<1 LES LIAISONS dans le bofquet; puis je le ramene vers la maifon. II voit d'abord deux couverts mis; enluite un Ut fait. Nous pailons jufquau boudoir, qui étoit dans route fa parure. La, moitiéréflexton, moitié fenumertt.je paffaimes bras autour de lui, & me lajfla "omber a fes genoux. « O , mon arm ! lui « dis-je, pouf vouloir te menager la lur„ prifede ce moment, je me rcprochede „t'avoir afïïigépar 1'apparence de ihu« meur-, d'avoir pu un inftant voller mon l Sur Wsregards. » torts: je veux les expier aforce '«°V "Xieu* je modérai fes tranfports Sc l aimaoi Arterie vint remplacer «^«^^ „e crois pas avo.r ,amais mis iplaire, ui avoir êré,ama,s auffi conte^ de moi. Après le fouper, tour-a-tour en tt&raifonuable.follueScfenable,^-  D A N G E R E TT S E S. «piefois même. libertine , je me plaifois 4 le confidérer comme un Sultan au milieu de fon Serrail, dont j'étois tour-a-tour les Favorites dïfférentes. En effet, fes hommages réitérés, quoique toujours recus par la même femme, le furent toujours par une Maitrefie nouvelle. Enfin, au point du jour, il fallut feféparer \ 8c, quoiqu'il dit, quoiqu'il iït même pour me prouver le contraire, il en avoit autant de befoin que peu d'envie. Au moment oü nous fortimes > 8c pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux féjour, 8c la lui remettant entre les mains i « Jé ne l'ai eue que pour vous, lui dis— sj je, il eft jufte que vous en foyiezmai» tre: c'eft au Sacriflcateur a difpofer du « Temple ». C'eft par cetre adrefTe que J'ai prévenu les réflexions qu'auroit pu lui faire naitre la propriété, toujours fufpeóte» d'une petite maifon. Je "le connois affez % pour étre fure qu'il ne s'en fervira que pour moi; & fi la fantaifie me prenoit d'y aller fans lui, il me refte bïen une doublé clef. II vouloit a toute force prendre jour pour y revenir; mais je 1'aime trop encore , pour vouloir 1'ufer fi vite. II ne faut fepermettre d'èxcès qu'avec les gens qu'on  ?6 les. Liaisons veut quitter bientöt. II ne fait pas cela poJr^;pour fon bonh-^ Je m'appercois qu'il eft trois heures du matm, Scque j'ai écrit un volume, ayanr ie projet de n'écrire qu'un mot. Tel eft le charme de Ia confiante amitié : c'eft elle qui fait que vous ètes toujours ce que j'aime le mieux ; mais, en vérité, le ChevaHer elt ce qui me plait davantage. De . ... ce tz Aout '3 ■;',<====&^^^*^^ L E T T R E XI. la Préfidente de Tourvel a Madame DE VOLANGES. V oTRE Lettrefévere m'auroit effrayée, Madame, fi, par bonheur, je n'avois trouve ici plus de motifs de fécurité que vous «e mendonnez decrainte. Ce redoutable M. de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paroit avoir dépofé les armes meurmeres, avant d'entrer dans ce Chateau. Loin d'y former des projets; aPas mêrae Porté de prétention: <« la quahte d'homme aimable que fes «memi» raêrnes lui aceordent, difparoit Pieique ici, pourae lui.Jaïflfcr que ceïle  D A N G E R EUSES. de bon-enfant. C'eft apparemment 1'air de ja campagne qui a produit ce miracle. Ce que je puis vous aflurer, c'eft qu'étant fans celfe avec moi, paroiffant même s'y plaire , ii ne lui eft pas échappé un mot qui reffemble.a l'amour, pas une de ces phrafes que tous les hommes fe permettent, fans avoir, comme lui, ce qu'il faut pour les juftifier. Jamais il n'oblige a cette réferve , dans laquelle toute femme qui fe refpeófe eft forcée de fe tenir aujourd'hui, pour contenir les hommes qui 1'entourent. II fait ne point abufer de la gaité qu'il infpi e II eft peut-être un peu louangeur \ mais" c'eft avec tant de délicateflè, qu'il accoutumeroit la modeftie même a 1'éloge. Enfin , fi j'avois un frere , je defirerois qu'il fik tel que M. de Valmont fe montre ici. Peut-être beaucoup de femmes lui defirexoient une galanterie plus marquée; <5c j'avoue que je lui fais un gré infini d'avoir fu me juger affez bien pour ne pas me eonfondre avec elles. Ce portrait differe beaucoup fans doute que lui-même a pris fouvent le foin de la juftifier. J'avoue que je ne regardois que comme flneffe, ce qui étoit de fa part une honnête fincérité. Je ne fais; mais il me femble que celui qui eft capable d'une amitié auffi fuivie pour une femme auffi eftimable , n'eft pas un libertin fans retour. J'ignore au refte fi nous devons la conduite fage qu'il tient ici , a quelques projets dans les environs, comme vous le üippofez. Il y a bien quelques femmes aimables a la ronde; mais il fort peu, excepté le matin , Sc alors il dit qu'il va a la chaffe, II eft yrai qu'il rapporte rarement du gi-  DANCFB.'EUSFS. f$ bier; mais il allure qu'il eft mal-adrpit a cet exercice. D'ailleurs , ce qu'il peut faire au-dehors rn'inquiete peu; & fi je defirois le favoi-, ce ne feroit que pour avoir une raifon de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien. Sur ce que vous me propofez de travailler a abréger le iejour que M. de Valmont compte faire ici, il me paroit bien difficile d'ofer demander a fa tante de ne pas avoir Ion neveu chez elle > d'autant qu'elle 1'aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais feulement par déférence & non par befoin, de faifir 1'occafion de faire cette demande, foit a elle, foit a lui-même. Quant a moi, M. de Tourvel eft inftruit de mon projet derefter ici jufqu'a fon retour, Sc il s'étonneroit, evec raifon , de la légéretc qui m'en feroit changer. Voila, Madame, de bien longs éclair^ ciffemens: mais j'ai cru devoir, a la vérité , un témoignage avantageux a M. de Valmont, 8c dont il me paroit avoir 'grand befoin auprés de vous. Je n'en fuis pas moins fenuble a 1'amitié qui a diclé vos confeils. C'eft a elle que je dois auffi ce que vous me dites d'obligeant a 1'occafion du retard du manage de Mlle. votre fiUe. Je  6*o Les Liaisons vous en remercie bien fincérement: mais, quelque plaifir que je me promette a paffer ces momens avec vous, je les facrifierois de bien bon cceur au defir defavoit Mile. de Volanges plutöt heureufe , fi pourtant elle peut jamais 1'étre plus qu'auprès d'une mere auiiï digne de toute fa tendreffe Sc de fon refpect Je partage avec elle deux fentimens qui m'attachent a vous, Sc je vous prie d'en recevoir l'aflurance avec bonté. J'ai 1'honneur d'être, Sec. De ... ce 13 Aov.t tj,, , L E T T R E XII. Cécile Volanges a la Marquife de Merteuil. IVlA man eft incommodée , Madame; elle ne fortira point, Sc il faut que je lui tienne compagnie: ainfi je n'aurai pas 1'honneur de vous accompagner a 1'Opéra.. Je vous affure que je regrette bien plus de ne pas être avec vous que le Speólacle. Je vous prie d'en être perfuadée. Je vous aime tant! Voudriez-vous bien dire a M. le Chevalier Danceny que je n'ai point le Recueil doés  DANGSH EÜSES. 6l dont il rii'a parlé, 8c que s'ilpeut me Tapporter demain; il me fera grand plaifirS'il vient aujourd'hui, on lui dira que nous n'y fommes pasj mais c'eft que Maman ne veut recevoir perfonne. J'efperc qu'elle fe portera mieux demain. J'ai 1'honneur d'être, 8cc De.... ce 13 Aoüt 77... LETTRE XIII. ï-a Marquife be MerteuïL & Cécile Volanges. Je fuis très-fachée, ma belle, & d'être privée du plaifir de vous voir, 8c de la caulé de cette privation. J'efpere que cette occafion fe retrouvera. Je m'acquitterai de votre commiffion auprès du Chevaiier Danceny, qui fera fürement très-faché de favoir votre Maman malade. Si elle veut me recevoir demain, j'irai lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle 8c moi> le Chevaiier de Belleroche ( 1) au piquet; êc, en lui gagnant fon argent, nous aurons, pour furcroit de plaifir, celui de (1) C'eft le ruème dout il eft queiüon dans les Lettres de Mde, de Merteuil. I, Partie. D  68 Les Liaisons pour fes plaifixs, Que feroit de plus fdt» eiclave ? Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plufieurs, je n'ai pas la moindre jaloufie : je ne vois alors dans vos amans que les fuccefièurs d'Alexandre, incapable de conferver entr'eux tous, cet -empire oü je régnois feul. Mais que vous vous donniez entiérement a un d'eux ! qu'il exifte un autre homme auilï beureux que moi! je ne le fouffrirai pas; n'efpérez pas que je le fouffre- Ou reprenez-moi , cu au moins prenez-en un autre \ 8c ne trahiffez pas > par un caprice exclufif, 1'amitié inviolabie que nous nous fommes jurée. C'eft bien affez, fans doute, que j'aie a me plaindre de l'amour. Vous voyeg que je me prite a vos idees, 8c que j'avoue mes torts. En effet, fi c'eft être amoureux que de ne pouvoir vivre fans pofféder ce qu'on defire, d'y facrifier fon temps, fes plaifirs, fa vie, je fuis bien réellement amoureux. Je n'en fuis guere plus avancé, Je n'aurois même rien du tout a vous apprendre a ce fujet, fans un événement qui me donne beaucoup a ré$échir, 8c dont je ne fais encore fi je dois craïndre ou eipérer.  DANGEREUSES 6j Vous connoiffez mon Chaifeur, tréfor d'intrigue 8c vrai valer de Comédie : vous jugez bien que lés inftruóïions portoienr d'être amoureux de la Femme-de-chambre, 8c d'enivrer les gens. Le coquin eft plus heureux que moi : il ^ déja réuffi. \\ vient de découvrir que Mde. de Tourvel a chargé un de fes gens de prendre des informations fur ma conduite, 8c même de me fuivre dans mes conrfes du matin, autant qu'il le pourroit, fans être apper- 1 cu. Que prétend cette femme ? Ainfi donc la plus modefte de toutes, ofe encore rifquer des chofes qua peine nous oferions nous permettre ! Je jure bien.... Mais, avant de fonger a me venger de cette rufe féminine, occupons-nous des moyens de la tourner a notre avantage. Jufqu'ici ces courfes qu'on fufpecfe n'avoient aucun objet \ il faut leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, 8c je vous quitte pour y réfléchjr. Adieu ma belle amie. Toujours du Chuteau de.,, ce i$ Aout lj,v  é8 Lis Liaisons LETTRE XVI. Cicil e Volanges ^Sophie C ar k ay, a ■Tah ! ma Sophie, voici bien des nouvelles ! je ne devrois peut-être pas te les dire : mais il faut bien que j'en parle a quelqu'un; c'eft plus fort que moi. Ce Chevaiier Danceny Je luis dans un trouble que je ne peux pas écrire : je ne fais par ou commencer. Depuis que je r'avois raconté la jolie foirée (i)-que j'avois pafTée chez Maman avec lui 8c Mde. de Merteuil, je ne t'en parlois plus : c'eft que je ne voulois plus en parler a perfonne; mais j'y penfois pourtant toujours. Depuis il étoit devenu trifte, mais fi trifte, fitrifte, que ca me faifoit de la peine, 8c quand je lui demandois pourquoi; il me difoit que non; mais je voyois bien (i) La Lettre ou il eft parlé de cette foiré* ne s'eft pas retrouvée. Ilya lieu de croire que c'eft celle propofée dans le billet de Mde. de Merteuil, & dont il eft auffi queftion dans la précédinte Letire venirs de Voyage. Paris, Poulet, Malassiset i De Broise, 1859, 1 vol. in-12, br. n. c. l » K2.' Gha pel le et Bachaumont.  LES LIAISONS DANGERE USES O u LETTRES Recueillies dans une Sociéte , & publiées pour l'inJiruBion de. quelques au tres, ParIC de L. .. J'ai vu les mceurs de mon temps, 8c j'al publié ces Lettres. J. J. ROUSSEAU, Pref. de la Nouv. Héloïfe PREMIÈRE PARTJE. M. DCC. LXXXIL A AMSTERDAM; Et fc trouve a Pa ris, Chez D u r a n d , Neveu, Libraire, a la Sagefie, rue Galande.   AVER TÏSSEMENT DE L'ÉDITEUR, v s croyons devoir prtvenir le Public que, malgré le titre de eet Ou* vrage & ce quen dit le Rédaêeur dans fa Préface , nous ne garantifjons pas Vhautehticité de ce Recueil, & que nous av.ons menie de forte n raifons de penfer que ce rteft \ t'un Roman. II nous femble de plus , que VAu« teur ^ qui paroit pourtant tmpir chercké la vraifemblance , Va détruite. lui* mime & bien mal - adroitement > pdr Vépoque oh il a placé les évênemens qu'il public. En ejfeti plufieurs des perjonnages qu'il met en fcene ont de fi mauvaifes maeurs , qu'il efl impof* Jible de fuppofer qu'ils aientvécu dans notre fiecle ; dans ce fiecle de philo~ fophie , oh Us lumieres, répdndjies de toutes parts , ont rendu , comme chacun faits taus les hommes fi honnttes & toutes les fa mme$ ji ttiodefiès & fi r nous appuyerons notre opinion d'urt raifonnement que nous lui propofons avec confiance f paree qu'il nous pafoit viciorieux & fans replique ; c'eji que fans doute les mêmes caufes ne manqueroient pas de produire les mêmes effets , & que cependant nous ne voyons point au/ourd'hui de pemoifelle , avec foixante mille livres de rente >fe faire Religieufe , ni de Préfidentt ^jeune & jolie., mourirde chagrin.  PRÉ FA CE DU RÉDACTEUR. £] E T Ouvrage , ou plutöt ce Recueil, que le Public trouvera peutêtre encore trop volumineux , ne contient pourtant que le plus petit nombre des Lettres qui compofoient la totalité de la correfpondance donr. il eft extrait. Chargé de la mettre en ordre par les perfonnes a qui eile étoit parvenue , & que je favois dans l'intention de les publier, je n'ai demandé , pour prix de mes foins , que Ia permuTion d'élaguer tout ce qui me paroitroit inutile; & j'ai taché de ne conferver en effet que les Lettres qui m'ont paru néceffaires , foit a 1'intelligcnce des événernens, foit au dé* A %  4 V R É F A e E veloppement des caracreres. Si Ton. ajoute a ce léger travail , celui de replacer par ordre les Lettres que j'ai taillé fubfifter , ordre pour Iequel j'ai même prefque toujours fuivi celui des dates , & enfin quelques notes courtes & rares > & qui , pour la plupart , n'ont d'autre objet que d'indiquer la fource de quelques citations,ou de motiver quelques-uns des retranchemens que je me fuis permis , on faura toute la part que j'ai eue a eet Ouvrage. Ma miffion ne s'étendoit pas plus lom (ï). J'avois propofé des changemers plus confidérables , & prefque tons relatifs a la pureté de dichon ou de (r) Je dois prévenir auflTi que j'ai fupprimé ou changé tous les noras des ptr~ fonnes dont il etfc quellion dans ces Lettres ö & que lï daas le nombre de ceux que je leur ai fubrHtués* il s'en trouvoit qui appartinilent a quelqu'un , ce feroit feulement une erreur de ma part , &c dom ü n,e faudroit tirer aueune coflféquence.  du Rédacteur, y ttyle y contre laquelte on trouvera, beaucüup de fautes. J'aurois défiré aufti étre autorifé a couper quelques Lettres rrop longues , & dont plufieurs traitent féparément, & prefque fans tranfition , d'objets tout-afait étrangers l'ün a 1'autre. Ce travail, qui n'a pas été accepté, n'auroit pas fuffi , fans doute, pour donner du mérite a 1'Ouvrage , mais en auroit au moins öté une partie des défauts. On m'a objeclé que c'écoient les Lettres mémes qu'on vouloit faire connoirre , & pas feulement un Ouvrage fait «Paprès ces Lettres; qu'il fcroit autant contre la vraifemblance que contre la vérité, que de huit a dix perfonnes qui ont concouru a eette correfpondance , toutes euffent écrit avec une égale pureté. Et fur ce que j'ai repréfenté que loin de-la il n'y en avoit, au contraire, aucune cjui n'eüt fait des fautes graves , & A i  6 P R É F A C V qu'on ne manqueroit pas de crittquer; on m'a répondu que tont Lecteur raifonnable s'attendroit fürement a trcuver des fautes dans un Recueil de Lettres de quelques Particuliers , puifque dans tous ceux publiés jufqu'ici de dirférens Auteurs eftimés , & mé me de quelques Académiciens, on n'en trouvoit aucun totalement a 1'abri de ce reproche. Ces raifons ne m'ont pas perïuadé , & je les ai trouvées, comme je les trouve encore, plus faciles a donner qua recevoir; mais je n'étcis pas le maitre , & je me fuis foumis. Seulement je me fuis réfervé de protefter contre , & de déclarer que ce n'étoit pas raon avis ; ce que je fais en ce moment. Ouandau mérite que eet Ouvrage peut avoir , peut-ëtre ne m'appartient-il pas de m'en expliquer, mon opinion ne devant ni ne pouvant influer fur celle de perfonne. Cependant ceux qui, avant de commencer  2> v Rédacteur- J une leclure, font bien aifés de favoir a-peu-près fur quoi compter; ceuxla , dis-je, peuvent continuer : les autres feront mieux de pafier tout de fuite a 1'Ouvrage méme ; ils en favent aflez. Ce que je puis dire d'abord, c'èfl que fi mon avis a été, comme j'en conviens, de faire paroltre ces Lettres ,je fuis pourtant bien loin d'en efpérer le fuccès : & qu'on ne prenne pas cette fincérité de ma part pour la modeftie jouée d'un Auteur; car je déclare , avec la même franchife , que ü ce Recueii ne m'avoit pas paru digne u Rédacteur. 9 lui-méme, & qui fauve au moins fennui de l'uniformité*. Plufieurs perfonnes, pourront compter encore, pour quelque chofe , un alfez grand nombre d'obfervations , ou nouvelles , ou peu connues , & qui fe trouvent éparfes dans ces Lettres. C'eft aufli la , je crois , tout ce qu'on y peut efpérer d'agrémens, en les jugeant même avec la plus grande fa. veur. L'utilité de 1'Ouvrage , qui peutêtre fera encore plus conteiïée , me parolt pourtant plus facile a établir. II me femble au moins que c'eftrendre un fervice aux mceurs, que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaifes pour corrompre ceux qui en ont de bonnes j & je crois que ces Lettres pourront concourir eföcacement a ce but. On y trouvera aulfi lapreuve &l'exemple de deux. vérités importantes qu'on pourroit croire méconnues, en voyant A S  IO P R E F A C E. combien peu elles font pratiquées : 1'une , que route femme qui confent a recevoir dans fa fociété un homme fans moeurs , finit par en devenir la victime; 1'autre , que toute mere eft au moins imprudente , qui foufrre qu'un autre qu'elle ait Ia confiance de fa fille. Les jeunes gens de Pun & de Pautre fexe , pourroient encore y apprendre que l'amuié que les perfonnes de mauvaifes moeurs paroiffent leur accorder fi facilement, n'eft jamais qu'un piege dangereux , & aufit fatal a leur bonheur qu'a leur vertu. Cependant 1'abus , toujours fi prés du bien, me paroit ici trop a craindre; &, loin de confeiller cette lecture a la jeuneife , il me paroit très-important d'éloigner d'elle toutes celles de ce genre. L'époque oü celle-ci peut celfer d'être dangereufe & devenir utile, me paroit avoir été trèsbien faifie pour fon fexe , par une bonne mere qui non-feulement a de  DU RÉDACTEUR. II 1'efprit , maïs qui a du bon efprir. » Je croirois, me difoit-elle , après avoir lu Ie manufcrit de cette Correfpondance , » rendre un vrai fer> vice a ma fille , en lui donnant ce 9> Livre le jour de fon mariage ». Si toutes les meres de familie en penfent ainfi , je me félickerai éternel* lement de 1'avoir publié. Mais, en partant encore de cette fuppofition favorable, il me femble toujours que ce Recueil doit plaire a peu de monde. Les hommes & les femmes dépravés auront intérét a décrier un ouvrage qui peut leur nuire J & comme il ne manque pas d'adreffe , peut-être auront-ils celle de mettre dans leur parti les Rigoriftes, allarmés par le tableau des mauvaifes mceurs qu'on n'a pas craint de préfenter. Les prétendus efprits forts ne s'incérelferont point a une femme dévote. que par cela même ils regarderons A 6  %% P R Ê r A C V comme une femmelette , tandis que les dévots fe facheront de voir fuccomber la vertu, & fe plaindront que la Religion fe montre avec trop peu de pudïance, D'un autre cöté , les perfonnes d'un goüt délicat feront dégoütées par le Ityle trop firaple & trop fautif de plufieurs de ces Lettres, tandis que le comraun des Lecleurs , féduit par 1'idée que tout ce qui eft imprimé eft le fruit d'un travail, croira voir dans quelques autres la maniere peinée d'un Auteur qui fe montre derrière je perfönnage qu'il fait parler. Enfin , on dira peut-être aflez généralement, que chaque chofe ne vaut qu'a fa place ; & que fi d'ordinaire le flyle trop chatté des Auteurs óte en eftet de la grace aux Lettres de fociété , les négligences de celles-* ci deviennent de véiïtables fautes , & les rendent infupportables f quahd en lm ÜYfS a 1'impreföoiu  DU RÉDACTEUR. I3 J'avoue avec fincérité que tous ces reproches peuvent étre fondés : je crois auflï qu'il me feroit poffible d'y répondre , & méme fans excéder la longueur d'une Préface. Mais on doit fentir que, pour qu'il fut nécelfaire de répondre a tout , il faudroit que 1'Ouvrage ne put répondre a rien; & que fi j'enavois jugé ainfi , j'aurois fupprimé a-la-fois la Préface &: le Livre,   LES LIAISONS D ANGEREUSES. L E T T R E I. CÉCILE Vo LAN GES a SOPHIE CARNAY , aux Urfulines de.., Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole , & que les bonnets & les pompons ne prennent pas tout mon temps; il m'en rertera tonjours pour toi. J'ai pourtant vu plus de parures dans cette feule journée, que dans les quatre ans que nous avons paffes enfemble \ & je crois que la fuperbe Tanville (i) aura plus de chagrin a ma première vifite, oü je compte bien $a demander, quelle n'a cru nous en faire r 1 - . . 1111 . a -a» (i) Penfionnaiïe du même Couveut  i6 Les Liaisons toutes les fois qu'elle eft venue nous voir m fiocchi. Maman m'a confukée fur tout; elle me traite beaucoup moins en penfionnaire que par le palfé. J'ai une Femmede-chambre k moi; j'ai une chambre & un cabinet dont je difpofe ; & je t'écris a un fecretaire très-joli, dont on m'a remis la clef, & oü je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m'a dit que je Ia verrois tous les jours a fon lever ; qu'il fuffifoit que je fufle co'éffée pour dinet , paree que nous ferions toujours feules > & qu'alors elle me diroit chaque jour Fheure oü je devrois 1'aller joindre 1'après-midi. Le refte du temps eft a ma difpofition ; & j'ai ma harpe > mon deffin, & des livres comme au Couvent, fi ce n'eft que la Mere Perpérue n'eft pas la pour me gronder, & qu'il ne tiendroit qu'a moi d'ètre toujours a rien faire : mais comme je n ai pas ma Sophie pour caufcr & pour rire, j'aime au* tant m'occuper. Il n'eft pas encore c'mq heures; je ne dois aller retrouver Maman qua fept: yoila bien du temps, fi j'avois quelque chole a te dire ! Mais on ne m'a encore parlé de rien; 8c fans les apprêts que je vois faire, 6c ia quamité d'Ouvrieres qui vien-  DANGEREUSES. IJ nent toutes pour moi, je croirois qu'on ne fonge pas a me marier, & que c'eft un radotage de plus de la bonne Joféphine (1). Cependant, Maman m'a dit fi fouvent qu'une Demoifelle devoit refter au Couvent jufqu'a ce qu'elle fe marik., que puifqu'elle m'en fait fortir, il faut bien que Joféphine ait raifon. II vient d'arrêter un carrofe a la porte, & Maman me fait dire de paifer chez elle tour de fuite. Si c'étoit le Monfieur ? Je ne fuis pas habillée, la main me tremble & le cocur me bat. J'ai demandé a la Femme-de-chambre fi elle favoit qui étoit chez ma mere : " Vraiment m'a-t elle dit, c'eft » M. C*** «. Et elle rioit. Oh ! je crois que c'eft lui. Je reviendrai sürement te raconter ce qui fe fera pafle. Voila toujours fon nom. II ne faut pas fe faire attendrc* Adieu, jufqu'a un petit moment. Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile ! Oh ! j'ai été hien honteufe ! Mais tu aurois été attrappée comme moi. En entrant chez Maman, j'ai vu un Monfieur en noir, debout auprès d'elle. Je l'ai falué du mieux que j'ai pu, & fuis reftóe fan? (i) Tourriere du Couvent.  18 Les Liaisons pouvoir bouger de ma place. Tu juges com* bien je 1'examinois ! » Madame, a-t-il dit n a ma mere, eh me faluant, voila une >> charmante Demoifelle , & je fens mieux » que jamais le prix de vos bontés ». A ce propos fi pofitif, il m'a pris un tremblement, tel que je ne pouvois me foutenir; j'ai trouvé un fauteuil, & je m'y fuis afïïfe, bien rouge & bien déconcertée. J'y étois a peine, que voila eet homme a mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête; j'étois, comme a dit Maman, route effarouchée. Je me fuis levée en jettant un cri percant;... tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman eft partie d'un éclat de rire, en me difant : « Eh bien ! n qu'avez- vous i Afleyez-vous , & donnez n votre pied a Monfieur n. En efFet, ma chere amie, Ie Monfieur étoit un Cordonnier. Je ne peux te rendre combien fai été honteufe : par bonheur il n'y avoit que Maman. Jecriois que quand je ferai mariée! je ne me fervirai plus de ce Cordonnier-la, Conviens que nous voila bien favantes , Adieu. II eft prés de fix heures, & maFemme-de-chambre dit qu'il faut que jem'habille. Adieu ma chere Sophie; je t'aime comme fi j'étois encore au Couvent.  DANGEREUSES. IQ. P. S. Je nc fais par qui envoyer ma Lettrc : ainfi j'attendrai qne Joféphine vienne. Paris, ct 3 d'Aeüt ij... •c = L E T T R E II. Zfl Marquife. DE MERTEUIL t2« Fzcomte DE VALMoNT, fla Chdteau de.., R Ivevemez, mon cher Vicomte, revenez: que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tanre dont tous les biens vous font fubftitués ? Partez fur-le-champ ; j'ai befoin de vous. II m'efr. venu une excellente idee, & je veux bien vous en confier 1'exécution. Ce peu de mots devroit fuffire; &, trop honoré de mon choix, vous devriez venir, avec emprefiement, prendre mes ordres a genoux : mais vous abufez de mes bontés, même depuis que vous n'en ufez plus % 8c dans l'alternative d'une haine éternelle oud'une excefïïveindulgence, votre bonheur veut que ma bonté l'emporte. Je veux donc bien vous inftruire de mes projets : mais jurez-moi qu'en fidele Chevalier, vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayiez mis celle-cs  so Les Liaisons fi fin. Elle eft digne d'un Hérss:vous (cr~ virez 1'amour & la vengeance; ce fera enfin une rouerie (i) de plus a mettre dans vos Mémoires : oui, dans vos Mémoires, car je veux qu'ils foient imprimés uu jour, & je me charge de les écrire. Mais laiffons cela, &c revenons a ce qui m'occupe. Mde. de Volanges marie fa rille : c'eft encore un fecret; mais elle m'en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait ehoifi pour gendre? le Comte de Gercourt. Qui m'auroit dit que je deviendrois la coufine de Gercourt? J'en fuis dans une fureür... Eh bien ! vous ne devinez pas encore? oh, fefpnt lourd ! Lui avez-vous donc pardonné l'aventure de l'Intendante ? Et moi,' n'ai-je pas encore plus kme plaindre de lui, monftre que vous étes (2) ? Mais je m'ap- (0 Ces mots roué & rouerie, dont heureufenient la boune compagnie commence a fe défaire , étoicnt fort en nfage a Tépoque oi} ces Lettres ont étéécrites. (2) Pour entendre ce paffage , il faut favoir qutf }e Comte de Gercourt avoit quitté la Marquifc de Merteuil pour rintendante de ... , qui lui avoit facriSé le Vicomte de Valmont^& que c'eft alors que la Marquifc & le Vicomte s'atta(ïher#nt Pun a 1'autrc. Comme ecu* aveimsre eft  DANGEREUSES. II paife, ik: 1'efpoir de me venger raflerene mon ame. Vous avez été ennuyé cent fois, ainfi que moi, de rimportance que met Gercourt a Ia femme qu'il aura, 8c de la fotte préfomption qu'il lui fait croire qu'il évitera le fort inévitable. Vous connoiflezfes ridicules préventions pour les éducations cloïtrées, & fon préjugé , plus ridicule encore , en faveur de la retenue des blonde*. En efret, je gagerois que, malgré les foixantes mille livres de rente de la petite Volarges, il n'auroit jamais fattcemaria* ge , fi elle eüt été brune, ou fi elle n'eüt pas été au Couvent. Prouvons-lui donc ^u'Ü n'eft qu'un fot : il le fera fans doute un jour-, ce n'eft pas-la ce qui m'embarrafle : mais le plaifant feroit qu'il débutat pat-la. Comme nous nous amuferions le lendemain en 1'entendant fe vanter ! car il fe vantera ; & puis, fi une fois vous formez cette petite fille , il y aura bien da malheur, fi le Gercourt ne devient pas comme un autre, la fable de Paris. Au refte, 1'héroïne de ce nouveau Ro- ibrtantérieureauxévénèmensdont il eft qneftïoti «lans ces Lettres, on a cru devoir en fupprïmei toute la correrpundar.ee,  aa Les Liaisons man mérite tous vos foins ; elle eft vratment jolie; cela n'a que quinze ans, c'eft le bouton de rofe; gauche a la vérité > comme on ne reftpointj&nullement maniéree : mais, vous autres hommes, vous? ne craignez pas cela; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup cn vérité : ajoutez-y que je vous la recommande; vous n'avez plus qua me remercier Sc m'obéir. Vous recevrez cette Lettre demain matin. J'exige que demain, a fept heures dia (oir, vous foyiez chez moi. Je ne recevrai perfonne qu'a huit, pas même le rcgnant Chevaiier, il n'a pas affez de tere pour une auili grande affaire. Vous voyez que l'amour ne m'aveugle pas. A huit heures, je vous rendrai vorre liberté; &vous reviendrez a dix fouper avec le bel objet, car la mere & la fille fouperont chez moi. Adku, il eft midi paffe : bientöt je ne ra'occuperai plus de vous. Paris, 4 Aoüt ij^f,  dangereuses. 23 LEÏTRE III. Cecile Volanges a Sophie C a r n a y. Je ne fais encore rien, ma bonne amie, Maman avoit hier beaucoup de monde a fouper. Malgré 1'intérêt que j'avois a exammer, les hommes fur-tout, je me fuis fort ennuyée. Hommes & femmes, toutle monde m'a beaucoup regardée, & puis on fe parloit a 1'oreilie; & je voyois bien qu'on parloit de moi: cela me faifoit rougir; je ne pouvois m'en empêcher. Je 1'aurois bien voulu, car j'ai remarqué, que quand on regardoit les autres femmes, elles ne rougiffoient pas; ou bien c'eft le rouge qu'elles mettent, qui empêche de voir celui que 1'embarras leur caufe; car il doic 'être bien difficüe de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixemenr. Ce qui m'inquiétoit le plus, étoit de ne pas favoir ce qu'on penfoit fur mon compteJe crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie : mais j'ai entendu , bien diftinótement, celui de gauche& ü faut que cela foit bien vrai, car- la  24 Les Liaisons femme qui le difoit eft parente 5c amie de ma mere; elle paroit mtme avoir pristoüt de fuite de 1'amitié pour moi. C'eft la feule perfonne qui m'ait un peu parlé dans la foirée. Nous fouperons demain chez elle. J'ai encore entendu, après fouper, un homme que je fuis füre qui parloit de moi, 8c qui difoit a un autre : ^ Il faut killer « mürir cela; nous verrons eet hiver C'eft peut-être celui-la qui doit m'époufer; mais alors ce ne feroit donc que dans quatre mois! Je voudrois bien favoir ce qui en eft. Voila Joféphine , 8c elle me dit qu'elle eft preffée. Je veux pourtant te raconter encore une de mes gauchcries. Oh! je crois que cette Dame a raifon ! Après le fouper, on s'eft misajouer. Je me fuis placé auprès de Maman; je ne fais pas comment cela s'eft fait , mais je me fuis endormie prefque tout de fuite. un grand éclat de rire m'a réveillée. Je ne fais fi 1'on rioit de moi, mais je le crois. Maman m'a permis de me retirer, 8c elle m'a fait grand plaifir. Figure-toi qu'il étoit onze heures paflees. Adieu , ma chere Sophie; aime toujours bien ta Cécile. Je t'aflure que le monde  ÖASGEREUSES. 2? monde n'eft pas aufïi amufant que nous 1'imaginons. Paris, ce 4 Aoüt ij... >- — » LETTRE IV. Le Vicomte de valmont a la Mar- quife de Merteuil, a Paris. V V os ordres font charmans; votre facon de les donner eft plus aimablé encore; vous feriez chérir le defpotifme. Ce n'eft pas la première fois , comme vous favez, que je regrette de ne plus être votre efclave; 8c tout monjlrc que vous dites que je fuis,'je ne me rappelle jamais fans plaifir le temps ou vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je defire de les mériter de nouveau, 8c de finir par donner, avec vous, un exemple de conftance au monde» Mais de plus grands intéréts nous appeilent. conquérir eft notre deftin, il faut le fuivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore, car foit dit fans vous facher, ma très-belle Marquife , vous me fuivez au moins d'un pas égal; & depris que, nous féparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacuti I. Partït j>  i6 Les Liaisons, de no:re cóté , il me femble que dans cette mifTion d'amour, vous avez fait plus de profélites que moi. Je connois votre zele> votre ardente ferveur; Scfice Dieu-la nous jugeoit fur nos ceuvres, vous feriez unjour la Patronne de quelque grande ville , tandis que votre ami feroit, au plus, un Saint de village. Ce langage vous étonne, n'eft-il pas vrai? Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle pas d'autre : Sc c'eft pour m'y perfeclionner, que je me vois forcé de vous défobéir. Ne vous fachez pas, 8c écoutez-moi. Dé' pofitaire de tous les fecrets de mon cceur, je vais vous confier le plus grand projet que j'aie jamais formé. Que me propofez-vöus ? de féduire une jeune fillequi n'a rien vu , ne connoït rien ; qui, pour aind dire, me feroit livrée fans dcfenfe; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, 8c que la curiofité menera peut-être plus vke que 1'amour. Vingt autres peuvent y réuflir comme moi. II n'en eft pas ainfi. de 1'entreprife qui m'occupe; fon fuccès m'allure autant de gloire que de plaifir. L'Amour qui prépare ma couronne, héfite lui-mêmc entre le royrthe 8c le laurier, ou plutót il les réunira pour honorer mon triomphe.'  DANGEREUSES. IJ Vous même, ma belle amie, vous ferez faifie d'un faint refpect, Sc vous direz, avec enthoufiafme : « Voila 1'homme fe«i 35 Ion mon cceur ». Vous connoiflez la préfidente Tourvel, fa dévotion , fon amour conjugal, fes principes aufi.eres: voila ce que j'attaque ; voila 1'ennemi digne de moi; voila le but oü je prétends atteindre; Et Jï de l'obtenir je n'einporte le prix , J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris. On peut citer de mauvais vers , quand ils font d'un grand Poëte ( i ). Vous faurez donc que le Préfident eft en Bourgogne, a la fuite d'un grand proces (j'efpere lui en faire perdre un plus important ). Soninconiblable moitié doitpaffer ici tout Ie temps de eet afflgeant veuvage. Une Mcfle chaque jour, quelques vifites aux pauvres du canton , des prieres du matin Sc du foir, des promenades folitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante , Sc quelquefois un trifte wisk, devoient être fes feules diftraétions. Je lui en prépare de plus erncaces. Mon bon Ange m'a conduit ici, pour fon bonheur Sc pour (i) La "Fontaine. B %  28 Les Liaisons le mien. Infenfé ! je regrettois vingt-quatre heures que jefacrifiois a des égards d'ufagé. Combien on me puniroit, en me forcant de retourner a Paris! Heureufement, il faut être quatre pour jouer au wisk; 8c, comme il n'y a ici que le Curé du lieu, mon éternelle tante m'a beaucoup preffé de lui facrifier quelques jours. Vous devinez que j'ai confenti. Vous n'imaginez pas combien elle me cajolle depuis ce moment, combien fur-tout elle eft édifiée de me voir réguliérement a fes Prieres & a fa MelTe. Elle ne fe doute pas de la Divinité que j'y adore. Me voila donc , depuis quatre jours, livré a une paflion forte. Vous favez fi je defire vivement, fi je dévore les obftacles : mais ce que vous ignorez, c'eft combien la folitude ajoute a 1'ardeur du defir. Je n'ai plus qu'une idéé : j'y penfe le jour & j'y rêve la nuit. J'ai bien befoin d'avoir cette femme, pour me fauver du ridicule d'en être amoureux : car ou ne mene pas un defir contrarié? O délicieufe jouiftance ! je t'implore pour mon bonheur '& fur-tout pour mon repos. Que nous fommes heureux que les femmes fe défendent fi mal! nous ne ferions auprès d'eiles que de ti-  dangereüses. ütj mides efclaves. J'ai, dans ce moment, un fentiment de reconnoiftance pour les femmes faciles , qui m'amene naturellemenr & vos pieds. Je m'y profterne pour obtenir mon pardon , 8c j'y finis cette trop longu» Lettre. Adieu, ma très-belles amie : fans rancune. Du Chateau de.. Jee 3 Aofit t7.%. LETTRE V. La Marquife de merteuil au Vicomte de VaLMONT. Q vJAVEZ-vows, Vicomte, que votre Lettre eft d'une infolence rare, 6c qu'il ne fiendroit qu'a moi de m'en facher ? mais elle m'a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, & cela feul vous a fauvéde mon indignation. Amie généreufe 8c fenfible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger; 8c, quelqu ennuyeux qu'il foit de raifonner, je cede au befoin que vous en avez dans ce moment. Vous, avoir la Préftdente Tourvel! mais quel ridicule caprice ! Je reconnois bien la votre mauvaife tête, qui ne fait defirer que ce qu'elle croit ne pouvoir obtenir. Qu'eft-ce B i f  Les Liaisons donc que cette femme ? de traits réguliers, fi vous voulezj mais nulle expreifion: paffablement faite, mais fans graces. toujours mife a faire rire ! avec fes paquets de fv* chus fur la gorge, & fon corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, U ne vous faudroit pas deux femmes comme celle-la, pour vous faire perdre toute votre confidération- Rappellez-vous donc ce jour oü elle quêtoit a Saint-Roch, & ou vous me remerciates tant de vous avoir procuré ce fpeófcacle. Je crois la voir encore, donnant la main a ce grand échaJas en cheveux longs , prête a tomber a chaque pas, ayant toujours fon panier de quatre aunes fur la tête de quelqu'un, & rougiflant a chaque révérence. Qui vous eüt dit alors , vous defirerez cette femme ? Allons „ Vicomte > rougiflez vous-même » & revenez a vous. Je vous promets le fecret, Etpuis, voyez donc les défagrémens qut vous attendent ! quel Rival avez-vous a combattre; un mari ! Ne vous fentez-vous pas humilié a ce feul mot ? Quelle honte, fi vous échouez ! &c même combien pen de gloire dans le fuccès '. Je dis plus; n'en efpérez aucun plaifir. En eft-il avec les prudes? j'eoteuds celles de bonne-foi; i&  DANGEREUSES. 31 fervées au fein même du plaifir, elles ne vous ofFrent que des demi-jouiffances. Cet entier abandon de foi-même, ce délire de la volupté oü le plaifir s'épure par fon exces, ces biens de l'amour, ne font pas connus d'elles. Je vous le prédis; dans la plus heureufe fuppofition, votre Préfidente croira avoir tout fait pour vous, en vous traitant comme fon mari, 8c dans le têtea-tête conjugal le plus tendre, on refte toujours deux. Ici c'eft bien pis encore; votre prude eft dévote, & de cette dévotion de bonne femme qui condamne a une éternelle enfance. Peut-être furmonterezvous cet obftacle : mais ne vous flattez pas de le détruire : vainqueur de l'amour de Dieu, vous ne le ferez pas de la peur du diable; 8c quand, tenant votre Maitreffe dans vos bras, vous fentirez palpiter fon cceur, ce fera de crainte 8c non d'amour. Peut-être, fi vous eulfiez connu cette femme plutöt, en eufliez-vous pu faire quelque chofe ; mais cela a vingtdeux ans, 8c il y en a prés de deux qu'elle eft mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme s'eft encroutée a ce point, il faut J'abandonner a fon fort^ ce ne fera jamais cm'une e/>ei:c.,  ja Les Liaisons C'eft pourtant pour ce bel objet que vous refufez de m'obéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de votre tante, & que vous renoncez a 1'aventure la plus délicieufe 8c la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours quelqu'avantage fur vous? Tenez, je vous en parle fans humeur : mais, dans ce moment, je fuis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation; je fuis tentée, furtout, de vous retirer ma confiance. Jene m'accoutumerai jamais a dire mes fecrets a 1'amant de Mde. de Tourvel, Sachez pourtant que la petite Volanges a déja fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. II a chanté avec elle; 8c en effet ? elle chante mieux qu'a une penfionnaire n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup de Duos, 8c je crois qu'elle fe mettroit volontiers a 1'uniflbn : mais'ce Danceny eft un enfant qui perdra fon temps a faire l'amour, 8c ne finira rien. La petite perfonne, de fon cöté, eft affez farouche; &, a tout événement, cela fera toujours beaucoup moins plaifant que vous n'auriez pu le rendre s aufti j'ai de 1'humeur, & füremeat je qucrellerai le Che-  dangereuses. ^ Valier a fon arrivée. Je lui confeille d'être doux; car, dans ce moment, il ne m'en couteroit rien de rompre avec lui. Je fuis fure que fi j'avois le bon efprït de le quitter a préfent, il en feroit au défefpoir; & rien ne m'amufe comme un défefpoir amoureux. II m'appelleroit perfide, & ce mot de perfide ma toujours fait plaifir c'eft, après celui de cruelle, le plus doux a loredle d'une femme, & il eft moins pemble a mériter. Sérieufement, je vais m'occuper de cette rupture. Voila pourtant de quoi vous êtes caufe ! auifi je le mets fur votre confcience. Adieu. Recommandez-moi aux prieres de votre Préfidente. Paris, ce 7 Aoüt i7.m LETTRE VI. Ie Vicomte De Valmont A U Marquife de MkrteüIL. J-L n'eft donc point de femme qui n'abufe de 1'empire qu'elle a fu prendre ! Et vous-même, vous que je nommai fi fouvent mon indulgente amie, vous ceffez cflfan de 1'étre, «Sc vous ne craignez pas  34 Les Liaisons de m'attaquer dans 1'objet de mes affections'! De quels traits vous ofez peindre Mde. de Tourvel!... quel homme n'eüï point payé de fa vie ce:te infolente audacer1 a quelle autre femme qu'a vous; ji'eüt-elle pas valu au moins une noirceur? De grace, ne me mettez plus a d'auffi rudes épreuves ; je ne répondrois pas de les foutenir. Au nom de l'amitié, attendez que j'aie eu cette femme, fi vous voulez en médire. Ne favez-vous pas que ïa feule volupté a le droit de détacher le bandeau de l'amour. Mais que dis-je ? Mde. de Tourvel a-t-elle befoin d'illufion? non; pour être adorable il lui fuffit d'être elle-même. Vous lui reprochez de fe mettre mal; je le crois bien: toute parure lui nuk ; tout ce qui la cache 3a dépare. C'eft dans Tabandon du négligé qu'elle eft vraiment raviflante. Graces aux chakurs accablantes que nous éprouvons, un déshabiller de fimple toile me laifle voir fa taille ronde 5c fouple, Une feule moufteline couvre fa gorge ; 5c mes regards furtifsj mais pénétrans, en ont déja faift les formes enchantereifes. Sa figute, ditesv'ous, n'a nulle exprefiion. Et qu'exprïllieroit-*iie, dans les momem oü rien ne  DANGEREUSÊS parle a fon cceur? Non, fans doute, elle n'a point, comme nos femmes coquetr.es, ce regard menteur qui féduit quelquefois 6c nous trompe toujours. Elle ne fait pas couvrir le vuide d'une phrafe par un fourireétudié; 6c, quoiqu'elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l'afflufe» Mais il faut voir comme, dansles folatres jeux, elle offre 1'image d'une gaité naïve & franche ! comme, auprès d'un malheureux- qu'elle s'emprefTe de fe■courir , fon regard annonce la joie pure Sc la bonté compatiffante ! Il faut voir, fur-tout au moindre mot d'éloge ou de cajolerie, fe peindre, fur fa figure céiefte, ce touchant embarras d'une modeftie quï n'eft point jouée !.,. Elle eft ptude & devote, 6c de-la, vous la jugez froide 6c inanimée? Je penfe bien différemment. Quelle étonnante fenfibilité ne faut-il pas avoir pour la répandre jufques fur foit mari, 6c pom? aimer toujours un être toujours abfent? Quelle preuve p!us forte pourriez-vous défirer? J'ai fu pourtant, m'en procurer une autre. J'ai dirigé fa promenade de maniere. qu'il s'eft trouvé un fofTé a frattchir} 6c, %uoique fort lefte , elle eft encore plus ii<  26 Les Liaisons mide:vous jugez bien qu'une prude craiiTt de fauter le folfé (1) ! II a fallu fe confier k moi. J'ai term dans mes bras cette femme modefte. Nos préparatifs 8c le pafTage de ma vieille tante avoient fait rire aux éclats la iolkre devote : mais dès que je me fus emparé d'elle, par une adroite gaucherie» nos bras s'enlacerent mutuellement. Je preiTai fon fein contre le mien; 8c, dans ce court intervalle, je fentis fon cceur battre plus vïte. L'aimable rougeur vint colorer fon vifage } & fon modefte embarrf'.s m'apprit affez que fon cceur avoit palpité d'amour & non de. crainte. Ma tante cependant s*y trompa comme vous, 8c fe mit a dire : „ L'enfant a eu peur (C; mais la charmante candeur de l'enfant ne lui permit pas le menfonge, 8c elle répondit naïvement : „ Oh non, mais...". Ce feul mot m'a éclairé. Dès ce moment, le doux efpoir a remplacé la cruelle inquiétude. J'aurai cette femme; je 1'enleverai au mari qui la profane : j'oferai la ravif au Dieu même jju'dle adorc. Quel délice d'être tour-atour (i) Oi; rcconnótt ici le mauvais goöt des calembonrs qui cojnmencoit a prendre , & qui depuis a Fait tam de progrès.  