* des jeutes esfaints Le vieux chêne en fes flancs recile les lat eins. (j^ Croiroit-on cependant qu'il fe trouve des perfonnes qui murmurent de (x; Livre i.  DE NEWHALL. '2-5$ de la transplantation de tant d arbres étrangers, qui fe plaignent qu'on né« glige les arbres forestiers ordinaires & connus pour des végétaux exoti. ques dont on ignore encore, 1'ufage & 1'ütilité. Mais c'est justement par, ce qn'on les ignore qu'il faut faire des expériences & vérifier s'ils font de molndre ou de meilleure qualité que les nbtres. Ne peut-il y avoir d'autres arbres ausfi bons que ceux que nous avons connus jusqu'ici? N'oferions-nous augmenter nos richesfes? Et, par ce que ces plantes font originaires d'autres climats, croient-ils que la Nature ne veut pas qu'ils fervent a 1'utilité du notre? Eh! ne fe fouviennent ou ne faventils pas, que la plupart de leurs plus chères jouisfances leur viennent de loin? Non feulement le caffé, le fucre, le vin(') qui a la vérité ne crois- (i) Si 1'arbre du caffé, fi |* canne a fucre n'eusfcnc etc' transporte's cn Aménque, fi la vigne, originaire de 1'Afie Mineure, n'eut été transplanrée en Grèce, de Grèce en Italië, d'Italie dans les Gaules & de fa dans quelques autres ptttics de 1'Europe, ils ne jouiroient point, ces partifans peu judicieux & peu icfléchis des anr r ciennes  2$6 LETTRE XIL croisfent pas dans notre pais, mais une grande partie même de nos arbres fruitiers ne font point originaires d'Europe ou des endroits oü on les cukive aujourd'hui. L'abricotier nous est venu d'Arménie,. le pêcher de Perfe, le mürier d'une autre partie ciennes méthodes, ils ne jouiroient point en li grande abondance dans ce pays-ci de cesdélicieufes liqueurs, qui avec le thé font devenues presque leurs uniques boisfons. II faut que je cite encore a ce fujet ces beaux vers du poè'me des Jardins : Combien fous d'autres eieux de ricbesfes font frites I Ufurpez ees tréfors. Ainfi le fier Romain , Et ravisfeur plus juste, &• vainqueur plus bumain , Conqutl des fruits nouveaux, porta dans fAufonie Le prunier de Harnas, l'abricet d' Arménie, Le poirier des Caulois, tant d'autres fruits divers, C'est ainfi qu'il falloit s'asfervir l'univers, . Quand Lucullus vainqueur triomphoit de l'Afie , L'airain, le marbre l or frappoient Rome éblouit: Le fage dans la foule aimoit * voir fes mains Porter le cérifier en trioixphe aux Romains, Et ees mêmes Romains n'ont-ils pas vu nos pères, En bataillcns armés , fous des cieux plus prospcres , Aller chereber la vigne , & vouer a Baccbus Leurs étendards rougis du neSar des vaineus. ... Chant ï»  DE NEWHALL. 257 tie de 1'Afie Mais que parlé-je de jouisfances! Une nourriture qui, dans notre pays du moins, est de. venue de première nécesfité, qui au befoin pourroit tenir lieu de pain, & fans laquelle il femble que nos payfans & tout notre petit peuple - devroient mourir de faim; 1'aliment le plus fain, la plante la plus précieufe, qui croit presque dans tous les terreins & fous tous les climats, & qui néanmoins n'est devenue commune en Europe que dans ce fiècle, L'incomparable fomme de terre nous est venue de 1'Amérique, & n'a été cultivée au commencement que par curiofité dans les jardins. (') Après celle-ci, feroit-il befoin de citer quelques autres de nos productions ci-devant étrangères & inconnues? Non: que ceux qui ont envie de gronder, exhalent leur mauvaife humeur contre la manie aétuelle de planter des arbres blancs & mous, fur-tout contre cette multitude de peupliers dont un égoïsme avide & impatient peuple maintenant les foPart. II. R rêts (1) On croit même Ie bied ttansporté 4e Sicile dans les Gaules.  258 LETTRE XII. rêts, i la place de ces chênes altier» dont fe conftruifent nos maifons & nos vaisfeaux, & de ces hêtres durs qui font la gloire de notre foyer Sc les délices de notre coin du feu: mais que leur ont fait ces beaux arbres qui décorent aujourd'hui nos jardins, nos parcs Sc même nos plus arides campagnes ? Qui de mes compatriotes peut voir fans la plus doucè fatisfaétion les cèdres des marais de 1'Amérique transportés fur les hautes bruyères de la Véluwe, le tulipier de la Virginie s'élevant parmi les houleaux de nos fables, Sc les pittoresques jardins Anglois embellisfant les uniformes déferts de la Gueldre? . Quoiqu il en foit au reste de ces arbres, de cette longue digresfion, Sc de moi fur-tout qui me les permets fi fréquentes, retournons au pare de Newhall. Hors quelques fuperbes chênes & le cèdre du Liban dont j'ai parlé, Mistrifs Olmius m'a dit que tout le reste y füt planté par fon père, il n'y a pas quarante ans. .Ce que j'admire :fur-tout parmi ces arbres, font les lauriers-cérifes, les cyprès pyramidaux, les cytifes des Alpes & quelques autres, que je n'ai vu  D N E W H A L L. S59 vu nulle part fi beaux, & auxquels le climat femble ne pas permettre chez nous de pousfer avec tant de vigueur. Sans doute ici, quoique fous le même dégré de latitude, il est plus tempéré: les étés y font moins chauds. peut-être, mais les hyvers fürement n'y font pas li froids. Cependant, quoique moins vif, le froid n'y est pas moins long. A Eréfent même encore, on trouve a .ondres du feu dans tous les endroits publics:. malgré le beau tems, 1'air n'y a pas ce doux, ce moëlleux qui fait tant de plaifir, & les matins & les foirs il est ce que nous nommons fchraal autant au moius que chez nous. J'ai cru même re. marquer ici quelquefois cette même vapeur que nous avons fouvent chez nous dans cette faifon, que nous appellons har ook, & dont la caufe, bienque problématique, est communément attribuée a une certaine opération locale, qui ne pourroit guères influer ici de fi loin. J'en laisfe au reste 1'explication a. ceux qui fe plaifent a expliquer toutes chofes. Au milieu de ces bosquets. fi agrêablemeht diverfifiés, fe trouve plaT R 2 c6  4Ó"o L E T T R E XII. cé le jardin potager, grand, mais fimplement & lymétriquement dispofé comme les notres. II est entouré d'une muraille en briques, garnie d'un cóté de péchers, d'abricotiers & de vignes, & de Ï'autre de rollers fans nombre qui couvrent fon pièd & de chevrefeuil ainfi que de divers clématites qui la tapisfent jusqu'au fommet. II m'a paruè tous égards plus industrieufement cultivé que ceux que j'ai vus en France, oü 1'art du jardinage femble beaucoup moins avancé qu'ick Cependant, quoiqu'il foit trés foigné «Sc bien fourni, & que nous mangions même des petits-pois tous les jours, les bons jardins potagers de notre pays lui font trés fupérieurs, tant a f égard de la culture des légumes en général, que fur-tout de ce qu'en France on appelle primeurs & des couches, qui me paroisfenc ici asfez négligemment dispofées: il est vrai que la faifon oü elles exigent le plus de foin, est pasfée. J'y ai remarqué des arbres fruitiers de toutes espèces, en plein vent «Sc en espalier. Ces derniers, fur-tout les péchers «Sc les vignes, m'ont paru trés bien condüits. Mais ce qui s'y trouve de vraiment beau, font les ferres,  D R N E W H A L E». 2*51 ferres, dont une d'ananas oli 1'on fait • du feu. Cette dernière est magnifique;- & nulle part je n'ai yu ce rare & précieux fruit fi abondant & fi beau. Dans upe autre partie des bosquets, comme je 1'ai dit, fe voit un batiment. plus élégant pour les orangers, les lauriers & autres arbres de ce genre» lesquels % entremêlés de trés jolis arbrisfeaux exotiques en fleurs, font. a préfent & durant toute Ia belle faifon grouppés en dumps, comme difent les Anglois, derrière le chateau des: deux cótés de la grande porte de la falie, oh ils offrènt- un bien plus pitforesque coupd'ceil que rangés en petjtes allées mesquines, comme chez nous. PRès- de ce jardin potager & dans un réduit écarté de ce même bosquet, est une petite ménagerie, ou il n'y a rien de. bien rare, du rnoins pour un Hpllandois. Dans ce pare de N.ewhall on ne voit ni palisfades , ni petits fal'ons de verdure, ni charmilles, ni arbres tondus : a 1'exception de 1'avenue rien n'y est aligné, rien tirê au cordéau. Le terrein y monte & descend un peu; mais,, quoi qu'il n'y paroisfe R 3 pas,  %6~& t B T T R C XIL ' pas, cette inégalité est factice* le" pays étant plat autour du chateau; & c'est vraifemblablement la petite rivière dont j'ai parlé, qui a fourni les terres. Au reste, quoiqu'on n'y trouve point d'allées droites, on n'y rencontre pas non plus de ces fen-. tlers ridiculement tortueux qui n'ont ni grace ni but, & qui dans notre pays feroient fouvent la honte ou la fatyre des jardins irréguliers & naturels qu'on appelle anglois, ii une imitation bizarre & fans jugement ou 1'abus d'un bon genre pouvoient jamais faire tort a ce qui est conforme au bon goüt & a la nature. C'est de la que dit ii bien l'Abbé Delille, Fuyez tout vain fyttéme , Enfant dn nsauvais goüt, par la mode adopté. La mode re'gne aux champs, ainfi qu'a la cité. Quand de leur fymétrique &1 pompeufe ordtnnanct Les jardins d'Italië eurent charmé la France, Tout de cet art brillar.t füt prompt a s'éblouir: Pas un arbre au cordeau n'ofa désobéir ; Tout s'aligna; Par tout, en deux rangs étalées, S'allongirtnt fans fin d'éternelles allées. Autre tems, autre goüt. Enfin le pare Anglait D'une beauté plus libre avertit le Franpois. Dis.  DJS NEWHALL. 263 Dis-lors 0» ne vtt plus que lignes endoyentes, Que /entiers tertueux , que routes tournoyantes. Lasfi 4'errer, '» * 'tT!al *? ievant m°* * U faut eneor errer, ferpenter malgré foi, Et, nsaudisfant vingt fois votre importune airesfe , Suivre fans cesfe un tut qui reeult fans eesfe. (l) Je ne vous fais point d'excufes du grand nombre de vers que je cite: ü, après les avoir lus, vous pouviez encore me les reprocher, j'avoue que j'aurois tort envers vous, & je n'aurois rien k vous rëpondre, Vous ferez peut-être furpris, (quoique bien confolé fans-doute) de n'en trouver plus de ma fagon: mon ami, 1 Angleterre ne vaut rien pour un poëte francois; 1'air da pays ou peut-être 1'étude continuelle de la langue angloife m'a desféché le cerveau, déja pasfablement aride; je n'y trouve plus d idéés ni de tournure meme pour en tenir lieu. Hier, ces jeunes tSames me demandant quelques vers, ie me fuis mis d'abord a cr veut. Oq foupe k dix heures, & 1'on fe eouche a minuit, Tel est le train de vie journalier, qyi fe diyerfifle cependant plus ou moins felon les circonftances, Vous voyez que c'est è-peu-près comme chez nous: on est fociable, mais librement & fans gêne. Rien n'est plus k mon gré. f'aime beaucoup les endroits oü je puis m'ifoler quelquefois, me livrer k mes goüts naturels, fauver quelque partie de mon tems, fans être obligé de le disfiper continuellement dans des converïations oifeufes, Sc, toujours en. tre quatre murs, les bras croifés, dans une infoutenable inacïivité, n'ayant pour toute occupation qu'un babjllage inlignifiant, tuer, pour ainfi dire, ce précieyx tems fans amufe. ment & fans utilité. La faifon est enchantée; il fait tous les jours divinement beau. Ausfi j'en fais un ufage admirable, & je cours Ie pays comme un yagabond. Dans mes cowrfes du matin je me promène tantót d'un cóté, tantöt de ï'autre, J'erre k travers la campagne, de champs en prairies Sc de plaines en cóteaux, fans projet que de voir Part. II. S ^ . ia I  &74 LETTRE XIII. Ia contrée, fans foin que d'être de retour avant le déjeuné; m'abandon, nant au caprice de mes jambes ou i la curiofité de ma tête, rêvant, regardant, obfervant tour-a-tour; quelquefois tout entier en Esfex; d'autres fois transporté dans mon imagination au del'a de la mer, dans des lieux que mes fouvenirs, que mes regrets, que mes defirs me rendent chers. Les idéés agréables qui m'accompagnent fouvent dans mes promenades folitaires & champêtres, s'embellisfent encore ici du charme d'une campagne inconrue & a plufieurs égards romanesque. Comme ce n'est pas acluellement la faifon du labourage, au moins dan» ce canton oü 1'on ne fème point de farrafin, je ne puis guères m'y inftruire dans 1'art utile de Triptolèrne, fi perfeéïionné, dit-on, dans ce pays: mais Cérès en revanche récrée mes yeux par fes fuperbes productions. L'agriculture doit être bien florisfante dans ce royaume, puisque, felon Mr. Bufching , on en exportoit annuellement, il y a quarante ans, pour plus d'un million & demi d? livres * fter-  DE NEWHALL. $ fterlings (O en différentes espèces de bleds. Ausfi existe-t'il un adte du Par. lement qui accorde une récompenfe de cinq fhellings pour chaque quarter (O de froment exporté, lorsque cette mefure ne coüte a Londres que quarante huit fhellings. Cette exportation s'est affoiblie depuis, en partie, a ce qu'on prétend , par la grande quantité de chevaux, dont on en compte cent mille dans Londres feul & au moins cinq eens mille dans le reste du royaume; en partie, par les grosfes fermes fubftituées aux peti. tes; enfin & principalement, par la multiplication & 1'étendue des pares, qui font devenus un luxe abfolument deftructeur. de Pagriculture. Cependant Pon estime encore aujourd hui, que 1'Angleterre contient quarante S 2 mil- (i; Voltairk, dans fon Esfai fur les motars , Criap. 