12 Les Liaisons j'avoue aimer peut-être avec foibleffe, Sc qui réunit en effet beaucoup de qualités louables a beaucoup d'agrémens, n'eit ui fans danger pour les femmes, ni fans torrs vis-a-vis d'elles, 8c met prefque un prix égal a les féduire tSc a les perdre. Je crois bien que vous 1'auriez converti. Jamais perfonne fans doute n'en fut plus digne : mais tant d'autres s'en font flattées de même, dont 1'efpoir a été décu, que j'aime bien mieux que vous n'en foyez pas réduite a cette relfource. Confidérez a préfent, ma chere Belle, qu'au lieu de tant de dangers que vous auriez eu a courir , vous aurez, outre le repos de votre confcience 8c votre propre tranquillité , la fatisfaétion d'avoir été la principale caufe de 1'heureux retour de Valmont. Pour moi, je ne doute pas que ce ne foit, en grande partie, 1'ouvragc de votre courageufe réfiftance, 8c qu'un moment de foiblelfe de 'votre part, n'eüt peut-être laifle mon neveu dans un égarément éternel. J'aime a penfer ainfi, 8c defire vous voir penfer de même ; vous j trouverez vos premières confolations, 'Sc moi, de nouvelles raifons de vous aimer davantage.  DANGEREüJES. 1} Je vous attends ici fous peu de jours, mon aimable fille , comme vous me 1'annoncez. Venez retrouver le calme & le bonheur dans les mèmes lieux oü adieu comme a prc> fent. Votre fervante , M. le Vicomte. Vu cUteau dc^..et 31 OSobrs  DANGEREüsEs. %J .11 .1 —— LETTRE CX XVIII. Ztf Préfidente DE TOURVEL 4 Madame DE RoSEMONDE. JE n'ai recu. qu'hier, Madame, votre tardive réponfe- Elle m'auroit tué fur-lechamp, fi j'avois eu encore mon exifte nee en moi : mats un autre en eft pofièfleur; Bz eet autre eft M. de Valmont. Vous voyez que je ne vous cache rien. Si vous devez ne me plus trouver digne de votre amitié s je crains moins encore de la perdre que de la furprendre. Tout ce que je puis vous dire, c'elt que , placée par M. de Valmont entre fa mort ou fon bonheur, je me luis décidé pour ce dernier parti. Je ne m'en vante, ni ne m'en accule : je dis fimplement ce qui eft. Vous fentirez aifément, d'après cela, quelle impreflion a dü me faire votre Lettre , & les vérités féveres qu'elle contient. Ne croyez pas cependant qu'elle ait pu faire naitre un regret en moi, ni qu'elle puifie jamais me faire changer de fentïment ni de conduite. Ce n'eft pas que je B 2  i8 Les Liaisons. n'aie des momens cruels: mais quand mon cceur eft le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus fupporter mes tourmens , je me dis : Valmont eft heureux ; & tout difparoit devant cette idée^ ou plutöt elle change tout en plaifirs. C'eft donc a votre neveu que je me fuis confacrée; c'eft pour lui que je me fuif perdue. II eft devenu le centre unïque de mes penfées, de mes fentimens, de mes actions. Tant que ma vie fera néceftaire a fon bonheur, elle me fera précieufe, «Sc je la trouverai fortunée. Si quelque jour il en juge autrement..., il n'entendra de ma part ni plainte ni reproche. J'ai déja ofé fixer les yeux fur ce moment fatal, Sc mon parti eft pris. Vous voyez a préfent combien peu doit. m'affecter la crainte que vous paroifiez avoir, qu'un jour M. de Valmont ne me perde : car avant de le vouloir, il aura donc ceffé de m'aimer; «Sc que me feront. alors de vains reproches que je n'entendrai pas ? Seul, il fera mon juge. Comme je n'aurai vécu que pour lui, ce fera en lui que repofera ma mémoire; «Sc s'il eft, forcé de reconnoitre que je 1'aimois, je ferai fuflifamment ju-ftifiée.  30 Les Liaisons je croyois que ce qui pourroit paroïtre de la préfomption pour tout le monde, ne pouvoit jamais être pris, de vous amoi, que pour de la confiance: 8c depuis quand ce ientiment nuit-il a 1'amitié ou a l'amour? En réumftant 1'efpoir au defir, je n'ai fait que céder a 1'impulfion naturelle, qui nous fait nous placer toujours lcplus pres poftible du bonheur que nous cherchons; lez-vous plus être ma fille? pourquoi femblez-vous m'annoncer que toute correfpondance va être rompue entre nous? Eftce pour me punir de n'avoir pas deviné ce qui étoit contre toute vraifemblance ? ou me foupconnez-vous de vous avoir affligée volontairement ? Non, je connois trop bien votre cceur, pour croire qu'il penfe ainfi du mien. Auffi la peine que m'a faite votre Lettre eft-elle bien moins relativc a moi qu'a vous-même. O ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur; mais vous êtes bien trop digne d'être aimée, pour que jamais l'amour vous rende heureufe. Hé ! quelle femme vrat* ment délicate Sc fenfible, n'a pas trouvé 1'infortune daais ce même fentiment qui lui promettoit t ant de bonheur! Les hommes favent-ils apprécier la femme qu'ils pofledent ? Cc n'eft pas que plufïeurs ne foient hou-  DASGEREUSES. 3? nêtes dans leurs procédés, & ccnftans dans leur affection : mais, parmi ceux-la même, combien peu favent encore fe mettre a -1'uniflon de notre cceur ! Ne croyez pas, ma chere enfant, que leur amour foit femblable au nótre. Ils éprouvent bien la même ivreffe; fouvent même ils y mettent plus d'emportement : mais ils ne connoifTent pas eet empreffement inquiet, cette follicitude délicate, qui produit en nous ces foins tendres & continus, «Sc dont 1'unique but eft toujours 1'objet aimé. L'homme jouit du bonheur qu'il reflent, «Sc la femme de celui qu'elle procure. Cette différence» fi effentielle «Sc fi peu remarquée, influe pourtant, d'une maniere bien fenfible» fur la totalité de leur conduite refpeótive* Le plaifir de 1'un eft de fatisfaire des defirs, celui de 1'autre eft fur-tout de les faire naitre. Plaire, n'eft pour lui qu'un moyen de fuccès, tandis que pour elle, c'efl le fuccès lui-même. Et la coquetterie1, fi fouvent reprochée aux femmes, n'eft autre chofe que 1'abus de cette facon de fentir> Sc par-la même en prouve la réaltté. Enfin ce goüt exclufif, qui caraólérife parti«uliérement l'amour, n'eft dans l'homme qu'une préfcrence, qui fert, au plus, k n 4  3' Les Liaisons augmenter un plaifir, qu'un autre objer affbibliroit veut-être, mais ne détruiroit pas; tandis que dans les femmes, c'eft un fentimcnt profond, qui non-feulement anéantit tout defir étranger; mais qui, plus fort que la nature, & fouftrait a fon empire , ne leur laifte éprouver que répugnance «Sc dégout, la même oü femble devoir naitre la volupté. Et n'allez ras croire que des exceptions plus ou moins nombreufes, «Sc qu'on peut citer, puiifent c,n*;rp-:fa avec fuceès a ces vérité.s générali ! Elles ont pour garant la voix pubiique , qui, pour les hommes feulement, a diiitngué 1'infidelité de 1'inconftance : diftinétion dont ils (e prévalent > quand üs*dev oient en être humiliés; «Sc qui, pour notre iexe, n'ajaroais été adoptée que par ces fernfrles dépravées qui en font la honte, 6c a qui tont moyen paroit bon, qu'elles etrerent pouvoir les fauver» du fentiment pénible de leur baffefle. J'ai cru, ma chere Belle, qu'il pourroit vous être utile d'avoir ces réflexions a oppofer aux idees ehimériques d'un bonheur parfait, dont 1'arrour ne manque jamais d'abufer notre imagination : efpoir trom-  DANGERÊÜSES. 37 peur, auquel on tient encore, même alors qu'on fe voit forcé de 1'abandonner, «Sc dont la pene irrite 8c multiplie les chagrins déja rrop réels, inféparables d'une paffjon vive ! Cet emploi d'adoucir vos peines, ou d'en diminuer le nombre , eft le feul que je veuille, que je puifte remplir .en ce moment. Dans les maux fans remedes, les conieils ne peuvent plus porter que fur le régime. Ce que je vous demande feulement, c'eft de vous fouvenir que plaindre un malade, ce n'eft pas le blamer. Fh ! qui fommes-nous, pour nous blarner les uns les autres? Laiftons le droit de juger, a celui-la feul qui lit dans les cccars; «Sc j'ofe même croire qu'a fes yeux patejrnels, une foule de vertus peut racheter une foiblefle. Mais, je vous en conjure, ma chere amie, défendez-vous fur-tout de ces réfolutions violentes, qui annoncent moins la force qu'un entier découragement: n'oubliez pas qu'en rendant un autre pofteffe,ir de votre exiftence, pour me fervir de votre exprefficn, vous n'civez pas pu cependant fruftrer vos amis de ce qu'ils en p 3ïTédoient a i'avance, «Sc qu'ils ne cefferont jamais de rcc! u..sr.  38 Les Liaisons Adieu, ma chere fille; fongez quelque-fois a votre tendre mere, croyez que vous ferez toujours 8c par-deffus tout, l'obje£ de fes plus chercs. Du Chateau de... cc 4 Novembre ij,,. LETTRE CXXXI. La Marquife de Merteuil au Vicomte d e Va l m o n t. JSl la bonne heure, Vicomte, & je fuis plus contente de vous cette fois-ci que 1'aurre, mais a préfent, caufons de bonne amitié, 8c j'efpere vous convaincre que , pour vous comme pour moi, 1'arrangement que vous parollfez defirer feroit une véritable folie. N'avez-vous pas encore remarqué que le plaifir, qui eft bien en effet 1'unique mobile de la réunion des deux fexes, ne fuffit pourtant pas pour former une liaifon entr'eux f 8c que s'il eft précédé du defir qui rapproche, il n'eft pas moins ' fuivi du dégout qui repouffe ? C'eft une loi de la nature, que l'amour feul peut changer; 8c de IVnour, en a-t-on quand  1> A N G E R E U S E S. 39 en veut ? 11 en laut pourtant toujours; & cela , fans, que vous vous foyez encore mis en regie avec moi : car enfin je devois avoir la première Lettre de la célefte prude; Sc pourtant, foit que vous y teniez encore, fuit que vous ayez oublié les conditions d'un marché, qui vous intéreffe peut-être moins que vous ne voulez me le faire croire , je n'ai rien recu , abfolument rien. Cependant, ou je me trompe, ou la tendre devote doit beaucoup écrire : car que feroit-elle, quand elle eft feule ? elle n'a fórement pas le bon efprit de ft diftraire.. J'aurois donc, fi je voulois, quelques petits reproches a vous faire; mais je les paffe fous filence , en compenfation d'un peu d'humeur que j'ai eu peut-être dans ma derniere Lettre. A préfent, Vicomte, il ne me refte plus qu'a vous faire une demande; 8c elle eft encore autant pour vous que pour moi: c'eft de différer un moment que je defire peut-être autant que vous, mais dont  DANGEREUSES. 41 il me femble que 1'époque doit être retardée jufqu'a mon retour a Ia Ville. D'une part, nous n'aurions pas ici Ja liberté né~ ceflairé; & de 1'autre , j'yaurois quelque rifque a courir : car il nefaudroit qu'un peu de jaloufie, pour me rattacher de plus belle ce trifte Belleroche, qui pourtant ne tien plus qu'a un fil. II en eft déja a le battre les flancs pour m'aimer ; c'eft au point, qu'a préfent je mets autant de rnalice que de prudence dans les carefles dont je le furcharge. Mais, en même-temps, vous voyez bien que ce ne feroit pas Ia un facrifice a vous faire ! une infidélité réciproque rendra le charme bien plus puiffant. Savez-vous que je regrette quelquefois que nous en foyons réduits a ces reftources! Dans le temps oü nous nous aimions, car je crois que c'étoit de l'amour , j'étois' heureufe; «3c vous, Vicomte?.... Mais pourquoi s'occuper encore d'un bonheur qui ne peut revenir ? Non, quoique vous en difiez, c'eft un retour impofiible. D'abord, j'exigerois des facrifices que sürement vous ne pourriez ou ne voudriez pas me faire, & qu'il fe peut bien que je ne mérite pas; & puis, comment vous  4i Les Liaisons fixer? Oh! non, non, je ne veux feulement pas m'occuper de cette idee; & malgré le plaifir que je trouve en ce moment a vous écrire; j'aime bien mieux vous quitter brufquement. Adieu, Vicomte. Du Chilteau de... ce 6 Novembre 17.., % \ v , * LETTRE CXXXII. La Préfidente DE Tourvel d Madame de RpSEMONDE. Pé nétrée, Madame, de vos bontés pour moi, je m'y livrerois toute entiere, li je n'étois retenue en quelque forte , par la crainte de les profaner en les acceptant. Pourquoi faut-il, quand je les voisfipréoieufes, qué je fente en même-temps que je n'en fuis plus digne? Ah! j'oferai du moins vous en témoigner ma reconnoiffance; j'admirerai, fur~tout, cette indulgence de la vertu, qui ne connoit nos foiblefles que pour y compatir, &dontle charme puiffant conferve fur les coeurs un empire h* doux, & fi fort, même a cótc du charme de 1'amour.  J> A TJ G E R E U S E S. 43 Maïs puis-je mériter encore une amitié «lm ne fu£§t plus a mon bonheur? Je dis de même de vos confeils; j'en fens le prix & ne puis les fuivre. Et comment ne croirois-je pas a un bonheur parfait, quand je leprouve en ce moment? Oui fi les hommes font tels que vous le elites, il faut les fuir, ils font haiftables; mais qu'aIor$ Valmont eft loin de leur reftembler! S'il a comme eux cette violence de paffion, que vous nommez emportement combien n'eft-elle pas furpalfée en lui par 1 exces de fa délicatefte! O mon amie! vous me parlez de partager mes peines > jouifiez donc de mon bonheur; je le dois a l'amour, «Se de combien encore 1'objet *n augmente le prix» Vous aimez votre neveu, dites-vous, peut-être avec foibleffé .^ah! fi vous le connoiftiez comme moi» je 1'aime avec idolatrie , «Se bien moins encore qu'il ne le mérite. ïl apu fans doute etre entrainé dans quelques erreurs, il en convient lui-méme; mais qui jamais conput comme lui le véritable amour? Que pms-je vous dire de plus; il le reffenc tel qu'tl 1'infpire. Vous allez croire que c'eft la une de ce, t*ceS chimériques, dont l'amour m éwjuefc  44 Les Liaisons mals d'abufer notre imagination : mais dans ce cas, pourquoi feroit - il devenu plus tendre, plus empreffé, depuis qu'il n'a plus rien a obtenir? Je 1'avouerai, je luitrou,vois auparavant un air de réflexion, de rélerve, qui 1'abandonnoit rarement, &c qui fouvent me ramenoit, malgré moi, aux faulfes je veux vivre pour le chérir, pour l'adorer. Pourquoi cefferoit - il de m'aimer ? Quelle autre femme rendroit-il plus heureufe que moi? Et, je le fens par motrhême, ce bonheur qu'on fait naitre, eft le plus fort lien , le feul qui attaché véritablement. Oui, c'eft ce fentimentdélicieux qui anobüt l'amour, qui le purifie en quelque forte ; 6c le rend vraiment digne d'une ame tendre & généreufe, telle que celle de Valmont. Adieu , ma chere, ma refpeólable, mon  D A N G E R E U S E S. 4? iftdulgente amie. Je voudrois en vain vous écrire plus long-temps : voici 1'heure oii il a promis de venir, 8c toute autre idéé m'abandonne. Pardon ! mais vous voulez mon bonheur, 5c il eft fi grand dans ce moment, que je fulfis a peine a le fentir. Paris, ce j Novembre ij... ■c=——3^ : — LETTRE CXXXTII. Le Vicomte DE VALMONT d la Marquife DÈ MERTEUIL. uels font donc, ma belle amie > ces facrifices que vous jugez que je ne ferois f>as, & dont pourtant le prix feroit de vous plaire? Faites-les moi connoitre feulement, & fi je balance a vous les offrir, je vous permets d'en refufer 1'hommage. Eh ! comment me jugez-vous depuis quelque temps, fi, même dans votre ifidulgence, vous doutez de mes fentimens ou de mon énergie? Des facrifices que je ne voudrois ou ne pourrois pas faire ! Ainfi, vous me croyez amoureux , fubjugué? 8c le prix que j'ai mis au fuccès, vous me foupconnez de 1'attacher a la perfonne? Ah !  4$ Les Liaisons. graces au Ciel, je n'en fuis pas encore téduit la, «Sc je m'offre a vous le prouver Oui, ,e vous Ie prouverai; quand même ce devroit être envers Mde. de Tourvel Affurement, après cela, il ne doit pas vous -refter de doute. J'ai pu, je crois, fans me comprometere , donner quelque temps a une femme qui a au moins Ie mérite d'être d'un genre quon rencontre rarement. Peut-être aulli la faifon morte dans laquelle eft venué cette aventure, m'a fait m'y livrerdavantage; Sc encore a préfent, qu'a peine le grand courant commence a reprendre, if n'eft pas étonnanc qu'elle m'occupe prefque en entier. Mais fongez donc qu'il n'y a gueres que huit jours que je jouis du fruit dc trois mois de foins. Je me fuis fi fouvent arrêté davantage a ce qui valoit bien moins, Sc ne m'avoit pas tant coüté & jaI mais vous n'en avez rien conclu contre moi. Et puis, voulez-vous favoir la vérirable caufe de I'empreffement que j'y mets I la voici. Cette femme eft naturellemenc timide; dans les premiers temps,elle doutoit fans cefte de fon bonheur, «Sc ce doute fuffifok pour k troubler ; en forte qm je  ÖANGEREUSFS. 47 eommence a peine a pouvoir remarquer jufqu'ou va ma puifiance en ce genre. C'eft une chofe que j'étois pourtant curieux de lavojr; «Sc I'occafion ne s'en trouve pas fi facilement qu'on le croit. D'abord, pour beaucoup de femmes, le plaifir eft toujours le plaifir, 6c n'eft jamais que cela; 8c auprès de celles-Ja, de quelque titre qu'on nous décore , nous ne fommes jamais que des fadeurs, de fimples commiftionnaires, dont 1'activité fait tout le mérite, «Sc parmi lefquels, celui qui fait le plus, eft toujours celui qui fait le mieux. Dans une autre claffe, peut-être laplus ftombreufe aujourd'hui, la célébrité de 1'Amant, le plaifir de 1'avoir enlevéaune rivale, la crainte de fe le voir en lever a fon tour, occupent les femmes prefque tout-entieres : nous entrons bien, plus ou moins, pour quelque chofe dans l'efpece -de bonheur dont elles jouiftent; mais il tient plus aux circonftances qu'a la perfonne. II leur vient par nous, «Sc non de, nous. II talloit donc trouver, pour mon obfervation, une femme délicate «Sc fenfible, qm fit (on unique affaire de l'amour, &  4$ Les Liaisons qui, dans l'amour même, ne vit que fon Amant; dont 1'émotion, loin defuivrela route ordinaire, panit toujours du caeur, pour arriver aux fens; que fai vue, par exemple («5c je ne parle pas du premier jour ), fortir du plaifir toute éplorée , 6c le moment d'après retrouver la volupté dans un mot qui répondoit a fon ame. Enfin, il falioit qu'elle réunït encore cette candeur naturelle, devenue infurmontable par 1'habitude de s'y livrer, 5c qui ne lui permet de diifimuler aucun des fentimens de fon cceun Or, vous en conviendrez , de telles femmes font rares; «Sc je puis croire que fans celle-ci, je n'en aurois peut-être jamais rencontré. II ne feroit donc pas étonnant qu'elle mé fixat plus long-temps qu'une autre; «5c fi le travail que je veux faire fur elle, exige que je la rende beurcufe, parfaitement heureufe ! pourquoi m'y refuferois-je, fur* tout quand cela me fert, au-lieu de me contrarier ? Mais de ce que 1'efprit eft occupé , s'enfuit-il que le cceur foit efclave ? non, fans doute. Auffi Ie prix que je ne me défends pas de mettre a cette aventure ne m'empêchera pas d'en courir d'autres, ou même de la facrifier a de plus agréables. Je  DAN OER KUS E S, 4^ Je fuis tellement libre, que je n'ai feulement pas négligé la petite Volanges, a laquelle pourtant je tiens fi peu. Sa mere la ramené a la Ville dans trois jours; 8c moi, depuis hier, j'ai fu affurermes Communications : quelque argent au portier, 8c quelques fleurettes a fa femme, en ont fait 1'affaire. Concevez-vous que Danceny n'ait pas fu trouver ce moyen fi fimplé ? & puis, qu'on dife que l'amour rend ingémeux ! il abrutit au contraire ceux qu'il domiue. Et je ne faurois pas m'en défendre ? Ah ! foyez tranquille. Déja je vais, fous peu de jours, affoiblir, en la partageant, 1'imprefiion peut-être trop vive que j'ai éprouvée; 8c fi un fimple partage ne fuffit pas, je les multiplierai. Je n'en ferai pas moins prêt a remettre la jeune penfionnaire a fon difcret Amant, dès que vous le jugerez a propos. II me' femble que vous n'avez plus de raifon pour J'en empêcher; 8c moi, je confens a rendre ce fervice fignalé au pauvre Danceny. C'eft, en vérité, le moins que je lui doive pour tous ceux qu'il m'a rendus. II eft actuellement dans la grande inquiétude de favoir s'il fera recu chez Mde. de Volanges; je le calme le plus que je peux, 1 V. Partie. Q  jo les Liaisons en l'aflurant que de facón ou d'autre, je ferai fon bonheur au premier jour : Sc en attendant, je continue a me charger de la correfpondance , qu'il veut reprendre a 1'arrivée de fa Cécile. J'ai déja fix Lettres de lui, &c j'en aurai bien encore une ou deux avant i'heureux jour. II faut que ce garcon-la foit bien défceuvré! Mais laiflotts ce couple enfantin, 8c revenons a nous; que je puiffe m'occuper uniquement de i'efpoir fi doux que m'a donné votre Lettre. Oui,fans doute, vous • me fixerez, 8c je ne vous pardonnerez pas d'en douter. Ai-je donc jamais cefle d'être conftantpour vous? Nos liens ont été dénoués, 8c non pas rompus; notre prétendue rupture ne fut qu'une erreur de notre imagination : nos fentimens, nos intéréts, n'en font pas moins reftés unis. Semblable au voyageur, qui revient détrompé > je reconnoitrai comme lui, que j'avoislaiiTé le bonheur pour courir après l'efpérance; 8c je dirai comme d'Harcourt. Plusje vis d'étrangef», plus j'aimai ma Patrie (i). Ne combattez donc plus l'idée ou plu- CO D» Bsuwh, TugécUe Ju Stege, de Caluit.  DANGER EUSES. £1 tot le fentiment qui vous ramene a moi; & après avoir eflayé de tous les plaifirs dans nos courfes dirférentes, jouiflbns du bonheur de fentir qu'aucun d'eux n'eft comparable a celui que nous avions éprouvé, 8c que nous retrouverons plus délicieux encore! Adieu, ma charmante amie. Je confens a attendre votre retour : mais poftedezle donc, 8c n'oubliez pas combien je le defire. Paris, ce 8 Novembte 17,.. «< 1 -^ffip' -=»» LETTRE CXXXIV. La Mar qui fe DE Merteuil au. Vicomte DE VALMONT. 3E n vérité, Vicomte , vous êtes bien comme les enfans, devant qui il ne faut rien dire ! 8c a qui on ne peut rien montrer qu'ils ne veuillent s'en emparer auffttót ! Une fimple idéé qui me vient, a laquelle même je vous avertis que je ne veux pas m'arrêter, paree que je vous en parle, vous en abufez pour y ramener mon attention; pour m'y fixer, quand je cherche a m'en diftraire \ 8c me faire , en quel* Sa  yi Les Liaisons que forte, partager malgré moi vos defirs étourdis! Eft-il donc généreux Avous de me laiiTer fupporrer feule tout le fardeau de la prudence? Je vous le redis, 8c me le répete plus. fouvent encore, 1'arrangement que vous me propofez eft réellement impoffible. Quand vous y mettriez toute la généroiité que vous me montrez en ce moment, croyez-vous donc que je n'aie pas auffi ma délicatefle, & que je veuille accepter des facrifices qui nuiroient a votre bonheur ? Or, eft-il vrai, Vicomte , que vous vous faites illufion fur le fentiment qui vous attaché a Mde. de Tourvel > C'eft de l'amour, ou il n'en exifta jamais: vous le niez bien de cent facons; mais vous le prouvez de mille. Queft-ce, par exemple, que de fubrerfuge dont vous vous fervez vis-a-vis de vous-même (car je vous crois fincere avec moi) qui vous fait rapporter a 1'envie d'obferver le defir que vous ne pouvez ni cacher ni combattre, de garder cette femme? Ne diroit-on pas que jamais vous n'en avez réndu une autre heureufe, parfaitemtnt heureufe ? Ah .' fi vous en doutez, vous avez bien peu de mémoire f Mais non, ce n'eft pas cela. Tout fimple*  DANGEREUsEs. 53 ment votre cceur abufe votre efprit, & le fait le payer de manvaïfes raifons : mais moi, qui ai un grand intérêt a ne pas m'y tromper, je ne fuis pas fi facile a contente r. C'eft ainfi qu'en remarquant votre politefie, qui vous a' fait fupprimer foigneufement tous les mots que vous vous êtes imaginé m'avoir déplu, j'ai vu cependant que, peut-être fans vous en appercevoin vous n'en conferviez pas moins les mêmes idees. En eftet, ce n'eft plus 1'adorable, la célefte Mde. de Tourvel : mais c'eft Une femme étonnante , une femme délicate & fenfible, 8c cela a 1'exolufion de toutes les autres ; une femme rare enfin > & telle qu'on n'en rencontreroit pas une feconde. \{ en eft de même de ce charme inconnu, qui n'eft pas le plus fort. Hé bien ! foit: mais puifque vous ne 1'aviez jamais trouvé jufquesla, il eft bien a croire que vous ne le trouveriez pas davantage a 1'avenir, & la • perte que vous feriez n'en feroit pas moins irréparable. Ou ce font-la, Vicomte, des fymptömes affurés d'amour, ou il faut renoncer a en trouver aucun. Soyez affuré, que pour cette fois, je vous parle fans humeur. Je me fuis promis de  54 Les Liaisons n'en plus prendre; j'ai trop bien reconnu qu'elle pouvoit devenir un piege dangereux. Croyez-moi, ne foyons qu'amis, & reflons-en-la. Sachez-moi gré feulement de mon courage a mè défendre : oui, de bon courage; car il en faut quelquefois, même pour ne pas prendre un parti qu'on fent être mauvais. Ce n'eft donc plus que pour vous ratnener a mon avis par perfuafion, que je vais répondre a ia demande que vous me faites fur les facrifices que j'exigerois & que vous ne pourriez pas faire. Je me fers a deffein de ce mot exiger, paree que je fuis bien süre que, dans un moment, vous m'allez en effet trouver trop exigeante: mais tant mieux ! Loin de me facher de vos refus, je vous en remercierai- Tenez, ce n'eft pas avec vous que je veux diftimuler, j'en ai peut-être befoin. J'exigerois donc , voyez la cruauté! que cette rare , cette étonnante Mde. de Tourvel ne fut plus pour vous qu'une femme ordinaire, une femme telle qu'elle eft feulement : car il ne faut pas s'y tromper; ce charme qu'on croir trouver dans les autres, c'eft en nous qu'il exifte; Sc c'eft f amoui (eul qui embdUt unt l*objet aiméj'  DANGEREUSES. Ce que je vous demande la, tout impoffible que cela foit, vous feriez peut-être bien Telfort, de me le promettre, de me le jurer même; mais, je 1'avoue, je n'en croirois pas devains difcours. Je ne pourrois être perfuadé que par 1'enfemble de votre conduite. Ce n'eft pas tout encore, je ferois' capricieufe. Ce facrifice de la petite Cécile, que vous m'ofFrez de fi bonne grace, je ne m'en ioucierois pas du tout. Je vous demanderois au contraire de continuer ce pénible fervice, jufqu'a nouvel ordre de ma part; foit que j'aimafle a abufer ainfi de mon empire : foit que, plus indulgcnte ou plus jufte, il me fuffit de difpofer de vos fentimens, fans vouloir contrarier vos plaifirs, Quoi qu'il en foit, je voudrois être obéie; 8c mes ordres feroientbien rigoureux! II eft vrai qu'alors je me croirois oblig<'e de vous remercier; que fait-on ? peutêtre même de vous récompenfer. Sürement, par exemple , j'abrégerois une abfence qui me deviendroit infupportable. Je vous reverrois enfin, Vicomte, & je vous rever* rois . . . comment? . . . Mais vous vous .fouvenejs que ceci n'eft plus qu'une con-  56 Les Liaisons verfation, un fimple récit d'un projet impeliible, &. je ne veux pas 1'oublier toutfr feule. . . • Savez-vous que mon procés m'inquiete un peu ? J'ai voulu enfin connoïtre au julie quels étoient mes moyens; mes Avocats me citent bien quelques loix, & furtout beaucoup $ autorités, comme ils les appellent: mais je n'y vois pas autant de raifon & de juftice. J'en fuis prefque a regretter d'avoir refufé 1'accommodement. Cependant je me raifure, en fongeant que le Procureur eftadroit, 1'Avocat éloquent & la Plaideufe jolie. Si ces trois moyens devoient ne plus valoir, il faudroit changer tout le train des affaires; &c que deviendroit le refpeél pour les anciens ufages! Ce procés eft aóhiellement la feule chofe qui me retienne ici, Celui de Belleroche eft fini : hors de Cour, dépens eompenfés. ïl en eft a regretter le bal de ce foir ; c'eft bien le regret d'un défceuvré! Je lui rendrai fa liberté entiere , a mon retour a la Ville. Je lui fais ce douloureux facrifice, & je m'en confole par la générofité qu'il y trouve. ' Adieu , Vicomte, écdvez-moi fouvent:  DANGEREUSES. $J le détail de vos plaifirs me dédommagera au moins en partie des ennuis que j'éprouve. Du chuteau de . . . ee n Novembre i7... LETTRE CXXXV. La Préfidente de Tourvel h Ma» dame de rosemo nde. J'essais de vous écrire, fans favoir encore fi je le pourrai. Ah! Dieu, quand jé fongequama derniere Lettre c'étoit 1'exces de mon bonheur qui m'empêchoit de la continuer ! C'eft celui de mon défefpoir qui m'accable a préfent; qui ne me laifte de force que pour fentir mes doulcurs, 8c m óte celle de les exprimer. Valmont... . Valmont ne m'aime plu?, d ne m'a jamais aimée. L'amour ne s'en va pas ainfi. II me trompe, il me trahit, ft m'outrage. Tout ce qu'on peut réunir d'inrortunes, d'humiliations, je les eprouve, & c'eft de lui qu'elles me viennent ! Et ne croyez pas que ce foit un fimple foupcon : j'étois fi loin d'en avoir! Je n'ai pas le bonheur de pouvoir douter. Je 1'ai  55 Les Liaisons vu : que pourroit-ii me ciire pour fe juftifier? . . . Mais que lui importe! il ne le tentera feulement pas . . . Malheureufe ! cue. lui feront tes reproches Setes larmes? c'eft bien de toi qu'il s'occupe! . . . . II eft donc vrai qu'il m'a facrifiée , livrée même . . . Sc a qui ? , , . . une vile Ctéature. . . . Mais que dis-je? Ah! j'ai perdu jufqu'au droit de la mépriler. Elle a trahi moins de devoirs, elle eft moins coupable que moi. Oh! que la peine eft douloureufe, quand elle s'appuie fur le remords! Je fens mes tourmens qui redoufclent. Adieu, ma chere amie , quelque indigne que je me foisrendu de votre pitié, vous en aurez cependant pour moi , fivous pouvez vous former Odée de ce que je foufTre. Jc viens de relirema Lettré , &.je m'appercois qu'elle ne peut vous initruire de rien; je vais donc tacher d'avoir le courage de vous raconter ce cruel événement. C'étoit hier; je devois pour la première fois, depuis mon retour, fouper hors de chez moi. Valmont vint me voir a cinq heures; jamais il ne m'avoit paru fi tendre. II me fit connoitre que mon projet de fortir le comrarioit, & vous jugez que j'eus  B A N fi E R E Ö S £ 5 tnentöt celui de 'refter chez moi. Cependant , deux heures après, & tout-a-coup^ ion air Sc fon ton changerent fenfiblement. Je ne fais s'il me fera échappé quelque chofe qui aurapu lui déplaire; quoi qu'il en foit, peu de temps après, il prétendit fe rappeller une affaire qui 1'obligeoit de me quitter , Sc il s'en alla: ce ne fut pourtant pas fans m'avoir témoigné des regrcts trésvifs, qui me parurent tendres, Sc qu'alors je crus finccres. Rendue a moi-même, je jugeai plus convenable de ne pas me difpenfer de mes premiers engagemens, puifque j'étois librê de les remplir. Je finis ma toilette, Sc montai en voiture. Malheureufernent mon Cocher me fit paffer devant 1'Opera, Sc je me trouvai dans 1'embarras de la fortic ; j'appercus a quatre pas devant moi, Sc dans la file a cöté de la mienne, la voiture de Valmont. Le cceur me battic aulii-töt, mais ce n'étoit pas de crainte ; Sc la feule idéé qui m'occupoit, étoit le defir que ma voiture avanc&t. Au-Iieu de ctla, ce fut la fienue qui fut forcée de reculer, Sc qui fe trouva a cöté de la mienne. Je m'avancai fur-le-champ : quel tut mon étonnement * de trouver a fes  60 Les Liaisons cöté* une fille, bien connue pour telle f Je me retirai, comme vous pouvez penfer , Sc c'en étoit deia bien afiez pour navrer mon cceur : mais ce que vous aurez peine a croire, c'eft que cette même fille, apparemment inftruite par une odieufe confidence, n'a pas quitté la portiere de la voiture, ni cefle de me regarder, avec des éclats de rire a faire fcene. Dans 1'anéantiffement oü j'en fus , je me iaiflai pourtant conduire dans la maifon oü je devois fouper : mais il me fut irnpofiible d'y refter; je me fentois, a chaque inftant, prèteam'évanouir, Sc fur-tou; je ne pouvois retenir mes larmes. En rentrant j'écrivis a M. de Valmont, & lui envoyai ma Lettre auffi-tot; il n'étoit pas chez lui. Voulant, a quelque prix que ce fut, fortir de eet état de mort, ou Ie confirmer a jamais, je renvoyai avec ordre de 1'attendre : mais avant minuit mon Domeftique revint, en me difant que le Cocher qui étoit de retour, lui avoit dit que fon Maitre ne rentreroitpas de la nuk. J'ai cru ce matin n'avoir plus autre chofe a faire qu'a lui redemander mes Lettres, & le prier de ne plus venir chez moi. J'ai en effét donné des ordres en confé- . quencae  sangeretjses. 6t "les. Heft pres de midi; ft ne s'eft point encore préfenré ;Q »• CiLFo,nc un mor de iuT 1 pasra^e^ A préfent «a chere amie , je n'ai PIUS ncn a ajouter : vous voila inftrufte & vous connoifte2 mon cceur. Mon feul tf. Po-r eft de n avoir pas long-temps encore * affll*er votre fenfible amitié. -Pari.,, ce a5 Novembre t7., LETTRE CXXXVI. 'La Vréfld'nt* de Tourvel 4a Vi~ comte de Valmont. s^ftAn^t°Ute> M°nfieUr' « quï vouHe defazpeu-Cebmetadon roo " t>our obJeC de vous prier de „y pi™ ™ n.r, ?ue de vous redemander d qu. naurcenc jamais du exiller; & 1• fi elles „ Pu vous integer un mornet comme des preuves de l aveuglemeS vous av.ez fa,t na!tre) ne ^« J*  6i Les Liaisons diifipé, Sc qu'elles n'expriment plus qu'un fentiment que vous avez détruit. Je reconnois 8c j'avoue que j'ai eu tort de prendre en vous une confiance, dont tant d'autres avant moi avoient été les viótimes; en cela je n'accufe que moi feule : mais je croyois au moins n'avoir pas mérité d'être livrée, par vous, au mépris Sc a 1'infulte. Je croyois qu'en vous facrifiant tout, Sc perdant pour vous feul mes droits a 1'eftime des autres 8c a la mienne , je pouvois m'attendre cependant a ne pas être jugée par vous plus févérement que par le public , dont l'opinion fépare encore, par une immenfe intervalle, la femme foible de la femme dépravée. Ces torts, qui feroiënt ceux de tout le monde, font les feuls dont je vous parle. Je me tais fur ceux de l'amour; votre cceur n'entendroit pas le mien. Adieu, Monfieur. Paris, ce 15 Novembre 17...  BANGER EUSE S. 63 LETTRE CXXXVII. Le Vicomte de VaikontJ^ Préfidente de Tourvel. Qtfvient ^ulemenc, Madame, de me rendre votre Lettre; j'ai frémi en la li! iant^ & elle me laifle a peine Ia force d'y répondre. Quelle affreufe idee avez-vous donc de moi! Ah! fans doute j'ai des torts; & tels que je ne me les pardonnerai de ma vie, quand même vous les couvrir.ez de votre indulgence. Mais que ceux que vous me reprochez , ont toujours été lom de mon ame! Qui, moi! vous humil.er! vous avilir! quand je vous refpecle autant que je vous chéris; quand je n ai connu 1'orgueil, que du moment ou vous mavez jugez digne de vous. Lesapparences vous ont décue; & je conviens qu'elles ont pu être contre moi: mais n'aviez-vous donc pas dans votre cceur ce qu'il falloit pour les combattre ? Sc ne s'eft-il pas révolté a la feule idéé qu'il pouvoit avoir a fe.plaindre du mien? Vous 1'avez cru «pendantl Ainfi, non - feulement vous D z  64 Les Liaisons m'avez jugez capable de ce délire atroce9 mais vous avez même craint de vous j étrè expofée par vos bonrés pour moi. Ah! fi vous vous trouvez dégradée a ce. point par votre amour, je fuis donc moimême bien vil a vos yeux? Oppreffée par le fentiment douloureuxque cette idee me caufe, je perds a la repouifer,le temps que je devroi-s employer a la détruire. J'avouerai tout, une autre confidération me retient encore. Faut-il donc retracer des faits que je voudrois anéantir, Sc fixer votre attention & la mienne fur un moment d'erreur que je voudrois raqheter du refte de ma vie, dont je fui» encore a concevoir la caufe, 8c dont le fouvenir doit faire a jamais mon hifmiliation 8c mon défefpoir? Ah! fi en m'accufant, je dois exciter votre colere,vous n'aurezpasau moins a chercher loin votre vengeance; il vous fuffira de me livrer a mes remords. Cependant, qui le croiroit ? eet événement a pour première caufe, le charme tout-puilfant que j'éprouve auprès de vou?. Ce fut lui qui me fit oublier trop longtemps une affaire importante, Sc qui ne  poovoit fe remets t„ °* •^)&„etr::";:us'uittai^p ««. chercher. J eft e 0L lf ""^ ,0e i'Opéra & m, j' 77" la reJ°"idre i '•'•iconnue danTlr'7 tr°Uvai-'ïue Ke n-avoit pas L^Td JiEmi*' h remetrre ebez dïe \ medemand» ia- Je n'y vis aucuL V- ,Uatre pasde fccr, eit ii puiflante fur moi «„> 11 «tot être & fut en tffer hi " q dIe J avotiP mi ei\fclle!: bientot remarquée. «-^a^d^^^LeCr^i comme Tamour. Accournm - Urne «" celles de fon Z T » ' "T* t0U" empire toujours rfurr'é "Cre ^ d'U" occalion fi eclatanre. Plus ell» „ • embarras SW„{, , oyoit mo" /Iez ?u un moment vous  66 L e s Liaisons croire 1'objet, n avoit de caufe que Ia peine crueüe que je relfentois, qui ellemême venoit encore de mon refpect Sc de mon amour. Jufques-la, fans doute, je fuis plus mal heureux que coupable; 8c ces torts, qui feroient ceux de tout le monde, & les feuls dont vous meparle^, ces torts n'exiftant pas, ne peuvent m'être reprochés. Mais vous vous taifez en vain fur ceux de l'amour: je ne garderai pas fureux le même filence; un trop grand intérêt m'oblige a le rompre. Ce n'eft pas que, dans la confufion ou je fuis de eet inconcevable cgarément, je puiffe , fans une extréme douleur, prendre fur moi d'en rappeller le fouvenir. Pénétré de mes torts, je confentirois a en porter la peine, ou j'attendrois mon pardon du temps, de mon éternelle tendreffe Sc de mon repentir. Mais comment pouvoir me taire, quand ce qui me refte a vous dire importe a votre délicateffe ? Ne croyez pas que je cherche ün détour pour excufer ou pallier ma faute ; je m'avoue coupable. Mais je n'avoue point, je n'avouerai jamais que cette errcur humiliante puilfe être regatdée comme un tort de l'amour. Eh ! que peut - il y avoir de commun entre une furprife des  » A N G E R E ü $ E S. 67 fens, entre un moment d'oubli de foimême, que fuiveut bientöt la honte Sc Ie.... regret, & un ientiment pur, qui ne peut naitre que dans une ame délicate, s'y foutenir que par 1'eftime, & dont enfin Ie bonheur eft le fruit! Ah! ne profanezpas ainfi l'amour. Craignez fur-tout de vous profaner v.ous-même., en réunifTant fous un même point de vue, ce qui jamais ne peut ie confondre. Laiflez les femmes viles dégradées redoutcr une rival'ité qu'elles fentent malgré elles pouvoir s'établir, & éprouver les tourmens d'une jaloufieégalement cruelle & humiliante : mais vouS> détournez vos yeux de ces objets qui fouilleroient vos regards; & pure comme la divinité, comme elle auffi, puniftez 1'offenfe fans la reuen tir. Mais quelle peine m'impoferez - vous qui me foit plus douloureufe que celle que je reffens? qui puifte être comparée au regret de vou> avoir déplu , au défefpoir de vous avoir affligée, a 1'idée accablante de m'être rendu moins digne de vous Vous vous occupez de punir! & moi, je vous demande des confolations: non que je les mérite; mais paree qu'elles me font néceffatres, & qu'elles ne peuvent me venir que de vous. D ^  68 Les Liaisons Si tout-a-coup, oubliant mon amour & le votre 8c ne mettant plus de prix a mon bonheur, vous voulez au contraire me bvrer a une douleur éternelle , vous en avez le dróit; frappez : mais fi, plus indulgente ou plus fenfible, vous vous rappeliez encore ces fentimens fi tendres qui uniftoient nos cceurs; cette volupté de 1'ame, toujours renaiflante 8c toujours plus vfvement fentie; ces jours fi doux, fi fortunés, que chacun de nous devoit l 1 autre; tous ces biens de l'amour 5c que lui feul procure ! peut-être préférerez-vous le pouvoir de les faire renaïtre a celui de les détruire. Que vous dirois-je enfin? j'ai tout perdu, 8c tout perdu par ma faute; raais je puis tout recouvrer par vos bienfairs. C'eft a vous a décider maintenant. Je n'ajoute plus qu'un mot. Hier encore, vous me juriez que mon bonheur étoit bien sur tant qu'il dépendroit de vous ! Ah ! Madame, me livrez-vous aujourd'hui & Un délefpoir éternel» Paris} ce zj Novembre  DANGEREUSEs. 6? LETTRE CXXXVJII. Le Vicomte de Valmont a U Marquife de MerïüüU. Je perfifte, ma belle amie : non, je ne ims point amoureux; & ce n'eft pas ma iaute fi les circonftances me forcent d'en jouer le róle. Confentez feulement, & revenez; vous verrez bien-tot par vousmeme, combien je fuis fincere. J'ai fait mes preuves hier, & dies ne peuvent etre detruites par ce qui fe paflc aujouranui. J'étois donc chez la tendre Prude, & j'y «ois bien fans aucune autre affaire : car Ia petite Volanges, malgré fon état, devoit paffer toute Ia nuit au bal précoce de Mde. V. . . . Le défceuvrement m'avoit fait defirer d'abord de prolonger cette foirée; & j'avois même, a ce fujet, exigé un petit facrifice : mais a peine fut-il aCcordé que le plaifir que je me promettois fut troublé par 1'idée de eet amour que vous vous obflinez a me croire, ou au moins a me reprocher; en forte que  ' yo Les Liaisons je n'éprouverai plus d'autre defir, que celui de pouvoir a-la-fois m'aflürer Sc vous convaincre, que c'étoit, de votre part > pure calomnie. Je pris donc un parti violent; 8c fous un prétexte affez léger, je laiffai-la ma Belle, toute furprife, 8c fans doute encore plus affligée. Mais moi, j'allai tranquillement joindre Emilie a i'Opéra; 8c elle pourroit vous rendre compte, que jufqua ce matin que nous nous fommes féparés, aucun regret n'a troublé nos plaifirs. J'avois pourtant un affez beau fujet d'inquiétude, fi ma parfaite indifférence ne m'en avoit faüvé : ear vous faurez que j'étois a peine a quatre maifons de I'Opéra > 8c ayant Emilie dans ma voiture, que celle de l'auftere dévote vint exactement ranger la mienne, 8c qu'un embarras furvenu nous laiffa prés d'un demi-quartd'heure a cöté 1'un de 1'autre. On fe voyoit comme a midi, Sc il n'y avoit pas moyen d'échapper. Mais ce n'eft pas tout; je m'avifai dc confier a Emilie que c'étoit la femme a la Lettre. [Vous vous rappellerez peutêtre cette folie-U, Sc qu'Emilie étoit h »  » A N G E R E U S E S. 71 pupïtre (1) ]. Elle qui ne 1'avoit pas oubliée, & qui eft rieufe, neut de cefiè qu'elle n'euc coniidéré tout a fon aife cette vertu, difoitelle, Sc cela, avec des éclats de rite d'un fcandale a en donner de 1'humeur. Ce n'eft pas tout encore; la jaloufe femme n'envoya-t-elle pas chez moi dès le foir même? Je n'y étois pas : mais, dans fon obftination, elle y envoya une fecondefois, avec ordre de m'attendre. Moi dès que j'avois été décidé a refter chez Emilie, j'avois renvoyé ma voiture. fans autre ordre au Cocher que de venir me reprendre ce matin \ Sc comme en arrivant chez moi, il y trouva 1'amoureux meflager, il crut tout fimple de lui dire que je ne rentrerois pas de ia riuit. Vous devinez bien 1'effet de cette nouvelle, 5c qu'a mon retour j'ai trouvé mon congé fignifié avec toute la dignité que comportoit la circonftance ! Ainfi cette aventure, interminable fclon vous, auroit pu, comme vous voyez être ftnie de ce matin ; fi même elle ne i'eft pas, ce n'eft point, comme vous fallez croire, que je mette du prix a la con- CO Lettres XLVI & XLVII. J>6  y% Les Liaisons tinuer: c'eft que, d'une part, je n'ai pa* trouvé décent de me laifler quitter ; &, de 1'autre, que j'ai voulu vous réferver I'honneur de ce facrifice. J'ai donc répondu au févere billet par une grande Epitre de fentimens; j'ai donné de longues raifons, 6c je me fuis repofé fur l'amour, du foin de les faire trouver bonnes. J'ai déja réulii. Je vieps de recevoir un fecond billet, toujours bien rigoureux, 8c qui confirme 1'éternelle rupture, comme cela devoit être; mais dont le ten n'elt pourtant plus ie même. Surtout, on ne veut plus me voir : ce parti pris y eft annoncé quatre fois de la maniere ]a plus irrévocable. J'en ai conclu qu'il n'y avoit pas un moment k perdre pour me préfenter, J'ai déja envoyé mon Chafieur, pour s'emparer du SuifTe; & dans un moment, j'irai moi-même faire figner mon pardon : car dans les torts de cette efpece, il n'y a qu'une feule formule qui porte abfolution générale, & celle-la ne s'cxpédie qu'en préfence. Adieu, nia charmante amlej je cour* temer ce grand événement,  I> A N C E R e v S E S, 73 ' ~~ ^.