nANGÈREuSÏS, tour 1'objet Sc le vainqueur de fes remords! Loin de moi, 1'idée de détruire les préjugés qui 1'afïiegent ! ils ajouteront a mon bon* heur 6c a ma gloire. Quelle croie a Ia vertu; mais qu'elle' me la facrrfie; que fes fautes lepouvantent fans pouvoir fan-eter; 6c, qu'agitée de mille terreurs, elle ne puiflè les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu'alors, j'y conièns, elle me dife : „ Je t'adore "; elle feule, entre toutes les femmes, fera digne de prononeer ce mot. Je ferai vraiment le Dieu qu'elle aura préfeié, Soyons de bonne-foi; dans nos arrangemens, aulTi froids que faciles, ce que nous appellons bonheur eft ,a peine un plaifir. Vous le dirai-je? je croyois mort cceur flétri5 6c ne me trouvant plus qüc des fens, je .me plaignois d'une vieilieffe prémature'e. Mde. de Tourvel m'a rendu les charmantes illufions de la jeuneffe. Auprès d'elle, je n'ai pas befoin de jouir pour être heureux. La feule chofe qui m'effraïe, eft le temps que va me prendre Cette aventure; car je n'ofe rien donner au hafard. J'ai beau me rappeller mes heureu-* fes témérités, je ne puis me réfoudre k les mettre en ufage, Pour que je fois vraiment I. Pai'tie^ q  38 L ï j Liaisons lieureux, il faut qu'elle fe donne; & ce n'eft pas une petite affaire. Je fuis fur que vous aumireriez ma prudence. Je n'ai pas encore prononcé le mot d'amour; mais déja nous en fommes a ceux de conflance Sc d'intérct. Pour la tromperle moins poihble., & fur-tout pourprévenir 1'effet des propos qui pouiroientluire* venir, je lui ax raconté moi-même, & comme en m'accufant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir avec .quelle candeur elle me prêche. Elle Veut > dit-elle, me convertir. Elle ne fe doute pas encore de ce qui lui en coutera pour le tenter. Elle eft loin de penfer qu'ere ptaidant, pour parler comme elle > pour les infortunécs que j'ai perdues } elle parle d'avance dans fa propre caufe. Cette idee me vint hier au milieu d'un de fes fermons » Sc je ne pus me refufer au plaifir de 1'interrompre 5 pour 1'aüurer qu'elle parloit comme un Prophete. Adieu, ma très-belle amie. Vous voyez que je ne fuis pas perdu fans relTource. P. S. A propos , ce pauvre Chevalïer s'eft-il tué de défefpoir ? En vérité, vous ctes cent fois plus mauvais fujet que moi»  dangereuses. & vous m'humilieriez fij'avois de l'amour- propre. A * Du ckateau de...y ce 9 Aout 17... * ===g^==- »• LETTRE VII. Cecile Volanges , h Sophie Carnay (1). 8l je ne t'ai rien dit de mon mariage, c'eft que je ne fuis pas plus inftruite que le premier jour. Je m'accoutume k n'y plus penfer, Sc je me trouve aiTez bien de inon genre de vie. J'étudie beaucoup mon chant & ma harpe : il me femble que je les aime mieux depuis que je n'ai plus de Maïtre, ou plutót c'eft que j'en ai uh meilleur. M. le Chevalier Danceny , ce Monfieur dont je t'ai parlé, Sc avec qui j'ai criante chez Mde. de Merteuil, a la complaifan- (1) Pour ne pas abufer de la patience du Lecteur , on fupprime beaucoup de Lettres de eette correfpondance journaliere ; on ne donne que celles qui ont paru néceffaires a 1'intelUgence des événemens de cette Société C'eft par te même motif qivon fupprime anffi toutes les Lettres <3e SopkU Camay & plufieurs de celles des autre» ■ACtcuvs de ces aveutures. C *  40 Les Liaison? ce de venir ici tous les jours, & de chanter avec moi des heures entieres. II eft extrêmement aimable. II chante comme un Ange, 6c compofe de très-jolis airs, dont il fait aufïi les paroles. C'eft bien dommage qu'il foit Chevalier de Malte! II me femble que s'il fe marioit, fa femme feroit bienheureufe... Il a une douceur charmante. II n'a jamais Pair de faire un compliment, 6c pourtant tout ce qu'il dir flatte. II me reprend fans ceiTe, tant fur la mufique que fur autre chofe : mais il mêle a fes critiques tant d'irttérêt 8c de gaité, qu'il eft impoffible de ne pas lui en favoir gre'. Seulement, quand il vous regarde, lil a fair de vous dire quelque chofe d'obligeant. II joint & tout cela d'être très-complaifant. Par exemple, hier, il e'toit prié d'un grand concert; il a préféré de refter toute la foirée chez Maman. Cela m'a bien fait plaifir; car quand il ny eft pas, perfonne ne me parle, 6c je m'ennuie : aulieu que quand il y eft, nous chantons & nous caufons enfemble. II a roujours quelque chofe a me dire. Lui 6c Mde. de Merteuil font les deux feules perfonnes que je trouve aimables. Pvlais adieu, ma chere amie; j'ai promis que je faurois pour au-  ÖAttGEREUSES, 4r jourd'hiu une ariette dont 1'accompagnem'ent eft très-difficüe, & je ne veux pas manquer de parole. Je vais me remettre a ïetude jufqu'a ce qu'il vienne. De... ce 7 y^oiJr 17, L E T T R E VJII. ' la Préfidente J> e Tq ü RV E e, 4 ilfaTe. De Voeanges. 1 VA ne peut être plus fenfïble que je le futs, Madame, a la confiance. que vous me témoignez, ni prendre plus d'intérêc que m01 a 1'étabHiTement de Mlle. de Volanges C'eft bien de toute mon ame que je lui fouhaite une félicité dont je ne doute Pas quelle ne foit digne, & fur laquelle je men rapporte bien a votre prudence. Je ne connois point M. Ie Comte de Gercourt; mais, honoré de votre choix, je «e puis prendre de tui qu'une idéé trèsavantageufe. Je me borne, Madame, a Iquhaiter a ce mariage un fuccès auffi heureux qu'au mien, qui eft pareülement votre ouvrage, & pour lequel chaque jour ajoute a ma reconnoiffance. Que le bonheur de Mlle. votre fille foit la récompenfe de ce- C5  4i Les Liaisons lui que vous m'avez procuré; 3c puiiTe la meilleure des amies étre auffi }a plus heu~ reufe des meres! Je luis vraiment peinée de ne pouvoir vous offrir de vive voix i'hommage de ce vceu fincere, 3c faire, aufli-töt que je le defirerois, connoilfance avec Mlle. de Vo~ langes. Après avoir éprouvé vos bontés vraiment maternelles, j'ai droit d'eipérer d'elle 1'amitié tendre d'une fceur. Je vous prie, Madame, de vouloir bien la lui de* mander de ma part, en attendant que je me trouve a portee de la mériter. Je compte refter a la campagne tout le temps de 1'abfence de M. de Tourvel. J'ai pris ce temps pour jouir 6c profiter de la fociété de la refpeftable Mde. de Rofemonde. Cette femme eft toujours charmante : fon grand age ne lui fait rien perdre; elle conferve toute fa mémoire 6c fa gaité. Son corps feul a quatre-vingt-quatrc ans, fon efprit n'en a que vingt. Notre retraite eft égayée par fon neveu, le Vicomte de Valmont, qui a bien voulu nous facrifier quelques jours. Je ne le counoitTois que de réputation, 6c elle me faifoit peu defirer de le connoitre davan>tage ; mais il me femble qu'il vaut mie*x  dangereuses. 43 qu'elle. Ici, oü le tourbillon du monde ne le gate pas, il parle raifon avec une facilicé étonnante > 6c il s'accufe de fes torts avec une candeur rare. II me parle avee beaucoup de confiance, Sc je le prêche avec beaucoup de févérité. Vous, qui le connoiifez, vous conviendrez que ce feroit une belle converfïon a faire : mais je ne doute pas, malgré fes promeiTes, que huit jours de Paris ne lui faiTent oublier tous mes fermons. Le féjour qu'il fera iet fera au moins autant de retranché fur fa conduite ordinaire; 5c je crois que, d'après fa facon de vivre, ce qu'il peut faire de mieux, eft de ne rien faire du tout. II fait que je fuis occupée a vous eenre, il m'a chargé de vous repréfenter fes reipectueux hommages. Recevez auffi le mien avec la bonté que je vous connois; 5c ne doutez jamais des fentimens finceres avee lefquels j'ai i'honneur d'être > 5cc. Du chuteau de.,., ce q Aoüt tj,,, C4  44 Les Liaisons *' ■ "■ & L E T T R E IX. Madame de VoLANGES , d la Préfidente de Tourvel. Je n'ai jamais douté, ma jeune & belle amie, ni de 1'amitié que vous avez pour moi, ni de 1'intérêt fincere que vous prenez a tout ce qui me regarde. Ce n'eft pas pour éclaircir ce point, que j'efpere convenu a jamais entre nous, que je réponds a votre Rép/kfe : mais je ne crois pas pouvoir me difpesfer de caufer avec vous, au fujet du Vicomte de Valmont. Je ne m'attencois pas, je i'avoue, a trouver jamais ce nom-la dans vos Lettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous & lui? Vous ne connoilTez pas cet homme •, oü auriez-vous pris 1'idée de 1'ame d'un libertin? Vous me parlez de fa rare eandeur : oh ! oui la eandeur de Valmont dok être en effet très-rare. Encore plus faux & dangereux qu'il n'eft aimable & feduifant; jamais, depuis fa plus grande jeunefle , il n'a fait un pas ou dit une parole fans avoir un projet; & jamais il n'eut un projet qui ne  DANGEREUSES- 4? fut mal-honnête ou criminel. Mon amie vous me connoiffez; vous favez fi des vertus que je tache d'acquérir, l'indulgence n'eft pas cclle que je chéris le plus. Aui'ïi , fi Valmont étoit entrainé par des paffions fougueufes; fi, comme mille autres, il étoit féduit par les erreurs de fon age, en blamant fa conduite je plaindrois fa perfonne, 3c j'attendrois, en filence, le temps oü un retour heureux lui rendroit 1'eftime des gens honnêtes. Mais Valmont n'eft pas cela : fa conduite eft le réfultat de fes principes. II fait calcuIer tout ce qu'un homme peut fe permettre d'horreurs fans fe compromettre; 5c pour être cruel 3c méchant fans danger, il a choifi les femmes pour viéKmes. Je ne m'arrêtc pas a compter celles qu'il a féduites : mais combien n'en a-t-il pas perducs ? Dans la vie fage 3c retirée que vous menez, ces feandaleufes aventures ne parviennent pas jufqu'a vous. Je pourrois vous en raconter qui vous feroient frémir; mais vos regards, purs comme votre ame, feroient fouiilés par de femblables tableaux, füre que Valmont ne fera jamais dangereux pour vous, vous n'avez pas bcfoin de pareilles armes pour vous dcfendre» C 5  46 Les Liaisons La feule chofe que j'aie a vous dire, c'eft que, de toutes les femmes auxquelles il a rendu des foins, fuccès ou non, il. n'en eft point qui naient eu a s'en plaindre. La feule Marquife de Merteuil fait exception a cette regie générale; feule, elle a fu lui réfifter 8c enchainer fa méchanceté, J'avoue que ce trait de fa vie eft celui qui lui fait le plus d'honneur a mes yeux : aufü a-t-il fufn pour la juflifier pleinement aux yeux de tous de quelques inconféquences qu'on avoit a lui reprocher dans le début de fon veuvage (i). Quoi qu'il en foit, ma belle amie, ce que 1'age, 1'expérience & fur-tout 1'amitié, m'autorifent a vous repréfenter, c'eft qu'on commence a s'appercevoir dans le monde de 1'abfence de Valmont; &que fi on fait qu'il foit refté queique temps en tiers entre fa tante 8c vous, votre réputation fera entre fes mains; malheur le plus grand qui puilfe arriver a une femme. Je vous confeille donc d'engager fa tante a ne pas le retenir davantage; 8c s'il s'obftine * (O L'erreur oü eft Madame de Volanges t pons fait voir, qu'atnfi que les antres fcélérits, Valmont ne ciécéloit pas fes complices.  dangereuses. 47 refter, je crois que vous ne devez pas héfiter a lui céder la place. Mais pourquot rèfteroit-ü? que fait-il donc a cette campagne ? Si vous faifiez épier fes démarches je fuis füre que vous découvririez qu'il n'a fait que prendre un afy le plus commode , pour quelques noirceurs qu'il médite dans les environs. Mais dans 1'impoffibilité de remédier au mal, contentons-nous de nous en garantir. Adieu, ma belle amie; voila le mariage de ma fille un peu retardé. Le Comte de Gercourt, que nous attendions d'un jour a 1'autre, me mande que fon Régiment paffe en Corfe; & comme il y a encore des mouvemens de guerre, il lui fera impoflible de s'abfenter avant l'hiver. Cela me contrarie; mais cela me fait efpérer que nous aurons le plaifir de vous avoir è ia nöce, & j'étois fkhée qu'elle fc fit fans vous. Adieu; je fuis, fans compliment, comme fans réferve, entiérement a vous. P. S. Rappellez-moi au fouvenir de Mde. de Rofemonde, que j'aime toujours autant qu'élie le mérite. De... ce tl Aoüt ij,,»  4$ Les Liaisons ' -TV— ' ■ u LETTRÏ X. la Marquife de Merteuil au Vicomte d e Va l m o n t. ]\1e boudez-vous, Vicomte? ou bien êres-vous mort? ou, ce qui y reflemble>roit beaucoup, ne vivez-vous plus que. pour votre Préfidente ? Cette femme, quj vous a rendu les illufuns de la jeunejfe, vous en rendra bientötauffi les ridiculespréjugés. Déja vous voila timide Sc efclave; autant vaudroit être amoureux. Vous renoncez a. vos heureufes témérités. Vous voila donc , vous conduifant fans principes, Sc don, nant tout au hafard, ou plutót au caprice Ne vous fouvient-il plus que l'amour eft 'Comme la médecine , feulemenf l'art d'aider a la Nature ? Vous voyêz que je vous bats avec vos armes : mais je n'en prendrai pas d'orgueil; car deft bien battre un homme a terre. II faut qu'elle f donne, me ditesvous: eh ! fans doute, il le faut; auffi fe donnera-t-clle comme les autres, avec cette différence que ce fera de mauvaife grace, Mais, pour qu'elle finnTe par fe donner> ie vrai moyen eft de commencer par la  P A N G E R E U S E S. 49 Prendre. Que cette ridicule diftmótiou eft bien un vrai déraifonnement de l'amour! Jedul«m0Ur. car vous étes amoureus Vous parler autrement, ce feroit vous trahir! Cf feroic vous cacher votre mal. Dites«noi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues, croye2-vous les avoir vxolées? Mais quelqu'envie qu'o„ a:t de fe donner, quelquepreifée que lo" en ioit, encore faut-il un prètexte; & y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne fair de céder a la force? Pour moi, je l'avoue, une des cnofes qui me flattent le plus, eft une attaaue vive & bien faire, oü tout fe fuc<^de avec ordre, quoiqu'avec rapidité/qui ne nous met jamais dans ce péniblè embarras deréparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire, nous aurions du Prof ter; qui fait garder 1'air de la violence jufques dans les chofes que nous accordons, & flatter avec adreilè nos deux pafTions favorites, Ia gloxre de la défenfe & le plaifir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare que fon ne croit / m'a toujours fait plaifir, même alors qu'il ne m'apasféduite, &que quelquefois ilm'eft amvé de me rendie, uiiiquemem comme  50 Les Liaisons récompenfe. Telle dans nos anciens Toue° nois, la Beauté donnoit le prix de la valeur 8c de 1'adreiTe. Mais vous > vous qui n'êtes plus vous, vous vous conduiiez comme fi vous aviez peur de réufïir. Eh ! depuis quand voyagez vous a petites journées 8c par des chemins de traverfe i Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de pofte 8c la grande route ! Mais laiffbns ce fujet, qui me donne d'autant plus d'humeur, qu'il me privé du plaifir de vous voir. Au moins écrivezmoi plus fouvent que vous ne faites, 6s mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voila prés de quinze jours que cette ridicule aventure vous occupe, 8c que vous négligez tout le monde ? A propos de négligence, vous reffemblez aux gens qui envoient réguliérement favoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne fe font jamais rendre la réponfe. Vous fmifïèz votre derniere Lettre par me demander fi le Chevlier eft mort. Je ne réponds pas, 8c vous ne vous en inquiétez pas davantage. Ne favez-vous plus que mon amant eft votre ami-né2 Mais raffurez-vous, il n'eft point mort» cu s'jj Tétoit, ce feroit de 1'excès de fa  D A W G E R. E U S E S. Joie. Ce pauvre Chevalier, comme il eft tendre ! comme il eft fait pour l'amour r comme il fait fentir vivement ! la tête m'en tourne. Sérieufement, le bonheur parfait qu'il trouve a être aimé de moi, m'attache véritablement a lui. Ce même jour, oü je vous écrivois que j'allois travailler a notre rupture, combien Je le rendis heureux! Je m'occupois pourtant tout de bon des moyens de le défef* pérer, quand on me 1'annonca. Soit caprice ou raifon., jamais il ne me parut fi bien. Je le recus cependant avec humeur. II efpéroit pafler deux heures avec moi, avant celle oü ma porte feroit ouverte a tout le monde. Je lui dis que j'allois fortir, il me demanda oü j'ailois; je refufai de le lui apprendre. II infifta; oü vous ne iere\ pas , repris-je avec aigreur. Heureufement pour lui, il refta pétrifié de cette réponfe; car, s'il e.üt dit un mot, il s'enfuivoit immanquablement une fcene qui eüt amené la rupture que j'avois projettée. Eton» née de fon filence > je jettailes yeux fur lui fans autre projet, je vous jure, que de voir la mine qu'il faifoit. Je retrouvai fur cette charmante figure cette triftefle , a-la-fois profonde & tendre, a laqu.«lle vous-mgmü  %1 Les Liaisons. êtes convenu qu'il étoit fi difficile de réilfter. La même caufe produifit le même effet; je fus vaincue une feconde fois. Dès ce moment , je ne m'occupai plus que des moyens d'éviter qu'il put me trouver un tort. Je fors, pour affaire, lui dit-jè avec un air un peu plus doux, Sc mème cette affaire vous regarde: mais ne m'interrogez pas. Jefouperai chez moi; revenez, Sc vous ferez inftruit. Alors il retrouva la parole; mais je ne lui permij pas d'en faire ufage. Je fuis très-preflee , continuai-je. Laiiïez-moi; a ce foir, II baifa ma main & fortit. Aufii-tót, pour le dédommager, peutêtre pour me dédommager moi-méme , je me décide a lui faire connoitre ma petite maifon dont il ne fe doutoit pas. J'appelle ma fidelle Viftuire. J'ai ma migraine; je me couche pour tous mes geus; Sc, reftée enfin feule avec la véritabU, tandis qu'elle fe traveftit en Laquais, je fais une toilettc de Femme-de-chambre. Elle fait enfuite venir un fiacre a la porte de mon jardin, & nous voila parties. Arrivées dans ce temple de 1'Amour, je choifis le déshabiller le plus galant. Celui-ci eft délicieux; ïl eft de mon invention : il ne laifle rien tcir, & pourtant fait tout deviner. Je  » A V Q E R E u S E S. p vous en promets un modele pour votre PréHdente, quand vous 1'aure. rendue S gne de le porter. Après ces préparatifs, pendantque Victmre soccupe des aucres détails „je lis L cnapitredu Sopha,.une Lettre d'Héloïfe &dcuz Contes de la Fontaine , pour recorder les différens tons que je voulois Prendre. Cependant mon Chevalier arrivé •ma porte, avec 1'empreffement qu'il a toujours. Mon SuhTe la lui refufe, Sc lui apprend que je fuis malade : premier incident. II lui remet en méme-temps un billet de moi, mais non de mon écriture, fuivant la prudente regie. U 1'ouvre, Sc v trouve,deIa mai„ de.Viétoire: ,A neuf heures precis au Boulevard, devan «leCafé. « ü sy rend; & la, un petit laqua.s quilne connoit pas, qu'ihcroic au moms ne pas connoitre , car c'étoit toujours ViéW , vient lui annoncer qu'il faut renvoyer fa voiture Sc le fuivre Toute ^te rnarche romanefque lui'échauffok S 7' &latêtC écha^'nenuiC a nen. II arnve ^ & hUu nfe &], J fement. Pour lui donner le temps de fe ^ettre,nousnouspromenonsun^  fi Les Liaisons Vous entendre chanter avec votre ainla* ble Maïtre, a qüi je Ie pröpoferai* Si cela conviént a votre Maman 8c avous, je réponds de moi 8c de mes deux Chevaliers. Adieu, ma belle; mes complimens a ma chere Mde-de Volanges. Je vous embraffe bien tendrement. De^i, ce 13 Aoüt z^i.i LETTRE XIV. Cecile Volanges a. Sophie Carnay. Je ne t'ai pas écrit hier, ma chere Sophie : mais ce n'eft. pas le plaifir qui en eftcaufe; jelt'en afïure bien. Maman étoit malade , 8c je ne 1'ai pas quittée de la jour. née. Le foir, quand je me fuis retirée, je n'avois cceur a rien du tout; Sc je me fuis eouchée bien vite, pour m'afTurer que la journée éroit finie : jamais je n'en avois paffé de fi longue. Ce n'eft pas que je n'aime bien Maman:, mais je ne fais pas ce que c'étoit. Je devois aller a 1'Opéra avec Mde. de Merteuil; le Chevaiier Danceny devoit y être. Tu fais bien que ce font ks deux perfonnes que j'aime le mieux.  DANGEREUSES. 6*$ Quand 1'heure oü j'aurois dü y être auiTi eft arnvée, mon cceur s'eft ferré malgré moi. Je me déplaifois a tout, 8c j'ai pleuré^ pleuré fans pouvoir m'en empêcher, Heureufement, Maman étoit coüchée & ne pouvoit pas me voir. Je fuis bien füre que le Chevaiier Danceny aura été faché auffi ; mais il aura été diftrait par ie Speótacle & par teut le monde : c'eft bien different, Par bonheur , Maman va mieux aujourd'hui, Sc Madame de Merteuil viendra avec une autre perfonne Sc le Chevaiier Danceny; mais elle arrivé toujours bien £ard, Mde. de Merteuil; Sc quand on eft ii long-temps toute feule, c'eft bien ennuyeux, II n'eft encore qu'onze heures. H eft vrai qu'il fout que je joue de la harpe ; & puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien co'ëlfée aujourd'hui. Je crois que la Mere Perpétue a raifon; Sc qu'on devient coquette dès qu'on eft dans le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être jolie que depuis quelques jours, 8c je trouve que je ne le fuis pas autant que je le croyois; 8c puis» auprès des femmes qui ont oiu rouge, on perd beauccup. Mde. de Merteuil, par exemple, je vols bien que tous les hom-* D 3  64 Les Liaisons mes la trouvent plu? jolie que moi : cela ne me fache pas beaucoup, paree qu'elle m'aime bien.; 8c puis elle aiTure que le Chevaiier Danceny me rrouve plus jolie qu'elie. C'eft bien honnête a elle de ne me 1'avoir dit! elle avoit même 1'air d'en être bien-aife. Par exemple, je ne concois pas ca. C'eft qu'elle m'aime tant! 8c lui!... oh ! ca m'a bien fait plaifir! aulïi» c'eft qu'il me femble que rien que le regarder, fufftt pour embellir. Je le regarderois toujours, fi je ne craignois de rencontrer fes yeux : car, toutes Hes fois que cela m'arrivé, cela me décontenance, & me fait comme de la peine; mais ca ne fait rien. Adieu , ma chere amie : je vais me mettre a ma toilene. Je t'aime toujours comrne de coutume. Paris, ce 14. Aoüt 17... t* ^—=—■«gsfea ,B ■ —^-fr L E T T R E XV, &e Y/comte DE Valmont h U Marquife de merteuil. Il eft bien honnête a vous de ne pas m'abandonner a mon trifte fort. La vte que je mene ici eft réellement fatigame,.  DANGEREUSES. 6? rar 1'excès de fon repos & fon infipid uniformité. En lifant votre Lettre 8c le détail de votre charmante journée, j'ai été tenté vingt fois de prétcxter une affaire • de voler a vos pieds, 8c de vous y de-* manderj en ma faveur, une infidélité a votre Chevaiier, qui après tout, ne mérite pas fon bonheur. Savez-vous que vous rn'avez rendu jaloux de lui? Que me parlez-vous d'éternelle rupture? J'abjure ce ferment, prononcé dans 1? délire : nous n'aurioas pas été dignes de le faire, (5 nous euffions dü le garder. Ah ! que je puiiTe un jour me venger dans vos bras , du dépit involontaire que m'a caufé le bonheur du Chevaiier ! Je fuis indigné, je 1'avoue, quand je fonge que cet homme, fans raifonner, fans fe donner la moindre peine, en fuivant tout bêtement 1'inftinét de fon cceur, trouve une félicité a laquelle je ne puis atteindre. Oh ! je ia troublerai.... Promettez-moi que je la troublerai. Vous-mème, netes-vous pas humiliée? Vous vuus donnez la peine de le tromper, 8c il eft plus heureux que vous, Vous le croyez dans vos chaüies ! c'eft bien vous qui êtes dans les fiennes. II dort tranquillementj tandis que vous veilles D 3  £>ANGEREUSES. 6*£ que fi. Enfin, hier il 1'étoit encore plus que de coucume. Ca n'a pas empêché qu'il n'ait eu la complaifance de chanter avee moi comme a 1'ordinaire; mais, toutes les fois qu'il me regardoit, cela me ferroit le cceur. Après que nous eumes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans fon étui; &, en m'en rapportant la clef, il me pria d'en jouer encore le foir, auffi-tót que je ferois feule. Je ne me défiois de rien du tout; je ne voulois même pas : mais il m'en pria tant, que je lui dis qu'oui. II avoit bien fes raifons. Effe&ivement, quand je fus retirée chez moi & que ma Femme-de-chambre fut fortie , j'allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes une Lettre, pliée feulement, 6c point cachetée, & qui étoit de lui. Ah! fi tu favois tout ce qu'il me mande! Depuis que j'ai lu fa Lettre, j'ai tant de plaifir, que jene peuxplus fonger a autre chofe. Je 1'ai relue quatre fois tout de fuite, &puis fe 1'ai ferrée dans mon fecretaire. Je Ia favois par cceur; &, quand j'ai été couchée, je 1'ai tant répétée, que je ne fongeois pas a dormir. Dès que je fermois les yeux , je le voyois-ïa, qui me difois luimême tout ce que je venois de Jirc, Je  7© Les Liaisons rie me fuis endormie que bien tard; êz aufli-töt que je me fuis révedlée (il étoit encore bien de bonne heure) j'ai été reprendre fa Lettre pour la relire a mon a^ie. Je 1'ai emportée dans mon lit, Sc puis je 1'ai baifée comme li— C'eft peut-être mal fait de baifer une Lettre comme ca; mais 3e n'ai pas pu m'en empècher. A préient, ma chere amie, fi je fuis bien-aife , je fuis auffi bien embarraflee; car fürement il ne faut pas que je réponde a cette Lettre-la. Je fais bien que ca ne fe dok pas, & pourtant il me le demande 5 &, fi je ne réponds pas, je fuis füre qu'il va encore être trifte. C'eft pourtant bien malheureux pour lui ! Qu'eft-ce que tu me confeilles? mais tu n'en fais pas plus que moi, J'ai bien envie d'en parler aMde.de Merteuil, qui m'aime blcn. Je voudrois bien le confoler; mais je ne voudrois rien faire qui fut mal. On nous recommande tant d'avoir bon cceur ! & puis on nous défend de fuivre ce qu'il infpire, quand c'eft pour un homme ! Ca n'eft pas jufte non plus. Eft-ce qu'un homme n'eft pas notre prochain comme une femme, Sc plus encore? car enfin n'a-t-on pas fon pere comme fa mere, fon frere comme fa fceur.*  jz LesLiaisows m'entendre. Je fens que pour ofer vou& déclarer mes feminiens, j'ai befoin d'indulgence; fi je ne voulois que les juftifier, elle me feroit inutile. Que vais-jc faire après tout, que vous montrer votre ouvrage^ Et qu'ai-je a vous dire , que mes regards> mon embarras, ma conduite 8c même mon filence, ne vous aient dit avanc moi? Eh ! pourquoi vous facheriez-vous d'un fentiment que vous avez fait naïtre-5 Emané de vous, fans doute il eft digne de vous être offert; s'il eft brülant comme mon ame, il eft pur comme Ia votre. Seroit-ce un crime d'avoir fu apprécier votre charmante figure, vos talens féducteurs, vos graces enchantereffes, Sc cette touchante eandeur qui ajoute un prix ineftimable a des qualités déja fi précieufes l non, fans doute : mais, fans être coupable, on peut être malheureux; 8c c'eft le fort qui m'attend , ft vous refufez d'agréer mon hommage. C'eft le premier que mon cceur ait offert. Sans vous je ferois encore, non pas heureux , mais tranquille. Je vous ai vue \ le repos a fui loin de moi, 6c mon bonheur eft incertain. Cependant vous vous étonnez de ma triftefte f vous m'en demandez la caufe ; quelquefois même  Ï>ANGEREUSE& Jl ÏÏ? t'f- Cm V°ir qu'elle vous affligeoir= Ah ! cutes un mot , 8z ma féiicité fera votre ouvrage. Mais, avant de prononeer, fongez qu'un mot peut auffi combler mon malheur. Soyez donc 1'arbitre de ma deftinée. Par vous, je vais être éternellement heureux ou malheureux. En quelles mams plus cheres puis-je remettre un mtérêr plus grand? Je finirai, comme j'ai eommencé*» par implorer votre indulgence. Je voüs ai demandé de m'entendre; j'oferai plus, jt *-ous ptierai de me répondre. Le refufer, feroit me iaifïer croire que vous voüs trouvcz offenfée; & mon cceur m*eft garant que mon refpecl: égale mon amoarT P. $• Vous pouvez vous fervir, pouf me répondre, du même moyen dont je me fers pour vous faire parvenir cette Lettre; il me paroit également für & commode* X>e..4 ce tg Aoüt tj*,, X Vflrtif,  74 Les Liaisons LETTRE XVIII. Cécile Volanges h. Sophie Carnay.. C^uoi ! Sophie, tu blames d'avance ce que""je vais faire ! J'avois déja bien'aflèz d'inquiétudes; voila que tu les augmente encore. II eft clair , dis-tu, que je ne dois pas répondre. Tu en parles bien a ton aife; & d'ailleurs, tu ne fais pas au juftecequi en eft : tu n'es pas-la pour voir. Je fuis süre, que fi tu étois a ma place, tu ferois comme moi. Sürement en général on ne dok pas répondre; Sc tu as bien vu, par ma Lettre d'hier, que je ne levoulois pas non plus : mais c'eft que je ne crois pas que perfonne fe foit jamais trouvé dans le cas oü je fuis. Encore être obligée de me décider toute feule ! Mde. de Merteuil, que je comptois voir fiier au foir, n'eft pas venue. Tout s'arrange contre moi : c'eft celle qui eft caufe que je le connois. C'eft prefque toujours avec elle que je 1'ai vu, que je lu1 ai parlé. Ce n'eft pas que je lui en veuille du mal ; mais ellemelahTe ia au moment  DANGEREUSES. 7? de 1'émbarras. Oh ! je fuis bien a plaindre ! Figure-toi qu'il eft venu hier comme a 1'ordinaire. J'étois fi troublée , que je n'ofois le regarder. II ne pouvoit me parler, paree que Maman étoit la. Je me doutois bien qu'il feroit fiché, quand il verroit que je ne lui avois pas écrit. Je ne favois quelle contcnance faire. Uninftant après il me denianda fi je voulois qu'il allat chercher ma harpe. Le cceur me battoit fi fort, que ce fut tout ce que je pus faire que de répondre qu'oui. Quand il revint, c'étoit bien pis. Je ne le regardai qu'un petit moment. II ne me regardoit pas, lui: mais il avoit un air, qu'on ai'.roit dit qu'il étoit malade. Ca me faifoit bien de la peine. II fe mit a accorder ma harpe; 8c après, enmel'apportant,il me dit : Ah Mademoifelle ! ... II ne me dit que ces deux motsla; mais c'étoit d'un ton que j'en fus toute bouleverfée. Je préludois fur ma harpe, fans favoir ce que je faifois. Maman demanda fi nous ne chanterions pas. Lui s'excufa, en difant qu'il étoit un peu malade; 8c moi, qui n'avois pas d'excufe, il me fallut chanter, J'aurois voulu n'avoir jamais eu de voix. Je choifis, expres , un air quejene favois pas; car j'étois bien süre que ie ne E z  78 Les Liaisons goit pas. II le faut pourtant bien, puifque Je 1'ai promis. Adieu. Dt,.,ct zo Aofu 17.... ct. g—-gg^. » LETTRE XIX. Cécile Volanges au Chevaiier Danceny. Vous étiez fi trifte hier, Monficur, 8c. cela me faifoit tant de peine, que je me fuis laiflee aller a vous promettre de répondre a la Lettre que vous inavez écrite* Je n'en fens pas moins aujourd'hui que je ne le doispas : pourtant, comme je 1'ai promis , je ne veux pas manquer a ma paroze; 8c cela doit bien vous prouver l'amitié que j'ai pour vous. A préfent, que vous le favez, j'efpere que vous ne me demanderez pas de vous écrire davantage. J'efpere auffi que vous ne direz a perfonne que je vous ai écrit; paree que furement on m'en blameroit, & que cela pourroit me caufer bien du ehagrin. J'efpere, fur-tout, que vous-même n'en prendrez pas mauvaife idéé de moi; ce qui me feroit plus de peine que tout. Je peux bien vous affurer que je ï**aurois pas eu cette complaifance-la pour  dangereuses. 79 toute autre que vous. Je voudrois bien que vous euiïïez celle de ne plus être triüe comme vous étiez; ce qui m'óte tout le plaifir que j'ai a vous voir. Vous voyez, Moniieur, que je vous parle bien fincércr ment. Je ne demande pas mieux que notre amitié dure toujours i mais, je vous en prie, ne m'écrivez plus. J'ai l'lionneur d'être, Cecile Volanges. De... ce zo d'Aoüt ,. .ff - feiiAg^o^rJVi « 1i -jy LETTRE XX. La Marquife de merteuil au Vicomte de Va l m o n t. ^\.h ! fripon, vous me cajolez, de peur que je ne me moque de vous! Allons, je vous fais grace : vous m'écrivez tant de folies, qu'il faut bien que je vous pardonne la fageffe oü vous tient votre Préfidente. Je ne crois pas que mon Chevaiier eüt autant d'indulgence que moi; il feroit homme a ne pas approuver notre renouvellement de bail, & a ne rien trouver dc plaifant dans votre folie idée. J'en e 4  $0 Les Liaisons ai pourtant bien ri, 5c j'étois vraiment flkchée d'être obligée d'en rire toute feule. Si vous euffiez été-la, je ne fais oü m'auroit menee • cette gaicé : mais j'ai eu le temps ck \a réflexion, 6c "je me fuis armee d,e févérité. Ce n'eft. pas que je refufe pour toujours; mais je differe, 5c j'ai raifon. J'y mettrois peut-être de la vanité; 5c, une fois piquée au jeu, on ne fait plus oü 1'on s'arrête. Je ferois femme a vous enchaïner de nouveau, a vous faire oublier votre Préfidente; 5c fi j'allois, moi, indigne, vous dégouter de la vertu, voyez quel fcandale! Pour éviter ce danger, voici mes conditions. Auiïi-tót qu^vous aurez eu votre belle Dévote > que vous pourrez m'en fournir une preuve, venez, 5c je fuis a vous. Mais vous n'ignorez pas que dans les affaires importantes, on ne recoit de preuves que par écrit. Par cet arrangement, d'une part, je deviendrai une récompenfe au-lieu d'être une conlolation; 5c cette idéé me plak davantage : de 1'autre, vorre fuccès en fera plus piquant, en dèvenant lui-même un moyen d'infidélité. Venez donc , venez au plutót m'apporter le gage de votre triomphe j fembiable a nos preux Chevaiiers  DANGEB.EUSES. 8ï qui venoient dépofer, aux pieds de leurs Dames, les fruits brillans de leur vióloire. Serieufemert, je fuis curieufe de favoir ce que peut écrire une prude après un tel moment, 8c quelle voile elle met fur fes difcours, après n'en avoir plus laiffé fur fa perfonne. C'eft a vous de voir fi je me mets a un prix trop haut; mais je vous préviens qu'il n'y a rien a rabattre. Jufques-la, mon cher Vicomte, vous trouverez bon que jerefte fidelle amon Chevaiier, & que je m'amufe a le rendre heureux, mafgré le petit chagrin que cela vous caufe. Cependant fi j'avois moins de mceurs, je crois qu'il auroit, dans ce moment, un ,rival dangereux; c'eft la petite Volanges. Je rafTole de cet enfant : c'eft une vraie paffion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos femmes les plus a la mode. Je vois fon petit cceur fe développer, 8c c'eft un fpeètacle raviffant. Elle aime déja fon Danceny avec fureur; mais elle n'en fait encore rien. Lui-même, quoique trèsamoareux , a encore la timidité de fon ige , 5c n'ofe pas trop le lui apprendre. Tous deux font en adoration vis-a-vis de moi. La petite fur-tout, a grande envie E S  8z Les Liaisons de me dire fon fecret; particuliérement depuis quelques jours je i'en vois vraiment oppreffée, & je lui aurois rendu un grand fervice de 1'aider un peu : mais je n'oublie pas que c'eft un enfant, & je. ne veux pas me compromettre. Danceny m'a parlé un peu plus clairement; mais, pour lui, mon parti eft pris, je ne veux pas 1'entendre. Quant a la petite , je fuis fouvent tentée d'en faire mon éleve •, c'eft un fervice que j'ai envié de rendte a Gercourt. II me laiffe du temps, puifque le voila en Corfe jufqu'au mois d'Oétobre. J'ai dans i'idée que j'employerai ce temps-la, 8c que nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de fon.innocentePenfionnaire. Quelle eft donc en effet I'infolente fécurité de cet homme, qui ofe dormir tranquille, tandis qu'une femme, qui a 3 fe plaindre de lui, ne s'eft pas encore vengé e .J Tenez, fi la petite étoit ici dans ce moment, je ne fais ce que je ne lui dirois pas. Adieu, Vicomte; bon foir 8c bon fuccès : mais, pour Dieu, avancez donc, Songez que fi vous n'avez par cette femme, les autres rougiront de vous avoir eu, De.., ce 20 Aoüt  DANGEREUSES. S$ *l»*«»aMbw ^s** LETTRE XXI. Ze Vicomte D E Va LMONT vous n'imaginez pas quel chceurde bénédiótions retentit autour de moi de la part des affdfans ! Quelles larmes de reconnoiffance couioient des yeux du vieux chef de cette familie, 8c embellifloienr, cette figure de Patriarche, qu'un moment auparavant Pempreinte farouche du défefpoir rendoit vraiment hideufe ï J'examinois ce fpe&acle, lorfqu'un autre payfan, plus jeune, conduifant par la main une femme 8c deux enfans, 8c s'avancanr vers moi a pas précipités, leur dit: n Tom" bons tous aux pieds de cette image de « Dieu " 5 &, dans le même inftant, j'ai été entouré de cette familie, prolternée a mes genoux. Javouerai ma foiblelïe; mes yeux fe font mouillées de larmes, 8c j'ai fenti en moi un mouvement involowtaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaifir qu'on éprouve en faifant le bien; 8c je ferois renté de croire que ce que nous appellons les gens vertueux, n'ont pas tanc de mérite qu'on fe plait a nous le dire. Quoi qu'il en foit, j'ai trouvé julïe de  DANGEREÜSES. 87 payer a ces pauvres gens le plaifir qu'ils venoient de me faire. J'avois pris dix louis fur moi; je ks leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciemens, mais ils n'avoient plus ce même degré de pathétique : le néceffaire avoit produit le grand, le vériiable effet; le refte n'étoit qu*une firnple expreffion de reconnoiffance 8c d'étonnement pour des dons fuperHus. Cependantj au milieu des bénédiótions bavardes de cette familie, je ne refïèmblois pas mal au Héros d'un Drame, dans la fcene du dénouement. Vous remarqaerez que dans cette foule étoit fur-tout le fidel ü;fpion. Mon but étoit rempli : je me dégageai d'eux tous, 8c regagnai le Chareau. Tout calculé , je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien fans doute que je me donne tant de foins; ils feront un jour mes titres auprès d'elle; 8c Fayant, en quelque forte, ainfi payée d'avance, j'aurai le droit d'en difpofer a ma fantaifie } fans avoir de reproche a me faire. J'cubliois de vous dire que pour mettre tout a proflt, j'ai demandé a ces bonpes gens de prier Dieu pour le fuccès de mes projets. Vous allez voir fi déja leurs  88 Les L ï a ï s o n s prieres n'ont pas été en partie exaucées... Mais on m'avertit que le fouper eft fervi, Sc il feroit-trop tard pour que cette Lettre partit, fi je ne la fermois qu'en me retirant. Ainfi le rejle a l'nrdina're pwcharn. J'en fuis faché \ car le refte eft le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous mevo lez un moment du plaifir de la voir. De... ce 20 Aoüt ij.. , X-^- » L E TT RE XXII. La Fréjidente de Tourvel a Mae. de Volanges. "Vous ferez lans doute bien aife, Madame, de connoitre un trait de M. de Valmont, qui con.trafte beaucoup , ce me femble, avec tous ceux fous lefquels on vous 1'a repréfenté. II eft fi pénible de penfer défavantageufement de qui que cc foit, fi Facheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auroient toutes les qualités neceflatres pour faire aimer la vertu! Enfin, vous aimez tant a ufer d'indulgence, que c'eft vous obliger que de vous donner des motifs de revenir fur un jjugement trop rigoureux. m. dc Valmon  DANGEREUSES. f?<£ me paroit fondé a efpérer cette faveur, j je dirois prefque cette juftice*, & voici fur quoi je le penfe. ' II a fait ce matin une de ces courfes qui pouvoient faire fuppofer quelque projet de fa part dans les environs, comme 1'idée vous en étoit venue; idéé que je m'accufe d'avoir faifie peut-être avec trop de vivacité. Heureufement pour lui ,♦ 8c fur-tout heureufement pour nous, puifque cela nous fauve d'être irijuftes, un de mes gens devoit aller du même cöté que lui (i); & c'eft par-la que ma curiofité rfepréhènüble, mais heureule, a été fatisfaite. II nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au Village de... une malheureufe familie dont on vendoit les meubles, faute d'avoir pu payer les impofitions, non-feulement s'étoit empreflé d'acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avoit donné une fomme d'argent affez confidérable. Mon domeftique a été témoin de cette vertueufe aótion; 8c il m'a rapporté de plus que les payfans, caufant entr'eux & avec lui, avoient dit qu'un domefti- (0 Mde. de Tourvel n'ofe donc pss dire <^e «'étoit par fon ordre ?  90 Les Liaisons que, qu'ils ont défigné, & que le mien cröit être celui de M. de Valmont, avoit pris hier des informanons fur ceux des habitans du Viliage qui pouvoient avoir befoin de fccours. Si cela eft ainfi, ce n'eft même plus feulement une compaf 1 ion paffagere, 8c que 1'occafion détermine : c'eft le projet formé de faire du bien; c'eft la follicitude de la bienfaifance; c'eft la plus belle vertu des plus belles ames : mais, foit hafard ou pro jet, c'eft toujours une aétion honnête & louable, & dont le feul récit m'a attendrie jufqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, 6c toujours par juftice, que quand je lui ai parlé de cette aóiion , de laquelle il ne difoit mot, il a commencé par s'en défendre, & a eu fair d*y mettre fi peu de valeur lorfqu'ü en eft convenu, que fa modeftie en doubloit le mérite. A préfent, dites-moi, ma refpeólable amie, fi M. de Valmont eft en effet un libertin fans retour, s'il n'eft que cela 8c fe conduit ainfi, que reftera-t-il aux gent honnêtes ? Quoi ! les méchans partageroient-ils avec les bons le plaifir facré de la bienfaifance? Dieu permettroit-il qu'une familie'vertueufc recut, de la main d'un  DANGERETJSES. 9I fcélérat, des fecours dont elle rendrait &race a fa divine Providence? 8c pourroitil fe plaire a entendre des bouches pu, res répandre leurs bénédictions fur un répróuvé? non. J'aime mieux croire que des erreurs , pour être longues, ne font pas eternelles \ 6c je ne puis penfer que celui qui fait du bien foit 1'ennemi de la vertu. M. de Vfiknont n'eft peut-être qu'un exemplc de plus du danger des liaifons. Je m'arrête a cette idee qui me plaït- Si, d'une part, elle peut fervir a le juftifier dans votre efprit; de 1'autre, elle me rend de plus en plus précieufe l'amitié tendre qui m'unit a vous pour la vie. J'ai 1'honneur d'être, 8cc. -P. S. Mde. de Rofemonde 5c moi nous allons, dans 1'inftant, voir auffi 1'honnéte 6c malheureufe familie, 5c joindre nos fecours tardifs a ceux de M. de Valmont. Nous ie menerons avec nous. Nous donnerons au moins a ces bonnes gens le plaifir üe revoir leur bienfaiteut; c'eft, je crois, teut ce qu'il nous a laiffé a faire. Dt... ss zo Aout 17.  <)i Les Liaisons LETTRE XXIII. Le Vicomte de valmont a. la Marquife de Merteuil. ±N[ovs en fommes reftés a mon retour au Chateau : je réprends mon récit. Je neus que le temps de faire une courte toilette, 8c je mc rendis au fallon, oü ma belle faifoit de la tapifferie, tandis que le Curé du lieu lifoit la Gazette a ma vieille tante. J'allai m'afleoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, 8c prefque careffans, me firent bientót deviner que le domeftique avoit déja rendu compte de fa miffion. En effet, mon aimable Curieufe ne put garder plus long-temps Ie fecret qu'elle m'avoit détobé; 8c, fans erainte d'interrompre un vénérable Pafteur, dont le débit reffembioit pourtant a celui d'un pröne : „ J'ai « bien aufli ma nouvelle a débiter ", ditelle; 8c tout de fuite elle raconta mon aventure, avec une exacfitude qui faifoit honneur a l'intelligence de fon Hiftorien. Vous jugcz comme je déployai toute ma modeflie : mais qui pourroit arrêter une  DANGEREUSES. 93 femme qui fait, fans s'en douter, 1'éloge de ce qu'elle aime? Je pris donc le pani de la laifièr aller. On eut dit qu'elle prèchoit ie panégyrique d'un Saint. Pendant ce temps, j'obfervois, non fans efpoir , tout ce que promettoient a l'amour fon regard animé , fon geite devenu plus libre , & fur-tout ce fon de voix qui, par fon altération déja fenfible, trahiffoit 1'émotion de fon ame. A peine elle finiffoit de parler : » Venez, mon neveu, me dit Mde. de Rofemonde; «venez, que je « vous embraffe ". Je fentis auffi-tót que la jolie Prêcheufe ne pourroit fe défendre d'être embraffée a fon tour. Cependant elle voulut fuir; mais elle fut bientot dans mes bras; &, loin d'avoir la force de réfilter, a peine lui reftoit-il celie de fe foutenir. Plus j'obferve cette femme, & plus elle me paroit défirable. Elle s'emprefTa de retourner a fon métier, & eut 1'air, pour tout le monde, de recommencer fa tapifferie .