182 , du que dans ces derr.iers tems il a ét} prouye dans le Parlement, que l'export atitm des irains avoit valu en quatre années cent foixante dix milhons trois eens trente mille livres de France. Cela feroic plus d'un million & trois quarts fterlin» par kil * 6 (z) Le Quarter en Angleterre est la dixième partie d un Last.  2?6 LETTRE- XIII. millions d'acres en terres labourables, qui rapportent quatre vingt deux millions fterlings. L'acre est de 43,560 pieds quarrés anglois, enforte que deux font environ un de nos arpens. Ojjelquefois dans ma promenade, voyant travailler des payfans, je les accoste & les interroge pour m'inftruire; mais, quelque peine que je me donne, je ne puis jamais m'en faire comprendre. Ils me regardent, me mefurent des yeux, m'examinent comme une béte rare, & ne me répondent rien. Dans mon dêpit, je m'écrie alors avec Ovide: Barbarus hic ego fum , quia non intelligor ulls. J'aurois été curieux de favoir, sMls fe fervent de ce fameux femoir & s'ils pratiquent cette nouvelle culture , dont Mefs. Tuil & Duhamel ont tant fait 1'éloge; qui, dans le tems de ma retraite aux champs & de mon noviciat en agriculture, m'ont tourné la tête, comme l'ont fait, comme le font encore tant d'autres chofes, & que j'ai longtems esfayés fansluccès; tandis que mes payfans, avec leur pra-  dé n k w h a l l. 277 pratique & leur expérience, fe moquoient de mes fillons, de mes livres & de ma fpécieufe théorie. Il me paroit que les laboureurs de ce pays-ci chantent tout ausfi peu que les notres. Ils font gros & gras, mais mornes; ils femblent contens, mais ne font point gais. II est fingulier qu'en France oü ils font maigres & mal vêtus, opprimés & pauvres;(') que dans Ie pays de Liège oü la mifère fe S 3 peint ft) Pour fe faire une idéé de la miférable fitu«tion des cultivateurs en france. on n'a qu'i lire 1'article fuivant. „ A peine les laboureurs (y „ les habitans des campagnes onuils obtenu la per„ misfion de vendanger leur vigne ou de moisfonner „ leur champ , que le bailleur , le Seigneur du fief, „ le Seigneur fuzerain , le décimateur , le pasteur, 1» tyo. réclament leur partage dans la récclte. Vien. nent enfuite les collecteurs des droits royaux exiger la taille, l'industrie, la capitation, les vingtiê„• mes , fans compter la gabelle , les aides, le tabae , „ &c. De toutes ces levées fuccesfives , faites fur le „ produit des fueurs de l'infortuné cultivateur, il „ rifulte que, DE douze GERBES qUE sou Itf- „ dustrie a fait croitre, il ne lui ew 5( beste qjj'une pour sa subs1stance." Ce [<0 CES cri'anders de la terre &" de la nature, fi longtems flétris (y découragés; ainfi que s'exprime 1'Asfemblée Nationale dans fon Adiesfe a fes Coramettans.  27& LETTRE XIII. peint én traits hideux fur leurs figures, ils chantent du matin au foir, & que Pair ne cesfe d'y rétentir de leur Ce réfultat est affreux fans doute Éncore cette gerbe unique n'est-elle pas libre. Le coin de terre qu'habile le eultivateur , la chétive cabane qui le couvre , doit une rente a fon Seigneur. Cette gerie, déja atténuée , doit être réduite en farine : il faut la moudre au moulin du Seigneur, esr paf er 1'air &• l'eau qui le font mouvoir. Cette farine, réduite en paté , doit fouvent être cuite au four du Seigneur, gr encore un nouveau droit. On en payl quelquefois pour un puits, une for.taine ou une citerne ; on en paye pour pasfer une rivière qui fépare un cbamp d'une habitation , ou pour avoir la permisfton i y faire flotter des bois ou transporter des denrées. II faut que le Seigneur permette de couper le raifm , rjy c'est presque toujours trop tót ou trop tard ; én ne peut transporter la vendange qu'après avoir payé la rente ou la dtme ; on ne peut en extraire la liqueur qu'aux presfoirs du Seigneur, oh il faut encore payer ; on ne peut l'enfermer dans des tonneaux , qu'en payar.t le droit daffoxage; on ne peut la faire fortir de fon cellier qu'en payant le droit de vente. 11 faut payer celui de porterage , pour receuillir dans fon foyer le bois qui croit d fon profil; il faut vc-ir paifiblement dévorer fes terres er.fémencées, par le gibier qu'on n'a pas le droit de tuer ; en n'est pas le mattre de couper fon pré quand on veut. Et les eorvées, gr la dime des bergêries , de la basfe-eour gr des étables I Et le droit de hallage 6- minage, fi vous voulez échanger votre bied au mare hé contre de l ar gent I Cr. pasfage, écrit avant la grande Révolution en france, est extrtit d'un des deiniers Esprits des  DE NEWHALL. S^p leur apparente allégresfe; tandis que dans les deux pays de PEurope oü peut-être ils font le plus heureux, S 4. óh des Jiurnaux. QueUe concusfion !!... S'il n'est poim chargé, tes fimples appas L'empertent fur fon luxe, autant que F art cFArmiit Ce'de au Jouris naïf d'une vierge timide. O ferme! A ton feul nom les moisfons, les vergers, Le rigne pastor al, les doux foins des bergers, Ces biens de l age fur. celle des peuples de FAfie , des Lettres (non moins intéresfantes) fur FAtlantide ie Phuon & fur P-ancietrne. histoire de FAfie, & peut-être de plufieurs autres ouvrages, membre de trois Académies Roya!#s , gratifié, fa ce que j'ai lil,) de dixhuit a vingtmille francs de penfion du Roi de France t logé par le Roi & attaché a fon fervice patriculièr, Mr. Bailly vient dc quitter le manreau de Fhilofophe pout la toge de Maire, la rcconnoisfance pout 1'ambition, Sc la douce tranquillité de 1'étude pour les inquiétantes tracasferies de la politique ou plutót de 1'intrigue. Sou esprit, fon cceur, fa gloirc, fa confideration pebsqnnsli,b, Ion bonheut fur-tout y gagneront-ils ? (O AUTBUB des Etudee de U Nature.  D B NEWHALL. de plus de trois lieues, m'offrit des aspecls variés & quelques fituations trés agréables. > i Nous dïnons ici, cororne a Londres, • fans ferviettes; ce que je trouve,moi, fort agréable, puisquè k chaque repas 1'on donne une nappe propre, qui est asfez grande pour fervir trés, commodément de ferviette aux convives, & qui leur caufe mème beaucoup moins d'embarras. La table est toujours abondamment fervie , bien qu'a 1'Angloife? mais ce qui furtout asfaisfonne pour moi le diné, c'est qu'ordinairement, quand il n'y a point quelque étranger du voifinage, les Dames restent k table avec nous jusqu'a la fin du desfert. Vive la liberté de la campagne! ApRès diner, Mifs Elyott fe met k fon piano-forte, qu'elle" touche avec beaucoup de vivacité, de grace & de goüt. Elle chante en même tems, ou feule, ou bien accompagnée par Mifs Olmius. Quelquefois ce font des arias Italiens, mais le plus fouvent des airs Anglois. Elle m'en a fait entendre de tout genre, gais, tendres, touchans, mélancoliques. Je n'avois jamais -cru que la T 5 mu-  SQ8 LETTRE XIII. mufique Angloife füt fi ravisfante." I! est vrai qu'elle fe préfente a moi trés avantageufement. De fois a autre Mifs Lucy me fait la faveur d'accompagner fa jolie voix de fa guitarre, & de me régaler de deux op trois chanfons qui ne font point gaies, mais qui m'affectent délicieufement. Elle fait les ehanter avee une expreslion incroyable. Ce n'est pes alors 1'oreille fimplement qu'elle charme, c'est 1'ame qu'elle touche. Mon ami, je crois que quelquefois la mufique m'entre par les yeux ausfi. bien que par les oreilles; & ces mêmes fons qui me font fi délicieux a préfent, s'ils me parvenoient k travers Ia large ouverture de 1'énorme bouche d'un gros virtuofe, fans doute ne feroient plus le même effet fur moi. Souvent le foir au desfert les chanfons recommencent, avec & fans guitarre. Ce font de petites fêtes que je fais bien goüter, & qui en vérité en valent pour moi de plus recherchées. Hier aprè? le diné, j'ai fait avec Mr. de Tengnagell, qui est déja trés connu dans ces environs, une vifite chez Mr. & Mistrifs Daniels. Mr. Da-  DE NEWHALL. 3 0^ Daniels est reéteur ou ministre d'un® paroisfe voifinc. Nous fimes trés agréablement a pied cette promenade dTenviron un mile & demi. Nous trouvames une maifon fimple & commode, d'une propreté a ravir, dans une pofition trés riante, au milieu de la campagne, fur la pente douce d'un cóteau peu élevé, avec des champs & des prés tout autour qui étoient entrecoupés de divers arbres, & a quelque distance en bas arrofés par une petite rivière. Nous fumes regus dans cette agréable habitation par une jeune Dame asfez jolie, trés aimable, trés bien élevée, & mife avec goüt & propreté. Elle ne parloit qu'anglois, mais c'étoit un' anglois charmant que je coïnprenoistrés facilement. Son mari, le ministre, étoit a la pêche: mais peu de momens avant notre départ nous 1'en vimes revenir a cheval, fuivi d'un domestique ou garcou ausfi a cheval qui étoit chargé des lignes & de totit 1'atiirail de la pêche. J'ignore oü étoit le poisfon qu'ils avoient pris, ou même s'üs en avoient pris; car quoique en fort peu de tems il nous raconta beaucoup de chofes,  30O LETTRE XIÏL thofes, je n'en fus guères plus inftruit ni plus amufé, fa langue rapide & bredouillante, bien qu'exercée en chaire, n'étant pas fi heureufe a 1'ouie ni k 1'entendement, (du moins aux miens,) que celle de Madame fon époufe. Mr- Daniels ayant fait hier partie avec Mr. de Tengnagell pour aller aujourd'hui enfemble a la pêche, il est arrivé ce matin a cheval & équipé de même que la veilig. La pêche s'est fake k un bon mile du chateau, de Ï'autre cóté de la grande route, dans iine petite rivière au pied d'une colline. Quoique j'aie été avec eux, je n'ai point pêché, mais me fuis amufé quelque tems de la fituation vraiment rotnantique de 1'endrok; après quoi je les ai laisfés avec leurs lignes, leurs hameqons & leurs rufes, fe bereant d'un espoir qui malheureulémentfütvain, car ils n'ont rien pris. C'est ainfi que je pasfe & diverfifie ici mes journées. Quelquefois ausfi je vais feul respirer Pagréable. fraicheur du foir fur les bords d un de ces étangs, voifins du chateau, qui ont tant de charmes pour moi. Hier au foir encore, après la promenade avec  D Ë NEWHALL. 30X avec les Dames, je me fuis éehappé pour aller me livrer prés de cette belle eau è une douce mélancolie. Trop délicieufement affeété pour penfer, je m'y abandonnois tout entier aux impresfions des objets extérieurs & aux vagabondes rêveries de ma tête. L'air du foir -qui, foit par luimeme, foit par de doux fouvenirs, a: toujours pour moi je ne fais quoi qui remue; l'eau tranquille de l'é* tang; le naturel champêtre & la folitude de 1'endrok; tout m'appelloit a la méditation, tout me dispofoit a l'attendrisfement, tout m'invitoit è la rêverie. . Vous m'avez fouvent reproché mon humeur rêveufe; vous ne pouvez comprendre quel charme peuvent a-, voir la folitude & la mélancolie. Eh mon ami! que vous étes heureux & malheureux tout a-la-fois 1 Je fais, dit J. J. Rousfeau, dans une de fes Lettres parïiculières, de ce ton affeftueux qui ne m'a jamais laisfé froid, je fais combien le befoin d'attachtmmt rend afflipeante aux emirs fenfibles Vimpvsfihilité d'en former. Je fais combien cet ét at est triste; mais je fais qu'il a pmrtant des douceurs; il . , fait  0» ï e t t r e XIIÏ. fdit verfer des ruisfeaux de larmes; il donne une mélancolie qui nous rend té. tiloignage de nous-mèmes, £f qu'on ne vouekoit pas ne pas avoir. II fait re. (hercher la folaude comme le feul afyle 6ü l'oti fe retrouve avec tout ce qu'on a raifon d'aimer. Je ne puis trop vous h redïre; je ne connois ni bonheur ni fepos dans 1'êloignement de foi-mème; fi? au contraire je fens mieux, de jour en jour, qu'on ne peut être heureux fur kt terre, qu'a proportion qu'on s'éloignt des chofes fi? qu'on fe rapproche de foi. Cependant a Dieu ne plaife, que' je ne trouve plus aucun bonheur hors* de moi-même! je deviendrois bientöt mifanthrope, & ferois alors véritablement le plus malheureux des^ hommes, Mais, fans être mifanthrope' ou risquer de le devenir, ne peut-on pas rechercher de tems en tems la folitude & fe livrer a la contemplation? Je n'ignore pas combien ce goüt de la contemplation, pousfê a un certain exces, a fait naitre de rêveries, de fettes, de folies dans le monde: mais il feroit dur pour cela de devoir fe priver de la douceur de fe receuillir quelquefois; de rappeller d'a-  D E* NEWHALL. 