^5=" -—=j ö. LETTRE CXXXIX. La Préfidente be Tourvel 4 Madame de RoSEMONde. Que je me reproche, ma fenfible amie de vous avoir parlé trop 8c trop tot, de mes pemespaftageres / je fuis caufe que vous vous affligez a préfent; ces chagnns qui vous viennent de moi durent encore, & moi, je fuis heureufe. Oui tout eft oublié, pardonné; difons mieux' tout eft réparé. A eet Etat de douleur & d'angoiffe, ont fuccédé le calme 8c les d&hees. O ! joie de mon cceur, comment vous^ exprimer ! Valmont eft innocent; on n'eft point coupable avec autant d'a* mour. Ces torts graves, offenfans, qu? je lui reprochois avec raat d'amertume, il neles avoit pas; 8c Cl, fur un feul poinr,* j'ai eu befoin d'indulgence, n'avois-je donc pas aulfi mes injuitices a réparer? Je ne vous ferai point le détail des faits eu des raifons qui le juftifient; peut-être même 1'efprit les apprécieroit mal : c'eft ft« cceur feuj qu'ü appartiem de les fentir,  74 i e s Liaisons Si pourtant vous deviez me foupconner de foibleffe, j'appellerois votre jugement a 1'appui du mien. Pour les hommes, dites-vous vous-même, 1'infidélité n'eft pas 1'inconftance. Ce n'eft pas que je ne fente que cette diftinclion, qu'en vain 1'opinion autorife, n'en blefle pas moins la délicateffe; mais de quoi fe plaindroit la mienne, quand celle de Valmont en fouffre plus encore? Ce même tort que j'oublie , ne croyez pas qu'il fe le pardonne ou s'en confole; 8c pourtant, combien n'a-t-il pas réparé cette légere faute par 1'excès de fon amour 8c celui de mon bonheur / Ou ma félicité eft plus grande, ou j'en fens mieux le prix depuis que je crains de 1'avoir perdu : mais ce que je puis vous dire, c'afl que, fi je me fentois la force de fupporter encore des chagrins auffi cruels que ceux que je viens d'éprouver, je ne croirois pas en acheter trop cher le furcroit de bonheur que j'ai goüté depuis. O ! ma tendre mere, grondez votre fille inconfidérée, de vous avoir affiigée par trop de précipitation; grondez-la d'avoir jugé témérairement 8c calomnié celui qu'elle ne devoit pas ceffer d'ado-  DANGEREUSES. . J$ rer : mais en la reconnoiffant imprudente voyez-la heureufe; Sc augmentez fa joie en la partageant. Paris, ce zó Novembre 17.. , au foir. :—^^—^^=_M, LETTRE CXL. Le Vicomte de VALMONT d la Marquife de MerteüII. C^omment donc fe fait-il, ma belle amie, que je ne recoive point de réponfe de vous.; Ma derniere Lettre pourtant me paroiflbit en mériter une; 5c depuis trois jours que je devrois l'avoir recue, je 1'attends encore ! Je fuis faché au moins; auffi ne vous parlerai-je pas du tout de mes grandes affaires. Que le raccommodement ait eu fon plein cffet; qu'au-lieu de reproches 5c de méfiance, il n'ait produif que de nouvelles tendreffes; que ce foit moi actuellement qui recoive les excufes 5c les réparations dues a ma candeur foupconnée; je ne vous en dirai mot : Sc fans 1'événement imprévu de la nuit derniere, je ne vous ccrirois pas du tout, Mais comme celui-li  j6 Les Liaisons regarde votre pupille, Sc que vraifemblablement elle ne fera pas dans le cas de vous en informer elie-mêtne, au moins de quelque temps, je me charge de ce foin. Par de raifons que vous devinerez, ou que vous ne devinerez pas, Mde. de Tourvel ne m'occupoit plus depuis quelques jours, Sc comme ces raifons-la ne pouvoient exifter chez la petite Volanges, j'en étois devenu plus affidu auprès d'elle. Grace a l'obligeant Portier, je n'avois aucun obftacle a vaincre; Sc nous menions, votre pupille Sc moi, une vie commode & réglée. Mais 1'habitude amene la négligence : les premiers jours, nous n'avions jamais pris afiez de précautions pour notre süreté; nous tremblions encore derrière les verrous. Hier, une incroyable diftraction a caufé 1'accident dont j'ai a vous inftruire; Sc fi, pour mon compte, j'en ai été quitte pour la peur, il en coüte plus cher a la petite fille. Nous ne dormions pas, mais nous étions dans le repos Sc 1'abandon qui fuivent la volupté, quand nous avons entendu la porte de la chambre s'ouvrir tout-a-coup» Auffi-tót je faute a mon épée, tant pour  DANGEREUSEf. 77 ma dëfènfe que pour celle dé notre commune pupille; je m avance 8c ne vois perfonne : mais en effet la porte étoit ouverte. Comme nous avions de Ia lumiere, j'ai été a la recherche , 8c n'ai trouvé ame qui vive. Alors je me fuis rappellé que nous avions oublié nos précautioiis ordinaires, 6c fans doute la porte poulfée feulement , ou mal fermée, s'étoit rouverte d'elle-même. En allant rejoindre ma timide compagne pour la tranquillifer 5 je ne 1'ai plus trouvée dans fon lit; elle étoit tombée, ou s'étovt fauvée dans fa ruelle : enfin elle y étoit étendue fans connoilfance, 8c fans autre mouvement que d'affez fortes convulfions. Jugez de mon embarras! Je parvins pourtant a la remettre dans fon lk & même a la faire revenir; mais elle s'étou blefiée dans fa chiïte, 8c elle ne tarda pas a en relfentir les effets. Des maux de reins, de violentes coliques, des fymptömes moins équivoques encore, m'ont eu bientöt éclairé fur fon état : mais pour le lui apprendre, il afallu lui dire d'abord celui ou elle étoit auparavant; car elle ne s'en doutoit pas. Jamais peut-être, jufqu'a elle, on n'avoic  78 Les Liaisons confervé tant d'innocence, en faifant fi bien tout ce qu'il falloir pour s'en défaire! Oh ! celle-la ne perd pas fon temps a réfiéchir ! Mais elle en perdoit beaucoup a fe défoler, 8c je fentois qu'il falloit prendre un parti. Je fuis donc convenu avec elle que f irois fuf-le-champ chez le Médecin 8c le Chirurgien de la maifon, 8c qu'en les prévenant qu'on alloit venir les chercher je leur confierois le tout, fous le fecret; qu'elle, de fon cöté, fonneroit fa Femmede-chambre; qu'elle lui feroit ou ne lui feroit pas fa confidence , comme elle voudroit; mais qu'elle enverroit chercher du fecours, 8c défendroit fur-tout qu'on réveillat Mde. de Volanges : attention délicate 8c naturelle, d'une fille qui craint d'inquiétèr fa mere. J'ai fait mes deux courfes 8c mes deux confeffions le plus leftement que j'ai pu, 8c de-la je fuis rentré chez moi, d'oü je ne fuis pas encore forti : mais le Chirurgien, qne je connoiflbis d'ailleurs, elf venu a midi me rendre compte de 1'état de la malade. Je ne m'étois pas trompé; mais il efpere que s'il ne furvient pas d'accident, ón ne s'appercevra de rien dans la mai-  dahgereuses. 79 fon. La Femme-de-chambre eft du fecret; le Médecin a donné un nom a la maladie; 6c cette affaire s'arrangera comme mille autres, a moins que par la fuite il ne nous foit utile qu'on en paile. Mais y a-t-ii encore quelque intérêt commun entre vous 8c moi Votre filence m'en feroit douter; je n'y croirois même plus du tout, fi le deur que j'en ai ne me faifoit chercher tous les moyens d'en conferver 1'efpoir. Adieu, ma belle amie je vous embrafle, rancune tenante. Paris, ce 21 Novembre 17... ^r^g^L^^tC^^^^ * LETTRE CXL.I. La Marquife de merteuil au Vicomte d e Vaimont. M on Dieu ! Vicomte, que vous me gènez par votre obftination ! Que vous importe mon filence? croyez-vous, fi je le garde, que ce foit faute de raifons pour me défendre. Ah ! plüt aDieu ? Mais non, c'eft feulement qu il m'en quitte de vous les dire.  8o Les Liaisons Parlez-moi vrai; vous faites-vous illufion a vous-même, ou cherchez-vous a me tromper ? la différence entre vos difcours & vos actions, ne me laifie de choix qu entre ces deux fentimens : lequel elf le véritable? Que voulez-vous donc que je vous dife, quand moi-même je ne fais que penfer ? Vous paroiffez-vous faire un grand mérite de votre derniere fcene avec la Préfidente ; mais qu'eft-ce donc qu'elle prouve pour votre fyftême, ou contre le mien» Aifurément je ne vous ai jamais dit que vous aimiez affez cette femme pour ne la pas tromper, pour n'en pasfaifirtoutes les occafions qui vous paroitroient agréables ou facilesrje ne doutois même pas qu'il ne vous füt a-peu-près égal de fatiffaire avec une autre, avec la première venue, jufqu'aux defirs que celle-ci feule auroit fait naitre; & je ne fuis pas furprife que, par un libertinage d'efprit qu'on auroit tort de vous difputer, vous ayez fait une fois par projet, ce que vous aviez fait mille autres par occafion. Qui ne fait que c'eft la le fimple courant du monde, 6c votre ufage a tous tant que vous êtes, depuis le fcélérat jufqu'aux ejpeces? Celui qui  DANGEREUSES' 8l s*en abftient aujourd'hui, paffe pour romahefque; &: ce n'eft pas-la, je crois, le defaut que je vous reproche. Mais ce que j'ai dit, ce que j'ai penfé ce que je penfe encore, c'eft que vous n'en avez pas moins de l'amour pour votre Préfidente; non pas, a la vérité, de l'amour bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez avoir; de celui, par exemple, qui fait trouver a une femme les agrémens ou les qualités qu'elle n'a pas; qui la place dans une clalfe a part, &met toutes les autres en fecond ordre: qui vous tient encore attaché a elle, même alors que vous 1'outragez; tel enfin quejeconc/ois qu'un Sultan peut le relfentir pour fa Sultane favorite, ce qui ne l'empêche pas de lui préférer fouvent une fimple OdaIifque. Ma comparaifon me paroït d'autant plus jufte, qui, comme lui, jamais vous n'êtes ni 1'Amant ni 1'ami d'une femme; mais toujours fon tyran ou fon efclave. Aulli fuis-je bien füre que vous vous êtes bien humilié, bien avili, pour rentrer en grace avec ce bel objet ! & trop heureux d'y être parvenu, dès que vous croyez le moment arrivé d'obtenir votre pardon , Vous me quittez pour ce grand événement. 1  82 Les Liaisons Encore dans votre derniere Lettre, fi vous ne m'y parlez pas de cette femme uniquement, c'eft que vous ne voulez m'y rien dire, de vos grandes affaires; elles vous femblent fi importantes, que le filence que vous gardez a ce fujet, vous femble une punition pour moi. Et c'eft après ces mille preuves de votre préférence décidée pour une autre, que vous me mandez tranquillement s'il y a encore quelqu'intérét commun entre vous & moi! Prenez-y garde, Vicomte! fi une fois je réponds , ma réponfe fera irrévocable; & craindre de la faire en ce moment, c'eft peut-être déja en dire trop. Auffi je n'en veux abfolument plus parle'-. Tout ce que je peux faire, c'eft de vous raconter une hiftoire. Peut-être n'aurezvous pas le temps de la lire, ou celui d'y faire affez attention pour la bien entendre.; libre a vous. Ce ne fera, au pis-aller, qu'une hiftoire de perdue. Un homme de ma connoiffance c'étoit empétré, comme vous, d'une femme qui lui faifoit peu d'honneur. Il avoit bien, par intervalle, le bon efprit de fentir que tot ou tard, cette aventure lui feroit tort : mais quoiqu'il en rougït, il n'avoit pas Ie courage de rompre. Son cmbarras  DANGEREUSJs, 83 é>it d'autantplus grand, qu'il s'étoit vanté a fes amis d'être'entiérement libre; Sc qu'il n'ignoroit pas que le ridicule qu'on a, augmente toujours en proportion qu'on s'en défend. ii paflbit ainfi fa vie, ne ceftant de faire des fottifes, Sc ne ceftant de dire après : Ce n'eft pas ma faute. Cet homme avoit une amie qui fut tentée un moment de le livrer au Public en cet état d'ivreiTe , Sc de rendre ainfi fon ridicule ineffacable: mais pourtant plus généreufe que maligne, ou peut-être encore par quelque autre motif, elle voulut tenter un dernier moyen, pour être a tout événement, dans le cas de dire, comme fon ami : Ce n'eft pas ma faute. Elle lui fit donc parvenir fans aucun autre avis, la Lettre qui fuit, comme un remede dont 1'ufage pourroit être utile a fon mal. " On s'ennuie de tout, mon Ange, « c'eft une Loi de la Nature; ce n'eft pas' « ma faute. » Si donc je m'ennuie aujourd'hui d'une « aventure qui m'a occupée entiérement » depuis quatre mortels mois, ce n'eft pas »j ma faute.  84 Les Liaisons ij Si, par exernple, j'ai eu jufle autant 33 d'amour que toi de vertu, & c'eft su» rement beaucoup dire, il n'eft pas éton33 nant que 1'un ait fini en même-temps » que 1'autre. Ce n'eft pas ma faute. " II fuit de-la, que depuis quelque temps 33 je t'ai trompée : mais aulii, ton impi« toyable tendreffe m'y forcoit en quel33 que forte! Ce n'eft pas ma faure. « Aujourd'hui, une femme que j'aime 33 éperdument, exige que je te facrifie. 33 Ce n'eft pas ma faute. 33 Je fens bien que voila une belle oc33 cafion de crier au parjure : mais fi la 33 Nature n'a accordé aux hommes que 33 la confiance, tandis qu'elle donnoit 33 aux femmes 1'obftination, ce n'eft pas 33 ma faute. 33 Crois-moi, choifis un autre Amant, 33 comme j'ai fait une autre Maitreffe. Cc 33 confeil eft bon, très-bon; fi tu Ie trou33 ves mauvais, ce n'eft pas ma faute. « 33 Adieu, mon Ange, je t'ai prife avec 33 plaifir, je te quitte fans regret: je te reas viendrai voir peut-être. Ainfi va ie j» monde. Ce n'eft pas ma fautect. ^e  UANGEREVSjEs ff j •*======^= * De vous dire, Vicomte, 1'effet de cette derniere tentative , & ce qui s'en eft fuivi, ce n'eft pas le moment: mais je vous promets de vous le dire dans ma première Lettre. Vous y trouverez auffi mon ultimatum fur le renouvellement du traité que vous me propofez. Jufques-la, adieu tout fimplement.... A propos, je vous remercie de vos détails fur la petite Volanges; c'eft un article a réferver jufqu'au lendemain du manage, pour la Gazette de médifance. En attendant, je vous fais mon compliment de condoléance fur la perte de votre poftérité. Bonfoir, Vicomte. Du Chdteau dc... ce 24 Novembre «7... / V. Partie.  86" Les Liaisons LETTRE CXLII. Le Vicomte d e Va imont d la Marquife de merteuil. JVILa foi, ma belle amie, je ne fais fi j'ai mal lu ou mal entendu, & votre Lettre, 8c i'hiftoire que vous m'y faites, 8c le petit modele épiftoiaire qui y étoit compris. Ce que je puis vous dire, c'eft que ce dernier m'a paru original 8z propre a faire de 1'efTet : aufïi je 1'ai copié tout fimplement, 8c tout fimplement encore je 1'ai envoyé a la célefte Préfidente. Je n'ai pas perdu un moment, car la tendre miffive a été expédiée dès hier au foir. Je 1'ai préféré ainfi, paree que d'abord je lui avois promis de lui écrire hier; & puis auffi, paree que j'ai penfé qu'elle n'auroit pas trop de toute la nuit, pour fe recueiilir 8c méditer fur ce grand événement, duffiezvous une feconde fois me reprochet I'expreflion. J'efpérois pouvoir vous renvoyer ce matin la réponfe de ma bien-aimée : mais il eft prés de midi, 8c je n'ai encore rien  DANGEREUSES. £7 recu. J'attendrai jufqu'a cinq heures; Sc fi alors je n'ai pas eu de noiïvelles, j'irai en chercher moi-même ; car fur-tout en procédés, il n'y a que le premier pas qui coüte. A préfent, comme vous pouvez croire je fuis fort empreflé d'apprendre la fin de I'hiftoire de cet homme de votre connoiflance, fi véhémentement foupconné de ne favoir pas, au befoin , facrifier une femme. Ne fe fera-t-il pas corrigé? Sc fa généreufe amie ne lui aura-t-elle pas fait grace ? Je ne defire pas moins de recevoir votre ultimatum : comme vous dites fi politiquement ! Je fuis curieux, fur-tout, de favoir fi, dans cette derniere démarche, vous trouverez encore de l'amour. Ah 1 fans doute, il y en a , Sc beaucoup ! Mais pour qui? Cependant, je ne prétends rien faire valoir, Sc j'attends tout de vos bontés* Adieu, ma charmante amie; je ne fermerai cette Lettre qu'a deux heures, dans 1'efpoir de pouvoir y joindre la réponfe defirée. A deux heures aprls midi. Toujours rien, 1'heure me preffe beaucoup; je n'ai pas le temps d'ajouter un E %  88 Les Liaiosns mot : mais cette fois, refuferez-vous en«ore les plus tendres baifers de l'amour è Paris, c« 37 Novembre ij... LETTRE CXLIII. La Préfidente DE Tourvel d Ma» dame de RosEMONDE. T J-JE voile eft déchiré, Madame, fur lequel étoit peinte 1'illufion de mon bonheur. La funefte vérité m'éclaire, Sc ne me laiflé voir qu'une mort affurée 5c prochaine, dont la route m'eft tracée entre la honte 5c le remords. Je la fuivrai.... je chérirai mes tourmens s'ils abregent mon exiftence. Je vous envoie la Lettre que j'ai rejue hier; je n'y joindrai aucune réflexion» elle les porte avec elle. Ce n'eft plus le temps de fe plaindre, il n'y a plus qua fouffrir. Ce n'eft pas de pitié que j'ai befoin, c'eft de force. Recevez, Madame , le feul adieu que je ferai, Sr exaucez ma derniere priere; c'eft de me laifter a mon fort, de m'oublier entiérement, de ne plus me compter fur la terre. II eft un termc dans le malheur,  DANGEREÜSES, g<; ou ramirié même augmente nos fouffranees Sc ne peut les guerir. Quand les bleflures font mortelles, tout fecours devient inhumain. Tout autre fentiment m'eft étranger, que celui du défefpoir. Rien ne peut plus me convenir, que la nuk profonde oü je vais enfevelir ma honte. J'y pleurerai mes fautes, fi je puis pleurer encore | car depuis hier , je n'ai pas verfé une larme» Mon cceur flétri n'en fourni plus. Adieu, Madame. Ne me répondez point. J'ai fait le ferment fur cette Lettre cruelle de n'en plus recevoir aucune. Paris, ce 27 Novembre 17,. ui—U ^=^5^==— 1 ^ „ LETTRE CXLIV. Le Vicomte d e Va l m o n t d la Marquife de merteuil» Ï"ï ier, a trois heures du foir, ma belle amie, impatienté de n'avoir pas de nouvelles, je me fuis préfenté chez la belle délailfée ; on m'a dit qu'elle étoit fortie, Je n'ai vu dans cette phrafe , qu'un refus de me recevoir, qui ne m'a ni faché ni furpris *, Sc je me fuis retiré, dans tyfpé- E 3  cjo Les Liaisons. rance que cette démarche engageroit au moins une femme fi polie, a m'honorer d'un mot de réponfe. L'envie que j'avois de la recevoir, m'a fait palier expres chez moi vers les neuf heures, & je n'y ai rien trouvé. Etonné de ce filence, auquel je ne m'attendois pas, j'ai chargé mon Chafleur d'aller aux informations , 8c de favoir fi la fenfible perfonne étoit morte ou mourante. Enfin, quand je fuis rentré, il m'a appris que Mde. de Tourvel étoit fortie en effet a onze heures du matin, avec fa Femme-de-Chambre; qu'elle s'étoit fait conduite au Convent de.. ., 8c qu'a fept heures du foir, elle avoit renvoyé fa voiture & fes gens, en faifant dire qu'on ne 1'attendit pas cnez elle. Afiurément, c'eft fe mettre en regie. Le Couvent eft le véritable afyle d'une veuve; 8c fi elle perfifte dans une réfolution fi louable, je joindrai a toutes les obligations que je lui ai déja, ceile de la célébrité que va prendre cette aventure. Je vous le difois bien, il y a quelque temps, que malgré vos inquiétudes, je ne reparoitrois fur la fcene du monde que briilant d'un nouvel éclat. Qu'ils fe montrent donc, cesCriuquesféveres, qui m'ac*  B A N G E R E U S E S. 01 cufoient d'un amour romanefque 8c malheureux; qu'ils faflent des ruptures plus promptes 8c plus brillantes : mais non, qu'ils fallent mieux; qu'ils fe préfentenc comme confolateurs, la route leur eft tracée. Hé bien! qu'ils ofent feulement tenter cette carrière que j'ai parcourue en entier; 8c fi 1'un d'eux obtient le moindre fuccès, je lui cede la première place. Mais ils éprouveront tous, que quand j'y mets du foin, 1'impreffion que je laiffe eft ineffacable. Ah/.fans doute, celle-ci le fera; & je compterois pour rien tous mes autres triomphes, fi jamais je devois avoir auprès de cette femme un rival préféré. Ce parti qu'elle a pris, flatte mon amourpropre , j'en conviens : mais je fuis faché qu'elle ait trouvé en elle une force furBfante pour fe féparer autant de moi. II y aura donc entre nous deux, d'autres obftacles que ceux que j'aurois mis moi-méme.' Quoi .' fi je voulois me rapprocher d'elle, elle pourroit ne le plus vouloir; que dis^e ? ne le pas defirer , n'en plus faire fon fuprême bonheur ! Eft-ce donc ainfi qu'on aime? 8c croyez-vous, ma belle amie , que je doive le fouffrir? Ne pourrois-je pas, par exemple > 8c ne vaudroit-il pas mieux-  Les Liaisons tenter de ramener cette femme au poinc de prévoir la pofiibilité d'un racommodement, qu'on defire toujours tant qu'on 1'efpere? Je pourrois effayer cette démarche fans y mettre d'importance, 8c par conféquent, fans qu'elle vous donnat d'ombrage. Au contraire, ce feroit un fimple effai que nous ferions de concert; 8c quand même je réuffirois, ce ne feroit qu'un moyen de plus, de renouveller, avotre volonté, un facrifice qui a paru vous être agréable. A préfent, ma belle amie, il me refte a en recevoir le prix , & tous mes vceux font pour votre retour. Venez donc vïte retrouver votre Amant, vos plaifirs, vosamis, 8c le courant des aventures. Celle de la petite'Volanges a tourné a merveille. Hier, que mon inquiétude ne me permettoit pas de refter en place, j'ai été , dans mes courfes difTérentes, jufques chez Mde. de Volanges. J'ai trouvé votre pupille déja dans le fallon, encore dans le coftume de malade, mais en pleine convalefcence, 8c n'en étant que plus fraiche 8c plus intéreffante. Vous autres femmes , en pareil cas, vous feriez reftées un mois fur votre chaife longue: ma foi ,■ vive les demoifelles; Celle- ci m'a en vérité  I) A N G E R E U S E S. 93 donné envie de favoir fi Ia guérifon étoit parfake / J'ai encore a vous dire que cet accident de Ia petite fille, a penfé rendre fou votre fentimentaire Danceny. D'abord , c'étoit de chagrin; aujourd'hui c'eft de joie. Sa Cécile étoit maladê.' Vous jugez que la tête tourne dans un tel malheur. Trois fois par jour il envoyoit favoir des nouvelles, & n'en paffoit aucun fans s'y préfenter luimême : enfin il a demandé, par une Belle Epïtre a la Maman, la permiffion d'aller Ia félicker fur la convalefcence d'un objet fi cher ; 6c Mde. de Volanges y a confenti: fi bien que j'ai trouvé le jeune homme établi comme par le paffé, a un peu de familiarité prés qu'il n'ofoit encore fe permettre. C'eft'de lui-même que j'ai fu ces détails; car je fuis forti en même-temps que lui, 6c je 1'ai fait jafer. Vous n'avez pas d'idéede 1'effët que cette vifite lui a caufé. C'eft une joie , ce font des defirs, des tranfports impotfibles a rendre. Moi qui aime les grands mouvemens, j'ai achevé de lui faire perdre la tête, en 1'affurant que fous très-peu de jours, je le mettrois a même de yoir fa ^belle de plus prés encore.  94 Les Liaisons En eifet, je fuis décidé a la lui remettre» auflï-töt après mon expérience faite. Je veux me confacrer a vous tout eatier; 8c puis, vaudroit-il la peine que votre pupille fut auffi mon élcve, fi ellenedevoit tromper que fon mari? Le chef-d'oeuvre eft de tromper fon Amant.' 8c fur-tout fon jpremier Amant.' car, pour moi, je n'ai pas a me reprocher d'avoir prononcé le mot d'amour. Adieu, ma belle amie; revenez donc au plutot jouir de votre empire fur moi, eu recevoir l'hommage 8c m'en payer le prix. Paris , ce 28 Novemhe 17... LETTRE CXL v. La Marquife de Merteuïl au Vicomte de valmont. c. Ofrieusement , Vicomte, vous avez quitté la Préfidente ? vous lui avez envoyé la Lettre que je vous avois faite pour elle ? En vétité, vous êtes charmant; 8c vous avez furpaffé mon attente .' J'avoue de bonne-foi que ce triomphe me flatte plus que tous ceux que j'ai pu obtenir jufqu'a.  I>ANGJ5REUS£5. 9J préfent. Vous allez trouver peut-être que j'évalue bien haut cette femme, que nagueres j'apprécicis fi peu ; point du tout. mais c'eft que ce n'eft pas fur elle que j'ai remporté cet avantage; c'eft fur vous: voila le plaifant, Sc ce qui eft vraimenc délicieux ! Oui, Vicomte, vous aimiez beaucoup Mde. de Tourvei, Sc même vous 1'aimes encore ; vous 1'aimez comme un fou : mais paree que je m'amufois a vous en faire honte, vous 1'avez bravement facrifiée. Vous en auriez facrifié mille, plutót que de fouffrir une plaifanterie. Oü nousconduit pourtant la vanité .' Le fage a bien raifon, quand il dit qu'elle eft 1'ennemie da bonheur. Oü en feriez-vous a préfent, fi je n'avois voulu que vous faire une malice? Mais je fuis incapable de tromper, vous le fa* vez bien; duftiez-vous, a mon tour , me réduire au défefpoir Sc auCouvent, j'en courc les rifques, Sc je me rends a mon vainqueur. Cependant fi je capitule, c'eft en vérité pure foiblefte : car fi je voulois, que de chicanes n'aurois-je pas encore a faire ! Sc peut-être le mériteriea-vccis i J'addaire, par  96 Les Liaisons cxemple avec quelle finefte ou quelle gau» cherie vous me propofez en douceur de vous laifier renouer avec la Préfidente. Il vous conviendroit beaucoup , n'eft-ce pas, de vous donner le mérite de cette rupture fans y perdre les plaifirs de la joui£ fance ? Et comme alors cet apparent facrifice n'en feroit plus un pour vous, vous m'oflFrez de le renouveller amavolonté.' Par cet arrangement, la célefte dévote fe croiroit toujours 1'unique choix de votre cceur tandis que je m'enorgueillirois d'être la rivale préférée; nous ferions trompées toutes deux, mais vous feriez content, 8c qu'importe le refte ? C'eft dommage qu'avec tant de talent pour les projets, vous en ayez fi peu pour 1'exécution; 8c que par une feule démarche inconlidérée, vous ayez mis vousmême un obftacle invincible a ce que vous defiriez le plus. Quoi ! vous aviez 1'idée de renouer, & vous avez pu écrire ma Lettre! Vous m'avez donc cru bien gauche a mon tour! Ah ! croyez-moi, Vicomte, quand une femme frappe dans le cceur, d'une autre , elle manque rarement de trouver 1'endroit /enfible, Sc la bleffure eft incurable. Tan- dis  BANGÉREUS.ES. o? As quejefrappois celle-ci, ou plutót que je dingeois vos coups, je n'ai pas oublié que cette femme étoit ma rivale, que vous i aviez trouvee un moment préférable a moi, & qu'enfin, vous m'aviezplacée audeffous d'elle. Si je me fuis trompée dans ma Yengeance, je confens a en porter la faute Ainfi, Je trouve bon que vous tentieztous les movens : je vous y invite même, 8c vous promets de ne Pas me facher de vos iucces, fi vous parveneza en avoir. Je fuis fi tranquille fur cet objet, que je ne veux plus men occuper. Parions d'autre chofe Par exemple,de la fanté de la petite Volanges. Vous m'en direz des nouvelle* pofitives a mon retour, n'efl-il Pas vrai? Je ferai bien aife d'en avoir. Après cela ce fera a vous de juger s'il vous conviendra mieux de remettre la petite fille a fon Amant, ou de tenter de devenir une fconde fois le fondateur d'une nouvelle branche de Valmont, fous le nom de Gercourt. Cette idéé m'avoit paru affez plaifante; & en vous laiflant le choix , je vous demande pourtant de ne pas prendre de parti indéfinitif, fans que nous en ayons cauféenfemble. Ce n'eft pas vous remettre a un temps éloigné, car je ferai a Pans IV. Partie. p  o8 Les Liaisons ineeflamment. Je ne peux pas vous dire pofitivement lejour; mais vous ne doutez pas que, dès que je ferai arrivée , vous n'en foyez le premier informé. Adieu, Vicomte; malgré mes querelles, mes malices ócmes reproches, je vous aime toujours beaucoup, & je me prépare a vous le prouver. Au revoir, mon ami. Du Chuteau de... ce i$ hovembre I?... LETTRE C X L V I. La Marquife dé merteuil au Chevalier danceny. El n f 1 n , je pars, mon jeune ami, 8c demain au foir, je ferai de retour a Paris. Au milieu de tous les embarras qu'entraine un déplacement, je ne recevrai perfonne. Cependant, fi vous avez quelque confidence bien preffée a me faire , je veux bien vous excepter de la regie générale; mais je n'excepterai que vous : ainfi, je vous demande le fecret fur mon arrivée. Valmont même n'en fera pas inftruit. Qui m'auroit dit, il y a quelque temps, que bientót vous auriezma confiance ex-  D A N G E R E u S E S. 99 clufive, je ne l'aurois pas cm. Mais la votre a entrainé la mienne. Je ferois tentée de croire que vous y avez mis de 1'adrefle, peut-être même de la féduótion. Cela* leroit bien mal au moins ! Au refte, elle ne feroit pas dangereufe a préfent j vous avez vraiment bien autre chofe a faire! Quand 1'Héroïne eft en fcene, on ne s'occupe gueres de la Confidente. Auffi n'avez - vous feulement pas eu le temps de me faire part de vos nouveaux fuccès. Quand votre Cécile étoit abfente , les jours n'étoient pas aftez longs pour écouter vos tendres plaintes. Vous les auriez faites aux échos, fi je n'avois pas été Ia pour les entendre. Quand depuis elie a été malade, vous m'avez même encore honorée du récit de vos inquiétudes; vous aviez befoin de quelqu'un a qui les dire. Mais a préfent, que celle que vcus, aimez eft a Paris, qu'elle fe porte bien, Scfuotout que vous la voyez quelquefois, elle fuifit a tout, 8c vos amis ne vous font plus rien. Je ne vous en blame pas; c'eft la faute de vos vingt ans. Depuis Alcibiade jufqu'a vous, ne fait-on pas que les jeunes gens (font jamais connu Tamitié que dans leürs F 2  ioo Les Liaisons chagrins? Le bonheur les rend quelquefois indifcrets, mais jamais confiants. Je" dirai bien comme Socrate : J'aime que mes amis viennent a. moi quand ils font malheureux (i) : mais en fa qualité de Philofophe, il fe palfoit bien d'eux quand ils ne venoient pas. En cela, je ne fuis pas tout-afaic fi fage que lui, & j'ai fenti votre filence avec toute la foibieffe d'une femme N'allez pourtant pas me croire exigeante: il s'en faut bien que je le fois ! Le même fentiment qui me fait remarquer ces privations, me les fait fupporter avec courage , quand elles font la preuve ou la caufe du bonheur de mes amis. Je ne compte donc fur vous pour demain, quautant que l'amour vous lailfera libre & défoccupé, & je vous défends de me faire le moindre facrifice. Adieu, Chevalier; je me fais une vraie fête de vous revoir : reviendrez-vous ? Du chdteau de ... cc u Novembre 77... (O Marmonïïi,, Co/itt moral d'^hibuidt.  bangereuses. ioi I £ T T r E CXLVII, Madame de Volanges d Madame de rosemonde. V r m v ous ferez sürement auffi affligée que iele fins ma digne amie, en apprenant letat ou fetrouve Mde. de Tourvel - elle eft malade depuis hier : fa maladie a pris fi vivement, Sc fe montre avec des fvmptomes fi graves, que j'en fuis vraiment alarmee. Une fievre ardente , un tranfport violent Sc prefque continuel, une foif qu'on ne peut appaifer, voila tout ce qu'on remarque. Les Médecins difent ne pouvoir mn pronofliquer encore, & le traitement fera d'autant plus dUficile, que la malade refufe avec obftination toute efpece de remedes : c'eft au point qu'il a fallu la tour de force pour la faigner ; Sc il a fahu depuis en ufer de même deux autres toxs pour lui remettre fa bande, que dans fon tranfport elle veut toujours arracher. Vous qni 1'avez vue, comme moi, fi peu forte, fi timide Sc fi douce, concevez- F5  102 Les Liaisons vous donc que quatre perfonnes puiffent a peine la contenir, 8c que pour peu qu'on veuille lui repréfenter quelque chofe, elle entre dans des fureurs inexprimables.; Pour moi, je crains qu'il n'y ait plus que du délire, 8c que ce ne foit une vraie alié • nation d'efprit. Ce qui augmente ma crainte a ce fujet, c'eft ce qui s'eft pafte avant-hier. Ce jour-la , elle arriva vers les onze heures du matin, avec fa Femme-dechambre, au Couvent de... Comme elle a été élevée dans cette maifon, 8c qu'elle a confervé l'habitüde d'y entrer quelquefois, elle y fut tecue comme a 1'ordinaire, 8c elle parut a tout le monde tranquille 8c bien portante. Environ deux heures après , elle s'informa 11 la chambre qu'elle occupoit étant Penfionnaire, étoit vacantè, 8c fur ce qu'on lui répondit qu'oui» elle demanda d'aller la revoir : la Prieurc 1'y accompagna avec quelques autres R Qu'on me laiffe feule, &c.Ct; &c toute connoiiTance s'eft perdue. Ce propos qu'elle m'a tenu, 8c quelques autres écliappés dans fon délire, me font craindre que cette cruelie maladie n'ait une caufe plus cruelie encore. Mais refpeclons les fecrets de notre amie, <5c contentons-nous de plaindre fon malheur- Toute la journée d'hier a été également orageufe , & partagée entre des accès de tranfports effrayants, & des momens d'un abattement léthargique, les feuls, oü elle prend 8c doune quelque repos. Je n'ai quitté le chevet de fon lit qu'a neuf heures du foir, 8c je vais y retourner ce matin pour toute la journée. Sürement je n'abandonnerai pas ma malheureufe amie : mais ce qui eft défolant, c'eft fon obftination a refufer tous les foins 3c tous les fecours. Je vous envoie le bulletin de cette nuit  DANGEREUSES. ÏOJ que je viens de recevoir, & qui} comme vous le verrez, n'eft rien moins que confolant. J'aurai foin de vous les faire palier tous exactement. Adieu, ma digne amie; je vais retrouver la malade. Ma fille, qui heureufement eft prefque rétablie , vous préfente fon refpeót. Paris, ce 29 Novembre tj... LETTRE CXLVIII. Le Chavalier DANCENY d Madame DE MEE. TE UIL. O ! vous que j'aime! 6! toi que j'adore! 6 ! vous qui avez commencé mon bonheur ! ö! toi qui 1'as comblé! Amie fenfible, tendre Amante, pourquei le fouvenir de ta douleur vient-il troubler le charme que feprouve ! Ah! Madame, calmezvous, c'eft 1'amitié qui vous le demande. O mon amie ! fois heureufe, c'eft la prierc de l'amour. Hé ! quels reproches avez-vous donc è. vous faire.-5 croyez-moi, votre délicateiTe vous abufe. Les regrets qu'elle vous caufe > les torts donc elle m'accufe , font égale-  108 1 E s Liaisons ment illufoires; 8c je fens dans mon cceur quil n'y a eu, entre nous deux, d'autre feaucceur que l'amour. Ne crains donc plus de te livrer aux fentimens que tu infPires, de te laiiTer pénétrer de tous les feux que tu fais naïtre. Quoi! pour avoir été éclairés plus tard, nos cceurs en ferc-ient-ils moins purs ? non, fans doute. C'eft au contraire la féduclion, qui, n'agiflant jamais que par projets, peut combmer fa démarche 8c fes moyens, Sc prévoir au Join les événemens. Mais l'amour véritable ne permet pas ainfi de méditer Sc de réfléchir : il nous diftrait de nos penlées par nos fentimens; fon empire n'eft jamais plus fort que quand il eft inconnu ; & c'eft dans lombre & le filence, qu'ü nous entoure de Hens qu'il .eft également impoflïble d'appercevoir 8c de rompre. C'eft ainfi qu'hier même, malgré la vive émotion que me caufoit 1'idée de votre retour, "malgré le plaifir extréme que je fentis en vous voyant, je croyois pourtant n'être enccre appellé ni conduit que par la paifible amitié-: ou plutöt, entiérement livré aux doux fentimens de mon cceur, je m'occupois bien peu d'en démélcr 1'origine ou la caufe. Ainfi que moi,  DANGEH.EUSES. lOi) ma tendre amie, tu éprouvois, fans le connoitre, ce charme impérieux qui livroit nos ames aux douces impreiTions de la tendreffe; & tous deux nous n'avons reconnu l'amour, qu'en fortant de 1'ivreffe oü ce Dieu nous avoit piongés, Mais cela même nous juftlfie au-Iie'u de nous condamner. Non, tu n'as pas trahi 1'amitié, «Sc je n'ai pas davantage abufé de ta confiance. Tous deux , il eft vrai , nous ignorions nos fentimens; mais cette illufion, nous 1'éprouvions feulement fans chercher a la faire naïtre. Ah ! lom cle nous en^plaindre, ne fongeons qu'au bonheur qu'elle nous a procuré; 8c fans le troubler par d'injuftesreproches, ne nous occupons qu'a 1'augmenter encore par le charme de la confiance 8c de Ia fécurité. O mon amie 5 que cet efpoir eft cher a mon cceur ! Oui; déformais délivrée de toute crainte, 8c toute entiere a l'amour, tu partageras mes defirs, mes tranfports, le délire de mes fens, 1'ivrefte de mon ame; & chaque inftant de nos jours fortunés fera marqué par une volupté nouvelle, f Adieu, toi que j'adore ! Je te verrai ce foir, mais te trouverai-je feule ? Je n'ofe  iio Les Liaisons. 1'efpérer. Ah! tu ne le defires pas autanc que moi. Paris y ce i JJécembre 17... LETTRE CXLIX. Madame de VoLATJGES d Madame de ROSEMO n de. J'ai efpéré hier, prefque toute la journée, ma digne amie, pouvoir vous donner ce matin des no.uvelles plus favorables de la fanté de notre chere malade : mais depuis hier au foir cet efpoir eft détruit, A N G E R E*U S E S. IT3 qu'aux larmes; elle s'en appercut a ma voix, & me dit : >•> Vous me plaignez! 33 Ah! fi vous connoiiTiez ".Et puis s'interrompant: w Faites qu'on nous laill'e 33 feules, & je vous dirai tout". ^ Ainfi que je crois vous l'avoir marqué, j'avois déja des foupcons fur ce qui devoit faire le fujet de cette confidence; Sc craignant que cette converfation, que je prévoyois devoir être longue 8c trifte, ne nuisit peut-être a 1'état de notre malheuheureufe amie, je m'y refufai d'abord fous ptétexte qu'elle avoit befoin de repos : mais elle infiffa , Sc je me rendis a fes inftances. Dès que nous fümes feules, elle m'apprit tout ce que déja vous avez fu d'elle , 8c que par cette raifon je ne vous répéterai point. Enfin, en me parlant de la facon cruelie dont elle avoit été facrifiée, elle ajouta : 33 Je me croyois bien füre d'en mourir 33 8c j'en avois le courage; mais de fur33 vivre a mon malheur & a ma honte 33 c'eft ce qui m'eft impoffible 33. Jetentai de combattre ce découragement, ou pluton ce défefpoir, avec les armes de la Religion, jufqu'alors fi puifïantes fur elle : mais je fentis bientöt que je n'avois pas  ii4 Les Liaisons aflez de force pour ces fonctions auguftes, «Sc je m'en tins a lui propofer d'appeller le Pere Anfelme, que je fais avoir toute fa confiance. Elle y confentit; «Sc parut même le defirer beaucoup. On 1'envoya chercher en effet, «Sc' il vient fur-le-champ. tl refta fort long-temps avec la malade, «Sc dit en fortant que fi les Médecins en jugeoient comme lui, il croyoit qu'on pouvoit ditférer la cérémonie des Sacremens, qu'il reviendroit le lendemain. II étoit environ trois heures après-midi, «Sc jufqu'a cinq notre amie fut afiéz tranquiile : en forte que nous avions tous repris de 1'efpoir. Par malheur, on apporta alors une Lettre pour elle. Quand on voulu la lui remettre, elle répondit d'abord n'en vouloir recevoir aucune , «Sc perfonne n'infifta. Mais dès ce moment, elle parut plus agitée. Bientöt après, elle demanda d'oü venoit cette lettre? elle n'étoit pas timbrée: qui 1'avoit apportée? on 1'ignoroit: de quel part on 1'avoit remife?o:i ne 1'avoit pas dit aux Tourieres. Enfuite elle gard? quelque temps le filence ; après quoi, elle recommenca a parler : mais fes propos fans fuite nous apprirent feulement que le délire étoit revenu.  DANGEREUSES, II7 Cependant il y eut encore un in: ervalle tranquille, jufqu'a ce qu'enfin elle demanda qu'on lui remit la Lettre qu'on avoit apportée pour elle. Dès qu'elle eut jetté les yeux deflus, elle s'écria : « De lui ! « grand Dieu w \ 8c puis d'une voix forte, mais oppreftée Reprenez-la, repre» nez-la Elle fit fur-le-champ fermer les rideaux de fon Ut, 8c défendit que perionne approchat: mais prefqu'auffi-tót nous fümes bien obligés de revenir auprès d'elle. Le tranfport avoit repris plus violent que jamais, «Sc il s'y étoit joint des convulfions vraiment effrayantes. Ces accidens n'ont plus celTé de la foirée; «Sc le bulletin de ce matin m'apprend que la nuit n'a pas été moins orageufe. Enfin, fon état eft tel, que je m'étonne qu'elle n'y ait pas déja fuccombé; «Sc je ne vous cache point qu'il ne me refte que bien peu o'efpoir. Je fuppofe que cette malheureufe Lettre eft de M. de Valmont: mais que peut-il encore ofer lui dire? Pardon , ma chere amie'; je m'interdis toute réfiexion : mais il eft bien cruel de voir périr fi malheureufement une femme, jufqu'alors fi heureuie «Sc fi digne de 1'être. Paris t ce 2 Décembre 17../  n6 Les Liaisons —=^aCg>^=^--: >• LETTRE'CL Ze Chevalier danceny ANGERÉUSES. II7 tiens a te prier de veiller a ta füreté , car je ne puis être tranquille quand tu feras inquiete. Pour cet objet, ce n'eft pas nous deux qui ne fommes qu'un , c'eft toi qui es nous deux. II n'en eft pas de même fur U befoin: ici nous ne pouvons avoir qu'une mêmepeniée; «Sc li nous differons d'avis, ce ne peutêtre que faute de nous expliquer ou de nous entendre. Voici donc ce que je crois fentir. Sans doute une Lettre paroit bien peu nécefiaire, quand on peut fe voir librement. Que diroit-elle, qu'un mot, un regard, ou même le filence, n'exprimaflent cent fois mieux encore .p Cela me paroit ii vrai, que dans le moment oü tu me parlas de ne plus nous écrire, cette idee gliffa facilement fur mon ame \ elle la gêna peutêtre, mais ne 1'affccia point. Tel a-peuprès quand voulant donner un baifer fur ton caur, je rencontre un ruban ou une gaze, je 1'écarte feulement, «Sc n'aicependant pas le fentiment d'un obftacle. Mais depuis, nous nous fommes féparés; «Sc dès que tu n'a plus été la, cette idee de Lettre eft revenue me tourmenter. Pourquoi, me fuis-je dit, cette privation de  n8 Les Liaisons plus? Quoi! pour être éloigné, n'a-t-on plus rien a fe dire .p Je fuppofe que favorifé par les circonftances, on pallè enfemble une journée entiere; faudra-t-il ptendre le temps de caufer fur celui dejouir? Oui, de jouir, ma tendre amie; car auprès de toi, les momens mêmes du repos fourniiTent encore une jouilTancedélicieufe. Enfin quel que foit le temps, on finit par fe féparer; & puis, on eft fi feul! C'eft, alors qu'une Lettre eft précieufe ! fi on ne la lit pas, du moins on la regarde . . . Ah .' fans doute, on peut regarder une Lettre fans la lire, comme il me femble que la .nuit j'aurois encore quelque plaifir a toucher ton portrait. . . . Ton portrait, ai-je dit ? Mais une Lettre eft le portrait de 1'ame. Elle n'a pas, comme une froide image, cette ftagnance fi éloignée de l'amour; elle fe prête a tous nos mouvemens: tour-a-tour elle s'anime, elle jouit, elle fe repofe Tes fentimens me font tous fi précieux ! me priveras-tu d'un moyen de les recueillir ? Es-tu donc sure que le befoin de m'écrire ne te tourmentera jamais ? Si dans la folitude ton coeut fe dilate ou s'oppreffe, fi un mouvement de joie paffe jufqu'a ion  1) A N G E R E Ü S E S. II) ame, ft une trifteffe involontaire vient'Ia troubler un moment; ce ne fera donc pas dans le fein de ton ami, que tu répandras ton bonheur ou ta peine? tu auras donc un fentiment qu'il ne partagera pas.ptu le laifteras donc, rêveur Sc folitaire, s'égarer loin de toi? Mon amie... ma tendre amie! Mais c'eft a toi qu'il appartient de prononcer. J'ai voulu difcuter feulement, Sc non pas te féduire ; je ne t'ai dit que des raifons, j'ofe croire que j'euffe été plus fort par des prieres. Je tacherai donc, ft tu perfiftes, de ne pas m'affliger; je ferai mes efforts pour me dire ce que tu m'aurois écrit : mais tiêns, tu le d'.rois mieux que moi; Sc j'aurois fur-tout plus de plaifir a 1'entendre. Adieu, ma charmante amie ; 1'heureapproche enfin oü je pourrai te voir : je te quitte bien vïte, pour t'aller retrouver plutöt. Paris, ce 5 Décembre 17,..  