• mais moi, je jn'appercus bien que fa main tremblante ne lui permettoit pas de continuer fon ouvrage. Après le diner: les Dames voulurent aller voir les infortunés que j'avois fi picu-  94 Les Liaisons fement fecourus je les accompagnai. Je vous fauve 1'ennui de cette feconde fcene de reconnoiffance Sc d'éloges. Mon cceur, preffé d'un fouvenir délicieux , hate le rao. ment du retour au Chateau. Pendant Ia route, ma belle Préfidente, plus rêveufè qu'a 1'ordinaire, ne difoit pas un mot Tout occupé de trouver les moyens de profiter de l'effet qu'avoit produit rèvénemerai du jour, je gardois le mêmefilence. Mde, de Rofemonde feule parloit, Sc n'obtenoit de nous que des réponfes courtes & rares. Nous dumes 1'ennuyer : j'en avois le projet, Sc il ' óulïit. Auffi , en defcendant de voiture, elle paffa dans fon appartement, Sc nous laiffa tête-a-tête, ma Belle & moi, dans un fallon mal éclairé ; obfeurité douce, qui enhardit Farao ur timide. Je neus pas la peine de diriger Ia converfation oü je voulois la conduire. La ferveur de faimable Prêcheufe me fervlr mieux que n'auroit pu faire mon adrefïe. « Quand on eft fx digne de faire le bien me dit-elle, en arrêtant fur moi foüu doux regard , « comment paffe-t-on fa vie w a mal faire ? Je ne mérite, lui répondis-je „ » ni cet éloge, ni cette cenfure; &jeme « concois pas qu'avec autant d'efprit que » vous en avez, vous ne m'ayiez pas ea-  D A N G E R E U S E S. QJ » eore deviné. Dut ma confiance me nuire » auprès de vous, vous. en êtes trop dip gne pour qu'il me foit pofilble devous » la refufer. Vous trouverez la clef de ma m conduite dans un caraólere malheureu33 fement trop facile. Entouré de gens fans 35 mceurs, j'ai imité leurs vices; j'ai peut-être 53 mis de 1'amour-propre a les furpalTer. ft Séduit de même ici par 1'exemple des |53,vertus, fans efpérer de vous atteindre 33 j'ai au moins elfayé de vous fuivre. Eh! 33 peut-être l'a<5tion dont vous me louez m aujourd'hui perdroit-elle tout fon prix |53 a vos yeux , fi vous en connoiffiez le '33 véritable motif (vous voyez, ma belle 33 amie, combien j'étois prêt de la vérité )» ,53 Ce n'efl pas a moi, continuai-je, que |33 ces malheureux ont dü mes fecours. Oü 133 vous croyiez voir une adion louable je 33 ne cherchois qu'un moyen deplaire.Je |53 n'étois, puifqu'il faut le dire, que le foi. 5» ble agent de la Divinité que j'adore 33 (ici elle voulut m'interrompre; mais je 33 ne lui en donnai pas le temps). Dans 33 ce moment même, ajoutai-je, mon fe33 cret ne m'échappe que par foiblelfe. Je [33 m'étois promis de vous le taire; je me >» faifois un bonheur de rendre a vos ver-  96 Les liaisons 53 tus, comme a vos appas, un hommage ü pur que vous ignoreriez toujours: mais « incapable de tromper, quand j'ai fous 33 les yeux 1'exemple de la eandeur, je n'au 33 rai point a me reprocher avec vous une 33 diffimulationcoupable.Necroyezpas que 33 je vous outrage par une criminelle ef- 33 pérance. Je ferai malheureux , je le fais; 33 mais mes fouffrances me feront che- 33 res : elles me prouveront 1'excès de mon 33 amour; c'eft a vos pieds, c'eft dans vo- 33 tre fein que je dépoferai mes peines. J'y 33 puiferai des forces pour fouffrir de nou- « veau ; j'y trouverai la bonté compatif- 33 fante, 6c je me croirai confolé, paree 33 que vous m'aurez plaint. O, vous que 33 j'adore ! écoutez-moi, plaignez-moi, 33 fecourez-moi 33. Cependant j'étois a fes genoux,8c jeferroir»fes mains dans les mien„ nes : mais elle, les dégageant tout-a-coup, 8c les croifant fur fes yeux avec 1'expref- fion du défefpoir : » Ah ! malheureufe, s'écria-t-elle 33 1 puis elle fondit en larmes. Par bonheur je m'étois livré a tel point # que je pleurois auffi; 5c, reprenant fes mains, je les baignai de pleurs. Cette pré- caution étoit bien néceifaire; car elle étoit . fi occupée de fa douleur, qu'elle ne fe feroit  DANGERET7SES. 97 rok pas appercue de la miemie, fijen'avois trouvé ce moyen de Ten avertir. J'y gagnai de plus, de confidérera loifir cette charmante figure embellie encore parl'atrrak puilTant des larmes. Ma tête s 'échauffoit, 8c j'étois fi peu maitre de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment. t QuelIe eft donc notre foibleiTe? quel eft 1'empire des circonftances, fi moi-même ©ubliant mes projets, j'ai rifqué de perdre, par un ttiomphe premature', le charme de longs combats 8c les détails d'une penible défaite; fi, féduit par un défir de jeune homme, j'ai penfé expofer le vainqueur de Mde. de Tourvel a ne recueilür pour fruit de fes travaux , que «nfipidc avantage d'avoir eu une femme de plus» Ah ! qu'elle fe rende, mais qu'elle combatte; que, fans avoir la force de vainere, elle ak celle de réfifter; qu'elle favoure a loifir le fentiment de fa foibleffe, & foit. contrainte d'avouer fa défaite. Laiffons le Braconnier obfcur tueral'affüt le cerf qu'il a furpris; le vrai Chafleur doit le forcer. Ce projet eft fublime, n'eft-ce pas ^ Mais peut-être ferois-je a prefent au regret de ne l'avoir pas fuivi, fi le hafard rie fut venu au fecours de ma prudence. I. Partit $  98 Les Liaisons Nous entendïmes du bruit. Onvenoitaü fallon. Mde. de Tourvel, effrayée, fe leva précipitamment, fe faifit d'un des flambeau , Sc fortit. II fallut bien la laiflér faire Ce rfétoit qu'un domeftique. Aufft-töt que j'en fus affuré, je la fuivis. A peine eus-je fait quelques pas, que, foit qu'elle me reconnüt , foit un fentiment vague d'effroi, je 1'entendis précipiter fa marche > Sc fe jetter plutót quentrer dans fon appartement , dont elle ferma la porte fur elle. J'y allai \ mais la clef étoit- emdedans. Je me gardai bien de frapper; c'eüt été lui fournir 1'occafion d'une réflftance trop facile. J'eus 1'heureufe Sc fimple idéé de tenter de voir a travers la ferrure, & je vis en effet cette femme adorable a genoux, baignée de larmes, Sc priant avec ferveur. Quel Dieu ofoit-elle invoquer ? en eft-il d'affez puiffant contre 1'Amour? En vain cherche-t-elle a préfent des fecours étrangers; c'eft moi qui réglerai fon fort. Croyant en avoir affez fait pour unjouf f je. me retirai auffi dans mon appartement Sc me mis a vous écrire. J'efpérois la reVóir au fouper; mais elle fit dire qu'elle s'étoit trouvée indifpofée, Sc s'étoit mife au lit< Mde. de Rofemonde voulut mon-  Dangereuses. 99 ter chez elle; mais la malicieufe malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettoit de voir perfonne Vous jugez qu'a* prés le fouper la veillée fut courte, 5c que j'eus auffi mon mal de tête. Retiré chez moi, j'écrivis une longue Lettre pour me plaindre de cette rigueur & je me couchai, avec le proiet de la remettre ce matin. J'ai mal dormi, comme vous pouvez voir par la date de cette Lettre. Je me fuis levé , 8c j'ai relu mon Epitre, Je me fuis appercu que je ne rn'y étois pas affez obfervé; que j'y montrois plus d'ard-ur que d'amour, Sc plus d'humeur quedetrif telfe. ïl faudra la refaire ; mais il faudroit être plus calme. J'appercois le point du jour, & j'efpere que la fraicheur qui 1'accompagne m'amenera le fommeil. Je vais me remettre au lit; 8c, quelque foit 1'empire de cette femme, je vous promets de ne pasm'occuper tellement d'elle, qu'il ne me refte le temps de fonger beaucoup a vous. Adieu, ma belle amie. De... e..,cezi Aoüt «7... LETTRE XXVII. Cecile Volanges, h la Marquife de Merteuil. on Dieu, que vous êtes bonne, Madame ! comme vous avez bien feriti qu'il me feroit plus facile de vous écrire que de vous parler! Auffi, c'eft que ce que j'ai a vous dire, eft bien difficile; mais vous êtes mon amie, n'eft-il pas vrai? Oh! oui, ma bien bonne amie ! Je vais tacher de n'avoir pas peur; & puis, j'ai tant befoin de vous, de vos confeils! J'ai bien du chagrin; il me femble que tout le monde devine ce *que je penfe; & furtout quand il eft la, je rougis dès qu'on L JPartie, q  ijo Les Liaisons me regarde; hier, quand vous m'avez va pleurer, c'eft que je voulois vous parler, Sc puis, je ne fais quoi m'en empêchoit 5 8c quand vous m'avez demandé ce que favois, mes larmes font venues malgré moi. Je n'aurois pas pu dire une parole* - Sans vous, Maman alloit s'en appercevoir; Sc qu'eft-ce que je ferois devenue? Voila pourtant comme je paiTe ma vie, fur-tout depuis quatre jours! C'eft ce jour-la, Madame, oui je vais 'vous le dire, c'eft ce jour-la que M. le Chevaiier Danceny m'a écrit : oh, je vous allure que quand j'ai trouvé fa Lettre, je rse favois pas du tout ce que c'étoit : mais, pour ne pas mentir, je ne peux pas dire que je n'aie eu bien du plaifir en Ia Ii'fant \ voyez-vous, j'aimerois mieux avoit du chagrin toute ma vie, que s'il ne me 1'eüt pas écrite. Mais je favois bien que je ne devois pas le lui dire, Sc je peux bien vous aiïurer même que je lui ai dit que j'en étoit f&chée: mais il dit que c'étoit plus fort que lui, Sc je Ie crois bien, car j'avois réfolu de ne lui pas répondre; Sc pourtant je n'ai pas pu m'en empêcher. Oh ! je ne lui ai écrit qu'une fois, Sc même c'étoit, en partie, pour lui dire de  »ANGEREUSES. IIÏ ne plus m'écrire : mais malgré cela il m'écrit toujours; 8c comme je ne lui re'ponds pas, je vois bien qu'il eft trifte, 8c ca m'afflige encore davantage : fi bien que je ne fais plus que faire , ni que devenir", «Sc que je fuis bien a plaindre. Dites-moi, je vous en prie, Madame, eft-ce que ce feroit bien mal de lui répondre de temps-en-temps ? feulement jufqu'a ce qu'il ait pu prendre fur lui de ne plus m'écrire lui-mtme, 8c de refter comme nous étions avant : car pour moi fi cela continue, je ne fais pas ce que je deviendrai. Tenez, en lifant fa derniere Lettre, j'ai pleuré que ca ne finiffoit pas; Sc je fuis bien füre que fi je ne lui réponds pas encore, ca nous fera bien de la peine. Je vas vous envoyer fa Lettre auffi, ou bien une copie, 8c vous jugerez; vous verrez bien que ce n'eft rien de mal qu'il demande. Cependant fi vous trouvez que ca ne fe dok pas, je vous promets de men empêcher; mais je crois que vous penferez comme moi, que ce n'eft- pas la du mal. Pendant que j'y fuis, Madame, permettez-moi de vous faire encore une queftkm : on m'a bien dit que c'étoit mal d'aiG 2  ïia Les Liaison sr mer quelqu'un; mais pourquói cela? Cequï me fait vous le demander, c'eft qüeM. ie Chevaiier Danceny prétend que ce n'eft pas mal du tout, & que prefque tout le monde aime; fi cela étoit, je ne voispas pourquói je ferois la feule a m'en empêcher; ou bien eft-ce que ce n'eft un mal que pour les Demoifelles : car j'ai entendu Maman elle-même dire que Mde. ■< D... aimoit M. M... 8c elle n'èn parloit pas comme d'une chofe quï feroit fi mal ; & pourtant je fuis süre qu'elle fefacheroit contre moi, fi elle fe doutoit feulement de mon amitié pour M. Danceny. Elle me traite toujours comme un enfant, Maman; 8c elle ne me dit rien du tout. Je croyois, quand elle m'a fait fortir du Couvent, que c'étoit pour me marier; mais a préfent, il me femble que non : ce n'eft pas que je m'en foucie, je vous affure; mais vous, qui êtes fi amie avec elle ; vous favez peut-être ce qui en eft , & fi vous le favez, j'efpere que vous me le direz. Voila une bien longue Lettre/Madame; mais puifque vous m'avez permis de vous écrire , j'en ai profité pour vous dire tout, & je compte fur votre amitié. J'ai 1'honneur d'être, 8cc. Paris, ie 2j Aeit 17..*  » a n g e r e u s e s IJJ LETTRE XXVlir. Xe Chevaiier danceny è cécils Volanges. Ü n'avoit pas alors plus d'amour pour moi que moi pour elle, 8c qu'elle ne vit  I3i Les Liaisons que 1'occafion de traiter un fujet qui devoit lui faire honneur. Quoi qu'il en foit, un Avocat vous diroit que le principe ne s'applique pas a la queftion. En effet, vous fuppofez que j'ai le choix entre écrire 8c parler, ce qui n'eft pas. Depuis 1'afïaire du 19, mon inhumaine, qui fe tient fur la défenfive, a mis, a éviter les rencontres, une adreffe qui a déconcerté la mienne. C'eft au point que fi cela continue, elle me forcera a m'occuper férieufement des moyens de reprendre cet avantage ; car affurément je ne veux être vaincu par elle en aucun genre. Mes Lettres mêmes font le fujet d'une petite guerre : non contente de n'y pas répondre, elle refufe de les recevoir. II faut pour chacune une rufe nouvelle, & qui ne réuflït pas toujours. Vous vous rappellez par quel moyen. fimple j'avois remis la première; la feconde n'offrit pas plus de difficulté. Elle m'avcit demandé de lui rendre fa Lettre: je lui donnai la mienne en place, fans qu'elle eür le moindre foupcon. Mais foit dépit d'avoir été attfapée , foit caprice, ou enfin foit vertu , car elle me forcera d'y croire, elle refufa obftinément la tro.i- iieise.  DANGEREUSïES I}} fieme. J'efpere pourtant que 1'embarras out & penfé la mettre la fuite de ce refus, la corrigera pour 1'avenir. Je ne fus pas très-étonné qu'elle ne voulüt pas recevoir cette Lettre, que je lui offrois tout fimplement; c'eüt été déja accorder quelque chofe, 8c je m'attends a une plus longue défenfe. Après cette tentative, qui n'étoit qu'un effai fait en paffant, je mis une enveloppe a ma Lettre; & prenant le moment de la toilette, oü Mde. de Hofémonde & la femme-de-chambre étoient préfentes, je la lui envoyaipar mon Chaflcur, avec ordre de lui dire que c'étoit le papier qu'elle m'avoit demandé. J'avois bien deviné qu'elle craindroit 1'cxplication fcandaleufe que néceffiteroit un refus : en effet, elle prit Ia Lettre; 8c mon Ambaffadeur, qui avoit ordre d'obferver fa figure, 8c qui ne voit pas mal , ■n'appercut qu'une légere rougeur 8c plusd'embarras que de colere. Je me félicitois donc, bien für, ou qu'elle garderoit cette Lettre, ou que fi elle vo.uloit me la rendre, il faudroit qu'elle fe trouvat feule avec moi; ce qui me donneroit une occafion de lui parler. Environ une heure après, un de fes gens entre I. Partie, jj  ï34 Les Liaisons dans ma chambre , 5c me remer, de Ia pare de fa Maïtreiïe, un paquet d'une autre forme que le mien, 5c fur 1'enveloppe duquel je reconnois 1'écriture tant défiree. J'ouvre avec précipitation. C'étoit ma Lettre elle-même, non décachetée 5c pliée feulement en deux. Je foupconne que la crainte que je ne fuflé moins fcrupt:leux qu'elle fur le fcandale, lui a fait employer cette rule diabolique. Vous me connoiffez; je n'ai pas befoin de vous peindre ma fureur. Il fallut pourtant reprendre fon fang-froid, 6c cherchef de nouveaux moyens. Voici le feul que je trouvai. On va d'icitous les matins, chercher les Letrr^s a la Pofte, qui eft a envirort trois quarts de lieue : on fe fert, pour cet objet, d'une boete ouverte a-peu-près comme un tronc, dont le Maïtre de Ia Pofte a une clef 5c Mde. de Rofemonde 1'autre. Chacun y met fes Lettres dans la jcurnée, quand bon lui femble : on les porte le foir a la Pofte , 6c- Ie matin on va chercher celles qui font arrivées. Tous les gens, étrangers ou autres, font ce fervice également. Ce n'étoit pas le tour de .mon domeftique; raais il fe chargea d]f  DANGEREU SES. IJf aller; fous le prétexte qu'il avoit affau-e Se ce cóté. Cependant j'écrivis ma Lettre. Je déguifai mon écriture pour 1'adreffe, 8c je conrréfis aflez bien, fur 1'enveloppe , le timbre de Vijon. Je choifis cette Ville „ paree que je trouvai plus gai, puifque je* demandois les mêmes droits que le mari > d'écrire auffi du mémelieu; & auiii paree que ma belle avoit parlé toute la journée du defir qu'elle avoit de recevoir des Lettres deDijon. II me parut jufte de lui procurer ce plaifir. Ces précautions une fois prifes, il étoi.t facüe de fitire joindre cette Lettre aux autres. Je gagnois encore a cet expediënt, d'être tcmoin de la réception : car l'ufage eft ici de fe raffembler pour déjeuner, 8c ' d'attendre 1'arrivéè des Lettres avant'de fe feparer. Fnfln, elles arriverenr. Mde. de Rofemonde ouvrit la boete » De Dijon «, dit-elle, en donnant la Lettre a Mde. de Tourvel. » Ce n'eft pas » 1'écriture de mon mari reprit celleci d'une voix inquiete, en rompant le cachet avec vivacite; le premier coup-d'ceil fmftruifit, 8c il fe fit une telle révolution fur fa figure, que Mde. de Rofemonde s'en H »  136* Les Liaisons appercut, Sc lui dit : » Qu'avez-vous "? Je mlapprochai auffi , cti difant : « Cette Lettre eft donc bien terrible"? La timide Devote n'ofoit lever les yeux , ne difoit mot , Sc, pour fauver fon embarras, feignoit de parcourir l'Epitre, qu'elle n'étoit guere en état de lire. Je jouiifois de fon trouble, Sc n'étois pas f aché de la poufler un peu?>o Votre air plus tranquile, » ajoutai-je, fait efpérer que cette Lettre j> vous a caufé plus d'étonnement que de n douleur La colere alors 1'infpira mieux que n'eut pu faire la prudence. » Elle conw tient, répondit - elle , des chofes qui » m'offenfent, Sc que je fuis étonnée qu'on 30 ait ofé m'écrire. Et qui donc " ? interrompit Mde. de Rofemonde. « Elle n'eft 33 pas fignée ", répondit la belle couroucée : " mais la Lettre 8c fon Auteur m'inf» pirent un égal mépris. On m'obligera de .53 ne m'en plus parler *' En difant ces mots, elle déchira 1'audacieufe miffive, en mit les morceaux dans fa poche, fe leva 5c fortit. Malgré cette colere, elle n'en a pas, moins eu ma Lettre •, 8c je m'en remets bien a fa curiofité, du foin de 1'avoir luc en, entier.  15ANGEREUSE3. I37 Le détail de la journée me meneroit trop loin. Je joins a ce récit le brouilloa de mes deux Lertres; vous ferez aufli inftruke que moi. Si vous voulez être au courant de cette correfpondance, il fauc vous accoutumer a déchiffrer mes minutes : car pour rien au monde, je ne dévorerois 1'ennui de les recopier. Adieu, ma belle amie. De.... ce z$ Ao&t 17. * r^^,— LETTRE XXXV. Le Vicomte DE VALMONT d la Prêfidente DE T O U R V E L. Il fautvout obéir, Madame; il faut vous prouver qu'au milieu des torts que vous vous plaifez a me croire, il me refte au moins affez de délicatelfe pour ne pas me permettre un reproche, Sc alTez de courage pour m'impofer les plus douloureux facrifices. Vous m'ordonnez le filence Sc 1'oubli \ eh bien! je forcerai mon amour a fe taire, Sc j'oublierai, s'il'eft pcffible, la facon cruelle dont vous favez accueilliSans doute le defir de vous plaire n'en donnoit pas le drok; & j'avout encoré U 5  Les Liaisons le befoin que j'avois de votre indulgence „ ji'étoit pas un titre pour 1'obtenir : mais vous regardez mon amour comme un outrage; vous oubliez que fi ce pouvoit être un tort, vous en feriez a-la-fois , 8c la caufe Sc 1'excufe. Vous oubliez auMi, qu'accoutumé a vous oüvrir mon ame , lors même que cette confiance pouvoit me nuire, il ne m'étoit plus pofïible de vous cacher les fentimens dont je fuis pénétré ; 8c ce qui fut 1'ouvrage de ma bonne-foi» vous le regardez comme le fruit de 1'au < dace, Pour prix de l'amour le plus tendre , le plus refpectueux , le plus vrai vous me rejettez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre r a:ne. . ,.Quel autre ne fe plain roit pas d'être traité ainfi ? fAóï feul, je me foumets; ie foc ffre tout Sc ne murmure point; vous frappe* Sc j'adore. L'mconcevable empire que vous avez fur moi, vous rend maitreffe ab.olue de mes fentimens, Sc fi mon amour feul vous réfifte, fi vous ne pouvez le dé•tru've, c'eft qu'U eft votre ouvrage Sc non pas le roieu. Je ne dcmande point un retour dont jamais je ne me fuis flatte*, Je n'attends pas CStte piüc 5 que l'intérét que yon  DANGEREUSES. I39 m'aviez témoigné quelquefois pouvoit me faire efpérer. Mais je crois, je favoue, pouvoir réclamer votre juftice. Vous m'apprenez, Madame , qu'on a cherché a me nuire dans votre efprit. Si vous en eulïiez cru les confeils de vos amis, vous ne m'eufïiez pas même lailfé approcher de vous : ce font vos termes, Quels font donc ces amis ofiicieux? Sans doute ces gens fi féveres, & d'une vertu fi rigide, confentent a être nommés; fans doute ils ne voudroient pas fe couvrir d'une obfcurité qui les confondroit avec de viis calomniateurs; & je n'ignorerai ni leurs norns ni leurs reproches. Songez, Madame, que j'ai le droit de favoir 1'un & 1'autre, puifque vous me jugez d'après eux. On ne condamne point un coupable fans lui dire fon crime, fans lui nommer fes accufateurs. Je ne demande point d'autre grace. & je m'engage d'avance a me juftifier , a les forcer de fe dédire. Si ''ai trop méprifé, peut-être, fes vaines clameurs d'un public dont je fais peu de cas, il n'en eft pas ainii de votre eftime; & quand je confacre ma vie a la merker, je ne me la laiflerois pas ravhr 'impunémenv. EUe «ie devient d'autant  140 Lis Liaisons plus précieufe, que je lui devrai fans doute cette demande que vous craignez de me faire, Sc qui me donneroit, dites-vous, des droits a votre reconnoljfance. Ah ! loin d'en exiger, je croirai vous en devoir, fi vous me procurez 1'occafion de vous être agréable. Commencez donc a me rendre plus de juftice, en ne me lailfantplus ignorer ce que vous defirez de moi. Si je pouvois le deviner, je vous éviterois la peine de le dire. Au plaifir de vous voir., ajoutez le bonheur de vous fervir, Sc je me louerai de votre indulgence. Qui peut donc vous arrêter? ce n'eft pas, je 1'efpere la crainte d'un refus? je fens que je ne pourrois vous la pardonner. Ce n'en eft pas un que de ne-pas vous rendre votre Lettre. Je defire, plus que vous, qu'elle ne me foit plus nécèftaire : mais accoutumé a vous croire une ame fi douce, ce n'eft que dans cette Lettre que je puis vous trouver telle que vous voulez paroitre. Quand je forme ie va-u de vous rendre fenfible; j'y vois que plutöt que d'y confentir, vous fuiriez a cent lieues de moi; quand tout en vous augmente & juftifie mon amour, c'eft encore elle qui me répete que mon amour-vous outrage; fa  DANGEREUSES. I4I lorfqu'en vous voyant, cet amour me fenv ble le bien fuprême, j'ai befoin de vous lire, pour fentir que ce n'eft qu'un affreux tourment. Vous concevez a préfent que mon plus grand bonheur feroit de pouvoir vous rendre cette Lettre fatale; me la demander encore, feroit m'autorifer a ne plus croire ce qu'elle contient; vous ne doutez pas, j'efpere, de mon ern-» preffement a vous la remettre. Paris, ce 21 Ao&t «7... LETTRE XXXVI. Le Vicomte DE VALMONT d la Préfidente DE TOURVEL. ( Timbrée de Dijon). "\^otrp. févérité augmente chaque jour, Madame, 5c, fl je 1'ofe dire, vous femblez craindre moins d'être injufte que d'être indulgente. Après m'avoir condamné fans m'entendre, vous avez dü fentir en effet, qu'il vous feroit plus facile de ne pas lire mes raifons que d'y répondre. Vous refufez mes Lettres avec obftination; vous me les renvoyez avec mépris. Vous me  iii Les Liaisons forCez enfin de recourir a la rufe, dans le moment même oü mon unique but effe de vous convaincre de ma bonne-foi. La nécefïj'té oü vous m'avez mis de me défendre, fuffira fans doute pour en excufer les moyens. Convaincu d'ailleurs par la fmcérité de mes fentimens, que pour les jufdfier a vos yeux il me fuffit de vous les faire bien connoïtre, j'ai cru pouvoir me permettre ce léger détour. J'ofe croire auffi que vous me Te pardonnerez; 8c que vous ferez peu furprife que l'amour foit plus ingénieux a fe produire, que 1'indifférence a 1'écarter. Permettez donc, Madame, qua mon Cceur fe dévoile entiérement a vous. Tl vous appartient, ü eft jufte que vous le connoiffiez. J'étois bien éloigné, en arrivant chez Mde. de Rofemonde , de prévoir le fon qui m'y atrendoit. J'ignorois que vous y fjfpez, 8c fajouterai, avec la fincérité qui me caraótérife, que quand je 1'aurois fu». ma fécurité n'en eut point été troub'ée: non que je ne rendilfe a votre beauté la juftice qu'on ne peut lui refufer, mais accoutumé a n'éprouver que des deflrs, a ne me livrer ^u'a ceux que i'efpoir encourageoit, je m  I> A TS G E R E TJ S E S. t$\ Connoiffois pas les tourmens de 1'amour* Vous fütes témoin des inftances que me ik Mde. de Rofemonde pour m'arrêter quel* que temps. J'avois déja pafTé'une journée avec vous : cependant je ne me rendis, bu au moins je ne crus me tendre qu'au plaifir, fi naturel Sc fi légitime, dé témoigner des égards a une parente refpectabie. Le genre de vie qu'on menoit ici, différoit beaucoup fans doute de celui auquel j'étois aecoütumé; il ne m'en couta rien de m'y conformer; Sc fans chercher a pétiétrer la caufe du changement qui s*opéroit en moi, je Fatribuois uniquement encore a cette facilité de caraótere, dont je Crois vous avoir déja parlé, ,( Malheureufement (8c pourquói faut-il que ce foit un malheur ?) , en vous con~ Jioilfant mieux je reconnus bientöt que cette .figure enchanterelle, qui feule m'avoit frappé , étoit le moindre de vos avarttages; Votre ame célefteétonna, féduifit la mienne.; | admirois la beauté, j'adorai la vertu; Sans prétendre a vous obtenir, je m'occupai de Vous mériter. En réclamant votre indölgence pour Ie paffé, j'ambitionnai votre fuffrage pouf 1'avenir. Je le cferchois darts Vos difcours, je 1'épiois dans vos regsrds-.; dans ces regafds d'otf partoit- un polioi*  144 Les Liaisons d'autant plus dangereux, qu'il étoit répandu fans deflein & recu fans méfiance. Alors je connus l'amour. Mais que j'étois loin de m'en plaindre ! réfolu de 1'enfevelir dans un éternel filence, je me livrois fans crainte comme fans réferve > a ce fentiment délicieux. Chaque jour augmentoit fon empire. Bientót le plaifir de vous voir fe changea en befoin. Vous abfentiez-vous un moment .p mon cceur feferroit de trifleffe, au bruit qui m'annonfoir votre retour, il palpitoit dejoie. Jen'exiftois plus que par vous & pour vous. Cependant c'eft vous-même que j'abjure: jamais dans la gaité des folatres jeux, ou dans l'intérêt d'une converfation férieufe, m'échappa-t-il un mot qui put trahir Ie fe» cret de mon cceur ! Enfin, un jour arriva ou devoit com»meneer mon infortune \ 8z par une incon* cevable fatalité, une aólion honnête en devint le fignal. Oui, Madame, c'eft au milieu des malheuretiA que j'avois fecourus, que, vous livrant a cette fenfibilité. pfécieufé qui embellit ia beauté même 8z ajoute du prix a la vertu, vous achevates d'égarer un cceur que déja trop d'amour •cnivroit. Vous vous rappellez > peut-être, quelle  BAKGEREUSES. fif quelle préoccupation s'empara de moi aii retour ! Hélas ! je cherchois a combattre ün pcnchanc que je fentois deveiiir plus fort que moi. C'eft après-avoir épuifé mes forces dan*, ce combat iuégal > quun hafard, que je h'avois pu prévoir, tóe fit trouver feul avec vous. La, je fuccombai, je 1'avoue» Mon cceur, trop plein, ne put retenir fes difcours ni fes larmes. Mais, eft-ce donc ün crime/ Sc fi een eft urt, n'eft-il pas aflez puni par Les tourmens affreux auxquels je fuis livré ? . Dévoré par un amour fans efpoir, j*implore votre pitié Sc ne trouve que votre haine : fans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchént malgré mol, Sc je tremble de rencontret vos regards. Dans 1'état cruel oü vous m'avea réduit, je paffe les jours k déguifer mes peinès3clcs nuits k m'y livrer; tartdis que Voüs, tranquille Sc paifible, vous ne connoiflez ces tourmens que pour les Caufer & vous en applaudir. Cependant c'eit vöus qui vous plaignez , Sc c'eft moi qui m'ex- cufe» . , Voila pourtant, Madame, voila le féclt fidele de ce que vous nommez tóes torts, h Putti* 1  t4& Les Liaisons & que peut-être il feroit plus jufte d'appeller .mes malheurs. Un amour pur 8c ilncere, un refpeét qui ne s'eft jamais démenti, une foumifïïon parfaite; tels font les fentimens que vous m'avez infpirés. Je n'eufïe pas craint d'en préfenter 1'hommage a la Divinité même. O, vous qui êtes fon plus bel ouvrage, imitez-la dans fon indulgence! Songez a mes peines cruelles; fongez fur-tout, que, placé par vous entre le défefpoir 8c la félicité fuprême, le premier mot que vous prononceren décidera pour jamais de mon fort. De... ce 2.3 Aoüt 17.., LETTRE XXXVII. La Préfidente de Tourvel i Mde, de Volanges. Je me foumets, Madame, aux confeils que votre amitié me donne. Accoutumée a déférer en tout a vos avis, je le fuis a croire qu'ils font toujours fondés en raifon. J'avouerai même que M. de Valmont doit être en effet infmiment dangereux , s'il peut a-la-fois feindre d'être ce qu'il paroit ici, & refter tel que vous le dépei-  D A N 6 ÉRfÜSlS. 147 gnez. Qnoi qu'il en foit, puifque voufi fexigez, je 1'éloignerai de moi; au moins j'y ferai mon poffible : car fouvent les chofes, qui, dans le fond devroient être les plus fimples, deviennent embarraflantes par la forme. II me paroit toujours impraticable de faire cette demande a fa tante; elle deviendroit également défobligeante Sc pour elle 5c pour lui. Je ne prendrois pas non plus, fans quelque répugnance, le parti de m'éloigner moi-même : car outre les raifons que je vous ai déja mandées relatives a M. de Tourvel, fi. mon départ contrarioit M. de Valmont, comme il eft poffible, n'auroit-il pas la faeilité de me fuivre a Paris? 5c fon retour, dont je ferois, dont au moins je paroitrois être 1'objet, ne fembleroit-il pas plus étrange qu'une rencontre a la campagne, chez une perfonne qu'on fait être fa parente 5c mon amie ? II ne me refte donc d'autre reflburce que d'obtenir de lui-même qu'il veuille bien s'éloigner. Je fens que cette propofition eft difficile a faire; cependant comme ü me paroit avoir a cceur de me prouver qu'il a en effet plus d'honnêteté qu'on ne . I %  Ï48 Les Liaisons lui en fuppofe, je ne défefpere pas de réuffir. Je ne ferai pas même fachée de le tenter; & d'avoir une occafion de juger fi, comme il le dit fouvent, les femmes vraiment honnêtes n'ont jamais eu, n'auront jamais, a fe plaindre de fes procédés. S'il part, comme je le defire, ce fera en effet par égard pour moi; car je ne peux pas douter qu'il n'ait le projet de paffer ici une grande partie de 1'automne. S'il refufe ma demande & s'obftine a refter , je ferai toujours a temps de partir moi-même, & je vous le promets. Voila, je crois, Madame, tout ce que rotre amitié exigeoit de moi : je m'empreffe d'y fatisfaire, & de vous prouver que, malgré la chahur que j'ai pu mettre a défendre M. de Valmont, je n'en fuis pas moins difpofée, non-feulement a écouter, mais même a fuivre les confeils de mes amis. J'ai 1'honneur d'être, &c De... ce 25 Aout ij,,.  DANGEREUsES. I49 LETTRE XXXVIII. La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte DE VALMONT. V ¥ otre énorme paquet m'arrive a 1'inftant, mon cher Vicomte. Si la date en efl exacte, j'aurois du le recevoir vingt quatre heures plutot ; quoi qu'il en foit, fi je prenois le remps de Ie lire, jen'aurois plus celui d'y répondre. Je préfere donc de vous en accufer léulement la réception, & nous cauferons d'autre chofe. Ce n'eft pas que j'aie rien a vous dire pour mon compte; 1'automne ne laifle a Paris prefque point d'hommes qui aient figure humaine : aufii je fuis, depuis un mois, d'une fagefie a périr; & tout autre que mon Chevaiier feroit fatiguédes preuves de ma conftance. Ne pouvant m'occuper, je me diftrai avec Ia petite Volanges; 8c c'eft d'elle que je veux vous parler. Savez-vous que vous avez perdu plus que vous ne croyez, a ne pas vous charger de eet enfant ? elle eft vraiment délicieufe ! cela n'a ni caraclere ni principes; jugez combien fa fociété fera douce 8c facile. Je ne crois pas qu'elle brille jamais par ie fen- I i  zjo Lei Liaisons timent:; mais tout annonce en elle les fenfations les plus vives. Sans efprit 8c fans fmeife, elle a pourtant une certaine faufieté naturelle, fi Ton peut parler ainfi, qui quelquefois m'étonne moi-mème, 8c qui réufiira d'autant mieux, que fa figure offre fimage de la eandeur 8c de 1'ingénuité. Elle eft naturellement très-carefiante, 8c je m'en amufe quelquefois : fa petite tête fe monte avec une facilité incro/able; 8c elle eft alors d'autant plus plaifante, qu'elle ne fait rien, abfolument rien, de ce qu'elle defire tant de fayoir. II lui en prend des impatiences tout-a-fait dröles; elle rit, elle fe dépite, elle pleure, 8c puis elle me prie de 1'inftruire, avec une bonne loi réellement féduifante. En vérité, je fuis prefqus jaioufe de celui .a qui ce plaifir eft réfervé. Je ne fais fi je vous ai mandé que depuis quatre ou cinq jours j'ai 1'honneur d'être fa confidente. Vous devinez bien que d'abord j'ai fait la févere : mais aufii-töt que je me fuis appercue qu'elle croyoit m'avoir convaincue par fes mauvaifes raifons, j'ai eu l'air de les prendre pour bonnes ; 8c elle intimément perfuadée qu'elle doit ce fuccès a fon éloquence : il falloit egtte préqaution pour ne me pas compro-  DAN G E R E U J I S. ÏJt mcttre. Je lui ai permis d'écrire Sc de dire j'aïme; Sc le même jour, fans quelle s'en doutat, jé lui ai ménagé un tête-a-tête avec fon Danceny. Mais figurez-vous qu'il eft fi fot encore; qu'il n'en a feulement pas obtenu un baifer. Ce garcon-la fait pourtant de fort jolis vers ! Mon Dieu ! que ces gens d'efprit fon bêtes ! celui-ci 1'eft au point qu'il m'en embarraffe; car enfin , pour lui, je ne peux pas le conduire ! C'eft a préfent que vous me feriez bien utile. Vous êtes affez lié avec Danceny pour avoir fa confidence, Sc s'il vous la donnoit une fois, nous irions grand train. Dépêchez donc votre Préfidente, car enfin je ne veux pas que Gercourt s'en i'auve : au refte, j'ai parlé de lui hiera la petite perfonne, Sc le lui ai fi bien peint, que quand elle feroit fa femme depuis dix ans, elle ne le haïroit pas davantage. Je 1'ai pourtant beaucoup prêchée fur la fidélité conjugale; rien n'égale ma févérité fur ce point. Par-la, d'une part, je rétablis auprès d'elle ma réputation de vertu, que trop de condefcendance pourroit détruire; de 1'autre , j'augmente en elle la haine dont je veux gratifier fon mari. Et enfin, j'efpere qu'en lui faifant accroire qu'il ne lui eft 14  lii Les Liaisons. permis de fe livrer a l'amour que pendant le peu de temps qu'elle a a refter fille, elle fe déeidera plus vire a n'en rien perdre. Adieu, Vicomte; je vais me mettre a ma toilette oü je lirai votre volume. Z>e .. . ce 27 Aoüt i 7.., LETTRE XXXIX. Cécile Volanges a Sophie Carnay, Je fuis trifte & inquiete, ma chere Sophie. J'ai pleuré prefque toute la nuit. Ce n'eft pas que pour le moment je ne fois tien heureufe; mais je prévois que cela ne durera pas. J'ai été hier a 1'Opéra avec Mde. de Merteuil; nous y avons beaucoup parló de mon mariage; 5c je n'en ai rien appris de bon. C'eft M. le comte de Gercourt que je dois époufer , &cedoitêtre au mois d'Qdobre. II eft riche, il eft Colonel du Régiment de,.. Jufques-la tout va fort bien. Mais d'abord il eft vieux : figure-toi qu'il a au moins trente-fix ans! Sc puis, Madame de Merteuil dit qu'il eft tnfte & févere, Sc qu'elle craint que  «ANGEREUSES. I5J je ne fois pas heureufe avec lui. J'ai même bien vu qu'elle en étoit füre, & qu'elle ne vouloit pas me le dire , pour ne pas m'affliger. Elle ne m'a prefque entretenue toute Ia foirée que des devoirs des femmes envers leurs maris : elle convient que M. de Gercourt n'eft pas aimable du tout, & eile dit pourtant qu'il faudraque je 1'aime. Ne m'a-t-eüe pas dit aufli qu'une fois mariée, je ne devois plus aimer le Chevaiier Danceny ? comme fi c'étoit poffible ! Oh ! je t'affure bien que je 1'aimerai toujours. Vois-tu , j'aimerois mieux plutöt ne pas me marier. Que ce M. de Gercourt s'arrange, je ne 1'ai pas été cherché. II eft en Corfe a préfent, bien loin d'ici; je voudrois qu'il y reflat dix ans. Si jen'avois pas peur de rentrer au Couvent, je dirois bien a Maman que je ne veux pas de ce mari-ia; mais ce feroit encore pis. Je fuis bien embarraffée. Je fens que je n'ai jamais tant aimé M. Danceny qu'a préfent; & quand je fonge qu'il ne me refte plus qu'un mois a être comme je fuis, les larmes me viennent aux yeux tout de fuite; je n'ai de confolation que dans 1'amitié de Mde. de Merteuil; elle a fi bon cceur! elle partage tous mes chagrins comme moh I S  154 L e « Liaison» même \ Sc puis elle eft fi aimabïe, que quand je fuis avec elle , je n'y fonge pref» que plus. D'ailleurs elle m'eft bien utile ; car le peu que je fais, c'eft elle qui me 1'a appris : & elle eft fi bonne, que je lui dis tout ce que je penfe, fans être honteufe du tout. Quand elle trouve que ce n'eft pas bien ; elle me gronde quelquefois ; mais c'eft tout doucement, Sc puis je L'embrallè de tout mon cceur, jufqu'a ce qu'elle ne foit plus fachée. Au moins celle-la, je peux bien 1'aimer tant que je voudrai, fans qu'il y ait du mal, &camc fait bien du plaifir. Nous fommes pourtant. convenues que je n'aurois pas 1'airde 1'airner tant devant le monde, & fur-tout devant Maman, afin qu'elle ne fe méfie de rien au fujet du Chevaiier Danceny. Je t'allure que fi je pouvois toujours vivre comme je fais a préfent, je crois que je ferois bien heureufe. II n'y a que ce vilain M. de Gercourt!.... Mais je ne veux pas t'en parler davantage : car je re: eviendrois trifte. Au-lieu de cela, je vas écrire au Chevaiier Danceny ; je nelui parlerai que de mon amour Sc non de mes chagrins, car je ne veux pas 1'arlliger. Adieu, ma bonne amie. Tu vois bien  dangereuses. If$ que tu aurois tort de te plaindre, & que j'ai beau être occupée, comme tu dis, qu'il ne m'en refte pas moins le temps de t'aimer & de t'eenre (i). De. ... ce 27 Aoüt 17.., LETTRE XL. Le Vicomte d e Va imont a. la Marquife de merteuil. C' e s t peu pour mon inhumaine 'de ne pas répondre a mes Lettres, de refufer de les recevoir; elle veut me priver de fa vue, elle exige que je m'éloigne. Ce qui vous furprendra davantage, c'eft que je me foumette a tant de rigueur. Vous allez me blamer. Cependant je n'ai pas cru devoir perdre 1'occafion de lailfer donner un ordre : perfuadé d'une part, que qui commande s'engage; & de l'autre, 1'autorité illuloire que nous avons l'air de lanTer prendre aux femmes, eft un des pieges qu'elles évitent le plus difficüement. De (1) Ou continue a fupprimeï les Lettres de Cécile Volanges & du Chevaiier Danceny , qut font peu intéieffantes & n'annoncent aucunévttiement.  25ö Les Liaisons plus, 1'adrelfe que ceile-ci a fu mettre a éviter de fe trouver feul avec moi, me placoit dans une fituation dangereufe, dont j'ai cru devoir forrir a quelque prix que ce fut ; car étant fans ceflé avec elle, fans pouvoir 1'occuper de mon amour, il y avoit lieu de craindre qu'elle ne s'ac*eoutum&t enfin a me voir fans troubie; difpofition dont vous favez aifez combien il eft diffkile de revenir. Au refte , vous devinez qqe je ne me fuis pas foumis fans condition. J'ai mème eu le loin d'en mettre une impoffible a accorcier; tant pour refter toujours maïtre de tenir ma parole , ou d'y manquei , que pour engager une difcufiion, :oit de bouche, ou par écrit, dans un moment ou ma Belle eft t.lus contente de moi, oq elle a beioin que je ferois bien mal" adroit, fi je ne trouvois mo/en d'obtenii? quelque. dédomraagemer.t de mon défifterncnr a cette prétemion , toute inibutenable qu'elle eft. Aprcs vous avoir expofé mes raifons dans ee long préambule , je commence fhiftorique de ces deux deniier-s jours, J'y . joindrai, comme pieees juftiflcatives, la Lettre de roa Belle fc m ïUponfc.  DANGEREUSES. I?7 Vous conviendrez qu'il y a peu d'Hiftoriens auffi exaéts que moi, Vous vous rappellez 1'effet que fit avanthier matin ma Lertre de Dijon; le refte de la journée fut très-orageux. La jolie Prude arriva feulement au moment du diner , Sc annonca une forte migraine ; prétexte dont elle voulut couvrir un des violens acces d'humeur que femme puifle avoir. Sa figure en étoit vraiment altérée; 1'expreffion de douceur que vous lui conpoiffez, s'étoit changée en un air mutin qui en faifoit une beauté nouvelle. Je me promets bien de faire ufage de cette découverte par la fuite; & de remplacer quelquefois la MaitrelTe tendre , par la Maitreife mutine. Je préyis que 1'après-dïnée feroit trifte: 6c pour m'en fauver 1'ennui, je prétextai des Lettres a écrire , & me retirai chez moi. Je revins au fallon fur les fix heu™ res \ Mde. de Rofemonde propdfa la promenade > qui fut acceptée. Mais au mo^ ment de monter envoiture, la prétendu* maiade , par une malice infernale , prétexta a fon tour , & peut - être pour fe venger de mon abfence, un redoublemenc de douleurs, & me fis fubir %is puie' ie  Ij8 Les liaisons tète-a-tête de ma vieille tante. Je ne fais fi les imprécations que je fis contre ce démon femelie furent exaucées, mais nous la trouvames couchée au retour. Le lendemain au déjeuner , ce n'étoit plus la même femme. La douceur naturelle étoit revenue, Sc j'eus lieu de me croire pardonné. Le déjeuner étoit a peine fini, que la douce perfonne fe leva d'un air indolent, Sc entra dans le pare; je la fuivis comme vous pouvez croire. >j D'ou 33 peut naitre ce defir de Promenade, lui « dis-je en 1'abordan t ? >3 J'ai beaucoup 33 écrit ce matin , me répondit-elle, Sc 33 ma tête eft un peu fatiguée. >3 — Je ne -3 fuis pas affez heureux , repris-je, pour « avoir a me reprocher cette fatigue-la ? •>3 Je vous ai bien écrit et , répondit33 elle encore, mais j'héfite a vous don33 ner ma Lettre. Elle eontient une de33 mande, Sc vous ne m'avez pas accou33 tumée a en efpérer le fuccès. — Ah ! « je jure que s'il m'eft pofilble. — Rien » n'eft plus facile , interrompit-elle ; Sc >3 quoique vous duffiez peut-être l'accor33 der comme juftice, je confens a 1'ob33 tenir comme grace ce. En difant ces moi$, elle me préfenia fa Lettre ; en U  DANGEREUSES. prenant, je pris auffi fa main, qu'elle rerira, mai': faris colere, Sc avec plus d'embarras que de vivacité. » La chaleur efl « plus vive que je ne croyois, dit-elie ; » il faut rentrer «. Et elle reprit ia route du chateau. Je fis de vains efforts pour lui perfuader ^de continuer fa promenade a 6c j'eus befoinMe me rappeller que nous pouvions être vus, pour n'y employer que de 1'éloquence. Elle rentra fans proférer une parole, Sc je vis clairement que cette feinte promenade n'avoit eu d'autre but que de me remettre fa Lettre. Elle monta chez elle en rentrant, Sc Je me retirai chez moi pour lire 1'Epitre que vous ferez bien de lire auffi, ainfi que ma réponfe, avant d'aller plus loin . -. LETTRE XLI. La Préjidente de tourvel au Vicomte de Valmont. Il femble , Monfieur, par votre conduite avec moi, que vous ne cherchiez qu'a augmemer, chaque jour , les fujets de plainte que j'avois contre vous. Votre cbftination a vouloir m'entretenir fans  l6o Les Liaisons ceffe, d'un fentiment que je ne veux ni ne dois écouter ; 1'abus que vous n'avez pas craint de faire de ma bonne-foi, ou de ma timidité, pour me remettre vos Lettres; le moyen fur-tout, j'ofe dire peu délicat, dont vous vous êtes fervi pour me faire parvenir la derniere , fans craindre au moins 1'effet d'une furprife qui pouvoit me compromettre ; tout devroit donner lieu de ma part a des reproches auffi vifs que juftement mérités. Cependant, au lieu de revenir fur ces griefs, je m'en tiens a vous faire une demande auffi fimple que jufte ; 8c fi je l'obtiens de vous, je confens que tout foit oublié. Vous-même m'avez dit, Monfieur, que je ne devojs pas craindre un refus; 8c quoique, par une inconféquence qui vous eft particuliere, cette phrafe même foit fuivie du feui refus que vous pouviezme faire (i), je veux croire que vous n'en tiendrez pas moins aujourd'hui cette parede formellement donnée il y a fi peu de jours. Je defire donc que vous ayiez la complaifance de vous éloigner de moi; de (i) Voyez Lettre XXiV,  DANGEREUSES. l6ï quitïer ce Chateau , oü un plus long féjour de votre pare ne pounroit que m'expofer davanrage au jugement d'un public toujours prompt a mal penfer d'autrai t Sc que vous navez que trop accoutumé a fixer let yeux fur les femmes qui vous admettent dans leur fociété. Avertie déja, depuislongs-temps, de ce danger par in.es amis , j'ai négligé , jai même combattu leur avis tant que votre conduite a mon égard avoit pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne pas me confondre avec cette foule de femmes , qui routes ont eu| a fe plaindre de vous. Aujourd'hui, que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus 1'ignorer, je dois au public , a mes amis, a moi-même, de fuivre ce parti néceffaire. Je pourrois aiouter ici que vous ne gagneriez rien a refuler ma demande , décidée que jt fuis a partir moi-même , il vous vous obftinez a reüer : mais je ne cherche point a diminuer 1'obligation que je vous aurai dè cecte complaüance , Sc je veux bien que vous fachiez qu en néceffitant mon départ d'ici, vous contrarienez mes arrangemens. Prouvez - moi donc, Monfieur, que vous me i'avez dit  i6i Les Liaisons tam de fois, les femmes honnêtes n'auront jamais a fe plaindre de vous; prouvezmoi au moins, que quand vous avez des torts avec elles, vous favez les réparer. Si je croyois avoir befoin de juflifier ma demande vis-a-yis de vous , il me fuffiroit de vous dire que vous avez palfé votre vie a la rendre néceffaire, Sc que pourtant il na pas tenu a moi de ne la jamais former. Mais ne rappellons pas des événemens que je veux oubiier, Sc qui m'obligeroient a vous juger avec rigueur, dans un moment oü je vous offre 1'occafion de mériter toute ma reconnoiffance. Adieu, Monfieur; votre conduite va m'apprendre avec quels fentimens je dois être pour la vie, votre très-humble, Sec. De... ce 25 Aoüt Z7.. LETTRE XLII. Le Vicomte d e Va l m o n t h U Préfidente de tourvel. uelque dures que foient Madame» les conditions que vous m'impofez, ie ne refufe pas de les remplir. Je fen*  BANGXREUSES. l6$ qu'il me feroit impofhble de contrarier aucun de vos defxrs. Une fois d'accord fur ce point, j'ofe me flatter qua mon tourx vous me permettrez de vous faire quelques demandes, bien plus faciles a accorder que les vötres, Sc que pourtant je ne veux obtenir que de ma foumiffion parfaite a votre volonté. L'une, que j'efpere qui fera follicitée par votre juftice, eft de vouloir bien me nommer mes accufateurs auprès de vous ; ils me font, ce me femble > affez de mal , pour que j'aie le droit de les connoitre \ fautre , que j'attends de votre indulgence , eft de vouloir bien me permettre de vous renouveller quelquefois 1'hommage d'un amour qui va plus que jamais mériter votre pitié. Songez, Madame , que je m'empreffe de vous obéir, lors même que je ne peux le faire qu'aux dépens de mon bonheur; je dirai plus, malgré la perfuafionoü je fuis f que vous ne defirez'mon départ, que pour vous fauver le fpectacle , toujours pénible, de 1'objet de votre injuftice. Convenez-en, Madame, vous craignez moins un public trop accoutumé a vous refpecler, pour ofer porter de vous ük  164 Les Liaisons jugement défavantageux , que vous n'êtes gênée par la préfence d'un homme qu'il vous eft plus facilc de punir que de blamer. Vous nf éloignez de vous comme on détourne fes regards d'un malheureux qu'on ne veut pas fecourir. Mais tandis que 1'abfence va redoubler mes tourmens, a quelle autre qu'a vous puis-je adreffer mes plaintes? de quelle autre puis - je attendre des confolations qui vont me devenir fi néceflaires? Me les refuferez-v ons, quand vous feule caufez mes peines ï Sans doute, vous ne ferez pas étonnée non plus, qu'avant de partir j'aie a cceur de juftifier auprès de vous, les fentimens que vous m'avez infpirés; comme aufli que je ne trouve le courage de rn'éloigner qu'en en recevant l'ordre de votre bouche. Cette doublé raifon me fait vpus demander un moment d'entretien. Inutilement voudrions-nous y fuppléer par Lettres : on écrit des volumes, &; 1'on explique mal ce qu'un quart-d'heure de couverfation fufflt pour faire bien entendre. Vous trouverez fac'dement le temps de m? 1'accorder : car quelqu'cmpreffé que je  DANGÉREUSES. 