3'ö'3 d*agréable» ou d'attendrisfans fouvenirs; de fe confier, pour ainfi dire, k for-même fes projets, fes foucis, fes espérances, fes craintes; de ruminer fes plaifirs & même fes peines; d'égayer par 1'imagination 1'atrtristante réalité; de re vivre encore dans le pasfé, de jouir déja de 1'avenir: pourvü qu'on ne fuie pas la fociété, qu'on 1'aime, & qu'on n'imrriole pas le préfent k ces flatteufes chimères, il me femble qu'il ne s'y trouve point de mal. Ah! fouvent au fein de la disfipation du monde, agité de defirs inquiets, brülé de pasfions, baliotté fans cesfe & hors de foi, il est fi intéreslant de fe fonder foi-même; de racher a débrouiller fon propre cceur, a fe recrouver, k ie reconnoïtre dans ce fingulier labyrinthe; k y démêler, k travers tant de divers goüts, tant d'inconféquences & d'inégalités, fes penchans les plus vifs & les plus feerets. G'est de Ik fans doute, qu'au milieu de la plus- grande fociété, je fens quelquefois fi vivfcment le befoin de la folitude , & que, quand 1'occafion s'en préfènte, je m'y livre avee tant de voluptê. Alors, libre  3p4 LETTRE XIII. & fans distraSion, je me plais k té. capituler 1'e.pasfê, a m'élancer dans 1'avenir, k ré'fléchir fur le préfent-, k apprécier dans lé calme cette iur, bulente fociétè, qu'on mëconnoifc dans lè tourbillon. Qu'est-ce en effet, hórs quelques petites coteries d'amis, qu'est-ce que ce monde tracaSfier, oü, jusqu'aii bien, jusqu'aux plus frivoles projets de divertisfemens, rien nè peut s'exécütef fans intrigues? ce monde, oü 1'on ne trouve le plus fouvent qüe confufion dans les idéés, verfa'tilitë dans les fentimens }> incónféqüence dans les a&ions; oü le vent femble diriger les opinion's, óü il n'y a plus dé principes fürs;(') oü tout change d'un endroit, d'üné perfonne, d'ün jbur k Ï'autre; oü les jugemens de la veille he font plüs ceux dü lende- main ? (i) Quand on voit les chofes qui ie pasfent, quand on entend les jugeiriens qui le portent dans le monde, on tombe fouvent de fon haut, 8t 1'on fe demande en fecret: y a-t'il donc deux vétités, deux équités, deux probités, deux droitutes ? Il faut entêrrer alors fes réfiexions, 8c fe tepüer fur foi-même ou fur Ie peu d'amis, fi 1'on a le bonheur d'en avoir, dont la facon de foir, de penfei & de fentir correspond a ia votie*  DE NEWHALL, 305 roain? S'il offre peut-être un pbjec d'amufante inftruötion a un phiïoiophe asfez froid pour toujours raifonner, il n'est que trop fouvent un objet de "chagrïn & de dégoüt pour un homme fenfible. Qu'est-ce, món ami, que ce grand-monde, oh 1'on est estimé moins d'après ce qu'on est que d'après ce qu'on tache de paroitre, oü beaucoup de bruit tient lieu de méritfe ét beaucoup de vanteries de titres, oü les airs qu'on fe donne font réputés comme des qualités qu'on posfède , & oü le clinquaut efface 1'or véritable?(') EstPart. IE V ce (1) Il est vrai qu'i la longue & chez les fens fenfës donr feuls 1'estirae a du prix, on juge, 011 apprecie pliis équitablernent: mais j*en puis d'autant moins comprendre comment, pout capter les fuffrages d'une rourbe inconféquents & volape, qui vous próne aujourd'hui 6c vous oublie demain, un homme d'esprit peut fe ravaJer par des airs tats & de petites facons, que le premier fot peut prendre ausfi bien que lui. Pout moi, fans pre'tendre a beaucoup d'esprit, il mï feiable que j'aurois trop d'orgeuil pour avoir tant de vantté. Mais ausfi , connoit-on quelque chofe qui rétrécisfe 1'esptit d'avantage, que la vanité, ce pastage des1 petites ames? De combien de petitesfes, de puéiilite's, de lilibles ttacasfeues n'est  306 LETTRE XIII. ce la qu'on rencontre 1'amitié d'aricienne date qni connoit les foiblesfes & les playes du coeur ? Est-ce lè. qu'on trouve le fidéle ami qui avertit, le fage ami qui confeille, le tendre ami qui confole? Non, certes: on s'y trouve feul au milieu d'une grande foule ; on s'y étourdit, on ne s'y attaché point'; on y fait mille connoisfances, on n'y fait aucune liaifon. Eh! qu'eSt-ce que le monde en général? Ce monde égoïste Sc frivole, Ou fon foutit, caresfe 8c ne fonge qu'a foi; Oii 1'amitié, trompeufe idole, Sur 1'aile de 1'oubli rapideinent s'envole; Ou 1'art intéresfé dupe la bonne foi ? Qu'est-ce que cette foclétè, dont notre n'est-elle pas la piroyable fonrce? L'orgeuil, au contraire, ou plutót la fieiti de 1'ame peut être noble : êlle lait du moins mépril'er ces miferables minuties, auxquelles la vanité met tant d'impor. tance ; bi'en réglec, elle pc.it conduite a de grandes chofe..; elle peut s'aliiet avec le jugement & la ratfon; elle peur devenir belle, ütile, nécestaire même ., pouiva qu'elle foit modifiée pat la justesfe de 1'esprit 8c par la noblesfe dn cctur.  DE NEWHALL. 307 notre inconftance, notre foiblesfe, notre dépendance & fur-tout nos pasfions nous font un fi bizarre befoin? Pour y vivre calme & content, il faudroit y porter autour du cceur une doublé cuirasfe d'infenfibilité. La fenfibilité est douce, bonne; elle fait le charme, Fame de la vie: mais heureux qui fait la régler! Son excès, quelques délicieufes heures qu'elle puisfe faire pasfer quelquefois, fon excès est un aiguillon poignant qui s'agite presque toujours dans le cceur. C'est par lui que les liens de fleurs qui nous attachent dans la fociété, deviennent fouvent des chaines pefantes; c'est par lui que 1'on ne fe fent pas fait pour ce monde ; c'est par lui que tout s'y montre fous un faux jour Eh! quel homme fen- fible & droit n'en a fait la douloureufe expérience! O mon ami! il est cruel & doux de porter par-tout fon cceur. C'est un compagnon délicat qui nous fait prendre trop d'intérêt a ce qui nous entoure. On en est trop foible contre ceux qui ne viennent qu'avec leur esprit, & 1'on devient leur duV 2 pe.  308 LETTRE XIII. pe.(") On fent que Ie cceur fe 'Heet trop 3e la partie: dn veut.ie rete»; nir; il s'échappe, 6c fouvent il •en, cuit. Qu'a-t'on befoih de Vënii" avec fon cceur, oü perfonne ne vient avec le lien? & pourquoi méttre de 1'or au jeu, -quand tout le monde n'y rftet que de la monnoye? Oui, je le fens vivemen't: on fe livre, lorsqu'on ne devroit que fe prèter; bn lè pasfionne , lorsqü'ön ne devroit que s'amuier ; on fe fait une idole de ce qui ne devroit fervir qüe de jouet; on s'intéresfe & fouffre & fe plaint (t) Cïpfnoakt, a Dïeu nê plaife que j'ar dopte eiirierement \cs 'maximes du Duc 'de ia Rocbefovcautd &c leur défespérame dociriiie.' Ce livie m'a touio rrs fait de la peine. Quelque' éioge que faile Mid. de Sévigné de ce Seigneur^, je me fuis toujours fenti de la répugnance i bien penïer d un homme qui s'est plu ainfi i, médi e de toutes les vertus, & qui, pour le prendre ?.u mieux, ?. etouffé le femment de fes propres bons mouvemens internes fous le fpccicuif' d'une paradoxale finesfe d'esprit. foür moi, je connois dans le monde p'lufieuis perfonres généreules ik nobles. auxquelles le cceur fnul fair faire de bouner. actions, lans que toujour., 1'intérêt ou 1'amo.u-propie s'v mé ent. Veuille faire ie Cie" que jamais je n'aie plus a me plaindie det hommes, qu'en général je ne 1'ai eu jusqulci!  DE. NEWHAtt. 309 plaint,, lorsqu'on ne devroit que voir ckrïre & fe taire...... O monde fingulier! 6] finguliers êtres quj le compofez! quand ne vous.. prendrai-je que pou- ce que vous étes! . Mais prut-on toujours tenir, fbn cceur inaccesfible & fermé? Peut-ou vivre comme un automate inaniraé au milieu d'un monde dócoré du p us féduifant prestige? Quand on commence a le connoïtre, on n'y. trouve point ce que les üvres, une imagiration vive, un cceur trop confiant «St; une tête fans expérience avpient promis. C'est alors qu'on s'en dégoüte presque,. qu'on aime k être feu), k rêver, a vivre, au moins pour quelques. inftans, dans .ce monde ïmaginaire pour leque! on fe fei t plus fait que pour Ï'autre, Cependant, détrompé iuccesfivement fur plufieurs indivjdus, on ne 1'est point encore fur Cette fociétê, qui feule fouvent les e,mpêche d'être tels qu'on fe les étoit imaginés; «Sc d'illufion en illufion on fait mille faux pas, avant que de fe méfier du terreip 'i'ur le.qu.el on marche. A- la fin pourtant 1'expérience vient éclairer cette tard'ive ïaifon, fi longtems égarée par la ■ " V 3 trom-  gïO LETTRE Xïlï. trompeufe Iueur dü flambeau' fantastique d'une imagination exaltée : elle éclaire, cette expérience, mais elle ne guide pas toujours; & il paroït dur alors de devoir remplacer par des objets réels, altérés de leur prix originel, & modifiés par 1'exemple,. les inftitutions fouvent abfurdes & la contrainte du monde, les objets plus féduifans, mais chimériques, qu'une trop fertile imagination s'étoic piue k parer & a peindre d'après fes defirs plus que d'après la nature. On s'étoit fait un age d'or dans fa tête, tandis que 1'on vivoit dans un fiècle de fen Ne pouvant changer le fiècle, il faut donc bien changer de tête. Trouvant les opinions regucs en oppofition le plus fouvent avec les fentimens & les defirs de fon cceur, il faut bien, pour vivre & converfer dans ce monde, fe faire une autre manière de penfer «Sr de fentir, un autre esprit & un autre cceur. On fent qu'on doit fe plier, du moins extérieurement, a ce monde bizarre qui ne peut ni ne veut fe plier è vous ; &, pour paroitre plus aimable , on en devient peut-être moins véritablement digne d'être aimé. On tache, fouvent fans y réus- fir,  DE NEWHALL. 31 I Cr, de retenir fon cceur qui s'élance avec ardeur & confiance dans une fociété qui n'en a que faire; en confervant au fond de ce cceur des opinions pice d'.amour: 1?. raifon ea est plus aifée a trouvet que bonne a dire. (l) ET mui ausfi, je ne fuis pas ineonnu a eette Déesfe, qui mêle aux fcueis une douce amtrtume.  DE NEWHALL. 3I5 cceur. La galanterie au contraire,('.) qu'un vulgaire infenfible confond fouvent avec l'amour,(2); est enjouée & gaye : elle donne dë 1'esprit, du móins elle le fait paroïtre a fon avantage. Lorsqu'on n'est qu'un peu amoureus, on est beau dii'eur, les fleurs tombent de la bouche avec les paroles: mais, lorsqu'on l'est pasfionnément» (1) Voici comment penfoit & s'e.vprimoit, fur Vamour 8c fur la galanterie, un pnilofophe en apparence austère , mais au fond ie plus aimant &c Ie plus fenfible des hommes. Peur mei, j'ai peine d cencevoir comment on rend asfez peu d'honneur aux femmes, pour leur efer adresfer fans cesfe ces fades propos galans , ces complimens ir.fultdns £c moijueurs , auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne foi; les outrager par ces évident menfor.ges , n est-ce pas leur déclarer asfez nettement qu'on ne trouve aucune vérité obtigeante i leur dire? Que V amoar fe fasfe illufien fur les qua. lités de ce qu'on aime, cela n'arrivé que trop fouvent ; mais est il question ifameur dans tout ce mausfade jargon t Ceux mêmes qui s'en fervent, ne s en fervent-ils pas également peur toutes les femmes, &■ ne feroient-ils pas au défespoir qu'on lei crüt férieu- fentent (z) Le defir GF.NSRAL ie plaire, dit Montesquieu, produit la galanterie, qui n'est point l ameur, mais le dêlicat , mais le léger, mais le perpétuel menfongt de l'amour. Esprit des Loix , Liv. 28, Chap. zx.  3!<ï LETTRE' Xllt rémenc, lorsque le coeur esx prpfondément affifté, 1'enjouement, la viyacité disparoisfert,; on n'est point a la fociété entière, on n'est plus qua une feule perfonne; toutes les idéés »'y rapportent, Punivers. ent-ier s'y concentre; tout badinage alors devient forcé, toute joye devient contrainte. Mais, pour, teister la, cett;e pasfion fi univerfelle, cette intéresfante & trompeufe illufion, dont peut-être 1'age feul désabufe, il existe encore pour des ames fenfibles d'autres eaufes de mélancolie j qui la privent de toutes fes douceurs cc ne la ren-' dent fouvent que trop amère. C'est lorsque des méditations trop approfondies nous entrairientj lorsque nous pefons fement amoureux i'une feule.f Qu'ils ne s'en inquieu tent pas. II faudroit aveir d'étranges idéés de l amour pour les en croire capables , &• rien n'est plus ékigné de fan ton qxe celui de la galanterie. De la xanière que je concois cette pas/ion terrible, fon trouble , fes étaremens , fes palpitations , fes transpons , fes brihntes expresfions , fon filence plus ër.erg'fue, fes inexprimables regards que leur timidité rend téméraires & qui mentrent les defirs par la trainte , il me femble qu'après un laigxge ausfi véiémer.t, fi P amant venoit a dire une feule fois, je VOUS AlME ,- Camante indignée lui diroit , VOUS NE Df'AlAffiz PLUS, 6" ne lereverrjsst ie fa vie Rousfeau, Letue i Mi. d'Akmbert lat les Speftacle.  