uo Les Liaisons LETTRE CLI. Le Vicomte d e Va lmont dia Marquife de MerïEUIL. •Sans doute, Marquife, que vous ne me croyez pas aftezpeud'ufage , pour penfer que j'aie pu prendre le change fur le tête-a-tête , oü je vous ai trouvée ce foir, «Sc fur l'étonnant hafard qui avoit conduit Danceny chez vous! Ce n'eft pas que votre phyfionomie exercée n'ait fu prendre a merveille rexpreflion du calme «Sc de la férénité5 ni que vous vous foyez trahie par aucune de ces phrafes, qui quelquefois échappent au trouble ou au repentir. Je conviens même encore que vos regards dociles vous ont parfaitement fervie; «Sc que s'ils avoient fu fe faire croire auffi bien que le faire entendre , loin que j'euiTe pris ou confervé le moindre foupcon, je n'aurois pas douté un moment du chagrin extréme que vous caufoit ce tiers importun. Mais, pour ne pas déployer envain d'aufli grands talens, pour en obtenir le fuccès que vous vous en promettiez, pour pro- duire  Ö A N G E R E U S E S. 121 duire enfin 1'illufion que vous cherchiez a faire naitre , il falloit donc auparavant former votre Amant novice avec plus de foin, Puifque vous commencez a faire des éducations > apprenez a vos éleves a ne pas rougir 8c fe déconcerter a la moindre plaifanterie; a ne pas nier fi vivement, pour une feule femme, les mêmes choles dont ils fe défendent avec tant de mollelfe pour toutes les autres. Apprenez-leur encore a favoir entendre 1'éloge de leur Maïtrelle, fans fe croire obligés d'en faire les honneurs; & fi vous leur permettez de vous regarder dans le cercle, qu'ils fachenc au moins auparavant déguifer ce regard de polTeilion fi facile a reconnoitre , 8c qu'ils confondent fi mal-adroitement avec celui de l'amour. Alors vous pourrez les faire paroitre dans vos exercices publics, fans que leur conduite faiTe tort a leur fage inftitutrice; 8c moi-même, trop heureux de concourir a votre célébrité , je vous promets de faire «Sc de publier les programmes de ce nouveau college. Mais, jufques-la je m'étonne, je 1'avoue, que ce foit moi que vous ayez encrepris de traiter comme un écolier. Oh ! qu'avec toute autre femme, je ferois bientót ven- IV. Partie. C  in L'Es Liaisons gé! que je m'en ferois de plaifir! «Sc qu'il furpafferoit aifémenc celui qu'elle auroit cru me faire perdre! Oui, eelt bien pour vous feule que je peux préférer la réparation a la vengeance ; «Sc ne croyez pas que je fois retenu par le moindre doute, par la moindre incertitude; je fais tout. Vous êtes a Paris depuis quatre jours; Sc chaque jöurs vous avez vu Danceny> 8c vous n'avez vu que lui feul. Aujourd'hui même votre porte étoit encore fermée ; «Sc il n'a manqué a votre SuiiTe, pour m'empêcher d'arriver jufqu'a vous, qu'une aiTurance égale a la votre. Cependant je ne devois pas douter , me mandiez-vous, d'être le premier informé de votre arrivée; de cette arrivée dont vous ne pouviez pas encore me dire lt jour, tandis que vous m'écriviez la veille de votre départ. Nierez-vous ces faits, ou teuterez-vous de vous en excufer.-3 L'un 8c 1'autre font également impoiTibles; 8c pourtant je me contiens encore! ReconnoiiTez-la votre empire : mais croyez-moi, contente de l'avoir éprouvé, n'en abufe^ pas plus long-temps. Nous nous connoiffons tous deux, Marquife; ce mot doit vous fuifire.  1> A N G E R E U S E S. lij Vous fortez demain toute ia journée, m'avez-vous dit ? Ala bonne heure , fi vous fortez en effet; 8c vous jugez que je le faurai. Mais enfin, vous rentrerez le foir; 8c pour notre difikile réconciliation , nous n'aurons pas trop de temps jufqu'au lendemain. Faites-moi donc favoir fi ce fera chez vous, ou la-bas, que fe feront nos expiations nombreufes 8c réciproques. Surtout, plus de Danceny. Votre mauvaife tête s'étoit remplie de fon idéé , & je peux n'être pas jalonx de ce délire de votre imagination: mais fongez que de ce moment, ce qui n'étcit qu'une fantaifie , deviendroit une préférence marquée. Je ne me crois pas fait pour cente humiliation, 8c je ne m'attends pas a la recevoir de vous. J'efpere même que ce lacrifice ne vous en paroitra pas un. Mais quand il vous coüteroit quelque chofe, il me femble que je vous ai donné un aflêz bel exemple? qu'une femme fenfible 8c belle, qui n'exiftoit que pour moi, qui dans ce moment même meurt peut-être d'amour 8c de regret, peut bien valoir un jeune écolier5 qui , fi vous voulez, ne manque ni de figure ni d'efprit, mais qui n'a encore ni ufage ni confifAance. G a  1^4 Les Liaisons' Adieu, Marquife; je ne vous dis rien de mes fentimens pour vous. Tout ce que je puis faire en ce moment, c'eft de ne pas fcruter mon cceur. J'attends votre réponfe. Songez en la faifant, fongez bien que plus il vous eft facile de me faire oublier 1'offenfe que vous m'avez faite , plus un refus de votre part, un fimple délai, la graveroit dans mon cceur en traits ineffacables. Paris, ce 3 Décembre 17.. , au foir. ^«==^.ij # LETTRE CLIL La Marquife de Merteuil au Vicomte de valmont. P X renez donc garde, Vicomte , & m'énagez davantage mon extréme timidité ï Comment voulez-vous que je fupporte 1'idée accablante d'encourir votre indignation, Sc fur-tout que je ne fuccombe pas ala crainte djp votre vengeance ? d'autant que comme vous favez, fi vous me faifiez une noirceur , il me feroit impoflible de vous la rendre. J'aurois beau parler, votre exiftence n'en feroit ni moins brillante ni  I>ANGEREÜSES. I2J moins paifible. Au fait, qu'auriez-vous a redouter > d'être obligé de partir, fi on vous en laifioit le temps. Mais ne vit-on pas chez 1'étranger comme ici? &a tout prendre, pourvu que la Cour de France vous laiiTat tranquille a celle oü vous vous nxeriez , ce ne feroit pour vous que changer le lieu de vos triomphes. Après avoir tenté de vous rendre votre fang-froid par ces confidérations moraies, revenons a nos artaires. Savez-veus , Vicomte, pourquoi je ne me fuis jamais remariée ? ce n'en. afturément pas faute d'avoir trouvé affez de par-, tis avantageux; c'eft uniquement pour que perfonne n'ait le droit de trouver a redire a mes aftions. Ce n'eft même pas que j'aie craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car j'aurois bien tc )urs fini paria : mais c'eft qu'il m'aurok gêné que quelqu'un eut eu feul le drok de s'en plaindre : c eft qu'enfin je ne voulois tromper'que pour mon plaifir. & non par néceftité. Et voila que vous m'écrivez la Lettre la plus maritale qu'il foit poffible de voir! Vous ne.m'y parkz que de torts de mon cöté, & de graces du votre / Mais comment donc peut-on manquer a celui a qui on ne doit rien? je ne faurois le concevoir! G}  Ii6* Les Liaisons Voyons; de quoi s'agit-dl tant? Vous avez trouvé Danceny chez moi, 8c cela vous a déplu? a la bonne heure : mais qu'avez-vous pu en conclure? ou que c'étoit 1'erTet du hafard, comme je vous le difois, ou celui de ma volonté , comme je ne vous le difois pas. Dans le premier cas, votre Lettre eft injufte; dans le fecond, elle eft ridicule : c'étoit bien la peine d'écrire ! Mais vous êtes jaloux, 8c la jaloufie ne raifonne pas. Hé bien, je vais raifonner pour vous. Ou vous avez un rival, ou vous n'en avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire pour lui être préféré; fi vous n'en avez pas, il faut plaire encore pour éviter d'en avoir. Dans tous les cas, c'eft la même conduite a tenir : ainfi, pourquoi vous tourmenter? pourquoi fur-tout, me tourmenter moimême .' Ne favez-vous donc plus être le plus aimable ï 8c n'êtes-vous plus fur de vos fuccès? Allons donc, Vicomte, vous vous faires tort. Mais ce n'eft pas celac'eft qu'a vos yeux, je ne vaux pas que vous vous donniez tant de peine. Vous defirez moins mes bontés, que vous ne voulez abufer de votr<* empire. Allez, vous êtes un ingrat. Voila bien > je crois, du  HANGEREUSES. lij fentiment / & pour peu que je continualfe, cette Lettre pourroit devenir fort tendre: mais vous ne le méritez pas. Vous ne méritez pas davantage que je me juftifie. Pour vous punir de vos foupcons, vous les garderez : ainfi, fur 1'époque de mon retour, comme fur lesvifites de Danceny , je ne vous dirai rien. Vous vous étes donné bien de la peine pour vous en inftruire , n'eft-ü pas vrai? Hé bien ! en étes-vous plus avancé? Je fouhaite que vous y ayiez trouvé beaucoup de plaifir; quand a moi, cela n'a pas nui au micn. Tout ce que je peux donc répondre a votre menacante Lettre, c'eft quelle n'a eu ni le don de me plaire,- ni le pouvoir de m'intimider'; Sc que pour le moment je fuis on ne peut pas moins difpofée a vous accorder vos demandes. Au vrai, vous aecepter tel que vous vous montrez aujourd'hui, ce feroit vous faire une infidélité réelle, Ce ne feröit pas la renouer avec mon ancien Amant; ce feroit en prendre un nouveau, Sc qui ne vaut pas 1'autre a beaucoup prés. Je n'ai pas alles oublié le premier pour m'y tromper ainfi. Le Valmont que j'aimois étoit  nS Les Liaisons charmant. Je veux bien convenir même que je n'ai pas rencontré d'homme plus aimable. Ah.' je vous en prie, Vicomte, li vous le retrouvez, amenez-le-moi; cem lui-la fera toujours bien recu. Prévenez-le cependant, que dans aucun cas, ce ne feroit ni pour aujourd'hui ni pour demain, Son Menechme lui a fait un peu tort; Sc en me prelTant trop, je craindrois de m'y tromper. Ou bien peut-être ai-je dcnné parole a Danceny pour ces dèux jours-la ? Et votre Lettre m'a appris que vous ne plaifantiez pas, quand on manquoit a fa parole. Vous voyez donc qu'il faut attendre. Mais que vous importe , vous vous vengerez toujours bien de votre rival. II ne fera pas pis a votre MaitrelTe que vous ferez a la fienne; attge.reuses. 121 vous voyez que la réponfe que je vous demande, n'exige ni longues ni belles phrafes. Deux mors fuffifenr. Paris , ce 4 Décemhe 17... Réponfe de la Mar qui fe de mer» te uil. écrite au bas de la menie Lettre. Hé bien ! la guerre. LETTRE CLIV. Madame de volanges. d Madame de rosemonde. Les bulletins vous inftruifent mieux que je ne pourrois le faire, ma chere amie, du facheux état de notre malade. Toute entiere aux foins que je lui donne , je ne prends fur eux le temps de vous écrire , qu'autant qu'il y a d'autres événemens que ceux de la maladie. En voici un , auquel certainemenc je ne m'attendoispas! C'eft une Lettre que j'ai recue de M. de Valmont, a qui il a plu de mechoifir pour fa confidente, & même pour fa médiatrice auprès de Mde. de Tourvel, poar qui il  13a Les Liaisons. ' avoit auffi joint une Lettre a* la mienne. J'ai renvoyé 1'une en répondant a 1'autre. Je vous fais pafter cette derniere, & je crois que vous jugerez comme moi, que je ne pouvois ni devois rien faire de ce qu'il me demande. Quand je 1'aurois voulu, notre malheureufe amie fi'auroit pas été en état de m'entendre. Son déiire eft continuel. Mais que direz-vors de ce défefpoir de M. de Valmont? D'abord faur-il y croire, ou veut-ii feulement tromper tout le monde > êc jufqu'a la fin (i)3 Si pour cette fois il eft fincere, il peut bien dire qu'il a luimême fait fon malheur. Je crois qu'il fera peu content de ma réponfe : mais j'avoue que tout ce qui me fixe fur cette malheureufe aventure, me fouleve de plus en plus contre fon auteur. Adieu, ma chere amie; je retoürne a mes triftes foins, qui le deviennent bien davantage encore par le peu d'efpoir que j'ai de les voir réufur. Vous connoiffez mes fentimens pour vous. CO C'eft paree qu'on n'a rien trouvé dans la luite de cette Correfpondance qui put i;éfoudre cc doute, qu'on a pris le parti de iupprimer la Lettre de M. de Valmont. LETTRE  1) A N G E R E U s E s. I33 LETTRE CL V. Le Vicomte de Vaimont au Chevalier D A N C E N Y, J 'a 1 paiTé deux fois chez vous, mon cher Chevalier; mais depuis que vous avez quitté le röle d'Amant pour celui hommes a bonnesfortunes, vous êtes, comme deraiion, devenu introuvable. Votre Valet-de-chambre m'a afïuré cependant que vous rentreriez chez vous ce foir; qu'il avoit ordre de vous attendre : mais moi, qui fuis mftruit de vos projets, j'ai trésbien compris que vous ne rentreriez que pour un moment, pour prendre le coftums de la chofe , & que fur - le - champ vous recommenceriez vos courfes viftorieufes. A la bonne heure, 8c je ne puis qu'p applaudir : mais peut-être, pour ce foir, alIez-vous être tenté de changer leur dlrection. Vous ne favez encore que la moitié de vos affaires; il faut vous mettre au courant de 1 autre, «5c puis, vous vous déciderez. Prenez donc le temps de lire ma Lettre. Ce ne fera pas vous diftraire dd IV.^Partie. ; ft  134 Les Liaisons vos plaifirs, puifqu'au contraire elle n'a d'autre objet que de-vous donner le choix entr'eux. Si j'avois eu votre confiance entiere, fi j'avois fu par vous la partie de vos fecrets que vous m'avez lailfée a deviner, j'aurois été inftruit a temps; 8c mon zele, moins gauche, ne gêneroit pas aujourd'hui votre marche. Mais partons du point oü nous fommes. Quelque parti que vous preniez, votre pis-aller feroit toujours bien le bonheur d'un autre. Vous avez un rendez-vous pour cette nuit, n'efc-il pas vrai? avec une femme charmante & que vous adorez? car a votre age, quelle femme n'adore-t-on pas, au moins les huit premiers jours ! Le lieu de la fcene doit encore ajouter a vos plaifirs. Une petite maifon délicieufe, & qu'on n'a prife que pour vous, doit embellir la volupté, des charmes de la liberté, 8c de ceux du myftere. Tout eft convenu» on vous attend : 8c vous brülez de vous y rendre ! voila ce que nous favons tous deux, quoique vous ne m'en ayez rien dit. Maintenant, voici ce que vous ne favez pas, 8c qu'il faut que je vous dife Depuis mon retour a Paris, je m'oc-  DANGEREÜSES. Ij? cupois de moyens de vous rapprocher de Mlle. de Volanges, je vous 1'avois promis ; Sc encore la première fois que je vous en parlai, j'eus lieudejuger par vos réponfes, je pourrois dire par vos tranfports , que c'étoit m'occuper de votre bonheur. Je ne pouvois pas réuffir a moi feul dans cette entreprife affez difftcile : mais après avoir préparé les moyens, j'ai remis le refte au zele de votre jeune Maitrefle. Elle a trouvé, dans fon amour, des reffources qui avoient manqué a mon expérience : enfin votre malheur veut qu'elle ait réuffi. Depuis deux jours, m'at-elle dit ce foir, tous les obftacles font furmontés, Sc votre bonheur ne dépend plus que de vous. Depuis deux jours auffi , elle fe flartoit de vous apprendre cette nouvelle ellemême, & malgré 1'abfence de fa maman, vous auriez été recu : mais vous ne vous êtes feulement pas préfenté! Sc pour vous dire tout, fon caprice ou raifon, la petite perfonne m'a paru un peu fachée de ce manque d'empreffement de votre part. Enfin elle a trouvé le moyen de me faire auffi parvenir jufqu'a elle , Sc m'a fait promettre de vous rendre le plutót poilible K a  13^ Les Liaison* la Lettre que je joins ici. A 1'empreflement qu'elle y a mis, je parierois biea qu'il y eft queftion d'un rendez-vous pour ce foir. Quoi qu'il en foit, j'ai promis fur I'honneur & fur 1'amitié, que vous auriez la tendre milfive dans la journée, Sc je ne puis ni ne veux manquer a ma parole. A préfent, jeune homme, quelle conduite allez-vous tenir? Placé entre la coquetterie Sc l'amour, entre le plaifir Sc le bonheur, quel va être votre choix? Si je parlois au Danceny d'il y a trois moiss feulement a celui d'il y a huit jours, bien sur de fon cceur, je le ferois de fes démarches : mais le Danceny d'aujourd'hui, arraché par les femmes, courant les aventures, Sc devenu, fuivant 1'ufage, un peu fcélérat, préférera-t-il une jeune fille bien timide, qui n'a pour elle que fa beauté, fon innocence Sc fon amour, aux agrémens d'une femme parfaitemeut ufagée? Pour moi, mon cher ami, il me femble que, même dans vos nouveaux principes , que j'avoue bien être aufïi un peu les ,miens^ les circonftances me décideroient pour la jeune Amante. D'aborcU c'eneft unede plus, Sc puisla nouveauté, & encore la crainte de perdre le fruit dc  » A N G E R E ü S E S. I37 tos foins en négligeanc de le cueillir; car enfin, de ce cöté ce feroit véritablement loccafion manquée, 6c elle ne revient pas joujours fur-tout pour une première foiWcfTe: fouvent, dans ce cas, il ne faut quun moment d'humeur, un foupcon jatomr, moihg encore, pour empêcher le Vlus beau tnomphe. La vertu qui fe noie ie raccroche quelquefois aux branches^ «ne fois réchappée, elle fe tient fur fe$ gardes, & n>eft plus facile a furprendre Au contraire, de 1 autre cöté, que rifque.-vouS? pas même une rupture;une bromliene tout au plus, ou I'on achete de quelques foins le plaifir d'un raccommodement. Quel autre parti refte-t-il a «ne femme déja rendue , que celui de 1'indolgence? Que gagneroit-elle a la févé- ^„ f3 dCfeS PIaifirs'^ Pront pour la gloire. Si, comme je le fuppofe, vous prenez ie para de l'amour, qui me paroit auffi «luide laraifon,je crois qu'i] eft de,ia Prudence de ne point vous faire excufer au rendez-vous manqué; laifTez-vcus artendre tout fimplement : fi vous rifquez de donner une raifon, on fera peutïtrf tentéde Ia vérifier. Les femmes font cZ  138 Lfs Liaisons rieufes 6c obftinées ;*tout peut fe découvrir : je viens, comme vons favez, d'en être moi-même un exemple. Mais fi vous laiflez 1'efpoir. comme il fera foutenu par la vanité, il ne fera perdu que long-temps après 1'heure propre aux informations: alors, demain vous aurez a choiftr 1'obi.tacle infurmontable qui vous auraretenu; vous aurez été malade, mort', s'il le faut, ou toute autre chofe, dont vous ferez également défefpéré, «Sc tout fe raccommodera. Au refte, pour quelque cöté que vous vous décidiez, je vous prie feulement de m'en inftruire; «Sc comme je n'y ai pas d'intérêt, je trouverai toujours que vous avez bien fait. Adieu , mon cher ami. Ce que j'ajoute encore, c'eft que je regrette Mde. de Tourvel; c'eft que je fuis au défefpoir d'être féparé d'elle; c'eft que ie payerois de la moitié de ma vie, lc bonheur de "lui confacrer 1'autre. Ah ! croyez-moi, on n'eft heureux que par l'amour. Paris, ce 5 Décembre 17...  DANGEREUSES. Itf LETTRE CLVI. Cécile Volanges au Chevalier Danceny. (Jointe a la précédente). CZj ohment fe fait-il, mon cher ami, que je ceffe de vous voir, qaand je ne ceffe pas de le defirer? n'en avez-vous plus autant d'envie que moi? Ah ! c'eft bien a préfent que je fuis trifte ! plus trifte que quand nous étions féparés tout-a-fait. Le chagrin que j'cprouvois par les autres; c'eft a préfent de vous qu'il me vient, 8c cela fait bien plus de mal. Depuis quelques jours, Maman n'eft jamais chez elle, vous le favez bien; que faistu ? Laifle-moi : je frémis! Dieu c'eft ce monftre encore! Mes amies, ne m'abandonnez pas. Vous qui m'invitiez a le fuir, aidcz-moi a le combattre; 6c vous qui plus indulgeme, me promettiez de diminuer mes peines, venez donc auprès de moi. Oü êtes-vous toutes deux? S'iLne m'eft plus permis de vous revoir , répondez au moins a cette Lettre; que je fache que vous m'aimez encore. Laifle-moi donc, cruel ! quelle nouvelle fureur t'anime? Crains-tu qu'un fentiment doux ne pénetre kifqu'a mon ame? Tu redoubles mes tourmens; tu me forces de te haïr. Oh ! que la haine eft douloureufe ! comme elle corrode le cceur qui la diftille» Pourquoi me perfe'cutez-vous ? que pouvez-vous encore avoir a me dire? ne m'avez-vous pas mife dans I'impoffibilité de vous écouter comme de vous répondre? N'attendez plus rien de moi. Adieu, Monfieur. Paris, ce 5 Décembre 17..,  154 Les Liaisons LETTRE CLXII. Le Chevalier danceny au Vicomte de Valmont. Je fuis inftruit, Monfieur, de vos procédés envers moi. Je fais aufïi que, non content de m'avoir indignement joué, vous ne craignez pas de vous en vanter, de vous en applaudir. J'ai vu la preuve de votre trahifon écrite de votre main. J'avoue que mon cceur en a été navré, Sc que j'ai reffenti quelque honte d'avoir autant aidé moi-même a 1'odieux abus que vous avez fait de mon aveugle confiance : pourtant je ne vous envie pas ce honteux avantage; je fuis feulement curieux de favoir fi vous les conferverez tous également fur moi. J'en ferai inftruit, fi, comme je 1'efpere, vous voulez bien vous trouver demain , entre huit Sc neuf heures du matin, a la porte du bois de Vincennes, Village de Saint-Mandé. J'aurai foin d'y faire trouver tout ce qui fera néceffaire pour les éclairciffemens qui me reftent a prendre avec vous. Le Chevalier DaFCENY. Paris j ce 6 Décembre 17,,, au foir.  «ANGEREUSES. Ij? LETTRE CLXIII. M. Bertrand d Madame d E rosemonde. IVI adame, Ce s t avec bien du regret que je remplis le trifte devoir de vous annoncer une nouvelle qui va vous caufer un fi cruel chagrin. Permettez- moi de vous inviter d'abord a cette pieufe réfignation, que chacun a fi fouvent admire'e en vous, & qui peut feule nous faire fupporter 'les maux dont eft femé notre miférable vie. M. votre neveu... . Mon Dieu ! faut-ii" que j afflige tant une fi refpeaabledame! M. votre neveu a eu le malheur de fuccomber dans un combat fingulier qu'il a eu ce matin avec M. le Chevalier Danceny. J'ignore entiérement le fujet de la querelle : mais il paroit, par le billet que J ai trouvé encore dftns Ia poche de M le Vicomte, êc que j'ai I'honneur de vous envoyer; il paroit, dis-je qu'il n'étoitpas agreffeur. Et il faut que ce foit lui que ie Ciel au permis qui fuccombat!  Ii6 Les Liaisons J'étois chez M. le Vicomte a 1'attendre, a 1'heure même oü on 1'a ramené a 1'Hötel. Figurez-vous mon effroi, en voyant M. votre neveu porté par deux de fes gens> 8c tout baigné dans fon fang. II avoit deux coups d'épée dans le corps, il étoit déja bien foible. M. Danceny étoit auiïï la, 6c même il pleuroit. Ah.' fans doute, il doit pleurer : mais il eft bien temps de répandre des larmes, quand on a caufé un malheur irréparable f Pour moi, je ne me poffédois pas; 8c malgré le peu que je fuis , je ne lui en difois pas moins ma facon de penier. Mais c'eft la que M. le Vicomte s'eft montré véritablement grand. II m'a ordonné de me taire ; 6c celui-la même, qui étoit fon meurtrier, il lui a pris la main, l'a appellé fon ami, l'a embraffé devant nous tous, 6c nous a dit : » Je vous ordonne « d'avoir pour Monfieur, tous les égards » qu'on doit a un brave 6c galant homme". II lui a, de plus, fait remettre devant moi> des papiers fort volumineux, que je ne connois pas, mais auxquels je fais bien qu'il attachoit beaucoup d'importance. Enlüite , il a voulu qu'on les laifsat feuls enfemble pendant un moment. Cependant j'aToi«  DANGEREUSES. 157 j'avois envoyé chercher tout de fuite tous les fecours, tant fpirituels que temporels: mais, héla?! le mal étoit fans remede. Moins d'une demi-heure après, M. le Vicomte étoit fans connoilfance. Il n'a pu recevoir que l'extrême-Onélion; 6c la cérémonie étoit a peine achevée, qu'il a rendu fon dernier foupir. Bon Dieu! quand j'ai recu dans mes bras a fa nailfance ce précieux appui d'une Maifon fi illuftre , aurois-je pu prévoir que ce feroit dans mes bras qu'il expireroit & que j'aurois a pleurer fa mort ? Une mort fi précoce 6c fi malheureuie .' Mes larmes coulent malgré moi. Je vous demande pardon , Madame d'ofer ainfi mêler mes douleurs aux vótres : mais dans tous les états, on a un cceur «Sc de la fenfibilité ; «Sc je ferois bien ingrat, fi je ne pleurois pas toute ma vie un Seigneur qui avoit tant de bontés pour moi, «Sc qui m'honoroit de tant de confiance. Demain , après 1'enlevement du corps, je ferai mettre les fcellés par-tout, «Sc vous pouvez vous en repofer entiérement fur mes foins. Vous n'ignorez pas, Madame, que ce malheureux événement finit la fubftitution , «Sc rend vos difpofitions entiére- I V. Panie. I  158 Les Liaisons ment libres. Si je puis vous être de quelque utilité, je vous prie de vouloir bien me faire pafler vos ordres : je mettrai tour mon zele a les exécuter pon&uellement., Je fuis avec le plus profond refpecl, Madame, votre très-humble, «Sec. Bertrand. Paris, cc y Décembre zy.. LETTRE CLXIV. J E recois votre Lettre a 1'inftant même mon cher Bertrand, cSc j'apprends par elle 1'affreux événement dont mon neveu a été la malheureufe viótime. Oui, fans doute, j'aurai des ordres a vous donner; «Sc ce n'eft que pour eux que je peux m'occuper d'autre chofe que de ma mortelle affiiction. Le billet de M. Danceny, que vous m'avez envoyé , eft une preuve bien convaincante que c'eft lui qui aprovoquéle duel : Sc mon intention eft que vous en rendiez plainte fur-le-champ, tout-puiffant », a-t-elle dit d'une voix foible, mais fervente, « je me foumets a « ta jultice : mais pardonne a Valmont. " Que mes malheurs, que je reconnois » avoir mérités, ne lui foient pas un fujet « de reproche, 8c je bénirai ta miféri« corde ». Je me fuis permis, ma chere 6c digne amie, d'enrrer dans ces détails fur un finet que je fens bien devoir renouveller «Sc aggraver vos douleurs, paree que je  BANGEREUSES. I63 ne doute pas que cette priere de Mde. de Tourvel ne porte cependant une grande confolation dans votre ame. Après que notre amie eüt proféré ce peu de mots, elle fe laiffa retomber dans mes bras; «Sc elle étoit a peine replacée dans fon lit, qu'il lui prit une foiblelfe qui fut longue, mais qui céda pourtant aux fecours ordinaires. Auffi-töt qu'elle eut repris connoiflance, elle me demanda d'envoyer chercher le Pere Anfelme : 8c elle ajouta : » C'eft a préfent le feul Médecin » dont j'aie befoin; je fens que mes maux « vont bientót finir ». Elle fe plaignoit de beaucoup d'oppreftion; 8c elle parloit difficilement. Peu de temps après elle me fit remettre, par fa Femme-de-chambre, une caffette que je vous envoie, qu'elle me dit contenir des papiers a elle; 8c qu'elle me chargea de vous faire pafter aufli-tót après fa mort (t). Enfuite elle me paria de vous, «Sc de votre amitié pour elle , autant que fa iïtuation le lui permettoit, «Sc avec beaucoup d'attendriflement. (1) Cette Crtffette contenoit' toutes les Lettresjrelatives a fon aventure avec M. de Valmont.  164 Les Liaisons. Le Pere Anfelme arriva vers les quatre heures , 8c refta prés d'une heure feul avec elle. Quand nous rentrames, la figure de la malade étoit calme 8c fereine; mais il étoit facile de voir que le Pere Anfelme avoit beaucoup pleuré. II refta pour afiifter aux dernieres cérémonies de 1'Eglife. Ce fpeótacle, toujours fi impofant 8c fi douloureux, le devenoit encore plus par le contrafte que formoit la tranquille réfignation de la malade, avec la douleur profonde de fon vénérable Confefleur, qui fondoit en larmes a cöté d'elle. L'attendriflement devint générale; Sc celle que tout le monde pleuroit, fut la feule qui ne fe pleura point. Le refte de la journée fe pafta dans les prieres ufitées, qui ne furent interrompues que par les fréquentes foibleffes de la malade. Enfin, vers les onze heures dufoir, elle me paru plus oppreffée 8c plus fouffrante. J'avancai ma main pour chercher fon bras; elle eut encore la force de la prendre, 8c la pofa fur fon cceur. Je n'en fentis plus le battement, 8c en effet, notre malheureufe amie expira dans le moment même. Vous rappellez-vousa ma chere amie,  DANGEREUSES. lof qu'a votre dernier voyage ici, il y a moins d'un an, caufant enfemble de quelques perionnes dont le bonheur nous paroifioit plus ou moins afluré, nous nous arrètames avec complaifance fur le fort de cette même femme, dont aujourd'hui nous pleurons a-Ia-fois les malheurs & la mort! Tant de vertus, de qualités louables 8c d'agrémens; un caraclere fi doux 8c fi facile; un mari qu'elle aimoit, 8c dont elle étoit adorée; une föciété oü elle fe plaifoit, & dont elle faifoit les délices; de la figure, de la jeuneife, de la fortune; tant d'avantages réunis, ont donc été perdus par une feule imprudence! O ! Providence, fans doute il faut adorer tes décrets; mais combien ils font incompréhenfibles.' Je m'arrête; je crains d'augmenter votre trifteffe, en me livrant a la mienne. Je vous quitte «Sc vais paffer chez ma fille, qui eft un peu indifpofée. En apprenant de moi, ce matin,cette mort fi prompte de deux perfonnes de fa connoiifance, elle s*eft trouvée mal, 8c je 1'ai fait mettre au lit. J'efpere cependant que cette legere incommodité n'aura pas de fuite- A cet agela on n'a pas encore 1'habitude des chagrins, «Sc leur imprelfion en devient plus  166 Les Liaisons vive <5c plus forte. Cette fenfibilité fl aótive eft, fans doute, une qualité louable : mais combien tout ce qu'on voit chaque jour nous apprend a la craindre! Adieu, ma chere Sc digne amie. Paris j ce $ Décembre 17... LETTRE CLXVI. M. Bertrand d Madame de rosemo n d e. sSH. AD A ME, En conféquence des ordres que vous m'avez fait I'honneur de m'adreffer , j'ai eu celui de voir M. le Préfident de...; même les moins vraifemblables, prennent aifément confiftance ; 8c combien i'impreflion qu'elles laiffent s'efface difficilement, pour ne pas être trèsalarmée de celles-ei, toutes faciles que je les crois a détruke. Je defirerois, fur-tout, qu'elles puflent être arrêtées de bonne heure, 8c avant d'être plus répandues. Mais je n'ai fu qu'hier, fort tard , ces horreurs qu'on commence feulement a débiter; 8c quand j'ai envoyé ce matin chez Mde. de Merteuil, elle Venoit de partir pour la campagne oü elle doit palier deux jours On n'a pas pu me dire chez qui elle étoit allee. Sa feconde femme , que j'ai fait venir me parler, m'a dit que fa Makreffe lui avoit feulement donné ordre de 1'attendre Jeudi prochain; 8c aucun des Gens qu'elle a laiÏÏes ici, n'en fait d'avantage. Moimême, je ne préfume pas oü elle peutêtre : je ne me rappelle perfonne de fa ^connoiffance qui refte aufti tard a la campagne. Quoi qu'il en foit, vous pourrez, a ce que j'efpere, me procurer, d'ici a fon retour , des éclairciffemens qui peuvent lui être unies : car on fonde css odieufes hiftokes fur des circonftancejs de la mort de  DANGERÉUSES. Ijl M. de Valmont, dont apparemment vous aurez été initruite fi elles font vraies, ou dont au moins il vous fera facile de vous faire infamer; ce que je vous demande en grace. Voici ce qu'on publie; ou, pour mieux dire, ce qu'on murmure encore, mais qui ne tardera fürement pas a éclater davantage. On dit donc que la querelle furvenue entre M. de Valmont 8c le Chevalier Danceny, eft 1'ouvrage de Mde. de Merteuil qui les trompoit également tous deux; que , comme il arrivé prefque toujours, les deux rivaux ont commencé par fe battre , & ne font venus qu'après aux éclairciffemens; que ceux-ci ont produit une réconciliation fincere; & que pour achever de faire connoïtre Mde. de Merteuil au Chevalier Danceny, 8c auffi pour fe juftifier entiérement, M. de Valmont a joint a fes difcours une foule de Lettres, formant une correfpondance réguliere qu'il entretenoit avec elle, 8c oü celle-ci raconte fur ellemême , & dans le ftyle le plus libre, les anecdotes les plus fcandaleufes. On ajoute que Danceny, dans fa première indignation , a livré ces Lettres a qui a voulu les voir; 8c qu'a préfent elles K 2  172. Les Liaisons courent Paris. On en cite particuliérement deux (O :l'une oü elle fait I'hiftoire entiere de fa vie «Sc de fes principes, «Sc qu'on dit ie comble de 1'horreur; 1'autre , qui j uftifie entiérement M. de Prévan dont vous vous rappeilez I'hiftoire, par la preuve qui s'y trouve qu'il n'a fait au contraire que céder aux avances les plus marquées de Mde. de Merteuil, «Sc que le rendez-vous étoit convenu avec elle. J'ai heureufernent les plus fortes raifons de croire que ces imputations font aufti fauft'es qu'odieulb- D'abord, nous favons toutes deux que M. de Valmont n'étoit sürement pas occupé de Mde. de Merteuil, & j'ai tout lieu de croire que Danceny ne s'en oecupoit pas davantage: ainfi , -il me paroit démontré qu'elle n'a pu être, ni le fujet, ni 1'auteur de la querelle. Je ne comprends pas non plus quel intérêt auroit eu Mde. de Merteuil, que 1'on fuppofe d'accord avec M. de Prévan , a faire une fcene qui ne pouvoir jamais être que défagréable par fonéclat; «Sc qui pouvoit devenir très-dangereufe pour elle, puifqu'elle fe faifoit par-la un ennemi irréconciliable, CO Lettres LXXXI & LXXXV de ce Recueil.  » A N G E a E U s £ s. d un hamme qui fe trouvoit mattre d'une Pftw de fon fecret, & qui avoit alors beaucoup de partifans. .Cependant il eft a «marquer que, depuis cette aveuture, ft " «ft pas élevé une feule voix en faveur deprevan,&q„e>mêraede f ., nya eu aucune réclamation. Ces réflexions rue porteroient i le foupfon„„ 1 auteur des bruits qui courent au7rd,hu'^"egarderces„oirceurs com"e 'OU™Se de la haine ft de la ven- ^ncedun homm, qui,feTOya„tperdu doutesPaICe Te" répMdre au m°™ de "r ^Ma,s de quelque part que viennent ce» tnecnancete's, le plus preffé eft de les dem„re. Ellestomberoient delles-mêmes, We tr°»r':' CnmnK ü ^vraifemblaque MM. de VaWnt ft T>anceny de PapLt^ 9,111 Dans mon impatience de ve'rifier ces 'enf-'T e-nn°7é " IM'in chtZ M- D»«neft pas non plus a Paris.' Ses Gem ont d,t a mon Valet-de-chambre qu'ü o„ Part, cette „uit fur ua avis qu'ü avo t 'eSu hier, ft que le ,ieu de fon ^ K 5  174 Les Liaisons étoit un fecret. Apparemment il ciaint les fuites de fon affaire. Ce n'eft donc que par vous, ma chere «Sc digne amie, que je puis avoir les détails qui m'intérefient^ «Sc qui peuvent devenir fi néceffaires a Mde. de Merteuil. Je vous renouvelle mapriere, de me les faire parvenir le plutót polïible. P. S. L'indifpofition «je ma fille n'a eu aucune fuite ; elle vous préfente fon refpecl. Paris, ce tl Décembre 17.... te „^rr^é^s^:^ .» LETTRE CLXIX. Le Chevalier DANCENY d Madame DE ROSEMO NDE. PVÏAD AME, Peut-être trouverez-vous la démarche que je fais aujourd'hui, bien étrange: mais> je vous en fupplie, écoutez-moi avant de me juger, «Sc ne voyez ni audace ni témérité , oü il n'y a que refpeét «Sc confiance. Je ne me diflïmule pas les torts que j'ai vis-a-vis de vous; «Sc je ne me les pardonnerois de ma vie, fi je pouvois penfer un moment qu'il m'eüt été poftible d'éviter  DA NGEREUSES. 1J$ de les avoir. Soyez même bien perfuadée, Madame, que pour me trouver exempc de reproches, je ne le fuis pas de regrets; & je peux ajouter encore avec fincérité, que ceux que je vous caufe entrent pour beaucoup dans ceux que je reftens. Pour croire a ces fentimens dont j'ofe vous aiïurer, il doit vous fuffire de vous rendre juftice, 8c de favoir, que, fans avoir I'honneur d'être connu de vous, j'ai pourtant celui de vous connoitre. Cependant, quand je gemis de lafatalité qui a caufé a-la-fois vos chagrins 8c mes malheurs, on veut me faire craindre que, toute entiere a votre vengeance, vous ne cherchiez les moyens de les fatisfaire, jufques dans la févérité des Loix. Permetcez-moi d'abord de vous obferver a ce fujet, qu'ici votre douleur vous abufe, puifque mon intérêt fur ce point eft effentieüement lié a celui de M. de Valmont, 8c qu'il fe trouveroit enveloppé Iui-même dans la condamnation que vous auriez provoqué contre moi. Je croirois donc, Madame , pouvoir au contraire compter plutot de votre part, fur des fecours que fur des obftacles, dans les foins que je pourrois être obligé de prendre K 4  176 Les Liaisons pour que ce malheureux événement reftit enfeveli dans le filence. Mais cette reflburce de complicité, qui convient également au coupable &a 1'innocent, ne peut fuffire a ma délicatefte: en defirant de vous écarter comme partie , je vous réclame comme mon juge. L'eftimè des perfonnes qu'on refpeóte eft trop précieufé, pour que je me laifie ravirla votre fans Ia défendre, 5c je crois en avoir les moyens. En effet, fi vous convenez que la vengeance eft permife, difons mieux, qu'on ie la doit, quand on a été trahi dans fon amout, dans fon amitié, & fur-tout, dans fa confiance; fi vous en convenez* mes torts vont difparoïtre a vos yeux. N'en croyez pas mes difcours; mais lifez, fi vous en avez le courage, la correfpondance que je dépofe entre vos mains (1). La quantité de Lettres" qui s'y trouvent en original, O) Celt.de cette correfpondance, de celle rèmiie pareillement k la mort de Mde. de Tourvel, & des Lettres confiées auffi alYïde. de Rofemoudc par Mde. de Volanges, qu'on aformé! le préfent Recueil , dont les oviginaux fubfiftent entre les nuini des hémiers de Mde. de Rofemonde.  » A N G E R E Ü $ E S. 177 Faroït rendre authentiques celles dont il "exftteque des copies. Au refte, j'ai recu ces papiers tels que j'ai I'honneur de vous lesadreffer, de M. de Valmont lui-méme Je n y ai rien ajouté , & je n'en ai diftrait que deux Lettres que je me fuis permis de publier. L'une étoit néceffaire a la vengeance commune de M. de Valmont 8c de moi , a iaqueile nous avions droit tous deux,' & dont il m'avoit expreffément chargé' J'ai cru de plus, que c'étoit rendre fervice a la lociété , que de démafquer une femme aufti reeilement dangereufe que 1'eftMde de Merteuil, & qui, comme vous pouvez ie voir, eft la feule, la véritable caufe de tout ce qui s'eft pafté, entre M. de Valmont 8c moi. Un fentiment de juftice m'a porté auffi a publier la feconde , pour la juftification de M. Prévan, que je ne connois a peine, mais qui n'avoit aucunement mérité le traitemenf rigoureux qu'il vient d'éprouver, ni la févérké des jugemens du public, plus' redoutable encore; 8c foüs laquelle il gémit aepuis ce temps, fans avoir rien pour s'en défendre. Vous ne trouverez donc que la copie K 5  178 Les Liaisons de ces deux Lettres, dont je me dois de garder les originaux. Pour tout le refte, je ne crois pas pouvoir remettre en de plus süres mains un dépot qu'il m'importe peut-être qui ne foit pas détruit, mais dont je rougirois d'abufer. Je crois, Madame, en vous confiant ces papiers, fervir auflibien les perfonnes qu'ils • intérelfent, qu'en les leur remettant a elles - mêmes; «Sc je leur fauve 1'embarras de les recevoir de moi, ? LETTRE CL XXIII. Madame DE VOLANGES d Madam» DE ROSEMONDE. O ! m o n amie f de quel voile effrayant vous enveloppez le fort de ma fille ! «Sc vous paroiflèz craindre que je ne tente de le foulever ! Que me cache-t-il donc qii puuTe affliger davantage le cceur d'une mere, que les aflFreux foupcons auxquels vous me livrez? Plus je connois votre ami-  19° Les Liaisons tié, votre indulgence, «Sc plus mes tourmens redoublent : vingt fois, depuis hier, j'ai voulu fortir de ces cruelles incertitudes, «Sc vous demander de m'inftruire fans ménagement «Sc fans détour; 8c chaque fois j'ai frémi de crainte, en fongeant a la priere que vous me faites de ne pas vous interroger. Enfin; je m'arrête a un parti qui me laiffe encore quelque efpoir; «Sc j'attends de votre amitié que vous ne vous refuferez pas a ce que je defire : c'eft de me répondre fi j'ai a-peu-près compris ce que vous pouviez avoir a me dire; de nepas craindre de m'apprendre tout ce que l'indulgence maternelle peut couvrir , 5c qui n'efl pas impoflible a réparer. Si mes malheurs excedent cette mefure, alors je confens a vous laiffer en efïet ne vous expliquer que par votre filence : voici donc ce que j'ai fu déja, «Sc jufqu'oü mes craintes peuvent s'étendre. Ma fille a montré avoir quelque gout pour le Chevalier Danceny, «Sc j'ai été informée qu'elle a été jufqu'a recevoir des Lettres de lui, «Sc même jufqu'a lui répondre; mais je croyois être parvenue a empecher que cette erreur d'un enfant n'eüt  DANGEREUSES. 101 aucune fuite dangereufe : aujourd'hui que je crains tout, je concois qu il feroit pofftble que ma furveillance eüt été trompée, 8c je redoute que ma fille, féduite, n'ait mis le comble a fes égaremens. Je me rappelle encore plufieurs circonftances qui peuvent fortifier cette crainteJe vous ai mandé que ma fille s'étoit trouvée mal a la nouvelle du malheur arrivé a M. de Valmont; peut-être cette fenfibilité avoit-tlle feulement pour objet 1'idée des rifques que M. Danceny avoit courus dans ce combat. Quand depuis elle a tant pleuré en apprennant tout ce qu'on difoit de Mde. de Merteuil, peut-être ce que j'ai cru la douleur de 1'amitié , n'étoit que 1'efTet de la jaloufie , ou du regret de trouver fon Amant infidele. Sa derniere démarche peut encore , ce me femble , s'expliquer par le même motif. Souvent onfe croit appellée aDieu, par cela feul qu'on fe fent revoltée contre les hommes. Enfin , en fuppofant que ces faits foient vrais , & que vous en foyez inftruite , vous aurez pu , fans doute, les trouver fuffifans pour autorifer le confeil rigoureux que vous me donnez.  19* £ e s Liaisons Cependant , s'il étoit ainfi, en blamant ma fille , je croirois pourtant lui devoir encore de temer tous les moyens de lui fauver les tourmens 8c les dangers d'une vocation illufoire 8c palïagere. Si M. Danceny n'a pas perdu tout fentiment d'honnêteté , il ne fe refufera pas a réparer un tort dont lui feul eft 1'auteur; 6c je peux croire enfin que le mariage de ma fille eft aflez avantageux , pour qu'il puifte en être fiatté, ainfi que fa familie. Voila, ma chere 8c digne amie, le feul efpoir qui me refte ; hatez-vous de le confirmer , fi cela vous eft poffible. Vous jugez combien je defire que vous me répondiez, 8c quel coup affreux me porteroit votre filence (r). J'allois fermer ma Lettre , quand un homme de ma connoiflance eft venu me voir, 8c m'araconté la cruelie fcene que Mde. de Merteuil a effuyée avant ■• hier. Comme je n'ai vu perfonne tous ces jours' derniers, je n'avois rien fu de cette aventure ; en voila le récit, tel que je le tiens d'un témoin oculaire. CO Cette Lettre eft reltée fans Réponfe.  