16*5? fois de vous obéir, vous favez que Mde. de Rofemonde eft inftruite de mon pro • jet, de paflèr chez elle unepartiede1'automne , & il faudra au moins que j'attende une Lettre pour pouvoir prétexter une affaire qui me force a partir. Adieu , Madame; jamais cemotnem'a tant coüté a écrire que dans ce moment, oü il me ramen e a 1'idée de notre féparation. Si vous pouviez imaginer ce qu'elle me fait fouffrir, j'ofe croire que vous me fauriez quelque gré de ma docilité. Recevez au moins, avec plus d'indulgence, 1'affurance & 1'hommage de l'amour le plus tendre Sc le plus refpecfueux. De... ce 26 Agüt tj... u —=— SUITE DE LA LETTRE XL. Du Vicomte de valmont a la Mar* quife de Merteuil. j\. présent, raifonnons, ma belle amie. Vous fentez comme moi que la fcrupuleufc, 1'honnête Mde. de Tourvel, ne peut pas m'accorder la première de mes  166 Les Liaisons demandes, & trahir Ia confiance de fes amis, en me nommant mes accufateurs; ainfi en promettant tout a cette condition, je ne m'engage a rien. Mais vous fentez auffi que ce refus qu'elle me fera, deviendra un titre pour obtenir tout le refte; & qu alors je gagne, en m'éloignant, d'entrer avec elle, & de fon aveu, en correfpondance réglée : car je compte pour peu le rendez-vous que je lui demande, & qui n'a prefque d'autre objet que de 1'accoutumer d'avance a n'en pas refufer d'autres quand ils me feront vraiment néceffaires. La feule chofe qui me refte a faire avant mon départ, eft de favoir quels font les gens qui s'occupent a me nuire auprès d'clle. Je préfume que c'eft fon pédant de mari; je le voudrois: outre qu'une défenfe conjugale eft un aiguillon au defir, je ferois fur que du moment que ma belle aura confenti a m'écrire, je n'aurois plus rien a craindre de fon mari, puifqu'elle fe trouveroit déja dans la néceifité dele tromper. Mais fi elle a une amie aflez intime pour avoir fa confidence, & que cette amie Ik foit contre moi, il me paroit néceffaire  DANGEREUSEJ, I67 de les brouiller, Sc je compte 7 réuflirs mais avant tout, il faut être inftruit. J'ai bien cru que j'allois 1'être hier: mais cette femme ne fait rien comme une autre, nous étions chez elle, au moment oü 1'on vint avertir que le diner étoit fervi. Sa toilette fe finilfoit feulement, & tout en fe prefiant, Sc en faifant des excufes, je m'appercus qu elle laifloit la clefi fon fecrétaire; Se je connois fon ufage de ne pas óter celle de fon appartement. J'y rèvois pendant le diner, lorfque j'entendis defcendre fa Femme-de-chambre : je pris mon parti auffi-töt; je feignis un faignement de nez, Sc fortis. Je volai au fecrétaire; mais je trouvai tous les tiroirs ouverts, & pas un papier écrit. Cependant ©n n'a pas d'occafion de les bruler dans cette faifon. Que fait-elle des Lettres qu'elle recoit ? Sc elle en recoit fouvent! Je n'ai rien négligé ; tout étoit ouvert, Sc j'ai cherché par-tout: mais je n'y ai rien gagné, que de me convaincre que ce dépot précieux refte dans fes poches. Comment 1'en tirer ? depuis hier je m'occupe inutilement d'en trouver les moyens: cependant je ne peux en vaincre le defir. Je regrette de n'avoir pas le talent des  1^8 Les Liaisons filoux. Ne devroit-il pas, en effet, entrer dans 1'éducation d'un homme qui fe mêle d'intrigues ? ne feroit-il pas plaifant de dérober la Lettre ou le portrait d'un rival, ou de tirer des poches d'une Prude de quoi la démafquer? Mais nos parens ne fongent a rien; Sc moi, j'ai beau fonger a tout, je ne fais que m'appercevoir que je fuis gauche, fans pouvoir y remédier. Quoi qu'il en foit, je reyins me mettre a rable , fort mécontent. Ma Belle calma pourtant un peu mon humeur, par l'air d'intérèt que lui donna ma feinte indifpofition; Sc je ne manquai pas de 1'affurer que j'avois , depuis quelque temps, de violentes agitations qui altéroient ma fanté. Perfuadée comme elle eft, que c'eft elle qui les caufe, ne devroit-elle pas en confcience travailler a les calmer? Mais,quoique devote, elle eft peu charitable; elle refufe toute aumone amoureufe, &ce refus fufht bien, ce me femble, pour en autorifer le vol Mais adieu, car tout en caufant avec vous je ne fonge qu'a ces tnaudites Lettres. Ec. ce 27 Aêut 17**. LLïTRÊ  dangereuse5. 16*? L É T T R E XL III. la Préfidente de Tourvel au Vicomte de Valmont. X ourquoi chercher, Monfieur, a diminuer ma reconnoiffance ? pourquói ne vouloir m'obéir qu'a demi, & marchander en quelque forte un procédé honnête? ïl ne vous fuffit donc pas que j'en fente lè pnx ? Non-feulement vous demandez beaucoup; mais vous demandez des chofes impoffibles. Si en effet nies amis m'ont parlé de vous, ils ne lont pu faire que parintérêt pour moi: quand même ils fe feroient trompés, leur intention n'en étoit pas moins bonne, & vous me propofez de reconnottre cette marqué d'attachement de leur part, en vous Iivrant leur fecret! J'ai déja eu tort de vous en parler, & vous me le fakes affez fentir en ce moment. Ce quï n'eut été que de la eandeur avec tout autre , devient une étourderie avec vous, 8z me meneroit a une noirceur, fi je cédois * votre demande. J'en appellea vous-même , a votre honnêteté; m'avez-vous cm capable de ce procédé i avez vous du me i. Fartie, £  i?o Lés Liaisons le propofer ? non, fans doute; & je fuis füre, qu'en y réftéchdfant mieux, vous ne reviendrez plus fur cette demande, Celle que vous me fakes de m'écrire n'eft guere plus facile a accorder; Sc fi vous vou* lez être jufte, ce n'eft pas a moi que vous vous en prendrez. Je neveux point vous offenfer; mais avec la réputation que vous vous êtes acquife, 8c que, de votre aveU même, vous mérites du moins en partie s quelle femme pourroit avouer être en cor-refpondance avec vous, Sc quelle femme honnête peut fe déterminer a faire ce qu'elle fent qu'elle feroit obligée dé cacher ? Encore, ,fi j'étois affurée que vos Let> tres fuffent telles que je n'euffe jamais a m'en plaindre, que je puiïe toujours me juftifier a mes yeux de les avoir recues ! peut-être alors le defir de vous prouver que c'eft la raifon 8c non ia haine qui me gui-^ de, me feroit pafier par-deffus ces confidérations puiffantes., Sc faire beaucoup plus que je ne devrcis, en vous permet» tant de m'écrire quelquefois. Si en effet Vous le defirez autant que vous me le dites, vous Vous foumettrez volontiers a la feule condiüon qui puüTe m'y faire confentir;, & fi vous avez quelque recomioiflan.ee de  dangereuse S. Ijl ce que je fais pour vous en ce moment 4 vous ne différerez plu?, de partir. Permettez-moi de vous obferver a ce fujet, que vous avez re ju une Lettre ce matin 8c que vous n'en avez pas profité pour annoncer votre départ a Mde. de Rofemonde , comme vous me l'aviez promis. J'efpere qu'a préfent rien ne pourra vous empêcher de tenir votre parole. Je compte fur-tout que vous n'attendrez pas, pour cela, 1'entretien que vous me demandez, 8c auquel je ne veux abfolument pas me prêter; 8c qu'au-lieu de 1'ordre que vous prétendez vous être néceffaire, vous vous contenterez de ia priere que je vous renouvelle. Adieu, Monfieur. J5e... cc 27 Aoüt 17... LETTRE XLIV. Le Vicomte de Valmont d la Mar* quifs de Merteuil. P X. artagez ma joie, ma belle amie; je fuis aimé; j'ai triomphé de ce cceur rebelle. C'eft en vain qu'il difTimule encore; mon heureufe adreffe a furpris fon tecret, K i  172. Les Liaisons Graces a mes foins aótifs, je fais tout ce qui m'intéreire: depuis la nuit, 1'heureufe nuitd'hier, je me retrouve dans mon élément; j'ai repris toute mon exifïence; j'ai dévoilé un doublé myftere d'amour Sc d'iniquité : je jouirai de lun , je me vengerai de 1'autre; je volerai de plaifirs en plaifirs. La feule idéé que je m'en fais , me tranfporte au point que j'ai quelquc peine a rappeller ma prudence; que j'en aurai peut-être a mettre de 1'ordre dans le récit que j'ai a vous faire. Eifayons cependant. Hier même, après vous avoir écrit ma Lettre, j'en recus une de la célefte Dévote. Je vous' 1'envoie; vous y verrez qu'elle me donne, le moins mal-adroite • ment qu'elle peut, la permiffion de lui écrire : mais elle y preflè mon départ, Sc je fentois bien que je ne pouvois le différer trop long-temps fans me nuire. Tourmenté cependant du defir de favoir qui pouvoit avoir écrit contre moi, j'étois encore incertain duparti que je prendrois. Je tentai de gagner la Femme-de-chambre, Sc je voulus obtenir d'elle de me livrer les poches de faMaïtreffe, dont elle pouvoit s'emparcr aifément le foir, & qu'il lui étoic  DANQEREUSEs. I73 facile de replacer le matin, fans donner le moindre foupcon, J'offris dix louis pour ce leger fervice: mais je ne trouvai qu'une begucule, fcrupuleufe ou timide, que mon eloquence ni mon argent ne purent vainere. Je la prêchois encore, quand Ie fouper fonna. II fallut la laifTer; trop heureux qu'elle voulut bien me promettre Ic fecret, fur lequel même vous jugez que je ne comptois guere. Jamais je neus plus d'humeur. Je me fentois compromis; Sc je me reprochois route Ia foirée, ma démarche imprudente - Ren,ré chez moi> "on fans inquiétudes,* je paria, a mon Chafleur, qui, enfaquahté d Amant heureux, devoit avoir queique crédit. Je voulois, ou qu'il obtint de cette:fillc de faire ce que je lui avois demande, ou au moins qu'il s'affurat de fa difcretion : mais lui, qui d'ordinaire ne doute de rien, parut douter du fuccès de cette négociation, Sc me fit, a ce fujet une réfiexion qui m'étonna par fa pro-' rondeur. " Monfieur fait sörement mieux que » moi, me dit-il, que coucher avec une »> hlle, ce n'eft que lui faire ce qui lui plak s K 5  174 Les Liaisous m de-la a lui faire fahe ce que nous vou«» 33 ions, il a iouvent pien loin Xe bon fens du Maraud queliuefoïs m'épow» vante (i). 33 Je réponds d'autant moins de celle33 ci, ajouta-t-il, que j'ai lieu de croire 33 qu'elle a un amant, 5c que je ne la dois 33 qu'au défceuvrement de la campagne. 33 AiuTi, fans mon zele pour le fervice de 33 Monfieur, je n'aurois eu cela "qu'une 33 fois (C'eft un vrai tréfor que ce garcon)S » Quant au fecret, ajouta-t-il en>3 core, a quoi fervira-t-il de lui faire 33 promettre, puifqu'elle ne rifquera rien >3 a nous tfomper? Lui en reparler. ne fe33 roit que lui mieux apprendre qu'il eft w important, 8c par-la, lui donner plus 53 d'envie d'en Jfaire fa cour a fa mat33 tiefle Plus ces réflexions étoient juftes, plus mon erobarras augmentoit. Heureufement ie dröle étoit en train de jafer; 8c comme j'avois befoin de lui > je le laiMois faire, Tout en me raconianf fon hiftoire avec cptte file, d m'apprit que, comme la chambre qu'elle occupe n'eft féparée 4e (i) ^jb-qïj IVIétr onanie.  DA N GE RE ü S E S. I7J felle de fa maïtreffe que par une fhnple cloifon qui pouvoit laiffer entendre un bruit fufpeft, c'étoit dans la fienne qu'ils fe raffembloient chaque nuit. Auffi-töt je formai mon plan; je le lui communiquai, & nous l'exécut&mes avec fuccès. J'attendis deux heures du matin : 8c alors je me rendis, comme nous enétions convenus, a la chambre du rendez-vous, portant de la lumiere avec moi„ 8c fous prétexte d'avoir fonné plufieurs fois inutilemenc. Mon confident, qui joue fes róles a merveille, donna une petite fcene de furprife , de défefpoir & d'exculè , que je terminai en l'envoyant me taire chaulfer de 1'eau, dont jc feignis avoir befoin; tandis que la fcrupuleufe Chambriere étoit d'autant plus honteule, que le dröle qui avoit voulu renchérir fur mes projets, 1'avoit déterminée a une toilette que la faifon comporcoit, mais qu'elle n'excufoit pas. Comme je fentois que plus cette fille feroit humiliée, plus j'en difpoferois facilement, je ne lui permis de changer n{ de fituation ni de parure ; 8c après avoir ordonné a mon Valet de m'attendre chez moi, je m/aifis a eoté d'elie fur ie Ut qui  176 Les Liaisons étoit fort en défordre, 3c je commenc^i ma converfation. J'avois befoin de garder 1'empire que la circonftance me donnoit fur elle : auffi conferverai-je un fangfroid qui eut fait honneur a la continence de Scipion; Sc fans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant fa fralcheur Sc 1'occafion fembloient lui donner le droit d'efpérer, je lui parlai d'affaires tranquillement que j'aurois pu faire avec un Procureur. Mes conditions furent que je garderois fidellement le fecret, pourvu que le lendemain, a pareille heure a-peu-près, elle me livrat les poches de fa maïtrefle. u Au 33 refte, ajoutai-je, je vous avois offert » dix louis hier; je vous les promets en" core auiourd'hui. Je ne veux pas abu33 fer de votre fituation Tout fut accordé, comme vous pouvez croire; alors je me retirai, Sc permis a 1'heureux couple de réparer le temps perdu. J'employai le mieh a dormir; Sc a mon reveil, voulant avoir un prétexte pour ne pas répondre a la Lettre de ma Belle avant d'avoir vifité fes papiers, ce que je ne pouvois faire que la nuit fuivame, je me  » A N G E R E V S E S. W decidai a aller a Ia chalfe, oü je refta* prefque tout le jour. A mon retour, je fus recu aiTezfroidc^ ment Jat heu de croire qu'on fut un peu Piqué du peu d'emprelfement que je metjois a profiter du temps qui me reftoit; fur-tout apres la Lettre plus douce que Ion mavoit écrite. J'en juge ainfi, fur ce que Mde. de Rofemonde m'ayant fait quelques reproches fur cette longue abfence, ma Belle reprit, avec un peu d'aigreur : „ Ah ! ne reprochons pas a M. de » Valmont de felivrerau feul plaifir qu'il M Peut trouver ici «. Je me plaignis de cette mjuftice, Se j'en profitai pour afiurer que je me plaifois avec ces Dames, que j y facrifiois une Lettre très-intéreffante que j'avois a écrire. J'ajoutai que ne pouvant trouver le fommeil depuis Plufieurs nuits, j'avois voulu eflayer fi la fatigue me le rendroit; Sc mes regards exphquoient afïez & Ie fujet de ma Lettre Sc la caufe de mon infomnie. J'eus lom d'avoir toute la foirée une douceur melancohque, qui me parut réuffir alfez bien, Se fous laquelle je'mafquai 1'impanence ou j'étois de voir arriver 1'heure qui dcvoit me livrer le fecret qu'on s'obfti-  178 Les Liaisons pok a me cacher. Enfin, nous nous féparam es, Sc quelque temps après, la fidelle Femme - de-chambre vint m'apporter le prix convenu de ma difcrétion. Une fois maitre de ce tréfor, je procé* dai a rinventaire avec la prudence que vous me connoiflez : car il étoit important de remettre tout en place. Je tombai d'abord fur deux Lettres du mari. mélange indigefte de détails de procés Sc de tirades d'amour conjugal, que j'eus la patience de lire en entier, 6c oü je ne trouvai pas un mot qui eut rapport a moi. Je les replacai avec humeur : mais elle s'adoucit, en trouvant fous ma main les morceaux de ma fameufe Lettre de Dijon» foigneufement raflemblés. Heureufement il me prit fatuaifie de la parcourir, Jugez de ma joie, en y appercevant les traces, bien diftinctes, des larmes de mon adorable Devote. Je 1'avoue, je cédai a un mouvement de jeune homme, Sc baifai cette Lettre avec un tranfport dont je ne the croyois plus fufceptible. Je continuai Theureux examen ; je retrouvai toutes mes Lettres de fuite, Se par ordre de dates ; Sc ce qui me furprit plus agréablement encore, fut de retrouver la première  BANGÉREÜSES. tja de toutes, celle que je croyois m'avoir été rendue par une ingrate , fideUemenc copiée de fa main, Sc d'une écriture altérée Sc trèmblante , qui témoignoit aflez la douce agitation de fon cceur pendant cette occupation; Jufques-la j'étois tout entier a l'amour; bientöt il fit place a la fureur. Qui croyezvous qui veuille me perdre auprès de cette femme que j'adore > quelle Furie fuppofézvous affez méchante, pour trainer une pareille noiréeur' Vous la connoiflez : c'eft votre amie, votre parente ; c'eft Mde; dé Volanges. Vous n'imaginez pas quel tilfu d'horreurs 1'infernale Mégere lui a écrit fur mon compte. C'eft elle, elle feule, qui a troublé la fécurité de cette femme angéiique; c'eft par fes confeils, par fes avis pernicieüx, que je me vois forcé dem'é* loigrter; c'eft a elle enfin que 1'onnicfacrifie. Ah ! fans doute il faut féduire fa fille : mais ce n'eft pas aftez, il faut la përdre; Sc puifque lage de cette maüdite femme la met a 1'abri de mes coups, il faut la frapper dans 1'öbjet de fésaffe&iohs. Elle veut donc que je revienne a Paris* Elle rn y force! foit, j'y retourrierai j mals elle géniira dg man mout* Je fuis fache  i8o Les Liaisons que Danceny foit le héros de cette aventures ; il a un fond d'honnêteté qui nous gênera : cependant il eft amoureux; & je le vois fouvent; on pourra peut-être en tirer parti. Je m'oublie dans ma colere, 8c je ne fonge pas que je vous dois le récit de ce qui s'eft paffe aujourd'hui. Revenons. Ce matin, j'ai revu ma fenfible Prude. Jamais je ne 1'avois trouvée fi belle. Cela devoit être ainfi : le plus beau moment d'une femme, le feul oü elle puiffe produire cette ivrefïe del'ame, dont on parle toujours 8c qu'on éprouve fi rarement,eft celui oü, affurés de fon amour, nous ne le fommes pas de fes faveurs \8c c'eft pré* cifément le cas oü je me trouvois. Peutêtre auffi 1'idée que j'allois étre privé du plaifir de la voir, feroit-ii a 1'embellir. Enfin, a 1'arrivée du Courier, on m'a remis votre Lettre du 27 \ 8c pendant que je la lifois, j'héfitois encore pour favoirfije tiendrois ma parole : mais j'ai rencontré les yeux de ma Belle , 8c il m'auroit été impoffible de lui rien réfufer. J'ai donc annoncé mon départ- Un moment après, Mde. de Rofemonde nous a lailfés feuls : mais j'étois encore a quatre pas de la farouche perfonne, qui, fe le- vant  DANGEREUSES. iBï vant avec 1'air de 1'effroi. : *> Laiffez-moi, » laiffez-moi, Monfieur, m'a-t-elle dit; au nom de Dieu, laiiï'ez-moi ». Cette priere fervente, qui décéloit fon émotion, ne pouvoit qne m'animer davantage. Déja j'étois auprès d'elle, Se je tenoit fes mains qu'elle avoit jointes avec une expreflion tout-a-fait touchante ; la, je commencois de tendres plaintes, quand un démon ennemi ramena Mde. de Rofemonde. La timide Dévote, qui a en effet quelques raifons de craindre, en a profité pour fe retirer. Je lui ai pourtant offert, la main qu'elle a acceptée; 8c augurantbien de cette douceur, qu'elle n'avoit pas eue depuis longtemps, tout en recommencant mes plaintes , j'ai effayé de ferrer la fienne. Elle a d'abord voulu la retirer; mais fur une inftance plus vive, elle s'eft livrée d'affez bonne grace, quoique fans répondre ni a ce gefte, ni a mes difcours. Arrivé a la porte de fon appartement, j'ai voulu baifer cette main, avant de la quitter. La défenfe a commencé par ttre franche : mais un fongei donc que je pars , prononcé bien tendrement, 1'a rendue gauche 6c infufE- J. Partie. L  ifa Les Liaisons fante. A peine le baifer a-t~il été dorané, que la main a retrouvé fa force pour échapper, 6c que la Belle eft entrée dans fon appartement oü étoit fa Femme-dechambre. Ici finit mon hiftoire. Comme je préfume que vous ferez demain chez la Maréchale de..., oü fürement je n'irai pas vous trouver; comme je me doute bien auffi qu'a notre première entrevue nous aurons plus d'une affaire a traiter, & notamment celle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j'ai pris le parti de me faire précéder par cette Lertre : Sc toute longue qu'elle eft, je ne la fermerai qu'au moment de 1'envoyer a la Pofte : car au terme oü j'en fuis, tout peut dépendre d'une occafion; & je vous quitte pour aller 1'épier. P. S. a huit heures du foir. Rien de nouveau; pas le plus petit moment de liberté : du foin même pour 1'éviter. Cependant, autant de trifteffe que la décence en permettoit, pour le moins. Un autre événement qui peut ne pas être indifférent, c'eft que je fuis chargé d'une invitation de Mde. de Rofemonde a Mde. de Volanges, pour venir palier quelque temps chez elle a la campagne.  dangereuses. I83 Adieu, ma belle amie; a demain> ou après-demain au plus tard. De. ... ce 28 Aoüt 17 . .. ^r^*=, mfr. LETTRE XLV. La Préjldente de tourvel, a Mde. de Volanges. II fT 1V1 - de Valmont eft parti ce matin , Madame ; vous m'avez paru tant defirerce départ, que j'ai cru devoir vous en inftruire. Mde. de R-ofemonde, regrette beaucoup fon neveu, dont il faut convenir qu'en effet la fociété eft agréable : elle a paffe toute la matinée a m'en parler avec la fenfibilité que vous lui connoiflez;elle ne tarilïoit pas fur fon éloge. J'ai cru lui devoir la complaifance de 1'écouter fans la eontredire, d'autant qu'il faut avouer qu'elle avoit raifon fur beaucoup de points. Je fentois de plus que j'avois a me reprocher d'être la caufe de cette féparation , & je n'efpere pas pouvoir la dédommager du plaiilr dont je 1'ai privée. Vous favez que j'ai naturellement peu de gaieté, & le geme de vie que nous allons mener ici n'eft pas fait pour Taugmenter. L 2  184 Les Liaisons Si je ne m'étóis pas conduite d'après vos avis, je craindrois d'avoir agi un peu lé? gérement : car j'ai été vraiment peinée de la douleur de ma refpeótable amie; elle m'a touchée au point que j'aurois volontiers mêlé mes larmes aux fiennes. Nous vivons a préfent dans 1'tfpoir que vous accepterez 1'invitation que M. de Valmont doit vous faire, de la part de Mde. de Rofemonde, de venir paffer quelque temps chez elle. J'efpere que vous ne doutez pas du plaifir que j'aurai avous y voir; 8c en vérité vous nous devez ce dédbmmagement. Je ferai fort aife de trouver cette occafion de faire une connohTancc plas prompte avec Mlle. de Volanges, 8c d'être a portée de vous convaincre de plus en plus des fentimens refpeólueux, 8cc. Vc... ce 29 d'Aoüt 17..  bangereuses» 13$ LETTRE XL VI. Le Chevaiier danceny a cécile Volanges. \^/ue vous eft-il donc arrivé, mon adorable Cécile ? qui a pu caufer en vous un changement fi prompt & fi cruel ? que font devenus vos fermens de ne jamais changer ? Hier encore, vous les réitériez avec tant de plaifir ! qui peut aujourd'hui vous les faire oublier? J'ai beau m'examiner, je ne puis en trouver la caufe en moi, 8c il m'eil affreux d'avoir a ia cheicher en vous* Ah ! fans doute vous n'ètes ni légere, ni trompeufe \ 8c même dans ce moment de défefpoir, un foupcon outrageant ne flétrira point mon ame. Cependant, par quelle fatalité n'ètes-vous plus la même.'' Non, cruelle, vous ne 1'êtes plus! La tendre Cécile, la Cécile que i'adore, & dont j'ai recu les fermens, n'auroient point évité mes regards, n'auroit point contrarié le hafard heureux qui me placoit auprès d'elle; ou fi quelque raifon que je ne peux concevoir, 1'avoit forcée a me traiter avec taiu L 5  186 LES L IAIS OIÏï de rigueur, elle n'eut pas au moins dédaigné de m'en inltruire. Ah ! vous ne favez pas, vous ne faurez jamais, ma Cécile, ce que vous m'avez fait fouffrir auiourd'hui, ce que je fouffre encore en ce moment. Croyezvous donc que je puilfe vivre 5c ne plus étre aimé de vous ? Cependant, quand je vous ai demandé un mot, un feul mot, pour diffiper mes craintes, au-lieu de me répondre, vous avez feint de craindre d'être entendue; Sc cet obftacle qui n'exiftoit pa aio - s vous favez fait naïtre auflitöt, Far la place que vous avez choifie dans le cercle. Quand, forcé de vous quitter, je vous ai demandé 1'heure a laquelle je pourrois vous re on demain , vous avez feint de l'ignorer, 5c ii a fallu que ce füt Mde. de Voianges qui m'en inffruint. Ainfi ce moment touiour> fi defiré qui doit me rapprocher de vous, demain ne fera naïtre en moi que de 1'incuiétude ; 5c le plaifir de vous-voir, mfqu'alors fi cher a mon cceur, fera remplacé par la crainte de vous être importun. Déja, je le fens, cet:e crainte m'arrête, 5c je n'ofe vous parler de mon amour. Ce f* vous aime, que j'aimois tant a répéte*  DANGEREUSFS. 187 quand je pouvois 1'entendre a mon tour, ce mot fi doux qui fuffifoit a ma félicité, ne m'ofrre plus, fi vous êtes changée, que I'image d'un défefpoir éternel. Je ne puis fcroire pourtant que ce talifman de l'amour ait perdu toute fa puiflance, 6c j'effaie de m'en fervir encore (r). Üui, ma Cécile, je vous aime. Répétez donc avec moi cette exprefïion de mon bonheur. Songez que tous m'avez accoutumé a 1'entendre, 6c que m'en priver , c'eft me condamner a un tourment qui, de même que mon amour, ne finira qu'avec ma vie. De... ce 29 Aoüt ij... LETTRE XL VIL Le Vicomte de Va lmost h. la Marquife de merteuil. Je ne vous verrai pas encore aujourd'hui, ma belle amie, 6c voici mes raifons, que je vous prie de recevoir avec indulgence. Ci) Ceux qui n'ont pas en occafiou de fentir quelquefois le prix d'un mot, d'une exprefïion , confacrés par l'amour , ne trouveront aucuu lens «lans cette phrafe. L 4  lH8 Les Liaisons Au-lieu de revenir hier direétement, je me fuis arrèté chez la Comteffe de..., dout le chateau fe trouvoit prefque fur ma route, Sc a qui j'ai demandé a diner. Je ne luis arrivé a Paris que vers les fept heures, Sc je fuis defcendu a 1'Opéra, oü J'elpérois que vous pouviez etre. L'Opéra fini, j'ai été revoir mes amies du foyer ; j'y ai retrouvé mon ancienne Emilie, entourée d'une cour nombreufe, tant en temmes qu'en hommes, a qui elle donnoit le foir même a fouper a P Je ne fus pas plutöt entré dans ce cerele, que je fus prié du fouper, par acclamation. Je le fus auiïï par une petite figure grollé Sc courte, qui me baragouina unc invitation en francois de Holiande, Sc que je reconnus pour le véritable héros de la fète. J'acceptai. J'appris, dans ma route, que la maifon oü nous allions étoit le prix convenu des bontés d'Ëmilie pour cette figure grotef1que , Sc que ce fouper étoit un véritable repas de nöce. Le petit homme ne fe pof" fédoit pas de joie, dans 1'attente du bonheur dont il alloit jouir; il m'en parut fi fatisfait, qu'il me donna envie de Ie trou" bier; ce que fis en erTet.  "RANGEREUsES iS^ La feule difficulté que j'éprouvai fut dc décider Emilie, que la richelfe du Bourguemeftre rendoit un peu fctupuleufe. Elle fe prêta pourtant, après quelques facons au pioiet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau a bierre , Sc de le inettre ainfi hors de combat pour toute ia nuit. L'idée fubllme que nous nous étions formée d'un buveur Hollandois, nous fit employer tous les moyens connus. Nous réufsimes' fi bien , qu'au delfert il n'avoit déja plus la force de tenir fon verre: mais la fécourable Emilie Sc moi 1'entonnions a qui mieux. Enfin, il tonba fous la table , dans une ivreife telle > qu'elle doit au moins durer huit jours. Nous nous décidames alors a le renvoyer a Paris; 8c comme il n'avoit pas gardé fa voiture, je le fis charger dans la mienne , & je reftai a fa place. Je re;u^ enfuite les complimens de 1'affemblce, qui fe retira bientöt après, 5c me laiila maitre du champ de bataille. Cette gal té, 5c ff peut-être ma longue retra:te, m'ont fait trouver Emilie fi défirable, que je lui ai promis de refter avec elle jufqu'a la re* furrection du Hollandois.  ïoo Les Liaisons Cette complaifance de ma part eft le prix de celle qu'elle vient d'avoir, de me fervir de pupitre pour écrire a ma belle Devote, a qui j'ai trouvé plaifant d'envoyer une lettre écrite du lit 8c prefque d'entre les bras d'une fille, interrompue même pour une infidélité complete, 8c dans laquelle je lui rends un compte exaór. de ma fituation 8: de ma conduite. Emilie, qui a lu 1'Epkre, en a ri comme une folie, êc j'efperè que vous en rirez auili. Comme il faut que ma Lettre foit timbre e de Paris, je vous 1'envoie ; je la faiffe ouyerte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter, 8c la faire mettre a la Pofte. Sur-tout n'allez pas vous fervir de votre cachet, ni même d'aucun emblême amoureux; une tête feulernent. Adieu, ma belle amie. P. S. Je rouvre ma Lettre; j'ai décidé Emilie a aller aux Itdiens..Je pronter-ai de ce temps pour aller vous voir. Je ferai chez vous a fix heures au plus tard; & fi cela vous coi.vient, nous irons enfemble fur les fept heures chez Mde. de Volanges. II fera décent que je ne differe pas l'invitation que j'ai a lui faire de la part de Mde* 4e liofononde; de plus, j*  dangereuses. iqi ferai bien-aife de voir la petite Volanges. Adieu, la trés - belle Dame. Je veux avoir tant de plaifir a vous embraffer, que le Chevaiier puifle en être jaloux» Paris j ce 30 Aoüt zj... LETTRE XLVIIL Le Vicomte d e Va lmont cl la Préfidente de tourvel ( Timbrée de Paris). CZ/fst après une nuit orageufe 8c pendant laquelle je n'ai pas fermé 1'ceuil; c'eft après avoit été fans ceflè ou dans 1'agitation d'une ardeur dévorante, ou dans Tender anéantiffement de toutes les facukés de mon ame; que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai befoin, & dont pourtant je n'efpere pas jouir encore. En effet, la fituation oü je fuis en vous écrivant, me fait con* noitre, plus que jamais, la puiffance irréfiftible de l'amour; j'ai peine a ccnferver affez d'empire fur moi pour mettre quelque ordre dans mes idéés, 8c déja je prévois que je ne fïnirai pas cette Lettre >  ijz Les Liaisons lans être obligé de l'interrompre. Quoi! ne puis-je donc efpérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j'éprouve en ce moment? J'ofe croire cependant que, fi vous le connoiiliez bien , vous n'y feriez pas entiérement infenfible. Croyezmoi, Madame, la froide tranquillité, le fommeil de 1'ame, image de la mort, ne menent point au bonheur; les pafiions ajÊlives peu vent feules y conduire; 8c malgré les tourmens que vous me faites éprouver , je crois pouvoir aflurer fans crainte, que, dans ce moment, je fuis plus heureux que vous. En vain m'accablez-vous de vos rigueurs défolantes; elles ne m'empêchent point de m'abandonner entiérement a l'amour, 8c d'oublier dans le délire qu'il me caufe, le défefpoir auquel vous me livrez. C'eft ainfi que je veux me venger de l'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus tant de plaifir en vous éerivant ; jamais je ne reflentis, dans cette occupation, une émotion fi douce, & cependant fi vive. Tout femble augmenter mes tranfports: l'air que je refpire eft brulant de volupté; la table même fur laquelle je vous écris, confacrée pour Ia première fois a cet ufage, devient pour  ■ ï> A TT G E R E TJ S E 5. I03 moi 1'autel facré. de f amour; combien elle va s'embdlir a mes yeux ! j'auraï tracé fur elle le ferment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en fupplie, au défordre de mes f ns. Je devrois peut-être m'abandonner moins a des tranfpons que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour diffiper une ivreffe qui s'augmente a chaque inftant, & qui devient plus forte que moi. Je reviens a vous, Madame, & fans doute j'y reviens toujours avec le même emprelfement. Cependant le fentiment du bonheur a fuit loin de moi; il a fait place a celui des privations cruelles. A quoi me fert-il de vous parler de mes fentimens fi je cherche en vain les moyens de vous en convaincre? après tant d'efforts réitérés, la confiance &c la force m'abandonnent a la fois. Si je me retrace encore les plaifirs de l'amour, c'eff pour fentir plus vivement le regret d'en être privé. Je ne me vois de reffource que dans votre indulgence, &c je fens trop, dans ce moment, combien j'en ai befoin pour efpérer de 1'obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus refpeótueux, jamais il ne du; moins vobs oftenier; il eft tel a  If4 Les Liaisons fofe le dire, que la vertu la plus févere ne devroit pas le craindre: mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j'éprouve. Afluré que 1'objet qui la caufe ne la partagepas, il ne faut pas au moins abufer de fes bontés; & ce feroit le faire, que d'employer plus de temps a vous retracer cette douloureufe image. Je ne prends plus que celui de vous fupplier de mc répondre, 8c de ne jamais douter de la.vérité de mes feivtimens. Écrite de P datée de Paris , ce 30 Aoüt ij... LETTRE XLIX. CÉCILE volanges au Chevaiier Danceny. Sans être ni légere, ni trompeufe , il me fuffit , Monfieur, d'être éclairée fur ma conduite, pour fentir la néceflité d'en changer; j'en ai promis le facrifice a Dieu> jufqu'a ce que je puiiTe lui offrir auffi celui de mes fentimens pour vous, que 1'état Religieux dans lequel vous êtes, rend plus criminel encore. Je fens bien que  BANGEREUSES. ÏOJf tela me fera de la peine, & je ne vous cacherai même pas que depuis avant-hier j'ai pleuré toutes les fois que j'ai fongé a vous. Mais j'efpere que Dieu me fera la grace de me donner Ia force néceffaire pour vous oublier, comme je la lui demande foir Sc matin. J'attends même de votre amitié, 6c de votre honnêteté, que vous ne chercherez pas a me troubler dans la bonne réfolution qu'on m'a infpirée, Sc dans laquelle je tache de me maintenir. En cönféquence , je vous demandé d'avoir la complaifance de ne me plus écrire, d'autant que je vous préviens que je ne vous répondrois plus, Sc que vous me forceriez d'avertir Maman de tout ce qui fe paffe; ce qui me priveroit tout-afait du plaifir de vous voir. Je n'en conferverai pas moins pour vous , tout 1'attachement qu'on puiffe avoir,fans qu'il y ait du mal; 5c c'eft bien de toute mon ame que je vous fouhaite toute forte de bonheur. Je fens bien que vous allez ne plus m'aimer autant, 5c que peut-être vous en aimerez bientöt une autre mieux que moi. Mais ce fera une pénitencc de plus, de la faute que j'ai commife en vous donnant mon cceur, que je ne devois don-  196 Les Liaisons ner qu'a Dieu, & a mon mari quand j'en aurai un. J'efpere que la miféricotde divine aura pitié de ma foiblelïe , & qu'elle ne me donnera de peine que ce que j'en pourrai fupporter. Adieuj Monfieur, je peux bien vous affurer que s'il m'étoit permis d'aimer quelqu'un, ce ne feroit jamais que vous que j'aimerois. Mais voila tout ce que je peux vous dire, & c'eft peut-être même plus que je ne devrois. De... ce 31 Aout ij... LETTRE L. La Prêjidente de Tourvel au Vicomte de valmont. tr J—jst-ce donc ainfi, Monfieur, que vous rempliiïéz les eonditions auxquelles j'ai confenti a recevoir quelquefois de vos Lettres ? puis-je ne pas avoir a m'en plain~ dre, quand vous ne m'y parlez que d'un fentiment auquel je craindrois encore de me livrer, quand même je le pourrois fans blefier tous mes devoirs? Au refte, fi j'avois befoin de nouvelles  DANGEB.IUSES. I97 raifons pour conferver cette crainte falutaire, il me femble que je pourrois les trouver dans votre derniere Lettre. En effet, dans le moment même ou vous croyez faire 1'apologie de l'amour, que taites-vous au contraire, que m'en montrer les orages redoutables.' qui peut vouloir d'un bonheur acheté au prix de la raifon , 8c dont les plaifirs peu durables font au moins fuivis de regrets, quand ils ne le font pas de remords? Vous-même, chez qui 1'habitude de ce délire dangereux doit en diminuer 1'effet, n'êtes-vous pas cependant obligé de convenir qu'il devient fouvent plus fort que vous , & n'êtes-vous pas le premier a vous plaindre du trouble involontaire qu'il vous caufe ? Quel ravage effrayant ne feroit-U donc pas fur un cceur neuf 8c fenïïble» qui ajouteroit encore a fon empire par Ia grandeur des facrifices qu'il feroit obligé de lui faire? Vous croyez, Monfieur, ou vous feignez de croire que l'amour mene au bonheur; 8c moi, je fuis fi perfuadée qu'il me rendroit malheureufe, que je voudrois n'entendre jamais pronóncer fon norn. II me femble que d'en parler feu-  198 Les Liaisons lement, altere la tranquillité ; 8c c'eft autant par gout que par devoir, que ie vous prie de vouloir bien garder le filence fur ce point. Après tout, cette demandé doit vous être bien facile a m'accorder a préfent. De retour a Paris, vous y trouverez affez d'occafions d'oublier un fentiment , qui peut-être n'a dü fa naiffance qu'a 1'habitude oü vous êtes de vous occuper de femblables objets, & fa force qu'au défceuvrement de la campagne. N'êtes-vous donc pas dans ce même lieu , oü vous m'aviez vue avec tant d'indifférence ? Y pouvez-vous faire un pas fans y rencontrer un exemple de votre facilité a changer ? 8c n'y êtes-vous pas entouré de femmes, qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droiis a vos hommages ? Je n'ai pas la vanité qu'on reproche a mon fexe; j'ai encore moins cette fauffe modeftie qui n'eft qu'un raffinement de 1'orgueil; 8c c'eft de bien bonne-foi que je vous dis ici, que je me connois bien peu de moyens de plaire : je les aurois tous, que ie ne , les croirois pas fuffifans pour vous fixer. Vous demsnder de ne plus vous occuper de moi, ce n'eft donc que vous prier de  DAÏÏ G EREtTSES. I99 faire aujourd'hui ce que déja vous aviez fair, dc ce qua coup fur vous feriez encore dans peu de temps, quand même je vous demanderois le contraire. Cette vérité, que je ne perds pas de vue, feroit, a elle feule , une raifon affez forte pour ne pas vouloir vous entendre. J'en ai mille autres encore : mais fans entrer dans cette longue difculfion , je m'en tiens a vous prier, comme je 1'ai déja fait, de ne plus m'entretenir d'un fentiment que je ne dois pas écouter, &c auquel je dois encore moins répondre. Paris , ce ter, Septembre 17 . .* Fin de la première Partie.  la  LES LIAISONS DANGEREUSES.   LES LIAISONS DANGEKE USES O V LETTRES Recueillies dans une Société , & publïées pour l'injiru&ion dê quelques au tres* Par M. C de L. . * Tai vu les mceurs de mon temps, & j'ai publié ces Lettres. J. J. ROUSSEAU, Préf. de la Nouv. lïéloïf* SECONDE PARTJE, A AMSTERDAM; Et fe trouve a Pa r is , Chez DürAKD) Neveu * Libraire a Ia SagefTe , rue Galande» WUBmin 'mnBniinniiiwn n ' w^jmwiiu(J'&-^wJK»wiÉj| M, ©CC* LXX&IIi  ■ I  LES LIAISONS D ANGEREUSES. LETTRE LI. La Marquife dé Merteuil au Vicomte de Va lmon t. F > n vente, Vicomte, vous êtes infupportable. Vous me traitez avec autant de légéreté que fi j'étois votre Maitrefte. Savez-vous que je me facherai, & que j'ai dans ce moment une humeur effroyable ? Comment! vous devez voir Danceny demain matin ; vous favez combien il eft important que je vous parle avant cette entrevue; & fans vous mquiéter davantage , vous me laiflez vous attendre toute !a journée , pour aller courir je ne fais oü ? IL Partie, ^  ü Les Liaisons. Vous êtes caufe que je fuis arrivée indS* cemment tard chez Mie. de Volanges, 6i que toutes les vieilles femmes m'ont trouvee merveillciifc. II m'a fallu leur faire des cajoleries toute la foirée pour les appaifer: car il ne faut pas facher les vieilles femmes ; ce font eÜes qui font la^éputatiort des jeunes. A préfent il eft une heure du matin, & au lieu de me coucher, comme j'en ttieurs d'envie , il faut que je vous écrive une longue Lettre , qui va redoubler mort fommeil par 1'ennui qu'elle me caufera» Vous êtes bien heureux que je n'aie pas le temps de vous gronder davantage. n'ailez pas croire pour cela que je vous pardonne ; c'eft feulement que je fuis preflée. Ecoutez-moi donc, je me dépêche. Pour peu que vous foyez adroit, vous devez avoir demain la confidence de Danceny. Le moment eft favorable pour la confiance : c'eft celui du malheur. La petite fille a été a confefle; elle a tout dit, comme un enfant; & depuis, elle eft tourmentée a tel point de la peur du diable, qu'elle veut rompre abfolument. Elle m'a raconté tous fes petits fcrupules, avec une vivacité qui m'apprenoit alfez combien ia  DANGEREUSIS. 3 tête étoit raontée. Elle m'a montré fa Lettre de rupture , qui eft une vraiè capucinade. Elle a babillé une heure avec moi, fans me dire un mot qui ait le fens commun. Mais elle ne m'en a pas moins embanaffée : car vous jugez que je ne pouvois ruquer de m'ouvrir vis-a-vis d'une auili mauvaiie tête. J'ai vu pourtant au milieu de tout ce bavardage, qu'elle n'en aime pas moins fon Danceny; j'ai remarqué mune une de ces reifources qui ne manquent jamais a l'amour, & dont la petite rille elf affez plaiiamment la dupe. Tourmentée par le defir de s'occuper de fon Amant , 8c par la crainte de fe damner en s'en occupant, elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier; & comme elle renouvelle cette priere a chaque inffant du jour, elle trouve le moyen d'y penfer fans ceffe. Avec quelqu'un de plus ujagé que Danceny , ce petit événement feroit peut-être plus favorable que contraire: mais le jeune homme elf fi Céladon, que , fi nous ne 1'aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les plus légers obftacles,, qu'il ne nous laiffera pas celui d'effe&uef notre projet. A a  4 Les Liaisons Vous avez bien raifon; c'eft dommage» & je luis auftï fachée que vous, qu'il foit le héros de cette aventure: mais que voulez-vous ? ce qui eft fait eft fait; Sc c'eft votre faute. J'ai demandé a voir fa képonfe (i); elle m'a fait pitié. il lui fait des raifonnemens a perte d'haleine, pour lui prouver qu'un fentiment involontaire ne peut pas être un crime : comme s'ilne ceffoit pas d'être involontaire , du moment qu'on ceffe de le combattre! Cette idéé eft fi. fimple, qu'elle eft venue même a la petite fille. II fe plaint de lcn malheur d'une maniere affez touchante : mais fa douleur eft fi douce , Sc paroit fi forte Sc fi fincere, qu'il me femble impoffible qu'une femme qui trouve 1'occafion de défefpérer un hornni!. a ce point, 2c avec auifi peu de danger , ne foit pas tentée de s'en paffer la fantaifie. II lui explique enfin qu'il n'eft pas Moine comme la petste le croyoit, Sc c'eft fans contredit ce qu'il fait de mieux : car pour faire tant que de fe livrer a l'amour Monaftique, affurément MM. les Chevaliers de Malte ne mériteroient pas la préférence. (0 Ceete Lettre ne s'eft pas mrouve».  .DANGEREUSES. ? Quoi qu'il en foit, au-lieu de perdre mon temps en raifonnemens qui m'auroient compromife , Sc peut-être fans perfuader, j'ai éprouvé le projet de rupture : mais j'ai dit qu'il étoit plus honnête , en pareilcas3 de dire fes raifons que de les écrire; qu'il étoit d'ufage aufli de rendre les Lettres & les autres bagatelles qu'on pouvoit avoir recues; 8c parotflant entrer ainfi dansles vuec de la petite perfonne , je 1'ai décidée a di nner un rendez-vous a Danceny, Nous en avons fur-le-champ concerté les moyens, 8c je me fuis chargée de décider la mere a fortir fans fa filie; c'efl demain après-midi que fera cet inftant décifif. Danceny en eft déja inffruit; mais, pour Dieu , fi vous en trouvez 1'occafion, décidez donc ce beau Berger a être mcrns langoureux; & apprenez-lui, puifqu'il faut lui tout dire, que la vraie facon de vaincre les fcrupules, eft de ne laifier rien a perdre a ceux qui en ont. Au refte, pour que cette ridicule fcene ne fe renouvellat pas, je. n'ai pas manqué d'élever quelques doutes dans 1'efprit de la petite fille, fur la difcrétion des Confefleurs; Sc je vous afture qu'elle paie a préfent la peur qu'elle m'a faite, par celle Aj  ff Les Liaison» qu'elle a quele fien n'aille tout dire a fa ïiiere. J'efpere qu'après que j'en aurai caufé encore une fois ou deux avec elle, elle n'ira plus .aconter ainfi fes fottifes au premier venu (i). Adieu, Vicomte \ emparez-vous de Danceny, & conduilez-le. Il feroit honteux que nous ne fiflions pas ce que nous vou«. lons de deux enfans. Si nous y trouvons plus de peine que nous 1'avions cru dabord, fongeons pour ranimer notre zele, vous, qu'il s'agit de la fille de Mde. de Volanges, & moi, quelle doit devenir la femme de Gercourt. Adieu. D?.... ce 2 Scptembre ij.,, f i) Le Leftcnr a dn deviner depuis long-temp* P*r les mceurs de Mde. de Meït'euil, combien peu elle lefpé&o'it la Reltgiojn. On auroit Tupy.rimé tout cet alinea? mais on a cru qu'en montrant lts effets on ne devoit pas négligé* que de vous ouvrir quelquefois une ame, que vous remplifïez de trouble 8c d'amertume? Détournerez-vous vos regards, pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre ? Refuferez-vous jufqu'a 1'hommage des facrifices que vous exigéz ? Ne feroit-il donc rpas plus digne de vous, de votre ame honnête 8t douce, „de plaindre ua rnalheureux > qui ne i'eft  $ Les Liaisons que par vous, que de vouloir encore aggraver fes peines par une défenfe a-la-foïs injüfte 8c rigouieufe. Vous feignez de craindre l'amour, 8z vous ne voulez pas voir que vous feule caufez les maux que vous lui reprochez. Ah! fans doute, ce fentiment eft paifible, quand l'objet qui 1'infpiie ne le partage point; mais oü trouver le bonheur, fi un amour réciproque ne le procure pas ? L'amitié tendre, la douce confiance & la feule qui foit fans réferve , les peines adoucies, les plaifirs augmentés, 1'efpoir enchanteur, les fouvenirs délicieux, oü les trouver ailleurs que dans l'amour? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir de tous les biens qu'il vous offre, n'avez qu'a ne plus vous y refufer;, 8c moi j'oublie les peines que j'éprouve , pour m'occuper a le défendre. Vous me forcez auffi a me défendre moimême ; car tandis que je confacre ma vie a vous adorer , vous paffez la vorre a me chercher des torts : déja vous me fuppofez léger & trompeur; 5c abufant contre moi de quelques erreurs, dont moi-m^me je vous ai fait 1'aveu, vou: vous plaifez a confondre ce que j'étois alors, avec ce  DANGEREUSES. J que je fuis a pr'fent. Non contente dem'avoir livrée au tourment de vivre ioin de vous, vous y joignez un perfifflage cruel, fur des plaifirs auxquels vous favez affez combien vous m'avez rendu infenfible. Vous ne croyez ni a mes promefTes, ni a mes fermens : eh bien ! il me refte un garant a vous offrir, qu'au moins vous ne*" fufpeóierez pas; c'eft vous - même. Je ne vous demandé que de vous interroger de bonne-foi; fi vous ne croyez pas a mon amour, fi vous doutez un moment de regner feule fur mon ame, fi vous n'êtes pas afiürée d'avoir fixé ce cceur en effet jufqu'ici trop volage, je confens a porter la peine de cette erreur; j'en gémirai, mais n'en apppllerez point : mais fi au contraire, nous rendant juftice a tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vousmême que vous n'avez, que vous n'aurez jamais de rivale, ne m'obligez plus, je vous fupplie, a combattre des chimères, & laiffez-moi au moins cette confolation, de vous voir ne plus douter d'un fentiment qui en eifet ne fnira, ne peut finir qu'avec ma vie. Permettez-moi, Madame de voih prier de répondre poiK tivement a cet article de ma Lettre.  io Les Liaisons. Si j'abaridonne cependant cette époque de ma vie> qui paroit me nuire fi cruellement auprès de vous, ce n'eft pas qu'au befoin les raifons me manquaflent pour la défendre. Qu'ai-je fait, après i«ut, que ne pa» réfifter au tourbillon dans lequel j'avois tzé jetté? Entré dans le monde, jeune 8c fans expérience \ paflé , pour ainfi dire , de mains en mains, par une foule de femmes , qui toutes fe Mtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu'elles fentent devoir leur être défavcable; étoitce donc a moi de donner l'exemple d'une réfiftance qu'on ne m'oppofoit point? ou devois-ie me punir d'un moment d'erreur, 8c que fouvent on avoit provoqué, par une confiance a coup sur inutile , 8c dans laquelle on n'auroit vu qu'un ridicule? Eh ! quel autre moyen qu'une prompte rupture, peut juftifier d'un choix honteux! Mais, je puis le dire, cette ivrefTé des fens, peut-être même ce délire de la va-" nité, n'a point pafte jufqu'a mon cceur. Né pour l'amour, 1'intrigue pouvoit le diftraire, 8c ne fumfoit pas pour 1'occuper; entouré d'objets féduifans, mais méprifables} aucun n'alloit jufqu'a mon ame?  DANGERETJ s!>J S. It *m m'offroit des plaifirs, je cherchois des vernis; Sc moi-même tnfin je me crus inconilant, paree que j'étois déiicat &c fen-» fible. LETTRE LIIL Xe Vicomte de Valmont cl la Man> quife de merteuil» J'ai vu Danceny, mais je n'en ai obtenu qu'une demi - confidence ; il s'eft obftiné, fur tout, a me taire le nom de la petite Volanges, dont il ne m'a parlé que comme d'une femme très-fage, 8c même un peu devote : a cela prés, il m'a raconté avec afïéz de vérité foii avehture, & fur-tout le dernier événement. Je 1'ai échauffé autant que j'ai pu , 5c je i'ai beaucoup plaifanté fur fa délicatefle 5c fes fcrupules; mais il paroit qu5il y tient, 5c je ne puis pas répondre de lui; au reftë* je pourrai vous en dire davantagë après demain. Je le mene demain a Verfauies* & je m'occuperai a le fcruter pendant ïa route. Le rendez-vcus qüi doit avoir eü fittf  12 Les Liaisons aujourd'hui, me donne auffi quelque efpérance : il fe pourroit que tout s'y fut paffe a notre fatisfaófion; 8c peut-être ne nous refte-t-il a préfent qu'a en arracher 1'aveu, 8c en reeueillir les preuves. Cette befogne vous fera plus facile qu'a moi; car la petite perfonne eft plus confiante > ou , ce qui revient au même , plus bavarde, que fon difcret Amoureux. Cependant j'y ferai mon poflible. Adieu, ma belle amie; je fuis fort preffé; je ne vous verrai ni ce foir, ni demain: fi de votre cóté vous avez fu quelque chofe, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je reviendrai sürement coucher a Paris. De... ce 2 Septembre ij... au foir. »c i ^=3fo£===! -* LETTRE LIV. La Marquife de merteuil au Vicomte de VALMONT. C3h ! oui! c'eft bien avec Danceny qu'il y a quelque chofe a favoir ! S'il vous 1'a dit, il s'eft vanté. Je ne connois perfonne de fi béte en amour, 8c je me reproche de plus en plus les bontés que nous avons A pour  DANGEREUSES. I£ pour lui. Savez-vous que j'ai penfé être compromife par rapport a lui ? 5c que ce foit en pure perte ! Oh ! je m'en vengerai, je le promets. Quand j'arrivai hier pour prendre Mde. de Volanges, elle ne vouloir plus fortir; elle fe fentoit incommodée; il me fallut toute mon éioquence pour la décider, & je vis le moment que Danceny feroit' arrivé avant notre départ; ce qui eut été d'autant plus gauche, que Mde. de Volanges lui avoit dit la veille qu'elle ne feroit pas chez elle. Sa fille & moi, nous étions fur les épines. Nous fortimes enfin; & la petite me ferra la main f arfeólueufement en me difant adieu , que malgré fon projet de rupture , dont elle croyoit de bonne-toi s'occuper encore, j'augurai des merveilles de la foirée. Je n'étois pas au bout de mes inquiétudes. II y avoit a peine une demi-heure que nous étions chez Mde. de , que Mde. de Volanges fe trouva mal en effet, mais férieufement mal; &c comme de raifon, elle vouloit rentrer chez elle : moi, je le voulois d'autant moins, que j'avois peur, fi nous furprenionsies jeunes gens, comme il y avoit tout a parier, que mesinftan- II. JPartU. ■ B  14 Les Liaisons ces auprès de la mere, pour la faire fortir, r>e lui devinffent fufpeótes. Je pris Ie parti de 1'erfrayer fur fa fanté, ce qui heureufement n'efl pas difficile; & je la tins une heure 8c demie, fans confentir a la ramener chez elle, dans la crainte que je feignis d'avoir, du mouvement dangereux de la voiture. Nous ne rentrames enfin qu'a 1'heure convenue. A fair honteux que je remarquai en arrivant, j'avoue que j'efpérai qu'au moins mes peines n'auroient pas été perdues. Le defir que j'avois d'être inftruitc,me fit refter auprès de Mde. de Volanges, qui fe coucha aufli-tót; 8c après avoir foupé auprès de fon lit, nous la laiflames de très-bonne heure, fous le prétexte qu'elle avoit befoin de repos, & nous paffames dans 1'appartement de fa fille. Celle-ci a fait, de fon cóté, tout ce que j'attendois d'elle; fcrupules évanouis, nouveaux fermens d'aimer toujours, 8cc. 8cc. elle s'eft enfin exécutée de bonne grace : mais le fot Danceny n'a pas paffe d'une ligne le point oü il étoit auparavant. Oh! 1'on peut fe brouiller avec celui-la; les raccommodemens ne font pas dangereux. La petite affure pourtant qu'il vouloit  BASGEREUSES. I? davantage, mais qu'elle a fu fe défendre. Je parierois bien qu'elle fe vante, ou qu'elle 1'excufe; je m'en fuis même prefque affurée. En effet, il m'a pris fantaifie de favoir a quoi m'en tenir fur la défenfe dont elle étoit capable •, 5c moi, fimple femme, de propos en propos > j'ai monté fa tête au point Enfin, vous pouvez m'en croire, jamais perfonne nefut plus fufceptible d'une furprife de fens. Elle efl vraiment aimable, cette chere petite \ Elle méritoit un autre Amant; elle aura au moins une bonne amie, car je m'attache fincérement a elle. Je lui ai promis de la former, Sc je crois que je lui tiendrai parole. Je me fuis fouvent appercue du befoin d'avoir une femme dans ma confidence, 5c j'aimerois mieux celle-la qu'une autre; mais je ne puis en rien faire tant qu'elle ne fera pas ce qu'il faut qu'elle foit; 5c c'eft une raifon de plus d'en vouloir a Danceny. Adieu, Vicomte; ne venez pas chez moi demain, a moins que ce ne foitlematin. 3'ai cédé aux inftances du Chevaiier, pour «ne foirée de petite Maifon. De... ce 4 Septembre t7.>. B z  ï6 Les Liaisons LETTRE LV. Cecile Vol anges & Sophie Car n ay. T JL u avois raifon, ma chere Sophie ; te* prophéties réufliffent mieux que tes confeils. Danceny, comme tu favois prédi, a été plus fort que le Confelfeur, que to'i, que moi-même; & nous voila revenues exa&ement oü nous en étions. Ah! je ne m'en repens pas; & toi, fi tu m'en grondes, ce fera faute de favoir le plaifir qu'il y a a aimer Danceny. II t'eft bien aiféde dire comme il faut faire, rien ne t'en empêche; mais fi tu avois éprouvé combien le chagrin de quelqu'un qu'on aime nous fait mal, comment fajoie devient la notre, & comme il eft difficile de dire non, quand c'eft oui que 1'on veut dire, tu ne t'étonnerois plus de rien : moi-même, qui 1'ai fenti, bien vivement fenti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puiffe voir pleurer Danceny fans pleurer moi-même? Je t'aflure bien que cela m'eft impoffible; & quand il eft content, je fuis heureufe comme lui. Tu au»  DANG4SREUSES. IJ ras beau dire \ ce qu'on dit ne change pas ce qui eft, Sc je fuis bien süre que c'eft comme ca. Je voudrois te voir a ma place.... Non, ce n'eft pas-la ce que je veux dire, car sürement je ne voudrois céder ma place a perfonne : mais je voudrois que tu aimalfes auffi quelqu'un; ce ne feroit pas feulement pour que tu m'entendifles mieux, Sc que tu me grondafles moins; mais c'eft qu'aulfi tu ferois plus heureufe, ou, pour mieux dire, tu commencerois feulement alors a le devenir. Nos amufemens > nos rires, tout cela > vois-tu, ce ne font que des jeux d'enfans; il n'en refte rien après qu'ils font paffes. Mais l'amour, ah ! l'amour !... un mot, un regard, feulement de le favoir la, .h bien ! c'eft le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne dèlire plus rien; quand je ne le vois pas , je ne defire que lui. Je ne fais comment cela fe fait : mais on diroit que tout ce qui me plak lui reffemble. Quand il n'eft pas avec moi, j'y longe ; Sc quand je peux y fonger tout-a-fait, fans diftracxion , quand je fuis toute feule par exerapie, je fuis encore heureufe; je ferme les yeux, Sc tout de fuite je crois B 5  18 Les Liaisons le voir; je me rappelle fes difcours, & je crois 1'entendre; cela me fair foupirer; &c puis, je fens un feu , une agitation Je ne faurois tenir en place. C'eft comme un tourment, 8c ce tourment-la fait un plaifir inexprimable. Je crois même que quand une fois on a de l'amour, cela fe répand jufques fur 1'amitié. Celle que j'ai pour toi n'a pourtant pas changé; c'eft toujours comme au Couvent : mais ce que je te dis, je 1'éprouve avec Mde. de Merteuil. 11 me femble que je 1'aime plus comme Danceny que comme toi, 8c quelquefois je vou' drois qu'elle fut lui. Cela vient peut-être de ce que ce n'eft pas une amitié d'enfant comme la notre; ou bien de ce que je les vois fi fouveut enfemble , ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'a eux deux ils me rendent bien heureufe; 8c après tout, je ne crois pas qu'il y ait grand mal a ce que je fais. Auffi, je ne demanderois qu'a refter comme je fuis; 8c il n'y a que 1'idée de mon mariage qui me faffe de la peine : car fi M. de Gercourt eft comme on me i'a dit, & je n'en doute pas, je ne fais pas ce que  D A U G E R E U S e S. 19 ie deviendrai. Adieu, ma Sophie, je taime toujours bien tendrement. De... ce 4 Septembre 17-•» LETTRE L V 1. ra PnJjM«w de Tourvel *« Fi- com* de VALMONT. A ouoi vous ferviroit, Monfieur, 1* ijonfc que voos me demandez? Croire fon de plus pour les craindre? 6c lans at ^uer ni déLdre leur fincérit ne me vous-même, de lavoir que jc ne dois y répondre? , . SuppoL que vous trfaimtez ventable«nent (* c'eft feulement pour ne p lus revenir fur cet objet, que )e confens a cette ft pponnon) les obftacles qui nous eparent en feroient-ils moins infurmontables l & autois-je autre chofe a faire; qua fou- „,.;ffie7 bientöt vaincre haiter que vous puimez Dient cet amour, & fur-tout a vous y «derde toutmonpouvoir.enmehatant de vou» 6ter toute efpérance! Vous convene* vou«- B 4  £0 Les Liaisons «OM que ce fenüment eji pénible, ?IMIuf vous favez aflea qu'il m-eft impoffible de ^ partager; * quand même ce malheur marnvero*, pen ferois plus . plaind lans que vous enfuiïïez plus heureux. J'efpere que vous m'eilimez affez pour n'en *as douter un inftant. Celfez donc je vous en conjure, ceflez de vouloir trouwer un cceur a qui la tranquilhté eft fi «ecefW; ne me forcez pas a regretter de vous avoir connu. Cherie 8c eftimée d'un mari que j'aime & refpeóte, mes devoirs 8c mes plaifirs fe ratfemblent dans le même objet. Je fuis heureufe , je dois 1'être. S'il exifte des Plaifirs plas vifs, je ne les defire pas; je ne veux point les connoure. En eft-il de Plus aoux que d'être én paix avec foitteme, de n'avoir que des jours fereins, de s endormir fans trouble & de s'éveiflerfans remords? Ce que vous arPellez le boimeur, n'eft qu'un tu.multe des fens, un orage des paflions dont le fpeaacle eft effrayant, même. a le regarder du rivage. Eh! comment affronter ces tempêtes? comment ofer s'embarquer fur une mer couverte des débris de mille 8c mille  DANGEREUSES. it naufrages? Et avec qui? Non, Monfieur, je refte a terre; je chéris les liens qui m'y attachent. Je pourrois les rompre , que je ne le voudrois pas; fi je ne les avois, je me haterois de les prendre. Pourquói vous attacher a mes pas? pourquói vous obftiner a me fuivre ? Vos Lettres , qui devoient être rares fe fuccedent avec rapidité. Elles devoient être fages, & vous ne m'y parlez que de votre fol amour. Vous m'entourez de votre idee plus que vous ne le faifiez de votre perfonne. Ecarté fous une forme, vous vous reproduifez fous une autre. Les cbofes qu'on vous demandé de ne plus dire, vous les redites feulement d'une autre maniere. Vous vous plaifez a m'embarrafler par des raifonnemens captieux; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous répondre , je ne vous répondrai plus comme vous traitez les femmes que vous avez féduites ! avec quel mépris vous en parlez! Je veux croire que quelques-unes le méritent : mais toutes font-eiles donc fi méprifables? Ah! fans doute, puifqu'elles ont trahi leurs devoirs pour fe livrer a un amour criminel. De cp moment, elles ont tout perduj jufqu'a 1'eftime de celui. B S  %% Les liaisons a qui elles ont tout facrihe. Ce fuppiice eft jufte, mais 1'idée feule en fait frémir. Que m'importe, après tout, pourquói m'occuperois-je d'elles ou de vous? de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité? Laiffez-moi, ne me voyez plus, ne m'écrivez plus; je vous en prie; je l'exige. Cette Lettre eft la derniere que vous recevez de moi. De... ce $ Septembre 27 ... LETTRE LVII. Le Vicomte de valmont a. la Marquife de Merteuil. J'ai trouvl votre Lettre hier a mon arrivée. Votre colere m'a tout-a-fait léjoui. Vous ne fentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il les auroit eu$ vis-a-vis de vous. C'eft fans doute par vengeance, que vous accoutumez fa maitrefle a lui faire de petites infidélités: vous êtes un bien mauvais fujet! Oui, vous êtes charmante , & je ne m'étonne pas qu'on vous réfifte moins qu'a Danceny. Enfin, je le fais par cceur, ce beau héros de Roman ! il n'a plus de fecrets pour  DANGEREUSES. moi. Je lui ai tant dit que l'amour honnête étoit le bien fuprême, qu'un fentiment valoit mieux que dix intrigues > que j'étois moi-même, dans ce moment, amoureux Sc timide \ il m'a trouvé enfin une facon de penfer fi conforme a la fienne, que dans 1'enchantement oü il étoit de ma eandeur, il m'a tout dit 6c m'a juré une amitié fans réferve. Nous n'en fommes guere plus avancés pour notre projet. D'abord, il m'a paru que fon fyftême étoit qu'une demoifelle mérite beaucoup plus de ménagemens qu'une femme, comme ayant plus a perdre. ïl trouve, furtout , que rien ne peut juftifier un homme de mettre une fille dans la néceffité de 1'époufer ou de vivre déshonorée, quand la fille eft infiniment plus riche que l'homme, comme dans le cas oü il fe trouve. La fécurité de la mere, la eandeur de la fille, tout 1'intimide 8c 1'arrête. L'embarras ne feroit point de combattre fes raifonnemens , quelque vrais qu'ils foient. Avec un peu d'adreffe 6c aidé par la palfion, on les auroit bientöt détruits; d'autant qu'ils prêtent au ridicule , Sc qu'on auroit pour foi 1'autorité. de 1'ufage. Mais ce qui empêche qu'il n'y ait de prife fuc  £4 Les Liaisons lui, c'eft qu'il fe trouve heureux comme il eft.En effet, fi les premiers amours paroiflent» en général, plus honirtes, Sc comme on dit plu; purs; s'ils font au moins plus lents dans leur marche, ce n'eil pas comme on Ie penfe, ückcateife ou timidité : c'eft que le cceur, étonné par un fentiment inconnu, s'arr< te, pour ainfi dire, a chaque pas peur jouir du charme qu'il éprouve, 5c que ce charme eft fi puiffant fur un cceur neuf, qu'il 1'oceupe au point de lui faire oublier rouc aucre plaifir. Cela eft fi vrai, qu'un libertin amoureux, fi un libertin peut 1'etre, devient de ce moment même moins prefTé de jouir, 5c qu'enfin, entre Ia conduite de Lanceny avec la petite Volanges, 5c la miemie avec la prude Alde. de Tourvel, il n'y a que la différence du plus au m^ins. II auroit falju, pour échauffer notre jeune homme, plus d'obftacles qu'il n'en a ren* contrés; fur-tout qu'il eut eu befoin de plus de myftere, car le myftere mene a 1'-; uda.ee. Je ne fuis pas éloigné de croire que tous nous avez nui en le fervanc fi bien; votre conduite eut été excellente avec un homme *fag4, qui -n'eüt eu que des deiirs: mais vous aüriez pu prévoir que pour un  DANGEREUSES. 2f hcmme jeune, honnêre & amoureux , le flus grand prix des faveurs eft d'être la preuve de l'amour; & que par conféquent» plus il feroit sür d'être aimé;, moins il feroit entreprenant. Que faire a préfeut? je n'en fais rien; mais je n'efpere pas que la petite foit prife avaat le mariage , &. nous en feront pour nos frais : j'en fuis faché, mais je n'y vois pas de remede. Pendant que je cailerte ici, vous faites mieux avec votre Chevaiier. Cela me tait fonger que vous m'avez promis une infidélité en ma faveur; j'en ai votre promeflé par écrit, & je ne veux pas en faire un billet cle la Chatre, Je conviens que 1'échéance n'eft pas encore arrivée: mais il feroit généreux a vous de ne pas 1'attendre; & de mon cöté , je vous tienarois compte des intéréts. Qu'en dites-vous, ma belle amie ? eft'Ce que vous n'ètes pas fatiguée de votre confiance .p Ce Chevaiier eft donc bien merveiileux f Oh ! laiffezmoi faire; je veux vous forcer de convenir que fi vous lui avez trouve quelque mérite, c'eft que vous m'aviez oublié. Adieu, ma belle amie; je vous embrafTe comme je vous defir; je défie tous les baifer§ du Chevaiier d'avoir autant d'atdeur. Pc,,, ce $ Svvtanbrc i?'.„»  2.6" Les Liaisons. fi ; -—=^=g. • ■ V n LETTRE LV III. Le Vicomte d e Va l m o n t ci la Préjidente de Tou r v e l. Par. oü ai-je donc mérité, Madame, & les reproches que vous me faites, 8c la colere que vous me témoignez ? L'attachement le plus vif 8c pourtant le plus refpeólueux, la foumilïion la plus entiere a vos moindres volontés; voila en deux mots 1'hiftoire de mes fentimens 8c de ma conduite. Accablé par les peines d'un amour malheureux , je n'avois d'autre confolation que celle de vous voir: vous m'avez ordonné de m'en priver; j'ai obéi fans me permettre un murmure. Pour prix de ce facrifice, vous m'avez permis de vous écrire: 8c aujourd'hui vous voulez m'öter cet unique plaifir. Me le laiflerai-je ravir, fans eflayer de le défendre? non, fans doute, eh ! comment ne fëroit-il pas cher a mon cceur ? c'eff le feul qui me reff e, 8c je le tiens de vous. Mes Lettres, dites-vous, font trop fréquentes! Songez donc, je vous prie, que depuis dix jours que dure mon exil, je.  DANGEREUSES. IJ n'ai paffe aucun moment fans m'occuper de vous, 8c que cependant vous n'avez recu que deux Lettres de moi. Je ne vous y parle que de mon amour ! eh! que puis-je dire, que ce que je penfe ? tout ce que j'ai pu faire, a été d'en affoiblir 1'expreffion; & vous pouvez m'en croire, je ne vous en laiffe voir que ce qu'il m'a été impoflible d'en cacher. Vous me menacez enfin de ne plus me répondre. Ainfi, 1'homme qui vous préfere a tout 8c qui vous refpeóte encore plus qu'il ne vous aime, non contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le mépris! & pourquói ces menaces Sc ce courroux? qu'en avez-vous befoin; n'êtes-vous pas füre d'être obéie , même dans vos ordres injuftes ? m'eif-il donc poffible de contrarier aucun de vos defirs, Sc ne 1'ai-je pas déja prouvéMais abuferez-vous de cet empire que vous avez fur moi? Après m'avoir rendu malheureux, après êtredevenue injufte, vous fera-t-il donc bien facile de jouir de cette tranquillité que vous aflurez vous être fi néceffaire ? ne vous direz-vous jamais: II m'a laiflée maitréffe de fon fort, Sc j'ai fait fon malheur ? Il imploroit mes fecóurs, Sc je 1'ai regardé fans pitié? Sa-  28 Les Liaisons vez-vousjufqu'oü peat aller mon défefpoir? non. Pour calculer mes maux, il faudroit favoira quel point je vous aime, 8c vous ne connoiflez pas mon cceur. A quoi me facrifiez-vous ? a des craintes chimériques. Et qui vous les infpire? un homme qui vous adore; un homme fur qui vous ne ceiTerez jamais d'avoir un empire abfoiu. Que craignez - vous, que pouvez-vous cra'n Ire d'un fentiment, que vous ferez toujours ma'trefle de dirigera votre gré? Mais votre imagination fe crée des monilres, & 1'erfroi qu'ils vous caufent, vous 1'attribuez a l'amour. Un peu de confiance , 8c ces fantömes difparoïtront. Un Sage a dit que, pour diffiper fes craintes, il fuffifoit prefque toujours d'en approfondir la caufe (i). C'eft fur-tout' en amour que cette vérité trouve fon application. Aimez, 8c vos craintes s'évanouiront. Ala place des objets qui vous effraient, vous trouverez un fentiment délicieux , un Amant tendre 8c foumis; 8c tous vos jours, (i) On cvoit que c'eft Rouffeau dans Emile : jnaisla citarion n'eft pas exaéle , & Papplication qu'en fait Valiftont eft bien faufle ; & puis, jVJde At Tourvel avoit elle 1« Emile ?  DANGEREUSES. 20 marqués par le bonheur, ne vous Iaiflëronr d'autre regret que d'en avoir perdu quelques-uns dans 1'indifférence. Moi-même , depuis que, revenu de' mes erreurs, je n'exifte plus que pour l'amour, je regrette un temps que je croyois avoir paflë dans les plaifirs; & je fens que c'eft a vous feule qu'il appartient de me rendre heureux. Mais, je vous en fupplie, que ie plaihr que je trouve a vous écrire, ne foit plus troublé par Ia crainte ae vous déplaiie. Je ne veux pas vous défobéir : mais je fuis a vos genoux, j'y réclame Ie bonneur que vous vóulez me ravir, le feul que vous m'avez laiifé; je vous crie, écoutez me? prieres, & voyez mes larmes; ah! Madame, me refuferez-vous! De. ... ce 7 Septembre ly". LETTRE LIX. Le Vicomte DE VALMOJfTa/i Marquife DE M E R T E U I E. Afprenez-moiJ vous le favez, ce ^que fignifle ce radotage de Danceny! Qu'eft-il donc arrivé, & qu'eft-ce qu'il a ferdu? Sa Belle s'eft peut-etre fkhée de  30 Les Liaisons fon refpeét éternel ? II faut être jufte, ori fe facheroit a moins. Que lui dirai-je ce foir, au rendez-vous qu'il me demandé, 8c que je lui ai donné a tout hafard i Affurément je ne perdrai pas mon temps a écouter fes doléances, fi cela ne doit nous mener a rien. Les complaintes amoureufes ne font bonnes a entendre qu'en récitatif obligé ou en grandes ariettes. Inftruifezmoi donc de ce qui eft 8c de ce que je dois faire; ou bien jedéierte, pour éviter L'ennui que je prévois. Pourrai-je caufer avec vous ce matin ? Si vous êtes occupee, au moins écrivez-moi un mot Sc donnezmoi les réclames de mon röle. Oü étiez-vous donc hier ? Je ne parviens plus a vous voir. En vérité, ce n étoit pas la peine de me retenir a P?ris au mois de Septembre. Décidez-vous pourtant , car je viens de recevoir une tnvitation fort preffante de la Comtelfe de B.. ., pour aller la voir a la campagne ; 8c, comme elle me le mande affez plaifamment, cc fon mari « a le plus beau bois du monde, qu'il conm ferve foigneufement pour les plaifirs de fes amis «. Or , vous favez que j'ai bien quelques droits fur ce bois-la; 8c j'irai le revoir fi je ne vous fuis pas utile. Adieu,  BANGEREüSES. fongez que Danceny fera chez moi fur les qu acres heures. De... ce S Septembrs 17... LETTRE LX. Le Chevaiier danceny au Vicomte de Valmont. ( Inclufe dans la précédente ). A h ï Monfieur, je fuis défefpéré , j'ai tout perdu. Je n'ofe confier au papier le fecret de mes peines : mais j'ai befoin de les répandre dans le fein d'un ami fidele & fur. A quel heure pourrai-je vous voir & aller chercher auprès de vous des conlolations & des confeils ? J'étois fi heureux le jour ou je vous ouvris mon ame ! A préfent, quelle différence l tout eft changé pour moi. Ce que je fouffre pour mon compte n'eft encore que la moindre partie de mes tourmens; mon inquiétude fur un objet bien plus cher, voila ce que je ne puisfupporter. Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, & j'attends de votre amitié que vous ne me refuferez pas cette démarche : mais il faut que je vous parle 4  3^ Les Liaisons que je vous inftruife.- Vous me plaindrez. vous me fecourrez; je n'ai d'efpoir qu'en vous. Vous êtes fenfible, vous connoiflez l'amour, 8c vous êtes le feul aquijepuiffe me confier; ne me refufez pas vos fecours. Adieu , Monfieur ; le feul foulagement que j'éprouve dans ma douleur, eft de fonger qu'il me refte un ami tel que vous. Faites-moi favoir, je vous prie, a quelle heure je pourrai vous trouver, Si ce n'eft pas ce matin, je defirerois que ce fut de bonne heure dans 1'après-midi. De.... ce 8 Septembre ij... . LETTRE LXI. Cécile Volanges a Sophie Carnay. IVÏ a chere Sophie, plains ta Cécile, ta pauvre Cécile \ elle eft bien malheureufe! Maman fait tout. Je ne concois pas comment elle a pu fe douter de quelque chofe, & pourtant elle a tout découverr. Hier au foir, Maman me parut bien avoir un peu d'humeur : mais je n'y fis pas grande attention; 6c même en attendant que fa  DANGEREUSES. 33 partie fut finie, je caufai très-gaiement avec Mde. de Merteuil, qui avoit foupé ici, 8c nous pariames beaucoup de Danceny. Je ne crois pourtant pas qu'on ait pu nous entendre. Elle s'en alla, 8c je me retirai dans mon appartement. Je me déshabillois, quand Maman entra 8c fit fortir ma Femme-de chambre; elle me demanda la clef de mon fecretaire. Le ton dont elle me fit cette demandé me caufa un tremblement fi. fort, que je pouvois a peine me foutenir. Je faifois femblant de ne la pas trouver : mais enfin, il fallut obéir. Le premier tiroir qu'elle ouvrit, fut juftement celui oü étoient les Lettres du Chevaiier Danceny. J'étois fi troublée , que quand elle me demanda ce que c'étoit, je ne fus lui répondre autre chofe, finon que ce n'étoit rien \ mais quand je la vis comnencer a lire celle qui fe préfentoit la première , je n'eus que le temps de gagner un fauteuil, 8c je me trouvai mal au point que je perdis connoiffance. Aufii-töt que je revins a moi, ma mere, qui avoit appellé ma Femme-dechambre, fe retira en me difant de me coucher. Elle a emporté toutes les Lettres de Danceny. Je frémis toutes les fois que  34 Les Liaisons je fongc qu'il me faudra reparoitre devant elle. Je n'ai fait que pleurer toute la nuk. Je t'écris au point du jour dans 1'efpoir que Joféphine viendra. Si je peux lui parler feule , je la prierai de remettre chez Madame de Merteuil un petit billet que je vas lui écrire ; finon, je le mettraidans ta Lettre, Sc tu voudras bien 1'envoyer comme ét toi. Ce n'eft que d'elle que je puis recevoir quelque confolaticn. Au moins , nous parierons de lui, car je n'efpere plus le voir. Je fuis bien malheurtufe! Elle aura peut-être la bonté de fe charger d'une Lettre pour Danceny. Je n'ofe pas me confier a Joféphine pour cet objet, Sc encore moins a ma Femme-de-chambre; car c'eft peut-être elle qui aura dita ma mere que j'avois des Lettres dans mon fecretaire. Je ne t'écrirai pas plus longuement, paree que je veux avoir le temps d'écrire a Mde. de Merteuil,& auffi a Danceny, pour avoir ma Lettre toute prête, fi elle veut bien s'en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu'on me trouve au lit quand on entrera daus ma chambre. Je dirai que je fuis malade, pour me difpenfer de paflerchez Maman. Je ne mentirai pas beau-  dangereuses* 3? coup; fürement je fouffre plus que fi j'avois la fievre. Les yeux me brülent a force d'avoir pleuré; j'ai un poids fur ï'eftomac , qui m'empèche de refpirer. Quand je fonge que je ne verrai plus Danceny , je voudrois être morte. Adieu, ma chere Sophie. Je ne peux pas t'en dire davantage; les larmes me fuffoquent. De... ce 7 Aoüt ty... Nota. On a Jupprimé. la Lettre de Cecile Volanges a la Marquife , paree qu'elle ne contenoit que les meines faits de la Lettre précédente , & avec moins de détails. Celle au Chevaiier Danceny ne s'eft point retrouvée : o/i en verra la raifon dans la Lettre LXIÏI , de Mde. de Merteuil au Vicomte. .€=— „=3^ ——=» LETTRE L X II. Madame de volanges au Chevaiier Danceny. jAlprés avoir abufé, Monfieur, de ia Confiance d'une mere & de 1'innocence d'un enfant, vous ne ferez pas furpris, fans doute de ne plus être recu dans une maifon oü vous n'avez répondu aux preuves de 1'a-  36 Les Liaisons mitié Ia plus fïncere que par 1'oubiide tous les procédés. Je préfere de vous prier de ne plus venir chez moi, a donner des ordres a ma porte, qui nous compromertroient tous également, par les remarques que les Valets ne manqueroient pas de faire. J'ai droit d'efpérer que vous ne me forcerez pas de recourir a ce moyen. Je vous préviens auffi que fi vous faites, a 1'avenir, la moindre tentative pour entretenir ma fille dans 1'égarement oü vous 1'avez plongée , une retraite auftere Sc éternelle la foufi traira a vos pourfuites. C'eft a vous de voir, Monfieur, fi vous craindrez auffi peu de caufer fon infortune, que vous avez peu craint de tenter fon déshonneur. Quand a moi, mon choix eft fait, & je l'en ai inftruite. Vous trouverez ci-joint le paquet de vos Lettres. Je compte que vous me renverrez, en échange, toute,; celles de ma fille; 8c que vous vous préterez a ne laiffer aucune tracé d'un événement dont nous ne pourrions garder le fouvenir, moi fans indignation, elle fans honte, Sc vous fans remords. J'ai 1'honneur d'être, 8cc. De ... ce 7 Septembre ty... LETTRE  dangereuses. }J LETTRE X LUI. La Marquife de merteuil au Vicomte d e Va lmon t. "V^RAIMent oui, je vous expliquerai Ie billet de Danceny. L'événement qui le lui a fait écrire eft mon ouvrage, & c'eft, je crois, mon chef-d'ceuvre. Je n'ai pas perdu mon temps depuis votre derniere Lettre, & j'ai dit comme l'Architeéte Athénien : v> Ce qu'il a dit, je le ferai». ILlui faut donc des obftacles a ce beau Héros de Roman , 8c il s'endort dans Ia félicité ! oh ! qu'il s'en rapporté a moi, je lui donnerai de la befogne; 8c je me' trompe , ou fon fommeil ne fera plus tranquille. II falloit bien lui apprendre le prix du temps, 8c je me flatte qu'a préfent il regrette celui qu'il a perdu. II falloit, dites-vous auffi, qu'il eüt befoin de plus de myftere; eh bien ! ce befoin la ne lui manquera plus. J'ai cela de bon, moi, c'eft qu'il ne faut que me faire appercevoir de mes fautes; je ne prends point de repos que je n'aie tout reparé. Apprenez donc ce que j'ai fait. II. Partie. Q  38 Les Liaisons En rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre Lettre; je la trouvai lumii;eufe. Perfuadée que vous aviez trés-bien indiqué la caufe du mal, je ne m'occupai plus qu'a trouver le moyen de le guérir. Je commencai pourtant par me coucher; car 1'infatigable Chevaiier ne m'avoit pas iaiffé dprmir un moment, &je croyois avoir fommeil : mais point du tout; toute entiere a Danceny > le defir de le tircr de fon indolence, ou de 1'en punir, ne me permit pas de fermer 1'ceil, & ce nefut qu'après avoir bien concerté mon plan, que je pus trouver deux heures de repos. J'allai le foir même chez Mde. de Volanges , & , fuivant mon projet, je lui fit confidence que je me croyois füre qu'il exifioit, entre fa fille & Danceny, une liaifon dangereufe. Cette femme , fi clairvoyante contre vous, étoit aveuglée au point qu'elle me répondit d'abord qu'a coup ïür je me trompqis; que fa fille étoit un enfant, &c. &c. Je ne pouvois pas lui dire tout ce que j'en favois; mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu & mon amitié s'allarmcient. Je parlai enfin prefque aulli bien qu auroit pu faire une Dévote ; & , pour frapper le coup décilïf, j'allai juf-  DANGEREUSES 39 qu'a dire que je croyois avoir vu donner & recevoir une Lettre. Cela me rappelle ajoutai-je, qu'un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de fon fecretaire, dam lequel je vis beaucoup de papiers, que fans douce elle conferve. Lui connoiffez-vous quelque correfpondance fréquente ? Ici la figure de Mde. de Volanges changea, 8c je vis quelques larmes rouler dans fes yeux. Je vous remercie , ma digne amie, me dit-elie, en me ferrant la main; je m'en éclaircirai. Apres cette converfation, trop courte pour être fufpe&e , je me rapprochai de la jeune perfonne. Je la quirtai bientöt après, pour demander a la mere de ne pas me compromettre vis-a-vis de fa fille ; ce qu'elle me promir d'autant plus volonners, que je lui fis oblerver combien il feroit heureux que cet enfant prït affez de confiance en moi pour m'ouvrir fon cceur, 8c me mettre a portee de lui donner, m/s fages confeils. Ce qui m'afiure qu'elle me tiendra fa promeflè, c' ft que je ne doute pas qu'elle ne veuille fe faire honneur de fa pénétration auprès de fa fille. Je me trouvois, par-la, autorifée a garder mon ton d'amitié avec la petite, fans paroitre C 2  40 Les Liaisons fauffe aux yeux de Mde. de Volanges; ce que je voulois éviter. J'y gagnois encore d'être, par la fuite, auffi long-temps Sc auffi fecrétement que je voudrois, avec la jeune perfonne, fi. is que la mere en prit jamais d'ombrage. J'en profitai dès le foir même; Sc après ma partie finie,je chambrai la petite dans un coin , & la mis fur le chapitre de Danceny, fur lequel elle ne tarit jamais. Je m'amufois a lui monter la tête fur le plaifir qu'elle auroit a le voir le lendemaïn; il n'eft forte de folies que je ne lui aie fait dire. II falloit bien lui rendre en efpérance ce que je lui ótois en réalité;&. puis, tout cela devoit lui rendre le coup plus fenfible, Sc je fuis perfuadée que plus elle aura foufTert, plus elle fera preffée de s'en dédommager a la première occafion. II eft, bon, d'ailleurs, d'accoutumer aux grands événemens, quelqu'un qu'on deftine aux grandes aventures Après tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaifir d'avoir fon Danceny ? elle en rafïble ! eh bien, jelui promets qu'elle 1'aura, & plutöt même qu'elle ne 1'auroit eu fans cet orage. C'eft un mauYais réve dont le réveil fera délicieux ; Sc  DANGEREUSES. 4! * tout prendre, il me femble qu'elle me doit de la reconnoiffance : au fait, quand j'y aurois mis un peu de malice, il faut bien s'amufer : Les fots font ici bas pour nos menus plaifirs (t). Je me retirai enfin, fort contente de mou Ou Danceny, me difois-je, animéparles -obftacles, va redoubler d'amour, 8c alors je le fervirai de tout mon pouvoir; ou fi ce n'eft qu'un fot, comme je fuis tentée quelquefois de le croire, il fera défefpéré, & fe tiendra pour battu : or, dans ce cas, au moins me ferai-je vengée de lui, autant qu'il étoit en moi; chemin faifant, j'aurai augmenté pour moi Mime de la mere, 1'amitié de la fille, 8c la confiance de toutes deux. Quant a Gercourt, prémier objet de mes foins, je ferois bien malheureufe ou bien mal-adroite , fi , maïtreffe de 1'èlprit de fa femme, comme je le fuis 8c vas 1'être plus encore , je ne trouvois pas mille moyens d'en faire ce que je veux qu'il foit. Je me couchai dans ces douces idéés: auffi je dormis bien', 8c me réveillai fort tard. A mon réveil,je trouvai deux billets, un de la mere, 8c un de la fille; & je ne (0 GASSET, le Méchant, Comédie.  4i Les Liaisons pus m'empêcher de rire, en trouvant dans tous deux lictéralement cette menie phrafe: C'eft de vous feule que j'attends quelque confolatwn. N'efl-il pas plaifant, en effer,de confoler pour 6c contre, 8c d'être le feul agent de deux intéréts directement contraires ? Me voila comme la üivinité; recevant les voeux oppoiés des aveugles mortel? > 8c ne changeant rien a mes décrets immuables. J'ai quitté pourtant ce róle augufte , pour prendre celui d'Ange confolateur , cc j?ai été iuivant le précepte, vifiter mes amis dans leur affliétion. J'ai commencé par lamere; je 1'ai trouvée d'une triftefle, qui déja vous venge en partie des conurariétés qu'elle vous a fait éprouver de la part de votre belle Prude. Tcrüt a réufii a merveiile : ma feule inquiétude étoit que Mde. de Volanges ne profitat de ce moment pour gagner la confiance de fa fille; ce qui eut été bien facile, en n'employant, avec elle, que le langage de la douceur & de 1'amitié, & en donnant aux cdnfeiis de^ la raifon, fair 8c h ton de la tendreffe indulgente. Par bonheur, elle s'eft armee de févérité; elle s'eft enfin fi mal conduite, que je n'ai eu qu'a applaudir. Il eft vrai qu'elle a penfé  DANGEREÜSES. 43 rompre cous nos projets, par ie parti qu'elle avoit pris tie faire rentrer fa fille au Couvent : mais j'ai paré ce coup , 8c je 1'ai engagée a en faire feulement la roenace» dans le cas oü Danceny continueroit fes pourfuites, afin de les forcer tous deux a une circonfpeótion que je crois nécelfaire pour le fuccés. Enfuite j'ai été chez la fille. Vous ne fauriez croire combien la douleur 1'embeliit ! Pour peu qu'elle prenne de co~ quetterie, je vous garantis qu'elle pleurera fouvent: pour cette fois, elle pleuroit fans malice— Frappée de ce nouvel agrémenc que je ne lui connoiffois pas, 6c que j'étois bien-aife d'obierver, je neluidonnai d'abord que de ces coilfolations gauches, qui augmentent plus les peines qu'elles ne les foulagent; 8c, par ce moyen, je 1'amenai au point d'être véritablement fuffoquée. Elle ne pleuroit plus, 6c je craignis un moment les convulfions. Je lui confeillai de fe coucher, ce qu'elle accepta; ]e lui fervis de Femme-de-chambre : elle n'avoit point fait de toilette , 8c bientöt fes cheveux épars tomberent fur fes épaules 8c fur fa gorge entiérement découvertes : je 1'embraflai; elle fe laiffa  44 t i: s Liaisons aller dans mes bras, & fes larmes recom-» mencerent a couler fans effort. Dieu! qu'elle étoit belle ! Ah ! li Magdeleine étoit ainfi, elle dut être twen plus dangereufe, pénitente que péchereffe. Quand la belle défolée fufau lit, je me mis a la confoler de bonne-foi. Je la rafifurai d'abord fur la crainte du Couvent. Je fis naïtre en elle 1'efpoir de voir Danceny en fecret; 8c m'affe/ant fur le lit: » S'il étoit-la, lui dis-je **5 puis brodant fur ce thême, je la conduifis, de diilraction en diftraófion, a ne plus fe fouvenir du tour qu'elle étoit affligée. Nous nous ferions féparées parfaitement contentes 1'une de 1'autre, fi elle n'avoit voulu me charger d'une Lettre pour Da'nceny ; ce que j'ai confiamment refufé. En voici les raifons» que vous approuverez fans doute* D'abord, celle que c'étoit me compromettre vis-a-vis de Danceny; 5c fi c'étoit la feule dont je pus me fervir avec *la petite, il y en avoit beaucoup d'autres de vous a moi. Ne feroit-ce pas rifquer le fruit de mes travaux, que de donner fi-töt a nos jeunes gens un moyen fi fa* cile d'adoucir leurs peines.'9 Et puis, je ne ferois pas fachée de les obliger a mê*  DANGEREUSES. 4? Ier quelques domeftiques dans cette aventure : car, enfin fi elle fe conduit a bien, comme je 1'efpere, il faudra quelle le fache immédiatement après le mariage, 8c il y a peu de moyens plus sürs pour la répandre; ou, fi par miracle ils ne parloient pas, nous parlerions, nous, 8c il fera plus commode de mettre 1'indifcrérion fur leur compte. II faudra donc que vous donniez aujourd'hui cette idee a Danceny; 8c comme je ne fuis pas süre de la Femme-de-chambre de la petite Volanges, dont elle-même paroit fe défier, indiquez-lui la mienne, ma fidelle Viótoire. J'aurai foin que la démarche réullifTe. Cette idéé me plak d'autant plus, que la confidence ne fera utile qu'a nous, & point a eux : car je ne fuis pas a la fin de mon récit. Pendant que je me défendois de me charger de la Lettte de la petite, je craignois a tout moment qu'elle ne me proposat de la mettre a la Petite-Pofte; ce que je n'aurois gueres pu refufer. Heureufement , foit trouble, foit ignorance de fa part, ou encore qu'elle tint moins a Ia Lettre qu'a la Réponfe, qu'elle n'auroit pas pu avoir par ce moven, elle ne m'en  46 Les Liaisons a point parlé: mais, pour éviter que cette idéé ne lui vint, ou au moins qu'elie ne put s'en fervir, j'ai pris mon parti fur-lechamp-, Sc en rentrant chez la mere, je 1'ai décidée a éloigner fa fille pour quelque temps, a la mener a la Campagne... Et oü ? Le cceur ne vous bat pas de joie?... Chez votre tante, chez la vieille Rofemonde. Elle doit 1'en prévenir aujourd'hui : ainfi , vous voila autorifé a aller retrouver votre Dévote qui n'aura plus a vous objecler le fcandale du tête-a-tête; Sc grace a mes foins, Mde. de Volanges réparera elle-même le tort qu'elle vous a fait. Mais écoutez-moi, Sc ne vous occupez pas fi vivement de vos affaires, que vous peidiez celle-ei de vue; fongez qu'elle m'intéreffe. Je veux que vous vous rendiez le correfpondant Sc le confeil des deux jeunes gens. Apprenez donc ce voyage a Danceny, Sc offrez-lui vos fervices. Ne trouvez de difficulté qu'a faire parvenir entre les mains de la Belle, votre Lettre de créance; Sc levez cet obffacle fur-lechamp , en lui indiquant la voie de ma Femme-de-chambre. ïl n'y a point de doute qu'il n'accepte; Sc vous aurez,pour  BANCERÊUSES. 47 prix de vos peines, la confidence d'un cceur neuf\ qui eft touiours intéreflante, La pauvre petite ! comme elle rougira en vous remettant fa première Lettre ! Au vrai, ce röle de confident, contre lequel il s'eft établi des préjugés, me paroit un très-joli délaffement, quand on eft occupë d'ailleurs; Sc c'eft le cas oü vous ferez. C'eft de vos foins que va dépendre le dénouement de cette intrigue. Jugez du moment oü il faudra réunir les Aófeurs. La campagne offre mille moyens; Sc Danceny , a coup sur, fera pret a s'y rendre a votre premier fignal. Une nuit, un dé- guifement, une fenêtre que fais-je moi? mais enfin, lila petite fille en revienc teüe qu'elle y aura été, je m'en prendrai a vous. Si vous jugez qu'elle ait befoin de quelqu'encouragement de ma part, mandez-le m9i. Je crois lui avoir donné une affez bonne lecon fur le danger de garder des Lettres, pour ofer lui écrire a préfent; &je fuis toujours dans Ie deflèiit d'en faire mon éleve. Je crois avoir oublié de vous dire que fes foupfons, au fujet de fa correfpondance trahie, s'étoient portés d'abord fur fa Femme-de-chambre 3 $t que je lés ai  48 Les Liaisons détourné fur le ConfefTeur. C'eft faire d'une pierre deux coups. Adieu, Vicomte, voila bien long-tempS que je fuis a vous écrire, 8c mon diner en a été retardé : mais 1'amour-propre 8c 1'amitié diótoient ma Lettre, 8c tous deux font bavards. Au refte, elle fera chez vous a trois heures, & c'eft tout ce qu'il vous faut. Plaignez-vous de moi a préfent, fi vous 1'ofez; 8c allez revoir, fi vous en êtes tenté, le bois du Comte de B.... Vous dites qu'i/ le garde pour le plaifir de fes amis! Cet homme eft donc 1'ami de tout le monde Mais Adieu, j'ai faim. De... ce 9 Septembre 17... LETTRE LXIV. Le Chevaiier danceny h Madame Volanges. fflinute jointe a la Lettre LXVI du Vicomte a la Marquife. Sans chercher, Madame, a juftifierm* conduite, 8c fans me plaindre de la votre, je ne puis que m'affliger d'un événement qui  DANGEREUSES. 