0 E N E W H A L t> 31? pefons trop fur des chofes que le plus fouvent nous ne devriors qu'efüeurer; lorsque nous fongeor.s a.cette vie, que neus léfléchisfbns fur ce qui s'y paslë, fur le bonheur dont nous jcuisfons, fur celui dont nous ferionsfusceptibles, fur notre infuffilance même a le goüter & fur les fausfes opinions, les piéju.és cruels qui le traverfent fur cette terre. En efFet, oü ie chercher, ce bonheur? estil en nous-mêmes, ou hors de nous, ou dans 1'un & ï'autre a-la-fois?: Qu'éproüvons-nous, que rencontronsnous dans la vie qui puisfe fatisfaire ce vague inftinci; de bonheur que nous portons en r,aus, qui puisfe nous tenir lieu de nos illufions? Par-tout lesloix de convéntion en contradiétion avec celles de la nature, les préjugés avec la raifon, .mille corifidérations de fociété, mille abfurdes inftitutions, mille befoirs fneïices avec les inclinations du cceur, & la convenance ainfi qui s'oppofe en tous lieux au bonht ur. Presque toujours 1'envie a cóté du mérite, la raillerie a cóté de la probité, les privations a cóté dé 1'honnêteté, les p^ines du cceur è cóté de la fenfibilité, d une part le re- mord  3*8 LETTRE XJII. mprd k cóté du crime, de ï'autre la calomnie ou tout au moins 1'oubli è cóté de la vertu, Que faire? quel parti prendre? Sans doute, le choix ne peüt être douteux.... Mais le bonheur..... Ah! s'il ne fe range pas dii meilleur cóté-, ii n'exïste point ici bas Hélas cependant! au milieU d'un monde oh de tous cótés 1'intrigue réusfit, ou la fraude prospère, oh 1'injustice triomphe, il est quelquefois des momens de défespérante affliétion, oii 1'on perd presque jusqu'a ■Ja confolation de croire a la vertu. Trouverons-ngüs donc le bonheur en nous-mêmes? Eh! pouvons-nous nous en flatter, lorsque nous fongeons a la fingularitë de notre propre nature; a notre inexplicable inconféquence, a notre inconftance fouvent involontaire; a ce mélange inconcevable de grandeur & de basfesfe qui fe découvre en nous; a cette avidité de connoisfances relevées, a cet élan inquiet vers un état de chofes plus parfait; &, en même tems, k ces petites pasfions, réprimées quelquefois, mais jamais entiérement domptées ; a ces puérilités qui fi fouvent doivent nous faire rougir de nousmêmes,  DE NEWHALL. 319 mêmes, qui femblent dégrader notre être & mettre les plus fages, les plus éclairés parmi les hommes au niveau du vulgaire ? lorsque nous iongeons en un mot k ce goüt ignoble du bas, du grosfier, qui s'amaU game fi finguliérement en nous k cette notion vague d'une excellence plus exquife, k cette fenfation indistinfte & confufe d'un bonheur plus vrai, plus délicat, plus fatisfaifant, plus durable, que nous cherchons, que nous rêvons, mais que nous ne trouvons point ici bas ? Pouvons-inous croire au bonheur, en fongeant aux vicisfitudes de cette vie , a cet. te fatale imperfeftion, a ce fini terrestre qui frappe d'inftabilité toutes nos plus chères jouisl'ances; k 1'incoijftance qui renverfe nos opinions, aux bornes qui circonfcrivent nos études & arrêtent nos fpéculations; aux peines & aux plaifirs qui mêiangent nos jours; aux dégoüts, aux amertumes qui empoifonnent nos projets, nos espérances, nos goüts, nos amitiés, nos amours, toutes ces douces, dirai-je, illufions, qui nous dis• trayent de nos inévitables maux? Ajoutez-y les orages qui agitent nos pas-  320 L E T T R ,B XliL pasfions, fes tempê'tes du cceur qui troublent notre repos ; l'imagination qui noes féduit, le penchant qui nous entraine, le raifonnement qui nous arrête-, &, a leur fuite, des combats douloureux qui nous déchrrent: la raifon alors impüisfante; la vertu foible; de longs regrets après de courts plaifirs; rinfuffifance mème des plaifirs les plus felon notre cceur, qui néanmoins ne peuvent pleinement nous fatisfaire; & le plus fouvent encore une pointe aigue nous picotant au milieu de nos plus délicieufes jouisfances,, Avons-nous des amitiés, des attachemens-: que de fois ils nous blesfent le cceur I Sont-ils tendres, fidelles & vrais: la mort, qui va fans cesfe rodant autour de nous, les enlève au moment que nous nous y attendons le moins. N'aimons-nous rien: quel vuide affreux! quel tourment! plus d'épanchement de cceur alors; plus de communication dans nos plaifirs; plus de confolation dans nos peines; plus de réfuge même dans nos . heures de mélancolie: la terre entière devient un défert; il faut jouir, il faut gémir tout feul; U faut tout dévorera tout étouffer, tout  de newhall. 32 t toüt taire! ... Ainfi, mon ami, par les préjugés du monde qui fe joignent a Pimperfection de Phumanité, tout ce qui pourroit répandre les plus grandes douceurs fur notre vie, ne fert fouvent qu'a la femer de troubles ou de privations, de regrets ou de défespoir. Ainfi, capables de fentir vaguement le bon. heur, mais incapables de bien le goüter; flottans continuellement entre les devoirs ou les facrifices que nous prefcrit Pordre de la Société, & les defirs que nous infpire la Nature; devant étoufFer ou du mcjins combattre fans cesfe les penchans les plus doux de nos coeurs, nous fen. tóns fouvent, dans ces pénibles & déchirantes luttes, foit que nous triomphions, foit que nous fuccombions, que le bonheur est incompatible avec notre nature, & plus encore avec quel. ques-unes de nos infiitutions fociales. Telles font les défolantes penfées qu'amènent quelquefois la folitude & la méditation. Hélasj il femble .que trop de réflexion & trop de fenfibilité nous inclinent vers la tristesfe. Faudroit-il donc toujours s'étourdir, afin de moins réfléchir! faudroit-il Part. II. X tou.  3aa LETTRE XHf. toujours fe disfiper, afin. de s'attacher moins, d'être moins fenfible ! faudroit-il continnellement, par des impresfions pasfagères & fugirives, tacher de fe garantir ou du moins de fe distraire Öe ces autres impresfions plus profondes, qui ne font pas toujours le bonheur de la vie! (') Heuréusement -cependant notre viè peut ausfi s'envifager fous un autre aspeel. L'imagination qui 1'embellit, plufieurs illufions qui 1'enchantent, 1'esperance qui 1'entoüre des plus riantés perfpeÖives ! que d'aimables trompeurs* Sans eux, eh! qui pourroit-vivre! Mais, quoiqu'on aime la folitude & la rêverie, il faut pourtant favoir les quitter; il faut fur-tout ne pas trop importuner de leurs louanges ou de complaintes fur notre destinée, un ami dont la compagnie est plus propre qu'aucune autre a faire négliger fes unes ou a faire oublier les autres. fteprenons donc au plus vite -un fujet qui intéresfera d'avantage fa curiofité, & qu'a toüt moment de longues digresfions viennent mal-a-propos inter- t0mpïe- C'est (i^ Y'OYIZ D. * la fin. du Volume.  db n e w h a L l. 333, . C'est aujourd'hui un jour folemnel dans ce pays. Tous les ans, ce même 28 de Mai, fe célèbre ici l'anniyerf?Jre de la reftauration de Charles-fecond. Toutes les cioches ont fonné, presque tout le monde porte en public des branches de chêne en forme 'de guirlandes fur le chapeau, & les égli. fes, a ce qu'on m'a dit, font décorées de rameaux de chêne dorés, J'ai pris beaucoup de plaifir a mé promener fur le grand chemin, & a voir pasfer les voitures publiques, copieufement garnies de branches de chêne. Jusqu'aux chevaux, tout en étoit orné. II me femble que, dans des pays tels que celui-ci, ces espèces de fêtes politiques font trés utiles. Dans le notre ausfi, il en faudroit de pareilles en mémoire d'événemens intéresfans, mais qui, comme ceile-ci, ne durasfent qu'un jour; car 1'habitude affoiblit 1'impresfion, & le peuple fe dégoüte a Ia longue de ce qu'il voit trop asfidument & trop fréquemment. Cette coutume au reste doit fon origine au fameux chêne qui fervit d'afyle a Charlesfecond, lorsque, après la bataille de Worce.',ter en 1651 , il fht pour" X 2 fuivi  324 lettre XIII. i fuivi & cherché de tous cótés par les iöldats de Cromwell. " Cet après - diné nous avons été tous, Dames & Mesiieurs, a Chelms-' ford faire "une vifite & boire le thé chez Mr. Ie médecin Kir'kland. Chelmsford est une ville ouverte, comme le font presque toutes celles de 1'ftngleterre; du reste, pas foit grande & mêdiocrement jolie. Elle n'est pas batie comme Londres, & tient plus du goüt Brabanqon. J'ai été furpris d'apprendre qu'elle n'envoye point de députés au Parlement, quoique les Asfifes au Comté s'y tiennent: mais je réiërve cetrte matière a une autre fois. Ce que j'y vis de plus intéresfant, lürent les milices. C'étöient celles du Comté d'Esfex, dont j'avois déja vu Une partie en pasfant a Colchester. Je crois: qüe 1'établisfement de la miüce ou du moins de cette espèce de milice da-> te d'environ 'trente arts. Chaque Comté a la lienne. Tous les habit'airs miles depuis vingt jusqu'a cinquante ans font tenus d'y fervir, & font tirés au fort. Le fervice dure trois ans. 'Ces milices, qui font commandées par les grands propriécaires-fen- ciers,  DE NEWHALL. 325 ciers, fe rasfemblent tous les ans au printems pour faire leurs exercices durant quelques femaines, après quoi on leur donne congé, &. chacun s en retpurne chez foi. Elles ne peu-: vënt être conduites hors de leur Comté, a- moins. d!une révolte déclarée ou d'une invallon ennemie. On ne peut fous aucun prétexte les obliger de fervir hors du Royaume. Elles ne font payées que le tems qu'elles. font en fonétion. Du reste, elles m'ont paru avoir trés bonne mine. & 1'air militaire; non pas la contenance militaire Allemande,, roide». qbntrainte & qui fent le baton;, mais la contenance fitte, déterminée cc librement foumife du militaire Anglois. Elles font d'ailleurs trés bien. habillées, cc portent le nom de leut Comté gravé fur leurs boutons. Cstte inftitution a rencontré beaucoup d'oppolitiqn au commencement: OU a craint qu'elle ne devint, dangereufe pour la liberté; mais a la fin le ministère, comme de coutume, a triompbé. C est fur-tout en tems de guerre que cette milice peut être utile. Comme elle forme un corps.de troupes d'abord, prêt, &; auquel il ne manque .. X 3 pres-  sa$ t i t t r e xirr. presque rien pour être entiérement discipliné , lés truupes réglées peuyent être envoyées fur le continent, fans que l'Ile el'e-même reste >iépourvüe de défenfe. Èlle ne coüté d'silleürs que peu de chofe: encore je crois que ce font les Comtés qui payent chacun la ïienne; mais j'ignore combien. Apiiès le thé j'accompagnai les jeunes Dames, qui allèrent courir les boutiques & faire quelques commisïïons. Vous voyez que c'est tout comme chez nous. II étoit tard lorsque nous revinmes au Chateau. II 1'est bien plus encore dans ce moment que je vous écris. je n'ajouterai donc plus qu'un mot concernant cc féjour-ci, & puis je fbis. Le ménage de cette maifon resfemble a bien des égards a un ménage Hoilandois , du moins beaucoup plus qu'a un Francois. II est compofé d'une femme de charge, (Jioufekeeper, espècc de domestique qu'on rencontre, comme vous favez, dans tous les romans anglois,) de deux femmes de chambre, d'une rille d'ouvrage , de deux cuifiuières, d'une laitière, de deux laquais, (dont 1'un fert  DE NEWHALL. 327 fert Monfieur, & Ï'autre, communément appellé bpttler, est attaché a la maifon ou & Madame,) de deux cochers, & du groom de Mifs Fanny» Voila, autant que je fache, tous les domestiques de Newhall. En France ii n'y auroit que le tiers des fervantes, & deux. fois plus de laquais. Les fervantes ici sJhabillent, a, la qualité des étofres prés, tout comme les Dames. Chaque fois que j'ai rencontré la fille d'ouvïage, faifant mon lit oil nettoyant. ma chambre, je 1'ai toujours vue ft. é i. 335 tems guêri. D'ailleurs, j'ai toujours vivement aïmé la campagne; premiérement, de cette pasfion romanesque, idéale, poëtique ptut-être, qui la pare a fa fantaifie, qui la voit comme elle n'est pas, & dont des têtes comme la rnienne peuvent feules fe faire une idee; enfuite, dans d'autres tems, dans des tems beureux & tristes, tranquilles & inquietans a la fois, d'une pasfion agricole, plus folide, mais moins douce, moins touchante, quoique peut-êtrè ausfi féconde en illufions que Ï'autre: mais ne falloit-il pas quelque chofe pour amufer, finon pour fatisfaire, une imagination trop ardente , pour occuper une aftivité furahondante, qui fe fentoit resfcrrée dans un trop étroit cercle ? enfin aujourd'hui, je 1'aime d'une réunion, d'un melange de ces deux espèces de pasfions, fi contradiétoires en apparence , mais qui fe combinent chez moi le plus bizarrement dü monde. Il est fingulier, mais c'est toujours au milieu de la gêne bruyante des villes qu'on foupire le plus vivement après la paifible libevté des champs: c'est tiiors que ies collines, les clairs ruis-  3 36~ LETTRE XIV. ruisfeaux, les.bocages rians, les vallons fleuris, les afyles folitaires, les prés couverts de bêtail, les oceupations champêtres fe préfentent a la penfée fous les plus attrayantes couleurs. God made the country, dit un poëte de cette Nation,(') God made the country, and man made the tewn, Dieu fit les champs, Sc 1'homme fit la ville. C'est ainfi que penfent presque tous les Anglois; c'est ainfi que je penfe moi-même. Qui peut en effet fe retracer le fuperbe fpettacle, toujours varié, toujours nouveau de la Nature; 1'azur du ciel & les pittoresques figures fouvent qu'il déploye, les éclatantes couleurs dont il fe pare; la pompe du Soleil quand il fe léve, fa majesté quand il fe couche; Ja' beauté plus attendrisfante de la Lune; les mille millions d'étoiles femées dans le firmament? qui peut fonger aux oifeaux, aux fontaines, aux eaux cristallines, aux arbres, aux fleurs, a 1'intéresfante verdure? qui peut fe rappeller tous ces rians objets, (j) Covtpir.  