DANGEREüSES. I93 Mde. de Merteuil, en arrivant de la campagne , avant-hier Jeudi, s'eft fait defcendre a la Comédie Italienne , oü elle avoit fa loge; Sc elle y étoit feule , Sc ce qui dut lui paroitre extraordinaire, aucun homme ne s'y préfenta pendant tout le fpeótacle. A la fortie, elle entra, fuivant fon ufage, au petit fallon, qui étoit déja rempli de monde; fur-le-champ , il s'éleva une rumeur, mais dont apparemment elle ne fe crut pas 1'objet. Elle appercut une place vuide fur l'une des banquettes, Sc elle alla s'y affeoir; mais auiïi-tót toutes les femmes qui y étoient déja , fe leverent comme de concert, & 1'y lailferent abfolument feule. Ce mouvement marqué d'indignation générale fut applaudi de tous les hommes, & fit redoubler les murmures > qui, dit-on , allerent jufqu'aux huées. Pour que rien ne manquat afon humiliation, fon malheur voulut que M. de Prévan, qui ne s'étoit montré nulle part depuis fon aventure, entrat dans lemême moment dans Ie petit fallon. Dès qu'on 1'appercut , tout le monde , hommes Sc femmes, 1'entoura Sc 1'applaudit, & il fe trouva, pour ainfi dire, porté devant Mde. de Merteuil , par le public qui faifoit cerI V. Partie. t,  194 Les- Liaisons cle autour d'eux. On allure que celle-el aconfervé 1'air de ne rien voir dc de ne rien entendre , 8c qu'elle n'a pas changé de figure ! mais je crois ce fait exagéré* Quoi qu'il en foit, cette fituation, vraiment ignominieufe pour elle, a duré jufqu'au moment, ou on a annoncé fa voiture: 8c a fon départ, les huées fcandaleufes ont encore redoublé. II eft affreux de fe trouver parente de cette fémme. M. de Prévan a été , le même foir , fort accueilli de tous ceux des Officiers de fon Corps qut fe trouvoient-la ; 8c on ne doute pas qu'on ne lui rende bientót fon emploi 8c fon rang. La même perfonne qui m'a fait ce détail m'a dit que Mde. de Merteuil avoit pris la nuit fuivante une très-forte fievre , qu'on avoit cru d'abord être l'effet de la fituation violente oü elle s'étoit trouvée, mais qu'on fait depuis hier au foir , que la petite vérole s'eft déclarée confluente & d'un très-mauvais caraótere- En vérité, ce feroit, je crois, un bonheur pour elle d'en mourir. On dit encore que toute cette aventure lui fera peut-être beaucoup de tort gour fon procés , qui eft prés d'être  DANGEREÜSES. ÏQ? jugé , Sc dans lequel on prétend qu'elle avoit befoin de beaucoup de faveur. Adieu, ma chere Sc digne amie. Je vois bien dans tout cela les méchans punis; mais je n'y- trouve nulle confolation pour leurs malheureufes victimes. Paris} ce 18 Décembre z 7**, LETTRE CLXXIV. Le Chevalier DANCENY a Madame DE ROSEMONDE. u s avez raifon , Madame , Sc furement je ne vous refuferai rien de ce qui dépendra de moi, Sc a quoi vous paroitrez attacher quelque prix. Le paquet que j'ai Thonneur de vous adrefler conrient toutes les Lettres de Mlle. dq Volanges. Si vous les lifez , vous ne verrez peut-être pas fans étonnement qu'on puifle réunir tant d'ingénuité & tant de perfidie. C'eft , au moins, ce qui m'a frappé lc plus dans la derniere leclure que je viens d'en faire. Mais, fur-tout, peut-on /e défendre de la plus vive indignation contre Mde. de Merteuil, quand on fe rappelle avec quel L z  ï"6 Les Liaisons affreux plaifir elle a mis tous fes foins a abufer de tant d'innocence Sc de candeur ? Non, je n'ai plus d'amour. Je ne conferve rien d'un fentiment fi indignement trahi; Sc ce n'eft pas lui qui me fait chercher a juftifier Mlle. de Volanges. Mais cependant, ce cceur fi fimple , ce caractere fi doux Sc fi facile, ne fe feroient-ils pas portés au bien, plus aifément encore qu'ils ne fe font laifles entraïner vers le mal ? Quelle jeune perfonne , fortant de même du Couvent , fans expérience Sc prefque fans idéés, Sc ne portant dans le monde, comme il arrivé prefque toujours alors, qu'une égale ignofance du bièn Sc Sc du mal; quelle jeune perfonne, du-je, auroit pu réfiifer davantage a de fi coupables artifices i Ah ! pour être indulgent, il fuffit de réfléchir a combien de circonrtances indépendantes de nous, tient 1'alrernative effrayante de la délicatefte, ou de la dépravation de nos fentimens. Vous me rendiez donc juftice , Madame , en penfant qu? les torts de Mlle. de Volanges, que j'ai fentis bien vivemerit , ne m'infpirent pourtant aucune idee de vengeance. C'eft bien aflèz d'être obligé de  DANGEHEUSES* l peut-être trop fufceptible , a la vénération que vous m'infpirez , au cas que je fais de votre eftime. Le même fentiment me fait vous demander, pour derniere grace, de vouioir bien me faire favoir fi vous jugez que j'aie rempli tous les devoirs qu'ont pu m'impofer les malheureufes circonftances dans lefquelles je me fuis trouvé. Une fois t ran- L 5  198 Les Liaisons quille fur ce point, mon parti eft pris ; je pars pour Malte: j'irai y faire avec plaifir , Sc y garder religieufement, des vceux qui me fépareront d'un monde dont, fi jeune encore , j'ai déja eu tant a me plaindre ; j'irai enfin chercher a perdre, fous ün Ciel étranger, 1'idée de tant d'horreurs accumulées, Sc dont le fouvenir ne pourroit qu'attrifter Sc flétrir mon ame. Je fuis avec refpect , Madame , votre trèsr-humble, Sec. Paris, ce 26 Décembre 17**, fl===^^. ^g^^- LETTRE CLXXV. Madame DE VöLANGES, d Madame DE ROSEMONDE. JLjE fort de Mde. de Merteuil paroït em* fin rempli, ma chere & digne amie ; Sc il eft tel que fes plus grands ennemis font partagés entre 1'indignation qu'elle merite, Sc la pitié qu'elle infpire. J'avois bien rai^> fon de dire que ce feroit peut-être un bonheur pour elle de mourir de fa petite vérole. Elle en eft revenue , il elt vrai % mais affreufement défigurée j Sc elle-y a  ü ANGEREUS E S. I99 particuliérement perdu un ceil. Vous jugez bien que je ne 1'ai pas revue : mais on m'a dit qu'elle étoit vraiment hideufe. t Le Marquis de . . .., qui ne perd pas 1'occafion de dire une méchanceté , dïfoit bier, en parlant d'elle , que la maladie 1'avoit retournée , & qu'a préfent fon ame étoit fur fa figure. Malheureufement tout le monde trouva que 1'expreftion droit jufte. Un autre événement vient d'ajouter encore a fes difgraces & a fes torts. Son Procés a été jugé avant-hier , «Sc elle l'a perdu tout d'une voix. Dépens, dommages & intéréts, reftitution des fruits, tout a été adjugé aux mineurs : en forte que le peu de fa fortune qui n'étoit pas compromis dans ce proces , eft abforbé , «Sc au-dela , par les frais. Aufti-tót qu'elle a appris cette nouvelle, quoique malade encore, elle a fait fes arrangemens , 8c eft partie feule dans la nuit 8c en pofte. Ses Gens difent aujourd'hui , qu'aucun d'eux n'a voulu la fuivre, On croit qu'elle a pris la route de laHollande. Ce départ fait plus crier encoie que ÏPUt le refte ; en ce qu'elle a emporté fes  ioo Les Liaisons diamans , objet très-confidérable , 8c qui devoit rencrer dans la fucceffion de fon mari ; fon argenterie , fes bijoux , enfin , tout ce qu'elle apu; & qu'elle laiffeaprès elle pour prés de 50,000 liv. de dettes. C'eft une véritable banqueroute. La familie doit s'aflembler demain pour voir a prendre des arrangemens avec les créanciers. Quoique parente bien éloignée. j'ai offert d'y concourir : mais je ne me trouverai pas a cette affemblée , devant aüiiter a une cérémonie plus trifte encore, Ma rille prend demain 1'habit de Poftulante. J'efpere que vous n'oublierez pas, ma chere amie, que dans ce grand facrifice que je fais, je n'ai d'autre motif, pour m'y croire obligée , que le filence que vous avez gardé vis-a-vts de moi. M. Danceny a quitté Paris, il y a prés de quinze jours. On dit qu'il va paffer a Maite, 5c qu'il a le projet de s'y fixer. II feroit peut-être encore temps de le reteï.ir ?... Mon amie ! ... ma fille eft donc bien coupabip ? ... Vous pardonnerez fans doute a une mere de ne céder que difficilement a cette affreufe certitude. Quelle fatalité s'eft donc répandue autour de moi depuis quelque temps, 8c m'a  DANGEREUSES. lol frappée dans les objets lec pluscherslMa fille, & mon amie ! Qui pourroit ne pas frémir en fongeanc aux malheurs que peut caufer une feule liaifon dangereufe ! 5c quelles peines ne s'éviteroit-on point en y réfiéchiflant davantage ! Quelle femme ne fuiroit pas au premier propos d'un féduéfceur ? Quelle mere pourroit , fans trembler , voir une autre perfonne qu'elle parler a fa fille 2 Mais ces réfiexions tardives n'arrivent jamais qu'après 1'événement ; 5c 1'une des plus importantes vérités, comme auffi peutêtre des plus généralement reconnues, refte étouffée 5c fans ufage dans le tourbillon de nos mceurs inconféquentes. Adieu, ma chere 5c digne amie ; j'éprouve en ce moment que notre raifon , déja fi infufiïfante pour prévenir nos malheurs, 1'eft encore davantage pour nous en confoler. ( i ) ^ C i )Des raifons particnlieres & des confidérations que nous nous ferons toujours un devoir de refpeéïer, nous forcent de nous arrêter ici. Nous ne pouvons dans ce moment, ni donner au Le-fteur Ia fuite des aventures de Mlle. de Volanges, ni lui faire connoitre les finiltresévé-  ioa Les L i a i s o n s &c. nemens qni ont comblé les malheurs ou achevts la punition de Mde. de Merteuil. Peut-être quelque jour nous fera-t-il permis de compléter cet Ouvrage ; muis nous ne poiw vons prendre aucun engagement a ce fujet : & quand nous le pourrions , nous croirions encore devoir auparavant confulter le goüt du Public qui n'a pas les mêmes raifons que nous de s'intéreffe? a cette lec~ture. Note de l'Editeur* Fin de ta quatrieme 6' derniere Partie,,          LES LIAISONS BANGERE USES.   LES LIAISONS DANGEREUSES O V LETTRES Recueillies dans une Sociétê , & pub Hees pour Vinftruction de quelaues au tres. P a r. M. C d b L. . . J'ai vu les mceurs de mon temps, & fai publié ces Lettres. J. J. roussfau, Préf. delaNouv. Heloïfe TR O IS IE ME PARTJE, A AMSTERDAM; Et trouve a Pa r i s , Chez D u r a n d ; Neven , Libraire , a la Sagefie, rue Galande. M. DCC, J-XXXIL   LES LIAISONS D ANGEREUSES. <,i =~^:$*fe**^==^ „ LETTRE L XXXVIII. CÉCILE VOLANGES au Vi^ comte DE V A L JVï O N T. M a lg b. é tout le plaifir que j'ai , Monfieur, a recevoir les Lettres de M. le Chevalier Danceny, Sc quoique je ne deure pas moins que lui, que nous puiffions nous vair encore, fans qu'on puifle nous en empècher, je n'ai pas ofé cependant faire ce que vous me propofez. Premiérement, c'eft trop dangereux; cette clef que vous voulez que je mette a la place de Fautre lui refl'emble bien afTez a la vérité: mais pourtant, il ne iaiiïe pas d'y avoir encore de la différente, ik III. Partis.  a Les Liaisons Maman regarde a tout, & s'appercoit dc tout. De plus, quoiqu'on ne s'en fok pas encore fervi, depuis que nousfommes ici ; il ne faut qu'un malheur^ öc fi on s'en appercevoit, je ferois perdue pour toujours. Et puis, ii me femble aulfi que ce feroit bien mal; faire comme cela une doublé clef, c'eft bien fort! II eft vrai que c'eft vous qui auriez la bonté de vous en charger: mais malgré cela, fï on le favoit, je n en porterois pas molns le blame & la faute, puifque ce feroit pour moi que vous 1'auriez faite. Enfin, jai voulu effayer deux fois de la prendre, Sé certainement cela feroit bien facile , fi c'étoit route autre chofe-, mais je ne fais pas pourquoi je me fuis toujours mile a trembler & n'en ai jamais eu ie courage, je crois donc qu'il vaut mieux refter comme nous fommes. Si vo,us avez toujours la bonté d'être aufli complaifant que iufqu ici, vous trou' verez toujours bien le moyen. de me remettre une Lettre. Mème pour la derniere fans le malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout de fuite dans un certain moment, nous aurions eu bien aifé. Je fens bien que vous ne pouvez  Ï>-A N G E R E U S E S. 3 pas, comme moi, ne fonger qua ca;mais j'aime mieux avoir plus de patience & ne pas tant rifquer. Je fuis süre que M. Danceny diroit comme moi: car toutes les fois qu'il vouloit quelque chofe qui me faifoit trop de peine, il confentoit toujours que cela ne fut pas. Je vousremettrai, Monfieur, enmêmetemps que cette Lettre, la vötre , celle de M. Danceny 8c votre clef. Je n'en fuis pas moins reconnoiffante de toutes vos bontés, 8c je vous prie bien de me les cöntinuer. II eft bien vrai que je fuis bien malheureufe, 8c que fans vous je le ferois encore bien davantage: mais, après tout, c'eft ma mere; il faut bien prendre patience. Et pourvu que M. Danceny m'aime toujours, 8c que vous ne m'abandonniez pas, il viendra peut-être un temps plus heureux. J'ai 1'honneur d'être, Monfieur, avec bien de la reconnoiflance, votre trèsKumble 8c très-obéiflante fervante. Dg... ce z6 Seprembre 17 , A 3  4 Les Liaisons. L E T T R E LXXXIX. Le Vicomte D e Va lmont au Chevalier danceny. Si vos affaires ne vont pas toujours aufïi vite que vous le voudriez, mon ami, ce n'eft pas toat-a-fait a moi qu'il faut vous en prendre. J'ai ici plus d'un obflacle a vaincre. La vigilance 5c ia févérité de Mdc. de Volanges ne font pas les. feuls; votre jeune amiem'en oppèfe aufïi quelques-uns^ Soit froideur, ou timidité, elle ne fait pas toujours ce que je lui confeille; & je crois cependant favoir mieux qu'elle ce qu'il faut faire. J'avois trouvé un moyen fimple > commode Sc sur, de lui rernettre vos Lettres» & même de faciliter, par la fuite , les entrevues que vous deftrez: mais je n'ai pu la décider a s'en fervir. J'en fuis d'autant plus affligé, que je n'en vois pas d'autre pour vous rapprocher d'elie; Scquemêtne pour votre correfpondance, jc crainsfans cefie de nous compromettre tous trois. Or ▼ous jugez que je ne veux ni courir cc rifque-la, ni vous y expofer 1'un öt Fautre.  BANGEREUSES ? Je ferois pourrant vrairrient peiné que le peu de confiance de votre petiteamie, m 'ernpêchat de vous étrc utile; peut-êtrc feriez-vous bien de lui en écrire. Voyez ce que vous voulez faire, c'eft a vous feul a décider; car ce n'eft pas affez de fervir fes amis, il faut encore les fervir a leur maniere. Ce pourroit être auffi imC facon de p!ui, de vous affurer de fes fentimens pour vous; car la femme qui garde une volonté a elle, n'aime pas autant qu'elle le dit. Ce n'eft pas que je foupconne votre Maïtrefle d'inconftance : mais elle eff bien jeune ; elle a grand'peur de fa Maman , qui, comme vous le favez, ne cherche qu'l vous nuire; & peut-être feroit-il dangereux de refter trop long-temps fans 1'occuperdevous. N'allez pas cependanr vous inquiéter a un certain Point, de ce que je vous dis la. Je n'ai dans le fond nulle raifon de raéfiance ; c'eft uniquement la follicitude de Tamme. Je ne vous écris pas plus longuement, paree que j'ai bien auffi quelques affaires' pour mon compte. Je ne fuis pas auffi avancé que vous : mais jVime autant, Sc cela confole; Sc quand je ne réufiirois pas A 3  6 Les Liaisons. pour moi, fi je parviens a vous être utïle, je trouvefai que j'ai bien employé mon temps, Adieu, mon ami. Du Chiteau de... ce zS Septembre zy... LETTRE XC. La Préjidente de tourvel au ViCOtllte de valmonl «jF E defire beaucoup , Monfieur , que ce:te Lettre ne vous fafTe aucune peine; ou fi elle doit vous en caufer , qu'au moins elle puilfe être adoucie par celle que j'éprouve en vous 1'écrivant. Vous devez me connoitre aiïez a préfent, pour être bien sur que ma volonté n'eft pas de* vous affliger; mais vous, fans doute, vous ne voudnez pas non plus me plonger dans un défefpoir éternel. Je vous conjure donc, au nom de 1'amité tendre que je vous ai promife, au nom mêrne des fentimens peut-être plus vifs, mais a coup sur pas plus flnceres, que vous avez poor moi.» ne nous voyons plus; partez; 8c, jufquesi?., fuyons fur-tout ces entretiens dangereux, oü par une inconcevable puiflance,  E A N G E R ï ü 5 F !. 7 fans jamais parvenir a vous dire ce que je veux , je paffe mon temps a. écoutcr c« que je ne devrois pas encendre. Hier encore, quand vous vïntes me joindre dans le pare, j'avois bien pour unique objet de vous dire cequejevou* écris aujourd'hui; & cependant qu'ai-je fait.' que m'occuper de votre amour;... de votre amour, auquel jamais je ne dois répondre! Ah! de grace, éloignez-vous de moi. Ne craignez pas que mon abfence altere jamais mes fentimens pour vous: comment parviendrois-je a les vaincre , quand je n'ai plus le courage de les combattre? Vous le voyez , je vous dis tout ; je crains moins d'avouer ma foibleffe que d'y fuceomber : mais eet empire que j'ai perdu fur mes fentimens, je le conferverai fur mes actions ; oui, je le conferverai, j'y fuis réfolue ; fut-ce aux dép^ns de ma vie. Hélas! le temps n'eft pas loin oü je me croyois bien sure de n'avoir jamais de pareils combats a foutenir. Je m'en féiicitois; je m'en glorifio's peu'-être trop. Le Ciel a puni, cruellement puni eet orgueil : mais plein de miféricorde au moment mème qu'il nous frappe , il m'avertit A 4  8 Les Liaisons encore avant ma chute; Sc je ferois doublement coupable , fi je continuois a manquer de prudence, déja prévenue que je n'ai plus de force. Vous m'avez dit cent fois, que vous ne voudriez pas d'un bonheur acheté par mes larmes. Ah? ne parions plus de bonbeur, mais laiflez-moi reprendre quelque tranquiilité. En accordant ma demande, quels nouveaux droits n'acquerrcz-vous pas fur mon cceur ? & ceux-la , fondés fur la vertu, je n'aurai point a m'en défendre, Combien je me plairai dans ma reconnoifiance ! Je vous devrai la douceur de goüter fans remords un fentiment délicieux. A préfent, au contraire, effrayée de mes fentimens, de mes penfées, je crains également de m'occuper de vous 6c de moi; votre idéé méme m'épouvante : quand'je ne peux la fuir, je la combats; je ne 1'éloigne pas, mais je la repoulfe. Ne vaut-il pas mieux pour tous deux faire celTer eet état de trouble & d'anxiété ? O vous > dont 1'ame toujours fenfible , même au milieu de fes erreurs, eft reftée arriie de la vertu, vous aurez égard a ma fituation douioureufe, vous ne rejetteree  «ANGEREUSE5. £ pas ma priere ! Un intérêt plus doux, mals «on moins tendre, fuccédera a ces agitanons violentes : alors, refpirant Par vos bienfaits, je chérirai mon exiftence, &jc dirai dans la joie de mon cceur : ce calmc que je refl'ens, je le dois a mon ami. . En vous foumettant a quelquts priva* tiöns légeres, que je ne vous impofe point, mais que je vous demande, croirez-vous donc acheter trop cher la fin de mes tourmens? Ah! li, pour vous rendre heureux, il ne falloit que confentir a être malheureufe, vous pouvez m'en croire , je n'hé- firerois pas un moment Mais devenir coupable !.... non , mon ami- non, plutót mourir mille fois. Déja aflaillie par la honte, a la veille des remords, je redoute 3c les autres 8c moi-même; je rougis dans le cercle, 8c frémis dans Ia folitude; je n'ai plusqu'une vie de douleurs; je n'aurai de tranquillité que par votre confentement. Mes réfolutions les plus louablesne fuffifent pas pour me raffurèr; j'ai formé cellé-ci des hier, èc cependant j'ai pafte cette nuk dans les larmeo. Voyez votre amie , celle que vous aiKiez, confufe 8c fuppliame, vous demandsr A 5  io - L e s Liaisons le repos Sc i'innocence. Ah Dieu ! fans vous, eüt-elle jamais été réduite a cette humiliante demande l Je ne vous reproche rien; je fens trop par moi-même, combien il eft difficile de réfifter a un fentiment impérieux. Une plainten'eftpas unmurmure. Faites par générofité ce que je fais par devoir; Sc a tous les feminiens que vous m'avez infpirés , je joindrai celui d'unc éternellc reconnoilfance. Adieu , adieu , Monfieur. De... ce 27 Septembre 17.. LETTRE X CI. Le Vicornte DE Va lmont a la PréfiJente DE TOURVEL. C^j onsterné par votre Lettre, j'ignore encore, Madame, comment je pourrai y répondre. Sans doute s'il faut choifir cntre votre malheur Sc le mien, c'eft a moi a me facrifier, 3c je ne balancepas: mais de fi grands intéréts méritent bien, ce me femble, d'être avant tout difcutés Sc éclairés; Sc comment y parvenir, fi nou» »e devons plus nous parler ni nous voir ? Quoi! tandis que les feminiens les plus  „ r> A N G E 71 E Ü S E s. ïï douxnous untffent, une vaine terreur fuffira pour nous féparer, peut-être fans retour! En vain 1'amitié tendre, 1'ardent amour, réclameront leurs droits; leurs voix ne feront point entendues : & pourquoi? quel eft donc ce danger preiïant qui vous menace? Ah ! croyez - moi, de pareilles craintes, & Ci légérement concues, fonc déja , ce me femble, d'alTez puiflansmotifs de fécurité. Permcttez-moi de vous le dire, je retrouve ici la tracé des imprefïïons défavorables, qu'on vous a donnt'es fur moi. On ne tremble point auprès de 1'homme qu'on eftime ; on n'éloigne pas, fur-tout celui qu'on a jugé digne de quelque amitié • c'efc 1'homme dangereux qu'on redoute 6cqu'on fuit. Cependant, qui fut jamais plus refpectueux 6c plus foumis que moi ? Déia, vous ie vovez, je m'obferve dans mon langage; je ne me permets plus ces noms fi doux> fi chers a mon cosur, 6c qu'il ne cefïe de vous donner en fecret. Ce n'efl plus 1'Amant fidele 6c malheureux, recevant les confcils & les confclations d'une amie tendre 6c fenfible; c'eft 1'accufé devant fon juge, Tefclave devant fon maitre. Ces nou- Ai  ti Les Liaisons veaux titres impofent fans doute de nouveaux devoirs ; je m'engage a les remplir tou<. Ecoutez-moi, 6c fi vous me condamnez, j'y foufcris, 6c je pars. Je promets davantage ; préférez - vous ce defpoüfme qui juge fans entendre ? vous featez-vous le courage d'être injufte? ordonnez 6c j'obéis encore. Mais ce jugement, ou eet ordre , que }e Teutende de votre bouche. Etpourquoi? m'aiiez-vous dire a votre tour; Ah! que fi vous faites cette quedlon , vous connoiffez peu 1'amour 6c mon cceur! N'eft - ce donc ricn que de vous voir encore une fois ? Eh! quand vous porterez le défefpoir dans mon ame , peut-être un regard confolareur lempêchera d'y fuccomber. Enfin s'il me faut renoncer a 1'amour, a 1'amitié, pour qui feuls j'exifte , au moins vous verrez votre ouvrage, 6c votre pitié me reftera : cètte faveur légere, quand même je ne la mériterois pas, je me foumets, ce me femble , a la payer affez cher} pour efpérer de 1'obten-r. Quoi ! vous allez m'éloigner de vous ! Vous confencez donc a ce que nous devenions étrangers 1'un a 1'autre ! que disie? vous le defirez; 6c tandis que vous  DANGEREUSES. I3 m'aflurez que mon abfence n'altérera point vos fentimens, vous ne preflez mon d part que peur travailler plus facilement k les détruire. Déja, vous me parlez de les rcmplacer par de la reconnoiflance. Ainfi le fentitnent qu'obtiendroic de vous un inconnu pour le plus léger fervice, votre ennemi méme en ceflant de vous nuire, voila ce que vous m'offrez ! Sc vous voulez que mon coeur s'en contente ! ïnterrogez le votre : fi votre amant, fi votre ami, venoient un jour vous parler de leur reconnoiflance, ne leur diriez-vous pas avec indignation •" Retirez-vous, vous êtes des ingrats s* Je m'arrête 8c réclame votre indulgence. Pardonnez 1'expreflion d'une douleur que vous faites naitre; elle ne nuira point a ma foumiffion parfaite. Mais je vous en conjure a mon tour, au nom de ces fentimens fi doux, que vous-même vous réclamez, ne refufez pas de m'entendre; 8c par pitié du moins pour le trouble mortel oü vous m'avez plongé, n'en éloignez pas le moment. Adieu, Madame. J)e.,, ce 37 Septemhe 17... au fair.  14 Les Liaisons LETTRE XCII. * Le Chevaliër danceny au Vicomte Valmont. C3 mon ami ! votre Lettre m'a glacé d'effroi. Cécile.... O Dieu ! eft-il poffible? Cécile ne m'aime plus. Oui, je vois cette affreufe vérité a travers le voile dont votre amitié rentoüre. Vous avez voulu me préparer a recevoir ce coup mortel; je vous remercie de vos foins, mais peuten en impofer a l'amoiu•? II court au-devant de ce qui Tintérefle ; il n'apprend pas fon fort, il le devine. Je ne doute plus du mien : parlez-moi fans détour, vous le pouvez, & je vous en prie. Mandezmoi tout; ce qui a fait nattre vos foupcons, ce qui les a confïrmés. Les moindres détails font précieux. Tachez, fur-tout, de vous rappeller fes paroles. Un mot pour 1'autre peut changer toute une phrafe, le même a quelqjiefois deux fens.... Vous pouvez être trompé : hélas, je cherche a me fiatter encore. Que vous a-t-elle dit? me fait-elle quelque reproche ? au moins ne fe défend-elle pas de fes tortsS  DAWGE-REUSES. I? ï'aurois dü prévoir ce changement, par les difficultés que, depuis un temps, elle trouve a tout. L'amour ne connoit pas tant d'obftacles. Quel parti dois-je prendre? que meconfeillez-vous ? Si jetentois de ia voir? cela eft-il donc impofïlble? L'abfence eft ft cruelle, fi funefte.... 6c elle a refufé un moyen de me voir ! Vous ne me dites pas quel il étoit; s'il y avoit en effet trop de dangcr, elle fait bien que je ne veux pas qu'elle fe rifque trop. Mais aufïi je connois votre prudence > 6c, pour mon malheur je ne peux pas ne pas y croire. Que vais-je faire a préfent? comment lui écrire.,> fi je lui laiffe voir mes foupcons, ils la chagrineront peut-étre; 6c s'its font injtrftes, me pardonnerois-je de 1'avoir affligée? Si je les lui cache, c'eft la tromper,-; 6c je ne fais point diflimuler avéc elle. Oh ! fi elle pouvoit favoir ce que je fouffre, ma peine la toucheroit. Je la connois fenfible; elle a le cceur excellent, 6c j'ai mille preuves de fon anvjur. Trop de timidité, quelqu'embarras, elle eft fi jeune » 6c fa mere la traite avec tant de févérité! Je vais lui eenre; je me coiuiendrsi; jo  16 Les Liaisons lui demanderai feulement de s'en remcttre entiérement a vous. Quand même elle refuferoit encore, elle ne pourra pas au moins fe facher de ma priere; &c peutêtre elle confentira. Vous > mon ami, je vous fais mille excufes, & pour elle Sc pour moi. Je vous allure qu'elle fent le prix de vos foins » qu'elle en eft reconnoiffante. Ce n'eft pas méfiance, c'eft timidité. Ayez de 1'indulgence; 8c c'eft le plus beau caractere de 1'amitié. La vötre m'eft bien précieufe s Sc je ne fais comment recorfnoitre tout cc que vous faites pour moi. Adieu, je vais écrire tout de fuite. Je fens toutes mes craintes revenir, qui m'eüt dit que jamais il m'en coüteroit de lui écrire! Hélas, hier encore, c'étoit mon plailir le plus doux. Adieu, mon ami; continuez-rnoi vos fains, & plaignez-moi beaucoup. Paris j ce zj Septcmbre 17.,.  DANGÈREUSES. IJ LETTRE XCIII. Le Chevalier DANCENY d CÉCILE VOLANGES. ( Joints a la pre'cédcnte ), I . tl e ne puis vous diilimuler cornbien j'ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez a avoir en lui. Vous n'ignorez pas qu'il eft mon ami, qu'il eft la feule perfonne qui puifle nous rapprocher 1'un de 1'autre : j'avois cru que ces titres feroient fufïïfant auprès de vous; je vois avec peine que je me fuis trompé. Puis-je efpérer qu'au moins vous m'inftruirez de vos raifons ? Ne trouverez-vous pas encore quelques diffkukés qui vous en empecheront.' Je ne puis cependant deviner, fans vous, le myftere de cette conduite- Te n'ofe foupcotmer votre amour, fans doute aulli vous n'oferiez trahir le mien. Ah ! Cécile!... II eft donc vrai que vous avez refufé un moyen de me voir? un moyen Jhnple, commode & jYir (i) ? Et c'eft ainfi que vous (i) Danceny ne fait pas quel etuit ce moven; U ii;pete feulcment Pexpreffion de Valmont.  1% Les Liaisons m'aimez ! Une il courre abfence a bien changé vos fentimens. Mais pourquoi me tromper ? pourquoi me dire que vous m'aimez toujours, que vous m'aimez davantage? Votre Maman, en détruifant votre amour, a-t-eUe auffï détjuit votre candeur? Si au moins elle vous a laiffé quelque pitié, vous n'apprendrez pas fans peine les tourmens affreux que vous me caukz. Ah ! je fouffrirois moins pour mourir. Dites-moi donc, votre co;ur m'eft-il ferme lans retour i m'avez-vous entiérement oublié? Grace a vos refus, je ne fais, ni quand vous entendrez mes plakites, ni quand vous 7 répoudrez. L'amitié de Valmont avoit afïuré notre correfpondance : mais vous, vous n'avez pas voulu, vous la tröuyiez pénible, vous avez préféré qu'elle fut rare. Non , je ne croirai plus a Tamour, a la bonne-foi. Eh ! qui peut-on croire, fi Cécile m'a trompé? Répondez-moi donc? eft-il vrai que vous ne m'aimez plus ? Non, cela n'eft pas poÉBble \ vous vous faites iUufion; vous calomniez votre coeur. Une crainte paffagere, un moment de découragement» mais que Tamour a bientöt fait difparoitre; n'eft-il pas vrai, ma Cécile? ah ! fans  DA^GIREUSU. I9 doute, Sc j*ai tort de vous accufer. Que je ferois heureux d'avoir tort ! que j'aimerois a vous faire de tendres excufes, a réparer ce moment d'injuftice par une éternité d'amour. Cécile, Cécile, ayez pitié de moi! Confentez a me voir; prenez-en tous les moyens ! Voyez ce que produit 1'abfence ï des craintes, des foupcons, peut-être de la froideur ! un feul regard, un feul mot» Sc nous ferons heureux. Mais quoi ! puisje encore parler de bonheur? peut-être eft-il perdu pour moi, perdu pour jamais, Tourmenté par la crainte , cruellemenc prefle entre les foupcons injuftes & la vérité plus cruelle, je ne puis m'arrêter a aucune penfée; je ne conferve d'exiftence que pour fouffrir 8c vous aimer. Ah Cécile ! vous feule avez lé dröit de me la rendre chere; & j'attends du premier mot que vous prononcerez, le retour du bonheur ou la certitude d'un défefpoir éteriiel, Paris, se 47 Septembre ï^....  io Les Liaisons. L E T T R E XCIV. CÉCILE volanges au Chevalitr Danceny. Je ne concois rien a votre Lettre, finon la peine qu'elle me caufe. Qu'eft-ce que M. de Valmont vous a donc mandé, 8c qu'eftce qui a pu vous faire croire que je ne vous aimois plus? Cela feroit peut-être bien heureux pour moi, car sürement j'en ferois moins tourmentée ; 6c il eft bien dur, quand je vous aime comme je fais> de voir que vous croyez toujours que j'ai tort, 8c qu'au lieu de me confoler, ce foit de vous que me viennent toujours les peines qui me font le plus de chagrin. Vous croyez que je vous trompe, 8c que je vous dis ce qui n'eft pas ! vous avez la une jolie idéé de moi ! Mais quand je ferois menteufe comme vous me le reprochez, quel intérêt y aurois-je ? Aflurément, fi je ne vous aimois plus, je n'aurois qua le dire, Sc tout le monde m'en loueroit : mais, par malheur, c'eft plus fort que moi; 6c il faut que ce foit  1) A }] G E R E ü S E S. 11 pour quelqu'un qui ne m'en a pas d'obligation du tout! Qu'eft-ee que j'ai donc fait, pour vous tant facher? Je n'ai pas olé prendre une clef, paree que je craignois que Maman re s'en appereüt, 6c que cela ne me causale encore du chagrin, 6c a vous auifi a caufe de moi; 6c puis encore, paree qu'il me lemble que c'eft mal fait. Mais ce n'étoit queM. deValmont qui m'en avoit parlé; je ne pouvois pas favoir fi vous le vouliez ou non, puifque vous n'en faviez rien. A préfent que je fais que vous le defirez, cft-ce que je refufe de la prendre, cette clef? Je la prendrai dès demain; 6c puis nous verrons ce que vous aurez encore a dire. M. de Valmont a beau être votre ami; je crois que je vous aime bien autant qu'il peut vous aimer, pour le moins; 6c cependant c'eft toujours lui qui a raifon, Sc moi j'ai toujours tort. Je vous aflure que je fuis bien fachée. ^a vous eft bien égal, paree que vous favez que je m'appaife tout de fuite : mais a préfent que j'aurai la clef, je pourrai vous voir quand je voudrai; 6c je vous allure que je ne voudrai pas, qujand vous agirez comme ca. J'aime mieux  n Les Liaisons avoir du chagrin qui me vienne de moi, que s'il me venoit de vous : voyez ce que vous voulez faire. Si vous vouliez, nous nous aimerions rantl 8c au mofns n'aurions-nous de peines que celles qu'on nous fait ! Je vous -allure bien que fi j'étois maïtreiTe, vous n'auriez jamais a vous plaindre de moi: mais fi vous ne me croyez pas, nous ferons toujours bien malheureux, 8c ce ne fera pas ma faute. J'efpere que bientöt nous pourrons nous voir, 8c qu alors nous n'aurons plus d'oceafions de nous chagriner comme a préfent. Si j'avois pu prévoir ca, j'aurois pris cette clef tout de fuite : mais en vérité > je croyois bien faire. Ne m'en voulez donc pas, je vous en prie. Ne foyez plus trifte , 8c aimez-moi toujours autant que je vous aime: alors je ferai bien contente. Adieu, mon cher ami. Du Chdteau de..., ce 28 Septembrt 17...  » A N G E R E U s £ S. 2? LETTRE XCV. cécile Volanges, au Vicomte de valmont. Je vous prie, Monfieur, de vouloir bien avoir la bonté de me remettre cette clef que vous m'aviez donnée pour mettre a la place de 1'autre-, puifque tout le monde le veut, il faut bien quej'y confente aufït. Je ne fais pas pourquoi vous avez mandé a M. Danceny que je ne 1'aimois plus : je ne crois vous avoir jamais donné lieu de le penfer; 8c cela lui a fait bien de la peine, 8c a moi aufli. Je fais bien que vous êtes fon ami; mais ce n'eft pas une raifon pour ie chagriner, ni moi non plus. Vous mé feriez bien plaifir de lui mander le contraire, la première fois que vous lui écrirez, & que vous en êtes sur : car c'eft en vous qu'il a le plus de confiance» & moi, quand j'ai dit une chofe 8c qu'on ne la croit pas, je ne fais plus comment faire. Pour ce qui eft de la clef, vous pouvez être tranquille ;.j'ai bien retenu tout  24 Les Liaisons ce que vous me recommandiez dans votre Ltttte. Cependant, fi vous 1'avez encore > 8c que vous vouliez me la donner en même-temps, je vous promets que j'y ferai bien atrention. Si ce pouvoit être demain en allant diner, je vous donnerois 1'autre clef après demain a dejeuner, & vous me la remettriez de la méme facon que la première. Je voudrois bien que cela ne fut pas plus long, paree qu'il y auroit moins de temps a rifquer que Maman ne s'en appercut. Et puis, quand une fois vous aurez cette cltl la , vous aurez bien la bonté de vous en fervir auffi pour prendre mes Lettres; & comme cela, M. Dan:eny aura plus fouvent de mes nouvelles. II eft vrai que ce fera bien plus commode qu'a préfent; mais c'eft que d'abord, cela m'a fait trop peur; je vous prie dem'excufer, 8c j'efpere que vous n'en continuerez pas moins d'être autfi complaifans que par le palfé. J'en ferai aufïi toujours bien reconnoiflante. J'ai 1'honneur aêtre-, Monfieur, votre très-humble 8c trc-obéiffante fervante. De... ce 28 Septembre 27... LETT-RE  DANGEREUSES. Z$ LETTRE XCVI. Le Vicomte DE VALMONT^/a Marquife DE MERTEUIL. Je parie bien que., depuis votre aventure > vous attendez chaque jour mes compiimens 6c mes éloges; je ne doute merrie pas que vous n'ayiez pris un peu d'humeur de mon long filence : mais que voulezvous ? j'ai toujours penfé que quand il ny avoit plus que des louanges a donner a une femme , on pouvoit s'en repofer fur elle, 6c s'occuper d'autre chofe. Cependant je vous remercie pour mon compte, 6c vous félicite pour le votre. Je veux bien même, pour vous rendre parfaitement heureufe, convenir que, pour cette fois, vous i.v^z furpafle mon attente. Apres cela j voyons fi de mon cöté j'aurai du moins rempli la vötre en partie. Ce n'eft pas de Mde. de Tourvel dont je veux vous parler; fa marche trop lente vous déplatt. Vous n'aimez que les affaires faites. Les fceties filées vous ennuient; & moi, jamais je n'avois gouté le plaifir III. Partie. K  i6 Les Liaisons que j'éprouve clans ces lenteurs prétendues. i Out, j'aitne a voir, a confidérer cette femme prudente, engagée, fans s'en être appercue , dans un fentier qui ne permet plus de retour, 6c dont.la pente rapide & dangereufe l'entraine malgré elle, & la force a me fuivre. La, effrayée du péril qu'elle court, elle voudroit s'arrêter 6c ne peut ie retenir. Ses foins 6c fon adreïïe peuvent bien rendre fes pas moins grands; mais il faut qu'ils fe fuccedent. Quelquefois, n'ofant ftxer le danger, elle ferme les yeux, êc fe laiffant aller, s'abandonne a mes foins. Plus fouvent, une nouvelle crainte ranime fes.efforts : dans fon erlroi mortel, elle veut tenter encore de retourner en arriere; elle épuife fes forces pour gravir péniblement un court efpace \ Sc bientót uü magique pouv >t ia replace plus prés de ce danger, que vainement elle avoit voulu fuir. Alors n'ayant plus que moi pour guide 6c pour appui, fans fonger a me reprocher davantage une chüte inévitable, elle mlmplore pour la retarder. Les ferventes prieres, les humbles fupplications, tout ce que les mortels, dans leur crainte offrent a la Divi-  D A N G E R E ü S E S. IJ nhè, c'eft moi qui le recojs d'elle; 6c vous voulez que, fourd a fes vceux, 6c détruifant moi-même le culte qu'elle me rend, j'emploie a la précipiter^ la puifiance qu'elle invoque pour la foutenir ! Ah ! laüTez> moi du moins le temps d'obferver ces touchans combats entre l'amour 6c la verru. Eh ! quoi ce mime fpeótacle qui vous fait courir au Théatre avec empreflement > que vous y applaudiflez avec fureur, le croyez-vous moins attachant dans la réalité ? Ces fentimens d'une ame pure Sc tendrc qui redoute le bonheur. qu'elle defire, & ne cefle pas de fe défendre même alors qu'elle cefle de réfifter, vous les écoutez avec enthoufiafme : ne feroientils fans prix que pour celui qui les fait nafcre ? Voila pourtant, voila les délicieufes jouiflances que cette femme célefte m'offre chaque jour ; 6c vous me reprochez d'en favourer les douceurs ! Ah ! Ie temps ne viendra que trop tot, ou dégradée par fa chüte, elle ne fera plus pour moi qu'une femme ordinaire. Mais j'oublie, en' vous parlant d'elle, que je ne voulois pas vous en parler. Je ne fais quelle puilfan:e m'y attaché, my  sl8 Les Liaisons ramene fans cefle, même alors que je 1'outrage. Ecarions fa dangereufe idee » que je redevienne moi-méme pour traiter un fujet plus gai. II s'agit de votre pupille, a préfent devenue la mienne, 6e j'efpere qu'ici vous allez me reconnoïtre. Depuis quelques jours, mieux traité par ma tendre dévote , 6c par conféquent moins occupé d'elle, j'avois remarqué que la petite Volanges étoit en efret fort jolie ■-, 6c que, s'il y avoit de ia fottife a en être amoureux comme Dancen*r, peutêtre n'y en avoit-il pas moins de ma part, a ne pas chercher auprès d'elle une difrraéfcion que ma fclitude me rendroit nccefl'aire. II me parut jufte aufli de me payer des foins que je me donnois pour elle : je me rappellois en outre que vous me 1'aviez offerte, avant que Danceny eüt rien a y prétendre; 6c je me trouvois fondé a réclamer quelques droits, fur un bien qu'il ne pofledoit qu'a mon refus 6c par mon abandon. La jolie mine de la petite perfonne , fa bouche fi fraiche, fon air enfantin . fa gaucherie même , fortifioiejrit ces fages réflexions \ je réfolus d'agir en conféquencea 6c le fucces a couronné 1'entreprife.  DANGEREUSES. 1$ Déja vous cherchez par quel moyen j'ai fupplanté fi-töt 1'amant chéri, qu'elle fé~ duótion convient a eet age, a cette inexpérience. Epargnez-vous tant de peine} je n'en ai employé aucune. Tandis que maniant avec adrefle les armes de votre fexe , vous triomphiez par la fineile; moi, rendant a 1'homme fes droits imprefcriptibles, je fubjuguois par 1'autorité. Sur de faiflr ma proie fi je pouvois la joindre, je n'avois befoin de rufe que pour m'en approcher, & même celle dont je me fuis fervi ne mérite prefque pas ce nom. Je profiterai de la première Lertre que je recus de Danceny pour fa Belle , Sc après 1'en avoir averti par le fignal convenu entre nous, au-lieu de mettre mon adrefié a la lui rendre, je la mis a n'en pas trouver le moyen : cette impatience que je faifois naitre, je feignois de la partager, Sc après avoir caufé le mal, j'indiquai le remede. La jeuue perfonne habite une chambre dont une porte donne fur le corridor; mais, comme de raifoii;. la mere en avoit pris la clef. II ne s'agiffoit que de s'en rendre maïtre. Rien de plus facile dans, fexecution; je ne demandois que d'en dif- B 5  3o Les Liaisons pofer deux heures, & je répondois d'en avoir une femblable. Alors correfpondancc , entrevues , rendez-vous nocturnes > tout devenoit commode & sür : cependant, le croiriez-vous ? L?enfant timide prit peur & refufa. Un autre s'en feroit défolé; moi je n'y vis que 1'occafion d'un plaifir plus piquant. J'écrivis a Danceny pour me plaindre de ce refus, & je fis fï bien, que èötfe étourdi n'eut de cefle qu'il n'èöt obtenu , exigé même de fa craintive Maïtreflc, qu'elle accordf;? ma demande Sc fe livrat toute a ma difcrétion. J'crois bien aife, je 1'avoue, d'avoir ainrï changé de role , ëc que le jeune homme fit pour röol cc qu'il comptoit que je ferois pour lui. Cette idéé doubloit, a mes yeux\ le ptix de i'avenrure : aufli dés que j'ai eu la précieüfe clef, me fuis-je jja'té d'en faire ufage, c'étoit la stut derniere. Après m'ètre affüré que tout ctoit trangpftte dans le Chateau; armé de ma lanterne fourde , cV dans la tol lette que eomportoit 1'heure & qu'ex'geoit Ia circottftance, j'ai rendu ma première vifite & votie pupille. j'avois tout fait préparer  DANGEREUSES. ( Sc cela par elle-même) pour pouvoir entrer fans bruit. Elle étoit dans fon premier fommeil, & dans celui de fon age; de facon que je fuis arrivé jufqu'a fon lic, fans qu'elle fe foic reveillée. J'ai d'abord été tenté d'aller plus avant, Sc d'elfayer de palier pour un fonge : mais craignant 1'effet de la furprife öx ie bruit qu'elle entraïne, j'ai préféré d'éveiller avec précaution la jolie dormeufe,, Sc fuis en erf et parvenu a prévenir le cri que je redoutois. Après avoir calmé fes premières craintes, comme je n'étois pas venu la pour caufer, j'ai rifqué quelques libertés. Saus doute on ne lui a pas bien appris dans fon Couvent, a combien de périls divers e(t expofée la timide innocence, Sc tout. ce qu'elle a a garder pour n'être pas furprife : car, pourtant toute fon attention, toutes fes forces, a fe défendre d'un baifer , qui n'étoit qu'une fauffe attaque, tout le refte étoit laifle fans défenfe; le moyen de n'en pas profïter ! J'ai donc changé ma marche, Sc fur-le-champ j'ai pris pofte. ïci nous avons penfé être perdas tous deux; la petite £lle s toute eff*-  32- Les Liaisons rouchée, a voulu crier de bonne-foi; heureufement fa voix s'eft éteinte dans les pleurs. Elle s'étoit jettée auffi au cordon de fa fonnette, mais mon adrefle a rerenu fon bras a temps. « Que voulez-vous faire ", lui ai-je dit alors, « vous perdre pour toujours? Qu'on •>ï vienne, 6c que m'importe ? a qui per» fuaderez-vous que je ne fois pas ici de m votre aveu ? Quel autre que vous m'aura >■» fourni le moyen de m'y introduire? 6c « cette clef que je tiens de vous, que je « n'ai pu avoir que par vous, vous char» gerez-vous d'en indiqtfer 1'ufage "? Cette courte harangue n'a calmé ni Ia douleur, ni la colere; mais elle a amené la foumiffion. Je ne fais li j'avois le ton de 1'éloquence; au moins eft-il vrai que je n'en avois pas le gefte. Une main occupée pour la force, 1'autre pour 1'amour, quel Orateur pourroit prétendre a la grace en pareil fituation ? Si vous vous Ia peignez bien, vous conviendrez qu'au moins elle étoit favorable a 1'attaque : mais moi, je n'enténds rien a rien, 6c, comme vous dites, la femme la plus fimple, une penfionnaire, me mene comras un enfaat.  DANGEREUSES. 33 Celle-ci, tout en fe défolant, fentoit qu'il falloit prendre un parti, 8c entrer en compofition. Les prieres me trouvant inexorables, il a fallu palier aux offres. Vous croyez que j'ai vendu bien cher ce pofte important : non, j'ai tout promis pour un baifer. II eft vrai que, le baifer pris je n'ai pas tenu ma pfbmefle: mais j'avois de bonnes raifons. Eticns-nous convenus qu'il feroit pris ou donné?Aforce de marchander, nous fommes tombés d'accord pour un fecond; 8c celui-la, ilétoic dit qu'il feroit recu. Alors ayant guidé fes bras timides autour de mon corps, 8c la preflant de 1'un des miens plus amoureufement, le doux baifer a été recu en eifet; mais bien , mais parfaitement recu : tellement enfin que 1'amour n'auroit pas pu mieux faire. Tant de bonne-foi méritoit récompenfe, aufïi ai-je aufïi-töt accordé la demande. La main s'eft retirée; mais je ne fais par' quel hafard je me fuis troüvé moi-même a fa place. Vous me fuppofez la bien emprefl'é, bien a<5tif, n'eft-il pas vrai .p point du tout. J'ai pris goüt aux lcnteurs, vous dis-je. Une fois sur d'arriver, pourquoi > tant prefler le voyage?  34 Les Liaisons Eétieufement, j'érois bien aife d'obferver une fois la puiiTance de 1'occafion, Sc je la trouvois ici dénucc de tour fecours étranger. Elle avoit pourtant a combattre Tamour; 6c Tamour foutenupar la pudeur ou la home; 6c fortifié fur-toüt parl'humeur que j'avois donnée, 6c dont on avoit beaucoup pris. L'occafion étoit feule; mais elle étoit la, toujours offerte , toujours préfente, 6c Tamour étoit abfent. Pour affurer mes obfervations, j'avois la malice de n'employer de force que ce qu'on en pouvoit combattre. Seulement fi ma charmante ennenüe, abufanrdema facilité , fe trouvoit prête a m'échapper , je la contenois par cette même crainte , dont j'avois déja éprouvé les heureux effets. Hé bien! fans autre foin, la tendre amoureufe, oubliaut fes fermens, a cédé d'abord Sc fini par confentir : non pas qu'après ce premier moment les reproches 6c les larmes ne foient revcnus de concert; j'ignore s'ilsétoient vrais ou feints: mais, comme il arrivé toujours, ils ont cefTé, dès que je me fuis occupé a y donner üeu de nouveau. Enfin de foibleffe en reproche, 6c de reproche en foibleffe t nous ne nous fomm.es féparés que fatisfaics  Fun de Tautre, & également d'accord pour le rendez-vous de ce foir. Je ne me fuis retiré chez moi qu'au point du jour, 6c j'étois reridu de fatigue 6c de fommeii : cependant j'ai facrifié 1'un & 1'autre au deur de me trouver ce matin ciu déjeuner; j'airne > de paffion, les mines de lendemam. Vous n'avez pas 1'idee de celle-ei. C'étoit ut. embarras danslemaintien! une difficufcé dans la marche! des yeux toujours bauTés, 6c fi gros, 6c fibattus ! Cette figure fi ronde s'étoit tant alougée! rien n'étoit fi plaifant. Et pour la première fois, fa mere, alarmée de ce changement extréme, lui témoignoit un intérèt aflez tendre ! 