49 tüi fait Le malheur de trois perfonnes, toutes trois dignes d'un fort plus heareux. Plus fenfible encore au chagrin d'en être Ja caufe, qu'a celui d'en être la viétime, jai fouvent efiayé» depuis hier, d'avoir" 1'hcnneur de vous répondre, fans pouVoir en trouver la force. J'ai cependant tant dé chofes a vous dire, qu'il faut bien faire un effort fur moi-même; Sc fi cette Lettre a peu d'ordre Sc de fuite, vous devez fentir affez combien ma fituation eft douloureufe, pour m'accorder quelqu'indulgence. Permettez-moi d'abord de réclamer contre la première phrafe de votre Lettre Je n'ai abufé, j'ofe le dire, ni de votre confiance ni de I'innocence de Mlle. de Volanges ; j'ai refpecté 1'une Sc faurre dans mes aclions. Elles feules dépendoient de moi; Sc quand vous me rendriez refponfable d'un fentiment involontaire, je ne crains pas d'ajouter, que celui que m'a infpiré Mademoifelle votre fille, eft tel qu'il peut vous déplaire, mais non vous offenfer. Sur cet objet qui me touche plus que je ne puis .vous dire; je ne veux qué vous pour juge, Sc mes Lettres pour té* moins. il, Partle, £).  #o Les Liaisons Vous me défendez de me préfenter chez Tous a 1'avenir, Sc fans doute je me fousnettrai a tout ce qu'il vous plaira d'ordonner a ce fujet : mais cette ablence fu* bite 5c totale ne donnera-t-eile donc pas autant de prife aux remarques, que vous youlez éviter, que 1'ordre que, par cette raifon même, vous n'avez point voulu donner a votre porte ? Jlnfifterai d'autant plus fur ce point, qu'il eft bien plus important pour Mlle. de Volanges que pour -moi. Je vous fupplie donc de pefer attentivement toutes chofes, 5c de ne pas permettre que votre févérité altere votre prudence. Perfuadé que Hntcrèt feul de Mlle. votre fille dicl;era vos réfolutions, j'attendrai de nouveaux ordres de votre part. Cependant dans le cas oü vous me permettriez de vous faire ma cour quelquefois, je m'engage, Madame (5c vous pouvez cömpter fur ma promelïe) a ne point abufer de ces occafions pour tenter de parler en particulier a Mlle. de Volanges, ou de lui faire tenir aucune Lettre. La crainte de ce qui pourroit compromettre fa réputation, m'engage a ce lacrifice; 5e Ie bonheur de Ia voir quelquefois» m'em dédommagera.  BASGEREUsEi Jl Cet article de ma Lettre eft auffi la feule féponfe que je puiffe faire a ce que vous me dites, fur le fort que vous deftinez a Mlle. de Volanges, 8c que vous voulez rendre dépendant de ma conduite. Ce feroit vous tromper, que de vous promettre davamage. Un vil féducleur peut plier fes projets aux circonftances, 86 c?lculer avec les événemens : mais l'amour qui m'anime ne me permet que deux lentimens; Ie courage 8c la conftance. Qui, moi ! confentir a être oublié de Mlle. de Volanges, a 1'oublier moi-même? non, non, jamais. Je lui ferai fidele; elle en a recu le ferment, 8c je le renouvelle en ce jour. Pardon. Madame, je m'égare, il faut revenir. II me refte un autre objet a traiter avec vous; celui des Lettres que vous me demandez. Je fuis vraiment peiné d'ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déja : mais, je vous en fupplie , écoutez mes raifons, 8c daignez vous fouvenir, pour les apprécier, que la feule confolation au malheur d'avoir perdu votre amitié, eft 1'eipoir de conferver votre eftime. Les Lettres de Mlle. de Volanges, toujours fi précieufes pour moi, me le de-  £i Les Liaisons vicnnent bien plus dans ce moment. Elles font funique bien qui me refte; elles feules me retracent encore un fentiment qui fait tout le charme de ma vie. Cependant, vous pouvez m'en croire, je ne balancerois pas un inftant a vous en faire le facrifice, & le regret d'en être privé céderoit au defir de vous prouver ma déférence refpeétueufe : mais des confidérations puilfantes me retiennent, & jc m'affure que vous-même ne pourrez les blamer. Vous avez, il eft vrai, le fecret de Mlle. de Volanges; mais permettez-moi de le dire , je fuis autorifé a croire que c'eft 1'effet de la furprife, 8c non de la confiance. Je ne prétcnds pas blamer une démarche, qu'autorife, peut-être, la follicitude maternelle. Je refpe&e vos droits, mais ils ne vont pas jufqu'a me difpenfer de mes devoirs. Le plus facré de tous, eft de ne jamais trahir la confiance qu'on nous accorde. Ce feroit y manquer, que d'expofer aux yeux d'un autre les fecrets d'un cceur qui n'a voulu les dévoiler qu'aux miens. Si Mlle. votre fille confent avous les confier, qu'elle parle; fes Lettres vous font inutiles. Si elle veut aa  D A N G E R E Ü S I S. contraire renfermer fon fecret en ellemème, vous n'attendez pas, fans doute que ce foit moi qui vous en inftruife. Quant au myftere dans lequel vous defirez que cet événement refte enfeveli, foyez iranquille, Madame; fur ruut ce qui intérelfe Mile. de Volanges, je peux défier Ie cceur même d'une mere. Pour achever de vous öter toute inquiétude, j'ai tout prévu. Ce dépot précieux 5 qui portoit jufqu'ici pour fufcription : papiers a brülcr^ porte a préfent, papiers appartenans a Mde^ de Volanges. Ce parti que je prends, doit vous prouver auffi que mes refus ne portent pas fur la cratnte que vous trouviez dans ces Lettres, un feul fentiment dont vous ayiez perfonnellement a vous plaindre. Voila, Madame, une bien longue Lettre. File ne le feroit pas encore affez, fi elle vous laiffoit le moindre doute de 1'honneteté de mes fentimens, du regret bien ftncere de vous avdir déplu , Sc du profond refpeót avec lequel j'ai Thonneur d'être, &c. De... ce 9 Septembre 27..»  H Les Liaisons LETTRE L X V. Le Chevaiier dawceny 2t cécile Volanges. (Envoyée Ouverte a la Marquife de Merteuil dans la Lettre LXVI du Vicomte. ) Oma Cécile, qu'allons-nous devenir? quel Dieu nous fauvera des malheurs qui nous menacent ? Que 1'Amour nous donnc au moins le courage de les lupporter! Comment vous peindie mon étonnement, mon défefpoir a la vue de mes Lettres, a la leóture du billet de Mde. de Volanges? qui a pu nous trahir? fur qui tombent vos foupcons? auriez-vous commis quelqu'imprudence? que faites-vous a préfent? que vous a-t-on dit? Je voudrois tout favoir, 8c j'ignore tout. Peut-être» vous-même, n'êtes-vous pas plus inftruite que moi. Je vous envoie le billet de votre Maman , 8c la copie de ma Réponfe. J'efpere que vous approuverez ce que je lui dis. J'ai bien befoin que vous approuviez aufïï les démarches que j'ai fakes depuis ce farai  ü A !I G I R E U S E S. $$ événement; elles ont toutes pour but d'avoir de vos riouvelles, de vous donner des miemies; 8c, que fait-on?peut-être de vous revoir encore, & plus librement que jamais. Concevez-vous, ma Cécile, quel plat-» fir de vous retrouver enfemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un amour éternel, 8c de voir dans nos yeux, de fentir dans nos ames que ce ferment ne fera pas trompeur? Quelles peines un moment üi doux ne feroit-il pas oublier? Hé bien, j'ai 1'efpoir de le voir naitre, 8c je le dois a ces mêmes démarches que je vous fupplie d'appjrouver. Que dis-je? je le dois aux foins confolateurs de 1'ami le plus tendre; 8c mon unique demandé, eft que vous permettiez que cet ami foit aulfi le votre. Peut-être ne devois-je pas donner votre confiance fans votre aveu? mais j'ai pour excufe le malheur 8c la néceffké. C'eft 1'Amour qui m'a conduit; c'eft lui qui réclame votre indulgence, qui vous demandé de pardonner une confidence néceffaire 8c fans laquelle nous reftions peut-être a jamais féparés (i). Vous con- (i) M. Dtnceny n'accule pas vrai. II avoit D 4  y6 Les Liaisons tJoiflez Tarn* dont je vous parle; il eft celui de la femme que vous aimez le mieux, C'eft le "Vicomte de Valmont, Mon projet, en m'adreüant a lui, étoit d'abord de le prier d'engager Mde. de Merteuil a fe charger d'une Lettre pour vous. 11 n'a pas cru que ce moyen put réuffir; mais au détaut de la Maitreffe, il répond de Ia Femme-de-chambre, qui lui a des obligations. Ce fera elle qui vous remettra cette Lettre, & vous pourrez lui donner votre Réponle. . Ce fecours ne nous fera gueres utile, (ï, comme le croit M. de Valmont, vous partez inceifamment pour la campagne, Mais alors c'eft lui-mème qui veut nous fervir. La femme chez qui vous allez eft fa parente. II profitera de ce ptétexte pour s'y rendre dans le mème temps que vous; 6c ce fera par lui que paffera notre correfpondance mutuelle. II aLure mème que, fi vous voulez vous laiflèr conduire, il nous procureta les moyens de nous y voir, fans rifquer de vous compromettre en rien. A préfent, ma Cécile, fi vous m'aimez, fi vous plaignez mon malheur, fi, com- déja fait fa confidence a M. de Valmont avant ctv événement, foyc^ U L«tirp tril,  DANGEREUSE5. ?7 «aeje 1'efpere, vous partagez mes regretsa refuferez-vous votre confiance a un homme qui fera notre ange tutélaire? Sans lui a je ferois réduit au défefpoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous caufe. Ils finiront, je 1'efpere : mais, ma tendre amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer, de ne point vous en laiffer abattre. L'idée de votre douleur m'efr, infupportable. Je donnerois ma vie pour vous rendre heureufe ! Vous le favez bien. Puiffe la certitude d'être adorée, porter quelque confolation dans votre ame ! La mienne a befoin que vous m'affuriez que vous pardonnez a l'amour les maux qu'il vous fait fouffrir. Adieu, ma Cécile; adieu, ma tendre amie. De... ce r) Septembre Ï7.V, LETTRE LXVI. Ze Vicomte de Va lmont a la Marquife de merteuil. Vous verrez, ma belle amie, en lifant ïes deux Lettres ci-jointes, fi j'ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux  58 Les Liaisons foient datées d'aujourd'hui, elles ont été écrltes hier, chez moi, 6c fous mes yeux; celle a la petite fille , dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s'humiher devant la profondeur de vos vues, fi on en juge par le fuccès de vos démarches. Danceny eft tout de feu; 6c surement a la première occafion, vous n aurez plus de reproches a lui faire. Si fa belle ingénue veut être docile, tout fera terminé peu de temps après fon arrivée a Ia campagne; j'ai cent moyens tous prêts. Graces a vos foins, me voila bien décidément Yany. de Danceny, il ne lui manque plus que d'être Frïnce (i). II eft encore bien jeune, ce Danceny! croiriez-vous que je n'ai jamais pu obtenir de lui qu'il promit a fa mere de renoncer a fon amour; comme s'il étoit bien gênant de promettre > quand on eft décidé a ne pas tenir ! Ce feroit tromper, me répétoit-il fans ceiTe : ce fcrupule n'eft-il pas édiflant, fur-tout en voulant féduire la fille ? Voila bien les hommes! tous également fcéiérats dans leurs projets, ce qu'ils (O Expreflion relative a uh paflage d'un Poëine de JY1. de Voluut.  BAKGEREUSES. tnettent de foiblefte dans 1'exécution, tl» 1'appellent probité. C'eft votre affaire d'empêcher que Mde. de IVolanges ne s'effarouche des petites éehappées que notre jeune homme s'eft permifes dans fa Lettre; préfervez-nous du Couvent; tachez aufti de faire abandonner la demandé des Lettres de la petite. D'abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, 8c je fuis de fon avis; iel f amour 8c la raifon font d'accord. Je les ai lues ces Lettres, j'en ai dévoré 1'ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m'expiique. Malgré la prudence que nous y mettrons, il peut arriver un éclat; il feroit: manquer ie manage > n'eft-il pas vrai, 8c échouer tous nos projets fur Gercourt ? Mais comme, pour mon compte, j'ai aufti a me venger de la mere, je me réferve en ce cas de déshonorer la fille. En choififfant bien dans cette correfpondance, 6c n'en produifant qu'une partie, la petite Volanges paroitroit avoir fait toutes les premières démarches, 8c s'être abfolument jettée a la tête. guelques-unes des Lettres pourroient même compromettre la mere, êzl'entacheraient au moins d'unené«* D 6  6o Les Liaisons gligence impardonnable. Je fens bien que le fcrupuleux Danceny fe révolteroit d'abord; mais comme il feroit perfonnelleïiient attaqué, je crois qu'on en viendroit a bout. II y a mille a parier contre un, que la chance ne tournera pas ainfi; mais il faut tout prévoir. Adieu, ma belle amie : vous feriez bien aimable de venir fouper demain chez la JMaréchale de.-,; ie n'ai pu refufer. J'imagine que je n'ai pas befoin de vous recommander le fecret, vis-a-vis Mde. de Volanges, fur mon projet de campagne; elle auroit bientöt celui de refter è la Ville, au lieu qu'une fois arrivée, elle ne repartira pas le lendemain ; & fi elle nous don ne feulement huit jours, je réponds d« tout, De,., ce 9 Septemhre 27.,, t LETTRE LX VII. la Tréfidente de tourvel au Vicomte de Valmont. JFf ne voulois plu? vous répondre, Monteur, & peut-être fembarras que j'éprouve w ce fnomom, eft-Ü lui-même une preuvt  ÖANGEREUSES. 6l qu'en effet je ne le devrois pas. Cependant je ne veux vous laüTer aucun fujet de plainte contre moi; je veux vous convaincre que j'ai fait pour vous tout ce que je pouvois faire. Je vous ai permis de m'écrire, ditesvous ? J'en conviens; mais quand vous me rappellez cette permilfion, croyezvous que j'oublie a quelles condttions elle vous fut donnée.' Si j'y eulié été auilï fidelle que vous l'avez été peu, auriezvous recu une feule réponfe de moi .J Voila pourtant Ia troiüeme; & quand vous faites teut ce qu'il #faut pour m'obliger a rompre cette correfpondance , c'eft moi qui m occupe des movens de 1'entretenir. II en elf un, mais c'eft le feul; & fi vous refufez de le prendre, ce fera, quoique vous puiftiez dire, me prouver affez combien peu vou< y mettez de prix. Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncez a un fentiment qui m'offenfe & m'effraie, & auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en fongeant qu il eft 1'obftacle qui nous fépare. Ce fentiment eft-il donc le feul que vous puifliez eonnoitre, & Pasneur aura-t-ü ce tort de plus a mes yeux»  êz Les Liaison* d'exclure 1'amitié? vous-même, auriesvous celui de ne pas vouloir pour votre amie, celle en qui vous avez defiré des fentimens plus tendres ? Je ne veux pas le croire : cette idéé humiliante me révolteroit, m'éloigneroit de vous fans retour. En vous offraut mon amitié, Monfieur» je vous donne tout ce qui eft a moi, tout ce dont je puis difpofer. Que pouvez-vous deftrer davantage.-5 Pour me iivrer a ce fentiment fi doux, li bien fait poür mon cceur, je n'attends que votre aveu; 8c la parole que j'exige de vous , que cette amitié fuffira a votre bonheur. J'oublierai tout ce qu'on a pu me dire ; je me repoferai fur vous du foin de juflifier mon cho-x Vous voyez ma franchife, elle doit vous prouver ma confiance; il ne tiendra qu'a vous de i'augmenter encore; mais je vous préviens que le premier mot d'amour la •détruit a jamais, 8t me rend toutes mes craintes; que fur-tout il deviendra pour moi le lignal d'un filence éternel vis-avis de vous. Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vqs erreurs, n'aimerez-vous pas  bangereuses. 6} mieux être 1'objet de l'amitié d'une femme honnête, que celui des remords d'une femme coupable ? Adieu, Monfieur: vous fentez qu'après avoir parlé ainfi, je ne puis plus rien dire que vous ne m'ayez répondu. De... ce 9 Septemhre 17.. LETTRE LXVIÏI. Le Vicomte de valmont a Ia Préjïdente DE ToURVEL. CZ< omment répondre, Madame, a votre derniere Lettre? Comment ofer être vrai» quand ma fincénté peut me perdre auprès de vous? N'importe, il le faut; j'en aurai le courage. Je me dis, je me répete, qu'il vaut mieux vous mériter que vous obtenir, Sc duffiez-vous me refufer un bonheur que je defirerai fans ctffe, il faut vous prouver au moins que mon cceur en eft digne. Quel dommage que, comme vous le dites , je fbis" revenu de mes erreurs ! avec quels tranfports de joie j'aurois lu cette même Lettte a laquelle je tremble de répondre aujourd'hui! Vous my parlez avec franchife, vous me témoignez de la sva-  64 Les Liaisons fiance, vous m'offrez enfin votre amitié: que de biens, Madame, & quels regrets de ne pouvoir en profiter ! Pourquói ne fuis-je plus le même ? Si je 1'étoïs en effet; fi ie n'avois pour vous qu'un goüt ordinaire, que ce goüt léger, enfant de la féduófion & du plaifir» qu'aujourd'hui pourtant on nomme amourj je me haterois de tirer avantage de tout ce que je pourrois obtenir. Peu délicat fur les moyens, pourvu qu'ils-me procuraffent le fuccès, j'encoiiragerois votre franchife par le befoin de vous deviner; je defirerois votre confiance, dans le deffein de la trahir; j'accepterois votre amitié, dans 1'efpoir de 1'égarer Quoi! Madame, ce tableau vous effraie ?... hé bien ! il feroit pourtant tracé d'après moi > fi je vous 'difois que je confens a n'être que votre ami.... Qui, moi! je ;confentirois a partager avec quelqu'un un fentiment émané de votre ame? Si jamais» jej vous le dis, ne me croyez.plus. Dès.ce moment, je chercherai a vous. tromper; je pourrai vous defirer encore, mais a coup sür, je ne Vous aimerai plus. ! Gc n'eft pas que 1'aimable franchife/"la  DANGEREUSES. 6? douce confiance, la fenfible amitié, foient fans prix a mes yeux.. .. Mais l'amour! l'amour veiitabie, & tel que vous 1'infpirez, en réuniffant tous ces fentimens, en leur donnant plus d'énergie, ne fauroit fe prêter, comme eux, a cette tranquillité , a cette froideur de 1'ame. qui petmet des comparaifons, qui fourfre même deo préférences. Non, Madame, je ne ferai point votre ami; je vous aimerai de l'amour le plus tendre, & même le plus ardent, quoique le plus refpeóf.ueux. Vous pourrez le déiefpérer, mats non 1'a* néantir. De quel droit prétendez-vous difpofer d'un cceur dont vous refufez l'hommage? Par quel raffinement de cruauté, m'enviezvous juiqu'au bonheur de vous aimer! Celui-la elf a moi, il eft ïnctépendant de vous; je faurai le défendre. S'il eft la fource de mes maux, il en eft auffi le remede. Noiij, encore une fois, non. Perfiftez dans vos refus cruels, mais laiffez-moi mon amour. Vous vous plaifez a me rendre malheureux ! eh bien! foit; efl'aye? de lafler mon courage, je faurai vous for-st cgr au moins a décider de mon fort; &zx  66 Les Liaisqns peut-être, quelque jour, vous me rendrex plus de juftice. Ce n'eft pas que j'efpere voüs rendre jamais femlbie : mais fans être perfuadée , voüs ferez convaincue, vous vous direz : Je 1'avois mal jugé. Difons mieux , c'eft a vous que vous faites injuftice. Vous connoïtre fans vous aimer > vous aimer fans être conftant, font tous deux également impoffibles; Sc malgré la modeftie qui vous pare, il doit vous être plus facile de vous plaindre, que de vous étonner, des fentimens que vous faites naitre. Pour moi, dont le feul mérite eft d'avoir fu vous apprécier, je ne veux pas le perdre; Sc loin de confentir a^vos offres infidieufes, je renouvelle a vos pieds le ferment de vous aimer-toujours. D».,. cs 10 Scptembrs i?..t  DANGEE.EUSES. 6j LETTRE LX IX. Cécile Volanges au Chevaiier Danceny. JBillet écrit au crayon, & recopié par Danceny. V V ous me demandez ce que je fais; je vous aime, & je pleure. Ma mere ne me parle plus; elle m'a ötépapier, plumes 8c encre; je me fers d'un crayon, qui par bonheur m'eft reflé, 8c je vous écris fur un morceau de votre Lettre. II faut bien que j'approuve tout ce que vous avez fait; Sc je vous aime trop , pour ne pas prendre tous les moyens d'avoir de vos nouvelks, & de vous donner des miennes. Je n'aimois pas M. de Valmont, 8c je ne le croyois pas tant votre ami; je tacherai de m'accoutumer a lui, & je l'aimerai a caufe de vous. Je ne fais pas qui elf - ce qui nous a trahis; ce ne peut-étre que ma Femmede-chambre ou mon Confeffeur. Je luis bien malheureufe : nous partons demain pour la campagne; j'ignore pour combien de temps. Mon Dieu ! ne vous plus voirï  68 Les Liaisons Je n'ai plus de place. Adieu \ tachez de me lire. Ces mots tracés au crayon s'effaceront peut-être, mais jamais les fentimens gravés dans mon cceur. De... ce zo Septembre 17... LETTRE LXX. le Vicomte de val mo nt a la Marquife de Merteuil. J'ai un avis important a vous donser, ma chere amie. Je foupai hier, comme vous favez, chez la Maréchale de.... on y paria de vous, Sc j'en dis, non pas tout le bien que j'en penfe, mais tout celui que je n'en penfe pas. Tout le monde paroifloit être de mon avis, Sc la converfation languilfoit, comme il arrivé toujours quand on ne dit que du bien de fon prochain, lorfqu'il s'éleva un contradiéteur; c'étoit Prévan. « Adieu ne plaife , dit-il en fe levant, *s que je doute de la lageffe de Mde. de » Merteuil! mais j'oferois croire qu'elle w la doit plus a fa légércté qu'a fes prin« cipes. II eft peut-être plus difricile de » la fuivre que de lui plaire ; Sc comme  PANGEREUSES. 6*9 w on ne manque guere en courant après >j une femme, d'en rencontrer d'autres a> fur fon chemin; comme, a tout prendre, » ces autres la peuvent valoir autant 8c » plus qu'elle \ les uns font dilfraits par » un goüt nouveau, les autres s'arrêtent a> de laflitude; 8c c'eft peut-être la femme « de Paris qui a eu le moins a fe défen33 dre. Pour moi, ajouta-t-il, ( encouragé x> par le fourire de quelques femmes) je m ne croirai a la vertu de Mde. de Mer» teuil, qu'après avoir crévé fix chevaux a» a lui faire ma cour." Cette mauvaife plailanterie réufïit, comme toutes celles qui tiennent a la médifance; 8c pendant le rire qu'elle excitoit, Prévan reprit fa place , 8c la converfation générale changea. Mais les deux Comteffes de B..., auprès de qui étoit notre incrédule , en firent avec lui leur converfation particuliere , qu'heureufement je me trouvoia a portée d'entendre. Le défl de vous rendre fenfible a été «ccepté; la parole de tout dire a été donnée; & de toutes celles qui fe donneroient dans cette aventure, ce feroit fürement la plus religieufement gardée. Mais vous jroila bien avertie, 8c vous favez le proverbe.  70 les Liaisons II me refte a vous dire que ce Prévan, que vous ne connoiflez pas, eft infinimeat aimable, & encore plus adroit. Que ft quelquefois vous m'avez enrendu dire le contraire, c'eft feulement que je nel'aime pas, que je me plais a contrarier fes fuccès , 3c que je n'ignore pas de quel poids eft mon fuffrage auprès d'une" trentaine de nos femmes les plus a la mode. En effet, je 1'ai empêché long-temps, par ce moyen , de paroïtre fur ce que nous appellons le grand théatre; 5c il faifoit des prodiges, fans en avoir plu» de réputation. Mais 1'éclat de fa triple aventure, en fixant les yeux fur lui, lui a donné cette confiance qui lui manquoit jufquesia, 8c 1'a rendu vraiment redoutable. C'eft enfin aujourd'hui le feul homme, peutene, que je craindrois de rencontrer fur mon chemin; 8c votre intérêt a part, vous me rendrez un vrai fervicc de lui donner quelque ridicule, chemin faifant. Je le laiffe en bonnes mains; 8c j'ai 1'efpoir qu'a mon retour, ce fera un homme noyé. Je vous promets en revanche , de mener a bien l'aventure de votre/ pupille, 8c de m'occuper d'elle autant que de ma belle Pnide.  D ATï'GERÈUSES 7I Celle-ci vient de m'envoyer un projet de capitulation. Toute fa Lettre annonce le defir d'être trompée. Il eft impoflïble d'en offrir un moyen plus commode 8c auffi plus ufé. Elle veut que je fois fon ami. Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles & difficiles, je ne prétends pas 1'en tenir quitte k fi bon marché ; 8c aflurément je n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle, pour terminer par une féduótion ordinaire. Mon projet, au contraire, eft qu'elle fente, qu'elle fente bien la valeur 8c 1'étendue de chacun des facrifices qu'elle me fera; de ne pas la conduire li vite, que le remords ne puiffe la fuivre; de faire expirer fa vertu dans une lente agonie ; de'la fixer fans ceflé fur ce défolant fpectacle; 8c de ne lui accorder le bonheur de m'avoir dans fes bras, qu'après 1'avoir forcée a n'en plus diffimuler le defir. Au fait, je vaux bien peu , fi je ne vaux pas la veine d'être demandé. Et puis-je me venger moins d'une femme hautaine , qui femble rougir d'avouer qu'elle adore ? J'ai donc rèfufé la précieufe amitié, 8c m'en fuis tenu a mon titre d'Amant. Comme je ne me difiimule point que ce titre, qai ne paroit d'abord qu'une difpute de  yi Les Liaisons. mots, eft pourtant d'une importance réellö a obtenir, j'ai mis beaucoup de fob a ma Lettre , Sc j'ai taché d'y répandre ce défordre, qui peut feul peindre le fentiment. J'ai enfin déraifonné le plus qu'il m'a été poffible : car fans déraifonnement, point de tendreffe; Sc c'eft, je crois, par cette raifon , que les femmes nous lont fi fupérieures dans les Lettres d'amour. ^ J'ai fini la mienne par une cajolerie, Sc c'eft encore une fuite de mes profondes öbfervations. Après que le cceur d'une femme a été exercé quelque temps, il a befoin de repos; Sc j'ai remarqué qu'une Cajolerie étoit, pour toutes, 1'oreiller le plus doux a leur offrir. ^ Adieu , ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres ame donner pour Ja comteffe de * * *, je m'arrêterai chez elle, au moins pour diner. Je fuis faché de partir fans vous voir. Faites-moi palier vos fublimes ïnftrucViorts, Sc aidez-moi de vos fages confeils dans ce moment déciflf. Sur-tout défendez-vous de Prévan; Si puiffé-je un jour vous dédommager de cc facrificèl Adieu. Vs.,. ce tt Septembre 17 . .* LETTRE  » A N G E R E V ! E S. 71 / j LETTRE LXXI. Xe Vicomte de Va l m o n t a. U Marquife de merteuil. JVÏon étourdi de Chalfeur n'a-t-il pas iaifl'é mon porte-feuille a Paris! Les Lettres de ma Belle, celles de Danceny pour la petite Volanges, tout eft refté, & j'ai befoin de tout. II va partir pour réparer fa fottife; & tandis qu'il felle fon cheval, je vous raconterai mon hiftoire dt cette nuit : car je vous prie de croire que je ne perds pas mon temps. L'aventure , par elle-même , eft bien peu de chofe; ce n'eft qu'un réchauffé avec la Vicomteflé de m Mais elle m'a in- téreflé par les détails. Je fuis bien aife d'ailleurs de vous faire voir que fi j'ai le talent de perdre les femmes, je n'ai pas moins, quand je veux, celui de les fauver. Le parti le plus difficile ou le plus gai , eft toujours celui que je prends; & je ne me reproche pas une bonne aótion, pourva qu'elle m'exerce ou m'amufe. J'ai donc trouvé la Vicomteflé ici, 5c comme elle joignoit fes inftances aux per- IL Fartie fi  74 Les Liaisons fécutions qu'on me faifoit pour pafler tl nuk au Chateau : cc Eh bien f j'y confens, m lui dis-je, a condition que je la paÜerai m avec vous. —Cela m'eifc impoiüble, m me répondit-elle, Vreflac eft ici «. Jufques-la je n'avois cru que lui dire une honnêteté : mais ce 'mot d'impolhble me révolta comme de coutume. Je me fentis humilié d'être facrifié a Vreflac, & je réfolus de ne le pas fouffrir : j'infiffai donc» Les circonftances ne m'étoient pas favorables. Ce Vreflac a eu la gaucherie de donner de 1'ombrage au Vicomte, en forte que la Vicomteflé ne peut plus le recevoir chez elle : 8c ce voyage chez la bonne Comtefle avoit été concerté entre eux pour tacher d'y dérober quelques nuits. Le Vicomte avoit même d'abord montré de 1'humeur d'y rencontrer Vreflac;. mais comme il eft encore plus Chafleur que jaloux, il n'en eft pas moins refté : & la Comrefle, toujours telle que vous la connoiflez , après avoir logé Ia femme dans le grand corridor, a mis le mari d'un cóté 6c 1'Amant de 1'autre, 8c les a laifféss'arranger entr'e.ux. Le mauvais deffin de tous deux a voulu que je fuffe#Iogé vis-a-vis. Ce jour la même, c'eft - a - dire hier}  DAN G ER E U S ES. 7$ Vreflac , qui, comme vous pouvez croire, cajole le Vicomce, chaffoit avec lui, malgré fon peu de pour pour la chalfe, 8c comptoit bien fe confoler la nuit, entre le bras de la femme, de 1'ennui que le man lui caufoit tout le iour : mais moi, je jugeai qu'il auroit befoin de repos, 8c je f-n'occupai des moyens de dtcider fa Makrefie a lui laifler le lemps d'en prendre. Je réuifis, & j'obtins qu'elle lui feroit une querelle de cette mème partie de chaffe, a laquelle, bien évidemment, il n'avoitconfenti que pour elle. On ne pouvoit prencre un plus mauvais prérexte : mais nulle femme n'a mieux que la Vicomteflé, ce talent commun a toutes , de mettre l'humeur A la place de la raifon, 8c de n'ètre jamais lidifficile a appaifer cme quand elle a tort. Le moment d'ailleurs n'étoit pas commode pour les expiications; 8c ne voulant qu'une nuk , je confentois qu'ils fe raccommodalfent le lendemain. Vreflac fut donc boudé a fon retour, II voulut en demander la caufe, on le querella. II eflaya de/e juftifier : le mari qui étoit préfent, fervit de prétexte pour rompre la converfation; il tenta enfin de profiter d'un moment oü le mari étoit al>  76 Les Liaisons fent, pour dernander qu'on voulüt bien 1'entendre le foir : ce fut alors que la Vicomteflé devint fublime. Elle s'indigna contre 1'audace des hommes qui, paree qu'ils ont éprouvé les bontés d'une femme, croient avoir le droit d'en abuier encore , même alors qu'elle a a fe plaindre d'eux ; & ayant changé de thefe par cette adrefle, elle paria fi bien délicareffe 8c fentiment, que Vreflac reffa muet 5c confus; 5c que moi-même je fus renté de croire qu'elle avoit raifon : car vous laurez que comme ami de tous deux, j'étois en tiers dans cette converfation. Enfin, elle déclara pofitivement qu'elle n'ajouteröit nas les fatigues de l'amour a celles de la chaffe, 5c qu'elle fe reprocheroit de troubler d'auflï doux plaifirs. Le mari rentra. Le défolé Vreflac, qui n'avok plus la liberté de répondre, s'adreffa a moi; 5c après m'avoir fort longuement conté fes raifons, que je favois auffi bien que lui, il me pria de parler a la Vicomteflé, & iele lui promis. 7e lui parlai en effet; mais ce fut pour la remercier, 5c convenir avec elle de 1'heure Sc des moyens de notre rendez-vous. Elle me dit que, logée entre fon mari  B A N G ! R E ü S ! J. ff ic fon Amant, elle avoit trouve plus prudent d'aller chez Vreffac, que de le recevoir dans fon appartement; dcquepuifqu» je logeois vis-a-vis d'elle, elle croyoit plus sur auffi de venir chez moi; quelle s'y rendroit aufli-tót que fa Femme-dechambre 1'auroit lailfée feule; que je n'a* vois qu'a tenir ma porte entr'ouverte, & 1'attendre. Tout s'exécuta comme nous en étions convenus; & elle arriva chez moi vers une heure du matin, Dans le fimpU appareil D'une beauté qu'on vient d'arrachcr au fommeil (r). Comme je n'ai point de vanité, je ne m'arrête pas aux détails de la nuit: mais vous ^ me connoiflez, & j'ai été content de moi. Au point du jour, il a fallu fe féparer. C'eft ici que 1'intérêt commence. L'étoutdie avoit cru laifler fa porte entr'ouverte, nous la trouvames fermée, & la clef étoit reftée en-dedans: vous n'avez pas 1'idée de 1'expreflion de défefpoir avec laquelle la Vicomteflé me dit aüffi-töt: ci Ahï je (O Rjcurg, Tragédie de .Britannicus*  78 Les Liaisons fuis perdue «. II faut convenir qu'il eut été platfant de La laiiTei dans cette fituation : mais pouvob-je fourfrir qu'une tcmme fat perdue peur moi, lans 1'être pat moi r Et dev jiir-je , comme ie commun des hommes, me laiflet rnaitrifer par les circonftance- ? I! falloit donc trouver un moyen. Qu'euUïez-vous fait, ma belle anve? Voia ma conduite , & elle a réulii. J'eus bie.nrót recennu que la porte en ÉdelHon popvoit s'enfoncer, en fe permetrant de fèiirê beaucoup de bruit. J'obtins döric de la Vicomtcife, non lans peine, qu'elle ;,e:teroii dés c-:is per;.ans d'effroi, comme au volcur, a VaJfaJJutt &rc. &c« Et nou-, convthmes qu'au premier cri, j'enfonccrois la porte , öc qu'elle courroit a fon lit. Vous ne fauriëz croire combien il fallut de temps pour la déeidér, même après qu'..He eut conieni il fallut pourtant finir par-la, Sc au premier coup de pied la porte céda. La Vicomteflé fit bien dene pas perdre de temp?, car au tttêrne inftant» le Vicomte & Vreflac furent dans le corridor; il y a une heure que mon C.haffeur attend ; je ne prends plus que le moment de vous embraffer, 5c de vous rccommander fur-tout de vous gerder d© Prévan. Du chateau, ce 13 Septembre ff.... *.  BANGEREU9ES. El LETTRE LXXIL Le Chevaiier danceny a CÉCILE Volanges. ( Remife feulement le tA. ) O ma Cecile! que j'envie le fort de Valmont ! demain iï vous verra. C'eft Tui qui vous remettra cette Lettre; & moi, languiffant loin de vous, je traïnerai ma pe'nible exiftence entre les regrets Sc Ie mal' hcur. Mom amie, ma tendre amie, plaignez-moi de mes maux; fur-tout plaignezmoi des vötres: c'eft contr'eux que le courage m'abandonne. Qu'il m'eft aifreux de caufer votre malheur ! fans moi vous feriez heureufe Sc tranquille. Me pardonnez-vous? dites ! ah ! dites que vous me pardonnez; dites-moï auffi que vous m'aimez, que vous m'aimerez toujours. J'ai befoin que vous me le répétiez. Ce n'eft pas que j'en doute: mais il me femble que plus on en eft fur, Sc plus i! eft doux de fe 1'entendre dire. Vous m'aimez, n'eft-ce pas? oui, vous m'aimea de toute vorre ame. Je n'oublie pas qu* fe'eft la derniere parole que je vous ai eo*  5?i Les Liaisons ten du prononcer. Comme je 1'ai recueillie dans mon cctur-! comme elle s'y eft pro-" fondément gravée ! & avec quels tranfports le mien y a répondu ! Hélas ! dans ce moment de bonheur, j'étois loin de prévoir le fort affreux qui nous atrendoit. Occuponr-nous, ma Cécile, •des moyens de 1'adoucir. Si j'en crois mon ftffti 1 il furflra-pour y parvenir, que vous preniez en lui une confiance qu'il mérite. J'ai été peine \ je ravotte de 1'idée défavanrageufe que vous paroiffez avoir de lui. J'y ai reconnu les préventions de votre Maman : c'étoit pour m'y foumettre que j'avois négligé, depuis quelque temps» cet homme vraiment aimable qui auiourd'hui fait tout pour moi % qui enf.n travaille a nc;us réunir, lorfque votre Maman neus 4 f parés. Je vcus en c r^urc ma chere amie, voyez-le d'un ceïl plu^ favorable. Songez qu'il eft mon ami, qu'i' veut Ctre le votre, qu'il peut me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raifons ne vous ramenent pas, ma Cécile, vous ne m'aimez pas autant que je vous aime , vous ne m'aimez plus autant que vous m'aimiez. Ah ! fi jamais vous deviez m'aimer moins... Mais non , le cceur de ma Cécile eft a moi, U  DANGEREUSES- f eft pour la vie; 8c fi j'ai a craindre les peines d'un amour malheureux, fa eönftance au moins me fauvera les tourmens d'un amour trahi. Adieu, ma charmante amie ; n'oubliez pas que je foulfre, 6c qu'il ne tient qu'a vous de me rendre heureux, parfaitemenc heureux. Ecoutez le voeu de mon cceur, 8c recevez les plus tendres baifers de l'amour. Paris, ce zi Septembre ty... LETTRE LXXIII. Le Vicomte de Valmont. h Cecile Volangès. (Jointe a la précédente). J-/ AMt qui vous fert afu que vous n'a* viez rien de ce qu'il vous falioit pour écrire , 8c il y a déja pourvu. Vous trouverez dans l'anti-chambre de 1'appartement que Vous occupez, fous Ia grande armoire a tnain gauche, une provifion de papier, de plumes 8c d'encre, qu'il renouvellera quand Vous voudrez, & qu'il lui femble que vous pouvez laiifer a cette même place, fivoui ft en trouvez pas de plus furë,  $4 Les Liaisons II vous demandé de ne pas vous ofFenfer, s'il a 1'air de ne faire aucune attention a vous dans le cercle, 8c de ne vous y regarder que comme un enfant. Cette conduite lui paroit néceffaire pour inipirer la fécurité dont il a befoin, 8c pouvoir ïravailler plus efficacement au bonheur de fon ami 8c au votre. Il tachera de faire naitre les occafions de vous parler, quand il aura quelque chofe a vous apprendre ou a vous remettre; & il efpere y parvenir, fi vous mettez du zele a le fecönder. II voüs confeille auffi de lui rendre, & mefure, iles Lettres que vous aurez recues, afin de rifquer moins de vous compromettre. II finit par vous aflurer que, fi vous voulez lui donner votre confiance, il mettra tous fes foins a adoucir la perfécution qu'une mere trop cruelle fait éprouver è deux perfonnes, dont 1'une eft déja fon meiileur ami, 8c 1'autre lui paroit mériter Vintétêt le plus tendre. Au Chatccü de.... ce 14. Septembre 17 ,r, LETTRf  dangerèüsès. 'g? LETTRE L X XI V. La Marquife de merteuil au Vicomte de Va lmont. ■El h \ depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous li facilement? ce Prévan eft donc bien redoutable ? Mais voyez combien je fuis fimple 8c modefte! Je 1'ai rencontré fouvent, ce fuperbe vainqueur ; è peine 1'avois-je regardé ! il ne falloit pas moins que Votre Lettre pour m'y faire faire attention. J'ai réparé mon injuftice hier, II étoit a 1'Opéra, prefque vis-a-vis de moi, 6c je m'en fuis occupée. II eft joli au moins, mais très-joli; des traits fins 8c délicats j il doit gagner a être Vu de prés. Et vous dites qu'il veut ra'avoir ! affurément il me fera honneur 8c plaifir, Sérieufeinent, j'en ai fantaifie, 8c je vous confie iei que j'ai fait les premières démarches. Je ne fais pas fi elles réuffiront. Voila le fait. Il étoit a deux pas de moi, a la fortie de f Opéra, 8c j'ai donhé, très-haut, ren* dez-vous a la Marquife de..*, pouf fouper le Vendredi chez la Maréchalé. C'eft, je crois, la feule maifon oü je peux le fêri* ÏL F arde, f  8<5 Les liaison» contrer. Je ne doute pas qu'il ne m'ait entendu.... Si 1'ingrat alloit n'y pas venir ? Mais, dites-moi donc, croyez-vous qu'il y vienne? Savez-vous que s'il n'y vient pas a faurai de 1'humeur toute la foirée ? Vous voyez qu'il ne trouvera passant de difficulté a me fuivre \ & ce qui vous étonnera davantage, c'eft qu'il en trouvera moins encore a me plaire. II veut, dit-il, crever fix chevaux a me faire fa cour ! Oh ! je fauverai la vie a ces chevaux-la. Je n'aurai jamais la patience d'attendre fi longtemps. Vous favez qu'il n'eft pas dans mes principes de faire languir, quand une fois je fuis décidée, & je le fuis, pour lui. Oh ! ca, convenez qu'il y a plaifir a me parler raifon ! Votre avis important n'a-t-il pas un grand fuccès ? Mais que voulezvous ? je végere depuis fi long-temps ï II y a plus de fix femaines que je ne me fuis pas permis une gaité. Celle-la fe préfente; puis-jeme larefufer ?le fujet n'en vaut-il pas Ia peine? en eft—il de plus agréable, dans quelques fens que vous preniez ce mot? Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre juftice : vous faites plus que le louer » vous 041 êtes jaloux. Eh bien ! je m'établis juge entre vous deux ; mais d'abord,,  DATTGERÉUSÊS. 87 il faut s'inftruire, Sc c'eft ce que je veux faire. Je ferai juge integre, Sc vous ferez pefés tous deux dans la même balance.' Pour vous, j'ai déja vos mémoires , & votre affaire eft parfaitement inftruite.N'eft-il pas jufte que je m'occupe a préfent de vor tre adverfaire? Alons , exécurez-vous de bonne grace \ Sc , pour commencer, apprenez-moi, je vous prie , quelle eft cette triple aventure dont il eft le héros. Vous m'en parlez; comme fi je ne connoiffois autre chofe , Sc je n'en fais pas le premier mot. Apparemment elle fe fera paffée pendant mon voyage a Gerieve, Sc votre jaloufie vous aura empêché- de me l'écrire. Réparez cette faute au plutöt; fongez que rien de ec qui m'intérejjé ne m'efi étranger. Il me femble bien qu'on en parloit encore a mon retour : mais j'étois occupée d'autre chofe, Sc j'ecoute rarement en ce genre tout ce qui n'eft pas du jour ou de la veille. Quand ce que je vous demandé vous contrarieroit un peu, n'eft-cepas le moindre prix que vous deviez aux foins que je me fuis donnés pour vous.5 ne font-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre Préfidente, quand vos fott'.fes vous en avoient éloigné.'' n'eft-ce pas encore moi F »  &S Les Liaisons qui ai remis entre vos mains, de quoi vous venger du zele amer de Mde. de Volanges ? Vous vous êtes plaint fi fouvent du temps que vous perdiez a aller chercher vos aventures ! a préfent vous les avez fous la main. L'amour, la haine, vous n'avez qu'a choifir, tout couche fous le même tok; 8c vous pouvez, doublant votre exiftence , careffer d'une main 8c frapper de 1'autre. C'eft même encore a moi, que vous devez 1'aventure de la Vicomteflé. J'en fuis afléz contente : mais , comme vous dites, il faut qu'on en parle; car fi 1'occafion a pu vous engager, comme je le concois, a préférer pour le moment le myftere a 1'éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritoit pas un procédé fi honnête. J'ai d'ailleurs a m'en plaindre. Le Chevaiier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrois; 8c par beaucoup de raifons, je ferai bien aife d'avoir un prétexte pour rompre avec elle : or il n'en eft pas de plus commode, que d'avoir a dire : On ne peut plus voir cette femme-la. Adieu, Vicomte; fongez que placé qiK  range reuses. 89 ▼ous êtes, le temps eft précieux : je vais cmployer le mien a m'occuper du bonheur de Prévan. Paris , ce 15 Septembre ty.,. LETTRE LXXV. Cécile Volanges, d Sophie Carnay. (Nota Dans cette Lettre, Cécile Volan~ ges rend compte avec le plus grand détail de tout ce qui eft relatif a elle dans les événemens que le Lecleur a vus a la Lettre LIX & fuiv. On a cru devoir fupprimer cette répétition. Elle parle enfin du Vicomte de Valmont t & elle s'exprime ainfi ) ; . ... Je t'aflure que c'eft un homme bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup de mal; mais le Chevaiier Danceny en dit beaucoup de bien, 8c je crois que c'eft lui qui a raifon. Je n'ai jamais vu d'homme auffi adroit. Quand il m'a rendu la Lettre de Danceny, c'étoit au milieu de tout le monde , 8c perfonne n'en a rien vu, il eft vrai que j'en ai eu bieu peur, f 5  9© Les Liaisons paree que je n'etois prévcnue de rien : maïs a préfent je m'y attendrai. J'ai déja fort bien compris comment il vouloit que je fiiiè pour lui remettre ma Réponfe. II eft bien facile de s'entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu'il veut. Je ne fais pas comment il fait : il me difoit dansle billet, dont je t'ai parlé, qu'il n'auroit pas Fair de s'occuper de moi devant Maman : en effet, on diroit toujours qu'il n'y fonge pas; & pourtant toutes les fois que je cherche fes yeux , je fuis süre de les rencontrer tout de fuite. II y a ici une bonne amie de Maman, que je ne connoiffois pas, qui a auffi fair de ne guere aimer M. de Valmont, quoiqu'il alt bien des attentions pour elle. J'ai peur qu'il ne s'ennuie bientot de la vie qu'on mene ici, êc qu'il ne s'en retourne a Paris; cela feroit bien facheux. II faut qu'il ait bien bon cceur d'être venu expres pour rendre fervice a fon ami & a moi! Je voudrois bien lui en témoigner ma reconnoiffance, mais je ne fais comment faire pour lui parler; & quand j'en trouverois 1'occafion, je ferois fi honteufe, que je ne faurois peut-être que lui dire,  DAÏÏGEREUSE5. s'y peignirent de vingt facons différentes. Je me mis a table a cöté d'elle; elle ne favoit exaélemen: rien de ce qu'elle ftifojt ni de ce  $H Les Liaisons qu'elle difoit. Elle effaya de continuer de manger; il n'y eut pas moyen : enfin, moins d'un quart-d'heure après, fon embar-as 6c fon plaifir devenant plus forts qi.