D ï LONDRES. 337 jets, & ne pas fe fentir Ie cceur cppresfé dans Pétroke enceïnte d'une ville?... Et 1'heureufe y\e des Champs...... O paifible folitude de ïa campagne! liberté! fimples pasfetems! délicieufe retraite! repos des pasfions! calme de Pame! douce tranquillité du cceur! je vous ai connus, je vous ti goütés, je vous ai chéris!... totit a changé maintenant: je he vous ai point oubliés, mais je" ne vous goüte plus;... fais-je même fi je 'vous chéris encore? Cétok alors un autre tems, une autre fituation, qui n'est plus, que je regrette. Mais lais- föns-la ces anciens fouvenirs, & retournons è Londres PEu-a-PEu je m'y fuis habitué de nouveau: on fe fait a pis quelquefois. Je vis ici comme fi j'étois chez moi, &, hors le dïné, je fais moi-même mon petit ménage. Les jours que je ne fais pas de courfes, je dine a un caffé, ce qui pourtant ne m'est encore arrivé qu'une fois, deforte que je remettrai a 'un autre tems a vous en parler. Le lendemain de inon retour, j'allai avec Mesf. Steengracht & le Colonel Macleod a Greenwich, oh est Part. II. Y le  338 LETTRE XIV. le fameux Hópical des Invalides de. mer. Nous y employames presque toute la journée. Greenwich est au bord de la Tamife, a fix miles eriviron au desfous de Londres. Nous nous donnames le plaifir de faire ce tomen barqueite, qui ne noUs coüta que deux fhellings, & noUs nous embarquamés au pont de Londres. Vous penfez bien que cette navigation, a travers tous ces nombreux vaisfeaux du port, düt être tres intéresfarite. Nos bateliers nous dirent qu'outre les batimens de guerre , il y en avoii dans ce moment dix-fept eens fur cette partie du fleuve. Le coupd'ceil de tous cótés m'y parut char. mant. La Meufe a Rotterdam est cependant plus belle a quelques égards que la Tamife dans cet endroit-ci, oh fes rives font basles & les env.irons plats. Elle kii resfemble d'ailleurs beaucoup, étant bordce de gi-anges & de grands magafins, remplis probablement de bois de conltruébion, ainfi que de-quantité de maifons, qui me parürent baties dans le goüt HoU landois. Mais une lieue. plus lom, oü fes bords s'élèvent &. les cóteaux s'approcherrt,T'aspeét change & derr vieut  DE LONDRES. 330 yient ravisfant. La & particulièrement a Deptford, k quatre miles de Londres, font les vaislëaux de guerre, que nous y vimes en asfez grand nombre, de toute forte & grandeur. Deptford est une ancienne Ville, remarquable principalement p'ar la conftrufti'on de vaisleaux & par fon grand Arfcnal pour Ia marine royale. Nous y vimes ' plufieurs batimens dc guerre fur le chantier, un entre autres de 98 pièces de canons. On me dit k cette occafion, que les Anglois ont plus de goüt que nous dans la batisfe des vaisfeaux. Nous y vimes ausfi plufieurs beaux Yachts du Roi , faits pour traverfer la mer. Nous pasfames devant 1'Arfenal & le grand magafin de PAmirauté , conftruit, au moins extérieurement, dans le goüt de notre pays. Vous jugez bien qu'il doit y avoir beaucoup d'activité dans cet "endroit du fleuve: on y compte plus de treize eens perfonnes, toujours occupées a travailler pour la marine.. U.\ peu plus loin nous arrivames a Greenwich. Cet endroit est magnifiquement fitué fur le penchant d'une colline. L'avant-cour de 1'Höpital ou ' Y 2 *» plu-  34° LETTRE XIV. plurót du Pakis des 'Invalides, (car la Capkale n'a point d'édiiice qui lüi foit comparable,) ést lavéè par le fteuve, qui y est tres large oc trés profond, & qui, formant un coude & fe repliant fur foi-même, y femble venir de Londres comme y retourner. La vue de tous cótés y est admirable, mais 1'Hópital est aü desras dè tout. C'est un immenfe & fuperbe édifice; & je n'ai rien vu jusqu'ici dans •e pays d'ausfi grand, d'ausfi noble, ni d'ausfi majescueüx en architeéture. II a vraiment 1'air palais , tandis que les divers palais du Roi, ceux au moins que j'ai vus, ont k peine 1'air 'hópital. Nous 1'avons vifité d'un bout 'a Ï'autre. Vous faVe-z ^u'il est destiné aux invalides de mer, comme celui de Chelfea, beaucoup moins grand, l>st aux invalides de terre. On reconnoït d'abord, (') On y compte, en officiers ausfi, bien-qu'en matelots, 2350 penfioners ou penfionnés ordinaires, en outre 149 , boys ou,. jeunes gens k 1'apprentis-' X 3. fage,. (1) II,, est démontré que, depuis vingt cinq ans, le nombre de fes batimens de guerrede tout rang' 8c de toute espèce , bombatdes , brülots , corvettès, chaloupes armees memos y comprifcs.,, fe mqnte a-pe,u-près a.cinq eens, qui peuvent potter environ vingt mille pièces de canón. Comme 1'Angleterre üst obligée dj tiret des pays dtrangers presque tous les mar'riavx nécesfaires a la coaftru&ion des vaisfë^ux, fes arn^e.es navales exigent de grands fraix.. On calcule que la conltxuction & i'équipement d un vaisfeau de cent pièces de canon y revient a foixante mille livres. On ■ compre en outre que 1'entreuen dé la plotte en tems de paix coutc un million 8c demi par an , 5c chaque, matelot en .tems 4„e guerre quatre livres par möis. Si maintenaht pour une Hotte de foixante dix vaisfeaux de ligne i! faut quarante mille matelots, il est-aifé de uipputer les énormes fommej que doit exiger la marine Angloife, X.es appointemens du Capitaine d'un vaisfeau du ptemier rang font de quiii?e fhellings par jour, ceux du Capitaine d'un vaisfeau du fecond rang de doure , du troifième ie dix, du quattième de fept, du cinquième de fix , du fixième de cinq. La folde d'un matelot est de vingt quatre fhellings par mois. L'Amiral en chef, auslitót que la flotte est en mer, recoit cinq livres par jour, chacun des autres Amiraux trois livres 8r derni, un Vice-Amiral deux 8c demi, Sc un Rtar-Admiral, (celui qui . - com-  342 LETTRE XIV\ " fage,(') & plus de 150 employés tant en femmes qu'en hommes, fis font tous bien nourris & proprement habillés. Outre ceüx-ci, 1'Hópital en entretient encore cinq mille dans la contrée. On m'a dit que tout matelot 3 après quatorze années de fervice, a droit de demander a être un des penllonnés; mais Ie terme est fi court & le nombre deviendroit ü grandj que je ne fais pas trop corament comprehdre cela: fans doutè qu'il y a quelques restriftion's, & peut-être 1'Hopital a-t'il le droit de refufera comme cux celui de demander. Le fonds pour l'entretien de cet Hópital provient d'une retentie d'un demi-fhelling fur les vingt-quatre qui font commande rarrière-garde,) une livie quinze fhellings. Ces détails, ainfi que quelques autres, font puilés dans un Livre, e'crit originairement en Al« lènund par Mr. Wcndebom , établi depuis dixfept ans a Londres. fi) Ils y fonr ir.ftruits avec beaucoup dc foin & d'exadtitucle. Cet ét'ablisfement au reste est AUX ïraix de L'etat, & non d'une fociété particuliere de génereux patriftts, lesqueis, au défaut d'encouragcment, doivent naturellement fe rébütei a la longue.  D"« LONDRES. 343 font les appointemens d'un mois de chaque matelot, & d'une retenue Êroportionnée fur ceux des Officiers, es fommes nécesfaires. pour 1'entretien de 1'Hópital de Chelfea font de même foustraïtes a la folde des officiers & foldats de 1'armée de terre: ce retranchement n'est que d'une bagatelle fur chaque livre fterling. Tous ies. officiers & foldats abandonnent en outre la paye d'un jour par au pour 1'entretien des Invalides, ce qui ne laisfe pas de former en tout une fomme confidérable. Néanmoins en tems de guerre, quand le nombre des estropiés exige des dépenfes & des resfources extraordinaires, le Parlement permet au tréfor public de venir au fecours de 1'Hóteh Je ne vous parlérai point de 1'arrangement, de 1'ordre,. de la propreté qui règnent dans- cette immenfe maifon. Cela fe connoit en Hollan.de: toütefois ces foins. font ici ausfi. extraordinaires qu'admirables. Les chambres des matelots , qui n'en contiennent chacune que fix , font convenablementmeublées, & tellement dispofées fur les deux cótés du corridor, que la porte & la fenêtre de chaque chambre fe trouvent Y 4 ' ex"  344 LETTRE XiV. exactertient alignées avec la porte & la fenétre de celle qui lui est oppofée, en forte que Fair y a un libre cours & peut complétement s'y renouveller. Ce font fa, oc me femble,des ventilateurs bien fimples & bien naturels. A 1'infirmerie il n'y a que quatre malades dans chaque chambre, chacun dans un lit féparé. En gêné,; ral, les attentions & 1'humanité s'y remarquent'de toutes parts. Le moindre matelot y est è proportion ausfi bien traité qu,e le Gouverneur, qui est Sir Hugh Pallifer. Quant a la defcription de tout. 1'HóteI, vous voudrez bien m'en dispenfer:. elle fe trouve dans les livres. La grande Salie a colonnes oh ils dïnent, ess fuperbe & m'a frappé. Celle qui la précède, garnie de tableaux qui repréfentent les triomphes de la Grande-Bretagne , fert a préfent de chapelle, jusqu'a ce que celle qu'on s'occupé a batir,' foit achevée. Elle le fera bientót. Je crois que 1'andenne a été confumée par le feu. C'est dommage au reste,'que cette nouvelle Chapelle foit fi furchargée d'ornemens. Elle est agréable h voir en detail: le travail en est-bien exé- cuté,  DE LONDRES. 345 cuté, mais fi riche, que Penfemble en déconcerte Ja vue, brouille 1'imagination & blesfe le goüt, du moins le mien. On y admire des colonnes d'une feule pièce de marbre d'une grosfeur extraordinaire. Toutes les portes, ainfi que la galerie qui règne intérieurement tout autour de 1'églife, font entiérement de bois de mahogony. La Chapelle elle-même est batie en belle pierre de taille de Portland, qui est fort blanche & resfemble a du marbre. On y a conftruit ausfi de la même pierre un escalier fort remarquable que les Anglois nomment géomélrique, par ce que, montant en fpirale, il femble pofer en 1'air & ne tenir a rien, chaque dégré ne s'appuyant que fur 1'extrémité de fa voifine. II est curieux k voir, quoique cette forte de conftrucTion foit asfez commune dans ce pays. On m'a asfuré que cette Chapelle, non encore achevée, coüte déja cinquante mille livres fterlings. II m'a femblé qu'elle auroit pu être plus belle & moins dispendieufe. Noble fimplicité des Anciens, en monumens comme'en littérature! plus on prend le goüt des • ... Y 5 beaux-  lettre XIV. bèanx-arts, phis on apprend k t'ap. précier! En entrant dans la cour, nous püfnes d'abord reconnortre le caraétère dc la Nation, & fur-tout de fa marine. Deux vieux matelots ivres, dont 1'un avoit une jambe de bois, s'y battoient que c'étoit un plaifir a voir. Ils avoient justement la veille l'ecu leur paye ou gratification, qui est de quatre fhellings tous les mois. Comme ils font habillés, logés & nounis aux fraix de 1'Hótel, cet argent n est que pour leurs menus plaifirs; ils n'en font pas toujours, comme vous voyez, le meilleur ufage. Lorsqu'ils commettent de petits désordres pareils, on les punit en leur faifant porter quelques jours un habit jaune , qui les notë & les dégrade un peu. J'en vis quelques üns dans la cour ainfi ajustés. Toos les Officiers que nous rencontrames, me parurent trés polis. A 1'exception de ceux qji y ont quelque emploi , ce font tous des Officiers de mérite, mais fans fortune, qui y ont un établisfement ou nne retraite honnète, en récompenfe de leurs longs fervices. Le Colonel Ma-  D * LONDRES. 