8c la Préfidente auffi, qui s'empreffoit autour d'elle! Oh! pour ces foins la, ils ne font que prétés; ua jour viendra oü on pourra les lui rendre, 6c ce jour n'eft pas loin. Ad-ieu, ma belle amie. Vu chateau de.,.. ce ter. Octobre tf£ti  -$6 Les Liaisons LETTRE XCVII. Cecile VoiANGEsi/aMar- quifs de merteuil. A h! mon Dieu, Madame que je fuis affligée! que je fuis malheureufe! Qui me confolera dans mes peines ? qui meconfeillera dans 1'embarras ou je me trouve ? Ce M. de Valmont 8c Danceny! non, 1'idée de Danceny me met au défefpoir... Comment vous raconter? comment vous dire?... Je ne fais comment faire. Cependant mon cceur eft plein II faut que je parle a quelqu'un, 8c vous êtes la feule a qui je puiflé, a qui j'ofe me confier. Vous avez tant de bonté pour moi! Mais n'en ayez pas dans ce moment-ci; je n'en fuis pas digne: que vous dirai-je ? je ne le detire point. Tout le monde ici m'atésnoigné de 1'intérêt aujourd'hui.. • ils ont tous augmenté ma peine. Je fentois tant que je ne le méritois pas! Grondez - moi au contraire; grondez-moi bien, car je fuis bien coupable : mais après, fauvezmoi; fi vous n'avez pas la bonté de me confeiller, je mourrrai de chagrin. Apprenez  1) A N G E R E U S E S. 37 Apprenez donc... ma main tremble, comme vous voyez, je ne peux prefque pas écrire, je me fens le vlfage touc en feu.. . . Ah! c'eft bien le rouge de la honte. Hé bien! je la fouiTrirai; ce fera la première punition de ma faute. Oui, je vous dirai tout. Vous faurez donc que M. deValmont* qui m'a remis jufquici les Lettres de M. Danceny , a trouvé tout-d'un-coup que c'étoit trop diffiqile ; il a voulu avoir une elef de ma chambre. Je puis bien vous aflurer que je ne voulois pas : mais il a été en écrire a Danceny, 6c Danceny 1'a voulu aulfi; 6c moi, ca me fait tant d« peine quand je lui refufe queique chofe, fur-tout depuis mon abfence qui le rend Ci malheureux, que j'ai fini par y confentir. Je ne prévoyois pas le malheur qui en arriveroit. Hier , M. de Valmont s'eft fervi de cette clef pour venir dans ma chambre, comme j'étois endormie; je m'y attendois fi peu, qu'il m'a fait bien peur en me reveillant: mais comme il m'a pailé tout de fuite, je 1'ai reconnu, 6c je n'ai pas crié ; 6c puis i!idée m'eft venue d'abord , qu'il venoic peut-être m'apporter unc Lettre de Dan-1 III. Partie. C  3§ Les Liaisons ceny. C'en étoit bien loin. Un petit moment après, il a voulu m'embrafler; & pendant que je me défendois , comme c'eft naturel, il a fi bien fait, que je n'aurois pas voulu pour toute chofe au monde.... mais lui vouloit un baifer auparavant. Il a bien fallu, car comment faire? d'autant que j'avois eftayée d'appeller; mais outre que je n'ai pas pu, il a bien fu me dire que s'il venoit quelqu'un , il fauroit bien rejetter toute la faute fur moi; Scencffet, c'étoit bien facile, a caufe de cette clef. Enfuite il ne s'eft pas retiré davantage. II en a voulu un fecond; 8c celui-la, je ne favois pas ce qui en étoit, mais il m'a toute troublée; & après, c'étoit encore pis qu'auparavant. Oh ï par exemple, c'eft bien mal ca. Enfin après... vous m'exempterez bien de dire le refte; mais je fuis malheureufe autant qu'on peut 1'être. Ge que je me reproche le plus, Sc dont pourtant il faut que je vous parle, c'eft que fai peur de ne pas m'être défendue autant que je le pouvois. Je ne fais pas comment cela fe faifoit: sürement, je n'aime pas M. de Valmont, bien au contraire; 6c il y avoit des momens ou j'écois comme fije 1'aimois... • Vous jugez bien que ca  D A R G E R I Ü S E S-. 39 ne m'empêchoit pas de lui dire toujours que non : mais je fentois bien que je ne faifois pas comme je difois; Sc ca, c'étoit comme malgré moi; Sc puis aufïï, j'étois bien troublée! S'il eft toujours auffi difficile que ca de fe défendrc il faut y être bien accoutumée ! II eft vrai que M. de Valmont a des facons de dire, qu'on ne fait pas comment faire pour luirépondre : enfin, croiriez-vous que quand il s'en effc allé, j'en étois comme fachée; Sc que j'ai eu la foibleffe de confentir qu'il revïnt ce foir : ca me défole encore plus qne tout le refte. Oh! malgré 9a, je vous promets bien que je 1'empêcherai d'y venir. II n'a pas été forti, que j'ai bien fenti que j'avois eu bien tort de lui promettre. Aufii, j'ai pleuré tout le refte du temps. C'eft.,fur-tout Danceny qui me faifoit de la peine! toutes les fois que je fongeois a lui, mes pleurs re^doubloient que j'en étois fuffoquée , 8c j'y fongeois toujours;... Sc a préfent encore, vous en voyez 1'effet; voila mon papier tout trempé. Non , je ne me confolerai jamais, ne füt-ce qu'a caufe de lui Enfin, je n'en pouvois plus, 8c pourtant je n'ai pas pu dormir une minute. Et ce C 2  40 Les Liaisons matin en me levant, quand je me Tuis regardée au miroir, je faifois peur, tant j'étois changée. Maman s'en eft appercue dès qu'elle m'a vue, 8c elle m'a demande ce que j'avois. Moi, je me fuis mife a pleurer tout de fuite. Je croyois qu'elle m'alloit gronder, & peut-être ca m'auroit fait moins de peinc : mais, au contraire. Elle m'a parié avec douceur ! Je ne le me'ritois gueres. Elle m'a dit de ne pas m'affiiger comme ca ! Elle ne favoit pas le fujet de mon affliétion. Que je me rendrois malade! II y a des momens ou je voudrois être morte. Je n'ai pas pu y tenir. Je me fuis jettée dans fes bras en fanglotant, & en lui difant : » Ah Maman ! votre fille eft bien « malheureufe " ! Maman n'a pas pu s'empêcher de pleurer un peu ; & tout cela n'a fait qu'augmenter mon chagrin : heureufement elle ne m'a pas demande pourquoi j'étois fi malheureufe, car je n'aurois fu que lui dire. Je vous en fupplie, Madame, écrivezmoi le plutót que vous pourrez, & ditesmoi ce que je dois faire : car je n'ai le courage de fonger a rien, 8c je ne fats que mlaffliger. Vous voudxez bien m'a-  DANGEREUSES. 4* «keffer votre Lettre par M. de Valmont; maïs je vous en prie , fi vous lui écrivez en même-temps, ne lui parlez pas que je vous aie rien dit. j'ai 1'honneur d'être, Madame, avec toujours bien de Tamitié, votre très-humbk Sc très-obéiffante fervaute Jë n'ofe pas figner cette Lettre. Du Chateau de.... ce itr. Oclobre 17... * — » LETTRE XCVIII. Madame DE VOLANGEs d la Mar~ quife DE MERTEüIL. Ïl y a bien peu de jours > ma charmante amie, que c'étoit vous qui me demandiez des confolations Sc des confeils : aujourdfhui c'eft mon tour ; Sc je vous fais pour moi, la même demande que vous me faifiez pour vous> Je fuis bien réellement affiigée, Sc je crains de n'avoir pas pris les meilleurs moyens pour éviter les chagrins que j'éprouve. C'eft ma fille qui caufe mon inquiétude. Depuis mon départ , je 1'avois bien vu.e toujours trifte 5c chagrine, mais je m'y C l  4* Les Liaisons atrendois, & j'avois armé mon coeur d'une févéflté que je jugeois néceflaire. J'efpérois que 1'abfence, les diftraótions dérruiroient bientöt un- amour que je regardois plutöt comme une erreur de 1'enfance, que comme une vérkable pafïion. Cependant, loin d'avoir rien gagné depuis mon féjour ici, je m'appercois que eet enfant fe livre de plus en plus a une mélancolie dangereufe; & je crains, tout de bon, que fa farité ne s'altere. Particuliérement depuis quelques jours, elle change a vue d'ceil. Hier, fur-tout, elle me frappa, 8t tout le monde ici en fut vraiment allarmé. Ce qui me prouve encore combien elle eft aftectée vivement, c'eft que je la vois prête a furmonter la timidité qu'elle a toujours eue avec moi. Hier le matin, fur la fimple demande que je lui fis fi elle étoit malade, elle fe précipita dans mes bras en me difant qu'elle étoit bien malheureufe; 6c elle pleura aux fanglots. Je ne puis vous rendre la peine qu'elle m'a faite; les larmes me font vernies aux yeux tout de fuite; 6c je n'ai eu que le temps de me détourner, pour empêcher qu'elle ne me vit. Heureufement j'ai eu la prudence de ne lui faire aucune queftion, 5c  DANGEREUSES. 43 elle n'a pas ofé m'en dire davantage : mai$ il n'en eft pas moins clair que c'eft cette malheureufe paflion qui la tourmente. Quel parti prendre pourtant, fi cela dure ? ferai-je le malheur de ma fille ? tournerai-je contre elle les qualités les plus précieufes de 1'ame, la fenfibilité 8c la conftance ? eft-ce pour cela que je fuis mere? & quand j'étoufferois ce fentiment fi naturel qui nous fait vouloir le bonheur de nos enfants; quand je regarderois comme une foibieffe, ce que je crois, au contraire, le premier, le plus facré de nos devoirs; fi je force fon choix, n'aurai-je pas a répondre des fuites funeftes qu'il peut avoir ? Quel ufage a faire de 1'autorité maternelle, que de placer fa fille entre le crime 6c le malheur ! Mon amie, je n'imiterai pas ce que j'ai blamé fi fouvent. J'ai pu, fans doute, tenter de faire un choix pour ma fille; je ne faifois en cela que 1'aider de mon expérience : ce n'étoit pas un droit que j'exercois, je rempliflcxis un devoir. J'en trahirois un au contraire, en difpofant d'elle au mépris d'un penchant que je n'ai pas fu empêcher de naitre, 6c dont ni ellen? moi ne pouvons connoltre ni 1'étendue ai C4  44 Les Liaisons la durée. Non, je ne fouffrirai point qu'elle époufe celui-ci pour aimer celui-la, &z j'aime mieux compromettre mon autorité que fa vertu. Je crois donc que ie vais prendre le parti plus fage, de retirer la parole que j'ai donnée a M. de Gercourt. Vous venez d'en voir les raifons; elles me paroilfent devoir 1'emporter fur mes prcmdïes. Je dis plus; dans 1'état ou font les chofefs, remplir mon engagement, fe feroit véritablement le violer. ar enfin, fi je doisama fille de ne pas livrer fon fecret a M. de Gercourt, je dois au moins a celui-ci de ne pas abufer de 1'ignorance ou je le laiffe, êc de faire pour lui, tout ce que je crois qu'il feroit lui-même , s'il étoit infhuit. Irai-je, au contraire , le trahir indignemenr, quand il fe livre a ma foi, &, tandis qu'il m'honore en me choifilfant pour fa feconde mere, le tromper dans le choix qu'il veut faire de la mtre de fes enfants ? Ces réHexions fi vraies & auxquelles je ne peux me refufer, m'alarment plus que je ne puis vous dire. Aux malheurs qu'elles me font redouttx, je compare ma fille, heureufe avec 1'époux que fon cceur a choifi, ne con-  DANGEREUSES. 45 lïoifl'ant fes devoirs que par hvdouceur qu'elle trouve a les remplir; mon gendre également fatisfait Se fe félicitant chaque jour de fon choix, chacun d'eux ne trouvant de bonheur que dans le bonheur de i'autre > & celui de tous deux fe réunilfanc pour augmenter le mien. L'efpoir d'un avenir fi doux, doit-il être facrifié a de vaines confidérations? Et quelles font cel* ks qui me retiennent? uniquement des vues d'intérêt. De quel avantage fera-t-il donc pour ma fille d'être née riche, fi elle n'en doit pas moins être efclave de la fortune! Je conviens que M. de Gercourt eft un parti meilleur > peut-être que je ne devois 1'cfpérer pour ma fille; j'avoue même que j'ai été extrêmement flattée du choix qu'il a fait d'elle. Mais enfin, Danceny eft d'une aufli bonne maifon que lui; il ne lui cede en rien pour les qualités perfonnelles; il a fur M. de Gercourt 1'avantage d'aimer 5c d'être aimé : il n'eft pas riche a la vérité» mais ma fille ne 1'eft-elle pas aflèz pour eux deux ? Ah ! pourquoi lui ravir la fatisfa&ion fi douce d'enrichir ce qu'elle aime ! Ces mariages qu'on calcule au-lieu d^ CS  46 Les Liaisons les aflortir, qu'on appelle de convenancc, 8c ou tout fe convient en efTet, hors les goüts & les cara&eres, ne font-ils pas la fource la plus féconde de ces éclats fcandaleux qui deviennent tous les jours plus fréquents ? J'airae mieux différer; au moins j'aurai le temps d'étudier ma fille que je ne connois pas. Je me fens bien le courage de lui caufer un chagrin paffager, ft elle en doit recueillir un bonheur plus folide : mais de rifquer de la livrcr a un défefpoir éterncl, cela n'eft pas dans mon cceur. Voila, ma chere amie, les idees qui me tourmentent, 6c fur quoi je réclame vos confeils. Ces objets féveres contraftent beaucoup avec votre aimable gaité, 6c ne paroiflent gueres de votre age : mais votre raifon 1'a tant dévancé ! Votre amitié d'ailleurs aidera votre prudence; 8c je ne crains point que 1'une ou 1'autre fe refufent a la follitude maternelle qui les implore. Adieu, ma charmante amie; ne doures jamais de la fmcérité de mes feminiens. JDu chattau de ,. . *e a Odobrc ij.  bangereuses. 47 LETTRE XCIX. Le Vicomte de valmont d la Mar qui fe de merteuil. jEncore de petits événemens, ma belle amie; mais des fcenes feulement, point d'a6tions. Ainfi armez-vous de patience; prenez-en même beaucoup : car tandis que ma Préfidente marche a fi petits pas» votre pupille recule, 6c c'eft bien pis encore. Hé bien ! j'ai le bon efprit de m'amufer de ces miferes-la. Véritablement je m'accoutume fort bien a mon féjour ici; 6e je puis dire que dans le trifte Ch&reau de ma vieille tante, je n'ai pas éprouvé un moment d'ennui. Au fait, n'y ai-je pas jouilTances, privations, efpoir, incertitude? Qu'a-t-on de plus fur un grand théatre ? des fpeótateurs ? Hé ! lailfez faire» ils ne manqueront pas. S'ils ne me voient pas a 1'ouvrage, je leur montrerai ma befogne faite; ils n'auront plus qu'a admirer 6c appiaudir. Oui, ils applaudiront; car je puis enfin prédire, avec certitude ie moment de la chüte de mon auftere Devote, J'ai aflulé ce foir a 1'agonie de C 6  48 Les Liaisons ja vertu. La douce foiblefle va rcgner 5 fa place. Je n'en fixe pas 1'époque plus tard qu'a notre première entrevue : mais déja je vous entends crier a 1'orgueiL Annoncer fa vicloire, fe vanter a Tavance ! Hé, la, la, calmez-vous! Pour vous prouver ma modeftie, je vais commencer par ï'hiftoire de ma défaire. En vérité, votre pupille eft une petite perfonne bien ridicule ! C'eft bien un enfant qu'il faudroit traiter comme tel, 8c a qui on feroit grace en ne le mettant qu'en pénitence ! Croiriez-vous qu'après ce qu; s'eft pafte avant-hier entr'elle & moi, apres la facon amicable dont nous fommes quittés hier le matin; lorfque j'ai voulu y retourner le foir, comme elle en étoit convenue, j'ai trouvé fa porte fermée-en dedans f Qu'en dites-vous ? on éprouve quelquefois de ces enfantillages-la, la veille : mais le lendemain ! cela n'eftil pas plaifant' Je n'en ai pourta^t ^as ri d'abord ; jamais je n'avois autant fenti l'empire de mon caractere. Aflurément j'allois a ce rendez-vous fans plaifir, & uniquemenc par procédé. Mon lit, dont j'avois grand befoin , me fembloit, pour le moment,  ,T> A N G E R E U S E S. 49 préférable a celui de tout autre, & je ne m'en étois éloigné qu'a regret. Cependant je n'ai pas eu plutöt trouvé un obftacle, que je brülois de le franchir \ j'étois humilié , fur-tout, qu'un enfant m'eüt joué. Je me retirai donc avec beaucoup d'humeur : Sc dans le projet de ne plus me mèler de ce fot enfant ni de fes affaires, je lui avois écrit, fur-le-champ , un billet que je comptois lui remettre aujoutd'hui, Sc oü je 1'évaluois a fon jufte prix. Mais, comme on dit, la nuit porte confeil; j'ai trouvé ce matin que , n'ayant pas ici le choix des difrraftions, il talloit garder celle-la : j'ai donc fupprimé le févere billet. Depuis que j'y ai réfléchi , je ne reviens pas d'avoir eu l'idée de finir une aventure, avant d'avoir en main de quoi en perdre 1'Héroïne. Ou nous mene pourtant un premier mouvement ! Heureux , ma belle amie , qui a fu, comme vous, s'accourumer a n'y jamais céder ! Enfin j'a différé ma vengeance \ j'ai fait ce facrificc a vos vues fur Gercourt. A préfent que je ne fuis plus en colere , je ne vois plus que du ridicule dans U conduite de votre pupille. En effet, je youdrois bien favoir ce qu'elle efperc  5o Les Liaisons gagner par la ! pour moi je m'y perds : fi ce n'eft que pour fe défendre, il faut convenir qu'elle s'y prend un peu tard. II faudra bien qu'un jour elle me dife le mot de cette énigme ? j'ai grande envie de le favoir. C'eft peut - être feulement qu'elle fe trouvoit fatiguée ! franchement cela fepourroit : car fans doute elleignore encore que les fleches de l'amour, comme la lance d'Achiile, portent avec elle le remede aux blefiures qu'elles font. Mais non, afa petite grimace de toute lajournée, je parierois qu'il entre la-dedans du repentir... la... quelque chofe.., comme de la vertu ... De la vertu!. .. c'eft bien a elle qu'il convient d'en avoir ! Ah \ qu'elle la laiffe a la femme véritablement née pour elle, la feule qui fache 1'embellir, qui la feroit aimer !. .. Pardon, ma belle amie: mais c'eft ce foir même que s'eft paffee , entre Mde. de Tourvel 8c moi , la fcene dont j'ai a vous rendre compte, 5c j'en conferve encore quelque émotlon. J'ai befoin de me faire violence pour me diftraire de l'impreftion qu'elle m'a faite \ c'eft même pour m'y aider ? que je me fuis mis a vous écrire. II faut pardonner quelque chofe a ce premier moment.  DANCEREUSES, ?I II y a déja quelques jours que nous fbmmes d'accord, Mde. de Tourvel 8c moi, fur nos feminiens; nous ne difputons plus que fur les mots. C'étoit toujours, a la vérité > fon amitie qui répondit a. mon amour : mais ce langage de convention ne changeoit pas le fond des chofes; 8c quand nous ferions teftés ainfi, j'en aurois peutêtre été moins vïte; mais non pas moins fürement. Déja même il n'étoit plus queftion de m'éloigner, comme elle le vouloit d'abord; 8c pour les entretiens que nous avons journellement, fi je mets mes foins a lui en offrir 1'occafion , elle met les fiens a Ia faifir. Comme c'eft ordinairement a la promenade que fe paflènt nos petits rendezvous, le temps affreux qu'il a fait tout aujourd'hui , ne me laifToit rien efpérer ; j'en étois même vraiment contrarié ; je nc prévoyois pas combien je devois gagner a ce contre-temps. Ne pouvant fe promener , on s'eft mis a jouer en fortant de table; 8c comme je joue peu , 8c que je ne fuis plus néceffaire , j'ai pris ce temps pour monter cbez moi, fans autre projet que d'y at» tendre, a-peu-près, la fin de la partie*  Si Les Liaisons Je retournois joindre le cercle , quand j'ai trouvé la charmante femme qui entroit dans fon appartement , Sc qui, foit imprudence ou foiblefle , ma dit de fa douce voix : » Oü allez - vous donc ? ii « n'y a perfonne au fallon II ne m'en a pas fallu davantage , comme vous pouvez croire, pour eftayer d'entrer ehez elle ; j'y ai trouvé moins de réfiftance que je ne m'y attendois. II eft vrai que j'avois eu la précaution de commencer la converfation a la porte, Sc de la commencer indifférente; mais a peine avons-nous été établis, que j'ai ramené la veritable , Sc que j'ai parlé de mon amour a mon amie. Sa première réponfe , quoique fimple , m'a paru allez expreftive : » Oh ! tenez ,m'a-t>3 elle dit , ne parions pas de cela ici v>; Sc elle trembloit. La pauvre femme! elle fe voit mourir. Pourtant elle avoit tord de craindre. Depuis quelque temps, alfuré du fuccès un jour ou 1'autre, Sc la voyant ufertantde force dans d'inutiles combats, j'avois réfolu de ménager les miennes, Sc d'attendrc fans effort, qu'elle fe rendït de laflitude. Vous fentez bien qu'ici il faut un triomphe complet, & que je ne veux rien devoir  DANGEREUSE5. a 1'occafion. C'étoit même d'après ce plaa formé, & pour pouvoir être preflant, fans m'engager trop, que je fuis revenu a ce mot d'amour, fi obftinément refufé : fur qu'on me croyoit aflez d'ardeur, j'ai eflayé un ton plus tendre. Cerefus ne me fachoit plus, il m'affiigeoit; ma fenfible amie ne me devoit-elle pas quelques confolations ? Tout en me confolant, une main étoit reftée dans la mienne; le joli corps étoit appuyé lur mon bras 3 6c nous étions extr-mement rapprochés.. Vous avez sürement remarqué combien, dans cette fituation, a mefure que la défenfe mollit,les demandes 6c les refus fe paflent de plus pres \ comment la tête fe détourne 6c les regards fe baiflent, tandis que les difcours, toujours prononcés d'une voix foible , deviennent rares & entrecoupés. Ces fymptömes précieux annoncent, d'une maniere non équivoque, le confentement de 1'ame: mais rarement a-t-il encore palfé jufqu'aux fens; je crois même qu'il eft toujours dangereux de tenter alors quelque entreprife trop marquée; paree que eet état d'abandon n'étant jamais fans un plaiurtrès-doux, on ne lauroit forcer d'en fortir, fans caufer  54 t n Liaisons une humeur qu? tournc infaillibiement au pront de la défenfe. Mais, dans le cas préfent, la prudence m'étoit d'autant plus néceiTaire, que j'avois fur-tout a redourer 1'eoroi que eet oubli d'elle-même ne manqueroit pas de caufer a ma tendre rêveufe. Auffi eet aveu que je demandois, je n'exigeois pas même qu'il fut prononcé; un regard pouvoit fuffire : un feul regard, Sc j'étois heureux. Ma belle amie, les beaux yeux fe font en effet levés fur moi; la bouche célefte a même pro noncé: » Eh bien.' oui,je...:o Mais tout-a-coup le regard s'eft éteint, la voix a manqué, Sc cette femme adorable eft tombée dans mes bras. Apeine avois-je eu le temps de 1'y recevoir, que fe dégageant avec une force convulfive, la vue égarée, Sc les mains élevées vers le Ciel... v> Dieu... ö mon Dieu, fauvez33 moi«, s'eft-elle écriée; Sc fur-le-champ» plus prompte que 1'éclair, elle étoit a genoux a dix pas de moi. Je 1'entendois prête a fuffoquer. Je me fuis avancé pour la fecourir; mais elle, prenant mes mains qu'elle baignoit de pleurs, quelquefoismême cmbraHant mes genoux : n Oui, ce fera vous, « difoit-elle, qui me fauverez! Vous ne  BANGE REÜSES. » voulez pas ma mort, laiflez-moi; fau« vez~moi; Iaiiïez-moi; au nom de Dieu , « laiflez-moi«! Et ces difcours peu fuivis, s'échappoient a peine, a travers des fanglots redoublés. Cependant elle me tenoit avec une force qui ne m'auroit pas permis de m eloigner; alors raflëmblant les miennes, je Tai foulevée dans mes bras. Au même inftant les pleurs ont cefle ; elle ne parloit plus; tous fes membres fe font roidis > & de violentes convulfions ont fuccédé a eet orage. J'étois, je 1'avouc , vivement ému , 8c je crois que j'aurois confenti a fa demande s quand les circonftances ne m'y auroient pas forcé. Ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'apres lui avoir donné quelques fecours, je Tai laiffée comme elle m'en prioit, & que je m'en félicite. Déja j'en ai prefque recu le prix. Je m'attendois qu'ainfi que le jour de ma première déclaration, elle ne fe mon. treroit pas de la foirée. Mais vers les huit heures, elle eft defcendue au fallon, 8c a feulement annoncé au cercle qu'elle s'étoit trouvée fort incommodée. Sa figure étoit abattue , fa voix foible , 8c fon maintien compofé; mais fon regard étoit doux, &  ?6 Les Liaisons fouvent il s'eft fixé fur moi. Son refus de juuer m'ayant même obligé de prendre fa place, elle apris lafienneames cötés.Pendant le fouper , ^elle eft reftée feule dans le fation. Quand on y eft revenu, j'ai cru m'appercevoir qu'elle avoit pleuré: pour m'en éclaircir , je lui ai dit qu'il me fembloit qu'elle s'étoit encore reilende de fon incommodité; a quoi elle m'a obligeamment répondu : « Ce mal-la ne s'en va pas fi vïte qu'il vient "! Enfin quand on s'eft retiré, je lui ai donné la main; 6c a la porte de fon appartement clleaferré la mienne avec force. II eft vrai que ce mouvement m'a paru avoir quelque chofe d'involontaire: mais tant mieux \ c'eft une' preuve de plus de mon empire. Je parierois qu'a préfent elle eft enchantée d'en être la : tous les frais font faits! il ne refte plus qu'a jouir. Peut-être , pendant que je vous écris, s'occupe-t-elle déja de cette douce idéé ! 6c quand même elle s'occuperoit au contraire d'un nouveau projet de défenfe , ne favons-nous pas bien ce que deviennent tous ces projets-la ? Je vous la demande, cela peut-il aller plus loin que notre prochaine entrevue? Je ip'attendi bien, parexemple, qu'ilyaura  D A N G E R E 17 S E S. 57 quelques faconspour 1'accorder; mais bon ! ie premier pas franchi, ces Prudes auftercs favent-elles s'arrêter ? leur amour eft une véritable explofion; la réfiflance y donne plus de force. Ma farouche Devote courroit après moi, fi je cefloit de courir après elle. Enfin, ma belle amie, incefiamment j'arriverai chez vous, pour vous fommer de votre parole. Vous n'avez pas oublié fans doute ce que vous m'avez promis après le fuccès; cette infidélité a votre Chevalier ? etes-vous prête ? pour moi je le defire comme fi nous ne nous étions jamais connus. Au refte vous connoitre, eft peut être pour le defirer davantage : fuis jufte & ne fuis point galant (1). Aufïi ce fera la première infidélité que Je ferai a ma grave conquête; 8c je vous promets de profiter du premier prétexte, pour m'abfentej; vingt-quatre heures d'auprès d'elle. Ce fera fa punition, de m'avoir tenu fi long-temps éloigné de vous. Savezvous que voila plus de deux mois que cette aventure m'occupe ? oui, deux mois & trois jours; il eft vrai que je compte Ci) Voita'iiï, Comédie de, Naninc.  Les Liaisons demain , puifqu'elle ne fera véritablement confommée qu'alors. Cela me rappelle que Mde. de B * * * a réfifté les trois mois complets. Je fuis bien aife de voir que la franche coquetterie a plus de défenfe que 1'auflere vertu. Adieu, ma belle amie; il faut vous quitrer; car il eft fort tard. Cette Lettre m'a mené plus loin que je ne comptois: mais comme j'envoie demain matin a Paris, j"ai voulu en profiter , pour vous faire partager un jour plutöt lajoie de votre ami. Du Chateau de... ce 2. Oclobre 17... au fair. * -=j^^$pééj . LETTRE C. Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife DE MERTEUIL. ISfï. o n amie, je fuis joué , trahi, perdu ; je fuis au défefpoir : Mde. de Tourvel eft partie. Elle eft partie , Sc je ne 1'ai pas fu» Sc je n'étois pas la pour m'oppofer a fon départ, pour lui reprocher fon indigne trahifon / Ah f ne croyez pas que je 1'eulïe laiffée partir; elle feroit reftée ; oui, elle feroit reftée, euffé je du employer la violence. Mais quoi.' dans ma crédule fécurité, je dorroois, Sc la foudre eft ïombce  ÖAWGEREÜSES. fur moi. Non je ne concois rien a ce départ ; il faut renoncer a conuoitre les femmes. Quand je me rappelle la journéed'hier / que dis-je , la foirée même / Ce regard fi doux, cette voix fi tendre.' & cette main ferrée.' & pendant ce temps, elle projettoitdemefuir ; O femmes, femmes .' plaignez-vous donc, fi 1'on vous trompe.' Mais oui, toute perfidie qu'on emploie eft un vol qu'on vous fait. Quel plaifir j'aurai a me venger ! je k retrouverai, cette femme perfide; je reprendrai mon empire fur elle. Si 1'amour m'a fuffi pour en trouver les moyens, que nefera-t-il pas, aidé de la vengeance? Je Ia verrai encore a mes genoux, tremblante & baignée de pleurs, me criant merci de fa trompeufe voix; & moi je ferai fans pitié. Que fait-elle a préfent? que penfe-t-elle? Peut-être elle s'applaudit de m'avoïr trompé; & fidelle aux goüts de fon fexe, ce plaifir lui paroit le plus doux. Ce que n'a pu !a vertu tant vantée, 1'efprit de rufe 1'a produit fans efrort. Infenfé ! je redoutois fa fagefle; c'étoit fa mauvaife foi que je devois craindre.  éo Les Liaisons Et être obligé de dévorer mon refletitiment! n'ofer montrer qu'une tendre douleur, quand j'ai le cceur rempli de rage! me voir réduit a fuppl'.er encore une femme rebelle, qui s'eft fouftraite a mon empire ! devois-je donc être humilié a ce point? Sc par qui? par une femme timide, & qui jamais ne s'eft exercée a combattre. A quoi me fert de m'être établi dans fon cceur, de 1'avoir embrafé de tous les feux de 1'amour, d'avoir porté jufquau délire le trouble de fes fens; fi tranquille dans fa retraite, elle peut aujourd'hui s'enorgueillir de fa fuite plus que moi de mes viaoires ? Et je le fouffriroisi mon amie, vous ne le croyez pas; vous n'avez pas de moi cette humiliante idéé! Mais quelle fatalité m'attaché a cette femme ? cent autres ne defirent-elies pas mes foins? ne s'emprefleront-elles pas ü'y répondre? Quand même aucune ne vaudroit celle-ci , 1'attrait de la variété, le charme des nouvelles conquêtes , 1'éclat de leur nombre, n'offrent-ils pas des pïaifirs affez doux ? Pourquoi courir après celui qui nous tuit, Sc négliger ceux qui fe préientent? Ah! pourquoi? ... Je i'ignote» mais je l'éprouve fortement. II  DANGEREUSF, S- 6l ti n'eft plus pour moi de bonheur, de repos, que par la poflellïon de cette femme que je hais Sc que j'aime avec une égale fureur. Je ne fupporterai mon fort que du moment ou je difpoferai du fien. Alors tranquille Sc fatisfait, je la verrai, a fon tour, livrée aux orages que j'éprouve en ce moment; j'en exciterai mille autres encore. L'efpoir & la crainte , la méfiance Sc la fécurité, tous les maux inventés par la haine, tous les biens accorde's par Tamour, je veux qu ils rempliflent fon cceur, qu'ils s'y fuccedent a ma volonté. Ce temps viendra Mais que de travaux encore! que j'en étois prés hier! Sc qu'aujourd'hui je m'en vois éloigné, comment m'en approcher? je n'ofe tenter aucune démarche; je fens que pour prendre un parti il faudroit être plus calme, Sc mon fang bout dans me* veines. Ce qui redouble mon tourment, c'eft le fang-froid avec lequel chacun répond ici a mes queftions fur eet événement, fur facaufe, fur-tout ce qu'il offre d'extraordinaire... Perfonne ne fait rien, perfonne nedefirederienfavoir:apeine en auroiton parlé, li j'avois confenti qu'on parlat d'autre chofe. Mde. de Rofemonde, chez Quiy L'ai couru ce matin quand j'ai appris 111. l artie. j)  6i Les Liaisons cette nouvelle , m'a répondu avec le froid de fon age, cue c'étoit la fake naturelle de l'indifpofition que Mde. de Tourvel avoit eue hier; qu'elle avoit craint une maladie, 8c qu'elle avoit préféré d'être chez elle : elle trouve cela tout fimple; elle en auroit fait autant, m'a-t-elle dit: comme s'il pouvok y avoir quelque chofe de commun entr'elles deux ! entr'elle , qui n'a plus qu'a mourir; 8c 1'autre qui faitle charme 8c le tourment de ma vie! Mde. de Volanges, que d'abord j'avois foupconnée d'ètre complice, ne paroït afféctée que de n'avoir pas été confultée fur cette démarche. Je fuis bien aife, je 1'avoue, qu'elle n'ait pas eu le plaifir de me nuire. Ceia me prouve encore qu'elle n'a pas, autant que je le craignois, la confiance de cette femme \ c'eft toujours une ennemie de moins. Comme elle fe féliciteroit, fi elle favoit que c'eft moi qu'on a fui ! comme elle fe feroit gonfiée d'orgueil, ft c'eut été par fes conlëils! comme fon importance en auroit redoublé ! Mon Dieu ! que je la hais ! Oh ! je renouerai avec fa fille; je veux la travailler a ma faitaifie : aufti.-bien , je crois que je refterai ici quelque temps; au moins, le pèu  DANGEREUSES. 63 de réflexions que j'ai pu faire, me porte a ce parti. Ne croyez-vous pas, en effet.. qu'après une démarche auffi marquée, mon ingrate doit redouter ma préfence i Si donc 1'idée lui eft venue que je pourrois la fuivre, elle n'aura pas manqué de me fermer fa porte; 8c je ne veux pas plus 1'accoutumer a ce moyen, qu'en fouffrir 1'humiliation. J'aime mieux lui annoncer, au contraire , que je refte ici; je lui ferai même des inftances pour qu'elle y revienne; 8c quand elle fera bien perfuadée "'e mon abfence , i'arriverai chez elle : nous verrons comment elle fupportera cetoe entrevue. Mais il faut la différer pour en augmenter 1'erTet, & je ne fais encore fi j'en aurai la patience : j'ai eu, vingt fois dans la journée, la bouche ouverte pour demander mes chevaux. Cependantje prendrai fur moi; je m'engage a recevoir votre réponfe ici; je vous demande feulement, ma belle amie, de ne pas me la faire attendre. Ce qui me contrarieroit le plus 5 feroit de ne pas favoir ce qui fe pafte : mais mon Chafteur, qui eft a Paris, a des droits a quelque accès auprès de la Femme-de~ D z  j$4 Lis Liaisons chambre; il pourra me fervir. Je lui envoie une inftruótion 6c de 1'argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne 1'un 5c 1'autre a cette Lettre, 6c aulïi d'avoir foia de les lui envoyer par un de vos gens, avec ordre de les lui remettre a lui-même* Je prends cette précaution, paree que le dröle a 1'habitude de n' avoir jamais recu les Lettres que je lui écris, quand elles lui prefcrivent quelque chofe qui le gêne; 5c que pour le moment, il ne me parott pas auffi épris de fa conquête, que je voudrois qu'il le füt. Adieu, ma belle amie; s'il vous vient quelque idéé heureufe, quelque moyen de hater ma marche, faites m'en part. J'ai éprouvé plus d'une fois combien votre amitié pouvoit être.utile; je 1'éprouve encore en ce moment : car je me fens plus calme depuis que je vous écrit; au moins , je par'e aquelqu'un qui m'entend, 6c non aux Automates prés de qui je végete depuis ce matin. Envérité, plus je vais, 5c plus je fuis tentée de croire qu'il n'y a que vous 6c moi dans le monde, qui valions quelque chofe. Pu chdtcau de... .et j Odobre ij.,.  DANGEREUSES. 6$ LETTRE Cl. Le Vicomte d e Va lmont £ AzOLAN , fon Chajfeur. (Jointe a la préeédente"). Il faut que vous foyez bien imbécillö, vous qui êtes parti d'ici ce matin , de n'avoir pas fu que Mde. Tourvel en partoit aulfi; ou, fi vous 1'avez fu, de n'être pas venu m'en avertir. A quoi fert-il donc que vous dépenfiez mon argent a vous enivrer avec les valets; que le temps que vous de"vriez employer a me fervir, vous le paffiez a faire 1'agréable auprès des Femmesde-chambre, fi je n'en fuis pas mieux informé de ce qui fe pafte ? Voila pourtant de vos négligences / Mais je vous préviens que s'il vous en arrivé une feule dans cette affaire-ci, ce fera la derniere que vous aurez a mon fervice. 11 faut que vous m'inftruifiez de tout ce qui fe paffe chez Mde. de Tourvel : de fa fanté; fi elle dort; fi elle eft trifte ou gaie; fi elle fort fouvent, 6c chez qui elle va i fi elle recoit du monde chez elle, & Dj  66 Les Liaisons qui y vient; a quoi elle paffe fon temps; fi elle a de l'hume,ur avec fes femmes, particuliérëment avec celle qu'elle avoit amenée ici; ce qu'elle fait, quand elle eft feule; fi quand elle lit, elle lit de fuite , ou fi elle interrompt fa leóture pour rêver; de même quand elle écrit. Songez auffi a vous rendre l'ami de celui qui porte fe^ lettres a la Pofte. OfT<:ez-vous fouvent a lui pour faire cette commiffion a fa place; & quand il acceptera, ne faites partir que celles qui vous paroïtront inaifférentes, & envoyezmoi les autres; fur-tout celles a Mde.de Volanges, fi vous en rencontrez. Arram-ez-vour., tour être encore quelque temps 1'Amant heureux de votre Julie, Si elle en a un autre, comme vous 1'avez cru, faites-la confentir a fe partager; 8c n'allez pas vous piquer d'une ridicule délicatefle : vous ferez dans le cas de bien d'autres, qui valent mieux que vous. Si pourtant votre fecond fe rendoit trop importun , fi vous vous apperceviez,par exemple, qu'il occupat trop Julie pendant la journée, qu'elle en fut moins fouvent aupres de fa Maltréfle, écartez-le par quel* quès moyens • ou cherchez-lui querelle ; n'en craignez pas les faites, je vous fou-  DAXJGEREUSES. 6j tienclrai. Sur-tout ne quittez pas cette mai-' fon, C'eft par 1'afliduité qu'on voit tout, Sc qu'on voit bien. Si même le hafard faifoit renvoyer quelqu'un des gens, préfentez-vous pour le remplacer, comme n'étant plu? a moi. Dites dans ce cas que vous' m'avez quitté pour chercher une maifon plus tranquille & plus réglée. Tachez enfin de vous faire accepter. Je ne vous en garderai pas moins a mon fervice pendant ce temps : ce fera comme chez la Duchefle de...; & par la fuite, Mde. de Tourvel vous en récompenfera de même. Si vous aviez aflez d'adreffe Sc de zele, cette inftruction devroit fufftre; mais pour fuppléer a 1'un Sc a 1'autre, je vous envoie de 1'argent. Le billet ci-joint vous autorife, comme vous verrez, a toucher vingtcinq louis chez mon homme d'atTaires, car je ne doutepas que vous ne foyez fans le fol. Vous emploierez de cette fomme, ce quj fera nécefi'aire pour décider Julie a établir une correfpondance avec moi. Le refte fervira a faire boire les gens. Ayez foin, autant que cela fe pourra, que ce foit chez le Suifle de la maifon , afin qu'il aime a vous y voir venir, Mais n'oubiiez pas que  éB Les Liaisons ce ne font pas vos plaifirs que je veux payer, mais vos fervices. Accoutumez Julie a obferver tout & 3 tout rapporter, même ce qui lui paroïtroit minutieux. Il vaut mieux qu'elle écrive dix phrafes inutiles, que d'en omettre une intéreflante; & fouvent ce qui paroit indifférent ne 1'eft pas. Comme il faut que je puifle être inftruit fur-le-champ > s'il arrivoit quelque chofe qui vous parut mériter attention, aufll-töt cette Lettre recue, vous enverrez Philippe, fur le cheval de commiffion s'établir a.... (i); il y reilera jufqu'a nouvel ordre; ce fera ua relais en cas de befoin. Pour la correfpondance courante , la Pofte fuffira. Prenez garde de perdre cette Lettre. ReIifez-la tous les jours, tant pour vous affurer de ne rien oublier , que pour être sur de 1'avoir encore. Faites enfin tout ce qu'il faut faire, quand on eft honoré de ma confiance. Vous favez que fi je fuis content de vous, vous le ferez de moi. Du chlteau de... ce 5 Oiïobre 17... O) Villngea moitié cbemin de Paris', tu Chi' tean de Mde. da Rofemonde.  1) A N G E R E U S }! S. 6<) en me foumettant a ce parti douloureux, j'aurois pu ne pas rompre entiérement une liaifon qu'il eüt fuffi de rendre moins fréquente ! Mais tout perdre a la fois ! 8c pour jamais! O mon amie...! Mais quoil même en vous écrivant , je m'égare encore dans des vceux criminels ? Ah! partons , partons, 8c que du moins ces torts invóiontaires foient expiés«par mes facrifices. Adieu , ma refpeótable amie ; aimezmoi comme votre fille, adoptez-moi pour telle ; 8c foyez füre que 3 malgré ma foiblefle > j'aimerois mieux mouiir que de me rendre indigne"*de votre choix. De... ce j Qcl. iy** ih une heurc dumatin. III. Partie, s  74 Les Liaisons LETTRE CIII. Madame de rosemonde a la Préjidente de tourvel J'a i été , ma chere Belle, plus affligée de votre départ que furprife de fa caufe j une longue expérience , 6c 1'intérêt que vous infpirez, avoient fuffi pour m'éclairer fur Tétat de votre coeur6c s'il faut tout dire, vous ne m'avez rien ou prefque rien appris par votre Lettre. Si je n'avois été inftruite que par elle, j'ignorerois encore quel eft, celui que vous aimez; car en me parlant de lui tout le temps, vous n'avez pas écrit fon nom une feule fois. Je n'en avoïs pas befoin ; je fais bien qui c'eft. Mais je le remarque, paree que |e me fuis rappellé que c*eft toujours la le ftyle de Tamour. Je vois bien qu'il eft comme au temps pafte. Je ne croyois gueres être jamais dans le cas de revenir fur des fouvenirs ftéloignés de moi, 6c fi étrangers a mon age. Pourtant, depuis hier, je m'en fuis vraiment beaucoup occupée , par le defir que j'avois d'y trouver quelque chofe qui put  1) A S G E R Ë ü S ES. 7? vous être utile. Mais que puis-je faire , que vous admirer 8c vous plaindre ? Je loue le parti fage que vous avez pris : mais il m'effraie , paree que j'en conclus que vous 1'avez jugé nécelfaire ; & quand on en eft la, il eft bien difficile de fe tenir toujours éloignéede celui dont notre cceur nous rapproche fans celfe. Cependant ne vous découragez pas. Rien ne doit être impoffible a votre belle ame; 8c quand vous devriez un jour avoir le malheur de fuccomber ( ce qu'a Dieu ne plaife !), croyez-moi , ma chere Belle, réfervez-vous au moins la confolation d'avoir combattu de toute votre puifiance. Et puis , ce que ne peut la fagefle humaine, la grace divine 1'opere quand il lui plaït ? Peut-être êtes-vous a la veille fes fecours; & votre vertu, éprouvée dans ces combats pénibles, en fortira plus pure 8c plus brillante. La force que vous n'avez pas aujourd'hui efperez que vous la recevrez demain. N'y comptez pas pour vous en repofer fur elle, mais pour vous encourager a ufer de toutes les vötres. En laiffant a la Providence le foin de vous fecourir dans un danger contre lequel je ne peux rien, je me réferve de E %  j6 Les Liaisons vous foutenir 6c vous confoler autant qu'il fera en moi. Je ne foulagerai pas vos peines, mais je les partagerai. C'eft. a ce titre que je recevrai volontiers vos confidences. Je fens que votre cceur doit avoir befoin de s'épancher. Je vous ouvre le mien; 1'age ne l'a pas encore refroidi au point d'être infenfible a 1'amitié. Vous le trouverez toujours pret a vous recevoir. Ce fera un foible foulagement a vos douleurs, mais au moins vous ne pleurerez pas feule; 6c quand ce malheureux amour, prenant trop d'empire fur vous, vous forcera d'en parler, ilvaut mieux que ce foit avec moi qu'avec lid. Voila que je parle comme vous; 6c je crois qu'a nous deux nous ne parviendrons pas a le nommer : au refte nous nous entendons. Je ne fais fi je fais bien de vous dire qu'il m'a paru vivement afFecté de votre. départ; il feroit peut-être plus fage de ne. vous en pas palier : mais je n*aime pas cette fagefle qui afflige fes amis. Je fuis pourtant forcée de n'en pas parler plus long-temps. Ma vue débile, 6c ma main, tremblante , ne me permettent pas de Iongues Lettres, quand il faut les écrire moimême.  nANGEREUSES. 77 Adieu donc, ma chere Belie ; adieu, mon aimable enfant: oui, je vous adopte volontiers pour ma fille, vous avez bien tout ce qu'il faut pour faire 1'orgueil <5c le plaifir d'une mere. Du Chateau dë>.. . ce 3 Ociobre 17... u ~3£ite LETTRE C IV. Ia Marquife DE MERTEUIL d Madame DE'Vo LANGE S. E* n vérité, ma chere & boring amie, j'ai eu peine a me défendre d'un mouvemtnt d'orgueil, en lifant votre Lettre. Quoi! vous m'honorez de votre enriere confiance .' vous allez même jufqu'a me demander des confeils ! Ah ! je fuis bien heureufe, fi je mérite cette opinion favorable de votre part; fi je ne la dois pas ieulement a la prévention de 1'amitié. Au refte, quel quen foit le motif, elle n'en eft pas moins précieufe a mon cceur; & 1'avoir obtenue, n'eft a mes yeux qu'une raifon de plus, pour travailler davantage a Ia mérirer. Je vals donc (mais fans prétendre vous donner un avis) vous dire li— E 1  78 Les Liaisons brement ma facon de penfer. Je m'en méfie , paree qu'elle differe de la votre : mais quand je vous aurai expofé mes raifons, vous les jugerez; 6c fi vous les condamnez, je foufcris d'avance a votre jugement. J'aurois au moins cette?fageffe, de ne pas me croire plus fage que vous. Si pourtant, 6c pour cette feule fois, mon avis fe trouvoit préférable, il faudroit en chercher la caufe dans les illufions de 1'amour maternel. Puifque ce fentiment eft louable, il doit fe trouver en vous. Qu'il fe reconnok bien en effet dans Ie parti que vous êtes de prendre ! C'eft ainfi que , s'il vous arrivé d'errer quelquefois, ce n'eft jamais que dans les choix des vertus. La prudence eft, a ce qu'il me femble, Celle qu'il faut préférer, quand on difpofc du fort des autres; 6c fur-tout quand il s'agit de le fixer par un lien indiiloluble 6c facré, tel que celui du mariage. C'eft alors qu'une mere , également fage 6c tendre, doit, comme vous le dites fi bien, alder fa fille de fon expérknee. Or, je VOUS le demande, qu'a-t-elle a faire pour y parvenir? finon de diftinguer, pour elle, entte ce qui plak 6c ce qui convient.  