*eile, elle n'imagina rien de mieux que de demander permiffion de fortir de table, 8c elle fe fauva dans le pare, fous le prétexte c'avoir befoin de prendre 1'air. Mde. de Volanges voulut 1'accompagner 5 la tendre Prude ne le pernvt pas : trop heureufe, fans doute, de trouver un prétexte pour être feule, 8c fe livrer fans contrainte a la douce émotion de ion cceur! J'abrégeai le diner le plus qu'il me fut poifible. A peine avoit on fervi le deffert, que 1'infernale Volanges, preffée apparenment du befoin de me nuire, fe leva de fa place pour aller trouver la charmante malade : mais j'avois prévu ce projet, 8c je le traverfai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général; 8c m'étant levé en même-temps, la petite Volanges 8c le Curé du lieu fe laifferent entraïner par ce doublé exemple; en forte que Mde. de Ilofemonde fe trouva feule a table avee Ie vieux Commandeur de T , & rous deux prirent auifi le parti d'en fortir. Nous  DAN G I R E ü S I S. 99 allames donc tous rejoindre ma Belle, que nous trouvames dans le bofquet pres du Chateau ; 8c comme elle avoit befoin de folitude 8c non de promenade , elle aima autant revenir avec nous, que nous faire refter avec elle. Dès que je fus afiuré que Mde. de Volanges n'auroit pas 1'occafion de lui parler feule, je fongeai a éxécuter vos ordres, 8c je m'occupai des intéréts de votre pupille. Auffi-töt après le café , je montai chez moi, 8c j'entrai auffi chez les autres pour reconnoitrele terrein; je fis mes difpofitions pour affurer la correfpondance de la petite ; & après ce premier bienfait, j'écrivis un mot pour 1'en inftruire 8c lui demander fa confiance ; je joignis mon billet a la Lettre de Danceny. Je revins *u fallon. J'y trouvai ma Belle établie fur une chaife longue, 8c dans un abandon délicieux. Ce fpeèlacle, en éveillant mes defirs, anima mes regards; je fentis qu'ils devoient étre tendres 6c preffaus, 8c je me placai de maniere a pouvoir en faire ufage. Leur premier effet fut de faire baiffer les grands yeux modeftes de la célefies Prude. Je confidérai quelque temps cette figure an«  ïoo L i s Liaisons 'gélique; puis, parcourant toure fa per fonne , je m'amufois a deviner les contours Sc les tormes a travers un vêtement léger, mais toujours ïmportun. Après ètre defcendu de la tète aux pieds, je remontois des pieds a la tête.... Ma belle amie , le doux regard étoit fixé fur moi; fur-lechamp il fe baifla de nouveau: mais voulant en favorifer le retour, je détournai mes yeux. Alors s'établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l'amour timide, qui, pour fatisfaire le befoin mutuel defe voir , permet aux regards de fe fuccéder en attendant qu'ils fe confondent. Perfuadé que ce nouveau plaifir occupoit ma Belle toute entiere, je me chargeai de veiller a notre commune füreté: mais après m'ètre afTuré qu'une converfation aflez vive nous fauvoit des remarques du cercle, je tachai d'obtenir de fes yeux qu'ils parlaflent franchement leur langage. Pour cela, je furpris d'abord quelques regards , mais avec tant de réferve, que la modelfie n'en pouvoit être alarmée; 8c pour mettre la timide perfonne plus afori aife, je paroiffois moi-même auffi embarralle qu'elle. Peu-a-peu nos yeux, accou-  BANGERE U SE s. lol tumés a fe rencontrer }"ïe fixerenr PIus long-temps; enfin, ils ne le quitterent plus & j'appercus dans les fiens cette douce langueur, fignal heureux de l'amour & du defir : mais ce ne fut qu'un moment; & bientöt revenue a elle-même, elle changea, non fans quelque honte , fon maintien & fon regard. Ne voulant pas qu'elle püt douter que j'eufTe remarqué fes divers mouvemens, je me levai avec vivacité, en lui dercandant, avec Pair de t'effroi, fi elle fe trouvoit mal. Auffi-tot tout le monde vint fentQurer. Je les laiffai tous paffer devant mot; &- comme la petite Volanges,'qui travailloit è ia tapifferie auprès d'une fenétre, eut befoin de quelque temps pour , quitter fon métier, je laifis ce moment pour lui remettre la Lettre de Danceny. J'étois un peu loin d'elle; je jettail'Epitre^ fur fes genoux. Elle ne favoit en vérité qu'en faire. Vous anriez trop ri de fon air de furprife & d'embarras; pourtant je ne riois point, car je craigncus que tant de gaucherie ne nous trahit. Mais un coupd'ceil & un gefte fortement prononcés lui firent enfin comprendre qu'il falioit mettre le paquet dans fa poche.  soa Les Liaisons Le refte de la journée n'eut rien d'intéreffant. Ce qui s'eft paffé depuis amenera peut-être des éVénemens dont vous ferez contente , au moins pour ce qui regarde votre pupille : mais il vaut mieux employer fon temps a exécuter fes pro]ets qu'a les raconter. Voila d'ailleurs la hui-* tieme page que j'écris, & j'en fuis fatigué; ainfi, adieu. Vous vous doutez bien , fans que je vous le dife, que la petite a répondu a Danceny (i). J'ai eu auffi une Réponfe de ma Belle, a qui j'avois écris le lendemain de mon arrivée. Je vous envoie les deux Lettres. Vous les lirez ou vous ne les lirez pas: car ce perpétuel rabachage , qui déja ne m'amufe pas trop, doit être bien infipide pour toute perfonne défintérelfée. Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup : mais je vous en prie, fi vous me reparlez de Prévan, faites en forte que je vous entende. Du chdteau de..., ce ij Septemhre 17... (1) Cette Lettre ne s'eft pas ïetrtuvé*.  DA NGËREUsEs. I03 LETTRE LXXVII. Le Vicomte de Valmont et ia Prtfidente de tourvel. D'oü peut venir, Madame, le foin cruel que vous mettez a me fuir? Comment fe peut-il que l'emprefiement le plus tendre de ma part, n'obtienne de la vötre que des procédés qu'on fe permettroit a peine envers 1'homme dont on auroit le plus a fe plaindre.-3 Quoi! l'amour meramene a vos pieds; & quand un heureux hafard me place a cöté de vous, vous, aimez mieux feindre une indifpofition, alarmer vos amis, que de confentir a refter pres de moi! Combien de fois hier n'avezvous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d'un regard ? & fi un feul inftant j'ai pu y voir moins de févérité, ce moment a été li court, qu'il femble que vous ayez voulu moins m'en faire jouir, que me faire fentir ce que je perdois a en être privé. Ce n'eft-Ia j'ofe le dire , ni le traitemenc que mérite l'amour, ni celui que peut fe permettre 1'amitié; & toutefois, de ces  104 Les Liaisons deux fentimens, vous favez fi 1'un m'anime : &c j'étois, ce me femble, autorité a croire que vous ne vous refufiez pas a 1'autre. Cette amitié précieufe, dont fans doute vous m'avez cru digne, puifque vous avez bien voulu me 1'offfir, qu'ai-je donc fait pour 1'avoir perdue depuis ? me feroisje nui par ma confiance, vous fixez fur moi ceux du cêrcie, dans un moment oü j'aurois voulu pouvoir méme me dérober aux miens. Et vous vous plalgnez de mes procédés! & vous vous étonnez de mon empreflement l  b a n g e r e u s e s. iti a vous fuir ! Ah ! blamez-moi plutöt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne fois .pas partie au moment de votre arrivée. Je 1'aurois dü peut-être, & vous me forcerez a ce parti violent mais néceifaire, fi vous ne celfez enfin des pourfuites Offenfantes. Fon, je n'oublie point, je n'oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois a des nceuds que j'ai formés, que je refpecte & que je chérir;&je vous prie de croire cue , fi jamais je me trouvois réduite a ce chcix malheureux, de les facrifier ou de me facrifier moi-même, je ne balancerois pas un inftant. Adieu, Monfieur. De ... ce 16 Septembre 17.., !^=====^aB > LETTRE LXX IX. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de MerteUIT,. J e comprois aller a la chalfe ce matin: mais il fait un temps déteftable Je n'ai pour toute lefture qu'un Roman nouveau, qui ennuieroit même une Penfionnaire. On déjeünera au plutöt dans deux heures : ainfi, malgré ma longue Lettre d'hier ie C * 3  ui Les Liaisons vais encore caufer avec vous. Je fuis bien fur de ne pas vous ennuyer , car je vous parlerai du trh-joli Prévan. Comment n'ayez-vous pas fu fa fameufe aventure , celle qui a féparé les inféparables ? Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puifque vous la defirez. Vous vous fcuvenez que tout Paris s'étonnoit que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mèmcstalens, 8c pouvant avoir les mêmes prétentions , reftaffent intimément liées entr'elles depuis le moment de leur entree dans le monde. On crut d'abord en trouver la raifon dans leur extréme timidité : mais bientöt> entourées d'une cour nombreufes dont elles partageoient les hommages, & éclairées fur leur valeur par 1'emprelfement 8c les foins dont elles étoient 1'objet , leur union n'en devint pourtant que plus forte; 8c 1'on ent dit que le triomphe de 1'une étoit toujours celui des deux autres. On efpéroit au moins que le moment de l'amour ameneroit quelque rivalité. Nos agréables fe difputoient rhonr.eur d'être la pomme de difcorde; 8c moi-même , je me ferois mis alors fur les rangs, fi la grande faveur oü Ia Comtefie de.., seleva dans ce même temps, m'eut  BANGEREUSES. Iï$ permis de iui être infidelle avant d'avoir obtenu 1'agrément que je demandois. Cependant nos trois Beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert; 6c loin qu'il excitat les orages qu'on s'en étoit promis, il nefit que rendre leur amitié plus intéreffante, par le charme des confidences. La foule des prétendans malheureux le joignit alors a celle des femmes jaloufes, 6c la fcandaleufe confiance fut foumife £ la cenfure publique. Les uns Jprétendoient que dans cette fociété des inféparables ( ainfï la nomma-t-on alors), la loi fondamentale étoit la communauté des biens, 6c que l'amour même y étoit foumis; d'autres afluroient que les trois Amans, exempts de rivaux, ne letoient pas de rivales : on. alla même jufqu'a dire qu'ils n'avoientéré admis que par décence, 6c n'avoient obtenu qu'un titre fans fonótions. Ces bruits, vrais ou faux, n'eurent pas 1'effet qu'on s'en étoit promis. Les trois couples, au contraire, fentirent qu'ils étoient perdus s'ils fe féparoient dans ce moment; ils prirent le parti de faire tête ^ 1'orage. Le public, qui fe lalfe de tout, fe laffa bientöt d'une fatyre infruétueufe, G 5  1X4 Les Liaisons Emporté par fa iégéreté. naturelle, ils'oo cupa d'autres objets : puis, revenant a cc lui-cï avec fon inconféquence ordinaire, il changea la critique en éloge, Comme ici tout elf de mode, fenthouhafme gagna; il devenoit un vrai délire, lorique Prévan entreprit ce véride- ces prodiges 8c de fixer fur eux fopinion pnbliqus 8c la fienne. II recheicha donc ce.s modeles de perfection. Admis facilement dans leur fociété, il en tira un ravorable augure, II favoit ralTes. que les gens heureux ne lont pas d'un accès ' faeile. 11 vit bientót, en effet, que ce bonheur fi vanté étdit, comme celui des R.ois, plus envié que defirable. II reroarqua que , parmi ces prérendus inféparables, on coromenroir a rechercher les plaifirs du dehors, qu'on s'y occupoit même de diftracHon \ 8c il en concjut que les liens d'amour oa a amitié écoient déja relachés ou rcmrus, & qu*3 ceux de l'amour-propre &c de i'iubuude confervoient feuls quelque fo x?. Cependant les femmes, que le befoin raffeinbloitj, confervoient entr'elles Tappa-» rence de la mème intimité; mais les hom-* mes; plus libres dans leurs démarches, re-» trouvoient des devoirs a ïCroj'Uf ou des  BANGEREUSES ïf* affaires a fuivre; ils s'en plaignoient èncore, mais ne s'en difpenfoienr plus, & rarement les foirées t toient completes. Cette conduite de leur part futprofitable a 1'affidu Prévan, qui , placé naturellement auprès de la délaiffée du jour, trouvoit a offrir alternatiyemenr, 8c felon les circonftances, le mime hommage aux trois am.es. II fèntit facilement que faire un Choix entr'elles, c'étoit fe perdre; que la fauffe honte de fe trouver Ia première infidelie, effaroucheroit la préférée; que la vamté blelfée des deux autres, les rendroit ennemies du nouvel Amant, 8c qu'elles ne manqueroient pas de déployer contre lui la févénté des grands principes; enfin, que la jaloufie rameneroit a coup fürlesfoins d'un rival qui pouvoit être encore a craindre. Tout fut devenuobftacle; tout devenoit facile dans fon tripje projet : chaque femme étoit indulgente, paree qu'elle y étoit intéreffee; chaque homme , 'paree' qu'il croyoit ne pas 1'ètre. Prévan, qui n'avoit alors qu'une feule femme a facrifier, fut affez heureux poup qu'elle prït de la célébrité. Sa qualité ci'étrangere, & 1'hommage d'un grand Prince affez adroitement refufé, avoient fixé fur  Il6 Les Liaisons elle 1'attention de la Cour & de la Ville; fon Amant en partageoit 1'honneur, 8e en profita auprès de fes nouvelles Maitreffes. La feule difficulté étoit de mener de front ces trois intrigues, dont la marche devoit forcément fe régler fur la plus tardive; en effet > je tiens d'un de fes confidens, que fa plus grande peine fut d'en arrêter une, qui fe trouva prête a 1'éclore prés de quinze jours avant les autres. Enfin, le grand jour arrivé. Prévan, qui avoit obtenu les trois aveux, fe trouvoit déja maitre des démarches, 8c les régla comme vous allez voir. Des trois maris, 1'un étoit abfent, l'autre partoit le lendemain au point du jour, le troifieme étoit a la Ville. Les inféparables amis devoient fouper chez la veuve futüre, mais le nouveau Maitre n'avoit pas permis que les anciens Serviteurs y fuffent invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des Lettres de fa Belle ; il accompagne 1'un du portrait qu'elle avoit recu d'elle, le fecond d'un chiffre amoureux qu'ellemême avoit peint, le troifieme d'une bouclé de fes cheveux; chacune re^ut pourcomplet ce tiers de facrifice, 8c confentit, en échange a envoyer a 1'Amant diP graeié, une Lettre éclatante de rupture*  DANGEREUSES. II7 C'étoit beaucoup; ce n'étoit pas aflez. Celle dont le mari étoit a la Ville ne pouvoit difpofer que de la journée : il fut convenu qu'une feinte indifpofition la difpen^ feroit d'aller fouper chez fon amie, 8c que la foirée feroit toute a Prévan : la nuit fut accordée par celle dont le mari étoit abfent : 8c le point du jour : moment du départ du troifieme époux, fut marqué par la derniere, pour 1'heure du Berger. Prévan, qui ne négligé rien, court enfuite chez la belle étrangere, y porte 8c Y fait naitre fhumeur dont il avoit befoin , 8c n'en fort qu'après avoir établi une querelle qui lui affure vingt-quatre heures de liberté. Ses difpofitions ainfl faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos; d'autres affaires 1'y attendoient. Les Lettres de rupture avoient été un coup de lumiere pour les Amans difgraciés: chacun d'eux ne pouvoit douter qu'il n'eüt été facrifié a Prévan; 8c le dépit d'avoir été joué, fe joignant a l'humeur que donne prefque toujours la petite humiliation d'être quitté, tous trois, fans fe communiquer, mais comme de concert, avoient réfolu d'en avoir raifon, 8c pris le parti de la demander a leur fortuné rival.  Ii8 Les Liaisons Celui-ci tróuva donc chez lui les trois cartels; il les accepta loyalement : mais ne voulant perdre ni les plaifirs, ni ï'é** clat de cette aventure, il fixa les rendezvous au lendemain matin, 6c les affigna tous les trois au même lieu 6c a la même heure. Ce fut a une des portes du bois de Boulogne. Le foir venu, il courut fa triple carrière avec un fuccès égal; au moins s'eftil vanté depuis , que chacune de fes nouvelles Maitreflès avoit recu trois fois le gage 6c le ferment de fon amour. Ici, comme vous le iugez bien, les preuves manquent a 1'hiftoire; tout ce que peut faire 1'Hiftorien imparrial, c'eft de faire remarquer au Leóteur incrédule, que la vanité & Pimaginatiori exaltées peuvent enfantér des prodiges; 8c de plus, que la matinée qui devoit fuivre une fi brillante fluit, paroiifoit devo:r difpenfer de ménagement poür 1'avenir. Quoi qu'il en foit, les faits fuivans ont plus de certitude. Prévan fe rendit exaótement au rendezvous qu'il avoit indiqué; il y trouva fes trois rivaux, un peu furpris de leur rencontre s 6c peut-être chacun 4'eux déja  T) A V G È R E u S E S. Ü9 confolé en panie» en fe voyant des compagnons d'infortune. II les aborda d'un air affable & cavalier, & leur tint ce difcours , qu'on m'a rendu fidellement: « Meffieurs, leur dit-il, en vous tróii* » vant raffemblés ici, voüs avez deviné » le même fujet de plainte contre moi. » Je fuis prêt a vous rendre raifon. Que * le fort décide, entre vous, qui des *» droits tentera le premier une vengeance a laquelle vous avez tous un droit égal *> Je n'ai amené ici ni fecond ni témoiiis! w Je n'en ai point pris pour foffenfe; je 55 n'en demandé point pour Ia réparation "4 Puis eédant a fon caraótere joueur : « je" n fais, ajouta-t-il, qu'on gagne rarement as le fept & le va; mais quelque foit le fort » qui m'attend , on a toujours affez vécu, « quand on a eu le temps d'acquérir 1'a" mour des femmes & 1'eftime des homü mes Pendant que fes adverfaires étonnés fe regardoient en'filence, & que leur délicateffe calculoit peut-être que ce triplé Combat ne laiffoit pas la partie égale, ' Prévan reprit la parole : " je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que Ia as nuit que je viens de paffer m*a crüél-  izo Les Liaisons •o lement fatigué. Il feroit généreux a vont 33 de me permettte de réparer mes tbr* 33 ces. J'ai donné mes ordres pour qu'on 33 tint ici un déjeuner pret, faites-moi 33 1'honneur de 1'accepter. Déjeünons enas femble, & fur-tout déjeünons gaiment. 33 On peut fe battre pour de femblables 33 bagatelles; mais elles ne doivent pas, « je crois, altérer notre humeur ". Le déjeuner fut accepté. Jamais, diton , Prévan ne fut plus aimable. Il eut 1'adreffe de n'humilier aucun de fes rivaux; de leur perfuader que tous euffent eu facilement les mêmes fuccès, 8c furtout de les faire convenir qu'ils n'en euffent pas plus que lui laiffé échapper 1'oceafion. Ces faits une fois avoués, tout s'arrangeoit de foi-même. Auffi le déjeuner n'écoit-il pas fini > qu'on y avoit déja répété dix fois que de pareilles femmes ne méritoient pas que d'honnêtes gens fe battiffent pour elles. Cette idéé amena la cordialité; le vin la fortifla ; li bien que peu de momens après, ce ne fut pas affez de n'avoir plus de rancune, on fejura amitié fans réferve. Prévan, qui fans doute aimoit bien autant ce dénouement que 1'autre, ne vou- tpit  DANGEREUSES. tlt tolt pourtant y rien perdre de fa célébritéo En confëquence, pliant adroitement fes projets aux circonftances: r> En effet> dit-il *> aux trois offenfés , ce n'eft pas de moi, m mais de vos infidelies Maitrelfes que m vous avez a vous venger. Je vous en » offrè 1'occafion. Déja je reffens, comme vous-mêmes, une injure que bientöt je 33 partagerois : car fi chacun de vous n'a >i pu parvenir a en fixer une feule, puis33 je efpérer de les fixer toutes trois i Votre 33 querelle devient la mienne. Acceptes, m pour ce foir, un fouper dans ma petite « maifon, Sc j'efpere ne pas différer plus 33 long-temps votre vengeance ". On voulut le faire expliquer : mais lui, avec ce ton de fupériorité que la circonftance 1'autorifoit a prendre : Mellieurs, répon« dic-il, je crois vous avoir prouvé que 33 j'avois queiqu'efprit de conduite; répo33 fez-vous fur moi Tous confentirent; Sc après avoir embraffé leur nouvel ami, ilsfe'féparerentjufqu'au foir, en attendant feffet de fes promeffes. Celui-ci, fans perdre de temps, retourne a Paris, Sc va, fuivant 1'ufage, vifiter fes nouvelles conquêtes. II obcint de toutes trois, qu'elles viendroient le foir mème II. Partie, H  I2i Les Liaisons fouper en tcte-a-tctc a fa petite maifort. Deux d'entr'elles firent bien quelques difficul'tés ; mais que refte-t-il a refufer 1c lendemain ? II donna le rendez-vous a une heure de diftance, temps néceffaire a fes Jprojets. Après ces préparatifs, il fe retira, fit avertir les trois autres conjurés , & tous quatre allerent gaiment attendre leurs viclimes. On entend arriver la première. Prévan fe préfente feul, la recoit avec fair de Fempreffement, la conduit jufques dans Ie fan6tuaire dont elle fe croyoit la Difc'inité; puis, difparoiffant fur un léger $>rétexte, il fe fait remplacer auffi-töt par JfAmant outragé. Vous jugez que la confufion d'une femme qui n'a point encore 1'ufage des aventuares, rendoit, en ce moment, le triomphe jbien facile : tout reproche qui ne fut pas fait, fut compté pour une grace , 8c 1'efclave fugitive, livrée de nouveau a fon ancien maitre, fut trop heureufe de pouvoir efpérer fon pardon, en reprenant fa première chaine. Le traité de paix fe ratifia dans un lieu plus folitaire; 8c la fcene, reftée vuide, fut alternativement remplie par les autres Acteurs, a-peu-près de Ia  BANG.EREUSES. 12$ mème maniere, 8c fur-tout avec le même dénouément. Cbacune des femmes pourtant fe croyoit encore feule en jeu. Leur étonnement 8c leur embarras augmenterent, quand , au moment du fouper , les trois couples fe réunirent; mais la confufion fut au comble, quand Prévan, qui reparut au milieu de tous, eut la cruauté de faire aux trois infidelles des excufes, qui, en livrant leur f.'cret, leur appre'noient entiérement jufqu'a quel point elles avoient été jouées. Cependant on fe mit a table, 8c peu après la contenance revint; les hommes fe itvrerent, les femmes fe foumirent. Tous avoient la haine dans ie cceur; mais les propos n'en étoient pas moins tendres : la gaité éveilla le defir, qui, a fon tour lui prêta de nouveaux charmes. Cette éton' nante orgie dura jufqu'au matin; 8c quand on fe fépara, les femmes durent fe croire pardonnées: mais les hommes, qui avoient confervé leur reffentiment, firent, dès Ie lendemain , une rupture qui n'eut point de retour; 8c non contens de quitter leurs Icgeres Maitrefies, ils acheverent leurvengeance, en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d'elks eü: au Couvent, 8c H 2  124 Les Liaisons les deux autres languiffent exilées dans leurs Terres. Voila 1'hiftoire de Prévan; c'eft a vous de voir fi vous voulez ajouter a fa gloire, & vous atteler a fon char de triomphe. Votre Lettre m'a vraiment donné de hnquiétude, & j'attends, avec impatience, une réponfe plus fage & plus claire a la derniere que je vous ai écrite. Adieu, ma belle amie; méfiez-vous des idees plaifantes ou bizarres qui vous féduifent toujours trop facilement. Songez que dans la carrière oü vous courez, i'efprit ne fuffit pas; qu'une feule imprudence y devient un mal fans remede, SoufTrez enfin, que la prudente amitié foit quelquefois le guide de vos plaifirs. Adieu. Je vous aime pourtant comme fi ■vous étiez raifonnable. JDe... ce 18 Septembre ?7,.,  DANGEREUSES. Ia jf LETTRE LXXX. Le Chevaiier danceny a, cécile Volanges. ecile, ma chere Cécile, quand viendra le temps de nous revoir? qui m'apprendra a vivre loin de vous ? qui m'en donnera la force & le courage ? Jamais» non jamais, je ne pourrai fupporter cette fatale abfence. Chaque jour ajoute a mon malheur : 8c n'y point voir de terme ! Valmont, qui m'avoit promis des fecours,, des confolations, Valmont me négligé, & peut-être m'oublie. Il eft auprès de ce qu'il aime; il ne fait plus ce qu'on fouffre quand on|en eft éloigné. En me faifant palfer votre derniere Lettre > il ne m'a point écrit. C'eft lui pourtant qui doit m'apprendre quand je pourrai vous voir, 8c par quel moyen. N'a-t-il donc rien a me dire ? Vous-même, vous ne m'en parlez pas; feroit-ce que vous n'en partagez plus le defir? Ah ! Cécile, Cécile, je fuis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais: mais cet amour, qui fait le charme de ma vie, en devient Ie tounnenr. H 3  Ji6 Les Liaisons Non , je ne peux plus vivre ainfi; il faut que je vous voie, il le faut, ne füt-ce qu'un moment. Quand je me leve, je me dis: Je ne la verrai pas. Je me couche en difant : Je ne 1'ai point vue. Les journées fi longucs n'ont pas un moment pour le bonheur. Tout eft privation, tout eft regret, tout eft défefpoir, 6c tous ces maux me viennent d'oü j'attendois tous mes plaifirs ! ajoutez a ces peines mortelles, mon inquiétude fur les vötres, & vous aurez, une idéé de ma fituation. Je penfe a vous fans ceffe , 8c n'y penfe jamais fans trouble. Si je vous vois affligée, malheureufe, je fouffre de tous vos chagrins; fi je vous vois tranquillc 8c confolée, ce font les miens qui redoublent. Par-tout je trouve le malheur. Ah ! qu'il n'en étoit pas ainfi, quand vous habitiez les mêmes lieux que moi! Tout alors étoit plaifir. La certitude de vous voir embellifïbit même les momens de 1'abfence; le temps qu'il falloit paffer lom de vous, m'approchoit de vous en s'écoulant. L'emploi que j'en faifois, nc vous étoit jamais étrangerÜ Si je rempliffois des devoirs, ils me rendóient plus digne de vous; fi je cultivois quelque ta~  DANGEREUSES. II? lent, j'efpérois vous plaire davantage. Lor* même que les diffractions du monde m'emportoient loin de vous, je n'en étois point féparé. Au fpeótacle, je cherchois a deviner ce qui nous auroit plu; un concert me rappelloit vos talens 6c nos fi doucet occupations. Dans le cercle, comme aux promenades, je faififfois laplus légere refifemblance. Je vous comparois a tout:; partout vous aviez 1'avantage. Chaque moment du jour étoit marqué par un hommage nouveau, 6c chaque foir j'en apportois le tribut a vos pieds. A préfent, que me refte-t-il ? des regrets douloureux, des privations éternelles; 6c un léger efpoir que le filence de Valmont diminue, que le votre change en inquiétude. Dix lieues feulement nous féparent; 6c cette efpace fi facile a franchir» devient pour moi feul un obftacle infurmontablel 6c quand pour m'aider a le vaincre, j'implore mon ami, ma Maïtreffe, tous deux reflent froids 5c tranquilles! Loin de me fecourir, ils ne me répondent même pas. Qu'eff donc devenue 1'amitié aélive de Valmont ? que font devenus, fur-tout, vos fentimens fi tendres, & qui vous rendoient H *  ïiS Les Liaisons fi ingénieufe pour trouver les moyens de nous voir tous les jours ? Quelquefois, je m'en fouviens, fans cefiér d'en avoir le defir, jefme trouvois forcé de le facrifier a des confidérations, a des devoirs; que *ie me diuez-vous pas alors ? par combien de prétextes ne combattiez-vous pas mes faifons ? Et qu'il vous en fouvienne, ma Cécile, toujours mes raifons cédoient a vos defirs. Je ne m'en fais point un mérite; je n'avois pas même celui du facrifice. Ce que vous cefiriez d'obtenir, je brulois de 1'accorder, Mais enfin je demandé a mon tour; 8c quelle eft cette demandé ? de vous voir un moment, de vous renouvcller 8c de recevoir le ferment d'un amour éternel. N'eft-ce donc plus votre bonheur comme le mien ! Je repoulfe cette idéé défefpérante, qui mettroit le comble a mes maux. Vous m'aimez, vous m'aimerez tou* jours; je le crois, j'en fuis fur, je ne veux; jamais en douter : mais ma fituation eft. affreufe, 8c je ne puis la loutenir p]us longtemps. Adieu, Cécile. Paris 3 ce iS Septembre tj,  DANGEREtJSES. LETTRE LXXXI. La Marquife DE M ER TE UIL au Viëomte DE VALMONT. C^ue vos carintes mc caufent de pitié ! Combien elles me prouvent ma fupénorité fur vous 8c vous voulez m'enfeigner, me conduire ? Ah l mon pauvre Valmont , quelle diftance il y a encore de vous a moi .' Non, tout 1'orgueil de votre fexe ne fuffiroit pas pour remplir 1'intervalle qui nous fépare. Paree que vous ne pcurriez exécuter mes projets, vous les jugez impofhbles .' Etre orgueilleux & foible, il te fied bien de vouloir calculer mes moyens 8c juger de mes reffources ( Au vrai, Vicomte; vos confeils m'ont donné de 1'humeur , 8c je ne puis vous le cacher. Que pour mafquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Préfidente, vous m'étaliez comme un triomphe d'avoir déconcerté un moment cette femme timide 8c qui vous aime , j*y confens; d'en avoir pbtenu un regard, un feul regard, je fouris <5c vous le paffe. Que fentant, malgré H $  ï^o Les Liaisons vous; ïe peu de valeur de votre conduv'e vous efpériez la dérober a mon attention en me flattant de Telfort fublime de rappiocher deux enfans qui, tous deux,brülent de le voir, Sc qui, foit dit en paffant, doivent a moi feule Tardeur de ce deflr; je le veux bien encore. Qu'enfin vous vous autorifiez de ces actions d'éclat, pour me dire d'un ton doctoral, qu'il vaut mieux employer fon temps a exécuter fes projets qu'a. les raconter; cette vanité ne me nuit pas, Sc je la pardonnc. Mais que vous puilliez croire que j'aie befoin de votre prudence , que je m'égarerois en ne déférant pas a vos avis, que je dois leur facrifier un plaifir, une fantaifie : en vérité, Vicomte, c'eft auffi vous trop orgueiilir de la confiance que je veux bien avoir en vous / Et qü'avez-vous donc fait, que je n'aié furpaffé mille fois? Vous avez féduit, perdu même beaucoup de femmes: mais quelles difficultés avez-vous eues a vaincre ? quels obftacles a furmanter'? oü eft la le mérite qui foit véritablement a vous ? Une belle figure, pur effet du hafard; des graces » que Tufage donne prefque toujours; de Tef* prit a la vérité, mais auquel du jargon fup» piéeroit au befoinj une impudence alfez  DANG E R E U S E S. I3I louable, mais peut-être uniquement due a la facilité de vos premiers fuccès; fi je ne me trompe, voila tous vos moyens : car pour la célébritéoque vous avez pu acquérir, vous n'exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup 1'art de faire naitre ou de faiflr 1'occafion d'un fcaudale. Quand a la prudence, a la finefTe, je ne parle pas de moi: mais quelle femme n'en auroit pas plus que vous ? Eh .' votre Préüdente vous mene comme un enfant. Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut fe paffer. Combattant fans rifque, vous devez agir fans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne font que des fuccès de moins. Dans cette partie fi inégale, notre fortunc eft de ne pas perdre, & votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderois autant de talens qu'a nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous furpaffer, par la néceffiré oü nous fommes d'en. faire un continuel ufage .' Suppofons, j'y confens, que vous mettiez autant d'adreffe a nous vaincre, que nous a nous défendre ou a céder, vous conviendrez au moins, qu'elle vous devient inutile après le fuccès. Uniquement H é  132 Les Liaisons occupé de votre nouveau goüt vous vous y livrez fans crainte, fans réferve: ce n'eft pas a vous- que fa durée importe. En effet, ces Hens récip>oquement donnés & recus, pour parler le jargon de l'amour , vous feul pouvez, a votre choix,. les reflérrer ou les rompre : heureufes encore ; fi dans votre légéreté, préférant le myftere a 1'éclat, vous vous contentez d'un abandon humiliant, & ne faites pas de fidele de la veille la vidime du'iendemain , Mais qu'une femme infortunée fenta la premiere'le poids de fa chatne , quëlsrifques n'a-t-elle pas a courir, fi elle tente de s'y fouftraire, fi elle ofe feulement la foulever? Ce n'eft qu'en tremblant qu'elle effaie d'éloigner d'elle 1'homme que fon cceur repouffe avec effort. S'obftine-t-il a refter, ce qu'elle accordoit a l'amour, ü faut le livrer a la crainte. Sa prudence Sss bras s'ouvrent meer quand fon c&ur eft ferm é. doit dénouer avec adreffe, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de fon ennemi, elle eft fans refiburce, s'il eft fans générofité : & comment en efpérer de lui „ lorfque, fi quelquefois on ie ioue d'en avoir»  DANGEREUSES. I33 jamais pourtant 011 ne le blame den manquer ? Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendu triviales. Si cependant vous m'avez vue, difpofant des événemens & des opinions, faire de ces hommes fi redoutables le jouet de mes ca= prices ou de mes fantaifies; öter aux uns lavoionté, aux autres la puilfanee de me nuire; fi j'ai fu tour-a-tour, &fuivant mes goüts mobiles, attacher a ma fuite ou rejetter loin de moi, fi, au milieu de ces Ces Tyrans de'trunés devenus mes ejclaves (z) révolutions fréquentes, ma réputation s'eft pourtant confervée pure; n'avez-vous pas dü en eonclure que, nee pour venger mon C1) On ne fait fi ce vers, ainfi que celui qui *e trouve plus hailt , Se.s bras-s'ouvnnt encor quaml fon cceur ejl fermi, font des citations cTOuvrages peu connus , ou s'ils font partie de la profe de Mde. de Merteuil. Ce qui le feroit croire , c'eft; Ia raultitude des fautes de ce genre qui fe trouvent dans. toutes les Lettres de cette correfpondance. Celles du Chevaiier Danceny font les feules qui en foient exemptes , peut-être que comme jl s'occupoit quelquefois.de Poéfie , ion oreille plus exercée lui faifoit éviter plus facüemcnt co défaut.  r34 Les Liaisons fexe 8c maitrifer le votre, j'avois, fu me créer des moyens inconnus jufqu'a moiï Ah .' gardez vos confeils 8c vos craintes pour ces femmes adélire, 8cquifedifent a fentimens; dont 1'imagination exaltée feroit croire que la nature a placé leurs fens daas leur tête; qui n'ayant jamais réfléchi, confondent fans celfe l'amour 8t YAmant; qui, dans leur folie illufion, croient que celui-la feul avec qui elles ont cherché le plaifir, en eft 1'unique dépofitaire; 8c vraies fuperftitieules, ont pour le Prêtre, le refpecf 8c la foi qui n'eft dü qu'a la Divinité. Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne favent pas au befoin confentir a fe faire quitter. Tremblez fur-tout pour ces femmes actives dans leur oifiveté que vous nommez fenjibles, 8c dont l'amour s'empare fi facilemënt 8c avec tant de puitfance; quifentent le befoin de s'en occuper encore, même lorfqu'elles n'en jouilfent pas; 8e s'abandonnant fans réferve a la fermentation de leurs idéés, enfantent par elles ces Lettres fi douces, mais fi dangereufes a écrire; 8c ne craignent pas de confier ces preuvcs de leur tbibleffc a fobjet qui  »ANGEREUSES. 13? les caufe : imprudentes , qui dans leur Amant aótuel ne favent pas voir leur ennemi futur! Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconfidérées? quand m'avez-vous vue m'écarter des regies que je me fuis prefcrites, 8c manquer a mes principes? je dis mes principes, & je le dii a defléin : car ils ne font pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hafard , refus fans examen 8c fuivis par habitude ; ils font le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés, 8c je puis dire que je fuis mon ouvrage. Ëntrée dans la monde dans te temps ou fille encore , j'étois vouée par état au filence & a 1'inaction , j'ai fu en profiter pour obferver 8c réfléchir. Tandis qu'on me croyoit étourdie ou dilf raite, écoutant peu a la vérité les difcours qu'on s'empreffoit a me tenir, je recueillois avec foin ceux qu'on cherchoit a me cacher. Cette utile curiofité , en fervant a m'inftruire, m'apprit encore a diffimuler: forcae fouvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouro.em, j'efiayai de guider les miens a mon gré; j'obtins des-lors de prendre a volonté  i}6- Les Liaisons ce regard diftrait que vous avez loué fi fouvent. Encouragée par ce premier fuccès, je tachai de régler de mème les divers mouvemens de ma figure, P^eifentois-je quelque chagrin, je m'étudiois a prendre l'air de la férénité, même celui de lajoie;j'ai porté le zele jufqu'a me caufer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expreiïion du plaifir. Je me fuis travaillée avec le mème foin & plus de peine, pour réprirfier les fymptómes d'une joie inattendue. C'eft ainfi que j'ai fu prendre fur ma phyfionomie, cette puiffance dont je vóus ai vu quelquefois fi étonné. J'étois bien jeune encore, 8c prefque fans intérêt : mais je n'avois a moi que ma penfée, 8c je m'indignois qu'on put me la ravir ou me la furprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en efiayai l'ufage ; non contente de ne plus me laifier pénétrer , je m'amufois a me montrer fous de-s formes différentes; füre de mes geffes, j'obfervois mes difcours \ je réglcis les uns 8c les autres, fur ■ vant les circonflances, ou même feulement fuivant mes fantaifies : dès ce moment, ma facon de penfer fut pour moi feule»  DANGEREUSES- I37 8z je ne montrai plus que celle qu'il métoit utile de laiffer voir. Ce cravail fur moi-même avoit fixé mon attention fur l'exprelfion des figures & le caraótere des phyfionomies; 8c j'y gagnai ce coup-d'ceil pénétrant,auquel 1'expérience m'a pourtant appris a ne pas me fier entiérement; mais qui, en tout m'a rarement tromp ée. Je n'avois pas quinze ans, je pofledois déja les talens auxquels la plus grande partie de nos Politiques doivent leur réputation, 8c je ne me trouvois encore qu'aux premiers élémens de la fcience que je voulois acquérir. Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles , je cherchois a deviner l'amour 8c fes plaifirs : mais n ayant jamais été au Couvent, n'ayant point de bonne amie , 8c furveillée par une mere vigilante > je n'avois que des idéés vagues 8c que je ne pouvois fixer; la nature même, dont aflurément je n'ai eu qu'a me louer depuis, ne me donnoit encore aucun indice. On eut dit qu'elle travaüloit en filence a perfeótionner fon ouvrage. Ma tête feule fermentoit; je ne defirois pas de jouir, je voulois favoir ; le defir de m'inftruire m'en fuggéra les moyens,  138 Les Liaisons. Jc fentis que le feul horrfmé avec qui je pouvois parler fur cet ob jet-fans me compromettre, étoit mon Córrféfleur. Aufiï-töt jc pris mon parti; je furmontai ma petite honte; 5c me vantaht'■d'une faüte que je n'avois pas commife, je m'accufn d'avoir fait tout ce que font lesfemmvs'. Ge fut mon expreffion; mais en parlant ainfi, je ne favois, en vérité quelle idéé j'exprimois. Mon efpoir ne fut ni tout-a-fait trompé, ni entiérement rempli; la crainte de me trahir m'empêchoit de m'éclairer : mais le bon pere me fit lè mal fi grand, que j'en conclus que le plaifir devoit être extréme; Sc au defir de le connoitre, fuccéda celui de le gouter. Je ne fais oü ce defir m'auroit conduite; &c alors dénuée d'expérience, peut-être une feule occafion m'eüt perdue : heureufement pour moi, ma mere m'annonca peu de jours après que j'allois me marier; furle-champ la certitudé de favoir ételgnit ma curiofité, & j'arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil. J'attendois avec fécurité le moment qui devoit m'inffruire, Sc j'eus befoin de réflexion pour montrer de 1'embarras &de la crainte. Cette première nuit3 dont on  RANGEREUSES. Ify fe fait pour 1'ordinaire une idee fi cruelie ou fi douce , ne me préfentoit qu'une occafion d'expérienee : douleur 8c plaifir j'obfervai tout exaaement, 8c ne voyois dans ces diverfes fenfations, que des faits a recueillir 8c a méditer. Ce genre d'étude parvint bientöt a me plaire : mais fidelle a mes principes, 8c fentant, peut-être par inftinót, que nul ne devoit être plus loin de ma confiance que mon mari, je réfolus, par cela feul que j'étois fenfible, de me montrer impaffible a fes yeux. Cette froideur apparente rut par la fuite le fondement inébranlable de fon aveugle confiance; j'y joignis , par une feconde réflexion, 1'air d'étourderie qu'autorifoit mon age; 8c jamais il neme iugea plus enfant, que dans les momens oü je le jouois avec plus d'audace. Cependant, je 1'avouerai, je me laiffai d'abord entrainer par le tourbillon du monde, 8c je me livrai toute entiere a fes difiraétions futiles. Mais au bout de quelques mois M. de Merteuil m'ayant menée a fa trifie campagne , la crainte de 1'ennui fit revenir le goüt de 1'étude; 8c ne m'y trouvant entourée que de gens dont la diftance avec moi me mettoit a 1'abri de  140 Les Liaisons tout foupcon, j'en profitai pour donner un champ plus vafte a mes expériences. Ce fut la, fur-tout, que je m'affurai que l'amour, que 1'on nous vante comme la caufe de nos plaifirs, n'en eft au plus que le prétexte. La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de fi douces occupations; il fallut le fuivre a la Ville oü il venoit chercher des fecours. II mourut comme vous favez, peu de temps après; 8c quoiqu'a tout prendre , je n'eufïe pas a me plaindre de lui, je n'en fentis pas moins vivement le prix de la liberté qu'alloit me donner mon veuvage , & je me promis bien d'en profiter. Ma mere comptoit que j'eutrerois au Couvent, ou reviendrois vivre avec elle. Je refufai 1'un 8c l'autre parti', 8c tout ce que j'accordai a la décence, futderetourner dans cette même campagne , oü il me rcftoit bien encore quelques obfervations a faire. Je les fortifai par le fecours de la lecture : mais ne croyez pas qu'elle fut toute du genre que vous la fuppofez. J'étudiai nos mceurs dans les Romans; nos opinions dans les Philofoph.es; je cherchai même  DANGEREUSES. I4Ï dans les Moralifl.es les plus féveres ce qu'ils exigeoient de nous; 8c je m'affurai ainft de ce qu'on pouvoit faire , de ce qu'on pouvoit penfer, & de ce qu'il falloit paroitre. Une fois fixée fur ces trois objets, le dernier feul préfentoit quelques difH— cultés dans fon exécution; j'efpérai les vaincre, 6c j'en méditois les moyens. Je commencois a m'ennuyer de mes plaifirs ruftiques, trop peu variés pour ma tête acfive; je fentois un befoin de coquetterie qui me raccommoda avec l'amour; non pour le rélfentir a ia vérité, mais pour 1'infpirer 6c le feindre. En vain m'avoit-on dit, 8c avois-je lu qu'on ne pouvoit feindre ce fentiment; je voyois pourtant que, pour y parvenir, il fuffifoit de joindre a l'efprit d'un Auteur , le talent d'un Comédien. Je m'exer^ai dans les deux genres, 6c peut-être .avec quelque fuccès? mais au ■lieu de rechercher les vains applaudiffemens du Théatre, je réfolus d'employera mon bonneur, ce que tant d'autres facriüoient a la vanité. Un an fe paffa dans ces occupations différentes- Mon deuil me permettant alors ce reparokre, je revins a la Ville avec mes grands projets; je ne m'attendois pas  142 Les Liaisons au premier obftacle que j'y rencontrat Cette longue folitude, cette auftere retraite, avoient jetté fur moi un vernis de -pruderie qui effrayoit nos plus agréablesils fe tenoient a 1'écart, 8c me laiffoiem hvree a une foule d'ennuyeux, qui tous pretendoient a ma main. L'embarras n'étoit pas de les refufer; mais piufieurs de ces refus déplaifoient a ma familie, & jc perdois dans ces tracalferies intérieures, le temps dont je m'étois promis un fi charmant ufage. Je fus donc obligée, pour rappeller les uns & éloigner les autres, d'afficher quelques inconféquences, 8c d'employer a nuire a ma réputation, le fom que je comptois mettre a la conferver. Je réuifis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n'étant emportée par aucurie paffion, je ne fis que ce que je jugeai néceffaire, 8c mefurai avec prudence lesdofes de mon étourderie. Dès que j'eus touché le but que je voulois atteindre, je revins fur mes pas, 8c fis honneur de mon amendement a que!ques-unes de ces femmes, qui, dans I'impuiffance d'avoir des prétentions a fagrément, fe rejette fur celles du mérite Sc de la vertu. Ce fut un coup de partie qui  DANGEREUSES. IA,» me valut plus que je n'avois efpéré. Ces reconnoiffantes Duegnes s'établirent mes apologiftes; 5c leur zele aveugle pour ce qu'elles appelloient leur ouvrage, fut porte au point qu'au moindre propos qu'on fe permettoit fur moi, rout le part; Prude crioit au fcandale 5c a I'injure. Lemême moyen me valut encore le fuffrage de nos femmesaprétentions, qui, perfuadées que je renoncois a courir la même carrière qu'elles, me choifirent pour 1'objet de leurs cloges, toutes les fois qu'elles vouloient prouver qu'elles ne médifoient pas de tout Ie monde. Cependant ma conduite précédente avoit ramené les Amans : 5c pour me ménager entr'eux 5c mes fidelles protearices, je me motitrai comme une femme fenfible, mais difficile, a qui 1'excès de fa délicateffe fournilfoit des armes contre l'amour. Alors je commencai a déployer fur le grand Théatre, les talens que je m'étois donnés. Mon premier foin fut d'acquérir Ie renom d'invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaifoient point, furent toujours les feuls dont j'eus 1'air d'accepter les hommages. Je les employois titilemem a me procurer les honneurs de  144 Les Liaisons la réfiffcance , tandis que je me livrois fans crainte a 1'Amant préféré. Mais, celui-la, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me fuivre dans le monde; 8c les regards du eercle on été, ainfi, toujours fïxés fur 1'Amant malheureux. Vous favez combien je me décide vite: c'eft pour avoir obfervé que ce font prefque toujours les foins antérieurs qui livrent le fecret des femmes. Quoiqu'on puilfe faire, le ton n'eft jamais le même, avant ou après le fuccès. Cette différence n'échappe point a 1'obfervateur attentif; 8c j'ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix, que de le laiffer pénétrer. Je gagne encore par-la d'öter les vraifemblances, fur lefquelles feules on peut nous juger. Ces précautions 8c celle de ne jamais écrire, de ne livrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvoient paroitre exceffives, 8c ne m'ont jamais paru fuffifantes. Defcendue dans mon cceur; j'y ai étudié celui des autres. J'y ai yu qu'il n'eft perfonne qui n'y conferve un fecret qu'il lui importe qui ne foit point dévoilé : vérité que 1'antiquité paroit avoir mieux connue que nous, 8c dont 1'hiftoire de Samfon pourroit  »ANGEREUSES I4J pourroit n'être qu'un mgénieux cmblêmc Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle employé ma puifl'ance a furprendre ce fecret important. Hé ! de combien de nos Samfons modernes, ne tiens-je pas la chevelure fous le cifeau ! Et ceux-la, j'ai ceflé de les craindre ; ce font les feuls que je me fois permis d'humilier quelquefois Plus iouples avec les autres, 1'art de les" rendre infideles pour éviter de leur paroïtre volage, une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux , fidée flatteufe & que chacun obferve d'avoir été mon feul Amant , mont obtenue leur difcrétion. Enfin quand ces moyens m'ont manqué , j'ai fu, prévoyant mes ruptures, étouffer d'ayance, fous le ridicule ou Ia calomnie, Ia confiance que ces hommes dangereux auroient pu obtenir. Ce que je vous dis-la vous me le voyez pratiquer fans celfe; & vous doutez de ma prudence ! Hé bien ! rappellez-vous le temps oü vous me rendltes vos premiers foins: jamais hommage ne me fiatta autant; je vous defirois avant de vous avoir vu. Séduire par vctre réputation , il me fembloit que vous manquie* a ma II. Parti* j  146* tn Liaisons gloire; je brülois dev'ous combattre corps a corps. C'eft le feul de mes goüts qui ait jamais pris un moment d'empire fur moi» Cependant, fi vous eaffiez voulu me perdre , quels moyens eüftiez-vous trouvés t de vains difcours qui ne laiffent aucune tracé après eux, que votre réputation eut aidé a rendre fufpeóts , & une fuite de faits fans vraifemblance, dont le récit fincere auroit eu l'air d'un Roman mal tiffu. A la vérité, je vous ai depuis livré" tous mes fecrets : mais vous favez quels intéréts nous unilTent, & fi de nous deux» c'eft moi qu'on doit taxer d'imprudence (i). Puifque je fuis en train de vous rendre compte, je veux le faire exa&ement. Je vous entends d'ici me dire que je luis au moins a la merci de ma Femme-de-chambre; en effet, fi elle n'a pas le fecret de fentimens, elle a celui de mes aétions. Quand vous m'en parlates jadis, je vous répondis feulement que j'étois sure d'ellei (0 On faura dans la fuite , Lettre CLlf, non pis le fecret de M. de Valmont , mais a-petiprès de quel genre il étoit; & le Le a n g e r e u s e s. I49 *- ==^^===^== * LETTRE LXXXII. Cécile Volanges au Chevaiier Danceny. 