347 Maclëod nous fit faire une connoisfance fort intéresfante, celle du fameux Capitaine Gore, qui, lors de la dernière expédition de 1'illustre & infortuné Cook, après 1'asfasfinat de cet intrépide & habile mariil & la mort du Capit. Clarke, prit le conrmandement de la Réfolution, commè Mr. King celui de la Dêcouverte, & rarriena, en 1780, après un voyage de plus de quatre ans, les deux vaisfeaux hcureufement en Europe. C'est un homme d'age, qui nous acceuillit avec beaucoup d'honriêteté. ApRès avoir bien vu ce magnifique Hötel, nous allames parcourir le Pare, fitué un peu plus haut, fur le penchant de la même colline. II est asfez grand, éntouré de murs, traverfé d'allées , tapisfé de gazon ou plutöt d'herbe, & peuplé de daims de diverfes couleurs. Ce qui m'y parüt de plus intéresfant, füt la ravisfante vue qu'offre cette montagne de Green.«ch, qui, je crois, s'appelIe Blackheath. A droite, mille rians cóteaux, cultivés, peuplés, parfemés d'arbres & d'habitations, & parés de maifons de plaifance: derrière foi, la route qui mène de Londres a Dou- vres,  348 LETTRE XlVr vres , & la contrée un peu agnste qui 1'environne : devant foi, la fuperbe Tamife, déployant toute fa beauté; & au dela, 1'Esfex avec fes collines & fes villages, fes palais & fes fertiles campagnes: enfin a gauche, le fastueux Londres dans toute fon étendue, un peu enveloppé k la vérité de fon noir manteau de fu. mée, mais élevant pourtant avec os-; tentation fes cent tours au desfus des vaisfeaux innombrables qui mouillent k fes pieds. L'enfemble de ce fpeétacle est magnifique, l'eftet en est au desfus de ma defcription. II fiatte la vue, il élève 1'ame, il occupe 1'imagination; il amufe, enchante, étonne, frappe & faifit k la fois. C'est au fommet de cette même colline qu'est le célèbre obfervatoire : comme fa fituation est encore plus élevée, la vue doit y être encore plus belle. II est fourni, k ce qu'on dit, des meïlleurs inftrumens de phyfique qu'il y ait au monde; mais il ne nous a pas été permis d'y entrer, j'ignore pourquoi. Avant de quitter ce pare, le hazard nous offrit une autre vue, plus enchanteresfe encore. En voulant for-  DÉ LONDRES. 349 fortir, voila foudain que nous voyons entrer par la même porte une jeune perfonne, une femme— je regar- dai mon ami, ce n'étoit point une femme; c'étoit un ange. Je tresfaillis a fon aspeét, je reculai d'admiration. Je voulus de nouveau jetter mes yeux fur elle pour 1'admirer encore elle étoit déja loin. Nous fümes tous un moment comme pétrifiés. Mais comment étoit- elle donc? demanderez-vous. J'ai déja dit que c'étoit un ange: peut-on donc dépeindre les anges? J'ai fenti vivement qu'elle étoit céleste, divine; mais je ne faurois vous dire comment elle 1'étoit Charmante Angloife, qui m'avez paru réunir toutes. les graces de votre féxe a tous fes appas, ravisfante inconnue, fille ou femme angélique que je n'ai qu'entrevue, que fans doute je ne reverrai jamais! acceptez fans rougir cet hommage d'un étrarger; favourez-le fans fcrupule : il est pur, puisqu'il est désintéresfé. ApRès avoir un peu parcouru la ville de Greenwich, qui est asfez grande & jolie, nous allames diner a une auberge agréablement fituée au bord  350 LETTRE- XIV. bord du fleuve. Ce repas, avec Ie vin, ne nous couta pas encore quatre fhellings par tête. Nous retournames enfuite en barquette comme nous étions venus, la marée voulant bien nous reudre le fervice de nous faire remonter la Tamife. Nos rameurs me dirent qu'ordinairement elle s'élève a Londres de dix a douze pieds, & dans les marées extraordinaires quelquefois de quinze. Elle monte jusqu'a Kingston, qui, en fuivant les finuofités de la rivière, est encore k vingt miles au desfus de Londres. Quoiqu'il fit asfez froid ce jour-la, fur-tout fur 1'eau, cette pepte havigation m'amufa & m'intéresfa beaucoup. En remontant le fleuve, je m'imaginai de nouveau être en Hollande; Tillufiori est plus forte même qu'en defcendant, paree qu'on n'appercoit plus les cöteaux qu'on a derrière foi. On ne voit que vaisfeaux, que chantiers, que magafins de bois, qu'habitations de charpenfiers, qu'acTivité, que travail de tous eötés: enfin, c'est tout comme chez nous. II n'y a que les toits de petites briques rouges qui distinguent un peu quelques maifons, d'ail- leurs  D E V O N D 'R E S. f leurs baties a-peu-près comme les, notres. Le lendemain, qui füt Dhnanche, je fis une nouvelle partie k Richmond avec Mesl". de Tengn.ageU & Steengracht. Vous vous rappellevez fans doute, (ou, fi vous le ne vous rappcllez pas, vous u'avez qu'4 regarder la carte,) que ce bourg est au bord de la Tamife a neuf miles au desfus de Lündres. Comme nous y avions déja été en vo.iture, nous voulümes cette fois y aller par eau. Nous primes donc vers les huit heures du matin une petite barquette au pont de Westminster. La marée voulüt bien être d'accord avec notre plan ; vous fentez que fans elle on ne remonteroit pas fort expéditivement une rivière. II fe trouve toujours une grande quantité de barquettes en cet endroit: elles font découvertes, trés propres, fourniey de bancs garnis de couslins, & foumifes a une bonne police de même que lts voitures de place, étant numérotées fur leurs bancs, fur leurs cousfins èi jusques fur leurs rames. ïl faifoit un. tems charmant, frais & non froid; mais, comme 1e vent étoit • a  352 LETTRE XIV. k 1'Est, nous fumes désagréablement accompagnés par la vapeur de houille, qui brouilloit 1'air & falisfoit le coup-d'ceil, li frais, fi riant d'ailleurs. D'abord, nous vimes è notre droite la partie qui reste encore de 1'ancien palais de Westminster, ré. duit en cendres du tems de Henribuit. Outre le Hall ou la grande Salie oü fe tient le Hastings's-trial, il n'en fubfiste plus que deux autres Salles, oü les Pairs & les Communes s'asiémblent. En contemplant ces murs avec cette méditation un peu folemnelle qu'infpirent d'antiques monumens, dégradés fans être détruits, témoins de grands événemens, d'anciens tems & d'anciennes mceurs; en fongeant aux augustes asfemblées qui depuis fi longtems y- llatuent les loix de cet empire, je me rappellai ces beaux & fages vers de la Henriade: Aux murs Je Westminster on voit parottre enfemblt Trois pouvoirs donnés du noeud qui les rasfemble. Les Députéi du Peuple, &■ let Grands, (y le Roi, Divifés tfintérét, réunis par la Loi ; Tous trois membres facrés de ce Corps invincible, Dangertux a lui-aéme, a fes voijins terrible. Heu.  de londres. 353 Hem-eux, Itrsque h Peuple, inftruit dans fon devoir, Respelle, autant qu'il doit, Ie fouverain pouvoir l Plus beureux, lorsqu'un Roi , doux , justt (y politiqut RespeBe, autant qu'il doit, la iiberté pubiique I J'aurois peine a vous donner une idéé de notre charmante navigation. 11 n'y a peut-être point de canal au monde , dont les bords foient ausfi agréablement, ausfi gracieufement, ausfi richement, ausfi fastueufement ornés que ceux de la Tamife entre Richmond & Londres. Sans doute une Fee a foufflé desfus; rien n'a plus 1'air enchantement. Jusqu'a Kew le riyage est plat, mais ce n'est que par-ci par-la qu'on appercoit la contrée; car d'un bout a Ï'autre ce ne font que bourgs, villages, parcs, jardins, maifons de plaifance. On y admire les plus riantes campagnes du monde, déployant a 1'ceil d'admirables gazons , grouppées d'arbres intéresfans, & décorées de petits temples, d'obélisques, de kiosques, de pagodes, & de tout ce que 1'or fait inventer & exécuter aux talens & a 1'industrie. S'il pouvoit y avoir quelque rapport entre un luxe mesquin Part. II. Z ^ &  354 LETTRE XIV.' & une magnifkence rémplie de goüt, je parlerois d'une certaine resfem. blance entre la Tamife ici & le canal dt Vecht entre Amfterdam öc Utrecht. Toüs deüx offrertt une fuccesfion non interrompue de richesfes; t'ö'us deux fe parent'des dépouüles |es quatre pafcies du monde; tous deux' attesterit 1'opulence des particuliere qui ié font complüs a parer leurs bords. Mais ii ce n'étoit point ici le Vecht, & fa mignardife, & fa monotonie, & fes petits ornemens; ce n'étoit point non plus. la Meufe entre Narufti & Huv-, avec lés rochers apres & fauvages , & fes porars de vöe fu perbes., & fes fublimes horreurs: c'étok rme réunion intérdsfante de 1'ïlrt farts affeétation & dè la Nature fans rudesfe. . ' IL n'y a pas moins d'aéh-vité cans cette partie füpérieure du fleuve qu'au desföüs de Londres, quoique dans un autre genre. On y voit moms tie grands varsfeanx, mais les bateaux de töüte grosfeür n'y manquent pas. La Tamife étant navigable jusqu'a Oxford, voüs pouvez juger de la circülation continuelle entre un fi grand espace 'de pays industrièux & ferti-  »„ E LONDRES. 355 le 5 & «ne Capitale immenie qui a tant de befoins & peut tant engloutir» On dit que, feulement entre Londres & Kingston, il y a fur la rivière plus de vingt deux mille petits bateaux ou chaloupes appartenans k des particuliers. Cette. navigation animée forme une pcpinière de matelots, & peut au befoin fournir au fervice de la marine royale: car vous favez comme en tems de guerre on pr'esfe fur la Tamife.(») Z ?. Poüa Ci) QyiLOVE fage St modérée que puisfe être Vidic qu'00 s est fo'ruiée de la liberté, pout autant qu'elle est compatible avec le maintien d'une grande Société, toujours jièanmoins la Prtsfe des matelots, telle qu'elle est en ufage en Angleterre, doit parottre une criante vexation, inconcrvable au milieu d'une jiatiön conuae 1'Angloife. Une tronpe de dix matelots affides ou d'aranta»e, armes de fabres 6c de gros batons, va, lous Ia conduite d'un Officier, parcourant les rues 8c vifirant les cabarets a bière Sc autres lieux, enlcvcr fans facons tous ceux qu'elle juge propres au fervice de incr. Dans des cas exrraordinitiics même, quand il y 3 grande difette de matclors, on volt ces rciloutables cnróleurs, crolfant en chaloupe» fut la tamife j abordcr les vais. feaux marchands 6t s'y emparer i force ouvrrte de tous les hommes qui leur convir nnent. De* combats faaglans (ont Ij fuite fouvent de cei violeè-  356 LETTRE XIV. PotR vous donner flmpfement une idéé de 1'entasfement d'hommes & de maifons fur les bords de cette partie du fleuve, je vous nommerai-, a commeneer par 'Londres-, Kenfington, Chtlfea , Batterfea, Hammerfmith , Putney, Fulliam, Barrr-Elms, Morclake, Cheswiek , Brentford , Kew &, je crois,-quelques autres encore dont "j'ai oublié les noms; ctous villages-, böargs violences. Ces hommes, attachés ainfi de force a leurs occupations & quelquefois a leurs families, font entasfés dans un grand vaisfeau, conftruit en forme de prifon , qu'on appellé a ttnder, d'oii on les transportê enluite fitr les vaisfeass de guerre. Croiroit-on bien que la moitié deces intrépides maiins,'qui rendent le nom Anglois gl«rieux dans'toutes les paities du monde, lont ainfi contre leur gré contiaints a fei'vit leur patrie ? Cioiioit-on que dans un pays, pat cxcellence riputé libre, & oii en eft'et le taoindfe individu jouit de la plus bienfaifante prorection des loix & de la füretir ,perforrael!e la plus complete, le Gouvernement put jamais autofifer & ia Nation jamais endurer a'ansfi violrntes injustices ? Mais il en est des Nations Sc des GotrVernemens comme des individus: ils ne font pas toujours con. féquens a leurs principes. Sans cette inconféquence, .plus ou moins ge'nérale, Sc quelquefois penr-étre inévitable, il feroit bien difficile fóu■ vent de fe tendre raifon de ce qu'on voit journellcrpenr arriver cn grand cornrtre en petit dans le monde.  n b londres. 357 bourgs- qu petites villes, fitués le long de la Tamife dans Pespace de fix a fept miles. Ces. endroits, qui fe touchent presque, font cntremêlés de jolies maifons de plaifance, de chateaux & même de palais, appartenans a des Seigneurs, a des- particuliers riches- & a de fimples bourgeois de Londres. Enfin, pour être court, rien n'est pJus riant, plus magnifique, quelquefois- plus fingulier. que ce canal ;■ & 1'architeclure, ainfi que le jardinage, rasfemblent fur fes bords ce qu'ils ont de plus beau, de plus joli, de plus recherché & de plus bizarre. Eit pasfant/;dev.ant Chelfea, qui, vü de la rivière, a 1'apparence d'un village Hollandois, je revis avec plaifir la belle Rotonde de, Ranelagh & 1'HÓ- Ekal des Invalides,„ grand édifice de riques que-j'avois admirê préeédemment-, mais qui, après, que j'eus vu la-, veille fa fceur,. beaucoup plus richenient dotée & plus magnifiquement décorée, ne me parüt cette fois que fort peu.de chofe. 