DANGEREUSES 79 Ne feroit-ce donc pas avilir 1'autorité maternellc , ne feroic-ce pas 1'anéantir que de la fubordonner a un goüt frivole» dont la puifiance illufoire ne fe fait fentir qu'a ceux qui la redoutent, 8c difparoir. fi-töt qu'on la méprife? Pour moi, je 1'avoue, je n'ai jamais cru a ces patïions entraïnantes 8c irréfiftibles, dont il femble qu'on foit convenu de faire 1'excufe générale de nos déréglemens. Je ne concois point comment un goüt, qu'un moment voit naïtre 8c qu'un autre voit mourir, peut avoir plus de forces que les principes inaltérables de pudeur, d'honnêteté 8c de modeftie; 8c je n'entends pas plus qu'une femme qui les trahit, puifte être juftifiée par fa pallion prétendue, qu'un voleur ne le feroit par la paflion de 1'argent, ou un affalfin par celle de la vengeance. Eh ! qui peut dire n'avoir jamais eu a combattre ? Mais j'ai toujours cherché a me perfuader que „ pour réfifler, il fuffifoitde le vouloir; 8c jufqu'alors, au moins, mon expérience a confirmé mon opinion. Que feroit la vertu, fans les devoirs qu'elle impofe? fon culte eft dans nos facrifices, fa récompenfe dans nos cceurs. Ces véri- E 4  So Les Liaisons tés ne peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt de les méconnome; êc qui, déja dépravés, efperent faire un moment d'illufion, en effayant de iuftifier leur mauvaife conduite par de mauvaifes raifons. Mais pourroit-on le crai.ndte d'un enfant fimple & timide; d'un enfant né de vous, 6c dont 1'éducation modefre 6c pure n'a pu que fortifier 1'heureux naturel? C'eft pourtant a cette crainte, que j'ofe dire humiliante pour votre fille, 6c que vous voulez facrifier le mariage avantageux que votre prudence avoit ménagé pour elle ! j'aime beaucoup Danceny; 6c depuis longtemps, comme vous favez, je vois pea M. de Gercourt : mais mon amitié pour 1'un, mon indifférence pour 1'autre, ne rn'empêchent point de fentir 1'énorme différence qui fe trouve entre ces deux partis. Leur naiffance eft égale, j'en conviens; mais 1'un eft fans fortune, 6c celle de 1'autre eft telle, que, même fans naiffance, elie auroit fuffi pour le mener a tout* j'avoue bien que 1'argént ne fait pas le bonheur; mais il faut avouer aufïi qu'il le facilite beaucoup. Mlle. de Volanges eft, comme vous dites, afïèz riche pour deux : cependant, foixante mille livres de rente  DANGEREUSES. 8l dont elle va jouir, ne font pas déja tant quand on porte le nom de Danceny, quand iï faut monter 6c foutenir une maifon qui y réponde. Nous ne fommes plus au temps de Mde. de Sévigné. Le luxe abforbe tout: on le blame, mais il faut Timiter; 6c le fuperflu finit par priver du néceifaire. Quant aux qualités perfonnelles que vous cqmptez pour beaucoup, 6c avec beaucoup de raifons, aflurément M. de Gercourt eft fans reproche de ce coté; 6c a lui, fes preuves font faites. J'aime acroire, 6c je crois qu'en tflet Danceny ne lui cede en rien; mais en fommes-nous aufli sures ? II eft vrai qu'il a paru jufqu'ici'exempt des dé*auts de fon age, 6c que malgré le ton du jour y il montre un goüt pour la bonne compagnie , qui fait augurer favorablement de lui : mais qui fait, fi cette fa.geflè apparente, il ne la doit pas a la médiocrité de fa fortune ? Pour peu qu'on craigne d'être fripon ou crapuleux, il faut de 1'argent pour être joueur ou libertin , 6c Ton peut encore aimer les défauts dont on redoute les excès. Enfin il ne feroit pas ie minieme, qui auroit vu la bonne compagnie , uniquement faute de pouvoir mieux faire. E 5  Si Les Liaisons Je ne dis pas (a Dieu ne plaife!) que je croie tout cela de lui : mais ce feroit toujours un rifque a courir; & quels reproches n'auriez-vous pas a vous faire, ft 1'événement n'étoit pas heureux ! Que répondriez-vous a votre fille , qui vous diroit : 33 Ma mere, j'étois jeune 6c fans 33 expérience; j'étois même féduite par 53 une erreur pardonnable a mon age: 33 mais le ciel, qui avoit prévu ma foi33 blefie, m'avoit accordé une mere fage-» 33 pour y remédier, 6c m'en garantir. Pour» quoi donc, oubliant votre prudence» 33 avez-vous confenti a mon malheur ? » étoit-ce a moi a me choifir un époux, 33 quand je ne connoiflbis rien de 1'état " du mariage ? Quand je 1'aurois voulu, 3' n'étois-ce pas a vous a vous y oppofer? « Mais je n'ai jamais eu cette folie vo33 lonté. Décidée a vous obéir, j'ai attendu m votre choix avec une refpeétueufe réfi« gnation; jamais je ne me fuis écarté « de la foumiflion que je vous devois, 6c si cependant jc porte aujourd'hui la peine 33 qui n'eft due qu'aux enfans rebelles. 33 Ah ! votre foibleffe m'a perdue.... "* Peut-être fon rèfpeór, étoufferoit-ii ces plaintes : mais 1'amour maternel lei de-  DANGEREUSES. 8j vineroit \ Sc les larmes de votre fille, pour être dérobées, n'en couleroient pas moini fur votre cceur. Oü chercherez-vous alor» vos confolations i fera-ce dans ce fol amour, contre lequel vous auriez dü Farmer , Sc qui, au contraire, vous vous ferez laiflee féduire ? J'ignore, ma chere amie, fi j'ai contre cette paflion une prévention trop forte: mais je la crois redoutable, même dan» le mariage. Ce n'eft pas que je défapprouve qu'un fentiment honnête & doux vienne embellir le lien conjugal, 8c adoucir en quelque forte les devoirs qu'il impofe, mais ce n'eft pas a lui qu'il appartient de \c j'ormer; ce n'eft nas a illüfio^ c^'un moment, a regier le choix de notre vie. En effet, pour choifir, il faut compan'r; & comment le pouvoir, quand un feul objet nous occupe; quand celui-la même on ne peut le connoïtre, plongé que 1'on eft dans 1'ivrefte Sc i'aveuglement ? J'ai rencontré, comme vous pouvez croire, plufieurs femmes atteintes de ce mal dangereux; j'ai recu les confidences de quelques-unes. A les entendre, il n'en eft point dont 1'Amant ne foit un être^parfait: mai» ces perfeütions chimériques n'exif* E 6  $4 Les Liaisons tent que dans leur imagination. Leur tête exaltée ne rêve qu'agrémens & vertus > elles en parent a plaifir celui qu'elles préferem : c'eft la draperie d'un Dieu, portee fouvent par un modeie abject : mais quel qu'ii foit, a peine 1'en ont-elles revêtu, que, dupes de leur propre ouvrage, clles fe profternent pour 1'adorer. Ou votre fille n'aime pas Danceny, ou elle éprouve cette même illufion; elle eft commune a tous deux, fi Leur amour eft réciproque. Ainfi votre raifon pour les unir a jamais, fe réduit a la certitude qu'ils ne fe connoiflent pas, qu'ils ne peuvent fp» etCpirre. Mais, me direz vous, M. de *w COlil-~ ;e $ fille fe connoiflent-ils da- Gercoun oc m.. , , m . - vantage? non, {ans^öute* mais au uDirts ne s'abuient-ils pas, ils s'ignorent feulement. Qu arrive-t-ii dans ce cas entre aeux époux , que je fuppofe honnêtes? c'eft que chacun d'eux étudie 1'autre, s'obfcrvevrsa-vis de lui, cherche & reconnoït bientot ce qu'ü faut qu'ü cede de les gouw & de fes volontés , pour la tranquilhte commune. Ces légers facrifices fe font fans peine, parcr qu'ils font réciproques, & quVon lesaprévus : bientöt ils font nattre une bienveillance mutuelle; & Ua-  D A N G E R E U S E S. 8? bitude, qur fortifie tous les penchans qu'elle ne détruit pas, amene peu-a-peu cette douce amitié, cette tendre confiance, qui, jointes a l'eftime, torment, ce me femble, le véritable , le folide bonheur des mariages. Les illufions de l'amour peuvent être plus douces mais qui ne fait auiii qu'elles font moins durablesr1 8c quels dangers n'amene pas le moment qui les détruit! c'eft alors que les moindres défauts paroiifent choquans 8c infupportables, par le contraite qu'ils forment avec 1'idée de perfeclion qui nous avoit féduits. Chacun de deux époux croit cependant que 1'autre feul a changc, 8c que lui vaut toujours ce qu'un moment d'erreur l'avoit fait apprécier. Le charme qu'il n'éprouve plus, il s'étonne de ne le plus faire naïtre; il en eft humilié : la vahité bletfée aigrit les efprits, augmente les torts, produit 1'humeur, enfante la haine; 8c de frivoles plaifirs font payés enhn par de longues infortunes. Voila, ma chere amie, ma facon de penfer fur 1'objet qui nous occupe; je ne la défendspas, je 1'expofe feulement, c'eft a vous a décider. Mais fx vous perüue'2  86 Les Liaisons dans votre avis, je vous demande de me faire connoïtre les raifons qui auront combattu les miennes : je ferai bien aife de m'éclairer auprès de vous, 8c fur-tout d'être raffurée fur le fort de votre aimable enfant, dont je defire bien ardemment le bonheur, 8c par mon amitié pour elle, 8c par celle qui m'unit a vous pour la vie. Paris, ce 4 Ociobre zy„. «r—«r— LETTRE CV. La Marquife pe MerteüIL 4 Cecile Volanges. TT, XI É bien ! petite, vous voila donc bien f achée, bien honteufe ! 8c ce M. de Valmont eft un méchant homme, n'eit-ce pas ? Comment! il ofe vous traiter comme la femme qu'il aimeroit le mieux ! II vous apprend ce que vous mourriez d'envie de favoir ! En vérité, ces procédés-la font impardonnables. Et vous, de votre cóté, vous voulez garder votre fagelfe pour votre Amant (qui n'en abufe pas) vous ne ché" riffez de 1'amour que les peines, 5c non res plarfirs! Rien de mieux, & vous figu*  BANGEREUSES. %J rcrez a merveille dans un Roman. De la paflion, de 1'infortune, de la vertu pardeflus tout, que de belles chofes'. Au milieu de ce brillant cortege, on s'ennuie quelquefois a la vérité, mais on le rend bien. Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle eft a plaindre ! Elle avoit les yeux battus le lendemain ! Et que direz-vous donc, quand ce feront ceux de votre Amant ? Allez, mon bel Ange , vous ne les aurez pas toujours ainfi; tous les hommes ne font pas des Valmont. Et puis, ne plus ofer lever ces yeux-la ! oh ! par cxemple, vous avez eu bien raifon \ tout le monde y auroit lu votre aventure. Croyezmoi, cependant?, s'il en étoit ainfi , nos Femmes & méme nos Demoifelles auroient le regard plus modefte. Malgré les louanges que je fuis forcée de vous donner, comme vous voyez, il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d'oeuvre; c'étoit de tout dire a votre Maman. Vous aviez fi bien commencé ! déja vous vous étiez jettée dans fes bras, vous fanglotiez, elle pleuroit aufïï : quelle fcene pathétique ! & que^ dommage de ne i'avoir pas achevée! Votre  88 Les Liaisons tendre mere, toute ravie d'aife, 8c pour aider a votre vertu, vous auroit cloitrée pour toute votre vie; 8c la vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, fans rivaux & fans pêché : vous vous feriez défolée tout a votre aife; 8c Valmont, a coup sur, n'auroit pas été troubier votre douleur par de contrarians plaifirs. Sérieufement peut-on, a quinze ans paffés , être enfant comme vous l'êtes ? Vous avez bien railon de dire que vous ne méritez pas mes bontés. Je voulois pourtant être votre amie : vous en aurez befoin peut-être avec la mere que vous avez, 8c le mari qu'elle veut vous donner ! Mais Ci vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu'on laffe de vous? Que peut-on efpérer, fi ce qui fait venir l'ef1'efprit aux filles, femble, au contraire, vous 1'öter ? Si vous pouviez prendre fur vous de raifonner un moment, vou trouveriezbientöt que vous devez vous féliciter au iieu de vous plaindre. Mais vous êtes honteuf®, 8c cela vous gêne ! Hé I tranquillifezvous, la honte que caufe l'amour, eft comme fa douleur: on ne 1'éprouve qu'une fois. On peut encore la feindre après, maii  J) A N G E R Ê U S E S. 89 on ne la fent plus. Cependant le plaifir refte, 5c c'eft bien quelque chofe. Je crois même avoir démélé, a travers votre petit bavardage , que vous pourriez le compter pour beaucoup. Allons, un peu de bonne-foi. La, ce trouble qui vous empêchoit de faire comme vous difie\ , qui vous faifoit trouver fi difficile de fe défendre , qui vous rendoit comme fdchée quand Valmont s'en eft allé, étoit-ce bien la honte quile caufoit, ou fi c'étoit le plaifir? Scfesfafons de dire auxquelles on ne fait comment répondre, cela ne viendroit-il pas de fes fafons de faire ? Ah! petite fille, vous mentez, 5c vous mentez a votre amie ! Cela n'eft pas bien. Mais brifons la. Ce qui pour tout le monde feroit un plaifir , 5c pourroit n'ètre que cela, devient dans votre fituation un véritable bonheur. En effet, placée tntre une mere dont il vous importe d'être aimée, Sc un Amant dont vous defirez de 1'ètre toujours, comment ne voyez-vous pas que le feul moyen d'obtenir ces fuccès oppofés, eft de vous occuper d'un tiers ? Diftraite par cette nouvelle aventure, tandis que ■ vis-a-vis de votre Maman vous aurez l'air de facrifier a votre foumiffion pour elle  t;o Xe s Liaisons un goüt qui lui déplait, vous acquerre» vis-a-vis de votre Amant 1'honneur d'une belle défenfe. En i'afluranc fans celTe de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les dernieres preuves. Ces refus, li peu pénibles dans le cas oü vous ferez, il ne manquera pas de les mettre fur le compte de votre vertu; il s'en plaindra peut-être, mais il vous en aimera davantage; &c pour avoir le doublé mérite , aux yeux de 1'un de facrifier 1'amour, a ceux de 1'autre d'y réfifter, il ne vous en coütera que d'en gouter les plaifirs. O combien de femmes ont perdu leur réputation, qui 1'eulfent confervée avecfoin» li elles avoient pu la foutenir par de pareils moyens / Ce parti que je vous propofe, ne vous paroït-il pas le plus raifonnable, comme le plus doux ? Savez-vous ce que vous avez gagné a celui que vous avez pris ? c'eft. que votre Maman a attribué votre redoublement de triftefiè a un redoublement d'amour, qu'elle en eft outrée, 8c que pour vous en punir elle n'attend que d'en être plus süre. Elle vient de m'en écrire; elle tentera tout pour obtenir eet aveu de vous-même. Elle ira peut-être >  DANGÈREUSES. 91 me dit-elle , jufqu'a vous propofer Danceny pour époux; 8c cela, pour vous engager a parler. Et fi, vous laiflant féduire par cette trompeufe tendreffe, vous répondiez felon votre cceur, bientöt renfermée pour long-temps, peut-être pour toujours, vous pleureriez a loifir votre aveugle crédulité. Cette rufe qu'elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Commencez donc, en lui montrant moins de triftefle, a lui faire croire que vous fongez moins a Danceny. Elle fe le perfuadera d'autant plus facilement, que c'eft L'effet ordinaire de 1'abfence; 8c elle vous en faura d'autant plus de gré, qu'elle y trouvera une occafion de s'applaudir de fa prudence, qui lui a fuggéré ce moyen» Mais fi, confervant quelque doute, elle perfiftoit pourtant a vous éprouver, 8c qu'elle vint a vous parler de mariage, renfermez-vous, en fille bien née, dans une parfaite foumifiion. Au fait, qu'y ril— quez-vous .J Pour ce qu'on fait d'un mari, 1'un vaut toujours bien 1'autre; 8c le plus incommode eft encore moins gênant, qu'une mere. Une fois plus contente de vous, votre  91 Les Liaisons. Maman vous manera enfin; & alors, plus libre dans vos démarches, vous pourrez, a votre choix , quitter Valmont pour prendre Danceny, ou même les garder tous deux. Car, prenez-y garde, votre Danceny eft gentil : mais c'eft un de ces hommes, qu'on a quand on veut; 8c tant qu'on veut on peut donc fe mettre a 1'aife avec lui. II n'en eft pas de même de Valmont: on le garde difficilement; 6c il eft dangereux de le quitter. II faut avec lui beaucoup d'adreflè, ou, quand on n'en apas, beaucoup de docilité. Mais auili, fi vous pouviez parvenir a vous l'attacher comme ami, ce feroit-la un bonheur! il vous mettroit tout de fuite au premier rang de nos femmes a la mode. C'eft comme cela qu'on acquiert une confiftance dans le moi:de , 6c non pas a rougir 8c a pleurer comme quand vos Religieufcs vous faifoient diner a genoux. Vous tacherez donc, fi vóus êtes fage, de vous raccommoder avec Valmont, qui doit être très-en colere contre vous; 6c comme il faut favoir réparer fes fottifes, ne craignez pas de lui faire quelques avances ; auiïi-bien apprendrez-vous bientót, que fi les hommes nous font les premie-  DANGEREÜSES. 93 rcs, nous fommes prefque toujours obligées de faire les fecondes. Vous avez un prétexte pour cellcs-ci : car il ne faut pas que vous gardiez cette Lettre; 8c j'exige de vous la remettre a Valmont aulTi-töt que vous 1'aurez lue. N'oubliez pas pourtant de la recacheter auparavant. D'abord^ c'eft qu'il faut vous laiflër le mérite de la démarche que vous ferez vis-a-vis de lui, 8c qu'elle n'ait pas l'air de vous avoir été confeillée; 8c puis, c'eft qu'il n'y a que vous au monde, dont je fois aflez 1'amie pour vous parler comme je fais. Adieu, bel Ange; fuivez mes confeils, 8c vous me manderez fi vous vous en trouvez bien. P. S. A propos, j'oubliois.... un mot encore. Voyez donc a foigner davantage votre ftyle. Vous écrivez toujours comme un enfant. Je vois bien d'oü cela vient; c'eft que vous dites tout ce que vous penfez, 8c rien de ce que vous ne penfez pas. Cela peut paffer ainfi de vous a moi, qui devons n'avoir rien de caché Tune pour 1'autre : mais avec tout le monde avec votre Amant fur-tou« .' vous auriez touuu s fair d'une petite fotte. Vous voyez  94 Les Liaisons bien que, quand vous écrivez a quelqu'un, c'eft pour lui 6c non pas pour vous: vous devez donc moins chercher a lui dire ce que vous penfez, que ce qui lui plak davantage. Adieu, mon cceur : je vous embraffr au lieu de vous gronder; dans 1'efpérance que vous ferez plus raifonnable. Paris, ce 4 Octobre iy... LETTRE CVI. La Marquife de m e r t e u i l au Vicomte de valmont. J^. merveille , Vicomte, 8c pour le coup, je vous aime a la fureur / Au refte , après la première de vos deux Lettres, on pouvoit s'attendre a ia feconde : auili ne m'a-t-elle point étonnée; 6c tandis que déja fier de vos fuccès a venir, vous en follicitiez la récompenfe, 6c que vous me demandiez fi j'étois prête, je voyois bien que je n'avois pas tant befoin de me preffer. Oui, d'honneur; en lifant le beau réck de cette fcene tendre, 8c qui vous avoit Ê vivement émut en voyant votre retenue.  DAUGEREÜ5EJ. q? digne des plus beaux temps de notre Chevalerie; j'ai dit vingt fois : Voila une affaire manquée ! Mais c'eft que cela ne pouvoit pas être autrement. Que voulez-vous que falfe une pauvre femme qui fe rend, 6c qu'on ne prendpas? Mafoi, dans ce cas-la, il faut au moins fauver 1'honneur; 6c c'eft ce qu'a fait votre Préfidente. Je fais bien que pour moi, qui ai fenti que la marche qu'elle a prife n'eft vraiment pas fans quelqu'effet, je me propofe d'en faire ufage, pour mon compte, a la première occafion un peu férieufe qui fe préfentera : mais jc promets bien que fi celui pour qui j'en ferai les frais n'en profite pas mieux que vous il peut aflurément renoneer a moi pour toujours. Vous voila donc abfolument réduit a rien ! Sc cela entre deux femmes , dont 1'une étoit déja au lendemain, 8c 1'autre ne demandoit pas mieux que d'y être 5 Hé bien ! vous allez croire que je me vante, 8c dire qu'il eft facile de prophétifer après 1'événement: mais je peux vous jurer que je m'y attendois. C'eft que réellement vous n'avez pas le génie de votre état; vous n'en favea que ce que vous en avez  o6 Ees Liaisons appris, 6c vous n'inventez rien. Auffi dès que les circonftances ne fe prêtent plus a vos formules d'ufage, & qu'il vous faut fortir de la route ordinaire» vous reftez court comme un Ecolier. Enfin un enfantillage d'une part, de 1'autre un retour de pruderie, paree qu'on ne les éprouve pas tous les jours, fuffiient pour vous de'concerter; 6c vous ne favez ni les prévenir» ni y remédier. Ah Vicomte ! V*icomte! vous m'apprenez a ne pas jug*r les hommes par leurs fuccès *, & bientöt, il faudra dire de vous : II fut brave un tel jour. Et,quand vous avez fait fottifes fur fottifes, vous recourez a moi ! II femble que je n'aie rien autre chofe a faire que de les réparer. II eft vrai que ce feroit bien afiez d'ouvrage. Quoi qu'il en foit, de ces deux aventurés, rune eft entreprife contre mon gré » 6c je ne m'en mêle point; pour 1'autre> comme vous y avez mis quelque complaifance pour moi, j'en fais mon affaire. La Lettre que je joins ici, que vous lirez d'abord, 6c que vous remettrez enfuite a la petite Volanges, eft plus que fuffifante pour vous la ram ener : mais, je vous en prie> donnez quelques foins a eet enfant, 6c faifons-  DANGER EUSES. 97 faifons-en, de .concert* le défefpoir de fa mere & de Gercourt. Il n'y a pas a craindre de forcer les dofes. Je vois clairement que la petite perfonne n'en fera point effrayée; 8c nos vues fur elle une fois remplies, elle deviendra ce qu'elle pourra. Je me défintéreffe entiérement fur fon compte. J'avois eu quelqu'envie d'en faire au moins une intrigante fubalterne, 8c de la prendre pour jouer les feconds fous moi. mais je vois qu'il n'y a pasd'étoffe; elle a une fotte ingénuité qui n'a pas cédé même au fpécifique que vous avez employé, kquel pourtant n'en manque gueres; 8c c'eft, felon moi, la maladie la plus dangereufe que femme puiftc avoir. Elle dénote, furtout, une foibleiTe de caraóteie prefque toujours incurable, 8c qui s'oppofe atout; de forte que, tandis que nous nous occuperions a formcr cette petite fille pour l'intrigue, nous n'en ferions qu'une femme facile. Or, je ne connois rien de fi plat que cette facilité de bêtife , qui fe rend fans favoir ni comment ni pourquoi, uniquement paree qu'on l'attaque 8c qu'elie ne fait pas réfifter. Ces fortes de femmes ne font abfolumcnt que des machines a plaifir. IIL Fartie. F  98 Les Liaisons Vous me direz qu'il n'y a qu'a n'en faire que cela, Sc que c'eft aiïez pour nos pro* jets. A la bonne heure.' mais n'oublions pas que de ces machines-la, tout le monde parvient bientöt a en connokre les reiïbrts Sc les moteurs; ainli, que pour fe fervir de celle-ci fans danger, il faut fe dépêcher, s'arrêter de bonne heure, &labrifer enfuite. A la vérité, les moyens ne nous manquerons pas pour nous en défaire, & Gercourt la fera toujours bien enfermer quand nous voudrons. Au fait, quand il ne pourra plus douter de fa déconvenue quand elle fera bien publique 8c bien notoire, que nous importe qu'il fe venge, pourvu qu'il ne fe confole pas ? Ce que je dis du mari, vous le penfez fans doute de la mere; ainli cela vaut fait. Ce parti que je crois le meilleur, Sc auquel je me fuis arrêtée', m'a décidée amene"r la jeune perfonne un peu vite, comme vous verrez par la Lettre; cela rend au Mi très-important de ne rien laiiTer entre fes mains qui puifie nous compromettre , Sc je vous prie d'y avoir attention. Cette précaution une fois prife, je me charge du moral; le refte vous regarde. Si pourtant nous voyons par la fuite que 1'ingénuité  DANGEREUSES* Oy fe corrige, nous ferons toujours a temps de changer de projet.-II n'en auroit pas moins fallu, un jour ou 1'autre, nous occuper de ce que nous allons faire : dans aucun cas nos foins ne feront perdus. Savez-vous que les miens ont rifqué de 1'être, &Sque 1'étoile de Gercourt a penfé 1'emporterfur ma prudence? Mde. de Volanges na-t-elle pas eu un moment de foibleflèmaternelle? ne vouloit-elle pas donner fa fille a Danceny? C'étoit-la ce qu'annoncoit eet intérêt plus tendre, que vous aviez remarqué U lendemain, C'eft encore vous qui auriez été caufe de ce beau chefd'oeuvre ! Heureufemenr la tendre mere m'en a écrit, 8c j'efpere que ma réponfe 1'en dégoütera. J'y parle tant vertu, 8z fut-tout je la cajole tant, qu'elle doit trou* ver que j'ai raifon. Je fuis fSchée de n'avoir pas eu le temps de prendre copie de ma Lettre, pour vous édifier fur 1'auftérité de ma morale. Vous verriez comme je méprife les femmes aftez dépravées pour avoir un Amant! II eft ft commode d'être rigorifte dans fes difcoursï cela ne nuit jamais qu'aux autres, 8c ne nous gêne aucunement. Et puis je n'ignore pas que la bonne Dame a eu fes petites Fa  loo Les Liaisons foiblcfles comme une autre, dans fon jeune temps, 8c je n'étois pas fachée del'hümilier au moins dans fa confcience; cela me confoloit un peu des louanges que je lui donnöis contre la mienne. C'eft ainfi. que dans la même Lettre , 1'idée de nuire a Gercourt m'a donné le courage d'en d4re du bien. Adieu, Vicomte; j'éprouve beaucoup le parti que vous prenez de refter quelque temps oü vous êtes. Je n'ai point de moyens pour hater votre marche : mais je vous invite a vous défennuyer avec notre commune Pupille. Pour ce qui eft de moi, malgré votre citation polie, vous voyez bien qu'il faut encore attendre; 8c vous conviendrez, fans doute, que ce n'eft pas ma faute. Paris, ce 4 Octdbre 27... <«... -, ' —-r- w LETTRE CVII. azolan au Vicomte de valmont. IVÏ ONSIEUR, Conformément a vos ordres , j'ai été, aufll-töt la réception de votre Lettre, chez M. Bertrand qui m'a remis les vingt-cinq  DANGEREUSES. 101 louis, comme vous lui aviez ordonné. Je lui en avois demandé deux de plus pour Philippe, a qui j'avois dit de partir fur-lcchamp, comme Monfieur me 1'avoit mandé, & qui n'avoit pas d'argent; mais M. votre homme d'aflFaires n'a pas voulu, en difant qu'il n'avoit pas d'ordre de 9a de vous. J'ai donc été obligé de les donner de moi, & Monfieur m'en tiendra compte, ü c'eft, fa bonté. Philippe eft parti hier au foir. Je lui ai bien recommandé de ne pas quitter le cabaret, afin qu'on puifle être sur de le trouver fi on en a befoin. J'ai été tout de fuite après chez Mde. la Préfidente pour voir Mlle. Julie : mais elle étoit fortie, & je n'ai parlé qu'a la Fleur, de qui je n'ai pu rien favoir, paree que depuis fon arrivée il n'avoit été a 1'hotel qu'a l'heure des repas. C'eft le fecond qui a fait tout ie fervice, & Monfieur fait bien que je ne connoiflbis pas celui-la. Mais j'ai commencé aujourd'hui. Je fuis retourné ce matin chez Mlle. Julie, & elle a paru bien aife de me voir. v 1'ai interrogée fur la caufe du retour de fa martrefï'e; mais elle m'a dit n'en rien favoir» & je crois qu'elle a dit vrai. Je  ïoi Les Liaisons. lui ai reproché de ne pas m'avoir averil de fon départ, 8c elle m'a afluré qu'elle ne 1'avoit fu que le foir même en allanc coucher Madame; fi bien qu'elle a patTé toure la nait a ranger, & que la pauvre fille n'a pas dormi deux heures. Elle n'eft lorrie ce fo|r-la de la chambre de ik MaïtreiTe qu'a une heure paflée , & elle 1'a laifiee qu'elle fe mettoit feulement a écrire. Le matin Mde. de Tourvel, en partant, a remis une Lettre au Conciërge du Chateau. Mlle. Julie ne fait pas pour qui: elle dit que c'étoit peut-être pour Monfieur» mais Monfieur ne m'en parle pas. Pendant tout le voyage , Madame a eu un grand capuchon fur fa figure, ce qui faifoit qu'on ne pouvoit la voir: mais Mlle, Julie croit être süre qu'elle a pleuré fouvent. Elle na pas dit une parole pendant la route, 8c elle n'a pas voulu s'arrêter a... (i), comme elle avoit fait en allanti ce qui n'a pas fait trop de plaifir a MlleJulie qui n'avoit pas déjeüné. Mais, comme je lui ai dit, les maitres font les mai* tres, O) Totijours le même Yillage a moitié chemïn «te la voute»  DANGEREUSIS. I03 En arrivant, Madame s'eft couchée : mais elle n'eft reftée au lit qüe deux heures. En fe levant, elle a fait venir fon Suifte, 8c lui a donné ordre de ne laiffer entrer perfonne. Elle n'a point fait de toilette du tout. File s'eft mife a table pour diner; mais elle n'a mangé qu'un peu de potage, 8c elle en eft fortie tout de fuite. On lui a porté fon café chez elle, 8c Mlle. Julie eft entrée en même-temps. Elle a trouvé fa Maitreffe qui rangeoit des papiers dans fon fecrétaire, & elle a vu que c'étoit des Lettres. Je parierois bien que ce font celles de Monfieur; 8c des trois qui lui font arrivées dans 1'après-midi, il y en a une qu'elle avoit encore devant elle tout au foir ! Je fuis bien sur que c'eft encore une de Monfieur. Mais pourquoi donc eft-ce qu'elle s'en eft aliée comme 9a ? ca m'étonne moi ! au refte, sürement que Monfieur le fait bien? 8c ce ne font pas mes affaires. Madame la Préfidente eft allee 1'aprèsmidi dans la Bibliotheque, 8c elle y apris deux livres qu'elle a emportés dans fon boudoir : mais Mlle. Julie aflure qu'elle n'a pas lu dedans un quart-d'heure dans ^oyte la journée 3 & qu'elle n'a fait que  104 Les Liaisoïis lire cette Lettre, rêver & être appuyée fur fa main. Comme j'ai imaginé que Monfieur feroit bien aife de favoir quels fonc ces livres-la, & que Mlle. Julie ne le favoit pas , je me fuis fait mener aujourd'hui dans la Bibliotheque fous prétexte de la voir. II n'y a de vuide que pour deux livres : 1'un eft le fecond volume des Penfées Chrétiennes, & 1'autre le premier d'un livre qui a pour titre Clarijfe, J'écris bien comme il y a : Monfieur faura peut-être ce que c'eft. Hier au foir Madame n'a pas foupé; elU n'a pas pris que du thé. Elle a fonné de bonne heure ce matin; elle a demandé fes chevaux tout de fuite, & elle a été avant neuf heures aux Fcuillants, oü elle a entendu Ia MeiTe. Elle a voulu fe confefler, mais fon Confefleur étoit abfent, & il ne reviendra pas dehuit a dix jours. J'ai cru qu'il étoit bon de mander cela a Monfieur. Elle eft rentrée enfuite, elle a déjeüné, &puis s'eftmife a écrire, & elle y eft reftée jufqu'a prés d'une heure. J'ai trouvé occafion de faire bientót ce que Monfieur defiroit le plus : car c'eft moi qui ai porté les Lettres a la Pofte, II n'y en avoit pas  53ANGEREU52S. 10? pour Mde. de Volanges: mais j'en envoie une a Monfieur , qui étoit pour M. le Préfident; il m'a paru que ca devoit être la plus intéreffante. II y en avoit une aufïï pour Mde- de Rofemonde \ mais j'ai imaginé que Monfieur le verrok toujours bien quand il voudroit, & je 1'ai laiflee partir. Au refte, Monfieur faura bien tout, puifque Mde. la Préfidente lui écrk aufti. J'au• rai par la fuiie toutes celles qu'il voudra; car c'eft prefque toujours Mlle. Julie qui les remet aux gens, & elle m'a affuré que, par amitié pour moi, 8c puis aufti pour Monfieur, elle feroit volontiers ce que je voudrois. Elle n'a pas même voulu de 1'argent que je lui ai offert : mais je penfe bien que Monfieur voudra lui faire quelque pétit préfent; 8c fi c'eft fa volonté, 8c qu'il veuille m'en charger, je faurai aifément ce qui lui fera plaifir. J'efpere que Monfieur ne trouvera pas que j'ai mis de la négligence a le fervir, & j'ai bien a cceur de me juftifier des reproches qu'il me fait. Si je n'ai pas fu ie - départ de Mde. la Préfidente, c'eft au contraire mon zele pour le fervice de Monfieur , qui en eft caufe, puifque c'eft lui  io<5 Les Liaisons qui m'a fait partir a trois heures du matin; ce qui fait que je n'ai pas vue Mlle, Julie la veille, au foir, comme de coutume, ayant été coucher au Tournebride , pour ne pas réveiller dans le Chateau, Quant a ce que Monfieur me reproche d'être fouvent fans argent, d'abord c'eft ,que j'aime a me tenir proprement, comme Monfieur peut voir; & puis, il faut bien foutenir i'honneur de 1'habit qu'on porte: je fais bien que je devrois peut-être un peu épargner pour la fuite; mais je me confie entiérement dans la générofité de Monfieur, qui eft fi bon Maitre. Pour ce qui eft d'entrer au fervice de Mde. de Tourvel, en reflant a celui de Monfieur, j'efpere que Monfieur ne 1'exigera pas de moi. C'étoit bien différent chez Mde. la Ducheffe; mais affurément je n'irai pas porter la livrée, & encore une livrée de Robe, après avoir eu I'honneur d'être Chafleur de Monfieur. Pour tout ce qui eft du refte, Monfieur peut difpofer de celui qui a I'honneur d'être, avec autant de refpeót que d'affèaion, fon trèshumble ferviteur. ROUX AZOLAN, Chaffeur, JParls, ce $ Oei. z/.,.a on\e heures du foir,  ÜANGEREUsEf. Ï07 LETTRE CVIII. La Préfidente de Tourvel d Ma* dame de RoSEMONDE. O ! mon indulgcnte mere; que j'ai de graces a vous rendre , 8c que j'avois befoin de votre Lettre ! Je 1'ai iue 8c relue fans cefle; je ne pouvois pas m'en détacher. Je lui dois les feuls momens moins pénibles que j'aie pafies depuis mon déparr. Comme vous êtes bonne ! la fagefle, Ia vertu, favent donc compatir a la foiblefle, vous avez pitié de mes maux ! ah ! il vous' les connoiflïez ♦»... ils font affreux. Je croyois avoir éprouvé les peines de IV mour; mais le tourment inexprimable, celui qu'il faut avoir fenti pour en avoir 1'idie, c'eft de fe féparer de ce qu'on aime, de s'en féparer peur toujours!..., Oui, la peine qui m'accable aujourd'hui revieüdra demain, après demain, toute ma vïe ? Mon Dieu, que je fuis jeune encore,qu'ü me refte de temps a fouffrir! Étre foi-même 1'artifan de fon malheur; fe déchirer le cceur de fes propres maiils; & tandis qu'on fouffre «es douleur? infyp*  io8 Les Liaisons portables > fentir a chaque inftant qu'on peut les faire cefler d'un mot, & que ce mot foit un crime ! ah ! mon amie!.., Quand j'ai pris ce parti fi pénible dé m'éloigner de lui, j'efpérois que 1'abfence augmenteroit mon courage & mes forces j combien je me fuis trompée! il femblc au contraire qu'elle ait achevé de les détruire. J'avois plus a combattre, il eft vrai: mais même en réfiftant, tout n'étoit pas privation; au moins je le voyois quelquefois; fouvent même, fans ofer porter mes regards fur lui, je fentois les fiens fixés fur moi : oui, mon amie, je les fentois; ii fembloit qu'ils réchauffalfent mon ame; 8c fans pafler par mes yeux, ils n'en arrivoient pas moins a mon cceur. A préfent> dans ma pénible folitude, ifolée de tout ce qui m'eft cher, tête-a-têtë avec mon infortune, tous les momens de ma trifte exiftence font marqués par mes larmes, & rien n'en adoucit 1'amertume; nulle confolation ne fe mêle a mes facrifices; öc ceux que j'ai faits jufqu'a préfent, n'ont fervi qu'a me rendre plus doulourcux ceux qui me reftent a faire. Hier, encore, je 1'ai bien vivement fenti. Dans les Lettres qu'on m'a remifes, il y eu  I) A N G E R E U S E S. I09 en avoit une de lui; on étoit encore a deux pas de moi, que je 1'avois reconnue entre les autres. Je me fuis ievée involontairement; je tremblois, j'avois peine a cacher mon émotion; 8c eet état n'étoit pas fans plaifir. Reftée feule le moment d'après, cette trompeufe douceur s'eft bien * tot évanouie, & ne m'a laifte qu'un facrifice de plus a faire. En effet, pouvois-je o.uvrir cette Lettre, que pourtant je brülcis de lire? Par la fatalité qui me pourfuit, les confolations qui paroiiïentfe préfenter a moi, ne font, au contraire, que m'impofer de nouvelles privations; 8c celles-ci deviennent plus cruelles encore, par 1'idée que M. de Valmont les partage. Le voila enfin, ce nom qui m'occupe fans cefte, 8c que j'ai eu tant de peine a écrire; i'efpece de reproche que vous m'en faites, m'a véritablement allarmée. Je vous fupplie de croire qu'une fauffe honte n'a point altérée ma confiance en vous; & pourquoi crainMrois-je dele nommer? ah! je rougis de mes fentimens, 8c non de 1'objet qui les caufe. Quel autre que lui eft plus digne de les infpirer ! Cependant, je ne fais pourquoi ce nom ne fe préïeme III. Partie. G  Ho Les Liaisons point naturellement fous ma plume; Si cette fois encore, j'ai eu befoin de réfiexion pour le placer. Je reviens a lui. Vous me mandez qu'il tous a paru viyement affeclé de mon départ. Qu'a-t-il donc fait ? qu'a-t-il dit ? a-t-il parlé de revenir a Paris ? Je vous prie de Pen détourner autant que vous pourrez. S'il m'a bien jugé, il ne doit pas m'en vouloir de cette démarche : mais il doit fentir aufti que c'eft un parti pris fans retour. Un de mes plus grands tourmens, eft de ne pas favoirce qu'il penfe. J'ai bien encore la fa Lettre...; mais vous êtes sürement de mon avis, je r»e dois pas 1'ouvrir. Ce n'eft que par vous, mon indulgente amie, que je puis ne pas être entiérement féparée de lui. Je ne veux pas rabufer de vos bontés; je fens a merveille que vos Lettres ne peuvent pas être longues; mais vous ne refuferez pas deux mots a votre enfant; un pour foutenir fon courage, Sc 1'autre pour 1'en confoler. Adieu, ma reffeótable amie. Paris, ce $ Otfobre ?7.„  DANGEREUSEs. iii LETTRE CXI. cécile volanges d la Marquife. de Merteüi L. C^E n'eft que d'aujourd'hui, Madame , que j'ai remis a M. de Valmont la Lettre que vous m'avez fait I'honneur de m'écrire. Je 1'ai gardée quatre jours, malgré les frayeurs que j'avois fouvent qa'on ne la trouvat, mais je la cachois avec bien du foin \Sc quand le chagrin me reprenoit > je m'enfermois pour la relire. Je vois bien que ce que je croyois un li grand malheur , n'en eft prefque pas m; Sc il faut avouer qu'il y. abim du plaiiir, defaconqueienem'afflige prefque plus. Il n'y a que l'idée de Danceny qui me tourmente toujours quelquefois.Mais il y a déja tout plein de momens oü je n'y fonge pas du tout! auffi c'eft que M. de Valmont eft bien aimable! Je me fuis raccommodée avec lui depuis deux jours*, ca m'a été bien facile-, car je ne lui avois encore dit que deux paroles y qu'il nj'a dit que ft j'avois quelque chofe G z  in Les Liaisons a lui dire, il viendroit le foir dans ma chambre , 6c je n'ai eu qu'a répondre que je le voulois bien. Et puis, dès qu'il ya été, il n'a pas paru plus faché que fi jé. ne lui avois jamais rien fait. II ne m'a grondée qu'après, 8c encore bien doucement; 6c c'étoit d'une maniere. ... Tout comme vous \ ce qui m'a prouvé qu'il avoit au(Ii-bien de 1'amitié pour moi. Je ne faurois vous dire combien il m'a raconté de dróles de chofes, & que je n'aurois jamais crues; particuliérement fur Maman. Vous me feriez bien plaifir de me mander fi tout ca eft vrai. Ce qui eft bien sur, c'eft que je ne pouvpis pas me retenir de rire; fi bien qu'une fois j'ai ri aux éclats, ce qui nous a fait bien peur : car Maman auroit pu entendre; 6c fi elle étoit vcnuc voir, qu'eft-ce que je ferois devenue ? C'eft bien pour le coup qu'elle m'auroit remife au Couvent! Cornme il faut être prudent, 6c que, comme M. de Valmont m'a dit lui-même , pour rien au monde il ne voudroit rifquer de me Cumpromettre, nous fommes convenus que dorénavant il viendroit feulement ouvrir la porte , 6c que nous irions «lans fa chambre. Pour la, il n'y a rien  » A N G E Tl E U S E 8. II3 a cramdre; j'y ai déja été hier, & actuellement que je vous écris, j'attends encore qu'il vienne. A préfent, Madame, j'efpere que vous ne me gronderez plus. U'y a pourtant une chofe qui m'a bien furprife dans votre Lettre; c'eft ce que TOüs me mandez pour quand je ferai mariée, zu fujet de Danceny & de M. de Valmont. II me femble qu'un jour a 1'Opéra, vous me difiez au contraire qu'une fois mariée, je ne pourrois plus aimer que mon mari, Sc qu'il me faudroit même oublier Danceny : au refte, peut-être que j'avois mal entendu, & j'aime bien mieux que cela foit autrement, paree qu'a préfent, je ne craindrai plus tant le moment de mon manage. Je le defire même , puifque j'aurai plus de liberté; 6c j'efpere qu'alors je pourrai m'arranger de facon k ne plus fonger qu'a Danceny. Je lens bien que je ne ferai véritablement heureufe qu'avec lui: car a préfent fon idéé me tourmente toujours, Sc jc n'ai de bonheur que quand je peux ne pas penfer a lui, ce qui eit bien difficile; 5c dès que j'y penfe, je redeviens chagrine tout de fuite. Ce qui me confole un peu , c'eft que vous m'iifliirez que Danceny m'en aimera da- 0 3  114 Les Lr ai s o ?>: s vahtage : mais en ètes-vous bien süre ?... Oh! oui, vous ne voudriez pas me trompet-. C'eft pourtant plaifant que ce foit Danceny que j'aime, &queM. de Valmont... Mais, comme vous dites, c'eft peut-être un bonheur! Enfin nous verrons. Je n'ai pas trop entendu ce que vous me marquez au fujet de ma facon a'écrire. Tl me femble que Danceny trouve mes Lettres bien comme elles font. Je fens pourtant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui fe pafte avec M. de Valmont; ainfi vous n'avez que faire de craindre. Maman ne m'a point encore parlé de mon mariage : mais laiflez faire; quand elle m'en pariera, puifque c'eft pcurrri'attraper, je vous promets que je faurai mentir. Adieu, ma bien bonne amie; je vous remercie bien, & je vous promets que je n'oublierai jamais toutes vos bontéspour moi. II faut que je finifle, car il eft prés d'une heure; ainfi M. de Valmon: ne doit pas tarder. Du chdteau de,. . ce 10 Octobrc iy...  » A N G E R E U S E S. II? ^=======^ LETTRE CX. Le Vicomte de valmont d la Marquife DE MerïEUIL. UISSANCES du 'del, j'avois une ame pour la douleur, donnet-men une pour let félicité (i) ! C'eft je crois, le tendre SaintPreux qui s'exprime ainfi. Mieux partagé que lui, je poffede a-la-fois les deux exiftences. Oui, mon amie , je fuis, en mtmetemps, crès-heureux 8c trés - malheureux ; & puifque vous avez mon entiere confiance, je vous dois le doublé récit de me* peines 8c de mes plaifirs. Sachez donc que mon ingrate Devote rfte tient toujours rigueur. J'en fuis a ma quatrieme Lettre renvoyée. J'ai peut-être tort de dire la quatrieme-, car ayant bien deviné dès le premier renvoi, qu'il feroii fuivi de beaucoup d'autres, & nevoulant pas perdre ainfi mon temps, j'ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux communs, 8c de ne point dater : & depuit tij Nouvelle Héloïfe. G 4  ii6 Les Liaisons le fecond Courier , c'eft toujours la même Lettre qui va 6c vient; je ne fais que changer 1'enveloppe. Si ma Belle fintt comme fin; rent ordinairement les Belles, 8c s'attendrit un jour au moins de laffitude; elle gardera enfin ia miftive , 6z il fera temps alors de me remettre au courant. Vous voyez, qu'avec ce nouveau genre de correfpondance, je ne peux pas être parfaitement inftruit. J'ai découvert pourtant que la légere perfonne a changé de confidente : au moins me fuis-je aiiuré que , depuis fon départ du Chateau, il n'eli venu aucune Lettre d'elle pour Mde.de Volarges, tandis qu'il cn eft venu deux pour la vieille Rofemonde; 8c comme celle-ci ne nous en a rien dit, comme elle n'ouvre plus la bouche de Ja chere Belle, dont auparavant elle parloit fans cefTe, j'en ai conclu que c'étoit elle qui avoit la corüdence. Je préfume que d'une part, Ie befoin de parler de moi, 8c de 1'autre, la petite bonte de revenir vis-a-vis de Mde. de Vblanges fur un fentiment fi long-temps défavoué , ont produit Cetre grande révolution. Je crains encore d'avoir perdu au cjhange: car plus les femmes vieilliflent, 6c plus elies de-  D A N G E R E U S E S. lij vtennent rêches 6c féveres. La première lui auroit bien dit plus de mal de moi: mais celle-ci lui en dira plus de 1'arnour; 6c laienfible Prude a bien plus de frayeur du fcntiment que de la perfonne. Lc feul moyen de me mettre au fait, c£t, comme vous voyez, d'intercepter le commerce clandeftin. J'en ai déja envoyé Fordre a mon Chailèur-, 6c j'en attends 1'exécution de jour en jour. Jufques-la, je ne puis rien faire qu'au hafard: aufli , depuis buit jours, je repaflè inutilement tous les, moyens connus, tous ceux des Romans 6c de mes Mémoires fecrets \ je n'en trouve aucun qui convienne, ni aux circonftances de 1'aventure, niau caractere de i'Héroïne. La difficulté ne feroit pas de m'introduire chez elle, même la nuit; même encore de 1'endormir, 6c d'en faire une nouvelle Clarifle: mais après plus de deux mois de foins 6c de peines, recourir a des moyens qui me foient étrangers! me trainer fervilement fur la tracé des autres, 6c triompher fans gloire !... Non , elle n'aura pas les plaijïrs du v'ice & les honneurs de la vertu (i). Ce n'eft pas alfez pour moi (i) Nouvella Heloïfe. 