1\Ïon Dieu, que votre Lettre m'a fait de peine! J'avois bien befoin d'avoir tant d'impatience de la recevoir ! J'efpérois y trouver de la conlblation, Sc voila que je fuis plus afHigéé qu'avant de 1'avoir recue. J'ai bien pleuré en la lifant: ce a'eft pas cela que je vous reproche; j'ai déja bien pleuré des fois a caufe de vous, fans que 9a me falfe de la peine. Mais cette fois-ci, ce n'eft pas la même chofe. Qu'eft-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un tourmenc pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainfi, ni foutenir plus long-temps votre fituation? Eft-ce que vous allez celfer de m'aimer, paree que cela n'eft pas fi agréable qu'autrefois > II me femble que je ne fuis pas plus heureufe que vous, bien au contraire; Sc pourtant je ne vous en aime que davantage. Sï M. de Valmont ne vous a pas écrit, ce n'eft pas ma faute; je n'ai I 3  ïjo Les Liaisons pas pu 1'en prier, paree que je n'ai pas été feule avec lui, & que nous fommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde: Sc ca, c'eft encore pour vous; afin qu'il puiffe faire plutöt ce que vous defirez. Je ne dis pas que je ne Ie defire pas auffi, Sc vous devez en être bien sur: mais comment voulez-vous que je faffe ? Si vous croyez que c'eft fi facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux. Croyez-vous qu'il me foit bien agréable d'être grondée tous les jours par Maman, elle qui auparavant ne me difoit jamais rien, bien au contraire? a préfent, c'eft pis que fi j'étois au Couvent. Je m'en confolois pourtant, en fongeant que c'étoit pour vous; il y avoit même des momens oü je trouvois que j'en étois bien aife; mais quand je vois que vous êtes faché auffi, Sc ca fans qu'il y ait du tout de ma faute, je deviens plus cbagrine que pour tout ce qui vient de m'arriver jufqu'ici. Rien que pour recevoir vos Lettres, c'eft un embarras, que fi M. de Valmont n'étoit pas aufti comrdaifant Sc auffi adroit qu'il 1'eft, je ne faurois comment faire? Sc pour vous écrire3 c'eft plus ciifficile en-  DA NGEREUSES. Ijl core. De toute la matinee, je n'ofe pas, paree que Maman eft tout prés de moi, & qu'elle vient a tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux 1'aprèsmidi, fous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe : encore faut-il que j'interrompe a chaque ligne pour qu'on entende que j'étudie. Heureufement ma Femmede-chambre s'endort quelquefois le fcir 8c je lui dis que je me coucherai bien toute feule, afin qu'elle s'en aille 8c me laifte de la lumiere. Et puis, il faut que je me mette fous mon rideau , pour qu'on ne puhTe pas voir de clarté, 8c puis, que j'écoute au moindre bruit, pour pouvoir tout cacher dans mon lit, li on venoit. Je voudrois que vous y fuffiez, pour voir' Vous verriez bien qu'il faut bien aimer pour faire ca- Enfin, il eft bien vrai que je fais tout ce que je peux, 8c que je voudrois en pouvoir faire davantage. Aflurément, je ne refufe pas de vous dire que je vous aime, 8c que je vous aimerai toujours; jamais je ne 1'ai dit de meilleur cceur; 8c vous êtes faché ! Vous m'aviez pourtant bien affuré, avant que je vous 1'euffe dit, que cel»a fufnfoit pour vous rendre heureux. Vous ne pouvtz pasle nier;  ijl Les Liaisons c'eft dans vos Lettres. Quoique je ne les aie plus, je m'en fouviens comme quand je les li fois tous les jours. Et paree que nous voila abfens, vous ne penfez plus de même ! Mais cette abfence ne durera pas toujours, peut-être.; Mon Dieu, que je fuis malheureufe ! 8c c'eft bien vous qui en êtes caufe !... a propos de vos Lettres, j'efpere que vous avez gardé celles que Maman m'a prifes, 8c qu'elle vous a reuvoyées, il faudra bien qu'il vienne un temps oü je ne ferai plus fi gênée qu'a préfent, 8c vous me les rendrez toutes. Comme je ferai heureufe , quand je pourrai les garder toujours , fans que perfonne ait rien a y voir! a préfent, je les remets a M. de Valmont, paree qu'il y auroit trop a rilquer autrement : malgré cela je ne lui en rends jamais , que cela ne me faffe bien de la peine. Adieu , mon cher ami. Je vous aime de tout mon cceur. Je vous aimerai toute ma vie. J'efpere qu'a préfent vous n'ctes plus faché, 8c ü j'en étois süre, je ne le ferois plus moi-même. Ecrivez-moi le plutót que vous pourrez, car je fens que jufques-Ia je ferai toujours trifte. Du Chutcau af... ce Zi Septcmbrc ij„.  1> A N G E R E U S E S. LETTRE LXXXIIL Xe Vicomte de VALMONT i Préfidente de Toü rv e l. e grace, Madame, renouons cet entreden fi malheureufement rompu ! Qué je puiffe achever de vous prouver combien je diifere de 1'odieux portrait qu on vous avoit fait de moi; que je puüTe, fur-tout, jouir encore de cette aimablc confiance que vous commenciez a me témoigner ! Que de charmes vous favez prêter a la vertu ! comme vous embelliflez & faites chérir tous les fentimens honnêtes! Ah ! c'eft la votre féducliun; c'eft Ia plus forte, c'eft la feule qui foit, a-la-foi», puhTante & refpeétable. Sans doute il fuffit de vous voir, pour defirer de vous plaire; de vous entendre dans le cercle, pour que ce defir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connoïtre davantage, qui peut quelquefois lire dans votre ame, cede bientöt a un plus noble enthoufiafme; & pénétré de vénération comme d'amour, adore en vous limage de toutes les vertus. Plus fait qu'un  3f4 Les Liaisons autre , peut-être pour les aimer & les fuivre, entrainé par quelques erreurs qui m'avoient éloigné d'elles, c'eft vous qui m'en avez rapprochc, qui m'en avez de nouveau fait fentir tout le charme : me ferezvous un crime de ce nouvel amour? blamerez-vous votre ouvrage? vous reprocheriez vous-même 1'intérêt que vous pour riez y prendre ? Quel mal peut-on craindre d*un fentiment fi pur, Sc quelles douceurs n'y auroit-il pas a le goüter? Mon amour vous effraie, vous le trouvez violent, effréné! Temperez-le par un amour plus doux, ne refufez pas 1'empire que je vous offre > auquel je jure de ne jamais me fouftraire, &qui, j'ofe le croire > ne feroit pas entiérement perdu pour la vertu. Quel facrifice pourroit me paroïtre pénible, sur que votre cceur m'en garderoit le prix ? Quel eft donc 1'homme affez malheureux pour ne pas favoir jouir des privations qu'il s'impofe, pour ne pas rpréférer un mot, un regard accordés, a toutes les jouiffances qu'il pourroit ravir ou furprendre ! & vous avez cru que j'étois cet homme-la ! & vous m'avez craint ! Ah ! pourquói votre bonheur ne dépendil pas de moi ! comme jê me v«ngerois.  XIAVGEREUSÈS. 1?? de vous en vous rendant heureufe! Mais; ce doux empire, la ftérile amitié ne le produit pas; il n'eft dü qu'a l'amour. Ce mot vous intimtde ! & pourquói p un attachement plus tendre, üne union plus forte, une feule penfée, lemême bonheur eomme les mêmes peines, qu'y a-t-il donc la d'étranger a votre ame? Tel eft pourtant l'amour ! tel eft au moins celui que vous infpirez 8c que je reffens ! C'eft lui fur-tout, qui, calculant fans intérêt, fait apprécier les aótions fur leur mérite & non fur leur valeur; tréfor inépüifablè des ames fenfibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui. Ces vérités fi. faciles a faifir, fi doüces a pratiquer, qu'ont-elles donc d'effrayant l Quelles Craintes peut auffi vous caufer ün homme fenfible , a qüi l'amour ne permet plus un autre bonheur que le votre? C'eft aujourd'hui l'unique vceu que je forme: je facrifierai tout pour le remplir, excepté le fentiment qui i'infpire; 8c ce fentiment lui-même , confentez a le partager, 8c vous le réglerez a votre choix. Mais ne fouffrons plus qu'il nous divife, 8t lorfqu'il devroit nous réürtif» Si 1'amitié que vöüs m'a'vez offefce ^ n'eft pas uti vain fó@f|  i;6 Les Liaisons fi, comme vous me le difiez hier, c'eft le fentiment le pius doux que votre ame connoiffe, que ce foit elle qui ftipule entre nous, je ne la recuferai point : mais juge de l'amour, qu'elle confente a I'écouter; le refus de 1'entendre deviendr.oit une injuftice, & 1'amitié n'eft point injufte. Un fecond entretien n'aura pas plus d'inconvéniens que le premier : le hafard peut encore en fournir 1'occafion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j'ai tort; n'aimerezvous pas mieux me ramener que me comfoattre, & doutez-vous de ma doeilité ? 'Si ce tiers importun ne fat pas venu nous interrompre, peut-être ferois-je déja en* tiérement revenu a votre avis; qui fait jufqu'oü peut aller votre pouvoir? Vous le dirai-je ? cette puiffance invincible, a laquelle je me livre fans ofer Ia calculer, ce charme irréfiftible, qui vous rend fouveraine de mes penfées comme de mes aótions, il m'arrive quelquefois de les craindre. Hélas ! cet entretien que je vous demandé, peut-être eft-ce a moi a le redouter .' peut-être après, enchainé par mes promcifes, me verrai-je réduit a bi uier d'ua amour  DANGEREUSES. IJ7 amour que je fens bien qui ne pourra s e" teindre, fans ofer même implorer votre fecours ! Ah, Madame, de grace, n'abufez pas de votre empire ! Mais quoi ! fi vous devez en être plus heureufe,fi je dois vous en paroitre plus digne de vous > quelles peines ne font pas adoucies par ces idees confolantes ! Oui, je le fens; vous parler encore, c'eft vous donner contre moi de plus fortes armes; c'eft me foumettre plus entiérement a votre volonté' II eft plus aifc de fe défendre contre vos Lettres, ce font bien vos mêmes difcours, mais vous n'êtés pas-la pour leur prêter des lorces. Cependant le plaifir de vous entendre, m'en fait braver le danger : au moins aurai-je ce bonheur d'avoir tout fait pour vous, même contre moi, & mes facrifices deviendront un hommage. Trop heureux de vous prouver de mil'e manieres , comme js le fens de mille facons , que, fans m'en excepter, vous êtes, vous ferez toujours, 1'objet le plus cher a mon cceur. Du chdteaa de . . . ee 13 Ssptembre tf,,.. II. Vartie. K  158 Les Liaisons LETTRE LXXXIV. Le Vicomte D e V al MO n t i cécils Volanges. "\^ous aves vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n'ai pas pu vous remettre la Lettre que j'avois pour vous \ j'ignore fi j'y trouverai plus de facilité aujourd'hui. Je crains de vous compromettre en y mettant plus de zele que d'adreiTe \ 8c je ne me pardonnerois pas une imprudence qui vous deviendroit fi fatale, 8c cauferoit le défefpoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureuie. Cependant je connois les impatieuces de l'amour ; je fens combien il dok être pcnible , dans votre fituation , d'éprouver quelque retard a la feule confolaticn que Vuus puiffïez goüter dans ce moment. A force dem'occuper des moyens d'ecarter les obflacles, j'en ai trouvé un dont 1'exécution fera aifée, fi vous y mettez quelque foin. Je crois avoir remarqué que la clef de Ia porte de votre chambre , qui donne  DANGEREUSES. I?9 fur le corridor, eft toujours furlachcminée de votre Maman. Tout deviendroit facile avec cette clef, vous devezbien le fentir, mais a fon défaut, je vous en procurerai une femblable, Sc qui la fuppléera. II me fumra , pour y parvenir, d'avoir fautre une heure ou deux a ma difpofition. Vous devez trouver aifément 1'occafion de la prendre ; 8c pour qu'on ne s'appercoive pas qu'elle manque , j'en joins ici une a moi, qui eft affez femblable, pour qu'on n'en voie pas la difference , a moins qu'on ne 1'elfaie ; ce qu'on ne tentera pas. II faudra feulement que vous ayez foin d'y mettre un ruban, bleu & paffe, comme celui qui eft a la votre. II faudroit tacher d'avoir cette clef pour demain ou après demain, a 1'heure du déjeuner; paree qu'il vous fera plus facile» de me la donner alors, 8c qu elle pourra être remife a fa place pour le foir, temps •ü votre Maman pourroit y faire plus d'attention. Je pourrai vous la rendre au moment du diner, fi nous nous entendons bien. Vous favez que, quand on palfe du fallon a la falie a manger, c'eft toujours Mde. de Rofemonde qui marche la derniere. Je K z  ióo Les Liaisons lui donnerai Ia main. Vous n'aurez qu'a quitter votre métier de tapifferie lentement , ou bien laiffer tomber quelque chofe, de facon a refter en arriere : vous faurez bien alors prendre la clef que faurai foin de tenir derrière moi. II ne faudra pas négliger , aufti-töt après 1'avoir prife , de rejoindre ma vieille tante, Sc de lui faire quelques caieffes. Si par hafard vous laiffiez tomber cette clef, n'allez pas vous déconcerter ; je feindrai que c'eft moi, Sc je vous réponds de tout. Le peu de confiance que vous témoigne votre Maman , Sc fes procédés fi durs envers vous, autorifent de refte cette petite fLipercherie. C'eft aufurplus lefeul moyen de continuer a recevoir les Lettres de Danceny , Sc a lui faire paffer les vötres; tout autre eft réellement trop dangereux, 8c pourroit vous perdre tous deux fans reffource : auffi ma prudente amitié fe reprocheroit-elle de les employer davantage. Une fois maitres de la clef, il nous reftera quelques précautions a prendre contre le bruit de la porte & de la ferrure : mais elles font bien faciles. Vous trouverez, fous la même armoire ou j'avois mis votre papier, de 1'huile & une plume.Vou^  ÖANGEREUSES. l6l allcz quelquefois chez vous a des heures ou vous y êtes feule ; il faut en profiter Pour huiler la ferture & les gonds. Ia ieule attention a voir , eft de prendre garde aux taches qui dépoferoient contre vous. II faudra auffi attendre que la nuit ioit venue , paree que, fi cela fe fait avec i mtelhgence dont vous êtes capable , il ny paroitra plus le lendemain. Si pourtant on s'en appercoit, n'héfitez Pas a dire que c'eft le Frotteur du Chateau. II faudroit, dans ce cas , fpécifier ie temps, même les difcours qu'il vous aura renus : comme par exemple , qu'il Prend ce foin contre la rouille, pour rou» tes les fermres dont on ne fait pas ufage. Car vous fentez qu'il ne feroit pas vraiiemblable que vous euffiez été témoin de ce tracas fans en demander la caufe. Ce font ces petits détails qui donnent Ja vraifemblance; & la vraifemblance rend les menfonges fa„s conféquence, en ötant le defir de les vérifier. Après que vous aurez lu cette Lettre jevous prie de la relire , & même de vous en occuper : d'abord , c'eft qu'il faut bien favoir ce qu'on veut bien faire; enUute s pour vous affurer que je n'ai rien K 3  161 Les Liaisons omis. Peu accouturaé a employer la fin elle pour mon compte > je n'en ai pas grand ufage : il n'a pas même fallu moins que ma vive amitié pour Danceny , 8c i'intérêt que vous infpirez, pour me déterminer a me fervir de ces moyens, quelqu'itmoeens qu'ils ioient. Je hais tout ce qui a 1'air de la tromperie \ c'eft la mon caractere. Mais vos malheurs m'ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir. Vous penfez bien que , cette communication une fois étabhe entre nous, i) me fera bien plus facile de vous procurer } avec Danceny , 1'entretien qu'il defire. Cependant ne lui parlez pas encore de tout ceci; vous ne feriez qu'augmenter ionimpatieuce , 8c le moment de la fatisfaire , n'eft pas encore tout-a-fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutót que de 1'aigrir. Je m'en rapporté la-deffns a votre délicateflè. Adieu, ma belle pupiile : car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur , 8c fur-tout ayez avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien. Je m'occupe de votre bonheur, #t foyez füre que j'y trouverai le mien. De ... ce 24 Septembrt 17,..  DANGEREUSES. l6} LETTRE LXXXV. La Marquife de Merte uil au Vicomte de valmont, EInfin vous ferez tranquille , 8c fur'tout vous me rendrez juftice. Ecoutez , 8c ne me confondez plus avec les autres femmes. J'ai mis a fin mon aventure avec Prévan; a. fin l entendez-vous bien ce que cela veut dire ? A préfent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra fe vanter. Le récit ne fera pas fi plaifant que 1'aótion : auili ne feroit-il pasjufte que, tandis que vous n'avez fait que raifonner bien ou mal fur cette affaire , il vous en revint autant de plaifir qu'a moi, qui y donnois mon temps 8c ma peine. Cependant, fi vous avez quelque grand coup a faire, fi vous devez tenter quelqu'entreprife ou ce rival dangereux vous paroilfe a craindre , arrivez. Il vous lailfe le ckamp libre, au moins pour quelque temps; peut-être même ne fe relevera-t-il jamais du coup que je lui ai porté. Que vous êtes heureux de m'avoir pour amie ! Je fuis pour vous une Fée bienfai- K 4  ï64 Les Liaisons fante. Vous languiflez loin de la Beauté qui vous engage; je dis un mot, 8c vous vous retrouvez auprès d'elle. Vous voulez vous venger d'une femme qui vous nu.it; je vous marqué 1'endrok oü vous devez frapper, & la livrea votre difcrétion. Enfin , pour écarter de la lice un concurrent redoutable, c'eft encore moi que vous invoquez, 8c je vous exauce. En vérité, fi vous ne paffez pas votre vie a me remercier, c'eft que vous êtes un ingrat. Je reviens a mon aventure 8c la reprends d'origine. Le rendez-vous, donné fi haut, a la fonie de 1'Opéta (i) fut entendu comme je l'avois efpéré. Prévan s'y rendit; 8c quand la Maréchale lui dit obligeamment qu'elle fe félicitoit de le voir deux fois de iuite a fes jours, il eut foin de répondre que depuis Mardi foir il avoit défait mille arrangemens, pour pouvoir diipofer amti de cette fohée.A ben entendeur, falut ! Comme je voulois pourtant favoir, avec plus de certitude, fi. j'étois ou non le véritable objet de cet empreifement flatteur , je voulus forcer le foupirant nouveau de choifir entre moi 5c foti goüt dominant, (i) Voyez la Lettre LXXXIY*  Je déclarai que je ne jouerois point • en effet, ü trouva, de fon cöté, mille prétextespour ne pas jouer; 8c mon premier tfiomphc rut fur le lanfquenet. Je m'emparai de 1'Evêque de ... pOUr ma converfation; je le choifis a caufe de fahaifon avec le héros du jour,a qui je voulois donner toute faciiicé de ml border. J'étois bien aife auffi d'avoir un temoin refpeclable qui püt, au befoin, depofer de ma conduite 8c de mes difcours. Cet arrangement réufTit. Après les propos vagues 8c d'ufage Prévanis'étant bientótrendu maitre de la converfation, prit tour-a-tour différens tons, peur eflayer celui qui pourroit me plaire. Je refufai celui du fentiment, comme n y croyant pas; j'arrêtai par mon férieux, la gane qui me parut trop légere pour un debut; il ferabattit fur la délicate amitié; 8c ce fut fous ce drapeau bannal, que n ous commencames notre attaque réciproque. Au moment du fouper, 1'Evêque ne defcendoit pas; Prévan me donna donc Ia main, 8c fe trouva naturellement placé a table a cöté de moi. II faut être jufte; il kutint avec beaucoup d'adreffe notre converfation particuliere , en ne paroiffant  i66 Les Liaisons s'occuper que de la converfation générale, dont il eut 1'air de faire tous les frais. Au defTert, on paria d'une Piece nouvelle qu'on devoit donner le Lundi fuivant aux Francois. Je témoignai quelques regrets de n'avoir pas ma loge , il m'offrit la fienne que je refufai d'abord; comme cela fe pratique: a quoi il répondit affez plaifamment que je ne 1'entendois pas; qu'a coup-für il. ne feroit pas le facrifice de fa loge a quelqu'un qu'il ne connoiffoit pas, mais qu'il m'avertiffoit feulement que Mde. la Maréchale en difpoftroit. Elle fe prêta a cette plaifanterie, 8c j'acceptai. Remonté au fallon , il demanda, comme vous pouvez croire , une place dans cette loge; 8c comme la Maréchale, qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promit, s'il étoit fage, il en prit 1'occarion d'une de ces converfations a doublé entente, pour lefquelles vous m'avez vanté fon talent. En effet, s'étant mis a fes genoux , comme un enfant foumis, difoit-il, fous prétexte de lui demander fes avis 8c d'implorer fa raifon , il clit beaucoup de chofes fiatteufes 8c affez tendres, dont il m'étoit facile de me faire 1'application. Plufieurs pcrfonnes nc s'étaut pas remifes au jeu  BAÜGEREÜSÏS. l&J faprès-fouper, la converfation fut plus générale & moins intérelfante : mais nos yeux parierent beaucoup. Je dis nos yeux ; je devrois dire les fiens, car les miens n'eurent qu'un langage, celui de la furprife. II dut penfer que je m'étonnois & m'occupois excelfivement de l'effet prodigieux qu'il faifoit fur moi. Je crois que je le laiffai fort fatisfait; je n'étois pas moins contente. Le lundi fuivant, je fus aux Francois» comme nous en étions convenus. Malgré votre curiofité littéraire, je ne puis vous rien dire du Speclacle , finon que Prévan a un talent merveilleux pour la cajolerie, & que la Piece eff tombée : voila tour ce que j'y ai appris. Je voyois avec peine finir cette foirée , qui réellement me plaifoit beaucoup ; & pour la prolonger, j'offris a la Maréchale de venir fouper chez moi : ce qui me fournit le prétexte de le propofer a 1'aimable cajoleur, qui ne demanda que le temps de courir , pour fe dégager, jufques chez les Comteffes de P... (i). Ce nom me rendit toute ma colere ; je vis clairement qu'il alloit commencer les confidences : je me rappellai (0 Voyez la Lettre. LXX. K 6  i68 Les Liaisons vos fages confeils & me promis bien.... de pouriuivre 1'aventure, lüre que je le guérirois de cette dangereufe indifcrétion. Etranger dans ma fociété, qui ce foir la étoit peu nombreufe, il me devoit les foins d'ufage; auffi, quand on alla fouper, m'offrit-il la main. J'eus la malice, en 1'acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémiffement, 8c d'avoir pendant ma marche, les yeux baiflés 8c la relpiration haute. J'avois 1'air de preflentir ma défaite j 8c de redouter mon vainqueur. Il le remarqua a merveille; auiii le traitre changea-t-ii fur-le-champ de ton 8c demaintien. II étoit galant, il devint tendre. Ce n'eft pas que les propos ne fuffent a-peu-près les mêmcs \ la circonftance y forcoit •• mais fon regard, devenu moins vif, étoit plus carefTant; 1'inflexion de fa voix plus douce; fon fourire n'étoit plus celui de la fineffe, mais du contentement. Enfin dans fes difcours 3 éteignant peu-a-peu le feu de la faillie , 1'efprit fit place a la délicatefiè. Je vous le demandé, qu'eufliez-vous fait de mieux? De mon cöté, je deviens rêveufe,atel poim qu'on fut forcé de s'en appercevoir ; 3c quand on m'en St le reproche, j'eus  DANGEREUSES. I69 1'adreife de m'en défendre mal-adroitement, & de jetter fur Prévan un coupd'ceil prompt, mais timide & déconcerté, & propre a lui faire croire que toute ma crainte étoit qu'il ne devinat la caufe de mon trouble. Après fouper, je prpfitai du temps oü la bonne Maréchale contoit une de ces hiffoires qu'elle conté toujours, pour me placer fur mon Ottomanne, dans cet abandon que donne une tendre rêverie. Je n'étois pas fachée que Prévan me vit ainfi; il m'honora, en effet, d'une attention toute particuliere. Vous jugez bien que mes timides regards n'ofoient chercher les yeux de mon vainqueur : mais dirigés vers lui d'une maniere plus humble, ils m'apprirent bientót que j'obtenois 1'effet que je voulois produire. II falloit encore lui perfuader que je le partageois : auffi, quand la Maréchale annonca qu'elle alloit fe retirer, je m'écriai d'une voix molle &tèndre : Ah Dieu ! j'étois fi bien-la ! Je me levai pourtant : mais avant de me féparer d'elle, je lui demandai fes projets, pour avoir un prétexte de dire les miens, &dc faire favoir que je reflerois chez moi 1c  170 Les Liaisons fur-lendemain. Li-deffus tout le monde fe fépara. Alors je me mis a réflechir. Je ne doutois pas "que Prévan ne profitat de 1'efpece de rendez-vous que je venois de lui donner; qu'il n'y vïnt d'alfez bonne heure pour me trouver feule, 6c que 1'attaque ne fut vive : mais j'étois bien süre auffi, d'après ma réputation, qu'il ne me traiteroit pas avec cette légéreté que, pour peu qu'on ait d'ufage, on n'emploie qu'avec les femmes a aventures, ou celles qui n'ont aucune expérience; & je voyois mon fuccès certain s'il prononcoit le mot d'amour, s'd avoit la prétentioh, fur-tout, de 1'obtenir de moi. Qu'il eft commode d'avoir affaire a VOUS autres gens a principes ! quelquefois un brouillon d'Amoureux vous déconcerté par fa timidité, ou vous enbarraffe par fes fougueux tranfpófts; c'eft une fievre qui, comme 1'auyre, a fes friffons & fon ardeur, 8c quelquefois varie dans fes fymptomes. Mais votre marche réglée fe devine fi facilement! l'arrivée, le maintien» le ton, les difcours, je favois tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre converfation que vous fuppiéerez aifément.  BANGERE U S E IJl Obfervez feulement que, dans ma feinte détenfe, je 1'aidois de tout mon pouvoir : embarras, pour lui donner le temps de parler; mauvaifes raifons, pour être coiti' battues; crainte 8c méfiance, pour ramener les proteftations •, 6c ce refrain perpétuel de la part, je ne vous demandé qu'un mot; & ce filence de la mienne, qui femble ne le lailfer attendre que pour le faire defirer davantage \ au travers de tout cela, une main cent fois prife 3 qui fe retire toujours 8c ne fe refufe jamais. On pafTeroit ainfi tout un jour \ nous y pafsames une mortelle heure ; nous y ferions peut-être encore, fl nous n'avions entendu entrer un carroffe dans ma cour. Cet heureux contre-temps rendit, comme de raifon les inflances plus vives \ 8c moi, voyant le moment arrivé, ou j'étois a 1'sbri de toute iurprife , après m'être préparée par un long foupir , j'accordai le mot précieux. On annonca, 8c peu de temps après j'eus un cercie affez nombreux. Prévan me demanda de venir le lendemain matin, 8c j*y confentis : mais, foigneufe de défendre, j'ordonnai a ma Femme-de-chambre de refter tout le temps 4e cette vifite dans ma chambre a cou-  172- Les Liaisons cher; d'ou vous favez qu'on voit tout ce qui fe paffe dans mon cabinet de toilette , 8c ce fut-la que je le recus. Libres dans notre converfation, 8c ayant tous deux le même defir, nous fümes bientöt d'accord: mais il falloit fe défaire de ce fpeótateur importun; c'étoit oü je 1'attendois. Alors, lui faifant a mon gré le tableau de ma vie intérieure, je lui perfuadai aifement que nous ne trouverions jamais un moment de liberté; & qu'il falloit regarder comme une efpece de miracle, celle dont nous avions joui hier, qui même laifferoit encore des dangers trop grands pour m'y expofer, puifqu'a tout moment on pouvoit entrer dans mon fallon. Je ne manquai pas d'ajouter que tous ces ufages étoient établis, paree que jufqu'a ce jour ils ne m'avoient jamais contrariés; &j'iniiffai en même-temps fur 1'impoffibilité de les changer, fans me compromettre aux yeux de mes gens. ïl efl'aya de s'attriffer, de prendre de 1'humeur, de me dire que j'avois peu d'amour; 8c vous devinez combien tout cela me touchoit ! Mais voulant frapper le coup décifif, j'appellai les larmes a mon fecours. Ce fut exaófement Ie Zaïre, vous pleuré^, Cet em-  DANGEREÜSES. ï"^ pire qu'il fe crut fur moi, 8c 1'efpoir qu'il en concut de me perdre a fon gré , lui tinrent lieu de tout l'amour d'Orofmane. Ce coup de théatre paffé, nous revinmes aux arrangemens. Au défaut du jour, nous nous occupames de la nuit : mais mon Suiffe devenoit un obfïacle infurmontable, 8c je ne permettois pas qu'on eiïayat de le gagner. Il me propofa la petite porte de mon jardin: mais je l'avois prévu, 8c]'y créai un chien qui, tranquille 8c filencieux le jour, étoit un vrai démon la nuit. La facilité avec laquelle j'entrai dans tous ces détails étoit bien propre a 1'enhardir; auffi vint-il a me propofer 1'expédient le plus ridicule , & ce fut celui que j'acceptai. D'abord, fon Domeff ique étoit sur comme lui-même : en cela il ne trompoit guere. 1'un 1'étoit bien autant que 1'autre. J"aurois un grand fouper chez moi; il y feroit , il prendroit fon temps pour fortir feul. L'adroit confident appelleroit Ia voiture, ouvriroit la portiere; 8c lui Prévan, au lieu de monter, s'efquiveroit adroitement. Son Cocher ne pouvoit s'en appercevoir en aucune facon, ainfi fcrtit pour rout le monde, 8c cependant refté chez  174 Les Liaisons moi, il s'agiiToit de favoir s'il pourroit parvenir a mon appartement. J'avoue que d'abord mon embarras fut de trouver, contre ce proiet, d'affez manvaifes raifons pour qu'il put avoir fair de les détruire : il y répondit par des exemples. A 1'entendre, rier n'étoit plus ordinaire que ce moyen; lui-même f'en étoit beaucoup fervi; c'étoit même celui dont il faifoit le plus d'ufage, comme le moins dangereux. Subjuguée par ces autorités irrécufables, je convins, avec eandeur, que j'avois bien un efcalier dérobé qui conduifoit trés prés de mon boudoir; que ie pcuvois y laiffer la clef, 8c qu'il lui feroit poffible de s'y enfermer & ci'attendre, fans beaucoup de rifques, que mes femmes fulfent retirées; & puis, pour donner plus de vraifemblance a mon conten;;ement, le moment d'après je ne voulois ' lus, je ne revenois a confentir qu'a condition d'une foumiilion par- faite, d'une iagelfe Ah ! quelle fageffe! Enfin, je voulois bien lui prouver mon amour, mais non pas fatisfaire le fien. La fortie , dont j'oubhois de vous parler, devoit fe faire par la petite porte du jardm : il ne s'agufoit que d'attendre le  BATÜGEREUSES, IJf point du jour; le Cerbere ne diroit plus mot. Pas une ame ne paffe a cette heurela, Sc les gens font dans le plus fort du fbmmeil. Si vous vous étonnez de ce tas de mauva-ts raifonnemens, c'eft que vous oubliez notre fituation réciproque. Qu'avions-nous befoin d'en faire de meilleurs ? il ne demandoit pas mieux que tout cela fe süt, 8c moi, j'étois bien süre, qu'on ne le fauroit pas. Le jour fut fixé au furlendemain. Remarquez que voila une affaire arrangée , 8c que perfonne n'a encore vu Prévan dans ma fociété. Je le rencontre a fouper chez une de mes amies; il lui offre fa loge pour une Piece nouvelle, 8c j'y accepte une place. J'invite cette femme a fouper, pendant le Speótacle 8c devant Prévan; je ne puis prefque pas me difpenfer de lui propofer d'en être. ïl accepte & me fait, deux jours après, une vifite que l'ufage exige. II vient a la vérité me voir le lendemain matin : mais outre que les vifites du matin ne marquent plus, il ne tient qu'a moi de trouver celle-ci trop lefte; 8c je le remets en effet dans la claffe des gens moins liés avec moi, par une i-wention écrite, pour un fouper de céré-  176 Les Liaison* monie. Je puis bien dire comme Annette: Mais voila tout, pourtant! Le jour fatal arrivé, ce jour oü je devois perdre ma vertu 8c ma réputation je donnai mes inftruclions a ma fidelle Victoire, 8c elle les exécuta comme vous le verrez bientót. Cependant le foir vint. J'avois déja beaucoup de monde chez moi, quand on y annonca Pré van. Je le recus avec une politeife marquée, qui conftatoit mon peu de liaifon avec lui; 8c je le mis a la partie de Ia Maréchale, comme étant celle par qui j'avois cette connoiffance. La foirée ne produifit rien qu'un très-petit billet, que le difcret Amoureux trouva moyen de me remettre, 8c que j'ai brülé fuivant ma coutume. II m'y annoncois que je pouvois compter fur lui; 8c ce mot effentiei étoit entouré de tous les mots parafites, d'amour, de bonheur, &c. qui ne manquent jamais de fe trouver a pareille fête. A minuit, les parties étant finics, je propofai une courte macédoine (i). J'avois (i) Quelques perfonaes ignorent petit-être qu'une macédoine eft nn affemblage de plufieiirg  » A N G E R E U S E S. I77 Je doublé projet de favorifer 1 'évauon de Prévan, & en méme-temps de la faire reniarquer; ce qui ne pouvoit pas manquer d arriver, vu faréputation de joueur. J'étois bien aife auffi qu'on püt fe rappeller au befoin, que je n'avois pas été prelïée de refter feule. Le jeu dura plus que je n'avois penfé. Le diable me tentoit, & je fuccombai au defir d'aller confoler 1'impatient prifortnier. Je m'acheminois ainfi a ma perte, quand je réfléchis qu'une fois rendue touta-fait, je n'aurois plus, fur lui, l'empire de le tenir clans le coftüme de dccence néceffaire a mes projets. J'eus la force de réfifter. Je rebroaflai chemin, & revins , non fans humeur, rcprendre place a ce jeu éternel. 11 finit pourtant, Sc chacun s'en alla. Pour moi, je fonnai mes fem'mes, je me déshabillai fort vite, Sc lcs renvoyai de même. Me vövez-vous, Vicomte, dans ma toilette légere, marchant d'un pas timide Sc circonlpecl, Sc d'une main mal affurée ouvrir la porte a mon vainqueur? II m'ap- Wax de hafard, parmi lefquels chaque Coupeur a droit de choifir, lorfque c'eft a lui k tenk la fcain. C'eft une des inyentions du fiecle.  178 Les Liaisons percut, i éclair n'eft pas plus prompt. Que vous dirai-je ? je fus vaincue, tout-a-fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot pour 1'arrêter ou me défendre. II voulut enfuite prendre une fituation plus commode 8c plus convenable aux circonffances. Il maudifïbit fa parure, qui, difoitil , 1'éloignoit de moi ; il vouloit me i combattre a armes égales : mais mon extrême timidité s'oppofa a ce projiet, 8c mes tendres careffes ne lui en laifferent pas le temps. II s'occupa d'autre chofe. Ses droits étoient doublés, & fes prétentions revinrent : mais alors : « Ecou»3 tez-moi, lui dis-je , vous aurez jufqu'ict « un affez agréable récit a faire aux deux v) ComtefTes de P. .., 8c a mille autres: *i mais je fuis curieufe de favoir comment i m vous raconterez la fin de 1'aventure »1 En parlant ainfi , je fonnois de toutes mes forces. Pour le coup j'eus mon tour> dc'm mon aótion fut plus vive que fa parole.1 II n'avoit encore que balbutié, quand j'en- 1 tendis Viétoire accourir, 8c appelier /es8 Gens qu'elle avoit gardés chez elle, comme jre le lui avois ordonné. La, prenant mon ton de Reine, 8c élevant la voix : » Sortez, Monfieur, continuai-je, 8c ne re-'  BANGEREUSES. 170, m paroilTèz jamais devant moi ». La-defluss » la foule de mes gens entra. Le pauvre Prévan perdit Ia tête, 8c croyant voir un guet-a-pens dans ce qui n'étoit au fond qu'une plaifanterie , il ftV jetta fur fon épée. Mal lui en prit : car mon Valer-de-chambre , brave 8c vigoureux , le faifit au corps & le terraffa. J'eus , jel'avoue, une frayeur mortelle. Je criai qu'on arrêtit, & ordonnai qu'on laifsat, fa retraite libre, en s'aifurant feulement qu'il fortit de chez moi. Mes gens m'obéirent: mais la rumeur étoit grande parmi eux ; ils s'indignoient qu'on eut ofé manquer a leur vertueufe Maitrejfe. Tous accompagnerent le malencontreux Chevaiier, avec bruit 8c fcandale , comme je le fouhaitois. La feule Viótoire relfa , & nous nous occupames pendant ce temps a réparer le défordre de mon lit. Mes gens remonterent toujours en tumuite ; moi, encore toute émue , je leur demandai par quel bonheur ils s'étoient encore trouvés levés; 8c Vicloire me raconta qu'elle avoit donné a fouper a deux de fes amies qu'on avoit veillé chez elle, 8c enfin tout ce dont nous étions convenucs enfembie. Je les remerciai tous, 8c  i8o Les Liaisons lefis retirer , en ordonnant pourtant a 1'un d'eux d'aller fur-le-cbamp chercher mon Médecin. II me parut que j'étois autorifée a craindre L'effet de mon faifijfement mortel ; 6c c'étoit un moyen sur de donner du cours 6c de la célébrité a cette nouvelle. II vint en effet, me plaignis beaucoup, 6c ne m'ordonna que du repos. Moi, j'ordonnai de plus a Vicloire, d'aller le matin de bonne heure bavarder dans le voifinage. ' Tout a fi bien réuffi, qu'avant midi, 6c auffi-töt qu'il a été jour chez moi, ma devote Voifine étoit déja au chevet de mon lit, pour favoir la vérité 8c les détails ce cette horrible aventure. J'ai été obligée de medéfoler avtc elle, pendant une heure , fur la corruption du fiecle. Un moment après, j'ai recu de la Maréchale le billet que je joins ici. Enfin, avant cinq heures, j'ai vu arriver, a mon grand étonnement, M.. .. (i). II venoit, m'a-t il dit, me faire fes excufes, de ce qu'un Officier de fon Corps avoit pu me manquer a ce point. (O Le Commandant du Corps dans lequel M. de Prévan iervoit.  DANCEREUSES- ifft point. II ne 1'avoit appris qu'a diner chez la Maréchale, & avoit fur-le -champ envoyé ordre a Prévan de fe rendre en prifon. J'ai demandé grace , & il me fa refufëe. Alors j'ai penfé que , comme complice, il falloit m'exécuter de mon cöté , & garder au moins de rigides arrêts. J'ai fait fermer ma porte, & drre que j'étois incommodée. C'eft a ma follitudeque vous devez cette longue Lettre. J'en écrirai une a Mde. de Volanges, dont sürement elle fera leef ure publique, & oü vous verrez cettehiftoire telle qu'il faut la raconter. J'oubliois ae vous dire que Bellerochc eft outré, & veut abfolument fe battre avec Prévan. Le pauvre garcon! heureufement j'aurai le temps de caimer fa tête. En attendant, je vais repofer la mienne, qui eft fatiguée d'écrire. Adieu, Vicomte. Du qhdteau de...iCei? Septembrt i7.., au foir, IL Partij L  i&l Les Liaisons LETTRE LXXXVI. La Maréchale de . . . a la Marquife. de Merteuil ( Billet inclu dans la pre'cédente ). IVL on Dieu! qu'eft-ce donc que j'apprends, ma chere Madame ? eft-il poffible que ce petit Prévan fafie de pareilles abominations ? & encre vis-a-vis de vous! a quoi on eft expofé! on ne fera donc plus en süreté chez foi! En vérité, ces événernens-la confolent d'être vieille. Mais de quoi je ne me confolerai jamais, c'eft d'avoir été en partie caufe de ce que vous avez recu un pareil monftre chez vous. Je vous promets bien que fi ce qu'on m'en a dit eft vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi; c'eft le parti que tous les honnêtes gens prendront avec lui, s'ils font ce qu'ils doivent. On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, & je fuis inquiete de votre fanté. Donnez-moi, je vous prie de vos cheres nouveiles; ou faites-m'en donner par une de vos femmes, fi vous ne le pouvez pas  D A N G E R E V S E S. I83 vous-même. Je ne vous demandé qu'un mot pour me tranquillifer. Je ferois aceourue chez vous. ce matin > fans mes bains que mon Docfeur ne me permet pas d'interrompre; Sc il faut que j'aille cet aprèsmidi a Verfailles, toujours pour 1'affaire de mon neveu. Adieu, ma chere Madame; comptez pour la vie fur ma fincere amitié. Paris, ce 2$ Septembre 17.. LETTRE LXXXVII. La Marquife DÉ MERTEUIL i Madame DE VOL ANGES. Je vous écris de mon lit, ma chere bonne amie. L'événement le plus défagiéable, Sc le plus impoffible k prévoir, m'a rendue malade de faififlement & de chagrin. Ce n'eft pas qu'afturément j'aie rien a me reprocher; mais il eft toujours fi pénible p-our une femme honnête Sc qui coriferve la modeftie convenable a fon fexe, de fixer fur elle 1'attention publique, qu'e je donnerois tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureufe aventure; que jc ne fais encore, fi je ne prendrai pas le La  x$4 Les Liaisons parti d'aller a la campagne attendre qu'elle: foit oubliée. Voici ce dont il s'agit. J'ai rencontré chez la Maréchale de... un M. de Prévan que vous connoiffez sürement de nom, & que ie ne connoiffois pas autrement. Mais en le trouvant dans cette maifon, j'étois bien autorifée, ce me femble, a le croire bonne compagnie, II eft affez bien fait de la perfonne, 3c m'a paru ne pas manquer d'efprit. Le hafard & 1'ennui du jeu me laifferent feule de femme entre lui & 1'Evêque de , tandis que tout le monde étoit occupé au lanfquenet. Nous cau^ames tous trois jufqu'au moment du fouper. A table, une nouveauté dont on paria, lui donna 1'occafion d'offrir fa loge a la Maréchale, qui 1'accepta; &c il fut convenu que j'y aurois une place. C'étoit pour Lundi dernier, aux Francois. Comme la Maréchale venoit fouper chez moi au fortir du Specfacle, je pro-« poiai a ce Monfieur de 1'y accompagner, & il vinr. Fe fur-lendemain il me fit une vifite qui fe raffa en propos d'ufage, &fans qu'il y eut du tout rien de marqué. Le lendemain il vint me voir le matin, ce qui me parut bleu un peu lefte : mais j«  DANGEREUSES. lS$ crus qu'au lieu de le lui faire fentir pat ma facon cie le recevoir, il valoit mieux 1'avertir par une politeffe, que nous n'étions pas encore aufti intimément lies qu'il paroiflbit le croire, Pour cela je lui envoyai, le jour mème, une invitation bien feche 8c bien eérémonieufe, pour un fouper que je donnois avant-hier. Je ne lui adreifai pas la parole quatre fois dans toute la foirée; & lui, de fon cóté, fe retira aufti-tót fa partie finie. Vous conviendrez que jufques-la rien n'a moins fair de conduire a une aventure : on fit, après les parties, une macédoine qui nous mena juf» qu'a prés de deux heures \ Sc enfin je me mis au lit. II y avoit au moins une mortelle demi» heure que mes femmes étoient retirées , quand j'entendis du bruit dans mon appartement. J'ouvris mon rideau avec beaucoup de rrayeur, & vis un homme entrer par la porte qui conduit a mon boudoir. Je jettai un cri percant; & je reconnus, a la clartéde ma veilleufe, ce M. de Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas m'alarmer; qu'ft alloit m'éclaircir le myftere de fa con*  136 Les Liaisons duite, 3c qu'il me fupplioit de ne faire aucun bruit. En parlant ainfi, il allumoit une bougie; j'étois faifie au point que je ne pouvois parler. Son air aifé & tranquille me pétrifïoit, je crois, encore davantage. Mais il neut pas dit deux mots* que je vis quel étoit ce prétendu myftere; 6c ma feule réponfe fut, comme vous pouvez croire, de me pendre a ma fonnette* Par un bonheur incroyable, tous les Gens de 1'ofrice avoient veillé chez une de mes Femmes, 6c n'étoient pas encore couchés. Ma Femme-de-chambre, qui, en venant chez moi, m'entendit parler avec beaucoup de chaleur, fut effrayée, 6c appella tout ce monde-la. Vous jugez quel fcandale! Mes Gens étoient furieux; je vis le moment oü mon Valet-de-chambre tuoit Prévan. j'avoue que, pour 1'inf" tant, je fus fort aife de me voirenforce: en y réfléchilfant aujourd'hui, j'aimerois mieux qu'il ne fut venu que ma Femmede-chambre elle auroit fufft, 6c j'aurois peut-être évité cet éclat qui m'afflige. Au lieu de cela , le tumulte a reveille les voifins , les Gens ont parlé, 8c c'eft depuis hier la nouvelle de tout Paris,  DANGEREÜSES. 187 M. de Prévan eft en prifon par ordre du Commandant de fon Corps, qui a eu 1'honnêteté de paifer chez moi pour me faire des excufes, m'a-t-il dit. Cette prifon va encore augmenter le bruit : mais je n'a1 jamais pu obtenir que cela fut autremenc. La Ville Sc la Cour fe font fait écrire a ma porte, que j'ai fermée a tout le monde. Le peu de perfonnes que j'ai vues, m'ont dit qu'on me rendoit juftice, Sc que 1'indignation publique étoit au comble contre M. de Prévan : afturément, il le mérite bien; mais cela n'öte pas le défagrémenc de cette aventure. De plus, cet homme a sürement quelques amis, 8c ces amis doivent être méchans : qui fait, qui peut favoir ce qu'ils inventeront pour me nuire ? Mon Dieu » qu'une femme eft malheureufe ! elle n'a rien fait encore, quand elle s'eft mile a 1'abri de la médifance; il faut qu'elle en impofe même a la calomnie. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait 8c ce que vous feriez a ma place; enfin, tout ce que vous penfez. C'eft toujours de vous que j'ai recu les confolations les plus douces Sc les avis  ïg$ Les Liaisons, &t% les plus fages; c'eft de vous aufti que j'aime le mieux a en recevoir. Adieu > ma chere & bonne amie j. vous connoiflez les fentimens qui m'attachent a vous pour jamais. J'embraffe votre ai" mable fille. Paris et 25 Septembre i^.»,.. JFin de la feconde Fartie»