1 Hélasi admirans ou .admirés, tel est-le plus fouvent notre fort, a. nous autres foibles humairas,, par cptte malheureufe Z3 ' in-  358 LETTRE XIV. inconftance, inhérente k tous & a tout ici-bas. Enthe Kew & Brentford, qui font vis-a-vis 1'un de l'au,tre, nous pasfames desfous le nouveau pont de pierre de neuf arches, qui est. magniSque & presque achcvé. En attendam, on traverfe la rivière fur un. vilain pont de bois qui, fait un fort ehoqyant effet, mais qu'on ne détruira pas, comme vous penfez bien, ayant que l'autr,e foit en état de fervir^ Nous mimex pied a terre én cet endroit, pour aller voir les fameux; jardins de Kew; mais, malgré mille peines que nous nous donnames, a. prés avoir été renvoyés de 'maifon en, maifon c% avoir parcouru tout W bourg qui est pasfablement grand, asfez joli, & qui, comme tous les endroits nombreux des environs, fent le voifinage de Londres, nous dümes retourner ainfi que nous étions vedus, c'est-a-dire, fans avoir vu les beaux jardins, par ce qu'on ne les montre pas au public avant la St. Jean. Si nous eusfions été fages, nous aurions taché de nous procurer, par quelque connoisfance, un ticket qui  DE LONDRES. 359 qui -nous en eüt fait, ouyrir les portes: mais, par une admirable étourderie, nous partimes fans fonger a rien, comme fi nous n'eusfions qu'a nous préfenter, nous & nos figures Hollandoifes, pour être par-tput bien recus. Malheureufement,, nous éprouvames ce jour-la, a Richmond ausfi bien qu'ï Kew, qu/il n'en étoit pas. tout-a-fait ainfi. Nor,», fümes donc réduits, faute de prévoyance & de fagesfe, k cótoyer ce beau pare. du cotê-de la rivière., d'oü nous en attrapames par-ci par-la quelque èchappéè de vue, qui nous fit è-la-fois. du,.plaifir &.de la peine, vous concevez bien pourquoi. Ei;tre autres belles" chofes, on y.trouve raslemblés., dahs.un enclos. qui, n'est pas fort grand, de petites collines faéticès; des rivières, creufêes de main d'homme; une. chapelle gothique; un joli temple en rotonde , d'architetture grecque; la haute tour chinoife dont je vous ai déja--. parlé; des ruines artificielles &, trés inodernes; un grand pont, non" fur 1'eau, mais fur une prairie, apparemment pour divérfifiér ou plutot. pour bigarrer le coupd'oeU; enfin, un fond continu de % l\\ beau  36*0 LETTRE XÏV. beau gazon on de paturage, oü paitfoit du graqd & du petit bêtail: le tout, entrecoupé do plufieurs bosquets, ainfi que d'arbres & de grouppes trés variés.(') Tant de merveilles entasfées me 1'ont fait trouver trop artificiel. Je erois que Kew _est beau pour les détails & peut même fervir de modèle a cet égard; mais il me femble que l'espace y est trop petit pour qae la nature :n'y foit pas gênée & 1'enfemble jnyraifemblable. Je fuis bien hardi, je I'avoue, d'ofer prononcer ainfi fur ce je n'ai tout-au-plus qu'en. trevu; mais vous connoisfez ma loua» ble coutume de penfer tout-haut. Araès une vue ausfi incomplèïe, nous rentrames dans notre petit bateau, asfez- mal fatisfait-s & la vérité; mais cela ne dura guères.- Depuis la jusqu'a Richmond, qui n'en est qu'a une bonne demie-lieue, le pays est fi beau, que je crus être ejitouré d'enchantemens. Je fuis fa. ché de ne pouvoir vous faire part du plaifir (i) Le nombre dc diffijrentes especes de plantes, culrivéei darts ce jardin, furpasfe dc beaucoup les cinq mille, iclon lc Rtrtut Kewenfli d« W.. Aitt*.  DE L o- N D R: n si 36*1' plaifir qu'il me donna, mais de pareilles beautés ne font pas fusceptibles de defcription: je ne veux pas. même le tenter, m'estimant asfez heureux d'avoir pu fi bien les fentir. On y voit moins de maifons, qu'en deqk de Kew; mais c'est le canton le plus fertile a-la-fois & le plus flatteur aux yeux qui puisfe exister. Une riante draperie de verdure & de fleurs le pare; mille points de vue charmans, mille tableaux délicieux pour un peintre y ravisfent Fcei]; enfin y c'est un jardin continucl, le plus riche, le plus diverfifié, le plus rempli de goüt, Ie plus enchanteur, que jamais baguette de fée ou plume de romancier ait produit. Mon ami, fi un jour ou Ï'autre vous venez en ce canton, arrêtez vous a quelque distance du fuperbe pont de pierre de Richmond, regardez par desfous les arches; vous y découvrirez les plus beaux tableaux, le plus frappant fpeftacle qu'oeil humain puisfe jamais voir. Ce füt prés de ce pont, qae nous quittames & laisfames k 1'ancre notre petite voiture d'eau. Nous montames enfuite la colline & nous acheminimes tout droit vers cette même bril. Z 5 lante  3f5a- LETTRE XIV. lante auberge, oü nous fómes fi polimet reeus & fi bien traités quinze jours auparavant. Mais, ó vanité des chofes mondaines ! nous arrivions alors en voiture élégante, accompagnés de perfonnes distinguées du pays, fuivis de plufieurs domestiques; & voici cette fois que nous ne venons qu'a nous trois, k pied, fans fuite, nos redingotes fur le corps, tout esfoufiés de la rude montée, & ayant apparemment 1'air de gargons de boutique : du moins, a ce ftar and garttr , k cette grande hótellerie du beau-monde qui jouit de la plus belle vue de 1'endroit, on nous fit 1'honneur de nous traiter romme tels; l'-hóte, d'une mine dëd^igneufe & après un compliment asieziéc, nous iïgnifia qu'il n'v avoit point de place diez lui; & vöulant nous-faire fentir que nous nous trompions d'endroit, choquè peut-être de notre prétendue méprife, il nous montra du doigt un petit cabaret k quelques pas de la, óü il nous dit que nous trouverions mieux notre fait. A peine nous eütH ainfi congédiés que voila un équipage brillant qui arrivé, & mon hóte qui d'abord 5 accourt, s'empresfe a ■ la  DB LONDRES la'portière, &, humble, poli,' prodi* guant révérences cc iourires, invite avec inftance la compagnie d'entrer chez lui, 1'asfurant qu'il avoit de bonnes chambres. A cette vue, nousnous fentimes au premier moment une asfez forte velléïté a le quéreller: mais, en jettant un regard fur la belle voiture, fur les Dames ajustées qüi en fortoient, fur les laquais & chevaux qui fentoient le grand Seigneur, & dela fur nos redingotes, nos fouliers poudrrnx & notre piêtre apparence, nous nous. fentimes bientöc radoucir, graces a cette fage philofophie, qui doit toujours accompagner les piétons. Vous penfez bien pourtant que nous n'allames pas a Ia gargote oü cet impertinent dröle nous renvoya: après a-rvoir un peu ródé par le bourg, nous trouvames a-la-fin une autre- grande auberge, d'ausfi bonne apparence que' Ï'autre, mais moins en vogue & par conléquent tenue par un hóte moins infolent, oü nous fümes civilemenc recus & trés bien traités. Ce füt réellement un bonheur ; car les Dimanches ordinairement toutes les au-* berges font remplies. En attendanc le  36"4 LETTRE XIV. lè diné, nous nous promenames fur la belle terrasfe dont je vous ai parlé derniérement, parmi une foule de monde de tout rang & de tout ótat. Nous y étions environnés de femmes, qui fourmilloient dans cette brillante allée: il n'y avoit que chapeaux, ga-, zes, rubans, pompons, parure autour de nous, & toutes ces bourgeoifes endimanchées avoient 1'air grandes Dames plus que jamais. Je ne revis pas avec moins de plaifir que la première fois le magnifique payfage qui fe découvre de cet endroit. Le tems étoit clair & beau cette fois-ci, & lc printems dans toute fa fplendcur.. Richmond, oh 1'on m'a dit qu'il y a des eaux minérales, est fitué fur la bord orieutal dc la Tamife, & . la vue de la terrasfe fe porte vers 1'Ouest, fur la pointe méridionale du Middlefcx qui f>'avance en Surry. On y a en face, quoique dans le lointain, la ville & le chateau de Windfor; mais je n'en ai pu appercevoir que les hauteurs fur lesquelles il est fitué. . Nous repartïmes après diner de ce charmant endroit, trés contens de notre auberge, appellée the Castle. Nous revoguames vers Londres de la même  DE LONDRES. 365 même manière que nous en étions partis, mais plus délicieufement. Rien ne me femble plus enchanteur qu'une belle foirée fur 1'eau: il n'y manqnoit ce foir-la, pour compléter le charme, que des femmes & de la mufique. J'avots terminé cette journée en barquette; je commenc,ai la fuivante en voiture. Hier Lundi, nous allames, Mr. Steengracht, le Colonel Ma^ cleod & moi, a Woolvvich, endroit trés curieux a voir, oh 1'on conftruit des vaisléaux de guerre, & oü font de fuperbes magafins pour la marine royale. Vous favez que Portsmouth, Plymouth & Chatham font les plus confidérables ports de mer de ce royaume, & les rendez-vous ordinaifes de fes armées navales: Woolvvich est en' petit ce que ccux-la font en grand. Un voyageur tel que moi peut fuffifamment y i'atisfaire fa fuperficielle curiofité. II est fitué fur la Tamife, trois miles au desfous de Greenwich, par conféquent a neuf miles de Londres. Comme nous avions été par eau h ce dernier endroit, nous préférames cette fois de faire la route par terre. Nous nous ren-  $66 LETTRE,. XIV, rendïmes donc, chacun de fon cóté, le matin d'aslèz bonne heure a Charing-crofs, oh nous nous. placames dans une "Voiture publique a " deux chevaux, qui n'avoit que quatre places dans Yinfide. Une vieille femme ou Dame füt notre quatrième. Après avoir pasfé IVestminster-bridge, nous traverfames une grande partie de Southwark, qui s'agrandit de tous cótés & më parüt respirer une certaine fraicheur de nouvelle ville qui fait beaucoup de plaifir è voir. Jusqu'a Deptford, a quatre miles, le pays qui est gras & fertile, offre une fuccesfion continuelle de jardins. Les bords de la route font comme jon chés de maifons, qui, s'approchant de plus en plus, ne formeront bientót plus qu'une rue. Deptford qui deux jours auparavant, vu de la Tamife, me parüt vieux & laid, est en dedans une fort jolie ville, remplie de nouvelles maifons, toutes uniformément baties dans le goüt de quelques-uns des nouveaux Quartiers de Londres. L'espace entre cette ville & Greenwich, est de même parfemé d'habitations. A mefure que la navigation excite & répand ici 1'industrie, les mai- fons  DB LONDRES. 36? fons & les hommes femblent y fortir de terre, comme autrefois des guerriers armés germèrent des dents de Cadmus. Bientót Londres & Greenwich, qui font a fix miles, fe toucheront & ne feront plus qu'une ville. De Ï'autre co"té, c'est presque la même chofe jusqu'a Brentford, a une éi gale distance environ de Londres vers f'Óuest; deforté que les extravafions de cette Capitale déméfürée formeront dans peu, d'une extrémité a Ï'autre i un espace habité long au moins de feize miles. La contrée qui s'appercoit entre deux, est riche & riante: a d'roite fur-tout, la vue fe déploye fur de charmans cóteaux. Nous traverfames Greenwich, qui me parüt, cette fois encore plus que Ï'autre, un fort joli endroit, asfez grand &, comme Deptford, trés riant a la vue par les nouvelles maifons, qui s'y multiplient encore tous les jours. Tout ce canton , arrofé par le fleuve le plus commercant & le plus peuplé peutêtre de 1'univers, fleurit par les chantiers, magafins & par toutes les fabriques qui ont du rapport a la navigation & a la marine royale. Enfin, trois miles plus loin que Greenwich,  368 l e t t r je - XIV. wich, est Woolwich, oü nous arrivames vers les dix heures. La première chofe que nous apper^ümes, bien que de loin, en arrivant a Woolwich, füt le régiment d'artillerie qui y est en garnifon, faifant fes exercices dans une grande plaine prés de la ville, en préfence du Général Conway qui les infpectoit. Nous y allames tout droit & nous y fïmes préfenter a ce Général, ainfi qu'au Colonel Machead, qui commande cette Artillerie, & qui nous invita trés poliment a diner a la table de la Garnifon, oh tous les Officiers, du premier au dernier, dinent enfemble. Ce hazard des troupes qui exercoient justement ce jourla, fit un trés grand plaifir a notre compagnon, le Colonel.Macleod, & m'en auroit fait de même, fi cet exercice n'eüt pas duré fi longtems. Quoique je ne m'y connoisfe pas, j'ai pourtant envie de vous .dire que ces Troupes me parurent trés bien faire, bien s'aligner, bien marcher, manier leurs armes avec beaucoup d'adresfe, de justesfe & de vivacité, & en général manceuvrer avec une promptitude & une précifion admirables. Ce qui me fit  de londres. 