0%  nS Les Liaisons de la poneder, je veux qu'elle fe livre. Or , il faut pour cela non-feulement pénétrer jufqu'a elle, mais y arriver de fon aveu; la trouver feule & dans 1'intention de m ecouter; fur-tout, lui fermer les yeux fur le danger , car fi elle le voit, elle faura le furmonter ou mourir. Mais mieux je fais ce qu'il faut faire, plus j'en trouve 1'exécution difncile ;& dufilez-vous encore vous moquer de moi, je vous avouerai que mon embarras redouble a mefure que je ni*ën occupe davantage. La tête m'en tou:n,:roit, je crois fans les heureufes diftraóticns que me donne notre commune pupille; c'eft a elle que je dois d'avoir encore a faire autre chofe que des Eiégies. Croiriez-vous que cette petite file étoit tellement effarouchée, qu'il s'eft paflé trois grancls jours avant que votre Lettre ait produit tout fon effet? voila comme une feule idéé faufte peut gater le plus heureux naturel! Enfin, ce n'eft que Samedi qu'on eft venu tournet autour de moi, & me balbutier quelques mots-, encore prononcés fi * bas -Sc tellement étouffes par la honte, qu'il étoh impoffible de les entendre. Mais la rougeur qu' ls cauferent m'en fit dc^inet le fens. Juf^ut^U . ie m'étois tenu fier;  ÖANGEREUSES. II«*> mais fléchi par un fi plaifant repentir, je voulus bien prometcre d'aller trouver le foir même la jolie Pénitente ; & cette grace de ma part, fut recue avec toute la reconnoifiance due a un fi grand bienfait. Comme je ne perds jamais de vues ni vos projets ni les miens, j'ai réfolu de profiter de cette occafion pour connoïtre au jufte la valeur de eet enfant, 5c auffi pour accélérer fon éducation. Mais pour fuivre ce travail avec plus de liberté, j'avois befoin de changer le lieu de nos rendezvous; car un fimple cabinet, qui fépare la chambre de votre pupille de celle de fa mere, ne pouvoit lui infpirer alfez de fécurité, pour la laifTer fe déployer a 1'aife. Je m'étois donc promis de faire innocemment quelque bruit, qui put lui caufer aflez de crainte pour la décider a prendre, a I'avenir, un afyle plus fur; elle m'a encore épargné ce foin. La petite perfonne eft rieufe; «Sc, pour favorifer fa gaité, je m'avifai, dans nos entr aótes, de lui raconter toutes les aventures fcandaleufes qui me paflbient par la rite; 5c pour les rendre plus piquantes 5e fixer davantage fon attention, je les mettois toutes fux le comptc de fa Maman» G 6  lao Les Liaisons que je me plaifois a chamarrer ainli de vice Sc de ridicules. Ce n'étoit pas fans motif que j'avois faic ce choix •, il encourageoit mieux que tout autre ma timide écoüere, & je lui infpirois en même-temps le plus profond mépris pour fa mere. J'ai remarqué depuis longtemps, que fi ce moyen n'eft pas toujours néceflaire a employer pour féduire une jeune fille, il eft indifpenfable, & fouvent même le plus efficacc, quand on veut la dépraver •, car celle qui ne refpeóte pas fa mere, ne ie refpe&era pas elle-même : vérité morale, cue je crois fi utile, que j'ai été bien aife de fournir un exemple a 1'appui du prccepte. Cependant votre pupille ,qui nefongeoit pas a la morale , étóufFpit de rire a chaque inftant? & enfin , une fois, elle penfaéclater. Je n'eus pas de peine a lui faire eroire qu'elle avoit fair un bruit a frmx. Je feignis une grande fraveur , quMie partagea facilement. Pour qu'elle s'en reflbuvint mitux , je ne permis plus au pkiftr ae reparofcre, 8. la laiffai feule trois heures plutót que de coutume : auffi conv'mues - nous, en nous fépacant. que des le lendemain ce feroit uans ma chambre que oou5 nou» raffcmMcriQns.  DANGEREÜSES. Ï2.I Je 1'y ai déja recue deux fois; 6c dans ce court intervalle 1'écoliere eft devenue prefqu'aufïï favante que le maitre. Oui, en vérité, je lui ai tout appris, jufqu'aux complaifances ! je n'ai excepté que les précautions. Ainfi occupé toute la nuit, j'y gagne de dormir une grande partie du jour; -Sccomrpe la fociété aétuelle du Chateau n'a rien qui m'attire, a peine parois-je une heure au lallon dans la journée. J'ai même d'aujourd'hui, pris le parti de manger dans ma chambre , 6c je ne compte plus la quitter que pour de courtes promenades. Ces bifarreries patiënt fur le compte de ma fanté. J'ai declaré que j'étois perdu de vapeurs; j'ai annoncé auffi un peu de fievre. II ne m'en coute que de parler d'une voix lente 6c éteinte. Quant au changement de ma figere, hez-vous-en a votre pupille. 1/amour y pourvoira (i). J'occupe mon loifif, en rêvant aux moyens de reprendre fur mon irgrate , les avantages que j'ai perdus, 6c auffi a compofer une efpece de caachifme de débauche , a 1'ufage de mon écoliere. Je m'amufea n'y (ï Regnard, Folie? amoureuss.  laa Les Liaisons. tien nornmer que par le mot technique; & je ris d'avance de 1'intéreffante converfation que cela doit fournir entr'elle 8c Gercourt > la première nuit de leur mariage. Rien n'eft plus plaifant que 1'ingénuité avec laquelle elle fe fert déja du peu qu'elle fait de cette langue! elle n'imagine pas qu'on puiffe parler autrement. Cette enfant eft réellement féduifante ! Ce contrafte de la candeur naïve avec le langage de i'effronterie 5 ne laiffe pas de faire de 1'effet; &, je ne fais pourquoi il n'y a plus que les chofes bifarres qui me plaifent. Peut-être je me livre trop a celle-ci, pmique j'y compromets mon temps Sz ma fanté : mais j'efpere que ma feinte maladie, outre qu'elle me fauvera 1'ennui du fallon, pourra m'être eqcore de quelqu'utilité auprès de l'auflere Devote, dont la vertu ngrefle s'allie pourtant avec la douce lenfibihté ! Je ne doute pas qu'elle ne foit deja inftruite de ce grand événement, 8c jat beaucoup d'envie de favoirce qu'elleen penfe; d'autant plus que je parierois bien qu'elle ne manquera pas de s'en attribuer I'honneur. Je réglerai 1'état de ma fanté, fur lUmpreffion qu'il fèra fur elle. Vous voila, ma belle amie , au courant  DATfGEREUSES. tl} ■de mes affaires comme moi-même. Je defire avoir bientöt des nouvelles plus intéreftantes a vous apprendre; 6c je vous prie de croire que, dans le plaifir que je m'en promets, je compte pour beaucoup la récompenfe que j'attends de vous. Du chdteau de.. .. ce xi Octobre z?.,. LETTRE CXI. Le Comte DE GERCOURT d Madame DE VOLANGESw JL out parofc, Madame, devoir être tranquille dans ce pays; 6c nous attendons, de jour en jour, la permiffion de rentrer en France. J'efpere que vous ne douterez pas que je n'aie toujours le même empreffcment a m'y rendre, 6c a y former les nceuds qui doivent m'unir a vous Sc a Mlle. de Volanges. Cependant M. le Duc de... man coufin , cc a qui vous favez que j'ai tant d'obligations, vient de me faire part ce fon rappel de Naples. II me mande qu'il compte palier par Rome, 6c voir, dans fa route, la partie d'Italie qui lui refte a sonnoitre. n m'engage a i'accompagner  124 Les Liaisons dans ce voyage, qui fera environ de fix fcmaines ou deux mois. Je ne vous cache pas qu'il me feroit agréable dc profiter de cette occafion fentant bien qu'une fois mariéj je prendrai difïïcilement le temps de faire d'autres abfences que celles que mon fervice exigera. Peut-être auffi feroitil plus convenable d'attendre 1'hiverpour ce manage; puifque ce ne peut être qu'alors, que tous mes parens feront ralfemblés a Paris, «Sc nommément M. le Marquis de... a qui je dois 1'efpoir de vous appartenir. Malgré ces confidcrations, mes projets a eet égard feront abfolument fubordonnés aux vótres ; «Sc pour peu que vous préfériez vos premiers arrangemens, je fuis prêt a renoncer aux miens. Je vous prie feulement de me faire favoir le plutöt pof•fible vos intentions a ce fujet. J'attendrai votre réponfe ici, «Sc elle feuleréglerama conduite. Je fuis avec refpect, Madame, «Sc avec tous les fentimens qui conviennent a ua Éls, votre trè-humble , «Sec. Le Comte de Gercourt. Jiajïia, ce 10 Oclobre 17**.  1> A n G E R E ü s E S. 12 $ .fr ,. ..—M^j^é^== . ». LETTRE C X 11. Ma dame de Rosemonde d la Préfidente DE TüUjRVEL. ( Diclée feulement). Je ne recois qu'a Pinftant même, ma chere Belle, votre Lettre ciu n (i), Sc les doux reproches qu'elle contient. Convcnez que vous aviez bien erivie de m'en fa;re davantage; Sc que fi vous ne vous étiez pas reflouvenue que vous étiez ma fille, vous m'auriez réellement grondée. Vous auriez été pourtant bien injufte ! C'étoit le defir Sc 1'éfpoir de pouvoir vous répondre moi-même, qui me faifoit différer cbaque jour; Sc vous voyez qu'encorc aujourd'hui, je fuis obligé d'emprunter la main de ma Femme - de - chambre. Mon malheureux rhumatifme m'a repris; il s'eft niché, cette fois, fur le bras droit, Sc je fuis abfolument manchotte. Voila ce que c'eft, jeune Sc fraïche comme vous êtes, (l Cette Lettre ne s'eft pas tetrbuvée.  Iï.6 Les Liaisons cl'avoir une fi vieiile amie! on fouffre de fes inoommodités. Auffi-töt que mes douleurs, me donneront un peu de relache, je me promets bien de caufer longuement avec vous. En attendant, fachez feulement que j'ai recu vos deux Lettres; qu elles auroient redoublé, s'il étoit pofiible, ma tendre amitié* pour vous; <5c que je ne ceiferai jamais de prendre part bien vivement a tout ce qui vous intéreffe. Mon neveu eft auffi un peu indifpofé> mais fans aucun danger, & fans qu'il faille en prendrAaucune inquiétude ' c'eft une incommodité légere, qui, a ce qu'il me femble, affeóte plus fon humeur que fa fanté. Nous ne le voyons prefque plus. Sa retraite 8c votre départ ne rendent pas notre petit cercle plus gai. La petite Volanges, fur-rout, vous trouve furieufe-* ment a dire, 8c baille, tant que la journée dure, a avaler fes poings. Particuliérement depuis quelques jours, elle nous fait I'honneur de s'endormir profondément toutes les après-dïnées. Adieu , ma chere Belle; je fuis pour toujours votre bien bonne amie, votre maman, votre feeur même, fi mon grand age  öangereuses. 127 me permettoit ce titre. Enfin je vous fuis attachée par tous les plus tendres fentimens, Signé AdÉlaIDE pour Madame D S ROSEMO NDE. Vu Chateau de,... ce 14 Oclobre t?**. t«= ^ ^^)^T=^1 sa,, LETTRE CXIII. La Marquife de MerteüIL au Vicomte d e Va lmont. J E crois devoir vous prévenir, Vicomte, qu'on commence a s'occuper de vous a Paris; qu'on y remarque votre abfence % cc que déja on en devine la caufe. J'étois bier a un fouper fort nombreux ; il y fut dit pofitivement, que vous étiez reten u au ViHage par un amour romanefque 8c malheureux : auffi-tót la joiefe peignit fur le vifage de tous les envieux de vos fuccès, 8c toutes les femmes que vous avez négligées. Si vous m'en croyez, vous nelaiiferez pas prendre confiftance a ces bruits dangereux, «Sc vous viendrez fur-le-champ les détruire par votre préfence. Songez que £ une fois vous laiifee pet-  Ii8 Les Liaisons dre 1'idée qu'on ne vous réfifte pas, vous éprouverez bientöt qu'on vous réfiftera en effen plus facilement; que vos rivaux vont au:li perdre leur refpect pour vous, 8c ofer vous combattre : car lequel d'entr'eüx ne fe croit pas plus fort que la vertu? Songez fur-tout que dans la multitude des femmes que vous avez affichées, toutes celles que vous n'avez pas eues vont tenter de détromper le Public, tandis que les autres s'efforceront de 1'abufer. Enfin il faut vous attendre a être apprécié peut-être autant au-deflbus de votre valeur, que vous 1'avez été au-defius jufqu'a préfent. Revenez-donc , Vicomte, 8c ne facrifiez pas votre réputation a un caprice puéril. Vous avez fait tout ce que nous voulions de la petite Volanges; 8c pour votre Pré fidente, ce ne fera pas apparemment en reftant a dix lieues d'elle, que vous vous en pafiêrez la fantaifie. Croyez-vous qu'elle ira vous chercherr' Peut-être ne fonget-elle dé a plus a vous, ou ne s'en occupe-t-elle encore que pour fe féliciter de vous avoir humilié. Au moins ici, pourrez-vous trouver quelque occafion de reparoitfe avec éclat, & vous en avez be~ f*in; & quand vous vous obftineriez a vo«  DANGEREUSES* l*L<) Mtre ridicule aventure, je ne vois pas que vorre retour y puifie nuire au contraire. En eftet, iï votre Préfidente vous adorc, comme vous me 1'avez tant dit Sc fi peu prouvé,fon unique confolation, fon feul plaifir, doivent être a préfent de parler de vous, Sc de favoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce que vous penfez, & juf. qu'a la moindre des chofes qui vous intérefiènt. Ces miferes-la prennent du prix, en raifon des privations qu'on éprouve. Ce font les miettes de pain tombantes de la table du riche : celui-ci les dédaigne; mais le pauvre les recueiile avidement 8c s'en nourrit. Or la pauvre Préfidente recoit a préfent toutes ces miertes-la; 8c plus elle en aura, moins elle fera preflée de fe livrer a 1'appétit du rerte. De plus , depuis que vous connoiifez fa Confidente, vous ne doutez pas que chaque Lettre d'elle ne contienne au moins un petit fermon, Sc tout ce qu'elle croit propre a corroborer fa fagefj'e & fortificr fa (i). vertu. Pourquoi donc lailfer a 1'une des ref- t) Ou ne s'avife jnmais de tqut ! ComéJie,  130 Les Liaisons fources pour fe défendre, & a 1'autre pour vous nuire? Ce n'eft pas que je fois du tout de votre avis fur la perte que vous croyez avoir faite au changement de Confidentè. B'ahord, Mde. de Volanges vous hait, Sc la haine eft toujours plus clairvoyante Sc plus ingénieufe que 1'amitié. Toute la vertu de votre vieille tante ne l'engagera pas a m.édire un feul inftant de. fon cher neveu ; car la vertu a auffi fes foibleftes. Enfuitc vos craintes portent fur une remarque abfolument faufle. II n'eft pas vrai que plus les femmes vleilj-ijfent, & plus elle» deviennent réches & féveres. C'eft de quarante a cinquante ans que le défefpoir de voir leur figure fe flétrir, la rage de fe fentir obligées d'abandonner des prétentions & des plaifirs euxquels elles tiennenr encore, rendent prefque toutes les femmes bégueuies Sc acariitres. II leur faut ce long intervalie pour faire en entier ce grand facrifice : mais dès qu'il eft confommé , toutes fe partagent en deux claftes. La plus nombreufe, celle des femmes qui n'ont eu pour elles que leur figure Sc leur jeunefte, tombe dans une imbécillc apa-  15 A N G ER E U SE S. I3I thie, & n'en fort plus que pour le jeu 8c pour quelques pratiques de dévotion; celle-la' eft toujours ennuyeufe, fouvent grondeufe, quelquefois un peu tracaffiere , mais rarement méehante. On ne peut pas dire non plus que ces femmes foient ou ne foient pas féveres ! fans idéés «Sc fans exiftences, elles répetent, fans le comprendre «Sc indifféremment, tout ce qu'elles entendeut dire, & reftent par elles-mêrnes abfoiument nulles. L'autre clafle beaucoup plus rare, mais véritabiemem précieufe, eft celle des femmes qui, ayant eu un caradere & n'ayant pas négligé de nourrir leur raifon, favent fe créer une exiftence, quand celle de la nature leur manque; 8c prennent ie partï de mettre a leur efprit, les parures qu'elles employoient avant pour leur figure. Cellesci ont pour 1'ordinaire le jugement tresfain, & 1'efprit a-la-fois folide, gai 8z gracieux. Elles remplacent les charmes fédui^ Jans par fattachante bonté, «Sc encore par 1 enjouement dont le charme augmente en proportion de 1'age : c'eft ainfi qu'elles parviennent en quelque forte a fe rapprocher de la jeunetïe en s'en faifant aim :r. Mais alors, lok d'ètre comme vous  132 Les Liaisons k dites, réches & féveres , 1'habitudc de l'indulgence, leurs longues réfiexions fur la foibleÖe humaine, Sc fur-tout les fouvenirs de leur jeunelfe, par lefquels feuls elles tiennent encore a la vie , les placeroient plutot, peut-ctre trop prés de la facilité. Ce que je peux vous dire enfin, c'eft qu'ayant toujours recherché les vieilles femmes, dont j'ai reconnu de bonne heure 1'utilité des fuffrages, j'ai rencontré pluiïeurs d'entr'elles auprès de qui 1'inelination me ramenoit autant que 1'intérêt. Je m'arrête-la : car a préfent que vous vous enfiammez fi v'ite Sc fi moralement, j'aurois peur que vous ne devinfSez fubitement amourcux de votre vieille tante , Sc que vous ne vous enterralfiez avec elle dans le tombeau oü vous vivez déja depuis ft long-temps. Je reviens donc. Malgré 1'enchantement ou vous me paroiflez être de votre petite écoliere, je ne peux pas croire qu'elle entre pour quelque chofe dans vos projets. Vous 1'avez trouvée fous la main , Sc vous 1'avez prife: a la bonne heure! mais ce ne peut pas être la un goüt. Ce n'eft même pas, a vrai dire , une entiere jouiflance: vous ne pof- fédez  DANOET? EUSES. I33 fédez abfolument que fa perfonne ! je ne parle pas de fon cceur, dont je me doute bien que vous ne vous fouciez guere ; mais vous n'occupez feulement pas fa tête. Je ne fais pas fi vous vous en êtes appercu, mais moi j'en ai la preuve dans la derniere Lettre qu'elle m'a écrite (1); je vous 1'envoie pour que vous en jugiez. Voyez donc que quand elle y parle de vous , c'eft toujours M. de Valmont-, que toutes fes idees, même celle que vous luifaites naitre, n'aboutilfent jamais qu'a Danceny; 8c lui, elle ne 1'appelle pas Monfieur, c'eit bien toajours Danceny feulement. Par-la, elle le diftingue de tous les autres; <3c même en fe livrant a vous, elle ne fe familiarife qu'avéc lui. Si une telle conquête vous paroit fédmfante , fi les plaifirs qu'elle donne vous attachent) affurément vous êtes modefte 8z peu difficile! Que vous la gardiez, j'y confens; cela entre même dans mes projets. Mais il me femble que cela ne vaut pasde fe déranger un quart-d'heure; qu'il feudroit auffi avoir quelqu'empire, 8c ne lui permettre, par exemple, de fe rapprocher de Danceny, qu'après le lui avoir fait un peu plus oublier. (i) Viu-ez la Lütue CIX. III. 'Partie, H  134 Les Liaisons Avant de ceffer de m'occuper de vous, pour venir a moi, je veux encore vous dire que ce moyen de maladie que vous m'annoncez vouloir prendre , eft bien connu 6c bien ufé. En vérité, Vicomte, vous n'êtes pas inventif! Moi, je me répete aufti quelquefois, comme vous allez voir; mais je tache de me fauver par les détails, 6c fur-tout le fuccès me juftifie. Je vais encore en teilter un, 6c courir une nouvelle aventure. Je conviens qu'elle n'aura pas le mérite de la difficulté; mais au moins feras-ce une diftraóYion, 6c je m'ennuie a périr. » Je ne fais pourquoi, depuis 1'aventure de Prévan , Belleroche m'eft devenu infupportable. II a tellement redoublé d'attention, de tendrefte , de vénération, que je n'y peux plus tenir. Sa colere, dans le premier moment, m'avoit paru plaifante; il a^pourtant bien fallu la calmer, car c't üt étéi me compromettre que de le laifier faire : 6c il n'y avoit pas moyen de lui faire entendre raifon. J'ai donc pris le parti de lui montrer plus d'amour, pour en venir a bout plus facilement : mais lui, a pris cela au férieux; 6c depuis ce temps il m'excede par fon enchantement étemel  DANGEREüSES. IK Je remarque fur-tout 1'infultante confiance qu'il prend en moi, & la fécurité avec laquelle il me regarde comme a lui pour toujours. J'en fuis vraiment humiliée. II me pnfe donc bien peu, s'il croir valoir aflez pour me fixer! Ne me difoit-il pas derniérement que je n'aurois jamais aimé un autre que lui? Oh ! P0Ur le coup, j'ai eu befoin de toute ma prudence, pour ne pas le détromper fur-le-champ, en lui difantce qui en étoit. Voila certesun plaifant Monfieur, pour avoir un droit exclufif! Je conviens qu'il eft bien fait <5c d'une affez belle figure : mais, a tout prendre, ce n'eft, au fait, qu'un manoeuvre d'arnour! Enfin, le moment eft venu, il faut nous féparer. J'eflaie déja depuis quinze jours, & j?ai employé, tour-a-tour, la froideur, le caprice, 1'humeur, les querelles; mais le tenace perfonnage ne quitte pas prife ainfi; il taut donc prendre un parti plus violent; en conféquence, je 1'emmene a ma campagne. Nous partons après demain. II n'y aura avec nous que quelques perfonnes défintéreflees &peu clairvoyantes, & nous y aarons prefque autant de liberté que fi nous y étions feuls. La, je lui furcharge> H z  136 Les Liaisons rai a tel point, d'amour «Se de careftes > nous y vivrons fi bien pour fautre uniquement, que je parie bien qu'il defirera plus que moi la fin de ce voyage , dont il fe fait un fi grand bonheur; «Sc s'il n'en revieut pas plus ennuyé de moi que je ne le fuis de lui, dites, j'y confens, que je n'en fais pas plus que vous. Le prétexte de cette efpece de retraite t eft de m'occuper férieufement de mon grand procés, qui en effet fe jugera enfin au commencement de 1'hiver. J'en fuis bien aife; car il eft vraiment défagréable d'avoir ainfi toute fa fortune en l'air. Ce n'eft pas que je fois inquiete de 1'événement; d'abord j'ai raifon, tous mes Avocats me l'affurent : 8c quand je ne 1'aurois pas ! je ferois donc bien mal-adroite, fi. je ne favois pas gagner un procés, oü je n'ai pour adverfaires que des mineurs encore en bas age, & leur vieux tuteur! Comme il ne faut pourtant rien négliger dans une affaire fi importante, j'aurai effeótivement avec moi deux Avocats. Ce voyage ne vous paroit-il pas gai ? cependant s'il me fait gagner mon proces «Sc prendre Belleroche, je ne regretterai pa» mon temps.  $> A N G E R E U S E 5. 137 A préfent, Vicomte, devinez le fucceffeur; je vous le donne en cent. Mais bon! ne fais-je pas que vous ne devinez jamais rien ? hé bien! c'eft Danceny. Vous êtes étonné , n'eft-ce pas? car enfin je ne fuis pas encore réduite a 1'éducation des enfans! Mais celui-ci mérite d'être excepté; il n'a que les graces de la jeunefle, «Sc non la frivolité. Sa grande réferve dans le cercle eft très-propre a éloigner tous les foupcons, Sc on ne 1'en trouve que plus aimable, quand il fe livre, dans Ie tête-atête. Ce n'eft pas que j'en aie déja eu avec lui peur mon compte, je ne fuis encore que fa confidente; mais fous ce voile de 1'amidé, je crois lui voir un goüt très-vif pour moi, «Sc je fens que j'en prends beaucoup pour lui. Ce feroit bien dommage que tant d'efprit Sc de délicatefle allaffent fe facrifier «Sc s'abrutir auprès de cette petite imbécille de Voianges! J'efpere qu'il fe trornpe en croyant 1'aimer : elle eft ft join de le mériter! Ce n'eft pas que je fois jaloufe d'elle; mais c'eft que ce feroit un meurtre, «Sc je veux en fauver Danceny. Je vous prie donc , Vicomte > de mettre vos foins a ce qu'il ne puifte fe rapprocher de fa Cécils ( comme il a encore la H j  138 Les Liaisons mauvaife habitude de la nommer). Un premier goüt a toujours plus d'empire qu'on ne croit, & je «e ferois süre de rien, s'il la revoyoit a préfent; fur-tout pendant mon abfence. A mon retour, je me charge de toüt Sc j'en réponds. J'ai bien fongé a emmener le jeune hom-' me avec moi : mais j'en ai fait le facrifice a ma prudence ordinaire ; Sc puis, j'aurois craint qu'il ne s'appercüt de quelque chofe entre Belleroche Sc moi, 8c je ferois au défëfpoir qu'il eüt la moindre idéé de ce qui fe pafie. Je veux au moins m'ofFrir a fon imagination, pure 8c fans tache; telle enfin qu'il faudroitêtre, pour êjtre vraiment digne de lui. Paris, ce 1$ Octobre 17... LETTRE CXIV. la Préfidente de T o u r v e l d Madame de rose.monde. JVÏa chere amie, je cede a ma vive inquiétude; 8c fans favoir fi vous ferez en etat de me répondre, je ne puis m'empêvLet' de yous interroger, L'état de M, de  D A N G E flk E V 'S E $. I39 Valmont, que vous me dites fans danger, ne me laifte pas autant de fécurité que vous paroiflez en avoir. II n'eft pas rare que la mélancolie & le dégout du monde foient des fymptömes avant-coureurs de quelque maladie grave; les fouffrances du corps, comme celles de 1'efprit, font defirer la folitude; & fouvent on reproche de l'humeur, a celui dont on devroit feulement plaindre les maux. . II me femble qu'il devroit au moins confulter quelqu'un. Comment, étant malade vous-même, n'avez-vous pas un Médecin auprès de vous > Le mien que j'ai vu ce matin, <3c que je ne vous cache pas que j'ai confulté indireclement, eft d'avis que, dans les perfonnes naturellement aótives, cette efpece d'aphatie fubite n'eft jamais a négliger; 6c, comme il me clifoit encore, les maladies ne cedent plus au traitement, quand elles n'ont pas été prifes a temps.'Pourquoi faire courir ce rifque a quelqu'un qui vous eft fi cher ? Ce qui redouble mon inquiétude, c'eft que, depuis quatre jours, je ne recois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu ! ne me trompez-vous point fur fon état? PourQHoi auroit-ft celle de nr'écrire.tour.-a-coup ?  i4o Les Liaisons Si c'étoit feulement 1'effet de mon obftination a lui renvoyer fes Lettres, je crois qu'il auroit pris ce parti plutót. Enfin, fans croire aux preflentimens, je fuis depuis quelques jours d'une triftefle qui m'effraie. Ah ! peut-être fuis-je a la veille du plus grand des malheurs .' Vous ne fauriez croire, Sc j'ai honte de vous dire, combien je fuis pèinée de ne plus recevoir ces mêmes Lettres, que pourtant je refuferois encore de lire. J'étois sure au moins qu'il s'étoit occupé de moi l Sc je voyois quelque chofe qui venoit de lui. Je ne les ouvrois pas, ces Lettres, mais je pleurois en les regardant: mes larmes étoient plus douces 6c plus faciles; 8c celles-la feules diflipoient en partie 1'op-. preffion habituelle que j'éprouve depuis mon retour. Je vous en conjure, mon indulgente amie, écrivez-moi, vous-même, auilï-tót que vous le pourrez; 8c en attendant , faites-moi donner chaque jour de vos nouvelles 8c des fiennes. Je m'appercois qu'a peine je vous ai dit un mot pour vous : mais vous connoifiez mes fentimens, mon attachement fans réferve, ma tendre reconnoiiTance pour votre fenfible ajnïti'é i vous pardonnerez au  D A* N G E R E U S E S. I41 frouble cji je fuis, a mes peines mortelles, au tourment affreux d'avoir a redouter des maèx , dont peut-être je fuis la caufe. Grand Dieu ! cette idee défefpérante me pouriüit & déchire mon cceur; ce malheur me manquoit, 8c je fens que je fuis nee pour les éprouver tous. Adieu, ma chere amie ; aimez-moi plaignez-moi. Aurai-je une Lettre de vous aujourd'hui ? Paris , ce 16 Qëobre i-j... , » LETTRE C X V. Le Vicomte DE VALMONT d la Marquife DE MERTEUIE. r, V> est une chofe inconcevable, ma belle amie, comme auflï-tót qu'on s'éloigne, on cefle facilement de s'entendre. Tant que j'étois auprès de vous, nous n'avions ja^ mais qu'un même fentiment, une même facon de voir; 8c paree que, depuis pres de trois mois, je ne vous vois plus, nous ne fommes plus de même avis fur rien. Qui de nous deux a tort ? surement vous n'he'fireriez pas fur la réponfe : mais moi, plus lage, ou plus poli, je ne décide pas.  141 Les Liaisons Je vais ieulemcnt répondrc a votre Lettre, & continuer de vous expoler ma conduite. D'abord , je vous remercie de 1'avis que vous me donnez des bruits qui courent für mon compte \ mais je ne m'en inquiete pas encore : je me crois sur a'avoir bientót de quoi les faire ceuer. Soyez tranquille; je ne reparoitrai dans le monde que plus célebre que jamais, 8c toujours plus digne de vous. J'efpere qu'on me comptera même pour quelque chofe, 1'aventure de la petite Volanges, dont vous paroiffez faire fi peu ce cas : comme fi ce n'étoit rien, que d'enlever, en une foirée , une jeune fille a fon Amant aimé; d'en ufer enfuite tant qu'on le veut, 8c abfolument comme de fon bien , 8c fans plus d'embarras; d'en obtenir ce qu'on n'ofe pas même exiger de toutes les filles dont c'eft le métier; êc cela, fans la déranger en rien de fon tendre amour; fans la rendre inconftante , pas même infidelle : car , en effet, je n'occupe feulement pas fa tête ! en forte qu'apris ma fantaifie pafiee, je la remettrai entre les bras de fon Amant, pour ainfi dire, fans qu'elle fe foit appercue de rien/  2) A tJ G'-E REUS fi S. EfVce donc La une marche fi ordinaire? & puis, croyez-moi, une fois lorrie dê mes mains, les principes que je lui dpnne «e s'en déveiopperont pas moins, 8c je prédis que la timide écoliere prendra bientót un eiïor propre a aire honneur a fon maitre. Si pourtant on aime mieux le genre héroïque, je montrerai la Préfidente, ce modele cité de toutes les yertus ! refpedée même de nos plus libertins ! telle enfin qu'on avoit perdu jufqu'a 1'idée de 1'attaquer ! je la montrerai, dis-je, oubliant fes devoirs & fa vertu, facrifiant fa féputation 8c deux ans de fagefiè, pour courir apresle bonheur demeplaire, pour s'enivrer de celui de m'aimer; fe trouvant fuffifamment dédommagée de tant de facrifices, par un mot, par un regard, qu'encore elle n'obtiendra pas toujours. Je ferai plus, je la quitterai J 8c je ne connois pas cette femme, ou je n'aurai point de fucceileur. Elle réfiitera au befoin de confolatioü, a l'habitude du plaifir, au defir même de la vengeance. Enfin, elle n'aura exifié que pour moi h 8c que fa carrière foit plus ou moins longue, j'en aurai feul ouvert 8c fermé la barrière. Une fois par-  144 LES Liaisons venue a ce triomphe, je dirai mes rivaux: » Voyez mon ouvrage, «Sc cherchez-en. 33 dans le fiecle un fecond exemple " ! Vous allez me demander d*oü vient aujourd'hui eet excès de confiance ? c'eft que depuis huit jours je fuis dans la confidence de ma belle; elle ne me dit pas fes fecrets, mais je les furprends. Deux Lettres d'ellé a Mde. de Fvófemonde , m'ont fuffifamment inftruit, «Sc je ne lirai plus les autres que par curiofité. Je n'ai abfolument befoin, pour réufiir, que de me rapprocber d'elle, Sc mes moyens font trouvés. Je vais inceflamment les mettre j en ufage. . Vous êtes curieufe, je crois....? Mais non, pour vous punir de ne pas croire a mes inventions, vous ne les faurez pas. Tout de bon vous mériteriez que je vous retirade ma confiance, au moins pour cette aventure ; en effet fans le doux pnx attaché par vous a ce fuccès, je ne vous en parlerois plus. Vous voyez que je fuis f aché. Cependant, dans 1'efpoir que vous vous corrigerez, je veux bien m'en tenir a cette punition légere; «Sc revenant a 1'inciulgence, j'oublie un moment mes grands projevs  B A N G E R E Ü S E S. ï/jl pfojets, pour raifonner des vötres avec Vous. Vous voila donc a la Campagne, erinuyeufe comme le fentiment > Sc trifte comme la fidélité ! Et ce pauvre Belleröche vous ue vous contentez pas de lui faire boire 1'eau d'oubli, vous lui en donnez la queftion ! Comment s'en trouve~t~ il? fuppörte-t-il bien les naufées de 1'amour? Je Voudrois pour beaucoup quil ne vous en devint que plus attaché; je fuis curieux de voir quel remede plus efficace Vous parviendriez a employer. Je vous plains, en vérité, d'avoir été obligée de; recourir a Celui-la. je n'ai fait qu'une fois dans ma vie Tamour par procédé. Jjavois certainemertt un grand motif, puifque c'étoit a la Cömtefte de,..; Sc vingt fois, entre fes bras, j'ai été tenté de lui dire: ü Madame, je renonce a la place que jé m . folticite, 5c perniettez-moi de quitter *i celle que j'oCCupe ". Aufti, de toutes les femmes que j'ai eues, c'eft la feule dont j'ai vraiment plaifir a dire dü mal. Pour votre motif a vous, je le trouve „ a vrai dire, d'un ridicule rare ; Sc vous aviez raifon de eröire que je ne devinëfois pas le fuccefteur. Quoi ! c'eft peüf IIL Fat-tiet l  146* Les Liaisons Danceny que vous vous donnez toute cette peine-la ! Eh ! ma chere amie, laiffez-le adorerfa vertueufe Cécile, Sc ne'vous compromettez pas dans ces jeux d'enfants Laiflez les écoliers .fe former auprès des Bonnes, ou jouer avec les penfionnaires i de petits jeux innocens. Comment allez-vous vous charger d'un novice qui ne faura ni vous prendre ni vous quitter, Sc avec qui il vous faudra tout faire? Je vous le dis feneufement, je défapprouve ce choix; Sc quelque fecret qu'il reftat, il vous humilieroit au moins a mes yeux Sc dans votre confcience. Vous prenez, dites-vous, beaucoup de goüt pour lui : allons donc, vous vous trompez sürement, & je crois même avoir trouvé la caufe' de votre erreur. Ce beau dégout de Belleroche vous eft venu dans un temps de difette, Sc Paris ne vous oftrant pas de choix, vos idéés, toujour. trop vives, fe font portées fur le premier objet que vous avez rencontré. Mais fongez qu'a votre retour, vous pourrez choifir entre mille; 6c fi enfin vous redoutez 1'inaétion dans laquelle vous' rifquez de tornber en différent, je m'offre a vous pour amufer vos loifirs.  DANGEREUSES 147 D'ici a votre arrivée, mes grandes affaires feront terminées de maniere ou d'autre; 8c sürement, ni la petite Volanges, ni la Préfidente elle-même, ne m'occuperont pas affez alors, pour que je ne fois pas a vous autant que vous le defirerez. Peut-être même, d'ici la, aurai-je déja remis la petite fille aux mains de fon difcret amant. Sans convenir, quoique vous en difiez, que ce ne foit pas une jouiffance attachante, comme j'ai le projet qu'elle garde de moi toute fa vie une idéé fupérieure a celle de tous les autres hommes, je me fuis mis, avec elle, fur un ton que je ne pourrois foutenir long-temps fans altérer ma fanté; 8c dès ce moment, je ne tient plus a elle, que par le'foin qu'on doit aux affaires de familie. . . . Vous ne m'entendez pas ? . . . . C'eft. que j'attends une feconde époque pour confirmer mon efpoir, Sc m'afïurer que j'ai pleinement réufïi dans mes projets. Oui, ma belle amie, j'ai déja un premier indice que le mari de mon écotiere ne courra pas les rifques de mourir fans poftérité; Sc que le Chef de la maifon de Gercourt ne fera a 1'avenir qu'un Cadet de celle de Valmont. Mais laiffez-moi Enir , 1 z  14$ Les Liaisons a ma fantaifie, cette aventure que je n'ai entreprife qu'a votre priere. Songez que fi vous rendez Danceny inconftant, vous ótez tout le piquant de cette hiftoire. Confidérez enfin, que m'offrant pour le préfenter auprès de vous, j'ai, ce me fem • ble, quelques droits a la préférence. J'y compte fi bien, que je n'ai pas craint de contrarier vos vues, en concurant moimême a augmenter la tendre paflïon du difcret Amoureux, pour le premier 5c d> gne objet de fon choix. Ayant donc trouvé hier votre pupille occupée a lui écrire, 5c 1'ayant dérangée d'abord de cette douce occupation pour une autre plus douce encore, je lui ai demande après de voir fa Lettre; 5c comme je 1'ai trouvée froide 5c contrainte, je lui ai fait fentir que ce n'étoit pas ainfi qu'elle cönfoleroit fon Amant, 5c je 1'ai décidée a en écrire une autre fous ma dictée; oü, en imitant du mieux que je pus fon petit radotage , j'ai taché de nourrir Tamour du jeune homme, par un efpoir plus certain. La petite perfonne étoit toute ravie, me difoit-elle, de fe trouver parler fi bien; 5c dorénavant, je ferai chargé de la correfpondance. Que n'aurai-je pas fait pour ce  DANGEREUSES. I49 Danceny ? J'aurai été a-la-fois fon ami, ion confident, fon rival Sc fa maitreife ï Encore, en ce moment, je lui rends le fervice de le fauver de vos liens dangereux. Oui, fans doute, dangeteux : car vous pofléder 8c vous perdre, c'eft acheter un moment de bonheur par une éternité de regrets. Adieu, ma belle amie; ayez le courage de dépêcher Belleroche le plus que vous pourrez. Laifléz-la Danceny, Sc préparezvous a retrouver, Sc a me rendre , les délicieux plaifirs de notre première liaifon. P. Je vous fais compliment fur le jugement prochain du grand proces. Je ferai fort aife que eet heureux événement arrivé fous mon regne. Du Chuteaude... ce 19 OBohre  ijo Les Liaisons LETTRE CXVL Le Chevalier danceny a cécile volanges. JVI a d a m e de Merteuil eft partie ce matin pour la campagne; ainfi ma charmante Cécile, me voila privé du feul plaifir qui me- reftoit en votre abfence, celui de parler de vous a votre amie «Sc a la mienne. Depuis quelques temps, elle m'a permis de lui donner ce titre; «Sc j'en ai profité avec d'autant plus d'empreftement, qu'il me fembloit, par-la, me rapprocher de vous davantage. Mon Dieu ! que cette femme eft aimable ! «Sc quel charme flatteur elle fait donner a 1'amitié ! II fem~ ble que ce doux fentiment s'embellilfe «Sc le fortifie chez eUe , de'tout ce qu'elle refufe a l'amour. Si vous faviez comme elle vous aime, comme elle feplaït a m'entendre lui parler de vous !... C'eft la fans doute ce qui m'attache autant a elle. Quel bonheur de pouvoir vivre uniquement pour vous deux, de pafter fanscefte des délices de l'amour aux douceurs de 1'amitié, d'y  D A N G E R E U S E S. Iyl confacrer toute mon exiftence, d'être en quelque forte le point de réunion de votre attachement réciproque; 8c de fentir toujours qu'en m'occupant du bonheur de 1'une, je travaillerois également a celui de 1'autre ! aimez, aimez beaucoup ma charmante amie, cette femme adorable. L'attachement que j'ai pour elle, donnez-y plus de prix encore, en le partageant. Depuis que j'ai goüté le charme de 1'amitié, je defire que vous 1'éprouviez a votre tour. Les plaifirs que je ne partage pas avec vous, il me femble n'en jouir qu'a moitié. Oui, ma Cécile, je voudrois entourer votre cceur de tous les fentimens les plus doux; que chacun de fes mouvemens vous fit éprouver une fenfation de bonheur; 8c Je croirois encore ne pouvoir jamais vous rendre qu'une partie de la félicité que je tiendrois de vous. Pourquoi faut-il que ces projets charmans ne foient qu'une chimère de mon imagination, 8c que la réalité ne m'offre au contraire que des privations douloureufes 8c indéfmies ? L'efpoir que vous m'aviez donné de vous voir a cette campagne , je m'appercois bien qu'il faut y renoncer. ;je n'ai plus de confolation que , r4  ili Les Liaisons celle de me perfuader qu'en effet cela ne vous eft pas poffible. Et vous négligez de me le dire, de vous en affliger avec moi J Déja, deux fois, mes plaintes a ce fujet, font reftées fans réponfes. Ah Cécile ! Cé^ Cile, je crois bien que vous m'aimez de toutes les facultés de votre ame, mai: votre ame n'eft pas bruiante comme la mienne ! Que n'eft-ee a moi a lever les obfiacles? pourquoi nefont-ce pas mes intéréts qu'il me faille ménager; au-lieu des vötres ? je faurois bientot vous prouver que rien n'eft jmpoiïible a 1'anoour. Vous ne me mandezpasnon plus quand doit finir cette abfencecruelle - au moins, ici, peut-être vous verrois-je. Vos charmans regards ranimeroient mon ame abattue : leur touchante expreOion raflureroit mon cajur, qui quelquefois en a beioin. Pardon, ma Cécile-, cette crainte n'eft pas un foupcon. Je crois a votre amour, a votre conftance, Ah ! je ferois trop malheureux , fi j'en doutois. Mais tant d'obftacles ! & toujours reuouvellés! Mon amie, je fuis trifte, bien trifte. II femble que ce départ de Mde. de Merteuil ait renouveilé" en moi lefentiment de tous mes malheurs. Adieu , ma Cécileadieu , ma bien ai-  DANGERÉUSES. IjJ mée- Songez que votre Amant s'afflige, «5c que vous pouvez feule lui rendre le bonheur. Paris, ce ij Ocïobrc 27... < ...gftg B, LETTRE CXVII. CÉCILE VoLANGEs au Chevalier. Danceny. ( Diclée par Valmont ). c Royez-vous donc, mon bon ami, que j'aie befoin d'être grondée pour être trifte, quand je fais que vous vous affligez? «5c doutez-vous que je ne fouffre autant que vous de toutes vos peines ? Je partage même celles que je vous caufe volontairement; «Sc j'ai de plus que vous, de voir que vous ne me rendez pas juftice. Oh ! cela n'eft pas bien. Je vois bien ce qui vous f&che ; c'eft que les deux dermeres fois que vous m'avez demande de venir ici, je ne vous ai pas répondu a cela : mais cette réponfe eft-elle donc fi aifée a faire ? Croyez-vous que je ne fache pas que ce que vous voulez eft bien mal ? Et pourtant, fi j'ai déja tant de peine a vous refufer de loin, que feroit-ce donc I S  ly 4 Les Liaisons fi vous étiez la ? Et puis, pour avoir voulu vous confoler un moment , je refterois afiligée toute ma vie. Tenez, je n'ai rien de caché pour vous, moi; voila mes raifons, jugez vous-même. J'aurois peut-être fait ce que vous voulez, fans ce que je vous ai mandé , que ce M. de Gercourt, qui caufe tout notre chagrin, n'arrivera pas encore de fi-töt; 8c comme depuis quelque temps, Maman me témoigne beaucoup plus d'amitié; comme, de mon cöté, je la carelTe le plus que je peux; qui fait ce que je pourrai obtenir d'elle ? Et fi nous pouvions être heureux fans que j'aie rien a me reprocher, eft-ce que cela ne vaudroit pas bien mieux? Si j'en crois ce qu'on m'a dit fouvent, les hommes même naiment plus tant leurs femmes, quand elles les ont trop aimés avant de Pêtre. Cette crainte-la me retient encore plus que tout le reflie. Mon ami, n'êtes-vous pas sur de mon cceur, 8c ne fera-t-il pas toujours temps ? Ecoutez, je vous promets que, fi je ne peux pas éviter ie malheur d'époufer M. de Gercourt, que je hais déja tant avant dele eonnoitre , rien ne me retiendra plus pour être i. vous autant que je pourrai;  DAN GEREUSES. Ijj & même avant tout. Comme je ne me foucie d'être aimée que de vous, & que vous verrez bien que fi je fais mal, il n'y aura pas de ma faute, le refte me fera bien égal; pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours autant que vous fakes. Mais, mon ami, jufques-la, lailTez-moi continuer comme je fais; & ne me demandez plus une chofe que j'ai de bonnes raifons pour ne pas faire, «3e que pourtant il mefache de vous refufer. Je voudrois bien auffi que M. de Valmont ne fut pas fi prelïant pour vous; cela ne fert qu'a me rendre plus chagrine encore. Oh! vous avez la un bien bon ami, je vous allure! II fait tout comme vous feriez vous-même. Mais adieu, mon cher ami; j'ai commencé bien tard a vous écrire, & j'y ai pafle une partie de la nuit. Je vais me coucher «Se réparer le temps perdu, Je vous embrafie, mais ne me grondez plus. Duchateau de...y ce 18 OcJobre I £  Ifé Les Liaisons LETTRE C X V 111. le Vicomte de VALMONT a la Mar* quife de MERi'EüIL. O I j'en cr°is mon Almanach, il n'y a, mon adorable amie, que deux jours que vous êtes abiente ; mais, fi j'en crois mon cceur il y a deux fiecles. Or, je le tiens de vous-même, c'eft toujours fon cocur qu'il faut croire, il eft donc bien temps que vous '•eveniez, & toutes vos affaires doi-^ vent être plus que dnies. Comment voulez-vous que je m'intérefle a votre procè<-, fi, perte, ou gain, j'en dois également payer les frais par Tennui de votre abïence ? Oh ' que j'aurois envie de quereller! & qu'il eft trifte, avec un fi beau fujét d'avoir de l'humeur, den'avoir pas le droit d'en montrer! N'eft-ce pas cependant une véritable in^ fidélité, une noire trahifon, que de laifier votre ami 'oin ce vous, apres 1'avoir accoutumé a ne pouvoir plus fe palier de Vptre préfence ? Vous aurez beau confulter vos Avocau, ils ne vous trouveront pas dc juftification pqar ce mauves procédé;  D AT* GEREUS E S. I?7 Sc puis, ces gens-la ne difent que des raifons , 8c des raifons ne fuffifent pas pour répondre a des fentimens. Pour moi, vous m'avez tant dit que c'étoit par raifon que vous faifiez ce voyage : que vous m'avez tout-a-fait brouillé avec elle. Je ne veux plus du tout Fentendre ; pas même quand elle me dit de vous oublier. Cette raifon-la eft pourtant bien raifonnable ; 8c au fait, cela ne feroit pas fi difTicile que vous pourriez le croire. 11 furftroit feulement de perdre 1'habitude de penfer toujours a vous; 8c rien ici, je vous afture ne vous rappelleroit a moi. IS;os plus jolies femmes, celles qu'on dit les plus aimables, font encore fi loin de vous, qu'elles ne pourroient en donner qu'une bien foible idee. Je crois même qu'avec des yeux exercés, plus on a cru d'abord qu'elles vous reftembloient, plus on y trouye après de différence : elles onc beau faire, beau y mettre tout ce qu'elles favent, il leur manque toujours d'être vous, 8c c'eft pofit-ivement la qu'eft le charme. Malheureulement, quand les journéesfont fi longues, 8c qu'on eft défoccupé, on rêve, on fait des chateaux en Efpagne, on fe crée ia ehimere; peu-a-peu 1'imagination  Iy8 Les Liaisons s'exalte : on veut embellir fon ouvrage, on rafTembie tout ce qui peut plaire, on arrivé enfin a la perfection ; 8c dès qu'on en eft la, le portrait ramene au modele & on eft tout étonné de voir qu'on n'a fait que fonger a vous. Dans ce moment même, je fuis encore la dupe d'üne erreur a-peu-près femblable. Vous croyez peut-être, que c'étoit pour m'occuper de vous, que je me fuis misa vous écrire ? point du tout : c'étoit pour m'en diftraire. J'avois cent chofesavous dire, dont vous n'étiez pas 1'objet, qui» comme vous favez , m'intéreffent bien vivement; 8c ce font celles-la pourtant dont j'ai été diftrait. Et depuis, quand le charme de 1'amitié diftrait-il donc de celui de l'amour? Ah! fi j'y regardois de bien prés, peut-être aurois-je un petit reproche a me faire! Mais chut! oublions cette légere faute de peur d'y retomber; 8c que mon amie elle-même 1'ignore. Autfi pourquoi n'êtes-vous pas la pour me répondre, pour me ramener fi je m'égare , pour me parler de ma Cécile, pour augmenter, s'il eft poffible , le bonheur que je goüte a 1'aimer, par 1'idée fi douce que c'eft votre amie que j'aime? Oui, je  'dangereuses. 179 I'avoue, l'amour qu'elle m'infpire m'eft «ievenu plus précieux encore, depuis que vous avez bien voulu en recevoir la confidence. J'aime tant a vous ouvrir mon cceur, a occuper le votre de mes fentimens, a les y dépofer fans réferve! ilme femble que je les chéris davantage \ a meiure que vous daignez les recueillir; «Sc puis, je vous regarde, «Sc je me dis: C'eft en elle qu'eft renfermé tout mon bonheur. Je n'ai rien de nouveau a vous apprendre fur ma fituation. La derniere Lettre que j'ai recu d'elle augmente «Sc allure mon cfpoir, mais le retarde encore. Cependant fes motifs font fi ten-'res «Sc fi honnêtes > que je ne puis Ten blamer ni m'en plaindrePeut-être n'entendez-vous pas trop bien ce que je vous dis la; mais pourquoi n'êtes-vous pas ici? Quoiqu'on dife tout'a fon amie, on n'ofe pas tout écrire. Les fecrets de l'amour, fur-tout, font fi délicats, qu'on ne peut les laiflèr aller ainfi fur leur bonne foi. Si quelquefois on leur permet de fortir, il ne faut pas au moins les perdre de vue ; il faut en quelque forte les voir entrer dans leur nouvel afyle. Ah * /evenez donc , mon adorable amie; vous ■foyez bien que votre retour eft néceflaire..  xo*o Les Liaisons. Oubliez enfin les milles raifons qui vous retienuent oü vous êtes, ou apprenez-moi a vivre, oü vous n'êtes pas. J'ai I'honneur d'être, &c. Paris , ce zcj Oëobre 17. .. u: ===^£^== *.» LETTRE CXIX. Madame de RoSEMONDE. d La Préfidente de TOURVEL. uoique je fouffre encore beaucoup , ma chere Belle, j'eflai de vous écrire moi-même, afin de pouvoir vous parler de ce qui vous intéreffe. Mon neveu garde toujours fa mifantropie. II envoie fort réguliérement favoir de mes nouvelies tous les jours \ mais il n'eft pas venu une fois s'en informér lui-même, quoique je 1'en aie fait prier : en forte qrie je ne le vois pas plus que s'il étoit a Paris. Je 1'ai pourtant rencontré ce matin, oü je nel'attendois gueres. C'eft dans ma Chapelle, oü je fuis defcendue pour la première fois depuis ma douloureufe incommodité. J'ai appris aujourd'hui; que depuis quatre jours il y va  DANGER EUSES. l6l réguliérement entendrc la Mefle. Dieu veuille que cela dure ! Quand je fuis entree, il eft venu a moi, 8c m'a félicitée fort affectueufement fur le meilleur état de ma fanté. Comme la Mefle commencoit, j'ai abrégé la converfation que je comptois bien reprendre après; mais il a difparu avant que j'aie pu le joindre* Je ne vous cacherai pas que je 1'ai trouvé un peu changé. Mais, ma chere Belle, ne me faites pas repentir de ma confiance en votre railon, par des inquiétudes tropvives; «Sc fur-tout foyez füre que j'aimerois encore mieux vous afftiger, que vous tromper. Si mon neveu continue a me tenir rigueur, ]e prendrai le parti, aufli-tót que je ferai mieux , de 1'aller voir dans fa chambre; «Sc je tacherai de pénétrer la caufe de cette finguliere manie, dans laquclle je crois bien que vous êtes pour quelque chofe. Je vous manderai ce que j'aurai appris. Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts : 8c puis , fi Adélaïde favoit que j'ai écrit, elle me gronderoit toute la foirée. Adieu, ma chere Belle. JJuchdtsav de... ce 20 Odvbre  x6i Les Liaisons LETTRE CXX. Le Vicomte de Valmont au Pere A n s e l m e. (Feuillant du Couvent de la me SaintHonoré). Je n'ai pas I'honneur d'être connu de vous, Monfieur: mais je fais la confiance entiere qu'a en vous Mde. la Préfidente de Tourvel, 8c je fais de plus combien cette confiance eft dignement placée. Je crois donc pouvoir fans indifcrétion m'adreffer a vous, pour en obtenir un fervice bien effentiel, vraiment digne de votre faint miniftere, 8c oü l'intérêt de Mde. de Tourvel fe trouve joint au mien. J'ai entre les mains les papiers importans qui la concernent, qui ne peuvent être confiés a perfonne, «Sc que je ne dois ni ne veux remettre qu'entre fes mains. Je n'ai aucun moyen de Ten infbruire; paree que des raifons, que peut-être vous aurez fues d'elle , mais dont je ne crois pas qu'il me foit permis de vous inftruire, lui ont fait prendre le parti de refufer  DATJGEREUSES. I63 toute conefpondance avec moi: parti que j'avoue volontiers aujourd'hui ne pouvoir blamer, puifquelle ne pouvoit prévoir des événemens auxquels j'étois moi-même bien ioin de m'attendre, «Sc qui n'étoient poffihles qu'a la force plus qu'humaine qu'on eil forcé d'y reconnoitre. Je vous prie donc, Monfieur, de vouloir bien 1'informer de mes nouvelles réloiutions, «Sc de lui demander pour moi, une entrevue particuliere, oü je puilfe au moins réparer, en partie, mes torts par mes excufes; Sc, pour dernier facrifice, anéantir a fes yeux les feuls traces exiftantes d'une erreur ou d'une faute qui m'avoit rendu coupable envers elle. Ce ne fera qu'après cette expiation préliminaire , que j'oferai dépofer a vos pieds 1'humiliant aveu de mes longs égarémens? «5c implorer votre médiation pour une réconciliation bien plus importante encore» «5c malheureufement plus difflcile. Puis-je efpérer, Monfieur, que vous ne me refuferez pas des foins fi nécefiaires «5c fi précieux ? «Sc que vous daignerez foutenir ma foiblefle, «Sc guider mes pas dans un fentier nouveau, que je defire bien ar-  x6"4 Les Liaisons demment de fuivre, mais que j'avoue, en rougiftant, ne pas connoïtre encore? J'attends votre réponfe avec 1'impatience du repentir qui defire^jde réparer, & je vous prie de me croire avec autant de reconnoiffance que de vénération, Votre très-humble, &c. P. S. Je vous autorife, Monfieur, au cas que vous le jugiez convenable, a communiquer cette Lettre en entier a Mde. de Tourvel, que je me ferai toute ma vie un devoir de refpecter, & en qui je ne celierai jamais d'honorer celle dont le Ciel s'eft fervi pour ramener mon ame a la vertu, par le tpuchant fpe&acle de la fienne. Du Chdteau de... ce 22 Oclobrc 17... LETTRE CXXI. la Marquife de merteuil au Chevalier danceny. J'ai recu votre Lettre, mon trop jeune ami; mais avant de vous remercier, il faut que je vous gronde, & je vous préviens que fi vout ne vous corrigez past  J>AUGEREUSES. l6j vous n'aurez plus de réponfe de moi. Quif* tez donc, fi vous m'en croyez , ce ton de cajolerie, qui n'eft plus que du jargon, dès qu'il n'eft pas 1'exprelfion de l'amour Eft-ce donc la le ftyle de 1'amitié? non mon ami : chaque fentiment a fon langage qui lui convient; «Sc fe fervir d'un autre, c'eft déguifer la penfée qu'on exprime- Je fais bien que nos petites femmes n'entendent rien de ce qu'on peut leur dire , s'il n'eft traduit, en quelque forte, dans ce jargon d'ufage; mais je croyois mériter, je 1'avoue, que vous me diPanguaffiez d'elles. Je fuis vraiment fachée, «Sc peut-être plus que je ne devrois 1'ètre, que vous m'ayez fi mal jugée. Vous ne trouverez donc dans ma Lettre que ce qui manque a la votre, franchife «5c fimpleffe. Je vous dirai bien, par exemple, que j'*aurois grand plaifir a vous voir,* & que je fuis contrariée de n'avoir auprès de moi que des gens qui m'ennuient, aulieu des gens qui me plaifent; mais vous, cette même phrafe, vous la traduifez ainfi : S$pprene{-moi a vivre oü vous n'êtes pas; en forte que quand vous ferez , je fuppofe^ auprès de votre Maïtrefle, vous ne fauriez pas y vivre que je n'y fois en tiers.  166 Les Liaisons Quelie pitié ! 8c ces femmes, a. qui il manque toujours d'être moi, vous trouvez peutêtre, auffi que cela manque a votre Cé-* cile! voila pourtant oü conduit un langage qui, par l'abus qu'on en fait aujourd'hui, eft encore au-deffous du jargon des compiimens, 8c ne devient plus qu'un fimple protocole, auquel on ne croit pas davantage qu'au très-humble ferviteur! Mon ami, quand vous m'écrivez, que ce foit pour me dire votre facon de penfer 8c de fentir, 8c non pour m'envoyer des phrafes que je trouverai, fans vous > plus ou moins bien dites dans le premier Roman du jour. J'efpere que vous ne vous facherez pas de ce que je vous dis-la, quand même vous y verriez un peu d'hurneur \ car je ne nie pas d'en avoir: mais pour éviter jufqu'a 1'air du défaut que je vous reproche, je ne vous dirai pas que cette humeur eft peut-être un peu augmentée par 1'éloignement oü je fuis de vous. II me femble, qu'a tout prendre , vous valez mieux qu'un proces 8c deux Avocats, 8c peut-être même encore que Vattentif Belleroche. Vous voyez qu'au-lieu de vous défoler de mon abfence, vous devriez vous es  » A N G E R E ü S E s. 167 fehater; car jamais je „e vous avois fair un fi beau compliment. Je Cf ois q Ple me gag„e, & que je «in vn T auffi des cajoleries: mai „0^^-" & de h„,eret qu.eIIe m,inf »«, Sr8*»»»* plus de plaifir i „„ r ■ "wc> avec ne pent ri» Nament dont on ne pent nen avo.r 4 craindre : auffi j'ai Paffe pour vouS>d'afie2 bonne heure fois uue > aPPerCevoir *>« Première , bi'!' f 'e co»'»ence 4 être vieille! C'eft u e lo„ ' 3 r°US de vous P^arer ainfi «ne longue carnere de confiance , & je vous fouhaite de tout mon «»r qu'elle loit reciproque. Vous avez raifon de vous rendre aux ™tifs tendres & honnéfeSi qu.} , ce Vous me mandez, retardent votre bonheur La longue défenfe Sc Ie feul mérite qui reite a celles qui ne Éfóftentpas toujours; & ce que je trouverois impardonnable a  168 Les Liaisons toute autre qu'a un enfant comme la pe-' tite Volanges, feroit de ne pas favoir fuir un danger , dont elle a été fufnfamment avertie par 1'aveu qu'elle a fait de fort amour. Vous autres hommes, vous n'avez pas d'idée de ce qu'eft la vertu, Sc de ce qu'il en coüte pour la facrifier ! Mais pour peu qu'une femme raifonne , elle doit favoir qu'indépendamment de la faute qu'elle commet, une foibleffe eft pour elle le plus grand des malheurs; Sc je ne concois pas qu'aucune s'y iaifle jamais prendre, quand elle peut avoir un moment pour y réfléchir. N'allez pas combattre cette idéé, car c'eft elle qui m'attaché principalement a vous. Vous me fauverez des dangers de l'amour; 6c quoique j'aie bien fu fans vous m'en défendre jufqu'a préfent, je coniens a en avoir de la reconnoiftance , «Sc je vous' en aimerai mieux 6c davantage. Sur ce,. mon cher Chevaiier , je prie Dieu qu'il vous ait en fa fainte 6c dignö garde. Dü Chfaeau de,., cc 22 Oélobre 17... LETTRE  DANGEREUSES. I69 LETTRE CXXII. Madame DE RosEMONDE , d la Préfidente DE ToUK.VEL. J'espérois, mon aimable fille, pouvoir enfin calmer vos inquiétudes; Sc je vois au contraire avec chagrin, que je vais les augmenter encore. Calmez-vous cependant; mon neveu n'eft pas en danger: on ne peut pas même dire qu'il foit réellement malade. Mais il fe pafte sürement en lui quelque chofe d'extraordinaire. Je n'y comprends rien; mais je fuis fortie de fa chambre avec un fentiment de triftefte , peut-être même d'effroi, que je me reproche de vous faire partager, Sc dont cependant je ne puis m'empêcher de caufer avec vous. Voici le récit de ce qui s'eft pafte : vous pouvez être süre qu'il eft fidele; car je vivrois quatre-vingts autres années, que je n'oublierois pas 1'impreffion que m'a faite cette trifte fcene. J'ai donc été ce matin chez mon neveu; je 1'ai trouvé écrivant, Sc entouré de différens tas&ie papieffc, qui avoient i'air d'être 1'objet de fon travail. II s'en occupoit III. Partie. K  170 Les Liaisons au point, que j'étois déja au milieu de fa chambre, qu'il n'avoit pas encore tourné Ia tête pour favoir qui entroit. Aufii-töt qu'il m'a appercue, j'ai très-bien remarqué qu'en fe levant il s'efforeoit de compofer la figure; cSc peut-être même eft-ce la ce qui m'y a fait faire plus d'attention* II étoit, a la vérité, fans toilette 8c fans poudre; mais je 1'ai trouvé paie Sc défait, & ayant fur-tout la phyfionomie altérée. Son regard que nous avons vu fi vif Sc fi gai, étoit trifte Sc abattu; enfin, foit dit entre nous, je n'aurois pas voulu que vous le viftiez ainfi : car il avoit 1'air très-touchant 8c très-propre, a ce que je crois, a irifpirer cette tendre pitié, qui eft un des plus dangereux pieges de l'amour. Quoique frappée de mes remarques, j'ai pourtant commencé laconverfation comme fi je ne m'étois appercue de rien. Je lui ai d'abord parlé de fa fanté, 8c fans me dire qu'elle foit bonne , il ne m'a point articuié pourtant, qu'elle fut mauvaife. Alors je me fuis plainte de fa retraite qui avoit un peu 1'air d'une manie , 8c je tachois de meier un peu de gaité a ma petite réprimande; mais lui m''3 répondu feulement, 8c d'un ton pénétré ; n C'eft  DANGEREUSES. I7I » untort de plu?, je Lavoue; mais il fera » réparé avec les autres «. Son air, plus encore que fes difcours, a unpeudérangé mon enjouement, «3c je me fuis hatée de lui dire qu'il mertoit trop d'importance a un fimple reproche de 1'amitié. Nous nous fommes donc remis a caufer tranquillement. II m'a dit, peu de temps apres, que peut-être une affaire, laplus grande affaire de fa vie, \t rappelleroit bientot a Paris : mais comme j'avois peur de la devmer, ma chere Belle, «3c que ce début ne. me menat a une confidence dont je ne voulois pas, je ne lui ai fan aucune queftion, «Sc je me fuis contcntée de lui repondre que plus de diffipation feroit utile a ia fanté. J'ai ajouté que pour cette fois je ne lui ferois aucune inftance , aimant mes amis pour eux-mêmes; c'eft a cette Phrafe R fimple, que ferrant mes mains, & parlant avec une véhémence que je ne puis vous rendre : » Oui, ma tante, m'a-t-il » dit., aimez, aimez beaucoup un neveu « qui vous refpecte <3c vous chérit; «Sc w comme vous dites, aimez-le pour lui« nu me, Ne vous affligez pas de fon bon» heur, & ne troublez, par aucun regret, » 1'éternelle tranquillité dont il efpere jouir K 2  172 Les Liaisons « bientöt. Repétez-moi que vous m'aimez» •» que vous me pardonnez ; oui, vous me » pardonnerez, je connois votre bonté: » mais comment efpérer la même indul» gence de ceux que j'ai tant offenfés " ? Alors il s'eft baifie fur moi, pour me cacher, je crois, des marqués de douleur, que le fon de fa voix me décéloit malgré lui, Emue plus que je ne puis vous dire, je me fuis levée précipitamment; «Sc fans doute il a remarqué mon effroi, car furle-champ, fe compofant davantage : » Par » don, a-t-il repris, pardon, Madame; J3 je fens que je m'égare malgré moi. Je m vous prie d'oublier mes difcours, & de 3j vous fouvenir feulement de mon prov> fond refpeót. Je ne manquerai pas, a-t» il ajouté, d'aller vous en renouveller « 1'hommage avant mon départII m'a femblé que. cette derniere pbrafe m'engageoit a terminer ma vifite; & je me fuis en allée en effet. Mais plus j'y réfléchis, «Sc moins je devine ce qu'il a voulu dire. Quelle eft cette affaire , la plus grande de fa vie ? a quel fujet me demande-t-il pardon ? d'oü lut eft venu eet attendriflement involontaire  Y> A N a E R E ü S e S. I73 cn me parlant ? Je me fuis déja fait ces queftions mille fois, fans pouvoir y répondre. Je ne vois même rien la qui aft rapport a vous : cependant, comme les yeux de l'amour font plus clairvoyans que ceux de 1'amitié, je n'ai voulu vous laiffer rien ignorer de ce qui s'eft pafte entre mon neveu «Sc moi. ^ Je me fuis reprife a quatre fois pour écrire cette longue Lettre que je ferois plus longue encore, fans la fatigue que je reflèns. Adieu, ma chere Belle." Du chdteau ds . . . cs 23 O&obre 27.., *l' ' auuVtót que  DANGEREUSE S. I7J vous le defirèrez : quelques grandes que foient mes occupations, mon affaire laplus importante fera toujours de remplir les devoirs du faint miniftere, auquel je me fuis particuliérement dévoué ; tandis que la crainte de décéler la mienne  DANGEREUSES. Ï79 me fera baifier les yeux. Ces mêmes Lettres qu'il refufera fi long-temps a mes demandes réitérées, je les recevrai de fon indifférence; il me les remettra comme des objets inutiles, Sc qui ne TmtéreflènC plus; & mes mains tremblantes, en recevant ce dépot honteux , fentiront qu'il leür eft remis d'une main ferme & tranquille ? Enfin, je le verrai s'éloigner... s'éloigner • pour jamais, & mes regards qui le fuivront, ne verront pas les fiens fe retourtier fur moi! Et j'étois réfervée a tant d'humiliation! Ah! que du moins je me Ia rende utile, en me pénétrant par elle du fentiment de ma foiblefle... Oui, ces Lettres qu'il ne fe foucie plus de garder, je les conferverai précieufement. Je m'impoferai Ia honte de les relire chaque jour, jüfqu'a ce que mes larmes en aient effacé les dernieres traces; 5c les fiennes, je les brülerai comm^ infectées du poifon dangereux qui a Cor-* rompu mon ame. Oh ! qu'eft-ce donc que Tamour, s'il nous fait regretter jufqu'aux dangers auxquels il nous expofe; fi, furtout, on peut craindre de ie refientir encore, même alors qu'on ne 1'infpire plus! Fuycns cette paliion fimefte, qui ne htSfc  i8o Les Liaisons de choix qu entre la honte «Sc le malheur, 6c fouvent même les réunit tous deux i 6c qu'au moins la prudence remplace la vertu. Que ce Jeudi eft encore lom! que ne puis-je confommer a 1'inftant ce douloureux facriftce, 6c en oublier a-la-fois Sc la caufe 6c robjet! Cette vifite rnimportune; je me repens d'avoir premis. Hé! qu'a-t-il befoin de me revoir encore? que fommes-nous a préfent 1'un a 1'autre? S'il m'a oftenfée, je le lui pardonne. Je le féiicite même de vouloir réparer fes torts; je 1'en loue. Je ferai plus, je 1'imiterai; 6c féduite par les mèmes erreurs, ion exemple me ramenera. Mais quand fon projet eft de me fuir, pourquoi commencer par me chercher? Le plus prefl'é pour chacun de nous, n'eft-il pas d'oublier 1'autre Ah! fans doute, 6c ce fera dorénavant mon unique foin. Si vous le permettez, mon aimable amie, ce fera auprès de vous que j'irai m'occuPer de ce travail difficile. Si j'ai befoin de fecours, peut-être même de confolation, je n'en veux recevoir que de vous. Vous feule favez m'entendre 6c parler a mon cceur. Votre précieufe amitié remplira toute mon  ü A N G E R E U S E s. I9I mon exiftence. Rien ne me paroitra difficile pour feconder les foins que vous voudrez bien vous donner. Je vous devrai ma tranquillité, mon bonheur, ma vertu; 8c le fruit de vos bontés pour moi, fera de m'en avoir enfin rendue digne. Je me fuis, je crois, beaucoup égarée dans cette Lettre; je le préfume au moins par le trouble ou je n'ai pas cefte d'être en vous écrivant. S'il s'y trouvoit quelques fentimens dont j'aie a rougir , couvrez-les de votre indulgente amitié. Je m'en remets entiérement a elle. Ce n'eft pas a vous que je veux dérober aucun des raouvemens de mon cceur. Adieu, ma refpeótable amie. J'efpere, fous peu de jours, vous annoncer celui de mon arrivée. Paris, ce 2$ Oêobre 17... Fin de la troifieme Partie,   LES LIAISONS VANG ERE USES,   LES LIAISONS DANGEREUSES O u LETTRES Recueillies dans une Socïêtê, & publiées pour Vinfiruclion dc quelques autres, Par 2VL C de L... J'ai vu les mceurs de mon temps, Sc j'ai publié ces Lettres. J. J. RöUSSEAU, Prdf.de la Nouv. Héloïfs QUATRIEME PARTIE. A AMSTERDAM; Et fe trouve d Pa ris, Chez Dürand, Neveu, Libraire , a Ia Sagciïe, rue Galande. M. DCC, LXXXIL   LES LIAISONS DANGERE USES. «<«——^^3^4^—^,, LETTRE CXXV. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de MerteüIL. T Jl_ja voila donc vaincue, cette femme fuperbe qui avoit ofé croire qu'elle po ïrroit me réfifter t Oui, mon ami, elle eft a moi, entiérementamoi; & depuis hier elle n'a plus rien a m'accorder. Je fuis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir l'appre'cier : mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai reffenti. Seroit-il donc vrai que la vertu au» gmentk le prix d'une femme, jufques danü Je moment même de U foiblefte ? Müis 1 V. 'Xartïu fa  i Les Liaisons reléguons cette idéé puérile avec les contes de bonnes-fernmes. Ne rcnconrre-ton pas prefque par-tovt, une réfiftancc plus ou moins bien feinte au premier triomphe? & ai-je trouvé nulle par le charme dont je parle .p ce n'eft pourtant pas' non plus celui de l'amour; car enfin, li j'aieu quelquefois, auprès de cette femme étonnante, des tnoaicns de foiblefte qui reftembloient a cette paffion puftiilanirne, j'ai toujours fu les vaincre &: revenir a mes principes. Quand même la fcene d'hier m'auroit, comme je le crois, emporté un peu plus loin que je ne comptois; quand j'aurois un moment partagé le trouble Sc 1'ivreffe que je faifois naïtre; cette illufion paftagere feroit diftipée a préfent : Sc cependant le même charme fubftfte. J'aurois même, je 1'avoue, un plaifir aftez doux a m'y livrer, s'il ne me caufoit quelqu'inquiétude. Serai-je donc» a mon &ge, maitrifé comme un écolier, par un fentiment involontaire Sc inconnu? Non : il faut, avant tout, le combattre Sc 1'approfondir. Peut-être, au refte, en ai-je déja entrevu la caufe ! Je me plais moins dans cette idee, & je voudrois qu'elle fut vraie*  DAlG ËR E üSES. 3 Dans la foule des femmes auprès defquelles j'ai rempli jufqu'a ce jour le röle & les fonctions d'Amant, je n'en avois encore rencontré aucune qui n'eüt, au moins, autant d'envie de fe rendre, que j'en avois de 1'y déterminer; je m'étois même accoutumé a appelier prudes celles qui ne faifoient que la moitié du chemin par oppofition a tant d'autres, dont la défenfe provocante ne couvre jamais qu'imparfaitement les premières avances qu'elles ont faites. Ici, au contraire, j'ai trouvé une premiere prévention défavorable, & fondée depuis fur les confeiis «Sc les rapports d'une femme haineufe, mais clairvoyante; une timidité naturelle 8c extréme; que fortifioit une pudeur éclairée; un attachemenc a la vertu, que la Religion dirigeoit, 8c qm comptoit déja deux années de triomPhe; enfin des démarches éclatantes, infpirees par ces différens motifs, 8c qui toutes n'avoient pour but que de fe fouftraire a mes pourfuites. Ce n'eft donc pas, comme dans mes autres aventures, une fimple capitulation plus ou moins avantageufe, <3c dont il eft plus facile de profiter que de s'enorgueil- A a  4 Les Liaisons lir; c'eft une viétoire complette, achetée par une campagne pénible, 8c décidée par de favantes manoeuvres. Il n'eft donc pas furprenant que ce fuccès, du a moi feuU m'en devienne plus précieux; & le furcroit de plaifir que j'ai éprouvé dans mon triomphe, Sc que je reftens encore, n'eft que la douce impreftion du fentiment de la gloire. Je chéris cette facon de voir, qui me fauve rhumiliation de penfer que je puifte dépendre en quelque maniere de 1'efclave même que je me ferois aftervie; que je n'ai pas en moi feul la plénitude de mon bonheur; Sc que la faculté de m'en faire jouir dans toute fon énergie, foit réfervée a telle ou telle femme, exclufivement a toute autre. Ces réflexions fenfees régleront ma conduite dans cette importante occafion; Sc vous pouvez être süre que je ne me lailferai pas tellement enchainer, que je n«a puifte toujours. brifer ces nouveaux liens, en me jouant 8c a ma volontc. Mais déia je vous parle de ma rupture, 8c vous ignorez encore par quels moyens j'en ai acquis le droit; lifez donc, 8cvoyez a quois'expofe la fagefle, en eftayant de fecourir la folie. J'étudiois fi attentivement me« difcours 8c les répoufes que j'obteuois s  «ANGEREUSEs. y que j'efpere vous rendre les uns «Sc les autres avec une exa&itude dont vous feres contente. Vous verrez par les deux copies des Lettres ci-jointes (i), quel médiateur j'avois choxfi pour me rapprocher de ma Belle, & avec quel zele le faint perfonnage s'eft employé pour nous réunir. Ce qu'il faut vous dire encore, «Sc que j'avois apprispar «ne Lettre, interceptée fuivant 1'ufage, ceit que la crainte «Sc la petite humiliatie* d'être quittée, avoient un peu dérangé la prudence de 1'auftere dévote; «Sc avoient rempli fon cceur «Sc fa tête de fenumens «5c d'idéés „ qui, pour n'avoir pas le fens commun, n'en étoient pas moins mtérehans. C'eft après ces préliminaires, uéceftaires afavoir, qu'hier Jeudi 28, jour prefix Sc donné par 1'ingrate, je me fuis prefenté chez elle en efclave timide «Sc repentant, pour en fortir en vainqueur couronné. II étoit fix heures du foir quand j'arri▼ai chez la Belle Reclufe, car, depuis fon retour, fa porte étoit reftée fermée a tout le monde. Elle eftaya de fe lever quand on m'annonca; mais fes genoux tremblans CD Lettre CXX & CXXII. A 5  6 Les Liaisons ne lui permirenr. pas de refter dans cette fituation: elle fe raffit fur-le-champ. Comme le Domeftique qui m'avoit introduit, eüt quelque fervice a faire dans 1'appartement, elle en parut impatientée. Nous remplimes cette intervalle par les complimens d'ufage. Mais pour ne rien perdre d'un temps dont tous les momens étoient précieux > j'examinois foigneufement le local; tScdèslors, je marquai de 1'ceille théatre de ma viótoire. J'aurois pu en choifir un plus commode : car , dans cette même chambre, il fe trouvoit une ottomane. Mais je remarquai qu'en face d'elle étoit un portrait du mari; & j'eus peur , je 1'avoue > qu'avec une femme fi finguliere , un feul regard que le hafard dirigeoit de ce cöté, ne détruisït en un moment 1'ouvrage de rant de foins. Enfin nous reftames feuls &t j'entrai en matiere. Après avoir expofé, en peu de mots> que le Pere Anfelme avoit dü informer des motifs de ma vifite, je me fuis plainc du traitement rigoureux que j'avois éprouvé; 8c j'ai particuliérement appuyé fur le mépris qu'on m'avoit témoigné. On s'en eft défendu, comme je m'y attendois; 8c, comme vous vous y attendiez bien aufti.  DANGEREÜSïS. J j'en ai fondé la preuve fur Ia méfiance & i'efFroi que j'avois infpirés; fur la fuite fcandaleufe qui s'en étoit fuivie, le refu« de répondre a mes Lettres, celui même de les recevoir, &c. «Sec. comme on commencoit une juftification qui auroit été bien facile, j'ai cru devoir 1'interrompre; & pour me faire pardonner cette maniere brufque, je 1'ai couverte auffi-töt par une cajolerie. ^ — Si tant de charmes, ai-je w donc repris, ont fait fur mon cceur une« impreffion fi profonde, tant de vertus « n'en ont pas moins fait fur mon ame. m Séduit, fans doute, par le defir de m'en m rapprocher, j'avois ofé m'en croire di- gne. Je ne vous reproche point d'en m avoir jugé autrement j mais je me punis » de mon erreur —. Comme on gardoit « le filence de 1'embarras, j'ai continué : 33 — J'ai defiré , Madame, ou de me juf33 tifler a vos yeux, ou d'obtenir de vous, 33 le pardon des torts que vous me fup« pofez; afin de pouvoir au moins tèr33 miner, avec quelque tranquillité, des 33 jours auxquels je n'attaché plus de prix, 33 depuis que vous avez refufé de les eni33 bellir — Ici on a pourtant cffayé de répondre. A4  Les Liaisons *> — Mon devoir ne me permettoit « pas — « Et la dimculté d'achever le menfonge que le devoir exigeoit, n'a pas permis de finir la phrafe. J'ai donc repris du ton le plus tendre: » —-II eft donc « vrai que c'eft moi que vous avez fui? ■— « Ce départ étoit néceffaire. — Et que S3 vous m'éloignez de vous ? — II le 33 faut. — Et pour toujours? — Je le « dois — ". Je n'ai pas befoin de vous dire que pendant ce court dialogue, Ia voix de Ia tendre prude étoit opreflee, & que fes yeux ne s'élevoient pas jufqu'a moi. Je jugeai devoir animer un peu cette fcene languiflante; ainfi, me levant avec 1'air du dépit : >5 — Votre fermeté, disw je alors, me rend toute la miemie. Hé w bien, oui, Madame, nous ferons fé33 parés; féparés même plus que vous ne 3J penfez : ik vous vous féliciterez a loi» Sr de votre ouvrage — '\ Un peu fur* prife de ce ton de reproche, elle voulut repliquer, ->3 — La réfolution que vous 33 avez prife, dit-elle... — N'eft que >3 PefFet de mon défefpoir, repris-je avec >3 emportement. Vous avez voulu que je " fois malheureux; je vous prouverez que.  ï> A N G E R È U S E S. f >3 vous avez réufTi au-dela même de vos *> fouhaits. — Je defire votre bonheur, » répondit-elle — ". Et le fon de fa voix commencoit a annoncer une émotion alfez forte. Auffi me précipitant a fes genoux , Sc du ton dramatique que vous me connoifiiez: — » Ah! cruelle, me fuis-je écrié, » peut-il exilter peur moi un bonheur « que vous ne partagiez pas ? Oü donc le '3 trouver loin de vous ? Ah ! jamais ja33 mais — "! J'avoue qu'en me livrant a ce point, j'avois beaucoup compté fur le fecours des larmes : mais foit mauvaife difpofition, foit peut-être feulement ferTet de 1'attention pénible bonheur, Sc je 1'ai troublé. Je me dé33 voue pour votre tranquillité, Sc je la trouble encore — Enfuite d'un air compofé, mais contraint: 33 — Pardon , Man dame; peu accoutumé aux orages des M paffions, je fais mal en réprimer les 33 mouvemens. Si j'ai eu tort de m'y li-33 vrer, fongez au moins que c'eft pour la 33 derniere fois. Ah! calmez-vous, calmez33 vous, je vous en conjure — «.Etpendant ce long difcours je me rapprochois infenfiblement. 33 — Si vous voulez que je 33 me calme, répondit la belle effarou33 chée , vous-même foyez donc plus tran" 33 quille. —Hé bien ! oui, je vous le pro33 mets lui dis-je-—«. J'ajoutai d'une voix plus foible : 33 — Si 1'effort eft grand,au >■> au moins ne doit-il pas être-long. »3 Mais, repris-je auftï-töt d'un air égaré, 33 je fuis venu, n'eft-il pas vrai, pour vous A 6  t% Les Liaisons ?3 rendre vos Lettres? De grace, daignez les 33 reprendre. Ce douloureux facrifice me 33 refte a faire, neme laiüezrien qui puifï'e 33 affoiblir mon courage 33. — Et tirant de ma poche le précieux recueil: « — Le 33 voila, dis-je, ce dépot trompeur des « aifurances de votre amitié ! II m'atta33 choic a la vie reprenez-le. Donnez ainfi vous-méme le fignal qui doit me féparer de vous pour jamais — >i Ici 1'Amant ctaintive céda entiérement a fa tendre inquiétude. >3 — Mais M. de « Valmont; qu'avez-vous, 8c que voulez33 vous dire .p la démarche que vous fai33 tes aujourd'huin'eft-elle pas volontaire .* 33 n'effc-ce pas le fruit de vos propres ré33 flexions.' 8c ne font-ce pas elles qui 33 vous ont fait approuver, vous-mêmes « le parti nécefiaire que j'ai fuivi par de53 voir? — Hé bien ! ai-je repris, ce parti 33 a décidé Ic «uien. — Et quel efi>il .p <— 33 Le feul qui puiffe, en me féparant de >3 vous , mettre un terme a mes peines. « — Mais répondez-moi, quel efi'-il—■» ? La> je la preffai dans me; bras; fans qu'elle fe défendit aucunement; 8c jugeant, par eet oubli des bienféances, combicn TémoUon étoit forte. 8c puiffajute ;» «r Femme  DANGEREUSES. I3 « adorable, lui dis-je en rifquant 1'enthou« fiafme, vous n'avez pas d'idée de 1'a33 mour que vous infpirez; vous ne faurez >3 jamais jufqu'a quel point vous futes adom ree, «Sc de corobien ce fentiment m e» toit plus cher que mon exiftence! Puif, « Tent tous vos jours être fortunés «Sctran n quilles; PubTent-ils s'embellir de tout « le bonheur dont vous m'avez privé ! « Payez au moins ce vceu fincere par un 33 regret, par une Iarme; «Sc croyez que 33 le dernier de mes facrifices., ne fera pas 33 le plus pénible a mon cceur. Adieu — >3. Tandis que je parlois ainfi, je fentois fon cceur palpiter avec violence; j'obfervois l'altération de fa figure; je voyois , fur-tout, les larmes la fuffoquer «Sc ne couler cependant que rares & pénibles. Ce ne fut qu-alors que je pris le parti de feindre de m'éloigner : auffi me retenant avec force : J3 —Non , écoutez-moi, dit-elle » vivement. — Laiflez-moi, répondis-je, 33 — Vous m'écouterez, je le veux. — T[ 33 faut vous fuir, il le faut! —Non, s'é33 cria-t-elle... — A ce dernier mot elle fe précipita, ou plutót tomba evanouie entre mes bras. Comme je doutois encore d'un fi heureux fuccès, je feigni*  14 Les Ltatsons un grand efTroi;mais tout en m'effrayant, je la conduifois, ou la portois, vers le lieu précédemment défigné pour le champ de ma gloire ; 8c en effet elle ne revint a elle que foumife 8c déja livrée a fon heureux vainqueur. Jufques-lac ma belle amie, vous me trouverez; je crois, une pureté de m'éthode qui vous fera plaifir, 8c vous verre? que je ne me fuis écarté en rien des vrais principes de cette guerre, que nous avons remarqué fouvent être fi femblable a 1'autre. Jugez-moi, comme Turenne ou Frédéric. J'ai forcé a combattre, 1'ennemi qui ne vouloit que temporifer; je me fuis donné, par de favantes manceuvres, le choix du terrein 8c celui des difpofitions; j'ai fu infpirer la fécurité a 1'ennemi, pour le joindre plus facilement dans fa retraite; j'ai fu y faire fuccéder la terreur, avant d'en venir au ccmbat; jc n'ai rien mis au hafard, que par la confidération d'un grand avantage en cas de fuccès, 8c la certitude des refiources en cas de défaite; enfin, je n'ai engagé i'aétion qu'avec une retraite affiirée , par oü je pufte couvrir 8c eonferver tout ce que j'avois conquis pré, cédemment. C'eft, je crois, tout ce qu'on  BAWGEREÜSES. f? peut faire; mais je crains , a préfent; de m'être amolli comme Annibal dans les délices de Capoue. Voila ce qui s'eft paffe depuis. Je m'attendois bien qu'un fi grand événement ne fe pafferoit pas fans les larmes Sc le défefpoir d'ufage ; Sc fi jeremarquai d'abord un peu plus de confufion , 6c une forte de recueillement, j'attribuai 1'un 6c 1'autre a I'état de prude: auffi, fans m'occuper de ces légeres différences; que je croyois purement locales, je fuivois fimpiement la grande route des confolations; bien perfuadé que, comme il arrivé d'ordinaire, les fentations aideroient le fenriment, Sc qu'une feule aótion feroit plus que tous les difcours, que-pourtant je ne négligeoit pas. Mais je trouvai une réfiftance vraiment effrayante, moins encore par fon excès, que par la forme fous laquelle elle fe montroit. Figurez-vous une femme affife, d'une roldeur immobile, Sc d'une figure invariable ; n'avant 1'air ni depenfer, ni d'écouter, ni d'entendre; dont les yeux flxes lailfent échapper des larmes afTez continues , mais qui coulent fans eftort. Telle étoit Mde. de Tourvel pendant me» dif-  i6 Les Liaisons «ours; mais fi j'efiayois de ramenef fon attention vers moi par une carefte , par le gefte même le plus innocent, a cette apparente apathie fuccédoient auifi - tot la terreur, la fuffocation, les convulfions, les fanglots, & quelques cris par intervalle , mais fans un mot articulé. Ces crifes revinrcnt plufieurs fois, «Sc toujours plus fortes; la derniere même fut ' fi violente, que j'en fus entiérement découragé, «Sc craignis un moment d'avoir remporté une victoire inutile. Je me rabattis fur les lieux communs d'ufage; «Sc dans le nombrefe trouva celui-ci: « — Et >3 vous êtes dans le défefpoir, paree que n vous avez fait mon bonheur — A ce mot, 1'adorable femme fe tourna vers moi; «Sc fa figure, quoique encore un peu égarée, avoit déja repris fon expreffion célefte. " Votre bonheur, medit-elle—« ! Vous devinez ma réponfe. « — Vous êtes « donc heureux —»? Je redoublai les proteflations.>i —Et heureux par moi —"ï J'ajoutai les louanges «Sc les tendre propos, Tandis que je parlois, tous fes membres s'affbuplirent; elle retomba avecmuleffe, appuyée fur fon fauteuil; «Sc m'abandonmifit une main que j'avois ofé prendre  DANGERE'USES. IJ «•—'Je fens, dit-elle, que cette idéé me « confole & me foulage —- ». Vous jugez qu ainfi rem'is fur la voie ; je ne la quittai plus; c'étoit réellement la bonne , & peut-être la feule. Autfi quand je voulus tenter un fecond fuccès, j'éprouvai d'abord quelque réfiftance; Sc ce qui e'étoit palfé auparavant me rendoit circonfpect : mais ayant appellé a mon fecours cette même idéé de mon bonheur, j'en relfentis bientöt les favorables effets : „— Vous avez raifon, me dit la tendre 33 perfonne; je ne puis plus fupporter mon 33 exiitence, qu'autant qu'elle me fervira « a vous rendre heureux. Je m'y confacre 33 toute entiere : dès ce moment je me 33 donne a vous, & vous n'éprouverez de 33 ma part ni refus, ni regrets ■— ». Ce Cutavec cette candeur, naïve oufublime, qu'elle me livra fa perfonne Sc fes charmes , Sc qu'elle augmenta mon bonheur en le partageant. L'iviefie fut complette Sc réciproque; &, pour la première fois, la mienne furvécut au plaifir. Je ne fortis de fes bras que pour tombera fes genoux, pour lui jurer un amour éternel ; Sc, il faut tout avouer, je penfois tout ce que je difois. Enfin, même après nous être fé-  iS Les Liaisons parés, fon idéé ne me quittoit point, Sc j'ai eu befoin de me travailler pour m'en diftraire. Ah! pourquoi n'êtes-vous pas ici,pour balancer au moins-le charme de 1'action par' celui de la récompenfe ? Mais je ne perdrai rien pour attendre, n'eft-il pas vrai ? 8z j'efpere pouvoir regarder , comme convenu entre nous, l'heureux arrangement que je vous ai propofé dam ma derniere Lettre. Vous voyez que je m'exécute, Sc que, comme je vous ai promis, mes affaires feront aflez avancees pour pouvoir vous donner une partie de mon temps. Dépêchez-vous donc de re.nvoyer votre pefant Belleroche , Sc laiffez-la le doucereux Danceny, pour ne vous occuper que de'moi. Mais que faites-vous donc tant a cette campagne , que vous ne me répondez feulement pas ? Savez-vous que je vous gronderois volontiers.p Mais le bonheur porte a 1'indulgencc Et puis, qu'en me replacant au nombre de vos foupirans, je dois me foumettre, de nouveau a vos petites fantaifies. Souvenez-vous cependant que le nouvel Amant ne veut rien perdre. des anciens droits de 1'ami. Adieu commeautrefois . . . Ouit adieu.  D A NGEREUSES. I') mon Ange! jc t'envoie tous les baifers de l'amour. " P. S. Savez-vous que Prévan, au bout de fon mois de prifon , a été obligé de quitter fon Corps? C'eft aujourd'huila nouvelle de tout Paris. En vérité, le voila crucllement puni d'un tort qu'il n'a pas eu y dc votre fuccès eft complet! Paris > ce 29 Oclobre 17., •K=' , ■—— 'i-i—L.^ LETTRE CXXVI. Madame DE RoSEMOUDE d la Préfidente DE TOURVEL. «J"E vous aurois répondu plutót, mon aimable enfant, fi la fatigue de ma deraiere Lettre ne m'avoit rendu.mes douleurs > ce cui m'a encore privée tous ces jours-ci de 1'ufage de mon bras. J'étois bien prelfée de vous remèrcier des bonnes nouvellcs que vous m'avez données de mon neveu > Sc je ne 1'étois pas moins de vous en faire pour votre compte, de finceres félicitations. On eft forcé de reconnoitre véritatftement Ia un coup de la Providence , qui «n touchantl'un, a aufti fauvé i'autre. Oui»  do Les Liaisons ma chere Belle , Dieu qui ne vouloit que vous éprouver, vous a fecourue au 11107 ment oü vos forces étoient épuifées; Sc malgré votre petite murmure , vous avez, je crois, quelques aétions de graces a lui rendre. Ce n'eft pas que je ne fente fort bien qu il vous eüt été plus agréable que cette réfolution vous fut venue la première, Sc que celle de Valmont n'en eüt été que la fuite; il femble même, humainement parlant, qae les droits de notre fexe en eufTent été mieux confervés, Sc nous ne Vuulons en perdre aucunl Mais qu'eft-ce que ces confidérations légeres, auprcs des objets importants qui fe trouvent templis? Voit-on celui qui fe fauve du naufrage, fc plaindre de n'avoir pas eu le choix des moyens? Vous éprouverez bientöt, ma chere fille, que les peiriès que vous redoutez s'allégeront d'elles-mêmes; Sc quand elles devroient fubfifter toujours Sc dans leur entier, vous n'en fentiricz pas moins qu'elles feroient encore plus faciles a fupporter» que les remords du crime Sc le mépris dc foi-même. ïnutilement vous aurois-je parlé plutöt avec cette apparente févérité : l'amour elf un fentiment indépcndant, que  Ï>ANGEREUSES. IX ïa prudence peut faire éviter , mais qu'elle ne fauroit vainere; 6c qui, une fois né, ne meurt que de fa belle mort, ou du défaut abfolu d'efpoir. C'eft ce dernier cas, dans lequel vous êtes, qui me rend le courage 6c le droit de vous dire librement mon avis. Il eft cruel d'effrayer un malade défefpéré, qui n'eft plus fufceptible que de confolations 8c de palliatifs : mais il eft fage d'éclairer un eonvalefcent futles dangers qu'il a courus, pour lui inf-r pirer la prudence dont il a befoin , 8c la foumiffionaux confeils qui peuvent encore tui être néceftaires. Puifque vous me choififtez pour votre Médecin, c'eft comme tel que je vous parle, 8c que je vous dis que les petites ihcommodités que vous rcffentez a préféttt, 8c qui peut-être exigent quelques remedes s ne font pourtant rien en comparaifon de la maladie effrayante dont voila la guérifon aflurée. Enfuite comme votre amie, comme 1'amie d'une femme raifonnable 6c vertueufe , je me permettrai d'ajouter que cette*paftion, qui vous avoit fubjuguée, déja fi malheureufe par ellc-même, le devenoit encore plus par fon objet. Si j'en crois ce qu'on m'en dit, mon neveu , que  » a n g e r e u s e s. 20 Vous venez, Madame , de lire dans mon caur, J'ai préféré le malheur de perdre votre eitime par ma franchife, a celui de m en rendre indigne par raviliflemènt du menfonge. J'ai cru devoir cette entiere confiance a vos anciennes bontés pour moi. Ajouterun mot de plus, pourroit vous fafre foupconner que j'ai 1'orgueil d'y compter encore , quand au contraire je me rends juftice , en ceifant d'y piétendre. Je fuis avec refpeft, Madame, votre trcs-humble & très-obéiflante fervante. Paris j ce zer. Novembre 17.,. LETTRE CXXIX. Le Vicomte de valmont a la Marquifc de MertEüIL. -L^ites-moi donc, ma belle amie , d'ou peut venir ce ton d'aigreur Sc de perfiflage , qui regne dans votre derniere Lettre? Quel eft donc ce crime que j'aicommis, apparemmentfans m'en douter,, 8c qui vous donne tant d'humeur ? J'ai eu 1'air, me reprochez-vous , de compter fur votre contentement avant de 1'avoir obtenu : mais