36$ fit fur-tout plaifir a cet Exercice, füt de n'y pas voir donner un feul coup de baton. Ön ne les distribue pas arbitrairement ici, comme cn d'autres pays; & 1'on m'a dit a cette occafion,' qu'en Angleterre les foldats ne font jamais punis ou du moins frappés, qu'après un arrêt du Confeil de güerre. Ces foldats-ci me parürent de beaux hommes & trés bien habillés. Si je puis m'en rapporter a cc qu'on m'a dit, un Colonel d'Ihfanterie en Angleterre a vingt quatre fhellings par jour 1, (approchant les cent flöïihs par femaine,) un Lieutenant-Coionei vingt » un Major quinze, un Capitaine douze, un Lieutenant fix, un Enfeigne trois, &'; un foldat un demi ou fix pence: un foldat d'Artillerie a neuf 'pence, : T> R E f. 383 .portons Wf fers quant 6? nous,(l') dit 1c fage Montaigne: Ce n'est pas i.m cniiere. liberté, vous tournons encore la i'tu'é vers ce que nous avons laisfé: nous en crnns la fantaifie pleine. Nostre mal nous tient en 1'ame: or elle ne fe peut r.schapper d. elle-mesme: Ainfi il la put ra,,;ener & retirer en foy: C'est la vraye folitude, & qui fe peut jouir au milieu de* gilles cj? des Cours des Roys, mai' elle fe jouit plus commode-, inent d part. Or, lui plait-il d'ajouter, puisque nous entreprenons de vivre feuls, de nous pasfer de compagnie, faifons que nostre contentement depende de nous: Déprenons-noiis de toutes les liaifons qui nous attachent a autruy: Gaignons fur nous, de pouvoir d kon escient vivre feuls, &f 3» vivre d nostre aife. Stil. pon estani eschappé dc l'tmhrafement dei fa ville, oü il avoit per du femme., enfans, éf cheyance, Deme.lriu: Poliercettes, le voyant en une fi grande mine de fa patrie, le vifage nm effmyê, luy demanda s'il n'avtit pas eit du dominare; ü respondh que non, qu'il n'y' avoit Dieu niercy rien ptrd'i du fien, Certcs l'homme d'entendement na (1) Es/ais,1, Ciiap. 3*-  384 LETTRE XIV. na rien per du, s'il a fny-mesme.—***II faut avoir femme, enfans, biens, & fur tout de la fante, qui peut; mais non pas s'y attacher en maniere que nostre hem en despende. Il fe faut referver une arriere boutique, toute nostre, toute franche, en ' luquelle nous establisfions nostre vraye liberté c? principale retraicte £? folitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous d nous.mesmes, £f fi privé, que nulle accointance ou communication de chofe estrangere n'y trouve place: y discourir 6? y rire, comme fans femme, fans enfans, & fit?is biens, fans train ef fans valets: afin que quand l'oc cnfinn adviendra de leur pene, il ne nous foit pas nouveau de nous en pasfer. Voila une philofophie ïïoïque que je veux croire fort belle; mais, mala;ré tout ie respeft que j'ai pour Montaigne, elle 1 est beaucoup trop pour moi. Home fum: humani nil a me alsenum puto. Cl) C'est (') 7'JV' htmme ; il n'est aucun fentiment hu. mam que je m'esiime étranger. Moi, je fuis homme ausfi , je vis fur cette terte : I/humanirc pour moi n« peut êire étrangère ; Et fi je ris, fouvent, fouvent je dois gémir. PREMièan partie . pag. its.  de londres. 385; C'est de la que me vient tout le chagrin, mais ausfi tout le plaifir de ma vie; rils coulent de la même fource : fi j'avois le malheur de la voir tarir, bientót tout autour demoi ne me paroitroit plus qu'aride & triste. C'est dans de tels fentimens, mort cher ami, que je vous embiasfe &■ vous dis adieu. « F 1 N de la seconde partie. Part.H. Bb ADDI-  ADDITIONS ÉTRANGËRES. j'ajoute ici quelques notes , relatives a des pasfages particuliere de ce Volume. Les pourra lire qui voudra: mais, pour aller au devant de toute repugnance a cet égard, je préviens qu'elles ne contiennent rien de ma compolition. A. Page igz. „ Qui plus que moi fentoit Ie prix de cette pro. cédure par JUKés, de ce jugement des Pairs que le génie de 1'humanité avoir inventé pour préferver rinr.ocence ? X?n cnine est déroncé; la fo. ciété a befoin d'être rasfurée ou vengée : une Magistratute s'élève qui n'existoit pas hier, qui n'existera plus demain, qui ne doit durer que le tems qu'on aura befoin d'eiie pour létabiir 1'ordre. Elle n'a pas contrafté dans 1'habitude du pouvoir la dangereufe facilite d'en abufer. Elle apporte au jugement qu'elle va prononcer, cetre fraycur falutaire qu'un homme éprouve toujours la première fois qu'il décide de 1'honneur & de la vie d'un autre homme. Enfin 1'accufé choifit lui-mime fes Juges, écartc du rribunal quiconque lui esr fuspeft; ceux qui vont dispofer de fon fort, c'est lui qui leur en a donné le d:on. Voila les avantages du jugement par jUKes." MEMOIRE DE M. LE COAITE DE LALZ.ÏTQL-  ADDITIONS. 387 tollendal ou seconde lettre Z ses c0mmettans.pag.90. NB- ie nepuism'empêcher de recominander inftamment la le&ure de ce Livre a tous ceux qui fe plaifent a fuivre les circonftances aftuelles de la malheu. teufe france. B. Page 282. „ Mr. de M. m'a, reproché dans ce tems-la de dénoncer quelques conlrariétés particuliere comme d'horrible, calamités ky quelques précautions de me% fiance comme des atles de férocité. Mais je voudrois favoir fi ces dévastarions, ces incendies, ces meurtres, qui ont défolé presque tou-tes les parties du Royaume; fi, par exemple, trente-fix cbateaux dont j'avois la liste, btulés, démolis ou pillés dans une feule de ces provinces, étoient des calamités particuliere,. Et quant aux précau. tior.s de mé fiance, dans le Languedoc , M. de Barras coupé en morceaux devant fa femme qui étoit prête d'accoucher, & qui en est morte ; au Mans , M. de Montesfon fufillé aptès avoir vu égorger fon beau-père; en Normandie, ce paralytique abandonné fur un bücher, & qu'on a retiré les mains brülées; cet homme d'affaires dont on a biülé les pieds pour lui faire livrer des titres ; cet infortuné M. de Belzunce qui s'étoit fié a eux géiiéreufement, & qu'ils étoient fi impatiens d'asfasfiner qu'ils fe font entretués eux-mémes en le 2b: tltmt  3^8 A D D I T I Ó N S. mant de toutés parts; dans la Pranche-Comté, Mad de Battiily forcée, la hache fur la tOte, de donner fes titres & même fa terre; Mad. deListenay forcée au méme abandon , ayant la fourche *l col & fes deux filles évanouies 1 fes pieds; ce tespectable marquis d'Ormenan, vieillard pa. talytique, chasfé la nuit de fon chateau, poutfuivi de ville en ville, arnvant k Basle presque mourant, avec fes filles dêfespérées; ce comte de Montéfu & fa femme ayant pendant ttois heures le pistolet fur la gorge, demandant la mort comme une grace, tirés de leurs voitures pour être jettés dans un étang, lorsqu'un régiment qui pasfoit, les a fauvésj & ce baron de Montjustin, 1'un des vingt-deux gentilshommes populaires, fuspendu pendant une heure & demie dans un puirs, & entendant délibércr fi on le laisferoit tomber, ou fi on le feroit périr d'une autre mort! Et ce comte Laliemand, & la duchesfe de Tonnerre, & cc chevalier d'Ambli, arraché de fon chateau, trainé nud dans fon village, mis dans du fumier après avoir eu les fourcils tk tous les cheveux arrachés pendant qu'on danfoit autour de lui! & 1'AIface, & le Dauphiné, & Troyes, & ce qui s'étoit pasfé pres de nous! Voila une liste abrégée des précautior.s de méfiance que j'ai calomniées en les appellant des ttlesde firtcité. Et d'oii est venue cette mi fiance ? Qui 3 foulevé partout ie peuple des campagnes & des villes ? Qui a écrit a Vefoul que les Nobles de 1'Asfemblée vouloient faire fauter la falie dans un inltant ou il  ADDITIONS. il n'y auroit que les Députés des Communes? Qui a perfuadé a tous les payfans de FrancheComté que les Nobles e'toient contre le Roi ? Qui a fabiiqué ces faux ordros du Roi pour courir fus aux Noblés Sc de'rruire leurs posfesiïons? Pourquoi cette fable infernale qui a d'abord produit contre M. de Mes'may toute 1'horreur qu'elle devoir produire, a-t'élle été mife en oubli des qu'il a faütt que cette horreur fe tournat contre fes calomniateurs ? Et je me ferai livré a des épi/Ues en ne manquant pas une feule occafion de remettte ce tableau fous les yeux de 1'Asfemblée ! JEt 1'indignation que j'aurai confue de tant de forfaits Sc de leur impunité fera regardée tour-a-tour, ou comme foiblesfe de caraftère, ou comme tiédeur pour la liberté! Ah! je me fens enflammer pat les Américains d'au jourd'hui, ou par les HoIIandois d'autre fois , quand je les vois verfer des fiots de fang en combattant pour cette liberté. Mais des vols justifiés par des fophistes! mais des incendies allumés par des fausfaires ! mais des asfasfinats infpités par des rhéteurs ! quand il n'y avoit pas dc réfistance! quand les Nobles confentoient a tout, quand ils ne pouvoient s'oppofer a rien, quand une paitie d'eux r'étoit dévouée pour la caufe populaire, quand tous avoient renoncé a leurs privileges miles; il y a de quoi flétrir le cceur le plus ferme, s'il n'a pas abjuré tout fentiment de morale Sc d'humanité." Ihd. pag. 10+. B b 3  390 A D D I T I O N S. C. Page ui. „ RF.PUe'SENTANS DE LA NATION, faut-il tout vous dire ? non-feulement il n'est pas vrai que tous les érrangers vous admirent, mais il en est qui vous craignent, ou plutót, car je ne fuis pas devenu votte dêtracleur, ils craignent ceux qui vous ont égards, ceux qui, abufant de votre noble & généreux enthoufiasme, en ont voulu faire un fanatisme intolérant 8c fanguinaire. Ils craignent cette fefte d agiiateurs, plus terribles que ceux du dix-feprième fiècle, paree que ceux-ci, difent-ils, fe répandent au-dehors , & qu'il ne leur fuffit pas de troubler le pays qui les a vu naitre. Ils lui attribuent ces provocations féditieufes, ces lettres incendiaires & calomnieufes répandues dans plufieurs états de 1'Eurcpe, même dans des états ré. publicains, atfresfées les unes aux chefs des communautés, les autres aux payfans, & toutes destiBées a foulever le fujet contre le fouverain. Les Kttangers ont en horreur ces Evangélistes de discorde, cc profélytisme de rébellion, cette croifade contre la paix des peuples & contre la génération d'hommes aujourd'hui existante. Si c'est crime, difent-ils, il est trop atroce; fi c'est folie, elle est trop dangeteufe. Lorsqu'Erosrrate eut brülé le temple d'Ephèfe, il crut du moins en avoir asfez fair. 5c il ne parcourut pas le monde la rorche a la main." Ibid. pag. 175. '': D.  ADDITIONS. 391 D. Page 3*1. „ Naauw is het fchuldloos wic'it gebooten, Of 't kermen is zy.n welkoomgroet; Tot rampen wordt het opgevoed; £n de onfchuld gaat welhaast verlooren. Gy! die thans alles daarvoor waagt, Wat wacht gy voor uw" dank nadezen ? Ligt zal het eens een werktuig wezen, Dat u den dolk dooi 't harte jaagt!" „ Doch 'k wil dit yslyk denkbeeld dooven. Uw kind , dat, door uw zorg cn vlyt, Het goed bemint, het kwaad vermydt, Mooge u den besten man belocven ; Steun , fteun op uw veiwachting niet. Vaak huwt zich , ondanks al UW waaken, Een booze geesr aan zyn vermaaken, Waar gy alleen een' engel ziet." „ó Toekomst! voor ons oog verborgen, Wat vreugd, wat rampen werkt gy uit! Ik  39* M D I I I Ó N S, Ik kusch deez' dag een lieve fpruit, 'k Befchrei haat leefloos rif op morgen !— Onnoozel lam, dat, viy en bly', In klaverdreeven, fchuldloos, dartelt, De hand lekt, die u, ftreelend, martelt, Gy ftrekt my hier ten fchildery 1"— „Dan, by het klimmen van de jaaren, Ontwaakt de fluimrende eigenmin , Stott ons den itroom der driften in. En foit de ziel langs holle baaren. Beef, jonglir.g!--.- door die roorts geleid, "Wordt lagchend uw verderf gegiaavcn : Gy vind aan d'eindpaal van uw draaveH, Vettwyfeling voor zaligheid!" „ Laat elk gevoelig hart getuigen, Of niet de worm den wortel knaag', En, eer de fteel zyn bloemen draag", De plant het hoofd niet neêr mget buigen? ó  ADDITIONS, 393 6 Zwarte en naare bceldccnis! De deugd wordt door den nyd gefchonden, Èrvaarnis fpreekt uit duizend monden, Hoe 's levens heil rampzalig is." » Gy, gfysaart! die na zorg en zwoegen , Vermoeid, u tot den dood bereid, Zeg, op den und der eeuwigheid, Wat was uw Imarr, wat uw genoegen !... Genoegen was een yJcl woord , Of ligt e'en oogèhblik, — genooten , Om dieper nog den aolk te ftooten , Wiens giftig fpits de ziel doorboort." Waarom dan , d.iar dit nietig leven Den meflfch met 20 veel rampen wacht, waarom zyn fmanen niet verzacht, Of in het graf hem rust gegeeven ! Moet ik den kcik van tegenfpoed Tot in de laatste gryshcid drinken, Eer ik gelukkig neSr mag zinken , Daar, waar myn lyk de wormen voedt ?... fïKDtcjrrEN van j. H. Reïsic.  394 ADDITIONS. NB. I.r.s couleurs de ce tableau paroitront peut-être un peu trop fcmbres, raais chacun pourra le plicer dans le jour & Te regirder de 1'endioit qui Iu: fernbieront les plus coni'enables. Que celui qui a-conftamment joui d'un Soleil toujours radieux, s'en réjouisfe, mais fans oublier qu'il peut venir des jonrs de brouillard ou d'orage, ou des nuages e'pais obfcurciront peut-être un ciel li beau Sc fi longtems férein i FAUTE§  FAUTES A CORRIGER. Page 17, ligne 7, entièremeut : lifez entiérement. —— 24, 8, leurs: lifez fes. 41, ■ 18, carrefour: lifez car- refour, appel lé Charingcrofs. 78, ——* 1&2, qu'elles, lifezape ces briques. 104,—— i, pompueufe : lifez pompeufe. ——163, 29&30, amenées: lifez amenés. —— 179, 20, les Barons en ont u- ne, les Vicomtes & Comtes deux: lifez les Barons & Vicomtes en ont une, les Comtes deux. 238, 17 & 18 j rustiques: lifez agrestes. 265, 21, de foi-même : lifez d'e!le-mème. • 281, 2, penfées:, lifez têtes. 3135——25&2Ö, ames ïenfibles: lifez ames ardentes & fenfibles.   É